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Full text of "La langue de Rabelais"

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LA    LANGUE 

DE 

RABELAIS 


DU     MEME     AUTEUR 


Le  Cinquième  livre  de  Rabelais.  Son  authenticité  et  ses 
éléments  constitutifs  {sous  presse). 

L'Histoire  naturelle  et  les  branches  connexes  dans  l'œu- 
vre DE  Rabelais,  Paris,  1920,  in-8°  de  450  pages,  à  tirage  limité 
{chejs  l'auteur,  Paris,  38,  rue  Boulard). 

OEuvres  complètes  de  François  Rabelais,  Edition  critique 
publiée  sous  la  direction  d'Abel  Lefranc,  in-4°,  Paris,  1912  et 
suiv.  {commentaire  philologique  des  livres  I  et  II). 

Le  Langage  parisien  au  xix"  siècle.  Facteurs  sociaux, 
Contingents  linguistiques,  P'aits  sémantiques,  Influences  litté- 
raires, Paris,  1920,  in-S*^  raisin  de  608  pages. 

La  Langue  de  Rabelais  : 

Tome  I.  —  Civilisation  de  la  Renaissance,  Paris,  1922, 
in-8°  raisin  de  520  pages. 

Tome  II.  —  Langue  et  Vocabulaire  {en  cours  de  publica- 
tion). 


EN     PRÉPARATION  : 

Rabelais  a  travers  les  âges  : 

I.  —  Ses  interprètes  :  Commentateurs,  Traducteurs,  Lexi- 
cographes, Biographes  et  Critiques. 

II.  —  Ses  Lecteurs  et  Imitateurs  :  Conteurs  et  Essayistes, 
Ecrivains  facétieux  et  Satiriques,  Poètes  et  Dramaturges,  His- 
toriens et  Moralistes,  Polémistes  et  Pamphlétaires,  Libertins  et 
Erudits,  Epistoliers  et  Divers. 

m.  —  Un  imitateur  rabelaisien  :  Marnix  de  Sainte-Alde- 
gonde  et  son  Tableau  des  diJJ'érends  de  la  Religion  (1598). 


LA    LANGUE 


DE 


RABELAIS 


PAR 


L.     SAINEAN 

Ancien  Professeur  de  l'Université 
Vice-Président  de  la  Société  des  Études  Rabelaisiennes 


TOME    PREMIER 
CIVILISATION    DE   LA    RENAISSANCE 


inH'^i: 


PARIS 

E.     DE     BOGGARD,     ÉDITEUR 

Anciennes   Maisons  Thorin   et  Fontemoing 
1.      RUE     DE     MÉDICIS,      1 

1922 


PQ 


PRÉFACE 


Depuis  une  quinzaine  d'années  l'œuvre  de  Rabelais  a 
été  la  constante  préoccupation  de  ma  pensée,  l'objet  prin- 
cipal de  mes  recherches.  Ce  sont  les  résultats  de  cette 
longue  enquête,  reprise  et  continuée  avec  persévérance, 
que  je  viens  présenter  aujourd'hui  aux  rabelaisants,  à 
tous  ceux  qui  aiment  et  admirent  le  grand  écrivain. 
,  Il  y  a  plus  de  deux  siècles,  Le  Duchat  abordait  pour 
la  première  fois,  dans  son  célèbre  commentaire,  le  côté 
philologique  de  Rabelais.  Ses  efforts  très  méritoires, 
étant  donné  l'état  chaotique  de  la  philologie  française  au 
début  du  xviii^  siècle,  sont  malheureusement  restés  iso- 
lés. Un  système  d'exégèse  mort-né,  celui  de  l'allégorisme 
historique,  a  pendant  deux  siècles  complètement  sacrifié 
l'étude  philologique  du  roman  rabelaisien,  et  les  consé- 
quences désastreuses  de  cette  méthode  n'ont  pas  échappé 
au  célèbre  bibliographe  Jacques-Charles  Brunet,  qui 
écrit  en  1834:  «  La  philologie  restera  désormais  l'ob- 
jet principal,  sinon  unique,  des  interprètes  futurs  du 
Pantagruel  ;  et  certes  le  cadre  ainsi  restreint  est  encore 
assez  vaste  pour  qui  saura  le  remplir  convenable- 
ment »  (i). 

Le  réveil  des  études  rabelaisiennes,  dans  les  premières 


(1)  J.-Ch.  Brunet,  Notice  sur  deux  anciens  romans  intitulés  Chroni- 
ques de  Gargantua,  où  l'on  examine  les  rapports  qui  existent  entre  ces 
deux  ouvrages  et  le  Gargantua  de  Rabelais,  Paris,  i834,  p.  2. 


vm  PREFACE 


années  duxx^  siècle,  est  la  conséquence  de  l'enseignement 
de  M.  Abel  Lefranc,  à  l'Ecole  des  Hautes-Etudes,  puis 
au  Collège  de  France.  De  ses  conférences  sur  l'Histoire 
littéraire  de  la  Renaissance  sortit  la  première  phalange 
de  rabelaisants,  presque  toute  recrutée  parmi  ses  élèves 
ou  ses  amis.  La  critique  du  texte,  la  recherche  des  sour- 
ces, rétablissement  de  la  biographie,  l'interprétation 
réaliste  de  l'œuvre  furent  dès  lors  assis  sur  des  bases 
scientifiques.  Une  Société  des  Etudes  rabelaisiennes  fut 
constituée,  dont  la  Revue  commença  à  paraître  en  igoS, 
et  l'édition  critique  des  Œuvres  fut  projetée. 

Je  n'ai  pas  eu  l'honneur  d'être  l'auditeur  de  M.  Lefranc, 
et  j'ai  rejoint  tardivement  ce  premier  noyau  de  panta- 
gruélistes;  mais  je  n'en  ai  pas  moins  subi  la  séduction  de 
sa  parole  entraînante,  de  son  esprit  large  et  sympathi- 
que. Grâce  à  ses  encouragements,  j'ai  abordé  à  mon  tour 
la  philologie  rabelaisienne. 

Depuis  mon  premier  article  :  «  Les  éléments  adven- 
tices du  vocabulaire  de  Rabelais  »  (1908),  je  n'ai  cessé, 
pendant  une  quinzaine  d'années,  de  fournir  une  longue 
suite  d'études  et  de  notices  qui  parurent  périodiquement 
dans  la  Revue  des  Etudes  rabelaisienîies,  puis  dans  la 
Revue  du  XV P  siècle,  et  dont  la  substance  passa  dans  le 
commentaire  philologique  de  l'édition  critique  des  Œu- 
vres de  Rabelais  publiée  sous  la  direction  de  M.  Lefranc 
(1912  et  suiv.). 

J'ai  exposé,  dans  l'Introduction  de  cette  Edition,  sous 
la  rubrique  «  Méthode  »,  les  principes  suivis  pour  la 
rédaction  du  commentaire.  Qu'il  me  soit  permis  d'en  rap- 
peler deux  passages  : 

«  L'absence  d'un  dictionnaire  du  xvi"  siècle  reste  très 
sensible.  Pour  en  atténuer  l'inconvénient,  en  ce  qui  con- 
cerne Rabelais,  il  nous  a  fallu  faire  le  tour  des  écrivains 
des  XV®  et  xvf  siècles.  Les  genres  dramatique  (mystères, 
farces)    et  narratif   fromans,    nouvelles,    facéties)    nous 


PRÉFACE  i.x 

ont  fourni  une  riche  cueuillette,  à  laquelle  sont  venus 
s'ajouter  les  témoignages  des  principaux  auteurs  de  l'épo- 
que, depuis  Villon  et  Jean  Le  Maire  jusqu'à  Amyot  et 
Montaigne. 

«  Ce  n'était  là  d'ailleurs  qu'une  partie  de  la  tâche  qui 
nous  incombait.  L'œuvre  de  Rabelais  est  Is  plus  vasto 
recueil  non  seulement  du  moyen  français,  mais  encore 
des  parlers  vulgaires  des  provinces  françaises.  L'Ouest 
(Maine,  Anjou),  le  Sud-Ouest  (Poitou,  Saintonge),  l'Or- 
léanais et  le  Berry,  le  Lyonnais  et  la  Provence,  le  Lan- 
guedoc et  la  Gascogne  ont  laissé,  dans  son  vocabulaire, 
des  traces  multiples  et  caractéristiques.  Nous  avons  tâ- 
ché de  les  mettre  en  lumière  avec  toute  la  précision  que 
permettent  les  nombreuses  ressources  dont  on  dispose 
de  nos  jours  pour  la  connaissance  des  patois. 

«  Nous  avons  tenu  compte,  dans  nos  notes,  des  rap- 
ports qui  unissent  les  mots  aux  faits  correspondants,  en 
nous  efforçant  de  commenter  notre  auteur  à  l'aide  des 
sources  de  la  même  époque.  La  philologie  rabelaisienne 
est  inséparable  de  l'histoire  de  la  civilisation  du  xvi'  siè- 
cle ». 

Ces  dernières  lignes  renferment  le  plan  même  du  pré- 
sent ouvrage. 

Le  premier  volume  en  est  consacré  à  Tétude  des  carac- 
tères saillants  de  la  Société  française  à  l'époque  de  la 
Renaissance/  et  tout  d'abord  à  l'influence  de  l'Erudition 
antique.  Les  écrivains  grecs  et  latins,  retrouvés  et  pas- 
sionnément commentés,  sont  devenus  la  source  unique 
de  tout  savoir  et  ont  exercé  une  influence  absorbante  sur 
les  esprits  les  mieux  doués.  Considérées  comme  autant 
de  dogmes,  les  idées  des  Anciens  ont  fini  par  entraver 
toute  pensée  libre,  toute  initiative.  La  science  de  Rabe- 
lais, comme  celle  des  savants  de  son  temps,  est  tout  en- 
tière du  ressert  de  l'érudition.  Mais  ce  qui  distingue  le 


X  PREFACE 

Maître  de  ses  contemporains,  en  dehors  de  ses  dons 
d'écrivain,  c'est  qu'il  ajoute  à  l'information  livresque  les 
fruits  de  sa  propre  expérience,  les  résultats  de  son  ar- 
dente curiosité,  les  aperçus  de  sa  vision  pénétrante.  Sou- 
vent il  puise  presque  exclusivement  aux  sources  vivantes, 
pour  ses  termes  nautiques  par  exemple,  dont  le  réalisme 
a  donné  le  change  à  des  spécialistes  modernes,  mais  qui, 
examinés  à  la  lumière  des  documents  de  Tépoque,  se  ré- 
vèlent d'une  exactitude  inattaquable. 

Vient  ensuite  l'étude  du  Contact  avec  Tltalie.  L'archi- 
tecture et  l'art  militaire,  la  navigation  et  l'industrie,  la 
vie  sociale  et  mondaine  ont  été  profondément  modifiés 
par  cette  action  multiple  et  féconde.  Seuls  quelques  élé- 
ments delà  vie  sociale  —  le  costume  et  la  cuisine  en  pre- 
mier lieu  —  ont  échappé  à  l'italianisme,  gardant  ainsi  une 
valeur  documentaire  de  premier  ordre. 

Les  Faits  traditionnels  complètent  cette  série  de  fac- 
teurs, qui  ont  contribué  à  donner  au  roman  rabelaisien 
sa  physionomie  à  part  et  son  caractère  encyclopédique. 
Un  bien  petit  nombre  d'œuvres  de  génie  se  prête  à  une 
étude  d'ensemble  de  ce  genre.  J'ai  essayé  de  faire  pour 
Rabelais  ce  qui  n'a  encore  été  réalisé  ni  pour  Dante  ni 
pour  Shakespeare. 

Le  deuxième  volume  est  consacré  spécialement  aux 
éléments  constitutifs  du  lexique. 

L'illimité.  Telle  est  l'impression  qui  s'en  dégage.  Si 
l'œuvre  elle-même  déborde  tous  les  cadres  de  la  littéra- 
ture, le  vocabulaire  dépasse  infiniment  ce  qu'on  appelle 
la  langue  générale,  car  il  renferme  les  germes  et  jusqu'aux 
virtualités  de  toute  évolution  ultérieure.  Il  reflète  l'image 
intégrale  de  l'idiome  national,  envisagé  à  la  fois  dans  le 
temps  et  dans  Icspace. 

l^stienne  Pasquicr  appelle  Calvin  et  Rabelais  les  deux 
«  pères  de  nostre  idiome  ».  Ce  jugement  résume  d'une 


PREFACE  XI 

manière  heureuse  l'influence  que  ces  deux  génies  ont 
exercée  sur  le  développement  de  la  langue  littéraire.  Si 
elle  doit  au  premier  sa  gravité  et  sa  logique,  elle  a  reçu 
du  second  la  souplesse  et  la  vie.  Molière  et  la  Fontaine 
ont  dignement  continué  cette  illustre  lignée  des  créateurs 
du  verbe. 

J'ai  pris  ici  le  terme  philologie  au  sens  le  plus  large. 
Les  créations  verbales  du  grand  écrivain,  si  heureuses  et 
si  frappantes,  son  onomastique  et  surtout  les  côtés  affec- 
tifs de  son  lanp;ao;e  ont  été  étudiés  avec  le  même  intérêt 
que  les  éléments  linguistiques  proprement  dits  de  son  vo- 
cabulaire immense,  original  et  varié.  Il  s'agissait  d'en 
saisir  les  traits  essentiels  et  de  les  replacer  chacun  dans 
son  cadre.  Tâche  difficile  et  complexe  qui  commande 
l'indulofence.i 


&' 


Un  dernier  mot. 

L'effort  prodigieux  fourni  par  notre  pays  pendant  la 
grande  Guerre  permettait  d'espérer  un  prompt  relève- 
ment du  génie  national,  un  brillant  réveil  artistique,  litté- 
raire et  scientifique.  Jamais  peut-être,  hélas  !  la  pensée 
française  n'a  traversé  une  période  plus  sombre  que  celle 
qui  a  suivi  les  premières  années  de  la  Victoire.  Les  soucis 
de  la  vie  matérielle,  indéfiniment  accrus,  ont  relégué  au 
dernier  plan  les  préoccupations  intellectuelles.  Par  un 
temps  si  peu  favorable  aux  travaux  de  l'esprit,  cet  ouvrage 
serait  longtemps  resté  sur  le  chantier  sans  le  concours 
obligeant  de  M.  Aristide  Blank.  Intelligence  d'élite,  ami 
des  artistes  et  des  érudits,  il  a  bien  voulu  s'intéresser  à 
mes  recherches  et  seconder  mes  efforts  pour  ériger  à 
Rabelais  un  monument  philologique,  dont  les  pierres  ont 
été  taillées  et  cimentées  pendant  de  longues  années. 

Je  dois  mainte  suggestion  intéressante  à  M.  Henri 
Glouzot,  rabelaisant  et  critique  d'art,  notamment  dans 
les  chapitres  consacrés  à  l'architecture  et  aux  traditions 


XII  PREFACE 

populaires.  Un  autre  érudit,  le  D'  Paul  Dorveaux,  a 
été  mon  guide  dans  le  domaine  scientifique  de  la  Re- 
naissance française.  J'exprime  à  ces  deux  amis  de  lon- 
gue date  ma  sincère  gratitude. 

Je  neTsaurais  terminer  sans  adresser  de  vifs  remercie- 
ments à  mon  excellent  éditeur,  M.  E.  de  Boccard,  qui, 
pendant  cette  crise  de  la  pensée  et  du  livre,  a  su  digne- 
ment maintenir  la  tradition  des  grands  éditeurs  du  passé. 

Paris,  décembre  1921. 


A    MONSIEUR    ARISTIDE    BLANK 
HOMMAGE    DÉVOUÉ    DE    L'AUTEUR 


INTRODUCTION 


Le  livre  de  Rabelais  est  un  monde.  C'est  le  tableau  le  plus 
animé  et  le  plus  varié  de  la  vie  des  hommes  de  la  Renaissance, 
avec  leurs  aspirations  infinies,  leur  ardeur  dévorante,  leur 
inquiétude  d'esprit,  leur  amour  pour  le  libre  développement 
de  la  nature  humaine  jusque  dans  ses  besoins  infimes. 

Cette  œuvre  est  touffue  comme  la  vie  elle-même,  vaste  et 
profonde  comme  l'esprit  de  Rabelais,  «  en  toute  clergie  ex- 
pert »,  ainsi  que  le  qualifiait  son  ami,  le  poète  Jean  Bouchet. 
Son  savoir,  sans  réaliser  peut-être  1'  «  abysme  de  science  » 
que  Gargantua  souhaitait  pour  son  fils  Pantagruel,  lui  donnait 
des  clartés  sur  toutes  les  connaissances  de  son  temps  :  théologie, 
jurisprudence,  médecine  et  histoire  naturelle  ;  sur  les  plus 
usuels  des  arts  :  architecture,  art  militaire  et  art  nautique  ; 
sur  la  vie  sociale  toute  entière,  considérée  surtout  dans  ses 
côtés  traditionnels  :  usages  et  coutumes,  proverbes  et  jurons. 

Toutes  les  données  qui  animent  son  livre  restent,  sous  des' 
apparences  facétieuses,  d'une  valeur  documentaire  inapprécia- _ 
ble.  Quelle  que    soit  la   branche    c'es   connaissances   humaines 
qu'il  aborde,   son   savoir  encyclopédique  s'allie  de  la  façon  la 
plus  heureuse  aux  acquisitions  de  sa  propre  expérience.^ 

Certes,  Rabelais  est  avant  tout  l'homme  de  son  temps, 
l'érudit  de  la  Renaissance,  formé  de  tout  ce  que  l'Antiquité 
et  le  iMoyen  Age  ont  pu  lui  fournir  de  substantiel.  Mais  son 
génie  est  vraiment  universel,  dans  le  meilleur  sens  du  mot. 
On  retrouve,  dans  son  œuvre,  les  étapes  qu'ont  parcourues 
à  diverses   époques  les  sciences  et   les   arts  :   les  détails   qu'il 


2  INTRODUCTION 

en  fournit  sont  à  tel  point  abondants  qu'ils  permettent  de  faire 
le  tour  des  connaissances  du  xvi'  siècle  et  d'en  essaj-er  la  syn- 
thèse. 

Mais  avant  d'aborder  les  multiples  aspects  de  son  génie  uni- 
versel, il  importe  d'esquisser  à  grandes  lignes  les  sources  d'où 
Rabelais  a  tiré  ses  connaissances  encyclopédiques.  Nous  passe- 
rons tour  à  tour  en  revue  le  vieux  fond  indigène,  les  écrits 
classiques,  les  œuvres  de  la  Renaissance  qui  ont  marqué  son 
immortel  roman  de  leur  empreinte. 


INFLUENCE    INDIGENE 


Jean  de  Meung.  —  Le  Roman  de  la  Rose  est  le  premier 
monument  de  notre  ancienne  poésie  qui  ait  exercé  sur  Rabelais 
une  influence  décisive.  Des  deux  auteurs  de  cette  vaste  compo- 
sition poétique,  c'est  surtout  Jean  de  Meung  qui  a  profondément 
agi  sur  son  esprit,  comme  sur  celui  de  tous  les  écrivains  des 
xv'  et  xvi'  siècles.  L'originalité  et  la  hardiesse  des  vues  de  cet 
ennemi  des  moines  et  des  hypocrites,  ses  idées  larges  et  pro- 
fondes, la  prépondérance  qu'il  accorde  à  la  nature  et  à  la  raison, 
—  c'étaient  là  autant  de  traits  qui  répondaient  aux  tendances 
du  génie  rabelaisien  (i).  Nous  préciserons  en  temps  et  lieu  les 
détails  de  cette  action  sur  le  lexique  du  grand  écrivain  et  son 
style  archaïsant.  11  suffira  de  rappeler  ici  un  seul  trait. 

Dangier  personnifie,  dans  le  Roman  de  la  Rose,  un  des 
acteurs   principaux  :   il   y  garde   la  Rose   avec   Honte,    Peur, 

(i)  Voy.  l'excellent  parallèle  que  M.  Lanson  a  tracé  entre  ces  deux 
grands  esprits  également  originaux  et  puissants  :  «  Jean  de  Meung  res- 
semble surtout  à  Rabelais  :  c'est  la  même  érudition  encyclopédique,  la 
même  prédominance  de  la  faculté  de  connaître  sur  le  sens  artistique, 
la  même  joie  des  sens  largement  ouverts  à  la  vie,  le  même  cynisme  de 
propos...  Rabelais  est  plus  puissant,  plus  passionné,  plus  pittoresque; 
mais  en  somme  ce  qu'il  a  été  au  xvie  siècle,  Jean  de  Meung  le  fut  au  xiii". 
Il  clôt  dignement  le  Moyen  Age  par  une  œuvre  maîtresse,  qui  le  résume 
et  le  détruit.  »  Histoire  de  la  littérature  française^  3**  éd.,  p.  i35. 


INFLUENCE  INDIGENE  3 

Malebranche  et  symbolise  le  jaloux,  le  mari.  Rabelais  s'en  est 
souvenu  dans  1'  «  Inscription  mise  sur  la  grande  porte  de 
Thélème  »,  où  de  Dangiev  palatins  désigne  les  gardiens  au 
service  de  l'autorité  maritale  (i). 

La  vogue  du  Roman  de  la  Rose  est  d'ailleurs  restée  entière 
au  xvf  siècle.  Jean  Le  Maire  en  compare  l'auteur  à  Dante  (2). 
Clément  Marot  en  donne  en  1527  une  édition  en  langage  mo- 
dernisé, et  du   Bellay,  dans   sa   Défence,  en   recommande  la  , 
lecture,  exception  unique  entre  les  anciens  poètes. 

Jean  Le  Maire.  —  Au  début  du  xvi'  siècle  Rabelais  rencon- 
tre un  écrivain  de  grande  envergure,  Jean  Le  Maire  de  Belges, 
rhétoriqueur  et  premier  prosateur  de  la  Renaissance,  dont  le 
style,  abondant  en  latinismes  et  en  trouvailles  d'expressions, 
n'est  pas  resté  sans  influence  sur  lui  (3). 

Les  idées  politiques  de  Le  Maire,  et  particulièrement  ses 
vues  touchant  la  papauté,  n'étaient  pas  en  effet  pour  déplaire  à 
l'auteur  de  Pantagruel,  qui  le  représente  en  ennemi  du  pape 
dans  l'Enfer  décrit  par  Epistémon  (1.  II,  ch.  xxx).  Il  est  vrai- 
semblable que  c'est  aussi  Le  Maire  qu'il  a  voulu  (4)  évoquer 
sous  la  figure  «  d'ung  vieil  poëte  François  nommé  Raminagro- 
bis  »  (l.  III,  ch.  xxi). 

Rabelais  lui  doit  plus  d'un  trait  d'ordre  lexicologique,  entre 
autres  des  vocables  picards  comme  cauquemare,  cauchemar, 
qu'il  donne  à  un  des  animaux  monstrueux  de  sa  liste  de  repti- 
les (l.  IV,  ch.  Lxiv). 

Jean  Le  Maire,  dont  cependant  la  prose  est  plus  harmonieuse 
que  les  vers,  est  estimé  grand  poète  pendant  tout  le  xvi'  siècle. 


(i)  Le  nom  revient  fréquemment  au  xv®  siècle  dans  les  Cent  Nouvelles 
nouvelles  (cf.  nouv.  xiii,  xxxvii,  etc.),  et  dans  les  Arrêts  d'amour  de 
Martial  d'Auvergne  que  Benoît  de  Court  a  accompagnés  de  «  commen- 
taires juridiques  et  joyeux  »  (dernière  édition,  Amsterdam,  lySi).  Voici 
la  note  touchant  Dangier  (p.  40)  :  «  Hsec  vox  maritum  signât...  propter 
periculum  ubi  viri  uxorum  amores  prœsenserint  ». 

(2)  Cf.  La  Concordance  des  deux  langues  {dans  Œuvres,  t.  lU,  p.  i32): 
«  Maistre  Jean  de  Mehun,  orateur  François,  homme  de  grand  valeur 
et  literature,  comme  celuy  qui  donna  premièrement  estimation  à  nos- 
tre  langue,  ainsi  que  feit  le  poète  Dante  au  langage  Toscan  ou  Flo- 
rentin ». 

(3)  Voy.  A.  Tilley,  dans  Revue  du  XVJ°  siècle^  t.  II,  p.  3o  à  33,  et 
The  Davvn  of  the  Freyxch  Renaissance,  Cambridge,   191S,  p.  35o  à  352. 

(4)  Suivant  une  conjecture  de  M.  Abel  Lefranc  (voy.  Rev.  Et.  Rab., 
t.  IX,  p.  144  à  147). 


4  INTRODUCTION 

Marot  le    vénère   connue   tel;    du    Billay    et    Pjsquier    voient 
encore  en  lui  l'initiateur  de  la  poésie  moderne. 

Villon.  —  Villon  est  le  favori  de  Rabelais.  Sa  poésie,  réa- 
liste et  pathétique,  sa  puissance  verbale  l'attirent  et  le  charment. 
Il  le  sait  par  cœur  et  l'a  sans  cesse  présent  à  l'esprit  quand  il  écrit. 

Panurge  justifie  le  vide  de  sa  bourse  par  ce  refrain  d'une 
de  ses  ballades  : 

Où  sont  les  neiges  d'antan  ? 

((  Cestoit  le  plus  grand  souci  que  eust  Villon,  le  poëte  Pari- 
sien »  (1.  II,  ch.  xiv). 

Dans  l'Enfer  décrit  par  Epistémon,  «  maistre  Françoys  Vil- 
lon «traite  cavalièrement  Xerxès,  vendeur  de  moutarde. 

Ailleurs,  Rabelais  raconte  la  farce  macabre  jouée  par  Villon 
à  Frère  Tappecoue,  sacristain  des  Cordeliers  de  Saint-Maixent 
(l.  IV,  ch.  xiii),  et,  plus  loin,  l'histoire  de  haute  graisse  qui 
se  passe  à  la  cour  d'Angleterre,  entre  maître  François  Villon 
et  le  roi  Edouard  V  (ch.  lxvii). 

En  ce  qui  touche  les  emprunts  verbaux,  Rabelais  et  \'illon 
ont  puisé  aux  mêmes  sources,  par  exemple  au  Roman  de  la 
lioHe{i).  Les  proverbes  qu'ils  ont  en  commun  remontent  au  cou- 
rant oral  indigène,  mais  sous  le  rapport  de  l'érudition,  il  y  a 
un  abîme  entre  le  pauvre  écolier  parisien  et  le  grand  lettré 
tourangeau  (2). 

Marot.  —  Parmi  les  contemporains.  Clément  Marot  a  parti- 
culièrement séduit  Rabelais  par  ses  vers  primesautiers,  gra- 
cieux et  joyeux.  A  propos  «  des  moeurs  et  conditions  de  Pa- 
nurge »,  noire  auteur  cite  (1.  II,  ch.  xvi)  le  vers  célèbre  de 
VEpisire  au  Roy  pour  avoir  esté  desrobé  (i  53 1)  : 

Au  demouraat,  le  mcillcî'.ir  lilz  Ju  monde. 

Le  Frère  Lubùi  d'une  des  I3allades  (1512),  type  du  moine 
ignorant  et  débau:hé,  reparaît   plusieurs  fois  dans    le   roman 

(i)  Voy.  rétude  de  M.  Louis  Thuasne  n  Rabelais  et  le  Roman  de  la 
Rose  »,  dans  son  volume  Villon  et  Rabelais,  Notes  et  commentaires, 
l'aris,  191  r . 

(2)  Le  travail  que  M.  Louis  Thuasne  a  consacre  en  1907  à  Rabelais 
et  Villon  (rcimprmiii  dans  le  volume  cite  ci-dessus)  montre  les  procédés 
excessifs  de  l'auteur  dans  sa  critique  comparative  des  sources.  Un  très 
grand  nombre  de  ses  rapprochements  sont  illusoires  ou  faits  au  petit 
bonheur:  aucun  n'est  concluant. 


INFLUENCE  INDIGENE  5 

rabelaisien  aussi  bien  sous  cette  forme   que  sous  celle  latinisée 
de  Frater  Lubinus. 

Les  deux  écrivains  étaient  attachés  l'un  à  l'autre  par  des  liens 
de  sympathie  et  d'estime  mutuelle. 

P'arce  de  Patiielin.  —  Rabelais  était  un  lecteur  assidu  de 
l'ancienne  littérature  dramatique.  Les  Sotties  et  les  Mystères 
des  xv'  et  xvi"  siècles  ont  laissé  dans  son  œuvre  des  traces 
fréquentes,  notamment  la  célèbre  Farce  de  Patiielin,  qui  a  en- 
richi la  langue  de  tant  d'expressions  originales  et  pittoresques. 

Tout  son  roman  en  est  imprégné.  C'est  la  source  littéraire 
dont  il  a  tiré  le  plus  de  profit.  Le  nombre  de  ses  réminiscences 
est  si  considérable  qu'on  a  pu  en  dresser  le  bilan  à  diverses 
reprises  (i),  et  que  chaque  nouvelle  lecture  en  pourrait  aug- 
menter le  nombre. 

Bornons-nous  à  rappeler  les  allusions  directes.  Quand  Jano- 
tus  a  reçu  l'étoffe  pour  se  faire  une  bonne  robe  :  «  Ainsi  l'em- 
porta en  tapinois,  comme  feist  Patelin  son  drap  »  (1.  1,  ch.  xx). 

Dans  l'Enfer  d'Epistémon,  Patelin  passe  pour  le  trésorier  de 
Radamanthe  (1.  II,  ch.  xxx). 

Dans  le  discours  à  la  louange  des  prêteurs  et  débiteurs,  Pa- 
nurge  invoque  le  témoignage  du  «  noble  Patelin  »  (1.  III,  ch.  iv), 
comme  le  fait  plus  loin  Rabelais  lui-même,  dans  son  Epître  au 
Cardinal  de  Châtillon. 

Et  dans  le  Prologue  du  Quart  livre,  Rabelais  décrit  ainsi  le 
paysan  Couillatris,  heureux  de  sa  chance  inattendue  :  «  Ainsi 
s'en  va  prélassant  par  le  pays,  faisant  bonne  troigne  parmy  ces 
paroeciens  et  voysins,  et  leur  disant  le  petit  mot  de  Patelin  :  En 
ay  Je  ?  » 

Dans  ce  même  livre  (ch,  lvi).  Frère  Jean  menace  Panurge 
«  de  s'en  faire  repentir  en  pareille  mode  que  se  repentist 
G.  Jousseaulme  vendant  à  son  mot  le  drap  au  noble  Patelin  ». 

Le  nom  même  de  Patelin  devint  fécond  sous  la  plume  de 
Rabelais.  Il  en  a  tiré  plusieurs  dérivés  —  patelinage,  pateli- 
neuXj  patelinois  —  qui  ont  fait  fortune. 

La  Farce  de  Patiielin  a  fourni  à  Rabelais  non  seulement  des 
proverbes  (comme  retournons  à  nos  moutons)^  des  expressions 
typiques  en  nombre,  mais  des  épisodes  entiers  comme  celui  de  la 
polyglottie  de  Panurge  qui  trouve  dans  la  farce  son  point  de 
départ. 

(i)  Voy.  Jean  Plattard,  UŒuvre  de  Rabelais,  Paris,  igio,  p,  824  à 
325,  et  Gustave  Cohen,  dans  la  Rev.  Et.  Rab.,  t.  IX,  191 1,  p.  52  à  58. 


6  INTRODUCTION 

Romans  de  chevalerie.  —  Rabelais  n'a  pas  dédaigné  non 
plus  les  romans  de  chevalerie,  c'est-à-dire  les  remaniements 
en  prose  des  anciennes  Chansons  de  geste,  qui  virent  le  jour  dès 
la  fin  du  xv'  siècle.  Nous  aurons  l'occasion  de  noter  des  vestiges 
assez  nombreux  de  ce  vieux  fond  national. 

Littérature  orale.  —  Mais  l'influence  indigène  ne  se  borne 
pas  chez  Rabelais  à  la  littérature  écrite.  Il  faut  y  ajouter  le 
grand  courant  oral  si  abondamment  représenté  dans  son  œuvre. 
Il  en  a  tiré,  outre  le  cycle  des  géants,  les  traditions  populaires 
qui  constituent  la  trame  même  de  son  roman.  D'autres  traits 
de  cette  provenance  orale  se  rencontrent  dans  bien  des  pages 
du  livre  et  en  complètent  le  caractère  narratif  et  légendaire. 

En  somme,  si  l'on  excepte  le  poème  de  Jean  de  Meung,  dont 
les  tendances  naturalistes  ont  tant  d'affinité  avec  celles  de  Ra- 
belais, la  littérature  indigène  a  plutôt  influencé  son  style  et  sa 
langue  qu^  son  esprit.  C'est  du  côté  de  la  Renaissance  et  de 
l'Humanisme  qu'il  faut  chercher  ses  éducateurs  intellectuels. 


11 

LITTÉRATQRE    GRÉCO-ROMAINE 


Les  noms  des  poètes  classiques,  Virgile  et  Horace,  appa- 
raissent de  temps  à  autre  sous  la  plume  de  Rabelais,  mais 
ses  préférences  vont  aux  écrivains  dont  les  écrits  restent  du 
ressort  de  l'érudition  et  tout  particulièrement  à  ceux  don*::  l'es- 
prit s'apparente  au  sien  :  à  l'ironiste  Lucien,  au  grand  amateur 
d'anecdotes  Plutarque,  au  savant  encyclopédiste  I^line.  Ces  au- 
teurs, et  notamment  le  dernier,  dominent  le  roman  tout  entier. 
La  tendance  satirique,  l'anecdote  historique  et  la  science  anti- 
que s'y  côtoient  à  chaque  pas  et  lui  impriment  un  cachet  à 
part. 

Deux  circonstances  contribuent  à  donner  à  ces  emprunts  de 
l'originalité  et  du  piquant.  Le  génie  d'écrivain  de  l'imitateur  tout 
d'abi)rd  qui  renouvelle  la  matière  antique;  son  esprit  critique, 
ensuite,  qui  lui  permet,  tout  en  s'inspirant  de  Pline,  de  railler 


LITTERATURE  GRECO-ROMAINE  7 

sa  trop  grande  crédulité,  son  penchant  au  merveilleux,  son  dé- 
faut presque  complet  de  discernement  entre  les  faits  réels  et 
ceux  qui  appartiennent  au  domaine  de  l'imagination. 

Rabelais  a-t-il  directement  puisé  dans  les  originaux  des  An- 
ciens ou  bien  ne  connaît- il  l'Antiquité  qu'à  travers  les  premiers 
interprètes  autorisés,  un  Erasme  et  un  Budé? 

La  question  vaut  la  peine  d'être  élucidée. 

Dans  une  lettre  du  30  novembre  1532,  Rabelais  appelle 
Erasme  son  père  spirituel.  Ce  grand  érudit,  le  plus  illustre  des 
humanistes,  a  certes  exercé  une  action  sensible  sur  ses  contem- 
porains et  notamment  sur  notre  auteur  ;  mais  cette  influence 
est  d'ordre  plutôt  intellectuel,  c'est-à-dire  trop  générale  pour 
être  serrée  de  près  par  la  critique  et  renfermée  dans  un  cadre 
précis.  Ceux  qui  l'ont  essayé  n'ont  pas  suffisamment  tenu 
compte  de  ce  que  l'humanisme  en  lui-même  n'est  que  le  reflet 
de  la  littérature  ancienne  et  que  Rabelais,  bon  connaisseur  de 
cette  littérature,  était  à  même  d'y  puiser  directement  et  à  pleines 
mains.  C'est  ce  qu'il  a  fait.  Non  pas  qu'il  n'ait  parfois  eu  re- 
cours aux  recueils  pratiques  publiés  par  les  vulgarisateurs, 
comme  le  littérateur  moderne  consulte  les  encyclopédies,  mais 
on  est  allé  trop  loin  dans  la  généralisation  en  ne  lui  concédant 
qu'une  érudition  de  seconde  main,  malgré  les  circonstances  où  le 
contraire  saute  aux  yeux. 

M.  Delaruelle  a  le  premier  essayé  de  montrer  Ce  que  Rabe- 
lais doit  à  Erasme  et  à  Budé  (i).  Il  y  a  beaucoup  à  retenir  dans 
cette  étude,  dont  la  méthode  est  celle  qu'on  pouvait  attendre  du 
biographe  émérite  de  Budé.  Mais  on  est  surpris  en  même  temps 
d'y  voir  faire  appel  à  des  artifices  d'argumentation  pour  multi- 
plier ces  soi-disant  «  emprunts  ». 

L'auteur  des  Adages  est  généralement  l'écho  plus  ou  moins 
fidèle  des  anciens.  En  admettant  que  Rabelais  ait  tiré  tel  adage 
de  son  recueil,  au  lieu  de  recourir  à  la  source  originale  qu'il 
connaissait  parfaitement,  faut-il  voir  là  des  emprunts  propre- 
ments  dits.^  Dans  la  plupart  des  cas,  il  est  difficile,  sinon  impos- 
sible, de  le  décider  (2). 

On  peut  affirmer  au  contraire  qu'en  général  Rabelais  a  lu  di- 
rectement  ses  adages  chez  les  Anciens,  et  cela  d'autant  plus 


(i)  Dans  la  Revue  d'hist.  litt.  de  la  France  de  1904,  p.  220  à  262. 
(2)  Voy. ,  pour  les  détails,  notre  étude  sur  les  «  Sources  modernes  de 
Rabelais  »,  dans  la  Rev.  Et.  Rab.,  t.  X,  S-jh  à  384. 


INTRODUCTION 


qu'il  s'agit  des  auteurs  qu'il  a  le  plus  longtemps  pratiqués  : 
Lucien  et  Plutarque,  Suétone,  Plaute  et  Térence. 

La  même  fragilité  de  présomptions  ressort  encore  de  l'examen 
des  termes  que  le  vocabulaire  rabelaisien  aurait  tirés  d'Erasme 
ou  de  Budé  (i). 

Les  Adages  et  les  Apophtegmes  mis  à  part,  qu'y  a-t-il  de 
commun  entre  l'œuvre  d'Erasme  et  celle  de  Rabelais  ?  Des 
préoccupations  d'ordre  général  ?  Evidemment,  Rabelais  «  a  pu 
subir  l'influence  de  l'esprit  nouveau  qui  s'exprime  dans  l'œuvre 

(i)  Les  suivants,  entr' autres,  lui  seraient  venus  par  ces  intermédiai- 


res : 


Catastrophe  est  attesté  en  français  pour  la  première  fois  chez  Rabelais, 
qui  l'emploie  souvent.  Le  critique  veut  bien  reconnaître  que  l'expres- 
sion est  assez  fréquente  chez  Lucien,  un  auteur  cher  à  Rabelais,  mais 
parce  qu'Erasme  s'en  est  servi,  ainsi  que  Budé,  il  se  croit  autorisé  à 
conclure:  «  Sans  cette  double  circonstance,  Rabelais  n'aurait  pas  eu,  je 
pense,  l'idée  de  s'approprier  le  mot  ».  L'auteur  de  Gargantua,  le  nova- 
teur par  excellence,  l'écrivain  le  plus  riche  en  héllénismes,  n'avait  nul- 
lement besoin  d'emprunter  des  béquilles  ni  à  Erasme  ni  à  Budé. 

Pastophores  est  fréquent  chez  Rabelais,  qui  applique  ce  nom  des  prê- 
tres égyptiens  aux  prêtres  en  général.  M.  Delaruclle  indique  comme 
source  le  De  Asse  de  Budé,  qui  emploie  également  le  mot.  La  nomen- 
clature, en  ce  qui  concerne  les  moines  et  les  prêtres,  est  dans  le  roman 
d'une  telle  fécondité  que  Rabelais  a  pu,  sans  Budé,  s'emparer  de  ce 
mot  qu'il  avait  lu  dans  Apulée.  Avant  Budé,  on  le  rencontre  avec  l'ac- 
ception spéciale  de  «  niche  »  dans  Le  Songe  de  Poliphile,  et,  naturel- 
lement M.  Thuasne,  à  son  tour,  de  conclure  à  un  emprunt  du  vocable 
à  Francesco  Colonna.  N'est-il  pas  plus  prudent  de  conjecturer  que  ces 
trois  écrivains,  en  puisant  à  la  même  source,  se  sont  appropriés  le 
mot  indépendamment  les  uns  des  autres? 

Philautie revient  deux  fois  (1.  III,  ch.  i.ir,  et  1.  IV,  Prol.),  après  avoir 
figuré  sous  sa  forme  latine  dans  la  lettre  de  dédicace  à  André  Tira- 
queau.  Il  est  à  peu  près  certain  que  Rabelais  est  redevable  du  terme 
aux  Moraux  de  Plutarque,  son  livre  de  chevet.  Cependant  M,  Delaruclle 
le  range  sous  la  rubrique  «  Ce  que  Rabelais  doit  à  Erasme  »,  parce 
que  ce  dernier  en  a  fait  un  usage  fréquent.  De  plus,  ajoute-t-il,  «  il  l'ex- 
plique par  ces  mots  d'Horace  :  ccecus  amor  sui,  de  même,  pour  l'au- 
teur français,  la  philautie  est  Yamour  de  soy  ».  Mais  pourrait-on  en 
donner  une  autre  définition?  Etait-il  réellement  nécessaire  d'avoir  re- 
cours à  Horace  (remarquons  que  celui-ci  le  rend  par  «  amour  aveugle 
de  soi  »)  et  à  son  copiste  pour  donner  une  explication  aussi  ingénieuse? 
Quant  aux  termes  encyclopédie {\.  II,ch.xx)  et  méthode  (1.  lll,ch.vin), 
dont  Budé  aurait  été  l'intermédiaire,  remarquons  que  dans  les  éditions 
de  Quintilien  du  xvi»  siècle  figurait  (1.  I,  ch.  x)  la  leçon  vicieuse  de 
d'r//.vx).io;  nan'hiv.;  et  que  melhodus  se  lit  au  même  sens  dans  Vitruve, 
un  des  auteurs  familiers  à  Rabelais. 


LITTERATURE  GRECO-ROMAINE  9 

d'Erasme  »,  remarque  prudemment  cette  fois  M.  Delaruelle. 
On  a  voulu  aller  plus  loin  et  relever  ces  emprunts,  pour  em- 
ployer un  terme  cher  à  nos  critiques.  M.  Thuasne  leur  a  consa- 
cré plus  de  cent  pages  (i),  qui  pourraient  être  réduites  à  une 
demi-page  sans  rien  perdre  d'essentiel.  La  plus  connue  de  ces 
suggestions  érasmiennes  est  celle  qui  concerne  les  Silènes  d'Al- 
cibiade  dans  le  Prologue  de  Gargantua  (2). 

On  a  prétendu  également  que  la  fameuse  lettre  de  Gargantua 
à  Pantagruel  était  un  centon  recueilli  dans  les  livres  de  Cor- 
neille Agrippa,  de  Budé,  d'Erasme  (3)  ;  mais  les  rapprochements 
que  nous  présente  à  cet  égard  M.  Thuasne  ne  font  que  plus 
lumineusement  ressortir  l'originalité  de  cette  page  immortelle 
qui,  à  elle  seule,  vaut  autant  que  tout  le  fatras  des  humanistes. 

M.  Delaruelle  a  tracé,  à  la  fin  de  son  étude,  le  plan  d'un  tra- 
vail d'ensemble  concernant  l'influence  des  humanistes  sur  Ra- 
belais. Al.  Plattard  a  consciencieusement  rempli  ce  programme. 
Il  procède  avec  prudence  en  relevant,  dans  le  bagage  des  huma- 
nistes du  xvi"  siècle,  les  oeuvres  que  Rabelais  aurait  pu  con- 
naître et  utiliser.  Le  rapprochement  des  textes  ou  la  citation  de 
certains  détails  n'implique  nullement  l'idée  d'emprunt,  mais 
la  simple  constatation  que,  «  pour  une  bonne  part,  l'érudition 
antique  que  nous  étale  le  roman  de  Rabelais  était  déjà  vulgari- 
sée dans  les  oeuvres  des  Humanistes  contemporains  (i)  ». 

Le  catalogue  des  sources  modernes  de  l'érudition  antique  de 
Rabelais,  inventaire  dressé  à  grant  renfort  de  besicles  par 
M.  Plattard,  accuse  un  labeur  considérable,  mais  d'assez  maigres 
résultats.  Quelques  termes  de  divination  tirés  de  Corneille 
Agrippa,  une  liste  de  noms  de  géants  prise  à  l'encyclopédie  de 
Ravisius  Textor,  une  ou  deux  anecdotes  dues  à  Cœlius  Rhodi- 
ginus,  et  c'est  à  peu  près  tout.  Une  demi-page  de  Plutarque 
ou  de  Pline,  dont  la  substance  est  entrée  dans  son  roman,  l'em- 
porte de  beaucoup  sur  la  douzaine  d'emprunts  dont  il  est  rede- 
vable aux  humanistes. 

Rabelais,  à  la  fois  érudit  et  écrivain,  pour  qui  Plutarque 
et  Pline,  Platon  et  Lucien  étaient  des  livres  familiers,  qui  pra- 

(i)  Etudes  sur  Rabelais,  p.  27  à  1 57. 

(2)  Voy.,  en  dernier  lieu,  l'article  d'Abel  Lefranc  {Rev.  Et.  Rab.,  t.  VII, 
p.  433  à  439). 

(3)  Voy.  €  La  lettre  de  Gargantua  à  Pantagruel  »,  igoS  (réimprime'e 
dans  le  volume  Villon  et  Rabelais,  Paris,  1910). 


10  INTRODUCTION 

tiquait  et  citait  Athénée  et  Aulu-Gelle,  Pausanias  et  Valère- 
Maxime,  Strabon  et  Suétone,  Horace  et  Virgile,  a  généralement 
puisé  aux  sources  mêmes  tout  comme  Erasme  et  Budé.  Son 
érudition  antique  reste,  malgré  tout,  vaste  et  solide. 

Sans  doute,  il  prend  son  bien  où  il  le  trouve,  à  la  manière  de 
Shakspeare  et  de  Molière.  Ce  bien  est  souvent  mince  et  insigni- 
fiant, —  une  anecdote,  des  traits  de  mœurs,  des  singularités, 
parfois  des  noms  propres,  —  mais  sa  manière  de  les  encadrer 
leur  donne  un  relief  inattendu.  Il  les  recrée,  pour  ainsi  dire,  en 
les  touchant  de  la  baguette  magique  de  son  style.  Est-ce  à  dire, 
comme  le  fait  entendre  M.  Delaruelle,  que  Rabelais  n'est 
qu'  «  un  splendide  metteur  en  œuvre  de  lieux  communs  w.^  Nous 
ne  le  pensons  pas.  11  est  avant  tout  un  écrivain  de  génie,  un 
érudit  aux  idées  profondes  et  lumineuses,  un  créateur  de  types. 
C'est  pour  cela  qu'il  vit  et  vivra  d'une  vie  immortelle,  tandis 
que  les  in-folio  de  Budé  et  d'Erasme  même  dormiront  leur  éter- 
nel sommeil  dans  les  nécropoles  des  bibliothèques. 


III 
RENAISSANCE    ITALIENNE 


L'influence  de  la  Renaissance  italienne  est  un  fait  d'impor- 
tance historique  qui  dépasse  le  cadre  de  notre  travail.  Nous  n'en 
voulons  retenir  pour  le  moment  que  son  action,  en  somme  bien- 
faisante, sur  la  société  française  de  la  première  moitié  du 
xvi'  siècle.  Comme  cette  période  coïncide  avec  la  jeunesse  et  la 
maturité  de  Rabelais,  il  s'en  est  trouvé  le  témoin  le  plus 
autorisé  et  le  plus  véridique.  11  a  su  rendre,  en  termes  heu- 
reux et  définitifs,  les  acquisitions  d'une  des  époques  les  plus 
fécondes  pour  l'esprit  humain.  Nous  suivrons  plus  loin  pas  à  pas 
les  divers  aspects  de  cette  influence  capitale,  qui  a  transformé  et 
renouvelé  la  civilisation  nationale  dans  le  domaine  de  l'art  mi- 
litaire, de  l'architecture,  de  la  navigation. 

(i)  L'diuvre  de  Rabelais,  Paris,  19 lo,  p.  191. 


RENAISSANCE  ITALIENNE  r  I 

C'est  grâce  aux  données  documentaires  de  l'œuvre  rabelai- 
sienne que  nous  pourrons  retracer,  dans  leurs  contours  géné- 
raux, la  révolution  opérée  à  cette  date  dans  presque  tous  les  do- 
maines de  la  vie  sociale.  Seule,  la  vie  privée  —  habillement  et 
alimentation  —  et  quelques  facteurs  secondaires  —  monnaies, 
musique,  etc.  —  sont  restés  en  dehors  de  cette  influence  qui 
marque  si  profondément  dans  l'histoire  de  la  civilisation, 

Rabelais  connaissait  à  merveille  l'Italie  et  sa  langue,  mais, 
étant  donné  la  tournure  de  son  esprit  et  le  caractère  de  son  éru- 
dition, l'action  ultramontaine  est  chez  lui  d'ordre  plutôt  lin- 
guistique que  littéraire.  Ce  sont  des  humanistes  italiens  bien  plus 
que  les  écrivains  qu'il  cite  dans  Gai'gantua  :  Angelo  Poliziano 
(1454-1494),  l'ami  de  Budé  et  de  Lascaris  ;  Lorenzo  Valla(i405- 
1457),  le  théoricien  du  bon  style  latin  ;  Giovanni  Pontano,  dont 
il  ridiculise  le  nom  en  Taponnus,  c'est-à-dire  Tampon,  bou- 
chon, de  même  qu'il  transforme  plaisamment  en  Passavantus, 
c'est-à-dire  «  pas  savant  »,  le  prédicateur  florentin  Jacopo  Pas- 
savant! (1300-13 57),  auteur  d'un  recueil  de  sermons  sur  la 
pénitence. 

Dans  Pantagruel,  Rabelais  mentionne  simplement  le  savant 
architecte  Alberti  (mort  en  1472)  et  Pic  de  ja  Mirandole  (1463- 
1494),  à  la  mémoire  prodigieuse.  Quant  aux  deux  auteurs  qui 
ont  réellement  exercé  une  influence  sur  son  roman,  Colonna  et 
Folengd,  ils  ont  écrit  dans  une  langue  factice  à  peu  près  dépour- 
vue de  valeur  littéraire  (i). 

Cependant  des  critiques  modernes  ont  cru  avoir  découvert, 
dans  l'épopée  rabelaisienne,  des  traces  multiples  des  écrivains 
italiens  du  Cinquecento .  Nous  allons  examiner  les  hypothèses 
présentées  à  cet  égard  et  en  peser  la  probabilité. 

Et,  tout  d'abord,  pourquoi  Rabelais  n'a-t-il  pas  connu  Dante  } 
Un  critique  italien,  qui  a  fait  le  tour  de  la  littérature  française 
pour  rechercher  en  France  les  vestiges  de  la  pensée  du  grand 
poète,  se  lamente,  à  chaque  carrefour  de  son  long  voyage,  sur 
l'incapacité  des  Français  à  comprendre  cette  poésie  sublime  (2). 
Ce    reproche    vise  tout    particulièrement    Rabelais  (3).    Pour- 


(i)  Voy.,  sur  ces  deux  auteurs,  les  Appendices  A  et  B. 

(2)  A.  Farinelli,  Dante  e  la  Francia  dalV  età  média  al  secolo  di  Vol- 
taire, Milan,  1908. 

(3)  Cf.  t.  I,  p.  359  :  «  Mancava  a  lui  [à  Rabelais]  il  dono  di  pene- 
trare  nei  secreti  dell'  arte,  leggendo  l'opéra  altrui,  d'inebbriarsi  alla  bel- 
lezza  sovrana,  eterna  », 


12  INTRODUCTION 

tant,  M.  Farinelli,  qui  ne  consacre  pas  moins  de  trois  cents  pa- 
ges au  seul  xvi'  siècle,  a  oublié  de  nous  dire  les  raisons  histo- 
riques qui  expliquent  cette  absence  du  nom  de  Dante  dans  le 
mouvement  littéraire  de  la  Renaissance.  Ce  n'est  pas  seulement 
Rabelais  qui  ignore  il  sommo  poeta,  mais  tout  le  xvi'  siècle  : 
Dolet,  de  Scève,  du  Bellay,  Pasquier,  Montaigne. 

Qu'est  devenue  la  gloire  du  poète  à  l'époque  qui  nous  occupe  ? 
Elle  subit  en  France  une  éclipse  à  peu  près  parallèle  à  celle  qui 
obscurcit  son  éclat  en  Italie.  Dans  sa  patrie  même,  Dante  est 
méconnu  et  tour  à  tour  sacrifié  à  Pétrarque,  à  Arioste,  au 
Tasse  (i).  Le  cardinal  Pietro  Bembo,  le  restaurateur  de  la  lit- 
térature nationale,  contemporain  de  Rabelais,  méprise  Dante  et 
lui  préfère  Pétrarque  :  «  Bembo  mostrô  di  poco  comprendere  la 
grandezza  di  Dante  »,  nous  dit  M.  Farinelli  (2). 

Et  Balthazar  Castiglione,  cet  autre  contemporain  de  Rabe- 
lais, dans  son  livre  paru  en  1528,  qui  recommande-t-il  comme 
modèle,  comme  autorité  suprême  en  matière  de  stj'le  ?  : 
«  Questo  (nel  volgar  dico)  non  penso  che  abbia  da  esser  altro 
che  il  Petrarca  e  il  Boccaccio  (3).  »  Pas  une  seule  ibis  le  nom 
de  Dante  n'apparaît  dans  ce  livre  célèbre,  où  brillent  à  chaque 
page  les  noms  de  Pétrarque  et  de  Boccace.  Tout  au  plus,  dans 
un  passage,  remarque-t-il  que  la  Toscane  l'emporte  sur  les  au- 
tres provinces  par  ces  ire  nobili  scriltori,  «  i  quali  ingeniosa- 
mente,  e  con  quelle  parole  e  termini  che  usava  la  consuetudine 
de'  ioro  tempi  hanno  expresso  i  lor  concetti  »;  mais  il  s'empresse 
d'ajouter:  «  Il  che  più  felicemente  che  agli  altri,  al  parer  mio,  è 
successo  al  Petrarca  nelle  cosc  amorose  ». 

Peut-on  reprocher  à  ces  deux  écrivains  le  manque  de  sens  artis- 
tique et  l'incapacité  de  sentir  la  poésie  sublime.^  Nullement.  Les 
hommes  du  xvi"  siècle,  tant  en  Italie  qu'en  France,  voyaieht  en 
Dante  non  pas  tant  il  sommo  poeta  que  le  théologien  du  Moyen 
Age,  le  métaphysicien  des  trois  règnes  d'outre-tombe.  Qu'en  au- 
raient pu  tirer  Rabelais  et  ses  contemporains,  heureux  d'échap- 
per au  Moyen  Age  et  aspirant  de  toutes  les  forces  de  leur  être 
la  vie  large  et  féconde  de  la  Renaissance  } 

C'est  là,  croyons-nous,  la  raison  principale  du  silence  qui 
entoure,  au  xvf  siècle,  le  nom  de  l'illustre  poète:  on  le  vénère 

(i)  Voy.  Fr.  Flamini,  La  varia  fortuna  di  Dante  in  Italia,  Florence, 
1914. 

(2)  Ouvr.  cité,  t.  I,  p.  448. 

(3)  //  Cortegiano,  c'd.  Cian,  Florence,  1894,  1.  I,  ch.  xxx. 


RENAISSANCE  JTALlEXNt:  i  3 

à  coup  sûr,  on  le  lit  peu,  on  s'en  Inspire  encore  moins.  Ce  qui 
frappe  et  fait  reculer  le  lecteur  d'alors,  ce  n'est  pas  «  la  poesia 
sovrana,  eterna  »,  mais  la  doctrine  absconse  et  surtout  les  sub- 
tilités de  la  théologie  médiévale  • 

Dente  je  mectz  en  ma  rubriche, 
Pour  ce  que  son  sens  est  moult  riche  ; 
D'Enfer  parle  et  de  Paradis  : 
Théologie  est  moult  en  ses  dictz... 

nous  dit  en  1533  (après  avoir  cité  Meschinot)  le  «  maistre  es 
arts  »  Pierre  Grosnet  (i).  11  est  vraisemblable  que  l'opinion  de 
Rabelais  n'était  guère  plus  arrêtée. 

Si  le  nom  de  Dante  est  absent  de  l'œuvre  rabelaisienne,  et 
pour  cause,  celui  de  Boccace  y  figure  une  seule  fois  (1.  IV, 
ch.  xvii),  à  propos  d'un  cas  de  mort  bizarre  raconté  dans  la 
vii°  nouvelle  de  la  IV'  journée  du  Décaméron.  Et  c'est  tout. 

A  entendre  les  critiques  de  nos  jours  (3),  l'auteur  de  Panta- 
gruel aurait  connu  et  utilisé  les  principaux  représentants  de 
l'épopée  chevaleresque  italienne,  tout  particulièrement  le  Pulci 
et  l'Arioste. 

En  ce  qui  touche  le  premier,  rien  dans  l'œuvre  de  Rabelais 
ne  témoigne  d'une  lecture  quelconque  du  M€trgante  Magglore. 
Le  fait  qu'il  cite  «  Morguant  »  parmi  les  géants  ancêtres  de 
Pantagruel  ne  prouve  nullement  qu'il  ait  eu  en  vue  le  héros  de 
Pulci  :  il  puise  simplement  dans  les  traditions  indigènes,  dans 
ces  romans  de  chevalerie  qu'il  a  si  bien  connus  et  dont  il  a  con- 
signé de  nombreux  traits  dans  son  roman  (3). 

On  nous  dit  encore  que  Margutte,  autre  personnage  de  Pulci, 
aurait  fourni  plus  d'un  trait  pour  le  portrait  complexe  de  Pa- 
nurge.  Il  s'agit  là  de  ressemblances  assez  vagues,  d'analogies 
d'ordre  psychologique  qui  n'impliquent  ni  emprunt,  ni  même 
inspiration.  Est  ce  que  le  Falstaff  de  Shakespeare  n'est  pas  dans 


(i)  Mot^  dore^  de  grand  et  saige  Cathon,  Paris,  i532,  t.  II  (pièce  en 
vers  réimprimée  dans  le  Recueil  de  Montaiglon,  t.  VII,  p.  5  à   17). 

(2)  Voy.  P.  Toldo,  r  «  Arte  italiana  nell'  opéra  di  Francesco  Rabe- 
lais »  (dans  Archiv  fur  das  Studium  der  neuern  Sprachen,  t.  G,  1898, 
p.  io3  à  148).  —  A.  Luzio,  Studi  Folenghiani,  Florence,  1899.  —  L. 
Thuasne,  Etudes  sur  Rabelais,  Paris,  1904.  —  Béatrix  Ravà,  U Art  dans 
Rabelais,  Rome,   19 10. 

(3)  Cf.  la  conclusion  de  l'étude  de  Toldo  :  «  Determinata  cosi  una 
indubbia  parentela  fra  gli  eroi  del  Rabelais  c  quelli  dell'  epopea  ita- 
liana *. 


14  INTRODUCTION 

ce  cas?  Et  pourtant,  personne,  que  nous  sachions,  n'a  invoqué 
Panurge  comme  source  de  ce  type  célèbre  du  théâtre  anglais. 

Quant  à  l'Arioste,  les  données  en  sont  moins  douteuses,  sans 
être  tout  à  fait  certaines,  Rabelais,  dans  le  Prologue  de  Panta- 
gruel, range  VOrlando  furioso  (i)  entre  Fessepinilie,  livre  de 
«  haute  gresse  »  (2),  et  Robert  le  diable,  roman  de  chevalerie. 
Maison  chercherait  en  vain  dans  son  œuvre  un  indice  indiscu- 
table d'une  influence  quelconque  de  l'Arioste. 

On  le  voit,  les  critiques  de  nos  Jours  n'ont  à  peu  près  rien 
ajouté  à  ce  qu'avaient  déjà  noté  Le  Duchat  et  Régis  dans  leurs 
commentaires.  L'erreur  générale  a  été  de  confondre  l'analogie 
psycholop^ique  avec  l'emprunt  matériel,  qui  seul  constitue  la 
source  d'inspiration. 


IV 
EXPÉRIENCE    DE    LA    VIE 


Aux  souvenirs  indigènes,  aux  emprunts  faits  à  l'Antiquité  et 
à  la  Renaissance  italienne,  il  laut  ajouter,  en  dehors  des  élé- 
ments imaginatifs,  les  fruits  d'une  expérience  personnelle, 
d'une  insatiable  curiosité,  alimentée  par  de  nombreux  et  per- 
pétuels déplacements.  L'œuvre  de  Rabelais  offre,  comme  dans 
un  kaléidoscope,  les  traces  innombrables  de  ses.  voyages  répé- 
tés à  travers  la  France  et  hors  de  France.  Sa  vision  sereine,  son 
discernement  et  son  penchant  à  l'universalité  en  tirent  constam- 
ment parti. 

Tout  l'intéresse  dans  la  nature  et  dans  l'homme. 

Ses  enquêtes  répétées  auprès  des  matelots  ponantaiset  levan- 
tins, sa  nomenclature  icht5'ologiquc,  sa.  terminologie  militaire, 

(1)  Celui-ci,  sous  sa  forme  définitive,  ne  parut  qu'en  i532.  Rabelais 
n'en  prit  connaissance  qu'après  son  premier  voyape  en  Italie.  Aussi  la 
mention  de  VOrlando  manque-t-elle  à  l'édition  princeps. 

(2)  Ce  jugement  rappelle  celui  de  Montaigne,  qui  place  le  roman  de 
Rabelais  parmi  les  livres  plaisants,  c'est-à-dire  amusants.  Le  côté  ins- 
tructif et  universellement  humain  de  l'épopée  rabelaisienne  a  complè- 
tement échappe  à  l'auteur  des  Essais. 


EXPERIENCE  DE  LA  VIE  1) 

vestimentaire  et  numismatique  sont  autant  de  témoignages  de 
cette  curiosité  universelle  et  de  ce  souci  d'exactitude  qu'on  ne 
rencontre  à  ce  degré  chez  aucun  écrivain  du  xvi^  siècle. 

Nous  avons  passé  au  crible  d'une  critique  minutieuse  chacun 
de  ses  vastes  ensembles  du  lexique  rabelaisien.  Le  mot  et  la 
chose  intimement  unis  sont,  chez  le  grand  écrivain,  la  parfaite 
expression  de  la  réalité.  On  a  de  tout  temps  admiré  cette  apti- 
tude universelle  à  tout  s'assimiler.  Un  seul  doute  planait  sur  sa 
terminologie  nautique.  Nous  montrerons  que  là,  comme  ailleurs, 
sa  bonne  foi  est  absolue  et  que  ses  termes  nautiques  reflètent 
fidèlement  l'état  de  la  marine  méditerranéenne  du  commence- 
ment du  xvi^  siècle. 

C'est  grâce  à  ces  qualités  exceptionnelles  que  l'œuvre  rabelai- 
sienne est  si  vivante,  malgré  sa  complexité.  On  y  suit  les  idées 
et  les  faits  dans  leur  développement.  Aucun  détail  essentiel 
n'est  oublié.  En  les  groupant,  on  se  trouve  en  possession  de 
tous  les  éléments  d'une  évolution  intégrale  depuis  l'Antiquité, 
à  travers  le  Moyen  Age  et  la  Renaissance,  jusque  et  y  compris 
l'époque  même  de  Rabelais,  , 

L'histoire  naturelle,  d'une  part,  et  la  parémiologie  de  l'autre, 
pour  ne  citer  que  deux  ensembles  hétérogènes,  mettront  en  évi- 
dence ce  caractère  synthétique,  cette  tendance  à  l'univer- 
salité. 

11  est  temps  maintenant  de  passer  à  l'étude  même  des  divers 
facteurs  qui  ont  donné  à  la  Renaissance  française,  sous  le  rap- 
port à  la  fois  social  et  linguistique,  sa  physionomie  particulière 
et  sa  raison  d'être. 

Tout  en  partant  des  données  rabelaisiennes,  nous  les  sou- 
mettrons à  un  double  contrôle.  D'une  part,  confrontées  avec  les 
documents  de  la  même  époque,  ces  données  nous  apparaîtront 
dans  leur  réalité  contemporaine  ;  d'autre  part,  les  ressources 
dont  nous  disposons  aujourd'hui  nous  permettront  d'en  appré- 
cier la  valeur  objective,  surtout  en  ce  qui  touche  le  merveilleux 
zoologique  et  botanique,  qui  encombre  les  sciences  de  la  Nature 
depuis  l'Antiquité  jusqu'en  pleine  époque  moderne.  Le  génie 
lumineux  et  ironique  de  Rabelais  en  avait  déjà  entrevu  l'inanité 
et  raillé  le  caractère  fabuleux. 

L'érudition  antique,  le  contact  avec  l'Italie,  la  vie  sociale  et 
les  faits  traditionnels  solliciteront  tour  à  tour  notre  attention. 
Ces  divers   facteurs  nous  fourniront  les  traits  essentiels  de  la 


l6  INTRODUCTION 

Renaissance  et  de  la  Société  françaises  dans  la  première  moitié 
du  xvi'  siècle  en  tant  qu'elles  se  reflètent  dans  le  roman  de  Ra- 
belais (i). 

(i)  Nous  ferons  état  du  V^  livre  au  même  titre  que  des  livres  du  ro- 
man qui  ont  paru  du  vivant  de  Rabelais.  Dans  un  travail  qui  paraîtra 
prochainement  nous  abordons  le  problème  de  ce  livre  posthume  sous 
toutes  ses  faces.  En  faisant  tour  à  tour  appel  à  la  critique  des  textes,  à 
la  philologie  et  à  l'histoire  littéraire,  nous  croyons  avoir  acquis  des 
résultats  péremptoires,  en  ce  qui  touche  son  authenticité  au  moins 
dans  ses  parties  essentielles. 


Livre    Premier 

ÉRUDITION   ET  EXPÉRIENCE 


La  révélation  des  monuments  de  la  pensée  gréco-romaine  dans 
leurs  textes  originaux  est  le  point  de  départ  de  ce  qu'on  appelle 
la  Renaissance.  Le  Moyen  Age  les  a  aussi  connus,  pour  la  plu- 
part, mais  sous  une  forme  altérée  et  confuse,  rendue  parfois 
inintelligible  soit  par  les  copistes,  soit  par  les  superfétations  des 
traducteurs  arabes. 

La  connaissance  du  grec,  instaurée  dès  le  xv^  siècle  en  Ita- 
lie et  au  début  du  xvi"  en  France,  donna  une  impulsion  vigou- 
reuse à  ce  réveil  des  études  classiques.  La  possession,  sans  in- 
termédiaires plus  ou  moins  troubles,  des  trésors  du  savoir 
antique  remplit  les  esprits  d'un  enthousiasme  et  d'une  ardeur 
inconnus  à  la  génération  précédente.  On  en  aborda  l'étude  avec 
une  ferveur  presque  religieuse,  et  l'on  finit  par  y  voir  le  terme 
même  de  la  sagesse  humaine,  le  dernier  mot  du  savoir.  De  là 
au  dogme  de  l'infaillibilité,  il  n'y  avait  qu'un  pas.  Ce  pas  fut 
vite  franchi. 

Les  savants  les  plus  doués  de  l'époque,  les  Pierre  Belon  et 
les  Rondelet,  n'affirment  que  sur  la  foi  des  écrivains  classiques 
et  admettent,  sans  même  les  discuter,  leurs  assertions  les  plus 
invraisemblables.  L'érudition  antique,  qui  avait  commencé  par 
émanciper  les  esprits,  ne  tarde  pas  à  en  entraver  l'essor  et  à  deve- 
nir un  obstacle  contre  lequel  se  heurtera  longtemps  la  pensée 
libre  et  la  recherche  indépendante. 

Au  milieu  de  cet  asservissement  intellectuel,  de  cette  crédu; 
lité  générale,  Rabelais  est  seul  ou  presque  seul  à  conserver  les 
droits  de  la  raison  et  le  sens  critique.  En  face  de  l'universelle 


i8  ÉRUDITION  ET  EXPÉRIENCE 

créance  aux  fables  zoologiques  de  l'Antiquité,  il  est  seul  à  railler 
ouvertement  les  énormes  naïvetés  de  Pline  et  de  ses  imitateurs. 
Il  appelle  Elien  un  fieffé  menteur,  un  tiercelet  de  menterie. 
Et  quant  au  fatras  du  merveilleux  zoologique,  il  le  relègue  tout 
simplement  dans  les  galeries  de  peintures  et  de  tapisseries  de 
haute  lisse. 

Nous  donnerons  plus  loin  des  exemples  typiques  de  cette  in- 
dépendance exceptionnelle  de  l'esprit,  de  cette  sauvegarde  isolée 
de  l'intelligence,  au  milieu  de  l'aveuglement  général.  i\lais  c'est 
surtout  dans  le  domaine  de  l'histoire  naturelle  et  de  la  médecine 
qu'on  peut  suivre  l'influence  à  la  fois  stérilisante  et  absorbante  de 
l'érudition  antique.  L'œuvre  rabelaisienne  est  à  cet  égard  d'une 
importance  capitale.  Elle  nous  oDre,  avec  des  matériaux  copieux, 
des  témoignages  dune  force  probante  irrécusable. 

A  l'érudition  antique  et  médiévale,  au  savoir  livresque  du 
passé,  Rabelais  ajoute  l'expérience  de  la  vie,  les  acquisitions  de 
ses  voyages  répétés  et  les  fruits  d'une  curiosité  toujours  en  éveil. 
C'est  ce  mélange  de  la  science  traditionnelle  et  de  l'observation 
personnelle  qui  donne  à  son  œuvre  un  intérêt  spécial  et  une  va- 
leur documentaire. 

Grâce  à  l'allure  de  son  esprit  rompu  aux  vastes  horizons, 
grâce  aux  multiples  données  de  son  livre,  on  est  à  même  de 
faire  la  synthèse  du  savoir  de  son  temps,  le  tour  des  idées  des 
hommes  de  la  Renaissance.  Mais  nulle  part  cette  vue  d'ensem- 
ble ne  se  présente  avec  des  contours  plus  précis  que  dans  le 
domaine  des  sciences  de  la  Nature.  L'histoire  naturelle,  dans  cette 
œuvre  incomparable,  va  nous  servir  à  illustrer  cette  tendance 
encyclopédique. 

En  renvoyant,  pour  les  détails  et  les  exemples,  à  notre  ouvrage 
spécial  (i),  nous  ne  retiendrons  que  les  idées  générales  et  les 
apports  personnels  de  Rabelais  dans  l'ensemble  de  l'héritage 
scientifique  du  passé. 

(i)  L'Histoire  naturelle  et  les  branches  connexes  dans  l'œuvre  de  Ra- 
belais, Paris,  1921.  Nous  le  citerons  sous  la  forme  abrégée  :  Hist.  nat. 
Rab. 


CHAPITRE  PREMIER 
HISTOIRE    NATURELLE 


L'œuvre  de  Rabelais  nous  présente  les  principaux  aspects  de 
l'histoire  naturelle  depuis  l'Antiquité,  en  traversant  le  Moyen 
Age  et  la  Renaissance,  jusqu'au  milieu  du  xvi'  siècle. 

Aucun  fait  saillant,  d'ordre  historique  ou  social,  ne  semble 
avoir  échappé  à  son  intelligence  ouverte,  à  sa  curiosité  insatiable. 
Il  avait  tout  lu  et  tout  retenu.  Sa  mémoire  est  prodigieuse.  La 
vaste  encyclopédie  de  Pline  lui  était  familière  et  on  s'aperçoit 
à  ses  lapsus,  qu'il  la  citait  parfois  de  mémoire. 

Des  naturalistes  anciens,  c'est  Pline  qui  a  dominé  tout  le 
xvi"  siècle:  du  Bartas  et  Montaigne,  pour  ne  citer  que  les  plus 
illustres,  en  sont  imprégnés  ;  mais  son  influence  sur  Rabelais 
est  absolument  prépondérante.  A  peine  pourrait-on  citer,  après 
lui,  des  sources  secondaires  et  tertiaires,  comme  Elien,  pour  le 
merveilleux  zoologique  ;  comme  Dioscoride,  pour  les  plantes 
médicinales  ;  comme  Plutarque,  pour  les  anecdotes  superstitieu- 
ses. Mais  il  faut,  toujours  et  partout,  revenir  au  naturaliste  ro- 
main, dont  l'Histoire  naturelle  a  fourni  au  moins  la  moitié  du 
bagage  scientifique  rabelaisien. 

Ces  emprunts  ne  sont  pas,  il  est  vrai,  servilement  traduits. 
Il  en  a  extrait  la  substantifique  moelle  et  son  style  donne  à  ces 
fragments  une  vie  nouvelle,  un  relief  puissant. 

Souvent  même  les  sombres  couleurs  de  l'original  sont  atté- 
nuées par  un  humour  de  bon  aloi,  qui  remet  à  sa  place  la  cré- 
dulité proverbiale  de  l'auteur  ancien.  Le  pessimisme  de  Pline 
est  resté  sans  influence  sur  le  tempérament  de  Rabelais. 

Si,  pour  l'Antiquité,  Pline  reste  sa  source  essentielle,  il  faut 
descendre,  pour  le  Moyen  Age,  à  Avicenne  et  à  Albert  le  Grand, 
où  Rabelais  a  puisé  tous  les  curiosa  de  l'époque  en  matière  de 
reptiles,  alors  qu'il  tire  de  la  littérature  traditionnelle  indigène 
ses  animaux  merveilleux. 

Le  caractère  de  ces  sources  change  du  tout  au  tout  pour  le 
xvi"  siècle.  Rabelais  cesse  alors  de  puiser  dans  les  livres  con- 


20  ERUDITION  ET  EXPERIENCE 

temporains,  qui  ne  renfermant  que  des  bribes  du  passé.  C'est 
à  la  vie  même  qu'il  emprunte  les  éléments  de  sa  documentation. 
Son  observation  se  tourne  vers  la  nature  vivante,  animaux  et 
plantes,  et  il  proGte  de  toute  occasion  pour  connaître  les  plus  ra- 
res et  les  plus  étranges. 

Sa  curiosité  trouve  d'ailleurs  une  ample  satisfaction  dans  les 
déplacements  incessants  de  sa  vie  vagabonde.  On  verra  quelle 
féconde  moisson  régionale  il  a  déposée  dans  son  roman.  Toutes 
les  provinces  ce  France  y  sont  représentées  :  les  contrées  limi- 
trophes de  l'Océan,  comme  celles  de  la  iMcditerranée,  ont  ali- 
menté son  riche  catalogue  de  poissons  ;  les  pa5'S  de  l'Ouest,  et 
particulièrement  les  bords  de  la  Vendée  et  de  la  Sèvre  Niortaise, 
ont  abondamment  fourni  sa  liste  d'oiseaux. 

Pour  apprécier  en  connaissance  de  cause  une  œuvre  aussi  vi- 
vante et  aussi  complexe,  il  faut  la  replacer  dans  son  temps  et 
dans  son  milieu.  L'histoire  d'une  part  et,  de  l'autre,  l'état  de 
civilisation  de  l'époque  nous  procureront  tour  à  tour  les  moyens 
de  contrôle. 

I.  —  Tableau  zoologique. 

Rabelais  nous  a  laissé  dans  son  livre  posthume  un  chapitre, 
le  xxx%  qui  renferme  un  excellent  résume  des  connaissances 
zoologiques  en  France  vers  1550. 

Cette  description  du  Pays  de  Satin,  dont  l'importance  a  jus- 
qu'ici échappé  aux  rabelaisants  et  aux  naturalistes,  accuse  une 
information  à  la  fois  vaste  et  précise.  On  en  appréciera  l'origi- 
nalité et  l'exactitude  si  on  en  compare  les  données  ^  celles  de 
Vllortus  Sanitatis  (i)  de  la  fln  du  xv"  siècle,  dernier  monument 
de  l'histoire  naturelle  à  la  veille  de  la  Renaissance,  véritable 
corpus  des  connaissances  scieatiîîques  de  l'époque,  le  plus  co- 
pieux répertoire  du  merveilleux  zoologique  du  Moyen  Age.  La 
version  moyen-française  contribue  en  outre  à  fixer  la  chronolo- 
gie de  certain î  termes  techniques  qu'on  retrouve,  quelques  di- 
zaines d'années  plus  tard,  sous  leur  forme  scientifique,  chez 
Rabelais,  le  premier  des  modernes  à  avoir  directement  puisé 
dans  l'océan  de  VHistorla  naturalis,  et  non  plus  dans  les  eaux 
troubles  qui  ont  alimenté  le  Moyen  Age. 

(1)  Hortus  Sanitatis  auctorc  Johanne  Cuba,  Mayence,  1491,  in-fol. 
Traduit  vers  i5()0  sous  ce  même  titre:  Hortus  Sanitatis,  translaté  du 
Latin  en  François,  Paris,  Anthoine  Verard,  s.  d.,  in-fol. 


HISTOIRE  NATURELLE  21 

Rien  de  plus  étrange  que  les  gravures  qui  accompagnent, 
dans  VHortiis,  les  descriptions  des  animaux  traditionnels.  Mais 
tandis  que,  dans  cet  incunable,  les  figures  de  haute  fantaisie, 
comme  le  texte  lui-même,  représentent  la  connaissance  de  la 
nature  à  la  sortie  du  Moyen  Age,  Rabelais  rejette  toutes  ces 
fictions  dans  le  domaine  de  l'imagination  artistique.  On  acquiert, 
chez  lui,  à  propos  du  merveilleux  du  passé,  la  certitude  de  son 
caractère  factice  et  irréel. 

Ce  discernement  contraste  singulièrement  avec  les  procédés 
éclectiques  d'un  Belon,  tout  empêtré  encore  dans  la  tradition, 
avec  la  naïve  crédulité  d'un  Ambroise  Paré  et  l'indulgence  ex- 
cessive d'un  Montaigne  à  l'égard  des  légendes  zoologiques  des 
•Anciens.  Par  sa  clairvoyance  et  sa  foi  enthousiaste  au  progrès 
de  la  science,  Rabelais  reste  complètement  isolé  dans  son  milieu 
et  dans  son  siècle. 

Non  seulement  il  relègue  dans  le  Pays  de  Satùi  tout  le  mer- 
veilleux zoologique  de  l'Antiquité  transmis  à  travers  le  Moyen 
Age  et  encore  généralement  admis  au  xvi^  siècle,  mais  il  situe, 
dans  cette  même  contrée  de  sa  géographie  imaginaire,  un  nom- 
bre considérable  d'animaux,  qui  nous  sont  aujourd'hui  plus  ou 
moins  familiers,  mais  qu'en  présentant  comme  inconnus  et 
rares,  il  ne  fait  que  se  conformer  à  la  réalité  de  son  époque. 
Les  témoignages  historiques  que  nous  invoquerons  feront  res- 
sortir la  rigoureuse  exactitude  de  ce  chapitre  et  son  caractère 
véritablement  documentaire. 

L'existence  de  ménageries,  dans  le  sens  scientifique  du  mot, 
malgré  des  vestiges  isolés  dans  l'Antiquité,  n'est  attestée  que 
dès  le  xvi'^  siècle  (i).  Rabelais  fait  lui-même  mention  d'une  des 
premières  et  des  plus  importantes,  celle  créée  par  Philippe 
Strozzi  à  Florence,  très  florissante  au  xvi*^  siècle.  Il  l'a  visitée 
en  1 536,  un  demi-siècle  avant  Montaigne.  Il  en  a  tiré  plus  d'une 
donnée  de  son  tableau  zoologique. 

Eléphant.  —  Cet  animal  est  situé  dans  une  région  imaginaire, 
le  Pays  de  Satin,  à  cause  de  son  extrême  rareté  au  xvi*^  siècle. 

L'histoire  du  Moyen  Age  parle,  il  est  vrai,  de  l'éléphant  en- 
voyé à  Charlemagne  par  Haroun  Al-Raschid  ;  mais  le  souve- 

(i)  L'Histoire  des  Ménageries  de  l'Antiquité  à  nos  jours  a  été  ré- 
cemment l'objet  d'un  excellent  travail  d'ensemble  par  Gustave  Loisel 
(1912).  Les  éléments  y  abondent  —  et  nous  en  tirerons  parti  —  pour 
confirmer  Tauthenticité  du  tableau  zoologique  tracé  par  Rabelais. 


22  ERUDITION  ET  EXPERIENCE 

nir  en  était  effacé.  Lorsque  Henri  III  passa  par  Vienne,  en  1574. 
TEmpereur  lui  fit  voir  ce  qu'il  avait  de  plus  singulier,  et  dans 
le  nombre  des  curiosités  figurait  un  éléphant.  Henri  IV  est  le 
premier  roi  de  France  qui  en  ait  possédé  un.  Dans  la  lettre  de 
juillet  1591  qu'il  adresse  à  son  receveur  des  finances  à  Dieppe, 
où  avait  débarqué  la  bête,  il  dit:  «  Nous  desirons  que  l'Eléphant 
qui  nous  a  esté  admené  des  Indes  soit  conservé  et  gardé 
comme  chose  rare  et  qui  ne  s'est  encore  veue  en  cestuj^  nostre 
royaulme  (i)...  » 

Rabelais  avait  donc  parfaitement  raison  de  situer,  vers  1550, 
l'éléphant  dans  un  pays  imaginaire. 

Rhinocéros.  —  Presque  inconnu  et  très  rare  au  xvi'  siècle. 
C'est  à  l'entrée  de  Henri  II  à  Paris,  en  1549,  que  l'on  vit  figu- 
rer «  un  animal  d'Ethiopie  nommé  Rhinocéros  »  (Godefroy). 

Dans  les  vastes  galeries  de  l'abbaye  de  Thélème  (l.  1,  ch.  lv), 
on  rencontrait  bien,  à  côté  d'autres  «  choses  spectables  »,  un 
Rhinocéros,  mais  il  était  «  en  paincture  ». 

Caméléon.  —  Très  rare  et  presque  inconnu  à  l'époque  où 
écrivait  Rabelais.  Belon  a  le  premier  donné,  vers  1550,  la  des- 
cription d'après  nature  d'un  caméléon,  dont  il  parle  à  plusieurs 
reprises  dans  ses  Observations  (1553).  L'animal  continua  d'être 
rarissime  en  France  et  en  Europe.  Vers  1590,  le  stathouder 
Guillaume  III  en  possédait  deux,  et  la  ménagerie  d'Auguste  II, 
à  Neustadt,  en  renfermait  quelques-uns  rapportés  d'Afrique 
en  1732.  Le  caméléon  manque  à  la  liste  des  animaux  qui  ont 
vécu  dans  la  ménagerie  de  Versailles  ;  mais,  en  1672,  il  fait  son 
entrée  dans  la  ménagerie  de  Chantilly,  où  il  est  admiré  des 
visiteurs  étrangers  (2). 

Pélican.  —  Oiseau  rarissime.  Entre  autres  curiosités  zoolo- 
giques, Maximilien,  empereur  d'Autriche,  avait  un  pélican  fa- 
milier qui  suivait  le  souverain  au  vol  partout  où  il  allait.  En 
France,  les  premiers  pélicans  sont  mentionnés  dau'^  un  document 
de  la  ménagerie  de  Versailles  en  février  1679  (3). 

Panthère.  —  Les  anciens,  et  souvent  les  modernes,  ont 
confondu,  sous  ce  nom,  plusieurs  variétés  distinctes,  telles  que 
le  léopard  et  Vonce  (dans  Rabelais  omce),  toutes  espèces  introu- 
vables et,  par  suite,  reléguées  dans  le  Pays  de  Satin.  En  1479, 

(i)  (j.   Loiscl,  Histoire  des  Ménageries,  t.  I,  p.   162  et  276. 
(2)  Loisel,  t.  II,  p.  32,  171  et  iSc). 
(3;  Idem,  t.  II,  p.  33(".. 


HISTOIRE  NATURELLE  23 

Louis  XI  reçut  du  duc  de  Ferrare  un  léopard  mâle,  dressé  pour 
lâchasse  du  lièvre,  avec  lequel  il  courait  la  forêt  et  la  plaine.  Il 
y  avait  aussi  des  léopards  de  chasse  dans  la  ménagerie  de  Fran- 
çois I",  à  Fontainebleau  (i). 

Gazelle.  —  On  rencontre  la  gazelle  chez  Rabelais  sous  le 
double  nom  grec  de  dorcade  et  à^oryge.  Ruminant  inconnu  en 
France.  Les  premiers  qu'on  y  vit  furent  les  quinze  gazelles 
achetées  en  Orient  par  le  sieur  Monnier,  en  1679,  pour  la  mé- 
nagerie de  Versailles  (2). 

Singes.  —  Les  gros  singes  et  les  guenons  ne  commencè- 
rent à  être  connus  que  dans  la  seconde  moitié  du  xvi^  siècle, 
et  certains  rois,  comme  Henri  III  et  Louis  XIII,  en  furent  très 
amateurs.  Le  premier  orang-outang  se  trouvait,  en  1640,  dans 
la  ménagerie  de  Frédéric-Henri  de  Nassau,  prince  d'Orange, 
aux  environs  de  la  Haye;  et,  en  1776,  Guillaume  V  en  reçut 
un  autre  d'un  marchand  de  la  Compagnie  des  Indes  (3).  Des 
noms  grecs  de  singes  —  comme  cercopithèque,  cynocéphale, 
sphinx  —  ont  passé  de  Pline  à  Rabelais. 

Renne.  —  Sous  le  nom  sc5'thique  de  Tarande,  Pline  désigne 
tantôt  le  renne  et  tantôt  l'élan.  Rabelais  en  a  tiré  son  admirable 
adaptation,  à  propos  de  l'exemplaire  que  Pantagruel  acheta  dans 
l'île  de  Médamothi  d'un  Scythe  de  la  contrée  des  Gelons,  peu- 
plade voisine  du  Borj^sthène.  Le  renne  et  l'élan  (que  Pline  et 
Rabelais  confondent  dans  leurs  descriptions)  étaient  encore  ex- 
trêmement rares  en  France  à  la  fin  du  xv*^  siècle.  Philippe  de 
Commynes  les  cite,  sous  l'année  1483,  parmi  les  animaux  exo- 
tiques que  Louis  XI  fît  acheter  hors  du  royaume  pour  sa  ména- 
gerie de  Plessis-les-Tours  (4). 

Tigre.  —  A  la  cour  de  Ferrare,  à  la  fin  du  xv^  siècle,  on  vit 
apparaître  le  tigre,  animal  qui  était  resté  inconnu  en  Occident 
pendant  tout  le  Moyen  Age.  Dans  la  ménagerie  de  François  I", 
à  Fontainebleau,  il  y  avait  des  lions  et  des  tigres,  ces  derniers 
envoyés  au  roi,  en  1534,  par  le  sultan  Kheir-ed-Din  Barbe- 
rousse.  Et  pourtant,  ce  félin  était  encore  si  rare  au  xvi*  siècle, 
et  son  nom  même  si  peu  en  usage,  que  Montaigne,  visitant  à 
son  tour  la  fameuse  ménagerie  de  Florence,  le  décrit  dans  ses 


(1)  G.  Loisel,  t.  I,  p,  258  et  264. 

(2)  Idem,  t.  II,  p.  336. 

(3)  Idem,  t.  II,  p.  3i,  32. 

(4)  Commynes,  Mémoires,  éd.  Maindrot,  t.  IT,  p.  58. 


2  {  ERUDITIOi\  ET  EXPÉRIENCE 

Voyages  comme  un  animal  inconnu  :  «  Nous  vismes  là...  un 
chameau,  des  lions,  des  ours  et  un  animal  de  la  grandeur 
d'un  fort  grand  mastin^  de  la  forme  d'un  chat,  tout  martelé 
de  blanc  et  de  ?ioù\  qu'ils  (i)  nomment  un  tigre.  » 

Le  nom  était  d'ailleurs  devenu  une  sorte  d'appellatif  pour 
désigner  toute  espèce  de  félins  à  la  peau  tigrée  :  guépards,  léo- 
pards pu  panthères,  etc.  Ceux  que  possédait  François  1""  à  Fon- 
tainebleau étaient  en  effet  des  guépards  ou  léopards  de  chasse, 
et  personne  n'avait  encore  vu  à  cette  époque  en  France  une 
panthère  ou  un  tigre  proprement  dit. 

Girafe.  —  iMammifère  encore  inconnu  en  France  au  xvi''  siè- 
cle, Laurent  de  Médicis  posséda  la  première  et  c'était  la 
grande  curiosité  de  la  ménagerie  de  Florence.  En  1489,  la  reine 
Anne  de  Beaujeu  lui  écrit  de  lui  envoyer  une  girafle,  «  car  c'est 
la  beste  du  monde  que  j'ay  le  plus  grand  désir  de  veoir  (2)  »  ; 
mais  le  .Magnifique  garda  sa  girafe.  La  précieuse  bête  resta 
inconnue  en  France  jusqu'au  xix<^  siècle.  En  1826,  le  pacha 
d'Egypte,  Méhémet-Ali,  envoya  au  roi  de  France  une  girafe, 
«  la  première  qui  ait  jamais  paru  vivante,  en  P'rance,  et  qui  fut 
le  grand  événement  de  tout  le  pays  à  cette  époque  (3).  » 

Les  témoignages  historiques  que  nous  venons  de  citer  font 
tous  ressortir  la  parfaite  justesse  du  tableau  que  Rabelais  a 
tracé  de  la  faune  exotique  en  France  vers  le  milieu  du  xvi"  siè- 
cle, en  ce  qui  touche  particulièrement  le  caractère  rare  ou 
inconnu  dans  notre  pays  de  certains  animaux  qui  nous  sont  de- 
venus familiers,  grâce  aux  jardins  zoologique^^,  aux  jardins 
d'acclimatation,  aux  ménageries  et  aux  exhibitions  foraines. 

Ce  xxx"  chapitre,  où  l'on  n'a  vu  jusqu'ici  qu'un  assemblage 
fortuit  de  détails  disparates,  se  révèle  à  la  lois  exact  et  réel, 
constituant  un  ensemble  dos  plua  cohérents,  où  chaque  asser- 
tion répond  à  un  fait,  à  une  croyance  ou  à  une  curiosité  de 
l'époque. 

II.  —   Synthèse  botanique. 

Les  notions  botaniques  éparses  dans  le  roman  nou.^  offrent 
—  comme  les  données  zoologiques  correspondantes  —  un  ta- 

(i)  C'.est-à-dire  les  gardiens  italiens  de  la  mcnngcrie. 

(2)  Loisel,  t.  I,  p.  261. 

(3)  Idem, 't.  m,  p.  i38. 


HISTOIRE  NATURELLE  2) 

bleau  vivant,  varié  et  abondant.  Rien  d'essentiel  n'y  manque 
quant  à  la  description  des  herbes  les  plus  connues,  à  leurs  ap- 
plications pratiques  et  aux  croyances  que  les  Anciens  y  ont 
rattachées  et  dont  la  plupart  restent  encore  vivaces. 

Bornons-nous  à  en  dégager  certaines  idées  qui  appartiennent 
en  propre  à  Rabelais  ou  portent  l'empreinte  de  son  génie. 

Classification.  —  Rabelais  a  consacré  tout  un  chapitre  aux 
origines  des  noms  des  plantes,  considérés  surtout  au  point  de 
vue  linguistique.  Réserves  faites  sur  l'interprétation  de  certains 
exemples,  les  critères  du  classement  sont  justes  et  méritent 
l'attention  du  botaniste.  Suivant  les  principes  de  cette  termino- 
logie, les  plantes  ont  tour  à  tour  été  nommées  d'après  les  per- 
sonnes qui  les  ont  découvertes  ou  mises  en  valeur,  d'après  leur 
patrie,  par  antiphrase,  d'après  leurs  effets  ou  qualités,  d'après 
la  mythologie,  par  similitude,  ressemblance  et  forme. 

Cette  dissertation  sur  les  principes  de  la  nomenclature  bota- 
nique (dont  les  exemples  isolés  sont  tirés  de  Pline  alors  que  la 
synthèse  appartient  à  Rabelais)  a  été  admirée  par  les  botanistes 
et  de  Candolle  a  fait  cette  remarque  :  «  Il  est  assez  singulier  que 
Rabelais  soit  le  premier  écrivain  qui,  à  l'occasion  de  son  Pan- 
tagruèlion,  ait  donné  une  dissertation  en  forme  sur  l'origine 
des  noms  des  plantes  (i).  » 

En  effet,  il  a  groupé,  autour  du  Paniagruelion,  un  nombre 
considérable  de  plantes  qu'il  a  envisagées  sous  les  aspects  les 
plus  différents,  mais  toujours  en  connexion  avec  cette  herbe  par 
excellence  (2). 

Sexe.  — Des  botanistes  et  des  médecins  (3)  ont  cité  avec  éloge 
le  passage  où  Rabelais  constate  (d'après  Pline)  le  sexe  mâle  et 
femelle  du  chanvre,  et  où  il  mentionne  à  cette  occasion  l'exis- 
tence de  deux  sexes  dans  plusieurs  végétaux.  Ils  lui  attribuent 
le  mérite  d'avoir  le  premier  mentionné  la  sexualité  des  plantes. 
C'est  une  erreur. 

Cette  constatation  remonte  à  la  plus  haute  antiquité.  Empé- 
docle,  qui  vivait  au  v*"-  siècle  avant  J.-C,  enseignait  déjà  que 
«  les  plantes  ont  les  deux  sexes  réunis  »,  attendu  que  chez  la 
plupart  d'entre  elles  les  fleurs  sont  hermaphrodites  ;  et  Aristote 

(i)  Théorie  élémentaire  de  la  Botanique,  éd.  1844,  p.  220  note. 

{2)  Voy.,  sur  les  sources  chronologiques  des  noms  français  des  plan- 
tes, la  note  bibliographique  correspondante  dans  notre  Hist.  nat.  Rab., 
p.  loi  à  102. 

(3)  Léon  Fay  et  le  Comte  Jaubert,  D''  Brémond  et  D'  Le  Double. 


26  ÉRUDITION  ET  EXPÉRIENCE 

affirme  de  même  que  «  chez  les  végétaux,  au  contraire  des  ani- 
maux, les  deux  sexes  sont  réunis  ».  ïhéophraste  en  parle  avec 
de  grands  détails,  et  Pline,  qui  lui  a  beaucoup  emprunté,  re- 
marque à  son  tour  :  «  Arboribus,  immo  potius  omnibus  quae 
terra  gignat  herbisque  etiam,  utrumque  esse  sexum  diligentis- 
simi  natun?s  tradunt  (i)  ». 

Ni  Pline  et  ni  Dioscoride,  il  est  vrai,  dans  leurs  descriptions 
du  chanvre,  ne  font  aucune  mention  de  sexualité  ;  mais  Rabe- 
lais lui-même  ne  pousse  pas  très  loin  l'exactitude  de  l'observa- 
tion, car  le  passage  du  Pantagruélion  montre  qu'à  l'exemple 
des  cultivateurs  de  tous  les  pa)s,  il  appelle  chanvre  mâle  les 
pieds  femelles  de  la  plante  et  inversement.  Cette  confusion  du 
sexe  est  d'ailleurs  générale  dans  les  campagnes,  où  elle  sub- 
siste de  temps  immémorial.  Olivier  de  Serres  partage  encore 
cette  opinion  du  vulgaire. 

Pantagruélion.  —  La  fameuse  description  du  Pantagrué- 
lion, qui  embrasse  les  quatre  derniers  chapitres  du  Tiers  livre, 
est  en  grande  partie  un  développement  des  chapitres  correspon- 
dants de  Pline  sur  le  chanvre  et  le  lin.  Généralement,  Rabelais 
suit  d'assez  près  le  texte  original;  parfois  il  se  borne  à  lui  em- 
prunter les  exem.ples  ou  les  traits  saillants  de  la  description. 
Mais  la  personnalité  du  grand  écrivain  n'est  jamais  effacée  :  elle 
donne  à  son  style  ce  relief  singulier,  cette  vie  débordante,  qui 
imprime  à  l'imitation  même  une  réelle  originalité. 

Un  développement  grandiose  clôt  l'énumération  des  merveil- 
leuses propriétés  du  Pantagruélion.  Il  ajoute  aux  détails  em- 
pruntés à  Pline  diverses  réflexions  sur  les  applications  prati- 
ques du  chanvre.  Le  lyrisme  de  ce  morceau  est  une  véritable 
apothéose  du  génie  humain,  qui,  par  ses  sublimes  inventions, 
remplit  d'effroi  les  intelligences  célestes...  A  l'exclamation 
pessimiste  de  Pline:  Audax  vita  scelcrum  plena  !  Rabelais 
répond  par  un  hymne  aux  progrès  illimités  de  la  science  future 
qui  permettra  aux  humains  de  «  visiter  les  sources  des  gresles, 
les  bondes  des  pluycs  et  l'officine  des  fouldres.  » 

A  première  vue,  on  est  surpris  de  voir  Rabelais  s'attarder  à 
la  description  du  chanvre,  du  Pantagruélion.  A  la  veille  d'em- 
barquer son  héros  pour  une  longue  navigation,  les  voiles  qui 
permettent  aux  bâtiments  de  prendre  leur  essor  et  de  joindre 
les  points  extrêmes  du  globe  évoquent  naturellement  dans  sa 

(i)  Voy.  les  passages  cites  dans  notre  I/ist.  ujt.  I\ah.,  p.  14-1?. 


HISTOIRE  NATURELLE  27 

pensée  la  plante,  dont  les  filaments  et  les  tissus  servent  à  leur 
confection.  Mais  nous  avons  montré  (i)  que  cette  pensée,  ainsi 
que  les  éléments  de  la  description  rabelaisienne,  sont  tirés  es- 
sentiellement de  Pline,  qui,  alors  qu'il  n'accorde  au  chanvre 
que  quelques  lignes  du  chapitre  lvi,  consacre  cependant  au  lin 
les  six  premiers  chapitres  de  son  XIX'  livre.  Dans  son  Panta- 
gruélion,  Rabelais  a  combiné  les  deux  passages  pour  carac- 
tériser en  détail  le  chanvre  :  sa  racine,  sa  tige,  sa  taille,  ses 
feuilles,  ses  fleurs  et  sa  graine  ;  sa  préparation  et  ses  usages 
merveilleux,  en  s'arrêtant  avec  complaisance  à  une  de  ses  espè- 
ces, Vasbeste. 

C'est  là  le  développement  même  qu'a  suivi  Pline  et  que 
celui-ci  résume  ainsi  dans  son  \"  livre  :  «  Lini  natura  et  mira- 
cula  —  Quomodo  aratur  et  gênera  ejus  excellentia  xxviii  — 
Quomodo  perficiatur —  De  lino  asbestino...  » 

Dans  Pline,  comme  dans  Rabelais,  cette  amplification  est  un 
brillant  morceau  d'éloquence  plutôt  qu'une  description  scienti- 
fique. Il  est  donc  superflu  d'établir,  comme  on  l'a  lait  (2),  une 
comparaison  entre  cette  caractéristique  littéraire  et  l'analyse 
objective  des  botanistes.  De  plus,  Pline  se  montre  particulière- 
ment enthousiaste  pour  les  plantes  textiles,  et  tout  spécialement 
pour  le  lin,  qu'il  met  au-dessus  des  céréales  et  des  légumes. 
Une  pareille  prédilection  est  également  étrangère  au  botaniste. 

Par  contre,  si  la  longue  description  du  lin  par  l'auteur  latin 
est  parfaitement  déplacée  dans  une  encyclopédie  du  genre  de 
l'Histoire  naturelle,  elle  est  très  heureusement  enchâssée  par 
Rabelais  dans  son  roman,  à  l'occasion  du  naviguaige  projeté, 
où  apparaît  un  des  usages  merveilleux  de  la  plante  favorite  de 
Pantagruel. 

En  comparant  ces  deux  morceaux,  on  peut  surprendre  sur  le 
vif  et  la  source  d'inspiration  classique  de  Rabelais,  et  son  don 
de  gran  J  écrivain  qui  sait  animer  tout  ce  qu'il  touche,  et  trans- 
former, par  la  magie  de  son  style,  des  descriptions  souvent  ba- 
nales en  tableaux  pleins  de  poésie  et  de  pittoresque. 

(i)  Hist.  nat.  Rcib.,  p,  1 1  à  18. 

(2)  Voy,  Léon  Faye,  Rabelais  botaniste,  Angers,  1S54.  L'auteur  y 
oppose  la  description  objective  que  de  Candolle  a  donnée  du  chanvre 
au  tableau  poétique  que  Rabelais  en  a  tracé  d'après  Pline, 


28  ÉRUDITION  ET  EXPÉRIENCE 


III.  —  Ornitliologie  provinciale. 

Le  nombre  d'oiseaux  mentionnés  dans  le  livre  de  Rabelais 
est  important  et  varié.  La  plupart  conservent  les  noms  qu'ils 
portent  dans  la  région  où  on  les  rencontre  le  plus  fréquemment, 
et  ces  appellations  de  terroir  contribuent  à  donner  une  parfaite 
couleur  locale  à  plusieurs  des  épisodes  du  roman. 

Oiseaux  de  l'Ouest.  — Grandgousier,  pour  festoyer  le  retour 
de  son  iîls  Gan^anlua,  après  sa  victoire  sur  Picrochole,  doime  à 
ses  convives  un  de  ces  banquets  monstres,  dont  la  coutume  n'est 
pas  perdue  dans  les  cours  souveraines  de  la  Renaissance  (1.  I, 
ch.  XXXVII ).  Presque  tous  les  oiseaux  de  rivière  envoyés  à  Grand- 
gousier  par  le  seigneur  des  Essarts  (i)  sont  encore  aujourd'hui 
chassés  aux  bords  de  la  Sèvre  Niortaise  ou  de  ses  affluents  (2). 

Oiseaux  du  Midi.  —  Le  Languedoc  et  la  Provence  sont  riches 
en  oiseaux  de  tout  genre  ;  aussi  ont-ils  contribué,  l'un  et  l'au- 
tre, au  repas  royal  de  Grandgousier  (1.  I,  ch.  xxxvii)  et  à  Té- 
norme  banquet  des  Gastrolâtres  (1.  IV,  ch.  lix). 

Nous  avons  précisé  ailleurs  (3),  autant  que  le  permettent  les 
ressources  dialectales,  les  diverses  régions  qui  ont  fourni  les 
noms  provinciaux  des  oiseaux  cités  dans  ces  deux  passages  ; 
mais  il  n'est  pas  inutile  de  remarquer  combien,  en  outre,  ils 
offrent  de  données  sociales  et  documentaires  de  valeur  rcelle. 
Ils  nous  font  connaître,  d'une  part,  les  préférences  de  l'époque 
en  matière  gastronomique;  ils  nous  permettent,  d'autre  part,  de 
fixer  la  date  de  l'introduction  alors  récente  de  certains  gallinacés. 

Rappelons  que  le  festin  de  Grandgousier,  rédigé  vers  1530, 
a  reçu  dans  l'édition  de  1542  quelques  éléments  nouveaux, 
parmi  lesquels  le  plus  intéressant  est  celui  des  poulies  d'Inde, 
dont  la  venue  en  Europe  prête  à  discussion.  Il  est  curieux  de 
voir  Rabelais  faire  servir,  dès  15^2,  sur  la  table  de  Grandgou- 
sieJ,  des  poulies  d'Inde,  c'est-à-dire  des  dindes,  alors  d'accli- 
matation récente  et  constituant,  par  leur  extrême  rareté,  une 
viande  royale.  Dix  ans  plus  tard,  ils  reparaissent  sur  la  table 
des  Gastrolâtres  :  «  Coqs,  poulies  et  poullets  d'Inde  »,  c'est- 
à-dire  dindons,  dindes  et  dindonneaux.  • 

(i)  Nom  d'un  ficf  dans  l'arrondissement  de  Chinon. 

(2)  Voy.  Etienne  Clouzot,  Les  Marais  de  la  Sevré  Niortaise  et  du 
Lay,  Paris,  i<)04. 

(3)  Cf.  noire  Ilist.  uat.  Rab.,  p.   204  a  3o2. 


HISTOIRE  NATURELLE  29 

Css  données  sont  parfaitement  exactes.  Bruyerin  Champicr. 
qui  écrivait  vers  1560,  soutient  que  les  dindes  avaient  été  intro- 
duites en  France  quelques  années  auparavant  :  «  Venere  in  Gal- 
lias,  annos  ab  hinc  paucos,  aves  quasdam  externas  quas  Galli- 
nas  I/icUcas  appellant  »  (i).  Cette  indication  concorde  avec  les 
détails  fournis  par  Rabelais. 

11  faut  donc  reléguer  dans  le  domaine  de  la  fantaisie  la  tradi- 
tion, généralement  accréditée,  suivant  laquelle  les  premiers 
dindons  n'auraient  été  servis  qu'au  repas  de  noces  de  Char- 
les IX,  en  1575.  Dès  15-12,  Grandg^ousier  en  régalait  ses  convi- 
ves du  Chinonais  et,  vers  1550,  ces  gallinacés  étaient  servis  au 
banquet  des  Gastrolâtres. 

IV.  —  Ichtyologie  de  la  Ronaissance. 

Le  Lx'  chapitre  du  Quart  livre  contient  une  riche  nomencla- 
ture icht5'ologique,  qui  embrasse  à  la  fois  les  poissons  de  l'Océan 
et  ceux  de  la  Méditerranée.  Ce  Catalogue,  môme  si  nous  en  dé- 
falquons les  termes  antérieurement  connus,  constitue  un  en- 
semble très  important,  qui  suppose  des  recherches  sérieuses, 
une  enquête  large  et  suivie,  analogue  à  celle  que  l'auteur  avait 
entreprise  pour  ses  termes  nautiques.  Nous  montrerons,  en 
ce  qui  touche  ces  derniers,  que  Rabelais  a  directement  puisé 
aux  sources  vivantes,  qu'il  s'est  personnellement  documenté 
chez  les  marins  ponantais  et  levantins.  La  même  question  se 
pose  naturellement  à  propos  du  Catalogue  des  poissons.  Porte- 
t-il  la  trace  d'une  enquête  analogue  ou  n'est-il  que  le  résumé 
des  publications  ichtyologiques  du  xvi"  siècle  ? 

11  suffît  de  taire  remarquer  que  les  livres  sur  les  Poissons 
de  Guillaume  Rondelet  et  de  Pierre  Belon,  les  deux  fondateurs 
de  l'ichtyologie  au  xvi'  siècle,  ont  vu  le  jour  (15  53-1 554)  après 
la  mort  de  Rabelais.  Quant  à  Pierre  Gilles,  auteur  d'une  no- 
menclature latine-provençale  des  poissons  marseillais  (1538), 
notre  auteur  l'a  bien  connu,  mais  n'a  rien  tiré  de  son  opuscule, 
pour  l'excellente  raison  qu'il  n'y  avait  rien  à  en  tirer. 

Où  sont  donc  puisés  les  noms  régionaux  de  la  liste  ichtyolo- 
gique  } 

(i)  De  re  cibaria,  Lyon,  i56o,  p.  83  i.  Belon  confond  la  dinde  avec 
la  pintade,  appelée  poule  d'Inde  ou  ^eline  d' Inde  dès  le  dernier  quart 
du  xye  siècle.  Voy.  notre  Hist.  nat.  Rab.,  p.  211a  212. 


3o  ÉRUDITION  ET  EXPÉRIENCE 

Comme  pour  les  termes  nautiques,  on  ne  saurait  faire  qu'une 
seule  réponse  à  la  question  :  faute  de  livres,  le  grand  écrivain 
a  eu  recours  aux  sources  vivantes,  aux  pêcheurs  bretons  et 
marseillais  principalement,  de  la  bouche  desquels  il  a  recueilli 
ses  noms  provinciaux  de  poissons.  Cette  circonstance  particu- 
lière explique  à  la  fois  l'abondance  et  la  variété  de  son  vocabu- 
laire ichtyologique  que  nous  avons  commenté  ailleurs  (i)  à 
l'aide  des  ouvrages  spéciaux  du  xvi'  siècle,  de  Belon  et  de 
Rondelet,  fort  peu  postérieurs  au  Quart  livre. 

Poissons  de  l'Océan.  —  La  Bretagne,  comme  la  Normandie, 
a  largement  alimenté  le  vocabulaire  de  Rabelais.  Son  voyage 
dans  ces  provinces  est  plus  qu'une  conjecture.  C'est  aux  ports 
de  Saint-Malo,  de  Dieppe  et  du  Havre  qu'il  a  recueilli  et  son 
vocabulaire  nautique  normano  -  breton  et  sa  nomenclafure 
ichtyologique  de  l'Océan,  de  la  Manche,  etc.  Ces  ports  de 
Bretagne  et  de  Normandie  ont  servi  d'intermédiaire  linguistique 
entre  l'Angleterre  et  la  France. 

Plusieurs  noms  de  poissons  du  Quart  licre  appartiennent  à 
la  Manche  (2),  mais  sont  également  connus  sur  l'Océan.  Rap- 
pelons que,  pendant  ses  années  de  moinage  en  Vendée,  maître 
François  a  assez  souvent  fait  maigre  pour  connaître  tous  les 
poissons  susceptibles  d'approvisionner  la  table  monastique. 

Poissons  de  la  Méditerranée.  —  C'est  à  Marseille  que  Ra- 
belais a  recueilli  la  liste  des  poissons  qu'on  pêche  dans  la  Mé- 
diterranée. Leurs  noms  provençaux  avaient  déjà  appelé  en  1538 
l'attention  de  Pierre  Gilles,  qui  en  donne  un  relevé  somm.aire. 
En  155.^,  Rondelet  fit  paraître  son  livre  fondamental  sur  les 
poissons  méditerranéens.  Mais  l'un  comme  l'autre  restèrent,  et 
pour  cause,  étrangers  à  notre  auteur. 

Poissons  de  rivière.  —  La  liste  ichtyologique  renferme  une 
soixantaine  de  noms  de  poissons,  dont  une  moitié  à  peu  près, 
encore  vivaces,  étaient  antérieurement  connus. 

A  côté  des  poissons  de  l'Océan  et  de  la  Méditerranée,  le  Ca- 
talogue des  Gastrolâtres  compte  plusieurs  noms  provinciaux  de 
poissons  de  rivière.  Il  est  d'ailleurs  entièrement  constitué  de 
termes  indigènes,  en  opposition  au  catalogue  des  reptiles 
d'Eusthène  (1.  IV,  ch.  lxiv),  exclusivement  représenté  par  des 


(i)  Voy.  notre  Hist.  nat.  Rab.,  p.  278  à  290. 
(2)  Ibidem,  p.  279  à  283. 


HISTOIRE  NATURELLE  3l 

noms  empruntés  à  la  tradition  antique  et  médiévale,   par  des 
souvenirs  livresques. 

V.  —  Nomenclature  simienne. 

Nous  avons  cité  les  noms  de  singes  connus  des  Anciens  et 
qui  ont  passé  de  Pline  à  Rabelais.  D'autre  part,  le  vieux  fran- 
çais a  transmis  les  termes  babouin,  marmot  et  marmouset.  Le 
xvi'  siècle  y  a  ajouté  toute  une  série  d'appellations,  qui  ont  sur- 
vécu et  dont  les  origines  méritent  de  nous  arrêter.  Appartien- 
nent en  propre  à  cette  époque  les  appellatifs  : 

i"  Guenon,  nom  aujourd'hui  d'un  singe  (i)  de  petite  taille 
ou  de  la  femelle  du  singe,  désignait  au  xvi"  siècle  le  petit  singe 
à  longue  queue  ou  cercopithèque.  Le  terme  était  encore  rare  à 
cette  époque  en  France  ;  Rabelais  n'en  fait  mention  qu'une  seule 
fois,  comme  animal  exotique,  à  l'occasion  du  roi  Alpharbal, 
roi  de  Canarie.  Le  nom  est  attesté  quelques  années  antérieure- 
ment dans  une  relation  de  voyage  du  navigateur  breton  Paulmy 
de  Gonneville  (début  du  xvi'  siècle),  aux  Indes  Orientales. 

L'origine  de  ce  terme,  comme  de  tous  ceux  du  xvi''  siècle  qui 
désignent  des  simiens,  est  restée  obscure.  On  peut  cependant 
essayer  d'en  marquer  le  point  de  départ.  Les  tours  malicieux 
de  certains  singes  les  ayant  fait  assimiler  aux  lutins,  c'est  à  cet 
ordre  d'idées  que  se  rattache  le  nom  de  guenon.  D'origine  in- 
digène et  dialectale,  il  remonte  à  Huguenon  (comme  sa  forme 
parallèle,  le  blésois  guenot,  à  Huguenot),  avec  le  sens  primor- 
dial de  lutin  (2),  d'esprit  follet.  La  guenon  mérite  parfaitement 
d'être  ainsi  appelée  à  cause  de  ses  mouvements  pleins  de  viva- 
cité et  de  pétulance. 

Il  est  vraisemblable  que  Gonneville,  qui  était  originaire 
d'Honfleur,  a  fait  usage  d'un  terme  de  bateleur  alors  en  cours 
en  Normandie.  Les  montreurs  de  bêtes,  en  parcourant  les 
villes  et  les  provinces,  menaient  avec  eux,  entre  autres  ani- 
maux exotiques,  différentes  variétés  de  singes  ou  de  guenons 
apprivoisées,  tirées  des  pays  de  l'Orient. 

(1)  Le  mot  était  diminutif  et  masculin  au  xviQ  siècle  :  Baïf  écrit  le 
guenon  (éd.  Marty-Laveaux,  t.  V,  p.  86). 

(2)  Cf.  d'Aubigné,  Histoire  Universelle,  t.  I,  p.  96  :  «  Les  Huguenots 
avoient  prins  leur  nom  d'un...  luthin  du  nom  Hugon,  duquel  on  me- 
nasse les  enfans  ».  —  Dans  le  domaine  des  traditions  populaires,  les 
lutins  sont  souvent  désignés  par  des  noms  propres. 


33  ÉRUDITION  ET  EXPÉRIENCE 

2"  Magot,  gros  singe  sans  queue,  fort  commun  en  Haute- 
Egypte  ainsi  que  dans  les  pa5'3  barbaresques  (l.  I\^  ch.  xix), 
que  Cotgrave  et  Bufl'on  assimilent  au  cynocéphale  ou  babouin. 
Au  xvi'  siècle,  on  commence  à  distinguer  les  grandes  espèces 
de  singes  sous  le  nom  de  singes  proprement  dits  ou  magots,  et 
les  petites  espèces  sous  celui  de  guenons.  Ce  nom  de  magot 
est  un  souvenir  des  traditions  médiévales  des  Gots  et  Magots 
du  cycle  légendaire  d'Alexandre  le  Grand.  Nous  en  suivrons 
plus  loin  les  traces  multiples.  Un  de  leurs  derniers  vestiges  se 
lit  chez  Joinville  et  dans  le  Grand  Parangon  des  Nouvelles 
(1535)  par  Nicolas  de  Troyes.  Chez  ces  auteurs,  les  noms  bizar- 
res de  Gots  et  Magots  sont  appliqués  à  toutes  sortes  de  peuples 
barbares,  particulièrement  aux  Tartares,  d'où,  dans  les  Sotties  et 
Moralités  du  commencement  du  xvi'  siècle,  leur  assimilation  à 
des  bêtes  sauvages. 

La  transition  de  peuple  barbare  à  une  espèce  de  singe,  conçu, 
à  cause  de  sa  laideur  grotesque,  comme  un  animal  monstrueux, 
est  déjà  opérée  dans  ces  vers  de  Molinet  : 

Tigres,  Griffons,  Ours,  Cocodrilles, 
Girafles,  Magoi^,  Saturins...  (i) 

De  plus,  tartarin,  épithète  traditionnelle  de  magot,  est  de- 
venu à  son  tour  synonyme  de  ce  nom.  Le  sens  de  simien,  pour 
magot,  ne  remonte  pas  au-delà  du  xvi'  siècle.  On  le  rencontre 
pour  la  première  fois  dans  une  Sottie  représentée  en  15 17  : 

Pour  fere  fandre  les  trompcies 
Chantant  et  dansant  bergeretes, 
An  dépit  de  villcyns  niagos  (2). 

Dans  la  première  moitié  du  xvi'  siècle,  le  terme  est  encore 
assez  rare,  ce  qui  explique  son  absence  dans  les  deux  éditions 
(i5'39  et  15^19)  du  Dictionnaire  de  Robert  Estienne  ;  mais  il 
manque  également  à  Nicot  (1605).  Le  nom  n'en  était  pas  moins 
répandu  dans  la  deuxième  moitié  du  xvi"  siècle  et  on  le  lit  fré- 
quemment, entre  autres,  dans  la  Cosmographie  d'André  Thevet 
de  1575. 

3°  Matagot,  autre  nom  de  la  guenon  apprivoisée,  à  laquelle 
les  bateleurs  apprenaient  mille  tours  de  souplesse.  Ce  nom 
est  fréquemment  employé  par  Rabelais  au  sens  figuré  d'  «  hy- 

(i)  FaicHj;  et  Dicl^,  Paris,  i53i,  fol.  Sy  v". 
(2)  Cf.  notre  Ilist.  nal.  Rab..  p.  24<). 


HISTOIRE  NATURELLE  33 

pocrite  »  ;  mais  l'acception  zoologique  est  encore  transparente 
dans  matagot  à  cheval  (1.  II,  ch.  xrii),  qui  doit  être  rapproché 
de  satyre  à  cheval  (l.  IV,  ch.  iv),  l'un  et  l'autre  désignant  des 
espèces  de  singes  et  faisant  allusion  à  des  tours  de  basteleries 
dont  parle  Belon. 

L'historique  de  matagot  est  fort  curieux.  Ce  nom  désigna 
tout  d'abord  (et  il  désigne  encore  dans  les  patois)  une  herbe 
magique:  la  mandragore  (en  Limousin)  ou  l'herbe  de  pic  (dans 
le  Berry)  (i).  De  là,  par  une  association  d'idées  assez  natu- 
relle, la  vertu  de  la  plante  passa  à  celui  qui  s'en  sert  : 

a.  —  En  Languedoc,  sorcier,  «  chat  sorcier  qui  enrichit  ceux 
qui  prennent  soin  de  lui  »,  selon  une  croyance  populaire  (Mis- 
tral). 

b.  —  Dans  l'Allier,  un  être  fantastique  qui  sème  dans  chaque 
prairie  une  plante  donnant  le  vertige  à  ceux  qui  la  foulent  aux 
pieds  (Rolland). 

c.  —  En  Provence,  esprit  follet,  lutin  (Mistral). 

Par  une  association  d'Idées  exactement  parallèle  à  celle  de 
guenon,  la  notion  «  lutin  »  conduisit  à  celle  de  singe  malicieux, 
de  matagot. 

Ce  nom  est  resté  absolument  isolé  en  dehors  de  Rabelais,  qui 
l'avait  recueilli  de  la  bouche  même  des  bateleurs.  C'est  le  pen- 
dant méridional  du  normand  guenon.  Mais  s'il  manque  aux 
dictionnaires,  il  n'en  est  pas  moins  vivace  dans  les  parlers  pro- 
vinciaux qui  en  ont  gardé  des  acceptions  dérivées  :  dans  le  Bas- 
Maine,  matagot  désigne  un  jeu  d'enfants  et,  dans  le  Perche, 
c'est  un  des  noms  donnés  à  la  poupée.  En  français,  comme 
terme  de  marine,  matagot  désigne  la  jumelle  de  brasseyage 
qu'on  dispose  sur  la  vergue  du  volant.  Ce  sens  est  parallèle  à 
celui  de  singe,  petit  treuil  au  pied  du  grand  mât. 

4°  Quinaud,  singe,  est  employé  par  Rabelais  exclusivement 
au  sens  figuré,  dans  l'expression  (fréquente  chez  lui)  faire  qui- 
naud quelqu'un,  le  confondre,  l'acculer  en  disputant,  propre- 
ment l'interloquer,  l'embarrasser  comme  un  singe  à  qui  l'on 
retire  une  friandise. 

Au  sens  de  singe,  le  nom  se  lit,  au  début  du  xvi'  siècle,  dans 


(i)  Son  pendant,  l'italien  martagone,  espèce  de  lis,  a  été  également 
confondu  avec  la  mandragore,  les  deux  plantes  ayant  (dans  les  croyan- 
ces populaires)  des  vertus  communes. 

3 


34  ÉRUDITION  ET  EXPÉRIENCE 

une  Moralité  célèbre,  où  l'expression  faire  gobe  quinaud  signi- 
fie imiter  le  singe  gobant  des  noisettes  (i).  Le  primitif  quin, 
singe,  se  trouve  chez  Jean  Le  Maire,  et  le  féminin  quine, 
guenon,  se  lit  dans  un  «  Blason  des  Basquines  et  Vertugalles  » 
de  la  première  moitié  du  xvi"  siècle  (2). 

Ce  nom  de  singe  est  encore  vivace  dans  le  Périgord,  sous  la 
forme  quinaud^  et,  en  Limousin,  sous  celle  de  quinard  (voy. 
Mistral).  Comme  dans  le  Midi  quinà  veut  dire  pousser  des 
cris  aigus,  glapir,  quin  a  désigné  le  singe  d'après  son  cri,  la 
voix  aiguë  des  guenons  et  des  petits  singes  ressemblant  à  un 
glapissement.  Jacques  de  Vitry  les  appelle  pour  cette  raison 
canes  silvestres. 

5°  Singes  verts,  nom  vulgaire  au  xvi'  siècle  des  callitriches 
(Simia  sabœa),  espèce  africaine  de  couleur  vert  sombre  en 
dessus,  blanche  en  dessous,  face  noire  et  le  bout  de  la  queue 
jaune.  Extrêmement  rares  ou  encore  inconnus  dans  le  premier 
quart  du  xvi'  siècle,  on  les  prend  alors  comme  synonymes  de 
bêtes  fantastiques,  de  chimères,  acception  uniquement  donnée 
par  Rabelais  dans  l'édition  de  Gargantua  de  1542  (1. 1,  ch.  xxiv, 
et  1.  IV,  ch.  xxxii).  Mais,  quelques  années  plus  tard,  leur  nom, 
au  sens  zoologique,  se  lit  dans  VAmadis  (1.  VI,  ch.  liv).  Les 
callitriches  étaient  déjà  connus  des  Anciens  et,  au  xvi'  siècle, 
Belon  en  avait  vus  dans  la  ménagerie  du  Château  du  Caire. 

Si  Ton  fait  abstraction  du  nom  de  magot  qui  appartient  au 
domaine  légendaire,  les  autres  appellations  des  singes  propres 
au  xvi'  siècle  sont  toutes  vulgaires,  ce  qui  explique  leur  rareté 
dans  les  textes  de  l'époque.  Leur  expansion  est  imputable 
en  grande  partie  aux  montreurs  de  bêtes,  aux  bateleurs, 
qu'Epistémon  ne  néglige  pas  dans  l'éducation  de  Gargantua 
(1.  I,  ch.  xxiv). 

Quelques  années  après  Rabelais,  Pierre  Belon  a  tracé  un 
tableau  fort  animé  des  exhibitions  des  bateleurs  arabes,  et 
lexxxvii'  chapitre  de  la  troisième  partie  de  ses  Observa- 
tions (15 5 3) est  consacré  aux  «  choses  difficiles  à  croire  que  les 
basteleurs  de  Turquie  font  au  public  ».  Mais  les  exhibitions 
foraines  des  petites  variétés  de  singes  sont  mentionnées  dès 
le  xiii'  siècle  dans  le  Liore  des  métiers  d'Estienne  Boileau. 
C'est  seulement  dans  la  première  moitié  du  xvi'  siècle  qu'ont 

(i)  Condamnacion  de  liancquet^,  ibnj  (cd.  Jacob,  p.  3oo). 
(2)  Morjtaiglon,  Recueil,  t.  I,  p.  3oi. 


HISTOIRE  NATURELLE  35 

paru  en  France  les  premières  espèces  de  singes  américains,  tel 
le  sagouin,  nom  brésilien  de  la  guenon  (le  terme  figure, 
en  1537,  dans  une  épître  connue  de  Alarot)  ;  mais  cet  emprunt 
récent,  comme  les  autres  de  même  source,  est  resté  inconnu  à 
l'œuvre  rabelaisienne. 

On  le  voit,  la  nomenclature  simienne  chez  Rabelais  ne  manque 
ni  d'abondance  ni  de  variété.  Toutes  les  époques  y  ont  fourni 
leur  contingent,  l'Antiquité  comme  le  Moyen  Age,  comme  la 
Renaissance;  mais,  en  fait,  il  ne  semble  avoir  réellement  connu 
que  la  guenon  des  bateleurs  (qu'il  appelle  tantôt  cinge  et  tantôt 
matagot)  et  le  magot  (désigné  aussi  par  marmot),  qu'il  avait 
pu  observer  soit  à  la  ménagerie  florentine  soit  à  des  exhibitions 
foraines. 

VI.  —  Expressions  de  fauconnerie. 

La  volerie  est  restée  en  honneur  en  France  jusqu'au  xvii'  siè- 
cle. A  la  cour  de  François  I",  elle  était  estimée  et  considérée 
comme  un  passe-temps  de  gentilhomme.  Elle  faisait  l'amuse- 
ment des  grandes  dames  et  des  abbesses,  comme  des  seigneurs 
et  des  abbés.  Rabelais  lui  a  réservé  une  place  d'honneur  dans 
l'abbaye  de  Thélème  (l.  I,  ch.  lv). 

Il  est  intéressant  d'y  voir  noter,  comme  autoursiers,  des 
originaires  du  Levant  {Candiens)  et  des  gens  du  Nord  (Sarma- 
tes),  particulièrement  exercés  dans  ce  métier.  C'est  des  pays 
septentrionaux  de  l'Europe  que  l'on  importait  les  espèces 
exotiques  d'oiseaux  de  proie  :  le  gerfaut  venait  du  Danemark 
ou  de  la  Norvège  ;  le  sacre,  de  Tartarie,  etc.  D'autre  part,  les 
Candiotes  et  les  Vénitiens  servaient  d'intermédiaires  entre 
l'Orient  et  la  France. 

Ailleurs,  Rabelais  fait  allusion  au  même  art  à  propos  des  pro- 
diges opérés  sur  l'Instinct  des  animaux  sauvages  par  Messere 
Gaster  (1.  IV,  ch.  lvii),  et  fait  étalage  à  cette  occasion  d'un 
petit  vocabulaire  technique,  dont  il  fera  fréquemment  usage  et 
qui  lui  fournira  d'heureuses  applications  métaphoriques. 

Ce  vocabulaire  était  déjà  à  peu  près  constitué  au  xiii'- 
xiv'  siècle,  époque  la  plus  glorieuse  de  la  volerie.  Des  termes 
comme  gerfaut,  ostour,  espercier,  esmerillon  se  lisent  fré- 
quemment dans  nos  Chansons  de  geste.  Le  Trésor  de  Bru- 
netto  Latini,  composé  vers  1265,  énumère  déjà  les  sept 
«  lignées  »  de  faucons  :   le    lanler,  le   pèlerin,  le  gentil,  le  ger- 


36  ERUDITION  ET  EXPÉRIENCE 

faut,  etc.  Et  le  Ménagier  dû  1393  consacre  toute  sa  troisième 
partie  à  la  chasse  de  l'épervier,  où  se  trouve  définie  une  grande 
partie  de  cette  nomenclature  technique. 

C'est  au  xv'  siècle  que  remonte  le  premier  ouvrage  didactique 
en  français  sur  la  fauconnerie  :  celui  que  Guillaume  Tardif, 
lecteur  de  Charles  VI II,  composa  par  ordre  du  roi  en  1492.  La 
vogue  s'en  prolongea  au  delà  du  xvi"  siècle. 

Fielon,  dans  son  Histoire  des  Oi/seaulx  (1555),  consacre  une 
dizaine  de  chapitres  de  son  second  livre  aux  «  Oyseaux  de  proye 
servant  à  la  Faulconaerie  »,  et,  en  1567,  Guillaume  Bouchet, 
faisant  paraître  à  Poitiers  une  belle  édition  de  la  Fauconnerie 
de  Jean  de  Franchières  (1531),  augmentée  de  celle  de  Tardif,  y 
ajoute  un  «  Recueil  de  tous  les  oiseaux  de  proie  qui  servent  à 
la  voUerie  et  fauconnerie  ». 

Vers  la  même  époque,  Henri  Estienne,  dans  son  traité  De  la 
Precellence  du  langage  français,  paru  en  1579,  consacre  plu- 
sieurs pages  à  la  fauconnerie,  art  inconnu  aux  Grecs  et  aux  Ro- 
mains. Il  y  voit  un  «  généreux  terrain  d'emprunt  »,  comme 
disait  Montaigne,  et  il  s'arrête  complaisamment  à  nombre 

De  mots  propres  à  ce  langage, 
Dont  les  Grecs  et  dont  les  Romains 
N'eurent  jamais  sij riche  usage. 

Il  se  propose  de  montrer  (p.  123)  «  combien  grande  richesse 
et  grand  ornement  l'exercice  d'iceux  (c'est-à-dire  de  la  vénerie 
et  de  la  fauconnerie)  a  apporté  à  nostre  langage,  desquels  biens 
il  se  peut  vanter  non  seulement  par  dessus  tous  les  langages  qui 
ont  jamais  esté,  mais  aussi  par  dessus  tous  ceux  qui  sont  au- 
jourd'hui ». 

Nous  avons  déjà  cité  les  deux  passages  les  plus  importants 
du  roman  rabelaisien  relatifs  à  la  fauconnerie.  Ajoutons-en  un 
troisième,  la  série  des  épithètes  que  Pantagruel  et  Panurge  don- 
nent à  Triboulet  (1.'  III,  ch.  xxxvii):  «  Fol  pcrcgrin,  niais,  passa- 
gier,  branchier,  aguard,  gentil,  maillé,  pillart,  revenu  de  queue, 
griays...,  mal  empiété...  » 

Nous  avons  ici  toute  une  série  de  termes  spéciaux  qui  étaient 
encore  parfaitement  compris  au  xvi"  siècle,  mais  qui  ont  besoin 
aujourd'hui  d'être  élucidés.  Nous  l'avons  fait  ailleurs  à  l'aide 
des  sources  indiquées  ci-dessus  (i). 

(i)  Voy.  notre  ffist.  nat.  Rab.,  p.  zC^o  à  270.  Cf.  clans  Rev.  Et.  Rab., 
t.  X,  p.  356  à  374,  un  article  de  Jean  Plaitard  sur  le  même  sujet. 


HISTOIRE  NATURrLLE  3? 

La  fauconnerie  a  laissé  des  traces  nombreuses  dans  la  langue. 
C'est  une  source  qui  a  jadis  coulé  abondamment  ;  elle  est 
depuis  longtemps  tarie,  mais  non  sans  avoir  enrichi  le  vocabu- 
laire de  toute  une  série  d'expressions  frappantes  et  pittoresques. 


VII.  —  Créations  lexicologiques. 

Le  XVI*  siècle  a  été,  sous  le  rapport  du  lexique,  d'une  fécon- 
dité incomparable.  Tout  en  puisant  indéfiniment  dans  le  latin, 
il  a  ouvert  au  vocabulaire  de  nouvelles  sources  d'enrichisse- 
ment :  le  grec  et  l'italien  d'abord,  les  parlers  provinciaux 
ensuite.  De  plus,  à  aucune  autre  époque,  si  ce  n'est  peut-être 
au  xix'  siècle,  le  travail  métaphorique  n'a  été  plus  puissant  et 
plus  efficace.  Il  en  est  résulté  un  grand  nombre  de  mots  et  de 
sens  nouveaux,  dont  la  création  remonte  à  cette  période.  Nous 
allons  essayer,  en  ce  qui  touche  la  nomenclature  qui  nous 
occupe,  de  rechercher  les  principes  qui  ont  présidé  à  ces  nou- 
velles acquisitions  de  la  langue. 

Appellations  nouvelles.  —  Une  des  sources  les  plus  fécondes 
des  nouvelles  appellations  zoologiques  d'origine  populaire  est 
l'assimilation  des  animaux  aquatiques  aux  animaux  terrestres 
et  le  transfert  de  leurs  noms  des  uns  aux  autres.  Les  Grecs  et 
les  Romains  ont  déjà  connu  ce  procédé  métaphorique. 

Une  autre  série  de  noms  fait  allusion  à  la  conformation  ou  à 
la  couleur,  au  cri  ou  à  des  circonstances  particulières.  Certains 
noms  enfin  se  rapportent  à  des  traits  de  la  vie  des  saints  ou  à 
des  sanctuaires  jadis  célèbres  de  pèlerinage  (i). 

Termes  savants.  —  Le  vocabulaire  de  Rabelais,  qui  résume 
on  pourrait  dire,  à  lui  seul,  tout  le  mouvement  de  la  langue 
dans  la  première  moitié  du  xvi'  siècle,  renferme  un  bon  nom- 
bre de  noms  latins,  dont  plusieurs,  grâce  à  son  génie,  ont  sur- 
vécu et  sont  devenus  d'un  usage  général.  D'autres,  par  contre, 
sont  restés  isolés  et  inconnus  en  dehors  de  son  œuvre. 

La  terminologie  zoologique  et  botanique  de  Pline,  sous  ce 
rapport,  comme  les  données  mêmes  de  son  Histoire  naturelle, 
a  exercé  une  influence  prépondérante. 

Cette  nomenclature  est,  chez  Rabelais,  d'une  richesse 
surabondante.  Tel   nom  d'animal  est  représenté    par  deux  ou 

(i)  Hist.  nat.  Rab.,  p.  284  à  243,  où  l'on  cite  des  exemples  de  cette 
triple  catégorie  lexicologi  ]ue. 


38  ÉRUDITION  ET  EXPÉRIENCE 

plusieurs  synonymes.  Cette  synonymie  appartient  elle-même 
soit  exclusivement  à  l'Antiquité  —  cf.  bison,  bonase  et  ure, 
echénéis  et  î'émore  —  soit  à  l'Antiquité  en  même  temps 
qu'aux  équivalents  vulgaires  :  cf.  onocrotale,  à  côté  de  péli- 
can ;  phénicoptère,  à  côté  de  flamant  ;  gamare,  à  côté  de 
homard,  etc. 

La  langue  scientifique  a  retenu  la  plupart  de  ces  latinismes, 
qui  trouvent  fréquemment  ici  leur  premier  texte  :  caprimulge, 
cercopithèque,  physeter,  etc.  Il  est  pourtant  incontestable  que 
cette  nomenclature  accuse  une  tendance  latinisatrice  que  Rabe- 
lais est  le  premier  à  ridiculiser  ;  mais  le  courant  était  tellement 
général  qu'il  le  subit  malgré  lui. 

Examinons  de  près  quelques-uns  de  ces  emprunts. 

Afriquanes,  tigres.  C'est  ainsi  que  Rabelais,  on  se  le  rap- 
pelle, dénomme  les  félins  qu'il  avait  vus  à  la  ménagerie  de 
Florence.  Chez  les  Romains,  Africanœ  (bestiœ)  était  une 
expression  du  cirque,  des  ludi  circenses,  par  laquelle  on  dési- 
gnait les  fauves  d'Afrique  :  lions,  léopards,  panthères,  tigres, 
les  deux  derniers  équivalents  dans  Pline,  le  tout  dernier  exclu- 
sivement dans  Servius,  source  immédiate  de  Rabelais. 

On  conçoit  à  la  rigueur  que  notre  auteur  ait  eu  recours  à  un 
remplaçant  pour  tigre,  nom  qui  avait  fini  par  s'appliquer  à 
toute  espèce  de  fauves  et  dont  l'usage  était  alors  plus  répandu 
en  Italie  qu'en  France.  Mais  le  choix  était  peu  heureux,  l'équi- 
valent emprunté  à  l'Antiquité  n'étant  pas  moins  vague  dans  ses 
acceptions  zoologiques.  Aussi  est-il  resté  complètement  isolé 
en  dehors  de  Rabelais  (il  manque  même  à  Cotgrave). 

Camélopardale,  girafe.  Cet  étrange  quadrupède  était  une  des 
curiosités  de  la  ménagerie  de  Florence,  mais  Rabelais  n'en  parle 
pas.  11  est  encore  plus  étrange  qu'il  semble  ignorer  le  nom  de 
girafe,  qui  était  couramment  employé  à  cette  époque  en  France. 
Les  contemporains  ne  connaissent  que  ce  terme  arabe,  égale- 
ment d'importation  italienne.  Cotgrave,  ignorant  l'équivalent 
latin,  ne  donne  que  girafe,  en  l'accompagnant  d'une  définition 
en  anglais  et  non  pas  d'un  terme  correspondant. 

iJorcade  et  orige,  gazelle.  Le  terme  vulgaire  est  transmis  dès 
le  xiii'  siècle  (Joinvillc),  mais  personne  n'en  avait  vu  d'exem- 
plaire vivant  jusqu'à  Belon  (155'j),  qui  se  sert  exclusivement 
de  gazelle. 

AIce,  élan,  est  attesté  des  le  xv"  siècle,  comme  d'ailleurs  son 


HISTOIRE  NATURELLE  Sg 

équivalent  hellent  (élan).  Alce  se  lit,  en  dehors  de  Rabelais, 
dans  Belon. 

Tarande^  équivalent  de  renne,  se  rencontre  vers  la  même 
époque  (i  552)  dans  la  Cosmographie  de  Munster:  mais  les  deux 
termes  ont  été  précédés  par  rengier  (xiii°  siècle),  déjà  archaïque 
comme  nom  zoologique,  au  xvi'  siècle  (Jodelle). 

Nous  faisons  ici  abstraction  des  noms  d'animaux  restés  étran- 
gers à  la  langue  —  par  exemple  cèbe  ou  cèpe,  guenon  ;  ibice, 
bouquetin;  (belette)  iclide,  furet;  mo^/ce//e,  hochequeue, etc., — 
ainsi  que  de  la  nomenclature  plutôt  bizarre  de  serpents  et 
d'insectes. 

Des  considérations  analogues  pourraient  être  appliquées  à 
l'occasion  des  noms  de  plantes  dérivant  de  la  même  source. 

VIII    —  Animaux  traditionnels. 

Les  noms  d'animaux  exotiques  nous  ont  été  transmis  par  la 
Sainte  Ecriture  et  la  tradition  antique,  d'où  leur  présence  dans 
les  Bestiaires  à  partir  du  xii"  siècle.  Ils  n'ont  au  xvi"  siècle 
qu'une  valeur  purement  livresque.  Ces  noms  de  fauves  ne  doi- 
vent donc  pas  nous  donner  le  change  sur  leur  existence  réelle. 
Nous  avons  montré,  par  exemple,  que  l'Eléphant  n'était,  jus^ 
qu'à  la  fin  du  xvi'  siècle,  qu'un  souvenir  de  l'Antiquité.  Son  vé- 
ritable nom,  dans  les  plus  anciens  monuments  de  la  langue  et 
jusqu'à  la  fin  du  xv'  siècle,  est  olifant  que  donnent  encore 
Froissart  et  Joinville. 

Ce  n'est  qu'au  xvi'  siècle  que  le  nom  classique,  encore  vi- 
vace,  devient  usuel  et  remplace  définitivement  le  vocable  médié- 
val. Rabelais  est  un  des  premiers  à  s'en  servir,  d'après  Pline, 
mais  il  se  rend  parfaitement  compte  de  son  caractère  livresque, 
car,  comme  on  l'a  vu,  il  situe  la  bête  dans  son  Pays  de  Satin. 

De  même,  le  nom  de  caméléon  est  attesté  dans  un  glossaire 
ancien  français  dès  le  xii"  siècle.  Ce  reptile  n'en  était  pas  moins 
rare  et  presque  inconnu  au  xvi%  et  le  roman  rabelaisien  ne  manque 
pas  d'en  parler  comme  d'une  curiosité  de  l'époque.  D'autre  part, 
le  nom  de  ridnocéros  ne  remonte  pas  au  delà  du  xvi'  siècle  (at- 
testé pour  la  première  fois  dans  Rabelais),  malgré  la  forme  ri- 
noceron  des  Bestiaires,  ce  dernier  désignant  ainsi  un  tout  autre 
animal,  l'unicorne. 

Le  cas  est  particulièrement  curieux  en  ce  qui  concerne  le  Ti- 


40  ERUDITION  ET  EXPERIENCE 

gre,  dont  le  nom  au  sens  zoologique  proprement  dit  manque  à 
Rabelais  et  à  Montaigne. 

Mais  la  confusion  des  espèces  plus  ou  moins  apparentées  est 
surtout  frappante  dans  le  Lynx  ou  Loup-cervier,  dont  l'ancien 
nom  de  lonce  ou  once  a  eu,  aux  différentes  époques,  des  sens 
zoologiques  divers. 

Chez  Rabelais  et  au  xvi'  siècle,  olnce  a  exclusivement  le  sens 
de  lynx.  La  forme  générale  est  once,  qu'on  lit  déjà  au  xin'  siè- 
cle chez  Rutebeuf  (éd.  Kresmer,  p.  71)  : 

Chacune  beste  voudroit 
.  Que  venist  l'once... 

et  dont  le  sens  parait  être  «  panthère  »,  acception  que  Belon  note 
dans  ses  Obseroatlons.  Ce  sens  se  lit  également  dans  le  Trésor 
de  Brunetto  Latini.  La  forme  lonce  a  longtemps  subsisté,  mais 
elle  était  déjà  devenue  anciennement  once,  par  la  confusion  de 
l'initiale  avec  l'article.  C'est  cette  forme  primordiale  lonce  c^uï  a 
passé  de  bonne  heure,  par  l'intermédiaire  des  Bestiaires,  en 
ancien  italien  :  la  Ionisa  de  Dante  désigne  ainsi  la  panthère. 

Passons  aux  oiseaux  et  mentionnons  les  deux  noms  sui- 
vants : 

L'Autruche  est  un  oiseau  exotique  très  rare  Jusqu'à  la  Re- 
naissance et  pendant  le  xvi"  siècle.  Rabelais  avait  admiré  vers 
1536  les  autruches  de  la  ménagerie  de  Florence  et,  vers  la  même 
époque,  Pierre  Pithou  envoya  de  Fez  à  l'Vançois  I",  entre  au- 
tres animaux  rares,  plusieurs  autruches  d'Afrique  destinées  à 
la  ménagerie  des  Tournclies. 

Rabelais  fait  mention  des  Perroquets  à  propos  des  Canariens 
(1.  I,  ch.  l)  et  comme  une  des  curiosités  de  la  ménagerie  de 
b'iorence  (l.  IV,  ch  xi).  Il  indique  ainsi  à  la  fois  la  provenance 
de  ces  oiseaux  exotiques  et  leur  rareté  à  son  époque.  L'an- 
cienne appellation  était  papegaij  (1.  I,  ch.  l),  encore  usuelle 
au  xvi«  siècle.  Les  Comptes  de  Charles  le  Bel  font  déjà  mention, 
en  1326,  d'une  cage  faite  «  pro  quadam  ave  régis  dicta  pape- 
gxut  ».'  A  la  fin  du  xv*  siècle  et  dans  la  première  moitié  du  xvi% 
cet  oiseau  était  encore  très  rare. 

Ces  divers  témoignages  prouvent  que  la  mention  d'animaux 
exotiques  dans  les  textes  du  Moyen  Age  et  de  la  Renaissance 
n'implique  nullement  leur  existence  réelle  en  l-Vance.  La  plu- 
part étaient  encore  inconnus  à  l'époque  de  Rabelais;  d'autres  ne 
commencèrent  à'^sc  répandre  que  beaucoup  plus  tard. 


HISTOIRE  NATURELLE  4 1 


IX.  —  Mise  en  œuvre. 


La  vie  de  Rabelais  a  été  une  des  plus  mouvementées  du 
xvi°  siècle.  Sa  curiosité  insatiable  embrassait  les  êtres  et  les 
choses  avec  le  même  intérêt,  la  même  sympathie. 

Les  témoignages  abondent. 

Le  but  de  ses  premiers  voyages  en  Italie  a  été  avant  tout 
scientifique,  et  bien  que  les  résultats  qu'il  en  ait  obtenus  n'aient 
pas  répondu  à  son  attente,  il  n'en  a  pas  moins  profité  pour 
élargir  ses  connaissances  dans  le  domaine  de  la  nature.  C'est 
pendant  un  de  ces  voyages  d'outre-monts  qu'il  a  visité,  comme 
nous  l'avons  dit,  la  célèbre  ménagerie  florentine  des  Strozzi, 
commentaire  vivant  des  descriptions  animées  qu'il  avait  lues 
et  relues  dans  Pline. 

Plus  tard,  à  chaque  occasion  qui  se  présentait,  il  s'efforçait  de 
compléter  ses  connaissances  théoriques  par  l'expérience  de  la 
vie.  Les  collectionneurs  de  raretés  zoologiques  sont  ses  amis  : 
chez  l'un  d'eux,  Hans  Kleberger,  riche  négociant  lyonnais,  il 
voit  de  près  un  rhinocéros,  bête  presque  inconnue  à  l'époque 
et  qu'on  ne  rencontre  dans  l'abbaye  de  Thélème  qu'  «  en 
paincture  ».  Chez  un  autre  de  ses  contemporains,  Charles  des 
Marais,  médecin  lyonnais,  il  prend  pour  la  première  fois  con- 
naissance réelle  du  caméléon,  rareté  non  moins  insigne. 

Certains  animaux  exotiques  (le  singe,  par  exemple)  l'attirent 
particulièrement.  Mais  sa  sollicitude  pour  les  petits  oiseaux, 
pour  les  moineaux  et  les  bouvreuils,  ne  s'en  manifeste  pas 
moins  dans  plus  d'un  passage. 

C'est  surtout  le  monde  des  animaux  domestiques  qui  a  fourni 
à  la  langue  de  Rabelais  des  images  frappantes  et  originales. 

Les  comparaisons,  les  proverbes  et  les  métaphores  zoologi- 
ques sont  en  plus  grand  nombre  chez  lui  que  chez  les  autres 
écrivains  du  xvi*  siècle,  et  ce  qui  les  distingue,  ce  n'est  pas  au- 
tant leur  variété  que  leur  originalité.  Les  comparaisons  et  les 
images  tirées  de  la  vie  des  animaux  se  rencontrent  à  toutes  les 
époques.  Celles  de  Rabelais  présentent  un  cachet  personnel  très 
accusé:  reflets  immédiats  de  l'expérience  de  la  vie,  elles  sont 
incomparablement  plus  vivantes  que  celles  de  ses  prédécesseurs. 

La  même  remarque  s'applique  aux  proverbes,  genre  extrême- 
ment fréquent  en  ancien  et  en  moyen  français;  mais  ceux  qui 
se  rapportent  aux  animaux  y  sont  très  rares  et  d'une  observation 


42  ERUDITION  ET  EXPERIENCE 

banale.  II  faut  arriver  à  Rabelais  pour  trouver,  dans  sa  parémio- 
logie  zoolog-ique,  les  premiers  résultats  d'observations  person- 
nelles. 

Les  nombreuses  données  en  matière  d'histoire  naturelle  qu'on 
trouve  éparses  dans  l'œuvre  de  Rabelais,  une  lois  classées,  ra- 
menées à  leurs  sources  et  éclairées  par  les  faits  contemporains, 
nous  offrent  un  triple  intérêt  : 

1°  Historique.  —  Les  renseignements  documentaires  sur  les 
ménageries  de  la  Renaissance  en  Orient,  en  Italie  et  en  France 
nous  ont  permis  de  préciser  le  degré  de  réalité  de  la  nomencla- 
ture zoologique  de  Rabelais.  Si,  pour  en  citer  un  exemple,  no- 
tre auteur  relègue  l'éléphant  dans  le  Pays  de  Satin,  c'est-à-dire 
dans  une  région  imaginaire,  c'est  que  cet  animal  exotique  était 
encore  inconnu  en  France  vers  le  milieu  duxvi'  siècle  (i). 

2**  Social.  —  Nous  avons  également  tenu  compte  des  croj^an- 
ces  et  des  préjugés  contemporains  de  notre  auteur  sur  les  vertus 
merveilleuses  de  certains  animaux  ou  de  certaines  plantes.  Ces 
superstitions,  notées  par  Rabelais  et  toujours  vivaces  parmi  les 
masses  populaires,  remontent  en  grande  partie  à  l'Histoire  na- 
turelle de  Pline,  d'où  elles  se  sont  déversées,  directement  ou  in- 
directement, sur  le  Moyen  Age  et  la  Renaissance. 

3"  Linguistique.  —  La  nomenclature  scientifique  employée 
pour  la  première  fois  par  Rabelais  est  considérable.  Rappelons 
qu'il  est  le  premier  des  modernes  qui  ait  directement  puisé  dans 
l'encyclopédie  de  Pline,  dont  il  a  fait  passer  la  substance  en 
français. 

Le  nombre  des  vocables,  dont  il  est  le  premier  à  avoir  fait 
usage,  pourrait  facilement  être  décuplé,  s'il  s'agissait  de  tenir  un 
compte  intégral  de  son  lexique.  Ils  appartiennent  de  droit  à  l'his- 
toire de  la  langue.  Son  catalogue  de  poissons,  par  exemple,  et 
sa  liste  d'oiseaux  indigènes,  dont  la  nomenclature  est  encore  vi- 
vace  dans  nos  provinces,  restent  des  documents  de  la  plus  haute 
valeur  linguistique.  Ajoutons-y  les  nombreuses  ap[)lications  mé- 
taphoriques, que  notre  auteur  a  directement  tirées  de  la  réalité 
ambiante,  et  nous  obtiendrons  ainsi  un  ensemble  unique  en 
son  genre. 

(i)  Cette  interprétation  historique  a  échappé  au.x  commentateurs.  Cf. 
De  l'Aulnaye,  (F.itvres  de  Rabelais,  Paris,  éd.  iS37,  p.  42Ô  :  «  Descrip- 
tion de  L'Irlléphant.  Rabelais  n'eût  pas  dû  le  placer  dans  le  pays  de 
l'imagination,  puisqu'il  est  véritable  ». 


CHAPITRE  II 
MÉDFXINE 


La  médecine  était  considérée  comme  une  branche  de  l'histoire 
naturelle  et,  jusqu'au  xvi*  siècle,  le  médecin  porte  le  nom  de 
phijcLsien,  c'est-à-dire  de  naturaliste.  Rabelais  possédait  des  con- 
naissances médicales  très  étendues,  comme  l'attestent  les  publi- 
cations scientifiques  antérieures  à  son  roman,  et  celui-ci  même 
très  riche  en  données  de  cette  nature.  Cette  science  médicale, 
comme  en  général  la  science  du  xvf  siècle,  est  surtout  livresque  ; 
ici,  comme  ailleurs,  l'érudition,  c'est-à-dire  la  compilation  plus 
ou  moins  raisonnée,  en  est  le  point  de  départ  et  l'aboutissement. 

Rappelons  toutefois  la  sollicitude  de  notre  auteur  pour  l'ob- 
servation et  son  intérêt  pour  la  dissection,  qui  se  manifeste 
déjà  dans  la  lettre  de  Gargantua  de  1532,011  la  médecine  est 
encore  mêlée  aux  pratiques  secrètes  et  traditionnelles  qu'elle 
a  héritées  de  l'Antiquité  (dans  Pline,  la  magie  et  la  médecine 
sont  inséparables)  et  qu'elle  conservera  longtemps  encore  (i). 

I.  —  Termes  grecs. 

La  plupart  des  vocables  dérivant  des  œuvres  des  médecins 
grecs,  particulièrement  d'Hippocrate  et  de  Galien,  ont  persisté 
dans  la  langue  scientifique,  Rabelais  est  un  des  premiers  éru- 
dits  qui  aient  puisé  aux  textes  originaux  :  de  là  l'intérêt  de  cette 
nomenclature  spéciale. 

HippocRATE.  —  Les  œuvres  d'Hippocrate  lui  ont  fourni  toute 
une  série  de  termes  médicaux  qui  ne  sont  pas  attestés  antérieu- 
rement et  qu'on  ne  lit  que  plus  tard  dans  les  traités  anatomi- 
ques  du  xvi'  siècle  de  Charles  Estienne  (1546),  de  Vassé-Ca- 


(i  )  Nous  avons  dressé  ailleurs  le  relevé  chronologique  des  sources  pour 
l'étude  du  vocabulaire  médical  antérieur  et  contemporain  à  Rabelais. 
Voy.  notre  Hist.  nat.Rab.,  p.  346  a  349. 


44  ERUDITION  ET  EXPERIENCE 

nappe  (1556)  et  d'Ambroise  Paré  (1561).  Nous  les  avons  étudiés 
ailleurs  (i). 

Dans  le  Prologue  du  Quart  livre,  c'est  Hippocrate  qui  a  donné 
le  portrait  du  véritable  médecin,  auquel  Rabelais  s'efforce  de 
ressembler:  «  Hippocrates  commande...  tout  ce  qu'est  au  mé- 
decin, gestes,  visaige,  vestemens,  parolles,  regardz,  touchement, 
complaire  et  délecter  le  malade.  Ainsi  faire  en  mon  endroict, 
et  à  mon  lourdoys,  je  me  peine  et  efforce  envers  ceulx  que  je 
prens  en  cure  ». 

Nous  aimons  à  nous  représenter,  sous  ces  traits  hippocrati- 
ques,  la  propre  image  de  Maître  LVançois,  lui  qui  attribuait  au 
physique  du  médecin  aussi  bien  qu'à  son  ascendant  sur  le  ma- 
lade une  si  grande  efficacité  thérapeuthique.  Ne  s'était- il  pas 
proposé,  tout  d'abord,  en  rédigeant  les  joyeuses  chroniques  des 
faits  et  gestes  de  Gargantua,  de  soulager  les  souffrances  et  de 
faire  l'amusement  de  ses  patients  } 

Galien.  —  Rabelais  ne  possédait  pas  moins  intimement  l'œu- 
vre considérable  de  Galien,  véritable  encyclopédie  embrassant 
àlafois  la'médecine,  la  philosophie,  les  mathématiques,  le  droit. 
Il  avait  une  véritable  admiration  pour  cet  oracle  de  l'Antiquité 
qui  a  exercé  sur  la  médecine  une  influence  unique,  analogue  à 
celle  d'Aristote  en  philosophie  ;  mais  il  n'est  pas  dupe  de  sonfina- 
lisme  outrancier  (admis  généralement  au  xvi''  siècle)  et  il  s'en 
moque,  en  mettant  dans  la  bouche  dePanurge  une  comparaison 
plaisante  à  propos  de  sa  braguette  (l.  III,  ch.  vu). 

Outre  plusieurs  termes  médicaux  (2),  il  lui  a  emprunté  la 
théorie  des  esprits,  qui  domine  la  physiologie  jusqu'à  l'époque 
moderne.  Au  xvr  siècle,  Rabelais,  Fernel  et  Paré  s'eninspirent  ; 
elle  règne  pendant  tout  le  xvii"  siècle  :  Pascal,  Descartes,  I..a 
Fontaine,  La  Bruyère,  Racine,  Corneille,  Molière  subissent  son 
influence. 

Rabelais  a,  en  outre,  consacré  trois  chapitres,  du  xxx'  au  xxxii' 
de  son  Quart  livre,  à  décrire  minutieusement  les  parties  anato- 
miques  externes  et  internes  du  Carême-prenant,  ainsi  qu'à  en 
exposer  les  diverses  fonctions,  à  grand  renfort  (une  centaine  à 
peu  près)  de  termes  d'anatomie  et  de  physiologie.  Chacun  de 
CCS  termes  est  suivi  d'une  comparaison  plus  ou  moins  frappante, 
l'^eu  le  D'  Le  Double  a  tente  d'établir  la  réalité  scientifique  de 

(1)  Ilisl.  nat.  Rab.,  p.   354  a  35G. 

(2)  Ibidem,  p.  358  à  3^>i . 


MEDECINE  45 

ces  images  (i).  Sa  démonstration  aurait  été  plus  piquante  s'il 
avait  emprunté  ses  preuves  et  ses  figures  descriptives  auxanato- 
mistes  contemporains  du  xvi'  siècle. 

En  principe,  ces  comparaisons  anatomiques  ou  physiologiques 
sont  exactes,  mais,  quelque  vaste  et  précise  qu'ait  été  la  science 
médicale  de  Rabelais  et  sa  puissance  visuelle,  il  ne  faut  pas  ou- 
blier que  son  œuvre  est  un  roman  satirique  et  non  pas  un  traité 
scientifique,  et  que  par  suite  il  ne  perd  ses  droits  ni  à  la  fantai- 
sie ni  à  l'humour.  La  plupart  des  comparaisons  dont  abonde  la 
description  du  Carême-prenant  sont  de  simples  rapprochements 
de  caractère  bouffon  ou  d'ordre  purement  verbal. 

II.  —  Noms  vulgaires. 

La  moitié  à  peu  près  de  la  nomenclature  médicale  employée 
par  Rabelais  était  alors  nouvelle  en  français,  et  l'a  obligé  sou- 
vent à  rendre  ses  néologismes  accessibles  au  lecteur  par  des 
périphrases. 

Parties  du  corps.  —  L'emploi  des  mots  vulgaires  va  chez  lui 
de  pair  avec  les  néologismes  scientifiques.  EpigloKe  y  figure 
à  côté  de  gargamelle  (l.  Il,  ch.  xiv),  terme  d'ailleurs  antérieur 
et  qui  a  survécu  dans  la  langue  populaire.  Un  autre  synonyme 
vulgaire  est  guaviet,  gaviot,  gosier  (1.  IV,  ch.  xxx).  Deux  fois  il 
emploie  l'expression  vulgaire  capsule  de  cœur  pour  péricarde 
(1.  II,  ch.  xiv),  et  chez  lui  la  pinne  du  nez  (1.  II,  ch.  xix),  c'est 
l'aile  ou  la  face  latérale,  comparée  à  une  arête  de  poisson. 

Parfois  Rabelais  a  essayé  de  rendre  les  termes  savants  par 
leurs  équivalents  français.  C'est  ainsi,  par  exemple,  qu'il  appelle 
aspre  artère,  la  trachée -artère;  intestin  borgne  Qt  jeun,  le  cae- 
cum et  \e  Jéjunum.  Le  terme  tendon  de  muscle  (l.  IV,  ch.  xxx), 
qui  n'est  pas  attesté  antérieurement,  semble  modelé  sur  le  grec 
Tévtôv,  muscle  allongé.  Il  substitue  une  seule  fois  «  armoire  du 
cœur  »  (1.  III,  ch.  xxxi)  à  ventricule,  fréquemment  employé. 
Mais  hâtons-nous  d'ajouter  que  ces  tentatives,  qui  n'ont  pas  fait 
fortune,  sont  restées  à  peu  près  isolées  dans  son  œuvre. 

MaladIes.  —  Quelques  noms  de  maladies  appartiennent  au 
xvi"  siècle  :  gratelle,  gale  légère  (l.  IV,  ch.  xlvii),  pelade, 
Silopéc'iQ,  picote,  variole,  terme  encore  vivace  dans  plusieurs  pa- 

(i)  Rabelais  anatomiste  et  physiologiste,  Paris,  1899. 


46  ÉRUDITION  ET  EXPÉRIENCE 

tois  (l.  IV,  ch.  Lii)  ;  rougeoUe,  mot  attesté  chez  Robert  Es- 
tienne  en  1539. 

Les  vocables  pelade  et  picote  sont  du  Midi,  où  Rabelais  a 
puisé  toute  une  nomenclature  pathologique,  figurant  chez  lui 
dans  des  formules  de  jurons,  par  exemple  mau  de  terre,  nom 
méridional  de  l'épilepsie  (1.  11,  Prol.)- 

Plus  importantes,  sous  le  rapport  vulgaire,  sont  les  maladies 
portant  des  noms  de  saints,  abondamment  représentées  déjà 
au  xiv"  siècle  chez  Eustache  Deschamps.  Ce  sont  parfois  des 
euphémismes  analogues  au  sacer  ùjnis,  «  érysipèle  »,  de  Celse, 
ou  à  riepx  vÔGoq,  «  épilepsie  »,  d'Hippocrate. 

Telle  feu  sainct  Antoine,  érysipèle  gangreneux  (surtout  dans 
les  formules  d'imprécations).  Cette  appellation  euphémique  est 
déjà  attestée  au  xiif  siècle  dans  Mondeville  (§  1574)  :  «  Et  ce 
[ulcère  porrij  fait  herisipille...  laquelle  maladie  est  apelée  en 
France  le  mal  nostrc  Dame,  en  Bourgogne,  le  mal  saint  An- 
toine, en  Normandie,  le  feu  saint  Lorens,  en  autres  lieux  est 
appelé  autrement  ». 

Saint  Antoine  avait  le  privilège  d'éloigner  le  leu  de  l'enfer: 
de  là  son  invocation  contre  le  feu  saint  Antoine,  aussi  connu 
au  Moyen  Age  sous  le  nom  de  mal  des  ardents.  Dans  un  missel 
d'Amiens  de  1529,  on  lit  ce  passage  :  «  Deus,  qui  concedis  beati 
Antonii  meritis...  Morbidum  ignum  exstingue  (i)...  » 

Mal  de  naples.  — Terminons  cette  nomenclature  vulgaire  par 
quelques  mots  sur  la  syphilis,  maladie  qui  envahit  l'Europe 
dans  les  dernières  années  du  xv'  siècle. 

Ce  mal,  qui  semble  inconnu  aux  âges  précédents,  est  cité  pour 
la  première  fois  dans  plusieurs  documents  d'Avignon  d'a- 
vril 1496:  «  Maladie  que  l'on  dit  celle  de  Naples,  que  les  gen- 
tilshommes français  auraient  rapportée  de  cette  ville  lors  de  l'ex- 
pédition de  Charles  VllI  au  royaume  de  Naples  »  (2). 

On  sait  quelle  sollicitude  Rabelais  portait  aux  malades  aflectés 
de  ce  terrible  fléau,  à  ses  vérole:;  très  précieux,  auxquels  sont 
dédiés  ses  écrits. 

Ce  nom  de  vérole,  qui  n'apparaît  pas  avant  Rabelais,  de- 
rive  de  vérole,  attesté  avec  le  sens  de  «  variole  »  dès  le  xiii^sic- 

(1)  Louis  du  Broc  de  Segagne,  Les  Saints  Patrons  des  corporations, 
t.  I,  p.  3i  à  5'>. 

(-')  Voy.  l'ouvrage  du  D""  Le  Pilcur,  La  Prostitution  à  Avignon  du 
XlII'i  au  XV IP  siècle,  Paris,  1908,  p.  80  et  suiv. 


MEDECINE  47 

cle,  par  analogie  des  lésions  pustuleuses  de  la  syphilis  avec  celles 
de  la  variole.  Son  synonyme  est  napleux,  c'est-*-dire  affecté 
du  mal  de  Naples,  mal  qui  remonterait  au  siège  de  Naples 
de  1528. 

Une  autre  appellation  vulgaire,  gorre  ou  grand' r/orre,  se  trouve 
attestée  vers  la  même  époque  que  mal  de  Naples  (juin  1496)  • 
«  les  malades  de  la  maladie  qu'on  dit  gorre  »,  et  dans  l'ordon- 
nance de  Jacques  IV  (22  sept.  1.197)  '•  ^^  ^^  maladie  qu'on  dit 
grand  gorre  ». 

Appellation  curieuse  :  gorre  désigne  proprement  la  pompe, 
le  luxe,  et  grand' gorre,  le  faste;  c'est  un  mal  de  débauché,  une 
maladie  de  gentilhomme  :  «  La  grosse  verolle,  la  galle  de  Naples, 
la  gaillardise,  la  mignonnise,  la  pomperie  ».  lit-on  dans  le  Trium- 
phe  de  la  Dame  Verolle  de  1539  (p.  85).  L'auteur  du  premier 
traité  sur  la  matière  en  donne  explicitement  la  raison  :  «  Il  nous 
a  pieu  ce  présent  traicté  estre  intitulé  De  la  gorre,  à  cause  que 
les  mignons  et  gorriers,  suivants  les  délices  de  la  Dame  Venus, 
comme  vrays  supposts  d'icelle,  l'obtiennent  facilement  pour  leur 
rémunération  »  (i). 

La  Médecine,  comme  l'Histoire  naturelle,  garde  Jusqu'à  la  fin 
du  xvi'  siècle  son  caractère  foncièrement  traditionnel.  On  suit 
religieusement  la  doctrine  des  Anciens,  présentée  cette  fois  dans 
des  textes  authentiques,  auxquels  on  attache  une  foi  aveugle.  Les 
meilleurs  esprits  se  contentent  d'être  simplement  l'écho  de  la 
tradition  antique.  Tout  au  plus,  en  rapprochant  les  opinions 
contradictoires,  le  savant  se  permet-il  de  les  discuter.  L'érudi- 
tion et  la  dialectique  sont  alors  les  procédés  fondamentaux  de 
la  méthode  scientifique. 

En  présence  de  cette  influence  tyrannique  et  obsédante  des 
Anciens,  Rabelais  affirme  l'indépendance  de  la  pensée  et  l'iné- 
puisable fécondité  du  génie  scientifique.  Il  faut  arriver  jusqu'à 
Palissy  pour  voir  nettement  posé  ce  droit  à  la  libre  recherche. 

{i)  De  Morbo  gallico,  trad.  par  Nicolas  Godin,  Paris,   i33o,  fol.  i3i. 


Livre    Deuxième 

CONTACT    AVEC    L'ITALIE 


Le  xiv'  siècle  inaugure  l'action  de  l'Italie  en  France  et  le  xv' 
la  continue  faiblement.  Mais  la  véritable  influence  italienne,  du- 
rable et  puissante,  ne  commence  à  s'exercer  efTectivement 
qu'au  siècle  suivant.  Ce  fut  alors  le  contact  réel,  immédiat,  tout 
d'abord  entre  deux  armées,  ensuite  entre  deux  peuples,  et  les 
conséquences  en  furent  incalculables. 

Ce  choc  entre  deux  civilisations,  dont  l'une  —  l'italienne  — 
était  parvenue  à  un  développement  incontestablement  supérieur, 
amena,  dès  le  premier  quart  du  xvi"  siècle,  des  changements 
considérables  dans  les  domaines  les  plus  divers:  dans  les  arts 
utiles  ou  pratiques  tout  d'abord  (architecture,  art  militaire,  na- 
vigation) ;  puis,  dans  le  commerce  et  l'industrie  ;  enfin,  dans  la 
manière  de  vivre  et  dans  les  usages  mondains.  La  vie  sociale 
presque  tout  entière  subit  alors  une  transformation  complète  et 
profonde. 

Kabelais  a  été  à  la  fois  le  témoin  et  l'historien  de  ce  mouve- 
ment grandiose  de  la  Renaissance.  Son  œuvre  en  offre  un  ta- 
bleau si  vaste  qu'aucun  autre  monument  littéraire  n'est  capable 
de  fournir  autant  de  données  d'une  valeur  documentaire.  11 
connaissait  d'ailleurs  parfaitement  l'Italie,  sa  langue  et  sa  litté- 
rature. 

D'après  ses  plus  récents  biographes  (i).  Maître  l'Vançois  a  en- 
trepris en  Italie  quatre  voyages,  qui  s'échelonnent  ainsi  :  premier 

(i)  Heulhard,  Rabelais,  ses  voyages  en  Italie,  Piiris,  i8qi,  p.  G6  à  88. 
—  V.-L.  Bourrilly,  Lettres  écrites  d'Italie  par  Fr.  Rabelais,  Paris,  1910, 
Introduction.  —  Lucien  Romicr,  dans  Rer.  Et.  Rab.,  t.  X,  p.  ii3  à  142. 


CONTACT  AVEC  L'ITALIE  49 

voyage,  de  janvier  à  mars  153^;  c'euxième,  juillet  à  décem- 
bre 1535  et  janvier  à  mars  1536;  troisième  (séjour  en  Piémont) 
1539  à  1542;  quatrième  et  dernier,  juin  15^18  à  juillet  1550. 
Comme  beaucoup  d'humanistes  de  la  Renaissance,  il  po^^sédait 
l'italien  jusqu'à  pouvoir  l'écrire.  Il  semble  même  avoir  lait  im- 
primer quelques  publications  dans  cette  langue,  puisque  le  Pri- 
vilège du  Tiers  livre  fait  mention  d'ouvrages  «  en  Grec,  Latin, 
François  ec  Thuscan  »,  c'est-à-dire  italien.  Son  style,  en  tout 
cas,  est  émaillé  d'expressions  proverbiales  ou  typiques  italiennes 
comme  mat  de  cathene,  fou  à  lier  (1.  ill,  ch.  xxv),  modelé  sur 
matto  di  catena,  proprement  fou  de  chaîne  ;  ou  bonne  robe, 
femme  grasse,  en  bon  point  (Oudin),  proprement  bonne  marchan- 
dise qui  passe  en  peu  de  temps  par  beaucoup  de  mains  (1.  IV, 
ch.  IX  et  xvi),  d'après  l'italien  buona  robba,  même  sens 
généralisé.  Au  Quart  livre,  ch.  lxvii,  l'histoire  scabreuse 
du  Siennois  Messere  Pantolphe  de  la  Cassine  et  de  Vinet, 
l'hôtelier  de  Chambéry,  est  contée  en  français  entrelardé 
d'italien. 

Etant  donné. cette  connaissance  intime  du  langage  d'outre- 
monts,  on  est  surpris  d'entendre,  dans  la  scène  polyglotte  de 
Panurge,  après  son  discours  italien  précédé  par  un  autre  en 
langage  de  fantaisie,  Epistémon  s'écrier  (1.  II,  ch.  ix)  :  «  Au- 
tant de  l'un  comme  de  l'autre  !  » 

Cette  étrange  assimilation  de  l'italien  au  «  langage  des  An- 
tipodes »  ne  saurait  s'expliquer  que  par  un  déplacement  de 
phrase,  transposition  fréquente  dans  ce  curieux  chapitre,  à 
cause  des  additions  successives  destinées  à  grossir  le  nombre 
des  idiomes,  réels  ou  imaginaires,  que  Panurge  débite  à  l'imi- 
tation de  la  farce  de  Patlielin. 

Quant  à  la  littérature  italienne,  on  ne  trouve  dans  l'œuvre  de 
Rabelais  aucun  des  noms  qui  ont  illustré  le  Cinquecento  (i). 
Boccace,  le  Pulci  et  l'Arioste  sont  restés  sans  influence  sur  sa 
pensée  comme  sur  son  vocabulaire. 

Des  écrivains  de  la  Renaissance  italienne  deux  seulement  ont 
attiré  et  retenu  son  attention,  et  il  se  trouve  que  tous  les  deux 
ont  écrit  dans  une  langue  factice  des  œuvres  restées  uniques. 
Ce  sont  le  Songe  de  Poliphile  de  Francesco  Colonna  et  les  Ma.- 
caronnées  de  Théophile  Folengo.  On  a  fort  exagéré  leur  in- 
fluence sur  la  conception  et  la  langue  de  Rabelais  ;  mais  nous 

([)  Voy.  l'Introduction,  p.   i3. 


5o  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

réduirons  ce  bilan  à  des  proportions  plus  conformes  à  la  réalité 
des  faits. 

Le  pays  et  la  langue  étaient  donc  également  familiers  à  Ra- 
belais. Comme  l'influence  italienne  coïncide  avec  sa  jeunesse 
et  sa  maturité,  son  œuvre  en  reçoit  à  chaque  page  le  reflet.  Plus 
tard  cette  influence  deviendra  envahissante.  Elle  provoquera 
un  mouvement  de  protestation  de  la  part  de  patriotes  dou- 
blés d'érudits,  tels  qu'Estienne  Pasquier  et  surtout  Henri  Es- 
tienne,  dont  les  Deux  Dialogues  du  nouveau  langage  François 
italianisé  remontent  à  1578.  Ces  attaques  seront  dirigées  con- 
tre les  abus  des  courtisans  qui  italianisaient  à  tort  et  à  travers, 
et  toute  la  polémique  s'emparera  de  considérations  plus  pa- 
triotiques que  scientifiques. 

11  n'en  fut  pas  de  même  dans  la  première  moitié  du  xvi"  siè- 
cle, l'époque  de  Rabelais. 

A  la  suite  des  expéditions  militaires  des  Français  en  Italie 
(1494  a  1525)  et  du  contact  plus  intime  qui  en  résulta  entre 
les  deux  nations,  des  effets  considérables  ne  tardèrent  pas  à  se 
manifester.  Le  nombre  grandissait  tous  les  jours  des  Français 
italianisants  (i)  qui  passaient  les  monts,  alors  que  des  artistes, 
des  artisans  et  des  hommes  d'affaires  de  la  péninsule  s'établis- 
saient de  plus  en  plus  fréquemment  en  France.  C'est  à  la  suite 
de  ce  double  courant  qu'un  changement  radical  s'opéra  en  un 
quart  de  siècle  d:ins  le  domaine  des  arts,  du  commerce  et  de  la 
société.  Nous  allons  passer  en  revue  ces  multiples  manifestations. 

L'influence  italienne  en  bVance,  à  l'époque  de  la  Renaissance, 
a  été  l'objet  d'innombrables  travaux,  mais  d'aucune  recherche 
d'ensemble  (2).  Notre  étude  est  le  premier  essai  général  sur  la 

(i)  Emile  Picot,  Lex  Français  italianisants  au  XF/«  siècle,  Paris, 
1906.  Parmi  les  premiers  de  ces  pionniers,  l'auteur  cite  Claude  Seyssel, 
Marguerite  d'Angoulènic,  Mcllin  de  Saint-Gelais,  Rabelais,  Monluc,  du 
Bellay,  etc. 

(2)  Le  concours  ouvert  à  ce  sujet  par  l'Académie  des  Sciences  mora- 
les et  politiques,  sur  V Influence  italienne  au  XVI''  et  au  XVI I^  sièclesy 
était  trop  vaste  pour  donner  des  résultats  sérieux.  «  Les  recherches  de- 
vaient porter  sur  les  idées,  les  œuvres  et  les  hommes,  afin  de  détermi- 
ner l'influence  exercée  en  France  sur  les  esprits  et  sur  les  politiques 
par  les  écrivains,  les  artistes  et  les  hommes  d'Ktat  de  l'Italie,  de  Char, 
les  Vill  jusques  à  Louis  XIV  ».  Voy.  Séances  et  travaux  de  V Acadé- 
mie des  Sciences  morales  et  politiques^  t.  CLllI  (igoo),  p.  20g  à  222, 
compte-rendu  de  Georges  Picot. 


CONTACT  AVEC  L'ITALIE  3  t 

matière.  Comme  dans  nos  recherches  précédentes,  nous  tâche- 
rons d'envisager  les  faits  d'ordre  linguistique  dans  leurs  rap- 
ports avec  le  milieu  social,  en  les  étudiant  à  la  lumière  de  la 
civilisation  de  la  Renaissance  (i).  Nous  nous  en  tiendrons  uni- 
quement à  la  première  période,  la  plus  importante,  celle  de 
l'initiation,  représentée  par  Rabelais,  et  qui  seule  a  échappé  jus- 
qu'ici à  l'érudition.  Par  contre,  la  seconde,  celle  de  la  superfé- 
tation,  représentée  par  Henri  Estienne,  a  été  l'objet  de  nombreux 
travaux,  dont  le  plus  important  est  le  beau  livre  de  Louis  Clé- 
ment sur  Henri  Estienne  (2). 

(1)  Rappelons  les  pages  substantielles  consacrées  à  l'italianisme  dans 
Le  Seizième  siècle  de  Ferd.  Brunot  (p.  198  à  206,  208  à  21  5)^  et  le  sug- 
gestif volume  sur  la  Renaissance  de  Henri  Lemonnier,  dans  V Histoire 
de  France  de  Lavisse,  t.  V,  deux  parties,  Paris,  1904. 

Antoine  Oudin,  Recherches  italiennes  et  françaises,  Paris,  i6)2,  et 
Tommaseo  e  Bellini,  Diponario  délia  lingua  italiana,  i865  à  1879. 

(2)  Paris,  189S.  Voy.  les  chapitres  «  L'esprit  de  cour  et  l'italianisme» 
(p.  107  à  182)  et  «  L'influence  italienne  et  le  nouveau  langage  »  (p.  3o5 
à  419). 

Voy.  en  outre  :  Giovanni  Tracconaglia,  Contributo  allô  studio  delV 
italianismo  in  Francia,  vol.  I,  Henri  Estienne  et  gli  italianismi,  Lodi, 
1907. 

Marty-Laveaux,  La  Pléiade  française,  Appendice  :  La  langue  de  la 
Pléiade,  Paris,  1886-1898,  2  vol. 

E,  Bourcier,  Les  Mœurs  polies  et  la  littérature  de  cour  sous  Henri  //, 
Paris,  1886,  1.  III,  ch.  i  «  L'italianisme  »  (p.  267  à  3oo). 

Pierre  Villey,  Les  Sources  d'idées  au  XVJ<i  siècle,  Paris,  s.  d.,  sur  l'im- 
portance des  traductions,  surtout  italiennes,  à  l'époque  de  la  Renaissance. 


CHAPITRE    PREMIER 
ARCHITECTURE 


L'architecture  et  l'art  militaire  ont  été  rénovés  les  premiers 
au  contact  avec  l'Italie.  Les  progrès  dans  la  navigation  et  cer- 
tains arts  secondaires  ont  suivi  quelques  dizaines  d'années  plus 
tard.  Aux  uns  l'influence  italienne  a  donné  une  nouvelle  orien- 
tation, aux  autres  un  droit  de  cité  en  France.  Des  mots  nouveaux 
ont  accompagné  ces  acquisitions  alors  récentes  et  ont  fourni  un 
appoint  important  au  vocabulaire,  dont  de  nombreux  vestiges, 
toujours  vivaces,  accusent  encore  aujourd'hui  l'importance  de 
l'action  exercée  par  la  Renaissance  transalpine. 

Comme  sur  toutes  choses,  Rabelais  possédait  des  connais- 
sances générales  sur  l'architecture.  La  description  qu'il  nous  a 
donnée  de  l'Abbaye  de  Thélcme  a  été  trouvée  assez  circons- 
tanciée pour  que  des  spécialistes  en  aient  tenté  la  restitution  et 
soient  arrivés  à  des  résultats  pas  trop  décevants.  Après  un  pre- 
mier essai  de  restitution  (i)  dû  à  l'architecte  Charles  Questel, 
un  autre  architecte,  Léon  Dupré,  en  s'inspirant  directement  de 
Rabelais,  a  dessiné  une  restauration  complète  en  couleurs  du 
«  manoir  des  Thélémites  »,  accompagnée  d'un  plan  géométrique 
détaillé  (2). 

Rabelais,  comme  tous  ses  contemporains,  avait  pris  connais- 
s:mce  de  cet  art  aussi  bien  dans  les  auteurs  de  l'Antiquité  que 
dans  leurs  commentateurs  de  la  Renaissance,  dans  le  livre  De 
ArcliUectara  de  Vitruve,  resté  classique  et  maintes  fois  com- 
menté, comme  dans  le  De  re  œcUjlcatorla,  œuvre  posthume  de 
Léon  Battista  Alberti  (1404-1472),  paru  à  Florence  en  1485. 
Pantagruel,  avant  de  partir  d'Orléans,  lève  de  terre  la  grosse  et 
énorme  cloche  de  saint-Aignan  pour  la  mettre  dans  le  clocher  ; 


(i)  Reproduite  dans  Ch.  I.cnormand,  Rabelais  et  V architecture  de  la 
Renaissance^  Paris,  1S40.  Cf. ,  comme  correctif,  le  compte-rendu  criti- 
que de  Daly,  dans  la  Revue  d'Architecture,  t.  II,  p.   196  à  208, 

(2)  Public  par  Ileulhard,  ouvrage  cité,  p.   i  à  H). 


ARCHITECTURE  53 

mais  «  elle  estolt  tant  grosse  que  par  engin  aulcun  ne  la  po- 
voit  on  mettre  .seulement  hors  terre,  combien  que  l'on  y  eust 
applicqué  tous  les  moyens  que  mettent  Vitruvius,  de  Archiiec- 
tura,  Albertus,  de  Be  œdlficatoria...  »  (1.  II,  ch.  vu). 

Rabelais  était  en  outre  en  rapport  d'amitié  avec  l'architecte 
Guillaume  Philandrier  (i 505-1 565),  l'érudit  commentateur  de 
Vitruve,  qu'il  cite  avec  éloge  dans  sa  BrieJ'ce  Declarotion  (au 
mot  yEoUpijlé)  «...  Voyez  ce  qu'en  a  escrit  notre  grand  amy  et 
seigneur  Monsieur  Philander  sur  le  premier  livre  de  Vi- 
truve »  (i). 

Il  avait  aussi  connu,  dès  son  second  voyage  à  Rome  en  1536, 
Philibert  de  l'Orme  (2)  (15 18- 1565),  occupé  alors  à  mesurer  les 
édifices  et  antiquités  et  qui,  à  son  retour  en  France,  allait  cons- 
truire avant  15^4,  pour  le  cardinal  du  Bellay,  le  château  de  Saint- 
Maur,  «  lieu,  ou  (pour  mieulx  et  plus  proprement  dire)  paradis 
de  salubrité,  aménité,  sérénité,  commodité,  délices...  »  {E pitre 
au  Cardinal  Odet).  Il  le  nomme  à  propos  des  inventions  de  Mes- 
sere  Gaster  :  «  Messere  Philebert  de  l'Orme,  grand  architecte 
du  roy  Megiste  »  (1-  IV,  ch.  xli). 

A  ces  connaissances  livresques  et  à  ce  commerce  intime  avec 
les  maîtres  architectes,  il  faut  ajouter  des  dons  personnels  et  en 
premier  lieu  une  intelligence  à  tout  pénétrer  et  un  coup  d'œil 
qui  lui  permettait  d'embrasser  à  la  fois  l'ensemble  et  les  par- 
ties d'un  bâtiment.  La  vision  nette  qu'il  avait  emportée  des 
châteaux  célèbres  de  son  temps  ne  resta  pas  sans  influence  sur 
sa  propre  conception  architecturale.  Dans  l'Abbaye  de  Thélème, 
comme  dans  les  châteaux  féodaux,  l'antique,  c'est-à-dire  l'ita- 
lien, n'apparaît  que  dans  la  décoration. 

Le  bâtiment —  nous  dit  l'auteur  —  était  en  figure  hexagone, 
à  six  étages,  dont  le  second,  voûté,  avait  la  forme  d'une  anse 
de  panier,  c'est-à-dire  à  cintre  surbaissé,  en  opposition  aux 
«  deux  beaulx  arceaux  d'anticque  »,  ou  arcades  en  plein  cintre, 
à  la  mode  d'Italie.  Les  grosses  tours  de  son  Abbaye  et  sa  vis 
brisée^  ou  escalier  tournant,  faisaient  contraste  avec  les  colon- 
nades de  calcédoine  et  de  porphyre  et  les  «  belles  galeries  lon- 
gues et  amples...  » 

Une  haute  toiture,  à  figures  de  grotesques  {mannequins), 
complétait  l'édifice  qui,  tout  en  anticipant  sur  l'avenir,  conser- 

(i)  Voy.,  sur  Philandrier,  Heulhard,  loc.  cit.,  p.  274  à  27S. 
(2)  H.  Clouzot,  Philibert  de  l'Orme,  Paris,  [1910]. 


54  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

vait,  dans  ses  parties  fondamentales,  l'aspect  féodal  du  passé. 

Le  besoin  de  confort  et  de  luxe,  autre  contraste  avec  les  bâ- 
tisses gothiques,  s'y  faisait  sentir.  Thélème  était  non  seulement 
pourvue  de  vastes  pièces  bien  éclairées,  mais  on  y  voyait  des 
salles  de  bibliothèques  («  les  belles  grandes  librairies  »),  des 
galeries  de  peintures,  des  jardins  et  des  parcs,  avec  des  fontaines 
d'albâlre,  à  côté  d'un  hippodrome,  d'un  théâtre  et  de  piscines 
(«  natatoires  avec  bains  mirificques  à  triple  solier»),  des  encein- 
tes pour  les  tournois  et  autres  exercices  du  corps.  La  culture 
physique  et  la  culture  de  l'esprit  y  trouvaient  également  leur 
compte. 

Cependant,  malgré  les  250  ou  300  pièces  de  ce  couvent  laï- 
que —  Rabelais  dit  9339,  chiffre  hyperbolique  pour  exprimer 
un  nombre  énorme  —  on  a  relevé  des  lacunes  surprenantes  : 
il  y  manquait  des  cuisines,  omission  piquante  dans  une  œuvre 
qui  a  été  appelée  (à  tort  d'ailleurs)  l'épopée  du  ventre,  L'Abbaye 
de  Thélème  n'en  est  pas  moins  le  monument  le  plus  imposant 
qui  ait  été  conçu  par  un  grand  écrivain.  C'est  une  création  ori- 
ginale et  d'un  sentiment  artistique  assez  élevé. 

Ceci  dit,  abordons  l'objet  même  de  notre  étude.  Il  y  a  lieu  de 
discerner,  dans  la  terminologie  architecturale  de  Rabelais,  deux 
périodes  essentiellement  distinctes,  suivant  qu'elles  sont  domi- 
nées par  l'héritage  du  passé  (i)  'pu  par  la  nouvelle  influence 
venue  d'outre-monts. 

l.  —  Nomenclature  indigène. 

A  l'époque  où  Rabelais  imaginait  son  Abbaye  de  Thélème, 
c'est-à-dire  vers  1533,  l'art  nouveau,  antique  ou  à  la  mode 
d'Italie,  n'avait  encore  exercé  aucune  influence  sur  la  langue. 
Sa  description  ne- renferme  aucun  néologisme  technique,  il  s'y 
sert  exclusivement  du  vocabulaire  consacré  des  maîtres  maçons. 

Les  termes  même  d'architecte  et  d' architecture  sont  du 
xvi'  siècle.  En  1539,  Robert  Estienne  traduit  «maistre  masson 
ou  charpentier  »  par  architectas.  Sebastien  Serlio,  arrivé  à 
Fcjntainebleau  en  15.^1,  y  prend  la  direction  des  bâtiments 
royaux  avec  le  titre  ivdVidsà.  architectear.  Ce  n'est  qu'en  1546 

(i)  Voy.,  sur  l'ctat  de  l'architecture  en  France  avant  le  contact  avec 
l'Italie,  l'ouvrage  récent  d'A.  Tillcy,  The  Dawn  of  the  French  Renais- 
sance, Cambridge,  1018,  çh,  xi  et  xii. 


ARCHITECTURE  55 

que  maître  Philibert  de  l'Orme  prend  pour  la  première  fois  en 
France  le  titre  d' a  architecte  et  conducteur  des  bastimens  et  for- 
teresses de  ce  pays  »  (Gay). 

De  même,  les  termes  artisan  et  artiste,  tous  les  deux  d'ori- 
gine italienne,  se  sont  confondus  jusqu'au  xvii'  siècle.  Ra- 
belais, comme  Montaigne,  connaît  le  premier  (i),  niais  ignore 
le  second,  que  Nicot  et  Cotgrave  confondent  encore  avec  «  ou- 
vrier ». 

Le  nombre  des  mots  qui,  du  langage  des  maîtres  maçons, 
passa  chez  Rabelais,  est  assez  restreint.  Dans  l'exposé  du  plan 
de  son  Abbaye,  il  ne  fait  usage  que  des  trois  suivants  : 

Embrancher,  recouvrir,  revêtir,  sens  technique  deux  fois  em- 
ployé par  Rabelais.  Dans  Thélème,  le  reste  —  c'est-à-dire  les 
quatre  derniers  étages  —  «  estait  embrunclié  de  guy  de  Flan- 
dres »  ;  et  ailleurs  (1.  II,  ch.  xxvii),  il  s'agit  d'un  «  solier  qui 
estait  embranché  dt  sapin  faict  à  queues  de  lampes.  »  Ce  sens 
spécial  est  encore  familier  aux  maçons  modernes  :  «  Embran- 
cher, en  charpenterie,  c'est  engager  des  pièces  de  bois  les  unes 
dans  les  autres  »  (2). 

Quant  au  vieux  mot  embrancher,  il  est  curieux  d'en  relever 
l'évolution  de  plus  en  plus  matérielle  :  le  sens  de  couvrir 
passe  successivement  au  visage,  au  corps,  au  ciel,  à  la  toiture. 
Ce  dernier  aboutissant  se  trouve  exclusivement  chez  Rabe- 
lais (3),  tandis  que  l'acception  primordiale  se  rencontre  fré- 
quemment dans  les  œuvres  des  xv''-xvi°  siècles  (4). 

Ce  même  verbe  embrunclœr  a  produit  le  dérivé  embrun, 
écrit  ambran  par  Rabelais,  terme  resté  jusqu'ici  sans  explica- 
tion satisfaisante.  11  figure  dans  ce  passage  du  2'iers  livre, 
ch.  LU  :  «  Pantagruel  d'icelluy  [boys]  voulut  estre  faictz  tous 

(1)  «  Pantagruel...  transporta  dans  le  pays  des  Dipsodes  une  colonie 
de  Utopiens...  artisans  de  tous  mestiers  et  professeurs  de  toutes  scien- 
ces libérales  »  (1.  Iir,ch.  i). 

(2)  Bosc,  Dictio]inaire  d'Architecture. 

(3)  Cf.  Charles  Lenormand^  loc.  cit.  :  «  Je  laisse  les  philologues  dis- 
cuter la  valeur  véritable  du  verbe  embruncher...  » 

(4)  Voici  deux  exemples,  tire's,  le  premier,  des  Cent  Nouvelles  nou- 
velles (éd.  Wright,  t.  Il,  p.  17);  le  deuxième,  du  Lancelot  du  Lac  (éd. 
1548,  dans  Godefroy)  : 

«  Elle  fut  tantost  desarmée  de  sa  faille  [=.  mante],  où  elle  estoit  en- 
fermée et  embranchée  ». 

«  Lyonnet  chevauchoit  emprès  luy  tout  armé  de  chapeau  ou  de  hau- 
bergeon  comme  sergant,  si  se  tenoit  embrunché que  nul  ne  le  congneust». 


56  CONTACT  AVEC  LTTALIE 

les  huys...  et  Va7nbrunde  Theleme...  »  Le  sens  est  «  revête- 
ment», mais  il  est  absolument  inconnu  en  dehors  de  Rabelais  (i). 

Guij  de  Flandres^  gypse  de  Flandre,  espèce  de  plâtre  avec 
lequel  on  faisait  des  ouvrages  de  stuc  dans  la  décoration  inté- 
rieure des  édifices:  «  C'est  le  plâtre  fin  (nous  dit  Ch.  Lenor- 
mand)  dont  on  fabriquait  ces  clefs-pendantes  qui  décorent,  non 
sans  quelque  grâce,  les  voûtes  de  nos  églises  des  xv^et  xvi"  siè- 
cles ». 

Mannequins,  petits  bonshommes,  statuettes  grotesques, 
emprunt  flamand  du  xv"  siècle,  avec  le  sens  rabelaisien  dans 
Vlaoenicdve  de  Marguerite  d'Autriche  de  1523  (cité  dans  Ha- 
vard)  :  «  Un  petit  manequin  tirant  une  espine  hors  de  son 
pied,  fait  de  marbre  blanc,  bien  exquis  ». 

Le  y  livre,  sur  lequel  nous  reviendrons,  renferme,  en  outre, 
ces  deux  termes  techniques  indigènes  : 

Soubastement,  soubassement  (ch.  xliii),  forme  familière  éga- 
lement à  Amyot  (voy.  Littré)  et  qui  ne  paraît  pas  remonter  au 
delà  du  xvi'  siècle,  alors  que  soubassement  lui  est  antérieur. 

Porterie,  transcrit  poi'tri  (ch.  xlii),  dans  ce  passage  :  «  Sus 
le  poinct  moyen  de  chascun  angle  et  marge  estoit  assise  une 
coulomne  ventriculée,  en  forme  d'un  cycle  d'yvoire  ou  alabas- 
tre,  les  modernes  architectes  l'appellent /JoriJ/'f...  » 

Ce  même  passage  est  ainsi  rendu  dans  le  Manuscrit  :  «...  une 
coulomne  ventricule,  en  forme  d'un  rôle,  d'une  baie  ou  ba- 
lansCy  les  modernes  architectes  l'appellent /}o//'{/e  ». 

Anatole  de  Montaiglon,  qui  a  imprimé  dans  son  édition  le 
Manuscrit  du  V°  livre^  remarque  à  ce  propos  :  «  Les  trois  va- 
riantes de  l'Edition  [celle  de  1564]  prouvent  qu'elle  n'a  rien 
compris  au  texte  primitif  ».  C'est  dommage  que  le  critique  n'ait 
pas  cru  devoir  ajouter  ce  qu'il  a  lui-même  compris  à  son  texte 
primitif!  On  ne  voit  pas  une  différence  bien  sensible  quant  au 
fond  :  que  la  colonne  renflée  par  le  milieu  {ventriculée)  soit  suc- 
cessivement assimilée  à  un  cercle  (ci/cle)  d'ivoire  ou  d'albâtre, 
ou  bien  à  un  rouleau  (rôle),  à  la  panse  d'une  cruche  (buic)  ou 
à  une  balance,  on  n'est  guère  plus  avancé  quant  à  l'explication 
du  terme  essentiel  :  portri  ou  potrijc  (2). 

Alors  que  rien  ne  parle  en  faveur  de  la  variante  poterie,  celle 

(i)  Cotgrave,  au  mot  ainbtum  (sic),  renvoie  à  lambrum,  qu'il  identifie 
avec  lambris,  et  Le  Duchat  adopte  à  peu  près  cette  interprétation. 

{■i)  Le  vocable  manque  à  Cotgrave,  et  Le  Duchat  se  borne  à  dire  : 
«  Je  n'ai  vu  ce  mot  nulle  part  qu'ici;  on  demande  ce  que  c'est  que  por- 


ARCHITECTURC  )? 

de  porterie  est  bien  réelle,  et  on  la  lit,  vers  la  même  époque, 
dans  un  Inventaire  du  château  de  Condé  de  1569  (dans  Ha- 
vard)  :  «  En  la  Tournelie,  près  de  la  porterye...  et  au-dessus  de 
la  dicte  porterye  une  clochette  avec  ung  cordeau  servant  d'entrée 
en  la  maison.  » 

Le  sens  de  «  loge  de  portier  »  y  est  hors  de  doute,  mais  on 
ne  voit  pas  comment  les  «  modernes  architectes  »  de  l'époque 
pouvaient  comparer  à  une  pareille  loge  la  colonne  ventriculée 
ou  renflée  de  la  fontaine  du  Temple  de  la  Dlve  Bouteille.  Le 
terme  reste  obscur. 

Le  sens  architectural  de  ces  vocables  ne  dépasse  pas  le 
xvi'  siècle.  Plusieurs  de  ces  termes  sont  inconnus  en  dehors  de 
notre  auteur,  qui  les  a  directement  tirés  de  son  commerce  avec 
les  maîtres  de  l'œuvre,  comme  le  fait  supposer  la  survivance 
d'embruncher,  encore  usuel  parmi  les  charpentiers  de  nos 
jours. 

Le  petit  nombre  de  ces  mots  techniques  indigènes  forme  un 
véritable  contraste  avec  la  quantité  de  termes  nouveaux  qui,  ve- 
nus d'outre-monts  avec  le  nouvel  Art  de  bâtir,  resteront  pour  la 
plupart  dans  la  langue,  alors  que  la  nomenclature  indigène  dis- 
paraît, dès  le  milieu  du  xvi'  siècle,  avec  les  châteaux  féodaux, 
leurs  grosses  tours,  leurs  créneaux,  leurs  pont-levis. 

II.  —  Nomenclature  italienne. 

Le  vocabulaire  traditionnel  des  maîtres  maçons  subit,  dans  la 
seconde  moitié  du  xvi^  siècle,  une  véritable  révolution  sous 
l'impulsion  de  l'art  nouveau  apporté  en  France  par  les  écrits  et 
le  langage  des  architectes  italiens,  en  premier  lieu  par  Alberti 
et  Serlio,  les  révélateurs  de  Vitruve. 

Sébastien  Serlio,  appelé  par  François  I",  arriva  à  Fontaine- 
bleau en  1541  et  son  influence  devint  prépondérante.  Voici  en 
quels  termes  enthousiastes  Philibert  de  l'Orme  caractérise  l'ac- 
tion féconde  de  cet  illustre  architecte:  «  C'est  luy  [Serlio]  qui  a 

tri  ?  C'est,  si  je  ne  me  trompe,  ce  qu'en  conservant  quelque  idée  de 
l'ancien  mot,  on  appelle  aujourd'hui  pourtour  a.  Cette  explication  ne 
soutient  pas  l'examen,  comme  d'ailleurs  celle  fournie  par  Marty-La- 
veaux  (t.  IV,  p.  343),  qui  voit,  dans  le  potrye  du  Manuscrit,  tout  bon- 
nement poterie,  «  soit  à  cause  de  sa  forme,  soit  que  dans  les  construc- 
tions ordinaires  elle  était  en  terre  cuite  ». 


58  CONTACT  AVEC  L'ITALIE       - 

donné  le  premier  aux  François,  par  ses  livres  et  desseings,  la 
cognoissance  des  édifices  antiques  et  de  plusieurs  fort  belles 
inventions  (i)  ». 

Serlio  exerça  une  réelle  influence,  aussi  bien  par  son  traité 
du  De  Arcintectura  (Venise,  1537),  dont  la  traduction  par  Jean 
Martin  parut  en  1545,  que  par  ses  modes  nouveaux  de  cons- 
truire. Cette  double  action  fut  continuée  par  le  premier  archi- 
tecte français  Philibert  de  l'Orme  (15 15-1570). 

Par  ses  ouvrages,  comme  par  ses  bâtisses,  Philibert  de  l'Orme 
apprit  à  ses  contemporains  le  sens  de  la  mesure,  la  symétrie 
classique,  beau  mot  qu'on  lit  pour  la  première  lois  dans  le  Champ 
fleurij  (1529)  de  Tory  et  dans  la  description  de  Thélème  de  Ra- 
belais (1533),  terme  qui  vient  directement  de  Vitruve  et  de  Co- 
lonna  (2). 

Ce  qui  caractérise,  en  effet,  l'époque  gothique,  dans  les  édi- 
fices civils,  c'est  l'irrégularité  du  plan,  le  manque  de  proportions, 
la  fantaisie  des  adjonctions  successives.  Les  vieux  manoirs  féo- 
daux furent  alors  remplacés  par  des  édifices  clairs,  aérés,  bien 
ordonnés.  L'architecture  devint  classique,  symétrique,  harmo- 
nieuse. Tout  le  monde  voulut  en  jouir. 

Un  moraliste  de  l'époque,  jadis  insigne  capitaine,  De  la  Noue, 
en  parlant  des  folles  dépenses  de  ses  contemporains  pour  se  bâtir 
des  palais,  remarque  :  «  Je  pense  qu'il  n'y  a  gueres  plus  de 
soixante  ans  que  l'architecture  a  esté  rétablie  en  France,  et  au- 
paravant on  se  logeait  assez  grossièrement  (3)  ». 

Cette  transformation  complète  dans  l'art  de  la  construction 
amena  avec  elle  une  véritable  révolution  dans  la  terminolo^^ie. 
Le  y  livre  est  comme  l'écho  de  ces  acquisitions  récentes,  dont 
nous  allons  suivre  les  traces  successives. 

Ce  livre  posthume,  on  le  sait,  accuse  une  influence  prépon- 
dérante du  dominicain  Francesco  Colonna,  auteur  de  Vlhjpnero- 
toinac/iie  ou  Songe  de  Poliphile  (Venise,  1499),  roman  à  la  fois 
erotique,  mystique  et  artistique  (4).  Rabelais  en  fait  mention 

(i)  Le  premier  tome  d'Architecture,  Paris,  i567,  fol.  202  v". 

(2)  Ce  vocable  se  lit  dans  deux  autres  endroits  :  «  ...  d'iceulx  fauldroit 
basiir  les  murailles,  en  les  arrangeant  par  bonne  symmetrie  d'architec- 
ture »  (1.  II,  ch.  XV)  et  «  l'ouvrage  de  celle  chapelle  ronde  cstoit  en  celle 
symmetrie  compassé  que  le  diamètre  du  project  cstoit  à  la  hauteur  de 
la  vouste  »  (1.  V,  ch.  xi.in). 

(3)  Discours  politiques  et  militaires,  Paris,  iSS/,  p.  197. 
(i)  Voy.  Appendice  A:  Francesco  Colonna. 


ARCHITECTURE  59 

dans  son  Gargantua  (ch.  ix),  à  propos  des  hiéroglyphes  égyp- 
tiens. Alais  il  l'utilise  à  peu  près  exclusivement  sous  le  rap- 
port architectural,  en  lui  empruntant  principalement  les  des- 
criptions du  temple  de  la  Dive  Bouteille. 

1.  —  Emprunts  latins. 

Tout  d'abord  quelques  emprunts  faits  directement  ou  indi- 
rectement (par  l'intermédiaire  de  Colonna)  àVitruve,  l'oracle  de 
l'architecture  pendant  la  Renaissance,  traduit  en  15.17  dar  Jean 
Martin: 

Péristyle^  colonnade  (1.  V,  ch.  xvi  :  «  un  grand  perLstile  »), 
le  mot  se  trouvant  à  la  fois  dans  Vitruve  et  dans  Colonna. 

Plinthe  (1.  V,  ch.  xlii),  plinthus  dans  Vitruve,  ainsi  défini  dans 
la  version  de  Jean  Martin  (1547):  «  Plinthe  est  un  membre  plat 
et  quarré  en  massonnerie  ou  menuyserie,  il  s'applique  en  plu- 
sieurs endroictz  ;  car  il  se  met  tant  dessoubz  que  dessus  le  pié- 
destal et  toujours  est  lai"*  partie  de  la  base  ». 

Portique  (1.  V,  ch.  i),  terme  qu'on  rencontre  tout  d'abord 
dans  la  version  de  Vitruve  par  Jean  Martin.  A  l'époque  de  la 
Renaissance,  comme  dans  l'Antiquité,  les  portiques  étaient  lo- 
gés dans  la  partie  basse  des  édifices,  servant  de  reluge  pendant 
les  heures  chaudes  du  jour.  Philibert  de  l'Orme  en  a  bâti  à  Fon- 
tainebleau. 

Stylobate,  base  d'une  colonne  (1.  V,  ch.  xlii),  stylobates 
dans  Vitruve,  ainsi  défini  dans  Jean  Martin  :  «  Stylobates  sont 
piedestalz  ou  fondemëns  de  colonnes  ». 

Zoophore,  frise  décorée  de  figures  d'animaux,  le  sophorus  de 
Vitruve  (1.  IV,  ch.  xlix  :  «  au  zoophore  du  portai  »,  et  l.  V, 
ch.  xxxiv),  terme  expliqué  dans  la  Briefoe  Déclaration  :  «  Zoo- 
phore, portant  animaulx.  C'est  en  un  portai  et  autres  lieux,  ce 
que  les  architectes  appellent  frise,  entre  Varchitrace  et  la  co- 
ronice,  onquel  lieu  l'on  mettoit  les  mannequins,  sculptures,  es- 
critures,  et  aultres  divises  à  plaisir  ». 

2.  —  Eléments  isolés. 

C'est  directement  à  Colonna  que  remontent  ces  termes  propres 
à  Rabelais  et  restés  confinés  au  V^  liore  (ch.  lu)  : 

Arulette,  ornement  architectural  en  forme  de  petit  autel  (en 


6o  CONTACT  A"\EC  L'ITALIE 

lat.  arula)  (i).  Colonna  se  sert  à  la  fois  de  ce  primitif  et  de  son 
diminutif  italien  aridetta  (2). 

Cimasule,  leçon  du  Manuscrit  (dans  l'Edition,  cimasulte),  di- 
minutif, comme  le  précédent,  répondant  à  l'ital.  cimasella,  pe- 
tite cym?.ise  ou  moulure  qui  imite  l'ondulation  d'une  vague.  Le 
terme  cymaise,  attesté  dès  le  xii"  siècle,  revêt  alternativement, 
dans  l'Architecture  de  Philibert  de  l'Orme,  les  formes  :  cymace, 
cymaaion,  cyme,  cymas,  cymat.  Dans  le  V^  licre,  la  forme  citée 
est  un  diminutif  latinisé  refait  sur  module. 

Emblemature,  mosaïque,  terme  fréquemment  emploj-é  par 
Rabelais  :  «  Dessus  le  portique,  la  structure  du  pavé  estoit  une 
emblemature  à  petites  pierres  rapportées...  Comment  le  pavé  du 
Temple  estoit  faict  par  emt»/e/)m^a/'e  admirable»  (ch.  xxxvii). 
C'est  Vemblematura  de  Colonna,  qui  l'a  tiré  du  lat.  embJema, 
pièce  de  rapport,  travail  de  marqueterie. 

3.  —  Emprunts  italiens. 

La  catégorie  la  plus  importante  des  termes  techniques  nou- 
veaux est  venue  d'outre-monts,  directement  introduite  par  les 
constructeurs  italiens  ou  empruntée  aux  ouvrages  d'Alberti  et  de 
Serlio,  l'un  et  l'autre  traduits  par  Jean  Martin  en  15.15  et  1553. 
Voici  ceux  de  ces  termes  spéciaux  qu'on  lit  dans  Rabelais  (  j),  et 
principalement  dans  le  V  liore  : 

ArcJùlrace  (1.  III,  ch.  xxviii,  et  1.  V,  ch.  xlii),  de  l'ital. 
architrave,  littéralement  maîtresse  poutre.  Le  mot  se  lit  déjà 
dans  le  Poliphile  de  Colonna. 

Comice  {.]).  corniche  (1.  V,  ch.  xi.ii),  de  l'ital.  comice,  fran- 

(1)  Dans  r£'/i/rc'e  de  Henri  II  à  Rouen,  on  lit  (voy.  Gudcfroy)  :  «...  en- 
richis de  arules,  carreaulx  et  parquetz  ». 

(2)  Hypnerotomachia,  fol.  8  :  «  Sopra  il  quale  [vaso]  excitata  era  una 
artificiosa  arula,  supposita  aile  tre  Grutie  nude  di  Hnissimo  oro...  Ne- 
};li  an,L;uli  dclla  corona  sopra  la  viva  e  centrica  linca  pcrpcndicularc  di 
qualunque  substituta  columna  una  arulcta...  » 

(3)  Nous  reviendrons  sur  le  critère  chronologique  des  termes  d'archi- 
tecture. 

(4)  La  forme  comice,  ou  coriiisse,  se  lit  également  dans  les  Contes 
d'Eutrapcl  de  Noël  du  Fail  (éd.  Courbet,  t.  II,  p.  i<)o),  chez  Brantôme 
(t.  IX,  p.  1 15),  ainsi  que  dans  ce  passage  de  Gruget  {i539)  :  «...  la  cor- 
nissc  des  maisons  des  empereurs  ».  (!}ependant  Robert  Estienne  donne 
déjà  en  1349  la  forme  moderne;  <<  Corniche  que  on  met  par-dessus  les 
colfimnes». 


ARCHITECTURr:  6t 

cisé  par  la  Brie/ce  Déclaration  en  coronice,  la  corniche  servant 
de  couronnement  aux  ouvrages  d'architecture  (cf.  couronne,  le 
plus  fort  membre  d'une  corniche). 

Grotesque,  arabesque  (1.  111,  ch.  xxvi,  et  1.  V,  ch.  xr.i),  de 
l'ital.  grottesca,  influencé  par  l'ancien  français  croie,  grotte,  les 
motifs  antiques  qui  en  avaient  donné  l'idée,  ayant  été  découverts 
dans  une  grotte  à  Rome.  Le  terme  apparaît  au  début  du  xvi'  siè- 
cle (i). 

C'est  depuis  le  milieu  du  même  siècle  que  le  grotesque  entre 
sérieusement  dans  la  décoration,  importé  d'Italie  par  les  artis- 
tes qui  travaillaient  sous  les  ordres  de  Primatice.  Les  Comptes 
des  hasiimens  du  palais  de  Fontainebleau  de  1540  à  1566,  par- 
lent souvent  de  «  pourtraits  en  façon  de  crotesque  »  (2)  et  de 
«  peinture  en  crotesque  y)  (Havard). 

FrUe,  entre  l'architrave  et  la  corniche  (voy.  ci-dessus  soo- 
pfiore),  du  vénitien  friso,  répondant  à  l'ital.  fregio,  terme  attesté 
dès  1544. 

Pedestal,  support  (1.  III,  ch.  xxxviii),  de  l'ital.  pedestallo, 
variante  de  piedestallo,  d'où  la  forme  piédestal  qu'on  lit  dans 
la  version  de  Vitruve  par  Jean  Martin  (1547)  (3). 

(i)  On  le  lit  dans  un  inventaire  de  i532  (cité  par  Gay)  :  «  Une  grande 
cuvette  [d'argent  vermeil  doré]  faicte  en  fontaine,  où  sont  de  ces  gen- 
tilles Grotesques  nouvellement  inventées,  qui  jettent  mille  fleurons  à  pe- 
tits jambages  tortus^  portans,  les  uns,  des  paysages  sur  de  simples  lignes, 
mesmes  des  elephans,  des  bœufs  et  des  lyons,  des  chevaux,  des  chiens 
et  des  singes  ;  des  paons,  des  hérons  et  des  chahuans  ;  des  vases,  des 
lampes  et  des  grenades  de  feu  d'artifice;  des  aspicz,  des  lézards  et  des 
limaçons;  des  abeilles,  des  papillons  et  des  hannetons;  des  fées,  des 
masques,  des  cornes  d'abondance  et  autres  fanfares  ». 

(2)  Cette  forme  archaïque  se  lit  encore  dans  Montaigne  :  «  Grotes- 
ques qui  sont  peintures  fantasques,  n'ayant  grâce  qu'en  la  variété  et 
estrangeté  »;  mais  Monet,  i635.  donne  déjà  grotesques:  «  Mélange  fan- 
tasque de  diverses  peintures,  comme  de  festons,  fleurs,  balustres,  guil- 
lochis,  tables  d'attente,  animaux,  monstres,  etc.  » 

A  partir  du  xviic  siècle,  le  terme  grotesque,  réservé  jusqu'alors 
exclusivement  aux  arts  plastiques,  pénètre  en  littérature  comme  syno- 
nyme de  burlesque  (ce  dernier  terme  introduit  par  Sarrazin). 

(3)  Ajoutons-y  ces  termes,  disséminés  dans  le  roman  rabelaisien: 
Buste,  que   Robert  Estienne  explique  en    1349  par  «   pectorale»,  est 

déjà  cité  par  Rabelais  au  Tiers  livre,  ch.  xxxviii:  «  fol  à  plain  bust».  Le 
vocable  n'était  pas  encore  assez  connu  vers  le  milieu  du  xviic  siècle: 
1  Busto,  le  corps  depuis  la  teste  jusques  à  la  ceinture,  sans  compren- 
dre les  bras  »,  explique  Oudin,  Recherches  (1640). 

Gabinet,  de  l'ital.  cabinetto,  emprunté  directement  par  Rabelais  et  men- 


62  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

Rabelais  appelle  antique  tout  reste  de  l'Antiquité  gréco-ro- 
maine ou  à  la  mode  d'Italie  (qui  a  la  première  remis  en  honneur 
le  monde  antique)  :  dans  le  buffet  royal  de  Grandgousier,  il  y  avait 
«grands  vases  d'antique  »  (1. 1,  ch.  li)  et,  dans  Thélème,  «  deux 
beaulx  arceaux  d'antique  ». 

