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LA LANGUE
DE
RABELAIS
DU MEME AUTEUR
Le Cinquième livre de Rabelais. Son authenticité et ses
éléments constitutifs {sous presse).
L'Histoire naturelle et les branches connexes dans l'œu-
vre DE Rabelais, Paris, 1920, in-8° de 450 pages, à tirage limité
{chejs l'auteur, Paris, 38, rue Boulard).
OEuvres complètes de François Rabelais, Edition critique
publiée sous la direction d'Abel Lefranc, in-4°, Paris, 1912 et
suiv. {commentaire philologique des livres I et II).
Le Langage parisien au xix" siècle. Facteurs sociaux,
Contingents linguistiques, P'aits sémantiques, Influences litté-
raires, Paris, 1920, in-S*^ raisin de 608 pages.
La Langue de Rabelais :
Tome I. — Civilisation de la Renaissance, Paris, 1922,
in-8° raisin de 520 pages.
Tome II. — Langue et Vocabulaire {en cours de publica-
tion).
EN PRÉPARATION :
Rabelais a travers les âges :
I. — Ses interprètes : Commentateurs, Traducteurs, Lexi-
cographes, Biographes et Critiques.
II. — Ses Lecteurs et Imitateurs : Conteurs et Essayistes,
Ecrivains facétieux et Satiriques, Poètes et Dramaturges, His-
toriens et Moralistes, Polémistes et Pamphlétaires, Libertins et
Erudits, Epistoliers et Divers.
m. — Un imitateur rabelaisien : Marnix de Sainte-Alde-
gonde et son Tableau des diJJ'érends de la Religion (1598).
LA LANGUE
DE
RABELAIS
PAR
L. SAINEAN
Ancien Professeur de l'Université
Vice-Président de la Société des Études Rabelaisiennes
TOME PREMIER
CIVILISATION DE LA RENAISSANCE
inH'^i:
PARIS
E. DE BOGGARD, ÉDITEUR
Anciennes Maisons Thorin et Fontemoing
1. RUE DE MÉDICIS, 1
1922
PQ
PRÉFACE
Depuis une quinzaine d'années l'œuvre de Rabelais a
été la constante préoccupation de ma pensée, l'objet prin-
cipal de mes recherches. Ce sont les résultats de cette
longue enquête, reprise et continuée avec persévérance,
que je viens présenter aujourd'hui aux rabelaisants, à
tous ceux qui aiment et admirent le grand écrivain.
, Il y a plus de deux siècles, Le Duchat abordait pour
la première fois, dans son célèbre commentaire, le côté
philologique de Rabelais. Ses efforts très méritoires,
étant donné l'état chaotique de la philologie française au
début du xviii^ siècle, sont malheureusement restés iso-
lés. Un système d'exégèse mort-né, celui de l'allégorisme
historique, a pendant deux siècles complètement sacrifié
l'étude philologique du roman rabelaisien, et les consé-
quences désastreuses de cette méthode n'ont pas échappé
au célèbre bibliographe Jacques-Charles Brunet, qui
écrit en 1834: « La philologie restera désormais l'ob-
jet principal, sinon unique, des interprètes futurs du
Pantagruel ; et certes le cadre ainsi restreint est encore
assez vaste pour qui saura le remplir convenable-
ment » (i).
Le réveil des études rabelaisiennes, dans les premières
(1) J.-Ch. Brunet, Notice sur deux anciens romans intitulés Chroni-
ques de Gargantua, où l'on examine les rapports qui existent entre ces
deux ouvrages et le Gargantua de Rabelais, Paris, i834, p. 2.
vm PREFACE
années duxx^ siècle, est la conséquence de l'enseignement
de M. Abel Lefranc, à l'Ecole des Hautes-Etudes, puis
au Collège de France. De ses conférences sur l'Histoire
littéraire de la Renaissance sortit la première phalange
de rabelaisants, presque toute recrutée parmi ses élèves
ou ses amis. La critique du texte, la recherche des sour-
ces, rétablissement de la biographie, l'interprétation
réaliste de l'œuvre furent dès lors assis sur des bases
scientifiques. Une Société des Etudes rabelaisiennes fut
constituée, dont la Revue commença à paraître en igoS,
et l'édition critique des Œuvres fut projetée.
Je n'ai pas eu l'honneur d'être l'auditeur de M. Lefranc,
et j'ai rejoint tardivement ce premier noyau de panta-
gruélistes; mais je n'en ai pas moins subi la séduction de
sa parole entraînante, de son esprit large et sympathi-
que. Grâce à ses encouragements, j'ai abordé à mon tour
la philologie rabelaisienne.
Depuis mon premier article : « Les éléments adven-
tices du vocabulaire de Rabelais » (1908), je n'ai cessé,
pendant une quinzaine d'années, de fournir une longue
suite d'études et de notices qui parurent périodiquement
dans la Revue des Etudes rabelaisienîies, puis dans la
Revue du XV P siècle, et dont la substance passa dans le
commentaire philologique de l'édition critique des Œu-
vres de Rabelais publiée sous la direction de M. Lefranc
(1912 et suiv.).
J'ai exposé, dans l'Introduction de cette Edition, sous
la rubrique « Méthode », les principes suivis pour la
rédaction du commentaire. Qu'il me soit permis d'en rap-
peler deux passages :
« L'absence d'un dictionnaire du xvi" siècle reste très
sensible. Pour en atténuer l'inconvénient, en ce qui con-
cerne Rabelais, il nous a fallu faire le tour des écrivains
des XV® et xvf siècles. Les genres dramatique (mystères,
farces) et narratif fromans, nouvelles, facéties) nous
PRÉFACE i.x
ont fourni une riche cueuillette, à laquelle sont venus
s'ajouter les témoignages des principaux auteurs de l'épo-
que, depuis Villon et Jean Le Maire jusqu'à Amyot et
Montaigne.
« Ce n'était là d'ailleurs qu'une partie de la tâche qui
nous incombait. L'œuvre de Rabelais est Is plus vasto
recueil non seulement du moyen français, mais encore
des parlers vulgaires des provinces françaises. L'Ouest
(Maine, Anjou), le Sud-Ouest (Poitou, Saintonge), l'Or-
léanais et le Berry, le Lyonnais et la Provence, le Lan-
guedoc et la Gascogne ont laissé, dans son vocabulaire,
des traces multiples et caractéristiques. Nous avons tâ-
ché de les mettre en lumière avec toute la précision que
permettent les nombreuses ressources dont on dispose
de nos jours pour la connaissance des patois.
« Nous avons tenu compte, dans nos notes, des rap-
ports qui unissent les mots aux faits correspondants, en
nous efforçant de commenter notre auteur à l'aide des
sources de la même époque. La philologie rabelaisienne
est inséparable de l'histoire de la civilisation du xvi' siè-
cle ».
Ces dernières lignes renferment le plan même du pré-
sent ouvrage.
Le premier volume en est consacré à Tétude des carac-
tères saillants de la Société française à l'époque de la
Renaissance/ et tout d'abord à l'influence de l'Erudition
antique. Les écrivains grecs et latins, retrouvés et pas-
sionnément commentés, sont devenus la source unique
de tout savoir et ont exercé une influence absorbante sur
les esprits les mieux doués. Considérées comme autant
de dogmes, les idées des Anciens ont fini par entraver
toute pensée libre, toute initiative. La science de Rabe-
lais, comme celle des savants de son temps, est tout en-
tière du ressert de l'érudition. Mais ce qui distingue le
X PREFACE
Maître de ses contemporains, en dehors de ses dons
d'écrivain, c'est qu'il ajoute à l'information livresque les
fruits de sa propre expérience, les résultats de son ar-
dente curiosité, les aperçus de sa vision pénétrante. Sou-
vent il puise presque exclusivement aux sources vivantes,
pour ses termes nautiques par exemple, dont le réalisme
a donné le change à des spécialistes modernes, mais qui,
examinés à la lumière des documents de Tépoque, se ré-
vèlent d'une exactitude inattaquable.
Vient ensuite l'étude du Contact avec Tltalie. L'archi-
tecture et l'art militaire, la navigation et l'industrie, la
vie sociale et mondaine ont été profondément modifiés
par cette action multiple et féconde. Seuls quelques élé-
ments delà vie sociale — le costume et la cuisine en pre-
mier lieu — ont échappé à l'italianisme, gardant ainsi une
valeur documentaire de premier ordre.
Les Faits traditionnels complètent cette série de fac-
teurs, qui ont contribué à donner au roman rabelaisien
sa physionomie à part et son caractère encyclopédique.
Un bien petit nombre d'œuvres de génie se prête à une
étude d'ensemble de ce genre. J'ai essayé de faire pour
Rabelais ce qui n'a encore été réalisé ni pour Dante ni
pour Shakespeare.
Le deuxième volume est consacré spécialement aux
éléments constitutifs du lexique.
L'illimité. Telle est l'impression qui s'en dégage. Si
l'œuvre elle-même déborde tous les cadres de la littéra-
ture, le vocabulaire dépasse infiniment ce qu'on appelle
la langue générale, car il renferme les germes et jusqu'aux
virtualités de toute évolution ultérieure. Il reflète l'image
intégrale de l'idiome national, envisagé à la fois dans le
temps et dans Icspace.
l^stienne Pasquicr appelle Calvin et Rabelais les deux
« pères de nostre idiome ». Ce jugement résume d'une
PREFACE XI
manière heureuse l'influence que ces deux génies ont
exercée sur le développement de la langue littéraire. Si
elle doit au premier sa gravité et sa logique, elle a reçu
du second la souplesse et la vie. Molière et la Fontaine
ont dignement continué cette illustre lignée des créateurs
du verbe.
J'ai pris ici le terme philologie au sens le plus large.
Les créations verbales du grand écrivain, si heureuses et
si frappantes, son onomastique et surtout les côtés affec-
tifs de son lanp;ao;e ont été étudiés avec le même intérêt
que les éléments linguistiques proprement dits de son vo-
cabulaire immense, original et varié. Il s'agissait d'en
saisir les traits essentiels et de les replacer chacun dans
son cadre. Tâche difficile et complexe qui commande
l'indulofence.i
&'
Un dernier mot.
L'effort prodigieux fourni par notre pays pendant la
grande Guerre permettait d'espérer un prompt relève-
ment du génie national, un brillant réveil artistique, litté-
raire et scientifique. Jamais peut-être, hélas ! la pensée
française n'a traversé une période plus sombre que celle
qui a suivi les premières années de la Victoire. Les soucis
de la vie matérielle, indéfiniment accrus, ont relégué au
dernier plan les préoccupations intellectuelles. Par un
temps si peu favorable aux travaux de l'esprit, cet ouvrage
serait longtemps resté sur le chantier sans le concours
obligeant de M. Aristide Blank. Intelligence d'élite, ami
des artistes et des érudits, il a bien voulu s'intéresser à
mes recherches et seconder mes efforts pour ériger à
Rabelais un monument philologique, dont les pierres ont
été taillées et cimentées pendant de longues années.
Je dois mainte suggestion intéressante à M. Henri
Glouzot, rabelaisant et critique d'art, notamment dans
les chapitres consacrés à l'architecture et aux traditions
XII PREFACE
populaires. Un autre érudit, le D' Paul Dorveaux, a
été mon guide dans le domaine scientifique de la Re-
naissance française. J'exprime à ces deux amis de lon-
gue date ma sincère gratitude.
Je neTsaurais terminer sans adresser de vifs remercie-
ments à mon excellent éditeur, M. E. de Boccard, qui,
pendant cette crise de la pensée et du livre, a su digne-
ment maintenir la tradition des grands éditeurs du passé.
Paris, décembre 1921.
A MONSIEUR ARISTIDE BLANK
HOMMAGE DÉVOUÉ DE L'AUTEUR
INTRODUCTION
Le livre de Rabelais est un monde. C'est le tableau le plus
animé et le plus varié de la vie des hommes de la Renaissance,
avec leurs aspirations infinies, leur ardeur dévorante, leur
inquiétude d'esprit, leur amour pour le libre développement
de la nature humaine jusque dans ses besoins infimes.
Cette œuvre est touffue comme la vie elle-même, vaste et
profonde comme l'esprit de Rabelais, « en toute clergie ex-
pert », ainsi que le qualifiait son ami, le poète Jean Bouchet.
Son savoir, sans réaliser peut-être 1' « abysme de science »
que Gargantua souhaitait pour son fils Pantagruel, lui donnait
des clartés sur toutes les connaissances de son temps : théologie,
jurisprudence, médecine et histoire naturelle ; sur les plus
usuels des arts : architecture, art militaire et art nautique ;
sur la vie sociale toute entière, considérée surtout dans ses
côtés traditionnels : usages et coutumes, proverbes et jurons.
Toutes les données qui animent son livre restent, sous des'
apparences facétieuses, d'une valeur documentaire inapprécia- _
ble. Quelle que soit la branche c'es connaissances humaines
qu'il aborde, son savoir encyclopédique s'allie de la façon la
plus heureuse aux acquisitions de sa propre expérience.^
Certes, Rabelais est avant tout l'homme de son temps,
l'érudit de la Renaissance, formé de tout ce que l'Antiquité
et le iMoyen Age ont pu lui fournir de substantiel. Mais son
génie est vraiment universel, dans le meilleur sens du mot.
On retrouve, dans son œuvre, les étapes qu'ont parcourues
à diverses époques les sciences et les arts : les détails qu'il
2 INTRODUCTION
en fournit sont à tel point abondants qu'ils permettent de faire
le tour des connaissances du xvi' siècle et d'en essaj-er la syn-
thèse.
Mais avant d'aborder les multiples aspects de son génie uni-
versel, il importe d'esquisser à grandes lignes les sources d'où
Rabelais a tiré ses connaissances encyclopédiques. Nous passe-
rons tour à tour en revue le vieux fond indigène, les écrits
classiques, les œuvres de la Renaissance qui ont marqué son
immortel roman de leur empreinte.
INFLUENCE INDIGENE
Jean de Meung. — Le Roman de la Rose est le premier
monument de notre ancienne poésie qui ait exercé sur Rabelais
une influence décisive. Des deux auteurs de cette vaste compo-
sition poétique, c'est surtout Jean de Meung qui a profondément
agi sur son esprit, comme sur celui de tous les écrivains des
xv' et xvi' siècles. L'originalité et la hardiesse des vues de cet
ennemi des moines et des hypocrites, ses idées larges et pro-
fondes, la prépondérance qu'il accorde à la nature et à la raison,
— c'étaient là autant de traits qui répondaient aux tendances
du génie rabelaisien (i). Nous préciserons en temps et lieu les
détails de cette action sur le lexique du grand écrivain et son
style archaïsant. 11 suffira de rappeler ici un seul trait.
Dangier personnifie, dans le Roman de la Rose, un des
acteurs principaux : il y garde la Rose avec Honte, Peur,
(i) Voy. l'excellent parallèle que M. Lanson a tracé entre ces deux
grands esprits également originaux et puissants : « Jean de Meung res-
semble surtout à Rabelais : c'est la même érudition encyclopédique, la
même prédominance de la faculté de connaître sur le sens artistique,
la même joie des sens largement ouverts à la vie, le même cynisme de
propos... Rabelais est plus puissant, plus passionné, plus pittoresque;
mais en somme ce qu'il a été au xvie siècle, Jean de Meung le fut au xiii".
Il clôt dignement le Moyen Age par une œuvre maîtresse, qui le résume
et le détruit. » Histoire de la littérature française^ 3** éd., p. i35.
INFLUENCE INDIGENE 3
Malebranche et symbolise le jaloux, le mari. Rabelais s'en est
souvenu dans 1' « Inscription mise sur la grande porte de
Thélème », où de Dangiev palatins désigne les gardiens au
service de l'autorité maritale (i).
La vogue du Roman de la Rose est d'ailleurs restée entière
au xvf siècle. Jean Le Maire en compare l'auteur à Dante (2).
Clément Marot en donne en 1527 une édition en langage mo-
dernisé, et du Bellay, dans sa Défence, en recommande la ,
lecture, exception unique entre les anciens poètes.
Jean Le Maire. — Au début du xvi' siècle Rabelais rencon-
tre un écrivain de grande envergure, Jean Le Maire de Belges,
rhétoriqueur et premier prosateur de la Renaissance, dont le
style, abondant en latinismes et en trouvailles d'expressions,
n'est pas resté sans influence sur lui (3).
Les idées politiques de Le Maire, et particulièrement ses
vues touchant la papauté, n'étaient pas en effet pour déplaire à
l'auteur de Pantagruel, qui le représente en ennemi du pape
dans l'Enfer décrit par Epistémon (1. II, ch. xxx). Il est vrai-
semblable que c'est aussi Le Maire qu'il a voulu (4) évoquer
sous la figure « d'ung vieil poëte François nommé Raminagro-
bis » (l. III, ch. xxi).
Rabelais lui doit plus d'un trait d'ordre lexicologique, entre
autres des vocables picards comme cauquemare, cauchemar,
qu'il donne à un des animaux monstrueux de sa liste de repti-
les (l. IV, ch. Lxiv).
Jean Le Maire, dont cependant la prose est plus harmonieuse
que les vers, est estimé grand poète pendant tout le xvi' siècle.
(i) Le nom revient fréquemment au xv® siècle dans les Cent Nouvelles
nouvelles (cf. nouv. xiii, xxxvii, etc.), et dans les Arrêts d'amour de
Martial d'Auvergne que Benoît de Court a accompagnés de « commen-
taires juridiques et joyeux » (dernière édition, Amsterdam, lySi). Voici
la note touchant Dangier (p. 40) : « Hsec vox maritum signât... propter
periculum ubi viri uxorum amores prœsenserint ».
(2) Cf. La Concordance des deux langues {dans Œuvres, t. lU, p. i32):
« Maistre Jean de Mehun, orateur François, homme de grand valeur
et literature, comme celuy qui donna premièrement estimation à nos-
tre langue, ainsi que feit le poète Dante au langage Toscan ou Flo-
rentin ».
(3) Voy. A. Tilley, dans Revue du XVJ° siècle^ t. II, p. 3o à 33, et
The Davvn of the Freyxch Renaissance, Cambridge, 191S, p. 35o à 352.
(4) Suivant une conjecture de M. Abel Lefranc (voy. Rev. Et. Rab.,
t. IX, p. 144 à 147).
4 INTRODUCTION
Marot le vénère connue tel; du Billay et Pjsquier voient
encore en lui l'initiateur de la poésie moderne.
Villon. — Villon est le favori de Rabelais. Sa poésie, réa-
liste et pathétique, sa puissance verbale l'attirent et le charment.
Il le sait par cœur et l'a sans cesse présent à l'esprit quand il écrit.
Panurge justifie le vide de sa bourse par ce refrain d'une
de ses ballades :
Où sont les neiges d'antan ?
(( Cestoit le plus grand souci que eust Villon, le poëte Pari-
sien » (1. II, ch. xiv).
Dans l'Enfer décrit par Epistémon, « maistre Françoys Vil-
lon «traite cavalièrement Xerxès, vendeur de moutarde.
Ailleurs, Rabelais raconte la farce macabre jouée par Villon
à Frère Tappecoue, sacristain des Cordeliers de Saint-Maixent
(l. IV, ch. xiii), et, plus loin, l'histoire de haute graisse qui
se passe à la cour d'Angleterre, entre maître François Villon
et le roi Edouard V (ch. lxvii).
En ce qui touche les emprunts verbaux, Rabelais et \'illon
ont puisé aux mêmes sources, par exemple au Roman de la
lioHe{i). Les proverbes qu'ils ont en commun remontent au cou-
rant oral indigène, mais sous le rapport de l'érudition, il y a
un abîme entre le pauvre écolier parisien et le grand lettré
tourangeau (2).
Marot. — Parmi les contemporains. Clément Marot a parti-
culièrement séduit Rabelais par ses vers primesautiers, gra-
cieux et joyeux. A propos « des moeurs et conditions de Pa-
nurge », noire auteur cite (1. II, ch. xvi) le vers célèbre de
VEpisire au Roy pour avoir esté desrobé (i 53 1) :
Au demouraat, le mcillcî'.ir lilz Ju monde.
Le Frère Lubùi d'une des I3allades (1512), type du moine
ignorant et débau:hé, reparaît plusieurs fois dans le roman
(i) Voy. rétude de M. Louis Thuasne n Rabelais et le Roman de la
Rose », dans son volume Villon et Rabelais, Notes et commentaires,
l'aris, 191 r .
(2) Le travail que M. Louis Thuasne a consacre en 1907 à Rabelais
et Villon (rcimprmiii dans le volume cite ci-dessus) montre les procédés
excessifs de l'auteur dans sa critique comparative des sources. Un très
grand nombre de ses rapprochements sont illusoires ou faits au petit
bonheur: aucun n'est concluant.
INFLUENCE INDIGENE 5
rabelaisien aussi bien sous cette forme que sous celle latinisée
de Frater Lubinus.
Les deux écrivains étaient attachés l'un à l'autre par des liens
de sympathie et d'estime mutuelle.
P'arce de Patiielin. — Rabelais était un lecteur assidu de
l'ancienne littérature dramatique. Les Sotties et les Mystères
des xv' et xvi" siècles ont laissé dans son œuvre des traces
fréquentes, notamment la célèbre Farce de Patiielin, qui a en-
richi la langue de tant d'expressions originales et pittoresques.
Tout son roman en est imprégné. C'est la source littéraire
dont il a tiré le plus de profit. Le nombre de ses réminiscences
est si considérable qu'on a pu en dresser le bilan à diverses
reprises (i), et que chaque nouvelle lecture en pourrait aug-
menter le nombre.
Bornons-nous à rappeler les allusions directes. Quand Jano-
tus a reçu l'étoffe pour se faire une bonne robe : « Ainsi l'em-
porta en tapinois, comme feist Patelin son drap » (1. 1, ch. xx).
Dans l'Enfer d'Epistémon, Patelin passe pour le trésorier de
Radamanthe (1. II, ch. xxx).
Dans le discours à la louange des prêteurs et débiteurs, Pa-
nurge invoque le témoignage du « noble Patelin » (1. III, ch. iv),
comme le fait plus loin Rabelais lui-même, dans son Epître au
Cardinal de Châtillon.
Et dans le Prologue du Quart livre, Rabelais décrit ainsi le
paysan Couillatris, heureux de sa chance inattendue : « Ainsi
s'en va prélassant par le pays, faisant bonne troigne parmy ces
paroeciens et voysins, et leur disant le petit mot de Patelin : En
ay Je ? »
Dans ce même livre (ch, lvi). Frère Jean menace Panurge
« de s'en faire repentir en pareille mode que se repentist
G. Jousseaulme vendant à son mot le drap au noble Patelin ».
Le nom même de Patelin devint fécond sous la plume de
Rabelais. Il en a tiré plusieurs dérivés — patelinage, pateli-
neuXj patelinois — qui ont fait fortune.
La Farce de Patiielin a fourni à Rabelais non seulement des
proverbes (comme retournons à nos moutons)^ des expressions
typiques en nombre, mais des épisodes entiers comme celui de la
polyglottie de Panurge qui trouve dans la farce son point de
départ.
(i) Voy. Jean Plattard, UŒuvre de Rabelais, Paris, igio, p, 824 à
325, et Gustave Cohen, dans la Rev. Et. Rab., t. IX, 191 1, p. 52 à 58.
6 INTRODUCTION
Romans de chevalerie. — Rabelais n'a pas dédaigné non
plus les romans de chevalerie, c'est-à-dire les remaniements
en prose des anciennes Chansons de geste, qui virent le jour dès
la fin du xv' siècle. Nous aurons l'occasion de noter des vestiges
assez nombreux de ce vieux fond national.
Littérature orale. — Mais l'influence indigène ne se borne
pas chez Rabelais à la littérature écrite. Il faut y ajouter le
grand courant oral si abondamment représenté dans son œuvre.
Il en a tiré, outre le cycle des géants, les traditions populaires
qui constituent la trame même de son roman. D'autres traits
de cette provenance orale se rencontrent dans bien des pages
du livre et en complètent le caractère narratif et légendaire.
En somme, si l'on excepte le poème de Jean de Meung, dont
les tendances naturalistes ont tant d'affinité avec celles de Ra-
belais, la littérature indigène a plutôt influencé son style et sa
langue qu^ son esprit. C'est du côté de la Renaissance et de
l'Humanisme qu'il faut chercher ses éducateurs intellectuels.
11
LITTÉRATQRE GRÉCO-ROMAINE
Les noms des poètes classiques, Virgile et Horace, appa-
raissent de temps à autre sous la plume de Rabelais, mais
ses préférences vont aux écrivains dont les écrits restent du
ressort de l'érudition et tout particulièrement à ceux don*:: l'es-
prit s'apparente au sien : à l'ironiste Lucien, au grand amateur
d'anecdotes Plutarque, au savant encyclopédiste I^line. Ces au-
teurs, et notamment le dernier, dominent le roman tout entier.
La tendance satirique, l'anecdote historique et la science anti-
que s'y côtoient à chaque pas et lui impriment un cachet à
part.
Deux circonstances contribuent à donner à ces emprunts de
l'originalité et du piquant. Le génie d'écrivain de l'imitateur tout
d'abi)rd qui renouvelle la matière antique; son esprit critique,
ensuite, qui lui permet, tout en s'inspirant de Pline, de railler
LITTERATURE GRECO-ROMAINE 7
sa trop grande crédulité, son penchant au merveilleux, son dé-
faut presque complet de discernement entre les faits réels et
ceux qui appartiennent au domaine de l'imagination.
Rabelais a-t-il directement puisé dans les originaux des An-
ciens ou bien ne connaît- il l'Antiquité qu'à travers les premiers
interprètes autorisés, un Erasme et un Budé?
La question vaut la peine d'être élucidée.
Dans une lettre du 30 novembre 1532, Rabelais appelle
Erasme son père spirituel. Ce grand érudit, le plus illustre des
humanistes, a certes exercé une action sensible sur ses contem-
porains et notamment sur notre auteur ; mais cette influence
est d'ordre plutôt intellectuel, c'est-à-dire trop générale pour
être serrée de près par la critique et renfermée dans un cadre
précis. Ceux qui l'ont essayé n'ont pas suffisamment tenu
compte de ce que l'humanisme en lui-même n'est que le reflet
de la littérature ancienne et que Rabelais, bon connaisseur de
cette littérature, était à même d'y puiser directement et à pleines
mains. C'est ce qu'il a fait. Non pas qu'il n'ait parfois eu re-
cours aux recueils pratiques publiés par les vulgarisateurs,
comme le littérateur moderne consulte les encyclopédies, mais
on est allé trop loin dans la généralisation en ne lui concédant
qu'une érudition de seconde main, malgré les circonstances où le
contraire saute aux yeux.
M. Delaruelle a le premier essayé de montrer Ce que Rabe-
lais doit à Erasme et à Budé (i). Il y a beaucoup à retenir dans
cette étude, dont la méthode est celle qu'on pouvait attendre du
biographe émérite de Budé. Mais on est surpris en même temps
d'y voir faire appel à des artifices d'argumentation pour multi-
plier ces soi-disant « emprunts ».
L'auteur des Adages est généralement l'écho plus ou moins
fidèle des anciens. En admettant que Rabelais ait tiré tel adage
de son recueil, au lieu de recourir à la source originale qu'il
connaissait parfaitement, faut-il voir là des emprunts propre-
ments dits.^ Dans la plupart des cas, il est difficile, sinon impos-
sible, de le décider (2).
On peut affirmer au contraire qu'en général Rabelais a lu di-
rectement ses adages chez les Anciens, et cela d'autant plus
(i) Dans la Revue d'hist. litt. de la France de 1904, p. 220 à 262.
(2) Voy. , pour les détails, notre étude sur les « Sources modernes de
Rabelais », dans la Rev. Et. Rab., t. X, S-jh à 384.
INTRODUCTION
qu'il s'agit des auteurs qu'il a le plus longtemps pratiqués :
Lucien et Plutarque, Suétone, Plaute et Térence.
La même fragilité de présomptions ressort encore de l'examen
des termes que le vocabulaire rabelaisien aurait tirés d'Erasme
ou de Budé (i).
Les Adages et les Apophtegmes mis à part, qu'y a-t-il de
commun entre l'œuvre d'Erasme et celle de Rabelais ? Des
préoccupations d'ordre général ? Evidemment, Rabelais « a pu
subir l'influence de l'esprit nouveau qui s'exprime dans l'œuvre
(i) Les suivants, entr' autres, lui seraient venus par ces intermédiai-
res :
Catastrophe est attesté en français pour la première fois chez Rabelais,
qui l'emploie souvent. Le critique veut bien reconnaître que l'expres-
sion est assez fréquente chez Lucien, un auteur cher à Rabelais, mais
parce qu'Erasme s'en est servi, ainsi que Budé, il se croit autorisé à
conclure: « Sans cette double circonstance, Rabelais n'aurait pas eu, je
pense, l'idée de s'approprier le mot ». L'auteur de Gargantua, le nova-
teur par excellence, l'écrivain le plus riche en héllénismes, n'avait nul-
lement besoin d'emprunter des béquilles ni à Erasme ni à Budé.
Pastophores est fréquent chez Rabelais, qui applique ce nom des prê-
tres égyptiens aux prêtres en général. M. Delaruclle indique comme
source le De Asse de Budé, qui emploie également le mot. La nomen-
clature, en ce qui concerne les moines et les prêtres, est dans le roman
d'une telle fécondité que Rabelais a pu, sans Budé, s'emparer de ce
mot qu'il avait lu dans Apulée. Avant Budé, on le rencontre avec l'ac-
ception spéciale de « niche » dans Le Songe de Poliphile, et, naturel-
lement M. Thuasne, à son tour, de conclure à un emprunt du vocable
à Francesco Colonna. N'est-il pas plus prudent de conjecturer que ces
trois écrivains, en puisant à la même source, se sont appropriés le
mot indépendamment les uns des autres?
Philautie revient deux fois (1. III, ch. i.ir, et 1. IV, Prol.), après avoir
figuré sous sa forme latine dans la lettre de dédicace à André Tira-
queau. Il est à peu près certain que Rabelais est redevable du terme
aux Moraux de Plutarque, son livre de chevet. Cependant M, Delaruclle
le range sous la rubrique « Ce que Rabelais doit à Erasme », parce
que ce dernier en a fait un usage fréquent. De plus, ajoute-t-il, « il l'ex-
plique par ces mots d'Horace : ccecus amor sui, de même, pour l'au-
teur français, la philautie est Yamour de soy ». Mais pourrait-on en
donner une autre définition? Etait-il réellement nécessaire d'avoir re-
cours à Horace (remarquons que celui-ci le rend par « amour aveugle
de soi ») et à son copiste pour donner une explication aussi ingénieuse?
Quant aux termes encyclopédie {\. II,ch.xx) et méthode (1. lll,ch.vin),
dont Budé aurait été l'intermédiaire, remarquons que dans les éditions
de Quintilien du xvi» siècle figurait (1. I, ch. x) la leçon vicieuse de
d'r//.vx).io; nan'hiv.; et que melhodus se lit au même sens dans Vitruve,
un des auteurs familiers à Rabelais.
LITTERATURE GRECO-ROMAINE 9
d'Erasme », remarque prudemment cette fois M. Delaruelle.
On a voulu aller plus loin et relever ces emprunts, pour em-
ployer un terme cher à nos critiques. M. Thuasne leur a consa-
cré plus de cent pages (i), qui pourraient être réduites à une
demi-page sans rien perdre d'essentiel. La plus connue de ces
suggestions érasmiennes est celle qui concerne les Silènes d'Al-
cibiade dans le Prologue de Gargantua (2).
On a prétendu également que la fameuse lettre de Gargantua
à Pantagruel était un centon recueilli dans les livres de Cor-
neille Agrippa, de Budé, d'Erasme (3) ; mais les rapprochements
que nous présente à cet égard M. Thuasne ne font que plus
lumineusement ressortir l'originalité de cette page immortelle
qui, à elle seule, vaut autant que tout le fatras des humanistes.
M. Delaruelle a tracé, à la fin de son étude, le plan d'un tra-
vail d'ensemble concernant l'influence des humanistes sur Ra-
belais. Al. Plattard a consciencieusement rempli ce programme.
Il procède avec prudence en relevant, dans le bagage des huma-
nistes du xvi" siècle, les oeuvres que Rabelais aurait pu con-
naître et utiliser. Le rapprochement des textes ou la citation de
certains détails n'implique nullement l'idée d'emprunt, mais
la simple constatation que, « pour une bonne part, l'érudition
antique que nous étale le roman de Rabelais était déjà vulgari-
sée dans les oeuvres des Humanistes contemporains (i) ».
Le catalogue des sources modernes de l'érudition antique de
Rabelais, inventaire dressé à grant renfort de besicles par
M. Plattard, accuse un labeur considérable, mais d'assez maigres
résultats. Quelques termes de divination tirés de Corneille
Agrippa, une liste de noms de géants prise à l'encyclopédie de
Ravisius Textor, une ou deux anecdotes dues à Cœlius Rhodi-
ginus, et c'est à peu près tout. Une demi-page de Plutarque
ou de Pline, dont la substance est entrée dans son roman, l'em-
porte de beaucoup sur la douzaine d'emprunts dont il est rede-
vable aux humanistes.
Rabelais, à la fois érudit et écrivain, pour qui Plutarque
et Pline, Platon et Lucien étaient des livres familiers, qui pra-
(i) Etudes sur Rabelais, p. 27 à 1 57.
(2) Voy., en dernier lieu, l'article d'Abel Lefranc {Rev. Et. Rab., t. VII,
p. 433 à 439).
(3) Voy. € La lettre de Gargantua à Pantagruel », igoS (réimprime'e
dans le volume Villon et Rabelais, Paris, 1910).
10 INTRODUCTION
tiquait et citait Athénée et Aulu-Gelle, Pausanias et Valère-
Maxime, Strabon et Suétone, Horace et Virgile, a généralement
puisé aux sources mêmes tout comme Erasme et Budé. Son
érudition antique reste, malgré tout, vaste et solide.
Sans doute, il prend son bien où il le trouve, à la manière de
Shakspeare et de Molière. Ce bien est souvent mince et insigni-
fiant, — une anecdote, des traits de mœurs, des singularités,
parfois des noms propres, — mais sa manière de les encadrer
leur donne un relief inattendu. Il les recrée, pour ainsi dire, en
les touchant de la baguette magique de son style. Est-ce à dire,
comme le fait entendre M. Delaruelle, que Rabelais n'est
qu' « un splendide metteur en œuvre de lieux communs w.^ Nous
ne le pensons pas. 11 est avant tout un écrivain de génie, un
érudit aux idées profondes et lumineuses, un créateur de types.
C'est pour cela qu'il vit et vivra d'une vie immortelle, tandis
que les in-folio de Budé et d'Erasme même dormiront leur éter-
nel sommeil dans les nécropoles des bibliothèques.
III
RENAISSANCE ITALIENNE
L'influence de la Renaissance italienne est un fait d'impor-
tance historique qui dépasse le cadre de notre travail. Nous n'en
voulons retenir pour le moment que son action, en somme bien-
faisante, sur la société française de la première moitié du
xvi' siècle. Comme cette période coïncide avec la jeunesse et la
maturité de Rabelais, il s'en est trouvé le témoin le plus
autorisé et le plus véridique. 11 a su rendre, en termes heu-
reux et définitifs, les acquisitions d'une des époques les plus
fécondes pour l'esprit humain. Nous suivrons plus loin pas à pas
les divers aspects de cette influence capitale, qui a transformé et
renouvelé la civilisation nationale dans le domaine de l'art mi-
litaire, de l'architecture, de la navigation.
(i) L'diuvre de Rabelais, Paris, 19 lo, p. 191.
RENAISSANCE ITALIENNE r I
C'est grâce aux données documentaires de l'œuvre rabelai-
sienne que nous pourrons retracer, dans leurs contours géné-
raux, la révolution opérée à cette date dans presque tous les do-
maines de la vie sociale. Seule, la vie privée — habillement et
alimentation — et quelques facteurs secondaires — monnaies,
musique, etc. — sont restés en dehors de cette influence qui
marque si profondément dans l'histoire de la civilisation,
Rabelais connaissait à merveille l'Italie et sa langue, mais,
étant donné la tournure de son esprit et le caractère de son éru-
dition, l'action ultramontaine est chez lui d'ordre plutôt lin-
guistique que littéraire. Ce sont des humanistes italiens bien plus
que les écrivains qu'il cite dans Gai'gantua : Angelo Poliziano
(1454-1494), l'ami de Budé et de Lascaris ; Lorenzo Valla(i405-
1457), le théoricien du bon style latin ; Giovanni Pontano, dont
il ridiculise le nom en Taponnus, c'est-à-dire Tampon, bou-
chon, de même qu'il transforme plaisamment en Passavantus,
c'est-à-dire « pas savant », le prédicateur florentin Jacopo Pas-
savant! (1300-13 57), auteur d'un recueil de sermons sur la
pénitence.
Dans Pantagruel, Rabelais mentionne simplement le savant
architecte Alberti (mort en 1472) et Pic de ja Mirandole (1463-
1494), à la mémoire prodigieuse. Quant aux deux auteurs qui
ont réellement exercé une influence sur son roman, Colonna et
Folengd, ils ont écrit dans une langue factice à peu près dépour-
vue de valeur littéraire (i).
Cependant des critiques modernes ont cru avoir découvert,
dans l'épopée rabelaisienne, des traces multiples des écrivains
italiens du Cinquecento . Nous allons examiner les hypothèses
présentées à cet égard et en peser la probabilité.
Et, tout d'abord, pourquoi Rabelais n'a-t-il pas connu Dante }
Un critique italien, qui a fait le tour de la littérature française
pour rechercher en France les vestiges de la pensée du grand
poète, se lamente, à chaque carrefour de son long voyage, sur
l'incapacité des Français à comprendre cette poésie sublime (2).
Ce reproche vise tout particulièrement Rabelais (3). Pour-
(i) Voy., sur ces deux auteurs, les Appendices A et B.
(2) A. Farinelli, Dante e la Francia dalV età média al secolo di Vol-
taire, Milan, 1908.
(3) Cf. t. I, p. 359 : « Mancava a lui [à Rabelais] il dono di pene-
trare nei secreti dell' arte, leggendo l'opéra altrui, d'inebbriarsi alla bel-
lezza sovrana, eterna »,
12 INTRODUCTION
tant, M. Farinelli, qui ne consacre pas moins de trois cents pa-
ges au seul xvi' siècle, a oublié de nous dire les raisons histo-
riques qui expliquent cette absence du nom de Dante dans le
mouvement littéraire de la Renaissance. Ce n'est pas seulement
Rabelais qui ignore il sommo poeta, mais tout le xvi' siècle :
Dolet, de Scève, du Bellay, Pasquier, Montaigne.
Qu'est devenue la gloire du poète à l'époque qui nous occupe ?
Elle subit en France une éclipse à peu près parallèle à celle qui
obscurcit son éclat en Italie. Dans sa patrie même, Dante est
méconnu et tour à tour sacrifié à Pétrarque, à Arioste, au
Tasse (i). Le cardinal Pietro Bembo, le restaurateur de la lit-
térature nationale, contemporain de Rabelais, méprise Dante et
lui préfère Pétrarque : « Bembo mostrô di poco comprendere la
grandezza di Dante », nous dit M. Farinelli (2).
Et Balthazar Castiglione, cet autre contemporain de Rabe-
lais, dans son livre paru en 1528, qui recommande-t-il comme
modèle, comme autorité suprême en matière de stj'le ? :
« Questo (nel volgar dico) non penso che abbia da esser altro
che il Petrarca e il Boccaccio (3). » Pas une seule ibis le nom
de Dante n'apparaît dans ce livre célèbre, où brillent à chaque
page les noms de Pétrarque et de Boccace. Tout au plus, dans
un passage, remarque-t-il que la Toscane l'emporte sur les au-
tres provinces par ces ire nobili scriltori, « i quali ingeniosa-
mente, e con quelle parole e termini che usava la consuetudine
de' ioro tempi hanno expresso i lor concetti »; mais il s'empresse
d'ajouter: « Il che più felicemente che agli altri, al parer mio, è
successo al Petrarca nelle cosc amorose ».
Peut-on reprocher à ces deux écrivains le manque de sens artis-
tique et l'incapacité de sentir la poésie sublime.^ Nullement. Les
hommes du xvi" siècle, tant en Italie qu'en France, voyaieht en
Dante non pas tant il sommo poeta que le théologien du Moyen
Age, le métaphysicien des trois règnes d'outre-tombe. Qu'en au-
raient pu tirer Rabelais et ses contemporains, heureux d'échap-
per au Moyen Age et aspirant de toutes les forces de leur être
la vie large et féconde de la Renaissance }
C'est là, croyons-nous, la raison principale du silence qui
entoure, au xvf siècle, le nom de l'illustre poète: on le vénère
(i) Voy. Fr. Flamini, La varia fortuna di Dante in Italia, Florence,
1914.
(2) Ouvr. cité, t. I, p. 448.
(3) // Cortegiano, c'd. Cian, Florence, 1894, 1. I, ch. xxx.
RENAISSANCE JTALlEXNt: i 3
à coup sûr, on le lit peu, on s'en Inspire encore moins. Ce qui
frappe et fait reculer le lecteur d'alors, ce n'est pas « la poesia
sovrana, eterna », mais la doctrine absconse et surtout les sub-
tilités de la théologie médiévale •
Dente je mectz en ma rubriche,
Pour ce que son sens est moult riche ;
D'Enfer parle et de Paradis :
Théologie est moult en ses dictz...
nous dit en 1533 (après avoir cité Meschinot) le « maistre es
arts » Pierre Grosnet (i). 11 est vraisemblable que l'opinion de
Rabelais n'était guère plus arrêtée.
Si le nom de Dante est absent de l'œuvre rabelaisienne, et
pour cause, celui de Boccace y figure une seule fois (1. IV,
ch. xvii), à propos d'un cas de mort bizarre raconté dans la
vii° nouvelle de la IV' journée du Décaméron. Et c'est tout.
A entendre les critiques de nos jours (3), l'auteur de Panta-
gruel aurait connu et utilisé les principaux représentants de
l'épopée chevaleresque italienne, tout particulièrement le Pulci
et l'Arioste.
En ce qui touche le premier, rien dans l'œuvre de Rabelais
ne témoigne d'une lecture quelconque du M€trgante Magglore.
Le fait qu'il cite « Morguant » parmi les géants ancêtres de
Pantagruel ne prouve nullement qu'il ait eu en vue le héros de
Pulci : il puise simplement dans les traditions indigènes, dans
ces romans de chevalerie qu'il a si bien connus et dont il a con-
signé de nombreux traits dans son roman (3).
On nous dit encore que Margutte, autre personnage de Pulci,
aurait fourni plus d'un trait pour le portrait complexe de Pa-
nurge. Il s'agit là de ressemblances assez vagues, d'analogies
d'ordre psychologique qui n'impliquent ni emprunt, ni même
inspiration. Est ce que le Falstaff de Shakespeare n'est pas dans
(i) Mot^ dore^ de grand et saige Cathon, Paris, i532, t. II (pièce en
vers réimprimée dans le Recueil de Montaiglon, t. VII, p. 5 à 17).
(2) Voy. P. Toldo, r « Arte italiana nell' opéra di Francesco Rabe-
lais » (dans Archiv fur das Studium der neuern Sprachen, t. G, 1898,
p. io3 à 148). — A. Luzio, Studi Folenghiani, Florence, 1899. — L.
Thuasne, Etudes sur Rabelais, Paris, 1904. — Béatrix Ravà, U Art dans
Rabelais, Rome, 19 10.
(3) Cf. la conclusion de l'étude de Toldo : « Determinata cosi una
indubbia parentela fra gli eroi del Rabelais c quelli dell' epopea ita-
liana *.
14 INTRODUCTION
ce cas? Et pourtant, personne, que nous sachions, n'a invoqué
Panurge comme source de ce type célèbre du théâtre anglais.
Quant à l'Arioste, les données en sont moins douteuses, sans
être tout à fait certaines, Rabelais, dans le Prologue de Panta-
gruel, range VOrlando furioso (i) entre Fessepinilie, livre de
« haute gresse » (2), et Robert le diable, roman de chevalerie.
Maison chercherait en vain dans son œuvre un indice indiscu-
table d'une influence quelconque de l'Arioste.
On le voit, les critiques de nos Jours n'ont à peu près rien
ajouté à ce qu'avaient déjà noté Le Duchat et Régis dans leurs
commentaires. L'erreur générale a été de confondre l'analogie
psycholop^ique avec l'emprunt matériel, qui seul constitue la
source d'inspiration.
IV
EXPÉRIENCE DE LA VIE
Aux souvenirs indigènes, aux emprunts faits à l'Antiquité et
à la Renaissance italienne, il laut ajouter, en dehors des élé-
ments imaginatifs, les fruits d'une expérience personnelle,
d'une insatiable curiosité, alimentée par de nombreux et per-
pétuels déplacements. L'œuvre de Rabelais offre, comme dans
un kaléidoscope, les traces innombrables de ses. voyages répé-
tés à travers la France et hors de France. Sa vision sereine, son
discernement et son penchant à l'universalité en tirent constam-
ment parti.
Tout l'intéresse dans la nature et dans l'homme.
Ses enquêtes répétées auprès des matelots ponantaiset levan-
tins, sa nomenclature icht5'ologiquc, sa. terminologie militaire,
(1) Celui-ci, sous sa forme définitive, ne parut qu'en i532. Rabelais
n'en prit connaissance qu'après son premier voyape en Italie. Aussi la
mention de VOrlando manque-t-elle à l'édition princeps.
(2) Ce jugement rappelle celui de Montaigne, qui place le roman de
Rabelais parmi les livres plaisants, c'est-à-dire amusants. Le côté ins-
tructif et universellement humain de l'épopée rabelaisienne a complè-
tement échappe à l'auteur des Essais.
EXPERIENCE DE LA VIE 1)
vestimentaire et numismatique sont autant de témoignages de
cette curiosité universelle et de ce souci d'exactitude qu'on ne
rencontre à ce degré chez aucun écrivain du xvi^ siècle.
Nous avons passé au crible d'une critique minutieuse chacun
de ses vastes ensembles du lexique rabelaisien. Le mot et la
chose intimement unis sont, chez le grand écrivain, la parfaite
expression de la réalité. On a de tout temps admiré cette apti-
tude universelle à tout s'assimiler. Un seul doute planait sur sa
terminologie nautique. Nous montrerons que là, comme ailleurs,
sa bonne foi est absolue et que ses termes nautiques reflètent
fidèlement l'état de la marine méditerranéenne du commence-
ment du xvi^ siècle.
C'est grâce à ces qualités exceptionnelles que l'œuvre rabelai-
sienne est si vivante, malgré sa complexité. On y suit les idées
et les faits dans leur développement. Aucun détail essentiel
n'est oublié. En les groupant, on se trouve en possession de
tous les éléments d'une évolution intégrale depuis l'Antiquité,
à travers le Moyen Age et la Renaissance, jusque et y compris
l'époque même de Rabelais, ,
L'histoire naturelle, d'une part, et la parémiologie de l'autre,
pour ne citer que deux ensembles hétérogènes, mettront en évi-
dence ce caractère synthétique, cette tendance à l'univer-
salité.
11 est temps maintenant de passer à l'étude même des divers
facteurs qui ont donné à la Renaissance française, sous le rap-
port à la fois social et linguistique, sa physionomie particulière
et sa raison d'être.
Tout en partant des données rabelaisiennes, nous les sou-
mettrons à un double contrôle. D'une part, confrontées avec les
documents de la même époque, ces données nous apparaîtront
dans leur réalité contemporaine ; d'autre part, les ressources
dont nous disposons aujourd'hui nous permettront d'en appré-
cier la valeur objective, surtout en ce qui touche le merveilleux
zoologique et botanique, qui encombre les sciences de la Nature
depuis l'Antiquité jusqu'en pleine époque moderne. Le génie
lumineux et ironique de Rabelais en avait déjà entrevu l'inanité
et raillé le caractère fabuleux.
L'érudition antique, le contact avec l'Italie, la vie sociale et
les faits traditionnels solliciteront tour à tour notre attention.
Ces divers facteurs nous fourniront les traits essentiels de la
l6 INTRODUCTION
Renaissance et de la Société françaises dans la première moitié
du xvi' siècle en tant qu'elles se reflètent dans le roman de Ra-
belais (i).
(i) Nous ferons état du V^ livre au même titre que des livres du ro-
man qui ont paru du vivant de Rabelais. Dans un travail qui paraîtra
prochainement nous abordons le problème de ce livre posthume sous
toutes ses faces. En faisant tour à tour appel à la critique des textes, à
la philologie et à l'histoire littéraire, nous croyons avoir acquis des
résultats péremptoires, en ce qui touche son authenticité au moins
dans ses parties essentielles.
Livre Premier
ÉRUDITION ET EXPÉRIENCE
La révélation des monuments de la pensée gréco-romaine dans
leurs textes originaux est le point de départ de ce qu'on appelle
la Renaissance. Le Moyen Age les a aussi connus, pour la plu-
part, mais sous une forme altérée et confuse, rendue parfois
inintelligible soit par les copistes, soit par les superfétations des
traducteurs arabes.
La connaissance du grec, instaurée dès le xv^ siècle en Ita-
lie et au début du xvi" en France, donna une impulsion vigou-
reuse à ce réveil des études classiques. La possession, sans in-
termédiaires plus ou moins troubles, des trésors du savoir
antique remplit les esprits d'un enthousiasme et d'une ardeur
inconnus à la génération précédente. On en aborda l'étude avec
une ferveur presque religieuse, et l'on finit par y voir le terme
même de la sagesse humaine, le dernier mot du savoir. De là
au dogme de l'infaillibilité, il n'y avait qu'un pas. Ce pas fut
vite franchi.
Les savants les plus doués de l'époque, les Pierre Belon et
les Rondelet, n'affirment que sur la foi des écrivains classiques
et admettent, sans même les discuter, leurs assertions les plus
invraisemblables. L'érudition antique, qui avait commencé par
émanciper les esprits, ne tarde pas à en entraver l'essor et à deve-
nir un obstacle contre lequel se heurtera longtemps la pensée
libre et la recherche indépendante.
Au milieu de cet asservissement intellectuel, de cette crédu;
lité générale, Rabelais est seul ou presque seul à conserver les
droits de la raison et le sens critique. En face de l'universelle
i8 ÉRUDITION ET EXPÉRIENCE
créance aux fables zoologiques de l'Antiquité, il est seul à railler
ouvertement les énormes naïvetés de Pline et de ses imitateurs.
Il appelle Elien un fieffé menteur, un tiercelet de menterie.
Et quant au fatras du merveilleux zoologique, il le relègue tout
simplement dans les galeries de peintures et de tapisseries de
haute lisse.
Nous donnerons plus loin des exemples typiques de cette in-
dépendance exceptionnelle de l'esprit, de cette sauvegarde isolée
de l'intelligence, au milieu de l'aveuglement général. i\lais c'est
surtout dans le domaine de l'histoire naturelle et de la médecine
qu'on peut suivre l'influence à la fois stérilisante et absorbante de
l'érudition antique. L'œuvre rabelaisienne est à cet égard d'une
importance capitale. Elle nous oDre, avec des matériaux copieux,
des témoignages dune force probante irrécusable.
A l'érudition antique et médiévale, au savoir livresque du
passé, Rabelais ajoute l'expérience de la vie, les acquisitions de
ses voyages répétés et les fruits d'une curiosité toujours en éveil.
C'est ce mélange de la science traditionnelle et de l'observation
personnelle qui donne à son œuvre un intérêt spécial et une va-
leur documentaire.
Grâce à l'allure de son esprit rompu aux vastes horizons,
grâce aux multiples données de son livre, on est à même de
faire la synthèse du savoir de son temps, le tour des idées des
hommes de la Renaissance. Mais nulle part cette vue d'ensem-
ble ne se présente avec des contours plus précis que dans le
domaine des sciences de la Nature. L'histoire naturelle, dans cette
œuvre incomparable, va nous servir à illustrer cette tendance
encyclopédique.
En renvoyant, pour les détails et les exemples, à notre ouvrage
spécial (i), nous ne retiendrons que les idées générales et les
apports personnels de Rabelais dans l'ensemble de l'héritage
scientifique du passé.
(i) L'Histoire naturelle et les branches connexes dans l'œuvre de Ra-
belais, Paris, 1921. Nous le citerons sous la forme abrégée : Hist. nat.
Rab.
CHAPITRE PREMIER
HISTOIRE NATURELLE
L'œuvre de Rabelais nous présente les principaux aspects de
l'histoire naturelle depuis l'Antiquité, en traversant le Moyen
Age et la Renaissance, jusqu'au milieu du xvi' siècle.
Aucun fait saillant, d'ordre historique ou social, ne semble
avoir échappé à son intelligence ouverte, à sa curiosité insatiable.
Il avait tout lu et tout retenu. Sa mémoire est prodigieuse. La
vaste encyclopédie de Pline lui était familière et on s'aperçoit
à ses lapsus, qu'il la citait parfois de mémoire.
Des naturalistes anciens, c'est Pline qui a dominé tout le
xvi" siècle: du Bartas et Montaigne, pour ne citer que les plus
illustres, en sont imprégnés ; mais son influence sur Rabelais
est absolument prépondérante. A peine pourrait-on citer, après
lui, des sources secondaires et tertiaires, comme Elien, pour le
merveilleux zoologique ; comme Dioscoride, pour les plantes
médicinales ; comme Plutarque, pour les anecdotes superstitieu-
ses. Mais il faut, toujours et partout, revenir au naturaliste ro-
main, dont l'Histoire naturelle a fourni au moins la moitié du
bagage scientifique rabelaisien.
Ces emprunts ne sont pas, il est vrai, servilement traduits.
Il en a extrait la substantifique moelle et son style donne à ces
fragments une vie nouvelle, un relief puissant.
Souvent même les sombres couleurs de l'original sont atté-
nuées par un humour de bon aloi, qui remet à sa place la cré-
dulité proverbiale de l'auteur ancien. Le pessimisme de Pline
est resté sans influence sur le tempérament de Rabelais.
Si, pour l'Antiquité, Pline reste sa source essentielle, il faut
descendre, pour le Moyen Age, à Avicenne et à Albert le Grand,
où Rabelais a puisé tous les curiosa de l'époque en matière de
reptiles, alors qu'il tire de la littérature traditionnelle indigène
ses animaux merveilleux.
Le caractère de ces sources change du tout au tout pour le
xvi" siècle. Rabelais cesse alors de puiser dans les livres con-
20 ERUDITION ET EXPERIENCE
temporains, qui ne renfermant que des bribes du passé. C'est
à la vie même qu'il emprunte les éléments de sa documentation.
Son observation se tourne vers la nature vivante, animaux et
plantes, et il proGte de toute occasion pour connaître les plus ra-
res et les plus étranges.
Sa curiosité trouve d'ailleurs une ample satisfaction dans les
déplacements incessants de sa vie vagabonde. On verra quelle
féconde moisson régionale il a déposée dans son roman. Toutes
les provinces ce France y sont représentées : les contrées limi-
trophes de l'Océan, comme celles de la iMcditerranée, ont ali-
menté son riche catalogue de poissons ; les pa5'S de l'Ouest, et
particulièrement les bords de la Vendée et de la Sèvre Niortaise,
ont abondamment fourni sa liste d'oiseaux.
Pour apprécier en connaissance de cause une œuvre aussi vi-
vante et aussi complexe, il faut la replacer dans son temps et
dans son milieu. L'histoire d'une part et, de l'autre, l'état de
civilisation de l'époque nous procureront tour à tour les moyens
de contrôle.
I. — Tableau zoologique.
Rabelais nous a laissé dans son livre posthume un chapitre,
le xxx% qui renferme un excellent résume des connaissances
zoologiques en France vers 1550.
Cette description du Pays de Satin, dont l'importance a jus-
qu'ici échappé aux rabelaisants et aux naturalistes, accuse une
information à la fois vaste et précise. On en appréciera l'origi-
nalité et l'exactitude si on en compare les données ^ celles de
Vllortus Sanitatis (i) de la fln du xv" siècle, dernier monument
de l'histoire naturelle à la veille de la Renaissance, véritable
corpus des connaissances scieatiîîques de l'époque, le plus co-
pieux répertoire du merveilleux zoologique du Moyen Age. La
version moyen-française contribue en outre à fixer la chronolo-
gie de certain î termes techniques qu'on retrouve, quelques di-
zaines d'années plus tard, sous leur forme scientifique, chez
Rabelais, le premier des modernes à avoir directement puisé
dans l'océan de VHistorla naturalis, et non plus dans les eaux
troubles qui ont alimenté le Moyen Age.
(1) Hortus Sanitatis auctorc Johanne Cuba, Mayence, 1491, in-fol.
Traduit vers i5()0 sous ce même titre: Hortus Sanitatis, translaté du
Latin en François, Paris, Anthoine Verard, s. d., in-fol.
HISTOIRE NATURELLE 21
Rien de plus étrange que les gravures qui accompagnent,
dans VHortiis, les descriptions des animaux traditionnels. Mais
tandis que, dans cet incunable, les figures de haute fantaisie,
comme le texte lui-même, représentent la connaissance de la
nature à la sortie du Moyen Age, Rabelais rejette toutes ces
fictions dans le domaine de l'imagination artistique. On acquiert,
chez lui, à propos du merveilleux du passé, la certitude de son
caractère factice et irréel.
Ce discernement contraste singulièrement avec les procédés
éclectiques d'un Belon, tout empêtré encore dans la tradition,
avec la naïve crédulité d'un Ambroise Paré et l'indulgence ex-
cessive d'un Montaigne à l'égard des légendes zoologiques des
•Anciens. Par sa clairvoyance et sa foi enthousiaste au progrès
de la science, Rabelais reste complètement isolé dans son milieu
et dans son siècle.
Non seulement il relègue dans le Pays de Satùi tout le mer-
veilleux zoologique de l'Antiquité transmis à travers le Moyen
Age et encore généralement admis au xvi^ siècle, mais il situe,
dans cette même contrée de sa géographie imaginaire, un nom-
bre considérable d'animaux, qui nous sont aujourd'hui plus ou
moins familiers, mais qu'en présentant comme inconnus et
rares, il ne fait que se conformer à la réalité de son époque.
Les témoignages historiques que nous invoquerons feront res-
sortir la rigoureuse exactitude de ce chapitre et son caractère
véritablement documentaire.
L'existence de ménageries, dans le sens scientifique du mot,
malgré des vestiges isolés dans l'Antiquité, n'est attestée que
dès le xvi'^ siècle (i). Rabelais fait lui-même mention d'une des
premières et des plus importantes, celle créée par Philippe
Strozzi à Florence, très florissante au xvi*^ siècle. Il l'a visitée
en 1 536, un demi-siècle avant Montaigne. Il en a tiré plus d'une
donnée de son tableau zoologique.
Eléphant. — Cet animal est situé dans une région imaginaire,
le Pays de Satin, à cause de son extrême rareté au xvi*^ siècle.
L'histoire du Moyen Age parle, il est vrai, de l'éléphant en-
voyé à Charlemagne par Haroun Al-Raschid ; mais le souve-
(i) L'Histoire des Ménageries de l'Antiquité à nos jours a été ré-
cemment l'objet d'un excellent travail d'ensemble par Gustave Loisel
(1912). Les éléments y abondent — et nous en tirerons parti — pour
confirmer Tauthenticité du tableau zoologique tracé par Rabelais.
22 ERUDITION ET EXPERIENCE
nir en était effacé. Lorsque Henri III passa par Vienne, en 1574.
TEmpereur lui fit voir ce qu'il avait de plus singulier, et dans
le nombre des curiosités figurait un éléphant. Henri IV est le
premier roi de France qui en ait possédé un. Dans la lettre de
juillet 1591 qu'il adresse à son receveur des finances à Dieppe,
où avait débarqué la bête, il dit: « Nous desirons que l'Eléphant
qui nous a esté admené des Indes soit conservé et gardé
comme chose rare et qui ne s'est encore veue en cestuj^ nostre
royaulme (i)... »
Rabelais avait donc parfaitement raison de situer, vers 1550,
l'éléphant dans un pays imaginaire.
Rhinocéros. — Presque inconnu et très rare au xvi' siècle.
C'est à l'entrée de Henri II à Paris, en 1549, que l'on vit figu-
rer « un animal d'Ethiopie nommé Rhinocéros » (Godefroy).
Dans les vastes galeries de l'abbaye de Thélème (l. 1, ch. lv),
on rencontrait bien, à côté d'autres « choses spectables », un
Rhinocéros, mais il était « en paincture ».
Caméléon. — Très rare et presque inconnu à l'époque où
écrivait Rabelais. Belon a le premier donné, vers 1550, la des-
cription d'après nature d'un caméléon, dont il parle à plusieurs
reprises dans ses Observations (1553). L'animal continua d'être
rarissime en France et en Europe. Vers 1590, le stathouder
Guillaume III en possédait deux, et la ménagerie d'Auguste II,
à Neustadt, en renfermait quelques-uns rapportés d'Afrique
en 1732. Le caméléon manque à la liste des animaux qui ont
vécu dans la ménagerie de Versailles ; mais, en 1672, il fait son
entrée dans la ménagerie de Chantilly, où il est admiré des
visiteurs étrangers (2).
Pélican. — Oiseau rarissime. Entre autres curiosités zoolo-
giques, Maximilien, empereur d'Autriche, avait un pélican fa-
milier qui suivait le souverain au vol partout où il allait. En
France, les premiers pélicans sont mentionnés dau'^ un document
de la ménagerie de Versailles en février 1679 (3).
Panthère. — Les anciens, et souvent les modernes, ont
confondu, sous ce nom, plusieurs variétés distinctes, telles que
le léopard et Vonce (dans Rabelais omce), toutes espèces introu-
vables et, par suite, reléguées dans le Pays de Satin. En 1479,
(i) (j. Loiscl, Histoire des Ménageries, t. I, p. 162 et 276.
(2) Loisel, t. II, p. 32, 171 et iSc).
(3; Idem, t. II, p. 33("..
HISTOIRE NATURELLE 23
Louis XI reçut du duc de Ferrare un léopard mâle, dressé pour
lâchasse du lièvre, avec lequel il courait la forêt et la plaine. Il
y avait aussi des léopards de chasse dans la ménagerie de Fran-
çois I", à Fontainebleau (i).
Gazelle. — On rencontre la gazelle chez Rabelais sous le
double nom grec de dorcade et à^oryge. Ruminant inconnu en
France. Les premiers qu'on y vit furent les quinze gazelles
achetées en Orient par le sieur Monnier, en 1679, pour la mé-
nagerie de Versailles (2).
Singes. — Les gros singes et les guenons ne commencè-
rent à être connus que dans la seconde moitié du xvi^ siècle,
et certains rois, comme Henri III et Louis XIII, en furent très
amateurs. Le premier orang-outang se trouvait, en 1640, dans
la ménagerie de Frédéric-Henri de Nassau, prince d'Orange,
aux environs de la Haye; et, en 1776, Guillaume V en reçut
un autre d'un marchand de la Compagnie des Indes (3). Des
noms grecs de singes — comme cercopithèque, cynocéphale,
sphinx — ont passé de Pline à Rabelais.
Renne. — Sous le nom sc5'thique de Tarande, Pline désigne
tantôt le renne et tantôt l'élan. Rabelais en a tiré son admirable
adaptation, à propos de l'exemplaire que Pantagruel acheta dans
l'île de Médamothi d'un Scythe de la contrée des Gelons, peu-
plade voisine du Borj^sthène. Le renne et l'élan (que Pline et
Rabelais confondent dans leurs descriptions) étaient encore ex-
trêmement rares en France à la fin du xv*^ siècle. Philippe de
Commynes les cite, sous l'année 1483, parmi les animaux exo-
tiques que Louis XI fît acheter hors du royaume pour sa ména-
gerie de Plessis-les-Tours (4).
Tigre. — A la cour de Ferrare, à la fin du xv^ siècle, on vit
apparaître le tigre, animal qui était resté inconnu en Occident
pendant tout le Moyen Age. Dans la ménagerie de François I",
à Fontainebleau, il y avait des lions et des tigres, ces derniers
envoyés au roi, en 1534, par le sultan Kheir-ed-Din Barbe-
rousse. Et pourtant, ce félin était encore si rare au xvi* siècle,
et son nom même si peu en usage, que Montaigne, visitant à
son tour la fameuse ménagerie de Florence, le décrit dans ses
(1) G. Loisel, t. I, p, 258 et 264.
(2) Idem, t. II, p. 336.
(3) Idem, t. II, p. 3i, 32.
(4) Commynes, Mémoires, éd. Maindrot, t. IT, p. 58.
2 { ERUDITIOi\ ET EXPÉRIENCE
Voyages comme un animal inconnu : « Nous vismes là... un
chameau, des lions, des ours et un animal de la grandeur
d'un fort grand mastin^ de la forme d'un chat, tout martelé
de blanc et de ?ioù\ qu'ils (i) nomment un tigre. »
Le nom était d'ailleurs devenu une sorte d'appellatif pour
désigner toute espèce de félins à la peau tigrée : guépards, léo-
pards pu panthères, etc. Ceux que possédait François 1"" à Fon-
tainebleau étaient en effet des guépards ou léopards de chasse,
et personne n'avait encore vu à cette époque en France une
panthère ou un tigre proprement dit.
Girafe. — iMammifère encore inconnu en France au xvi'' siè-
cle, Laurent de Médicis posséda la première et c'était la
grande curiosité de la ménagerie de Florence. En 1489, la reine
Anne de Beaujeu lui écrit de lui envoyer une girafle, « car c'est
la beste du monde que j'ay le plus grand désir de veoir (2) » ;
mais le .Magnifique garda sa girafe. La précieuse bête resta
inconnue en France jusqu'au xix<^ siècle. En 1826, le pacha
d'Egypte, Méhémet-Ali, envoya au roi de France une girafe,
« la première qui ait jamais paru vivante, en P'rance, et qui fut
le grand événement de tout le pays à cette époque (3). »
Les témoignages historiques que nous venons de citer font
tous ressortir la parfaite justesse du tableau que Rabelais a
tracé de la faune exotique en France vers le milieu du xvi" siè-
cle, en ce qui touche particulièrement le caractère rare ou
inconnu dans notre pays de certains animaux qui nous sont de-
venus familiers, grâce aux jardins zoologique^^, aux jardins
d'acclimatation, aux ménageries et aux exhibitions foraines.
Ce xxx" chapitre, où l'on n'a vu jusqu'ici qu'un assemblage
fortuit de détails disparates, se révèle à la lois exact et réel,
constituant un ensemble dos plua cohérents, où chaque asser-
tion répond à un fait, à une croyance ou à une curiosité de
l'époque.
II. — Synthèse botanique.
Les notions botaniques éparses dans le roman nou.^ offrent
— comme les données zoologiques correspondantes — un ta-
(i) C'.est-à-dire les gardiens italiens de la mcnngcrie.
(2) Loisel, t. I, p. 261.
(3) Idem, 't. m, p. i38.
HISTOIRE NATURELLE 2)
bleau vivant, varié et abondant. Rien d'essentiel n'y manque
quant à la description des herbes les plus connues, à leurs ap-
plications pratiques et aux croyances que les Anciens y ont
rattachées et dont la plupart restent encore vivaces.
Bornons-nous à en dégager certaines idées qui appartiennent
en propre à Rabelais ou portent l'empreinte de son génie.
Classification. — Rabelais a consacré tout un chapitre aux
origines des noms des plantes, considérés surtout au point de
vue linguistique. Réserves faites sur l'interprétation de certains
exemples, les critères du classement sont justes et méritent
l'attention du botaniste. Suivant les principes de cette termino-
logie, les plantes ont tour à tour été nommées d'après les per-
sonnes qui les ont découvertes ou mises en valeur, d'après leur
patrie, par antiphrase, d'après leurs effets ou qualités, d'après
la mythologie, par similitude, ressemblance et forme.
Cette dissertation sur les principes de la nomenclature bota-
nique (dont les exemples isolés sont tirés de Pline alors que la
synthèse appartient à Rabelais) a été admirée par les botanistes
et de Candolle a fait cette remarque : « Il est assez singulier que
Rabelais soit le premier écrivain qui, à l'occasion de son Pan-
tagruèlion, ait donné une dissertation en forme sur l'origine
des noms des plantes (i). »
En effet, il a groupé, autour du Paniagruelion, un nombre
considérable de plantes qu'il a envisagées sous les aspects les
plus différents, mais toujours en connexion avec cette herbe par
excellence (2).
Sexe. — Des botanistes et des médecins (3) ont cité avec éloge
le passage où Rabelais constate (d'après Pline) le sexe mâle et
femelle du chanvre, et où il mentionne à cette occasion l'exis-
tence de deux sexes dans plusieurs végétaux. Ils lui attribuent
le mérite d'avoir le premier mentionné la sexualité des plantes.
C'est une erreur.
Cette constatation remonte à la plus haute antiquité. Empé-
docle, qui vivait au v*"- siècle avant J.-C, enseignait déjà que
« les plantes ont les deux sexes réunis », attendu que chez la
plupart d'entre elles les fleurs sont hermaphrodites ; et Aristote
(i) Théorie élémentaire de la Botanique, éd. 1844, p. 220 note.
{2) Voy., sur les sources chronologiques des noms français des plan-
tes, la note bibliographique correspondante dans notre Hist. nat. Rab.,
p. loi à 102.
(3) Léon Fay et le Comte Jaubert, D'' Brémond et D' Le Double.
26 ÉRUDITION ET EXPÉRIENCE
affirme de même que « chez les végétaux, au contraire des ani-
maux, les deux sexes sont réunis ». ïhéophraste en parle avec
de grands détails, et Pline, qui lui a beaucoup emprunté, re-
marque à son tour : « Arboribus, immo potius omnibus quae
terra gignat herbisque etiam, utrumque esse sexum diligentis-
simi natun?s tradunt (i) ».
Ni Pline et ni Dioscoride, il est vrai, dans leurs descriptions
du chanvre, ne font aucune mention de sexualité ; mais Rabe-
lais lui-même ne pousse pas très loin l'exactitude de l'observa-
tion, car le passage du Pantagruélion montre qu'à l'exemple
des cultivateurs de tous les pa)s, il appelle chanvre mâle les
pieds femelles de la plante et inversement. Cette confusion du
sexe est d'ailleurs générale dans les campagnes, où elle sub-
siste de temps immémorial. Olivier de Serres partage encore
cette opinion du vulgaire.
Pantagruélion. — La fameuse description du Pantagrué-
lion, qui embrasse les quatre derniers chapitres du Tiers livre,
est en grande partie un développement des chapitres correspon-
dants de Pline sur le chanvre et le lin. Généralement, Rabelais
suit d'assez près le texte original; parfois il se borne à lui em-
prunter les exem.ples ou les traits saillants de la description.
Mais la personnalité du grand écrivain n'est jamais effacée : elle
donne à son style ce relief singulier, cette vie débordante, qui
imprime à l'imitation même une réelle originalité.
Un développement grandiose clôt l'énumération des merveil-
leuses propriétés du Pantagruélion. Il ajoute aux détails em-
pruntés à Pline diverses réflexions sur les applications prati-
ques du chanvre. Le lyrisme de ce morceau est une véritable
apothéose du génie humain, qui, par ses sublimes inventions,
remplit d'effroi les intelligences célestes... A l'exclamation
pessimiste de Pline: Audax vita scelcrum plena ! Rabelais
répond par un hymne aux progrès illimités de la science future
qui permettra aux humains de « visiter les sources des gresles,
les bondes des pluycs et l'officine des fouldres. »
A première vue, on est surpris de voir Rabelais s'attarder à
la description du chanvre, du Pantagruélion. A la veille d'em-
barquer son héros pour une longue navigation, les voiles qui
permettent aux bâtiments de prendre leur essor et de joindre
les points extrêmes du globe évoquent naturellement dans sa
(i) Voy. les passages cites dans notre I/ist. ujt. I\ah., p. 14-1?.
HISTOIRE NATURELLE 27
pensée la plante, dont les filaments et les tissus servent à leur
confection. Mais nous avons montré (i) que cette pensée, ainsi
que les éléments de la description rabelaisienne, sont tirés es-
sentiellement de Pline, qui, alors qu'il n'accorde au chanvre
que quelques lignes du chapitre lvi, consacre cependant au lin
les six premiers chapitres de son XIX' livre. Dans son Panta-
gruélion, Rabelais a combiné les deux passages pour carac-
tériser en détail le chanvre : sa racine, sa tige, sa taille, ses
feuilles, ses fleurs et sa graine ; sa préparation et ses usages
merveilleux, en s'arrêtant avec complaisance à une de ses espè-
ces, Vasbeste.
C'est là le développement même qu'a suivi Pline et que
celui-ci résume ainsi dans son \" livre : « Lini natura et mira-
cula — Quomodo aratur et gênera ejus excellentia xxviii —
Quomodo perficiatur — De lino asbestino... »
Dans Pline, comme dans Rabelais, cette amplification est un
brillant morceau d'éloquence plutôt qu'une description scienti-
fique. Il est donc superflu d'établir, comme on l'a lait (2), une
comparaison entre cette caractéristique littéraire et l'analyse
objective des botanistes. De plus, Pline se montre particulière-
ment enthousiaste pour les plantes textiles, et tout spécialement
pour le lin, qu'il met au-dessus des céréales et des légumes.
Une pareille prédilection est également étrangère au botaniste.
Par contre, si la longue description du lin par l'auteur latin
est parfaitement déplacée dans une encyclopédie du genre de
l'Histoire naturelle, elle est très heureusement enchâssée par
Rabelais dans son roman, à l'occasion du naviguaige projeté,
où apparaît un des usages merveilleux de la plante favorite de
Pantagruel.
En comparant ces deux morceaux, on peut surprendre sur le
vif et la source d'inspiration classique de Rabelais, et son don
de gran J écrivain qui sait animer tout ce qu'il touche, et trans-
former, par la magie de son style, des descriptions souvent ba-
nales en tableaux pleins de poésie et de pittoresque.
(i) Hist. nat. Rcib., p, 1 1 à 18.
(2) Voy, Léon Faye, Rabelais botaniste, Angers, 1S54. L'auteur y
oppose la description objective que de Candolle a donnée du chanvre
au tableau poétique que Rabelais en a tracé d'après Pline,
28 ÉRUDITION ET EXPÉRIENCE
III. — Ornitliologie provinciale.
Le nombre d'oiseaux mentionnés dans le livre de Rabelais
est important et varié. La plupart conservent les noms qu'ils
portent dans la région où on les rencontre le plus fréquemment,
et ces appellations de terroir contribuent à donner une parfaite
couleur locale à plusieurs des épisodes du roman.
Oiseaux de l'Ouest. — Grandgousier, pour festoyer le retour
de son iîls Gan^anlua, après sa victoire sur Picrochole, doime à
ses convives un de ces banquets monstres, dont la coutume n'est
pas perdue dans les cours souveraines de la Renaissance (1. I,
ch. XXXVII ). Presque tous les oiseaux de rivière envoyés à Grand-
gousier par le seigneur des Essarts (i) sont encore aujourd'hui
chassés aux bords de la Sèvre Niortaise ou de ses affluents (2).
Oiseaux du Midi. — Le Languedoc et la Provence sont riches
en oiseaux de tout genre ; aussi ont-ils contribué, l'un et l'au-
tre, au repas royal de Grandgousier (1. I, ch. xxxvii) et à Té-
norme banquet des Gastrolâtres (1. IV, ch. lix).
Nous avons précisé ailleurs (3), autant que le permettent les
ressources dialectales, les diverses régions qui ont fourni les
noms provinciaux des oiseaux cités dans ces deux passages ;
mais il n'est pas inutile de remarquer combien, en outre, ils
offrent de données sociales et documentaires de valeur rcelle.
Ils nous font connaître, d'une part, les préférences de l'époque
en matière gastronomique; ils nous permettent, d'autre part, de
fixer la date de l'introduction alors récente de certains gallinacés.
Rappelons que le festin de Grandgousier, rédigé vers 1530,
a reçu dans l'édition de 1542 quelques éléments nouveaux,
parmi lesquels le plus intéressant est celui des poulies d'Inde,
dont la venue en Europe prête à discussion. Il est curieux de
voir Rabelais faire servir, dès 15^2, sur la table de Grandgou-
sieJ, des poulies d'Inde, c'est-à-dire des dindes, alors d'accli-
matation récente et constituant, par leur extrême rareté, une
viande royale. Dix ans plus tard, ils reparaissent sur la table
des Gastrolâtres : « Coqs, poulies et poullets d'Inde », c'est-
à-dire dindons, dindes et dindonneaux. •
(i) Nom d'un ficf dans l'arrondissement de Chinon.
(2) Voy. Etienne Clouzot, Les Marais de la Sevré Niortaise et du
Lay, Paris, i<)04.
(3) Cf. noire Ilist. uat. Rab., p. 204 a 3o2.
HISTOIRE NATURELLE 29
Css données sont parfaitement exactes. Bruyerin Champicr.
qui écrivait vers 1560, soutient que les dindes avaient été intro-
duites en France quelques années auparavant : « Venere in Gal-
lias, annos ab hinc paucos, aves quasdam externas quas Galli-
nas I/icUcas appellant » (i). Cette indication concorde avec les
détails fournis par Rabelais.
11 faut donc reléguer dans le domaine de la fantaisie la tradi-
tion, généralement accréditée, suivant laquelle les premiers
dindons n'auraient été servis qu'au repas de noces de Char-
les IX, en 1575. Dès 15-12, Grandg^ousier en régalait ses convi-
ves du Chinonais et, vers 1550, ces gallinacés étaient servis au
banquet des Gastrolâtres.
IV. — Ichtyologie de la Ronaissance.
Le Lx' chapitre du Quart livre contient une riche nomencla-
ture icht5'ologique, qui embrasse à la fois les poissons de l'Océan
et ceux de la Méditerranée. Ce Catalogue, môme si nous en dé-
falquons les termes antérieurement connus, constitue un en-
semble très important, qui suppose des recherches sérieuses,
une enquête large et suivie, analogue à celle que l'auteur avait
entreprise pour ses termes nautiques. Nous montrerons, en
ce qui touche ces derniers, que Rabelais a directement puisé
aux sources vivantes, qu'il s'est personnellement documenté
chez les marins ponantais et levantins. La même question se
pose naturellement à propos du Catalogue des poissons. Porte-
t-il la trace d'une enquête analogue ou n'est-il que le résumé
des publications ichtyologiques du xvi" siècle ?
11 suffît de taire remarquer que les livres sur les Poissons
de Guillaume Rondelet et de Pierre Belon, les deux fondateurs
de l'ichtyologie au xvi' siècle, ont vu le jour (15 53-1 554) après
la mort de Rabelais. Quant à Pierre Gilles, auteur d'une no-
menclature latine-provençale des poissons marseillais (1538),
notre auteur l'a bien connu, mais n'a rien tiré de son opuscule,
pour l'excellente raison qu'il n'y avait rien à en tirer.
Où sont donc puisés les noms régionaux de la liste ichtyolo-
gique }
(i) De re cibaria, Lyon, i56o, p. 83 i. Belon confond la dinde avec
la pintade, appelée poule d'Inde ou ^eline d' Inde dès le dernier quart
du xye siècle. Voy. notre Hist. nat. Rab., p. 211a 212.
3o ÉRUDITION ET EXPÉRIENCE
Comme pour les termes nautiques, on ne saurait faire qu'une
seule réponse à la question : faute de livres, le grand écrivain
a eu recours aux sources vivantes, aux pêcheurs bretons et
marseillais principalement, de la bouche desquels il a recueilli
ses noms provinciaux de poissons. Cette circonstance particu-
lière explique à la fois l'abondance et la variété de son vocabu-
laire ichtyologique que nous avons commenté ailleurs (i) à
l'aide des ouvrages spéciaux du xvi' siècle, de Belon et de
Rondelet, fort peu postérieurs au Quart livre.
Poissons de l'Océan. — La Bretagne, comme la Normandie,
a largement alimenté le vocabulaire de Rabelais. Son voyage
dans ces provinces est plus qu'une conjecture. C'est aux ports
de Saint-Malo, de Dieppe et du Havre qu'il a recueilli et son
vocabulaire nautique normano - breton et sa nomenclafure
ichtyologique de l'Océan, de la Manche, etc. Ces ports de
Bretagne et de Normandie ont servi d'intermédiaire linguistique
entre l'Angleterre et la France.
Plusieurs noms de poissons du Quart licre appartiennent à
la Manche (2), mais sont également connus sur l'Océan. Rap-
pelons que, pendant ses années de moinage en Vendée, maître
François a assez souvent fait maigre pour connaître tous les
poissons susceptibles d'approvisionner la table monastique.
Poissons de la Méditerranée. — C'est à Marseille que Ra-
belais a recueilli la liste des poissons qu'on pêche dans la Mé-
diterranée. Leurs noms provençaux avaient déjà appelé en 1538
l'attention de Pierre Gilles, qui en donne un relevé somm.aire.
En 155.^, Rondelet fit paraître son livre fondamental sur les
poissons méditerranéens. Mais l'un comme l'autre restèrent, et
pour cause, étrangers à notre auteur.
Poissons de rivière. — La liste ichtyologique renferme une
soixantaine de noms de poissons, dont une moitié à peu près,
encore vivaces, étaient antérieurement connus.
A côté des poissons de l'Océan et de la Méditerranée, le Ca-
talogue des Gastrolâtres compte plusieurs noms provinciaux de
poissons de rivière. Il est d'ailleurs entièrement constitué de
termes indigènes, en opposition au catalogue des reptiles
d'Eusthène (1. IV, ch. lxiv), exclusivement représenté par des
(i) Voy. notre Hist. nat. Rab., p. 278 à 290.
(2) Ibidem, p. 279 à 283.
HISTOIRE NATURELLE 3l
noms empruntés à la tradition antique et médiévale, par des
souvenirs livresques.
V. — Nomenclature simienne.
Nous avons cité les noms de singes connus des Anciens et
qui ont passé de Pline à Rabelais. D'autre part, le vieux fran-
çais a transmis les termes babouin, marmot et marmouset. Le
xvi' siècle y a ajouté toute une série d'appellations, qui ont sur-
vécu et dont les origines méritent de nous arrêter. Appartien-
nent en propre à cette époque les appellatifs :
i" Guenon, nom aujourd'hui d'un singe (i) de petite taille
ou de la femelle du singe, désignait au xvi" siècle le petit singe
à longue queue ou cercopithèque. Le terme était encore rare à
cette époque en France ; Rabelais n'en fait mention qu'une seule
fois, comme animal exotique, à l'occasion du roi Alpharbal,
roi de Canarie. Le nom est attesté quelques années antérieure-
ment dans une relation de voyage du navigateur breton Paulmy
de Gonneville (début du xvi' siècle), aux Indes Orientales.
L'origine de ce terme, comme de tous ceux du xvi'' siècle qui
désignent des simiens, est restée obscure. On peut cependant
essayer d'en marquer le point de départ. Les tours malicieux
de certains singes les ayant fait assimiler aux lutins, c'est à cet
ordre d'idées que se rattache le nom de guenon. D'origine in-
digène et dialectale, il remonte à Huguenon (comme sa forme
parallèle, le blésois guenot, à Huguenot), avec le sens primor-
dial de lutin (2), d'esprit follet. La guenon mérite parfaitement
d'être ainsi appelée à cause de ses mouvements pleins de viva-
cité et de pétulance.
Il est vraisemblable que Gonneville, qui était originaire
d'Honfleur, a fait usage d'un terme de bateleur alors en cours
en Normandie. Les montreurs de bêtes, en parcourant les
villes et les provinces, menaient avec eux, entre autres ani-
maux exotiques, différentes variétés de singes ou de guenons
apprivoisées, tirées des pays de l'Orient.
(1) Le mot était diminutif et masculin au xviQ siècle : Baïf écrit le
guenon (éd. Marty-Laveaux, t. V, p. 86).
(2) Cf. d'Aubigné, Histoire Universelle, t. I, p. 96 : « Les Huguenots
avoient prins leur nom d'un... luthin du nom Hugon, duquel on me-
nasse les enfans ». — Dans le domaine des traditions populaires, les
lutins sont souvent désignés par des noms propres.
33 ÉRUDITION ET EXPÉRIENCE
2" Magot, gros singe sans queue, fort commun en Haute-
Egypte ainsi que dans les pa5'3 barbaresques (l. I\^ ch. xix),
que Cotgrave et Bufl'on assimilent au cynocéphale ou babouin.
Au xvi' siècle, on commence à distinguer les grandes espèces
de singes sous le nom de singes proprement dits ou magots, et
les petites espèces sous celui de guenons. Ce nom de magot
est un souvenir des traditions médiévales des Gots et Magots
du cycle légendaire d'Alexandre le Grand. Nous en suivrons
plus loin les traces multiples. Un de leurs derniers vestiges se
lit chez Joinville et dans le Grand Parangon des Nouvelles
(1535) par Nicolas de Troyes. Chez ces auteurs, les noms bizar-
res de Gots et Magots sont appliqués à toutes sortes de peuples
barbares, particulièrement aux Tartares, d'où, dans les Sotties et
Moralités du commencement du xvi' siècle, leur assimilation à
des bêtes sauvages.
La transition de peuple barbare à une espèce de singe, conçu,
à cause de sa laideur grotesque, comme un animal monstrueux,
est déjà opérée dans ces vers de Molinet :
Tigres, Griffons, Ours, Cocodrilles,
Girafles, Magoi^, Saturins... (i)
De plus, tartarin, épithète traditionnelle de magot, est de-
venu à son tour synonyme de ce nom. Le sens de simien, pour
magot, ne remonte pas au-delà du xvi' siècle. On le rencontre
pour la première fois dans une Sottie représentée en 15 17 :
Pour fere fandre les trompcies
Chantant et dansant bergeretes,
An dépit de villcyns niagos (2).
Dans la première moitié du xvi' siècle, le terme est encore
assez rare, ce qui explique son absence dans les deux éditions
(i5'39 et 15^19) du Dictionnaire de Robert Estienne ; mais il
manque également à Nicot (1605). Le nom n'en était pas moins
répandu dans la deuxième moitié du xvi" siècle et on le lit fré-
quemment, entre autres, dans la Cosmographie d'André Thevet
de 1575.
3° Matagot, autre nom de la guenon apprivoisée, à laquelle
les bateleurs apprenaient mille tours de souplesse. Ce nom
est fréquemment employé par Rabelais au sens figuré d' « hy-
(i) FaicHj; et Dicl^, Paris, i53i, fol. Sy v".
(2) Cf. notre Ilist. nal. Rab.. p. 24<).
HISTOIRE NATURELLE 33
pocrite » ; mais l'acception zoologique est encore transparente
dans matagot à cheval (1. II, ch. xrii), qui doit être rapproché
de satyre à cheval (l. IV, ch. iv), l'un et l'autre désignant des
espèces de singes et faisant allusion à des tours de basteleries
dont parle Belon.
L'historique de matagot est fort curieux. Ce nom désigna
tout d'abord (et il désigne encore dans les patois) une herbe
magique: la mandragore (en Limousin) ou l'herbe de pic (dans
le Berry) (i). De là, par une association d'idées assez natu-
relle, la vertu de la plante passa à celui qui s'en sert :
a. — En Languedoc, sorcier, « chat sorcier qui enrichit ceux
qui prennent soin de lui », selon une croyance populaire (Mis-
tral).
b. — Dans l'Allier, un être fantastique qui sème dans chaque
prairie une plante donnant le vertige à ceux qui la foulent aux
pieds (Rolland).
c. — En Provence, esprit follet, lutin (Mistral).
Par une association d'Idées exactement parallèle à celle de
guenon, la notion « lutin » conduisit à celle de singe malicieux,
de matagot.
Ce nom est resté absolument isolé en dehors de Rabelais, qui
l'avait recueilli de la bouche même des bateleurs. C'est le pen-
dant méridional du normand guenon. Mais s'il manque aux
dictionnaires, il n'en est pas moins vivace dans les parlers pro-
vinciaux qui en ont gardé des acceptions dérivées : dans le Bas-
Maine, matagot désigne un jeu d'enfants et, dans le Perche,
c'est un des noms donnés à la poupée. En français, comme
terme de marine, matagot désigne la jumelle de brasseyage
qu'on dispose sur la vergue du volant. Ce sens est parallèle à
celui de singe, petit treuil au pied du grand mât.
4° Quinaud, singe, est employé par Rabelais exclusivement
au sens figuré, dans l'expression (fréquente chez lui) faire qui-
naud quelqu'un, le confondre, l'acculer en disputant, propre-
ment l'interloquer, l'embarrasser comme un singe à qui l'on
retire une friandise.
Au sens de singe, le nom se lit, au début du xvi' siècle, dans
(i) Son pendant, l'italien martagone, espèce de lis, a été également
confondu avec la mandragore, les deux plantes ayant (dans les croyan-
ces populaires) des vertus communes.
3
34 ÉRUDITION ET EXPÉRIENCE
une Moralité célèbre, où l'expression faire gobe quinaud signi-
fie imiter le singe gobant des noisettes (i). Le primitif quin,
singe, se trouve chez Jean Le Maire, et le féminin quine,
guenon, se lit dans un « Blason des Basquines et Vertugalles »
de la première moitié du xvi" siècle (2).
Ce nom de singe est encore vivace dans le Périgord, sous la
forme quinaud^ et, en Limousin, sous celle de quinard (voy.
Mistral). Comme dans le Midi quinà veut dire pousser des
cris aigus, glapir, quin a désigné le singe d'après son cri, la
voix aiguë des guenons et des petits singes ressemblant à un
glapissement. Jacques de Vitry les appelle pour cette raison
canes silvestres.
5° Singes verts, nom vulgaire au xvi' siècle des callitriches
(Simia sabœa), espèce africaine de couleur vert sombre en
dessus, blanche en dessous, face noire et le bout de la queue
jaune. Extrêmement rares ou encore inconnus dans le premier
quart du xvi' siècle, on les prend alors comme synonymes de
bêtes fantastiques, de chimères, acception uniquement donnée
par Rabelais dans l'édition de Gargantua de 1542 (1. 1, ch. xxiv,
et 1. IV, ch. xxxii). Mais, quelques années plus tard, leur nom,
au sens zoologique, se lit dans VAmadis (1. VI, ch. liv). Les
callitriches étaient déjà connus des Anciens et, au xvi' siècle,
Belon en avait vus dans la ménagerie du Château du Caire.
Si Ton fait abstraction du nom de magot qui appartient au
domaine légendaire, les autres appellations des singes propres
au xvi' siècle sont toutes vulgaires, ce qui explique leur rareté
dans les textes de l'époque. Leur expansion est imputable
en grande partie aux montreurs de bêtes, aux bateleurs,
qu'Epistémon ne néglige pas dans l'éducation de Gargantua
(1. I, ch. xxiv).
Quelques années après Rabelais, Pierre Belon a tracé un
tableau fort animé des exhibitions des bateleurs arabes, et
lexxxvii' chapitre de la troisième partie de ses Observa-
tions (15 5 3) est consacré aux « choses difficiles à croire que les
basteleurs de Turquie font au public ». Mais les exhibitions
foraines des petites variétés de singes sont mentionnées dès
le xiii' siècle dans le Liore des métiers d'Estienne Boileau.
C'est seulement dans la première moitié du xvi' siècle qu'ont
(i) Condamnacion de liancquet^, ibnj (cd. Jacob, p. 3oo).
(2) Morjtaiglon, Recueil, t. I, p. 3oi.
HISTOIRE NATURELLE 35
paru en France les premières espèces de singes américains, tel
le sagouin, nom brésilien de la guenon (le terme figure,
en 1537, dans une épître connue de Alarot) ; mais cet emprunt
récent, comme les autres de même source, est resté inconnu à
l'œuvre rabelaisienne.
On le voit, la nomenclature simienne chez Rabelais ne manque
ni d'abondance ni de variété. Toutes les époques y ont fourni
leur contingent, l'Antiquité comme le Moyen Age, comme la
Renaissance; mais, en fait, il ne semble avoir réellement connu
que la guenon des bateleurs (qu'il appelle tantôt cinge et tantôt
matagot) et le magot (désigné aussi par marmot), qu'il avait
pu observer soit à la ménagerie florentine soit à des exhibitions
foraines.
VI. — Expressions de fauconnerie.
La volerie est restée en honneur en France jusqu'au xvii' siè-
cle. A la cour de François I", elle était estimée et considérée
comme un passe-temps de gentilhomme. Elle faisait l'amuse-
ment des grandes dames et des abbesses, comme des seigneurs
et des abbés. Rabelais lui a réservé une place d'honneur dans
l'abbaye de Thélème (l. I, ch. lv).
Il est intéressant d'y voir noter, comme autoursiers, des
originaires du Levant {Candiens) et des gens du Nord (Sarma-
tes), particulièrement exercés dans ce métier. C'est des pays
septentrionaux de l'Europe que l'on importait les espèces
exotiques d'oiseaux de proie : le gerfaut venait du Danemark
ou de la Norvège ; le sacre, de Tartarie, etc. D'autre part, les
Candiotes et les Vénitiens servaient d'intermédiaires entre
l'Orient et la France.
Ailleurs, Rabelais fait allusion au même art à propos des pro-
diges opérés sur l'Instinct des animaux sauvages par Messere
Gaster (1. IV, ch. lvii), et fait étalage à cette occasion d'un
petit vocabulaire technique, dont il fera fréquemment usage et
qui lui fournira d'heureuses applications métaphoriques.
Ce vocabulaire était déjà à peu près constitué au xiii'-
xiv' siècle, époque la plus glorieuse de la volerie. Des termes
comme gerfaut, ostour, espercier, esmerillon se lisent fré-
quemment dans nos Chansons de geste. Le Trésor de Bru-
netto Latini, composé vers 1265, énumère déjà les sept
« lignées » de faucons : le lanler, le pèlerin, le gentil, le ger-
36 ERUDITION ET EXPÉRIENCE
faut, etc. Et le Ménagier dû 1393 consacre toute sa troisième
partie à la chasse de l'épervier, où se trouve définie une grande
partie de cette nomenclature technique.
C'est au xv' siècle que remonte le premier ouvrage didactique
en français sur la fauconnerie : celui que Guillaume Tardif,
lecteur de Charles VI II, composa par ordre du roi en 1492. La
vogue s'en prolongea au delà du xvi" siècle.
Fielon, dans son Histoire des Oi/seaulx (1555), consacre une
dizaine de chapitres de son second livre aux « Oyseaux de proye
servant à la Faulconaerie », et, en 1567, Guillaume Bouchet,
faisant paraître à Poitiers une belle édition de la Fauconnerie
de Jean de Franchières (1531), augmentée de celle de Tardif, y
ajoute un « Recueil de tous les oiseaux de proie qui servent à
la voUerie et fauconnerie ».
Vers la même époque, Henri Estienne, dans son traité De la
Precellence du langage français, paru en 1579, consacre plu-
sieurs pages à la fauconnerie, art inconnu aux Grecs et aux Ro-
mains. Il y voit un « généreux terrain d'emprunt », comme
disait Montaigne, et il s'arrête complaisamment à nombre
De mots propres à ce langage,
Dont les Grecs et dont les Romains
N'eurent jamais sij riche usage.
Il se propose de montrer (p. 123) « combien grande richesse
et grand ornement l'exercice d'iceux (c'est-à-dire de la vénerie
et de la fauconnerie) a apporté à nostre langage, desquels biens
il se peut vanter non seulement par dessus tous les langages qui
ont jamais esté, mais aussi par dessus tous ceux qui sont au-
jourd'hui ».
Nous avons déjà cité les deux passages les plus importants
du roman rabelaisien relatifs à la fauconnerie. Ajoutons-en un
troisième, la série des épithètes que Pantagruel et Panurge don-
nent à Triboulet (1.' III, ch. xxxvii): « Fol pcrcgrin, niais, passa-
gier, branchier, aguard, gentil, maillé, pillart, revenu de queue,
griays..., mal empiété... »
Nous avons ici toute une série de termes spéciaux qui étaient
encore parfaitement compris au xvi" siècle, mais qui ont besoin
aujourd'hui d'être élucidés. Nous l'avons fait ailleurs à l'aide
des sources indiquées ci-dessus (i).
(i) Voy. notre ffist. nat. Rab., p. zC^o à 270. Cf. clans Rev. Et. Rab.,
t. X, p. 356 à 374, un article de Jean Plaitard sur le même sujet.
HISTOIRE NATURrLLE 3?
La fauconnerie a laissé des traces nombreuses dans la langue.
C'est une source qui a jadis coulé abondamment ; elle est
depuis longtemps tarie, mais non sans avoir enrichi le vocabu-
laire de toute une série d'expressions frappantes et pittoresques.
VII. — Créations lexicologiques.
Le XVI* siècle a été, sous le rapport du lexique, d'une fécon-
dité incomparable. Tout en puisant indéfiniment dans le latin,
il a ouvert au vocabulaire de nouvelles sources d'enrichisse-
ment : le grec et l'italien d'abord, les parlers provinciaux
ensuite. De plus, à aucune autre époque, si ce n'est peut-être
au xix' siècle, le travail métaphorique n'a été plus puissant et
plus efficace. Il en est résulté un grand nombre de mots et de
sens nouveaux, dont la création remonte à cette période. Nous
allons essayer, en ce qui touche la nomenclature qui nous
occupe, de rechercher les principes qui ont présidé à ces nou-
velles acquisitions de la langue.
Appellations nouvelles. — Une des sources les plus fécondes
des nouvelles appellations zoologiques d'origine populaire est
l'assimilation des animaux aquatiques aux animaux terrestres
et le transfert de leurs noms des uns aux autres. Les Grecs et
les Romains ont déjà connu ce procédé métaphorique.
Une autre série de noms fait allusion à la conformation ou à
la couleur, au cri ou à des circonstances particulières. Certains
noms enfin se rapportent à des traits de la vie des saints ou à
des sanctuaires jadis célèbres de pèlerinage (i).
Termes savants. — Le vocabulaire de Rabelais, qui résume
on pourrait dire, à lui seul, tout le mouvement de la langue
dans la première moitié du xvi' siècle, renferme un bon nom-
bre de noms latins, dont plusieurs, grâce à son génie, ont sur-
vécu et sont devenus d'un usage général. D'autres, par contre,
sont restés isolés et inconnus en dehors de son œuvre.
La terminologie zoologique et botanique de Pline, sous ce
rapport, comme les données mêmes de son Histoire naturelle,
a exercé une influence prépondérante.
Cette nomenclature est, chez Rabelais, d'une richesse
surabondante. Tel nom d'animal est représenté par deux ou
(i) Hist. nat. Rab., p. 284 à 243, où l'on cite des exemples de cette
triple catégorie lexicologi ]ue.
38 ÉRUDITION ET EXPÉRIENCE
plusieurs synonymes. Cette synonymie appartient elle-même
soit exclusivement à l'Antiquité — cf. bison, bonase et ure,
echénéis et î'émore — soit à l'Antiquité en même temps
qu'aux équivalents vulgaires : cf. onocrotale, à côté de péli-
can ; phénicoptère, à côté de flamant ; gamare, à côté de
homard, etc.
La langue scientifique a retenu la plupart de ces latinismes,
qui trouvent fréquemment ici leur premier texte : caprimulge,
cercopithèque, physeter, etc. Il est pourtant incontestable que
cette nomenclature accuse une tendance latinisatrice que Rabe-
lais est le premier à ridiculiser ; mais le courant était tellement
général qu'il le subit malgré lui.
Examinons de près quelques-uns de ces emprunts.
Afriquanes, tigres. C'est ainsi que Rabelais, on se le rap-
pelle, dénomme les félins qu'il avait vus à la ménagerie de
Florence. Chez les Romains, Africanœ (bestiœ) était une
expression du cirque, des ludi circenses, par laquelle on dési-
gnait les fauves d'Afrique : lions, léopards, panthères, tigres,
les deux derniers équivalents dans Pline, le tout dernier exclu-
sivement dans Servius, source immédiate de Rabelais.
On conçoit à la rigueur que notre auteur ait eu recours à un
remplaçant pour tigre, nom qui avait fini par s'appliquer à
toute espèce de fauves et dont l'usage était alors plus répandu
en Italie qu'en France. Mais le choix était peu heureux, l'équi-
valent emprunté à l'Antiquité n'étant pas moins vague dans ses
acceptions zoologiques. Aussi est-il resté complètement isolé
en dehors de Rabelais (il manque même à Cotgrave).
Camélopardale, girafe. Cet étrange quadrupède était une des
curiosités de la ménagerie de Florence, mais Rabelais n'en parle
pas. 11 est encore plus étrange qu'il semble ignorer le nom de
girafe, qui était couramment employé à cette époque en France.
Les contemporains ne connaissent que ce terme arabe, égale-
ment d'importation italienne. Cotgrave, ignorant l'équivalent
latin, ne donne que girafe, en l'accompagnant d'une définition
en anglais et non pas d'un terme correspondant.
iJorcade et orige, gazelle. Le terme vulgaire est transmis dès
le xiii' siècle (Joinvillc), mais personne n'en avait vu d'exem-
plaire vivant jusqu'à Belon (155'j), qui se sert exclusivement
de gazelle.
AIce, élan, est attesté des le xv" siècle, comme d'ailleurs son
HISTOIRE NATURELLE Sg
équivalent hellent (élan). Alce se lit, en dehors de Rabelais,
dans Belon.
Tarande^ équivalent de renne, se rencontre vers la même
époque (i 552) dans la Cosmographie de Munster: mais les deux
termes ont été précédés par rengier (xiii° siècle), déjà archaïque
comme nom zoologique, au xvi' siècle (Jodelle).
Nous faisons ici abstraction des noms d'animaux restés étran-
gers à la langue — par exemple cèbe ou cèpe, guenon ; ibice,
bouquetin; (belette) iclide, furet; mo^/ce//e, hochequeue, etc., —
ainsi que de la nomenclature plutôt bizarre de serpents et
d'insectes.
Des considérations analogues pourraient être appliquées à
l'occasion des noms de plantes dérivant de la même source.
VIII — Animaux traditionnels.
Les noms d'animaux exotiques nous ont été transmis par la
Sainte Ecriture et la tradition antique, d'où leur présence dans
les Bestiaires à partir du xii" siècle. Ils n'ont au xvi" siècle
qu'une valeur purement livresque. Ces noms de fauves ne doi-
vent donc pas nous donner le change sur leur existence réelle.
Nous avons montré, par exemple, que l'Eléphant n'était, jus^
qu'à la fin du xvi' siècle, qu'un souvenir de l'Antiquité. Son vé-
ritable nom, dans les plus anciens monuments de la langue et
jusqu'à la fin du xv' siècle, est olifant que donnent encore
Froissart et Joinville.
Ce n'est qu'au xvi' siècle que le nom classique, encore vi-
vace, devient usuel et remplace définitivement le vocable médié-
val. Rabelais est un des premiers à s'en servir, d'après Pline,
mais il se rend parfaitement compte de son caractère livresque,
car, comme on l'a vu, il situe la bête dans son Pays de Satin.
De même, le nom de caméléon est attesté dans un glossaire
ancien français dès le xii" siècle. Ce reptile n'en était pas moins
rare et presque inconnu au xvi% et le roman rabelaisien ne manque
pas d'en parler comme d'une curiosité de l'époque. D'autre part,
le nom de ridnocéros ne remonte pas au delà du xvi' siècle (at-
testé pour la première fois dans Rabelais), malgré la forme ri-
noceron des Bestiaires, ce dernier désignant ainsi un tout autre
animal, l'unicorne.
Le cas est particulièrement curieux en ce qui concerne le Ti-
40 ERUDITION ET EXPERIENCE
gre, dont le nom au sens zoologique proprement dit manque à
Rabelais et à Montaigne.
Mais la confusion des espèces plus ou moins apparentées est
surtout frappante dans le Lynx ou Loup-cervier, dont l'ancien
nom de lonce ou once a eu, aux différentes époques, des sens
zoologiques divers.
Chez Rabelais et au xvi' siècle, olnce a exclusivement le sens
de lynx. La forme générale est once, qu'on lit déjà au xin' siè-
cle chez Rutebeuf (éd. Kresmer, p. 71) :
Chacune beste voudroit
. Que venist l'once...
et dont le sens parait être « panthère », acception que Belon note
dans ses Obseroatlons. Ce sens se lit également dans le Trésor
de Brunetto Latini. La forme lonce a longtemps subsisté, mais
elle était déjà devenue anciennement once, par la confusion de
l'initiale avec l'article. C'est cette forme primordiale lonce c^uï a
passé de bonne heure, par l'intermédiaire des Bestiaires, en
ancien italien : la Ionisa de Dante désigne ainsi la panthère.
Passons aux oiseaux et mentionnons les deux noms sui-
vants :
L'Autruche est un oiseau exotique très rare Jusqu'à la Re-
naissance et pendant le xvi" siècle. Rabelais avait admiré vers
1536 les autruches de la ménagerie de Florence et, vers la même
époque, Pierre Pithou envoya de Fez à l'Vançois I", entre au-
tres animaux rares, plusieurs autruches d'Afrique destinées à
la ménagerie des Tournclies.
Rabelais fait mention des Perroquets à propos des Canariens
(1. I, ch. l) et comme une des curiosités de la ménagerie de
b'iorence (l. IV, ch xi). Il indique ainsi à la fois la provenance
de ces oiseaux exotiques et leur rareté à son époque. L'an-
cienne appellation était papegaij (1. I, ch. l), encore usuelle
au xvi« siècle. Les Comptes de Charles le Bel font déjà mention,
en 1326, d'une cage faite « pro quadam ave régis dicta pape-
gxut ».' A la fin du xv* siècle et dans la première moitié du xvi%
cet oiseau était encore très rare.
Ces divers témoignages prouvent que la mention d'animaux
exotiques dans les textes du Moyen Age et de la Renaissance
n'implique nullement leur existence réelle en l-Vance. La plu-
part étaient encore inconnus à l'époque de Rabelais; d'autres ne
commencèrent à'^sc répandre que beaucoup plus tard.
HISTOIRE NATURELLE 4 1
IX. — Mise en œuvre.
La vie de Rabelais a été une des plus mouvementées du
xvi° siècle. Sa curiosité insatiable embrassait les êtres et les
choses avec le même intérêt, la même sympathie.
Les témoignages abondent.
Le but de ses premiers voyages en Italie a été avant tout
scientifique, et bien que les résultats qu'il en ait obtenus n'aient
pas répondu à son attente, il n'en a pas moins profité pour
élargir ses connaissances dans le domaine de la nature. C'est
pendant un de ces voyages d'outre-monts qu'il a visité, comme
nous l'avons dit, la célèbre ménagerie florentine des Strozzi,
commentaire vivant des descriptions animées qu'il avait lues
et relues dans Pline.
Plus tard, à chaque occasion qui se présentait, il s'efforçait de
compléter ses connaissances théoriques par l'expérience de la
vie. Les collectionneurs de raretés zoologiques sont ses amis :
chez l'un d'eux, Hans Kleberger, riche négociant lyonnais, il
voit de près un rhinocéros, bête presque inconnue à l'époque
et qu'on ne rencontre dans l'abbaye de Thélème qu' « en
paincture ». Chez un autre de ses contemporains, Charles des
Marais, médecin lyonnais, il prend pour la première fois con-
naissance réelle du caméléon, rareté non moins insigne.
Certains animaux exotiques (le singe, par exemple) l'attirent
particulièrement. Mais sa sollicitude pour les petits oiseaux,
pour les moineaux et les bouvreuils, ne s'en manifeste pas
moins dans plus d'un passage.
C'est surtout le monde des animaux domestiques qui a fourni
à la langue de Rabelais des images frappantes et originales.
Les comparaisons, les proverbes et les métaphores zoologi-
ques sont en plus grand nombre chez lui que chez les autres
écrivains du xvi* siècle, et ce qui les distingue, ce n'est pas au-
tant leur variété que leur originalité. Les comparaisons et les
images tirées de la vie des animaux se rencontrent à toutes les
époques. Celles de Rabelais présentent un cachet personnel très
accusé: reflets immédiats de l'expérience de la vie, elles sont
incomparablement plus vivantes que celles de ses prédécesseurs.
La même remarque s'applique aux proverbes, genre extrême-
ment fréquent en ancien et en moyen français; mais ceux qui
se rapportent aux animaux y sont très rares et d'une observation
42 ERUDITION ET EXPERIENCE
banale. II faut arriver à Rabelais pour trouver, dans sa parémio-
logie zoolog-ique, les premiers résultats d'observations person-
nelles.
Les nombreuses données en matière d'histoire naturelle qu'on
trouve éparses dans l'œuvre de Rabelais, une lois classées, ra-
menées à leurs sources et éclairées par les faits contemporains,
nous offrent un triple intérêt :
1° Historique. — Les renseignements documentaires sur les
ménageries de la Renaissance en Orient, en Italie et en France
nous ont permis de préciser le degré de réalité de la nomencla-
ture zoologique de Rabelais. Si, pour en citer un exemple, no-
tre auteur relègue l'éléphant dans le Pays de Satin, c'est-à-dire
dans une région imaginaire, c'est que cet animal exotique était
encore inconnu en France vers le milieu duxvi' siècle (i).
2** Social. — Nous avons également tenu compte des croj^an-
ces et des préjugés contemporains de notre auteur sur les vertus
merveilleuses de certains animaux ou de certaines plantes. Ces
superstitions, notées par Rabelais et toujours vivaces parmi les
masses populaires, remontent en grande partie à l'Histoire na-
turelle de Pline, d'où elles se sont déversées, directement ou in-
directement, sur le Moyen Age et la Renaissance.
3" Linguistique. — La nomenclature scientifique employée
pour la première fois par Rabelais est considérable. Rappelons
qu'il est le premier des modernes qui ait directement puisé dans
l'encyclopédie de Pline, dont il a fait passer la substance en
français.
Le nombre des vocables, dont il est le premier à avoir fait
usage, pourrait facilement être décuplé, s'il s'agissait de tenir un
compte intégral de son lexique. Ils appartiennent de droit à l'his-
toire de la langue. Son catalogue de poissons, par exemple, et
sa liste d'oiseaux indigènes, dont la nomenclature est encore vi-
vace dans nos provinces, restent des documents de la plus haute
valeur linguistique. Ajoutons-y les nombreuses ap[)lications mé-
taphoriques, que notre auteur a directement tirées de la réalité
ambiante, et nous obtiendrons ainsi un ensemble unique en
son genre.
(i) Cette interprétation historique a échappé au.x commentateurs. Cf.
De l'Aulnaye, (F.itvres de Rabelais, Paris, éd. iS37, p. 42Ô : « Descrip-
tion de L'Irlléphant. Rabelais n'eût pas dû le placer dans le pays de
l'imagination, puisqu'il est véritable ».
CHAPITRE II
MÉDFXINE
La médecine était considérée comme une branche de l'histoire
naturelle et, jusqu'au xvi* siècle, le médecin porte le nom de
phijcLsien, c'est-à-dire de naturaliste. Rabelais possédait des con-
naissances médicales très étendues, comme l'attestent les publi-
cations scientifiques antérieures à son roman, et celui-ci même
très riche en données de cette nature. Cette science médicale,
comme en général la science du xvf siècle, est surtout livresque ;
ici, comme ailleurs, l'érudition, c'est-à-dire la compilation plus
ou moins raisonnée, en est le point de départ et l'aboutissement.
Rappelons toutefois la sollicitude de notre auteur pour l'ob-
servation et son intérêt pour la dissection, qui se manifeste
déjà dans la lettre de Gargantua de 1532,011 la médecine est
encore mêlée aux pratiques secrètes et traditionnelles qu'elle
a héritées de l'Antiquité (dans Pline, la magie et la médecine
sont inséparables) et qu'elle conservera longtemps encore (i).
I. — Termes grecs.
La plupart des vocables dérivant des œuvres des médecins
grecs, particulièrement d'Hippocrate et de Galien, ont persisté
dans la langue scientifique, Rabelais est un des premiers éru-
dits qui aient puisé aux textes originaux : de là l'intérêt de cette
nomenclature spéciale.
HippocRATE. — Les œuvres d'Hippocrate lui ont fourni toute
une série de termes médicaux qui ne sont pas attestés antérieu-
rement et qu'on ne lit que plus tard dans les traités anatomi-
ques du xvi' siècle de Charles Estienne (1546), de Vassé-Ca-
(i ) Nous avons dressé ailleurs le relevé chronologique des sources pour
l'étude du vocabulaire médical antérieur et contemporain à Rabelais.
Voy. notre Hist. nat.Rab., p. 346 a 349.
44 ERUDITION ET EXPERIENCE
nappe (1556) et d'Ambroise Paré (1561). Nous les avons étudiés
ailleurs (i).
Dans le Prologue du Quart livre, c'est Hippocrate qui a donné
le portrait du véritable médecin, auquel Rabelais s'efforce de
ressembler: « Hippocrates commande... tout ce qu'est au mé-
decin, gestes, visaige, vestemens, parolles, regardz, touchement,
complaire et délecter le malade. Ainsi faire en mon endroict,
et à mon lourdoys, je me peine et efforce envers ceulx que je
prens en cure ».
Nous aimons à nous représenter, sous ces traits hippocrati-
ques, la propre image de Maître LVançois, lui qui attribuait au
physique du médecin aussi bien qu'à son ascendant sur le ma-
lade une si grande efficacité thérapeuthique. Ne s'était- il pas
proposé, tout d'abord, en rédigeant les joyeuses chroniques des
faits et gestes de Gargantua, de soulager les souffrances et de
faire l'amusement de ses patients }
Galien. — Rabelais ne possédait pas moins intimement l'œu-
vre considérable de Galien, véritable encyclopédie embrassant
àlafois la'médecine, la philosophie, les mathématiques, le droit.
Il avait une véritable admiration pour cet oracle de l'Antiquité
qui a exercé sur la médecine une influence unique, analogue à
celle d'Aristote en philosophie ; mais il n'est pas dupe de sonfina-
lisme outrancier (admis généralement au xvi'' siècle) et il s'en
moque, en mettant dans la bouche dePanurge une comparaison
plaisante à propos de sa braguette (l. III, ch. vu).
Outre plusieurs termes médicaux (2), il lui a emprunté la
théorie des esprits, qui domine la physiologie jusqu'à l'époque
moderne. Au xvr siècle, Rabelais, Fernel et Paré s'eninspirent ;
elle règne pendant tout le xvii" siècle : Pascal, Descartes, I..a
Fontaine, La Bruyère, Racine, Corneille, Molière subissent son
influence.
Rabelais a, en outre, consacré trois chapitres, du xxx' au xxxii'
de son Quart livre, à décrire minutieusement les parties anato-
miques externes et internes du Carême-prenant, ainsi qu'à en
exposer les diverses fonctions, à grand renfort (une centaine à
peu près) de termes d'anatomie et de physiologie. Chacun de
CCS termes est suivi d'une comparaison plus ou moins frappante,
l'^eu le D' Le Double a tente d'établir la réalité scientifique de
(1) Ilisl. nat. Rab., p. 354 a 35G.
(2) Ibidem, p. 358 à 3^>i .
MEDECINE 45
ces images (i). Sa démonstration aurait été plus piquante s'il
avait emprunté ses preuves et ses figures descriptives auxanato-
mistes contemporains du xvi' siècle.
En principe, ces comparaisons anatomiques ou physiologiques
sont exactes, mais, quelque vaste et précise qu'ait été la science
médicale de Rabelais et sa puissance visuelle, il ne faut pas ou-
blier que son œuvre est un roman satirique et non pas un traité
scientifique, et que par suite il ne perd ses droits ni à la fantai-
sie ni à l'humour. La plupart des comparaisons dont abonde la
description du Carême-prenant sont de simples rapprochements
de caractère bouffon ou d'ordre purement verbal.
II. — Noms vulgaires.
La moitié à peu près de la nomenclature médicale employée
par Rabelais était alors nouvelle en français, et l'a obligé sou-
vent à rendre ses néologismes accessibles au lecteur par des
périphrases.
Parties du corps. — L'emploi des mots vulgaires va chez lui
de pair avec les néologismes scientifiques. EpigloKe y figure
à côté de gargamelle (l. Il, ch. xiv), terme d'ailleurs antérieur
et qui a survécu dans la langue populaire. Un autre synonyme
vulgaire est guaviet, gaviot, gosier (1. IV, ch. xxx). Deux fois il
emploie l'expression vulgaire capsule de cœur pour péricarde
(1. II, ch. xiv), et chez lui la pinne du nez (1. II, ch. xix), c'est
l'aile ou la face latérale, comparée à une arête de poisson.
Parfois Rabelais a essayé de rendre les termes savants par
leurs équivalents français. C'est ainsi, par exemple, qu'il appelle
aspre artère, la trachée -artère; intestin borgne Qt jeun, le cae-
cum et \e Jéjunum. Le terme tendon de muscle (l. IV, ch. xxx),
qui n'est pas attesté antérieurement, semble modelé sur le grec
Tévtôv, muscle allongé. Il substitue une seule fois « armoire du
cœur » (1. III, ch. xxxi) à ventricule, fréquemment employé.
Mais hâtons-nous d'ajouter que ces tentatives, qui n'ont pas fait
fortune, sont restées à peu près isolées dans son œuvre.
MaladIes. — Quelques noms de maladies appartiennent au
xvi" siècle : gratelle, gale légère (l. IV, ch. xlvii), pelade,
Silopéc'iQ, picote, variole, terme encore vivace dans plusieurs pa-
(i) Rabelais anatomiste et physiologiste, Paris, 1899.
46 ÉRUDITION ET EXPÉRIENCE
tois (l. IV, ch. Lii) ; rougeoUe, mot attesté chez Robert Es-
tienne en 1539.
Les vocables pelade et picote sont du Midi, où Rabelais a
puisé toute une nomenclature pathologique, figurant chez lui
dans des formules de jurons, par exemple mau de terre, nom
méridional de l'épilepsie (1. 11, Prol.)-
Plus importantes, sous le rapport vulgaire, sont les maladies
portant des noms de saints, abondamment représentées déjà
au xiv" siècle chez Eustache Deschamps. Ce sont parfois des
euphémismes analogues au sacer ùjnis, « érysipèle », de Celse,
ou à riepx vÔGoq, « épilepsie », d'Hippocrate.
Telle feu sainct Antoine, érysipèle gangreneux (surtout dans
les formules d'imprécations). Cette appellation euphémique est
déjà attestée au xiif siècle dans Mondeville (§ 1574) : « Et ce
[ulcère porrij fait herisipille... laquelle maladie est apelée en
France le mal nostrc Dame, en Bourgogne, le mal saint An-
toine, en Normandie, le feu saint Lorens, en autres lieux est
appelé autrement ».
Saint Antoine avait le privilège d'éloigner le leu de l'enfer:
de là son invocation contre le feu saint Antoine, aussi connu
au Moyen Age sous le nom de mal des ardents. Dans un missel
d'Amiens de 1529, on lit ce passage : « Deus, qui concedis beati
Antonii meritis... Morbidum ignum exstingue (i)... »
Mal de naples. — Terminons cette nomenclature vulgaire par
quelques mots sur la syphilis, maladie qui envahit l'Europe
dans les dernières années du xv' siècle.
Ce mal, qui semble inconnu aux âges précédents, est cité pour
la première fois dans plusieurs documents d'Avignon d'a-
vril 1496: « Maladie que l'on dit celle de Naples, que les gen-
tilshommes français auraient rapportée de cette ville lors de l'ex-
pédition de Charles VllI au royaume de Naples » (2).
On sait quelle sollicitude Rabelais portait aux malades aflectés
de ce terrible fléau, à ses vérole:; très précieux, auxquels sont
dédiés ses écrits.
Ce nom de vérole, qui n'apparaît pas avant Rabelais, de-
rive de vérole, attesté avec le sens de « variole » dès le xiii^sic-
(1) Louis du Broc de Segagne, Les Saints Patrons des corporations,
t. I, p. 3i à 5'>.
(-') Voy. l'ouvrage du D"" Le Pilcur, La Prostitution à Avignon du
XlII'i au XV IP siècle, Paris, 1908, p. 80 et suiv.
MEDECINE 47
cle, par analogie des lésions pustuleuses de la syphilis avec celles
de la variole. Son synonyme est napleux, c'est-*-dire affecté
du mal de Naples, mal qui remonterait au siège de Naples
de 1528.
Une autre appellation vulgaire, gorre ou grand' r/orre, se trouve
attestée vers la même époque que mal de Naples (juin 1496) •
« les malades de la maladie qu'on dit gorre », et dans l'ordon-
nance de Jacques IV (22 sept. 1.197) '• ^^ ^^ maladie qu'on dit
grand gorre ».
Appellation curieuse : gorre désigne proprement la pompe,
le luxe, et grand' gorre, le faste; c'est un mal de débauché, une
maladie de gentilhomme : « La grosse verolle, la galle de Naples,
la gaillardise, la mignonnise, la pomperie ». lit-on dans le Trium-
phe de la Dame Verolle de 1539 (p. 85). L'auteur du premier
traité sur la matière en donne explicitement la raison : « Il nous
a pieu ce présent traicté estre intitulé De la gorre, à cause que
les mignons et gorriers, suivants les délices de la Dame Venus,
comme vrays supposts d'icelle, l'obtiennent facilement pour leur
rémunération » (i).
La Médecine, comme l'Histoire naturelle, garde Jusqu'à la fin
du xvi' siècle son caractère foncièrement traditionnel. On suit
religieusement la doctrine des Anciens, présentée cette fois dans
des textes authentiques, auxquels on attache une foi aveugle. Les
meilleurs esprits se contentent d'être simplement l'écho de la
tradition antique. Tout au plus, en rapprochant les opinions
contradictoires, le savant se permet-il de les discuter. L'érudi-
tion et la dialectique sont alors les procédés fondamentaux de
la méthode scientifique.
En présence de cette influence tyrannique et obsédante des
Anciens, Rabelais affirme l'indépendance de la pensée et l'iné-
puisable fécondité du génie scientifique. Il faut arriver jusqu'à
Palissy pour voir nettement posé ce droit à la libre recherche.
{i) De Morbo gallico, trad. par Nicolas Godin, Paris, i33o, fol. i3i.
Livre Deuxième
CONTACT AVEC L'ITALIE
Le xiv' siècle inaugure l'action de l'Italie en France et le xv'
la continue faiblement. Mais la véritable influence italienne, du-
rable et puissante, ne commence à s'exercer efTectivement
qu'au siècle suivant. Ce fut alors le contact réel, immédiat, tout
d'abord entre deux armées, ensuite entre deux peuples, et les
conséquences en furent incalculables.
Ce choc entre deux civilisations, dont l'une — l'italienne —
était parvenue à un développement incontestablement supérieur,
amena, dès le premier quart du xvi" siècle, des changements
considérables dans les domaines les plus divers: dans les arts
utiles ou pratiques tout d'abord (architecture, art militaire, na-
vigation) ; puis, dans le commerce et l'industrie ; enfin, dans la
manière de vivre et dans les usages mondains. La vie sociale
presque tout entière subit alors une transformation complète et
profonde.
Kabelais a été à la fois le témoin et l'historien de ce mouve-
ment grandiose de la Renaissance. Son œuvre en offre un ta-
bleau si vaste qu'aucun autre monument littéraire n'est capable
de fournir autant de données d'une valeur documentaire. 11
connaissait d'ailleurs parfaitement l'Italie, sa langue et sa litté-
rature.
D'après ses plus récents biographes (i). Maître l'Vançois a en-
trepris en Italie quatre voyages, qui s'échelonnent ainsi : premier
(i) Heulhard, Rabelais, ses voyages en Italie, Piiris, i8qi, p. G6 à 88.
— V.-L. Bourrilly, Lettres écrites d'Italie par Fr. Rabelais, Paris, 1910,
Introduction. — Lucien Romicr, dans Rer. Et. Rab., t. X, p. ii3 à 142.
CONTACT AVEC L'ITALIE 49
voyage, de janvier à mars 153^; c'euxième, juillet à décem-
bre 1535 et janvier à mars 1536; troisième (séjour en Piémont)
1539 à 1542; quatrième et dernier, juin 15^18 à juillet 1550.
Comme beaucoup d'humanistes de la Renaissance, il po^^sédait
l'italien jusqu'à pouvoir l'écrire. Il semble même avoir lait im-
primer quelques publications dans cette langue, puisque le Pri-
vilège du Tiers livre fait mention d'ouvrages « en Grec, Latin,
François ec Thuscan », c'est-à-dire italien. Son style, en tout
cas, est émaillé d'expressions proverbiales ou typiques italiennes
comme mat de cathene, fou à lier (1. ill, ch. xxv), modelé sur
matto di catena, proprement fou de chaîne ; ou bonne robe,
femme grasse, en bon point (Oudin), proprement bonne marchan-
dise qui passe en peu de temps par beaucoup de mains (1. IV,
ch. IX et xvi), d'après l'italien buona robba, même sens
généralisé. Au Quart livre, ch. lxvii, l'histoire scabreuse
du Siennois Messere Pantolphe de la Cassine et de Vinet,
l'hôtelier de Chambéry, est contée en français entrelardé
d'italien.
Etant donné. cette connaissance intime du langage d'outre-
monts, on est surpris d'entendre, dans la scène polyglotte de
Panurge, après son discours italien précédé par un autre en
langage de fantaisie, Epistémon s'écrier (1. II, ch. ix) : « Au-
tant de l'un comme de l'autre ! »
Cette étrange assimilation de l'italien au « langage des An-
tipodes » ne saurait s'expliquer que par un déplacement de
phrase, transposition fréquente dans ce curieux chapitre, à
cause des additions successives destinées à grossir le nombre
des idiomes, réels ou imaginaires, que Panurge débite à l'imi-
tation de la farce de Patlielin.
Quant à la littérature italienne, on ne trouve dans l'œuvre de
Rabelais aucun des noms qui ont illustré le Cinquecento (i).
Boccace, le Pulci et l'Arioste sont restés sans influence sur sa
pensée comme sur son vocabulaire.
Des écrivains de la Renaissance italienne deux seulement ont
attiré et retenu son attention, et il se trouve que tous les deux
ont écrit dans une langue factice des œuvres restées uniques.
Ce sont le Songe de Poliphile de Francesco Colonna et les Ma.-
caronnées de Théophile Folengo. On a fort exagéré leur in-
fluence sur la conception et la langue de Rabelais ; mais nous
([) Voy. l'Introduction, p. i3.
5o CONTACT AVEC L'ITALIE
réduirons ce bilan à des proportions plus conformes à la réalité
des faits.
Le pays et la langue étaient donc également familiers à Ra-
belais. Comme l'influence italienne coïncide avec sa jeunesse
et sa maturité, son œuvre en reçoit à chaque page le reflet. Plus
tard cette influence deviendra envahissante. Elle provoquera
un mouvement de protestation de la part de patriotes dou-
blés d'érudits, tels qu'Estienne Pasquier et surtout Henri Es-
tienne, dont les Deux Dialogues du nouveau langage François
italianisé remontent à 1578. Ces attaques seront dirigées con-
tre les abus des courtisans qui italianisaient à tort et à travers,
et toute la polémique s'emparera de considérations plus pa-
triotiques que scientifiques.
11 n'en fut pas de même dans la première moitié du xvi" siè-
cle, l'époque de Rabelais.
A la suite des expéditions militaires des Français en Italie
(1494 a 1525) et du contact plus intime qui en résulta entre
les deux nations, des effets considérables ne tardèrent pas à se
manifester. Le nombre grandissait tous les jours des Français
italianisants (i) qui passaient les monts, alors que des artistes,
des artisans et des hommes d'affaires de la péninsule s'établis-
saient de plus en plus fréquemment en France. C'est à la suite
de ce double courant qu'un changement radical s'opéra en un
quart de siècle d:ins le domaine des arts, du commerce et de la
société. Nous allons passer en revue ces multiples manifestations.
L'influence italienne en bVance, à l'époque de la Renaissance,
a été l'objet d'innombrables travaux, mais d'aucune recherche
d'ensemble (2). Notre étude est le premier essai général sur la
(i) Emile Picot, Lex Français italianisants au XF/« siècle, Paris,
1906. Parmi les premiers de ces pionniers, l'auteur cite Claude Seyssel,
Marguerite d'Angoulènic, Mcllin de Saint-Gelais, Rabelais, Monluc, du
Bellay, etc.
(2) Le concours ouvert à ce sujet par l'Académie des Sciences mora-
les et politiques, sur V Influence italienne au XVI'' et au XVI I^ sièclesy
était trop vaste pour donner des résultats sérieux. « Les recherches de-
vaient porter sur les idées, les œuvres et les hommes, afin de détermi-
ner l'influence exercée en France sur les esprits et sur les politiques
par les écrivains, les artistes et les hommes d'Ktat de l'Italie, de Char,
les Vill jusques à Louis XIV ». Voy. Séances et travaux de V Acadé-
mie des Sciences morales et politiques^ t. CLllI (igoo), p. 20g à 222,
compte-rendu de Georges Picot.
CONTACT AVEC L'ITALIE 3 t
matière. Comme dans nos recherches précédentes, nous tâche-
rons d'envisager les faits d'ordre linguistique dans leurs rap-
ports avec le milieu social, en les étudiant à la lumière de la
civilisation de la Renaissance (i). Nous nous en tiendrons uni-
quement à la première période, la plus importante, celle de
l'initiation, représentée par Rabelais, et qui seule a échappé jus-
qu'ici à l'érudition. Par contre, la seconde, celle de la superfé-
tation, représentée par Henri Estienne, a été l'objet de nombreux
travaux, dont le plus important est le beau livre de Louis Clé-
ment sur Henri Estienne (2).
(1) Rappelons les pages substantielles consacrées à l'italianisme dans
Le Seizième siècle de Ferd. Brunot (p. 198 à 206, 208 à 21 5)^ et le sug-
gestif volume sur la Renaissance de Henri Lemonnier, dans V Histoire
de France de Lavisse, t. V, deux parties, Paris, 1904.
Antoine Oudin, Recherches italiennes et françaises, Paris, i6)2, et
Tommaseo e Bellini, Diponario délia lingua italiana, i865 à 1879.
(2) Paris, 189S. Voy. les chapitres « L'esprit de cour et l'italianisme»
(p. 107 à 182) et « L'influence italienne et le nouveau langage » (p. 3o5
à 419).
Voy. en outre : Giovanni Tracconaglia, Contributo allô studio delV
italianismo in Francia, vol. I, Henri Estienne et gli italianismi, Lodi,
1907.
Marty-Laveaux, La Pléiade française, Appendice : La langue de la
Pléiade, Paris, 1886-1898, 2 vol.
E, Bourcier, Les Mœurs polies et la littérature de cour sous Henri //,
Paris, 1886, 1. III, ch. i « L'italianisme » (p. 267 à 3oo).
Pierre Villey, Les Sources d'idées au XVJ<i siècle, Paris, s. d., sur l'im-
portance des traductions, surtout italiennes, à l'époque de la Renaissance.
CHAPITRE PREMIER
ARCHITECTURE
L'architecture et l'art militaire ont été rénovés les premiers
au contact avec l'Italie. Les progrès dans la navigation et cer-
tains arts secondaires ont suivi quelques dizaines d'années plus
tard. Aux uns l'influence italienne a donné une nouvelle orien-
tation, aux autres un droit de cité en France. Des mots nouveaux
ont accompagné ces acquisitions alors récentes et ont fourni un
appoint important au vocabulaire, dont de nombreux vestiges,
toujours vivaces, accusent encore aujourd'hui l'importance de
l'action exercée par la Renaissance transalpine.
Comme sur toutes choses, Rabelais possédait des connais-
sances générales sur l'architecture. La description qu'il nous a
donnée de l'Abbaye de Thélcme a été trouvée assez circons-
tanciée pour que des spécialistes en aient tenté la restitution et
soient arrivés à des résultats pas trop décevants. Après un pre-
mier essai de restitution (i) dû à l'architecte Charles Questel,
un autre architecte, Léon Dupré, en s'inspirant directement de
Rabelais, a dessiné une restauration complète en couleurs du
« manoir des Thélémites », accompagnée d'un plan géométrique
détaillé (2).
Rabelais, comme tous ses contemporains, avait pris connais-
s:mce de cet art aussi bien dans les auteurs de l'Antiquité que
dans leurs commentateurs de la Renaissance, dans le livre De
ArcliUectara de Vitruve, resté classique et maintes fois com-
menté, comme dans le De re œcUjlcatorla, œuvre posthume de
Léon Battista Alberti (1404-1472), paru à Florence en 1485.
Pantagruel, avant de partir d'Orléans, lève de terre la grosse et
énorme cloche de saint-Aignan pour la mettre dans le clocher ;
(i) Reproduite dans Ch. I.cnormand, Rabelais et V architecture de la
Renaissance^ Paris, 1S40. Cf. , comme correctif, le compte-rendu criti-
que de Daly, dans la Revue d'Architecture, t. II, p. 196 à 208,
(2) Public par Ileulhard, ouvrage cité, p. i à H).