L'antique,  en  général,  était  exprimé  par  antiquaille  —  de 
l'ital.  anticaglia  —  terme  alors  nouveau  qui  désignait  tout  objet 
remontant  à  l'époque  classique  :  statues,  bustes,  bas-reliefs.  Les 
Comptes  du  château  de  Gaillon  (1497-1509),  publiés  par  De- 
ville  en  1850,  signalent  l'orfèvre  Jacques  de  Longchamps,  comme 
ayant  travaillé  «  aux  roleaux  des  antiquailles  »,  et  les  Comptes 
des  bastimens  du  Roi,  aux  années  1540-1550  portent  un  paye- 
ment de  20  livres  «  à  Jacques  VeignoUes.  paintre,  et  Francis- 
que Rybon,  fondeur,  pour  avoir  vacqué  des  mosles  de  piastre  et 
terre  pour  servir  à  jetteren  fonte  les  anticailles  que  l'on  a  ame- 
nées de  Rome  pour  le  Roy  »  (i).  A  son  tour,  Rabelais  nous 
parle  d'  «  une  belle  corne  d'abondance  telle  que  voyez  es  anti- 
quailles »  (1.  I.  ch.  viii).  L'acception  méprisante  du  mot  est 
encore  inconnue  au  wi*^  siècle. 

Tous  ces  vocables  datent  du  xvi'  siècle.  Le  V  livre  ne  ren- 
ferme pas,  il  va  sans  dire,  tous  les  nouveaux  termes  d'architec- 
ture de  l'époque.  Leur  nombre  est  assez  important  et  il  contraste 
singulièrement  avec  lu  pénurie  des  vocables  techniques  indigè- 
nes de  la  première  moitié  du  xvi'  siècle. 

Sur  les  chantiers  royaux,  ceux  ci  cédèrent  vite  la  place  aux 
termes  nouveaux  qui  représentaient  les  derniers  progrès  dans 
l'art  de  bâtir  ;  mais  dans  les  provinces  reculées,  les  maîtres 
maçons  conservèrent  leur  petit  vocabulaire  technique  un  peu 
plus  longtemps.  La  pénétration  des  néologismes  y  causa  natu- 
rellement un  certain  trouble. 

tienne  dans  l'abbaye  de  Thclcme  (1.  I,  ch.  lui),  où  chaque  chambre  était 
garnie  d'  <<  arrière  chambre,  cabinet,  garderobe,  chapelle  ». 

Colomne  ou  columnc,  dont  Rabelais  use  fréquemment,  d'après  le  lat. 
columna  (dans  Vitruve),  forme  également  familière  à  la  première  édition 
du  Dictionnaire  de  Robert  Ksticnne  (1  53g)  :  «Une  colomne,  Columna  «. 
La  graphie  colonne  est  ultérieure  (elle  est  dans  du  Fail)  et  accuse  l'in- 
fluence italienne,  celle  du  Son^c  de  PoUphile. 

Comparlinient,  avec  le  qualilicatif  à  iautique,  première  menti')n  dans 
la  Scioniachie  (  1  549). 

(i)  Henry  Ilavard,  Dictionnaire  de  l'ameublement  et  de  la  décoration, 
1887-1890,  t.  I,  p.  90  et  suiv. 


ARCHITECTURE  63 

Un  des  écrivains  de  l'école  de  Rabelais,  le  conteur  breton  Noël 
du  Fail,  s'en  est  fait  l'écho  à  propos  du  maître  Pihourt,  maçon 
de  Rennes.  Celui-ci  fut  appelé  à  Chateaubriand  en  même  temps 
que  des  architectes  des  autres  pays  de  France  pour  tracer  le 
plan  d'un  beau  château.  Du  Fail  raconte  avec  humour  la  stupé- 
faction de  ce  maître  maçon  de  province,  lorsqu'il  «  ouyt  les 
grands  ouvriers  de  toute  la  France  illec  mandez  et  assemblez, 
qui  n'avoient  autres  mots  en  bouche  (i)  que  frontispices,  pie- 
destals,  obélisques,  coulonnes,  chapiteaux,  fripes,  comices, 
soubassemens  (2),  et  desquels  il  n'avait  onc  ouy  parler,  il 
fut  bien  esbahy  ». 

Notre  maître  maçon,  son  tour  venu  de  parler  et  pour  payer 
ses  confrères  de  la  même  monnaie,  leur  sert  un  terme  de  mé- 
tier de  son  pays  :  «  Que  le  bastiment  fust  fait  en  bonne  et  fran- 
che matière  de  piaison  (3)  compétente,  selon  que  l'œuvre  le  re- 
queroit.  S'estant  retiré,  fut  de  toute  l'assemblée  jugé  pour  un 
très  grand  personnage,  qu'il  le  falloit  ouyr  plus  amplement  sur 
ceste  profonde  resolution,  qu'ils  ne  pouvoient  assez  bien  com- 
prendre, et  qu'il  savoit  plus  que  son  pain  manger  ».  Prié  de 
s'expliquer,  le  rusé  compère  s'en  tire  par  un  coq-à-l'âne,  passé 
depuis  en  proverbe  (4). 

Cette  page  du  conteur  est  plus  spirituelle  que  Juste,  comme 
d'ailleurs  les  protestations  des  érudits  de  l'époque,  les  Henri  Es- 
tienne  et  les  Pasquier,  qui  s'élevèrent,  non  sans  véhémence  et  iro- 

(i)  Ceci  rappelle  un  passage  connu  de  Montaigne  {Essais,  1.  I,  ch,  li)  : 
«  Je  ne  sçay  s'il  advient  aux  aultres  comme  à  moy;  mais  je  ne  me  puis 
garder,  quand  j'oys  nos  architectes  s'enfler  de  ces  gros  mots  de  Pilas- 
tres, Architraves,  Corniches,  d'ouvrage  Corinthien  et  Dorique,  et  sem- 
blables de  leur  jargon...  » 

(2)  De  ces  termes,  frontispice  et  chapiteau  manquent  à  Rabelais,  tout 
en  étant  attestés  antérieurement  (voy.  le  Dict.  général). 

(3)  Ce  terme  technique  haut-breton  piaison  répond  à  l'angevin  e5;7/(32'5on, 
qu'on  lit  dans  ce  passage  tiré  du  devis  de  construction  d'une  chapelle 
de  i5oi  :  «  Item,  un  pignon  entre  les  deux  longieres  ..  et  le  surplis  de 
Vespiaison  de  ladite  charpenterye  »  (cité  par  Em,  Philippot,  Essai  sur 
la  langue  de  du  Fail,  p.  146). 

^4)  «...  Disant  que  les  manches  du  grand  bout  de  Cohue  ne  pour- 
roient  aller  de  droit  fil  sans  luy,  et  selon  l'equipolation  de  ses  hétéro- 
clites. Ce  qui  les  estonna  encore  plus,  ne  sçachans  qu'il  disoit,  et  de  là 
est  venu  ce  soubriquet,  Résolu  comme  Pihourt  et  ses  hétéroclites  ».  Du 
Fail,  Contes  et  Discours  d'Eutrapel,  Rennes,  i585,  ch.  xxxiii  (éd.  As- 
sézat,  t.  II,  p.  197-298).  Voy.,  sur  cette  anecdote,  H.  Clouzot,  dans  la 
Revue  du  XF/e  siècle,  t.  V,  p.  182  à  186. 


64  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

nie,  contre  cette  invasion  linguistique.  Mais  les  hommes  du 
xvi'  siècle  n'étaient  pas  à  même  de  juger  impartialement  l'action 
féconde,  et  en  somme  bienfaisante,  qu'une  civilisation  supé- 
rieure peut  exercer  sur  une  autre  moins  avancée.  Ils  n'y 
voyaient  qu'une  question  de  mots  —  la  substitution  des  termes 
étrangers  aux  vocables  indigènes  —  alors  que  ces  mots  n'étaient 
que  le  reflet  des  changements  radicaux  survenus  dcins  l'art  de 
bâtir.  Tous  ces  termes  techniques  exprimaient  des  formes  d'art 
inconnues  jusqu'alors  en  France. 

La  langue  en  a  d'ailleurs  retenu  le  plus  grand  nombre,  accu- 
sant ainsi  leur  caractère  légitime  et  nécessaire. 


CHAPITRE  II 
ART    MILITAIRE 


Des  spécialistes  ont  jusqu'ici  à  diverses  reprises  examiné  le 
côté  technique  de  l'Art  militaire  dans  Rabelais  (i).  Ils  sont  una- 
nimes à  admirer,  ici  comme  ailleurs,  l'étendue  de  l'information 
et  l'intelligence  de  la  mise  en  œuvre  :  «  La  science  militaire 
théorique  —  nous  dit  un  des  derniers  investigateurs  (2)  —  est 
incontestable...  Rabelais  avait  des  notions  étendues  dans  les 
arts  de  l'ingénieur  militaire,  de  l'artilleur,  de  l'armurier.  11 
avait  des  clartés  sur  tout  le  métier  militaire  ». 

Rabelais  avait,  en  effet,  de  bonne  heure  fréquenté  les  hommes 
de  guerre  et,  lorsqu'il  accompagna  Guillaume  du  Bellay,  sei- 
gneur de  Langey,  à  Turin,  il  composa  en  latin  un  ouvrage  sur 
les  «  Stratagèmes  »  (3),  qui  fut  traduit  en  français  par  Claude 
Massuau  (texte  et  traduction  aujourd'hui  perdus). 

(i)  Voy.  Steph.  G.  Gigon,  LArl  militaire  dans  Rabelais  (dans  Rev. 
Et.  Rab.,  t.  V,  p.  là  23).  —  Golonel  Ed.  de  La  Barre-Duparcq,  Rabe- 
lais stratégiste  (dans  le  Carnet  de  la  Sabretache  de  nov.  1910,  p.  690 
à  702),  mémoire  posthume,  écrit  à  Brest  en  iSyS. 

Pour  être  complet,  il  faudrait  citer  encore  Albert  Rossi,  Rabelais 
écrivain  militaire,  Paris  et  Limoges,  1892  (brochure  de  i5i  pages  in-i:^), 
mais  cet  opuscule  ne  contient  que  des  réflexions  générales  plus  ou  moins 
opportunes  sur  les  choses  militaires  dans  Rabelais. 

Ajoutons,  pour  le  svie  siècle  ."  Brantôme,  Œuvres  (éd.  Lalanne)  et 
Glaude  Fauchet,  De  la  Milice  et  Armes,  second  livre  des  Origines  (dans 
ses  Œuvres,  Paris,  iGio,  fol.  520  à  532). 

Père  Daniel,  Histoire  de  la  Milice  française  et  des  changements  qui 
s^y  sont  faits  depuis  l'établissement  de  la  Monarchie  dans  les  Gaules  jus- 
qu^à  la  fin  du  règne  de  Louis  le  Grand,  Paris,  1721. 

Victor  Gay,  Glossaire  archéologique  du  Moyen  Age  et  de  la  Renais- 
sance, t.  I  (seul  paru),  Paris,  1882-1889. 

(2)  C.  Gigon,  mémoire  cité,  p.  3. 

(3)  En  voici  le  titre  complet  (rapporté  par  La  Croix  du  Maine  et  Du 
Verdier)  :  «  Stratagèmes,  c'est  à  dire  proesses  et  ruses  de  guerre  du 
pieux  et  très  célèbre  chevalier  Langey,  au  commencement  delà  tierce 
guerre  Césarienne,  traduit  du  latin  de  Fr.  Rabelais  par  Claude  Massuau, 
Lyon,  1542  ». 

5 


66  CONTACT  AVEC  LTTALiE 

Les  opérations  militaires  jouent  un  rôle  important  dans  son 
(jcuvre,  où  la  guerre  Picrocholine  occupe  une  place  de  premier 
ordre.  Quelle  est  la  valeur  technique  de  cet  épisode  central  du 
Gargantua  } 

«  Dans  l'ensemble  de  la  guerre  de  Gargantua  et  Picrochole, 
Rabelais  montre  l'étendue  de  ses  connaissances  militaires.  Ad- 
ministrateur, il  n'ignore  rien  de  ce  qui  touche  à  l'organisation 
des  armées,  à  la  préparation  de  la  guerre.  Les  armées  mobili- 
sées, il  se  montre  officier  compétent,  ses  troupes  marchent, 
manœuvrent,  combattent  d'une  façon  rationnelle  et  subordonnent 
toujours  leurs  mouvements  au  terrain.  Le  roman  pourrait  être 
une  réalité,  en  agrandissant  suffisamment  le  cadre  (i)  ». 

Le  colonel  Ed.  de  La  Barre-Duparcq,  dans  son  mémoire  pos- 
thume sur  «  Rabelais  stratégiste  »,  conclut  à  son  tour:  «  Rabe- 
lais possédait  la  compréhension  des  vrais  principes  de  guerre, 
qu'il  savait  placer  en  évidence  plus  que  tout  homme  de  son 
temps...  » 

Les  spécialistes,  dont  nous  venons  de  citer  les  travaux,  ont  en- 
visagé les  données  militaires  de  Rabelais  à  un  point  de  vue  ex- 
clusivement théorique  et  moJerne.  11  restait  à  replacer  notre 
auteur  dans  son  temps  et  dans  son  milieu,  et  à  étudier  cette 
partie  spéciale  de  son  lexique  dans  ses  rapports  avec  l'héritage 
du  pissj  et  les  transformations  qu'elle  a  subies  à  l'époque  de  la 
l-J-enaissance.  C'est  ce  double  aspect,  à  la  fois  historique  et  lin- 
guistique, qui  constituera  l'objet  de  nos  recherches. 

L  —  Nomenclature  antérieure. 

Le  moyen  français  possède  déjà,  pour  les  choses  de  la  guerre, 
un  vocabulaire  abondamment  varié.  Plusieurs  monuments  du 
xv"  siècle  et  tout  p:irticulièremcnt  les  Mystères  nous  fournissent 
des  détails  au>-si  curieux  qu'instructifs,  derniers  reflets  du  riche 
langage  militaire  de  la  vieille  langue. 

Dans  le  Mr/sière  du  Vieil  Testament,  Xabuchodonosor,  roi 
d'Ass3'rie,  passe  la  revue  de  ses  troupes.  Les  officiers  énumè- 
rent  les  armes  dont  leurs  hommes  sont  pourvus  et  nous  donnent 
une  liste  presque  complète  des  armes  offensives  et  défensives  en 
usage  au  xv'  siècle  : 

(i)  C,  Gigon,  p.  21. 


ART  miijtairj:  67 

4212.     Guydons.  lances,  javelot'^,  dars  {\), 
Bombardes,  canons,  serpentines, 
Haubergsons,  jaques,  brigandincs, 
Crannequins,  arbalestes,  ars, 
Espées,  bistories  et  faulçons, 
Fondes,  fusées,  ribaudequins, 
Manches  de  mailles,  gorgerins^ 
Carquois,  crilz.  signolles,  raillons, 
Haches,  vouges,  becz  de  faulçons, 
Courtaux,  plombées,  chaussetrappes, 
Biquoquetz,  heaulmes,  salladcs, 
Trousses,  flesches,  vires,  dondaines, 
Hallebardes,  picques  soudaines, 
Goullars,  veuglaires,  gros  mortiers. 

Dans  un  autre  Mystère,  la  Passion  de  Saint  Quentin,  de  la 
fin  du  xv"  siècle,  Maxence,  le  chef  des  troupes  romaines,  dénom- 
bre les  engins  dont  il  faut  se  munir.  C'est  encore  tout  un  ar- 
senal : 

1657.     Armer  se  fault  d'escuçons. 
De  Jacques,  de  haubregons, 
De  fondefles,  de  plançons, 
De  cuiraches,  de  juppons, 
D'ars,  de  flesches,  de  bouyons, 
De  bracquemars,  de  pouchons, 
De  piqz,  de  becqs  de  fauquons. 
De  pajus  et  de  lancettes. 
De  hachettes,  de  houlettes, 
De  hunettes,  de  jacquettes, 
De  daguettes  à  coublettes, 
Et  de  coustilles  lombardes, 
De  veugleres,  de  bombardes, 
De  ribaudequins,  de  bardes, 
Warcigayes,  de  taillardes. 
De  mortiers,  de  bastonnades, 
De  crenequins,  d'espringades, 
Courtaux,  coullars,  esturguades. 
Et  cagrues  seront  dignes 
Gaillardines,  bringandines,  crapoudines, 
Coulevrines,  serpentines,  gouges  tines. 
Arbalestres  et  espées 
A  deux  mains  seront  happées, 
Sans  espargnier  gorgueton. 

Villon,  dans   sa   «  Ballade  joyeuse  des  tavernlers  »,  a  fait 
(i)  Les  termes  imprimés  en  italiques  se  retrouvent  dans  Rabelais. 


68  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

usage  de  quelques  termes  de  guerre  :  arc  turquois,  hranc,  gui- 
sarme,  penard\  et  Marot,  plus  encore,  principalement  dans  son 
épitre  «  Du  camp  d'Attign}-  »  (1525).  Mais  Rabelais  nous  offre, 
dans  l'exubérant  Prologue  du  Tiers  liore,  la  plus  riche  termi- 
nologie militaire  qu'on  ait  jamais  réunie.  Reste  à  démêler,  dans 
ce  répertoire  d'importance  capitale,  les  vocables  traditionnels, 
encore  en  vigueur  pour  la  plupart  dans  le  premier  quart  du 
xvi''  siècle.  La  liste  qui  suit  en  donnera  le  relevé,  avec  les  ex- 
plications indispensables. 

I.  —  Armure  (i). 

Le  terme  harnoys  désignait  aussi  bien  les  munitions  que  les 
armes  en  général  (2),  et  plus  particulièrement  l'armure  qui  pro- 
tégeait les  différentes  parties  du  corps.  Les  pièces  qui  étaient 
destinées  à  préserver  la  tête  étaient  les  plus  nombreuses  ; 

Armet,  casque  léger  adopté  dès  la  fin  du  Moyen  Age  (propre- 
ment petite  arme  ou  armure).  Le  terme  se  lit  déjà  dans  Frois- 
sart  (t.  111,  p.  155):  «  Ce  estoit  une  grant  biauté  que  de  veoir 
les  armés  (les  hiaumes  de  quoi  on  s'armoit  adont)  resplendir 
au  soleil  (3)  ». 

A  V armet  était  attaché  le  gorrjery  ou  gorgerin,  collerette  de 
mailles  destinée  à  couvrir  la  gorge. 

Capeline^  autre  nom  de  casque  qui  remonte  au  xv'  siècle. 
Suivant  l'Ordonnance  ro5'ale  de  1454  (voy.  (jay),  un  archer  bon 
et  suffisant  devait  être  armé  de  «  brigandine,  cappeliiie  et  gor- 
gcry  ». 

Salade,  casque  pointu,  à  couvre-nuque,  importé  d'Espagne 
en  France  sous  Charles  V.  C'est  le  casque  typique  du  xv'  siè- 
cle, dont  le  nom  se  lit  entre  autres  chez  Commyneset  Coquillart. 
Voici  la  description  qu'en  donne,  en   1446,  un  traité  anonyme 

(i)  Voy.  A.  Maindron,  Les  armes,  Paris,  s.  d.  (Quantin). 

{2)  Cf.  l.  IV,  ch.  v  :  «  Ce  disant  [le  marchant]  desguainnoit  son  es- 
pce.  Mais  elle  tenoit  au  fourreau.  Comme  vous  sçavez  que  sur  mers  tous 
harnoys  facilement  chargent  rouille  ». 

(3)  Henri  Esticnne  et  Pasquicr  confondent  Varmct  avec  le  heaume  : 
«  Ce  que  nos  anciens  appellerent /jeaume,  on  l'appelle  sous  François  Ici- 
arme/  »,  affirme  Pasquier,  Recherches,  1.  VIII,  ch.  m.  Chez  Brantôme, 
le  terme  est  synonyme  de  salade:  «  Chevaux  légers  et  gendarmes,  tous 
Varmct  en  teste  ou  bourguigaotte  (variante  :  salades  ou  bourguignut- 
tes)  »,  Œuvres,  t.  I,  p.  45. 


ART  MILITAIRE  69 

du  costume  militaire  (v°  armes,  dans  Gay)  :  «  La  tierce  ar- 
meure  et  la  plus  commune  et  la  meilleure  à  mon  semblant  est 
l'armeure  de  teste  qui  s'appelle  saliacles,  car  elles  couvrent  tout 
la  pluspart  du  coul  de  derrière  et  toute  la  temple,  l'oreille  et  la 
plus  part  de  la  joue,  et  davant  couvrent  le  fronc  jusques  au  sour- 
ciz  ». 

A  la  visière  de  la  salade  était  adaptée  la  bavière,  pièce  en 
usage  dès  le  xiv'  siècle  et  destinée  à  préserver  le  bas  du  vi- 
sage. 

Passons  maintenant  aux  autres  parties  du  corps: 

Brigandifie,  cotte  de  mailles  du  xv"  siècle,  ainsi  définie  par 
Nicot  :  «  Armure  de  fer  dont  les  brigans  (i)  estoient  armés, 
faite  de  lames  estroites,  qui  cousent  aux  courbeures  et  plieures 
du  corps  de  l'homme  qui  en  est  armé,  ce  que  ne  fait  le  cor- 
selet ». 

Corselet,  armure  composée  de  plaques  de  métal  formant  corps 
de  cuirasse.  On  portait  en  dessous  des  pourpoints  de  peau. 

Grefves,  grèves,  armure  destinée  à  préserver  les  jambes 
(1.  111,  ch.  XXI v)  :  «  Breton  estoit  guorgiasement  armé,  mesme- 
ment  de  grefves  et  solleretz  asserez...  » 

Haubert,  cotte  de  mailles,  à  capuchon  et  à  manches  (xii"  siè- 
cle), et  haubergeon,  haubert  d'un  tissu  plus  léger,  à  courtes 
manches  ou  même  sans  manches  (xiv'  siècle). 

Hoguines  (1.  II,  ch.  xii),  pièce  d'arme  attachée  à  la  cuirasse. 

Jaseran,  jaseran,  tissu  de  mailles  (xf  siècle).  Vieux  mot 
encore  donné  par  Monet  (1635):  «  Carcan  ou  jaseran,  chaîne 
tissue  à  annelets,  couchés  en  guise  de  cotte  de  mailles  ». 

Soleret,  soulier  formé  de  lames  de  fer  à  recouvrement. 

Tassette,  prolongement  de  la  cuirasse  qui  couvrait  la  cuisse, 
proprement  petite  bourse  {tasse)  et  appendice  en  forme  de 
bourse.  Texte  de  1400  (dans  Godefroy). 

2.  —  Armes  blanches  et  arjmes  d'hast. 

A  l'époque  de  Rabelais,  basions  était  le  nom  générique  des 
armes  de  toute  catégorie  (1.  I,  ch.  xxxiv)  :  «  Passoit  par  les 
salles  et  lieux  ordonnez  pour  l'escrime,  et  là  contre  les  mais- 
tres  essayoit  de  tous  basions...  »  C'est,  en  premier  lieu,  l'épée 
et  la  lance. 

(i)  C'est-à-dire  les  gens  de  trait  recrutés  dans  le  Midi. 


70  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

1°  La  nomenclature  ancienne  de  l'épée  est  représentée  par: 

Badelaire^  c<  manière  d'espée  à  un  dos  et  un  tranchant  large 
et  courbant  en  croissant  vers  la  pointe  ainsi  que  le  cimeterre 
des  Turcs  »  (Nicot).  Nom  attesté  dès  1390,  à  côté  de  hazelaire 
(1380)  qui  paraît  être  le  point  de  départ.  Il  fut  plus  tard  appelé 
braquemai't. 

Branc  cV acier,  glaive  large  et  court,  le  plus  ancien  nom  de 
l'épée,  deux  fois  employé  par  Rabelais  (1.  Ill,  Prol.,  et  1.  IV, 
ch.  XXXI v). 

Braqueinart,  sj^nonyme  ultérieur  de  badelaire^  nom  fré- 
quent dans  le  roman  rabelaisien  sous  diverses  variantes  :  brac- 
quemai\  bracquemart,  bragmard  (i). 

Dague,  épée  courte  que  l'on  portait  à  la  ceinture  du  côté  droit. 
Le  nom  ne  remonte  pas  au  delà  du  xiv*"  siècle,  et  son  point  de 
départ  semble  être  le  Nord  de  la  France.  Le  V  livre  en  cite  un 
dim'muùï  daguenet  (ch.  ix). 

Estoc  ou  estoc  d'armes  (1.  Il,  ch.  xxvii),  «  une  sorte  de 
longue  épée  qui  en  aucunes  contrées  de  France  est  appelée 
Verdun,  en  autres  estoc  »  (l'uretière). 

Malchus,  épée  recourbée  du  genre  des  braquemards  (l.  II, 
ch.  Il),  appellatif  d'origine  littéraire  (2). 

Poignart  sarragossois  (1.  1,  ch.  vin),  arme  mentionnée 
dans  une  lettre  de  rémission  de  itoô  (dans  Gay):  «  Un  coustel 
nommé  Sarragocien...  » 

VcjYlun,  épée  longue  et  étroite,  proprement  épée  de  Verdun, 
ville  de  tout  temps  renommée  pour  ses  fabriques  de  lames  d'a- 
cier. On  lit  dans  le  Roman  d'Alexandre  de  1180  : 

32.     Branc  il  a  en  sa  main  d'un  acier  Verdunois. 
Voici  finalement  les  variétés  d'épces  que  mentionne  Rabelais 

(i)  Robert  Estienne,  dans  la  seconde  édition  de  son  Dictionnaire 
(1549),  remarque  sur  son  origine  :  «  Semble  qu'il  soit  composé  de  deux 
mots  grecs  fj'j'xyjjc,  et  u-'À/^mm,  iJ  est  brcvis  gladius,  Harpe,  Ensis  falca- 
tus  ».  Cette  étymologie  fantaisiste  a  longtemps  joui  d'une  réputation 
imméritée.  Répétée  par  Henri  Estienne  (dans  sa  «  Prccellence  »),  par 
Claude  P'auchet,  par  Nicot  et  Du  Cange,  elle  s'évanouit  devant  l'histo- 
rique du  mot,  dont  les  plus  anciennes  variantes  sont  bragamas  (1392) 
ou  bcrgamas  (iSqS).  Ce  n'est  qu'en  1446  qu'on  rencontre  la  forme  ra- 
belaisienne :  «  L'n  grant  coustel  d'AIlcmaigiie  nommé  braquemart.  » 

(2)  En  souvenir  de  Malchus,  le  serviteur  de  saint  Pierre  qui  eut 
l'oreille  coupée  et  «  auquel  depuis  on  a  osté  son  nom  pour  le  donnera 
une  sorte  de  glaive  »  (Henri  Estienne,  Apologie,  t.  H,  p.  140). 


ART  MILITAIRE  71 

et  dont  les  noms  remontent  antérieurement  à  lui  ou  appartien- 
nent au  début  du  xvi'  siècle  : 

Espée  bastai'de  (1.  1,  ch.  xxiii),  dague  portée  sur  les  reins 
par  les  Lansquenets,  large  et  bien  tranchante,  servant  à  frapper 
d'estoc  et  détaille,  dite  aussi  ef^pée  lansqueaette(\.  I,  ch.  xxxv). 
On  nommait  alors  haatardeaii  un  petit  couteau  juxtaposé  sur  la 
gaine  d'une  dague. 

Ëspée  à  deux  mains  (l.  1,  ch.  xxiii),  arme  des  Suisses,  épée 
très  longue  et  très  forte  et  dont  la  poignée  se  saisissait  avec  les 
deux  mains.  Dans  la  «  monstre  »  du  Mistere  des  Apostres(i  536), 
Agrippart  et  les  deux  autres  ti/rans  portaient  trois  espécs  à 
deux  mains,  dont  la  poignée  était  garnie  de  drap  d'or  frisé. 

Espée  de  Vienne  (1.  I,  ch.  xlvi),  en  Dauphiné,  ville  an- 
ciennement réputée  pour  ses  fabriques  d'armes.  La  Chronique 
des  Ducs  de  Normandie  (i  190)  mentionne  déjà  le  brans  Vianeis, 
et  Foulque  de  Candie  (vers  1223),  le  bon  bran  Viennois  (voj-. 
Gay,  p.  748). 

Espée  espagnole  (1.  I,  ch.  xxiii),  dite  aussi  Valentienne 
(1.  I,  ch.  viii),  longue  épée  à  lame  courte,  droite  et  plate,  ana- 
logue aux  rapières  des  Espagnols. 

Une  autre  variété  était  la  mandousiane  (1.  111,  Prol.),  sui- 
vant Cotgrave,  épée  large  et  courte  à  la  vieille  mode,  terme  at- 
testé antérieurement  (1527):  «  une  mandoucene  »  (Godefroy). 

2°  La  nomenclature  ancienne  de  la  lance  n'est  pas  moins  va- 
riée : 

Ase  gaye,  zagaie  (i),  nom  de  lance  qu'on  lit  sous  une  forme 
analogue  dans  Frolssart  (t.  IV,  p.  140):  «  Et  jettoient  li  Espa- 
gnol et  li  Genevois  qui  estoient  en  ces  gros  vaissiaux  d'amont 
gros  barriaux  de  fer  et  archigaies  ».  Une  lettre  de  rémission  de 
14 14  (citée  dans  Gay)  donne  «  une  harsegaye  ou  demi  lance  », 
et  Monluc  cite  encore  cette  forme  (t.  I,  p.  50)  :  «  En  ce  temps 
là  [1523]  les  Espagnols  ne  portoient  qu'arce^'  gages,  longues, 
ferrées  aux  deux  boutz  ». 

Corseque,  lance  des  fantassins  corses  :  c'était  une  javeline  munie 
d'un  dard  et  de  deux  oreillons  (1.  IV,  ch.  xxxiv).  Le  nom  est 
celui  du  pays  appelé  anciennement  «  l'isle  des  Corsecques  (2)  ». 

(i)  Ce  nom  nous  est  venu  des  Espagnols  (de  l'arabe  berbère  a^-^ci- 
gaya,  pointe  de  lance),  d'où  l'ital.  ^agaglia,  qui,  à  son  tour,  nous  a 
donné  la  forme  moderne  pagaie. 

(2)  Après  Rabelais,  on  préféra  la  forme  italienne  carsesque,  qu'on  lit 
dans  Nicot  et  Brantôme. 


72  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

Guizavine  OU  gi^arme,  l'une  et  l'autre  formes  anciennes  (xii*- 
XI n'  siècle),  arme  d'hast  composée  d'un  tranchant  long,  re- 
courbé, et  d'une  pointe  droite,  d'estoc. 

Hallebarde  (1.  1,  ch.  xxiii),  apparaît  en  France  au  xv°  siè- 
cle, introduite  par  les  Suisses  ou  les  Lansquenets  :  «  Pour  le 
regard  dQ.s  Hallebardes,  elles  sont  plus  récentes,  comme  je  croy, 
et  venues  d'Allemagne  ou  de  Sou5's3e  »,  remarque  Claude  Fau- 
chet  (fol.  530  v°). 

Pajjut,  sorte  de  lance,  nom  qu'on  lit  dans  Froissart  sous  cette 
forme  ou  sous  celle  à'espajjut  (t.  11,  p.  221)  :  «  Ils  avoient  ha- 
ces  et  espaff'us  {vds\dSi\.Q.,  pajju^)  et  gros  basions  ferrés  à  pic- 
quet  ». 

Partisane  ou  pertaisane,  forte  pique  à  fer  droit  et  à  deux 
tranchants.  Le  nom  de  cette  lance  est  venu  d'Italie  au 
xv'  siècle. 

Volaine,  serpe  à  long  manche  et  arme  en  forme.de  serpe, 
terme  attesté,  avec  le  premier  sens,  dans  une  lettre  de  grâce 
de  1452  (Du  Gange):  «  une  sarpe  appelée  volaine  », 

Ajoutons  :  espieu  bolonnois,  épieu  boulonnais;  fourche  fiere, 
fourche  de  fer,  et  vouge,  arme  dont  le  fer  était  monté  sur  une 
longue  hampe,  en  usage  dès  le  xv"=  siècle. 

3.  —  Armes  de  jet. 

Rabelais  connaît  plusieurs  variétés  d'armes  de  jet  : 

Arbaleste,  arbalète,  arme  composée  d'un  arc  et  d'un  fût  ou 
noix  avec  la  détente  (1.  II,  ch.  xxvi).  L'arbaleste  de  passe 
(l.  I,  ch.  xxiii),  très  grande,  était  souvent  montée  sur  un  vé- 
ritable affût  qui  se  bandait  avec  un  moufle  et  même  avec  un 
treuil  (i). 

Les  traits  ou  flèches  d'arbalète  portaient  le  nom  de  raillons 
ou  viretôns. 

Arc,  dont  notre  auteur  mentionne  ces  deux  variétés  : 

(1)  Claude  Fauchet  en  donne  cette  description  :  «  Arbalesies  de  passe, 
lesquelles  avoient  l'arc  de  12  à  i5  pieds  de  long,  arresté  sur  un  arbre 
(ainsi  appellait  on  la  longue  pièce  où  tcnoit  l'arc)  long  à  proportion  con- 
venable, pour  le  moins  large  d'un  pied,  et  creuse  d'un  canal  pour  y  met- 
tre un  javelot  de  5  ou  6  pieds  de  long,  ferré...  Et  à  l'aide  d'un  tour 
manié  par  un  ou  deux  ou  quatre  hommes,  selon  la  grandeur,  on  ban- 
doit  ce  grand  arc  pour  lascher  le  javelot,  qui  bien  souvent  perçoit 
trois  ou  quatre  hommes  d'un  sco!  coup  ». 


ART  MILITAIRE  73 

Arc  à  jallet  (1.  IV,  ch.  xxx),  qui  lançait  des  galets  ou  des 
cailloux  ronds.  Le  nom  se  lit  dans  Guillaume  Coquillart,  à  pro- 
pos de  tetins  (t.  I,  p.  88)  : 

Tenduz  comme  un  arc  à  jalet... 

Arc  iurquois  (l.  1,  ch.  ii),  arc  emprunté  aux  Turcs,  aux 
branches  en  os  ou  en  corne  réunies  par  un  ressort  d'acier.  Ap- 
pellation fréquente  dans  les  romans  de  chevalerie. 

Ilacquebuite,  arquebuse,  arme  à  feu  de  la  longueur  d'un  fu- 
sil (1.  I,  ch.  XLiv).  Elle  succède  à  l'arbalète,  comme  celle-ci 
cède  la  place  à  l'arquebuse  (i).  Le  nom  apparaît  dans  la  der- 
nière moitié  du  xv"  siècle  (2),  introduit  par  les  Suisses  {Hacken- 
buclise,  boîte  à  croc)  et  resta  en  vigueur  au  siècle  suivant,  lors- 
qu'il vint  en  conflit  avec  la  forme  parallèle  arcquebuse, 
d'origine  italienne.  Les  deux  variantes  alternent  quelque  temps 
(comme  dans  Rabelais)  et  la  dernière  l'emporte  définitivement. 
En  1545,  un  traité  d'Ambroise  Paré  porte  le  titre  :  «  Les  Playes 
faictes  par  hacquebutes  »  (3),  qui  devient  liarquebuses  dans 
l'édition  des  Œuvres  de  r575.  Et  l'auteur  ajoute  cette  remar- 
que: «  Le  frunçois  harquebuse,  mot  tiré  des  Italiens,  à  cause  du 
trou  par  lequel  le  feu  du  bassinet  entre  avant  dans  le  canon  ». 
D'autre  part,  Claude  Fauchet  rapporte,  fol.  530  v°  :  «  Cest  ins- 
trument s'appelle  depuis  Haquebute  et  maintenant  a  pris  le 
nom  de  Harquebu^e,  que  ceux  qui  pensent  le  nom  estre  Italien, 
luy  ont  donné  comme  qui  diroit  arc  à  trou  que  les  Italiens  ap- 
pelle buj^o  »  (4). 

Crenequin  (1.  IV,  ch.  xxx),  cranequin,  arbalète  qui  se  ban- 
dait au  moyen  d'une  mécanique  postiche  portée  par  le  soldat  à 
sa  ceinture.  Les  Mémoires  d'Olivier  de  la  Marche  (p.  376)  font 
mention  de  «  haubergeons  et  crannequins  faits  en  Nuremberg  ». 

(1)  Cette  dernière  fut  remplace'e  par  le  mousqueton.  Cf.  Brantôme 
(t.  I,  p.  io3)  :  «  Des  mousquets  qu'on  appelloit  des  harquebii![es  à  croc  ». 

(2)  On  le  lit  dans  Commynes  (1.  VIII,  ch.  vu)  :  «  Trois  cens  Alemans 
qui  avoient  moult  largement  de  coulevrines,  et  leur  portoit  on  beau- 
coup de  haquebutes  à  cheval  ». 

(3)  Noël  du  Fail  a  également  noté  ce  changement  formel  du  mot, 
dans  le  xxii*  des  Discours  d'Eutrapcl:  «  Dedans  et  en  grande  fenestre 
sur  la  cheminée  trois  hacquebutes  —  c'est  pitié,  il  faut  à  ceste  heure 
[i585]  dire  harquebuses  ». 

(4)  C'est  là  une  étymologie  populaire,  la  finale  de  l'italien  archibuso 
reflétant  simplement  celle  de  l'allemand  Hackenbïïchse  et  n'ayant  en  fait 
rien  de  commun  avec  l'homonyme  italien  buso,  trou. 


74  CONTACT  A\EC  L'ITALIE 


Artillerie. 


Rabelais  met  en  opposition  l'invention  de  l'imprimerie,  «  d'ins- 
piration divine  »,  avec  celle  de  l'artillerie,  venue  «  par  suerges- 
tion  diabolicque  »  (1.  II,  ch.  viii).  Cette  appréciation  est  générale 
au  xvi'  siècle  (i). 

Les  noms  que  portent  ces  engins  font  encore  plus  ressortir  leur 
caractère  meurtrier  (2). 

Rabelais  nous  donne  de  ces  armes  à  longue  portée  un  tableau 

(i)  Il  suffira  d'en  citer  deux  témoignages  : 

Henri  Estienne  {Apologie,  t.  I.  p.  53;):  «  Nous  voyons  les  instru- 
mens  propres  à  ce  malheureux  mestier  non  seulement  avoir  esté  inven- 
tez bien  peu  devant  nostre  temps,  mais  à  présent  estre  de  jour  en  jour 
comme  renouvelez  par  nouveaux  artitices.  Car  en  faveur  de  qui  princi- 
palement le  diable,  desguisé  en  moine,  auroit  il  inventé  les  bastoijs  à  feu 
(qu'on  appelle)  sinon  en  faveur  des  brigans  et  des  voleurs?  » 

Monluc  {Commentaires,  t.  I,  p.  52)  :  «  Il  faut  notter  que  la  trouppe 
que  j'avois  n'cstoient  que  tous  arbalestriers,  car  encore  en  ce  temps  là 
(i523)  n'y  avoit  point  de  harquebu^erie  parmy  nostre  nation.  Seule- 
ment pouvoit  avoir  trois  ans  quatre  jours  que  six  arquebitsiers  gascons 
s'estoient  venuz  rendre  de  notre  cousté...  Que  pleust  à  Dieu  que  ce 
malheureux  instrument  n'eust  jamais  esté  inventé,  je  n'en  porterois  les 
marques...  et  tant  de  braves  et  vaillans  hommes  ne  fussent  mortz  de  la 
main  le  plus  souvent  des  plus  poltrons  et  plus  lasches,  qui  n'oseroient 
regarder  au  visage  celuy  que  de  loin  ilz  renversent  de  leurs  malheureu- 
ses balles  par  terre.  Mais  ce  sont  des  artifices  de  diable  pour  nous  faire 
entretuer.  » 

(2)  Ambroise  Paré  s'exprime  ainsi  dans  la  préface  de  son  traité  sur 
les  Playes  faictes  par  hacquebutes  (i575)  : 

«  Geste  machine  —  le  premier  canon  de  fer  de  1573  —  a  esté  pre- 
mièrement appelé  bombarde,  à  cause  du  bruit  qu'elle  fait...  Depuis... 
sont  venus  ces  horribles  monstres  de  Canons  doubles,  Bastardes,  Mos~ 
quets,  Passe-volans,  et  ces  furieuses  bestes  de  Couleuvrines,  Serpentines, 
Basilisques,  Sacres,  Faucons,  Fauconneaux...  et  autres  infinies  espèces, 
toutes  de  divers  noms,  non  seulement  tirés  et  prins  de  leurs  figures  et 
qualités,  mais  bien  d'avantage  de  leurs  effets  et  cruauté.  l£n  quoy  certes 
se  sont  monstres  sages,  et  bien  entendus  en  la  chose,  ceux  qui  pre- 
mièrement leur  ont  imposé  tels  noms,  qui  sont  prins  non  seulement  des 
animaux  les  plus  ravissans,  comble  des  sacres  et  faucons,  mais  aussi 
des  plus  pernicieux  et  ennemis  du  genre  humain,  comme  des  scrpens, 
couleuvres  et  basilisques,  pour  monstrcr  que  telles  machines  guerrières 
n'ont  autre  visage,  et  n'ont  esté  inventées  à  autre  fin  et  intention,  que 
pour  ravir  promptement  et  cruellement  la  vie  aux  hommes  :  et  que  les 
vovans  seulement  nommer,  nous  les  eussions  en  horreur  et  dciesta- 
tion  ». 


ART  MILITAIRE  7' 

à  peu  près  complet,  à  l'occasion  de  l'effectif  de  l'artillerie  de  Pic- 
rochole  (1.  I,  ch.  xxvi)  :  «  A  l'artillerie  fut  commis  le  grand 
escuyer  Toucquedillon,  en  laquelle  feurent  contées  neuf  cens  qua- 
torze grosses  pièces  de  bronze,  en  canons,  doubles  canons, 
baselicz,  serpentines,  couleuvrines,  bombardes,  faulcons,  passe - 
volans,  spiroles,  et  aultres  pièces  ». 

Cette  énumération  répond  exactement  à  celle  du  Tableau  de 
l'artillerie  française  de  1540  (mentionné  dans  Gay,  p.  77): 
a  Grande  basilique,  double  canon,  canon  serpentine,  grande 
couleuvrine,  faucon,  fauconneau».  Ce  dénombrement  est  accom- 
pagné du  poids  des  canons  et  des  projectiles. 

C'est  à  Messere  Gaster  que  Rabelais  attribue  l'invention  des 
pièces  à  feu  (1.  IV,  ch.  lxi)  :  «  Il  avoit  inventé  recentement  Ca- 
nons, Serpentines,  Couleuvrines,  Bombardes,  Basilics,  jectans 
boulletz  de  fer,  de  plomb,  de  bronze,  pezans  plus  que  grosses 
enclumes,  moyennant  une  composition  de  pouldre  horrifîcque, 
de  la  quelle  Nature  mesmes  s'est  esbahie,  et  s'est  confessée 
vaincue  par  art  ». 

Arrêtons-nous  aux  principaux  de  ces  termes  : 

Basilic,  pièce  de  fort  calibre,  dont  le  nom  est  ainsi  expliqué 
par  Claude  Fauchet  (fol.  530)  :  «  Lequel  engin,  pour  le  mal 
qu'il  faisoit  (pire  que  le  venin  des  serpens),  fut  nommé  serpen- 
tine et  basilic,  les  plus  longs  et  dommageables,  et  par  autres 
noms  diaboliques  ». 

Bombarde,  canon  à  bossages  ou  cercles,  en  usage  du  xiv'  à  la 
fin  du  xv'  siècle. 

Canon,  bouche  à  feu  dont  Rabelais  mentionne  deux  variétés  : 

Canon  à  fusée,  appelé  aussi  canon  à  main,  très  court  et 
adapté  au  bout  d'un  manche  de  bois  ou  d'une  tige  de  fer,  comme 
une  fusée  au  bout  de  sa  baguette. 

Canon  pevier  (1.  II,  ch.  11),  leçon  fautive  pour  perrier,  ca- 
non lançant  des  boulets  de  pierre,  projectiles  de  la  grosse  artil- 
lerie, appelés  anciennement  bedaines  (1.  IV,  ch.  xl). 

Espingarderie,  groupe  d'espingardes,  dont  parle  Claude 
Fauchet  (fol.  529J  :  «  Espingardes  et  instruments  volans  comme 
fondefles  ou  frondes  ». 

Serpentine,  pièce  plus  allongée  et  plus  faible,  tirant  des  bou- 
lets de  plomb. 


76  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 


5.  —  Milices. 

Les  noms  des  milices  en  usage  au  xvi'  siècle  remontent  éga- 
lement au  passé.  C'étaient,  en  premier  lieu,  les  Suisses  et  les 
Lansquenets  qui  formaient  l'infanterie  (1.  1,  ch.  xxxiii). 

Les  Suisses  furent  au  service  de  la  France  pendant  près  de 
quatre  siècles  (H44  à  1830).  Louis  XI  en  forma,  en  148 1,  un 
corps  d'élite  pour  remplacer  l'infanterie  des  Francs  archers. 
Charles  VIII  s'en  servit  dans  les  guerres  d'Italie;  François  I", 
après  les  avoir  défaits  à  Marignan,  les  reprit  à  sa  solde  en  1522  (i). 

Ils  usaient  de  la  hallebarde  à  longue  hampe  et  maniaient  avec 
dextérité  la  pique  de  dix-huit  pieds  de  bois  et  l'épée  à  deux 
mains. 

Les  Lansquenets,  mercenaires  allemands,  apparurent  en 
France  sous  Charles  YIII.  C'étaient  des  gens  venus  du  plat 
pays  (d'où  leur  nom),  en  opposition  aux  Suisses  qui  étaient 
montagnards.  Les  Lansquenets  avaient  adopté  la  même  organi- 
sation que  les  Suisses.  A  la  bataille  de  Marignan,  fatale  aux 
Suisses,  François  I"  eut  à  son  service  jusqu'à  26000  Lansque- 
nets. On  leur  est  redevable,  aux  uns  et  aux  autres,  de  l'introduc- 
tion de  la  hallebarde  et  de  la  haquebutte  ainsi  que  du  hallecret, 
les  deux  premiers  antérieurs  à  Rabelais,  le  dernier  du  début 
du  xvi"  siècle  (voy.  Gay). 

Le  hallecret  (1.  1,  ch.  ix)  était  un  léger  corselet,  couvert  de 
lames  en  fer  battu,  qui  serrait  le  buste  des  haquebuttiers.  Les 
variantes  du  mot,  halci'iq  (1536)  et  halkrik  (1540)  —  tous  deux 
dans  VHistorical  Dictionanj  de  Murray  —  renvoient  à  l'alle- 
mand Halski'arjen.,  col  du  cou. 

La  cavalerie  légère,  formée  de  Grecs  et  d'Albanais,  portait  le 
nom  d'Esti'adiots  (1.  IV,  ch.  xxxix),  du  vénitien  stradiotto,  sol- 
dat. Louis  XII  employa  ces  troupes  dans  son  expédition  d'Italie. 
Voici  la  description  qu'en  fait  Commynes  :  «  Ils  estoient  tous 
Grecs,  venus  des  places  que  les  Vénitiens  ont  en  Morée  et  devers 
Duras  (Durazzo),  vestus  à  pied  et  à  cheval  comme  les  Turcs,  sauf 
la  teste  où  ils  ne  portent  ceste  toile  qu'on  appelle  toliban  »  (2). 

Armés  à  la  légère,  ils  portaient  un  yatagan  que  notre  historien 

(i)  Voy.,  p(jur  plus  de  tlctails,  E.  Fieffé,  Histoire  des  troupes  étran- 
gères au  service  de  la  France,  Paris,  i853,  deux  vol. 
(2)  ICdition  Maindrot,  t.  I,  p.  257. 


ART  MILITAIRE  77 

désigne  par  cimeterre  (i).  Brantôme  en  parle  à  son  tour  (t.  II, 
p.  410)  :  «  On  s'aydoit  des  dicts  Albanais,  qui  ont  porté  à  nous 
la  forme  de  la  cavallerie  légère  et  la  méthode  de  faire  la  guerre 
comme  eux.  Les  Vénitiens  appelloient  les  leurs  estradiots...  Les 
Espagnole  appelloient  les  leurs  genetaires  ». 

Rabelais  ne  fait  pas  mention  des  Ecossais,  compagnie  d'élite  de 
la  maison  militaire  des  rois  de  France,  instituée  par  Charles  V 
en  1445.  Il  ignore  encore  les  Reltres,  corps  des  cavaliers  alle- 
mands au  service  de  la  France  dans  la  seconde  moitié  du  xvi'  siè- 
cle (sous  Henri  II),  en  1557. 

Toutes  ces  troupes  étaient  faites  de  mercenaires  étrangers, 
mais  elles  ont  été  précédées  par  les  corps  indigènes  des  : 

Francs- archers,  milice  villageoise  créée  sous  Charles  Vil  par 
lettres  royaulx  du  28  avril  1448  (supprimée  en  1488,  rétablie 
en  1521).  Ce  corps  était  formé  par  les  paroisses,  chacune  four- 
nissant un  homme  armé  qui  était  affranchi  de  tout  subside  (d'où 
le  nom).  Ils  rendirent  d'abord  des  services,  mais  finirent  par 
dégénérer  et  leur  lâcheté  passa  en  proverbe  (2). 

Francs-taupins,  nom  ironique  donné  par  les  nobles  aux 
Francs-archers  (proprement  mineurs).  La  «  Chanson  des  Francs 
archiers  et  des  Adventuriers  »,  de  1521,  attribue  ce  sobriquet 
aux  adventuriers  ou  soldats  volontaires  de  l'époque  : 

Mauvais  adventuriers, 

Vous  estes  bien  mutins 

De  haïr  francs  archiers, 

Les  nommant  francs  taulpins  (3)... 

Quant  diux  adventuriers  eux-mêmes,  souvent  genthilhommes 

(i)  Terme  attesté  dès  1453  (dans  Gay)  :  «  Targettes  et  saumeterre  qui 
est  espée  turque.  »  Rabelais  écrit  simeterre  et  cimeterre  (1.  V,  ch.  ix), 
ainsi  défini  par  Nicot:  «  Façon  d'espée  à  la  mode  Turquesque  ».  La 
forme  italienne  cymitarre  (scimitara,  dans  Pulci)  est  postérieurement 
attestée. 

(2)  U Archer  de  Bagnolet  (village  des  environs  de  Paris),  monologue 
attribué  à  Villon,  devint  vite  célèbre.  Rabelais  y  fait  allusion  à  propos 
de  Panurge  (1.  IV,  ch.  lv)  :  «  Car  je  ne  crains  rien  fors  les  dangiers. 
Je  le  dis  tousjours.  Aussi  disoit  le  Franc  archier  de  Baignolet  ».  Rappe- 
lons aussi  ce  titre  plaisant  d'un  des  ouvrages  de  la  Bibliothèque  de 
Saint-Victor  :  Strata^emata  Francarchieri  de  Bagnolet. 

(3)  Voici  ce  qu'en  dit  Bouchet  (Serées,  t.  IV,  p.  lob)  :  «  Ces  francs 
taupins  estoient  levez  du  peuple  le  plus  bas,  c'est  assavoir  des  rustiques 
et  gens  des  champs,  là  où  aujourd'hui  on  levé  les  gens  de  pied  de  toutes 
conditions  et  estats  qu'on  appelloit  n'a  pas  longtemps  advanturiers  ». 


^S  CONTACT  A\EC  L'ITALIE 

déchus,  Brantôme  décrit  ainsi  leurs  allures  débraillées  (t.  V, 
p.  303)  :  «  Les  Adoeniuriers  de  jadis  prenoient  plaisir  à  estre 
le  plus  mal  en  point  qu'ilz  pouvoient,  jusques  à  marcher  les 
jambes  nues  et  porter  leurs  chausses  à  la  sainture,  comme  j'ay 
dict  ;  d'autres  avoient  une  jambe  nue  et  l'autre  chaussée  à  la  bi- 
zarre ». 

Les  chevaux  légers  (1.  I,  ch.  xxvi)  désignaient  des  archers  à 
cheval,  cavaliers  montés  sur  des  courtauds  et  armés  à  la  légère. 
Le  terme  se  lit  à  la  fin  du  xv'  siècle  dans  Commynes. 

Enfin,  les  mortes  payes  (i)  étaient  des  soldats  invalides  pré- 
posés à  la  garde  des  places  {Pant.  Progn.,  ch.  v). 

Voilà  les  termes  que  l'ancien  et  le  moyen  français  ont  légués 
au  XVI*  siècle.  Mais  dès  le  début  de  la  Renaissance,  une  influence 
étrangère,  celle  de  l'Italie,  se  fait  sentir,  et  son  action  de  plus  en 
plus  intense  a  pour  efiet  de  transformer  ou  rénover  le  domaine 
militaire.  Nous  allons  en  suivre  les  traces  multiples  et  durables. 

II.  —  Influence  italienne. 

Les  expéditions  d'Italie  mirent  réellement  en  contact  intime 
deux  nations  et  deux  civilisations.  Cette  rencontre  fut  grosse 
de  conséquences  historiques  et  sociales.  La  vie  tout  entière  s'en 
ressentit,  dans  l'habitation  comme  dans  la  vie  mondaine,  dans 
l.i  société  comme  dans  les  arts.  Ce  fut  surtout  le  vocabulaire 
de  la  guerre  qui  subit  une  profonde  transformation. 

Nous  avons  montré  que  l'ancien  répertoire  militaire  subsistait 
encore  à  l'époque  de  Rabelais,  lorsque  l'influence  italienne  com- 
mença à  s'exercer.  Le  roman  rabelaisien  nous  ofire  à  la  fois  les 
vestiges  du  vieux  fond  national  et  les  nouvelles  acquisitions  ve- 
nues d'outre-monts.  On  y  assiste  à  la  fusion  des  deux  courants 
qui  se  croisent,  vivent  quelque  temps  côte  à  côte  et  finissent  par 
se  fondre  en  un  ensemble  unique.  Toutes  les  branches  de  l'art 
militaire  furent  h  cette  époque  élargies  et  développées  ou  com- 
plètement rénovées.  Nous  allons  passer  en  revue  les  principales 

(i)  On  lit  le  nom  au  xv"  sicclc  dans  Guillaume  Coquillart,  et,  au 
xvi<!,  dans  Brantôme  (t.  I,  p.  244)  :  «  J'ay  ouy  conter  à  de  vieux  mortes 
ptyes  du  chasteau  de  Lusignan  ».  De  mCMTie  dans  La  Vefve,  comédie 
de  Larivcy,  1579,  acte  IV,  se.  1  :  «  I-:!lcs  [les  femmes]  font  comme  les 
morte  paycs^  qui,  pour  honorablement  rendre  la  place,  veullent  un  as- 
sault  ». 


ART  MILITAIRE  79 

de  ces  transformations,  qui  subsistent  pour  la  plupart  clans  la 
langue  moderne. 


I.  —  Orcanisation. 

En  1523,  François  1",  pour  renforcer  son  infanterie  de  mer- 
cenaires étrangers,  puisa  dans  les  milices  des  communes,  aux- 
quelles il  donna  le  nom  de  légion,  réminiscence  de  l'Antiquité 
en  pleine  Renaissance.  Ces  légions,  au  nombre  de  sept,  comp- 
taient chacune  6000  hommes. 

Vers  la  fin  du  règne,  l'infanterie  se  divisait  en  compagnies 
appelées  bandes  ou  enseignes,  chacune  ayant  pour  chef  un  ca- 
pitaine, trois  caporaux  ou  caps  d'escouade  et  dix  lancepes- 
sades. 

Ces  noms  de  chefs,  comme  guidon,  synonyme  d'enseigne, 
étaient  d'origine  récente  et  importés  d'Italie.  Rabelais  en  fait 
mention.  Panurge  appelle  Xenomanes  «  mon  caporal  »  (1.  IV, 
ch.  Lxiv)  et  ailleurs  on  lit  (1.  V,  ch.  xl)  :  «  Les  Satyres,  Capi- 
taines, Sergens  de  bandes.  Caps  d'escadre,  Corporals  »,  à  côté 
de  (1.  I,  ch.  xxvii):  «  ...  les  porte  guydons  et  enseignes  avaient 
mis  leurs  guidons  et  enseignes  l'orée  des  murs  ». 

Cette  nomenclature  nouvelle  mérite  quelques  éclaircissements. 

Capitaine,  reflet  italien,  à  côté  de  chevetaine  de  l'ancienne 
langue.  La  forme  queitaine,  que  cite  d'Aubigné,  est,  à  son 
tour,  un  reflet  provincial  (i). 

Caps  desquadre,  synonyme  de  caporal,  de  l'ital.  squadra, 
esquadre,  escouadre  et  escadron  (Oudin). 

Caporal  (1.  IV,  ch.  lxiv),  de  l'ital.  caporale,  à  côté  de  cor- 
poral  (1.  V,  ch.  xl),  que  Henri  Estienne  (2)  prétend  indigène, 
alors  que  le  mot  n'est  qu'une  forme  corrompue  (3). 

(i)  Henri  Estienne  mentionne  une  troisième  variante  {Dialof^ucs, 
t.  I,  p.  3go)  :  «  Ce  nom  de  Capitaine  a  esté  accoustré  en  trois  façons 
diverses.  Les  uns  en  ont  faict  Kaytaine  :  les  autres,  Keytaine  :  les  au- 
tres Kepitaines  :  faillans  moins  que  les  seconds,  et  autant  que  les  pre- 
miers ». 

(2)  Cf.  Dialogues,  t.  I,  p.  290  :  «  Nous  avons  bien  Corporal  qui  te- 
noit  encore  bon  :  et  avoit  opinion  qu'il  ne  seroit  point  chassé...  mais 
un  je  ne  sçay  quel  Caporal  vint...  et  peu  de  temps  après  la  place  de  ce 
Corporal,  qui  estoit  natif  du  pays,  fut  baillé  à  cest  estranger  Caporal  «. 
Cette  forme  corporal,  envisagé  comnie  chef  d'un  corps  de  garde,  se  lit 
dans  Monluc  et  Brantôme,  et  subsiste  dans  certains  patois  du  Centre. 

(3)  On  lit  dans  la  «  Chanson  contre  la  milice  bourgeoise  »  de  iSSz 


8o  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

Coronel,  colonel  (1.  IV,  ch.  xxxvii),  forme  dissimilée  (comme 
en  espagnol)  de  colonel  qu'on  lit  chez  Des  Periers  (nouv.  xin). 
Brantôme  relève  à  la  fois  la  date  récente  du  nom  et  son  ori- 
gine (i). 

Lancepessade  (2),  cavalier  démonté  que  l'on  mettait  dans 
l'infanterie  pour  y  remplir  les  fonctions  de  caporal  (1.  IV, 
ch.  xxi),  de  l'ital.  lansa  spc:^;îata,  lance  rompue.  Suivant  le 
Père  Daniel  (t.  II,  p.  71),  c'était  dans  l'origine  un  chcvau-léger 
qui,  à  la  suite  d'un  combat  honorable,  ayant  sa  lance  rompue 
ou  ayant  perdu  son  cheval,  passait  dans  l'infanterie. 

2.  —  Equitation.  "^ 

On  est  redevable  des  premiers  ouvrages  sur  l'équitation  et 
l'escrime  aux  Napolitains,  passés  maîtres  au  xvi'  siècle  dans  la 
matière,  et  dont  l'enseignement  développa  et  perfectionna  consi- 
dérablement ces  deux  arts  (3).  L'expression  à  la  vieille  esci'ime 
(1.  II,  ch.  xxix)  est  prise  en  opposition  avec  la  nouvelle  mé- 
thode propagée  par  les  Italiens,  autrenient  compliquée  et  subtile 
que  Vescremie  du  Moyen  Age,  celle-ci  au  sens  exclusivement 
militaire,  de  combat  ou  escarmouche  (j). 

Plus  profonde  encore  fut  leur  action  sur  tout  ce  qui  touche  à 

(Leroux  de  Lincy,  Chants  historiques,  t.  II,  p.  275)  :  Un  corporau  fait 
ses  préparatifs  Four  se  trouver  des  derniers  à  la  guerre... 

(i)  Cf.  t.  V,  p.  3oG  :  «  Pour  quant  aux  chefs  qui  leur  commandoient, 
ilz  ne  s'appelloient  parmy  nous  que  capitaines  simplement  :  car  le  nom 
de  couronnel  ny  de  maistre  de  camp  n'cstoit  point  encor  né  en  France  ». 

«  Couronnel,  celui  qui  est  le  principal  chef  de  l'infanterie  est  dict 
que,  tout  ainsi  qu'une  couUonne  est  ferme,  stable  et  sur  laquelle  on 
peut  assoir  ou  Ton  assoit  quelque  grande  pesanteur  et  l'appuye  on  fer- 
mement, aussy  celuy  principal  qui  commande  à  l'infanterie,  doit  estre 
ferme,  stable  et  principal  appuy  de  tous  les  soldatz,  soit  pour  les  com- 
mander, soit  pour  les  soubstenir,  comme  une  bonne,  belle  et  puissante 
coulonne,  à  laquelle  tous  les  soldats  doivent  tendre  et  viser,  et  s'y 
soubstenir  et  s'alfermir  ». 

(2)  5ous  la  forme  ansepcssadc,  le  nom  se  lit  chez  d'Aubigné,  et  Henri 
Estienne  en  parle  longuement  dans  sa  Prccellence. 

(3)  Le  dernier  ouvrage  de  ce  genre,  au  xvi*  siècle,  est  celui  de  Fedc- 
rigo  Grisone,  Arte  di  cavalcarc,  Napoli,  i55o,  in-4'.  C'est  par  l'intermé- 
diaire de  ce  genre  d'ouvrages  que  des  hispanismes  comme  alatjan  tos- 
tado,  alezan  briilc,  ont  passé  chez  Rabelais  (1.  I,  ch.  xii). 

(4)  Voy.,  à  ce  sujet,  Jusscrand,  Les  Sports  et  Jeux  d'exercices  dans 
l'ancienne  France^  p.  34O  et  335. 


ART  MILITAIRE  8l 

l'équitation.  Rabelais,  dans  le  ch.  xxiii  de  son  Gargantua^  expose 
avec  force  détails  cet  enseignement  nouveau  dans  1'  «  art  de  che- 
valerie »,  sous  la  direction  de  récu5'er  Gymnaste,  un  des  maî- 
tres de  Gargantua.  L^'élève  y  fait  des  progrès  étonnants  (i). 

De  là  une  nomenclature  abondante  touchant  le  cheval  et  les 
évolutions  équestres,  dans  laquelle  les  termes  de  l'Antiquité 
alternent  avec  ceux  de  l'Italie.  Les  chevaux  desultoires  de  Gar- 
gantua (souvenir  de  Pline)  sur  lesquels  il  avait  «  apprins  à  saul- 
ter  hastivement  d'un  cheval  sus  l'autre  sans  prendre  terre  »  voi- 
sinent avec  son  habileté  à  voltiger  (1.  I,  ch.  xii),  ce  dernier 
terme  venant  en  droite  ligne  des  maîtres  de  la  nouvelle  école  de 
chevalerie  ;  de  même  popi^er  y  figure  à  côté  de  fanfarer,  ainsi 
défini  par  Nicot  :  «  C'est  proprement  quand  ceulx  qui  veulent 
jouster,  se  monstrent  en  la  lice  avec  trompettes  et  clairons  ». 

3.  —  Fortification 

L'ancienne  langue  possédait  déjà  un  fonds  de  termes  spéciaux 
à  la  fortification  qu'on  lit  chez  Rabelais  :  barbacane  et  mâchi- 
coulis, vieux  mots  techniques  d'origine  méridionale  ;  les  faus- 
ses hrayes  et  les  moyneaulx  («  petits  moines  »),  m^étaphores 
populaires,  la  dernière  déjà  dans  Commynes  (2),  égalem^ent  fa- 
milière au  français  et  à  l'italien  {monacld,  comme  terme  de  for- 
tification). 

Cette  nomenclature  ancienne,  quoique  suffisamment  nourrie, 
a  été  renouvelée  et  enrichie  par  le  contact  ave:  l'Italie.  C'est  à 
cette  source  que  remontent  les  termes  suivants  qu'on  trouve 
en  très  grande  partie  groupés  dans  le  Prologue  du  Tiei's  livre: 

Bastion  (1.  V,  ch.  i),  de  l'ital.  bastione,  qui  a  remplacé  les 
tours  à  la  fin  du  règne  d'Henri  IL 

Casemate,  de  l'ital.  casamatta  qu'on  lit  vers  la  même  époque 

(i)  «Au  reguard  de  fanfarer.  et  faire  les  petits  papîsmes  sus  un  cheval, 
nul  ne  le  fit  mieulx  que  liiy.  Le  voltigeur  de  Ferrare  n'estoit  qu'un 
cinge  en  comparaison.  Singulièrement  estoit  apprins  à  saulter  hastive- 
ment d'un  cheval  sus  Pautre  sans  prendre  terre  (et  nommoit  on  ces 
chevaulx  desultoires),  et,  de  chascun  costé,  la  lance  au  poing,  monté  sans 
estrivieres  ;  et  sans  bride  guider  le  cheval  à  son  plaisir.  Car  telles 
choses  servent  à  discipline  militaire  ». 

{1)  Mémoires,  éd.  Maindrot,  t.  II,  p.  5i  :  «  Aussi  feist  faire  quatre 
moynneaulx,  tous  de  fer  bien  espois,  en  lieu  par  où  on  pourroit  tirer 
à  son  aise  ». 

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82  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

dans  Gruget  (1539)  :  «  Murailles  enrichies  de  tours,  bastions 
et  casemates  »  (i). 

Cavalier^  en  italien  cacaliere,  ouvrage  de  fortification,  terme 
qu'on  lit  dans  l'Histoire  Universelle  de  d'Aubigné  (t.  IV,  p.  8): 
«  La  charge  de  lever  un  cavalier  à  six  vingt  pas  du  coin  du 
fossé  ». 

Courtine,  fortification  joignant  deux  bastions  (de  l'ital.  cortina). 

Escarpe  et  contrescarpe,  de  l'ital.  scarpa,  escarpe  de  la  mu- 
raille, pente,  talus  (Oudin),  et  contrascarpa,  même  sens.  Les 
deux  termes  ont  également  été  utilisés  par  d'Aubigné  (t.  II, 
p.  334):  Une  barriquade  plantée  sur  la  contrescarpe  plus  haute 
que  son  escarpe  ». 

Gabion,  grand  panier  cylindrique,  de  l'ital.  gahhione,  propre- 
ment grande  cage:  «...  huit  ou  dix  gabions  en  rcnc  et  cinq 
pièces  d'artillerie  sur  roue  »  (Sciomachie). 

Parapet,  terme  ainsi  expliqué  par  Claude  Fauchet  (fol.  522, 
▼°)  :  «  Ces  créneaux,  unis  et  non  entrecoupez,  depuis  peu  de 
temps  ont  esté  nommez  Parapets,  d'un  nouvel  emprunt  des 
Italiens,  pour  ce  qu'ils  couvrent  et  parent  aux  coups  de  la  poi- 
trine qu'ils  appellent  petto  ». 

liaoelin  ou  recelin,  demi-lune,  de  l'ital.  ricellino,  même  sens. 

Henri  Estienne  a  énergiquement  protesté  contre  l'admission 
des  termes  de  cette  catégorie,  mais  son  argumentation  est  plutôt 
spécieuse  :  «  Des  deux  choses  l'une —  s'écrie-t-il  (2)  —  ou  qu'ils 
[les  Italiens]  se  vantent  nous  avoir  enseigné  l'art  de  la  guerre  et 
parallèlement  celui  des  fortifications,  ou  qu'ils  confessent  que, 
comme  nous  avons  bien  sccu  apprendre  l'un  et  l'autre  sans 
aller  à  leur  eschole,  aussi  nous  avons  eu  des  termes  propres, 
sans  les  aller  chercher  en  leur  pays  ». 

Certes,  l'ancienne  terminologie  propre  à  l'art  des  fortifications, 
encore  usuelle  jusque  vers  le  milieu  du  xvi*  siècle,  est  assez 
nourrie  ;  mais  elle  représente  encore  l'état  de  choses  du  Moyen 
Age,  alors  que  les  vocables  correspondants  apportés  d'outre- 
monts  désignent  autant  de  progrès  techniques  nouveaux. 

Ces  «  lurieux  mots  de  guerre  »  que  Philausone  lait  retentir 

(i)  Cité  par  Dclboulle,  dans  Revue  de  l'Hist.  litt.  de  la  France,  t.  VI, 
p.  296.  Ce  terme  italien  n'a  rien  de  commun  avec  l'homonyme  grec 
chasmates,  goulFrcs  (/^yTyMzv.),  employé  deux  fois  par  notre  auteur 
(1.  III,  Prol.,  et  1.   IV,' ch.  lxu). 

{2)  Précellence,  p.  344. 


ART  MILITAIRE  83 

aux  oreilles  «  aguerries  »  de  Celtophile  (i)  —  tels  que  scarpe  et 
contrescarpe,  parapet  et  casemate  —  avaient  donc  parfaitement 
leur  raison  d'être.  Et  Pasquier  lui-même  se  voit  obligé  d'en 
convenir  :  «  Et  de  malheur  aussi  quittasmes  nous  nos  vieux 
mots  de  fortification,  pour  emprunter  des  nouveaux  Italiens, 
parce  que  en  telles  afTaires  les  ingénieurs  d'Italie  sçavent  mieux 
débiter  leurs  denrées  que  nous  aultres  François  (2)  ». 

4.  —  Armes  et  armures. 

L'Italie  a  fourni  les  appellations  : 

Escoulpette,  escopette  (1.  IV,  ch.  xxni),  attestée  antérieure- 
ment (15 17)  sous  la  forme  eschopette,  à  côté  de  sciope,  coup  de 
fusil  (dans  la  Sciomachie)  :  en  italien,  schioppo,  bruit  que  fait 
l'arquebuse  ou  autre  canon  en  tirant  (Oudin). 

Espade,  épée  (1.  III,  ch.  xlii),  reflet  de  l'ital.  spada,  à  côté 
de  Spadassin,  nom  donné  à  un  des  généraux  de  Picrochole  et 
employé  comme  appellatif  chez  du  Fail  (3). 

Rançon,  de  l'ital.  roncone,  serpe  et  «  sorte  d'arme  à  fust  en 
forme  de  serpe,  proprement  une  vouge  »  (Oudin),  terme  qu'on 
lit  dans  Brantôme  (t.  III,  p.  254)  :  «  Les  soldats  bien  armez 
de  corselets,  de  morions,  de  cymeterres,  rançons,  pertuzanes  ». 

Sangdedé,  sandedé  (t.  V,  ch.  ix),  du  vénitien  cinque  deda, 
proprement  cinq  doigts,  large  dagasse  qu'on  fabriquait  à  Ve- 
nise ou  à  Vérone  (4). 

5.  —  Vocables  div  rs. 

Groupons  sous  cette  rubrique  les  termes  : 
Alerte,  que  Rabelais  écrit  à  Vherte:  «  le  Pilot...  commande 
tous  estre  à  Vherte  »  (1.  IV,  ch.  xvii),  de  l'ital.  star  alVerta, 

(i)  Dialogues,  t.  I,  p.  292. 

(2)  Recherches,  1.  VIII,  ch.  iii. 

(3)  Henri  Estienne  cite  cette  dernière  forme  sous  un  aspect  différent 
{Dialogues,  t.  I,  p.  46)  :  «  Rencontrer  ces  citadins  tant  mercadans 
qu'autres  qui  veulent  piaffer  et  faire  des  spadachins  devant  nos  yeux  ». 

(4)  «  Ces  sandedés  étaient  des  armes  de  parement,  des  armes  de 
chasse  ;  on  les  portait  à  la  ville,  suspendues  à  la  ceinture  dans  des  four- 
reaux de  cuir  gauffré,  estampé,  ciselé  avec  la  plus  grande  délicatesse  n 
(Maindron,  p.  217).  Oudin  définit  le  cinque  dita  «  espée  courte  à  la 
vénitienne.  Mot  dit  par  raillerie  ». 


84  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

estre   alerte,    estre    au   guet,    prendre   garde  à   son  fait  (Ou- 
din)(i). 

Attaquer,  dans  la  Sciomachie  :  «  ...  alors  fut  l'escarmouche 
attaquée  des  uns  parmy  les  autres  en  braveté  honorable  ». 
Ce  terme  n'apparaît  plus  tard  que  dans  Ronsard  :  en  italien, 
attacare  {la  guerra),  commencer  la  guerre.  Voici  ce  qu'en 
dit  ?Ienri  Estienne:  «Ce  mot  attaquer,  participe  du  françois 
attacher  (qui  est  le  vray  mot  du  nayf)  et  de  l'italien  atta- 
car...  Les  courtisans  trouvent  plus  beau  attaquer  que  atta- 
cher »  (2). 

Ce  dernier  est  parfois  employé  avec  le  sens  d'attaquer  au 
xvi"  siècle  (voy.  Littré).  Pasquier  en  prend  également  la  dé- 
fense: «  Xous  avons  quitté  plusieurs  mots  françois  qui  nous 
estoient  très  naturels  pour  enter  dessus  des  bastards,  car 
de  chevalerie  nous  en  avons  faict  cavalerie...  embusche,  em- 
buscade, attacher  l'escarmouche,  attaquer  »  (3). 

Embuscade  (1.  IV,  ch.  xxxvi),  de  l'ital.  imboscata,  méta- 
phore tirée  de  la  chasse.  Pasquier  voit  des  «  bastards  »  dans  ce 
terme  et  dans  le  précédent. 

Escorte,  de  l'ital.  scoria,  avec  le  sens  militaire  dans  le  Ma- 
nuscrit du  V  livre,  ch.  xxxii  :  «  C'esloient  Lanternes  du  ^:uct, 
lesquelles  ici  faisoient  escorte  à  quelques  Lanternes  estran- 
gieres...  » 

Flanqueger,  flanquer,  ital.  Jîancheggiare,  emploi  burlesque 
chez  Rabelais  (1.  IV,  ch.  xxxvi). 

Improviste  {à  l'),  expression  qu'on  lit  dans  le  Tiers  livre 
(ch.  XXI II)  :  «  ...  reçoivent  coups  d'espce  à  l' improviste  ».  Blâ- 
mée plus  tard  par  Henri  lislienae  comme  une  superfétation  du 
français  à  l'impourou,  elle  linit  par  triompher  définitivement: 
«  Amyot  dit  toujours  à  Vimpourvu,  mais  à  l'improoiste,  quoi- 

(i)  Montaigne  écrit  5t'  tenir  à  l'airie  (1.  I,  ch.  xix)  et  La  Fontaine 
dit  encore  «  se  tenir  à  l'erte  »  (1.  VIII,  fable  xxii).  Odct  de  Lanoue 
explique  ainsi  cette  locution  soldatesque  {i5g6)  :  «  A  Vertu.  Tcnei[-vous 
à  l'erte  (dit-on  aux  soldats),  c'est-à-dire  préparez-vous,  si  l'occasion  se 
présente,  faisant  bonne  garde  et  ce  qui  touche  le  devoir,  pour  n'estre 
attrapez  de  l'ennemi  au  despourvu  ». 

(2)  Dialogues,  t.   I,  p.   iSo. 

(3)  Recherches,  1.  VIII,  ch,  vu.  Du  Fait  l'cmpKjie  dès  1548  dans  ses 
liaiiucrncries  (ch.  11)  :  «  ...  deux  chiens  qui  ne  s'osans  attacher...  »  et, 
plus  tard,  dans  les  Discours  d'JùUrjpel  {ib^b),  ch.  xxxui  :  «  Ce  jeune 
marchant  qui  si  vivement  attacha  cl  se  moqua  d'Oclavius...  » 


ART  MILITAIRE  85 

que  pris  de  l'Italien,  est  tellement  naturalisé  l'rançois,  qu'il  est 
plus  élégant  qu'à  Vimpourvu  (i)  ». 

Matton,  pièce  d'artifice  en  forme  de  brique,  de  l'ital.  inattone, 
grosse  brique:  «  Du  chasteau  fut  tant  jette  des  maltons,  micrai- 
nes,  potz  et  lances  à  feu...  »  {Sciomacliie). 

Morlon  (1.  III,  Prol.),  casque  des  arquebusiers,  au  timbre 
élevé  et  comprimé  sur  les  côtes,  avec  crête  très  haute.  Cette 
forme  de  casque  apparaît  vers  le  niilieu  du  xvi''  siècle  ua  peu 
plus  tôt  en  Italie.  C'est  l'esp.  morione,  venu  par  l'intermédiaire 
de  l'Italie. 

Passeoolant,  canon  de  petit  calibre  ainsi  défini  par  Claude 
Fauchet  (fol.  530):  a  Passecolans,  les  plus  petits  [canons],  le- 
giers  ou  aisez  à  manier,  toutes  fois  montez  sus  roue  comme  les 
canons,  afin  de  plus  aisément  les  transporter  ».  En  italien, /)as- 
savolante  désigne  le  carreau  d'arbalète  et  une  pièce  d'artillerie 
(Oudin). 

Pennache,  de  l'ital.  pennacchio:  «  ...  bardes,  caparassons, 
pennaches,  panonceaux,    lances...  »    (Sciomachie). 

Plastron,  demi-cuirasse,  de  l'ital.  piastrone  (de  piastra, 
lame  de  fer,  plaque). 

Ea^e,  pièce  d'artifice,  de  l'ital.  ra^so,  ra3^on,  fusée. 

Sentinelle,  pendant  italien  de  patrouille,  l'un  et  l'autre  dans 
Rabelais,  le  premier  plus  fréquemment  que  le  dernier,  déri- 
vant de  patrouiller,  vQvhQ  d'origine  indigène  (2).  Les  synonymes 
néologiques  en  étaient  nombreux,  comme  l'observe  Henri  Es- 
tienne  (3),  et  Pasquier  en  relève  la  date  récente  (4). 

(i)  Vaugelas,  Remarques,  t.  II,  p.  54. 

(2)  Henri  Estienne  fait  à  tort  venir  patrouille  de  l'Italie  {Dialogues,  t.  II, 
p.  272)  :  «  Les  termes  de  la  guerre  dont  on  use  aujourd'hui  en  la  Cour 
et  ailleurs,  sont  venus  d'Italie  ;  mais  ils  ont  premièrement  passé  par  les 
mains,  ou  plustost  par  les  langues  des  escorcheurs.  Ils  disent  patouille 
ou  patrouille...  » 

(3)  Cf.  Dialogues,  t.  I,  p.  804  : 

Philausone.  —  Quelques  uns  disent  Faire  faction,  quand  il  est  ques- 
tion de  faire  la  garde,  soit  sentinelle  ou  ronde... 

Celtophile.  —  Vous  ne  prenez  pas  garde  quand  vous  me  dites  Sen- 
tinelle ou  Ronde,  que  vous  m'exposez  des  mots  nouveaux  par  autres  qui 
sont  pareillement  nouveaux». 

(4)  Cf.  Recherches,  1.  VIII,  ch.  m  :  «  Dans  le  livre  de  La  Disci- 
pline militaire  de  Guill.  de  Langcy,  vous  ne  trouverez  ni  corps  de  garde, 
ni  sentinelle;  ains  au  lieu  du  premier,  il  l'appelle  le  guet,  et  le  second, 
estre  aux  escoutes.  Ces  deux,  qui  estoient  de  tresgrande  et  vraye  si- 
gnification, se  sont  eschangez  en  corps  de  garde  et  sentinelle  ;  et  nom- 


86  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

Stratagème,  d'après  l'ital.  stratagemma,  ruse  de  guerre  (en 
latin,  strategema),  terme  «  qui  depuis  quelque  temps  a  trouvé 
lieu  au  langage  François  »  (i).  Rabelais  est  le  premier  auteur 
qui  s'en  soit  servi  sous  cette  forme  (l.  II,  ch.  xxiv):  «  Je  sçay 
tous  les  titratagemates  (2)  et  prouesses  des  vaillans  capitaines 
et  champions  du  temps  passé  ». 

Il  faudrait  ajouter  les  verbes  :  escamper,  saccager,  etc. 

Notons  finalement  que  le  terme  italien  s'est  parfois  substitué 
au  vocable  indigène  antérieur  (par  exemple,  arquebuse  à  hacque- 
butte)  ou  l'a  mis  en  discrédit.  C'est  ainsi  que  soudart  a  un  sens 
favorable  jusqu'au  milieu  du  xvi'  siècle,  équivalent  du  latin  miles 
(comme  le  traduit  encore  Robert  Estienne  en  1539),  et  les 
écrivains  de  l'époque  n'en  connaissent  pas  d'autres  (0.  Rabe- 
lais en  premier  lieu.  De  même,  chez  Marot,  Des  Periers  (4)  et 
du  Fail.  Amyot,  dans  ses  Vies,  ne  fait  encore  usage  que  de  sou- 
dart (5).  Ce  n'est  que  dans  la  seconde  moitié  du  xvi'  siècle  que 
l'italien  soldato  l'emporte  sur  le  vieux  soudard,  et,  le  rejetant 
dans  l'ombre,  en  prend  définitivement  la  place  (6). 

Les  termes  de  guerre,  importés  d'Italie  au  début  et  au  cours 
du  xvi'  siècle ,  représentent  —  on  le  voit  —  un  ensemble,  dont  l'im- 
portance numérique  et  la  portée  frappèrent  les  contemporains. 
Ceux-ci  ne  virent  dans  les  nouveaux  venus  qu'autant  d'intrus, 
regrettèrent  les  bons  vieux  mots  et  s'élevèrent  avec  véhémence 
contre  le  flot  envahisseur.  Erudits  et  historiens  s'efforcèrent  de 

mement  le  mot  (Tescoute  estoit  plus  significatif  que  celui  de  sentinelle^ 
dont  nous  usons  ». 
(i)  Henri   Estienne,  Apologie,  t.  I,  p.  280. 

(2)  Pluriel  d'après  le  latin,  langue  dans  laquelle  notre  auteur  avait 
écrit  sur  la  matière.  Voy.  ci-dessus,  p.  65. 

(3)  «  Au  départir,  remercia  gracieusement  tous  les  soudars  de  ses  lé- 
gions, qui  avoient  esté  à  ceste  defaicte  :  et  les  renvoya  hyverner  en 
leurs  stations  et  garnisons»  (1,  I,  ch.  li).  — «Tous  gendarmes,  estradiotz, 
soutdars  et  piétons  du  monde  »  (1.  IV,  ch.  ixxix). 

(4)  Voy.  à  ce  sujet,  Rev.  du  XVI"  siècle,  t.   III,  p.  S6-5j. 

(5)  Cf.  Sturel,  Jacques  Amyot,  traducteur,  p.  38i  à  382. 
(Tj)  Deux  textes  suffiront  : 

Guillaume  Bouchet  (Serées,  t.  IV,  p.  106)  :  «  SoldiUs...  les  gens  de  pied 
de  toutes  conditions  et  estats,  qu'on  appelloit  n'a  pas  longtemps  Adventu- 
riers...,  et  Soldats  maintenant,  à  la  mode  des  Romains  et  Italiens  ». 

firantôme  ((Kuvres,  t.  V,  p.  3otî)  :  «  Depuis,  tous  ces  noms  [soudoyers, 
pillards]  se  sont  perdus  et  se  sont  convertis  en  ce  beau  nom  de  soldat^.^ 
à  cause  de  la  solde  qu'ilz  tirent  ». 


ART  MILITAIRE  87 

réagir,  en  condamnant  en  bloc  les  termes  nouveaux,  dont  ils 
contestèrent  la  nécessité  et  la  légitimité.  A  la  tête  de  ces  pro- 
testataires se  place  le  philologue  le  plus  insigne  de  l'époque, 
Henri  Estienne,  qui,  dans  toute  une  série  d'ouvrages  (i),  s'est 
proposé  de  combattre  le  courant. 

Certes,  les  termes  militaires  ne  reflétaient  qu'un  aspect  de 
l'italianisme,  dont  les  effets  s'étaient  également  manifestés  dans 
d'autres  domaines  sociaux  et  techniques  ;  mais  ces  vocables  de 
guerre  n'en  restaient  pas  moins,  par  le  nombre  et  l'intensité,  le 
côté  le  plus  sensible  de  l'invasion  ultramontaine.  Aussi  appel- 
lèrent-ils  particulièrement  l'attention,  et  Henri  Estienne  redou- 
bla d'efforts  pour  en  arrêter  l'infiltration.  Il  était  pénétré  de 
l'illusion  des  grammairiens  de  tous  les  temps,  qui  se  croient  à 
même  d'activer  les  ressources  d'enrichissement  d'une  langue  ou 
d'en  réduire  le  développement  prétendu  anormal.  Il  s'attaqua 
ainsi  avec  plus  d'ardeur  que  de  justesse  à  l'italianisme. 

Son  argument  capital,  déjà  énoncé  dans  la  Conformité (i  1^6^), 
est  celui  des  «  mauvais  mesnagers  qui  pour  avoir  plustost 
faict,  empruntent  de  leurs  voisins  ce  qu'ils  trouveroyent  chez 
eux,  s'ils  vouloj^ent  prendre  la  peine  de  le  cercher.  »  —  «  En- 
cores  (ajoute-t-il)  faisons-nous  souvent  bien  pis,  quand  nous 
laissons,  sans  sçavoir  pourquoy,  les  mots  qui  sont  de  nostre 
creu,  et  que  nous  avons  en  main,  pour  nous  servir  de  ceux  que 
nous  avons  ramassez  d'ailleurs  ». 

Cet  argument  qu'Henri  Estienne  n'est  pas  seul  à  invoquer 
contre  l'italianisme  au  xvi'  siècle  prouve  que  ni  lui  ni  ses  con- 
temporains n'envisageaient  le  fond  du  débat,  c'est-à-dire  les 
conséquences  inévitables  résultant  du  contact  entre  deux  civi- 
lisations de  valeur  inégale.  Les  cas  ce  simples  substitutions 
verbales  sont  fort  restreints,  et  le  temps  a  opéré  les  rejets  né- 
cessaires, soit  en  éliminant  un  des  concurrents  {bigearre  et 
bUarre),  soit  en  nuançant  leur  signification  {soudard  et  soldat). 

D'autre  part,  Henri  Estienne  fait  remonter  aux  courtisans  non 
seulement  les  vocables  éphémères,  produits  de  la  mode  et  de 
l'imitation  et  qui  ont  disparu  après  une  existence  passagère, 
mais  des  termes  techniques  de  guerre,  tels  qu'attaquer,  par 
exemple,  employé  déjà  trente  ans  auparavant  par  Rabelais 
«  Les  courtisans,  dit -il,  trouvent  plus   beau  attaquer   qu'a^- 


(i)  La  Conformité  du  François  avec  le  Grec  (i565),  les  Dialogues  du 
7iouveau  langage  François  italianisé  (iSyS)  et  la  Précellence  (i583). 


8S  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

tacher  ».  Et  la  postérité  a  ici  donné  raison  aux  courtisans,  con- 
tre le  grammairien. 

D'ailleurs  ni  Henri  Estienne  ni  Pasquier  n'ont  formulé  théo- 
riquement leurs  vues.  Ils  se  sont  bornés  à  faire  ressortir  la  super- 
fluité  de  certains  de  ces  mots  nouveaux.  De  même  du  Fail,  qui 
marche  sur  leurs  brisées,  a  condensé,  dans  le  xxxiii"  des  Contes 
(VEutrapel,  les  arguments  invoqués  par  ses  contemporains  con- 
tre l'italianisme  (i). 

11  faut  avouer  que  ce  débat,  plutôt  verbal  qu'historique,  était 
inspiré  d'un  sentiment  plus  patriotique  que  scientifique.  H 
manquait  à  ces  érudits  le  recul  dans  le  temps  pour  apprécier 
avec  justesse  l'opportunité  de  ce  courant  néologique  ainsi  que  la 
compréhension  des  résultats  de  ce  contact  entre  les  deux  gran- 
des civilisations  latines. 

.   D'ailleurs,  faute  d'une  connaissance  approfondie  du  passé, 
les  méprises  étaient  inévitables  : 

I''  Plusieurs  de  ces  termes  nouveaux  étaient  antérieurs  et 
n'avaient  rien  de  commun  avec  l'italianisme  :  Exemple,  armet^ 
qu'on  lit  déjà  dans  Froissart. 

2°  Le  nombre  des  doublets  franco-italiens  était  effective- 
ment fort  réduit  —  tels  :  embusche  et  embuscade,  soudard 
et  soldat  —  et  les  critiques  de  l'époque  voyaient  à  tort  dans 
les  italianismes  autant  de  superfétations  des  mots  de  l'ancienne 
langue. 


(i)((N'ay  encore  apprins  si  cela  est  bien  fait,  changer  et  invertir  les 
noms  de  nostre  pays,  pour  en  aller  emprunter  ailleurs  et  estre  notable 
signe  d'estre  mauvais  mesnager,  quérir  du  feu  chez  ses  voisins.  Et  de 
fait,  les  anciens  mots  et  naturels  des  arts  et  sciences  de  ce  pays  ont 
esté  chassez  de  leur  authorité  et  sièges  depuis  quelques  années,  et,  par 
un  secret  consentement  de  peuple,  changez  et  transmuez  en  certains  vo- 
cables estrangers,  qui  n'apportent  pas  grand  fruict,  ains  une  incons- 
tance et  légèreté...  Voyant  une  compagnie  de  gens  de  pied  assez  bien 
en  ordre,  dit  que  c'estoient  de  beaux  piétons  et  advanturiers,  mais  il 
luy  fut  tout  court  respondu,  que  c'cstoit  une  brave  fanterie  :  auquel  fut 
de  pareil  intcrcst  répliqué, /a«^7S5i';j5,  ou  infanterie.  Il  continua,  disant 
n'avoir  onc  veu  plus  belles  bundes,  où  il  luy  fut  dit  que  c'estoient  esca- 
dres et  regimens...  Jugea  scmblablemcnt  que  l'un  d'iceux  avoit  une 
belle  salade,  un  casquct,  un  bassinet,  un  cabasset  sur  sa  teste  :  à  quoy 
par  plus  de  neuf  fut  dit  morion.  l'echa  encore  plus  lourdement,  car 
d'un  heaume,  luy  fut  appris  un  arinet,  une  bourguignotte,  un  accous- 
tremcnt  de  teste  :  pour  le  plumail,  luy  fut  reproché  pcnnache  :  pour 
Capitaine,  Queylaine  :  Coronal,  Coilonel,  ou  Collumcl  :  pour  dizenicr, 
Caporal  :  Cinquantenicr,  Cap-d' escouade,  et  en  l'erreur,  Lanspessade». 


ART  MILITAIRE  §9 

3°  La  plupart  de  ces  termes  nouveaux  représentaient  des 
notions  nouvelles  et  des  progrès  dans  le  domaine  militaire  :  or- 
ganisation, équitation,  fortification,  etc.  C'étaient  donc  en  réalité 
des  acquisitions  opportunes  et  légitimes. 

Le  temps  a  depuis  opéré  le  triage  inévitable  et  n'a  laissé  sub- 
sister que  les  éléments  réellement  viables.  Or  ces  derniers 
l'emportent  dans  des  proportions  inattendues.  Un  des  récents 
biographes  d'Henri  Estienne  le  déclare  en  termes  formels  :  «  De 
55  mots  de  ces  termes  de  guerre,  cités  par  Henri  Estienne,  et 
qui  sont,  à  des  degrés  inégaux,  des  italianismes,  40  sont  res- 
tés dans  la  langue  moderne  (i)  », 

D'ailleurs,  dès  le  xvi'  siècle,  le  bon  sens  triompha  sur  un 
patriotisme  trop  étroit,  et  Estienne  Pasquier  ne  peut  s'empê- 
cher de  reconnaître  («  avec  regret  »)  ce  qu'il  y  avait  de  néces- 
saire dans  l'italianisme:  «  Et  à  mon  regret  diroi  cavalerie,  in- 
fanterie, enseigne  colonelle,  escadron,  au  lieu  des  chevalerie, 
piétons,  enseigne  coronale,  bataillon,  mais  pourtant  si  en  use- 
roi-je,  puisque  l'usage  commun  l'a  gagné,  contre  lequel  je  ne  se- 
rai jamais  d'advis  que  l'on  se  heurte  (2)  ». 

Nous  sommes  ainsi  aujourd'hui  plus  à  même  d'apprécier  le 
rôle  et  la  portée  de  ce  courant  italianiste.  En  tout  état  de  cause, 
ce  mouvement  néologique  dénotait  un  véritable  enrichissement 
de  la  langue  et,  une  demi-douzaine  de  doublets  mise  à  part,  la 
grande  majorité  de  ces  termes  de  guerre  apportait,  avec  les  pro- 
grès de  l'art  militaire,  les  expressions  correspondantes.  En 
somme,  ce  courant  a  été  à  la  fois  opportun  et  légitime,  ré- 
sultat inévitable  du  contact  avec  une  civilisation  supérieure. 

III.  —  Prologue  du  «  Tiers  livre  ». 

Rabelais,  à  l'imitation  des  auteurs  de  Mystères  du  xv'  siè- 
cle, a  accumulé,  dans  le  Prologue  du  Tiers  livre,  des  termes  de 
guerre  infiniment  nombreux,  remontant  aux  vocabulaires  des 
époques  et  des  nations  les  plus  diverses.  Pour  obtenir  une 
nomenclature  aussi  exubérante,  il  a  puisé  à  toutes  les  sources  . 

1°  Mots  de  la  vieille  langue,  très  riche  en  détails  militaires 
encore  vivaces  au  xvi*  siècle. 

2°  Termes  de  guerre  venus  d'Italie  au  cours  du  xvi*  siècle  et 

(i)  Louis  Clément,  Henri  Estienne,  p.  338. 
(2)  Estienne  Pasquier,I,cr/;T5,  1.  II,  lettre  xii. 


ÇO  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

qui  étaient  déjà  plus  ou  moins  acclimatés  en  France  vers  1540, 
époque  où  fut  composé  le  Prologue  du  Tiers  livre. 

3°  Vocables  méridionaux,  peu  nombreux  mais  significatifs, 
dont  le  Prologue  ofl're  les  premiers  témoignages: 

Brassai,  brassard,  du  languedocien  brassai,  même  sens. 

Camisade  (liv.  IV,  ch.  xxxii)^  mot  ainsi  défini  par  Monet  (i636)  : 
((  Attaque  sur  l'ennemi  avant  l'aube,  eu  en  un  autre  temps  de  nuit, 
des  gens  armés  et  couverts  de  chemises  blanches  ou  autre  telle  es- 
toffe  pour  s'entre  connoistre  », 

Le  mot  reflète  le  gascon  camisado,  assaut  donné  en  chemise,  et 
non  pas  l'italien  incamisciata,  comme  on  l'admet  généralement.  Il 
est  fréquent  dans  .Monluc  (t.  II,  p.  3r6:  «  Nous  donnasmes  l'escalade 
tous  en  camisades  »)  qui,  pour  exprimer  «  tenter  une  surprise  »,  se 
sert  de  !a  {oznùon  forter  une  chemise  blanche  (i),  synonyme  de  (don- 
ner une  camisade  (t.  II,  p.  413)  :  «  Alors  je  luy  dis  en  secret  que  j'ai- 
lois  porter  une  chemise  blanche  à  monsieur  de  Caumout  au  pas- 
saigc  ». 

Ce  terme  est  raillé  par  du  Bellay  comme  mot  nouveau  (2),  et  Es- 
tienne  Pasquier  commet  un  véritable  anachronisme  en  s'en  servant 
à  propos  de  Childebert  (1.  V,  ch.  xxv)  :  «  Il  fust  arresté  par  la  ca- 
misade que  lui  bailla  sur  la  diane  la  reine  Fredegûnde  ». 

Cavalcadour,  chevaucheur,  et  spécialement  préposé  aux  chevaux 
de  main  (dans  la  Sciomachie),  terme  languedocien  (cavalcadour), 
et  non  pas  espagnol  {cabalgador),  comme  on  l'admet  habiiuelle- 
ment  (3). 

Migraine,  grenade  à  feu,  du  prov.  migrano,  grenade  (fruit). 

Passadou,  flèche  au  fer  triangulaire  et  plat  (1.  IV,  ch  lu),  du 
toulousain  passadou-,  flèche  (Doujat).  L'italien  dit  passadori,  traits, 
matrats,  quarreaux  d'arbalesie  (OuJin)   (4). 

Penard,  poignard  :  «  Cliascun  exerçoit  son  penard,  chascun  des- 
rouilioit  son  bracquemard  »,  du  langued.  penard,  môme  sens. 


(i)  Suivant  le  Père  Daniel,  pendant  les  guerres  d'Italie,  le  marquis  de 
Pescaire,  pour  surprendre  les  troupes  de  Bayart,  avait  ordonné  à  cha- 
que soldat  d'endosser  une  chemise  par  dessus  ses  armes  pour  les  dis- 
simuler. C'est  de  cette  ruse  de  guerre  que  viendrait  notre  locution. 

(2)  Voy.  Marty-Lavcaux,  La  Langue  Je  la  Pléiade,  t.  I,  p.   178. 

(3)  Ronsard  s'en  est  servi  après  Rabelais  {Œuvres,  t.  IV,  p.  293)  : 

O  fameux  Esciiyer, 
Cavalcadour  guerrier... 

(4)  Cf.  Garzoni,  La  Piaj^a  universalc,  i3t."o,  dise.  82  :  «  Arme  da  tirar 
con  mano  corne  ..  i  virctoni,  i  passadori,  con  quali  vcngono  i  passavo- 
lanti  ». 


ART  MILITAIRE  çi 

Vastadour,  pionnnier,  homme  qu'on  employait  à  ravager  le  terri- 
toire ennemi,  du  gascon  gastadou,  ravageur  (i), 

4°  Termes  appartenant  en  propre  à  Rabelais  et  dont  l'origine 
reste  à  préciser  : 

Brassier  (1.  I,  ch.  xxv)  désigne   peut-être  une  variété  de   fronde. 

Hannicroche,  arme  recourbée  en  bec  de  cane,  pendant  de  l'ancien 
appellatif /'ec  de  corbin.  Rabelais  en  a  tiré  le  dérivé  ennicroclié,  re- 
courbé, et  hanicrochement,  ce  dernier  ayant  déjà  chez  notre  auteur 
le  sens  figuré  moderne  d'à  accroc  ». 

Spirole,  petite  couleuvrine. 

Virolet,  sabre  au  tranchant  dentelé,  suivant  la  définition  qu'en 
donne  Cotgrave. 

Verse,  sorte  de  canon  (1.  IV,  ch.  m). 

5"  Quelques  souvenirs  livresques  puisés  dans  les  auteurs  clas- 
siques : 

Baliste  (Tiie-Live)  et  catapulte  (Vitruve),  à  côté  de  bélier  (1.  IV, 

ch.   LXl). 

Caliges,  sorte  de  brodequins  que  portaient  les  soldats  romains 
(Cicéron). 

Cataracte,  herse,  et  helepolide,  hélépole,  énorme  machine  de 
guerre  (Vitruve). 

Gland,  balle  de  plomb  ou  d'argile  (César,  Tacite). 

Phalarice  ou  phalarique,  flèche  incendiaire  (Tite-Live). 

Scorpion,  sorte  de  baliste  à  main  pour  lancer  des  pierres  et  des 
flèches  (Isidore). 

Ajoutons  :  naumachie  (2),  représentation  d'un  combat  naval  (Vel- 
leius  Paterculus),  etc. 

Ce  n'est  pas  tout.  Pour  exprimer  les  roulements  du  tonneau 
de  Diogène,  Rabelais  fait  usage  d'une  cinquantaine  de  verbes  à 
signification  technique,  tirés  des  arts  de  l'artilleur,  de  l'armu- 
rier, de  l'ingénieur,  véritable  kyrielle  verbale  qui  forme  la  con- 
trepartie des  termes  de  guerre  que  nous  venons  de  passer  en 
revue. 

Ainsi,  abstraction  faite  de  quelques  réminiscences  classiques 

(i)  La  forme  latinisée  rabelaisienne  revient  chez  Brantôme  (t.  II, 
p.  298)  :  «  Y  avoit  cent  quarante  grosses  bombardes...  vastadours  ou 
pionniers,  selon  nous  autres   d'aujourd'huy  ». 

(2)  Cf.  Rabelais,  Sciomachie  :  «  Sciomachie,  c'est-à-dire  un  simulacre 
et  représentation  de  bataille,  tant  par  eaue  que  par  terre  ».  —  «  La  nau- 
machie, c'est-à-dire  le  combat  par  eau...»  —  «  Les  chevaliers  vouloient 
faire  esprouver  leurs  vertus  en  monomachie,  c'est-à-dire  homme  à 
homme  contre  les  tenans.  » 


92  CONTACT  AVEC  L'ITALI!' 

destinées  simplement  à  faire  nombre,  nous  nous  trouvons  en  pré- 
sence d'éléments  encore  vivaces,  représentant  un  ensemble  com- 
plet de  la  nomenclature  militaire  de  l'époque.  La  plupart  des 
termes  de  guerre  de  l'ancienne  langue,  encore  en  usage  dans  la 
première  moitié  du  xvi'  siècle,  y  figurent,  comn-ie  nous  l'avons 
montré,  à  côté  des  nouveaux  termes  que  le  contact  avec  l'Italie 
avait  ajoutés  au  fond  indigène. 

Rabelais  est  le  premier  écrivain  de  la  Renaissance,  chez  lequel 
cet  héritage  du  passé  se  mélange  aux  acquisitions  d'outre-monts. 
Alors  qu'Henri  Estienne,  une  trentaine  d'années  plus  tard, 
traite  les  apports  de  l'italianisme  avec  une  ii-onie  lourde  et  une 
érudition  douteuse,  passant  condamnation  sur  l'ensemble  de  ce 
contact  ethnique,  l'auteur  de  Pantagruel,  avec  l'instinct  du  gé- 
nie, en  adopte  les  résultats  durables.  La  plupart  des  termes, 
attestés  tout  d'abord  dans  son  œuvre,  sont  défini Livement  restés 
dans  la  langue. 

Ajoutons  que  sous  le  rapport  de  la  terminologie  militaire, 
comme  sous  tant  d'autres,  le  grand  écrivain  fait  montre  d'une  lar- 
geur de  vues  et  d'une  curiosité  inlassables.  D'autres  ont  apprécié 
le  côté  technique  de  son  art  militaire,  de  sa  stratégie,  des  mou- 
vements et  des  opérations  de  guerre  qu'il  décrit  dans  son  li- 
vre. Nous  avons  tâché,  de  notre  côte,  de  montrer  que  l'expres- 
sion verbale,  dans  ce  domaine  militaire,  est  d'une  richesse  et 
d'une  variété  non  moins  étonnantes.  L'exactitude  la  plus  ri- 
goureuse égale,  ici  comme  ailleurs,  l'étendue  de  l'expérience,  la 
netteté  de  la  vision.  Rabelais  nous  a  laissé,  en  fait  d'art  militaire, 
un  ensemble  unique,  un  trésor  inépuisable,  digne  de  ceux  qu'il 
nous  a  fournis  pour  l'art  nautique  et  l'histoire  naturelle. 


CHAPITRE  III 
NAVIGATION 


L'intérêt  pour  les  choses  de  la  marine  se  révèle  dès  les  pre- 
mières pages  du  roman  rabelaisien,  dans  le  programme  d'édu- 
cation de  Gargantua  dressé  par  Ponocrate,  (1.  I,  cb.  xxiii)  : 
«  Puis  icelluy  basteau  tournoit,  gouvernoit,  menoit  hastive- 
ment,  lentement,  à  fil  d'eau,  contre  cours,  le  retenoit  en  pleine 
escluse,  d'une  main  le  guidoit,  de  l'autre  s'escrimoit  avec  un 
grand  aviron,  tendoit  le  vêle,  montoit  au  matz  par  les  traictz, 
couroit  sus  les  branquars,  adjustoit  la  boussole,  conîreventoit 
les  boulines,  bendoit  le  gouvernail  ». 

On  relève  dans  ce  passage  quelques  termes  techniques  indi- 
gènes, inconnus  par  ailleurs,  comme  trait^  au  sens  de  «  càb'c  » 
et  surtout  branquars  a  vergues  »,  proprement  grosses  bran- 
ches (i),  mot  que  Rabelais  avait  auparavant  appliqué,  ch.  xvi, 
aux  touffes  enchevêtrées  de  la  queue  de  l'énorme  jument,  que 
Fayolcs,  roi  de  Numidie,  avait  envoyée  d'Afrique  à  Grand- 
gousier, 

Rabelais  aura  appris  ces  termes  spéciaux  f<  au  port  d'Olone 
en  Thahnondoys  »  (ch.  xvi),  aujourd'hui  les  Sables  d'Olonne, 
dont  le  havre,  de  grande  importance  au  xvi^  siècle,  pouvait  rece- 
voir de  véritables  vaisseaux  et  qui  se  trouvait  à  proximité  de 
Fontenay  et  de  Alaillezais  (2),  où  il  passa  ses  années  de  moinage. 
Il  a  vu  peut-être  aussi  de  ses  propres  j-eux  le  navire  gigantes- 
que que  François  1"  fit  construire  au  Havre,  la  fameuse 
Françoise,  de  2000  tonnes,  qui  échoui  avant  d'avoir  pu  pren- 
dre la  nur,  car  il  fait  allusion  aux  câbles  «  de  la  grand  nauf 
Franço'jse  (3)  qui  est  au  port  de  Grâce  en  Normandie  »  (1.  II, 

(i)  Aujounl'hui,  dans  le  Bas-?,Iaine,  brancards  désignent  les  grandes 
balances  suspendues  avec  de  grosses  cordes  (Montesson). 

(2)Voy.  Rev.  Et.  Rab.,  t.  II,  p.  247-248. 

(3)  La  plupart  des  éditions  (Burgaud  des  Marets,  Moland,  etc.)  don- 
nent «  la  grand  navire  Françoise  ». 


94  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

ch.  iv),  c'est-à-dire  au  port  du  Havre  récemment  fondé  par  le 
grand  roi  (i). 

Le  vocabulaire  nautique  de  Rabelais,  encore  très  restreint  à 
cette  époque  de  sa  vie,  sera  considérablement  enrichi  par  ses  dé- 
placements ultérieurs  dans  le  Midi  de  la  France  et  surtout  par 
ses  voyages  répétés  en  Italie.  Quelques  termes  gréco-latins 
mis  à  part,  qui  gardent  d'ailleurs  leur  cachet  livresque,  sa  no- 
menclature est  puisée  aux  sources  mêmes,  aux  diflerents  ports 
qu'il  a  visités,  aux  matelots  qu'il  a  interrogés  et  fréquentés. 
C'est  ce  qui  explique  la  vie  qui  règne  d'un  bout  à  l'autre  du 
«  naviguaige  »,  le  réalisme  des  commandements  et  des  cris  de 
manœuvre,  des  injures  de  matelots.  Tels,  dans  la  Tempête  (2), 
le.s  ordres  brefs  et  formels  du  pilote  et  les  réponses  collectives 
des  gens  de  l'équipage  : 

Couraige,  enfans,  dist  le  pilot,  le  courant  est  refoncé.  —  Au  trin- 
quet de  gabie.  Inse,  inse.  —  Au  boulingues  de  coniremejanc.  —  Le 
cable  au  capestan.  —  Vire,  vire,  vire.  —  La  main  à  l'insail.  Inse, 
inse,  inse.  —  Plante  le  heaulme.  —  Tiens  fort  à  guarant.  —  Pare  les 
couetz.  —  Pare  les  escoutes.  —  Pare  les  bolines.  — Amure  bâbord.  — 
Le  heaulme  soubs  le  vent.  —  Casse  escoute  de  tribord,  filz  de  pu- 
tain (3).  —  Vicn  du  Lo.  —  I  res  et  plain.  —  Hault  la  barre.  — 
(llaulte  est,  respondoient  les  mateiotz).  Taille  vie.  —  Le  cap  au 
seuil.  —  Malettes  hau.  —  Que  l'on  coue  bonnette.  —  Inse,  inse. 

Suit  le  celeume  ou  chant  cadencé  des  matelots  pour  s'encou- 
rager à  ramer  : 

Je  n'en  daignerois  rien  craindre, 
Car  le  jour  est  feriau  : 
Nau,  nau,  nau. 

«  Cestuy  celeume,  dist  Epistemon,  n'est  hors  de  propous  et 
me  plaist.  Car  le  jour  est  feriau...  »  C'est  en  effet  le  refrain 
d'un  Noël  (-|),  cantique  d'allégresse  par  excellence. 

(i)  Ch.  de  La  Roncière,  Histoire  de  la  Marine  française,  t.  II, 
p.  473  à  473. 

(2)  Voy.   sur  la  Tempête  l'Appendice  B  :   Théophile   Folcngo. 

(3)  Juron  encore  usuel  parmi  les  mariniers  de  la  Loire  qui  s'en  ser- 
vent surtout  pour  appuyer  un  ordre  ou  pour  appeler  très  spécialement 
l'attention.  Voy.  Rcv.  Et.  Rab.,  t.  IX,  p.   112. 

(4)  Jal  voyait  à  tort,  dans  l'exclamation  nau  f  (c'est-à-dire  noi'l  \),  le 
même  mot  que  nau,  navire.  Jean  Le  Maire  l'identifie  avec  l'homonyme 
du  patriarche  biblique  {Les  Illustrations  de  (îaule,  1.  L  ch.  vu)  : 
«  ...  bon  père  iNoc,  lequel  jusques  aujourd'huy  en  toutes  joyes  publiques 


NAVIGATION  qS 

C'est  à  la  fin  du  Tiers  livre,  que  Pantagruel  fait  ses  prépara- 
tifs au  port  de  Thalasse,  près  Saint-Malo,  pour  entreprendre 
sur  mer,  avec  ses  compagnons,  le  voyage  lointain  à  la  recher- 
che de  la  Dive  Bouteille.  Les  deux  livres  suivants  décrivent  tout 
au  long  les  différentes  étapes  de  cet  itinéraire.  Tout  en  donnant 
atix  diverses  régions  de  cet  immense  parcours  des  appellations 
fantaisistes  et  de  valeur  négative,  il  est  à  peu  près  certain  que 
notre  auteur  entremêle,  dans  sa  géographie  en  apparence  ima- 
ginaire, des  souvenirs  de  ses  lectures  géographiques,  nombreu- 
ses et  variées.  Mais  nous  ne  nous  attarderons  pas  aux  péripéties 
multiples  de  cette  curieuse  odyssée  (i). 

Nous  n'en  retiendrons  qu'un  seul  trait,  dont  le  caractère  positif 
est  incontestable  :  le  vocabulaire  nautique,  abondant  et  pittores- 
que, qui  accompagne  le  naoiguaige  et  surtout  l'épisode  central, 
la  Tempête.  L'élément  linguistique,  qui  distingue  notre  Tem- 
pête de  toutes  celles  qui  l'ont  précédée  ou  suivie,  formera  l'objet 
de  nos  recherches. 

I.  —  Témoignages  comparatifs. 

Avant  d'aborder  cette  étude  lexicologique,  il  importe  de  faire 
ressortir,  par  un  rapprochement  suggestif,  la  nouveauté  et  la 
fécondité  de  la  nomenclature  rabelaisienne. 

Cette  originalité  ressort  pleinement  d'une  comparaison  avec 
les  documents  nautiques  antérieurs,  principalement  avec  Les 
Fais  de  la  marine  et  naoigaige,  composés  vers  1520  par  le 
seigneur  Antoine  de  Conflans  (2).  Ce  patron  de  navire  trace  le 
tableau  de  l'état  de  la  marine  au  début  du  règne  de  François  I" 
et  nous  apprend  les  noms  des  bâtiments  qu'employaient  les 
diverses  nations  de  l'Europe  au  commencement  du  xvi'  siècle. 

Voici  d'abord  la  nomenclature  des  bàtini-nts  du  Nord  : 

Et  premièrement,  en  la  grant  mer  Occane,  aux  parties  froides  te- 
nans  aux  basses  AUemaignes,  comme  Roussie,  Norv^'aigue,  Dampne- 

(si  comme  à  la  nativité  de  nostre  Seigneur)  est  acclamé  et  vociféré  par 
la  tourbe  des  enfans  :  Noë,  noë,  noë  !  »  Identification  erronée,  mais 
témoignage  à  retenir. 

(i)  Voy.,  à  ce  sujet,  le  livre  d'Abel  Lefranc,  Les  Navigations  de  Pan- 
tagruel, Etude  de  géographie  rabelaisienne,  Paris,  1905. 

(2)  Bibl.  Nat  ,  Mss.  fr.  742  in  4°.  Ce  curieux  manuscrit  a  été  publié 
par  Jal,  dans  les  Annales  maritimes  et  coloniales  de  1842,  t.  II,  p.  29  à 
60.  Voy.,  pour  nos  extraits,  p.  Sj  et  suiv. 


96  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

marc,  venant  en  Frise,  en  la  Hanse  teutonique,  Hollande,  Zelande  et 
Breban,  y  a  gros  nombre  de  hourques  qui  viennent  par  flottes  en 
Brouage  ou  en  Bretaigne,  ou  à  Saint  Tunal  et  Portugal,  quérir  de 
sel,  et  sont  gros  navires  de  deux  cens,  troys  cens,  quatre  cens,  cinq 
cens  et  jusques  à  six  cens  tonneaux  et  quelcunes  plus  grandes... 

En  WoWanclQ  sont  corbes  (i),  aucunes  décent  tonneaux  et  les  autres 
au  dessoubs,  et  peschent  harencs  en  la  mer  Flandre,  et  se  treuvent  au- 
cunes foys  trois  cens  en.semble. 

En  Zelande  sont  heux  (2),  esciites  (3),  vollans  (4),  les  ungs  de 
quatre-vingtz,  de  soixante  dix,  de  soixante  tonneaux... 

En  Flandres...  sont  i;rant  quantité  de  corbes,  de  heux,  de  bode- 
qiiins  {^),  escutes  et  autres  petits  vaisseaux  pescheretz. 

Dans  le  port  de  Calais,  sont  passaiges  à  clint  (6)  et  aucunes  escu- 
tes qui  vont  quérir  boys  en  Angleterre,  charbons  et  autres  choses. 

Dans  le  port  de  Boulongne  sont  navires  à  caravelles  (7),  allant  en 
marchandise  à  Bourdeaulx,  à  la  Rochelle,  et  grant  quantité  de  pe- 
scheurs  à  harengs. 

A  Diepe,  gran  navires  à  caravelles,  de  sept  vingtz,  et  huit  vingtz 
tonneaux,  à  caravelles,  qui  vont  en  Portugal  et  autres  lieux... 

A  saint  Wallery  et  à  Fescamp,  il  y  a  grant  quantité  de  caravelles  et 
crayes  (8)...  et  la  plupart  servent  à  pescher  harenc, 

A  Rouen^  il  y  a  navires  à  caravelles  et  autres  navires  qui  navigent 
par  la  mer,  que  chascun  coignoist,   comme  sont  foncets  (9),  hour- 

(i)  Terme  nautique  flamand,  isolé  en  dehors  de  Conflans.  Voy.,  pour 
ces  termes  et  les  suivants,  le  Glossaire  nautique  de  Jal  et  surtout  la  dis- 
sertation citée  plus  bas  de  Kemna. 

(2)  Mot  emprunté  du  flamand  hui^  d'où  la  forme  hue  qu'on  lit  tout 
d'abord  dans  la  Chronique  de  Molinct  (Kemna,  p.  iS5'. 

(3)  Cf.  ci-dessous  :  Dans  le  port  de  Calais...  Froissart  donne  scute, 
terme  nautique  tiré  du  flamand  skuta,  qui  désigne  toutes  sortes  de  ba- 
teaux. 

(4)  Problablement  reflet  du  flamand  vlicbot,  attesté  en  français  dès  le 
xv"  siècle  (Kemna,  p.  154). 

(3)  Autre  terme  flamand,  au  sens  de  «  petit  bateau  »,  attesté  dès  le 
xv°  siècle  (Kemna,  p.  i53). 

(6)  Et  plus  bas  :  vaisseaux  à  clinc,  même  sens  que  clinquart  (Voy. 
note  4  de  la  page  suivante). 

(7)  De  l'ital.  caravella,  bâtiment  en  usage  surtout  chez  les  Portu- 
gais :  terme  attesté,  sous  cette  forme,  au  début  du  xvi"  siècle  (voy.  Dict. 
générai). 

(8)  Forme  rare  (de  l'angl.  cray),  à  côté  de  celles  de  craier,  créer  (de 
l'angl.  crayer).,  cette  dernière  employée  dès  i334  (Kemna,  p.  147). 

(9)  Grands  vaisseaux  :  «  C'est  sur  lea  foncets  qu'on  amène  à  Paris  de 
Rouen  et  des  villes  de  Normandie...  les  bois,  les  épiceries  et  autres 
marchandises  »  (Savary,  Dicl.  de  commerce,  1723). 


NAVIGATION  97 

ques,  escutes,  barques  et  tous  vaisseaux  à  clinc  (i)  et  à  caravelles, 
et  navigent  depuis  Rouen  jusques  à  la  mer... 

En  la  couste  de  Guyenne  comme  les  Sables  d'Aulonne,  la  Ro- 
chelle (2),  les  isles  d'Oleron,  Ilallevert,  Brouage,  Marcgoe...  les  na- 
vires qui  y  sont  se  nomment  caravelles  et  barches  (3),  grandes  et  pe- 
tites... Et  encore  à  la  dicte  coste  de  Guyenne  à  force  autres  petits 
vaisseaulx,  comme  caravelles,  clinquars  (4),  pinaces  (5),  ballei- 
niers  (6),  gabares,  barques  pescheres?es,  passagiers  (7)  pour  pas- 
ser aux  isles  de  Ré  et  de  Marennes,  ajiguilles  (8)  qui  est  une 
manière  de  vaisseaulx  soubtilz,  qui  vont  de  Blaye  jusques  à  Bor- 
deaulx  et  autres  lieux  par  Gironde. 

En  passant  à  la  Méditerranée,  les  rapprochements  n'offrent 
pas  moins  d'intérêt  : 

Il  y  a  sagictiaires  (9)  («  sagittaires  »),  palendries  (10)  et  esquira- 
ces  (11),  becques  (12)  et  brecins  (i3),  barqiiet^  ((4),  barquetes,  et  tout 
sert  pour  la  marchandise. 

Les  vaisseaulx  soubtilz  sont  galleres   bastardes,  gallcres  soubtil- 

(i)  Voy.  note  6  de  la  page  précédente. 

(2)  Ces  détails  sur  les  ports  connus  de  Rabelais  sont  à  retenir. 

(3)  Forme  antérieure,  parallèle  à  barque,  l'une  et  l'autre  étrangères  à 
Rabelais. 

(4)  De  Conflans  en  donne  plus  bas  l'explication  :  «  Aux  Esturies  sont 
navires  d'une  autre  sorte  qui  vont  à  la  coste  de  Barbarye,  pescheurs  de 
merlutz  et  s'appellent  clinquars  ». 

(5)  Les  pinaces  de  Bayonne  sont  mentionnés  dans  la  Chronique  de 
Monstrelet  (chez  Jal)  :  «  Les  dits  Biscayens  vindrent  à  tout  douze  vais- 
seaux d'armes  nommez  espinaces  ». 

(6;  Nom  de  navire,  attesté  sous  différentes  graphies,  dès  le  xiv«  siè- 
cle (Kemna,  p.  45-4G). 

(7)  Déjà  dans  Froissart  qui  dit  à  la  fois  vaissiaus  passagiers  et  un 
passagier,  c'est-à-dire  un  bateau  de  passage  (Kemna,  p.  47). 

(8)  «  Une  nef  appelée  anguille...  »  est  citée  au  xv°  siècle  dans  Go- 
defroy. 

(9)  Sorte  de  bateau  rapide  (de  l'ital.  sjgittaria)^  dont  le  nom  est  at- 
testé en  français  dès  i32o  (Kemna,  p.  i')8). 

(10)  Molinet  emploie  le  même  terme,  sous  la  forme  palandre,  à  la  fin 
du  XV®  siècle  (Kemna,  p.  241). 

(11)  Ce  terme  manque  à  Kemna:  c'est  l'anc.  italien  schira^^o,  sorte 
de  navire  turc. 

(12)  Ce  terme  manque  à  Kemna  :  peut-être  reflet  de  l'ital.  sciabecco, 
chébec,  ce  dernier  emprunt  du  xvuie  siècle. 

(i3)  Manque  également  à  Kemna.  Dans  le  langage  nautique,  brccin  ou 
bressin  désigne  un  cordage. 
(14)  Cette  forme  masculine  est  inconnue  ailleurs  (cf.  Kemna,  p.  116). 

7 


98  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

les,  fustes,  hrîgandins  (i),  grips  (2),  leux  (3),  armadis  (4),  tar- 
guyes  (5),  gondres  (6),  esquiffes  (7),  chutes  (8)  pour  descharger  et 
charger  caraques,  albastottes  (9),  pontons  pour  nettoyer  ports  et 
pour  faire  rempars  en  mer;  tafforées  {10)  pour  porter  artillerie  et 
battre  à  fleur  d'eau.  Toutes  ces  nefs  navigueat  devers  les  mers  me- 
ditarennes... 

En  parcourant  cette  abondante  nomenclature,  on  est  surpris 
de  ne  retrouver  chez  Rabelais  aucun  de  ces  nombreux  noms  de 
navires  (cités  en  italiques)  du  commencement  du  xvi'  siècle.  Mais 
ils  étaient  déjà  sans  doute  sortis  d'usage  à  Tépoque  où  notre 
auteur  préparait  son  «  naviguaige  »,  c'est-à-dire  après  1540. 

D'ailleurs,  si  l'on  veut  apprécier  la  richesse  et  la  nouveauté 
de  la  terminologie  nautique  rabelaisienne,  il  n'y  a  qu'à  la  com- 
parer aux  quelques  mots  de  marine  que  renferment  les  deux 
éditions  successives  (1539  et  15^9)  du  Dictionnaire  de  Robert 
Estienne,  par  exemple  : 

Artimon  est  une  petite  voile  de  navire  qu'on  dit  autrement  trin- 
quet. 

Galées  ou  galleres,  gallée  de  trois  rames  pour  banc,  Triremis. 

Gallion,  une  sorte  de  navire  nommée  gallion  ou  brigantine. 

Navire  ou  naii,  Navis.  Une  petite  nau  legiere  qui  sert  d'aller  es- 
pier  ;  une  sorte  de  navire  co\xnQ  et  legiere;  petite  navire,  nasselle  ou 
fleîte  servant  à  des  charges. 

Saburre  est  grosse  arcne  de  quoy  on  charge  les  navires  jusques  à 
certaine  mesure,  à  fin  d'cstre  plus  fermes,  Saburra. 

En  dehors  de  ces  appellations  traditionnelles,  aucune  trace  des 
nombreux  termes  océaniques  et  méditerranéens  qui  donnent  au 

(i)  Sous  cette  forme,  déjà  dans  Froissart,  t.  XIV,  p.  2i3. 

(2)  De  l'ital.  grippo,  nom  de  petit  navire  dont  Commynes  fait  mention. 

(3)  Forme  francisée  de  lut,  ce  dernier  donné  par  Rabelais  (voy.  plus 
has,  p.  118). 

(4)  Manque  à  Kemna  :  c'est  l'esp.  annadia,  radeau. 

(5)  Même  remarque.  Nous  en  ignorons  la  source  :  cf.  esp.  tarida, 
tartane. 

(6)  Ancienne  forme  francisée  de  gondole  (cf.  plus  bas,  p.    iiG). 

(7)  Mot  du  xvi«  siècle,  également  familier  à  Rabelais  (voy.  ci-dessous, 
p.  118). 

(8)  Nom  d'un  petit  bâtiment,  d'origine  probablement  indigène  ;  at- 
testé ici  pour  la  première  fois  (cf.  Kcmna,  p.  183-184). 

(9)  Manque  à  Kemna  et  à  nos  sources. 

(10)  De  l'esp.  tafurea,  vaisseau  servant  à  transporter  des  chevaux  : 
terme  attesté  des  le  xiv«  siècle  ^Kemna,  p.  2i5). 


NAVIGATION  99 

vocabulaire  nautique  de  Rabelais  son  caractère  pittoresque  et 
évocateur. 

IL  —  Terminologie  nautique. 

Il  importe  de  discerner,  dans  cette  nomenclature  touffue  (i), 
les  contingents  divers  et  multiples  qui  Pont  tour  à  tour  consti- 
tuée. L'Océan  et  les  voies  fluviales  d'une  part,  la  .Méditerranée 
de  l'autre,  l'ont  successivement  alimentée.  C'est  de  la  bouche 
même  des  matelots  que  Rabelais  a  appris  les  termes  nautiques 
usuels  à  son  époque.  Nous  allons  passer  en  revue  ces  apports, 
originaux  et  pittoresques,  qui  donnent  à  son  naciyuaige  un  ca- 
chet à  part  (2). 

A.  —  TERMES  DE  MARINE  FLUVIALE.  . 

L'état  des  chemins  au  xvi'  siècle  engageait  les  voyageurs  à 
recourir  le  plus  possible  aux  voies  fluviales,  comme  la  Loire  et 
ses  affluents.  C'est  ce  qu'a  fait  certainement  Rabelais  au  cours 
de  ses  incessants  déplacements.  Il  avait  des  amis  dans  la  célè- 
bre communauté  des  marchands  qui  naviguaient  sur  le  fleuve  et 
ses  affluents.  Parmi  ces  marchands  figurait  même  Jamet  Brahier, 
allié  à  la  famille  de  Rabelais,  le  «  maistre  pilot  »  de  la  flotte  de 
Pantagruel  (3). 

i)  Nous  avons  déjà  consacré  à  ce  sujet  un  mémoire  spécial  «  Les 
termes  nautiques  chez  Rabelais  »  (dans  la  Rev.  Et.  Rab.^i  VIII,  p.  i  à 
56),  dont  nous  tirerons  les  données  essentielles,  augmentées  des  résul- 
tats de  nos  recherches  ultérieures. 

(2)  Voy.  Estienne  Clairac,  Explication  des  termes  de  marine  employés 
dans  les  édicts,  ordonnances  et  réglemens  de  l'Amirauté,  Paris,  i638.  — 
Père  Georges  Fournier,  Hydrographie  contenant  la  théorie  et  la  pra- 
tique de  toutes  les  parties  de  la  navigation  (précédé  d'un  «  Inventaire 
des  mots  et  façons  de  parler  dont  on  use  sur  mer  »),  Paris,  1643.  — 
Auguste  Jal,  Glossaire  nautique.  Répertoire  polyglotte  des  termes  de 
marine  ancienne  et  moderne,  Paris,  1848. 

Charles  de  La  Roncière,  Histoire  de  la  Marine  française,  t.  I  à  IV, 
Paris,  189g  à  1909.  —  Kemna,  Der  Begriff  a  SchiJ^»  im  Fran^ôsischen, 
dissertation  de  Marbourg,    1901. 

(3)  Voy.  Abel  Lefranc,  dans  la  Rcv.  Et.  Rab.,  t.  IV.  p.  i83. 


100  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 


I.  —  Emprunts  directs. 


Rabelais  est  redevable  des  termes  suivants  aux  marins  de  la 
I.oire  (Anjou,  Maine,  Perche)  qu'il  a  souvent  fréquentés  (i)  : 

Housée  de  pluye  (1.  II,  ch.  xxxiO,  pour  averse,  ondée,  ex- 
pression familière  aux  marins  de  la  Loire  dès  le  xv"  siècle:  «  Li- 
gement  qui  effondra  en  l'eauc  par  un  estourbillon  ou  ou^ée  de 
vent  (Marteilier,  p.  47),  c'est-à-dire  par  un  coup  de  vent,  par 
une  bourrasque.  Dans  le  Maine  et  l'Anjou,  ousée  est  encore 
vivace  avec  le  sens  d'  «  ondée  »  (2). 

Orjau,  organeau  (l.  IV,  ch,  xviii  :  «  n'abandonnez  Vorjau  »), 
terme  attesté  dès  le  xv"  siècle  chez  les  marins  de  la  Loire  : 
«  Hurt  [d'un  chalan]  à  l'un  des  orgeaulx  du  pont  de  Blois  » 
(dans  Martcllier). 

Pcaultre,  gouvernail  des  bateaux  de  la  Loire  (l.  IV,  ch.  lv  : 
«  vire  la. peaultre  »),  mot  qui  figure  dans  un  document  nautique 
ligérien  du  xiv"  siècle  (Martellier,  p.  49).  L'expression  virer 
lapeaidre,  pour  tourner  le  gouvernail,  est  courante  sur  les  ba- 
teaux de  la  Loire.  Le  terme  peautre  est  encore  vivace  dans  le 
(>cntre,  le  I3lésois  et  l'Orléanais  (3)  et  surtout  dans  l'Anjou,  où 
il  conserve  son  antique  forme  et  agencement  (4), 

Toute  une  série  de  termes  nautiques,  attestés  pour  la  première 
fois  chez  Rabelais,  peuvent  se  rattaclier  à  la  même  source: 

Amure,  cordage,  et  ainurcr,  tendre  l'amure  (1.  IV,  ch.  xx). 

Bonnette,  petite  voile  ajoutée  à  une  grande,  ayant  la  forme 
d'un  bonnet  pointu  (1.  IV,  ch.  xxii). 

Boulingue,  petite  voile  au  sommet  du  mât  (1.  IV,  ch.  xxii  : 
«  Où  sont  nos  houlinijues}  »),  terme  identique  à  l'ancien  bou- 
line, qui,  dans  Vfl'/di'ographie  du  Père  l'ournier,  a  le  double 
sens  de  «  voile  »  et  de  «  corde  »,  acception  familière  à  Rabelais 

(i)  P.  Martellicr,  Glossaire  des  documents  de  l'iiistoire  de  la  commu- 
nauté de  marchands  fréquentant  la  rivière  de  la  Loire  et  fleuves  descen- 
dant en  icelle,  Orléans  et  Paris,  1869. 

iM.  Jacques  Soycr,  archiviste  du  Loiret,  a  le  premier  appelé  Tatten- 
lion  sur  ces  termes  ligéricns  dans  le  navif^uaige  de  Rabelais.  Voy.  son 
article  dans  la  AVv.  Et    Rab  ,  t.  IX,  p.   109  à  1 14. 

(2)  Voy.,  sur  housée,  la  note  que  nous  avons  insérée  dans  l'éd.  Le- 
franc  des  (Euvrcs  de  Rabelais,  t.   I,  p.  26,  note  5. 

(3)  Jacques  Soyer,  art.  cité,  p.   109  à  i  10  et  1 13. 

(4)  Verrier  et  Onillon,  Glossaire  de  l'Anjou,  t.  1,  p.  (jS-gb,  où  se 
trouve  une  description  détaillée 


NAVIGATION  lor 

(1.  I,  ch.  xxiH,  et  I.  IV,  ch.  xxii).  Le  rapport  entre  les  deux 
formes  est  le  même  que  celui  de  berline  et  berlingue^  cette  der- 
nière prononciation  populaire  parisienne  au  xviii"  siècle. 

Bressin,  cordage,  mot  induit  de  bressiner,  haler  sur  lebres- 
sin  (1.  I\^  ch.  xx),  prononciation  vulgaire  provinciale  pour 
brassifi  (de  bras). 

Cosses,  anneaux  cannelés  qui  maintiennent  les  cordages  et  les 
préservent  des  effets  du  frottement  (l.  IV,  ch.  xviii  et  xxxiv). 
C'est  le  même  mot  que  cosse  de  fève  (xii'  siècle),  ces  anneaux 
recouvrant  les  boucles  d'une  gaine  protectrice.  La  forme  paral- 
lèle gosse  signifiant  à  la  fois  cosse  de  fève  (xvi"  siècle)  el  cosse 
de  cordage  (voy.  Littré),  confirme  cette  analogie  métapho- 
rique. 

Heaulme,  barre  du  gouvernail  (1.  IV,  ch.  xx)  :  «  Desmanche 
le  heaulme  ». 

Malettes,  petites  ouvertures  par  lesquelles  on  transfilait  les  at- 
taches des  bonnettes,  proprement  petites  malles  (1.  IV,  ch.  xxii): 
«  Malettes,  hau  ». 

Portehaubancs,  qui  porte  les  haubans  ou  gros  cordages  du 
mât  (1.  IV,  ch.  xxxiv). 

Plusieurs  de  ces  termes  sont  encore  aujourd'hui  en  usage  chez 
les  mariniers  de  la  Loire.  Les  bateliers  angevins,  entre  autres, 
disposent  toujours  d'une  ample  provision  de  termes  nautiques 
que  les  auteurs  du  récent  Glossaire  de  l'Anjou  ont  enregistrés 
avec  soin  au  cours  de  leur  recueil,  et  ensuite  groupés  à  la  fin 
sous  la  rubrique  «  Batellerie  ». 

Ce  sont  pour  la  plupart  des  métaphores  de  marins  ou  de  pê- 
cheurs —  bonnette  et  heaume,  cosse  et  malette  —  images 
frappantes  qui  ont  leur  point  de  départ  dans  des  objets  concrets, 
procédé  habituel  de  l'imagination  populaire. 

2.  —  Emprunts  accessoires. 

Une  autre  catégorie  de  ces  termes  nautiques  isolés  peut  être 
rapprochée  de  ceux  que  nous  venons  d'étudier. 

Aigneuillot,  coquille  pour  aigueillot,  aiguillot  (1.  IV, 
ch.  xviii):  «  Je  oy  V  ai  g  neul  Ilot  frémir.  Est  il  cassé  .^  ».  C'est  le 
poitevin  aigueiHe,  aiguille,  dont  la  forme  diminutive  et  le  sens 
technique  n'ont  pas  survécu.  La  variante  moderne  aiguillot  est 
attestée  ultérieurement. 

Caoeche,    sorte  de  poulie,  appelée  cap   du    mouton  (1.  W , 


102  CONTACT  A\EC  L'ITALIE 

ch.  XVIII  :  «  guare  la  caveche  »),  proprement  tête  de  chevêche 
(diah  caceche),  sorte  de  chouette  à  grosse  tête,  appelée  chavèche 
dans  le  Berrj'  (i). 

Coursoir,  terme  dont  on  ignore  le  sens  précis  (2),  mais  en 
tout  cas  différent  de  coursie  (1.  IV,  ch.  lxih  :  «  Rhizotome  es- 
toit  accropy  sus  le  coursoir  »),  du  poitevin  coursoir,  cour  ou 
espace  libre  entourant  les  habitations  (3)   (Beauchet-Filleau). 

Il  est  probable  que  Rabelais  a  entendu  ce  terme,  comme  plu- 
sieurs autres,  aux  ports  des  Sables-d'Olonne  ou  de  la  Rochelle 
qu'il  mentionne  iréquemment  dans  son  roman,  et  qui  se  trou- 
vaient dans  le  voisinage  de  Maillezais,  où  notre  auteur  fît  des 
séjours  répétés  chez  son  protecteur  et  ami,  l'évêque  GeofFroi 
d'Estissac. 

.  Le  sens  spécial  (chez  Rabelais)  du  premier  et  du  deuxième 
de  ces  termes  poitevins  n'a  pas  survécu,  mais  |leur  réalité  nau- 
tique reste  hors  de  doute,  comme  celle  de  tous  les  termes  ana- 
logues qu'il  avait  recueillis  aux  Sables-d'Olonne  dès  sa  jeu- 
nesse et  consignés,  longtemps  avant  son  «  naviguaige»,  dans  son 
Gargantua. 

B.   -   TERMES   OCÉANIQUES. 

L'Océan  a  fourni  le  contingent  le  plus  nombreux,  englobant 
à  la  fois  le  legs  nautique  du  passé  et  les  nouvelles  expressions 
que  Rabelais  a  recueillies  au  cours  de  ses  innombrables  voyages. 
Nous  allons  envisager  à  part  chacune  de  ces  contributions. 

I.  —  Emprunts  anciens. 

L'ancienne  langue  a  légué  au  vocabulaire  nautique  du 
xvi"  siècle  nombre  de  termes  (.j),  dont  plusieurs  sont  restés  viva- 

(i)  Cotgrave  note  le  terme  comme  «  languedocien  »,  mais  ce  dialecte 
ne  connaît  que  cabesso  avec  le  sens  exclusif  de  «  tête  ». 

(2)  Godefroy  explique  coursoir  par  «  pompe  d'un  vaisseau»  (de  même 
dans  le  Glossaire  Jannet-Moland;,  acception  à  coup  sûr  erronée. 

(3)  L'abbé  Lalanne  cite,  dans  son  Glossaire  du  Poitou,  ce  document 
de  ir,38:  «  ...  jardins,  cours,  coursoucrs...  » 

(4)  Voy.  le  Dictionnaire  de  Godefroy  et  la  dissertation  citée  de 
Kemna  (lyoi).  Voici  ceux  qu'on  lit  dans  Rabelais  : 

Couet,  corde  qui  sert  à  tirer  et  amener  les  voiles  au  vent,  d'où  couer, 
amurcr.  L'exemple  le  plus  ancien  du  mot  est  de   1445  (Godefroy). 

Escouie,  écoute,  cordage  (1,  IV,  ch.  xxii),  terme  hollandais  attesté 
dès  le  xv  siècle. 


NAVIGATION  lo3 

ces.  Relevons-y  ceux  qui  sont  propres  à  Rabelais  ou  au 
xvi'  siècle  : 

Gaillard  ou  château  gaillard^  partie  élevée  à  l'avant  ou  à 
l'arrière  des  grands  vaisseaux  (1.  IV,  ch.  xxxii),  c'est-à-dire 
fort,  solide,  terme  attesté  en  1543  (La  Roncière,  t.  II,  p.  480). 

Morisque,  nom  de  voile  i\.  IV,  ch,  lxiv  :  «  papefîlz,  moris- 
ques  et  trinquetz  »),   littéralement  voile   mauresque   (cf.   voile 

EstaiL  étai  (1.  IV,  ch.  lxv),  ancien  terme  océanique  remontant  au 
xu"  siècle. 

Galée  (que  Rabelais  écrit  giialée),  galère  (1.  I,  ch.  m  :  «  vogue  la 
giialée  ))),  terme  remontant  aux  origines  de  la  langue,  sous  la  forme  ga- 
lic,  d'où  les  dérivés  galion  (1.  III,  ch.  v)  et  galiole  (dans  la  Sciornachie), 
attestés  dès  le  xiii-xiv^  siècle.  Galée  est  encore  vivace  au  xve  siècle, 
lorsqu'il  cède  la  place  à  galère  :  galée  est  donc  au  xvi=  siècle  un  ar- 
chaïsme qu'on  rencontre  encore  en  poésie  (fréquent  chez  Marot),  mais 
du  Bellay  déclare  expressément  (éd.  Marty-Laveaux,  t.  I,  p.  3i5): 
«  J'ai  usé  de  gallées  pour  galleres...  ».  Chez  Brantôme  c'est  un  italia- 
nisme (t.  II,  p.  3oo)  :  «...  il  avoit  onze  carracques,  deux  cens  galleres  et 
vingt  cinq  gallées  a  voiles  ». 

Galerne,  écrit  aussi  gualenie,  vent  du  nord-ouest  (1.  IV,  ch.  ix  :  «  le 
vent  de  galerne  »),  pris  en  opposition  avec  le  sirocco  (1.  IV,  ch.  xmi  : 
«  l'un  loue  le  Siroch.,.  l'autre  giialerne  ly).  Très  ancienne  expression  du 
vocabulaire  océanique  qui  a  survécu  dans  le  langage  nautique  et  dans 
plusieurs  patois. 

Nef,  une  seule  fois  employé  par  Rabelais  et  en  dehors  du  navigtiaige 
(dans  une  lettre  d'Italie,  comme  variante  de  nauf,  éd.  Bourilly,  p.  63). 
Terme  très  ancien  (vers  1040),  remplacé  à  la  fin  du  xv^  siècle  par  na- 
vire, qu'on  relève  une  quinzaine  de  fois  dans  Rabelais  (déjà  Commynes 
emploie  une  fois  ne/ contre  trente-six  fois  navire).  Cependant  nef  garde 
son  sens  technique,  surtout  en  poésie  (par  exemple  chez  xMarot)  jus- 
qu'au xvii«  siècle,  avant  d'être  relégué  dans  le  domaine  métaphorique. 
Le  lat.  7iavis  a  donné  en  français  nef  à  côté  de  nave  et  nauf,  ces  deux 
derniers  par  l'intermédiaire  de  l'italien  et  du  provençal.  S 

Orque,  hourque,  navire  de  transport  (1.  IV,  ch.  xviii  :  «  neuf  orque 
chargées  de  moines  »),  terme  que  le  Dictionnaire  de  l'Académie  de  1694 
orthographie  hourque  :  «  Vaisseau  léger  et  plat;  on  l'appelle  aussi  oucre  »• 
L'ancien  français  connaît  encore  les  variantes  :  hurque  (vers  1490), 
hulqtie  {Commynes)  et  hoitlque  (Monstrelct),  à  côté  de  hource  (Th.  Cor- 
neille, 1694)  et  d'orce  (Ménage),  d'origine  germanique  :  angl.  et  holland. 
hulk  (voy.  Kemna,  p.    1 5  i  et  154). 

Uiaque,  étague,  cordage  (1.  IV,  ch,  i.xiv),  à  côté  d'uretaque  (1.  IV, 
ch.  xx),  terme  d'origine  obscure  remontant  au  xii®  siècle. 

Quelques-uns  de  ces  vieux  termes,  comme  escoute,  étague  et  galerne, 
sont  encore  usuels  parmi  les  mariniers  de  la  Loire. 

Tous  ces  vocables  étaient  encore  employés  au  xvi«-xvi[«  siècle.  Cer- 
tains se  trouvent  dans  le  Dictionnaire  de  Nicot  (1606);  d'autres  dans 
les  ouvrages  spéciaux  de  Cleirac  (i63S)  et  du  Père  Fournier  (1643). 


I04  CONTACT  AVEC  I/ITALIE     ' 

latine),  terme  inconnu  en  dehors  de  Rabelais  (il  manque  au 
Glossaire  nautique  et  à  Godefroy). 

Tahut(i),  espèce  de  navire,  terme  inconnu  en  dehors  de  Ra- 
belais et  identique  au  vieux  mot  tahut.  cercueil  (encore  dans 
Brantôme  (2),  d'origine  méridionale:  toulousain  iaJnit,  bière 
oM  cercueil  (Doujat).  Quant  au  rapport  sémantique  entre  «  na- 
vire »  et  «  cercueil  »,  comparez  cet  article  du  Dictionnaire  étij- 
moloQique  de  Ménage  :  «  Nau,  bière,  cercueil...  de  sa  res- 
semblance à  une  nau\  c'est  ainsi  que  nos  anciens  appelloient 
un  bateau,  du  mot  navis  ». 

Volantaire,  sorte  de  navire  (1.  l^^  ch.  xxii)  que  Jal  inter- 
prète (p.  523)  par  «  bateau  public,  à  volonté  »,  tandis  que 
Kemna  (p.  154)  le  rapproche  du  synonyme  volant  (1.476), 
c'est-à-dire  bateau  léger,  qui  vole.  Pourtant,  volantaire  ne  peut 
dériver  que  de  volente,  volonté  (Palsgrave)  et  le  sens  répond  à 
peu  près  à  celui  donné  par  Jal.  Le  mot  manque  à  l'édition  prin- 
ceps  du  Quart  livre  (1548). 

2.  —  Emprunts  normands   et  bretons. 

Rabelais  a  connu  de  près  la  Bretagne,  dont  son  roman  porte 
des  vestiges  nombreux.  Il  en  a  visité  à  plusieurs  reprises  les 
ports,  où  il  eut  des  rapports  fréquents  avec  les  marins  et  les 
pêcheurs.  Il  a  recueilli  de  la  bouche  des  premiers  les  vocables 
nautiques  indigènes  et  appris  des  autres  les  noms  de  poissons 
océaniques  qu'on  trouve  nombreux  dans  son  catalogue  ichtyo- 
logiquc  (1.  IV,  ch.  lx). 

A-t-il  connu  personnellement  Jacques  Cartier,  comme  le  pré- 
tend une  tradition  locale  consignée  en  1628  par  le  chanoine  ma- 
louin  Doremet  dans  une  note  marginale  de  son  opuscule  sur 
V Antiquité  de  la  ville  et  cité  d'Aleth}  (3) 

C'est  peu  probable. 

Tout  porte  à  croire  que  Rabelais  ne  connaissait  pas  person- 

(1)  Cf.  l.  V,  ch.  XIV  :  u  Tahutr^,  barquettes  et  frcguattes  ».  C'est  la 
leçon  du  Manuscrit;  l'Edition  lui  substitue  :  «  Galleres  et  freguades  ». 

(2)  «  Fut  ordonné...  qu'on  porteroit  Du  Guesclin  sur  son  tahut  où 
estoit  le  corps  et  les  clefs  de  Chastcau  Randon  ».  (Euvres,  t.  II,  p.  201. 

(3)  «  Rabelais  vint  à  Saint-Malo  pour  apfircndrc  de  Jacques  Cartier 
les  termes  de  la  marine  et  du  pilotage  à  Saint-Malo,  pour  en  chamarrer 
ses  bouffonnesques  Lucianismes  et  impies  cpicuréismes  ». 


NAVIGATION  I0> 

nellement  Cartier,  dont  (comme  tous  ses  contemporains)  il  sus- 
pectait la  véracité,  puisqu'il  place  sa  relation  (i)  dans  le  Pdys 
d'Ouy-dire,  c'est-à-dire  parmi  les  historiens  et  voyageurs  qui 
ont  rapporté  des  faits  plus  ou  moins  douteux. 

Quoi  qu'il  en  soit,  notre  auteur  s'est  documenté  sur  place, 
aux  ports  de  Saint-Malo,  de  Honfleur,  du  Havre,  etc.,  et  c'est  à 
cette  source  vivante  que  remontent  les  vocables  qui  suivent  (2): 

Agufjon,  zéphyre  (i.  IV,  ch.  xxix)  :  «  ...  fut  voile  faicte  au 
serain  et  délicieux  Agwjon  ».  La  Briefoe  Déclaration  explique 
ainsi  ce  terme  :  «  Agwjon,  entre  Bretons  et  Normans  mariniers, 
est  vent  doulx,  serain  et  plaisant,  comme  en  terre  est  Zé- 
phyre ».  Ce  mot,  qui  manque  à  tous  les  glossaires  des  patois 
normands  et  bretons  (3),  a  pourtant  survécu  dans  le  langage 
maritime  de  Calvados  :  «  Ayon  ou  ayon  de  vent,  brise  »  (4). 

La  forme  aguyon  est  tout  bonnement  une  autre  graphie  d'a- 
guillon,  celle-ci  variante  archaïque  très  usuelle  au  xvi^  siècle 
pour  aiguillon  et  encore  vivace  dans  plusieurs  patois  de 
l'Ouest  et  du  Centre.  Uaguyon,  c'est-à-dire  l'aiguillon  de 
vent,  a  désigné  tout  d'abord  la  bise  piquante  et  a  fini,  après 
divers  degrés  intermédiaires,  par  s'appliquer  au  vent  doux,  au 
zéphyre. 

Chippe,  vaisseau  (1.  IV,  ch.  xxii  :  «  cinq  cliippes  »).  Ce  terme 
rabelaisien  n'est  pas  directement  une  «  francisation  de  l'anglais 
ship,  navire  »  (comme  le  pense  Jal),  mais  un  emprunt  fait  par 
Rabelais  au  patois  haut-breton,  dans  lequel  le  nom  a  survécu 
avec  un  sens  plus  restreint.  Dans  le  Catholicon  de  Schmidlin 
(1771),  cliippe est  noté  comme  «  breton  »  et  ainsi  défini:  «  Dans 
le  cercle  maritime  de  Saint-Malo,  petite  barque  de  pêcheur  dont 

(i)  Brief  rccit  et  succincte  narration  de  la  navigation  aux  isles  de  Ca- 
nada, Paris,   1545. 

(2)  Voy.  sur  les  termes  nautiques  normands  antérieurs  à  Rabelais, 
Les  comptes  du  Clos  des  galées  de  Rouen  au  XIV<^  siècle  (i382-i384), 
éd.  Charles  Bréard,  Rouen,  1894.  Clos  des  galées  est  l'équivalent 
rouennais  à'arsenal. 

(3)  De  même  au  Glossaire  du  patois  des  matelots  boulonnais  par  Er- 
nest Deseille  (Paris,  1894)  ainsi  qu'aux  Termes  de  mer  et  de  pèche  en 
patois  de  Bernières-sur~Mer,  par  L.  Quesneville  (dans  le  Bulletin  des 
parl-jrs  normands  de  igoi). 

(4)  Extrait  d'un  mémoire  manuscrit  sur  les  «  Termes  nautiques  du 
Calvados  »,  par  M,  Denis,  instituteur  à  Maisy,  manuscrit  mis  à  notre 
disposition  par  l'obligeance  amicale  de  M.  Guerlin  de  Guer,  l'éminent 
patoisant  de  la  Normandie. 


lo6  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

on  S2  sert  sur  le  Rancé  ».  Ce  mot  ne  se  trouve  dans  aucun  dic- 
tionnaire ancien,  en  dehors  de  celui  de  Cotgrave  qui  l'a  tiré  de 
Rabelais  lui-même. 

FloLiln,  suivant  Xicot,  «  une  manière  de  vaisseau  de  mer, 
approchant  la  rauberge,  peu  plus  petit  »  (1.  W ,  ch.  xxii  :  «  trois 
flouins  »).  Cette  forme  (i)  se  lit  dans  un  document  de  Saint- 
Malo  de  1 5  5  5  :  «  trois  flouins  et  deux  chalouppes  »  (La  Ron- 
cière,  t.  II,  p.  ^6i). 

Guabei,  g:ibet,  girouette  (1.  IV,  ch.  lxv  :  «  voyez  le  (juabet  de 
la  hu'ie  ))~>,  répondant  à  gabet,  au  même  sens,  usité  dans  la 
Manche,  suivant  le  témoignage  de  Thomas  Corneille  (1694).  Le 
pat'  is  guernesiais  emploie  encore  gabet  au  sens  de  «  girouette  » 
(Métivier). 

Fii^on,  frison,  pot  de  terre  ou  de  métal  pour  conserver  la 
boisson  (1.  IV,  ch.  xxii  :  «  Apporte  les  Jruons,  hau,  Gym- 
naste... »),  terme  que  Cotgrave  rend  par  dutch  tankavd,  ou  pot 
hollandais,  et  que  le  Père  Fournier  définit  ainsi  :  «  Fri.:^ons  sonX 
chopines  d'airain  ou  de  terre  cuite  pour  tenir  boisson;  en  Nor- 
mandie, on  les  faict  d'estain  et  contiennent  deux  pots  ».  Le  mot 
signifie  peut-être  pot  de  Frise,  et  il  a  pénétré  en  français  par 
le  patois  normand. 

Grain,  orage  accompagné  de  pluie  et  de  grêle  (1.  IV,  ch.  xviii  : 
«  un  tyrannicque  grain  et  lortunal  nouveau  »),  que  Cotgrave 
note  avec  raison  comme  normand.  En  effet,  le  terme  était  et  est 
encore  familier  aux  marins  de  la  Normandie  {2). 

(i)  Le  terme  n'est  pas  «  une  orthographe  auriculaire  du  mot  anglais 
Jlowing  »  (deyZ^,  voler),  comme  le  soutient  Jal,  —  etymologie  admise 
par  La  Roncière  (t.  Il,  p.  3(Ji)  et  passée  dans  le  glossaire  de  Marty-La- 
veaux,  —  pour  les  deux  raisons  suivantes  : 

1°  Flowiug  est  inconnu  à  l'aoL^lais  du  xvi"  siècle,  le  Dictionnaire  his- 
torique de  Murray  ne  le  mentionne  pus  avant  1748  et  encore  comme 
simple  épithète  [n  flowing  sail  »). 

2»  Ce  terme  nautique,  attesté  des  la  seconde  moitié  du  xv"  siècle,  se 
présente  tout  d'abord  sous  les  formes  y7c'//2,  folin,  phulin,  dont  le  point 
de  départ  reste  obscur. 

(2)  Voici  deux  ténu)if;nages,  l'un  ancien  et  l'autre  moderne,  sur  cette 
provenance  : 

«  Souvent  s'esLvoient  des  tourbillons  que  les  mariniers  de  Norman- 
die appellent  grain,  lesquels...  tempestoyent  si  fort  dans  les  voiles  de 
nos  navires  que  c'est  merveille  qu'ils  ne  nous  ont  viré  cent  fois...  » 
Jean  de  Léry,  Voyage  de  l'Amérique,  ch.  iv  (cité  d'après  Le  Duchat). 

•'   Grain,   onde  subite  et  passagère,  avec  ou  sans  bourrasque  ;  cette 


NAVIGATION  lO? 

C'est  par  leur  intermédiaire  que  grain,  au  sens  nautique,  a 
passé  au  français,  où  il  est  devenu  d'un  usage  général,  et  du 
français  au  provençal  avec  la  même  acception  technique  :  «  Gran, 
terme  de  marine,  orage  passager  »  (Mistral). 

Inse,  hisse  !  cri  pour  animer  la  chiourme  à  hisser  les  voiles 
(1.  IV,  ch.  xx),  impératif  de  inser  (i),  forme  normande,  répon- 
dant au  méridional  hisser  (prov.  et  catal.  issar,  ital.  issare), 
d'où  insail,  drisse,  pendant  normand  de  hissas  (l.  IV,  ch.  xx  : 
«  la  main  ù  Vinsait  »).  Cette  forme  nasalisée,  inser  ou  hinser, 
a  précédé  hisser,  qui  est  moderne  et  d'origine  méridionale. 

Jiainucrge,  vaisseau  à  voiles  et  a  rames  employé  sur  l'Océan 
(1.  1\',  ch,  i),  figure  sous  cette  forme  d'abord  chez  Rabelais, 
tandis  que  le  primitif  roberge  ou  raaberge  (cette  dernière  forme 
encore  chez  Nicot)  lui  est  antérieur.  Ramberge  est  une  adap- 
tation, dans  la  bouche  des  marins  normands,  de  l'anglais  row- 
barge,  barge  à  rames  (2). 

C'est  également  par  l'intermédiaire  du  normand  que  nous  sont 
venus  les  termes  Scandinaves  bâbord  et  tribord,  attestés  sous 
cette  forme  tout  d'abord  dans  un  chant  royal  de  1528  de  Jean 
Parmentier  (3)  et  ensuite  chez  Rabelais  (1.  IV,  ch,  xxii).  Tribort 
est  une  abréviation  d'estribord,  qu'on  lit  dans  la  Cosmographie 
d'Aphonse  le  Saintongeais  (q). 

3.  —  Emprunts  du  sud-ouest. 

Rabelais  a  fait  des  voyages  répétés  dans  le  Languedoc,  le 
Béarn,  la  Guyenne,  Les  noms  des  grands  ports  de  Bordeaux  et 

expression,  familière  aux  marins,  est  usitée  dans  tout  l'arrondissement 
de  Pont-Audemer  ».  Robin,  Prévost,  etc.,  Dictionnaire  du  patois  nor~ 
mand  en  usage  dans  le  département  de  l'Eure,  Evreux,  1882,  p,  2i3. 

(i)  On  rencontre  la  même  forme  nasalisée  chez  dAubigné  {Histoire 
Universelle,  t.  II,  p.  :o  :  «  ...  et  hinsant  la  civadiere...  il  fait  prendre 
les  rames  «)  et,  au  xvii"  siècle,  chez  Cleirac  {Termes  de  marine,  1643, 
p.  Sa)  :  «  Les  drisses  servent  pour  tirer  l'estague  aux  fins  de  hinser  ou 
d'amener  les  voiles  ». 

(2)  Voici  comment  Guillaume  du  Bellay  décrit  cette  sorte  de  vaisseau 
de  guerre  {Mémoires,  éd.  iSôq,  p.  SgS)  :  «  Il  y  a  une  espèce  de  navire 
particulier,  dont  usoient  nos  ennemis  [les  Anglois],  en  forme  plus  longue 
que  ronde,  et  plus  estroite  beaucoup  que  les  galleres...  Avecques  ces 
vaisseaux  ils  contendent  de  vitesse  avecques  les  galleres  et  les  nomment 
ramberges  ». 

(3)  Voy.  Rev.  Et.  Rab.,  t.  X,  p,  65. 

(4)  Ibidem. 


I08  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

de  Bayonne  reviennent  à  plusieurs  reprises  clans  son  roman.  Le 
contingent  des  termes  nautiques  qu'il  y  a  recueillis  est  impor- 
tant (i): 

Besch,  vent  du  sud-ouest  (1.  IV,  ch.  xliii  :  «  l'un  loue  le  Si- 
roch,  l'autre  le  Besch  »).  Cotgrave  donne  labeclie  et  lebeche.  C'est 
le  languecl.  labecli,  roussillonnais  lebech,  italien  libeccio  («  vent 
appelle  labeche  par  les  Provençaux,  vent  d'Afrique  »,  Oudin). 
Chez  Rabelais,  la  syllabe  initiale  a  été  confondue  avec  l'article. 

Bitou,  bitton,  charpente  servant  à  fixer  les  amarres  (1,  IV, 
ch.  XIX  :  «  attache  à  l'un  des  bitous  »),  et  biton  (1.  N',  ch.  xviii), 
du  langued.  bitoUy  bitou,  même  sens. 

Cap,  l'avant  du  vaisseau  (1.  IV,  ch.  xx  :  «  le  cap  est  en 
pièces  »),  du  langued.  cap,  même  sens. 

Capestan,  cabestan  (l.  IV,  ch.  xxii  :  «  le  cable  au  capes- 
tan  ))),  forme  particulière  à  Rabelais  que  donne  également  Clei- 
rac  (1643)  :  *^  ^^^  milieu  de  la  largeur  du  pont  est  le  capestan 
ou  cabestan  (2)  ». 

Cyerce,  vent  d'ouest-nord-ouest  (l.  IV,  ch.  xliii):  «  Ce  bon 
vent  de  Languegoth  que  l'on  nomme  Cyerce  ».  Dans  le  Langue- 
doc occidental,  cens  désigne  le  vent  nord-ouest,  que  Doujat 
définit  :  «  vent  d'occident,  contraire  à  l'antan  sud-est  ».  II 
figure  dans  ce  dicton  nautique  :  «  Labech  tardié,  Cers  mari- 
nic  ».  C'est  le  survivant  du  latin  circius  ou  cercius,  vent  vio- 
lent du  nord-ouest  dans  la  Gaule  narbonnaise,  dont  parle  Pline 

(l.    II,  ch.  XLVl). 

Escantoula,  chambre  d'une  galère  destinée  aux  argousins 
(1.  IV,  ch.  XIX  :  «  mousse...,  garde  V escantoula  »),  graphie 
erronée  (3)  pour  escandola,  forme  languedocienne,  répondant 
au  bas-lat.  et  ital.  scandola,  à  côté  de  scandolaro,  lieu  proche 

(i)  Voy.  le  Trésor  de  Mistral  et  le  Dictionnaire  de  la  langue  Toulou- 
saine de  Doujat,  Paris,  if">3S. 

Nous  ne  citerons  que  les  termes  particuliers  à  Rabelais  ou  aux  auteurs 
du  xvi«  siècle,  en  renvoyant  pour  les  autres  à  notre  mémoire  sur  les  Ter- 
mes nautiques  dans  Rabelais  (dans  Rcv.  Kt.  Rab.,  t.  Vlll,  p.  33  à  41). 

(2)  La  f(jrme  littéraire  et  moderne  cabestan  lii^ure  au  xiv  s  èclc  dans 
le  Clos  des  gallees  de  Rouen  (p.  121),  Sous  les  variantes  t\Tto7t7/i/  et  ca- 
bestens,  l'une  et  l'autre  forme  d'origine  méridionale  :  capestan  et  cabes- 
tan (ou  cabestran).  L'ani^lais  possède,  de  même,  capstan,  attesté  au 
xiv«  siècle,  que  les  Anglai-;  (suivant  Murray)  auraient  appris  des  mate- 
lots de  Marseille  ou  de  Liarcclone,  à  l'époque  des  croisades. 

(3)  Cotgrave  donne  à  escantuole  (sic)  le  sens  de  «  pompe  d'un  na- 
vire »,  acception  admise  par  Oudin   (i^o)  et,  en  dernier  lieu,  par  Jal, 


NAVIGATION  109 

cle  la  chambre  de  la  poupe  (Oudin),  d'où  l'ancien  français  escaa- 
delar  (xm*  au  xvi'  siècle). 

EscoutUle^  écoutille  (1.  I\',  ch.  lxih  :  «  transpontin  au  bout 
des  escoulUles  »),  du  langued.  escoutiUia,  même  sens  (i). 

Escoutillon,  écoutillon  (1.  IV,  Prol.  nouv.  :  «  la  trappe  des 
cieux...  semble  proprement  à  un  escoutillon  de  navire  »),  du 
langue J.  escoatillion,  même  sens. 

Guaillardet,  gaillardet  (1.  IV,  ch.  xiv  :  «  Papefigues,  les- 
quels jadis...  les  nommoit  on  guaillardets  »),  du  langued.  gal- 
hardet  (Bordeaux,  giialhardet),  ital.  gagliardetto  (2). 

Pane,  panne  (1.  IV,  ch.  xx  :  «  guare  \di  pane  »),  du  langued. 
pano,  même  sens  (3). 

Pontal,  pont  volant  (1.  IV,  ch.  xxiv  :  «  espailliers,  hau,  Jct- 
tez  le  pontal  »),  du  langued.  pontal,  môme  sens. 

Serper,  lever  l'ancre  (1.  V,  ch.  xviii  :  «  Ayans  serpé  (^) 
nos  gumenes,  feismes  voile...  »),  du  langued.  serpa^  et  serpa 
lou  ferre,  même  sens  (5). 

Valentienne,  sorte  de  cordage  qui  sert  à  tenir  la  vergue  en 
équilibre  (1.  IV,  ch.  lxiii)  :  «  Nous  ne  voguions  que  par  les  ua- 
lentiennes,  changeant  de  tribort  en  babort,  et  de  bâbord  en  tri- 
bort  ».  Forme  altérée  de  valencine,  comme  le  mot  est  écrit  dans 
un  document  de  1538  (cité  par  La  Roncière,  t.  II,  p.  481),  ré- 
pondant au  langued.  balancino,  balancine  (avec  la  prononcia- 
tion gasconne  de  la  palatale  initiale).  Le  Père  Fournier  connaît 
la  même  variante  (1643)  :  ^^  Balencines  ou  valencines  sont  cordes 
qui  servent  pour  balancer  la  vergue  comme  l'on  veut,  haussant 
l'une  des  extrémités  et  abbaissant  l'autre  ». 

A  ces  contributions  du  vocabulaire  océanique  viendront  s'a- 

(i)  Le  Dictionnaire  général  tire  le  mot  de  l'esp.  escotilla,  mais 
Rabelais  (chez  lequel  on  rencontre  d'abord  le  vocable)  ignore  les  ter- 
mes nautiques  de  source  espagnole  (qui  sont  d'ailleurs  postérieurs  : 
voy.  ci-dessus  civadiere,  à  côté  de  cevadere). 

(2)  La  variante  gaillardet  du  F«  livre  (ch.  xviii)  reflète  peut-être  une 
variante  gasconne  goiialhardet . 

(3)  L'étymologie  proposée  par  Jal  (de  l'ital.  pania.  glu)  est  phonéti- 
quement inadmissible. 

(4)  Le  mot  se  lit  isolément  dans  la  Chronique  (i49g-i5oS)  de  Jean 
d'Auton,  éJ.  Paul  Lacroix,  t.  L  p.  271  :  «  Le  vent  fut  doux  et  la  mer 
tranquille",  tant  que  l'armée  des  François  et  des  Gennes  firent  ancre 
sarper  et  voiles  tendre  ». 

(5)  Cf.  Littré  :  «  Serper.  Ancien  terme  de  marine.  Sur  les  galères  du 
temps  de  Louis  XIV,  serper  le  fer,  ou,  absolument  serper,  lever  l'an- 
cre ».  . 


no  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

jouter  de  nombreux  termes  méditerranéens  fournis  par  les  ma- 
rins marseillais. 

4.    E.MPRUNTS    CATALANS. 

C'est  à  Baj^onne  que  Rabelais  a  probablement  appris  les  ter- 
mes catalans  qu'on  rencontre  dans  son  «  navig^uaige  »,  Ces  ter- 
mes manquent  en  général  au  languedocien  ou  bien  en  différent 
par  la  forme.  Voici  les  expressions  qui  accusent  cette  origine 
pyrénéenne  (i)  : 

Estanterol,  pilier  placé  à  la  tête  du  coursier  d'une  galère,  près 
de  la  poupe  (1.  IV,  ch.  xix:  «  Deçà,  G5mndste,  ici  sur  Vestan- 
terol  »),  du  catal.  esta/iterol,  «  fusta  à  modo  de  columna  qu'en 
las  galeras  se  colocava  à  popa  en  lo  pasadio,  y  en  ella  s'hi  afîr- 
mava  il  toldo  »  (Labernia  y  Esteller),  prov.  estanteirol  (Mis- 
tral), ital.  stentarolo  («  un  travicello  che  s'appoggia  alla  corsia 
e  sostiene  la  forbice  délia  poppa  »,  Cresccnzio),  esp.  estande- 
rol.  Le  mot  catalan  répond  seul  à  la  forme  rabelaisienne,  et  il 
dérive  (comme  estantal,  étai,  soutien)  d'estante,  fixe,  de- 
bout (2). 

Fadrin^  jeune  matelot,  novice  (1.  IV,  passim  :  trois  passa- 
sages),  du  catal.  J'adri  (pi,  fadrin),  au  sens  de  marin  dans 
l'ancienne  langue.  Le  terme  est  du  xvf  siècle  et  on  le  rencontre 
dans  le  Voyage  d' outre-mer  de  Jean  Thenaud  (éd.  Schefer, 
p.  \.\^)  :  «...  capitaines,  pillotz,  nauchers  mariniers  et  fradina 
(sic)  ».  Le  Père  Fournier  remarque,  fol.  170:  «  Les  Pages  ou 
garçons  de  navire  que  les  Marseillais  nomment  fadarins  et  les 
Il  ;ll;!ndais  Mousses  ».  Aujourd'hui,  fadarin  signifie  proprement 
petit  fat,  jeune  éccrvelé. 

Fernel,  drosse  attachée  au  banc  de  la  galère  (1.  I\^  ch.  xxiv  : 
«  du  fernel  ne  vous  souciez  »),  de  l'ancien  catal.  frenell  (3).  La 
métalhèse  de  la  forme  rabelaisienne  se  retrouve  dans  le  langucd. 
farnel,  drosse,  cordage  qui  s?rt  à  mouvoir  la  barre  du  gouver- 
nail, et  drosse  des  basses  vergues,  estrope  (Mistral). 

(i)  Voy.  PcTC  Labernia  y  l'steller,  Diccionari  de  la  lenf^ua  catalana 
(s.  d.) 

(2)  IJcslaiitcrol  n'est  donc  pas  «  l'endroit  de  la  poupe  où  était  arboré 
l'étendard  »  (stentarolo^  italien,  de  slendale,  étendard),  comme  on  lit 
dans  le  Glossaire  de  Marty-Laveaux,  mais  le  nom  du  pilier  lui-mcme 
(l'ital.  stentarolo  étant  emprunté  au  catalan). 

(3)  Sous  cette  forme,  le  terme  se  rencontre  dans  un  document  nauti- 
que de  13O9  (dans  La  Koncicre,  t.  II,  p,  4!Si). 


NAVIGATION  m 


C.  —  NOMS  MÉDITERRANÉENS, 

11  faut  maintenant  compléter  cet  abondant  vocabulaire  océani- 
que avec  les  apports  non  moins  nombreux  des  marins  levantins. 

I.  —  Emprunts  marseillais. 

Le  port  principal  du  Midi  de  la  France,  iMarseilie,  est  sou- 
vent cité  dans  notre  roman,  ainsi  que  le  groupe  des  îles  d'Hyè- 
res,  dans  la  Méditerranée.  Les  voyages  fréquents  de  Rabelais 
dans  le  Midi  l'avaient  familiarisé  avec  le  langage  maritime  de 
la  Provence  et  lui  avaient  fourni,  après  l'italien,  le  contingent 
le  plus  important  de  sa  nomenclature  nautique. 

Voici  les  termes  qui  dérivent  de  cette  source  et  qu'on  trouve 
tout  d'abord  chez  notre  auteur  (i)  : 

Acappayer,  mettre  à  la  cape  (1.  IV,  ch.  xx)  :  «  Acappaye. 
En  sommes  nous  là?  dist  Pantagruel...  Acappaye,  hau,  s'escria 
Jamet  Brahier,  maistre  pilot,  acappaye  ».  Terme  probablement 
identique  au  simple  capéyer  ou  capeer,  «  singler  à  la  cape... 
en  trop  excessive  tormente  »,  suivant  la  définition  de  Nicot,  et 
attesté  après  Rabelais.  Le  Trésor  de  Mistral  ignore  un  composé 
acapeia  (il  donne  seulement  le  gascon  capeia,  à  côté  du  mar- 
seillais capia),  ainsi  que  les  dictionnaires  nautiques  italiens.  Le 
type  du  dérivé  rabelaisien  est  encore  â  chercher,  mais  sa  source 
méditerranéenne  est  hors  de  doute  (2). 

Aigade,  provision  d'eau  douce  sur  mer  (1.  IV,  ch.  11  :  «  les 
chormes  des  naufz  faisoient  aiguade  »),  du  prov.  aigado.  Cf. 
«  Faire  aigade  est  aller  puiser,  prendre  ou  faire  provision  d'eau 
douce  »  (Père  Fournier,   164^). 

Brague,  braie,  cordage  (1.  IV,  ch.  xviii  :  «  pour  Dieu,  saulvons 
la  brague  »),  de  brago,  même  sens. 

Civadiere,  voile  qu'on  suspend  sous  le  mât  du  beaupré  (1.  IV, 
ch.  xviii).  Ce  terme  qu'on  trouve  cité  en  1525  dans  V Inventaire 
de  la   Grande   Maistresae   de    Marseille  (La  Roncière,  t.   II, 

(i)  Voy.  le  Trésor  de  Mistral  et  les  ouvrages  cités  ci-dessous  sur 
l'équipement  des  galères  méditerranéennes. 

(2)  De  TAulnaye  se  trompe  lorsqu'il  affirme,  dans  son  Glossaire,  que 
Vacappaye  de  Rabelais  «  signifie  en  provençal  achève  de  tendre  les 
cordages  ».  «  Achever  »  se  dit  acaba,  en  provençal. 


1 1 2  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

p.  48  3),  est  le  prov .  cicadiero  (de  civado,  avoine,  ainsi  nommée 
parce  qu'on  l'a  comparée  à  un  sac  à  avoine,  Mistral)  (i). 

Encarrer,  échouer,  en  parlant  d'un  navire  (1.  IV,  ch.  xxi): 
«  Nostre  nauf  est-elle  encarrée?  »  et  (1.  V,  ch.  x'Viii):  «  ...  feu- 
rent  naufs  encarrées  parmy  les  arènes  ».  Le  mot  répond  au 
marseillais  encara,  échouer,  engraver,  donner  sur  un  écueil. 

Guatte,  gatte  (1.  IV,  ch.  xviii  :  «  l'arbre  du  haut  de  la 
fjuatte  »),  du  prov.  gato,  même  sens  (2). 

Lignade,  provision  de  bois  sur  mer  (1.  IV,  ch.  lxiv  :  «  vos 
chorrnes  y  pourront  faire  aiguade  et  lignade  »),  du  prov.  li- 
gtiado,  train  de  bois  flotté. 

Maistral,  mistral  (1.  IV,  ch.  xvm  :  «  le  maisiral  accompai- 
gné  d'un  col  effréné  »),  du  prov.  maistral,  vent  du  nord-ouest. 
Cf.  Alonet  (163  5)  :  «  Maestral,  meairal,  vent  directement  opposé 
au  sirocco  (3)  ». 

Maistralle,  la  grande  voile  d'un  navire  latin  (1.  IV,  ch.  xviii), 
du  prov,  maistralo,  même  sens  (4). 

Nauf,  navire,  terme  fréquent  chez  Rabelais  (qui  l'a  employé 
une  vingtaine  de  fois)  et  rivalisant  chez  lui  avec  son  synonyme 
navire,  remplaçant  de  l'ancienne  nef:  c'est  le  prov.  nau,  nauf, 
navire  (vieux),  barque,  bac,  bateau  (Mistral).  Le  terme  nauf 
se  rencontre  d'abord  vers  1 507  dans  la  Chronique  de  Jean  d'Au- 
ton  et  ensuite  dans  V Histoire  du  roijaume  de  Naples  par  Sau- 
vage de  Fontenailles  (voy.  Godefroy)  (5). 

Tirados,  trait  ou  cordage  (1.  IV,  ch.  xviii  :  «  n'abandonnez... 
I3  tirados  »),  du  prov.  tiradou,  qui  dut  avoir  ce  sens  au  xvi*  siè- 
cle dans  le  langage  nautique  (aujourd'hui,  il  désigne  le  timon 

(  I)  Cette  forme  méridionale,  qu'on  lit  encore  chez  Thierry  (1572)  et 
Monet  (i635),  est  antérieure  à  celle  de  cevadere^  seule  donnée  par  Nicot 
(iGoô)  :  «  Ccvadcrc  est  un  mot  espagnol  qu'aucuns  mariniers  usurpent 
ores  qu'ils  en  ayent  un  de  leur  nation  qui  est  bcauprc  ». 

(2)  Le  terme  se  lit  dans  VOppii^nation  de  Rhodes  de  Jacques  de  Bour- 
bon (éd.  i52(»,  fol.  14  V"):  «  Tous  les  navyres  meisrcnt  banierc  en 
hault  de  la  patte,  c'est-à-dire  les  navyres  ronds  et  les  fjalleres  au  bout 
de  leurs  arbres  ». 

(3)  Le  Dictionnaire  de  VAcadémie  de  i835  et  1878  contient  encore 
cette  remarque  :  «  Mistral.  Quelques-uns  disent  et  écrivent  maestral  ». 

(4)  Les  glossateurs  de  Rabelais  (Moland,  Marty-Lavcaux)  confondent 
généralement  ce  terme  avec  le  précédent.  Nous  reviendrons,  dans 
l'Appendice  C,  sur  l'un  et  l'autre. 

(5)  Robert  l-Jsticnne  {i54())  donne  la  forme  parallèle  («  Nau,  cerchez 
navire  »)  qui  est  angevine,  fréquente  chez  les  poètes  de  la  Pléiade  (Baïf, 
Ronsard,  Jodclle). 


NAVIGATION  I  I  3 

OU  la  flèche  du  charriot),  à  l'exemple  de  l'ital.  tiradorc,  au 
même  sens  chez  Oudin  (1640)  :  «  trait  ou  cordage  ». 

Termes  de  galère.  —  Ajoutons-y  le  groupe  suivant  qui  em- 
brasse la  nomenclature  spéciale  aux  gilères  méditerranéennes, 
dont  quelques  termes  ont  déjà  été  mentionnés  sous  le  contingent 
languedocien  (escantoula),  catalan  {estanterol  et /rene^)  et  mar- 
seillais (aiguade  et  lignade).  Voici  les  vocables  qui  s'y  ratta- 
chent (  I  )  : 

C/iorme,  chiourme,  équipage  (1.  IV,  ch.  11),  répondant  au 
langued.  diorino  et  au  marseillais  cliurrno  (d'où  la  variante 
clieiwrnc,  employée  par  Commynes,  1494),  ital.  ciurma  (2). 

Coniremejane,  contremisaine  (1.  IV,  ch.  xviii),  du  prov.  con- 
tromejano,  nom  d'une  des  voiles  des  galères  (Mistral),  terme 
qui  figure  dans  un  document  nautique  marseillais  de  1525, 
déjà  relevé. 

Hespaillier,  le  premier  rameur  d'un  banc,  dans  une  galère 
(1.  IV,  ch.  xix),  du  prov.  espalié.  Cf.  J.  Ilobier,  1622,  p.  6  : 
«  Les  deux  premiers  [forçats]  qui  manient  le  giron  des  rames 
joignantes  l'espale  s'appellent  espaliers,  qui  sont  ceux  qui  don- 
nent la  vogue  au  reste  ». 

Majourdome,  nom  de  l'officier  chargé  du  service  des  vivres 
sur  les  galères  (1.  IV,  ch.  xviii  :  «  Majourdome,  hau,  mon 
amy  »),  du  prov.  majourdome.  Le  terme  se  trouve  dans  les 
Faits  de  la  marine  (i  5 1 5-1 520)  d'Antoine  de  Conflans  :  «...  l'ar- 
gouzin,  XV  fl.  ;  le  moj'our  dosme,  xv  fl...  ». 

Mejane,  misaine  (1.  IV,  ch.  xviii),  répondant  au  prov.  me- 
jano,  terme  qu'on  rencontre  dans  l'Inventaire  d'une  galère 
marseillaise  de  1525  (3). 

(i)  Voy.  V Inventaire  de  la  Grand  Maistresse  de  Marseille  de  i525,  do- 
cument inédit  (Arch.  Nat.  X'a  8621,  fol.  200  et  suiv.).  —  J.  Hobier, 
De  la  construction  d'une  gallaire,  Paris,  1622. 

(2)  La  forme  littéraire  moderne  a  été  précédée  par  celle  de  chourme  : 
«  La  plupart  des  provinciaux,  remarque  Ménage  {Observations,  t.  II, 
p.  459),  disent  chourme  ;  il  faut  dire  chiourme,  comme  on  dit  à  Paris  ». 
Le  Père  Fournier  donne,  dans  son  Hydrographie,  ce  double  sens  du 
mot  :  «  Chiorme  ou  chiourme,  sur  la  Méditerranée,  signifie  première- 
ment le  lieu  où  les  forçats  tirent  à  l'aviron  d'ure  galère,  et  secondement 
il  signifie  toute  la  bande  de  ceux  qui  voguent  ». 

(3)  La  forme  littéraire  misaine,  de  l'ital.  7ne^^ana,  voile  moyenne,  se 
trouve  déjà  dans  Les  comptes  du  Clos  des  galées  de  Rouen  du  xiv"  siècle 
(p.  120)  :«  Une  »2îg-t>;n2e...,  vielle  et  usée  »,  et  c'est  cette  forme  normande 
qui  a  prévalu  en  français.  Le  Père  Fournier  (1643)  dit  à  cet  égard  :  «  Arti- 

8 


114  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

Triou,  voile  de  fortune  d'une  galère  (l.  IV,  ch.  xviii),  va- 
riante du  prov.  treou,  voile  carrée  qui  remplace  les  voiles  lati- 
nes pendant  le  gros  temps  (i). 

Cette  nomenclature  marseillaise  des  galères  trouvera  son 
complément  dans  les  appellations  vénitiennes,  qui  seront  men- 
tionnées plus  bas.  Il  suffit  de  la  comparer  à  l'opuscule  cité  de 
J.  riobier  (1622),  pour  constater  combien  elle  diffère  de  celle  du 
commencement  du  xvif  siècle. 

2.  —  Emprunts  italiens. 

Les  vocables  italiens  tiennent  la  première  place  dans  la  nomen- 
clature nautique  de  Rabelais.  On  sait  qu'il  a  fait  quatre  voyages 
en  Italie  (entre  les  années  153^  et  1550)  et  c'est  pendant  ces 
divers  séjours  qu'il  a  recueilli  des  matelots  de  l'Italie  du  Nord, 
et  tout  particulièrement  de  ceux  de  Venise,  tout  un  stock  de  ter- 
mes de  marine.  Nous  allons  aborder  les  emprunts  italiens  d'ori- 
gine dialectale  avant  d'étudier  les  mots  de  provenance  littéraire. 

1°  Termes  vénitiens. 

Rabelais  fait  allusion  aux  «  gondoliers  de  Venise  »  (I.  II, 
ch.  xxx)  et,  à  propos  des  habitants  des  Iles  des  Macréons,  il  fait 
remarquer  qu'  «  ilz  estoient  charpentiers  et  tous  artizans  telz 
que  voyez  en  VArsenac  de  Venise  »  (1.  IV,  ch.  xxv).  Son  séjour 
à  Venise  reste  douteux,  suivant  Ileulhard  ;  mais  il  a  certainement 
visité  le  port,  où  il  a  recueilli  nombre  de  termes  nautiques  véni- 
tiens. Us  se  rapportent  principalement  à  la  galère,  Marseille  et 
Venise  ayant  également  enrichi  sous  ce  rapport  le  vocabulaire  de 
Rabelais.  Voici  les  termes  rabelaisiens  de  cette  catégorie  (2): 

Alfjousan,  argousin  (1.  III,  ch.  xx  :  «  mon  comité,  mon  al- 
gousan,  mon  sbire...  »),  de  l'ancien  vénitien  algusin  (3),   au- 

inon  signifie  la  voile  du  mast  d'arrière  que  les  Normans  appellent  mi- 
:^aine  ». 

(i)  En  ancien  français,  on  disait  /re/ (document  de  i383  chez  La 
Roncière,  t.  II,  p.  481),  ital.  trevo  {«■  une  voile  quarrée  dont  on  se  sert 
en  temps  de  bourrasque,  tref  ou  trcou  en  langue  provençale  »,  Oudin). 

(2)  Bartolomeo  Crcscenzio,  Nautica  viediterranca.  .  ticlla  qualc  si 
inoslra  la  fabrica  délie  galee,  Rome,  1604.  —  Giuseppe  Boerio,  Di^iona- 
rio  del  dialetto  vcne^iano,  y/cnisc,  i85G. 

(3)  La  forme  littéraire  argousin,  également  attestée  dès  le  xvi«  siècle, 
vient  par  contre  du  marseillais  argousin,  reflet  local  d'algousin  ou  al- 
gusin,  qui  renvoie  également  à  Venise. 


NAVIGATION  1 1  5 

jourd'hui  agu^in,  «  basso  uffiziale  di  galera,  che  ha  l'Incombenza 
di  levare  o  di  rimettere  le  catene  ai  galeotti  o  forzati,  e  che  in- 
vigila  sopra  essi  »  (Boerio). 

Barisel,  capitaine  des  sbires  (l.  III,  ch.  xx  :  «  mon  algousan, 
mon  sbire,  mon  barisel  »),  du  vénitien  bariselo  (ital.  bargello), 
«  capitano  di  sbirri  »  (Boerio).  En  provençal,  barisel  (i)  a  le  sens 
exclusif  d'imbécile,  de  nais,  acception  défavorable  qu'on  re- 
trouve également  en  italien. 

Comité^  officier  qui  commandait  la  chiourme  d'une  galère 
(1.  III,  ch.  XX  :  «  mon  comité  »),  du  vénitien  comito  (2),  «  quel 
uffiziale  che  commanda  alla  ciurma  délie  galee  »  (Boerio). 

Coursie,  passage  de  la  proue  à  la  poupe  d'une  galère,  entre  les 
bancs  des  forçats  (I.  III,  ch.  lu;  1.  IV,  ch.  xix  :  «  passans  sur  la 
coursie  »),  du  vénit.  corsia,  «  quella  strada  che  è  nel  mezzo 
délia  galea,  per  la  quale  si  passa  dalla  poppa  alla  prora  e  nella 
quale  occorendo  disarborare,  si  carrica  l'arbore  maestro  »  (Pan- 
tero-Pantera,  1614).  Nicot  le  définit  ainsi  (1506):  «  Coursie 
est  l'allée  large  de  deux  ou  trois  ais  en  une  galère  (3)  ». 

Fougon,  cuisine  d'une  galère  (1.  III,  ch.  lu  ;  I.  IV,  ch.  viii  :  «  à 
cousté  du  fougon  »),  du  vénitien /o^on,  «  certa  foggia  di  stanzo- 
iino,  ch'è  nella  prua  délia  nave  »  (Boerio),  ital.  focone,  «  fouyer, 
le  lieu  où  l'on  cuit  les  viandes  dans  une  galère  »  (Oudin)  ;  Mar- 
seille, fugoun,  cuisine  de  vaisseau  (Mistral). 

Frégate,  nom  attesté  tout  d'abord  chez  notre  auteur,  qui 
connaît  à  la  ïois  freguate  (1.  IV,  ch.  xxii)  et  fregade  (1.  V, 
ch.  xiv),  la  première  forme  italienne  (fregatd),  la  deuxième, 
vénitienne,  fregada,  «  bastimento  di  guerra  maggiore  del  bri- 
gantino  »  (Boerio).  Le  Père  Fournier  les  définit  ainsi  (1643)  : 
«  Frégates  sont  petits  vaisseaux  armés  en  guerre  qui  vont  à  ra- 
mes et  voiles,  propres  à  descouvrir  et  porter  nouvelles  ». 

(i)  La  forme  barisel  se  lit  également  chez  du  Bellay  (éd.  Marty-La- 
veaux,  t.  II,  p.  389)  ainsi  que  chez  Régnier  (Sat.  VI).  Le  Dictionnaire 
de  V Académie  de  i835  admet  encore  cette  forme,  à  côté  de  celle  de  ba- 
rigel,  plus  générale  et  plus  littéraire. 

(2)  Bréard  cite  une  quittance  de  iSSj  qui  attribue  à  la  galée  Sainte- 
Croix  un  équipage  de  239  hommes,  parmi  lesquels  se  trouvent  o  trois 
comités  et  neuf  nochiels  »,  c'est-à-dire  nochers  (Les  Comptes  du  clos  des 
galées,  p.  60).  Au  xv«  siècle,  on  rencontre  aussi  comitre  (Eust.  Des- 
champs a  commutre),  qui  accuse  une  influence  espagnole  ;  à  Marseille, 
le  comité  d'une  galère  s'appelait  co7no  de  galero. 

(3)  On  a  dit  plus  tard  :  coursive  (voy.  Littré),  variante  de  coursie  (en 
ital.  corsia  et  corsiva),  a  côté  de  accourse  et  accoursie  (cette  dernière 
chez  Rémy  Belleau). 


.  Il6  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

Gondole,  bateau  léger,  long  et  plat,  dont  on  se  sert  particu- 
lièrement à  Venise  (1.  IV,  ch.  xxii  :  «  quatre  gondoles  »), 
du  vénit.  gondola,  «  barchetta  piatta  e  longa,  con  ferro  dente- 
lato  poste  verlicalmente  in  prora,  con  un  copertino  nel  mezzo, 
che  va  a  remi  e  si  usa  particolarmente  in  Venezia  per  navigare 
sui  canali  interni  »  (Boerio)  (i). 

Guaban,  gaban,  capote  de  marin  (1.  IV,  ch.  xxiv  :  «  Voulez- 
vous  un  bon  guabnn conXrG  la  pluie?  »),  du  vénit.  gaban,  «  man- 
tello  con  maniche  »  (Boerio),  ital.  gabbano  (2). 

Prodenou,  étai  d'avant  (1.  IV,  ch.  xviii  :  «  le  prodenoii 
est  en  pièces  »},  de  l'ancien  vénitien  prodeno,  ital.  prodano, 
«  corde  pour  arborer  ou  desarborer  l'arbre  maistre  »  (Oudin). 

Etats  at.mosphériques.  —  Un  autre  groupe  de  ces  vocables 
spéciaux  désigne  différents  états  atmosphériques  : 

Donache,  bonasse,  calme  de  la  mer  (1.  IV,  ch.  xxvi  :  «  en  mer 
est  bonache  et  sérénité  continuelle  »),  ancien  terme  nautique 
qu'on  rencontre  chez  Rabelais  sous  cette  forme,  reflet  de  l'ital. 
bonaccia,  à  côté  de  la  forme  bonasse,  familière  aux  autres  écri- 
vains du  xvi"  siècle  (par  exemple  à  Montaigne)  et  accusant  un 
intermédiaire  vénitien  (bonaj^^a). 

Cale,  tourbillon  de  vent,  ouragan  (l.  IV,  ch.  xviii  :  «  un 
cole  effréné  »)  et  colle  (1.  IV,  ch.  xxii  :  «  ce  colle  horrible  »), 
de  l'ital.  cola  di  vento,  une  continuation  de  vent  par  plusieurs 
jours  (Oudin).  Le  terme  est  vénitien:  «  Cola  di  vento,  termine 
marinaresco,  la  continuazione  di  un  vento  che  dura  senza  altera- 
zione  per  più  giorni  »  (Boerio),  littéralement  colle  de  vent. 

Fortanal,  tempête  (l.  IV,  ch.  xviii  :  «  prevo5'ant  un  tyran- 
nicque  grain  et  fortanal  nouveau  »),  du  venit.  fortunal  (ital. 
fortunale). 

Gruppade,  grain,  coup  de  vent  (1.  IV,  ch.  xviii  :  «  le 
maistral  accompuignc...  de  noires  gruppades  »),  de  l'ital. 
gruppata  di  vento,  et  groppo  di  vento,   littéralement  nœud  de 

(Il  Cette  forme,  littJraire  et  moderne,  attestée  tout  d'abord  chez  Rabe- 
lais (ainsi  que  son  dérivé  :  «  gondoliers  de  Venise  »,  I.  II,  ch.  xx),  a  été' 
précédée  par  celle  de  gondclc  f  i24('i)  et  de  gondrc  (1^41),  la  première  di- 
minutif de  goudc  (ital.  ponda,  sorte  de  barque);  la  deuxième,  francisa- 
tion de  gondole  (par  l'intermédiaire  du  bas-latin  gondara). 

(2)  La  forme  antérieure  caban  (Gay:  1448)  dérive  du  prov.  caban, 
manteau  à  manches  et  à  capuchon,  bas-latin  cabanus  (i388).  La  déri- 
vation habituelle  de  l'espagnol  gaban  est  inadmissible:  celui-ci  est  un 
emprunt  fait  à  Titalien. 


NAVIGATION  II? 

vent,  par  un  intermédiaire  vénitien  (manque  à  Boerio),  d'où  éga- 
lement l'espagnol  grupada,  averse  accompagnée  d'un  grand  vent. 
Slon,  rencontre  tumultueuse  de  vents  violents  (1.  IV, 
ch.  XVIII  :  «  terribles  sions...  »),  du  vénitien  sion  (d'où  l'ital. 
sione  ou  scione),  «  turbine  o  vortice  d'aria  clie  termina  sul 
mare,  dond'ella  tromba  o  tira  l'acqua  con  violenza  »  (  Boerio). 
Le  mot  est  une  contraction  de  si/on  ou  siphon,  espèce  de 
trombe.  Cotgrave  donne  la  triple  variante  :  cion,  sion  et  scion  ; 
Nicot  (1605)  et  Monet  (1635)  le  définissent  ainsi  :  «  Cion, 
tourmente,  tempeste  qui  s'esleve  sur  mer  par  l'impétuosité  des 
vents  imprévus  »  (1606)  et  «  Cion  ou  birrasque,  pluye  etgresle, 
provenans  de  vants  humides  s'entrebattans  »  (i). 

-    2°  Termes  italiens. 
Passons    aux  emprunts   que    Rabelais   a   faits   au    langage 

(i)  Les  termes  suivants  sont  antérieurement  attestés: 

Arsenac,  arsenal  maritime  (1.  IV,  ch.  xxv  :  «  en  l'arseuac  de  Ve- 
nise »),  forme  encore  conservée  au  xvii^  siècle  :  «  On  dit  aujourd'hui  [en 
1672]  plus  communément  arsenac...  A  Paris  on  ne  dit  dans  le  discours 
familier  ni  arsenal,  ni  arsenac,  mais  arsena  »  (Ménage)  et,  «  à  l'égard  de 
Varsenal  de  Paris,  on  prononce  plus  communément  arsenac  »  (Thomas 
Corneille,  1687).  C'est  la  forme  vénitienne  arsena,  a  côté  de  l'ital.  ar- 
senale,  d'où  le  français  moderne  arsenal,  qui  n'apparaît  qu'au  xyu^  siè- 
cle ;  par  contre,  la  graphie  arsenac,  c'est-à-dire  arsena,  est  attestée 
dans  un  document  relatif  à  Venise  de  1459  (Godefroy)  :  «  Le  duc  [doge 
de  Venise]  nous  mena  veoir  Varsenac  où  est  l'artillerie  de  la  ville...  » 
La  variante  plus  ancienne,  (arsenal  (xui^  siècle),  encore  dans  la  Chroni- 
que de  Jean  d'Auton  («  tercenal  de  Gennes  »),  reproduit  les  plus  an- 
ciennes formes  dialectales  italiennes  (Pise  :  tersana;  Ancône:  tersenale), 
toutes  d'origine  orientale  (^oy.  Devic),  de  même  que  darse  (de  l'ital. 
darsena),  ainsi  défini  au  xv«  siècle  par  le  chroniqueur  Boucicaut  (t.  II, 
p.  g)  :  «  ...  le  port  de  Jennes  (Gênes),  là  où  les  galées  et  les  navires 
sont  et  arrivent,  qu'on  appelle  la  darse  ».  Ajoutons  que  les  mariniers 
normands  du  iiv*  siècle  avaient  rendu  arsenac  parc/05  des  galées. 

Fuste,  petite  galère  (1.  III,  ch.  lu)  ainsi  définie  par  le  Père  Fournier  : 
«  Vaisseau  familier  aux  Vénitiens,  qui  va  à  voiles  et  à  rames,  moin- 
dre qu'une  frégate  »,  du  vénitien  yz/^/a,  «  specie  di  naviglio  da  remo  o 
galera,  che  ai  tempi  del  governo  veneto  si  teneva  presso  alla  Piazza  di 
San  Marco  quasi  di  rimpetto  aile  colonne,  per  deposito  dei  forzati  o 
condannati  al  remo  fin  che  venivano  disposti  suUe  galère  »  (Boerio).  Le 
terme  remonte  au  xiv^  siècle  (voy.  Kemna,  p.  201). 

Gualeace,  galéace,  galère  vénitienne  de  grande  dimension  (1.  IV, 
ch.  LxvO,  de  l'ital.  galea^^a,  vénitien  galia^^a,  «  grosso  bastimento  di 
basso  bordo,  il  maggiore  di  tutti  quelli  che  vanno  a  remi  »  (Boerio). 
Terme  déjà  employé  au  xv"  siècle  par  Commynes. 


Il8  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

nautique  italien  (i),  en  reléguant  au  bas  du  texte  les  vocables 
qui  remontent  aux  relations  nautiques  entre  l'Italie  et  la 
France  pendant  le  xiv'  et  le  xv'  siècle  (2).  Quant  aux  nouvelles 
acquisitions  de  la  Renaissance,  nous  les  envisagerons  sous  un 
dvouble  point  de  vue,  suivant  qu'ils  sont  particuliers  à  Rabelais 
ou  usités  en  dehors  de  son  œuvre. 


(i)  Pantero-Pantera,  L'Armata  navale  (suivi  d'un  «  Vocabulario  nau- 
tico  »),  Rome,  1G14.  —  F.  Gorazzini,  Vocabolario  nautico  italianOy 
Turin,  1900  et  suiv. 

Oudin  A.,  Recherches  italiennes  et  françaises^  Paris,  1642. 

{2)  Voici  ces  termes  : 

Brigantin,  petit  vaisseau  de  course  armé  en  guerre  (1.  III,  ch.  xxxii), 
de  rital,  brigantino,  terme  déjà  employé  par  Froissart  («  une  manière 
de  vaissiaulx  courans  lesquels  on  nomme  brigandins  »). 

Calla/ater^  calfater  (1.  I,  ch.  m  :  «  navire  callafatée  et  chargée  »), 
terme  appartenant  au  vocabulaire  méditerranéen  dès  le  xiii*  siècle  (ital. 
calafattare,  anc.  prov.  calafatar)  et  se  présentant  chez  Rabelais  sous 
de  nombreuses  variantes:  calfater  (1.  III,  ch,  xxvi;,  calfreter  (1.  II, 
ch.  xxiv)  et  gallefreter  (1.  II,  ch.  i).  La  forme  calfetrer,  que  donne 
Palsgrave  (  i;3o),  devient  calfeutrer  chez  Robert  Estienne  (i539). 

Calamité,  pierre  d'aimant  (1.  IV,  ch.  r:  «  le  pillot  avoit  dressé  la  ca- 
lamité de  toutes  les  boussoles  »),  de  l'ital.  calamita,  terme  qu'on  ren- 
contre déjà  chez  Brunetto  Latini  (xni«  siècle),  et,  en  i5i2,  dans  le 
Voyage  d'oui tre  mer  de  Jean  Thenaud. 

Carraque,  grand  bâtiment  génois  (1.  II,  ch.  iv  :  «  une  grande  carrac- 
que  de  cinq  cens  tonneaulx  m),  de  l'ital.  caracca,  terme  également  em- 
ployé par  Marot  et  déjà  familier  au  français  dès  le  xiii«-iiv«  siècle. 

Esquif,  navire  (1.  I,  ch.  ix),  terme  antérieur  au  «  naviguaige  »,  où  il 
figure  également  (1,  IV,  ch.  xlviu).  C'est  le  reflet  de  l'ital.  schifo,  em- 
prunt attesté  dès  1497  (voy.  Kemna,  p.  142). 

Lut,  petit  navire  de  forme  arrondie  (1.  IV,  ch.  xxii  :  «  voyez  cy  près 
nostre  nauf  deux  /w/^...  »),  de  l'ital.  liuta.  Terme  attesté  dès  1459 
(voy.  Godefroy).  Ménage  nous  renseigne  :  «  On  appelle  lut  une  sorte 
de  petit  vaisseau  de  mer,  à  cause  de  sa  ressemblance  à  l'instru- 
ment de  musique  qui  porte  le  même  nom.  Liuta,  un  lut,  sorte  de 
barque,  dit  Ant.  Oudin.  Il  pouvoit  ajouter  que  le  lut  est  une  barque 
connue  sous  ce  nom-là  par  les  Provençaux  qui  s'en  servent,  je 
pense,  à  transporter  le  sel  ».  Mistral  dit  à  son  tour  :  «  Lahut,  lut,  tar- 
tane, petit  bâtiment  usité  dans  le  golfe  du  Lion...  Le  navire  rappelle 
la  forme  du  luth  par  la  disposition  de  ses  cordages  qui  pendent  de  l'an- 
tenne inclinée  ».  Cf.  Odet  de  Lanoue  (iSgô),  p.  3G5  :  «  Lahus,  sorte  de 
navires  qui  viennent  le  plus  souvent  de  Marseille  à  Beaucaire  en  la 
foire  Saincte-Magdclaine  ». 

Mole,  jetée  (1.  IV,  ch.  i  :  «  sus  le  mole  »),  de  l'ital.  molo,  terme  em- 
ployé par  Guillaume  de  Villeneuve  à  la  fin  du  xv"  siècle. 

Naucher,  nocher  1.  III,  ch.  xi.vni),  de  l'ital.  nocchiere.  Jal  cite,  dans 
son  Glossaire,  ce  passage  du  Triomphe  des  vertus,  de  t5i8  :  «...  patrons, 


NAVIGATION  1 1 9 


A.  —  TERMES  DU  XVI^  SIÈCLE, 

Mentionnons  en  premier  lieu  ceux  de  ces  termes  qui,  par 
leur  forme  ou  leur  date,  ne  remontent  pas  au-delà  du  xvi'  siècle  : 

Boussole  (1.  I,  ch.  xxiii),  de  l'ital.  bussola,  terme  d'ori- 
gine sicilienne,  dont  le  sens  primordial  est  petite  boite  de  buis. 
Belon  emploie  encore  la  forme  italienne  :  «  Les  Coursaires  ou 
Pirates...  ont  une  boëte  de  quadran  à  naviguer  nommée  le 
bussolo,  qui  est  le  quadran  de  marine  »  (i). 

Carracon,  grand  carraque,  et  spécialement  nom  du  navire 
de  douze  cents   tonneaux  construit   en   1544   par   François  1" 

nochiers,  pillotes,  fradrins  {sic),  matellots...  »,  et  un  document  nor- 
mand antérieur  de  iSSj  fait  mention  de  «  comités...  nochiels  ». 

Naiile,  fret  d'un  navire  (1.  V,  ch.  xv  :  «  ...  payer...  à  Caron  le  Jiaule 
de  sa  barque  »),  de  l'ital.  naulo,  nolo,  d'où  également  les  dérivés  nauti- 
ques nolis  et  noliser.  Cotgrave  donne  à  la  fois  naule  et  noie. 

Nave,  navire  {Lettres,  éd.  Bourilly,  p.  63),  de  l'ital.  nave,  terme  déjà 
attesté  vers  l'an  1191  (Kemna,  p.  i5),  fréquent  chez  Froissart,  revient 
aussi  chez  Brantôme  (éd.  Lalanne,  t.  IV,  p.  145  :  «  onze  grandes  naves 
bien  armées  »)  et  se  maintient  jusqu'au  xyii"^  siècle. 

Papefil,  grande  voile  du  grand  mât  (I.  IV,  ch.  xliv),  de  l'ital.  papa' 
ficOy  emprunt  antérieur.  La  Roncière  cite  (t.  Il,  p.  484)  «  un  papefil  » 
de  1404  et  «  des  pappefil^  »  de  1482.  La  forme  moderne,  pacfi  ou pafi^ 
en  est  une  contraction. 

Trinquet,  mât  de  misaine  et  voile  de  ce  mât  (1.  IV,  ch.  xviii:  «  trin- 
quet de  prore,  trinquet  de  gabie  »),  de  l'ital.  trinchetto,  «  una  vêla  che  si 
fa  alla  prora  »  (Pantero-Pantera,  1G14),  terme  antérieur  à  Rabelais 
(voy.  Dict.  général).  Cf.  Nicot  (1606):  «  Artimon,  une  petite  voile  de 
navire  qu'on  dit  autrement  trinquet  ». 

A  cette  catégorie  de  vocables  on  pourrait  rattacher  les  suivants  qui 
remontent  au  latin,  le  plus  souvent  par  l'intermédiaire  de  l'italien  : 

Arbre,  mât  (1.  IV,  ch.  xxii  :  «  Ne  tenois  je  V arbre  seurement  des 
mains  et  plus  droit  qui  ne  feroient  deux  cens  gumenes?  »),  répondant 
à  l'ital.  albero  ou  arbore,  l'un  et  l'autre  reflets  du  latin  arbor,  mât.  Cf. 
Père  Fournier  (1643):  «  Mâts  sont  quatre  dans  un  navire:  le  grand 
mât  s'appelle  à  Marseille  V arbre  de  maistre  ».  Le  plus  ancien  exemple 
est  attesté,  en  français,  dès  1296  (voy.  Godefroy). 

Antenne,  vergue,  que  Rabelais  écrit  parfois  antemne  (1.  IV,  ch.  xviii), 
empruTit  antérieur. 

Arlemon,  artimon  (1.  IV.  ch.  xvni),  cette  dernière  forme  accusant  un 
intermédiaire  italien. 

Carine,  quille  (1.  IV,  ch.  xviii)  :  la  forme  moderne  carène  suppose 
également  un  intermédiaire  italien. 

(i)  Observations  et  singularités,  Paris,  i554,  p.  84. 


120  ^  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

(1.  III,  ch.  Lii),  de  l'ital.  caraccone.  Un  document  de  1520 
rapporte  qu'  «  il  y  a  à  Venise  de  carraquons  qui  sont  moin- 
dres que  les  carracques  de  Gennes,  mais  c'est  tout  une  façon  » 
(cité  dans  Kemna,  p.  194). 

Landrivel,  cordage  servant  au  halage  (1.  IV,  ch.  xviii:  «  En- 
fans,  vostre  landrivel  est  tombé  »),  pour  Vandrivel,  de  l'ital.  an- 
drivello,  prov.  andrivau,  petit  grelin  qui  servait  à  touer  une 
galère,  quand  l'espace  manquait  pour  faire  aller  les  avirons 
(Mistral)  (i). 

Transi noiiiane,  tramontane  (1.  IV,  ch.  xxii  ;  «  de  là  partans, 
feirent  voile  au  vent  de  la  iransmontane  »),  de  l'ital.  tramon- 
tana.  Cf.  Robert  Estienne  (1549),  au  mot  vent  :  «  Le  vent  sep- 
tentrional... de  nous  appelé  Bi^e  ou  Vent  de  bize;  des  Italiens, 
Tramontane  ;  des  mariniers,  Nortli  ».  L'orthographe  du  mot  a  été 
rapprochée  du  latin,  suivant  les  habitudes  graphiques  de  l'époque, 
et  la  variante  trasmontane  de  l'édition  de  1548  (1.  IV,  ch.  xxii  : 
«  du  costé  de  la  trasmontane  »)  confirme  cette  origine  (2). 

B.  —  TERMES  RABELAISIENS. 

Voici  maintenant  les  termes  nautiques  italiens  attestés  en 
premier  lieu  chez  Rabelais  : 

Bourrasque,'  coup  de  vent  (1.  IV,  ch.  xviii  :  «  mortelles 
bourrasques  »),  de  l'ital.  borrasca,  même  sens  (3). 

Coustieres,  cordages  qui  soutenaient  les  mâts  (1.  IV,  ch.  xviii  : 
«  les  grizelles  et  les  coustieres  »),  de  l'ital.  costiere,  cordages  qui 
s'attachent  au  haut  de  l'arbre  d'un  vaisseau  (Oudin)  (4). 

(i)  Jal  (Glossaire)  cite  un  moyen  français  andrivclle,  et  dans  la  des- 
cription du  pavoisement  de  la  nef  du  duc  d'Orléans  de  1494,  on  lit  des 
audrivets  (La  Ronciere,  t.  II,  p.  5o3). 

(2)  Cf.  au  xv«  siècle,  Gilles  Le  Bouvier,  Le  Livre  de  la  description  des 
pays  (éd.  Schefer,  p.  102)  :  «  Le  vent  de  galcrne  que  les  Estallicns  ap- 
pellent le  vent  de  la  tresmontaine  ». 

Au  sens  «  d'étoile  polaire  »,  transviontaine  se  lit  déjà,  au  xiv«  siècle, 
chez  Eustache  Deschamps  (Œuvres,  t.  II,  p.  i83)  : 
Comme  estoile  transmoniaine 
De  toutes  parts  regardée... 

(3)  Ronsard  a  essayé  de  franciser  le  mot  (éd.  Marty-Laveaux,  t.  V, 
p.  175)  :  «  Kn  mer  une  bourrasche  ». 

(4)  Cf.  Pantcro-Pantcra  (ir)i4):  «  Cosliere  sono  le  funi  che  dall'una  et 
dall'  altra  parte  dcll'  arbore  s'attaccano  al  calzcse,  cd  a  basso  sono  at- 
tacate  ai  colatori  c  si  chiamano  anche  sarte  dcll'  arbore  ». 


NAVIGATION  1 1 1 

Gabie,  demi-hune  au  sommet  des  mâts  (1.  IV,  ch.  xxii  : 
«  trinquet  de  gabie  »),  de  l'ital.  gabbia,  même  sens. 

Gallere,  galère,  navire  de  guerre  à  rames  employé  surtout 
dans  la  Méditerranée  (1.  III,  ch.  lu  :  «  navires,  galleres,  gai- 
lions,  brigantins  »),  de  l'ital.  galera,  terme  introduit  en  France 
à  la  fin  du  xv'  siècle,  lorsque  galère  se  substitua  à  l'ancienne 
forme  galée.  La  galère  joue,  on  le  sait,  un  rôle  important  dans  les 
Navigations  de  Pantagruel,  comme  bâtiment-type  du  passé  (i). 

Garbin,  vent  du  sud-ouest  (1.  IV,  ch.  ix  :  «  Zephyre  nous 
continuoit  en  participation  d'un  peu  de  garbin  »),  de  l'ital. 
garbino,  même  sens. 

Gumene,  gros  câble  (1.  IV,  ch.  xviii  :  «  Nos  gumenes  sont 
presque  tous  roupts  »),  de  l'ital.  gumena,  gomena,  «  la  più 
grossa  fune  délia  galea  che  sta  sempre  attaccata  all'ancora  » 
(Pantero-Pantera,  1614). 

Horche,  à  horcJie,  à  gauche  (1.  IV,  ch.  v  :  «  une  navire 
marchande  faisant  voile  à  horche  vers  nous  »)  et  orche  (1.  IV, 
ch.  XX  :  «  Orche.  C'est  bien  dit  »),  de  l'ital.  or^a,  orsc, 
ourse,  terme  de  marine  (Oudin).  La  forme  rabelaisienne  accuse 
une  influence  languedocienne  {ouercho,  bâbord,  côté  gauche) 
ou  bas-latine  (orcia). 

Jalousie,  balustrade  d'une  galère  (1.  IV,  ch.  xx  :  «  gardez 
vous  de  la  jalousie  »),  de  l'ital.  gelosia,  jalousies,  balustres  à 
la  poupe  derrière  la  timonnière  (Oudin). 

Mousse,  jeune  apprenti,  matelot  (1.  IV,  ch.  xviii  :  «  fa- 
drins  et  mousses  »),  de  l'ital.  mozzo,  «  ragazzo  di  bastimento, 
allievo  marinaro  »  (Petrocchi).  Cf.  Pantero-Pantera  (16 14)  : 
«  Mozzi  sono  quelli  che  servono  aile  camere  délia  galea  e 
agi'  ufficiali  ».  L'espagnol  mozo  signifie  «  jeune  garçon  »  en  gé- 
néral, et  l'acception  nautique  lui  est  inconnue. 

Pavesade,  toile  tendue  autour  d'une  galère  (Sciomachie), 
de  l'ital.  pavesata,  sorte  de  mantelet  sur  une  galère,  fait  de 
canevas  pour  couvrir  les  soldats,  bastingue  (Oudin);  pvov.  pace- 
saclo,  pavois,  bande  d'étoffe  qui  sert  à  pavoiser. 

Peneau,  banderole  (1.  IV,  ch.  xviii  ;  «  les  voltigemens  du 
peneau  sus  la  poupe  »),  de  l'ital.  penello,  «  una  piccola  ban- 
diera  di  tafietano  che  si  tiene  sopra  la  freccia  délia  poppa, 
overo  alla  battagliola  délie  spale,  per  conoscer  del  moto  di  essa 
da  quella  parte  venga  il  vento  »  (Pantero-Pantera,  1614). 

i)  Voy.  Appendice  C. 


122  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

Plianal,  fanal  (1.  IV,  ch.  xix  :  «  voyla  nostre  phanal  es- 
tainct  »),  de  l'ital.  f anale,  lanterne  sur  le  bord  de  la  mer  ou 
dans  les  principaux  vaisseaux  (Oudin).  Voici  la  définition  qu'en 
donne  Cleirac  (1643)  :  «  Le  falot  ou  fanal  est  la  lanterne 
d'orée  sur  son  chandelier  au  plus  haut  de  la  pouppe  sur  le  der- 
rière du  navire  »  (i). 

Pilot,  pilote  (1.  I,  ch.  m  :  «  la  navire  ne  reçoit  son  pilot  »),  ou 
pillot  (1.  III,  ch.  xLvm  :  «  pillots,  nauchiers  »),  de  l'ital.  piloto. 