ARCHITECTURE 53
mais « elle estolt tant grosse que par engin aulcun ne la po-
voit on mettre .seulement hors terre, combien que l'on y eust
applicqué tous les moyens que mettent Vitruvius, de Archiiec-
tura, Albertus, de Be œdlficatoria... » (1. II, ch. vu).
Rabelais était en outre en rapport d'amitié avec l'architecte
Guillaume Philandrier (i 505-1 565), l'érudit commentateur de
Vitruve, qu'il cite avec éloge dans sa BrieJ'ce Declarotion (au
mot yEoUpijlé) «... Voyez ce qu'en a escrit notre grand amy et
seigneur Monsieur Philander sur le premier livre de Vi-
truve » (i).
Il avait aussi connu, dès son second voyage à Rome en 1536,
Philibert de l'Orme (2) (15 18- 1565), occupé alors à mesurer les
édifices et antiquités et qui, à son retour en France, allait cons-
truire avant 15^4, pour le cardinal du Bellay, le château de Saint-
Maur, « lieu, ou (pour mieulx et plus proprement dire) paradis
de salubrité, aménité, sérénité, commodité, délices... » {E pitre
au Cardinal Odet). Il le nomme à propos des inventions de Mes-
sere Gaster : « Messere Philebert de l'Orme, grand architecte
du roy Megiste » (1- IV, ch. xli).
A ces connaissances livresques et à ce commerce intime avec
les maîtres architectes, il faut ajouter des dons personnels et en
premier lieu une intelligence à tout pénétrer et un coup d'œil
qui lui permettait d'embrasser à la fois l'ensemble et les par-
ties d'un bâtiment. La vision nette qu'il avait emportée des
châteaux célèbres de son temps ne resta pas sans influence sur
sa propre conception architecturale. Dans l'Abbaye de Thélème,
comme dans les châteaux féodaux, l'antique, c'est-à-dire l'ita-
lien, n'apparaît que dans la décoration.
Le bâtiment — nous dit l'auteur — était en figure hexagone,
à six étages, dont le second, voûté, avait la forme d'une anse
de panier, c'est-à-dire à cintre surbaissé, en opposition aux
« deux beaulx arceaux d'anticque », ou arcades en plein cintre,
à la mode d'Italie. Les grosses tours de son Abbaye et sa vis
brisée^ ou escalier tournant, faisaient contraste avec les colon-
nades de calcédoine et de porphyre et les « belles galeries lon-
gues et amples... »
Une haute toiture, à figures de grotesques {mannequins),
complétait l'édifice qui, tout en anticipant sur l'avenir, conser-
(i) Voy., sur Philandrier, Heulhard, loc. cit., p. 274 à 27S.
(2) H. Clouzot, Philibert de l'Orme, Paris, [1910].
54 CONTACT AVEC L'ITALIE
vait, dans ses parties fondamentales, l'aspect féodal du passé.
Le besoin de confort et de luxe, autre contraste avec les bâ-
tisses gothiques, s'y faisait sentir. Thélème était non seulement
pourvue de vastes pièces bien éclairées, mais on y voyait des
salles de bibliothèques (« les belles grandes librairies »), des
galeries de peintures, des jardins et des parcs, avec des fontaines
d'albâlre, à côté d'un hippodrome, d'un théâtre et de piscines
(« natatoires avec bains mirificques à triple solier»), des encein-
tes pour les tournois et autres exercices du corps. La culture
physique et la culture de l'esprit y trouvaient également leur
compte.
Cependant, malgré les 250 ou 300 pièces de ce couvent laï-
que — Rabelais dit 9339, chiffre hyperbolique pour exprimer
un nombre énorme — on a relevé des lacunes surprenantes :
il y manquait des cuisines, omission piquante dans une œuvre
qui a été appelée (à tort d'ailleurs) l'épopée du ventre, L'Abbaye
de Thélème n'en est pas moins le monument le plus imposant
qui ait été conçu par un grand écrivain. C'est une création ori-
ginale et d'un sentiment artistique assez élevé.
Ceci dit, abordons l'objet même de notre étude. Il y a lieu de
discerner, dans la terminologie architecturale de Rabelais, deux
périodes essentiellement distinctes, suivant qu'elles sont domi-
nées par l'héritage du passé (i) 'pu par la nouvelle influence
venue d'outre-monts.
l. — Nomenclature indigène.
A l'époque où Rabelais imaginait son Abbaye de Thélème,
c'est-à-dire vers 1533, l'art nouveau, antique ou à la mode
d'Italie, n'avait encore exercé aucune influence sur la langue.
Sa description ne- renferme aucun néologisme technique, il s'y
sert exclusivement du vocabulaire consacré des maîtres maçons.
Les termes même d'architecte et d' architecture sont du
xvi' siècle. En 1539, Robert Estienne traduit «maistre masson
ou charpentier » par architectas. Sebastien Serlio, arrivé à
Fcjntainebleau en 15.^1, y prend la direction des bâtiments
royaux avec le titre ivdVidsà. architectear. Ce n'est qu'en 1546
(i) Voy., sur l'ctat de l'architecture en France avant le contact avec
l'Italie, l'ouvrage récent d'A. Tillcy, The Dawn of the French Renais-
sance, Cambridge, 1018, çh, xi et xii.
ARCHITECTURE 55
que maître Philibert de l'Orme prend pour la première fois en
France le titre d' a architecte et conducteur des bastimens et for-
teresses de ce pays » (Gay).
De même, les termes artisan et artiste, tous les deux d'ori-
gine italienne, se sont confondus jusqu'au xvii' siècle. Ra-
belais, comme Montaigne, connaît le premier (i), niais ignore
le second, que Nicot et Cotgrave confondent encore avec « ou-
vrier ».
Le nombre des mots qui, du langage des maîtres maçons,
passa chez Rabelais, est assez restreint. Dans l'exposé du plan
de son Abbaye, il ne fait usage que des trois suivants :
Embrancher, recouvrir, revêtir, sens technique deux fois em-
ployé par Rabelais. Dans Thélème, le reste — c'est-à-dire les
quatre derniers étages — « estait embrunclié de guy de Flan-
dres » ; et ailleurs (1. II, ch. xxvii), il s'agit d'un « solier qui
estait embranché dt sapin faict à queues de lampes. » Ce sens
spécial est encore familier aux maçons modernes : « Embran-
cher, en charpenterie, c'est engager des pièces de bois les unes
dans les autres » (2).
Quant au vieux mot embrancher, il est curieux d'en relever
l'évolution de plus en plus matérielle : le sens de couvrir
passe successivement au visage, au corps, au ciel, à la toiture.
Ce dernier aboutissant se trouve exclusivement chez Rabe-
lais (3), tandis que l'acception primordiale se rencontre fré-
quemment dans les œuvres des xv''-xvi° siècles (4).
Ce même verbe embrunclœr a produit le dérivé embrun,
écrit ambran par Rabelais, terme resté jusqu'ici sans explica-
tion satisfaisante. 11 figure dans ce passage du 2'iers livre,
ch. LU : « Pantagruel d'icelluy [boys] voulut estre faictz tous
(1) « Pantagruel... transporta dans le pays des Dipsodes une colonie
de Utopiens... artisans de tous mestiers et professeurs de toutes scien-
ces libérales » (1. Iir,ch. i).
(2) Bosc, Dictio]inaire d'Architecture.
(3) Cf. Charles Lenormand^ loc. cit. : « Je laisse les philologues dis-
cuter la valeur véritable du verbe embruncher... »
(4) Voici deux exemples, tire's, le premier, des Cent Nouvelles nou-
velles (éd. Wright, t. Il, p. 17); le deuxième, du Lancelot du Lac (éd.
1548, dans Godefroy) :
« Elle fut tantost desarmée de sa faille [=. mante], où elle estoit en-
fermée et embranchée ».
« Lyonnet chevauchoit emprès luy tout armé de chapeau ou de hau-
bergeon comme sergant, si se tenoit embrunché que nul ne le congneust».
56 CONTACT AVEC LTTALIE
les huys... et Va7nbrunde Theleme... » Le sens est « revête-
ment», mais il est absolument inconnu en dehors de Rabelais (i).
Guij de Flandres^ gypse de Flandre, espèce de plâtre avec
lequel on faisait des ouvrages de stuc dans la décoration inté-
rieure des édifices: « C'est le plâtre fin (nous dit Ch. Lenor-
mand) dont on fabriquait ces clefs-pendantes qui décorent, non
sans quelque grâce, les voûtes de nos églises des xv^et xvi" siè-
cles ».
Mannequins, petits bonshommes, statuettes grotesques,
emprunt flamand du xv" siècle, avec le sens rabelaisien dans
Vlaoenicdve de Marguerite d'Autriche de 1523 (cité dans Ha-
vard) : « Un petit manequin tirant une espine hors de son
pied, fait de marbre blanc, bien exquis ».
Le y livre, sur lequel nous reviendrons, renferme, en outre,
ces deux termes techniques indigènes :
Soubastement, soubassement (ch. xliii), forme familière éga-
lement à Amyot (voy. Littré) et qui ne paraît pas remonter au
delà du xvi' siècle, alors que soubassement lui est antérieur.
Porterie, transcrit poi'tri (ch. xlii), dans ce passage : « Sus
le poinct moyen de chascun angle et marge estoit assise une
coulomne ventriculée, en forme d'un cycle d'yvoire ou alabas-
tre, les modernes architectes l'appellent /JoriJ/'f... »
Ce même passage est ainsi rendu dans le Manuscrit : «... une
coulomne ventricule, en forme d'un rôle, d'une baie ou ba-
lansCy les modernes architectes l'appellent /}o//'{/e ».
Anatole de Montaiglon, qui a imprimé dans son édition le
Manuscrit du V° livre^ remarque à ce propos : « Les trois va-
riantes de l'Edition [celle de 1564] prouvent qu'elle n'a rien
compris au texte primitif ». C'est dommage que le critique n'ait
pas cru devoir ajouter ce qu'il a lui-même compris à son texte
primitif! On ne voit pas une différence bien sensible quant au
fond : que la colonne renflée par le milieu {ventriculée) soit suc-
cessivement assimilée à un cercle (ci/cle) d'ivoire ou d'albâtre,
ou bien à un rouleau (rôle), à la panse d'une cruche (buic) ou
à une balance, on n'est guère plus avancé quant à l'explication
du terme essentiel : portri ou potrijc (2).
Alors que rien ne parle en faveur de la variante poterie, celle
(i) Cotgrave, au mot ainbtum (sic), renvoie à lambrum, qu'il identifie
avec lambris, et Le Duchat adopte à peu près cette interprétation.
{■i) Le vocable manque à Cotgrave, et Le Duchat se borne à dire :
« Je n'ai vu ce mot nulle part qu'ici; on demande ce que c'est que por-
ARCHITECTURC )?
de porterie est bien réelle, et on la lit, vers la même époque,
dans un Inventaire du château de Condé de 1569 (dans Ha-
vard) : « En la Tournelie, près de la porterye... et au-dessus de
la dicte porterye une clochette avec ung cordeau servant d'entrée
en la maison. »
Le sens de « loge de portier » y est hors de doute, mais on
ne voit pas comment les « modernes architectes » de l'époque
pouvaient comparer à une pareille loge la colonne ventriculée
ou renflée de la fontaine du Temple de la Dlve Bouteille. Le
terme reste obscur.
Le sens architectural de ces vocables ne dépasse pas le
xvi' siècle. Plusieurs de ces termes sont inconnus en dehors de
notre auteur, qui les a directement tirés de son commerce avec
les maîtres de l'œuvre, comme le fait supposer la survivance
d'embruncher, encore usuel parmi les charpentiers de nos
jours.
Le petit nombre de ces mots techniques indigènes forme un
véritable contraste avec la quantité de termes nouveaux qui, ve-
nus d'outre-monts avec le nouvel Art de bâtir, resteront pour la
plupart dans la langue, alors que la nomenclature indigène dis-
paraît, dès le milieu du xvi' siècle, avec les châteaux féodaux,
leurs grosses tours, leurs créneaux, leurs pont-levis.
II. — Nomenclature italienne.
Le vocabulaire traditionnel des maîtres maçons subit, dans la
seconde moitié du xvi^ siècle, une véritable révolution sous
l'impulsion de l'art nouveau apporté en France par les écrits et
le langage des architectes italiens, en premier lieu par Alberti
et Serlio, les révélateurs de Vitruve.
Sébastien Serlio, appelé par François I", arriva à Fontaine-
bleau en 1541 et son influence devint prépondérante. Voici en
quels termes enthousiastes Philibert de l'Orme caractérise l'ac-
tion féconde de cet illustre architecte: « C'est luy [Serlio] qui a
tri ? C'est, si je ne me trompe, ce qu'en conservant quelque idée de
l'ancien mot, on appelle aujourd'hui pourtour a. Cette explication ne
soutient pas l'examen, comme d'ailleurs celle fournie par Marty-La-
veaux (t. IV, p. 343), qui voit, dans le potrye du Manuscrit, tout bon-
nement poterie, « soit à cause de sa forme, soit que dans les construc-
tions ordinaires elle était en terre cuite ».
58 CONTACT AVEC L'ITALIE -
donné le premier aux François, par ses livres et desseings, la
cognoissance des édifices antiques et de plusieurs fort belles
inventions (i) ».
Serlio exerça une réelle influence, aussi bien par son traité
du De Arcintectura (Venise, 1537), dont la traduction par Jean
Martin parut en 1545, que par ses modes nouveaux de cons-
truire. Cette double action fut continuée par le premier archi-
tecte français Philibert de l'Orme (15 15-1570).
Par ses ouvrages, comme par ses bâtisses, Philibert de l'Orme
apprit à ses contemporains le sens de la mesure, la symétrie
classique, beau mot qu'on lit pour la première lois dans le Champ
fleurij (1529) de Tory et dans la description de Thélème de Ra-
belais (1533), terme qui vient directement de Vitruve et de Co-
lonna (2).
Ce qui caractérise, en effet, l'époque gothique, dans les édi-
fices civils, c'est l'irrégularité du plan, le manque de proportions,
la fantaisie des adjonctions successives. Les vieux manoirs féo-
daux furent alors remplacés par des édifices clairs, aérés, bien
ordonnés. L'architecture devint classique, symétrique, harmo-
nieuse. Tout le monde voulut en jouir.
Un moraliste de l'époque, jadis insigne capitaine, De la Noue,
en parlant des folles dépenses de ses contemporains pour se bâtir
des palais, remarque : « Je pense qu'il n'y a gueres plus de
soixante ans que l'architecture a esté rétablie en France, et au-
paravant on se logeait assez grossièrement (3) ».
Cette transformation complète dans l'art de la construction
amena avec elle une véritable révolution dans la terminolo^^ie.
Le y livre est comme l'écho de ces acquisitions récentes, dont
nous allons suivre les traces successives.
Ce livre posthume, on le sait, accuse une influence prépon-
dérante du dominicain Francesco Colonna, auteur de Vlhjpnero-
toinac/iie ou Songe de Poliphile (Venise, 1499), roman à la fois
erotique, mystique et artistique (4). Rabelais en fait mention
(i) Le premier tome d'Architecture, Paris, i567, fol. 202 v".
(2) Ce vocable se lit dans deux autres endroits : « ... d'iceulx fauldroit
basiir les murailles, en les arrangeant par bonne symmetrie d'architec-
ture » (1. II, ch. XV) et « l'ouvrage de celle chapelle ronde cstoit en celle
symmetrie compassé que le diamètre du project cstoit à la hauteur de
la vouste » (1. V, ch. xi.in).
(3) Discours politiques et militaires, Paris, iSS/, p. 197.
(i) Voy. Appendice A: Francesco Colonna.
ARCHITECTURE 59
dans son Gargantua (ch. ix), à propos des hiéroglyphes égyp-
tiens. Alais il l'utilise à peu près exclusivement sous le rap-
port architectural, en lui empruntant principalement les des-
criptions du temple de la Dive Bouteille.
1. — Emprunts latins.
Tout d'abord quelques emprunts faits directement ou indi-
rectement (par l'intermédiaire de Colonna) àVitruve, l'oracle de
l'architecture pendant la Renaissance, traduit en 15.17 dar Jean
Martin:
Péristyle^ colonnade (1. V, ch. xvi : « un grand perLstile »),
le mot se trouvant à la fois dans Vitruve et dans Colonna.
Plinthe (1. V, ch. xlii), plinthus dans Vitruve, ainsi défini dans
la version de Jean Martin (1547): « Plinthe est un membre plat
et quarré en massonnerie ou menuyserie, il s'applique en plu-
sieurs endroictz ; car il se met tant dessoubz que dessus le pié-
destal et toujours est lai"* partie de la base ».
Portique (1. V, ch. i), terme qu'on rencontre tout d'abord
dans la version de Vitruve par Jean Martin. A l'époque de la
Renaissance, comme dans l'Antiquité, les portiques étaient lo-
gés dans la partie basse des édifices, servant de reluge pendant
les heures chaudes du jour. Philibert de l'Orme en a bâti à Fon-
tainebleau.
Stylobate, base d'une colonne (1. V, ch. xlii), stylobates
dans Vitruve, ainsi défini dans Jean Martin : « Stylobates sont
piedestalz ou fondemëns de colonnes ».
Zoophore, frise décorée de figures d'animaux, le sophorus de
Vitruve (1. IV, ch. xlix : « au zoophore du portai », et l. V,
ch. xxxiv), terme expliqué dans la Briefoe Déclaration : « Zoo-
phore, portant animaulx. C'est en un portai et autres lieux, ce
que les architectes appellent frise, entre Varchitrace et la co-
ronice, onquel lieu l'on mettoit les mannequins, sculptures, es-
critures, et aultres divises à plaisir ».
2. — Eléments isolés.
C'est directement à Colonna que remontent ces termes propres
à Rabelais et restés confinés au V^ liore (ch. lu) :
Arulette, ornement architectural en forme de petit autel (en
6o CONTACT A"\EC L'ITALIE
lat. arula) (i). Colonna se sert à la fois de ce primitif et de son
diminutif italien aridetta (2).
Cimasule, leçon du Manuscrit (dans l'Edition, cimasulte), di-
minutif, comme le précédent, répondant à l'ital. cimasella, pe-
tite cym?.ise ou moulure qui imite l'ondulation d'une vague. Le
terme cymaise, attesté dès le xii" siècle, revêt alternativement,
dans l'Architecture de Philibert de l'Orme, les formes : cymace,
cymaaion, cyme, cymas, cymat. Dans le V^ licre, la forme citée
est un diminutif latinisé refait sur module.
Emblemature, mosaïque, terme fréquemment emploj-é par
Rabelais : « Dessus le portique, la structure du pavé estoit une
emblemature à petites pierres rapportées... Comment le pavé du
Temple estoit faict par emt»/e/)m^a/'e admirable» (ch. xxxvii).
C'est Vemblematura de Colonna, qui l'a tiré du lat. embJema,
pièce de rapport, travail de marqueterie.
3. — Emprunts italiens.
La catégorie la plus importante des termes techniques nou-
veaux est venue d'outre-monts, directement introduite par les
constructeurs italiens ou empruntée aux ouvrages d'Alberti et de
Serlio, l'un et l'autre traduits par Jean Martin en 15.15 et 1553.
Voici ceux de ces termes spéciaux qu'on lit dans Rabelais ( j), et
principalement dans le V liore :
ArcJùlrace (1. III, ch. xxviii, et 1. V, ch. xlii), de l'ital.
architrave, littéralement maîtresse poutre. Le mot se lit déjà
dans le Poliphile de Colonna.
Comice {.]). corniche (1. V, ch. xi.ii), de l'ital. comice, fran-
(1) Dans r£'/i/rc'e de Henri II à Rouen, on lit (voy. Gudcfroy) : «... en-
richis de arules, carreaulx et parquetz ».
(2) Hypnerotomachia, fol. 8 : « Sopra il quale [vaso] excitata era una
artificiosa arula, supposita aile tre Grutie nude di Hnissimo oro... Ne-
};li an,L;uli dclla corona sopra la viva e centrica linca pcrpcndicularc di
qualunque substituta columna una arulcta... »
(3) Nous reviendrons sur le critère chronologique des termes d'archi-
tecture.
(4) La forme comice, ou coriiisse, se lit également dans les Contes
d'Eutrapcl de Noël du Fail (éd. Courbet, t. II, p. i<)o), chez Brantôme
(t. IX, p. 1 15), ainsi que dans ce passage de Gruget {i539) : «... la cor-
nissc des maisons des empereurs ». (!}ependant Robert Estienne donne
déjà en 1349 la forme moderne; << Corniche que on met par-dessus les
colfimnes».
ARCHITECTURr: 6t
cisé par la Brie/ce Déclaration en coronice, la corniche servant
de couronnement aux ouvrages d'architecture (cf. couronne, le
plus fort membre d'une corniche).
Grotesque, arabesque (1. 111, ch. xxvi, et 1. V, ch. xr.i), de
l'ital. grottesca, influencé par l'ancien français croie, grotte, les
motifs antiques qui en avaient donné l'idée, ayant été découverts
dans une grotte à Rome. Le terme apparaît au début du xvi' siè-
cle (i).
C'est depuis le milieu du même siècle que le grotesque entre
sérieusement dans la décoration, importé d'Italie par les artis-
tes qui travaillaient sous les ordres de Primatice. Les Comptes
des hasiimens du palais de Fontainebleau de 1540 à 1566, par-
lent souvent de « pourtraits en façon de crotesque » (2) et de
« peinture en crotesque y) (Havard).
FrUe, entre l'architrave et la corniche (voy. ci-dessus soo-
pfiore), du vénitien friso, répondant à l'ital. fregio, terme attesté
dès 1544.
Pedestal, support (1. III, ch. xxxviii), de l'ital. pedestallo,
variante de piedestallo, d'où la forme piédestal qu'on lit dans
la version de Vitruve par Jean Martin (1547) (3).
(i) On le lit dans un inventaire de i532 (cité par Gay) : « Une grande
cuvette [d'argent vermeil doré] faicte en fontaine, où sont de ces gen-
tilles Grotesques nouvellement inventées, qui jettent mille fleurons à pe-
tits jambages tortus^ portans, les uns, des paysages sur de simples lignes,
mesmes des elephans, des bœufs et des lyons, des chevaux, des chiens
et des singes ; des paons, des hérons et des chahuans ; des vases, des
lampes et des grenades de feu d'artifice; des aspicz, des lézards et des
limaçons; des abeilles, des papillons et des hannetons; des fées, des
masques, des cornes d'abondance et autres fanfares ».
(2) Cette forme archaïque se lit encore dans Montaigne : « Grotes-
ques qui sont peintures fantasques, n'ayant grâce qu'en la variété et
estrangeté »; mais Monet, i635. donne déjà grotesques: « Mélange fan-
tasque de diverses peintures, comme de festons, fleurs, balustres, guil-
lochis, tables d'attente, animaux, monstres, etc. »
A partir du xviic siècle, le terme grotesque, réservé jusqu'alors
exclusivement aux arts plastiques, pénètre en littérature comme syno-
nyme de burlesque (ce dernier terme introduit par Sarrazin).
(3) Ajoutons-y ces termes, disséminés dans le roman rabelaisien:
Buste, que Robert Estienne explique en 1349 par « pectorale», est
déjà cité par Rabelais au Tiers livre, ch. xxxviii: « fol à plain bust». Le
vocable n'était pas encore assez connu vers le milieu du xviic siècle:
1 Busto, le corps depuis la teste jusques à la ceinture, sans compren-
dre les bras », explique Oudin, Recherches (1640).
Gabinet, de l'ital. cabinetto, emprunté directement par Rabelais et men-
62 CONTACT AVEC L'ITALIE
Rabelais appelle antique tout reste de l'Antiquité gréco-ro-
maine ou à la mode d'Italie (qui a la première remis en honneur
le monde antique) : dans le buffet royal de Grandgousier, il y avait
«grands vases d'antique » (1. 1, ch. li) et, dans Thélème, « deux
beaulx arceaux d'antique ».
L'antique, en général, était exprimé par antiquaille — de
l'ital. anticaglia — terme alors nouveau qui désignait tout objet
remontant à l'époque classique : statues, bustes, bas-reliefs. Les
Comptes du château de Gaillon (1497-1509), publiés par De-
ville en 1850, signalent l'orfèvre Jacques de Longchamps, comme
ayant travaillé « aux roleaux des antiquailles », et les Comptes
des bastimens du Roi, aux années 1540-1550 portent un paye-
ment de 20 livres « à Jacques VeignoUes. paintre, et Francis-
que Rybon, fondeur, pour avoir vacqué des mosles de piastre et
terre pour servir à jetteren fonte les anticailles que l'on a ame-
nées de Rome pour le Roy » (i). A son tour, Rabelais nous
parle d' « une belle corne d'abondance telle que voyez es anti-
quailles » (1. I. ch. viii). L'acception méprisante du mot est
encore inconnue au wi*^ siècle.
Tous ces vocables datent du xvi' siècle. Le V livre ne ren-
ferme pas, il va sans dire, tous les nouveaux termes d'architec-
ture de l'époque. Leur nombre est assez important et il contraste
singulièrement avec lu pénurie des vocables techniques indigè-
nes de la première moitié du xvi' siècle.
Sur les chantiers royaux, ceux ci cédèrent vite la place aux
termes nouveaux qui représentaient les derniers progrès dans
l'art de bâtir ; mais dans les provinces reculées, les maîtres
maçons conservèrent leur petit vocabulaire technique un peu
plus longtemps. La pénétration des néologismes y causa natu-
rellement un certain trouble.
tienne dans l'abbaye de Thclcme (1. I, ch. lui), où chaque chambre était
garnie d' << arrière chambre, cabinet, garderobe, chapelle ».
Colomne ou columnc, dont Rabelais use fréquemment, d'après le lat.
columna (dans Vitruve), forme également familière à la première édition
du Dictionnaire de Robert Ksticnne (1 53g) : «Une colomne, Columna «.
La graphie colonne est ultérieure (elle est dans du Fail) et accuse l'in-
fluence italienne, celle du Son^c de PoUphile.
Comparlinient, avec le qualilicatif à iautique, première menti')n dans
la Scioniachie ( 1 549).
(i) Henry Ilavard, Dictionnaire de l'ameublement et de la décoration,
1887-1890, t. I, p. 90 et suiv.
ARCHITECTURE 63
Un des écrivains de l'école de Rabelais, le conteur breton Noël
du Fail, s'en est fait l'écho à propos du maître Pihourt, maçon
de Rennes. Celui-ci fut appelé à Chateaubriand en même temps
que des architectes des autres pays de France pour tracer le
plan d'un beau château. Du Fail raconte avec humour la stupé-
faction de ce maître maçon de province, lorsqu'il « ouyt les
grands ouvriers de toute la France illec mandez et assemblez,
qui n'avoient autres mots en bouche (i) que frontispices, pie-
destals, obélisques, coulonnes, chapiteaux, fripes, comices,
soubassemens (2), et desquels il n'avait onc ouy parler, il
fut bien esbahy ».
Notre maître maçon, son tour venu de parler et pour payer
ses confrères de la même monnaie, leur sert un terme de mé-
tier de son pays : « Que le bastiment fust fait en bonne et fran-
che matière de piaison (3) compétente, selon que l'œuvre le re-
queroit. S'estant retiré, fut de toute l'assemblée jugé pour un
très grand personnage, qu'il le falloit ouyr plus amplement sur
ceste profonde resolution, qu'ils ne pouvoient assez bien com-
prendre, et qu'il savoit plus que son pain manger ». Prié de
s'expliquer, le rusé compère s'en tire par un coq-à-l'âne, passé
depuis en proverbe (4).
Cette page du conteur est plus spirituelle que Juste, comme
d'ailleurs les protestations des érudits de l'époque, les Henri Es-
tienne et les Pasquier, qui s'élevèrent, non sans véhémence et iro-
(i) Ceci rappelle un passage connu de Montaigne {Essais, 1. I, ch, li) :
« Je ne sçay s'il advient aux aultres comme à moy; mais je ne me puis
garder, quand j'oys nos architectes s'enfler de ces gros mots de Pilas-
tres, Architraves, Corniches, d'ouvrage Corinthien et Dorique, et sem-
blables de leur jargon... »
(2) De ces termes, frontispice et chapiteau manquent à Rabelais, tout
en étant attestés antérieurement (voy. le Dict. général).
(3) Ce terme technique haut-breton piaison répond à l'angevin e5;7/(32'5on,
qu'on lit dans ce passage tiré du devis de construction d'une chapelle
de i5oi : « Item, un pignon entre les deux longieres .. et le surplis de
Vespiaison de ladite charpenterye » (cité par Em, Philippot, Essai sur
la langue de du Fail, p. 146).
^4) «... Disant que les manches du grand bout de Cohue ne pour-
roient aller de droit fil sans luy, et selon l'equipolation de ses hétéro-
clites. Ce qui les estonna encore plus, ne sçachans qu'il disoit, et de là
est venu ce soubriquet, Résolu comme Pihourt et ses hétéroclites ». Du
Fail, Contes et Discours d'Eutrapel, Rennes, i585, ch. xxxiii (éd. As-
sézat, t. II, p. 197-298). Voy., sur cette anecdote, H. Clouzot, dans la
Revue du XF/e siècle, t. V, p. 182 à 186.
64 CONTACT AVEC L'ITALIE
nie, contre cette invasion linguistique. Mais les hommes du
xvi' siècle n'étaient pas à même de juger impartialement l'action
féconde, et en somme bienfaisante, qu'une civilisation supé-
rieure peut exercer sur une autre moins avancée. Ils n'y
voyaient qu'une question de mots — la substitution des termes
étrangers aux vocables indigènes — alors que ces mots n'étaient
que le reflet des changements radicaux survenus dcins l'art de
bâtir. Tous ces termes techniques exprimaient des formes d'art
inconnues jusqu'alors en France.
La langue en a d'ailleurs retenu le plus grand nombre, accu-
sant ainsi leur caractère légitime et nécessaire.
CHAPITRE II
ART MILITAIRE
Des spécialistes ont jusqu'ici à diverses reprises examiné le
côté technique de l'Art militaire dans Rabelais (i). Ils sont una-
nimes à admirer, ici comme ailleurs, l'étendue de l'information
et l'intelligence de la mise en œuvre : « La science militaire
théorique — nous dit un des derniers investigateurs (2) — est
incontestable... Rabelais avait des notions étendues dans les
arts de l'ingénieur militaire, de l'artilleur, de l'armurier. 11
avait des clartés sur tout le métier militaire ».
Rabelais avait, en effet, de bonne heure fréquenté les hommes
de guerre et, lorsqu'il accompagna Guillaume du Bellay, sei-
gneur de Langey, à Turin, il composa en latin un ouvrage sur
les « Stratagèmes » (3), qui fut traduit en français par Claude
Massuau (texte et traduction aujourd'hui perdus).
(i) Voy. Steph. G. Gigon, LArl militaire dans Rabelais (dans Rev.
Et. Rab., t. V, p. là 23). — Golonel Ed. de La Barre-Duparcq, Rabe-
lais stratégiste (dans le Carnet de la Sabretache de nov. 1910, p. 690
à 702), mémoire posthume, écrit à Brest en iSyS.
Pour être complet, il faudrait citer encore Albert Rossi, Rabelais
écrivain militaire, Paris et Limoges, 1892 (brochure de i5i pages in-i:^),
mais cet opuscule ne contient que des réflexions générales plus ou moins
opportunes sur les choses militaires dans Rabelais.
Ajoutons, pour le svie siècle ." Brantôme, Œuvres (éd. Lalanne) et
Glaude Fauchet, De la Milice et Armes, second livre des Origines (dans
ses Œuvres, Paris, iGio, fol. 520 à 532).
Père Daniel, Histoire de la Milice française et des changements qui
s^y sont faits depuis l'établissement de la Monarchie dans les Gaules jus-
qu^à la fin du règne de Louis le Grand, Paris, 1721.
Victor Gay, Glossaire archéologique du Moyen Age et de la Renais-
sance, t. I (seul paru), Paris, 1882-1889.
(2) C. Gigon, mémoire cité, p. 3.
(3) En voici le titre complet (rapporté par La Croix du Maine et Du
Verdier) : « Stratagèmes, c'est à dire proesses et ruses de guerre du
pieux et très célèbre chevalier Langey, au commencement delà tierce
guerre Césarienne, traduit du latin de Fr. Rabelais par Claude Massuau,
Lyon, 1542 ».
5
66 CONTACT AVEC LTTALiE
Les opérations militaires jouent un rôle important dans son
(jcuvre, où la guerre Picrocholine occupe une place de premier
ordre. Quelle est la valeur technique de cet épisode central du
Gargantua }
« Dans l'ensemble de la guerre de Gargantua et Picrochole,
Rabelais montre l'étendue de ses connaissances militaires. Ad-
ministrateur, il n'ignore rien de ce qui touche à l'organisation
des armées, à la préparation de la guerre. Les armées mobili-
sées, il se montre officier compétent, ses troupes marchent,
manœuvrent, combattent d'une façon rationnelle et subordonnent
toujours leurs mouvements au terrain. Le roman pourrait être
une réalité, en agrandissant suffisamment le cadre (i) ».
Le colonel Ed. de La Barre-Duparcq, dans son mémoire pos-
thume sur « Rabelais stratégiste », conclut à son tour: « Rabe-
lais possédait la compréhension des vrais principes de guerre,
qu'il savait placer en évidence plus que tout homme de son
temps... »
Les spécialistes, dont nous venons de citer les travaux, ont en-
visagé les données militaires de Rabelais à un point de vue ex-
clusivement théorique et moJerne. 11 restait à replacer notre
auteur dans son temps et dans son milieu, et à étudier cette
partie spéciale de son lexique dans ses rapports avec l'héritage
du pissj et les transformations qu'elle a subies à l'époque de la
l-J-enaissance. C'est ce double aspect, à la fois historique et lin-
guistique, qui constituera l'objet de nos recherches.
L — Nomenclature antérieure.
Le moyen français possède déjà, pour les choses de la guerre,
un vocabulaire abondamment varié. Plusieurs monuments du
xv" siècle et tout p:irticulièremcnt les Mystères nous fournissent
des détails au>-si curieux qu'instructifs, derniers reflets du riche
langage militaire de la vieille langue.
Dans le Mr/sière du Vieil Testament, Xabuchodonosor, roi
d'Ass3'rie, passe la revue de ses troupes. Les officiers énumè-
rent les armes dont leurs hommes sont pourvus et nous donnent
une liste presque complète des armes offensives et défensives en
usage au xv' siècle :
(i) C, Gigon, p. 21.
ART miijtairj: 67
4212. Guydons. lances, javelot'^, dars {\),
Bombardes, canons, serpentines,
Haubergsons, jaques, brigandincs,
Crannequins, arbalestes, ars,
Espées, bistories et faulçons,
Fondes, fusées, ribaudequins,
Manches de mailles, gorgerins^
Carquois, crilz. signolles, raillons,
Haches, vouges, becz de faulçons,
Courtaux, plombées, chaussetrappes,
Biquoquetz, heaulmes, salladcs,
Trousses, flesches, vires, dondaines,
Hallebardes, picques soudaines,
Goullars, veuglaires, gros mortiers.
Dans un autre Mystère, la Passion de Saint Quentin, de la
fin du xv" siècle, Maxence, le chef des troupes romaines, dénom-
bre les engins dont il faut se munir. C'est encore tout un ar-
senal :
1657. Armer se fault d'escuçons.
De Jacques, de haubregons,
De fondefles, de plançons,
De cuiraches, de juppons,
D'ars, de flesches, de bouyons,
De bracquemars, de pouchons,
De piqz, de becqs de fauquons.
De pajus et de lancettes.
De hachettes, de houlettes,
De hunettes, de jacquettes,
De daguettes à coublettes,
Et de coustilles lombardes,
De veugleres, de bombardes,
De ribaudequins, de bardes,
Warcigayes, de taillardes.
De mortiers, de bastonnades,
De crenequins, d'espringades,
Courtaux, coullars, esturguades.
Et cagrues seront dignes
Gaillardines, bringandines, crapoudines,
Coulevrines, serpentines, gouges tines.
Arbalestres et espées
A deux mains seront happées,
Sans espargnier gorgueton.
Villon, dans sa « Ballade joyeuse des tavernlers », a fait
(i) Les termes imprimés en italiques se retrouvent dans Rabelais.
68 CONTACT AVEC L'ITALIE
usage de quelques termes de guerre : arc turquois, hranc, gui-
sarme, penard\ et Marot, plus encore, principalement dans son
épitre « Du camp d'Attign}- » (1525). Mais Rabelais nous offre,
dans l'exubérant Prologue du Tiers liore, la plus riche termi-
nologie militaire qu'on ait jamais réunie. Reste à démêler, dans
ce répertoire d'importance capitale, les vocables traditionnels,
encore en vigueur pour la plupart dans le premier quart du
xvi'' siècle. La liste qui suit en donnera le relevé, avec les ex-
plications indispensables.
I. — Armure (i).
Le terme harnoys désignait aussi bien les munitions que les
armes en général (2), et plus particulièrement l'armure qui pro-
tégeait les différentes parties du corps. Les pièces qui étaient
destinées à préserver la tête étaient les plus nombreuses ;
Armet, casque léger adopté dès la fin du Moyen Age (propre-
ment petite arme ou armure). Le terme se lit déjà dans Frois-
sart (t. 111, p. 155): « Ce estoit une grant biauté que de veoir
les armés (les hiaumes de quoi on s'armoit adont) resplendir
au soleil (3) ».
A V armet était attaché le gorrjery ou gorgerin, collerette de
mailles destinée à couvrir la gorge.
Capeline^ autre nom de casque qui remonte au xv' siècle.
Suivant l'Ordonnance ro5'ale de 1454 (voy. (jay), un archer bon
et suffisant devait être armé de « brigandine, cappeliiie et gor-
gcry ».
Salade, casque pointu, à couvre-nuque, importé d'Espagne
en France sous Charles V. C'est le casque typique du xv' siè-
cle, dont le nom se lit entre autres chez Commyneset Coquillart.
Voici la description qu'en donne, en 1446, un traité anonyme
(i) Voy. A. Maindron, Les armes, Paris, s. d. (Quantin).
{2) Cf. l. IV, ch. v : « Ce disant [le marchant] desguainnoit son es-
pce. Mais elle tenoit au fourreau. Comme vous sçavez que sur mers tous
harnoys facilement chargent rouille ».
(3) Henri Esticnne et Pasquicr confondent Varmct avec le heaume :
« Ce que nos anciens appellerent /jeaume, on l'appelle sous François Ici-
arme/ », affirme Pasquier, Recherches, 1. VIII, ch. m. Chez Brantôme,
le terme est synonyme de salade: « Chevaux légers et gendarmes, tous
Varmct en teste ou bourguigaotte (variante : salades ou bourguignut-
tes) », Œuvres, t. I, p. 45.
ART MILITAIRE 69
du costume militaire (v° armes, dans Gay) : « La tierce ar-
meure et la plus commune et la meilleure à mon semblant est
l'armeure de teste qui s'appelle saliacles, car elles couvrent tout
la pluspart du coul de derrière et toute la temple, l'oreille et la
plus part de la joue, et davant couvrent le fronc jusques au sour-
ciz ».
A la visière de la salade était adaptée la bavière, pièce en
usage dès le xiv' siècle et destinée à préserver le bas du vi-
sage.
Passons maintenant aux autres parties du corps:
Brigandifie, cotte de mailles du xv" siècle, ainsi définie par
Nicot : « Armure de fer dont les brigans (i) estoient armés,
faite de lames estroites, qui cousent aux courbeures et plieures
du corps de l'homme qui en est armé, ce que ne fait le cor-
selet ».
Corselet, armure composée de plaques de métal formant corps
de cuirasse. On portait en dessous des pourpoints de peau.
Grefves, grèves, armure destinée à préserver les jambes
(1. 111, ch. XXI v) : « Breton estoit guorgiasement armé, mesme-
ment de grefves et solleretz asserez... »
Haubert, cotte de mailles, à capuchon et à manches (xii" siè-
cle), et haubergeon, haubert d'un tissu plus léger, à courtes
manches ou même sans manches (xiv' siècle).
Hoguines (1. II, ch. xii), pièce d'arme attachée à la cuirasse.
Jaseran, jaseran, tissu de mailles (xf siècle). Vieux mot
encore donné par Monet (1635): « Carcan ou jaseran, chaîne
tissue à annelets, couchés en guise de cotte de mailles ».
Soleret, soulier formé de lames de fer à recouvrement.
Tassette, prolongement de la cuirasse qui couvrait la cuisse,
proprement petite bourse {tasse) et appendice en forme de
bourse. Texte de 1400 (dans Godefroy).
2. — Armes blanches et arjmes d'hast.
A l'époque de Rabelais, basions était le nom générique des
armes de toute catégorie (1. I, ch. xxxiv) : « Passoit par les
salles et lieux ordonnez pour l'escrime, et là contre les mais-
tres essayoit de tous basions... » C'est, en premier lieu, l'épée
et la lance.
(i) C'est-à-dire les gens de trait recrutés dans le Midi.
70 CONTACT AVEC L'ITALIE
1° La nomenclature ancienne de l'épée est représentée par:
Badelaire^ c< manière d'espée à un dos et un tranchant large
et courbant en croissant vers la pointe ainsi que le cimeterre
des Turcs » (Nicot). Nom attesté dès 1390, à côté de hazelaire
(1380) qui paraît être le point de départ. Il fut plus tard appelé
braquemai't.
Branc cV acier, glaive large et court, le plus ancien nom de
l'épée, deux fois employé par Rabelais (1. Ill, Prol., et 1. IV,
ch. XXXI v).
Braqueinart, sj^nonyme ultérieur de badelaire^ nom fré-
quent dans le roman rabelaisien sous diverses variantes : brac-
quemai\ bracquemart, bragmard (i).
Dague, épée courte que l'on portait à la ceinture du côté droit.
Le nom ne remonte pas au delà du xiv*" siècle, et son point de
départ semble être le Nord de la France. Le V livre en cite un
dim'muùï daguenet (ch. ix).
Estoc ou estoc d'armes (1. Il, ch. xxvii), « une sorte de
longue épée qui en aucunes contrées de France est appelée
Verdun, en autres estoc » (l'uretière).
Malchus, épée recourbée du genre des braquemards (l. II,
ch. Il), appellatif d'origine littéraire (2).
Poignart sarragossois (1. 1, ch. vin), arme mentionnée
dans une lettre de rémission de itoô (dans Gay): « Un coustel
nommé Sarragocien... »
VcjYlun, épée longue et étroite, proprement épée de Verdun,
ville de tout temps renommée pour ses fabriques de lames d'a-
cier. On lit dans le Roman d'Alexandre de 1180 :
32. Branc il a en sa main d'un acier Verdunois.
Voici finalement les variétés d'épces que mentionne Rabelais
(i) Robert Estienne, dans la seconde édition de son Dictionnaire
(1549), remarque sur son origine : « Semble qu'il soit composé de deux
mots grecs fj'j'xyjjc, et u-'À/^mm, iJ est brcvis gladius, Harpe, Ensis falca-
tus ». Cette étymologie fantaisiste a longtemps joui d'une réputation
imméritée. Répétée par Henri Estienne (dans sa « Prccellence »), par
Claude P'auchet, par Nicot et Du Cange, elle s'évanouit devant l'histo-
rique du mot, dont les plus anciennes variantes sont bragamas (1392)
ou bcrgamas (iSqS). Ce n'est qu'en 1446 qu'on rencontre la forme ra-
belaisienne : « L'n grant coustel d'AIlcmaigiie nommé braquemart. »
(2) En souvenir de Malchus, le serviteur de saint Pierre qui eut
l'oreille coupée et « auquel depuis on a osté son nom pour le donnera
une sorte de glaive » (Henri Estienne, Apologie, t. H, p. 140).
ART MILITAIRE 71
et dont les noms remontent antérieurement à lui ou appartien-
nent au début du xvi' siècle :
Espée bastai'de (1. 1, ch. xxiii), dague portée sur les reins
par les Lansquenets, large et bien tranchante, servant à frapper
d'estoc et détaille, dite aussi ef^pée lansqueaette(\. I, ch. xxxv).
On nommait alors haatardeaii un petit couteau juxtaposé sur la
gaine d'une dague.
Ëspée à deux mains (l. 1, ch. xxiii), arme des Suisses, épée
très longue et très forte et dont la poignée se saisissait avec les
deux mains. Dans la « monstre » du Mistere des Apostres(i 536),
Agrippart et les deux autres ti/rans portaient trois espécs à
deux mains, dont la poignée était garnie de drap d'or frisé.
Espée de Vienne (1. I, ch. xlvi), en Dauphiné, ville an-
ciennement réputée pour ses fabriques d'armes. La Chronique
des Ducs de Normandie (i 190) mentionne déjà le brans Vianeis,
et Foulque de Candie (vers 1223), le bon bran Viennois (voj-.
Gay, p. 748).
Espée espagnole (1. I, ch. xxiii), dite aussi Valentienne
(1. I, ch. viii), longue épée à lame courte, droite et plate, ana-
logue aux rapières des Espagnols.
Une autre variété était la mandousiane (1. 111, Prol.), sui-
vant Cotgrave, épée large et courte à la vieille mode, terme at-
testé antérieurement (1527): « une mandoucene » (Godefroy).
2° La nomenclature ancienne de la lance n'est pas moins va-
riée :
Ase gaye, zagaie (i), nom de lance qu'on lit sous une forme
analogue dans Frolssart (t. IV, p. 140): « Et jettoient li Espa-
gnol et li Genevois qui estoient en ces gros vaissiaux d'amont
gros barriaux de fer et archigaies ». Une lettre de rémission de
14 14 (citée dans Gay) donne « une harsegaye ou demi lance »,
et Monluc cite encore cette forme (t. I, p. 50) : « En ce temps
là [1523] les Espagnols ne portoient qu'arce^' gages, longues,
ferrées aux deux boutz ».
Corseque, lance des fantassins corses : c'était une javeline munie
d'un dard et de deux oreillons (1. IV, ch. xxxiv). Le nom est
celui du pays appelé anciennement « l'isle des Corsecques (2) ».
(i) Ce nom nous est venu des Espagnols (de l'arabe berbère a^-^ci-
gaya, pointe de lance), d'où l'ital. ^agaglia, qui, à son tour, nous a
donné la forme moderne pagaie.
(2) Après Rabelais, on préféra la forme italienne carsesque, qu'on lit
dans Nicot et Brantôme.
72 CONTACT AVEC L'ITALIE
Guizavine OU gi^arme, l'une et l'autre formes anciennes (xii*-
XI n' siècle), arme d'hast composée d'un tranchant long, re-
courbé, et d'une pointe droite, d'estoc.
Hallebarde (1. 1, ch. xxiii), apparaît en France au xv° siè-
cle, introduite par les Suisses ou les Lansquenets : « Pour le
regard dQ.s Hallebardes, elles sont plus récentes, comme je croy,
et venues d'Allemagne ou de Sou5's3e », remarque Claude Fau-
chet (fol. 530 v°).
Pajjut, sorte de lance, nom qu'on lit dans Froissart sous cette
forme ou sous celle à'espajjut (t. 11, p. 221) : « Ils avoient ha-
ces et espaff'us {vds\dSi\.Q., pajju^) et gros basions ferrés à pic-
quet ».
Partisane ou pertaisane, forte pique à fer droit et à deux
tranchants. Le nom de cette lance est venu d'Italie au
xv' siècle.
Volaine, serpe à long manche et arme en forme.de serpe,
terme attesté, avec le premier sens, dans une lettre de grâce
de 1452 (Du Gange): « une sarpe appelée volaine »,
Ajoutons : espieu bolonnois, épieu boulonnais; fourche fiere,
fourche de fer, et vouge, arme dont le fer était monté sur une
longue hampe, en usage dès le xv"= siècle.
3. — Armes de jet.
Rabelais connaît plusieurs variétés d'armes de jet :
Arbaleste, arbalète, arme composée d'un arc et d'un fût ou
noix avec la détente (1. II, ch. xxvi). L'arbaleste de passe
(l. I, ch. xxiii), très grande, était souvent montée sur un vé-
ritable affût qui se bandait avec un moufle et même avec un
treuil (i).
Les traits ou flèches d'arbalète portaient le nom de raillons
ou viretôns.
Arc, dont notre auteur mentionne ces deux variétés :
(1) Claude Fauchet en donne cette description : « Arbalesies de passe,
lesquelles avoient l'arc de 12 à i5 pieds de long, arresté sur un arbre
(ainsi appellait on la longue pièce où tcnoit l'arc) long à proportion con-
venable, pour le moins large d'un pied, et creuse d'un canal pour y met-
tre un javelot de 5 ou 6 pieds de long, ferré... Et à l'aide d'un tour
manié par un ou deux ou quatre hommes, selon la grandeur, on ban-
doit ce grand arc pour lascher le javelot, qui bien souvent perçoit
trois ou quatre hommes d'un sco! coup ».
ART MILITAIRE 73
Arc à jallet (1. IV, ch. xxx), qui lançait des galets ou des
cailloux ronds. Le nom se lit dans Guillaume Coquillart, à pro-
pos de tetins (t. I, p. 88) :
Tenduz comme un arc à jalet...
Arc iurquois (l. 1, ch. ii), arc emprunté aux Turcs, aux
branches en os ou en corne réunies par un ressort d'acier. Ap-
pellation fréquente dans les romans de chevalerie.
Ilacquebuite, arquebuse, arme à feu de la longueur d'un fu-
sil (1. I, ch. XLiv). Elle succède à l'arbalète, comme celle-ci
cède la place à l'arquebuse (i). Le nom apparaît dans la der-
nière moitié du xv" siècle (2), introduit par les Suisses {Hacken-
buclise, boîte à croc) et resta en vigueur au siècle suivant, lors-
qu'il vint en conflit avec la forme parallèle arcquebuse,
d'origine italienne. Les deux variantes alternent quelque temps
(comme dans Rabelais) et la dernière l'emporte définitivement.
En 1545, un traité d'Ambroise Paré porte le titre : « Les Playes
faictes par hacquebutes » (3), qui devient liarquebuses dans
l'édition des Œuvres de r575. Et l'auteur ajoute cette remar-
que: « Le frunçois harquebuse, mot tiré des Italiens, à cause du
trou par lequel le feu du bassinet entre avant dans le canon ».
D'autre part, Claude Fauchet rapporte, fol. 530 v° : « Cest ins-
trument s'appelle depuis Haquebute et maintenant a pris le
nom de Harquebu^e, que ceux qui pensent le nom estre Italien,
luy ont donné comme qui diroit arc à trou que les Italiens ap-
pelle buj^o » (4).
Crenequin (1. IV, ch. xxx), cranequin, arbalète qui se ban-
dait au moyen d'une mécanique postiche portée par le soldat à
sa ceinture. Les Mémoires d'Olivier de la Marche (p. 376) font
mention de « haubergeons et crannequins faits en Nuremberg ».
(1) Cette dernière fut remplace'e par le mousqueton. Cf. Brantôme
(t. I, p. io3) : « Des mousquets qu'on appelloit des harquebii![es à croc ».
(2) On le lit dans Commynes (1. VIII, ch. vu) : « Trois cens Alemans
qui avoient moult largement de coulevrines, et leur portoit on beau-
coup de haquebutes à cheval ».
(3) Noël du Fail a également noté ce changement formel du mot,
dans le xxii* des Discours d'Eutrapcl: « Dedans et en grande fenestre
sur la cheminée trois hacquebutes — c'est pitié, il faut à ceste heure
[i585] dire harquebuses ».
(4) C'est là une étymologie populaire, la finale de l'italien archibuso
reflétant simplement celle de l'allemand Hackenbïïchse et n'ayant en fait
rien de commun avec l'homonyme italien buso, trou.
74 CONTACT A\EC L'ITALIE
Artillerie.
Rabelais met en opposition l'invention de l'imprimerie, « d'ins-
piration divine », avec celle de l'artillerie, venue « par suerges-
tion diabolicque » (1. II, ch. viii). Cette appréciation est générale
au xvi' siècle (i).
Les noms que portent ces engins font encore plus ressortir leur
caractère meurtrier (2).
Rabelais nous donne de ces armes à longue portée un tableau
(i) Il suffira d'en citer deux témoignages :
Henri Estienne {Apologie, t. I. p. 53;): « Nous voyons les instru-
mens propres à ce malheureux mestier non seulement avoir esté inven-
tez bien peu devant nostre temps, mais à présent estre de jour en jour
comme renouvelez par nouveaux artitices. Car en faveur de qui princi-
palement le diable, desguisé en moine, auroit il inventé les bastoijs à feu
(qu'on appelle) sinon en faveur des brigans et des voleurs? »
Monluc {Commentaires, t. I, p. 52) : « Il faut notter que la trouppe
que j'avois n'cstoient que tous arbalestriers, car encore en ce temps là
(i523) n'y avoit point de harquebu^erie parmy nostre nation. Seule-
ment pouvoit avoir trois ans quatre jours que six arquebitsiers gascons
s'estoient venuz rendre de notre cousté... Que pleust à Dieu que ce
malheureux instrument n'eust jamais esté inventé, je n'en porterois les
marques... et tant de braves et vaillans hommes ne fussent mortz de la
main le plus souvent des plus poltrons et plus lasches, qui n'oseroient
regarder au visage celuy que de loin ilz renversent de leurs malheureu-
ses balles par terre. Mais ce sont des artifices de diable pour nous faire
entretuer. »
(2) Ambroise Paré s'exprime ainsi dans la préface de son traité sur
les Playes faictes par hacquebutes (i575) :
« Geste machine — le premier canon de fer de 1573 — a esté pre-
mièrement appelé bombarde, à cause du bruit qu'elle fait... Depuis...
sont venus ces horribles monstres de Canons doubles, Bastardes, Mos~
quets, Passe-volans, et ces furieuses bestes de Couleuvrines, Serpentines,
Basilisques, Sacres, Faucons, Fauconneaux... et autres infinies espèces,
toutes de divers noms, non seulement tirés et prins de leurs figures et
qualités, mais bien d'avantage de leurs effets et cruauté. l£n quoy certes
se sont monstres sages, et bien entendus en la chose, ceux qui pre-
mièrement leur ont imposé tels noms, qui sont prins non seulement des
animaux les plus ravissans, comble des sacres et faucons, mais aussi
des plus pernicieux et ennemis du genre humain, comme des scrpens,
couleuvres et basilisques, pour monstrcr que telles machines guerrières
n'ont autre visage, et n'ont esté inventées à autre fin et intention, que
pour ravir promptement et cruellement la vie aux hommes : et que les
vovans seulement nommer, nous les eussions en horreur et dciesta-
tion ».
ART MILITAIRE 7'
à peu près complet, à l'occasion de l'effectif de l'artillerie de Pic-
rochole (1. I, ch. xxvi) : « A l'artillerie fut commis le grand
escuyer Toucquedillon, en laquelle feurent contées neuf cens qua-
torze grosses pièces de bronze, en canons, doubles canons,
baselicz, serpentines, couleuvrines, bombardes, faulcons, passe -
volans, spiroles, et aultres pièces ».
Cette énumération répond exactement à celle du Tableau de
l'artillerie française de 1540 (mentionné dans Gay, p. 77):
a Grande basilique, double canon, canon serpentine, grande
couleuvrine, faucon, fauconneau». Ce dénombrement est accom-
pagné du poids des canons et des projectiles.
C'est à Messere Gaster que Rabelais attribue l'invention des
pièces à feu (1. IV, ch. lxi) : « Il avoit inventé recentement Ca-
nons, Serpentines, Couleuvrines, Bombardes, Basilics, jectans
boulletz de fer, de plomb, de bronze, pezans plus que grosses
enclumes, moyennant une composition de pouldre horrifîcque,
de la quelle Nature mesmes s'est esbahie, et s'est confessée
vaincue par art ».
Arrêtons-nous aux principaux de ces termes :
Basilic, pièce de fort calibre, dont le nom est ainsi expliqué
par Claude Fauchet (fol. 530) : « Lequel engin, pour le mal
qu'il faisoit (pire que le venin des serpens), fut nommé serpen-
tine et basilic, les plus longs et dommageables, et par autres
noms diaboliques ».
Bombarde, canon à bossages ou cercles, en usage du xiv' à la
fin du xv' siècle.
Canon, bouche à feu dont Rabelais mentionne deux variétés :
Canon à fusée, appelé aussi canon à main, très court et
adapté au bout d'un manche de bois ou d'une tige de fer, comme
une fusée au bout de sa baguette.
Canon pevier (1. II, ch. 11), leçon fautive pour perrier, ca-
non lançant des boulets de pierre, projectiles de la grosse artil-
lerie, appelés anciennement bedaines (1. IV, ch. xl).
Espingarderie, groupe d'espingardes, dont parle Claude
Fauchet (fol. 529J : « Espingardes et instruments volans comme
fondefles ou frondes ».
Serpentine, pièce plus allongée et plus faible, tirant des bou-
lets de plomb.
76 CONTACT AVEC L'ITALIE
5. — Milices.
Les noms des milices en usage au xvi' siècle remontent éga-
lement au passé. C'étaient, en premier lieu, les Suisses et les
Lansquenets qui formaient l'infanterie (1. 1, ch. xxxiii).
Les Suisses furent au service de la France pendant près de
quatre siècles (H44 à 1830). Louis XI en forma, en 148 1, un
corps d'élite pour remplacer l'infanterie des Francs archers.
Charles VIII s'en servit dans les guerres d'Italie; François I",
après les avoir défaits à Marignan, les reprit à sa solde en 1522 (i).
Ils usaient de la hallebarde à longue hampe et maniaient avec
dextérité la pique de dix-huit pieds de bois et l'épée à deux
mains.
Les Lansquenets, mercenaires allemands, apparurent en
France sous Charles YIII. C'étaient des gens venus du plat
pays (d'où leur nom), en opposition aux Suisses qui étaient
montagnards. Les Lansquenets avaient adopté la même organi-
sation que les Suisses. A la bataille de Marignan, fatale aux
Suisses, François I" eut à son service jusqu'à 26000 Lansque-
nets. On leur est redevable, aux uns et aux autres, de l'introduc-
tion de la hallebarde et de la haquebutte ainsi que du hallecret,
les deux premiers antérieurs à Rabelais, le dernier du début
du xvi" siècle (voy. Gay).
Le hallecret (1. 1, ch. ix) était un léger corselet, couvert de
lames en fer battu, qui serrait le buste des haquebuttiers. Les
variantes du mot, halci'iq (1536) et halkrik (1540) — tous deux
dans VHistorical Dictionanj de Murray — renvoient à l'alle-
mand Halski'arjen., col du cou.
La cavalerie légère, formée de Grecs et d'Albanais, portait le
nom d'Esti'adiots (1. IV, ch. xxxix), du vénitien stradiotto, sol-
dat. Louis XII employa ces troupes dans son expédition d'Italie.
Voici la description qu'en fait Commynes : « Ils estoient tous
Grecs, venus des places que les Vénitiens ont en Morée et devers
Duras (Durazzo), vestus à pied et à cheval comme les Turcs, sauf
la teste où ils ne portent ceste toile qu'on appelle toliban » (2).
Armés à la légère, ils portaient un yatagan que notre historien
(i) Voy., p(jur plus de tlctails, E. Fieffé, Histoire des troupes étran-
gères au service de la France, Paris, i853, deux vol.
(2) ICdition Maindrot, t. I, p. 257.
ART MILITAIRE 77
désigne par cimeterre (i). Brantôme en parle à son tour (t. II,
p. 410) : « On s'aydoit des dicts Albanais, qui ont porté à nous
la forme de la cavallerie légère et la méthode de faire la guerre
comme eux. Les Vénitiens appelloient les leurs estradiots... Les
Espagnole appelloient les leurs genetaires ».
Rabelais ne fait pas mention des Ecossais, compagnie d'élite de
la maison militaire des rois de France, instituée par Charles V
en 1445. Il ignore encore les Reltres, corps des cavaliers alle-
mands au service de la France dans la seconde moitié du xvi' siè-
cle (sous Henri II), en 1557.
Toutes ces troupes étaient faites de mercenaires étrangers,
mais elles ont été précédées par les corps indigènes des :
Francs- archers, milice villageoise créée sous Charles Vil par
lettres royaulx du 28 avril 1448 (supprimée en 1488, rétablie
en 1521). Ce corps était formé par les paroisses, chacune four-
nissant un homme armé qui était affranchi de tout subside (d'où
le nom). Ils rendirent d'abord des services, mais finirent par
dégénérer et leur lâcheté passa en proverbe (2).
Francs-taupins, nom ironique donné par les nobles aux
Francs-archers (proprement mineurs). La « Chanson des Francs
archiers et des Adventuriers », de 1521, attribue ce sobriquet
aux adventuriers ou soldats volontaires de l'époque :
Mauvais adventuriers,
Vous estes bien mutins
De haïr francs archiers,
Les nommant francs taulpins (3)...
Quant diux adventuriers eux-mêmes, souvent genthilhommes
(i) Terme attesté dès 1453 (dans Gay) : « Targettes et saumeterre qui
est espée turque. » Rabelais écrit simeterre et cimeterre (1. V, ch. ix),
ainsi défini par Nicot: « Façon d'espée à la mode Turquesque ». La
forme italienne cymitarre (scimitara, dans Pulci) est postérieurement
attestée.
(2) U Archer de Bagnolet (village des environs de Paris), monologue
attribué à Villon, devint vite célèbre. Rabelais y fait allusion à propos
de Panurge (1. IV, ch. lv) : « Car je ne crains rien fors les dangiers.
Je le dis tousjours. Aussi disoit le Franc archier de Baignolet ». Rappe-
lons aussi ce titre plaisant d'un des ouvrages de la Bibliothèque de
Saint-Victor : Strata^emata Francarchieri de Bagnolet.
(3) Voici ce qu'en dit Bouchet (Serées, t. IV, p. lob) : « Ces francs
taupins estoient levez du peuple le plus bas, c'est assavoir des rustiques
et gens des champs, là où aujourd'hui on levé les gens de pied de toutes
conditions et estats qu'on appelloit n'a pas longtemps advanturiers ».
^S CONTACT A\EC L'ITALIE
déchus, Brantôme décrit ainsi leurs allures débraillées (t. V,
p. 303) : « Les Adoeniuriers de jadis prenoient plaisir à estre
le plus mal en point qu'ilz pouvoient, jusques à marcher les
jambes nues et porter leurs chausses à la sainture, comme j'ay
dict ; d'autres avoient une jambe nue et l'autre chaussée à la bi-
zarre ».
Les chevaux légers (1. I, ch. xxvi) désignaient des archers à
cheval, cavaliers montés sur des courtauds et armés à la légère.
Le terme se lit à la fin du xv' siècle dans Commynes.
Enfin, les mortes payes (i) étaient des soldats invalides pré-
posés à la garde des places {Pant. Progn., ch. v).
Voilà les termes que l'ancien et le moyen français ont légués
au XVI* siècle. Mais dès le début de la Renaissance, une influence
étrangère, celle de l'Italie, se fait sentir, et son action de plus en
plus intense a pour efiet de transformer ou rénover le domaine
militaire. Nous allons en suivre les traces multiples et durables.
II. — Influence italienne.
Les expéditions d'Italie mirent réellement en contact intime
deux nations et deux civilisations. Cette rencontre fut grosse
de conséquences historiques et sociales. La vie tout entière s'en
ressentit, dans l'habitation comme dans la vie mondaine, dans
l.i société comme dans les arts. Ce fut surtout le vocabulaire
de la guerre qui subit une profonde transformation.
Nous avons montré que l'ancien répertoire militaire subsistait
encore à l'époque de Rabelais, lorsque l'influence italienne com-
mença à s'exercer. Le roman rabelaisien nous ofire à la fois les
vestiges du vieux fond national et les nouvelles acquisitions ve-
nues d'outre-monts. On y assiste à la fusion des deux courants
qui se croisent, vivent quelque temps côte à côte et finissent par
se fondre en un ensemble unique. Toutes les branches de l'art
militaire furent h cette époque élargies et développées ou com-
plètement rénovées. Nous allons passer en revue les principales
(i) On lit le nom au xv" sicclc dans Guillaume Coquillart, et, au
xvi<!, dans Brantôme (t. I, p. 244) : « J'ay ouy conter à de vieux mortes
ptyes du chasteau de Lusignan ». De mCMTie dans La Vefve, comédie
de Larivcy, 1579, acte IV, se. 1 : « I-:!lcs [les femmes] font comme les
morte paycs^ qui, pour honorablement rendre la place, veullent un as-
sault ».
ART MILITAIRE 79
de ces transformations, qui subsistent pour la plupart clans la
langue moderne.
I. — Orcanisation.
En 1523, François 1", pour renforcer son infanterie de mer-
cenaires étrangers, puisa dans les milices des communes, aux-
quelles il donna le nom de légion, réminiscence de l'Antiquité
en pleine Renaissance. Ces légions, au nombre de sept, comp-
taient chacune 6000 hommes.
Vers la fin du règne, l'infanterie se divisait en compagnies
appelées bandes ou enseignes, chacune ayant pour chef un ca-
pitaine, trois caporaux ou caps d'escouade et dix lancepes-
sades.
Ces noms de chefs, comme guidon, synonyme d'enseigne,
étaient d'origine récente et importés d'Italie. Rabelais en fait
mention. Panurge appelle Xenomanes « mon caporal » (1. IV,
ch. Lxiv) et ailleurs on lit (1. V, ch. xl) : « Les Satyres, Capi-
taines, Sergens de bandes. Caps d'escadre, Corporals », à côté
de (1. I, ch. xxvii): « ... les porte guydons et enseignes avaient
mis leurs guidons et enseignes l'orée des murs ».
Cette nomenclature nouvelle mérite quelques éclaircissements.
Capitaine, reflet italien, à côté de chevetaine de l'ancienne
langue. La forme queitaine, que cite d'Aubigné, est, à son
tour, un reflet provincial (i).
Caps desquadre, synonyme de caporal, de l'ital. squadra,
esquadre, escouadre et escadron (Oudin).
Caporal (1. IV, ch. lxiv), de l'ital. caporale, à côté de cor-
poral (1. V, ch. xl), que Henri Estienne (2) prétend indigène,
alors que le mot n'est qu'une forme corrompue (3).
(i) Henri Estienne mentionne une troisième variante {Dialof^ucs,
t. I, p. 3go) : « Ce nom de Capitaine a esté accoustré en trois façons
diverses. Les uns en ont faict Kaytaine : les autres, Keytaine : les au-
tres Kepitaines : faillans moins que les seconds, et autant que les pre-
miers ».