Poge,  côté  droit  où  se  trouve  placée  la  corde  qui  porte  ce 
nom  (1.  IV,  ch.  xviii  :  «  rencontrasmes  à  poge  neuf  or- 
ques »),  de  l'ital.  poggia,  «  quella  corda  che  si  lega  all'un  dei 
capi  deir  antenna  a  man  destra  délia  barca  :  andare  a  poggia 
vale  a  mano  destra  »  (Boerio). 

Pouppe,  poupe,  arrière  d'un  vaisseau  (1.  III,  ch.  lu),  de 
l'ital.  poppa,  mot  que  Christine  de  Pisan  transcrit  pope  (voy. 
Godefroy). 

Rambade,  construction  élevée  à  la  proue  des  galères  (1.  III, 
ch.  LU  :  «  coursies  et  rambade^  »),  de  l'ital.  rambata,  terme 
également  employé  par  Brantôme  (t.  I,  p.  211);  prov.  ram- 
bado.  château  d'avant  sur  les  anciennes  galères  (Mistral). 

Remolquer,  remorquer  (1.  IV,  ch.  xxi):  «  Nostre  nauf  est-elle 
encarrée  ?  vertus  Dieu,  comment  la  remolquerons  nous.^  »). 
C'est  l'ital.  remolcare,  variante  de  j'imorchiare,  d'où  remor- 
quer, forme  déjà  employée  par  Guillaume  de  Villeneuve,  à  la 
fin  uu  xv'  siècle,  et  qui  a  seule  survécu. 

Scalle,  escale  (1.  I,  ch.  ix:  «  Je  retourne  faire  scalle  d.u  port 
dont  suis  issu  »),  de  l'ital.  scala,  même  sens. 

Scandai,  sonde  (1.  IV,  ch.  xx  :  «  Nostre  ami,  plongez  le 
scandai  »),  de  l'ital.  scanduglio,  prov.  escandal,  même  sens. 

Siroch,  vent  brûlant  du  sud-est  (1.  IV,  ch.  xxii  :  «  adviseï:  le 
Siroch  »),  de  l'ital.  sirocco.  Cf.  Rob.  Estienne  (11549),  ^^  "^"^^ 
vent  :  «  Le  vent  nommé  des  mariniers  Ouest...,  de  ceux  qui  fré- 
quentent la  mer  Méditerranée,  Sijroch  ». 

Surgir  au  port  (l.  IV,  ch.  xx  et  xxxvi),  au  sens  de  «  pren- 
dre terre,  ancrer  le  navire  »,  réponeiant  à  l'italien  surgere,  au 
même  sens.  Ce  vocable  nautique  employé,  après  Rabelais,  par 
du   Bellay  et  Ronsard,  est   encore   donné  par  Aubin  (1702)  : 

(i)  La  graphie  moderne  se  lit  chez  Relon  (Observations,  i554, 
p.  <S7)  :  «  ...  il  y  a  de  haultes  tours  et /j;;a/i- ou  lanternes,  qui  esclairent 
pour  tidrcsser  les  navires  à  bon  port  ». 


NAVIGATION  laî 

«  Surgir.  Ce  terme,  qui  commence  à  vieillir,  signifie  arriver  ou 
prendre  terre,  et  jeter  l'ancre  dans  un  port  ». 

Transpontin,  matelas  ou  hamac  de  galère  1.  IV,  ch.  xx  : 
«  Tenez  ici  sus  ce  transpontin  »),  de  l'ital.  traspontino  et 
strapontino,  d'où  la  forme  moderne  strapontin  (i). 

Vettes,  drisses  de  l'antenne  d'une  galère  (1.  IV,  ch.  xviii  : 
«  les  vettes  sont  rompues  »),  de  l'ital.  vette,  certains  cordages 
pour  hausser  et  abaisser  l'antenne  (Oudin)  ;  prov.  veto,  amarre 
qui  remorque  un  filet  de  pêche  (Mistral)  (2), 

On  peut  maintenant  embrasser  d'un  coup  d'oeil  l'ensemble 
de  cette  nomenclature  et  en  admirer  l'ampleur  et  la  nouveauté. 
Des  cent  cinquante  termes  ou  à  peu  près  qui  constituent  le 
vocabulaire  nautique  de  Rabelais,  plus  de  la  moitié  trouve  dans 
son  livre,  et  tout  particulièrement  dans  le  «  naviguaige  »,  leur 
premier  témoignage  littéraire.  Pourtant  ce  n'est  ni  dans  le 
nombre  ni  dans  l'originalité  qu'est  le  mérite  de  cette  nomen- 
clature. Son  grand  intérêt  historique  réside  dans  le  fait  que 
chacun  de  ces  mots  évoque  une  réalité  nautique  de  l'époque  et 
que,  dans  leur  ensemble,  ils  représentent  un  véritable  document 
pour  la  marine  du  xvi'  siècle. 

Nous  avons  essayé,  par  un  classement  méthodique,  de  faire 
ressortir  les  sources  multiples  où  Rabelais  est  allé  puiser  son 
information.  Ce  ne  sont  pas  les  dictionnaires  (il  n'y  en  avait 
pas  à  cette  époque),  ni  le  «  hasard  »  des  rencontres  sur  les  quais 
des  ports,  qui  lui  auraient  fourni  ses  renseignements,  comme  le 
prétend  à  tort  Jal  (3).  Un  tel  ensemble  révèle  les  eilbrts  d'une 
enquête  large  et   souvent    reprise,   mettant  à  contribution   le 

(i)  Brantôme  écrit  exirapontin  (t.  V,  p.  i34):  «  Nous  trouvasmes  la 
nef  vénitienne  fort  leste  et  en  deffense  de  pavesades  et  à''extrapontins  à 
l'entour.  »  Cette  forme  accuse  un  intermédiaire  provençal  [estrapontin, 
lit  de  matelot).  Le  terme  est  attesté  dès  142S-48  par  la  Cour  des  com- 
ptes de  Provence,  sous  la  forme  strampontin  (Godefroy). 

(2)  Ajoutons  les  locutions  nautiques  suivantes  tirées  de  l'italien  :  Casser 
l'escouie,  la  serrer  (1.  iv,  ch.  xxii  :  «  cassa  lescoute  de  tribort  »),  de 
cassar  la  scotta,  serrer  l'escoute  (Oudin].  —  Tailler  vie,  couper  la  voie, 
c'est-à-dire  la  mer  (1.  IV,  ch.  xxii),  de  tagliar  via,  même  sens,  et  tirer 
vie,  tirer  outre,  passer  son  chemin  (1.  IV,  ch.  lxvi  :  «  tirons  vie  de 
long  »),  de  tirar  via,  même  sens.  —  Finalement,  vent  grec  levant  (1.  IV, 
ch.  i)  ou  vent  marin  {Pant.  Progn.,  ch.  viii)  répondant  à  vento  greco 
levante  que  les  Vénitiens  appellent  vento  di  mar. 

(3)  Voy.  Appendices  G  et  D  :  Diatribe  de  Jal  et  Répercussions  de  la 
diatribe. 


I  24  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

langage  nautique  de  l'Océan  aussi  bien  que  c:lui  de  la  Médi- 
terranée, ou  des  bords  de  la  Loire  et  de  ses  affluents. 

En  somme,  la  partie  originale  de  la  terminologie  nautique  de 
Rabelais  est  constituée  par  ces  éléments  : 

1°  Un  petit  fonis  de  mots  indigènes  que  notre  auteur  a  per- 
sonnellement recueillis,  avant  ses  grands  voyages,  aux  Sables 
d'Olonne  ou  ailleurs,  vocables  restés  isolés  chez  Rabelais  et 
au  xvi"  siècle. 

2°  Nombre  de  mots  appartenant  à  la  marine  de  la  Loire, 
encore  usuels  à  l'époque  de  la  Renaissance  et  dont  plusieurs 
sont  toujours  vivaces  dans  l'Ouest  et  particulièrement  en  Anjou, 
où  Rabelais  les  aura  entendus. 

3°  Un  contingent  de  termes  océaniques,  normands  ou  bretons, 
dont  notre  auteur  est  redevable  aux  marins  ponantais. 

4°  Une  contribution  importante  des  termes  méditerranéens, 
dûs  aux    marins  levantins  :    Catalans,  Provençaux,   Vénitiens. 

5°  Quelques  réminiscences  de  l'Antiquité  (i),  soit  simple- 
ment pour  faire  série,  soit  aussi  pour  ajouter  à  la  couleur  ar- 
chaïque du  récit. 

Ce  vocabulaire  a  été  ainsi  constitué  par  apports  successifs. 
Depuis  son  premier  fond,  encore  insignifiant,  de  termes  indigè- 
nes, jusqu'à  son  complet  développement,  il  s'est  écoulé  près 
d'une  vingtaine  d'années  (i  530-1 548).  Pendant  ce  laps  de 
temps,  Rabelais  a  fréquenté  les  principaux  ports  de  l'Océan 
et  de  la  Méditerranée,  en  apprenant  de  la  bouche  même  des 
mntelots  les  termes  expressifs  et  colorés  de  leur  langage.  Il  s'est 
mêlé  à  leur  vie  périlleuse  et  en  a  retenu  les  cris  et  les  gestes, 
les  manœuvres  et  les  chants  cadencés. 

Et  lorsque  il  se  mit  à  rédiger  son  «  Naviguaige  »,  il  se  trouva 
en  possession  de  matériaux  qu'il  n'avait  plus  qu'à  classer  et  à 

(i)  En  ce  qui  concerne  l'Antiquiié,  Rabelais  ne  doit  rien  au  traité  De 
re  navali  que  Lazare  de  Baïf  fit  paraître  à  Paris  en  i53G  (voy.  sur  cet 
ouvraf,'e,  Lucien  IMnvert,  Lazare  de  Baïf,  Paris,  1900,  p.  62  et  suiv.). 
Ce  livre,  dédié  à  François  ]•',  est  orné  de  21  gravures  sur  bois  repré- 
sentant des  navires  anciens  (birèmes,  trirèmes,  etc.)  ou  des  parties  de 
navire.  Il  n'a  rien  fourni  à  Rabelais,  celui-ci  reflétant  presque  exclu- 
sivement la  réalité  contemporaine.  Les  quelques  termes  nautiques  an- 
ciens de  son  naviguaige  (autant  de  souvenirs  classiques  directement 
puisés)  n'y  juucnt  qu'un  rôle  de  remplissaf;c. 

Cette  constatation  remet  au  point  les  suppositions  risquées  par 
M.  Delaruelle  dans  la  Revue  d'histoire  littéraire  de  la  France  de  1904, 
p.  ^Tk). 


NAVIGATION  135 

coordonner.  On  sait  avec  quel  art  il  les  a  disposes  et  de  quelle 
vie  intense  il  a  animé  sa  prodigieuse  «  Tempête  ».  L'accumu- 
lation des  termes  et  des  détails  nautiques  y  est  tel  qu'il  a  pu 
faire  croire  à  un  entassement  à  tort  et  à  travers. 

Cependant  chacun  de  ces  termes,  pris  à  part  et  confronté 
avec  les  documents  de  l'époque,  se  révèle  exact  et  —  quelques 
réminiscences  de  l'Antiquité  mir-es  à  part  —  parfaitement  en 
usa.:i:e.  Leur  ensemble  nous  offre  le  tableau  le  plus  complet,  le 
plus  vivant,  le  plus  impressionnant  de  l'activité  bruyante  et  con- 
fuse des  matelots  aux  moments  les  plus  critiques  de  leur  vie  de 
bord,  en  même  temps  qu'un  recueil  unique,  d'une  richesse  in- 
comparable, des  termes  familiers  aux  marins  de  l'Océan  et  de 
la  Méditerranée,  à  l'époque  de  la  Renaissance. 


CHAPITRE  IV 
ARTS    APPLIQUÉS 


En  dehors  des  arts  proprements  dits  dont  nous  venons  de 
traiter,  l'influence  italienne  s'est  également  fait  sentir  dans  cer- 
tains arts  appliqués,  la  broderie  et  l'incrustation  par  exemple. 

La  broderie  avait  atteint  un  développement  particulier  au 
xvi'  siècle.  Celle  en  fils  d'or  et  d'argent,  dite  canetille,  cannetille 
(de  l'ital.  canutiglia),  est  souvent  mentionnée  dans  Rabelais,  qui 
emploie  tout  aussi  fréquemment  le  terme  technique  italien  reca- 
mer  (de  ricainare,  broder),  importé  vers  la  même  époque  (i). 

Mais  le  plus  important  de  ces  ouvrages  techniques  de  la 
Renaissance  est  l'art  tout  italien  d'incruster  d'or  et  d'argent 
les  armures,  les  poignées  et  les  fourreaux  d'épées.  Cet  art  était 
au  cours  du  Alo)  en  Age  pratiqué  dans  tout  l'Orient  et  particu- 
lièrement à  Damas,  d'où  aussi  le  nom  de  darnasquin,  donné  à 
ce  genre  d'ouvrages  (1,  V,  ch.  xxxni),  c'est-à-dire  faits  à  la 
mode  de  Damas. 

De  l'Orient  le  damasquinage  pénétra  au  xv'  siècle  en  Italie, 
surtout  à  Venise  et  à  Alilan,  où  fleurirent  d'insignes  maîtres 
damasquineurs.  Dans  le  second  tiers  duxvi"  siècle  il  s'introduisit 
en  France,  mais  Rabelais  est  le  premier  et  le  seul  écrivain  qui 
en  donne  la  nomenclature  spéciale. 

C'est  après  son  troisième  voyage  en  Italie,  dans  le  Piémont 
où  il  séjourna  de  1539  à  1542,  qu'il  insère  ses  néologismes 
techniques  dans  ses  Tiers  et  Quart  livres  (2). 

(i)  La  braguette  «Je  Gargantua  avait  «  une  belle  brodure  de  canetille 
et  des  plaisans  entrelaz  d'orfèvrerie  »  (1.  1.  ch.  viii)  et  les  tapisseries  de 
haute  lisse,  achetées  par  Panurge  à  la  foire  de  Medamoihi,  étaient 
««  toutes  de  saye  i'hrygicnnc  rcquamee  d'or  et  d'argent  »  (1.  IV,  ch.  ii); 
(inalement,  dans  la  Sciutnacliic\  il  est  question  de  «  brodeurs,  tailleurs, 
rccamcurs.  » 

(2)  «  Au  lendemain,  Panurge  se  fit  percer  l'aurcillc  dcxtre  à  la  judaï- 
que, et  y  attacha  un  petit  anneau  d'or  à  ouvrage  de  Taucliie  ))  (1.  111, 
ch.  VII).  —  «  La  septième  (enseigne  de  la  nauf  cstoit)  un  entonnoir  de 


ARTS  APPLIQUES  I27 

On  trouve  enfin  ces  termes  réunis  dans  le  V  livre,  à  propos 
du  costume  de  la  Reine  des  Lanternes  (i). 

Une  mention  unique  au  xvi"  siècle,  en  dehors  de  Rabelais, 
se  lit  chez  le  traducteur  de  Pline,  Du  Pinet,  qui  remarque  à 
propos  de  l'acier  des  Parthes  (1.  XXXIV,  ch.  xiv)  :  «  En- 
core aujourd'huy  les  meilleurs  coutelas,  cymeterres,  bade- 
laires,  braquemarts  viennent  du  costé  de  Perse,  fer  d'Azimin  ». 

Les  textes  italiens  sont,  ici  comme  ailleurs,  assez  tardifs. 
Gay,  au  mot  assiminiy  ne  cite  que  ce  passage  de  la  Piazsa 
universale  de  Garzoni,  1560,  p.  149:  «  Il  modo  con  che  si 
fanno  quel  lavoretti  sottili  d'oro,  ove  sono  arbori,  figure  e  ani- 
maletti  minutissimi,  sopra  pugnali  o  altre  arme  che  si  chiamano 
lauori  di  taucla  e  corne  si  fanno  gli  az^imini  in  Damasco  ». 

Tommaseo  et  Bellini  n'ont  pas  donné  place  (dans  leur  Dic- 
tionnaire^, à  taucia,  mais  en  revanche  ils  consacrent  un  article 
très  nourri  à  aissimina.  Malheureusement,  les  textes  qu'ils 
allèguent  sont  exclusivement  littéraires  et  nullement  techni- 
ques. Il  en  résulte  cependant  que  les  lettrés  italiens  de  l'époque 
(comme  Rabelais  lui-même)  désignaient  par  les  trois  termes 
cités  un  seul  et  même  travail  d'inscrustation  à  l'orientale. 

Tous  les  termes  de  cette  nomenclature  sont  italiens.  Cot- 
grave  (161 1)  ne  connaît  que  damasquin,  mais  Oudin,  dans  la 
deuxième  partie  de  ses  Recherches  (1642),  donne  à  la  fois  : 

Agimina,    damasquinure  à  la    persienne  et    sorte  d'ouvrage   fait 
en  réseau  ou  reseul  sur  du  drap  d'or. 
Damaschino,  d'acier  de  Damas. 
Tausia,  marqueterie  (à  côté  de  tarsia,  ouvrage  de  marqueterie). 

Ménage  qui  n'a  pas  inséré,  dans  son  Dictionnaire  (1690),  un 

ebene,  tout  requamé  d'or  à  ouvrage  de  Tauchie.  La  huitième,  un  goubelet 
de  lierre  bien  précieux,  battu  d'or  à  damasquine .  La  dixième,  une  breusse 
de  odorant  agaloche  (vous  l'appelez  bois  de  aloës)  porfilée  d'or  de  Cy- 
pre  à  ouvrage  d'A^^emine  »  (1.  IV,  ch.  i). 

Le  «  fol  à  la  damasquine  »,  dont  Panurge  blasonne  Triboulet  (1.  III, 
ch.  xxxviii),  est  suivi  de  «  fol  de  tauchie  »  et  de  «  fol  d'a^emine.  » 

(i)  Cf.  ch.  XXXII  :  «  La  Royne  estoit  vestue  de  cristallin,  vergé  par 
art  de  tauchie  et  engeminée  à  ouvraige  damasquin^  passementé  de  gros 
diamans  ». 

Cette  leçon  du  Manuscrit,  engeminée  pour  a^^eminée  (éd.  Montaiglon, 
t.  III,  p.  304),  est  une  tentative  de  substituer  au  mot  technique,  incom- 
pris par  le  copiste,  une  forme  rapprochée  par  étymologie  populaire, 
procédé  repris  par  les  étymologistes  italiens.  Cf.  Zambaldi.  Diponario 
etimologico,  vo  agemina  :  «  Probabilmente  de  ad  gemina  (se.  metalla), 
a  doppio  métallo  ». 


128  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

article  sur  asemiae,  en  donne  un  très   curieux  sur  tauchie  (i). 

L'étymologie  alléguée  clans  iMénage  est  imaginaire.  En  fait, 
tauchie  est  un  mot  arabe  venu  en  Italie  de  l'Espagne  :  l'esp. 
tauxia,  atauxia  est  défini  par  César  Oudin  «  marqueterie  ou 
damasquinure  »,  et  Dozy-Engelmann  nous  donnent  ce  rensei- 
gnement instructif  sur  l'origine  du  mot  :  «  Atauxia,  damas- 
quinure, de  l'arabe  at-tauchiya,  l'infinitif  de  la  seconde  forme  du 
verbe  icacha,  auquel  les  lexiques  ne  donnent  d'autre  significa- 
tion que  celle  de  coloravit,  pulchrum  reddidit.  Il  est  clair  que 
ce  mot  en  Espagne  doit  avoir  admis  un  sens  plus  limité  (2)  ». 

Quant  à  a^emine,  il  se  présente  en  Italie  sous  la  double 
forme  agimina  et  a^^iniina,  remontant  au  turco-arabe  Adjem, 
Perse  et  persan,  prononcé  Adsem  par  les  Grecs  modernes.  La 
double  forme  italienne  accuse  donc  une  double  provenance  : 
celle  d'agemina  est  redevable  au  commerce  direct  avec  les 
Turcs  ;  l'autre,  a^jsemina,  aux  Grecs  modernes  qui  se  parta- 
geaient avec  les  ^^énitiens  le  monopole  du  commerce  avec 
l'Orient  (3). 

Ces  trois  termes  désignaient- ils  efiectivement  des  procédés 
artistiques  différents  ou  bien  un  seul  travail  technique  exécuté 
de  manières  différentes  ?  Il  est  malaisé  de  se  prononcer  dans 
un  sens  ou  dans  Tautre. 

Etymologiquement,  la  balance  pencherait  plutôt  en  faveur 
de  la  dernière  hypothèse  :  aj^emine,  c'est  un  ouvrage  à  la  façon 
persane;  damasquin,  un  travail  analogue  à  la  mode  de  Damas. 
Quant  à  tauchie.  le  mot  signifie  proprement  coloriage  ou  orne- 
mentation. Aucune  clarté  ne  se  dégage  de  l'origine  historique 
de  ces  vocables  et  c'est  en  vain  que  des  théoriciens  modernes 
ont  essa}é  d'établir  une  démarcation   nette   entre  a^emine  ou 

(i)  «  Tauchie.  C'est  un  mot  Italien.  M.  P'élihien  :  Marqueterie  ;  en 
It.ilicn  tarsia  et  tausia,  espèce  de  mosaïque  et  ouvraf^e  de  rapport,  qu'on 
Jait  de  phisieurs  et  dipcrens  bois,  avec  lesquels  on  représente  des  figures 
et  autres  ornemens.  Messieurs  de  la  Crusca  :  Tarsia  dicianio  Of^gi  com- 
munetnenlc  a  un  lavoro  di  minuti  pe^pioli  di  lepname  di  piii  colori  com- 
messi  insieme.  Dans  mes  Orif^incs  Italiennes,  j'ai  dérivé  tarsia  detessella, 
de  cette  manière  :  tessella,  tesscllum,  tcsscllicium,  tessellicia,  tescia,  ter- 
siii,  Tarsia.  M.  l'errari  l'a  dérivé  d'interserere.  M.  Guyct  le  dérivoit 
de  l'Italien  tarso,  qui  signifie  un  ver  qui  ronge  le  bois  :  comme  qui  di- 
roit  verniculatum  opus  ». 

(2)  Glossaire  des  mots  espagnols  dérivés  de  l'arabe,  I.cyde,  18G9,  \o  at~ 
tauxia. 

(3)  Voy.  H.  Clouzot,  dans  la  Rev.  du  XVI'  siècle,  t.  IV,  p,  34. 


ARTS  APPLIQUES  l  29 

damasquinage  proprement  dit,  et  taudiie,  la  damasquine  ou 
incrustation  (i).  Cette  didérence  ne  semble  pas  avoir  existé  pour 
les  techniciens  du  xvi^  siècle.  Pour  Vasari  (2)  et  Garzoni  — 
comme  pour  Rabelais  et  les  lettrés  italiens  de  la  Renaissance 
—  les  trois  termes  cités  sont  synonymes  et  le  travail  spécial 
qu'ils  désignent  est  à  la  fois  qualifié  asemine  et  damasquine  ou 
iauchie. 

Un  mot  sur  la  joaillerie  de  la  Renaissance. 

Les  pierres  précieuses  deviennent  un  complément  nécessaire 
à  la  parure  des  seigneurs  et  des  grandes  dames  de  la  première 
moitié  du  xvi""  siècle.  François  1"  et  ses  contemporains  en  éta- 
laient à  profusion.  Le  cou  et  le  corsage  des  dames  et  jusqu'à  leurs 
chaussures  étaient  souvent  couverts  de  pierreries.  Les  car- 
cans, joyaux  portés  en  colliers,  les  jaserans,  chaînes  d'or 
disposées  en  retombées  de  guirlandes,  ornaient  le  cou  et  les 
robes  des  Thélèmites,  alors  que  leur  bonnet  était  garni  de  force 
bagues  et  boutons  d'or.  Des  patenôtres  ou  chapelets  d'orfèvrerie 
leur  pendaient  de  la  ceinture,  sur  le  devant  du  corps,  jusqu'au 
bas  de  la  cotte. 

Les  noms  de  la  plupart  des  joyaux  alors  à  la  mode,  que 
Rabelais  fait  porter  aux  religieux  et  religieuses  de  Thélème  (3), 
sont  antérieurs  à  notre  auteur  et  appartiennent  encore  à  la 
langue  générale. 

Quant  au  V  livre,  il  en  est  particulièrement  riche.  On  y 
énumère  deux  séries  de  sept  pierres  précieuses  qui  forment  la 
mosaïque  et  les  colonnes  de  la  fontaine  du  Temple  de  la  Dive 
Bouteille.  i\îais  ces  descriptions  ne  sont  que  le  décalque  de  celle 
qu'on  lit  dans  le  Songe  de  Poliphile  de  Francesco  Colonna  (4). 

La  tradition  gothique  de  l'orfèvrerie  indigène,  longtemps  do- 
minante, céda  ici  comme  ailleurs  la  place  au  style  renaissance 
des  maîtres  italiens.,  mais  à  une  époque  qui  dépasse  celle  de 
nos  recherches. 

(i)  Voy,  l'article  a^pminia  dans  le  Nouveau  Larousse  illustré  (par 
Maurice  Maindron). 

(2)  H.  Clouzot,  article  cité.  p.  84  note. 

(3)  a  Patenostres,  anneaulx,  jazerans  et  carcans  qui  estoient  de  fines 
pierreries,  Escarboucles,  Rubis,  Balays,  Diamans,  Saphiz,  E:smeraul- 
des,  Turquoyses,  Grenatz,  Agathes,  Berilles,  Perles  et  Unions  d'excel- 
lence ».  Cf.  aussi  1.  II,  ch.  xvi. 

(4)  Celui-ci  s'inspire  d'ailleurs  de  Pline.  Cf.  notre  Hist.  nat.  Rab., 
p.  ibj  k  164. 

9 


CHAPITRE  Y 
COMMERCE  ET  INDUSTRIE 


Les  premières  relations  commerciales  entre  l'Italie  et  la 
France  remontent  au  moins  au  xiv'  siècle,  époque  à  laquelle 
appartiennent  des  termes  italiens  comme  crédit  et  trafic.  Vers 
ce  temps  furent  importés  chez  nous  les  premiers  tissus  de  soie 
d'outre-monts,  d'où  les  appellations  italiennes  de  satin  et  de 
taffetas.  Mais  il  faut  arriver  à  la  première  moitié  du  xvi'  siècle 
pour  trouver  des  rapports  suivis  entre  les  deux  pa)'s.  C'est 
alors  que  les  progrès  réalisés  par  les  Italiens  dans  le  maniement 
des  affaires  et  leurs  procédés  industriels  furent  introduits  en 
France. 

I.  —  Etablissements  de  crédit. 

Dans  le  preniier  quart  du  xvi°  siècle,  des  Milanais,  des  Flo- 
rentins, des  Lucquois  et  des  Génois,  depuis  longtemps  établis 
à  Lyon,  y  fondèrent  des  b:mques  et  y  introduisirent  l'usage  des 
lettres  de  chanrje  (i),  depuis  longtemps  pratiquées  en  Italie. 
Ils  enseignèrent  ainsi  aux  F'rançais  «  ce  bel  art  et  traffic 
qui  apprend  à  rendre  l'argent  fertile  et  lui  faict  produire  fruict 
comme  la  terre  »  (2). 

A  l'exemple   des  banques    italiennes,  on  fonda  à  Lj'on,  sous 

(i)  Cf.  Rabelais,  Lettres  d'Italie^  éd.  Bourrilly,  p.  69  (troisième  let- 
tre du  i5  février.  i536):  «  Si  vostre  plaisir  est  m'envoycr  quelque  lettre 
de  change,  j'espère  n'en  user  que  à  vostre  service...  >>  L'expression  est 
modelée  sur  lettera  di  cambio. 

On  sait  que  le  nom  de  Lombarde  était  appliqué  au  Moyen  Age  aux 
Italiens  qui  venaient  en  France  exercer  la  banque  ;  d'où,  dans  l'ancienne 
langue  et  jusqu'au  xviii"  siècle,  lombard  avec  le  sens  de  préteur  à  in- 
térêts, d'usurier. 

(2)  Claude  de  Rubis,  Les  privilèges,  franchises  et  iminunite:^  octroyé^ 
par  les  rois  très  chrétiens  aux  consuls^  echevins  et  habitans  de  la  ville  de 
Lyan  et  à  leur  postérité,  Lyon,  ibj'i,  p.  20. 


COMMERCE  ET  INDUSTRIE  i3l 

François  I",  la  première  banque  que  nous  ayons  eue  en 
France.  Le  nom  même  de  banque  en  accuse  l'origine  ita- 
lienne :  banco  désigne  primitivement  le  comptoir  des  chan- 
geurs, le  bureau  de  change.  Rabelais  en  fait  le  premier  men- 
tion dans  sa -Scjomac/ue  (1549),  à  propos  de  la  naissance  du 
duc  d'Orléans,  fils  du  roi,  en  mars  1549  :  «  Cestuy  propre 
jour  en  Rome  par  les  banques  fut  un  bruit  tout  commun  sans 
autheur  certain  de  ceste  heureuse  naissance  ». 

11  avait  donné  auparavent  aux  troncs  des  églises  les  noms 
ironiques  de  bancques  de  pardons  (1.  II,  ch.  xvii)et  il  se  sert, 
le  premier,  du  terme  bancque  roupie  :  «  A  Mercure  [des  gens 
soumis]  comme  pipeurs,  trompeurs,  affîneurs...  seront  fort  sub- 
jects  à  faire  bancques  roupies,  s'ilz  ne  trouvent  plus  d'argent 
en  bourse  que  ne  leur  en  fault  »  (Pani.  Progn.  ch.  v). 

Parmi  les  rébus  que  Rabelais  mentionne  au  chapitre  ix  du 
Garganiua,  figure  aussi  «  un  banc  rompu  pour  bancque  rou- 
pie »,  en  italien  banca  roiia,  parce  qu'on  rompait  le  banc  oc- 
cupé sur  le  marché  par  le  commerçant  failli. 

L'institution  des  banques  avait  donné  un  grand  essor  aux 
affaires.  De  là  nombre  de  termes  spéciaux  attestés  tout  d'abord 
chez  notre  auteur  et  qui  devinrent  usuels  au  cours  du 
xvi'  siècle  : 

Denare,  denier,  argent,  ital.  denaro,  terme  quatre  fois 
employé  par  Rabelais  (1.  III,  ch.  m)  :  «  Croyez  qu'en  plus 
fervente  dévotion  vos  créditeurs  prieront  Dieu  que  vivez,  crain- 
dront que  mourez,  d'autant  que  plus  ayment  la  manche  que  le 
braz,  et  la  denare  que  la  vie  ». 

Ce  mot  a  été  jadis  populaire,  comme  le  montre  le  composé 
racledenare  (i),  c'est-à-dire  rogne-deniers,  que  Henri  Estienne 
mentionne  parmi  les  synonymes  français  d'  «  avare  »,  (2)  et 
que  Furelière  en  1690  donne  comme  terme  populaire  sous  la 
îormQ  raquedenare  (3). 

(i)  Rabelais  donne  le  nom  de  «  duc  de  Racquedenare  »  à  un  des  gé- 
néraux de  Picrochole,  qui  commandait  l'arrière-garde  de  ce  roitelet 
(1.  I,  ch.  xxvi). 

(2)  Précellence,  p.  107. 

(3)  C'est  cette  dernière  forme  qu'on  lit  effectivement  dans  la  seconde 
moitié  du  xvie  siècle  :  «...  chiches,  tacquins  et  racquedcnares  »  (Choliè- 
res,  t.  I,  p.  95).  Brantôme  lui  donne  le  sens  de  râtisseur  d'argent  dans 
ce  passage  (t.  I,  p.  5j)  :  «  Charles  Quint  fist  fermer  boutiques  à  tous 
les  raquedenares  (Vénitiens,  Florentins  et  Genevoys)  qui  ratteloient 
tout  l'or  et  l'argent  de  l'univers,  » 


l32  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

Faciende,  affaire  commerciale,  ital.  facienda  (I.  IV,  Nouv. 
Prol.)  :  ({  Nous  a  ceste  heure  n'avons  aultre  faciende,  que  ren- 
dre coignées  perdues?  ». 

Ce  terme  employé  au  xvi'  siècle  par  Ronsard  et  la  Satyre 
Menippée,  relevé  par  Henri  Estienne  (i),  se  rencontre  encore 
au  xvii'  siècle  sous  la  plume  de  La  Fontaine  (c<  Mandragore  »)  : 

Ligurio,  qui  de  la  faciende 

Et  du  complot  avait  toujours  été... 

et  au  xviii°  sous  celle  de  Saint-Simon  (voy.  Littré). 

liitrade,  rente,  revenu,  ital.  intraia,  terme  deux  fois  employé 
par  Rabelais  (l.  IV,  Prol.)  :  «  ...  gualliers  de  plut  pays,  qui  dictes 
que  pour  dix  mille  francs  intrade  ne  quitteriez  vos  soubhaitz  ». 

L'expression  (7/"06Vse^  intrade  est  blâmée,  parmi  d'autres  italia- 
nismes, par  Henri  Estienne  (2)  comme  une  superiétation  pour 
gros  reoenu.  A  l'exemple  des  deux  précédents,  intrade  était 
usuel  dans  le  monde  des  affaires  jusqu'à  la  lin  du  xvi'  siècle  (3). 

Tous  ces  termes  spéciaux,  cà  l'exception  de  banqueroute  et 
de  lettre  de  cliange,  ont  complètement  disparu  au  cours  du 
xvii"  siècle. 

II.  —  Fabrication  des  soieries. 

Parmi  les  industries  importées  d'Italie,  la  iabrication  de  la 
soie  est  une  des  premières  attestées.  A  Lyon,  dès  le  xv'  siècle, 
des  Florentins  et  des  Cîénois  faisaient  commerce  de  tissus  et  de 
laines. 

Au  xvi'  siècle,  en  1537,  deux  Piémontais,  Estienne  Truquet 
et  Paul  Narez,  obtinrent  de  François  I"  certains  privilèges 
pour  fabriquer  des  soieries  à  Lyon.  Ils  firent  venir  à  cet  effet 
des  ouvriers  de  Gênes  (4). 

C'est  à  cette  époque  que  fit  apparition  en  France  le  nom  d'ar- 
moisin^  sorte  de  taffetas  teint  en  rouge,  le  seul  que  les  femmes 
du  peuple  se  permissent  de  porter  au  xvi*"  siècle.  Le  meilleur 
(nous  dit  Gay)  se  fabriquait  à  Gênes,  l'intermédiaire  se  tirait 
de  Lyon  et  le  moindre  d'Avignon. 

Le  mot  se  présente  chez  Rabelais  sous  la  double  forme  ar- 

(i)  Dialogues,  t.  II,  p.  21 5. 

(2)  Conjormité^  p.  '22. 

(3)  On  le  lit  chez  Brantôme  (t.  I,  p.  i>\)  :  <<  Son  cvcschc  qui  vaut  cent 
à  six  vingtz  mille  ducats  d'intradc  »>. 

(4)  Claude  de  Rubis,  Les  privilèges,  etc.,  p.  2<). 


COMMERCE  ET  INDUSTRIE  _  l33 

moisy  et  arnioisln,  la  première  forme  dans  Pantagruel  {i^,  la 
dernière,  dans  le  Prologue  du  Y®  livre. 

Ce  sont  là  des  reflets  de  l'ital.  erniesi  et  erniesino,  formes  pa- 
rallèles à  cremesi  et  creinesino,  d'où  cramoisi/  et  cramoisin, 
doublets  également  fréquents  chez  Rabelais,  et  qui  ont  pénétré 
en  français  dès  le  début  du  xv'  siècle.  Nous  reviendrons  sur  les 
rapports  entre  ces  deux  aspects  du  même  vocable  primordial.  Il 
importe  avant  tout  de  fixer  la  date  d'armoisy. 

On  a  vu  que  Rabelais,  dès  1533,  donne  déj;i  le  mot,  alors  que 
Gay  n'en  cite  que  des  témoignages  ultérieurs:  «  Neuf  aulnes 
taffetas  noir  armoisin  »  (Compte  de  1 541)  et  «  taffetas  noir  ar- 
moisy  »  (Compte  de  1549)  (2). 

Les  textes  italiens  correspondants  sont  tardifs.  Varchi  (mort 
en  1565)  donne  er^mesino,  et  Vecellio  cite  ce  pasage  d'un  docu- 
ment de  1590:  «  Panno  di  seta  assai  sottile  come  ormesino 
o  taffetano  di  colori  diversi  »  (3). 

Les  formes  françaises  réelles  sont  celles  données  par  Rabe- 
lais: armoisy  et  armoisin,  de  l'ital.  ermesino  (celle  d'orme- 
sino  est  ultérieure),  terme  foncièrement  identique  à  cremesino, 
cramoisi,  comme  l'avait  supposé  Du  Cange  et  comme  nous  le 
démontrerons  plus  loin.  L'étymologie  donnée  par  Huet  (dans 
Ménage)  —  «  ainsi  nommé  pour  ormoisin,  parce  qu'il  vient  de 
risle  d'Orrnus  »  —  étymologie  encore  retenue  par  le  Diction- 
naire général,  est  purement  fantaisiste. 

(i)  Cf.  1.  II,  ch.  XVI  :  «  Celles  qui  portoyent  robbes  et  tafetas  ar- 
moisy ». 

(2)  Don  Carpentier  allègue  (dans  Du  Cange)  une  lettre  de  rémission 
de  142 1,  où  figure  le  mot  armoiseur  qu'il  explique  par  «  fabricant  d'ar- 
moisin  »,  mais  c'est  là  une  erreur  manifeste,  comme  on  peut  s'en  ren- 
dre compte  par  l'examen  du  texte  :  «  Lesquelz  entrèrent  en  la  maison 
d'un  armoiseur  et  là  prindrent  chascun  une  buvette  ou  capeline  ». 

Armoiseur  est  tout  bonnement  la  prononciation  parisienne  à'armoi- 
reur,  fabricant  d'armoiries.  Rabelais  donne  encore  armoisies  pour  ar- 
moiries (1.  IV,  ch.  XL)  :  «  Tous  ces  nobles  cuisiniers  portoient  sus  leurs 
armoisies  en  champ  de  gueulle  lardouoire  de  sinople  ». 

(3)  On  lit  en  outre  dans  Du  Cange  cet  extrait  d'après  les  Bollandistes 
de  la  Vie  de  saint  Antoine,  dont  la  translation  eut  lieu  en  iSSg  : 
«  Sanctum  corpus  plancta  ex  ennisino  rubro  »,  c'est-à  dire  le  corps  fut 
revêtu  d'une  chasuble  d'annoisin  rouge. 

D'autre  part,  Anastase,  dans  la  Vie  de  saint  Adrien  (dans  Du  Cange), 
cite  un  tissu  sous  le  nom  d'i}ni:^illus  et  imipnum.  Ce  dernier  est  pré- 
cisément notre  armoisin. 


CHAPITRE  VI 
SOCIÉTÉ    MONDAINE 


Les  arts  utiles  que  nous  venons  d'étudier,  et  tout  particulière- 
ment le  nouvel  art  de  bâtir,  les  progrès  réalisés  par  le  com- 
merce et  l'industrie,  répandirent  en  France  le  désir  du  bien- 
être,  du  conlort,  du  luxe.  On  respirait,  dans  la  demeure 
nouvelle,  plus  d'air,  on  y  jouissait  de  plus  de  lumière.  Les  ma- 
nières s'affinèrent,  l'élégance  et  la  souplesse  se  substituèrent  à 
des  modes  surannées  et  à  la  raideur  du  passé.  L'évolution  ar- 
tistique s'achève  dans  la  seconde  moitié  du  xvi°  siècle  et  celle  de 
la  poésie,  de  la  Pléiade,  commence  par  l'infusion  de  l'idée  de 
l'art,  idée  essentiellement  italienne  et  qui  manquait  jusqu'alors 
à  notre  littérature.  Mais  ce  développement  artistique  et  littéraire 
sort  de  notre  cadre  (i).  Nous  ne  retiendrons  que  certains  facteurs 
sociaux  qui  remontent  à  la  première  moitié  du  siècle,  objet  ex- 
clusif de  nos  recherches. 

l.  —  Langage  courtisanesque. 

Le  livre  IlCortegianode  Baldassar  Castiglione,  paru  en  1528, 
a  eu  au  xvi'  siècle  une  influence  considérablp  sur  la  société  et  les 
mœurs  polies  en  Italie  et  en  France.  C'était  le  code  du  parfait 
gentilhomme.  Les  gens  de  la  Cour  y  trouvaient  la  quintessence 
de  la  vie  mondaine,  de  la  courtoisie  et  des  bonnes  manières. 

Cet  ouvrage  fut  traduit  dix  ans  plus  tard,  sous  le  titre  Le 
Courtisan,  par  Jacques  Colin  (1537).  C'est  là  le  premier  témoi- 
gnage en  français  du  mot  qu'on  trouve  à  la  même  époque  dans 
Robert  Estiennc  (i  539)  :  «  Ung  courtizan,  AuUcus  ». 

Chez  Rabelais,  le  vocable  se  rencontre  quelques  années  plus 

(1)  Voy.  en  dernier  lieu  Henri  (^haniard,  Les  Origines  de  la  Poésie 
française  de  la  Renaissance,  Paris,  1920,  ch.  viii  et  ix  :  «  Les  origines 
italiennes  ilc  la  Renaissance  littéraire  ».  —  «  L'introduction  et  la  diffu- 
sion de  l'italianisme  »>, 


SOCIÉTÉ  MONDAINE  l35 

tard,  au  Tiers  liore,  clans  un  passage  curieux  qui  semble  direc- 
tement inspiré  du  livre  de  Castiglione  (i).  C'est  un  écho  de  la 
remarque  que  l'auteur  italien  met  dans  la  bouche  de  l'archevê- 
que de  Florence  (2). 

Un  second  passage  rabelaisien  est  encore  plus  significatif.  Pa- 
nurge  y  qualifie  de  courtisan  (3)  le  langage  du  pays  des  Lanter- 
nois  et  y  fait  allusion  à  son  caractère  éphémère  (1.  III,  ch.  xlvii)  : 
«  C'est  le  courtisan  languaige  Lanternoys.  Par  le  chemin  je 
t'en  feray  un  beau  petit  dictionnaire,  lequel  ne  durera  gueres  plus 
qu'une  paire  de  souliers  neufz.  Tu  l'auras  plus  toust  aprins, 
que  jour  levant  sentir  ». 

Le  langage  parlé  à  la  cour  de  François  1"  —  le  courtisan  lan- 
guaige de  Panurge  —  s'inspirait  de  la  mode  du  moment  et  chan- 
geait constamment.  La  variabilité  est  l'essence  même  de  ce 
genre  de  parlers  plus  ou  moins  factices.  Dans  la  préface  de  sa 
Conformité  (i  565),  Henri  Estienne  nous  en  prévient  :  «  Je  veulx 
bien  advertir  les  lecteurs  que  mon  intervention  n'est  pas  de  par- 
ler de  ce  langage  François  bigarré,  et  qui  change  tous  les  jours 
de  livrée,  selon  que  la  fantaisie  prend  ou  à  monsieur  le  cour- 
tisan, ou  à  monsieur  du  palais,  de  l'accoustrer  ». 

Lorsqu'il  publia,  une  quinzaine  d'années  plus  tard,  ses  Deux 

(1)  «  Tout  ce  que  sommes  et  qu'avons  consiste  en  trois  choses,  en 
l'ame,  en  corps,  es  biens.  A  la  conservation  de  chascun  des  trois  res- 
pectivement sont  aujourdhuy  destinées  troys  manières  de  gens.  Les 
Théologiens  à  l'ame,  les  Médecins  au  corps,  les  Jurisconsultes  aux 
biens.  Je  suys  d'advis  que  dimanche  nous  ayons  icy  a  dipner  un  Théo- 
logien, un  Medicin,  et  un  Jurisconsulte.  Avecques  eulx  ensemble  nous 
conférerons  de  vostre  perplexité.  Par  sainct  Picault  (respondit  Panurge), 
nous  ne  ferons  rien  qui  vaille,  je  le  voy  desja  bien.  Et  voyez  comment 
le  monde  est  vistempenardé.  Nous  baillons  en  guarde  nos  âmes  aux 
Théologiens,  les  quelz  pour  la  plus  part  sont  hereticques  :  Nos  corps  es 
Médecins,  qui  tous  abhorrent  les  medicamens,  jamais  ne  prennent  nie- 
dicine  :  Et  nos  biens  es  Advocatz,  qui  n'ont  jamais  procès  ensemble. 
Vous  parlez  en  Courtisan,  dist  Pantagruel  »  (ch.  xxix). 

(2)  Cf.  1.  II,  ch.  Lxvi  :  «  Che  gli  omini  non  hanno  altro  che  la  roba, 
il  corpo,  e  l'anima  :  la  roba  è  lor  posta  in  travaglio  dai  jureconsulti,  il 
corpo  dai  medici,  e  l'anima  dai  teologi.  —  Rispose  allor  il  Magnifico 
Juliano  :  A  questo  giunger  si  potrebbe  quello  che  diceva  Nicoletto,  cioè 
che  di  rare  si  trova  mai  jurisconsulte  che  lilighi,  ne  medico  che  pigli 
medicina,  ne  teologo  che  sia  bon  cristiano  ». 

(3)  Cf.  Des  Périers,  nouv.  lxx,  où  le  vocable  s'applique  au  patois  poi- 
tevin :  «  Je  ne  m'amuseray  icy  à  vous  faire  les  autres  comptes  (=  con- 
tes) des  Poytevins,  lesquelz  sans  point  de  faulte  sont  fort  plaisans;  mais 
il  faudroit  sçavoir  le  courtisan  du  pays,  pour  les  faire  trouver  telz...  ». 


l36  CONTACr  AVEC  L'ITALIE 

Dialogues  du  nowseau  langage  français  italianisé  (1578),  il 
a  soin  d'ajouter  «  principalement  entre  les  courtisans  de  ce 
temps  ».  11  y  distingue  nettement  l'état  de  choses  antérieur  de 
celui  qui  l'a  suivi  :  «  La  cour...  a  eu  cest  honneur  autrefois  (et 
principalement  au  temps  de  ce  tant  admirable  roy  François  pre- 
mier). Il  peut  bien  estre  qu'autresfois  il  faloit  cercher  le  meil- 
leur langage  entre  les  courtisans  :  mais  je  vous  nie  ceste  consé- 
quence, que  si  on  l'y  trouvoit  autrefois,  on  l'y  trouve  encore 
maintenant  »  (i). 

Avec  l'avènement  d'Henri  II  et  de  Catherine  de  Médicis,  la 
tendance  à  italianiser  la  langue  devint  une  mode,  une  mani(3 
des  gens  de  la  Cour. 

Est-ce  à  dire  que  les  Deux  Dialogues  nous  offrent  une  image 
fidèle  du  langage  usuel  à  la  cour  de  cette  époque  }  Il  s'en  faut  de 
beaucoup.  Le  but  satirique  de  l'auteur,  son  zèle  de  polémiste 
et  sa  haine  de  l'italianisme,  tout  contribue  à  donner  à  sa  dia- 
tribe le  caractère  très  accusé  d'une  charge,  d'une  caricature. 
Les  phrases  qu'il  met  dans  la  bouche  de  ses  courtisans  sont  pour 
la  plupart  forgées  de  toutes  pièces  et  l'esprit  qui  y  domine  est 
nettement  antiscientifique. 

Examinons  de  près  quelques-uns  de  ses  procédés.  Il  manifeste 
tout  d'abord  une  tendance  à  exagérer,  à  cumuler  des  italianis- 
mes qui  n'ont  jamais  existé  que  sous  sa  plume  de  grammairien. 

«  Ce  seret  une  discortesie  de  passer  par  la  contrade,  où  est 
la  case  des  dames  que  sçavez,  s'y  faire  une  petite  stanse  et  tou- 
tesfois  je  ne  suis  pas  maintenant  bien  accouche  pour  comparoir 
devant  elles  »  (t.  I,  p.  45). 

Les  vocables  en  italiques  —  contrade,  case  («  maison  »)  et 
stanse  («  chambre  »)  —  ne  sont  attestés  nulle  part  ailleurs  que 
dans  ce  passage  d'Henri  Estienne.  Seul,  le  vocable  acconche 
(de  l'ital.  acconcio,  commode,  accommodé),  à  côté  de  conche, 
ajustement  (ital.  concio),  a  eu  une  existence  passagère. 

Dans  le  xxxiii'  des  Contes  d'Eutrapel de  du  Fail,  Polygame 
emploie  cet  italianisme  aconche  que  Lupold  ne  comprend 
pas  (2).  La  Pléiade  (3),  Pasquier,  Cholières  et  Guillaume  Bou- 

{1)  Dialogues,  t.  I,  p.  5G  et  126. 

(2)  «  Respondit  que  non  fort  accortement,  comme  il  estoit  gaillard  et 
acconche  n  (éd.  Assczat,  t.  H,  p.  295). 

(3)  Cf.  Marty-Laveaux,  La  Langue  de  la  Pleïadc  (t.  I,  p.  njo): 

Dieux  tous  bien  en  conche...  (l)orat) 
Va  Ronsard,  en  parlant  de  la  troupe  des  «  Muscsdeslogces  »  (t.  III,  p.  226): 
l'^llc  estoit  mal  en  couche  ul  pauvrement  vcstuc. 


SOCIETE  MONDAINE  ij; 

chet  s'en  sont  également  servis  (i),  et  Tahureau  l'attribue  di- 
rectement aux  courtisans  avec  toute  une  série  d'autres  vocables 
qui  méritent  d'être  cités  (2). 

Il  est  curieux  de  constater  —  et  c'est  là  un  argument  direct  à 
rencontre  de  la  thèse  d'Estienne  —  qu'à  l'exception  précisément 
d'aconche,  tous  les  autres  mots  blâmés  comme  courtisans  par 
Tahureau  sont  restes  dans  la  langue. 

Dans  cette  liste  figurent  d'ailleurs  des  termes  qui  n'ont  rien 
de  commun  avec  l'italie'n,  des  vocables  foncièrement  français 
comme  aborder  et  folâtre. 

Du  Bellay,  en  peignant  à  son  ami  Dilliers  la  vie  du  courtisan, 
se  sert  d'un  de  ces  italianismes  alors  récent  et  devenu  plus  tard 
populaire  : 

Si  tu  veux  vivre  en  Court,  souvienne  toy 
De  V accoste rtous)0\ir s  des  mignons... 

A  propos  du  dernier  des  vocables  cités  par  Tahureau,  acort, 
Henri  Estienne  fait  remarquer  (t.  1,  p.  60)  :  «  Avez  vous  jamais 
considéré  que  ceux  qui  disent  escort  pour  accort,  disent  tout  le 
contraire  de  ce  qu'ils  pensent  dire  ?  car  au  lieu  d'escorcher  l'ita- 
lien accorto,  escorchent,  sans  y  penser,  le  latin  e^^cors  ». 

Cette  remarque  est  erronée  :  escort  est  l'ital.  scorto,  acort, 
prudent  (participe  passé  de  scorgere,  apercevoir)  et  n'a  donc  rien 
de  commun  avec  le  latin  excors. 

Rabelais  qui  ignore  encore  acort,  emploie  deux  fois  escors, 
avec  le  même  sens,  et  tout  d'abord  au  Prologue  du  Gargantua  : 

(i)  Cholières,  éd.  Jouaust,  t.  I,  p.  189  :  «  L'hostesse  le  voyant  si  laid 
et  si  mal  acconche  ». 

Guillaume  Bouchet,  Serées,  éd.  Roybet,  t.  V,  p.  72  :  «...  le  voyant  s 
bien  en  couche...  » 

Estienne  Pasquier,  Recherches,  1,  VIII,  ch,  m:  «  Nous  avons  depuis 
trente  ou  quarante  ans  emprunté  plusieurs  mots  d'Italie,  comme  en 
conche,  pour  en  ordre...  » 

(2)  Voici  le  passage  {Dialogues,  p.  82)  ; 

«  Quand  est  du  Courtisan,  je  confesseray  son  langage  estre  plus  af- 
fecté que  de  nul  autre  :  mais  que  pour  cela  il  parle  bien,  je  te  le  nieray 
du  tout  par  la  définition  que  je  t'en  ay  donnée  icy  devant,  et  principale- 
ment devisant  de  ceste  sottise  d'amour  ;  entendu  que  de  tous  ses  propos 
ne  s'en  trouve  pas  un  qui  ne  tende  à  offrir  son  service.  Et  outre  toutes 
les  folies  susdites  à  celle  fin  d'estre  estimé  mieus  parlant,  il  ne  cherchera 
autre  chose,  qu'à  trouver  le  moyen  de  faire  venir  à  propos  aucun  de 
ces  mots,  comme  follastre,  jat,  accoster,  aborder,  il  n'y  manque  rien, 
escorte,  endurer  une  bravade,  aconche,  galante,  l'escarpe,  acort...  » 


I  38  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

«  Avecques  espoir  certain  d'estre  faictz  escors  et  preux  à  ladicte 
lecture  ». 

Dans  les  Dialogues  (t.  I,  p.  35),  Philausone  relève  que  «  le 
vulgaire  des  courtisans  prononce  bon  galbe  au  lieu  de  bon 
garbe  »,  et  Celtophile  de  le  blâmer  :  «  Les  bègues  trouVeroient 
meilleur  galbe  comme  leur  estant  plus  aisé  ». 

La  langue  a  adopté  cette  prononciation  des  bègues. 

Pour  plusieurs  des  vocables  italianisés  blâmés  par  Estienne 
—  bigarre,  bouffon,  brave,  caprice  (i),  charlatan,  pédant, 
réussir,  riposte,  etc.  —  la  postérité  s'est  également  rangée  du 
côté  des  courtisans. 

Ailleurs  Estienne  émet  une  théorie  singulière  pour' justifier 
l'adoption  de  péjoratifs  qui,  ceux-là,  trahissent  bien  leur  origine 
italienne.  C'est  à  l'occasion  d'assassin  qu'il  explique  sa  pensée 
{Dialogues,  t.  I,  i).  Si):  «  Il  a  bien  falu  que  l'Italie  ait  dict  as- 
sassina longtemps  devant  que  la  France  dist  assacin  ou  assa- 
cinateur,  veu  que  le  mestier  d'assaciner  avait  esté  exercé  en 
ce  pays  là  longtemps  auparavant  qu'on  sccust  en  France  que 
c'estoit  ». 

Nombre  de  termes  sont  attribués  par  Estienne  à  l'italien  qui 
n'en  peut  mais.  11  y  en  a  de  languedociens,  comme: 

Baladin,  qu'on  lit  pour  la  première  lois  dans  Rabelais  (2),  et 
que  notre  grammairien  lait  remonter  au  petit  bonheur  à  l'ita- 
lien, qui  ne  connaît  que  ballarino. 

Fat,  que  le  Prologue  du  V"  livre  de  Rabelais  qualifie  de 
«  mot  du  Languedoc  ». 

D'autres  sont  foncièrement  français  : 

Faquin,  au  sujet  duquel  Estienne  s'exprime  ainsi  (Dialo- 
gues, t.  I,  p.  lOj):  «  Aussi  diroys-je  bien  à  un  Italien,  en  luy 
parlant  d'un  de  sa  nation,  c'est  un  faquin,  ou  c'est  un  poltron, 
c'est  un  forfant,  c'est  un  mariol  ;  ou  bien  c'est  un  pédant,  car 
ce  scroit  le  payer  de  la  monno)e  du  pays  ». 

«  \]n  faquin,  id  est  portefaix,  mot  italien  »,  remarque  à  son 
tour  Nicot,  et  cette  étymologie  se  lit  encore  chez  Littré  et  dans 
le  Dictionnaire  général  :  «  Faquin,  récent  en  français,  vient  de 
l'italien,  et  l'italien /ac'c/imo  est  d'origine  inconnue  ». 

(i)  Estienne  en  propose  plusieurs  (:qui\ii\ent.s  {veryc,  quinte,  fantaisie), 
dont  îiucun  ne   rcponJ  exactement  à  caprice. 

(2)  Cf.  1.  IV,  ch.  wxvni  :  «  Les  Bretons  balladins  dansans  leurs  trio- 
ris  ». 


SOCIÉTÉ  MONDAINE  l  Bq 

Le  terme  est-il  réellement  récent  en  français  ?  Il  figure  deux 
fois  dans  Rabelais  (i).  Il  était  donc  connu  vers  1535  et  1546, 
dates  de  la  publication  de  Gargantua  et  du  Tiers  livre,  et  se 
trouve  être  contemporain  de  fachinus  donné  par  Du  Cange 
en  1545;  mais  il  doit  remonter  plus  haut,  car,  au  xv^  siècle, 
circule  déjà  le  proverbe  :  «  Baston  porte  paix,  et  le  faquin, 
faix  ». 

D'autre  part,  facchino  était,  vers  la  même  époque,  consi- 
déré en  Italie  comme  un  mot  étranger  (2).  Le  terme  est  donc  in- 
digène en  français,  et  c'est  de  la  France  qu'il  passa  au  xvi"  siè- 
cle en  Italie.  Quels  en  sont  la  forme  et  le  sens  primitifs  } 

Rabelais  cite  Fasquin  dans  une  série  plaisante  de  noms  pro- 
pres (1.  1,  ch.  xiv),  et  c'est  là  la  forme  primordiale  dérivant  de 
fasque,  qu'on  trouve  également  chez  Rabelais  (3),  au  sens  de 
«  sac  ))  ou  de  «  poche  ».  Cette  forme  fasque  est  elle-même  cer- 
tainement antérieure  à  faaiue  ou  faque,  au  même  sens,  va- 
riante qu'on  rencontre  chez  Des  Periers  (nouv.  lix),  tandis  que 
le  dérivé  fasque,  chargé,  se  lit  dans  du  Fail  (4). 

Cotgrave  donne  à  fasque  ou  facque  le  sens  de  «  faquin  », 
ce  que  le  chroniqueur  belge  Chastelain  désigne  sous  le  nom  de 
compaignon  de  la  facque  (voy.  Godefroy)  :  «  Tous  les  pays  gi- 
soient  subjets  à  gens  de  huiseuse,  compaignons  de  la  facque..., 
houvers,  putiers,  rufïiens,  hennebennes,  buveurs  de  vin  et  gas- 
teurs  du  drap  (5)  ». 

Le  sens  de  «  portefaix  »  que  faquin  avait  au  xvi'  siècle  est 
aujourd'hui  presque  éteint,  et  les  patois  n'en  connaissent  que  le 
sens  ironique  d'élégant  ou  fashionable,  sens  parallèle  à  celui 
de  mignon  de  port  pour  portefaix. 

(i)  «  ...  Distribuant  un  tatin  du  potage  à  s,es  facquins  n  (1.  I,  ch.  11), 
et  :  «  Un  facquin  mangeoit  son  pain  à  la  faveur  du  rost  »  (1.  III, 
ch.  xxxvi). 

(2)  Voici  ce  qu'en  dit  Varchi,  en  iS/o  :  «  La  vocQ portatore  importava 
in  quella  età  quel  che  noi  oggi  con  voce  forestiera  dicciamo  facchino  ». 

(3)  Cf.  1.  II,  ch.  XVI  :  «  Petites  bougettes  ou  fasques  »,  et  ch.  xxx  : 
«  Poudre  qu'il  portoit  tousjours  en  une  de  ses  fasques  ». 

(4)  Propos  rustiques,  ch.  x  :  «...  les  Vindellois  qui  s'en  venoient  bien 
hardez  et  fasque^...  » 

(5)  C'est  le  mérite  de  Lacurne  d'avoir  le  premier  rattaché  faquin  à 
faque:  «  C'est  peut-être  un  dérivé  àe  faque,  poche,  sac  ».  La  forme  pri- 
mitive étant  fasque,  elle  exclue  toute  attache  avec  l'allemand  Fach 
(comme  le  voulait  Le  Duchat)  ou  avec  le  holl.  fak  (comme  on  l'a  pro- 
posé récemment). 


140  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

Piaffer,  faire  le  fier,  terme  que  Henri  Estienne  attribue  aux 
courtisans  comme  italianisme  dans  des  phrases  factices  à  l'exem- 
ple de  celle-ci  {Dialogues,  t.  I,  p.  ^o)  :  «  Ces  citadins  tant  mer- 
cadans  qu'autres  qui  veulent  piaU'er  et  faire  des  spadachins 
devant  nos  yeux  ». 

Dans  sa  Préceltence  (p.  375),  il  dit  expressément  que  le  mot 
vient  de  l'italien,  ayant  été  introduit  par  les  courtisans:  «  Nous 
appelions,  dit-il,  parade  et  bravade,  eux  —  les  courtisans  — 
piaffe,  ce  que  nous  nommons  magnificence  ». 

Pasquier  re  love  le  caractère  récent  du  terme  (1.  VIII,  ch.  m): 
«  Piaffer,  que  l'on  approprie  à  ceux  qui  vainement  veulent  faire 
les  braves,  est  de  notre  siècle,  comme  aussi  aller  à  lapicoree,  pour 
les  gens  d'armes  qui  vont  manger  le  bon  homme  aux  champs  ». 

Notre  historien  emploie  fréquemment  ce  verbe  et  son  dérivé, 
surtout  dans  ses  Lettres,  où  piaffe/',  faire  le  fier,  est  une  fois 
appliqué  au  coq  (i),  comme  le  fait  aussi  le  poète  contemporain, 
Du  Bartas  qui  chante  • 

Le  paon,.,  piajffard,  arrogant... 

Or  le  terme  en  question,  absolument  inconnu  à  l'italien,  est 
d'origine  franco-provençale.  Les  patois  de  la  Suisse  romande 
possèdent  7U«/rt  au  double  sens  d'  «  éclabousser  »  et  de  «  faire 
le  fier  »,  et  en  savoyard,  piaf  a  est  synonyme  de  bagou  («  E  fa 
ben  de  la  piafa  »).  Dès  lors,  l'évolution  sémantique  du  mot  ré- 
pond à  celle  du  moderne  esbroufe,  également  d'origine  proven- 
çale. PiaU'er  a  passé  du  sens  primordial  d'  «  éclabousser  »  à 
celui  de  «  faire  l'orgueilleux  »,  d'où  être  fringant,  attifé,  etc.  Le 
provençal  esbroufe,  éclaboussure,  et  embarras,  jactance,  répond 
exactement  à  piafo,  ostentation,  mise  élégante.  L>'un  et  l'autre 
termes  remontent  à  une  origine  imitative,  exprimant  le  rejaillis- 
sement de  l'eau. 

Quant  à  la  prétendue  efficacité  des  Dialogues,  il  faut  en  rabat- 
tre. Le  dernier  éditeur,  Alcide  Bonncau  (3),  trouve  leur  lecture 
intéressante,  voire  amusante.  Il  faut  des  grâces  d'état  pour  goû- 

(i)  Lettres  (1.  X,  lettre  1)  :  «  Le  coq  marchant  et  pinçant  à  grands  pas 
au  milieu  de  ses  poules...  » 

(2)  Léon  Fcugcre,  le  dernier  éditeur  de  Pasquier,  remarque  à  ce  pro- 
pos :  «  Ce  terme  expressif  —  piajje,  ostentation  —  l'un  des  plus  heureux 
que  nous  ayons  dus  aux  novateurs  italianisans,  méritait  d'èire  con- 
servé ».  Œuvres  choisies  JL-Jst.  PaSijuicr,  l'aris,  1849,  t.  II,  p.  391. 

(3)  Paris,   iSS3. 


SOCIÉTÉ  MONDAINE  141 

ter  un  pareil  pamphlet,  lourd  et  traînant,  factice  et  diuffs. 
Seule,  la  curiosité  intrépide  du  philologue  s'y  aventure  et  encore 
risque-t-elle  de  s'arrêter  à  mi-chemin. 

On  se  rappelle  la  page  immortelle  où  Rabelais  ridiculise  le 
Jargon  de  l'Ecolier  Limousin,  vraie  scène  de  comédie  vivante  et 
mouvementée,  pleine  d'entrain  et  de  verve.  On  conçoit  aisément 
qu'un  pareil  épisode,  bref  et  débordant  de  vie,  se  grave  dans  la 
mémoire  et  obtienne  gain  de  cause.  Qu'on  se  figure  maintenant 
l'Ecolier  Limousin  dilué  en  deux  volumes  d'un  style  incolore  et 
languissant,  et  on  comprendra  facilement  que  cette  polémique 
soit  restée  sans  influence  sur  le  mouvement  de  la  langue. 

C'est  aussi  une  étrange  illusion  que  de  croire,  avec  Léon  Feu- 
gère,  que,  «  grâce  à  la  bonne  garde  d'Henri  Estienne,  l'italia- 
nisme ne  nous  a  pas  conquis  (i)  ».  Suivant  ce  biographe  d'Es- 
tienne,  les  Dialogues  auraient  donc  endigué  le  flot  envahissant 
de  l'italianisme  ? 

A  aucune  époque,  les  grammairiens  n'ont  eu  une  action  quel- 
conque sur  l'évolution  de  la  langue.  Les  plus  raisonnables  se 
sont  bornés  à  noter  et  à  expliquer  les  faits  accomplis.  Or,  lorsque 
Estienne  partit  en  guerre  contre  l'italianisme,  celui-ci  avait  déjà 
exercé  une  influence  considérable  dans  toutes  les  manifestations 
de  la  vie  sociale. 

L'erreur  profonde  du  vieux  philologue  a  été  précisément  de 
confondre  les  acquisitions  durables  et  permanentes  de  la  Re- 
naissance italienne  avec  les  nouveautés  d'une  mode  passagère, 
manies  individuelles  ou  confinées  dans  un  groupe  restreint,  qu'il 
a  ridiculement  exagérées  pour  le  besoin  de  sa  cause. 

Il  suffit,  pour  faire  ressortir  son  parti  pris,  d'opposer  à  sa  po- 
lémique passionnée  ce  témoignage  d'un  contemporain,  Estienne 
du  Tronchet,  auteur  obscur,  mais  rapporteur  impL'.rtial  de  la  réa- 
lité. Dans  la  préface  de  ses  Lettres  missioes  et  familières  (pa- 
rues à  Lyon  en  1591),  ce  secrétaire  de  la  Reine  Mère  fait  clai- 
rement ressortir  l'action  fécondante  du  contact  avec  l'Italie  (2). 


(i)  Essai  sur  Henri  Estienne,  Paris,  i853,  p.  118  à  119. 

(2)  «  Nostre  langue  est  beaucoup  augmentée,  singulièrement  sur  le  bu- 
tin qu'elle  a  fait  au  moyen  de  la  curieuse  et  louable  conversation  de  ses 
voisines,  mesmement  sur  l'italienne  qui,  sans  nul  doute,  lui  a  fait  heu- 
reuse part  de  son  bien.  Et  encores  que  je  sçache  que  ceste  confession  ne 
sera  gueres  agréable  à  plusieurs  qui  se  sont  tourmentés  de  maintenir  le 
contraire  par  je  ne  sçais  quelles  légères  opinions,  si  m'en  rapporte-je  à 
toi,  lecteur^  qui  pourras  de  toi-mesme  ruminer  que,  s'il  est  aujourd'hui 


142  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

Non  seulement,  les  Dialogues  sont  restés  sans  effet  sur  le 
mouvement  de  la  langue,  mais  encore  la  postérité  a  nettement 
pris  le  parti  des  courtisans,  en  ce  qui  touche  la  forme  et  l'adop- 
tion de  maints  de  ces  vocables  proscrits.  L.a  campagne  d'Estienne 
est  venue  d'ailleurs  trop  tard  :  elle  coïncide  presque  avec  la  ces- 
sation de  ce  langage  courtisan,  qui,  après  une  existence  éphé- 
mère, a  disparu  par  la  force  même  des  choses.  C'est  à  toutes 
les  époques  le  sort  habituel  des  parlers  mondains,  œuvre  passa- 
gère de  la  mode  et  du  caprice. 

11.  —  Distractions  et  Jeux. 

Nous  relèverons  plus  loin  les  danses  en  vogue  au  xvi"  siècle, 
enseignées  par  les  maîtres  venus  d'Italie,  qui  ont  introduit 
chez  nous  les  jeux  des  matassins  ou  des  bouffons  ainsi  que  les 
masques  (i),  en  italien,  maschera. 

La  Scioniacliie  mentionne  en  outre  les  «  mines  bergamas- 
ques  »,  c'est-à-dire  les  danses  avec  sauts  et  cabrioles,  comme 
celles  des  paysans  aux  environs  de  Bergame. 

Certains  jeux  de  cartes  familiers  au  jeune  Gargantua  sont 
également  d'origine  italienne  : 

A  la  conclemnade,  en  italien  a  la  bella  condannaia.  La 
Crusca  cite  ces  vers  des  Rime  burlesche  de  Giovanni  délia 
Casa: 

VuoI  che  si  dian  le  carte  presto  presto, 

E  invitavi  alla  bella  condannata 

V.  giuoca  in  su  la  feJe,  o  toglie  impresto 

A  la  charte  virade,  répondant  à  caria  virata,  ou  à  carte 
retournée. 

A  la  prime,  ital.  a  primiera. 

Au  tarau,  ital.  iarocchi,  «  di  nuova  invenzione  »,  remarque 
Garzoni  dans  sa  Piasjïa  universale  (p.  244). 

en  propos  de  discourir  de  la  guerre,  des  factions,  d'une  cavalerie,  d'une 
infanterie,  d'une  escuyerie,  des  armes,  voire  de  l'amour  et  généralement 
de  toutes  choses  graves  et  ordinaires,  les  plus  beaux  traits  des  plus  di- 
sertes langues  qui  se  veulent  faire  ouïr  sont  en  plupart  puises  dans  les 
propres  facultés  de  l'Italie  ». 

(i)  «  Apres  souppcr  feurcnt  jouées  plusieurs  farces,  comédies,  sornettes 
plaisantes:  feurent  dansées  plusieurs  Moresques  aux  sonnettes  et  tim- 
bous  ;  feurent  introduictes  diverses  s(>rtcs  de  masques  et  mommeries  » 
(1.  IV,  ch.  Mij. 


SOCIÉTÉ  MONDAINE  14  3 

Parmi  les  jeux  de  tables  : 

Au  barignin,  qu'on  rapproche  de  son  correspondant  italien 
sbaraglino,  jeu  de  tables  à  deux  dés,  cité  par  Berni  (chant  1, 
strophe  li)  : 

S'io  perdessi  a  primiera  il  sangue  e  gli  occhi, 
Non  me  ne  cura,  dove  a  sbaraglino 
Rinnego  Dio,  s'io  perdi  tre  bajocchi. 

Et  parmi  les  jeux  d'adresse  : 

A  la  mourre  :  «  Les  paiges  jouaient  à  la  mourre  à  belles 
chincquenauldes  »  (l.  IV,  ch.  xiv).  C'est  l'ital.  alla  morra,  jeu 
ancien  dont  Pulci  lait  également  mention  dans  son  M  or  gante 
(ch.  XXVII,  str.  xxiii): 

E  non  potrà,  se  volasse  far  ora, 
Levar  più  d'un  colla  mano  e  dir  sette, 
Al  giuoco  dclle  corne  o  délia  morra. 

Ajoutons  :  pillemaille  (l.  IV,  ch.  xxx),  forme  francisée  de 
palle  maille  (i),  ital.  pallamaglio,  jeu  de  mail  (2). 

Dès  le  début  du  xvi'  siècle,  la  raquette  l'emporte  sur  la 
main,  dans  le  jeu  de  paume.  Le  mot,  d'importation  italienne  (3), 
était  alors  récent,  comme  le  remarque  Pasquier  qui  le  fait  re- 
monter aux  dernières  années  de  Charles  VIII  (1.  IV,  ch.  xxiii)  : 
«  Lorsque  les  tripots  furent  introduits  par  la  France,  on  ne  sça- 
voit  que  c'estoit  de  raquette^  et  y  jouoit  on  seulement  avec  le 
plat  de  1j  main...  Quelques-uns  depuis,  plus  fins,  pour  se 
donner  quelque  advantage  sur  leurs  compagnons,  y  mirent  des 
cordes  et  tendons...  Et  finalement,  de  là  s'estoit  introduit  la 
raquette^  telle  que  nous  voyons  aujourd'hui  ». 

On  sait  l'importance  que  Rabelais  accorde  aux  exercices 
physiques  dans  l'éducation  de  Gargantua,  élément  éducatit  de 

(i)  Brantôme  (t.  III,  p.  77):  «  Si  Henri  II  jouoit  à  la  paume,  il  jouoit 
à  la  balle  à  emporter,  ou  au  ballon,  ou  au  palle  maille  qu'il  avoit  fort  bien 
en  main  ». 

(2)  Odet  de  Lanoue  nous  donne  ces  renseignements  (iSfjG)  :  «  Pale- 
mail,  espèce  de  jeu.  Ce  mot  (aussi  bien  que  le  jeu)  qui  vient  de  l'Italien, 
est  composé  de  trois  mots,  à  sçavoir  :  palla  e  maglio,  dont  palla  signifie 
une  balle  ou  boule,  e,  c'est  la  conjonction,  et  maglio,  c'est  ce  qu'on  dit 
un  mail,  comme  voulans  dire  que  c'est  le  jeu  de  la  boule  et  du  mail,  ou 
lequel  on  joue  avec  une  boule  et  un  mail  », 

(3)  Eustache  Descliamps  emploie  l'ancien  synonyme  rechas  (t.  VIII, 
p.  qS):  «  Joueurs  de  paumes  et  de  rechas. .,  »,  mais  celui-ci  ne  désigne 
que  le  creux  de  la  main. 


144  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

grande  importance  à  l'époque  de  la  Renaissance ,  à  ce  qu'on  appelle 
aujourd'hui  le  sport  (i).  Le  jeune  géant  s'adonne  à  l'équitation 
et  à  la  natation,  à  la  chasse  et  aux  autres  exercices  de  plein  air. 
C'est  là  le  complément  indispensable  de  son  éducation  littéraire 
et  morale  (2). 

111.  —  Jurons  et  termes  péjoratifs. 

Rabelais  nous  a  laissé,  dans  son  livre,  un  recueil  copieux  de 
jurons,  appropriés  au  tempérament,  à  la  profession  ou  à  la  na- 
tionalité de  chacun  des  personnages  qu'il  met  en  scène. 

Les  formules  italiennes  n'y  manquent  naturellement  pas, 
ceux  d'outre-monts  étant  de  grands  jureurs  devant  l'Eternel. 
Elles  sont  généralement  facétieuses. 

Henri  Estienne  parle  quelque  part  des  jurons  qui  sont  «  plu- 
tost  gaudisseries  que  blasphèmes  »,  en  citant  cette  formule 
italienne:  Per  la  potta  delta  virgine  Maria!  ou  bien  «  par 
exclamation  Potta  délia  virgine  Maria!  ou  sans  ajouter  Maria, 
comme  s'entendant  assez  (-3)  ». 

Rabelais  cite  :  Pote  de  Christo  (1.  1,  ch.  xvii),  à  côté  de  Pote 
de  froc!  (l.I,  ch.  xxviii),  ce  dernier  pendant  de  Huppe  de  froc! 
(1.  IV,  ch.  xxvii)  et  Vertu  de  froc  !  (1.  V,  ch.  xv).  C'est  le  reflet 
du  juron  italien  :  Potta  delta... 

Folengo  met  le  même  juron  dans  la  bouche  du  paysan 
de  Cipade  Zambelli,  que  la  vue  de  la  grande  ville  de  Mantoue 
remplit  de  stupeur.  A  la  question  de  Tognazzo,  s'il  a  jamais  vu 
telle  chose,  «  icelluy  s'arrestant  tout  court,  comme  s'il  estoit 
aux  champs  à  sa  besogne,  appuyé  sur  le  manche  de  sa  marre, 
lui  respond  :  Potte  de  ma  mère,  que  voicy  une  grande  chose!  » 

nie  spaventatus  respondit  voce  gaiarda  : 

Polta  mccc  malris,  quam  granda  est  ista  cstula!...  (4) 

C'est  probablement  de  Folengo  que  Rabelais  a  tiré  cet  autre 
juron  (1.  II,  Prol.)  «  la  cacquesangue  vous  vienne!  »,  à  côté 
de  (l.  I,  ch.  xiii):  «   la  cacquesangue  de  Lombard   ».    Dans 

(i)  Ce  terme  remonte  au  moy.  fr.  desport,  cbattement  {dcsporlcr, 
s'ébattre,  est  dans  Rabelais,  1.  I,  ch.  xxxm).  11  a  passe  en  Angleterre, 
d'où  il  est  revenu  au  xixc  siècle  en  France. 

(2)  Voy.  J.  Jusserand,  Les  Sports  et  Jeux  d'exercices  de  V ancienne 
France,  Paris,  1901,  surtout  le  chapitre  vin  (p.  327  à  306). 

(3)  Apulof^ie  pour  Hérodote,  éd.  Ristelhuber,  t.  I,  p.  luS. 

(4)  Macaronces,  cil.  Portioli,  t.  I,  p.  128  (et  Histoire  inacaroniquc, 
Paris,  i(Jo5,  dd.  Jacob,  p.  iyi). 


SOCIÉTÉ  MONDAINE  M' 

la  IP  Macaronée,  Berthe  s'écrie  :  «  La  caquesangue  les  puisse 
emporter!... 

Sic  cagasanguis  eos  scannet...  (i) 

Un  troisième  juron  italien:  Corpe  de  gaUlneJ  (1.  III,  ch.  xxx 
et  1.  IV,  ch.  x),  dans  la  bouche  de  Panurge  et  de  Frère  Jean, 
répond  à  l'euphémisme  napolitain  Sangue  di  gallina,  pour 
Sangue  di  Cvisto  (2). 

Ajoutons:  cancre!  comme  expression  d'un  mal  indéterminé 
ou  simplement  comme  exclamation  d'étonnement,  avec  ces  deux 
sens  fréquents  chez  Rabelais,  et  répondant  à  l'ancien  italien 
cancaro.  aujourd'hui  canchero,  proprement  chancre  (3). 

Henri  Estienne  remarque  à  cet  égard  :  «  Comme  les  François, 
entre  autres,  ont  emprunté  de  l'Italie  des  façons  de  maugréer, 
comme  si  leur  pays  n'en  estoit  pas  assez  bien  tourni,  aussi 
n'ont  point  eu  honte  d'emprunter  de  là  quelques  façons  de  mau- 
dire: et  ceste  ci  entre  autres,  Te  vienne  le  chancre!  Toutesfois 
ceste  ci  en  Italie  est  tenue  pour  une  des  plus  légères  :  Te  ven- 
gal  cancaro!...  (4)  » 

Quant  aux  mots  péjoratifs,  ils  sont  assez  nombreux.  Henri  Es- 
tienne a  émis  à  leur  sujet  (comme  on  l'a  vu)  une  théorie  spéciale, 
en  y  voyant  des  vices  et  des  travers  exclusivement  italiens. 

Citons  ceux  de  ces  péjoratifs  qui  sont  attestés  pour  la  pre- 
mière fois  chez  notre  auteur  : 

Assassinateur  (1.  III,  ch.  11),  répondant  à  l'ital.  assassina- 
tore,  à  coté  du  dérivé  indigène  assassineur  (1.  III,  ch.  m)  et  de 
la  forme  plus  courte  assassin  (ital.  assassina),  laquelle  est 
attestée  ultérieurement. 

(i)  Ce  passage  manque  à  la  Toscolane  de  1S20  (rédaction  publiée  par 
Portioli),  mais  se  trouve  dans  la  Cipadense  de  i535  (source  de  la  version 
française,  p.  29). 

(2)  Ce  juron  rabelaisien  a  passé  dans  le  Moyen  de  parvenir,  qui  le 
donne  sous  sa  forme  originale  (éd.  Jacob,  p.  i83)  :  «  Corpo  di  gallina  !  » 
Belleforest,  dans  sa  traduction  de  la  Civile  Conversation  de  Guazzo 
(1579I,  parle  d'un  jeune  homme,  dont  le  plus  grand  juron  dans  ses  co- 
lères violentes  était  (p.  4g)  :  «  Par  le  corps  delà  geline  I  » 

(3)  «  Que  le  cancre  te  puisse  venir  aux  moustaches!  »  (1.  IV,  ch.  xxi), 
jure  Frère  Jean,  révolté  de  la  lâcheté  de  Panurge,  et  celui-ci  s'écrie  ail- 
leurs (1.  IV,  ch.  VII):  «  Cancre  (dist  Panurge),  vous  estes  clericus  vel 
addiscens...  » 

(4)  Apologie  pour  Hérodote^  t.  II,  p.  48.  On  rencontre  encore  la 
forme  italienne  de  ce  juron  dans  la  Satyre  Menippée  (éd.  Franck, 
p.  78)  :  «  Seulement  cancaro!  nous  serions  affolez...  » 

10 


m6  contact  avec  L'ITALIE 

Boye,  bourreau,  de  l'ital.  boya,  italianisme  une  seule  fois  em- 
ployé par  Rabelais  dans  un  passage  relatif  à  une  anecdote  locale 
milanaise  (i). 

Bredache,  bardache,  mignon,  juron  usuel  parmi  les  mate- 
lots, de  l'ital.  bardascio,  analogue  à  celui  de  Jil^  de  putain  ou 
de  tigre  (1.  IV,  ch.  xx). 

Forfant,  de  l'ital.  forfante,  pendart,  mot  fréquent  chez 
Rabelais  (2). 

Parabolain,  fanfaron,  charlatan,  de  l'ital.  parabolano,  un  ja- 
seur,  un  diseur  de  paraboles  (Oudin),  épithète  donnée  par  Rabe- 
lais aux  médecins  empiriques  de  son  temps,  dans  l'ancien  Pro- 
logue du  Quart  livre,  à  ses  confrères  hâbleurs,  «  au  long  faucile 
et  au  grand  code  »,  au  long  avant-bras  et  au  grand  coude,  par 
allusion  aux  doubles  manches  de  l'ancienne  robe  des  médecins. 
Pécore,  pécore,  bête,  de  l'ital.  pecora,  brebis  (1.  11,  ch.  xvii) 
«  Hé,  grosse  pécore  ». 

Spadassin,  nom  donné  à  un  des  généraux  de  Picrochole 
(1.  I,  ch.  xxxiii\  terme  employé  plus  tard  par  Amyot.  De  l'ital. 
spadacino,  traisneur  d'espée,  espadacin  (Oudin)  (3). 

Ce  sont  là  des  vocables  qui  ne  se  justifient,  suivant  Estienne, 
que  pour  exprimer  en  français  des  actions  propres  à  l'Italie.  C'est 
ce  qu'il  avait  déjà  remarqué,  dans  son  Apologie,  à  propos  du  terme 
assassin  (t.  l,  p.  353):  «  Depuis  que  la  France  a  eu  appris  le  style 
d'Italieen  matière  de  tuerie,  et  qu'on  a  commencé  à  marchander 
avec  les  assassins  (car  il  a  fallu  trouver  des  termes  nouveaux  pour 
la  nouvelle  meschanceté)  d'aller  couper  la  gorge  à  tels  et  tels...  » 
Cette  singulière  explication  rappelle  la  raison  de  l'emploi 
du  français  par  les  filous  et  les  escrocs  dans  les  comédies  alle- 
mandes duxvin'  siècle  (par  exemple  dans  celles  de  Lessing).  Cet 
usage  du  franc  lis,  dans  la  bouche  d'individus  louches,  y  est  censé 
représenter  le  langage  habituel  des  chevaliers  d'industrie  (4). 

(i)  Cf.  1.  IV,  ch.  XLV  :  «  Iceulx  avoir  à  belles  dens  tiré  la  figue,  la 
monstroient  au  Boye  apertemcnt  disans:  Ecco  lofico  ». 

(2)  Par  exemple,  1.  III,  ch.  xlviii  :  «...  n'est  ru^ficn,  forfant,  scélé- 
rat... »  Cf.  Henri   l'Istienne,   Dialogues,  passage  cite  ci-dessus,  p.   i38. 

(3)  Ecrit  spadachin  par  Henri  Estienne  qui  attribue  le  mot  aux  cour- 
tisans «  ..  qui  veulent  piaffer  et  faire  des  spaiachins  devant  nos  yeux  » 
{Dialogues,  t.  I,  p.  46). 

(4)  h'emarquons,  à  ce  propos,  qu'un  grand  nombre  de  mots  français 
péjoratifs  ont  passé  au  hollandais.  Voyez,  à  leur  sujet,  les  justes  réflexions 
de  Salverda  de  Grave,  dans  son  opuscule  L" Influence  du  français  en 
Hollande  d'après  les  mots  d'emprunt,  Paris,  191 3,  p.  86. 


CHAPITRE  VII 
INFLUENCES  SECONDAIRES 


Groupons  finalement,  sous  quelques  rubriques,  les  italianis- 
mes qui  n'ont  pu  trouver  place  dans  les  sections  précédentes. 

I.  —  Noms  d'histoire  naturelle. 

Pendant  les  premiers  séjours  de  Rabelais  en  Italie,  sa  curio- 
sité s'est  intéressée  aux  animaux  exotiques  des  ménageries, 
les  premières  qu'on  ait  vues  en  Europe,  et  surtout  aux  fleurs 
d'agrément  et  aux  légumes  indigènes  qu'il  s'est  efforcé  de  trans- 
planter et  d'acclimater  en  France. 

Les  Lettres  écrites  d'Italie  reflètent  à  maintes  reprises  ces 
préoccupations.  Dans  la  première,  écrite  de  Rome  à  Geoffroy 
d'Estissac,  évêque  de  Maillezais,  le  30  décembre  1535,  Rabe- 
lais lui  annonce  l'envoi  «  des  graines  de  Naples  pour  vos 
salades  de  toutes  les  sortes  que  l'on  mange  de  par  deçà  »  ;  et 
dans  la  troisième,  du  15  février  1536,  il  revient  sur  le  même 
sujet,  en  énumérant  certains  produits  de  la  terre  italienne  in- 
connus en  France. 

Nous  avons  étudié  ailleurs  en  détail  cette  nomenclature 
spéciale,  zoologique  ou  botanique,  et  il  suffira  d'y  renvoyer  (i). 
Bornons-nous  à  rappeler  ici  l'essentiel  sur  certains  noms  ita- 
liens d'animaux  et  de  plantes  qu'on  lit  pour  la  première  fois 
dans  le  roman  rabelaisien  et  qui  depuis  sont  devenus  popu- 
laires. 

Lorsque,  vers  1536,  Rabelais  voit  à  Florence,  à  la  ménage- 
rie Strozzi,  le  premier  tigre  vivant,  ce  fauve  appelé  au  Mojen 
Age  et  jusqu'au  xvi"  siècle  once  ou  panthère,  il  le  désigne,  faute 
d'un  appellatif  pour  un  animal  aussi  nouveau,  par  africane, 
nom  qu'il  tire  de  Pline.  Et  il  ajoute  (1.  IV,  ch.  xi)  :  «...  Afri- 
quanes,  ainsi  nommez  vous,  ce  me  semble,  ce  qu'ils  [les  gar- 

(i)  Voy.  notre  Hist.  nat.  Rab.,  p.  222  à  229. 


148  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

diens  de  la  ménagerie  florentine  appellent  Ttjgres  ».  Le  nom 
est  donc  au  xvi®  siècle  un  italianisme.  Pour  Rabelais,  tigre 
reste  le  nom  italien  du  fauve.  De  là,  chez  lui,  «  accoustré  à  la 
iigresque  »  (1.  IV,  ch.  xii)  et  «  Jaloux  comme  un  tigre  » 
(1.  111,  ch.  xxviii),  à  côte  de  «  ayde  nous  icy,  hau,  Tigre  » 
(1.  IV,  ch.  xx),  emplois  figurés  usuels  en  Italie.  Au  sens 
zoologique  spécialisé,  tigre  lui  manque.  Ce  n'est  que  dans  la 
seconde  moitié  du  xvi^  siècle  que  ce  vocable  traditionnel  passe 
dans  l'usage  (Ronsard,  Amyot),  mais  il  semble  encore  inconnu 
à  Montaigne. 

Sont  également  tirés  d'Italie,  les  noms  des  oiseaux  comes- 
tibles becjîgue  et  ortolan,  et,  en  fait  de  poissons,  le  carpion 
(1.  II,  ch.  xxvii)  et  la  manière  Italienne  de  l'apprêter. 

Comme  salades,  Vartichaut^  en  ital.  articiocco  (I.  III, 
ch.  xiii),  et  le  carde  (en  ital.  cardo)  ;  comme  fruits,  la  citrouille 
(en  ital.  citrullo)  et  la  bergamotte  ou  poire  de  Bergame  (1.  III, 
ch.  xiii);  comme  fleurs  d'ornement,  le  belvédère  et  quelques 
espèces  de  violes. 

Un  seul  nom  de  minéral,  le  bronze,  est  venu  d'Italie  à 
l'époque  de  la  Renaissance. 

Ce  sont  là  de  menus  faits  d'ordre  secondaire.  Les  plus  inté- 
ressants se  rapportent  aux  plantes  comestibles  ou  aux  fleurs 
d'ornement  que  Rabelais  a  contribué  à  transporter  d'Italie  en 
France  :  artichauts,  citrouilles,  œillets  d'Alexandrie,  violes 
matronales  (une  des  variétés  innombrables  de  violettes)  ;  aux 
légumes  ou  aux  salades  —  arroche  des  jardins  et  piiiipre- 
nelle  —  tous  indigènes  ou  acclimatés  en  Italie,  mais  à  cette 
époque  encore  inconnus  en  France. 

II.  —  Termes  gastronomiques. 

La  table  et  les  repas  sont  abonJammant  représentés  dans 
le  roman.  Nous  essayerons  plus  loin  de  démêler  la  matière 
touffue  de  la  gastronomie  rabelaisienne.  La  cuisine  française 
de  la  Renaissance  est  essentiellement  constituée  de  l'héritage  du 
passé,  ses  éléments  restent  foncièrement  indigènes.  Contentons- 
nous  ici  de  faire  remarquer  que  l'Induence  étrangère,  comme  à 
toutes  les  époques,  se  fait  surtout  sentir  dans  les  hors- 
d'œuvre  ou  salaisons.  Parmi  les  pays  fournisseurs  de  charcu- 
terie, l'Italie  occupe  (comme  on  le  verra)  une  place  homjrable. 
Rappelons    ici    les    sauniates,    proprement    salaisons   (l.    IV, 


INFLUENCES  SECONDAIRES  149 

ch.  Lix),  de  l'ital.  sommata,  «  sorte  de  viande  faite  de  graisse 
de  porc,  nostre  vulgaire  dit  des  cretons  »  (Oudin),  terme  qui 
revient  fréquemment  dans  les  traités  culinaires  italiens  de  la 
Renaissance  (i). 

Ajoutons,  comme  pâtisserie,  les  macarons  (1.  IV,  ch,  lix), 
du  vénitien  macaroni,  forme  parallèle  à  l'ital.  maccheroni. 

III.  —  Rôle  intermédiaire. 

L'italien  n'a  pas  seulement  enrichi  le  français  de  vocables 
de  son  cru,  il  a  aussi  servi  d'intermédiaire  entre  l'Orient  et  la 
France. 

Le  plus  grand  nombre  de  mots  turcs  ou  arabes  passés  au 
français  à  l'époque  de  la  Renaissance  l'ont  fait  à  travers 
l'Italie.  Ainsi  cheriph,  chérif  (l.  IV,  Prol.),  ne  vient  pas  direc- 
tement de  l'arabe,  mais  de  l'ital.  sceri£b  ;  de  même  que  sou- 
dan  (l.  IV,  ch.  xii),  emprunt  ancien  de  l'ital.  solclano,  à  côté 
du  doublet  plus  moderne  sultan  ;  genissaire,  janissaire  (dans 
une  lettre  d'Italie  de  1536)  et  serrait,  sérail  (l.  III,  ch.  ix), 
reproduisent  également  les  formes  italiennes  correspondantes, 
giani^^ero  et  serraglio. 

Bien  plus,  l'italien  gianisj^ero  est  à  son  tour  un  reflet  du 
grec  byzantin  y laviTCâpTîç  (du  turc  yenitcheri),  qui,  du  sens  de 
satellites  du  grand  Seigneur,  passa  en  Italie  à  celui  de  gardes  du 
Pape  et  y  devint  finalement  le  nom  de  certains  officiers  de  la 
chancellerie  romaine  (2). 

Pour  l'Italie  même,  le  grec  moderne  a  souvent  servi  d'étape 
intermédiaire.  De  là  maints  doublets  qui  sont  restés  jusqu'ici 
inexpliqués.  Rabelais  dit  Bascha  (1.  II,  ch.  xiv),  d'après  l'ital. 
bascia\  mais  la  forme  parallèle  Bassa  (donnée  par  Ménage  et 
le  Trévoux)  accuse  une  variante  italienne  bassa,  du  néo-grec 
[ATCaacrà,  particulière  aux  Grecs  modernes  qui  ignorent  les  chuin- 
tantes (3). 

De  même  le  doublet  agemine  et  asemine,  familier  à  l'ita- 

(1)  Le  plus  important  est  celui  de  Giovanni  Rosselli,  Epulario  quale 
tratta  del  modo  di  cucinare  ogni  carne,  Venise,  i5i6,  souvent  réim- 
primé. Cf.  fol.  9  :  ((  le  bone  simimate  »,  avec  la  recette  correspondante. 

(2)  Voy.  notre  article  dans  Rev,  Et.  Rab.,  t.  VII,  p.  345-346,  et  Let- 
tres de  Rabelais,  éd.  Bourrilly,  p.  59. 

(3)  Cf.  Guillaume  Bouchet  (t.  III,  p.  76)  :  «  Haga,  Vizir,  Bassa  »,  et 
encore  dans  une  fable  de  La  Fontaine  (1.  VIII,  fab.  xviii)  «  Le  Bassa 
et  le  Marchand  »,  où  la  scène  se  passe  en  Grèce. 


1)0  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

lien  et  à  Rabelais,  l'un  dérivant  directement  du  turco-persan 
adjerni,  l'autre  influencé  par  sa  prononciation  grecque  moderne 
acUemi. 

Mais  l'exemple  le  plus  curieux  à  retenir  de  ces  doublets  est 
celui  de  cramoisi  et  d'arnioisy,  emprunts  italiens,  l'un  du 
xiv'  siècle,  l'autre  du  xvi%  mais  découlant  tous  deux  de  la  même 
source,  l'arabe  krmysi,  écarlate,  devenu  en  italien  chermesi  ou 
cliermesino ;  a.\ors  que  sa  prononciation  réduite  ermesino  est  le 
reflet  d'un  tNpe  intermédiaire  liermesino,  parallcle  au  néo- 
grec  xepfAsC'',  à  côté  de  y.^'.\hi^i  (i). 

11  est  donc  hors  de  doute  qn'armoisij  est  le  même  mot  que 
cramoisi  —  comme  les  vocables  italiens  correspondants  erme- 
sino et  cremesino  —  malgré  leurs  différences  chronologiques 
et  orthoépiques. 

IV.  —  Résidu  lexicologique. 

Un  certain  nombre  de  vocables  restent  en  dehors  de  nos  catégo- 
ries. Passons  sur  ceux  qui  sont  antérieurs  à  Rabelais  (2)  pour  arr 
river  aux  italianismes  isolés,  dont  le  premier  emploi  revient  à 
notre  auteur  : 

Angarie,  corvée,  de  l'ital.  augaria  (1.  lll,  ch.  i),  à  côté  d'a/z- 
garier  (de  l'ital.  angariare) ,  surcharger  :  «  les  peuples  pillant, 
forçant,  angariant,  ruinant...  »  (1.  11,  ch.  1). 

(i)  Ce  doublet  est  confirmé  par  les  idiomes  balkaniques,  où  le  turc 
kyrmy:iy  est  devenu  en  bulgare  karma^in  et  hrimi^en  ;  en  roumain, 
cârmâpu  et  liirmipu  ou  irmi^iu,  cette  dernière  forme  particulières 
aux  chansons  populaires.  Voy.  notre  ouvrage  V Influence  orientale  sur  la 
langue  et  la  civilisation  roumaines,  Bucarest,  1900,  t.  II,  p.  91. 

(2)  Ce  sont  les  suivants: 

Banquet  et  banqueter,  les  deux  fréquents  dans  les  Cent  Nouvelles  nou- 
velles ;  mais  festin  (1    I,  ch.  li)  est  dès  l'abord  dans  Rabelais. 

Bocon,  avec  le  sens  italien  de  «  morceau  empoisonné  »,  se  lit  déjà  dans 
Martial  d'Auvergne,  mais  la  forme  francisée  boucon  (avec  le  qualificatif 
de  «  Lombard  »)  est  pour  la  première  fois  attestée  chez  notre  auteur. 
De  même,  Brantôme  à  propos  de  la  mort  de  Charles  111  (Œuvres,  t.  I, 
p.  326):  «  Aucuns  disoient  qu'il  avoit  eu  le  boucon  italiano.  d'autant 
qu'il  menaçoii  fort  encores  l'Italie...  »  , 

Parangon  est  dans  Jean  Le  Maire  et  Rabelais  ;  poltron  et  poltroniser, 
dans  Marot  et  Rabelais. 

Taquin  est  attesté  dès  le  xv  siècle,  avec  le  sens  d'  «  avare  »>  qu'il  a 
conservé  jusqu'au  xvii"  (voy.  Furelièrc)  :  en  italien,  taccagno,  chiche, 
vilain,  d'où  aussi  le  gascon  taquain,  cité  dans  Rabelais  (1.  III,  ch.  xm), 
à  côté  du  français  tacquin  (1,  II,  ch.  x\x). 


INFLUENCES  SECONDAIRES  I  5 1 

Aquarol,  •  orteur  d'eau  (ital.  acquarolo),  terme  ^-'ont  Rabe- 
lais se  sert  clans  ses  Lettres  d'Italie,  éd.  Bourrilly,  p.  79  : 
«...  les  artisans  de  la  ville  jusques  aux  aquarols  ». 

Baste,  il  suffît  (ital.  basta),  exclamation  fréquente  dans  Rabe- 
lais et  au  xvi'  siècle,  surtout  chez  les  poètes  de  la  Pléiade. 

Bouffon,  ital.  buXfone,  est  un  emprunt  du  xvi°  siècle  (Ma- 
rot).  Rabelais  donne  archibouffon  et  baJJ'oiiique,  les  deux  dans 
la  Sciomachie. 

Bouteillon,  grand  buveur,  sac  à  vin,  de  l'ital.  bottiglione, 
proprement  grand  flacon  (1.  V,  ch.  xxxv)  :  «  ...  et  estoient  tous 
bouteillons  François  ». 

Brusque,  de  l'ital.  brusco,  au  double  sens  d'âpre,  rude  (1.  111, 
ch.  II  :  «  jeunesse  est  vivace,  alaigre,  brusque  »)  et  de  brusque- 
rie, violence,  à  côté  de  smacq,  ital.  smacco,  afTront  (1.  1,  ch.  11). 

Bulletin,  de  l'ital.  bulletino,  employé  par  Rabelais  au  sens 
de  bulletin  médical  (1.  Il,  ch.  xxxii)  ;  l'acception  générale  se  lit 
au  V  livre. 

Caresse,  ital.  carezza,  terme  trois  fois  attesté  chez  Rabelais, 
sous  la  forme  prétendue  étymologique  charesse  (1.  I,  ch.  xxxix): 
«  mille  cliaresses^  mille  embrassemens...  ».  Le  l)ictwnnaire 
de  Robert  Estienne  ne  donne  le  mot  qu'en  1549  et  Rémy 
Bel leau  s'en  sert  une  dizaine  d'années  plus  tard  (t.  II,  p.  378)  : 

Mon  miel,  ma  douceur,  ma  caresse...  [i) 

Cartel,  ital.  cartello  :  «.  C'est  celuy  que  je  cherche...  Je  luy 
voys  mander  un  cartel  »  (1.  IV,  ch,  xxxii). 

Cassade,  employé  par  Rabelais  comme  terme  de  Jeu  et  au 
sens  figuré  de  «  bourde  »  (2)  dans  l'appellation  Isie  de  Cassade 
(1.  V,  ch.  x).  L'emprunt  est  du  xvi'  siècle  (on  le  lit  chez  Col- 
lerye);  il  ne  vient  pas  directement  de  l'italien,  mais  de  son  cor- 
respondant vénitien  :  cassada,  terme  de  jeu  (Boerio). 

(i)  Henri  Estienne  attribue,  dans  ses  Dialogues  {x..  Il,  p.  148),  le  verbe 
cartsser  aux  courtisans,  alors  qu'il  avait  été  souvent  employé  dès  la  fin 
du  iv^  siècle  et  se  trouve  dans  Rabelais  (1.  IV,  ch.  xxxvi):  «  ...  l'usance 
du  3ays  Andouillois  pouvoit  estre  ainsi  charesser  et  en  armes  recevoir 
leurs  amis  estrangiers  ». 

(2)  Odet  de  La  Noue  en  parle  ainsi  (iSgô)  :  «  Cassade,  donner  une  cas- 
sadt,  c'est  comme  donner  des  bourdes  pour  tromper.  Il  est  tiré  du  jeu  de 
la  prime,  où  parfois  celuy  qui  a  mauvais  jeu  estonne  son  compagnon  d'un 
gro;  renvoy,  et  lui  fait  quitter  par  ceste  feinte.  L'italien  dit  cacciala, 
quivient  du  verbe  chasser,  comme  s'il  vouloit  dire  qu'on  baille  la  chasse 
à  son  ennemy,  le  faisant  retirer...  Kt  de  là  on  a  fait  le  mot  cassade, 
qu'on  prend  un  peu  en  autre  signification  que  celuy  dont  il  dérive  ». 


l52  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

Cassine,  lieu  de  plaisance,  mot  fréquent  dans  Rabelais  qui 
en  relève  l'origine  transalpine  dans  ces  deux  passages:  «  Cas- 
sine à  la  mode  Italicque  par  les  champs  plems  de  délices  » 
(1.  II,  ch.  xxxii)  et  «  exemple  en  messere  Pantolohe  de  la 
cassine  Senoys  »  (1.  IV,  ch.  lxvii). 

Escarque,  maître  d'hôtel,  terme  dont  Rabelais  se  sert  dans 
son  banquet  des  Gastrolâtres  (1.  IV,  ch.  lxiv),  de  l'ital.  scalco. 
La  forme  rabelaisienne  accuse  une  provenance  vulgaire  ou 
dialectale  (i). 

EsiaJ'/ler,  ital.  staffiere  :  «  .'..  pages  et  estaffters  »  (dans 
la  Sciomacliie)  ;  mais  Rabelais  avait  usé  auparavant  du  terme 
dans  l'expression  proverbiale  estafjîer  de  Saint-Martin,  pour 
diable  (1.  IV,  ch.  xxiii)  (2). 

Estanterol.  porte-étendard,  escadron  (ital.  stentarolo),  terme 
dont  Rabelais  se  sert  à  deux  reprises  dans  la  Scioniachie  :  «  un 
estanterol  de  gens  de  cheval  et  une  enseigne  de  gens  de  pied  ». 

Flasque,  flacon,  ital,  fiasca,  une  grande  bouteille  plate 
(Oudin).  Ce  vocable  revient  souvent  au  V  livre:  «...  un  fias- 
que  de  sang  greal...  »  (ch.  x).  —  «  Flasque  (nostre  Lanterae 
l'appelloit  PlUosque),  gouverneur  de  la  Dive  Bouteille  » 
(ch.  xxxv). 

Forestier,  étranger  (ital.  forestière),  terme  deux  fois  em- 
ployé par  Rabelais  dans  une  de  ses  Lettres  d'Italie  (éd.  Bour- 
rilly,  p.  68). 

Manche,  pourboire,  ital.  manda,  «  l'estreine,  le  vin  du 
valet,  les  espingles  des  filles  »  (Oudin)  (3). 

(i)  Probablement  lombardique,  patois  d'où  dérive  Marrabais,  syno- 
nyme de  Marane  ou  Maure  converti.  Rabelais  fait  porter  à  Gargartua 
un  0  bonnet  à  la  Marrabeise  »  (1.  I,  ch.  vm)  et  aux  Thélemites  des  «  ber- 
nes à  la  Moresque  »  (ch.  lvi).  C'est  le  milanais  marabesc,  croisenrent 
de  inarano  et  arabese,  arabe. 

Le  Journal  d'un  bourgeois  de  Paris,  sous  l'année  i532,  explique  Mar- 
raèe/5  par  «  juifs  cachez  »;  et  Oudin  donne  en  1642  u  Marrabiso.  en 
Lombard,  un  maraud,  un  coquin  ».  Acception  généralisée  de  celle  de 
«  renégat  »  que  Rabelais  attribue  ailleurs  aux  Espagnols  descendus  des 
Maures  (1.  III,  ch.  xxii). 

(i.)  Henri  Kstienne,  dans  ses  Dialogues  (t.  I,  p.  53),  écrit  encore  5/a- 
plîicr,  alors  que  la  forme  francisée  était  depuis  longtemps  usuelle. 

(3)  Dans  le  passage  suivant,  Rabelais  joue  sur  ce  sens  et  celu  de 
l'homonyme  français  (1.  II,  ch.  m)  :  «  Vos  créditeurs  plus  aymert  la 
manche  que  le  braz,  et  la  denare  que  la  vie  ».  Et  ailleurs  (1.  IV,  ch.  x)  : 
«  Mais  seroit  ce  la  plus  grande  manche  que  demandent  les  courtismes 
Romaines?  Ou  un  cordclicr  à  la  grande  manche?  ». 


INFLUENCES  SECONDAIRES  l53 

Messere,  «  anciennement  nostre  messire,  attribut  d'homme 
de  qualité,  maintenant  il  ne  sert  que  pour  les  artisans  et  gens 
de  basôe  condition  »  (Ou  lin,  i6-}2).  Rabelais  ne  l'emploie  que 
devant  des  noms  italiens  («  un  nommé  Alessere  Nello  de  Ga- 
brielus  »,  1.  III,  ch.  xix)  ou  plaisamment  devant  des  personnifi- 
cations burlesques  :  messere  Coquage,  messere  Gaster. 

Pasquil,  pasquin  utal.  pasquino)  :  «  Pasquil  a  faict  depuis 
n'agueres  un  chantonnet  auquel  il  dist  à  Strozzi  :  Pugiia  pro 
patria  »  (dans  une  lettre  d'Italie,  éd.  Bourrilly,  p.  72). 

Quadre.  cadre,  tableau  (ital.  quaclro)  :  «  certaines  quadres 
estoient  en  riches  broderies  posés  »  {Sciomachié) .\ 

Rocquette,  ital.  rocclietta,  petite  roche  ou  élévation  (1.  IV, 
ch.  xxxvi)  :  «  ...  vingt  et  cinq  ou  trente  jeunes  Andouilles...  soy 
retirantes  le  grand  pas  vers  leur  ville,  citadelle,  chasteau  et  roc- 
quette  de  Cheminée...  » 

Les  termes  suivants,  essais  de  francisation  des  italianismes 
correspondants,  n'ont  pas  pour  la  plupart  fait  fortune  : 

Eau  ardente,  eau-de-vie,  d'après  l'ital.  acqua  ardente  (1.  II, 
ch.  xxvii)  :  «...  grains  confictz  en  eau  ardente...  ».  Italianisme 
qu'on  lit  aussi  dans  la  Sciomachié  et  au  Y^  livre. 

Gergon,  jargon,  figure  exclusivement  dans  l'édition  du 
y  livrée  de  1564  (ch.  xvii),  où  le  Manuscrit  donne  Jargon.  Cet 
ancien  mot  indigène  était  devenu,  dans  la  seconde  moitié 
du  xvi'  siècle,  gergon,  sous  l'influence  de  l'ital.  gergo.  Henri 
Estienne  et  d'Aubigné  ne  connaissent  pas  d'autre  forme, 
alors  qu'Amyot  et  Montaigne  écrivent  toujours  jargon. 

Forcé,  forçat,  ital.  forzato  (1.  I,  ch.  xxxvii):  «  Trop  mieulx 
sont  traictez  les /orce^  entre  les  Maures  et  Tartares  ». 

Instrophié,  enroulé  (1.  IV,  ch.  li)  :  «...  les  cheveulx  instro- 
phiés  (i),  de  petites  bandelettes  et  rubans...  »  Terme  fréquent 
dans  la  Sciomachié  et  au  V®  liore.  C'est  un  emprunt  d'instro- 
Jiare,  qu'on  lit  dans  le  Songe  de  Poli/)hile,  vocable  forgé  par 
Colonna  du  grec  crpôcpiov,  bandeau,  bandelette  (de  ctoIoco,  en- 
rouler). 

Lettre  de  change,  d'après  l'ital.  lettera  di  cambio,  expres- 
sion déjà  mentionnée. 

Rappelons  enfin  le  conflit  survenu  parfois  entre  ,  les  vo- 
cables indigènes  et    leurs    correspondants  d'ouîre-monts  :    Bi- 


(i)  La  variante  inscrophié  que  donne  l'édition  de  i552  est  une  leçon 
fautive. 


1  54  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

zarre  a  longtemps  vécu  à  côté  du  vulgaire  bigearre,  qui  n'a 
cédé  que  peu  à  peu  du  terrain  avant  de  dis  paraître  devant  son 
rival  plus  heureux.  Nous  avons  tracé  ailleurs  les  diverses  péri- 
péties de  ce  conflit  linguistique  (i). 

L'influence  italienne  en  France,  dans  la  première  moitié 
du  xvi^  siècle,  est  un  événement  capital  et  de  la  même  portée 
que  la  renaissance  de  l'Antiquité.  En  dehors  des  arts  proprement 
dits,  elle  a  profondément  changé  la  vie  sociale  elle-même  dans 
sa  manière  d'agir  et  de  sentir.  Avec  les  nouvelles  demeures, 
largement  ouvertes  à  l'air  et  à  la  lumière,  le  confort  est  devenu 
un  besoin  de  plus  en  plus  général. 

Les  nouvelles  acquisitions  linguistiques  étaient  à  la  fois  légi- 
times et  nécessaires  :  elles  étaient  l'expression  des  besoins 
sociaux  et  des  progrès  réalisés  par  les  arts. 

La  preuve  en  est  faite.  Le  courant  italianiste  a  laissé  des 
vestiges  nombreux  et  importants,  qui  sont  définitivement  restés 
dans  le  vocabulaire. 

En  passant  condamnation  sur  l'italianisme  intégral  et  en  le 
rétrécissant  au  langage  de  cour,  Henri  Estienne  a  méconnu  ses 
efifets  féconds  et  bienfaisants.  C'est  un  manque  de  discerne- 
ment qui  surprend  chez  un  investigateur  aussi  consciencieux, 
comme  lorsqu'il  met  dans  la  même  balance  les  innovations  de 
la  Pléiade  et  celles  des  courtisans. 

Sa  campagne  contre  l'italianisme  —  tardive  et  empreinte  de 
partialité  —  a  échoué  pour  des  raisons  multiples  : 

i^  Henri  Estienne  a,  dès  le  début,  fait  abstraction  des  acqui- 
sitions venues  d'outre-monts  et  déjà  naturalisées  dans  la  pre- 
mière moitié  du  xvi'  siècle. 

2'^  11  attribue  nombre  de  ces  acquisitions  aux  courtisans  et 
aux  courtisans  seuls,  alors  qu'elles  figurent  depuis  longtemps 
chez  Rabelais  et  les  poètes  de  la  IMéïade. 

3"  Pour  ridiculiser  ce  langage  courtisan,  il  en  exagère  l'ex- 
travagance, en  forgeant  de  son  cru  la  plupart  des  phrases 
«  italianizées  »  et  en  décuplant  le  nombre  des  mots  factices. 

Cette  polémique,  comme  nous  l'avons  déjà  fait  remarquer, 
est  venue  trop  tard  et  coïncide    avec  la    disparition   même  du 

(i)  Voy.  Rev.  El.  Rab.,  t.  X,  p.  iG^  h  271.  —  De  mcme,  fanfrelu- 
che, d'après  l'ital.  fanfalucca,  à  côte  du  synonyme  ancien  fanjdue 
(xii*  siècle)  et  fanj'eluce  (xiv»  siècle). 


INFLUENCES  SECONDAIRES  l55 

langage  de  cour.  C'est  un  document  linguistique  curieux,  mais 
la  campagne  elle-même  est  restée  sans  eflicacité.  Son  biogra- 
phe récent  l'a  dit  en  excellents  termes  :  c<  Les  mots  qu'Estienne 
avait  le  plus  directement  visés  et  qu'il  avait  frappés  à  coups 
redoublés,  sont  précisément  ceux  qui  ont  le  mieux  résisté,  en 
sorte  que  les  italianismes  auraient  pu  lui  répondre  : 

Les  gens  que  vous  tuez  se  portent  assez  bien  »  (i). 

En  ce  qui  touche  les  termes  d'architecture  qu'ignore  Henri 
Estienne,  ils  furent  tout  d'abord  adoptés  dans  la  capitale,  alors 
que  la  province  s'y  montra  plus  réiractaire,  mais  là  aussi  les 
néologismes  techniques  finirent  pas  s'imposer. 

L'influence  italienne  a  été  encore  plus  efficace  sur  le  vocabu- 
laire militaire,  dont  la  mobilité  est  l'essence  même.  Un  compi- 
lateur du  début  du  xvi'  siècle  remarque  à  ce  propos  :  «  Chaque 
Province  a  ses  termes  de  guerre,  chaque  année  en  germe  de 
nouveaux.  Ceux-ci  sont  desja  vieux  pendant  que  je  les  escris,  et 
n'y  a  petit  carabin  qui  n'en  forge  quelqu'un...  »  (2). 

La  plupart  des  mots  italiens  de  guerre,  une  cinquantaine  à  peu 
près,  embrassant  toutes  les  branches  de  l'art  militaire,  sont  res- 
tés dans  la  langue,  alors  qu'Henri  Estienne  n'en  admettait 
qu'une  demi-douzaine,  presque  exclusivement  affectés  aux  tra- 
vaux de  fortification. 

Les  termes  italiens  de  navigation  continuent  presque  tous  à 
faire  partie  du  vocabulaire  nautique  de  nos   jours. 

En  dehors  des  arts  appliqués,  on  pourrait  faire  une  constata- 
tion analogue  sur  les  apports  de  l'Italie  dans  le  domaine  du 
négoce  et  de  l'industrie. 

Cet  ensemble  d'influences  lexico logiques  a  complètement 
échappé  à  Henri  Estienne. 

Ce  n'est  donc  pas  dans  ses  écrits  qu'il  faut  aller  chercher  le 
véritable  mouvement  de  la  langue  à  l'époque  de  la  Renaissance. 
Cet  insigne  philologue,  en  s'attaquant  tardivement  à  quelques 
exagérations,  n'a  pas  aperçu  la  forêt  à  cause  de  quelques  ar- 
bres qui  l'encombraient. 

La  lexicographie  du  xvi"  siècle  ignore  également  l'italianisme. 
Ni  Robert  Estienne  (1539-1549),  ni    les   remanieurs  successifs 

(1)  Louis  Cle'ment,  Henri  Estienne,  p.  36 1. 

(2)  Père  René  François,  Essai  des  merveilles  de  la  Nature,  Paris, 
1557,  p.  22. 


I  56  CONTACT  AVEC  L'ITALIE 

de  son  Dictionnaire  (1574  à  1605)  n'ont  tenu  compte  de  l'enri- 
chissement de  la  langue  à  leur  époque,  des  résultats  féconds 
de  la  résurrection  du  grec  et  de  l'influence  italienne.  Ces 
doux  faits  d'une  importance  capitale  au  xvi^  siècle  y  sont  com- 
plètement passés  sous  silence.  Aucune  trace  de  la  nouvelle 
nomenclature  architecturale,  du  nouveau  vocabulaire  militaire 
et  du  reste.  Des  termes  comme  caporal  et  colonel  sont  ab- 
sents, alors  qu'ils  étaient  déjà  devenus  populaires  sous  les  for- 
mes altérées  :  corporal  et  coronel. 

C'est  donc  exclusivement  dans  les  oeuvres  des  grands  écri- 
vains, et  en  premier  lieu  dans  le  roman  de  Rabelais,  qu'il 
faut  aller  chercher  les  vestiges  de  l'italianisme. 

Grâce  aux  données  multiples  disséminées  dans  son  œuvre, 
nous  avons  été  à  même  de  tracer  un  tableau  quasi  complet  de 
l'action  italianiste  en  France  dans  la  première  moitié  du 
XVI®  siècle. 


Livre   Troisième 

VIE  SOCIALE 


Les  principaux  facteurs  de  la  vie  sociale  —  le  costume,  la 
cuisine,  les  monnaies  et  la  musique  —  échappent  encore  dans 
Rabelais  à  l'influence  italienne.  En  ce  qui  touche  le  costume, 
par  exemple,  quelques  appellations  de  coiffure  militaire  {cape- 
line), certaines  désignations  du  costume  ecclésiastique  (barbute, 
capution,  domino,  soutane),  voilà  à  peu  près  les  seuls  vestiges 
que  l'italianisme  ait  laissés  dans  cet  élément  important  de  la  vie 
et  des  mœurs  de  ses  contemporains.  Encore  ne  connaît- il  que 
sottane  au  sens  de  jupe  de  femme:  ...  «  vestue  sus  la  sottane 
et  verdugalle  de  damas  rouge  cramoisy...  »  (Sciotiiachie).  11 
ignore  l'italianisme,  devenu  plus  tai-d  populaire,  caleçons  (de 
l'ital.  caUoni),  mentionné  par  Henri  Estienne  dans  ses  Dia- 
logues (t.  I,  p.  223):  «  Une  façon  de  haut  de  chausses  qu'on 
appelle  des  calessons  ». 

Le  costume  civil  reste  entièrement  en  dehors  des  influences 
d'outre  monts.  Eminemment  conservatrice,  sa  nomenclature  est 
en  grande  partie  constitu(je  des  éléments  du  passé,  auxjuels  se 
sont  ajoutés,  au  xvi'  siècle,  des  apports  des  différents  pays  autres 
que  l'Italie.  Ce  caractère  négatif  mérite  de  retenir  l'attention. 

A  l'instar  du  costume,  la  cuisine,  comme  les  monnaies  et  la 
musique,  relève  en  premier  lieu  du  passé.  Alors  que  le  domaine 
professionnel  et  technique  s'est  comme  renouvelé  au  contact  de 
la  nouvelle  civilisation,  les  éléments  essentiellement  sociaux  en 
portent  des  traces  à  peine  perceptibles. 


CHAPITRE   PREMIER 
COSTUME 


L'historique  du  costume  en  France  pendant  la  Renais- 
sance (i)  est  assez  com  liqué  à  faire.  Certaines  de  ses  parties 
ont  subi  des  transformations  si  rapides  et  si  éphémères  que  le 
spirituel  conteur  du  Fail  fait  remarquer  dans  ses  Discoures 
d' Eutrapel  (ch.  i)  que  :  «  nos  neveus  et  successeurs  auroient 
bien  à  faire  d'un  Dictionnaire  à  cent  ans  d'ic)^  pour  savoir  que 
c'est  ». 

Rabelais  traite  abondamment  du  sujet  à  l'occasion  de  l'habil- 
lement de  Gargantua  (1.  1,  ch.  viii),  où  la  description  est  volon- 
tairement teintée  d'archaïsme  ;  et  surtout  à  propos  du  costume 
des  Théiémites  (1.  I,  ch.  lvi),  pages  admirables  d'exactitude 
qu'il  sulfit  de  transcrire  et  de  sobrement  commenter  (comme  l'a 
fait  Jules  Quicherat).  Mais  on  trouve  en  outre,  dans  son  œuvre, 
des  détails  épars  infiniment  nombreux,  tous  également  précieux 
pour  l'historien  du  costume  en  France  dans  la  première  moitié 
du  xvi"  siècle. 

Nous  allons  étudier  ces  renseignements  multiples  à  la  fois  sous 
le  rapport  social  et  linguistique.  Les  auteurs  contemporains  — 

(i)  Nous  ne  possédons  pas  de  travail  spécial  sur  ce  sujet.  Dans  l'His- 
toire du  costume  en  France  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusqu  a  la  fin 
du  XVIII'i  siècle  (1877),  de  Jules  Quicherat,  œuvre  de  vulgarisation 
plutôt  que  d'érudition,  les  pages  consacrées  à  la  i^enaissance  sont  in- 
téressantes, mais  par  trop  sommaires  et  incomplètes. 

Les  tomes  III  et  IV  du  Dictionnaire  raisonné  du  mobilier  français 
(1872)  de  Viollct-lc-Duc,  qui  traitent  des  «  vêtements  »,  sont  superficiels 
et  sujets  à  caution. 

La  volumineuse  publication  de  M.  A.  Racinet,  Le  Coutume  histori- 
que (1878),  comprend  un  Glossaire  (t.  I,  p.  167  à  246),  qui  condense  les 
renseignements  tirés  de  l'ouvrage  de  Viollet-le-Duc.  Le  tome  IV  est 
accompagné  de  planches  et  notices,  201  à  3oo,  concernant  surtout  les 
xve  et  xvi"  siècles. 

En  somme,  peu  de  chose  qui  vaille,  et  le  livre  de  Quicherat  reste 
encore  le  meilleur  traité  d'ensemble  sur  la  matière. 


COSTUME  r  59 

comme  du  Fail,  Henri  Estienne  et  surtout  Brantôme  —  nous 
fourniront  des  informations  complémentaires. 

I.  —  Habillement. 

Chausses,  —  Une  des  révolutions  les  plus  importantes  dans 
l'histoire  du  costume  est  le  remplacement,  pendant  la  seconde 
moitié  du  xv'  siècle,  des  anciennes  braies  par  les  chausses,  pan- 
talons collants  auxquels,  au  moyen  d'aiguillettes,  était  attaché  le 
pourpoint.  Vers  la  même  époque,  les  chausses  complètes  se 
différencient  en  haut-de-chausses  et  en  bas-de-chaiisses.  Le 
premier  est  un  caleçon  court  muni  d'une  braguette,  l'un  et 
l'autre  prenant  de  l'ampleur  principalement  sous  François  1"  ;  le 
second,  enveloppant  la  jambe  et  le  pied,  a  donné  naissance  aux 
bas  modernes. 

Voici  les  détails  que  nous  en  donne  Rabelais  à  propos  de 
l'habillement  des  Thélémites  : 

Les  hommes  estoient  habillez  à  leur  mode  :  chausses  pour  le  bas 
d'estamet.  ou  serge  drapée  d'escarlatte,  de  migraine,  blanc  ou  noir. 
Les  hault  de  velours  d'icelles  couleurs,  ou  bien  près  approchantes  ; 
brodées  et  deschicquetées  selon  leur  invention. 

Les  dames  portoient  chausses  d'escarlatte,  ou  de  migraine,  et  pas- 
sait les  dictes  chausses  le  genoul  au  dessus  par  troys  doigtz,  justement. 
Et  ceste  liziere  estoit  de  quelques  belles  broderies  et  descoupures 
(1.  I,  ch.  LVl). 

La  diversité  de  ces  chausses  était  infinie  au  xvi*"  siècle.  Rabe- 
lais en  mentionne  quelques  variétés  : 

Chausses  à  la  marinière,  larges  et  flottantes  comme  la 
culotte  des  zouaves,  portées  par  les  marins  et  les  lansque- 
nets (1.  II,  ch.  xxxi):  «  Habilla  son  dict  Roy...  des  belles  chaus- 
ses à  la  marinière .. .  » 

Chausses  à  la  martingale  (1.  I,  ch.  xx),  ou  culottes  proven- 
çales munies  d'une  sorte  de  bricole  qui  enveloppait  lentre  jam- 
bes et  qu'un  bouton  retenait  devant  et  derrière  (i). 

Chausses  à  queue  de  merlus,  en  quiue  de  morue  (  «  de  peur 
d'eschauffer  les  reins,  »  1.  I,  ch.  xx)  :  «...  les  chausses  du  pau- 

(i)  Brantôme  en  parle  également  (t.  II,  p   404)  :  «  Ce  brave  chevalier 
d'Imbercourt  portoit  ordinairement   des  chaus<!es  à   la   martingalle  ou 
autrement  à  pont  levis,  ainsy  que  j'en  ay  veu  autresfois  porter  aux  sol- 
j  dats  espagnols  ». 


i6o  VIE  SOCIALE 

vre  Lymosin  estoient  faictes  à  queue  de  merlus^  et  non  à  pleins 
fons  »  (l,  II,  ch.  vi)  (i). 

Chausses  à  la  Souice,  amples  et  commodes  comme  les  por- 
taient les  gardes  suisses  (1.  j,  ch.  xx)  :  «...  c/^aws^es  de  quelle 
façon  duiroient  mieulx...  à  la  Souice  pour  en  outre  tenir  chaulde 
la  bedondaine  ».  Un  document  de  1541  (Gay,  v°  costume, 
p.  446)  en  précise  ainsi  les  dimensions  :  «  Douze  aulnes  trois 
quarts  velloux  jaulne  pour  faire  une  quarte  partie  de  douze  pour- 
points et  douze  Jiaulx  de  chausses  pour  les  douze  Souysses  de  la 
garde  du  Roy  ».  Du  Fail,  dans  le  xxvi'  des  Discoufs  d'Eutra- 
pel,  parle,  lui  aussi,  des  «  grandes  et  amples  chausses  à  la 
Suisse  ». 

Les  chausses  d'apparat  étaient  faites  d'écarlate  ou  de  mi- 
graine et  présentaient  de  nombreuses  déchiquetures  ou  tailla- 
des, agrémentées  de  bordures  en  cordonnet,  ganse,  canetille, 
etc.  Rabelais  décrit  ainsi  cette  partie  du  costume  de  Gargan- 
tua (1.  I.  ch.  vin)  :  «  Pour  ses  chausses  feurent  levez  unze  cens 
cinq  aulnes,  et  ung  tiers  d'estamet  blanc,  et  feurent  deschic- 
quetez  en  forme  de  colonnes  striées,  et  crénelées  par  le  der- 
rière, affin  de  n'eschaufer  les  reins.  Et  flocquoit  par  dedans  la 
deschicqueture  de  damas  bleu,  tant  que  besoing  estoit  ». 

Et  .  u  V^  livre,  en  parlant  de  l'embonpoint  des  habitants  du 
pays  d'Outre,  il  ajoute  (ch.  xvii)  :  «  Us  deschiquetoient  leur 
peau,  pour  y  faire  boufier  la  graisse,  ne  plus  ne  moins  que  les 
sallebrenaux  de  ma  patrie  descouppent  le  haut  de  leurs  chausses 
pour  y  faire  bouffi^r  le  lafletas  ». 

Deux  pièces  accessoires  des  chausses  ont  laissé  des  traces 
dans  la  langue,  alors  que  la  mode  elle-même  des  chausses  avait 
depuis  longtemps  disparu: 

U  aiguillette,  cordon  ou  tresse  ferrée  par  les  deux  bouts  pour 
attacher  les  chausses  au  pourpoint  ou  la  braguette  aux  chaus- 
ses :  «  Pour  son  pourpoinct  luient  levées  huyt  cens  treize  aulnes 
de  satin  blanc,  et  p'>ur  les  ugueillettcs,  quinze  cens  neuf  peaulx 
et    demye    de    chiens.    Lors    commença    le    monde    attacher 


fi)  Du  Fail,  dans  ses  Propos  rustiques,  ch.  x,  décrit  ainsi  le  costume 
de  jadis  :  «  Les  Vindcllois,  neantmoins  que  audacieux  et  glorieux, 
toutesfois  ont  le  bruit  d'avoir  amené  beaucoup  de  coustumes  en  ce 
I>ays,  unes  bonnes,  autres  mauvaises  :  mesmes  sont  les  premiers  que 
j'ay  vcu,  qui  ont  porte  bonnets  à  cropierc,  chausses  la  à  martingale  et  à 
queiie  de  merlus,  soulier  à  poulaine,  et  chapeaux  albanesqs  ». 


COSTUME  i6l 

les  chausses  au  pourpoinct  et  non  le  pourpoinct  aux  chaus- 
ses »  (1.  I,  ch.  viii). 

De  là  courir  l'air/uUette,  courir  le  mâle,  être  débauchée, 
expression  proverbiale  dont  Rabelais  nous  ofî're  le  premier 
témoignage  (1.  III,  ch.  xxxii). 

La  braguette,  pendant  méridional  de  brayetie,  partie  anté- 
rieure et  saillante  des  chausses,  était  souvent  d'un  aspect  ridi- 
cule et  inconvenant.  Voici  les  passages  de  Rabelais  qui  nous 
renseignent  à  cet  égard.  Le  premier  concerne  l'habillement  de 
Gargantua  ;  le  deuxième,  celui  de  Panurge  : 

Pour  la  braguette,  furent  levées  seize  aulnes  un  quartier  d'icelluy 
mesmes  drap,  et  fut  la  forme  d'icelle  comme  d'un  arc  boutant,  bien 
estachée  joyeusement  à  deux  belles  boucles  d'or,  que  prenoient  deux 
crochetz  d'esmail,  en  un  chascun  desquelz  esloit  enchâssée  une  grosse 
esmeraugde  de  la  grosseur  d'une  pomme  d'orange.  L'exiture  de  la 
braguette  estoit  à  la  longueur  d'une  canne,  deschicquetée  comme  les 
chausses,  avecques  le  damas  bleu  flottant  comme  devant.  Mais  voyans 
la  belle  brodure  de  canetille,  et  les  plaisans  entrelatz  d'orfeverie 
garniz  de  fins  diamans,  fins  rubitz,  fines  turquoyses,  fines  esmeraug- 
des  et  unions  Persicques,  vous  l'eussiez  comparée  à  une  belle  corne 
d'abondance,  telle  que  voyez  es  antiquailles  (1.  I,  ch.  vin). 

Or  notez  que  Panurge  avoit  mis  au  bout  de  sa  longue  braguette 
un  beau  floc  de  soye  rouge,  blanche,  verte  et  bleue,  et  dedans  avoit 
mis  une  belle  pomme  d'orange  (1.  11,  ch.  xvni)  (i). 

Les  fashionables  de  l'époque,  les  bragards,  laissaient 
sortir  leur  chemise  entre  le  pourpoint  et  le  haut-de-chaus- 
ses  (1.  IV,  ch.  xvi)  :  «...  Quelques  mignons  braguars  et  mieux 
en  point...  » 

Vêtements  du  corps.  —  Passons  maintenant  aux  autres  par- 
ties du  costume.  Rabelais  fait  mention  de  deux  variétés  de  ca- 
pes  ou  manteaux  : 

(i)  Un  érudit  du  xvi®  siècle,  en  décrivant  vers  1670  la  mode  extrava- 
gante des  braguettes,  se  fait  presque  l'écho  de  Rabelais  :  «  Les  chaus- 
ses hautes  estoyent  si  jointes  qu'il  n'y  avoit  moyen  d'y  faire  des  pochet- 
tes. Mais  au  lieu  ils  portoyent  une  ample  et  grosse  brayette  qui  avoit 
deux  aisles  aux  deux  costez  qu'ils  attachoient  avec  des  esguillettes,  une 
de  chascun  costé,  et  en  ce  grand  espace  qui  estoit  entre  les  esguillettes, 
la  chemise  et  la  brayette,  ils  mettoient  leur  mouchoir,  une  pomme,  une 
orange,  ou  autres  fruicts,  leur  bourse...  Et  n'estoit  pas  incivil,  estant  à 
tc!.'-^-  de  présenter  les  fruicts  conservés  quelque  temps  en  ceste  brayette 
comme  aucuns  présentent  des  fruicts  pochetés  ».  Louys  Guyon,  Di- 
verses Leçons,  i6o3,  1.  II,  ch.  vi. 

II 


l62  VIE  SOCIALE 

Cape  à  l*espagnole^  manteau  ?aQs  collet  et  qui  se  drapait 
autour  du  buste  (l.  I,  Prol.)-  H  i^st  appelé  par  les  Espagnols 
capa  de  muestro,  manteau  de  Valence, 

Cape  de  Biart,  manteau  à  capuchon  de  grosse  laine  tel  que  le 
portaient  les  gentilshommes  gascons  (1.  IV,  ch.  xxx),  dit  cape  de 
Bearn  dans  la  préface  de  VHeptameron.  Robert  Estienne  (1539) 
le  définit  «  Cappe  de  Biar  (i),  ung  manteau  qui  a  un  coclu- 
chon  »  et  le  rend  par  bardocucullus  (2).  Nicot  en  parle  lon- 
guement :  «  Cape  de  Bearn  est  un  habit  de  gros  drap  tissu  en 
coytis  ou  en  cordelière,  faite  de  laine  grossière  blanche,  à  capu- 
chon, sans  manches  et  longue  presque  à  my  jambes,  que  les 
viles  personnes,  gens  de  villages  portent  comme  en  Bearn,  dont 
la  dicte  appellation  est  prinse,  et  en  Gascogne.  Bardiacus  cucul- 
lus  ». 

Plusieurs  termes  de  cette  catégorie  remontent  à  des  époques 
et  à  des  sources  différentes  : 

1°  L'ancienne  langue  avait  transmis  au  xvi*  siècle  les  appel- 
lations : 

Cotte  hardie,  robe  serrée  à  la  taille  (l.  IV,  ch.  xv),  à  jupe 
flottante,  complètement  afïranchie  du  surcot.  La  graphie  rabe- 
laisienne, déjà  ancienne,  est  une  transcription  savante  pour  cot- 
tardie  (on  trouve  cotardée  vers  i2-}o),  d'où  l'équivalent  bas-latin 
tunica  audax,  «  probablement  par  suite  d'une  méprise  sur 
l'étymologie  du  mot  (3)  ». 

Courtibaut,  dalmatique  (1.  I,  ch.  xii),  tunique  portée  jadis 
aussi  par  les  rois  :  «  Ad  faciendum  unam  tunicam  et  unum 
courtebij  pro  rege  de  panno  viridi  longo  »,  lit-on,  en  1 3.-17,  dans 
les  Comptes  de  la  garde-robe  d'Edouard  III  (Gay)  (4). 

Gippon,  sorte  de  casaque  à  manches  et  à  basques,  vêtement 

(i)  La  forme  Biard,  pour  Béarn,  se  lit  également  chez  Brantôme 
(t.  VI,  p.  235)  :  «  ...  sortis  de  Basque  ou  de  Biard  ». 

(2)  Le  bardocucullus  était  un  manteau  gaulois  à  capuchon,  dont  l'u- 
sage s'est  conserve  de  nos  jours  dans  le  costume  des  habitants  du  Béarn 
et  des  Landes  (voy.  Racinet,  t.  I,  p.  xxxui).  Rabelais  en  a  tiré  le  dérivé 
bardocucullé^  encapuchonné  (1.  V,  ch.  m). 

(3)  Voy,  Quicherat,  Le  Costume,  p.  193. 

(4)  Robert  Estienne  ne  connaît  que  ce  sens  ancien  (ôSg)  ;  «  Courti- 
bau,  vestis  regia,  paludamentum  »  (encore  dans  Nicot),  mais  Monet 
(iG35)  ajoute  :  «  Tunique  de  sous-diacre  et  diacre  officiant  à  la  messe  », 
et  Borel  remarque  à  son  tour  :  «  Courtibaut,  sorte  de  tunique  ou  dal- 
matique ancienne.  On  l'appelle  encore  de  ce  nom  en  Berry,  dans  la  Sain- 
tonge  et  dans  ia  Tourainc  ». 


COSTUME  i63 

d'homme,  surtout  militaire  et  ecclésiastique  :  de  là  engipponné, 
épithète  que  Rabelais  donne  fréquemment  aux  moines. 

Gocourie,  robe  courte  (1.  V,  ch.  xvi),  figure  comme  «  robbe 
gaulcourte  de  velours  noir  »,  dans  un  Compte  royal  de  1492 
(voy.  Gay)  (i). 

Gonnelle,  manteau  de  chevauchée  garni  de  capuchon  (1.  IV, 
ch.  lu). 

2°  D'Espagne  sont  venus  au  xv'  et  au  début  du  xvi'  siècle 
plusieurs  modes  de   vêtements  et   d'accessoires  du  costume  : 

Berne  à  la  moresque,  robe  en  forme  de  casaque,  mais  descen- 
dant jusqu'aux  talons,  de  l'espagnol  bernia,  manteau  de  gros 
drap.  La  berne  fait  partie  du  costume  des  dames  de  Thélème  (2). 

Chamarre,  veste  très  ample  formée  de  bandes  d'étoffes,  soie 
ou  velours,  réunies  par  des  galons  (1.  I,  ch.  lv),  emprunt  de 
la  fin  du  xv'  siècle  (1490).  Monet  nous  en  donne  ces  définitions  ; 
1°  «  Saie,  hoqueton  des  bergers,  façonnée  de  peau  de  mouton, 
de  chèvre  ou  autre  semblable  contre  l'injure  du  temps  ;  2°  Ho- 
queton, saie  de  peau,  barrée  de  beaucoup  de  coutures  et  bandes 
sur  les  coutures  à  guise  de  passemens  ».  En  espagnol,  samarra 
désigne  la  peau  de  mouton  avec  sa  laine  et  une  sorte  de  jac- 
quette  de  cette  peau  que  portent  les  gens  de  campagne. 

Gualvardine  (1.  IV,  ch.  xxxi)  ou  galleverdine(\.  V,  ch.  xliv), 
casaque  à  longues  basques,  sens  de  l'esp.  gabardina  (3). 

Marlotte,  mantille  entièrement  ouverte   sur  le  devant  (1.  I, 

fi)  Le  mot  est  ancien.  Comme  synonyme  de  «  court  »,  on  le  lit  au 
xni«  siècle  dans  Chrestien  de  Troyes,  Chevalier  aux  deux  épées  : 

84792.     Cote  et  mantel,  fourré  d'ermine, 
'        A  sebelin  chanu  et  noir, 

I  peu  gascort  pour  mieux  seoir. 

C'est  un  composé  analogue  à  wascru  ou  gascru,  presque  crû,  dont  l'é- 
lément initial  reste  obscur. 

(2)  «  En  esté,  quelques  jours,  en  lieu  de  robbes,  portoient  belles  mar- 
lottes,  ou  quelques  bernes  à  la  moresque  de  velours  violet  à  frizure  d'or 
sus  canetille  d'argent,  ou  à  cordelières  d'or  guarnies  aux  rencontres  de 
petites  perles  Indicques  »  (1.  I,  ch,  lvi). 

(3)  Guillaume  Coquillart  écrit  à  la  fois  gavardine  (t.  I,  p.  i38)  et  gal- 
vardine{x..  I,  p,  Gj).  La  première  forme  est  aussi  celle  de  du  Guez  (dans 
Palsgrave).  Oudin  rend  galvardine  par  «  jacquette  de  paysan  ».  En 
Provence,  gabardino  subsiste  avec  le  sens  de  caban,  et,  en  Picardie,  ca- 
berdaine  a  celui  de  robe  de  dessous  sans  manches,  à  côté  de  la  forme 
amplifiée  calembredaine,  cotillon  et  corset.  Ce  sont  là  les  reflets  de 
l'esp.  gabardina,  une  souquenille  ou  jupe  (César  Oudin),  nom  qui  a 
subsisté  comme  étoffe  (gabardine). 


i64  VIE  SOCIALE 

ch.  Lvi),  de  l'esp.  marlota,  espèce  de  capote  à  capuchon  (en 
usage  encore  à  la  campagne),  du  bas  latin  melote^  peau  de  mou- 
ton avec  la  laine,  fourrure,  pelisse  (i). 

Vasquine,  basquine,  corset  de  fil  de  laiton  ou  de  forte  toile 
ayant  la  forme  d'un  entonnoir  renversé,  de  l'esp.  basquina,  bas- 
quine. La  basquine  est  portée  par  les  dames  de  Thélème  (1.  I, 
ch.  Lvi)  :  «  Au  dessus  de  la  chemise  vestoient  la  belle  Vasquine 
de  quelque  beau  camelot  de  soye.  Sus  icelle  vestoient  la  Verdu- 
gale  de  tafetas  blanc,  rouge,  tanné,  grys  ». 

Verdufjale,  vcrtugadin,  crinoline  portée  par  les  dames  de 
Thélème  (1.  I,  ch.  lvi).  C'était  un  gros  canevas  empesé,  élargi 
par  un  bourrelet  placé  au  dessous  de  la  taille  (de  l'esp.  verdu- 
fjado,  proprement  baguette)  (2). 

La  marlote,  comme  la  basquine  et  le  vertugadin,  firent  leur 
apparition  sous  F'rançois  I".  Les  formes  rabelaisiennes  vas- 
quine et  verdugale  témoignent  d'un  emprunt  oral. 

F^TOFFES,  —  Le  roman  rabelaisien  mentionne  un  grand  nom- 
bre d'appellations  d'étofTes,  d'époque  et  de  valeur  diverses,  qu'il 
importe  de  classer. 

1°  En  premier  lieu  paraissent  les  anciens  noms  d'origine 
orientale  :  damas,  écartate,  tajfetas.  L'écarlate,  qui  servait  à 
la  confection  des  haut-de-chausses,  désignait  proprement  la 
graine  d'écarlate,  c'est-à-dire  le  kermès  :  celui-ci,  desséché,  a 
l'apparence  d'une  petite  graine  rouge,  que  Rabelais  désigne  par- 
fois tout  simplement  par  yfaine  («  tainct  en  graine  »),  ainsi  que 
le  drap  teint  avec  cette  graine. 

La  migraine,  ou  demi-graine,  était  l'étoffe  teinte  en  rouge  au 
moyen  du  kermès,  mêlé  à  d'autres  substances  colorantes. 

2°  Pour  la  confection  des  bas-de-chausses,  on  se  servait  de  l'es- 
tamet,  léger  tissu  de  laine  double,  nom  attesté  dès  le  xv"  siè- 
cle (i  169  :  «  estamel  de  Lombardye  »,  Gay). 

De  la  même  époque  date  la  frize,  frise,  étoffe  de  laine  à  poil 


(i)  Marlota  désignait  une  sorte  de  vêtement  grossier  en  usage  autre- 
fois dans  le  Béarn  et  le  Bigorre  (Mistral). 

(2)  La  forme  vcrluf^ade,  ajustement  de  femme  (Nicot),  se  lit  à  côté  de 
vertuffadin,  cotte  gonflée  avec  un  cercle  (Monet).  La  forme  rabelaisienne 
(qui  est  aussi  celle  de  Ronsard)  a  subi  après  Rabelais  l'action  analogi- 
que du  mot  «  vertu  »,  ces  crinolines  étant  censées  mettre  la  pudeur  à 
l'abri  :  «  Les  Lacedemoniennes...  s'estimans  (comme  dit  Plato)  assez 
couvertes  de  leur  vertu  sans  vertugade  »  (Montaigne,  Essais,  t.  III, 
p.  334). 


COSTUME  l65 

frisé  :  «  Gargantua  portoit  une  grande  et  longue  robbe  de 
grosse //'ùe  fourrée  de  renard  »  (1.  I,  ch.  xxi).  Mais  Rabelais 
connait  surtout  le  drap  d'or  frisé. 

3"  Diiïérentes  villes  manufacturières  de  l'Angleterre  ont  fourni 
au  xvi'  siècle  des  appellations  tout  d'abord  attestées  chez  le 
grand  écrivain  : 

Limestre,  drap  fin  de  Limestre  ou  Limster  (i),  ville  anglaise 
réputée  pour  ses  fabriques  de  lainages  :  «  De  la  toison  de  ces 
moutons  seront  faictz  les  fins  draps  de  Rouen,  les  louschetz  des 
balles  de  limestre,  au  pris  d'elles,  ne  sont  que  bourre  »  (1.  IV, 
ch.  vi). 

Lucestre^  drap  fin  de  Leicester,  ville  célèbre  pour  ses  filatu- 
res de  laines  :  «...  louchetz  de  balles  de  lucestre  »  (1.  II,  ch.  xii). 

Ostade,  espèce  de  serge,  dont  on  confectionnait  des  pour- 
points, primitivement  fabriquée  à  Worsted,  et  demi-ostade^ 
serge  d'une  contexture  moins  forte  (1.  V,  ch.  xvi). 

Les  noms  des  deux  premières  étoffes  sont  contemporains  de 
notre  auteur,  celui  d' ostade  lui  est  antérieur. 

4°  L'Italie  a  fourni  à  son  tour  : 

Armoisy,  taffetas  teint  en  rouge,  à  côté  à'armoisin,  l'un  et  l'au- 
tre reflets  des  formes  italiennes  ermesi  et  ermesino,  taffetas 
double.  C'est  (comme  on  l'a  vu  ci-dessus)  un  doublet  de  cramoisi. 

CanetiUe,  cannetille,  de  l'ital.  canutiglia  (1.  I,  ch.  viii)  : 
«  belle  brodure  de  canetille  ». 

II.  —   Coiffure. 

Rabelais  nous  donne  sur  la  coiffure  des  détails  pleins  d'inté- 
rêt. Lorsqu'il  décrit  celle  des  Thélémites,  il  s'arrête  complai- 
samment  sur  les  modes  qu'elle  présentait  à  son  époque  aussi 
bien  en  France  qu'en  Espagne  et  en  Italie  : 

L'acoustrement  de  la  teste  estoit  selon  le  temps.  En  hyver  à  la 
mode  Françoyse.  Au  printemps  à  l'Espagnole.  En  esté  à  la  Tus- 
qiie.  Exceptez  les  festes  et  dimanches,  ésquelz  portoient  accoustre- 
ment  Francoys,  par  ce  qu'il  est  plus  honorable,  et  mieuix  sent  la  pu- 
dicité  matronale  (1.  I,  ch.  lvi). 

C'était  en  effet  «  la  coiffe  garnie  de  templettes  et  recouverte 
par  le  chaperon  de  velours  à  queue  pendante  (2)  ». 

(i)  Nous  reviendrons  sur  l'origine  de  ce  vocable. 
(2)  Quicherat,  p.  359.  Voy.  ibidem,  p.  36o,  pour  les  coiffures  espagnole 
et  toscane. 


i66  VIE  SOCIALE 

Quant  aux  couvre-chefs  proprement  dits,  nous  rencontrons  : 

Bonnets.  —  Bonnet  à  la  marrabaise  (1.  I,  ch,  viii),  c'est-à- 
dire  comme  le  portaient  les  Marrabais  ou  Marranes  d'Espagne.  Le 
nom  de  marrabais  est  milanais  (i)  et  représente  une  fusion  des 
synonymes  marrane  et  arabe.  La  Chronique  du  Roy  François 
premier  de  ce  nom  en  fait  mention,  à  propos  de  l'entrée  de 
Charles  V  à  Orléans  en  septembre  1537:  «  Après  marchoyent 
à  cheval  quatre  vings  douze  enffans  des  marchans  de  ladicte 
ville,  habillez  de  cazacques  de  velours  noir,  pourpoinctz  de 
velours  et  satin  blanc  découpez,  bonnets  à  marrabais  de  ve- 
lours noir,  garniz  de  plumes...  un  bonnet  de  laine  noire,  façon 
de  Mantoue,  à  marrabaise  (2)  », 

Bonnet  à  bourlet,  à  triple  bourlet  (l.  IV,  ch.  liv),  synonyme 
dQ  bonnet  doctoral  (l.  I,  ch.  xliv). 

Bonnet  à  quatre  gouttières  (1.  V,  ch.  xi),  ou  à  quatre  bra- 
guettes, à  quatre  pans,  avec  un  lobe  ou  corne  saillante  au  som- 
met de  chacune  des  arêtes  :  c'était  le  bonnet  clérical,  dont  se 
coifïaient  tous  les  gens  de  robe. 

Bonnet  à  la  coquarde  (1.  IV,  ch.  xxx),  ainsi  nommé  en 
raison  de  la  patte  découpée  en  crête  de  coq  qui  garnissait  jadis 
le  chaperon.  Ce  bonnet  bourgeois  eut  une  vogue  passagère  et 
sortit  d'usage  dans  le  dernier  tiers  du  xvi'  siècle  (3). 

Les  hauts  bonnets  du  xv'  siècle,  coifTure  très  élevée  au 
dessus  du  front,  étaient  passés  en  proverbe  au  siècle  suivant,  et 
l'expression  du  temps  des  hauts  bonnets  revient  souvent  sous 
la  plume  de  Rabelais. 

Le  chroniqueur  Monstrelet  les  mentionne  sous  l'année  1467: 
a  En  ce  temps  les  hommes  portoient  leurs  cheveux  si  longs 
qu'ils  leurs  empeschoient  leurs  visages,  mesmement  leurs 
yeux,  et  sur  leurs  testes  portoient  bonnets  de  drap  hauts  et 
longs  d'un  quartier  et  plus  ».  Et  Henri  Estienne  parle  longue- 
ment de  o:  proverbe  (tout  d'abord  attesté  dans  Rabelais)  avec 
force  détails  d'ordre  social  qui  intéressent  notre  sujet  (4). 


(1)  Voy.  ci-dessus,  p.  i52. 

la)  Edit.  Guiflrey,  Paris,  1860,  p.  280  et  282. 

(3)  Vers  i535,  Nicolas  de  Troyes  en  parle  dans  son  viii»  conte  :  «  Vel- 
loux  viollct  en  grcync  pour  faire  un  bonnet  à  la  coquarde,  borde  tout  au- 
tour de  velours  jaune  et  incarnat  ». 

(4)  Cf.  Apologie,  t.  II,  p.  119:  «  Quant  au  proverbe,  Du  temps  des 
hauts  bonnets^  il  semble  estre  dict  à  propos  de  la  lourderie  qui  estoit 


COSTUME  167 

Chapeaux.  —  Chapeau  Albanoys  {\.  IV,  ch.  xxx),  c'est-à-dire 
des  Albanais  ou  Estradiots,  au  large  bord  et  en  forme  de  melon 
allongé.  Des  Périers  et  du  Fail  en  font  également  mention. 

Chapeau  à  prunes  sucées  (1.  IV,  ch.  lu),  en  forme  de  noyau 
ou  d'amande. 

Le  chaperon,  jadis  (xiv'-xv'  siècle)  coiffure  des  gentilhommes 
ou  des  bourgeois  et  remplacé  par  le  bonnet  et  le  chapeau,  était 
devenu  coifîure  de  dame  au  xvi'  siècle  :  «  Chaperon  ou  cappe 
que  les  femmes  portent  par  temps  de  pluye,  Capiiium  », 
lit-on  dans  Robert  Estienne  (1539). 

La  cornette  (1.  11,  ch.  11)  était  une  longue  bande  d'étoffe 
Toulée  autour  de  la  tête  et  retombant  sur  les  épaules.  C'était 
la  marque  de  la  dignité  de  docteur  légiste  ou  de  médecin.  Fran- 
çois I"  avait  accordé  ce  privilège  aux  professeurs  du  Collège 
royal  à  Paris. 

Le  coquillon,  ou  coquille  de  chaperon,  désignait  la  patte  du 
chaperon  qui  pendait  et  qu'on  enroulait  autour  du  cou  : 
«  F'aict  et  mis  à  point  deux  chapperons  à  coquillons  pour  la 
Ro5^ne  »  (Compte  1399,  Gay).  Au  xvi'  siècle,  le  coquillon  a  le 
même  sens  que  la  cornette,  c'est  un  insigne  de  docteur  (avec  cette 
acception  deux  fois  dans  Rabelais  :  1.  II,  ch.  v,  et  1.  IV,  ch.  lviii). 

Aux  oreillettes  du  chaperon  était  attaché  le  iouret  de  nez 
(1.  II,  ch.  xxxiii)  ou  cachenez,  pièce  carrée  qui  couvrait  le  bas 
du  visage  au  dessous  des  yeux.  Il  porte  en  outre,  dans  Rabelais, 
le  nom  de  cachelaid  (1.  I,  ch.  xiii)  ou  cachelet  (1.  V,  ch.  xxvii), 
à  côté  de  l'expression  également  ironique  de  charité  (l.  V, 
ch.  xxvii).  C'était  un  loup  (masque),  réduit  en  dimensions,  qui 
couvrait  seulement  le  nez  et  les  joues  des  dames  de  condi- 
tion (i). 

pour  lors  es  habits...  La  lourderie  que  nos  prédécesseurs  ont  montrée 
en  leurs  vestemens,  de  laquelle  les  tableaux  et  les  statues  nous  rendent 
certain  tesmoignage.  Imaginons  un  peu  s'il  faisoit  plus  beau  voir  un 
homme  coëffé  d'un  grand  chaperon  (dont  l'usage  n'est  encore  du  tout 
perdu)  ou  d'un  haut  bonnet,  ou  d'un  bonnet  à  la  coquarde,  ou  d'un  bon' 
net  à  l'arbaleste,  ou  approchant  de  celuy  des  Suysses,  mais  si  grand  que 
maintenant  d'autant  de  drap  on  en  pourroit  faire  trois  ou  quatre.  Ne 
faisoit-il  bon  voir  le  gent  corps  de  monsieur  le  muguet,  quand  il  avoit 
vestu  sa  jaquette  qui  luy  passoit  les  genoux  de  quatre  grans  doigts,  de 
laquelle  on  feroit  maintenant  un  casaquin  et  un  robbin,  ou  une  cape  à 
l'Espagnole?  ». 

(I)  Cf.  Brantôme  (i.  II,  p.  406)  :  «  Elle  [la  duchesse  de  Guise]  l'es- 
coutoit  parler  non  pourtant  sans  rire  sous  son  tottret  de  ne^  ». 


i68  VIE  SOCIALE 

Le  bord  retroussé  du  chaperon  portait  le  nom  de  rehras,  d'où 
l'expression  figurée  à  double  rehras^  appliquée  par  Rabelais  à 
l'entendement  peu  commun  de  Pantagruel  (1.  II,  ch.  viii). 

Coiffures  ecclésiatiques.  —  A  côté  des  anciens  appellatifs 
aumusse,  cahuet  et  coqueluche,  Rabelais  cite  toute  une  série  de 
coiffures  ecclésiastiques  dans  la  Bibliothèque  de  Saint-Victor 
(1.  II,  ch.  vii)  : 

«  La  Barbute  des  pénitenciers  »,  du  bas-latin  barbuta,  grand 
capuchon  sans  queue  :  «  Capucium  magnum  sine  cauda,  quod 
nos  vocamus  barbutam  »  (Du  Cange).  Le  moyen  français  disait 
barbue  et  barbuce.  C'était  une  coiffure  à  la  fois  religieuse  et 
militaire,  dont  le  sens  s'est  généralisé  vers  la  fin  du  xvi'  siècle  : 
«  Barbute  est  un  habillement  de  teste  faite  en  façon  de  do- 
mino... qu'on  porte  par  les  champs  l'hiver  qu'il  fait  grand 
froid,   vent  verglassant,  ou  qu'il  neige  »  (Nicot). 

«  La  Cabourne  des  briffaux  »,  probablement  chapeau  pro- 
fond (le  sens  propre  de  ce  mot  provincial  est  cavité,  creux  d'ar- 
bre). Dans  le  Vendômois,  cabourneau  désigne  encore  aujour- 
d'hui un  chapeau  démodé. 

«  La  Cagoule  des  moines  »,  autre  nom  du  capuchon  monacal, 
proprement  coquille  de  limaçon,  d'après  la  forme. 

«  La  Ratepenade  des  Cardinaux  »,  haute  coiffure  de  dame  (i) 
imitant  les  ailes  d'une  chauve-souris  (sens  propre  du  mot  en 
provençal),  appliquée  plaisamment  au  large  chapeau  des  cardi- 
naux, coiffure  adoptée  plus  tard  par  les  mignons  (2). 

Lyripipion,  capuchon  à  queue  (1.  I,  ch,  xvïii),  insigne  des 
docteurs  en  théologie.  Le  bas  latin  liripipium  est  une  forme 
latinisée  du  flamand  liripipe  ou  leerpijpc,  tuyau  de  cuir,  par 
allusion  à  la  queue  de  ce  capuchon. 

m.  —  Chaussure. 

Les  souliers^pré?entaient  les  mêmes  taillades  que  les  pour- 
points. C'étaient  des  chaussures  très  découvertes,  épatées  du 
bout  et  crevées  (ce  qui  constituait  la  déchiqueture): 

(i)  Henri  Estienne  en  parle  longuement  dans  ses  Dialogues,  t.  I, 
p.  173  à  177. 

(2)  «  Le  dimanche  20  octobre  (  1577),  le  U'oy  arrivaà  Olinville,  en  poste, 
avec  la  troupe  de  ses  jeunes  mignons,  fraises  et  friziis  avecq  les  crcstes 
levées,  les  ratcpennades  en  leurs  testes...  ».  Pierre  de  l'Estoile,  Registre- 
Journal  (t.  I,  p.  2r9). 


COSTUME  169 

Pour  les  souliers  de  Gargantua  furent  levées  quatre  cens  jsix  aulnes 
de  velours  bleu  cramoysi,  et  furent  deschicquettez  mignonnement  par 
lignes  parallelles  joinctes  en  cylindres  uniformes.  Pour  la  quarre- 
leure  d'iceulx  furent  employez  unze  cens  peaulx  de  vache  brune,  tail- 
lées à  queues  de  merlus  (1.  I,  ch.  ix). 

Et  quant  aux  dames  de  Thélème  :  «  Les  souliers,  escarpins 
et  pantoufles  de  velours  cramoizi  rouge  ou  violet,  deschicquet- 
tées  à  barbe  d'escrevisse  »  (l.  1,  ch.  lvi). 

L'imitation  des  barbes  d'écrevisse  était  produite  par  une  en- 
gelure sur  le  bord  des  crevés  (i). 

Les  souliers  fenestrés  (l.  IV,  ch.  xiii)  étaient  percés  ou  à 
jour. 

Rabelais  cite  en  outre  les  souliers  à  poulaine,  souliers  à  la 
pointe  démesurément  allongée,  qui  furent  en  vogue  entre  1390 
à  1440  et  disparurent  sous  Charles  VII,  vers  14B5:  «  Gemma- 
gog  qui  fut  inventeur  des  souliers  à  poulaine  »  (1.  II,  ch.  i). 
Notre  auteur  s'en  sert  surtout  à  titre  de  comparaison  dans 
l'expression,  fréquente  chez  lui,  de  ventre  à  poulaine,  c'est-à- 
dire  ventre  proéminent,  signalement  frappant,  avec  la  trogne  ru- 
biconde, des  «  beuveurs  très  illustres  »  (2). 

L'ancienne  langue  avait  légué  au  xvi'  siècle  les  bobelins, 
les  escajîgnons  et  les  escarpins,  les  premiers  grossiers,  les  der- 
niers élégants  et  déchiquetés  à  barbe  d'écrevisse  (1.  1,  ch.  lvi), 
à  côté  de  : 

Botte,  chaussure  à  la  fois  ecclésiastique  et  laïque.  La  bote 
fauve  était  une  sorte  de  brodequin  (l'une  et  l'autre  appella- 
tions fréquentes  dans  Rabelais)  :  <(  Son  père  luy  feist  faire  des 
botes  fauves  :  Babin  les  nomme  brodequins  »  (1.  I,  ch.  xvi). 
Le  brodequin  était  un  petit  soulier  porté  dans  les  bottes  (3). 

Bottines^  espèce  de  jambières  sans  semelle  qu'on  portait 
dans  des  souliers  (I.  IV,  ch.  xxxii  :  «  botines  de  cordouan  »)  (^). 


(i)  Voy.  Quicherat,  Le  Costume^  p.  352, 

(2)  Du  Fail  commence  ainsi  son  vi»  Propos  rustiques  :  «  Du  temps 
qu'on  portoit  souliers  à  poulaine,  (mes  amys)  et  que  on  mettoit  le  pot 
sur  la  table,  et  en  prestant  l'argent,  on  se  cachoit  ». 

(3)  Robert  Estienne  le  définit  ainsi  (i539)  :  «  Brodequin,  une  manière 
de  brodequin  ancien,  de  quoy  usoyent  hommes  et  femmes,  Soccus  — 
Une  façon  de  brodequin  à  veneur,  qui  empoigne  le  gras  de  la  jambe,  Co- 
thurnus.  Le  brodequin  est  bien  faict  à  ton  pied  ». 

(4)  Des  Périers  en  fait  mention  dans  son  xcvie  conte,  où  la  bottine  dé- 
signe une  sorte  de  pantoufle  que  Ton  chaussait  sur  les  bas  :  «  Or,  com- 


170  VIE  SOCIALE 

La  Provence  a  fourni  le  fin  estioalet  (1.  IV,  ch.  ix)  et  le  rus- 
tique esclot  ou  sabot  (1.  III,  ch.  xvii)  :  «  Elle  deschaussa  un  de 
ses  esclos,  nous  les  nommons  sabot2  ». 

Voilà  les  détails  que  nous  offre  le  roman  de  Rabelais  sur  le 
costume  de  son  temps,  tout  particulièrement  sous  le  règne  de 
François  I"  (15 15-1547).  La  réalité  de  ces  données  multiples 
est  corroborée  par  les  documents  de  l'époque  ;  mais  sur  les 
points  où  tout  témoignage  fait  défaut,  les  renseignements  précis 
de  notre  auteur  peuvent  en  tenir  lieu.  L'œuvre  du  Maître 
acquiert  ainsi  un  intérêt  documentaire  de  premier  ordre. 

C'est  une  mine  d'une  richesse  infinie  et  d'une  exactitude  irré- 
prochable. L'historien  de  la  civilisation  nationale  pourra  y  puiser 
des  informations  à  la  fois  nombreuses  et  sûres  sur  la  manière 
de  penser  et  de  vivre  de  la  société  française  à  l'époque  de  la 
Renaissance. 


bien  qu'en  ce  joyeux  devis  il  soit  usé  de  ce  mot  botines^  si  est-ce  qu'il 
ne  faut  pas  entendre  des  botines  faictes  à  la  façon  des  modernes  nostres, 
puisqu'elles  se  mettent  en  des  souliers  ». 


CHAPITRE   II 
CUISINE 


La  cuisine  et  la  table  Jouent  naturellement  un  rôle  impor- 
tant clans  une  œuvre  comme  celle  de  Rabelais  qu'on  a  appelée, 
non  sans  exagération,  l'épopée  du  ventre.  La  beuverie  et  les 
ripailles  y  reviennent  comme  un  leitmotiv  et  la  gourmandise, 
particulièrement  celle  des  moines,  est  de  tous  les  péchés  capi- 
taux celui  que  le  grand  satirique  traite  avec  le  plus  d'indul- 
gence. Au  chapitre  xi  du  Quart  livre  :  «  Pourquoi  les  moines 
sont  voluntiers  en  cuisine  »,  il  n'a  qu'un  sourire  amusé  pour 
le  bon  morne  d'Amiens,  Bernard  Lardon,  qui,  à  la  vue  des 
merveilles  de  Florence,  de  ses  cathédrales  et  palais,  de  ses 
statues  et  marbres  antiques,  ne  laisse  pas  de  regretter  «  les 
roustisseries  roustissantes  »  et  «  les  darioles  »  de  sa  ville 
natale. 

Mais  c'est  surtout  cet  autre  moine  moinant.  Frère  Jean,  qu'il 
montre  intarissable  sur  la  matière.  Son  surnom  des  Entom- 
meures,  des  entamures  ou  hachis,  sent  déjà  la  cuisine,  et  il 
devient  éloquent  chaque  fois  qu'il  touche  à  son  sujet  favori 
(1.  IV,  ch.  x).  La  «  Caballe  monastique  en  matière  de  beuf 
salé  »  (1.  III,  ch.  xv)  lui  fournit  une  dissertation  :  il  s'y  connaît 
tout  aussi  bien,  sinon  mieux,  qu'en  son  bréviaire.  Ailleurs 
(1.  IV,  ch.  xxxix),  il  se  met  lui-même  en  tête  des  cuisiniers  et 
les  mène  au  combat  contre  les  Andouilles. 

Dans  tout  le  roman,  banquets  et  soupers  abondent.  Rappelons 
celui  que  donne  Grandgousier  pour  festoyer  le  retour  de  son 
fils  Gargantua  et  de  ses  compagnons  (1.  I,  ch.  xxxvii),  et  sur- 
tout le  banquet  monstre  que  les  Gastrolâtres  offrent  à  leur  dieu 
Ventripotent  (l.  IV,  ch.  lix  et  lx).  Ce  dernier  résume,  à  lui  seul, 
toute  la  gastronomie  de  l'époque,  offrant  l'ensemble  à  la  fois  le 
plus  exact  et  le  plus  copieux  des  plats  usuels  vers  1550. 

Ces  détails  gastronomiques  n'ont  pas  encore  été  l'objet  d'un 
travail  scientifique.  Les  commentateurs  et  les  rares  auteurs,  qui 
s'en   sont  occupés  récemment,  se  sont  contentés   d'une   étude 


172  VIE  SOCIALE 

superficielle  (r).  Nous  allons  essayer,  ici  comme  ailleurs,  de 
replacer  notre  auteur  clans  son  milieu  social,  en  tenant  exclusi- 
vement compte  des  documents  de  l'époque  (2). 

I.  —  Hors-d'œuvre. 

Chaque  souper,  dans  les  livres  de  cuisine  du  xvi"  siècle,  com- 
mence par  la  formule  :  Bon  pain,  bon  vin.  C'est  ce  que  Panurge 
appelle  dans  son  discours  sur  les  prêteurs  et  débiteurs  (1.  111, 
ch.  iv)  :  «  Pain  et  vin.  En  ces  deux  sont  comprinses  toutes  es- 
pèces des  aliments  ». 

Dans  le  banquet  des  Gastrolâtres,  Rabelais  fait  mention  de 
plusieurs  variétés  de  pain  :  bourgeois,  mollet,  en  opposition 
au  «  gros  pain  balle  »,  destiné  aux  domestiques,  lourd  et  indi- 
geste, fait  avec  un  mélange  de  son  et  de  farine. 

La  tourte  ou  pain  bis,  de  forme  circulaire  (1.  I,  ch.  xxv), 
subsiste  encore  dans  certaines  provinces,  par  exemple  dans  le 
Berry,  où  elle  est   de  forte    dimension    et    pèse  environ  vingt- 

(i)  A.  Lebault,  La  Table  et  les  repas  à  travers  les  siècles,  Paris,  1910, 
et  A.  F'ranklin,  La  Cuisine,  Paris,  1S88,  p.  68  à  92  (banquet  des  Gas- 
trolâtres). 

(2)  Voici  par  ordre  chronologique  les  ouvrages  qui  font  autorité  sur 
la  matière  : 

Le  Viandier  de  Guillaume  Tircl,  publié  par  J.  Pichon  et  G.  Vicaire, 
Paris,  1892-1S93,  édition  qui  permet  de  suivre  les  additions  successives 
du  xiv*  au  XVI»  sic'cle. 

Le  Métiagier  de  Paris.  Traité  de  morale  et  d'économie  domestique 
composé  vers  iSgS  par  un  bourgeois  parisien,  éd.  J    Pichon,  Paris,  1846. 

Le  Livre  de  honneste  volupté,  contenant  la  manière  d'habiller  toutes 
sortes  de  viandes  tant  chair  que  poisson  et  de  servir  es  banquets  et  Tes- 
tes, avec  un  Mémoire  pour  faire  cscriteau  pour  un  banquet,  Lyon,  i5o8 
(souvent  réimprimé  sous  des  titres  divers). 

De  lie  cibaria  libri  XII,  omnium  ciborum  gênera,  omnium  gentium, 
moribus  et  usu  probata  complectens,  lo.  Bruyerino  Campegio  authore, 
Lyon,  i56o.  C'est  le  plus  important  ouvrage  scientifique  sur  l'alimen- 
tation au  xvio  siècle. 

Voy.,  pour  plus  de  détails,  les  pages  que  nous  avons  consacrées  à 
l'Alimentation,  dans  notre  Hist.  nat.  Rab.,  p.  396  à  446. 

En  ce  qui  touche  la  cuisine  monastique,  si  copieusement  représentée 
chez  Rabelais,  sa  nomenclature  spéciale  nous  laisse  souvent  en  défaut. 
Cotgrave  nous  tire  parfois  d'embarras,  et  ses  explications  méritent 
confiance,  ce  lexicographe  ayant  consulté  nombre  d'ouvrages  techni- 
ques. Nous  avons  d'ailleurs  tenu  à  signaler  expressément  ces  lacunes, 
heureusement  peu  nombreuses. 


CUISINE  173 

cinq  livres.  Il  en  est  de  même  de  \3.  fouace,  ce  gâteau  rustique 
encore  familier  dans  nos  provinces  et  particulièrement  dans  le 
Poitou.  Celles  de  Lcrné,  village  du  Chinonais,  voisin  de  la 
Devinière,  se  vendaient  à  dix  lieues  à  la  ronde. 

Venons  maintenant  aux  hors-d'œuvres,  aux  salaisons,  que 
F'rère  Jean  appelle  les  avant  coureurs  du  vin  (1.  I,  ch.  xxi) 
ou  encore  les  ramoneurs  du  gosier  (l.  V,  ch.  xliii).  L'impor- 
tance de  leur  rôle  dans  le  roman,  comme  dans  les  usages 
du  xvi"  siècle,  exige  quelques  précisions  géographiques. 

Charcuterie.  —  Les  saussises  de  Bologne  et  de  Lombardie 
avaient  alors  la  vogue.  Les  meilleurs  jambons  venaient  d'Alle- 
magne, de  Mayence.  Bruyerin  Champier  les  met  au  premier 
rang  pour  leur  goût  exquis  et  leur  grosseur.  Mais  les  pays 
fournisseurs  principaux  de  salaisons  étaient  l'Italie  et  la  Pro- 
vence. De  la  première  provenaient  : 

Cercelat,  cervelas  (1.  IV,  ch.  lix),  en  italien  cervellato,  sau- 
cisse à  la  milanaise  fortement  épicée. 

Saulniates,  saumates,  proprement  salaisons,  précédées  des 
langues  de  bœuf  fumées  (1.  IV,  ch.  lix),  appelées  ailleurs  les 
«  deificques  saulmates  »  (1.  V,  ch.  xxiii). 

Ce  hors-d'œuvre  a  été  célébré  par  Antonio  Francesco  Graz- 
zini  (1503-1583),  dans  ses  Rimes,  chant  lll,  strophe  xiii  : 

Le  sue  dolcezze  son  quasi  divine  : 
E  reca  dopo,  s'è  migliore  il  bere, 
Ghe  la  sommata  et  il  cavial  ben  fine. 

La  Provence  a  fourni  à  son  tour  : 

Boutargue,  du  marseillais  houtargo,  œufs  de  mulet  salés 
et  confits  dans  du  vinaigre,  mets  jadis  recherché  en  Provence, 
préparé  surtout  aux  Martigues. 

Caviat,  caviar,  œufs  d'esturgeon  pressés  et  marines,  égale- 
ment fort  réputé  au  xvi"  siècle  :  le  caviat  et  la  boutargue  figu- 
rent à  l'entrée  de  table  des  Gastrolâtres  et  la  nauf  de  Panta- 
gruel en  est  abondamment  pourvue. 

Les  pêcheurs  provençaux  s'étaient  fait  un  excellent  revenu 
de  la  préparation  de  ces  deux  salaisons.  Us  avaient  appris  cet 
art  des  Grecs,  comme  ceux-ci  des  pêcheurs  de  la  mer  d'Azof. 
Ainsi  l'affirme  Belon. 

Les  «  olives  du  Languedqc  »  (Pantagr.  Progn.,  ch.  vi) 
étaient  déjà  réputées,  surtout  les  olives  marinées  que  Rabelais 
appelle  (d'après  Pline)  olives  colymbades  (1.  IV,  ch.  lx),  c'est- 
à-dire  olives  conservées  dans  la  saumure. 


174  VIE  SOCIALE 

Poissons  salés.  — 11  s'agit  des  poissons  séchés,  fumés  ou 
salés.  Rabelais  énumère  des  «  saulmons  saliez  »,  des  «  angiiil- 
lettes  sallées  »,  des  «  arans  blancs  bouffiz  »,  à  côté  des 
«  arans  sors  »  ou  harengs  saurs,  des  sardines  {sardaines)  et 
principalement  des  : 

Andioys,  anchois,  qu'on  goûtait  frits  ou  grillés,  et  surtout 
salés,  importés  au  xvi'  siècle  de  l'Espagne  par  l'intermé- 
diaire de  la  Provence,  où  le  commerce  de  cette  denrée,  selon 
le  témoignage  de  Bruyerin  Champier,  était  des  plus  floris- 
sants. 

Du  Midi  provenait  aussi  le  thon  mariné  qu'on  débitait  sous 
le  nom  de  tlionine  (dans  Rabelais  :  tonnine),  à  Marseille  tou- 
iiino.  Sur  la  table  des  Gastrolâtres  (1.  IV,  ch.  lx),  on  sert  des 
«  lancerons  marines  »,  de  l'italien  marinare,  mettre  dans  la 
saumure  pour  les  conserver. 

Mais  le  nom  du  principal  poisson  salé  venait  du  NorJ,  de 
l'Angleterre  et  de  la  Hollande.  Par  l'intermédiaire  du  patois 
normand,  le  stockfisch,  espèce  de  morue  salée  et  séchée  à  l'air, 
avait  pénétré  dans  la  langue  dès  le  xiv'  siècle. 

Coquillages. —  En  premier  lieu,  les  huîtres.  Sur  la  table  des 
Gastrolâtres,  on  servait  des  «  huistres  frittes  »,  sans  leurs 
coquilles,  avec  du  beurre  et  un  peu  de  poivre,  et  «  des  huistres 
en  escalies  »,  c'est-à-dire  enfermées  dans  leurs  coquilles.  Ra- 
belais fait  mention  des  huîtres  de  Busch  (1.  IV,  ch.  vi),  c'est- 
à-dire  de  la  Tête-de-Buch,  bourgade  située  sur  le  bassin 
d'Arcachon,  encore  aujourd'hui  renommée  pour  ses  huîtres. 

II.  —  Entrée  de  table. 

Voici  les  plats  de  ce  premier  service  : 

Potages.  —  On  servait  à  la  fois  cinq  ou  six  soupes  diffé- 
rentes (l.  V,  ch.  xxviij  :  «  jiotages  de  sept  sortes  ».  Sur  la 
table  des  Gastrolâtres  on  apporte  de  «  grasses  souppes  de 
prime,  souppes  lyonnoises,  souppes  de  leurier  »,  dont  les  re- 
cettes restent  inconnues  aux  traités  culinaires  des  xv'  et  xvi'  siè- 
cles, très  abondants  cependant  sur  ce  chapitre.  Taillevent 
n'énumère  pas  moins  d'une  trentaine  de  brouets,  potages  et 
soupes.  Rabelais  est  plus  modeste. 

La  grasse  soupe  de  prime,  dans  son  roman,  est  un  souvenir 
de  la  vie  monastique.  C'étaient  des  soupes,  c'cst-â-dire  des  tran- 
ches de  pain  et  de  fromage  trempées  dans  du  bouillon,  ou  des 


CUISINE  175 

tartines  étendues  de  gras  de  bœuf  bouilli  et  semées  de  persil 
haché.  Les  moines  goûtaient  cette  soupe  après  l'office  de  prime, 
ou  première  fieure  canoniale,  c'est-à-dire  à  six  heures  du  matin. 
Frère  Jean  se  réveillait  avant  minuit,  «  tant  il  estoit  habitué  à 
l'heure  des  matines  claustrales  »,  commençait  par  boire  copieu- 
sement et  puis  mangeait  (1.  I,  ch.  xLi)  «  carbonnades  à  force  et 
belles  souppes  de  primes  ». 

Ailleurs  notre  moine  dit  à  Panurge  (1.  III,  ch.  xv)  :  «Tu 
aimes  les  souppes  de  primes  :  plus  me  plaisent  les  souppes  de 
leurier...  » 

Cette  souppe  de  leurier,  que  Frère  Jean  préférait  à  celle  de 
prime,  était  faite,  suivant  Cotgrave,  avec  du  pain  bis,  après  que 
le  premier  bouillon  a  été  tiré  et  le  pot  rempli  d'eau.  Leurier 
est  une  variante  graphique  de  lévrier  (celle-ci  figure  seule  dans 
l'édition  Montaiglon),  mais  on  ignore  la  raison  de  cette  ex- 
pression (i). 

Souppe  lyonnoise^  probablement  une  variété  usitée  à  Lyon, 
ville  d'adoption  et  séjour  préféré  de  Rabelais. 

Savorados,  vocable  noté  par  Cotgrave  comme  limousin, 
désignerait  un  potage  de  pauvres  gens,  extrait  seulement  du  jus 
des  os,  ou  plutôt  l'os  creux  qu'employaient  les  miséreux  pour 
donner  du  goût  à  leur  soupe  au  choux  (l.  III,  ch.  xvii)  :  «  La 
vieille  [sibylle  de  PanzoustJ  faisoit  un  potaige  de  choux  verds 
avecques  une  couanne  de  lard  jaune,  et  un  vieil  savorados  ». 

Ajoutons  la.  fromentée  (l.  IV,  ch.  lx),  bouillie  de  farine  de 
froment  (encore  usuelle  dans  les  campagnes),  dont  Taillevent 
donne  déjà  la  recette  ainsi  que  le  Ménagier  de  Paris.  De 
même  le  m,il^  bouillie  de  millet. 

Ragoûts.  —  Ce  qui  caractérise  la  cuisine  du  bon  vieux 
temps,  c'est  l'abondance  des  ragoûts,  des  sauces  et  surtout  des 
épices  et  des  herbes  aromatiques,  dont  tous  les  mets  sont  as- 
saisonnés. 

Cet  abus  des  épices  (2)  subsiste  encore  dans  le  iMidi  de  la 
France,  en  Italie  comme  dans  l'Europe  orientale.  La  cuisine  ne 
s'est  simplifiée  et  raffinée  que  vers  le  milieu  du  xvii°  siècle. 

Sur  la  table  des  Gastrolâtres  paraissent  neuf  espèces  de  fri- 

(i)  Nous  reviendrons  sur  cette  appellation. 

(2)  Les  épices,  celles  qui  venaient  du  Nouveau  Monde,  étaient  natu- 
rellement inconnues  aux  Romains,  mais  dès  le  xve  siècle  elles  étaient 
usuelles  dans  la  cuisine  française.  Cf.  notre  Hist.  nat.  Rab.,  p.  412- 
41 3,  aote. 


176  VIE  SOCIALE 

cassées  de  saulgrenées  de  febues^  c'est-à-dire  de  fèves  ou  pois 
accommodés  avec  du  beurre,  des  herbes  fines,  de  l'eau  et  du 
sel  (1.  IV,  ch.  Lx)  et  des  hochepots,  hochepots.  Son  équivalent 
ultérieur,  po^  poa/7'i,  ne  se  rencontre  qu'au  V^  livre  (i). 

Rabelais  mentionne,  en  outre,  des  plats  récemment  introduits 
du  Midi  : 

Des  coscossons  (1.  I,  ch.  xxxvii),  c'est-à-dire  du  couscous, 
appelé  ailleurs  coscotons  à  la  moresque  (1.  V,  ch.  xxxiii).  Il  avait 
entendu  le  mot  dans  la  Provence  :  couscoussou  (en  Espagne, 
cu^cu^u.  de  l'arabe  kouskous),  boulettes  de  farine  et  de  viande 
que  l'on  fait  frire  dans  l'huile.  C'est  un  plat  fort  en  usage  parmi 
les  indigènes  de  l'Algérie  et  d'une  grande  partie  de  l'intérieur 
de  l'Afrique. 

Le  salmiguondin,  salmigondis,  du  provençal  sal/nigoundin, 
celui-ci  répondant  à  l'italien  salmi  condito  {con  sale),  c'est-à- 
dire  mélange  de  viandes  assaisonnées  avec  du  sel  et  autres  in- 
grédients propres  à  piquer  le  goût. 

Sauces.  —  L'ancienne  cuisine,  très  riche  en  ragoûts,  em- 
l^loyait  de  nombreuses  variétés  de  sauces.  Taillevent  en  énu- 
mère  dix-sept,  dont  plusieurs  sont  encore  usuelles  au  xvi*^  siè- 
cle, mais  Rabelais  n'en  cite  qu'un  petit  nombre  : 

Des  canards  à  la  dodine  (1.  IV,  ch.  xxxii  et  lix),  c'est-à-dire 
à  la  sauce  au  blanc  avec  des  oignons,  que  du  Fail,  dans  ses 
Propos  rustiques  (ch.  xv),  appelle  des  «  canards  à  dodo  Ven- 
Jant  ».  Le  Ménagier  parle  des  «  mallars  de  rivière  à  la  do- 
dine »,  et  le  Livre  de  lionncste  volupté  en  donne  la  recette. 

Ailleurs  (l.  IV,  ch.  xl),  Rabelais  parle  de  la  saulce  Madame, 
dont  le  Viandier  fournit  la  recette.  Le  cuisinier  Robert  en  au- 
rait trouvé  une  autre  (1.  IV,  ch.  xv),  et  le  Viandier  (p.  72)  donne 
également  la  recette  pour  faire  un  «  pasté  de  poules  à  la  saulce 
Robert  ». 

La  saulce  verde  est  commune  au  roman  (l.  111,  ch.  11)  et  au 
Viandier.  Les  Cris  de  Paris,  de  1545,  l'annoncent  à  tout  ve- 
nant, aussi  bien  que  le  verjus,  suc  des  raisins  verts  qu'on  ra- 
masse après  la  vendange  et  qu'on  conserve  confits  dans  un  sirop 
de  sucre. 

I^a  sauce  à  l'ail,  Vaillade,  était  et  est  encore  usitée  dans  le 
Alidi,    à   Bordeaux,   à   Toulouse.   Les  Gastrolâtrcs  se   régalent 

(i)  Ch.  xxxiii  :  «  Sus  l'issue  de  table  fut  apporte  un  pot  pourrjr...  Le 
pol  pourry  estoit  plein  de  potages  d'espèces  diverses  ». 


CUISINE  177 

d'  «  esclanches  à  Vaillade  »,  c'est-à-dire  de  gigots  à  la  sauce  à 
l'ail.  C'est  un  terme  méridional  jusqu'alors  inconnu  (on  disait 
anciennement  aillée).  Comme  pendant  à  i'aillade,  Rabelais  cite 
(1.  IV,  ch.  Lix)  «  des  coustelettes  de  porc  à  V oignonnade  ». 

Mentionnons  enfin  le  plat  bourgeois  de  la  tête  de  veau  ou  tête 
de  mouton  assaisonnée,  que  notre  auteur  appelle  rusterie 
(1.  II,  ch.  xii),  c'est-à-dire  plat  du  bas  peuple. 

Salades.  — On  sert  aux  Gastrolâtres  «  cent  diversités  de  sa- 
lades »,  parmi  lesquelles  celle  de  obelon  ou  houblon,  dont  on  ac- 
commodait les  tiges  comme  des  asperges,  et  qui  était  très  goû- 
tée vers  1560.  Bruyerin  Champier  remarque  (p.  504)  qu'en 
Belgique,  cette  salade  «  in  maxima  est  authoritate  ».  Elle  y 
est  encore  usuelle  (i). 

Patés.  —  Le  Viandler  énumère  une  quarantaine  d'espèces 
de  pâtés,  parmi  lesquels  les  pastés  de  passereaux.  Rabelais  en 
mentionne  une  dizaine  (1.  IV,  ch.  lix)  :  «  Pastel  de  venaison, 
d'alouettes,  de  lirons,  de  stamboucqs,  de  chevreuilz,  de  pigeons, 
de  chamoys,  de  chappons,  de  lardons  »,  à  côté  des  «  pastel  à 
la  saulce  chaulde  »,  ces  derniers  figurent  aussi  dans  le  Vian- 
dler. Les  pastes  d'assiette,  dont  il  fait  également  mention, 
sont  des  pâtés  destinés  au  premier  service,  en  opposition  aux 
pastel  d'issue  de  table  ou  pâtés  de  dessert. 

Le  pâté  d'alouettes  était  alors  le  plus  répandu.  On  en  était 
très  friand  à  Paris:  «  Vulgatissimus  est  cibus  Lutetiœ  »  (Cham- 
pier, p.  808).  Les  alouettes  elles-mêmes  étaient  servies  enfilées 
par  six  ou  par  douze  â  une  petite  broche  de  bois,  et  bardées  de 
sauge  et  de  lard. 

III,  —  Second  service. 

Le  second  service  est  constitué  par  des  plats  substantiels  que 
nous  allons  énumérer  dans  l'ordre  où  on  les  servait. 

Grillades.  —  Rabelais  multiplie  au  souper  de  Grangousier 
les  rôtis  et  les  pièces  de  venaison;  il  fait  apporter  sur  la  table 
des  Gastrolâtres  «  six  sortes  de  carbonnades  »,  que  notre  au- 
teur écrit  ailleurs  charbonnade  (1.  I,  ch.  xxi),  l'une  et  l'autre 
formes  encore  nouvelles. 


(i)  Ajoutons  V artichaut  et  V asperge,  qui  étaient  encore  très  rares  au 
:tvi«  siècle  ;  Veschervis,  chervis  (forme  archaïque)  et  la  pasquenade, 
pastenade  (nom  méridional  du  panais.) 

12 


178  VIE  SOCIALE 

De  même  fricandeau,  plat  que  Ménage  définit  ainsi  :  «  Fri~ 
candeaux.  On  appelle  ainsi  à  Paris  des  morceaux  de  rouelles 
de  veau  piqués,  qu'on  fait  cuire  dans  une  casserole.  Et  on  les 
a  ainsi  appelés,  parce  qu'originairement  on  les  fricassoit  dans  la 
poêle  ». 

La  cabirotade (i)  était  une  grillade  de  chevreau  (1.  I,  ch.  xxii, 
et  passim).  Le  mot  dérive  du  gascon  cabirot^  chevreau  (1.  IV, 
ch.  Lix),  en  Languedoc  cabirol,  dont  la  chair  était  très  recher- 
chée, surtout  à  Paris,  au  dire  de  Bruyerin  Champier  (p.  705): 
«  In  provincia  Narbonensi  quotidiano  cibo  caprina  usurpatur; 
illic  enim  grèges  caprarum  aluntar  ». 

Viennent  ensuite  (1.  IV,  ch.  lix)  :  escJiynées  aux poijs  et  lias- 
tereaux,  hâtereaux,  à  côté  de  «  bonnes  fiastilles  à  la  moustarde  » 
(1.  Il,  ch.  xxxi)  ;  et,  pour  finir,  des  ((  longes  de  veau  rousty  froides, 
sinapisées  de  pouldre  zinziberine  ».  Ajoutons  les  «  pieds  de  porc 
au  sou  »  (1.  IV,  ch.  lix),  c'est-à-dire  au  saindoux,  sens  de  l'an- 
cien soult,  mets  qu'on  trouve  mentionné  à  la  fois  dans  le  Me- 
nagier  («  sous  de  pourcel  »)  et  décrit  plus  explicitement  dans 
Taillevent. 

Gibier  a  poils  et  venaison.  —  En  fait  de  gibier,  les  lièvres, 
et  surtout  les  lapins,  étaient  très  recherchés  dans  les  banquets  : 
«  Cuniculi  in  epulis...  summam  gratiam  obtinent  »,  nous  dit 
Bruyerin  Champier  (p.  717). 

La  hure  des  sangliers  figurait  sur  les  meilleures  tables  (comme 
anciennement  chez  les  Romains)  :  «  Caput  aprinum  (hurani 
Galli  vocitant)  nobilissimus  hodie  habetur  cibus  »  (Bruyerin 
Champier,  p.  690). 

Dans  la  Condarnnaciori  de  Banqueta:,  de  1507,  les  serviteurs 
commencent  par  apporter 

La  hure  de  sanglier  notable... 

Au  souper  donné  par  Grangousier  figurent  «  unze  sangliers  » 
et  le  Mémoire  pour  un  banquet  de  1508  mentionne  des  «  hures 
de  sanglier  ». 

.Même  les  hérissons  étaient  en  laveur,  malgré  l'avis  contraire 
de  Bruyerin  Champier  (p.  720):  «  Histris  alimcntum  parit  im- 
probum  et  vix  concoquitur...  » 

(1)  Ce  mot  n'a  rien  de  commun  avec  capilotade  (dans  Montaigne,  ca- 
pirotade,  de  l'esp.  capirotada),  terme  attesté  seulement  dans  la  seconde 
moitié  du  xvi»  siècle. 


CUISINE  179 

Volailles  et  gibier  a  plumes.  —  Mettons  en  première  ligne 
les  chapons,  dont  la  variété  la  plus  fameuse,  celle  du  Mans,  cé- 
lébrée tour  à  tour  par  Belon,  par  Liébault  et  par  Olivier  de 
Serres,  n'est  pas  citée  par  Rabelais.  Au  festin  donné  par  Gran- 
gousier,  figurent  quatre  cens  chappons  de  Loudunois  et  Cor- 
nouaille  (les  premiers  déjà  réputés  au  xiii'  siècle),  et  les  Gas- 
trolâtres  se  régalent  de  «  chappons  roustiz  avec  leur  degout  », 
de  «  poulies  bouillies  et  gros  chappons  au  blanc  manger  »  et  de 
corbeaux  de  chappons.  Ce  dernier  terme,  qui  désignait  une 
manière  particulière  d'apprêt,  est  absolument  inconnu  aux  trai- 
tés culinaires  de  l'époque. 

Passons  sur  les  oiseaux  de  basse-cour  récemment  introduits 
en  France  de  l'Amérique  et  de  l'Afrique,  les  dindes  et  dindons 
{coq;^  tX  poulies  d'Inde),  la  poule  de  Guinée  (guynete)  ou  pin- 
tade, sur  ceux  venus  de  Provence  {becjjgue^  tadorne)  et  d'Italie 
(Jrancolin^  hortolan),  que  nous  avons  déjà  relevés.  Abordons  le 
gibier  à  plumes. 

La  table  était  abondamment  pourvue  d'oiseaux  sauvages  à 
une  époque  où  la  fauconnerie  était  en  grand  honneur.  Les  esto- 
macs des  hommes  du  xvi' siècle  supportaient  et  goûtaient  même 
avec  délices  des  gibiers,  dont  la  chair,  lourde  et  coriace,  effraie 
la  sobriété  de  notre  régime.  «  La  plus  grande  partie  des  oyseaulx 
de  rivière,  nous  dit  Belon,  est  principale  es  délices  des  Fran- 
çoys...  »  —  «  C'est  merveille,  ajoute-t-il,  que  l'estomach  de 
l'homme  puisse  faire  son  profit  de  toutes  manières  d'oyseaux, 
et  toutesfois  y  en  a  plusieurs,  dont  les  chiens  affamez  ne  veulent 
gouster  (i)  ». 

Au  souper  des  Gastrolâtres  figurent  des  butors,  des  cigognes, 
des  grues,  des  hérons.  Le  courlis  était  recherché  pour  les  grands 
festins. 

La  grue  garde  jusqu'au  xviii'  siècle  la  réputation  d'un  mets 
délicat. 

Le  héron  était,  suivant  Belon  (p.  190),  «  viande  roji-ale,  par 
quoy  la  noblesse  françoyse  fait  grand  cas  de  le  manger,  mais 
encore  plus  des  heronneaux  ». 

Nous  ne  faisons  que  mentionner  la  gelinotte  de  bois  et  le  plu- 
vier, qui  sont  encore  aujourd'hui  d'excellents  gibiers. 

Poissons.  —  Rabelais  garnit  la  table  des  Gastrolâtres  des  prin- 
cipaux poissons  de  l'Océan  et  de  la  Méditerranée.  Les  premiers 

(i)  Histoire  des  Oyseaulx,  Paris,  i555,  p.  5y  et  Sg. 


i8o  VIE  SOCIALE 

traités  culinaires,  le  Viandier  et  le  Menagier,  sont  déjà  très 
renseignés  sur  l'apprêt  des  divers  poissons  d'eau  douce,  des  pois- 
sons de  mer  ronds  et  des  poissons  de  mer  plats.  Au  xvi*  siècle, 
l'ichtyologiste  Rondelet  lui-même  nous  apprend  «  comme  cha- 
cun poisson  peut  servir  ou  à  manger  ou  à  autre  chose...,  comme 
il  faut  acoustrer  pour  manger  selon  la  diversité  de  leur  chair 
et  substance  (i)  ». 

Bornons-nous  à  deux  remarques  sur  la  prédilection  des  hom- 
mes de  la  Renaissance  pour  certaines  espèces. 

La  chair  de  la  baleine  était  peu  estimée  {oilissima,  nous  dit 
Bruyerin  Champier),  mais  sa  langue,  «  grande  à  merveille  »,  se 
vendait  par  tranches,  salée  et  conservée,  dans  les  marchés,  sur- 
tout aux  jours  de  carême.  11  en  était  de  même  du  lard  de  baleine, 
connu  dès  le  xiv"  siècle  sous  le  nom  de  craspois,  c'est-à-dire 
gras  poisson. 

A  propos  du  dauphin,  à  la  chair  dure  et  indigeste,  Belon  nous 
dit  :  «  Les  délicats  qui  ont  le  palais  plus  friand  ont  estimé  le  daul- 
pJiin  le  plus  délicieux  poisson  qu'on  puisse  trouver  en  la  mer. 
Aux  jours  maigres,  on  ne  faict  festins  ne  nopces  qu'on  puisse 
vanter  avoir  esté  sumptueux,  si  on  n'y  a  mangé  du  daulphin  ». 

Batraciens.  —  Les  hommes  du  xvi'  siècle,  nous  l'avons 
déjà  fait  remarquer,  avaient  des  organes  digestifs  autrement  vi- 
goureux que  nos  estomacs  anémiques.  Ils  supportaient  des  mol- 
lusques, crustacés,  etc.,  aujourd'hui  indigestes,  par  exemple 
des  grenouilles  et  des  tortues,  des  couleuvres  et  des  orties  de 
mer,  tous  servis  sur  la  table  des  Gastrolâtres.  Voici  ce  qu'en  di- 
sent les  spécialistes  de  l'époque  : 

Les  grenouilles,  frites  avec  un  peu  de  persil,  étaient  servies 
sur  les  meilleures  tables;  mais  cette  réputation  excitait  l'étonne- 
ment  du  médecin  Bruyerin  Champier  (p.  i  io6)  :  «  Miror  tamen 
tantopere  ranas  magniOcari...  » 

Les  tortues  étaient  aussi  très  goûtées,  et  Liébault  vante  le 
plat  de  tortues  comme  «  les  délices  des  princes  et  des  grands 
seigneurs  ». 

Quant  aux  orties  de  mer,  c'est  (nous  dit  Belon)  «  viande 
dédiée  aux  pauvres  gens  ». 

IV.  —  Entremets. 
Le  service  qui  suivait  le   rôti  et  précédait  le  dessert  était  le 

(i)  Histoire  des  Poissons,  Paris,  ibb'6.  p.  io8. 


CUISINE  iSi 

plus  brillant  du  repas.  II  était  composé  de  légumes,  de  rôtis 
d'apparat  (cygnes,  paons,  faisans),  de  plats  sucrés,  de  gelées. 

Légumes.  —  Les  légumes  sont  très  rares  sur  la  table  des 
Gastrolâtres  et  en  général  sur  celles  des  gastronomes  du  xvi'  siè- 
cle qui  les  dédaignaient.  Rabelais  cite  : 

\J artichaut,  récemment  importé  d'Italie,  et  dont  nous  avons 
déjà  parlé. 

Le  chou,  dont  il  mentionne  la  variété  à  tête  pommée  :  «  chous 
cabutz  à  la  mouelle  de  beuf  »  (1.  IV,  ch.  lix),  ancien  emprunt 
méridional,  et  le  «  chous  à  l'huile  »,  «  alias  caules  amb'olif  y) 
(1.  IV,  ch.  xxxii),  plat  gascon  ou  languedocien. 

Les  fèves /re^es  (1.  IV,  ch.  xxxii),  c'est-à-dire  pilées  ou  dé- 
cortiquées, dont  Taillevent  nous  donne  la  recette. 

Les  pois,  dont  le  plat  (aujourd'hui  bourgeois)  des  pois  au 
lard  était  alors  des  plus  en  vogue.  Vers  1560,  Champier  en 
parle  avec  enthousiasme.  Il  le  compte  parmi  les  lautissimas 
epulas  et  il  ajoute  :  «Reges  quoque  acproceresgratissime  man- 
dunt,  praesertim  cum  suilla  incocta,  Pisa  ex  lardo  vocânt  ».  Ra- 
belais, tout  en  ne  le  faisant  pas  figurer  sur  la  table  des  Gastro- 
lâtres, le  connaissait  et  l'appréciait. 

La  rave,  dont  la  variété  limousine,  ra&e,  la  grosse  rave  ronde, 
était  la  nourriture  par  excellence  des  habitants  de  la  Savoie,  comme 
de  la  Saintonge  et  de  l'Auvergne,  mais  surtout  du  Limousin. 

Oiseaux  de  parade.  —  On  servait  à  l'entremets  dans  les  fes- 
tins d'apparat: 

Des  cygnes,  dont  la  chair,  noire  et  coriace,  était  alors  réputée. 
Belon  (p.  153)  les  décrit  comme  «  oyseaux  exquis  es  délices 
Françoyses...  L'on  n'a  gueres  coustume  de  les  manger,  si  non 
es  festins  publics  ou  es  maisons  des  grands  seigneurs  ». 

Des  paons,  qui  étaient  aussi  recherchés  par  les  gens  riches 
au  xvi'  siècle  que  dans  l'Antiquité  et  au  Moyen  Age.  Leur 
chair,  sèche  et  peu  estimée,  était  alors  très  goûtée  :  «  Quelle 
plus  exquise  chair  pouvez- vous  manger  »  ?  demande  à  la  fin  du 
XVI®  siècle  Olivier  de  Serres  (p.  33). 

Comme  le  paon,  le  faisan  était  jadis  l'honneur  des  festins,  où 
on  le  servait  avec  pompe,  recouvert  de  sa  peau  et  de  ses  plu- 
mes. Au  souper  donné  par  Grangousier  (1.  I,  ch.  xxxvii),  figu- 
rent «  sept  vingt  faisans  ». 

Pâtisseries.  —  Le  Viandier  mentionne  une  dizaine  de  tar- 
tes. On  n'en  trouve  pas  moins  dans  la  Condamnacion  de  Ban- 
quets. Parmi  ces  pâtisseries,  citons  en  premier  lieu  la  fameuse 


l82  VIE  SOCIALE 

tarie  bourbonnoise,  que  Rabelais  et  ses  contemporains  n'em- 
ploient que  dans  un  sens  facétieux,  mais  dont  on  trouve  la  recette 
dans  Taillevent  (p.  77)  :  «  Tartre  bourhonnoise.  Fin  iromage 
broyé,  destrampé  de  cresme  et  de  moyeux  d'œufz  suffisamment, 
et  la  croste  bien  poistrie  d'œufz,  et  soit  couverte  le  couvercle 
entier,  et  orenge  par  dessuz  ». 

Sur  la  table  des  Gastrolâtres  étaient  servies  des  :  «  Tartres, 
vingt  sortes  »,  et  «  tourtes  de  seize  façons  »,  ainsi  que  des  gas- 
teaux  feuilleter,  faits  sans  lait,  hesbeuiynetj;,  beignets,  les  cres- 
pes,  crêpes,  et  les  guauJJ'res,  gaufres,  sont  des  pâtisseries  ancien- 
nement attestées,  ainsi  que  la  dariole  (celle  d'Amiens  était 
célèbre),  mentionnée  dans  le  Viandier,  et  la  talcmouse,  gâteau 
au  fromage  (1.  Il,  ch.  xi),  dont  Taillevent  nous  donne  la  recette. 

Voici  quelques  autres  pâtisseries  qui  ne  remontent  pas  au 
delà  des  xv'-xvi'  siècles  : 

Brides  à-veau,  «  pastisserie  délicate  »,  comme  l'appelle  Lié- 
bault  (fol.  318  v°).  l.e  Livre  excellent  de  cuisine  (1555,  fol.  62 
v°)  en  cnumère  les  ingrédients  :  «  Brideaulx  à  veaulx,  paste 
avec  farine,  moyeux  d'œuf,  beurre,  su:re,  eau  rose  ».  Les  Cris 
de  Paris  d'Antoine  Truquet  (i  5-45)  en  font  mention: 

Des  brides  à  veaux 
Pour  frians  museaux  ! 
Ça  qui  en  demande, 
Il  faut  que  je  vende  ! 

Le  nom,  qui  se  lit  pour  la  première  fois  au  banquet  ofïert 
le  7  novembre  1498  par  le  consulat  lyonnais  à  César  Borgia, 
de  passage  à  Lyon(i),  a  subi  des  vicissitudes  sémantiques  cu- 
rieuses que  nous  avons  étudiées  ailleurs  (2). 

Mestier,  métier,  pâtisserie  parisienne  décrite  par  Liébault 
(fol.  318  V").  Le  nom  vient  des  deux  fers  entre  lesquels  on  fai- 
sait cuire  cette  sorte  d'oublié,  fers  semblables  à  un  métier  de 
tisserand. 

/''oa/)t'/m,  pâtisserie  d'origine  provinciale,  de  l'Anjou,  suivant 
Ménage.  Elle  était  aussi  usitée  dans  le  Alidi  de  la  France 
au  XVI"  siècle  (voy.  Mistral).  Le  nom  signifie  proprement  tetin. 

La  parodelle,  sorte  de  gâteau  au  fromage  (1.  V,  ch.  xxxiv). 
En  Languedoc,  paraud  désigne  le  fromage  frais  au  moment  où 
on  le  met  dans  la  forme. 

(t)  Voy.  une  note  du   Dr.  Dorvcaux  dans  R^v.  Et.  Rab.,  t.  X,  p.  421 
à  423. 
(2)  Rev.  XV/o  Siècle,  t.   I,  p.  342  à  346. 


CUISINE  l8î 

Les  macarons  (I.  IV,  ch.  lix),  pâtisseries  d'amandes,  de 
sucre  et  de  blancs  d'œuf,  venaient  de  l'Italie,  et  spécialement  de 
Venise  {macarone,  en  italien  maccheroné). 

Le  nombre  des  pâtisseries  qu'on  servait  aux  grands  festins 
était  considérable.  A  celui  donné  à  Rome,  le  3  février  1549,  par 
le  cardinal  du  Bellay  (décrit  par  Rabelais  dans  la  Sciomachie), 
furent  servies  «  plus  de  mille  cinq  cens  pièces  de  four,  j'entens 
pastez,  tartes  et  darioles  ».  Sur  la  table  des  Gastrolâtres  figu- 
raient en  outre  des  «  pastez  de  coings  »,  à  côté  de  neige  de 
crème,  sorte  d'œufs  à  la  neige,  des  gelées. 

V.  —  Issue  de  table. 

L'isswe  de  table  est  ce  qu'on  appelle  depuis  le  xvii*  siècle 
dessert,  mot  qui,  à  l'époque  de  la  Renaissance,  désigne  exclu- 
sivement l'action  de  desservir  la  table.  On  servait  au  des- 
sert : 

OEuFS.  —  Rabelais  énumère  une  dizaine  de  manières  plus 
ou  moins  fantaisistes  d'accommoder  les  œufs,  dont  la  plupart 
sont  inconnues  aux  traités  culinaires  de  l'époque  :  «  OEufz 
fritz,  perduz,  suffocquez,  estuvez,  trainnez  par  les  cendres,  jec- 
tez  par  la  cheminée,  barbouillez,  goildronnez...  ». 

Fruits.  —  Bruyerin  Champier  consacre  le  troisième  cha- 
pitre de  son  II*  livre,  intitulé  «  Victus  gentium  varius  »,  à 
mettre  en  évidence  cette  vérité  que  les  différents  fruits  répon- 
dent aux  productions  du  sol.  Il  allègue,  entre  autres  exemples, 
celui  des  châtaignes  qui  constituent  la  nourriture  essentielle 
des  Périgourdins  et  des  montagnards  des  Cévennes  :  «  Là,  dit-il, 
le  sol  est  si  stérile  que  le  peuple  n'a  du  pain  à  manger  que 
les  fêtes  et  les  dimanches.  Pendant  tous  les  autres  jours  de 
l'année,  il  se  nourrit  de  châtaignes,  qu'il  dessèche  à  la  fumée, 
afin  de  les  conserver,  et  qu'il  mange  fricassées  avec  du  cochon  ». 
Les  châtaignes  du  Périgord  sont  mentionnées  dans  la  Panta- 
grueline  Proynostication. 

Fruits  méditerranéens.  —  La  Provence  l'emporte  sur  tous 
les  autres  pays  par  l'abondance  et  la  variété  de  ses  fruits.  Les 
figues  de  Marseille  (1.  I,  ch.  xxii)  jouissaient  d'une  ancienne 
réputation.  Toutes  les  grenades  se  tiraient  au  xvi^  siècle  de  la 
Provence. 

he pistachier  et  son  fruit,  la.  pistache  (l'ancienne  forme  pistace 
est  un  latinisme),  proviennent  également  de  Provence.  C'est  un 


i84  VIE  SOCIALE 

arbre  éminemment  méditerranéen.  Les  dattes,  ou  dactyles  (la- 
tinisme alors  usuel),  comme  les  myrobolans,  étaient  au  xvi"  siè- 
cle, et  le  demeurèrent  longtemps  après,  des  articles  pharmaceu- 
tiques, débités  par  les  épiciers  ou  les  apothicaires.  Ces  fruits 
venaient  de  l'Orient  ou  de  la  Provence. 

Pêches.  —  Les  pêches  de  Corbeil,  à  la  chair  sèche  et  solide, 
étaient  les  plus  estimées,  comme  l'atteste  à  la  même  époque 
Rabelais  (1.  IV,  ch.  lix).  Un  adage  du  xvi'  siècle  disait:  «  Elles 
sont  belles  et  bonnes  comme  pesc/ie  de  Corbeil  »  (Leroux  de 
Lincy,  t.  I,  p.  539).  Une  autre  variété,  Valberge  (1.  111,  ch.  viii), 
fort  répandue  en  Languedoc,  n'était  connue  à  Paris  que  de- 
puis 1540,  suivant  le  témoignage  de  Champier:  «  Arbor  infra 
viginti  annos  in  Franciam  translata,  nunc  Lutetiaî  frequens  ». 

Poires.  —  Voici  les  variétés  mentionnées  par  Rabelais  : 

Poires  de  bon  Christian  (1.  IV,  ch.  liv).  Cette  poire  vient  de 
la  Touraine  :  on  a  dit  d'abord  à  Tours,  le  bon  chrétien,  et  cette 
appellation  provinciale  devint  générale.  Elle  est  attestée  dans 
le  Midi  de  la  F'rance  dès  le  xv'^  siècle.  C'est  P'rançois  de  Paule 
(14 16-1508),  surnommé  le  Bon  Chrétien,  qui  en  aurait  intro- 
duit la  culture  en  l^'rancc. 

Poire  d'angoisse,  variété  à  saveur  acerbe  et  prenant  à  la 
gorge  (i),  originaire  du  village  d'Angoisse  (Dordogne).  Cette  es- 
pèce est  ancienne.  Au  xiii^  siècle,  les  Crieries  de  Paris  de 
Guillaume  de  Villeneuve  en  font  déjà  mention  : 

Poires  d'angoisse  criez  haut  ; 
L'autre,  pommes  rouges  qui  vaut... 

Le  sens  symbolique,  qui  est  seul  donné  par  Rabelais  {Pant. 
Progn.,  ch.  v),  se  trouve  déjà  au  xv'  siècle  dans  l'Evangile  des 
Quenouilles  et  chez  Villon. 

La  bergamote  (1.  111,  ch.  xxi),  importée  d'Italie,  se  rencontre 
tout  d'abord  à  Autun  et  en  Lorraine,  comme  l'atteste  Bruyerin 
Champier  (p.  613):  «  Heducnses  item  pnctcrea  ac  Lotharingi 
Bergamotta  commcndant  modiccc  magnitudinis,  sed  succi  sa- 
porisque  jucundissima  ». 

Pommes.  —  La  variété  dite  blandureau,  calville  blanche, 
d'Auvergne  (1.  III,  ch.  xlv),  est  anciennement  réputée: 

(i)  Cf.  Furetière  (1690):  «  Poires  d'angoisse,  sorte  de  poires  de  mau- 
vais goût  qui  prennent  à  la  gorge,  que  Ménage  dit  avoir  étc  ainsi  nom- 
mées d'un  village  qui  est  en  Limosin,  du  même  nom,  où  elles  furent 
irouvccs  en   1004  ». 


CUISINE  i85 

Prunes  et  pommes  de  rouviau 
Et  d'Auvergne  le  blanc  duriauy 

lit-on  clans  le->  Crieries  de  Paris  de  Guillaume  de  Villeneuve, 
et  liruyerin  Champier  (p.  6ii)  prétend  que  le  blandureau  figu- 
rait dans  les  chansons  des  jeunes  filles. 

Une  autre  variété  est  la  pomme  de  court  pendu  (l.  Ill, 
ch.  xiii),  aujourd'hui  pomme  de  capendu  (i),  qualité  excellente 
d'un  rouge-vermillon,  d'une  eau  douce  et  agréable,  que  les  Cris 
rimes  d'Antoine  Truquet  (1545)  appellent  «  la  pomme  la  plus 
royalle  ».  Elle  était  très  estimée,  à  cause  de  son  odeur  exquise  : 
les  dames  du  xvi®  siècle,  nous  dit  Bruyerin  Champier,  en  par- 
fumaient les  robes  dans  leurs  armoires. 

Prunes.  —  Les  prunes  les  plus  goûtées  étaient  les  pruneaulx 
de  Tours  (l.  111,  ch.  xiii),  variété  que  Bruyerin  Champier  ap- 
pelle (p.  600)  «  acceptissima  et  laudatissima  ». 

Encore  aujourd'hui  les  pruneaux  de  Tours  sont  récoltés  et 
préparés  dans  la  partie  sud-ouest  de  la  Touraine,  et  surtout 
aux  environs  de  Chinon. 

Raisins.  —  Les  variétés  de  raisins  qu'on  trouve  dans  notre 
auteur  méritent  de  nous  arrêter. 

Rabelais  a  groupé  dans  un  passage  célèbre  les  différents 
cépages  estimés  dans  la  première  moitié  du  xvi^  siècle  (1.  I, 
ch.  xxv):  «  Car  notez  que  c'est  viande  céleste,  manger  à  des- 
jeuner  raisins  avec  fouaces  fraisches,  mesmement  des  pineaulx, 
des  fiers,  des  muscadeaulx,  de  la  bicane  et  des  foyrars  pour 
ceulx  qui  sont  constipez  du  ventre...  » 

Plusieurs  provinces  ont  fourni  leur  contingent  à  cette  no- 
menclature viticole  de  l'époque  : 

Bicane,  cépage  qui  donne  des  raisins  d'une  belle  couleur 
jaune,  à  très  gros  grains  ellipsoïdes,  mais  dont  le  goût  laisse  un 
peu  à  désirer.  La  forme  rabelaisienne  est  la  première  attestée  ; 
des  variantes  ultérieures  sont  données  par  Liébault  (beccane) 
et  par  Nicot  (bicarne).  Aujourd'hui,  le  mot  est  usuel  en  Indre- 
et-Loire  :  en  Biésois,  bicane  désigne  le  cépage  blanc  à  gros  rai- 
sins (Thibault). 