(2) Cf. Dialogues, t. I, p. 290 : « Nous avons bien Corporal qui te-
noit encore bon : et avoit opinion qu'il ne seroit point chassé... mais
un je ne sçay quel Caporal vint... et peu de temps après la place de ce
Corporal, qui estoit natif du pays, fut baillé à cest estranger Caporal «.
Cette forme corporal, envisagé comnie chef d'un corps de garde, se lit
dans Monluc et Brantôme, et subsiste dans certains patois du Centre.
(3) On lit dans la « Chanson contre la milice bourgeoise » de iSSz
8o CONTACT AVEC L'ITALIE
Coronel, colonel (1. IV, ch. xxxvii), forme dissimilée (comme
en espagnol) de colonel qu'on lit chez Des Periers (nouv. xin).
Brantôme relève à la fois la date récente du nom et son ori-
gine (i).
Lancepessade (2), cavalier démonté que l'on mettait dans
l'infanterie pour y remplir les fonctions de caporal (1. IV,
ch. xxi), de l'ital. lansa spc:^;îata, lance rompue. Suivant le
Père Daniel (t. II, p. 71), c'était dans l'origine un chcvau-léger
qui, à la suite d'un combat honorable, ayant sa lance rompue
ou ayant perdu son cheval, passait dans l'infanterie.
2. — Equitation. "^
On est redevable des premiers ouvrages sur l'équitation et
l'escrime aux Napolitains, passés maîtres au xvi' siècle dans la
matière, et dont l'enseignement développa et perfectionna consi-
dérablement ces deux arts (3). L'expression à la vieille esci'ime
(1. II, ch. xxix) est prise en opposition avec la nouvelle mé-
thode propagée par les Italiens, autrenient compliquée et subtile
que Vescremie du Moyen Age, celle-ci au sens exclusivement
militaire, de combat ou escarmouche (j).
Plus profonde encore fut leur action sur tout ce qui touche à
(Leroux de Lincy, Chants historiques, t. II, p. 275) : Un corporau fait
ses préparatifs Four se trouver des derniers à la guerre...
(i) Cf. t. V, p. 3oG : « Pour quant aux chefs qui leur commandoient,
ilz ne s'appelloient parmy nous que capitaines simplement : car le nom
de couronnel ny de maistre de camp n'cstoit point encor né en France ».
« Couronnel, celui qui est le principal chef de l'infanterie est dict
que, tout ainsi qu'une couUonne est ferme, stable et sur laquelle on
peut assoir ou Ton assoit quelque grande pesanteur et l'appuye on fer-
mement, aussy celuy principal qui commande à l'infanterie, doit estre
ferme, stable et principal appuy de tous les soldatz, soit pour les com-
mander, soit pour les soubstenir, comme une bonne, belle et puissante
coulonne, à laquelle tous les soldats doivent tendre et viser, et s'y
soubstenir et s'alfermir ».
(2) 5ous la forme ansepcssadc, le nom se lit chez d'Aubigné, et Henri
Estienne en parle longuement dans sa Prccellence.
(3) Le dernier ouvrage de ce genre, au xvi* siècle, est celui de Fedc-
rigo Grisone, Arte di cavalcarc, Napoli, i55o, in-4'. C'est par l'intermé-
diaire de ce genre d'ouvrages que des hispanismes comme alatjan tos-
tado, alezan briilc, ont passé chez Rabelais (1. I, ch. xii).
(4) Voy., à ce sujet, Jusscrand, Les Sports et Jeux d'exercices dans
l'ancienne France^ p. 34O et 335.
ART MILITAIRE 8l
l'équitation. Rabelais, dans le ch. xxiii de son Gargantua^ expose
avec force détails cet enseignement nouveau dans 1' « art de che-
valerie », sous la direction de récu5'er Gymnaste, un des maî-
tres de Gargantua. L^'élève y fait des progrès étonnants (i).
De là une nomenclature abondante touchant le cheval et les
évolutions équestres, dans laquelle les termes de l'Antiquité
alternent avec ceux de l'Italie. Les chevaux desultoires de Gar-
gantua (souvenir de Pline) sur lesquels il avait « apprins à saul-
ter hastivement d'un cheval sus l'autre sans prendre terre » voi-
sinent avec son habileté à voltiger (1. I, ch. xii), ce dernier
terme venant en droite ligne des maîtres de la nouvelle école de
chevalerie ; de même popi^er y figure à côté de fanfarer, ainsi
défini par Nicot : « C'est proprement quand ceulx qui veulent
jouster, se monstrent en la lice avec trompettes et clairons ».
3. — Fortification
L'ancienne langue possédait déjà un fonds de termes spéciaux
à la fortification qu'on lit chez Rabelais : barbacane et mâchi-
coulis, vieux mots techniques d'origine méridionale ; les faus-
ses hrayes et les moyneaulx (« petits moines »), m^étaphores
populaires, la dernière déjà dans Commynes (2), égalem^ent fa-
milière au français et à l'italien {monacld, comme terme de for-
tification).
Cette nomenclature ancienne, quoique suffisamment nourrie,
a été renouvelée et enrichie par le contact ave: l'Italie. C'est à
cette source que remontent les termes suivants qu'on trouve
en très grande partie groupés dans le Prologue du Tiei's livre:
Bastion (1. V, ch. i), de l'ital. bastione, qui a remplacé les
tours à la fin du règne d'Henri IL
Casemate, de l'ital. casamatta qu'on lit vers la même époque
(i) «Au reguard de fanfarer. et faire les petits papîsmes sus un cheval,
nul ne le fit mieulx que liiy. Le voltigeur de Ferrare n'estoit qu'un
cinge en comparaison. Singulièrement estoit apprins à saulter hastive-
ment d'un cheval sus Pautre sans prendre terre (et nommoit on ces
chevaulx desultoires), et, de chascun costé, la lance au poing, monté sans
estrivieres ; et sans bride guider le cheval à son plaisir. Car telles
choses servent à discipline militaire ».
{1) Mémoires, éd. Maindrot, t. II, p. 5i : « Aussi feist faire quatre
moynneaulx, tous de fer bien espois, en lieu par où on pourroit tirer
à son aise ».
6
82 CONTACT AVEC L'ITALIE
dans Gruget (1539) : « Murailles enrichies de tours, bastions
et casemates » (i).
Cavalier^ en italien cacaliere, ouvrage de fortification, terme
qu'on lit dans l'Histoire Universelle de d'Aubigné (t. IV, p. 8):
« La charge de lever un cavalier à six vingt pas du coin du
fossé ».
Courtine, fortification joignant deux bastions (de l'ital. cortina).
Escarpe et contrescarpe, de l'ital. scarpa, escarpe de la mu-
raille, pente, talus (Oudin), et contrascarpa, même sens. Les
deux termes ont également été utilisés par d'Aubigné (t. II,
p. 334): Une barriquade plantée sur la contrescarpe plus haute
que son escarpe ».
Gabion, grand panier cylindrique, de l'ital. gahhione, propre-
ment grande cage: «... huit ou dix gabions en rcnc et cinq
pièces d'artillerie sur roue » (Sciomachie).
Parapet, terme ainsi expliqué par Claude Fauchet (fol. 522,
▼°) : « Ces créneaux, unis et non entrecoupez, depuis peu de
temps ont esté nommez Parapets, d'un nouvel emprunt des
Italiens, pour ce qu'ils couvrent et parent aux coups de la poi-
trine qu'ils appellent petto ».
liaoelin ou recelin, demi-lune, de l'ital. ricellino, même sens.
Henri Estienne a énergiquement protesté contre l'admission
des termes de cette catégorie, mais son argumentation est plutôt
spécieuse : « Des deux choses l'une — s'écrie-t-il (2) — ou qu'ils
[les Italiens] se vantent nous avoir enseigné l'art de la guerre et
parallèlement celui des fortifications, ou qu'ils confessent que,
comme nous avons bien sccu apprendre l'un et l'autre sans
aller à leur eschole, aussi nous avons eu des termes propres,
sans les aller chercher en leur pays ».
Certes, l'ancienne terminologie propre à l'art des fortifications,
encore usuelle jusque vers le milieu du xvi* siècle, est assez
nourrie ; mais elle représente encore l'état de choses du Moyen
Age, alors que les vocables correspondants apportés d'outre-
monts désignent autant de progrès techniques nouveaux.
Ces « lurieux mots de guerre » que Philausone lait retentir
(i) Cité par Dclboulle, dans Revue de l'Hist. litt. de la France, t. VI,
p. 296. Ce terme italien n'a rien de commun avec l'homonyme grec
chasmates, goulFrcs (/^yTyMzv.), employé deux fois par notre auteur
(1. III, Prol., et 1. IV,' ch. lxu).
{2) Précellence, p. 344.
ART MILITAIRE 83
aux oreilles « aguerries » de Celtophile (i) — tels que scarpe et
contrescarpe, parapet et casemate — avaient donc parfaitement
leur raison d'être. Et Pasquier lui-même se voit obligé d'en
convenir : « Et de malheur aussi quittasmes nous nos vieux
mots de fortification, pour emprunter des nouveaux Italiens,
parce que en telles afTaires les ingénieurs d'Italie sçavent mieux
débiter leurs denrées que nous aultres François (2) ».
4. — Armes et armures.
L'Italie a fourni les appellations :
Escoulpette, escopette (1. IV, ch. xxni), attestée antérieure-
ment (15 17) sous la forme eschopette, à côté de sciope, coup de
fusil (dans la Sciomachie) : en italien, schioppo, bruit que fait
l'arquebuse ou autre canon en tirant (Oudin).
Espade, épée (1. III, ch. xlii), reflet de l'ital. spada, à côté
de Spadassin, nom donné à un des généraux de Picrochole et
employé comme appellatif chez du Fail (3).
Rançon, de l'ital. roncone, serpe et « sorte d'arme à fust en
forme de serpe, proprement une vouge » (Oudin), terme qu'on
lit dans Brantôme (t. III, p. 254) : « Les soldats bien armez
de corselets, de morions, de cymeterres, rançons, pertuzanes ».
Sangdedé, sandedé (t. V, ch. ix), du vénitien cinque deda,
proprement cinq doigts, large dagasse qu'on fabriquait à Ve-
nise ou à Vérone (4).
5. — Vocables div rs.
Groupons sous cette rubrique les termes :
Alerte, que Rabelais écrit à Vherte: « le Pilot... commande
tous estre à Vherte » (1. IV, ch. xvii), de l'ital. star alVerta,
(i) Dialogues, t. I, p. 292.
(2) Recherches, 1. VIII, ch. iii.
(3) Henri Estienne cite cette dernière forme sous un aspect différent
{Dialogues, t. I, p. 46) : « Rencontrer ces citadins tant mercadans
qu'autres qui veulent piaffer et faire des spadachins devant nos yeux ».
(4) « Ces sandedés étaient des armes de parement, des armes de
chasse ; on les portait à la ville, suspendues à la ceinture dans des four-
reaux de cuir gauffré, estampé, ciselé avec la plus grande délicatesse n
(Maindron, p. 217). Oudin définit le cinque dita « espée courte à la
vénitienne. Mot dit par raillerie ».
84 CONTACT AVEC L'ITALIE
estre alerte, estre au guet, prendre garde à son fait (Ou-
din)(i).
Attaquer, dans la Sciomachie : « ... alors fut l'escarmouche
attaquée des uns parmy les autres en braveté honorable ».
Ce terme n'apparaît plus tard que dans Ronsard : en italien,
attacare {la guerra), commencer la guerre. Voici ce qu'en
dit ?Ienri Estienne: «Ce mot attaquer, participe du françois
attacher (qui est le vray mot du nayf) et de l'italien atta-
car... Les courtisans trouvent plus beau attaquer que atta-
cher » (2).
Ce dernier est parfois employé avec le sens d'attaquer au
xvi" siècle (voy. Littré). Pasquier en prend également la dé-
fense: « Xous avons quitté plusieurs mots françois qui nous
estoient très naturels pour enter dessus des bastards, car
de chevalerie nous en avons faict cavalerie... embusche, em-
buscade, attacher l'escarmouche, attaquer » (3).
Embuscade (1. IV, ch. xxxvi), de l'ital. imboscata, méta-
phore tirée de la chasse. Pasquier voit des « bastards » dans ce
terme et dans le précédent.
Escorte, de l'ital. scoria, avec le sens militaire dans le Ma-
nuscrit du V livre, ch. xxxii : « C'esloient Lanternes du ^:uct,
lesquelles ici faisoient escorte à quelques Lanternes estran-
gieres... »
Flanqueger, flanquer, ital. Jîancheggiare, emploi burlesque
chez Rabelais (1. IV, ch. xxxvi).
Improviste {à l'), expression qu'on lit dans le Tiers livre
(ch. XXI II) : « ... reçoivent coups d'espce à l' improviste ». Blâ-
mée plus tard par Henri lislienae comme une superfétation du
français à l'impourou, elle linit par triompher définitivement:
« Amyot dit toujours à Vimpourvu, mais à l'improoiste, quoi-
(i) Montaigne écrit 5t' tenir à l'airie (1. I, ch. xix) et La Fontaine
dit encore « se tenir à l'erte » (1. VIII, fable xxii). Odct de Lanoue
explique ainsi cette locution soldatesque {i5g6) : « A Vertu. Tcnei[-vous
à l'erte (dit-on aux soldats), c'est-à-dire préparez-vous, si l'occasion se
présente, faisant bonne garde et ce qui touche le devoir, pour n'estre
attrapez de l'ennemi au despourvu ».
(2) Dialogues, t. I, p. iSo.
(3) Recherches, 1. VIII, ch, vu. Du Fait l'cmpKjie dès 1548 dans ses
liaiiucrncries (ch. 11) : « ... deux chiens qui ne s'osans attacher... » et,
plus tard, dans les Discours d'JùUrjpel {ib^b), ch. xxxui : « Ce jeune
marchant qui si vivement attacha cl se moqua d'Oclavius... »
ART MILITAIRE 85
que pris de l'Italien, est tellement naturalisé l'rançois, qu'il est
plus élégant qu'à Vimpourvu (i) ».
Matton, pièce d'artifice en forme de brique, de l'ital. inattone,
grosse brique: « Du chasteau fut tant jette des maltons, micrai-
nes, potz et lances à feu... » {Sciomacliie).
Morlon (1. III, Prol.), casque des arquebusiers, au timbre
élevé et comprimé sur les côtes, avec crête très haute. Cette
forme de casque apparaît vers le niilieu du xvi'' siècle ua peu
plus tôt en Italie. C'est l'esp. morione, venu par l'intermédiaire
de l'Italie.
Passeoolant, canon de petit calibre ainsi défini par Claude
Fauchet (fol. 530): a Passecolans, les plus petits [canons], le-
giers ou aisez à manier, toutes fois montez sus roue comme les
canons, afin de plus aisément les transporter ». En italien, /)as-
savolante désigne le carreau d'arbalète et une pièce d'artillerie
(Oudin).
Pennache, de l'ital. pennacchio: « ... bardes, caparassons,
pennaches, panonceaux, lances... » (Sciomachie).
Plastron, demi-cuirasse, de l'ital. piastrone (de piastra,
lame de fer, plaque).
Ea^e, pièce d'artifice, de l'ital. ra^so, ra3^on, fusée.
Sentinelle, pendant italien de patrouille, l'un et l'autre dans
Rabelais, le premier plus fréquemment que le dernier, déri-
vant de patrouiller, vQvhQ d'origine indigène (2). Les synonymes
néologiques en étaient nombreux, comme l'observe Henri Es-
tienne (3), et Pasquier en relève la date récente (4).
(i) Vaugelas, Remarques, t. II, p. 54.
(2) Henri Estienne fait à tort venir patrouille de l'Italie {Dialogues, t. II,
p. 272) : « Les termes de la guerre dont on use aujourd'hui en la Cour
et ailleurs, sont venus d'Italie ; mais ils ont premièrement passé par les
mains, ou plustost par les langues des escorcheurs. Ils disent patouille
ou patrouille... »
(3) Cf. Dialogues, t. I, p. 804 :
Philausone. — Quelques uns disent Faire faction, quand il est ques-
tion de faire la garde, soit sentinelle ou ronde...
Celtophile. — Vous ne prenez pas garde quand vous me dites Sen-
tinelle ou Ronde, que vous m'exposez des mots nouveaux par autres qui
sont pareillement nouveaux».
(4) Cf. Recherches, 1. VIII, ch. m : « Dans le livre de La Disci-
pline militaire de Guill. de Langcy, vous ne trouverez ni corps de garde,
ni sentinelle; ains au lieu du premier, il l'appelle le guet, et le second,
estre aux escoutes. Ces deux, qui estoient de tresgrande et vraye si-
gnification, se sont eschangez en corps de garde et sentinelle ; et nom-
86 CONTACT AVEC L'ITALIE
Stratagème, d'après l'ital. stratagemma, ruse de guerre (en
latin, strategema), terme « qui depuis quelque temps a trouvé
lieu au langage François » (i). Rabelais est le premier auteur
qui s'en soit servi sous cette forme (l. II, ch. xxiv): « Je sçay
tous les titratagemates (2) et prouesses des vaillans capitaines
et champions du temps passé ».
Il faudrait ajouter les verbes : escamper, saccager, etc.
Notons finalement que le terme italien s'est parfois substitué
au vocable indigène antérieur (par exemple, arquebuse à hacque-
butte) ou l'a mis en discrédit. C'est ainsi que soudart a un sens
favorable jusqu'au milieu du xvi' siècle, équivalent du latin miles
(comme le traduit encore Robert Estienne en 1539), et les
écrivains de l'époque n'en connaissent pas d'autres (0. Rabe-
lais en premier lieu. De même, chez Marot, Des Periers (4) et
du Fail. Amyot, dans ses Vies, ne fait encore usage que de sou-
dart (5). Ce n'est que dans la seconde moitié du xvi' siècle que
l'italien soldato l'emporte sur le vieux soudard, et, le rejetant
dans l'ombre, en prend définitivement la place (6).
Les termes de guerre, importés d'Italie au début et au cours
du xvi' siècle , représentent — on le voit — un ensemble, dont l'im-
portance numérique et la portée frappèrent les contemporains.
Ceux-ci ne virent dans les nouveaux venus qu'autant d'intrus,
regrettèrent les bons vieux mots et s'élevèrent avec véhémence
contre le flot envahisseur. Erudits et historiens s'efforcèrent de
mement le mot (Tescoute estoit plus significatif que celui de sentinelle^
dont nous usons ».
(i) Henri Estienne, Apologie, t. I, p. 280.
(2) Pluriel d'après le latin, langue dans laquelle notre auteur avait
écrit sur la matière. Voy. ci-dessus, p. 65.
(3) « Au départir, remercia gracieusement tous les soudars de ses lé-
gions, qui avoient esté à ceste defaicte : et les renvoya hyverner en
leurs stations et garnisons» (1, I, ch. li). — «Tous gendarmes, estradiotz,
soutdars et piétons du monde » (1. IV, ch. ixxix).
(4) Voy. à ce sujet, Rev. du XVI" siècle, t. III, p. S6-5j.
(5) Cf. Sturel, Jacques Amyot, traducteur, p. 38i à 382.
(Tj) Deux textes suffiront :
Guillaume Bouchet (Serées, t. IV, p. 106) : « SoldiUs... les gens de pied
de toutes conditions et estats, qu'on appelloit n'a pas longtemps Adventu-
riers..., et Soldats maintenant, à la mode des Romains et Italiens ».
firantôme ((Kuvres, t. V, p. 3otî) : « Depuis, tous ces noms [soudoyers,
pillards] se sont perdus et se sont convertis en ce beau nom de soldat^.^
à cause de la solde qu'ilz tirent ».
ART MILITAIRE 87
réagir, en condamnant en bloc les termes nouveaux, dont ils
contestèrent la nécessité et la légitimité. A la tête de ces pro-
testataires se place le philologue le plus insigne de l'époque,
Henri Estienne, qui, dans toute une série d'ouvrages (i), s'est
proposé de combattre le courant.
Certes, les termes militaires ne reflétaient qu'un aspect de
l'italianisme, dont les effets s'étaient également manifestés dans
d'autres domaines sociaux et techniques ; mais ces vocables de
guerre n'en restaient pas moins, par le nombre et l'intensité, le
côté le plus sensible de l'invasion ultramontaine. Aussi appel-
lèrent-ils particulièrement l'attention, et Henri Estienne redou-
bla d'efforts pour en arrêter l'infiltration. Il était pénétré de
l'illusion des grammairiens de tous les temps, qui se croient à
même d'activer les ressources d'enrichissement d'une langue ou
d'en réduire le développement prétendu anormal. Il s'attaqua
ainsi avec plus d'ardeur que de justesse à l'italianisme.
Son argument capital, déjà énoncé dans la Conformité (i 1^6^),
est celui des « mauvais mesnagers qui pour avoir plustost
faict, empruntent de leurs voisins ce qu'ils trouveroyent chez
eux, s'ils vouloj^ent prendre la peine de le cercher. » — « En-
cores (ajoute-t-il) faisons-nous souvent bien pis, quand nous
laissons, sans sçavoir pourquoy, les mots qui sont de nostre
creu, et que nous avons en main, pour nous servir de ceux que
nous avons ramassez d'ailleurs ».
Cet argument qu'Henri Estienne n'est pas seul à invoquer
contre l'italianisme au xvi' siècle prouve que ni lui ni ses con-
temporains n'envisageaient le fond du débat, c'est-à-dire les
conséquences inévitables résultant du contact entre deux civi-
lisations de valeur inégale. Les cas ce simples substitutions
verbales sont fort restreints, et le temps a opéré les rejets né-
cessaires, soit en éliminant un des concurrents {bigearre et
bUarre), soit en nuançant leur signification {soudard et soldat).
D'autre part, Henri Estienne fait remonter aux courtisans non
seulement les vocables éphémères, produits de la mode et de
l'imitation et qui ont disparu après une existence passagère,
mais des termes techniques de guerre, tels qu'attaquer, par
exemple, employé déjà trente ans auparavant par Rabelais
« Les courtisans, dit -il, trouvent plus beau attaquer qu'a^-
(i) La Conformité du François avec le Grec (i565), les Dialogues du
7iouveau langage François italianisé (iSyS) et la Précellence (i583).
8S CONTACT AVEC L'ITALIE
tacher ». Et la postérité a ici donné raison aux courtisans, con-
tre le grammairien.
D'ailleurs ni Henri Estienne ni Pasquier n'ont formulé théo-
riquement leurs vues. Ils se sont bornés à faire ressortir la super-
fluité de certains de ces mots nouveaux. De même du Fail, qui
marche sur leurs brisées, a condensé, dans le xxxiii" des Contes
(VEutrapel, les arguments invoqués par ses contemporains con-
tre l'italianisme (i).
11 faut avouer que ce débat, plutôt verbal qu'historique, était
inspiré d'un sentiment plus patriotique que scientifique. H
manquait à ces érudits le recul dans le temps pour apprécier
avec justesse l'opportunité de ce courant néologique ainsi que la
compréhension des résultats de ce contact entre les deux gran-
des civilisations latines.
. D'ailleurs, faute d'une connaissance approfondie du passé,
les méprises étaient inévitables :
I'' Plusieurs de ces termes nouveaux étaient antérieurs et
n'avaient rien de commun avec l'italianisme : Exemple, armet^
qu'on lit déjà dans Froissart.
2° Le nombre des doublets franco-italiens était effective-
ment fort réduit — tels : embusche et embuscade, soudard
et soldat — et les critiques de l'époque voyaient à tort dans
les italianismes autant de superfétations des mots de l'ancienne
langue.
(i)((N'ay encore apprins si cela est bien fait, changer et invertir les
noms de nostre pays, pour en aller emprunter ailleurs et estre notable
signe d'estre mauvais mesnager, quérir du feu chez ses voisins. Et de
fait, les anciens mots et naturels des arts et sciences de ce pays ont
esté chassez de leur authorité et sièges depuis quelques années, et, par
un secret consentement de peuple, changez et transmuez en certains vo-
cables estrangers, qui n'apportent pas grand fruict, ains une incons-
tance et légèreté... Voyant une compagnie de gens de pied assez bien
en ordre, dit que c'estoient de beaux piétons et advanturiers, mais il
luy fut tout court respondu, que c'cstoit une brave fanterie : auquel fut
de pareil intcrcst répliqué, /a«^7S5i';j5, ou infanterie. Il continua, disant
n'avoir onc veu plus belles bundes, où il luy fut dit que c'estoient esca-
dres et regimens... Jugea scmblablemcnt que l'un d'iceux avoit une
belle salade, un casquct, un bassinet, un cabasset sur sa teste : à quoy
par plus de neuf fut dit morion. l'echa encore plus lourdement, car
d'un heaume, luy fut appris un arinet, une bourguignotte, un accous-
tremcnt de teste : pour le plumail, luy fut reproché pcnnache : pour
Capitaine, Queylaine : Coronal, Coilonel, ou Collumcl : pour dizenicr,
Caporal : Cinquantenicr, Cap-d' escouade, et en l'erreur, Lanspessade».
ART MILITAIRE §9
3° La plupart de ces termes nouveaux représentaient des
notions nouvelles et des progrès dans le domaine militaire : or-
ganisation, équitation, fortification, etc. C'étaient donc en réalité
des acquisitions opportunes et légitimes.
Le temps a depuis opéré le triage inévitable et n'a laissé sub-
sister que les éléments réellement viables. Or ces derniers
l'emportent dans des proportions inattendues. Un des récents
biographes d'Henri Estienne le déclare en termes formels : « De
55 mots de ces termes de guerre, cités par Henri Estienne, et
qui sont, à des degrés inégaux, des italianismes, 40 sont res-
tés dans la langue moderne (i) »,
D'ailleurs, dès le xvi' siècle, le bon sens triompha sur un
patriotisme trop étroit, et Estienne Pasquier ne peut s'empê-
cher de reconnaître (« avec regret ») ce qu'il y avait de néces-
saire dans l'italianisme: « Et à mon regret diroi cavalerie, in-
fanterie, enseigne colonelle, escadron, au lieu des chevalerie,
piétons, enseigne coronale, bataillon, mais pourtant si en use-
roi-je, puisque l'usage commun l'a gagné, contre lequel je ne se-
rai jamais d'advis que l'on se heurte (2) ».
Nous sommes ainsi aujourd'hui plus à même d'apprécier le
rôle et la portée de ce courant italianiste. En tout état de cause,
ce mouvement néologique dénotait un véritable enrichissement
de la langue et, une demi-douzaine de doublets mise à part, la
grande majorité de ces termes de guerre apportait, avec les pro-
grès de l'art militaire, les expressions correspondantes. En
somme, ce courant a été à la fois opportun et légitime, ré-
sultat inévitable du contact avec une civilisation supérieure.
III. — Prologue du « Tiers livre ».
Rabelais, à l'imitation des auteurs de Mystères du xv' siè-
cle, a accumulé, dans le Prologue du Tiers livre, des termes de
guerre infiniment nombreux, remontant aux vocabulaires des
époques et des nations les plus diverses. Pour obtenir une
nomenclature aussi exubérante, il a puisé à toutes les sources .
1° Mots de la vieille langue, très riche en détails militaires
encore vivaces au xvi* siècle.
2° Termes de guerre venus d'Italie au cours du xvi* siècle et
(i) Louis Clément, Henri Estienne, p. 338.
(2) Estienne Pasquier,I,cr/;T5, 1. II, lettre xii.
ÇO CONTACT AVEC L'ITALIE
qui étaient déjà plus ou moins acclimatés en France vers 1540,
époque où fut composé le Prologue du Tiers livre.
3° Vocables méridionaux, peu nombreux mais significatifs,
dont le Prologue ofl're les premiers témoignages:
Brassai, brassard, du languedocien brassai, même sens.
Camisade (liv. IV, ch. xxxii)^ mot ainsi défini par Monet (i636) :
(( Attaque sur l'ennemi avant l'aube, eu en un autre temps de nuit,
des gens armés et couverts de chemises blanches ou autre telle es-
toffe pour s'entre connoistre »,
Le mot reflète le gascon camisado, assaut donné en chemise, et
non pas l'italien incamisciata, comme on l'admet généralement. Il
est fréquent dans .Monluc (t. II, p. 3r6: « Nous donnasmes l'escalade
tous en camisades ») qui, pour exprimer « tenter une surprise », se
sert de !a {oznùon forter une chemise blanche (i), synonyme de (don-
ner une camisade (t. II, p. 413) : « Alors je luy dis en secret que j'ai-
lois porter une chemise blanche à monsieur de Caumout au pas-
saigc ».
Ce terme est raillé par du Bellay comme mot nouveau (2), et Es-
tienne Pasquier commet un véritable anachronisme en s'en servant
à propos de Childebert (1. V, ch. xxv) : « Il fust arresté par la ca-
misade que lui bailla sur la diane la reine Fredegûnde ».
Cavalcadour, chevaucheur, et spécialement préposé aux chevaux
de main (dans la Sciomachie), terme languedocien (cavalcadour),
et non pas espagnol {cabalgador), comme on l'admet habiiuelle-
ment (3).
Migraine, grenade à feu, du prov. migrano, grenade (fruit).
Passadou, flèche au fer triangulaire et plat (1. IV, ch lu), du
toulousain passadou-, flèche (Doujat). L'italien dit passadori, traits,
matrats, quarreaux d'arbalesie (OuJin) (4).
Penard, poignard : « Cliascun exerçoit son penard, chascun des-
rouilioit son bracquemard », du langued. penard, môme sens.
(i) Suivant le Père Daniel, pendant les guerres d'Italie, le marquis de
Pescaire, pour surprendre les troupes de Bayart, avait ordonné à cha-
que soldat d'endosser une chemise par dessus ses armes pour les dis-
simuler. C'est de cette ruse de guerre que viendrait notre locution.
(2) Voy. Marty-Lavcaux, La Langue Je la Pléiade, t. I, p. 178.
(3) Ronsard s'en est servi après Rabelais {Œuvres, t. IV, p. 293) :
O fameux Esciiyer,
Cavalcadour guerrier...
(4) Cf. Garzoni, La Piaj^a universalc, i3t."o, dise. 82 : « Arme da tirar
con mano corne .. i virctoni, i passadori, con quali vcngono i passavo-
lanti ».
ART MILITAIRE çi
Vastadour, pionnnier, homme qu'on employait à ravager le terri-
toire ennemi, du gascon gastadou, ravageur (i),
4° Termes appartenant en propre à Rabelais et dont l'origine
reste à préciser :
Brassier (1. I, ch. xxv) désigne peut-être une variété de fronde.
Hannicroche, arme recourbée en bec de cane, pendant de l'ancien
appellatif /'ec de corbin. Rabelais en a tiré le dérivé ennicroclié, re-
courbé, et hanicrochement, ce dernier ayant déjà chez notre auteur
le sens figuré moderne d'à accroc ».
Spirole, petite couleuvrine.
Virolet, sabre au tranchant dentelé, suivant la définition qu'en
donne Cotgrave.
Verse, sorte de canon (1. IV, ch. m).
5" Quelques souvenirs livresques puisés dans les auteurs clas-
siques :
Baliste (Tiie-Live) et catapulte (Vitruve), à côté de bélier (1. IV,
ch. LXl).
Caliges, sorte de brodequins que portaient les soldats romains
(Cicéron).
Cataracte, herse, et helepolide, hélépole, énorme machine de
guerre (Vitruve).
Gland, balle de plomb ou d'argile (César, Tacite).
Phalarice ou phalarique, flèche incendiaire (Tite-Live).
Scorpion, sorte de baliste à main pour lancer des pierres et des
flèches (Isidore).
Ajoutons : naumachie (2), représentation d'un combat naval (Vel-
leius Paterculus), etc.
Ce n'est pas tout. Pour exprimer les roulements du tonneau
de Diogène, Rabelais fait usage d'une cinquantaine de verbes à
signification technique, tirés des arts de l'artilleur, de l'armu-
rier, de l'ingénieur, véritable kyrielle verbale qui forme la con-
trepartie des termes de guerre que nous venons de passer en
revue.
Ainsi, abstraction faite de quelques réminiscences classiques
(i) La forme latinisée rabelaisienne revient chez Brantôme (t. II,
p. 298) : « Y avoit cent quarante grosses bombardes... vastadours ou
pionniers, selon nous autres d'aujourd'huy ».
(2) Cf. Rabelais, Sciomachie : « Sciomachie, c'est-à-dire un simulacre
et représentation de bataille, tant par eaue que par terre ». — « La nau-
machie, c'est-à-dire le combat par eau...» — « Les chevaliers vouloient
faire esprouver leurs vertus en monomachie, c'est-à-dire homme à
homme contre les tenans. »
92 CONTACT AVEC L'ITALI!'
destinées simplement à faire nombre, nous nous trouvons en pré-
sence d'éléments encore vivaces, représentant un ensemble com-
plet de la nomenclature militaire de l'époque. La plupart des
termes de guerre de l'ancienne langue, encore en usage dans la
première moitié du xvi' siècle, y figurent, comn-ie nous l'avons
montré, à côté des nouveaux termes que le contact avec l'Italie
avait ajoutés au fond indigène.
Rabelais est le premier écrivain de la Renaissance, chez lequel
cet héritage du passé se mélange aux acquisitions d'outre-monts.
Alors qu'Henri Estienne, une trentaine d'années plus tard,
traite les apports de l'italianisme avec une ii-onie lourde et une
érudition douteuse, passant condamnation sur l'ensemble de ce
contact ethnique, l'auteur de Pantagruel, avec l'instinct du gé-
nie, en adopte les résultats durables. La plupart des termes,
attestés tout d'abord dans son œuvre, sont défini Livement restés
dans la langue.
Ajoutons que sous le rapport de la terminologie militaire,
comme sous tant d'autres, le grand écrivain fait montre d'une lar-
geur de vues et d'une curiosité inlassables. D'autres ont apprécié
le côté technique de son art militaire, de sa stratégie, des mou-
vements et des opérations de guerre qu'il décrit dans son li-
vre. Nous avons tâché, de notre côte, de montrer que l'expres-
sion verbale, dans ce domaine militaire, est d'une richesse et
d'une variété non moins étonnantes. L'exactitude la plus ri-
goureuse égale, ici comme ailleurs, l'étendue de l'expérience, la
netteté de la vision. Rabelais nous a laissé, en fait d'art militaire,
un ensemble unique, un trésor inépuisable, digne de ceux qu'il
nous a fournis pour l'art nautique et l'histoire naturelle.
CHAPITRE III
NAVIGATION
L'intérêt pour les choses de la marine se révèle dès les pre-
mières pages du roman rabelaisien, dans le programme d'édu-
cation de Gargantua dressé par Ponocrate, (1. I, cb. xxiii) :
« Puis icelluy basteau tournoit, gouvernoit, menoit hastive-
ment, lentement, à fil d'eau, contre cours, le retenoit en pleine
escluse, d'une main le guidoit, de l'autre s'escrimoit avec un
grand aviron, tendoit le vêle, montoit au matz par les traictz,
couroit sus les branquars, adjustoit la boussole, conîreventoit
les boulines, bendoit le gouvernail ».
On relève dans ce passage quelques termes techniques indi-
gènes, inconnus par ailleurs, comme trait^ au sens de « càb'c »
et surtout branquars a vergues », proprement grosses bran-
ches (i), mot que Rabelais avait auparavant appliqué, ch. xvi,
aux touffes enchevêtrées de la queue de l'énorme jument, que
Fayolcs, roi de Numidie, avait envoyée d'Afrique à Grand-
gousier,
Rabelais aura appris ces termes spéciaux f< au port d'Olone
en Thahnondoys » (ch. xvi), aujourd'hui les Sables d'Olonne,
dont le havre, de grande importance au xvi^ siècle, pouvait rece-
voir de véritables vaisseaux et qui se trouvait à proximité de
Fontenay et de Alaillezais (2), où il passa ses années de moinage.
Il a vu peut-être aussi de ses propres j-eux le navire gigantes-
que que François 1" fit construire au Havre, la fameuse
Françoise, de 2000 tonnes, qui échoui avant d'avoir pu pren-
dre la nur, car il fait allusion aux câbles « de la grand nauf
Franço'jse (3) qui est au port de Grâce en Normandie » (1. II,
(i) Aujounl'hui, dans le Bas-?,Iaine, brancards désignent les grandes
balances suspendues avec de grosses cordes (Montesson).
(2)Voy. Rev. Et. Rab., t. II, p. 247-248.
(3) La plupart des éditions (Burgaud des Marets, Moland, etc.) don-
nent « la grand navire Françoise ».
94 CONTACT AVEC L'ITALIE
ch. iv), c'est-à-dire au port du Havre récemment fondé par le
grand roi (i).
Le vocabulaire nautique de Rabelais, encore très restreint à
cette époque de sa vie, sera considérablement enrichi par ses dé-
placements ultérieurs dans le Midi de la France et surtout par
ses voyages répétés en Italie. Quelques termes gréco-latins
mis à part, qui gardent d'ailleurs leur cachet livresque, sa no-
menclature est puisée aux sources mêmes, aux diflerents ports
qu'il a visités, aux matelots qu'il a interrogés et fréquentés.
C'est ce qui explique la vie qui règne d'un bout à l'autre du
« naviguaige », le réalisme des commandements et des cris de
manœuvre, des injures de matelots. Tels, dans la Tempête (2),
le.s ordres brefs et formels du pilote et les réponses collectives
des gens de l'équipage :
Couraige, enfans, dist le pilot, le courant est refoncé. — Au trin-
quet de gabie. Inse, inse. — Au boulingues de coniremejanc. — Le
cable au capestan. — Vire, vire, vire. — La main à l'insail. Inse,
inse, inse. — Plante le heaulme. — Tiens fort à guarant. — Pare les
couetz. — Pare les escoutes. — Pare les bolines. — Amure bâbord. —
Le heaulme soubs le vent. — Casse escoute de tribord, filz de pu-
tain (3). — Vicn du Lo. — I res et plain. — Hault la barre. —
(llaulte est, respondoient les mateiotz). Taille vie. — Le cap au
seuil. — Malettes hau. — Que l'on coue bonnette. — Inse, inse.
Suit le celeume ou chant cadencé des matelots pour s'encou-
rager à ramer :
Je n'en daignerois rien craindre,
Car le jour est feriau :
Nau, nau, nau.
« Cestuy celeume, dist Epistemon, n'est hors de propous et
me plaist. Car le jour est feriau... » C'est en effet le refrain
d'un Noël (-|), cantique d'allégresse par excellence.
(i) Ch. de La Roncière, Histoire de la Marine française, t. II,
p. 473 à 473.
(2) Voy. sur la Tempête l'Appendice B : Théophile Folcngo.
(3) Juron encore usuel parmi les mariniers de la Loire qui s'en ser-
vent surtout pour appuyer un ordre ou pour appeler très spécialement
l'attention. Voy. Rcv. Et. Rab., t. IX, p. 112.
(4) Jal voyait à tort, dans l'exclamation nau f (c'est-à-dire noi'l \), le
même mot que nau, navire. Jean Le Maire l'identifie avec l'homonyme
du patriarche biblique {Les Illustrations de (îaule, 1. L ch. vu) :
« ... bon père iNoc, lequel jusques aujourd'huy en toutes joyes publiques
NAVIGATION qS
C'est à la fin du Tiers livre, que Pantagruel fait ses prépara-
tifs au port de Thalasse, près Saint-Malo, pour entreprendre
sur mer, avec ses compagnons, le voyage lointain à la recher-
che de la Dive Bouteille. Les deux livres suivants décrivent tout
au long les différentes étapes de cet itinéraire. Tout en donnant
atix diverses régions de cet immense parcours des appellations
fantaisistes et de valeur négative, il est à peu près certain que
notre auteur entremêle, dans sa géographie en apparence ima-
ginaire, des souvenirs de ses lectures géographiques, nombreu-
ses et variées. Mais nous ne nous attarderons pas aux péripéties
multiples de cette curieuse odyssée (i).
Nous n'en retiendrons qu'un seul trait, dont le caractère positif
est incontestable : le vocabulaire nautique, abondant et pittores-
que, qui accompagne le naoiguaige et surtout l'épisode central,
la Tempête. L'élément linguistique, qui distingue notre Tem-
pête de toutes celles qui l'ont précédée ou suivie, formera l'objet
de nos recherches.
I. — Témoignages comparatifs.
Avant d'aborder cette étude lexicologique, il importe de faire
ressortir, par un rapprochement suggestif, la nouveauté et la
fécondité de la nomenclature rabelaisienne.
Cette originalité ressort pleinement d'une comparaison avec
les documents nautiques antérieurs, principalement avec Les
Fais de la marine et naoigaige, composés vers 1520 par le
seigneur Antoine de Conflans (2). Ce patron de navire trace le
tableau de l'état de la marine au début du règne de François I"
et nous apprend les noms des bâtiments qu'employaient les
diverses nations de l'Europe au commencement du xvi' siècle.
Voici d'abord la nomenclature des bàtini-nts du Nord :
Et premièrement, en la grant mer Occane, aux parties froides te-
nans aux basses AUemaignes, comme Roussie, Norv^'aigue, Dampne-
(si comme à la nativité de nostre Seigneur) est acclamé et vociféré par
la tourbe des enfans : Noë, noë, noë ! » Identification erronée, mais
témoignage à retenir.
(i) Voy., à ce sujet, le livre d'Abel Lefranc, Les Navigations de Pan-
tagruel, Etude de géographie rabelaisienne, Paris, 1905.
(2) Bibl. Nat , Mss. fr. 742 in 4°. Ce curieux manuscrit a été publié
par Jal, dans les Annales maritimes et coloniales de 1842, t. II, p. 29 à
60. Voy., pour nos extraits, p. Sj et suiv.
96 CONTACT AVEC L'ITALIE
marc, venant en Frise, en la Hanse teutonique, Hollande, Zelande et
Breban, y a gros nombre de hourques qui viennent par flottes en
Brouage ou en Bretaigne, ou à Saint Tunal et Portugal, quérir de
sel, et sont gros navires de deux cens, troys cens, quatre cens, cinq
cens et jusques à six cens tonneaux et quelcunes plus grandes...
En WoWanclQ sont corbes (i), aucunes décent tonneaux et les autres
au dessoubs, et peschent harencs en la mer Flandre, et se treuvent au-
cunes foys trois cens en.semble.
En Zelande sont heux (2), esciites (3), vollans (4), les ungs de
quatre-vingtz, de soixante dix, de soixante tonneaux...
En Flandres... sont i;rant quantité de corbes, de heux, de bode-
qiiins {^), escutes et autres petits vaisseaux pescheretz.
Dans le port de Calais, sont passaiges à clint (6) et aucunes escu-
tes qui vont quérir boys en Angleterre, charbons et autres choses.
Dans le port de Boulongne sont navires à caravelles (7), allant en
marchandise à Bourdeaulx, à la Rochelle, et grant quantité de pe-
scheurs à harengs.
A Diepe, gran navires à caravelles, de sept vingtz, et huit vingtz
tonneaux, à caravelles, qui vont en Portugal et autres lieux...
A saint Wallery et à Fescamp, il y a grant quantité de caravelles et
crayes (8)... et la plupart servent à pescher harenc,
A Rouen^ il y a navires à caravelles et autres navires qui navigent
par la mer, que chascun coignoist, comme sont foncets (9), hour-
(i) Terme nautique flamand, isolé en dehors de Conflans. Voy., pour
ces termes et les suivants, le Glossaire nautique de Jal et surtout la dis-
sertation citée plus bas de Kemna.
(2) Mot emprunté du flamand hui^ d'où la forme hue qu'on lit tout
d'abord dans la Chronique de Molinct (Kemna, p. iS5'.
(3) Cf. ci-dessous : Dans le port de Calais... Froissart donne scute,
terme nautique tiré du flamand skuta, qui désigne toutes sortes de ba-
teaux.
(4) Problablement reflet du flamand vlicbot, attesté en français dès le
xv" siècle (Kemna, p. 154).
(3) Autre terme flamand, au sens de « petit bateau », attesté dès le
xv° siècle (Kemna, p. i53).
(6) Et plus bas : vaisseaux à clinc, même sens que clinquart (Voy.
note 4 de la page suivante).
(7) De l'ital. caravella, bâtiment en usage surtout chez les Portu-
gais : terme attesté, sous cette forme, au début du xvi" siècle (voy. Dict.
générai).
(8) Forme rare (de l'angl. cray), à côté de celles de craier, créer (de
l'angl. crayer)., cette dernière employée dès i334 (Kemna, p. 147).
(9) Grands vaisseaux : « C'est sur lea foncets qu'on amène à Paris de
Rouen et des villes de Normandie... les bois, les épiceries et autres
marchandises » (Savary, Dicl. de commerce, 1723).
NAVIGATION 97
ques, escutes, barques et tous vaisseaux à clinc (i) et à caravelles,
et navigent depuis Rouen jusques à la mer...
En la couste de Guyenne comme les Sables d'Aulonne, la Ro-
chelle (2), les isles d'Oleron, Ilallevert, Brouage, Marcgoe... les na-
vires qui y sont se nomment caravelles et barches (3), grandes et pe-
tites... Et encore à la dicte coste de Guyenne à force autres petits
vaisseaulx, comme caravelles, clinquars (4), pinaces (5), ballei-
niers (6), gabares, barques pescheres?es, passagiers (7) pour pas-
ser aux isles de Ré et de Marennes, ajiguilles (8) qui est une
manière de vaisseaulx soubtilz, qui vont de Blaye jusques à Bor-
deaulx et autres lieux par Gironde.
En passant à la Méditerranée, les rapprochements n'offrent
pas moins d'intérêt :
Il y a sagictiaires (9) (« sagittaires »), palendries (10) et esquira-
ces (11), becques (12) et brecins (i3), barqiiet^ ((4), barquetes, et tout
sert pour la marchandise.
Les vaisseaulx soubtilz sont galleres bastardes, gallcres soubtil-
(i) Voy. note 6 de la page précédente.
(2) Ces détails sur les ports connus de Rabelais sont à retenir.
(3) Forme antérieure, parallèle à barque, l'une et l'autre étrangères à
Rabelais.
(4) De Conflans en donne plus bas l'explication : « Aux Esturies sont
navires d'une autre sorte qui vont à la coste de Barbarye, pescheurs de
merlutz et s'appellent clinquars ».
(5) Les pinaces de Bayonne sont mentionnés dans la Chronique de
Monstrelet (chez Jal) : « Les dits Biscayens vindrent à tout douze vais-
seaux d'armes nommez espinaces ».
(6; Nom de navire, attesté sous différentes graphies, dès le xiv« siè-
cle (Kemna, p. 45-4G).
(7) Déjà dans Froissart qui dit à la fois vaissiaus passagiers et un
passagier, c'est-à-dire un bateau de passage (Kemna, p. 47).
(8) « Une nef appelée anguille... » est citée au xv° siècle dans Go-
defroy.
(9) Sorte de bateau rapide (de l'ital. sjgittaria)^ dont le nom est at-
testé en français dès i32o (Kemna, p. i')8).
(10) Molinet emploie le même terme, sous la forme palandre, à la fin
du XV® siècle (Kemna, p. 241).
(11) Ce terme manque à Kemna: c'est l'anc. italien schira^^o, sorte
de navire turc.
(12) Ce terme manque à Kemna : peut-être reflet de l'ital. sciabecco,
chébec, ce dernier emprunt du xvuie siècle.
(i3) Manque également à Kemna. Dans le langage nautique, brccin ou
bressin désigne un cordage.
(14) Cette forme masculine est inconnue ailleurs (cf. Kemna, p. 116).
7
98 CONTACT AVEC L'ITALIE
les, fustes, hrîgandins (i), grips (2), leux (3), armadis (4), tar-
guyes (5), gondres (6), esquiffes (7), chutes (8) pour descharger et
charger caraques, albastottes (9), pontons pour nettoyer ports et
pour faire rempars en mer; tafforées {10) pour porter artillerie et
battre à fleur d'eau. Toutes ces nefs navigueat devers les mers me-
ditarennes...
En parcourant cette abondante nomenclature, on est surpris
de ne retrouver chez Rabelais aucun de ces nombreux noms de
navires (cités en italiques) du commencement du xvi' siècle. Mais
ils étaient déjà sans doute sortis d'usage à Tépoque où notre
auteur préparait son « naviguaige », c'est-à-dire après 1540.
D'ailleurs, si l'on veut apprécier la richesse et la nouveauté
de la terminologie nautique rabelaisienne, il n'y a qu'à la com-
parer aux quelques mots de marine que renferment les deux
éditions successives (1539 et 15^9) du Dictionnaire de Robert
Estienne, par exemple :
Artimon est une petite voile de navire qu'on dit autrement trin-
quet.
Galées ou galleres, gallée de trois rames pour banc, Triremis.
Gallion, une sorte de navire nommée gallion ou brigantine.
Navire ou naii, Navis. Une petite nau legiere qui sert d'aller es-
pier ; une sorte de navire co\xnQ et legiere; petite navire, nasselle ou
fleîte servant à des charges.
Saburre est grosse arcne de quoy on charge les navires jusques à
certaine mesure, à fin d'cstre plus fermes, Saburra.
En dehors de ces appellations traditionnelles, aucune trace des
nombreux termes océaniques et méditerranéens qui donnent au
(i) Sous cette forme, déjà dans Froissart, t. XIV, p. 2i3.
(2) De l'ital. grippo, nom de petit navire dont Commynes fait mention.
(3) Forme francisée de lut, ce dernier donné par Rabelais (voy. plus
has, p. 118).
(4) Manque à Kemna : c'est l'esp. annadia, radeau.
(5) Même remarque. Nous en ignorons la source : cf. esp. tarida,
tartane.
(6) Ancienne forme francisée de gondole (cf. plus bas, p. iiG).
(7) Mot du xvi« siècle, également familier à Rabelais (voy. ci-dessous,
p. 118).
(8) Nom d'un petit bâtiment, d'origine probablement indigène ; at-
testé ici pour la première fois (cf. Kcmna, p. 183-184).
(9) Manque à Kemna et à nos sources.
(10) De l'esp. tafurea, vaisseau servant à transporter des chevaux :
terme attesté des le xiv« siècle ^Kemna, p. 2i5).
NAVIGATION 99
vocabulaire nautique de Rabelais son caractère pittoresque et
évocateur.
IL — Terminologie nautique.
Il importe de discerner, dans cette nomenclature touffue (i),
les contingents divers et multiples qui Pont tour à tour consti-
tuée. L'Océan et les voies fluviales d'une part, la .Méditerranée
de l'autre, l'ont successivement alimentée. C'est de la bouche
même des matelots que Rabelais a appris les termes nautiques
usuels à son époque. Nous allons passer en revue ces apports,
originaux et pittoresques, qui donnent à son naciyuaige un ca-
chet à part (2).
A. — TERMES DE MARINE FLUVIALE. .
L'état des chemins au xvi' siècle engageait les voyageurs à
recourir le plus possible aux voies fluviales, comme la Loire et
ses affluents. C'est ce qu'a fait certainement Rabelais au cours
de ses incessants déplacements. Il avait des amis dans la célè-
bre communauté des marchands qui naviguaient sur le fleuve et
ses affluents. Parmi ces marchands figurait même Jamet Brahier,
allié à la famille de Rabelais, le « maistre pilot » de la flotte de
Pantagruel (3).
i) Nous avons déjà consacré à ce sujet un mémoire spécial « Les
termes nautiques chez Rabelais » (dans la Rev. Et. Rab.^i VIII, p. i à
56), dont nous tirerons les données essentielles, augmentées des résul-
tats de nos recherches ultérieures.
(2) Voy. Estienne Clairac, Explication des termes de marine employés
dans les édicts, ordonnances et réglemens de l'Amirauté, Paris, i638. —
Père Georges Fournier, Hydrographie contenant la théorie et la pra-
tique de toutes les parties de la navigation (précédé d'un « Inventaire
des mots et façons de parler dont on use sur mer »), Paris, 1643. —
Auguste Jal, Glossaire nautique. Répertoire polyglotte des termes de
marine ancienne et moderne, Paris, 1848.
Charles de La Roncière, Histoire de la Marine française, t. I à IV,
Paris, 189g à 1909. — Kemna, Der Begriff a SchiJ^» im Fran^ôsischen,
dissertation de Marbourg, 1901.
(3) Voy. Abel Lefranc, dans la Rcv. Et. Rab., t. IV. p. i83.
100 CONTACT AVEC L'ITALIE
I. — Emprunts directs.
Rabelais est redevable des termes suivants aux marins de la
I.oire (Anjou, Maine, Perche) qu'il a souvent fréquentés (i) :
Housée de pluye (1. II, ch. xxxiO, pour averse, ondée, ex-
pression familière aux marins de la Loire dès le xv" siècle: « Li-
gement qui effondra en l'eauc par un estourbillon ou ou^ée de
vent (Marteilier, p. 47), c'est-à-dire par un coup de vent, par
une bourrasque. Dans le Maine et l'Anjou, ousée est encore
vivace avec le sens d' « ondée » (2).
Orjau, organeau (l. IV, ch, xviii : « n'abandonnez Vorjau »),
terme attesté dès le xv" siècle chez les marins de la Loire :
« Hurt [d'un chalan] à l'un des orgeaulx du pont de Blois »
(dans Martcllier).
Pcaultre, gouvernail des bateaux de la Loire (l. IV, ch. lv :
« vire la. peaultre »), mot qui figure dans un document nautique
ligérien du xiv" siècle (Martellier, p. 49). L'expression virer
lapeaidre, pour tourner le gouvernail, est courante sur les ba-
teaux de la Loire. Le terme peautre est encore vivace dans le
(>cntre, le I3lésois et l'Orléanais (3) et surtout dans l'Anjou, où
il conserve son antique forme et agencement (4),
Toute une série de termes nautiques, attestés pour la première
fois chez Rabelais, peuvent se rattaclier à la même source:
Amure, cordage, et ainurcr, tendre l'amure (1. IV, ch. xx).
Bonnette, petite voile ajoutée à une grande, ayant la forme
d'un bonnet pointu (1. IV, ch. xxii).
Boulingue, petite voile au sommet du mât (1. IV, ch. xxii :
« Où sont nos houlinijues} »), terme identique à l'ancien bou-
line, qui, dans Vfl'/di'ographie du Père l'ournier, a le double
sens de « voile » et de « corde », acception familière à Rabelais
(i) P. Martellicr, Glossaire des documents de l'iiistoire de la commu-
nauté de marchands fréquentant la rivière de la Loire et fleuves descen-
dant en icelle, Orléans et Paris, 1869.
iM. Jacques Soycr, archiviste du Loiret, a le premier appelé Tatten-
lion sur ces termes ligéricns dans le navif^uaige de Rabelais. Voy. son
article dans la AVv. Et Rab , t. IX, p. 109 à 1 14.
(2) Voy., sur housée, la note que nous avons insérée dans l'éd. Le-
franc des (Euvrcs de Rabelais, t. I, p. 26, note 5.
(3) Jacques Soyer, art. cité, p. 109 à i 10 et 1 13.
(4) Verrier et Onillon, Glossaire de l'Anjou, t. 1, p. (jS-gb, où se
trouve une description détaillée
NAVIGATION lor
(1. I, ch. xxiH, et I. IV, ch. xxii). Le rapport entre les deux
formes est le même que celui de berline et berlingue^ cette der-
nière prononciation populaire parisienne au xviii" siècle.
Bressin, cordage, mot induit de bressiner, haler sur lebres-
sin (1. I\^ ch. xx), prononciation vulgaire provinciale pour
brassifi (de bras).
Cosses, anneaux cannelés qui maintiennent les cordages et les
préservent des effets du frottement (l. IV, ch. xviii et xxxiv).
C'est le même mot que cosse de fève (xii' siècle), ces anneaux
recouvrant les boucles d'une gaine protectrice. La forme paral-
lèle gosse signifiant à la fois cosse de fève (xvi" siècle) el cosse
de cordage (voy. Littré), confirme cette analogie métapho-
rique.
Heaulme, barre du gouvernail (1. IV, ch. xx) : « Desmanche
le heaulme ».
Malettes, petites ouvertures par lesquelles on transfilait les at-
taches des bonnettes, proprement petites malles (1. IV, ch. xxii):
« Malettes, hau ».
Portehaubancs, qui porte les haubans ou gros cordages du
mât (1. IV, ch. xxxiv).
Plusieurs de ces termes sont encore aujourd'hui en usage chez
les mariniers de la Loire. Les bateliers angevins, entre autres,
disposent toujours d'une ample provision de termes nautiques
que les auteurs du récent Glossaire de l'Anjou ont enregistrés
avec soin au cours de leur recueil, et ensuite groupés à la fin
sous la rubrique « Batellerie ».
Ce sont pour la plupart des métaphores de marins ou de pê-
cheurs — bonnette et heaume, cosse et malette — images
frappantes qui ont leur point de départ dans des objets concrets,
procédé habituel de l'imagination populaire.
2. — Emprunts accessoires.
Une autre catégorie de ces termes nautiques isolés peut être
rapprochée de ceux que nous venons d'étudier.
Aigneuillot, coquille pour aigueillot, aiguillot (1. IV,
ch. xviii): « Je oy V ai g neul Ilot frémir. Est il cassé .^ ». C'est le
poitevin aigueiHe, aiguille, dont la forme diminutive et le sens
technique n'ont pas survécu. La variante moderne aiguillot est
attestée ultérieurement.
Caoeche, sorte de poulie, appelée cap du mouton (1. W ,
102 CONTACT A\EC L'ITALIE
ch. XVIII : « guare la caveche »), proprement tête de chevêche
(diah caceche), sorte de chouette à grosse tête, appelée chavèche
dans le Berrj' (i).
Coursoir, terme dont on ignore le sens précis (2), mais en
tout cas différent de coursie (1. IV, ch. lxih : « Rhizotome es-
toit accropy sus le coursoir »), du poitevin coursoir, cour ou
espace libre entourant les habitations (3) (Beauchet-Filleau).
Il est probable que Rabelais a entendu ce terme, comme plu-
sieurs autres, aux ports des Sables-d'Olonne ou de la Rochelle
qu'il mentionne iréquemment dans son roman, et qui se trou-
vaient dans le voisinage de Maillezais, où notre auteur fît des
séjours répétés chez son protecteur et ami, l'évêque GeofFroi
d'Estissac.
. Le sens spécial (chez Rabelais) du premier et du deuxième
de ces termes poitevins n'a pas survécu, mais |leur réalité nau-
tique reste hors de doute, comme celle de tous les termes ana-
logues qu'il avait recueillis aux Sables-d'Olonne dès sa jeu-
nesse et consignés, longtemps avant son « naviguaige», dans son
Gargantua.
B. - TERMES OCÉANIQUES.
L'Océan a fourni le contingent le plus nombreux, englobant
à la fois le legs nautique du passé et les nouvelles expressions
que Rabelais a recueillies au cours de ses innombrables voyages.
Nous allons envisager à part chacune de ces contributions.
I. — Emprunts anciens.
L'ancienne langue a légué au vocabulaire nautique du
xvi" siècle nombre de termes (.j), dont plusieurs sont restés viva-
(i) Cotgrave note le terme comme « languedocien », mais ce dialecte
ne connaît que cabesso avec le sens exclusif de « tête ».
(2) Godefroy explique coursoir par « pompe d'un vaisseau» (de même
dans le Glossaire Jannet-Moland;, acception à coup sûr erronée.
(3) L'abbé Lalanne cite, dans son Glossaire du Poitou, ce document
de ir,38: « ... jardins, cours, coursoucrs... »
(4) Voy. le Dictionnaire de Godefroy et la dissertation citée de
Kemna (lyoi). Voici ceux qu'on lit dans Rabelais :
Couet, corde qui sert à tirer et amener les voiles au vent, d'où couer,
amurcr. L'exemple le plus ancien du mot est de 1445 (Godefroy).
Escouie, écoute, cordage (1, IV, ch. xxii), terme hollandais attesté
dès le xv siècle.
NAVIGATION lo3
ces. Relevons-y ceux qui sont propres à Rabelais ou au
xvi' siècle :
Gaillard ou château gaillard^ partie élevée à l'avant ou à
l'arrière des grands vaisseaux (1. IV, ch. xxxii), c'est-à-dire
fort, solide, terme attesté en 1543 (La Roncière, t. II, p. 480).
Morisque, nom de voile i\. IV, ch, lxiv : « papefîlz, moris-
ques et trinquetz »), littéralement voile mauresque (cf. voile
EstaiL étai (1. IV, ch. lxv), ancien terme océanique remontant au
xu" siècle.
Galée (que Rabelais écrit giialée), galère (1. I, ch. m : « vogue la
giialée ))), terme remontant aux origines de la langue, sous la forme ga-
lic, d'où les dérivés galion (1. III, ch. v) et galiole (dans la Sciornachie),
attestés dès le xiii-xiv^ siècle. Galée est encore vivace au xve siècle,
lorsqu'il cède la place à galère : galée est donc au xvi= siècle un ar-
chaïsme qu'on rencontre encore en poésie (fréquent chez Marot), mais
du Bellay déclare expressément (éd. Marty-Laveaux, t. I, p. 3i5):
« J'ai usé de gallées pour galleres... ». Chez Brantôme c'est un italia-
nisme (t. II, p. 3oo) : «... il avoit onze carracques, deux cens galleres et
vingt cinq gallées a voiles ».
Galerne, écrit aussi gualenie, vent du nord-ouest (1. IV, ch. ix : « le
vent de galerne »), pris en opposition avec le sirocco (1. IV, ch. xmi :
« l'un loue le Siroch.,. l'autre giialerne ly). Très ancienne expression du
vocabulaire océanique qui a survécu dans le langage nautique et dans
plusieurs patois.
Nef, une seule fois employé par Rabelais et en dehors du navigtiaige
(dans une lettre d'Italie, comme variante de nauf, éd. Bourilly, p. 63).
Terme très ancien (vers 1040), remplacé à la fin du xv^ siècle par na-
vire, qu'on relève une quinzaine de fois dans Rabelais (déjà Commynes
emploie une fois ne/ contre trente-six fois navire). Cependant nef garde
son sens technique, surtout en poésie (par exemple chez xMarot) jus-
qu'au xvii« siècle, avant d'être relégué dans le domaine métaphorique.
Le lat. 7iavis a donné en français nef à côté de nave et nauf, ces deux
derniers par l'intermédiaire de l'italien et du provençal. S
Orque, hourque, navire de transport (1. IV, ch. xviii : « neuf orque
chargées de moines »), terme que le Dictionnaire de l'Académie de 1694
orthographie hourque : « Vaisseau léger et plat; on l'appelle aussi oucre »•
L'ancien français connaît encore les variantes : hurque (vers 1490),
hulqtie {Commynes) et hoitlque (Monstrelct), à côté de hource (Th. Cor-
neille, 1694) et d'orce (Ménage), d'origine germanique : angl. et holland.
hulk (voy. Kemna, p. 1 5 i et 154).
Uiaque, étague, cordage (1. IV, ch, i.xiv), à côté d'uretaque (1. IV,
ch. xx), terme d'origine obscure remontant au xii® siècle.
Quelques-uns de ces vieux termes, comme escoute, étague et galerne,
sont encore usuels parmi les mariniers de la Loire.
Tous ces vocables étaient encore employés au xvi«-xvi[« siècle. Cer-
tains se trouvent dans le Dictionnaire de Nicot (1606); d'autres dans
les ouvrages spéciaux de Cleirac (i63S) et du Père Fournier (1643).
I04 CONTACT AVEC I/ITALIE '
latine), terme inconnu en dehors de Rabelais (il manque au
Glossaire nautique et à Godefroy).
Tahut(i), espèce de navire, terme inconnu en dehors de Ra-
belais et identique au vieux mot tahut. cercueil (encore dans
Brantôme (2), d'origine méridionale: toulousain iaJnit, bière
oM cercueil (Doujat). Quant au rapport sémantique entre « na-
vire » et « cercueil », comparez cet article du Dictionnaire étij-
moloQique de Ménage : « Nau, bière, cercueil... de sa res-
semblance à une nau\ c'est ainsi que nos anciens appelloient
un bateau, du mot navis ».
Volantaire, sorte de navire (1. l^^ ch. xxii) que Jal inter-
prète (p. 523) par « bateau public, à volonté », tandis que
Kemna (p. 154) le rapproche du synonyme volant (1.476),
c'est-à-dire bateau léger, qui vole. Pourtant, volantaire ne peut
dériver que de volente, volonté (Palsgrave) et le sens répond à
peu près à celui donné par Jal. Le mot manque à l'édition prin-
ceps du Quart livre (1548).
2. — Emprunts normands et bretons.
Rabelais a connu de près la Bretagne, dont son roman porte
des vestiges nombreux. Il en a visité à plusieurs reprises les
ports, où il eut des rapports fréquents avec les marins et les
pêcheurs. Il a recueilli de la bouche des premiers les vocables
nautiques indigènes et appris des autres les noms de poissons
océaniques qu'on trouve nombreux dans son catalogue ichtyo-
logiquc (1. IV, ch. lx).
A-t-il connu personnellement Jacques Cartier, comme le pré-
tend une tradition locale consignée en 1628 par le chanoine ma-
louin Doremet dans une note marginale de son opuscule sur
V Antiquité de la ville et cité d'Aleth} (3)
C'est peu probable.
Tout porte à croire que Rabelais ne connaissait pas person-
(1) Cf. l. V, ch. XIV : u Tahutr^, barquettes et frcguattes ». C'est la
leçon du Manuscrit; l'Edition lui substitue : « Galleres et freguades ».
(2) « Fut ordonné... qu'on porteroit Du Guesclin sur son tahut où
estoit le corps et les clefs de Chastcau Randon ». (Euvres, t. II, p. 201.
(3) « Rabelais vint à Saint-Malo pour apfircndrc de Jacques Cartier
les termes de la marine et du pilotage à Saint-Malo, pour en chamarrer
ses bouffonnesques Lucianismes et impies cpicuréismes ».
NAVIGATION I0>
nellement Cartier, dont (comme tous ses contemporains) il sus-
pectait la véracité, puisqu'il place sa relation (i) dans le Pdys
d'Ouy-dire, c'est-à-dire parmi les historiens et voyageurs qui
ont rapporté des faits plus ou moins douteux.
Quoi qu'il en soit, notre auteur s'est documenté sur place,
aux ports de Saint-Malo, de Honfleur, du Havre, etc., et c'est à
cette source vivante que remontent les vocables qui suivent (2):
Agufjon, zéphyre (i. IV, ch. xxix) : « ... fut voile faicte au
serain et délicieux Agwjon ». La Briefoe Déclaration explique
ainsi ce terme : « Agwjon, entre Bretons et Normans mariniers,
est vent doulx, serain et plaisant, comme en terre est Zé-
phyre ». Ce mot, qui manque à tous les glossaires des patois
normands et bretons (3), a pourtant survécu dans le langage
maritime de Calvados : « Ayon ou ayon de vent, brise » (4).
La forme aguyon est tout bonnement une autre graphie d'a-
guillon, celle-ci variante archaïque très usuelle au xvi^ siècle
pour aiguillon et encore vivace dans plusieurs patois de
l'Ouest et du Centre. Uaguyon, c'est-à-dire l'aiguillon de
vent, a désigné tout d'abord la bise piquante et a fini, après
divers degrés intermédiaires, par s'appliquer au vent doux, au
zéphyre.
Chippe, vaisseau (1. IV, ch. xxii : « cinq cliippes »). Ce terme
rabelaisien n'est pas directement une « francisation de l'anglais
ship, navire » (comme le pense Jal), mais un emprunt fait par
Rabelais au patois haut-breton, dans lequel le nom a survécu
avec un sens plus restreint. Dans le Catholicon de Schmidlin
(1771), cliippe est noté comme « breton » et ainsi défini: « Dans
le cercle maritime de Saint-Malo, petite barque de pêcheur dont
(i) Brief rccit et succincte narration de la navigation aux isles de Ca-
nada, Paris, 1545.
(2) Voy. sur les termes nautiques normands antérieurs à Rabelais,
Les comptes du Clos des galées de Rouen au XIV<^ siècle (i382-i384),
éd. Charles Bréard, Rouen, 1894. Clos des galées est l'équivalent
rouennais à'arsenal.
(3) De même au Glossaire du patois des matelots boulonnais par Er-
nest Deseille (Paris, 1894) ainsi qu'aux Termes de mer et de pèche en
patois de Bernières-sur~Mer, par L. Quesneville (dans le Bulletin des
parl-jrs normands de igoi).
(4) Extrait d'un mémoire manuscrit sur les « Termes nautiques du
Calvados », par M, Denis, instituteur à Maisy, manuscrit mis à notre
disposition par l'obligeance amicale de M. Guerlin de Guer, l'éminent
patoisant de la Normandie.
lo6 CONTACT AVEC L'ITALIE
on S2 sert sur le Rancé ». Ce mot ne se trouve dans aucun dic-
tionnaire ancien, en dehors de celui de Cotgrave qui l'a tiré de
Rabelais lui-même.
FloLiln, suivant Xicot, « une manière de vaisseau de mer,
approchant la rauberge, peu plus petit » (1. W , ch. xxii : « trois
flouins »). Cette forme (i) se lit dans un document de Saint-
Malo de 1 5 5 5 : « trois flouins et deux chalouppes » (La Ron-
cière, t. II, p. ^6i).
Guabei, g:ibet, girouette (1. IV, ch. lxv : « voyez le (juabet de
la hu'ie ))~>, répondant à gabet, au même sens, usité dans la
Manche, suivant le témoignage de Thomas Corneille (1694). Le
pat' is guernesiais emploie encore gabet au sens de « girouette »
(Métivier).
Fii^on, frison, pot de terre ou de métal pour conserver la
boisson (1. IV, ch. xxii : « Apporte les Jruons, hau, Gym-
naste... »), terme que Cotgrave rend par dutch tankavd, ou pot
hollandais, et que le Père Fournier définit ainsi : « Fri.:^ons sonX
chopines d'airain ou de terre cuite pour tenir boisson; en Nor-
mandie, on les faict d'estain et contiennent deux pots ». Le mot
signifie peut-être pot de Frise, et il a pénétré en français par
le patois normand.
Grain, orage accompagné de pluie et de grêle (1. IV, ch. xviii :
« un tyrannicque grain et lortunal nouveau »), que Cotgrave
note avec raison comme normand. En effet, le terme était et est
encore familier aux marins de la Normandie {2).
(i) Le terme n'est pas « une orthographe auriculaire du mot anglais
Jlowing » (deyZ^, voler), comme le soutient Jal, — etymologie admise
par La Roncière (t. Il, p. 3(Ji) et passée dans le glossaire de Marty-La-
veaux, — pour les deux raisons suivantes :
1° Flowiug est inconnu à l'aoL^lais du xvi" siècle, le Dictionnaire his-
torique de Murray ne le mentionne pus avant 1748 et encore comme
simple épithète [n flowing sail »).
2» Ce terme nautique, attesté des la seconde moitié du xv" siècle, se
présente tout d'abord sous les formes y7c'//2, folin, phulin, dont le point
de départ reste obscur.
(2) Voici deux ténu)if;nages, l'un ancien et l'autre moderne, sur cette
provenance :
« Souvent s'esLvoient des tourbillons que les mariniers de Norman-
die appellent grain, lesquels... tempestoyent si fort dans les voiles de
nos navires que c'est merveille qu'ils ne nous ont viré cent fois... »
Jean de Léry, Voyage de l'Amérique, ch. iv (cité d'après Le Duchat).
•' Grain, onde subite et passagère, avec ou sans bourrasque ; cette
NAVIGATION lO?
C'est par leur intermédiaire que grain, au sens nautique, a
passé au français, où il est devenu d'un usage général, et du
français au provençal avec la même acception technique : « Gran,
terme de marine, orage passager » (Mistral).
Inse, hisse ! cri pour animer la chiourme à hisser les voiles
(1. IV, ch. xx), impératif de inser (i), forme normande, répon-
dant au méridional hisser (prov. et catal. issar, ital. issare),
d'où insail, drisse, pendant normand de hissas (l. IV, ch. xx :
« la main ù Vinsait »). Cette forme nasalisée, inser ou hinser,
a précédé hisser, qui est moderne et d'origine méridionale.
Jiainucrge, vaisseau à voiles et a rames employé sur l'Océan
(1. 1\', ch, i), figure sous cette forme d'abord chez Rabelais,
tandis que le primitif roberge ou raaberge (cette dernière forme
encore chez Nicot) lui est antérieur. Ramberge est une adap-
tation, dans la bouche des marins normands, de l'anglais row-
barge, barge à rames (2).
C'est également par l'intermédiaire du normand que nous sont
venus les termes Scandinaves bâbord et tribord, attestés sous
cette forme tout d'abord dans un chant royal de 1528 de Jean
Parmentier (3) et ensuite chez Rabelais (1. IV, ch, xxii). Tribort
est une abréviation d'estribord, qu'on lit dans la Cosmographie
d'Aphonse le Saintongeais (q).
3. — Emprunts du sud-ouest.
Rabelais a fait des voyages répétés dans le Languedoc, le
Béarn, la Guyenne, Les noms des grands ports de Bordeaux et
expression, familière aux marins, est usitée dans tout l'arrondissement
de Pont-Audemer ». Robin, Prévost, etc., Dictionnaire du patois nor~
mand en usage dans le département de l'Eure, Evreux, 1882, p, 2i3.
(i) On rencontre la même forme nasalisée chez dAubigné {Histoire
Universelle, t. II, p. :o : « ... et hinsant la civadiere... il fait prendre
les rames «) et, au xvii" siècle, chez Cleirac {Termes de marine, 1643,
p. Sa) : « Les drisses servent pour tirer l'estague aux fins de hinser ou
d'amener les voiles ».
(2) Voici comment Guillaume du Bellay décrit cette sorte de vaisseau
de guerre {Mémoires, éd. iSôq, p. SgS) : « Il y a une espèce de navire
particulier, dont usoient nos ennemis [les Anglois], en forme plus longue
que ronde, et plus estroite beaucoup que les galleres... Avecques ces
vaisseaux ils contendent de vitesse avecques les galleres et les nomment
ramberges ».
(3) Voy. Rev. Et. Rab., t. X, p, 65.
(4) Ibidem.
I08 CONTACT AVEC L'ITALIE
de Bayonne reviennent à plusieurs reprises clans son roman. Le
contingent des termes nautiques qu'il y a recueillis est impor-
tant (i):
Besch, vent du sud-ouest (1. IV, ch. xliii : « l'un loue le Si-
roch, l'autre le Besch »). Cotgrave donne labeclie et lebeche. C'est
le languecl. labecli, roussillonnais lebech, italien libeccio (« vent
appelle labeche par les Provençaux, vent d'Afrique », Oudin).
Chez Rabelais, la syllabe initiale a été confondue avec l'article.
Bitou, bitton, charpente servant à fixer les amarres (1, IV,
ch. XIX : « attache à l'un des bitous »), et biton (1. N', ch. xviii),
du langued. bitoUy bitou, même sens.
Cap, l'avant du vaisseau (1. IV, ch. xx : « le cap est en
pièces »), du langued. cap, même sens.
Capestan, cabestan (l. IV, ch. xxii : « le cable au capes-
tan ))), forme particulière à Rabelais que donne également Clei-
rac (1643) : *^ ^^^ milieu de la largeur du pont est le capestan
ou cabestan (2) ».
Cyerce, vent d'ouest-nord-ouest (l. IV, ch. xliii): « Ce bon
vent de Languegoth que l'on nomme Cyerce ». Dans le Langue-
doc occidental, cens désigne le vent nord-ouest, que Doujat
définit : « vent d'occident, contraire à l'antan sud-est ». II
figure dans ce dicton nautique : « Labech tardié, Cers mari-
nic ». C'est le survivant du latin circius ou cercius, vent vio-
lent du nord-ouest dans la Gaule narbonnaise, dont parle Pline
(l. II, ch. XLVl).
Escantoula, chambre d'une galère destinée aux argousins
(1. IV, ch. XIX : « mousse..., garde V escantoula »), graphie
erronée (3) pour escandola, forme languedocienne, répondant
au bas-lat. et ital. scandola, à côté de scandolaro, lieu proche
(i) Voy. le Trésor de Mistral et le Dictionnaire de la langue Toulou-
saine de Doujat, Paris, if">3S.
Nous ne citerons que les termes particuliers à Rabelais ou aux auteurs
du xvi« siècle, en renvoyant pour les autres à notre mémoire sur les Ter-
mes nautiques dans Rabelais (dans Rcv. Kt. Rab., t. Vlll, p. 33 à 41).
(2) La f(jrme littéraire et moderne cabestan lii^ure au xiv s èclc dans
le Clos des gallees de Rouen (p. 121), Sous les variantes t\Tto7t7/i/ et ca-
bestens, l'une et l'autre forme d'origine méridionale : capestan et cabes-
tan (ou cabestran). L'ani^lais possède, de même, capstan, attesté au
xiv« siècle, que les Anglai-; (suivant Murray) auraient appris des mate-
lots de Marseille ou de Liarcclone, à l'époque des croisades.
(3) Cotgrave donne à escantuole (sic) le sens de « pompe d'un na-
vire », acception admise par Oudin (i^o) et, en dernier lieu, par Jal,
NAVIGATION 109
cle la chambre de la poupe (Oudin), d'où l'ancien français escaa-
delar (xm* au xvi' siècle).
EscoutUle^ écoutille (1. I\', ch. lxih : « transpontin au bout
des escoulUles »), du langued. escoutiUia, même sens (i).
Escoutillon, écoutillon (1. IV, Prol. nouv. : « la trappe des
cieux... semble proprement à un escoutillon de navire »), du
langue J. escoatillion, même sens.
Guaillardet, gaillardet (1. IV, ch. xiv : « Papefigues, les-
quels jadis... les nommoit on guaillardets »), du langued. gal-
hardet (Bordeaux, giialhardet), ital. gagliardetto (2).
Pane, panne (1. IV, ch. xx : « guare \di pane »), du langued.
pano, même sens (3).
Pontal, pont volant (1. IV, ch. xxiv : « espailliers, hau, Jct-
tez le pontal »), du langued. pontal, môme sens.
Serper, lever l'ancre (1. V, ch. xviii : « Ayans serpé (^)
nos gumenes, feismes voile... »), du langued. serpa^ et serpa
lou ferre, même sens (5).
Valentienne, sorte de cordage qui sert à tenir la vergue en
équilibre (1. IV, ch. lxiii) : « Nous ne voguions que par les ua-
lentiennes, changeant de tribort en babort, et de bâbord en tri-
bort ». Forme altérée de valencine, comme le mot est écrit dans
un document de 1538 (cité par La Roncière, t. II, p. 481), ré-
pondant au langued. balancino, balancine (avec la prononcia-
tion gasconne de la palatale initiale). Le Père Fournier connaît
la même variante (1643) : ^^ Balencines ou valencines sont cordes
qui servent pour balancer la vergue comme l'on veut, haussant
l'une des extrémités et abbaissant l'autre ».
A ces contributions du vocabulaire océanique viendront s'a-
(i) Le Dictionnaire général tire le mot de l'esp. escotilla, mais
Rabelais (chez lequel on rencontre d'abord le vocable) ignore les ter-
mes nautiques de source espagnole (qui sont d'ailleurs postérieurs :
voy. ci-dessus civadiere, à côté de cevadere).
(2) La variante gaillardet du F« livre (ch. xviii) reflète peut-être une
variante gasconne goiialhardet .
(3) L'étymologie proposée par Jal (de l'ital. pania. glu) est phonéti-
quement inadmissible.
(4) Le mot se lit isolément dans la Chronique (i49g-i5oS) de Jean
d'Auton, éJ. Paul Lacroix, t. L p. 271 : « Le vent fut doux et la mer
tranquille", tant que l'armée des François et des Gennes firent ancre
sarper et voiles tendre ».
(5) Cf. Littré : « Serper. Ancien terme de marine. Sur les galères du
temps de Louis XIV, serper le fer, ou, absolument serper, lever l'an-
cre ». .
no CONTACT AVEC L'ITALIE
jouter de nombreux termes méditerranéens fournis par les ma-
rins marseillais.
4. E.MPRUNTS CATALANS.
C'est à Baj^onne que Rabelais a probablement appris les ter-
mes catalans qu'on rencontre dans son « navig^uaige », Ces ter-
mes manquent en général au languedocien ou bien en différent
par la forme. Voici les expressions qui accusent cette origine
pyrénéenne (i) :
Estanterol, pilier placé à la tête du coursier d'une galère, près
de la poupe (1. IV, ch. xix: « Deçà, G5mndste, ici sur Vestan-
terol »), du catal. esta/iterol, « fusta à modo de columna qu'en
las galeras se colocava à popa en lo pasadio, y en ella s'hi afîr-
mava il toldo » (Labernia y Esteller), prov. estanteirol (Mis-
tral), ital. stentarolo (« un travicello che s'appoggia alla corsia
e sostiene la forbice délia poppa », Cresccnzio), esp. estande-
rol. Le mot catalan répond seul à la forme rabelaisienne, et il
dérive (comme estantal, étai, soutien) d'estante, fixe, de-
bout (2).
Fadrin^ jeune matelot, novice (1. IV, passim : trois passa-
sages), du catal. J'adri (pi, fadrin), au sens de marin dans
l'ancienne langue. Le terme est du xvf siècle et on le rencontre
dans le Voyage d' outre-mer de Jean Thenaud (éd. Schefer,
p. \.\^) : «... capitaines, pillotz, nauchers mariniers et fradina
(sic) ». Le Père Fournier remarque, fol. 170: « Les Pages ou
garçons de navire que les Marseillais nomment fadarins et les
Il ;ll;!ndais Mousses ». Aujourd'hui, fadarin signifie proprement
petit fat, jeune éccrvelé.
Fernel, drosse attachée au banc de la galère (1. I\^ ch. xxiv :
« du fernel ne vous souciez »), de l'ancien catal. frenell (3). La
métalhèse de la forme rabelaisienne se retrouve dans le langucd.
farnel, drosse, cordage qui s?rt à mouvoir la barre du gouver-
nail, et drosse des basses vergues, estrope (Mistral).
(i) Voy. PcTC Labernia y l'steller, Diccionari de la lenf^ua catalana
(s. d.)
(2) IJcslaiitcrol n'est donc pas « l'endroit de la poupe où était arboré
l'étendard » (stentarolo^ italien, de slendale, étendard), comme on lit
dans le Glossaire de Marty-Laveaux, mais le nom du pilier lui-mcme
(l'ital. stentarolo étant emprunté au catalan).
(3) Sous cette forme, le terme se rencontre dans un document nauti-
que de 13O9 (dans La Koncicre, t. II, p, 4!Si).
NAVIGATION m
C. — NOMS MÉDITERRANÉENS,
11 faut maintenant compléter cet abondant vocabulaire océani-
que avec les apports non moins nombreux des marins levantins.
I. — Emprunts marseillais.
Le port principal du Midi de la France, iMarseilie, est sou-
vent cité dans notre roman, ainsi que le groupe des îles d'Hyè-
res, dans la Méditerranée. Les voyages fréquents de Rabelais
dans le Midi l'avaient familiarisé avec le langage maritime de
la Provence et lui avaient fourni, après l'italien, le contingent
le plus important de sa nomenclature nautique.
Voici les termes qui dérivent de cette source et qu'on trouve
tout d'abord chez notre auteur (i) :
Acappayer, mettre à la cape (1. IV, ch. xx) : « Acappaye.
En sommes nous là? dist Pantagruel... Acappaye, hau, s'escria
Jamet Brahier, maistre pilot, acappaye ». Terme probablement
identique au simple capéyer ou capeer, « singler à la cape...
en trop excessive tormente », suivant la définition de Nicot, et
attesté après Rabelais. Le Trésor de Mistral ignore un composé
acapeia (il donne seulement le gascon capeia, à côté du mar-
seillais capia), ainsi que les dictionnaires nautiques italiens. Le
type du dérivé rabelaisien est encore â chercher, mais sa source
méditerranéenne est hors de doute (2).
Aigade, provision d'eau douce sur mer (1. IV, ch. 11 : « les
chormes des naufz faisoient aiguade »), du prov. aigado. Cf.
« Faire aigade est aller puiser, prendre ou faire provision d'eau
douce » (Père Fournier, 164^).
Brague, braie, cordage (1. IV, ch. xviii : « pour Dieu, saulvons
la brague »), de brago, même sens.
Civadiere, voile qu'on suspend sous le mât du beaupré (1. IV,
ch. xviii). Ce terme qu'on trouve cité en 1525 dans V Inventaire
de la Grande Maistresae de Marseille (La Roncière, t. II,
(i) Voy. le Trésor de Mistral et les ouvrages cités ci-dessous sur
l'équipement des galères méditerranéennes.
(2) De TAulnaye se trompe lorsqu'il affirme, dans son Glossaire, que
Vacappaye de Rabelais « signifie en provençal achève de tendre les
cordages ». « Achever » se dit acaba, en provençal.
1 1 2 CONTACT AVEC L'ITALIE
p. 48 3), est le prov . cicadiero (de civado, avoine, ainsi nommée
parce qu'on l'a comparée à un sac à avoine, Mistral) (i).
Encarrer, échouer, en parlant d'un navire (1. IV, ch. xxi):
« Nostre nauf est-elle encarrée? » et (1. V, ch. x'Viii): « ... feu-
rent naufs encarrées parmy les arènes ». Le mot répond au
marseillais encara, échouer, engraver, donner sur un écueil.
Guatte, gatte (1. IV, ch. xviii : « l'arbre du haut de la
fjuatte »), du prov. gato, même sens (2).
Lignade, provision de bois sur mer (1. IV, ch. lxiv : « vos
chorrnes y pourront faire aiguade et lignade »), du prov. li-
gtiado, train de bois flotté.
Maistral, mistral (1. IV, ch. xvm : « le maisiral accompai-
gné d'un col effréné »), du prov. maistral, vent du nord-ouest.
Cf. Alonet (163 5) : « Maestral, meairal, vent directement opposé
au sirocco (3) ».
Maistralle, la grande voile d'un navire latin (1. IV, ch. xviii),
du prov, maistralo, même sens (4).
Nauf, navire, terme fréquent chez Rabelais (qui l'a employé
une vingtaine de fois) et rivalisant chez lui avec son synonyme
navire, remplaçant de l'ancienne nef: c'est le prov. nau, nauf,
navire (vieux), barque, bac, bateau (Mistral). Le terme nauf
se rencontre d'abord vers 1 507 dans la Chronique de Jean d'Au-
ton et ensuite dans V Histoire du roijaume de Naples par Sau-
vage de Fontenailles (voy. Godefroy) (5).
Tirados, trait ou cordage (1. IV, ch. xviii : « n'abandonnez...
I3 tirados »), du prov. tiradou, qui dut avoir ce sens au xvi* siè-
cle dans le langage nautique (aujourd'hui, il désigne le timon
( I) Cette forme méridionale, qu'on lit encore chez Thierry (1572) et
Monet (i635), est antérieure à celle de cevadere^ seule donnée par Nicot
(iGoô) : « Ccvadcrc est un mot espagnol qu'aucuns mariniers usurpent
ores qu'ils en ayent un de leur nation qui est bcauprc ».
(2) Le terme se lit dans VOppii^nation de Rhodes de Jacques de Bour-
bon (éd. i52(», fol. 14 V"): « Tous les navyres meisrcnt banierc en
hault de la patte, c'est-à-dire les navyres ronds et les fjalleres au bout
de leurs arbres ».
(3) Le Dictionnaire de VAcadémie de i835 et 1878 contient encore
cette remarque : « Mistral. Quelques-uns disent et écrivent maestral ».
(4) Les glossateurs de Rabelais (Moland, Marty-Lavcaux) confondent
généralement ce terme avec le précédent. Nous reviendrons, dans
l'Appendice C, sur l'un et l'autre.
(5) Robert l-Jsticnne {i54()) donne la forme parallèle (« Nau, cerchez
navire ») qui est angevine, fréquente chez les poètes de la Pléiade (Baïf,
Ronsard, Jodclle).
NAVIGATION I I 3
OU la flèche du charriot), à l'exemple de l'ital. tiradorc, au
même sens chez Oudin (1640) : « trait ou cordage ».
Termes de galère. — Ajoutons-y le groupe suivant qui em-
brasse la nomenclature spéciale aux gilères méditerranéennes,
dont quelques termes ont déjà été mentionnés sous le contingent
languedocien (escantoula), catalan {estanterol et /rene^) et mar-
seillais (aiguade et lignade). Voici les vocables qui s'y ratta-
chent ( I ) :
C/iorme, chiourme, équipage (1. IV, ch. 11), répondant au
langued. diorino et au marseillais cliurrno (d'où la variante
clieiwrnc, employée par Commynes, 1494), ital. ciurma (2).
Coniremejane, contremisaine (1. IV, ch. xviii), du prov. con-
tromejano, nom d'une des voiles des galères (Mistral), terme
qui figure dans un document nautique marseillais de 1525,
déjà relevé.
Hespaillier, le premier rameur d'un banc, dans une galère
(1. IV, ch. xix), du prov. espalié. Cf. J. Ilobier, 1622, p. 6 :
« Les deux premiers [forçats] qui manient le giron des rames
joignantes l'espale s'appellent espaliers, qui sont ceux qui don-
nent la vogue au reste ».
Majourdome, nom de l'officier chargé du service des vivres
sur les galères (1. IV, ch. xviii : « Majourdome, hau, mon
amy »), du prov. majourdome. Le terme se trouve dans les
Faits de la marine (i 5 1 5-1 520) d'Antoine de Conflans : «... l'ar-
gouzin, XV fl. ; le moj'our dosme, xv fl... ».
Mejane, misaine (1. IV, ch. xviii), répondant au prov. me-
jano, terme qu'on rencontre dans l'Inventaire d'une galère
marseillaise de 1525 (3).
(i) Voy. V Inventaire de la Grand Maistresse de Marseille de i525, do-
cument inédit (Arch. Nat. X'a 8621, fol. 200 et suiv.). — J. Hobier,
De la construction d'une gallaire, Paris, 1622.
(2) La forme littéraire moderne a été précédée par celle de chourme :
« La plupart des provinciaux, remarque Ménage {Observations, t. II,
p. 459), disent chourme ; il faut dire chiourme, comme on dit à Paris ».
Le Père Fournier donne, dans son Hydrographie, ce double sens du
mot : « Chiorme ou chiourme, sur la Méditerranée, signifie première-
ment le lieu où les forçats tirent à l'aviron d'ure galère, et secondement
il signifie toute la bande de ceux qui voguent ».
(3) La forme littéraire misaine, de l'ital. 7ne^^ana, voile moyenne, se
trouve déjà dans Les comptes du Clos des galées de Rouen du xiv" siècle
(p. 120) :« Une »2îg-t>;n2e..., vielle et usée », et c'est cette forme normande
qui a prévalu en français. Le Père Fournier (1643) dit à cet égard : « Arti-
8
114 CONTACT AVEC L'ITALIE
Triou, voile de fortune d'une galère (l. IV, ch. xviii), va-
riante du prov. treou, voile carrée qui remplace les voiles lati-
nes pendant le gros temps (i).
Cette nomenclature marseillaise des galères trouvera son
complément dans les appellations vénitiennes, qui seront men-
tionnées plus bas. Il suffit de la comparer à l'opuscule cité de
J. riobier (1622), pour constater combien elle diffère de celle du
commencement du xvif siècle.
2. — Emprunts italiens.
Les vocables italiens tiennent la première place dans la nomen-
clature nautique de Rabelais. On sait qu'il a fait quatre voyages
en Italie (entre les années 153^ et 1550) et c'est pendant ces
divers séjours qu'il a recueilli des matelots de l'Italie du Nord,
et tout particulièrement de ceux de Venise, tout un stock de ter-
mes de marine. Nous allons aborder les emprunts italiens d'ori-
gine dialectale avant d'étudier les mots de provenance littéraire.
1° Termes vénitiens.
Rabelais fait allusion aux « gondoliers de Venise » (I. II,
ch. xxx) et, à propos des habitants des Iles des Macréons, il fait
remarquer qu' « ilz estoient charpentiers et tous artizans telz
que voyez en VArsenac de Venise » (1. IV, ch. xxv). Son séjour
à Venise reste douteux, suivant Ileulhard ; mais il a certainement
visité le port, où il a recueilli nombre de termes nautiques véni-
tiens. Us se rapportent principalement à la galère, Marseille et
Venise ayant également enrichi sous ce rapport le vocabulaire de
Rabelais. Voici les termes rabelaisiens de cette catégorie (2):
Alfjousan, argousin (1. III, ch. xx : « mon comité, mon al-
gousan, mon sbire... »), de l'ancien vénitien algusin (3), au-
inon signifie la voile du mast d'arrière que les Normans appellent mi-
:^aine ».
(i) En ancien français, on disait /re/ (document de i383 chez La
Roncière, t. II, p. 481), ital. trevo {«■ une voile quarrée dont on se sert
en temps de bourrasque, tref ou trcou en langue provençale », Oudin).
(2) Bartolomeo Crcscenzio, Nautica viediterranca. . ticlla qualc si
inoslra la fabrica délie galee, Rome, 1604. — Giuseppe Boerio, Di^iona-
rio del dialetto vcne^iano, y/cnisc, i85G.
(3) La forme littéraire argousin, également attestée dès le xvi« siècle,
vient par contre du marseillais argousin, reflet local d'algousin ou al-
gusin, qui renvoie également à Venise.
NAVIGATION 1 1 5
jourd'hui agu^in, « basso uffiziale di galera, che ha l'Incombenza
di levare o di rimettere le catene ai galeotti o forzati, e che in-
vigila sopra essi » (Boerio).
Barisel, capitaine des sbires (l. III, ch. xx : « mon algousan,
mon sbire, mon barisel »), du vénitien bariselo (ital. bargello),
« capitano di sbirri » (Boerio). En provençal, barisel (i) a le sens
exclusif d'imbécile, de nais, acception défavorable qu'on re-
trouve également en italien.
Comité^ officier qui commandait la chiourme d'une galère
(1. III, ch. XX : « mon comité »), du vénitien comito (2), « quel
uffiziale che commanda alla ciurma délie galee » (Boerio).
Coursie, passage de la proue à la poupe d'une galère, entre les
bancs des forçats (I. III, ch. lu; 1. IV, ch. xix : « passans sur la
coursie »), du vénit. corsia, « quella strada che è nel mezzo
délia galea, per la quale si passa dalla poppa alla prora e nella
quale occorendo disarborare, si carrica l'arbore maestro » (Pan-
tero-Pantera, 1614). Nicot le définit ainsi (1506): « Coursie
est l'allée large de deux ou trois ais en une galère (3) ».
Fougon, cuisine d'une galère (1. III, ch. lu ; I. IV, ch. viii : « à
cousté du fougon »), du vénitien /o^on, « certa foggia di stanzo-
iino, ch'è nella prua délia nave » (Boerio), ital. focone, « fouyer,
le lieu où l'on cuit les viandes dans une galère » (Oudin) ; Mar-
seille, fugoun, cuisine de vaisseau (Mistral).
Frégate, nom attesté tout d'abord chez notre auteur, qui
connaît à la ïois freguate (1. IV, ch. xxii) et fregade (1. V,
ch. xiv), la première forme italienne (fregatd), la deuxième,
vénitienne, fregada, « bastimento di guerra maggiore del bri-
gantino » (Boerio). Le Père Fournier les définit ainsi (1643) :
« Frégates sont petits vaisseaux armés en guerre qui vont à ra-
mes et voiles, propres à descouvrir et porter nouvelles ».
(i) La forme barisel se lit également chez du Bellay (éd. Marty-La-
veaux, t. II, p. 389) ainsi que chez Régnier (Sat. VI). Le Dictionnaire
de V Académie de i835 admet encore cette forme, à côté de celle de ba-
rigel, plus générale et plus littéraire.
(2) Bréard cite une quittance de iSSj qui attribue à la galée Sainte-
Croix un équipage de 239 hommes, parmi lesquels se trouvent o trois
comités et neuf nochiels », c'est-à-dire nochers (Les Comptes du clos des
galées, p. 60). Au xv« siècle, on rencontre aussi comitre (Eust. Des-
champs a commutre), qui accuse une influence espagnole ; à Marseille,
le comité d'une galère s'appelait co7no de galero.
(3) On a dit plus tard : coursive (voy. Littré), variante de coursie (en
ital. corsia et corsiva), a côté de accourse et accoursie (cette dernière
chez Rémy Belleau).
. Il6 CONTACT AVEC L'ITALIE
Gondole, bateau léger, long et plat, dont on se sert particu-
lièrement à Venise (1. IV, ch. xxii : « quatre gondoles »),
du vénit. gondola, « barchetta piatta e longa, con ferro dente-
lato poste verlicalmente in prora, con un copertino nel mezzo,
che va a remi e si usa particolarmente in Venezia per navigare
sui canali interni » (Boerio) (i).
Guaban, gaban, capote de marin (1. IV, ch. xxiv : « Voulez-
vous un bon guabnn conXrG la pluie? »), du vénit. gaban, « man-
tello con maniche » (Boerio), ital. gabbano (2).
Prodenou, étai d'avant (1. IV, ch. xviii : « le prodenoii
est en pièces »}, de l'ancien vénitien prodeno, ital. prodano,
« corde pour arborer ou desarborer l'arbre maistre » (Oudin).
Etats at.mosphériques. — Un autre groupe de ces vocables
spéciaux désigne différents états atmosphériques :
Donache, bonasse, calme de la mer (1. IV, ch. xxvi : « en mer
est bonache et sérénité continuelle »), ancien terme nautique
qu'on rencontre chez Rabelais sous cette forme, reflet de l'ital.
bonaccia, à côté de la forme bonasse, familière aux autres écri-
vains du xvi" siècle (par exemple à Montaigne) et accusant un
intermédiaire vénitien (bonaj^^a).
Cale, tourbillon de vent, ouragan (l. IV, ch. xviii : « un
cole effréné ») et colle (1. IV, ch. xxii : « ce colle horrible »),
de l'ital. cola di vento, une continuation de vent par plusieurs
jours (Oudin). Le terme est vénitien: « Cola di vento, termine
marinaresco, la continuazione di un vento che dura senza altera-
zione per più giorni » (Boerio), littéralement colle de vent.
Fortanal, tempête (l. IV, ch. xviii : « prevo5'ant un tyran-
nicque grain et fortanal nouveau »), du venit. fortunal (ital.
fortunale).
Gruppade, grain, coup de vent (1. IV, ch. xviii : « le
maistral accompuignc... de noires gruppades »), de l'ital.
gruppata di vento, et groppo di vento, littéralement nœud de
(Il Cette forme, littJraire et moderne, attestée tout d'abord chez Rabe-
lais (ainsi que son dérivé : « gondoliers de Venise », I. II, ch. xx), a été'
précédée par celle de gondclc f i24('i) et de gondrc (1^41), la première di-
minutif de goudc (ital. ponda, sorte de barque); la deuxième, francisa-
tion de gondole (par l'intermédiaire du bas-latin gondara).
(2) La forme antérieure caban (Gay: 1448) dérive du prov. caban,
manteau à manches et à capuchon, bas-latin cabanus (i388). La déri-
vation habituelle de l'espagnol gaban est inadmissible: celui-ci est un
emprunt fait à Titalien.
NAVIGATION II?
vent, par un intermédiaire vénitien (manque à Boerio), d'où éga-
lement l'espagnol grupada, averse accompagnée d'un grand vent.
Slon, rencontre tumultueuse de vents violents (1. IV,
ch. XVIII : « terribles sions... »), du vénitien sion (d'où l'ital.
sione ou scione), « turbine o vortice d'aria clie termina sul
mare, dond'ella tromba o tira l'acqua con violenza » ( Boerio).
Le mot est une contraction de si/on ou siphon, espèce de
trombe. Cotgrave donne la triple variante : cion, sion et scion ;
Nicot (1605) et Monet (1635) le définissent ainsi : « Cion,
tourmente, tempeste qui s'esleve sur mer par l'impétuosité des
vents imprévus » (1606) et « Cion ou birrasque, pluye etgresle,
provenans de vants humides s'entrebattans » (i).
- 2° Termes italiens.
Passons aux emprunts que Rabelais a faits au langage
(i) Les termes suivants sont antérieurement attestés:
Arsenac, arsenal maritime (1. IV, ch. xxv : « en l'arseuac de Ve-
nise »), forme encore conservée au xvii^ siècle : « On dit aujourd'hui [en
1672] plus communément arsenac... A Paris on ne dit dans le discours
familier ni arsenal, ni arsenac, mais arsena » (Ménage) et, « à l'égard de
Varsenal de Paris, on prononce plus communément arsenac » (Thomas
Corneille, 1687). C'est la forme vénitienne arsena, a côté de l'ital. ar-
senale, d'où le français moderne arsenal, qui n'apparaît qu'au xyu^ siè-
cle ; par contre, la graphie arsenac, c'est-à-dire arsena, est attestée
dans un document relatif à Venise de 1459 (Godefroy) : « Le duc [doge
de Venise] nous mena veoir Varsenac où est l'artillerie de la ville... »
La variante plus ancienne, (arsenal (xui^ siècle), encore dans la Chroni-
que de Jean d'Auton (« tercenal de Gennes »), reproduit les plus an-
ciennes formes dialectales italiennes (Pise : tersana; Ancône: tersenale),
toutes d'origine orientale (^oy. Devic), de même que darse (de l'ital.
darsena), ainsi défini au xv« siècle par le chroniqueur Boucicaut (t. II,
p. g) : « ... le port de Jennes (Gênes), là où les galées et les navires
sont et arrivent, qu'on appelle la darse ». Ajoutons que les mariniers
normands du iiv* siècle avaient rendu arsenac parc/05 des galées.
Fuste, petite galère (1. III, ch. lu) ainsi définie par le Père Fournier :
« Vaisseau familier aux Vénitiens, qui va à voiles et à rames, moin-
dre qu'une frégate », du vénitien yz/^/a, « specie di naviglio da remo o
galera, che ai tempi del governo veneto si teneva presso alla Piazza di
San Marco quasi di rimpetto aile colonne, per deposito dei forzati o
condannati al remo fin che venivano disposti suUe galère » (Boerio). Le
terme remonte au xiv^ siècle (voy. Kemna, p. 201).
Gualeace, galéace, galère vénitienne de grande dimension (1. IV,
ch. LxvO, de l'ital. galea^^a, vénitien galia^^a, « grosso bastimento di
basso bordo, il maggiore di tutti quelli che vanno a remi » (Boerio).
Terme déjà employé au xv" siècle par Commynes.
Il8 CONTACT AVEC L'ITALIE
nautique italien (i), en reléguant au bas du texte les vocables
qui remontent aux relations nautiques entre l'Italie et la
France pendant le xiv' et le xv' siècle (2). Quant aux nouvelles
acquisitions de la Renaissance, nous les envisagerons sous un
dvouble point de vue, suivant qu'ils sont particuliers à Rabelais
ou usités en dehors de son œuvre.
(i) Pantero-Pantera, L'Armata navale (suivi d'un « Vocabulario nau-
tico »), Rome, 1G14. — F. Gorazzini, Vocabolario nautico italianOy
Turin, 1900 et suiv.
Oudin A., Recherches italiennes et françaises^ Paris, 1642.
{2) Voici ces termes :
Brigantin, petit vaisseau de course armé en guerre (1. III, ch. xxxii),
de rital, brigantino, terme déjà employé par Froissart (« une manière
de vaissiaulx courans lesquels on nomme brigandins »).
Calla/ater^ calfater (1. I, ch. m : « navire callafatée et chargée »),
terme appartenant au vocabulaire méditerranéen dès le xiii* siècle (ital.
calafattare, anc. prov. calafatar) et se présentant chez Rabelais sous
de nombreuses variantes: calfater (1. III, ch, xxvi;, calfreter (1. II,
ch. xxiv) et gallefreter (1. II, ch. i). La forme calfetrer, que donne
Palsgrave ( i;3o), devient calfeutrer chez Robert Estienne (i539).
Calamité, pierre d'aimant (1. IV, ch. r: « le pillot avoit dressé la ca-
lamité de toutes les boussoles »), de l'ital. calamita, terme qu'on ren-
contre déjà chez Brunetto Latini (xni« siècle), et, en i5i2, dans le
Voyage d'oui tre mer de Jean Thenaud.
Carraque, grand bâtiment génois (1. II, ch. iv : « une grande carrac-
que de cinq cens tonneaulx m), de l'ital. caracca, terme également em-
ployé par Marot et déjà familier au français dès le xiii«-iiv« siècle.
Esquif, navire (1. I, ch. ix), terme antérieur au « naviguaige », où il
figure également (1, IV, ch. xlviu). C'est le reflet de l'ital. schifo, em-
prunt attesté dès 1497 (voy. Kemna, p. 142).
Lut, petit navire de forme arrondie (1. IV, ch. xxii : « voyez cy près
nostre nauf deux /w/^... »), de l'ital. liuta. Terme attesté dès 1459
(voy. Godefroy). Ménage nous renseigne : « On appelle lut une sorte
de petit vaisseau de mer, à cause de sa ressemblance à l'instru-
ment de musique qui porte le même nom. Liuta, un lut, sorte de
barque, dit Ant. Oudin. Il pouvoit ajouter que le lut est une barque
connue sous ce nom-là par les Provençaux qui s'en servent, je
pense, à transporter le sel ». Mistral dit à son tour : « Lahut, lut, tar-
tane, petit bâtiment usité dans le golfe du Lion... Le navire rappelle
la forme du luth par la disposition de ses cordages qui pendent de l'an-
tenne inclinée ». Cf. Odet de Lanoue (iSgô), p. 3G5 : « Lahus, sorte de
navires qui viennent le plus souvent de Marseille à Beaucaire en la
foire Saincte-Magdclaine ».
Mole, jetée (1. IV, ch. i : « sus le mole »), de l'ital. molo, terme em-
ployé par Guillaume de Villeneuve à la fin du xv" siècle.
Naucher, nocher 1. III, ch. xi.vni), de l'ital. nocchiere. Jal cite, dans
son Glossaire, ce passage du Triomphe des vertus, de t5i8 : «... patrons,
NAVIGATION 1 1 9
A. — TERMES DU XVI^ SIÈCLE,
Mentionnons en premier lieu ceux de ces termes qui, par
leur forme ou leur date, ne remontent pas au-delà du xvi' siècle :
Boussole (1. I, ch. xxiii), de l'ital. bussola, terme d'ori-
gine sicilienne, dont le sens primordial est petite boite de buis.
Belon emploie encore la forme italienne : « Les Coursaires ou
Pirates... ont une boëte de quadran à naviguer nommée le
bussolo, qui est le quadran de marine » (i).
Carracon, grand carraque, et spécialement nom du navire
de douze cents tonneaux construit en 1544 par François 1"
nochiers, pillotes, fradrins {sic), matellots... », et un document nor-
mand antérieur de iSSj fait mention de « comités... nochiels ».
Naiile, fret d'un navire (1. V, ch. xv : « ... payer... à Caron le Jiaule
de sa barque »), de l'ital. naulo, nolo, d'où également les dérivés nauti-
ques nolis et noliser. Cotgrave donne à la fois naule et noie.
Nave, navire {Lettres, éd. Bourilly, p. 63), de l'ital. nave, terme déjà
attesté vers l'an 1191 (Kemna, p. i5), fréquent chez Froissart, revient
aussi chez Brantôme (éd. Lalanne, t. IV, p. 145 : « onze grandes naves
bien armées ») et se maintient jusqu'au xyii"^ siècle.
Papefil, grande voile du grand mât (I. IV, ch. xliv), de l'ital. papa'
ficOy emprunt antérieur. La Roncière cite (t. Il, p. 484) « un papefil »
de 1404 et « des pappefil^ » de 1482. La forme moderne, pacfi ou pafi^
en est une contraction.
Trinquet, mât de misaine et voile de ce mât (1. IV, ch. xviii: « trin-
quet de prore, trinquet de gabie »), de l'ital. trinchetto, « una vêla che si
fa alla prora » (Pantero-Pantera, 1G14), terme antérieur à Rabelais
(voy. Dict. général). Cf. Nicot (1606): « Artimon, une petite voile de
navire qu'on dit autrement trinquet ».
A cette catégorie de vocables on pourrait rattacher les suivants qui
remontent au latin, le plus souvent par l'intermédiaire de l'italien :
Arbre, mât (1. IV, ch. xxii : « Ne tenois je V arbre seurement des
mains et plus droit qui ne feroient deux cens gumenes? »), répondant
à l'ital. albero ou arbore, l'un et l'autre reflets du latin arbor, mât. Cf.
Père Fournier (1643): « Mâts sont quatre dans un navire: le grand
mât s'appelle à Marseille V arbre de maistre ». Le plus ancien exemple
est attesté, en français, dès 1296 (voy. Godefroy).
Antenne, vergue, que Rabelais écrit parfois antemne (1. IV, ch. xviii),
empruTit antérieur.
Arlemon, artimon (1. IV. ch. xvni), cette dernière forme accusant un
intermédiaire italien.
Carine, quille (1. IV, ch. xviii) : la forme moderne carène suppose
également un intermédiaire italien.
(i) Observations et singularités, Paris, i554, p. 84.
120 ^ CONTACT AVEC L'ITALIE
(1. III, ch. Lii), de l'ital. caraccone. Un document de 1520
rapporte qu' « il y a à Venise de carraquons qui sont moin-
dres que les carracques de Gennes, mais c'est tout une façon »
(cité dans Kemna, p. 194).
Landrivel, cordage servant au halage (1. IV, ch. xviii: « En-
fans, vostre landrivel est tombé »), pour Vandrivel, de l'ital. an-
drivello, prov. andrivau, petit grelin qui servait à touer une
galère, quand l'espace manquait pour faire aller les avirons
(Mistral) (i).
Transi noiiiane, tramontane (1. IV, ch. xxii ; « de là partans,
feirent voile au vent de la iransmontane »), de l'ital. tramon-
tana. Cf. Robert Estienne (1549), au mot vent : « Le vent sep-
tentrional... de nous appelé Bi^e ou Vent de bize; des Italiens,
Tramontane ; des mariniers, Nortli ». L'orthographe du mot a été
rapprochée du latin, suivant les habitudes graphiques de l'époque,
et la variante trasmontane de l'édition de 1548 (1. IV, ch. xxii :
« du costé de la trasmontane ») confirme cette origine (2).
B. — TERMES RABELAISIENS.
Voici maintenant les termes nautiques italiens attestés en
premier lieu chez Rabelais :
Bourrasque,' coup de vent (1. IV, ch. xviii : « mortelles
bourrasques »), de l'ital. borrasca, même sens (3).
Coustieres, cordages qui soutenaient les mâts (1. IV, ch. xviii :
« les grizelles et les coustieres »), de l'ital. costiere, cordages qui
s'attachent au haut de l'arbre d'un vaisseau (Oudin) (4).
(i) Jal (Glossaire) cite un moyen français andrivclle, et dans la des-
cription du pavoisement de la nef du duc d'Orléans de 1494, on lit des
audrivets (La Ronciere, t. II, p. 5o3).
(2) Cf. au xv« siècle, Gilles Le Bouvier, Le Livre de la description des
pays (éd. Schefer, p. 102) : « Le vent de galcrne que les Estallicns ap-
pellent le vent de la tresmontaine ».
Au sens « d'étoile polaire », transviontaine se lit déjà, au xiv« siècle,
chez Eustache Deschamps (Œuvres, t. II, p. i83) :
Comme estoile transmoniaine
De toutes parts regardée...
(3) Ronsard a essayé de franciser le mot (éd. Marty-Laveaux, t. V,
p. 175) : « Kn mer une bourrasche ».
(4) Cf. Pantcro-Pantcra (ir)i4): « Cosliere sono le funi che dall'una et
dall' altra parte dcll' arbore s'attaccano al calzcse, cd a basso sono at-
tacate ai colatori c si chiamano anche sarte dcll' arbore ».
NAVIGATION 1 1 1
Gabie, demi-hune au sommet des mâts (1. IV, ch. xxii :
« trinquet de gabie »), de l'ital. gabbia, même sens.
Gallere, galère, navire de guerre à rames employé surtout
dans la Méditerranée (1. III, ch. lu : « navires, galleres, gai-
lions, brigantins »), de l'ital. galera, terme introduit en France
à la fin du xv' siècle, lorsque galère se substitua à l'ancienne
forme galée. La galère joue, on le sait, un rôle important dans les
Navigations de Pantagruel, comme bâtiment-type du passé (i).
Garbin, vent du sud-ouest (1. IV, ch. ix : « Zephyre nous
continuoit en participation d'un peu de garbin »), de l'ital.
garbino, même sens.
Gumene, gros câble (1. IV, ch. xviii : « Nos gumenes sont
presque tous roupts »), de l'ital. gumena, gomena, « la più
grossa fune délia galea che sta sempre attaccata all'ancora »
(Pantero-Pantera, 1614).
Horche, à horcJie, à gauche (1. IV, ch. v : « une navire
marchande faisant voile à horche vers nous ») et orche (1. IV,
ch. XX : « Orche. C'est bien dit »), de l'ital. or^a, orsc,
ourse, terme de marine (Oudin). La forme rabelaisienne accuse
une influence languedocienne {ouercho, bâbord, côté gauche)
ou bas-latine (orcia).
Jalousie, balustrade d'une galère (1. IV, ch. xx : « gardez
vous de la jalousie »), de l'ital. gelosia, jalousies, balustres à
la poupe derrière la timonnière (Oudin).
Mousse, jeune apprenti, matelot (1. IV, ch. xviii : « fa-
drins et mousses »), de l'ital. mozzo, « ragazzo di bastimento,
allievo marinaro » (Petrocchi). Cf. Pantero-Pantera (16 14) :
« Mozzi sono quelli che servono aile camere délia galea e
agi' ufficiali ». L'espagnol mozo signifie « jeune garçon » en gé-
néral, et l'acception nautique lui est inconnue.
Pavesade, toile tendue autour d'une galère (Sciomachie),
de l'ital. pavesata, sorte de mantelet sur une galère, fait de
canevas pour couvrir les soldats, bastingue (Oudin); pvov. pace-
saclo, pavois, bande d'étoffe qui sert à pavoiser.
Peneau, banderole (1. IV, ch. xviii ; « les voltigemens du
peneau sus la poupe »), de l'ital. penello, « una piccola ban-
diera di tafietano che si tiene sopra la freccia délia poppa,
overo alla battagliola délie spale, per conoscer del moto di essa
da quella parte venga il vento » (Pantero-Pantera, 1614).
i) Voy. Appendice C.
122 CONTACT AVEC L'ITALIE
Plianal, fanal (1. IV, ch. xix : « voyla nostre phanal es-
tainct »), de l'ital. f anale, lanterne sur le bord de la mer ou
dans les principaux vaisseaux (Oudin). Voici la définition qu'en
donne Cleirac (1643) : « Le falot ou fanal est la lanterne
d'orée sur son chandelier au plus haut de la pouppe sur le der-
rière du navire » (i).
Pilot, pilote (1. I, ch. m : « la navire ne reçoit son pilot »), ou
pillot (1. III, ch. xLvm : « pillots, nauchiers »), de l'ital. piloto.
Poge, côté droit où se trouve placée la corde qui porte ce
nom (1. IV, ch. xviii : « rencontrasmes à poge neuf or-
ques »), de l'ital. poggia, « quella corda che si lega all'un dei
capi deir antenna a man destra délia barca : andare a poggia
vale a mano destra » (Boerio).
Pouppe, poupe, arrière d'un vaisseau (1. III, ch. lu), de
l'ital. poppa, mot que Christine de Pisan transcrit pope (voy.
Godefroy).
Rambade, construction élevée à la proue des galères (1. III,
ch. LU : « coursies et rambade^ »), de l'ital. rambata, terme
également employé par Brantôme (t. I, p. 211); prov. ram-
bado. château d'avant sur les anciennes galères (Mistral).
Remolquer, remorquer (1. IV, ch. xxi): « Nostre nauf est-elle
encarrée ? vertus Dieu, comment la remolquerons nous.^ »).
C'est l'ital. remolcare, variante de j'imorchiare, d'où remor-
quer, forme déjà employée par Guillaume de Villeneuve, à la
fin uu xv' siècle, et qui a seule survécu.
Scalle, escale (1. I, ch. ix: « Je retourne faire scalle d.u port
dont suis issu »), de l'ital. scala, même sens.
Scandai, sonde (1. IV, ch. xx : « Nostre ami, plongez le
scandai »), de l'ital. scanduglio, prov. escandal, même sens.
Siroch, vent brûlant du sud-est (1. IV, ch. xxii : « adviseï: le
Siroch »), de l'ital. sirocco. Cf. Rob. Estienne (11549), ^^ "^"^^
vent : « Le vent nommé des mariniers Ouest..., de ceux qui fré-
quentent la mer Méditerranée, Sijroch ».
Surgir au port (l. IV, ch. xx et xxxvi), au sens de « pren-
dre terre, ancrer le navire », réponeiant à l'italien surgere, au
même sens. Ce vocable nautique employé, après Rabelais, par
du Bellay et Ronsard, est encore donné par Aubin (1702) :
(i) La graphie moderne se lit chez Relon (Observations, i554,
p. <S7) : « ... il y a de haultes tours et /j;;a/i- ou lanternes, qui esclairent
pour tidrcsser les navires à bon port ».
NAVIGATION laî
« Surgir. Ce terme, qui commence à vieillir, signifie arriver ou
prendre terre, et jeter l'ancre dans un port ».
Transpontin, matelas ou hamac de galère 1. IV, ch. xx :
« Tenez ici sus ce transpontin »), de l'ital. traspontino et
strapontino, d'où la forme moderne strapontin (i).
Vettes, drisses de l'antenne d'une galère (1. IV, ch. xviii :
« les vettes sont rompues »), de l'ital. vette, certains cordages
pour hausser et abaisser l'antenne (Oudin) ; prov. veto, amarre
qui remorque un filet de pêche (Mistral) (2),
On peut maintenant embrasser d'un coup d'oeil l'ensemble
de cette nomenclature et en admirer l'ampleur et la nouveauté.
Des cent cinquante termes ou à peu près qui constituent le
vocabulaire nautique de Rabelais, plus de la moitié trouve dans
son livre, et tout particulièrement dans le « naviguaige », leur
premier témoignage littéraire. Pourtant ce n'est ni dans le
nombre ni dans l'originalité qu'est le mérite de cette nomen-
clature. Son grand intérêt historique réside dans le fait que
chacun de ces mots évoque une réalité nautique de l'époque et
que, dans leur ensemble, ils représentent un véritable document
pour la marine du xvi' siècle.
Nous avons essayé, par un classement méthodique, de faire
ressortir les sources multiples où Rabelais est allé puiser son
information. Ce ne sont pas les dictionnaires (il n'y en avait
pas à cette époque), ni le « hasard » des rencontres sur les quais
des ports, qui lui auraient fourni ses renseignements, comme le
prétend à tort Jal (3). Un tel ensemble révèle les eilbrts d'une
enquête large et souvent reprise, mettant à contribution le
(i) Brantôme écrit exirapontin (t. V, p. i34): « Nous trouvasmes la
nef vénitienne fort leste et en deffense de pavesades et à''extrapontins à
l'entour. » Cette forme accuse un intermédiaire provençal [estrapontin,
lit de matelot). Le terme est attesté dès 142S-48 par la Cour des com-
ptes de Provence, sous la forme strampontin (Godefroy).
(2) Ajoutons les locutions nautiques suivantes tirées de l'italien : Casser
l'escouie, la serrer (1. iv, ch. xxii : « cassa lescoute de tribort »), de
cassar la scotta, serrer l'escoute (Oudin]. — Tailler vie, couper la voie,
c'est-à-dire la mer (1. IV, ch. xxii), de tagliar via, même sens, et tirer
vie, tirer outre, passer son chemin (1. IV, ch. lxvi : « tirons vie de
long »), de tirar via, même sens. — Finalement, vent grec levant (1. IV,
ch. i) ou vent marin {Pant. Progn., ch. viii) répondant à vento greco
levante que les Vénitiens appellent vento di mar.
(3) Voy. Appendices G et D : Diatribe de Jal et Répercussions de la
diatribe.
I 24 CONTACT AVEC L'ITALIE
langage nautique de l'Océan aussi bien que c:lui de la Médi-
terranée, ou des bords de la Loire et de ses affluents.
En somme, la partie originale de la terminologie nautique de
Rabelais est constituée par ces éléments :
1° Un petit fonis de mots indigènes que notre auteur a per-
sonnellement recueillis, avant ses grands voyages, aux Sables
d'Olonne ou ailleurs, vocables restés isolés chez Rabelais et
au xvi" siècle.
2° Nombre de mots appartenant à la marine de la Loire,
encore usuels à l'époque de la Renaissance et dont plusieurs
sont toujours vivaces dans l'Ouest et particulièrement en Anjou,
où Rabelais les aura entendus.
3° Un contingent de termes océaniques, normands ou bretons,
dont notre auteur est redevable aux marins ponantais.
4° Une contribution importante des termes méditerranéens,
dûs aux marins levantins : Catalans, Provençaux, Vénitiens.
5° Quelques réminiscences de l'Antiquité (i), soit simple-
ment pour faire série, soit aussi pour ajouter à la couleur ar-
chaïque du récit.
Ce vocabulaire a été ainsi constitué par apports successifs.
Depuis son premier fond, encore insignifiant, de termes indigè-
nes, jusqu'à son complet développement, il s'est écoulé près
d'une vingtaine d'années (i 530-1 548). Pendant ce laps de
temps, Rabelais a fréquenté les principaux ports de l'Océan
et de la Méditerranée, en apprenant de la bouche même des
mntelots les termes expressifs et colorés de leur langage. Il s'est
mêlé à leur vie périlleuse et en a retenu les cris et les gestes,
les manœuvres et les chants cadencés.
Et lorsque il se mit à rédiger son « Naviguaige », il se trouva
en possession de matériaux qu'il n'avait plus qu'à classer et à
(i) En ce qui concerne l'Antiquiié, Rabelais ne doit rien au traité De
re navali que Lazare de Baïf fit paraître à Paris en i53G (voy. sur cet
ouvraf,'e, Lucien IMnvert, Lazare de Baïf, Paris, 1900, p. 62 et suiv.).
Ce livre, dédié à François ]•', est orné de 21 gravures sur bois repré-
sentant des navires anciens (birèmes, trirèmes, etc.) ou des parties de
navire. Il n'a rien fourni à Rabelais, celui-ci reflétant presque exclu-
sivement la réalité contemporaine. Les quelques termes nautiques an-
ciens de son naviguaige (autant de souvenirs classiques directement
puisés) n'y juucnt qu'un rôle de remplissaf;c.
Cette constatation remet au point les suppositions risquées par
M. Delaruelle dans la Revue d'histoire littéraire de la France de 1904,
p. ^Tk).
NAVIGATION 135
coordonner. On sait avec quel art il les a disposes et de quelle
vie intense il a animé sa prodigieuse « Tempête ». L'accumu-
lation des termes et des détails nautiques y est tel qu'il a pu
faire croire à un entassement à tort et à travers.
Cependant chacun de ces termes, pris à part et confronté
avec les documents de l'époque, se révèle exact et — quelques
réminiscences de l'Antiquité mir-es à part — parfaitement en
usa.:i:e. Leur ensemble nous offre le tableau le plus complet, le
plus vivant, le plus impressionnant de l'activité bruyante et con-
fuse des matelots aux moments les plus critiques de leur vie de
bord, en même temps qu'un recueil unique, d'une richesse in-
comparable, des termes familiers aux marins de l'Océan et de
la Méditerranée, à l'époque de la Renaissance.
CHAPITRE IV
ARTS APPLIQUÉS
En dehors des arts proprements dits dont nous venons de
traiter, l'influence italienne s'est également fait sentir dans cer-
tains arts appliqués, la broderie et l'incrustation par exemple.
La broderie avait atteint un développement particulier au
xvi' siècle. Celle en fils d'or et d'argent, dite canetille, cannetille
(de l'ital. canutiglia), est souvent mentionnée dans Rabelais, qui
emploie tout aussi fréquemment le terme technique italien reca-
mer (de ricainare, broder), importé vers la même époque (i).
Mais le plus important de ces ouvrages techniques de la
Renaissance est l'art tout italien d'incruster d'or et d'argent
les armures, les poignées et les fourreaux d'épées. Cet art était
au cours du Alo) en Age pratiqué dans tout l'Orient et particu-
lièrement à Damas, d'où aussi le nom de darnasquin, donné à
ce genre d'ouvrages (1, V, ch. xxxni), c'est-à-dire faits à la
mode de Damas.
De l'Orient le damasquinage pénétra au xv' siècle en Italie,
surtout à Venise et à Alilan, où fleurirent d'insignes maîtres
damasquineurs. Dans le second tiers duxvi" siècle il s'introduisit
en France, mais Rabelais est le premier et le seul écrivain qui
en donne la nomenclature spéciale.
C'est après son troisième voyage en Italie, dans le Piémont
où il séjourna de 1539 à 1542, qu'il insère ses néologismes
techniques dans ses Tiers et Quart livres (2).
(i) La braguette «Je Gargantua avait « une belle brodure de canetille
et des plaisans entrelaz d'orfèvrerie » (1. 1. ch. viii) et les tapisseries de
haute lisse, achetées par Panurge à la foire de Medamoihi, étaient
«« toutes de saye i'hrygicnnc rcquamee d'or et d'argent » (1. IV, ch. ii);
(inalement, dans la Sciutnacliic\ il est question de « brodeurs, tailleurs,
rccamcurs. »
(2) « Au lendemain, Panurge se fit percer l'aurcillc dcxtre à la judaï-
que, et y attacha un petit anneau d'or à ouvrage de Taucliie )) (1. 111,
ch. VII). — « La septième (enseigne de la nauf cstoit) un entonnoir de
ARTS APPLIQUES I27
On trouve enfin ces termes réunis dans le V livre, à propos
du costume de la Reine des Lanternes (i).
Une mention unique au xvi" siècle, en dehors de Rabelais,
se lit chez le traducteur de Pline, Du Pinet, qui remarque à
propos de l'acier des Parthes (1. XXXIV, ch. xiv) : « En-
core aujourd'huy les meilleurs coutelas, cymeterres, bade-
laires, braquemarts viennent du costé de Perse, fer d'Azimin ».
Les textes italiens sont, ici comme ailleurs, assez tardifs.
Gay, au mot assiminiy ne cite que ce passage de la Piazsa
universale de Garzoni, 1560, p. 149: « Il modo con che si
fanno quel lavoretti sottili d'oro, ove sono arbori, figure e ani-
maletti minutissimi, sopra pugnali o altre arme che si chiamano
lauori di taucla e corne si fanno gli az^imini in Damasco ».
Tommaseo et Bellini n'ont pas donné place (dans leur Dic-
tionnaire^, à taucia, mais en revanche ils consacrent un article
très nourri à aissimina. Malheureusement, les textes qu'ils
allèguent sont exclusivement littéraires et nullement techni-
ques. Il en résulte cependant que les lettrés italiens de l'époque
(comme Rabelais lui-même) désignaient par les trois termes
cités un seul et même travail d'inscrustation à l'orientale.
Tous les termes de cette nomenclature sont italiens. Cot-
grave (161 1) ne connaît que damasquin, mais Oudin, dans la
deuxième partie de ses Recherches (1642), donne à la fois :
Agimina, damasquinure à la persienne et sorte d'ouvrage fait
en réseau ou reseul sur du drap d'or.
Damaschino, d'acier de Damas.
Tausia, marqueterie (à côté de tarsia, ouvrage de marqueterie).
Ménage qui n'a pas inséré, dans son Dictionnaire (1690), un
ebene, tout requamé d'or à ouvrage de Tauchie. La huitième, un goubelet
de lierre bien précieux, battu d'or à damasquine . La dixième, une breusse
de odorant agaloche (vous l'appelez bois de aloës) porfilée d'or de Cy-
pre à ouvrage d'A^^emine » (1. IV, ch. i).
Le « fol à la damasquine », dont Panurge blasonne Triboulet (1. III,
ch. xxxviii), est suivi de « fol de tauchie » et de « fol d'a^emine. »
(i) Cf. ch. XXXII : « La Royne estoit vestue de cristallin, vergé par
art de tauchie et engeminée à ouvraige damasquin^ passementé de gros
diamans ».
Cette leçon du Manuscrit, engeminée pour a^^eminée (éd. Montaiglon,
t. III, p. 304), est une tentative de substituer au mot technique, incom-
pris par le copiste, une forme rapprochée par étymologie populaire,
procédé repris par les étymologistes italiens. Cf. Zambaldi. Diponario
etimologico, vo agemina : « Probabilmente de ad gemina (se. metalla),
a doppio métallo ».
128 CONTACT AVEC L'ITALIE
article sur asemiae, en donne un très curieux sur tauchie (i).
L'étymologie alléguée clans iMénage est imaginaire. En fait,
tauchie est un mot arabe venu en Italie de l'Espagne : l'esp.
tauxia, atauxia est défini par César Oudin « marqueterie ou
damasquinure », et Dozy-Engelmann nous donnent ce rensei-
gnement instructif sur l'origine du mot : « Atauxia, damas-
quinure, de l'arabe at-tauchiya, l'infinitif de la seconde forme du
verbe icacha, auquel les lexiques ne donnent d'autre significa-
tion que celle de coloravit, pulchrum reddidit. Il est clair que
ce mot en Espagne doit avoir admis un sens plus limité (2) ».
Quant à a^emine, il se présente en Italie sous la double
forme agimina et a^^iniina, remontant au turco-arabe Adjem,
Perse et persan, prononcé Adsem par les Grecs modernes. La
double forme italienne accuse donc une double provenance :
celle d'agemina est redevable au commerce direct avec les
Turcs ; l'autre, a^jsemina, aux Grecs modernes qui se parta-
geaient avec les ^^énitiens le monopole du commerce avec
l'Orient (3).
Ces trois termes désignaient- ils efiectivement des procédés
artistiques différents ou bien un seul travail technique exécuté
de manières différentes ? Il est malaisé de se prononcer dans
un sens ou dans Tautre.
Etymologiquement, la balance pencherait plutôt en faveur
de la dernière hypothèse : aj^emine, c'est un ouvrage à la façon
persane; damasquin, un travail analogue à la mode de Damas.
Quant à tauchie. le mot signifie proprement coloriage ou orne-
mentation. Aucune clarté ne se dégage de l'origine historique
de ces vocables et c'est en vain que des théoriciens modernes
ont essa}é d'établir une démarcation nette entre a^emine ou
(i) « Tauchie. C'est un mot Italien. M. P'élihien : Marqueterie ; en
It.ilicn tarsia et tausia, espèce de mosaïque et ouvraf^e de rapport, qu'on
Jait de phisieurs et dipcrens bois, avec lesquels on représente des figures
et autres ornemens. Messieurs de la Crusca : Tarsia dicianio Of^gi com-
munetnenlc a un lavoro di minuti pe^pioli di lepname di piii colori com-
messi insieme. Dans mes Orif^incs Italiennes, j'ai dérivé tarsia detessella,
de cette manière : tessella, tesscllum, tcsscllicium, tessellicia, tescia, ter-
siii, Tarsia. M. l'errari l'a dérivé d'interserere. M. Guyct le dérivoit
de l'Italien tarso, qui signifie un ver qui ronge le bois : comme qui di-
roit verniculatum opus ».
(2) Glossaire des mots espagnols dérivés de l'arabe, I.cyde, 18G9, \o at~
tauxia.
(3) Voy. H. Clouzot, dans la Rev. du XVI' siècle, t. IV, p, 34.
ARTS APPLIQUES l 29
damasquinage proprement dit, et taudiie, la damasquine ou
incrustation (i). Cette didérence ne semble pas avoir existé pour
les techniciens du xvi^ siècle. Pour Vasari (2) et Garzoni —
comme pour Rabelais et les lettrés italiens de la Renaissance
— les trois termes cités sont synonymes et le travail spécial
qu'ils désignent est à la fois qualifié asemine et damasquine ou
iauchie.
Un mot sur la joaillerie de la Renaissance.
Les pierres précieuses deviennent un complément nécessaire
à la parure des seigneurs et des grandes dames de la première
moitié du xvi"" siècle. François 1" et ses contemporains en éta-
laient à profusion. Le cou et le corsage des dames et jusqu'à leurs
chaussures étaient souvent couverts de pierreries. Les car-
cans, joyaux portés en colliers, les jaserans, chaînes d'or
disposées en retombées de guirlandes, ornaient le cou et les
robes des Thélèmites, alors que leur bonnet était garni de force
bagues et boutons d'or. Des patenôtres ou chapelets d'orfèvrerie
leur pendaient de la ceinture, sur le devant du corps, jusqu'au
bas de la cotte.
Les noms de la plupart des joyaux alors à la mode, que
Rabelais fait porter aux religieux et religieuses de Thélème (3),
sont antérieurs à notre auteur et appartiennent encore à la
langue générale.