Sous  sa  double  forme,  bicane  et  bécane,  c'est  un  dérivé  de 
bique  (Poit.  bèque),  chèvre,  répondant,  sous  le  rapport  du  sens, 
à  la  variété  bordelaise,  nommée  chevrier  en  Dordogne  et  cabrié 


(i)  Cette  forme  remonte  également  au  xvi*  siècle  :   des  «  pommes  de 
Capendu  »  sont  mentionnées  dans  le  Mémoire  pour  un  banquet. 


l86  VIE  SOCIALE 

en  Périgord.  Raisins  de  chèvre  est  le  nom  vulgaire  du  nerprun 
purgatif,  dont  les  baies  ont  une  saveur  acre  comme  celles  du 
cépage.  Le  goût  acide  de  la  bicane,  qui  fait  appeler  ce  cépage 
verjus  par  certains  auteurs,  explique  son  nom  que  Rabelais  a  tiré 
d'un  patois  du  Centre,  et  tout  prirticulièrcment  de  l'Orléanais. 

Les  Fie/'s  appartiennent,  par  contre,  à  l'Anjou.  On  les  ap- 
pelle, à  Montauban.  raisins  goût  deftgue.  On  sait  que  les  formes 
Jîe  et  figue  alternent  en  ancien  français  et  dans  les  patois. 

Les  Foirards  venaient  du  Lyonnais  :  ils  sont  bons,  nous  dit 
Rabelais,  pour  ceux  qui  sont  constipés  du  ventre.  Le  mot  était 
devenu  parisien,  suivant  le  témoignage  de  Liébault. 

Les  Francs- aubiers  venaient  de  la  Provence  :  aubié,  variété 
de  raisin  blanc,  à  grains  ronds  et  doux,  comme  à  Aix  ;  aujour- 
d'hui, ce  raisin  est  fréquent  dans  la  Charente-Inférieure. 

Le  Muscadeau,  ou  raisin  mus-at,  provenait  du  Languedoc 
(muscadel).  Liébault  l'appelle  muscadet,  nom  qui  est  resté.  Ra- 
belais donne  ailleurs  (1.  V,  ch.  xxxiv)  le  nom  de  muscadet  au  vin 
de  goût  muscat,  sens  encore  usuel  et  remontant  au  xv'  siècle. 
En  Languedoc,  muscadet  est  le  nom  d'un  cépage  connu  qu'on 
cultive  également  sur  les  coteaux  de  la  Loire-Inférieure. 

Le  Pineau,  dont  les  petites  grappes  serrées  ressemblent 
aux  pommes  de  pin,  est  un  cépage  de  Touraine.  Liébault 
écrit  pinot,  à  côté  de  «  fin  pinet  d'Anjou,  qui  a  le  bois  tirant 
sur  le  verd  ».  Aujourd'hui  encore,  dans  la  Touraine,  le  pineau 
noir  sert  à  faire  des  vins  rouges,  et  le  gros  pineau,  des  vins 
blancs.  Rabelais  en  parle  avec  délices  (1. 1,  ch.  v)  :  a  O  lacryma 
C/iristi,  c'est  de  la  Deviniere,  c'est  vin pnneau  ». 

Finalement,  les  «  gros  raisins  chenins  »,  variété  de  raisin 
blanc  et  noir  (proprement  raisin  qui  plaît  aux  chiens),  prove- 
naient également  de  la  Touraine  :  le  clicnin  blanc,  ou  pineau 
blanc  de  la  Loire,  se  trouve  encore  dans  les  meilleurs  vignobles 
de  cette  province. 

Fromages.  — Le  fromage  de  Brie  (1.  I,  ch.  xvii)  était  depuis 
longtemps  célèbre.  Il  figure  ('éjà,  au  xni«  siècle,  dans  les  Crie- 
ries  de  Guillaume  de  Villeneuve. 

Rabelais  mentionne  en  outre  (1.  IV,  ch.  ux)  la  caillebotte. 
plat  de  lait  criillc  et  cuit,  mot  des  patois  de  l'Ouest,  et  hx  jon- 
chée, également  lait  caillé  et  égoutté  dans  un  panier  de  jonc, 
appellation  parisienne,  suivant  Liébault  (p.  39).  Rabelais 
l'appelle  ailleurs  (l.  III,  ch.  xxxiii)  Joncade,  d'après  son  équi- 
valent langue  !ocien. 


CUISINE  187 

Pâtés.  —  Nous  avons  déjà  traité  des  pâtés  d'entrée,  pastels 
d'assiette,  comme  on  les  appelait,  qui  renfermaient  de  la  criair 
ou  du  poisson.  Les  pâtés  de  dessert  contenaient  du  laitage,  des 
fruits,  des  herbes  ou  des  confitures. 

Confitures.  —  Notre  auteur  fait  servir  sur  la  table  des  Gas- 
trolâtres  «  soixante  et  dix  huit  espèces  de  confitures  seiches  et 
liquides  »,  à  côté  de  cent  couleurs  de  dragées. 

VI.  —  Vin  et  boisson. 

Au  banquet  des  Gastrolâtres,  les  hors-d'oeuvre  sont  «  asso- 
ciés de  brevaige  sempiternel  »  ;  le  premier  service  est  suivi  de 
«  brevaige  éternel  parmy,  précédant  le  bon  et  friant  vin  blanc, 
suyvantvin  clairet  et  vermeil  frays...  ».  Le  deuxième  service  est 
accompagné  de  «  renfort  de  vinaige  »,  et  au  dessert  «  le  vinaige 
suivoit  à  la  queue  de  paour  des  esquinanches  ». 

Boire  est  la  préoccupation  constante  des  héros  de  Rabelais. 
L'épopée  commence  par  une  invocation  aux  «  beveurs  tresil- 
lustres  »  et  se  termine  par  l'apothéose  de  la  Dive  Bouteille. 

Le  vocabulaire  rabelaisien  de  la  beuverie  est  d'une  abondance 
et  d'une  variété  uniques.  On  y  boit  à  la  bretesqiie  (l.  II,  ch.  xxviii) 
ou  «  à  la  mode  de  Bretaigne  »  (l.  1,  ch.  v),  et  surtout  à  la  tucles- 
que,  les  Bretons  et  les  Allemands  ayant  la  réputation  d'insignes 
buveurs.  Les  Basques  trinquent  dans  leur  langue  (1.  I,ch.  v)et 
les  Gascons  confondent  vivere  avec  bibere.  Les  moines  et  les 
sorbonnistes  ne  sont  pas  moins  amateurs  du  piot,  et  l'expres- 
sion boire  théologalement  revient  comme  un  dicton.  La  solda- 
tesque de  l'époque,  Suisses  et  Lansquenets,  fournit  le  vocable 
trinquer,  précédé  par  dringuer  (encore  dans  Marot  et  du  Fail), 
forme  parallèle  qui  remonte  aux  Flamands  et  aux  archers  écos- 
sais de  la  garde  royale. 

Parmi  les  différentes  boissons  que  cite  Rabelais,  mention- 
nons :  le  corme,  boisson  faite  avec  le  fruit  du  cormier  (l.  II, 
ch.  xxxi);  la  godale  (l.  II,  ch.  xii,  et  1.  III,  ch.  xxviii),  qui  n'est 
autre  que  la  bière  anglaise  goodale,  déjà  connue  au  xiii*  siècle 
et  peu  réputée  an  xvi''. 

La  biscantine  ou  piscantine  est  le  nom  du  vin  aigrelet  :  la 
première  forme,  cui  est  la  primitive  (l.  I,  ch.  xxxi),  figure  dans 
l'édition  princeps;  la  dernière,  dans  les  éditions  ultérieures. 
L'une  et  l'autre  sont  encore  vivaces  dans  les  patois.  En  Nor- 
mandie,  biscantim  (en  Blésois,  biscotine)   désigne  une  mau- 


l88  VIE  SOCIALE 

vaise  boisson  (Moisy)  ou  le  vin  blanc  fait  avec  du  raisin  rouge 
non  cuvé  (Thibault).  C'est  proprement  la  boisson  des  chèvres, 
de  bisque  (variante  de  bique,  chèvre),  dont  le  nom,  dans  l'Orne, 
désigne  une  boisson  faite  avec  des  poires  simplement  trempées 
dans  l'eau  (Aloisy),  et  rappelle  l'origine  analogue  du  cépage 
bicane.  La  forme  contaminée  pisca/if  me  (i),  encore  usuelle  dans 
les  Deux-Sèvres  (Beaujhet-Filleau),  le  Dauphiné  (Mistral)  et  la 
Bretagne  (Ménage),  s'applique  au  mauvais  vin,  à  la  piquette, 
au  verjus. 

La  boisson  par  excellence,  le  vin,  était  représentée,  dès 
le  XIV®  siècle,  par  le  clairet,  vin  mêlé  de  miel  et  d'épices,  et 
surtout  par  Vhippocras,  vin  aromatique  très  apprécié  :  blanc, 
il  commençait  le  repas,  suivi  du  vin  clairet  et  vermeil  irais  ; 
rouge,  il  était  servi  à  la  fin  du  souper.  Au  xvi*^  siècle,  cette  li- 
queur était  encore  fort  en  usage  (1.  111,  ch.  xxx). 

Les  meilleurs  crus  rabelaisiens  (1.  111,  ch.  lu,  et  1.  V, 
ch.  xxxiii)  étaient  ceux  d'Arbois,  dans  la  Franche-Comté  ;  de 
Beaune,  dans  la  Bourgogne  ;  de  Coucy,  le  meilleur  vignoble  de 
rile-de-France,  planté  par  ordre  de  François  1"  et  exclusive- 
ment réservé  au  roi  ;  de  Grave,  en  Guyenne  ;  de  Mirevaux, 
près  de  Frontignan;  d'Aunis;  d'Orléans. 

Bruyerin  Champier,  en  parlant  des  crus  les  plus  célèbres  à 
son  époque,  nous  dit  (1.  XVIII,  ch.  xii)  :  «  11  n'y  a  point  de 
pays  sur  la  terre  qui  puisse  se  glorifier  d'avoir  d'aussi  bons  vins 
que  la  France  ».  Il  compte  dans  ce  nombre  le  vin  d'Arbois  et 
le  muscat  de  Provence.  Il  prétend  qu'en  Artois  et  dans  le  Hai- 
naut  on  recherchait  les  vins  de  Beaune,  mais  eue  le  reste  de 
la  Flandre  préférait  ceux  d'Orléans. 

Olivier  de  Serres  vante,  à  son  tour  (t.  1,  p.  209),  le  vin 
«  cleret  »  de  Nérac,  de  Grave,  d'Arbois,  le  muscat  de  Fronti- 
gnan et  de  Mirevaux  et  «  les  excellents  vins  blancs  »  d'Orléans, 
de  Coucy,  d'Anjou,  de  Beaune:  «  Sur  tous  lesquels  vins  parois- 
sent  les  musquats  et  blanquettes  de  Frontignan  et  Mirevaux,  en 
Languedoc,  dont  la  valeur  les  fait  transporter  par  tous  les  re- 
coins de  ce  royaume  ». 

Mais  au  dessus  des  crus  les  plus  renommés,  Rabelais  met  le 
vin  blanc  de  son  cher  clos  de  la  Dcvinicre,  le  vignoble  paternel, 
qu'il  va  jusqu'à  comparer  au  lacryma  Christi  (I.  I,  ch.  v). 

(i)  Sous  l'influence  analogique  de  piquant  (cf.  le  synonyme  piquette). 


CUISINE  189 

Comme  on  le  voit,  en  sa  qualité  de  médecin,  Rabelais  possé- 
dait une  connaissance  en  quelque  sorte  professionnelle  des 
difïérents  aliments  et  de  la  manière  de  les  apprêter.  Mais  étant 
donné  la  place  importante  que  la  cuisine  joue  dans  son  roman, 
on  peut  supposer  qu'il  aimait  à  se  documenter  par  lui-même. 
Son  information  a  été  ici,  comme  partout  ailleurs,  large  et 
consciencieuse.  Beaucoup  plus  que  dans  les  traités  techniques 
les  plus  réputés  —  par  exemple,  le  Viandier  de  Taillevent, 
encore  en  vogue  au  xvi®  siècle  —  il  a  puisé  dans  la  réalité  con- 
temporaine et,  en  ce  qui  touche  la  vie  monacale,  dans  ses  souve- 
nirs personnels.  Ses  renseignements  dépassent  de  beaucoup  ce 
que  nous  apprennent  les  livres,  et  les  détails  qu'il  nous  donne 
sont  tellement  copieux  qu'ils  permettent  de  tracer  un  tableau  à 
peu  près  complet  des  préférences  gastronomiques  des  hommes 
du  xvi"  siècle. 

L'art  culinaire  de  la  Renaissance  est  éminemment  français. 
Quelques  apports  de  l'Orient  et  de  l'Italie  mis  à  part  (et  ceux-ci 
fort  peu  nombreux),  la  grande  majorité  des  noms  de  plats  est 
foncièrement  nationale.  La  plupart  des  provinces  y  sont  repré- 
sentées, mais  c'est  le  Midi  de  la  France  qui  a  fourni  les  contri- 
butions les  plus  variées.  Ces  données  multiples  ont  abouti  au 
gigantesque  banquet  de  Gastrolâtres,  monument  unique  de  la 
littérature  culinaire. 


CHAPITRE   111 
MONNAIES 


La  variété  de  monnaies  qu'on  rencontre  dans  Rabelais  est 
considérable.  vSa  nomenclature  embrasse  à  la  fois  la  numisma- 
tique du  passé  et  le  sj'stème  monétaire  de  la  Renaissance,  aussi 
bien  en  France  que  dans  les  autres  pays  du  monde  (i). 

I.  —  Monnaies  historiques. 

Passons  rapidement  sur  les  appellations  historiques,  simples 
réminiscences  livresques,  utilisées  pour  donner  une  couleur  ar- 
chaïque au  récit,  ou  pour  obtenir  un  efïet  facétieux. 

L'antiquité  hébraïque  est  représentée  par  le  sicle,  monnaie 
d'une  valeur  difficile  à  fixer:  «...  à  l'édification  du  temple  de 
Salomon  chacun  un  sicle  cVor  offrir,  à  plaines  poignées,  ne 
I)ouvoit  »  (1.  V,  ch.  XLii). 

La  numismatique  gréco-romaine  a  fourni  le  talent  d'or  et  le 
sesterce,  le  premier  valant  dix  talents  d'argent,  répondant  à 
55.609  fr.  de  notre  monnaie  ;  le  dernier,  monnaie  d'argent  dont 
la  valeur  a  beaucoup  varié  (2). 

(  I  )  Jean-I3aptiste  Cartier  (mort  en  i85g),  agronome  et  statisticien,  fon- 
dateur de  la  Revue  de  Numismatique  française,  y  a  publié  (t.  XII,  1847, 
p.  336  à  349)  une  «  Lettre  à  M.  de  la  Saussaye  sur  les  monnaies  de 
Rabelais  ».  La  page  introductive  renferme  des  aveux  effarants,  dans  le 
genre  de  celui-ci  :  «  Il  ne  me  restait  d'une  ancienne  lecture  du  Cynique 
de  Chinon  qu'un  sentiment  invincible  de  dégoût  .  .  [et  après  une  se- 
conde lecture]  j'ai  bientôt  été  las  d'un  Hux  de  grossièretés  à  faire  rou- 
gir les  bagnes  du  xixe  siècle  ».  Les  explications  de  Cartier  sont  pour  la 
plupart  tirées  de  Salezade,  d'où  leur  caractère  superficiel  et  aléatoire. 
Elles  trouveront  un  correctif  dans  le  Mémoire  sur  les  monnaies  du  rè- 
gne de  François  J"  par  K.  Lcvasseur,  Paris,  1902. 

Ajoutons-y  le  livre  classique  de  Le  Blanc,  Trait}  historique  des  mon- 
naies de  France,  Paris,  1690,  et,  quant  aux  monraics  exotiques,  Sale- 
zade, Recueil  des  monnaies  tant  anciennes  que  modernes,  Bruxelles,  1767. 

(a)  «  ...    le  moindre  de  ces  moutons  vault  quatre  foys  plus  que  le 


MONNAIES  191 


Le  Moyen  Age  est  rappelé  par  le  bêlant  d'or,  monnaie  d'ori- 
gine byzantine,  employée  par  Rabelais  comme  appellatif  général 
ou  comme  pièce  d'or  antique  d'une  valeur  plutôt  symbolique 
(1.  I,  ch.  xxxiii).  Nous  y  reviendrons  plus  loin. 


II.  —  Monnaies  anglo-françaises. 

Au  xiv'  siècle  remontent  les  noms  de  monnaies  anglaises  qui 
circulaient  en  France  pendant  que  les  rois  d'Angleterre  régnaient 
à  Paris  : 

Angelot,  monnaie  d'or  portant  l'image  de  l'ange  Saint-Michel, 
tenant  les  écussons  de  France  et  d'Angleterre  ;  d'une  valeur  de 
7  fr.  40  cent.,  frappée  en  1422  par  le  roi  d'Angleterre.  Suivant 
Le  Blanc,  l'angelot  valait  quinze  sols  (1.  111,  ch.  xxv)  :  «  cin- 
quante beaux  angelots  ». 

Noble  à  la  rose,  monnaie  d'or  portant  en  effigie  la  rose  de 
York  ou  de  Lancaster,  frappée  par  Edouard  III  en  133 1  (i). 
Froissart  en  fait  le  premier  mention  (t.  II,  p.  94)  :  «  Et  là  avoient 
en  un  sach  cent  livres  d'estrelin,  monnoie  d'Engleterre,  car  adont 
(en  1326)  il  n'estoit  encores  nulles  nouvelles  de  nobles  ». 

Salut  ou  salut  d'or,  monnaie  portant  sur  un  des  côtés  la  sa- 
lutation angélique,  frappée  par  Henri  V  et  Henri  VI,  valant  en- 
viron 12  francs  (1.  I,  ch.  xlvi):  «  Lors  commanda  Grandgousier 
que...  feussent  contez  au  moyne  soixante  et  deux  mille  sa- 
lu2  ». 

Les  Nobles  et  les  Saluts,  comme  les  Angelots,  étaient  depuis 
longtemps  sortis  d'usage  :  «  Ces  vieux  doubles  Ducats,  Angelotz, 
Nobles  à  la  rose  retourneront  en  usance  »  {Pantagr.  Prognost., 
ch.  vi),  et  notre  auteur  s'en  sert  à  titre  de  monnaies  histori- 
ques, surtout  dans  les  occasions  solennelles. 


meilleur  de  ceulx  que  jadis  les  Coraxiens...  vendoient  un  talent  d'or  la 
pièce.  Et  que  penses-tu,  O  sot  à  la  grande  paye,  que  valoit  un  talent 
d'or}  »  (1.  IV,  ch.  vu),  —  «  L'un  des  deux  unions  aux  aureilles  de 
Cleopatre  estant  à  l'estimation  de  cent  fois  six  sesterces  »  (1.  V,  ch.  xlii), 
pour  cent  fois  cent  mille,  c'est-à-dire  dix  millions  de  sesterces  (comme 
Pline  évalue  cette  célèbre  perle). 

(i)  «  Pour  la  fondation  et  entretenement  d'icelle  [Abbaye  de  Thélème] 
donna  à  perpétuité  vingt  trois  cent  soixante  neuf  mille  cinq  cens  qua- 
orze  nobles  à  la  rose  d«  rente  foncière,  indemnez,  amortyz,  et  solvables 
par  chascun  an  à  la  porte  de  l'abbaye  «  (1.  I,  ch.  lui). 


i92  VIE  SOCIALE 


III.  —  Monnaies  françaises. 

Passons  maintenant  aux  monnaies  françaises  qui  avaient  en- 
core cours  au  xvi'  siècle  : 

Blanc,  monnaie  de  valeur  et  de  type  différents,  qui  datait  du 
commencement  du  règne  des  Valois,  sous  Charles  VI  (1.  II,  ch.xi). 
Le  (ji'and  blanc  était  une  pièce  blanche  ayant  cours  pour  12 
deniers. 

L'ordonnance  du  24  avril  1488  spécifie  ces  deux  variétés  : 
«  Grands  blancs  au  soleil,  apelez  douzains,  pour  13  deniers; 
grands  blancs  à  la  couronne,  apelez  un^ains,  pour  12  de- 
niers »  (i).  Rabelais  parle  souvent  des  dou^ains  et  une  fois 
d'unsain  (1.  1,  ch.  xxv). 

Escu,  écu,  ancienne  monnaie  d'or  ou  d'argent,  portant  sur  une 
des  faces  les  armes  de  France  :  «  Lors  Grandgousier  donna  à 
Toucquedillon  dix  mille  escus   par   présent  honorable  »  (1.  I, 

ch.   XLVl). 

Au  commencement  du  règne  de  François  I",  Vescu  sol  ou 
escu  au  soleil  portait  sur  la  face  l'écu  de  France  surmonté  de 
la  couronne,  au-dessus  de  laquelle  était  un  petit  soleil.  Cette 
monnaie  avait  cours  pour  36  sols  et  3  deniers  tournois.  Rabelais 
l'appelle  aussi  escu  d'or,  à  côté  d'escu  bourdeloys,  écu  de  moin- 
dre valeur  ayant  cours  à  Bordeaux  (1.  III,  ch.  lu). 

Mouton  à  la  grande  laine,  pièce  d'or  fin  usitée  jusqu'au  rè- 
gne de  Charles  VII  :  «  Les  véritables  moutons  appelés  à  la 
grande  laine,  pour  les  distinguer  des  autres  moins  grands,  ap- 
partenaient au  règne  de  Jean.  Ils  avaient  été  émis  pour  un  franc 
ou  une  livre  tournois  et  vaudraient  à  peu  près  16  francs,  ce  qui 
ferait  monter  l'anneau  de  Gargantua  à  un  bon  prix  »  (2). 

C'est  là  une  appréciation  par  trop  sommaire,  comme  la  plupart 
des  évaluations  de  Cartier.  Le  nom  se  lit  déjà  dans  Froissart 
(t.  IV,  p.  3)  :  «  Li  troy  estât  lissent  forgier  nouvelle  monnoie  de 
fin  or  que  on  clammoit  moutons  ». 

Rabelais  s'en  sert  fréquemment  :  «  ...  les  estimoit  [les  pierre- 
ries] à  la  valeur  de  soixante  neuf  millions  huyt  cens  nonante  et 
quatre  mille  dix  et  huyt  moutons  à  la  grande  laine  »  (1.  I, 
ch.  viii). 

(1)  I.evassciir,  mcmoirc  cilc,  p.  37. 

(2)  (Cartier,  p.  338. 


MONNAIES  19' 

Royale  monnaie  d'or  frappée  sous  Philippe  le  Bel  et  ses  suc- 
cesseurs, dont  l'effigie  portait  l'image  du  souverain  revêtu  de  ses 
habits  roj^aux.  Il  valait  environ  10  fr.  74  centimes:  «  ...  la  chas- 
tellenie  de  Salmiguondin...  valent  par  chascun  an  6789106789 
Royaulx  en  deniers  certains...  »  (1.  III,  ch.  11). 

Ajoutons-y  les  monnaies  portant  simplement  les  noms  des 
souverains  qui  les  ont  frappées  : 

Carolus,  ou  grand  blanc,  monnaie  de  billon  valant  onze  de- 
niers, frappée  par  Charles  VII  en  1488  et  portant  sur  une  des 
faces  un  K couronné  :  «Chascun  donna...  quelques  carolus  pour 
vivre  »  (1.  I,  ch.  xlv). 

Henrlcus,  ou  double  écu,  monnaie  d'or,  alors  récente,  frap- 
pée par  Henri  II  en  1549,  valant  50  sols  :  «...  nouveaulx  henri- 
cus  »  (1.  IV,  ch.  vi). 

Philippus,  nom  de  monnaie  qu'on  lit  deux  fois  dans  Rabelais 
et  qu'il  est  malaisé  de  préciser.  Des  deux  passages  (i)  où  il 
l'emploie,  le  dernier  ne  permet  pas  de  douter  qu'il  s'agisse 
d'une  monnaie  française  ayant  cours  aussi  bien  à  Paris  qu'en 
province.  Du  Cange  l'attribue  à  Philippe  V.  Quoiqu'il  en  soit,  il 
faut  écarter  les  rapprochements  qu'on  a  proposés  tantôt  avec  le 
statère  de  Philippe  de  Macédoine  (2)  et  tantôt  avec  la  monnaie 
d'or,  frappée  par  Philippe  II  dans  les  Pays-Bas,  les  philippus 
d'or  que  Salezade  identifie  avec  les  riddes  hollandais  (3). 

(i)  «  Grandgousier  luy  donnoit  [à  Marquât]  sept  cens  mille  et  troys 
Philippus  pour  payer  les  barbiers  qui  l'auroient  pense',..  »  (1.  I, 
ch.  XXXII);  et  «...  commenda  au  Faquin,  qu'il  luy  tirast  de  son  baudrier 
quelque  pièce  d'argent.  Le  Faquin  luy  mist  en  main  un  Tournoys  Phi- 
lippus »  (1.  II,  ch.  xxxvii). 

Quelques  années  plus  tard,  on  lit  ce  nom  dans  le  Disciple  de  Panta- 
gruel (i538),  éd.  Jacob,  p.  61  :  «  ...  qui  ne  sont  pas  de.  fin  or,  comme 
vous  voyez  les  philipus,  les  florins  et  les  autres  pièces  de  bas  or  ». 

(2)  Voy.  la  note  correspondante,  dans  l'éd.  Lefranc  des  Œuvres  de 
Rabelais,  t.  I,  p.  287. 

(3)  Hypothèse  admise  par  Cartier  qui  fixe  la  valeur  du  philippus  hol- 
landais à  6  fr.  35  cent.  En  interprétant  le  premier  texte  cité  par  Rabelais, 
il  remarque  :  «  Marquet  emboursait  une  somme  équivalente  aujourd'hui 
à  4.305.019  fr.  o5  cent.  »,  Evaluation  absurde  si  on  se  rappelle  qu'il 
s'agit  là  d'un  marchand  de  fouaces! 

Chose  curieuse:  Ulrich  Gallet  ne  demande  à  Pirochole,  comme  in- 
demnité de  terres  ravagées,  que  la  somme  de  mille  be:{ans  d'or  (1.  I, 
ch.  xxxi),  c'est-à-dire,  suivant  les  numismates,  quelque  chose  comme 
20.000  francs,  alors  qu'un  des  plus  humbles  sujets  de  notre  roitelet,  le 
fouacier  Marquet,  aurait  reçu  de  Grandgousier,  pour  les  soins  donnés 

i3 


194  VIE  SOCIALE 

Des  noms  de  monnaies  provinciales  ne  manquent  pas  non  plus 
à  notre  roman.  On  y  rencontre  la  pithe  poitevine,  pièce  de  cui- 
vre qui  a  eu  cours  depuis  le  xv^  siècle  et  valait  un  quart  de  de- 
nier (1.  III,  ch.  lu):  «  ...  la  douziesme  partie  d'une  Pithe  ». 
C'est  un  reflet  du  bas-latin  picta,  abrégé  (suivant  Ménage)  de 
Pictaoia,  Poitiers. 

Son  équivalent  gascon,  le  patac,  désignait  simplement  le  de- 
nier :  «...  tant  que  le  sac  de  bled  ne  vaille  trois  patac^  »  (1.  III, 
ch.  XX vi). 

IV.  —  Monnaies  étrangères. 

Au  xvi^  siècle,  les  monnaies  de  plusieurs  pays  eurent  cours 
en  France. 

L'Italie  avait  fourni,  dès  le  xiv^  siècle,  le  ducat  (frappé  par 
les  doges  de  Venise)  et  le  Jleurin  ou  florin  (frappé  à  Florence), 
monnaies  d'or  de  valeurs  différentes  et  répandues  dans  plusieurs 
pays  (Allemagne,  Hollande,  etc.).  Grandgousier  fît  don  à  Tou- 
quedillon  d'un  collier  d'or  «  garny  de  fines  pierreries,  à  l'esti- 
mation de  cent  soixante  mille  ducat;:;...  »  (l.  I,  ch.  xlvi),  et,  à 
propos  de  la  manière  dont  Panurge  gagnait  les  pardons,  il  se 
vante  avoir  ainsi  acquis  «  plus  de  six  mille  jleurins  »  (1.  II, 
ch.  xvii),  c'est-à-dire  florins  d'or,  monnaie  de  la  même  valeur 
que  le  ducat. 

A  ces  deux  noms  de  monnaies  remontant  au  passé  s'ajoutent 
les  deux  suivants  qui  appartiennent  à  la  Renaissance: 

Pinard,  petite  monnaie  de  billon  frappée  à  Rome  (Salezade, 
p.  267).  Oudin  définit  pinatelle  «  spetie  di  moneta  di  rame  ». 
Rabelais  s'en  sert  une  seule  fois  dans  cette  réplique  qu'il  met 
dans  la  bouche  de  Villon  (1.  11,  ch.  xxx)  :  «  Combien  la  denrée 
de  moustarde  .^  Un  denier...  la  blanchée  n'en  vault  qu'un  pi- 
nard, et  tu  nous  surfaicz  i.y  les  vivres  ». 

Teston  (en  Italie,  teslone),  qui  reste  la  principale  monnaie 
d'argent  jusqu'en  1576  (i).  Celte  monnaie,  dont  la  valeur  va- 
riait de  10  à  12  sous,  portait  gravée  la  tête  du  souverain  (d'où 
son  nom).  Cotgrave  mentionne  ce  proverbe  :  «  Il  fait  de  son  tes- 

à  sa  blessure,  ni  plus  ni  moins  que  4.3()5.oig  francs  et  o5  centinies  I 
Voilà  les  absurditiis  auxquelles  on   aboutit,  si  l'on  adopte  les   évalua- 
tions au  petit  bonheur  de  Cartier, 
(i)  Levasseur,  p.  xxxvi. 


MONNAIES  19? 

ton  un  escu  »,  c'est-à-dire  il  prospère,  il  s'enrichit.  Rabelais 
s'en  sert  une  dizaine  de  fois,  à  propos  de  Panurge  qui  savait 
habilement  escamoter  ses  testons,  jusqu'aux  gueux  auxquels  on 
jetait  des  testons  rognés.  La  Pantagruéline  Progncsticatioa 
(ch.  vi)  met  les  rongneurs  de  testons  au  même  rang  que  «  les 
usuriers  et  les  faulx  monnoyeurs  ». 

L'Espagne  est  représentée  par  le  maltedi,  maravedi,  petite 
monnaie  de  cuivre  (1.  III,  ch.  vu).  La  forme  maloedis  (i)  ren- 
voie à  un  emprunt  oral. 

La  Hollande  a  fourni  la  ridde,  monnaie  d'or  :  «  En  Flandres, 
nous  dit  Salezade  (p.  62),  il  y  a  des  riddes  ou  philippus  ».  Nicot 
en  donne  une  description  circonstanciée  :  «  Le  nom  de  ridder 
signifie  proprement  cavalier,  portant  au  costé  de  la  pile  un  che- 
valier armé  de  toutes  pièces,  l'espée  au  poing  dextre  brandie, 
monté  sus  un  coursier  bardé  ».  L'ordonnance,  ajoute  Nicot, 
l'évaluait  à  cincquante  sols  tournois.  Rabelais  en  fait  une  seule 
fois  mention  dans  le  Prologue  de  l'Auteur  du  Quart  livre:  «  En 
Chinon,  Couillatris  change  sa  coignée  d'or...  en  belles  Riddes, 
beaulx  Royaulx  et  beaulx  Escuz  au  soleil  ». 

En  Orient,  la  monnaie  d'or  fin  portait  le  nom  de  serapli,  sé- 
raphin. Rabelais,  qui  s'en  sert  fréquemment  pour  donner  à  son 
récit  une  couleur  exotique,  en  avait  lu  le  nom  dans  les  relations 
de  voyages  en  Orient,  par  exemple  dans  la  Peregrinatio  (1506) 
de  Baumgarten,  chez  lequel  on  trouve  la  forme  latinisée  du  nom 
(p.  22):  «  Quinquaginta  aurei  quos  illi  [les  Orientaux]  serapJios 
vocant  ».  C'est  là  une  transcription  de  l'arabo-persan  achrafi, 
monnaie  qui  avait  cours  au  xvi^  siècle  en  Asie  et  dans  l'Afrique 
du  Nord,  en  Egypte  et  en  Perse,  d'où  elle  fut  importée  en  Turquie. 

Mais,  c'est  surtout  dans  le  Voyage  d^oultre  mer  (1530)  du  cor- 
delier  Jean  Thenaud  qu'il  est  question  des  seraphes  d'or,  qui 
avaient  cours  au  Caire.  Rabelais  en  fait  un  fréquent  usage.  Il 
le  met  dans  la  bouche  d'un  Bascha  s'adressant  à  Panurge  (1.  II, 
ch.  xiv)  :  «  Je  te  donne  une  bougette,  tiens  voy  la  là,  il  y  a  six 
cent  seraplis  dedans...  »  Et  ailleurs,  il  évalue  en  cette  monnaie 
orientale  le  revenu  de  la  châîelenie  de  Salmigondin  (1.  111,  ch.  11)  : 
«  Quelquefois  revenoit  à  1.234. 554. 321  serap}(Sy>. 

Remarquons,  pour  finir,  que  Rabelais  se  sert  en  premier  lieu 

(1)  D'Aubigné  se  sert  d'une  forme  analogue  :  «  Un  quadruple  d'Espa- 
gne et  quelques  maloedis  »  {Œuvres,  t.  II,  p.  585). 


igà  VIE  SOCIALE 

de  souvenirs  livresques  pour  donner  une  couleur  archaïque  ou 
plus  de  solennité  à  son  récit.  C'est  le  cas,  par  exemple,  pour 
be^an  d'or  qui  est  chez  lui  une  réminiscence  de  Joinville.  Lors- 
qu'Ulrich  Gallet  exige  de  Picrochole  qu'il  «  paye  mille  bezans 
d'o/' pour  les  dommages  que  as  faict  en  ces  terres»  (1.  I,ch,  xxxi), 
notre  satirique  s'est  souvenu  du  passage  de  la  Vie  de  Saint- 
Louis  (ch.  XLiii),  où  la  rançon  du  roi  est  évaluée  à  deux  cents 
mille  besants  d'or.  D'un  roitelet,  comme  Picrochole,  on  ne  pou- 
vait exiger  la  même  somme. 

Ailleurs,  Rabelais  nous  dit  que  le  parement  du  buffet  de 
Grandgousier  «  estoit  au  poys  de  dix  huyt  cent  mille  quatorze 
be^ans  d'or  »  (1.  I,  ch.  li).  C'est  là  un  chififre  démesuré  (i)  que 
l'auteur  lui-même  aurait  cru  superflu  d'évaluer,  son  but  étant 
de  rester  dans  le  vague,  dans  l'indéterminé. 

D'ailleurs,  le  besant  n'a  jamais  eu  cours  en  France,  et  aucune 
ordonnance  n'en  fait  mention.  Le  Blant  croit  (p.  172)  que  le  be- 
sant était  un  appellatif  général  que  le  peuple  donnait  à  toutes 
les  monnaies  d'or.  C'était  plutôt  une  monnaie  symbolique,  con- 
servée comme  telle  dans  la  cérémonie  du  sacre  des  rois  de  France. 

Un  caractère  à  la  fois  solennel  et  humoristique  distingue  l'in- 
ventaire minutieux  des  comptes  de  l'Abbaye  de  Thélème  :  «  Pour 
le  bastiment,  et  assortiment  de  l'abbaye,  Gargantua  feist  livrer 
de  content  vingt  et  sept  cent  mille  huyt  cent  trente  et  un  moutons 
à  la  grande  laine,  et  par  chascun  an  jusques  à  ce  que  tout  feust 
parfaict,  assigna  sus  la  recepte  de  la  Dive  seze  cent  soixante  et 
neuf  mille  escu^  au  soleil  et  autant  à  fesioile  poussinière  »  (1. 1, 
ch.  Lin). 

Ce  dernier  qualificatif  est  du  cru  de  Rabelais,  qui  nous  en  offre 
un  pendant  à  propos  des  miséreux  de  l'Ile  de  Chanoph,  auxquels 
«  Pantagruel  fit  envoyer  son  aulmosne,  soixante  et  dix  huict  mille 
beaulx  petits  demys  escu^  à  la  lanterne  »  (1.  IV,  ch.  lxiv). 

Les  escus  à  l'étoile  poussinière,  comme  les  écus  à  la  lan- 
terne, comme  les  écus  au  sabot,  dont  Pantagruel  <(  feist  emplir 

(i)  Suivant  son  habitude,  Cartier  s'aventure  à  écrire  (p.  342)  :  «  Je 
crois  que  le  besant  équivalait  à  peu  près  à  un  gros  d'or  tin,  et  alors  la 
vaisselle  de  Grandgousier,  abandonnée  à  ses  capitaines,  aurait  pesé 
28. 123  marcs  et  valu  intrinsèquement  environ  :.'2.5oo.ooo  francs  ». 

Il  est  fâcheux  que  (Cartier  ait  passé  sous  silence  le  premier  passage  ra- 
belaisien où  Hgurc  bcjan,  à  propos  de  l'indemnité  exigée  par  Picro- 
chole :  une  comparaison  des  deux  passages  aurait  nettement  fait  res- 
sortir le  côte  fantaisiste  de  ces  évaluations. 


MONNAIES  197 

le  tronc  »  d'Homenaz  (1.  IV,  ch.  lv),  sont  des  appellations  for- 
gées d'après  le  nom  réel  d'écus  au  soleil  (i). 

Cette  revue  sommaire  témoigne  de  l'intérêt  qui  se  rattache, 
chez  Rabelais,  même  aux  petits  côtés  de  son  roman.  Non  content 
d'épuiser  la  réalité  ambiante,  il  a  tiré  parti,  en  ce  qui  touche  les 
détails  numismatiques,  de  ses  souvenirs  dans  le  temps  et  dans 
l'espace.  La  tendance  à  l'universalité  s'y  fait  Jour  une  fois  de 
plus.  Mais  en  mettant  en  œuvre  une  nomenclature  monétaire  très 
étendue  et  très  variée,  il  n'a  nullement  renoncé  à  ses  droits  à 
la  fantaisie  et  à  l'humour.  Aussi  ne  faudrait- il  prendre  à  la  lettre 
ses  évaluations,  ni  en  gros  ni  en  détail.  Ce  sont  là  souvent  de 
simples  jeux  d'esprit. 

(i)  Ajoutons  escu^  du  palais  que  Rabelais  associe  aux  jetons  (1.  II, 
ch.  xxi)  :  «  Panurge  portant  en  sa  manche  une  grande  bourse  pleine 
d'escu!^  du  palais  et  de  gettons...  »,  explication  passée  dans  Cotgrave 
et  Oudin. 


CHAPITRE   IV 
MUSIQUE 


Dans  la  première  moitié  du  xvi'  siècle,  la  musique  continue 
à  rester  en  France  sous  l'influence  flamande,  les  musiciens  des 
Pays-Bas  étant  alors  recherchés  dans  toute  l'Europe.  Une  évo- 
lution musicale,  sous  l'influence  italienne,  ne  se  dessinera  que 
dans  la  seconde  moitié  du  xvi'  siècle.  La  plupart  des  musiciens 
insignes  que  Rabelais  a  groupés  dans  le  Prologue  de  l'Auteur 
de  son  Quart  licre,  liste  qui  commence  par  Josquin  de  Prés  et 
finit  avec  Berchem,  appartiennent  aux  Pays-Bas,  où  les  Italiens 
eux-mêmes  allaient  alors  apprendre  l'art  musical. 

Très  goûtée  au  xvi'  siècle,  la  musique  occupe  une  place 
d'honneurdans  le  programme,  éducatif  du  jeune  Gargantua  (1,  I, 
ch.  xxiii)  :  «  Après  se  esbaudissolent  à  chanter  musicalement  à 
quatre  et  cinq  parties,  ou  sus  un  thème  à  plaisir  de  gorge.  Au 
reguard  des  instrumens  de  musicque,  il  aprint  jouer  du  lue,  de 
l'espinette,  de  la  harpe,  de  la  flutte  de  Alemant  et  à  neuf  trouz, 
de  la  viole,  et  de  la  sacqueboutte  ». 

I.  —  Instruments. 

De  ces  noms  d'instruments,  plusieurs  remontent  au  passé  : 
espineiie,  ha/'pe,  viole;  d'autres,  comme  lulh  ou  lue  (ancienne- 
ment, leiU)^  ont  subi  l'influence  italienne  (ital.  liuto).  Cet  instru- 
ment jouissait  alors  d'une  grande  faveur.  Dans  la  seconde  moi- 
tic  du  xvi'  siècle,  il  céda  la  place  au  violon  (de  l'ital.  violone), 
mentionné  tout  d'abord  chez  Rabelais  dans  deux  passages  signi- 


(i)  Voy.  le  chapitre  correspondant  dans  V Histoire  de  France  de 
Henri  i.cmonnier. 

Henry  Expert,  Les  Maîtres  nitisiciens  de  la  Renaissance  française 
(Paris,  1S93  et  suiv.),  véritable  corpus  de  l'art  musical  franco-flamand 
des  xvo  et  xvi«  siècles.  En  dernier  lieu,  Jules  Combarieu,  Histoire  de  la 
Musique,  Paris,  i(ji3,  t.  1,  p.  45i  à  ('61  :  la  Renaissance. 


MUSIQUE  199 

ficatifs,   le  premier  dans  la  bouche  de  Panurge,  le  deuxième 
dans  celle  de  Dindenault,  marchand  de  moutons  : 

Plus  me  plaist  le  son  de  la  rusticque  cornemuse,  que  les  fredonne- 
ments des  lucz,  rebecz,  et  violons  auliques  (1.  III,  ch.  xli). 

Des  boyaulx,  on  fera  chordes  de  violons  et  harpes,  lesquelles  tant 
chèrement  on  vendra,  comme  si  feussent  chordes  de  Munican  ou 
Aquileie  [c'est-à-dire  de  Monaco  ou  d'Aquilée]  (1.  IV,  ch.  xi). 

Le  rebec  qu'on  lit  dans  le  premier  de  ces  textes,  associé  dans 
les  concerts  de  cour  au  luth  et  au  violon,  est  anciennement  at- 
testé sous  la  forme  rehebe  (xn'  siècle);  mais  celle  de  rebec  du 
xv'-xvi*  siècle  semble  avoir  subi  l'influence  de  l'italien  jHbeca, 
variante  parallèle  à  ribeba. 

hd.  Jîute  d'Allemand  ou  flûte  traversière  {\di  Jlstula  obliqua  de 
Guillaume  Bouchet,  t.  V,  p.  36),  dont  l'usage  était  venu  d'Alle- 
magne, Jouissait  d'une  grande  vogue  au  xvi'  siècle,  comme  en 
témoigne  Vincent  Carloix  (i). 

La  saqueboute  ou  trombone  désignait  dans  l'ancienne  langue 
une  sorte  de  lance  à  harpon,  et  n'est  attesté,  comme  instrument 
de  musique,  que  dans  un  document  de  1508  (Godefroy):  «Deux 
trompetes,  ung  cleron  et  une  saquebutte  ».  Cet  instrument  se 
jouait  accompagné  de  cornets  ou  de  haut-bois. 

Le  cornet  et  le  haut-bois  appartiennent  à  la  Renaissance  (2). 

Les  autres  noms  d'instruments  dont  Rabelais  fait  mention 
remontent  pour  la  plupart  au  passé  :  la  guiterne  ou  guitare 
(1.  IV,  ch.  xxxi),  et  le  monochordion  (1.  IV,  ch.  lxiii),  à  côté  de 
la  doucine,  espèce  de  vielle  en  usage  du  xiv'  au  xvii'  siècle. 

Les  nobles  se  servaient  de  la  musette  (dont  il  est  question 
dans  la  Sciomachie),  alors  que  les  rustiques  usaient  du  chalu- 
meau —  appelé /)i6o/e  en  Poitou  (1.  IV,  ch.  xxxvi)  — -  et  de  la 
guogue  ou  vessie  enflée  (ibidem). 

Deux  instruments  portent  des  noms  italiens  :  le  pifre,  fifre 
(1.  IV,  ch.  xxxvi  :  «  ]oyeulx/)î/7'es  et  tabours  »),  de  l'ital.  pi£ero^ 

(i)  Mémoires,  t.  III,  p,  187  :  «  Il  y  avoit  une  espinette,  un  joueur  de 
luth,  dessus  des  violes,  et  une  fleuste  traverse,  que  l'on  appelle  à  grand 
XoxX  Jleuste  d' Allemand  :  car  les  François  s'en  aydent  mieulx  et  plus  mu- 
sicalement que  toute  aultre  nation,  et  jamais  en  Allemaigne  n'en  fust 
joué  à  quatre  parties,  comme  il  se  faict  ordinairement  en  France  ». 

(2)  «  Sonnèrent  en  autre  et  plus  joyeuse  harmonie  les  compagnies 
des  musiciens,  lesquelz  on  avoit  posé  en  divers  e^chaflautz  sus  la  place, 
comme  haulboys,  cornet^,  sacqueboutes,  fliites  d'AUemans,  doucines,  mu- 
settes et  autres,  pour  esjouir  les  spectateurs  »  {Sciomachie). 


200  VIE  SOCIALE 

et  les  regualles  (1.  IV,  ch.  xxxi  :  «  jeu  de  regualles  »),  de  l'ital. 
regale,  dont  le  premier  texte  est  ce  passage  du  testament  de  1537 
de  Jean  Verdot,  archidiacre  de  la  cathédrale  de  Troyes  (cité  dans 
Havard)  :  «  Unes  regalles  qui  est  ung  instrument  de  fleustes,  en 
façon  d'orgues,  prisée  dix  livres  tournois  ». 

II.  —  Notation  musicale. 

Des  noms  de  notes,  bécarre  (1.  Il,  Prol.  :  bequarre)  et  solfier 
(1.  II,  ch.  xii)  remontent  au  xiv"  siècle,  alors  que  bémol  se  lit 
pour  la  première  fois  dans  Marot  et  Rabelais.  Les  autres  termes, 
comme  diapason  (1.  II,  ch.  xi)  et  gamme  (1.  II,  ch.  xvm),  sont 
anciens  et  attestés  dès  le  xii-xiii*  siècle. 

Etant  donnée  la  grande  difïérence  de  la  notation  musicale  de 
la  Renaissance  et  de  celle  de  nos  jours,  il  n'est  pas  sans  intérêt 
de  citer  ici  cette  page  d'un  musicographe  rabelaisant  (i)  : 

«  Les  anciennes  dénominations  des  sons  musicaux  sont  assez 
ingénieusement  présentées  dans  le  tableau  suivant  que  j'em- 
prunte au  Traité  de  musique  d'un  excellent  théoricien  français 
de  la  première  moitié  du  xvii"  siècle,  le  père  Antoine  Parran, 
de  la  compagnie  de  Jésus  : 

Noms  réels  des  notes  n      i.       1        r»  .        o       l 

Par  b  mol.       Par  nat.       Par  q 
représentées  par  les  lettres  : 

Mi E  mi  la 

Ré D  la  ré  sol 

Ut C  sol  ut  fa 

Si  (bémol  ou  bécarre)  B  fa  N  mi 

La A  mi  la  ré 

Sol G  ré  sol  ut 

Fa F  ut  fa 

«  Ce  qui  revient  à  dire  que  la  note /a  (F),  par  exemple,  se 
nomme  uMans  l'hexacorde  mol,  et /a  dans  l'hexacorde  naturel; 
que  le  sol  se  nomme  ré  dans  l'hexacorde  mol,  sol  dans  l'hexa- 
corde naturel  et  ut  dans  l'hexacorde  dur,  etc. 

«  On  abrégeait  quelquefois  ces  dénominations,  et  l'on  disait: 
A  la,  B  fa  mi,  C  sol  ut,  D  la  sol,  E  la  mi,  E  fa  ut, 
G  sol  ré. . . 

«   Ces  explications   suffisent  pour    rendre    intelligibles    une 

(i)  Georges  Kastner,  Parémiologic  musicale  de  la  langue  française, 
Paris,  i.S(Jf),  p.   loi  et  suiv. 


MUSIQUE  201 

foule  de  passages  où  nos  anciens  écrivains,  et  surtout  les  auteurs 
de  notre  vieux  théâtre,  ont  fait  allusion  aux  notes  de  la  gamme 
sous  ces  dénominations  complexes  qui  semblent  aujourd'hui  si 
baroques... 

«  Rabelais,  dans  le  Pantagruel,  fait  dire  à  Panurge,  à  pro- 
pos d'Anarche,  l'infortuné  [roi  des  Dipsodes  :  «  Je  le  veulx  met- 
tre à  mestier...  et  le  print  par  l'aureille,  disant  :  chante  plus 
haut  en  G  sol  ré  ut  »  (1.  II,  ch.  xxxi).  Ce  qui  veut  dire  :  ne  crie 
pas,  entonne  cela  plus  musicalement,  d'une  façon  plus  franche, 
plus  gaillarde,  comme  il  faut  entonner,  quand  on  chante  par 
bécarre. 

«  Et  ailleurs,  quand  Panurge,  livré  à  toutes  les  extravagances 
que  la  peur  lui  inspire  durant  la  tempête  qu'il  essuie  en  mer  : 
«  Frère  Jean,  mon  amy...  nous  sommes  au  dessus  de  E  la, 
hors  toute  la  gamme...  au  dessoubz  de  Gamma  ut  »  (1.  IV, 
ch.  xix).  Nous  sommes  au  dessus  de  E  la  hors  toute  la 
gamme...  Il  faut  se  rappeler  que  l'échelle  générale  des  sons, 
comprenant  les  sept  hexacordes,  se  terminait  à  E  la,  c'est-à-dire 
au  mi  :  «  Zalas,  à  ceste  heure  somme  nous  au  dessoubz  de 
gamma  ut  »,  c'est-à-dire  au  dessous  de  la  note  la  plus  grave  de 
l'échelle,  au-dessous  de  sol  (G  ré  sol  ut),  qui  était  représenté  par 
le  r  (gamma).  Cette  comparaison  musicale  exprime  à  merveille 
les  soubresauts  effroyables  du  navire  battu  par  la  tempête  et 
furieusement  balloté  par  les  vagues  ». 

III.  —  Musique  religieuse. 

Les  Psaumes,  traduits  en  vers  par  Marot  et  mis  en  musique 
par  le  franc-comtois  Claude  Goudimel,  furent  accueillis  avec  en- 
thousiasme à  la  Cour  comme  dans  les  milieux  réformés. 

Le  psaume  cxiv  :  «  Quand  Israël  hors  d'Egypte  sortit  »,  devint 
alors  très  populaire,  et  Rabelais  le  mentionne  à  l'occasion  de 
l'appareillage  de  la  flotte  de  Pantagruel  :  «  Après  l'oraison  feut 
mélodieusement  chanté  le  psaulme  du  sainct  roy  David,  lequel 
commence  Quand  Israël  hors  d'Egypte  sortit  »  (1.  IV,  ch.  i). 

C'est  le  premier  vers  de  la  traduction  du  psaume  cxiv  par 
Marot  : 

Quand  Israël  hors  d'Egypte  sortit, 
Et  la  maison  de  Jacob  se  partit 
D'entre  ce  peuple  estrange... 

Aussi,  au  moment  de  quitter  Thalasse,  nos  Pantagruélistes 
l'entonnent-ils  comme  chant  de  départ. 


202  VIE  SOCIAJ.E 

Bornons-nous  à  mentionner  ici  les  refrains  de  noëls  poitevins 
qu'on  lit  dans  Rabelais,  cantiques  sur  lesquels  nous  reviendrons 
dans  la  section  correspondante  des  Faits  traditionnels. 


IV.  —  Musiqu8  profane. 

La  chanson  est  surtout  représentée  par  Clément  Jannequin, 
que  Rabelais,  dans  le  Prologue  du  Quart  livre,  range  parmi  les 
illustres  musiciens  de  son  temps.  \^di  Bataille  de  Marignan  {i<yi^) 
était  alors  dans  toutes  les  mémoires.  «  C'est  un  chœur  scénique 
à  quatre  voix  —  nous  dit  Henry  Expert  —  plein  de  vie  et  qui 
peut  être  considéré  comme  une  des  origines  du  style  des- 
criptif (i)  ». 

Jannequin  excellait  à  reproduire  les  harmonies  imitatives,  le 
bruit  des  batailles,  les  cris  de  chasse,  etc.  Noël  du  Fail,  dans  le 
xix"  des  Contes  cl' Eutrapel ,  décrit  l'enthousiasme  guerrier  qui 
s'emparait  des  contemporains  de  François  I"  à  l'audition  de  ce 
chant:  «  Quand  l'on  chantoit  la  Chanson  de  la  guerre  faicte  par 
Jannequin  devant  ce  grand  François,  pour  la  victoire  qu'il  avait 
eue  sur  les  Suisses  ;  il  n'y  avoit  celuy  qui  ne  regardast  si  son 
espée  tenoit  au  fourreau,  et  qui  ne  se  haussast  sur  les  orteils 
pour  se  rendre  plus  bragard  et  de  la  riche  taille  ». 

Et  Brantôme  raconte  ainsi  la  mort  de  Mademoiselle  de  Li- 
meuil,  une  des  filles  de  la  reine  (t.  IX,  p.  461)  :  «  Quand  l'heure 
de  sa  mort  fut  venue,  elle  fit  venir  à  soy  son  valet;  et  s'appeloit 
Jullien,  qui  jouoit  très  bien  du  violon  :  «  Julien,  luy  dit  elle, 
prenez  vostre  violon  et  sonnez  moy  tousjours,  jusques  à  ce  que 
me  voyez  morte  (car  je  m'y  en  vois)  la  Défaille  de  Suisses  (2), 
et  le  mieux  que  vous  pourrez,  et  que  vous  serez  sur  le  mot 
l^oul  est  perdu,  sonnez  le  par  quatre  ou  cinq  fois,  le  plus  pi- 
teusement que  vous  pourrez  ».  Ce  que  fit  l'autre,  et  elle  mesme 
luy  aidoit  de  la  voix;  et  quand  ce  vint  à  Tout  est  perdu,  elle  le 
recita  par  deux  fois;  et  se  tournant  de  l'autre  costé  du  chevet, 
elle  dit  à  ses  compagnes:  «  Tout  est  perdu  à  ce  coup,  et  à  bon 
escient  »  ;  et  ainsi  deceda  ». 

Le  vojabulairc  de  Rabelais  en  conserve,  comme  on  le  verra, 
de  nombreux  souvenirs. 


(i)  Ilcnry  l'xpert,  ouvr.  cite,  t.  VII,  p.  3o. 
(2)  Autre  titre  de  la  chanson  de  Jannequin. 


MUSIQUE  203 


V.  —  Airs  et  danses. 

Le  nombre  des  danses  en  vogue  à  l'époque  de  la  Renaissance  et 
des  airs  qui  leur  servaient  d'accompagnement  est  considérable. 
La  plupart  des  provinces  de  France  y  sont  représentées.  Le 
y  livre  renferme  un  chapitre  interpolé,  le  xxxiii"  bis,  où  on 
trouve  une  liste  des  danses  qui  suivirent  le  souper  des  Dames 
Lanternes  (i). 

Cette  liste  renferme  de  nombreuses  chansons  répandues  à 
l'époque  :  La  Peronelle,  A  Vortibre  du  buissonnet,  etc.  «  Ces 
i8o  timbres  populaires  sont  très  généralement  connus  du  temps 
de  Rabelais.  Dans  cette  liste  figurent  quelques-uns  des  airs  de  re- 
cueils Paris-Gevaërt,  Petrucci,  Lucas  Lemoigne.  Mais  il  est 
d'autres  timbres,  hélas  !  —  150  environ  sur  180  —  qui  n'ont  ja- 
mais été  retrouvés,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  du  tout  qu'ils  n'exis- 
tent plus  nulle  part  (2)  ». 

La  liste  de  ces  danses  se  rencontre  déjà  dans  le  xvi'  chapitre 
du  Disciple  de  Pantagruel  (3)  (1538):  des  178  danses  ou  mélo- 
dies de  cet  opuscule,  175  sont  reproduites  dans  ce  .chapitre  du 
Manuscrit  du  V  livre. 

En  ce  qui  concerne  ces  danses,  les  choréographes  du  xvi'  siè- 
cle, comme  Jehan  Tabourot  (4),  les  divisent  en  deux  classes  :  les 


(i)  «  Le  soupper  finy,  furent  les  tables  levées.  Lors,  les  Menestriers 
plus  que  devant  mélodieusement  sonnantz,  fut  par  la  Royne  commencé 
ung  bransle  double,  auquel  tous,  et  Falotz  et  Lanternes,  ensemble 
dansarent.  Depuys  se  retira  la  Royhe  en  son  siège;  les  aultres,  aux  dives 
sons  des  bouzines,  dansarent  diversement,  comme  vous  pourrez  dire. 
—  Encores  les  veiz  je  danser  aux  Chansons  du  Poictou,  dictes  par  un 
Fallot  de  Sainct-Messant  ». 

Danser  aux  chansons,  c'est-à-dire  aux  airs  chantés  sur  des  paroles  en 
vue  de  rhytmer  les  danses, 

(2)  Anatole  Loquin,  dans  la  revue  Mélusine,  t.  IV,  p.  53. 

(3)  Cette  liste  des  danses  du  Disciple  a  été  reproduite  par  Del'Aulnaye, 
dans  son  édition  des  Œuvrer  de  Rabelais,  Paris,  iS2o{éd.  iSSy,  p.  43  ii, 

(4)  Il  a  publié,  sous  le  pseudonyme  de  Thoinot  Arbeau,  l'ouvrage  inti- 
tulé ;  Orchesographie  et  Traité  en  forme  de  dialogue,  par  lequel  toutes 
personnes  peuvent  facilement  apprendre  et  pratiquer  l'honneste  exercice 
des  danses,  Langres,  iSSg,  in-4. 

Ce  volume  rarissime  a  été  l'objet  d'une  réimpression  :  Orchesographie 
par  Thoinot  Arbeau.  Reimpression  précédée  d'une  notice  sur  les  danses 
du  XVI"  siècle  par  Laure  Fanta,  Paris,  1884,  in-4. 


204  VIE  SOCIALE 

hautes  dances,  ou  danses  nobles,  excutées  avec  calme  et  décence, 
et  les  basses  dances,  ou  balai'inages  accompagnés  de  sauts,  de 
gestes  et  de  mouvements  violents  ou  excentriques.  Rabelais 
mentionne  ces  dernières  à  propos  du  blason  que  fit  Pantagruel 
sur  les  jeunes  docteurs  de  l'Université  d'Orléans  (1.  II,  ch.  v)  : 

Un  esteuf  en  la  braguette, 
En  la  main  une  raquette, 
Une  loy  en  la  cornette, 
Une  basse  dance  au  talon, 
Vous  voy  là  passé  coquillon. 

Le  texte  du  V  livre  cite  en  premier  lieu,  comme  danses,  le 
branle  double  et  la  gaillarde. 

Le  branle  double  comportait  huit  mesures  :  on  marchait  un 
double  (c'est-à-dire  trois  pas  et  un  pied  joint)  du  côté  gauche  et 
un  double  du  côté  droit.  Thoinot  Arbeau  nous  indique  minu- 
tieusement l'ordre  dans  lequel  s'exécutaient  les  branles  (i). 

La  gaillarde  était  une  danse  gaie,  aux  vives  allures  et  à  la 
mélodie  coulante.  On  l'exécutait,  suivant  Tabourot  (fol.  39),  en 
cabriolant,  en  se  baissant  à  terre  ou  en  allant  tout  le  long  de  la 
salle. 

La  liste  des  danses  qu'on  lit  dans  le  roman  et  dans  le  Manus- 
crit du  V  livre  accuse  des  origines  ethniques  différentes.  Rap- 
pelons tout  d'abord  les  danses  exotiques  usuelles  au  xvi'=  siècle  : 

Allemagne:  V Allemande,  danse  très  à  la  mode  au  xv!*"  siècle, 
à  côté  de  Le  grand  Alemant  (2). 

Angleterre  :  VEstrindore  (3)  (1.  II,  ch.  xi),  appelée  générale- 

(i)  «  Les  joueurs  d'instrumcns  sont  tous  accoustumcz  à  commencer 
les  dances  en  un  festin  par  un  branle  double,  qu'ils  appellent  le  branle 
commun,  et  en  aprez  donnent  le  branle  simple,  puis  aprez  le  branle  gay, 
et  à  la  fin  le  branle  qu'ilz  appellent  branle  de  Bourgoigne,  lesquels 
aucuns  appellent  branle  de  Ghampaigne.  La  suyte  de  ces  quatre  sortes 
de  branles  est  appropriée  aux  trois  différences  de  personnes  qui  entrent 
en  une  dance.  Les  anciens  dancent  gravement  les  branles  doubles  et 
simples  :  les  jeusnes  mariez  dancent  les  branles  gayz,  et  les  plus  jeus- 
nes  comme  vous  dancent  legierement  les  branles  de  Bourgoigne.  Et 
neantemoins  tous  ceulx  de  la  dance  s'acquittent  du  tout  comme  ils 
peuvent,  chacun  selon  son  aage,  et  la  disposition  de  sa  dextérité  » 
(fol.  09). 

(z)  Jehan  Tabourot  en  fait  mention  (fol.  Gy)  :  «  ^Allemande  est  une 
dance  pleine  d'une  médiocre  gravité,  familière  aux  Allemands,  et  croy 
qu'elle  soit  de  noz  plus  anciennes...  » 

(3)  Cette  forme  rabelaisienne  répond  plutôt  à  la  variante  languedo- 


MUSIQUE  20) 

ment  Standelle,  nom  que  du  Fail  cite  dans  un  passage  curieux 
de  son  xix'  des  Contes  d'Eairapel  (i). 

Espagne:  le  Ba,il  cV Espagne;  la  Pavane,  danse  noble  et 
grave,  importée  en  France  dans  la  première  moitié  du  xvi*  siè- 
cle et  dont  le  nom  se  lit  déjà  dans  le  Disciple  de  Panta- 
gruel (1538)  (2). 

Ensuite,  la  Morisque,  danse  exécutée  avec  des  grelots  atta- 
chés aux  Jambes,  proprement  danse  mauresque  (1.  II,  ch.  vu)  (3), 
qu'on  rencontre  déjà  au  xv'  siècle^dans  le  Mistere  du  Vieil  Tes- 
tament (vers  30340  et  suiv.)  : 

David.  —  Faites  venir  la  momerie. 

Qui  est  dedans  le  char  enclose. 
Heliab.  —  Sus,  tost,  tabourins,  sans  séjour, 
Entendez  à  vostre  viorisque  ; 
Vous  en  sçavez  bien  la  pratique. 
Ici  dansent  la  morisque. 

Italie:  la  Seignore,  c'est-à-dire  Signora,  et  le  ballet  des  Ma- 
tachins  (4)  ou  Mattacini,  proprement  petits  fous  :  «  En  lieu  de 
Comédie  au  son  des  cornetz,  haut  bois,  sacqueboutes,  etc.,  en- 
tra une  compagnie  de   Matacliins  nouveaux,  lesquelz  grande- 

cienne  estandaro  (Mistral).  La  finale  a  subi  l'influence  analogique  de 
tout  frelore,  branle  mentionné  par  Jehan  Tabourot. 

(i)  «  La  dance  du  Trihory  est  trois  fois  plus  magistrale  et  gaillarde 
que  nulle  autre:  n'en  déplaise  aux...  Branles  de  Bourgogne,  Champa- 
gne, Passe-pied  de  la  haute  Bretaigne,  la  Standelle  d'Angleterre,  la  Volte 
et  Martugalle  de  Provence  ». 

(2)  Dans  le  Pays  de  Satin  du  Fe  livre  (ch.  sxx),  il  est  question  d'  «  ele- 
phans  pavaneurs  et  funambules  ». 

C3)  Tabourot  en  donne  cette  description  (fol.  94):  «  De  mon  jeusne 
aage,  j'ay  veu  qu'es  bonnes  compagnies,  après  le  soupper,  entroit  en  salle 
un  garsonnet,  machuré  et  noircy,  le  front  bandé  d'un  taffetas  blanc  ou 
jaulne,  lequel,  avec  des  jambières  de  sonnettes,  dançoit  la  dance  des 
■  Mortsques,  et  marchant  le  long  de  la  salle,  faisoit  une  sorte  de  passage, 
puis  rétrogradant,  revenoit  au  lieu  où  il  avoit  commencé,  et  faisoit  un 
aultre  passage  nouveau,  et  ainsi  continuant,  faisoit  divers  passages  bien 
agréables  aux  assistans  ». 

(4)  Voici  la  description  qu'en  donne  Thoinot  Arbeau  (fol.  97)  : 

«  Les  Bouffons  ou  Mattachins,  qui  sont  vestus  de  petits  corcelets  avec 
fimbries  es  espaules,  et  soubs  la  ceinture,  une  bende  de  tafl'etats  soubz 
icelles,  le  morion  de  papier  doré,  les  bras  nuds,  les  sonnettes  aux  jam- 
bes, l'espée  au  poing  droit,  le  bouclier  au  poing  gaulche.  Lesquels  dan- 
cent  soubz  un  air  à  ce  propre,  et  par  mesure  binaire,  avec  battements 
de  leurs  espées  ou  boucliers  ». 


206  VIE  SOCIALE 

ment  délectèrent  toute  l'assistance  »  (Sciomachie)  (i).  Ce  genre 
de  ballet  a  persisté  jusqu'au  xviii^  siècle  (2). 

Passons  aux  danses  indigènes.  Plusieurs  provinces  y  sont 
représentées  : 

La  Bretagne,  par  le  «  Trihorij  de  Bretaigne  »,  que  Rabelais  a 
inséré  parmi  les  jeux  du  jeune  Gargantua  et  dont  il  fait  men- 
tion ailleurs  à  propos  de  Mélusine:  «  Elle  toutesfoys  avoit  al- 
leures  braves  et  guallantes  ;  lesquelles  encores  aujourd'huy  sont 
imitées  par  les  Bretons  balladins,  dansans  leurs  trioris  fredon- 
nizez  »  (1.  IV,  ch.  xxxviii)  (3). 

Pour  le  Poitou,  nous  avons  déjà  mentionné  les  chansons  de 
Poitou,  airs  ou  mélodies  de  danses,  et  les  branles  de  cette  con- 
trée. Ajoutons- y  Robinet,  danse  poitevine  (4). 

Le  Midi  de  la  France  (5),  le  Languedoc,  la  Gascogne  et  la 
Provence  sont  abondamment  représentés.  Relevons-en  : 

(i)  Brantôme,  en  parlant  des  cruautés  commises  par  les  soldats 
espagnols  envers  les  prêtres  de  Rome,  ajoute  (t.  I,  p.  273)  :  «  Les  autres 
se  moquoient  d'eux  et  en  tiroient  des  risées^  en  les  habillans  en  bouf- 
fons et  matcissins  ». 

(2)  Le  Dictionnaire  comique  de  Philibert  Le  Roux  (17 18)  ajoute  ces 
curieux  détails  : 

«  Matassins.  Le  ballet  des  matassins.  C'est  une  danse  qui  est  imitée  de 
la  danse  armée  des  anciens.  Cette  sorte  de  danse  se  fait  encore  aujour- 
d'hui en  France  dans  certaines  villes,  où  il  y  a  des  troupes  en  quartier 
d'hiver.  Ce  sont  ordinairement  des  soldats  les  mieux  faits  et  les  plus 
adroits  de  toute  une  garnison,  qui  donnent  ce  spectacle  au  public, 
moyennant  cinq  sols,  qu'on  donne  en  entrant  pour  les  voir.  Ils  dansent 
l'épée  nue  à  la  main,  faisant  des  tours  d'adresse  avec  leurs  épées,  fort 
jolis  à  voir,  et  tout  cela  au  son  de  quelques  violons  et  sans  perdre  la 
cadence.  Ils  s'escriment,  se  battent,  chamaillent  de  leurs  épées  d'une 
manière  qu'on  croiroit  qu'ils  vont  tous  se  percer,  et  au  bout  du  compte 
pas  un  n'a  la  moindre  cgralignure  :  ils  sont  ordinairement  au  membre 
de  vingt-quatre.  (Histoire  comique  de  Francion)  :  Outre  cela  l'on  voyoit 
qu'ils  se  battoient  de  la  même  façon,  que  s'ils  eussent  dansé  le  ballet  des 
matassins.  —  CcUe.  danse  est  défendue  à  Paris,  mais  elle  s'exerce  en- 
core tous  les  hivers  à  Strasbourg,  à  Bourdeaux  et  à  Marseille  ». 

(3)  Du  I'"ail  en  parle  avec  enthousiasme  dans  le  texte,  cité  ci-dessus, 
des  Discours  d'Eutrapcl,  à  propos  de  slandelle. 

(4)  Voy.  H.  Clouzot,  Ancien  Théâtre  en  Poitou,  le  chapitre  intitulé: 
Spectacles  populaires. 

(5)  Nous  avons  déjà  indiqué  la  source  de  notre  interpolatcur,  mais 
l'auteur  du  Disciple  de  Pantagruel  (i538)  a  puisé  lui-même  nombre 
de  ces  danses  mcritiionalcs  dans  le  traité  des  danses  d'Antoine  Arena. 
Voy.  la  notice  de  Jean  Plattard  dans  la  Revue  des  livres  anciens  de  1913, 


MUSIQUE  207 

Extrac,  danse  gasconne,  proprement  extra-danse. 

Expect  un  pauc,  attends  un  peu,  autre  danse  gasconne. 

Mal  maridade,  la  mal  mariée,  danse  provençale,  répondant 
à  la  maurnarlée  du  Nord  de  la  France. 

Mousque  de  Biscaye  (en  Languedoc,  Mousco  de  Biacaïo), 
jeune  fille  de  Biscaye. 

Revergasse  (en  Languedoc,  reoergado),  ancienne  danse  dans 
laquelle  les  jeunes  filles  troussaient  leurs  jupes  jusqu'à  la  cuisse 
(de  reverga,  retrousser). 

Les  autres  appellations  de  danses,  en  dehors  des  premiers 
vers  des  chansons  populaires,  se  rapportent  : 

i"*  A  des  noms  propres  d'hommes:  Foixj  Frère  Pierre,  Jac 
Bourdoing,  Rouhault  le  fort,  Perrichon. 

2°  A  des  noms  propres  de  femmes:  Bastienne,  Catherine, 
Jacqueline,  la  belle  Françoise,  la  Marguerite,  la  Valenti- 
noise. 

3°  A  des  qualificatifs  :  la  Marquise,  la  Frisque,  la  Galiotte,  la 
Goutte,  la  Gaye,  la  Mercière,  la  Trippiere,  Tisserande. 

4°  A  des  noms  géographiques:  Breaulté,  Cauldas,  Chasteau- 
briant,  Navarre,  Nevers,  Sanxerre  ;  —  Biscaye,  Calabre,  Cré- 
mone, Pampelune. 

La  liste  renferme  en  outre  ces  deux  catégories  : 

1°  Danses  scolaires:  Dulcis  arnica  et  Testimonium  (les  deux 
dans  le  Disciple). 

2°  Danses  dont  les  noms  n'ont  pu  être  identifiés:  la  Ducate, 
le  Rigoron  pirouy  et  la  painine  (  les  deux  dernières  dans  le  Dis- 
ciple). 

Ajoutons-y  les  fréquentes  mentions,  éparses  dans  le  roman,  de 
danses  grecques  (i),  simples  souvenirs  livresques,  mais  qui  au 
xvi"  siècle  était  familiers  à  tous  les  lecteurs  instruits.  Le  livre 
de  Thoinot  Arbeau  nous  en  offre  un  tableau  comparatif  qui 
mérite  d'être  cité  (fol.  4)  :  ((  Nous  pouvons  comparer  Veintnelie 
à  nos  pavanes  et  basses  dances,  le  cordax  aux  gaillardes,  tor- 
dions, voltes,  corantes,  gavottes,  branles  de  Champaigne  et  de 
Bourgogne,  branles  gayz  et  branles  couppez;  le  siccinis,  aux 
branles  doubles  et  branles  simples  ;  la  pirrichie,  à  la  dance  que 
nous  appelons  bouffons  ou  matachins  ». 


(i)  L'auteur   nous  en  donne  une  longue  e'numération  au    F*-'  livre, 
ch.  XXI. 


208  VIE  SOCIALE 

En  somme,  quelques  termes  italiens  mis  à  part,  la  danse 
française  de  la  Renaissance  relève,  comme  la  musique,  presque 
toute  entière  du  passé.  Ce  n'est  que  dans  la  dernière  partie 
du  xvi'  siècle  que  l'influence  italienne  s'y  fera  sentir  et  que  les 
maîtres  d'instruments  introduiront  en  France  le  ballet,  terme 
encore  inconnu  à  Rabelais.  La  musique  est  ainsi  le  dernier  des 
arts  qui  ait  subi  les  effets  de  cette  influence. 


Livre   Quatrième 

FAITS    TRADITIONNELS 


Les  traits  de  caractère  traditionnel  sont,  dans  l'œuvre  de  Ra- 
belais, nombreux  et  variés.  Aucun  auteur  du  xvi'  siècle  ne 
nous  fournit  des  matériaux  aussi  abondants  ni  aussi  sûrs  ;  mais 
les  autres  écrivains  de  l'époque  viennent  compléter  à  leur  tour 
cette  source  de  premier  ordre,  et  vont  nous  permettre  de  re- 
constituer dans  son  ensemble  l'état  du  traditionnisme  en  France 
à  l'époque  de  la  Renaissance. 

Noël  du  Fail  nous  a  laissé,  dans  ses  Propos  rustiques  {l'^^'j), 
des  particularités  curieuses  et  intéressantes  sur  l'âme  du  paysan 
breton.  Les  écrits  de  Des  Périers  et  surtout  ceux  d'Henri 
Estienne,  l'œuvre  étendue  de  Brantôme,  sont  riches  en  souve- 
nirs traditionnels.  Les  farces  de  l'ahcien  théâtre,  les  tragédies 
de  la  Renaissance  même  nous  fournissent  des  contributions 
précieuses  sur  les  croyances  et  superstitions  de  l'époque. 

Le  génie  de  Rabelais  est  profondément  enraciné  dans  le  sol 
national.  Il  a  puisé  aux  sources  indigènes.  Il  a  tiré  de  la  littéra- 
ture populaire  les  principaux  motifs  de  ses  récits  traditionnels. 

Les  ancêtres  de  Pantagruel  plongent  encore  dans  la  brume 
de  la  préhistoire.  Gargantua  en  émerge  le  premier,  tout  en 
conservant  des  appétits  et  des  allures  dignes  de  ces  antécédents 
gi.-^antesques.  Pantagruel  sort  définitivement  du  Moyen  Age  pour 
entrer  en  pleine  Renaissance  et  présenter  en  même  temps  un 
des  types  les  plus  accomplis  de  l'humanité  à  cette  époque  de  lu- 
mières. 

On  sait  d'ailleurs  que  le  point  de  départ  de  Gargantua  a  été 
un  petit  livre  de  colportage,  édité  à  Lyon  sous  les  yeux  de  notre 

14 


210  FAITS  TRADITIONNELS 

auteur.  Son  roman  se  ressent  de  ces  humbles  origines.  Le  bon- 
homme Grandgousier,  ce  roi  géant  humanisé,  tout  en  tisonnant 
son  feu,  raconte  à  son  entourage  des  récits  du  temps  jadis,  des 
contes  merveilleux  ou  des  apologues.  Rabelais  lui-même,  pour 
caractériser  les  aptitudes  des  compagnons  de  Pantagruel,  se  sou- 
vient des  traits  des  contes  populaires  qui  ont  bercé  son  enfance. 

Les  Jeux  de  Gargantua  sont  célèbres.  Les  dictons  et  prover- 
bes qui  émaillent  le  roman  sont  présents  à  toutes  les  mémoires 
et  constituent  un  ensemble  des  plus  considérables.  Les  jurons 
et  serments  même,  si  nombreux  et  si  caractéristiques,  répon- 
dant chajun  à  un  tempérament  ethnique  ou  social,  contribuent 
à  donner  aux  personnages  du  relief  et  de  la  vie.  Ajoutons  les 
fréquentes  allusions  aux  cro3ances  et  superstitions,  aux  coutu- 
mes et  usages  de  la  Renaissance. 

Ces  détails  traditionnels,  disséminés  dans  le  roman,  feront 
ici  pour  la  première  fois  l'objet  d'une  étude  d'ensemble.  Ils 
méritent  un  intérêt  particulier  aussi  bien  par  leur  valeur  in- 
trinsèque que  p;ir  le  nom  de  l'écrivain  qui,  le  premier  entre  les 
modernes,  a  su  tirer  abondamment  parti  de  ces  modestes  ma- 
nifestations de  l'âme  populaire. 

Voici  un  aperçu  des  thèmes  traditionnels  que  nous  étudierons 
tour  à  tour  : 

I.  CoDtes  populaires:  i.  Contes  merveilleux.  —  2.  Contes  mo- 
raux. —  3.  Coates  d'animaux.  —  4.  Contes  facétieux.  —  5.  Contes 
grivois. 

II.  Légendes:  i.  Saints.  —  2.  Diable.  —  3.  Animaux.  —  4.  Plan- 
tes. —   3.  Légendes  diverses. 

III.  Traditions  populaires  :  i.  Traditions  gargantuines.  —  2.  Tra- 
ditions médiévales. 

IV.  Chansons  populaires  :  i.  Religieuses.  —  2.  Sentimentales.  — 
3.  Politiques.  —  4.  Bachiques.  —  5.  Grivoises.  —  6.  Chansons  des 
rues.  —  7.  Chansons  historiques.  —  8.  Refrains. 

V.  Jeux  enfantins. 

VI.  Riics  et  croyances:  i.  Coutume  soldatesque.  —  2.  Saints  et 
saintes.  —  3.  Préjugés  divers. 

VII.  Superstitions:  i.  Présages  et  pronostics.  —  2.  Pratiques  as- 
trologiques. 

VIII.  .Magic  et  sortilèges:  i.  Démonologie.  —  2.  Moyens  de  divi- 
nation. 

IX.  Théâtre  populaire  :  Mystères,  Sotties,  Farces. 

X.  Livres  de  colportage:  i.  Chronicqucs  Gargantuines.  —  2.  Ro- 
mans de  chevalerie.  —  3.  Voyages  de  Mandeville.  —  4,  Calendriers 
et  Prognostications.   —  S.  Bibliothèque  campagnarde  et  bourgeoise. 


FAITS  TRADITIONNELS  211 

Une  section  spéciale  sera  consacrée  à  la  dernière  matière 
orale,  la  plus  copieusement  représentée  chez  notre  auteur:  les 
Proverbes  et  dictons. 

Nous  allons  maintenant  envisager  de  près  ces  nombreuses 
branches  du  traditionnisme,  oral  et  livresque,  tel  qu'il  est  re- 
présenté chez  Rabelais  et  les  écrivains  de  son  siècle  (i). 

(i)  Deux  dissertations  allemandes,  de  valeur  inégale,  ont  été'  jusqu'ici 
consacrées  à  notre  sujet  : 

Johann  Màttig,  Ueber  den  Einfliiss  der  heimischen  volkstumlichen  Lit- 
teratur  und  litterarischer  Litteratur  aiif  Rabelais,  Leipzig,  1900. 

Adolf  Krliper,  Rabelais  Stellung  ^ur  volkstumlichen  Litteratur,  Hei- 
delberg,  1909. 

Le  travail  de  Màttig  dégénère  souvent  en  listes,  en  simples  énu- 
mérations  (cf.  p.  10  à  26  :  proverbes);  celui  de  Krliper  est  autrement 
important.  L'idée  maîtresse  de  l'auteur  est  que  Rabelais  a  trouvé,  dans 
l'ancienne  littérature  de  caractère  populaire,  de  nombreux  motifs,  aux- 
quels il  a  d'ailleurs  toujours  imprimé  le  cachet  de  son  génie.  A  l'en^- 
contre  de  ceux  qui  voient  presque  toujours,  dans  l'œuvre  de  Rabelais, 
des  souvenirs  et  des  influences  étrangères,  Krliper  renvoie  à  des  sources 
indigènes.  Ce  critère  est  juste  et  les  rapprochements  qu'il  cite  à  l'appui 
sont  prudrnts  et  judicieux.  Nous  en  avons  tiré  parti. 


CHAPITRE  PREMIER 
CONTES    POPULAIRES 


Les  récits  merveilleux  sont  de  tous  les  temps,  mais  ce  n'est 
qu'au  xvi^  siècle  qu'on  trouve  quelques  allusions  précises  à  leur 
sujet. 

Du  Fail  nous  a  laissé,  dans  le  iv'  de  ses  Propos  rustiques 
(1547),  une  description  circonstanciée  d'une  veillée  ou  ûlerie^ 
comme  on  disait  alors  et  comme  disent  encore  les  campagnards 
de  nos  jours.  Parmi  les  conteurs  que  l'écrivain  breton  met  en 
scène,  Robert  Chevet,  le  compagnon  charpentier,  aime  à  évo- 
quer les  souvenirs  de  sa  jeunesse  : 

Le  bon  homme  Robin,  après  avoir  imposé  silence,  commençoit  un 
beau  compte  du  temps  que  les  bestcs  parioyent  (il  n'y  ha  pas  deux 
heures),  [le  conte  de  la  Cigoiyne]  ou  comme  le  Renard  desroboit  le 
poisson  ;  comme  il  fit  battre  le  Loup  aux  Lavandières,  lors  qu'il  ap- 
prenoit  à  pescher;  comme  le  Chien  et  le  Chat  alloient  bien  loing  [du 
Lyon,  Roy  des  bestes,  qui  fist  l'Asne  son  lieutenant,  et  voulut  estre 
Roy  du  tout]  ;  de  la  Corneille,  qui  en  chantant  perdit  son  fromage  ; 
de  Melusine;  du  Loup  garou;  du  cuir  d'Asnette;  [du  Moyne  bourré]  ; 
des  Fées  (i). 

Vers  la  même  époque,  Tabourot,  dans  le  Prologue  des  Es- 

(i)  Edition  La  Borderie,  p.  18G-1S7.  Nous  avons  ajouté,  entre  cro- 
chets, les  additions  de  l'interpolateur  angevin  de  1548,  additions  qui 
ont  aujourd'hui  pour  nous  la  mcme  valeur  documentaire. 

L'auteur  revient  sur  les  Hlerics  dans  ses  Contes  d' Eutrapcl  (i5>5), 
ch.  XI  :  «  C'est  une  vieille  coustume  en  ce  pays,  et  croy  que  par  tout 
ailleurs,  de  se  trouver  et  amasser  chez  quelqu'un  du  village  au  soir, 
pour  tromper  les  longueurs  des  nuits,  et  principalement  à  l'hiver.  Au 
temps,  dit  I^upolde,  que  nous  estions  aux  cscholes  à  Bern  près  Rennes... 
il  se  faisoit  des  filcries,  qu'ils  appellent  veillais,  tantost  à  la  Valée, 
tantost  a  la  VoisarJierc,  à  Souillas,  et  autres  lieux  de  réputation,  où  se 
trouvoient  de  tous  les  environs  plusieurs  jeunes  valets  er  hardeaux  illec 
s'assemblans,  et  jouans  à  une  infinité  de  jeux  que  Panurge  n'eut  onc 
en  ses  tablettes.  Les  Hlles  d'autre  part,  leurs  qucnoilles  sur  la  hanche, 
filoient  »). 


CONTES  POPULAIRES  2 1  3 

craignes  Dij'onnoises,  nom  bourguignon  des  veillées  rustiques, 
nous  dit  à  son  tour,  comment,  dans  ces  sortes  de  cabanes  im- 
provisées au  début  de  chaque  hiver,  se  tenaient  les  réunions 
campagnardes  :  «  Là  ordinairement  les  après  souppées  s'assem- 
bloient  les  plus  belles  filles  de  ces  vignerons,  avec  leurs  que- 
nouilles et  autres  ouvrages,  et  font  la  veillée  jusques  à  la  mi- 
nuict...  C'est  chose  certaine  que  quand  Vescraigne  est  pleine, 
l'on  y  dit  une  infinité  de  bons  mots  et  contes  gracieux...  » 

Un  demi-siècle  auparavant,  Rabelais  nous  représente  ainsi  le 
père  de  Gargantua  au  milieu  des  siens  (1.  1,  ch.  xxiii)  :  «  Le 
vieux  bon  homme  Grandgousier  son  père,  qui  après  souper  se 
chaufïe  les  couilles  à  un  beau  clair  et  grand  feu,  et  attendant 
graisler  des  chastaines,  escript  au  foyer  avec  un  baston  bruslé 
d'un  bout,  dont  on  escharbotte  le  feu  :  faisant  à  sa  femme  et  fa- 
mille de  beaulx  contes  du  temps  jadis  ». 

Et  ailleurs,  pendant  le  combat  singulier  entre  le  géant  Loup- 
Garou  et  Pantagruel,  Panurge,  retiré  avec  les  géants  du  roi 
Loup-Garou,  banquetait  avec  eux  et  les  amusait  par  ses  récits 
du  bon  vieux  temps  (1.  II,  ch.  xxix)  :  «  Cependant  Panurge  leur 
contoit  les  Fables  de  Turpin  (i),  les  Exemples  de  sainct  Nico- 
las et  le  Conte  de  la  Ciguoingne  »  (2). 

Ces  deux  dernières  appellations  traditionnelles  nous  serviront 
de  point  de  départ  pour  classer  les  différents  genres  de  contes 
familiers  à  Rabelais  et  à  son  siècle. 

l.  —  Contes  merveilleux. 

Il  importe  d'en  faire  ressortir  les  aspects  suivants  : 
Noms.  —  Les  contes  populaires  proprement  dits  sont  connus, 
pendant  le  xvf  siècle,  sous  le  nom  de  Contes  de  la  Cigogne  (3). 

(i)  Traditions  fabuleuses  attribuées  à  Turpin,  moine  de  Saint-Denis 
et  évêque  de  Reims,  sur  la  vie  de  Charlemagne  et  de  Roland. 

(2)  Cf.  1.  I,  ch.  xxii  :  «  Et  Gargantua  soupoit  très  bien  par  ma  cons- 
cience, et  voluntiers  convioit  quelques  beuveurs  de  ses  voisins,  avec 
lesquels  beuvant  d'autant,  comptoit  des  vieux  jusques  es  nouveaux  », 
c'est-à-dire  faisait  des  contes  de  jadis  et  de  son  temps. 

(3)  Voici,  sur  cette  curieuse  appellation,  les  textes  essentiels,  en  de- 
hors de  ceux  déjà  cités  de  Rabelais  et  du  Fail  : 

Bouchet,  Serées,  t.  IV,  p.  i58  :  «  Il  y  avoit  en  ceste  serée  des  femmes 
qui  s'endormoient,  ne  prenans  point  de  plaisir  à  ses  disputes,  n'y  enten- 


214  FAITS  TRADITIONNELS 

Quelle  est  l'origine  de  cette  appellation  ?  A  entendre  Gaigniè- 
res  et  Leroux  de  Lincy  (i),  ce  serait  la  même  chose  que  Con- 
tes à  la  Sigongne,  nom  d'une  des  dames  de  la  reine  Catherine 
de  Médicis.  C'est  là  tout  bonnement  une  étymologie  anecdo- 
tique,  qui  s'évanouit  devant  la  simple  constatation  chronolo- 
gique. 

A  notre  avis,  ce  titre  collectif  des  contes  populaires  fait  sim- 
plement allusion  à  la  cigogne,  dont  les  Bestiaires  vantent 
l'amour  maternel  et  la  piété  reconnaissante  avec  laquelle  elle 
soigne  ses  parents  affaiblis  par  l'âge  (2).  On  racontait  des  mer- 
veilles de  l'existence  mystérieuse  de  ces  oiseaux  migrateurs. 
V Evangile  des  Quenouilles  rapporte  (p.  93)  :  «  Je  vous  dy 
pour  certain  que  les  cygoignes,  qui  en  l'esté  se  tiennent  en  ce 
pays,  et  en  yver  s'en  retournent  en  leur  pays,  qui  est  entours 
le  mont  de  Synay,  sont  par  delà  créations  comme  nous  ». 

C'est  là,  en  somme,  un  titre  analogue  à  celui  de  Contes  de 
ma  mère  VOye,  attesté  dès  la  fin  du  xvi'  siècle  : 

Je  n'ay  de  leur  discours  ny  plaisir  ny  soucy, 
Et  ne  m'en  esmeus  non  plus  quand  leur  discours  fourvoya, 
Que  d'un  conte  d'Urgande  (3)  et  de  Ma  Mère  l'Oye. 

(^Régnier,  xv«  Satire) 

et  que  Perrault  (4)  adopta,  un  siècle  plus  tard,  en  1697,  pour 
son  fameux  recueil  :  «  Histoire  ou  Contes  du  temps  passé.  Con- 
tes de  ma  mère  l'Oye  »  (5). 

dans  rien  ;  parquoy  on  fut  contraint,  pour  les  esveiller,  de  mettre  en 
avant  des  vieux  contes  de  la  Cigoigne,  qui  parloient  des  grosses  et  gras- 
ses personnes...  » 

Comédie  des  Proverbes  (acte  II,  se.  11)  :  «  Seigneur  docteur,  ce  que  je 
vous  dis  ne  sont  point  des  contes  de  la  cigoigne  ». 

(i)  Le  livre  des  Proverbes,  t.  II,  p.  65. 

{■:.)  Par  exemple  dans  le  Bestiaire  de  Richard  de  Fournival  (éd.  Hip- 
peau,  p.  8(3  et  142). 

(3)  Nom  d'une  fameuse  magicienne,  dans  le  roman  de  VAmadis. 

(4)  Voy.  la  dissertation  de  Théodor  Pletscher,  Die  M'drchen  Charles 
Perrault's,  Zurich,  igoS,  et  pour  les  antécédents.  Du  Méril,  Etudes  sur 
quelques  points  d'archéologie  et  d'histoire  littéraire,  Paris,  18G2,  p.  427 
ix  493  :  «  Les  Contes  de  bonnes  femmes  ». 

(5)  On  trouve  les  deux  noms  réunis  dans  ce  passage  du  Roman 
bourgeois  de  Kuretière  (166G),  p.  2G8  de  la  réimpression  moderne  : 
«  J'appréhende  icy  qu'on  ne  croye  que  tout  ce  que  j'ay  rapporté  jusqu'à 
présent  ne  passe  pour  des  contes  de  la  cigogne  ou  de  ma  mère  Voye,  à 
cause  que  cela  semble  trop  ridicule  et  trop  extravagant  ». 


CONTES  POPULAIRES  21  5 

Voici  maintenant  quelques  autres  appellations  des  contes  po- 
pulaires, individuels  ou  collectifs,  remontant  au  xvi'  siècle  : 

Contes  de  peau  d'asne,  que  du  Fail  appelle  Conte  de  cuir 
d'asnette  (i),  c'est-à-dire  d'ânesse.  La  dernière  nouvelle,  attri- 
buée à  Des  Périers,  porte  ce  titre  :  «  D'une  jeune  fille  surnom- 
mée Peau  d'Asne  et  comment  elle  fut  mariée  par  le  moyen  que 
luy  donnèrent  les  petits  formiez  ».  Le  thème  de  ce  conte  est 
tout  à  fait  difïérent  de  celui  que  Perrault  intitule  Peau  d'asne 
et  qui  est  devenu,  chez  Molière  et  La  Fontaine,  une  désignation 
générale  des  contes  populaires  : 

Si  Peau  d'A7ie  m'estoit  conté, 
J'y  prendrois  un  plaisir  extrême... 

Contes  de  Loup,  comme  les  appelle  l'auteur  du  Moyen  de 
parvenir  (dans  Oudin  :  Contes  au  vieux  loup),  ch.  xliv  :  «  Et 
qui  en  sçait  plus  que  moy.^  Vere,  vere,  ce  sont  abus  que  vos 
contes  de  loup,  d'esprits  fantastiques  ».  La  raison  de  cette 
appellation  se  trouve  dans  le  passage  des  Propos  rustiques  de 
du  Fail  que  nous  avons  cité  ci-dessus. 

Formules  initiales.  —  Les  contes  populaires  au  xvi'  siècle 
débutaient  par  une  formule  invariable  :  a  Au  temps  que  les 
testes  parloyent  (il  n'y  a  pas  troys  jours)  un  pauvre  Lyon  par 
la  forest  de  Bievre  se  pourmenant...  »  (1.  II,  ch.  xv). 

Henri  Estienne  cite  à  plusieurs  reprises  cette  formule  : 
«  Pareillement  se  dit  par  dérision.  Du  temps  que  les  bestes  par- 
loyent, car  c'est  autant  dire  que  si  on  disoit  :  Au  temps  jadis 
que  les  hommes  estoyent  si  sots  qu'ils  se  laissoyent  persuader 
que  les  bestes  parloyent  »  (2). 

Et  quant  à  son  origine,  le  même  écrivain  fait  cette  remarque 
judicieuse  :  «  Ce  proverbe  mesmement  est  venu  (comme  je  croy) 
de  ce  que  en  certaines  fables  les  bestes  sont  introduises  comme 
s'entreparlans  »  (3). 

Des  Périers,  dans  le  m"  dialogue  de  son  Cymbalum,  fait  dire 
à  Phlegon,  cheval  doué  de  parole  :  «  Il  a  esté  ung  temps  que  les 
bestes  parloyent...  » 

Et  Rabelais,  en  citant  l'apologue  du  Roussin  et  de  l'Ane,  écrit 
(l.  V,  ch.  vu):  «  ...  le  cheval  s'adresse  à  l'asne  et  luy  dist  en 


(i)  Oudin  note  :  «  Peau  d'asnon,  c'est-à-dire  des  fables  ou  niaiseries  ». 

(2)  Apologie  pour  Hérodote,  éd.  Ristelhuber,  t.   II,  p.  ii-). 

(3)  Précellence,  éd.  Huguet,  p.  252. 


ai6  FAITS  TRADITIONNELS 

l'oreille  (car  les  bestes  parloyent  toute  icelle  année  en  divers 
lieux)...  )) 

Le  pen.lant  de  cette  formule,  dans  les  contes  populaires  mo- 
dernes, est  : 

Il  y  a  de  cela  bien  longtemps, 

Quand  les  poules  avoient  des  dents  (i). 

Nous  n'avons  pas  retrouvé  avant  Perrault  la  formule  initiale 
typique:  //  étoit  une  fois  un  Roi  et  une  Reine...,  début  de  la 
«  Belle  au  Buis  dormant  ». 

Formules  finales.  —  Tandis  que  les  formules  initiales  sont 
très  rares,  les  formules  finales  abondent  et  sont  souvent  em- 
preintes de  traits  de  malice  populaire  : 

Avez  vous  bien  le  tout  entendu  [il  s'agit  de  la  généalogie  des 
géants  de  Pantagruel]  ?  Beuvez  donc  un  bon  coup  sans  eaue.  Car  si 
ne  le  croie\,  nonfoysje,Jîst  elle  (l.  II,  ch.  i). 

Ce  que  je  vous  ay  dict,  est  grand  et  admirable.  Mais  si  vouliez 
vous  bazarder  de  croire  quelque  aultre  divinité  de  ce  sacre  Panta- 
gruelion,  je  la  vous  dirois.  Croye\  la  ou  non,  ce  m'est  tout  un  (1.  III, 
ch.  lu). 

Vous  truphez  icy,  Beuveurs,  et  ne  croyez  que  ainsi  soit  en  vérité 
comme  je  vous  raconte.  Je  ne  sçaurois  que  vous  en  faire.  Croye:^  /e, 
SI  voulei  :  si  ne  voule\,  alle\  y  veoir  (1.  IV,  ch.  xxxviii). 

Le  Dici  des  Pans  du  xvi'  siècle  clôt  ainsi  ses  sobriquets 
ethniques  (Montaiglon,  Recueil,  t.  V,  p.  1 16)  : 

Si  ne  croyez  que  ce  soit  voir, 
Si  allez  partout  sçavoir, 

et  la  Comédie  des  Prooerbes  (acte  III,  se.  in)  :  «  Si  vous  ne 
le  voulez  croire,  ne  le  croyez  pas  ;  pour  moy,  j'ayme  mieux  le 
croire  que  d'y  aller  voir  »  (2). 

Autre  finale  facétieuse  au  conte  du  Loup-Garou  (1.  II, 
ch.  xxix)  :  «  Va  en  tombant,  du  coup  tua  un  chat  bruslé,  une 
chatte  mouillée,  une  canne  petiere  et  un  oison  bridé  ». 

(i)  F. -M.  Luzcl,  Contes  populaires  de  la  Basse-Bretagne,  Paris,  1887, 
t.  I,  préface,  p.  3. 

(2)  Cette  finale  est  encore  vivacc  (Luzel,  Contes  de  la  Basse-Bretagne, 
t.  I,  p.  177  : 

Ecoutez  et  vous  entendrez  ; 
Croyez,  si  vous  voulez. 
Ne  croyez  pas.  si  vous  ne  voulez  pas  , 
^icux  vaut  croire  que  d'aller  voir. 


CONTES  POPULAIRES  217 

Et  celle-ci  après  la  mention  du  légendaire  Roy  Petault  (1.  III, 
ch.  VI )  :  «  La  marraine  de  mon  grand  père  me  disoit,  quand 
j'estois  petit,  que  : 

Patenostres  et  oraisons 

Sont  pour  ceux  là  qui  les  retiennent. 

Un  fiffre,  allant  en  fenaisons, 

Est  plus  fort  que  deux  qui  en  viennent  ». 

Traces  isolées.  —  Rabelais,  pas  plus  qu'aucun  autre  écrivain 
de  l'époque,  ne  nous  a  laissé  un  conte  mythique  intégral  ;  mais 
on  peut  en  retrouver  çà  et  là  des  traces. 
Tel  est  le  cas  des  compagnons  de  Pantagruel  et  de  leurs  apti- 
tudes. Cette  conception  de  personnages  secondaires  accompa- 
gnant le  héros,  est  commune  aux  traditions  populaires.  On  la 
trouve  dans  tout  un  cycle  de  contes  populaires  répandus  en 
France,  en  Italie  et  ailleurs. 

C'est  le  thème  traditionnel  qu'on  peut  ainsi  formuler  :  des 
personnages  dou'js  de  dons  merveilleux,  force,  finesse  d'ouïe, 
rapidité  à  la  course,  etc.,  se  mettent  à  la  suite  du  héros,  et  l'ai- 
dent à  mener  à  bonne  fin  des  entreprises  à  première  vue  impos- 
sibles. Dans  le  conte  lorrain  de  Jean  de  l'Ours,  pour  citer  un 
exemple,  le  héros,  quand  il  s'en  va  courir  le  monde,  s'associe 
à  des  personnages  d'une  force  extraordinaire,  tels  que  Tord- 
Chêne,  Jean  de  la  Meule,  Appuie-Montagne...  (i). 

De  même,  dans  Rabelais,  Pantagruel  s'embarque  à  lionfleur 
pour  une  longue  traversée,  accompagné  du  rusé  Panurge,  du 
prudent  Epistémon,  du  fort  Eusthènes  et  du  rapide  Carpalim. 
Chacun  de  ces  personnages  secondaires  fait  ressortir  ses  vertus 
particulières. 

Voici,  à  titre  d'exemple,  ce  que  dit  le  dernier  en  parlant  de 
traverser  les  lignes  ennemies  : 

Je  (dist  Carpalim)  y  entreray,  si  les  oyseaulx  y  entrent:  car  j'ay  le 
corps  tant  allaigre  que  je  auray  saulté  leurs  tranchées  et  percé  oultre 
tout  leur  camp,  davant  qu'ilz  me  ayent  apperceu.  Et  ne  crains  ny 
traict  ny  flesche,  ny  cheval  tant  soit  legier,  est  feust  ce  Pégase  de 
Ferseus,  ou  Pacolet,  que  devant  eulx  je  n'eschappe  gaillard  et  sauf. 
J'entreprens  de  marcher  sur  les  espiz  de  bled,  sur  l'herbe  des  prez, 
sans  qu'elle  flectiisse  dessoubz  moy  (1.  II,  ch.  xxiv). 

En  lisant  ce  passage,  ne  croirait-on  pas  entendre  l'écho  du 

(i)  Voy.,  sur  ce  thème,  Em.  Cosquin,  Contes  populaires  de  Lorraine, 
Paris,  1886,  t.  I,  p.  là  27. 


2l8  FAITS  TRADITIONNELS 

conte  populaire  détaillant  les  dons  merveilleux  de  ces  personna- 
ges extraordinaires  ? 

Certains  gestes  de  l'enfance  de  Pantagruel  rappellent  ceux 
des  héros  mythiques  ou  légendaires,  d'un  Hercule  ou  d'un  Jean 
de  l'Ours  (i). 

Le  fameux  combat  entre  Pantagruel  et  Loup-Garou,  ces  deux 
géants  si  foncièrement  différents,  l'un  humanisé  et  policé,  l'au- 
tre resté  féroce  et  à  l'état  brute,  revêt  également  un  aspect 
mythique.  La  massue  du  Loup-Garou  était  pJieée,  c'est-à-dire 
qu'aucune  arme  ne  pouvait  la  toucher,  trait  merveilleux  encore 
fréquent  dans  les  contes  populaires  de  nos  jours.  Ce  qui  n'em- 
pêche pas  notre  auteur,  en  racontant  ces  prouesses,  d'évoquer 
l'épisode  biblique  de  David  et  Goliath. 

Fées.  —  Les  êtres  surnaturels  qui  se  rencontrent  le  plus 
souvent  dans  les  contes  merveilleux  sont  les  Fées,  les  Fatœ  du 
Moyen  Age,  qui  sont  déjà  familières  aux  anciens  romans  de  che- 
valerie. Chez  Rabelais,  elles  se  confondent  avec  les  Parques 
des  Anciens  :  «  ...  je  le  congnoys,  et  suis  à  ce  prédestiné  des 
Phées  »  (1.  11,  ch.  xxi). 

Les  Fées  protègent  les  héros,  en  leur  accordant  une  part  de 
leur  immortalité  ou  en  les  rendant  invulnérables.  De  là  le  dé- 
rivé feé,  dans  l'ancienne  langue  faé  ou  phaé,  qui  s'applique  à 
la  fois  aux  hommes,  aux  animaux  et  aux  choses.  Dans  notre 
roman,  la  massue  du  géant  Loup-Garou  était  pheée  «  en  manière 
que  jamais  ne  pouvoit  rompre  »  (l.  II,  ch.  xxix);  et  «  Bacchus 
avoit...  un  renard  feé^  de  mode  que...  de  beste  du  monde  ne 
seroit  pris  »  (1.  IV,  ch.  xxv). 

Des  écrivains  du  xvi'  siècle,  c'est  du  Fail  (nous  l'avons  vu) 
qui  nous  entretient  des  rapports  des  Fées  avec  les  mortels,  su- 
jet ordinaire  des  contes  populaires  (appelés,  depuis  le  xviii"  siè- 

(i)  «  Vous  n'en  ouystes  jamais  d'une  si  merveilleuse  [enfance]  comme  fut 
celle  de  Pantagruel,  car  c'estoit  chose  difficile  à  croyre  comment  il  crcut 
en  corps  et  en  force  en  peu  de  temps.  Et  n'estoit  rien  Hercules  qui,  estant 
au  berseau,  tua  les  deux  scrpens:  car  lesdictz  serpens  estoyent  bien  pc- 
titz  et  fragiles.  Mais  Pantagruel  estant  encores  au  berseau,  feist  cas  bien 
espouventable.  Quelqucfoys  que  un  grand  ours  que  nourrissoit  son 
père  eschappa,  et  luy  venoit  lescher  le  visaige,  car  les  nourisses  ne  luy 
avoyent  bien  à  poinct  torche  les  babines,  il  se  deffist  dcsdictz  cables 
aussi  facillement  comme  Sanson  d'entre  Philistins,  et  vous  print  mon- 
sieur de  l'Ours,  et  le  mist  en  pièces  comme  un  poulet,  et  vous  en  lîst 
une  bonne  gorge  chaulde  pour  ce  repas  »  (1.  Il,  ch.  iv). 


CONTES  POPULAIRES  219 

cle,  Contes  des  Fées).  Mais  Jehan  d'Arras,  l'auteur  du  roman 
de  la  Mélusine  (imprimé  en  1478)  avait  bien  avant  lui  recueilli 
différentes  traditions  locales,  principalement  du  Poitou,  qui 
nous  donnent  de  curieux  détails  sur  les  Fées  (i). 

Des  nombreux  noms  de  Fées,  Rabelais  n'en  a  retenu  que 
deux,  l'un  de  provenance  littéraire,  l'autre  de  source  populaire. 

Le  premier,  c'est  celui  de  la  Fée  Morgue  (chez  les  Italiens, 
Fata  Morgana),  particulière  aux  romans  du  cycle  breton,  et  qui 
recueillit  Artus  après  sa  défaite,  ainsi  que  d'autres  héros  célè- 
bres, qu'elle  transporta  dans  son  île  d'Avallon,  le  pays  d'im- 
mortalité (l.  II,  ch.  xxiii)  :  «  Peu  de  temps  après,  Pantagruel 
ouyt  nouvelles  que  son  père  Gargantua  avoit  esté  translaté  au 
pays  de  P/iées  par  Morgue,  comme  feut  jadis  Ogier  et  Artus  ». 

C'est  un  simple  écho  du  passage  final  des  Grandes  et  inesti- 
mables Clironicques  :  «  Et  ainsi  vesquit  Gargantua  au  service  du 
Roy  Artus  l'espace  de  deux  cens  ans  troys  moys  et  iiii.  jours 
justement.  Puis  fut  porté  en  Faierie  par  Gain  (2)  la  phée,  et 

(i)  «  Nous  avons  oy  racompter  à  nos  anciens  que  en  pluiseurs  parties 
sont  apparus  à  pluiseurs  très  familièrement  pluiseurs  manières  de  cho- 
ses, lesquelles  les  unes  appeloient  Luytons,  les  autres  Faées,  et  les  aul- 
tres  Bonnes  dames,  et  vont  de  nuyt  et  entrent  es  maisons  sans  huys 
rompre  et  ouvrir,  et  ostent  et  emportent  aulcunes  fois  les  enfants  des 
berceaux,  et  aulcunes  fois  ilz  leur  destournent  leur  mémoire,  et  aucu- 
nes fois  ilz  les  bruslent  au  feu.  Et  quant  ilz  s'en  partent,  ilz  les  laissent 
aussi  sains  comme  devant  ;  et  aulcuns  donnent  grant  heur  en  cestuy 
monde... 

«  Les  dites  Faées  se  mettoient  en  guise  de  tresbelles  femmes,  et  en 
ont  en  aulcunes  fois  pluiseurs  hommes  aulcunes  pensées,  et  ont  prins  à 
femmes  moiennant  aulcunes  convenances  qu'ilz  leur  faisoient  jurer;  les 
ungz  qu'ilz  ne  verroient  jamais  l'ung  l'aultre;  que  le  samedi  ilz  ne  les 
enquerroient  que  elles  seroient  devenues  en  aulcunes  manières;  les  au- 
tres que  si  elles  avoient  enfans,  que  leurs  maris  ne  les  verroient  jamais 
en  leurs  gessines.  Tant  qu'ilz  leur  tenoient  leur  convenance,  ilz  estoient 
en  audience  et  prospérité,  et  si  tost  qu'ilz  deffailloient  en  celle  conve- 
nance, il  decheoient  de  tout  leur  bonheur  ». 

Nous  citons  l'édition  donnée,  dans  la  collection  Jannet,  par  Charles 
Brunet  (d'après  l'édition  princeps  de  1478),  p.  12.  L'autorité  qu'in- 
voque notre  auteur  est  Gervaise  de  Tilbury,  sur  lequel  nous  revien- 
drons plus  loin. 

(2)  Abrégé  de  Morgaine,  forme  primitive  de  Morgue.  Voici  comment 
les  Cronicques  admirables,  pastiche  du  Pantagruel,  rendent  ce  passage  : 
«  Gargantua,  —  c'est  Merlin  qui  parle  —  je  te...  viendrai  quérir  et  te  me- 
neray  en  faerie,  où  est  le  bon  roy  Artus,  avecques  sa  sœur  Morgain, 
Ogier  le  Dannoys,  et  Huon  de  Bordeaulx,  au  chasteau  d'Avallon,  où  ils 
font  tous  grant  chiere  ». 


220  FAITS  TRADITIONNELS 

Aldus ine,  avecques  plusieurs  aultres  lesquelz  y  sont  de  pré- 
sent ». 

La  seconde  fée  nommée  par  Rabelais  est  la  fameuse  Mélu- 
sine,  dont  le  nom  remonte  au  titre  du  roman  de  Jean  d'Arras, 
imprimé  en  1478  (et  réimprimé  de  nos  jours). 

Dans  Gervaise  de  Tilbury  (vers  12 11),  il  s'agit  encore  d'un 
conte  populaire  que  l'écrivain  anglais  rapporte  comme  une  veri- 
dica  narratio  (i).  Ce  conte  est  primitivement  caractérisé  par  ces 
trois  motifs  : 

1°  Mariage  d'une  fée  avec  un  mortel  ; 

2°  Interdiction  d'ordre  moral  ; 

3"  Fée  sous  forme  de  femme-serpent. 

Cette  fée,  encore  anonyme  chez  Gervaise,  reçut  le  nom  de  Mê- 
lusine  (2)  dans  le  roman  de  Jean  d'Arras  (1478)  et  le  conte  po- 
pulaire devint,  sous  cette  nouvelle  forme,  une  légende  locale  rat- 
tachée à  la  famille  poitevine  des  Lusignan.  La  source  principale 
de  Jean  d'Arras,  comme  il  l'indique  lui-même  à  plusieurs  re- 
prises, est  Gervaise  de  Tilbury,  mais  les  développements  lui 
appartiennent  en  propre  (3). 

(i)  En  voici  les  traits  essentiels  : 

Le  comte  Raymond  de  Provence,  chevauchant  un  jour  le  long  de  la 
Loire,  y  rencontra  une  dame  à  cheval  merveilleusement  atournée,  la- 
quelle consentit  à  l'e'pouser  sous  cette  condition  :  ipsam  nudam  non 
viderit.  Le  mariage  consommé,  ils  vécurent  heureux,  ayant  des  enfants 
d'une  beauté  merveilleuse.  Tout  leur  prospéra,  mais  un  jour  le  comte 
surprit  sa  femme  au  bain,  et,  s'approchant  pour  la  voir  de  près,  celle-ci 
in  serpentcm  conversa,  disparut  à  jamais.  Cf.  Otia  Jmperialia,  éd.  Lie- 
brecht,  Hanovre,  x856,  p.  4  à  5. 

(2)  Le  folkloriste  poitevin  Léo  Desaivre  s'est  occupé  à  plusieurs  re- 
prises de  notre  fée:  Le  Mythe  de  la  Mcre  Ltisine,  Poitiers,  i883,  et  No- 
tes sur  la  Mékisine.  iS>)()  (copieuse  bibliographie).  Les  manuscrits  et 
l'impression  gothique  ne  connaissent,  en  fait  de  nom,  que  Melusine  ou 
Melliisine,  que  le  vulgaire  a  changé  en  Merlusine  (cf.  Mellin  et  Merlin), 
Cette  M'.'rlusine  (que  Desaivre  écrit  Mère  Lusiue).,  il  la  fait  remonter  à 
un  latin  Mater  Lucina,  supposition  doublement  invraisemblable  étant 
donnée  la  date  moderne  de  cette  appellation. 

Suivant  J.  Kohler  {Der  Ursprung  der  Melusinensage,  Leipzig,  iSgS), 
qui  cite  les  contes  et  les  légendes  analogues,  le  point  de  départ  en  se- 
rait un  mythe  animiste,  basé  sur  le  totémisme I  Quant  au  nom  de  Melu- 
sine, il  le  passe  sous  silence. 

(3i  Voici  l'épisode  du  départ  de  la  fée.  après  que  son  mari  eut  violé 
l'interdiction  acceptée  (p.  359  de  la  réimpression)  : 

«  Ainsi,  comme  je  vous  dis,  s'en  ala  Melusine,  samblant  de  serpent 
voilant  pur  l'air,  vers  Lusignen,  et  non  pas  si  treshault  tiue  les  gens  du 
pays  ne  la  vcissent   bien,  et  l'oyoit-on  plus  long  d'une  lieue  aler  par 


CONTES  POPULAIRES  221 

Suivant  le  romancier,  Méluslne  était  (p.  19)  «  tous  les  same- 
dis serpent  dès  le  nombril  en  bas  ».  Même  conception  chez 
Rabelais  (1.  IV,  ch.  xxxviii):  «  Visitez  Lusignan,  Partenay, 
Vovant,  Mervant,  et  Ponzauges  en  Poictou.  Là  trouverez  tes- 
moings  vieulx  de  renom  et  de  la  bonne  forge,  les  quelz  vous 
jureront,  sus  le  braz  sainct  Rigomé,  que  Mellusine,  leur  pre- 
mière fondatrice,  avoit  corps  fœminin  jusques  aux  boursavitz,  et 
que  le  reste  en  bas  estoit  andouille  serpentine,  ou  bien  serpent 
andouillicque  (i)  ». 

Brantôme  rapporte  la  tradition  telle  qu'elle  était  à  l'origine, 
et  telle  que  les  vieilles  femmes  la  racontèrent  à  l'empereur 
Charles  Quint,  lors  de  sa  visite  au  château  de  Lusignan  (2). 

C'est  aux  fées  qu'il  faut  rattacher  la  fontaine  de  Jouvence 
(l.  V,  ch.  xxi)  :  «  Là  soudain,  qui  vieux  estoit  et  descrepit, 
devient  jeune,  alaigre  et  dispos  ».  Elle  est  déjà  mentionnée 
dans  le  Roman  d' Alexandre  de  Lambert  le  Tort  (xii^  siècle).  11 
y  est  question  de  trois  fontaines  faées,  c'est-à-dire  douées  de 
vertus  merveilleuses.  La  première  «  qui  quatre  fois  le  jour,  ra- 

l'air,  car  elle  alloit  menant  telle  douleur  et  faisant  si  grand  eflFroy  que 
c'estoit  grant  douleur  à  veoir  ;  et  en  estoient  les  gens  tous  esbahis  ;  et 
tant  alla  qu'elle  fut  à  Lusignen,  et  l'environna  par  trois  fois,  et  crioit 
piteusement  et  lamentoit  de  voix  seraine,  dont  ceulx  de  la  forteresse  et 
de  la  ville  furent  moult  esbahis,  et  ne  sçavoient  que  penser;  car  ilz 
veoient  la  figure  d'une  serpente,  et  oyoient  la  voix  d'une  dame  qui 
sailloit  d'elle;  et  quant  elle  1  eut  environné  trois  fois,  elle  se  vint  fon- 
dre si  soudainement  et  si  horriblement  sur  la  tour  poterne,  en  menant 
telle  tempeste  et  tel  effroy,  qu'il  sambla  à  ceux  de  leans  que  toute  la 
forteresse  deut  cheoir  en  abisme,  et  leur  sambla  que  toutes  les  pierres 
du  sommaige  se  remuassent  l'une  contre  l'aultre,  et  la  perdirent  en  peu 
d'eure  qu'ilz  ne  sceurent  oncques  qu'elle  fut  devenue  ». 

(i)  Cf.  Jean  Le  Maire  {Illustrations  de  Gaule,  éd.  Stecher,  t.  I,  p.  74)  : 
€  La  dite  Araxa  estoit  demy  femme  et  demy  serpente,  comme  on  dit 
de  Melusine  la  Faée  ». 

(2)  Œuvres  (t.  V,  p.  ly)  «  Les  unes  luy  disoient  qu'ilz  la  voyoient 
quelques  fois  venir  à  la  fontaine  pour  s'y  baigner,  en  forme  d'une  très 
belle  femme  et  en  habit  d'une  vefve  ;  les  autres  disoient  qu'ils  la 
voyoient,  mais  très  rarement,  et  ce  les  samedis  à  vespres  (car  en  cest 
estât  ne  se  laissoit  elle  guieres  voir)  se  baigner,  moytié  le  corps  d'une 
très  belle  dame  et  l'aultre  moytié  en  serpent...  » 

Le  conte  de  Melusine  est  invoqué  par  Calvin  comme  type  de  récit 
romanesque  :  «  Si  les  âmes  n'ont  nul  sentiment  après  la  mort,  ny  de 
bien  ny  de  mal,  que  seroit-ce  de  ceste  narration  de  notre  Seigneur,  si- 
non une  fable,  et  comme  un  conte  du  livre  de  Mellusine}  »  Voy.  Contre 
les  Libertins  (i545),  dans  Opéra,  t.  VII,  p.  117  ; 


222  FAITS  TRADITIONNELS 

Jeunit  les  gens  »,  ramène  à  l'âge  de  trente  ans  tout  vieillard  qui 
s*y  baigne.  C'est  la  célèbre  fontaine  de  Jouvence  qui,  des  tra- 
ditions populaires,  a  de  bonne  heure  passé  dans  la  littérature 
romanesque  (i). 

Croquemitaines.  —  Remontent  au  même  ordre  d'idées  les 
noms  des  êtres  dont  on  fait  peur  aux  enfants  : 

Bahoue,  vieille  sorcière  aux  grosses  et  vilaines  lippes,  prête 
à  dévorer  les  enfants,  avec  cette  acception  dans  Guillaume  Bou- 
chet  (Serées,  t.  IV,  p.  68):  «  En  Theocrite,  une  nourrice  me- 
nasse son  enfant  de  la  Babouë  ou  du  Marmot,  dont  est  tiré 
le  mot  français  marmot,  estant  Mormo  un  espouventail  d'en- 
fants ». 

Chez  Rabelais,  le  nom  a  le  sens  ancien  (attesté  par  Eustache 
Deschamps)  de  grosse  lèvre  ou  moue,  et  désigne  à  la  lois  un 
jeu  d'enfants  où  l'on  se  fait  la  moue  (1.  I,  ch.  xxii)  et  le  geste 
de  moquerie  où  l'on  fait  claquer,  à  l'aide  d'un  doigt,  la  lèvre 
inférieure  contre  la  supérieure.  Lorsque  Frère  Jean  menace 
Panurge,  cellui-ci  «  luy  feist  la  babou,  en  signe  de  dérision  » 
(1.  IV,  ch.  LVl). 

Moine  bourra,  épouvantail  ayant  la  figure  d'un  moine  (2)  aux 
cheveux  ébourilïés,  appellation  parisienne,  ancien  pendant  de 
Croquemitaine  :  «  Lutin  qui,  dans  les  croyances  du  peuple, 
court  les  rues  aux  advents  de  Noël,  et  qui  fait  des  cris  effroya- 
bles »  (3). 

La  plus  ancienne  forme,  celle  de  moine  bourré,  se  trouve 
dans  la  liste  des  contes  mentionnés  par  du  Fail  ;  une  autre  va- 
riante se  lit  dans  la  Comédie  des  Proverbes  (acte  I,  se.  iv): 
«  Vous  n'allez  que  la  nuit  comme  les  moines  bourris  (4)  et  les 
loups  garous  ». 

(i)  Roman  d'Alexandre,  éd.  Michelant,  p.  332  et  suiv.  (cf.  notamment 
les  pages  335  et  35o). 

Paul  Meyer  se  demande  {Alexandre  le  Grand,  t.  II,  p.  iS3):  <  D'où 
vient  cette  fable?  Est-ce  de  l'Orient  ?  Peut-être,  mais  ce  n'est  pas  un 
auteur  oriental  qui  nous  la  fournira  ».  —  La  fable  a  sa  source  dans  les 
contes  populaires. 

(2)  Un  fantôme  analogue  apparaît  déjà  dans  la  Farce  de  Pathelin  (éd. 
Fournier,  p.  98)  : 

Vcla  un  moine  noir  qui  vole  I 
Prends  le,  baille  luy  une  cstole... 
Au  chat,  au  chat  !  comme  il  monte  ! 

(3)  Furetière,  Dictionnaire,  1690,  v°  bourru. 

(4)  Une  forme  parallèle  pribouri  se  lit  dans  la  tragi-comédie  Le  Gali- 


CONTES  POPULAIRES  223 

La  forme  moderne  est  dansMathurin  Régnier  (Sat.  xiv)  : 

Mais  après,  en  cherchant,  avoir  autant  couru 
Qu'aux  avents  de  Noël  fait  le  moine  bourru. 

Rabelais  fait  mention,  à  propos  des  Gastrolâtres,  d'un  autre 
monstre  de  ce  genre,  le  lyonnais  Maschecroutte,  qu'il  compare 
à  l'italique  Manducus,  représenté  avec  une  bouche  énorme, 
ouverte,  et  des  dents  qu'il  faisait  claquer  avec  bruit  (i). 

Frère  Antoine  du  Saix  (2),  Savoyard,  auteur  de  VEsperon 
de  discipline  (31,  s'élève  contre  l'habitude  des  m.ères  qui,  pour 
rendre  docile  l'enfant,  lui  font  croire  : 

Ou  qu'il  sera  mangé  des  Loups  garoux. 

Ou  qu'il  y  a  une  grand  Maschecrotte, 

Qui  les  petiz  enfans  bat,  fesse  et  frotte...  (4). 

Ce  croquemitaine  est  encore  vivace  dans  le  Forez,  comme 
mannequin  de  carnaval. 

II.  —  Contes  moralises. 

Les  récits  où  l'élément  moral  l'emporte  étaient  connus  au 
Moyen  Age  sous  le  nom  d'Exempla,  d'où  l'expression  alléguée 
par  Rabelais:  «  ...  les  Exemples  de  sainct  Nicolas  ».  Les  pré- 
dicateurs du  temps  en  sont  largement  pourvus  et  les  recueils 
qu'on  en  a  publiés  sont  devenus  une  source  importante  de  la 
littérature  narrative  (fables,  historiettes,  nouvelles). 

matias  (1679)  du  sieur  Deroziers  Beaulieu  (acte  V,  se.  v)  :  «  Ha,  poltron 
retourné,  grièoMri  d'allégresse  »  {Ancien   Théâtre,  t.  IX,  p.  5oi). 

(i)  Voici  la  description  qu'il  en  donne  : 

«  A  Lion  au  carneval  on  l'appelle  Maschecroutte  :  ils  [les  Romains]  la 
nommoient  Manduce.  G'estoit  une  effigie  monstrueuse,  ridicule,  hydeuse, 
et  terrible  aux  petitz  enfans  :  ayant  les  œilz  plus  grands  que  le  ventre, 
et  la  teste  plus  grosse  que  tout  le  reste  du  corps,  avecques  amples,  larges, 
et  horrificques  maschoueres  bien  endentcUées  tant  au  dessus  comme  au 
dessoubs  :  les  quelles,  avecques  l'engin  d'une  petite  chorde  cachée  de- 
dans le  baston  doré,  l'on  faisoit  l'une  contre  l'aultre  terrificquement 
clicquetter,  comme  à  Metz  l'on  faict  du  Dragon  de  sainct  Clemens  » 
(1.  IV,  ch.  Lix). 

(2)  C'était  un  des  amis  de  Rabelais,  qui  l'appelle  (1.  I,  ch.  xvii)  «  com- 
mandeur jambonnier  de  sainct  Antoine  »,  ce  qu'il  était  en  réalité. 

(3)  Paru  en  i532.  Voy.,  sur  ce  curieux  ouvrage,  J.  Plattard,  dans  Rev. 
Et.  Rab.,  t.  IX,  p.  221  et  suiv. 

(4)  VEsperon  de  discipline,  i532,  1.  II,  fol.  D  ij  r». 


224  FAITS  TRADITIONNELS 

Les  plus  anciens  recueils  de  ces  Eœenipla  sont  :  ceux  de  Jac- 
ques de  Vitry,  cardinal  français,  mort  à  Rome  vers  1240  (i)  ; 
ceux  d'Etienne  de  Bourbon,  dominicain  du  xiii®  siècle  (2),  et 
ceux  de  Nicolas  Bozon,  franciscain  qui  vivait  en  Angleterre 
au  commencement  du  xiv^  siècle  (3).  On  y  retrouve  plusieurs 
des  historiettes  citées  par  Rabelais. 

«  Comment  les  femmes  ordinairement  appetent  choses  dé- 
fendues »,  titre  du  ch.  xxxiv  du  Tiers  livre,  où  est  rappelée 
l'anecdote  de  la  curiosité  des  Religieuses  de  Fontevrault  —  et 
qui  reparaît  également  dans  le  xxxiii^  chapitre  des  Contes  cVEu- 
trapel  de  du  Fail  —  figure  tout  d'abord  dans  Jacques  de  Vi- 
try (4),  Etienne  de  Bourbon,  etc. 

De  même  Xz.  farce  du  Pot  au  lait,  à  laquelle  notre  auteur  fait 
allusion  au  xxxiii^  chapitre  de  Gargantua  : 

Là  présent  estoit  un  vieux  gentilhomme  esprouvé  en  divers  hazars, 
et  vray  routier  de  guerre,  nommé  Echephron,  lequel  ouyant  ces  pro- 
pous  (5),  dist  :  J'ay  grand  peur  que  toute  ceste  entreprinse  sera 
semblable  à  la  farce  du  pot  au  laict,  duquel  un  cordouannier  se  faisoit 
riche  par  ruserie  :  puis,  le  pot  cassé,  n'eut  de  quoi  disner  (1.  I, 
ch.  xxxiii). 

Ce  récit,  dont  tous  les  détails  sont  déjà  consignés  dans  les 
Exemjda  de  Jacques  de  Vitry  et  des  autres  prédicateurs,  est 
le  sujet  de  la  xn*  nouvelle  des  Joyeux  Deois  de  Des  Périers, 
intitulée  Le  Pot  au  lait  (6),  et  plus  tard  de  la  fable  si  connue 
de  La  Fontaine  (7):  «  La  laitière  et  le  pot  au  lait  ». 

Les  Souhaits  ridicules  ou  extravagants  entraînent  la  ruine, 
tandis  que  les  souhaits  médiocres  sont  réalisés.  C'est  là  le  thème 
du  conte  allégué  dans  le  nouveau  Prologue  du  Quart  livre  : 
«  Le  bûcheron  et  les  trois  coignées  »  (8). 

(i)  Exempts  of  Jacques  de  Vitry,  éd.  Cranc  (t.  XXVI  de  la  Folklore 
Society). 

(2)  Estienne  de  Bourbon,  Anecdotes,  histoires,  légendes  et  apologues^ 
éd.  Lecoy  de  la  Marche,  Paris,  1887. 

(3)  Contes  moralises  de  Nicole  Bo^on,  Paris,  1889  (édition  des  An- 
ciens Textes). 

(4)  Voy.,  dans  l'édition  Cranc,  la  note  bibliographique  de  la  p.  iSc). 

(5)  Il  s'agit  des  projets  extravagants  de  Picrochole  pour  conquérir 
l'univers. 

{())  Jacques  de  Vitry  en  donne  la  plus  ancienne  version,  éd.  Crâne, 
p.  i34-i55. 

(7)  Voy.  l'édition  Régnier,  t.  II,  p.  145,  des  Œuvres  de  La  l-'ontaine. 

(8)  L'auteur  prétend  en  avoir  emprunté  le  sujet  à  Esope  :  «  A  propos 


CONTES  POPULAIRES  22  5 

Après  avoir  raconté  l'histoire  d'  «  un  paouvre  homme,  villa- 
geois natif  de  Gravot,  nommé  Couillatris,  abateur  et  fendeur  de 
boys  »,  il  en  expose  ainsi  la  moralité  :  «  Soubhaitez  doncques 
médiocrité,  elle  vous  adviendra  ;  et  encores  mieulx,  deument 
ce  pendant  labourans  et  travaillans  ». 

C'est  le  thème  déjà  traité  par  les  Fabliaux  :  «  Les  quatre 
souhaits  saint  Martin  »,  qui  a  joui  d'une  si  grande  popularité 
au  Moyen  Age  (i). 

Au  XVI®  siècle,  ce  même  sujet  revient  dans  un  conte  qu'on 
lit  dans  la  Nouvelle  fabrique  des  excellents  traicts  de  vérité^ 
par  Philippe  d'Alcrippe,  conte  ainsi  intitulé:  «  Des  trois  jeunes 
garçons,  frères  du  pays  de  Caux,  qui  dancerent  avec  les  Fées  (2)  ». 

111.  —  Contes  d'animaux. 

Les  divers  noms,  individuels  ou  collectifs,  qu'ont  porté 
au  xvi^  siècle  les  récits  populaires  —  Contes  de  la  Cigogne, 
Contes  de  ma  Mère  l'Oye,  Contes  de  Loup  —  remontent  en 
fait  à  des  contes  d'animaux,  fables  ou  apologues. 

On  a  vu  également,  dans  l'énumération  des  Propos  rustiques 
de  du  Fail,  plusieurs  titres  se  rapportant  au  Renard  et  aux 
autres  animaux  du  cycle  du  Roman  de  Renard,  constitué  par 
des  apports  successifs  en  grande  partie  de  source  orale  (3). 

La  formule  initiale  —  «  Du  temps  où  les  bêtes  parlaient  » 
—  dérive,  elle  aussi,  des  contes  d'animaux,  des  récits  ésopi- 
ques,  comme  l'avait  déjà  reconnu  Henri  Estienne  (4).  Celui-ci 
l'attribuait  avec  raison  aux  Fables  d'Esope,  «  lesquelles  se 
trouvoyent  dès  lors  traduites  en  nostre  langue  »,  et  «  que  nos 
prédécesseurs  lisoyent  fort  curieusement  (5)  ».  Le  Moyen  Age 
et  la  Renaissance  attribuaient  à  Esope  tous  les  apologues  con- 
nus: Esopet  désignait  tout  recueil  de  fables. 


de  soubhaictz  médiocres  en  matière  de  coingne'e  (advisez  quand  sera 
temps  de  boire)  je  vous  raconteray  ce  qu'est  inscript  parmy  les  Apolo- 
gues du  saige  Esope  ». 

(i)  Recueil  de  Fabliaux,  éd.  Montaiglon,  t.  V,  p.   i33.  Cf.  J.  Bédier, 
Les  Fabliaux  p.  177  et  suiv. 

(2)  Réimprimé  par  Jannet  en  i853,  p.  i52  à  i55. 

(3)  Voy,  L.  Sudre,  Les  Sources  du  Roman  de  Renard,  Paris,  1893,  et 
tout  récemment  Lucien  Folet,  Le  Roman  de  Renard,  Paris,  1912. 

(4)  Cf.  ci-dessus,  p.  2i5. 

(3)  Précellencc,  éd.  Huguet,  p.  252. 

i5 


22Ô  FAITS  TRADITIONNELS 

Du  Fail,  dans  le  vu®  chapitre  des  Propos  rustiques,  parlant 
du  bonhomme  Thenot  du  Coin,  lui  donne  entre  autres  occupa- 
tions celle  d'  «  attiser  son  feu,  faire  cuire  des  naveaux  aux  cen- 
dres, estudiant  es  vieilles  Fables  d'Esope...  ». 

Rabelais  cite  souvent  l'ancienne  version  de  VEsopet  (i).  Il 
en  a  tiré  nombre  de  fables.  Il  lui  doit  l'Apologue  des  Membres 
et  de  l'Estomac  que  cite  Panurge,  dans  sa  déclamation  sur  les 
débiteurs  et  emprunteurs  :  «  Somme,  en  ce  monde  desrayé,  rien 
ne  debvant,  rien  de  prestant,  rien  ne  empruntant,  vous  voirez 
une  conspiration  plus  pernicieuse,  que  n'a  figuré  /Esope  en  son 
Apologue  »  (1.  III,  ch.  m). 

Il  lui  est  aussi  redevable  de  l'Apologue  du  Roussin  et  de 
l'Ane,  que  Panurge  raconte  à  Maître  Edime  (1.  V,  ch.  vu),  ex- 
cellent exemple,  par  son  ensemble  et  ses  détails,  d'un  conte 
d'animaux,  dont  le  sujet  est  à  peu  près  celui  de  la  fable  de  La 
Fontaine  :  «  Le  Rat  de  ville  et  le  Rat  des  champs  ». 

IV.  —  Contes  facétieux. 

Les  Fabliaux  du  Moyen  Age  appartiennent  au  genre  facé- 
tieux. Rabelais  en  a  connu  quelques-uns,  par  exemple  le  fabliau 
du  Pays  de  Cocagne,  auquel  il  a  emprunté  ce  détail  caractéris- 
tique : 

Le  païs  a  a  nom  Coquaigne, 
Qui  plus  i  dort,  plus  i  gaaigne  : 
Cil  qui  dort  jusqu'à  midi, 
Gaaigne  cinc  sols  et  demi... 

(Ed.  Méon,  t.  IV,  p.   lyS). 

qu'il  a  inséré  dans  son  conte  de  Gorgias  (1.  II,  ch.  xxxii).  Pan- 
tagruel, pour  préserver  son  armée  d'une  petite  pluie,  la  couvre 
de  sa  langue  (2).  Alcofribas,  qui  monte  dessus,   entre  dans  la 

(i)  «  Et  de  ceste  race  [des  bossus]  issit  Esopet,  duquel  vous  avez  les 
beaux  faicts  et  dicts  par  escrits  »  (1.  II,  ch.  i),  Et  ailleurs  :  «  En  ce  ma- 
tin j'ai  trouvé  un  bonhomme  qui,  en  un  bissac,  tel  comme  celui  d'Eso- 
pet,  portait  deu-v  petites  fillettes...  »  (1.  II,  ca.  xv). 

(2)  Trait  également  traditionnel,  suivant  lequel  le  chef  d'une  armée 
protège  ses  fidclcs  contre  la  pluie  en  les  couvrant  de  sa  langue.  Cf.  Rev. 
Et.  Kab.,  t.   IV,  p.    179,  et  Passion  de  Sémur  (éd.  Roy): 

3324.     Jobridam,  le  roy  d'Esnaye, 

Qu'il  mccioit  bien  soulx  sa  narric, 
Quant  il  pleut,  cent  hommes  en  l'ombre. 


CONTES  POPULAIRES  327 

bouche  de  Pantagruel.  II  y  découvre  tout  un  monde,  s'y  entre- 
tient avec  un  planteur  de  choux  et  y  gagne  quelque  peu  d'ar- 
gent :  «  Sçavez  vous  comment  ?  A  dormir,  car  l'on  loue  les 
gens  à  journée  pour  dormir,  et  gaignent  cinq  et  six  solz  par 
jour,  mais  ceulx  qui  ronflent  bien  fort,  gaignent  bien  sept  solz 
et  demy  ». 

Le  long  épisode  de  Quaresme prenant  (1.  IV,  ch.  xxix  à  xlii) 
contient  plus  d'un  souvenir  du  fabliau  «  Bataille  de  Karesme 
et  de  Charnage  »  du  xiii°  siècle.  Dans  cette  longue  satire,  qui 
prend  souvent  l'allure  du  conte  populaire,  Rabelais  ne  se 
borne  pas  à  tracer  le  portrait  du  roi  de  l'Ile  de  Tapinois  ;  il  en 
fait  ressortir  les  multiples  aspects,  physiques  et  moraiix.  Il 
passe  ensuite  à  l'Ile  farouche,  «  anticque  manoir  des  Andouil- 
les  »,  ennemies  déclarées  de  Carême-prenant,  où  l'on  trouve 
encore,  çà  et  là,  des  traits  traditionnels. 

C'est  toujours  au  genre  facétieux  qu'appartient  chez  Rabelais 
la  dispute  de  Panurge  et  de  l'Anglais  :  «  Comment  Panurge 
feit  quinaud  l'Anglois  qui  arguoit  par  signes  »  (1.  II,  ch.  xviii). 
Ce  thème  —  argumentation  par  gestes  équivoques  —  est  un 
des  plus  répandus.  On  le  trouve  dans  tous  les  pays,  en  Orient 
comme  en  Occident. 

En  Allemagne,  par  exemple,  c'est  la  controverse  de  Rosen- 
blût  avec  un  juif  (i)  et,  dans  V Histoire  d'Ulespiegel,  la  discus- 
sion a  lieu  entre  ce  personnage  et  le  bouffon  du  roi  de  Pologne. 
Les  personnages  seuls  varient  :  l'action  essentielle  est  partout 
la  même. 

Rabelais,  ici  comme  ailleurs,  n'a  fait  qu'emprunter  à  une 
tradition  orale  un  sujet  qu'il  a  dramatisé  à  sa  manière. 

Une  autre  divination  par  signes  est  celle  des  cloches  de  Va- 
rennes,  dont  Panurge  tire  un  oracle  favorable  (1.  III,  ch.  xxvii): 

Escoute  (dist  Frère  Jan)  l'oracle  des  cloches  de  Varenes.  Que  di- 
sent elles?  Je  les  entends  (respondit  Panurge).  Leur  son  est,  par 
ma  soif,  plus  fatidicque  que  des  chauldrons  de  Jupiter  en  Dodone. 
Escoute  :  Marie  toy,  marie  toy  :  marie,  marie.  Si  tu  te  marie,  marie, 
marie,  tresbien  t'en  trouveras,  veras,  veras.  Marie,  marie. 

Mais  Panurge  entend  à  nouveau  ces  mêmes  cloches  et  cette 
fois  l'augure  est  tout  différent  (1.  III,  ch.  xxviii)  : 


(i)  Voy.  Reinhold  Kôhler,  dans  Germania,  t.  IV,  p.  482,  et  Toldo, 
Rev.  Et.  Rab.,  t.  II,  p.  40  à  43. 


238  FAITS  TRADITIONNELS 

Escoute  que  me  disent  les  cloches  à  ceste  heure  que  sommes  plus< 
près.    Marie  poinct,  marie   poinct,  poinct,  poinct,  poinct,  poinct.  Si 
tu   te    marie  :    marie   poinct,  marie    poinct,  poinct,    poinct,   poinct, 
poinct:  tu  t'en  repentiras,  tiras,  tiras:  coqu  seras. 

Ce  thème  se  retrouve  dans  la  littérature  indigène.  Dans  la 
Farce  joyeuse  de  Robinet^  une  veuve  très  perplexe  se  demande 
si  elle  doit  ou  non  épouser  Robinet  aussitôt  après  les  obsèques 
de  son  mari. 

Pour  échapper  à  l'éloquence  du  prétendant,  elle  lui  déclare  : 

Car  de  la  première  nuictée, 
Qu'on  sonnoit  pour  le  trespassé, 
Dont  le  deuil  n'estoit  pas  passé, 
Je  ouys  bien  de  nostre  maison 
Les  cloches  disant  en  leur  son, 
Incessamment  ce  me  sembloit  : 
Pren  ton  valet  1  Pren  ton  valet. 
C'est  moy!  C'est  moy  1  C'est  moy  1  (i) 

Dans  les  traditions  populaires,  les  cloches  jouent  d'ailleurs 
souvent  un  rôle  fatidique  {2). 

Une  troisième  manière  de  deviner  par  signes,  cette  fois  par 
l'intermédiaire  d'un  muet  —  le  Na^clecabre  de  Rabelais  (1.  IIl, 
ch.  xx)  — est  également  d'origine  traditionnelle  (3). 

Au  même  courant  oral  appartient  le  jui^-ement  de  Seigny  Joan 
(1.  m,  ch.  xxxvii),  anecdote  du  Fumet  de  rôti  payé  au  son  de 
l'argent,  dont  on  a  récemment  publié  une  version  du  xv®  siè- 
cle: «  De  Guillaume  de  Tignonville,  prevost  de  Paris,  du  juge- 
ment joyeux  et  raisonable  qu'il  feist  pour  rire  (4)  ».  Cette  his- 
toriette que  raconte  également  du  Fail  dans  le  xxxi®  chapitre 
des  Contes  d'Eutrapel,  se  lit  déjà  dans  une  nouvelle  italienne 
du  xui"  siècle,  et  on  en  retrouve  des  traces  jusque  chez  les  Ta- 
rn ^uls  et  les  Khmères  (5).  Il  est   parfaitement  oiseux   de  s'at- 

(i)  Choix  de  Farces,  Sotties  et  Moralités,  publié  par  Mabille,  Nice, 
1872,  t,  I,  p,  2G8.  Voy.  Kruper,  p.  43,  Même  historiette  chez  le  prédi- 
cateur Jean  Raulin,  dans  son  Itincrariutn  Paradisi,  Paris,  1624  (cité 
dans  Marty-Lavcaux,  t.  IV,  p.  247). 

(2)  Paul  Sébillot,  Folklore  de  France,  i.  IV,  index  (v  cloches).  Voy.,  sur 
les  voix  des  cloches,  Lm.  Philipot,  dans  Rev.  Et.  Rab.,  t.  IX,  p.  388  et 
suiv. 

(3)  Voy.  Toldo, /t!t'v.  Et.  Rab.,:..  I,  p.  23  et  suiv.  et  t.  II,  p.  40  et  suiv. 

(4)  Krnest  Langlois,  ibid.,  t.  I,  p.  222. 

(5)  Toldo,  Rev.  Et.  Rab.,  t.  I,  p.  i3  et  suiv.  :  La  fumée  du  rôti. 


CONTES  POPULAIRES  229 

tarder  à  ces  itinéraires  folkloriques.  En  ce  qui  touche  Rabelais, 
il  suffît  de  constater  qu'il  a  puisé  dans  la  tra  .ition  orale  indi- 
gène. Il  s'est  borné  à  attribuer  l'anecdote  à  Seigny  Joan(i), 
«  fol  insigne  de  Paris,  bisaïeul  de  Caillette  ». 

C'est  de  la  même  source  que  découle  la  facétie  de  l'Anneau 
(VHans  Carvel  (1.  III,  ch.  xxvui),  autre  conte  tombé,  comme 
nous  dirions  aujourd'hui,  dans  le  domaine  public.  La  xi®  des 
Cent  Nouvelles  nouvelles  le  donne  sous  le  titre  «  Encens  au 
diable  »,  et  le  cxxxiii^  des  Facéties  de  Pogge  sous  celui  de 
«  Visio  Francisci  Philelphi  ».  Mais,  comme  on  l'a  récemment 
observé,  «  Rabelais  voit,  dans  son  personnage,  un  individu  dé- 
terminé ;  il  le  présente  comme  l'orfèvre  d'un  prince  musulman  : 
il  le  fait  jurer  par  Mahom  (2)  ».  Le  roman  donne  aussi  un  nom 
au  mari.  Il  en  fait  le  grand  joaillier  du  roi  de  Mélinde. 

Le  conte  du  géant  Bringuenarilles,  habitant  de  l'île  de  Tohu, 
a  de  même  un  caractère  facétieux  (3).  Rabelais  a  tiré  du  Disci- 
ple de  Pantagruel  (1538),  avec  quelques  détails  qu'il  a  utili- 
sés librement,  le  nom  de  ce  géant  qui  signifie  dans  l'ancienne 
langue  «  fend-naseaux  »  Ou  matamore  :  «  Le  vent  de  ses  na- 
rines (rapporte  le  Disciple)  jectoit  par  terre  une  tour  aussi  grosse 
que  l'une  des  tours  de  Nostre  Dame  de  Paris  ». 

Un  dernier  conte  plaisant  est  celui  de  la  Femme  entêtée 
(1.  II,  ch.  xxxii),  dont  plusieurs  variantes  se  lisent  chez  les  écri- 
vains du  xvi^  siècle  (4).  C'est  le  sujet  du  fabliau:  «  De  la  femme 

(i)  Nom  méridional  :  Messire  Jean.  Une  vieille  farce,  dialogue  de  36o 
vers  en  patois  dauphinois  par  Benoit  Rigaud  (Lyon,  i58o),  porte  ce  ti- 
tre :  Seigne  Peyre  et  Seigne  Joan.  Cf.  Petit  de  Juleville,  Répertoire  du 
théâtre  comique,  p.  236, 

(2)  J.  Plattard,  L Œuvre  de  Rabelais,  p.  335. 

(3)  C'est  également  le  cas  de  1'  «  histoire  de  Gorgias  »  (I,  II,  ch.  xxxii), 
conie  de  l'invention  de  Rabelais,  mais  dont  l'allure  est  franchement 
populaire  (voy.  ci-dessus,  p.  226). 

(4)  Montaigne  le  mentionne  {Essais,  1.  II,  ch.  xxxii)  : 

«  J'ay  cogneu  cent  et  cent  femmes,  car  ils  disent  que  les  testes  de 
Gascoigne  ont  quelque  prérogative  en  cela,  que  eussiez  plustost  faict 
mordre  dans  le  fer  chauld,  que  de  leur  faire  desmordre  une  opinion 
qu'elles  eussent  conceue  en  cholere  ;  elles  s'exaspèrent  à  l'encontre  des 
coups  et  de  la  contraincte  :  et  celuy  qui  forgea  le  conte  de  la  femme  qui, 
pour  aulcune  correction  de  menaces  et  bastonnades,  ne  cessoit  d'appeler 
son  mary  Pouilleux,  et  qui,  précipitée  dans  Veau,  haulsoit  encores,  en 
s'estouffant,  les  mains,  et  faisait,  au  dessus  de  sa  teste.,  signe  de  tuer  des 
pouils,  forgea  un  conte  duquel  en  vérité  touts  les  jours  on  veoid  l'image 
expresse,  en  l'opiniastreté  des  femmes  » 


23o  FAITS  TRADITIONNELS 

obstinée  qui  appella  son  mary  pouilleux  »  (i)  ou  du  «  Pré 
tondu  »  (2).  auquel  se  rattache  une  farce  de  l'ancien  théâtre  : 
]J Obstination  des  Femmes  (3). 

Ce  thème,  déjà  consi.^né  dans  les  Exempta  (4)  de  Jacques 
de  Vitry,  reparaît  avec  de  nombreuses  variantes  dans  les  Serées 
de  Bouchet  (5),  dans  le  Moyen  de  paroenir  (6),  etc.  Une  des 
plus  jolies  est  la  version  de  la  Merlesse  dans  le  ch.  xxxi  des 
Contes  d'Eutrapel  de  du  Fail  (7). 

V.  —  Contes  grivois. 

On  a  recueilli  de  nos  jours  de  nombreuses  versions  de  contes 
grivois  dans  tous  les  pays  de  l'Europe,  sous  le  nom  de  Knjpia- 
dia  (8).  Ces  traits  libres  abondent  dans  les  Fabliaux  ainsi  que 
dans  certaines  œuvres  du  xvi®  siècle,  comme  les  Serées  de 
Bouchet  et  surtout  le  Moyen  de  parvenir  (9). 

Chez  Rabelais,  on  pourrait  faire  rentrer  dans  le  même  ca- 
dre :  l'Histoire  du  Lion  et  de  la  Vieille  femme  (10)  (l.  II,  ch.  xv), 
dont  le  point  de  départ  se  trouve  dans  un  épisode  initial  des 
Grandes  Cronicques,  où  il  est  question  d'une  «  playe  large  et 
rouge  comme  le  feu  Sainct  Antoine  »,  mais  où  la  scène  se 
passe  entre  Grand  Gosier  et  Galemelle  ;  —  la  Manière  de  rebâtir 
les  murs  de  Paris  {ibid.)  (11),  l'Histoire  de  la  Sœur  Fessue  et 
de  l'Abbesse  de  Croquignole  (1.  III,  ch.  xixL  sujet  aussi  d'une 

(i)  Recueil  de  Fabliaux,  éd.  Montaiglon,  t.  V,  p.  104. 

(2)  Cf.  Bédier,  Fabliaux^   p.  21a  22. 

(3)  Ancien  Théâtre,  t.  I,  p.  21  à  3i. 

(4)  Ed.  Crâne,  no  221  à  222. 

(5)  Serées,  t.  I,  p.  108  :  Conte  de  la  femme  bercée. 

(G)  Moyen  de  parvenir,  t.  If,  p.  224  (forme  amplifiée  du  précédent). 

(7)  Cf.  l^hilippot,  Vie  et  Œuvre  de  du  Fail,  p.  422  à  424. 

(8)  Recueil  de  documents  pour  servir  à  Vétude  des  traditions  populaires^ 
t.  I  à  XII,  Paris,  1883-1889  et  1897-1911. 

(9)  XJ" Apologie  pour  Hérodote  d'Henri  Estienne  renferme  également 
nombre  de  récits  tirés  de  la  tradition  orale  ou  empruntés  aux  nouvelles 
italiennes  (cf.  Louis  Clément,  Henri  Estienne,  p.  92  à  loG).  On  sait 
que,  dans  la  seconde  partie  des  Joyeux  Devis  de  Des  Périers,  plusieurs 
contes  sont  tirés  de  V Apologie  d'Estienne. 

(10)  Voy.  l'article  de  II.  l'utcz,  Rcv.  Et.  Rab.,  t.  V,  p.  i55  (exclusive- 
ment d'ordre  littéraire). 

(11)  Cf.  Krliper,  p.  jb . 


CONTES  POPULAIRES  ail 

farce  populaire  «  l'Abbesse  et  ses  Sœurs  »,  dont  l'héroïne  porte 
également  le  nom  de  Sœur  Fessue  (i). 

Pour  tous  ces  sujets  scabreux,  on  pourrait  trouver  plus  d'un 
pendant  dans  Kryptadia,  qui  renferme  des  versions  parallèles, 
de  source  populaire,  recueillies  aux  quatre  coins  de  l'Europe. 

(i)  Fr.  Michel  et  Leroux  de  Lincy,  Recueil  de  Farces,  Moralités  et 
Sermons  joyeux,  Paris,  1837,  t.  II,  no  8  :  Farce  nouvelle  à  cinq  per- 
sonnages, à  sçavoir:  l'Abbesse,  Sœur  de  Bon  Coeur,  Sœur  l'Esplourée, 
Sœur  Safrete  et  Sœur  Fesue  (sic). 


CHAPITRE  II 
LÉGENDES    POPULAIRES 


Le  conte  proprement  dit  est  anonyme,  collectif,  sans  attache 
dans  le  temps  et  dans  l'espace.  Individualisé  et  rattaché  à  un 
moment  ou  à  un  endroit  déterminé,  il  devient  légende.  Nous  avons 
vu,  dans  l'histoire  de  la  Mélusine,  ce  passage  d'un  état  a  l'autre. 

Les  principaux  personnages  des  légendes  populaires  sont  les 
Saints  et  le  Diable. 

I.  —  Les  Saints. 

Très  fréquentes  dans  la  littérature  populaire,  les  légendes  de 
saints  ont  été  popularisées  par  des  recueils  hagiologiques,  dont  le 
plus  célèbre,  la  Légende  dorée  du  dominicain  Jacques  de  Vora- 
gine,  remonte  en  manuscrit  au  xni"  siècle  et  en  imprimé  à  1474. 
Mais  ces  légendes  ne  présentent  que  des  traces  isolées  dans 
Rabelais.  Citons  cependant  comme  exemple  la  tradition  tou- 
chant saint  Martin,  évêque  de  Tours,  un  des  saints  les  plus 
populaires  de  la  France  :  «  Le  Diable  à  la  messe  de  sainct 
Martin,  escripvant  le  quaquet  de  deux  gualoises,  à  belles  dentz 
alongea  son  parchemin  »  (1.  I,  ch.  vi). 

Du  Fail  y  fait  également  allusion,  dans   le  v"  chapitre  des 
Contes  d'Eairapel:  «   Vertu  Sainct  George,  dit  le  Chanoine,^ 
qui  tordoit  la  gueule  comme  le  Diable,  qui  escrit  le  caquet  des 
femmes,  derrière  sainct  Martin  ». 

Cette  légende  que  connaît  Jacques  de  Voragine  (i),  est  rap- 
portée dans  la  Vie  et  Les  Miracles  de  sainct  Martin  (2)  du  xv°  siè- 
cle (réimprimé  en  15 16)  (3). 

{\)  La  Légende  dorée,  trad.  Gustave  Brunct,  t.  I,  p.  ."44  à  353  :  Lé- 
gende de  saint  Martin. 

(2)  Nous  citons  le  texte  d'aprùs  l'étude  de  Gustave  Cohen  «  Rabelais 
et  la  légende  de  saint-Martin  »,  dans  Rev.  Et.  Rab.,  t.  VIII,  p.  342. 

(3)  En  voici  le  texte  (fol.  E  i  vo)  : 

«Ainsi,   comme    saint  Martin   disoit  sa  messe,  saint  Briz  regarda  à 


LÉGENDES  POPULAIRES  233 

On  trouve  la  première  anecdote  intercalée,  vers  la  même  épo- 
que, dans  le  Livre  du  Chevalier  de  la  Tour  Landry  (i),  et, 
vers  1530,  Marot  (2)  la  raconte  à  son  tour  dans  une  pièce  de  vers 
(insérée  dans  le^  Mots  dorez  de  Cat/ion  de  15^2)  qui  ne  men- 
tionne pas  le  nom  du  saint. 

Pèlerinages.  —  Les  pèlerins  et  les  pèlerinages,  d'une  si 
grande  importance  sociale  dans  le  passé  et  jusqu'au  xvf  siè- 
cle, ne  sont  pas  non  plus  oubliés  dans  le  roman.  Rabelais  en 
parle  au  ch.  xxxvni  de  Gargantua,  où  il  représente  les  pèle- 
rins «  saultant  avec  leurs  bourdons  comme  font  les  micquelots  », 
c'est-à-dire  les  pèlerins  du  mont  saint  Michel.  Plus  loin,  au 
ch.  XLv,  pendant  que  les  convives  banquettent  joyeusement, 
Grandgousier  se  met  à  interroger  les  pèlerins  amenés  par  Frère 
Jean  :  «  De  quel  pays  ils  estoient,  dont  ils  venoient  et  où  ilz 
alloient.  Lasdaller  pour  tous  respondit:  Seigneur,  je  suis  de 
sainct  Genou  en  Berry,  cestuy  cy  est  de  Paluau,  cestuy  cy  est  de 
Onzay,  cestuy  cy  est  de  Argy,  et  cestuy  cy  est  de  Villebrenin. 
Nous  venons  de  Sainct  Sébastian,  près  de  Nantes,  et  nous  en 
retournons  par  noz  petites  journées  ». 

Le  plus  fameux  de  ces  pieux  voyages  était  celui  de  saint 
Jacques  de  Compostelle,  dont  les  pèlerins  ont  joué  un  rôle  im- 

costé  de  l'jy  et  vit  deux  femmes,  lesquelles  estoyent  venues  pour  ouyr 
sa  messe  :  lesquelles  caquettoient  ensemble  et,  à  costé  d'elles,  avoit  ung 
dyable,  lequel  escripvoit  en  du  parchemin  ce  qu'elles  disoient;  mais  les 
deux  femmes  furent  si  longuement  à  caquetter  que  le  dyable  n'avoit 
plus  de  parchemin  qui  ne  fust  presque  escript.  Lors  se  print  à  tirer  son 
parchemin  avecques  les  dens  pour  le  allonger  et  tira  tellement  que  son 
parchemin  rompit  et  cheut  le  dyable  à  la  renverse  et  se  cuyda  casser  le 
col...  » 

(i)  Comme  ce  curieux  texte  n'a  jamais  été  cité,  nous  le  donnons  en 
note  d'après  l'éd.  Montaiglon  (1854),  ch.  xxix  :  De  Saint  Martin  de 
Tours  et  de  Saint  Brice  et  de  dyable. 

«  Et  encore  vouldroye  que  vous  sceussiez  qu'il  advint  à  la  messe  de 
Saint  Martin  de  Tours.  Le  saint  homme  chantoit  à  la  messe,  sy  luy 
aidoit  son  clerc  et  son  filleul  ;  c'estoit  saint  Brice,  qui  après  luy  fut  ar- 
cevesque  de  Tours,  lequel  se  prit  à  rire,  et  Saint  Martin  s'en  apperceut, 
et  que  la  messe  fut  chantée,  Saint  Martin  l'appella  et  luy  demanda 
pourquoi  il  avoit  ris,  et  il  respondy  qu'il  avoit  veu  l'ennemy  qui  mettoit 
en  escrit  ce  que  les  femmes  et  les  hommes  s'entredisoyent  tant  il  di- 
soit  la  messe,  dont  il  advint  que  le  parchemin  d'un  des  anemis  fut  trop 
court  et  petit,  et  il  le  prist  à  tirer  aux  dens  pour  le  esloigner,  et  qu'il 
le  tira  fort,  if  lui  eschanpa  tellement  qu'il  se  fery  de  la  teste  contre  la 
masiere.  Et  pour  ce  m'en  ris  ». 

(2)  Ed.  Guiffrey,  t.  II,  p.  21,  note. 


2l4  FAITS  TRADITIONNELS 

portant  dans  la  formation  des  chansons  de  geste.  Ce  pèlerinage 
a  laissé  dans  la  langue  un  souvenir  qui  subsiste  toujours  :  le 
chemin  de  saint  Jacques,  qui  désigne  la  voie  lactée  (1.  H,  ch.  n)  : 
«  Une  grande  partie  du  ciel,  que  les  Philosophes  (i)  appellent 
via  lactea:  et  les  Lifrelofres  (2)  nomment  le  chemin  sainct  Jac- 
ques ». 

Selon  la  Chronique  de  Turpin,  saint  Jacques  apparut  à 
Charlemagne  dans  la  voie  lactée  qu'il  regardait  et  lui  indiqua 
ce  chemin  pour  aller  en  Espagne  (3).  Cette  voie  devint  le  che- 
min des  pèlerins,  d'où  son  nom  français  {chemin  de  saint  Jac- 
ques) et  espagnol  {route  de  Santiago). 

II.  —  Le  diable. 

Le  démon  est  parfois  dupé  par  les  gens  simples,  la  malice 
populaire  se  complaisant  à  lui  attribuer  une  stupidité  sans 
bornes.  Tel  est  le  cas  du  Diable  de  Pape/tguière  :  «  Gom- 
ment le  petit  Diable  fut  trompé  par  un  laboureur  de  Papefî- 
guiere  »  (1.  IV,  ch.  xlv  etxi.vn).  En  voici  le  sujet: 

Un  diableteau  contraint  un  paysan  à  partager  avec  lui  les  fruits 
de  sa  récolte.  Comme  le  Diable  se  réserve  la  première  fois  tout 
ce  qui  est  en  terre  et  la  seconde  fois  tout  ce  qui  en  sort,  le  La- 
boureur, en  semant  d'abord  de  la  touselle  et  ensuite  des  raves, 
se  trouve  avoir  tout  et  le  petit  diable  rien.  Aussi  propose-t-il  au 
Laboureur  de  s'entregratter  et  de  laisser  au  vainqueur  le  champ 
tout  entier.  Craintes  du  bonhomme.  Sa  femme  le  réconforte  et 
imagine  un  plaisant  stratagème  pour  effrayer  le  diablotin,  qui 
se  sauve  de  belle  peur  et  abandonne  sans  combat  son  champ 
au  Laboureur. 

Ce  conte  joyeux,  imité  par  La  Fontaine,  se  retrouve  un  peu 
partout.  On  en  a  cité,  pour  la  première  partie,  des  versions 
plus  ou  moins  approchées  recueillies  en  Allemagne,  en  Dane- 
mark et  en  Esthonie  (4).  Quant  à  la  deuxième  partie  —  le  diable 
voudrait  combattre  avec  le  paysan,  mais  il  y  renonce  par  la  ruse 
de  la  paysanne  [ruse  obscène  dans  Rabelais]  —  elle  se  retrouve 


(i)  C'est-à-dire  les  savants. 

(2)  Les  gens  du  commun,  les  buveurs  très  illustres. 

(3)  P.  Sébillot,  Folklore,  t.  I,  p.  34. 

(4)  Reinhold  Kuhlcr,  Klcinerc  Schiften  ^ur  Marchenforschung,  Wei- 
mar,   1898,  p.  77  :  «  /.u  Rabelais  ». 


LEGENDES  POPULAIRES  235 

dans  un  autre  conte  du  Schleswig-Holstein.  Dans  ce  récit  po- 
pulaire, la  paysanne  montre  au  diable,  dans  une  table  de  chêne, 
une  énorme  fente  que  son  mari  aurait  faite  avec  son  petit  doigt. 
A  la  question  du  diable  :  «  où  il  se  trouve  à  ce  moment  ?  » ,  la 
femme  répond  (comme  dans  Rabelais)  qu'il  est  allé  chez  le  ma- 
réchal se  faire  aiguiser  les  ongles. 

m.  —  Légendes  d'animaux. 

Rabelais  a  consigné,  dans  son  roman,  de  nombreuses  légen- 
des zoologiques  remontant  à  l'Antiquité  ou  au  Moyen  Age  et 
qui  étaient  encore  généralement  admises  à  l'époque  de  la  Re- 
naissance. Telles,  d'une  part,  les  légendes  antiques  relatives  au 
Crocodile,  au  Cygne,  au  Phénix,  au  Phoque,  à  l'Unicorne  ;  et 
d'autre  part,  les  traditions  médiévales  sur  la  Coquatris,  la 
Licorne,  le  Pluvier,  etc. 

Nous  avons  étudié  ailleurs  (i)  ces  récits  merveilleux  que  Ra- 
belais a  puisés  tantôt  dans  Pline  et  tantôt  dans  les  Bestiaires. 
Leur  écho  s'est  prolongé  au-delà  du  xvi'  siècle  et  plusieurs  sub- 
sistent encore  dans  la  littérature  populaire  de  nos  jours. 

IV.  —  Légendes  de  plantes. 

Les  plus  célèbres  de  ces  légendes  concernent  la  Mandragore, 
herbe  magique  par  excellence,  dont  on  racontait  des  merveilles. 
Les  hommes  de  la  Renaissance  partageaient  encore  la  croyance 
du  Moyen  Age  aux  vertus  fécondatrices  de  cette  plante,  à  la- 
quelle on  attribuait,  en  même  temps,  le  pouvoir  d'enrichir  ceux 
qui  en  prenaient  soin  (2).  Ce  préjugé  est  toujours  vivace  dans 
les  campagnes. 

V.  —  Légendes  diverses. 

Parmi  les  récits  légendaires  rapportés  par  le  roman  rabelai- 
sien, un  des  plus  curieux  concerne  le  Roy  Petault,  sur  le  compte 
duquel  l'auteur  a  recueilli  une  version  qui  lui  est  particulière  : 
«  En  pareille  forme  que  le  roy  Petault,  après  la  journée  des  Cor- 
nabous,  ne  nous  cassa  proprement  parlant,  je  diz  moy  et  Cour- 

(1)  Dans  notre  Hist.  nat.  Rab.,  p.  52  à  77  et  p.   197  à  208. 

(2)  Ibidem,  p.  137  à  iSg. 


2  36  FAITS  TRADITIONNELS 

caillet,  mais  nous  envoya  rafraischir  en  nos  maisons.  Il  est  en- 
core cherchant  la  sienne  »  (1.  III,  ch.  vi). 

Nous  n'avons  pas  retrouvé,  dans  la  littérature  orale,  cette  cir- 
constance du  Roy  Petault.  qui  est  encore  à  la  recherche  de  sa 
maison.  Mais  nous  pouvons  ajouter  sur  ce  personnage  mystérieux 
quelques  détails  complémentaires  à  ceux  donnés  par  Rabelais 
et  remontant  à  peu  près  la  même  époque. 

Dans  un  Essai  s«r  les  Proverbes,  recueil  anonyme  de  la  der- 
nière moitié  du  xvi"  siècle,  on  lit  ces  curieux  renseignements  : 

,0  ^^0  crapaud)  :  L'Hostel  du  Roy  Petaud  où  chascun est  maistre. 
Nomadum  dicitur  de  eo  statu  in  quo  stultiores  et  impii  tuto  grassan- 
tur. 

2°  (v-  Roy):  C'est  la  Cour  du  Roy  Petaud,  chascun  y  est  mais- 
tre, Anarchia,  Cyclopum  regio. 

Un  peu  plus  tard,  la  Satyre  Menippée  fait  la  même  allusion 
(éd.  Frank,  p.  121)  :  «  Messieurs,  je  vois  bien  que  nouj  sommes 
à  la  cour  du  Roy  Petault,  où  chascun  est  maistre  ». 

Antoine  Oudin,  dans  ses  Curiosités  (1640),  donne  cette  expli- 
cation :  «  La  Cour  de  Roy  Petaud,  tout  le  monde  y  est  maistre, 
c'est-à-dire  un  lieu  où  tout  le  monde  commande,  où  l'on  ne  con- 
noist  point  de  différence  entre  les  maistres  et  les  valets.  Vul- 
gaire )). 

Qui  est  donc  ce  Roi  Petaud .? 

On  a  fait  sur  son  compte  les  suppositions  les  plus  singuliè- 
res (i).  Il  faut  tout  d'abord  écarter  le  rapprochement  souvent 
proposé  avec  le  «  bonhomme  Peto,  marchant  d'Orléans  »,  dont 
parle  du  Fail  dans  le  x'  de  ses  Contes  d'Eutrapel  (2). 

Le  Dictionnaire  génr'ral,  y  voit  un  «  nom  propre  de  fantaisie, 
dérivé  plaisamment  âe  peter  ».  Comme  Cotgrave  rend  petaud  a 
la  fois  par  «  péteur  »  et  par  «  piéton,  laquais  »,  Livet  adopte 
cette  dernière  interprétation  :  «  C'est  la  cour  des  laquais  où  cha- 
cun, en  qualité  de  joi  Petaud,  est  l'égal  des  autres  et  veut  être 
le  maître  ».  Aucune  de  ces  conjectures  ne  mérite  qu'on  s'y  ar- 
rête. 

Kn  voici  une  autre  que  nous  avons  présentée  il  y  a  quelques 
années  (^)  et  que  nous  allons  corroborer  par  des  preuves  nou- 
velles. 

(i)  Voy.  I.ittrc,  et  I.ivet,  Lexique  de  Mulirrc,  t.  III,  p.  267. 

(2)  Em.  Pliilippot,  Essai  sur  du  Fail,  p.  145. 

(3)  Zeitschrift  fur  nnnanische  Philologie,  t.  XXXI  (1907),  p.  270. 


LÉGENDES  POPULAIRES  2  3? 

Ce  roi  Pétaiid  est,  à  notre  avis,  tout  simplement  le  Roitelet, 
le  Régulas  cristatus  de  Cuvier,  appelé  dans  les  patois  :  Roi  pé- 
iaud,  c'est-à-dire  péteur  (sens  de  petaud  dans  Tabourot),  à 
cause  de  sa  très  petite  taille  :  le  roitelet  est  le  plus  petit  oiseau 
de  notre  pays.  C'est  pour  la  même  raison  que,  dans  le  Forez,  il 
est  nommé  rei  petaret,  ou  roi  petit  pet. 

Belon,  dans  ses  Oyseaulx  (1554),  en  donne  une  longue  des- 
cription, dont  certains  détails  pourraient  jeter  quelque  clarté  sur 
la  légende  rapportée  par  Rabelais  (i). 

Le  Roy  Petault  de  Rabelais  représente,  chez  Belon,  une  lé- 
gende zoologique,  dont  les  éléments  pourraient  contribuer  à  re- 
constituer la  teneur.  Ajoutons-y  ces  quelques  particularités 
consignées  par  Salerne,  dans  son  Ornithologie  (1767),  p.  241  : 
«  Le  Roitelet,  crcté  ou  huppé,  est  commun  en  Sologne  et 
dans  les  environs  d'Orléans,  surtout  en  automne  et  en  hiver  : 
car  on  cesse  de  le  voir  dès  le  premier  printemps.  On  prétend 
qu'il  s'en  va  pour  lors,  et  qu'il  ne  fait  point  son  nid  dans  ce 
pays-ci  (2)  ». 

Donc,  d'une  part,  la  vie  solitaire  de  l'oiseau  et  sa  disparition 
temporaire  donnent  la  clé  de  la  légende  rabelaisienne,  et  d'autre 
part,  son  extrême  petitesse  et  son  appellation  légendaire  de 
«  roi  »  (3)  ou  «  roitelet  (4)  »,  appellation  motivée  par  une  sorte 
d'huppe  jaune  d'or  qu'il  porte  sur  les  côtés  de  la  tête,  explique 
le  trait  de  la  malice  populaire,  qui  voit  dans  la  cour  de  ce  roi 
minuscule  un  lieu  de  désordre  et  de  confusion,  où  tout  le  monde 
est  maître.  De  là  la  valeur  ironique  du  proverbe  qu'on  lit  à  plu- 
sieurs reprises  dans  Molière  {Tartufe,  acte  I,  se.  i)  : 


(i)  Voici  le  passage  qui  nous  intéresse  (p.  342):  «  Le  Roytelet  est  di- 
versement nommé  en  France;  car  les  uns  dient  le  Roy  Bertauld,  les 
autres  un  Berichot,  les  autres  un  Bœuf  de  Dieu.  Il  aime  à  se  tenir  seu- 
let,  et  mesmement  s'il  trouve  un  autre  son  semblable,  et  principalement 
s'il  est  masle,  ils  se  combatroient  l'un  l'autre  jusques  à  ce  que  l'un  de- 
meure vainqueur.  Et  est  assez  au  vainqueur  que  le  vaincu  s'enfuye  de- 
vant luy.  Il  est  toujours  gay,  alegre  et  vioge  ». 

(2)  t  On  l'appelle,  remarque  plus  loin  Salerne  (p.  244),  en  Provence 
Roi  Bedelet  ;  en  Saintonge,  Roi  Bouti  ;  à  Nantes,  Beruchon  et  Ber- 
taud  ;  en  Sologne,  Roibery,  Robery  ou  Roable;  en  Anjou,  Bérichon  ou 
Roi  Ber  taud  ». 

(3)  En  Grèce  (^v-iiliv^)  et  en  Allemagne  (Zaïmkônig). 

(4)  En  Italie  {regulus)  et  en  France  {roitelet). 


238  FAITS  TRADITIONNELS 

On  n'y  respecte  rien,  chacun  y  parle  haut. 

Et  c'est  tout  justement  la  cour  du  roi  Petaud  (i). 

Les  plus  anciens  témoignages  littéraires  que  nous  venons  de 
citer,  remontant  à  la  fin  du  xvi'  siècle,  donnent  notre  expression 
déjà  sous  sa  forme  typique  et  proverbiale,  alors  que  le  texte  ra- 
belaisien, antérieur  environ  d'un  demi-siécle,  nous  renvoie  ma- 
nifestement à  une  légende  zoologique,  dont  nous  ne  possédons 
jusqu'ici  que  des  données  fragmentaires.  Mais  l'origine  légen- 
daire du  minuscule  Roi  Pétaud  et  de  sa  cour  anarchique  reste 
pour  nous  hors  de  doute. 


(i)  Reste  à  dire  un  mot  sur  Ténigmatique  «  Journée  des  cornabous  ». 
Nous  ignorons  si  ce  détail  appartient  à  la  légende  populaire  ou  bien 
s'il  a  été  ajouté  par  Rabelais,  pour  faire  pendant  à  Courcaillet  <\\i'\  suit. 
Cornabouc  signifie  cornet  à  bouquin  (sens  encore  usuel  en  poitevin)  et 
courcaillet  désigne  «  certains  petits  instruments  de  cuir  et  d'os  qui 
peuvent  exprimer  la  voix  de  la  caille  »  (Belon).  Ces  deux  noms  feraient 
tout  simplement  allusion  aux  cris  jetés  par  les  roitelets  et  les  cailles 
en  tombant  dans  les  pièges  qu'on  leur  tend. 


CHAPITRE  m 
TRADITIONS    POPULAIRES 


Les  traditions  populaires,  nous  l'avons  dit,  se  trouvent  à  la 
base  même  du  roman  rabelaisien.  Les  ancêtres  immédiats  de 
Pantagruel,  Gargantua  et  surtout  Grandgousier,  appartiennent 
encore  à  l'âge  préhistorique.  Leurs  faits  et  gestes  sont  enveloppés 
des  brouillards  du  mythe.  Rabelais,  dans  la  suite,  s'efforce 
d'humaniser  ses  géants.  Il  leur  donne  les  soucis  et  les  préoc- 
cupations des  hommes  de  la  Renaissance,  mais  il  leur  laisse 
leurs  allures  et  leurs  proportions  gigantesques. 

Il  puise  à  pleines  mains  dans  les  traditions  de  son  époque, 
aussi  bien  de  source  populaire  que  d'origine  livresque.  Nous 
étudierons  successivement  les  unes  et  les  autres. 

A.  —  TRADITIONS  GARGANTUINES 

Au  début  du  xvi'  siècle,  la  littérature  orale  était  d'une  abon- 
dance singulière  sur  les  géants  et  particulièrement  sur  Gargan- 
tua (i).  Il  circulait  sur  le  compte  de  ce  personnage  fabuleux  de 
nombreuses  traditions  isolées,  dont  quelques-unes  sont  restées, 
comme  on  le  verra,  étrangères  à  notre  auteur;  .d'autres  consti- 
tuaient un  ensemble  légendaire  sur  la  vie  du  géant,  sur  ses  ori- 
gines et  ses  prouesses. 

Il  parut  une  version  de  cette  légende  au  début  d'août  1532,  au 
moment  des  foires  de  Lyon,  sous  ce  titre  :  Les  Grandes  et  Ines- 
timables Cronicqiies  du  grant  et  énorme  géant  Gargantua  (2). 

(i)  M.  Abel  Lefranc  est  souvent  revenu  sur  ce  sujet,  dans  la  Revue 
des  Etudes  rabelaisiennes  (t.  V,  p.  45  à  5i,  et  t,  X,  p.  481  et  suiv.)  et 
dernièrement  dans  l'Introduction  qu'il  a  écrite  en  tête  de  l'édition  sa- 
vante des  Œuvres  de  Rabelais,  Paris,  igiS  et  suiv. 

(2)  Les  bibliographes,  depuis  Ch.  Brunet  (i833)  jusqu'à  Paul  Plan 
(1904,  p.  I  :  «  opuscule  incontestable  de  Rabelais  »).  n'ont  cessé  d'attri- 
buer cet  opuscule  à  Rabelais  lui-même.  La  langue,  le  style  et  la 
contexture,   seuls  critères  décisifs,   échappent  au   cadre  de  la   biblio- 


240  FAITS  TRADITIONNELS 

Ce  livret  eut  une  vogue  immense,  dont  Rabelais  témoigne  (i) 
quelques  mois  plus  tard  dans  le  Prologue  de  son  Pantagruel, 
(achevé  d'imprimer  en  octobre  1532). 

Ce  succès  prodigieux  a  probablement  suggéré  à  notre  auteur, 
après  la  publication  du  Pantagruel,  l'idée  de  faire  de  ce  livret 
populaire  le  point  de  départ  de  son  propre  Gargantua.  Ce  qui 
fait  que  ce  géant  occupe,  dans  l'œuvre  rabelaisienne,  la  première 
place,  qui  lui  est  due  dans  l'ordre  généalogique,  bien  que  La 
Vie  inestimable  du  grand  Gargantua,  père  de  Pantagruel,  ne 
parut  qu'au  début  d'octobre  1^34,  c'est-à-dire  deux  ans  après  la 
publication  de  Pantagruel,  dont  le  Prologue  débute  ainsi  : 

Très  illustres  et  très  chevaleureux  champions,  gentilz  hommes  et 
aultres,  qui  voluntiers  vous  adonnez  à  toutes  gentillesses  et  honnes- 
tetez,  vous  avez  n'a  gueres  veu,  leu,  et  sceu,  les  Grandes  et  inesti- 
mables Chronicques  de  l'énorme  géant  Gargantua  :  et  comme 
vrays  fidèles  les  avez  crues  gualantement,  et  y  avez  maintes  foys  passé 
vostre  temps  avecques  les  honorables  Dames  et  Damoyselles,  leur  en 
faisans  beaulx  et  longs  narrez. 

Reste  à  préciser  les  rapports  entre  cette  humble  source  et 
l'œuvre  de  génie  qui  s'en  est  inspirée  (2). 

Les  emprunts  de  Rabelais  sont  d'ordre  secondaire  et  plutôt 
extérieurs.  Il  dispose  du  livret  populaire,  selon  son  habitude, 
librement  et  à  sa  fantaisie  :  tantôt  il  cite  textuellement,  tantôt  il 


graphie.  Il  suffit  de  parcourir  une  page  du  livret  pour  avoir  le  sentiment 
net  que  Rabelais  ne  peut  en  être  l'auteur  Voy.,  à  cet  égard,  M.  Lefranc, 
dans  l'Introduction  citée  ci  dessus,  p.  xxxix  à  xLiir. 

(i)  ((  Le  monde  a  bien  congneu  par  expérience  infallihle  le  grand 
émolument  et  utilité  qui  venoit  de  ladicte  Chronicque  Gargaiituine  :  car 
il  en  a  esté  plus  vendu  par  les  imprimeurs  en  deux  moys,  qu'il  ne  sera 
acheté  de  Bibles  en  neuf  ans  ».  Ces  «  deux  moys  »  sont  les  mois  d'août 
et  de  septembre.  Cf.  Rev.  Et   Rab.,  t.  IX,  p.  154. 

(2)  Voy.  la  dissertation  de  LuJwig  Ehrichs,  Les  grandes  et  inestima- 
bles Cronicqucs  de  Gargantua  und  Rabelais  Gargantua  und  Pantagruel, 
Strasbourg,  1889  (L'auteur  attribue  l'opuscule  à  Rabelais  :  ses  argu- 
ments sont  spécieux,  il  passe  sous  silence  les  preuves  du  contraire).  — 
M.  Kesselring,  Die  Bc^iehiingen  der  Cronicque  Gargantuinc  ju  Rabelais' 
Gargantua,  Programme  de  1901  (n'ajoute  rien  d'essentiel  au  travail  pré- 
cédent;. 

Nous  renvoyons  à  l'édition  critique  que  Charles  Brunct  a  donnée 
en  i85î  des  Grandes  et  Inestimables  Cronicques  (à  la  suite  de  ses  Recher- 
ches sur  Rabelais,  Paris,  i852).  Une  réimpression  fac-similé  a  été  donnée 
par  Seymour  de  Ricci  dans  la  Rev.  Et.  Rab.,  t.  VIII  (1910),  p.  Gi  à  92. 


TRADITIONS  POPULAIRES  241 

modifie  ou  amplifie  les  détails  traditionnels.  Il  les  emploie 
comme  un  canevas  sur  lequel  il  brode  ses  joyeuses  fantaisies, 
comme  un  intermède  pour  préluder  à  ses  idées  profondes  et  lu- 
mineuses sur  l'éducation,  sur  la  scolastique,  sur  la  politique, 
sur  la  vie  libre  et  la  pensée  indépendante,  idées  qui  ont  fait 
époque  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain. 

Nous  n'en  retiendrons  que  les  tniits  exclusivement  tradition- 
nels appartenant  primitivement  à  la  Chronicque  ou  ajoutés  par 
Rabelais. 


I.  —  Chronicque  gargantuine. 

Ce  petit  livre  de  colportage  est  la  source  des  détails  se  rappor- 
tant à  la  généalogie,  à  la  voracité,  à  la  livrée  du  géant,  à  son  énorme 
jument  et  à  son  voyage  à  Paris  ;  mais  Rabelais  s'est  plutôt  ef- 
forcé de  réduire  le  côté  merveilleux  de  la  Chronicque.  C'est  ainsi 
que  l'enchanteur  Merlin,  «  un  très  expert  nigromancien  »,  qui  y 
joue  un  rôle  considérable,  est  complètement  absent  du  roman. 
Nous  allons  passer  en  revue  ces  traits  traditionnels. 

Origine.  —  Rabelais  a  tiré  de  la  CJironiccjue  les  noms  pro- 
pres des  parents  de  son  géant  :  Grant  Gosier  et  Galemelle  (i).  Il 
a  transcrit  tel  quel  le  nom  du  père,  mais  il  a  modifié  celui  de  la 
mère  en  Gargamelle  (2),  pour  faire  pendant  à  Gargantua,  ces 
trois  noms  désignant  le  «  gosier  »  et  faisant  ainsi  allusion  à  la 
capacité  énorme  de  leur  estomac. 

Dans  la  Chronicque,  Grand  Gosier  et  Galemelle  sont  l'œuvre 
de  l'enchanteur  Merlin,  qui  les  crée  des  ossements  de  deux  ba- 
leines ;  chez  Rabelais,  Gargamelle  est  la  «  fille  du  roy  des  Par- 
paillos  »  (3),  c'est-à-dire  des  Papillons,  terme  de  dérision  que 

(i)  Dans  le  parler  populaire  normand,  g-<^/eme//<?  désigne  le  ]a.hot  {gale) 
et  le  «  gourmand  n  (aussi  galumelle).  C'est  le  pendant  provincial  de 
gargamelle,  synonyme  plus  ancien  et  plus  répandu,  dont  la  finale  a 
passé  analogiquement  au  vocable  normand.  Galemelle  ou  galumelle  se 
rencontre  souvent  dans  la  Muse  Normande  (i625)  du  poète  rouennais 
David  Ferrand.  Rabelais  lui  a  donc  substitué  un  équivalent  plus  géné- 
ralement connu. 

(2)  Remarque  déjà  faite  par  l'auteur  du  Moyen  de  parvenir. 

(3)  Un  demi-siècle  après  Rabelais,  pendant  les  guerres  de  religion, 
on  a  appelé,  pour  la  même  raison  méprisante,  Parpaillots  les  nouveaux 
convertis  au  protestantisme,  qui  passaient  pour  païens  aux  yeux  des  fi- 
dèles. 

16 


242  FAITS  TRADITIONNELS 

la  tradition  populaire  donnait  en  Italie  aux  roitelets  païens  : 

Che  di  tu,  re  di  farfalle  o  di  pecchie  ? 

«  Qu'est-ce  que  tu  dis,  roi  des  papillons  et  des  abeilles?  » 
demande  Rinaldo,  dans  le  Morgante  de  Pulci,  à  un  païen  qu'il 
méprise  (chant  x,  strophe  lix). 

L'interprétation  burlesque  du  nom  de  Gargantua  suit  la  même 
analogie  verbale  (i).  L'explication  de  la  Chronicque  est  moins 
plaisante,  parce  que  moins  compréhensible  (2). 

Par  contre,  le  nom  de  Badebec.  femme  de  Gargantua  :  «  fille 
du  roy  des  Amaurotes  en  Utopie  »,  passa  du  Pantagruel  de 
Rabelais  dans  l'addition  de  1533  de  la  Chronicque,  où  elle  devint 
«  fille  du  roy  Mioland  »,  qui  avait  été  tué  et  mangé  par  les  Tar- 
tarins  et  Canibales. 

Tous  ces  noms  propres,  remarquons-le,  renvoient  à  un  pays 
au-delà  de  la  Loire,  où  ils  sont  toujours  vivaces.  En  Languedoc, 
grand  gousié,  grand  gosier,  signifie  «  gourmand,  goulu  »  (3)  ; 
garganielle  y  désigne  la  gorge,  le  gosier,  comme  ^a/'^a/i^e,  d'où 
gargantuas  (aujourd'hui  gargantuaa),  vorace  ;  en  Gascogne, 
comme  en  Saintonge,  badebec  veut  dire  badaud,  proprement 
bâille-bec.  Seul,  le  nom  primitif  de  Galenielle,  synonyme  de 
Garganielle,  est  spécifiquement  normand. 

La  plus  ancienne  mention  que  nous  possédions  du  nom  de 
Gargantua,  comme  sobriquet  donné  à  un  valet  de  ferme  («  gros 
mangeur  »),  est  attestée  dans  un  manuscrit  limousin  de  1470. 
Le  curé  de  Mérignat  (Creuse)  inscrivit  à  la  date  du  4  février  dans 
son  registre,  que  Gargantuas  étah  venu  loger  pour  deux  jours  en 
la  sala,  c'est-à-dire  dans  le  palais  de  l'évêque  de  Limoges  (4).  Ce 
texte  prouve  que,  dans  la  seconde  moitié  du  xv'  siècle,  la  tradition 

(i)  Cf.  1.  I,  ch.  vu:  «  Le  bon  homme  Grandgousier  entendit  le  cry 
horrible  que  son  filz  avoit  faict  entrant  en  lumière  de  ce  monde,  quand 
il  brasmoit  demandant,  à  boyre,  à  boyre,  à  boyre,  dont  il  dist,  que 
i^rand  tu  as,  supple  le  gousier  ». 

(2)  Cf.  p.  6  :  «  Grant  Gosier  advisa  que  elle  estoit  accouchée,  et  ap- 
perceut  que  c'estoit  d'ung  lilz  masle.  Adonc  le  nomma  Garp:antua  (lequel 
est  ung  verbe  grec),  qui  vault  autant  à  tiire  comme  tu  as  un  beau  filz  » 

(3)  Dans  un  conte  gascon,  le  Grand  Gusié  (Grand-Gésier)  est  un  géant 
glouton  qui  avale  des  oiseaux,  du  bétail,  des  hommes  et,  faute  de 
mieux,  les  pierres  et  les  bois.  Voy.  Sébillot,  Gargantua,  p.  289. 

(4)  C'est  à  M.  A.  Leroux  qu'on  doit  cette  trouvaille.  Voy.  son  volume 
Dernier  choix  de  documents  historiques  sur  le  Limousin,  Limoges,  1906, 
p.  291.  M.  Ant.  Thomas  a  apjjclc  l'attention  des  rabelaisants  sur  ce 
texte  précieux  (Rcv.  Et.  Rab.,  t.  IV,  p.  217). 


TRADITIONS  POPULAIRES  243 

gargantuine  était  déjà  populaire  dans  le  Limousin,  où  les  souvenirs 
de  notre  géant  sont  encore  aujourd'hui  nombreux  et  vivaces  (i). 

Voracité.  —  L'énorme  appétit  de  Gargantua  a  frappé  l'ima- 
gination populaire.  D'après  la  Chronicque,  sa  mère  qui  l'allaita 
((  pouvoit  bien  porter  à  chascune  de  ses  mammelles  cinquante 
pippes  de  laict  »  (p.  7).  Plus  tard,  le  roi  Artus,  pour  récompenser 
sa  bravoure,  le  fit  régaler  d'un  souper  digne  de  ses  proportions 
gigantesques  (2). 

Dans  le  roman  rabelaisien,  Gargantua,  à  peine  né  et  baptisé  : 

lui  feurent  ordonnées  dix  et  sept  mille  neuf  cens  treze  vaches  de 
Pautille  et  de  Brehemond,  pour  l'alaicter  ordinairement,  car  de  trou- 
ver nourrice  suffisante  n'estoit  poi^sible  en  tout  le  pays,  considéré  la 
grande  quantité  de  laict  requis  pour  icelluy  alimenter.  Combien 
qu'aulcuns  docteurs  Scôtistes  ayent  affermé  que  sa  mère  l'alaicta  :  et 
qu'elle  pouvoit  traire  de  ses  mammelles  quatorze  cent  deux  pippes 
neuf  potées  de  laict  pour  chascune  foys  (ch.  vu). 

Un  autre  trait  de  la  Chronicque  avait  déjà  été  utilisé  dans  le 
Pantagruel  : 

Pantagruel  se  asseoyt  à  table.  Et  par  ce  qu'il  estoit  naturelle- 
ment phlegmaticque,  commençoit  son  repas  quelques  douzaines  de 
jambons,  de  langues  de  boeuf  fumées,  de  boutargues,  d'andouilles, 
et  telz  aultres  avant  coureurs  devin...  Ce  pendent  quatre  de  ses  gens 
luy  gettoient  en  la  bouche  l'un  après  l'autre  continûment  moustarde  à 
pleine  palerées,  puis  beuvoit  un  horrificque  traict  de  vin  blanc,  pour  luy 
soulaiger  les  roignons  (ch.  xxi). 

D'ailleurs,  ce  thème  de  la  voracité  colossale,  à  laquelle  fait, 
allusion  le  nom  même  de  notre  géant,  est  encore  aujourd'hui 
familier  aux  traditions  populaires  (3)  et  la  première  mention  du 

(i)  Ces  souvenirs  sont  à  peine  représentés  dans  le  Gargantua  de 
M.  Sébillot:  le  Limousin,  comme  l'Anjou  et  la  Touraine,  na  lui  a  fourni 
que  des  contributions  insignifiantes.  Mais  des  enquêtes  ultérieures 
pourraient  réserver  à  cet  égard  des  surprises. 

(2)  «  Et  pour  entrée  de  table  luy  fut  servy  les  jambons  de  quatre  cens 
pourceaulx  saliez,  sans  les  andouilles  et  boudins  ;  et  dedans  son  potaige, 
la  chair  de  deux  cens  lièvres;  et  quatre  cens  pains,  dont  ung  chascun 
pesoit  cinquante  livres  ;  et  la  chair  de  deux  cens  beufz  gras,  dont  il 
avoit  mangé  les  trippes  à  l'entrée  de  table...  Et  chascun  quartier  de 
beuf  ne  luy  montoit  que  ung  morceau;  et  quatre  puissans  hommes  qui 
sans  cesser,  à  chascun  morceau  qu'il  mangeait,  luy  jectoyent  chascun 
une  grande  palerée  de  moustarde  en  la  gorge.  Et  pour  la  desserte  luy 
servent  quatre  tonnettes  de  pommes  cuyttes,  et  beut  dix  tonneaulx  de 
cidre,  à  cause  qu'il  ne  beuvoit  point  de  vin  »  (p.   i5  à  16). 

(3)  Voy.  P.  Sébillot,  Gargantua,   p.  i  et  118. 


244  FAITS  TRADITIONNELS 

nom.  de  Gargantua,  au  xv'  siècle  (on  vient  de  le  voir),  comme 
sobriquet  d'un  valet  de  ferme,  semble  déjà  posséder  cette  accep- 
tion de  glouton,  qui  a  survécu  jusqu'à  nous,  en  Saintonge 
comme  en  Languedoc. 

Une  pièce  de  l'ancien  théâtre,  la  Farce  du  Goutteux,  du 
xvi'  siècle,  relève  également  cette  gourmandise  traditionnelle 
{Ane.  Théâtre  t.  II,  p.  176)  : 

Monsieur,  quand  la  grappe  fut  meure, 
Incontinent  l'on  vendengea. 
Gargantua  beut  et  mangea, 
A  son  desjeuner  seullement, 
Douze  vingt  miches  de  fourment, 
Ung  bœuf,  deux  moutons  et  un  veau. 
Et  si  a  mis  du  vin  nouveau, 
A  deux  petits  traictz  dans  sa  trippe. 
Deux  poinçons  avec  une  pippe, 
En  attendant  qu'on  deust  disner. 

Mais  il  s'agit  ici,  très  vraisemblablement,  d'une  allusion  au 
roman  rabelaisien  lui-même,  et  non  pas  d'une  tradition  indépen- 
dante (i). 

Massue.  —  Pour  combattre  les  ennemis  du  roi  Artus,  Gar- 
gantua demanda  (p.  14)  «  qu'on  luy  fist  une  masse  de  fer  de 
soixante  piedz  de  long  et  que  pour  le  bout  elle  leust  grosse  comme 
le  ventre  d'une  tine  (navire)...  La  masse  fust  tantost  faicte  par 
la  science  de  Merlin  ». 

Cette  massue  était  d^nc  phece,  comme  on  disait  alors,  c'est- 
à-dire  qu'elle  résistait  à  toute  arme  ofïensive.  Suivant  un  pro- 
cédé de  transposition  qui  lui  est  familier,  Rabelais  a  donné  cette 
massue  merveilleuse  à  l'ennemi  de  Pantagruel,  à  Loup-Garou, 
chef  des  géants  du  roi  Anarche. 

Plus  tard,  vers  1 534,  Gallimassue  ou  Grande  massue  devient, 
dans  les  Cronicques  admirables  (2),  le  nom  du  héros  de  ce  pas- 
tiche rabelaisien  :  «  Le  grant  géant  nommé  Gallimassue  au  pays 
de  Gaulle  »  n'y  occupe  pas  moins  de  huit  chapitres,  fort  mé- 
diocres d'ailleurs. 

Habillement.  — La  C/t/'on/c^we  consacre  un  chapitre  circons- 

(i)  Cf.  Em.  Philippot,  Rev.  Et.  Rab.,  t.  IX,  p.  372  et  suiv.,  et  Abel 
Lefranc,  Introduction,  p.  xxxii  et  suiv.,  à  l'édition  des  Œuvres  de  Ra- 
belais. 

(2)  Comme  l'a  montre  Seymour  de  Ricci  {Rcv.  Et.  Rab.,  t.  VII,  p.  i 
à  28),  ces  Cronicques  sont  l'œuvre  de  François  Cirault^  auteur  d'un  pasti- 
che antérieur  :  La  grande  et  merveilleuse  vie  de  trespuissant  et  redouté  roy 


TRADITIONS  POPULAIRES  24$ 

tancié  au  costume  du  géant  :  «  Comment  Gargantua  fut  habillé 
de  la  livrée  du  roi  Artus  ».  Les  données  en  passèrent  à  peu  près 
textuellement  —  depuis  la  chemise  et  le  pourpoint  jusqu'au  bon- 
net à  la  coquarde  et  au  plumard  —  dans  le  chapitre  viii  du 
roman  :  «  Comment  on  vestit  Gargantua  ». 

Rabelais  s'est  borné  cette  fois  à  y  ajouter  quelques  menus 
détails  d'origine  traditionnelle.  C'est  ainsi  que,  pour  confection- 
ner les  gants  de  notre  géant,  «  feurent  mises  en  œuvre  seize 
peaux  de  lutins  et  trois  de  loups  guarous...  »,  peaux  douées 
d'une  vertu  préservative. 

Monture.  —  La  Chronicque  raconte  que  Merlin  fîst  «  une 
merveilleuse  jument  pour  porter  le  père  et  la  mère  de  Gargan- 
tua »  (p.  4).  Suivant  le  roman,  c'est  Fayoles,  quart  roi  de  Nu- 
midie,  qui 

envoya  du  pays  de  Africque  à  Grandgousier  une  jument,  la  plus  énorme 
et  la  plus  grande  que  feut  oncques  veue,  et  la  plus  monstrueuse...  Mais 
sus  tout  avoit  la  queue  horrible.  Car  elle  estoit  poy  plus  poy  moins 
grosse  comme  la  pile  sainct  Mars  auprès  de  Langés:  et  ainsi  quarrée 
avecques  les  brancars  ny  plus  ny  moins  ennicrochez,  que  sont  les  es- 
picz  au  blé  (ch.  xvi). 

Montés  sur  cette  jument,  nous  dit  la  Chronicque,  Grant  Gosier 
et  Galemelle  traversent  les  forêts  de  Champagne  où  la  bête  fut 
assaillie  par  des  taons  (i). 

Rabelais  fit  sien  cet  épisode  qu'il  raconte  avec  sa  vivacité  cou- 
tumière  au  chapitre  xvi^  de  Gargantua. 

Paris. —  Un  des  épisodes  les  plus  curieux  de  la  Chronicque 
est  le  voyage  de  Gargantua  à  Paris,  après  la  mort  de  ses  pa- 
rents (2). 

Gatgantiia,  translaté  de  Grec  en  Latin  et  de  Latin  en  François  (s.  1.  n. 
d.).  Dans  celui-ci,  comme  dans  l'autre,  de  vagues  allusions  se  mêlent  à 
des  souvenirs  précis  tirés  du  roman  de  Rabelais.  L'importance  littéraire 
de  ces  deux  pastiches  est  fort  mince,  leur  valeur  traditionniste,  nulle. 

(i)  «  Ladicte  jument,  qui  avoit  la  queue  de  deux  cens  brasses,  et 
grosse  à  l'advenant,  se  print  à  esmoucher;  et  alors  vous  eussiez  veu 
tomber  ces  gros  chesnes  menu  comme  gresle  ;  et  tant  continua  ladicte 
beste,  que  il  n'y  demoura  arbre  debout  que  tout  ne  fust  rué  par  terre. 
Et  autant  en  fîst  en  la  Beaulce  ;  car  à  présent  n'y  a  nul  boys,  et  sont 
contrainctz  les  gens  du  pays  de  eulx  chauffer  de  feurre  ou  de  chaulme  ». 

(2)  «  Il  lui  souvint  qu'il  avoit  ouy  dire  que  Paris  estoit  la  plus  grant 
ville  du  monde.  Il  lui  print  envie  de  y  aller  ;  car  il  appeloit  à  veoir 
choses  nouvelles,  comme  font  jeunes  gens.  Lors  il  monta  sur  sa  grant 
jument  et  se  mist  à  chemin.  Quant  il  fut  près,  il  se  mist  à  pied  et  en- 
voya paistre  la  jument,  puis  va  entrer  en  la  ville  et  se  alla  asseoir  sur 


246  FAITS  TRADITIONNELS 

Rabelais  a  dramatisé  à  sa  manière  ce  récit  traditionnel,  au- 
quel il  ne  consacre  pas  moins  de  trois  chapitres  (xvii  à  xx),  grâce 
à  l'intervention  du  plaisant  personnage  Janotus  de  Bragmardo, 
tj'pe  du  docteur  sorbonniste  qu'il  a  créé  de  toutes  pièces. 

CoMPissERiEs.  — L'addition  de  la  C/ironic^ae  de  1533  rapporte 
qu'à  la  suite  des  énormes  quantités  de  cidre  avalées  par  notre 
géant  —  exactement  ((  mille  cinq  cens  ponsons  »  (p.  30)  —  son 
déluge  urinai  fut  tellement  abondant  «  qu'il  fist  une  petite  ri- 
vière, laquelle  on  appelle  encore  de  présent  Robec  ». 

Dans  le  roman,  ce  thème  traditionnel  de  l'origine  de  certains 
cours  d'eau  reparaît  à  plusieurs  reprises. 

Le  pissefort  de  Gargantua  menace  de  faire  périr  les  Parisiens 
(ch.  xvii),  dont  il  noie  «  deux  cens  soixante  mille  quatre  cens 
dixet  huyt,  sans  les  femmes  et  petiz  enfants  ».  Plus  loin,  ch.  xxii, 
les  ((  compisseries  »  des  chiens  donnent  naissance  à  un  ruisseau 
qui  «  de  présent  passe  à  sainct  Victor,  auquel  Guobelin  tainct 
l'escarlatte...  »  Et  ailleurs  (1.  II,  ch,  xxxiii),  la  chaleur  de 
l'urine  de  Pantagruel  produit  les  «  bains  chaulx  »  qui  existent 
«  en  France  en  divers  lieulx  ». 

Dent  creuse.  —  Il  est  question  dans  la  Chronicque  de  prison- 
niers que  Gargantua  apporta  «  en  la  fante  de  ses  manches  »  (p.  23). 

Une  autre  lois,  Gargantua  prit  cinquante  prisonniers,  et  «  les 
mist  en  une  dent  creuse  qu'il  avoit.  Kn  la  dite  dent  creuse  avoit 
ung  jeu  de  paulme  pour  esbatre  lesditz  prisonniers.  Et  mist  le 
Roy  dedans  sa  gibessiere  »  (p.  27). 

Ce  curieux  épisode  devint  chez  Rabelais  le  sujet  du  chapi- 
tre XXXVIII  :  «  Comment  Gargantua  mangea  en  sallade  six  pèle- 
rins ».  Une  fois  dans  la  bouche  de  Gargantua,  les  pèlerins, 
après  avoir  évité  les  meules  de  ses  dents,  manquent  d'être 
noyés  par  le  vin  qu'il  boit  : 

une  des  tours  de  Nostre-Dame  :  mais  les  jambes  lui  pendoyent  jusques 
en  la  rivière  de  Seine;  et  regardoit  les  cloches  de  l'une  et  puis  de  l'au- 
tre, et  se  print  à  branslcr  les  deux  qui  sont  en  la  grosse  tour,  lesquelles 
sont  tenues  les  plus  grosses  de  France.  Adonc  vous  eussiez  veu  venir 
les  Parisiens  tous  à  la  foule  qui  le  regardoyent,  et  se  mocquoyent  de 
ce  que  il  estoit  si  grant.  Lors  pensa  que  il  emporteroit  ces  deux  clo- 
ches, et  que  il  les  pendroit  au  col  de  sa  jument  ainsi  qu'il  avoit  veu  des 
sonnettes  au  col  des  mules.  Adonc  s'en  part  et  les  emporte.  Qui  furent 
marris,  ce  furent  les  Parisiens;  car  de  force  ne  falloit  point  user  contre 
luy.  Lors  se  mirent  en  conseil,  et  fut  dit  que  l'on  yroit  le  supplier  qu'il 
les  apportas!  et  mist  en  leurs  places  où  il  les  avoit  prinses,  et  que  il  s'en 
allast  sans  plus  revenir,  et  luy  donnèrent  troys  cens  bcufz  et  deux  cens 
moutons  pour  son  disner,  ce  que  accorda  Gargantua  »  (p.  11  et  12), 


TRADITIONS  POPULAIRES  247 

Mais  par  malheur  l'un  d'eux  tastant  avecques  son  bourdon  le  pays, 
à  sçavoir  s'ilz  estoient  en  sceureté,  frappa  rudement  en  la  faulte  d'une 
dent  creuze,  et  ferut  le  nerf  de  la  mandibule,  dont  feist  très  forte  dou- 
leur à  Gargantua  (ch,  xxxviii). 

Ce  fut  là  leur  salut  :  pour  soulager  son  mal,  le  géant  se  fit  ap- 
porter son  cureclents  et  «  vous  clenigea  messieurs  les  pèlerins  ». 

Tels  sont  les  éléments  traditionnels  que  Rabelais  a  tirés  des 
Grandes  et  Inestimables  Chronicques.  Remaniés,  développés  ou 
transposés,  ces  détails,  relativement  peu  nombreux,  témoignent 
de  l'intime  connaissance  que  Rabelais  possédait  de  la  littérature 
populaire  indigène,  depuis  les  fabliaux  et  les  derniers  remanie- 
ments des  romans  de  chevalerie  jusqu'aux  récits  traditionnels, 
aux  narrés,  qu'il  avait  entendus  ou  recueillis  oralement. 

Ajoutons  que  la  Chronicque  Gargantuine,  sous  une  forme 
abrégée  et  rajeunie,  fît  partie,  dès  le  xvii'  siècle,  de  la  Bibliothè- 
que bleue  des  Oudot,  imprimeurs  à  Troyes.  Elle  y  prit  ce  ti- 
tre :  «  Les  Chroniques  du  roy  Gargantua,  cousin  du  très  re- 
gretté Galimassue...  avec  les  merveilles  de  Merlin,  translaté  de 
Grec  en  Latin  et  de  Latin  en  François  »  (  i).  Ces  vieilles  traditions 
pénétrèrent  ainsi  à  nouveau  dans  les  masses  populaires,  d'où 
elles  étaient  sorties  plusieurs  siècles  auparavant. 

Traits  ajoutés  par  Rabelais. 

Aux  épisodes  qui  dérivent  de  sources  populaires  livresques, 
Rabelais  a  ajouté  nombre  de  traits  traditionnels,  puisés  dans  le 
grand  courant  oral  de  son  époque.  Par  ailleurs  il  a  procédé  par 
transposition,  en  attribuant  à  Pantagruel  des  faits  et  gestes  que 
la  tradition  rattachait  à  Gargantua  ou  à  d'autres  géants  du  passé. 
Nous  allons  examiner  ce  double  aspect  complémentaire. 

Grossesse.  —  Gargantua  est  porté  onze  mois  au  ventre  de  sa 
mère  (ch.  m),  ce  qui,  comme  le  long  allaitement,  présage  un  fu- 
tur héros.  Notre  auteur  atteste  le  fait  par  l'autorité  à  la  fois  des 
mythographes,  des  médecins  et  des  jurisconsultes  de  l'Antiquité. 
C'est  là  un  trait  commun  aux  mythes  et  aux  contes  populaires. 

Naissance.  —  Gargantua  nait  «  en  façon  bien  estrange  »  : 
Gargamelle  accouche  de  l'enfant  géant  «  par  l'oreille  senestre  » 
(ch.  vi),  ce  qui  donne  l'occasion  à  notre  auteur  de  parler  des  en- 

(i)  Nous  reviendrons  sur  ce  livre  de  colportage. 


24S  FAITS  TRADITIONNELS 

fantements  étranges  et  contre  nature,  en  citant  à  Pappui  des 
récits  tirés  à  Li  fois  de  la  mythologie  et  de  la  littérature  oiale  : 

Je  voas  diz,  que  à  Dieu  rien  n'est  impossible  Et  s'il  vouloit  les  fem- 
mes auroient  dûresnavent  ainsi  leurs  enfaus  par  l'aureille. 
Bacchus  ne  fut  il  engendré  par  la  cuisse  de  Jupiter? 
Rocquetaillade  nasquit  il  pas  du  talon  de  sa  mère  ? 
Crocquemouche  de  la  pantofle  de  sa  nourrice  ? 
Minerve  nasquit  elle  pas  du  cerveau  par  l'aureille  de  Jupiter? 
Adonis  par  l'escorce  d'un  arbre  de  mirrhe? 
Castor  et  PoUux  de  la  coque  d'un  œuf  pont  et  esclous  par  Leda? 

La  naissance  des  enfants  pir  l'oreille  est  également  mention- 
née par  Molière,  et  nous  reviendrons  sur  cette  facétie  tradition- 
nelle. A  la  naissance  de  Pantagruel  (1.  II,  ch.  11)  se  rattache  un 
détail  étrange.  Alors  que  Badebec  l'enfantait,  sortirent  de  son 
ventre  soixante  et  huit  mulets  tous  chargés  de  sel,  neuf  droma- 
daires et  sept  chamaux  chargés  de  jambons,  anguillettes,  etc. 
C'est  là  un  souvenir  vague  de  la  Chromcque  (p.  25),  où  les 
HoUandoys,  pour  contenter  Gargantua,  lui  baillèrent  pour  son  dé- 
jeuner «  deux  navires  chargés  de  harenc  frays,  et  deux  censcac- 
ques  de  micquereaulx  saliez  et  vingt  barilles  plains  de  mous- 
tarde  ». 

Transferts.  —  Rabelais  use  parfois  à  son  gré  des  traditions 
qu'il  met  en  œuvre. 

C'est  ainsi  qu'il  attribue  à  Anarche,  roi  des  Dipsodes,  et  à  ses 
trois  cents  géants,  «  tous  armez  de  pierres  de  tailles  »  (1.  II, 
ch.  xxvi),  ce  que  la  Chronicque  gargantuine  raconte  des  Gots  et 
Magots,  ennemis  traditionnels  du  roi  Artus.  Ailleurs,  il  transfert 
à  Pantagruel  des  gestes  que  la  tradition  rattache  à  Gargantua  ou 
à  d'autres  héros.  Tel  l'épisode  du  dolmen  de  Poitiers,  connu 
sous  le  nom  populaire  de  Pierre  levée,  sur  lequel  nous  aurons  à 
revenir. 

H.  —  Versions  dififérentes. 

En  dehors  des  épisodes  consignés  dans  la  Chronicque  gargan- 
tuine,  il  circulait,  à  l'époque  de  Rabelais,  d'autres  versions  qui 
sont  restées  étrangères  à  son  roman  et  que  peut-être  il  a  négligées 
intentionnellement.  Nous  ne  les  connaissons  malheureusement 
que  par  des  allusions  ou  de  brèves  menti(jns  ;  mais  elles  méri- 
tent de  nous  arrêter,  car  elles  témoignent  de  l'existence  d'une 
véritable   Geste  gargantuine,   dont    Rabelais  ne  semble  avoir 


TRADITIONS  POPULAIRES  249 

connu  et  utilisé  qu'une  faible  partie.  Etant  donné  le  vague  de 
ces  traditions,  il  ne  sera  possible  d'émettre  sur  leur  compte  que 
des  supposiiions  plus  ou  moins  plausibles. 


I.  —  Gargantua  aux  cheveux  de  plâtre. 

La  même  année  quia  vu  l'apparition  de  la  Clironicque  et  du 
Pantagruel,  le  chanoine  angevin  Charles  de  Bourdigné  a  mis  ces 
curieux  vers  en  tête  de  sa  Légende  joyeuse  de  Maistre  Pierre 
Faifeu  (  «  Ballade  au  lysans  »)  : 

De  Pathelin  n'oyez  plus  les  canticques, 
De  Jehan  de  Meun  la  grand  jolyveté. 
Ni  de  Villon  les  subtiles  trafficques. 
Car  pour  tout  vray  ilz  n'ont  que  nacquetté. 
Robert  le  Dyable  a  la  teste  abolye, 
Bacchus  s'endort   et  ronfle  sur  la  lye. 
Laissez  ester  Caillette  le  folastre, 
Les  quatre  filz  Aymon  vestuz  de  bleu, 
Gargantua  qui  a  chepveulx  de  piastre: 
Voyez  les  faitz  Maistre  Pierre  Faifeu. 

On  a  fait  toutes  sortes  de  suppositions  (i)  sur  cet  énigmatique 
«  Gargantua  aux  chepveulx  de  piastre  »,  mais  aucune  n'est  satis- 
faisante. A  notre  avis,  cette  appellation  renvoie  à  une  représenta- 
tion plastique,  à  un  rocher  anthropomorphe,  où  l'on  croyait 
apercevoir  à  distance  un  géant  à  cheveux  de  plâtre.  De  nos  jours, 
non  loin  du  château  de  la  Roche-Lambert,  dans  la  Haute  Loire, 
un  roc  qui  dessine  une  tête,  vue  de  profil,  porte  le  nom  de  Gar- 
gantua (2).  C'est  à  une  tradition  expliquant  ce  lasus  naturœ  que 
semble  se  rapporter  le  livret  mentionné  par  Bourdigné  sur  le 
même  rang  que  d'autres  livres  de  colportage,  tels  que  Les  qua- 
tre Fils  Aymon,  alors  que  Rabelais  établit  (comme  on  le  verra) 
une  distinction  entre  ces  diverses  productions  populaires,  suivant 
leurs  origines,  orales  ou  littéraires. 


(i)  La  dernière  a  été  émise  par  M.  Abel  Lefranc,  dans  V Introduction 
citée,  p.  xxsii  :  «  Il  est  vraisemblable  que  le  héros  populaire  atteignit., 
un  âge  très  avancé...  de  là  l'allusion  de  ses  cheveux  blancs,  «  chepueulx 
de  piastre  ».  Toutefois,  ce  n'est  là  qu'une  hypothèse:  «  En  effet,  une 
pareille  comparaison  est  étrangère  à  la  langue  du  xvie  siècle,  laquelle 
ne  connaît  que  l'expression  proverbiale  «  battre  comme  plâtre  »  (voy. 
Godefroy). 

(2)  Cf.  Sébillot,  Gargantua,  p.  266,  et  Folklore  de  France,  t.  \,  p.  3o 


25o  FAITS  TRADITIONNELS 


2.  —  Descente  de  Gargantua  aux  enfers. 

Quelques  années  après  l'apparition  du  Gargantua,  vers  1540, 
une  sottie  normande,  la  Farce  nouvelle  à  cinq  personnages, 
fait  allusion  à  une  autre  version  de  la  tradition  gargantuine  (i). 
Le  personnage  principal  de  la  pièce,  la  Mère  de  Ville,  s'adres- 
sant  à  un  autre  interlocuteur,  le  Garde-pot  qui  se  démène  outre 
mesure,  lui  dit  : 

Jamais  le  vaillant  Fer  à  bras 
N'eust  tant  charge  que  tu  as. 

Et  le  varlet  d'ajouter  : 

Il  a  gardé  Garguentuas, 
Quant  il  trébucha  aux  enfers, 

La  descente  aux  enfers  est  un  des  thèmes  populaires  les  plus 
répandus,  familiers  à  la  fois  aux  mythes,  aux  légendes  et  aux 
contes  proprement  dits.  Le  «  trebuchement  »  de  Gargantua  dont 
parle  la  sottie,  est  inconnu  par  ailleurs;  mais  une  tradition  mo- 
derne de  la  Haute-Bretagne  fait  également  descendre  Gargantua 
dans  l'enfer  «  pour  y  chercher  de  l'argent  »  (2).  Ce  parallèle, 
tout  lointain  qu'il  soit,  n'en  est  pas  moins  curieux  comme  pen- 
dant unique  de  la  version  ancienne. 