Quant au V livre, il en est particulièrement riche. On y
énumère deux séries de sept pierres précieuses qui forment la
mosaïque et les colonnes de la fontaine du Temple de la Dive
Bouteille. i\îais ces descriptions ne sont que le décalque de celle
qu'on lit dans le Songe de Poliphile de Francesco Colonna (4).
La tradition gothique de l'orfèvrerie indigène, longtemps do-
minante, céda ici comme ailleurs la place au style renaissance
des maîtres italiens., mais à une époque qui dépasse celle de
nos recherches.
(i) Voy, l'article a^pminia dans le Nouveau Larousse illustré (par
Maurice Maindron).
(2) H. Clouzot, article cité. p. 84 note.
(3) a Patenostres, anneaulx, jazerans et carcans qui estoient de fines
pierreries, Escarboucles, Rubis, Balays, Diamans, Saphiz, E:smeraul-
des, Turquoyses, Grenatz, Agathes, Berilles, Perles et Unions d'excel-
lence ». Cf. aussi 1. II, ch. xvi.
(4) Celui-ci s'inspire d'ailleurs de Pline. Cf. notre Hist. nat. Rab.,
p. ibj k 164.
9
CHAPITRE Y
COMMERCE ET INDUSTRIE
Les premières relations commerciales entre l'Italie et la
France remontent au moins au xiv' siècle, époque à laquelle
appartiennent des termes italiens comme crédit et trafic. Vers
ce temps furent importés chez nous les premiers tissus de soie
d'outre-monts, d'où les appellations italiennes de satin et de
taffetas. Mais il faut arriver à la première moitié du xvi' siècle
pour trouver des rapports suivis entre les deux pa)'s. C'est
alors que les progrès réalisés par les Italiens dans le maniement
des affaires et leurs procédés industriels furent introduits en
France.
I. — Etablissements de crédit.
Dans le preniier quart du xvi° siècle, des Milanais, des Flo-
rentins, des Lucquois et des Génois, depuis longtemps établis
à Lyon, y fondèrent des b:mques et y introduisirent l'usage des
lettres de chanrje (i), depuis longtemps pratiquées en Italie.
Ils enseignèrent ainsi aux F'rançais « ce bel art et traffic
qui apprend à rendre l'argent fertile et lui faict produire fruict
comme la terre » (2).
A l'exemple des banques italiennes, on fonda à Lj'on, sous
(i) Cf. Rabelais, Lettres d'Italie^ éd. Bourrilly, p. 69 (troisième let-
tre du i5 février. i536): « Si vostre plaisir est m'envoycr quelque lettre
de change, j'espère n'en user que à vostre service... >> L'expression est
modelée sur lettera di cambio.
On sait que le nom de Lombarde était appliqué au Moyen Age aux
Italiens qui venaient en France exercer la banque ; d'où, dans l'ancienne
langue et jusqu'au xviii" siècle, lombard avec le sens de préteur à in-
térêts, d'usurier.
(2) Claude de Rubis, Les privilèges, franchises et iminunite:^ octroyé^
par les rois très chrétiens aux consuls^ echevins et habitans de la ville de
Lyan et à leur postérité, Lyon, ibj'i, p. 20.
COMMERCE ET INDUSTRIE i3l
François I", la première banque que nous ayons eue en
France. Le nom même de banque en accuse l'origine ita-
lienne : banco désigne primitivement le comptoir des chan-
geurs, le bureau de change. Rabelais en fait le premier men-
tion dans sa -Scjomac/ue (1549), à propos de la naissance du
duc d'Orléans, fils du roi, en mars 1549 : « Cestuy propre
jour en Rome par les banques fut un bruit tout commun sans
autheur certain de ceste heureuse naissance ».
11 avait donné auparavent aux troncs des églises les noms
ironiques de bancques de pardons (1. II, ch. xvii)et il se sert,
le premier, du terme bancque roupie : « A Mercure [des gens
soumis] comme pipeurs, trompeurs, affîneurs... seront fort sub-
jects à faire bancques roupies, s'ilz ne trouvent plus d'argent
en bourse que ne leur en fault » (Pani. Progn. ch. v).
Parmi les rébus que Rabelais mentionne au chapitre ix du
Garganiua, figure aussi « un banc rompu pour bancque rou-
pie », en italien banca roiia, parce qu'on rompait le banc oc-
cupé sur le marché par le commerçant failli.
L'institution des banques avait donné un grand essor aux
affaires. De là nombre de termes spéciaux attestés tout d'abord
chez notre auteur et qui devinrent usuels au cours du
xvi' siècle :
Denare, denier, argent, ital. denaro, terme quatre fois
employé par Rabelais (1. III, ch. m) : « Croyez qu'en plus
fervente dévotion vos créditeurs prieront Dieu que vivez, crain-
dront que mourez, d'autant que plus ayment la manche que le
braz, et la denare que la vie ».
Ce mot a été jadis populaire, comme le montre le composé
racledenare (i), c'est-à-dire rogne-deniers, que Henri Estienne
mentionne parmi les synonymes français d' « avare », (2) et
que Furelière en 1690 donne comme terme populaire sous la
îormQ raquedenare (3).
(i) Rabelais donne le nom de « duc de Racquedenare » à un des gé-
néraux de Picrochole, qui commandait l'arrière-garde de ce roitelet
(1. I, ch. xxvi).
(2) Précellence, p. 107.
(3) C'est cette dernière forme qu'on lit effectivement dans la seconde
moitié du xvie siècle : «... chiches, tacquins et racquedcnares » (Choliè-
res, t. I, p. 95). Brantôme lui donne le sens de râtisseur d'argent dans
ce passage (t. I, p. 5j) : « Charles Quint fist fermer boutiques à tous
les raquedenares (Vénitiens, Florentins et Genevoys) qui ratteloient
tout l'or et l'argent de l'univers, »
l32 CONTACT AVEC L'ITALIE
Faciende, affaire commerciale, ital. facienda (I. IV, Nouv.
Prol.) : ({ Nous a ceste heure n'avons aultre faciende, que ren-
dre coignées perdues? ».
Ce terme employé au xvi' siècle par Ronsard et la Satyre
Menippée, relevé par Henri Estienne (i), se rencontre encore
au xvii' siècle sous la plume de La Fontaine (c< Mandragore ») :
Ligurio, qui de la faciende
Et du complot avait toujours été...
et au xviii° sous celle de Saint-Simon (voy. Littré).
liitrade, rente, revenu, ital. intraia, terme deux fois employé
par Rabelais (l. IV, Prol.) : « ... gualliers de plut pays, qui dictes
que pour dix mille francs intrade ne quitteriez vos soubhaitz ».
L'expression (7/"06Vse^ intrade est blâmée, parmi d'autres italia-
nismes, par Henri Estienne (2) comme une superiétation pour
gros reoenu. A l'exemple des deux précédents, intrade était
usuel dans le monde des affaires jusqu'à la lin du xvi' siècle (3).
Tous ces termes spéciaux, cà l'exception de banqueroute et
de lettre de cliange, ont complètement disparu au cours du
xvii" siècle.
II. — Fabrication des soieries.
Parmi les industries importées d'Italie, la iabrication de la
soie est une des premières attestées. A Lyon, dès le xv' siècle,
des Florentins et des Cîénois faisaient commerce de tissus et de
laines.
Au xvi' siècle, en 1537, deux Piémontais, Estienne Truquet
et Paul Narez, obtinrent de François I" certains privilèges
pour fabriquer des soieries à Lyon. Ils firent venir à cet effet
des ouvriers de Gênes (4).
C'est à cette époque que fit apparition en France le nom d'ar-
moisin^ sorte de taffetas teint en rouge, le seul que les femmes
du peuple se permissent de porter au xvi*" siècle. Le meilleur
(nous dit Gay) se fabriquait à Gênes, l'intermédiaire se tirait
de Lyon et le moindre d'Avignon.
Le mot se présente chez Rabelais sous la double forme ar-
(i) Dialogues, t. II, p. 21 5.
(2) Conjormité^ p. '22.
(3) On le lit chez Brantôme (t. I, p. i>\) : << Son cvcschc qui vaut cent
à six vingtz mille ducats d'intradc »>.
(4) Claude de Rubis, Les privilèges, etc., p. 2<).
COMMERCE ET INDUSTRIE _ l33
moisy et arnioisln, la première forme dans Pantagruel {i^, la
dernière, dans le Prologue du Y® livre.
Ce sont là des reflets de l'ital. erniesi et erniesino, formes pa-
rallèles à cremesi et creinesino, d'où cramoisi/ et cramoisin,
doublets également fréquents chez Rabelais, et qui ont pénétré
en français dès le début du xv' siècle. Nous reviendrons sur les
rapports entre ces deux aspects du même vocable primordial. Il
importe avant tout de fixer la date d'armoisy.
On a vu que Rabelais, dès 1533, donne déj;i le mot, alors que
Gay n'en cite que des témoignages ultérieurs: « Neuf aulnes
taffetas noir armoisin » (Compte de 1 541) et « taffetas noir ar-
moisy » (Compte de 1549) (2).
Les textes italiens correspondants sont tardifs. Varchi (mort
en 1565) donne er^mesino, et Vecellio cite ce pasage d'un docu-
ment de 1590: « Panno di seta assai sottile come ormesino
o taffetano di colori diversi » (3).
Les formes françaises réelles sont celles données par Rabe-
lais: armoisy et armoisin, de l'ital. ermesino (celle d'orme-
sino est ultérieure), terme foncièrement identique à cremesino,
cramoisi, comme l'avait supposé Du Cange et comme nous le
démontrerons plus loin. L'étymologie donnée par Huet (dans
Ménage) — « ainsi nommé pour ormoisin, parce qu'il vient de
risle d'Orrnus » — étymologie encore retenue par le Diction-
naire général, est purement fantaisiste.
(i) Cf. 1. II, ch. XVI : « Celles qui portoyent robbes et tafetas ar-
moisy ».
(2) Don Carpentier allègue (dans Du Cange) une lettre de rémission
de 142 1, où figure le mot armoiseur qu'il explique par « fabricant d'ar-
moisin », mais c'est là une erreur manifeste, comme on peut s'en ren-
dre compte par l'examen du texte : « Lesquelz entrèrent en la maison
d'un armoiseur et là prindrent chascun une buvette ou capeline ».
Armoiseur est tout bonnement la prononciation parisienne à'armoi-
reur, fabricant d'armoiries. Rabelais donne encore armoisies pour ar-
moiries (1. IV, ch. XL) : « Tous ces nobles cuisiniers portoient sus leurs
armoisies en champ de gueulle lardouoire de sinople ».
(3) On lit en outre dans Du Cange cet extrait d'après les Bollandistes
de la Vie de saint Antoine, dont la translation eut lieu en iSSg :
« Sanctum corpus plancta ex ennisino rubro », c'est-à dire le corps fut
revêtu d'une chasuble d'annoisin rouge.
D'autre part, Anastase, dans la Vie de saint Adrien (dans Du Cange),
cite un tissu sous le nom d'i}ni:^illus et imipnum. Ce dernier est pré-
cisément notre armoisin.
CHAPITRE VI
SOCIÉTÉ MONDAINE
Les arts utiles que nous venons d'étudier, et tout particulière-
ment le nouvel art de bâtir, les progrès réalisés par le com-
merce et l'industrie, répandirent en France le désir du bien-
être, du conlort, du luxe. On respirait, dans la demeure
nouvelle, plus d'air, on y jouissait de plus de lumière. Les ma-
nières s'affinèrent, l'élégance et la souplesse se substituèrent à
des modes surannées et à la raideur du passé. L'évolution ar-
tistique s'achève dans la seconde moitié du xvi° siècle et celle de
la poésie, de la Pléiade, commence par l'infusion de l'idée de
l'art, idée essentiellement italienne et qui manquait jusqu'alors
à notre littérature. Mais ce développement artistique et littéraire
sort de notre cadre (i). Nous ne retiendrons que certains facteurs
sociaux qui remontent à la première moitié du siècle, objet ex-
clusif de nos recherches.
l. — Langage courtisanesque.
Le livre IlCortegianode Baldassar Castiglione, paru en 1528,
a eu au xvi' siècle une influence considérablp sur la société et les
mœurs polies en Italie et en France. C'était le code du parfait
gentilhomme. Les gens de la Cour y trouvaient la quintessence
de la vie mondaine, de la courtoisie et des bonnes manières.
Cet ouvrage fut traduit dix ans plus tard, sous le titre Le
Courtisan, par Jacques Colin (1537). C'est là le premier témoi-
gnage en français du mot qu'on trouve à la même époque dans
Robert Estiennc (i 539) : « Ung courtizan, AuUcus ».
Chez Rabelais, le vocable se rencontre quelques années plus
(1) Voy. en dernier lieu Henri (^haniard, Les Origines de la Poésie
française de la Renaissance, Paris, 1920, ch. viii et ix : « Les origines
italiennes ilc la Renaissance littéraire ». — « L'introduction et la diffu-
sion de l'italianisme »>,
SOCIÉTÉ MONDAINE l35
tard, au Tiers liore, clans un passage curieux qui semble direc-
tement inspiré du livre de Castiglione (i). C'est un écho de la
remarque que l'auteur italien met dans la bouche de l'archevê-
que de Florence (2).
Un second passage rabelaisien est encore plus significatif. Pa-
nurge y qualifie de courtisan (3) le langage du pays des Lanter-
nois et y fait allusion à son caractère éphémère (1. III, ch. xlvii) :
« C'est le courtisan languaige Lanternoys. Par le chemin je
t'en feray un beau petit dictionnaire, lequel ne durera gueres plus
qu'une paire de souliers neufz. Tu l'auras plus toust aprins,
que jour levant sentir ».
Le langage parlé à la cour de François 1" — le courtisan lan-
guaige de Panurge — s'inspirait de la mode du moment et chan-
geait constamment. La variabilité est l'essence même de ce
genre de parlers plus ou moins factices. Dans la préface de sa
Conformité (i 565), Henri Estienne nous en prévient : « Je veulx
bien advertir les lecteurs que mon intervention n'est pas de par-
ler de ce langage François bigarré, et qui change tous les jours
de livrée, selon que la fantaisie prend ou à monsieur le cour-
tisan, ou à monsieur du palais, de l'accoustrer ».
Lorsqu'il publia, une quinzaine d'années plus tard, ses Deux
(1) « Tout ce que sommes et qu'avons consiste en trois choses, en
l'ame, en corps, es biens. A la conservation de chascun des trois res-
pectivement sont aujourdhuy destinées troys manières de gens. Les
Théologiens à l'ame, les Médecins au corps, les Jurisconsultes aux
biens. Je suys d'advis que dimanche nous ayons icy a dipner un Théo-
logien, un Medicin, et un Jurisconsulte. Avecques eulx ensemble nous
conférerons de vostre perplexité. Par sainct Picault (respondit Panurge),
nous ne ferons rien qui vaille, je le voy desja bien. Et voyez comment
le monde est vistempenardé. Nous baillons en guarde nos âmes aux
Théologiens, les quelz pour la plus part sont hereticques : Nos corps es
Médecins, qui tous abhorrent les medicamens, jamais ne prennent nie-
dicine : Et nos biens es Advocatz, qui n'ont jamais procès ensemble.
Vous parlez en Courtisan, dist Pantagruel » (ch. xxix).
(2) Cf. 1. II, ch. Lxvi : « Che gli omini non hanno altro che la roba,
il corpo, e l'anima : la roba è lor posta in travaglio dai jureconsulti, il
corpo dai medici, e l'anima dai teologi. — Rispose allor il Magnifico
Juliano : A questo giunger si potrebbe quello che diceva Nicoletto, cioè
che di rare si trova mai jurisconsulte che lilighi, ne medico che pigli
medicina, ne teologo che sia bon cristiano ».
(3) Cf. Des Périers, nouv. lxx, où le vocable s'applique au patois poi-
tevin : « Je ne m'amuseray icy à vous faire les autres comptes (= con-
tes) des Poytevins, lesquelz sans point de faulte sont fort plaisans; mais
il faudroit sçavoir le courtisan du pays, pour les faire trouver telz... ».
l36 CONTACr AVEC L'ITALIE
Dialogues du nowseau langage français italianisé (1578), il
a soin d'ajouter « principalement entre les courtisans de ce
temps ». 11 y distingue nettement l'état de choses antérieur de
celui qui l'a suivi : « La cour... a eu cest honneur autrefois (et
principalement au temps de ce tant admirable roy François pre-
mier). Il peut bien estre qu'autresfois il faloit cercher le meil-
leur langage entre les courtisans : mais je vous nie ceste consé-
quence, que si on l'y trouvoit autrefois, on l'y trouve encore
maintenant » (i).
Avec l'avènement d'Henri II et de Catherine de Médicis, la
tendance à italianiser la langue devint une mode, une mani(3
des gens de la Cour.
Est-ce à dire que les Deux Dialogues nous offrent une image
fidèle du langage usuel à la cour de cette époque } Il s'en faut de
beaucoup. Le but satirique de l'auteur, son zèle de polémiste
et sa haine de l'italianisme, tout contribue à donner à sa dia-
tribe le caractère très accusé d'une charge, d'une caricature.
Les phrases qu'il met dans la bouche de ses courtisans sont pour
la plupart forgées de toutes pièces et l'esprit qui y domine est
nettement antiscientifique.
Examinons de près quelques-uns de ses procédés. Il manifeste
tout d'abord une tendance à exagérer, à cumuler des italianis-
mes qui n'ont jamais existé que sous sa plume de grammairien.
« Ce seret une discortesie de passer par la contrade, où est
la case des dames que sçavez, s'y faire une petite stanse et tou-
tesfois je ne suis pas maintenant bien accouche pour comparoir
devant elles » (t. I, p. 45).
Les vocables en italiques — contrade, case (« maison ») et
stanse (« chambre ») — ne sont attestés nulle part ailleurs que
dans ce passage d'Henri Estienne. Seul, le vocable acconche
(de l'ital. acconcio, commode, accommodé), à côté de conche,
ajustement (ital. concio), a eu une existence passagère.
Dans le xxxiii' des Contes d'Eutrapel de du Fail, Polygame
emploie cet italianisme aconche que Lupold ne comprend
pas (2). La Pléiade (3), Pasquier, Cholières et Guillaume Bou-
{1) Dialogues, t. I, p. 5G et 126.
(2) « Respondit que non fort accortement, comme il estoit gaillard et
acconche n (éd. Assczat, t. H, p. 295).
(3) Cf. Marty-Laveaux, La Langue de la Pleïadc (t. I, p. njo):
Dieux tous bien en conche... (l)orat)
Va Ronsard, en parlant de la troupe des « Muscsdeslogces » (t. III, p. 226):
l'^llc estoit mal en couche ul pauvrement vcstuc.
SOCIETE MONDAINE ij;
chet s'en sont également servis (i), et Tahureau l'attribue di-
rectement aux courtisans avec toute une série d'autres vocables
qui méritent d'être cités (2).
Il est curieux de constater — et c'est là un argument direct à
rencontre de la thèse d'Estienne — qu'à l'exception précisément
d'aconche, tous les autres mots blâmés comme courtisans par
Tahureau sont restes dans la langue.
Dans cette liste figurent d'ailleurs des termes qui n'ont rien
de commun avec l'italie'n, des vocables foncièrement français
comme aborder et folâtre.
Du Bellay, en peignant à son ami Dilliers la vie du courtisan,
se sert d'un de ces italianismes alors récent et devenu plus tard
populaire :
Si tu veux vivre en Court, souvienne toy
De V accoste rtous)0\ir s des mignons...
A propos du dernier des vocables cités par Tahureau, acort,
Henri Estienne fait remarquer (t. 1, p. 60) : « Avez vous jamais
considéré que ceux qui disent escort pour accort, disent tout le
contraire de ce qu'ils pensent dire ? car au lieu d'escorcher l'ita-
lien accorto, escorchent, sans y penser, le latin e^^cors ».
Cette remarque est erronée : escort est l'ital. scorto, acort,
prudent (participe passé de scorgere, apercevoir) et n'a donc rien
de commun avec le latin excors.
Rabelais qui ignore encore acort, emploie deux fois escors,
avec le même sens, et tout d'abord au Prologue du Gargantua :
(i) Cholières, éd. Jouaust, t. I, p. 189 : « L'hostesse le voyant si laid
et si mal acconche ».
Guillaume Bouchet, Serées, éd. Roybet, t. V, p. 72 : «... le voyant s
bien en couche... »
Estienne Pasquier, Recherches, 1, VIII, ch, m: « Nous avons depuis
trente ou quarante ans emprunté plusieurs mots d'Italie, comme en
conche, pour en ordre... »
(2) Voici le passage {Dialogues, p. 82) ;
« Quand est du Courtisan, je confesseray son langage estre plus af-
fecté que de nul autre : mais que pour cela il parle bien, je te le nieray
du tout par la définition que je t'en ay donnée icy devant, et principale-
ment devisant de ceste sottise d'amour ; entendu que de tous ses propos
ne s'en trouve pas un qui ne tende à offrir son service. Et outre toutes
les folies susdites à celle fin d'estre estimé mieus parlant, il ne cherchera
autre chose, qu'à trouver le moyen de faire venir à propos aucun de
ces mots, comme follastre, jat, accoster, aborder, il n'y manque rien,
escorte, endurer une bravade, aconche, galante, l'escarpe, acort... »
I 38 CONTACT AVEC L'ITALIE
« Avecques espoir certain d'estre faictz escors et preux à ladicte
lecture ».
Dans les Dialogues (t. I, p. 35), Philausone relève que « le
vulgaire des courtisans prononce bon galbe au lieu de bon
garbe », et Celtophile de le blâmer : « Les bègues trouVeroient
meilleur galbe comme leur estant plus aisé ».
La langue a adopté cette prononciation des bègues.
Pour plusieurs des vocables italianisés blâmés par Estienne
— bigarre, bouffon, brave, caprice (i), charlatan, pédant,
réussir, riposte, etc. — la postérité s'est également rangée du
côté des courtisans.
Ailleurs Estienne émet une théorie singulière pour' justifier
l'adoption de péjoratifs qui, ceux-là, trahissent bien leur origine
italienne. C'est à l'occasion d'assassin qu'il explique sa pensée
{Dialogues, t. I, i). Si): « Il a bien falu que l'Italie ait dict as-
sassina longtemps devant que la France dist assacin ou assa-
cinateur, veu que le mestier d'assaciner avait esté exercé en
ce pays là longtemps auparavant qu'on sccust en France que
c'estoit ».
Nombre de termes sont attribués par Estienne à l'italien qui
n'en peut mais. 11 y en a de languedociens, comme:
Baladin, qu'on lit pour la première lois dans Rabelais (2), et
que notre grammairien lait remonter au petit bonheur à l'ita-
lien, qui ne connaît que ballarino.
Fat, que le Prologue du V" livre de Rabelais qualifie de
« mot du Languedoc ».
D'autres sont foncièrement français :
Faquin, au sujet duquel Estienne s'exprime ainsi (Dialo-
gues, t. I, p. lOj): « Aussi diroys-je bien à un Italien, en luy
parlant d'un de sa nation, c'est un faquin, ou c'est un poltron,
c'est un forfant, c'est un mariol ; ou bien c'est un pédant, car
ce scroit le payer de la monno)e du pays ».
« \]n faquin, id est portefaix, mot italien », remarque à son
tour Nicot, et cette étymologie se lit encore chez Littré et dans
le Dictionnaire général : « Faquin, récent en français, vient de
l'italien, et l'italien /ac'c/imo est d'origine inconnue ».
(i) Estienne en propose plusieurs (:qui\ii\ent.s {veryc, quinte, fantaisie),
dont îiucun ne rcponJ exactement à caprice.
(2) Cf. 1. IV, ch. wxvni : « Les Bretons balladins dansans leurs trio-
ris ».
SOCIÉTÉ MONDAINE l Bq
Le terme est-il réellement récent en français ? Il figure deux
fois dans Rabelais (i). Il était donc connu vers 1535 et 1546,
dates de la publication de Gargantua et du Tiers livre, et se
trouve être contemporain de fachinus donné par Du Cange
en 1545; mais il doit remonter plus haut, car, au xv^ siècle,
circule déjà le proverbe : « Baston porte paix, et le faquin,
faix ».
D'autre part, facchino était, vers la même époque, consi-
déré en Italie comme un mot étranger (2). Le terme est donc in-
digène en français, et c'est de la France qu'il passa au xvi" siè-
cle en Italie. Quels en sont la forme et le sens primitifs }
Rabelais cite Fasquin dans une série plaisante de noms pro-
pres (1. 1, ch. xiv), et c'est là la forme primordiale dérivant de
fasque, qu'on trouve également chez Rabelais (3), au sens de
« sac )) ou de « poche ». Cette forme fasque est elle-même cer-
tainement antérieure à faaiue ou faque, au même sens, va-
riante qu'on rencontre chez Des Periers (nouv. lix), tandis que
le dérivé fasque, chargé, se lit dans du Fail (4).
Cotgrave donne à fasque ou facque le sens de « faquin »,
ce que le chroniqueur belge Chastelain désigne sous le nom de
compaignon de la facque (voy. Godefroy) : « Tous les pays gi-
soient subjets à gens de huiseuse, compaignons de la facque...,
houvers, putiers, rufïiens, hennebennes, buveurs de vin et gas-
teurs du drap (5) ».
Le sens de « portefaix » que faquin avait au xvi' siècle est
aujourd'hui presque éteint, et les patois n'en connaissent que le
sens ironique d'élégant ou fashionable, sens parallèle à celui
de mignon de port pour portefaix.
(i) « ... Distribuant un tatin du potage à s,es facquins n (1. I, ch. 11),
et : « Un facquin mangeoit son pain à la faveur du rost » (1. III,
ch. xxxvi).
(2) Voici ce qu'en dit Varchi, en iS/o : « La vocQ portatore importava
in quella età quel che noi oggi con voce forestiera dicciamo facchino ».
(3) Cf. 1. II, ch. XVI : « Petites bougettes ou fasques », et ch. xxx :
« Poudre qu'il portoit tousjours en une de ses fasques ».
(4) Propos rustiques, ch. x : «... les Vindellois qui s'en venoient bien
hardez et fasque^... »
(5) C'est le mérite de Lacurne d'avoir le premier rattaché faquin à
faque: « C'est peut-être un dérivé àe faque, poche, sac ». La forme pri-
mitive étant fasque, elle exclue toute attache avec l'allemand Fach
(comme le voulait Le Duchat) ou avec le holl. fak (comme on l'a pro-
posé récemment).
140 CONTACT AVEC L'ITALIE
Piaffer, faire le fier, terme que Henri Estienne attribue aux
courtisans comme italianisme dans des phrases factices à l'exem-
ple de celle-ci {Dialogues, t. I, p. ^o) : « Ces citadins tant mer-
cadans qu'autres qui veulent piaU'er et faire des spadachins
devant nos yeux ».
Dans sa Préceltence (p. 375), il dit expressément que le mot
vient de l'italien, ayant été introduit par les courtisans: « Nous
appelions, dit-il, parade et bravade, eux — les courtisans —
piaffe, ce que nous nommons magnificence ».
Pasquier re love le caractère récent du terme (1. VIII, ch. m):
« Piaffer, que l'on approprie à ceux qui vainement veulent faire
les braves, est de notre siècle, comme aussi aller à lapicoree, pour
les gens d'armes qui vont manger le bon homme aux champs ».
Notre historien emploie fréquemment ce verbe et son dérivé,
surtout dans ses Lettres, où piaffe/', faire le fier, est une fois
appliqué au coq (i), comme le fait aussi le poète contemporain,
Du Bartas qui chante •
Le paon,., piajffard, arrogant...
Or le terme en question, absolument inconnu à l'italien, est
d'origine franco-provençale. Les patois de la Suisse romande
possèdent 7U«/rt au double sens d' « éclabousser » et de « faire
le fier », et en savoyard, piaf a est synonyme de bagou (« E fa
ben de la piafa »). Dès lors, l'évolution sémantique du mot ré-
pond à celle du moderne esbroufe, également d'origine proven-
çale. PiaU'er a passé du sens primordial d' « éclabousser » à
celui de « faire l'orgueilleux », d'où être fringant, attifé, etc. Le
provençal esbroufe, éclaboussure, et embarras, jactance, répond
exactement à piafo, ostentation, mise élégante. L>'un et l'autre
termes remontent à une origine imitative, exprimant le rejaillis-
sement de l'eau.
Quant à la prétendue efficacité des Dialogues, il faut en rabat-
tre. Le dernier éditeur, Alcide Bonncau (3), trouve leur lecture
intéressante, voire amusante. Il faut des grâces d'état pour goû-
(i) Lettres (1. X, lettre 1) : « Le coq marchant et pinçant à grands pas
au milieu de ses poules... »
(2) Léon Fcugcre, le dernier éditeur de Pasquier, remarque à ce pro-
pos : « Ce terme expressif — piajje, ostentation — l'un des plus heureux
que nous ayons dus aux novateurs italianisans, méritait d'èire con-
servé ». Œuvres choisies JL-Jst. PaSijuicr, l'aris, 1849, t. II, p. 391.
(3) Paris, iSS3.
SOCIÉTÉ MONDAINE 141
ter un pareil pamphlet, lourd et traînant, factice et diuffs.
Seule, la curiosité intrépide du philologue s'y aventure et encore
risque-t-elle de s'arrêter à mi-chemin.
On se rappelle la page immortelle où Rabelais ridiculise le
Jargon de l'Ecolier Limousin, vraie scène de comédie vivante et
mouvementée, pleine d'entrain et de verve. On conçoit aisément
qu'un pareil épisode, bref et débordant de vie, se grave dans la
mémoire et obtienne gain de cause. Qu'on se figure maintenant
l'Ecolier Limousin dilué en deux volumes d'un style incolore et
languissant, et on comprendra facilement que cette polémique
soit restée sans influence sur le mouvement de la langue.
C'est aussi une étrange illusion que de croire, avec Léon Feu-
gère, que, « grâce à la bonne garde d'Henri Estienne, l'italia-
nisme ne nous a pas conquis (i) ». Suivant ce biographe d'Es-
tienne, les Dialogues auraient donc endigué le flot envahissant
de l'italianisme ?
A aucune époque, les grammairiens n'ont eu une action quel-
conque sur l'évolution de la langue. Les plus raisonnables se
sont bornés à noter et à expliquer les faits accomplis. Or, lorsque
Estienne partit en guerre contre l'italianisme, celui-ci avait déjà
exercé une influence considérable dans toutes les manifestations
de la vie sociale.
L'erreur profonde du vieux philologue a été précisément de
confondre les acquisitions durables et permanentes de la Re-
naissance italienne avec les nouveautés d'une mode passagère,
manies individuelles ou confinées dans un groupe restreint, qu'il
a ridiculement exagérées pour le besoin de sa cause.
Il suffit, pour faire ressortir son parti pris, d'opposer à sa po-
lémique passionnée ce témoignage d'un contemporain, Estienne
du Tronchet, auteur obscur, mais rapporteur impL'.rtial de la réa-
lité. Dans la préface de ses Lettres missioes et familières (pa-
rues à Lyon en 1591), ce secrétaire de la Reine Mère fait clai-
rement ressortir l'action fécondante du contact avec l'Italie (2).
(i) Essai sur Henri Estienne, Paris, i853, p. 118 à 119.
(2) « Nostre langue est beaucoup augmentée, singulièrement sur le bu-
tin qu'elle a fait au moyen de la curieuse et louable conversation de ses
voisines, mesmement sur l'italienne qui, sans nul doute, lui a fait heu-
reuse part de son bien. Et encores que je sçache que ceste confession ne
sera gueres agréable à plusieurs qui se sont tourmentés de maintenir le
contraire par je ne sçais quelles légères opinions, si m'en rapporte-je à
toi, lecteur^ qui pourras de toi-mesme ruminer que, s'il est aujourd'hui
142 CONTACT AVEC L'ITALIE
Non seulement, les Dialogues sont restés sans effet sur le
mouvement de la langue, mais encore la postérité a nettement
pris le parti des courtisans, en ce qui touche la forme et l'adop-
tion de maints de ces vocables proscrits. L.a campagne d'Estienne
est venue d'ailleurs trop tard : elle coïncide presque avec la ces-
sation de ce langage courtisan, qui, après une existence éphé-
mère, a disparu par la force même des choses. C'est à toutes
les époques le sort habituel des parlers mondains, œuvre passa-
gère de la mode et du caprice.
11. — Distractions et Jeux.
Nous relèverons plus loin les danses en vogue au xvi" siècle,
enseignées par les maîtres venus d'Italie, qui ont introduit
chez nous les jeux des matassins ou des bouffons ainsi que les
masques (i), en italien, maschera.
La Scioniacliie mentionne en outre les « mines bergamas-
ques », c'est-à-dire les danses avec sauts et cabrioles, comme
celles des paysans aux environs de Bergame.
Certains jeux de cartes familiers au jeune Gargantua sont
également d'origine italienne :
A la conclemnade, en italien a la bella condannaia. La
Crusca cite ces vers des Rime burlesche de Giovanni délia
Casa:
VuoI che si dian le carte presto presto,
E invitavi alla bella condannata
V. giuoca in su la feJe, o toglie impresto
A la charte virade, répondant à caria virata, ou à carte
retournée.
A la prime, ital. a primiera.
Au tarau, ital. iarocchi, « di nuova invenzione », remarque
Garzoni dans sa Piasjïa universale (p. 244).
en propos de discourir de la guerre, des factions, d'une cavalerie, d'une
infanterie, d'une escuyerie, des armes, voire de l'amour et généralement
de toutes choses graves et ordinaires, les plus beaux traits des plus di-
sertes langues qui se veulent faire ouïr sont en plupart puises dans les
propres facultés de l'Italie ».
(i) « Apres souppcr feurcnt jouées plusieurs farces, comédies, sornettes
plaisantes: feurent dansées plusieurs Moresques aux sonnettes et tim-
bous ; feurent introduictes diverses s(>rtcs de masques et mommeries »
(1. IV, ch. Mij.
SOCIÉTÉ MONDAINE 14 3
Parmi les jeux de tables :
Au barignin, qu'on rapproche de son correspondant italien
sbaraglino, jeu de tables à deux dés, cité par Berni (chant 1,
strophe li) :
S'io perdessi a primiera il sangue e gli occhi,
Non me ne cura, dove a sbaraglino
Rinnego Dio, s'io perdi tre bajocchi.
Et parmi les jeux d'adresse :
A la mourre : « Les paiges jouaient à la mourre à belles
chincquenauldes » (l. IV, ch. xiv). C'est l'ital. alla morra, jeu
ancien dont Pulci lait également mention dans son M or gante
(ch. XXVII, str. xxiii):
E non potrà, se volasse far ora,
Levar più d'un colla mano e dir sette,
Al giuoco dclle corne o délia morra.
Ajoutons : pillemaille (l. IV, ch. xxx), forme francisée de
palle maille (i), ital. pallamaglio, jeu de mail (2).
Dès le début du xvi' siècle, la raquette l'emporte sur la
main, dans le jeu de paume. Le mot, d'importation italienne (3),
était alors récent, comme le remarque Pasquier qui le fait re-
monter aux dernières années de Charles VIII (1. IV, ch. xxiii) :
« Lorsque les tripots furent introduits par la France, on ne sça-
voit que c'estoit de raquette^ et y jouoit on seulement avec le
plat de 1j main... Quelques-uns depuis, plus fins, pour se
donner quelque advantage sur leurs compagnons, y mirent des
cordes et tendons... Et finalement, de là s'estoit introduit la
raquette^ telle que nous voyons aujourd'hui ».
On sait l'importance que Rabelais accorde aux exercices
physiques dans l'éducation de Gargantua, élément éducatit de
(i) Brantôme (t. III, p. 77): « Si Henri II jouoit à la paume, il jouoit
à la balle à emporter, ou au ballon, ou au palle maille qu'il avoit fort bien
en main ».
(2) Odet de Lanoue nous donne ces renseignements (iSfjG) : « Pale-
mail, espèce de jeu. Ce mot (aussi bien que le jeu) qui vient de l'Italien,
est composé de trois mots, à sçavoir : palla e maglio, dont palla signifie
une balle ou boule, e, c'est la conjonction, et maglio, c'est ce qu'on dit
un mail, comme voulans dire que c'est le jeu de la boule et du mail, ou
lequel on joue avec une boule et un mail »,
(3) Eustache Descliamps emploie l'ancien synonyme rechas (t. VIII,
p. qS): « Joueurs de paumes et de rechas. ., », mais celui-ci ne désigne
que le creux de la main.
144 CONTACT AVEC L'ITALIE
grande importance à l'époque de la Renaissance , à ce qu'on appelle
aujourd'hui le sport (i). Le jeune géant s'adonne à l'équitation
et à la natation, à la chasse et aux autres exercices de plein air.
C'est là le complément indispensable de son éducation littéraire
et morale (2).
111. — Jurons et termes péjoratifs.
Rabelais nous a laissé, dans son livre, un recueil copieux de
jurons, appropriés au tempérament, à la profession ou à la na-
tionalité de chacun des personnages qu'il met en scène.
Les formules italiennes n'y manquent naturellement pas,
ceux d'outre-monts étant de grands jureurs devant l'Eternel.
Elles sont généralement facétieuses.
Henri Estienne parle quelque part des jurons qui sont « plu-
tost gaudisseries que blasphèmes », en citant cette formule
italienne: Per la potta delta virgine Maria! ou bien « par
exclamation Potta délia virgine Maria! ou sans ajouter Maria,
comme s'entendant assez (-3) ».
Rabelais cite : Pote de Christo (1. 1, ch. xvii), à côté de Pote
de froc! (l.I, ch. xxviii), ce dernier pendant de Huppe de froc!
(1. IV, ch. xxvii) et Vertu de froc ! (1. V, ch. xv). C'est le reflet
du juron italien : Potta delta...
Folengo met le même juron dans la bouche du paysan
de Cipade Zambelli, que la vue de la grande ville de Mantoue
remplit de stupeur. A la question de Tognazzo, s'il a jamais vu
telle chose, « icelluy s'arrestant tout court, comme s'il estoit
aux champs à sa besogne, appuyé sur le manche de sa marre,
lui respond : Potte de ma mère, que voicy une grande chose! »
nie spaventatus respondit voce gaiarda :
Polta mccc malris, quam granda est ista cstula!... (4)
C'est probablement de Folengo que Rabelais a tiré cet autre
juron (1. II, Prol.) « la cacquesangue vous vienne! », à côté
de (l. I, ch. xiii): « la cacquesangue de Lombard ». Dans
(i) Ce terme remonte au moy. fr. desport, cbattement {dcsporlcr,
s'ébattre, est dans Rabelais, 1. I, ch. xxxm). 11 a passe en Angleterre,
d'où il est revenu au xixc siècle en France.
(2) Voy. J. Jusserand, Les Sports et Jeux d'exercices de V ancienne
France, Paris, 1901, surtout le chapitre vin (p. 327 à 306).
(3) Apulof^ie pour Hérodote, éd. Ristelhuber, t. I, p. luS.
(4) Macaronces, cil. Portioli, t. I, p. 128 (et Histoire inacaroniquc,
Paris, i(Jo5, dd. Jacob, p. iyi).
SOCIÉTÉ MONDAINE M'
la IP Macaronée, Berthe s'écrie : « La caquesangue les puisse
emporter!...
Sic cagasanguis eos scannet... (i)
Un troisième juron italien: Corpe de gaUlneJ (1. III, ch. xxx
et 1. IV, ch. x), dans la bouche de Panurge et de Frère Jean,
répond à l'euphémisme napolitain Sangue di gallina, pour
Sangue di Cvisto (2).
Ajoutons: cancre! comme expression d'un mal indéterminé
ou simplement comme exclamation d'étonnement, avec ces deux
sens fréquents chez Rabelais, et répondant à l'ancien italien
cancaro. aujourd'hui canchero, proprement chancre (3).
Henri Estienne remarque à cet égard : « Comme les François,
entre autres, ont emprunté de l'Italie des façons de maugréer,
comme si leur pays n'en estoit pas assez bien tourni, aussi
n'ont point eu honte d'emprunter de là quelques façons de mau-
dire: et ceste ci entre autres, Te vienne le chancre! Toutesfois
ceste ci en Italie est tenue pour une des plus légères : Te ven-
gal cancaro!... (4) »
Quant aux mots péjoratifs, ils sont assez nombreux. Henri Es-
tienne a émis à leur sujet (comme on l'a vu) une théorie spéciale,
en y voyant des vices et des travers exclusivement italiens.
Citons ceux de ces péjoratifs qui sont attestés pour la pre-
mière fois chez notre auteur :
Assassinateur (1. III, ch. 11), répondant à l'ital. assassina-
tore, à coté du dérivé indigène assassineur (1. III, ch. m) et de
la forme plus courte assassin (ital. assassina), laquelle est
attestée ultérieurement.
(i) Ce passage manque à la Toscolane de 1S20 (rédaction publiée par
Portioli), mais se trouve dans la Cipadense de i535 (source de la version
française, p. 29).
(2) Ce juron rabelaisien a passé dans le Moyen de parvenir, qui le
donne sous sa forme originale (éd. Jacob, p. i83) : « Corpo di gallina ! »
Belleforest, dans sa traduction de la Civile Conversation de Guazzo
(1579I, parle d'un jeune homme, dont le plus grand juron dans ses co-
lères violentes était (p. 4g) : « Par le corps delà geline I »
(3) « Que le cancre te puisse venir aux moustaches! » (1. IV, ch. xxi),
jure Frère Jean, révolté de la lâcheté de Panurge, et celui-ci s'écrie ail-
leurs (1. IV, ch. VII): « Cancre (dist Panurge), vous estes clericus vel
addiscens... »
(4) Apologie pour Hérodote^ t. II, p. 48. On rencontre encore la
forme italienne de ce juron dans la Satyre Menippée (éd. Franck,
p. 78) : « Seulement cancaro! nous serions affolez... »
10
m6 contact avec L'ITALIE
Boye, bourreau, de l'ital. boya, italianisme une seule fois em-
ployé par Rabelais dans un passage relatif à une anecdote locale
milanaise (i).
Bredache, bardache, mignon, juron usuel parmi les mate-
lots, de l'ital. bardascio, analogue à celui de Jil^ de putain ou
de tigre (1. IV, ch. xx).
Forfant, de l'ital. forfante, pendart, mot fréquent chez
Rabelais (2).
Parabolain, fanfaron, charlatan, de l'ital. parabolano, un ja-
seur, un diseur de paraboles (Oudin), épithète donnée par Rabe-
lais aux médecins empiriques de son temps, dans l'ancien Pro-
logue du Quart livre, à ses confrères hâbleurs, « au long faucile
et au grand code », au long avant-bras et au grand coude, par
allusion aux doubles manches de l'ancienne robe des médecins.
Pécore, pécore, bête, de l'ital. pecora, brebis (1. 11, ch. xvii)
« Hé, grosse pécore ».
Spadassin, nom donné à un des généraux de Picrochole
(1. I, ch. xxxiii\ terme employé plus tard par Amyot. De l'ital.
spadacino, traisneur d'espée, espadacin (Oudin) (3).
Ce sont là des vocables qui ne se justifient, suivant Estienne,
que pour exprimer en français des actions propres à l'Italie. C'est
ce qu'il avait déjà remarqué, dans son Apologie, à propos du terme
assassin (t. l, p. 353): « Depuis que la France a eu appris le style
d'Italieen matière de tuerie, et qu'on a commencé à marchander
avec les assassins (car il a fallu trouver des termes nouveaux pour
la nouvelle meschanceté) d'aller couper la gorge à tels et tels... »
Cette singulière explication rappelle la raison de l'emploi
du français par les filous et les escrocs dans les comédies alle-
mandes duxvin' siècle (par exemple dans celles de Lessing). Cet
usage du franc lis, dans la bouche d'individus louches, y est censé
représenter le langage habituel des chevaliers d'industrie (4).
(i) Cf. 1. IV, ch. XLV : « Iceulx avoir à belles dens tiré la figue, la
monstroient au Boye apertemcnt disans: Ecco lofico ».
(2) Par exemple, 1. III, ch. xlviii : «... n'est ru^ficn, forfant, scélé-
rat... » Cf. Henri l'Istienne, Dialogues, passage cite ci-dessus, p. i38.
(3) Ecrit spadachin par Henri Estienne qui attribue le mot aux cour-
tisans « .. qui veulent piaffer et faire des spaiachins devant nos yeux »
{Dialogues, t. I, p. 46).
(4) h'emarquons, à ce propos, qu'un grand nombre de mots français
péjoratifs ont passé au hollandais. Voyez, à leur sujet, les justes réflexions
de Salverda de Grave, dans son opuscule L" Influence du français en
Hollande d'après les mots d'emprunt, Paris, 191 3, p. 86.
CHAPITRE VII
INFLUENCES SECONDAIRES
Groupons finalement, sous quelques rubriques, les italianis-
mes qui n'ont pu trouver place dans les sections précédentes.
I. — Noms d'histoire naturelle.
Pendant les premiers séjours de Rabelais en Italie, sa curio-
sité s'est intéressée aux animaux exotiques des ménageries,
les premières qu'on ait vues en Europe, et surtout aux fleurs
d'agrément et aux légumes indigènes qu'il s'est efforcé de trans-
planter et d'acclimater en France.
Les Lettres écrites d'Italie reflètent à maintes reprises ces
préoccupations. Dans la première, écrite de Rome à Geoffroy
d'Estissac, évêque de Maillezais, le 30 décembre 1535, Rabe-
lais lui annonce l'envoi « des graines de Naples pour vos
salades de toutes les sortes que l'on mange de par deçà » ; et
dans la troisième, du 15 février 1536, il revient sur le même
sujet, en énumérant certains produits de la terre italienne in-
connus en France.
Nous avons étudié ailleurs en détail cette nomenclature
spéciale, zoologique ou botanique, et il suffira d'y renvoyer (i).
Bornons-nous à rappeler ici l'essentiel sur certains noms ita-
liens d'animaux et de plantes qu'on lit pour la première fois
dans le roman rabelaisien et qui depuis sont devenus popu-
laires.
Lorsque, vers 1536, Rabelais voit à Florence, à la ménage-
rie Strozzi, le premier tigre vivant, ce fauve appelé au Mojen
Age et jusqu'au xvi" siècle once ou panthère, il le désigne, faute
d'un appellatif pour un animal aussi nouveau, par africane,
nom qu'il tire de Pline. Et il ajoute (1. IV, ch. xi) : «... Afri-
quanes, ainsi nommez vous, ce me semble, ce qu'ils [les gar-
(i) Voy. notre Hist. nat. Rab., p. 222 à 229.
148 CONTACT AVEC L'ITALIE
diens de la ménagerie florentine appellent Ttjgres ». Le nom
est donc au xvi® siècle un italianisme. Pour Rabelais, tigre
reste le nom italien du fauve. De là, chez lui, « accoustré à la
iigresque » (1. IV, ch. xii) et « Jaloux comme un tigre »
(1. 111, ch. xxviii), à côte de « ayde nous icy, hau, Tigre »
(1. IV, ch. xx), emplois figurés usuels en Italie. Au sens
zoologique spécialisé, tigre lui manque. Ce n'est que dans la
seconde moitié du xvi^ siècle que ce vocable traditionnel passe
dans l'usage (Ronsard, Amyot), mais il semble encore inconnu
à Montaigne.
Sont également tirés d'Italie, les noms des oiseaux comes-
tibles becjîgue et ortolan, et, en fait de poissons, le carpion
(1. II, ch. xxvii) et la manière Italienne de l'apprêter.
Comme salades, Vartichaut^ en ital. articiocco (I. III,
ch. xiii), et le carde (en ital. cardo) ; comme fruits, la citrouille
(en ital. citrullo) et la bergamotte ou poire de Bergame (1. III,
ch. xiii); comme fleurs d'ornement, le belvédère et quelques
espèces de violes.
Un seul nom de minéral, le bronze, est venu d'Italie à
l'époque de la Renaissance.
Ce sont là de menus faits d'ordre secondaire. Les plus inté-
ressants se rapportent aux plantes comestibles ou aux fleurs
d'ornement que Rabelais a contribué à transporter d'Italie en
France : artichauts, citrouilles, œillets d'Alexandrie, violes
matronales (une des variétés innombrables de violettes) ; aux
légumes ou aux salades — arroche des jardins et piiiipre-
nelle — tous indigènes ou acclimatés en Italie, mais à cette
époque encore inconnus en France.
II. — Termes gastronomiques.
La table et les repas sont abonJammant représentés dans
le roman. Nous essayerons plus loin de démêler la matière
touffue de la gastronomie rabelaisienne. La cuisine française
de la Renaissance est essentiellement constituée de l'héritage du
passé, ses éléments restent foncièrement indigènes. Contentons-
nous ici de faire remarquer que l'Induence étrangère, comme à
toutes les époques, se fait surtout sentir dans les hors-
d'œuvre ou salaisons. Parmi les pays fournisseurs de charcu-
terie, l'Italie occupe (comme on le verra) une place homjrable.
Rappelons ici les sauniates, proprement salaisons (l. IV,
INFLUENCES SECONDAIRES 149
ch. Lix), de l'ital. sommata, « sorte de viande faite de graisse
de porc, nostre vulgaire dit des cretons » (Oudin), terme qui
revient fréquemment dans les traités culinaires italiens de la
Renaissance (i).
Ajoutons, comme pâtisserie, les macarons (1. IV, ch, lix),
du vénitien macaroni, forme parallèle à l'ital. maccheroni.
III. — Rôle intermédiaire.
L'italien n'a pas seulement enrichi le français de vocables
de son cru, il a aussi servi d'intermédiaire entre l'Orient et la
France.
Le plus grand nombre de mots turcs ou arabes passés au
français à l'époque de la Renaissance l'ont fait à travers
l'Italie. Ainsi cheriph, chérif (l. IV, Prol.), ne vient pas direc-
tement de l'arabe, mais de l'ital. sceri£b ; de même que sou-
dan (l. IV, ch. xii), emprunt ancien de l'ital. solclano, à côté
du doublet plus moderne sultan ; genissaire, janissaire (dans
une lettre d'Italie de 1536) et serrait, sérail (l. III, ch. ix),
reproduisent également les formes italiennes correspondantes,
giani^^ero et serraglio.
Bien plus, l'italien gianisj^ero est à son tour un reflet du
grec byzantin y laviTCâpTîç (du turc yenitcheri), qui, du sens de
satellites du grand Seigneur, passa en Italie à celui de gardes du
Pape et y devint finalement le nom de certains officiers de la
chancellerie romaine (2).
Pour l'Italie même, le grec moderne a souvent servi d'étape
intermédiaire. De là maints doublets qui sont restés jusqu'ici
inexpliqués. Rabelais dit Bascha (1. II, ch. xiv), d'après l'ital.
bascia\ mais la forme parallèle Bassa (donnée par Ménage et
le Trévoux) accuse une variante italienne bassa, du néo-grec
[ATCaacrà, particulière aux Grecs modernes qui ignorent les chuin-
tantes (3).
De même le doublet agemine et asemine, familier à l'ita-
(1) Le plus important est celui de Giovanni Rosselli, Epulario quale
tratta del modo di cucinare ogni carne, Venise, i5i6, souvent réim-
primé. Cf. fol. 9 : (( le bone simimate », avec la recette correspondante.
(2) Voy. notre article dans Rev, Et. Rab., t. VII, p. 345-346, et Let-
tres de Rabelais, éd. Bourrilly, p. 59.
(3) Cf. Guillaume Bouchet (t. III, p. 76) : « Haga, Vizir, Bassa », et
encore dans une fable de La Fontaine (1. VIII, fab. xviii) « Le Bassa
et le Marchand », où la scène se passe en Grèce.
1)0 CONTACT AVEC L'ITALIE
lien et à Rabelais, l'un dérivant directement du turco-persan
adjerni, l'autre influencé par sa prononciation grecque moderne
acUemi.
Mais l'exemple le plus curieux à retenir de ces doublets est
celui de cramoisi et d'arnioisy, emprunts italiens, l'un du
xiv' siècle, l'autre du xvi% mais découlant tous deux de la même
source, l'arabe krmysi, écarlate, devenu en italien chermesi ou
cliermesino ; a.\ors que sa prononciation réduite ermesino est le
reflet d'un tNpe intermédiaire liermesino, parallcle au néo-
grec xepfAsC'', à côté de y.^'.\hi^i (i).
11 est donc hors de doute qn'armoisij est le même mot que
cramoisi — comme les vocables italiens correspondants erme-
sino et cremesino — malgré leurs différences chronologiques
et orthoépiques.
IV. — Résidu lexicologique.
Un certain nombre de vocables restent en dehors de nos catégo-
ries. Passons sur ceux qui sont antérieurs à Rabelais (2) pour arr
river aux italianismes isolés, dont le premier emploi revient à
notre auteur :
Angarie, corvée, de l'ital. augaria (1. lll, ch. i), à côté d'a/z-
garier (de l'ital. angariare) , surcharger : « les peuples pillant,
forçant, angariant, ruinant... » (1. 11, ch. 1).
(i) Ce doublet est confirmé par les idiomes balkaniques, où le turc
kyrmy:iy est devenu en bulgare karma^in et hrimi^en ; en roumain,
cârmâpu et liirmipu ou irmi^iu, cette dernière forme particulières
aux chansons populaires. Voy. notre ouvrage V Influence orientale sur la
langue et la civilisation roumaines, Bucarest, 1900, t. II, p. 91.
(2) Ce sont les suivants:
Banquet et banqueter, les deux fréquents dans les Cent Nouvelles nou-
velles ; mais festin (1 I, ch. li) est dès l'abord dans Rabelais.
Bocon, avec le sens italien de « morceau empoisonné », se lit déjà dans
Martial d'Auvergne, mais la forme francisée boucon (avec le qualificatif
de « Lombard ») est pour la première fois attestée chez notre auteur.
De même, Brantôme à propos de la mort de Charles 111 (Œuvres, t. I,
p. 326): « Aucuns disoient qu'il avoit eu le boucon italiano. d'autant
qu'il menaçoii fort encores l'Italie... » ,
Parangon est dans Jean Le Maire et Rabelais ; poltron et poltroniser,
dans Marot et Rabelais.
Taquin est attesté dès le xv siècle, avec le sens d' « avare »> qu'il a
conservé jusqu'au xvii" (voy. Furelièrc) : en italien, taccagno, chiche,
vilain, d'où aussi le gascon taquain, cité dans Rabelais (1. III, ch. xm),
à côté du français tacquin (1, II, ch. x\x).
INFLUENCES SECONDAIRES I 5 1
Aquarol, • orteur d'eau (ital. acquarolo), terme ^-'ont Rabe-
lais se sert clans ses Lettres d'Italie, éd. Bourrilly, p. 79 :
«... les artisans de la ville jusques aux aquarols ».
Baste, il suffît (ital. basta), exclamation fréquente dans Rabe-
lais et au xvi' siècle, surtout chez les poètes de la Pléiade.
Bouffon, ital. buXfone, est un emprunt du xvi° siècle (Ma-
rot). Rabelais donne archibouffon et baJJ'oiiique, les deux dans
la Sciomachie.
Bouteillon, grand buveur, sac à vin, de l'ital. bottiglione,
proprement grand flacon (1. V, ch. xxxv) : « ... et estoient tous
bouteillons François ».
Brusque, de l'ital. brusco, au double sens d'âpre, rude (1. 111,
ch. II : « jeunesse est vivace, alaigre, brusque ») et de brusque-
rie, violence, à côté de smacq, ital. smacco, afTront (1. 1, ch. 11).
Bulletin, de l'ital. bulletino, employé par Rabelais au sens
de bulletin médical (1. Il, ch. xxxii) ; l'acception générale se lit
au V livre.
Caresse, ital. carezza, terme trois fois attesté chez Rabelais,
sous la forme prétendue étymologique charesse (1. I, ch. xxxix):
« mille cliaresses^ mille embrassemens... ». Le l)ictwnnaire
de Robert Estienne ne donne le mot qu'en 1549 et Rémy
Bel leau s'en sert une dizaine d'années plus tard (t. II, p. 378) :
Mon miel, ma douceur, ma caresse... [i)
Cartel, ital. cartello : «. C'est celuy que je cherche... Je luy
voys mander un cartel » (1. IV, ch, xxxii).
Cassade, employé par Rabelais comme terme de Jeu et au
sens figuré de « bourde » (2) dans l'appellation Isie de Cassade
(1. V, ch. x). L'emprunt est du xvi' siècle (on le lit chez Col-
lerye); il ne vient pas directement de l'italien, mais de son cor-
respondant vénitien : cassada, terme de jeu (Boerio).
(i) Henri Estienne attribue, dans ses Dialogues {x.. Il, p. 148), le verbe
cartsser aux courtisans, alors qu'il avait été souvent employé dès la fin
du iv^ siècle et se trouve dans Rabelais (1. IV, ch. xxxvi): « ... l'usance
du 3ays Andouillois pouvoit estre ainsi charesser et en armes recevoir
leurs amis estrangiers ».
(2) Odet de La Noue en parle ainsi (iSgô) : « Cassade, donner une cas-
sadt, c'est comme donner des bourdes pour tromper. Il est tiré du jeu de
la prime, où parfois celuy qui a mauvais jeu estonne son compagnon d'un
gro; renvoy, et lui fait quitter par ceste feinte. L'italien dit cacciala,
quivient du verbe chasser, comme s'il vouloit dire qu'on baille la chasse
à son ennemy, le faisant retirer... Kt de là on a fait le mot cassade,
qu'on prend un peu en autre signification que celuy dont il dérive ».
l52 CONTACT AVEC L'ITALIE
Cassine, lieu de plaisance, mot fréquent dans Rabelais qui
en relève l'origine transalpine dans ces deux passages: « Cas-
sine à la mode Italicque par les champs plems de délices »
(1. II, ch. xxxii) et « exemple en messere Pantolohe de la
cassine Senoys » (1. IV, ch. lxvii).
Escarque, maître d'hôtel, terme dont Rabelais se sert dans
son banquet des Gastrolâtres (1. IV, ch. lxiv), de l'ital. scalco.
La forme rabelaisienne accuse une provenance vulgaire ou
dialectale (i).
EsiaJ'/ler, ital. staffiere : « .'.. pages et estaffters » (dans
la Sciomacliie) ; mais Rabelais avait usé auparavant du terme
dans l'expression proverbiale estafjîer de Saint-Martin, pour
diable (1. IV, ch. xxiii) (2).
Estanterol. porte-étendard, escadron (ital. stentarolo), terme
dont Rabelais se sert à deux reprises dans la Scioniachie : « un
estanterol de gens de cheval et une enseigne de gens de pied ».
Flasque, flacon, ital, fiasca, une grande bouteille plate
(Oudin). Ce vocable revient souvent au V livre: «... un fias-
que de sang greal... » (ch. x). — « Flasque (nostre Lanterae
l'appelloit PlUosque), gouverneur de la Dive Bouteille »
(ch. xxxv).
Forestier, étranger (ital. forestière), terme deux fois em-
ployé par Rabelais dans une de ses Lettres d'Italie (éd. Bour-
rilly, p. 68).
Manche, pourboire, ital. manda, « l'estreine, le vin du
valet, les espingles des filles » (Oudin) (3).
(i) Probablement lombardique, patois d'où dérive Marrabais, syno-
nyme de Marane ou Maure converti. Rabelais fait porter à Gargartua
un 0 bonnet à la Marrabeise » (1. I, ch. vm) et aux Thélemites des « ber-
nes à la Moresque » (ch. lvi). C'est le milanais marabesc, croisenrent
de inarano et arabese, arabe.
Le Journal d'un bourgeois de Paris, sous l'année i532, explique Mar-
raèe/5 par « juifs cachez »; et Oudin donne en 1642 u Marrabiso. en
Lombard, un maraud, un coquin ». Acception généralisée de celle de
« renégat » que Rabelais attribue ailleurs aux Espagnols descendus des
Maures (1. III, ch. xxii).
(i.) Henri Kstienne, dans ses Dialogues (t. I, p. 53), écrit encore 5/a-
plîicr, alors que la forme francisée était depuis longtemps usuelle.
(3) Dans le passage suivant, Rabelais joue sur ce sens et celu de
l'homonyme français (1. II, ch. m) : « Vos créditeurs plus aymert la
manche que le braz, et la denare que la vie ». Et ailleurs (1. IV, ch. x) :
« Mais seroit ce la plus grande manche que demandent les courtismes
Romaines? Ou un cordclicr à la grande manche? ».
INFLUENCES SECONDAIRES l53
Messere, « anciennement nostre messire, attribut d'homme
de qualité, maintenant il ne sert que pour les artisans et gens
de basôe condition » (Ou lin, i6-}2). Rabelais ne l'emploie que
devant des noms italiens (« un nommé Alessere Nello de Ga-
brielus », 1. III, ch. xix) ou plaisamment devant des personnifi-
cations burlesques : messere Coquage, messere Gaster.
Pasquil, pasquin utal. pasquino) : « Pasquil a faict depuis
n'agueres un chantonnet auquel il dist à Strozzi : Pugiia pro
patria » (dans une lettre d'Italie, éd. Bourrilly, p. 72).
Quadre. cadre, tableau (ital. quaclro) : « certaines quadres
estoient en riches broderies posés » {Sciomachié) .\
Rocquette, ital. rocclietta, petite roche ou élévation (1. IV,
ch. xxxvi) : « ... vingt et cinq ou trente jeunes Andouilles... soy
retirantes le grand pas vers leur ville, citadelle, chasteau et roc-
quette de Cheminée... »
Les termes suivants, essais de francisation des italianismes
correspondants, n'ont pas pour la plupart fait fortune :
Eau ardente, eau-de-vie, d'après l'ital. acqua ardente (1. II,
ch. xxvii) : «... grains confictz en eau ardente... ». Italianisme
qu'on lit aussi dans la Sciomachié et au Y^ livre.
Gergon, jargon, figure exclusivement dans l'édition du
y livrée de 1564 (ch. xvii), où le Manuscrit donne Jargon. Cet
ancien mot indigène était devenu, dans la seconde moitié
du xvi' siècle, gergon, sous l'influence de l'ital. gergo. Henri
Estienne et d'Aubigné ne connaissent pas d'autre forme,
alors qu'Amyot et Montaigne écrivent toujours jargon.
Forcé, forçat, ital. forzato (1. I, ch. xxxvii): « Trop mieulx
sont traictez les /orce^ entre les Maures et Tartares ».
Instrophié, enroulé (1. IV, ch. li) : «... les cheveulx instro-
phiés (i), de petites bandelettes et rubans... » Terme fréquent
dans la Sciomachié et au V® liore. C'est un emprunt d'instro-
Jiare, qu'on lit dans le Songe de Poli/)hile, vocable forgé par
Colonna du grec crpôcpiov, bandeau, bandelette (de ctoIoco, en-
rouler).
Lettre de change, d'après l'ital. lettera di cambio, expres-
sion déjà mentionnée.
Rappelons enfin le conflit survenu parfois entre , les vo-
cables indigènes et leurs correspondants d'ouîre-monts : Bi-
(i) La variante inscrophié que donne l'édition de i552 est une leçon
fautive.
1 54 CONTACT AVEC L'ITALIE
zarre a longtemps vécu à côté du vulgaire bigearre, qui n'a
cédé que peu à peu du terrain avant de dis paraître devant son
rival plus heureux. Nous avons tracé ailleurs les diverses péri-
péties de ce conflit linguistique (i).
L'influence italienne en France, dans la première moitié
du xvi^ siècle, est un événement capital et de la même portée
que la renaissance de l'Antiquité. En dehors des arts proprement
dits, elle a profondément changé la vie sociale elle-même dans
sa manière d'agir et de sentir. Avec les nouvelles demeures,
largement ouvertes à l'air et à la lumière, le confort est devenu
un besoin de plus en plus général.
Les nouvelles acquisitions linguistiques étaient à la fois légi-
times et nécessaires : elles étaient l'expression des besoins
sociaux et des progrès réalisés par les arts.
La preuve en est faite. Le courant italianiste a laissé des
vestiges nombreux et importants, qui sont définitivement restés
dans le vocabulaire.
En passant condamnation sur l'italianisme intégral et en le
rétrécissant au langage de cour, Henri Estienne a méconnu ses
efifets féconds et bienfaisants. C'est un manque de discerne-
ment qui surprend chez un investigateur aussi consciencieux,
comme lorsqu'il met dans la même balance les innovations de
la Pléiade et celles des courtisans.
Sa campagne contre l'italianisme — tardive et empreinte de
partialité — a échoué pour des raisons multiples :
i^ Henri Estienne a, dès le début, fait abstraction des acqui-
sitions venues d'outre-monts et déjà naturalisées dans la pre-
mière moitié du xvi' siècle.
2'^ 11 attribue nombre de ces acquisitions aux courtisans et
aux courtisans seuls, alors qu'elles figurent depuis longtemps
chez Rabelais et les poètes de la IMéïade.
3" Pour ridiculiser ce langage courtisan, il en exagère l'ex-
travagance, en forgeant de son cru la plupart des phrases
« italianizées » et en décuplant le nombre des mots factices.
Cette polémique, comme nous l'avons déjà fait remarquer,
est venue trop tard et coïncide avec la disparition même du
(i) Voy. Rev. El. Rab., t. X, p. iG^ h 271. — De mcme, fanfrelu-
che, d'après l'ital. fanfalucca, à côte du synonyme ancien fanjdue
(xii* siècle) et fanj'eluce (xiv» siècle).
INFLUENCES SECONDAIRES l55
langage de cour. C'est un document linguistique curieux, mais
la campagne elle-même est restée sans eflicacité. Son biogra-
phe récent l'a dit en excellents termes : c< Les mots qu'Estienne
avait le plus directement visés et qu'il avait frappés à coups
redoublés, sont précisément ceux qui ont le mieux résisté, en
sorte que les italianismes auraient pu lui répondre :
Les gens que vous tuez se portent assez bien » (i).
En ce qui touche les termes d'architecture qu'ignore Henri
Estienne, ils furent tout d'abord adoptés dans la capitale, alors
que la province s'y montra plus réiractaire, mais là aussi les
néologismes techniques finirent pas s'imposer.
L'influence italienne a été encore plus efficace sur le vocabu-
laire militaire, dont la mobilité est l'essence même. Un compi-
lateur du début du xvi' siècle remarque à ce propos : « Chaque
Province a ses termes de guerre, chaque année en germe de
nouveaux. Ceux-ci sont desja vieux pendant que je les escris, et
n'y a petit carabin qui n'en forge quelqu'un... » (2).
La plupart des mots italiens de guerre, une cinquantaine à peu
près, embrassant toutes les branches de l'art militaire, sont res-
tés dans la langue, alors qu'Henri Estienne n'en admettait
qu'une demi-douzaine, presque exclusivement affectés aux tra-
vaux de fortification.
Les termes italiens de navigation continuent presque tous à
faire partie du vocabulaire nautique de nos jours.
En dehors des arts appliqués, on pourrait faire une constata-
tion analogue sur les apports de l'Italie dans le domaine du
négoce et de l'industrie.
Cet ensemble d'influences lexico logiques a complètement
échappé à Henri Estienne.
Ce n'est donc pas dans ses écrits qu'il faut aller chercher le
véritable mouvement de la langue à l'époque de la Renaissance.
Cet insigne philologue, en s'attaquant tardivement à quelques
exagérations, n'a pas aperçu la forêt à cause de quelques ar-
bres qui l'encombraient.
La lexicographie du xvi" siècle ignore également l'italianisme.
Ni Robert Estienne (1539-1549), ni les remanieurs successifs
(1) Louis Cle'ment, Henri Estienne, p. 36 1.
(2) Père René François, Essai des merveilles de la Nature, Paris,
1557, p. 22.
I 56 CONTACT AVEC L'ITALIE
de son Dictionnaire (1574 à 1605) n'ont tenu compte de l'enri-
chissement de la langue à leur époque, des résultats féconds
de la résurrection du grec et de l'influence italienne. Ces
doux faits d'une importance capitale au xvi^ siècle y sont com-
plètement passés sous silence. Aucune trace de la nouvelle
nomenclature architecturale, du nouveau vocabulaire militaire
et du reste. Des termes comme caporal et colonel sont ab-
sents, alors qu'ils étaient déjà devenus populaires sous les for-
mes altérées : corporal et coronel.
C'est donc exclusivement dans les oeuvres des grands écri-
vains, et en premier lieu dans le roman de Rabelais, qu'il
faut aller chercher les vestiges de l'italianisme.
Grâce aux données multiples disséminées dans son œuvre,
nous avons été à même de tracer un tableau quasi complet de
l'action italianiste en France dans la première moitié du
XVI® siècle.
Livre Troisième
VIE SOCIALE
Les principaux facteurs de la vie sociale — le costume, la
cuisine, les monnaies et la musique — échappent encore dans
Rabelais à l'influence italienne. En ce qui touche le costume,
par exemple, quelques appellations de coiffure militaire {cape-
line), certaines désignations du costume ecclésiastique (barbute,
capution, domino, soutane), voilà à peu près les seuls vestiges
que l'italianisme ait laissés dans cet élément important de la vie
et des mœurs de ses contemporains. Encore ne connaît- il que
sottane au sens de jupe de femme: ... « vestue sus la sottane
et verdugalle de damas rouge cramoisy... » (Sciotiiachie). 11
ignore l'italianisme, devenu plus tai-d populaire, caleçons (de
l'ital. caUoni), mentionné par Henri Estienne dans ses Dia-
logues (t. I, p. 223): « Une façon de haut de chausses qu'on
appelle des calessons ».
Le costume civil reste entièrement en dehors des influences
d'outre monts. Eminemment conservatrice, sa nomenclature est
en grande partie constitu(je des éléments du passé, auxjuels se
sont ajoutés, au xvi' siècle, des apports des différents pays autres
que l'Italie. Ce caractère négatif mérite de retenir l'attention.
A l'instar du costume, la cuisine, comme les monnaies et la
musique, relève en premier lieu du passé. Alors que le domaine
professionnel et technique s'est comme renouvelé au contact de
la nouvelle civilisation, les éléments essentiellement sociaux en
portent des traces à peine perceptibles.
CHAPITRE PREMIER
COSTUME
L'historique du costume en France pendant la Renais-
sance (i) est assez com liqué à faire. Certaines de ses parties
ont subi des transformations si rapides et si éphémères que le
spirituel conteur du Fail fait remarquer dans ses Discoures
d' Eutrapel (ch. i) que : « nos neveus et successeurs auroient
bien à faire d'un Dictionnaire à cent ans d'ic)^ pour savoir que
c'est ».
Rabelais traite abondamment du sujet à l'occasion de l'habil-
lement de Gargantua (1. 1, ch. viii), où la description est volon-
tairement teintée d'archaïsme ; et surtout à propos du costume
des Théiémites (1. I, ch. lvi), pages admirables d'exactitude
qu'il sulfit de transcrire et de sobrement commenter (comme l'a
fait Jules Quicherat). Mais on trouve en outre, dans son œuvre,
des détails épars infiniment nombreux, tous également précieux
pour l'historien du costume en France dans la première moitié
du xvi" siècle.
Nous allons étudier ces renseignements multiples à la fois sous
le rapport social et linguistique. Les auteurs contemporains —
(i) Nous ne possédons pas de travail spécial sur ce sujet. Dans l'His-
toire du costume en France depuis les temps les plus reculés jusqu a la fin
du XVIII'i siècle (1877), de Jules Quicherat, œuvre de vulgarisation
plutôt que d'érudition, les pages consacrées à la i^enaissance sont in-
téressantes, mais par trop sommaires et incomplètes.
Les tomes III et IV du Dictionnaire raisonné du mobilier français
(1872) de Viollct-lc-Duc, qui traitent des « vêtements », sont superficiels
et sujets à caution.
La volumineuse publication de M. A. Racinet, Le Coutume histori-
que (1878), comprend un Glossaire (t. I, p. 167 à 246), qui condense les
renseignements tirés de l'ouvrage de Viollet-le-Duc. Le tome IV est
accompagné de planches et notices, 201 à 3oo, concernant surtout les
xve et xvi" siècles.
En somme, peu de chose qui vaille, et le livre de Quicherat reste
encore le meilleur traité d'ensemble sur la matière.
COSTUME r 59
comme du Fail, Henri Estienne et surtout Brantôme — nous
fourniront des informations complémentaires.
I. — Habillement.
Chausses, — Une des révolutions les plus importantes dans
l'histoire du costume est le remplacement, pendant la seconde
moitié du xv' siècle, des anciennes braies par les chausses, pan-
talons collants auxquels, au moyen d'aiguillettes, était attaché le
pourpoint. Vers la même époque, les chausses complètes se
différencient en haut-de-chausses et en bas-de-chaiisses. Le
premier est un caleçon court muni d'une braguette, l'un et
l'autre prenant de l'ampleur principalement sous François 1" ; le
second, enveloppant la jambe et le pied, a donné naissance aux
bas modernes.
Voici les détails que nous en donne Rabelais à propos de
l'habillement des Thélémites :
Les hommes estoient habillez à leur mode : chausses pour le bas
d'estamet. ou serge drapée d'escarlatte, de migraine, blanc ou noir.
Les hault de velours d'icelles couleurs, ou bien près approchantes ;
brodées et deschicquetées selon leur invention.
Les dames portoient chausses d'escarlatte, ou de migraine, et pas-
sait les dictes chausses le genoul au dessus par troys doigtz, justement.
Et ceste liziere estoit de quelques belles broderies et descoupures
(1. I, ch. LVl).
La diversité de ces chausses était infinie au xvi*" siècle. Rabe-
lais en mentionne quelques variétés :
Chausses à la marinière, larges et flottantes comme la
culotte des zouaves, portées par les marins et les lansque-
nets (1. II, ch. xxxi): « Habilla son dict Roy... des belles chaus-
ses à la marinière .. . »
Chausses à la martingale (1. I, ch. xx), ou culottes proven-
çales munies d'une sorte de bricole qui enveloppait lentre jam-
bes et qu'un bouton retenait devant et derrière (i).
Chausses à queue de merlus, en quiue de morue ( « de peur
d'eschauffer les reins, » 1. I, ch. xx) : «... les chausses du pau-
(i) Brantôme en parle également (t. II, p 404) : « Ce brave chevalier
d'Imbercourt portoit ordinairement des chaus<!es à la martingalle ou
autrement à pont levis, ainsy que j'en ay veu autresfois porter aux sol-
j dats espagnols ».
i6o VIE SOCIALE
vre Lymosin estoient faictes à queue de merlus^ et non à pleins
fons » (l, II, ch. vi) (i).
Chausses à la Souice, amples et commodes comme les por-
taient les gardes suisses (1. j, ch. xx) : «... c/^aws^es de quelle
façon duiroient mieulx... à la Souice pour en outre tenir chaulde
la bedondaine ». Un document de 1541 (Gay, v° costume,
p. 446) en précise ainsi les dimensions : « Douze aulnes trois
quarts velloux jaulne pour faire une quarte partie de douze pour-
points et douze Jiaulx de chausses pour les douze Souysses de la
garde du Roy ». Du Fail, dans le xxvi' des Discoufs d'Eutra-
pel, parle, lui aussi, des « grandes et amples chausses à la
Suisse ».
Les chausses d'apparat étaient faites d'écarlate ou de mi-
graine et présentaient de nombreuses déchiquetures ou tailla-
des, agrémentées de bordures en cordonnet, ganse, canetille,
etc. Rabelais décrit ainsi cette partie du costume de Gargan-
tua (1. I. ch. vin) : « Pour ses chausses feurent levez unze cens
cinq aulnes, et ung tiers d'estamet blanc, et feurent deschic-
quetez en forme de colonnes striées, et crénelées par le der-
rière, affin de n'eschaufer les reins. Et flocquoit par dedans la
deschicqueture de damas bleu, tant que besoing estoit ».
Et . u V^ livre, en parlant de l'embonpoint des habitants du
pays d'Outre, il ajoute (ch. xvii) : « Us deschiquetoient leur
peau, pour y faire boufier la graisse, ne plus ne moins que les
sallebrenaux de ma patrie descouppent le haut de leurs chausses
pour y faire bouffi^r le lafletas ».
Deux pièces accessoires des chausses ont laissé des traces
dans la langue, alors que la mode elle-même des chausses avait
depuis longtemps disparu:
U aiguillette, cordon ou tresse ferrée par les deux bouts pour
attacher les chausses au pourpoint ou la braguette aux chaus-
ses : « Pour son pourpoinct luient levées huyt cens treize aulnes
de satin blanc, et p'>ur les ugueillettcs, quinze cens neuf peaulx
et demye de chiens. Lors commença le monde attacher
fi) Du Fail, dans ses Propos rustiques, ch. x, décrit ainsi le costume
de jadis : « Les Vindcllois, neantmoins que audacieux et glorieux,
toutesfois ont le bruit d'avoir amené beaucoup de coustumes en ce
I>ays, unes bonnes, autres mauvaises : mesmes sont les premiers que
j'ay vcu, qui ont porte bonnets à cropierc, chausses la à martingale et à
queiie de merlus, soulier à poulaine, et chapeaux albanesqs ».
COSTUME i6l
les chausses au pourpoinct et non le pourpoinct aux chaus-
ses » (1. I, ch. viii).
De là courir l'air/uUette, courir le mâle, être débauchée,
expression proverbiale dont Rabelais nous ofî're le premier
témoignage (1. III, ch. xxxii).
La braguette, pendant méridional de brayetie, partie anté-
rieure et saillante des chausses, était souvent d'un aspect ridi-
cule et inconvenant. Voici les passages de Rabelais qui nous
renseignent à cet égard. Le premier concerne l'habillement de
Gargantua ; le deuxième, celui de Panurge :
Pour la braguette, furent levées seize aulnes un quartier d'icelluy
mesmes drap, et fut la forme d'icelle comme d'un arc boutant, bien
estachée joyeusement à deux belles boucles d'or, que prenoient deux
crochetz d'esmail, en un chascun desquelz esloit enchâssée une grosse
esmeraugde de la grosseur d'une pomme d'orange. L'exiture de la
braguette estoit à la longueur d'une canne, deschicquetée comme les
chausses, avecques le damas bleu flottant comme devant. Mais voyans
la belle brodure de canetille, et les plaisans entrelatz d'orfeverie
garniz de fins diamans, fins rubitz, fines turquoyses, fines esmeraug-
des et unions Persicques, vous l'eussiez comparée à une belle corne
d'abondance, telle que voyez es antiquailles (1. I, ch. vin).
Or notez que Panurge avoit mis au bout de sa longue braguette
un beau floc de soye rouge, blanche, verte et bleue, et dedans avoit
mis une belle pomme d'orange (1. 11, ch. xvni) (i).
Les fashionables de l'époque, les bragards, laissaient
sortir leur chemise entre le pourpoint et le haut-de-chaus-
ses (1. IV, ch. xvi) : «... Quelques mignons braguars et mieux
en point... »
Vêtements du corps. — Passons maintenant aux autres par-
ties du costume. Rabelais fait mention de deux variétés de ca-
pes ou manteaux :
(i) Un érudit du xvi® siècle, en décrivant vers 1670 la mode extrava-
gante des braguettes, se fait presque l'écho de Rabelais : « Les chaus-
ses hautes estoyent si jointes qu'il n'y avoit moyen d'y faire des pochet-
tes. Mais au lieu ils portoyent une ample et grosse brayette qui avoit
deux aisles aux deux costez qu'ils attachoient avec des esguillettes, une
de chascun costé, et en ce grand espace qui estoit entre les esguillettes,
la chemise et la brayette, ils mettoient leur mouchoir, une pomme, une
orange, ou autres fruicts, leur bourse... Et n'estoit pas incivil, estant à
tc!.'-^- de présenter les fruicts conservés quelque temps en ceste brayette
comme aucuns présentent des fruicts pochetés ». Louys Guyon, Di-
verses Leçons, i6o3, 1. II, ch. vi.
II
l62 VIE SOCIALE
Cape à l*espagnole^ manteau ?aQs collet et qui se drapait
autour du buste (l. I, Prol.)- H i^st appelé par les Espagnols
capa de muestro, manteau de Valence,
Cape de Biart, manteau à capuchon de grosse laine tel que le
portaient les gentilshommes gascons (1. IV, ch. xxx), dit cape de
Bearn dans la préface de VHeptameron. Robert Estienne (1539)
le définit « Cappe de Biar (i), ung manteau qui a un coclu-
chon » et le rend par bardocucullus (2). Nicot en parle lon-
guement : « Cape de Bearn est un habit de gros drap tissu en
coytis ou en cordelière, faite de laine grossière blanche, à capu-
chon, sans manches et longue presque à my jambes, que les
viles personnes, gens de villages portent comme en Bearn, dont
la dicte appellation est prinse, et en Gascogne. Bardiacus cucul-
lus ».
Plusieurs termes de cette catégorie remontent à des époques
et à des sources différentes :
1° L'ancienne langue avait transmis au xvi* siècle les appel-
lations :
Cotte hardie, robe serrée à la taille (l. IV, ch. xv), à jupe
flottante, complètement afïranchie du surcot. La graphie rabe-
laisienne, déjà ancienne, est une transcription savante pour cot-
tardie (on trouve cotardée vers i2-}o), d'où l'équivalent bas-latin
tunica audax, « probablement par suite d'une méprise sur
l'étymologie du mot (3) ».
Courtibaut, dalmatique (1. I, ch. xii), tunique portée jadis
aussi par les rois : « Ad faciendum unam tunicam et unum
courtebij pro rege de panno viridi longo », lit-on, en 1 3.-17, dans
les Comptes de la garde-robe d'Edouard III (Gay) (4).
Gippon, sorte de casaque à manches et à basques, vêtement
(i) La forme Biard, pour Béarn, se lit également chez Brantôme
(t. VI, p. 235) : « ... sortis de Basque ou de Biard ».
(2) Le bardocucullus était un manteau gaulois à capuchon, dont l'u-
sage s'est conserve de nos jours dans le costume des habitants du Béarn
et des Landes (voy. Racinet, t. I, p. xxxui). Rabelais en a tiré le dérivé
bardocucullé^ encapuchonné (1. V, ch. m).
(3) Voy, Quicherat, Le Costume, p. 193.
(4) Robert Estienne ne connaît que ce sens ancien (ôSg) ; « Courti-
bau, vestis regia, paludamentum » (encore dans Nicot), mais Monet
(iG35) ajoute : « Tunique de sous-diacre et diacre officiant à la messe »,
et Borel remarque à son tour : « Courtibaut, sorte de tunique ou dal-
matique ancienne. On l'appelle encore de ce nom en Berry, dans la Sain-
tonge et dans ia Tourainc ».
COSTUME i63
d'homme, surtout militaire et ecclésiastique : de là engipponné,
épithète que Rabelais donne fréquemment aux moines.
Gocourie, robe courte (1. V, ch. xvi), figure comme « robbe
gaulcourte de velours noir », dans un Compte royal de 1492
(voy. Gay) (i).
Gonnelle, manteau de chevauchée garni de capuchon (1. IV,
ch. lu).
2° D'Espagne sont venus au xv' et au début du xvi' siècle
plusieurs modes de vêtements et d'accessoires du costume :
Berne à la moresque, robe en forme de casaque, mais descen-
dant jusqu'aux talons, de l'espagnol bernia, manteau de gros
drap. La berne fait partie du costume des dames de Thélème (2).
Chamarre, veste très ample formée de bandes d'étoffes, soie
ou velours, réunies par des galons (1. I, ch. lv), emprunt de
la fin du xv' siècle (1490). Monet nous en donne ces définitions ;
1° « Saie, hoqueton des bergers, façonnée de peau de mouton,
de chèvre ou autre semblable contre l'injure du temps ; 2° Ho-
queton, saie de peau, barrée de beaucoup de coutures et bandes
sur les coutures à guise de passemens ». En espagnol, samarra
désigne la peau de mouton avec sa laine et une sorte de jac-
quette de cette peau que portent les gens de campagne.
Gualvardine (1. IV, ch. xxxi) ou galleverdine(\. V, ch. xliv),
casaque à longues basques, sens de l'esp. gabardina (3).
Marlotte, mantille entièrement ouverte sur le devant (1. I,
fi) Le mot est ancien. Comme synonyme de « court », on le lit au
xni« siècle dans Chrestien de Troyes, Chevalier aux deux épées :
84792. Cote et mantel, fourré d'ermine,
' A sebelin chanu et noir,
I peu gascort pour mieux seoir.
C'est un composé analogue à wascru ou gascru, presque crû, dont l'é-
lément initial reste obscur.
(2) « En esté, quelques jours, en lieu de robbes, portoient belles mar-
lottes, ou quelques bernes à la moresque de velours violet à frizure d'or
sus canetille d'argent, ou à cordelières d'or guarnies aux rencontres de
petites perles Indicques » (1. I, ch, lvi).
(3) Guillaume Coquillart écrit à la fois gavardine (t. I, p. i38) et gal-
vardine{x.. I, p, Gj). La première forme est aussi celle de du Guez (dans
Palsgrave). Oudin rend galvardine par « jacquette de paysan ». En
Provence, gabardino subsiste avec le sens de caban, et, en Picardie, ca-
berdaine a celui de robe de dessous sans manches, à côté de la forme
amplifiée calembredaine, cotillon et corset. Ce sont là les reflets de
l'esp. gabardina, une souquenille ou jupe (César Oudin), nom qui a
subsisté comme étoffe (gabardine).
i64 VIE SOCIALE
ch. Lvi), de l'esp. marlota, espèce de capote à capuchon (en
usage encore à la campagne), du bas latin melote^ peau de mou-
ton avec la laine, fourrure, pelisse (i).
Vasquine, basquine, corset de fil de laiton ou de forte toile
ayant la forme d'un entonnoir renversé, de l'esp. basquina, bas-
quine. La basquine est portée par les dames de Thélème (1. I,
ch. Lvi) : « Au dessus de la chemise vestoient la belle Vasquine
de quelque beau camelot de soye. Sus icelle vestoient la Verdu-
gale de tafetas blanc, rouge, tanné, grys ».
Verdufjale, vcrtugadin, crinoline portée par les dames de
Thélème (1. I, ch. lvi). C'était un gros canevas empesé, élargi
par un bourrelet placé au dessous de la taille (de l'esp. verdu-
fjado, proprement baguette) (2).
La marlote, comme la basquine et le vertugadin, firent leur
apparition sous F'rançois I". Les formes rabelaisiennes vas-
quine et verdugale témoignent d'un emprunt oral.
F^TOFFES, — Le roman rabelaisien mentionne un grand nom-
bre d'appellations d'étofTes, d'époque et de valeur diverses, qu'il
importe de classer.
1° En premier lieu paraissent les anciens noms d'origine
orientale : damas, écartate, tajfetas. L'écarlate, qui servait à
la confection des haut-de-chausses, désignait proprement la
graine d'écarlate, c'est-à-dire le kermès : celui-ci, desséché, a
l'apparence d'une petite graine rouge, que Rabelais désigne par-
fois tout simplement par yfaine (« tainct en graine »), ainsi que
le drap teint avec cette graine.
La migraine, ou demi-graine, était l'étoffe teinte en rouge au
moyen du kermès, mêlé à d'autres substances colorantes.
2° Pour la confection des bas-de-chausses, on se servait de l'es-
tamet, léger tissu de laine double, nom attesté dès le xv" siè-
cle (i 169 : « estamel de Lombardye », Gay).
De la même époque date la frize, frise, étoffe de laine à poil
(i) Marlota désignait une sorte de vêtement grossier en usage autre-
fois dans le Béarn et le Bigorre (Mistral).
(2) La forme vcrluf^ade, ajustement de femme (Nicot), se lit à côté de
vertuffadin, cotte gonflée avec un cercle (Monet). La forme rabelaisienne
(qui est aussi celle de Ronsard) a subi après Rabelais l'action analogi-
que du mot « vertu », ces crinolines étant censées mettre la pudeur à
l'abri : « Les Lacedemoniennes... s'estimans (comme dit Plato) assez
couvertes de leur vertu sans vertugade » (Montaigne, Essais, t. III,
p. 334).
COSTUME l65
frisé : « Gargantua portoit une grande et longue robbe de
grosse //'ùe fourrée de renard » (1. I, ch. xxi). Mais Rabelais
connait surtout le drap d'or frisé.
3" Diiïérentes villes manufacturières de l'Angleterre ont fourni
au xvi' siècle des appellations tout d'abord attestées chez le
grand écrivain :
Limestre, drap fin de Limestre ou Limster (i), ville anglaise
réputée pour ses fabriques de lainages : « De la toison de ces
moutons seront faictz les fins draps de Rouen, les louschetz des
balles de limestre, au pris d'elles, ne sont que bourre » (1. IV,
ch. vi).
Lucestre^ drap fin de Leicester, ville célèbre pour ses filatu-
res de laines : «... louchetz de balles de lucestre » (1. II, ch. xii).
Ostade, espèce de serge, dont on confectionnait des pour-
points, primitivement fabriquée à Worsted, et demi-ostade^
serge d'une contexture moins forte (1. V, ch. xvi).
Les noms des deux premières étoffes sont contemporains de
notre auteur, celui d' ostade lui est antérieur.
4° L'Italie a fourni à son tour :
Armoisy, taffetas teint en rouge, à côté à'armoisin, l'un et l'au-
tre reflets des formes italiennes ermesi et ermesino, taffetas
double. C'est (comme on l'a vu ci-dessus) un doublet de cramoisi.
CanetiUe, cannetille, de l'ital. canutiglia (1. I, ch. viii) :
« belle brodure de canetille ».
II. — Coiffure.
Rabelais nous donne sur la coiffure des détails pleins d'inté-
rêt. Lorsqu'il décrit celle des Thélémites, il s'arrête complai-
samment sur les modes qu'elle présentait à son époque aussi
bien en France qu'en Espagne et en Italie :
L'acoustrement de la teste estoit selon le temps. En hyver à la
mode Françoyse. Au printemps à l'Espagnole. En esté à la Tus-
qiie. Exceptez les festes et dimanches, ésquelz portoient accoustre-
ment Francoys, par ce qu'il est plus honorable, et mieuix sent la pu-
dicité matronale (1. I, ch. lvi).
C'était en effet « la coiffe garnie de templettes et recouverte
par le chaperon de velours à queue pendante (2) ».
(i) Nous reviendrons sur l'origine de ce vocable.
(2) Quicherat, p. 359. Voy. ibidem, p. 36o, pour les coiffures espagnole
et toscane.
i66 VIE SOCIALE
Quant aux couvre-chefs proprement dits, nous rencontrons :
Bonnets. — Bonnet à la marrabaise (1. I, ch, viii), c'est-à-
dire comme le portaient les Marrabais ou Marranes d'Espagne. Le
nom de marrabais est milanais (i) et représente une fusion des
synonymes marrane et arabe. La Chronique du Roy François
premier de ce nom en fait mention, à propos de l'entrée de
Charles V à Orléans en septembre 1537: « Après marchoyent
à cheval quatre vings douze enffans des marchans de ladicte
ville, habillez de cazacques de velours noir, pourpoinctz de
velours et satin blanc découpez, bonnets à marrabais de ve-
lours noir, garniz de plumes... un bonnet de laine noire, façon
de Mantoue, à marrabaise (2) »,
Bonnet à bourlet, à triple bourlet (l. IV, ch. liv), synonyme
dQ bonnet doctoral (l. I, ch. xliv).
Bonnet à quatre gouttières (1. V, ch. xi), ou à quatre bra-
guettes, à quatre pans, avec un lobe ou corne saillante au som-
met de chacune des arêtes : c'était le bonnet clérical, dont se
coifïaient tous les gens de robe.
Bonnet à la coquarde (1. IV, ch. xxx), ainsi nommé en
raison de la patte découpée en crête de coq qui garnissait jadis
le chaperon. Ce bonnet bourgeois eut une vogue passagère et
sortit d'usage dans le dernier tiers du xvi' siècle (3).
Les hauts bonnets du xv' siècle, coifTure très élevée au
dessus du front, étaient passés en proverbe au siècle suivant, et
l'expression du temps des hauts bonnets revient souvent sous
la plume de Rabelais.
Le chroniqueur Monstrelet les mentionne sous l'année 1467:
a En ce temps les hommes portoient leurs cheveux si longs
qu'ils leurs empeschoient leurs visages, mesmement leurs
yeux, et sur leurs testes portoient bonnets de drap hauts et
longs d'un quartier et plus ». Et Henri Estienne parle longue-
ment de o: proverbe (tout d'abord attesté dans Rabelais) avec
force détails d'ordre social qui intéressent notre sujet (4).
(1) Voy. ci-dessus, p. i52.
la) Edit. Guiflrey, Paris, 1860, p. 280 et 282.
(3) Vers i535, Nicolas de Troyes en parle dans son viii» conte : « Vel-
loux viollct en grcync pour faire un bonnet à la coquarde, borde tout au-
tour de velours jaune et incarnat ».
(4) Cf. Apologie, t. II, p. 119: « Quant au proverbe, Du temps des
hauts bonnets^ il semble estre dict à propos de la lourderie qui estoit
COSTUME 167
Chapeaux. — Chapeau Albanoys {\. IV, ch. xxx), c'est-à-dire
des Albanais ou Estradiots, au large bord et en forme de melon
allongé. Des Périers et du Fail en font également mention.
Chapeau à prunes sucées (1. IV, ch. lu), en forme de noyau
ou d'amande.
Le chaperon, jadis (xiv'-xv' siècle) coiffure des gentilhommes
ou des bourgeois et remplacé par le bonnet et le chapeau, était
devenu coifîure de dame au xvi' siècle : « Chaperon ou cappe
que les femmes portent par temps de pluye, Capiiium »,
lit-on dans Robert Estienne (1539).
La cornette (1. 11, ch. 11) était une longue bande d'étoffe
Toulée autour de la tête et retombant sur les épaules. C'était
la marque de la dignité de docteur légiste ou de médecin. Fran-
çois I" avait accordé ce privilège aux professeurs du Collège
royal à Paris.
Le coquillon, ou coquille de chaperon, désignait la patte du
chaperon qui pendait et qu'on enroulait autour du cou :
« F'aict et mis à point deux chapperons à coquillons pour la
Ro5^ne » (Compte 1399, Gay). Au xvi' siècle, le coquillon a le
même sens que la cornette, c'est un insigne de docteur (avec cette
acception deux fois dans Rabelais : 1. II, ch. v, et 1. IV, ch. lviii).
Aux oreillettes du chaperon était attaché le iouret de nez
(1. II, ch. xxxiii) ou cachenez, pièce carrée qui couvrait le bas
du visage au dessous des yeux. Il porte en outre, dans Rabelais,
le nom de cachelaid (1. I, ch. xiii) ou cachelet (1. V, ch. xxvii),
à côté de l'expression également ironique de charité (l. V,
ch. xxvii). C'était un loup (masque), réduit en dimensions, qui
couvrait seulement le nez et les joues des dames de condi-
tion (i).
pour lors es habits... La lourderie que nos prédécesseurs ont montrée
en leurs vestemens, de laquelle les tableaux et les statues nous rendent
certain tesmoignage. Imaginons un peu s'il faisoit plus beau voir un
homme coëffé d'un grand chaperon (dont l'usage n'est encore du tout
perdu) ou d'un haut bonnet, ou d'un bonnet à la coquarde, ou d'un bon'
net à l'arbaleste, ou approchant de celuy des Suysses, mais si grand que
maintenant d'autant de drap on en pourroit faire trois ou quatre. Ne
faisoit-il bon voir le gent corps de monsieur le muguet, quand il avoit
vestu sa jaquette qui luy passoit les genoux de quatre grans doigts, de
laquelle on feroit maintenant un casaquin et un robbin, ou une cape à
l'Espagnole? ».
(I) Cf. Brantôme (i. II, p. 406) : « Elle [la duchesse de Guise] l'es-
coutoit parler non pourtant sans rire sous son tottret de ne^ ».
i68 VIE SOCIALE
Le bord retroussé du chaperon portait le nom de rehras, d'où
l'expression figurée à double rehras^ appliquée par Rabelais à
l'entendement peu commun de Pantagruel (1. II, ch. viii).
Coiffures ecclésiatiques. — A côté des anciens appellatifs
aumusse, cahuet et coqueluche, Rabelais cite toute une série de
coiffures ecclésiastiques dans la Bibliothèque de Saint-Victor
(1. II, ch. vii) :
« La Barbute des pénitenciers », du bas-latin barbuta, grand
capuchon sans queue : « Capucium magnum sine cauda, quod
nos vocamus barbutam » (Du Cange). Le moyen français disait
barbue et barbuce. C'était une coiffure à la fois religieuse et
militaire, dont le sens s'est généralisé vers la fin du xvi' siècle :
« Barbute est un habillement de teste faite en façon de do-
mino... qu'on porte par les champs l'hiver qu'il fait grand
froid, vent verglassant, ou qu'il neige » (Nicot).
« La Cabourne des briffaux », probablement chapeau pro-
fond (le sens propre de ce mot provincial est cavité, creux d'ar-
bre). Dans le Vendômois, cabourneau désigne encore aujour-
d'hui un chapeau démodé.
« La Cagoule des moines », autre nom du capuchon monacal,
proprement coquille de limaçon, d'après la forme.
« La Ratepenade des Cardinaux », haute coiffure de dame (i)
imitant les ailes d'une chauve-souris (sens propre du mot en
provençal), appliquée plaisamment au large chapeau des cardi-
naux, coiffure adoptée plus tard par les mignons (2).
Lyripipion, capuchon à queue (1. I, ch, xvïii), insigne des
docteurs en théologie. Le bas latin liripipium est une forme
latinisée du flamand liripipe ou leerpijpc, tuyau de cuir, par
allusion à la queue de ce capuchon.
m. — Chaussure.
Les souliers^pré?entaient les mêmes taillades que les pour-
points. C'étaient des chaussures très découvertes, épatées du
bout et crevées (ce qui constituait la déchiqueture):
(i) Henri Estienne en parle longuement dans ses Dialogues, t. I,
p. 173 à 177.
(2) « Le dimanche 20 octobre ( 1577), le U'oy arrivaà Olinville, en poste,
avec la troupe de ses jeunes mignons, fraises et friziis avecq les crcstes
levées, les ratcpennades en leurs testes... ». Pierre de l'Estoile, Registre-
Journal (t. I, p. 2r9).
COSTUME 169
Pour les souliers de Gargantua furent levées quatre cens jsix aulnes
de velours bleu cramoysi, et furent deschicquettez mignonnement par
lignes parallelles joinctes en cylindres uniformes. Pour la quarre-
leure d'iceulx furent employez unze cens peaulx de vache brune, tail-
lées à queues de merlus (1. I, ch. ix).
Et quant aux dames de Thélème : « Les souliers, escarpins
et pantoufles de velours cramoizi rouge ou violet, deschicquet-
tées à barbe d'escrevisse » (l. 1, ch. lvi).
L'imitation des barbes d'écrevisse était produite par une en-
gelure sur le bord des crevés (i).
Les souliers fenestrés (l. IV, ch. xiii) étaient percés ou à
jour.
Rabelais cite en outre les souliers à poulaine, souliers à la
pointe démesurément allongée, qui furent en vogue entre 1390
à 1440 et disparurent sous Charles VII, vers 14B5: « Gemma-
gog qui fut inventeur des souliers à poulaine » (1. II, ch. i).
Notre auteur s'en sert surtout à titre de comparaison dans
l'expression, fréquente chez lui, de ventre à poulaine, c'est-à-
dire ventre proéminent, signalement frappant, avec la trogne ru-
biconde, des « beuveurs très illustres » (2).
L'ancienne langue avait légué au xvi' siècle les bobelins,
les escajîgnons et les escarpins, les premiers grossiers, les der-
niers élégants et déchiquetés à barbe d'écrevisse (1. 1, ch. lvi),
à côté de :
Botte, chaussure à la fois ecclésiastique et laïque. La bote
fauve était une sorte de brodequin (l'une et l'autre appella-
tions fréquentes dans Rabelais) : <( Son père luy feist faire des
botes fauves : Babin les nomme brodequins » (1. I, ch. xvi).
Le brodequin était un petit soulier porté dans les bottes (3).
Bottines^ espèce de jambières sans semelle qu'on portait
dans des souliers (I. IV, ch. xxxii : « botines de cordouan ») (^).
(i) Voy. Quicherat, Le Costume^ p. 352,
(2) Du Fail commence ainsi son vi» Propos rustiques : « Du temps
qu'on portoit souliers à poulaine, (mes amys) et que on mettoit le pot
sur la table, et en prestant l'argent, on se cachoit ».
(3) Robert Estienne le définit ainsi (i539) : « Brodequin, une manière
de brodequin ancien, de quoy usoyent hommes et femmes, Soccus —
Une façon de brodequin à veneur, qui empoigne le gras de la jambe, Co-
thurnus. Le brodequin est bien faict à ton pied ».
(4) Des Périers en fait mention dans son xcvie conte, où la bottine dé-
signe une sorte de pantoufle que Ton chaussait sur les bas : « Or, com-
170 VIE SOCIALE
La Provence a fourni le fin estioalet (1. IV, ch. ix) et le rus-
tique esclot ou sabot (1. III, ch. xvii) : « Elle deschaussa un de
ses esclos, nous les nommons sabot2 ».
Voilà les détails que nous offre le roman de Rabelais sur le
costume de son temps, tout particulièrement sous le règne de
François I" (15 15-1547). La réalité de ces données multiples
est corroborée par les documents de l'époque ; mais sur les
points où tout témoignage fait défaut, les renseignements précis
de notre auteur peuvent en tenir lieu. L'œuvre du Maître
acquiert ainsi un intérêt documentaire de premier ordre.
C'est une mine d'une richesse infinie et d'une exactitude irré-
prochable. L'historien de la civilisation nationale pourra y puiser
des informations à la fois nombreuses et sûres sur la manière
de penser et de vivre de la société française à l'époque de la
Renaissance.
bien qu'en ce joyeux devis il soit usé de ce mot botines^ si est-ce qu'il
ne faut pas entendre des botines faictes à la façon des modernes nostres,
puisqu'elles se mettent en des souliers ».
CHAPITRE II
CUISINE
La cuisine et la table Jouent naturellement un rôle impor-
tant clans une œuvre comme celle de Rabelais qu'on a appelée,
non sans exagération, l'épopée du ventre. La beuverie et les
ripailles y reviennent comme un leitmotiv et la gourmandise,
particulièrement celle des moines, est de tous les péchés capi-
taux celui que le grand satirique traite avec le plus d'indul-
gence. Au chapitre xi du Quart livre : « Pourquoi les moines
sont voluntiers en cuisine », il n'a qu'un sourire amusé pour
le bon morne d'Amiens, Bernard Lardon, qui, à la vue des
merveilles de Florence, de ses cathédrales et palais, de ses
statues et marbres antiques, ne laisse pas de regretter « les
roustisseries roustissantes » et « les darioles » de sa ville
natale.
Mais c'est surtout cet autre moine moinant. Frère Jean, qu'il
montre intarissable sur la matière. Son surnom des Entom-
meures, des entamures ou hachis, sent déjà la cuisine, et il
devient éloquent chaque fois qu'il touche à son sujet favori
(1. IV, ch. x). La « Caballe monastique en matière de beuf
salé » (1. III, ch. xv) lui fournit une dissertation : il s'y connaît
tout aussi bien, sinon mieux, qu'en son bréviaire. Ailleurs
(1. IV, ch. xxxix), il se met lui-même en tête des cuisiniers et
les mène au combat contre les Andouilles.
Dans tout le roman, banquets et soupers abondent. Rappelons
celui que donne Grandgousier pour festoyer le retour de son
fils Gargantua et de ses compagnons (1. I, ch. xxxvii), et sur-
tout le banquet monstre que les Gastrolâtres offrent à leur dieu
Ventripotent (l. IV, ch. lix et lx). Ce dernier résume, à lui seul,
toute la gastronomie de l'époque, offrant l'ensemble à la fois le
plus exact et le plus copieux des plats usuels vers 1550.
Ces détails gastronomiques n'ont pas encore été l'objet d'un
travail scientifique. Les commentateurs et les rares auteurs, qui
s'en sont occupés récemment, se sont contentés d'une étude
172 VIE SOCIALE
superficielle (r). Nous allons essayer, ici comme ailleurs, de
replacer notre auteur clans son milieu social, en tenant exclusi-
vement compte des documents de l'époque (2).
I. — Hors-d'œuvre.
Chaque souper, dans les livres de cuisine du xvi" siècle, com-
mence par la formule : Bon pain, bon vin. C'est ce que Panurge
appelle dans son discours sur les prêteurs et débiteurs (1. 111,
ch. iv) : « Pain et vin. En ces deux sont comprinses toutes es-
pèces des aliments ».
Dans le banquet des Gastrolâtres, Rabelais fait mention de
plusieurs variétés de pain : bourgeois, mollet, en opposition
au « gros pain balle », destiné aux domestiques, lourd et indi-
geste, fait avec un mélange de son et de farine.
La tourte ou pain bis, de forme circulaire (1. I, ch. xxv),
subsiste encore dans certaines provinces, par exemple dans le
Berry, où elle est de forte dimension et pèse environ vingt-
(i) A. Lebault, La Table et les repas à travers les siècles, Paris, 1910,
et A. F'ranklin, La Cuisine, Paris, 1S88, p. 68 à 92 (banquet des Gas-
trolâtres).
(2) Voici par ordre chronologique les ouvrages qui font autorité sur
la matière :
Le Viandier de Guillaume Tircl, publié par J. Pichon et G. Vicaire,
Paris, 1892-1S93, édition qui permet de suivre les additions successives
du xiv* au XVI» sic'cle.
Le Métiagier de Paris. Traité de morale et d'économie domestique
composé vers iSgS par un bourgeois parisien, éd. J Pichon, Paris, 1846.
Le Livre de honneste volupté, contenant la manière d'habiller toutes
sortes de viandes tant chair que poisson et de servir es banquets et Tes-
tes, avec un Mémoire pour faire cscriteau pour un banquet, Lyon, i5o8
(souvent réimprimé sous des titres divers).
De lie cibaria libri XII, omnium ciborum gênera, omnium gentium,
moribus et usu probata complectens, lo. Bruyerino Campegio authore,
Lyon, i56o. C'est le plus important ouvrage scientifique sur l'alimen-
tation au xvio siècle.
Voy., pour plus de détails, les pages que nous avons consacrées à
l'Alimentation, dans notre Hist. nat. Rab., p. 396 à 446.
En ce qui touche la cuisine monastique, si copieusement représentée
chez Rabelais, sa nomenclature spéciale nous laisse souvent en défaut.
Cotgrave nous tire parfois d'embarras, et ses explications méritent
confiance, ce lexicographe ayant consulté nombre d'ouvrages techni-
ques. Nous avons d'ailleurs tenu à signaler expressément ces lacunes,
heureusement peu nombreuses.
CUISINE 173
cinq livres. Il en est de même de \3. fouace, ce gâteau rustique
encore familier dans nos provinces et particulièrement dans le
Poitou. Celles de Lcrné, village du Chinonais, voisin de la
Devinière, se vendaient à dix lieues à la ronde.
Venons maintenant aux hors-d'œuvres, aux salaisons, que
F'rère Jean appelle les avant coureurs du vin (1. I, ch. xxi)
ou encore les ramoneurs du gosier (l. V, ch. xliii). L'impor-
tance de leur rôle dans le roman, comme dans les usages
du xvi" siècle, exige quelques précisions géographiques.
Charcuterie. — Les saussises de Bologne et de Lombardie
avaient alors la vogue. Les meilleurs jambons venaient d'Alle-
magne, de Mayence. Bruyerin Champier les met au premier
rang pour leur goût exquis et leur grosseur. Mais les pays
fournisseurs principaux de salaisons étaient l'Italie et la Pro-
vence. De la première provenaient :
Cercelat, cervelas (1. IV, ch. lix), en italien cervellato, sau-
cisse à la milanaise fortement épicée.
Saulniates, saumates, proprement salaisons, précédées des
langues de bœuf fumées (1. IV, ch. lix), appelées ailleurs les
« deificques saulmates » (1. V, ch. xxiii).
Ce hors-d'œuvre a été célébré par Antonio Francesco Graz-
zini (1503-1583), dans ses Rimes, chant lll, strophe xiii :
Le sue dolcezze son quasi divine :
E reca dopo, s'è migliore il bere,
Ghe la sommata et il cavial ben fine.
La Provence a fourni à son tour :
Boutargue, du marseillais houtargo, œufs de mulet salés
et confits dans du vinaigre, mets jadis recherché en Provence,
préparé surtout aux Martigues.
Caviat, caviar, œufs d'esturgeon pressés et marines, égale-
ment fort réputé au xvi" siècle : le caviat et la boutargue figu-
rent à l'entrée de table des Gastrolâtres et la nauf de Panta-
gruel en est abondamment pourvue.
Les pêcheurs provençaux s'étaient fait un excellent revenu
de la préparation de ces deux salaisons. Us avaient appris cet
art des Grecs, comme ceux-ci des pêcheurs de la mer d'Azof.
Ainsi l'affirme Belon.
Les « olives du Languedqc » (Pantagr. Progn., ch. vi)
étaient déjà réputées, surtout les olives marinées que Rabelais
appelle (d'après Pline) olives colymbades (1. IV, ch. lx), c'est-
à-dire olives conservées dans la saumure.
174 VIE SOCIALE
Poissons salés. — 11 s'agit des poissons séchés, fumés ou
salés. Rabelais énumère des « saulmons saliez », des « angiiil-
lettes sallées », des « arans blancs bouffiz », à côté des
« arans sors » ou harengs saurs, des sardines {sardaines) et
principalement des :
Andioys, anchois, qu'on goûtait frits ou grillés, et surtout
salés, importés au xvi' siècle de l'Espagne par l'intermé-
diaire de la Provence, où le commerce de cette denrée, selon
le témoignage de Bruyerin Champier, était des plus floris-
sants.
Du Midi provenait aussi le thon mariné qu'on débitait sous
le nom de tlionine (dans Rabelais : tonnine), à Marseille tou-
iiino. Sur la table des Gastrolâtres (1. IV, ch. lx), on sert des
« lancerons marines », de l'italien marinare, mettre dans la
saumure pour les conserver.
Mais le nom du principal poisson salé venait du NorJ, de
l'Angleterre et de la Hollande. Par l'intermédiaire du patois
normand, le stockfisch, espèce de morue salée et séchée à l'air,
avait pénétré dans la langue dès le xiv' siècle.
Coquillages. — En premier lieu, les huîtres. Sur la table des
Gastrolâtres, on servait des « huistres frittes », sans leurs
coquilles, avec du beurre et un peu de poivre, et « des huistres
en escalies », c'est-à-dire enfermées dans leurs coquilles. Ra-
belais fait mention des huîtres de Busch (1. IV, ch. vi), c'est-
à-dire de la Tête-de-Buch, bourgade située sur le bassin
d'Arcachon, encore aujourd'hui renommée pour ses huîtres.
II. — Entrée de table.
Voici les plats de ce premier service :
Potages. — On servait à la fois cinq ou six soupes diffé-
rentes (l. V, ch. xxviij : « jiotages de sept sortes ». Sur la
table des Gastrolâtres on apporte de « grasses souppes de
prime, souppes lyonnoises, souppes de leurier », dont les re-
cettes restent inconnues aux traités culinaires des xv' et xvi' siè-
cles, très abondants cependant sur ce chapitre. Taillevent
n'énumère pas moins d'une trentaine de brouets, potages et
soupes. Rabelais est plus modeste.
La grasse soupe de prime, dans son roman, est un souvenir
de la vie monastique. C'étaient des soupes, c'cst-â-dire des tran-
ches de pain et de fromage trempées dans du bouillon, ou des
CUISINE 175
tartines étendues de gras de bœuf bouilli et semées de persil
haché. Les moines goûtaient cette soupe après l'office de prime,
ou première fieure canoniale, c'est-à-dire à six heures du matin.
Frère Jean se réveillait avant minuit, « tant il estoit habitué à
l'heure des matines claustrales », commençait par boire copieu-
sement et puis mangeait (1. I, ch. xLi) « carbonnades à force et
belles souppes de primes ».
Ailleurs notre moine dit à Panurge (1. III, ch. xv) : «Tu
aimes les souppes de primes : plus me plaisent les souppes de
leurier... »
Cette souppe de leurier, que Frère Jean préférait à celle de
prime, était faite, suivant Cotgrave, avec du pain bis, après que
le premier bouillon a été tiré et le pot rempli d'eau. Leurier
est une variante graphique de lévrier (celle-ci figure seule dans
l'édition Montaiglon), mais on ignore la raison de cette ex-
pression (i).
Souppe lyonnoise^ probablement une variété usitée à Lyon,
ville d'adoption et séjour préféré de Rabelais.
Savorados, vocable noté par Cotgrave comme limousin,
désignerait un potage de pauvres gens, extrait seulement du jus
des os, ou plutôt l'os creux qu'employaient les miséreux pour
donner du goût à leur soupe au choux (l. III, ch. xvii) : « La
vieille [sibylle de PanzoustJ faisoit un potaige de choux verds
avecques une couanne de lard jaune, et un vieil savorados ».
Ajoutons la. fromentée (l. IV, ch. lx), bouillie de farine de
froment (encore usuelle dans les campagnes), dont Taillevent
donne déjà la recette ainsi que le Ménagier de Paris. De
même le m,il^ bouillie de millet.
Ragoûts. — Ce qui caractérise la cuisine du bon vieux
temps, c'est l'abondance des ragoûts, des sauces et surtout des
épices et des herbes aromatiques, dont tous les mets sont as-
saisonnés.
Cet abus des épices (2) subsiste encore dans le iMidi de la
France, en Italie comme dans l'Europe orientale. La cuisine ne
s'est simplifiée et raffinée que vers le milieu du xvii° siècle.
Sur la table des Gastrolâtres paraissent neuf espèces de fri-
(i) Nous reviendrons sur cette appellation.
(2) Les épices, celles qui venaient du Nouveau Monde, étaient natu-
rellement inconnues aux Romains, mais dès le xve siècle elles étaient
usuelles dans la cuisine française. Cf. notre Hist. nat. Rab., p. 412-
41 3, aote.
176 VIE SOCIALE
cassées de saulgrenées de febues^ c'est-à-dire de fèves ou pois
accommodés avec du beurre, des herbes fines, de l'eau et du
sel (1. IV, ch. Lx) et des hochepots, hochepots. Son équivalent
ultérieur, po^ poa/7'i, ne se rencontre qu'au V^ livre (i).
Rabelais mentionne, en outre, des plats récemment introduits
du Midi :
Des coscossons (1. I, ch. xxxvii), c'est-à-dire du couscous,
appelé ailleurs coscotons à la moresque (1. V, ch. xxxiii). Il avait
entendu le mot dans la Provence : couscoussou (en Espagne,
cu^cu^u. de l'arabe kouskous), boulettes de farine et de viande
que l'on fait frire dans l'huile. C'est un plat fort en usage parmi
les indigènes de l'Algérie et d'une grande partie de l'intérieur
de l'Afrique.
Le salmiguondin, salmigondis, du provençal sal/nigoundin,
celui-ci répondant à l'italien salmi condito {con sale), c'est-à-
dire mélange de viandes assaisonnées avec du sel et autres in-
grédients propres à piquer le goût.
Sauces. — L'ancienne cuisine, très riche en ragoûts, em-
l^loyait de nombreuses variétés de sauces. Taillevent en énu-
mère dix-sept, dont plusieurs sont encore usuelles au xvi*^ siè-
cle, mais Rabelais n'en cite qu'un petit nombre :
Des canards à la dodine (1. IV, ch. xxxii et lix), c'est-à-dire
à la sauce au blanc avec des oignons, que du Fail, dans ses
Propos rustiques (ch. xv), appelle des « canards à dodo Ven-
Jant ». Le Ménagier parle des « mallars de rivière à la do-
dine », et le Livre de lionncste volupté en donne la recette.
Ailleurs (l. IV, ch. xl), Rabelais parle de la saulce Madame,
dont le Viandier fournit la recette. Le cuisinier Robert en au-
rait trouvé une autre (1. IV, ch. xv), et le Viandier (p. 72) donne
également la recette pour faire un « pasté de poules à la saulce
Robert ».
La saulce verde est commune au roman (l. 111, ch. 11) et au
Viandier. Les Cris de Paris, de 1545, l'annoncent à tout ve-
nant, aussi bien que le verjus, suc des raisins verts qu'on ra-
masse après la vendange et qu'on conserve confits dans un sirop
de sucre.
I^a sauce à l'ail, Vaillade, était et est encore usitée dans le
Alidi, à Bordeaux, à Toulouse. Les Gastrolâtrcs se régalent
(i) Ch. xxxiii : « Sus l'issue de table fut apporte un pot pourrjr... Le
pol pourry estoit plein de potages d'espèces diverses ».
CUISINE 177
d' « esclanches à Vaillade », c'est-à-dire de gigots à la sauce à
l'ail. C'est un terme méridional jusqu'alors inconnu (on disait
anciennement aillée). Comme pendant à i'aillade, Rabelais cite
(1. IV, ch. Lix) « des coustelettes de porc à V oignonnade ».
Mentionnons enfin le plat bourgeois de la tête de veau ou tête
de mouton assaisonnée, que notre auteur appelle rusterie
(1. II, ch. xii), c'est-à-dire plat du bas peuple.
Salades. — On sert aux Gastrolâtres « cent diversités de sa-
lades », parmi lesquelles celle de obelon ou houblon, dont on ac-
commodait les tiges comme des asperges, et qui était très goû-
tée vers 1560. Bruyerin Champier remarque (p. 504) qu'en
Belgique, cette salade « in maxima est authoritate ». Elle y
est encore usuelle (i).
Patés. — Le Viandler énumère une quarantaine d'espèces
de pâtés, parmi lesquels les pastés de passereaux. Rabelais en
mentionne une dizaine (1. IV, ch. lix) : « Pastel de venaison,
d'alouettes, de lirons, de stamboucqs, de chevreuilz, de pigeons,
de chamoys, de chappons, de lardons », à côté des « pastel à
la saulce chaulde », ces derniers figurent aussi dans le Vian-
dler. Les pastes d'assiette, dont il fait également mention,
sont des pâtés destinés au premier service, en opposition aux
pastel d'issue de table ou pâtés de dessert.
Le pâté d'alouettes était alors le plus répandu. On en était
très friand à Paris: « Vulgatissimus est cibus Lutetiœ » (Cham-
pier, p. 808). Les alouettes elles-mêmes étaient servies enfilées
par six ou par douze â une petite broche de bois, et bardées de
sauge et de lard.
III, — Second service.
Le second service est constitué par des plats substantiels que
nous allons énumérer dans l'ordre où on les servait.
Grillades. — Rabelais multiplie au souper de Grangousier
les rôtis et les pièces de venaison; il fait apporter sur la table
des Gastrolâtres « six sortes de carbonnades », que notre au-
teur écrit ailleurs charbonnade (1. I, ch. xxi), l'une et l'autre
formes encore nouvelles.
(i) Ajoutons V artichaut et V asperge, qui étaient encore très rares au
:tvi« siècle ; Veschervis, chervis (forme archaïque) et la pasquenade,
pastenade (nom méridional du panais.)
12
178 VIE SOCIALE
De même fricandeau, plat que Ménage définit ainsi : « Fri~
candeaux. On appelle ainsi à Paris des morceaux de rouelles
de veau piqués, qu'on fait cuire dans une casserole. Et on les
a ainsi appelés, parce qu'originairement on les fricassoit dans la
poêle ».
La cabirotade (i) était une grillade de chevreau (1. I, ch. xxii,
et passim). Le mot dérive du gascon cabirot^ chevreau (1. IV,
ch. Lix), en Languedoc cabirol, dont la chair était très recher-
chée, surtout à Paris, au dire de Bruyerin Champier (p. 705):
« In provincia Narbonensi quotidiano cibo caprina usurpatur;
illic enim grèges caprarum aluntar ».
Viennent ensuite (1. IV, ch. lix) : escJiynées aux poijs et lias-
tereaux, hâtereaux, à côté de « bonnes fiastilles à la moustarde »
(1. Il, ch. xxxi) ; et, pour finir, des (( longes de veau rousty froides,
sinapisées de pouldre zinziberine ». Ajoutons les « pieds de porc
au sou » (1. IV, ch. lix), c'est-à-dire au saindoux, sens de l'an-
cien soult, mets qu'on trouve mentionné à la fois dans le Me-
nagier (« sous de pourcel ») et décrit plus explicitement dans
Taillevent.
Gibier a poils et venaison. — En fait de gibier, les lièvres,
et surtout les lapins, étaient très recherchés dans les banquets :
« Cuniculi in epulis... summam gratiam obtinent », nous dit
Bruyerin Champier (p. 717).
La hure des sangliers figurait sur les meilleures tables (comme
anciennement chez les Romains) : « Caput aprinum (hurani
Galli vocitant) nobilissimus hodie habetur cibus » (Bruyerin
Champier, p. 690).
Dans la Condarnnaciori de Banqueta:, de 1507, les serviteurs
commencent par apporter
La hure de sanglier notable...
Au souper donné par Grangousier figurent « unze sangliers »
et le Mémoire pour un banquet de 1508 mentionne des « hures
de sanglier ».
.Même les hérissons étaient en laveur, malgré l'avis contraire
de Bruyerin Champier (p. 720): « Histris alimcntum parit im-
probum et vix concoquitur... »
(1) Ce mot n'a rien de commun avec capilotade (dans Montaigne, ca-
pirotade, de l'esp. capirotada), terme attesté seulement dans la seconde
moitié du xvi» siècle.
CUISINE 179
Volailles et gibier a plumes. — Mettons en première ligne
les chapons, dont la variété la plus fameuse, celle du Mans, cé-
lébrée tour à tour par Belon, par Liébault et par Olivier de
Serres, n'est pas citée par Rabelais. Au festin donné par Gran-
gousier, figurent quatre cens chappons de Loudunois et Cor-
nouaille (les premiers déjà réputés au xiii' siècle), et les Gas-
trolâtres se régalent de « chappons roustiz avec leur degout »,
de « poulies bouillies et gros chappons au blanc manger » et de
corbeaux de chappons. Ce dernier terme, qui désignait une
manière particulière d'apprêt, est absolument inconnu aux trai-
tés culinaires de l'époque.
Passons sur les oiseaux de basse-cour récemment introduits
en France de l'Amérique et de l'Afrique, les dindes et dindons
{coq;^ tX poulies d'Inde), la poule de Guinée (guynete) ou pin-
tade, sur ceux venus de Provence {becjjgue^ tadorne) et d'Italie
(Jrancolin^ hortolan), que nous avons déjà relevés. Abordons le
gibier à plumes.
La table était abondamment pourvue d'oiseaux sauvages à
une époque où la fauconnerie était en grand honneur. Les esto-
macs des hommes du xvi' siècle supportaient et goûtaient même
avec délices des gibiers, dont la chair, lourde et coriace, effraie
la sobriété de notre régime. « La plus grande partie des oyseaulx
de rivière, nous dit Belon, est principale es délices des Fran-
çoys... » — « C'est merveille, ajoute-t-il, que l'estomach de
l'homme puisse faire son profit de toutes manières d'oyseaux,
et toutesfois y en a plusieurs, dont les chiens affamez ne veulent
gouster (i) ».
Au souper des Gastrolâtres figurent des butors, des cigognes,
des grues, des hérons. Le courlis était recherché pour les grands
festins.
La grue garde jusqu'au xviii' siècle la réputation d'un mets
délicat.
Le héron était, suivant Belon (p. 190), « viande roji-ale, par
quoy la noblesse françoyse fait grand cas de le manger, mais
encore plus des heronneaux ».
Nous ne faisons que mentionner la gelinotte de bois et le plu-
vier, qui sont encore aujourd'hui d'excellents gibiers.
Poissons. — Rabelais garnit la table des Gastrolâtres des prin-
cipaux poissons de l'Océan et de la Méditerranée. Les premiers
(i) Histoire des Oyseaulx, Paris, i555, p. 5y et Sg.
i8o VIE SOCIALE
traités culinaires, le Viandier et le Menagier, sont déjà très
renseignés sur l'apprêt des divers poissons d'eau douce, des pois-
sons de mer ronds et des poissons de mer plats. Au xvi* siècle,
l'ichtyologiste Rondelet lui-même nous apprend « comme cha-
cun poisson peut servir ou à manger ou à autre chose..., comme
il faut acoustrer pour manger selon la diversité de leur chair
et substance (i) ».
Bornons-nous à deux remarques sur la prédilection des hom-
mes de la Renaissance pour certaines espèces.
La chair de la baleine était peu estimée {oilissima, nous dit
Bruyerin Champier), mais sa langue, « grande à merveille », se
vendait par tranches, salée et conservée, dans les marchés, sur-
tout aux jours de carême. 11 en était de même du lard de baleine,
connu dès le xiv" siècle sous le nom de craspois, c'est-à-dire
gras poisson.
A propos du dauphin, à la chair dure et indigeste, Belon nous
dit : « Les délicats qui ont le palais plus friand ont estimé le daul-
pJiin le plus délicieux poisson qu'on puisse trouver en la mer.
Aux jours maigres, on ne faict festins ne nopces qu'on puisse
vanter avoir esté sumptueux, si on n'y a mangé du daulphin ».
Batraciens. — Les hommes du xvi' siècle, nous l'avons
déjà fait remarquer, avaient des organes digestifs autrement vi-
goureux que nos estomacs anémiques. Ils supportaient des mol-
lusques, crustacés, etc., aujourd'hui indigestes, par exemple
des grenouilles et des tortues, des couleuvres et des orties de
mer, tous servis sur la table des Gastrolâtres. Voici ce qu'en di-
sent les spécialistes de l'époque :
Les grenouilles, frites avec un peu de persil, étaient servies
sur les meilleures tables; mais cette réputation excitait l'étonne-
ment du médecin Bruyerin Champier (p. i io6) : « Miror tamen
tantopere ranas magniOcari... »
Les tortues étaient aussi très goûtées, et Liébault vante le
plat de tortues comme « les délices des princes et des grands
seigneurs ».
Quant aux orties de mer, c'est (nous dit Belon) « viande
dédiée aux pauvres gens ».
IV. — Entremets.
Le service qui suivait le rôti et précédait le dessert était le
(i) Histoire des Poissons, Paris, ibb'6. p. io8.
CUISINE iSi
plus brillant du repas. II était composé de légumes, de rôtis
d'apparat (cygnes, paons, faisans), de plats sucrés, de gelées.
Légumes. — Les légumes sont très rares sur la table des
Gastrolâtres et en général sur celles des gastronomes du xvi' siè-
cle qui les dédaignaient. Rabelais cite :
\J artichaut, récemment importé d'Italie, et dont nous avons
déjà parlé.
Le chou, dont il mentionne la variété à tête pommée : « chous
cabutz à la mouelle de beuf » (1. IV, ch. lix), ancien emprunt
méridional, et le « chous à l'huile », « alias caules amb'olif y)
(1. IV, ch. xxxii), plat gascon ou languedocien.
Les fèves /re^es (1. IV, ch. xxxii), c'est-à-dire pilées ou dé-
cortiquées, dont Taillevent nous donne la recette.
Les pois, dont le plat (aujourd'hui bourgeois) des pois au
lard était alors des plus en vogue. Vers 1560, Champier en
parle avec enthousiasme. Il le compte parmi les lautissimas
epulas et il ajoute : «Reges quoque acproceresgratissime man-
dunt, praesertim cum suilla incocta, Pisa ex lardo vocânt ». Ra-
belais, tout en ne le faisant pas figurer sur la table des Gastro-
lâtres, le connaissait et l'appréciait.
La rave, dont la variété limousine, ra&e, la grosse rave ronde,
était la nourriture par excellence des habitants de la Savoie, comme
de la Saintonge et de l'Auvergne, mais surtout du Limousin.
Oiseaux de parade. — On servait à l'entremets dans les fes-
tins d'apparat:
Des cygnes, dont la chair, noire et coriace, était alors réputée.
Belon (p. 153) les décrit comme « oyseaux exquis es délices
Françoyses... L'on n'a gueres coustume de les manger, si non
es festins publics ou es maisons des grands seigneurs ».
Des paons, qui étaient aussi recherchés par les gens riches
au xvi' siècle que dans l'Antiquité et au Moyen Age. Leur
chair, sèche et peu estimée, était alors très goûtée : « Quelle
plus exquise chair pouvez- vous manger » ? demande à la fin du
XVI® siècle Olivier de Serres (p. 33).
Comme le paon, le faisan était jadis l'honneur des festins, où
on le servait avec pompe, recouvert de sa peau et de ses plu-
mes. Au souper donné par Grangousier (1. I, ch. xxxvii), figu-
rent « sept vingt faisans ».
Pâtisseries. — Le Viandier mentionne une dizaine de tar-
tes. On n'en trouve pas moins dans la Condamnacion de Ban-
quets. Parmi ces pâtisseries, citons en premier lieu la fameuse
l82 VIE SOCIALE
tarie bourbonnoise, que Rabelais et ses contemporains n'em-
ploient que dans un sens facétieux, mais dont on trouve la recette
dans Taillevent (p. 77) : « Tartre bourhonnoise. Fin iromage
broyé, destrampé de cresme et de moyeux d'œufz suffisamment,
et la croste bien poistrie d'œufz, et soit couverte le couvercle
entier, et orenge par dessuz ».
Sur la table des Gastrolâtres étaient servies des : « Tartres,
vingt sortes », et « tourtes de seize façons », ainsi que des gas-
teaux feuilleter, faits sans lait, hesbeuiynetj;, beignets, les cres-
pes, crêpes, et les guauJJ'res, gaufres, sont des pâtisseries ancien-
nement attestées, ainsi que la dariole (celle d'Amiens était
célèbre), mentionnée dans le Viandier, et la talcmouse, gâteau
au fromage (1. Il, ch. xi), dont Taillevent nous donne la recette.
Voici quelques autres pâtisseries qui ne remontent pas au
delà des xv'-xvi' siècles :
Brides à-veau, « pastisserie délicate », comme l'appelle Lié-
bault (fol. 318 v°). l.e Livre excellent de cuisine (1555, fol. 62
v°) en cnumère les ingrédients : « Brideaulx à veaulx, paste
avec farine, moyeux d'œuf, beurre, su:re, eau rose ». Les Cris
de Paris d'Antoine Truquet (i 5-45) en font mention:
Des brides à veaux
Pour frians museaux !
Ça qui en demande,
Il faut que je vende !
Le nom, qui se lit pour la première fois au banquet ofïert
le 7 novembre 1498 par le consulat lyonnais à César Borgia,
de passage à Lyon(i), a subi des vicissitudes sémantiques cu-
rieuses que nous avons étudiées ailleurs (2).
Mestier, métier, pâtisserie parisienne décrite par Liébault
(fol. 318 V"). Le nom vient des deux fers entre lesquels on fai-
sait cuire cette sorte d'oublié, fers semblables à un métier de
tisserand.
/''oa/)t'/m, pâtisserie d'origine provinciale, de l'Anjou, suivant
Ménage. Elle était aussi usitée dans le Alidi de la France
au XVI" siècle (voy. Mistral). Le nom signifie proprement tetin.
La parodelle, sorte de gâteau au fromage (1. V, ch. xxxiv).
En Languedoc, paraud désigne le fromage frais au moment où
on le met dans la forme.
(t) Voy. une note du Dr. Dorvcaux dans R^v. Et. Rab., t. X, p. 421
à 423.
(2) Rev. XV/o Siècle, t. I, p. 342 à 346.
CUISINE l8î
Les macarons (I. IV, ch. lix), pâtisseries d'amandes, de
sucre et de blancs d'œuf, venaient de l'Italie, et spécialement de
Venise {macarone, en italien maccheroné).
Le nombre des pâtisseries qu'on servait aux grands festins
était considérable. A celui donné à Rome, le 3 février 1549, par
le cardinal du Bellay (décrit par Rabelais dans la Sciomachie),
furent servies « plus de mille cinq cens pièces de four, j'entens
pastez, tartes et darioles ». Sur la table des Gastrolâtres figu-
raient en outre des « pastez de coings », à côté de neige de
crème, sorte d'œufs à la neige, des gelées.
V. — Issue de table.
L'isswe de table est ce qu'on appelle depuis le xvii* siècle
dessert, mot qui, à l'époque de la Renaissance, désigne exclu-
sivement l'action de desservir la table. On servait au des-
sert :
OEuFS. — Rabelais énumère une dizaine de manières plus
ou moins fantaisistes d'accommoder les œufs, dont la plupart
sont inconnues aux traités culinaires de l'époque : « OEufz
fritz, perduz, suffocquez, estuvez, trainnez par les cendres, jec-
tez par la cheminée, barbouillez, goildronnez... ».