III.  —  Vestiges  matériels. 

Les  désignations  populaires  de  monuments  mégalithiques,  se 
rattachant  au  nom  de  Gargantua,  se  rencontrent  d'un  bout  à 
l'autre  de  la  France.  Elles  sont  particulièrement  fréquentes  dans 
la  Beauce.  le  Berry  et  la  Franche-Comté,  maison  les  rencontre 
aussi  en  Normandie,  en  Poitou  et  ailleurs  (3). 

Ces  désignations  sont  généralement  l'écho  des  traditions  rela- 
tives à  notre  géant;  mais  elles  se  rattachent  parfois  à  des  géants 

(1)  Voy.  l'article  de  Pierre  Champion  dans  la  Rev.  Et.  Rab.,  t.  IV, 
p.  273  et  suiv. 

(2)  Sébiliot,  Gargantua,  p.  52-53. 

(3)  Voy.  Salomon  Heinach,  Cultes,  Mythes  et  Religions,  t.  III  (1908), 
p.  364  à  433  :  «  Les  monuments  de  pierre  brute  dans  le  langage  et  les 
croyances  populaires  ».  —  Paul  Scbillot,  Le  Folklore  de  France,  t.  I, 
p.  3oo  à  412  :  «  Les  Rochers  et  Pierres.  Les  empreintes  merveilleuses». 


TRADITIONS  POPULAIRES  25  I 

du  passé,  dont  Gargantua  a  bénéficié  au  cours  des  âges.  C'est 
ainsi  qu'une  charte  du  xii^  siècle  appelle  Curia  gigantis,  une  au- 
tre du  xiii°  Cathedra  gigantis,  les  roches  de  Saint-Pierre-de-Va- 
rangeville,  dites  aujourd'hui  Chaire  ou  Chaise  de  Gargantua  (i). 

Les  vestiges  que  Gargantua  a  laissés  dans  la  toponymie  po- 
pulaire de  la  France  sont  très  nombreux.  On  en  a  pu  dresser  des 
relevés.  Des  blocs  de  pierre,  des  roches  à  forme  singulière,  des 
dolmens,  etc.,  où  notre  géant  a  laissé  des  empreintes  (2),  y  sont 
désignés  comme  le  berceau,  la  boite,  la  dent,  le  fauteuil,  la 
soupière,  le  lit  de  Gargantua. 

Le  roman  renferme  plus  d'une  allusion  de  ce  genre,  bien 
que  Rabelais  transpose  souvent  les  faits,  en  attribuant  à  F^an- 
tagruel  ce  que  la  tradition  rapporte  à  Gargantua  ou  à  d'autres 
personnages  fabuleux.  En  voici  quelques  exemples. 

Pierre  levée  de  Poitiers.  —  Le  peuple  désigne  sous  le  nom 
de  pierre  levée  un  bloc  de  pierre  ou  un  dolmen,  proprement  une 
pierre  enlevée  d'un  endroit  et  déposée  dans  un  autre,  et  fait  de  ce 
déplacement  une  des  prouesses  gigantales.  Un  des  plus  célèbres 
de  ces  blocs  à  l'époque  de  Rabelais  était  la  Pierre  levée  de 
Poitiers.  Notre  auteur  ne  manque  pas  d'en  parler  : 

De  faict  vint  à  Poitiers,  pour  estudier,  et  proffita  beaucoup,  auquel 
lieu  voyant  que  les  escoliers  estoyent  auculnes  fois  de  loysir  et  ne  sça- 
voient  à  quoi  passer  temps,  en  eut  compassion.  Et  un  jour  print  d'un 
grand  rochier  qu'on  nomme  Passelourdin,  une  grosse  Roche,  ayant 
environ  de  douze  toizes  en  quarré,  et  d'espesseur  quatorze  pans.  Et  la 
mist  sur  quatre  pilliers  au  milieu  d'un  champ  bien  à  son  ayse  :  affin 
que  lesdictz  escoliers,  quand  ilz  ne  sçauroyeat  aultre  chose  faire,  pas- 
sassent temps  à  monter  sur  ladicte  pierre,  et  là  banqueter  à  force  fla- 
cons, jambons  et  pastez,  et  escripre  leurs  noms  dessus  avec  un  Cous- 
teau, et  de  présent  l'appelle  on  La  Pierre  Levée  (1.  II,  ch.  v) 

Comme  on  le  voit,  Rabelais  attribue  à  Pantagruel  une 
prouesse  que  la  tradition  rattache  ailleurs  à  Gargantua.  A  Clergy , 
dans  l'Oise,  on  montre  une  «  pierre  levée  »,  dite  Palet  de  Gar- 
gantua, qui  passe  pour  avoir  servi  de  projectile  à  des  jeux  de 
notre  géant;  de  même,  dans  Indre-et-Loire,  Eure-et-Loir,  dans 
la  Drôme,  etc.  (3). 

La  Chronicque  gargantuine  fait  allusion  à  ces  jeux  du  géant 
(p.  7):  «  Auculnes  foys  il  se  esbatoit  à  getter  des  pierres  de  hault 

(i)  Reinach,  loc.  cit.,  p.  376. 

(2)  Idem,  p.  376  à  379,  et  l'ouvrage  cité  ci-dessus  de  Sébillot, 

(3)  Sébillot,  Folk-lore,  t.  I,  p.  Sog. 


252  FAITS  TRADITIONNELS 

en  bas  de  la  montagne,  comme  font  petis  enfans,  lesquelles  n'es- 
toyent  point  moindres  de  la  pesanteur  de  troys  tonneaulx  de 
vin  ». 

Plus  loin,  les  parents  de  Gargantua  prennent  chacun  «  un 
grant  rochier  »  sur  leur  tête  et  voyagent  ainsi  jusqu'au  royaume 
du  roi  Artus  (p.  lo)  :  «  Et  quant  Grant  Gosier  fut  assez  avant, 
il  mist  le  sien  sur  la  rive  de  la  mer,  lequel  rochier  à  présent  est 
appelé  le  mont  Sainct  Michel.  Et  mist  ledit  Grant  Gosier  la 
poincte  contre  mont  ;  et  le  puis  prouver  par  plusieurs  Aliche- 
letz  »  (i). 

Tymbre  de  BOURGES.  — En  parlant  de  l'enfance  de  Pantagruel, 
Rabelais  relève  cette  particularité: 

Je  laisse  icy  à  dire  comment  à  chascun  de  ses  repas  il  humoit  le  laict 
de  quatre  mille  six  cens  vaches.  Et  comment  pour  luy  faire  un  paes- 
lon  à  cuire  sa  bouillie  furent  occupez  tous  les  pesliers  de  Saumur  en 
Anjou,  de  Villedieu  en  Normandie,  de  Bramont  en  Lorraine,  et  luy 
bailloit  on  ladicte  bouillie  en  un  grand  tymbre  qui  est  encores  de 
présent  à  Bourges  près  du  Palays,  mais  les  dentz  luy  estoient  desjà 
tant  crues  et  fortifiées,  qu'il  en  rompit  dudict  tymbre  un  grand  mor- 
ceau, comme  très  bien  apparoist  (1.  II,  ch.    iv). 

L'appellation  de  tymbre,  mot  du  terroir  angevin  ou  vendéen, 
au  sens  d'  «  auge  »  ou  «  cuve  »,  est  complètement  inconnue  en 
Berry.  D'autre  part,  dans  la  toponymie  populaire,  l'absence  de 
tout  monument  mégalithique  portant  le  nom  d'Auge  ou  Cuve  de 
Gargantua  (2),  a  laissé  longtemps  obscure  l'allusion  de  Rabelais. 

Dans  le  Berrj^  les  pierres  à  bassin  s'appellent  ccuelles  de 
Gargantua  (^).  Cette  désignation,  ici  comme  ailleurs  (4),  remonte 
assez  haut.  En  1305,  suivant  une  constatation  récente  (5),  dans 
le  compte  de  Hugues  Gouhaut,  bailli  de  Bourges,  il  est  question 
de  la  dépense  faite  pour  replacer  la  Scutela  gigantis  du  Palais 
de  Bourges,  l'écuelle  de  pierre  du  géant  qui  s'y  trouvait  de  temps 
immémorial  et  qui  avait  été  enlevée,  parce  que,  une  fois  par  an, 


(i)  C'est  la  forme  francisée  du  picard  miquelots  que  Rabelais  cite  ail- 
leurs (1.  I,  ch.  xxxviii)  :  «  ...  saultans  avec  leurs  bourdons  comme  font 
les  micqiielots...  n 

(2)  Voy.  la  table  alphabétique  du  Garf^autua  de  M.  Scbillot. 

(3)  Reinach.  p.  378. 

(4)  Sébiliot,  Garf^antiia,  p.  9. 

(b)  Voy.  une  note  d'Abel  Lcfranc,  dans  la  Revue  du  XF/«  siècle, 
t.  IV  (iqK")),  p.  iC)2  à  iG5:  a  Le  tymbre  de  l'antagruel  à  Bourges  »,  et 
notre  étude,  ibidem,  t.  V,  p.  82  à  86. 


TRADITIONS  POPULAIRES  25  3 

lescrieurs  de  vin  la  remplissaient  de  vin  destiné  aux  pauvres  (i). 

A  partir  de  quelle  époque,  l'ancienne  désignation  générale 
d'Eciœlle  du  géant  a  t-elle  été  remplacée  par  l'appellation  spé- 
ciale Ecuelle  de  Gargantua?  On  l'ignore.  Cette  substitution  de 
notre  géant  aux  géants  anonymes  du  passé  nous  a  déjà  frappé  à 
propos  de  la  Chaise  de  Gargantua,  héritière  de  la  Cathedra  gi- 
ganiis  du  xiii'  siècle. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Rabelais  a  dû  connaître  l'une  ou  l'autre  de 
ces  appellations  ainsi  que  l'aiTectation  spéciale  de  cette  pierre  à 
bassin.  A  l'époque  où  il  l'a  vue,  avant  1532,  un  grand  morceau 
lui  manquait,  comme  il  le  relève  expressément.  En  donnant  à 
l'écuelle  gigantesque  le  nom  de  tymbre,  inconnu  dans  le  Berry, 
il  s'est  simplement  servi  du  procédé  de  transfert  qui  lui  est  fami- 
lier. Tout  en  partant  de  la  réalité,  il  en  use  librement  et  inter- 
prète les  faits  à  sa  fantaisie. 

IV.  —  Derniers  éclios. 

La  tradition  a  groupé,  autour  de  Gargantua,  une  masse  de  sou- 
venirs qu'elle  avait  rattachés  auparavant  à  de  nombreux  géants, 
anonymes  et  locaux.  Rabelais  s'est  amusé  à  énumérer,  parmi 
les  ancêtres  de  notre  géant,  une  soixantaine  de  personnages  my- 
thiques qu'il  a  empruntés  à  tous  les  âges  et  à  tous  les  peuples. 
L'idée  est  juste  et  le  procédé  conforme  à  la  traditiun  elle-mérne 
qui  a  fait  bénéficier  Gargantua  des  prouesses  des  géants  anté- 
rieurs. Il  s'est  ainsi  constitué,  comme  nous  l'avons  dit,  une  véri- 
table Geste  gargantuine. 

On  a  essayé  d'en  recueillir  les  traces  dans  toutes  les  provinces 
de  France  (2).  Une  première  enquête  a  constaté  (chose  curieuse 
à  noter)  que  ces  traditions  sont  moins  nombreuses  dans  la  Tou- 
raine  et  dans  l'Anjou  que  dans  les  pays  voisias  (3).  Il  se  peut 
qu'une  pareille  constatation  soit  infirmée  par  des  recherches  ul- 
térieures; car,  dans  une  province  toute  voisine,  le  regretté  Jean 
Baffier,  sculpteur  berrichon  (comme  il  aimait  à  s'intituler),  nous 
a  donné  la  geste  berrichonne  de  Gargantua  telle  qu'il  l'a  recueillie 
de  la  bouche  de  ses  parents  et  des  vieillards  de  son  village  (4). 

(i)  Ibidem,  p.  i63. 

(2)  C'est  l'objet  du  livre  souvent  cité  de  Paul  Sébillot,  Gargantua  dans 
les  traditions  populaires,  Paris,  i883. 

(3)  Idem,  préface. 

(4)  Nos  Géants  d'autrefois.  Récits  berrichons,  Paris,   1920. 


354  FAITS  TRADITIONNELS 

Les  traditions  gargantuines  modernes  sont  généralement  indé- 
pendantes des  Grandes  Chronicques,  à  plus  forte  raison  du  Gar- 
gantua de  Rabelais  :  «  Parfois,  le  conte  et  le  roman  se  rencon- 
trent sur  un  détail  ou  un  épisode,  mais  presque  toujours  les 
souvenirs  du  Gargantua  du  peuple  et  du  Gargantua  littéraire 
n'ont  que  des  ressemblances  passagères  »  (i). 

Dans  la  littérature  orale  moderne,  le  type  similaire  le  plus  fré- 
quent est  Jean  de  l'Ours,  qui,  comme  Gargantua,  a  hérité  des 
prouesses  des  géants  de  jadis.  Petit  garçon,  il  est  déjà  d'une  force 
extraordinaire.  A  quinze  ans  il  se  forge  une  canne  de  fer  qui 
pèse  cinq  cents  livres.  En  partant,  il  rencontre  sur  son  chemin 
plusieurs  géants  comme  Brise-Chénes,  Tranche-Montagnes,  etc., 
dont  il  fait  ses  compagnons,  à  l'exemple  de  Pantagruel  qui  s'as- 
socie des  auxiliaires,  des  «  apostoles  »,  chacun  représentant  une 
force  ou  une  qualité  extraordinaire.  Nous  avons  déjà  mentionné 
ce  trait  commun  à  Rabelais  et  aux  traditions  populaires. 

V.  —  Cycle  gigantal  (2). 

Le  roman  rabelaisien  n'est  en  somme  que  l'histoire  de  trois 
générations  de  géants  graduellement  policés  et  rendus  à  l'hu- 
manité. Mais  à  côté  de  ces  protagonistes  de  son  choix,  Rabelais 
fait  aussi  place  aux  géants  traditionnels. 

Voici  tout  d'abord  le  type  du  géant  brutal,  force  élémentaire 
de  la  nature,  qu'il  appelle  Loup-Garou,  à  cause  de  sa  férocité.  11 
est  tout  «  armé  d'enclumes  cyclopicques  »  (1.  II,  ch.  xxix)  et  il 
manie  aisément  une  massue  d'acier  «  pesant  neuf  mille  sept 
cens  quintaulx  »  et  qui  est  pJteée...  Il  s'approche  de  Pantagruel 
((  la  gueule  ouverte  »,  en  brandissant  sa  massue  enchantée  et 
proférant  des  menaces  terribles,  mais  notre  «  pauvre  bon  hom- 
met  »  finit  par  en  avoir  raison. 

Viennent  ensuite  deux  autres  géants  traditionnels,  dont  Ra- 
belais fait  mention  à  propos  des  enfantements  étranges  :  Croc- 
qnemousche  et  lioquetaillade  (l.  1,  ch.  vi),  que  nous  avons 
déjà  cités.  A  première  vue,  on  serait  tenté  de  prendre  ces  noms 
pour  des  inventions  de  notre  auteur.  Il  n'en  est  rien. 

Le  premier,  Crocquemouchc,  qui  naquit  «  de  la  pantoufle  de 


(1)  Schillot,  Gargantua,  p.  xxrv. 

(2)  Rabelais  emploie  à  plusieurs  reprises  cette  cpithète  giganlalc,  an- 
cien équivalent  de  gigantesque. 


TRADITIONS  POPULAIRES  35 S 

sa  nourrice  »,  est  un  géant  apparenté  à  Gargantua,  dont  un  des 
ancêtres  porte  le  nom  de  Happeinousche,  dans  la  généalogie 
«  gigantale  »  sur  laquelle  nous  reviendrons  tout  à  l'heure.  Son 
pendant  est  le  géant  Mouschilloa,  que  frère  Antoine  du  Saix 
mentionne,  à  côté  de  Gargantua,  dans  son  Esperon  de  disci- 
oline  (1532)  : 

Dieu  saict  comment  vous  verrez  lors  galler 
Gargantua,  Moiischillon,  Barberousse  (i). 

Rabelais  donne  ailleurs  le  nom  de  Crocquemousche  à  l'empe- 
reur Domitien  (1.  III,  ch.  xlvi)  qui,  vers  la  fin  de^  son  règne, 
rendu  cruel  par  la  peur,  fit  massacrer  un  grand  nombre  de 
nobles  et  de  personnages  de  son  entourage. 

L'autre  nom  de  géant,  Roquetaillade,  signifie  proprement 
«  Roche  taillée  »  et  renvoie  à  une  origine  provençale  (aujour- 
d'hui, nom  d'une  commune  du  département  de  l'Aude).  Cette 
appellation  fait  allusion  à  sa  taille  colossale  ;  c'est  un  géant  des 
contes  d'enfants,  à  qui  on  raconte  qu'il  est  sorti  «  du  talon  de  sa 
mère  » . 

Nous  arrivons  maintenant  à  la  célèbre  généalogie  de  Panta- 
gruel, au  relevé  de  soixante  générations  de  géants,  dont  les  noms 
ont  été  puisés  aux  sources  fabuleuses  les  plus  diverses.  Nous  pas- 
serons sur  les  emprunts  faits  à  la  Bible  et  à  la  mythologie,  à 
l'épopée  médiévale  et  burlesque,  à  des  sources  secondaires  et 
tertiaires  (2),  et  finalement  sur  quelques  mentions  particulières 
à  notre  auteur,  pour  nous  arrêter  exclusivement  aux  noms 
d'apparence  traditionnelle. 

Certains  de  ces  noms  de  géants  font'ressortir  leur  taille  dé- 
mesurée :  tel  FalourdUi,  géant  long  et  pesant  comme  une  fa- 
lourde  ou  gros  fagot  de  bûches  lié  par  les  deux  bouts. 

D'autres  se  rapportent  à  la  stupidité  que  l'imagination  popu- 
laire attribue  aux  géants  :  tel  Badeloary  «  qui  tua  sept  vaches 
pour  manger  leur  foj^e  »,  dont  le  nom  signifie  proprement  ba- 
daud ou  stupide  (3). 

Plusieurs  de  ces  noms  font  allusion  à  la  voracité  ou  glouton- 
nerie traditionnelle  des  géants  : 

Engoulevent,  épithète  ancienne  donnée  à  un  famélique  :   un 

(1)  Voy.  Rev.  Et.  Rab.,  t.  IX,  p.  244. 

(2)  Voy.  Appendice  D  :  Origines  littéraires. 

(3)  Cf.  Henri  Estienne,  Apologie,  t.  I,  p.  64  :  «  ...  badaud  que  le  vul. 
gaire  en  quelques  lieux  appelle  badlori  ». 


256  FAITS  TRADITIONNELS 

Pierre  Engoulevent  figure  dans  le  rôle  de  la  Taille  de  1292,  et 
dans  une  pièce  en  vers  de  la  fin  du  xv"  siècle,  attribuée  à  Villon, 
Baillevent  et  Malepaye  logent  «  près  la  clousture  de  Monsieur 
d'Engoulevent  »,  lequel  habite  au  pays  de  Claquedent.  Dans  la 
langue  générale,  engoulevent  désigne  le  passereau  qui,  envolant, 
tient  son  large  bec  ouvert. 

Happemousche,  que  nous  avons  déjà  rapproché  du  géant 
apparenté  Crocquemousche.  Du  Fail  donne  à  un  des  personna- 
ges de  ses  Propos  rustiques  (ch.  xiii)  le  nom  de  G obemouche  : 
«  C'estoit  un  terrible  senault  et  bon  vilain,  et  payoit  voluntiers 
pinte  ou  tout  le  pot  ».  Dans  la  langue  courante,  gobe-mouche 
désigne  un  passereau  qui  se  nourrit  principalement  de  mouches. 

Maschefain  (i),  qui  mâche  ou  mange  du  foin  (2).  nom  appa»- 
rente  au  monstre  Masdiecroutte  (1.  IV,  ch.  lix),  sorte  d'épou- 
vantail  de  carnaval  que  nous  avons  déjà  mentionné. 

La  conception  du  géant,  telle  qu'elle  résulte  de  l'ensemble  de 
cette  nomenclature  et  des  traits  individuels  consignés  par  Rabe- 
lais, répond  à  peu  près  à  celle  de  l'imagination  populaire.  Phy- 
siquement, ces  personnages  monstrueux  sont  caractérisés  par 
leur  membrure  colossale  et,  par  suite,  leur  esprit  borné.  C'est 
une  sorte  de  compensation  idéale  que  la  mentalité  des  foules 
se  complait  à  établir  entre  le  physique  et  le  moral,  l'esprit  do- 
minant la  matière. 

De  là  le  contraste  entre  la  stature  colossale  du  géant  et  son 
intelligence  fruste.  Rabelais  s'est  parfaitement  conformé  à  cette 
psychologie  populaire,  lorsqu'il  fait  de  Pantagruel,  même  policé 
et  humanisé,  un  esprit  sans  grande  initiative  et  Jusqu'à  un  cer- 
tain point  sans  ressources.  Sa  force  surhumaine  reste  comme 
impuissante,  faute  de  souplesse. 

Lorsque  Thaumaste,  grand  clerc  d'Angleterre,  lui  propose 
d'arguer  par  signes,  il  entre  «  en  la  haulte  gamme  et  de  toute  la 
nuict  ne  faisoit  que  ravasser  »  (1.  II,  ch.  xviii).  C'est  Panurge 
qui  prend  sa  place  et  fait  quinaud  l'Anglais. 

Lors  de  son  duel  terrible  avec  Loup-Garou,  le  «  pauvre  bon 
hommet  »  de  géant,  consterné  à  la  vue  de  son  colossal  rival,  jette 
les  yeux  au  ciel  et  se  recommande  à  Dieu. 

Lt  pendant  la  Tempête,  après  avoir  prié  «  en  fervente  devo- 

(i)  Ane.  fr.  et  dial.  (Norm.,  Pic,  etc.)  fain,  foin. 

(2)  Le  terme  est  antérieur  à  Rabelais  (voy.  Godefroy). 


TRADlTIONSiPOPULAIRES  25? 

tion  »,  il  se  borne  à  tenir  le  mât  fort  et  ferme,  c'est-à-dire  en 
somme  à  rester  immobile,  alors  que  Frère  Jean  se  démène  de 
toutes  ses  forces  et  manœuvre  comme  un  marin  consommé. 

Chez  Pantagruel,  la  bonhomie  l'emporte  sur  l'intelligence,  le 
cœur  sur  l'esprit.  Géant  humanisé,  il  finit  par  devenir  «  le  meil- 
leur petit  et  grand  bon  hommet  qui  oncques  ceignit  espée  ». 
Mais  l'initiative,  l'action  féconde  et  décisive  est  réservée  à  Frère 
Jean  ;  la  souplesse  de  l'intelligence,  l'esprit  inventif,  à  Panurge, 
l'homme  aux  mille  ressources.  Ce  sont  eux  qui  sauvent,  dans 
les  conjonctures  difficiles,  leur  bon  maître  géant,  dont  l'esprit  a 
gardé  quelque  chose  de  son  infirmité  primordiale,  bien  que 
par  ailleurs  il  se  montre  à  nous  tel  que  l'a  façonné  le  génie 
de  Rabelais,  juge  indulgent  des  humaines  faiblesses  et  pa- 
rangon de  cette  sérénité  d'ame  qui  est  au  fond  même  du  pan- 
tagruélisme,  c'est-à-dire,  en  définitive,  de  la  sagesse  hu- 
maine. 

B.  —   TRADITIONS   MÉDIÉVALES. 

Les  traditions  gigantales  que  nous  venons  d'étudier  appar- 
tiennent au  grand  courant  oral  et  leurs  origines  sont  foncièrement 
populaires.  Le  roman  de  Rabelais  renferme  en  outre  quelques 
traditions  de  source  littéraire  remontant  au  Moyen  Age  et  qui 
sont  devenues  à  leur  tour  populaires,  en  pénétrant  dans  les 
masses.  En  voici  deux  qui  méritent  de  nous  arrêter. 

I.  —  GoTs  ET  Magots. 

La  source  première  de  ces  noms  devenus  traditionnels  est  la 
Sainte  Ecriture,  tout  particulièrement  rA/)ocaZ(//)secZesam^/ea7i 
(ch.  x),  qui,  s'inspirant  d'une  prophétie  d'Eséchiel  (ch.  xxxviii 
et  xxxix),  prédit  qu'après  le  règne  de  mille  ans,  Gog  et  Magog 
marcheront  contre  la  ville  sainte,  mais  seront  anéantis  par  le  feu 
du  ciel.  De  la  Bible,  ces  noms  collectifs  des  peuples  du  Nord 
pénétrèrent  dans  le  roman  d'Alexandre  le  Grand,  où  ils  figurent 
parmi  les  vassaux  que  Porus  appelle  à  son  aide  : 

Gos  et  Magos  (i)  i  viennent  de  la  terre  des  Turcs. 
(Ed.  Paul  Meyer,  t.  II,  p    205) 

(  I  )  Variante  :  Gos  et  Margos. 

17 


258  FAITS  TRADITIONNELS 

Porus  vaincu,  Alexandre  le  Grand  enclôt  Gots  et  Magots 
dans  les  déiilés  des  montagnes  où  ils  se  sont  réfugiés. 

Cette  tradition  médiévale  est  encore  vivace  au  xv^  siècle,  où 
on  la  lit  à  la  fois  dans  Christine  de  Pisan  et  dans  Joinville  (i). 
Au  xvi"  siècle,  les  Gos  et  Magos  représentent,  dans  les  Grandes 
Chronicques  (1532),  les  ennemis  mortels  du  roi  Artus  :  «  Voilà 
les  traistres  Gos  et  Magos  qui  uMyt  et  Jour  nous  veulent  des- 
truire  »  (p.  15),  dit  le  roi  à  Gargantua.  Ils  étaient  «  fors  et 
puissans,  armez  de  pierre  de  taille  »  et  horribles  à  voir,  mais 
notre  géant  les  défît  et  les  anéantit. 

Le  caractère  fabuleux  de  ces  noms  apparaît  encore  dans  le 
Grand  Parangon  des  Nouvelles  nouvelles  (1535)  par  Nicolas  de 
Troyes  (2).  Rabelais  y  fait  également  allusion  (1.  1,  ch.  liv)  : 

Torcoulx,  badaulx,  plus  que  n'estoient  les  Got^ 
Ny  Ostrogotz,  précurseurs  des  Magot"^... 

et  ailleurs  (1.   IV,  ch.  lvi)  :  «  Ouysmes...  goth,  magotli,  et  ne 
sçay  quelz  autres  motz  barbares  ». 

Enfin,  il  en  fait  l'application  aux  moines  fanatiques,  ennemis 
de  toute  culture,  qu'il  exclut  de  son  Abbaye  de  Thélème.  Vers 
la  même  époque,  Marot  s'en  sert,  avec  le  même  sens,  dans  sa 
iv'  épitre  du  «  Coq-à-l'àne  »  (1536)  : 

Hz  sont  de  chaude  rencontrée 
Bigotz,  Cagotz,  Go/f  et  Magot^, 
Fagotz,  Escargotz  et  Margotz  (3). 

C'est  ainsi  que  ces  noms  bibliques  traditionnels  ont  été  em- 
ployés tour  à  tour  pour  désigner  diiïérents  peuples  barbares  (4)  ; 

(i)  Voy.,  à  ce  sujet,  nos  recherches  dans  la  Rev.  Et.  Rab.,  t.  VIII, 
p.  14.8-151,  et  Revue  du  XVJo  siècle,  t.  IV,  p.  283  à  2S4. 

(2)  Ed.  Mabille,  p.  42  :  «  Si  print  congé  de  ses  frères  et  se  mit  ù  che- 
min, et  tant  chemina  par  ses  journées  qu'il  passa  la  mer  Rouge  et  tout 
le  pays  d'Indie  et  la  petite  Egypte,  et  se  vint  jetter  en  une  estrange 
terre  qui  est  quasi  le  grant  chemin  à  tirer  en  Paradis  terrestre,  et  là 
sont  Gots-  et  Magots,  Tartarins,  Barbarins  et  plusieurs  bcstes  sauva- 
ges ». 

(3)  Par  fagots  et  margots,  le  poète  désigne  les  allumeurs  de  bûchers, 
comme  il  ressort  de  sa  ne  Epitre  (i535)  : 

...  CCS  cagots 
Et  ne  preschent  que  des  fagots 
Contre  ces  povres  lierciiqucs. 

Quant  à  escargots,  c'est  l'image  des  moines  hypocrites. 

(4)  Voy.  Hallberg,  UExtréme  Orient  dans  la  littérature  et  la  carto- 


TRADITIONS  POPULAIRES  2)9 

ils  furent  ensuite  rapprochés  par  assonance  des  Goths  (i)  et  Os- 
trogoths,  et  finalement  appliqués  par  les  écrivains  de  la  Renais- 
sance aux  théologiens  sorbonnistes  héritiers  du  Moyen  Age. 

2.  —  Prêtre  Jean. 

Ce  personnage  mystérieux  des  traditions  médiévales  est  sou- 
vent mis  en  rapport  avec  les  Gots  et  Magots,  qui,  après  avoir  été 
appliqués  aux  Scythes,  Turcs  et  Tartares,  finirent  par  désigner 
les  peuples  barbares  de  l'Extrême-Orient. 

Dans  Joinville,  par  exemple,  les  Tartares  étaient  d'abord  sujets 
d'  «  un  prince  crestien,  le  Prestre  Jehan,  auquel  il  payoient 
tribut  »  (2).  Suivant  Enciso,  géographe  espagnol  du  début  du 
xvi'  siècle,  dont  la  Suma  de  Geografia  (15 19)  a  été  traduite  en 
français  par  Alphonse  le  Saintongeois  (i  544),  «  du  Gange  en  oriant 
jusques  à  la  dernière  Inde  qui  est  appelée  Cattay,  là  où  souloyent 
estre  les  terres  du  Prestre  Jehan  et  la  terre  des  Gotz  et  Ma- 
gotz  »  (3). 

Cette  tradition  du  Prêtre  Jean  remonte  au  xif  siècle,  lorsque 
se  répandit  en  Europe  le  bruit  qu'il  existait  en  Asie  un  souve- 
rain chrétien.  En  1165,  on  colportait  une  lettre  du  Prêtre  Jean 
aux  rois  d'Occident,  décrivant  les  merveilles  de  son  royaume. 
Au  XIII*  siècle,  Rutebeuf  en  fait  mention  dans  son  Dit  de  VEr- 
berie  ;  au  xiv%  le  frère  franciscain  Odoric  de  Pordenone, 
qui  parcourut  l'Asie  entre  13 18  et  1330,  donna  les  premiers 
détails  sur  les  Indes.  Un  chapitre  de  ses  Voyages^  le  xviii*, 
est  intitulé  :  «  De  Pentexoire,  la  terre  au  Prestres  Jean  ». 
On  y  lit  ce  détail  :  «  Entre  lui  (le  Prestre  Jehan)  et  le  grand 
Caan  de  Cathay  a  telles  convenances  et  alliances  que  Prestre 
Jehan  a  tous  dis  à  femme  la  fille  du  Grand  Caan  et  ainsi 
leur  prédécesseur  »  (4). 

Ces  curieux  détails  passèrent  ensuite  dans  les  fameux  Voya- 
ges de  Mandeville,  écrits  entre  1322  et  1357,  dont  les  récits,  où 
le  merveilleux  le  dispute  au  fantastique,  fourmillent  de  monstres, 

graphie  de  l'Occident  des  XIIP,  XIV'' et  XV^  siècles,  Gotehorg,  1907, 
p.  260  à  265. 

(i)  Isidore,  dans  ses  Etymologiae  (1.  XI,  ch.  11),  remarque  déjà  : 
«  Gothi  a  Magog  filio  Japhet  nominati  putantur  ». 

(2)  Ed.  de  Wailly,  p.  260. 

(3)  Voy.  Rev.  Et.  Rab.,  t.  X,  p.  59. 

(4)  Cf.  ibid.,  t.  IX,  p.  271. 


26o  FAITS  TRADITIONNELS 

de  prodiges  et  de  fables  de  toutes  sortes.  C'est  ce  caractère  ro- 
manesque qui  explique  leur  étonnante  popularité  pendant  trois 
siècles,  du  xiv'  au  xvi%  et  la  place  que  Rabelais  leur  assigne, 
sous  le  nom  de  Monte  ville  (i),  parmi  les  livres  «  dignes  de  mé- 
moire ))  et  éminemment  populaires. 

On  sait  aussi  qu'à  la  fin  de  son  deuxième  livre,  l'auteur  de 
Pantagruel  s'engage,  entre  autres  promesses  fallacieuses,  à  nar- 
rer «comment  Pantagruel  espousa  la  fille  du  Roy  de  Inde,  dict 
Prestre  Jehan  ».  Or,  Mande  ville  avait  consacré  à  ce  dernier 
un  chapitre  circonstancié  de  ses  Voyages,  le  xxx%  où  on  lisait 
(d'après  la  version  de  Lyon,  1480,  qu'avait  probablement  lue 
Rabelais)  :  «...  la  terre  Prestre  Jehan  le  Grand,  Empereur  de 
Inde. . .  Prestre  Jehan  prend  tous  jours  en  mariage  la  fille  du  grand 
Cam  et  le  Grand  Cam  prend  pour  la  première  femme  la  fille 
de  Prestre  Jehan...  ».  Suit  la  description  des  merveilles  de  son 
palais  et  de  sa  cour  que  Rabelais  aurait  probablement  mise  à 
profit,  s'il  avait  écrit  les  chapitres  projetés  sur  les  voyages  de 
son  héros. 

La  géographie  de  la  fin  du  Moyen  Age  ne  connaît  pas  de 
royaume  plus  changeant  que  l'Etat  du  Prestre  Jehan,  véritable 
Protée,  tour  à  tour  logé  dans  tous  les  pays  de  l'Asie  (2).  Mais 
c'est  Mandeville  qui,  le  premier,  fait  de  son  souverain  l'empereur 
de  l'Inde  et  fournit  à  Rabelais  la  mention  de  cette  dignité  et 
l'allusion  au  mariage  de  sa  fille.  On  a  fini  au  xvi"  siècle,  avec 
les  bouleversements  politiques,  par  le  reléguer  dans  l'Abyssinie, 
et  c'est  comme  Négus  que  le  connaissent  du  Fail  et  les  autres 
écrivains  de  l'époque,  Belon  et  Guillaume  Bouchet  (3). 

Rabelais  lui-même,  après  en  avoir  fait  l'empereur  de  l'Inde, 
lui  donne  plus  tard,  dans  le  nouveau  Prologue  du  Quart  livre, 
le  titre  de  «  roy  des  Perses  »  (4). 

(i)  Voy.  notre  travail  sur  Monteville,  dans  Rev .  Et.  Rab.,  t.  IX, 
p.  2G5  à  274. 

(2)  Voy.  l'ouvrage  cité  ci-dessus  d'I.  Hallberg,  p.  281  à  285. 

(3)  Nous  avons  cité  ces  textes  dans  la  Rcv.  Et.  Rab.,  t.  VIII,  p.  35/ 
à  378. 

(4)  Dans  les  premières  éditions  de  son  roman,  Rabelais  écrit  Prestre 
Jehan,  reflet  du  nom  médiéval  Presbyter  Johannes;  dans  les  suivantes, 
Prcsthan,  forme  contractée  de  la  précédente,  tandis  que  Montaigne 
adopte  la  forme  italienne  Prette  Jan.  Cf.  G.  Oppert,  Der  Presbyter  Jo- 
hannes, Berlin,  2«  éd.,  1870. 


TRADITIONS  POPULAIRES  261 

Le  dernier  écho  de  cette  tradition  médiévale  se  trouve  dans 
Molière  (i),  qui,  traçant  le  portrait  du  nouvelliste  ou  gazetier  de 
l'époque,  dit  qu'  «  il  est  informé  de  tout  ce  qui  s'agite  dans  le 
conseil  d'en  haut  du  Prêtre  Jean  et  du  grand  Mogol  ». 

Ces  traditions  livresques,  d'origine  religieuse  ou  profane, 
étaient  encore  pleinement  vivaces  dans  la  première  moitié  du 
XVI*  siècle,  comme  le  montrent  les  textes,  populaires  et  litté- 
raires, que  nous  venons  de  citer.  La  tradition  notamment  des 
Gots  et  Magots  n'est  pas  restée  sans  influence  sur  la  langue. 
Cet  appellatif  biblique,  appliqué  en  dernier  lieu  à  différents 
peuples  barbares  et  spécialement  aux  Tartares  de  l'Asie  cen- 
trale, avait  été  donné  au  xvi'  siècle  à  une  espèce  de  gros  singe, 
au  magot  (dit  alors  aussi  tartarin).  Ce  nom  simien  représente 
ainsi  la  dernière  survivance  d'une  tradition  millénaire  (2). 

(i)  Voy.,  à  ce  sujet,  une  note   de  l'édition   Despois  et  Ménard  des 
Œuvres  de  Molière,  t.  VIII,  p.  i55. 
(2)  Voy.  ci-dessus,  p.  32. 


CHAPITRE  IV 
CHANSONS    POPULAIRES 


A  l'occasion  d'un  trophée  érigé  à  Pantagruel,  Rabelais  fait 
mention  de  «  petites  chansonnettes  villaticques  »  (1.  II, 
ch.  xxvii),  c'est-à-dire  rustiques.  Il  en  goûtait  sûrement  le  na- 
turel et  le  charme. 

Cette  épithète  de  villaiicque  rappelle  les  «  vilanelles  de 
Gascoigne  »  de  Montaigne,  à  propos  desquelles  l'auteur  des 
Essais  emploie  pour  la  première  fois  l'expression  de  poésie 
populaire,  qui  depuis  a  fait  fortune,  mais  dont  déjà  il  trace 
cette  admirable  caractéristique  (1.  I,  ch.  liv)  :  «  La  poésie  po- 
pulaire et  purement  naturelle  a  des  naïfvetez  et  grâces,  par 
où  elle  se  compare  à  la  principale  beauté  de  la  poésie  par- 
faicte,  selon  l'art  ;  comme  il  se  veoid  ez  villanelles  de  Gas- 
coigne, et  aux  chansons  qu'on  nous  rapporte  des  nations 
qui  n'ont  cognoissance  d'aulcune  science,  n'y  mesme  d'escrip- 
ture  ». 

Un  siècle,  plus  tard,  Molière,  par  la  bouche  d'Alceste,  refait, 
lui  aussi,  l'éloge  de  la  chanson  rustique,  expression  immédiate 
de  la  nature  {Le  Misanthrope,  acte  I,  se.  ii)  : 

Le  méchant  goût  du  siècle  en  cela  me  fait  peur  ; 
Nos  pères,  tout  grossiers,  l'avoient  beaucoup  meilleur, 
Et  je  prise  bien  moins  tout  ce  que  l'on  admire, 
Qu'une  vieille  chanson  que  je  m'en  vais  vous  dire  : 

.Si  le  roi  m'avoit  donné 

Paris,  sa  grand' ville. . . 
La  rime  n'est  pas  riche,  et  le  style  en  est  vieux  : 
Mais  ne  voyez-vous  pas  que  cela  vaut  bien  mieux 
Que  ces  colifichets  dont  le  bon  sens  murmure, 
Et  que  la  passion  parle  là  toute  pure  ? 

Les  recueils  de  chansons  abondent  au  xvi"  siècle,  souvent 
mises   «  en  parties  »    par    les  compositeurs    de   l'époque,  qui 


CHANSONS  POPULAIRES  263 

en  interprètent  l'air  (i).  Certaines  de  ces  publications  devenues 
rarissimes  viennent  d'être  réimprimées  (2). 

On  en  trouve  l'écho  chez  Rabelais  et  chez  les  auteurs  con- 
temporains. 

La  Condamnacion  de  Bancquet^,  moralité  de  1507,  cite  par 
leur  vers  initial  une  douzaine  de  chansons  galantes  en  vogue 
au  temps  de  Louis  XII,  dont  on  n'a  pu  jusqu'ici  retrouver  le 
texte  (3). 

Dès  1538,  l'opuscule  intitulé  Le  Disciple  de  Pantagruel  donne 
une  liste  d'airs  de  danse  beaucoup  plus  nourrie  (près  de  deux 
cents)  représentés  par  le  premier  vers  des  chansons  alors  en  vo- 
gue. On  sait  que  cette  nomenclature  a  passé  presque  toute  en- 
tière dans  le  Manuscrit  du  V^  livre.  Elle  offre  de  nombreuses 
chansons,  qui  trouvent  leurs  correspondants  dans  celles  du 
xv'  siècle  publiées  par  Gaston  Paris  (1875),  telles  la  «  Chan- 
son de  la  Maumariée  »  (p.  5)  avec  sa  variante  gasconne  «  Se  jo 
son  maumaridoo  »  (  pièce  cxix)  (4). 

(i)  Voici  les  titres  les  plus  connus  de  ces  recueils  : 

La  Fleur  des  chansons.  Les  grandes  chansons  nouvelles  qui  sont  au 
nombre  cent  et  dix,  s.  1.  n.  d.  [Paris,  i528]. 

Trente  et  une  chansons  musicales  à  4  parties  par  Pierre  Attaignant, 
Paris,  1528.  —  Idem,  Trente  et  sept  chansons  musicales,  Paris,  i53i. 

S'ensuyvent  plusieurs  belles  chansons  nouvelles,  avec  plusieurs  aultres 
retirées  des  anciennes  impressions,  comme  pourrez  les  veoir  en  la  table 
laquelle  sont  les  premières  lignes  de  chansons,  Paris,  i535. 

Les  Chansons  nouvellement  assemblées  outre  les  anciennes  impressions 
[par  Clém.   Marot],  s.  1.  i538. 

Voy.  De  Beaurepaire-Froment,  Bibliographie  des  chants  populaires 
français,  3®  éd.,  Paris,  191 1. 

(2)  La  Fleur  des  chansons  a  été  de  nos  jours  deux  fois  réimprimée  : 
par  Techener  (i833)  et  par  Duquesne  {i85G). 

Les  publications  musicales  de  Pierre  Attaignant  ont  été  réimprimées 
par  Henry  Expert  dans  la  V®  livraison  de  ses  Maîtres  de  la  Renaissance 
française,   Paris,  1897,  in-4. 

(3)  Cf.  Jacob,  Recueil  de  farces,   p.    3 14,   note,  et  Ed.    Fournier, 
Théâtre  de  la  Renaissance,  p.  23o  :  «  Nous  avons  cherché  la  trace  de  la 
première  chanson  et  celle  des  onze  autres  qui  suivent,  sans  rien  trou- 
ver ». 

(4)  Rappelons  le  dernier  couplet  d'une  autre  chanson  du  xv"^  siècle 
(éd.  G.  Paris,  p.  i33): 

Nous  en  iron  (sic)  jouer  au  boys 

Soubz  la  belle  ramée, 
Et  chanterons  ung  chant  piteux 

Pour  les  maumariées. 


204  FAITS  TRADITIONNELS 

En  voici  quelques  autres  : 

A  l'ombre  d'un  buyssonnet,  (i) 

L'orée  d'une  saulaye, 

Moi  seul  par  un  matinet, 

Plus  pensif  que  ne  souloye, 

Advis  me  fut  que  j'estoye 

Couché  revers  pour  dormir, 

Et  ma  dame  je  perdoys  : 

Lors  je  me  pris  à  gémir  (pièce  xx). 

C'est  simplement  donner  congié  (2) 

A  un  sien  amy  quant  on  l'a... 

A  tous  les  moynes  j'eusse  dit  :  Va  ! 

Fourvoyés  vous,  car  j'ai  changé. . .  (pièce  lsxvii) 

FoYtune  a  tort  : 

Par  son  effort 

Son  grand  descort 

Sans  nul  confort 

Ousté  m'a  la  présence...  (pièce  xcii) 

On  doit  bien  aymé  l'oisellet^ 

Qui  chante  par  nature 

Ce  mois  de  mai  sur  le  muguet 

Tant  comme  la  nuit  dure  (pièce  cix). 

Dans  ses  Propos  rustiques  (1547),  du  Fail,  ch.  iv  et  vi,  fait 
mention  d'une  vingtaine  de  chansons  citées  par  les  pre- 
miers mots  ou  par  les  vers  les  plus  connus  (3).  Aucune  n'est 
commune  à  Rabelais,  si  ce  n'est  Avons  point  veu  la  Péron- 
nelle }  air  rustique  que  les  paysans  revenant  du  travail  «  en- 
tonnoient  de  la  plus  haute  mesure  ».  Cette  chanson,  très  répan- 
due aux  xv'-xvi''  siècles  (4),  a  été  ajoutée. à  la  liste  de  du  Fail 
par  l'interpolateur  angevin  (1548). 

Dans  la  «  Farce  nouvelle  d'ung  savetier  nommé  Calbain  » 
(imprimée  en  1548),  le  savetier  et  sa  femme  chantent  nombre 

(i)  Cf.  V'  livre,  ch.  vit  : 

A  l'orée  d'un  buissonnet. 
Ses  brcbiettcs  gardoit... 

(2)  C'est  le  premier  vers  que  cite  seul  la  liste  insérée  dans  le  Manus- 
crit du  V"  livre. 

(3)  Voy.  le  commentaire  de  la  Borderie,  p.  247  a  257. 

(4)  Cf.  recueil  Gaston  Paris,  pièce  xxxix  : 

Av'ons  point  veu  la  Perronnelle 
Que  les  gendarmes  ont  emmenée? 
Elle  figure  dans  la  Farce  de  Calbain  et  dans  la  Comédie  des  Chansons. 
Voy.   Livet,  Lexique  de  Molière,  t.  III,  p.  257-258. 


CHANSONS  POPULAIRES  205 

de  couplets  de  diverses  chansons  populaires  de  l'époque  au 
nombre  de  vingt-sept  (i). 

Finalement,  la  Comédie  des  Chansons  de  1640  en  contient 
un  grand  nombre  qui  remontent  aux  xv*-xvi"  siècles  (2). 

Passons  maintenant  aux  divers  genres  de  chansons  qu'on 
trouve  représentées  dans  l'œuvre  rabelaisienne. 

I.  —  Chansons  religieuses. 

Le  xvi'  siècle  est  l'époque  par  excellence  des  Noëls  ou  chan- 
sons religieuses  consacrées  à  la  naissance  du  Christ.  Le  plus 
ancien  recueil  imprimé  connu  remonte  à  1 5 1 5  environ  et  porte 
ce  titre  qui  reparaît  dans  les  impressions  ultérieures  :  Les  Noè'U 
nouvellement  faicts  et  composer  en  Vhonneur  de  la  nativité 
de  Jesucrist  et  de  sa  très  digne  mère  (s.  1.  n.  d.,  in-12). 

Chaque  province  a  eu  son  recueil  de  Noëls  :  l'Anjou,  celui  de 
Jehan  Daniel,  organiste  à  Angers  (i  520-1 530)  ;  la  Touraine,  La 
grande  Bible  des  Noëls,  parue  à  Tours  (sans  date),  gothique  (3). 

Estienne  Pasquier  relève  leur  vogue  extraordinaire  et  pro- 
longée toute  l'année  :  «En  ma  jeunesse,  c'estoit  une  coustume 
que  l'on  avoit  tournée  cérémonie  de  chanter  tous  les  soirs  pres- 
que en  chasque  famille  des  Nouëls,  qui  estoient  chansons  spi- 
rituelles faites  en  l'honneur  de  nostre  Seigneur...  »  (4). 

Et  Antoine  du  Verdier  parle  du  grand  nombre  de  recueils  de 
Noëls,  imprimés  ou  manuscrits  :  «  Il  n'y  a  en  France  paroisse 
où  l'on  n'en  fasse,  pour  les  chanter  tous  les  ans  aux  fêtes  de 
Noël  »  (5). 

Le  seul  connu  des  auteurs  de  Noëls  poitevins  est  Lucas  Le- 
moigne,  curé  de  Saint  Georges  et  de  Notre-Dame  du  Puy- la- 
Garde,  au  diocèse  de  Poitiers,  qui  publia  à  Paris,  en  1520, 
un  in-12  gothique,  les  «  Grans  Noëls  nouveaux^  réduits  sur  le 


(i)  Cette  farce  a  été  réimprimée  dans  l'Ancien  Théâtre  de  Viollet- 
le-Duc. 

(2)  Réimprimée  dans  le  même  recueil,  t.  IX. 

(3)  Voy.  H.  Lemaître  et  H.  Clouzot,  Trente  Noëls  poitevins  du  XF* 
au  XVIII^  siècle,  Niort,  1908,  et  principalement  Lopelmann,  Das 
Weihnachtslied  der  Fran^osen  iind  der  ïibrigen  romanischen  Volker,  19 14 
(dans  Romanische  Forchungen,  t.  XXXII,  p.  489  à  616),  bibliographie, 
p.  602  à  614. 

(4)  Recherches  sur  la  France,  1.  VIII,  ch.  xx. 

(5)  Dans  sa  Bibliothèque  Françoise  (i585). 


366  FAITS  TRADITIONNELS 

chant  de  plusieurs  chansons  nouvelles».  Or  Rabelais,  qui  fait 
parfois  mention  de  noëls,  en  les  citant  sous  leur  forme  poite- 
vine, écrit  dans  l'ancien  Prologue  du  Quart  livre  :  «  En  An- 
giers  estoit  pour  lors  un  vieux  oncle,  Seigneur  de  Sainct  Geor- 
ges, nommé  Frapin  :  c'est  celuy  qui  a  faict  et  composé  les 
beaux  et  joyeux  Noelz,  en  languaige  Poictevin  ». 

On  s'est  demandé  si  cet  oncle  Frapin,  seigneur  de  Saint 
Georges  et  auteur  de  noëls  poitevins,  n'était  pas  tout  bonne- 
ment Lucas  Lemoigne,  curé  de  Saint  Georges  (i).  Mais  étant 
donné  la  précision  de  Tonomastique  rabelaisienne,  le  nom  de 
Frapin^  porté  d'ailleurs  par  un  aïeul  maternel  de  l'auteur,  s'op- 
pose à  une  pareille  identification.  La  question  reste  en  suspens. 

Toujours  est- il  que  Frère  Jean,  au  fort  de  la  tempête,  entonne, 
en  guise  de  celeame,  un  vieux  noël  poitevin  : 

Je  n'en  daignerois  rien  craindre, 
Car  le  jour  est  feriau, 
Naii,  naiif  naul  (2) 

C'est  le  refrain  d'un  ancien  noël  poitevin  conservé  dans  le 
manuscrit  de  l'Arsenal  : 

Au  saint  nau 
Chanteray,  sans  point  me  feindre, 
Y  n'en  daigneray  ren  creindre, 
Car  le  jour  est  feriau  (3), 

Autre  souvenir  dans  la  bouche  de  Panurge  (1.  111,  ch.  xiv)  : 

Qui  ne  le  croid, 
D'enfer  aille  au  gibet, 
Noël,  nouvelet. 

Cette  fois  il  s'agit  d'un  noël  inséré  dans  la  Grande  Bible  des 
Noi^'ls  : 

Noël  novelet,  noel  chantons  icy, 
Novelles  gens  crions  à  Dieu  mercy, 
Chantons  noel  pour  ung  roy  novelet. 


Ung  prestrc  vint  dont  je  fuz  esbahy 
Qui  par  parolles  mon  cueur  espanouyt... 

(i)  Cf.   Burgaud  des  Marets,  G'Juvrcs  de  Rabelais,  t.  II,  p.  3. 

(2)  Nau  est  la  forme  poitevine,  répondant  à  twcl. 

(3)  Première  pièce  du  recueil  de  M.  Lcmaitre  et  II.  Clouzot.  Les 
éditeurs  l'assignent  au  xv  siècle,  faute  d'une  désignation  plus  précise 
du  manuscrit  de  l'Arsenal. 


CHANSONS  POPULAIRES  267 

Et  si  me  dit  :  «  Frère,  creis  tu  icy  ? 
Et  si  tu  y  croys,  es  cieux  seras  ravy. 
Si  tu  n'y  croys,  d'enfer  va  au  gibet  (i). 

Les  noëls  poitevins  restèrent  en  vogue  Jusqu'au  xviii'  ,'siècle. 
Ceux  de  Bourgogne  furent  remaniés  en  1700  par  le  bourguignon 
Bernard  de  La  Monnoye,  auquel  ils  durent  un  regain  de  popu- 
larité. 

Au  XVI®  siècle,  Clément  Marot  a  composé  des  noëls  ou  pas- 
tourelles. 

II.  —  Chansons  sentimentales. 

Les  chansons  sentimentales  constituent  la  catégorie  la  plus 
nombreuse  aux  xv^-xvi'  siècles.  Elles  abondent  dans  les  recueils 
de  l'époque  et  figurent,  pour  la  plupart,  dans  la  liste  donnée 
par  le  Disciple  de  Pantagruel  (1538),  passée  tout  entière  ou  à 
peu  près  dans  le  Manuscrit  du  V^  livre.  Nous  en  avons  déjà 
cité  quelques-unes.  En  voici  deux  autres  qu'on  lit  dans  le  pre- 
mier livre  du  roman  : 

Ho,  Regnault, 
Reveille  toy,  veille  ! 
O  Regnault, 
Reveille  toy! 

est  la  chanson  que  chante  à  pleine  voix  Frère  Jean  «  pour  re- 
veiller ses  compagnons  »  (l.  I,  ch.  xli).  C'est  le  refrain  d'une 
chanson  recueillie  par  Tarbé  (dans  son  Romancero  de  Cham- 
pagne, t.  111,  p.  4)  et  qui  se  chante  encore  dans  diverses  pro- 
vinces, où  Thomas  remplace  Regnault  (2). 

Les  maies  nuyctz, 

Les  travaulx  et  ennuys... 

paroles  d'amour  que  Panurge  adresse  à  la  dame  parisienne 
(1.  II,  ch.  xvii)  proviennent  également  de  quelque  chanson  élé- 
giaque,  dont  la  source  reste  à  trouver. 


III.  —  Chansons  bachiques. 

On  sait  quel  rôle  la  beuverie  joue  dans  le  roman  de  Rabelais. 
Les    «    Propos  des  bienyvres  »,  dans  Gargantua^    offrent  un 

(i)  Cité  par  H.  Clouzot,  dans  Rev.  Et.  Rab.,  t.  IV,  p.   1S8. 
(2)  Voy.  Œuvres  de  Rabelais,  éd.  Lefranc,  t.  I,  p.  345. 


268  FAITS  TRADITIONNELS 

tableau  d'un  parfait  réalisme.  Frère  Jean  est  le  type  du  bibe- 
ron toujours  altéré,  pour  lequel  (comme  pour  les  Gascons)  vi- 
vere  devient  bibere.  Le  vocabulaire  rabelaisien  de  la  beuverie 
est  le  plus  copieux  qu'on  connaisse.  Tous  les  poètes  bachiques 
ultérieurs  (et  en  premier  lieu  Jean  le  Houx)  y  ont  puisé  à  plei- 
nes mains. 

Il  est  surprenant  dès  lors  qu'on  ne  rencontre  dans  notre  roman 
aucune  chanson  bachique,  sauf  peut-être  les  quatre  vers  cités 
parEpistémon  dans  sa  descente  aux  enfers  (1.  11,  ch.  xxx)  : 

Je  veiz  Epictete  vestu  gualentement  à  la  françoyse,  soubz  une  belle 
ramée  avecques  force  Damoizelles  se  rigolant,  beuvant,  dansant,  fai- 
sant en  tous  cas  grande  chère,  et  auprès  de  luy  force  escuz  au  soleil. 
Au  dessus  de  la  treille  estoient  pour  sa  devise  ces  vers  escriptz  : 

Saulter,  dancer,  faire  les  tours, 
Et  boyre  vin  blanc  et  vermeil  : 
Et  ne  faire  rien  tous  les  jours 
Que  compter  escuz  au  soleil. 

Lors  quand  me  veit,  il  me  invita  à  boire  avecques  luy  courtoise- 
ment, ce  que  je  fciz  voluntiers,  et  chopinasnies  theologalement. 

On  ignore  d'ailleurs  la  source  de  cette  chanson. 
En  revanche,  des  vers  bachiques  isolés  s'y  rencontrent  çà  et 
là.  Tels,  dans  les  «  Propos  des  bienyvres  »  : 

Hume,  Guillot, 
Encores  y  en  a  il  un  pot. 

Ou  encore  ce  refrain  dans  la  bouche  de  Frère  Jean  (1.  I, 
ch.  xl):  «  Ha  !  ha  !  (dist  le  moyne)  serois  je  en  dangier  de 
noyer,  veu  que  suis  en  l'eau  jusques  au  nez  .^  Non,  non.  Quare} 
Quia. 

Elle  en  sort  bien, 

Mais  poinct  n'y  entre, 

Car  il  est  bien  antidote  de  pampre. 

Une  recherche  spéciale  pourrait  mettre  au  jour  plus  d'un 
fragment  de  ce  genre. 

IV.  —  Chansons  satiriques. 

La  plus  fameuse  est  : 

FauUe  d'argent,  douleur  saîis  pareille,  qui  revient  souvent 
chez  Rabelais  (1.  H,  ch.  xvi;  1.  IV,  ch.  xxxv,  etc.).  C'est  à  pro- 
pos de  Panurge  qui  y  «  cstoit  subject  de  nature  ». 


CHANSONS  POPULAIRES  269 

Voici  comment  Rabelais  décrit  cette  maladie  épidémique, 
dans  sa  Pantagruéline  Prognostication,  ch.  m  : 

Et  régnera,  quasi  universellement,  une  maladie  bien  horrible,  et 
redoubtable  :  maligne,  perverse,  espouventable,  et  mal  plaisante,  la- 
quelle rendra  le  monde  bien  estonné,  et  dont  plusieurs  ne  sçauront 
de  quel  bois  faire  flèches,  et  bien  souvent  composeront  en  ravasserie, 
sillogisans  en  la  pierre  philosophale,  et  es  oreilles  de  iMidas.  Je  trem- 
ble de  peur,  quand  je  y  pense,  car  je  vous  dy  :  qu'elle  sera  epidimiale 
et  l'appelle  Averroys  vij.  Colliget  (i)  :  Faulte  d'argent. 

Cette  maladie  spéciale,  inconnue  aux  traités  de  médecine,  est 
par  contre  très  fréquente  dans  les  écrits  des  poètes  du  xvi'  siè- 
cle. Le  vers  cité  par  Rabelais  revient  souvent  dans  les  rondeaux 
de  CoUerye  (n°  49,  50,  65,  71,  etc.)  : 

Faulte  d'argent  est  douleur  non  pareille, 
Faulte  d'argent,  ung  ennmy  parfait, 
Faulte  d'argent,  par  dit  et  par  fait. 
Qui  bons  rustres  de  tristesse  traveille. 

Dans  la  Sottie  de  Gringore,  la  Commune  chante  à  son  tour  : 

Faulte  d'argent,  c'est  douleur  non  pareille...  (2) 

Cette  chanson  se  lit  dans  le  recueil  de  Plusieurs  belles 
chansons  nouvelles  (Paris,  1543),  fol.  86.  Le  refrain  passa 
dans  le  Trésor  de  Gabriel  Meurier  (p.  74)  : 

Faute  d'argent,  c'est  douleur  nompareille, 
Qui  pauvre  rustre  reveille 
Et  traveille  (3). 

C'est  sous  cette  même  rubrique  qu'on  pourrait  ranger  la 
chanson  de  ricochet,  c'est-à-dire  à  ritournelle,  où  le  motif  initial 
revient  sans  cesse,  renforcé  par  de  nouveaux  détails.  Aux  con- 
seils de  Pantagruel,  si  Panurge  doit  se  marier  ou  non,  celui-ci 
de  répondre  (1.  III,  ch.  x)  :  «  Vostre  conseil  (dist  Panurge),  soubz 
correction,  semble  à  la  chanson  de  Ricochet  :  ce  ne  sont  que 
sarcasmes,  mocqueries,  et  redictes  contradictoires  ». 

(i)  La  re'férence  donnée  par  Rabelais  est  simplement  facétieuse  :  le 
Colliget  d'Averroès  renvoie  au  recueil  de  ses  écrits  sur  la  médecine, 
imprimé  à  Venise  en  1482  et  jouissant  longtemps  d'une  grande  répu- 
tation. 

(2)  Œuvres,  éd.  Ch.  d'Héricault,  t.  I,  p.  223,  et  Picot,  Sotties,  t.  II, 
p.  i52  note. 

(3)  C'est  un  raccourci  des  vers  cités  ci-dessus  de  Collerye. 


270  FAITS  TRADITIONNELS 

On  lit  cette  même  appellation  dans  le  Cymbalum  de  Des  Pé- 
riers  (iv*  dialogue)  :  «  Aussi  bien  te  veulx  je  apprendre  plusieurs 
belles  fables  que  j'ay  oy  racompter  autrefois,  la  fable  de  Pro- 
metheus,  la  fable  du  grand  Hercules  de  Lybie,  la  fable  du  Ju- 
gement de  Paris,  la  fable  de  Saphon,  la  fable  de  Erus  qui 
revesquit,  et  la  chanson  de  Ricochet,  si  d'adventure  tu  ne  le 
sçais  ». 

Et,  vers  la  même  époque,  Budé,  dans  une  note  de  ses  Adver- 
saritty  en  donne  cette  définition  :  «  Asystatum,  id  est  instabile 
et  inconstans,  la  chanson  du  Ricochet,  id  est  id  argumentum 
vel  ea  sententia  quœ  exitum  non  habent  »  (i). 

Sous  cette  dernière  forme,  l'expression  se  trouve  un  siècle  au- 
paravant dans  la  Chronique  de  Boucicaut  (t.  111,  p.  19)  :  «  Geste 
malicieuse  voye  ont  fait  à  savoir  entre  eux,  pour  se  excuser 
chascun  sur  son  compaignon,  disant  :  Mais  que  il  cède,  je  céde- 
rai :  et  semblablement,  respond  l'autre,  et  ainsi  est  la  fable  du 
Ricochet  ». 

Ce  n'est  pas  tout. 

Deux  textes  antérieurs  la  mentionnent  sous  une  forme  diffé- 
rente. 

Le  premier  se  rencontre  au  xii'  siècle  dans  les  Partures 
Adan,  d'Adam  de  la  Halle,  c'est-à-dire  dans  un  des  jeux  partis 
où  l'amant  s'efforce  de  dire  son  mal  d'amour,  sans  en  détailler 
les  «  façons  »  (éd.  Nicod,  p.  93): 

Sire,  la  fable  oïr  volés,  je  croy, 
Du  rouge  cokelet... 

L'autre  texte  se  lit  dans  une  chanson  de  geste,  Baudouin  de 
Sebourg,  de  la  première  moitié  du  xi  v"  siècle  (chant  xi  v,  v.  947)  : 

Tant  la  mena  la  dame  de  quoquet  en  fablel, 
Que  li  rois  li  dist  :  Dame,  foi  que  doi  Jupiter... 

Cette  ancienne  appellation  de  «  conte  du  petit  coq  rouge  »  est 
encore  vivace  dans  le  domaine  des  traditions  populaires  (2). 

(1)  Cette  définition,  abrégée,  figure  dans  le  Dictionnaire  de  Robert 
Estienne  :  «  La  chanson  du  Ricochet,  asystaton,  asystatos  cantilena  :  at 
asystatum  argumentum  :  quod  exitum  non  habet  ». 

{2)  Dans  la  Meuse  on  dit:  «  C'est  la  fiafe  da  rouge  couchot,  c'est-à- 
dire  la  fable  du  rouge  coq,  c'est  toujours  le  même  refrain  (Labourasse). 

A  Genève,  rouge  poulet,  chose  ennuyeuse  qu'on  rabâche  :  Cest  la 
chanson  du  rouge  poulet.  «Le  rouge  poulet  est  le  coq,  dont  le  chant  ne 
se  modifie  jamais  »  (Humbert). 


CHANSONS  POPULAIRES  271 

Comme  on  le  voit  par  ces  témoigna.G^es  chronologiques,  la  chan- 
son de  Ricochet  ou  \3l  fable  du  Ricochet  sont  des  expressions  sy- 
nonymes, la  fable  n'étant  qu'un  conte  en  vers.  Ce  genre  de  récit 
à  ritournelle,  sous  forme  de  chanson  ou  de  conte,  est  répandu 
chez  tous  les  peuples  (i).  On  le  retrouve  en  Grèce  moderne  et 
en  Russie,  en  France  comme  en  Espagne  (2),  et  jusque  chez 
les  Ilottentots  (3). 

Le  motif  initial  varie  suivant  les  pays. 

Chez  les  Italiens  et  les  Espagnols,  un  oiseau  prend  la  place 
du  coq  ;  de  là,  les  expressions  synonymes  can^^one  deW  uccel- 
lino  (4)  et  pajarito  («  oiselet  »).  Le  tlorentih  Benedetto  Varchi, 
dans  son  Dialogue  de  VErcolano  (xvi*'  siècle),  en  parle  (5)  ; 
mais  on  n'en  a  jamais  cité  la  version  correspondante,  qui  doit 
certainement  subsister  dans  les  traditions  populaires  de  l'Italie 
et  de  l'Espagne. 

En  France,  la.  fable  du  jeune  coq  rouge  est  anciennement 
attestée.  Mais  aucun  traditionniste  n'en  a  fait  connaître  le 
texte  (6),  qui  certainement  doit  encore  circuler.  Faute  d'une 
variante  française,  nous  allons  donner  en  note  la  version  rou- 
maine de  la  Fable  du  Coq  rouge  que  nous  avons  jadis  re- 
cueillie oralement  (7). 

(i)  Voy.  Reinhold  Kôhler,  Kleinere  Schriften,  t.  III,  p.  355  à  365. 

(2)  Cervantes  fait  allusion  à  un  conte  de  ce  genre  dans  la  première 
partie  de  Don  Quichotte  (ch.  svi)  :  «  Et  comme  on  a  coutume  de  dire  : 
Le  chat  au  rat,  le  rat  à  la  corde,  la  corde  au  bâton,  le  muletier  tapait 
sur  Saacho,  Sancho  sur  la  servante,  la  servante  sur  lui,  l'hôtelier  sur  la 
servante  ». 

(3)  Em.  Cosquin  analyse  ces  divers  récits  dans  ses  Contes  populaires 
de  la  Lorraine  (n°  xxxiv,  «  Poutin  et  Poutot  »),  t.  II,  p.  34  à  41. 

(4)  Ou  la  favola  dell'uccellino  que  mentionne  déjà  Brunetto  Latini 
au  xiiie  siècle. 

(5)  Voici  le  passage  : 

«  Conte  :  Ma  ora  che  io  mi  ricordo,  che  voleté  voi  significare, 
quando  voi  dite  :  Questa  farebbe  la  Can^one  delV uccellino  ?  quale  è 
questa  Canzone  ?  O  chi  la  compose,  o  quando  ? 

Varchi.  L'Autore  è  incerto  :  e  anco  il  quando  non  si  sa  :  ma  non  si 
puo  errare  a  credere  che  la  componesse  il  popolo...  » 

(6)  Cf.  Plattard,  L'Œzivrt?  de  Rabelais,  p.  32S,  note  :  «  Qu'était-ce  que 
cette  chanson  de  ricochet,  qui  a  peut-être  suggéré  à  Rabelais  l'idée  de 
cette  scène  [la  consultation  de  Panurge  sur  le  mariage]?  Il  est  fâcheux 
que  nous  ne  la  connaissions  pas  ». 

(7)  I.  J'ai  été  à  la  foire,  —  et  j'ai  vu  un  coq.  —  Ah  I  quel  coq  I  — 
Gomme  il  chantait  à  la  foire  I  —  Chante,  coq,  —  saute  à  la  danse,  vieux! 


272  FAITS  TRADITIONNELS 

11  est  vraisemblable,  étant  donné  la  similitude  des  traditions 
populaires,  que  la  version  française,  ancienne  et  moderne,  n'en 
diffère  pas  essentiellement.  Quoiqu'il  en  soit,  le  conte  cité  nous 
offre  un  premier  échantillon  de  ce  que  Panurge  appellait  «  re- 
dictes contradictoires  ». 

11  résulte  des  faits  exposés  : 

i*^  La  plus  ancienne  appellation  de  cette  chanson  est  la  fable 
du  coquelet^  qui  survit  de  nos  jours  sous  celle  de  chanson  du 
rouge  poulet  (Genève)  ou  fable  du  rouge  couchot  (Meuse).  Ce 
nom  fait  allusion  au  m.otif  initial,  le  coq,  qui  revient  constam- 
ment à  titre  de  refrain  (i). 

2°  L'expression  chanson  de  Ricochet  (Rabelais  et  Des  Pe- 
riers),  chanson  du  Ricochet  (Budé)  et  fable  du  Ricochet  (Bouci- 
caut)  est  l'équivalent  ultérieur  du  xiv'  au  xvi'  siècle  de  l'appel- 
lation primitive. 

Ce  synonyme  moderne  semble  contenir,  dans  son  élément 
final,  Cochet,  un  souvenir  du  nom  primordial,  mais  la  syllabe 
initiale  reste  obscure.  Toujours  est-il  que  l'acception  moderne 
de  «bond  répété»,  que  possède  ricochet,  dérive  de  son  premier 
sens  d'origine  traditionnelle. 


II.  Et  il  est  venu  un  renard,  —  et  il  a  mangé  le  coq.  —  Ah  !  quel  coql 
etc.  (refrain). 

III.  Et  est  venu  un  lévrier,  —  et  a  mangé  le  renard,  —  le  renard,  le 
coq.  —  Ah!  quel  coq!  etc. 

IV.  Et  il  est  venu  un  loup,  —  et  a  mangé  le  lévrier,  —  le  lévrier,  le 
renard,  —  le  renard,  le  coq.  —  Ah  !  quel  coq!  etc. 

V.  Et  il  est  venu  un  ours,  —  et  il  a  mangé  le  loup,  —  le  loup,  le  lé- 
vrier, —  le  lévrier,  le  renard,  —  le  renard,  le  coq,  etc. 

VI.  Et  il  est  venu  un  lion,  —  et  il  a  mangé  l'ours,  — l'ours,  le  loup, 
etc. 

VII.  Et  il  est  venu  un  pieu  et  a  tué  le  lion,  —  le  lion  a  mangé  l'ours, 
etc. 

VIII.  Et  il  est  venu  un  feu,  —  et  il  a  brûlé  le  pieu,  —  le  pieu  a  tué  le 
lion,  etc. 

IX.  Et  il  est  venu  une  pluie,  —  et  a  éteint  le  feu,  —  le  feu  a  brûlé 
le  pieu,  —  le  pieu  a  tué  le  lion,  —  le  lion  a  mangé  l'ours,  —  l'ours,  le 
loup,  —  le  loup,  le  lévrier,  —  le  lévrier,  le  renard,  —  le  renard,  le  coq. 
—  Ah  !  quel  coq  I  —  comme  il  chantait  à  la  foire  !  —  Chante,  coq,  — 
saute  à  la  danse,  vieux! 

Voy.  notre  ouvrage  sur  les  Contes  Roumains,  Bucarest,  1895,  p.  qSo 
à  953. 

(i)  En  Languedoc,  on  dit,  avec  le  même  sens,  la  cansoun  de  Vagnèu 
blanc,  se  dit  d'une  chose  qui  n'a  pas  de  bout...  (voy.  Mistral). 


CHANSONS  POPULAIRES  273 

Une  variété  de  la  chanson  satirique  est  également  le  blason, 
genre  poétique  très  en  vogue  jusqu'à  la  Pléiade.  Le  théoricien 
de  l'école  marotique  en  donne  cette  définition  :  «  Le  blason  est 
une  perpetuele  louenge  ou  continu  vitupère  de  ce  qu'on  s'est 
proposé  blasonner...  Autant  bien  se  blasonne  le  laid  comme  le 
beau  et  le  mauvais  comme  le  bon  »  (i). 

Nous  reviendrons  plus  loin  sur  les  nuances  que  ce  terme 
comporte  chez  Rabelais.  Remarquons  pour  le  moment,  en  ce 
qui  touche  le  blason  en  vers,  que  l'épitaphe  burlesque  de  Ba- 
debec  en  contient  des  éléments  (1.  II,  ch.  m)  : 

...  elle  avoit  visaige  de  rebec, 
Corps  d'Espaignole,  et  ventre  de  Souyce. 

Un  échantillon  plus  complet  nous  est  offert  dans  «  le  blason 
et  devise  des  licentiez  »  de  l'Université  d'Orléans  (1.  II,  ch.  v), 
que  nous  avons  déjà  cité  (2). 

V.  —  Chansons  grivoises. 

Les  chansons  libres  abondent  au  xv'  siècle.  Le  Jardin  de 
plaisance  et  autres  recueils  de  l'époque  en  renferment  un 
grand  nombre  (3).  Chez  Rabelais  naturellement  elles  ne  man- 
quent pas. 

Dans  le  ch.  xiii  de  Gurgantua,  «  Comment  Grandgousier 
congneut  l'esprit  merveilleux  de  Gargantua  »,  figure  un  rondeau 
scatologique,  qui  n'est  probablement  pas  de  l'invention  de  l'au- 
teur. 

Ailleurs  on  lit  (1.  II,  ch.  i):  «  Les  aultres  enfloyent...,  vous 
sçavez  le  reste  de  la  chanson  ».  Cette  chanson  joyeuse,  à  pro- 
pos de  la  grandeur  démesurée  du  membre  viril,  se  trouve  effec- 
tivement dans  un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  Nationale  du 
xv'  siècle  (4). 

Parmi  les  titres  imaginaires  ou  ridicules  de  la  Bibliothèque 
de  Saint-Victor,  il  en  est  un  intitulé  «  Le  Chiabrena  des  pucel- 

(i)  Thomas  Sebilet,  Art  poétique  Françoys,  1548,  éd.  F.  Gaiffe,  Pa- 
ris, 1910,  p.  i6g. 

(2)  Voy.  ci-dessus,  p.  204. 

(3)  Voy,  le  Parnasse  satyrique  du  XV^  siècle,  Anthologie  de  pièces  li- 
bres publiées  par  Marcel  Schwob  (XI«  vol.  des  V.pi>r.-Mtcf.,  Recueil  de 
documents  pour  servir  à  l'étude  des  traditions  populaires),  Paris,  igo5. 

(4)  Cf.  Rev.  Et.  Rab.,  t.  II,  p.  140  (note  de  Marcel  Schwob). 

18 


274  FAITS  TRADITIONNELS 

les  »,  OÙ  Panurge  puise  ces  vers  pour  prouver  que  la  braguette 
«  est  première  pièce  de  harnois  entre  gens  de  guerre  »  (l.  III, 
ch.  viii)  : 

Celle  qui  veid  son  mary  tout  armé, 
Fors  la  braguette,  aller  à  rescarmouche, 
Luy  dist  :  Amy,  de  paour  qu'on  ne  vous  touche, 
Armez  cela,  qui  est  le  plus  aymé. 

Le  sens  initial  de  chiahrena  résulte  d'une  pièce  en  vers  de 
1534,  V Alphabet  du  temps  présent  (attribué  à  Marot)  : 

Quand  le  maistre  dit  :  A.  A.  A. 
Le  disciple  se  prent  à  rire 
Des  oysons  qui  crient  K.  K.  : 
Car  c'est  le  parler,  pour  vous  dire, 
De  chiabrena.. .  (i) 

Les  chansons  scabreuses,  comme  on  pourrait  s'y  attendre, 
reviennent  souvent  dans  le  roman  rabelaisien.  Telles  :  le  huitain 
de  la  bonne  Dame  de  xMerville  (1.  III,  ch.  viii)  et  le  dixain  sur 
Jean  de  Quinquenays  et  sa  (emme  Quelot  (1.  IV,  ch.  xliv).  Dans 
le  Prologue  de  l'Auteur  du  Quart  livre,  Rabelais  fait  chanter, 
en  chœur  et  en  parties,  par  les  plus  illustres  musiciens  du 
temps,  un  dixain  et  un  quatrain,  équivoquant  sur  le  sens  de 
«  coignée  ». 

VI.  —   Chansons  des  rues. 

Pendant  quatre  siècles,  du  xiii"  au  xvi%  les  Cris  de  Paris 
constituent  un  des  documents  les  plus  vivants  du  passé.  Depuis 
le  recueil  de  Guillaume  de  Villeneuve  (xin"  siècle)  jusqu'à  celui 
de  Clément  Jannequin  (1550),  on  peut  suivre  le  développement 
de  ce  genre  éminemment  populaire  et  parisien  {2). 

Rabelais  y  fait  souvent  allusion  : 

Xercès  crioit  la  moustarde...  Scipion  Africain  crioit  la  lye  en  un  sa- 
bot... Le  pape  Jules  [estoit]  crieur  de  petits  pastez  (1.  H,  ch.  xxx). 

Je  le  veulx  mettre  [le  roy  Anarche]  à  mestier  et  le  faire  crieur  de 
saulce  verte.  Or  commence  à  crier  :  vous  fault  il  poinct  de  saulce 
verte  ?  Et  le  pauvre  diable  cryoit  (1.  Il,  ch,  xxxi). 

Ce  sont  là  les  échos  mêmes  des  C/'is  de  Paris  de  l'époque  : 

(i)  Marot,  Œuvres,  cd.  Guiflrey,  t.   II,  p.  5oo. 

(2)  Alfred  IVanklin  a  réuni  les  Cris  de  Paris  des  diverses  époques 
dans  le  premier  volume  de  sa  Vie  privée  d'autrefois^  intitulé  L'Annonce 
et  la  Réclame,  Paris,  1887. 


CHANSONS  POPULAIRES  275 

Puis  ung  tas  de  frians  museaulx 
Parmy  Paris  crier  orrez, 
Le  jour  :  Paste{  chaux!  Paste^  chaux  ! 
Dont  bien  souvent  n'en  mangerez. 
{Les  cris  de  Paris  que  l'on  crie  parmy  Paris,  dans  Corrozet(i),  après  iSSa) 
Puis  assez  criez  sans  qu'il  tarde, 
Parmi  Paris,  en  plusieurs  lieux, 
Pour  chose  certaine  :  Moustarde! 

Qui  a  maint  faict  pleurer  les  yeulx, 

(Idem) 
Après  par  sens  ou  par  folie, 
A  Paris  l'on  crye  très  hault, 
Jeunes  ou  vieux:  Lye!  lye! 

Auxquels  elle  proufite  et  vault. 

(Idem) 
Vous  faut  il  point  de  saulce  verte? 
C'est  pour  manger  carpe  et  limande. 
Celui  qui  en  veut,  en  demande. 
Tandis  que  mon  pot  est  ouvert. 
(Les  cent  et  sept  cris  que  l'on  crie  journellement  à  Paris, 
par  Ant.  Truquet,  i545). 

Aujourd'hui,  on  ne  crie  plus  clans  les  rues  que  des  objets  de 
très  mince  valeur  et  de  nécessité  journalière.  Les  petites  indus- 
tries ont  seules  encore  recours  à  ce  moyen  de  publicité  jadis 
pratiqué  sur  une  très  grande  échelle  (2). 

VII.  —  Chansons  historiques. 

L'événement  historique  le  plus  considérable  du  premier  quart 
du  xvi'  siècle  a  été  la  défaite  des  Suisses  à  Marignan  (13-14 
sept.  151 5),  qui  a  eu  un  long  retentissement.  Ce  «  combat  des 
géants  »  a  été  depuis  souvent  célébré.  Le  livre  de  Leroux  de 
Lincy  en  renferme  plusieurs  chansons  (3),  parmi  lesquelles  la 
plus  connue  est  celle  de  Clément  Jannequin,  dont  la  Bataille 
de  Marignan  (4),  pleine  de  pittoresque  et  d'harmonie  imitative, 
a  Joui   pendant  tout  le  xvi'  siècle  d'une  vogue  immense  (5). 

(i)  A  la  fin  des  premières  éditions  de  ses  Antiquité^  de  Paris. 

(2)  Voy,  J.-G.  Kastner,  Les  Voix  de  Paris,  essai  d'une  histoire  litté- 
raire et  musicale  des  cris  populaires,  Paris,  iSSy. 

(3)  Recueil  de  chants  historiques  français,  Paris,  1842^,  t.  II,  XVI^  siè- 
cle, p.  56  à  64,  et  Arthur  Piaget,  Poésies  françaises  sur  la  bataille  de 
Marignan,  dans  les  «  Mémoires  et  Documents  publiés  par  la  Société 
d'Histoire  de  la  Suisse  romande  »,  Lausanne,  1902,  2e  série,  t.  IV, 
p .  gS  à  127. 

(4)  Ibidem,  p,  63  à  67,  et  sous  une  forme  plus  complète,  réimprimé 
par  Expert,  t.  VII,  p.  3i  à  Sg  :  La  Guerre. 

(5)  Voy.  ci-dessus,  p.  202. 


276  FAITS  TRADITIONNELS 

Nous  relèverons  ailleurs  les  traces  nombreuses  que  cette  chan- 
son a  laissées  dans  le  vocabulaire  de  Rabelais  (i). 

VllI.  —  Refrains  (2). 

Les  refrains  sont  souvent  représentés  par  le  dernier  vers  de  la 
chanson.  Tels  sont:  «  Adieu  paniers,  vendanges  sont  faites 
(1.  I,  ch.  XLVii),  refrain  des  vignerons  appliqué  ironiquement  à 
une  affaire  manquée, 

Lamibaudichon,  qui  figure  chez  Rabelais  au  milieu  d'un  ga- 
limatias inextricable  (I.  Il,  ch.  xii),  était  primitivement  un  re- 
frain joyeux  de  buveurs  ou  de  danseurs.  On  lit  dans  le  Mystère 
de  l'Assomption  : 

Que  je  sceuesse  d'une  vielle 

Jouer  sans  plus  une  chanson. 

Seulement  Vamy  baudichon  ; 

Ce  seroit  assez  pour  me  [faire]  vivre,..  (3) 

On  le  retrouve,  avec  un  sens  libre,  dans  une  pièce  de  la  Fleur 
des  chansons  (1634),  qui  remonte  au  xvi'  siècle,  et  dont  voici  la 
première  strophe  : 

Une  bergerotte  près  d'ung  verd  buisson, 
Gardant  brebiettes 
Avec  son  mignon, 
Luy  disit  en  bas  ton...  et  hon  ! 
En  disant  à  bas  ton 
Nette  contre  notte 
Et  lamybaudichon  I  (4) 

Ce  refrain  joyeux  fut  même  pris  pour  thème  à  plusieurs  re- 
prises par  les  musiciens  du  xvi"  siècle.  Josquin  de  Prés,  entre 
autres,  a  écrit  une  «  Missa  supra  Lanii  Baudichon  »  (5).  Dans  la 
Vengeance  de  nostre  Seigneur,  mystère  de  la  fin  du  xv'  siècle, 
on  lit  (111'  journée,  fol.  S  11  v")  :  «  Nota  qu'ilz  viennent  au  Tem- 
ple chantant  Vamij  Baudichon,  ma  dame  ». 

(i)  Celui-ci  en  fait  mention  (1.  IV,  ch.  xli)  :  «  11  me  soubvint  du 
gros  'laureau  de  Berne  qui  feut  à  Marignan  tué  à  la  desfaicte  des 
Souisses  ». 

(2)  Nous  avons  tiré  parti  de  l'excellent  travail  de  Gustave  Thurau ,  Der 
Rcjrain  in  der  fran^Osischcn  Chanson,  Berlin,  1901. 

(3)  Cité  dans  Petit  de  Julleville,  Mystères,  t.  I,  p.  275. 

(4)  Voy.  G,  Thurau,  p.  383-Î85. 

(i)  Idem,  Ibidem,  p.  385.  —  Les  Chansons  Françoyses  de  Josquin  de 
Prés  parurent  à  Anvers  en  ib/^b. 


CHANSONS  POPULAIRES  277 

Vogue  la  galée!  refrain  archaïque  de  matelot,  modernisé  en 
vogue  la  galère,  dans  l'exclamation  de  Panurge,  une  fois  la  fem- 
pête  finie  (1,  IV,  ch.  xxiii).  Ailleurs  (1.  I,  ch.  m),  il  reparaît  avec 
le  sens  généralisé  «  arrive  que  pourra  ». 

Nous  le  rencontrons  sous  sa  première  forme  dans  une  sottie 
de  Gringore,  Abus  du  monde  : 

Jamais  je  n'ouys  mieulx  mentir. 
Sus  gallans,  vaugue  la  galée\  (i) 

Et  dans  la  Farce  du  maître  Mimin  (éd.  Fournier,  p.  321)  : 

Il  suffit,  il  s'en  faut  aller; 
Chantons  hault  à  la  bien  allée! 
Et  à  Dieu,  vogue, la  galéel 

Sous  sa  forme  moderne,  on  le  rencontre  comme  refrain  iro- 
nique dans  les  vaudevilles  du  Théâtre  de  la  Foire  (2). 

Plus  souvent  encore  les  refrains  sont  représentés  par  des  ex- 
pressions ou  formules  onomatopéiques  au  sens  vague  : 

Mirelaridaine,  refrain  populaire  (l.  IV,  ch.  xvi)  qu'on  re- 
trouve sous  une  forme  analogue  dans  une  chanson  Agenaise 
(Bladé,  p.  119)  : 

Dansons,  ma  Sirène, 

Mirelaine. 
Il  faut  bien  danser 
La  mirelirél  (3) 

Toureloura  la  la,  employé  au  sens  libre  chez  Rabelais  (1.  II, 
ch.  xii),  se  lit  avec  sa  valeur  originaire  dans  la  «  Farce  de  Cal- 
bain  »  (éd.  Fournier,  p.  277): 

Et  tout  toureloura  la  lire  lire... 
et  avec  un  sens  apparenté  dans  la  Comédie  des  Chansons 
(acte  V,  se.  iv): 

Il  est  à  qui  l'aura,  ma  tourelourette 

Il  est  à  qui  l'aura,  ma  tourelQura\  " 

Finissons  par  ce  refrain  qu'on  lit  au  V  livre  (ch.  vi)  et  que 

l'auteur  met  dans  la  bouche  de  Frère  Jean: 

Ils  s'en  repentiront  dondaine,         » 
Ils  s'en  repentiront  dondon. 

Voilà  les  différents  genres  de  chansons  qu'on  trouve  dans 
Gargantua  et  Pantagruel,  et  qui  sont  pour  la  plupart  foncière- 
ment populaires. 

(i)  Picot,  Sotties,  t.  I,  p.  m. 

(2)  Thurau,  loc.  cit.,  p.  867. 

(3)  Cité  dans  G.  Thurau,  p.  106. 


CHAPITRE   V 
JEUX    ENFANTINS 


Le  chapitre  que  Rabelais  consacre,  dans  Gargantua,  aux 
divertissements  du  jeune  géant  renferme  l'énumération  la  plus 
considérable  de  jeux  de  l'entance  et  de  l'adolescence  que  nous 
ait  léguée  le  xvi'  siècle.  Dans  un  but  satirique  ou  simplement 
comique,  l'auteur  accumule  non  seulement  tous  les  jeux  enfan- 
tins et  populaires  de  l'époque,  mais,  pour  grossir  la  liste  et  en 
accuser  ainsi  la  futilité,  il  y  ajoute  des  correspondants  provin- 
ciaux et  de  nombreux  synonymes.  Cette  énumération,  qui  a  reçu 
une  quinzaine  d'additions  dans  l'édition  définitive  de  1542  (i), 
atteint  le  nombre  de  217  et  constitue  un  ensemble  unique  dans 
son  genre. 

Traducteurs  et  commentateurs  ont  naturellement  exercé  leur 
subtilité  et  leur  érudition  sur  ce  chapitre. 

Le  premier  traducteur  allemand  de  Gargantua,  en  1575, 
Jean  Fischart,  qui  adapte  et  amplifie  Rabelais  plutôt  qu'il  ne 
le  traduit,  a  ajouté  à  la  liste  des  jeux,  d'ailleurs  très  défectueu- 
sement rendue  (2),  372  noms  allemands  de  jeux  de  cartes  et 
d'airs  de  danses  (3). 

Dans  la  version  anglaise  de  Gargantua  par  Thomas 
Urquhart,  en  1653,  la  liste  des  jeux  est  également  augmentée, 
mais  sans  atteindre  cette  amplification  monstrueuse. 

Chez  ces  deux  traducteurs,  les  contresens  sont  nombreux, 
et  chose  curieuse  !  plusieurs  de  ces  bévues  manifestes  ont 
passé  ultérieurement  d'Urquhart  cians  le  commentaire  de  Le 
Duchat  (4). 

(i)  Exactement  seize  jeux  nouveaux,  parmi  lesquels:  Au  fourby,  au 
lansquenet,  aux  martres,  au  vircton,  au  piquarome,  au  rouchemerde,  à 
angenart,  aux  crocquinoUes. 

(2)  Voy.  Rev.  El.  Rab.,  t.  VII,  p.  234  à  2  3G. 

(3)  Cf.  la  dissertation  de  H. -A.  Hausch,  Das  Spiclver^eichniss  int 
XXV  (lapitel  von  Fischart' s  Gcschidilsklitterungy  Strasbourg,  1908, 

(4)  Rev.  Et.  Rab.,  t.  VII,  p.  204. 


JEUX  ENFANTINS  279 

De  ces  diverses  versions,  c'est  la  hollandaise,  parue  à  Ams- 
terdam en  1682,  qui  nous  intéresse  de  plus  près.  La  liste  qu'elle 
donne  —  154  jeux,  dont  63  hollandais  et  91  franco-hollandais 
—  a  été  le  point  de  départ  d'une  vaste  enquête  sur  les  jeux  en- 
fantins, le  plus  ample  travail  traditionniste  que  possède  à  ce 
sujet  le  folk-lore  (i). 

Quant  à  la  liste  originale  des  jeux  de  Gargantua,  elle  a  provo- 
qué, depuis  Le  Duchat,  des  recherches  étendues  et  fructueu- 
ses (2).  Le  regretté  Michel  Psichari  leur  a  consacré  une  mono- 
graphie très  nourrie  (3),  en  tenant  compte  de  la  plupart  des 
textes.  Le  plus  récent  travail  de  ce  genre  est  le  commentaire 
circonstancié  que  nous  avons  inséré  (avec  Henri  Clouzot)  dans 
l'édition  critique  des  Œuvres  de  Rabelais  (4)  sous  la  direction 
d'Abel  Lefranc.  On  y  tient  compte  à  la  fois  du  passé  et  des 
survivances  de  ces  jeux  dans  les  parlers  provinciaux. 

En  dépit  de  ces  recherches  multiples,  ce  chapitre  présente 
encore  de  nombreuses  lacunes,  qui  continueront  à  exercer  l'é- 
rudition et  la  sagacité  des  rabelaisants.  Tout  en  renvoyant  au 
plus  récent  commentaire,  nous  tâcherons  d'apporter  quelques 
nouvelles  contributions,  en  considérant  le  sujet  sous  ses  aspects 
d'ensemble. 

I.  —  Relevé  bibliographique. 

En  1761,  Henri  Jonathan  Clodius  publia  un  gros  volume,  la 
première  bibliographie  des  jeux  :  Primœ  lineœ  bibliothecœ  luso- 
riœ  sive  notitia  scriptorum  de  ludis  prœcipue  domesticis  ac 
privatis  ordine  alphabetico  digesta,  Lipsice,  1761. 

Dans  la  suite,  cette  rubrique  acquit  un  développement  con- 
sidérable. Il  suffira  de  renvoyer  aux  trois  ouvrages  les  plus 
récents,  qui  renferment  chacun  une  bibliographie  très  copieuse 
des  jeux  enfantins  ^5). 

(i)  Voy.,  ci-dessous,  l'ouvrage  de  Cock  et  Teierlinck. 
(2.)  L'Edition  Variorum  n'a  ajouté  à  Le  Duchat  que  des  additions  et 
corrections  insignifiantes. 

(3)  Dans  Rev.  Et.  -Rab.,  t.  VI  à  VII  (1908-1909). 

(4)  Voy.  t.  l,  p.   188  à  212. 

(5)  H.  Ploss,  Das  Kind  ivi  Brauch  und  Sitîe  der  Volker,  t.  I  et  II, 
Stuttgart,  1S76. 

W.-W.  Newell,  Games  and  Songs  0/  American  children,coUecled  and 
compared,  New- York,  i8S3. 
A.  de  Cock  et  Is.  Teierlinck,  Kinderspel  en  Kinderlust  in  Zuid-Neder- 


28o  FAITS  TRADITIONNELS 

La  dernière  et  la  plus  vaste  de  ces  publications,  sur  les  jeux  et 
les  rimes  de  l'enfant  chez  les  Flamands  de  Belgique,  fut  éditée 
sous  le  patronage  de  l'Académie  royale  flamande.  Le  premier 
tome  comprend  une  longue  introduction  sur  les  anciens  ouvrages 
néerlandais  qui  mentionnent  les  jeux  d'enfant.  Sous  le  n°  80, 
on  trouve  la  version  hollandaise  de  Rabelais,  avec  la  liste  parue 
en  1682  des  154  équivalents  des  jeux  de  Gargantua. 

Le  dernier  livre  français  sur  la  matière  —  Les  Rimes  et  Jeux 
de  l'en'ance  d'Eugène  Rolland  (1883)  —  consacre  à  peine  une 
trentaine  de  pages  aux  «  Jeux  et  formulettes  pour  amuser  les 
tout  petits  enfants  ».  Par  contre,  les  divers  ouvrages  sur  les  pa- 
tois, en  dernier  lieu  le  Glossaire  du  Bas-Maine  de  Dottin  (1899) 
et  surtout  les  Glossaire  des  patois  et  des  parlers  d'Anjou  de 
Verrier  et  Onillon  (1908),  renferment  des  données  nombreuses 
sur  plusieurs  noms  de  jeux  de  la  liste  rabelaisienne  encore  en 
usage  dans  les  provinces  de  l'Ouest  et  ailleurs. 

II.  —  Témoignages  historiques. 

Le  premier  texte  où  il  soit  question  d'un  jeu,  d'une  amusette 
populaire,  se  rencontre  chez  le  trouvère  artésien  du  xiii'  siècle 
Adam  de  la  Halle.  Dans  le  Jeu  de  Robin  et  Marion,  écrit  vers 
1280,  se  trouve  mentionné  le  nom  grotesque  d'un  saint,  saint 
Coisne,  représenté  assis  et  faisant  des  grimaces  : 

Voire,  voire! 
Le  Pèlerin  à  Saint  Coisne  (i). 

Les  joueurs,  des  paysans,  s'avancent  vers  lui,  l'un  après  l'au- 
tre, en  lui  présentant  des  dons  fictifs  :  «  Tenés,  Sain  Coisne, 
biaus  dous  sire  ».  Puis,  sous  prétexte  de  lui  caresser  le  visage, 
par  forme  d'adoration,  ils  le  lui  noircissent  (2). 

land,  Gand,  1902-1908,  8  vol.  gr.  in-8°.  En  voici  le  titre  en  français  : 
«  Jeux  et  Amusements  des  enfants  dans  la  Néerlande  méridionale  », 
c'est-à-dire  dans  les  provinces  flamandes  de  Belgique.  Cf.  le  compte- 
rendu  de  H.  Gaidoz  dans/?ev.  Et.  Rab.,  t.  I,  p.  225-226. 

(i)  Coisne  est  une  autre  forme  de  Cosme  qu'on  lit  dans  ce  mcme  Jeu 
et  qu'on  retrouve  dans  la  liste  des  jeux  de  Gargantua  :  Sainct  Cosvie,  je 
te  viens  adorer. 

(2)  Le  jeu  revient  dans  la  Farce  d'un  chauldronnier  (vers  i53o), 
mais  saint  Côme  y  est  adoré  sous  le  nom  de  «  sainct  Coquillart  » 
(éd.  Fournier,  p.  3 12). 


JEUX  ENFANTINS  281 

Le  célèbre  chroniqueur  Jean  Froissart,  dans  son  poème  auto- 
biographique VEspinelte  amoureuse  (vers  1360),  fait  mention 
des  divers  jeux  de  son  enfance  et  de  sa  jeunesse  (i)  : 

Jones  estoie  d'ans  assés, 

James  je  ne  fuisse  lassés 

A  juer  aux  jus  des  enfans, 

Tels  qu'ils  prendent  dessous  douse  ans. 

Et  quant  la  lune  estoit  serine, 

Moult  bien  à  la  pince  merine 

Juiens... 

Puis  juiens  à  un  aultre  jeu 

Qu'on  dist  à  la  kcuve  leu  leu... 

Et  quant  nous  estions  ensembles, 

Aux  poires  juiens  tout  courant. 

Et  puis  au  larron  Engerrant... 

Et,  dedans  chambre,  à  l'esbahiy 

Et  aussi  aux  adeviniaus, 

A  l'avainne  et  aux  reponniaus...  (2) 

Au  chace  lièvre,  à  la  cluignette, 

Aussi  à  la  sotte  buirette... 

Et  se  {a.\s\ovi?,  fosselettes...  (3) 

Contemporain  de  Froissart,  le  poète  champenois  Eustache 
Deschamps,  consacre  une  de  ses  ballades,  la  873%  aux  jeux  de 
son  temps  {Œuvres,  t.  V,  p.  54)  : 

Chascun  parle  de  divers  gieux  jouer. 
De  clines  l'œil,  de  porter  maie  honte, 
Et  de  la  briche  aux  compaignons  donné, 
Et  de  souffler  le  charbon,  mais  n'a  compte 
A  tous  ces  gieux  nulle  chose  du  monde, 
Quant  mon  cheval  m'a  au  besoing  failli, 
Desur  me  fault  jouer  à  Vesbahi. 

Le  Jeu  favori  du  poète,  les  dés,  jeu  d*invention  diabolique  (4), 

(i)  Ed.  Scheler,  t.  I,  p.  gS,  vers   igS  à  242. 

(2)  Cf.  V.  2652  : 

Se  VOUS  joués  aux  responiaus, 
Faites  au  moins  que  le  vos  trove. 

(3)  Plusieurs  de  ces  jeux  figurent  dans  notre  liste  :  A  Vesbahy,  à  ven- 
dre l'avoyne,  à  la  foussette,  à  la  queue  au  loup,  aux  responsailles  et  à 
cline  mu![ette.  Quant  au  larron  Engerrant,  il  rappelle  le  jeu  à  Ange- 
nart,  qui  ne  figure  que  dans  l'édition  de  1542. 

(4)  Cf.  l.  III,  ch.  xi:  «  Le  mauldict  livre  du  Passetemps  des  de^^  fut, 
longtemps  a,  inventé  par  le  calumniateur  ennemy  »,  c'est-à-dire  par  le 
diable.  Le  Fabliau  du  jeu  de  dés  (éd.  Jubinal,  t.  II,  p.  129)  attribue  au 
jeu  la  même  origine  démoniaque.  Quant  à  la  source  du  mauldict  livre 


282  FAITS  TRADITIONNELS 

est   le   sujet  d'une  ballade   spéciale  (la  783'),   mais  il  en  cite 
ailleurs  une  variété  (t.  VII,  p.   155): 

Soit  à  la  vachette  ou  aux  dez... 

qui  répond  auœ  vaches  de  Gargantua. 

L'auteur  du  Ménagier  de  Patois,  traité  de  morale  et  d'éco- 
nomie domestique  composé  vers  1393  par  un  bourgeois  pari- 
sien, attribue  aux  dames  romaines  des  amusements  goûtés  par 
les  belles  de  son  temps  (i). 

Au  xv'  siècle,  le  Mystère  du  Vieil  Testament  contient  une 
scène  charmante  entre  trois  enfants,  Eliezer,  Ismael  et  Isaac 
(t.  II,  p.  7,  V.  9550  a  9567): 

Ismael  II  convient 

Jouer  à  quelque  jeu  privé, 

Nos  troys... 
Eliezer.      C'est  ben  dit;  il  fault  adviser 

Quelque  beau  jeu  et  deviser, 

Puis  que  le  meilleur  soit  tenu. 
Isaac.  Sus  1  que  dictes  vous, 

Gallans?  A  quel  jeu  jouerons  nous 

Pour  passer  temps  ^ 
Ismael.  A  la  fossette. 

Isaac.  Nenny  non,  à  la  tulerette. 

Eliezer.    Bien  nenny,  mais  en  pique  en  Romme. 

C'est  un  beau  jeu. 
Ismael.  Je  le  consomme. 

Ainsi  soit  fait  que  devisé. 

Et  comme  le  mieulx  advisé. 

Je  m'en  voys  commencer  le  jeu. 

Le  poète  champenois  Guillaume  Coquillart  parle  plutôt  des 
jeux  d'adultes,  des  jeux  de  cartes  (t.  1,  p.  85): 

Puis  quand  la  bourgeoise  est  en  galles, 
Une  caterve,  une  brigade 
Vient  jouer,  aux  sons  des  cimbales, 
Au  glic  ou  à  la  condetnnade... 

Par  contre,  l* Amant  rendu  Cordelier  à  l'observance  d'amours, 

des  de^f  de  Rabelais,  voy.  un   article   de  W.-F.   Smith,  dans  Rev.  Et. 
Rab.,  t.  VII,  p.  3(7  à  370. 

(i)  «  Scste  le  fils  l'empereur  et  plusieurs  d'iceux  jeunes  hommes  ro- 
mains... vindrent  à  Rome  et  trouvèrent  (leurs  femmes]  les  unes  devi- 
sans,  les  autres  jouans  au  bric,  les  autres  à  qui  fcry  ?  les  autres  à  pince 
menlle,  les  autres  jouans  aux  cartes  et  autres  jeux  d'esbatemens  avecques 
leurs  voisines...  »  (t.  I,  p.  71). 


JEUX  ENFANTINS  283 

poème  paru  en  1490  et  attribué  à  Martial  d'Auvergne,  revient 
aux  jeux  de  l'enfance  : 

Item,  et  si  ne  jouerez 

Au  sinon  ne  à  cligne  musettes, 

Au  jeu  de  Mon  amous  aurés, 

A  la  queuleuleu,  aux  billettes, 

Au  tiers,  an perier,  aux  bûchettes, 

A  jecter  au  sein  et  dos  l'erbe, 

Au  propos  pour  dire  sornettes, 

Ne  Que  pais  tou,  ne  Que  paist  herbe  (i). 

Au  début  du  xvi^  siècle,  le  curé  de  Béthune  Eloy  d'Amerval, 
dans  son  Livre  de  la  Deablerie  (1507),  distingue  les  jeux  rusti- 
ques des  «  beaulx  pastoureaux  »  (fol.  O  II  r")  : 

Se  vont  jouant  à  la  chevrette. 
Au  molinet,  aux  belles  quailles, 
Aux  longz  festus,  aux  courtes  pailles, 
Au  tonnebri,  à  la  paumette. 
Et  aussy  à  monte  echelette... 

de  ceux    des  mondains  qui   ne    s'amusent   pas  toujours  (fol. 

E  VI  v»): 

A  quelque  beau  jeu  gracieux, 

Qui  de  soy  n'est  pas  vicieux, 

Comme  au  jeu  à'eschecs  ou  des  dames, 

Qui  sont  beaux  jeux,  non  pas  infâmes... 

Mais  préfèrent  s'adonner  aux  jeux  de  hasard  (fol.  E  II  v°)  : 

Aux  quilles,  au  franc  du  carreau, 

Au  trinc,  au  plus  près  du  Cousteau  (2), 

(i)  Ed.  Montaiglon,  p.  jd.  Deux  de  ces  jeux  sont  ainsi  expliqués  par 
Benoit  de  Court  dans  les  commentaires  juridiques  et  joyeux  qu'il  a 
ajoute's  aux  Arrests  d'amour  de  Martial  d'Auvergne  (dernière  édition, 
Amsterdam,  173 1,  p.  257  et  440)  : 

«  Or  disoit  elle  que,  une  journée,  ainsi  comme  elle  et  d'autres  de  ses 
voysines  jouoyent  au  propos,  il  se  vint  sçoir  près  d'elle  et  advint  son 
tour,  qu'ainsi  qu'il  parloit  à  elle  à  l'oreille  pour  luy  dire  son  mot  et 
proposer  dessus,  que  iceluy  galand,  en  haulsant  la  patte  du  chaperon, 
la  baisa  tout  à  coup... 

«  Ce  nonobstant,  luy  jouant  au  tiers  en  un  beau  grand  préau  vert,  et 
par  joyeuseté,  en  courant  par  derrière,  elle  meit  audit  galant  un  tantinet 
d'herbe  entre  sa  chemise  et  le  dos...  Or  estoit  vray  que  ceste  dame,  de 
son  autorité,  et  sans  dire  qui  avoit  perdu  ou  gaigné,  luy  estoit  venu 
jetter  dans  le  dos,  en  jouant  au  tiers,  une  poignée  d'horties  et  d'ordure, 
où  il  y  avoit  des  fourmis  parmy  qui  le  picquoient...  » 

(2)  Chez  Rabelais  :  «  Au  pied  du  Cousteau  »  (coteau). 


284  FAITS  TRADITIONNELS 

Au  de-{,  an  gîic,  aux' belles  tables  {1), 
A  la  condampnade  et  SiXifliix. 

Cependant  notre  moraliste  ne  comdamne  pas  tous  les  «  jeux 
du  sort  »;  il  en  excepte  les  plus  innocents  (fol.  E  vi  v°)  : 

Comme  à  la  baboue  ou  aux  tables, 
Où  plusieurs  personnes  notables 
S'esbatent  souvent  en  commun, 
A  maucontent,  à  trente  et  ung. 

Les  Jeux  tiennent  un  grand  rôle  dans  la  vie  scolaire  du 
xvi'  siècle,  comme  dans  la  première  éducation  de  Gargantua. 
Mathurin  Cordier  mentionne  en  1530  ceux  qu'affectionnaient  les 
écoliers  parisiens  du  Collège  de  Navarre  : 

Ludamus  ad  muscam.  Jouons  à  la  mouche. 

Certemus  talitris.  Ludamus  pro  chiquenodis.  Jouons  pour  des  chi- 
quenauldes. 

Ludamus  ad  equum  fundatum.  Jouons  au  chevau  fondu. 
Ludamus  savatam.  Jouons  à  la  savate  (2). 

La  fin  du  xvi"  siècle  vit  paraître  le  premier  recueil  de  jeux 
enfantins,  livre  rarissime  (3),  qui  est  resté  inconnu  aux  rabelai- 
sants.  Les  36  estampes  représentent,  avec  les  accessoires  de 
costume  et  au  naturel,  les  divertissements  les  plus  en  usage 
parmi  les  enfants  du  xvi'  siècle.  Pour  nous  en  tenir  aux  jeux  de 
Gargantua,  on  y  lit: 

A  quille  là  aussi  pareillement 

Et  à  babou,  jeu  où  communément 

Dos  contre  dos  fault  frapper  au  mesme  heurt. 

Au  jeu  des  escoublettes,  on  se  heurte  la  tête  l'un  contre 
l'autre. 

Ces  autres-ci  s'exercent  bien  et  beau 
A  qui  pourra  abattre  le  chapeau 
Avec  la  main  et  à  pince-merille. 

(i)  Chez  Rabelais:  «  A  toutes  tables  ». 

(2)  De  corrupti  sennonis  cniendatione,  Paris,  i53o,  ch.  xxxvui  :  Lu- 
dendi  formula",  p.    192  à  201. 

(3)  En  voici  le  titre  :  Les  trente  six  Tableaux  contenant  tous  les  jeux 
qui  se  peuvent  jamais  imaginer  et  représenter  par  les  en/ans,  tant  gar- 
sons  que  filles,  depuis  le  berceau  jusqu'en  Vaage  viril,  avec  les  amples  si- 
gnifications desdites  figures  7nises  au  pied  de  chacune  d'icelles  en  vers 
Jrançois.    Le   tout    nouvellement   mis   en   lumière  cl  dirige  par   ordre, 

Paris,   Nicolas    Prévost,    ibHj.   Voy.    Magasin  pittoresque,   fcvr.    1847, 
p.  67.  Cet  ouvrage  manque  à  la  Bibliothèque  Nationale. 


JEUX  ENFANTINS  385 

On  pinçait  le  bras  en  disant  :  meriUe  !  ou  morille!  jeu  analo- 
gue à  Je  te  pince  sans  rire. 

Pareillement  l'un  d'entre  eux  font  abattre, 
L'accommodant  tout  ainsi  qu'un  pourceau. 

Le  pourceau  mory  de  Gargantua-  on  y  figurait  la  mort  d'an 
pourceau. 

Le  premier  jeu  est  an  franc  du  carreau^ 
Que  les  lacquets  ont  tousjours  au  cerveau 
Pour  y  jouer,  en  attendant  leur  maistre. 
Colin  Maillart,  où  l'un  d'entre  eux  se  bouche, 
Est  jeu  plaisant  où  pas  un  ne  rebouche. 
Et  Montaient  resveille  leurs  esprits. 

Dans  Rabelais  :  au  franc  du  carreau,  au  chaplfou  et  à  mon- 
taient. 

Ils  sautent  tous  en  criant  :  Couppe  teste  1 
L'un  par  sus  l'autre:  est  ce  pas  jeu  honneste  ? 

C'est  l'a  crocque  teste  de  Gargantua. 

Voici  le  jeu  recomblé  de  plaisance 

De:  Guillemin,  preste  moy  tost  ta  lance, 

Auquel  on  baille  un  baston  plein  d'ordure 
A  un  niais  qui  se  bouche  les  yeux. 

Dans  Rabelais:  Guillemin,  baille  my  ma  lance  et  la  barbe 
d'oribus. 

Ce  curieux  livre  parisien  trouve  son  pendant  dans  un  recueil 
provincial  (i),  où  figure  une  énumération  des  amusements  des 
enfants  rouennais,  qui  ne  présente  presque  pas  d'analogie  avec 
celle  de  Rabelais. 

III.  —  Classement  des  jeux. 

La  liste  rabelaisienne  embrasse  diverses  catégories  de  jeux 
usités  parmi  les  enfants  et  les  adultes,  ces  derniers  appartenant 
à  différentes  classes  sociales  (écoliers,  pages,  etc.).  Suivons  l'ordre 
observé  par  Rabelais,  qui  commence  par  les  jeux  de  cartes 
pour  finir  par  des  amusettes,  en  passant  par  des  jeux  d'a- 
dresse et  d'attrape. 

(i)  Friqiiassée  crotesiillonnéc  des  antiques  modernes  chansons,  jeux  et 
menu  fretel  des  petits  en/ans  de  Rouen  (ibSy),  éd.  Rouen,  1604,  réim- 
primé par  Pottier  en  i863  et  par  Blanchemain  en  1878. 


286  FAITS  TRADITIONNELS 

I.  —  Le  nom  de  carte  (i)  à  jouer  nous  est  venu  de  l'Italie  au 
XI v^  siècle.  La  première  m.ention  se  trouve  dans  le  Ménagier  de 
Paris  (t.  I,  p.  172),  où  le  mot  désigne  un  «  jeu  d'esbatement  » 
pour  les  jeunes  filles.  Rabelais  énumère  nombre  de  variétés 
usuelles  à  son  époque,  trente-cinq  à  peu  près,  qui  se  répartis- 
sent ainsi  : 

1°  Variétés  italiennes  :  A  la  prime,  à  la  condemnade,  à  la 
charte  tirade,  etc.,  ainsi  que  le  tarot  (2),  ital.  tarocco,  inventé 
en  Italie  au  début  du  xv"  siècle.  Le  tarot  de  Lombardie  ou  de 
Venise  comprenait  78  cartes  (3). 

Une  autre  variété  italienne  de  jeux  de  cartes,  Vimperiale 
(nom  de  la  plus  grande  carte),  est  mentionnée  par  Rabelais  en 
dehors  des  jeux  de  Gargantua  (1.  IV,  ch.  xiv)  :  «  Les  officiers 
jouoient  à  Vimperiale  ». 

Ajoutons-y  :  A  pille,  nade,  Jocque,  fore,  reflet  de  l'ital.  pi- 
glia-nada  (4),  giiioco-fora  (prends  rien,  joue  dehors),  équivalant 
aux  correspondants  latins  :  accipe  nihil,  pone  totum,  dont  les 
initiales  étaient  inscrites  sur  chaque  face  du  toton  (5). 

2°  Variétés  espa.:?noles  :  Aux  luettes,  esp.  laças,  cartes  aux 
marques  nouvelles  (par  exemple  la  dame  exclue  et  représentée 
par  le  chevalier),  dont  Jehan  Vimier  mit  en  vente  à  Rouen  en 
1508  un  des  premiers  tirages  français  (6).  Cette  variété  fut  pro- 
pagée par  les  marins  bordelais  (cf.  1.  II,  ch.  v)  sur  tout  le  litto- 
ral de  Vendée,  Saintonge  et  Bretagne. 

3°  Les  appellations  indigènes  remontent  pour  la  plupart  au 
xvi*  siècle.  Trois  seulement  sont  attestées  au  xv'  siècle  :  au^?Ma?, 
à  la  triumphe  et  au  glic,  déjà  sous  cette  forme  chez  Villon  : 

1705.  Gaigne  au  berlenc,  au  glic,  aux  quilles, 

et  sous  celle  de  clic  dans  Guillaume  Coquillart  (t.  1,  p.  155)  : 

Jouant  au  clic  ou  à  la  roynette. 

Cette  dernière  forme  est  la  primitive,  car  on  la  lit  dans  la 
Passion  bourguignonne  de  Semur  : 

(i)  Rabelais  écrit  cJiarlc  (et  plus  loin  charte  virade),  forme  francisée 
qu'on  lit  également  dans  Montaigne, 

(2)  Rabelais  écrit  tarau,  graphie  qui  n'est  pas  isolée  au  xvi°  siècle. 

(3)  Voy.  H.  d'Allemagne,  Cartes  à  juiicr  du  XIV"  au  AA'»  siècle, 
Paris,  1906,  t.  1,  p.  179  et  suiv. 

(4)  Nada  est  l'équivalent  burlesque  de  nicnie. 

(5)  Voy.,  sur  les  noms  de  jeux  d'origine  italienne,  ci-dessus,  p.  142-143, 

(6)  H.  d'Allemagne,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  21. 


JEtX  ENFANTINS  '  287 

5353.     Et  les  Juifs  d'Auffericque 

Joueront  à  ly  [à  Dieu]  à  la  clicque. 

L'origine  du  nom  reste  obscure  (i). 

Quelques  autres  variétés  restent  inconnues  en  dehors  de  Ra- 
belais :  à  Vespinay,  au  fourby,  à  Vopimon  et  au  torment,  à 
côté  de  Picardie,  espèce  de  calembour  géographique  sur  pique. 
La  graphie  gay  semble  également  le  résultat  d'un  jeu  de  mots 
pour/a^  ou  gë  (cf.  gay  etjay),  nom  du  brelan  en  Normandie, 
d'après  le  mot  initial  du  jeu. 

II.  —  Mettons  à  part  le  jeu  de  la  mourre,  dont  le  nom  et  la 
pratique  viennent  de  l'Italie  {morra).  Rabelais  en  fait  mention 
ailleurs  {1.  IV,  ch.  xiv)  :  «  Les  paiges  jouoient  à  la  mourre  à 
belles  chicquenauldes  ».  Le  nom  a  pasé  chez  nous  par  l'inter- 
médiaire du  Languedoc,  où  ce  jeu  a  été  longtemps  en  vogue. 

III.  —  Les  jeux  de  tables,  au  nombre  d'une  vingtaine,  com- 
prennent les  échecs,  le  tric-trac,  les  dés,  les  dames. 

Rabelais  cite  plusieurs  variétés  de  tric-trac:  au  lourche  (2),  à 
la  re nette  (chez  Coqu'ûldirt,  roynette),  au  barignin  (répondant  à 
l'ital.  sbaraglino)  et  surtout  à  la  nicnocque,  nom  qu'on  rencon- 
tre à  la  fois  dans  les  Moralités  et  les  Farces  (3),  et  dont  l'origine 
remonte  à  la  même  source  imitative  (4)  que  son  synonyme  tric- 
trac (5). 

(i)  Chez  Eust.  Deschamps,  clique  désigne  à  la  fois  la  cloche  d'une 
horloge  et  un  coup  retentissant  (d'où  cliqiiier,  tinter). 

(2)  Le  terme  est  souvent  pris  au  figuré  :  «  La  chance  du  jeu  se  tour- 
nant, celui  en  fin  du  jeu  se  trouva  lourche,  qui  pensoit  estre  maistre  du 
tablier  »  (Pasquier,  1.  VIII,  ch.  lvi).  Cf.  la  «  Farce  de  Colin  »  {Ane. 
Théâtre,  t.  I,  p.  243)  : 

Car  cela  me  rend  lorche, 
C'est  à  Dieu  trop  tiré  le  dé. 
Oudin(i642)  et  Ménage  (1690)  donnent  à  la  fois  lourche  et  ourche. 
Cette  dernière  forme  est  sujette  à  caution. 

(3)  Par  exemple,  la  «  Farce  de  folle  Bombance  »  {Ane.  Théâtre,  t.  II, 
Pu  76)  : 

Jouer  aux  dez, 
A  la  nicqite  nocque... 
{4)  Cf.  Mistere  du  vieil  Testament  (t.  11,  p.  98)  : 
Or  allons,  ma  dame  et  maistresse. 
Tout  nostre  beau  train  tricquetrac... 
(5)  On  en  a  tiré  au  xv°  siècle  un  verbe  (Parnasse  satyrique,  p.   21  5) 
anniquenoquer,  frapper,  et  au  xvic,  un  refrain  qu'on  lit  dans  la  Farce  de 
Calbain  : 

Si  m'y  touchez,  je  vous  feray  mettre 

A  la  prison  du  chasteau,  nicque,  nicque,  nocque, 

A  la  prison  du  chasteau,  nicque  nocqueau, 


288  FAITS  TRADITIONNELS 

Un  des  Jeux  de  dés  porte  le  nom  de  reniguebleu^  qui  est  un 
juron  de  la  soldatesque  de  l'époque  ;  les  Lansquenets  de  même 
ont  légué  leur  nom  à  un  jeu  de  cartes. 

IV.  —  Dans  les  jeux  de  boules,  on  trouve  le  bilboquet,  le  co- 
chonnet, etc. 

V.  —  Les  jeux  d'enfants  et  d'écoliers  (osselets,  billes,  quilles, 
cache-cache,  toupie,  volant,  etc.)  occupent  la  plus  grande  par- 
tie du  catalogue,  où  les  répétitions  et  les  superfluités  (i)  abon- 
dent. Plusieurs  de  ces  appellations  sont  tirées  : 

i"  Du  langage  enfantin  : 

Babou  (à  la),  anciennement  baboe,  épouvantail  et  geste  de 
moquerie  (cf.  1.  IV,  ch.  lvi),  nom  de  jeu  encore  vivace  en  Anjou 
sous  la  forme  babu.  Le  nom  est  aussi  donné  à  une  variété  de 
jeu  de  dés  (2). 

Tirelitaniaine  (à  la),  nom  normand  du  jeu  de  la  queue-leu- 
leu,  répondant  au  saintongeais  tirantaine^  trainée  de  choses  sem- 
blables, et  au  poitevin  tantirantaine,  bande  allongée  (3). 

Plmpompet  (à),  jeu  dans  lequel,  suivant  Cotgrave  (4),  les 
joueurs  se  donnaient  des  coups  de  pied  dans  le  derrière.  Le 
nom  traduit  le  bruit  des  coups  donnés  (cf.  dans  la  langue  mo- 
derne, pan- pan  !) 

Migne,  migne  beuf  (à  la),  formulette  enfantine  qui  accompa- 
gne un  jeu  analogue  au  pied  du  bœuf  ou  à  la  main  chaude  :  Mi- 
gne-migne  niigneugnieu!  (5) 

MyreiimoJTe  (à),  autre  formulette  enfantine  ainsi  donnée  par 
la.  Fricassée  crotestillonnée  (1557)  : 

Et  d'où  venez  vous,  mire  le  vioufle? 
Je  viens  du  marché,  soufle  ly  soufle  (6). 

2°  De  l'ancienne  langue  : 

Brandelle  (à  la),  balançoire  faite  de  deux  branches  d'arbre 

(i)  Telle  la  danse  bretonne  du  triori  que  Rabelais  cite  ailleurs  (1.  IV, 
ch.   xxxiii). 

(2)  Voy.  ci-dessus  le  texte  d'Amcrval. 

(3)  Le  Uuchat  le  rend  par  «  Tire-le  un  peu  »  (suivant  la  version  d'Ur- 
quhart  «  At  pull  yet  little  »).  L'initiale  tireli  est  un  refrain  qui  n'a  rien 
de  commun  avec  le  verbe  tirer. 

(4)  «  A  kinde  of  gamc  \vliercin  thrcc  hit  each  othcr  on  the  lum  with 
one  of  their  feet  ». 

(5)  Rolland,  Rimes  et  jeux  de  Venfance,  p.   i3i. 
(G)  Cf.  éd.  Pottier,  p.  21. 


JEUX  ENFANTINS  289 

reliées  par  les  extrémités.  Le  mot  est  encore  vivace  en  Haute- 
Bretagne  et  ailleurs. 

Chapifou  (au),  au  colin-maillard,  anc.  fr.  capifol,  propre- 
ment tête  folle. 

Bien  et  beau  s'en  va  Quaresme  (à),  jeu  mentionné  dans  |un 
des  rondeaux  de  Charles  d'Orléans  : 

A  ce  jour,  à  Saint  Valentin, 
Bien  et  beau  karesme  s'en  va  : 
Je  ne  sçay  qui  ce  jeu  trouva. 

Combes  (aux),  probablement  aux  cubes,  sens  de  l'ancien 
combe  (i). 

Croquinolles  (aux),  jeu  aux  coups  appliqués  sur  le  tendon 
du  nez,  à  côté  de  croquignole,  synonyme  de  chiquenaude  (1.  II, 
ch.  vu).  On  lit  ce  mot  déjà  au  xv*"  siècle  : 

Pour  rompre  testes  et  canoles,.. 
Pour  leur  donner  des  croqiiignoles... 

(Myst.  de  S.  Quentin,  v.  4326). 

Cette  double  forme  est  encore  vivace  dans  les  patois  du  Midi. 

Cuite-cache  (à  la),  jeu  de  cache-cache,  encore  vivace  sous 
cette  forme  dans  les  patois  de  l'Ouest.  Cuie^  au  sens  de  «  ca- 
chette »,  se  lit  dans  une  lettre  de  grâce  de  1454. 

Esbahy  (à  1'),  nom  de  jeu  qu'on  lit  déjà  chez  Froissart  et  dans 
Eustache  Deschamps. 

Foucquei  (à),  jeu  qui  consistait  à  éteindre  avec  son  nez  un 
flambeau  (en  Anjou).  Le  sens  propre  en  est  petit  Foulque,  de- 
venu dans  l'Ouest  le  nom  patois  de  l'écureuil. 

Passavant^  proprement  «  coup  »,  sens  qu'on  lit  souvent  dans 
le  Mystère  du  Vieil  Testament  (par  exemple,  t.  III,  p.  258): 

Tire  avant,  tire,  malheureux. 
Ou  tu  auras  ung  passavant. 

Picquarome,  jeu  de  bâtonnet,  dans  une  lettre  de  grâce  de  1379. 

Pince-morille,  nom  qu'on  lit  dans  le  Ménagier  sous  la  formée 
pince-mer ille,  parallèle  à  Ibl  pince -merine  de  Froissart. 

Responsailles,  jeu  de  cache-cache,  de  l'anc.  fr.  response,  ca- 
chette, appellation  parallèle  à  celle  de  reponniaus  qu'on  lit  dans 
Froissart. 

3^  Du  languedocien  : 

(i)  Cf.  d'Aubigné,  Baron  de  Fœneste  (dans  Œuvres,  t.  II,  p.  442): 
«  Or  ça  youons  à  bis  combis  ou  bien  à  bianque  bouquet  ». 

»9 


290  FAITS  TRADITIONNELS 

Bourry-bourry  ^ou,  sus^  baudet,  en  avant!  sens  de  laformu- 
lette  dans  le  Midi. 

Bousquine  (à  la),  peut-être  «  bâtarde  »,  en  parlant  d'un  fruit 
sauvageon,  acception  du  languedocien  bousquino.  Le  sens  reste 
obscur. 

Mousque,  nom  d'un  jeu  d'écoliers  (jnusca  vadit)  et  aussi  d'un 
Jeu  d'enfants,  appelé  aujourd'hui  mousqueto  :  les  joueurs  y  cou- 
rent l'un  après  l'autre  autour  d'une  meule  de  gerbes. 

Tenebry  (au),  jeu  que  d'Amerval  appelle   tonebri  et  qu'on 
pourrait  rapprocher  du  limousin  tonnedre  ou  tonnegre,  espèce 
de  jouet  d'enfant,  proprement  tonnerre. 
Virevouste  (à  la),  répondant  au  languedocien  virovolto,  toton. 
4°  Des  patois,  particulièrement  de  l'Ouest  : 
Cline   mu^iete,   cligne-musette,    forme   angevine.    La    forme 
usuelle  se  lit  au  xv'  siècle  dans  les  Cent  Nouvelles  nouvelles. 
Cocquantin(a.u),  volant  et  jeu  de  volant,  dans  le  Haut-Maine. 
Griesche  (à  la),  autre  nom  provincial  du  volant,  sens  de  l'an- 
gevin gruesche. 

Martres  (aux),  nom  des  osselets  à  Caen,  encore  aujourd'hui 
usuel  dans  une  partie  de  la  Normandie. 

Pingres  (aux),  autre  nom  des  osselets  en  Anjou,  jeu  particu- 
lièrement pratiqué  par  les  dames  (cf.  1.  IV,  ch.  xiv). 

Picandeau  (a.u) ,  jeu  d'écoliers  lyonnais  qui  consiste  à  lancer, 
avec  les  deux  index  formant  arc,  une  petite  flèche  garnie  de  pa- 
pier à  un  bout  et  à  l'autre  d'une  pointe  en  fer  ou  d'une  épingle 
(d'où  le  nom  de  jouet  à  pique). 

P  y  revolet,  nom  angevin  d'une  espèce  de  volant. 
Roucliemerde,  c'est-à-dire  «  ronge-merde  »,  en  Anjou,  est  un 
jeu  qui  fait  pendant  à  la  barbe  d'oribus. 

Trompe  (à  la)  et  au  moyne,  variétés  de  toupies,  dans  l'Anjou 
et  dans  le  Berry. 

5°  Du  latin  des  écoliers  : 

Barbe  d'oribus  (à  la),  dans  l'argot  scolaire,  barbe  d'or,  euphé- 
misme pour  «  ordure  ».  C'est  le  pendant  de  la  «  pouldre  d'oribus  » 
(1.  II,  Prol.),  qu'Oudin  explique  par  «  de  la  merde  pulvérisée  ». 
Défende  (à),  jeu  d'écoliers  décrit  par  Cotgrave. 
Prinius  secundus  (à),    jeu    d'écoliers,   mentionné  également 
ailleurs  (1.  II,  ch.  xviii):  «  Ainsi  passa  la  nuict  Panurge  à  cho- 
pincr  avec  les   paiges   et   jouer  toutes  les  aigucillettes  de    ses 
chausses  à  prinius  secundus  et  à  la  vergette  ». 
6"  De  la  langue  populaire,  qui  a  fourni  le  fond  de  cette  nomen- 


JEUX  ENFANTINS  291 

clature.  C'est  ainsi  qu'on  y  relève  une  abondante  provision  de 
noms  d'animaux  : 

Quadrupèdes  :  Au  bœuf  violé,  au  cochonnet  va  devant,  au 
dorelot  du  lièvre,  au  renard,  à  la  truye  (i). 

Oiseaux  :  AusG  allouettes  et  aux  cailleteaux,  à  la  chevêche 
et  au  hybou,  à  la  grolle  et  à  la  grue,  aux  pies  et  au  pigeon- 
net. 

Petites  bêtes:  Au  crapault,  à  escharbot  le  brun, à  la  mouche. 

Ajoutons-y  :  A  de/errer  Vasm,  à  la  couille  du  bélier,  au  nid 
de  la  bondrée,  à  chevau  fondu,  à  colin  bridé,  à  la  queue  au 
loup,  au  pourceau  morij,  à  escorcher  le  renard. 

Peu  de  noms  d'arbres  :  Au  bouleau,  au  chesne  forchu,  au 
poirier. 

7°  Plusieurs  de  ces  noms  restent  obscurs  :  Ballay,  escoublet- 
tes,fessart,  navette,  pinot,  saint  Trouvé,  etc. 

Pour  obtenir  un  ensemble  aussi  considérable,  Rabelais  a  puisé 
un  peu  partout,  et,  pour  grossir  sa  liste,  il  n'a  pas  reculé 
même  devant  les  synonymes  :  beliné  et  fourby,  à  côté  de 
maulcontent  et  malheureux;  chiquenaudes  et  crocquignoles, 
à  côté  d'alouettes  et  nasardes.  11  cumule  les  équivalents  provin- 
ciaux :  martres  et  pringres  («  osselets  »),  cocquantin  et  gries- 
che  («  volant  »),  mousque  à  côté  de  mousche. 

Cette  profusion  de  détails  est  destinée  à  faire  ressortir  l'inu- 
tilité de  ces  amusements,  auxquels  les  nouveaux  maîtres  de  Gar- 
gantua tendront  à  substituer  les  exercices  sportifs.  Les  procédés 
cumulatifs,  si  familiers  à  Rabelais,  ont  abouti  ici  à  une  énumé- 
ration  surabondante,  aux  proportions  démesurées  comme' celles 
du  jeune  géant  qui  pratiquait  ces  jeux,  inépuisables  comme  les 
ressources  linguistiques  dont  disposait  leur  auteur. 

(i)  Dans  le  jeu  à  briffault,  ce  nom  semble  désigner  le  chien  de  chasse. 
Du  Fail  en  cite  la  formule  :  «  Brifaut,  à  moi,  si  tu  faux  !  »  Cf.  Em.  Phi- 
lipot,  dans  Rev.  Et.  Rab.,  t.  X,  p.  247  à  249. 

Rappelons  le  jeu  de  bilboquet,  dont  la  forme  primordiale  (probable- 
ment parisienne)  billeboucquet  figure  parmi  les  jeux  de  Gargantua.  Le 
but  de  ce  jeu  d'adresse  consiste  à  recevoir  la  boule  ou  le  morceau  de 
bois,  après  les  avoir  fait  sauter.  Ces  sauts  ont  été  assimilés  à  ceux  d'un 
petit  bouc,  d'un  bouquet.  La  forme  littéraire  bilboquet  est  à  rapprocher 
de  baliverne  (pour  bailliverne). 


CHAPITRE  VI 
RITES  ET   CROYANCES 


Le  xvi"  siècle  est  riche  en  coutumes  et  croyances,  qui  ont 
laissé  leur  écho  dans  Rabelais  et  des  traces  dans  les  traditions 
populaires  modernes.  Tel,  par  exemple,  l'usage  nuptial  des 
mitaines,  c'est-à-dire  des  petits  coups  de  poing  qu'on  se  don- 
nait à  la  fête  du  mariage.  Ces  nopces  à  mitaines,  que  Rabelais 
décrit  complaisamment  (1.  IV,  ch.  xii  à  xv),  et  qu'il  localise  en 
Touraine  dans  un  milieu  roturier,  ont  également  existé  en  Poi- 
tou, même  dans  la  haute  société,  comme  en  témoigne  Jacques 
Yver  vers  1570  (i).  Pelles  étaient  certainement  pratiquées  dans 
d'autres  provinces  et  hors  de  France,  car  elles  sont  attestées 
pour  la  Scandinavie  par  Olaus  Alagnus,  qui  en  parle  dans  le 
chapitre  «  De  nuptiis  plebeiorum  »  de  son  grand  ouvrage  His- 
torla  de  gentium  septentrionalium  variis  conditionibus,  paru  à 
Rome  en  1555  (2). 

Telle  aussi  la  coutume  du  gâteau  de  la  fève  qu'on  sert  le 
Jour  des  Rois  pour  que  celui  à  qui  la  fève  échoit  soit  proclamé 
roi  par  les  convives  (cf.  1.  III,  ch.  xxv).  La  coutume  est  ancienne. 
On  la  trouve  déjà  mentionnée  dans  le  Trésor  de  Jehan  de  Meung 
au  xiii"  siècle  (voy.  Littré);  au  xvi%  dans  les  Serées  de  Bouchet 
et,  au  début  du  xvii%  Béroalde  de  Verville  lui  consacre  une  des 
curieusjs  dissertations  (3)  de  son  Palais  des  Curieux  (161 2). 

On  pourrait  multiplier  ces  exemples,  mais  nous  ne  retiendrons 
que  les  plus  curieux,  en  leur  adjoignant  certaines  croyances  po- 
pulaires encore  très  répandues  à  cette  époque. 

I.  —  Coutume  soldatesque. 

Rabelais  et  les  écrivains    de    la  Renaissance    font   mention 

(i)  Voy.'Em.  Philipot,  dans  Rcv.  Et.  Rab.,  t.  IX,  p,  394-395. 

(2)  Idem,  ibidem,  p.  397  à  399. 

(3)  «  Les  fèves  qu'on  met  aux,  gasteaux  de  la  leste  des  Roys  »,  p.  90 
et  suiv. 


RITES  ET  CROYANCES  293 

d'une  curieuse  coutume,  véritable  rite  militaire,  dont  la  portée 
et  le  sens  ont  Jusqu'ici  échappé  aux  historiens  et  aux  tradition- 
nistes.  Cette  coutume  semble  d'origine  germanique,  car  on  la 
trouve  tout  d'abord  pratiquée  par  les  mercenaires  allemands  en 
France,  Suisses  et  Lansquenets.  Ceux-ci,  avant  de  charger  l'en- 
nemi, baisaient  la  terre,  en  jetant  derrière  eux  une  poignée  de 
poussière. 

Rabelais  se  sert  deux  fois  de  l'expression  symbolique  baiser 
la  terre.  Au  sens  propre,  dans  la  Sciomachie,  à  l'occasion  d'un 
simulacre  de  bataille  où  les  combattants,  avant  d'en  venir  aux 
mains,  «  se  meirent  tous  à  genouils...  ayans  baisé  la  terre, 
soudain  au  son  des  tambours  se  levèrent...  ».  Et  au  sens  figuré, 
au  Tiers  Livre,  ch.  x,  à  propos  du  caractère  aléatoire  du  mariage: 
«  Il  se  y  convient  mettre  à  l'adventure,  les  œils  bandez,  baissant 
la  teste,  baisant  la  terre,  et  se  recommandant  à  Dieu...  ». 

Avant  de  rechercher  la  source  de  cette  pratique  militaire,  re- 
cueillons les  témoignages  des  historiens  : 

A  roccasion  de  la  bataille  de  Cérisoles,  où  les  Français, 
le  14  avril  1544,  taillèrent  en  pièces  les  Espagnols  et  les  Impériaux 
(qui  comptaient  entre  autre  9000  Lansquenets),  Paul  Jove  fait  allu- 
sion à  une  partie  du  rite  : 

((  Germani  qui  humi  procubuerant  ut  tormenta  vitarent,  imperante 
Vastio,  consurrescerunt  ;  collectumque  pulverem,  quœ  est  vêtus  et 
reli glosa  ejus  gentis  consuetudo,  post  terga  projecerunt,  quum  ea 
cerimonia  conciliari  Victoria;  numen  arbitrarentur,  promotisque  si- 
gnis  hastas  inclinarunt  (i)  ». 

Brantôme,  à  l'occasion  de  la  revue  que  Charles  IX  passa  à  Charenton 
des  Lansquenets  et  des  Reîtres  qu'il  avait  amenés  d'Allemagne,  est 
plus  complet  (t.  V,  p.  221)  : 

«  Il  trouva  ses  gens  en  un  bataillon  quarré...  et  à  la  teste  estoit  ce 
bon  vieillard  [le  comte  de  Rhingrave],  en  forme  de  couronnel,  armé 
de  toutes  pièces,  la  picque  sur  le  col,  et  marchant  de  très  bonne 
grâce  ;  et  le  roy  allant  à  luy,  luy  et  ses  compaignons  de  loing,  ayans 
bai\é  la  terre,  et  ei^  jette  chascun  une  poignée  derrière  les  espaules 
à  leur  mode,  commançarent  aller  à  luy  la  picque  basse  et  branlante, 
comme  qui  va  au  combat;  et  estans  près,  luy  et  ses  gens  alors  baissa- 
rent  la  picque  en  signe  d'humilité,  et  les  enseignes  aussi,  et  après 
firent  une  très  belle  salve...  ». 

A  la  bataille  de  Moncontour,  en  1)69,  où  les  Catholiques  du  duc 
d'Anjou  (depuis  Henri  III)  remportèrent  la  victoire  sur  les  Protestants 

(i)  Historiarum  sui  teinporis  ab  anno  i4g4ad  annum  i54'/  libri  XLV, 
éd.  in-fol.,  i552,  t.  II,  p.  477. 


294  FAITS  TRADITIONNELS 

deColigny,  d'Aubigné  écrit  :  a  Les  Lansquenets,  ayans  baisé  la  terre, 
à  leur  mode,  firent  promesse  de  mourir  en  gens  d'honneur  (i)  ». 

Citons  encore  ce  passage  de  Vincent  de  Carloix: 

((  L'armée  françoise  qui  marchoit  en  l'ordre  cy  dessus,  et  qui  avoit 
veu  ceste  deffaite,  crioit  sans  cesse  :  bataille,  bataille  !  et  avaient 
desja  les  Suisses  et  Lansquenets  baisé  la  terre  (2)..,  ». 

Tous  ces  historiens  restreignent  la  coutume  aux  mercenaires 
allemands,  mais  les  Commentaires  de  Monluc  (cet.  1502)  mon- 
trent qu'elle  passa  aux  autres  troupes  au  service  de  la  France. 

Le  célèbre  capitaine  s'adresse  tour  à  tour  aux  Espagnols  et  à 
ses  troupes  gasconnes.  Il  dit  aux  premiers  qu'ils  doivent  soutenir 
en  France  la  grande  réputation  qu'ils  ont  conquise  à  l'étranger  : 
«  Sur  quoy  je  les  priay  à  tous  que,  en  signe  de  joye,  ilz  levas- 
sent la  main,  ce  qu'ilz  feyrent,  après  avoir  baisé  la  terre...  ». 

S'adressant  ensuite  aux  Gascons,  Monluc  leur  dit  que  la  pré* 
sence  des  Espagnols  doit  exciter  leur  émulation  : 

«  Sur  quoy  je  leur  commanday  que  tout  le  monde  levast  la 
main.  Sur  ceste  oppinion,  ilz  la  levarent  et  commensarent  à 
crier  tous  d'une  voix  :  Laissez  nous  aller,  car  nous  n'arresterons 
jamais  que  nous  ne  soyons  aux  espées.  Et  haisarenila  terre  (3)  ». 

Ni  Alphonse  de  Ruble,  ni  Paul  Courteault,  le  récent  éditeur 
des  Commentaires  (1911-1914),  n'ont  cru  devoir  annoter  ces  cu- 
rieux passages  (4).  Leur  importance  a  également  échappé  aux 
commentateurs  de  Rabelais,  le  premier  écrivain  qui  en  fasse 
mention.  L'édition  Variorum,  en  ciiant  le  passage  du  Tiers  li- 
vre: «  baissant  la  teste,  baisant  la  terre  »,  se  borne  à  omettre 
le  dernier,  en  y  voyant  probablement  une  répétition  fautive  (5). 
L'érudit  critique  Paul  Stapfer  lui-même  suppose  que  baisant 

(i)  Histoire  Universelle,  éd.  de  Ruble,  t.  III,  p.   120  (1.  V,  ch.  xvrr, 
sous  l'année  15G9). 
(1)  Mémoires  de  Vieilleville,  maréchal  de  France,  Paris,  lySy,  p.  18. 

(3)  Ed.  de  Ruble,  t.  III,  p.  44,  et  éd.  Courteault,  t.  II,  p.  556. 

(4)  Grimm,  dans  sa  Mythologie  (IV»  éd.,  t.  I,  p.  535),  ne  fait  que 
mentionner  le  geste  des  Lansquenets  qui,  allant  en  guerre,  jettent  der- 
rière eux  une  poignée  de  terre  comme  symbole  de  renoncement  à  la 
vie. 

(5)  Il  est  curieux  que,  dans  le  passage  du  xxix*'  conte  des  Discours 
d'ICutrapcl,  où  Nocl  du  I-'ail  imite  visiblement  Rabelais,  il  n'en  repro- 
duit que  la  première  image  :  «  En  cas  hazardcux...  il  y  faut  tout  aveu- 
glé, et  sans  autre  notable  formalité  ou  considération  conclure  vistement, 
et  donner  à  la  débandade,  la  teste  baissée,  comme  en  un  bataillon  de 
gens  de  pied  ». 


RITES  ET  CROYANCES  295 

la  terre  a  été  suggéré  à  Rabelais  par  l'image  précédente  bais- 
sant la  teste  (i). 

Ce  n'est  que  tout  récemment  qu'on  a  entrevu  la  valeur  histo- 
rique de  l'image  (2).  Mais  quelle  en  est  la  source? 

C'est  évidemment  un  souvenir  de  l'Ancien  Testament,  où  le 
baisement  de  la  terre  est  considéré  comme  une  marque  à  la  fois 
d'adoration  et  de  soumission. 

L'auteur  du  Psaume  lxxi,  en  faisant  des  vœux  pour  la 
prospérité  du  règne  de  Salomon,  s'écrie  :  «  Les  Ethiopiens  se 
prosterneront  devant  lui.  et  ses  ennemis  baiseront  la  terre  (ini- 
mici  ejus  terram  lingent)  »  ;  et  Esaïe,  en  prophétisant  l'accrois- 
sement d'Israël  (ch.  xlix,  23)  :  «  Les  Rois  [païens],  dit-il,  seront 
vos  nourriciers  et  les  Reines  vos  nourrices  :  ils  vous  adoreront  en 
baissant  le  visage  et  ils  baiseront  la  poussière  de  vos  pieds 
[...vultu  in  terram  demisso  adorabunt  te  et  pulverem  pedum 
tuorum  lingent]  ». 

Le  passage  du  Tiers  Livre  en  est  comme  un  écho  :  «  ...  bais- 
sant la  teste,  baisant  la  terre...  »,  et  Racine  s'en  est  souvenu 
pour  exprimer  une  profonde  humiliation,  dans  Athalie  (acte  III, 
se.  vu)  : 

Les  rois  des  nations,  devant  toi  prosternés, 
De  tes  pieds  baisent  la  poussière... 

et  dans  Esther  (acte  II,  se.  vu)  : 

Et  se  peut-il  qu'un  roi  craint  de  la  terre  entière, 
Devant  qui  tout  fléchit  et  baise  la  poussière... 

Ce  genre  d'hommage,  qui  a  sans  doute  des  origines  lointaines 
en  Egypte  et  en  Chaldée  (3),  a  longtemps  persisté  en  Orient. 
Guillaume  de  Tyr,  auteur  d'une  grande  histoire  des  croisades 

(  I  )  Stapfer,  Rabelais,  p.  460  :  «  De  même  que  la  rime  suggère  des  idées 
aux  poètes,  certains  sons,  certaines  formes  en  suscitent  d'autres  chez 
notre  étonnant  prosateur  par  une  sorte  d'attraction  musicale  et  de  sy- 
métrie, où  le  sens  de  la  phrase  (curieux  mystère  du  style)  quelquefois 
se  développe  et  se  précise  d'heureuse  façon.  C'est  très  probablement  à 
une  mécanique  de  ce  genre  que  nous  devons  les  saisissantes  images  sur 
le  redoutable  inconnu  que  l'homme  affronte  en  se  mariant  ». 

(2)  J.  Plattard,  dans  Rev.  Et.  Rab.,  t.  VII,  p.  450:  «  L'expression 
baisant  la  terre  —  dont  nous  ignorons  l'origine  et  la  signification  — 
n'est  point  une  fantaisie  verbale,  suggérée  par  la  phrase  qui  précède  ; 
c'est  un  détail  pittoresque  dans  une  description,  dont  tous  les  éléments 
sont  empruntés  à  la  réalité  contemporaine  ». 

(3)  Voy.  les  monuments. 


296  FAITS  TRADITIONNELS 

(1163-1169),  en  fait  mention  dans  deux  passages  de  son  Histo- 
ria  rerum  in partibus  transmarinis  gestarum  (i 095-1 184),  que 
nous  citons  d'après  la  version  ancien-française  du  xiii'  siècle. 
Siracon,  connétable  deNoradin,  sultan  d'Alep,  désirant  en  11 66 
gagner  à  sa  politique  le  calife  de  Bagdad,  «  le  souverain  prince 
de  touz  les  Sarrazins  »,  alla  le  voir  (1.  XIX,  ch.  xii)  :  «  Quant 
il  fut  là  venuz,  il  l'aora  moult  longuement,  si  com  est  leur  cos- 
tume ;  puis  beisa  la  terre  dessouz  ses  pieds,  et  le  salua  moult 
humblement  ». 

La  cérémonie  se  répète  chaque  fois  que  Siracon  aborde  le 
chef  suprême  des  croyants  (1.  XX,  ch.  xix)  :  «  Vint  devant  le 
calife  ;  lors  s'agenouilla  et  beisa  la  terre,  grant  révérence  li  porta, 
si  com  est  leur  costume  (i)  ». 

Les  témoignages  cités  du  xvi'  siècle  nous  révèlent  la  double 
signification  symbolique  que  la  soldatesque  de  l'époque  atta- 
chait à  l'acte  de  baiser  la  terre. 

C'était,  d'une  part,  une  marque  d'obéissance  passive  envers 
un  supérieur,  analogue  à  la  prosternation  des  Orientaux.  Les 
reîtres  baisent  la  terre  lorsqu'ils  aperçoivent  Charles  IX  qui  va 
à  la  rencontre  de  leur  colonel  ;  de  même,  les  Espagnols  et  les 
Gascons  baisent  la  terre  en  signe  d'hommage  à  leur  capitaine 
Mon  lue. 

C'était,  d'autre  part,  l'expression  de  l'humiliation  chrétienne, 
la  résignation  suprême  à  la  volonté  divine,  avant  d'attaquer 
l'ennemi  :  c'est  là  le  sens  de  la  locution  baiser  la  terre  dans 
Rabelais,  chez  d'Aubigné  et  dans  Carloix. 

iMais  qu'il  s'agisse  d'un  supérieur  ou  de  Dieu,  cette  manifes- 
tation d'hommage,  foncièrement  orientale,  a  sa  source  immédiate 
dans  la  Sainte  Ecriture,  tout  particulièrement  dans  l'Ancien 
Testament. 

Ce  n'est  pas  tout. 

La  poignée  de  terre  que  les  Lansquenets  Jetaient  (au  dire  de 
Paul  Jove  et  de  Brantôme)  derrière  les  épaules,  à  leur  mode, 
lait  allusion  à  un  rite  encore  pratiqué  dans  plusieurs  pays  :  on 

(i)  Paulin  Paris,  Guillaume  de  Tyr  et  ses  continuateurs,  texte  fran- 
çais du  xiMû  siècle,  Paris,  1879-1880,  t.  II,  p.  234  et  270. 

Une  trace  de  cet  usage  a  survécu  dans  le  cérémonial  de  la  cour  otto- 
mane: «  I.orsqu'on  se  présente  chez  les  grands..,,  on  fait  une  profonde 
inclination,  en  portant  la  main  droite  vers  la  terre  et  la  ramenant  ensuite 
vers  la  bouche...  »(M.  d'Ohsson,  Tableau  général  de  l'Empire  Ottoman, 
Paris,   1788-1824,1.  IV,  p.  35G). 


RITES  ET  CROYANCES  297 

jette  par  dessus  son  épaule,  sans  regarder,  un  objet  qui  doit 
emporter  un  mal  ou  apaiser  un  esprit.  Ce  lancement  de  terre 
par  dessus  la  tête  est  un  usage  à  la  fois  symbolique  et  supersti- 
tieux (i). 

Quant  à  la  seconde  image  mentionnée  par  Rabelais,  elle  est 
commune  aux  hommes  et  aux  bêtes,  quand,  au  lieu  de  reculer, 
ils  baissent  la  tête  pour  faire  face  au  danger.  Le  costume  mili- 
taire du  Moyen  Age  obligeait  d'ailleurs  les  hommes  d'armes,  en 
allant  au  combat,  à  pencher  la  tête  en  avant  pour  éviter  les 
traits  qui  pouvaient  les  blesser  au  visage  malgré  leur  visière 
baissée.  Le  chroniqueur  Monstrelet  l'affirme  expressément  (t.  I, 
fol.- 375,  col.  2)  :  «  Et  les  François  commencèrent  à  incliner 
leurs  chefs,  afin  que  les  traits  n'entrassent  en  leurs  visières  de 
leurs  bassinets,  et  aussi  allèrent  un  petit  à  l'encontre  d'eux  et 
les  firent  un  peu  reculer  ». 

De  là  se  jeter  tête  baissée  dans  la  bataille  avec  l'acception  d'in- 
trépidité : 

L'âme  doit  se  raidir  plus  elle  est  menace'e 
Et  contre  la  fortune  aller  iete  baissée. 

(Corneille,  Médée,  acte  I,  se.  v). 

Voici  deux  témoignages  tirés  des  Commentaires  de  Monluc 
(t.  I,  p.  300  et  385): 

Le  14  septembre  1541,  à  Boulogne,  pressé  par  les  Anglais  et 
retiré  dans  une  église  avec  quelques  soldats,  Monluc  se  décide 
à  faire  tête  aux  ennemis  :  «  Si  d'adventure  les  ennemis  reve- 
noient  à  eux...,  qu'ils  les  chargeassent.  Et  je  m'en  allay  à  la 
dicte  bresche,  où  je  vis  desja  dix  ou  douze  Anglois,  vers  les- 
quels baissâmes  la  teste...  ». 

Fin  1552,  le  capitaine  Charry,  avant  d'attaquer  les  assiégeants 
de  Saint-Damien,  fait  ses  recommandations  :  «  Voilà  le  dernier 
corps  de  garde  des  gens  de  pied...  Dès  que  vous  me  verres  at- 
tacquer  au  corps  de  garde,  passés  oultre  le  grand  pas...  et  vous 
rendes  à  la  porte  de  la  ville.  Tous  d'une  volonté  baissarent  la 
teste  ». 


(i)  Voy.,  sur  ce  transfert  du  mal  d'un  être  humain  à  une  substance 
matérielle  qu'il  faut  rejeter  loin  de  soi,  Frazer,  Le  Raineau  d'or,  t.  II, 
1.  II.  Laurent  Joubert,  parlant  dans  ses  Erreurs  populaires  (i5So)  des 
remèdes  superstitieux,  cite  entre  autres  exemples  celui-ci  (n«  partie, 
p.  217)  :  «  Pour  faire  perdre  ses  verrues,  prenez  une  poignée  de  sel  et 
allez  tout  courant  la  jeter  dans  un  four,  et  les  verrues  s'esvanouiront  ». 


298  FAITS  TRADITIONNELS 

Dans  ce  dernier  texte,  l'expression  indique  en  outre,  tout  comme 
baiser  la  terre^  un  acte  de  soumission  ou  de  résignation.  L'une  et 
l'autre  images  sont  également  empruntées  à  la  réalité  contempo- 
raine et  rappellent  des  pratiques  militaires  en  usage  au  xvi"  siècle. 

II.  —  Saints  et  saintes. 

Le  culte  des  saints  était  très  répandu  dans  la  Gaule  chré- 
tienne, comme  le  prouve  le  nombre  considérable  de  lieux  por- 
tant des  noms  de  saints,  dont  la  plupart  remontent  au  xii'  siècle. 
Les  croyances  à  leurs  vertus  bienfaisantes  revêtaient  des  formes 
multiples.  Il  est  intéressant  d'en  relever  quelques  aspects  ty- 
piques. 

Saints  guérisseurs.  — Dès  l'époque  mérovingienne,  les  saints 
étaient  invoqués  comme  guérisseurs  de  maladies  (i).  De  là  l'ex- 
pression mal  de  saint,  c'est-à-dire  mal  dont  la  guérison  peut  être 
obtenue  par  l'intercession  particulière  de  tel  ou  tel  saint, 
expression  qui  subsiste  dans  la  langue  jusqu'au  temps  de  Ma- 
thurin  Régnier  {Satire  xi)  : 

Si  c'estoit  mal  de  saint  ou  de  fièvre  quarte... 

Henri  P3stienne  nous  a  laissé  une  ample  nomenclature  de 
saints  guérisseurs  sous  le  titre  :  «  Saincts  et  sainctes  medccinans 
et  medecinantes  (2)  ». 

Le  rôle  curatif  attribué  à  chacun  d'eux  était  souvent  acciden- 
tel et  résultait  de  simples  assonances.  C'est  ainsi  que  saint  Acaire 
ou  Acharius,  évoque  de  Noyon  (623),  guérissait  les  «  acariâ- 
tres »  (3);  saint  Eutrope,  premier  évcque  de  Saintes,  les 
«  hydropiques  »;  saint  Genou  (ou  saint  Gendalfus),  évêque  de 
Cahors,  mort  en  Berry,  la  goutte  «  qui  se  loge  volontiers  au 
genou  »,  alors  que  saint  Main  (4)  ou  Méen  (en  latin  Meoenius)^ 

(i)  Voy.  l'ouvrage  d'A.  Marignan,  Etudes  sur  la  civilisation  française, 
t.  II,  Le  Culte  des  saints  sous  les  Mérovingiens,  Paris,  iSgq,  p.  189  et 
suiv. 

Dans  le  roman  de  Rabelais,  S.  Jean  et  S.  Antoine  sont  le  plus  sou- 
vent cités  (le  premier  8  fois,  le  deuxième  5  fois);  viennent  ensuite 
S.  Martin  et  S.  Nicolas  (chacun  4  fois),  S.  Cristophlc  et  S.  Benoit  (cha- 
cun 3  fois),  etc. 

(2)  Apologie  pour  Hérodote,  t.  II,  p.  3ii  à  3i6. 

(3)  Comme  (Jalvin  {In<itilulion,  1.  1,  ch.  ix),  Rabelais  écrit  acariastre 
(1.  I,  ch.  II),  graphie  précédée  par  celle  d'aquariastre,  dans  Meschinot, 
Lunettes  des  Princes  (avant  1491),  éd.  GourcufT,  p.    119. 

(4)  Nom  cité  par  la  Briefve  Déclaration  et  par  Paré.  Cf.  du  Fail,  Pro- 


RITES  ET  CROYANCES  299 

premier  évêque  de  Ghé  en  Bretagne,  guérissait  de  la  rogne  des 
mains  (i). 

D'autre  part,  la  vertu  du  saint  était  induite  de  rapprochements 
au  petit  bonheur,  par  ét)'mologie  populaire.  C'est  ainsi  que  le 
nom  de  saint  Aignan  ou  Anianus,  évêque  d'Orléans  (v'  siècle), 
devenu  par  agglutination  saint  Teignan,  était  invoqué  par  suite 
contre  la  teigne  (2). 

Rabelais,  par  la  bouche  de  Grandgousier  s'élève  contre  ces 
croyances  superstitieuses  (3). 

Saints  dispensateurs  de  maladies.  — A  côté  des  saints  gué- 
risseurs, s'en  trouvent  d'autres  qui  infligent  des  maladies  comme 
châtiments. 

Dans  le  chapitre  de  Gargantua  que  nous  venons  de  citer, 
Rabelais  fait  mention  de  saints  dispensateurs  de  maladies  (4). 

pos  rustiques,  ch.  viii  (p.  60,  éd.  La  Borderie)  :  «  Tant  en  y  a  des  voya- 
geurs, les  uns  à  saint  Claude,  à  saint  Main...  m. 

(i)  La  dernière  édition  de  Ménage  (lySo)  reproduit  entête  le  Voc.ibu- 
laire  hagiologique  de  Chastelain.  Voy.  en  dernier  lieu  un  travail  de 
Schiitzer  sur  les  Déformations  des  noms  français  de  saints  (dans  les  Ro- 
manische  Forschungen  de  igoS)  et  notre  Hist.  nat.  Rab.,  p.  38 1  à  386. 

(2)  La  revue  Mélusine,  t.  IV^,  donne  une  liste  de  ces  déformations 
hagiologiques. 

(3)  Voici  le  passage  (1.  I,  ch.  xlv)  :  «  Ainsi  preschoit  à  Sinays  un  Ca- 
phart,  que  Sainct  Antoine  metoit  le  feu  es  jambes.  Sainct  Eutrope  fai- 
soit  les  hydropiques.  Sainct  Gildas  les  folz.  Sainct  Genou  les  gouttes. 
Mais  je  le  puniz  en  tel  exemple,  quoi  qu'il  me  appellast  Hérétique,  que 
depuis  ce  temps  Caphart  quiconque  n'ait  auzé  entrer  en  mes  terres. 
Et  m'esbahys  si  vostre  roy  les  laisse  prescher  par  son  royaulme  telz 
scandales.  Car  plus  sont  à  punir  que  ceulx  qui,  par  art  magicque  ou 
aultre  engin,  auroient  mis  la  peste  par  le  pays.  La  peste  ne  tue  que  le 
corps.  Mais  telz  imposteurs  empoisonnent  les  âmes  ». 

Des  saints  vénérés  en  Gaule,  le  plus  populaire  (comme  l'atteste  le 
grandjnombre  de  ses  sanctuaires)  était  saint  Martin,  dont  le  nom  revient 
souvent  dans  le  roman.  A  l'occasion  du  transfert  du  corps  du  saint  à 
Tours,  Rabelais  se  fait  l'écho  d'une  croyance  générale,  en  disant  (1.  III, 
ch.  xLvii)  que  «  les  maladies  fuyoient  à  la  venue  du  corps  saint  Martin 
à  Quandes  ». 

(4)  Grandgousier,  s'adressant  aux  pèlerins  amenés  par  Frère  Jean, 
leur  demande  :  c  Qu'alliez-vous  faire  à  sainct  Sébastian  ? 

—  Nous  allions  (dist  Lasdaller)  luy  offrir  noz  votes   contre  la  peste. 

—  O  (dist  Grandgousier),  pauvres  gens,  estimez  vous  que  la  peste  vienne 
de  sainct  Sébastian?  — Ouy  vrayement  (répondit  Lasdaller),  nos  pre- 
scheurs  nous  l'afferment. 

^  Ouy  (dit  Grandgousier),  les  faulx  prophètes  vous  annoncent  ils  telz 
abuz  ?  Blasphèment  ilz  en   ceste    façon  les  justes  et   sainctz  de  Dieu, 


3 00  FAITS  TRADITIONNELS 

C'était  en  effet  l'écho  d'une  doctrineprêchée  publiquement  (i), 
si  l'on  en  croit  Calvin  (dans  son  Traité  des  reliques,  i'543) 
et  Henri  Estienne  (dans  son  Apologie  pour  Hérodote,  1566). 
iMais  dans  les  livres  d'Heures,  saint  Sébastien,  martyr  du  m'  siè- 
cle (286-288),  est  invoqué  uniquement  comme  guérisseur  de  la 
peste  :  «  Deus  qui  beatum  Sébastianum  Martyrem  tuum  in  tua 
fide  et  dilectione  tam  ardenter  solidasti...  da  nobis  miseris  pec- 
catoribus  dignis  ejus  meritis  et  intercessionibus,  in  tribulatione 
auxilium...  contra  pesa^m  epà/eni/ceremedium...  (2)  ». 

Saints  grêleurs.  —  Rabelais  fait  aussi  mention  plaisante 
d'une  autre  vertu  attribuée  à  certains  saints,  d'après  la  place 
occupée  par  leur  fête  dans  le  calendrier  liturgique.  Le  médecin 
Rondibilis  raconte  de  Tinteville,  évêque  d'Auxerre  (1.  li), 
ch.  xxxiii)  :  «  Plusieurs  années  il  veid  lamentablement  le  bour- 
geon perdu  par  les  gelées,  bruines,  frimatz,  verglatz,  froidures, 
gresles  et  cah.mitez  advenues  par  les  festes  des  S.  Georges, 
Marc,  Vital,  Eutrope,  Philippe,  saincte  Croix,  l'Ascension,  et 
aultres,  qui  sont  en  temps  que  le  Soleil  passe  soubs  le  signe  de 
Taurus.  Et  entra  en  ceste  opinion,  que  les  saincts  susditz  es- 
toient  saincts  gresleurs,  geleurs,  et  guasteurs  du  bourgeon  ». 

Aujourd'hui,  clans  plusieurs  pays,  on  désigne  ces  dates  cri- 
tiques sous  le  nom  de  saints  de  glace.  Ils  sont  quatre  en  Pi- 
cardie 

Georget,  Marquet,  Croiser,  Urbanet, 
Sont  des  méchants  guerchonnets. 

Dans  le  Midi,  les  «  quatre  cavaliers  »  sont  Jourguet,  Marquet, 
Troupet  (Eutrope)  et  Croiset,  ce  dernier  symbolisant  la  Sainte 
Croix  mentionnée  par  Rabelais.  En  Franche-Comté,  ces  saints 
sont  au  nombre  de  cinq:  Geourgeot,  Marquot,  Philipot,  Croisot 
et  Jeannot  (3). 

Sainte  marguerite.  —  Cette  sainte,  vierge  et  martyre  (290  a. 
J.-Ch.),  était  invoquée  par  les  femmes  en  couches  pour  leur 
délivrance  (4).  On  leur  lisait  sa  Vie  et  même  on  en  appliquait 
le  livret  sur  la  poitrine  des  malades. 

qu'ilz  les  font  semblables  aux  diables,  qui  ne  font  que  mal  entre  les 
humains  ?  » 

(i)  Dr.  H.  Folet,  dans  Rev.  Et.  Rab.,  t.  IV,  p,  kjq  à  216. 

(2)  Du  Broc  de  Segagne,  ouvrage  cité,  t.  I,  p.  59  à  (')4. 

(3)  Voy.  Paul  Scbillot,  Folklore,  t.  I,  p.  12 3. 

(4)  Cf.  Oudin,  (.'uriositcj  (i(').^())  :  «  11  ne  faut  point  lire  la  Vie  de  sainte 
Marguerite,  nous  avons  belle  délivrance.  Cela  se  dit  quand  on  voit  la 
compagnie  manger  fort  vite  ou  de  bon  appétit  » 


RITES  ET  CROYANCES  3oi 

Cette  croyance  est  ancienne  et  on  en  trouve  l'écho  dans  les 
Miracles  de  Notre  Dame,  à  propos  du  «  miracle  de  l'enfant 
donné  au  diable  »  (t.  1,  v.  290  et  suiv.)   : 

La  voisine.  Tenez,  mettez  sur  vostre  pis 
La  vie  qui  cy  est  escripte  : 
Elle  est  de  sainte  Marguerite; 
Si  serés  tantost  délivrée. 
La  dame.  Sainte  Marguerite  honore'e, 
Dame,  me  vueillez  faire  aïel 

Rabelais  fait  allusion  à  cette  croyance  dans  son  Prologue  du 
Pantagruel  (i)  et  dans  les  consolations  évangéliques  que  Gar- 
gamelle  en  mal  d'enfant  reçoit  de  Grandgousier  (2). 

Cette  Vie  de  sainte  Marguerite,  tirée  de  la  Légende  dorée, 
est  devenue  un  des  livres  de  colportage  les  plus  répandus  dans 
les  campagnes  (3).  Voici  le  passage  qui  a  donné  naissance  à 
cette  vertu  de  la  sainte.  Au  moment  où  le  bourreau  reçoit  l'or- 
dre de  trancher  la  tête  à  la  vierge  martyre,  Marguerite,  levant 
une  dernière  fois  les  yeux  au  ciel,  adresse  à  Dieu  cette  prière  : 

Quand  femme  en  travail 
D'enfant,  rigoureux  mal, 
Une  prompte  allégeance. 
Je  vous  prie  leur  donner, 
O  Dieu  plein  de  bonté  I 
En  lisant  mes  souffrances  (4). 

Chose  curieuse!  L'érudit  théologien  Jean-Baptiste  Thiers, 
curé  de  Vibray,  prend  la  défense  de  cette  croyance  vulgaire, 
comme  bonne  et  légitime  :  «  Les  femmes  peuvent  sans  supers- 
tition implorer  l'assistance  de  sainte  Marguerite  dans  leur 
grossesse.  Ce  culte  est  bon  en  soi,  il  est  légitime,  il  n'a  rien  de 
superstitieux  (5)  ».  Et  l'auteur  d'invoquer  à  l'appui  le  concile 
de  Trente,  qui  recommande  l'invocation  des  saints. 

(1)  «  Les  femmes  estans  en  mal  d'enfant  [sentent  allégement  mani- 
feste], quand  on  leur  leist  la  vie  de  saincte  Marguerite  ». 

(2)  «  Ha,  dist  elle,  vous  dictes  bien,  et  aime  beaucoup  mieulx  ouir 
telz  propos  de  l'Evangile,  et  mieulx  m'en  trouve  que  de  ouir  la  vie  de 
sainte  Marguerite,  ou  quelque  autre  capharderie  »  (1,  I,  ch.  vi). 

(3)  Voy.  Ch.  Nisard,  Livres  populaires,  t.  II,  p.  166  et  suiv.  En  voici 
le  titre  :  La  Vie  de  Mad.  Saincte  Marguerite,  vierge  et  martyre,  avec 
une  oraison,  Troyes,  s.  d. 

(4)  Idem,  ibidem. 

(5)  Traité  des  superstitions  selon  V Ecriture  sainte,  les  décrets  des  Con- 
ciles et  les  sentimens  des  saints  Pères  et  des  Théologiens,  Paris,  1697, 


302  FAITS  TRADITIONNELS 


III.  —  Préjugés  divers. 

Les  préjugés  populaires  sont  innombrables.  En  voici  quelques- 
uns  qui  se  sont  perpétués  jusqu'à  nous  et  qu'on  trouve  chez 
Rabelais. 

1°  Les  enfants  naissent  par  V oreille. 

Gargantua, en  venant  au  monde,  sort  «par  l*aureiile  senestre» 
de  Gargamelle  (1.  I,  ch.  vi).  C'est  habituellement  une  plaisan- 
terie, dont  on  use  pour  éviter  de  répondre  aux  questions  enfanti- 
nes (on  dit  aujourd'hui  que  les  enfants  naissent  dans  les  choux)  ; 
mais  l'Agnès  de  Molière  demande  encore  : 

Avec  une  innocence  à  nulle  autre  pareille, 

Si  les enfans  qu'on  fait  se    faisoient  par  l'oreille? 

{Ecole  des  femmes^  acte  I,  se.  i). 

On  en  trouve  l'écho  dans  ces  vers  d'un  vieux  Noël  : 

Gaude,  Virgo,  mater  Christiy 
Quœ  per  aurem  concepisti... 

2°  Les  seins  durs  des  nourrices  rendent  les  enfants  camus  {i). 

Ce  n'est  pas  là  seulement  un  trait  de  l'humour  rabelaisien, 
comme  on  pourrait  croire,  mais  l'énoncé  d'un  préjugé  médical 
de  l'époque.  Le  chapitre  qu'Ambroise  Paré  intitule  dans  son 
Anatomie  (1561):  «  Des  mammelles  et  de  la  poitrine  de  la  nour- 
rice »,  est  comme  l'écho  des  paroles  de  Frère  Jean  (1.  XVIll, 
ch.  xxv)  :  «  Les  mammelles  qui  sont  dures  et  serrées  ont  le  lait 
quasi  estouffc,  par  quoy  est  plus  difficile  à  l'enfant  de  la  succer 
et  tirer.  D'abondant,  l'enfant  imprime  le  bout  de  son  nez  à  la 
mammelle  :  la  trouvant  trop  dure,  se  fasche  et  ne  veut  teter  et 
quelquefois  en  devient  camus  ». 

Cette  même  opinion  se  retrouve  chez  Des  Périers  (nouv.  xlviii) 

II«  éd.  1703,  3  vol.,  III»  éd.  1742,  t.  II,  p.  88.  Il  note  pourtant  ailleurs 
(t.  I,  p.  109)  :  ((  Les  moines  de  C.  G.  D.  P.  ceignent  les  femmes  gros- 
ses d'une  ceinture  de  sainte  Marguerite.  Ils  assurent  ces  femmes  qu'el- 
les seront  heureusement  délivrées  de  leur  grossesse  par  la  vertu  mira- 
culeuse de  cette  ceinture  ». 

(i)  «  Pouquoy  (dist  Gargantua)  est  ce  que  frerc  Jean  a  si  beau  nez? 
Trut  avant  (dist  le  moyne),  selon  vraye  Philosophie  monasticque,  c'est 
par  ce  que  ma  nourrice  avoit  les  tetins  moletz,  en  l'alaictant,  mon  nez  y 
enfondroit  comme  en  beurre,  et  là  s'elevoit  et  croissoit  comme  la  paste 
dedans  la  met.   Les  durs  tetins  de  nourrice  font  les  enfans  camus  » 

(1.    I,  ch.   XLI). 


RITES  ET  CROYANCES  3o3 

et  chez  Guillaume  Bouchet  (xxiv°  des  Serées).  Elle  persiste  au 
xvif  siècle  et  le  grammairien  alsacien  David  Martin  ne  l'oublie 
pas  dans  son  Parlement  Nouveau  (1637)  (i). 

3°  Za  force  virile  réside  dans  les  poils. 

Croyance  universelle  (2),  dont  la  légende  de  Samson  chez  les 
Hébreux  et  le  dicton  romain  Vir  pilosus  aut  fortis  aut  libidino- 
sus  attestent  l'antiquité. 

Chez  Rabelais,  Pantagruel  vient  au  monde  «  à  tout  le  poil,  il 
fera  choses  merveilleuses  »  (1.  Il,  ch.  11),  et,  dans  le  pays  de 
Procuration,  «  les  Proculteux  et  Chicanoux  [sont]  gens  à  tout 
poil  »,  c'est-à-dire  forts  et  vigoureux,  capables  de  tout. 

Le  célèbre  médecin  lyonnais  Laurent  Joubert,  dans  ses  Er- 
reurs et  Propos  vulgaires,  pose  ces  deux  questions  de  psycho- 
logie populaire  :  «  S'il  est  vray  que  l'homme  tondu  ait  moins 
de  force  ?  »  et  «  Pourquoy  dit-on  de  celuy  qui  est  brusq  et 
vergalant  qu'il  est  né  à  tout  le  poil  f  (3)  » 

Cette  croyance  est  toujours  vivace.  Elle  a  trouvé  son  expres- 
sion la  plus  récente  dans  les  Poilus  de  la  grande  Guerre. 

4''  Science  inséparable  d'extravagance. 

Le  plus  curieux  de  ces  préjugés  est  celui  qui  se  rattache  au 
savoir  inséparable  de  la  folie  :  «  Nullum  magnum  ingenium  sine 
mixtura  dementiae  fuit  »,  selon  le  vieux  dicton  de  Sénèque,  ou 
comme  l'écrit  Laurent  Joubert  qui  se  borne,  dans  ses  Erreurs 
populaires,  à  énoncer  la  question  sans  la  traiter  :  «  Pourquoy 
dist-on  que  de  trop  estudier,  l'on  devient  fol  }  (4)  ». 

Epistémon,  alléguant  Properce  et  TibuUe,  à  côté  de  Por- 
phyre, Panurge  lui  répond  (l.  III,  ch.  xviii)  :  «  Vra3ement  vous 
me  alléguez  de  gentilz  veaulx.  Ils  feurent  folz  comme  poètes,  et 
resveurs  comme  philosophes  :  autant  pleins  de  fine  folie  (5), 
comme  estoit  leur  philosophie  ». 

De  là  le  terme  saige-fol,  dont  se  sert  notre  auteur,  répondant 

(i)  Cf.  ch.  XV,  De  l'anatomiste  :  «  Quant  à  la  forme  du  nez,  l'un  l'a 
aquilin,...  l'autre  est  camus  ou  camard,  a  un  nez  d'as  de  treffie  ou  de 
pompette,  et  si  on  en  jette  le  chat  aux  jambes  à  sa  nourrice  qui  avait  les 
tetins  trop  durs,  et  le  luy  ont  ainsi  rebouché  ». 

(2)  James  Frazer,  Le  Rameau  d'or,  t.  I,  p.  28-3o,  102,  etc. 

(3)  Erreurs  populaires  et  Propos  vulgaires  touchant  la  médecine  et  le 
régime  de  santé,  explique^  ou  réfute:^,  Bordeaux,  iSyg,  p.  3o  et  47. 

(4)  Idem,  ibidem,  p.  46,  n»  45. 

(5)  Tahureau  s'en  est  souvenu  {Dialogues,  p.  iio):  «  ...  ceste  Jîne  fo- 
lie^  je  voulois  dire  Philosophie  ».  Il  y  a  là  une  équivoque  par  asso- 
nance. 


304  FAITS  TRADITIONNELS 

à  celui  de  morosophe,  épithète  favorite  d'Erasme,  que  Rabelais 
donne  à  «  l'unicque  non  lunaticque  TribouUet  »  (1.  III,  ch.  xlvi). 

Cette  association  d'idées  a  trouvé  son  expression  en  moyen 
français,  où  philosophe  est  souvent  remplacé  par  Jilofol.  Sui- 
vons-en l'évolution. 

Le  mot  philosophe  possède  en  ancien  et  moyen  français  les 
acceptions  les  plus  diverses.  Le  sens  de  «  naturaliste  »  l'emporte 
du  xiii'  au  xvi'  siècle,  et  encore  au  xvii"  Chapelain  écrit  (i)  : 
a  Monsieur  de  Neuré,  philosophe  de  la  première  classe  et  en 
qui  les  expériences  des  choses  naturelles  trouvent  un  juge  équi- 
table et  éclairé  ». 

Palissy  le  donne  aux  alchimistes (2),  alors  que  dans  les  Gran- 
des et  inestimables  Cronicques  de  Gargantua,  il  est  synonyme 
de  magicien  ou  d'enchanteur  (3).  Enfin,  Brantôme  l'applique 
aux  astrologues,  identification  foncièrement  populaire  (4). 

Quant  à  la  forme  fllofol,  équivoque  analogue  à  la  fine  folie, 
pour  philosophie,  de  Rabelais,  le  plus  ancien  exemple  se  ren- 
contre au  Mystère  de  Saint  Quentin  de  la  fin  du  xv'  siècle  : 

586o.     Et  je  voy  assemblez  mes  sos 
Et  tous  mes  philo/oliens...  (5) 

et  se  lit  encore  au  xvi'  siècle  chez  Des  Periers  (6). 

Le  jeu  de  mots  se  rencontre  également  dans  Boccace  (7)  et 


(i)  Lettres,  t.  II,  p.  448. 

(2)  Cf.  Recepte  véritable  (i5G3),  éd.  Fillon,  p.  GG  :  «  Les  philosophes 
disent  que  l'or  potable  est  de  soulphre  et  d'argent  vif  ». 

(3)  «  Au  temps  du  bon  roy  Artus,  il  estoit  ung  grant  philosophe 
nommé  Merlin,  lequel  estoit  expert  en  l'art  de  nigromance  plus  que  nul 
homme  du  monde  ».  Ed.  Marty-Laveaux,  t.  IV,  p.  25. 

Cf.  Jean  Le  Maire,  Œuvres,  t.  III,  p.  278  :  «  Un  moyne  philosophe  et 
nécromancien,  lequel  estoit  expert  en  l'art  de  Toulette...  » 

{4)  Cf.  Œuvres,  t.  VIII,  p.  108:  «  Madame  Renée  de  France  (i5io- 
iSyb)  avoit  fort  estudié,  et  l'ay  veue  fort  sçavante  discourir  fort  haute- 
ment et  gravement  de  toutes  sciences,  jusques  à  l'astrologie  et  cognois- 
sance  des  astres,  dont  je  l'en  vis  ung  jour  entretenir  la  reyne  mère, 
qui,  l'oyant  ainsin  parler,  dict  que  le  plus  grand  philosophe  du  monde 
n'en  sçauroit  mieux  parler  ». 

(5)  Le  Glossaire  du  Mystère  explique  à  tort  philo/oliens  par  «  amis 
des  fous  ». 

(G)  Nouv.  Lxviri  :  «  Par  Dieu  !  si  je  n'cstois  philosophe,  je  te  romprois 
la  teste,  gros  sot  que  tu  es!  Tous  deux  en  tenoyent  :  vray  est  que 
l'un  estoit /o/,  et  l'aultre  philofolc  ». 

(7)  Décaméron,  11°  journée,  nouv.  ix  :  t  Non  sono  fiso/olo  ». 


RITES  ET  CROYANCES  3o5 

en  roumain,  le  mot  filosof  côtoie  sa  forme  altérée  Jîroscos 
(«  pri%-é  du  bon  sens,  fou  »),  qui  désigne  spécialement  l'homme 
avisé  et  expérimenté,  spirituel  et  inventif  (i). 

C'est  l'écho  d'une  croyance  que  n'oublie  pas  de  relever  au 
XVI i'  siècle  le  prince  Démètre  Cantémir,  à  propos  du  proverbe 
moldave  Où  grand  saaoir,  grande  folie  :  «  Non  seulement  les 
Moldaves  ne  sont  pas  amateurs  de  sciences,  mais  ils  les  détes- 
tent. C'est  ainsi  que  les  sciences  et  les  beaux-arts  ne  leur  sont 
même  pas  connus  de  nom.  Ils  prétendent  que  les  savants  de- 
viennent fous,  et  lorsqu'ils  veulent  louer  le  savoir  de  quelqu'un, 
ils  disent  qu'il  est  devenu  fou  à  force  de  science  (2)  ». 

Les  penseurs  modernes,  comme  Schopenhauer,  ont  émis  des 
vues  analogues  sur  les  rapports  entre  le  génie  et  la  folie.  Molière 
avait  déjà  dit  dans  le  Médecin  malgré  lui  (acte  I,  se.  v)  :  «  C'est 
une  chose  admirable  que  tous  les  grands  hommes  ont  toujours 
du  caprice,  quelque  petit  grain  de  folie  mêlé  à  leur  science  (3)  ». 

(i)  Voy.  les  textes  cités  dans  Romania,  t.  XVII,  p.  599  à  602. 

(2)  Cantemirii  Descriptio  Moldavice,  éd.  de  l'Académie  roumaine, 
1872,  p.  126  ;  «  Erudiîos  non  posse  non  mente  privari  existimant,  adeo 
ut  si  cujus  laudare  voluerint  doctrinam,  eum  pra^  nimia  scientia  stul- 
tura  evasisse  dicant  ». 

(3)  Cf.  Le  Moyen  de  parvenir,  ch.  xli  :  «  Tu  es  tant  sçavant  en  tes 
spéculations  que  tu  es  fou  ». 


20 


CHAPITRE  VII 
SUPERSTITIONS 


Le  domaine  des  superstitions  est  infini  et  leurs  variétés  in- 
nombrables. Plusieurs  remontent  aux  origines  mêmes  de  l'hu- 
manité et  persistent  encore  de  nos  jours.  Nous  allons  passer  en 
revue  les  plus  notoires  au  xvf  siècle,  principalement  à  l'époque 
de  Rabelais. 

I.  —  Présages  et  pronostics. 

Les  présages  et  pronostics  présentent  des  aspects  très  variés. 
Laissons  de  côté  les  pronostics  agricoles  que  du  Fail  mentionne 
dans  les  campagnes  (i  ),  et  attachons -nous,  parmi  ces  présages, 
à  un  groupe  très  important  qui  a  laissé  des  traces  à  toutes  les 
époques  et  chez  tous  les  peuples,  et  dont  le  terme  malencontre 
a  gardé  le  souvenir  jusqu'à  nous. 

Le  mot  signifie  littéralement  «  mauvaise  rencontre  »  avec 
les  suites  malheureuses  qu'elle  comporte,  suivant  la  valeur 
symbolique  que  la  tradition  attache  aux  personnes  et  aux  ani- 
maux rencontrés  à  la  première  sortie  du  matin  (2). 

(î)  Au  IV®  chapitre  de  ses  Propos  rustiques  (en  grande  partie  d'après 
Pline,  1.  XVIII,  ch.  iv).  Charles  Estienne  en  donne  également,  dans  sa 
Maison  rustique  (i554  et  1  5G4),  une  liste  copieuse,  ainsi  que  le  Calen- 
drier des  bergers^  dont  nous  parlerons  plus  loin. 

(2)  Nous  retrouvons  ce  terme,  avec  explication  et  exemples  à  l'appui, 
dans  la  première  édition  du  Dictionnaire  de  Robert  Estienne  (i538)  : 
«  Exitium,  infortunium  :  avoir  malencontre,  donner  malencontre,  porter 
malencontre  (qui  porte  malencontre,  Ominosus),  recevoir  malencontre. 
Dieu  nous  garde  de  ce  que  ce  malencontre  nous  signifie  (Moc  detestabile 
omen  avcrtat  Deus;,  un  signe  de  quelque  malencontre  advenir  (Porten- 
tum)  ». 

Le  premier  exemple  du  mot  est  dans  Joinville  (p.  387  :  «  Et  li  roys 
dist  que  malencontre  eust  teix  moquerie  »)  et  un  des  derniers  dans 
V Amour  magnifique  de  Molière  :  «  J'ai   craint  quelques  uns  des  acci- 


SUPERSTITIONS  3o7 

Au  xvi'  siècle  le  mot  et  la  chose  sont  fréquents.  Voici  quel- 
ques citations  dans  leur  ordre  chronologique  : 

Jean  Le  Maire,  dans  ses  Illustrations  de  Gaule  (1.  II,  ch.  viii)  : 
«  Les  chats  huans  et  les  cormorans  qui  sont  oyseaux  funèbres 
de  mortelle  signification  et  de  malencontre  ». 

Rabelais,  à  propos  du  costume  de  Gargantua  (1.  I,  ch.  viii): 
«  Son  père  Grandgousier  disoit  que  ces  bonnetz  à  la  Marrabeise 
faictz  comme  une  crouste  de  pasté  porteroient  quelque  jour  maie 
encontre  à  leurs  tonduz  ». 

Et  à  l'occasion  delà  dispute  entre  les  bergers  de  Gargantua  et 
les  fouaciers  de  Lerné  (1.  I,  ch.  xxv)  :  «  Ce  faict,  et  bergicrs  et 
bergieres  feirent  chère  lye  avecques  ces  fouaces  et  beaulx  raisins, 
et  se  rigollerent  ensemble  au  son  de  la  belle  bouzine  :  se  moc- 
quans  de  ces  beaulx  fouaciers  glorieux  qui  avoient  trouvé  maie 
encontre,  par  faulte  de  s'estre  seignez  de  la  bonne  main  au 
matin  ». 

Deux  autres  passages  où  figure  le  mot  sont  en  intime  con- 
nexion avec  les  moines,  cause  principale  de  malencontre,  et  nous 
y  reviendrons  tout  à  l'heure. 

Baïf  prend  le  mot  dans  un  sens  plus  général  : 

Don  d'ennemy,  c^ est  malencontre...  (i) 

Et  Larivey,  dans  sa  comédie  Les  Jaloux  (acte  III,  se.  m)  : 
«  Ou  je  suis  seulement  née  pour  me  pronostiquer  tout  malen- 
contre, ou  le  respect  que  Je  vais  avoir  à  ce  sot  Fierabras,  m'ap- 
portera quelques  dommages  »  (2). 

Nous  allons  maintenant  suivre  l'universalité  de  ces  présages 
et  leurs  multiples  aspects. 

Dans  l'Antiquité,  en  Grèce,  ce  genre  de  pronostics  était  connu 
sous  le  nom  d'êvôS-.a  c6p.6o>.oc,  c'est-à-dire  présages  suivant  les 
objets  qu'on  rencontre  en  cheminant  (3),  ou  encore  sous  celui  de 

dens  qui  arrivent  d'ordinaire  dans  ces  confusions.  Cette  nuit,  j'ai  songé 
du  poisson  mort  et  d'œufs  cassés,  et  j'ai  appris  du  seigneur  Anaxarque 
que  les  œufs  cassés  et  le  poisson  mort  signifient  malencontre  ». 

(1)  Œuvres,  éd.  Marty-Laveaux,  t.  V,  p.  2. 

(2)  La  Comédie  des  Proverbes  cite  le  pendant  bojine  encontre,  rencon- 
tre heureuse  ou  favorable,  suivant  les  mêmes  présages  traditionnels 
(acte  III,  se.  vn)  ;  «  Dieu  me  doint  aussi  bonne  encontre,  comme  mon 
songe  semble  me  la  promettre  :  il  me  sembloit  que  j'a.vois  trouvé  deux 
enfans  pour  un.  Je  m'en  vais  me  recommander  à  Nostre  Dame  de  Re- 
couvrance  ». 

(3)  Chez  les  Allemands,  ces  présages  portent  le  nom  d'Angang,  pen- 


3o8  FAITS  TRADITIONNELS 

^'jaxvrr-oç,  dont  l'abord  est  funeste,  s'appliquant  aux  personnes 
ou  aux  animaux  avec  le  même  sens  que  notre  malencontre  (i). 

A  son  tour,  saint  Basile  parle  des  présages  induits  de  cer- 
taines rencontres  (2),  et  saint  Jean  Chrysostome  donne  des  dé- 
tails très  précis  sur  certaines  rencontres,  auxquelles  ses  contem- 
porains attribuaient  superstitieusement  de  funestes  effets  (3). 

Dans  un  sermon  de  saint  Eloy  (mort  en  659),  véritable  inven- 
taire des  superstitions  du  Moyen  Age,  on  lit  ce  passage  :  «  Nul- 
lus  observet  egrediens  aut  ingrediens  domuin,  quid  sibi  occur- 
rat,  vel  si  aliqua  vox  reclamantis  fîat,  aut  qualis  avis  cantus 
garriat,  vel  quid  etiam  portantem  videat  »  (4). 

Et  Jean  de  Salisbury,  moine  anglais  du  xii'  siècle,  qui  pas- 

dant  de  l'appellation  grecque  citée  et  re'pondant  à  notre  malencontre. 
Grimm,  dans  sa  Mythologie  (p.  gSj  à  947)  en  cite  de  nombreux,  exem- 
ples, auxquels  nous  renvoyons. 

(i)  Lucien  y  fait  allusion.  Dans  VEtimique,  Dioclès  s'écrie  (ch.  vi)  : 
«  Cette  sorte  de  gens  doivent  être  exclus  de  toutes  réunions.  C'est,  a- 
t-il  ajouté,  une  vue  de  mauvais  augurej  une  rencontre  Junestc,  que  de 
voir,  en  sortant  de  sa  maison,  un  de  ces  êtres  dégradés...  » 

Et  dans  son  Pseudologiste  (ch.  xvii)  :  «  Nous  avons  soin  d'éviter  la 
rencontre  des  gens  qui  boitent  du  pied  droit  :  c'est  un  mauvais  présage, 
surtout  le  matin.  Quand  on  voit  un  eunuque,  un  castrat,  un  sin^e^  en 
sortant  de  chez  soi,  on  revient  sur  ses  pas  et  l'on  rentre,  persuadé  que 
tout  ira  mal  ce  jour-là,  d'après  ce  mauvais  fâcheux  augure.  Eh  bien,  si 
au  commencement,  à  la  porte,  à  l'entrée,  au  matin  de  l'année,  on  aper- 
çoit un  mignon.. .,un  homme  rompu  et  consommé  dans  le  vice...,  on  ne 
le  fuirait  pas,  on  ne  le  comparerait  pas  à  un  jour  néfaste  ». 

(2)  '(  L'insolence  du  démon  contre  l'homme  est  si  grande  que  souvent 
il  l'oblige  de  s'en  retourner  au  logis,  de  se  détourner  de  son  chemin, 
ou  même  de  .se  boucher  les  yeux,  lorsqu'il  rencontre  un  chat,  ou  qu'un 
chien  vient  à  montrer  sa  tête,  ou  qu'il  se  présente  une  personne,  quoi- 
que de  ses  meilleurs  amis,  qui  a  mal  à  l'oeil  ou  à  la  cuisse  droite.  Se 
peut-il  rien  voir  de  plus  misérable  que  la  vie  de  ces  sortes  de  gens?  ». 
Cité  par  J.-B.  Thiers,   Traité  des  superstitions,  préface  et  t.  I,  p.  202. 

(3)  «  Il  arrive  souvent  (dit-il  au  peuple  d'Antioche)  que  quand  un 
homme  rencontre  un  borgne  ou  un  boiteux,  au  sortir  du  logis,  il  en  tire 
un  mauvais  présage...  Il  y  a  encore  quelque  chose  de  plus  ridicule  et 
que  je  n'ose  vous  dire  sans  confusion  et  sans  honte,  quoique  je  sois 
contraint  de  vous  le  dire  par  la  considération  de  votre  salut.  Si  l'on 
rencontre  une  jeune  fille  le  matin,  on  dit  que  la  journée  sera  stérile;  si 
l'on  rencontre  une  courtisane,  on  en  prend  un  bon  présage  pour  tout 
le  reste  du  jour...  Découvrez  les  ruses  du  diable  qui  nous  donne  de 
l'aversion  pour  une  vierge  sage  et  modeste  et  qui  nous  fait  saluer  avec 
inclination  ci  amour  une  femme  impudique  et  débauchée?»  {Ibidem), 

(4)  Voy.  d'Achery,  Spicilcgium,  t.  V,  p.   218. 


SUPERSTITIONS  SOQ 

sait  pour  l'homme  le  plus  instruit  de  son  temps,  nous  donne 
ces  renseignements  complémentaires  :  «  Si  egrediens  limen  cal- 
caveris  aut  in  via  olTenderis,  pedem  contine...  Leporis  timebis 
occursum,  liipo  obvio  congratulaberis  ;  ovibus  gratanter  obviam 
gradieris,  dum  capram  vites...  locusta  itinerantium  praepedit 
vota,  contra  cicacla  viatoris  promovet  gressum...  Sacerdotem 
obvium  aliumve  religiosum  dicunt  esse  infaustum  ;  feminam 
quoque,  quœ  capite  discooperto  incedit,  infelicem  crede,  nisi 
publica  sit  »  (i). 

Plusieurs  de  ces  signes  néfastes  se  sont  perpétués  jusqu'à  nous 
comme  raison  de  malencontre  ou  de  bonne  encontre.  Arrêtons - 
nous  à  deux  exemples  touchant  les  animaux. 

i'^  Belette.  — Théophraste  dans  ses  Caractères,  au  ch.  xvi 
intitulé  «  De  la  Superstition  »,  cite  la  rencontre  d'une  belette 
comme  funeste  (2). 

Alême  croyance  de  nos  jours  en  Anjou  (3),  en  Berry  (la  be- 
lette qui  coupe  la  route  à  quelqu'un,  lui  annonce  un  décès  im- 
prévu) et  en  Vendée,  le  paysan,  apercevant  une  belette,  comme 
le  Grec  de  Théophraste,  marche  à  reculons  en  poussant  trois 
pierres,  alors  que  le  campagnard  girondin  trace  une  croix  sur 
l'endroit  où  l'animal  a  passé  (4). 

2°  Lièvre.  —  On  lit  à  ce  sujet  de  curieux  détails  dans  V Evan- 
gile des  Quenouilles,  répertoire  des  croyances  vulgaires  du 
xv'  siècle  (5),  et  Froissart,  à  l'occasion  de  la  bataille  offerte  par 

(i)  Polycraticus  sive  de  nugis  curialiuin,  Leyde,  lôSg,  t.  I,  p.  i3. 

(2)  «  Un  homme  superstitieux,  s'il  voit  une  belette,  il  s'arrête  tout 
court,  et  il  ne  continue  pas  de  marcher,  que  quelqu'un  n'ait  passé 
avant  lui  par  le  même  endroit  que  cet  animal  a  traversé,  ou  qu'il  n'ait 
jeté  lui-même  trois  petites  pierres  dans  le  chemin,  comme  pour  éloigner 
de  lui  ce  mauvais  présage  »  (trad.  La  Bruyère). 

(3)  «  Une  belette  traversant  la  route  au  début  d'un  voyage.  Il  arrive 
malheur  à  celui  qui  voit  une  seule  pie  sauter  devant  lui  »  (Verrier  et 
Onillon). 

(4)  Voy.  Paul  Sébillot,  Folklore  de  France,  t.  III,  p.  24. 

(5)  «  Je  vous  dy  pour  Euvangile  que  quant  aucun  se  met  au  chemin, 
et  un  lièvre  lui  vient  audevant,  c'est  un  tresmauvais  signe.  Et  pour 
tous  dangiers  éviter,  il  doit  par  trois  fois  sy  retourner  dont  il  vient,  et 
puis  aler  son  chemin,  et  alors  sera  il  hors  du  péril. 

Glose.  A  ceste  parole  se  leva  Maroie  la  Facée,  et  dist  tout  hault  que 

cestui  chappitre  estoit  moult  véritable,  car  son  parrastre  avoit  rompu 

la  jambe  au  cheoir  de  son  cheval,  après  qu'il  avoit  rencontré  un  lièvre; 

mais  qui  rencontre  un  loup,  un  cerf  ou  un  ours,  c'est  tresbon  signe  » 

(p.  33). 


3 10  FAITS  TRADITIONNELS 

Edouard  III  à  Philippe  de  Valois,  en  fait  également  mention  (i). 

On  pourrait  d'ailleurs  dresser  tout  un  catalogue  de  ces  présa- 
ges, souvent  contradictoires,  d'après  les  animaux  correspondants. 

La  rencontre  d'un  chat  ou  d'un  serpent,  par  exemple,  est  fu- 
neste, mais  celle  d'un  chien  et  d'une  chèvre,  favorable.  Ces 
pronostics  ont  pris  naissance  chez  les  chasseurs  et  les  bergers, 
tout  particulièrement  chez  les  premiers  (2). 

Passons  aux  personnes. 

On  a  vu  que  la  rencontre  d'une  prostituée  (TropvYj),  d'après 
saint  Chrysostome,  porte  bonheur,  alors  que  la  rencontre  d'une 
vierge  (7:àp9evoç)  est  funeste,  comme  celle  d'un  borgne  ou  d'un 
boiteux. 

Une  suite  de  malheurs  s'attache  principalement  à  la  rencontre 
des  prêtres  et  des  moines,  et  ces  signes  néfastes  nous  ramènent 
à  Rabelais  : 

Grand^ousier  demanda  nouvelles  du  moyne.  Gargantua  luy  respon- 
dit  que  sans  doubte  leurs  ennenais  avaient  le  moyne.  11^  auront,  (dist 
Grandgousier)  doncques  maie  encontre.  Ce  qu'avoit  esté  bien  vray. 
Pourtant  encores  est  le  proverbe  en  usage  de  bailler  le  moyne  àquel- 
cun.  (1.  I,  ch.  XLv). 

Cette  acception  primitive  de  «  malheur  »,  donnée  ici  au  moine, 
se  rencontre  encore  dans  deux  autres  passages  de  Gargantua, 
ch.  XII  et  xLiii  : 

Par  sainct  Jean,  dirent  ilz,  nous  en  sommes  bien  ;  à  ceste  heure 
avons  nous  le  moine. 

Mais,  dist  Gymnaste;  il^  ont  le  moine.  Ont  ilz,  dist  Gargantua, 
le  moine  ?  Sus  mon  honneur,  que  ce  sera  à  leur  dommage. 

Ce  sens  difiere  essentiellement  de  celui  que  nous  lisons  au 
Quart  Livre,  ch.  xvi,  et  dont  l'auteur,  comme  précédemment, 
nous  donne  lui-même  l'explication  : 

A  l'heure  présente  l'on  a  voit  au  gibbet  baillé  le  moine  par  le  coul 

(i)  «  Les  nouvelles  vinrent  au  roy  de  France  comment  uns  lièvres 
avoit  estourmy  ses  gens  et  estoit  passé  parmy  son  ost.  Dont  li  plusieurs 
eurent  une  grant  imaginacion  et  dirent  que  ce  n'estoit  pas  par  ungs  bons 
Signes  uns  lièvres  qui  est  encontre  de  pauvre  estrine,  les  avoit  ensi  es- 
tourmis  et  courut  par  devant  yaux,  mais  iing  malvais  signes...  »  (t.  III, 
p.  43). 

(2)  Cf.  Rolland,  Faune,  t.  VII,  p.  204  (un  lièvre,  de  mauvais  au- 
gure) et  Maillard,  Sermones  de  adventu  (Paris,  i5ii,  fol.  (J7)  :  «  Vous, 
messieurs,  qui,  rencontrant  le  matin  un  loup  ou  un  corbeau,  dites  qu'il 
vous  arrivera  malheur  ». 


SUPERSTITIONS  3ll 

aux  deux  plus  gens  de  bien  qui  feussent  en  tout  Chiquanourrois.  Mes 
pages,  dist  Gymnaste,  baillent  le  moine  par  les  pieds  à  leurs  compa- 
gnons dormars.  Bailler  le  moine  par  le  coul  seroit  pendre  et  estran- 
gler  id  personne. 

Dans  bailler  le  moine  par  les  piecls^  le  sens  de  malheur 
s'est  atténué  en  simple  malice  ou  tour  méchant  qu'on  joue  à 
quelqu'un  ;  mais  la  valeur  initiale  persiste  encore  dans  l'appli- 
cation mentionnée  par  Rabelais,  au  sens  de  pendre,  c'est-à-dire 
porter  malheur  à  quelqu'un  au  plus  haut  degré. 

Rabelais  nous  fournit  lui-même  la  meilleure  illustration  du 
proverbe.  Au  Quart  Livre^  ch.  xvii,  Pantagruel,  après  avoir 
passé  dans  son  voyage  plusieurs  îles,  rencontre  un  navire  chargé 
de  moines  de  tous  les  ordres,  «  lesquelz  alloient  au  Concile  de 
Chesil  pour  grabeier  les  articles  de  la  foy  contre  les  nouveaulx  he- 
reticques  ».  A  leur  vue,  tandis  que  Pantagruel  reste  «  tout  pensif 
et  melancholique  »,  Panurge  entre  «  en  excès  de  joye,  comme 
asseuré  d'avoir  toute  bonne  fortune  pour  celuy  jour  et  autres  sub- 
sequens  en  long  ordre  ».  Mais  ce  jour  même  ils  subissent  une 
horrible  tempête  qui  met  leur  vie  en  grand  péril,  et  Panurge, 
quand  il  est  hors  de  danger,  est  bien  obligé  de  constater  (1.  IV^, 
ch.  LXiv):  «  Il  me  souvient  encore  de  nos  gras  Concilipetes  de 
Chesil...  tant  patismes  à  leur  vue  des  tempestes  et  diableries  ». 

La  croyance  populaire  à  l'influence  de  ces  pronostics  néfastes 
remonte  très  haut.  On  la  trouve  au  viii'  siècle,  dans  VHomilia 
de  sacrilegiis^  faussement  attribuée  à  saint  Augustin  :  «  Et  qui 
clericum  vel  monachum  de  mane  aut  quacunque  hora  videns  aut 
obviansj  abominosum  sibi  esse  credet,  iste  non  solum  paganus, 
sed  dcemoniacus  est,  qui  Christi  militem  abominatus  »  (i).  Et 
l'évéque  Jacques  de  Vitry,  mort  en  1240,  nous  en  transmet 
l'écho  dans  ses  Sermons  :  «  In  partibus  quibusdam  vidi  quod 
quando  obviabant  sacerdoti,  statim  signabant  se,  dicentes  quod 
malum  omen  est  sacerdoti  obviare...  Hae  sunt  dyabolicae  adin- 
ventiones  et  dasmonum  illusiones  »  (2). 

Lecoy  de  la  Marche  en  relève  également  la  trace  dans  des  pré- 
dications manuscrites  du  xiii"  siècle  (3). 

(i)  Jacques  de  Vitry,  The  Exempla  or  illustrative  stories  from  the 
Sermones  vulgares,  éd.  Crâne,  Londres,  1890,  p.  25o. 

(2)  Idem,  ibidem,  no  cclxviii,  p.  112. 

(3)  La  Chaire  française  au  Moyen  Age,  II»  édition,  1886,  p.  424 
à  427  :  «  D'autres  superstitions  ont  leur  origine  dans  des  usages  chré- 
tiens, altérés  ou  mal  compris.  Telle  bonne  femme  se  signe,  quand  elle 


3l2  FAITS  TRADITIONNELS 

La  plus  ancienne  mention  de  cette  croyance  populaire,  dans  la 
littérature  française,  ne  remonte  cependant  qu'au  xv'  siècle;  elle 
se  trouve  dans  l'Evangile  des  Quenouilles  (i). 

Au  xvi'  siècle  (2),  les  allusions  se  multiplent  (3). 

Pour  le  xvii'  siècle,  nous  possédons  un  témoignage  intéressant 

fait  la  rencontre  d'un  prêtre.  Quid  mali  omen  est  sacerdoti  obviare}... 
Par  une  sottise...,  des  villageois,  voyant  leur  pays  désolé  par  une  épi- 
démie, s'en  prennent  à  leur  curé  et  n'imaginent  rien  de  mieux,  pour 
faire  cesser  la  contagion,  que  de  le  précipiter  dans  une  des  fosses  du 
cimetière,  au  moment  où  il  enterrait  un  mort  ». 

(i)  Ed.  Jannet,  p.  78:  «  Quant  on  voit  blans  religieux  aler  ou  chevau- 
chier  par  les  champs,  nul  ne  se  doit  acheminer  celé  part,  pour  le  lait 
temps  qui  par  coustume  leur  survient. 

Glose.  Aucunes  sages  femmes,  dist  Margot  la  Pelée,  ont  dit  pour  vray 
que  le  rencontrer  du  matin  d'un  blanc  moine  est  très  mauvais  signe...  » 

(2)  Cf.  Erasme,  Stultitiœ  laus,  p.  286  (à  propos  des  moines)  :  «  Et 
enim  cum  hoc  hominum  genus  omnes  sic  execrentur,  ut  fortuitum  etiam 
occursum  orninosum  esse  persuasum  sit...  » 

(3)  Marguerite  de  Navarre,  Heptaméron,  p.  2S0  :  «  Jamais  ne  vous 
advienne,  mon  amy,  de  convier  telles  gens  [des  inoines],  car  ils  portent 
malheur  à  toutes  les  maisons  où  ils  vont  ». 

Des  Périers,  nouv.  xlvii  :  «  Maistre  Jacques  Colin,  n'ha  gueres  mort 
abbé  de  Saincte  Ambroyse,...  estoit  en  picque  contre  ses  moines,  les- 
quelz  luy  faisoyent  tout  de  sanglant  pis  qu'ilz  pouvoyent,  et  luy  fai- 
soyent  bien  souvenir  du  proverbe  commun  qui  dist  :  Qu'il  se  fault  garder 
du  devant  d'un  bœuf,  du  derrière  d'une  mule  et  de  tous  les  coste^  d'un 
moine  ». 

Du  Fail,  Contes  d'Eutrapel,  ch.  xiii  :  «  Nous  estions  à  la  chasse  aux 
lièvres,  en  la  lande  de  Halibart,  où  se  trouva  un  jeune  magister  escho- 
lier  revenant  de  Paris...  Brifaut,  distributeur  de  lévriers,...  le  mit  en 
garde  avec  un  lévrier  en  lesse,  luy  commandant  expressément  ne  dire 
pas  un  seul  mot,  alléguant  que  tous  ces  bonnet^  quarrcj...  portoicnt 
bedaine  (=  malchance)  et  malheur^  à  la  chasse,  et  partout  ailleurs 
aussi  ». 

Estienne  Tabourot,  Bigarrures,  ch.  v,  mentionne  le  proverbe  déjà 
cité  par  Des  Périers,  mais  avec  une  variante:  «  Il  se  fault  garder  du  de- 
vant d'une  femme,  du  derrière  d'une  muUe  et  d'un  moyne  de  tous  cos- 
te^  M. 

Le  Thresor  de  Meurier  le  donne  aipsi  (p.  Sq)  :  «  De  soldat  affamé,  de 
moyne  bigarré,  d'homme  mal  barbu,  de  fol  embeu,  de  traistres  bri- 
gands et  de  chiens  mordans,  de  nouvel  hoste  et  d'homme  obstiné, 
Dieu  nous  garde  hyver  et  esté  ». 

Ce  proverbe  persiste  en  Gascogne  :  «  Se  çau  mauhisa  dou  davant 
d'uo  henno,  dou  darré  d'uo  mulo,  e  d'un  curé  de  toutz  coustatz  »  (Il 
faut  se  garder  du  devant  d'une  femme,  du  derrière  d'une  mule,  et  d'un 
curé  de  tous  côtés). 


SUPERSTITIONS  3l3 

fourni  par  l'érudit  théologien  Jean-Baptiste  Thiers,  curé  de  Vi- 
braye,  diocèse  du  Mans  (i). 

La  superstition  est  toujours  vivace  et  on  en  trouve  la  sur- 
vivance dans  plusieurs  régions  :  dans  le  Hainaut,  dans  ja 
Gironde  et  ailleurs  (2).  Elle  n'est  pas,  non  plus,  étrangère  aux 
peuples  germaniques,  mais  elle  n'a  laissé  de  traces  que  dans 
la  parémiologie  française. 

En  tenant  compte  de  ces  divers  témoignages,  on  peut  mieux 
saisir  le  sens  des  trois  passages  du  Gargantua,  où  il  est  question 
d'avoir  le  moine.  L'acception  de  «  malheur  »  ou  de  «  mal- 
chance »,  c'est-à-dire  de  malencontre,  y  est  évidente,  et  c'est  là 
le  sens  initial,  écho  immédiat  de  la  croyance  populaire. 

L'acception  de  jouer  un  tour,  d'attraper,  est  secondaire  ;  mais 
c'est  la  seule  qui  se  lit  dans  un  traité  d'Ant.  du  Saix  de  1537, 
où  donner  le  moine,  complétant  les  verbes  antérieurs  tromper 
et  décevoir,  y  a  le  sens  d'attraper  (3)  ;  et  dans  une  poésie  de 
d'Aubigné  (t.  IV,  p.  392  des  Œuvres)  : 

J'avoys  une  belle  faveur 

De  cheveux  que  print  ce  volleur  (4)  ; 

J'avoys  Tame  trop  endormie  ; 

Il  donna  le  moine  a  mon  cueur. 

Avec  des  cheveux  de  ma  mie 

Je  luy  veulx  faire  ung  mauvais  tour. 

C'est  là  à  coup  sûr  un  sens  induit  du  jeu  de  malice  pratiqué 
par  les  pages  et  que  d'Aubigné,  après  Rabelais,  mentionne  dans 
son  Fœneste  (5). 

(i)  Cf.  Traité  des  superstitions  (t.  I,  p.  209)  :  «  C'est  une  grande  mi- 
sère et  une  illusion  bien  pitoyable  que  de...  se  figurer  : 

«  Que  quand  on  va  à  la  chasse,  on  sera  heureux,  si  l'on  rencontre  une 
femme  débauchée,  ou  si  l'on  s'entretient  des  choses  deshonnestes,  ou 
que  l'on  pense  à  des  femmes  débauchées.  Et  qu'au  contraire,  l'on  sera 
malheureux,  si  ion  rencontre  un  moine... 

«  Qu'il  nous  arrivera  du  malheur,  si  le  matin  nous  rencontrons  dans 
notre  chemin  un  prêtre,  un  moine,  une  fille,  un  lièvre,  un  serpent,  un 
lézard,  un  cerf,  un  chevreuil  ou  un  sanglier...  Qu'il  nous  arrivera  du 
bonheur,  si  nous  rencontrons  le  matin  une  femme  ou  une  fille  débau- 
chée, ou  qui  marche  la  tête  nue,  un  loup,  une  cigale,  une  chèvre  ou  un 
crapaud...  » 

(2)  Paul  Sébillot,  Le  Folklore  de  France,  t.  IV,  p.  236  et  252. 

(3)  Voy.  Rev.  Et.  Rab.,  t.  IX,  p.  452. 

(4)  C'est-à-dire  l'Amour^  Cupidon. 

(5)  Cf.  Œuvres,  t.  II,  p.  434:  «  Ces  fripons  devisoient  qui  de  vail- 
1er  le  moine;  j'en  avois  ouï  parler,  mais  afin  qu'ils  ne  jouassent  point  à 


3 14  FAITS  TRADITIONNELS 

Le  sens  primordial  du  dicton  rabelaisien  s'est  de  bonne  heure 
complètement  eflacé  pour  céder  la  place  à  des  applications  plus 
ou  moins  atténuées,  dont  une  est  arrivée  jusqu'à  nous  à  titre 
de  malice  d'écolier  ou  de  troupier. 

Disons,  pour  terminer,  que  \q prêtre,  envisagé  comme  présage 
funeste  (i),  subsiste  toujours,  surtout  parmi  les  pêcheurs  et  les 
marins  (2). 

Jal  nous  en  donne  de  curieux  détails  (3),  qui  rappellent  ceux 
relevés  par  Rabelais  (à  propos  du  navire  chargé  de  moines  que 
rencontre  Pantagruel)  et  dont  le  fond  remonte  à  la  plus  haute 
antiquité. 

II.  —  Pratiques  astrologiques.  • 

Rabelais  prétend  à  plusieurs  reprises  établir  une  démarcation 
entre  l'astrologie  judiciaire  ou  divinatrice,  qui  juge  l'avenir  par 
l'inspection  des  astres,  et  l'astrologie  naturelle  ou  astronomie. 
Tandis  qu'il  donne  toute  son  approbation  à  la  science,  il  s'élève 
avec  force  contre  les  pratiques  superstitieuses,  alors  généralement 
suivies,  de  l'astrologie  proprement  dite  :  «  Et  de  Astronomie 
saiche  en  tous  les  canons  —  dit-il  dans  la  lettre  célèbre  de  Gar- 

moi,  Je  me  bantois  de  l'avoir  donné  à  tous  les  payes  de  la  petite  escu- 
rie.  La  nuit,  comme  nous  estions  couché...,  je  sens  je  ne  sais  quoi  qui 
me  sembloit  arracher  le  gros  orteil...  » 

(i)  Les  prêtres  et  les  moines  sont  aussi  considérés  comme  des  sor- 
ciers, et  en  rêver,  c'est  également  signe  de  disgrâce  (voy.  P.  Sébillot, 
Le  Folklore  de  France,  t.  IV,  p.  237). 

(2)  Cf.  Amélie  Bosquet,  La  Normandie  pittoresque,  p.  3o8  :  «  Les  pé- 
cheurs diéppois  ne  parlent  jamais  dans  leurs  bateaux  ni  de  prêtres  ni  de 
chats  ». 

(3)  Glossaire  nautique,  p.  1407:  «  Nous  ne  voulons  pas  terminer  cette 
petite  histoire  des  superstitions  particulières  aux  marins,  sans  parler  du 
préjugé  qui,  à  bord  des  navires  de  la  Méditerranée  surtout,  rend  fâcheuse 
et  de  mauvais  augure  la  présence  d'un  prêtre  ou  d'un  moine.  Lou  ca~ 
pellan  [le  chapelain,  le  prêtre]  est  un  être  redouté;  ce  n'est  jamais  sans 
répugnance  que  certains  capitaines  l'embarquent,  parce  qu'il  porte  mal^ 
heur,  disent-ils.  On  m'a  raconté  dans  le  Levant,  qu'une  tartane  proven- 
çale, allant  d'une  île  de  l'Archipel  à  une  autre,  avait  donné  passage  à 
un  moine;  le  gros  temps  se  déclare,  et,  bien  que  le  religieux  se  mit  en 
prières  pour  demander  la  fin  de  la  tempête,  l'équipage  fut  au  moment 
de  le  jeter  à  la  mer  pour  décharger  le  bâtiment  du  gage  de  mauvaise 
fortune  qu'il  portait.  Le  pauvre  capellan  obtint  par  capitulation  de  n'être 
lancé  par-dessus  le  bord  que  si,  dans  deux  heures,  le  vent  ne  mollissait 
pas.  Le  vent  tomba  en  effet  avec  le  soleil  et  lou  capellan  fut  sauvé  », 


SUPERSTITIONS  3i5 

gantua  à  son  fils  Pantagruel  (l.  11,  ch.  viii)  —  laisse  moy  l'Astro- 
logie dwinatrice,  et  l'art  de  LuUius,  comme  abuz  et  vanitez  ». 

Cependant,  certaines  de  ces  pratiques  étaient  si  universel- 
lement admises  que  Rabelais  lui-même  s'y  montre  indulgent, 
par  exemple  en  ce  qui  touche  l'horoscope  ou  la  nativité, 
c'est-à-dire  l'état  du  ciel  au  moment  de  la  naissance  d'un  en- 
fant. Le  ciel  était  censé  partagé  en  douze  maisons  ou  man- 
sions,  portant  chacune  une  indication  spéciale  (longue  vie, 
richesse,  etc.)  :  tirer  l'horoscope,  c'était  lire  dans  le  ciel  les 
destinées  du  nouveau-né. 

On  peut  trouver  une  intention  satirique  au  passage  où  Herr 
Trippa  demande  à  Panurge  V horoscope  de  sa  nativité  (i)  ;  mais 
c'est  le  grand  rieur  lui-même  qui  écrit  dans  sa  Sciomachie,  sans 
sourciller,  à  propos  de  la  naissance  du  duc  d'Orléans,  fils  d'Henri 
de  Valois:  «Un  si  grand  Prince  destiné  à  choses  si  grandes  en 
matière  de  chevalerie  et  gestes  heroiques,  comme  il  appert  par 
son  horoscope,  si  une  fois  il  eschappe  quelque  triste  aspect  en 
l'angle  occidental  de  la  septième  maison  ».  Et  cela  après  avoir 
fait  remarquer  antérieurement  (1.  111,  ch.  xxxvii):  «  En  ceste 
manière,  disent  les  mathématiciens  (2),  un  mesme  lioroscope 
estre  à  la  nativité  des  roys  et  des  sotz  »  (3). 

On  attachait  encore  au  xvi'  siècle  entière  créance  aux  in- 
fluences des  astres  (cf.  1.  III,  ch.  m),  telle  planète  pouvant  être 
maligne  {maie fi que)  on  bénigne  {bénévole).  Dans  la  harangue,  il 
est  vrai  toute  cicéronienne,  faite  par  Gallet  à  Picrochole,  l'ora- 
teur s'écrie  (l.  I,  ch.  xxxi)  :  «  Sont  ce  fatales  destinées  ou  in- 
fluences des  astres  qui  veulent  mettre  fin  à  tes  aises  et  repos  .^  » 

Toute  une  série  d'expressions  sont  restées  dans  la  langue 
comme  autant  de  survivances  :  en  la  maie  heure  (1.  II,  ch.  ix, 
et  1.  III,  ch.  ix)  ;  «  nostre  maistre  est  en  ses  bonnes  »  (1.  IV, 
ch.  xii)  ;  heureuse  journée  («  Sciomachie  »),  etc. 

Nous  allons  maintenant  étudier  à  part  les  divers  genres  de 
divination.  Nous  n'aurons  pas  à  revenir  sur  le  merveilleux  zoo- 
logique et  botanique,  à  qui  nous  avons  donné  déjà  une  place 
proportionnée  à  son  importance  historique  et  sociale. 

(i)  Cf.  1.  III,  ch.  XIV  :  «  Panurge  luy  ayant  baillé  [l'horoscope],  il 
fabriqua  promptement  sa  maison  du  ciel  en  toutes  ses  parties,  et  consi- 
dérant l'assiette,  et  les  aspectz  en  leurs  triplicitez,  jecta  un  grand 
souspir,   et  dist...  » 

(2)  Ici  pris  au  sens  d'astrologues. 

(3)  C'est-à-dire  «  fous  »,  sens  ancien  de  50/. 


CHAPITRE  VIll 
MAGIE  ET  SORTILÈGES 


La  magie  règne  en  souveraine  au  xvi'  siècle.  Tout  le  monde 
croit  fernrvement  aux  sortilèges,  aux  sorciers  (i)  et  aux  sorciè- 
res, qu'on  brûle  avec  conviction.  L'in-quarto  de  l'angevin 
Jean  Bodin,  De  la  Démononianie  des  soj'ciers  (1580),  triste 
monument  d'une  crédulité  aveugle,  en  témoigne  suffisamment. 

Rabelais  est  un  des  rares  esprits  de  son  époque  qui  observe, 
sous  ce  rapport  comme  sous  tous  les  autres,  une  attitude  scep- 
tique, et  qui  ne  craint  pas  à  l'occasion  d'en  plaisanter,  comme 
dans  son  portrait  vivant  de  la  «  sybille  de  Panzoust  »  (1.  111, 
ch.  xvii)  que  Panurge  vient  consulter  dans  sa  chaumière  (2). 
Mais  le  domaine  de  la  magie  est  si  vaste  (3)  qu'il  tient  une 
place  importante  dans  son  œuvre.  Nous  n'envisagerons  ici  que 
certains  aspects  particuliers. 

I.  —  Démonologie. 

Nous  montrerons  tout  à  l'heure  que  la  conception  rabelaisienne 
du  diable  répond  exactement  à  celle  des  auteurs  de  Mystères  et 
de  leur  mise  en  scùne.  Mais  ce  n'est  là  qu'un  des  côtés  de  la  ques- 
tion démoniaque  ;  il  convient  tout  d'abord  d'envisager  le  diable 

(i)  A  Paris,  suivant  le  Journal  de  l'Estoillc,  le  nombre  des  sorciers 
s'élevait  en  1574  à  trente  mille. 

(2)  Au  xvi«  siècle,  il  y  avait  à  Panzoult  (Tourainc)  une  diseuse  de  bonne 
aventure,  qui  vivait  dans  une  caverne  creusée  dans  le  rocher.  La  des- 
cription de  Rabelais  est  donc  l'écho  de  la  réalité  {Rcv.  Et.  Eab.,  t.  V, 
p.  70,  et  t.  VIII,  p.  208).  Bail"  nous  a  donne  le  pendant  de  la  Sibylc 
de  Panzoult,  dans  sa  cinquième  eglogue,  les  Sorcières.  Voy.  Œuvres, 
éd.  Marty-j^.avcaux,  t.  III,  p.  29  à  36. 

(3)  Voy.  Yves-Piessis,  Bibliographie  de  la  sorcellerie,  Paris,  kjoo,  et 
les  deux  dissertations  allemandes  : 

Max  Gerhard,  Dcr  Aber^laube  in  der  /ran:iôsischen  Novelle  des 
XVJ^  Jahrhunderts,  Rostock,  190G. 

Ernst  Friedrich,  Die  Magie  iin  fran:{ûsischen  Theater  des  XVI''  ur,d 
XVI I^  Jahrhunderls,  Leipzig,  1908. 


MAGIE  ET  SO.iriLÈGES  3i7 

dans  ses  rapports  avec  la  magie  et  les  sorciers,  suppôts  naturels 
de  Satan  (i). 

Pendant  tout  le  Moyen  Age,  Tolède  était  considéré  comme  le 
centre  des  études  magiques  : 

En  sors  mauvais  dont  l'en  use  à   Tholet. 

écrit  Eustache  Daschamps  (2),  et  un  mystère  du  xv*"-  siè:le,  le 
Martyr  de  Saint  Denis,  dira  : 

Il  fait  d'un  coq  une  poulette, 
Ils  joue  des  ars  de  Tholete!  (3) 

Aussi  Rabelais  n'a-t-il  garde  d'oublier  la  célèbre  école  de  ma- 
gie que  Panurge  avait  fréquentée  (4). 

Le  nombre  des  démons  ou  mauvais  esprits  était  censé  au 
xvi"  siècle  incommensurable,  et  Ambroise  Paré  en  parle  av^c  le 
plus  grand  sérieux  (5). 

(i)  Voy.  sur  la  démonologie  du  xvi"  siô:le,  Lucien  Pinvert,  Jacques 
Grévin  (iSSS-iDjo).  Etude  biographique  et  littéraire,  Paris,  1899, 
p,  122  et  suiv. 

(2)  Œuvres,  t.  VI,  p.  204. 

(3)  Voy.  Jubinal,  Mystères  inédits  du  XF«  siècle,  t.  I,  p.  116. 

(4)  «  On  temps  que  j'estudiois  à  l'eschole  de  Tolete,  le  révérend  père 
en  Diable  Picatris,  recteur  de  la  Faculté  diabologicque,  nous  disoit 
que  naturellement  les  Diables  craignent  la  splendeur  des  espées,  aussi 
bien  que  la  lueur  du  Soleil...  G'estoit  (peut  estre)  la  cause  pourquoy 
le  seigneur  Jan  Jacques  Trivolse,  mourant  à  Chartres,  demanda  son 
espée,  et  mourut  l'espée  nue  on  poing,  l'escrimant  tout  au  tour  du 
lict,  comme  vaillant  et  chevaleureux,  et  par  ceste  escrime  mettant  en 
fuyte  tous  les  Diables  qui  le  guestoient  au  passage  de  la  mort...  Car 
parlant  en  vraye  diabologie  de  Tolete,  je  confesse  que  les  Diables 
vrayement  ne  peuvent  par  coups  d'espée  mourir:  mais  je  maintiens, 
scelon  la  dicte  diabologie,  qu'ilz  peuvent  patir  solution  de  continuité...  » 
(1.  III,  ch.  xxiii). 

L'anecdote  se  retrouve  dans  les  Vies  des  grands  Capitaines  de  Bran- 
tôme (t.  II,  p.  223),  qui  l'a  tirée  de  notre  auteur.  Brantôme  croyait 
d'ailleurs  aux  sorciers,  comme  tous  ses  contemporains. 

(5)  Cf.  Les  Monstres  et  Prodiges,  i5j4,  ch.  xxvi  :  «  Les  mauvais  esprits 
ont  plusieurs  noms,  comme  démons,  cacodemons,  incubes,  succubes,  co- 
quemares,  gobelins,  lutins,  mauvais  anges,  Satan,  Lucifer,  père  de  men- 
songe, prince  des  ténèbres,  légion,  et  une  infinité  d'autres  noms  qui  sont 
escrits  au  livre  de  V Imposture  des  diables,  selon  les  différences  des 
maux  qu'ils  font,  et  es  lieux  où  ils  sont  le  plus  souvent  ».  Œuvres  com- 
plètes, éd.  Malgaigne,  1840,  t.  III,  p.  55.  Le  ch.  ixvi  est  intitulé  «  Dé- 
mons et  Sorciers  »;   le  xiii®,  «   Les  illusions  diaboliques  »;   le   xxxi% 


3l8  FAITS  TRADITIONNELS 

Rabelais  en  nomme  quelques-uns  (i)  et  indique  plusieurs 
moyens  de  les  exorciser. 

Le  signe  de  la  croix  est  le  plus  efficace  :  «  La  croix  est  con- 
traire au  charme  »,  affirme  Panurge  (1.  III,  ch.  xxiii).  Aussi 
lorsque  Tripet,  un  des  capitaines  de  Picrochole,  et  ses  gens  en- 
tendent Gymnaste  invoquer  les  diables  :  «  Commencèrent  avoir 
frayeur,  et  se  seignoient  de  toutes  mains,  pensans  que  ce  feust 
un  Diable  desguisé,  et  quelq'un  d'eulx,  nommé  Bon  Joan,  ca- 
pitaine des  Franctopins,  tyra  ses  Heures  de  sa  braguette  et  cria 
assez  hault,  Agios  ho  theos.  Si  tu  es  de  Dieu  sy  parle,  sy  tu  es 
de  l'aultre  sy  t'en  va  ». 

Panurge,  à  son  tour,  entendant  son  Turc  invoquer  les  diables 
fait  «  le  signe  de  la  croix,  criant  Agyos,  athanatos,  ho  theos...  » 
(1.  IL  ch.  xiv). 

C'est  la  formule  du  Trisagion,  d'un  usage  Journalier  dans 
l'église  grecque  :  a  Agios  o  theos!  {2)  Agios  ischiros!  Agios  aiha- 
natosï)  (1.  I,  ch,  xxxv).  Dans  l'église  catholique,  elle  n'est  chan- 
tée qu'à  l'office  eu  vendredi  saint,  avant  l'adoration  de  la 
croix. 

Mais  pour  que  l'invocation  soit  efficace,  il  faut  se  signer  de 
la  bonne  main,  c'est-à-dire  de  la  droite,  car  de  la  gauche,  c'est 
présage  de  malheur  (3).  On  a  vu  que  les  bergers  de  Gargantua 
se  moquent  de  fouaciers  de  Lerné  «  qui  avoient  trouvé  maie  en- 
contre par  faulte  de  s'estre  seignes  de  la  bonne  main  (4)  au 
matin  ». 


«  De  l'Art  magique  »  ;  le  xxxiie,  «  Incubes  et  Succubes  »,  etc.  Voici  un 
curieux  passage  de  ce  dernier  chapitre  :  «  Les  médecins  tiennent  que 
Incubus  est  un  mal  où  la  personne  pense  estre  opprimée  et  suffoquée  de 
quelque  pesante  charge  sur  son  corps,  et  vient  principalement  la  nuit. 
Le  vulgaire  dit  que  c'est  une  vieille  qui  charge  et  comprime  le  corps, 
le  vulgaire  l'appelle  Chauche- poulet  », 

(i)  «  Advcnente  la  lumière  du  clair  Soleil,  disparent  tous  Lutins,  La- 
mies,  Lémures,  Guaroux,  Farfadetz  et  Tenebrions  »    (1,  III,  ch.  xxiv), 

(2)  Dans  le  Martyre  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul,  mystère  de  la 
fin  du  xve  siècle  (éd.  Jubinal,  t,  I,  p,  83),  saint  Paul,  avant  de  souflfrir 
le  martyre  «  bende  ses  yeulz  et  dit  à  genous  :  Apyos  0  theos,  agyos 
yskiros,  athanatos,  Jesu^  Eleyson  ymas  («  Saint,  ,ô  saint,  Dieu  saint, 
immortel,  Jésus,  aie  pitié  de  nous  I   »). 

(3)  Evangile  des  Quenouilles,  p.  i3o  :  «  Qui  fait  de  sa  main  droite  le 
signe  de  la  croix  encontre  l'ennemi,  il  le  reboute  au  loing  de  lui  ;  et  qui 
d'aventure  le  fait  de  l'aultre  main,  le  diable  de  plus  en  plus  l'aproche  ». 

(4)  L'expression  de  bonne  main  pour  «  main  droite  »  se  lit  déjà  dans 


MAGIE  ET  SORTILÈGES  3 19 

C'est  à  cet  ordre  d'idées  que  remonte  la  curieuse  évolution  du 
mot  brimborion,  qui,  de  l'acception  de  «  bréviaire  »  ou  de 
«  prière  dévote»,  a  passé  à  celle  de  pratique  superstitieuse.  Le 
terme  intermédiaire  est  celui  de  prière  murmurée  et  par  suite 
inintelligible,  comme  le  rituel  en  latin  des  prêtres  et  des  moines. 
Rabelais  s'est  élevé  contre  cette  récitation  machinale,  en  mettant 
dans  la  bouche  de  Frère  Jean  des  paroles  significatives  (l.  I, 
ch.  xxx). 

Dès  le  XV*  siècle,  breviarium  devient  breborion  avec  une 
nuance  défavorable,  comme  dans  ces  vers  de  la  Passion  de 
Gréban  : 

19900.     Dist  il  pas  ses  breboi'ions  ? 
Il  barbote,  ce  m'est  advis. 

Cette  forme  persiste  au  xvi®  siècle,  lorsque  le  mot  acquiert 
définitivement  le  sens  de  formule  magique.  Ainsi  dans  les  Se- 
rées  de  Bouchet  (i). 

Rabelais  ne  donne  que  la  forme  moderne  brimborion  avec  le 
sens  de  prière  dévote  :  «  Les  brimborions  des  Padres  celestins  » 
(1.  II,  ch.  vu).  Cette  forme  était  alors  nouvelle,  et  Pasquier  en 
indique  l'origine  (l.  VIII,  ch.  lxii)  :  «  Le  mot  brimborion,  dont 
nous  usons  quand  nous  disons  que  quelqu'un  dit  ses  brimbo- 
rions, vient  de  breciarium  ». 

Sous  l'influence  analogique  de  brimbe  ou  bribe,  le  mot  spé- 
cialisa son  sens  en  celui  de  menus  suffrages  avec  la  même 
nuance  péjorative  :  «  Lorsque  vous  aurez  faict  vos  oraisons,  im- 
précations et  brimborions  »,  écrit  Brantôme  (t.  VII,  p.   198). 

Et  aujourd'hui  encore,  dans  plusieurs  pays,  le  prêtre  passe 
pour  sorcier  et  seul  capable  d'exorciser  le  démon  (2). 

Froissart  (éd.  Luce,  t.  I,  p.  327)  ;  «  Quant  ce  vint  à  l'endemain...,  laie- 
rent  Bervich  à  la  bonne  main  ».  En  Saintonge,  bonne  main  désigne  la 
droite,  et  mauvaise  main,  la  gauche  (Jônain) 

(i)  Cf.  t.  IV,  p.  i83  :  «  Elle  le  pria  d'attendre  jusques  à  ce  qu'elle  eust 
dit  certains  mots  et  oraisons  qu'elle  avoit  accoustumé  de  dire  toutes  les 
fois  que  le  mal  des  dents  luy  prenoit  :  ayant  apprins  ces  briborions  de 
sa  grand  mère  ». 

Cotgrave  en  donne  cette  définition  :  «  Breborions.  Vaines  incanta- 
tions, prières  superstitieuses  que  des  vieilles  femmes  du  peuple  usent 
contre  le  mal  de  dents  ou  comme  expression  d'une  dévotion  aveugle  ». 

{2)  Lne  évolution  parallèle  a  subi  le  mot  grammaire  (anciennement 
gramoyre),  qui  devint  dès  le  xiii"  siècle  grymoire.  La  grammaire  la- 
tine du  Moyen  Age,  hérissée  de  formules  mnémoniques,  fut  considérée 
par  le  vulgaire  comme  un  livre  à  sept  sceaux,  comme  un  recueil  d'in- 
cantations. 


3^0  FAITS  TRADITIOiNNELS 


II.  —  Moyens  de  divination. 

Pour  savoir  s'il  doit  se  marier,  Panurge  a  recours  successi- 
vement aux  sorts  homériques  et  virgiliens  (1.  111,  ch.  x  et  xii), 
au  sort  de  dés  (ch.  xi),  à  l'interprétation  des  songes  (ch.  xiii 
et  xiv),  à  la  «  Sybillc  de  Panzoust  »  (ch.  xvii  et  xviii)  et,  pour 
finir,  aux  moyens  secondaires  de  divination  (ch.  xxv). 

Deux  de  ces  consultations  de  l'avenir  méritent  de  nous  ar- 
rêter. 

I.  —  Songes. 

L'art  d'interpréter  les  songes  et  d'en  tirer  des  présages  est 
aussi  vieux  que  le  monde.  C'est  une  croyance  universelle, 
commune  à  l'Antiquité  et  au  Moyen  Age,  à  l'Occident  et  à 
l'Orient  (i).  Elle  est  toujours  vivace  et  les  règles  de  VOnéirocri- 
iique,  ou  la  Divination  par  le  moyen  des  songes,  n'ont  guère 
varié  depuis  le  livre  d'Artémidore  jusqu'aux  livrets  de  colpor- 
tage de  nos  jours  (2).  C'est  le  même  symbolisme  ou  peu  s'en 
faut,  et  l'interprétation  se  fait  souvent  à  rebours  (3). 

Artémidore  est  une  des  autorités  qu'invoque  Rabelais  pour 
prouver,  qu'en  «  songeant...,  l'ame  souvent  prévoit  les  choses 
futures  ».  Il  prend  pour  témoins  les  «  sacres  lettres  »  et  les 
«  histoires  profanes  »  que  les  songes  nous  donnent  «  significa- 
tion et  indice  des  choses  advenir  ».  Et  en  finissant,  il  n'oublie 
pas  les  deux  portes  des  songes,  décrites  par  Homère  (4). 

Songes...  mensonges  !  Ce  dicton  ne  jouit  pas  d'une  grande 
faveur  auprès  du  vulgaire,  qui  partage  plutôt  l'avis  de  Sganarelle 
(Mariage  force,  se.  vi)  :  «  Les  songes  sont  comme  des  miroirs, 
où  l'on  découvre  quelquefois  tout  ce  qui  nous  doit  arriver  ». 

Et  dans  le  Dépit  amoureux  (acte  V,  se.  vi): 

Les  disgrâces  souvent  sont  du  Ciel  révélées. 
J'ai  songé  cette  nuit  de  perles  défilées 

Et  d'œufs  cassés  : 
Monsieur,  un  tel  songe  m'abat, 

(i)  Voy.  Ed.  Tylor,  Civilisation  primitive,  t.  I,  p.  141  et  suiv. 

(2)  Ch.  Nisard,  Livres  populaires,  t.  I,  p.  228  et  suiv. 

(3)  Idem,  ibidem,  t.  I,  p.  ^35  et  suiv. 

(4)  «  L'une  est  de  ivoyre,  par  laquelle  entrent  les  songes  confus, /alla- 
ces,  et  incertains,  comme  à  travers  l'ivoyre,  tant  soit  déliée  que  voul- 
drcz,  possible  n'est  rien  vcoir.  L'aultre  est  de  corne,  par  laquelle  en- 
trent les  songes  certains,  vrays,  et  infallibles  ». 


MAGIE  ET  SORTILÈGES  321 

Ces  mêmes  présages  reviennent  dans  La  Clef  des  songes  que 
consultent  encore  les  gens  du  peuple,  attestant  ainsi  la  ténacité 
de  la  tradition  populaire  et  sa  perpétuité  dans  le  domaine  des 
superstitions. 

2.  —  Divinations  secondaires. 

Rabelais  nous  apporte,  à  l'occasion  de  la  consultation  mari- 
tale de  Panurge,  un  dénombrement  des  multiples  expédients 
encore  en  usage  à  l'époque  de  la  Renaissance  «  pour  prédire 
toutes  choses  futures  ».  11  y  met  à  contribution  à  la  fois  l'Anti- 
quité et  le  Moyen  Age. 

Panurge  «  se  conseille  à  Her  Trippa  »,  personnage  bouffon 
dans  lequel  on  reconnaît  facilement  le  célèbre  médecin  alle- 
mand Corneille  Agrippa  (1486-153 5)  (i),  auteur  du  livre  De 
incertitudine  scientiarum  (1530),  dont  Rabelais  a  largement 
usé.  Plusieurs  chapitres  y  sont  consacrés  à  la  divination  en 
général  et  à  ses  variétés  (2). 

Agrippa  revient  sur  le  même  sujet  dans  un  autre  traité  non 
moins  fameux.  De  occulta  philosophia  (1531),  où  il  combat  un 
des  premiers  cet  art  fallacieux  (3). 

(1)  L'ouvrage  d'Aug.  Prost  sur  Corneille  Agrippa  («  Sa  vie  et  ses 
œuvres  »,  2  vol.,  Paris,  1880  à  1882)  est  dénué  de  valeur  scientifique.  — 
Jean  Plattard  a  dit  l'essentiel  sur  les  rapports  d'Agrippa  avec  notre  au- 
teur {L'Œuvre  de  Rabelais,  p.  176-177).  Voy.,  en  dernier  lieu,  Abel 
Lefranc,  «  Rabelais  et  Corneille  Agrippa  »,  dans  Mélanges  Picot, 
Paris,  1913,  t.  II,  p.  477  à  486. 

(2)  Voy.  ch.  XXXIV  («  De  Metoposcopia  »),  ch.  xxxv  («  De  Chiroman- 
tia  »),  ch.  XXXVI  («  De  Geomantia  »). 

Citons-en  :  «  Metoposcopia  autem  ex  solius  frontis  inspectione,  omnia 
hominum  initia,  progressus  et  fines,  sagacissimo  ingenio,  ac  docta  ex- 
perientia  se  praesentire  jactat...  » 

(3)  Le  chapitre  lvii  y  est  spécialement  consacré  : 

«  Jamque  etiam  ipsa  elementa  nos  fatales  eventus  edocent,  unde 
quatuor  illa  famosa  divinationum  gênera  :  Geomantia,  Hydromantia, 
Aëromantia,  Pyromantia,  nomen  adepta  sunt. 

«  Geomantia,  ex  terrœ  motibus,  crepitu,  tumore,  tremore,  scissura, 
voragine,  exhalatione,  exterisque  impressionibus  suis  futura  prœmons- 
trat...  Sed  est  aliae  Geomantiae  species,  quœ  per  puncta  vi  quadam,  aut 
casu  terrée  inscripta  divinatur... 

«  Hydromantia  autem  vaticinia  praestat,  per  impressiones  aqueas,  illa- 
rumque  fiuxus  et  refluxus,  excrescentias  et  depressiones,  tempestates  et 
colores  et  similia  :  ejus  junguntur  etiam  visiones  quac  in  aquis  fiunt. 
«...  Erat  etiam  olim  apud  Assyrios  in  magno  precio  Hydromantise 

ai 


323  FAITS  TRADITIONNELS 

La  divination  par  des  objets  inanimés  (eau,  encens,  farine, 
etc.)  remonte  à  l'Antiquité  (i). 

Avant  Rabelais,  Eustache  Deschamps,  dans  sa  «  Démons - 
tracion  contre  sortilèges  »,  avait  déjà  fait  mention  de  plusieurs 
moyens  de  divination:  «  par  astrologie,  par  géomancie,  par  ny- 
gromancie,  par  ydromancie,  par  pyromancie,  par  cyroman- 
cie  »  (3). 

Après  lui,  deux  autres  écrivains  ont  traité  le  même  sujet. 

C'est  tout  d'abord  Jacques  Tahureau  qui,  dans  un  de  ses 
Dialogues,  discourt  longuement  de  la  magie  et  des  folles  su- 
perstitions des  magiciens  (3). 

Ensuite,  Ambroise  Paré,  qui  a  inséré  dans  son  traité  déjà 
cité,  Les  Monstres  et  Prodiges,  un  chapitre  «De  l'Art  ma- 
gique »  (4). 

species,  Lecanomantia  nuncupata,  a  pelvi  aquas  plaena,  cui  impone- 
bantur  aureae  et  argenteoe  lamince,  et  lapides  preciosi,  certis  imaginibus, 
nominibus,  et  characteribus  inscriptœ. 

«  Simili  modo  A'éromantia  prognostica  praebet  per  impressiones 
aëreas,  per  ventorum  flatus,  per  irides,  per  halones,  per  nebulas  et  nu- 
bes,  perque  imaginationes  in  nubibus,  et  visiones  in  aëre. 

«  Ita  etiam  Pyromantia  divinatur  per  impressiones  igneas,  per  stellas 
caudatas,  per  igneos  colores,  perque  visiones  et  imaginationes  in  igné. 

«  His  adjungitur  Capnotnantia,  a  fumo  sic  dicta,  quia  flammam  et  fu- 
mum  scrutatur,  eorumque  colores,  sonos  et  motus...  » 

(i)  "Voy.  Bouché-Leclerc,  Histoire  de  la  Divination  dans  l'Antiquité, 
4  vol.,  Paris,   1879-1882. 

(2)  Œuvres,  t.  VII,  p.  192. 

(3)  Ed.  Conscience,  p.  112:  «  Je  n'ai  que  faire  pareillement  de  vous 
raconter  les  espèces  de  magie,  comme  Hydromancc,  qui  se  fait  avecques 
de  l'eau  ;  Lecanomance,  qui  se  fait  avecques  des  bassins  ;  Pyromancc, 
qui  se  fait  avec  le  feu;  Gcomance,  par  le  moien  de  la  terre;  Nccro- 
mance,  laquelle  est  divisée  encore  en  deux  parties:  en  Scyomancc  et 
Necyomance,  lesquelles  se  pratiquent  en  parlementant  avecques  les  es- 
prits malins  ou  en  suscitant  les  ombres  et  idoles  errantes  des  mors  ; 
Capnomance,  qui  se  fait  avecques  suffumigations,  dont  on  parfume  et 
fait  un  sacrifice  aux  Démons.  Il  me  suffit  seulement  de  vous  en  parler 
d'une  espèce  qui  est  Catoptromance  et  de  la  perfection  d'icelle...  » 

(4)  On  y  lit  :  «  D'avantage  l'art  magique  se  fait  par  le  meschant  arti- 
fice des  diables.  Or  il  y  a  plusieurs  sortes  de  magiciens  :  aucuns 
font  venir  à  eux  les  diables  et  interroguent  les  morts,  lesquels  sont 
nommés  nécromanciens  ;  autres  cheiromanciens,  parce  qu'ils  devinent 
par  certains  lineamens  qui  sont  es  mains  ;  autres  hydromanciens,  parce 
qu'ils  devinent  par  la  terre  ;  autres  pyrovtanciens,  qui  devinent  par 
le  feu  ;  autres  aèromanciens,  ou  augures,  ou  prognostiqucurs  de  la  dis- 
position future,  parce  qu'ils  devinent  par  l'air,  sçavoir  par  le  vol  des 
oiseaux,  ou  par  tourmentes,  orages,  tempcstes  et  vents  ». 


MAGIE  ET  SORTILÈGES  323 

En  outre,  V Alphabet  de  l'Auteur  françois,  commentaire  ra- 
belaisien du  xvii"  siècle,  œuvre  anonyme  d'un  Poitevin,  donne 
l'explication  des  termes  de  divination  cités  par  Rabelais,  en 
l'agrémentant  parfois  de  curieux  détails  du  terroir  (i). 

La  nomenclature  rabelaisienne  de  la  divination  est  une  des 
plus  amples  qu'on  connaisse.  Toutes  les  époques  y  sont  repré- 
sentées et  les  sources  de  l'auteur,  ici  comme  ailleurs,  ont  été 
des  plus  éclectiques. 

En  premier  lieu,  un  grand  nombre  de  ces  termes  dérivent  des 
écrivains  grecs  ou  romains,  les  multiples  formes  de  la  divination 
faisant  partie  intégrante  des  croyances  religieuses  des  Anciens. 
La  coscinomantie,  «  jadis  tant  religieusement  observée  entre 
les  cérémonies  des  Romains  »,  figure  dans  Théocrite,  en  même 
temps  que  Valphitomantie,  «  designée  par  Théocrite  en  sa 
Pharmaceutrie  »,  et  que  Vaëromantie,  «  célébrée  par  Aristo- 
phanes  en  ses  Nuées  ». 

Remarquons  cependant  que  ce  dernier  ne  «  célèbre  »  point  la 
divination  par  l'air,  mais  l'air  lui-même,  et  que  Théocrite  se 
borne  à  décrire  l'opération  de  la  sorcière,  mais  ne  donne  pas  le 
terme  divinatoire  lui-même. 

Pline  fait  mention  de  V axinomantie  (2). 

Plusieurs  autres  noms  sont  tirés,  on  l'a  vu,  de  V Occulta 
Philosophia  de  Corneille  Agrippa,  et  il  est  piquant  que  Rabe- 
lais les  fasse  débiter  par  le  médecin-philosophe  lui-même  (3). 

La  majorité  de  cette  terminologie  grecque  reste  inconnue 
aux  Anciens  (4).  Ces  noms  ont  été  forgés  à  l'époque  de  la  Re- 

(i)  Voici  par  exemple  l'article  sur  Axinomantie  :  «  Divination  qui  se 
faisoit  avec  une  coignée...  En  Poitou  s'observe  une  superstition  par  le 
moyen  d'une  coignée,  pour  conjurer  un  certain  phlegmon,  qu'ils  appel- 
lent ineptement  le  chapple,  et  faut  que  cette  conjuration  se  fasse  par  un 
qui  soit  charpentier  de  père  en  fils,  lequel,  marmonant  quelques  paro- 
les, fait  semblant  de  vouloir  assommer  le  mal  avec  son  instrument  ». 

(2)  Le  premier  tome  de  l'ouvrage  cité  de  Bouché-Leclerc  cite  et  ex- 
plique un  grand  nombre  d'autres  termes  :  a/£yfoaavT£i«  (p,  182),  aarptx- 
yaÀopavTeïa  (p.  190),  y.uTOTrrpoiJ.u^JTdu  (p.  340),  x/r,poy.u'j-:îiu  (p.  184), 
Tupop«VT£Î«  (p.   i83),  etc. 

(3)  «  Voulez-vous  (dist  Her  Trippa)  en  sçavoir  plus  amplement  la  vé- 
rité par  Pyromantie ,  par  Aeromantie  célébrée  par  Aristophanes  en  ses 
Nuées,  par  Hydromantie,  par  Lecanomantie,  tant  jadis  célébrée  entre 
les  Assyriens  et  exprovée  par  Hermolaus  Barbarus...  Par  Catoptroman- 
tie  (dist  Her  Trippa  continuant)...  ». 

(4)  Telles  :  anthropomantie,  botanonantie,  cephaleonomantie,  etc. 


324  FAITS  TRADITIONNELS 

naissance,  et  Rabelais  les  a  probablement  empruntés  à  un  des 
recueils  encyclopédiques  de  l'époque,  du  genre  de  VOfJicina 
de  Ravisius  Textor  (1532). 

La  magie  reste  encore  vivace  au  xvii®  siècle.  La  croyance 
au  loup-garou,  aux  sorciers  est  alors  générale,  et  la  littérature 
dramatique  en  fait  foi  (i).  Molière  reflète,  dans  ses  comédies, 
comme  Rabelais  dans  son  roman,  les  croyances  et  les  su- 
perstitions de  son  temps. 

(i)  Voy.  les  témoignages  recueillis  par  Friedrich  de  i5i5  à  1687 
{ouvr.  cité,  p.  65  à  76). 


CHAPITRE  IX 
THÉÂTRE  POPULAIRE 


Les  rapports  de  Rabelais  avec  le  théâtre  ont  été  l'objet  de 
recherches  récentes  (i).  Nous  y  renvoyons  pour  les  détails  his- 
toriques et  techniques,  en  nous  réservant  de  traiter  ici  de 
l'influence  que  les  Mystères,  notamment,  ont  exercé  sur  le 
vocabulaire  rabelaisien. 

Sa  conception  du  diable  répond  exactement  à  celle  des  Mys- 
tères et  à  leurs  représentations  scéniques.  Maître  François 
avait  assisté  à  plusieurs  «  monstres  »  de  Passions,  à  Saumur, 
à  Doué,  etc.,  et  les  diableries,  avec  leurs  scènes  tumultueuses, 
lui  sont  restées  dans  la  mémoire. 

L'éloge  que  Panurge  fait  des  débiteurs  et  emprunteurs  (1.  III, 
ch.  m)  en  est  une  preuve  :  «  Qui  rien  ne  preste  est  créature 
du  grand  vilain  diantre  d'Enfer  ».  L'empressement  des  cré- 
diteurs lui  rappelle  ce  souvenir  :  «  Il  m'est  advis  que  je  joue 
encores  le  Dieu  de  la  Passion  de  Saulmur(2),  accompaigné  de 
ses  anges  et  chérubins  ».  Et  finalement  :  «  Cestuy  monde  ne  rien 
prestant  ne  sera...  qu'une  diablerie  plus  confuse  que  celle  des 
Jeux  de  Doué  ». 

Le  vocabulaire  scénique  du  temps  reparaît  à  propos  de  la 
Passion  de  Saint  Maixent  (1.  III,  ch.  xxvii)  :  «  Le  Portecole 
abandonna  sa  copie  :  celluy  qui  jouoit  sainct  Michel,  descendit 
par  la  volerie  (3),  les  Diables  sortirent  d'enfer  ». 

Et  surtout  à  l'occasion  de  l'anecdote  touchant  maître  Fran- 
çois Villon,  qui  «  sus  ses  vieux  jours  se  retira  à  Saint  Maixent 
en  Poictou  »...  et  là  «  pour  donner  passe  temps  au  peuple, 
entreprint  faire  jouer  la  Passion  en  gestes  et  langaige  Poicte- 
vin  »  (4). 

(i)  H.  Clouzot,  L'ancien  Théâtre  en  Poitou,  1901,  et  surtout 
G.  Cohen,  Rev.  Et.  Rab.,  t.  IX,  p.   i  à  72. 

(2)  Dernière  représentation  en  i534. 

(3)  Voy.,  sur  ce  terme  scénique,  Cohen,  Rev.  Et.  Rab.,  t.  IX,  p.  16. 

(4)  Suivant  H.  Clouzot,  cette  anecdote  serait  formée  de  traits  vérita- 


326  FAITS  TRADITIONNELS 

Rabelais  nous  fait  à  cette  occasion  une  description  cir- 
constanciée d'une  diablerie  (i),  digne  d'être  rapprochée  de  la 
scène  des  diables  qui  viennent  enlever  les  âmes  dans  la  mora- 
lité Le  Débat  du  Corps  et  de  l'Ame  : 

Grippes  de  fer  aigucs  entre  leurs  mains  tenoyent  ; 
Feu  gregoys  tout  puant  par  leur  gueules  gettoyent. 
Serpens  envenimez  de  leurs  corps  enyssoient  ; 
A  bassins  embrasez  leurs  yeux  semblans  estoyent  (2). 

Ces  diableries  ou  scènes  diaboliques  des  Mytères  ont  laissé 
des  traces  nombreuses  dans  le  vocabulaire  rabelaisien. 

La  grande  diablerie  à  quatre  personnages^  au  sens  de  con- 
fusion tumultueuse,  est  mentionnée  dès  le  début  du  Gargantua 
(ch.  iv).  Elle  rappelle  ces  vers  d'Enoch  dans  le  Mystère  du  Vieil 
Testament  (t.  I,  p.  129): 

Faison  tout  ce  que  nous  vouldrons  ; 
Il  n'y  aura  rien  deshonneste... 
Faison, /aj5on  d'un  dyable  quatre  (3), 
Car  nous  avons  arbitre  franc. 

Rabelais  dira  avec  un  autre  sens  :  faire  d'un  diable  deux, 
c'est-à-dire  doubler  la  faute  en  voulant  l'amender  (I.  111,  ch.  1)  : 
«  Charles  Maigne,  lequel  feist  d'un  diable  deux,  quand  il 
transporta  les  Saxons  en  Flandre,  et  les  Flamans  en  Saxe  ». 

Diablerie  au  sens  de  scène  tumultueuse,  de  tapage  infernal, 
revient  souvent  dans  les  Mystères,  par  exemple  dans  la  Passion 
de  Gréban,  où  Lucifer  s'écrie  : 

385o.     Deables,  arrangez  vous  tretous 
En  tourbe  à  grosse  quantité 
Et  me  chantez  un  silete 
En  vostre  horrible  diablerie. 

blés  et  aussi  de  «  traditions  recueillies  dans  le  pays,  très  plausibles  cha- 
cune dans  son  particulier,  mais  groupées  arbitrairement  ». 

(i)  Cf.  1.  IV,  ch.  xiii  :  «  Adoncques  feist  la  monstre  de  la  diablerie 
parmy  la  ville  et  le  marché.  Ses  diables  estoient  tous  capparassonnez  de 
peauls  de  loups,  de  veaulx,  et  de  béliers,  passementées  de  testes  de 
mouton,  de  cornes  de  bœufz,  et  de  grands  havetz  de  cuisine  :  ceinctz 
de  grosses  courraics  es  quelles  pendoient  grosses  cymbales  de  vaches, 
et  sonnettes  de  muletz  à  bruyt  horrificque  ». 

(2)  Ancien  Théâtre,  t.  III,  p.  334. 

(3)  On  dit  aujourd'hui  ; /aire  le  diable  à  quatre,  se  démener  comme 
quatre  diables. 


THÉÂTRE  POPULAIRE  la? 

Et  plus  loin,  Cerberus  vocifère  à  son  tour  : 

Haro  !  quel  forte  deablerie 
Et  quel  rage  desmesurée  1 
Or  est  comme  désespérée 
La  fontaine  de  Tartarus. 

De  là  de  nombreuses  expressions  correspondantes  : 
I**  Gargantua  crioit  comme  tous  les  diables  (1.  1,  ch.  xxiii)  ; 
puis  crient  et  urlent  comme  diables  (1.  III,  ch.  xxiii),  en  parlant 
des  laquais  frappés  avec  un  bâton  sur  les  doigts. 

Dans  la  Passion  d'Arras,  scène  de  l'Enfer,  Sathan  entendant 
crier  Belzebut,  l'apostrophe  ainsi  : 

1 1 3 1 .     Or  ça,  de  par  le  dyable,  ça  ! 

Puisqu'il  convient  que  je  le  face. 

Que  vous  faites  laide  grimace  1 

Quel  dyable  avez  vous  d'ainsi  braire  ? 

2°  Faire  diables,  c'est-à-dire  faire  des  exploits  diaboliques  : 
«  Mon  baston  de  croix  fera  diables  »  (1.  I,  ch.  xlii),  clame  frère 
Jean;  «  Si  tu  voulais  te  rallier  avecques  moy,  nous  ferions 
diables  (1.  II,  ch.  xvii)  »,  s'écrie  à  son  tour  Panurge. 

3°  Faire  diables  de  arguer,  de  humer  (1.  I,  ch.  xix,  et  I.  II, 
ch.  xii),  c'est-à-dire  argumenter  et  humer  en  diable,  vigoureu- 
sement et  bruyamment. 

4°  En  diable,  diablement  (1.  IV,  ch.  xlv  :  «  daubé  en  diable  »). 

5°  Pauvre  diable,  épithète  de  commisération  ironique  :  «  Les 
pauvres  diables  de  moines  ne  savoient  auquel  de  leurs  saints 
se  vouer  »  (l.  I,  ch.  xxvii)  (i). 

On  lit  dans  la  Farce  du  Cuvier  (cf.  Ane.  théâtre,  t.  I,  p.  37): 

Aller,  venir,  troter,  courir, 
Peine  avoir  comme  Lucifer. 

Autres  souvenirs  des  Mystères  :  «  Que  la  gueule  horrifîcque 
d'Enfer  ne  nous  englotisse  »  (1.  IV,  ch.  lui),  à  côté  de  «  la 
grande  chauldiere  à  trois  toises  près  les  gryphes  de  Lucifer  » 
(ch.  lu),  et  «  charretées  de  diables  »  (1.  IV,  ch.  xxi),  à  côté  de 
«  hotées  de  diables  »  (1.  III,  ch.  xxii)  et  de  «  panerées  de  dia- 
bles »  (l.  II,  Prol.). 

(i)  Autres  textes:  «  Ventre  sainct  Jacques,  que  boirons  nous  cepen- 
dant, nous  autres  pauvres  diables?»  (1.  I,  ch.  xxvi)  —  «  ...  ilz  estoient  ja 
las  comme  pauvres  diables..,  »  (1.  II,  ch.  xxiii).  —  «Tant  malheureux  que 
les  diables  qui  tentent  les  hermites  »  (1.  III,  ch.  x). 


328  FAITS  TRADITIONNELS 

En  dérivent  également  les  noms  que  porte  le  diable,  comme 
Lucifer  et  surtout  Demiourgon  (1.  III,  ch.  xxii,  et  1.  IV,  ch.  xlvii), 
ainsi  que  la  kyrielle  du  passage  suivant,  mélange  d'éléments 
chrétiens  et  païens  :  «  Le  Diable  voyant  l'énorme  solution  de 
continuité  en  toutes  dimensions,  s'escria  :  Mahon,  Demiourgon^ 
Megere,  Alecto,  Persephone,  il  ne  me  tient  pas.  Je  m'en  voys 
bel  erre  »  (i). 

Le  nom  de  Démiurge,  qui  désigne  dans  le  Nouveau  Testa- 
ment le  créateur  de  l'univers,  a  été  au  Moyen  Age  transféré  au 
père  des  démons.  L'édition  princeps  du  Tiers  livre  donne  De- 
mogorgon,  comme  les  Mystères,  par  exemple  dans  ce  passage 
de  la  Passion  de  Saint  Quentin  qui  nous  explique  en  même 
temps  sous  quelle  influence  analogique  eut  lieu  la  modification 
formelle  du  terme  (v.  7336  et  suiv.)  : 

Demogorgon,  pere  des  dieux. 
Monstre  moi  la  teste  ^org^on 
De  Médusa  devant  mes  yeulx... 

Et  c'est  également  sous  cette  forme  que  le  nom  se  lit  dans 
Jean  Le  Maire  :  «  L'ancien  pere  des  Dieux,  Demogorgon,  de- 
moura  en  son  abysme  et  au  par  fond  centre  de  la  terre  »  (2). 

En  dehors  de  ces  réminiscences,  Rabelais  doit  aux  mêmes 
Mystères  un  saint  facétieux,  sainct  Alipantin  (3),  un  pays  burles- 
que, Papagosse,  et  surtout  le  nom  de  Pantagruel^  qui  figure  parmi 
les  diables  des  Actes  des  Apôtres  (mystère  représenté  en  dernier 
lieu  à  Bourges  en  1 536)  et  dont  il  a  complètement  transformé  le 
type  (4). 

Les  Moralités  et  les  Farces  ont  moins  sensiblement  influé 
son  vocabulaire,  bien  qu'il  doive  aux  Sotties  V Amorabaquin 
du  V^  Iwre,  le  badin  enfariné,  le  matamore  (5). 

Rabelais  a  ignoré  ou  du  moins  n'a  pas  utilisé  l'ample  recueil 
des  Miracles  de  Nosire  Dame,  non  plus  que  la  dernière  et  la 
plus  étendue  des  Moralités,  la  Condaninacion  de  Banqueta  par 
Nicole  de  la  Chesnaye  (1507).  Les  renseignements  que  fournis- 

(i)  Même  mélange  dans  ce  passage  de  la  Passion  de  Gréban  : 

7.500.  Vecz  là  Saturne  et  Adoyn. 
Pana,  Clotho  et  Lachcsis, 
Demoporf^on  avec  Ysis. 

(2)  Illustrations  des  Gaules,  éd.  Stecher,  t.  I,  p.  io5. 

(3)  Voy.  Revue  du  XVJ*  siècle,  t,  I,  p.  490491. 

(4)  Nous  reviendrons  sur  Pantagruel  et  Papagosse. 

(5)  Picot,  Recueil  de  Sotties,  t.  I,  p.  94. 


THÉÂTRE  POPULAIRE  329 

sent  ces  monuments,  pour  éclaircir  certains  passages  de  Rabe- 
lais, sont  des  données  parallèles,  et  non  pas  des  sources. 

Quant  aux  Farces  —  en  dehors  bien  entendu  de  celle  de  Pa- 
telin —  leur  date  est  généralement  trop  tardive  pour  avoir  pu 
exercer  une  influence  quelconque  (i).  Celles  que  Rabelais  cite 
sont  ou  trop  vagues  —  «  Farce  jouée  à  trois  personna^:^es  »  [Epi- 
tre  à  Odet)  s  —  ou  ne  sont  pas  arrivées  jusqu'à  nous,  comme 
la  Farce  du  pot  au  laid  (1.  I,  ch.  xxxiii),  source  traditionnelle 
de  la  fable  de  la  Fontaine  et  thème  connu  un  peu  partout  (2). 

Ajoutons  que  Rabelais  possédait  du  théâtre  des  connaissan- 
ces professionnelles.  Il  a  joué  après  1530  à  Montpellier,  avec  ses 
amis,  la  «morale  comédie  deCeluy  qui  aooit  espousé  une  femme 
mute)){^)  (1.  III,  ch.  xxxiv),  et  il  était  parfaitement  familiarisé 
avec  les  détails  de  la  mise  en  scène:  «  Entre  les  jongleurs,  re- 
marque-t-il  (1.  III,  ch.  xxxvii),  à  la  distribution  des  rolles,  le  per- 
soniage  du  Sot  et  du  Badin  estre  tousjours  représenté  par  le 
plus  périt  et  perfaict  joueur  de  leur  compaignie  ». 

Cette  caractéristique  n'est  pas  éloignée  de  celle  qu'on  en  a 
donnée  de  nos  jours  :  «  Le  badin  personnifie  la  jeunesse  aban- 
donnée à  la  nature  ;  un  peu  crédule,  parce  qu'elle  est  ignorante  ; 
et  pourtant  fine,  parce  qu'elle  est  naturellement  malicieuse  »  (4). 

(i;  On  cite  cette  phrase  de  la  «  Farce  de  Colin  »  (Aucien  Théâtre, 
t.  II,  p.  23o): 

Ubi  prenu  qui  ne  l'amble  ? 
qui  rappelle  la  question  de  Panurge  à  propos  de  femmes   prudes  et 
chastes  (1.  II,  ch.  xv)  :  «  Et  ubi  premis?  »  Remarquons  que  cette  farce  a 
paru  en  1540,  alors  que  l'édition  princeps  de  Pantagruel  remonte  à  une 
dizaine  d'années  auparavant. 

(2)  Voy.  ci-dessus,  p.  224. 

(3)  Voy.  là-dessus  H,  Glouzot,  p.  53,  et  G.  Cohen,  p.  7  à  8, 

(4)  Petit  de  Julleville,  La  Comédie  et  les  mœurs  en  France,  p.  282. 


CHAPITRE  X 
LITTÉRATURE  DE  COLPORTAGE 


L'ouvrage  de  Charles  Nisardsur  les  Livres  populaires  (1854) 
donne  une  idée  d'ensemble  de  la  littérature  de  colportage,  mais 
il  aurait  besoin  d'être  revu  et  mis  au  point  (i).  Nous  disposons 
aujourd'hui  de  ressources  autrement  abondantes  qu'à  l'époque 
de  sa  publication.  Le  sujet,  d'ailleurs  très  complexe,  exige  des 
connaissances  à  la  fois  bibliographiques  et  traditionnistes.  Nous 
tâcherons  de  faire  ressortir  quelques-uns  de  ses  multiples  as- 
pects, tout  particulièrement  en  ce  qui  concerne  l'œuvre  rabelai- 
sienne. 

I.  —  Bisouards  et  vendeurs  de  livres. 

Rabelais,  qui  a  travaillé  à  Lyon  pour  les  éditeurs  des  livrets 
de  colportage,  appelle  bisouars  les  intermédiaires  entre  les 
produits  populaires  de  l'imprimerie  naissante  et  le  gros  public 
des  villes  et  des  campagnes  ;  «  Un  livre  trepelu,  qui  se  vend 
par  les  bisouars  et  porteballes,  au  titre  Le  Blason  des  cou- 
leurs »  (2),  lit-on  dans  le  ix"'  chapitre  du  Gargantua. 

Le  nom  désignait  spécialement  les  colporteurs  des  monta- 
gnes du  Dauphiné,  qui,  à  l'approche  de  l'hiver,  descendaient 
pour  faire  le  trafic  dans  les  villes  et  les  campagnes.  Dans  le 
P^orez,  bisouard  signifie  à  la  fois  coup  de  bise  et  celui  qui  est  du 

(i)  Histoire  des  livres  populaires  ou  de  la  littérature  de  colportage, 
depuis  l'origine  de  Vimprimerie,  Paris,  1864;  2*  éd.,  1864. 

(2)  Nous  reviendrons  sur  ce  livret  de  colportage,  un  des  plus  anciens 
du  genre.  Le  nom  de  bisouars  se  lit  également  dans  l'édition  de  Panta- 
gruel de  1542,  sans  nom  de  ville  ni  d'imprimeur.  Cette  édition  contient 
une  vi(jlente  invective  de  l'Kditcur  contre  Etienne  Dolet,  qui  avait  pu- 
blié la  même  année  les  deux  premiers  livres  réunis.  On  y  lit  ce  pas- 
sage :  «  O  la  grande  et  haulte  entreprinse  et  digne  de  tel  homme,  inspiré 
de  l'esperit  de  Ciceron  :  avoir  rédigé  en  beau  volume  le  livret  et  gaignc 
pain  des  petits  revendeurs,  nommé  par  les  Bisouars  Fatras  à  la  dou- 
zaine ». 


LITTÉRATURE  DE  COLPORTAGE  33 1 

côté  de  la  bise,  le  montagnard,  d'où  le  sens  secondaire  de  «  mer- 
cier »  (i). 

Cotgrave  décrit  le  bisouart  comme  un  colporteur,  qui,  dans  un 
large  ballot  ouvert  suspendu  à  son  cou,  débite  des  almanachs, 
des  livres  nouveaux  et  maintes  bagatelles.  Une  vingtaine  d'an- 
nées plus  tard,  le  grammairien  alsacien  David  Martin,  dans  son 
Parlement  nouveau  (2),  paru  à  Strasbourg  en  1637,  nous  ren- 
seigne plus  amplement  (3). 

Un  document  antérieur  des  plus  curieux  nous  fournit  des 
détails  complémentaires.  C'est  une  «Farce  à  trois  personnages», 
dont  deux  commères  et  un  vendeur  de  livres.  Elle  est  de  1530, 
donc  contemporaine  des  deux  premiers  livres  du  roman  rabelai- 
sien. L'auteur  inconnu  y  cite  nombre  d'ouvrages,  surtout  facé- 
tieux, dont  bien  peu  sont  arrivés  jusqu'à  nous. 

En  premier  lieu,  des  ouvrages  connus  : 

Livres,  livres,  livres,  livres  I 
Chansons,  Ballades  et  Rondeaux  ! 
J'en  porte  à  plus  de  cent  livres  I 
Livres,  livres,  livres,  livres  ! 
Jamais  ne  vistes  de  si  beaux  !... 

Ensuite  vient  toute  une  série  d'opuscules  comiques,  aujour- 
d'hui perdus,  ou  portant  un  titre  imaginaire  : 

La  farce  Jenin  aux  fuseaux, 

Le  Testament  Maistre  Mymin, 

Et  Maistre  Pierre  Patelin, 

Et  les  Cent  Nouvelles  nouvelles 

Pour  dames  et  damoyselles  ! 

Le  Trespassement  Sainct  Bidault  (4), 

(i)  Voy.  Rev.  Et.  Rab.,  t.  VIII,  p.  i55  à  i58,  et  Rev.  XFI«  siècle, 
t.  I,  p.  495. 

(2)  Livre  rarissime,  dont  Charles  Nerlinger  a  donné  une  nouvelle 
re'impression  à  Belfort  en  1899  sous  ce  titre  :  La  Vie  à  Strasbourg  au 
commencement  du  XVII^  siècle. 

(3)  Cf.  ch.  xLii,  Du  Colporteur:  «  Il  y  a  des  mercerots  qui  portent  çà 
et  là  des  almanachs,  livrets  d'Abecé,  la  gazette  ordinaire  et  extraordi- 
naire, des  légendes  et  petits  romans  de  Melusine,  de  Maugis,  des  Quatre 
fils  Aymon,  de  Geoffroy  à  la  grant  dent,  de  Valentin  et  Ourson,  du 
Chasse-ennuys,  des  chansons  mondaines  sales  et  vilaines  dictées  par  l'es- 
prit immonde,  vaude-villes,  vilanelles,  airs  de  cour,  chansons  à  boire...  » 

(4)  Nom  de  saint  facétieux  pris  au  sens  libre,  comme  dans  ces  vers 
macaroniques  de  la  «  Farce  du  Frère  Guillebert  «  {Ancien  Théâtre, 
t.  I,  p.  3o5): 

Fouillando  es  callibistris, 
Intravit  per  boucham  ventris, 
Bidauldus,  purgando  renés. 


332  FAITS  TRADITIONNELS 

La  Vie  Saincte  Perenelle. .. 

Le  Confiteor  des  Angloys... 

Le  Voyage  des  Fumelles 

Qui  s'en  vont  à  Bonnes  Nouvelles... 

L'estat  de  ceux  qui  ne  font  rien...  (i). 

Essayons  à  notre  tour  d'inventorier  le  contenu  de  la  balle 
d'un  bisouard  du  xvi'  siècle. 


II.  —  Chronicques  gargantuines. 

Le  Prologue  du  Pantagruel  débute  par  l'éloge  des  Grandes 
et  inestimables  Clironicques  de  l'énorme  géant  Gargantua, 
«  dont  il  a  esté  plus  vendu  par  les  imprimeurs  en  deux  mois 
qu'il  en  sera  acheté  de  Bibles  de  neuf  ans  ». 

C'est  là  un  des  livrets  populaires  que  Rabelais  a  mis  à  con- 
tribution pour  son  roman.  Nous  avons  déjà  montré  le  parti  qu'il 
en  a  tiré  (2).  Quant  à  la  Chronicque  gargantuine,  elle  n'est  pas 
sortie  du  domaine  du  colportage,  grâce  à  une  rédaction  du 
xvii^  siècle.  Une  édition  réduite,  datant  de  1700,  a  toujours  fait 
partie  de  la  Bibliothèque  bleue  (3). 

Le  nombre  de  ces  livrets  se  multiplia  avec  la  diffusion  de 
l'imprimerie  et  le  goût  de  lecture  croissant  des  masses.  Le  Dis- 
ciple de  Pantagruel  {\  538),  composition  de  facture  populaire  qui 
n'a  de  rabelaisien  que  le  titre,  eut  de  nombreuses  éditions  et 
fut  également  utilisé  par  notre  auteur  pour  ses  derniers  livres. 

De  plus,  comme  le  montre  le  titre  de  cet  opuscule  même,  le 
premier  livre  de  Pantagruel  devint  lui-même  un  livret  popu- 
laire, qui,  dès  son  apparition,  figure  dans  le  catalogue  d'un 
bourgeois  parisien  de  1533. 

Gargantua,  lui  aussi,  ne  jouit  pas  d'une  moindre  popularité. 
Antoine  du  Saix  y  fait  allusion  en  1545,  en  le  plaçant  en  tête 
d'autres  héros  de  légendes  populaires  : 

Ce  bidauty  comme  son  synonyme  bidouard,  désigne  le  cheval  qui 
trotte  et  le  membre  viril  (cf.  chevaucher). 

(i)  Ed.  Mabille,  Choix  de  Farces,  t.  II,  p.  211. 

(î)  Voy.  ci-dessus,  p.  241  à  248. 

(3)  Al.  Assier,  La  Bibliothèque  bleue  depuis  Jean  Oudot  /«'  jusqu'à 
M.  Baudot  (1600- iSG3),  Paris,  1874.  —  Le  «Catalogue  delà  Bibliothèque 
bleue  »  (1711-1742),  à  Troyes,  renferme  des  volumes  in-4"  (Les  Quatre 
fils  Aymon,  Galien  Restaure,  Valentin  et  Orson,  Histoire  de  Mélusine, 
Robert  le  Diable,  Gargantua)  et  des  volumes  in-iG  (La  Vie  de  sainte 
Marguerite).  Voy.  spécialement  un  article  de  Louis  Morin,  «  Les  édi- 
tions troyennes  de  Rabelais  »  (dans  Rev.  Et.  Kab,  t.  VII,  p.  29  à  47). 


LITTÉRATURE  DE  COLPORTAGE  333 

Dieu  sçait  comment  vous  verrez  lors  galler 
Gargantua,  Mouschillon,  Barberousse  (i). 

Son  nom  devint  synonyme  d'histoire  romanesque  et  le  voya- 
geur André  Thevet,  dans  sa  Cosmographie  Universelle  de  1575, 
parlant  des  traditions  orientales  sur  les  miracles  de  Mahomet, 
les  compare  à  des  Contes  de  Gargantua.  Voici  ce  curieux  pas- 
sage (t.  I,  fol.  158):  «  Dieu  sçait  les  histoires  que  les  Chrestiens 
Levantins  racontent  des  prouesses  et  miracles  qu'il  a  faicts 
[Mahomet]  en  son  temps  :  qui  meriteroient  à  la  vérité  estre 
descrits,  pour  faire  rire,  et  donner  plaisir  aux  lecteurs,  aussi 
bien  que  les  fables  des  Histoires  tragiques  (2),  ou  Contes  de 
Gargantua  ». 

III.  —  Romans  de  chevalerie. 

Dans  le  Prologue  du  Pantagruel  que  nous  venons  de  citer, 
Rabelais  met  plaisamment  la  Chronicque  gargantuine  au-des- 
sus d'autres  livrets  «  dignes  de  mémoire  »,  alors  en  vogue,  tels 
que  (suivant  l'édition  princeps  imprimée  à  Lyon  chez  Claude 
Nourry)  :  «Robert  le  Diable,  Fierabras, Guillaume  sans  peur  (3), 
Huon  de  Bourdeaulx,  Monteville  et  Matabrune  »  (4). 

Tous  ces  titres,  en  dehors  de  Monteville  (sur  lequel  nous  re- 
viendrons) sont  parfaitement  connus.  Ils  désignent  des  romans 
de  chevalerie,  où  Rabelais  a  puisé  de  nombreux  détails  pour  sa 
généalogie  de  Pantagruel  et  pour  la  descente  d'Epistémon  en 
Enfer. 

On  sait  que  nos  vieux  poèmes  épiques,  les  Chansons  de  ges- 
tes, ont  été,  à  l'époque  de  la  Renaissance,  délayés  en  prose  dans 
de  nombreux  in  folios.  A  leur  tour,  ces  copieux  romans  furent 
réduits  en  livrets  populaires,  comme  ceux  mentionnés  par  Ra- 
belais, et  finalement  en  simples  plaquettes,  comme  les  brochu- 
res qui  constituèrent  au  xvii^  siècle  la  Bibliothèque  bleue,  en- 
core répandue  dans  nos  campagnes. 

(i)  Rev.  Et.  Rab.,  t.  IX,  p.  246. 

(2)  Cf.  Cosmographie,  t.  I,  p.  244  :  «  ...  s'amuser  plustost  aux  fabu- 
leuses Histoires  tragicques  de  l'Espagnol  Bandel  ».  Thevet  veut  dire 
l'Italien  Bandello,  dont  les  Histoires  tragiques  furent  traduites  par 
Boistuau  et  Fr.  de  Belleforest  (iSSg). 

(3)  Le  plus  intrépide  des  quatre  fils  d'Aymon  de  Narbonne,  d'un 
courage  indomptable.  Voy.  L.  Gautier,  Les  Epopées  françaises,  t.  IV, 
p.  276  à  807. 

(4)  Voy.,  sur  Matabrune,  mère  d'Oriant,  le  père  des  enfants  cygnes, 
Jean  Plattard,  U Œuvre  de  Rabelais,  p.  2. 


334  FAITS  TRADITIONNELS 

A  partir  de  1478,  date  de  l'impression  du  Fierabras,  et  jus- 
que vers  le  milieu  du  xvi^  siècle,  ces  romans  se  multiplièrent. 
De  nombreuses  éditions  témoignent  de  leur  popularité  (i).  Les 
plus  lus  semblent  avoir  été  i^t'eratras  (1478)  et  les  Quatre  Jils 
Aymon  (1480),  pour  lequel  Rabelais  paraît  avoir  eu  une  prédi- 
lection particulière.  Ils  peuvent  être  ainsi  groupés  : 

Cycle  carolingien:  Fables  de  Turpin  (1527),  Morgant  le  Géant 
(15 19),  Fierabras  (1478),  Galien  Rethoré  (1500). 

Romans  féodaux:  Quatre  fils  Aymon  (1480),  Ogier  le  Danois 
(1492),  Huon  de  Bordeaux  (1513),  Valentin  et  Orson  (1489), 
Robert  le  Diable  (1496). 

Cycle  de  la  Table  ronde  :  Arthus  de  Bretaigne  {1493),  Lan- 
celot  du  Lac  (1488),  Merlin  l'Enchanteur  (1498),  Saint  Graal 
(15 16),  et  surtout  Perceforest  (1528),  le  plus  long  de  ces  rom.ans 
en  prose  (2),  tableau  idéalisé  du  monde  chevaleresque. 

Ces  romans  ont  laissé  de  nombreux  souvenirs  dans  -Gargan- 
tua et  Pantagruel.  Rabelais  a  tiré  des  romans  bretons  les  dé- 
tails touchant  le  roi  Arthus  et  son  transfert  dans  le  Pays  ou 
«  Isle  des  Phées  »,  ainsi  que  le  nom  de  sangreal  (3),  c'est-à-dire 
Saint  Graal,  qu'il  emploie  à  plusieurs  reprises  (4)  avec  le  sens 
généralisé  de  chose  rare  et  miraculeuse.  Il  doit  à  un  autre  ro- 
man arthurien,  le  Tristan  (1489),  le  nom  du  pays  d'Estran- 
gorre  (1.  III,  ch.  xxiv)  ainsi  que  l'allusion  à  «  la  bandelette 
noire  et  blanche,  selon  les  occurences  et  accidens  »  que  portait 
le  Gozal  de  Pantagruel. 

Le  roman  de  Fierabras,  un  des  plus  populaires  de  l'époque, 
a  fourni  à  lui  seul  : 

1°  Les  noms  des  géants  :  Bruant  de  Monmiré  (chez  Rabelais, 
Drus/iant  de  Mommiere),  c'est-à-dire  de  Montmirail,  dans  la 
Marne  ;   Sortibrant  de  Coniinbre  (l'un  et  l'autre  dans  Fiera- 

(i)Voy.  Em.  Besch,  «  Les  adaptations  en  prose  des  Chansons  de 
geste  au  xv»  et  au  xvi«  siècle»  (dans  Rev.  du  XVI*  siècle,  t.  III,  p.  i53 
à  181),  et  A.  Tilley,  «  Les  romans  de  chevalerie  en  prose  »  {ibidem, 
t.  VI,  p.  45  à  63).  Nous  lui  empruntons  les  dates  d'impression. 

(2)  il  fut  imprimé  à  Paris  en  i328  à  i532  en  six  vol.  in-fol.  Rabelais  en 
fait  mention  au  1.  II,  ch.  xxx.  Un  contrefacteur  y  avait  interpole  plu- 
sieurs souvenirs  de  Perceforest.  Voy.  Rev.  du  XVP siècle,  t.  VII,  p.  249 
à  ib2  (}.  Plattard). 

(3)  Cf.  du  l-ail.  ch.  xxx»  des  Discours  d'Eutrapel:  «  ...  le  Saint  Greal, 
ensevely  et  envousté  sous  le  perron  Merlin,  en  la  forest  de  Brecillian, 
en  Bretaigne...  » 

(4)  Cf.  1.  IV,  ch.  xLii  et  xLiii,  etc. 


LITTÉRATURE  DE  COLPORTAGE  335 

bras),  noms  de  chefs  sarrasins;  et  surtout  Galafre,  le  portier- 
géant  du  pont  de  Montrible. 

2°  Le  pont  lui-même  (dit  de  Montrible,  à  Saintes),  appelé  en 
moyen  français  Mautrible  (1354),  forme  qui  figure  dans  Fiera- 
bras.  Cette  forme  fut  altérée  ultérieurement  en  Monstrible 
(graphie  de  Rabelais),  interprétée  par  les  clercs  comme  Mons 
Terribilis  (i). 

3°  Uunguent  resuscitatif,  avec  lequel  Panurge  guérit  Episté- 
mon,  «  qui  avoit  la  teste  coupée  »  (1.  II,  ch.  xxx),  est  précisé- 
ment Vongnement  merveilleux,  qui  guérit  toutes  les  plaies  et 
qui  rend  invulnérables  les  géants  Bréhiers  (2)  et  Fierabras  (3), 
Ce  dernier,  voyant  le  sang  qui  coulait  des  plaies  d'Olivier 
blessé,  lui  dit  : 

526.     Mais  voilà  II,  barils  à  ma  sele  toursés, 

Qui  tuit  sunt  plain  de  basjite,  dont  Dieu  fu  enbasmés, 

Au  jour  qu'il  fu  de  crois  et  sépulcre  portés; 

Plaie  qui  en  est  ointe,  c'est  fine  vérités, 

Ne  puet  estre  percie  ne  en  draucle  (4)  mellés. 

Cervantes  a  trouvé,  dans  la  version  espagnole  du  Fierabras 
du  xvi'  siècle,  la  composition  du  fameux  baume  qui  guérissait 
toutes  les  blessures. 

Ajoutons  un  souvenir  de  Valentin  et  Orson,  le  nom  de  Paco- 
let,  donné  au  nain  de  ce  roman  et  que  Rabelais  semble  avoir 
transféré  au  cheval  du  nain  (1.  II,  ch.  xxiv):  «  Et  ne  crains  ny 
traict  ny  flesche,  ny  cheval  tant  soit  legier,  et  feust  ce  Pégase 
de  Perseus,  ou  Pacolet  ».  W Histoire  des  deux  nobles  et  vail- 
lans  chevaliers  Valentin  et  Orson  (Lyon,  1605,  fol.  169)  ne 
permet  pas  cependant  de  s'y  tromper  (5). 

(i)  Ant.  Thomas,  dans  Romania,  t.  xl,  p.  443-446.  —  Chaque  version 
de  Fierabras  donne  une  autre  variante  :  Martriple  (en  provençal),  Mal- 
triboli  et  Montriboli  (Italie),  Mantible  (Cervantes  et  Calderon). 

(2)  Cf.  Ogier,  v.  11290  (baume  avec  lequel  Jésus  a  été  oint  pour  être 
enterré). 

(3)  Cf.  Fierabras,  v.  526  (baume  que  le  héros  avait  conquis  à  Rome). 

(4)  C'est-à-dire  dragon. 

(5)  «  Au  chasteau  de  plaisance  de  la  belle  dame  Esclarmonde,  il  y  avoit 
un  nain  qu'elle  avoit  nourri  dès  son  enfance  et  gardé  et  mis  à  l'escole  ; 
icelui  nain  avoit  nom  Pacolet,  de  grand  et  subtil  engin  estoit  plein,  le- 
quel à  l'escole  de  Tollete  tant  avoit  apprins  de  l'art  de  nigromance  que 
pardessus  tous  autres  estoit  parfait,  en  telle  manière  que,  par  enchan- 
tement, il  fit  un  petit  cheval  de  bois,  et  en  la  teste  d'icelui  avoit  fait  ar- 
tificiellement une  cheville  qui  estoit  tellement  assise,  que  toutes  les  fois 


336  FAITS  TRADITIONNELS 

Marot  se  sert  du  nom  avec  le  sens  primordial  (Epitre  viii)  : 
Le  bon  cheval  du  gentil  Pacolet... 

alors  qu'Oudin,  dans  ses  Curiosités  (i6^o),  adopte  Pinterpréta- 
tion  rabelaisienne  (i). 

Un  dernier  souvenir.  Le  nom  de  Golfarin,  «  nepveu  de 
Mahon  »,  qu'invoque  un  des  géants  de  Loup-Garou  (1.  II, 
ch.  xxix),  n'est  que  la  forme  modernisée  de  Corfarin^  qu'on  lit 
fréquemment  dans  la  Mort  de  Garin  le  Loherain,  où  ce  nom 
est  tour  à  tour  donné  à  un  amiral  de  Palerne,  à  un  sujet  de 
Marsille  et  à  un  Sarrasin  de  Montbrant  (2). 

Tels  sont  les  principaux  éléments  imaginatifs  que  Rabelais  a 
tirés  des  romans  de  chevalerie.  Ils  témoignent  d'une  connais- 
sance parfaite  de  cette  littérature  romanesque,  très  en  faveur 
dans  la  première  moitié  du  xvi'  siècle,  et  dont  son  livre  (comme 
plus  tard  celui  de  Cervantes)  est  la  parodie. 

C'est  à  la  même  source  que  se  sont  abreuvés  les  auteurs  ita- 
liens de  la  poésie  héroï-comique,  le  Pulci  et  l'Arioste,  dont  l'in- 
fluence sur  notre  auteur  doit  être  réduite  au  minimum.  Le 
Morgante  Magglore  notamment  offre  un  petit  nombre  de  points 
de  contact  avec  le  Pantagruel,  mais  ce  sont  là  des  traits  paral- 
lèles, des  analogies  traditionnelles,  et  nullement  des  emprunts. 
Certains  critiques  de  nos  jours  ont  étrangement  abusé  de  ces 
rapprochements  superficiels  (3). 

IV.  —  Voyages  de  Mandeville. 

Parmi  les  livres  «  dignes  de  mémoire  »  que  Rabelais  cite  dans 

qu'il  montoit  sur  le  cheval  pour  aller  quelque  part,  il  tournoit  la  cheville 
devers  le  lieu  où  il  vouloit  aller,  et  tantost  si  trouvoit  en  la  place  sans 
mal  ;  car  le  cheval  esioit  de  telle  façon,  qu'il  alloit  par  l'air  plus  sou- 
dainement que  nul  oiseau  ne  savoit  voler  ». 

(1)  «  C'était  un  cheval  de  bois  enchanté  qui  portoit  un  homme  en  un 
moment  en  mille  lieues  de  là  où  il  estoit.  Vulgairement  on  dit  :  Il  Jau- 
droit  avoir  le  cheval  de  Pacolet  pour  aller  si  viste  en  ce  lieu  là  ». 

Le  dernier  écho  est  dans  Molière  :  «  SI  elle  court  comme  le  cheval  de 
Pacolet  »  (se.  ix  de  la  Jalousie  du  Barbouillé). 

(2)  Voy.  l'éd.  d'Ldelestand  du  Meril,  v.  4059  (Corfrain  de  Monglai); 
y.  8Goi  et  9299  {Corfarin  de  Rossic).  —  Dans  Saint  Christophle,  mys- 
tère du  XV*  siècle  (Petit  de  Jullcville,  Mystères,  t.  II,  p.  600),  Golfarin 
est  le  nom  d'un  chevalier. 

(3)  Voy.  ci-dcssus,  p.  i3. 


LITTÉRATURE  DE  COLPORTAGE  33? 

son  Prologue  du  Second  llore,  figure  celui  de  Monteoille  (leçon 
de  Pédition  princeps),  devenu  Monteviellc  (dans  la  deuxième 
édition  de  1534)  et  Montemeille  (dans  l'édition  définitive  de  1542). 
Nous  avons  montré  ailleurs  (i)  que  ce  nom  m5'stérieux,  qui 
avait  échappé  aux  commentateurs,  désigne  Jehan  de  Mandeville 
(en  latin,  Johannes  de  Montemlla),  auteur  d'un  récit  de  voya- 
ges en  Orient,  qui  a  joui  à  la  fin  du  Moyen  Age  et  pendant  la 
Renaissance  d'une  vogue  extraordinaire  (2). 

Ces  fameux  voyages  en  Egypte,  en  Terre-Sainte  et  dans 
l'Extrême-Orient,  Monteville  ou  Mandeville  les  aurait  faits  en- 
tre 1322  et  1357.  Dans  ces  récits,  le  merveilleux  le  dispute  au 
fantastique  :  l'auteur  décrit  la  vallée  périlleuse  et  la  fontaine  de 
jeunesse,  aux  eaux  de  laquelle  il  prétend  s'être  abreuvé.  L'ou- 
vrage fourmille  de  monstres,  de  prodiges,  de  fables.  C'est  ce 
caractère  romanesque  qui  explique  son  étonnante  popularité 
pendant  deux  siècles,  du  xiv'  au  xvi*,  et  la  place  que  Rabelais 
lui  assigne  parmi  les  livres  «  dignes  de  mémoire  »,  entre  Huon 
de  Bordeaux  et  Matabrune,  livrets  de  colportage  et  par  excel- 
lence populaires. 

Rabelais  a  certainement  lu  Mandeville,  et  peut-être  même 
dans  la  version  moyen-française  citée  plus  haut.  Il  lui  doit  sans 
doute  un  détail  de  son  roman,  qu'il  a  trouvé  merveilleusement 
encadré  dans  le  récit  du  voyageur.  Entre  autres  choses  étran- 
ges, Mandeville  parle  d'une  manière  circonstanciée  du  Prestre 
Jehan,  «  le  grand  Empereur  de  Inde  ».  Il  en  décrit  le  pays,  le 
palais,  la  cour,  et  ses  narrés  ne  le  cèdent  guère  en  fantastique 
aux  histoires  les  plus  romanesques. 

Quant  à  la  popularité  des  voyages  de  Mandeville  à  l'époque 
même  où  Rabelais  faisait  imprimer  son  premier  livre  du  Ga7'- 

(i)  Rev.  Et.  Rab.,  t.  IX,  p.  266  à  275. 

(2)  Voici  le  titre  de  la  version  moyen-française  de  la  fin  du  xv»  siècle 
(portant  la  date  de  8  février  1480): 

Monteville,  composé  par  messire  Jehan  de  Monteville,  chevalier  natif 
d'Angleterre  de  la  ville  de  saint  Alain,  lequel  parle  de  la  terre  de  pro- 
mission... de  mer. 

Au  recto  du  dernier  feuillet  :  «  Cy  finist  ce  très  plaisant  livre  nommé 
Monti  ville,  parlant  moult  autentiquement  du  pays  et  terre  d'Outre- 
mer. Imprimé  à  Lyon  sur  le  Rosne  l'an  Mil  ccccixxx  par  Barnabe 
Chaussart  ». 

Voy.  la  description  dans  Claudin,  Histoire  de  l' Imprimerie  en  France 
aux  XV»  et  XVI'  siècles,  t.  III  (1904),  p.  20  et  suiv. 

22 


338  FAITS  TRADITIONNELS 

gantua,  c'est-à-dire  en  1533,  nous  en  avons  un  témoignage  pré- 
cieux dans  ce  passage  de  Ch.  de  Bourdigné  (1532)  : 

Là  je  congneu  Patelin  o  son  drap, 
Françoys  Villon  et  maint  autre  satrape, 
Jehan  le  Fevre  et  Jehan  de  Mandeville  (i). 


V.  —  Prognostications. 

A  la  fin  du  xv'  et  au  début  du  xvi'  siècle,  les  recueils  de 
prophéties  ou  prognostications  sont  fréquents.  Montaiglon  en  a 
publié  plusieurs  qu'on  pourrait  ranger  sous  trois  chefs  (2): 

1°  Didactique,  telle  la  Prognostication  des  Laboureurs,  qui 
donne  les  pronostics  vulgaires  et  courants  sur  les  changements 
de  la  température  (3). 

2°  Comique,  pour  divertir  les  lecteurs,  telle  la  Prognostica- 
tion generalle  ou  la  Prognostication  Frère  Tybault  (4). 

3°  Satirique,  pour  railler  leur  crédulité,  en  leur  prédisant  les 
événements  les  moins  vraisemblables.  Tels:  I^Sl  Prognostication 
nouvelle  et  la  Prognostication  du  maistre  Albert  Songecreux{^). 
Rabelais,  qui  cite  à  deux  reprises  (6)  ce  personnage  plus  ou 
moins  fantaisiste,  a  sans  doute  connu  cette  pièce  facétieuse 
quand  il  a  écrit  sa  propre  Prognostication  (7). 

Le  succès  de  cette  plaquette  a  engagé  Rabelais  à  publier  plu- 
sieurs almanachs,  dont  trois  seulement  pour  les  années  1533, 
1535  et  1541  sont  arrivés  jusqu'à  nous  (8). 

(i)  Légende  de  maistre  Pierre  Faifcu^  i532,  v.  179  et  suiv.  (reim- 
primé à  Paris  en   1888). 

(2)  Nous  renvoyons  pour  les  traits  parallèles  à  la  dissertation  citée 
de  Krliper,  p.  27  à  32. 

(3}  Montaiglon,  Recueil  de  poésies,  t.  II,  p.  87  et  suiv. 

(4)  Ibidem,  t.  IV,  p.  36  à  46,  et  t.  XII f,  p.  12  a  17. 

(5)  Ibidem,  t.  XII,  p.  148  à  i()6,  et  p.  176  à  191. 

(6)  Cf.  1.  II,  ch.  vu,  et  1.  I,  ch.  xx. 

(7)  En  voici  le  titre  complet  :  Pantagrueline  Prognostication,  certaine^ 
véritable  et  infaillible,  pour  l'an  perpétuel.  Nouvellement  composée  au 
profit  et  advisemcnt  des  gens  estourdis  et  musars  de  nature.  Par  Mais- 
tre Alcofribas,  Architriclin  dudit  i'antagruel.  Pour  l'an  MDxxxiii, 
quatre  feuillets  gothiqies,  in-4°. 

(8)  Voici  le  titre  du  premier:  Almanach  pour  l'an  i53.3,  calculé  sur  le 
méridional  de  la  noble  cite  dit  Lyon,  et  aur  le  climat  du  royaume  de 
France.  Composé  par  moy  Françoys  Rabelais,  docteur  en  médecine,  et 
professeur  en  astrologie,  etc.  ». 


LITTÉRATURE  DE  COLPORTAGE  33g 

Rabelais  fait  ailleurs  allusion  aux  termes  ambigus  et  aux 
prédictions  aléatoires  de  ce  genre  de  publications  populaires 
(l.  III,  ch.  xxn):  «  Ce  que  je  diraj''  adviendra,  ou  n'adviendra 
point.  Et  est  le  style  des  prudens  prognosticqueurs  ». 

VI,  —  Livres  de  magie. 

Les  traités  de  magie  ont  de  tout  temps  passionné  les  gens  du 
commun.  Charles  Nisard  en  donne  plusieurs  titres  dans  ses 
Livres  populaires,  tel  que  Le  grand  Grimoire  ou  l'Art  de  com- 
mander aux  esprits  célestes,  aériens,  terrestres,  infernaux... 
imprimé  sur  un  manuscrit  de  1522  (Paris,  1845),  en  remar- 
quant avec  raison  (t.  I,  p.  129):  «  Aucun  grimoire  ne  parait 
avoir  été  imprimé  en  français  au  xvi'  siècle  ». 

Rabelais  en  fait  cependant  mention  à  l'occasion  de  l'Ile  des 
Papefigues  (I.  IV,  ch.  xlv)  :  «  En  la  chapelle  entrez  et  prenens 
de  l'eaue  beniste,  apperceusmes  dedans  le  benoistier  un  home 
vestu  d'estoUes,  et  tout  dedans  l'eaue  caché,  comme  un  canart 
au  plonge,  excepté  un  peu  du  nez  pour  respirer.  Au  tour  de 
luy  estoient  troys  presbtres  bien  ras  et  tonsurez,  lisans  le  Gri- 
moyre,  et  conjurans  les  Diables  ». 

Quant  à  la  Clavicula  Salomonis  (i),  autre  livret  populaire 
de  magie,  Rabelais  l'a  également  pratiquée,  car  il  lui  a  em- 
prunté le  nom  d'un  de  ses  géants,  ancêtres  de  Pantagruel  : 
Bruslefer,  démon  qu'on  invoque  quand  on  veut  se  faire  ai- 
mer (2). 

VU.  —  Bibliothèques  campagnardes. 

Noël  du  Fail,  au  début  de  ses  Propos  rustiques  (1547),  nous 
a  fait  connaître  les  livres  populaires  les  plus  répandus  parmi 
les  paysans  de  la  première  moitié  du  xvi'  siècle. 

Aux  trois  livres  populaires  mentionnés  dans  l'édition  princeps 
—  le  Kalendrier  des  Bergers,  les  Fables  d'Esope  et  le  Roman 
de  la  Rose  —  l'interpolateur  angevin  de  l'édition  de  1548  a 
ajouté  plusieurs  œuvres  purement  littéraires,  telles  que  iMa- 
theolus,  Alain  Chartier,  les  deux  Grébans,  Crétin,  les  Vigiles 

(i)  Cf.  Nisard,  t.  I,  p.  129  et  suiv.  La  Clavicula  Salomonis  adjilium 
Roboam  est  l'œuvre  d'un  cabaliste  italien  Rabbi  Salomon. 

(2)  Colin  de  Plancy,  Dictionnaire  des  sciences  occultes,  Paris,  1846, 
yo  Brûlefer. 


340  P'AITS  TRADITIONNELS 

du  feu  roi  Charles.  Nous  ne  retiendrons  que  les  titres  mention- 
nés par  du  Fail  lui-même  et  qui  seuls  jouissaient  réellement 
d'une  vogue  populaire,  encore  vivace  pour  la  plupart. 

C'était  en  premier  lieu  le  Kaleiidrier  des  Bergei'S,  que  Guy 
Marchant  fit  paraître  à  Paris  le  2  mai  1491  (i),  et  qu'on  re- 
trouve encore  de  nos  jours  parmi  les  livres  de  colportage  sous 
le  titre  d'Almanac/i  des  Bergers  ou  Nouveau  Calendrier  des 
Bergers  (2). 

C'est  é;j:alement  à  la  fin  du  xv"  siècle  que  furent  imprimées  les 
Fables  d'Esope  (3)  et  le  Roman  de  la  Rose,  qui  remonte  au 
xiii'  siècle,  le  monument  poétique  de  l'ancienne  langue  qui  a 
exercé  la  plus  profonde  influence  sur  toutes  les  classes  de  la 
société  pendant  la  Renaissance. 

Il  faudrait  leur  associer  le  Liore  des  Quenouilles,  paru  pour 
la  première  fois  à  Bruges  en  1475  (4)-  C'est  le  recueil  le  plus  pré- 
cieux des  croyances  et  superstitions  qui  avaient  cours  dans  les 
campagnes,  vers  le  milieu  du  xv'  siècle,  et  que  l'auteur  anonyme 
a  mis  dans  la  bouche  même  des  femmes  du  menu  peuple,  en 
reproduisant  fidèlement  leur  langage  et  leur  tour  de  pensée. 

Ce  livret  populaire  par  excellence  est  devenu  dans  la  suite  un 
synonyme  de  fable  ou  conte  (5). 

Remarquons  que  du  Fail  lui-même,  une  quarantaine  d'an- 
nées après  sa  première  liste,  nous  en  a  transmis  une  deuxième 
plus  nourrie,  cette  fois,  d'une  bibliothèque  de  gentilhomme  ru- 
ral sous  François  I".  Elle  se  lit  dans  le  xxn'  des  Contes  et  Dis- 

(1)  Cette  édition  princeps,  inconnue  aux  bibliographes,  est  donnée  et 
décrite  par  Claudin,  Histoire  de  l'Imprimerie,  t.  I  (1900),  p    ûo  et  suiv. 

(2)  Ch.  Nisard,  Livres  populaires,  t.  I,  p.  74  et  p.  83. 

(i)  Paru  à  Lyon  en  1480.  VA.  Claudin,  t.  III,  p.  iiy  et  suiv. 

(4)  Voici  le  titre  d'après  l'édition  ultérieure  :  «  Les  Evangiles  des 
Connoilles,  faites  à  l'honneur  et  exaulcement  des  dames,  lesquelles  trai- 
tent de  plusieurs  choses  joyeuses,  racontées  par  plusieurs  dames  assem- 
blées pour  Hier  durant  six  journées,  Lyon,  1493,  4'  goth.  ».  Réimprimé 
par  Jannet  en  i8-'5. 

(5^  Calvin,  dans  son  écrit  Contre  les  libertins  (i545),  fulmine  ainsi 
contre  un  de  ses  adversaire:  «  Voyez  l'audace  de  ce  pendard,  de  n'avoir 
nulle  honte  de  contrefaire  le  grand  docteur,  en  racomptant  des  fables 
du  livre  des  Quenouilles,  pour  expositions  mystiques  de  l'Escriture  », 
Calvini  Opéra,  t.  VII,  p.  229. 

Un  sicclc  plus  tard,  Ant.  Oudin,  dans  ses  Curiosilcj  françoises  (1(340), 
explique  Contes  de  la  Quenouille  par  «  fables  »  et  ajoute  ce  commen- 
taire déconcertant:  «  Le  Livre  des  Quenouilles.  Mot  fait  à  plaisir,  un 
livre  inconnu  ». 


LITTÉRATURE  DE  COLPORTAGE  34 1 

cours  cVEutrapel  (1585):  «  Sur  le  dressoûer  ou  buffet  à  deux 
estages,  la  Saincte  Bible  de  la  traduction  commandée  par  le  Roy 
Charles  le  Quint,  y  a  plus  de  deux  cens  ans,  les  Quatre  fils 
Aymon,  Oger  le  Danois,  Melusine,  le  Calendrier  des  Bergers, 
la  Légende  dorée,  ou  le  Romant  de  la  Roze  ». 

VIII.  —  Une  bibliothèque  bourgeoise. 

Les  Mémoires  de  la  Société  d'histoire  de  Paris  ont  récem- 
ment publié  l'inventaire  des  livres  que  Jacques  le  Gros,  Pari- 
sien, possédait  en  1533.  On  y  lit  au  n*^  65,  Pantagruel,  dont 
la  vogue  commençait  déjà  et  qu'on  trouve  ici  mentionné  pour  la 
première  fois.  Il  constitue,  avec  Guillaume  Coquillart  et  les 
Illustrations  de  Gaule,  la  partie  littéraire  du  répertoire. 

La  liste  énumère  ensuite  la  plupart  des  anciens  romans  de 
chevalerie,  devenus  plus  tard  livres  de  colportage,,  et  dont  il 
suffira  de  citer  ceux  qu'on  lit  dans  Gargantua  et  Pantagruel 
(t.  xxxiii,  p.  296)  : 

Les  six  volumes  de  Perceforest  reliez  en  III  livres. 
Le  I*""  et  le  11^  Lancelot  du  Lac. 
Saint  Graal. 
Le  llle  vol.  Merlin. 
Les  IV  fîlz  Aymon  et  Oger. 
Perceval, 

Doolin  et  Fierabras. 
Arthus  de  Bretagne. 
Jehan  de  Paris. 
Geoffroy  Grant  Dent. 
Un  grand  volume  de  Melusine. 
Huon  de  Bordeaux. 
N"  79    Godefroy  de  Bouillon. 

Ajoutons  n^  29,  Mandeville  et  Merveilles  du  monde,  et  n°62, 
Ulespiegle,  livret  populaire  qui  a  fait  fortune,  en  léguant  à  la 
langue  dès  le  xvi®  siècle  le  mot  espiègle,  par  allusion  aux  tours 
d'adresse  du  héros  (i). 

La  première  rédaction  imprimée  est  de  15 19,  suivie  en  1532 
de  la  version  française,  que  Jacques  le  Gros  s'était  empressé 

(1)  Antoine  Oudin  l'explique  ainsi  dans  ses  Curiosité^  (1640):  «  Un 
espiègle,  c'est-à-dire  un  rusé.  Ce  mot  est  corrompu  de  l'allemand  Eu- 
letispiegel,  qui  signifie  le  miroir  des  hiboux  ou  des  songeurs  ». 


N° 

2 

N° 

5 

No 

7 

No 

1 1 

N» 

19 

N» 

21 

N° 

27 

N" 

42 

N° 

54 

N» 

59 

N° 

72 

N" 

75 

342  FAITS  TRADITIONNELS 

d'acquérir  pour  sa  bibliothèque  dès  son  apparition,  en  même 
temps  que  Pantagruel. 

Nous  venons  de  dresser  l'inventaire  des  richesses  tradition- 
nelles éparses  dans  le  roman  de  Rabelais.  Il  faudrait  }'•  ajouter 
les  autres  traits  de  psychologie  populaire  proprement  dite  — 
images  et  comparaisons,  serments  et  jurons  —  que  nous  étu- 
dierons dans  des  sections  spéciales,  ces  éléments  étant  intime- 
ment mêlés  à  la  personnalité  de  l'écrivain.  Mais  quand  on  les 
voit  réunis,  ces  laits  d'ordre  traditionnel  constituent  un  ensem- 
ble considérable  et  unique  dans  son  genre.  Les  autres  écrivains 
du  xvi*  siècle,  du  Fail  notamment,  fournissent  certains  rensei- 
gnements complémentaires,  mais  l'essentiel  est  déjà  consigné 
chez  Rabelais. 

Pour  tout  ce  qui  touche  aux  moines  —  croyances,  supersti- 
tions, dictons  —  il  nous  offre  un  relevé  complet  et  définitif, 
l'affaiblissement  progressif  du  monachisme  ayant  entraîné  la 
disparition  presque  intégrale  de  ces  souvenirs  du  passé. 

La  plupart  des  coutumes,  également,  que  Rabelais  mentionne 
ne  se  trouvent  que  chez  lui  —  tel  par  exemple  le  curieux  rite  mi- 
litaire des  Suisses  et  des  Lansquenets  qui,  avant  de  charger 
l'ennerrii ,  baisaient  la  terre,  symbole  d'absolue  soumission 
aux  décrets  de  la  Providence  —  dont  il  nous  offre  les  premiers 
textes,  les  témoignages  correspondants  des  historiens  étant  tous 
postérieurs. 

lîlnfin,  le  domaine  des  superstitions  dans  leurs  rapports  avec 
les  hommes,  les  animaux,  les  plantes,  les  choses,  est  presque 
au  complet  dans  le  roman  rabelaisien.  Certaines  branches  du 
traditionnisme  —  jeux,  proverbes,  jurons  —  y  sont  si  copieuse- 
ment représentées  qu'on  peut  en  faire  le  tour  et  suivre  leur  dé- 
veloppement progressif. 

Mais  tout  en  puisant  à  pleines  mains  dans  l'immense  trésor 
populaire  de  son  temps,  Rabelais  a  su  rester  lui-même.  Ces 
faits  traditionnels  portent  les  mêmes  caractères  d'originalité  et 
d'universalité  qui  distinguent  son  œuvre  tout  entière. 


Livre   Cinquième 

FAITS    TRADITIONNELS 

{SUITE) 
PROVERBES    ET    DICTONS 


Les  proverbes  sont  copieusement  représentés  dans  le  roman 
de  Rabelais,  qui  a  puisé  à  pleines  mains  dans  l'Antiquité,  dans 
le  Moyen  Age  et  dans  sa  propre  expérience.  En  groupant  ces 
données  éparses  dans  son  œuvre,  on  obtient  un  tableau  unique 
de  la  sagesse  populaire,  tout  à  la  fois  vaste,  curieux  et  pittores- 
que. Ces  proverbes,  par  le  cadre  où  ils  figurent,  acquièrent  un 
relief  inattendu  et  accusent  ainc^i  fortement  le  réalisme  des  per- 
sonnages qui  les  débitent. 

Ils  rappellent  de  loin  les  nombreux  dictons  vulgaires,  dont 
s'émaille  le  Don  Quichotte  de  Cervantes  et  qui  sortent  habituel- 
lement de  la  bouche  du  malicieux  Sancho  Panza.  Mais  il  arrive 
souvent  au  héros  lui-même  de  citer  maint  proverbe,  en  allé- 
guant qu'il  n'y  en  a  pas  qui  ne  soit  vrai  (i)  :  no  ay  refran  qui 

(i)  Cf.  Mistral.  Miréio,  chant  II,  v.  217  :  Prouverbs,  dis  moun  paire, 
es  toujour  vertadié  (Proverbe,  dit  mon  père,  est  toujours  véridique). 

L'ancien  français  envisage  le  proverbe  sous  un  autre  rapport,  celui  de 
l'enseignement,  d'oîi  son  nom  de  reprovicr,  qui  signifie  proprement 
blâme  ou  reproche  : 

Vilains  qui  est  cortois,  c'est  raige. 
Ce  oï  dire  en  reprovier. 
Que  l'en  ne  puet  fcre  cspervier 
En  nule  guise  d'un  busart. 

(Roynan  de  la  Rose,  éd.  Fr.  Michel,  y.  37  ii) 

C'est-à-dire  :  «  Vilain  qui  est  courtois,  c'est  folie.  J'ai  entendu  dire  en 
proverbe  qu'on  ne  peut  faire  un  épervier  d'un  busard  a. 


344  FAITS  TRADITIONNELS 

îie  sea  verdadero.  Le  passage  où  le  chevalier  de  la  Manche  et 
son  écuyer  donnent  tour  à  tour  leur  avis  à  ce  sujet,  est  un  des 
plus  savoureux  de  cette  immortelle  épopée  (i). 

Par  la  variété  infinie  qu'il  a  su  leur  donner  et  par  le  souci 
constant  de  la  réalité  dont  il  les  a  imprégnés,  Rabelais  rachète 
la  banalité  de  certains  dictons  et  relève  la  saveur  des  autres  par 
l'originalité,  le  piquant,  l'humour. 

Cette  parémiologie  rabelaisienne  résume,  à  elle  seule,  les 
sources  multiples,  qui  ont  alimenté  la  parémiologie  française 
tout  entière.  La  science  livresque  de  l'auteur  s'y  marie  heu- 
reusement avec  la  pratique  de  la  vie  ;  le  caractère  d'universalité 
qui  distingue  son  œuvre,  s'y  retrouve  aussi  complet  que  pos- 
sible. 

Nous  allons  passer  en  revue  les  diverses  sources  où  Rabelais 
a  puisé  tour  à  tour.  En  négligeant  pour  le  moment  les  em- 
prunts qu'il  a  faits  aux  œuvres  des  âges  précédents  (2),  nous  ne 
retiendrons  ici  que  les  acquisitions  de  sa  propre  expérience  (3). 

Les  proverbes  de  Rabelais  se  distinguent  par  une  forte  origi- 
nalité de  ceux  de  ses  devanciers,  Chrestiende  Troyes,  par  exem- 
ple ou  Guillaume  Deschamps,  Michel  Menot  (4)  ou  Cilvin  (5). 

(i)  Don  Quichotte,  II»  partie,  ch.  xliii. 

(2)  Voy.,  à  ce  sujet,  l'Appendice  E:  Sources  livresques. 

(3)  Dans  la  prolixe  Histoire  des  Proverbes  d'E.  de  Méry  (1829),  le 
nom  de  Rabelais  est  complètement  absent.  L'auteur  y  passe  des  œuvres 
de  Cicéron  aux  pensées  de  Montaigne  et  de  Charron. 

Le  premier  qui  ait  réuni  et  expliqué  des  proverbes  de  notre  auteur 
est  De  l'Aulnaye,  dans  ses  «  Rabelœsiana  »  {Œuvres  de  Rabelais,  3*  éd., 
p.  602  à  6G0). 

La  liste  des  proverbes  rabelaisiens  que  cite  Leroux  de  Lincy,  dans 
son  précieux  Livre  des  Proverbes  (2®  éd.  iSSq,  2  vol.),  est  importante: 
«  J'ai  recueilli  avec  beaucoup  de  soin,  nous  dit  l'auteur  (t.  I,  p.  xli), 
tous  les  proverbes  que  Rabelais  a  cités  ;  le  nombre  dépasse  trois 
cents...  ».  La  cueillette  peut  facilement  être  augmentée,  mais  l'auteur 
attribue  parfois  à  Rabelais  des  proverbes  tju'il  n'a  jamais  employés. 
A  propos  de  :  «  Tousjours  souvient  à  Robin  de  ses  flûtes  »,  de  Lincy 
remarque  (1.  II,  p.  Gi)  :  «  Rabelais  a  employé  ce  proverbe  ».  C'est  en 
réalité  du  Fail,  et  non  pas  Rabelais,  qui  s'en  sert. 

(4)  Voy.  Joseph  Nève,  «  Proverbes  dans  Michel  Menot  »  {Rev.  du 
XVI^  siècle,  t.  VII,  p.  98  à  122):  nombre  de  proverbes  communs,  mais 
aucun  qui  rappelle  Rabelais. 

(5)  Edm.  Muguet,  «  La  langue  familière  chez  Calvin  »  (Revue  d'hist. 
litt.   de  la  France,  t.  XXIII,  191G,  p.  27  à  Sz.  Cf.  p.  5i:  «  Calvin  a 


PROVERBES  ET  DICTONS  345 

Ils  offrent  par  contre  des  points  de  contact  avec  les  recueils  in- 
digènes antérieurs  —  Proverbes  du  cLlain,  Prooei'bes  vulgai- 
res, Prooerbes  communs  — du  xiii'' au  xv"  siècle,  preuve  évidente 
que  leur  auteur  a  puisé  dans  les  milieux  populaires,  dont  ces 
recueils  sont  eux-mêmes  les  remets  successifs. 

A  ce  fond  général,  il  a  ajouté  les  observations  de  sa  propre 
expérience  et  en  premier  lieu  les  souvenirs  de  ses  années  de 
moi  nage. 

Le  souci  de  la  vie  réelle  est  donc  aussi  manifeste  ici  que  dans 
tout  le  roman. 

Cette  parémiologie  rabelaisienne  est  d'une  richesse  unique, 
et,  pour  l'apprécier  à  sa  juste  valeur,  quelques  points  de  repère 
sont  indispensables.  Mais  avant  de  procéder  au  groupement  sys- 
tématique de  ces  matériaux,  essayons  d'éclaircir  tout  d'abord 
certaines  questions  préliminaires  qui  s'y  rattachent. 

I.  —  Noms. 

Voici  les  expressions  dont  Rabelais  se  sert  pour  désigner  le 
langage  proverbial  : 

Apoplithegme,  terme  grec  attesté  dans  son  œuvre  pour  la  pre- 
mière fois.  \J apoplithegme  monachal  —  «  Jamais  homme  no- 
ble ne  hayst  le  bon  vin  »  —  y  sert  de  pendant  au  proverbe 
claustral  :  «  de  missa  ad  mensam  ».  Ailleurs,  1. 1,  ch.  ix,  on  lit  : 
«  Et  selon  iceux  ont  taillé  leurs  apophthegmes  et  dictez...  ». 

Dict,  au  sens  de  dicton  :  «  Selon  le  dict  de  Hésiode,  d'une  chascune 
chose  le  commencement  est  la  moytié  de  tout  »  (1.  IV,  ch.  m). 

L'équivalent  dicton  n'a,  dans  Rabelais,  que  le  sens  de  pièce 
de  vers  :  «  En  mémoire  éternelle  escrivit  Pantagruel  le  dicton 
victorial  comme  s'ensuyt  »  (1.  II,  ch.  xxvii). 

Dicté,  avec  le  double  sens  de  proverbe  (voy.  un  exemple  ci- 
dessus  au  mot  apoplithegme)  et  de  pièce  en  vers  (acception  de 
l'ancien  français  ditié)  :  «...  monstrerent  à  Pantagruel  le  dicté 
de  Raminagrobis  »  (1.  111,  ch.  xxi).  Ce  c^£C/!e  commençait  ainsi  : 

Prenez  la,  ne  la  prenez  pas. 
Si  vous  la  prenez,  c'est  bien  faict. 
Si  ne  la  prenez  en  effect, 
Ce  sera  œuvré  par  compas. 

souvent  parlé  la  langue  de  Rabelais  et  des  autres  conteurs,  la  langue 
des  écrivains  comiques  ». 


346  FAITS  TRADITIONNELS 

Mot  doré,  parole  mémorable,  dicton,  appellation  analogue  aux 
«  Vers  dorés  »  de  Pythagore.  Bridoye,  racontant  l'anecdote  du 
gascon  Gratianauld  et  d'un  Aventurier,  qui,  au  lieu  de  se  bat- 
tre, finissent  par  boire  ensemble,  parce  que  le  temps  et  le  som- 
meil leur  ont  fait  oublier  le  motif  de  leur  rencontre,  ajoute 
(1.  m,  ch.  xLii)  :  «  Là  compete  le  mot  doré  de  Joann.  And.  in 
cap.  ult.  de  sent,  et  re  judic.  lib.  6  :  Sedendo  et  quiescendo  Jil 
anima  prudens  ». 

La  même  expression  figure  sur  le  titre  d'un  recueil  parémio- 
logique  antérieur  à  Rabelais  :  «  Les  Mots  dores  de  Cathon  » 
par  Pierre  Grosnet  (vers  1530).  Ailleurs,  ce  terme  est  pris  chez 
Rabelais  au  sens  matériel  (1.  IV,  ch.  lvi)  :  «  Nous  y  veismes 
des  motz  de  gueule,  des  motz  de  sinople,  des  mots  de  azur, 
des  mots  de  sable,  des  mots  dores  ». 

Prooerbe,  appellatif  général  qu'on  lit  dans  ces  formules  : 

i»  Comme  dit  le  proverbe  : 

Si  d'adventure  il  rcncontroit  gens  aussi  fous  que  luy,  et  {comme  dict 
le  proverbi^)  couvercle  digne  du  chauldron  (1.  1,  Piol.) 

2°  Proverbe  commun: 

De  ce  fut  dict  en  proverbe  commun  :  Boire  d'autant  et  à  granz 
traitz  estre  pour  vray  crocqucr  la  pic  (1    IV,  Prol.  anc). 

Et  selon  le  proverbe  commun,  à  l'cnfuurner  on  faict  les  pains  cor- 
nuz  (l.  IV,  ch.  m). 

Depuys  feut  le  dit  seigneur  en  rcpous  et  les  nupces  de  Basché  en 
proverbe  commun  (1.  IV,  ch.  xv). 

Pourquuy  est  ce  qu'on  dict  en  commun  proverbe  :  Le  monde  n'est 
plus  fat?(l.  V,  Prol.) 

3°  Proverbe  vulfjaire: 

J'ay  souveot  ouy  un  proverbe  vulgaire  que  Un  fol  enseigne  bien 
un  sage  (1.  111.  ch.  xx.ivii). 

On  a  vu  que  l'ancienne  langue  envisageait  le  proverbe,  sous 
le  rapport  didactique,  comme  une  remontrance  salutaire.  Le 
vieux  synonyme  reprooie/',  qui  signifie  à  la  fois  blâme  et  dicton, 
n'était  plus  usuel  à  l'cpoque  de  la  Renaissance. 

11.  —  Forme. 

La  très  grande  majorité  des  proverbes  de  Rabelais  sont  en 
pDse;  il  en  cite  un  petit  nombre  en  vers  : 

—  Aussi  n'est  ce  la  santé  totale  de  nostre  humanité  boyre  à 
las,  à  tas,  à  tas,  comme  canes;  mais  ouy  bien  de  boire  matin.  Unde 
versus  (1.  1,  ch.  xxi): 


PROVERBES  ET  DICTONS  347 

Lever  matin  n'est  poinct  bon  heur, 

Boire  matin  est  le  meilleur. 
Proverbe  commun  ainsi  cité  par  Nucérin  (i  5 19)  : 

Lever  matin  n'est  pas  heur: 

Mais  desjeuner  est  le  plus  seur. .. 
et  allégué,   sous  cette  forme,  par  la  Comédie  des  Prooerbes 
(acte  I,  se.  iv). 

—  Plus  proprement  disent  les  médecins  l'heure  canonicque  estre: 

Lever  à  cinq,  disner  à  neuf, 

Souper  à  cinq,  coucher  à  neuf  (1.  I,  ch.  lxiv). 

Proverbe  commun  qu'on  lit  dans  Mielot  (n°'  64  et  90):  «  Cou- 
cher à  cinq,  lever  à  six...  Disner  à  cinq,  lever  à  six  ». 

Gruter  a  recueilli  cette  variante  : 

Lever  à  six,  manger  à  dix; 
Souper  à  six,  coucher  à  dix 
Font  vivre  l'homme  dix  fois  dix  (i). 

—  L'on  dict  bien  qu'à  grand  peine  (1.  Il,  ch.  xxi)  : 

Vit  on  jamais  femme  belle 
Qui  aussi  ne  fut  rebelle  ? 

—  La  Penthecouste  (2) 

Ne  vient  fois  qu'elle  ne  me  couste  (1.  I,  ch,  xi), 

—  Il  faut,  respondit  Perrin,  faire  autrement,  Dendin,  mon  filz.  Or, 

Quand  Opportet  vient  en  place. 

Il  convient  qu'ainsi  se  face  (1.  III,  ch.  xli). 

Proverbe  commun  déjà  cité  sous  cette  forme  au  xv'  siècle 

(éd.  Langlois,  n°  568)  : 

Quand  Opportet  vient  en  place, 

11  esconvient  qu'on  le  face, 
alors  que  Nucérin  (15 19)  substitue  à  ce  dernier  vers  : 

Il  n'est  rien  qui  ne  se  face. 

—  C'est,    dist    Panurge,     ce    que    l'on    dict    en    proverbe   com- 
mun (1.  IV,  ch.  Lxv)  : 

Le  mal  temps  passe,  et  retourne  le  bon, 
Pendant  qu'on  trinque  autour  de  gras  jambon. 

—  Comment  (demanda  Frère  Jean)  dict  on  doncques  : 

Depuys  que  Decretz  eurent  aies  (3), 
Et  gensdarmes  portèrent  maies, 

(i)  Leroux  de  Lincy,  t.  II,  p.  171. 

(2)  A  la  Pentecôte,  les  fruits  sont  encore  rares  et  chers  ;  de  là  le  pro- 
verbe (suivant  Meurier.  p.  5o)  : 

C'est  (dit  on)  à  la  Penthecouste 

Que  qui  trop  mange,  cher  luy  couste. 

(3)  Ailes.  Forme  archaïque  encore  usuelle  dans  les  patois.  Ici,  par 
jeu  de  mots,  Décret^. ..aies,  pour  Décrétales. 


34«  FAITS  TRADITIONNELS 

Moines  allèrent  à  cheval, 
En  ce  monde  abonde  tout  mal  (i). 
Je  vous  entens,  dict  Homenaz,  Ce  sont  peiitz  quolibeîz  des  here- 
ticques  nouveaulx  (1.  IV',  ch.  lu). 

Ce  dicton  courant  clans  la  seconde  moitié  du  xvi'  siècle  a  été 
cité  par  plusieurs  écrivains  de  l'époque  (2). 

La  forme  allitérante  est  rare:  «  Beuveurs  infatigables..., /e 
vous  demande  en  demandant,  comme  le  Roy  à  son  sergent  et 
la  Royne  à  son  enfant  »  (1.  V,  Prol.),  ce  dernier  répondant  au 
proverbe  commun  : 

Je  vous  demande  en  demandant. 
Comme  le  roy  à  son  sergent  (3). 

Bouffonnerie  analogue  a  celle  qu'on  lit  déjà  dans  Froissart 
(Littré,  t?°  proverbe):  «  On  dit  en  un  commun  proverbe...  que 
oncques  en  vie  ne  mourut  ».  Cette  plaisanterie  rappelle  le 
truisme  rabelaisien:  «  S'il  vit,  il  aura  de  l'aage  »  (l.  Il,  ch.  11)  ou 
celui-ci:  «  Et  mourut  l'an  et  jour  qu'il  trespassa  »  (1.  II,  ch.  m), 
que  Rabelais  a  tiré  de  l'épitaphe  du  Franc -archer  de  Ba- 
gnolet. 

Les  proverbes  sont  généralement  en  prose.  Ceux  en  vers  sont 
en  petit  nombre.  La  forme  rimée  que  leur  ont  imposée  plusieurs 
écrivains  (Gringore,  Grosnet,  Meurier,  Henri  Estienne,  Baïf)  en 
a  souvent  faussé  le  fond. 

III.  —  Sens. 
La  valeur  primordiale  de  certains  proverbes,  encore  sensible 

(i)  Gabriel   Meurier,    Thrésor,  p.  53,   reproduit   de   mcme    les    trois 
premiers  vers,  mais  il  cite  le  dernier  sous  cette  forme  : 
Toutes  choses  allèrent  mal. 

(2)  Des  Péricrs  l'invoque  à  propos  des  soudards  et  de  leurs  exactions 
(nouv.  1  xvu)  et  il  est  rappelé  dans  la  «  Farce  des  Theologastrcs  » 
(Fournier,  Théâtre,  p.  41 3). 

Henri  Estienne  cite  à  son  tour  ce  quatrain,  en  l'aut^mcntant  d'un  vers 
superflu  {Apologie,  t.  II,  p.  SSg). 

(3)  Cf.  Comédie  des  Proverbes  (acte  II,  se,  m):  «  l'^t  voyant  qu'il  me 
faisoit  la  moue,  je  l'ay  appelle  gros  bec...  et  luy  ai  dem.itidé  en  deman- 
dant, pourquoy  il  ra'empcschoit  de  passer  mon  chemin»;  et  ailleurs 
(acte  III,  se,  vji)  :  «  Monsieur,  vous  nous  obligez  si  fort  à  faire  estime 
de  vous  que  vous  nous  pouvez  commander  aussi  absolument  que  le  roy 
à  son  sergent  et  la  royne  à  son  enfant  », 


PROVERBES  ET  DICTONS  34g 

à  l'époque  de  Rabelais,  a  subi  des  variations  plus  ou  moins  im- 
portantes. On  pourrait  y  discerner  les  degrés  suivants  : 

i"  Sens  atténué. 

Le  proverbe  Pisser  contre  te  soiell  (i),  d'origine  supersti- 
tieuse, marquait  tout  d'abord  un  péché  grave,  une  indécence 
grosse  de  conséquences  ;  il  a  fini  par  signilier  un  acte  d'irrévé- 
rence commis  envers  un  égal  ou  un  supérieur. 

Cet  autre  dicton  Baitler  le  moine,  de  source  également  su- 
perstitieuse, a  passé  du  sens  de  «  malheur  »,  de  guignon,  à  celui 
de  simple  malice  ou  tour  joué  à  quelqu'un. 

2°  Sens  modifié. 

La  sentence  Se  couvrir  d'un  sac  mouillé,  qui  dénote  encore 
chez  Rabelais  une  action  de  travers,  une  finesse  de  Gribouille 
qui  se  jette  à  l'eau  de  peur  de  la  pluie,  est  devenue  incompréhen- 
sible dans  la  seconde  moitié  du  xvi"  siècle.  On  y  attacha  une 
valeur  morale  assez  vague  et  on  finit  par  l'interpréter  :  allé- 
guer une  mauvaise  excuse  (2). 

Le  sens  primitif  de  maint  proverbe  de  cette  catégorie  est  com- 
plètement oblitéré.  Tel  est  le  cas  du  dicton  Garder  la  lune  des 
loups,  dont  la  valeur  primordiale  se  rattache  à  une  croyance 
universelle  remontant  aux  époques  les  plus  reculées  de  l'huma- 
nité et  dont  quelques  vestiges  isolés  et  comme  perdus  dans  nos 
campagnes  attestent  encore  l'existence  plusieurs  lois  millénaire. 

3"  Facétieux  : 

Le  dicton:  «  Vous  semblez  les  anguilles  de  Metun,  vous  criez 
devant  qu'on  vous  escorche  »  renferme  une  facétie  populaire  du 
genre  de  celle  que  Rabelais  allègue  ailleurs  (1.  IV,  ch.  xxxii)  sur 
les  lièvres  de  Champagne  qui  dorment  les  yeux  ouverts.  La 
plaisanterie  consiste  à  invoquer  à  l'appui  d'une  assertion  gratuite 
—  les  anguilles  ne  crient  pas,  pas  plus  celles  de  Melun  que  les 
autres  —  ou  d'une  constatation  vulgaire  —  tous  les  lièvres,  ceux 


(i)  Les  proverbes  cités  ici  sans  référence  seront  plus  loin  l'objet  d'un 
commentaire  à  part. 

(2)  Cf.  Explications  morales  d'aucuns  proverbes  (xvi^  siècle)  :  «  Se 
couvrir  d'un  sac  mouillé.  Ce  proverbe  appartient  à  ceux  qui  jamais  ne 
veulent  confesser  leur  faute,  et  quand  on  la  leur  monstre,  allèguent  des 
excuses  frivoles  et  aussi  propres  à  leur  justilication,  comme  si  quel- 
qu'un, pour  se  garantir  de  la  pluye,  mettoit  sur  sa  teste  un  sac  desja 
tout  mouillé  et  dégouttant  l'eau,  qui  le  mouilleroit  encore  davantage  ». 

Et  VEssai  de  Proverbes  :  «  Fol  qui  se  couvre  d'un  sac  mouillé,  Parum 
sapit  qui  qucerit  inanes  prœtextus  ». 


35o  FAITS  TRADITIONNELS 

de  Champagne  comme  ceux  d'ailleurs,  dorment  les  yeux  ouverts 
—  un  détail  d'une   précision  excessive  qui  frise   le    burlesque. 

4°  Euphémique  : 

La  locution  proverbiale:  Cest  bien  chié!  pour  c'est  bien 
dit,  c'est  bien  parlé  (ironiquement),  se  lit  dans  la  «  Farce  de 
Frère  Guillebert  ».  La  femme  coupable  y  raconte  à  sa  voisine 
son  extrême  perplexité,  son  mari  ayant  pris  pour  son  bissac  les 
braies  de  frère  Guillebert,  et  la  commère  de  s'écrier  :  «  Cest 
bienchiél  N'est  ce  autre  chose  qui  vous  point?  »  (i). 

La  formule  se  rencontre  déjà  chez  Eustache  Dechamps  (t.  IV, 
p.  293):  «  Aies  vous  en  ;  cent  bien  chié  ». 

Plus  tard  on  substitua  à  cette  formule  primordiale  grossière 
des  équivalents  euphémiques  : 

Cest  bien  chanté  !  dans  la  Passion  de  Gréban  (v.  26410)  : 
LUCIFER.  —  Ce  qui  est  pardu  est  pardu. 
Mais  pensons  bien  au  rendu, 
De  le  garder  mieulx  qu'il  pourra. 
Berich.  —  Cest  bien  chanté. 

Cest  bien  chien..,  !  l'une  et  l'autre  souvent  réunies  à  la  locu- 
tion primitive.  De  là,  chez  Rabelais,  ces  trois  formules  mixtes: 

C'est  bien  chié  chanté,  beuvons  !  (1.  I,  ch.  v). 

C'est,  dit  il,  bien  chien  chanté  (1.  I,  cii.  xxvii). 

C'est  bien  cliien  chié  chanté  pour  les  discours  (1.  111,  ch.  xxxvi). 

Antoine  Oudin,  en  citant  la  première  formule  rabelaisienne, 
ajoute  :  «  Nostre  vulgaire  se  sert  de  ces  mots  pour  rebuter  ou 
desapprouver  le  discours  d'un  autre  ». 

C'est  là  un  exemple  de  cumul  par  juxtaposition  d'éléments 
successifs.  Le  point  de  départ  et  la  tendance  euphémique  peu- 
vent seuls  dégager  ces  locutions  proverbiales  devenues  inintelli- 
gibles. 

5'  Ampliiicatif,  par  périphrase,  allant  jusqu'à  la  personnifica- 
tion. Telle  l'expression  proverbiale  «  Estre  logé  chez  Guillot  le 
Songeur  »,  songer  creux,  qui  se  lit  à  la  fois  chez  Rabelais  et 
Monluc,  chez  Henri  Estienne  et  d'Aubigné. 

Un  exemple  curieux  de  l'oubli  complet  du  sens  primitif  d'une 
expression  proverbiale  nous  offre  le  terme  brides  à  veaux. 

Dès  1531,  le  chanoine  de  Noyon,  Charles  liovelles  le  com- 
mente ainsi  : 

Brides  à  veaux,  frena  vitulis.  De  re  crassa  et  inulili  id  cotidic  crc- 
bescit.  Nam  ad  frcna,  vilulus  quideni   incplus  et  parum  idoneus  ha- 

(1)  Ane.  Théâtre^  t.  I,  p.  322. 


PROVERBES  ET  DICTONS  35  i 

betur.  Aut  etiam,  id  quidem  intelligi,  de  occultis  adversariorum  dolis 
et  laqueis  potest,  quos  facillime  vin  prudentes  et  astuti  cavent.  Sto- 
lidi  vero  et  improbi,  quos  vulgus  vitulos  aut  asinellos  suo  more  appel- 
lat,  ad  perspiciendos  aliorum  dolos  inhabiles,  perfacile  ab  his,  incauli 
irretiuDlur.  Et  dum  velut  quibusdam  frenis  illaqueantur,  quo  lubet,  ab 
astutioribus  viris  vincti  asinorum  aut  vitulorum  instar  abducuntur  (t). 

Vers  la  fin  du  xvi'  siècle,  un  Essai  de  proverbes  et  manierez 
de  parler  proverbiales  l'explique  à  son  tour  (v°  bride)  :  «  Par 
risée  nous  appelons  les  choses  fabuleuses,  esloignées  de  toute 
apparence  de  vérité,  Brides  à  veaux  (Habenai  vitulœ,  Nugee, 
Gerras),  comme  nous  disons  d'un  grand  menteur  qu'il  fait  à  croire 
que  vessies  sont  lanternes  et  que  les  nuées  sont  poésies  d'ai- 
rain ». 

L'acception  exclusivement  métaphorique  prévaut  au  xvi'  siè- 
cle de  plus  en  plus  en  littérature  (2),  et  les  dictionnaires,  depuis 
celui  de  l'Académie  (1694)  jus-iu'à  Littré  et  le  Dictionnaire  rjë- 
néral,  n'en  connaissent  pas  d'autre. 

Cependant,  à  l'époque  même  où  Charles  Bovelles  accompa- 
gnait de  sa  glose  moralisatrice  les  brides  à  veaux,  celles-ci  se 
vendaient  dans  les  rues,  comme  en  témoigne  un  des  Cris  de 
l'époque  (^),  et  Rabelais  les  faisait  servir  sur  la  table  des  Gas- 
trolâtres,  entre  g uasteaux  feuilletés  et  beuignets. 

C'était,  en  elTet,  une  sorte  de  pâtisserie,  dont  les  livres  de 
cuisine  contemporains  donnent  la  recette  (4).  Et  le  mot  a  sim- 
plement passé  du  sens  de  pâtisserie  légère  à  celle  de  chose  légère, 
billevesée  ou  sornette.  Inversement,  l'anglais  trifle  signifie  à  la 
fois  bagatelle  et  pâtisserie,  et  le  dernier  traducteur  anglais  de 
Pantagruel  (5)  s'en  est  très  heureusement  servi  pour  rendre  les 
brides  à  veaux  de  Rabelais. 

Quant  à  l'origine  de  l'appellation,  en  tant  que  pâtisserie  dé- 
licate, remarquons  qu'aux  xv'  et  xvi'  siècles,  les  pâtisseries 
étaient  très  nombreuses  et  d'aspects  très  variés.  Elles  portaient 
différents  noms  suivant  leurs  façons,  leurs  figures,  leurs  pays 
d'origine,  etc.  C'est  ici  que  la  fantaisie  populaire  s'est  donnée 
libre  carrière. 

(i)  Proverbiorum'vulgarium  libri  très,  Paris,   i5'3r,  fol.  2  V, 

(2)  Depuis  la  Vie  de  Saint  Christophle  d'Antoine  Chevalet  jusqu'aux 
Satires  de  xMathurin  Régnier,  textes  cités  dans  la  Rev.  du  XVI''  siècle, 
t.   I,  p.  343  à  345. 

(3)  Voy.  ci-dessus,  p.   142. 

(4)  Ibidem. 

(5)  Le  regretté  W.-F.  Smith. 


33  2  FAITS  TRADITIONNELS 

Encore  aujourd'hui,  la  nomenclature  moderne  des  pâtisseries 
renferme  des  noms  tels  que  :  pet  de  nonne,  plaisir  des  darnes^ 
vol-au-vent,  etc.  L'appellation  de  bride  à  veau  est  une  facétie 
du  même  genre. 

IV.  —  Langue. 

L'universalité  de  la  parémiologie  rabelaisienne  se  reflète  aussi 
dans  l'expression  qui  est  des  plus  variées. 

Peu  de  citations  d'adages  grecs  dans  le  texte  original  que  no- 
tre auteur,  comme  ses  contemporains,  transcrit  d'après  la  pro- 
nonciation introduite  par  Lascaris  et  propagée  par  Reuchlin. 

Les  dictons  en  latin  sont  par  contre  assez  nombreux.  Les  sen- 
tences bibliques  sont  citées  d'après  la  Vulgate  ;  les  distiques  et 
les  brocards  se  présentent  en  bas-latin.  Et  ce  n'est  pas  tout:  le 
latin  des  moines  n'y  revient  pas  moins  fréquemment. 

De  plus,  certains  proverbes,  anciens  ou  modernes,  sont  cités, 
dans  des  passages  différents,  à  la  fois  en  latin  et  en  français  : 
Venter  auriculis  caret,  à  côté  de  «  Ventre  affamé  n'a  point 
d'aureilles  ». 

D'autre  part,  Bridoye  allègue,  sous  sa  forme  latine,  Vetulam 
compellit  egestas  (1.  111,  ch.  xli)  : 

On  dit  en  proverbe  approuvé. 
Que  besoing  faict  vieille  trotter, 

lit-on  dans  la  Parce  du  «  Pont  aux  asnes  »  de  la  fin  du  xv'  siè- 
cle. Les  Proverbes  ruraux  du  xiii'  siècle  citent  déjà  ce  dicton 
(n*'  152):  «  Besoin  fait  vielle  troter  ». 

De  nombreux  archaïsmes  ont  été  sauvés,  grâce  à  la  langue  con- 
servatrice des  proverbes  :  «  Engin  mieulx  vault  que  force  » 
(1.  H,  ch.  xxvii).  Au  sens  d'esprit,  engin  n'était  plus  en  usage  à 
Tépoiuc  de  Rabelais,  qui  partout  ailleurs  emploie  ce  terme  avec 
son  sens  uniquement  vivace  d'instrument,  c'est-à-dire  d'engin 
mécanique,  de  machine. 

De  même,  le  sens  médiéval  de  vilain,  à  savoir  paysan,  sens 
vieilli  dès  le  xv"  siècle,  survit  dans  le  proverbe:  «  Oignez  vilain, 
il  vous  poindra...  ».  Rabelais  n'en  connaît  que  l'acception  d'avare 
(1.  1.  ch.  xxMii)  :  «  Là  recouvrerez  argent  à  taz,  car  le  villain  en 
li:idu  content  :  cillain.  disons  nous,  parce  qr.e  ung  noble  prince 
n'a  jamais  ung  sou:  thésauriser  est  laict  de  oillain  ».  Et  dans 
Montaigne  on  lit  {Est^ais,  t.  I,  p.  326):  «  Un  pay^an  et  un  roy, 
un  noble  et  un  vilain»^  c'est-à-dire  un  roturier. 


PROVERBES  ET  DICTONS  353 

Ces  vilains  ou  paysans  jouent  un  rôle  important  dans  le  do- 
maine de  la  parémiologie  :  Li  Proverbe  au  vilain,  du  xii'-xiii^ 
siècle,  remontent  à  la  même  époque,  qui  a  vu  naître  la  littéra- 
ture roturière  des  Fabliaux  et  du  Roman  de  Renard. 

Certains  de  ces  archaïsmes,  faute  d'être  compris,  ont  été  alté- 
rés sous  l'influence  de  mots  rapprochés  :  «  Faire  gerbe  de  feurre 
à  Dieu  »  —  plus  anciennement  «  Faire  garbe  de  feurre...  »  —  a 
de  bonne  heure  cédé  la  place  à  «  Faire  barbe  de  paille  à  Dieu  », 
la  première  forme  encore  dans  Rabelais,  la  dernière  dans  Mon- 
taigne et  Régnier. 

D'autres  proverbes  se  présentent,  sous  leur  forme  moderne, 
attestée  tout  d'abord  au  xvi*  siècle.  C'est  ainsi  qu' escoixher  le 
renard  a,  comme  pendant  ancien,  escorchier  le  gorpil,  avec  le 
même  sens  de  «  rendre  gorge  »,  qu'on  lit  dans  le  Siège  de  Nar- 
bonne  (i).  Le  poète  raconte  comment  les  porcs  ont  dévoré 
Mahomet  vivant  : 

Vérité  estnostre  Sire  l'otchier; 
O  les  Prophètes  l'envoia  preeschier. 
Et  par  lui  dut  nostre  loi  essaucier. 
Mais  il  but  bien  de  fort  vin  .1.  sextier  ; 
Puis  se  coucha  dormir  en  .1.  fumier. 
Là  là  convint  li  gourpil  escorchier, 
Tant  que  pourciaux  li  alerent  mangier 
Tout  le  visage,  à  celer  nel  te  quier. 

De  la  parémiologie  provinciale,  Rabelais  cite  uniquement  un 
proverbe  : 

Limousin.  —  Selon  le  proverbe  des  Limosins  :  A  faire  la  gueule 
d'un  four  sont  trois  pierres  nécessaires  (1.  IV,  Prov  nouv.). 

Plus  loin  il  ajoute  :  «  Cette  furie  durera  son  temps  comme 
les  Jours  des  Limosins  »,  qui  étaient  fortement  et  longtemps 
chauffés,  comme  l'exigeait  ces  fours  primitifs,  pour  la  cuis- 
son du  gros  pain. 

Quant  aux  dictons  étrangers  modernes,  on  ne  lit  dans  son 
œuvre  que  deux  mentions,  touchant  l'une  et  l'autre  l'Italie  du 
xvi'  siècle. 

Lombard.  —  «  Il  craignoit  ly  boucons  de  Lombard  » 
(1.  I,  ch.  m),  c'est-à-dire  gli  bocconi  lombardi,  déjà  proverbiaux 
au  xv"  siècle.  Olivier  Maillard  en  fait  mention  :  «  Vos,  dcmini 
notarii,  fecistisne  receptiones  in  litteris.^  Unde  dicitur  commu- 
niter  in  commun!  proverbio  : 

(i)  Fol.   65  V»,  Ms.  cité  par  Gautier,  Epopées  franc,,  t.  IV,  p.   239. 

23 


354  FAITS  TRADITIONNELS 

De  trois  choses  Dieu  nous  guarde  : 

De  Et  cœtera  des  notaires  (i), 

De  Quiproquos  des  apothicquaires  (2) 

Et  de  Bouquons  des  Lombards  frisquaires  (3). 

\LX,  vers  la  même  époque,  dans  un  recueil  de  vers  libres  : 
Dieu  nous  gard'  d'un  tour  de  Breton 
D'un  Messaire  et  de  son  boucon  (4). 

—  Voylà,  dist  Eusthenes,  le  guallant.  Voylà  le  guallant,  guallant  et 
demy(5);  s'est  vérifié  le  proverbe  lombardicque  : 

Passato  et  pericolo,  gabbato  et  santo  (1.  IV,  ch.  xxiv  (6)  : 

«  Le  dangier  passé,  est  le  saint  moqué  »,  explique  la  Briefve 
Dcclaration  (7).  Après  Rabelais,  on  lit  fréquemment  ce  pro- 
verbe au  xvf  siècle  (.8). 

Italien.  —  L'expression  proverbiale /aire  la  Jigue,  faire  un 
geste  de  moquerie,  narguer  quelqu'un  en  lui  montrant  le  bout 
du  pouce  entre  les  deux  doigts  voisins,  répond  à  la  locution  ita- 
lienne synonyme  far  le  fiche,  dans  laquelle  fica,  figue,  à  un  sens 
libre  (9).  Rabelais  s'en  sert,  en  parlant  de  l'Isle  des  Papefî- 
gues  : 

(i)  Nous  reviendrons  plus  loin  sur  cette  formule. 

(2)  C'est-à-dire  les  confusions  dans  les  médicaments  prescrits  par  les 
médecins  —  confusions  par  ignorance  ou  négligence  —  qu'on  repro- 
chait aux  apothicaires  de  l'époque. 

(3)  Cité  par  Henri  Estienne  {Apologie,  t.  I,  p.  97), 

(4)  Le  Parnasse  satyrique  du  XF«  siècle,  éd.  Schwob,  p.  igS. 

(5)  Il  s'agit  de  Panurge  qui,  la  tourmente  passée,  esquive  son  vœu. 
(G)  En  italien  :  Passato  il  pericolo,  gabato  il  santo.   Duringsfeld  cite 

cet  équiva'ent  lombard  (t.  I,  p.  287J  :  Passât  el  punt,  gabat  el  sant. 

(7)  Henri  Estienne  (dans  ses  Prémices,  p.  i3S)  en  rapproche  à  tort 
comme  pendant  français:   «  Il  ne  sçait  à  quel  saint  se  vouer  ». 

(8)  Dans  Cholières  (t.  II,  p.  118):  «  Parce  que  vous  me  rcspondriez 
que  ce  ne  sont  que  feintises  et  deguisemens,  qu'i7  maie  passato,  gabato 
il  santo...  » 

Dans  Joubert,  Erreurs  populaires,  !■■«  partie,  p.  46:  «  La  plupart  des 
malades  rapportent  totalement  leur  guerison  à  quelque  saint  ou  sainte 
du  Paradis,  à  qui  ils  se  sont  vouez  :  et  encor  bien  souvent  n'accomplis- 
sent leur  veux  :  suivant  ce  que  dit  l'Italien,  Passato  lo  malo,  pot  è  ga- 
bato lo  Santo  ». 

Et  dans  Hrantôme,  t.  I,  p.  iG3  :  «  Don  Antoine  de  Levé,  ayant  faute 
d'argent  pour  contenter  et  payer  ses  soldatz..,,  il  prit  l'argent  sacré  des 
temples,  promettant  toutesfois  avecques  vœu  solcmpnel  aux  sainctz 
choses  plus  grandes  que  celles  qu'il  prenoit,  s'il  demeuroit  vainqueur.  . 
Mais  il  pratiqua  par  emprôs  le  proverbe  :  Passato  el  pericuio,  gabato  il 
santo,  et  n'en  paya  jamais  rien  », 

(y)  Voy.,  pour  une  autre  interprétation,  Salomon  Reinach,  Mythes  et 


PROVERBES  ET  DICTONS  33  3 

L'un  d'eulx,  voyant  le  protraict  Papal  (comme  estoit  de  louable 
coustume  publicquement  le  monstrer  es  jours  de  festes  à  doubles  bas- 
tons),  liiy  feist  la  figue.  Qui  est  en  icelluy  pays  signe  de  contempne- 
ment  et  dérision  manifeste  (I.  IV,  ch.  xlv). 

Notre  auteur  donne  à  cette  expression  une  origine  anecdoti- 
que,  en  la  faisant  remonter  à  Frédéric  Barberousse.  Celui-ci, 
en  1 162,  en  réparation  d'un  outrage  fait  à  l'impératrice  sa  femme, 
avait  obligé  les  Milanais  vaincus  à  retirer  avec  les  dents  une 
figue  placée  à  l'orifice  du  fondement  d'une  vieille  mule. 

Cette  locution  est  attestée,  dès  le  xiif  siècle,  à  la  fois  en  pro- 
vençal et  en  français  (i). 

V.  —  Personnages. 

Chaque  personnage  du  roman  de  Rabelais  vit  et  agit  suivant 
sa  nature  et  son  milieu.  On  s'en  aperçoit  même  en  ce  qui  tou- 
che les  proverbes. 

Frère  Jean  puise  les  siens  dans  son  milieu  monacal  et  sa 
source  par  excellence  est  le  Bréviaire  qu'il  connaît  mieux  que  la 
Sainte  Ecriture.  Lorsqu'il  est  en  verve,  et  il  l'est  presque  tou- 
jours, les  dictons  monastiques  tombent  drus  de  sa  bouche.  Aux 
occasions  les  plus  banales,  surtout  pendant  la  beuverie,  il  en 
use  avec  profusion,  et  les  versets  sacrés  de  figurer  ainsi  dans 
un  cadre  inattendu. 

Panurge  dispose  de  ressources  plus  amples,  mais  il  n'en  fait 
pas  un  usage  moins  libre.  Ses  proverbes  sont  tour  à  tour  pi- 
quants, gaulois  ou  triviaux,  triple  caractéristique  de  ce  person- 
nage complexe  et  changeant. 

Bridoye,  le  fameux  juge  qui  «  sententioit  les  procez  au  sort 
des  dez  »,  ne  vide  pas  seulement  son  sac  de  brocards,  mais  a 
recours  aussi  aux  dictons  vulgaires,  qu'il  enfile  parfois  à  la  ma- 
nière de  Sancho  Panza. 

Rabelais,  lui-même,  quand  il  parle  en  son  propre  nom  ou 

Religions,  t.    III,  p.  92   à  118  :   «  Les  sycophants  et  les  mystères  de 
la  figue  ». 

(i)  On  la  lit  dans  le  Roman  de  Jaufré,  remontant  au  premier  tiers 
du  xni"  siècle  (dans  Raynouard)  :  «  El  mezel  a'I  fâcha  la  figa  »,  le  lépreux 
lui  a  fait  la  figue.  —  L'expression  est  courante  au  xvi»  siècle,  et  Mi- 
chel Menot  en  fait  un  des  premiers  mention  {Caresme  de  Tours,  Paris, 
i525,  fol.  33):  t  Domini,  facitis  de  verbis  praedicatoris  la  figue  ».  Ma- 
thurin  Régnier  la  cite  dans  sa  vi«  Satire  :  «  Et  la  fraude  fit  lors  la  figue 
au  premier  âge  ». 


356  FAITS  TRADITIONNELS 

quand  il  déroule  ua  récit,  ne  perd  pas  l'occasion  de  placer  un 
proverbe.  Les  sentences  de  la  Bible  coudoient,  chez  lui,  les 
adages  gréco- romains,  les  Distiques  de  Caton,  le  Dit  et  contre- 
dit de  SalomoQ  et  Marcol,  les  proverbes  communs  et  vulgaires, 
en  un  mot  les  principaux  représentants  de  la  sagesse  populaire 
de  tous  les  temps.  Deux  chapitres  de  son  roman,  le  xi'  de  Gar- 
gantua et  le  XXI i"  du  V  livre,  sont  uniquement  constitués  de 
proverbes  en  liles  ou  chapelets,  et  puisés  pour  l'un  dans  la  lit- 
térature orale  et  pour  l'autre  dans  les  recueils  d'adages.  Le  but 
de  ce  cumul  est  manifeste  et  nous  y  reviendrons.  Ce  sont  là 
des  curiosa  uniques  dans  le  domaine  de  la  parémiologie. 

VI.  —  Historique. 

Rabelais  a  puisé  t  )ur  à  tour  dans  le  trésor  de  la  sagesse  an- 
tique et  médiévale,  dans  la  vie  cléricale  et  monastique,  et  sur- 
tout dans  la  littérature  orale  proprement  dite.  Nous  allons  abor- 
der ses  emprunts  à  cette  dernière  source,  qui  seule  est  restée 
vivante  et  intarissable. 

Les  proverbes  sont  familiers  aux  plus  anciens  monuments  de 
la  langue.  Les  chansons  de  geste  n'en  sont  pas  dépourvues  (i)  ; 
on  en  trouve  dans  les  fabliaux  (2),  dans  l'ancien  théâtre  (3).  Ils 
abondent  au  xiv' siècle  dans  Deschamps  et  ses  contemporains  (4). 
Pendant  les  xiv^  et  xv'  siècles,  les  poètes  (5)  terminent  souvent 
leurs  strophes  par  un  proverbe  et  ce  procédé  est  encore  suivi 
par  Charles  d'Orléans.  Mais  là,  comme  ailleurs,  il  s'agit  de  sen- 
tences plutôt  que  de  proverbes  proprement  dits.  Il  faut  arrivera 

(i)  Voy.  ces  deux  dissertations:  Kadier,  Sprichwortcr  und  Senten^en 
der  aUfranjostsclien  Artus-und  Abenteuerruniane,  Marbourg,  i883.  — 
Ebert,  Die  Sprichw  irter  dur  altfran^ôsischen  Karlscpcn,  Marbourg, 
1S84. 

(2)  Cf.  deux  programmes  de  Loth,  Greiffenberg,  iSgS-iSgô. 

(3)  Wandelt,  Sprichwortcr  und  Senten-^cn  d^s  allfranp>sischen  Drainas 
(i  100-1400),  Marbourg,  1887.  —  l.es  Mystères  et  les  Karces  n'ont  pas 
encore  été  explorés  sous  ce  rapport.  Nous  en  avons  tenu  compte  dans 
cette  étude. 

(4)  Voy.,  à  ce  sujet,  Erich  Fehse,  dans  les  Romanir,che  Forschungen 
de  i(jo6,  p.  545  à  594. 

(5)  Tels:  Guillaume  Machault,  Eroissart,  Christine  de  Pisan,  Alain 
Chartier,  etc.  En  voir  la  liste  dans  Abbé  Goujct,  Bibliothèque  Françoise, 
t.  I,  p.  281  à  293  (ouvrages  sur  les  proverbes),  et  surtout  dans  Alexis, 
Œuvres,  t.  II,  p.  295. 


PROVERBES  ET  DICTONS  3^7 

Coquillart  et  surtout  à  Villon  pour  rencontrer  toute  une  «  Bal- 
lade en  proverbes  (i)  ». 

A  ces  exemples  se  borne  la  littérature  proprement  dite.  In- 
comparablement plus  importants  sont  les  recueils  sortis  à  diver- 
ses époques  des  milieux  populaires  et  puisés  directement  dans 
la  littérature  orale.  Nous  n'en  retiendrons  que  les  principaux  : 

Les  Proverbes  au  vilain,  poème  composé  vers  1180,  ren- 
fermant les  dictons  du  menu  peuple  du  xii-xiii'  siècle,  le  plus 
ancien  monument  de  la  parémiologie  française  (2).  11  fut  imité 
par  le  comte  de  Bretagne,  Pierre  Mauclerc  (12 13- 12 50),  mais  ce 
poème,  divisé  en  strophes  de  6,  8  et  9  vers,  n'offre  qu'une  suite 
de  maximes  morales,  alors  que  le  texte  original  est  d'une  te- 
neur foncièrement  populaire  (3). 

Le  Dit  de  l'Apostoile,  c'est-à-dire  le  Dit  du  Pape,  du  xiii*  siècle, 
proverbes  et  dictons  souvent  appliqués  aux  provinces  et  villes, 
constituant  ainsi  le  plus  ancien  document  du  Blason  populaire  (4). 

Les  Proverbes  ruraux  et  vulgaux,  du  milieu  du  xiii'  siècle, 
recueil  de  cinq  cents  proverbes  dont  la  plupart  sont  encore  en 
usage  (5). 

(i)  Voy.,  en  général,  outre  l'ouvrage  cité  de  Leroux  de  Lincy,  l'ex- 
cellente Bibliographie  parémiologiqiie  de  Georges  Duplessis,  Paris, 
1847,  et  l'article  complémentaire  de  Karl  Friesland,  dans  la  Zeitschrift 
fiir  ncufran^ôsische  Sprache,  t,  XXVIII,  igoS,  p.  260  à  287.  —  Le  Ca- 
talogue de  livres  parémiologiques  composant  la  bibliothèque  d'Ignace 
Bernstein  (Varsovie,  1900,  2  vol.,  in-4°),  est  le  plus  riche  répertoire  de  ce 
genre,  mais  le  classement  des  matériaux  est  plutôt  empirique,  les  re- 
cueils nationaux  de  proverbes  y  figurant  sur  le  même  plan  que  les  ou- 
vrages didactiques  qui  en  renferment.  Notons,  en  outre,  que  le  deuxième 
tome  des  Altspatiische  Sprichworter  ans  den  Zeiten  vor  Cervantes  (Re- 
gensburg,  i883)  de  Joseph  Haller,  est  entièrement  consacré  à  une  bi- 
bliographie parémiologique  des  Gréco-Romains,  des  peuples  romans  et 
germaniques. 

(2)  A.  Tobler,  Li  Proverbe  au  vilain,  Leipzig,  1896.  —  Cf.  les  Prover- 
bia  Rusticorum  mirabilia  versijîcata,  au  nombre  de  269  (avec  traduc- 
tion latine  en  vers)  publiés  par  Zacher,  d'après  un  Ms.  du  xii®  siècle, 
dans  la  Zeitschrift  fur  deutsches  Altertum  de  Haupt,  t.  XI,  p.  114  à 
144,  Berlin,  i856. 

(3)  Imprimé  dans  le  livre  cité  ci-dessous  de  Crapelet.  —  Les  Prover- 
bes de  Fraunce  (cités  dans  Leroux  de  Lincy,  t.  II.  p.  472  à  484)  remon- 
tent à  la  même  époque. 

(4)  G. -A.  Crapelet,  Proverbes  et  dictotis  populaires  au  XI IP  siècle, 
VApostoile,  exe  ,  Paris,  i83i. 

(5)  Récemment  réimprimés  par  Ed.  Ulrich,  dans  la  Zeitschrift  jîir 
neuf ranr[osische  Sprache,  i.  XXIV,  1902,  p.  i  à  35  (au  nombre  de  487). 


358  FAITS  TRADITIONNELS 

Les  Proverbes  communs,  un  des  recueils  les  plus  ancienne- 
ment imprimés  du  xv"  au  xvi"  siècle.  La  première  édition  ren- 
ferme 780  proverbes,  les  autres  en  contiennent  jusqu'à  m  5. 
La  plupart  des  Proverbes  ruraux  y  sont  représentés,  à  côté 
d'autres  encore  courants  aujourd'hui  (i). 

Un  recueil  manuscrit  de  1456,  où  les  proverbes  sont  rangés 
en  ordre  alphabétique,  par  Jehan  Mielot,  chanoine  de  Lille,  a 
été  imprimé  de  nos  jours  (2).  Le  recueil  de  Mielot  semble  avoir 
servi  de  modèle  à  celui  que  Jean  de  la  Veprie,  prieur  de  Clair- 
vaux,  compulsa  vers  1495  et  qui  fut  traduit  en  latin  par  Jean 
Nucérin  ou  des  Noyers,  ecclésiastique  champenois,  sous  le  titre 
de  Proverbia  Gallicana,  Lyon,  15 19  (3). 

Ces  divers  recueils  nous  fourniront  des  éléments  de  comparai- 
son avec  les  proverbes  de  Rabelais. 

Au  xvi'  siècle,  Pierre  Gringore  fît  imprimer,  vers  1533,  ses 
Notables  enseignemens,  «  Adages  et  Proverbes...  »,  recueil  hé- 
téroclite, dont  il  a  pris  les  matériaux  un  peu  partout,  comme 
il  le  dit  dans  son  Prologue  : 

Pour  recréer  espritz  de  gens  notables 

Que  ai  recueillitz  de  sages  anciens, 

Pareillement  des  modernes  sciens... 
Et  en  1 540,  le  libraire  parisien  Gilles  Corrozet  imprima  VHeca- 
tomgraphie  (4),  que  son  auteur  anonyme  explique  ainsi  (p.  xxvi)  : 

C'est  ce  livret  qui  contient  cent  Emblèmes, 

Authoritez,  Sentences,  Apophtegmes 

Des  bien  lettrez,  comme  Plutarques  et  aultres, 

Et  toutes  fois  il  en  y  a  des  nostres 

Grand  quantité,  aussi  de  noz  amys... 

Chascune  hystoire  est  d'ymaige  illustrée, 

Affin  que  soit  plus  clairement  monstrée 

L'invention... 

(i)  Réimprimés  par  Silvestre  en  i83g.  Le  recueil  le  plus  important  du 
xv®  siècle  de  Proverbes  communs  a  été  réimprimé  en  1899  par  Ernest 
Langlois. 

(2)  Dernière  réimpression  par  Ulrich,  Zeitschrift,  t.  XXIV,  p.  191  à 
199  (au  nombre  de  35 1). 

(3)  Cf.  un  article  de  W.-F.  Smith,  dans  Rev.  Et.  Rab.,  t,  VII, 
p.  371  à  376.  Les  proverbes  communs  allégués  par  Rabelais  concor- 
dent, sous  le  rapport  formel,  non  pas  avec  ceux  de  Nucérin  (iSig), 
mais  avec  le  recueil  du  xv°  siècle  cité  ci-dessus.  Ajoutons-y  le  petit  re- 
cueil de  282  proverbes,  français  et  latin,  que  Mathurin  Cordier  fit  in- 
sérer dans  le  chapitre  lviii  de  son  Liber  de  corrupti  sermonis  emenda- 
tionc,  Paris,   i53o  (nombreuses  éditions). 

(4)  Réimprimée  tiçrP'èrement  par  Charles  Oulmont,  Paris,  igoS. 


PROVERBES  ET  DICTONS  359 

La  sentence  «  Doulce  parole  rompt  ire  »,  par  exemple  (p.  50), 
est  accompa^^née  d'une  gravure  représentant  une  rémore  arrê- 
tant un  navire  : 

Ainsi  que  ce  petit  poisson 

Peut  arrêter  ung  grand  navire, 

La  langue,  en  pareille  façon, 

Rompt  toute  fureur  et  grand'ire. 
Marot  et  Régnier  sont  les  derniers  poètes  qui  aient  cité  des 
proverbes.  La  Renaissance  amène  une  réaction  en  sens  contraire. 
Si  l'on  excepte  le  pédantesque  Baïf,  les  poètes  de  la  Pléiade, 
Ronsard  et  du  Bellay  en  premier  lieu,  en  sont  à  peu  près 
dépourvus.  Ils  sont  complètement  décriés  au  xvii*  siècle  (i). 
En  revanche,  les  proverbes  sont  fréquents  chez  les  écrivains 
du  xvi"  siècle  de  l'école  de  Rabelais  :  Des  Périers,  du  Fail, 
Cholières,  Brantôme,  la  Satyre  Menippée  et  le  Moyen  de  par- 
venir. La  dernière  production  de  ce  genre,  la  Comédie  des  Pro- 
verbes du  comte  Adrien  de  Montluc,  imprimée  en  161 5  et 
1633  (2)1  contient  la  plupart  des  dictons  populaires  de  l'époque 
avec  de  multiples  souvenirs  de  la  parémiologie  rabelaisienne. 

VU.  —  Commentaires. 

Le  plus  ancien  commentaire  que  nous  connaissions  est  un  re- 
cueil du  XV®  siècle,  d'environ  800  proverbes,  généralement  suivis 
d'une  explication  en  latin  (3).  Plus  important,  sous  ce  rapport, 
est  l'ouvrage  de  Charles  Bovelles,  chanoine  de  Noyon,  Prover- 
biorum  vulgarium  libri  très,  paru  à  Paris  en  153 t.  L'auteur 
avait  recueilli  ses  matériaux  dans  les  milieux  populaires  et  po- 
pulaciers,  comme  il  l'affirme  dans  son  épître  dédicatoire,  datée 
de  Noyon,  16  février  1527  : 

Proverbia  vulgaria  quœ  nostra  quidem  regio  et  œtas  habet,  quœ 
jper  plateas,  per  trivia,  per  domos  et  publica  cofivivia,  in  ore  sedent 
vulgi...  in  hujus  operis  haud  fartasse  inutilem  cumulai  i  congé- 
rient...  proverbia  quœ  non  tant  ex  libris hominum  quatn  ex  ore  ra- 
pui  singulorum... 

Malheureusement,   les   tendances  moralisatrices  de   l'auteur 

(i)  Voy.  F.  B^xinoi^  Histoire  delà  langue,  t.  IV,  p.  382-384. 

(2)  Elle  a  été  deux  fois  réimprimée  de  nos  jours  :  dans  le  IX"  tome 
de  V Ancien  Théâtre  et  dans  le  volume  d'Ed.  Fournier,  Le  Théâtre  fran- 
çais du  XF«  et  XF/c  siècle,  Paris,  1871. 

(3)  Publié  par  Ernest  Langlois  dans  la  Bibliothèque  de  lEcole  des 
Chartes^  t.  LX,  1899,  p.  569  à  601  (d'après  un  Ms.  du  Vatican). 


36o  FAITS  TRADITIONNELS 

donnent  au  commentaire  un  caractère  exclusivement  didactique 
et  lui  font  méconnaître  les  autres  aspects  de  son  sujet  :  histori- 
que, social,  psychologique. 

Dans  la  seconde  moitié  du  xvi"  siècle,  ces  commentaires  sont 
plus  nombreux  et  plus  importants.  Il  faut  citer  en  premier  lieu 
les  recherches  d'Henri  Estienne,  grand  amateur  de  proverbes (i)  : 
«  Les  beaux  proverbes,  dit-il,  bien  appliquez,  ornent  le  langage 
de  ceux  qui  d'ailleurs  sont  bien  empariez  »,  c'est-à-dire  bien 
éloquents. 

Dans  sa  Précellence  de  la  langue  française  (1579),  il  consa- 
cre une  cinquantaine  de  pages  à  éclaircir  un  certain  nombre  de 
proverbes  tirés  surtout  des  anciens  monuments,  le  Roman  de  la 
Rose  et  le  Roman  du  Renard.  Il  cite  de  préférence  les  plus  ar- 
chaïques, «  qui  ont  plus  d'autorité  en  leur  ancien  langage  »,  et 
les  com  jare  avec  ceux  des  Grecs  et  des  Romains.  Ce  rappro- 
chement l'amené  à  conclure  que  «  nous  n'avons  pas  seulement 
des  proverbes  qui  nous  sont  particuliers  »,  et  il  méconnaît 
ainsi  les  difïérenjes  formelles  et  expressives  des  uns  et  des 
autres;  mais  il  est  intéressant  de  remarquer  qu'il  est  le  pre- 
mier qui  ait  étudié  les  proverbes  par  catégories  :  Dieu,  nature, 
homme,  etc. 

Un  autre  ouvrage  de  cet  érudit  philologue,  Les  Prémices 
(1594),  renferme  un  premier  livre  (seul  paru)  de  Proverbes  epi- 
(jrammatisez ,  c'est-à-dire  versifiés  par  l'auteur,  dans  un  but 
nettement  moral.  Il  v.i  jusqu'à  censurer  ceux  de  ces  proverbes 
qui  lui  semblent  contraires  à  ses  préoccupations  édifiantes  (2). 

Après  Henri  Estienne  et  s'en  inspirant,   Pasquier*  a  consa- 

(1)  Louis  Clément,  Henri  Estienne,  p.  388,  remarque  :  «  Nul  écrivain 
français  n'a  peut-être,  au  xvi*  siècle,  cité  plus  de  proverbes  que  Henri 
Kstienne  ».  L'auteur  a  oublié  Rabelais  I  —  On  peut  lire,  dans  cet  ou- 
vrage, d'excellentes  pages  sur  Henri  Estienne  parémiographe  :  p.  149  à 
i83  et  389a  399. 

(2)  Les  mêmes  préoccupations  dominent  les  Mimes  de  Baïf,  dont  les 
deux  premiers  livres  parurent  en  1576.  —  Les  Adages  et  Proverbes  de 
Solon  de  Voge,  par  l'Hetropolitain,  iSyS,  recueil  d'environ  cinq  mille 
dictons,  ont  un  caractère  f;ictice  plutôt  que  populaire.  Ces  dictons 
semblent  en  très  grande  partie  composés  par  l'auteur  lui-même,  méde- 
cin du  cardinal  de  Guise,  né  à  Autrcviile  dans  les  Vosges  (d'où  les  pseu- 
donymes de  «  Solon  de  Vosges  »  et  d'  «  Hetropolitain  >:).  Des  séries 
copieuses  de  dictons  dirigés  contre  la  noblesse,  les  avocats  et  les  méde- 
cins sont  sûrement  de  sa  facture.  On  peut  en  voir  des  exemples  dans  la 
biographie  de  A.  Hcnoit,  Notice  sur  Jean  Le  Bon,  Paris,   1879. 


PROVERBES  ET  DICTONS  36 1 

cré  tout  le  viii*  livre  de  ses  Recherches  sur  la  France  à  expo- 
ser l'origine  de  plusieurs  proverbes  et  expressions  proverbiales. 
On  peut  toujours  profiter  des  remarques  de  cet  érudit  à  l'esprit 
pénétrant  et  aux  vastes  lectures. 

Nicod  a  inséré,  à  la  suite  de  son  Trésor  de  la  langue  fran- 
çaise (1606).  un  Recueil  de  vieux  Prooerbes  de  la  France^ 
au  nombre  de  cent- vingt,  qui  n'est  que  la  réimpression  dés  Pro- 
verbes communs  de  Jean  de  la  Vesprie,  avec  la  traduction  latine 
de  Nucérin  (15 19).  Cette  réimpression  est  suivie  d'un  opuscule 
de  médiocre  valeur  :  Explication  morale  d'aucuns  proverbes 
en  la  langue  française. 

Plus  important  est  un  opuscule  anonyme,  de  la  même  épo- 
que, intitulé  :  Essai  sur  les  Proverbes  et  manières  de  parler 
proverbiales  en  François  avec  l'interprétation  Latine  (i). 

Nous  arrêtons  ici  ces  renseignements,  d'autant  plus  que  les 
ouvrages  ultérieurs  —  à  l'exception  des  Curiosités  (2)  d'Oudin 
(1640)  —  accusent  des  redites  fréquentes  et  une  ignorance  à  peu 
près  complète  des  sources  de  la  parémiologie  française.  Il  faut 
arriver  jusqu'au  Livre  des  Proverbes  français  (1842)  de  Le- 
roux de  Lincy  pour  constater  chez  nous  les  premiers  essais  de 
méthode  historique  appliquée  à  la  parémiologie  indigène. 

Rabelais  d'ailleurs,  sous  ce  rapport  comme  sous  beaucoup 
d'autres,  est  souvent  lui-même  son  meilleur  commentateur.  Il 
revient  à  plusieurs  reprises  sur  le  même  proverbe,  en  en  faisant 
ainsi  ressortir  les  différents  aspects  ;  de  plus,  il  en  indique  par- 

(i)  Cet  Essai  figure  dans  un  exemplaire  mixte  de  la  Bibliothèque  de 
l'Université,  comprenant  : 

\o  Gabriel  Meurier,  Trésor  de  Sentences  dorées,  Dits,  Proverbes  et 
Dictons  communs,  Lyon,  iSyy  (cite  le  Caton  et  les  Proverbes  communs, 
des  sentences  classiques  et  des  proverbes  des  Italiens  et  des  Espagnols). 

2°  Joh.  Nuceriensis,  Aiijg^ja  Gallica,  Paris,  iSig. 

3°  Explication  morale  d'aucuns  proverbes  communs  en  la  langue 
française,  p.  248  à  288  (d'après  Nicod). 

4">  Essai  sur  les  proverbes  et  manières  de  parler  proverbiales  en  Fran- 
çois, avec  l'interprétation  Latine,  p.   i  à  62. 

(2)  Le  sous-titre  ajoute:  «  avec  une  infinité  de  Proverbes  et  de  Quo- 
libets ».  —  Le  livre  de  Fleury  de  Bellingen  [Explication  des  Proverbes^ 
i656)  se  rattache  à  la  méthode  anecdotique  des  noms  propres,  longtemps 
en  vogue. 

On  pourrait  y  ajouter  les  Remarques  sur  quelques  proverbes  français 
de  Le  Duchat,  insérées  dans  les  Ducatiana,  Amsterdam,  1738,  t.  II, 
p.  449  à  545. 


362  FAITS  TRADITIONNELS 

fois  la  source  et  les  étapes  d'évolution  (i).  Il  va  sans  dire  que 
nous  tiendrons  scrupuleusement  compte  de  ces  précieux  éclair- 
cissements. 

VIII.  —  Classement  et  caractéristique. 

Ces  préliminaires  une  fois  traités,  nous  pouvons  maintenant 
aborder  l'étude  méthodique  des  proverbes  rabelaisiens,  en  les 
envisageant  sous  les  catégories  suivantes  : 

I.  —  Religion  :  Dieu,  ange,  diable,  moines,  église. 
II.  —  Superstitions  :  survivances,  croyances,  préjugés. 

III.  —  Animaux  :  domestiques,  sauvages,  etc. 

IV.  —  Professions  et  métiers. 

V.  —  Vie  sociale  :  repas,  boisson,  jeux. 
VI.  —  Usages  et  coutumes. 

VII.  —  Souvenirs  historiques. 

VIII.  —  Noms  propres. 
IX.  —  Blason  populaire. 

Une  dernière  section  sera  consacrée  aux  Sentences  ou  pro- 
verbes moraux  proprement  dits  (2). 

Les  proverbes  de  ces  difTérentes  catégories  peuvent  être  : 

i"  Spéciaux,  dictons  propres  à  un  peuple  ou  à  une  nation  et 
dérivant  des  usages  locaux.  Tels  les  proverbes  d'ordre  profes- 
sionnel, sociaux  ou  fondés  sur  des  coutumes  nationales. 

2°  Généraux,  dictons  communs  à  tout  un  groupe  ethnique  ou 
à  plusieurs  familles  linguistiques.  Tels  les  proverbes  familiers 
à  la  fois  aux  peuples  romans  et  germaniques. 

3^^  Particuliers,  dictons  foncièrement  français,  se  rattachant 
à  des  opinions  ou  applications  indigènes,  inconnus  aux  peuples 
voisins  ou  autres,  alors  même  que  leur  point  de  départ  n'est  pas 
resté  isolé.  Exemple  :  Bailler  le  moine  à  quelqu'un,  c'est-à-dire 

(i)  Voici  un  exemple  que  l'auteur  met  dans  la  bouche  de  Panurge 
(1.  III,  ch.  xviii)  :  «  Ouantes  foys  vous  ay  je  ouy  disant  que  le  magistrat 
et  l'office  descœuvre  l'homme,  et  met  en  évidence  ce  qu'il  avoit  dedans 
le  jabot  ?  C'est  à  dire  que,  lors  on  cognoit  certainement  le  personnage, 
et  combien  il  vault,  quand  il  est  appelle  au  maniement  des  aiîaires.  Au- 
paravant, sçavoir  est  estant  l'homme  en  son  privé,  on  ne  sçait  pour 
certain  quel  il  est...  ».  C'est  à  peu  près  l'explication  qu'Erasme  a  donnée 
de  cet  adage  (1.  I,  ch.  x,  n»  jG). 

(2)  Nous  citerons,  à  titre  de  comparaison,  Dliringsfeld,  Sprichwôrter 
der  permanischen  and  romanischen  Vôlkcr,  Leipzig,  1872,  2  vol. 


PROVERBES  ET  DICTONS  363 

lui  porter  malheur,  est  sous  cette  forme  proverbiale  exclusive- 
ment Irançais,  mais  la  croyance  superstitieuse  que  ce  dicton 
suppose,  est  aussi  connue  ailleurs.  Tels  encore  les  proverbes: 
Tirer  les  vers  du  nes^  Se  couvrir  d'un  sac  mouille',  qui  repré- 
sentent des  manières  de  voir  particulières  aux  Français. 

4"  Universels,  dictons  qu'on  retrouve  indépendamment  dans 
le  temps  et  dans  l'espace,  reflétant  des  vérités  élémentaires,  des 
constatations  du  bon  sens.  Tels  les  sentences  ou  proverbes  mo- 
raux proprement  dits,  si  simples  et  si  naturels  qu'ils  se  pré- 
sentent à  tous  les  esprits. 


CHAPITRE   PREMIER 
RELIGION 


Il  importe  de  discerner  ici  les  dictons  qui  se  rattachent  à  la 
sphère  reh'gieuse  de  ceux  qui  appartiennent  en  propre  à  la  vie 
monastique.  Nous  les  envisagerons  à  tour  de  rôle. 

A.  -  SPHERE  RELIGIEUSE. 

Dieu.  —  Nous  reviendrons  ailleurs  (i)  sur  le  proverbe  Fat're 
gerbe  de  feurre  à  Dieu,  en  précisant  son  origine  biblique  et  en 
montrant  son  évolution  ultérieure  en  français.  L'Essai  des  pro 
verbes  le  commente  ainsi  :  «  Celuy  est  dit  faù'e  à  Dieu  gerbe- 
de  paille,  qui,  en  faict  de  conscience  et  de  religion  où  la  charité 
se  doit  estendre  libéralement,  paroist  trop  chiche.  Le  proverbe 
est  emprunté  des  dismes  données  premièrement  sous  la  Loy. 
Si  quelqu'un  eust  donné  aux  Lévites  de  la  paille  en  lieu  de  grain, 
c'estoit  impieté  et  faire  à  Dieu  gerbe  de  paille.  C'a  esté  mal 
entendu  dire  barbe  pour  gerbe  ». 

Ajoutons  les  maximes  : 

—  Aucunes  foys  nous  pensons  l'un,  mais  Dieu  faict  l'aultre  (1.  II, 
ch.  xii). 

—  AxJe  tov,  Dieu  te  aydei-a  (I.  II,  ch.  xxviii), 

qui  figure  parmi  les  proverbes  communs  du  xv'  siècle,  et  qu'on 
rencontre  souvent  en  littérature  sous  la  même  forme,  par  exem- 
ple dans  la  Deablerie  de  d'Amerval  (fol.  U  III,  v*^),  et  plus  tard, 
dans  Régnier  (5af.  xiii):  «  Aydez-vous  seulement  et  Dieu  vous 
aydera  ». 

Rabelais  le  commente  dans  ce  passage  (1.  IV,  ch.  xxiii)  :  «  De 
nostre  part  convient  pareillement  nous  esvertuer  et,  comme  dict 
le  sainct  Envoyé,  estre  coopcrateurs  avecques  luy...  L'ayde  (dist 
M.  Portius  Cato)  des  dieux  n'est  impetré  par  voeux  ocieux,  par 

(i)  Voy.  l'Appendice  E:  Sources  livresques. 


RELIGION  365 

lamentations  muliebres.  En  veiglant,  travaillant,  soy  évertuant, 
toutes  choses  succèdent  à  souhait  et  b  m  port  ». 

Ange.  —  Paaiagru&ï  feit  d'un  ange  deux,  qui  est  accident  opposite 
au  conseil  de  Charles  Maigne,  lequel  feistd'un  diable  deux,  quand  il 
transporta  les  Saxons  en  Flandre  et  les  Fiamans  en  Saxe  (1.  III, 
ch.  i). 

Faire  d'un  ange  deux,  c'est  faire  deux  bonnes  choses  d'un 
seul  coup,  et  faire  d'un  diable  deux,  c'est  faire  deux  fautes  en 
pensant  en  corriger  une  (Oudin). 

Ce  proverbe,  qui  remonte  aux  Mystères,  se  lit  également  dans 
un  sermon  de  Calvin  :  «  Sainct  Paul  eust  bien  faict  du  subtil 
quant  et  quant  s'il  eust  voulu  ;  mais  c'eust  esté  faire  d'un  dia- 
ble deux  que  cela  »  (i). 

Diable.  —  Déjeune  hermite,  vieil  diable.  Notez  ce  proverbe  au- 
thenticque  (1.  IV,  ch.  xlix). 

Ancien  dicton  qu'on  lit  déjà  dans  les  Proverbes  de  Fraunce, 
des  xii'-xiii'  siècles  (de  Lincy,  t.  11,  p.  474):  «  De  juvene  pa- 
pelart,  vieil  diable  »,  et  qu'un  recueil  du  xv^  donne  sous  cette 
forme  (Langlois,  n°  181)  :  «  De  jeune  angelot,  vieil  dyable  ». 

Après  Rabelais,  on  le  lit  fréquemment  chez  les  écrivains  de 
l'époque  (2). 

Eglise.    —  Vous   dictes    d'orgues,   respondit    Panurge    (1.    III, 

(i)  Opéra,  t.  LUI,  p.  47. 

(2)  Henri  Estienne,  Précellence,  p.  204  :  «  Le  changement  de  mœurs 
qu'on  a  observé  et  expérimenté  en  plusieurs,  avec  le  changement  d'aage, 
a  donné  occasion  de  faire  cest  autre  proverbe  :  De  jeune  angelot,  vieux 
diable  ». 

Du  Fail,  Discours  d'Eutrapel  (ch.  viii)  :  «  Toutefois  le  capitaine 
supplia  pour  tous,  qu'ils  fussent  excusez,  leur  en  savoit  bon  gré,  et  que 
si  un  jeune  homme  n'est  un  peu  pront  et  esveillé,  mal  aisément  et  à 
peine  pourra  il  estre  bon  compagnon,  et  se  trouver  au  lieu  d'honneur  : 
que  de  jeune  hermite.  vieux  diable  ». 

Bouchet,  Serées  (t.  IV,  p.  36)  :  «  Il  est  jeune,  il  peut  aussi  bien 
empirer  qu'amender,  de  nouveaux  anges,  vieux  diables  ». 

Brantôme,  à  propos  de  la  fin  édifiante  du  belliqueux  adversaire  de 
François  I*"^,  cite  l'équivalent  espagnol  de  notre  proverbe  (t.  I,  p.  33): 
«  Ainsi  Charles  Quint,  tant  de  fois  auguste,  après  avoir  affronté  les  rois 
ses  voisins,  foudroyé  toutes  les  parts  de  lunivers...,  se  retira  au  ser- 
vice de  Dieu,  se  soubsmettant  à  ses  saintz  commandemens  pour  les 
observer,  et  aussi  pour  pratiquer  le  proverbe  :  De  ino^o  diable,  viejo 
Itermitano,  de  jeune  diable,  vieux  hermite  ». 

Cet  équivalent  espagnol  ne  figure  pas  dans  Diiringsfeli  (t.  I,  p.  458), 
qui  ne  cite  des  langues  romanes  que  les  dictons  français  et  italien  : 
((  Angelo  nella  giovane^^a,  diavolo  nella  vecchie^^^a  ». 


366  FAITS  TRADITIONNELS 

ch.  xxxvi).  —  Voicy  (dist  Panurge)  qui  dict  d'orgues.  Mais  j'en  croy 
le  moins  que  je  peux  (l.  IV,  ch.  lu). 

C'est-à-dire  vous  dites  parfaitement,  par  allusion  au  chant 
mélodieux  des  orgues  (cf.  en  provençal,  canta  coume  un  orgue, 
chanter  harmonieusement)  (i). 

—  Gargantua  souvent  crachait  au  bassin  (1.  I,  ch.  xi). 

Bassin  désigne  le  plat  oblong  et  un  peu  creux,  qui  sert  dans 
l'église  à  recevoir  les  offrandes.  Dans  certaines  cérémonies,  tous 
les  fidèles  sont  obligés  d'aller  à  l'offrande.  Il  en  est  résulté  ce 
proverbe  dont  le  sens  est  :  donner  de  l'argent  malgré  soi  (2). 

Mais  étant  donné  la  double  acception  du  mot  bassin,  cette  ex- 
pression signifiait  avant  tout  expectorer,  et  c'est  là  le  sens  que 
Rabelais  développe  dans  l'ancien  Prologue  du  Quart  livre  : 
«  Avez  vous  jamais  entendu  ce  que  signifie  cracher  au  bassin}... 
Hz  crachoient  vilainement  dedans  les  platz...  » 

—  ...  et  n'estoient  que  gros  veaulx  de  disme,  ignorans  de  tout  ce 
qui  est  nécessaire  à  l'intelligence  des  lois...  (1.  II,  ch.  x).  —  ...  bais- 
lent  aux  mousches  comme  veaulx  de  disme  (1.  III,  Prol,). 

C'est-à-dire  comme  grands  sots,  par  allusion  à  la  grosseur 
des  veaux  choisis  parmi  les  plus  beaux  pour  payer  la  dîme  à 
l'église.  Estienne  Pasquier  a  commenté  ce  proverbe  (1.  VIII, 
ch.  xxxv). 

Evangile.  —  Vous,  dist  Gargantua,  ne  dictes  VEvangile  (1.  I, 
ch.  xii). 

C'est-à-dire  la  pure  vérité,  répondant  à  l'équivalent  moderne 
parole  (V Evangile  (3),  en  laquelle  on  doit  avoir  une  foi  absolue. 
Cf.  1.  IV,  ch.  xxxviii  :  «  Cessez  pourtant  icy  plus  vous  trupher 
et  croyez  qu'il  n'est  rien  si  vray  que  l'Evangile  ». 

Cette  expression  proverbiale  se  lit  déjà  dans  la  Farce  de  Pa- 
ifielin  ainsi  que  dans  ['Evangile  des  Quenouilles  (p.  21  j:  «  Je 
vous  dij  pour  Euvangile  que...  ». 

De  même  Alonstrelet  (dans  Littré,  v"  évangile)  :  «  Le  chance- 
lier de  France  dit  en  plein  conseil  royal  au  chancelier  d'Aqui- 
taine, qu't7  ne  disoit  pas  Evangile...  ». 

(i)  Voy.  une  autre  explication  dans  Georges  Kastner,  Parémiologic 
musicale,  p.  422. 

(2)  Du  l'-ail  se  sert  de  la  même  locution  (t.  I,  p.  221)  :  «  Tout  à  un 
coup  vous  crachere^  dans  le  bassin  tout  ce  que  vous  avez  jamais  humé  et 
desrobé  ». 

(3)  Cf.  Meuricr,  Thresor^  p.  42  :  «  Ce  n'est  pas  tout  Evangile  ce  qu'on 
dit  parmy  la  ville  ». 


RELIGION  367 

Son  pendant  est  aussi  vray  que  V Evangile,  locution  fréquente 
au  xv'  et  xvi'  siècle  (Coquillart,  Cent  Nouvelles  nouvelles, 
etc.)(i). 

—  Le  grain  que  voyez  en  terre  est  mort  et  corrompu,  la  corruption 
d'icelluy  a  esté  génération  de  l'autre  que  me  avez  veu  vendre.  Ainsi 
choisissez  vous  le  pire.  C'est  pourquoi  estes  maudict  en  l'Evangile 

(1.  IV,  Ch.   XLVl). 

Proverbe  commun  :  «  Il  est  mauldict  de  V Evangile,  qui  a  le 
chois  et  prent  le  pire  ».  Henri  Estienne  pense  que  ce  serait  une 
allusion  au  choix  de  Barrabas  à  la  place  de  Christ  (2). 

Peut-être  s'agit- il  ici  tout  simplement  d'un  jeu  de  mots, 
d'après  le  proverbe  cité  dans  les  Synonima  et  /Equivoca  Gallica 
(Lyon,  1619,  p.  138)  : 

Il  est  mot  dit  en  l'Evangile  : 
Tel  choisit  qui  prend  le  pire. 

Le  consummatum  est!  dernière  parole  de  Jésus  sur  la  croix, 
a  souvent  reçu  une  application  profane  et  facétieuse  (1,  III, 
ch.  II,  et  1.  IV,  ch.  xix).  Cette  formule  a  passé  de  l'Evangile 
dans  les  Mystères  de  la  Passion  (3)  et  dans  les  milieux  mo- 
nastiques. 

B.  —  VIE  MONASTIQUE. 

Nombre  d'adages  se  rattachent  au  monde  des  clercs  et  des 
moines,  qui  jouent  un  rôle  considérable  dans  le  roman  rabelai- 
sien. On  sait  que  maître  François  appartenait  lui-même  à  ce 
milieu  clérical  et  que  son  œuvre  en  présente  généralement  les 
premiers  témoignages  littéraires. 

Ces  souvenirs  monastiques  ont,  pour  la  plupart,  acquis,  après 
Rabelais,  une  valeur  proverbiale.  Plusieurs  nous  ont  été  trans- 

(1)  On  lit  dans  Mathurin  Cordier  (p.  279)  :  «  Cela  est  vrajr  comme 
V Evangile,  là  verius  est  responso  Apollinis.  Sic  ethnici  dicebant  de  re 
verissima...  Nos  autem  Ghristiani  dicimus,  Tarn  verum  est  illud,  quam 
Evangelium  ». 

(2)  Précellence,  p.  2  56.  On  lit  ce  même  dicton  dans  la  Comédie  des 
Proverbes  (acte  il,  se.  m)  :  «  Tu  es  bien  dessalé,  tu  sçais  bien  qui  choisit 
et  prend  le  pire  est  maudit  de  l Evangile  ». 

(3)  Voy,  la  Passion  de  Greban,  v.  25970,  et  le  Mystère  de  la  Passion 
d'Arras,  éd.  J.-M.  Richard  {1891)  : 

173-29.     Or  est  fait  l'accomplissement, 
Ce  que  de  moi  a  esté  dit 
Par  les  prophètes  et  escripts  : 
Pour  ce  dy  consummatum  est. 


368  FAITS  TRADITIONNELS 

mis  dans  leur  langue  spéciale,  dans  ce  latin  culinaire,  si  usuel 
parmi  les  moines  et  dont  la  fameuse  harangue  du  maître  sorbon- 
niste  Janotus  de  Bragmardo  nous  donne  un  échantillon  accompli. 

—  Ne  bouge,  dist  Gymnaste,  mon  mignon,  je  te  vais  guérir,  car  tu 
es  gentil  petit  monachus  : 

Monachus  in  claustre 
Non  valet  ova  duo  : 
Sed,  quando  est  extra, 
Bene  valet  triginta  (i). 
Les  clercs  parlaient  naturellement  un  latin  plus  correct.  De 
là,  le  proverbe  : 

—  Mais  quoy?  je  parle  latin  devant  les  clercs  (1.  III,  ch.  xxxii), 
c'est-à-dire  je  parle  aux  gens  de  ce  qu'ils  savent  mieux  que  moi. 

Guillaume  Bouchet  rapportant  l'anecdote  sur  l'interprétation 
du  latin  d'un  prieur  par  ses  serviteurs,  ajoute  (t.  I,  p.  .  $7)  : 
«  11  ne  faut  jamais pa/'^er  latin  devant  les  clercs  ». 

Les  adages  d'origine  monacale  sont  si  communs  chez  Rabe- 
lais qu'il  importe  de  les  envisager  sous  quelques  rubriques  d'en- 
semble : 

Beuverie.  —  Aymez  boyre  du  meilleur.  Si  faict  tout  homme  de 
bien.  Jamais  homme  nohle  ne  hayst  le  bon  vin,  c'est  un  apophthegme 
monachal  (l.  I,  ch.  xxvii). 

L'expression  «  chopiner  theologalement  »,  c'est-à-dire  boire 
copieusement,  est  fréquente  dans  le  roman,  et  Henri  Estienne  ex- 
plique vin  théologal  (2)  par  «  vin  bon  par  excellence  et  fust  ce 
pour  la  bouche  d'un  roy  »  {Apologie,  t.  II,  p.  7). 

—  Jamais  je  ne  m'as'-ubjectis  aux  heures  (3);  les  heures  sont  faites 
pour  l'homme  et  non  l'homme  pour  les  heures.  Pourtant  je  fais  des 
miennes  à  guise  d'estrivieres,  je  les  acourcis  ou  allonge,  quand  bon 
me  semble  (1.  I,  ch.  xli)  : 

Brevis  oratio  pénétrât  ccelos, 

Lotira  potatio  évacuât  scyphos. 
Où  est  escrit  cela  ?  Par  ma  foy,  disi  Ponocrates,  je  ne  sçay... 
Erasme,  à  la  fin  de  son  colloque   «  Epicureus  »,  cite  le  pre- 
mier vers  seulement  : 

Pénétrât  et  brevis  oratio  ccelum... 

(i)  Ces  vers  ont  été  ainsi  parodiés  par  d'Assoucy  (Aventures,  p.  91)  : 
«  Monachus  in  bello  non  valet  ova  duo,  dit  le  Pédant;  mais  in  culina 
valet  bene  trif^inta  u. 

(2)  Cf.  Erasme,  Adaf^ia,  fol.  494  :  «  Puntificaîis  cena.  Hac  tempes- 
tate  apud  Parisios  vulgari  joco  vinum  theologicum  vocant,  quod  sit  va- 
lidissimun  minimeque  dilutum  ». 

(3)  .leu  de  mots  sur  heures  (horcc)  et  Heures  (prières). 


RELIGION  369 

La  formule  rabelaisienne  est  un  écho  immédiat  des  milieux 
monastiques.  On  la  trouve,  une  dizaine  d'années  auparavant, 
sous  sa  forme  française,  dans  le  recueil  de  Nucérin  (15 19)  : 
Briefve  oraison  tantost  monte  au  ciel 
Et  longuement  boire  fait  les  verres  vuyder. 
Dans  les  «  Propos  des  bienyvres  »,  les  mots  sacrés  et  profa- 
nes alternent  à  chaque  réplique  (1.  I,  ch.  v)  :  «  Je  ne  boy  qu'en 
mon  bréviaire  (i)...  Chantons,  beuvons,  un  motet  entonnons  (2)  ». 

—  On  temps  jadis  peu  de  gens  dipnoient,  comme  vous  diriez  les 
moines  et  chanoines,  aussi  bien  n'ont  ilz  aultre  occupation,  tous  les 
jours  leurs  sont  festes  :  et  observent  diligentement  un  proverbe  claus- 
tral, de  missa  ad  mensam,  et  ne  differeroient  seulement  attendans  la 
venue  de  l'Abbé,  pour  soy  enfourner  à  table  :  là,  en  baufrant,  atten- 
dent les  moines  l'Abbé,  tant  qu'il  vauldra  (1.  III,  ch.  xv). 

Cf.  Comédies  de  Proverbes  (acte  1,  se.  11)  :  «  Attendez-moi  à 
la  porte  de  la  ville,  mais  non  comme  les  moines  font  Vabbé  », 
c'est-à-dire  sans  l'attendre,  comme  font  les  moines  une  fois  at- 
tablés au  premier  son  de  cloche, 

—  L'on  dict,  que  matines  commencent  par  tousser  et  souper  par 
boyre.  Faisons  au  rebours,  commençons  maintenant  noz  matines  par 
boyre  (1.  I,  ch.  xli). 

Ignorance.  —  Nostre...  feu  abbé  disoit  que  c'est  chose  monstrueuse 
voir  un  moyne  sçavant.  Par  Dieu,  monsieur  monamy,  magis  magnos 
clericos  non  sunt  magis  magnos  sapientes  (1.  I,  ch.  xxxix). 

Gabriel  Meuriera  ainsi  versifié  ce  proverbe  monacal  (p.  135)  : 
On  dit  communément  en  villes  et  villages, 
Que  les  grands  clercs  ne  sont  pas  les  plus  sages. 
Régnier  l'a  rendu,  à  son  tour,  dans  sa  IIP  Satire  : 

N'en  déplaise  aux  docteurs,  cordeliers,  jacobins, 
Pardieu!  les  plus  grands  clercs  ne  sont  pas  les  plus  fins. 

—  Il  sera  grand  clerc  on  temps  advenir.  Si  n'estoient  messieurs 
les  bestes,  nous  vivrions  comme  clercs  (1.  I,  ch.  xvi). 

Contrepèterie  pour  :  Si  n'estoient  messieurs  les  clercs,  nous 
vivrions  comme  bestes. 

—  Frère  Jean  des  Entommeures...,  un  vray  moyne  si  oncques  en 
fust...  ;  au  reste,  clerc  jusques  es  dents  en  matière  de  bréviaire  (1.  1, 

(i)  C'est-à-dire  flacon   en  forme   de  bréviaire.  Cf.   1.  V,  ch,  xlv,  et 
f  Ane.   Prologue  du  Quart  livre  :  «  Vous  me  donnez.  Quoy  ?  Un  beau  et 
ample  bréviaire...  Doncquesvous  voulez  qu'à  prime  je  boive  vin  blanc: 
à  tierce,  sexte  et  nonne,  pareillement  :  à  vespres  et  compiles,  vin  clai- 
ret,.. » 

(2)  Jeu  de  mots  fondé  sur  le  sens  équivoque  d'entonner  :  10  verser  un 
iquide  dans  un  tonneau  ;  2°  mettre  sur  le  ton  ou  l'air  (de  là  motet). 

24 


370  FAITS  TRADITIONNELS 

ch.  xxvii).  —  Jadis  un  anticque  prophète  de  la  nation  Judaïcque  man- 
gea un  livre,  et  fut  clerc  jiisqiies  aux  dents  {\.  V,  ch.  xlvi). 

Cf.  Cholières  (t.  II,  p.  386):  «  Par  le  sang  goy,  il  est  sçavant 
jusques  aux  dents,  et  est  subtil  en  diable  »  ;  et  Comédie  des 
Proverbes  (acte  I,  se.  vu)  :  «  Tu  es  un  sçavant  prestre,  tu  as 
mangé  ton  bréviaire  »,  et  (acte  III,  se.  i)  :  «  Philippin  est 
sçavant  jusques  aux  dents,  il  a  mangé  son  bréviaire  ». 

Bréviaire.  —  La  locution  proverbiale  matière  de  bréviaire, 
c'est-à-dire  sujet  sacré  réservé  aux  clercs,  revient  souvent  dans 
la  bouche  de  Frère  Jean,  à  propos  des  textes  cités  de  la  Sainte 
Ecriture  : 

—  Car  il  est  encores  petit.  Crescite.  Nos  qui  vivimus^  multiplica- 
mini  (i);  il  est  escript  :  C'est  matière  de  bréviaire  (1.  111,  ch.  xxvi). 
—  Il  est  escript,  Mihi  vindictam  (2),  etc.  Matière  de  bréviaire  (}.  IV, 
ch.  viii).  —  Beati  immaculati  in  via  (3).  C'est  matière  de  bréviaire 
(1,  IV,  ch.  x).  —  Contra  hostium  insidias  (4),  matière  de  bréviaire 
(1.  IV,  ch.  xxiii).  —  Patience,  dist  frère  Jean.  Mais,  si  tu  7ion  vis 
dare,  presta  qucesumus.  C'est  matière  de  bréviaire  (1.  IV,  ch.  liv). 

Ou  bien  l'expression  fait  allusion  à  un  épisode  de  l'histoire 
sainte  : 

—  Quelz  gens>  demande  Pantagruel.  Matière  de  bréviaire,  res- 
pondit  Frère  Jean...  Pourquoy  Potiphar...  (1.  IV,  ch.  xxxix). 

Ou  encore,  notre  locution  est  synonyme  de  parole  d'Evangile  : 

—  Cela  (5),  dist  frère  Jean,  n'est  point  matière  de  bréviaire.  Je 
n'en  croy  si  non  ce  que  vous  plaira  (1.  IV,  ch.  xxvii). 

C'est  du  Bréviaire  ou  livre  des  Heures  que  dérivent  les  pro- 
verbes ou  dictons  monastiques  qui  suivent  : 

—  Gargantua  faisoit  chanter  Magnificat  à  matines  et  le  trouvoit 
bien  à  propos  (1.  1,  ch.  xiii). 

Magnificat  est  le  premier  mot  du  cantique  de  Marie  chez  Eli- 
sabeth, qui  se  chante  aux  vêpres  ;  donc  «  chanter  magnificat  à 
matines  »,  c'est  renverser  l'ordre  établi  et  faire  quelque  chose 
hors  de  propos.  C'est  une  des  actions  de  travers  que  pratique 
Gargantua. 

(i)Cf.  Genèse,  1,22  :  «  Crescite  et  multiplicamini  »,  et  Deux.  Epitre 
aux  Cor. y  iv,  11  :  «  Semper  enim,  nos  qui  vivimus,  in  mortcm  tradi- 
mur...  ».  —  Frère  Jean,  peu  ferré  sur  le  texte,  cite  les  passages  sacrés 
au  petit  bonheur. 

(2)  Cf.  Deutéronome,  ch.  xxxii,  etc. 

(3)  Cf.  Psaumes,  xcviii,  i. 

(4)  l''ormulc'  du   Urcviairc. 

(5)  Il  s'agit  de  la  question:  Les  héros  ou  demi-dieux  sont-ils  immor- 
tels ? 


RELIGION  371 

Cf.  Henri  Kstienne  {Apologie,  t.  II,  p.  175)  :  «  Ces  prescheurs 
faisoyent  venir  les  passages  de  l'Escriture  à  propos  des  spécu- 
lations qu'ils  songeoyent,  encore  que  d'eux  mesmes  ils  ne  vins- 
sent non  plus  à  propos  que  Magnificat  à  matines  (i),  pour  user 
de  leur  proverbe  »  (2). 

—  En  moins  de  deux  jours  il  [Panurge]  sceut  toutes  les  rues,  ruelles 
et  traverses  de  Paris,  comme  son  Deus  det  (1.  II,  ch.  xvi). 

C'est-à-dire  :  Deus  det  nobis  suam  pacem^  formule  de  grâces 
dite  après  le  repas.  Cf.  Turnèbe,  Les  Contens  (1584,  acte  I, 
se.  m)  :  «  Mais  qui  diable  est  celuy  qui  ne  me  cognoistroit  en 
ces  rues  icy,  que  je  sçay  par  cœur  mieux  que  mon  Deus  det  ))} 

—  Tu  aimes  les  soupes  de  prime  :  plus  me  plaisent  les  soupes  de 
leurier,  associées  de  quelques  pièces  du  laboureur  salé  à  neuf  leçons. 
—  Je  t'entends,  respondit  frère  Jean.  Geste  métaphore  est  extraite  de 
la  marmite  claustrale.  Le  laboureur,  c'est  le  bœuf  qui  laboure,  ou  a 
labouré  :  à  neuf  leçons,  c'est  à  dire  cuict  à  perfection  (1.  III,  ch.  xv). 

La  leçon  était  la  lecture  d'un  chapitre  tiré  de  l'Ecriture  ou 
des  Pères  de  l'Eglise,  chanté  ou  récité  à  matines.  Tout  office 
comporte  3  ou  9  leçons,  c'est-à-dire  est  plus  court  ou  plus  long. 
Notre  auteur  nous  en  donne  lui-même  le  commentaire  :  «  Eux 
mesmes  [les  religieux]  souvent  allumoient  le  feu  sous  la  mar- 
mite. Or  est  que,  matines  ayans  neuf  leçons,  plus  matin  se  le- 
voient  par  raison.  Plus  aussi  multiplioient  en  appétit  et  altéra- 
tion aux  aboys  du  parchemin  (3),  que  matines  estant  ourlées 
d'une  ou  trois  leçons  seulement  ». 

La  leçon  est  ordinairement  terminée  par  les  mots  :  Tu  au- 
tem,  Domine,  miserere  nobis  !  auxquels  on  répond  :  Deo  gratias  ! 
L'usage  exigeait  que  le  supérieur  avertisse  le  lecteur  de  termi- 
ner sa  leçon  en  lui  disant  :  Tu  auiem,  etc. 

Dès  le  xv"  siècle  ces  mots  ont  acquis  une  valeur  proverbiale 
pour  désigner  quelque  chose  d'essentiel,  une  conclusion  : 
Hach.  —  Venez  i,  monseigneur  le  provost 
Vous  en  dira  le  tu  autem. 
Thares.  —  Prisonnier  !  La  cause  pour  quoy  ? 
Qu'ay  je  mefFaict,  dis  en  ung  mot  ? 

(Mistere  du  vieil  Testament,  t.  VI,  p.  67). 

(i)  Sous  la  même  forme  chez  Mathurin  Cordier  (p.  262)  :  «  Autant  à 
propos  que  Magnificat  à  matines,  Nihil  est  a  re  magis  alienum  ». 

(2)  Adrien  Monluc  le  cite  également  dans  le  Prologue  à.e  la  Comédie 
des  Proverbes  :  «  Quelques  docteurs  de  nouvelle  impression  veuUent 
tondre  sur  un  œuf  et  corriger  le  Magnificat  à  matines  ». 

(3)  Il  s'agit  du  livre  du  plain-chant.  Le  sens  en  est:  chantant  à  gorge 
déployée  devant  le  livre  de  plain-chant. 


37-2  FAITS  TRADITIONNELS 

Interrogué  sans  ce  qu'il  dorme, 
Nous  en  dit  tout  le  tu  auteni... 

(Coquillart,  t.  Il,  p.  i36). 

Rabelais  s'en  sert  à  plusieurs  reprises  : 

—  J'y  estois,  dist  Gargantua,  et  bien  tost  en  sçauras  tu  le  tu 
autem  (1.  I,  ch.  xiii). 

.Mon  emy,  voulez-vous  plus  rien  dire?  Respondit  Baisecul  :  Non, 
monsieur  :  car  en  ay  dis  tout  le  tu  autem  (1.  II,  ch.  x). 

Et  to  Jt  le  tu  autem  ay  icy  en  peu  de  chapitres  rédigée...  {Pantagr. 
Progn.    Au  liseur). 

Après  Rabelais,  on  lit  cette  même  locution  chez  du  l'^ail  (i), 
Turnèbe  (2),  Brant  me  (3),  et  le  Moyen  de  parùenir  en  donne 
l'explication  dans  son  chapitre  lx  («  Article  »). 

Psaumes.  —  Les  proverbes  monastiques  accusent  souvent 
l'emploi  profane  et  facétieux  des  textes  sacrés.  En  dehors  des 
exemples  déjà  allégués,  les  Psaumes,  principalement  ceux  qui 
ont  place  dans  le  Bréviaire,  en  offrent  plusieurs  exemples  : 

—  A  quel  usaige  (dist  Gargantua)  dictes  vous  ces  belles  heures?  A 
l'usaige  (dist  le  moyne)  de  Fecan,  à  troys  pseaulmes  et  troys  le- 
çons, ou  rien  du  tout  qui  ne  veult  (1.  I,  ch.  xn). 

Les  heures  du  Bréviaire  comportent  (on  l'a  vu)  plus  ou 
moins  de  leçons.  C'est  aussi  le  cas  des  Psaumes,  dont  le  nombre 
varie  suivant  les  solennités.  De  là  l'acception  figurée  d'insigni- 
fiant ou  de  très  important.  Avec  le  premier  sens,  la  locution 
proverbiale  se  lit  déjà  dans  la  Farce  de  Pat/ielin,  où  elle  s'ap- 
plique à  un  avocat  sans  causes. 

—  Tu  auras  du  miserere  jusqu'à  vitulos  (1.  III,  ch.  xxiv). 
C'est-à  dire  on  t'en  donnera  tout  du  long  dans  le  temps  qu'il 

faut  pour  chanter  le  psaume  li  (4),  qui  commence  par  mise/'ere 
et  finit  par  vitulos. 

Cette  locution  «  depuis  miserere  jusqu'à  vitulos  »  a 
été    employée     par    Calvin    (5)    et     par    plusieurs    écrivains 


(i)  Propos  ruatiques,  t.  I,  p.  91  :  «  Et  estoit  maistre  Pierre  Braguette 
celuy  qui  faisoit  tout  le  tu  autem  ». 

(2)  Les  Contens,  acte  II,  se,  i;  «  Je  n'eusse  este  en  repos  tant  que  j'en 
eusse  sceu  le  tu  autem  ». 

(3)  Œuvres,  t.  VII,  p.  2  :  «  Aucuns  qui  sçavoicnt  le  tu  autem...  » 
Madame  de  Scvignc,  comme  La  Fontaine  et  Scarron,  s'en  sert  encore 

[Lettres,   éd.    Monmerqué,  t.    IX,  p.   146)  :  «  Qu'il  suive  ses  conseils, 
voilà  le  tu  autem  ». 

(4)  C'est  le  premier  de  sept  psaumes  de  pénitence. 

(5)  Rcformalion  contre  Anl.  Catclan  (t.  IX,  p.  127  des  Opéra)  :  «  Que 


RELIGION  37Î 

du   xvi"   siècle,    principalement   de     l'école    de    Rabelais  (i). 

En  somme,  quelques-uns  seulement  de  ces  proverbes  monas- 
tiques, si  nombreux  et  si  variés,  remontent  au  xv'  siècle.  La 
plupart  sont  pour  la  première  fois  attestés  dans  le  roman  de 
Rabelais,  et  c'est  grâce  à  la  popularité  de  son  œuvre,  qu'ils  ont 
fait  fortune  chez  les  écrivains  de  l'époque.  La  décadence  de  la 
vie  monastique  a  entraîné  progressivement  la  disparition  de  la 
parémiologie  monacale. 

Généralités.  —  Si  vous  desirez  estre  bons  pantagruelistes...,  ne 
vous  fiez  jamais  aux  gens  qui  regardetit  par  un  pertuys  (I.  II, 
ch.  xxxii).  —  Gens  qui  oncques  ne  regardèrent  que  par  un  trou 
(1.  V,  ch.  I). 

L'expression  figure  sous  cette  forme  chez  duFail  (t.  II,  p.  139): 
«  Les  bons  religieux  et  autres  gens  qui  ne  regardent  que  par  un 
trou  ». 

Le  Duchat  en  cite  une  variante  (2)  :  «  Defiez-vous  des  gens  qui 
ne  voyent  le  jour  que  par  une  fenestre  de  drap  »,  c'est-à-dire 
par  un  capuchon.  Et  il  ajoute  ce  commentaire  :  «  Proverbe  em-, 
ployé  dès  l'an  1 508  par  Jean  de  Salisbury,  évêque  de  Misnie.  Gui 
Patin,  dans  une  lettre  de  mai  1668,  traite  les  moines  «  testes 
encapuchonnées  qui  ne  voyent  le  monde  que  par  une  fenestre  de 
drap  ». 

—  Vous  mesmes  dictes  que  l'habit  ne  faict  point  le  moine  :  et  tel 
est  vestu  d'habit  monachal  qui  au  dedans  n'est  rien  moins  que  moine 
(1.  I,  Prûl.). 

C'est  le  bas-latin  Habitus  non  facit  monachum,  sed  profes- 
sio  regularis,  qu'Olivier  Maillard  cite  au  xxxvi'  de  ses  Seî^mons 


eroit  on  à  un  tel  galant  sinon  de  le  remettre  à  son  chapitre,  où  sa  le- 
çon luy  soit  chantée,  selon  le  proverbe  des  moynes,  usque  ad  vitulos  ». 

(i)  Du  Fail  (t.  II,  p.  95)  :  «  Mais  qu'il  se  hastast  de  déloger,  sur  peine 
non  qu'il  auroit  le  fouet,  mais  un  autre  qui  le  feroit  dancer  depuis  mise- 
rere jusques  à  vitulos  » . 

Cholières  (t.  II,  p.  200)  :  «  Si  j'avoie  envie  de  vous  estriller,  j'en  ay 
à  présent  bien  les  moyens,  et  de  vous  en  donner  du  long  et  du  large 
usque  ad  vitulos  ». 

Pasquier  (1.  III,  ch.  vu):  «  Clovis  reçut  de  saint  Remy  le  saint  sacre- 
ment de  baptesme,  et  vescut  des  lors  catholique,  sans  aller  recevoir  par 
procuration  des  coups  de  bastonnade,  depuis  miserere  jusqu'à  vitulos  ». 

Comédie  des  Proverbes,  acte.  II,  se.  m  ;  «  J'ay  pensé  estre  gratté  de- 
puis le  Miserere  jusques  à  vitulos. 

(2)  Dans  les  Ducatiana. 


374  FAITS  TRADITIONNELS 

sur  le  Carême,   proverbe  tiré  des  Decrétales  de  Grégoire  IX, 
du  xiii'  siècle  (i). 

On  le  rencontre  en  français  dès  le  xii'^-xiii'  siècle  :  «  Li  abis 
ne  fait  pas  le  religieux,  mais  la  bonne  conscience  »,  lit-on  dans 
les  Proverbes  ruraux  (n°  85).   De  même  dans  les  Fabliaux 

(t    m,  p.  75^  : 

Li  abis  ne  fait  par  l'ermite... 
et  dans  le  Roman  de  la  Rose  : 

1 1092.  Tel  ha  robbe  religieuse, 
Doncques  il  est  religieux. 
Cest  argument  est  vicieux 
Et  ne  vault  une  vieille  guaine, 
Car  la  robbe  ne  fait  le  moine. 
Au  xv'  siècle,  Aiielot  le  donne  sous  cette  forme  :    «  L'habit 
ne  fait  mie  le  moine  »  (n°  88),  et  un  recueil  contemporain  l'ac- 
compagne de  ces  vers  explicatifs  : 

Ampla  corona  satis,  nigra  vestis,  vota  rotunda 
Non  faciunt  monachum,  sed  mens  a  crimine  munda  (2). 
Charles   d'Orléans    le   rappelle  dans    un   de   ses    rondeaux 
(n"  cxcv)  : 

Uabit  le  moine  ne  fait  pas, 
L'ouvrier  se  cognoist  à  l'ouvrage, 
Et  plaisant  maintien  du  visage 
Ne  monstre  pas  tousjours  le  cas. 

—  Auquel  son  s'éveillèrent  les  ennemis  :  mais  sçavez-vous  comment  ? 
Aussi  estourdis  que  le  premier  son  de  matines,  qu'on  appelle  en  Lus- 
sonnois  Frotte  couille  (1.  II,  ch.  xxvii). 

Au  son  des  matines,  les  religieux  s'éveillent  en  sursaut  et 
tout  étourdis.  F^asquier  a  commenté  ce  proverbe  (1.  VIII, 
ch.  xxxiii). 

—  ...  seulement  l'ombre  du  clochier   d'une  abbaye   est   féconde 

(1.   I,    ch.   XLV). 

Allusion  au  reproche  de  vie  débauchée  fait  aux  moines.  Un 
proverbe  courant  au  xvi'  siècle  fait  allusion  à  leur  malpropreté. 
\J Essai  de  Proverbes  le  rend  ainsi  (v"  maison)  : 
Qui  veut  tenir  bien  nette  sa  maison, 
N'y  doit  tenir  prestre  ni  pigeon. 
Du  Fa  il,  dans  son  xx'  des  Contes  d'Eutrapel  le  donne  sous 
cette  forme  : 

Qui  veut  tenir  nette  maison, 

Ne  loge  Prestre,  Pigeon,  n'Oison. 

(1)  Ibidem.  Cf.  Loysel,  înstitutes,  t.  I,  p.  353. 

(2)  Proverbes  communs,  e'd.  Langlois,  n»  357. 


RELIGION  375 

—  J'y  recongneus  le  grand  chemin  de  Bourges,  et  le  vis  marcher  à 
pas  d'abbé...  (1.  V,  ch.  xxvi). 

C'est-à-dire  lentement,  d'après  l'allure  grave  des  abbés.  Le 
Manuscrit  du  V"  livre  lui  substitue  «  à  pas  d'ostarde  », 

Ce  sens  diffère  essentiellement  de  son  pendant  :  «  Faire  un 
pas  de  clerc  »  (i),  c'est-à-dire  commettre  une  faute  par  inad- 
vertance ou  par  inexpérience.  La  raison  en  est  que  la  première 
expression  est  prise  en  bonne  part,  la  dernière,  ironiquement  : 
«  Pour  ce  que  souvent  les  clercs  font  des  desmarches  imperti- 
nentes en  leurs  comportemens,  lesquelles  on  appelle  Pas  de 
clerc  »  (2). 

(i)  Cf.  Mathurin  Cordier,  p.  53  :  «  Voyla  Pierre  qui  se  marche  en  pas 
d'abbé  (Eccum  Petrum  incedere  video)  et  la  Comédie  des  Proverbes 
(acte  U,  se.  v)  :  «...  a  fait  un  pas  de  clerc...  » 

(2)  Essai  de  Proverbes,  v°  clerc. 


CHAPITRE   II 
SUPERSTITIONS 


Certaines  croyances,  très  anciennes  et  parfois  complètement 
disparues,  ont  laissé  des  traces  isolées  dans  la  langue  sous  forme 
de  proverbes.  Mais  avec  la  disparition  des  antiques  superstitions 
qui  leur  ont  servi  de  base,  ceux-ci  sont  devenus  inintelligibles. 

Survivances.  —  Gargantua  gardait  la  lune  des  loups  (1.  I, 
ch.  xi)  ...  —  plus  pour  elle  [la  lune]  ne  priez  que  Dieu  la  garde  des 
loups,  car  ilz  n'y  toucheroient  de  cest  an...   {Pant.  Progn.,ch.  vu). 

Ce  proverbe,  dont  le  sens  actuel  est  prendre  une  peine  inu- 
tile, se  rattache  à  l'antique  croj^ance  universelle  qu'au  moment 
d'une  éclipse,  la  lune  est  exposée  à  la  voracité  de  quelque  mons- 
tre. Encore  aujourd'hui,  en  Forez,  lorsqu'un  nuage  la  dérobe  à 
la  vue,  on  dit  que  «  les  loups  l'ont  mangée  pour  pouvoir  faire 
leurs  déprédations  »  (i). 

Dans  une  pièce  du  xvi'  siècle,  Les  trois  Pèlerins,  qui  est  une 
moralité  plutôt  qu'une  farce,  on  lit  (éd.  Fournier,  p.  411)  : 
C'est  bien  dict,  marchons  sur  la  brune, 
Et  parlons  des  mangeurs  de  lune... 
c'est-à-dire  des  choses  impossibles  ou  invraisemblables. 

Reboul,  dans  son  Anti-Huguenot  (1627),  donne  cette  variante 
(p.  37):  «  Garder  la  lune  d'estre  mangée  des  loups  »,  laquelle 
a  dû  être  la  primitive.  C'est  sous  sa  forme  abrégée  que  le  pro- 
verbe figure  dans  Rabelais  et  chez  les  écrivains  de  l'époque  (2). 

(i)  Voy.  Sébillot,  Folklore,  t.  I,  p.  39,  et  Edward  Tylor,  Civilisation 
primitive,  t.  I,  p.  382. 

(2)  Mathurin  Cordier  (p.  263)  :  «  Tu  menasses  de  bien  loing.  Ce  n'est 
pas  chose  preste  de  ce  que  tu  menasses.  Dieu  garde  la  lune  des  loups  ». 

Du  Fail,  dans  le  xxxi»  de  ses  Contes  d' Eutrapcl :  «  Si  ne  vous  hastez, 
les  chiens  mangeront  le  lièvre.  —  Dieu  gard"  la  lune  des  loups,  respon- 
dit  ce  bragueux  ». 

Choliùres,  à  propos  d'un  faux  savant  (t.  II,  p.  38G)  :  «  Or  ça  qu'on 
vous  entende  un  peu  canonner  contre  les  astres,  surtout  garde:{  La  lune 
des  loups  i>. 


SUPERSTITIONS  377 

—  Gargantua  pissoît  contre  le  soleil  (1.  I,  ch.  xi). 

Ce  proverbe  n'a  aujourd'hui  qu'une  acception  morale  :  offen- 
ser ses  amis  ou  ses  protecteurs.  C'est  dans  ce  sens  qu'il  est 
commenté  par  le  chanoine  Bovelles,  fol.  14  v°  :  «  Pisser  contre 
It  soleil,  meiere  adverso  et  contrario  sole...  In  allegoria,  vel 
araicos  ofîendere,  vel  eos  quorum  opéra  indigemps,  quavis  ex 
causa  irritare,  et  ex  amico,  se  volvere  in  inimicum  ». 

Mais,  chez  Rabelais,  il  s'agit  d'une  action  de  travers,  d'un 
acte  d'irrévérence  gros  de  conséquences.  C'est  là  en  effet  le  sens 
primordial  du  proverbe,  qui  se  rattache  à  une  superstition  po- 
pulaire qu'on  trouve  formulée  dans  V Evangile  des  Quenouilles, 
répertoire  des  croyances  vulgaires  du  milieu  du  xv^  siècle  (i). 

On  y  reconnaît  un  reste  isolé  de  l'adoration  jadis  universelle 
des  astres,  particulièrement  de  l'astre  du  jour,  dont  le  même 
ouvrage  affirme,  p.  57  :  «  Cellui  qui  souvent  benist  le  soleil,  la 
lune  et  les  estoilles,  ses  biens  lui  multiplieront  au  double  ». 

Il  est  probable  que  le  dicton  de  Pythagore  :  Hpcx;  riXiov  TSTpajx- 
(X£vo<;  (debout)  f/.vi  oiipsi  —qu'Erasme,  dans  ses  Adages,  fol.  17, 
rend  par  :  «  Adversus  solem  ne  meïto  »  —  se  rattache  à  la  même 
superstition,  qui  était  une  croyance  véritable  chez  les  Anciens. 
Dans  son  commentaire,  Erasme  émet  simplement  la  conjecture 
qu'il  s'agit  là  d'un  symbole  de  décence  («  opinor  commendari 
verecundiam  »),  sans  se  douter  de  la  valeur  primitivement  re- 
ligieuse du  proverbe. 

Dans  la  seconde  moitié  du  xvi'  siècle,  le  sens,  encore  trans- 
parent chez  Rabelais,  fut  atténué  :  de  l'acception  de  péché,  il 
passa  à  celle  d'indécence  ou  d'offense. 

Cholières,  à  propos  d'un  peintre  qui  avait  représenté  un  avo- 
cat sans  mains  (t.  I,  p.  97)  :  «  Si  le  peintre  eust  esté  si  sot  que 
de  vouloir  donner  le  pourtrait  des  mains  de  cest  advocat,  il  ne 
pouvoit  faillir  qu'il  ne  se  mist  a  la  huée  d'un  chascun,  car  le 
vray  modèle  des  m^ins  d'un  advocat  ce  sont  les  griffes  d'Har- 
pyes  :  s'il  les  eust  mis,  les  Grands  Jours  tenoient  à  Troyes,  on 
lui  eust  fait  accroire  qu'il  aooit  pissé  contre  le  soleil  ». 

Croyances.  —  Par  sainct  Jean,  dirent  ilz,  nous  en  sommes  bien  ; 
à  ceste  heure  avons  nous  le  moyne  (1.  I,  ch.  xii)  (2). 

(i)  €  Je  vous  asseure  que  pour  pissier  entre  deux  maison  ou  contre  le 
soleil,  on  en  gaigne  le  mal  des  yeux  qu'on  appelle  leurieul  »  (p.  46)  et 
«  Cellui  qui  pisse  contre  le  soleil,  il  devient  en  sa  plaine  vie  graveleux 
et  si  engendre  souvent  la  pierre  »  (p.  54). 

(2)  Voy.  pour  d'autres  exemples,  les  passages  cités  ci-dessus,  p.  807 
et  3io. 


3/8  FAITS  TRADITIONNELS 

Dans  cette  locution,  moine  est  synonyme  de  «  malchance  », 
de  «  malheur  »,  suivant  une  ancienne  croyance  populaire  sur 
rinfiuen:e  néfaste  des  moines.  C'est  une  des  nombreuses  for- 
mes, sous  lesquelles  se  présente  la  superstition  universelle  des 
malencontres  ou  des  rencontres  de  mauvais  augure,  superstitiai 
à  laquelle,  étant  donnée  sa  complexité,  nous  avons  consacré  lin 
chapitre  spécial. 

Sous  sa  double  forme,  Avoir  le  moine  et  Bailler  le  moine, 
notre  proverbe  est  un  des  plus  curieux  de  la  parémiologie  ra- 
belaisienne, si  abondante  et  si  originale.  Il  ne  figure  dans  aucun 
des  nombreux  recueils  de  proverbes  du  xvi°  siècle,  et  aucun 
autre  écrivain  de  l'époque  n'en  fait  mention.  Et  pourtant,  le 
proverbe  est  foncièrement  français,  sans  parallèle  dans  la  litté- 
rature parémiologique  (i). 

—  Les  aureilles  me  cornent  (2)...  (1.  III,  ch.  xvii;  cf.  I.  IV,  ch.  liv 
et  Lxvi). 

On  dit  aujourd'hui  :  Les  oreilles  ont  dû  lui  tinter...,  c'est-à- 
dire  on  en  a  beaucoup  parlé.  Expression  fondée  sur  l'ancienne 
croyance  superstitieuse  que  les  absents,  sur  le  compte  desquels 
on  tient  des  discours,  en  sont  avertis  par  le  tintement  des  oreil- 
les: «  C'est  l'oreille  droite  qui  corne,  quand  on  dit  du  bien  », 
lit-on  dans  une  lettre  de  Madame  de  Sévigné  {3). 

Préservatifs.  —  Longues  beuvettes  rompent  le  tonnoirre  (l.  I, 
ch.  v).  —  Haye,  haye,  dist  le  pilot,  double  le  cap  et  les  basses  (4). 
Double  est,  rcspondoient  les  matelotz.  Elle  [la  tempeste]  s'en  va, 
dist  le  pilote...  Ayde  au  bon  temps  (5)  (I.  IV,  ch.  xxii). 

Ces  dictons  font  allusion  à  un  préjugé,  suivant  lequel  la  beuve- 
rie est  le  meilleur  préservatif  contre  le  mauvais  temps.  C'est  ce 
que  notre  auteur  explique  lui-même,  à  propos  du  problème 
proposé  par  Frère  Jean  (I.  IV,  ch.  lxiii)  : 

Manière  de  haulser  le  temps  en  calme.  ...  Reste  à  vuider  ce  que  a 
frère  Jan  propousé.  Manière  de  haulser  le  temps  ?  Ne  l'avons  nous  à 
soubhayt  haulser  Voyez  le  guabct  do  la  hune.  Voyez  les  siflemcns 
des  voiles.  Voyez  la  loiddeur  des  esiailz,  des  utacqucs,  et  des  cscoutes. 
Nous   haulsans  et  vuidans  les  tasses,  s'est  pareillement   le  temps 


(1)  Voy.  Revue  du  XVP  siècle,  t.  I,  p.  346-347  et  352. 

(2)  Cf.  Comédie  de  Proverbes  (acte  H,  se.  11)  :  t  Escoutez  !  je  l'entends, 
ou  les  oreilles  me  cornent  ». 

(3)  Lettres,  éd.  Monnerqué,  t.  III,  p.   i<')G. 

(4)  Roches  ou  bancs  de  sable  à  fleur  d'eau. 

(5)  Sous-entendu  :  en  buvant,  en  faisant  ripaille. 


SUPERSTITIONS  379 

haiilsé  par  occulte  sympathie  de   Nature...  C'est,    dist  Panurge,  ce 
que  Ion  dict  en  proverbe  commun  : 

Le  mal  temps  passe,  et  retourne  le  bon, 
Pendant  qu'on  trinque  au  tour  de  gros  jambon. 

Et  non  seulement,  dist  Pantagruel,  repaissans  et  beuvans,  avons  le 
temps  haulsé,  mais  aussi  grandement  deschargé  la  navire. 

L'expression  antifortunal,  appliquée  à  la  boisson  (i),  résume 
cette  croyance  (l.  V,  ch.  xxvii):  «  Leur  boire  estoit  un  antifor- 
tunal: ainsi  appelloient  ilz  je  ne  sçay  quel  breuvage  du  pays  ». 

De  là  aussi  la  locution  proverbiale  :  hausser  le  temps,  pour 
faire  passer  le  temps  en  buvant  ferme,  qu'on  lit  si  souvent  dans 
Rabelais. 

(i)  Cotgrave  s'est  mépris  en  rendant  antifortunal  par  «  somewhat 
against  fortune  »,  quelque  chose  contre  la  fortune. 


CHAPITRE   III 
ANIMAUX 


Les  proverbes  tirés  du  monde  des  animaux,  surtout  des  ani- 
maux domestiques,  sont  nombreux  et  variés.  C'est  ici  princi- 
palement qu'éclate  la  forte  originalité  de  la  parémiologie  rabe- 
laisienne et  qu'elle  se  révèle  avec  un  cachet  à  part. 

Nombre  de  ces  adages  résultent  d'observations  personnelles 
et,  par  leur  caractère  pittoresque,  se  sont  imposés  à  l'attention 
des  contemporains.  Nous  allons  envisager  l'ensemble  de  ces 
proverbes  sous  des  rubriques  distinctes. 


I.   —  Animaux  domestiques. 

Ce  prenaier  groupe,  le  plus  nombreux,  embrasse  les  animaux 
suivants  :  Ane,  bœuf,  bouc,  brebis,  chat,  cheval,  chèvre,  chien, 
mule,  porc,  rat,  truie,  vache,  veau,  verrat  (i). 

Ane.  —  (Le  jeune  Gàrganiuii)  faisoit  de  l'asnepour  avoir  du  bren 
(1.  I,  ch.  XI). 

C'est-à-dire  faisait  le  niais  pour  obtenir  quelque  chose. 

—  ...  ne  fut  possible  de  tirer  de  luy  une  parolle,  non  plus  qu't/n 
pet  d'un  asne  mort  (1.  1,  ch.  xv).  —  J'aymeroy...  autant  entreprendre 
tirer  un  pet  d'un  asne  mort,  que  de  vous  une  resolution  (1.  III, 
ch.  xxxvi). 

—  Comment,  dist  Epistemon,  tout  le  monde  chevauchera,  et  je 
meneray  iasne  (1.  II,  ch.  xxvi). 

C'est-à-dire  je  regarderai  faire  les  autres.  Allusion  à  une  cé- 
rémonie burlesque  qui,  dans  plusieurs  villes  de  France,  se  pra- 
tiquait au  carnaval.  Ce  proverbe  se  lit  dans  Coquillart  (t.  Il, 
p.  378)  : 

(i)  Ajoutons  :  Bête.  —  Quand  le  soleil  est  couché,  toutes  bestes  sont 
à  l'ombre  (1.  II,  ch.  xii).  Cf.  Comédie  des  Proverbes  (acte  I,  se.  viii)  : 
«  Quand  le  soleil  est  couché,  il  y  a  bien  des  bestes  à  l'ombre  ». 


ANIMAUX  38l 

Je  vous  dis  par  saincte  Suzanne, 

Sans  estre  armé,  ne  pied  ne  cap, 

Chascun  le  fait  et  je  mesne  l'asne. 
\J Essai  des  proverbes  l'explique  ainsi,  p.  5  :  «  Mener  Vasue, 
se  dit  quand  quelqu'un  est  exposé  en  risée  aux   autres,  telle- 
ment qu'on  n'en  tient  compte  non    plus   que   d'un   valet   de 
moulin  ». 

—  Voicy  le  pont  aux  asnes  de  Logique  (i),  voicy  le  trebuchet, 
voicy  la  difficulté...  (1.  II,  ch.  xxviii). 

Dans  la  vieille  «  Farce  du  Pont  aux  Asnes  »,  un  mari,  n'ar- 
rivant pas  à  se  faire  obéir  de  sa  femme,  est  conseillé  par  mes- 
sire  Domine  : 

Vade,  tenés  le  pont  aux  asnes  (2), 

Arrivé  là,  il  voit  un  bûcheron  daubant  sa  bourrique  Nolly  et 
ne  parvenant  qu'à  force  de  coups  à  lui  faire  passer  le  pont  sur 
la  Loire.  Le  mari  en  prend  exemple  pour  mettre  sa  femme  à 
la  raison.  «  Le  remède  étant  facile  et  à  la  portée  de  tout  le 
monde  :  de  là  le  pont  aux  ânes  »  (Littré). 

—  Il  y  aura  icy  de  l'asne,  je  le  prevoy  (1.  IV,  ch.  xxxvi). 
C'est-à-dire  il  y  aura  des  coups,  donnés  ou  reçus,  par  suite 

d'une  sottise  ou  d'un  malentendu  (3).  L'expression  synonyme 
faire  de  l'asne  se  lit  dans  le  Vergier  d'honneur  (fol.  54)  : 

Celui  jour  mesme  par  manière  subtille 
Fut  prins  à  Nesles  le  damp  Seigneur  Virgille, 
Semblablement  le  conte  Petilune, 
Qui  aux  François  cuidoit/aiVe  de  Vasne. 
BoELF.  —  Couraige,  couraige,  dist  il,  ne  vous  souciez  au  reste,  et 
laisse^  faire  aux  quatre  beuf\  de  devant  (1.  1,  ch.  vi). 

C'est-à-dire  laissez  suivre  l'ordre  naturel  des  choses.  Ce  pro- 
verbe dérive  du  labourage  tel  qu'on  le  pratique  en  Poitou.  Du 
Fail  s'en  est  souvenu  dans  le  ix^  chapitre  de  ses  Propos  rusti- 
ques :  «  Que  chascun  montre  ce  qu'il  sçait  faire  tant  seulement, 
et  puis  laissez  faire  aux  bœufs  de  devant  ». 

Brebis.  —  Couraige  de  brebisl  dist  Grandgousier  (1.  I,  ch.  vi).  — 
De  couraige  tant  et  plus  :  Je  n'entends  couraige  de  brebis...,  je  dis 
couraige  de  loup  (1.  IV,  ch.  xxxiii). 

Expression   ironique,   la  brebis  étant  d'un  naturel  doux   et 

(i)  C'est-à-dire  la  conversion  des  propositions,  d'où  moyen  pratique, 
expédient  (Cotgrave). 

(2)  Auc.  Théâtre,  t.  II,  p.  35  et  49. 

(3)  D'Aubigné  s'est  servi  de  l'expression  dans  son  Fœneste  (t.  II, 
p.  455  des  Œuvres):  «  Si  lors  je  l'eusse  entendu,  il  y  eust  de  l'asne;  je 
recevois  toujours  quelque  affront  avec  ses  Normands  », 


382  FAITS  TRADITIONNELS 

craintif.  Le  proverbe  complet  est  :  «  Courage  de  brebis,  tous- 
jours  le  nez  en  terre  »  (Oudin). 

Chat.  —  Comme  en  proverbe  l'on  dict,  irriter  les  frelons...,  es- 
veiller  le  chat  qui  dort  (1.  III,  ch.  xiv). 

Dicton  qu'on  lit  sous  cette  forme  dès  le  xv®  siècle  : 
Tant  que  Pasques  soient  passées, 
Sans  resveiller  le  chat  qui  dorty 
Fredet,  je  suis  de  vostre  accort 
Que  pensées  soient  cassées. 

(Ch.  d'Orléans,  rond.  xvi). 

Au  xvi'  siècle,  le  proverbe  est  donné  par  Bovelles, 
fol.  156  r*'  :  «  N'éveille  point  le  chat  qui  dort.  Ne  catum  ex- 
perge  fac,  dormientem  ». 

Les  recueils  antérieurs  au  xv'  siècle,  les  Proverbes  de  Fraunce 
et  les  Proverbes  ruraux,  substituent  chien  au  chat:  «  N'esveil- 
lez  pas  le  chen  qui  dort  »  (Leroux  de  Lincy,  t.  II,  p.  479)  et 
«  11  fait  mal  d'esveiller  le  chien  qui  dort  »  (n°  62). 

Cheval.  —  Du  cheval  donné  tousjours  regardoit  en  la  gueulle 
(l.  I,  ch.  XI). 

Proverbe  ancien  fondé  sur  une  expérience  banale  :  pour  con- 
naître l'âge  du  cheval,  il  faut  regarder  ses  dents  : 

Car  j'oy  tenir 
Aux  saiges  qu'à  cheval  donné 
On  ne  doit  point  la  gueule  ouvrir 
Pour  regarder  s'il  est  aagé. 

(Coquillart,  Poésies,  t.  I,  p.  80). 

On  rencontre  ce  dicton  (déjà  mentionné  par  saint  Jérôme) 
chez  tous  les  peuples  (i).  Il  se  présente  en  français,  dès  le 
xn'  siècle,  sous  des  formes  diverses  (2). 

(i)  Voy.  Suringar,  Erasmus  overnedcrlandsche  spreckwoorden,  Erasme 
sur  les  proverbes  néerlandais,  Utrecht,  1873,  p.  ii3  à  116  (à  propos  du 
proverbe  de  saint  Jérôme  cité  dans  les  Adages  d'Erasme). 

(2)  Provcrbia  Rusticorum  (éd.  Zacher,  n*  121)  :  A  chaval  doné  dent  ne 
gardet. 

Proverbes  de  Fraunce  (éd.  Leroux  de  Lincy,  t.  II,  p.  472)  :  A  chevcll 
doné  sa  <ient  n'est  agardée. 

Proverbes  au  vilain  (éd.  Tobler,  n°  92):  Cheval  donné  ne  doit  on  en 
bouche  garder. 

Proverbes  ruraux  (éd.  Ulrich,  n"  382)  :  Cheval  donné  ne  doit  on  en 
dens  regarder. 

Proverbes  communs  (éd.  Langlois,  n"  12)  :  A  cheval  donné  ne  fault  re- 
garder en  la  gueule. 

Idem  (éd.  Nucérin,  iSiq):  A  cheval  donné  l'on  ne  doit  luy  regarder 
dans  la  bouche. 


ANIMAUX  383 

—  Vertus  guoy,  je  me  repens  bien,  mais  c'est  à  tard,  que  n'ay 
suivy  la  doctrine  des  bons  Philosophes,  qui  disent  soy  pourmener 
près  la  mer  et  naviger  près  la  terre,  estre  chose  moult  sceure  et  dé- 
lectable :  comme  aller  à  pied,  quand  l'on  tient  son  cheval  par  ia 
bride  (1.  IV,  ch.  xxii). 

Proverbes  ruraux  {rf  8i)  :  «  A  eise  va  à  pied  qui  son  cheval 
maine  en  destre  ».  Gabriel  Meurier  le  rend  ainsi  (p.  8i)  :  «  Bon 
fait  aller  à  pied,  quand  on  tient  le  cheval  par  la  bride  »  ;  et 
Montaig-ne  le  cite  à  son  tour  (l.  III,  ch.  m)  :  «  Il  a  bel  aller  à 
pied,  qui  mené  son  cheval  par  la  bride.  Mon  âme  se  rassasie  et 
se  contente  de  ce  droit  de  possession  ». 

Chèvre.  —  A  satix  de  chievre...  (1.  V,  ch.  xxxix). 

C'est-à-dire  à  bonds,  d'après  l'allure  brusque  de  la  bête. 

—  Gargantua  tiroit  au  chevrotin  (1.  I,  ch.  xi).  — Saincte  dame, 
comment  ilz  tiraient  au  chevrotin,  et  flaccons  d'aller  (1.  II,  ch.  xx), 
—  Après  qu'ilz  eurent  bien  tiré  au  chevrotin...  (1.  II,  ch.  xxviu). 

La  locution  tirer  au  chevrotin  répond  exactement  à  celle  de 
tirer  au  renard.,  ayant  également  le  double  sens  de  : 

1°  Rendre  gorge  (acception  donnée  par  Cotgrave  et  Oudin). 

2"  Boire  à  l'excès  (sens  rabelaisien). 

Un  troisième  sens,  «  payer  »,  déduit  du  premier  (cf.  cracher 
au  bassin),  est  mentionné  par  Alathurin  Cordier,  ch.  lvih, 
n"  73  :  «  lYahe  ad  chevrotinum,  tirer  au  chevrotin,  c'est  à  dire 
tirer  à  la  bourse,  bailler  argent  ». 

Le  Duchat  dit  à  ce  propos  :  «  Cette  expression  est  du  Dau- 
phiné  et  des  autres  provinces,  où  l'on  met  le  vin  dans  des  outres 
faites  de  peaux  de  chèvre  ».  Assertion  gratuite.  Comme  nous 
l'avons  dit,  cette  locution  est  le  pendant  du  synonyme  tirer  au 
renard,  l'une  et  l'autre  trouvant  leurs  correspondants  en  alle- 
mand. Fisjhart  dans  son  Bienenkorb,  se  sert,  pour  «  rendre 
gorge  »,  d'expressions  proverbiales  analogues  (p.  203)  :  «  Dass 
er  ein  Kalb  legte  oder  den  Fuchs  streifte  »... 

Chien.  —  Donner  l'avoine  aux  chiens  (1.  II,  ch.  xi). 

C'est-à  dire  agir  inconsidérément. 

—  Panurge  dilapida  le  revenu  non  en  fondation  de  monastères..., 
tnjettant  son  lard  aux  chiens  (1.  III,  ch.  11)  —  ...  n&  jecteront  leur 
lard  aux  chiens  [Pant.  Progn.,  ch.  v). 

C'est  à-dire  dilapider,  gaspiller  son  bien  ou  celui  des  autres. 
Il  est  rapporté  au  xv'  siècle,  sous  cette  forme,  par  Mielot 
(n°  236)  :  «  On  y  donne  le  lart  aux  chiens  ». 

—  Remède  contre  soif?  Il  est  contraire  à  celluy  qui  est  contre  mor- 
sure de  chien  :  courre^  tousjours  après  le  chien,  jamais  ne  vous  mor- 


384  FAITS  TRADITIONNELS 

dera,  beuvez  tousjours  avant  la  soif  et  jamais  ne  vous  adviendra  (1.  I, 
ch.  v). 

—  Comment  entendez  vous,  dormir  en  chien  ?  C'est  (respondist 
Ponocrates)  dormir  à  jeusn  en  haut  soleil,  comme  font  les  chiens 
(1.  IV,  ch.  LXiii). 

Oudin  explique  ainsi  cette  locution  :  «  Dormir  en  cJiien, 
c'est-à-dire  au  soleil  pendant  la  chaleur  ou  un  peu  devant  le  re- 
pas )).  Le  langage  populaire  de  nos  jours  la  rend  par  piquer 
un  chien,  dormir  pendant  la  journée. 

—  Si  je  vis  encore  Vaage  d'un  chien  (1.  V,  Prol.). 
C'est-à-dire  quinze   ans  à  peu    près.  Cf.   Pline,  Hist.  nat., 

1.  X,  ch.  XXXIII  :  «  Vivunt  Laconici  (canes)  annos  denos,  faemi- 
nee  duodenos,  caetera  gênera  quindenos  annos,  aliquando  et  vi- 
cenos  ». 

—  Par  Dieu,  je  vous  mettrois  en  chien  courtaut  les  fuyars  de 
Pavie  (1.  I,  ch.  xxxix). 

Expression  qu'on  lit  également  dans  Bouchet  (t.  III,  p.  87): 
«  Le  bourreau  l'accoustreroit  en  chien  courtaud  »,  ainsi  que 
dans  la  Comédie  des  Proverbes  (acte  III,  se.  iv):  «  Mais  que 
nous  les  tenions  pieds  et  mains  liez,  nous  les  traicterons  en 
chiens  courtaux  ». 

Truie.  — Gargantua  tournait  les  truies  au  foin  (1.  I,  ch.  xi  ;  cf. 
1.  IV,  ch.  IX). 

C'est-à-dire  changeait  de  discours  ou  évitait  de  répondre  à 
une  question  embarrassante.  Le  Duchat  explique  ainsi  ce  pro- 
verbe :  «  Tourner  la  truie  au  foin,  c'est  détourner  la  conver- 
sation du  but  où  elle  doit  tendre  pour  la  diriger  vers  un  but 
où  elle  ne  doit  point  aller;  c'est  agir  inconsidérément,  comme 
un  homme  qui  chercherait  à  éloigner  une  truie  du  gland  dont 
elle  se  veut  repaître,  pour  la  mettre  au  foin  dont  elle  n'a  que 
faire  ». 

Ce  dicton  est  fréquent  auxvi'  siècle  (i). 

(i)  Mathurin  Cordier  (p.  233)  :  «  Quand  je  luy  parle  d'ung,  il  me  res- 
pond  d'aultre.  Il  corne  à  gauche.  //  tourne  la  truye  au  Join  ». 

Du  Fail,  t.  II,  p.  129  :«  Lupolde  ne  voulant  user  de  sa  plaine  victoire, 
ains_;e//er  la  truye  au  foin,  et  escarter  et  tourner  ailleurs  ce  qui  s'es- 
toit  passé  ». 

Cholières,  t.  II,  p.  258:  «  O  le  grand  donneur  de  cassades!  Vous  revi- 
rej  la  truye  au  foin',  que  ne  la  laissez  vous  aller  aux  raves?  ». 

Le  plus  ancien  exemple  se  lit  dans  le  Parnasse  satyrique  (p.    112)  : 

Elle  me  fait  la  sourde  oreille 

Ou  tourne  ailleurs  la  truie  au  foin. 


ANIMAUX  385 

—  Vous  entendez  autant...  en  exposition  de  ces  récentes  prophéties, 
comn:ie  fait  truie  en  espices  (1.  III,  ch.  xviii). 

Cf.  Comédie  des  Proverbes  (acte  111,  se.  vu):  «  Tu  es  grand 
astrologue,  tu  t'y  connols  comme  truye  en  fines  espices  et  pour- 
ceau en  poivre  ».  Meschinot  rapporte  ainsi  ce  proverbe  (éd. 
GourcufT,  p.  92): 

Truye  ne  sçait  que  vault  espice. 
Et  Gringore  dans  les  Ahus  du  monde  : 
Pourceau  blasme  pomme  parée 
Aussi  fort  que  truie  espices  (i). 
Vache.  —  On  dict  en  proverbe  qu'û  faict  bon  veoir  vaches  noires 
en  boys  bruslé,  quand  on  jouist  de  ses  amours  (I.  II,  ch.  xii). 

Veau.  —  Le  pauvre  diable  de  Panurge  qui  a  \di  fièvre  de  veau.  Il 
tremble  de  peur  quand  il  est  saoul  (I.  IV,  ch.  xxii). 

—  Depuis  quand  ave\  vous  prins  les  cornes  et  estes  rogue  devenu? 
(1.  I,  ch.  xxv). 

C'est-à-dire  allègre  comme  un  jeune  taureau.  Cf.  la  «  Farce 
du  nouveau  marié  »  {Ane.  Théâtre,  t.  I,  p.  19): 
De  la  corne  il  avoit  assez, 
La  plupart  du  temps  il  dansoit. 

2.  —  Bêtes  sauvages. 

Les  proverbes  de  cette  catégorie,  à  quelques  exceptions  près, 
remontent  au  delà  du  xvi'  siècle,  et  quelques-uns  seulement 
trouvent  dans  Rabelais  leur  premier  témoignage.  Ce  sont  : 

Lion.  —  Gargantua...  battait  le  chien  devant  le  lion  (1.  1,  ch.  xi). 

C'est-à-dire  châtier  un  petit  devant  un  plus  puissant,  pour 
donner  une  leçon  à  ce  dernier.  Ce  proverbe  ancien,  qui  n'a  pas 
de  parallèle  dans  les  langues  germaniques  et  romanes  (2).  est 
tiré  des  usages  des  dompteurs  (3):  «  Pour  donter  (4),  bat  on  le 
chien  devant  le  lyon  »,  nous  dit  un  des  Proverbes  vulgaires 
(n°  356),  alors  que  Mielot  donne  le  dicton  sous  cette  forme  gé- 
néralisée (n°  218)  :   «  On  bat  le  chien  devant  le  lyon  ». 

Le  dicton  remonte  au  Moyen  Age  et  les  recueils  de  l'époque 
en  font  mention:  «  Percutitur  sœpe  canis,  ut  timeat  leo  fortis  (5)  ». 

(i)  Picot,  Sotties,  t.  I,  p.  96. 

(2)  Voy.  Diiringsfeld,  Sprichwôrter,  t.  Il,  p.  i5o  à  i52. 

(3)  Rev.  Et.  Rab.,  t.  IV,  p.  226-227  (Schneegans). 

(4)  Leroux  de  Lincy  donne  la  leçon  erronée  :  Pour  douter  (par 
crainte). 

(5)  Jakob  Werner,  Lateinische  Sprichwôrter  des  Mittelalters,  p.  69. 

25 


386  FAITS  TRADITIONNELS 

Christine  de  Pisan  blâme  la  coutume  de  donner  à  un  page 
les  coups  mérités  par  le  jeune  prince,  «  à  l'exemple  du  lion 
qu'on  chastye,  en  bâtant  devant  lui  le  petit  chien  (i)  ». 

Michel  Menot  :  «  Communiter  dicitur  Ante  leonem  percutitur 
canis,  On  frappe  le  chien  devant  le  lion  (2)  ». 

Charles  Bovelles  commente  notre  proverbe  (^),  et  Clément 
Marot  y  fait   allusion   dans   ses  «  Adieux  à  la  ville  de  Lyon  » 

(1536): 

Va,  Lyon,  que  Dieu  te  gouverne  ; 
Assez  longtemps  s'est  esbatu 
Le  petit  chien  en  ta  caverne. 
Que  devant  toy  on  a  battu. 

,  Loup.  —  Pasquier  a  déjà  été  frappé  par  l'importance  paré- 
miologique  du  loup  (1.  III,  ch.  xv)  :  «  Je  ne  sçay  comment  le 
loup  entre  les  bestes  sauvages  nous  a  esté  ou  si  commun,  ou 
si  odieux,  que  pardessus  tous  animaux  nous  avons  tiré  plusieurs 
proverbes  de  luy  ».  Rabelais  cite  cette  expression  : 

—  De  couraige,  tant  et  plus.  Je  n'entends  couraige  de  brebis.  Je 
dis  couraige  de  loup,  asseurance  de  meurtrier  (1.  IV,  ch.  xxiii). 

Du  Cange,  au  mot  lupus,  rapporte  ces  vers  : 
La  grant  ardeur  de  son  courage 
Le  fait  semblant  à  loup  ramage. 

—  Q.w/  faict  le  loup  sortir  du  bois}  Default  de  carnage  (l.  III, 
ch.  xiv). 

Villon  avait  écrit  : 

167.     Nécessité  fait  gens  mesprendre 
Et  faim  saillir  le  loup  du  bois. 
Et  un  des  Proverbes  ruraux  avait  déjà  dit  (n"  331):  «  La 
fains  enchâsse  le  louf  du  bois  ». 

—  Panurge  là  bas  [dans  l'isle  de  Ganabins]  contre/oit  le  loup  en 
paille  (1.  IV,  ch.  lxvi). 

Suivant  Jean  Lebon  (Solon  de  Voge),  «  Faire  du  loup  en  la 

(i)  Livre  des  faits  du  sage  roi  Charles,  ch.  xi.  —  Shakespeare  y  fait 
allusion  (Of/ie//o,  acte  II,  se.  iir)  :  «  Kven  so  as  one  would  beat  his  offen- 
celess  dog  to  alTright  an  imperious  lion  ». 

(2)  Caresme  de  Tours,  Paris,  1.S25,  fol.  iii. 

(3)  «  Battre  le  chien  devant  le  lion,  Canem  crcdere  coram  leone.  In- 
nuit istud  disciplinam,  et  eruditionem,  adolescentum  filiorum.  Solebant 
quondam  Lacacdemonii  servos  quondam  cœdere  coram  filiis,  ut  aliorum 
miseris  et  calamitate,  filios  a  vitiis  absterrcrcnt...  Dum  enim  canis  exi- 
guus  vapuhit  coram  leone,  tum  Iconis  fcritas  mansuetior  fit.  Va  Icni 
terrorc  aliœ  plagte,  facile  ad  obedientiam,  immiiia  alioquin  colla  plec- 
tit  u  (fol.  23  yo). 


ANIMAUX  387 

paille,  se  dit  du  loup  poursuivi  qui  s'est  caché  dans  la  paille  et 
qui  ne  bouge  pas,  laissant  passer  ses  persécuteurs  ». 

Renard.  —  Tous  les  matins  Gargantua  escorchoit  le  renard  (1.  I, 
ch.  xi)  (i). 

Marot  en  fait  mention  dans  sa  m'  Epistre  de  Coq-à-Vasne 
(1536),  ainsi  que  Mathurin  Cordier  (p.  279)  :  i(.  Il  a  escorché  le 
renard.  Evomuit  crapulam  ». 

Cette  locution  escorcher  le   renard,  pour    rendre  gorge  à  la 
suite  d'un  excès  de  boisson,  se  lit  pour  la  première  fois  dans  le 
Parnasse  satyrique  de  la  fin  du  xv^  siècle  (p.  172)  : 
La  pye  bien  fort 
Tous  cueurs  resconfort, 
Gensfaict  sommeiller... 
Jennon  et  Jeniiette 
Choir  et  trebuchier. 
Renard  escorchier. 
Dont  la  peau  n'est  nette. 
Mais  nous  avons   montré  ci-dessus  que  le  proverbe  est  anté- 
rieur et  qu'on  le  lit  déjà  dans  les  Chansons  de  gestes  sous  cette 
forme  :  Escorchier  le  gorpil. 

Un  sculpteur  a  traduit  cette  expression  proverbiale  avec  le 
ciseau  sur  les  murs  de  l'église  de  Saint-Fiacre,  au  Faouet 
(Morbihan).  Là  se  voit  un  homme,  la  main  appuyée  sur  un  ton- 
neau qu'il  a  vidé  avec  trop  d'avidité  :  un  renard  écorché  lui 
sort  de  la  bouche  et  est  en  train  de  s'enfuir  (2). 

On  a  fait  toutes  sortes  de  suppositions  sur  l'origine  de  cette 
locution  proverbiale  (3). 

L'explication  la  plus  naturelle  est  celle-ci  :  le  renard  exhale 
une  odeur  très  forte  et  sa  chair  est  si  détestable  que,  fraîche, 
elle    est  immangeable  (4).   Ecorcher    la  peau  d'une  bête  aussi 

(i)  Locution  très  fréquente  dans  le  roman  rabelaisien  :  cf.  en  outre, 
1.  II,  ch.  VI  et  XVI,  et  1.  IV,  ch.  xli. 

(2)  Champfleury,  Histoire  de  la  caricature  au  Moyen  Age,  p.  146. 

(3)  \J Essai  de  Proverbes,  au  mot  renard,  fournit  cette  explication  : 
«  Escorcher  le  renard  se  dit  des  yvres,  qui,  en  rendant  leur  gorge,  font 
un  bruit  tel  qu'ont  accoustumé  de  faire  les  renards  en  criant,  et  quel- 
quefois aussi  en  vomissant,  après  avoir  au  temps  des  vendanges  mangé 
trop  de  raisins,  lesquels  ils  ayment  fort  ». 

Le  Duchat  en  donne  une  autre  raison  :  «  Escorcher  le  renard.  Après 
qu'un  renard  est  escorché,  on  en  retourne  la' peau,  en  sorte  que  la 
queue  de  l'animal  lui  passe  par  la  gueule.  Or  les  fusées  que  rend  par 
la  bouche  un  ivrogne  qui  vomit,  ont  de  l'air  de  la  queue  du  renard 
lorsqu'on  la  fait  passer  par  la  gueule  ». 

(4)  Brehm,  Mammifères,  t.  I,  p.  5 20. 


388  FAITS  TRADITIONNELS 

mal  odorante  provoque  tout  simplement  la  nausée  (i).  De 
là,  des  expressions  synonymes  dans  d'autres  langues  (2). 
A  coté  d'escof'cher  le  i^enard,  on  lit  fréquemment  au  xvi'  siè- 
cle tirer  au  renard  (3).  C'est  ce  que  le  langage  populaire  de 
nos  jours  exprime  ipa.r  piquer  un  renard  ou  simplement  renar- 
der,  vomir,  en  parlant  surtout  d'un  ivrogne. 

—  L'ung  est  un  fin  et  cault  renaj^d  (1.  IV^,  Prol.  nouv.). 

Les  mille  ruses  du  renard  en  ont  fait  le  type  de  l'astuce. 

—  Panurge...  maintenant  leur  attachant  [aux  maîtres  es  arts  et  aux 
théologiens]  de  petites  qiuiies  de  renard  ou  des  oreilles  de  lièvre 
par  derrière  (1.   II,  ch.  xvi  ;  cf.  1.  V,  ch.  xxi). 

Une  queue  de  renard,  c'est  une  moquerie  ou  tromperie  (Ou- 
din),  et  Meurier  cite  ce  proverbe  (p.  46): 
Chascun  fait  le  brizard, 
Portant  la  queue  de  regnard. 
Eustache  Deschamps  dit  à   propos  d'une  femme  débauchée 
(t.  IX,  p.  119): 

Que  lui  fault  il  ?  que  lui  fault  il  ? 
Certes  la  queue  d'un  goupil. 
Afin  que  dans  son  corps  n'entre 
Chose  qui  mal  lui  fasse  au  ventre. 
Singe.  —  Gargantua  disoit  \di  patenostre  du  cinge  (1.  I,  ch.  xi).  — 
Quelle  patenostre  de   cinge  est  ce   que  tu  rnarmotles   là  entre   les 
dents  ?(l.  IV,  ch.  xx). 

La  locution  «  dire  la  patenôtre  du  singe  (4)  »  signifie  grom- 
meler, marmotter  comme  les   singes  en  colère,  en  remuant  les 

babines  : 

Comme  un  singe  faschc,  je  dis  via  patenostre. 

(Régnier,  Sat.  III). 

(ij  Cotgrave  l'avait  déjà  entrevu  (v°  renard)  :  «  Escorcher  le  regnard. 
To  spew,  cast.  vomit  (especially  upon  excessive  drinking)  either  beacause 
in  spuing  one  maUes  a  noise  like  a  fox  that  barkes;  or,  beacause  the 
flaying  of  so  unsavory  a  beast  will  make  any  man  spue  ».  Et  (w"  escorcher)  : 
«  To  spue,  cast,  vomit  (from  the  subject  to  the  effect),  for  the  flaying  of 
so  flinking  a  beast  is  like  enough  to  make  them  spue  that  fcel  it  ». 

(2)  P2n  allemand  :  Den  Fuclis  streifen  (Fischart),  den  Fuchs  rupfcn 
(Grimmelshausen),  den  Fuchs  schiessen  (Schuppius),  les  trois  cités  par 
Grimm.  En  anglais  :  to  catch,  hunt  the  fox,  to  Jlay  the  fox  (Murray). 

(3)  Cholières,  t.  I,  p.  77  :  «  Quand  je  pense  à  vostre  médecine,  il  n'y 
a  si  bon  cœur  qui  ne  tire  au  regnard  ». 

Houchet,  Serées,  t.  lil,  p.  3oi  :  «  Il  n'y  a  si  bon  cœur  qui  ne  tire  au 
regnart  et  qui  ne  Vescorche  par  faute  de  peletier  ». 

(4)  L'italien  dit  avec  le  même  sens  :  dire  Vora:{ione  (ou  Vave  maria) 
délia  berluccia. 


ANIMAUX  389 

On  la  lit  vers  la  même  époque  dans  le  dernier  des  Mystères, 
la  Vie  de  Saint  Christojle,  de  maître   Chevallet  (ii«  journée, 

P  III  vo): 

L'ours  brait  de  faim  et  le  chien  ule. 
Le  singe  dit  la  patenostre. 
Elle  est  fréquente  depuis  le  xvi"  siècle  (i). 

—  Oncques  vieil  cinge  ne  fist  belle  moue  (1.  III,  Prol.). 
Villon  avait  dit  : 

438.     Tousjours  vieil  cinge  est  déplaisant. 
Moue  ne  fait  qui  ne  desplaise. 

—  Es  ciogesses  semblent  leurs  petits  cinges  plus  beaux  que  chose 
du  monde  (1.  IV,  ch.  xxxii). 

Allusion  à  l'aveuglement  maternel  qui  fait  trouver  beaux 
d'affreux  marmots. 

—  Frère  Jean  y  achapta  deux  rares  et  précieux  tableaux...  et  les 
paya  en  monnoie  de  cinge  {2)  (1.  IV,  ch.  11). 

C'est-à-dire  en  gambades  et  grimaces,  comme  les  anciens  ba- 
teleurs, qui,  au  lieu  de  payer  le  péage,  faisaient  gambader  leurs 
singes  devant  le  péager. 

Dans  l'ancien  règlement  du  péage  du  petit  Pont  de  Paris,  au 
xiii"  siècle,  on  lit  cette  disposition  :  «  Li  singes  au  marchant  doit 
iiii  deniers,  se  il  pour  vendre  le  porte  ;  et  se  li  singes  est  à  home 
qui  l'ait  acheté  pour  son  desduit,  si  est  quites;  et  se  li  singes 
est  au  joueur,  jouer  en  doit  devant  le  paagier,  et  par  son  gieu 
doit  estre  quites  de  toute  chose  qu'il  acheté  à  son  usage  (3)  ». 

3.   —  Oiseaux. 

Nous  grouperons  ici  tous  les  noms  d'oiseaux  qui  ont  fourni 
matière  à  proverbes.  Commençons  par  ceux  de  la  basse-cour. 

Cane.  —  Par  Dieu,  qui  fera  la  cane  de  vous  aultres,  je  me  donne 
au  diable,  si  je  ne  le  fais  moyne  en  mon  lieu  (1.  I,  ch.  xlii). 

(i)  On  lit  cette  expression  proverbiale  chez  Des  Periers  (nouv.  lxvii), 
chez  du  Fail  (t.  II,  p.  63)  et  dans  Cholières  (t.  II,  p.  261)  :  «  Vous  en 
voulez  à  ces  pauvres  gens,  réplique  S'"  Camille,  gringottant  entre  ses 
dents  la  patenostre  du  singe  avec  aussi  bonne  grâce  qu'avait  Socrate 
lorsqu'il  se  pincetoit  sa  barbe  ». 

De  même,  dans  la  Comédie  des  Proverbes  (acte  I,  se.  vn)  :  «  Il  rit 
jaune  comme  farine  et  vous  dit  la  patenostre  du  singe  ». 

(2)  Cf.  Comédie  des  Proverbes,  acte  III,  se.  i:  «  Un  tavernier  nous  rc- 
garderoit  à  deux  fois  avant  que  nous  donner  quelque  chose  ;  il  auroit 
peur  d'estre  payé  en  monnoie  de  singe  ». 

(3)  Estienne  Boileau,  Le  Livre  des  mestiers,  éd.  Lespinasse  et  Bonar- 
dot,  Paris,  1879,  H*  partie»  ùtre  II,  p.  236. 


390  FAITS  TRADITIONNELS 

Faire  la  cane,  c'est-à-dire  se  sauver  en  se  Jetant  à  plat  ven- 
tre, se  dérober  au  danger,  locution   proverbiale    employée  par 
Des  Periers  et   Montaigne  (voy.   Littré).  Calvin  s'en  est  égale 
ment  servi  dans  un  de  ses  Sermons  (i).  La  langue  moderne  dit 
caner  avec  le  même  sens. 

Chapon.  —  Paaurge  mangea  très  bien  à  ce  soir,  et  s'en  alla  cou- 
cher en  chappon  (1.  Il,  ch.  ix). 

C'est-à-dire  de  bonne  heure  comme  les  poules. 

Coq.  —  ...  les  aultres  [faisoit]  dancer  comme  jau  sur  bre^e,  ou 
bille  sur  tabour  (1.  Il,  ch.  xvi). 

Proverbe  donné  au  xv^  siècle  par  Mielot  (n"  63):  «  C'est 
passé  comme  cocq  sur  brese  »  (2).  Allusion  à  un  des  tours  des 
bateleurs  qui  faisaient  danser  les  volailles  (surtout  les  coqs) 
sur  des  plaques  de  tôle  surchauffées. 

—  Gargantua  saultoit  du  coq  à  l'asne  (1.  I,  ch.  xi). 

C'est-à-dire  parlait  d'une  manière  incohérente,  à  tort  et  à  tra- 
vers. Ce  proverbe,  d'origine  traditionnelle  (fable  ou  apologue), 
est  attesté  dès  le  xv'  siècle  :  «  C'est  bien  sauté  du  cocq  à 
l'asne  »  (Mielot,  n^  45). 

Calvin  s'en  est  servi  deux  fois  (3).  De  là  coq-à-l'asne,  discours 
incohérent  (4),  terme  employé  pour  la  première  fois  par  Marot, 

(i)  Cf.  Opéra,  t.  XXXV,  p.' 41  :  «  Si  un  homme  est  envoyé  de  quel- 
que prince  terrien  et  qu'il  souffre  qu'on  le  mesprise  et  qu'il  fasse  la 
cane  et  n'ose  porter  le  message  qui  luy  est  commis:  voylà  une  lascheté 
qu'on  ne  pardonnerpit  point  ». 

(2)  On  le  lit  dans  le  Songe  du  Vergier,  ch.  cxxVni  :  «  Révérend  Père, 
vous  avez  touché  plusieurs  choses  et  vous  en  estes  passé  comme  coq 
sur  brese,  car  vous  n'avez  aulcune  opinion  eslevée...  » 

(3)  Tout  d'abord  dans  son  traité  Contre  les  Anabaptistes,  de  1544 
(Opéra,  t.  VII,  p.  140 r-  «  Hz  usent  souvent  de  manières  de  parler  lour- 
iles  et  sauvaiges,  et  de  propos  délibéré  saultant  à  chacune  foys  du  coq  à 
/'a5>ie,  cntrelaceant  divers  propos,  amenans  passages  de  l'Escriture  coup- 
pez  ou  rompus  ». 

Ensuite  dans  son  autre  traité  Contre  les  Libertins,  de  ib^b  (t.  VII, 
p.  209)  :  «  N'est  ce  pas  bien  maintenant  saulté  du  cocq  à  Vasne,  d'attirer 
ceste  sentence  pour  prouver  que  tout  est  bon  à  un  homme  chrestien, 
et  que  rien  ne  luy  est  deffendu  ?  » 

De  même  Mathurin  Cordicr  (p.  2G5)  :  «  Tu  saultcs  du  coq  à  Vasne. 
Tu  sors  bien  loing  hors  des  propos.  Tu  entres  d'une  matière  dans 
l'aultre  sans  aucun  propos  ». 

(4)  Cf.  Thomas  Sebilet,  Art  poétique  Françoys  (1548),  éd.  Gaiffe,  1910, 
p.  16O  :  «  Du  coq  à  l'asne...  pour  la  variété  inconstante  des  non  cohe- 
rens  propos  que  Içs  François  expriment  par  le  proverbe  du  saut  du  coq 
à  l'asne...  » 


ANIMAUX  391 

dans  quatre  pièces  de  vers  de  1532   à  1536,  intitulées  Epistres 
du  coq  à  Vasne. 

Oie.  —  Or  ça,  on  plume  l'oye  sans  la  faire  crier  (1.  V,  ch.  xx). 

C'est-à-dire  on  vole  adroitement  les  gens,  sans  leur  donner 
sujet  de  se  plaindre.  Allusion  au  duvet  qu'on  enlève  aux  oies 
pour  en  faire  des  édredons.  Poule  se  rencontre  plus  communé- 
ment, dans  cette  locution  proverbiale,  chez  les  écrivains  du 
xv"  siècle  (i). 

Pigeon.  —  Le  pigeon  souldain  s'envole...  comme  vous  sçavez  qu'zV 
n'est  vol  que  de  pigeon,  quand  il  a  œufz  ou  petitz,  pour  l'obstinée 
sollicitude  en  luy  par  nature  posce  de  recourir  et  secourir  ses  pigeon- 
neaux (1.  IV,  ch.  m). 

Certaines  espèces  de  pigeons  ont  une  tendance  instinctive  à 
revenir  vers  les  lieux  où  ils  ont  été  élevés  ;  de  là  leur  emploi 
comme  messagers  rapides.  Dante  y  fait  déjà  allusion  {Enfei\ 
chant  v,  v.  82): 

Quale  colombe  dal  desio  chiamate, 
Gon  l'ali  alzate  e  ferme,  al  dolce  nido 
Vengon  perTaere.., 

Poule.  —  Il\  [Picrocholeet  ses  capitaines]  avaient  couru  la  poule 
jusques  au  pressouer  Billard  (1.   1,  ch.  xxxiv). 

Courir  la  poule,  c'est  marauder,  expression  tirée  de  la  solda- 
tesque qui  s'emparait  de  la  volaille  du  paysan  (2). 

—  Les  gens  de  Picrochole  ne  liiy  avaient  laissé  ny  coq  7iy  geline 
(1.  I,  ch.  xxx). 

Expression  proverbiale  qui  complète  la  précédente. 

Passons  maintenant  aux  autres  noms  d'oiseaux  :  chanteurs, 
rapaces,  etc. 

Alouette.  —  Si  les  nues  tombaient,  esperoyt prendre  les  allouet- 
tes  (1.  I,  ch.  xi).  Cf.  On  dit  que  les  alouettes  grandement  redoubtent 
la  ruyne  des  cieux.  Car  les  cieux  tombans,  toutes  seroient  prinses 
(1.  IV,  ch.  xvii).  —  N'espérez  derenavant  prendre  les  alloueltes  à  la 
cheute  du  ciel,  car  il  ne  tombera  de  vostre  aage,  sur  mon  honneur 
{Pant.  Progn.,  ch.  ix). 

(1)  Robert  Gaguin,  dans  son  Débat  du  laboureur  (1490),  appelle  le  sol- 
dat pillard  poulailler  (éd.  Thuasne,  t.  II,  p.  354): 

A  mon  avis,  tu  es  \c  poulailler... 
Et  d'Aubigné,  Fœneste  (t.  II,  p.  482)  :«  Quand  nous  sommes  par  païs, 
si  c'est  à  la  guerre,  nous  plumons  la  poule  sans  crier,  nous  bruslons  le 
village,  c'est  à  dire  que  nous  faisons  semblant  d'estre  fourriers  ». 

(2)  D'Aubigné  {Œuvres,  t.  I,  p.  406)  :  «  Arquebuzier  à  cheval...,  pro- 
pre à  courir  la  poule  et  faire  ce  que  les  argolets  de  ce  siècle  ont  nommé 
la  petite  guerre  ». 


392  FAITS  TRADITIONNELS 

On  lit  déjà  ce  proverbe  au  xv'  siècle  : 
Si  les  nues  cheoient. 
Les  aloès  sont  prises  (i), 

Marot  y  fait  allusion  (t.  1,  p.  282)  : 

Mais  [s']  il  est  cheu  tant  de  nuées, 
Que  devindrent  les  allouettes  ? 

P't  la  Comédie  des  Pi'overbes  le  donne  (acte  1,  se.  iv)  :  «  Si 
le  ciel  tombait,  il  y  aurait  bien  des  alouettes  prises  ». 

Aujourd'hui  :  «  Si  le  ciel  tombait,  il  y  aurait  bien  des  alouet- 
tes prises  (2)  »,  se  dit  ironiquement  des  suppositions  folles  et 
sans  fondement.  —  «  Quid  si  nunc  cœlum  ruât?  Et  si  le  ciel 
venait  à  tomber.^  »  s'écrie  un  personnage  dans  une  pièce  de 
Térence  (Heaut.,  IV,  3,  41),  en  parlant  d'une  crainte  vaine. 

Ce  proverbe,  commun  aux  peuples  germaniques  et  romans  (3), 
fait  probablement  allusion  à  la  croyance  relative  au  vol  des 
alouettes  jusqu'au  ciel  et  au-delà  (4). 

On  sait  que  ces  oiseaux  s'élèvent  dans  les  airs  en  chantant  de 
plus  en  plus  fort  jusqu'au  moment  où  ils  se  laissent  tomber 
à  terre  avec  rapidité.  Cette  particularité  a  frappé  l'imagination 
populaire  :  leur  chute  se.ait  causée  par  une  sorte  d'étourdis- 
sement,  qui  les  frappe  dans  les  régions  les  plus  hautes  de  l'at- 
mosphère. 

Quant  à  la  chute  du  ciel,  croyance  populaire  parmi  les  Grecs, 
Rabelais  y  fait  allusion  à  plusieurs  reprises  (l.  IV,  ch.  xvii)  : 
«  Plutarche...  allègue  un  nommé  Phenace  (5),  lequel  grande- 
ment craignoit  que  la  lune  tombast  en  terre...  Du  ciel  et  de  la 
terre  avoit  peur  semblable,  s'ilz  n'estoient  deuement  fulciz  et 
appuyez  sus  les  colomnes  de  Atlas,  comme  estoit  l'opinion 
des  Anciens...  » 

Chouette.  —  Elle  vous  desrobera,  comme  est  le  naturel  de  la 
chouette  (1.  111,  ch.  xiv). 

Allusion  probable  aux  habitudes  de  la  chouette  apprivoisée 
qui,  comme  la  pie,  dérobe  de  menus  objets  pour  les  cacher  dans 
son  nid.  Marot  avait  également  dit  dans  un  de  ses  Epigrammes  : 
Quel  qu'il  soit,  il  n'est  point  pocte, 
Mais  filz  aisnci  d'une  chouette, 
Ou  aussi  larron  pour  le  moins. 

(i)  Leroux  de  Lincy,  Livre  des  proverbes,  t.  I,  p.  Sp. 

(2)  En  Provence  on  dit  :  Se  lou  ceit  toumbavo,  que  de  darnagas  !  «  Si 
le  ciel  tombait,  que  de  pies-grièchcsl  » 

(3)  Voy.  DUringsfelds,  Sprichwôrter,  t.   I,  p.  385  à   386. 

(4)  Cf.  Paul  Sébillot,  Folklore,  t.  III,  p.  187. 

(5)  Pour  Pharnace  :  c'est  la  leçon  des  incunables  que  cite  également 


ANIMAUX  393 

Et  avant  lui,  Jean  Le  Maire  (t.  III,  p.  24):  «  Renard  trop 
fin,  chouettes  larronnesses...  » 

—  Gargantua  prenait  les  grues  du  premier  sault  (1.  I,  ch.  xi). 

C'était  là  une  des  distractions  du  jeune  géant,  impossibilité 
proverbi  lie.  Le  proverbe  commun  du  xv^  siècle  est  ainsi  donné 
par  Alielot  (n°  123):  «  Il  prend  les  grues  en  voilant  »  (i). 

Outarde.  — Au  pas  d'ostarde  (1.  II,  ch.  xi). 

C'est-à-dire  à  la  démarche  lourde  comme  celle  de  l'oiseau,  dont 
le  nom  même  {avis  tarda)  indique  l'allure  lente. 

4.  —  Poissons  et  Batraciens. 

Anguille.  —  Vous  semblez  les  anguilles  de  Melun  :  vous  crie\  da- 
vant  qu'on  vous  escorche  (1.  I,  ch.  xlvii).  —  Ne  crioient  les  dictes 
anguilles  avant  que  d'estre  escorchées,  comme  font  celles  de  Melun 
(1.  V,  ch.  xxii). 

C'est-à-dire  se  plaindre  avant  d'avoir  souffert  le  dommage, 
proverbe  sur  lequel  on  a  donné  les  interprétations  les  plus  fan- 
taisistes. Les  marchandes  d'anguilles,  prétend-on,  auraient  eu 
comme  cri  de  leur  poisson  frais  :  «  Anguille  de  Melun,  avant 
qu'on  ne  l'escorche  !  »  (2) 

Erreur.  Aucun  des  nombreux  Cris  de  Paris  que  nous  con- 
naissons n'en  fait  mention.  Les  anguilles  ne  crient  pas,  pas 
plus  celles  de  Melun  (3)  que  les  autres  (4).  C'est  une  simple 
plaisanterie  (5)  analogue  à  celle-ci:  «  ...  dormoit  les  œilz  ou- 
verts, comme  font  les  lièvres  de  Champaigne  »  (1.  IV,  ch.  xxxii). 

Poissons.  —  De  tous  poissons,  fors  que  la  tanche,  prenez  l'aele 
de  la  perdrix  ou  la  cuisse  d'une  nonnain  (1.  I,  ch.  xxxix). 

Proverbe  gastronomique,  d'origine  picarde,  parodié  par  Ra- 
belais : 


Erasme,  dans  ses  Adages,  fol.  144  :  «  Quid  si  cœlum  ruât  ?  Ironia  pro- 
verbialis,  in  eos  qui  tutissimis  etiam  in  rébus  ridicule  timent  ». 

(1)  Prendre  au  ciel  la  grue,  pour  faire  une  chose  difficile,  se  lit  déjà 
dans  le  Roman  de  la  Rose  (voy.  Godefroy). 

(2)  Ed.  Fournier,  Le  Théâtre  français  au  XF/«  et  au  XVII^  siècles, 
Paris,  1871,  p.  198  note.  Cf.  Rev.  Et.  Rab.,t.  III,  p.  235. 

(3)  Cf.  Comédie  des  Proverbes  (acte  I,  se.  n)  :  «  Tu  ressembles  l'an- 
guille de  Melun,  tu  cries  devant  qu'on  t'escorche  ». 

(4)  Ledieu  (Démuin,  1892,  t.  III,  p.  212)  cite  cette  variante  :  «  Il  res- 
semble aux  anguilles  de  Cayeux  (ou  de  Démuin),  il  crie  avant  qu'on 
l'écorche  ». 

(5)  Voy.  ci-dessuSj  p.  35o. 


394  FAITS  TRADITIONNELS 

De  tout  poisson,  fors  que  la  tanche, 

Pren  le  dos,  laissez  la  panche. 
Cité  sous  cette  forme  par  Henri  Estienne  {Précellence,  p.  182) 
qui  ajoute  :  «  Les  Picards  prononcent  panche,  les  autres  Fran- 
çois/)a/ice,  par  ce  moyen  la  rime  se  perdant,  en  la  fin  sans  plus 
prendre  garde  à  elle,  on  dict  :  et  laisse  le  ventre  (i). 


5.  —  Insectes  et  vers. 

Mouche.  —  Gargantua  cognoissoit  mousches  en  laict  (1. 1,  ch.  xi) 
—  Si  l'iniquité  des  liommcs  estoit  aussi  facilement  veue...  comme  on 
congnoist  mousches  en   laict  (1.  II,  ch.  xii).  —  Apprenez  moy,   dist 
Panurye,  à  cognoistre  mousches  en  laict  (1.  111,  ch.  xvii). 

Connaître  mouches  en  lait,  c'est  apercevoir  un  point  noir  sur 
une  surface  blanche,  c'est-à-dire  discerner  grossièrement. 

Leroux  de  Lincy  cite  ce  dicton  du  xvi'  siècle  (t.  I,  p.  186)  : 
«  La  mouche  va  ^i  souvent  au  laict  qu'elle  y  demeure  ». 

Notre  proverbe  était  déjà  courant  au  xv'  siècle  (2). 

—  O  le  bon  compagnon  que  c'est!  ^la'wè  quelle  mousche  l'a picqué"? 
Il  ne  faict  rien  que  estudier. ..  (1.  I,  ch.  xxxix). 

C'est-à-dire  quelle  fantaisie  s'en  est  emparé?  Aujourd'hui  plu- 
tôt avec  le  sens  de  s'emporter  sans  motif. 

—  Au  tiers  jour,  à  l'aube  des  mouches,  nous  apparoit  une  isle... 
(1.  IV,  ch.  ix). 

C'est-à-dire  vers  le  soir.  Oudin(i642)  donne  alba  cli  tafani, 
l'aube   des  mousches,  le  soir;  mais  Cotgrave  est  plus  précis  : 

(i)  Du  Fail  s'est  souvenu,  dans  le  xn«  chapitre  de  ses  Propos  rustiques, 
de  l'interprétation  rabelaisienne  :  «  De  tous  poissons,  fors  de  la  tanche, 
prenez  les  ailes  d'un  chapon,  neantmoins  qu'aucuns  docteurs  dient 
d'une  garce  »  ;  et  Brantôme  d'ajouter,  (t.  I,  p.  275  des  Œuvres)  :  «  On 
dit  cuysse  de  nonnain  ;  d'autres  disent  que  c'est  la  perdrix  des  femmes, 
pour  en  estre  la  viande  plus  friande  et  savoureuse...  » 

(2)  Les  Cent  Nouvelles  nouvelles  (nouv.  xviii)  :  «  Il  n'eut  gueres  esté  en 
son  logis,  luy  qui  bien  congnoissoit  mousches  en  lait,  qu'il  ne  perceut 
tantost  que  la  chamberiere  de  ccans  estoit  femme  qui  debvoit  faire 
pour  les  gens  ». 

■Villon,  dans  sa  «  Ballade  des  menus  propos  »  : 

Je  congnois  bien  mousches  en  let. 
Je  congnois  à  la  robe  l'Iiomme, 
Je  congnois  le  beau  temps  du  let, 
Je  cougois  au  pommier  la  pomme. 

Et  Guillaume  Coquillart  (t    I,  p.   112)  : 

Doibt  il  présumer  n'enquester... 
S'il  congnoistra  mousches  en  laict  ? 


ANIMAUX  395 

«  some  three  or  four  hours  after  sunne-rise  ».  C'est  l'heure  où 
le  soleil  est  dans  toute  sa  force  et  où  les  taons  piquent  avec  le 
plus  d'âpreté  (i). 

—  Je  suis,  par  la  vertu  Dieu,  plus  couraigeux  que  si  J'eusse  autant 
de  mousches  avallé  qu'il  en  est  mis  en  paste  dedans  Paris...  (1.  IV, 

Ch.   LXVIl). 

Allusion  à  la  ténacité  de  ces  insectes. 

—  Diriez  vous  qu'une  mouche  y  eust  beu?  (1.  I,  ch.  v). 
En  parlant  d'un  verre  rempli  jusqu'au  bord. 

—  Gargantua  bailloit  aux  mousches...  (1.  I,  ch.  ix). 
C'est  une  des  distractions  du  jeune  géant. 

—  Gargantua  faisoit  perdre  les  pieds  aux  mousches  (I.  I,  ch.  xi). 
Autre  distraction  moins  inofïensive  du  jeune  géant. 

Puce.  — Panurge,  sentant  les  «  poignans  aiguillons  de  la  sen- 
sualité», se  fît  percer  l'oreille  droite  et  y  attacha  un  petit  anneau 
d'or  «  on  caston  duquel  estoit  une  pusse  enchâssée  ».  Le  bon  Pan- 
tagruel, n'entendant  ce  mystère,  lui  en  demande  l'explication  : 

—  J'ai,  respondit  Panurge,  la  pusse  à  i'aureille.  Je  me  veux  ma- 
rier (1.  III,  ch.  vu). 

Et  après  le  discours  de  Rondibilis  qui  conclut  à  l'utilité  du 
mariage,  Panurge  d'ajouter  (1.  III,  ch.  xxxi)  :  «  Durant  vostre 
docte  discours,  ceste  pusse  que  j'ay  en  l'aureille  m'a  plus  cha- 
touillé que  ne  feist  oncques  ». 

A  l'idée  d'inquiétude  (puce,  c'est-à-dire  chose  gênante)  qui 
est  inhérente  au  proverbe,  s'est  ajoutée  de  bonne  heure  celle  du 
désir  amoureux.  Littré  cite  deux  textes  du  xiv'  siècle,  de  Jean 
de  Condé  et  de  Jean  de  Garancière,  où  se  rencontre  déjà  cette 
double  signification  (2).  Au  xv"  siècle,  la  notion  d'amour  sem- 
ble l'emporter  : 

Mais  j'ay  tant  la  puce  en  l'oreille 

De  ceste  femme  icy  présente 

Qu'il  faut  que  mon  esprit  contente... 

{Mistere  du  Vieil  Testam.,  v.  3;i25) 
s'écrie  David,  en  parlant  de  son  amour  pour  Bethsabé.  Et  Char- 
les d'Orléans  à  son  tour  (t.  II,  p.  5)  : 

Ce  May  qu'amour  pas  ne  sommeille, 

Mais  fait  amans  esliesser; 

De  rien  ne  me  doy  soussier, 

Car  pas  n'ay  la  pusse  en  l'oreille. 

(i)  Génin,  Récréations  philologiques,  Paris,  i856,  t.  I,  p.  ibo.  Cf.  An- 
tonini,  Di^ionario,  \'0  tafano  :  «  Levarsi  alla  alba  dei  tafani,  che  è  le- 
varsi  tardi,  perciocchè  quell'animaletto  non  ronzase  non  è  alto  il  sole  ». 

(2)  Voy.  Rev.  Et.  Rab.,  t.  V,  p.  98  à  loi  (J.  Barat), 


396  FAITS  TRADITIONNELS 

Mais  l'acception  primordiale  revient  tout  aussi  souvent  (i). 

Au  xvi'  siècle.  Charles  Bovelles  (1531)  cite  ainsi  notre  pro- 
verbe :  «  Puce  en  l'oreille  l'homme  resveille  ». 

Il  garde  depuis  sa  double  acception  (2). 

Vers.  —  Tiroit  les  vers  du  ne:{  (1.  I,  ch.  xi).  —  Nostre  pilot  tiroit 
les  vers  du  ne^  à  ses  matelots  (1.  IV,  ch    lxiii). 

On  a  donné  plusieurs  explications  de  ce  curieux  proverbe 
qu'on  lit  chez  la  plupart  des  écrivains  du  xvi'  siècle  (3).  Nicod 
le  fait  venir  «  des  pipeurs  charlatans  qui  font  accroire  aux  sim- 
ples gens  beaucoup  de  telles  riottes,  afin  d'avoir  cependant  le 
loisir  de  vuider  leur  gibbeciere  ». 

L'existence  de  vers  engendrés  dans  le  nez  est  un  fait  admis 
par  Ambroise  Paré,  qui  en  fait  l'historique  (4),  et  l'explica- 
tion du  proverbe  en  découle.  Suivant  Littré  (v°  /le^),  cette  lo- 
cution singulière  «  vient  probablement  de  ce  que,  en  serrant 
fortement  le  nez,  on  fait  sortir  de  la  peau  du  nez  de  petits 
morceaux  d'une  matière  demi  solide  qu'on  a  comparée  à  des 
vers,  et  qui  est  le  produit  des  follicules  cutanés  ». 

Ce  proverbe  n'a  pas  de  parallèle  chez  les  peuples  romans  et 
germaniques. 

(i)  Cf.  la  Passion  de  Gréban  (v.  SigSy),  le  Mystère  de  Saint-Quen- 
tin iv.  5543  et  suiv.i,  V  Amant  rendu  cordelier^  de  1490,  p.  17  et  23 
(éd.  Montaiglon),  etc. 

(2)  I.:irivey,  Les  Esprits  (1579),  acte  IV,  se.  m  :  «  Voyez  quelle  puce 
mon  pere  m'a  mise  en  l'oreille  !  Si  je  désire  le  contenter  I  luy  qui  m'a  tous- 
jours  rendu  très  content...  » 

Comédie  de  Proverbes  (acte  I,  se.  vu)  :  «  Je  vous  jure  que  je  nay  pas 
la  puce  à  l'oreille  ». 

Ce  proverbe  est  toujours  vivace.  Déranger  s'en  est  servi  dans  sa  pièce 
1'  «  Ivrogne  » 

(3)  Cf.  du  Fail.  Propos  rustiques  (ch.  vi)  :  «  Il  faut  faire  la  court  à  ce 
nouveau  survenu,  pour  luy  tirer  les  vers  du  ne^,  et  là  cautement  dissi- 
muler... » 

Des  Périers,  nouv.  i.ix  :  «  Il  tiroit  le  ver  du  na^  à  ces  Rouerguois...  ». 

Tahureau,  Dialogues  (i565),  éd.  Conscience,  p.  m  :  «  Kt  alors  l'en- 
tendant ainsi  parler  socratiquement,  je  vi  qu'il  estoit  bon,  pour  lui  tirer 
les  vers  du  nej,  contrefaire  un  peu  le  sage  par  mines  comme  lui  ». 

Brantôme,  à  propos  du  com  plot  que  Pcscaire  découvre  à  Charles  Quint 
(t.  I,  p.  493)  :  «  II  y  avoit  fort  bien  preste  l'oreille  à  la  porte,  pour  en 
tirer  les  vers  du  nej  et   en  tirer  les   secretz   des  uns  et  des  autres  ». 

Va  i.arivcy,  les  Kscoliers  (1579),  acte  F,  se.  m:  «  11  est  bon  que  je 
parle  à  luy,  afin  de  luy  tirer  les  vers  du  «cf  ». 

(4)  Otuvres,  éd.  iMalgaigne,  t.  III,  p.  35. 


CHAPITRE   IV 
PROFESSIONS  ET  MÉTIERS 


Nombre  de  proverbes  professionnels  touchent  à  des  travers 
de  l'époque  et  ont  sous  ce  rapport  une  certaine  portée  sociale  ; 
d'autres  expriment  des  vérités  élémentaires,  basées  sur  des 
expériences  journalières.  Les  premiers,  particuliers  à  la  P'rance, 
ne  remontent  pas  au-delà  du  xvi*  siècle,  et  sont  habituellement 
attestés  pour  la  première  fois  chez  Rabelais  ;  \^s  autres,  simples 
constatations  du  bon  sens,  sont  de  tous  les  temps  et  de  tous  les 
pays.  Commençons  par  ces  derniers. 

A.  —  PROVERBES  GÉNÉRAUX. 

Armurier.  —  Gargantua  vouloyt  que  maille  à  maille  on  fei'st  les 
haubergeons  (1.  I,  ch.  xi).  —  Maille  à  maille  estfaict  le  aubergeon 
(1.  m,  ch,  XLii). 

Charles  Bovelles  rend  ainsi  ce  prover'e  (1531),  fol.  27  r°  : 
«  Maille  à  maille  faict  on  l'haulbergeon,  Laminatim  lorica  fit  ». 
Cf.  Comédie  des  Proverbes  (acte  I,  se.  iv):  «  Petit  à  petit  l'oi- 
seau fait  son  nid,  maille  à  maille  fait-on  l'haubergeon  ». 

Boulanger.  —  Gar^^antua  en  eut  un  aultre  [précepteur]...  qui  luy 
leut  Hugutiû...  Et  quelques  autres  de  semolable  farine,  à  la  lecture 
desquelz  il  devint  aussi  saige  quoncques  puys  ne  fourneasmes  nous 
(1.  I,  ch.  xiv).  —  Par  la  response  qu'il  nous  dimne,  je  suys  aussi  saige 
que  oncques  puys  ne  fourneasmes  nous  (1.  111,  ch.  xxii). 

C'est-à-dire  que  jamais  depuis  nous  n'enfournâmes  (de  meil- 
leurs pains).  Il  s'a,-;it  ici  d'une  double  comparaison  juxtaposée  : 
devenir  aussi  sage  que  jamais,  et  jamais  depuis  nous  n'avons 
enfourné  de  meilleurs  p:iins. 

Cette  locution  proverbiale  se  lit  également  dans  la  «  Farce  de 
tout  ménage  »,  où  le  fou  parle  ainsi  {Ane.  Théâtre,  1. 11,  p.  412): 
Ce  fut  autant  de  temps  perdu. 
Mais  maintenant  suis  entendu 


IgS  FAITS  TRADITIONNELS 

En  médecine,  et  d'advantaige  ; 

A  ceste  heure  suis  aussi  saige 

Qu' oncques  puis  ne  Journiasmes  nous. 

—  Qui  au  soir  ne  laisse  levain,  ja  ne  fera  au  matin  lever  paste. 
(1.  m,  ch.  m). 

—  Et  pour  ce  que  selon...  le  proverbe  commun,  A  l'infourner 
faict  on  les  pains  cornu:{  (l.  IV,  ch.  ni). 

Dicton  ancien  donné  par  les  P/'ooerbes  ruraux  (n^  220)  :  «  A 
l'enforner  fait  on  les  pains  cornez  »,  et  par  les  Proverbes  com- 
muns (éd.  Langlois,  n'^  20)  :  «  A  l'enfourner  fait  on  les  pains 
cornus  »  (i), 

Nicod  en  donne  cette  explication  :  «  Ceste  similitude  est  prise 
des  fourniers,  lesquels  se  gardent  tant  qu'ils  peuvent,  mettans 
le  pain  dans  le  four  pour  cuire,  de  heurter  à  chose  qui  puisse 
difïormer  leur  pain  estant  encore  tendre:  car,  quand  il  est  cuict 
et  endurcydu  feu,  il  ne  se  peut  redresser.  Ainsi  est  il  de  quel- 
que faute  faite  dès  le  commencement  d'une  affaire,  laquelle  ne 
se  peut  pas  après  rabiller  ». 

Drapier    —  Au  bout  de  l'aulne  fault  le  drap  (1.  H,  ch.  xxxiii). 

C'est-à-dire  à  la  fin  on  voit  ce  qu'il  manque  ou  la  mesure  est 
toute  Juste. 

Fondeur.  —  Les  moines  de  Seuillé  tous  estonnés  comme  fondeurs 
de  cloches  (1.  I,  ch.  xxvii  ).  —  ...  dont  il  feut  plus  esionné  qu'un  fon- 
deur de  cloches  (1.  II,  ch.  xxix). 

Une  fonte  manquée  peut  obliger  un  fondeur  de  cloches  à  re- 
faire sa  coulée  et  la  longueur  de  l'opération  peut  même  le  ruiner 
à  plat  ;  mais  on  ne  s'aperçoit  du  dommage  qu'en  brisant  le 
moule.  De  là  la  stupeur  du  fon  leur  devant  l'insuccès. 

Nous  lisons  ce  proverbe  chez  plusieurs  écrivains  de  l'époque  (2). 

—  Il  fut  declairé  hereticque.  Nous  les  faisons  comme  de  cire  (1.  1, 
ch.  xix). 


(i)  Calvin  le  cite  dans  un  de  ses  Serinons  (t.  xxxii,  p.  i55)  :  «  Quand 
nous  aurons  ainsi  commencé,  poursuyvons  :  car,  comme  on  dit  en  pro- 
verbe A  ienfourncr  on  fait  les  pains  cornus  :  et  quand  les  hommes  se 
sont  desbauchcz  une  fois,  ils  ne  savent  plus  tenir  nulle  mesure   ». 

(2)  Dans  Henri  Estienne  (Apologie,  t.  II,  p.  14):  •  Demeura  plus  es- 
tonné  qu'un  fondeur  de  cloches  ». 

Chez  du  Fail,  Discours  dWùilrapcl  (ch.  xiv)  :  «  La  meilleure  part  s'en- 
treregardans  par  pitié,  frotans  leur  nez,  et  plus  eslonne:j,  comme  dit  le 
Bas  Breton,  que  fondeurs  de  cloches,  jugoient  qu'il  s'estoit  fait  invisi- 
ble ». 

Dans  la  Comédie  des  Proverbes  (acte  I,  se.  iv)  :  «  Nos  gens  sont  o- 
tonnej  comme  fondeurs  de  cloclies  de  nous  voir  à  ceste  heure  ». 


PROFESSIONS  ET  MÉTIERS  SçQ 

C'est-à-dire  aussi  facilement  que  si  c'était  cire  molle,  dont  le 
sculpteur  se  sert  pour  ses  maquettes.  On  lit  cette  expression 
dans  la  «  Farce  de  Pathelin  »  : 

689.     Hz  en  œuvrent  comme  de  cire. 

Au  xvi"  siècle,  dans  «  Les  sobres  Sotz  »  (éd.  Fournier, 
p.  429)  :  «  Et  moy  fen  fais  comme  de  cire  ». 

Et  chez  Des  Periers  (nouv.  xxiii)  :  «  iMaistre  Pierre  se  fait 
chausser  celle  de  la  jambe  droite,  qui  lui  estoit  faicte  comme 
un  gant  ou  comme  de  cire,  ou  comme  vous  voudrez,  car  les 
botes  ne  seroyent  pas  bonnes  de  cire  ». 

Forgeron.  —  Cependant  que  le  fer  est  chauld,  il  le  fault  battre 
(1.  Il,  ch.  xxxi)  (1). 

Dicton  ancien  qu'on  lit  dans  tous  les  recueils  dès  le  xii^  siècle  : 

Proverbes  de  Fraunce  (éd.  Leroux  de  Lincy,  t.  II,  p.  477)  : 
«  L'en  deyt  batre  le  fer  tant  qe  soit  chaut  ». 

Proverbes  ruraux  (n°  330)  :  «  Kant  li  fers  est  chaus,  sel  doit 
on  batre  ». 

Au  XIV*  siècle  :  «  Quant  li  fers  est  ch  luz,  ferir  le  doit  on  »  (2). 

Proverbes  communs  (éd.  Langlois,  n"  487)  :  «  On  doibt  ba- 
tre le  fer  tant  comme  il  est  chault  ». 

Mielot  le  donne  à  la  même  époque  sous  cette  forme  (n°  28)  : 
«  Bâtez  le  fer  quant  il  est  chault  »  (3). 

Notons  ces  trois  variantes  du  xv®  au  svie  siècle  : 
Dans  le  Mystère  de  Saint-Quentin  (v.  65o5)  : 

Lucifer.  —  Où  sont  ces  puaas  larronceaux  ? 

Sathan  et  Berich,  qu'esse  cy  ? 
Sathan.  —  Nous  vecy  deables,  nous  vecy, 

Plus  simples  que  fondeurs  de  clocques. 

Dans  le  monologue  Le  Pèlerin  passant  :  «  Piteux  comme  fondeur 
de  cloches  »  (Fournier,  p.  274). 

Et  dans  la  moralité  Marchebeau  (Idem,  p.  42):  «  Confus  comme  fon- 
deurs de  cloches  ». 

(i)  Le  jeune  Gargantua,  au  contraire,  le  «  battoit  à  froid  »  (1.  I, 
ch.  xi). 

(2)  Bibliothèque  de  l'Ecole  des  Chartes,  t,  XXXIV  (iSjS),  p.  41. 

(3)  En  littérature,  on  le  lit  dans  les  Cent  Nouv.  nouv.  (nouv.  xiii): 
«  L'aultre  qui  entendoit  son  latin,  plus  joyeux  que  jamais  il  n'avoit 
esté,  s'advisa  de  battre  le  fer  tandis  qu'il  estoit  chaut  ». 

Villon,  Ballade  des  proverbes  : 

Tant  chauffe  on  le  fer  qu'il  rougist. 

Turnèbe,  Les  Contens  (t.  VII,  p.  140  de  l'Ancien  Théâtre)  :  «  J'ay 
appris  dès  mon  jeune  aage  qu'il  ne  faut  jamais  laisser  traisner  une  af- 
faire, mais  qu'il  faut  battre  le  fer  tandis  qu'il  est  chaud  ». 


400  FAITS  TRADITIONNELS 

Parflmeur.  —  La  finesse,  la  tricherie,  les  petiz  hanicrochemens 
sont  cache\  soub:[  le  pot  aux  roses  (1.  II,  ch.  xii).  —  En  recerchant 
d'aventure,  rencontrasmes  un  pot  aux  roses  descouvert  (1.  V, 
ch.  xiv). 

Proverbe  emprunté  à  l'industrie  du  parfumeur  :  «  Il  est  pro- 
bable que  l'essence  de  roses  était  alors  l'élément  ordinaire  des 
divers  mélanges  que  ce  genre  de  commerce  préparait  pour  la 
toilette  ;  par  suite,  découorir  le  pot  aux  roses ^  c'était  un  acte 
de  haute  trahison,  c'était  livrer  aux  profanes  les  secrets  et  peut 
être  les  fourberies  du  métier  »  (i). 

Les  poètes  du  xv''  siècle  s'en  servent  à  propos  des  secrets  ou 
des  intrigues  de  l'amour  (2). 

Au  xvi**  siècle,  le  sens  de  notre  dicton  est  ainsi  précisé  par 
V Essai  de  proverbes  [v'^  pot)  :  «  Si  quelque  fait  fort  caché  vient 
en  évidence  par  adresse  ou  confession,  on  dit  de  celuy  qui  l'a 
manifesté  :  //  a  descouvert  le  pot  aux  roses.  On  dit  aussi  qu'il 
a  descouvert  le  pasté  »  (3). 

Tavernier.  —  Cestuy  là,  dist  Panurge,  est  d'un  aultre  tonneau 
(1.  IV,  ch.  lu). 

—  Si  le  papier  de  mes  schedules  beuvoyt  aussi  bien  que  je  foys, 
mes  créditeurs  auroyent  bien  leur  vin  (4),  quand  on  viendroit  à  la 
formule  de  exhiber  (1.  I,  ch.  v). 

(1)  Guiffrey,  Œuvres  de  Marot,  t.  III.  p.  33o  note. 

(2)  Charles  d'Orléans,  cxxiv  épigramme  : 

De  tes  lèvres  les  portes  closes 
Penses  de  saignement  garder  ; 
Que  dehors  n'eschappe  Parler, 
Qui  descouvre  le  pot  aux  roses. 
Quand  tu  es  courcé  d'autres  choses. 

Guillaume  Coquillart,  après  une  énumération  symbolique  de  la  filcrie, 
fait  ainsi  allusion  aux  intrigues  amoureuses,  qui  finiront  par  être  décou- 
vertes (t.  I,  p.    i8(j)  : 

Quelque  vieille  va  commencer 

A  filer,  qui  empoignera 

Sa  quenouille  de  :  Haut  tencer. 

Son  fuseau  de  :  Tout  se  dira. 

Les  estouppcs  de  :  On  le  sçaura. 

Le  rouet  de  :  J'ay  bec  ouvert. 

Le  vertillon  de  :  On  verra 

Le  pot  aux  roses  découvert. 

(3)  On  le  lit  dans  le  ii«  Coq  à-lâne  de  Marot  (i535)  et  dans  le  Moyen 
d'j  parvenir  (ch.  lxxxiv).  Brantôme  s'en  sert  souvent. 

(4)  Cf.  1,  V,  ch.  xui  :  «  Mais  dirent  les  garsons,  n'oubliez  le  vin  des 
pauvres  diables  ». 


PROFESSIONS  ET  METIERS  40 1 

C'est-à-dire,  ironiquement,  ils  auroient  bon  pourboire,  ils  se- 
ront attrapés,  conlondus. 

Cette  locution  proverbiale  est  fréquente  chez  Rabelais. 
Vigneron.  —  Adieu  paniers,  vendanges  sont faictes  (1. 1,  ch.  xxvii). 
Dans  la  a  Farce  de  Pernet  »  {Ane.  Théâtre,  t.  I,  p.  197)  : 

Mon  ami,  quant  est  faict,  c'est  faict  : 

On  dit  au  panier,  pour  dessertes, 

Adieu,  quant  vendanges  sont  faictes. 

—  O  dives  Decretales  !  tant  par  vous  est  le  vin  bon  bon  trouvé.  Ce 
n'est  [d'xsx  Panurge)  pas  le  pis  du  ■panier  {\.  IV,  ch.  li). 

—  Souvent  cuidans  peter,  ilz  se  concilient,  dont  sont  nommez  les 
cuideurs  de  vendanges  (l.  I.  ch.  xxv).  —  En  autonne  l'on  vendan- 
gera, ou  devant,  ou  après  :  ce  m'est  tout  un,  pourveu  qu'ayons  du 
piot  à  suffisance.  Les  cuide\  (i)  seront  de  saison,  car  tel  cuidera 
vessir,  qui  baudement  fiantera  [Pant.  Progn.,  ch.  viii). 

Ce  proverbe  très  vulgaire,  dont  l'origine  est  clairement  indi- 
quée par  Rabelais,  vise  les  actions  qu'on  croit  de  grande  im- 
portance et  qui  entraînent  de  véritables  désastres. 

Proverbe  commun  du  xv'  siècle  qu'un  recueil  de  l'époque  ac- 
compagne d'un  commentaire  (2).  Gilles  Nucérin  explique  ainsi 
notre  proverbe  (15 19)  :  «  Reddit  complures  vindemia  lasta  pu- 
tantes  ».  Et  Gringore  le  cite  dans  La  Coqueluche  (cf.  Œuvres, 

t.  I,  p.  193): 

J'ay  assailly  en  Paris  les  jaloux 

Et  les  jalouses  par  voyes  aspres,  estranges  : 

Tous  les  cuideurs  ne  sont  pas  en  vandanges. 

B.  —  PROVERBES  SPÉCIAUX. 

Nous  envisagerons  tour  à  tour  les  métiers  manuels  et  les  pro- 
fessions libérales,  les  uns  et  les  autres  ayant  fourni  des  prover- 
bes caractéristiques. 

I.   —  Métiers. 

Bateleur.  —  L'Empereur  avoit  constitué  Alexandre  de  Medicis  Duc 
sur  les  terres  de  Florence  et  Pise.  Ce  que  jamais  n'avoit  pensé  faire 

(i)  Ed.  i535  et  iSSy:  Cuide^  de  vendanges. 

(2)  Ed.  Langlois  (n°  169)  :  «  Tempère  vindemiarum  comeduntur  ra- 
cemi  habundanter,  idcirco  ventres  facile  solvuntur,  ut  d'um  quis  putat 
solum  pedere,  brachas  ipse  coinquinat...  Hoc  contra  illos  qui  sue 
prudentie  procacis  nitentes  a  proposito  turpiter  defraudentur,  quia  non 
sic  res  eveniunt  ut  opinabantur  ». 

26 


403  FAITS  TRADITIONNELS 

et  ne  l'eust  faict.  Maintenant  le  déposer,  ce  seroit  acte  de  bateleurs 
qui  font  le  faict  et  le  deffaict  (Lettres,  éd.  Bourrilly,  p.  5  5). 

Acte  de  bateleur,  c'est-à-dire  tour  de  passe-passe,  truc  de 
forain. 

Brodeur.  —  Et  autant  pour  le  brodeur  (l.  II,  ch.  xm.)  —  Si  rien 
donnoit,  autant  en  avoit  le  brodeur  (1.  IV,  ch.  xxxii). 

Proverbe  qu'on  allègue  pour  affronter  un  menteur  ou  un  van- 
tard. Ce  dicton  fait  allusion  aux  tromperies  des  tailleurs  de 
l'époque  :  «  Non  pas  que  je  vueille  dire  que  les  tailleurs  soyent 
larrons,  car  ils  ne  prennent  que  cela  qu'on  leur  baille,  non  plus 
que  les  musniers  »,  nous  dit  Des  Periers,  dans  laxLvi'  nouvelle 
de  ses  Joyeux  Devis.  ^, 

Brodeur  signifiait  alors  tailleur  qui  bordait  les  habits  (i): 
quand  le  prix  était  convenu  pour  un  vêtement,  les  brodeurs  en 
réclamaient  le  double,  sous  prétexte  que  la  bordure  n'était  pas 
comprise  (2).  Pasquier  se  trompait  donc  lorsqu'il  interprétait 
brodeur  par  bourdeur,  menteur,  faiseur  de  bourdes  (1.  VIII, 
ch.  XLii):  «  Le  brodeur  qne  nous  adaptons  à  un  insigne  men- 
teur, quand  un  homme,  nous  ayant  payé  d'une  bourde,  nous  en 
souhaitons  autant  le  brodeur,  est  dit  par  corruption  de  langage 
au  lieu  de  bourdeur  ». 

Maîtee.  —  Vous  dictes  facilement  qu'il  n'est  ouvraige  que  de  mais- 
tres,  et  couraige  que  de  crocqueurs  de  pies  (I.  IV,  Prol.  anc). 

C'est-à-dire  qui  est  passé  maître  et  reconnu  habile  dans  quel- 
que art. 

Marchand.  —  O  le  ji^rand  mesnaiger  que  je  seray  !..  Coibieu,  sus 
cestuy  mien  bureau,  ne  se  joue  pas  .mon  argentier  d' allonger  les  ss 
(1.  m,  ch.  vii). 

C'est-à-dire  de  falsifier  les  comptes.  Dans  l'ancienne  écri- 
ture, r/ (franc) et  l'.s  (sou)  différaient  seulement  par  une  queue 
qu'on  pouvait  facilemjnt  ajouter  aux  comptes  (3). 

(c)  Cf.  «  ceincture  brodée  de  levraulx  »  (1.  II,  ch,  xxvi)  et  «  belle  bro- 
dure  de  canetillc  »  (1.  I,  ch.  vni). 

(2)  On  lit  ce  proverbe  après  Rabelais  : 

Dans  les  Jaloux  de  Larivey  {Ancien   Théâtre,  t.  VI,  p.  88)  : 

Zacchakie.  —  Mon  gentilhomme,  je  vous  jure  par  mon  arae...  qu'il 
n'y  a  et  n'y  eut  oncques  céans  chose  qui  vous  appartienne. 

FiERAiiRAs.  —  Autant  pour  le  brodeur. 

Comédies  des  Proverbes  (acte  III,  se.  11)  :  «  Croyez-moy,  vous  serez 
sauvez,  et  autant  pour  le  brodeur  ». 

(3)  On  lit  ce  muine  proverbe  dans  Cholières,  t.  Il,  p.  35i  :  «  Un  mar- 
chand qui  avoii  haussé  le  gantelet  et  allongé  les  ss  de  son  livre  de 
Raison  ». 


PROFESSIONS  ET  MÉTIERS  4°^ 

—  Le  paouvre  homme  par  justice  feut  condamné  à  payer  les 
estoffes  de  tous  ses  challans:  et  de  présent  en  est  au  saphran  (1.  IV, 
ch.  lu). 

C'est-à-dire  complètement  ruiné,  la  coutume  étant  de  pein- 
dre la  maison  du  banqueroutier  (comme  celle  du  traître)  en 
jaune  safran  (i).  L'expression  se  lit  dans  Robert  Estienne 
(1539)  :  «  Aller  au  sa/rari,  despendre  tous  ses  biens». 

Meunier.  —  Tiroit  d'un  sac  deux  moultures  (1.  I,  ch.  xi). 

Cf.  1.  111,  ch.  Il  :  «  Les  meusniers  qui  sont  ordinairement 
larrons  ».  Mielot  donne,  au  xv'  siècle,  ce  proverbe  sous  cette 
forme  (n°  44):  «  C'est  prins  d'un  sac  double  mousture  ». 

La  mauvaise  réputation  des  meuniers  est  relevée  par  la 
plupart  des  écrivains  de  l'époque  (2). 

II.  —  Professions  libérales. 

Apothicaire.  —  «  Le  qui  pro  quo  des  apothicaires  »,  pro- 
verbe qui  manque  à  Rabelais,  était  courant  à  son  époque. 
Les  apothicaires,  par  ignorance,  fourberie  ou  négligence,  rem- 
plaçaient par  d'autres  les  drogues  prescrites  par  les  méde- 
cins (3). 

Et  dans  les  Escaliers  (iSyg)  de  Larivey,  acte  I,  se.  m:  «  Nous  mou- 
rions de  faim,  si  nous  avions  à  vivre  du  gain  ordinaire,..,  et  n'alongis- 
sions  l's,  tantost  d'un  grand  blanc,  et  maintenant  d'un  autre  ». 

(i)  Cf.  Brantôme,  t.  III,  p.  75  :  «  Le  père  estoit  un  banqueroutier,  le 
fils  pauvre  et  au  safran  », 

Comédie  des  Proverbes  (acte  I,  se.  vi)  :  «  Me  voilà  reduict  au  baston 
blanc  et  au  saffran,  le  grand  chemin  de  Thospital  ». 

(2)  M   Quand  on  dit  Breton  larron,  il  y  a  de  la  rime  ;  quand  on  dit 
arron  musnier,  il  y  a  de  la  raison  [nom  du  «  sac  »,  chez  les  meuniers] 

que  les  musnicrs  ont  en  leur  moulin  »  (Bouchet,  Serées,  t.  II,  p.  126). 

«  Mais  dis  moy,  hé,  macquerelle,  ma  mie,  s'il  y  avoit  en  un  sac  un 
sergent,  un  meusnier  et  un  cousturier,  qui  sortiroit  le  premier?... 
Voire,  voire,   dit  elle,...  ce  seroit  un  larron   »  {Moyen  de  parvenir, 

ch.    XLIIl). 

(3)  Maître  Lisset  Bonancio  (pseudonyme  de  Sébastien  Colin)  a  publié, 
à  Lyon  en  i556,  une  Déclaration  des  abus  et  tromperies  que  font  les 
apothicaires  (réimprimé  par  le  D"^  Dorveaux,  igoi).  On  y  lit  à  la  p.  18: 
«  Il  seroit  très  bon  que  les  médecins  eussent  apothicaires  en  leurs  mai- 
sons, affin  de  veoir  faire  les  choses  devant  eulx,  et  de  se  garder  de  qui 
pro  quo  ».  —  «  Ils  y  étaient  autorisés  (ajoute  l'éditeur),  et  la  plus  ancienne 
pharmacopée,  VAtitidotaire  Nicolas,  est  immédiatement  suivie  d'un  Trac- 
tatulus  quid  pro  quo.  L'Officine  moderne  renferme  encore  des  succéda- 
nés ou  médicaments  analogues  ». 


404  FAITS  TRADITIONNELS 

Eloy  d'Amerval  en  fait  msiition  dans  sa  Diablerie  (fol.  N 
VI  v")  : 

Que  coust  il  à  Vapothiquaire, 
S'il  est  homme  de  bonne  quaire... 
Bailler,  comme  on  fait  en  maint  lieu, 
Un  bon  quiproquo,  de  par  Dieu  ? 
Avocat.  —  J'ay  un^  estomac  pavé...  tousjoars  ouvert  comme   la 
ffibbeciere  d'un  advocat  (!.  1,  ch.  xxxix). 

Allusion  à  l'avidité  et  rapacité  des  hommes  de  loi.  Dans  le 
Prologue  du  Quart  livre^  a  propos  du  chien  d'airain  de 
Vulcain  qui  était  pheé,  Rabelais  remarque  :  ((  de  mode  que, 
à  l'exemple  des  advocat^  de  maintenant,  il  prendroit  toute 
beste  rencontrée,  rien  ne  lui  eschapperoit  ». 

Ce  travers  est  relevé  p:ir  les  autres  écrivains  de  l'époque. 
Nous  avons  déjà  cité  Cholières  à  ce  propos  (i)  ;  voici  ce  qu'en 
dit  Guillaume  Bouchet  :  «  Je  prens  à  toutes  mains  et  par  le 
devant  et  par  le  derrière,  dont  on  m'appelle  l'avocat  à  quatre 
mains  »,  et  auparavant:  «  11  est  desgousté  comme  la  gibecière 
d'un  avocat  »  (2). 

—  ...  Comme  vous  sçavez  qu'z7  n'est  si  maulvaise  cause  qui  ne 
trouve  son  advocat,  sans  cela  jamais  ne    seroit   procès  on  monde 

(1.    III,    ch.    XLIV). 

Ce  dicton  est  précédé  par  ces  paroles  de  Pantagruel:  «...  les 
pervers  advocatz,  conseilliers,  procureurs,  et  aultres  telz  suppoz 
[du  diable]  qui  tourne  le  noir  en  blanc,  faict  phantasticquement 
sembler  à  l'une  et  à  l'aultre  partie  qu'elle  a  bon  droict  ». 
•  Médecin.  —  Cent  diables  me  saultent  au  corps  s'il  n'y  a  plus  de 
vieulx  ivrognes  qu'il  n'y  a  de  vieulx  médecins  (1.  1,  ch.  xli). 

Proverbe  commun  ainsi  rapporté   par  Nucérin  (15 19)  :  «On 
voit  plus  de  vieulx  gourmans  que  de  vieulx  médecins  ». 
Dicton  repris  par  iMathurin  Régnier  (Satire  x)  : 
Et  preschant  Ja  vendange,  asseuroient  en  leur  trongne 
Qu'un  jeune  médecin  vit  moins  qu'un  vieux  ivrogne, 
et  qu'on  lit  encore  dans  la  Comédie  des  Chansons  (1640)' 
On  void  souvent  vieillir  un  bon  yvrogne, 
Et  mourir  jeune  un  sçavant  médecin. 

—  Presque  pareille,  non  toutesfois  tant  abominable  histoire,  nous 
conte  l'on  du  medicin  d'eau  doulce,  ncpveu  de  l'advocat  de  feu  Amer, 
lequel  disoit   l'aele   du  chapon  gras  estre  mauvaise,  et  le  croppion 

Cf.  du  Fail,  Discours  d' Kutrjpcl,  ch.  xvui  :  «  Beaucoup...  y  ont  esté 
trompez,  sous  ces  qui  pro  quo  d'apothicaire...  » 
(i)  Voy.  ci-dessus,  p.  376. 
(2)  Serécs,  t.  111,  p.  124,  et  t.  II,  p.  214. 


PROFESSIONS  ET  MÉTIERS  405 

redoutable,  le  col  assez  bon,  pourveu  que  la  peau  en  fust  ostée  :  à 
fin  que  les  malades  n'en  mangeassent,  tout  fust  réservé  pour  sa  bou- 
che (1.  IV,  anc.  Prol.).  Cf.  1.  V,  Prol. 

Médecin  d'eau  douce  (i),  c'est-à-dire  médiocre,  insignifiant 
(cf.  marin  d'eau  douce)  :  «  On  appelloit  médecin  d'eau  douce 
celuy  qu'on  meprisoit  et  qu'on  estimoit  guère  sçavant  et  ex- 
pert »,  nous  dit  Bouchet  {Serées,  t.  II,  p.  214). 

—  Ne  sçais  tu  qu'on  dit  en  proverbe  :  Heureux  estre  le  médecin 
qui  est  appelle  sus  la  declination  de  la  maladie)  La  maladie  de  Sfy 
criticquoit  et  tendoit  à  fin,  encores  que  le  médecin  n'y  survint  (1.  III, 

Ch.  XLl). 

Notaire.  —  Le  notaire  y  mist  du  cetera...  (1,  II,  ch.  xii). 

Les  notaires  avaient  jadis  l'habitude  de  terminer  certains 
contrats  par  des  formules  accompagnées  de  et  cœt.,  dont  l'inter- 
prétation devint  la  source  de  contestations  et  de  procès.  Cf.  Loy- 
sel,  art.  368:  «  Le  et  cœt.  des  notaires  ne  sert  qu'à  ce  qui  est 
de  l'ordinaire  des  contrats  ».  De  là  l'épithète  de  «  faussaire  » 
que  leur  donne  Rabelais  (1.  IV,  ch.  xlvi)  :  «...  les  pillars  chi- 
canous,  desguiseurs  de  procès,  notaires  faulseres,  advocatz 
prévaricateurs  ». 

Au  même  ordre  d'idées  se  rattachent  les  deux  arts  suivants, 
l'un  chimérique  et  remontant  au  passé;  l'autre,  réel  et  fécond 
en  proverbes  particuliers  à  la  Renaissance. 

Alchimie.  —  Autres  faisaient  alchymie  avec  les  dents  (1.  V, 
ch.  xxii). 

Littéralement  faisaient  de  l'argent  ou  de  l'or  avec  les  dents, 
c'est-à-dire  faisaient  des  repas  chimériques,  déjeunaient  de  vent. 

Ce  sens  est  corroboré  par  Cotgrave  (2)  et  par  ce  passage  de 
Matthieu,  Derniers  troubles  de  France  :  «  Les  ecclésiastiques 
gardent  leur  temporel  tandis  que  le  pauvre  peuple  fera  de 
l'alchimie  aux  dents  »  (3). 

L*acception  primordiale  apparaît  dans  un  fragment  de  lettre 
de  rémission  de  1447  (voy.  Du  Cange)  :  «  Et  lors  lui  dist  ledit 
maistre  Jehan,  il  avoit  à  constance  à  ung  des  habilles  hommes 
du  monde  nommé  Baratier,  qui  estoit  le  meilleur  Arquemien 
qu'on  peust  trouver,  et  avecques  faisoit  escu^  d'Arquemie  les 
plus  beaulx  que  on  pourroit  dire  ». 

(i)  Dans  la  Farce  de  «  Jenin  filz  de  rien  »,  la  mère  apostrophe  le  de- 
vin (Anc.   Théâtre,  t.  I,  p.  Sôg)  :  «  Vous  estes  ung  devin  d'eau  doulce  ». 

(2)  «  Faire  de  l'argent  avec  les  dents.  To  grow  rich  by  eating  little  ». 

(3)  Cité  dans  l'index  de  l'édition  Marty-Laveaux,  v»  alchymie. 


406  FAITS  TRADITIONNELS 

On  lit  notre  proverbe,  au  xv'  siècle,  dans  Guillaume  Coquil- 
lart,  à  propos  de  la  loi  des  Despences  (t.  I,  p.  172): 
Ceux  qui  font  V arquemie  aux  dens, 
Ne  praticquent  point  ceste  loy  ; 
Ceulx  aussi  qui  n'ont  pas  de  quoy, 
Ne  pevent  telz  grand  despens  faire. 
Musique.  —  ...  la  Quinte,  laquelle  est  de  tous  bons  accords  (1.  V, 
ch.  xxvii). 

La  quinte  était  considérée  comme  une  des  consonnances  les 
plus  essentielles,  servant  à  former  l'accord  qui  plait  le  plus  à 
l'oreille  (i). 

— ...  ententivement  escoutant,  apperçut  qu'ils  ne  chantoient  que 
des  aureilles...  toujours  chantans  des  aureilles,  comme  avons  dict 
(I.  V,  ch.  xxvii). 

C'est-à-dire  chantant  mal,  ne  rendant  aucun  son.  On  lit  cette 
même  expression  dans  une  lettre  de  Madame  de  Sévigné  :  «  La 
bonne  princesse  alla  à  son  prêche  ;  je  les  entendois  tous  qui 
chantoient  des  oreilles,  car  je  n'ai  jamais  entendu  des  sons  comme 
ceux-là  »  (2). 

—  Pantagruel  entra  en  la  haulte  gamme,  et  toute  la  nuict  ne  faisoit 
que  ravasser  (1.  Il,  ch.  xviii). 

Zalas,  zzXdiS,  nous  sommes  au-dessus  de  E  la,  hors  toute  la  gamme... 
Zalas,  à  ceste  heure  sommes  nous  au  dessoub\  de  Gamma  ut  (1.  IV, 
ch.  xix). 

s'écrie  Panurge  au  fort  de  la  tempête,  c'est-à-dire,  nous  ne  sa- 
vons plus  où  nous  sommes,  à  l'instar  d'un  musicien  qui  a  perdu 
le  ton.  L'échelle  générale  des  sons,  comprenant  les  sept  hexa- 
cordes,  se  terminait,  dans  l'ancienne  musique,  k  E  la  (aujour- 
d'hui, on  dirait  au  mi),  alors  que  gamma  ut  représentait  la 
note  la  plus  grave  (aujourd'hui  sol)  (3). 

—  J'ay  songé  tant  et  plus,  mais  je  n'y  entends  note  (1.  IV,  ch.  xiv). 
C'est-à-dire  je  n'y  entends  rien  du  tout.  Expression  qu'on  lit 

dans  un  mystère  du  xv'  siècle  (éd.  Jubinal,  t.  I,  p.  292)  : 
Et  velà  madame  en  son  coing 
Qui  de  coignier  ne  sceut  onc  note. 
Drame  liturgique.  —  Il  y  aura  bien  beau  jeu,  si  la  chorde 
ne  rompt  (1.  IV,  ch.  vi). 

Allusion  probable  à  la  corde  qui  servait  à  actionner  un  truc 

(i)  Voy.,  pour  cette  rubrique,  la  Parémiologie  musicale  de  Georges 
Kastner,  Paris,  1866. 

(2)  VA.  Monmcrquc,  t.  IV,  p.  296. 

(3)  Voy.  ci-dessus,  p.  201. 


PROFESSIONS  ET  MÉTIERS  407 

dans  le  théâtre  religieux  du  Moyen  Age  :  à  la  place  de  l'étoile  des 
mages  par  exemple,  une  couronne  lumineuse,  suspendue  à  une 
corde  invisible,  avançait  lentement  devant  les  spectateurs  (i). 

Ce  proverbe  se  lit,  après  Rabelais,  dans  les  Contenu  de  Tur- 
nèbe  {Ane.  Théâtre,  t.  Vil,  p.  139)  :  «  J'en  advertiray  mon  mais- 
tre,  et  bien  nous  verrons  beau  jeu,  si  la  chorde  ne  rompt  ». 

(i)  G.  Cohen,  Histoire  de  la  mise  en  scène  dans  le  théâtre  religieux 
Jrançais  du  Moyen  Age,  Paris,  ig^jô,  p.  2900. 


CHAPITRE  V 
VIE   SOCIALE 


Certains  proverbes  de  la  rubrique  précédente  ont  déjà  permis 
d'entrevoir  quelques  échappées  sur  la  vie  sociale  de  l'époque  de 
Rabelais.  Nous  allons  maintenant  faire  ressortir  d'autres  as- 
pects, en  passant  en  revue  les  dictons  de  cette  catégorie  qu'on 
peut  envisager  sous  le  quadruple  point  de  vue:  nourriture,  bois- 
son, costume,  jeux  de  société, 

I.  —  Nourriture. 

Manger.  —  ...  achaptant  cher,  vendant  à  bon  marché,  et  mangeant 
son  bled  en  herbe  (1.  111,  ch.  n). 

On  lit  souvent  ce  proverbe  au  xvi"  siècle  (i). 

Potage.  —  Tu  es  Limousin,  pour  tout  potaige  (1.  II,  ch.  vi).  — 
Vous  y  voirez,  disoitil,  pour  tout  potaige,  un  grand  avalleur  de  pois 
gris  (1.  IV,  ch.  xxix). 

C'est-à-dire  en  tout  et  pour  tout,  pour  tout  gala,  et  rien  de 
plus.  I^es  potages  étaient  en  nombre  considérable  dans  l'an- 
cienne cuisine;  de  là  le  sens  de  cette  expression  proverbiale 
qu'on    lit    fréquemment   chez   les  écrivains  du  xv'  siècle  (2). 

(i)  Dans  la  Sottie  nouvelle  des  chroniqueurs  par  Pierre  Gringore  (éd. 
Picot,  t.  II,  p.  225)  et  dans  la  Comédie  des  Proverbes  (acte  I,  se.  iv)  : 
«  Il  faut  faire  petite  vie  et  qu'elle  dure,  et   ne  pas   manger  son   bled  en 
vert  ». 
(2)  Dans  le  Mystère  de  la  Passion  de  Gréban  : 

7G10.    (^uoy  qu'il  soit  de  guerre  ou  tcmpeste. 
Je  suis  content,  pour  tous  potages. 
Seulement  de  garder  les  Rages. 
Dans   les    Cent  Nouvelles  nouvelles   (nouv.   lxxvii)  :  «  Sa    dame   luy 
dist,  pour  tous  potages,  qu'elle    ne    sauroit  trouver  fasson  du    monde 
pour  le  traire  de  leans  ». 

Voy.  aussi  Guillaume  Coquillart  (t.  11,  p.  118),  et  la  «  Farce  des  Fem- 
mes »  {Ane.  Théâtre,  t.  I,  p   58). 


VIE  SOCIALE  409 

Elle    n'est   pas    moins    fréquente  au   siècle   de   Rabelais    (i). 

Soupe.  —  Faisait  de  tel  pain  souppe  (!.  I,  ch.  xi). 

C'est-à-dire  faisait/lu  même  pain  tranche  pour  tremper  dans 
le  bouillon,  sens  ancien  de  soupe  (2),  et,  fîgurément,  «  traiter 
comme  il  a  traité  les  autres  ou  suivant  ses  mérites  »  (Oudin). 

Ce  proverbe  est  courant  dès  le  xiii'  siècle.  On  le  lit  dans  le 
Roman  de  la  Rose  : 

14  420.  Puisque  vous  m'avez  faite  coulpe, 
Je  vous  feray  d'autel  pain  soupe. 

Au  xv'  siècle,  il  figure  dans  les  Proverbes  communs,  sous 
cette  forme  :  «  De  tel  pain  telle  soupe  »,  encore  citée  par  Henri 
Estienne  (3). 

Au  début  du  xvi'  siècle,  on  le  trouve  dans  la  Condamnacion 
de  Banquets,  et  chez  Mathurin  Cordier,  p.  273  :  «  On  nous  fera 
de  tel  pain  soupes.  Ah  alto  expectes,  alteri  quod  feceris  ». 

EcuELLE.  —  Le  bonhomme  commandoit  que  tout  allast  par  escuel- 
les  (I.  1,  ch.  iv).  —  ...  il  rue  en  cuisine.  J'en  viens,  tout  y  va  par 
escuelles  (I.  IV,  ch.  x).  —  Nous  ferons  tantoust  bonne  chère,  tout  ira 
par  escuelles  (1.  IV,  ch.  xii). 

C'est-à-dire  à  profusion,  par  doubles  portions.  Au  Moyen  Age, 
et  encore  au  xvi^  siècle,  l'écuelle  était  la  pièce  essentielle  du 
service  de  table,  tenant  lieu  de  nos  assiettes  creuses  pour  le  po- 
tage et  tous  les  ragoûts.  Dans  les  repas  de  famille,  même  dans 
les  grands  dîners,  une  écuelle  servait  à  deux  personnes  :  chaque 
écuelle  supposait  donc  deux  convives,  et  aller  par  écuelles, 
c'était  distribuer  une  écuelle  à  chaque  personne,  c'est-à-dire  lui 
servir  une  double  portion  (4). 

Cette  expression  se  lit  dans  V Amant  rendu  Cordelier,  de  la  fin 
du  xv"  siècle  (p.  24)  : 

De  telz  biens  ne  failloit  douter, 
Tout  y  allait  par  escuelles... 

Après  Rabelais,  on  le  rencontre  souvent  chez  les  auteurs  du 
temps,  par  exemple,  dansLarivey,  Xa  Ve/ye  (1579),  acte  V,  se.  xi: 
a  Comment,  quelle  feste  !  Devant  qu'il  soit  longtemps  tout  ira 

(i)  Dans  les  Propos  rustiques  de  du  Fail  (ch.  iv)  :  «  Sont  brigans,  vo- 
leurs, gardeurs  de  chemins  pour  tous  potages,  et  besongne  taillée  pour 
le  bourreau  ». 

De  même,  dans  Montaigne  (t.  I,  p.  328)  :  «  C'est  un  homme  pour 
tous  potages  ». 

(2)  Cf.  1  I,  ch,  XXXV  :  «  ...  rendoit  plus  de  quatre  potées  de  souppes, 
et  l'ame  meslée  parmy  les  souppes  ». 

(3)  Précellence,  p.  258. 

(4)  Voy.  Havard,  Dictionnaire  de  V ameublement,  t.  Il,  col.  347  à  35o. 


4fO  FAITS  TRADITIONNELS 

par  escwe/^es  en  vostre  maison.  Constant  espouse  Anne...   »  (i). 

—  Ne  me  fault  plus  dorena\  ant  que  bon  vin,  boa  lict,  le  dos  au  feu, 
le  ventre  à  table,  et  escuelle  bien  prof  onde  (1.  I,  ch.  xix). 

Ce  vœu  du  vieux  Janotus  de  Bragmardo  revient  fréquemment 
chez  les  auteurs  des  xv'  et  xvi'  siècles  (2). 

11   figure   sous  une  forme  abrégée  dans  la   poésie  bachique, 
par  exemple  chez  Jean  le  Houx  (éd.  Gasté,  p,  2)  : 
Ayant  le  dos  au  feu  et  le  ventre  à  table...  (3) 

Pain.  —  Et  ja  ne  saulsera  son  pain  en  ma  soupe,  quand  ensemble 
serions  à  table  (1.  111,  ch.  xii). 

C'est-à-dire  ne  mangera  à  la  même  écuclle.  Ancien  usage  qui 
subsiste  encore  dans  certaines  campagnes,  où  l'on  fait  manger 
les  nouveaux  mariés  dans  la  même  écuelle  le  jour  de  leurs  noces. 
Saucer  son  pain  dans  la  soupe  de  quelqu'un  était  un  signe  de 
grande  intimité  ou  familiarité. 

—  Gargantua  mangeoit  son  pain  blanc  le  premier  (1.  I,  ch.  xi). 
C'est-à-dire  jouissait  du  présent  s^ns  se  soucier  de  l'avenir. 

Dicton  encore  populaire  dans  les  provinces,  en  Poitou,  notam- 
ment. Nous  ne  l'avons  pas  rencontré  en  dehors  de  Rabelais. 

Choux.  —  Si  tu  savais  coxnvn.ç,n\.  je  fis  mes  choux  gras  de  la  croy- 
sade,  tu  serois  tout  esbahy  (1.  II,  ch.  xvn). 

C'est-à-dire  j'ai  fait  mon  profit,  je  me  suis  enrichi,  image  ti- 


(i)  La  variante  mettre  tout  par  escuelles,  avec  le  sens  généralisé  de 
faire  des  prodigalités,  dilapider  son  bien,  est  fréquente  chez  du  Fail 
(Propos  rustiques,  ch.  vu):  «  A  la  grande  joie  de  Tailleboudin  son  fîlz, 
héritier  principal,  et  noble,  qui  peu  de  temps  après  sa  mort  mit  tout 
par  escuelles  ». 

De  même  chez  Des  Périers  (nouv.  lxvii):  «  Les  gensdarmcs  pilloyent, 
ruinoyent,  destruisoyent  tout...,  mettoyent  tout  par  escuelles...  » 

Et  dans  la  Comédie  des  Proverbes,  acte  III,  se.  vu  :  «  Allons  mettre 
tout  par  escuelles,  pour  solemniser  la  nopce  ». 

(2)  Voici  les  formes  qu'il  revêt  : 
Dans  le  Parnasse  satyrique  (p.  190)  : 

Pour  quoy  requiers,  misérable,  que  j'aie  en  no  pays 
Mol  lit,  blancs  draps  et  profonde  escuelle. 

Même  formule  chez  Jean  Marot  (xxiv*  rondeau)  : 

Au  coing  de  l'astre  il  vous  convient  retraire 
Cercher  mol  lict  et  la  profonde  escuelle. 

Va  dans  une  épigramme  de  Clément  Marot  («  Contre  la  peste  »)  : 

Boire  souvent  de  grand  randon. 
Le  dos  au  feu,  le  ventre  û  table... 

(3)  De  même,  dans  la  Musc  Normande  de  David  Ferrand  (éd.  Hé- 
mon,  t.  III,  p.  59). 


VIE  SOCIALE  411 

rce  des  choux  engraissés  par  du  lar.l  ou  toute  autre  viande 
ajoutée  au  pot  au  feu. 

Même  expression  proverbiale  chez  Guillaume  Coquillart  (t.  II, 
p.  25).  He:iri  Estienne  s'en  sert  fréquemment  (i).  De  même 
Guillaume  Bouchet  (Serées,  t.  II,  p.  219):  «  Vous  faites  vos  or- 
ges et  vos  choux  gras  ». 

Lard.  —  ...  un  commandeur  jambonnier  de  sainct  Antoine  pour  se 
faire  entendre  de  loin  et  pour  faire  trembler  le  lard  au  charnier 
(1.  I,  ch.  xvii). 

Le  passage  d'un  frère  mendiant  faisait  une  brèche  notable  au 
lard  du  charnier.  Cf.  du  Fail,  Contes  cVEutrapel  (t.  II,  p.  139)  : 
«...  il  n'y  a  andouille  à  la  cheminée,  ne  Jambon  au  charnier,  qui 
ne  tremble  à  la  simple  prononciation  et  voix  d'un  petit  et  har- 
monieux Ave  Maria  ». 

Pois.  —  Des  pois  au  lard  cum  commento  (2)  (1.  I,  Prol,).  —  Là, 
Dendin,  je  me  trouve  à  propos  comme  lard  en  poys  (1.  III,  ch.  xli). 

C'est-à-dire  bien  à  propos.  Cf.  Pantagr.  Progn.,  ch.  11  :  «  Le 
lard  fuyra  le  pois  au  caresme  ». 

Ce  proverbe  se  lit  déjà  dans  la  Farce  de  Pathelin  : 
747.    One  lart  es  pois  n'escheut  si  bien. 
et  Mielot  le  donne  (n°  145)  :  «  Il  y  chiet  comme  lart  es  pois  ». 

—  Guignemault,  médecin  normand,  grand  avalleur  de  pois  gris 
(1.  IV,  ch.  xvii). 

C'est-à-dire  grand  mangeur,  qui  ne  fait  pas  le  difficile,  le  pois 
gris  étant  l'espèce  la  plus  commune. 

—  Choisis  et  trie^  comme  beaux  pois  sur  le  volet  {\.  lll,  ch.  xxx). 
C'est-à-dire  choisis  soigneusement,  proprement  épluchés  sur 

le  couvercle  du  pot  :  «  Avant  de  mettre  bouillir  les  pois  qu'on 
tirait  du  pot  où  on  le  gardoit,  on  les  trioit  ou  épluchoit  sur  le 
couvercle  ou  volet  »  (Trévoux). 

Moutarde.  —  Et  le  monde  le  Iouoit[Panurge]  publicquement  et  en 
fut  faicte  une  chanson,  dont  les  petits  enfans  alloient  à  la  moustarde 
(l.  II,  ch.  x.xi). 

(i)  «  Comment  pensez  vous  que  ieferay  mes  choiis  gras  de  ces  autho- 
ritez  ?  »  {Dialogues,  t.  I,  p.  38).  —  «  Les  femmes  ont  sceu  faire  leur 
profit,  voire  (comme  on  dit  en  parlant  prive'ement)  jaire  leurs  choux 
gras  de  ceste  opinion.  »  {Apologie,  t.  I,  p.  269). 

(2)  C'est  à-dire  avec  l'assaisonnement,  avec  ce  qu:  accompagne  le 
plat  (1.  V,  ch.  xxvii)  :  «  Beaux  pois  au  lard,  avec  ample  comment  et 
glose  interlineaire  ».  Cf.  Henri  Estienne,  Apologie^  ch.  xxii  :  «  Le  des- 
jeuner  d'un  simple  prieur  est  d'une  perdrix  (il  faut  er.tendre  avec  le 
comment)  », 


412  FAITS  TRADITIONNELS 

C'est-à-dire  dont  les  enfans  s'entretenaient  dans  la  rue  comme 
d'une  chose  banale,  ou  qu'ils  mettaient  en  chanson,  en  allant 
par  bandes  chercher  avant  le  repas  de  la  moutarde  fraîche.  Cet 
usage  est  déjà  mentionné  par  l'auteur  du  Journal  d'un  bourgeois 
de  Paris  (éd.  Tuetey,  p.  49)  :  «  Item,  en  icelluy  temps  (1414), 
chantoient  les  petiz  enlans  au  soir,  en  allant  au  vin  ou  à  la  mous- 
tarde...  »  (i). 

—  En  fin  on  leur  presentoit  à  chascun  d'eux  une  platelée  de  mous- 
tarde,  et  estoient  servis  de  moiistarde  après  disner  (\.  V,  ch.  xxvi). 
Cf.  1.  V,  ch.  xxvni  :  Exceptez  tousjours  le  fourmage  d'entrée  et 
moustarde  pour  l'issue  ». 

De  la  moutarde  après  dîner ^  c'est-à-dire  une  chose  superflue. 
Rappelons  le  titre  d'un  ouvrage  de  la  Bibliothèque  de  Saint 
Victor  :  «  Rostocostojambedanesse  de  moustarda  post  prandium 
servienda...  » 

Divers.  — L'appétit  vient  en  mangeant,  disoit  Angest  on  Mans  (2)  : 
la  soif  s'en  va  en  beuvant  (1.  1,  ch.  v). 

Proverbe  commun  :  L'appétit  vient  en  mangeant  (Aleurier 
ajoute  :  Et  la  soif  en  beuvant). 

—  Estrillons  les  à  profit  du  mesnaige  (1.  I,  ch.  vi).  —  ...  cinq  ou 
six  maistres  inertes  bien  crotiez  à  profit  du  mesnaige  (I.  I  ch.  xvni). 
—  ...  estoit  grasse  à  profit  du  mesnaige  (1.  IV,  ch.  ix). 

C'est-à-dire  avantageusement,  comme  il  faut,  locution  prise 
surtout  ironiquement. 

II.  —  Boisson. 

—  Je  les  oy  [les  diables]  soy  entrcbattans...  à  qui  humera  l'ame  Ra- 

(i)  Proverbe  très  fréquent.  Voici  quelques  mentions  : 

Villon,  dans  son  Ttstament  (v.  177G)  et  le  Parnasse  satyriqiie  (p.  81). 

Michel  Menot  'fol.  160):  «<  Les  petiz  enfans  en  vont  à  la  moustarde  ». 

Mathurin  Cordier  (p.  225)  :  «  Tout  le  monde  est  rabattu  de  cela.  Tout 
e  monde  le  sçait.  Cela  est  tout  commun.  Cela  est  commun  partout.  Les 
en j ans  en  vont  à  la  moustarde  ». 

Henri    Estienne  s'en  sert  [Apologie,  t.   I,  p.  342):  «  Et  des  gens  de 

ustice  qui  prennent  ab  hoc  et  ab  hac  ou  a  dcxtris  et  a  sinistris,  comme 

parle  Maillard,  la  race  en  est  elle  faillie?  Uelas,  pleust  à  Dieu  seulement 

qu'elle   ne   fctst  augmentée  et  que   les  petits  enfans  (comme  on  dit  en 

commun  proverbe)  n'en  allassent  point  à  la  moustarde  ». 

(2)  Jérôme  de  Hangest,  chanoine  du  Mans,  théologien  scolastique. 
Dans  son  ou^rage  De  causis  (Paris,  i5i5),  1,  I,  cinquième  propriété  de 
la  matière,  il  s'exprime  vaguement  dans  ce  sens  :  «  Tune  ctiam  illc  actus 
appetendi,  cim  sit  cns  ipsum,  appétit  aciu  appetendi  ».  Voy.  Rev.  Et. 
Rab.,  t.  VIL  p.  376. 


VIE  SOCIALE  4»' 

rainagrobidicque  et  qui  premier  de  broc  en  bouc  la  portera  à  messere 
Lucifer  (l.  111,  ch.  xxiii).  —  Il  [Lucifer]  promist  double  paye...  à 
quiconcques  luy  en  apporteroit  une  [ame  de  caphard]  de  broc  en 
bouc  (l.  IV,  ch.  XLVi). 

Proverbe  de  biberon,  dont  l'acception  propre  est  de    broche 
en  bouche,  et  son  origine  picarde  :  de  broqite  en  bouqae.  Chez 
Rabelais,  au  sens  g^néraUsé  de  «  promptement  »,  sens  qu'on 
lit  déjà  dans  le  Mystère  du  Vieil  Testament  : 
3b.io5.  Hz  auront  tout  de  broque  en  bouche 
et  dans  l'épigramme  clxvii  de  Marot,  à  propos  d'un  gros  prieur  : 

La  perdrix  vire  :  au  sel  de  broque  en  bouche 

La  dévora, 

—  Pour  néant  boyt  qui  ne  s'en  sent  (1.  1,  ch.  v). 

—  Je  ne  boy  en  plus  qu'une  esponge  (ibidem). 

—  Boire  à  si  petit  gué,  c'est  pour  rompre  son  poictrail  (ibidem). 

—  A  petit  manger  bien  boire,  sera  désormais  ma  devise  (1.  IV, 
ch.  xviii). 

—  Hz  beurent  à  ventre  déboutonné  (l.  II,  ch.  xx)  (i). 
Ajoutons  ces  deux  locutions  proverbiales  : 

Boire  à  tirelarigot,  boire  copieusement  (1.  I,  ch.  vu).  Cette 
expression,  qui  se  lit  pour  la  première  fois  dans  un  sermon  de 
Menot  sur  les  noces  de  Cana  (2),  a  donné  naissance  à  toutes  sor- 
tes d'hypothèses  (3).  Son  point  de  départ  semble  être  un  refrain, 
encore  vivace  dans  la  poésie  populaire  :  larigot!  ô  larigot!  com- 
biné avec  tirer,  verbe  usuel  dans  les  chansons  bachiques.  L'ex- 
pression tirelarigot,  à  titre  de  refrain,  trouve  son  pendant  dans 
cette  chanson  populaire  de  la  Saintonge  : 

Et  boire  à  son  tour, 

Et  boire  à  son  tour, 

Et  boire  à  son  tirlirlir, 

Et  boire  à  son  tourlourlour, 
Boire  à  son  tour  (4). 

(t)  Voy.,  pour  l'explication  de  certaines  de  ces  locutions,  l'édition 
Lefranc  des  Œuvres  de  Rabelais,  çh.  v. 

(2)  Cité  par  Henri  Estienne  (Apologie,  t.  II,  p.  260)  :  «  Ils  estoyent 
assis  sur  la  belle  herbe  verde,  et,  après  avoir  mangé,  il  leur  estoit  per- 
mis d'aller  boire  en  la  mer  à  tirelarigaud,  car  il  use  de  ce  mot  expres- 
seement  en  son  Latin  entrelardé  de  François,  parlant  ainsi:  Et  post 
comestionem  habebant  licentiam  eundi  ad  bibendum  in  mari  à  tirela- 
rigaud... » 

(3)  Voy.,  à  ce  sujet,  notre  article  dans  le  Rev.  Et.  Rab.,  t.  VII, 
p.  356  à  36i,  et  Rev.  du  XVI^  siècle,  t.  I,  p.  So/  à  5i2. 

(4)  Cf.  Rev.  du  XF/o  siècle,  t.  L  p.  5 07  à  5 12. 


414  FAITS  TRADITIONNELS 

Vin  à  une  oreille,  vin  excellent  (1.  I,  ch.  v)  :  «  Hem,  hem,  il 
est  à  une  oreille,  bien  drappé  et  de  tonne  laine  ». 

Cette  expression  qu'on  rencontre  également  dans  les  langues 
ibériques  (i),  a  été  diversement  interprétée,  l^' Essai  de  pro- 
verbes, qui  remonte  au  xvi'  siècle,  la  commente  ainsi  :  «  Vin 
d'une  oreille,  bon  vin,  fait  pencher  la  teste  à  celui  qui  le  gouste 
bien  d'un  cosîé  seulement,  et  dire  il  est  bon.  S'il  est  verd,  on  se- 
coue toute  la  teste,  en  signe  de  mespris  et  mescontentement.  On 
dit  aussi  vin  d'une  oreille,  pain  d'un  couteau,  poisson  d'une 
main;  et  vin  de  deux  oreilles,  pain  de  deux  couteaux,  pois- 
son de  deux  mains  ». 

Cette  manière  de  voir,  plaisante  plutôt  que  solide,  a  néan- 
moins été  adoptée  par  Oudin  (1640),  par  Moissant  des  Brieux 
(1660)  et,  depuis,  ressassée  pendant  deux  siècles. 

L'explication  la  plus  naturelle  et  la  meilleure  (à  notre  avis)  a 
été  donnée  par  Burgaud  des  Marets,  dans  son  commentaire  de 
Rabelais  :   «  Le  bon  vin  était  à  une  oreille,  parce  que  les  cru- 
chons, où  on  les  mettait,  avaient  une  seule  anse  ».  Notre  com- 
mentateur cite  à  l'appui  différents  témoignages,  dont  celui-ci  de 
Roger  de  CoUerye  («  Cry  pour  les  clers  du  Chastelet  »): 
Gentilz  suppostz,  aujourd'hui  je  conseille, 
Pour  éviter  d'avoir  la  bouche  fade, 
Qu'en  ung  préau  au  dessoubz  d'une  treille 
A  ces  flacons  vous  tirere^f  l'oreille. 
Nous  n'avons  pas  trouvé  trace  de  cette  locution  antérieurement 
à  Rabelais,  qui  l'a  emprunté  au  langage  vulgaire. 

Son  pendant,  vin  à  deux  oreilles,  vin  détestable,  est  inconnu 
à  notre  auteur  et  aux  écrivains  de  l'époque.  Elle  est  uniquement 
donnée  par  la  Comédie  des  Proverbes  (2)  et  répond  au  gréco-la- 
tin diota  (Sicir/;),  vase  à  deux  anses,  cruche  à  vin  (proprement  à 
deux  oreilles),  servant,  chez  les  Romains,  aux  crus  de  la  meil- 
leure qualité  (3)  : 

a  Puise,  ô  Thaliarque,  un  vin  pur  à  la  cruche  à  deux  oreilles 

des  Sabins  ». 

Deprome  quadrimum  Sabina, 
Thaliarche,  merum  diota. 

(Horace,  Odes,  1.  I,  ode  ix). 

(i)  Ibidem,  t.  II,  p.   191-193. 

(2)  Comédie  des  Proverbes  (acte  II,  se.  m):  «  C'est  du  vin  à  deux 
oreilles  ou  du  vin  de  Bretigny  qui  fait  danser  les  chèvres  ». 

(3j  En  espagnol,  vino  de  dos  orejas  désigne  également  le  vin  vieux  ; 
par  contre,  en  portugais  (comme  en  français)  vinho  de  duas  orelhas  est 
un  vin  mauvais, 


VIE  SOCIALE  41  5 

L'acception  différente  s'explique  par  l'usage  opposé  de  ces  va- 
ses à  vin,  mais  le  point  de  départ  de  lune  et  l'autre  expression 
proverbiale  est  le  même,  à  savoir  l'emploi  des  cruchons  à  une  ou 
à  deux  anses. 

III.  —  Costume. 

Aiguillette  — Si  nature  ne  leurs  eust  arrousé  le  front  d'un  peu  de 
honte,  vous  les  voiriez...  courir  Vaiguilleîte  plus  espouvaotablement 
que  ne  firent...  les  Thyades  Bacchiques  (1.  111,  ch.  xxxii). 

Cette  expression,  courir  V aiguillette ,  pour  courir  après  les 
hommes,  signifie  simplement  courir  après  l'aiguillette  (cordon 
qui  rattachait  le  pourpoint  aux  chausses),  ici  synonyme  de  bra- 
guette (i).  Cf.  1.  III,  ch.  xxvii  :  «  Je  l'ay  [le  roide  dieu  des  jar- 
dins] à  commandement...  Il  ne  luy  fault  que  lascher  les  longes, 
je  diz  Y  aiguillette,  luy  montrer  de  près  la  proye,  et  dire  :  haie, 
compaignon!  ». 

On  la  lit  chez  Guillaume  Coquillart  (t.  I,  p.  163),  et  dans  le 
«  Débat  de  la  Nourisse  »,  la  chambrière  reproche  à  la  nourrice 
{Ane.  Théâtre,  t.  II,  p.  421)  : 

Tu  as  plus  couru  l'esguillette, 
Plus  tempesté  qu'oncques  filette 
De  plain  marché  ne  courut. 

Chaperon.  —  ...  fut  relevé  de  ceste  perplexité  par  le  moyen  du 
seigneur  Horace  Farnese,  Duc  de  Castres,  et  des  seigneurs  Robert 
Strossi  et  de  Maligny...  Ils  mirent  quatre  testes  en  un  chapperon 
[Sciomachie). 

Allusion  au  proverbe  cité  par  Charles  Bovelles  (1531):  «  En 
un  chapperon  deux  testes  sont  ».  Leroux  de  Lincy  le  commente 
ainsi  d'après  Pasquier  (1.  VIII,  ch.  xviii):  «  Le  chaperon  fut 
la  coiffure  la  plus  usitée  en  France  du  xiii'  à  la  fin  du  xv'  siè- 
cle. De  là  ce  proverbe  pour  désigner  deux  hommes,  qui  sont  ce 
même  volonté  et  dans  une  parfaite  intelligence.  On  dit  aujour- 
d'hui dans  le  même  sens  :  Deux  têtes  dans  un  bonnet  ». 

IV.  —  Jeux. 

Généralités.  —  Je  vous  retiens  de  la  feste...  vous  y  amènerez 
vostre  femme,  s'il  vous  plaist,  avec  ses  voisines,  cela  s'entend.  Et 
jeu  sans  villenie  (1.  lll,  ch.  xxxi). 

(i)  Voy.  ci-dessus,  p.  lôi.  —  Pasquier  {Recherches,  1.  VIII,  ch.  xxxv) 
rattache  notre  locution  à  un  usage  local. 


4l6  FAITS  TRADITIONNELS 

C'est-à-dire   plaisir    honnête    sans    péché.    Marot,   dans    sa 

xxxi°  épigramme: 

Et  dirent  là  une  grande  letanie 

De  plaisans  motz  et  jeu  sans  villanie. 

—  Grandmercy,  Bonne  Mine.  Mais,  dist  elle,  tresgrand  à  vous. 
Mauvais  jeu  (1.  IV,  ch.  ix).  —  ...  là  ne  veisoies  autres  choses  mé- 
morables fors  bonne  mine,  femme  de  mauvais  jeu  {\.  V,  ch.  x). 

Allusion  au  proverbe  :  Faire  bonne  mine  à  mauvais  jeu.  Cf. 
Comédie  des  Proverbes  (acte  II,  se.  ii)  :  «  Faisons  bonne  mine 
à  mauvais  jeu  ». 

—  A  beau  jeu,  bel  argent  (1.  Il,  ch.  xi). 

Jeu  de  société.  —  Avez  vous  icy  dez  en  bourse >  Pleine  gibbe- 
siere.  respondit  Panurge.  C'est  le  verd  du  diable.  Le  diable  me 
prendrait  sans  verd,  s'il  me  rencontroit  sans  dez  (1.  III,  ch.  xi). 

Allusion  à  un  des  jeux  de  Garganlua  (1.  I,  ch.  xxii)  :  «  La 
]ovLoït  à  Je  vous  prends  sans  verd  ». 

Jeu  de  cartes.  —  C'est,  dist  le  moine,  bien  rentré  de  picques  (l.  I, 
ch.  XLv).  —  Vos  parolles...  veulent  dire  que  je  me  marie  hardiment 
et  que  ne  me  soucie  d'estre  coqu.  C'est  bien  rentré  de  picques  noires 
(1.  III,  ch.  xxxiv)  (i). 

C'est-à-dire  mal  rencontré,  hors  de  propos  :  dans  le  jeu  de 
cartes,  les  iniques  sont  les  mauvaises  cartes.  Par  contre,  les 
cœurs  sont  la  couleur  la  plus  favorable;  de  là  chez  du  Fail, 
e'ans   le  ch.    xiv  des  Propos  rustiques  :   «    Voylà    rentré  de 

cœurs...  » 

—  I  la,  ha,  en  sommes  nous  là  ?  dist  Panurge.  Passe  sansjlu\  (1.  111, 

cil.  xxxv). 

C'est-à-dire    passe    outre,   ne   t'en    soucie    guère    (le    coup 

étant  nul). 

—  Quand  bien  j'y  pense,  vous  me  remette^  à  poinct  en  ronfle  veue, 
me  reprochant  mes  debtes  et  créditeurs  (1.  111,  ch.  m). 

Dans  le  jeu  de  relance,  mettre  à  ronfle  veue,  c'est  mettre  au 
pied  du  mur,  en  forçant  le  joueur  à  montrer  son  point. 

(i)  Et   .  IV,  ch    XXX  et  lu 


CHAPITRE  VI 
USAGES  ET  COUTUMES 


Quelques  proverbes  remontent  à  des  usages  et  des  coutumes 
du  passé,  aujourd'hui  partiellement  ou  totalement  disparus. 

Danse.  —  Sommes  nous  icy  pour  manger  ou  pour  bataill'er  ?  Pour 
batailler  vrayement,  dist  Toucquedillon  ;  mais  de  la  panse  vient  la 
dance  (I.  I,  ch.  xxxii). 

Proverbe  commun  donné  par  Mielot  (n°  80)  :  «  De  la  panse 
vient  la  danse  ». 

La  danse  était  jadis  l'accompagnement  de  la  bonne  chère;  elle 
n'exigeait  aucun  préparatif.  Encore  aujourd'hui,  dans  les  fêtes 
villageoises,  on  danse  en  sortant  de  table. 

Ce  proverbe  est  fréquent  aux  xv'  et  xvi'  siècles  (i). 

Rabelais  nous  en  donne  ce  témoignage  (1.  I,  ch.  iv):  «  Après 
disner  tous  allèrent  (pelle  melle)  à  la  saulsaie  :  et  là  sus  l'herbe 
drue  dancerent  au  son  des  joyeux  flageolletz  et  doulces  corne- 
muses: tant  baudement,  que  s'estoit  passetemps  céleste  les 
veoir  ainsi  soy  rigouller  ». 

Il  est  curieux  de  voir  au  xx'  siècle  revenir  ce  mélange  de  la 
danse  et  de  la  bonne  chère  dans  les  grands  restaurants  pari- 
siens. 

Noces.  —  Les  geans  estoient  aises  comme  s' il:{ /eussent  de  nopces 
(1.  II,  ch.  xxix). 

—  D'elle  vous  serez  battu  comme  tabour  à  nopces  (1.  III,  ch.  xiv). 
Cf.  1.  IV,  ch.  XV  :  Tabour ins  à  nopces  sont  ordinairement  battuz  m. 

(i)  Il  revient  dans  le  Testament  de  Villon  et  dans  la  Moralité  «  Le 
mauvais  riche  »  (Fournier,  p.  7G).  De  même,  au  début  du  xvi»,  dans  la 
Condamnacion  de  Banquet^  de  i^oy  (éd.  Jacob,  p.  278).  —  Cf.  Menot, 
dans  son  Caresme  de  Tours,  i525  (fol.  ii3):  «  De  la  patice  vient  la 
dance,  de  yvrognise  vient  paillardise  »,  et  Calvin,  dans  un  de  ses  Ser- 
mons :  «  Aucuns  estiment  qu'ils  se  sont  levés  pour  aller  jouer  :  comme 
on  dira  en  proverbe  commun  qu'après  la  panse  vient  la  danse:  et  que 
ceux  qui  sont  bien  soûls,  s'adonneut  à  toute  intempérance  »  {Opéra, 
t.  XLIX,  p.  608}. 

27 


4i8  FAITS  TRADITIONNELS 

De  là  aussi  le  dicton  :  «  C'est  estre  venu  comme  tabourin  à 
nopces  »,  dans  la  Comédie  des  Proverbes  (acte  II,  se.  ii)  et  dans 
le  Dictionnaire  de  l'Académie  de  1740  {d°  tambourin)  :  «  On 
disait  autrefois  tabourin  et  il  s'est  conservé  dans  ce  proverbe  : 
II  vient  comme  tabourin  à  noces  ».  Cf.  du  Fail,  t.  I,  p.  171  : 
«  Eutrapel  jamais  ne  perdoit  telles  assemblées;  car  tousjours 
s'y  trouvoit  à  propos  comme  tabourin  à  noces,  et  toujours 
estoit  le  plus  que  bien  venu  » . 

—  Vous  vous  baillerez  l'un  à  l'aultre  du  souvenir  des  nopces,  ce 
sont  petiz  coups  de  poing  (1.  IV,  ch.  xn).  —  L'on  ne  baille  poinct  icy 
des  nopces}  Sainsambreguoy,  toutes  bonnes  coustumes  se  perdent... 
Des  nopces,  des  nopces,  des  nopces.  Ce  disant,  frappoit  sus  Basché 
et  sa  femme  (1.  IV,  ch.  xv). 

C'était  une  antique  coutume  de  fiançailles  :  après  le  repas,  on 
échangeait  force  coups  de  poing.  Au  cri:  des  noces  !  des  noces! 
les  coups  pleuvaient  comme  grêle  sur  le  dos  des  convives.  On 
a  vu  que  cette  coutume  était  pratiquée  aussi  hors  de  France  (i). 

—  Le  cœur  me  bat  comme  une  mitaine  (I.  III,  ch.  xi). 

Cf.  I.  IV,  ch.  XIV  :  «Oudart  soubs  sonsupellis  avoit  son  guan- 
telet  caché  :  il  s'en  chausse  comme  dhine  mitaine.  Et  de  dau- 
ber Chiquanous,  et  de  drapper  Chiquanous  :  et  coups  de  jeunes 
guanteletz  de  tous  coustez  pleuvoir  sus  Chiquanous.  Des  nop- 
ces ;  disoient  ilz,  des  nopces,  des  nopces  vous  en  soubvienne  (2)  ». 
Il  s'agit,  comme  on  le  voit,  de  la  mitaine  de  noces  qui  avait 
passé  en  proverbe  dès  le  xv'  siècle  : 

De  moy,  povre,  je  veuil  parler  ; 
J'en  fus  batu  comme  à  ses  toiles... 
Mitaines  à  ces  nopces  telles. . . 

(Villon,  Testament,  v.  6bj). 

Le  même  souvenir  revient  dans  la  XLif  des  Cent  Nouvelles 
nouvelles:  «  ...  nostre  clerc  qui  estoit  plus  gay  qu'une  mitaine 
de  b  mort  de  sa  femme  ». 

Hauts  bonnets.  —  De  fait,  il  a  trouvé  quelque  reste  de  niays  du 
temps  des  hauts  bonnet:{  (1.  I,  ch.  ix).  —  Je  présuppose  que  c'estoit 
quelque  espèce  monstrueuse  de  animaux  barbares  on  temps  des 
hauts  bonnet^  (1.  IV,  a  ne.  Prol.). 

(i)  Voy.  ci-dessus,  p.   2()2. 

(2)  Le  premier  texte  du  xvi"  siècle  se  trouve  dans  le  Disciple  de  Pan- 
tagruel de  i538  (éd.  Jacob,  p.  27):  a  Les  Andouilles  vindrent  contre 
nous  par  moult  grande  impétuosité, 5(i»//an/ en  l'aër  comme  mytaines...  » 

De  même  dans  Brantôme,  Œuvres,  t.  I,  p.  47:  «  Et  ne  faut  pas  dou- 
bter  que  si  le  Pape  avoit  voulu  abuser  de  son  autorité,  que  l'Empereur 
[Charles  Quint]  ne  l'cust  fait  sauter  haut  comme  mitaines  n. 


USAGES  ET  COUTUMES  419 

C'est-à-dire  de  l'ancien  temps  lorsqu'on  portait  cette  coiffure 
à  la  mode  encore  à  la  fin  du  xv'  siècle  (i). 

Henri  Estienne  range  cette  expression  parmi  «  les  façons  de 
parler  Françoy ses,  par  lesquelles  nous  déclarons  évidemment  un 
mespris  de  l'antiquité  »  (2). 

Fève  des  Rois.  —  L'on  ne  pourra  trouver  la  febve  au  gasteau 
des  Roys  {Pant.  Progn.,  ch.  11). 

C'est-à-dire  se  figurer  avoir  fait  une  affaire  d'or,  avoir  trouvé 
la  poule  au  nid.  Allusion  à  la  coutume  pratiquée  le  Jour  des 
Rois  :  celui  qui  trouve  la  fève  au  gâteau  est  proclamé  roi  par 
les  convives  :  «  Il  pensoit  avoir  trouvé  la  fève  au  gasteau, 
comme  on  dit  communément  »  (3). 

—  Pythagoras  qui  fut  rqy  de  la  febve  (1.  V,  Prol.). 

C'est-à-dire  roi  pour  rire,  expression  qu'on  lit  dans  la  Passion 
de  Gréban  (Lucifer  s'adressant  à  Sathan)  : 

1705.  Gomment  va  vostre  Hérault  d'armes? 
Es  tu  venu,  roy  de  la  fève? 

Et  dans  la  Comédie  des  Proverbes  (acte  III,  se.  iv)  :  «  Je  suis 
aussi  ravy  de  vous  avoir  rencontré  que  si  J'estois  roy  de  la 
febve. 

(i)  Voyez  ci-dessus,  p».   166. 

(2)  Apologie  pour  Hérodote,  t.  II,  p.  129. 

(3)  Henri  Estienne,  Dialogues^  t.  II,  p.  117. 


CHAPITRE  VII 
SOUVENIRS   HISTORIQUES 


Estienne  Pasquier  remarque  judicieusement  à  ce  propos 
(l.  III,  ch.  vi):  «  Je  puis  donc  dire  à  bonnes  enseignes,  que  la 
cogaoiss  mce  tant  des  mots  que  des  proverbes  nous  apporte  le 
plus  du  temps  certaine  cognoissance  de  l'histoire,  c  jmme  aussi 
la  cognoissance  de  l'histoire  nous  apporte  certaine  information 
des  mots  ». 

Nombreux  en  efîet  sont  les  proverbes  qui  reflètent  les  témoi- 
gnages du  passé. 

Epreuve  judiciahîe.  —  [Pantagruel,  ne  comprenant  pas  l'étrange 
déguisement  de  Panurge,  lui  en  demande  la  raison]:  J'ay,  respondit 
Panurge,  la  pusse  en  l'aureille.  Je  me  veux  marier.  En  bonne  heure 
soit,  dist  Pantagruel,  vous  m'en  avez  bien  resjouy.  .Vrayment,  je 
n'en  voudrais  pas  tenir  un  fer  chauld   (i)  (1.    111,  ch.  vu). 

—  Les  Souisses,  peuple  mamtonant  hardy  et  belliqueux,  que  savons 
nous  si  jadis  estoient  saulcisses>  Je  n'en  voudrais  pas  mettre  le  doigt 
on  feu  (I.  IV,  ch.   xx.win). 

Ce  sont  là  souvenirs  des  épreuves  judiciaires  du  Aloyen  Age, 
du  jugement  de  Dieu.  L'épreuve  la  plus  barbare  était  celle  du 
fer  ardent  :  l'accusé  devait  porter  une  barre  de  fer  rouge  et  si, 
au  bout  de  trois  jours,  sa  main  (enfermée  dans  un  sac  scellé)  ne 
portait  aucune  trace  de  brûlure,  il  était  déclaré  innocent.  Voici 
ce  qu'en  dit  l^js.quier  (1.  IV,  ch.  ii)  :  «  Nous  eusmes  trois  sortes 
de  preuves  pour  la  vérification  des  crimes...  Celle  dont  j'entends 
traiter  en  ce  lieu,  estoit  d'avouer  le  crime  par  l'attouchement  du 
fer  chaud  :  car  si  l'accusé  le  supportoit  patiemment  sans  se  brus- 
1er,  il  estoit  en  voye  d'absolution  ;  autrement,  il  perdoit  sa 
cause.  Et  de  là  par  advenlure  est  venu  ce  comnmn  proverbe  en- 
tre nous  quj,  voulans  asscurer  une  chose  pour  très  véritable,  nous 

(i)  Cf.  Turncbc,  Les  Coniens  (acte  V,  se.  iv)  :  «  Voilà  une  plaisante 
histoire.  Vraiment  je  n'en  voudrois  pas  tLnir  un  fer  chaud  et  suis  bien 
aise  que  tu  n'es  pas  embrouillé  en  ce  patdinage  ». 


SOUVENIRS  HISTORIQUES  42 1 

disons  que  nous  en  mettrons  bien  nostre  cloigi  au  feu  »  (i). 

Harnois.  —  Benoist  monsieur,  dist  Panurge  (2),  vous  vous  es- 
chauffe:{  en  votre  harnois  (I.  IV,  ch.  vu). 

Locution  proverbiale  empruntée  aux  habitudes  de  la  chevale- 
rie :  «  Sire  clerc,  est-il  dit  dans  le  Songe  du  Vergier,  il  semble 
que  vous  vous  veuillez  aucunement  courroucer  et  en  vosire  har- 
nois esdiau^'er  »  (Burgaud  des  Marets). 

Service  féodal.  —  C'est  des  horribles  faictz  et  prouesses  de  Pan- 
tagruel, lequel  j'ay  servy  à  gages  dès  ce  que  je  fuz  hors  de  page  jus- 
ques  à  présent...  (l.  II,  Prol.).  —  Et  tua  de  ses  pieds  dix  ou  douze 
que  levreaulx,  que  lapins  qui  ja  estoient  hors  de  page  (1.  Il,  ch.  xxvi). 

C'est-à-dire,  dans  ce  dernier  exemple,  assez  grands,  assez  lorts. 

Au  temps  de  la  féodalité,  on  était  page  de  7  à  14  ans  ;  à  l'âge  de 
14  ans,  on  était  mis  hors  de  page  et  reçu  écuyer;  de  là  les  accep- 
tions figurées:  assez  grand,  hors  de  service,  indépendant  (3). 

Juge  sous  l'orme.  —  L'énorme  concussion  que  voyons  huy  entre 
ces  juges  pedanées  soubs  l'orme  (1.  IV,  ch.  xvi). 

Au  Moyen  Age,  les  justices  seigneuriales  se  tenaient  généra- 
lement sous  un  orme  planté  devant  le  palais  royal  ou  fief  du  sei- 
gneur (4). 

Templiers.  —  Je  boy  comme  un  Templier  (1.  I,  ch.  v).  —  A  l'une 
foys  il  assembloit  troys  ou  quatre  bons  rustres,  les  faisoit  boire  comme 
Templiers  sur  le  soir  (1.  II,  ch.  xvi). 

L'ordre  des  Templiers  fut  proscrit  par  Philippe  le  Bel  en 
13 12;  depuis  cette  époque,  on  les  accusa  de  tous  les  forfaits  et 

(i)  Voici  deux  autres  textes  : 

Marguerite   de  Navarre,  Heptaméron  (nouv.  xx)  :  «   Les  povres  sots 
jurent  qu'j/s  mettroicnt  leur  doigt  au  Jeu  sans   brusler,  pour  soutenir 
qu'elles  sont  femmes  de  bien  ». 
Molière,  Ecole  des  maris,  acte  III,  se.  ix  : 

J'aurois  pour  elle  au  feu  mis  la  main  que  voilà. 
Malheureux  qui  se  fie  à  femme  après  cela. 

(2)  A  Dindenault  qui  s'excitait  à  vanter  ses  moutons. 

(3)  Antoine  de  la  Sale,  Petit  Jehan  de  Saintré,  ch.  xv  :  «  Il  estoit  ja 
assez  grant  pour  estre  hors  de  paige  0.  —  Brantôme,  Œuvres  (t.  III, 
p.  76)  :  «  Il  avoit  nourri  un  page  qui  s'appelloit  Presset,  de  la  Beauce, 
et  n'y  avoit  que  six  mois  qu'il  l'avoit  jette  hors  de  page  ».  —  Molière, 
Femmes  savayites  (acte  III,  se.  11)  : 

Il  faut  se  relever  de  ce  honteux  partage 

Et  mettre  hautement  notre  esprit  hors  de  page. 

(4)  De  là  aussi  le  proverbe  moderne:  «  Attendez-moi  sous  l'orme  », 
synonyme  de  l'expression  vulgaire  «  poser  un  lapin  »  (Voy.  Leroux  de 
Lincy,  t.  II,  p.  ibi  et  598).  Dans  la  Farce  de  Pathelin  et  chez  Guillaume 
Coquillart,  on  rencore  l'expression  analogue  advocat  de  soubj  l'orme. 


422  FAITS  TRADITIONNELS 

de  tous  les  vices.  Dans  le  «  Mode  de  réception  des  chevaliers  du 
Temple  »,  cité  par  Crapelet,  on  lit  (p.  26):  «  De  nostre  religion 
vous  ne  veés  que  l'escorche  qui  est  par  defors:  car  l'escorche 
n'est  que  vos  nos  veés  avoir  biaus  chevaux  et  biaux  harnois,  et 
bien  boire  et  bien  mangier,  et  bêles  robes  ». 

Les  imputations  calomnieuses  faites  à  cet  ordre  par  leurs 
ennemis  ont  ainsi  trouvé  un  écho  dans  les  milieux  populaires. 

Mépris  pour  le  paysan.  —  [Grangousier,  pour  acheter  la  paix  à 
Picrochole,  fit  rendre  les  fouaces;  mais  Touquedillon  excita  son  maî- 
tre en  lui  disant]  :  Ces  rustres  ont  belle  paour...  Voylà  que  c'est  le 
bon  traictement  et  la  grande  familiarité  que  leur  avez  par  cy  devant 
tenue  vous  ont  rendu  envers  eux  contemptible.  Oigne\  villain,  il  vous 
poindra  ;  poigne:^  villain,  il  vous  oindra  (1.  I,  ch.  xxxii). 

11  s'agit  du  paysan  libre  et  non  attaché  à  la  glèbe  comme  le 
serf,  du  roturier,  de  la  canaille  (i).  La  littérature  du  Moyen  Age 
est  pleine  de  haine  et  de  mépris  pour  le  vilain  (2).  Ce  prolétaire 
du  passé  s'est  bien  vengé  de  ses  oppresseurs  par  les  Fabliaux^ 
le  Roman  du  Renard  et  surtout  par  les  Proverbes  au  vilain. 

Notre  dicton  est  attesté  dès  le  xiii'  siècle  dans  les  Proverbes 
ruraux  (n"  311):  «  Oingniezle  vilainla.  paume  et  il  vous  chiera 
sus  »,  alors  que  les  Proverbes  au  vilain  donnent  cette  variante 
(n°  247)  :  «  Oignez  à  mastin  le  cul,  il  vous  chiera  en  la  paume  ». 

Les  Proverbes  communs  du  xv"  siècle  le  citent  déjà  sous  la 
forme  adoucie  donnée  par  Rabelais  (éd.  Langlois,  n°  476): 
Oignes  villain,  il  vous  poindra  (3); 
Poignes  villain,  il  vous  oindra. 

C'est  à  propos  d'Oigne^...  qu'Henri  Estienne  remarque  (Pré- 
cellence,  p.  204)  :  a  Aucuns  proverbes  [sont]  faicts  sur  ce  qu'ils 
ont  observé  de  la  nature  des  hommes  et  principalement  des 
mœurs  qu'ils  ont  naturellement...  Et  tels  proverbes  sont  au- 
tant d'advertissemens  ». 

(i)  Vilain,  c'est-à-dire  le  paysan,  le  sujet  du  seigneur  :  «  Voici  un  pro- 
verbe dont  les  seigneurs  se  sont  servis  autrefois  pour  piller  sans  honte 
les  biens  de  leurs  vilains  couchants  et  levants  »,  Loysel,  Institutes,  t.  I, 
p.  69  à  71. 

(2)  Voy.  les  textes  dans  Thuasne,  R.  Gaguini  Epistolœ  et  OrationeSy 
t.  II,  p.  325  à  329, 

(3)  On  lit  dans  un  conte  ajouté  à  Des  Pcricrs  (n"  xci)  :  0  Domine, 
vous  sçavez  le  bon  vieil  latin  :  Rustici  progenies  nescit  habere  modum, 
c'est  à  dire  :  Oignc^  villain,  il  vous  poindra  ». 

De  même,  dans  la  Comédie  des  Proverbes  (acte  I,  se,  vi)  :  «  Faites  du 
bien  à  un  villain,  il  vous  crachera  au  poing  ;  oignez  le,  il  vous  poindra; 
gressez  lui  les  bottes,  il  dira  qu'on  les  brusle  ». 


CHAPITRE  VIII 
NOxMS  PROPRES 


Certains  noms  propres  ont  acquis  une  valeur  proverbiale.  En 
voici  les  principaux  représentants  : 

Noces  de  Basché.  —  Depuys  feut  ledict  seigneur  en  repous  et  les 
nopces  de  Basché  en  proverbe  commun  (1.  IV,  ch.  xv). 

Rabelais  ne  consacre  pas  moins  de  trois  chapitres  de  son 
Quart  livre  pour  décrire  l'aventure  des  chicanous  daubés  en  la 
maison  de  Basché,  seigneur  d'un  bourg  tourangeau  de  ce  nom. 
Cette  aventure  devint  proverbiale  et  se  trouve  citée  comme  telle 
par  divers  écrivains  du  xvi'  siècle  (i). 

Frère  Lubin.   —  Ce  nom  de  moine   ignorant  remonte  au 
XIII*  siècle,  où  Gautier  de  Coincy  le  donne  déjà  à  un  personnage 
dévot,  dans  ses  Miracles  de  la  Sainte  Vierge: 
644.  Veez  là  saint  Lubin  de  Covrele, 
Qui  fait  vertuz  à  sa  chapele. 
Dans  le   Roman  de  la  Rose,   Faux-Semblant,   déguisé  en 
moine  mendiant,  s'écrie: 

i53i.  Je  m'en  plaindray  tant  seulement 
A  mon  bon  confesseur  nouvel. 
Qui  n'a  pas  nom  Frère  Louvel, 
Car  fortement  se  corrouceroit. 
Qui  par  tel  nom  l'appelleroit. 
Ce  Frère  Louvel  est  proche  parent  de  Frère  Lubin,  moine 
à  la  fois  ignare  et  méchant,  tel  qu'il  figure  dans  une  ballade  de 
Marot. 

(i)  Bouchât,  Serées,  t.  I,  p.  109  :  «  Incontinent  qu'elle  crioit,  son  mary 
avoit  les  gens  aussi  prests  que  le  seigneur  de  Basché  avoit  messire  Ou- 
dart  Loire  le  marié,  sa  femme  et  Trudon  le  tabourineur,  au  son  de  la 
campanelle,  toutes  les  fois  qu'ils  vouloient  bailler  des  nopces  de  Basché 
à  messieurs  les  chiquaneurs,  qui  le  venoient  citer  et  adjourner  ». 

D'Aubigné,  Fœneste,  1.  III,  ch.  v  :  «  Là  dedans  y  a  pis  qu'aux  noces 
de  Basché  ». 

C'est  comme  aux  noces  de  Basché,  se  dit  quand  les  records  sont  pris 
par  ceux  qu'ils  allaient  prendre  (Leroux  de  Lincy,  t.  II,  p.  27). 


424  FAITS  TRADITIONNELS 

Chez  Rabelais,  ce  no:ii  proverbial  est  l'appellatif  du  moine 
ignorant  et  parasite  (1.  I,  Prol.)  :  «  Un  frère  Lubin,  vray  croc- 
quelardon...  » 

Martin  de  Cambray.  —  Couillafis  sa  coignée  anticque  attache  à 
sa  ceinture  de  cuir,  et  s'en  ceinct  sur  le  cul  (i)  comme  Martin  de 
Cambray  (1 .  IV,  Prol.). 

Nom  du  jacquemart  de  l'horloge  de  la  cathédrale  de  Cambray, 
dont  les  Quinze  Joies  de  mariage  font  déjà  mention  (p.  28)  : 
«  Le  gentil  gallant  si  en  sera  Martin  de  Cambray,  car  il  en  sera 
saint  sur  le  baudray  ». 

Maître  Mouche.  —  Et  quand  il  changepit  un  teston  ou  quelque 
autre  pièce,  le  changeur  eust  tsit  plus  fin  que  maistre  Mousche,  si 
Panurge  n'eust  fait  esvanouir  à  chascune  fois  cinq  ou  six  grans 
blancs...  (l.  II,  ch.  xvi).  —  II  i&ra  plus  que  maistre  Mouche,  qui  de 
cestuy  an  me  fera  estre  de  songeailles  (1.  III.  ch.  xv). 

Ce  type  de  l'homme  habile  ou  rusé  viendrait  d'un  financier 
lombard  et  fin  diplomate  sous  Philippe  le  Bel  (1285-13  14)  que 
les  documents  désignent  en  français  comme  Messire  Mouche 
(en  italien  Masciaïio),  mort  en   1309. 

Cette  hypothèse,  émise  récemment  (2),  soulève  plus  d'une 
objection.  Et  tout  d'abord,  comment  expliquer  le  silence  gardé 
sur  ce  nom  par  les  écrivains  pendant  deux  siècles.^  Il  ne  parait 
en  effet  connu  qu'au  xv'  siècle,  lorsque  les  mentions  en  sont 
fréquentes  (3). 

Autre  objection:  le  titre  du  financier  est  messire  et  celui  du 
personnage   proverbial,    maistre  (4).   De    même    en  italien,  le 

(i)  Cf.  dans  la  Farce  de  Pathelin: 

400.     Le  mcschant  villain  challemastre 
En  est  ceinct  sur  le  cul. 

(2)  Piton,  dans  Rev.  Et.  Rab.,  t.  III,  p,  37G  et  suiv. 

(3)  En  voici  quelques-unes  : 
Guillaume  Coquillart  (t.  I,  p.  290)  : 

Il  jouera  mieux  que  maistre  Mouche, 
Qui  me  prendra  au  desarroy. 

Dans  le  Mystère  de  Saint-Quentin  : 

127G.     Entrés  ens,  entrés,  maistre  Mouche, 
Vclà  le  chastelet  joly. 
Où  iiostrc  duc  repose  et  couche. 

Et  dans  la  «  Farce  du  Badin  w  (Ane.   Théâtre,  t.   I,  p.  277)  : 

Si  je  ne  luy  trasse  quelque 
Fin  tour  de  maistre  .Mouche. 

(4)  En  provençal,  ineste  Moiicho  est  un  des  surnoms  du  diable. 


NOMS  PROPRES  42) 

nom  est  mastro  Muccio  (qui  semble  traduit  du  français)  (i).  et 
non  Ser  Musciatto,  comme  il  devrait  être  dans  l'hypothèse  en 
question. 

Une  autre  conjecture  avait  été  émise  par  Le  Duchat.  Maislre 
Mousche  serait  le  nom  d'un  juif  astrologue,  qui  fit  son  possible 
pour  détourner  le  duc  Jean  de  Bourgogne  de  se  rendre  à  l'en- 
trevue de  -Montereau,  où  il  devait  être  assassiné.  L'érudit  com- 
mentateur cite  à  l'appui  ce  passage  de  Juvénal  des  Ursins  (His- 
toire du  roy  Charles  VIU ,  an  14 19)  :  «  H  y  avoit  un  juif  en  sa 
compagnie,  nommé  maistre  Mousque,  lequel  fort  luy  conseil- 
loit  qu'il  n'y  allast  point  ». 

Cette  explication  plus  satisfaisante  sous  certains  rapports  a 
besoin  d'être  plus  amplement  justifiée. 

Il  est  probable  (2)  qu'il  s'agit  tout  bonnement  ici  d'un  badin 
faiseur  de  tours  de  passe-passe,  comme  Gros-Guillaume,  Ta- 
barin,  etc.,  dont  le  nom  est  devenu  l'étiquette  de  l'emploi.  On 
le  découvrira  un  jour  ou  l'autre. 

Mort  Roland.  —  Et  après  quelques  années  mourut  de  la  mort 
Roland...  (l.  Il,  ch.  vi). 

C'est-à-dire  de  soif,  ainsi  que  serait  mort  le  héros  de  Ronce- 
vaux,  suivant  une  tradition  populaire  inconnue  aux  Chansons 
de  geste  et  qui  remonte  au  xiv"  siècle.  Eustache  Deschamps  y 
fait  deux  fois  allusion  (3). 

On  lit  l'expression,  au  xv"  siècle,  dans  le  Testament  de  Pa- 
thelin  (4),  et  Bruyerin  Champier  en  fait  mention  comme  d'un 
proverbe  courant  vers  iç6o  {De  Re  cibaria,  1.  VI,  ch.  v)  :  «  Inde 
nostri  intolerabili  siti  et  immiti  volentes  signifîcare  se  torqueri, 
facete  aiunt  Rolandi  morte  se  perire  ». 

Le  nom  proverbial  de  Maître  Alihoron  (5)  a  également  abouti 
à  un  nom  propre.  Son  origine  est  foncièrement  différente  :  Alibo- 
ron  est  la  prononciation  provinciale  et  vulgaire  du  latin  ellebo- 
rum,  ellébore,  plante  par  excellence  curative.  Le  vocable  figure, 
sous  cette  forme  et  avec  cette  acception  botanique,  dans  le  Roman 
du  Renard  et  dans  maint  patois  moderne. 

(i)  Cf.  Duez,  Dictionnaire  italien-françois  (Venise  1678)  :  »  Mastro 
Muccio,  Maistre  Mouche,  un  finet  ou  joueur  de  passe-passe  ». 

(2)  Hypothèse  suggérée  par  Henri  Clouzot. 

(3)  Œuvres,  t.  H,  p.  29,  et  t.  VU,  p.  236. 

(4)  Ed.  Jacob,  Recueil  de  Farces,  p.   187. 

(5)  Rabelais  l'applique  au  sourd-muet  Nazdecabre,  consulté  par  Pa- 
nurge  (1.  III,  ch.  xx)  :  «  Que  diable. . .  veult  prétendre  ce  ma istre  A  liboron  ?  » 


426  FAITS  TRADITIONNELS 

Le  nom  de  cette  plante  médicinale  passa  ensuite  à  celui  qui 
la  débitait,  herboriste  ou  pharmacien  (avec  ce  sens  dans  le  Tes- 
tament du  maistre  Pathelin),  d'où  docteur  ou  savant,  titre  ironi- 
que donné  tantôt  à  Jésus-Christ  (dans  les  Mystères)  et  tantôt  au 
diable  (dans  le  Procès  de  Gilles  de  Raiz).  Acception  ultérieure: 
homme  habile  à  tout  faire,  d'où  homme  qui  se  mêle  de  tout, 
ignorant  qui  fait  l'entendu;  acception  défavorable  qui  l'a  emporté 
et  qui  est  déjà  familière  à  Rabelais.  Dernière  étape  :  La  Fontaine 
attribue  le  nom  à  l'âne  (i). 

Le  passage  d'un  nom  de  plante  à  celui  qui  s'en  sert  trouve  son 
pendant  dans  matagot,  qui  signifie  à  la  fois  herbe  magique  et 
sorcier  (2).  Cette  analogie  sémantique  et  la  succession  des  témoi- 
gnages mettent  hors  de  doute  l'origine  botanique  d'AZi6o/'0/i  (3). 

(i)  Voy.  cette  curieuse  évolution  du  nom  et  les  textes  essentiels  dans 
notre  étude,  Rev.  Et.  Rab.y  t.  IX,  p.  249  à  254. 

(2)  Voy.  ci-dessus,  p.  33. 

(3)  Cf.,  pour  une  opinion  divergente,  quant  au  point  de  de'part  de  l'é- 
volution d'altboron,  Ant.  Thomas,  dans  la  Séance  publique  annuelle  des 
cinq  Académies  du  25  octobre,   1919. 


CHAPITRK  IX 
BLASON  POPULAIRE 


Le  terme  blason  désigne  généralement,  en  moyen  français, 
une  caractéristique  qui  implique  l'éloge  ou  le  blâme,  la  louange 
ou  la  moquerie,  les  notions  défavorables  l'emportant  souvent. 
Rabelais  nous  offre  des  exemples  de  ces  diverses  acceptions  du 
mot. 

Il  cite  le  Blason  des  couleurs  (1.  I,  ch.  ix),  petit  livre  de  col- 
portage, plein  de  rébus  ineptes  et  ridicules. 

Plus  loin,  il  nous  dit  en  parlant  de  Pantagruel  étudiant  à 
l'Université  d'Orléans  (1.  11,  ch.  v)  :  «  Il  feist  le  blason  et  divise 
des  licentiez  en  ladicte  Université  ». 

Ailleurs,  il  nous  raconte  (1.  III,  ch.  xxxviii)  :  «  Comment  par 
Pantagruel  et  Panurge  est  Triboulet  blasonné  »,  c'est-à-dire 
dépeint  par  une  kyrielle  d'épithètes,  tirées  de  la  mythologie,  de 
la  musique,  de  la  médecine,  etc.,  et  destinées  à  caractériser  la 
folie  intégrale  de  Triboulet. 

Nous  trouvons  même,  dans  notre  auteur,  un  exemple  du  sens 
spécial  que  les  folkloristes  de  nos  jours  attachent  au  titre  de 
blason  populaire,  c'est-à-dire  un  sobriquet  ethnique  ou  un 
dicton  géographique  plus  ou  moins  ironique  (i). 

Où  est,  demanda  Pantagruel,  et  qui  est  ceste  première  ville  que  di- 
tes) Chinon,  di  je,  ou  Caynon,  en  Touraine.  Je  sçay,  respondit  Pan- 
tagruel, où  est  Chinon,  et  la  Cave  peinte  aussi,  j'y  ay  beu  maints 
verres  de  vin  frais,  et  ne  fais  doute  aucune  que  Chinon  ne  soit  ville 
antique,  son  blason  l'atteste,  auquel  est  dit  deux  ou  trois  fois  : 

Chinon,  petite  ville,  grand  renom, 
Assise  sus  pierre  ancienne, 
Au  haut  le  bois,  au  pied  Vienne. 
Mais,  comment  seroit  elle  ville  première  du  monde)  où  le  trouvez 
vous  par  escrit,  quelle  conjecture  en  avez?  Je,  dy  je,  trouve  en  l'Es- 

(i)  Et  ensemble  des  qualificatifs  surtout  défavorables  qu'une  nation 
donne  à  une  autre,  qu'une  ville  ou  un  village  adresse  à  ses  voisins.  De 
nos  jours,  on  en  a  dressé  des  recueils  que  nous  citerons  plus  bas. 


428  FAITS  TRADITIONNELS 

criture  Sacrée  que  Cayn  fut  premier  basiisseur  de  villes  :  vray  donc- 
ques  semblable  est,  que  la  première,  il  de  son  nom  nomma  Cainon, 
comme  depuis  ont  à  son  imitation  tous  autres  fondateurs,  et  instau- 
rateurs  de  villes,  imposé  leurs  noms  à  icelles  (1.  V.  ch.  xxxv). 

Le  plus  ancien  document  de  blason  populaire,  le  Dict  de 
V Aposîoile ,  remonte,  comme  nous  l'avons  déjà  fait  remarquer, 
au  xiii'  siècle.  Il  faut  franchir  trois  siècles  pour  arriver  à  son 
pendant,  le  Dict  des  Pays,  curieuse  pièce  du  genre  (i),  et  aux 
remarques  théoriques  consignées  à  ce  sujet  pour  la  première 
fois  par  Tabourot  (2). 

La  matière  comporte  une  double  rubrique,  suivant  qu'il  s'agit 
des  peuples  ou  des  pays. 

A.  —  SOBRIQUETS  ETHNIQUES. 

Nous  examinerons  à  part  les  sobriquets  donnés  aux  nations 
étrangères  et  ceux  conférés  aux  diverses  populations  de  la 
France. 

I.  —  Nations  étrangères. 

Allemands.  —  Beuvons  icy  à  la  tudesque  (1.  H,  ch.  xxviii). 

Cf.  d'Aubigné,  Œuvres,  t  I,  p.  107  :  «  Il  pleust  à  Sa  Ma- 
jesté... m'ottroyer  une  pension  d'un  escu  à  la  charge  que  tous 
les  ans  une  fois,  par  une  cérémonie  tudesque,  j'en  despendrois 
cinquante  pour  boire  à  la  santé  de  mon  Prince  ». 

La  réputation  des  Allemands  comme  grands  buveurs  est  gé- 
nérale depuis  la  Renaissance  : 

Ainsi  qu'au  bon  vin  court  l'Aimant, 
Au  sel  la  chèvre,  au  miel  la  mouche... 

s'écrie  le  personnage  d'une  comédie  de  Larivey  (3). 

Les  mercenaires  allemands,  les  Suisses  et  les  Lansquenets, 

(i)  Elle  a  été  deux  fois  réimprimée:  dans  la  Bibliographie  de  Duples- 
sis,  et  dans  le  Recueil  de  Montaiglon,  t.  V,  p.  iio  à  iiG. 

(2)  Voy.  Rev.  du  XVI»  siècle  t.  H,  p.  346.  Voici  quelques  publica- 
tions modernes  : 

Canel,  Blason  populaire  de  la  Normandie,  Caen,  1857. 
Gaidoz  et  Sébillot,  Blason  populaire  de  la  France,  Paris,   1884. 
Daguin,  Les  dictons,  proverbes,  sobriquets,  concernant  le  département 
de  la  Haute- Marne,  Langres,   1893. 

Bauquier,  Blason  populaire  de  la  Franche-Comté,  Paris,  1897. 
ledicu  (A  Ici  us).  Blason  de  la  Picardie,  189  y. 

(3)  Larivey,   Les   Trompeurs   (ibii),  dans  VAhcien    Théâtre,  t.  VII, 


BLASON  POPULAIRE  429 

en  sont  les  représentants  typiques,  auxquels  Rabelais  doit  nom- 
bre de  termes  bachiques  sur  lesquels  nous  reviendrons. 

—  Gargantua  sauitoit  non  à  troys  pas  un  sault,  non  à  cloche  pied, 
non  à  saiilt  d'Alemant.  Car  teiz  saulz  sont  inutiles  et  de  nul  bien 
en  guerre  (1.  I,  ch.  xxxin). 

Le  saut  d'Allemand,  d'après  Oadin,  c'est  du  lit  à  la  table. 

—  Il  n'y  entendait  que  le  hault  Alemant  (1.  1,  ch.  xxiii). 
C*est-à  dire  il  n'y  entendait  rien  du  tout,  l'allemand  littéraire 

étant  alors  censé  inintelligible  (i). 

Anglais.  —  Saoul  comme  un  Anglais  (1.  I,  ch.  xv). 

Dicton  français  cité  par  Erasme,  Adages,  fol,  313  :  «  Syracu- 
sana  mensa...,  apud  Gallos  proverbium,  tam  satur  est  quam 
Anglus  ». 

Cette  réputation  est  ancienne.  Le  Dict  de  VApostoile,  du 
xiii°  siècle,  consigne  déjà  (éd.  Crapelet,  p.  78)  :  «  Li  mieldre 
buveor  en  Engleterre  »,  c'est-à-dire  les  plus  intrépides  bu- 
veurs sont  en  Angleterre. 

L'Anglais  est  le  représentant  par  excellence  de  la  beuverie 
dans  l'ancienne  langue,  alors  que  l'Allemand  n'a  cette  réputa- 
tion que  depuis  le  xv-xvi^  siècle  (2). 

Basque.  —  Doncques  sus  l'heure  Grandgousier  envoya  le  Basque 
son  laquays  quérir  à  toute  diligence  Gargantua  (1.  I,  ch.  xxviii). 

Les  Basques,  coureurs  renommés,  étaient  à  cette  époque 
très  recherchés  comme  laquais.  Leur  rapidité  et  leur  agilité 
étaient  proverbiales  :  «  Plus  vistement  que  ne  vont  les  Bas- 
ques »,  dit  Ant.  du  Saix  (3)  dans  son  Esperon  de  discipline 
(1532),  et  Molière  dans  le  Dépit  amoureux  (acte  I,  se.  11)  : 
«  Vous  m'avez  fait  troler  comme  un  Basque  ». 

Ecossais.  —  D'autre  pays  icy  venus  [dans  le  royaume  d'Entele- 
chie]  ne  sçavons  quels  outrecuidez,  Fiers  comme  Escossois  (1.  V, 
ch.  XIX). 

La  fierté  des  Ecossais  était  d'ancienne  date  :  «  Li  plus  truant 
en  Escoce  »,  à  la  fois  gueux  et  fier,  remarque  au  xiii®  siècle  le 
Dict  de  VApostoile;  et  au  xvi%  Des  Periers  constate  (nou  v.  xxxix)  : 

p.  22.  Cf.   ibidem,  p.  56  :  «  Moi   qui   suis  toujours  plus  prest  de  que- 
reller qu'un  .Aillemand  de  boire  ». 

(i)  Voy.  Rev.  du  XVI"  siècle,  t.  III,  p.  63  à  64  (textes  de  Calvin  à 
iVlolière). 

(2)  Voy.  la  dissertction  d'Otto  Klauenberg,  Getr'dnke  und  Trinken  in 
altfran^ôsischer  Zeit,  Gôttingen,  1904. 

(3)  Rev.  Et.  Rab.,  t.  X,  p.  453. 


43o  FAITS  TRADITIONNELS 

«  Un  Escossois,  ayant  suivy  la  court  quelque  temps,  aspiroit 
à  une  place  d'archer  de  la  garde,  qui  est  le  plus  haut  qu'ilz  dé- 
sirent estre,  quand  ilz  se  mettent  à  servir  en  France,  car  lors 
ilz  se  disent  tous  jCousins  du  roy  d'Escosse  ». 

Suisses.  —  Les  mercenaires  de  la  garde  royale  avaient  au 
xvi'  siècle  la  réputation  d'illustres  buveurs  : 

Ils  boivent  nuict  et  jour  en  Bretons  et  Suysses... 
dit  le  sonnet   sur  les  Suisses  de  Joachim  du   Bellay.  Et  De  la 
Porte,  Parisien,  les  caractérise  ainsi  dans  ses  Epithètes  (1571): 
«  Suisses.  Guerriers,  sales,  robustes^  ivrognes  ». 

Rabelais  ne  leur  attribue  que  des  termes  de  beuverie,  et  un 
ethnographe  du  début  du  xvii^  siècle  les  décrit  ainsi  :  «  Les 
Suisses  aiment  extrêmement  à  faire  caroiis  et  y  passent  les 
journées  et  les  nuits  entières...  Ceux  qui  boivent  d'avantage  ou 
qui  s'enyvrent,  sont  estimez  plus  francs  et  plus  hommes  de  bien 
que  les  autres  qui  refusent  de  faire  ces  excès  »  (i). 

II.  —  Populations  indigènes. 

Bretons.  —  Dévalez  ce  via  blanc  d'Anjou  de  la  hune,  et  beuvons 
icy  a  la  bretesque  (2)  (1.  II,  ch.  xxviii),  — ...  ces  vins  blancs  d'An- 
jou... à  la  mode  de  Bretaigne  (\.  II,  ch.  xii).  1.    ■ .      .  '-^ 

Cf.  du  Fail,  dans  le  xif  chapitre  des  Propos  rustiques  :  «  Là, 
ma  cousine,  si  j'ay  bu  à  ma  commère,  ma  commère  a  bu  à 
moy  :  là,  vous  n'en  mourrez  pas  pour  un  coup  à  la  Bre- 
tesque ». 

Depuis  le  xvi"  siècle,  les  Bretons  partageaient,  avec  les  Alle- 
mands et  les  Suisses,  la  réputation  de  bons  biberons. 

—  Les  Bretons  sont  gens,  vous  le  sçavez  (1.  IV,  Prol.). 

C'est-à-dire  les  Bretons  sont  tout  de  même  des  hommes  comme 
nous  et  non  pas  des  bêtes  (3).  Dès  le  xiii'  siècle,  la  malice  po- 
pulaire leur  attribuait  une  grande  dose  de  niaiserie  :  «  Li  plus 
sot  en  Bretaigne  »,  nous  dit  le  Dict  de  rApostoile;et  un  sermon 
joyeux  du  xvi""  siècle,  après  avoir  fait  déiiler  les  fous  de  tous  les 
pays,  donne  la  palme  à  la  Bretagne: 

(i)  Davity,  Les  Estais,  Empires  et  Principaute:ç  du  Monde,  Paris, 
1617,  p.  424. 

(2)  Dans  les  éditions  postérieures  à  i533  ;  leçon  antérieure:  à  la  til- 
de sque. 

(3)  Voy.   bim.  Philipot,  dans  Rev.  Et.  Rab.,  t.  X,  p.  225  à  240, 


BLASON   POPULAIRE  43 1 

Après  viennent  les  folz  Bretons 

A  cent,  miliers  et  milions  ; 

S'ilz  sont  saiges,  c'est  adventure  ; 

Car  ils  sont  tous  foulx  de  nature. 

{Ancien  Théâtre,  t.  II,  p.  21  5). 
Parisiens.  —  Le  peuple  de  Paris  est  tant  sot,  tant  badault,  et 
tant  inepte  de  nature,  qu'un  basteleur,  un  porteur  de  rogatons,  un 
mulet  avecques  ses  cymbales,  un  vielleux  au  mylieu  d'un  carrefour 
assemblera  plus  de  gens,  que  ne  ferait  un  bon  prescheur  evangelic- 
que  (1.  I,  ch.  xvii). 

—  Le  badault  peuple  de  Paris  accourut  (  1  )  au  débat  de  toutes  parts 
(l.  III,  ch.  xxxvii). 

Rabelais  nous  en  donne  ailleurs  le  commentaire  (1.  II,  ch.  vu) 
«  Ce  faict,  vint  à  Paris  avecques  ses  gens.  Et  à  son  entrée  tout 
le  monde  sortit  hors  pour  le  veoir,  comme  vous  sçavez  bien  que 
le  peuple  de  Paris  est  sot  par  nature,  par  bequarre,  et  par  bémol, 
et  le  regardoyent  en  grand  esbaliyssement  ». 

Ce  sobriquet  des  Parisiens  que  nous  rencontrons  pour  la  pre- 
mière fois  dans  Rabelais  est  devenu  typique  chez  les  écrivains 
ultérieurs  (2). 

—  Les  Parisiens...  sont  dictz  Parrhesiens  en  grecisme,  c'est  à 
dire^er.s  en  parler  (1.  I,  ch.  xvii). 

Déjà  Villon  avait  célébré  le  «  bon  bec  »  des  dames  de  Paris. 
Encore  aujourd'hui,  le  bagou  est  un  privilège  du  peuple  pari- 
sien. 

Poitevins.  —  Les  hommes  et  les  femmes  [de  l'Isle  d'Ennasin] 
ressemblent  aux  Poictevins  rouges...  (1.  IV,  ch.  ix). 

Epithète  tirée  probablement  des  Annales  de  Jean  Bouchet, 
ami  de  Rabelais.  Le  Traverseur,  en  parlant  de  l'origine  des  Poi- 
tevins, les  identifie  avec  les  anciens  Picti,  qu'il  interprète,  en 
conformité  avec  les  érudits  de  l'époque,  par  «  peints  »  (d'après 
leur  prétendue  habitude  de  peindre  leurs  boucliers)  :  «  De  là 
furent  appelez  PLcti,  pour  ce  que  c'estoit  chose  nouvelle  ;  et 
d'autant  qu'en  la  plus  part  de  leurs  escuts  y  avoit  du  rouge, 
furent  (comme  a  esté  dit)  appeliez  Poictevins  rouges  »  (3). 

B.   —  DICTONS   GÉOGRAPHIQUES. 

Les  dictons  géographiques,  chez  Rabelais,  ne  concernent  que 
les  provinces  et  villes  de  France. 

(i)  A  l'occasion  de  la  dispute  du  faquin  et  du  rôtisseur. 

(2)  Voy.  notre  Langage  Parisien  au  XI X^  siècle,  Paris,  1920,  p.  4  à  5. 

(3)  Cité  par  H.  Glouzot,  Topographie  du  Poitou,  1904,  p.  3j. 


4  32  FAITS  TRADITIONNELS 

Avignon.  —  Et  vint  en  Avignon,  où  il  ne  fut  troys  jours  qu'il  ne 
devint  amoureux,  car  les  femmes  y  jouent  volontiers  du  serrecropyere, 
par  ce  que  c'est  terre  papale  (1.  II,  ch.  v). 

Réputation  dont  témoigne  le  Dict  des  Pays  (éd.  Montaiglon, 
p.  ii6)  :  «  Il  n'est  bourdeau  qu'en  Avignon  ». 

Beauce.  —  Les  gentilshommes  de  Beauce  desjeunent  debaisler  (i), 
et  s'en  trouvent  fort  bien,  et  n'en  crachent  que  mieulx  (1.  1,  ch.  xvi). 
Les  plaines  de  la  Beauce,  aujourd'hui  si  fertiles,  n'avaient 
pas  la  réputation  d'enrichir  leurs  possesseurs  :  «  Gentilhomme 
de  Décaisse,  qui  se  tient  au  lit  pendant  qu'on  refait  ses  chaus- 
ses ;  on  dit  autiement,  qui  vend  ses  chiens  pour  avoir  du  pain» 
(Oudin). 

Dicton  attesté  dès  le  xv'  siècle,  dans  Guillaume  Coquillart 
(t.  11,  p.  289): 

Hz  chaussent  ung  vielz  brodequins, 
Trie,  trac,  on  traisne  les  patins; 
C'est  à  tel  brouet  telle  saulce, 
Et  desjeuner  tous  les  matins, 
Comme  les  escuiers  de  Beaulce. 

Les  auteurs  du  xvi"  siècle  y  font  souvent  allusion  (2). 

BouRBONNOis.  —  Aultres  croissoyent  par  les  aureilles,  lesquelles  si 
grandes  avoyent  que  de  l'une  faisoyent  pourpoint,  chausses  etsayon; 
de  l'aultre  se  couvroyent  comme  d'une  cappe  à  l'Espagnole.  Et  dit 
on  qu'en  Bourbonnoys  cncores  dure  l'heraige,  dont  sont  dictes  aureil- 
les de  Bourbonnoys  (3)  (1.  II,  ch.  i). 

On  lit  dans  le  Livre  de  Diablerie  de  d'Amerval  (1507),  fol. 
K  XV  v°  : 

(i)  Michel  Menot  cite  ainsi  ce  proverbe:  «  Ex  jejunio  canes  moriun- 
tur  in  Belsia  »  (Caresme  de  Paris,  i526,  fol.  70). 

(2)  Du  Saix,  dans  son  Ksperon  de  discipline  (  1  532),  parle  de  «  ce  pauvre 
escuyer  de  Beaulce  repeu  de  baisler...  »  Cf.  Rev.  Et.  Rab.,  t.  IX,  p.  232. 

Des  Pcriers  (nouv.  lxxii):  «  Un  des  gentilz  hommes  de  Bcausse,  que 
on  dit  qu'ilz  sont  deux  à  un  cheval  quand  ilz  vont  par  pays,  avoit  disné 
d'assez  bonne  heure,  et  fort  légèrement  ». 

Du  Fail,  dans  le  xxix*^  des  Contes  d'Eulrapcl  :  *  Un  Monsieur  de  trois 
au  boisseau,  ou  trois  à  une  espée,  comme  en  hi  Beauce  ». 

Comédie  des  Proverbes  (acte  III,  se.  vu)  :  «  Je  me  doutois  bien  qu'il 
estoit  des  gentilshommes  de  la  Beausse  qui  se  tiennent  au  lit  pendant 
iju'on  refait  leurs  chausses  ». 

(3)  Le  Duchat,  dans  son  écrit  posthume,  prend  cette  expression  à  la 
lettre  :  «  Oreilles  de  Bourbonnais  sont  oreilles  cJ'âne.  Le  Bourbonnois 
produit  beaucoup  de  mulcis  fort  grands,  qui  pour  cette  raison  ont  les 
oreilles  encore  plus  grandes  que  ceux  des  autres  provinces  ». 


BLASON  POPULAIRE  4^3 

Il  te  fault  donc  esbatement, 
Grant  folastre,  grand  quoquibus, 
Aussi  subtil  qu'ung  cornibus. 
Grants  oreilles  du  Bourbonnois, 
Tu  n'entens  rien,  ne  mecongnois, 
Tu  n'est  qu'un  badin  brief  et  court. 
La  xciv  nouvelle  des  Joyeux  Devis  débute  ainsi  :   «  Es  pays 
de  Bourbonnois  (où  croissent  mes  belles  oreilles),  fut  jadis  un 
médecin  très  fameux...  ». 

—  Il  feist  une  tartre  bourbonnoise  composée  de  force  de  hailz,  de 
galbanum,  de  assa  fetida,  de  castoreum.  d'estroncs  tous  chaulx  (1.  II, 
ch.  xvi). 

C'est  le  sens  qu'Oudin  donne  au  mot  («  Tarte  bourbonnoise, 
c'est-à-dire  un  estron  »)  et  qu'on  lit  chez  Des  Périers,  nouv. 
XXIX  :  «  Et  il  ne  failloit  point  à  vous  porter  le  pauvre  saint  Che- 
laut  en  un  fossé,  ou  en  quelque  tarte  bourbonnoise  ». 

De  même  chez  Brantôme,  à  propos  des  royalistes  au  combat 
de  Saint- Yrieix  (t.  IV,  p.  209):  «  Hz  furent  deffaictz  par  l'in- 
fanterie et  harquebuzerie  pour  s'estre  perduz  et  engagez,  sans 
y  penser,  dans  certains  petiz  maretz  et  tartres  bourbonnaises  ». 
Ce  sens  est  ainsi  expliqué  par  le  Trévoux  de  1 77 1 ,  v°  mollets  : 
«  C'est  le  nom  qu'on  donne  en  Poitou  et  aux  environs  à  de  cer- 
tains goufres  de  terre,  dans  lesquels  un  homme  et  son  cheval 
seroient  engloutis  s'il  n'étoient  secourus  promptement.  C'est  le 
même  que  les  tartes  bourbonnoises,  que  l'on  trouve  dans  le 
Bourbonnois  ». 

S'agit-il  ici  d'  «un  jeu  de  mots  par  allusion  au  mot&owr&e  », 
comme  le  pensent  certains?  (i)  Ou  bien  d'une  application  bur- 
lesque de  la  tartre  Bourbonnoise,  mets  très  usité  et  dont  Tail- 
levent  nous  a  laissé  la  recette  ?  (2)  Nous  penchons  vers  cette 
dernière  interprétation  (3). 

Chauny.  —  Les  basteleurs  de  Chaulnys  en  Picardie  sont...  de 
nature  grands  jaseurs  et  beaulx  bailleurs  de  baillivernes  en  matière 
de  cinges  verds  (1.  I,  ch.  xxix). 

Les  bateleurs  se  donnaient  annuellement  rendez-vous  à 
Chauny,    ville    de  l'Ile-de-France,  dont   les  habitants    étaient 

(i)  Gaidoz  et  Rolland,  Blason  populaire  de  la  France,  p.  102.  Ces 
auteurs  ajoutent  :  «  Des  Periers  ne  comprenant  pas  la  signification, 
en  a  imaginé  l'explication  suivante...  »  Erreur!  Des  Périers  donne  à 
notre  expression  l'acception  burlesque  qui  était  courante  à  son  époque. 

(2)  Voy.  ci-dessus,  p.  182 

(3)  M.  Ant.  Thomas  {Mélanges,  p.  28)  voit  également,  dans  tarte 
bourbonnoise^,  une  acception  facétieuse  de  la  tarte  culinaire  de  ce  nom. 

28 


434  FAITS  TRADITIONNELS 

grands  amateurs  des  singeries  (i),  comme  en  témoigne  cette 
curieuse  épigramme  d'un  manuscrit  latin  cité  par  Corblet  (dans 
ses  Pi'ooci'bes  picards)  : 

Calnia,  dulce  solum,  cui  septem  commoda  vitae  : 
Poma,  nemus,  segetes,  linum,  pecus,  herba,  racemus, 
Gujus  et  indigenis  Simii  sunt  propria  septem  : 
Fraus,  amor,  ira,  jocus,  levitas,  imitatio,  rictus. 
Ils  sont  mentionnés  dans  un  coq-a-1'àne  attribué  à  L3'on  Ja- 
met  (éd.  Guiffrey,  t.  III,  p.  256)  : 

Femme  qui  faict  les  soubresaulx 
Comme  les  basteleurs  de  Chaulny. 
Pasquier  en  parie  également  (1.  VII,  ch.  v)  :  «  Nous  avons  veu 
en  nostre  jeunesse  les  jongleurs  se  trouver  à  certain  jour  tous 
les  ans  en  la  ville  de  C'nauny  en  Picc.rdie  pour  taire  monstre  de 
leur  mestier  devant  le  monde  ». 

CiHNON.  —  Nous  avons  cité  le  dicton  rabelaisien  sur  cette 
ville  ((  petite,  mais  de  grand  renom  »,  que  notre  auteur,  pour 
en  glorifier  les  origines,  fait  remonter  jusqu'à  Gain,  «  le  pre- 
mier bastisseur  de  villes  »  (1.  V.  ch.  xxxiv). 

Lorraine.  —  Dyceuls  sont  descendues  les  couilles  de  Lorraine, 
lesquelles  jamays  ne  habitent  en 'braguette,  elles  tombent  au  fond 
des  chausses  (1.  II,  ch.  i). 

Expression  proverbiale  fréquente  au  xv'  siècle.  On  la  trouve 
dans  la  Farce  de  Patlieliii  et  dans  le  Parnasse  satyrique 
(p.  196)  (2). 

QuANDE  et  Monsoreau.  —  Je  vous  edifieray  une  belle  grande  pe- 
tite chapelle  ou  deux. 

Entre  Quande  et  Monssoreau 
Et  n'y  paistra  vache  ne  veau  (1.  IV,  ch.  xix). 
On  ajoute  habituellement  : 

Mais  dans  Monssoreau  et  Cande 
Il  en  paist  plus  de  cinquante  (3). 
Proverbe  qui  exprime  le  peu  d'étendue  du  canton  désigné 

(i)  Gaidoz  et  Sébillot,  p.  1^4,  admettent  l'explication  traditionnelle, 
d'après  laquelle  le  nom  venait  du  singe  figurant  sur  le  drapeau  de  la 
compagnie  d'arquebusiers  de  Chauny. 

(2)  Le  Dict  des  pa}^s  (éd.  Montaiglon,  Recueil,  t.  V,  p.  ni)  ajoute  : 

Grans  chouars  sont  en  AUemaigiie 
Et  grosses  couilles  en  Lorraine. 

(3)  On  dit  dans  le  Midi  : 

Entre  Bcaucaire  et  Tarascon 
N'y  a  ni  fede  ni  mouton, 

c'est  à-dire  ne  pait  ni  brebis  ni  mouton  (cité  dans  Gaidoz  et  Sébillot, 
Blason  populaire  de  la  France,  1884,  p.  274). 


BLASON  POPULAIRE  435 

«  Une  seule  rue  séparait  l'abbaye  Saint-Martin  de  Cande  du 
village  de  Montsoreau  ;  l'un  était  en  Touraine,  l'autre  en  An- 
jou »  (i). 

Touraine.  —  Je  suis  né  et  ay  esté  nourry  jeune  au  jardin  de 
France,  c'est  Touraine  (1.  II,  ch.  ix). 

Un  éloge  magnifique  de  la  Touraine  clôt  le  V®  livre^  où  notre 
auteur  compare  son  pays  natal  —  «  païs  plain  de  toutes  délices  » 
—  aux  régions  et  sites  les  plus  célèbres  du  monde  entier. 

(i)  Leroux  de  Lincy,  t.  I,  p.  367. 


CHAPITRE  X 
SENTENCES 


Les  s-nitenjes  soit  esseatiellement  des  proverbes  moraux  et 
coQStituent  le  foiiJs  même  de  ce  qu'on  appelle  habituellement 
la  sa.j^esse  populaire.  Fondées  sur  l'expérience  journalière,  elles 
reflètent  des  vérités  simples  et  naturelles,  accessibles  à  toutes 
les  intelligences.  De  là  leur  caractère  général,  leur  universalité. 
Ces  dictons  peuvent  se  rencontrer  à  la  fois  dans  le  temps  et  dans- 
l'espace. 

Leur  nombre  est  considérable,  et  il  importe,  pour  en  faciliter 
la  recherche,  d'en  détacher  un  groupe  spécial,  assez  important, 
qui  embrasse  les  absurdités  ou  impossibilités  proverbiales. 

I.  —  Actions   de  travors. 

Nous  examinerons  sujcessivement,  dans  leur  ensemble,  les 
bizarres  distractions  de  Gargmtua  et  les  non  moins  étranges 
occupatioiis  des  officiers  de  la  Quinte-Essence, 

I.  —  Distractions   de  Gargantua. 

Pour  peindre  la  puérilité  des  occupations  de  son  jeune  géant, 
Rabelais  se  sert  d'une  phraséologie  pittoresque,  exprimant  tour 
à  tour  ses  gestes  folâtres,  grotesques  ou  vicieux.  Les  proverbes, 
abondamment  représentés,  servent  surtout  à  dési^^ner  des  actes 
superflus  ou  absurdes  (1.  l,  ch.  xi). 

Nous  en  avons  déjà  étudié  toute  une  série  (i). 

(i)  A  savoir  :  Baisloit  souvent  aux  mousches. ..,  souvent  crachoit  au 
bassin..,  pissoit  contre  le  soleil..,  battoit  à  froid..,  escorchoit  le  renard.., 
disoit  la  patenostre  du  cingc,  retournoit  à  ses  moutons..,  tournoit  les 
truies  au  I"oin..,  battoit  le  chien  devant  le  lion..,  tiroit  les  vers  du  nez.., 
mangeoit  son  pain  blanc  le  premier,.,  faisoit  gerbe  de  feurre  à  Dieu.., 
faisoit  chanter  Majfnijicat  à  matines  et  le  trouvoit  bien  à  propos..,  con- 
gnoissoit  mouches  en  laict..,  faisoit  perdre  les  pieds  aux  mouches..,  ti- 


SENTENCES  4^7 

Certains  proverbes  de  cette  série  expriment  des  actions  ridi- 
cules ou  des  excès  du  boire  ou  du  manger  :  «  ...  escorchoit 
le  renard..,  disoit  la  patenostre  du  singe..,  tiroit  au  chevro- 
tin...  » 

D'autres,  des  travers  moraux:  «  ...  pissoit  contre  le  soleil.., 
faisoit  gerbe  de  feurre  à  Dieu..,  tiroit  d'un  sac  deux  moustu- 
res...  » 

Il  en  est  pourtant  qui  semblent  déplacés  dans  cet  amas  d'ab- 
surdités. A  la  rigueur:  «  tiroit  les  vers  du  nez..,  congnoissoit 
mousches  en  laict...  »  pourraient  être  compris  ironiquement:  il 
faisoit  le  malin.  Mais  «  faisoit  de  nécessité  vertu..,  faisoit  de 
tel  pain  soupe...  »  sont  parfaitement  raisonnables. 

De  plus,  les  proverbes:  «  retournoit  à  ses  moutons..,  battoit 
le  chien  devant  le  lion...  »  vont  nettement  à  l'encontre  du  but 
de  l'auteur. 

Remarquons  pourtant  que  l'exclamation  du  juge  dans  Pathe- 
lin  :  ((  Sus,  retournons  à  nos  moutons  »,  reste  sans  effet  sur  l'es- 
prit embrouillé  du  drapier.  Il  continue  à  entremêler  ses  récla- 
mations contre  le  berger  qui  lui  a  dérobé  des  moutons  et  contre 
Patelin  qui  lui  a  volé  une  pièce  de  drap.  Quant  au  dernier  pro- 
verbe cité,  il  est  probable  que  Rabelais  fait  allusion  à  la  stupi- 
dité d'une  méthode  de  dressage  qui  appartenait  au  passé. 

Voici  maintenant  une  autre  série  de  ces  amusements  absurdes 
ou  impossibles,  qui  rentrent  mieux  dans  le  cadre  des  sentences 
proprement  dites.  Ce  sont  des  occupations  nettement  contraires 
au  bon  sens,  et  figurant  pour  la  plupart  comme  telles  dans  les 
recueils  parémiologiques  et  chez  les  écrivains  antérieurs  à  Ra- 
belais : 

—  ...  s'asseoit  entre  deux  selles  le  cul  à  ten^e  (cf.  1.  V,  ch.  xliv). 

Maxime  citée  dès  le  xiii''  siècle  (i).  Erasme,  fol.  182,  cite  cet 

roit  au  chevrotin..,  tiroit  d'un  sac  deux  moustures.,,  faisoit  de  l'asne 
pour  avoir  du  bren..,  prenoit  les  grues  du  premier  sault..,  vouloit  que 
maille  à  maille  on  fist  les  haubergeons..,  de  cheval  donné  toujours  're- 
gardoit  en  la  gueuUe..,  saultoit  du  coq  à  Tasne..,  gardoit  la  lune  des 
loups..,  regardoit  si  les  nues  tomboient,  esperoit  prendre  les  alloueties.., 
faisoit  de  nécessité  vertu,.,  faisoit  de  tel  pain  soupe... 

(  i)  Proverbes  ruraux  (n°  62)  :  «  Entre  deux  seles  chiet  eus  à  terre  ». 

Proverbes  de  Fraunce  (Leroux  de  Lincy,  t.  II,  p.  476)  :  «  Entre  deux 
seles  chet  dos  à  terre  » 

Proverbes  du  vilain  (idem,  t.  II,  p.  459)  : 

A  grant  folie  entent 
Qui  deus  choses  enprent 


438  FAITS  TRADITIONNELS 

adage  d'après  une  anecdote  rapportée  par  Macrobe  •  «  Duabus 
sedere  sellis  ». 

—  ...se  couvroit  d'un  sac  mouillé. 
Même  sens  que  la  sentence  qui  suit  : 

—  ...  se  cachoit  en  l'eau  pour  la  pluie ^ 

véritables  finesses  de  Gribouille,  relevées  comme  telles  par 
nos  recueils:  «  D'un  sac  mouillé  mal  on  se  cœuvre  »  (Alielot, 
n°  87)  et  «  Fol  est  qui  se  couvre  d'ung  sac  moulyé  »  (Nucé- 
rin)  (i). 

On  connaît  le  sens  biblique  de  l'expression  :  se  couvrir  d'un 
sac  (de  cendres),  en  signe  de  pénitence  et  d'affliction  {Rois,  II, 
3,  31):  «  Alors  David  dit  à  Joab  et  à  tout  le  peuple  qui  était 
avec  lui  :  Déchirez  vos  vêtements,  couvres  vous  de  sacs  et  pleu- 
rez aux  funérailles  d'Urie  ». 

Rabelais  identifie  cette  expression  biblique  avec  notre  pro- 
verbe pour  l'appliquer  ironiquement  aux  hypocrites  (1.  IV, 
ch.  l):  «  La  messe  parachevée,  Homenaztira  d'un  cofTre  près  le 
grand  aultel  un  gros  farat  de  clefz,  des  quelles  il  ouvrit  à  trente 
et  deux  claveures  et  quatorze  cathenatz  une  fenestre  de  fer  bien 
barrée  au  dessus  du  dict  aultel,  puys  par  grand  mystère  se  cou- 
vrit d'un  sac  mouillé  ». 

Cette  application  ironique  a  fait  fortune  et  a  été  souvent  imitée 
au  XVI*  siècle  (2). 

Et  nul  ne  acheive. 

Savez  ki  l'en  dessert  : 

L'une  par  l'autre  part 

E  sei  meismes  grève  : 

Entre  deux  arçouns  chet  cul  à  terre, 

Ce  dist  li  vilains. 

Proverbes  communs  (éd.  Langlois,  n°  25o)  :  «  Entre  deux  selles  chiet 
le  cul  à  terre  ». 

(1)  Guillaume  Bouchet  cite  ce  proverbe  avec  la  même  acception  {Se- 
rées,  t.  IV,  p.  iby)  :  «  Lors  nustre  physicien  luy  réplique  :  Je  vous  prie 
ne  vous  couvrir  d'un  sac  mouille  de  peur  de  vous  morfondre,  et  respondre 
de  ce  que  dit  M.  Joubert  contre  Galien...  » 

De  même  la  Comédie  des  Proverbes  (acte  II,  se.  v)  :  «  Sans  raillerie, 
nous  sommes  prins  pour  duppes...  et  voicy  les  habits  de  quelques  Bo- 
hesmiens,  qui  ont  fait  la  picorce  en  prenant  les  nostres  pour  se  sauver, 
ils  se  sont  couverts  du  sac  mouillé  ». 

(2)  Brantôme  s'en  est  souver^i  (t.  I,  p.  164)  :  «  Dona  Maria  de  Padillo, 
ayant  faute  d'argent  pour  la  solde  de  ses  soldatz,  prit  tout  l'or  et  argent 
des  reliques  de  Tolède;  mais  ce  fut  avec  une  cérémonie  saincte  et  plai- 
sante, entrant  dans  l'église  à  genoux,  les  mains  joinctes,  couverte  d'un 


SENTENCES  4^9 

Nous  avons  déjà  cité  l'application  exclusivement  morale  que 
Nicocl  fait  de  notre  proverbe  (i).  Calvin  le  cite  souvent  avec 
cette  même  acception  (2),  et  Henri  Eslienne  s'en  sert  a  plu- 
sieurs reprises  (3),  alors  que,  dans  sa  Précellenr.e  (p.  248),  il 
range  notre  dicton  parmi  ceux  qui  sont  «  plutost  clés  laçons  de 
parler  proverbiales  que  proverbes  contenans  sentences  ». 

Ailleurs  il  dit  {A/'ologie,  ch.  xvi)  ;  «  Je  laisseray  ces  Qui  pro 
quo  auxquels  ils  trouvent  quelques  couvertures,  com^bien  qu'el- 
les soyent  telles  que  on  peut  dire  qu'ils  se  couvrent  d'un  sac 
mouillé  ». 

Mais,  avec  ces  applications  ironiques  ou  morales,  il  ne  faut 
pas  perdre  de  vue  le  point  de  départ  de  notre  proverbe,  qui  ex- 
prime uniquement  une  tolie,  une  chose  absurde.  Ceux  qui  n'ont 
tenu  compte  que  des  acceptions  ultérieures,  se  sont  perdus 
en  hypothèses  sur  ses  origines. 

Voici  ce  qu'en  pense  Le  Duchat  (dans  son  Essai  posthume)  : 
«  Se  couvrir  cVua  sac  mouillé,  c'est  se  servir  d'une  excuse  dont 
on  découvre  la  fausseté,  comme  on  découvriroit  les  traits  d'une 
personne  au  travers  d'un  sac  mouillé,  qu'elle  se  seroit  appliqué 
sur  le  visage  ». 

Ce  seroit,  nous  dit  Bescherelle,  une  métaphore  prise  de  la 
sculpture,  par  allusion  à  la  draperie  humide  qui  se  colle  sur  les 
formes  d'une  statue  (4).  Et  Littré  identifie  notre  dicton  avec  un 
équivalent  inconnu  aux  recueils  parémiologiques  :  «  Se  couvrir 

voyie  noir,  ou,  pour  mieuz  dire,  d'un  sac  mouillé,  selon   Rabelais,  pi- 
teuse, marmiteuse...  » 

De  même,  La  Noue  (DiscourS:.  p.  217)  :  «  Ces  bons  valets  là  ne  sont 
pas  encore  trop  malhabiles  de' se  couvrir  d'un  sac  mouillé  de  bonne  heure, 
et  de  laisser  toute  la  coulpe  à  leur  maistre  », 

(1)  Voy.  ci-dessus,  p.  34g. 

(2)  Dans  sa  Réponse  à  un  Hollandois  (t.  IX,  p.  606  des  Opéra)  :  ;<  Sainct 
Paul  en  disant,  nous  sçavons  que  l'idole  n'est  rien,  ne  parle  pas  en  sa 
personne,  mais  en  celle  des  Corinthiens,  qui  se  couvroyent  de  telle  ex- 
cuse comme  d'wn  sac  mouillé  ». 

Et  dans  un  de  ses  Sermons  (t.  XLIX,  p.  679)  :  «  Que  nous  ne  serchions 
point  de  couvertures  qui  ne  seront  que  sacs  mouille^,  comme  on  dit.  Quand 
un  homme  aura  trop  chaud,  s'il  prend  un  sac  mouillé,  il  se  donne  la 
fièvre  :  ainsi  en  faisons  nous  ». 

(3)  Voy.  Dialogues,  t.  I,  p.   i3o. 

(4)  Explication  admise  par  Feugère,  dans  son  édition  de  la  Précellence 
(Paris,  i85o).  Le  dernier  éditeur  de  cet  ouvrage,  M.  Edm.  Huguet, 
trouve  cette  interprétation  trop  savante  et  lui  préfère  l'explication  plus 
simple  de  Nicod. 


440  FAITS  TRADITIONNELS 

d'un  drap  mouillé,  d'un  sac  mouillé,  se  dit  d'une  sorte  de  pé- 
nitence »,  rapprochement  et  explication  également  erronés. 

—  ...  mettait  la  charrette  devant  les  beufy. 

Proverbe  commun  :  «  Folie  est  mettre  la  charrue  devant  les 
beufz  »  (éd.  Langlois,  n°  273). 

—  ...se  grattait  au  ne  luy  démangeait  poinct. 

Cf.  Pant.  Progn.,  ch.  v  :  «...  se  grateront  souvent  là,  où  il 
ne  leur  démange  point  ». 

—  ...  trap  embrassait  et  trop  peu  estreignoit. 

Cf.  1.  I,  ch.  XLVi  :  «  C'est,  dist  Grandgousier,  tropentreprins  : 
Qui  trop  embrasse,  peu  estrainct  ». 

Proverbe  commun  :  «  Qui  trop  embrasse,  pou  estreint  »  (éd. 
Langlois,  n°  683  ;  et  Mielot,  n°  273).  On  le  lit  dans  Guillaume 
Coquillart  (t.  I,  p.  196). 

—  ...ferrait  les  ci  galles. 

Même  absurdité  proverbiale  que  celle  qu'on  lit  dans  le  Testa- 
ment de  Villon: 

1820.    Item,  sera  le  Seneschal, 

Qui  une  fois  paya  mes  debtes, 
En  recompense,  mareschal, 
Pour /errer  oes  et  canettes. 

—  ...  comptait  sans  son  haste. 

Proverbe  commun  (éd.  Langlois,  n'  319):  «  Il  compte  deux 
foys  qui  compte  sans  son  hostc  ». 

—  ...  battait  les  buissons  pour  prendre  les  oisillons. 

Proverbe  commun  (éd.  Langlois,  n°  787):  «  Vous  bâtez  les 
buissons,  dont  autre  prend  les  oisillons  »  (i). 

—  ...  croyait  que  nues  /eussent paelles  d'arain,  et  que  vessies 
/eussent  lanternes. 

Proverbe  commun  (éd.  Langlois,  n°  788)  :  «  Vous  me  faistes 
acroire  de  vessies  que  ce  sont  lanternes  »  (2).  Martial  a  déjà  ex- 

(i)  On  lit  ce  proverbe  chez  Guillaume  Coquillart  (t.  II,  p.  25)  et  dans 
les  Napolitaines  (1584)  de  Larivey  {.Ane.  Théâtre,  t.  VII,  p,  304)  :  «  Et 
me  dire  de  la  part  d'Angélique,  que  je  n'y  retourne  plus...  que  ce  n'est 
plus  pour  moy,  doresnavant,  que  le  four  chauffe.  J'auray  donc  battu  les 
buissons,  et  un  autre  me  viendra  arracher  d'entre  les  mains  les  oisil- 
lons... » 

(2)  On  lit  cette  sentence  ti  la  fois  dans  la  Farce  de  Pathelin,  et  dans 
le  Testament  de  Villon. 

Au  xvi«  siècle  dans  le  11"  dialogue  du  Cymbalum  de  Des  Périers  : 
«...  il  vous  feroit  bien  entendre  des  vessies  que  sont  lanternes,  et  des 
nuées  que  sont  poilles  d'airain  ». 


,      SENTENCES  44' 

primé  la  même  pensée  dans  un  de  ses  épigrammes  (xiv,    62): 
Laterna  exvesica. 

—  ...  de  son  poing: faisait  un  maillet...  (Cf.  1.  IV,  ch.  xxxii). 
Grosnet  rend  ainsi  ce  proverbe  .: 

De  grant  folie  s'entremet 

Qui  de  son  poing  fait  un  maillet. 

—  ...  mettait  entre  deux  verdes  une  meure... 

Proverbe  commun  (éd.  Langlois,  n**  251)  :  «  Entre  deux  ver- 
des une  meure  ». 

Déjà  ancien,  il  figure  dans  les  Proverbia  rusticorum  {n^  16)  : 
«  Entre  deus  verz  une  mehure  »,  et  dans  les  Proverbes  de 
Frauiice  (Leroux  de  Lincy,  t.  II,  p.  476)  :  «  Entre  deus  verz  la 
tierce  est  meure  ».  On  le  lit  dans  Guillaume  Coquillart  (t.  11, 
p.  21). 

—  ...  se  souciait  aussi  peu  des  rai\  comme  des  tondu-{  .. 

Cf.  l.  IV,  ch.  XXXII  :  «  S'il  se  soucioit,  c'estoit  des  rez  et  des 
tonduz  ».  Proverbe  qu'on  lit  dans  les  Lunettes  des  Princes  de 
Meschinot  (p.  18): 

Il  ne  me  chault  de  Gaultier  ne  Guillaume, 
Et  aussi  peu  de  roy  et  son  royaulme; 
Je  donne  autant  des  re^  que  des  tondus. 

Remarquons  que  cette  kyrielle  de  proverbes  manque  dans 
les  éditions  pr inceps  de  Gar^a/i/îaa  (153  5-1 537);  elle  figure  pour 
la  première  fois  dans  celle  de  1542.  Le  commentaire  de  ce  cha- 
pitre, si  précieux  pour  l'historique  de  notre  parémiologie,  est 
nul  dans  les  éditions  de  Le  Duchat  (171 1)  et  dans  celle  des  Va- 
riorum  (1823).  Burgaud  des  Marets  se  borne  à  remarquer  : 
«  Nous  n'avons  pas  cru  utile  de  multiplier  ici  les  notes,  sans 
grand  profit  pour  le  lecteur  ».  C'est  dans  la  récente  édition  de 
Rabelais,  donné  par  la  Société  des  Etudes  rabelaisiennes,  qu'on 
trouvera  pour  la  première  fois  des  notes  critiques  pour  chacun 
des  proverbes  cités.  Les  résultats  que  nous  avons  obtenus,  à 
notre  tour  par  leur  étude  d'ensemble,  pourront  servir  de  com- 
plément à  ces  notes  et  au  besoin  de  correctif. 

2,  —  Occupations  des  officiers  de  la  quintessence. 

Les  faits  et  gestes  de  Gargantua  que  nous  venons  de  passer 
en  revue  (i),  trouvent  leur  pendant  dans   ceux  des  officiers  du 

(1)  Rabelais  en  a  repris  quelques-uns  pour  décrire  les  diverses  conte- 
nances de  Quaresmeprenant  (1.  IV,  ch.  xxxii). 


442  FAITS  TRADITIONNELS 

royaume  de  l'Entelechie  (1.  V,  ch.  xxii).  Mais  tandis  que,  pour 
tracer  le  curieux  tableau  des  actions  inutiles  et  absurdes  du 
jeune  géant,  Rabelais  puise  exclusivement  dans  le  trésor  de  la 
sagesse  populaire  indi^'-ènc,  il  se  sert,  pour  décrire  les  emplois 
des  Quintessentieux,  de  ses  souvenirs  livresques  en  matière  de 
proverbes  gréco- romains,  soit  par  des  emprunts  directs,  soit  par 
l'intermédiaire  des  Adages  d'Erasme. 

Nous  ferons  plus  loin  le  relevé  de  ces  adages  classiques  confé- 
rés avec  ceux  d'i*>asm.e,  et  nous  donnerons  l'origine  biblique 
d'une  de  ces  impossibilités  comiques  (i).  Le  reste  de  cette 
phraséologie  proverbiale  (dont  nous  ignorons  la  date  de  compo- 
sition) est  tiré  : 

1°  De  certaines  actions  de  tra.ers  du  jeune  Gargantua  (2). 

2'  De  proverbes  déjà  mentionnés  dans  les  livres  anté- 
rieurs (3). 

—  Autres  trompaient  les  andouilles  au  genouil. 

Ce  proverbe  se  lit  déjà  au  Quart  lii'i'e,  ch.  xli  :  «  Pantagruel 
rompoit  les  Andouilles  au  (jenoil  ».  Cf.  du  Fail,  t.  I,  p.  143: 
«  Il  ne  faut  pas  du  premier  coup  vouloir  changer  cette  nature  et 
rompre  les  andouilles  avec  les  genoux,  pour  la  raison  que  c'est 
une  chose  de  trop grand'peine  (4)  ». 

Pour  en  finir  avec  cette  rubrique  des  incohérences  ou  impossi- 
bilités proverbiales,  relevons  encore  les  dictons  : 

—  A  propos  truelle  (1.  I,  ch.  xxxix).  —  C'est  bien  à  propos 
truelle,  Dieu  te  guard'  du  mal,  masson  (1.  III,  ch.  xviii). 

Coq-à-l'âne  répondant  à  l'équivalent  moderne  :  A  propos  de 
bottes!  On  le  lit  dans  Cholières  (t.  II,  p.  237)  :  «  A  propos 
truelle,  me  voilà  relevé  de  ma  preuve  ». 

(i)  Voy.  l'Appendice  E:  Sources  livresques. 

(2)  Autres  iaisoient  de  vessies  lanternes,  et  de  nues  poislcs  d'airain. 
—  Autres  faisoient  de  nécessité  vertu.  —  Hz  gardoicnt  la  lune  des  loups. 

(3)  ...  tiroit  des  pets  d'un  asne  mort.  —  Autres  escorchoient  les  an- 
guilles par  la  queue,  et  ne  crioient  les  dites  anguilles  avant  que  d'estre 
escorchées,  comme  font  celles  de  Mclun.  —  Aultres  faisoient  alchymie 
avec  les  dens. 

(4)  La  variante  donnée  par  Gringore  (Abw;  dit  monde,  v.  2107)  : 

Au  genoul  ciiider  rompre  l'anguille. 

se  lit  également  dans  Cholières,  t.  I,  p.  ^35  :  «  Mais  de  penser  rompre 
l'anguille  au  genouil...,  c'est  se  vouloir  casser  la  teste  contre  la  mu- 
raille ».  Cf.  Oudin  (i^>40):  »  Vouloir  rompre  une  anguille  au  genou, 
c'est  entreprendre  une  chose  qui  ne  peut  réussir  ». 


SENTENCES  44^ 

—  Je  ne  suys  point  clerc  pour  prendre  la  lune  avec  les  dents  (1.  II, 
ch.  xii). 

Proverbe  qu'on  rencontre  dans  les  Esprits  de  Larivey  {Ane. 
Théâtre,  t.  Vil,  p.  214):  «  Cestuy  est  autant  possible  c^mq  pren- 
dre la  lune  acec  les  dents  » . 

—  ...jecta  la  manche  après  la  coingnée,  comme  proprement  vous 
dictes  (1.  IV,  Prol.). 

Proverbe  commun:  abandonner  mal  à  propos  une  entreprise, 
comme  le  bûcheron  qui,  au  lieu  de  remman:her  sa  coignée,  jette 
le  manche  et  se  croise  les  bras. 

—  En  icelle  année  le  mois  de  mars  faillit  en  quaresme,  et  fut  la 
mj-aoust  en  may  (l.  II,  ch,  i).  —  ...  mars  ne  failloit  à  caresme 
(1.  III,  Prol.).  —  ...  la  myoïist  colloquer  en  may  (1.  III,  ch.  xxxiii). 

—  Au  mois  d'octobre...  fut  la  semaine  tant  renommée  par  les  an- 
nales, qu'on  nomme  la  semaine  des  trois  jeudis...  (1.  II,  ch.  i). 

Guillaume  Goquillart  donne  la  variante  (t.  II,  p.  136)  :  «  En  la 
semaine  à  deux  jeudis  »,  mais  la  Comédie  des  Proverbes  re- 
vient à  la  forme  rabelaisienne  du  proverbe  (acte  II,  sc.iv)  : 
«  ...  dire  grand  mercy  jusques  au  rendre  qui  sera  la  semaine 
des  trois  jeudis,  trois  jours  après  jamais  ». 

II.  —   Proverbes   moraux. 

Abonder.  —  Chascun  abonde  en  son  sens  (l.  III,  ch.  vu). 
Aimer.  —  Qui  me  ayme,  si  me  suyve  (1.  I,  ch.  xxxiii). 
Attendre.  —    Tout   vient  à  point  qui  peult   attendre  (1.    IV, 

ch.  XLVIIl). 

Proverbe  commun  ainsi  rapporté  par  Nucérin  (15 19)  :  «  Qui 
peult  attendre,  tout  vient  à  bien  »  (i). 

Bat.  —  Il  sentait  que  le  bast  le  blessait  (1.  III,  ch.  xli). 

La  Farce  de  Pathelin  cite  ainsi  ce  proverbe  : 
1357.     Je  sçay  mieux  où  le  bast  me  blesse. 

Bois.  —  Ne  sçavoit  de  quel  bois  faire /l esche  {Pant.  Progn., 
ch.  m). 

Proverbe  ancien  :  «  De  meillour  fust  kî  l'en  eyt  deit  faire 
flesches  »  {Proverbes  de  Fraunce,  t.  II,  p.  475)  et  «  Fay  de  tel 
bois  que  tu  as  flesche  »  (Mielot,  n°  iio). 

Boiter.  —  Ne  cloche^  pas  devant  les  boiteux  (1.  1,  ch.  xx).  —  Se 
mocque  qui  clocque  (1.  III,  ch.  xxiv). 

(O  Michel  Menot  (fol.  i83)  :  «  Tout  vient  à  point  qui  veut  attendre  ». 
Du  Fail  (Propos  rustiques,  ch.  ix)  :  «  Hz  pourroient  bien  s'en  repentir 
pour  ce  que  tout  vient  à  lieu  qui  peult  attendre  ». 


444  FAITS  TRADITIONNELS 

Maxime  ancienne  qu'Erasme  (fol.  492)  rapporte  d'après  Ju- 
vénal  :  «  Loripedem  rectus  derideat,  Ethiopen  ai  bus  »,  avec 
cette  explication  :  «  ...  quasi  claudus  claudo  claudicationis  vi- 
tium  per  contumeliam  objiciat  ». 

Courir.  —  Ce  n'est  tout  adva?itaige  de  courir  bien  ioust,  mais 
bien  de  partir  de  bonne  heure  (1.  1,  ch.  xxi). 

La  Fontaine  a  dit  avec  le  même  sens  (1.  VI,  fable  x): 
Rien  ne  sert  de  courir  : 
Il  faut  partir  à  point. 

Ecoliers.  —  Vous  dictes  qu'il  n'est  de sjeusner  que  d'escholiers  : 
dipner,  que  d'a\ocatz  :  ressiner,  que  de  vinerons  :  soupper,  que  de 
marchans:  reguoubillonner,  que  de  chambrières.  Et  tous  repas,  que 
de  farfadetz  (1)  (1.  IV,  ch.  xlvi). 

Le  proverbe  commun  disait  (Nucérin,  15 19)  :  «  H  n'est  vie 
que  des  coquins  ».  Cf.  Henri  Estienne  {Apologie,  t.  II,  p.  39)  : 
«  Il  n'est  rie  que  des  coquins,  quand  ils  ont  assemblé  leurs  bri- 
bes »,  et  la  Comédie  des  Proverbes  (acte  III,  se.  m):  «  Pour 
moy,  je  trouve  qu'il  n'est  festin  que  de  gueux,  quand  toutes  les 
bribes  sont  ramassées  ». 

Eperon.  —  Car  nous  disons  q\xQ  par  espérons  on  commence  à  soy 
armer  (i.  Il,  ch.  viii). 

Esprit.  —  Engin  mieulx  vault  que  force  (1.  Il,  ch.  xxvii). 

Maxime  ancienne  qu'on  lit  fréquemment  dès  le  xiii'  siècle  (2). 

Etendard.  —  //  n'est  ombre  que  d'estendart^,  il  n'est  fumée  que 
de  chevaux,  etcliquetys  que  de  harnois  (1.  11,  ch.  xxvii). 

Etrenne.  —  A  bonjour,  bonne  estrenne  (1.  IV,  ch.  ix). 

Foire.  —  On  ne  s'en  va  des  foires  comme  du  marché  (1.  V,  ch.  xi). 

Le  marché  dure  en  efTet  moins  longtemps  que  la  foire. 

Force.  —  Oiifaim.  règne  force  exule  (1.  I,  ch.  xx.\ii). 

Proverbe  commun  (Mielot,  n"  225):  «  Où  force  r.gne,  droit 
n'a  lieu  »,  autrem.ent  rendu  par  Nucérin  (15 19):  «  Où  force  est, 
justice  n'a  lieu  »  et  par  Henri  Estienne  {Pi'c'cellence,  p.  211): 
«  Où  force  est,  raison  n'ha  lieu  ». 

Fortune.  —  Contre  la  Fortune  la  diverse...  (1.  II,  ch.  xi). 

Sous-entendu  :  Ng  a  si  bon  cltar  qui  ne  verse. 

(i)  Sobriquet  des  moines  dans  Rabelais. 

(2)  Proverbes  ruraux  (n"  223)  :    «  Engins  vaut  mieus  que  force  »,  et 
Proverbes  communs  (Mielot,  n"  437)  :  «  Mieux  vault  engin  que  force  ». 
Elle  est  citée  dans  les  Fabliaux: 

Li  vilains  dist,  en  son  proverbe, 
Micx  valt  cngicns  que  ne  fet  force. 

Et  dans  le  Roman  de  Renard  : 

1354.     Mius  vaut  cngicns  que  fait  forclie. 


SENTENCES  44' 

Proverbe  commun  (Nucérin,  15 19):  «  N'est  bon  charretier  qui 
ne  cerse  »  (i). 

Fou.  —  Un  fol  enseigne  bien  un  sugc  (1,  ill,  ch.  xxxvii). 

Proverbe  commun  (éd.  Lan^^lois,  n°  794)  :  «  Un  fol  advise 
bien  ung  saige  ». 

Homme.  —  Autant  vault  l'homme  comme  il  s'estime  (1.  II,  ch.  xxi). 

Villon  avait  exprimé  la  même  maxime,  dans  si  «  Ballade  des 
Proverbes  »  : 

Tant  vault  l'homme  comme  on  le  prise. 

—  C'est  bien  ce  que  l'on  dict  qu'il  faict  bon  adviser  aucunes  fois 
les  gens,  car  un  homme  advise  en  vault  deux  (1.  Ill,  ch.  xxxvii). 

Malheur.  —  Un  malheur  ne  vient  jamais  seul  (l,  11,  ch.  xxxiii). 
Proverbe  commun  (Nucérin,  15 19):  «  Ung  mal  ne  vient  pas 
seul  ». 

—  ...pisser  son  malheur  (1.  I,  ch.  xxxviii). 

Proverbe  encore  vivace  en  Anjou  qu'on  applique  à  celui  qui 
a  perdu  au  jeu. 

Meurtrier.  —  Je  dis  couraige  de  loup,  asseurance  de  meurtrier 
(1.  IV,  ch.  xxiii). 

Allusion  à  la  hardiesse  des  malfaiteurs  à  nier  les  forfaits  dont 
on  les  accuse.  Calvin,  dans  un  de  ses  Servirions  (t.  xxxiv, 
p.  336)  :  «Voilà  donc  des  hommes  qui  seront  asseures  comme 
des  meurtriers^  jusques  à  tant  que  Dieu  les  ait  bien  mattez  ». 

Cf.  Comédie  des  Proverbes  (acte  III,  se.  vu)  :  «  Il  faut  estre 
asseares  comme  meurtriers  et  ne  se  laisser  pas  prendre  par  le 
bec  ». 

Monde.  —  Je  vous  demande  en  demandant  :  Pourquoy  est-ce  qu'on 
dict  maintenant  en  commua  proverbe  :  Le  monde  n'est  pas  fat  ? 
(1.  V,  Prol.). 

Oeil.  —  Elle  [Badebec]  ne  se  soucie  plus  de  nos  misères  et  calami- 
taz:  autant  nous  pend  à  l'œil  {\.  II,  ch.  m). 

Ancienne  formule  ainsi  citée  par  les  Prooerbes  ruraux 
(n°  45):  «  Chascun  ne  set  qu'à  l'eul  li  peut  »,  et  les  Proverbes 
communs  (éd.  Langlois,  n*^  468)  :  «  Nul  ne  sçait  qu'à  l'œil  lui 
pend  ». 

(i)  Guillaume  Coquillart  avait  déjà  dit  (t.  I,  p.  107)  : 
Telle  charrette  souvent  verse 
Par  faulte  de  bon  limonnier, 

et  Mathurin  Cordier  le  cite  deux  fois  (p.  278  et  275)  :  «  Il  n'y  a  bon  char- 
tier  qui  ne  verse  quelque  Joys.  Il  n'y  a  si  bon  qui  ne  faille  aucunes  foys  : 

Contre  la  fortune  diverse 

Si  bon  chartier  n'est  qui  ne  verse  ». 


446  FAITS  TRADITIONNELS 

Oisiveté.  —  ...  comme  disent  les  philosophes,  Oisiveté  estre  mère 
de  luxure  (1.  III,  ch.  xxxi). 
j      Pluie.  —  Petite  pluye  abat  grand  vent  (1.  I,  ch.  v)  (i). 

On  peut  suivre  cette  maxime  dès  le  xvi'  siècle,   :iussi  bien 
dans  les  recueils  de  proverbes  (2)  qu'en  littérature  (3). 

Prince.  —  Un  noble  prince  n'a  jamais  un  sou.  Thésauriser  esi 
faict  de  vilain  (l.  I,  ch.  xxxiii). 

Cf.  1.  I,  ch.  XXXIII  :  «  La  recouvrerez  argent  à  tas.  Car  le 
vilain  en  a  du   content   ».   Meurier    cite  ainsi  cette   maxime 

(p.  214): 

Un  noble  Prince,  un  gentil  Roy 
N'a  jamais  pile  ne  croix. 
On  pourrait  en  rapprocher  ces  vers  du  Roman  de  Renard  : 
2049.     Oncques  prince  escars  n'avers  (4) 
A  bien  ne  vient. 
Teigneux.  —  Trois  tigneux  et  un  pelé  de  légistes  (1.  II,  ch.  v). 
Cf.  Satire  Meni;>pée,  p.  5  :  «  Leur  commun  dire  estoit  qu'aux 
ditz  Estatz  n'3'  avoient  que  trois  tigneux  et  un  pelé...  ».  Pro- 

(i)  De  même  1.  II,  ch.  x,  et  1.  IV,  ch.  xl. 

(2)  Proverbia  rusticorum  (éd.  Zacher,  n*  169)  :  «  Petite  pluie  abat 
grant  vent  >». 

Proverbes  ruraux  (éd.  Ulrich.  n°  92)  :  «  A  pou  de  pluie  chiet  grans 
vens  et  grans  orgueus  en  pou  de  tens  ». 
Proverbes  au  vilain  (éd.  Tobler,  n»  67)  : 

A  petite  pluie  chiet  granz  vens. 

Ce  dit  H  vilains. 

Proverbes  de  Fraunce  (éd.  Leroux  de  Lincy,  t.  II,  p.  4/5):  «  De  grand 
vent  petite  pluye  ». 

Proverbes  communs  :  a  A  petite  pluye  chiet  grant  vent  »  (Langlois, 
n»46)  et  «  Petite  pluie  abat  grand  vent  »  (Mielot,  n"  243). 

(3)  Dans  le  Roman  de  Renard 

8828.    Grand  vent  chiet  à  poi  de  pluie. 
Christine  de  Pisan  {Œuvres,  t.  III,  p.  5o)  : 

Fou  d'achoison  souvent  muet  grand  débat 
Et  petite  pluye  grand  vent  rabat. 

Mystère  de  Saint-Quentin  : 

7017.     C'est  clcr  feu  en  gluic, 
La  petite  pluie 
Abat  le  grant  vent. 

Gringorc,  Notables  Enseignements  (i528)  : 

222.     Petite  pluye  un  fort  grand  vent  abat. 
Du  Fail,  Propos  rustiques  (ch.  ix)  :  «  ...  disans  que  ce  n'estoient  gens 
pour  eux...  joint  que  de  grand  venty  petite  pluye  ». 

(4)  C'est  à-dire  :  Jamais  prince  chiche  ni  avare... 


SENTENCES  447 

verbe  commua  encore  vivace  dans  les  provinces  ;  on  dit  dans  le 
Poitou:  «  Trjis  piles  et  un  toaJu  »  (i). 

On  le  voit,  les  proverbes  épars  dans  l'œuvre  de  Rabelais 
s'imposent  à  l'attention  par  leur  nombre  et  leur  facture,  par  les 
personnages  qui  les  débitent  et  par  le  cadre  où  ils  sont  enchâs- 
sés. Un  triple  caractère  les  distingue  des  adages  qui  les  ont  pré- 
cédés ou  suivis  : 

1°  Richesse.  — Aucun  autre  écrivain,  ancien  ou  moderne,  n'a 
mis  en  œuvre  des  matériaux  parémio logiques  aussi  abondants. 
Cervantes,  seul,  en  approche,  mais  les  proverbes  allégués  par 
Sancho  Pança  coulent  comme  une  eau  calme  qui  se  confond 
avec  celle  de  la  sagesse  populaire  elle-même  (2),  alors  que  les 
dictons  de  Rabelais  sont  puisés  à  des  sources  hétérogènes  et 
présentent  les  aspects  les  plus  variés. 

Rabelais  absorbe  tout  le  trésor  parémiologique  de  son  époque, 
à  tel  point  que  les  proverbes  qu'on  rencontre  chez  les  auteurs 
contemporains  s'y  retrouvent  presque  au  complet.  C'est  une 
mine  féconde  en  riches  filons  qui  ont  été  tour  à  tour  exploités 
par  Des  Périers  et  du  Fail,  Cholières  et  Verville,  la  Satire  Me- 
nippée  et  Brantôme,  Régnier  et  la  Comédie  des  Proverbes. 

2°  Originalité.  —  Rabelais  a  considérablement  élargi  le  do- 
maine de  la  parémiologie  française,  en  lui  ouvrant  des  sources 
nouvelles  et  en  lui  prodiguant  les  fruits  de  son  expérience.  La  vie 
monastique  y  occupe  la  première  place  et  les  âges  postérieurs 
n'ont  rien  ajouté  à  ses  apports.  Les  proverbes  zoologiques  ré- 
sultent chez  lui  en  grande  partie  de  ses  propres  observations  : 
de  là  leur  priorité  chronologique  et  le  cachet  à  part  qui  les 
distingue.  La  plupart  des  autres  catégories  ont  reçu  de  notre 
auteur  des  augmentations  importantes.  Telles  les  curieuses  ru- 
briques des  professions  et  métiers  et  de  la  vie  sociale. 

3^  Vnioersalité.  —  L'océan  parémiologique  de  Rabelais  est 
constitué  par  des  courants  multiples  et  divers  :  sagesse  antique 
et  médiévale  ;  dictons  monastiques,  juridiques  et  médicaux  ; 
sagesse  indigène,  héritière  du  passé.  Tour  à  tour  puisés  dans 

(i)  Communication  obligeante  de  H.   Glouzot. 

(2)  Voy.,  dans  la  traduction  de  Don  Quichotte  par  De  l'Aulnaye  (Paris, 
1821,  t.  IV,  p.  401  à  440  :  «  Proverbes  et  Sentences  tirés  de  l'histoire 
de  Don  Quixote  »,  en  français  et  en  espagnol.  Les  dictons  de  Sancho  y 
sont  distingués  par  une  S.  Il  n'y  là  rien  de  commun  avec  la  parémiolo- 
gie rabelaisienne. 


448  FAITS  TRADITIONNELS 

la  société  monastique  et  laïque,  sacrée  et  profane,  publique  et 
privée,  les  proverbes  rabelaisiens  reflètent,  ici  comme  ailleurs, 
les  aspects  de  la  vie  de  tous  les  temps  et  spécialement  de  la 
Renaissance. 

Les  commentateurs  n'ont  jusqu'ici  accordé  qu'un  intérêt  mé- 
diocre à  cette  partie  importante  de  l'œuvre.  Ils  n'en  ont  pas  en- 
trevu l'importance,  et  les  explications  qu'ils  en  ont  données  sont 
insuffisantes,  hasardées  ou  erronées.  Notre  recherche  spéciale, 
basée  sur  une  méthode  strictement  historique,  permettra  d'en- 
visager sous  un  jour  nouveau  la  plupart  des  problèmes  de  la 
parémiologie  rabelaisienne. 


CONCLUSION 


Nous  venons  d'envisager  les  principaux  aspects  sous  lesquels 
la  Renaissance  française  se  présente  aux  yeux  de  l'investigateur 
moderne  et  à  la  lumière  des  données  de  l'œuvre  rabelaisienne. 

En  premier  lieu,  le  legs  scientifique  de  l'Antiquité  et  du 
Moyen  Age,  renouvelé  par  les  dons  du  grand  écrivain,  a  été  vi- 
vifié et  développé  par  ses  observations  multiples  au  cours  d'une 
vie  mouvementée,  alimentée  sans  cesse  par  une  curiosité  insa- 
tiable. 

Ensuite,  l'italianisme  de  la  Renaissance  a  eu  pour  résultat  la 
rénovation  à  peu  près  complète  des  institutions  héritées  du 
Moyen  Age.  Quelques  rares  manifestations  de  la  vie  sociale  ont 
seules  résisté  à  cette  action  décisive  et  permanente. 

Enfin,  parmi  les  influences  indigènes,  les  détails  d'ordre  tra- 
ditionnel jouent  un  rôle  considérable  dans  cette  œuvre  complexe 
comme  la  vie  et  reflétant  le  savoir  encyclopédique  de  l'époque. 

Nous  avons  tâché  d'envisager  les  faits  dans  leur  réalité  con- 
temporaine, en  les  replaçant  chacun  dans  son  époque,  dans  son 
milieu,  dans  sa  spécialité.  Ce  procédé  nous  a  valu  des  résultats 
essentiellement  différents  des  idées  vagues  et  superficielles  sur 
certains  aspects  de  la  Renaissance,  notamment  dans  le  domaine 
des  sciences  de  la  nature  et  de  l'italianisme. 

Quant  aux  traditions  populaires,  nous  les  avons  embrassées 
dans  leur  ensemble  et  dans  leurs  détails  caractéristiques.  Nous 
avons  ainsi  été  à  même  d'éclairer  d'un  jour  nouveau  maint  trait 
saillant  et  de  tracer  le  tableau  le  plus  vaste  des  faits  d'ordre  tra- 
ditionnel transmis  de  l'Antiquité  à  travers  le  Moyen  Age,  et  en- 
core vivaces  à  l'époque  de  la  Renaissance  comme  de  nos  jours. 

Ces  divers  facteurs  de  la  Renaissance  française  ne  se  présen- 
tent pas,  dans  le  roman  rabelaisien,  isolément  et  en  quelque 

2y 


45o  CONCLUSION 

sorte  par  tranches  séparées,  mais  dans  leur  complexité  réelle 
et  dans  un  ensemble  débordant  de  vie  et  de  bjnne  humeur.  La 
science  des  Anciens  y  côtoie  les  subtilités  de  la  scolastique,  la 
nouvelle  pédagogie,  la  routine  du  passé. 

Cette  juxtaposition  d'éléments  opposés  a  donné  le  change  à 
certains  critiques.  On  a  vu  en  RabeUis  un  «  continuateur  du 
Moyen  Age  »  (i).  Erreur  profonde  qui  va  à  l'encontre  de  la  réa- 
lité ambiante.  Avec  l'instinct  du  génie,  le  grand  satirique  s'est 
strictement  conformé  au  développement  même  de  la  civilisation 
nationale.  Les  cloisons  étanchesque  les  historiens  ont  imaginées 
entre  les  temps  anciens  et  modernes  sont  factices  et  ne  cadrent 
nullement  avec  l'évolution  de  la  vie  sociale,  ni  avec  la  vie  tout 
court.  Une  époque  ne  continue  pas  brusquement  la  précédente 
et  le  passage  d'un  état  de  choses  à  un  autre  ne  va  pas  sans  se- 
cousses. 

En  abordant  la  société  française  à  la  sortie  du  Moyen  Age, 
c'est-à-dire  à  une  époque  de  transition,  Rabelais  nous  fait  assis- 
ter au  choc  de  deux  lacteurs  opposés,  à  leur  conilit  plus  ou 
moins  prolongé  jusqu'au  triomphe  des  éléments  novateurs.  En 
matière  d'éducation,  l'enseignement  médiéval,  avec  ses  procé- 
dés purement  mnémoniques  et  dialectiques,  était  encore  en 
vigueur  dans  le  premier  quart  du  xvi""  siècle.  A  ces  méthodes 
surannées,  Rabelais  oppose  la  nouvelle  pédagogie  de  Ponocrate 
et  des  humanistes,  qui  commençait  à  se  répandre.  Mais  les  idées 
nouvelles  ne  l'ont  pas  toujours  emporté,  et  le  legs  du  passé  est 
longtemps  resté  debout.  On  le  voit  notamment  dans  le  domaine 
des  croyances  et  des  superstitions  populaires,  autrement  tena- 
ces, et  dont  plusieurs  ont  même  persisté  jusqu'à  nos  jours. 

En  pleine  Renaissance,  les  fables  des  Anciens  touchant  les 
animaux  et  les  plantes  étaient  encore  généralement  admises,  non 
seulement  par  les  gens  du  commua,  mais  par  l'élite  de  la  nation, 
par  les  lettrés  et  les  érudits.  Rabelais  ne  pouvait  s'abstraire 
entièrement  de  cette  crédulité  universelle.  v. 

Nous  avons  montré,  d'autre  part,  combien  l'italianisme  avait 
profondément  agi  sur  les  institutions  héritées  de  l'âge  antérieur 

(i)  «  Loin  d'être  en  tout  en  avance  sur  son  temps,  Rabelais  s'est  plu  à 
en  flatter  la  fantaisie,  la  curiosité  et  la  soif  du  merveilleux,  et  par  là,  au 
moins,  il  nous  apparaît  comme  un  homme  du  Moyen  Age,  et  non  comme 
un  précurseur  ».  Gilbert  Chinard,  L' Exotisme  américain  dans  la  liltc- 
rattire  française  du  XVP  siècle,  1911,  ch.  m  («  Un  continuateur  du 
Moyen  Age  »). 


CONCLUSION  4>i 

au  point  de  transformer  toute  la  vie  matérielle  de  la  nation. 
Cependant,  non  seulement  certains  facteurs  matériels  (comme 
le  costume  et  la  cuisine)  lui  restèrent  inaccessibles,  mais  toute 
la  vie  intime  de  la  nation  en  resta  indemne.  Les  faits  tradi- 
tionnels, dans  leur  énorme  complexité,  ignorent  l'influence  tran- 
salpine. Or  ces  survivances  du  passé  étaient  encore  en  pleine 
vigueur  à  l'époque  de  Rabelais. 

Les  superstitions  des  âges  précédents  ont  ainsi  leur  place 
dans  son  roman  comme  une  des  manifestations  les  plus  frap- 
pantes de  l'état  social  du  temps.  Il  ne  pouvait  passer  sous  silence 
un  facteur  aussi  important  et  qui  avait  poussé  des  racines  si 
profondes  que  des  débris  nombreux  continuent  à  subsister  dans 
le  tréfonds  de  l'âme  populaire. 

Dans  cette  énorme  diversité,  dans  cette  complexité  sans  pa- 
reille, ce  qui  frappe,  c'est  la  fusion  parfaite  de  l'emprunt  et 
de  l'original,  du  savoir  livresque  et  de  l'expérience  de  la  vie. 
L'érudit  et  l'écrivain  s'y  complètent  de  la  manière  la  plus  heu- 
reuse. 

Tout  en  relevant  du  genre  satirique,  l'immortel  roman  ré- 
sume, à  lui  seul,  la  vie  intégrale  des  hommes  de  la  Renaissance 
sous  le  triple  rapport  :  intellectuel,  social  et  traditionnel. 

Il  importe  maintenant  de  compléter  cette  vue  d'ensemble  des 
facteurs  essentiels  de  la  Renaissance  française  par  l'étude  mi- 
nutieuse des  faits  linguistiques  de  la  même  époque,  considérée 
tour  à  tour  sous  le  rapport  de  la  langue,  des  tours  de  la  pensée 
et  de  l'imagination.  Ce  sera  la  matière  de  la  seconde  partie  de 
cet  ouvrage. 


APPENDICES 


APPENDICE    A 

RABELAIS    ET    COLONNA 


Il  y  a  plus  d'un  trait  commun  entre  les  deux  célèbres  écri- 
vains. 

Francesco  Colonna,  frère  dominicain  comme  Rabelais  fut  frère 
franciscain,  a  laissé,  comme  celui-ci,  une  œuvre  unique,  un  ro- 
man, mais  où  les  questions  d'amour  et  d'art  s'entremêlent  sous 
le  voile  allégorique.  Ce  singulier  ouvrage,  paru  à  Venise  en  1499, 
est  intitulé  :  «  Hypneroioinachia  PoUphili,  ubi  humana  omnia 
non  nisi  somnium  esse  ostendit,  atque  obiter  plurima  scitu  sane 
quam  digno  commémorât  ». 

C'était  un  in-folio  de  500  pages,  rempli  de  planches  gravées 
sur  bois,  véritables  chef«-d 'œuvre  qui  contribuèrent  au  succès  de 
l'ouvrage.  Inspirées  de  Féline  et  de  Vitruve,  les  descriptions  ar- 
tistiques y  occupent  une  place  qui  firent  à  l'auteur  la  réputation 
d'un  praticien  fameux. 

Dans  une  sorte  d'Avis  au  lecteur,  qui  donne  un  aperçu  du 
roman,  on  lit  : 

II  décrit...  des  pyramides,  des  obélisques,  de  vastes  édifices  en 
ruine,  des  colonnes  diverses  avec  leurs  proportions,  des  chapiteaux, 
des  épistyles,  c'est-à-dire  des  travées  droites  ou  courtes^  des  zoopho- 
rcs  ou  frises,  des  corniches  et  leurs  ornements... 

Il  dépeint  le  palais  de  la  Reine,  qui  personnifie  le  libre  arbitre,  un 


RABELAIS  ET  COLONNA  453 

festin  royal  exquis...  un  jeu  d'échecs  sous  forme  de  ballet...  plus 
loin  la  fontaine  de  Vénus  (au  centre  d'une  île)  ornée  de  sept  colonnes 
précieuses. 

Colonna  écrit  dans  un  italien  fortement  latinisé,  mais  dont  on 
a  exagéré  la  singularité.  La  Monnoye  (dans  les  Ménagiana)  pré- 
tend le  caractériser  ainsi  :  «  C'est,  sans  exagération,  un  italien 
plus  étrange  que  n'est  le  français  de  l'Ecolier  Limousin  dans 
Rabelais  ou  du  seigneur  Philausaune  dans  Henri  Estienne  ». 

Le  critique  italien  Apostolo  Zeno  va  plus  loin  :  «  Il  suo  stile 
è  un  continuo  gergo  di  Greco,  di  Latino  et  di  Lombarde,  col 
mescolamento  di  voci  Ebraiche,  Arabiche  e  Chaidee  »  (i).  Et 
M.  Thuasne,  à  son  tour  :  «  La  langue  toute  spéciale  dans  la- 
quelle il  est  écrit  et  où  l'on  remarque  un  mélange  d'hébreu,  de 
grec,  de  latin,  de  lombard,  de  toscan  et  de  vénitien  »  (2). 

Ce  sont  là  de  pures  exagérations.  L'italien  de  Colonna  est,  il 
est  vrai,  imprégné  de  latinismes  ;  mais,  si  nous  nous  reportons 
à  l'époque  où  l'ouvrage  parut,  le  courant  latinisateur  était  aussi 
puissant  en  Italie  qu'il  allait  le  devenir  en  France.  Ce  style 
est,  chez  nous,  celui  des  grands  rhétoriqueurs,  et  tout  parti- 
culièrement du  plus  insigne  d'entre  eux,  de  Jean  Lemaire. 
La  prose  des  Illustrations  de  Gaule  se  rapproche  beaucoup 
de  celle  du  Songe  de  Poliphile  :  une  même  douceur  mélo- 
dieuse, une  même  harmonie  continue  séduisent  le  lecteur  de 
l'un  et  l'autre  ouvrages. 

Deux  exemples,  pris  au  hasard,  suffiront  à  justifier  notre  rap- 
prochement et  à  donner  une  idée  de  l'écriture  abondante  et  ca- 
dencée, commune  à  ces  deux  auteurs  à  peu  près  contemporains. 

Le  premier  texte,  tiré  du  Songe  de  Poliphile  {1499),  décrit  la 
fontaine  mystérieuse  de  Vénus  : 

Una  dillequale  tornatile  columne,  alla  dextera  parte  cyanava  pre- 
fulgente  di  fînissimo  sapphyro,  et  dalla  sinistra  vernava  virente 
smaragdo  di  prestantissimo  colore  piu  lucentissimo  che  gli  affixi  per 
gli  ochii  al  Leone  al  tumulo  di  Hermia  regulo...  Negli  anguli  dilla 
corona  sopra  la  viva  et  centrica  linea  perpendiculare  di  qualunque 
substituta  columna  una  aruleta,  et  di  supra  excitata  una  imagine  di 
planita  cum  il  suo  appropriato  attributo  promineva.  La  sua  grande- 
cia  dal  tertio  dilla  subiecta  columna  exacta  symmetricamente  di  pu- 
rissimo  oro.  Nel  fronte  anteriore  alla  dextera,   il  falcifero  Saturno 


(i)  Cité  par  Popelin,  Songe  de  Poliphile,  Introduction,  p.  clxxui. 
(2)  Etudes  sur  Rabelais^  p.  270. 


454  APPENDICES 

assideva.  Et  alla  sinistra  la  noctiluca  Gynthia,  per  ordine  incomin- 
ciando  dal  primo  circinaoti  terminavano  ad  Selene.  Sotio  agli  quali 
nel  zophoro  in  circuito  cum  maximo  exquisito  di  artificio  elegante- 
mente  celati  vedevase  gli  duodeci  signi  zodiaci,  cum  le  superiore  im- 
pressione,  et  charactere,  cum  eximia  scalptura  expressi  (fol.  Y  8). 

Le  second  fragment,  tiré  des  Illustrations  de  Gaule  (1510), 
raconte  la  scène  mythologique,  où  Jupiter  invite  tous  les  dieux 
à  assister  au  mariage  de  Pelée  et  Thétis.  Voici  l'arrivée  d'Apol- 
lon : 

Tantost  après  survint  le  cler  Dieu  Apollo,  touchant  de  sa  harpe  do- 
rée par  grande  maistrise  :  ayant  le  chef  couronné  de  laurier.  Et  ame- 
noit,  en  un  bransle,  les  neuf  Muses,  filles  de  Jupiter  et  de  Mémoire... 
Icelles  neuf  Muses  chantèrent  diverses  chansons  toutes  concordantes 
en  raison  de  musique,  en  remémorant  chacune  en  sa  cantilene,  ce 
dont  elle  avoit  esté  inventeresse.  Clio,  pour  la  première,  recita  en  un 
chant  les  nobles  histoires  et  faits  chevalereux  des  preux  de  jadis  ; 
Melpomene,  la  seconde,  prononça  en  grave  accent  ses  authentiques  tra- 
gédies. Thalia,  la  tierce,  descliqua  ses  plaisantes  comédies  très  élé- 
gantes. Euterpe,  la  quarte,  feit  noble  modulation  de  ses  flultes,  dont 
elle  trouva  premièrement  l'usage.  Terpsichore,  la  cinquième,  diminua 
maint  bon  passage,  de  son  mélodieux  psalterion.  Erato,  la  sixième,  se 
degoisa,  et  dansa  doucement  selon  la  mesure  de  Géométrie.  Calliope, 
la  septième,  tressage  clergesse,  et  bien  literée,  de  sa  voix  clere  et 
resonnante,  chanta  maint  dittier  scientifique.  Urania,  la  huitième, 
fonda  toute  son  harmonie  sur  le  noble  mouvement  des  cieux.  Et  Po- 
lymnia,  la  neuvième  et  la  dernière,  meslée  de  plusieurs  sciences,  ac- 
centua maints  chants  Royaux,  balades,  serventois,  lays  et  virelays, 
aornez  de  couleurs  rhetoricales  (1.  I,  ch.  xxviri,  éd.  Slecher,  t.  I, 
p.  210). 

Mais  les  mots  grecs  et  hébreux,  chez  Colonna  >  dira-t-on. 

Le  Songe  de  Poliphile  renferme  tout  au  plus  une  trentaine  de 
mots  grecs  (Rabelais  en  a  dix  fois  autant)  et  en  ce  qui  touche  les 
prétendus  vocables  orientaux,  voici  ce  qu'en  pense  le  plus  récent 
traducteur  :  «  Quant  aux  mots  hébreux,  arabes,  syriaques  même, 
dont  on  veut  qu'il  ait  chargé  son  vocabulaire,  j'avoue  ne  les 
avoir  point  découverts...  Ce  qui  a  donné  créance  que  Colonna 
aurait  introduit  des  mots  orientaux  dans  son  langage,  ce  sont 
deux  inscriptions  hébraïques  et  deux  arabes  qu'il  a  mises  dans 
son  livre.  On  en  a  conclu  qu'il  était  versé  dans  la  connaissance 
de  la  langue.  C'est  peut  être  une  exagération  »  (1). 

(i)  Le  Songe  de  Poliphile.  trad.   l'opelin,  Introduction,  p.  cr.xxvii. 


RABELAIS  ET  COLONNA  455 

Une  année  après  la  seconde  édition  italienne  (1545),  parut  la 
version  française  par  Jean  Martin,  traducteur  de  Vitruve,  d'Al- 
berti  et  de  Serlio  :  Hypnevotomachie  ou  Discours  du  Songe 
de  Poliplnle  (15-16). 

Martin  n'avait  d'ailleurs  fait  (comme  il  le  déclare  expressément) 
que  revoir  la  traduction  élaborée  par  un  gentilhomme  «  vertueux 
et  de  bon  sçavoir  »  :  «  Il  est  digne  que  l'on  luy  en  sçache  gré,  veu 
mesmement  qu'il  l'a  extraicte  d'un  langage  Italien  meslé  de  Grec 
et  de  Latin,  si  confusément  mis  ensemble,  que  les  Italiens  mes- 
mes,  s'ils  ne  sont  plus  que  moyennement  doctes,  n'en  peuvent 
tirer  construction,  et  encores  a  tant  faict  que  d'une  prolixité  plus 
qu'Asiatique  il  l'a  reduict  à  une  briefveté  Françoise,  qui  con- 
tentera beaucoup  de  gens  ». 

La  version  la  plus  récente  et  la  plus  fidèle  est  celle  d'un  ar- 
tiste, Claudius  Popelin,  peintre  émailleur  doublé  d'un  érudit  et 
d'ua  poète  :  «  Le  Songe  de  Poliplnle  ou  Hypnérotomachie  du 
frère  Francesco  Colonna,  littéralement  traduit  pour  la  première 
fois,  avec  une  Introduction  et  des  Xotes  »,  Paris,  1883,  2  vol. 

Rabelais  a  parfaitement  connu  le  Songe  de  Poliphile.  Dans 
Gargantua,  ch.  ix,  il  le  mentionne,  en  comparant  son  symbo- 
lisme aux  hiéroglyphes  des  Egyptiens.  C'est  la  partie  architectu- 
rale qu'il  met  largement  a  profit  au  V  livre. 

Ses  nombreux  emprunts  ont  été  soigneusement  relevés  par 
M.  Solftoft - Jensen  en  1896  (i).  Plus  récemment,  M.  L. 
Thuasne  a  abordé  le  même  sujet  dans  ses  Etudes  sur  Rabelais 
(1904",  mais  tout  ce  qu'il  ajoute  aux  constatations  essentielles 
de  son  devancier  (qu'il  semble  ignorer)  est  vague  et  aventureux, 
comme  en  général  ses  autres  rapprochements. 

Si  l'on  excepte  la  mention  du  Gargantua,  maître  François 
n'a  tiré  aucun  parti  de  Colonna  dans  les  premiers  livres  de  son 
roman. 

Ce  n'est  pas  là  l'avis  de  M.  Thuasne.  Suivant  lui,  non  seu- 
lement Rabelais  imite  le  Songe  de  Poliphile  et  le  traduit  par 
endroits,  mais  encore  il  lui  emprunte  «  des  vocables,  par  exem- 
ple pastophore...  Iiorrijique  »  (p.  271),  etc.,  bien  que,  s'em- 
presse-t-il  d'ajouter  :  «  Rabelais  a  pu  également  le  tirer  du 
lat.  horrijîcus,  ainsi  que  pastophore  du  grec  7:x(îTO(p6po<;  ». 

Mais  alors  où  est  l'emprunt  à  Colonna,  qui  d'ailleurs  emploie 

(1)  Dans  la  Revue  d'hist.  litt.  de  la  France  de  1896,  p.  60S  à  612. 


456  APPENDICES 

pastophore  avec  le  sens  exclusif  de  «  niche  »,  qu'ignore  Rabelais, 
chez  lequel  ce  mot  désigne  «  les  pontifes  »  {Brlefve  Déclara- 
tion), nom  ironiquement  appliqué  aux  moines  (i).  Ajoutons  que 
des  trente  et  quelques  mots  grecs  dont  Colonna  fait  usage,  au- 
cun ne  se  rencontre  chez  Rabelais. 

Voici  un  autre  des  prétendus  vocables  tirés  de  VHypnerotoma- 
chia  :  «  Le  premier  emprunt  de  Rabelais  à  Colonna  est  relatif  à 
l'abbaye  de  Tliélème,  nom  qu'il  paraît  avoir  pris  à  Thelemia, 
l'une  des  nymphes  gracieuses...  ))  (Thuasne,  p.  272).  Or,  chez 
Rabelais,  Tliélème  est  tout  simplement  le  grec  ÔéX-zi^ia,  libre 
volonté,  la  devise  de  Thélème  étant:  «  Fais  ce  que  voudras  ». 

La  fontaine,  surmontée  de  trois  Grâces,  qui  se  trouvait  au 
milieu  de  la  basse  cour  de  Thélème  (1.  I,  ch.  lv)  et  qui  jettait 
l'eau  par  les  mammelles,  la  bouche,  les  oreilles,  rappellerait  ce 
passage  du  Songe  de  Poliphile  (fol.  f  r°)  :  «  Sopra  il  quale  [vaso] 
excitata  era  una  artifîciosa  arula,  supposita  aile  tre  Gratie 
nude...  Dalle  papille  délie  taie  délie  quale,  l'acqua  surgente  stil- 
lava  subtile...  » 

Mais  il  n'était  nul  besoin  de  copier  Colonna  pour  dédier  Thé- 
lème aux  Grâces.  Dans  les  Jardins  des  palais  italiens,  Rabelais 
avait  certainement  admiré  des  fontaines  jaillissantes,  surmon- 
tées de  Charités  jetant  l'eau  par  leurs  mammelles.  C'était  l'ac- 
cessoire de  tout  parc  seigneurial. 

En  somme,  et  comme  nous  l'avons  dit,  il  n'y  a  aucuns  trace 
positive  du  roman  de  Colonna  dans  les  premiers  livres.  Il  faut 
arriver  au  Cinquième  pour  trouver  des  reproductions  souvent 
textuelles  dans  les  descriptions  du  Temple  de  la  Dive  Bouteille. 

Le  Duchat  considérait  déjà  le  ballet  en  forme  de  partie 
d'échecs  (1.  V,  ch.  xxiv  à  xxv)  —  qui  manque  d'ailleurs  au  Ma- 
nuscrit —  comme  un  emprunt  à  Colonna,  où  l'on  trouve  la  des- 
cription d'un  bal  à  la  cour  de  la  reine  Eleuterilyda.  11  faut  y  ajou- 
ter, comme  l'a  signalé  M.  Solftoft-Jcnsen,  les  chapitres  :  xxxvii 
(dans  Poliphile,  description  des  portes  du  temple  de  Vénus), 
xxxviii  (description  du  pavé  de  mosaïque)  ;  xi.i  (la  lampe  qui 
éclaire  le  temple),  xr.ii  (la  fontaine  de  Vénus)  ;  xliv  (la  chapelle), 
—  qui  sont  des  emprunts  textuels,  et  dont  la  traduction  litté- 
rale diffère  de  la  version  abrégée  de  Jean  Martin.  L'auteur  a 
directement  puisé  dans  Colonna. 

En  dehors  de  quelques  termes  techniques  tirés  de'cette  source, 

(1)  Voy.  ci-dessus,  p.  S. 


RABELAIS  ET  COLONNA  4^7 

la  diction  quintessenciée  et  la  fiction  allégorisante  de  Colonna 
ne  sont  pas  restées  sans  influence  sur  la  pensée  et  le  style  de 
Rabelais.  On  constate,  d'une  part,  au  Quart  livre,  au  cours  des 
navigations  de  Pantagruel,  une  tendance  de  plus  en  plus  accu- 
sée à  l'allégorie,  tendance  inconnue  aux  livres  précédents  et 
découlant  directement  du  symbolisme  de  Colonna  ;  d'autre 
part,  au  V  livre,  les  discours  subtils  de  la  reine  d'Entéléchie 
sont  comme  l'écho  de  ceux  qu'on  lit  dans  le  Songe  de  Poliphile. 
Cette  double  action  mérite  d'être  retenue  (i). 

Remarquons,  à  ce  propos,  que,  des  nombreux  écrivains  du 
Cinquecento,  deux  seulement,  appartenant  tous  les  deux  à  la 
vie  monastique,  ont  vivement  intéressé  Rabelais.  En  premier 
lieu,  Folengo,  dont  les  Macaronées  lui  ont  fourni  une  demi- 
douzaine  d'allusions  ou  suggestions;  ensuite  Colonna,  dont  le 
Poliphile  l'avait  tout  d'abord  peu  attiré,  à  cause  de  son  inter- 
prétation symbolique  (que  notre  auteur  compare  à  celle  des  hié- 
roglyphes), mais  dont  les  belles  descriptions  artistiques  avaient 
fini  par  le  séduire  à  un  âge  plus  avancé. 

Et  lorsque  Rabelais  s'était  mis  à  préparer  les  matériaux  de 
son  V  livre  y  il  avait  transcrit  littéralement  en  français,  de 
l'édition  princeps  qu'il  avait  lue  dans  sa  jeunesse,  quelques  cha- 
pitres et  fragments  touchant  tantôt  le  jeu  d'échecs  sous  forme 
de  ballet  et  tantôt  la  fontaine  de  Vénus  ornée  de  colonnes  pré- 
cieuses, avec  l'intention  manifeste  de  les  retoucher  à  la  rédac- 
tion définitive.  La  mort  l'en  ayant  empêché,  ces  pièces  et  mor- 
ceaux sont  restés  tels  quels  dans  le  Manuscrit  (1562),  et  dans 
l'Edition  (i  564)  du  V  livre,  où  ils  figurent,  à  proprement  parier, 
à  l'état  de  transpositions  littérales,  procédé  diamétralement 
opposé  au  travail  de  composition  de  notre  auteur. 

(i)  Nous  y  reviendrons  plus  amplement  dans  notre  étude  sur  les 
éléments  constitutifs  du  V^  livre  de  Rabelais. 


APPENDICE    B 

THÉOPHILE     FOLENGO 

(A  PROPOS  DE  LA  €  Tempête  »^ 


Un  des  épisodes  les  plus  connus  des  navigations  de  Panta- 
gruel —  celui  des  moutons  de  Panurge  (ch.  vi  à  vin)  —  a  été 
inspire  à  Rabelais  par  les  Macaronées  de  Théophile  Folengo, 
dont  l'édition  définitive  remonte  à  1530.  Notre  auteur  en  a  tiré 
le  canevas,  ?ur  lequel  il  a  brodé  de  brillantes  improvisations, 
comme  le  dialogue  entre  Panurge  et  Dindenault. 

On  a  également  prétendu,  mais  à  tort,  que  l'épisode  capital 
du  Quart  livre,  la  Tempête  (ch.  xviii  à  xxii)  dérive  de  la  même 
source,  tandis  qu'il  s'agit  d'un  lieu  commun  qu'on  rencontre 
dans  toutes  les  littératures.  Dans  l'Antiquité,  la  description 
qu'en  a  donnée  Virgile  est  célèbre,  et  Rabelais  s'en  est  souvenu. 
Au  Moyen  Age,  rappelons  la  tempête  décrite  par  Wace  et  par 
l'auteur  du  Roman  de  Tristan  (i)  ;  plus  tard,  celle  qu'on  lit 
dans  une  des  branches  du  Roman  de  Renart  (2)  et  dans  le  Mys- 
tère des  Actes  des  Apôtres  (3)  de  Bourges  (1536). 

A  l'époque  de  la  Renaissance,  la  description  de  Folengo,  dans 
ses  Macaronées,  a  fourni  quelques  traits  secondaires,  mais  seu- 
lement quelques  traits,  à  Rabelais.  La  «  Tempête  »  du  Panta- 
gruel se  distingue  de  toutes  celles  qui  l'ont  précédée  par  le 
réalisme  des  détails,  la  vie  débordante  de  l'ensemble  et  surtout 
le  vocabulaire  nautique  qui  lui  donne  un  relie!  puissant. 

Les  rapprochements  de  détails,  qu'on  a  tenté  d'établir  pour 
cet  épisode  entre  Folengo  et  Rabelais,  sont  ce  qu'il  y  a  de  plus 
superficiel.  Tel  ce  passage  (ch.  xviii):  «  Le  pilot...  commanda 
tous  estrc  à  l'herte...  fît  mettre  voiles  bas,  mejane,  contre- 
mejane...  »,  qu'on  rapproche  de  ces  vers  des  Macaronées, 
chîint  XI  : 


(i)  Voy.  Jal,  Archéologie  navale,  t.  1,  p.  192  et  suiv 

(2)  Cf.  Rev.  Et.,  Rab.,  t.  X,  p.  Sqj  à  393" 

(3)  Ibidem,  p.  307. 


THEOPHILE:  FOLENGO  4)9 

Plurima  sollicitis  famulis  gridando  comaDdat, 
Cui  parent  omnes  facientes  mille  facendas  ; 
ilic  mollat  cordam,  tirât  ipse,  revinculat  alter... 

Certains  traits  d'ordre  psychologique,  comme  la  lâcheté  de 
Panurge.  qui  se  trahit  ici  pour  la  première  fois  (i),  et  les  vœux 
qu'il  fait  pendant  l'orage,  sont  peut-être  inspirés  de  Folengo. 
Nous  disons  «  peut-être  »,  car  ces  traits  ne  sont  nullement  par- 
ticuliers aux  Macaronées  :  Renart,  assailli  par  la  tempête,  est 
saisi  de  peur  et  promet  de  se  croiser  ;  puis  il  invoque  Dieu  «  et 
tous  les  saints  qui  sont  saints  »;  la  belle  guerrière  Marphise, 
de  VOrlando  furioso,  qui  subit  aussi  une  tempête  sur  mer, 
s'effraie  de  l'orage  et  fait,  elle  aussi,  des  vœux  (chant  XIX, 
strophe  XLvii),  Ces  sentiments  sont  si  naturels  qu'ils  ont  pour 
ainsi  dire  passé  en  proverbe  :  Passato  il  pericolo,  rjabbato  il 
santo  (2). 

Restent,  comme  emprunts  réels,  outre  l'épisode  des  moutons, 
cartains  traits  du  caractère  complexe  de  Panurge.  Mais  il  y  a, 
dans  l'ensemble,  entre  ce  personnage  et  le  Cingar  de  Folengo, 
toute  la  distance  qui  sépare  l'ignorant  moine  de  Cipade  du  plus 
universel  des  écrivains  de  la  Renaissance.  On  n'en  a  pas  moins 
exagéré  jusqu'à  l'absurde  les  prétendus  rapports  entre  les  Ma- 
caronées et  Pantagruel,  allant  jusqu'à  voir  dans  le  poème  ma- 
caronique  le  point  de  départ  du  roman  rabelaisien. 

Cette  illusion  remonte  à  la  version  française  de  1606  des 
Macaronées,  qui  porte  en  sous-titre:  «  Prototype  de  Rabelais  », 
et  débute  par  cet  avis  de  l'imprimeur:  «  Lecteur,  voicy  un  Pro- 
totype de  Rabelais...  ».  C'était  là,  comme  nous  dirions  aujour- 
d'hui, une  réclame  de  libraire.  Les  lecteurs  l'ont  prise  au  sérieux 
et  elle  est  devenue,  au  xix'  siècle,  l'opinion  courante  en  Italie 
aussi  bien  qu'en  France  (3), 

En  fait,  parodie  satirique  mise  à  part,  il  n'y  a  rien  d'essen- 
tiellement commun  entre  les  deux  œuvres.  Nous  avons  montré 
ailleurs  (4)  l'inanité  de  ces  rapprochements  au  petit  bonheur. 

(i)  On  n'a  pas  assez  remarqué  qu'au  livre  II,  ch.  xvi,  Panurge  rosse 
le  guet,  risque  sa  peau  ou  sa  liberté  dans  des  farces  dangereuses  et  que^, 
pour  se  sauver  des  Turcs,  il  a  tué  son  gardien.  Ce  côté  opposé  du  ca- 
ractère de  Panurge  est  encore  plus  accentué  dans  le  livre  posthume. 

(2)  Voy.  ci-dessus,  p,  354. 

(3)  Voy.  notre  étude  sur  «  Folengo  et  les  Jiïacaronées  »,  dans  Rev. 
Et.  Rab.,  t.  X,  p.  384  à  410. 

(4)  Dans  l'étude  citée  ci-dessus. 


46o  APPENDICES 

Il  suffira  d'ajouter  ici,  qu'en  dehors  des  quelques  traits  secon- 
daires d'ordre  psychologique  dont  nous  admettons  le  rapproche- 
ment, le  poème  de  Folengo  n'a  eu  aucune  influence  sur  le  ro- 
man de  Rabelais. 

Chose  curieuse,  la  langue  factice  des  Macai'onées  —  mélange 
de  latin  et  d'italien  (littéraire  ou  dialectal)  latinisé  —  genre  dé- 
veloppé et  non  créé  par  Folengo,  n'a  pas  laissé  non  plus  de 
vestiges  dans  notre  roman,  dont  les  phrases  macaroniques  sont 
puisées  ailleurs  ou  appartiennent  en  propre  à  Rabelais  (i). 

En  somme,  les  Macavoiiées  n'ont  aucun  lien  étroit  avec 
Gargantua  tt  Pantagruel.  C'est  faire  trop  d'honneur  à  Folengo 
que  de  le  considérer  comme  un  prédécesseur  de  Rabelais  parce 
qu'il  a  ridiculisé  les  seigneurs  et  les  moines  :  c'est  le  fond  com- 
mun de  la  satire  du  Moyen  Age.  Encore  moins  peut-on  voir  en 
Merlin  Coccaie  le  «  prototype  de  Rabelais  »  :  c'est  une  préten- 
tion dénuée  de  toute  base  solide  et  qu'on  n'aurait  jamais  prise  en 
considération,  si  la  critique  n'avait  pas  été  depuis  deux  siècles 
suggestionnée  par  «  l'avis  de  l'imprimeur  »  de  la  version  de 
1606,  ainsi  que  par  la  langue  du  traducteur  imprégnée  çà  et  là 
de  la  substantiiique  moelle  rabelaisienne. 

11  est  juste,  néanmoins,  de  reconnaître  que  Folengo  a  réussi 
à  attacher  son  nom  à  une  œuvre  ingénieuse,  originale,  unique 
dans  son  genre.  Elle  n'est  pas  non  plus  dépourvue  d'intérêt 
pour  l'histoire  sociale  de  l'Italie  à  l'époque  de  la  Renais- 
sance (2). 

(i)  Nous  reviendrons  sur  ce  sujet,  dans  le  deuxième  volume  de  cet  ou- 
vrage. 

(2)  L'édition  la  plus  récente  des  Macaronées  a  paru  dans  la  série 
«  Scrittori  d'Italia  »,  sous  le  titre  Le  Alacclieroticc,  par  A.  Luzio,  Bari, 
1912,  2  vol.  pet.  in-80.  Ce  n'est  pas  une  édition  critique,  mais  une 
réimpression  soignée  de  l'édition  de  i552,  très  peu  différente  delà  Cipa- 
dense  (i53o),  mais  se  distinguant  notablement  de  la  Toscolane(i52i).  Un 
lexique  d'une  quarantaine  de  pages  (mais  sans  renvois  au  texte)  clôt 
cette  édition.  —  L'édition  critique  reste  toujours  à  faire.  Nous  en  avons 
donné  un  échantillon  dans  notre  étude  sur  l-'olengo,  Rev.  Et.  Kab.,  t.  X, 
p.  399  à  409. 


APPENDICE    C  . 

AUGUSTE   JAL 

(A  PROPOS  DES  Termes  nautiques) 


Un  panégyriste  du  milieu  du  xvii"  siècle,  Antoine  Leroy,  dans 
ses  Elogia  Rabelœsina  (ouvrage  resté  manuscrit),  consacre  à  Ra- 
belais marin  un  chapitre  spécial  intitulé  :  «  De  nautica  arte,  de 
qua  aptissime,  utexpertissime,  scripsit  Rabeleesus  ».  Un  siècle 
plus  tard,  le  marquis  de  Coulant  imite  en  vers  la  l^empête  de 
Rabelais  et  lui  donne  une  place  dans  son  recueil  (i).  Mais  ces 
témoignages  d'admiration  restèrent  isolés.  Personne  ne  s'avisa 
de  contrôler  la  véracité  des  détails  nautiques  donnés  par  Rabe- 
lais. Les  commentateurs  eux-mêmes  reculèrent  devant  une  tâ- 
che aussi  ardue  et  délicate,  soit  à  cause  de  la  multiplicité  des 
renseignements  qu'elle  suppose,  soit  par  un  sentiment  de  con- 
fiance absolue  dans  la  bonne  foi  du  maître. 

Le  Duchat  est  à  peu  près  muet  sur  la  nomenclature  nautique, 
et  l'édition  Varioruin.  si  prolixe  par  ailleurs,  se  contente,  à 
propos  de  la  voilure,  de  cette  affirmation  de  De  Marsy:  «  Noms 
de  voiles  qu'il  serait  trop  lonj  et  même  inutile  d'expliquer, 
ainsi  que  beaucoup  d'autres  termes  de  marine  qui  se  rencon- 
trent dans  ce  chapitre;  mes  remarques  ne  seraient  guères  en- 
tendues que  des  marins  qui  n'en  ont  que  faire  ». 

I.  —  Diatriba  de  Jal  contra  Rabalais. 

Tel  était  l'état  de  la  question,  lorsqu'un  érudit  spécialiste,  Au- 
guste Jal  (mort  en  1873),  très  versé  dans  k  s  choses  de  la  marine, 
auteur  d'un  vaste  Glossaire  nautique  (1848),  soumit  à  un  exa- 
men systématique  les  chapitres  du  Quart  livî'e  sur  le  «  Navi- 
guaige  »  de  Pantagruel.  11  leur  consacra  une  première  et  longue 
étude  en  1840,  dans  son  Archéologie  navale  (t.  II,  p.  497  à 

(i)  Morale  enjouée  ou  Recueil  de  fables,  contes,  épigrammes,  pièces  fu- 
gitives, Cologne,  1783,  p.  198  à  2i3  :  «  La  Tempête  de  Rabelais  ». 


402  APPENDICES 

560")  et.  huit  ans  plus  tard,  il  revint  sur  le  même  sujet  dans 
plusieurs  articles  de  son  Glossaire  nautique.  Sa  critique  aboutit 
à  ce  résultat  (qu'il  formule  à  la  p.  527):  «  Rabelais  avait  des 
notions  très  superficielles  des  choses  navales,  la  nomenclature 
maritime  lui  était  à  peine  connue  ;  il  ignorait  la  tactique  aussi 
bien  que  la  valeur  des  termes  spéciaux...  Enfin,  la  marine  est 
dans  Rabelais  une  chose  vaine  et  creuse  ». 

Cette  conclusion  est-elle  justifiée,  et  les  données  sur  lesquel- 
les elle  se  fonde  sont-elles  solidement  établies.^  Voilà  ce  que 
nous  allons  rechercher  par  un  examen  attentif  des  arguments  et 
des  faits  rassemblés  par  l'auteur. 

Ce  qui  frappe  tout  d'abord,  dans  cette  critique,  c'est  la  passion 
qui  l'inspire  et  la  guide.  Le  spécialiste  moderne  veut  à  tout 
prix  trouver  en  défaut  l'illustre  écriv:;in.  Cette  prévention  de- 
vient une  véritable  hantise,  qu'il  s'efforce  de  faire  partager  au 
lecteur.  L'examen  dégénère  en  diatribe,  le  ton  familier  va  jus- 
qu'à l'irrévérence  et  l'animosité  s'exhale  dans  des  apostrophes 
comme  celle-ci  (p.  512):  «  Vous  ne  savez  pas  la  marine;  qui 
vous  force  d'en  deviser.^  Pourquoi  ramasser  les  termes  sur  les 
quais  d'un  port,  ou  dans  un  vocabulaire,  et  nous  les  jeter  ainsi 
à  poignées  ))?  (i) 

Quels  sont  donc  les  griefs  que  Jal  formule  contre  Rabelais.^ 
On  pourrait,  à  notre  avis,  les  résumer  sous  ces  trois  rubriques  : 
anachronismes,  nomenclature,  variantes  graphiques, 

A.  —  ANACHRONISMES. 

En  abordant  le  «  naviguaigc  »  de  Pantagruel,  Jal  a  envisage 

les  chapitres  xviii  à  xxni  comme  un  tout  à  part  et  sans  attache 

avec  le  reste  de  l'ouvrage.  Cette  manière  de  traiter  le  sujet  lui 

\KJ     a  fait  méconnaître  le  caractère  spécial  du  roman  rabelaisien, 

i\     dans  lequel  la  satire,  le  comique  et  le  burlesque  se  côtoient. 

Le  procédé  cumulatif  en  dérive.  Les  groupements  lexiques 
de  Rabelais  sont  puisés  aux  sources  les  plus  diverses,  à  l'Anti- 
quité comme  au  Moyen  Age,  et  le  grec,  particulièrement,  est 
mis  à  contribution  pour  enrichir  les  séries  verbales. 

(i)  dette  critique  s'appliquerait  peut-être  avec  plus  de  raison  aux 
Travailleurs  de  la  lucr  {\866),  on  Victor  Hugo  semble  justement  avoir 
déverse  à  pleines  pages  le  Glossaire  nautique  de  Jal,  de  même  que,  dans 
son  roman  tic  Quatre-viupl-lrei^e  (1S73),  il  a  copié  à  tort  et  à  travers 
le  Glossaire  du  patois  de  Guernescy  par  Georges  Métivier  (1870). 


AUGUSTE  JAL  403 

S'agit-il,  par  exemple,  des  vaisseaux  de  mer?  Rabelais  citera 
à  la  fois  (l.  III,  ch.  li):  «  Les  grosses  orcades  »,  —  6Xx.a,Ss<;, 
vaisseaux  de  transport  et  de  charge,  —  «  les  amples  tlialaine- 
ges  »,  —  ôaXaa'/iyol,  sortes  de  gondoles  égyptiennes  garnies  de 
chambres,  —  «  les  fors  gu:illions,  les  naufs  cliiliandres  et  mi- 
îHandres  »,  —  ^(^tXixvSpoï,  [t/ipiavâpoi,  qui  contenaient,  ou  pou- 
vaient contenir,  mille  hommes  et  dix  mille  hommes,  —  sans 
oublier  les  «  liburniques  »  —  Uburnicœ  (naoes),  brigantins  ou 
felouques  (1.  IV,  ch.  i),  et  les  celoces,  fins  voiliers  ou  avisos 
(1.  IV,  ch.  m)  de  son  père  Gargantua  (i). 

Reprocher  maintenant  à  Rabelais,  comme  le  fait  Jal,  d'avoir 
transporté  au  xvf  siècle  des  appellations  de  navires  antiques 
(telles  que  «  liburniques,  thalamèges,  trirèmes,  céloces  »),  qui 
sont  des  souvenirs  classiques,  c'est  absolument  méconnaître  les 
particularités  stylistiques  du  roman  et  faire  ainsi,  de  sa  propre 
ignorance,  un  grief  à  l'auteur  de  Pantagruel  : 

Que  les  nefs  de  la  flotte  pantagruélique  scient  des  galions,  c'est  à 
merveille  ;  qu'elles  soient  des  ramberges,  rien  de  mieux,  mais  des 
liburniques  ou  liburnes,  mais  des  trirèmes,  non,  et  cela  je  ne  puis 
le  passer  à  notre  romancier  (p.  50i). 

Il  y  avait  au  xvi'  siècle  plus  d'une  espèce  de  navires  légers  et  rapi- 
des, mais  aucun  n'avait  gardé  le  nom  de  celoce  (p.  504). 

De  pareilles  remarques  sont  d'une  candeur,  qui  aurait  fait 
sourire  d'indulgence  maître  François. 

Rabelais  dira  également  (l.  IV,  ch.  xx)  :  «  Nostre  amé,  plon- 
gez le  scandai  et  les  bolides...  »,  en  faisant  suivre  le  terme 
technique  italien  pour  sonde  {scandaglio)  de  son  équiva- 
lent grec  (poXtç),  selon  le  procédé  cumulatif  qui  lui  est  familier, 
et  non  pas  comme  le  pense  Jal  {Glossaire,  v°  scandai):  «  Ra- 
belais fait  une  bathologie,  pour  avoir  le  plaisir  de  mettre  un 
mot  grec  à  côté  d'un  mot  italien,  et  sans  s'inquiéter  d'être  rai- 
sonnable; ce  qui  lui  arrive  un  peu  trop  dans  son  IV  livre  ». 

Une  méprise  analogue  a  amené  le  critique  moderne  à  une 
série  de  confusions  (dont  il  fait  autant  de  griefs  à  Rabelais),  à 
propos  du  rôle  joué  dans  le  «  naviguaige  »  par  la  galère  de 
Pantagruel. 

La  galère  a  été,  pendant  le  ÎMoyen  Age,  le  vaisseau  par  ex- 

(i)  On  lit  ô/xKç  chez  Hérodote,  Thucydide,  Xénophon;  Ocàuti/iyol,  chez 
Strabon,  Athénée,  Suétone;  triremis,  chez  César,  Tite-Live,  Suétone; 
celox,  dans  Plante,  Varron,  Tite-Live;  liburnica  (navis),  dans  Pline  le 
jeune,  Tacite,  Suétone. 


^04  APPENDICES 

cellence,  le  croiseur  d'escadre,  en  usage,  surtout  dans  la  Méditer- 
ranée, depuis  le  xi'  jusqu'au xyii*"  siècle.  C'était  un  navire  effilé, 
éminemment  propre  aux  évolutions.  Sa  haute  antiquité  et  sa 
grande  rapidité  la  recommandaient  également  à  l'attention  de 
Rabelais.  Avec  la  liberté  qu'on  a  de  tout  temps  reconnue  aux 
conteurs,  celui-ci  prend  donc  galère  au  sens  de  grand  bateau  ou 
de  nauf,  sur  laquelle  il  fait  embarquer  Pantagruel  et  ses  gens, 
non  sans  l'avoir  auparavant  pourvue  de  tout  l'attirail  de  l'époque 
«  Pilotes,  nauchiers,  fadrins,  espaliers,  argousins,  comités...  ». 
Sa  description  répond  à  peu  près  exactement  à  celle  de  la  Grande 
Maisiresse  de  Marseille  de  1525  ou  à  une  galère  vénitienne  de  la 
même  époque,  telle  que  la  décrit  Bartolomeo  Crescenzio  (p.  95)  : 
«  In  ogni  galea  (di  xvi  secolo)  questo  era  lo  stato  maggiore  :  Ca- 
pitano,  Padrone,  Comito  di  mezzania,  sottocomito  a  prora.  Pi- 
loto  con  duo  consiglieri,  l'Algozzino  con  almeno  sedici  compagni 
o  marinari  di  guardia...  ». 

L'identification  chez  Rabelais  de  la  nauf  avec  la  galère  une 
ois  admise  —  et  cette  identification  saute  aux  yeux  —  que  si- 
gnifient les  objections  que  Jal  ne  se  lasse  pas  d'étaler  sur  plu- 
sieurs pages  et  qui  tournent  autour  du  même  cercle  vicieux  ? 
D'une  part,  il  reproche  à  notre  auteur  d'avoir  confondu  les 
deux  catégories  de  navires  et,  d'autre  part,  une  fois  ce  cas  pen- 
dable admis,  il  ne  lui  reproche  pas  moins  amèrement,  et  à  vingt 
reprises  diflcrentes,  d'avoir  équipé  sa  galère  suivant  les  dispo- 
sitions des  galères  et  non  pas  (comme  l'aurait  souhaité  Jal)  sui- 
vant le  gréement  des  nauj's  de  l'époque  (p.  514  à  516)  : 

11  n'y  a  des  rembades  que  sur  les  galères,  et  Pantagruel  est  sur 
une  nef... 

Sur  la  nauf  il  n'y  a  point  de  comité...  il  n'y  a  plus  d' argousins... 
et  la  nef  n'a  point  d'estanterol... 

Encore  une  erreur  grossière  !  Il  ne  saurait  y  avoir  d'espaliers  sur 
la  nef,  puisqu'une  nef  n'est  pas  un  bâtiment  à  rames. 

Jal  à  qui  appartiennent  en  propre  ces  prétendues  confusions, 
les  impute  à  Panurge  comme  autant  de  «  bévues  »  : 

Je  passe  à  Panurge  ses  bévues  ;  il  est  fou  de  peur  et  ses  terreurs 
peuvent  l'excuser  ;  mais  frère  Jean,  qui  a  toute  sa  tête,  qui  est  un 
homme  intelligent  et  qui,  depuis  son  embarquement  sur  la  thala- 
mège,  a  dû  apprendre  quelques  termes  particulieis  aux  nefs,  que 
pen-^er  de  lui  quand  il  ne  dit  pas  un  mot  qui  n' appartienne  au 
vocabulaire  des  galères  ? 

Ce  n'est  pas  fini.   Suivons   frère  Jean  et  voyons  s'il  aura  par  ha- 


AUGUSTE  JAL  \à'^ 

sard  une  expression  juste  dans  tout  son  discours  :  «  Il  seul,  dit-il  à 
Panurge,  ne  aide  à  la  chorme  ».  Encore  les  galères!   Les  matelots 
d'une  nef  ne  composaient  pas  une  chorme,  mais  un  équipage. 
Panurge  et  frère  Jean  ont  fait  assaut  de  non-sens  et  de  balourdises. 

On  a  peine  à  en  croire  ses  yeux,  quand  on  lit  ces  passages.  Es- 
sayons cependant  d'y  jeter  quelque  clarté. 

Jal,  à  tort  ou  à  raison,  reproche  à  Rabelais,  comme  une 
«  faute  grossière  »,  d'avoir  pris  une  galère  pour  un  navire.  Cette 
erreur,  si  erreur  il  y  a,  capitale  d'après  Jal,  semble  un  péché 
véniel  à  tout  lecteur  tant  soit  peu  familiarisé  avec  les  procédés 
du  maître.  Car,  pour  parler  franchement,  il  ne  faut  pas  être 
grand  clerc  es  pilotaiges  pour  savoir  discerner  un  navire  propre- 
ment dit  ou  une  nauf  d'un  vaisseau  à  rames;  et  si  Rabelais, 
—  qui,  sans  être  un  savant  universel,  possédait  assez  de  clartés 
sur  toutes  choses  pour  être  parfaitement  renseigné  sur  les  sujets 
qu'il  traite  dans  son  livre,  —  a  préféré  à  la  nef  la  galère,  ce 
type  de  bâtiment  étant  plus  familier  à  ses  lecteurs,  le  choix  est 
chez  lui  intentionnel,  et  il  est  peu  raisonnable  de  lui  en  faire 
un  grief  sérieux  et  continu. 

Cependant,  adoptons  un  instant  la  manière  de  voir  de  Jal  et 
admettons  que  Rabelais  a  eu  tort  de  substituer  une  galère  à  sa 
nef  primitive.  La  galère  l'a  donc  emporté,  la  galère  seule,  c'est 
chose  entendue.  Mais  alors,  si  galère  il  y  a,  pourquoi  lui  en 
vouloir  de  l'avoir  armée  à  l'instar  de  toutes  les  galères  méditer- 
ranéennes du  commencement  du  xvi''  siècle  .^  Pourquoi,  alors, 
lui  reprocher  dix  fois,  vingt  fois,  d'avoir  prêté  à  ses  personna- 
ges, —  Panurge,  Frère  Jean,  etc.,  —  exclusivement  le  langage 
des  galères.^ 

Ces  anachronismes  supposés,  ces  prétendues  confusions  sont 
chez  Rabelais  voulus,  réfléchis.  Les  objections  de  Jal  à  cet 
égard  reposent  sur  une  méconnaissance  totale  de  la  facture  du 
roman  rabelaisien  et  sur  une  véritable  pétition  de  principe  qui 
a  induit  le  critique  à  toutes  sortes  de  contradictions. 

Envisageons  maintenant  un  autre  aspect  du  problème. 

B.  -  NOMENCLATURE. 

«  Si  on  passe  brusquement  des  récits  maritimes  de  Froissart 
à  la  Navigation  du  compaignon  à  la  bouteille  (1574)  (i),  on 

(i)  L'opuscule  en  question  date,  sous  ce  titre,  de  1545,  mais  en  fait, 
sous  celui  de  Panurge,  Disciple  de  Pantagruel,  il  remonte  à   i538. 

3o 


466  APPENDICES 

est  Stupéfait  de  la  transformation  qui  s'est  opérée  dans  la  no- 
menclature navale  »,  nous  dit  M.  Charles  de  la  Roncière  (t.  II, 
p.  460). 

Ce  contraste  est  encore  plus  frappant,  si  on  passe  du  «  navi- 
guaige  »  de  Pantagruel  au  Tlirésor  de  Nicot  (1606),  qui  donne 
spécialement  «  les  mots  propres  de  marine  »  en  usage  à  la  fin 
du  xvi^  siècle.  La  grande  majorité  des  termes  nautiques  rabe- 
laisiens manque  à  Nicot,  et  Cotgrave  (161 1)  n'a  fait  que  les  ti- 
rer de  Rabelais  lui-même.  Aucun  écrivain  parmi  ceux  qui  ont 
traité  des  sujets  maritim.'s  n'a  disposé  d'une  nomenclature 
aussi  abondante,  aussi  originale  et,  en  somme,  plus  parfaite- 
ment authentique.  Nulle  part  la  bonne  foi  du  maître  et  ses  pro- 
cédés d'élaboration  n'éclatent  plus  clairement  que  dans  ces  cha- 
pitres du  «  naviguaige  »,  où  il  a  consigné  le  résultat  d'observations 
consciencieuses  et  renouvelées.  Ce  n'est  pas  dans  les  livres  tech- 
niques, d'ailleurs  inexistants  à  cette  époque,  mais  —  comme 
nous  l'avons  montré  —  à  la  source  même  qu'il  a  puisé  sa  riche 
nomenclature.  11  l'a  recueillie  de  la  bouche  des  matelots  ligé- 
riens,  bretons,  catalans,  languedociens,  provençaux,  vénitiens; 
et  ces  termes,  alors  encore  vivaces  et  appartenant  au  double  vo- 
cabulaire océanique  et  méditerranéen,  il  les  a  ajoutés  au  stock 
de  mots  nautiques  français  de  son  époque,  réalisant  ainsi  un 
ensemble  unique  dans  son  genre. 

De  toutes  les  critiques  que  Jal  adresse  à  Rabelais,  la  plus 
injuste  certes  est  celle  qui  touche  à  l'ignorance  de  la  valeur  des 
termes  nautiques:  «  L'intention  de  Rabelais,  dil-il  (p.  523),  fut 
bien  plus  de  faire  entrer  le  plus  grand  nombre  possible  de  mots 
techniques  dans  son  livre  que  de  les  y  encadrer  en  connaissance 
de  cause  ». 

Jal  conteste  à  la  fois  la  réalité  de  certains  termes  nautiques 
employés  par  Rabelais  (leur  valeur  technique  et  leur  usage  au 
xvi'  siècle),  et  le  sens  qu'il  attribue  à  d'autres.  Examinons  ce 
double  point  de  vue. 

I.  —    Termes  contestés. 

Voici  les  termes  que  Jal  conteste  soit  sous  "le  rapport  chrono- 
logique, soit  sous  le  rapport  de  leur  usage  nautique  proprement 
dit: 

Contremejane.  Nous  n'avons  rcacontrc  cette  forme  du  mot  conlre- 
misaiDC  que  ciaos  le  IV*  livre  dii  Kabolais  (Glossaire).  —  Le  contre- 


AUGUSTE  JAL  .^67 

artimon  que  Rabelais,  fidèle  à  ses  formes  bizarres,  appelle  contre- 
viejane,  de  l'italien  mei,  fort  peu  usité,  même  en  ce  temps  là,  et  qui 
était  un  synonyme  de  Tne\\o  (p.  5o5). 

Ce  terme  serait  donc,  suivant  Jal,  propre  à  Rabelais,  et  no- 
tamment «  une  de  ses  formes  bizarres  ».  Or,  la  Grande  Mais- 
tresse  (i)  de  Marseille  (1525)  porte  comme  voiles,  en  partant  de 
l'arrière,  une  mejane  et  une  contremejane  (la  Roncière,  t.  II, 
p.  482);  et  cette  forme  est  si  peu  «  bizarre  »  que  le  provençal 
l'a  toujours  connue  comme  telle  :  contî'emejano  est  la  source  im- 
médiate du  terme  rabelaisien  et  l'étymologie  proposée  par  Jal 
est  purement  illusoire. 

Estanterol.  Rabelais  a  Jeté  le  mot  estanterol  dans  le  ch.  xix  du 
livre  IV  de  Pantagruel,  au  milieu  d'autres  termes  de  marine,  sans 
avoir  égard  à  leur  véritable  sens:  «  Deçà,  Gymnaste,  icy  sur  Vestan- 
ierol  »  est  une  phrase  inintelligible  pour  un  marin  (Glossaire). 

Jal  aurait  dû  ajouter  :  «  pour  un  marin  du  xix'  siècle  »  ;  mais, 
au  XVI*  siècle,  Vestanterol,  c'est-à-dire  le  pilier  placé  à  la  tête 
du  coursier  d'une  galère,  près  de  la  proue,  était  également  fa- 
milier (comme  on  l'a  vu)  au  langage  nautique  catalan,  languedo- 
cien et  vénitien. 

Fadrin.  L.qs  fadrins  étaient  les  argousins,  gardiens  de  la  chiourme, 
selon  Oudin.  Ce  mot,  que  je  n'ai  lu  dans  aucun  document,  appartient 
à  l'idiome  de  Valence  (p.  5o2). 

La  définition  d'Oudin  est  inexacte,  comme  le  reconnaît  plus 
tard  Jal  dans  son  Glossaire,  où  il  cite  en  même  temps  ce  passage 
extrait  des  Faits  de  la  marine  (151 5-1 520)  d'Antoine  de  Con- 
flans  ;  «  ...  quarante /adrms  au  prix  de  iiii  livres  par  moys 
chaicun...  »  Le  terme  est  catalan  et  signifie  proprement  «  marin 
novice  ». 

Fernel.  Fernel  pour  frenel,  qui  n'était  pas  usité  dans  la  marine, 
mais  qui  venait  de  V itaUen  J'renello. 

Cette  assertion,  comme  l'exemple  précédent,  est  erronée.  La 
Roncière  cite  déjà  fresnelles,  comme  terme  nautique,  dans 
Vlaventaire  de  la  barge  de  1369  (t.  II,  p.  481),  et  l'origine  du 
mot  est  également  catalane  ou  languedocienne,  langues  dans  les- 
quelles/e/'/ieZ  garde  encore  cette  valeur  technique.  Remarquons 

(i)  Cet  Inventaire  de  la  Grande  Maistresse  est  conservé  aux  Archives 
nationales  (X  8021,  fol.  200  et  suiv.j. 


468  APPENDICES 

encore  que  fernel  manque  au  Glossaire  de  Jal,    le    critique 
n'ayant  pas  connu  l'usige  n  lutique  du  mot. 

Insail.  C'est  un  hissas  ou  issas,  une  drisse  que  Rabelais  appelle 
ainsi  contre  l'usage  qui  n'admettait  pas  plus  cette  prononciation  en 
ail  que  celle  en  aile  à  propos  de  maestra  (p.  5 16)...  Insail  est  une  de 
ces  formes  étranges  que  l'auteur  de  Pantagruel  affecta  souvent,  ou 
par  caprice  ou  pour  reproduire  les  prononciations  familières  de  son 
temps  à  certaines  provinces.  Les  Normands  criaient  probablement 
quand  ils  hissaient  :  insa  là  I  (hisse  là  !;  et  Rabelais  aurait  fait  insail 
de  ces  deux  mots  (p.  5 1 8). 

L'impropriété  des  termes  trahit  ici,  comme  ailleurs,  l'inex- 
périence de  Jal  en  matière  philologique.  N'est-il  pas  plaisant  de 
voir  reprocher  à  Rabelais  d'avoir  forgé  un  terme  contre  Vu- 
sage,  sous  prétexte  que  le  suffixe  ail  avait  cessé  d'être  un  élé- 
ment formatif?'  Des  termes  comme  attirail,  éventail,  portail, 
etc.,  ne  sont  attestés  qu'après  Rabelais.  En  réalité,  insail  est 
un  dérivé  de  inser,  forme  normande  de  hisser,  d'après  l'analogie 
de  gouvernail.  Rabelais  n'a  pas  «  appelé  »  la  chose  ainsi,  il  a 
simplement  emprunté  son  mot  aux  marins  normands.  Quant  à 
l'allusion  à  maestra,  voici  en  quoi  consiste  la  critique: 

Maistralle.  La  maîtresse  voile,  ce  qu'en  terme  des  galères  on  nom- 
mait la  maistre  ou  mestre...  Je  ne  connais  aucune  analogie  qui  puisse 
justifier  l'orthographe  (i)  maistralle  que  Rabelais  crut  devoir  adop- 
ter. Au  surplus,  en  FVance  et  au  xvi"  siècle,  la  grande  voile  d'un 
vaisseau  rond  ne  s'appelait  pas  mestre,  mais  gvdnd  pacfi  ou  papefic 
(p.  5o9). 

Si  Jal  avait  connu  le  terme  provençal  maistralo,  source  di- 
recte du  maistralle  de  Rabelais,  et  qui  désignait  précisément  la 
grande  voile  de  tout  navire  latin,  il  aurait  été  moins  affirmatif. 
Sa  désignation:  orthographe  (au  lieu  de  :  finale  ou  terminaison) 
est  un  non-sens,  et  la  dérivation  du  terme  rabelaisien  de  l'ital. 
maestra,  ne  l'est  pas  moins  ;  c'est  maestrale  qu'il  voulait  dire 
et  qui  répond  au  prov.  maistralo. 

Ajoutons  que  pape  fil  figure  également  chez  Rabelais  (l.  IV, 

(i)  Même  erreur  passée  dans  VHisloirç  de  la  Marine  de  Charles  de 
Le  Ronciére  (t.  II,  p.  484)  :  «  Le  mot  maestra,  pour  désigner  la  grande 
voile  ne  se  propagea  pas  en  France,  n'en  déplaise  à  Rabelais  ». 

Rabelais  écrit  maistralle  (et  non  pas  maestra)  et  ce  vocable  subsiste 
toujours  (sous  la  forme  maistralo)  en  Provence  parmi  les  marins  mar- 
seillais de  la  bouche  desquels  il  l'a  recueilli. 


AUGUSTE  JAL  4^9 

ch.  Lxiv),  seulement  il  ne  désigne  pas  la  voile  maîtresse,  mais 
une  voile  quelconque,  d'accord  en  cela  avec  le  prov.  papajigo, 
mât  de  perroquet,  et  avec  l'ital.  pappafico  («  une  sorte  de  voile 
ou  couverture  »,  Oudin),  vénitien /)apa^^o  («  asta  a  cui  s'at- 
tacca  la  banderuola  in  cima  all'albero  délia  nave  »,  13oerio). 

Scandoula.  Garde  Vescantoida,  c'est-à-dire  reste  dans  le  scando- 
lar  ;  par  malheur,  il  n'y  a  pas  à  bord  de  la  nef  de  chambre  portant  ce 
nom.  Au  xiii^  siècle,  les  nefs  avaient  un  scandolar,  mais  elles  n'en 
avaient  plus  au  xvi^  siècle  (p.  5i6). 

Toujours  la  même  hantise  :  Rabelais  parle  de  galères,  et  Jal 
tient  à  sa  nef.  Quant  à  la  galère,  il  n'y  a  pas  de  doute,  elle  a 
toujours  eu  un  escandelar  ou  scandolar,  un  escandole  (i)  ou 
escantole  (comme  écrit  RabelaisJ. 

Dans  les  Comptes  du  Clos  des  gallées  de  Rouen,  de  1382,  fi- 
gure un  estandelav,  forme  altérée  d'escandelar  (éd.  Bréard, 
p.  91  :  «...  une  table  de  xv  piez  de  lonc  »),  et  on  lit  cette  der- 
nière forme  dans  un  texte  de  1530,  cité  par  Ducange  :  «  Le 
prince  feist  appeler  messire  Guillaume  de  Villeneufve  et  il  l'en- 
voya quérir  en  soutte  dedans  Vesquandelar  par  le  patron  Mat- 
thieu Corse  ». 

Et  quant  aux  galères  vénitiennes  du  xvi'  siècle,  Crescenzio 
affirme  ceci  (p.  94)  :  «  Il  luogo  dell'Aguzzino  è  allô  scandolaro, 
ove  sono  locate  le  Armi  »;  et  Pantero-Pantera  (1614)  le  définit 
ainsi  :  «  Scandolaro  è  la  stanza  vicina  alla  caméra  délia 
poppa  ». 

On  voit  combien  les  présomptions  de  Jal  sont  risquées,  ce  qui 
ne  l'empêche  guère  de  faire  remarquer  une  fois  de  plus  (p.  505) 
«  dans  quelle  confusion  tombe  Rabelais,  quand  il  donne  à  corps 
perdu  dans  la  technique  navale  », 

2.  —  Termes  mal  interprétés. 

Jal  n'est  pas  plus  heureux  dans  les  essais  d'interprétation 
qu'il  prétend  donner  aux  divers  passages  nautiques  de  Rabelais. 
En  voici  quelques  exemples  : 

Caveche.  Guare  la  caveche,  hait,  mousse.  Veut-il  avertir  le  mousse 
à  qui  il  s'adresse  de  prendre  garde  à  une  corde  qui  s'enroule  autour 
de  son  cou  {cave:;\a,  italien)  ou  bien  le  prévient-il  que  quelque  chose  à 

(i)  Appellation  conservée  jusqu'au  xvii^  siècle.  Voy.  Hobier,  p.  3o. 


470  APPENDICES 

droiie  va  tomber  sur  sa  tête  {cabe:{a,  espagnol)  et  qu'il  faut  qu'il  passe 
vite  à  gauche  pour  éviter  une  blessure?  Je  n'en  sais  rien  (p.  5i6). 

Le  terme  en  question  (qui  manque  au  Glossaire)  n'est  tiré 
ni  de  l'italien,  ni  de  l'espagnol.  C'est  un  mot  patois  au  sens  de 
«  tête  »,  de  chevêche,  et  il  désigne  le  cap  ou  tête  de  mouton, 
espèce  de  poulie,  que  Frère  Jean  ordonne  au  mousse  de  sur- 
veiller (i). 

En  parlant  du  coursoir,  Jal  écrit  :  «  Cette  mauvaise  confor- 
mation pour  cottr^ter  »  (p.  518). 

11  s'agit  ici  encore  d'un  terme  d'origine  dialectale  et  qui  ne 
paraît  pas  avoir  fait  double  emploi  avec  le  coursier  ou  la 
coursie  (2), 

Pour  escantoula,  Jal  avait  d'abord  identifié  le  terme  rabelai- 
sien avec  l'ancien  escandolar^  et  ceUe  interprétation  paraît  la 
plus  vraisemblable.  C'est  une  graphie  imparfaite  d'escandoula, 
nom  provençal  de  la  chambre  de  l'argousin  sur  les  galères  mar- 
seillaises; et  lorsque  Frère  Jean  ordonne  au  mousse  de  garder 
VescantoiUa  (1.  IV,  ch.  x:.\),  il  l'engage  à  veiller  à  ce  que  cette 
pièce  de  la  soute  (où  l'on  tenaient  les  armes  et  le  trésor  de  la  ga- 
lère) ne  prenne  pas  eau. 

Jal  est  revenu  plus  tard  (dans  son  Glossaire)  sur  cette  expli- 
cation. Ayant  trouvé,  chez  Oudin,  escantoula  au  sens  de 
«  pompe  »,  il  lit  sienne  cette  nouvelle  acception.  Une  confusion 
entre  les  deux  sens  n'était  pas  impossible,  vu  leur  analogie  for- 
melle :  en  provençal,  escandola  désignait  le  «  scandolar  »,  et 
escandoU^  la  pompe.  Une  telle  alternative  suffit  à  montrer  les 
difficultés  que  rencontrent  les  interprètes  modernes  pour  saisir 
le  véritable  sens  d'un  terme  technique  du  xvi®  siècle.  Chaque 
nouvelle  difficulté  de  cet  ordre  irrite  malheureusement  Jal,  et, 
au  lieu  de  s'en  prendre  à  l'insuffisance  des  documents  nautiques 
dont  on  dispose  pour  l'époque  de  Rabelais,  il  préfère  rejeter  sur 
le  grand  écrivain  son  dépit.  Ouvrez  plutôt  le  Glossaire^  au  mot 
escantoula  : 

Nous  croyoni  cette  fois  être  dans  le  vrai  [il  s'agit  d'escantoula  au 
sens  de  «  pompe  »].  il  est  bien  permis  d'hésiter  ou  de  se  tromper 
lorsqu'on  est  en  présence  d'un  texte  rempli  de  termes  défigurés  et 
jetés  dans  le  rccii  comme  à  l'aventure  et  sans  aucun  souci  de  leurs 
véritables  signilications  par  un  écrivain  qui  aîïccie  la  technique  d'un 
métier  où  il  est  tout  à  fait  novice. 

(i)  Voy.  ci-dessus,  p.   loi. 
(•i)  Ibidem^  p.   102. 


AUGUSTE  JAL  47 1 

Il  est  possible  que  Rabelais  ait  été  «  tout  à  fait  novice  » 
dans  le  metlei-  cl.;  marin,  et  aucun  rabelaisant  ne  voudrait  ris- 
quer sa  vie  sur  un  esquif  piloté  par  maistre  François,  fusse  sur 
la  paisible  Loire.  Mais  en  est  il  de  même,  en  dehors  du  métier, 
pour  la  valeur  des  termes  nautiques  employés  ?  Est-il  vrai, 
comme  le  veut  Jal,  que  ces  termes  soient  «  défigurés  et  jetés 
comme  a  l'aventure  ?  » 

Tous  les  exemples  cités  et  discutés  Jusqu'ici  font  ressortir 
la  parfaite  bonne  foi  de  Rabelais  en  regard  de  la  passion  et  de 
la  légèreté  de  son  critique.  Tout  ce  qui  échappe  à  Jal,  —  et 
c'est  le  cas  des  termes  nautiques  d'origine  dialectale  (bretonne, 
normande,  etc.),  ou  de  provenance  méridionale  (catalane,  lan- 
guedocienne, provençale),  c'est-à-dire  la  grande  majorité  de  la 
nomenclature  de  Rabelais,  —  lui  paraît  «  termes  défigurés  »  ou 
«  de  conformation  bizarre  ». 

Dans  ce  vaste  tableau  d'un  naufrage,  il  n'y  a  en  fait  qu'un 
seul  point  sur  lequel  le  doute  puisse  être  permis.  On  est  sur- 
pris de  rencontrer,  parmi  les  voiles  que  le  pilote  de  Rabelais 
fait  mettre  bas  en  prévision  de  la  tempête,  le  nom  d'epagon, 
qui  semble  désigner  tout  autre  chose.  Il  y  a  là  probablement 
une  confusion,  mais  il  ne  suffit  pas  de  la  constater,  il  s'agit  de 
l'expliquer. 

Certes,  une  erreur  de  ce  genre  est  compréhensible,  étant 
donné  la  multiplicité  de  ces  noms  de  voiles  et  la  variabilité  de 
leur  nomenclature  :  «  Une  des  conséquences  de  la  révolution  opé- 
rée dans  les  constructions  navales,  —  nous  dit  La  Roncière 
(t.  II,  p  479),  —  fut  de  précipiter  au  milieu  d'une  nomencla- 
ture déjà  formée,  comme  celle  de  nos  marins  normands  par 
exemple,  une  avalanche  de  mots  nouveaux  qui  amena  un  désar- 
roi, un pesle-mesle  indescriptible.  Déjà  en  1359,  le  patron  d'une 
galère  royale  s'embrouillait  dans  la  nomenclature  de  ses  agrès, 
parlait  d'arbre  et  de  mât,  de  prime  dite  étai,  de  haussière  dite 
giime^  alignant  en  un  mot  le  gréement  des  nefs  {itague,  raque, 
renc,  haubans,  betas,  vergues)  à  côté  des  apparaux  de  galères 
{ost,  aman,  proui/er,  groapial)  ». 

Un  homme  du  métier,  un  patron  de  galère  royale,  a  donc  pu 
commettre  des  bévues  pires  que  celles  que  Jal  reproche  constam- 
ment à  l'auteur  de  Pantagruel.  Cependant,  le  cas  d'epagon  est 
plus  délicat  :  c'est  le  grec  è-rràywv,  lequel,  nous  dit-on,  signifie 
«  poulie  ».  Comment  peut-on  confondre  une  «  poulie  »  avec 
une  «  voile  it}  Il  s'agit,  on  le  voit,  non  pas  d'un  terme  nautique 


472  APPENDICES 

proprement  dit  et  d'origine  populaire,  mais  d'un  emprunt  litté- 
raire et  destiné  simplement  à  faire  groupe.  Comment  se  fait-il 
alors  que  Rabelais,  bon  helléniste,  ait  pu  se  tromper  au  point 
de  faire  entrer  dans  la  nomenclature  de  la  voilure  un  terme 
désignant  tout  autre  chose  ?  Voyons  d'abord  ce  que  nous  en  dit 
Jal  (Glossaire): 

En  grec,  ït.v.'jwj  était  le  nom  d'une  poulie,  d'une  moufle;  est-ce  une 
poulie  que  prétendait  désigner  Rabelais  ?  Nous  ne  le  croyons  pas. 
Nous  supposons  que  le  mot  espigon,  qui  était  chez  les  Provençaux 
parmi  les  termes  de  galères,  est  celui  qu'il  eut  l'intention  de  produire 
dans  ce  passage  où  il  accumula  les  mots  techniques,  en  les  défigurant 
à  plaisir  et  sans  trop  se  soucier  de  connaître  la  chose  que  désignait  en 
effet  cette  francisation  de  l'italien  spigone.  L'espigon  n'était  pas  une 
voile,  et  il  n'y  avait  point  de  voile  du  nom  d'epagon  (i). 

Le  procédé  du  critique  reste  toujours  le  même.  Au  lieu  d'ex- 
pliquer, Jal  accuse  et  condamne.  Epagon  n'a  absolument  et 
ne  peut  rien  avoir  de  commun  ni  avec  le  provençal  espigon,  ni 
avec  l'italien  spigone  (comme  le  veut  Jal),  pour  la  bonne  raison 
que  l'un  ou  l'autre  n'aurait  pu  donner  au  français  du  xvi'  siècle 
que  la  forme  espigon  ;  et  il  s'agit  d'epagon,  simple  transcription 
française  de  l'ancien  grec. 

La  question  reste  tout  entière  :  comment  expliquer  la  possi- 
bilité d'une  pareille  confusion  de  la  part  de  Rabelais  ?  11  est  pos- 
sible de  l'entrevoir  dans  l'éclaircissement  dont  Henri  Estienne, 
accompagne  le  mot  dans  son  Thésaurus  :  «  'ETràywv,  trochlea 
in  cujusdam  machinœ  radice  collocata  (Vitruve,  x,  5).  In  radice 
autem  machinas  collocatur  tertia  trochlea;  eam  autem  Gracci 
eTuiyovTa,  nostri  Artemonem  appellant  ». 

Suivant  notre  lexicographe,  £7:atycùv  est  donc  le  synonyme 
d'artimon,  lat.  artemo,  qui  a  ce  double  sens  :  i"^  sens  ancien, 
chez  Vitruve,  troisième  poulie  d'une  moufle  (c'est  le  grec, 
i7:zYtov);  2°  sens  médiéval,  chez  Isidore,  voile  du  mât  d'arti- 
mon (grec  àpT£;/(i>v). 

La  confusion  de  Rabelais  peut  donc  s'expliquer  par  l'inter- 

(i)  Cette  explication  erronée  a  passé  telle  quelle  dans  V Histoire  de  la 
Marine  de  Ch.  de  La  Roncière  (t.  II,  p.  482)  :  «  Le  pilote  de  Rabelais 
en  prévision  de  la  tempête,  fait  mettre  bas  tout  un  jeu  de  voiles:  mejane, 
contremejane,  triou,  maistralle,  epagon  »...  «  Quelle  idée  saugrenue 
d'avoir  bordé  par  dessus  les  voiles  ordinaires  le  tref  de  fortune  et  sur 
une  vergue  de  nef,  Vcspigone  qui  est  im  bout  hors  d'antenne  ». 


AUGUSTE  JAL  47^ 

version  de  ces  deux  acceptions.  Mais,  encore  une  fois  il  s'agit 
ici  d'un  terme  de  remplissage,  d'origine  purement  littéraire, 
dont  l'emploi,  normal  ou  anormal,  ne  peut  nullement  influer  sur 
l'ensemble  de  la  nomenclature.  Celle-ci,  et  particulièrement  en 
ce  qui  touche  la  voilure,  —  «  le  pilot  fit  mettre  voiles  bas, 
mejane,  contremejane,  triou,  maistralle,  (epagon),  civadiere  » 
(1.  IV,  ch.  xviii),  —  est  parfaitement  exacte.  Il  ne  s'agit  pas 
là,  comme  le  prétend  Jal,  de  termes  «  Jetés  à  l'aventure  »,  mais 
tout  simplement  de  la  reproduction  fidèle  des  noms  de  voiles 
établies  sur  toute  galère  méditerranéenne.  Le  dernier  historien 
de  la  marine  française  reconnaît  également  que  «  la  nomencla- 
ture de  Rabelais  s'applique  bien  à  la  voilure  des  nefs  marseil- 
laises et  italiennes  de  1525  »  (i). 

C.  -  VARIANTES  GRAPHIQUES. 

Les  objections  de  Jal  contre  la  forme  de  certains  termes  nau- 
tiques trahissent  une  ignorance  totale  des  habitudes  graphiques  du 
XVI*  siècle,  et  il  est  singulier  de  voir  un  technicien  de  la  marine 
vouloir  apprendre  l'orthographe  au  plus  illustre  écrivain  de  la 
Renaissance.  Contentons -nous  de  la  première  de  ses  remarques  : 

Bien  que  Panurge  dise  Vorgeati  pour  l'arjau...,  il  fait  tirados  de 
l'italien  tiradore...  Ce  ne  sont  pas  les  seuls  mots  qu'il  prononce  mal. 

Panurge  disait  orgeau  tout  bonnement,  parce  que  les  marins 
de  la  Loire  de  son  temps  appelaient  orj'au  la  barre  du  gouver- 
nail ;  tirado  accuse  un  intermédiaire  languedocien  (tiradou) 
avant  d'arriver  à  l'ital.  tiradore. 

Nous  avons  essayé  de  montrer  l'inanité  des  griefs  que  Jal 
avait  formulés  contre  la  terminologie  nautique  de  Rabelais.  On 
a  vu  que  les  soi  disant  anachronismes  s'expliquent  par  des  par- 
ticularités du  style  satirique  ;  que  les  inexactitudes,  quant  à  la 
valeur  des  termes  nautiques,  sont  en  grande  partie  illusoires  et 
se  résolvent  en  de  simples  présomptions,  qui  souvent,  comme 
les  remarques  orthographiques,  se  retournent  contre  le  critique 
lui-même  (2). 

(i)  Ch.  de  La  Roncière,  t.  II,  p.  482. 

(2)  Pourtant,  si  l'on  fait  abstraction  de  ces  côtés  subjectifs  de  la  dia- 
tribe de  Jal,  il  en  reste  des  détails  très  utiles  pour  l'intelligence  du 
«  naviguaige  »  de  Pantagruel.  Ces  éléments  positifs  ont  passé  dans  le 


474  APPENDICES 

Jal  a  totalement  méconnu  et  la  facture  du  roman  rabelaisien 
et  certains  procédés  particuliers  à  son  style,  comme  la  tendance 
bi  accusée  au  cumul  synonymique.  De  là  les  prétendus  «  ana- 
chronismes  »  qu'il  ne  cesse  de  reprocher  à  notre  auteur. 

Il  a  à  peu  près  ignoré  la  langue  du  xvi*  siècle  et  tout  particu- 
lièrement celle  de  Rabelais,  deouis  ses  habitudes  graphiques 
jusqu'.:Ux  ressources  inépuisables  de  son  vocabulaire.  De  la  les 
prétendues  ((  déformations  »,  dont  il  accable  le  grand  écri- 
vain. 

De  plus,  Jal  a  laissé  de  côté  les  principales  sources  nautiques 
de  Rabelais,  à  savoir  les  emprunts  aux  ports  des  dilTérentes 
régions  maritimes  de  la  France  :  d'une  part  aux  Sables-d'Olonne 
et  à  la  marine  de  la  Loire,  au  Havre,  à  Saint-Malo,  etc.;  et, 
d'autre  part,  à  Marseille,  à  Bayonne,  pour  les  vocables  proven- 
çaux et  catalans  qui  constituent,  avec  ceux  de  la  Haute-Italie, 
les  sources  de  son  vocabulaire  méditerranéen. 

Enfin,  ce  qui  est  plus  grave,  Jal  a  négligé  certains  documents 
essentiels  de  l'époque,  comme  V Inventaire  de  la  Grande  Maiè- 
iresse  de  Marseille  de  1525,  qui  lui  aurait  épargné,  en  ce  qui 
concerne  l'équipement  des  galères  de  l'époque,  d'adresser  à  Ra- 
belais des  reproches  aussi  injustes  qu'absurdes. 

Ce  sont  ces  documents  contemporains  qui  témoignent  préci- 
sément et  de  l'exactitude  consciencieuse  de  la  terminologie  et 
de  l'inlelligcnce  avec  laquelle  sont  mis  en  œuvre  les  nombreux 
éléments  recueillis  sur  place,  de  la  bouche  même  des  marins 
ponantais  et  levantins. 

Ecrivain  de  génie,  Rabelais  a  su  insufler  à  ces  matériaux, 
épars  et  arides,  du  mouvement  et  de  la  vie,  et  nous  laisser  ainsi 
l'ensemble  à  la  lois  le  plus  vaste  et  le  plus  exact  des  choses 
nautiques  de  la  prcmièie  époque  de  la  Renaissance. 

II.  —  Répsrcussions   do  la  diatribe. 

Nous  venons  de  montrer  dans  quel  esprit  l'auteur  du  G/o,s- 
saire  naidique  (i8^8j  avait  abordé  l'étude  du  «  Navigaige  ». 
iMalgré  le  parti  pris  et  les  lacunes  importantes  qui  déparent 
cette  diatribe,  elle  s'imposa  à  l'attention  de  tous  ceux  qui,  de 
près  ou  de  loin,  touchaient  à  Rabelais.  Telle  était  l'autorité  de 

commentoirc»  de  Hurgaud  des  Mareis  et  dans  le  lexique  de  iMarty-I.a 
veaux. 


AUGUSTK  JAL  475 

Jal  que  ses  conclusions,  en  dépit  de  leurs  prémisses  fallacieu- 
ses, furent  admises  par  tous  les  rabelaisants 

Çà  et  là,  une  protestation  timide,  une  réserve  isolée,  mais 
comm.ntateurs  ou  biographes,  critiques  ou  historiens,  s'y  ral- 
lièrent en  principe.  Et  c'est  ainsi  que  la  critique  la  plus  partiale 
et  la  moins  intelligente  de  toutes  celles  qu  a  subies  l'œuvre  ra- 
belaisienne, resta  debout  pendant  plus  d'un  demi-sièolc, 

11  nous  a  semblé  intéressant  de  suivre  les  traces  de  cette  in- 
fluence depuis  son  apparition  jusqu'à  nos  jouis.  Nous  commen- 
cerons par  les  éditeurs  et  commentateurs  pour  finir  par  les  bio- 
graphes, critiques  et  historiens. 

I.  —  Editeurs  et  Commentateurs. 

L'édition  des  Œuvres  de  Rabelais,  donnée  en  1853  par  le  bi- 
bliophile Jacob,  se  borne  simplement  à  renvoyer  à  Jal  (p.  372)  : 
«  Lexplication  de  tous  les  termes  de  m.irine  eût  exigé  des 
développements  que  ne  comportait  pas  cette  édition.  Voir 
l'Archéologie  navale  ». 

Burgaud  des  Marets,  dans  son  éditioii  de  1857,  essaie  d'infir- 
mer l'opinion  de  Jal  au  moins  sur  un  point  précis  (t.  II, 
p.  131,  note). 

Marty-Laveaux  donne  pleinement  raison  au  critique  [Œuvres 
de  Rabelais^  t.  V,  p.  xliii)  :  «  Rabelais  conn  ît  quelquefois  le 
mot  mieux  que  la  chose.  Jal  le  lui  reproche,  mais  malgré  quel- 
ques inexactitudes,  certaines  impropriétés,  l'effet  littéraire  pit- 
toresque n'en  est  pas  moins  produit  sur  tout  lecteur  qui  n'est 
pas  historiographe  de  la  marine  ». 

Jean  Plattard,  dans  sa  réimpression  critique  (1910)  de  l'édi- 
tion partielle  du  Quart  livre,  a  abordé  à  son  tour  la  controverse 
(p.  43-44)  :  «  Le  souci  de  décrire  dans  le  détail  !e  tumulte  et 
la  confusion,  qui  ne  sont  qu'indiqués  en  traits  généraux  chez  ses 
prédécesseurs,  a  été  probablement  le  principe  de  cet  étalage  de 
connaissances  nautiques.  Puis,  insensiblement,  comme  il  est 
arrivé  fréquemm.ent  à  Rabelais,  il  s'est  étourdi  et  grisé  lui  même 
du  son  de  ces  termes  nouveaux  :  il  les  a  recherchés,  entassés, 
iprodigués  pour  le  plaisir  de  jouir  en  artiste  des  richesses  de  cet 
étrange  vocabulaire.  Aussi  les  spécialistes  n'ont- ils  pas  eu  de 
peine  à  découvrir  dans  cette  érudition  navale  d'assez  graves  er- 
reurs. Jal,  dans  son  Mémoire  sur  les  Narigatlcns  de  Panta- 
gruel^ ne  trouve  que  caprice  et  fantaisie  dms  l'emploi  de  ces 


47^  APPENDICES 

termes  nautiques.  Sans  examiner  s'il  n'exagère  pas  le  nombre 
des  erreurs  de  langage  et  des  fautes  de  manœuvre  commises  par 
frère  Jean  et  le  Pilote,  on  peut  dire  que  ses  reproches  sont  moins 
graves  qu'il  ne  le  croit  ». 

2.  —  Biographes  et  Critiques. 

Frédéric  Godefroy,  dans  le  Seizième  siècle  (de  son  Histoire  de 
la  littérature  française^  1878,  p.  86  note),  prend  le  parti  de 
Rabelais  :  «  Jal,  dans  son  Archéologie  navale,  veut  prouver  que 
Rabelais  s'est  servi  presque  au  hasard  des  termes  de  marine 
qu'il  a  exprès  accumulés  dans  le  chapitre  de  la  Tempête.  Nous 
croyons  que  Rabelais  connaissait  mieux  la  marine  que  M.  Jal  ». 

Jean  Fleury,  dans  son  ouvrage  sur  Rabelais  et  ses  œuvres 
(1877,  t.  II,  p.  139),  est  pour  l'historiographe  de  la  marine: 
«  Le  pilote,  prévoyant  le  danger,  commence  par  faire  carguer 
les  voiles.  Ici  Rabelais  entasse  une  foule  de  termes  de  marine 
que  nous  ne  reproduisons  pas.  Les  uns  ont  admiré  son  érudition 
sur  ce  point,  mais  d'autres,  Jal  surtout,  rédacteur  du  Glossaire 
naval,  prétendent  que  l'auteur  du  Gargantua  a  accumulé  à 
plaisir  les  termes  nautiques  sans  trop  se  soucier  de  leur  signili- 
cation  ». 

Paul  Stapfer,  de  même,  admet  comme  des  faits  acquis  les  as- 
sertions de  Jal,  dans  son  beau  livre  sur  Rabelais  (1889,  p.  ^58)  : 
«  Sa  description  d'une  tempête  est  une  véritable  débauche  de 
termes  techniques  prodigués  au  hasard,  où  tel  mot  désignant 
une  poulie  est  pris  pour  une  voile,  où  grij^elles,  coustieres,  bou- 
lingues,  niejanes,  contreniejanes,  trious,  civadieres  et  «  tous 
les  diables,  dansent  aux  sonnettes  »,  secoués  par  les  categides, 
thielles,  elicies  et  psoloentes,  c'est-à-dire  (en  grec)  par  les  bour- 
rasques et  par  la  foudre.  La  science  nautique  de  Rabelais  ne 
semble  pas  être  de  meilleure  qualité,  en  somme,  que  celle  de 
\'ictor  Hugo  dans  les  Travailleurs  de  la  mer  ». 

Jean  Richepin  qui,  de  tous  les  rabelaisants,  est  peut-être  le 
seul  à  avoir  vécu  quelque  temps  de  la  vie  du  marin,  était  mieux 
à  même  de  réduire  à  leur  juste  valeur  les  exagérations  passionnées 
de  Jal  ;  mais  au  lieu  de  nous  faire  profiter  de  son  expérience, 
il  se  contente  de  nous  donner  une  affirmation  sur  parole,  dans 
une  conférence  à  l'Université  des  Annales,  en  juin  1909,  sur  «  La 
langue  de  Rabelais  »  : 

«  Un  des  commentateurs  de  Rabelais  a  cru  trouver  dans  Ra- 


AUGUSTE  JAL  477 

bêlais  une  surabondance  de  mots  vides,  et  s'appuyant  sur  un 
livre  d'un  M.  Jal,  livre  qui  s'appelle  Archéologie  navale,  il  a 
prétendu  que  les  termes  de  marine...  de  la  Tempête  étaient  pres- 
que tous  inexacts.  Je  n'ai  pas  la  prétention  d'être  un  matelot 
connaissant  tous  les  termes  de  marin  ;  mais  néanmoins,  dans 
ce  cliapitre  de  Rabelais,  j'ai  retrouvé  une  quantité  de  mots  qui 
sont  encore  en  usage  à  l'heure  actuelle  chez  les  Ponantais,  ma- 
telots de  Lorient  et  de  la  Rochelle.  11  y  a  donc  grande  appa- 
rence, et  nous  pouvons  le  dire,  que  tous  les  mots  techniques  de 
marine  que  Rabelais  a  employés  dans  cette  «  Tempête  »,  il  en 
savait  parfaitement  le  sens  et  l'exacte  signification  »  {Journal 
de  VU niver site  des  Annales  de  1909,  p.  91). 

3.  —  Historiens  de  la  .Marine. 

Tout  récemment,  M.  Charles  de  La  Roncière,  dans  son  His- 
toire de  la  Marine  française  (1899),  a  adopté  certaines  conclu- 
sions manifestement  erronées  du  Glossaire  nautique,  comme, 
par  exemple,  les  griefs  formulés  à  propos  de  maëstra  et  à'epagon 
que  nous  avons  déjà  relevés.  Dans  le  passage  suivant,  il  semble 
accepter  en  bloc  les  résultats  plus  que  problématiques  de  Jal  et 
se  servir  d'un  langage  qui  est  comme  le  dernier  écho  de  sa  dia- 
tribe (t.  I,  p.  36)  : 

a  Notre  savant  Jal  n'avait  connu  (sur  les  origines  de  notre 
langue  maritime)  d'autre  texte  philologique  que  quelques  passa- 
ges de  Wace,  Benoît  ou  Rabelais,  et  quand  il  éperonnait  de  sa 
critique  acérée  les  malencontreuses  expressions  de  Frère  Jean 
des  Entommeures,  il  restait  reconnaissant  au  grand  ironiste  Ra- 
belais d'employer,  même  de  travers,  le  langage  des  matelots,  et 
d'en  marquer  par  là  une  des  étapes  ». 

Cet  aperçu  rétrospectif  ne  manque  pas  d'intérêt.  Il  témoigne 
d'une  part  de  la  répercussion  presque  générale  de  la  diatribe  de 
Jal  dans  les  milieux  rabelaisiens  et  nautiques  ;  d'autre  part,  de 
l'adoption  à  peu  près  unanime  (quelques  velléités  de  protesta- 
tions mises  à  part)  de  ses  conclusions  purement  négatives. 

Une  enquête,  viciée  dès  le  début  par  un  manque  absolu  d'ob- 
jectivité, a  ainsi  :!omlné  et  inspiré,  pendant  un  demi-siècle,  toute 
l'érudition  sur  Rabelais  et  sur  la  marine  de  la  Renaissance. 


APPENDICE    D 

ORIGINES    LITTÉRAIRES 

(A  PROPOS  DES  NOMS  DE  GkANTS) 


Nous  avons  vu  que  les  trois  géants  principaux  —  Grandgou- 
sier,  Gargantua  et  Pantagruel  —  dont  les  gestes  constituent  la 
trame  même  du  roman,  nnt  eu  tous  les  trois  des  origines  popu- 
laires. Ce  sont  au  contraire  des  sources  livresques  qui  ont  ali- 
menté en  très  grande  partie  la  généalogie  gigantale  du  livre  II. 

Nous  allons  passer  en  revue  ces  soixante  générations  de 
géants,  en  faisant  abstraction  des  noms  burlesques  déjà  étu- 
diés (])  et  en  n'insistant  que  sur  des  faits  peu  ou  point  connus. 

I.  —  Géants  bibliques. 

La  généalogie  de  Pantagruel  est  une  parodie  des  fréquents 
dénombrements  généalogiques  de  la  Bible.  Les  trois  premiers 
noms  de  géants  sont  factices  : 

Et  le  premier  fut  Chalhroth, 
Qui  engendra  Sarabroth, 
Qui  engendra  Faribroîh... 
Qui  cn.yendra  Nembroth...  (2) 

C'est  le  c'ernier  nom  qui  a  fourni  la  finale  aux  trois  premiers, 
dont  les  éléments  initiaux  rappellent  ceux  des  anciens  rois 
francs  :  Childebert,  Charibert  et  Farabert. 

L'ordre  dans  lequel  se  suivent  ces  noms  de  géants  est  égale- 
ment burlesque  :  Goliath  vient  après  yVthlas,  et  Hercules  est 
suivi  par  Enay,  qui  fut  «  très  expert  en  matière  de  oster  les 
cerons  des  mains  ». 

C'est  la  forme  francisée  (\'Enah\  géant  biblique  d'ilébron, 
dont  les  enfants,  Ils  Hnakiin,  étaient  encore  n.')mbreux  et  redou- 

(i)  Voy.  ci-ucssus,  p.  254  a  -ibC^. 

(2)  Cette  furmc  Nembroth  était  encore  usuelle  au  xvi»  siècle.  On  la 
lit  dans  le  Funeste  de  d  Aubigné. 


ORIGINES  LITTERAIRES  4/9 

tables  du  temps  de  Moïse  {Deuter.,  ix,  12,  et  Nombres^  xiii,  38). 

Quant  au  délerminatif  («  très  expert  en  matière  de  oster  les 
cerons  des  mains  »),  il  est  simplement  burlesque,  comme  la  plu- 
part des  attributs  de  cette  énumération  gigantale.  Leur  carac- 
tère fantaisiste  ressort  d'un  simple  rapprochement  comme 
celui-ci  : 

L'édition  princeps  imprime  seulement  :  «  Qui  engendra 
Etion  »  ;  celle  de  Juste,  1533,  ajoute:  «  Lequel  premier  eut 
la  veroUe  pour  avoir  dormy  la  gueulle  baye  »  ;  celle  de  1542  : 
«  Lequel  premier  eut  la  veroUe  pour  n'avoir  beu  frays  en  esté  ». 
Or,  suivant  Pline  (i),  Etion  (ou  plutôt  Otus,  qui  est  la  leçon 
correcte),  était  un  géant  de  quarante-six  coudéesj  dont  un  trem- 
blement de  terre  fit  trouver  le  corps  en  Crète  ;  et  c'est  tout. 
Les  déterminatifs  ajoutés  ici  par  Rabelais  sont  donc  purement 
imaginaires. 

H.  —  Géants  mythologiques. 

La  source  de  Rabelais  pour  cette  partie  de  la  nomenclature 
est  VOfJîcine  ou  Encyclopédie  (2)  de  Ravisius  Textor  {1532),  où 
les  noms  courants  de  la  mythologie  grecque  se  trouvent  associés 
à  des  réminiscences  d'Hérodote  {Artachée),  de  Pline  (Etion, 
Gabbara,  Goliath  de  S'ecM/ic^iV^e)  et  à  des  appellations  barbares, 
telles  que  OJfotus  et  Gemmagog,  à  qui  Ravisius  consacre  des 
notices  spéciales  (p.  143)  : 

Saxo  Grammaticus  ait  Ojfotum  fuisse  Gygantem  et  pastorem,  cu- 
jus  armenta  tutabalur  canis  Biorvonis  cujusdam. 

Fuit  et  Gemagog  Gy^yas  cubitis  duoclecim  procerus.  Architrenius  : 
Cubitis  ter  quatuor  altum  Gemagogo  Herculea  suspendit  in  aëre 
lucta. 

Idem  :  Gemagog  arduitas  Corinei  fracta  lacertis. 

Veut-on  savoir  ce  que  Porus  ou  Pore  («  contre  lequel  batailla 
Alexandre  le  Grand  »)  vient  faire  parmi  les  géants,  c'est  à  Ra- 
visius qu'il  faut  s'adresser  :  «  Fuit  et  Porus  rex  in  India 
quattuor  cubitis  et  palmo  procerus,  quem  Alex,  bello  vicit  ». 

Cet  intrus  a  passé  tel  quel  dans  la  généalogie  de  Pantagruel. 

Une  seule  de  ces  appellations  nous  arrêtera,  les  autres  étant 

(1)  Hist.  Nat.,  1.  VIT,  ch.  xvi.  Les  éditions  du  xvi»  siècle  donnent  la 
leçon  fautive  Etion. 

(2)  Voy.,  à  ce  sujet,  un  article  d'Abel  Lefranc  dans  Rev.  Et.  Rab., 
t.  V,  p.  '193. 


4^0  APPENDICES 

généralement  connues  :  c'est  Aranthas,  dont  Textor  se  contente 
de  dire  :  «  Aranthas  Bebrycius  octonis  cubitis  longus  fuisse 
traditur  ».  Ce  géant  de  Bébrycie,  haut  de  huit  coudées,  fut 
vaincu  par  un  jeune  homme  Nicéphore,  et  Arrien  de  Nicomédie 
nous  a  transmis  le  récit  quasi  mythique  de  ce  combat  (i). 

III.  —  Géants  du  Moyen  Age. 

Toute  une  série  de  noms  est  tirée  des  romans  de  chevalerie 
et  tout  particulièrement  du  Fierabras  (2),  «  lequel  fut  vaincu 
par  Olivier,  Pair  de  France,  compaignon  de  Roland  ».  Ce  géant, 
haut  de  quinze  pieds,  roi  d'Alexandrie,  après  avoir  ravagé 
Rome,  engagea  contre  Charlemagne  une  bataille  décisive,  en  dé- 
fiant les  meilleurs  chevaliers  de  l'armée  franque,  mais  il  fut 
vaincu  par  Olivier  et  reçut  le  baptême. 

Ces  vieux  romans,  dans  leurs  remaniements  en  prose  à  l'épo- 
que de  la  Renaissance,  et  spécialement  le  Fierabras,  ont  fourni 
(en  suivant  l'ordre  du  texte)  : 

Sortibrant  de  Conimbres,  nom  d'un  roi  sarrasin  de  Conimbre 
ou  Coïmbre,  ville  d'Espagne. 

Brushant  de  Monimiere,  c'est-à-dire  Brûlant  de  Monmiré, 
chef  sarrasin  (dans  Fierabras)  : 

3ii3.   Li  amirans  apele  Brûlant  de  Monmiré, 

Sortibrant  de  Connibre,  son  consillier  privé. 

JJruyer,  «  lequel  fut  vaincu  par  Ogier  le  Danois,  Pair  de 
France  ».  Un  géant  Bréliier  est  mentionné  dans  0(jier  de  Dan- 
nemarche  :  haut  de  17  pieds  et  d'une  force  égale  à  celle  de 
20  hommes,  il  est  appelle  Goliath,  Roi  des  Saxons,  et  porte 
l'épithète  de  Gaiant  dans  Huon  de  Bordeaux. 

Mabrun  ou  Maubrun  (d'Agremolée),  larron  sarrasin. 

C'est  dans  le  même  roman  de  Fierabras  qu'on  rencontre  le 
fameux  pont  de  Mautrible,  «  le  grand  pont  redouté  »  (le  Mon- 
trible  (3)  de  Rabelais),  sur  la  rivière  Flagot,  par  où  il  fallait  pas- 

(i)  Voy.  la  RcalcncylopcJie  de  Pauli. 

(2)  Voy.  ci  dessus,  p  334,  et  la  7'abk'  des  noms  propres  d'Ernest  Lan- 
glois  (1904),  Cf  la  dissertation  de  Fritz  Wohlgemuth,  Ricsen  iind 
Z)vcrge  in  dcr  alt/ran^osischcn  er^'dhlcndcn   Dichtung,  Stuttgart,    igo6. 

(3)  C'est  la  leçon  de  l'édition  princeps,  modifiée  ultérieurement  en 
Monstnblc  : 

On  a  escrit  du  grand  pont  de  Montrible, 
Où  Galaflrc  eut  sa  femme  tant  terrible... 


ORIGINES  LITTÉRAIRES  481 

ser  pour  aller  à  Aigremore  (ville  sarrasine  d'Espagne)  et  sur 
lequel  Ferragus  soutint  son  fameux  combat. 

Ce  Ferragus  est  le  nom  d'un  géant  haut  de  20  coudées  et 
d'une  force  égale  à  celle  de  40  hommes.  Dans  la  pseudo-chroni- 
que de  Turpin,  il  s'appelle  Ferracutus^  «  qui  fuit  de  génère  Go- 
liath ».  Dans  l'Entrée  en  Espagne^  il  soutient  un  combat  avec 
Roland.  C'est  l'ennemi  des  chrétiens,  dans  Bojardo  et  Arioste. 

Voici  quelques  autres  noms  : 

Galaffre,  nom  de  rois  sarrasins,  dans  différentes  Chansons  de 
geste;  la  Chronique  admirable  (éd.  Jacob,  p.  9g)  fait  mention 
d'un  «  grand  gean  nommé  le  Galajfre  de  Baudas  ». 

Galehault  («  lequel  fut  inventeur  des  flaccons  »)  est,  dans  Lan- 
celot  du  Lac^  le  nom  d'un  roi  d'Outre-les-Marches,  en  Grande 
Bretagne.  Le  même  figure,  comme  nom  de  chevalier,  dans 
Saint-Rémy y  mystère  du  xv'  siècle  (i). 

Longys^  émir  de  Barbastre,  dans  la  Geste  de  Vivien,  a  sa  place 
également  dans  les  Mystères.  C'est  un  souvenir  de  Longis  ou 
Longin,  le  centurion  aveugle  qui  perça  le  flanc  de  Jésus  en 
croix,  et  obtint  de  lui  son  pardon  et  la  vue. 

Roboaste  ou  Roboastre,  géant  né  d'une  femme  et  d'un  lutin, 
dans  Doon  de  Maience,  Il  était  haut  de  12  pieds  et  faisait  fuir 
tout  le  monde  devant  lui.  La  chanson  de  geste  citée  le  décrit 
ainsi  : 

9120.     Conques  mes  si  fiers  homs  ne  fu  de  mère  nés, 
Ni  plus  granz,  ni  plus  gros,  ni  plus  desmesure's. 

Morguan  («  lequel  premier  de  ce  monde  joua  aux  dez  avec- 
ques  ses  bezicles  »),  héros  d'un  roman  de  chevalerie  et  du 
Mor gante  Maggiore  de  Pulci,  ce  dernier  sans  attaches  avec  ce- 
lui de  Rabelais. 

Il  n'est  peut-être  pas  superflu  de  faire  remarquer  que  Rabe- 
lais a  adopté,  dans  son  anagramme,  le  nom  d'un  de  ses  géants, 
Nasier,  haut  de  ii|  pieds,  dont  la  tête,  d'après  la  Clianson  de 
Gaufrey  (éd.  Guessard,  v.  2971)  «  avoit  plus  grosse  assez  d'un 
buef  plenier  ».  Et  quant  à  son  nez  énorme  : 

En  unes  des  narines  du  ne's,  lés  le  joier, 
Pourroit  on  largement  un  œf  d'oue  muchier. 

nous  dit  une  pièce  en  vers  du  xv*-xvi^  siècle  (Montaiglon,  Recueil^ 
t.  IV,  p.  i:j8). 

(1)  Petit  de  JuUeville,  Mystères^  t.  II,  p.  555.  Voy.  aussi  ci-dessus, 
p.  335. 

3i 


482  APPENDICES 


IV.  —  Souvenirs  littéraires. 


Le  nom  du  géant  Fracassas  est  tiré  des  Macaronées  de  Fo- 
lengo,  comme  le  déclare  l'auteur  lui-même  («  Fracassus,  du- 
quel a  escrit  Merlin  Coccaye  »),  et  peut-être  celui  de  Gayoffe 
dérive-t-il  de  la  même  source  (chez  Folengo,  c'est  le  nom  d'un 
conseiller  mantouan).  Fracassas  est  engendré  par  Morgan  et 
sert  de  premier  compagnon  à  Balde,  le  héros  des  Macaronées  ; 
sa  massue  est  le  battant  d'une  cloche,  avec  lequel  il  fracassait 
(d'où  son  nom)  la  tête  de  ses  ennemis  (chant  11): 

Primas  erat  quidam  Fracassus  proie  giganteo, 
Cujus  stirps  olim  Morganto  venit  ab  illo, 
Qui  bacchioconem  campanaî  ferre  solebat, 
Cum  quo  mille  hominum  colpos  fracasser  in  uno. 

Le  deuxième  nom,  Gayoffe,  est  l'équivalent  mantouan  de  l'ita- 
lien gagUo£b,  vaurien,  coquin. 

Un  troisième  nom  de  géant,  en  dehors  de  la  généalogie  pan- 
tagruéline,  Bringuenarilles,  dérive  du  Disciple  de  Pantagrael, 
qui  ne  consacre  pas  moins  de  cinq  chapitres  (ch.  iv  à  ix)  à 
décrire  sa  taille,  sa  voracité,  sa  nourriture.  II  mourut  le  jour 
môme  «  qu'il  trespassa  ». 

Rabelais  appelle  Briiigaenaritlcs  «  avalleur  de  moulins  à 
vent  »  (1.  IV,  ch.  xvii),  et  lui  attribue  cette  nourriture  exclusive 
(simple  accident  dans  le  Disciple).  11  n'emprunte  d'ailleurs  au 
Disciple  que  certaines  particularités  secondaires,  dont  il  use 
librement  et  suivant  le  tour  de  sa  fantaisie.  Quant  au  nom  de 
BringuenariUes,  que  Cotgrave  rend  par  «  larges  naseaux  {wide 
nostrils)  »,  ce  n'est  pas  «  un  nom  fait  à  plaisir  »  (Briefve 
Déclaration),  mais  un  composé,  dont  les  éléments  signifient 
dans  l'ancienne  langue  «  fends-naseaux  »  (anc.  bringaer, 
aujourd'hui  mettre  en  bringues,  briser,  et  narille,  narine), 
c'est-à-dire  matamore  ou  fendeur  de  naseaux.  Le  Disciple 
rapporte  que  «  le  vent  de  ses  narines  jcctoit  par  terre  une 
tour  aussi  grosse  que  Tune  des  tours  de  Nostrc  Dame  de 
Paris  ». 

Un  dernier  de  ces  noms,  IJacquelebac,  semble  une  rémi- 
niscence de  Commynes,  qui  mentionne,  sous  l'année  1498,  une 
galerie  du  château  d'Amboise,  appelée  Hacquelebac,  d'après  le 
nom  d'un  de   ses  intendants,  «  pource  que  cestuy  là  l'avoit  en 


ORIGINES  LITTÉRAIRES  4S3 

garde  »  (i).  C'est  par  rapport  à  sa  haute  taille  que  Rabelais 
(suivant  Le  Duchat)  en  aurait  fait  un  géant. 

Outre  le  nom  de  Bolivorax  {2),  dont  la  source  reste  inconnue, 
la  généalogie  mentionne  encore  le  nom  de  MirelanyauU,  c'est-à- 
dire  géant  originaire  de  Mirelingues. 

Ainsi,  si  l'on  lait  abstraction  des  trois  premiers  noms  de 
géants  et  des  derniers,  qui  sont  de  l'invention  de  Rabelais,  tous 
les  autres  représentent  un  ensemble  d'emprunts  et  de  souvenirs 
remontant  à  la  Sainte  Ecriture  et  à  la  Mythologie,  à  l'Histoire 
fabuleuse  et  aux  Traditions  populaires,  aux  Romans  de  che- 
valerie et  aux  Mystères,  embrassant  à  la  fois  l'Antiquité,  le 
Moyen  Age  et  les  récits  traditionnels  encore  en  cours  à  l'époque 
de  la  Renaissance. 

(x)  Histoire  de  saint  Louis,  éd.  Mandrot,  t.  II,  p.  38i. 
(2)  Nom  gréco-romain,  proprement  celui   qui  dévore  les  mottes  de 
terre,  mange-terre. 


APPENDICE   E 

SOURCES     LIVRESQUES 

(A  PROPOS  DES  Proverbes  et  Dictons) 


Les  proverbes  et  dictons  de  source  livresque  chez  Rabelais 
embrassent  à  la  fois  l'Antiquité  et  le  Moyen  Age,  et  représentent 
autant  d'aspects  divers  du  bon  sens  populaire  à  toutes  les  épo- 
ques. La  Bible  et  la  littérature  classique  d'une  part,  les  re- 
cueils didactiques  médiévaux  de  l'autre,  en  offrent  les  échantil- 
lons les  plus  curieux. 

I.  —  SentencQS  bibliques. 

Les  proverbes  que  Rabelais  a  tirés  de  la  Sainte  Ecriture 
sont  relativement  nombreux.  L'Ancien  et  le  Nouveau  Testa- 
ment y  sont  également  représentés,  mais  dans  des  proportions 
inégales. 

Les  trois  recueils  de  sentences  de  l'Ancien  Testament  —  les 
Proverbes^  V Ecclésiaste  et  la  Sagesse  —  ont  été  traditionnelle- 
ment attribués  à  Salomon  :  c'est  sous  ce  nom  qu'ils  sont  cités 
dans  Rabelais. 

Proverbes.  —  Ne  dict  pas  Salomon,  Proverbiorum,  xiv  :  Inno- 
cens  crédit  omni  verbo...  (1.  1,  ch.  vi). 

—  Je  n'if^nore  que  Salomon  dict...  l'estre  des  femmes  estre  de  soy 
insatiable  (I.  Ili,  ch.  xxvii). 

(^f.  Prov.,  XXX,  i6  :  «  Infcrnus,  et  os  vulvœ,  et  terra  qua;  non 
satiatur  ». 

EccLÉsiASTK.  —  Vous  sçavcz  qu'il  est  cscrit  :  Vœ  soli...  (1.  III, 
ch.  ix). 

Cf.  Ecclés.,  IV,  10  :  «  Si  unus  ceciderit,  ab  altero  fulciretur. 
Vœ  soU^  quia  cum  ceciderit,  non  habct  sublevantcm  se  ». 

—  Le  sai;,'c  dict  là  où  n'est  femme...  le  malade  est  en  grand  es- 
trif  (1.  III,  ch.  ix). 

Cf.  Ecclés.,  xxxvi,  27:  «  Et  ubi  non  est  mulier,  ingemiscit 
acger  ». 


SOURCES  LIVRESQUES  48) 

—  Comme  vous  autres,  Messieurs,  sçavez  que  Pecuniœ  obediunt 
omnia  (1.  III,  ch.  xl). 

Cf.  Ecclés.,  X,  19  :  «  In  risum  faciunt  panem  et  vinum,  ut  epu- 
lentur  viventes  ;  et  pecuniœ  obediunt  omnia  ». 

—  Salomon  dict  que  infiny  est  des  fols  le  nombre  (1.  III,  ch.  xlvi  ; 
1.  V,  Prol.). 

Cf.  Ecclés.,  r,  15  :  «  Stultorum  infinitus  est  numerus  ». 
Sagesse.  —  Mais  parce  que  selon  le  saige  Salomon,  Sapience  n'en- 
tre point  en  ame  malivole  (1.  II,  ch.  vni). 

Cf.  Sagesse,  1,4:  «  Nam  in  malevolam  animam  non  introibit 
sapientia  ». 

Psaumes.  —  Et  vous  le  tesmoigne  le  Roy  prophète,  chantant  et  di- 
sant que  Vabystne  invoque  Vabysme  (1.  V,  ch.  xlviii). 

Cf.  Psaumes,  xlii,  7  :  «  Abyssus  abyssum  invocat  ».  On  lit 
déjà  cette  sentence,  en  français,  dans  le  Psautier  d'Oxford  du 
xii'  siècle:  «  Li  abismes  l'abisme  apele  ». 

Daniel.  —  L'expression  typique  sans  compter  les  femmes  et 
les  petits  en/ans  (i),  fréquente  chez  Rabelais,  remonte  à  Daniel, 
IV,  9:  «  Exceptis  mulieribus  et  parvulis  et  filiis  »  (cf.  Mathieu, 
XV,  38  :  c(  extra  parvulos  et  mulieres  »). 

Nouveau  Testament.  —  Reddite  quae  sunt  Caesaris  Caesari  et  quas 
sunt  Dei  Deo  (1.  I,  ch.  xx). 

Cf.  Marc,  XII,  17.  La  Comédie  des  Proverbes  rend  ainsi  cette 
sentence  (acte  I,  se.  vu)  :  «  Je  suis  un  homme  cjui  n'est  pas  de 
bois,  et  qui  sçait  rendre  à  César  ce  qui  est  à  César  ». 

—  ...  se  glorifiant  veoir  le  festu  en  l'œil  d'autruy,  ne  voit  une 
grosse  souche  laquelle  luy  poche  les  deux  œils  (1.  III,  ch.  xxv). 

Cf.  Matthieu,  vu,  3  :  «  Quid  autem  vides  festucam  in  oculo 
fratris  tui,  et  trabem  in  oculo  tuo  non  vides  ?  » 

Ce  dicton   figure  déjà  parmi  les  Proverbia  rusticorum  du 

(i)  On  la  lit  également  dans  Alfonse  le  Saintongeois  {Cosmographie, 
p.  272)  :  «  Et  s'en  alla  Moyse  avec  le  peuple  au  mont  de  Sinay,  et 
estoyent  en  nombre  ceux  qu'alloyent  avec  luy  six  cens  mille  hommes, 
combattans,  sans  les  femmes,  enfans  et  filles,  et  les  petit^  enjffans  qui 
estoyent  à  la  tétine  ». 

Par  contre,  dans  la  Comédie  des  Proverbes  (acte  I,  se,  vi),  c'est  un 
simple  écho  de  Rabelais, 

Oudin  nous  fournit  cette  explication  :  «  Sans  compter  les  femmes 
et  les  petits  enfans,  c'est  pour  se  moquer  de  quelqu'un  qui  fait  des  hy- 
perboles, ou  rapporte  un  nombre  de  choses  ou  de  personnes  qui  n'est 
pas  croyable  ». 


486  APPENDICES 

XII®  siècle  (éd.  Zacher,  n*"  264)  :  «  Tiel  voit  le  festu  en  l'oil  son 
veisin  qui  ne  voit...  »  (le  reste  manque)  (i). 

—  Autres  cueilloient  des  espines  raisins,  et  figues  des  chardons 
(1.  V,  ch.  xxii). 

C'est  une  des  impossibilités  proverbiales  que  Rabelais  prête 
aux  officiers  de  la  Quinte. 

Cf.  Mathieu,  vu,  16:  «  A  fructibus  eorum  cognoscetis  eos. 
Numquid  colligit  de  spinis  uvas,  aut  de  tribulis  ficus .^  » 

—  Par  tous  les  champs  ésquels  ilz  [les  moutons]  pissent,  le  bled  y 
provient,  comme  si  Dieu  j^  eust  pissé  (1.  IV,  ch.  vu). 

La  Briefve  Déclaration  fait  cette  remarque  :  «  Si  Dieu  y  eust 
pissé.  C'est  une  manière  de  parler  vulgaire  en  Paris,  et  par 
toute  France,  entre  les  simples  gens,  qui  estiment  tous  les 
lieux  avoir  en  particulière  bénédiction,  ésquels  notre  Seigneur 
avoit  fai:t  excrétion  d'urine  ou  autre  excrément  naturel,  comme 
de  la  salive  est  escript  Joannes,  ix  :   Lutwn  fecit  ex  spuio  ». 

Suivons  maintenant,  à  l'aide  d'un  exemple  significatif,  la 
transformation  d'un  détail  biblique  en  proverbe  et  son  dévelop- 
pement ultérieur  en  français.  Soit  le  proverbe:  Faire  gerbe  de 
fouerre  à  Dieu  (l.  1,  ch.  xi),  c'est-à-dire  payer  la  dîme  avec  des 
gerbes  de  paille  (dans  lesquelles  il  n'y  avait  point  de  grains), 
donc  tromper  Dieu  :  «  De  là  est  venu,  nous  dit  Nicod,  ce  proverbe 
lequel  peut  s'appliquera  toute  personne  de  mauvaise  conscience, 
soit  envers  Dieu,  soit  envers  les  hommes  ». 

C'est  un  souvenir  des  pratiques  religieuses  d'Israël  :  pour 
sanctifier  la  moisson,  la  première  gerbe  devait  être  oiïerte  au 
Seigneur.  On  lit  dans  le  Lévitique  (xiii,  10-12)  :  «  Parlez  aux 
enfants  d'Israël  et  dites  leur  :  Lorsque  vous  serez  entrés  dans  la 
terre  que  je  vous  donnerai  et  que  vous  aurez  coupé  les  grains, 
vous  porterez  au  prêtre  une  gerbe  d'épis  comme  les  prémices  de 
votre  moisson  et  le  lendemain  du  sabbat  le  prêtre  élèvera  de- 
vant le  Seigneur  cette  gerbe,  afin  que  le  Seigneur  vous  soit  fa- 
vorable en  la  recevant  et  il  la  consacrera  au  Seigneur  ». 

Les  Mystères  du  xv'  siècle  font  souvent  allusion  à  cette  pres- 
cription du  livre  saint.  Dans  le  Mi/stère  de  la  Passion  de  Gré- 
ban,  Gain  s'apprête  à  oiïrir  un  sacrifice  à  Dieu  : 

(1)  Brantôme  le  cite  sous  cette  forme  (t.  V,  p.  Co)  :  «  L'Empereur 
voyoit  bien  les  petites  pailles  dans  les  yeux  d'autruy  et  dans  les  siens 
propres  n'appercevoit  pais  une  traisnç  («  poutre  »)  qui  lui  dévoie  cj;'eveç 
les  veux  », 


SOURCES  LIVRESQUES  487 

io32  .     Il  me  fault  mes  jarbes  trier 

Et  une  des  mendres  eslire, 

Pour  présenter  à  notre  Sire, 

Car  peine  pardue  seroit 

Qui  des  meilleures  choisiroit, 

Puisquau  feu  ardre  les  convient. 
A  ce  faire  autant  à  point  vient 

La  maschante  comme  la  bonne. 
Et  dans  le  Mystère  de  Saint-Quentin,  le   dialogue  suivant 
s'engage  entre  le  fils  et  le  père  (v.  2281)  : 

Adam.  Cayn,  qui  les  gerbes  assemblés 
De  blé,  la  dixième  prendra, 
De  qui  sacrifice  rendra 
Devant  Dieu,  par  flamme  allumée  ; 
Affin  que  par  celle  fumée, 
Qui  tournera  devers  les  cieulx, 
Dieu  veuille  esmouvoir  ses  saints  yeuls 
A  nous  faire  miséricorde... 
Cayn.  Je  n'entendz  rien  à  ce  service. 

Et  les  brusler  ?  Quoi  qu'on  m'en  dye, 
Que  mon  père  Adam  nous  ordonne. 
Gomment  I  Quant  les  gerbes  sont  meures, 
Qu'on  voyse  prendre  des  meilleures, 
Voyrement  je  ne  le  feray  mie. 
Non  obstant  du  père  la  grâce; 
Et,  si  convient  que  je  le  face, 
Des  pires  gerbes  de  mon  bic 
Prendray,  qui  sera  assemblé... 

A  cette  époque,  d'ailleurs,  le  détail  biblique  est  déjà  cité 
comme  proverbial  aussi  bien  dans  ce  même  Mystère  de  Saint- 
Quentin  : 

9792.  Ces  turlupin,  ces  papelars, 

Ces  frères  frappars,  ces  volars. 
Ces  gros  dampultus  (i),  ces  rongeurs 
De  pilers  et  ces  flasengeurs 
Qid  font  à  Dieu  garbe  d'estrain... 
que    dans     le  recueil   contemporain  de    Mielot   (n°47)   qui    le 
donne  sous  cette  forme  :  a  C'est  faire  à  Dieu  garbe  de  feurreu). 
Pasquier,  reprochant  aux  jésuites  de  faire  vœu  de  pauvreté 
et   de  tenir   néanmoins   terres    et   possessions,  ajoute   (1.    III, 
ch.  XLiv):  «  N'est  ce  pas  icy  un  sophisme,  par  lequel  non  seule- 
ment  vous   surprenez  ce   pauvre  peuple,  ains  faites   gerbe  de 
fouerre  à  Dieu  ?  » 

(i)  Dampultus,  richards,  proprement  dam  Plutus,  seigneur  Plutus, 
dieu  mythologique  des  richesses. 


48S  APPENDICES 

Cette  garbe  de  fouerre  s' est  de  bonne  heure  altérée  en  barbe 
de  fouerre  (i),  comme  le  constatent  déjà  la  plupart  des  écri- 
vains du  xvi'  siècle  (2). 

C'est  pourtant,  sous  cette  forme  altérée,  que  le  proberbe  est 
cité,  dans  la  seconde  moitié  du  xvi'  siècle,  par  Montaigne  (1,  11, 
ch.  xii)  et  par  Régnier  (vi'  Satire)  :  «  Et  l'hypocrite  fîst  barbe 
de  paille  à  Dieu  ». 

II,  —  Adages  grecs. 

A  propos  des  proverbes  classiques,  grecs  ou  romains,  se  pose 
cette  question  :  Rabelais  a-t-il  directement  puisé  chez  les  An- 
ciens, ou  a-t-il  eu  simplement  recours  à  une  source  secondaire, 
les  Adages  (3)  d'Erasme,  par  exemple? 

Nous  l'avons  déjà  agitée  (4)  et  nous  avons  abouti  à  cette  con- 
clusion :  Rabelais  puise  généralement  aux  sources  toutes  les  fois 
qu'il  s'agit  d'auteurs  qu'il  a  souvent  pratiqués  (5):  Plutarque  et 

(i)On  le  lit  déjà  dans  Gautier  de  Coincy  {Fables  et  Contes,  éd.  Méon, 
t.  I,  V.  1235):  «  Bien  font  à  Dieu  barbe  de  fuerre  ». 

(2)  Henri  Estienne  (Prémices,  1594,  p.  99):  «  Le  vulgaire,  et  mesnîe 
la  plus  grant  part  de  ceux  qui  ont  des  lettres,  fait  une  lourde  et  vilaine 
faute  en  disant,  Tti  fais  à  Dieu  barbe  de  paille,  en  lieu  de  dire  gerbe  de 
paille.  Et  ce  qui  a  donné  entrée  à  ceste  faute  a  esté  la  mauvaise  pronon- 
ciation de  plusieurs,  principalement  de  ceux  du  menu  peuple,  car  il 
prononce  garbe  pour  gerbe  ». 

Pasquier  (Recherches,  1.  I,  ch.  xlii)  :  «  Ceux  qui  disent  faire  barbe  de 
fouerre  à  Dieu,  en  usent  abusivement  au  lieu  de  gerbe  de  fouerre:  qui 
est  un  proverbe  tiré  de  la  Bible  et  usurpé  contre  ceux  qui  offroient  seu- 
lement à  Dieu  des  gerbes  de  pailles,  feignans  ollVir  gerbes  de  bled,  pen- 
sans  appaiser  Dieu  par  une  tromperie,  lequel  toutesfois  connoist  le  fonds 
et  l'intérieur  de  nos  pensées  ». 

(3)  Adagiorum  Chiliades,  Baie,  xbxj  (édition  que  nous  utilisons), 
renferme  plus  de  4000  adages,  sentences  et  locutions  (l'édition  princeps 
de  i5oo  n'en  donnait  que  800,  celle  de  i5o8,  trois  mille).  Voy.  sur  les 
différentes  réimpressions  de  ce  recueil  célèbre,  la  Bibliographie  parémio- 
logique  de  Duplessis,  p.  10  à  22. 

(4)  Voy.  ci-dessus,  p.  7,et  Rev.  Et.  Rab.,  t,  X,  p.  376  à  379.  Cette  cri- 
tique vise  les  deux  articles  suivants  : 

i"  Dclaruelle,  «  Ce  que  Rabelais  doit  à  Erasme...  »  (dans  la  Revue 
d'hist.  litl.  de  la  France  de  1904). 

2»  W.-I".  Smith,  «  Rabelais  et  Erasme  »  (dans  Rev.  Et.  Rab,  de 
1908). 

(5)  Par  contre,  il  tire  d'Erasme  des  adages  peu  connus  (en  même 
temps   que    leur   explication)  :    «    Le    magistrat   et    l'office  descœuvre 


SOURCES  LIVRESQUES  4^9 

Lucien,  pour  les  Grecs,  les  comiques  et  Suétone  pour  les  Latins. 
Il  nous  en  donne  d'ailleurs  les  preuves  par  ses  indications  pré- 
cises ou  par  les  notes  de  la  Briefve  Déclaration. 

Les  adages  grecs  sont  en  petit  nombre.  Voici  les  écrivains  mis 
à  contribution  : 

Poètes.  —  Les  Gastrolatres...  tous  ocieux,  rien  ne  faisans,  point 
ne  travaillans,  poids  et  charge  inutile  de  la  terre  (i),  comme  dit  Hé- 
siode (1.  IV,  ch.  Lvin). 

Rabelais,  citant  de  mémoire,  confond  ici  Hésiode  avec  Homère 
{Iliade,  xviii,  104):  ÉToictov  oli^oc,  àpoup-o;. 

—  Selon  le  dict  de  Hésiode  d'une  chascune  chose  le  commence- 
ment est  la  moytié  de  tout  (1.  IV,  ch.  m). 

Cf.  Hésiode  {Œuvres,  40)  :  icXéov  7]{jt,i(ju  Travroç,  adage  qui  cir- 
culait généralement  sous  la  forme  :  Xey-Ji  TÎfxii'j  -juavTOç.  Rabelais 
a  directement  tiré  ce  dicton  de  Lucien  (Hermotinus,  ch.  m). 

—  En  fin  des  degrés  rencontrasmes  un  portail...  en  la  face  duquel 
estoit  en  lettres  lonicques...  escriteceste  sentence:  En  ino  alithia{2), 
c'est  à  dire  En  vin  vérité  (1.  V,  ch.  xxxvii). 

Cf.  Alcée  (dans  Théocrite,  xxix)  :  i'v  oïvw  àXriGeia. 

—  Jouxte  le  mot  vulgaire  £'c/z?ron  adora  dora...  (1.  III,  ch.  xiv), 
c'est  à  dire  les  dons  des  ennemis  ne  sont  pas  des  dons. 

Cf.  Sophocle  {Ajax,  674)  :  «x^P^v  à^topo.  Sûpa,  que  Virgile 
rend  par  {Enéide,  11,  42)  : 

Timeo  Danaos  et  dona  ferentes... 

Lucien  (3).  —  Cestuy  exemple  me  fait  entre  espoir  et  crainte  va- 
rier, doubtant  que,  pour  contentement  propensé,  je  rencontre  ce  que 
j'abhorre,  mon  trésor  soit  charbon...  (1.  III,  Prol.),  c'est-à-dire  que  je 
sois  désappointé. 

Cf.  Lucien  {Zeuxis),  ch.  vi  :  avGpaxsç  ô  Gyjffaupoç. 

—  Comme  en  proverbe  l'on  dit...  mouvoir  la  Camarine  (4)  (1.  111, 
ch.  XIV  ;  cf.  1.  V,  ch.  vi). 

l'homme  »  (1.  III,  ch.  xviii)  est  l'écho  de  Magistratus  virum  indicat, 
traduction  qu'Erasme  donne  de  l'adage  «p%i7  tov  avJ'pa  oEîxvua-t,  proverbe 
attribué  à  Pittacus  par  Diogène  Laërce.  Voy.  Erasme,  Adagia,  l.  1, 
ch.  X,  n"  76.  Cf.  ci-dessus,  p.  362. 

(i)  Cf.  1.  V,  ch.  IV  (à  propos  des  oiseaux  de  l'Isle  Sonante)  : 
«  ...  bossus,  borgnes,  boiteux,  manchots,  podagres,  contrefaits  et  ma- 
leficiés,  poids  inutile  de  la  terre  ». 

(2)  Transcrit  d'après  la  prononciation  moderne,  enseignée  et  propa- 
gée au  xvie  siècle  par  Lascaris,  un  des  maîtres  de  Rabelais. 

(3)  Voy.  la  dissertation  de  Th.-W.  Rein,  Sprichwôrter  und  sprichvor' 
tliche  Reiensarten  bei  Lukian,  Tubingen,  1884. 

(4)  Cf.  1.  II,  ch.  XXXIII  :  «  ...  un  goulphre  horrible,  puant  et  infect, 
plus  que  Mephitis,  ny  la  palus  Camarine...  » 


490  APPENDICES 

Cf.  Lucien  {Pseudologiste,ch.xxxv):  (x-yj  >t(vei   Kajiapt'vav. 

—  Nous   sommes  de   simples  gens  et  appelons  les  figues  figues 

(I.    IV,   Ch.   LIV). 

Cf.  Lucien,  Comme  on  écrit  V histoire^  ch.  xli  :  ...  àXyiGeiaç 
(p(Xo<;,  d)ç  ô  xo>fJ!,ix.6ç  «pvjc?'.,  Ta  Q\jy,y.  Gijy.a... 

Plutarque.  —  Et  avoit  [le  pourceau]  un  collier  d'or  au  coul,  au- 
tour duquel  estoient  quelques  lettres  lonicques,  desquelles  je  ne  peuz 
lire  que  deux  mots:  Y?  'Aô/;vav,  pourceau  Minerve  enseignant  (1.  IV, 

ch.  XLl). 

Cf.  Plutarque  (Démétrius,  ch.  xi)  :  y]  u;  zry  Aôr.vxv,  un  porc 
a  cherché  querelle  à  Athena,  c'est-à-dire  un  ignorant  veut  faire 
la  leçon  à  un  homme  instruit.  De  même  Festus,  p.  310  :  «  Sus 
Minercam  (se.  docet)  in  proverbio  est,  ubi  quis  id  docet  alterum, 
cujus  ipse  inscius  est  ». 

Divers.  —  Une  série  de  ces  proverbes  exprime  les  occupa- 
tions impossibles  que  Rabelais  prête  aux  officiers  de  la  Quintes- 
sence (l.  V,  ch.  xxii)  : 

—  Autres  tondoient  les  asnes,  et  y  trouvoient  toison  de  laine  bien 
bonne. 

—  Autres  lavoiejit  les  testes  des  asnes,  et  n'y  perdoient  la  lessive. 

—  Autres  chassaient  aux'vents  avec  des  rets,  et  y  prenoient  escre- 
visses  decumanes  (i). 

—  La  première  [physicale  proposition]  estoit  de  Vombre  d'un  asne 
couillard  :  l'autre  de  la  fumée  d'une  lanterne. 

Ces  deux  dernières  facéties  proverbiales  sont  tirées  des 
Guêpes  et  des  Nuages  d'Aristophane  ;  les  autres  se  trouvent  ci- 
tées dans  les  Adages  d'Erasme (2),  mais  quelques-unes  étaient 

(1)  Déjà  mentionné  au  I.  IV,  ch.  xxxn  :  «  Quaresmeprenant  peschoit 
en  l'air,  et  y  prenoit  escrevisses  decumanes  ». 

(2)  Voici  la  liste  complète  de  ces  absurdités  proverbiales,  chez  Rabe- 
lais et  dans  Erasme  : 

...  blanchissoient  les   Ethiopiens  =r  /Ethiopen   lavas  (d'après   Lucien), 

Adages,  fol.   1 18. 

...  à  trois  couples  de  renards  sous  un  joug  aroient   le   rivage  arencux 

=  Jungere  vulpes  et  arare  litus  (fol.  94  et  1 18). 

...  lavoient  les  tuiles  rr:  Eaterem  lavas  (ibid.). 

...  tiroicnt  eau  des  pumices  =  Aquam  pumice  postula  (fol.   121). 

...  tondoient  les  asnes  =  Asinum  tondes  (fol.  122). 

...  tiroient  lait    de  bouc   et   dans  un  crible   le  recevoicnt  ::=  Mulgere 

hircum  et  cribro  aquam  haurire  (fol.  94  et  ny). 

...  lavoient  les  testes  des  asnes  rrr  Asini  caput  ne  lavas  nitro  (fol.  5iG). 

...  chassoient  au  vent  avec  des  rets  =:::   Rcti  vcntos  vcnari  (fol.  120). 

...  coupoicnt  le  feu  avec  un  couteau  .—  Igncm  dissecarc  (fol.    1  \()). 


SOURCES   LIVRESQUES  49' 

déjà  populaires  et  on  les  rencontre  dans  les  Farces  de  la  même 
époque  (i). 

UI  —  Proverbes  romains. 

Les  proverbes  que  Rabelais  tire  de  cette  source  sont  nom- 
breux et  caractéristiques  (2).  En  voici  un  exemple  : 

Dans  la  vie  de  Caton  l'ancien,  ch.  viii,  Plutarque  raconte  qu'un 
jour  cet  homme  célèbre,  voulant  parler  contre  une  distribution 
de  blé  demandée  par  le  peuple,  commença  sa  harangue  par  ce 
proverbe  : 

XaXerol  «pôç  yacjTepa  Xéye'.v  iôxx  oùx  àyoucav, 
en  latin  :  Venter  famelicus  auricidis  caret. 

Rabelais,  après  avoir  allégué  cet  adage  dans  le  discours  latin 
de  Panurge  (1.  II,  ch.  ix)  —  «  memores  veteris  iliusadagii,  quo 
venter...  »,  —  s'en  sert  à  difFérentes  reprises  : 

—  Le  ventre  affamé  n'a  point  d'aureilles  (1.  III,  ch.  xv).  —  L'esto- 
mac affamé  n'a  point  d'aureilles,  il  n'oyt  goutte  (1.  IV,  ch.  lxiii). 

Et  lorsqu'il  fait  le  portrait  du  mesure  Gaster,  il  remarque 
(l.  IV,  ch.  Lvii)  :  «  Gaster  sans  aureilles  fut  créé  »  (3). 

Venons  maintenant  aux  écrivains  que  Rabelais  a  pratiqués  : 
Comiques.  —  Les  comiques  latins,  Plante  et  Térence,  citent 
souvent  des  proverbes,  dont  quelques-uns  ont  passé  dans  l'œuvre 
rabelaisienne  : 

—  Comme  en  proverbe  l'on  dict,  irriter  les  freslons...  (1.  III, 
ch.  xit). 

Cf.  Plante  (Amphitr.,  707):  «  Irritabis  crabrones...  » 

—  Les  hommes  seront  loups  es  hommes  (1.  III,  ch.  ni). 

...  l'ombre  d'un  asne  couillard  =r  Asini  umbra  (fol.  94). 
...  la  fumée  d'une  lanterne  =  De  fume  disceptare  (fol.  gS). 
...du  poil  de  chèvre  =  De  lana  caprina  [ibid.). 

(i)  On  le  lit  par  exemple  dans  la  «Farce  des  cris  de  Paris»  {Ane. 
Théâtre,  t.  II,  p.  385),  et  plus  tard,  dans  la  Comédie  des  Proverbes 
(acte  III,  se.  II):  «  Ne  sçavez  vous  pas  qu'a  laver  la  teste  d'un  asne  on 
y  perd  son  temps  et  sa  peine  ?  » 

(2)  Voy.  le  recueil  :  A.  Otto,  Die  Sprichowrter  und  sprichwôrtlichen 
Redensarten  der  Rômer,  Leipzig,  1890. 

(3)  Henri  Estienne  cite  à  son  tour  le  dicton  à  propos  des  abus  du 
clergé  {Apologie,  t.  II,  p.  293)  :  «  Tout  ce  qu'on  leur  [aux  gens  d'église] 
pouvoit  alléguer...  estoyent  autant  de  paroles  perdues,  parce  qu'on 
parloit  contre  leurs  ventres  qui  n'avoyent  poinct  d'oreilles,  comme  aussi 
n'ont  les  autres,  selon  le  proverbe  ancien  ». 


492  APPENDICES 

Cf.  Plaute  {Asin.j  495):  «  Lupus  est  homo  homini,  non 
homo  ». 

—  Quaresmeprenant  peschoit  eu  l'air...  chassoit  on  profond  de  la 
mer...  (1.  IV,  ch.  xxxii). 

Cf.  Plaute  {Asin.,  98):  «In  aëre  piscari,  venari...  in  medio 
mari...» 

—  L'anticque  proverbe  nous  le  désigne,  onquel  est  dit  :  Que  Ve~ 
7111S  se  morfond  satis  la  compagnie  de  Ceres  et  Bacchus  (1.  111, 
ch.  xxxi). 

Cf.  Térence  (Eun.,  732):  «  Verbum  hercle  hoc  verum  erit: 
Sine  Cerere  et  Libero  friget  Venus  (i)  ». 

—  Pourtant  que  ce  m'est  pareil  estrif,  comme  si  le  loup  tenais  par 
les  oreilles  sans  espoir  de  secours  aucun  (1.  V,  Prol.). 

Cf.  Térence  {Pfiormio,  506)  :  «  Immo  id  quod  aiunt,  auribus 
teneo  lupum  »,  c'est-à-dire  je  suis  dans  un  grand  embarras. 

—  A  bon  entendeur  ne  fault  qu'une  parolle  (1.  V,  ch.  vu). 

Cf.  Dictum  sapienti  sat  est,  qu'on  lit  à  la  fois  dans  Plaute 
{Pers.,  729)  et  d;ins  Térence  (Phorni.,  541)  (2). 

Suétone.  —  C'est  ensuite  à  Suétone  que  Rabelais  doit  plu- 
sieurs proverbes  qui  accusent  cette  origine. 

Dans  la  vie  d'Auguste,  ch.  lxxxvii,  l'historien  romain  raconte 
que  cet  empereur,  pour  exprimer  qu'on  ne  paiera  jamais,  se 
servait  du  dicton  :  Ad  kalendas  Grœcas  solutiiros,  les  ca- 
lendes, inconnues  au  calendrier  grec,  étant  en  même  temps  le 
terme  des  acquits.  Rabelais  5'  fait  souvent  allusion  : 

—  L'arrest  sera  donné  es  prochaines  calendes  Grecques,  c'est  à 
dire  jamais  (1.  I,  ch.  xx).  —  Mais,  demanda  Patangruel,  quand  serez 

(i)  Même  souvenir  dans  une  moralité  du  début  du  xvie  siècle,  la  Con- 
damnacion  de  BancqucH^^  i5o7,à  propos  du  vice  de  l'ivrognerie  (éd.  Ja- 
cob, p.  348)  : 

Sçavez  vous  que  Térence  en  dit  ? 
Sine  Baccho  friget  Venus  ; 
Et  n'y  a  poinci  de  contredit  I 
Par  ce  vin  tous  maulx  sont  venus. 

Le  proverbe  est  invoque,  à  son  tour,  par  Henri  Esticnne  {Apologie, 
t.  I,  p,  108):  «  Combien  que  nous  n'ayons  parlé  de  la  gourmandise  et 
de  l'yvrogncrie  d'alors,  ne  pensons  pas  que  la  paillardise  n'ait  eu  ces 
deux  pour  compagnes  :  veu  mesmcmcnt  ce  que  dit  le  proverbe  ancien. 
Sine  Cerere  et  Baccho  friget  Venua  ». 

(2)  Henri  Esticnne  le  cite  {PràcelUmce,  p.  234)  :  «  A  bon  entendeur  ne 
faut  qu'un  mot  ».  Mathurin  Cordier  le  donne  déjà  sous  cette  forme 
(p.  255)  :  «  A  bon  entendeur  il  ne  fault  (jue  ung  mot  ». 


SOURCES  LIVRESQUES  49  î 

vous  hors  de  debtes  ?  Es  calendes  Grecques,  respondit  Panurge,  lors 
que  tout  le  monde  sera  content...  (i)  (1,  III,  ch.  m). 

Ailleurs,  le  même  historien  raconte  qu'Auguste  aimait  tou- 
jours à  répéter:  <J7:euôe  PpaSc'w;,  en  latin  Festina  lente.  Rabelais 
y  fait  allusion  à  plusieurs  repHses  : 

—  En  France,  vous  en  avez  quelque  transon  en  la  devise  de  Monsieur 
l'Amiral  (2),  laquelle  premier  porta  Octavian  Auguste  (1.  I.  ch.  ix). 
—  Sçavez  vous  que  disoit  Octavian  Auguste?  Festina  lente  (1.  I, 
ch.  XXXI II). 

Cf.  Regnard,  F'olies  amoureuses^  acte,  III,  se.  vu  : 

Un  savant  philosophe  a  dit  élégamment  : 
Dans  tout  ce  que  tu  fais  hâte-toi  lentement. 

]JAlea  jacta  est,  le  sort  en  est  jeté,  également  rapporté  par 
Suétone,  dans  la  vie  de  César  (ch.  xxxii),  a  donné  à  notre  au- 
teur: 

—  Puis...  qu'une  fois  en  ave:^  jette  le  de\,  et  ainsi  l'avez  décrété, 
et  prins  en  ferme  délibération,  parler  n'en  fault  (1.  Ilitch,  ix). 

Pline.  —  Africque  apporte  tousjours  quelque  chose  de  nouveau 
(1.  I,  ch.  xvi).  — Africque  est  coustumiere  de  toujours  choses  produire 
nouvelles  et  monstrueuses  (1.  V,  ch.  m). 

Cf.  Pline  (1.  VIII,  ch.  xxviii)  :  «  Semper  Africa  aliquid  novi 
offert»,  en  parlant  des  bêtes  étranges  dont  ce  continent  abonde  (3). 

Saint  JéroiME.  —  Dans  son  écrit  contre  Rufus  (III,  2),  saint 
Jérôme  fait  mention  du  proverbe  :  Faire  de  nécessité  vertu  (4), 
qu'on  lit  à  la  fois  dansEustache  Deschamps,  Machault  et  Rabe- 
lais (1.  I,ch.  xi). 

(i)  Cf.  1.  II,  ch  I  :  «  En  icelle  année  [des  grosses  mesles],  les  kalendes 
furent  trouvées  par  les  bréviaires  des  Grecs  ». 

(2)  Cf.  Briefve  Déclaration,  V  Hiéroglyphiques  :  «  De  icelles  avez  veu 
la  devise  de  mon  seigneur  l'Amiral  en  un  ancre,  instrument  très  poi- 
sant,  et  un  daulphin,  poisson  legier  sur  tous  animaulx  du  monde  :  la- 
quelle aussi  avoit  porté  Octavian  Auguste,  voulant  designer  :  Haste  toy 
lentement.  Fais  diligence  paresseuse^  c'est  à  dire  expédie,  rien  ne  lais- 
sant du  nécessaire. 

(3)  Quant  à  l'allusion  proverbiale  à  l'or  de  Tholose  et  au  cheval  de 
Sejan,  fatals  à  leurs  possesseurs  (1.  IV,  ch.  xv),  la  Briefve  Déclaration 
renvoie  entre  autres  à  AuIuGelle  (1.  III,  ch.  ix)  :  «  Quis  et  cujusmodi 
fuerit,  qui  in  proverbio  fertur  Equus  Sejanus...  Eadem  sententia  est  il- 
lius  quoque  veteris  proverbii,  quod  ita  dictum  accepimus:  Aurum  Tho- 
losanum  >». 

(4)  «  Habeo  gratiam,  quod/aci5  de  necessitate  virtutem  ».  Cf.  Comédie 
des  Proverbes  (acte  1,  se.  vu)  :  «  Je  prendray  la  lune  avec  les  dents,  je 
feray  de  nécessité  vertu,  pour  vostre  service  ». 


494  APPENDICES 

On  trouve  également,  dans  son  Commentaire  sur  les  Ephésiens, 
cet  adage  populaire:  «Noli...,  ut  vulgare  proverbium  est,  Equi 
dentés  inspicere  donati  »,  et  cet  autre,  dans  ses  Epitres 
(vu,  5):  «  Accessit  hu'ic  patellœ,  juxta  tritum  populi  sermone 
proverbium,  dignum  operculum  ï) .  Dans  Rabelais  : 

—  De  cheval  donné  tousjours  regardoit  en  la  gueuUe  (1.  I,  ch.  xi), 

—  Comme  dict  le  proverbe,  couvercle  digne  du  chauldron  (1.  I, 
Prol.). 

Ces  deux  derniers  proverbes,  simples  constatations  du  bon 
sens,  sont  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays  (i).  Nous  avons 
déjà  traité  de  ces  dictons  d'un  caractère  universel  (2). 

Divers.  —  La  sentence  de  Seneque  est  véritable...  Ce  qu'à 
autruy  tu  auras  taict,  sois  certain  qu'autruy  te  fera  (1.  III,  ch.  ix). 

Cf.  Sénèque,  Epist.,  xciv,  43  :  «  xVb  alio  expectes  alteri  quod 
feceris  ».  A  rapprocher  la  sentence  de  Publius  Sirus  :  «  Quod 
tibi  fieri  non  vis,  alteri  ne  feceris  ». 

—  Comme  quand  il  a  esté  dict  que  la  statue  de  Mercure  ne  doit 
estre  faicte  de  tout  bois  indiffercntement  (1.  IV,  ch.  lxii). 

Cf.  Apuleius,  ApoL,  t.  I,  p.  476  :  «  Non  ex  omni  ligno,  ut 
Pythagoras  dicebat,  débet  Mercurius  exculpi.  » 
Mathurin  Régnier  rend  ainsi  ce  proverbe  {Sat.,  I): 

De  tout  bois,  comme  on  dit, 
Mercure  on  ne  façonne, 

—  Vous  n'approchez  ny  des  pieds  ny  des  mains  à  mon  opinion 
(1.  1,  Prol.). 

Cf.  Quintilien,  Déclara.^  xii,  6  :  «  Pedibus  manibus  unius  in 
senteniiam  necessitatis  ».  Cette  locution  s'explique  par  la  ma- 
nière de  voter  usitée  dans  le  sénat  romain:  sans  parler,  on  mar- 
chait à  droite  ou  à  gauche  pour  donner  son  suffrage. 

—  A  chascun  n'est  oultroyé  entrer  et  habiter  Corinthe  (1.  III, 
Prol,). 

Cf.  Horace,  Epitres,  1  :  «  Non  cuivis  homini  contigit  adiré 
(>orinthum...  » 

Certains  de  ces  proverbes  latins  ont  été  depuis  luiigtemps 
francisés.  Tel  celui-ci  cité  parmi  les  Proverbes  ruraux  du 
xm*  siècle  (n"  214):  «  Choses  mal  acquises  sont  mal  cspan- 
dues  ».  Mais  sa  forme  rabelaisienne  : 


(i)  En  voir  des  parallèles  dans  l'ouvrage  de  DUringsfcld,  t.  II,  p.  171- 
172  et  467-4('i8. 
(2)  Voy.  ci-dessus,  p.  SSa  et  399. 


SOURCES  LIVRESQUES  49) 

—  ...  l'acquest  luy  est  entre  mains  expiré.  Car  les  choses  mal  ac- 
quises mal  dépérissent  (1.  III,  ch.  i).,. 

témoigne  d'un  emprunt  direct  de  Cicéron  {Philip piques,  II,  27)  : 
«  Ut  est  apud  poetam  nescio  quera...  Maie  paria  maie  dila- 
buntur  ». 

Un  autre  proverbe  d'apparence  classique  : 

—  Nous  allons  de  Scylle  en  Carybde  (1.  IV,  ch.  xx).  —  Mais  ce  fut 
en  pareil  deconfort,  comme  si  évita ns  Charybde,  fussions  tombés  en 
Scylle  (1.  V,  ch.  xviii)... 

n'est  en  réalité  qu'un  souvenir  du  xiii"  siècle  à  travers 
Erasme.  On  le  lit  pour  la  première  fois  dans  V Alexandréide, 
poème  en  vers  latins  de  Philippe  Gaultier  de  Châtillon,  écrit 
en  1277  et  imprimé  en  1513.  Dans  son  livre  V,  vers  297-301, 
le  poète  apostrophe  ainsi  Darius  fuyant  devant  Alexandre  : 

...  Nescis,  heu  !  perdite,  nescis 

Quem  fugias  :  hostes  incurris,  dum  fugis  hostem  ; 

Incidis  in  Scyllam  cupiens  vitare  Charybdim  (i). 

Erasme  le  cite,  fol.  127,  mais  sans  en  indiquer  la  source. 

—  ...  aultres  de  semblable  {2)  farine  (1.  I,  ch.  xiv).  —  ...  et  aultres 
de  pareille  farine  (1.  II,  ch.  xxv,  et  1.  IV,  Prol.). 

On  lit  dans  les  Adages  d'Erasme,  fol.  545  :  «  Nostrœ  faritiœ. 
Ejusdem  farinée  dicuntur  inter  quos  est  indiscreta  simili- 
tudo  ». 

—  De  toutes  corneilles  prinses  en  tapinois,  ordinairement  poschoit 
les  œilz  (1.  IV,  ch.  xxxii). 

C'est  une  des  actions  de  travers  que  Rabelais  attribue  à  Qua- 
rême- prenant  :  Cornicum  oculos  conftgere  est  donné  par 
Erasme  (fol.  99).  Crever  les  yeux  aux  corneilles  est  une  finesse 

(t)  Cf.  Tahureau,  Dialogues  (i565),  éd.  Conscience,  p.  54  :  «  Ce  seroit 
encore  faire  pis  que  devant,  et  comme  l'on  dit  au  vieil  proverbe,  Vou- 
lant éviter  Cariide,  s^engoii^rer  en  Scylle,  ou  bien  autrement  tomber  de 
fièvre  en  chaut  mal  ». 

Comédie  des  Proverbes,  acte  II,  se.  u  :  «  Ce  seroit  trop  hazarder  le 
paquet,  en  danger  de  tout  perdre,  et  tomber  de  Caribde  en  Scyla  ». 

(2)  Cf.  Du  Fail,  dans  l'Epître  liminaire  des  Propos  rustiques  :  «  Par 
ce  moyen  estoient  pour  lors  incognues  Noblesse,  Païsanterie,  Liberté, 
Servitude  et  autres  de  semblable  farine  invasions  de  droit  naturel  ». 

Tahureau,  Dialogues  (p.  112)  :  «  Tous  ceux  de  pareille  farine  ne  sont 
jamais  contens  jusqu'à  ce  qu'ils  ayent  donné  à  cognoistre  leur  sottise  ». 

D'Aubigné,  Œuvres,  t.  II,  p.  867  :  «  Ces  mots  me  vinrent  à  la  pensée 
avec  plusieurs  autres  de  mesme  farine  ».  —  Oudin  donne,  avec  le  même 
sens  :  «  Ils  sont  tous  de  la  mesme  paste  ». 


49à  APPENDICES 

de  Gribouille,  analogue  aux  autres  absurdités  (i)  énumérées 
dans  le  même  chapitre  :  se  baignoit  dessus  les  haults  clochers, 
se  sechoit  dedans  les  estangs  et  rivières,  etc. 

—  Congnoissant  comme  dict  le  proverbe  :  Aux  ongles  le  lion  (1.  V, 

Ch.    XLVIIl). 

Adage  gréco-romain  :  «  Leonem  ex  unguibus  œstimare  » 
(Erasme,  fol.  236),  remontant  à  Phidias.  Le  grand  sculpteur, 
ayant  à  représenter  un  lion,  en  conçut  la  forme  et  la  grandeur 
par  l'inspection  d'un  seul  de  ses  ongles. 

—  Beau  fera  se  tenir  joyeux  et  boire  frais,  combien  qu'aucuns 
ayent  dict  qu'il  n'est  chose  plus  contraire  à  la  soif.  Je  le  croy.  Aussi 
contraria  contrariis  curantur  {Pantagr.  Progn.,  ch.  viii). 

Dicton  de  l'ancienne  médecine  qui  remonte  à  Hippocrate, 
comme  d'ailleurs  son  opposé  :  SiniiUa  similibus,  l'un  et  l'autre 
déjà  contenus  dans  le  chapitre  xlii  de  son  traité  Des  Lieux  {2). 

IV.  —  Recueils  médiévaux. 

Plusieurs  recueils  de  sentences  jouirent  d'une  grande  vogue 
au  Moyen  Age.  Ce  sont  comme  des  échos  lointains  de  la  sagesse 
antique,  classique  ou  orientale. 

Catonet.  —  En  tête  viennent  les  Distiques  de  Dyonisius  Cato, 
écrits  probablement  au  m'  ou  iv'  siècle.  Dans  les  174  distiques 
que  renferme  ce  livre  de  morale,  la  sagesse  du  paganisme  al- 
terne avec  celle  du  christianisme.  Le  plus  ancien  manuscrit  est 
du  ix'^  siècle  et  porte  pour  titre  :  Liber  Catonis  philosoplU.  La 
plus  ancienne  version  française  en  vers  est  du  xii*^  siècle  (3).  Le 
Catho  ou  le  Cat/ionet  est  resté  jusqu'à  la  Renaissance  un  des  ou- 
vrages didactiques  les  plus  répandus. 

Villon  le  cite  (p.  89)  et  le  chevalier  de  la  Tour  Landry  expose 
dans  son  dernier  chapitre  «  trois  enseignemens  que  Cathon  dist 

(i)  Il  est  donc  superflu  de  voir,  dans  ce  proverbe  (comme  le  font  Le 
Duchat  et  Burgaud  des  Marets),  un  sens  profond  :  «  Montrer,  à  l'aide 
d'une  invention  nouvelle,  l'ignorance  des  anciens  ». 

(2)  (J.  Comédie  des  comédiens,  i633,  acte  III,  se.  i  (Ane.  Théâtre, 
t.  IX,  p.  344)  ;  "  Pour  moy,  je  suis  d'advis  que  nous  pratiquions  le  vieux 
proverbe,  qui  dit  qu'on  doit  remédier  aux  accidens  par  les  choses  qui 
leur  sont  contraires  ». 

i3)  Cette  version,  accompagnée  du  texte,  est  reproduite  dans  Le  Livre 
des  Proverbes  de  Leroux  de  Lincy,  t.  II,  p.  439  A  458.  Cf..  sur  les  diffé- 
rentes versions,  l'étude  d'Ulrich,  dans  les  Romanische  Forschungen  de 
1904,  t.  XV,  p.  41  à  69  et  70  à  100. 


SOURCES  LIVRESQUES  .\g^ 

à  Cathonet  son  filz  »,  On  le  trouve  dans  les  vieilles  Farces.  Dans 
celle  du  «  Conseil  au  nouveau  marié  »,  le  docteur  recommande 
(Ane.  Théâtre,  t.  I,  p.  60)  : 

Le  dit  de  Cathon  fault  garder, 

Qui  dit  louange  de  femme  : 

Souffre  la  quant  elle  est  sans  blasme, 

Et  la  supporte  patiemment. 

Et  dans  la  «  Moralité  des  Enfans  de  maintenant  »,  Instruction 
en  prescrit  la  lecture  {Jbid.,  t.  111,  p,  9)  : 
Se  veulx  bonne  vye  ensuivre.., 
Estudie  un  petit  livret 
Que  fist  autrefois  Cathonnet, 
Qui  est  tout  plain  de  bonnes  meurs. 
Au  xvi"  siècle,  Jean  Macé  et  Pierre  Grosnet  popularisèrent  ce 
traité  de  morale  en  quatrains  sous  le  titre  de  :  Moi^  dores  du 
grand  et  saige  Cathon,  Paris,  1533. 

Rabelais  met  plusieurs  de  ces  sentences  dans  la  bouche  du 
juge  Bridoye  (1.  III,  ch.  xl  à  xlii),  qui  se  borne  à  citer  le  pre- 
mier ou  le  deuxième  des  vers  des  distiques  : 

XL.  Interpone  tuis  interdum  gaiidia  curis, 

Ut  posses  anime  quemvis  sufferre  laborem. 
XLi.  Contra  verbosos  noii  contendere  verbis; 

Sermo  datur  ctinctis,  animi  sapîentia  paucis, 
XLII.  Conserva  pocius  que  sunt  imparta  labore; 

Cum  labor  in  damno  est,  crescit  mortalis  egestas. 
Bien  plus,  le  bon  Juge,  «  qui  sententioit  les  procez  au  sort  des 
dez  »,  modifie  parfois  plaisamment  les  vers  de  Catho  : 
xLi,  Il  est  escript  : 

Qui  non  laborat  non  manige  ducat... 
vers  que  cite  ainsi  la  «  Moralité  des  Enfants  de  maintenant  » 
{Ane.  Théâtre,  t.  III,  p.  10): 

Telz  gens  debvroient  mourir  de  faim  ; 
L'Escripture  ainsi  le  met  : 
Qui  non  laborat  non  manducet. 
Mourir  de  faim  doibt  endurer 
Qui  pour  vivre  ne  veult  ouvrer  ; 
L'Escripture  si  le  devise. 
Et  dans  le  «  Jeu  des  trois  Roys  »,  mystère  du  xv®  siècle,  le  Se- 
meur l'invoque   à   son   tour   (éd.    Jubinal,    Mystères,    t.    II, 
p.  119): 

J'ay  oy  dire  en  i  proverbe, 
Chascun  le  scet  bien  par  le  verbe  : 
Qui  non  laboras  non  menduces. 

La  III^  lettre,  que  Rabelais  adresse  d'Italie  à  Geoffroy  d'Es- 

32 


498  APPENDICES 

tissac,  évêque  de  Maillezais  (i),  donne  également  quelques-uns 
des  Distiques  de  Caton  :  «  Pasquil  a  faict  depuis  nagueres  un 
chantonnet,  onquel  il  dist  à  Stros^i:  Pugna  pro  patria  (2)  ;  à 
Alexandre,  duc  de  Florence:  Datum  seraa  (3);  à  l'Empereur  : 
Quœ  nocitura  tenes,  quamvis  sint  cliai'a,  relinque  {^)  \  au  Roy  : 
Quod  potes,  id  tenta  (y);  aux  deux  cardinaux  Salviati  et  Rodol- 
phe: Hos  breoitas  sensus  fecit  conjungere  binos  (6). 
Et  pour  finir,  ce  dernier  emprunt: 

—  Car  Voccasion  a  tous  ses  cheveux  au  front  :  quand  elle  est  oul- 
tre  passée,  vous  ne  la  pouvez  plus  revocquer;  elle  est  chauve  par  le 
derrière  de  la  teste,  et  jamais  plus  ne  retourne  (1.  1,  ch.  xxxvi). 
C'est  la  paraphrase  du  second  vers  du  distique» 

Rem  quam  tibi  quam  noscis  aptam  dimittere  noli. 
Fronte  capillata  post  est  occasio  calva  (7). 
Le  complément  du  Catonet  porte  le  titre  :  le  Facet.  C'est  un 
des  ouvrages  que  maître  Thubal  Hololerne  lisait  au  jeune  Gar- 
gantua (l.  I,  ch.  xiv). 

Salomon  et  Marcoul.  —  Un  autre  recueil  de  sentences,  très 
goûté  pendant  le  Moyen  Age,  est  le  dialogue  en  vers  de  Salomon 
et  Marcoul,  dont  la  plus  ancienne  rédaction  remonte  au 
xii'  siècle.  Ce  poème,  divisé  en  60  strophes  de  six  vers,  a  été 
attribué  au  comte  de  Bretagne,  Pierre  Mauclerc  (12 13- 12 50), 
le  même  qui  imita  les  Proverbes  au  vilain.  Salomon,  le  type 
de  la  sagesse  orientale,  et  Marcolphe  ou  Marcol,  «  bossu  comme 
Esope  »,  disent  chacun  un  proverbe,  l'un  grave  et  judicieux, 
l'autre  trivial  ou  plaisant. 

Voici  le  début  du  recueil  d'après  la  version  ancien- française 
du  xiii'  siècle:  Les  Dits  de  Salomon  avec  les  responses  de  Mar- 

(i)  Elle  est  datée  du  i5  février  i536.  Voy,  l'édition  Bourilly,  Lettres 
écrites  d' Italie ,  1910,  p.  72. 

(2)  lUud  stude  agerc  quod  justum  est. 

Pugna  pro  patria. 

(3)  Datum  serva. 
Foro  te  para. 

(4)  Q"^  nocitura  tenes,  quamvis  sint  cara  relinquc  ; 

Utilitas  opibus  prœponi  tempori  débet. 

(5)  Quod  potes  id  temptes,  operis  ne  pondère  pressus. 

Succumbat  labor  et  frustra  temptata  recedit. 
(0)  Miraris  verbis  nudis  me  scribere  versus, 

Hec  brcvitas  sensus  fecit  conjungere  binos, 
(7)  On  retrouve  l'expression  proverbiale  dans  la  Comédie  des  Prover- 
bes (acte  I,  se.  I)  :  «  Suzl  compaij^nons,  prenons  l  occasion  aux  cheveux  »; 
et  dans  Molière  (Avare,  acte  I,  se.  viii)  «  C'est  une  occasion  qu'il  faut 
prendre  vite  aux  cheveux  ». 


SOURCES  LIVRESQUES  499 

con  (i):  «  Ci  rommence  deMarcoul  et  de  Salemon  que  li  quens 

de  Bretaignc  fist  : 

Seur  tote  l'aultre  hennor 
Est  provée  la'flor, 

Ce  dit  Saletnons  ; 
Je  n'aim  pas  la  valeur. 
Dont  l'en  meurt  à  doulor. 
Marcoul  li  respont. 
Rabelais  cite  le  dialogue  à  propos  des  conquêtes  fantastiques 
que   fera  successivement  Picrochole.  Echephron,  voulant  faire 
entendre  au  monarque  inconsidéré  le  langage  de  la  raison,  invo- 
que ce  sixain  (1.  I,  ch.  xxxiii)  : 

Qui  ne  se  adventure, 
N'achevai  n'y  mule, 
Ce  dict  Salomon. 
Qui  trop  se  adventure, 
Perd  cheval  et  mule, 
Respondit  Malcon. 
Cette  strophe  manque  aux  impressions  données  jusqu'ici  des 
DiU  (2).  La  version  que  Rabelais  a  eue  entre  les  mains  atteste 
une  rédaction  indépendante  qui  reste  à  découvrir  (3). 

L'auteur  d'un  Essai  de  proverbes  du  xvi'  siècle  le  commente 
ainsi  (v"  mule)  :  «  Pour  condamner  les  trop  longs  consulteurs 
et  petits  faiseurs,  nous  disons,  Qui  'ne  s'aventure,  n'a  cheval, 
ni  mule.  Au  contraire,  nous  disons  des  téméraires  qui  font 
tout  à  l'estourdie.  Qui  trop  s'aventure,  perd  cheval  et  mule  ». 
Brocards  de  droit.  —  Ajoutons  quelques  mots  sur  les  bro- 
cards (4),  axiomes  ou  formules  juridiques,  tels  que  les  règles  du 
Digeste,  dont  les  écrivains  du  xvi'  siècle  font  un  fréquent  usage. 
En  voici  deux  exemples,  l'un  antérieur,  l'autre  contemporain  de 

(i)  Pour  Marcol,  par  l'échange  des  liquides,  phénomène  habituel  sur- 
tout au  langage  vulgaire. 

(2)  Méon,  Recueil  de  Fabliaux,  t.  I  :  «  Salomon  et  Marcoul  ».  —  Cra- 
pelet.  Proverbes  et  dictons  populaires,  Paris,  iS3i,  p.  1S9  à  200,  réim- 
pression d'un  des  quatre  Mss.  du  xiii*  siècle.  L'assertion  de  Cosquin 
[Romania,  t.  XL,  p.  377)  :  «  C'est  évidemment  à  un  Salomon  et  Marcol- 
phe  de  cette  catégorie  que  Rabelais  a  emprunté  le  dit  et  contredit...  », 
est  erronée.  Cf.  Rev.  Et.  Rab.,  t.  X,  p.  i04-io5. 

(3)  Le  sixain  a  été  repris  au  xvi*  siècle  par  la  Comédie  des  Proverbes 
(acte  II,  se.  m):  «  On  dit  bien  vray,  quand  on  dit  qu'il  ne  faut  pas  ven- 
dre sa  bonne  fortune...  car  Qui  ne  s'aventure,  n'a  ny  cheval  ny  mulj  )\ 

(4)  Terme  d'origine  française  (1.  IV,  ch.  xxxix)  :  «  Lors  commença 
îrupher  et  mocquer...  avec  brocards  aigres  et  piquans  ».  C'est  le  même 
mot  que  brocard,  chevreuil  d'un  an,  d'après  ses  cornes  pointues  :  l'un 
et  l'autre  dérivent  du  verbe  picard  braquer,  piquer. 


500  APPENDICES 

notre  auteur.  Dans  une  moralité  de  1508,  la  Condamnacion  de 
Bancquetj;  (p.  ^68): 

Car  summum  bonum  in  vita 
Est  justiciam  colère. 
Le  Décret  dit  qu'on  doit  ita  : 
Suum  cuique  tribuere. 
Et  chez  Des  Périers,  nouv.  xxiv  :  «  Mon  homme  qui  estoit  lé- 
giste, print  à  son  proffit  le  broccard  de  droit:  Qui  tacet,   con- 
sentire  videtur  ». 

Les  brocards  ne  manquent  pas  non  plus  dans  Rabelais  : 
•^  —  Privatio  pncsupponit  habitum  (1.  I,  ch.  v). 

—  Car  vous  dictes  en  proverbe  commun...  Des  choses  mal  acqui- 
ses, le  tiers  hoir  ne  jouira  (1.  III,  ch.  i  ;  1.  V,  ch.  xi). 

Cf.  «  De  maie  quaesitis  non  gaudet  tercius  heeres  ». 
Le  pauvre  I3ridoye   cite  le    recueil  de   Brocardia  juris  (i), 
mais  il  en  fait  un  professeur  de  droit  (1.  III,  ch.  xli)  :  «  On  le 
temps  que  j'estudiois  à  Poictiers  en  droit  sous  Brocardium  ju- 
jHs...  ».  C'est  prendre  Pirée  pour  un  homme: 
Notre  magot  prit  pour  ce  coup 
Le  nom  d'un  port  pour  un  nom  d'homme. 

(La  Fontaine,  Fables,  1.  IV,  n»  8). 

Bridoie  cite  souvent  le  Digeste  (noté  par  J[J\)  : 

—  Et  lors,  j'use  de  mes  petits  dez...  suivant  la  \oy,  semper  instipu- 
lationibus,  ff.  de  regulis  juris,  et  la  loy  versale  versifiée  qux  eod.  tit. 
(1.  III,  ch.  Lix).  —  Semper  in  obscuris  quod  minimum  est  sequimur. 

—  La  vraye  etymologie  de  Procès  est  en  ce  qu'il  doibt  avoir  en 
ses  prochatz  prou  sacs.  Et  en  avons  brocards  deificques  :  Litigando 
jura  crescunt.  Litigando  jus  acquiritur  (1.  III,  ch.  xlii). 

Un  dernier  vestige  chez  Rabelais  est  sa  phrase  habituelle: 

—  Chascun  s'en  va  à  sa  chascuniere  (1.  II,  ch.  xiv).  —  Ordonne 
ladicte  court  que  chascun  se  retire  en  sa  chascuniere  :  sans  despens, 
et  pour  cause  (1.  III,  ch.  xxxvii). 

Cliacunière,  pour  maison  de  chacun,  est  un  dérivé  forgé  par 
Rabelais.  La  forme  primordiale,  juridique,  se  lit  déjà  dans  les 
Cent  Nouvelles  nouoelles  (n"  xxxix  et  xcvn):  «  Ils  s'en  allèrent 

(1)  Le  Duchat  cite  un  recueil  de  ce  genre:  Brocardia  juris,  seu  mo- 
dus  les^endi  contenta  et  abreviaturas  utriusque  juris,  Paris,  1497.  Un 
jurisconsulte  du  xvi*  siècle,  Antoine  Loysel,  a  rassemblé,  dans  ses  Ins- 
titutcs  (1607),  les  brocards  du  droit  coutumier.  Voy.  la  réimpression  de 
Dupin  et  Laboulaye  (Paris,  1846)  sous  ce  titre  :  Instilutes  coutumières 
d' Antoine  Loysel,  ou  Manuel  de  plusieurs  et  diverses  règles,  sentences  et 
proverbes,  tant  anciens  que  modernes^  du  droit  coutumier  et  plus  ordi- 
naire de  la  France. 


SOURCES  LIVRESQUE^S  5oi 

chascun  à  sa  chascune...  Et,  sur  ce,  s'en  allèrent  tous  cliascun 
à  sa  chascune  ». 

Cette  locution  a  fait  fortune  sous  la  forme  rabelaisienne.  Elle 
a  été  adoptée  par  la  plupart  des  écrivains  du  xvi'  siècle  :  Des 
Périers  (i),  du  Faii  (2),  Larivey  (3),  Montaigne  (4).  Au  siècle  sui- 
vant ,  elle  est  encore  citée  par  Madame  de  Sévigné  (  5  )  et  par  Scarron. 
Recueils  généraux.  —  Le  Moyen  Age  abondait  en  recueils 
de  ce  genre,  qui  ont  laissé  des  traces  isolées  chez  Rabelais.  En 
dérivent  les  proverbes  (1.  1,  ch.  ix): 

Non  de  ponte  vadit, 

Qui  cum  sapientia  cadit, 
contrepèterie  pour  : 

Non  de  ponte  cadit  (6), 

Qui  cum  sapientia  vadit. 

—  Et  on  croy  partie  adverse,  in'sacer  verbo  dotis  (1.  II,  ch.  xi). 
Autre  contrepèterie  pour  in  verbo  sacerdoiis^  qu'on  lit  dans 

la  Lxx'  des  Cent  Nouvelles  nouvelles  (7). 

Parmi  les  brocards  de  Bridoye  figurent  (1.  III,  ch.  xlii)  : 

—  Accipe,  sume,  cape,  sunt  verba  placentia  papx, 
modification  plaisante  de  : 

Accipe,  sume,  cape  I  sunt  verba  placencia  cuique  (8). 
A  propos  de  Trouillogan  et  des  autres  philosophes  sceptiques, 
Pantagruel  remarque  : 

—  Loué  soit  le  bon  Dieu.  Vrayment  on  pourra  dorénavant  pren- 
dre... les  bœufs  par  les  cornes...;  mais  ja  ne  seront  telz  philosophes 
par  leurs  parolles pris  (I.  III,  ch.  xxxvi). 

(i)  Joyeux  Devis,  nouv.  xiii  :  «  Ils  s'en  revont  par  le  monde,  chascun 
en  sa  chascuniere...  » 

(2)  Œuvres,  t.  I,  p.  116  et  288. 

(3)  Le  Morfondu,  acte  V,  se.  ix  :  «  C'est  pourquoy  je  serois  d'advis 
que  fissiez  le  semblable,  et  chascun  se  retirast  à  sa  chascuniere  ». 

(4)  Essais,  1.  I,  ch.  xxxiv  :  «  Usage  ancien  que  je  trouve  bien  à  rafres- 
chir,  chascun  en  sa  chascuniere  ». 

(5)  Lettres,  éd.  Monmerqué,  t.  III,  p.  3 16  :  «  Les  filles  de  la  reine 
s'en  vont,  chacune  à  sa  chacunière  ». 

(6)  Cf.  Jakob  Werner,  Lateinische  Sprichwôrter  iind  Sinnspriiche  des 
Mittelalters,  aus  Handschriften  gesammelt,  Heidelberg,  1912,  p.  56.  — 
Les  proverbes  qu'il  nous  fournit  sont  extraits  d'un  manuscrit  mixte  de 
la  Bibliothèque  de  l'Université  de  Baie  de  la  fin  du  xiv^  siècle. 

(7)  «  En  vérité,  respondit  alors  le  curé,  monseigneur,  je  vous  asseure, 
in  verbo  sacerdotis,  que  les  mesmes  parolles,  qui  ont  esté  dictes  au- 
jourd'huy  au  baptesme  de  vostre  filleul  furent  dictes  et  célébrées  à 
vostre  baptesme  ». 

(8)  Jakob  Werner.  Lateinische  Sprichwôrter  des  Mittelalters,  p.  i. 


503  APPENDICES 

Et  ailleurs,  Frère  Jean  menace  Panurge  : 

—  Advenant  qu'il  fust  marié,  \t prendre  aux  cornes  comme  un  veau^ 
puisqu'il  r avoit  prins  au  mot  comme  un  homme  (1.  IV,  ch.  lvi). 

Loysel  cite  le  brocard  en  le  commentant  (t.  I,  p.  3  59)  :  «  On  lie 
les  bœufs  par  les  cornes,  et  les  hommes  par  les  paroles;  et  autant 
vaut  une  simple  promesse  ou  convenance,  que  les  stipulations  du 
droit  romain  ».  Et  il  ajoute  :  «  C'est  la  traduction  de  ces  vers  rap- 
portés par  la  glose  et  les  anciens  commentateurs  du  droit  romain  : 

Verba  ligant  homines,  taurorum  cornua  funes. 

Cornu  bos  capitur,  voce  ligatur  homo  (i). 
D'où  l'on  a  fait  ce  vieux  dicton  français  : 

Comme  les  bœufs  par  les  cornes  on  lie, 

Aussi  les  gens  par  leurs  mots  ou  (2)  folie... 
ce  que  Gabriel  Meurier  rend  plus  brièvement  : 

On  prend  les  bestes  par  les  cornes 

Et  les  hommes  par  la  parole. 
Mielot  n'en  donne  que  le  premier  membre  (n°  253)  :  «  Par  les 
cornes  loye  on  les  buefz  ». 

—  J'en  ay  vu  rexperience  en  plusieurs  qui  ne  l'ont  peu  quand  il:{ 
vouloient  :  car  ne  V avoient  faict  quand  le  povoient.  Aussi  par  non 
usage  sont  perduz  tous  privilèges,  ce  disent  les  clercs  (l.  III,  ch.  xxvii). 

Allusion  à  l'ancien  brocard  de  droit  canonique  (attribué  à  saint 
Basile):  «  Quando  potui  non  volui,  et  quando  volui  non  potui  ». 

Dans  la  harangue  de  maître  Janotus  de  Bragmardo  (1.  1, 
ch.  xix)  on  lit:  nHicjacet  lepus,  cy  gist  le  lièvre  »,  locution  re- 
montant probablement  à  la  philosophie  scolastique  (3). 

Dans  le  Prologue  du  Quart  licre,  Rabelais  mentionne  un 
des  dictons  de  l'ancien  droit  successoral: 

—  Ly  bon  Dieu,  et  ly  bons  homs  !  n'est  il  escrit  et  practiqué,  par 
les  anciennes  coustumes  de  ce  tant  noble...  royaulme  de  France, 
que  le  mort  saisit  le  vif? 

Cette  sentence  est  ainsi  citée  par  Loysel,  qui  l'accompagne  de 
doctes  commentaires  (t.  I,  p.  31$):  «  Le  mort  saisit  le  vif  son 
plus  prochain  héritier  habile  à  lui  succéder  ». 

(i)  Idem,  ibidem,  p.  7  :  «  Bos  cornu  capitur,  sed  homo  sermone  tene- 
tur  ». 

(2)  Et  non  pas  «  foiit  »  (comme  donne  l'édition  f.aboulaye).  Ce  pro- 
verbe est  dans  Meurier,  Trésor,  p.  3.S. 

(3)  Rabelais  en  donne  ailleurs  l'équivalent  (1.  lil,  ch.  x)  :  «  N'estes 
vous  asseuré  de  vostre  vouloir.-'  Le  poinct  principal  jr  gist  »,  en  même 
temps  que  sa  forme  correspondante  en  français  (1.  lII,  ch.  xn):  «  Ce 
n'est  là  que  gist  le  lièvre  »  (cf.  1.  IV,  ch.  xv  :  «  Toutes  bonnes  cous- 
tumes   se  perdent.  Aussi  ne  trouve  l'on  plus  de  lièvres  au  giste  »). 


5Î0URCES  LIVRESQUES  >o1 

V.  —  Quinzième  siècle. 

Aucune  œuvre  n'a  exercé   sur  Rabelais   une  influence  plus 
profonde  que  la   farce  de  Pathelin.  Il   en  est  tout   pénétré.   U 
l'imite,  il  la  cite,  il  lui  emprunte  des  proverbes  ou  des  locu- 
tions proverbiales  : 
I  i8i.  Pathelin.  Il  est  desjà  si  empressé, 

Qu'il  ne  scet  où  il  l'a  laissé. 
Il  faut  que  nous  luy  reboutons. 
Le  Juge.  Suz,  revenons  à  nos  moutons  \ 
Qu'en  fut  il  ? 
Le  Drapier.  11  en  print  six  aulnes. 

Ce  proverbe  avait  déjà  fait  fortune  au  xv'  siècle.  On  le  lit 
dans  Coquillart  (t,  II,  p.  214)  : 

Or  revenons  à  noz  moutons. 
Rabelais  le  mentionne  fréquemment  : 

—  Retournons  à  nos  moi/fo^i^,  je  vous  dis  que...  (1.  I,  ch.  i). — Tou- 
jours [Gargantua]  ..  retournait  à  ses  moutons...  (l.  I,  ch.  xi).  — 
Retournons  à  nos  moutons  dist  Panurge...  (1.  lil,  ch.  xli). 

Estienne  Pasquieren  parle  longuement  (i),  et  Henri  Estienne 
remarque  à  son  tour  :  «  Geste  farce  ou  comédie  [Pathelin]  a 
aussi  amené  ce  proverbe,  Retournons  à  nos  moutons,  pour  dire, 
Retournons  à  notre  propos.  Car  ces  mots,  qui  sont  là  souvent 
répétez,  furent  depuis  tournez  en  proverbe  (2)  ». 

Eloy  d'Amerval  s'en  est  servi  un  des  premiers  au  xvf  siècle 
(111*  journée,  fol.  1  r"). 

Or,  retournons  à  nos  montons. 
Et  Monluc,  dans  ses  Commentaires,  a  deux  fois  employé  ce 
proverbe  (t.  II,  p.  57,  et  t.  III,  p.  216).  Nicod,  dans  ses  Expli- 
cations morales  (3),  faisant  abstraction  de  l'origine  littéraire  de 
notre  proverbe,  lui  donne  exclusivement  son  sens  propre  de  rap- 
pel à  la  vigilance  entre  les  bergers. 

393.  Ce  fut  pour  un  denier  à  Dieu  ; 
Et  encore,  se  j'eusse  dict  : 
La  main  sur  le  pot,  par  ce  dict. 
Allusion  au  bon  vieux  temps  où  les  marchés  étaient  conclus, 

(i)  «  Quand  il  advient  qu'en  commun  devis  quelqu'un  extravague  de 
son  premier  propos,  celuy  qui  le  veut  remettre  sur  ses  premières  bri- 
zées,  luy  dit  :  Revenez  à  vos  moutons,  dont  a  usé  à  mesme  effet  Rabelais 
en  son  premier  livre  de  Gargantua  »  (1.  IV,  ch.  nx). 

(2)  Dialogues,  éd.  Liseux,  t.  I,  p.  i63. 

(3)  Cf.  Montaiglon.  Recueil,  t.  III,  p.  184:  «  Retournons  à  nos  mou- 
tons de  peur  que  les  loups  ne  les  happent  ». 


504  APPENDICES 

en  buvant  ferme,  la  main  sur  le  pot  (i).  —  Et   Rabelais  y  re- 
vient à  plusieurs  reprises  (l.  I,  ch.  xi)  et  ailleurs  : 

—  Et  quoy,  dist  Pantagruel,  en  demandent  ilz  meilleures  [ensei- 
gnes] que  la  main  au  pot,  et  le  verre  au  poing  ?  (1.  I,  ch.  xn). 

Après  la  farce  de  Pathelin,  c'est  Villon  qui  a  laissé  le  plus 
de  souvenirs.  Nous  les  avons  déjà  rappelés  (2). 

Parmi  les  poèmes  longtemps  attribués  à  Villon,  le  Monologue 
du  Franc- Archer  de  Bagnolet  (1532)  lui  a  fourni  plus  d'une 
inspiration  : 

93  ...  mais  nous  apaisâmes 

Noz  couraiges  et  recuUasmes  : 
Que  dy  je  ?  non  pas  reculer  : 
Chose  dont  on  ne  doybt  et  parler... 
Ung  rien  jusques  au  Lyon  d'Angiers, 
Je  ne  craygnoye  que  les  dangiers. 
Moy,  je  n'avoye  peur  d'aultre  chose. 
Ce  dicton  est  fréquent  chez  Rabelais,  qui  en  indique  lui-même 
la  source  (1.  IV,  ch,  lv)  :  «Fuyons,  saulvons  nous.  Je  ne  le  diz 
pour  paour  que  je  aye.  Car  je  ne  crains  riens  fors  les  dangiers. 
Je  le  diz  toujours.  Aussi  disoit  le  Franc  archier  de  Baignolet  ». 

Ces  emprunts  livresques  viennent  compléter  les  multiples 
souvenirs  tirés  du  trésor  populaire  indigène.  Le  double  cou- 
rant, oral  et  littéraire,  aboutit  ainsi  à  une  ample  provision  de 
proverbes  et  dictons,  véritable  mine  parémiologique,  dont  nous 
avons  tâché  d'explorer  les  abords  variés,  les  couches  successi- 
ves et  les  nombreux  filons. 

(i)  Cf.  Jacques  Grévin,  Les  Esbahis  (dans  VAnc.  Théâtre,  t.  IV, 
p.  161):  «  Et  encore,  se  j'eusse  dit:  La  main  sur  le  pot  !  parce  dict 
mon  denier  me  fust  demouré  ». 

(2)  Voy.  Introduction,  p.  4. 


FIN    nu    TOME    PREMIER 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Préface «      vi-xn 


INTRODUCTION 

I.  Influence  indigène,  i-G.  —  U.  Littérature  gréco-romaine,  6-10. 
III.  Renaissance  italienne,  10-14.  —  I^  •  Expérience  de  la  vie,  14-16. 


LIVRE  PREMIER 

ÉRUDITION   ET   EXPÉRIENCE 

CHAPITRE  PREMIER.  —  Histoire  naturelle  (19-42)  :  I.  Tableau 
zoologique  (animaux  exotiques,  inconnus  ou  rares),  20-24.  —  H-  Synthèse 
botanique  (classification,  sexe,  pantagruélion),  24-27.  —  III.  Ornithologie 
provinciale,  28-29.  —  ^^-  Ichtyologie  de  la  Renaissance,  29-31.  — 
V.  Nomenclature  simienne,  3i-35.  —  VI.  Expressions  de  fauconnerie, 
35-37.  —  ^II*  Créations  lexicologiques,  37-39.  —  VIII.  Animaux  tra- 
ditionnels, 39-40.  —  IX.  Mise  en  œuvre,  41-42. 

CHAPITRE  II.  —  MÉDECINE  (43-47):  I.  Termes  grecs  (Hippocrate, 
Galien),  43-45.  —  II.  Noms  vulgaires  (parties  du  corps,  maladies,  mal 
de  Naples),  45-47. 


LIVRE   DEUXIEME 

CONTACT   AVEC   L'ITALIE 

CHAPITRE  PREMIER.  —  Architecture  (52-G4)  :  I.  Nomenclature 
indigène,  54-57.  —  II.  Nomenclature  italienne,  57-64. 

CHAPITRE  II.  —  Art  militaire  (65-92):  I.  Nomenclature  antérieure 
(armes,  artillerie,  milices),  66-78.  — II.  Influence  italienne  (organisation, 
équitation,  fortification,  armes  et  armures,  vocables  divers),  78-89.  — 
III.  Prologue  du  Tiers  livre,  89-92. 

CHAPITRE  III.  —  Navigation  (93-125)  :  I.  Témoignages  compara- 


5o6  TABLE  DES  MATIÈRES 

tifs,  95-99.  —  II.  Terminologie  nautique  (termes  de  marine  fluviale, 
termes  océaniques,  noms  méditerranéens,  termes  du  xvi*  siècle),  99-125. 

CHAPITRE  IV.  —  Arts  appliqués,  126-129, 

CHAPITRE  V.  —  C0M.MERCE  ET  INDUSTRIE  (i3o-i33)  :  I.  Établisse- 
ments de  crédit,  i3o-i32.  —  U.  Fabrication  des  soieries,  i32-i33. 

CHAPITRE  VI.  —  SociÛTÉ  mondaine  (134-146)  :  I.  Langage  courti- 
sanesque,  134-142.  —  II.  Distractions  et  jeux,  142-144.  —  III.  Jurons 
et  termes  péjoratifs,   144-146. 

CHAPITRE  VIL  —  Influences  secondai.'<es  (147-15Ô)  :  L  Noms 
d'histoire  naturelle,  147-148.  —  IL  Termes  gastronomiques,  148-149.  — 
lll.  Rôle  intermédiaire,  149-150.  —  IV.  Résidu  lexicologique,  t5o-i54. 


LIVRE  TROISIEME 

VIE   SOCIALE 

CHAPITRE  PREMIER.  —  Costume  (iSS-ijo)  :  I.  Habillement,  09- 
i65.  —  II.  Coiffure,  i65-i68.  —  III.  Chaussure,  16S-170. 

CHAPITRE  IL  —  Cuisine  (171-189)  :  I.  Hors-d'œuvre,  172-174.  — 
IL  Entrée  de  table,  174-177.  —  III.  Second  service,  177-180.  —  IV.  En- 
tremets, 180-183.  —  V.  Issue  de  table,  1S3-187.  —  VI.  Vin  et  bois- 
son, 187-189. 

CHAPITRE  III.  —  Monnaies  (190-197)  :  I.  Monnaies  historiques, 
igo-191.  —  IL  Monnaies  anglo-françaises,  191.  —  III.  Monnaies  fran- 
çaises, 192-194.  —  IV.  Monnaies  étrangères,  194-195. 

CHAPITRE  IV.  —  Musique  (198-208):  I.  Instruments,  198-200.  — 
IL  Notation  musicale,  200-201.  —  III.  Musique  religieuse,  201-202.  — 
IV.  Musique  profane,  202.  —  V.  Airs  et  danses,  203-207. 


LIVRE    QUATRIEME 

FAITS   TRADITIONNELS 

CHAPITRE  PREMIER.  —  Contes  poiulaires  (2 12-23 1)  :  1.  Contes 
merveilleux,  2i3-223.  —  [L  Contes  moralises,  223-225.  —  III.  Contes 
d'animaux,  225-220.  —  IV.  Contes  Licéticux,  226-230.  —  V.  Contes 
grivois,  23o  23i . 

CHAPITRE  IL—  LÉGKNDEs  poi'Ui-AiKEs  (232-238):  I.  Les  Saints, 
232-234  —  IL  Le  diable,  234-235.  —III.  Légendes  danimuux,  235.  — 
IV.  Légendes  de  plantes,  235.  -—  V.  Légendes  diverses,  235-238. 

CH-APITRI:  lII.  —   Tkaoitions  I'opui.aikes  (239-261)  : 

A.  ~  'J'raJUions  f,'arg\înttiines  (23g-25y):  I.  Chronique  garganiuinc, 
241-248.  —  IL  Versions  diflerentes,  248-250.  —  III.  Vestiges  matériels, 
250-253.  —  1\  .  Derniers  échos,  253-254.  —  V.  Cycle  gigantal,  •ib;\-2b'2. 


TABLE  DES  MATIÈRES  507 

B.  —  Traditions  médiévales  (257-261)  :  I.  Gots  et  Magots,  257-259. 

—  n.  Prêtre  Jean,  259-261. 

CHAPITRE  IV.  —  Chansons  populaires  {-262-277)  :  I.  Chansons 
religieuses,  265-267.  —  I^-  Chansons  sentimentales,  267.  —  III.  Chan- 
sons bachiques,  267-268.  —  IV.  Chansons  satiriques,  268-273.  — 
V.  Chansons  grivoises,  273-274.  —  VI.  Chansons  des  rues,  274-275. 

—  Vil.  Chansons  historiques,  275-276.  —  VIII.  Refrains,  276-277. 
CHAPITRE  V.  —  Jeux  enfantins  (278-291)  :  I.  Relevé  bibliographi- 
que, 279-280.  —  II.  Témoignages  historiques,  280-285.  —  III.  Classe- 
ment des  jeux,  285-291, 

CHAPITRE  VI.  —  Rites  et  croyances  (292-3o5)  :  I.  Coutume  sol- 
datesque, 292-298.  —  U.  Saints  et  saintes,  298-301.  —  III.  Préjugés 
divers,  3o2-3o5. 

CHAPITRE  VII.  —  Superstitions  (3o6-3i5)  :  I.  Présages  et  pro- 
nostics, 3o6-3i4.  —  IL  Pratiques  astrologiques,  3i4-3i5. 

CHAPITRE  VIII.  —  Magie  et  sortilèges  (3 16-324)  :  I.  Démonolo- 
gie,  3 16-319.  —  II.  Moyens  de  divinations  (songes,  divinations  secon-, 
daires),  320-324. 

CHAPITRE  IX.  —  Théâtre  populaire,  325-329. 

CHAPITRE  X.  —  Littérature  de  colportage  (33o-342):  1.  Bisouards 
et  vendeurs  de  livres,  33o-332.  —  IL  Chroniques  gargantuines,  332-333. 

—  III.  Romans  de  chevalerie,  333-336.  —  IV.  Voyages  de  Mandeville, 
336-338.  —V.  Prognostications,  338-339.  — VI.  Livres  de  magie,  339. 

—  VIL  Bibliothèques  campagnardes,  339-341.  —  VIII.   Une   biblio- 
thèque bourgeoise,  342. 


LIVRE   CINQUIÈME 

FAITS   TRADITIONNELS  (suite). 
Proverbes  et  Dictons. 

A.  —  Généralités  (343-448)  :  I.  Noms,  345-346.  —  IL  Forme,  346- 
348.  -  m.  Sens,  348-352.  -  IV.  Langue,  352-355.  -  V.  Personna- 
ges, 355-356.  —  VI.  Historique,  356-359.  —  VIL  Commentaires,  359- 
362.  —  VIII.  Classement  et  caractéristique,  362-363. 

B.  —  Catégories  parémiologiques  (364-448)  : 

CHAPITRE  PREMIER.  —  Religion  (304-375)  :  L  Sphère  religieuse, 
364-367.  —  IL  Vie  monastique,  367-375. 

CHAPITRE  IL  —  Superstitions,  376-379. 

CHAPITRE  III.  —  Animaux  (380-396)  :  I.  Animaux  domestiques,  38o- 
385.  —  IL  Bêtes  sauvages.  385-389.  —  AU.  Oiseaux,  38q-393.  — 
IV.  Poissons  et  batraciens,  393-394.  —  V.  Insectes  et  vers,  394-396. 

CHAPITRE  IV.  —  Professions  et  métiers  (397-407)  :  L  Proverbes 
généraux,  397-401.  —  IL  Proverbes  spéciaux,  401-407, 

CHAPITRE  V.  —  Vie  sociale  (408-416)  :  I.  Nourriture,  408-412.  — 
IL  Boisson,  412-415.  —  III.  Costume,  415.  —  IV.  Jeux,  415-416. 


5o8  TABLE  DES  MATIÈRES 

CHAPITRE  VI.  —  Usages  et  coutumes,  417-419. 

CHAPITRE  VII.  —  Souvenirs  historiques,  420-422. 

CHAPITRE  VIII,  —  Noms  propres,  423-426. 

CHAPITRE  IX.  —  Blason  populaire  (427-435)  :  I.  Sobriquets  eth- 
niques, 428-431.  —  II.  Dictons  géographiques,  431-435. 

CHAPITRE  X.  —  Sentences  (436-448)  :  I.  Actions  de  travers,  436- 
443.  —  Proverbes  moraux,  443-448. 

CONCLUSION,  449-451. 


APPENDICES 

A.  —  Rabelais  et  Francesco  Colonna,  452-457. 

B.  —  Rabelais  et  Théophile  Folengo,  458-460. 

C.  —  Diatribe  de  Jal  et  ses  répercussions,  461-477. 

D.  —  Origines  littéraires  de  la  généalogie  de  Pantagruel  (478- 
483):  I.  Géants  bibliques,  478-479.  —  II.  Géants  mythologiques,  479-480. 
—  III.  Géants  du  Moyen  Age,  480-481.  —  IV.  Souvenirs  littéraires, 
482-483. 

E.  —  Sources  livresques  de  la  parémiologie  rabelaisienne  (484- 
504)  :  I.  Sentences  bibliques,  484-488,  —  II.  Adages  grecs,  488-491.  — 
III.  —  Proverbes  romains,  491-496.  —  IV.  Recueils  médiévaux,  496- 
5o2.  —  V.  Quinzième  siècle,  5o3-5o4. 


Imprimerie  Générale  de  Chdlillon-sur-Seine.  —  I.UVRARD-PICHAI. 


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1698 

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Saineanu,   Lazar 

La  langue  de  Rabelais 


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