Fruits. — Bruyerin Champier consacre le troisième cha-
pitre de son II* livre, intitulé « Victus gentium varius », à
mettre en évidence cette vérité que les différents fruits répon-
dent aux productions du sol. Il allègue, entre autres exemples,
celui des châtaignes qui constituent la nourriture essentielle
des Périgourdins et des montagnards des Cévennes : « Là, dit-il,
le sol est si stérile que le peuple n'a du pain à manger que
les fêtes et les dimanches. Pendant tous les autres jours de
l'année, il se nourrit de châtaignes, qu'il dessèche à la fumée,
afin de les conserver, et qu'il mange fricassées avec du cochon ».
Les châtaignes du Périgord sont mentionnées dans la Panta-
grueline Proynostication.
Fruits méditerranéens. — La Provence l'emporte sur tous
les autres pays par l'abondance et la variété de ses fruits. Les
figues de Marseille (1. I, ch. xxii) jouissaient d'une ancienne
réputation. Toutes les grenades se tiraient au xvi^ siècle de la
Provence.
he pistachier et son fruit, la. pistache (l'ancienne forme pistace
est un latinisme), proviennent également de Provence. C'est un
i84 VIE SOCIALE
arbre éminemment méditerranéen. Les dattes, ou dactyles (la-
tinisme alors usuel), comme les myrobolans, étaient au xvi" siè-
cle, et le demeurèrent longtemps après, des articles pharmaceu-
tiques, débités par les épiciers ou les apothicaires. Ces fruits
venaient de l'Orient ou de la Provence.
Pêches. — Les pêches de Corbeil, à la chair sèche et solide,
étaient les plus estimées, comme l'atteste à la même époque
Rabelais (1. IV, ch. lix). Un adage du xvi' siècle disait: « Elles
sont belles et bonnes comme pesc/ie de Corbeil » (Leroux de
Lincy, t. I, p. 539). Une autre variété, Valberge (1. 111, ch. viii),
fort répandue en Languedoc, n'était connue à Paris que de-
puis 1540, suivant le témoignage de Champier: « Arbor infra
viginti annos in Franciam translata, nunc Lutetiaî frequens ».
Poires. — Voici les variétés mentionnées par Rabelais :
Poires de bon Christian (1. IV, ch. liv). Cette poire vient de
la Touraine : on a dit d'abord à Tours, le bon chrétien, et cette
appellation provinciale devint générale. Elle est attestée dans
le Midi de la F'rance dès le xv'^ siècle. C'est P'rançois de Paule
(14 16-1508), surnommé le Bon Chrétien, qui en aurait intro-
duit la culture en l^'rancc.
Poire d'angoisse, variété à saveur acerbe et prenant à la
gorge (i), originaire du village d'Angoisse (Dordogne). Cette es-
pèce est ancienne. Au xiii^ siècle, les Crieries de Paris de
Guillaume de Villeneuve en font déjà mention :
Poires d'angoisse criez haut ;
L'autre, pommes rouges qui vaut...
Le sens symbolique, qui est seul donné par Rabelais {Pant.
Progn., ch. v), se trouve déjà au xv' siècle dans l'Evangile des
Quenouilles et chez Villon.
La bergamote (1. 111, ch. xxi), importée d'Italie, se rencontre
tout d'abord à Autun et en Lorraine, comme l'atteste Bruyerin
Champier (p. 613): « Heducnses item pnctcrea ac Lotharingi
Bergamotta commcndant modiccc magnitudinis, sed succi sa-
porisque jucundissima ».
Pommes. — La variété dite blandureau, calville blanche,
d'Auvergne (1. III, ch. xlv), est anciennement réputée:
(i) Cf. Furetière (1690): « Poires d'angoisse, sorte de poires de mau-
vais goût qui prennent à la gorge, que Ménage dit avoir étc ainsi nom-
mées d'un village qui est en Limosin, du même nom, où elles furent
irouvccs en 1004 ».
CUISINE i85
Prunes et pommes de rouviau
Et d'Auvergne le blanc duriauy
lit-on clans le-> Crieries de Paris de Guillaume de Villeneuve,
et liruyerin Champier (p. 6ii) prétend que le blandureau figu-
rait dans les chansons des jeunes filles.
Une autre variété est la pomme de court pendu (l. Ill,
ch. xiii), aujourd'hui pomme de capendu (i), qualité excellente
d'un rouge-vermillon, d'une eau douce et agréable, que les Cris
rimes d'Antoine Truquet (1545) appellent « la pomme la plus
royalle ». Elle était très estimée, à cause de son odeur exquise :
les dames du xvi® siècle, nous dit Bruyerin Champier, en par-
fumaient les robes dans leurs armoires.
Prunes. — Les prunes les plus goûtées étaient les pruneaulx
de Tours (l. 111, ch. xiii), variété que Bruyerin Champier ap-
pelle (p. 600) « acceptissima et laudatissima ».
Encore aujourd'hui les pruneaux de Tours sont récoltés et
préparés dans la partie sud-ouest de la Touraine, et surtout
aux environs de Chinon.
Raisins. — Les variétés de raisins qu'on trouve dans notre
auteur méritent de nous arrêter.
Rabelais a groupé dans un passage célèbre les différents
cépages estimés dans la première moitié du xvi^ siècle (1. I,
ch. xxv): « Car notez que c'est viande céleste, manger à des-
jeuner raisins avec fouaces fraisches, mesmement des pineaulx,
des fiers, des muscadeaulx, de la bicane et des foyrars pour
ceulx qui sont constipez du ventre... »
Plusieurs provinces ont fourni leur contingent à cette no-
menclature viticole de l'époque :
Bicane, cépage qui donne des raisins d'une belle couleur
jaune, à très gros grains ellipsoïdes, mais dont le goût laisse un
peu à désirer. La forme rabelaisienne est la première attestée ;
des variantes ultérieures sont données par Liébault (beccane)
et par Nicot (bicarne). Aujourd'hui, le mot est usuel en Indre-
et-Loire : en Biésois, bicane désigne le cépage blanc à gros rai-
sins (Thibault).
Sous sa double forme, bicane et bécane, c'est un dérivé de
bique (Poit. bèque), chèvre, répondant, sous le rapport du sens,
à la variété bordelaise, nommée chevrier en Dordogne et cabrié
(i) Cette forme remonte également au xvi* siècle : des « pommes de
Capendu » sont mentionnées dans le Mémoire pour un banquet.
l86 VIE SOCIALE
en Périgord. Raisins de chèvre est le nom vulgaire du nerprun
purgatif, dont les baies ont une saveur acre comme celles du
cépage. Le goût acide de la bicane, qui fait appeler ce cépage
verjus par certains auteurs, explique son nom que Rabelais a tiré
d'un patois du Centre, et tout prirticulièrcment de l'Orléanais.
Les Fie/'s appartiennent, par contre, à l'Anjou. On les ap-
pelle, à Montauban. raisins goût deftgue. On sait que les formes
Jîe et figue alternent en ancien français et dans les patois.
Les Foirards venaient du Lyonnais : ils sont bons, nous dit
Rabelais, pour ceux qui sont constipés du ventre. Le mot était
devenu parisien, suivant le témoignage de Liébault.
Les Francs- aubiers venaient de la Provence : aubié, variété
de raisin blanc, à grains ronds et doux, comme à Aix ; aujour-
d'hui, ce raisin est fréquent dans la Charente-Inférieure.
Le Muscadeau, ou raisin mus-at, provenait du Languedoc
(muscadel). Liébault l'appelle muscadet, nom qui est resté. Ra-
belais donne ailleurs (1. V, ch. xxxiv) le nom de muscadet au vin
de goût muscat, sens encore usuel et remontant au xv' siècle.
En Languedoc, muscadet est le nom d'un cépage connu qu'on
cultive également sur les coteaux de la Loire-Inférieure.
Le Pineau, dont les petites grappes serrées ressemblent
aux pommes de pin, est un cépage de Touraine. Liébault
écrit pinot, à côté de « fin pinet d'Anjou, qui a le bois tirant
sur le verd ». Aujourd'hui encore, dans la Touraine, le pineau
noir sert à faire des vins rouges, et le gros pineau, des vins
blancs. Rabelais en parle avec délices (1. 1, ch. v) : a O lacryma
C/iristi, c'est de la Deviniere, c'est vin pnneau ».
Finalement, les « gros raisins chenins », variété de raisin
blanc et noir (proprement raisin qui plaît aux chiens), prove-
naient également de la Touraine : le clicnin blanc, ou pineau
blanc de la Loire, se trouve encore dans les meilleurs vignobles
de cette province.
Fromages. — Le fromage de Brie (1. I, ch. xvii) était depuis
longtemps célèbre. Il figure ('éjà, au xni« siècle, dans les Crie-
ries de Guillaume de Villeneuve.
Rabelais mentionne en outre (1. IV, ch. ux) la caillebotte.
plat de lait criillc et cuit, mot des patois de l'Ouest, et hx jon-
chée, également lait caillé et égoutté dans un panier de jonc,
appellation parisienne, suivant Liébault (p. 39). Rabelais
l'appelle ailleurs (l. III, ch. xxxiii) Joncade, d'après son équi-
valent langue !ocien.
CUISINE 187
Pâtés. — Nous avons déjà traité des pâtés d'entrée, pastels
d'assiette, comme on les appelait, qui renfermaient de la criair
ou du poisson. Les pâtés de dessert contenaient du laitage, des
fruits, des herbes ou des confitures.
Confitures. — Notre auteur fait servir sur la table des Gas-
trolâtres « soixante et dix huit espèces de confitures seiches et
liquides », à côté de cent couleurs de dragées.
VI. — Vin et boisson.
Au banquet des Gastrolâtres, les hors-d'oeuvre sont « asso-
ciés de brevaige sempiternel » ; le premier service est suivi de
« brevaige éternel parmy, précédant le bon et friant vin blanc,
suyvantvin clairet et vermeil frays... ». Le deuxième service est
accompagné de « renfort de vinaige », et au dessert « le vinaige
suivoit à la queue de paour des esquinanches ».
Boire est la préoccupation constante des héros de Rabelais.
L'épopée commence par une invocation aux « beveurs tresil-
lustres » et se termine par l'apothéose de la Dive Bouteille.
Le vocabulaire rabelaisien de la beuverie est d'une abondance
et d'une variété uniques. On y boit à la bretesqiie (l. II, ch. xxviii)
ou « à la mode de Bretaigne » (l. 1, ch. v), et surtout à la tucles-
que, les Bretons et les Allemands ayant la réputation d'insignes
buveurs. Les Basques trinquent dans leur langue (1. I,ch. v)et
les Gascons confondent vivere avec bibere. Les moines et les
sorbonnistes ne sont pas moins amateurs du piot, et l'expres-
sion boire théologalement revient comme un dicton. La solda-
tesque de l'époque, Suisses et Lansquenets, fournit le vocable
trinquer, précédé par dringuer (encore dans Marot et du Fail),
forme parallèle qui remonte aux Flamands et aux archers écos-
sais de la garde royale.
Parmi les différentes boissons que cite Rabelais, mention-
nons : le corme, boisson faite avec le fruit du cormier (l. II,
ch. xxxi); la godale (l. II, ch. xii, et 1. III, ch. xxviii), qui n'est
autre que la bière anglaise goodale, déjà connue au xiii* siècle
et peu réputée an xvi''.
La biscantine ou piscantine est le nom du vin aigrelet : la
première forme, cui est la primitive (l. I, ch. xxxi), figure dans
l'édition princeps; la dernière, dans les éditions ultérieures.
L'une et l'autre sont encore vivaces dans les patois. En Nor-
mandie, biscantim (en Blésois, biscotine) désigne une mau-
l88 VIE SOCIALE
vaise boisson (Moisy) ou le vin blanc fait avec du raisin rouge
non cuvé (Thibault). C'est proprement la boisson des chèvres,
de bisque (variante de bique, chèvre), dont le nom, dans l'Orne,
désigne une boisson faite avec des poires simplement trempées
dans l'eau (Aloisy), et rappelle l'origine analogue du cépage
bicane. La forme contaminée pisca/if me (i), encore usuelle dans
les Deux-Sèvres (Beaujhet-Filleau), le Dauphiné (Mistral) et la
Bretagne (Ménage), s'applique au mauvais vin, à la piquette,
au verjus.
La boisson par excellence, le vin, était représentée, dès
le XIV® siècle, par le clairet, vin mêlé de miel et d'épices, et
surtout par Vhippocras, vin aromatique très apprécié : blanc,
il commençait le repas, suivi du vin clairet et vermeil irais ;
rouge, il était servi à la fin du souper. Au xvi*^ siècle, cette li-
queur était encore fort en usage (1. 111, ch. xxx).
Les meilleurs crus rabelaisiens (1. 111, ch. lu, et 1. V,
ch. xxxiii) étaient ceux d'Arbois, dans la Franche-Comté ; de
Beaune, dans la Bourgogne ; de Coucy, le meilleur vignoble de
rile-de-France, planté par ordre de François 1" et exclusive-
ment réservé au roi ; de Grave, en Guyenne ; de Mirevaux,
près de Frontignan; d'Aunis; d'Orléans.
Bruyerin Champier, en parlant des crus les plus célèbres à
son époque, nous dit (1. XVIII, ch. xii) : « 11 n'y a point de
pays sur la terre qui puisse se glorifier d'avoir d'aussi bons vins
que la France ». Il compte dans ce nombre le vin d'Arbois et
le muscat de Provence. Il prétend qu'en Artois et dans le Hai-
naut on recherchait les vins de Beaune, mais eue le reste de
la Flandre préférait ceux d'Orléans.
Olivier de Serres vante, à son tour (t. 1, p. 209), le vin
« cleret » de Nérac, de Grave, d'Arbois, le muscat de Fronti-
gnan et de Mirevaux et « les excellents vins blancs » d'Orléans,
de Coucy, d'Anjou, de Beaune: « Sur tous lesquels vins parois-
sent les musquats et blanquettes de Frontignan et Mirevaux, en
Languedoc, dont la valeur les fait transporter par tous les re-
coins de ce royaume ».
Mais au dessus des crus les plus renommés, Rabelais met le
vin blanc de son cher clos de la Dcvinicre, le vignoble paternel,
qu'il va jusqu'à comparer au lacryma Christi (I. I, ch. v).
(i) Sous l'influence analogique de piquant (cf. le synonyme piquette).
CUISINE 189
Comme on le voit, en sa qualité de médecin, Rabelais possé-
dait une connaissance en quelque sorte professionnelle des
difïérents aliments et de la manière de les apprêter. Mais étant
donné la place importante que la cuisine joue dans son roman,
on peut supposer qu'il aimait à se documenter par lui-même.
Son information a été ici, comme partout ailleurs, large et
consciencieuse. Beaucoup plus que dans les traités techniques
les plus réputés — par exemple, le Viandier de Taillevent,
encore en vogue au xvi® siècle — il a puisé dans la réalité con-
temporaine et, en ce qui touche la vie monacale, dans ses souve-
nirs personnels. Ses renseignements dépassent de beaucoup ce
que nous apprennent les livres, et les détails qu'il nous donne
sont tellement copieux qu'ils permettent de tracer un tableau à
peu près complet des préférences gastronomiques des hommes
du xvi" siècle.
L'art culinaire de la Renaissance est éminemment français.
Quelques apports de l'Orient et de l'Italie mis à part (et ceux-ci
fort peu nombreux), la grande majorité des noms de plats est
foncièrement nationale. La plupart des provinces y sont repré-
sentées, mais c'est le Midi de la France qui a fourni les contri-
butions les plus variées. Ces données multiples ont abouti au
gigantesque banquet de Gastrolâtres, monument unique de la
littérature culinaire.
CHAPITRE 111
MONNAIES
La variété de monnaies qu'on rencontre dans Rabelais est
considérable. vSa nomenclature embrasse à la fois la numisma-
tique du passé et le sj'stème monétaire de la Renaissance, aussi
bien en France que dans les autres pays du monde (i).
I. — Monnaies historiques.
Passons rapidement sur les appellations historiques, simples
réminiscences livresques, utilisées pour donner une couleur ar-
chaïque au récit, ou pour obtenir un efïet facétieux.
L'antiquité hébraïque est représentée par le sicle, monnaie
d'une valeur difficile à fixer: «... à l'édification du temple de
Salomon chacun un sicle cVor offrir, à plaines poignées, ne
I)ouvoit » (1. V, ch. XLii).
La numismatique gréco-romaine a fourni le talent d'or et le
sesterce, le premier valant dix talents d'argent, répondant à
55.609 fr. de notre monnaie ; le dernier, monnaie d'argent dont
la valeur a beaucoup varié (2).
( I ) Jean-I3aptiste Cartier (mort en i85g), agronome et statisticien, fon-
dateur de la Revue de Numismatique française, y a publié (t. XII, 1847,
p. 336 à 349) une « Lettre à M. de la Saussaye sur les monnaies de
Rabelais ». La page introductive renferme des aveux effarants, dans le
genre de celui-ci : « Il ne me restait d'une ancienne lecture du Cynique
de Chinon qu'un sentiment invincible de dégoût . . [et après une se-
conde lecture] j'ai bientôt été las d'un Hux de grossièretés à faire rou-
gir les bagnes du xixe siècle ». Les explications de Cartier sont pour la
plupart tirées de Salezade, d'où leur caractère superficiel et aléatoire.
Elles trouveront un correctif dans le Mémoire sur les monnaies du rè-
gne de François J" par K. Lcvasseur, Paris, 1902.
Ajoutons-y le livre classique de Le Blanc, Trait} historique des mon-
naies de France, Paris, 1690, et, quant aux monraics exotiques, Sale-
zade, Recueil des monnaies tant anciennes que modernes, Bruxelles, 1767.
(a) « ... le moindre de ces moutons vault quatre foys plus que le
MONNAIES 191
Le Moyen Age est rappelé par le bêlant d'or, monnaie d'ori-
gine byzantine, employée par Rabelais comme appellatif général
ou comme pièce d'or antique d'une valeur plutôt symbolique
(1. I, ch. xxxiii). Nous y reviendrons plus loin.
II. — Monnaies anglo-françaises.
Au xiv' siècle remontent les noms de monnaies anglaises qui
circulaient en France pendant que les rois d'Angleterre régnaient
à Paris :
Angelot, monnaie d'or portant l'image de l'ange Saint-Michel,
tenant les écussons de France et d'Angleterre ; d'une valeur de
7 fr. 40 cent., frappée en 1422 par le roi d'Angleterre. Suivant
Le Blanc, l'angelot valait quinze sols (1. 111, ch. xxv) : « cin-
quante beaux angelots ».
Noble à la rose, monnaie d'or portant en effigie la rose de
York ou de Lancaster, frappée par Edouard III en 133 1 (i).
Froissart en fait le premier mention (t. II, p. 94) : « Et là avoient
en un sach cent livres d'estrelin, monnoie d'Engleterre, car adont
(en 1326) il n'estoit encores nulles nouvelles de nobles ».
Salut ou salut d'or, monnaie portant sur un des côtés la sa-
lutation angélique, frappée par Henri V et Henri VI, valant en-
viron 12 francs (1. I, ch. xlvi): « Lors commanda Grandgousier
que... feussent contez au moyne soixante et deux mille sa-
lu2 ».
Les Nobles et les Saluts, comme les Angelots, étaient depuis
longtemps sortis d'usage : « Ces vieux doubles Ducats, Angelotz,
Nobles à la rose retourneront en usance » {Pantagr. Prognost.,
ch. vi), et notre auteur s'en sert à titre de monnaies histori-
ques, surtout dans les occasions solennelles.
meilleur de ceulx que jadis les Coraxiens... vendoient un talent d'or la
pièce. Et que penses-tu, O sot à la grande paye, que valoit un talent
d'or} » (1. IV, ch. vu), — « L'un des deux unions aux aureilles de
Cleopatre estant à l'estimation de cent fois six sesterces » (1. V, ch. xlii),
pour cent fois cent mille, c'est-à-dire dix millions de sesterces (comme
Pline évalue cette célèbre perle).
(i) « Pour la fondation et entretenement d'icelle [Abbaye de Thélème]
donna à perpétuité vingt trois cent soixante neuf mille cinq cens qua-
orze nobles à la rose d« rente foncière, indemnez, amortyz, et solvables
par chascun an à la porte de l'abbaye « (1. I, ch. lui).
i92 VIE SOCIALE
III. — Monnaies françaises.
Passons maintenant aux monnaies françaises qui avaient en-
core cours au xvi' siècle :
Blanc, monnaie de valeur et de type différents, qui datait du
commencement du règne des Valois, sous Charles VI (1. II, ch.xi).
Le (ji'and blanc était une pièce blanche ayant cours pour 12
deniers.
L'ordonnance du 24 avril 1488 spécifie ces deux variétés :
« Grands blancs au soleil, apelez douzains, pour 13 deniers;
grands blancs à la couronne, apelez un^ains, pour 12 de-
niers » (i). Rabelais parle souvent des dou^ains et une fois
d'unsain (1. 1, ch. xxv).
Escu, écu, ancienne monnaie d'or ou d'argent, portant sur une
des faces les armes de France : « Lors Grandgousier donna à
Toucquedillon dix mille escus par présent honorable » (1. I,
ch. XLVl).
Au commencement du règne de François I", Vescu sol ou
escu au soleil portait sur la face l'écu de France surmonté de
la couronne, au-dessus de laquelle était un petit soleil. Cette
monnaie avait cours pour 36 sols et 3 deniers tournois. Rabelais
l'appelle aussi escu d'or, à côté d'escu bourdeloys, écu de moin-
dre valeur ayant cours à Bordeaux (1. III, ch. lu).
Mouton à la grande laine, pièce d'or fin usitée jusqu'au rè-
gne de Charles VII : « Les véritables moutons appelés à la
grande laine, pour les distinguer des autres moins grands, ap-
partenaient au règne de Jean. Ils avaient été émis pour un franc
ou une livre tournois et vaudraient à peu près 16 francs, ce qui
ferait monter l'anneau de Gargantua à un bon prix » (2).
C'est là une appréciation par trop sommaire, comme la plupart
des évaluations de Cartier. Le nom se lit déjà dans Froissart
(t. IV, p. 3) : « Li troy estât lissent forgier nouvelle monnoie de
fin or que on clammoit moutons ».
Rabelais s'en sert fréquemment : « ... les estimoit [les pierre-
ries] à la valeur de soixante neuf millions huyt cens nonante et
quatre mille dix et huyt moutons à la grande laine » (1. I,
ch. viii).
(1) I.evassciir, mcmoirc cilc, p. 37.
(2) (Cartier, p. 338.
MONNAIES 19'
Royale monnaie d'or frappée sous Philippe le Bel et ses suc-
cesseurs, dont l'effigie portait l'image du souverain revêtu de ses
habits roj^aux. Il valait environ 10 fr. 74 centimes: « ... la chas-
tellenie de Salmiguondin... valent par chascun an 6789106789
Royaulx en deniers certains... » (1. III, ch. 11).
Ajoutons-y les monnaies portant simplement les noms des
souverains qui les ont frappées :
Carolus, ou grand blanc, monnaie de billon valant onze de-
niers, frappée par Charles VII en 1488 et portant sur une des
faces un K couronné : «Chascun donna... quelques carolus pour
vivre » (1. I, ch. xlv).
Henrlcus, ou double écu, monnaie d'or, alors récente, frap-
pée par Henri II en 1549, valant 50 sols : «... nouveaulx henri-
cus » (1. IV, ch. vi).
Philippus, nom de monnaie qu'on lit deux fois dans Rabelais
et qu'il est malaisé de préciser. Des deux passages (i) où il
l'emploie, le dernier ne permet pas de douter qu'il s'agisse
d'une monnaie française ayant cours aussi bien à Paris qu'en
province. Du Cange l'attribue à Philippe V. Quoiqu'il en soit, il
faut écarter les rapprochements qu'on a proposés tantôt avec le
statère de Philippe de Macédoine (2) et tantôt avec la monnaie
d'or, frappée par Philippe II dans les Pays-Bas, les philippus
d'or que Salezade identifie avec les riddes hollandais (3).
(i) « Grandgousier luy donnoit [à Marquât] sept cens mille et troys
Philippus pour payer les barbiers qui l'auroient pense',.. » (1. I,
ch. XXXII); et «... commenda au Faquin, qu'il luy tirast de son baudrier
quelque pièce d'argent. Le Faquin luy mist en main un Tournoys Phi-
lippus » (1. II, ch. xxxvii).
Quelques années plus tard, on lit ce nom dans le Disciple de Panta-
gruel (i538), éd. Jacob, p. 61 : « ... qui ne sont pas de. fin or, comme
vous voyez les philipus, les florins et les autres pièces de bas or ».
(2) Voy. la note correspondante, dans l'éd. Lefranc des Œuvres de
Rabelais, t. I, p. 287.
(3) Hypothèse admise par Cartier qui fixe la valeur du philippus hol-
landais à 6 fr. 35 cent. En interprétant le premier texte cité par Rabelais,
il remarque : « Marquet emboursait une somme équivalente aujourd'hui
à 4.305.019 fr. o5 cent. », Evaluation absurde si on se rappelle qu'il
s'agit là d'un marchand de fouaces!
Chose curieuse: Ulrich Gallet ne demande à Pirochole, comme in-
demnité de terres ravagées, que la somme de mille be:{ans d'or (1. I,
ch. xxxi), c'est-à-dire, suivant les numismates, quelque chose comme
20.000 francs, alors qu'un des plus humbles sujets de notre roitelet, le
fouacier Marquet, aurait reçu de Grandgousier, pour les soins donnés
i3
194 VIE SOCIALE
Des noms de monnaies provinciales ne manquent pas non plus
à notre roman. On y rencontre la pithe poitevine, pièce de cui-
vre qui a eu cours depuis le xv^ siècle et valait un quart de de-
nier (1. III, ch. lu): « ... la douziesme partie d'une Pithe ».
C'est un reflet du bas-latin picta, abrégé (suivant Ménage) de
Pictaoia, Poitiers.
Son équivalent gascon, le patac, désignait simplement le de-
nier : «... tant que le sac de bled ne vaille trois patac^ » (1. III,
ch. XX vi).
IV. — Monnaies étrangères.
Au xvi^ siècle, les monnaies de plusieurs pays eurent cours
en France.
L'Italie avait fourni, dès le xiv^ siècle, le ducat (frappé par
les doges de Venise) et le Jleurin ou florin (frappé à Florence),
monnaies d'or de valeurs différentes et répandues dans plusieurs
pays (Allemagne, Hollande, etc.). Grandgousier fît don à Tou-
quedillon d'un collier d'or « garny de fines pierreries, à l'esti-
mation de cent soixante mille ducat;:;... » (l. I, ch. xlvi), et, à
propos de la manière dont Panurge gagnait les pardons, il se
vante avoir ainsi acquis « plus de six mille jleurins » (1. II,
ch. xvii), c'est-à-dire florins d'or, monnaie de la même valeur
que le ducat.
A ces deux noms de monnaies remontant au passé s'ajoutent
les deux suivants qui appartiennent à la Renaissance:
Pinard, petite monnaie de billon frappée à Rome (Salezade,
p. 267). Oudin définit pinatelle « spetie di moneta di rame ».
Rabelais s'en sert une seule fois dans cette réplique qu'il met
dans la bouche de Villon (1. 11, ch. xxx) : « Combien la denrée
de moustarde .^ Un denier... la blanchée n'en vault qu'un pi-
nard, et tu nous surfaicz i.y les vivres ».
Teston (en Italie, teslone), qui reste la principale monnaie
d'argent jusqu'en 1576 (i). Celte monnaie, dont la valeur va-
riait de 10 à 12 sous, portait gravée la tête du souverain (d'où
son nom). Cotgrave mentionne ce proverbe : « Il fait de son tes-
à sa blessure, ni plus ni moins que 4.3()5.oig francs et o5 centinies I
Voilà les absurditiis auxquelles on aboutit, si l'on adopte les évalua-
tions au petit bonheur de Cartier,
(i) Levasseur, p. xxxvi.
MONNAIES 19?
ton un escu », c'est-à-dire il prospère, il s'enrichit. Rabelais
s'en sert une dizaine de fois, à propos de Panurge qui savait
habilement escamoter ses testons, jusqu'aux gueux auxquels on
jetait des testons rognés. La Pantagruéline Progncsticatioa
(ch. vi) met les rongneurs de testons au même rang que « les
usuriers et les faulx monnoyeurs ».
L'Espagne est représentée par le maltedi, maravedi, petite
monnaie de cuivre (1. III, ch. vu). La forme maloedis (i) ren-
voie à un emprunt oral.
La Hollande a fourni la ridde, monnaie d'or : « En Flandres,
nous dit Salezade (p. 62), il y a des riddes ou philippus ». Nicot
en donne une description circonstanciée : « Le nom de ridder
signifie proprement cavalier, portant au costé de la pile un che-
valier armé de toutes pièces, l'espée au poing dextre brandie,
monté sus un coursier bardé ». L'ordonnance, ajoute Nicot,
l'évaluait à cincquante sols tournois. Rabelais en fait une seule
fois mention dans le Prologue de l'Auteur du Quart livre: « En
Chinon, Couillatris change sa coignée d'or... en belles Riddes,
beaulx Royaulx et beaulx Escuz au soleil ».
En Orient, la monnaie d'or fin portait le nom de serapli, sé-
raphin. Rabelais, qui s'en sert fréquemment pour donner à son
récit une couleur exotique, en avait lu le nom dans les relations
de voyages en Orient, par exemple dans la Peregrinatio (1506)
de Baumgarten, chez lequel on trouve la forme latinisée du nom
(p. 22): « Quinquaginta aurei quos illi [les Orientaux] serapJios
vocant ». C'est là une transcription de l'arabo-persan achrafi,
monnaie qui avait cours au xvi^ siècle en Asie et dans l'Afrique
du Nord, en Egypte et en Perse, d'où elle fut importée en Turquie.
Mais, c'est surtout dans le Voyage d^oultre mer (1530) du cor-
delier Jean Thenaud qu'il est question des seraphes d'or, qui
avaient cours au Caire. Rabelais en fait un fréquent usage. Il
le met dans la bouche d'un Bascha s'adressant à Panurge (1. II,
ch. xiv) : « Je te donne une bougette, tiens voy la là, il y a six
cent seraplis dedans... » Et ailleurs, il évalue en cette monnaie
orientale le revenu de la châîelenie de Salmigondin (1. 111, ch. 11) :
« Quelquefois revenoit à 1.234. 554. 321 serap}(Sy>.
Remarquons, pour finir, que Rabelais se sert en premier lieu
(1) D'Aubigné se sert d'une forme analogue : « Un quadruple d'Espa-
gne et quelques maloedis » {Œuvres, t. II, p. 585).
igà VIE SOCIALE
de souvenirs livresques pour donner une couleur archaïque ou
plus de solennité à son récit. C'est le cas, par exemple, pour
be^an d'or qui est chez lui une réminiscence de Joinville. Lors-
qu'Ulrich Gallet exige de Picrochole qu'il « paye mille bezans
d'o/' pour les dommages que as faict en ces terres» (1. I,ch, xxxi),
notre satirique s'est souvenu du passage de la Vie de Saint-
Louis (ch. XLiii), où la rançon du roi est évaluée à deux cents
mille besants d'or. D'un roitelet, comme Picrochole, on ne pou-
vait exiger la même somme.
Ailleurs, Rabelais nous dit que le parement du buffet de
Grandgousier « estoit au poys de dix huyt cent mille quatorze
be^ans d'or » (1. I, ch. li). C'est là un chififre démesuré (i) que
l'auteur lui-même aurait cru superflu d'évaluer, son but étant
de rester dans le vague, dans l'indéterminé.
D'ailleurs, le besant n'a jamais eu cours en France, et aucune
ordonnance n'en fait mention. Le Blant croit (p. 172) que le be-
sant était un appellatif général que le peuple donnait à toutes
les monnaies d'or. C'était plutôt une monnaie symbolique, con-
servée comme telle dans la cérémonie du sacre des rois de France.
Un caractère à la fois solennel et humoristique distingue l'in-
ventaire minutieux des comptes de l'Abbaye de Thélème : « Pour
le bastiment, et assortiment de l'abbaye, Gargantua feist livrer
de content vingt et sept cent mille huyt cent trente et un moutons
à la grande laine, et par chascun an jusques à ce que tout feust
parfaict, assigna sus la recepte de la Dive seze cent soixante et
neuf mille escu^ au soleil et autant à fesioile poussinière » (1. 1,
ch. Lin).
Ce dernier qualificatif est du cru de Rabelais, qui nous en offre
un pendant à propos des miséreux de l'Ile de Chanoph, auxquels
« Pantagruel fit envoyer son aulmosne, soixante et dix huict mille
beaulx petits demys escu^ à la lanterne » (1. IV, ch. lxiv).
Les escus à l'étoile poussinière, comme les écus à la lan-
terne, comme les écus au sabot, dont Pantagruel <( feist emplir
(i) Suivant son habitude, Cartier s'aventure à écrire (p. 342) : « Je
crois que le besant équivalait à peu près à un gros d'or tin, et alors la
vaisselle de Grandgousier, abandonnée à ses capitaines, aurait pesé
28. 123 marcs et valu intrinsèquement environ :.'2.5oo.ooo francs ».
Il est fâcheux que (Cartier ait passé sous silence le premier passage ra-
belaisien où Hgurc bcjan, à propos de l'indemnité exigée par Picro-
chole : une comparaison des deux passages aurait nettement fait res-
sortir le côte fantaisiste de ces évaluations.
MONNAIES 197
le tronc » d'Homenaz (1. IV, ch. lv), sont des appellations for-
gées d'après le nom réel d'écus au soleil (i).
Cette revue sommaire témoigne de l'intérêt qui se rattache,
chez Rabelais, même aux petits côtés de son roman. Non content
d'épuiser la réalité ambiante, il a tiré parti, en ce qui touche les
détails numismatiques, de ses souvenirs dans le temps et dans
l'espace. La tendance à l'universalité s'y fait Jour une fois de
plus. Mais en mettant en œuvre une nomenclature monétaire très
étendue et très variée, il n'a nullement renoncé à ses droits à
la fantaisie et à l'humour. Aussi ne faudrait- il prendre à la lettre
ses évaluations, ni en gros ni en détail. Ce sont là souvent de
simples jeux d'esprit.
(i) Ajoutons escu^ du palais que Rabelais associe aux jetons (1. II,
ch. xxi) : « Panurge portant en sa manche une grande bourse pleine
d'escu!^ du palais et de gettons... », explication passée dans Cotgrave
et Oudin.
CHAPITRE IV
MUSIQUE
Dans la première moitié du xvi' siècle, la musique continue
à rester en France sous l'influence flamande, les musiciens des
Pays-Bas étant alors recherchés dans toute l'Europe. Une évo-
lution musicale, sous l'influence italienne, ne se dessinera que
dans la seconde moitié du xvi' siècle. La plupart des musiciens
insignes que Rabelais a groupés dans le Prologue de l'Auteur
de son Quart licre, liste qui commence par Josquin de Prés et
finit avec Berchem, appartiennent aux Pays-Bas, où les Italiens
eux-mêmes allaient alors apprendre l'art musical.
Très goûtée au xvi' siècle, la musique occupe une place
d'honneurdans le programme, éducatif du jeune Gargantua (1, I,
ch. xxiii) : « Après se esbaudissolent à chanter musicalement à
quatre et cinq parties, ou sus un thème à plaisir de gorge. Au
reguard des instrumens de musicque, il aprint jouer du lue, de
l'espinette, de la harpe, de la flutte de Alemant et à neuf trouz,
de la viole, et de la sacqueboutte ».
I. — Instruments.
De ces noms d'instruments, plusieurs remontent au passé :
espineiie, ha/'pe, viole; d'autres, comme lulh ou lue (ancienne-
ment, leiU)^ ont subi l'influence italienne (ital. liuto). Cet instru-
ment jouissait alors d'une grande faveur. Dans la seconde moi-
tic du xvi' siècle, il céda la place au violon (de l'ital. violone),
mentionné tout d'abord chez Rabelais dans deux passages signi-
(i) Voy. le chapitre correspondant dans V Histoire de France de
Henri i.cmonnier.
Henry Expert, Les Maîtres nitisiciens de la Renaissance française
(Paris, 1S93 et suiv.), véritable corpus de l'art musical franco-flamand
des xvo et xvi« siècles. En dernier lieu, Jules Combarieu, Histoire de la
Musique, Paris, i(ji3, t. 1, p. 45i à ('61 : la Renaissance.
MUSIQUE 199
ficatifs, le premier dans la bouche de Panurge, le deuxième
dans celle de Dindenault, marchand de moutons :
Plus me plaist le son de la rusticque cornemuse, que les fredonne-
ments des lucz, rebecz, et violons auliques (1. III, ch. xli).
Des boyaulx, on fera chordes de violons et harpes, lesquelles tant
chèrement on vendra, comme si feussent chordes de Munican ou
Aquileie [c'est-à-dire de Monaco ou d'Aquilée] (1. IV, ch. xi).
Le rebec qu'on lit dans le premier de ces textes, associé dans
les concerts de cour au luth et au violon, est anciennement at-
testé sous la forme rehebe (xn' siècle); mais celle de rebec du
xv'-xvi* siècle semble avoir subi l'influence de l'italien jHbeca,
variante parallèle à ribeba.
hd. Jîute d'Allemand ou flûte traversière {\di Jlstula obliqua de
Guillaume Bouchet, t. V, p. 36), dont l'usage était venu d'Alle-
magne, Jouissait d'une grande vogue au xvi' siècle, comme en
témoigne Vincent Carloix (i).
La saqueboute ou trombone désignait dans l'ancienne langue
une sorte de lance à harpon, et n'est attesté, comme instrument
de musique, que dans un document de 1508 (Godefroy): «Deux
trompetes, ung cleron et une saquebutte ». Cet instrument se
jouait accompagné de cornets ou de haut-bois.
Le cornet et le haut-bois appartiennent à la Renaissance (2).
Les autres noms d'instruments dont Rabelais fait mention
remontent pour la plupart au passé : la guiterne ou guitare
(1. IV, ch. xxxi), et le monochordion (1. IV, ch. lxiii), à côté de
la doucine, espèce de vielle en usage du xiv' au xvii' siècle.
Les nobles se servaient de la musette (dont il est question
dans la Sciomachie), alors que les rustiques usaient du chalu-
meau — appelé /)i6o/e en Poitou (1. IV, ch. xxxvi) — - et de la
guogue ou vessie enflée (ibidem).
Deux instruments portent des noms italiens : le pifre, fifre
(1. IV, ch. xxxvi : « ]oyeulx/)î/7'es et tabours »), de l'ital. pi£ero^
(i) Mémoires, t. III, p, 187 : « Il y avoit une espinette, un joueur de
luth, dessus des violes, et une fleuste traverse, que l'on appelle à grand
XoxX Jleuste d' Allemand : car les François s'en aydent mieulx et plus mu-
sicalement que toute aultre nation, et jamais en Allemaigne n'en fust
joué à quatre parties, comme il se faict ordinairement en France ».
(2) « Sonnèrent en autre et plus joyeuse harmonie les compagnies
des musiciens, lesquelz on avoit posé en divers e^chaflautz sus la place,
comme haulboys, cornet^, sacqueboutes, fliites d'AUemans, doucines, mu-
settes et autres, pour esjouir les spectateurs » {Sciomachie).
200 VIE SOCIALE
et les regualles (1. IV, ch. xxxi : « jeu de regualles »), de l'ital.
regale, dont le premier texte est ce passage du testament de 1537
de Jean Verdot, archidiacre de la cathédrale de Troyes (cité dans
Havard) : « Unes regalles qui est ung instrument de fleustes, en
façon d'orgues, prisée dix livres tournois ».
II. — Notation musicale.
Des noms de notes, bécarre (1. Il, Prol. : bequarre) et solfier
(1. II, ch. xii) remontent au xiv" siècle, alors que bémol se lit
pour la première fois dans Marot et Rabelais. Les autres termes,
comme diapason (1. II, ch. xi) et gamme (1. II, ch. xvm), sont
anciens et attestés dès le xii-xiii* siècle.
Etant donnée la grande difïérence de la notation musicale de
la Renaissance et de celle de nos jours, il n'est pas sans intérêt
de citer ici cette page d'un musicographe rabelaisant (i) :
« Les anciennes dénominations des sons musicaux sont assez
ingénieusement présentées dans le tableau suivant que j'em-
prunte au Traité de musique d'un excellent théoricien français
de la première moitié du xvii" siècle, le père Antoine Parran,
de la compagnie de Jésus :
Noms réels des notes n i. 1 r» . o l
Par b mol. Par nat. Par q
représentées par les lettres :
Mi E mi la
Ré D la ré sol
Ut C sol ut fa
Si (bémol ou bécarre) B fa N mi
La A mi la ré
Sol G ré sol ut
Fa F ut fa
« Ce qui revient à dire que la note /a (F), par exemple, se
nomme uMans l'hexacorde mol, et /a dans l'hexacorde naturel;
que le sol se nomme ré dans l'hexacorde mol, sol dans l'hexa-
corde naturel et ut dans l'hexacorde dur, etc.
« On abrégeait quelquefois ces dénominations, et l'on disait:
A la, B fa mi, C sol ut, D la sol, E la mi, E fa ut,
G sol ré. . .
« Ces explications suffisent pour rendre intelligibles une
(i) Georges Kastner, Parémiologic musicale de la langue française,
Paris, i.S(Jf), p. loi et suiv.
MUSIQUE 201
foule de passages où nos anciens écrivains, et surtout les auteurs
de notre vieux théâtre, ont fait allusion aux notes de la gamme
sous ces dénominations complexes qui semblent aujourd'hui si
baroques...
« Rabelais, dans le Pantagruel, fait dire à Panurge, à pro-
pos d'Anarche, l'infortuné [roi des Dipsodes : « Je le veulx met-
tre à mestier... et le print par l'aureille, disant : chante plus
haut en G sol ré ut » (1. II, ch. xxxi). Ce qui veut dire : ne crie
pas, entonne cela plus musicalement, d'une façon plus franche,
plus gaillarde, comme il faut entonner, quand on chante par
bécarre.
« Et ailleurs, quand Panurge, livré à toutes les extravagances
que la peur lui inspire durant la tempête qu'il essuie en mer :
« Frère Jean, mon amy... nous sommes au dessus de E la,
hors toute la gamme... au dessoubz de Gamma ut » (1. IV,
ch. xix). Nous sommes au dessus de E la hors toute la
gamme... Il faut se rappeler que l'échelle générale des sons,
comprenant les sept hexacordes, se terminait à E la, c'est-à-dire
au mi : « Zalas, à ceste heure somme nous au dessoubz de
gamma ut », c'est-à-dire au dessous de la note la plus grave de
l'échelle, au-dessous de sol (G ré sol ut), qui était représenté par
le r (gamma). Cette comparaison musicale exprime à merveille
les soubresauts effroyables du navire battu par la tempête et
furieusement balloté par les vagues ».
III. — Musique religieuse.
Les Psaumes, traduits en vers par Marot et mis en musique
par le franc-comtois Claude Goudimel, furent accueillis avec en-
thousiasme à la Cour comme dans les milieux réformés.
Le psaume cxiv : « Quand Israël hors d'Egypte sortit », devint
alors très populaire, et Rabelais le mentionne à l'occasion de
l'appareillage de la flotte de Pantagruel : « Après l'oraison feut
mélodieusement chanté le psaulme du sainct roy David, lequel
commence Quand Israël hors d'Egypte sortit » (1. IV, ch. i).
C'est le premier vers de la traduction du psaume cxiv par
Marot :
Quand Israël hors d'Egypte sortit,
Et la maison de Jacob se partit
D'entre ce peuple estrange...
Aussi, au moment de quitter Thalasse, nos Pantagruélistes
l'entonnent-ils comme chant de départ.
202 VIE SOCIAJ.E
Bornons-nous à mentionner ici les refrains de noëls poitevins
qu'on lit dans Rabelais, cantiques sur lesquels nous reviendrons
dans la section correspondante des Faits traditionnels.
IV. — Musiqu8 profane.
La chanson est surtout représentée par Clément Jannequin,
que Rabelais, dans le Prologue du Quart livre, range parmi les
illustres musiciens de son temps. \^di Bataille de Marignan {i<yi^)
était alors dans toutes les mémoires. « C'est un chœur scénique
à quatre voix — nous dit Henry Expert — plein de vie et qui
peut être considéré comme une des origines du style des-
criptif (i) ».
Jannequin excellait à reproduire les harmonies imitatives, le
bruit des batailles, les cris de chasse, etc. Noël du Fail, dans le
xix" des Contes cl' Eutrapel , décrit l'enthousiasme guerrier qui
s'emparait des contemporains de François I" à l'audition de ce
chant: « Quand l'on chantoit la Chanson de la guerre faicte par
Jannequin devant ce grand François, pour la victoire qu'il avait
eue sur les Suisses ; il n'y avoit celuy qui ne regardast si son
espée tenoit au fourreau, et qui ne se haussast sur les orteils
pour se rendre plus bragard et de la riche taille ».
Et Brantôme raconte ainsi la mort de Mademoiselle de Li-
meuil, une des filles de la reine (t. IX, p. 461) : « Quand l'heure
de sa mort fut venue, elle fit venir à soy son valet; et s'appeloit
Jullien, qui jouoit très bien du violon : « Julien, luy dit elle,
prenez vostre violon et sonnez moy tousjours, jusques à ce que
me voyez morte (car je m'y en vois) la Défaille de Suisses (2),
et le mieux que vous pourrez, et que vous serez sur le mot
l^oul est perdu, sonnez le par quatre ou cinq fois, le plus pi-
teusement que vous pourrez ». Ce que fit l'autre, et elle mesme
luy aidoit de la voix; et quand ce vint à Tout est perdu, elle le
recita par deux fois; et se tournant de l'autre costé du chevet,
elle dit à ses compagnes: « Tout est perdu à ce coup, et à bon
escient » ; et ainsi deceda ».
Le vojabulairc de Rabelais en conserve, comme on le verra,
de nombreux souvenirs.
(i) Ilcnry l'xpert, ouvr. cite, t. VII, p. 3o.
(2) Autre titre de la chanson de Jannequin.
MUSIQUE 203
V. — Airs et danses.
Le nombre des danses en vogue à l'époque de la Renaissance et
des airs qui leur servaient d'accompagnement est considérable.
La plupart des provinces de France y sont représentées. Le
y livre renferme un chapitre interpolé, le xxxiii" bis, où on
trouve une liste des danses qui suivirent le souper des Dames
Lanternes (i).
Cette liste renferme de nombreuses chansons répandues à
l'époque : La Peronelle, A Vortibre du buissonnet, etc. « Ces
i8o timbres populaires sont très généralement connus du temps
de Rabelais. Dans cette liste figurent quelques-uns des airs de re-
cueils Paris-Gevaërt, Petrucci, Lucas Lemoigne. Mais il est
d'autres timbres, hélas ! — 150 environ sur 180 — qui n'ont ja-
mais été retrouvés, ce qui ne veut pas dire du tout qu'ils n'exis-
tent plus nulle part (2) ».
La liste de ces danses se rencontre déjà dans le xvi' chapitre
du Disciple de Pantagruel (3) (1538): des 178 danses ou mélo-
dies de cet opuscule, 175 sont reproduites dans ce .chapitre du
Manuscrit du V livre.
En ce qui concerne ces danses, les choréographes du xvi' siè-
cle, comme Jehan Tabourot (4), les divisent en deux classes : les
(i) « Le soupper finy, furent les tables levées. Lors, les Menestriers
plus que devant mélodieusement sonnantz, fut par la Royne commencé
ung bransle double, auquel tous, et Falotz et Lanternes, ensemble
dansarent. Depuys se retira la Royhe en son siège; les aultres, aux dives
sons des bouzines, dansarent diversement, comme vous pourrez dire.
— Encores les veiz je danser aux Chansons du Poictou, dictes par un
Fallot de Sainct-Messant ».
Danser aux chansons, c'est-à-dire aux airs chantés sur des paroles en
vue de rhytmer les danses,
(2) Anatole Loquin, dans la revue Mélusine, t. IV, p. 53.
(3) Cette liste des danses du Disciple a été reproduite par Del'Aulnaye,
dans son édition des Œuvrer de Rabelais, Paris, iS2o{éd. iSSy, p. 43 ii,
(4) Il a publié, sous le pseudonyme de Thoinot Arbeau, l'ouvrage inti-
tulé ; Orchesographie et Traité en forme de dialogue, par lequel toutes
personnes peuvent facilement apprendre et pratiquer l'honneste exercice
des danses, Langres, iSSg, in-4.
Ce volume rarissime a été l'objet d'une réimpression : Orchesographie
par Thoinot Arbeau. Reimpression précédée d'une notice sur les danses
du XVI" siècle par Laure Fanta, Paris, 1884, in-4.
204 VIE SOCIALE
hautes dances, ou danses nobles, excutées avec calme et décence,
et les basses dances, ou balai'inages accompagnés de sauts, de
gestes et de mouvements violents ou excentriques. Rabelais
mentionne ces dernières à propos du blason que fit Pantagruel
sur les jeunes docteurs de l'Université d'Orléans (1. II, ch. v) :
Un esteuf en la braguette,
En la main une raquette,
Une loy en la cornette,
Une basse dance au talon,
Vous voy là passé coquillon.
Le texte du V livre cite en premier lieu, comme danses, le
branle double et la gaillarde.
Le branle double comportait huit mesures : on marchait un
double (c'est-à-dire trois pas et un pied joint) du côté gauche et
un double du côté droit. Thoinot Arbeau nous indique minu-
tieusement l'ordre dans lequel s'exécutaient les branles (i).
La gaillarde était une danse gaie, aux vives allures et à la
mélodie coulante. On l'exécutait, suivant Tabourot (fol. 39), en
cabriolant, en se baissant à terre ou en allant tout le long de la
salle.
La liste des danses qu'on lit dans le roman et dans le Manus-
crit du V livre accuse des origines ethniques différentes. Rap-
pelons tout d'abord les danses exotiques usuelles au xvi'= siècle :
Allemagne: V Allemande, danse très à la mode au xv!*" siècle,
à côté de Le grand Alemant (2).
Angleterre : VEstrindore (3) (1. II, ch. xi), appelée générale-
(i) « Les joueurs d'instrumcns sont tous accoustumcz à commencer
les dances en un festin par un branle double, qu'ils appellent le branle
commun, et en aprez donnent le branle simple, puis aprez le branle gay,
et à la fin le branle qu'ilz appellent branle de Bourgoigne, lesquels
aucuns appellent branle de Ghampaigne. La suyte de ces quatre sortes
de branles est appropriée aux trois différences de personnes qui entrent
en une dance. Les anciens dancent gravement les branles doubles et
simples : les jeusnes mariez dancent les branles gayz, et les plus jeus-
nes comme vous dancent legierement les branles de Bourgoigne. Et
neantemoins tous ceulx de la dance s'acquittent du tout comme ils
peuvent, chacun selon son aage, et la disposition de sa dextérité »
(fol. 09).
(z) Jehan Tabourot en fait mention (fol. Gy) : « ^Allemande est une
dance pleine d'une médiocre gravité, familière aux Allemands, et croy
qu'elle soit de noz plus anciennes... »
(3) Cette forme rabelaisienne répond plutôt à la variante languedo-
MUSIQUE 20)
ment Standelle, nom que du Fail cite dans un passage curieux
de son xix' des Contes d'Eairapel (i).
Espagne: le Ba,il cV Espagne; la Pavane, danse noble et
grave, importée en France dans la première moitié du xvi* siè-
cle et dont le nom se lit déjà dans le Disciple de Panta-
gruel (1538) (2).
Ensuite, la Morisque, danse exécutée avec des grelots atta-
chés aux Jambes, proprement danse mauresque (1. II, ch. vu) (3),
qu'on rencontre déjà au xv' siècle^dans le Mistere du Vieil Tes-
tament (vers 30340 et suiv.) :
David. — Faites venir la momerie.
Qui est dedans le char enclose.
Heliab. — Sus, tost, tabourins, sans séjour,
Entendez à vostre viorisque ;
Vous en sçavez bien la pratique.
Ici dansent la morisque.
Italie: la Seignore, c'est-à-dire Signora, et le ballet des Ma-
tachins (4) ou Mattacini, proprement petits fous : « En lieu de
Comédie au son des cornetz, haut bois, sacqueboutes, etc., en-
tra une compagnie de Matacliins nouveaux, lesquelz grande-
cienne estandaro (Mistral). La finale a subi l'influence analogique de
tout frelore, branle mentionné par Jehan Tabourot.
(i) « La dance du Trihory est trois fois plus magistrale et gaillarde
que nulle autre: n'en déplaise aux... Branles de Bourgogne, Champa-
gne, Passe-pied de la haute Bretaigne, la Standelle d'Angleterre, la Volte
et Martugalle de Provence ».
(2) Dans le Pays de Satin du Fe livre (ch. sxx), il est question d' « ele-
phans pavaneurs et funambules ».
C3) Tabourot en donne cette description (fol. 94): « De mon jeusne
aage, j'ay veu qu'es bonnes compagnies, après le soupper, entroit en salle
un garsonnet, machuré et noircy, le front bandé d'un taffetas blanc ou
jaulne, lequel, avec des jambières de sonnettes, dançoit la dance des
■ Mortsques, et marchant le long de la salle, faisoit une sorte de passage,
puis rétrogradant, revenoit au lieu où il avoit commencé, et faisoit un
aultre passage nouveau, et ainsi continuant, faisoit divers passages bien
agréables aux assistans ».
(4) Voici la description qu'en donne Thoinot Arbeau (fol. 97) :
« Les Bouffons ou Mattachins, qui sont vestus de petits corcelets avec
fimbries es espaules, et soubs la ceinture, une bende de tafl'etats soubz
icelles, le morion de papier doré, les bras nuds, les sonnettes aux jam-
bes, l'espée au poing droit, le bouclier au poing gaulche. Lesquels dan-
cent soubz un air à ce propre, et par mesure binaire, avec battements
de leurs espées ou boucliers ».
206 VIE SOCIALE
ment délectèrent toute l'assistance » (Sciomachie) (i). Ce genre
de ballet a persisté jusqu'au xviii^ siècle (2).
Passons aux danses indigènes. Plusieurs provinces y sont
représentées :
La Bretagne, par le « Trihorij de Bretaigne », que Rabelais a
inséré parmi les jeux du jeune Gargantua et dont il fait men-
tion ailleurs à propos de Mélusine: « Elle toutesfoys avoit al-
leures braves et guallantes ; lesquelles encores aujourd'huy sont
imitées par les Bretons balladins, dansans leurs trioris fredon-
nizez » (1. IV, ch. xxxviii) (3).
Pour le Poitou, nous avons déjà mentionné les chansons de
Poitou, airs ou mélodies de danses, et les branles de cette con-
trée. Ajoutons- y Robinet, danse poitevine (4).
Le Midi de la France (5), le Languedoc, la Gascogne et la
Provence sont abondamment représentés. Relevons-en :
(i) Brantôme, en parlant des cruautés commises par les soldats
espagnols envers les prêtres de Rome, ajoute (t. I, p. 273) : « Les autres
se moquoient d'eux et en tiroient des risées^ en les habillans en bouf-
fons et matcissins ».
(2) Le Dictionnaire comique de Philibert Le Roux (17 18) ajoute ces
curieux détails :
« Matassins. Le ballet des matassins. C'est une danse qui est imitée de
la danse armée des anciens. Cette sorte de danse se fait encore aujour-
d'hui en France dans certaines villes, où il y a des troupes en quartier
d'hiver. Ce sont ordinairement des soldats les mieux faits et les plus
adroits de toute une garnison, qui donnent ce spectacle au public,
moyennant cinq sols, qu'on donne en entrant pour les voir. Ils dansent
l'épée nue à la main, faisant des tours d'adresse avec leurs épées, fort
jolis à voir, et tout cela au son de quelques violons et sans perdre la
cadence. Ils s'escriment, se battent, chamaillent de leurs épées d'une
manière qu'on croiroit qu'ils vont tous se percer, et au bout du compte
pas un n'a la moindre cgralignure : ils sont ordinairement au membre
de vingt-quatre. (Histoire comique de Francion) : Outre cela l'on voyoit
qu'ils se battoient de la même façon, que s'ils eussent dansé le ballet des
matassins. — CcUe. danse est défendue à Paris, mais elle s'exerce en-
core tous les hivers à Strasbourg, à Bourdeaux et à Marseille ».
(3) Du I'"ail en parle avec enthousiasme dans le texte, cité ci-dessus,
des Discours d'Eutrapcl, à propos de slandelle.
(4) Voy. H. Clouzot, Ancien Théâtre en Poitou, le chapitre intitulé:
Spectacles populaires.
(5) Nous avons déjà indiqué la source de notre interpolatcur, mais
l'auteur du Disciple de Pantagruel (i538) a puisé lui-même nombre
de ces danses mcritiionalcs dans le traité des danses d'Antoine Arena.
Voy. la notice de Jean Plattard dans la Revue des livres anciens de 1913,
MUSIQUE 207
Extrac, danse gasconne, proprement extra-danse.
Expect un pauc, attends un peu, autre danse gasconne.
Mal maridade, la mal mariée, danse provençale, répondant
à la maurnarlée du Nord de la France.
Mousque de Biscaye (en Languedoc, Mousco de Biacaïo),
jeune fille de Biscaye.
Revergasse (en Languedoc, reoergado), ancienne danse dans
laquelle les jeunes filles troussaient leurs jupes jusqu'à la cuisse
(de reverga, retrousser).
Les autres appellations de danses, en dehors des premiers
vers des chansons populaires, se rapportent :
i"* A des noms propres d'hommes: Foixj Frère Pierre, Jac
Bourdoing, Rouhault le fort, Perrichon.
2° A des noms propres de femmes: Bastienne, Catherine,
Jacqueline, la belle Françoise, la Marguerite, la Valenti-
noise.
3° A des qualificatifs : la Marquise, la Frisque, la Galiotte, la
Goutte, la Gaye, la Mercière, la Trippiere, Tisserande.
4° A des noms géographiques: Breaulté, Cauldas, Chasteau-
briant, Navarre, Nevers, Sanxerre ; — Biscaye, Calabre, Cré-
mone, Pampelune.
La liste renferme en outre ces deux catégories :
1° Danses scolaires: Dulcis arnica et Testimonium (les deux
dans le Disciple).
2° Danses dont les noms n'ont pu être identifiés: la Ducate,
le Rigoron pirouy et la painine ( les deux dernières dans le Dis-
ciple).
Ajoutons-y les fréquentes mentions, éparses dans le roman, de
danses grecques (i), simples souvenirs livresques, mais qui au
xvi" siècle était familiers à tous les lecteurs instruits. Le livre
de Thoinot Arbeau nous en offre un tableau comparatif qui
mérite d'être cité (fol. 4) : (( Nous pouvons comparer Veintnelie
à nos pavanes et basses dances, le cordax aux gaillardes, tor-
dions, voltes, corantes, gavottes, branles de Champaigne et de
Bourgogne, branles gayz et branles couppez; le siccinis, aux
branles doubles et branles simples ; la pirrichie, à la dance que
nous appelons bouffons ou matachins ».
(i) L'auteur nous en donne une longue e'numération au F*-' livre,
ch. XXI.
208 VIE SOCIALE
En somme, quelques termes italiens mis à part, la danse
française de la Renaissance relève, comme la musique, presque
toute entière du passé. Ce n'est que dans la dernière partie
du xvi' siècle que l'influence italienne s'y fera sentir et que les
maîtres d'instruments introduiront en France le ballet, terme
encore inconnu à Rabelais. La musique est ainsi le dernier des
arts qui ait subi les effets de cette influence.
Livre Quatrième
FAITS TRADITIONNELS
Les traits de caractère traditionnel sont, dans l'œuvre de Ra-
belais, nombreux et variés. Aucun auteur du xvi' siècle ne
nous fournit des matériaux aussi abondants ni aussi sûrs ; mais
les autres écrivains de l'époque viennent compléter à leur tour
cette source de premier ordre, et vont nous permettre de re-
constituer dans son ensemble l'état du traditionnisme en France
à l'époque de la Renaissance.
Noël du Fail nous a laissé, dans ses Propos rustiques {l'^^'j),
des particularités curieuses et intéressantes sur l'âme du paysan
breton. Les écrits de Des Périers et surtout ceux d'Henri
Estienne, l'œuvre étendue de Brantôme, sont riches en souve-
nirs traditionnels. Les farces de l'ahcien théâtre, les tragédies
de la Renaissance même nous fournissent des contributions
précieuses sur les croyances et superstitions de l'époque.
Le génie de Rabelais est profondément enraciné dans le sol
national. Il a puisé aux sources indigènes. Il a tiré de la littéra-
ture populaire les principaux motifs de ses récits traditionnels.
Les ancêtres de Pantagruel plongent encore dans la brume
de la préhistoire. Gargantua en émerge le premier, tout en
conservant des appétits et des allures dignes de ces antécédents
gi.-^antesques. Pantagruel sort définitivement du Moyen Age pour
entrer en pleine Renaissance et présenter en même temps un
des types les plus accomplis de l'humanité à cette époque de lu-
mières.
On sait d'ailleurs que le point de départ de Gargantua a été
un petit livre de colportage, édité à Lyon sous les yeux de notre
14
210 FAITS TRADITIONNELS
auteur. Son roman se ressent de ces humbles origines. Le bon-
homme Grandgousier, ce roi géant humanisé, tout en tisonnant
son feu, raconte à son entourage des récits du temps jadis, des
contes merveilleux ou des apologues. Rabelais lui-même, pour
caractériser les aptitudes des compagnons de Pantagruel, se sou-
vient des traits des contes populaires qui ont bercé son enfance.
Les Jeux de Gargantua sont célèbres. Les dictons et prover-
bes qui émaillent le roman sont présents à toutes les mémoires
et constituent un ensemble des plus considérables. Les jurons
et serments même, si nombreux et si caractéristiques, répon-
dant chajun à un tempérament ethnique ou social, contribuent
à donner aux personnages du relief et de la vie. Ajoutons les
fréquentes allusions aux cro3ances et superstitions, aux coutu-
mes et usages de la Renaissance.
Ces détails traditionnels, disséminés dans le roman, feront
ici pour la première fois l'objet d'une étude d'ensemble. Ils
méritent un intérêt particulier aussi bien par leur valeur in-
trinsèque que p;ir le nom de l'écrivain qui, le premier entre les
modernes, a su tirer abondamment parti de ces modestes ma-
nifestations de l'âme populaire.
Voici un aperçu des thèmes traditionnels que nous étudierons
tour à tour :
I. CoDtes populaires: i. Contes merveilleux. — 2. Contes mo-
raux. — 3. Coates d'animaux. — 4. Contes facétieux. — 5. Contes
grivois.
II. Légendes: i. Saints. — 2. Diable. — 3. Animaux. — 4. Plan-
tes. — 3. Légendes diverses.
III. Traditions populaires : i. Traditions gargantuines. — 2. Tra-
ditions médiévales.
IV. Chansons populaires : i. Religieuses. — 2. Sentimentales. —
3. Politiques. — 4. Bachiques. — 5. Grivoises. — 6. Chansons des
rues. — 7. Chansons historiques. — 8. Refrains.
V. Jeux enfantins.
VI. Riics et croyances: i. Coutume soldatesque. — 2. Saints et
saintes. — 3. Préjugés divers.
VII. Superstitions: i. Présages et pronostics. — 2. Pratiques as-
trologiques.
VIII. .Magic et sortilèges: i. Démonologie. — 2. Moyens de divi-
nation.
IX. Théâtre populaire : Mystères, Sotties, Farces.
X. Livres de colportage: i. Chronicqucs Gargantuines. — 2. Ro-
mans de chevalerie. — 3. Voyages de Mandeville. — 4, Calendriers
et Prognostications. — S. Bibliothèque campagnarde et bourgeoise.
FAITS TRADITIONNELS 211
Une section spéciale sera consacrée à la dernière matière
orale, la plus copieusement représentée chez notre auteur: les
Proverbes et dictons.
Nous allons maintenant envisager de près ces nombreuses
branches du traditionnisme, oral et livresque, tel qu'il est re-
présenté chez Rabelais et les écrivains de son siècle (i).
(i) Deux dissertations allemandes, de valeur inégale, ont été' jusqu'ici
consacrées à notre sujet :
Johann Màttig, Ueber den Einfliiss der heimischen volkstumlichen Lit-
teratur und litterarischer Litteratur aiif Rabelais, Leipzig, 1900.
Adolf Krliper, Rabelais Stellung ^ur volkstumlichen Litteratur, Hei-
delberg, 1909.
Le travail de Màttig dégénère souvent en listes, en simples énu-
mérations (cf. p. 10 à 26 : proverbes); celui de Krliper est autrement
important. L'idée maîtresse de l'auteur est que Rabelais a trouvé, dans
l'ancienne littérature de caractère populaire, de nombreux motifs, aux-
quels il a d'ailleurs toujours imprimé le cachet de son génie. A l'en^-
contre de ceux qui voient presque toujours, dans l'œuvre de Rabelais,
des souvenirs et des influences étrangères, Krliper renvoie à des sources
indigènes. Ce critère est juste et les rapprochements qu'il cite à l'appui
sont prudrnts et judicieux. Nous en avons tiré parti.
CHAPITRE PREMIER
CONTES POPULAIRES
Les récits merveilleux sont de tous les temps, mais ce n'est
qu'au xvi^ siècle qu'on trouve quelques allusions précises à leur
sujet.
Du Fail nous a laissé, dans le iv' de ses Propos rustiques
(1547), une description circonstanciée d'une veillée ou ûlerie^
comme on disait alors et comme disent encore les campagnards
de nos jours. Parmi les conteurs que l'écrivain breton met en
scène, Robert Chevet, le compagnon charpentier, aime à évo-
quer les souvenirs de sa jeunesse :
Le bon homme Robin, après avoir imposé silence, commençoit un
beau compte du temps que les bestcs parioyent (il n'y ha pas deux
heures), [le conte de la Cigoiyne] ou comme le Renard desroboit le
poisson ; comme il fit battre le Loup aux Lavandières, lors qu'il ap-
prenoit à pescher; comme le Chien et le Chat alloient bien loing [du
Lyon, Roy des bestes, qui fist l'Asne son lieutenant, et voulut estre
Roy du tout] ; de la Corneille, qui en chantant perdit son fromage ;
de Melusine; du Loup garou; du cuir d'Asnette; [du Moyne bourré] ;
des Fées (i).
Vers la même époque, Tabourot, dans le Prologue des Es-
(i) Edition La Borderie, p. 18G-1S7. Nous avons ajouté, entre cro-
chets, les additions de l'interpolateur angevin de 1548, additions qui
ont aujourd'hui pour nous la mcme valeur documentaire.
L'auteur revient sur les Hlerics dans ses Contes d' Eutrapcl (i5>5),
ch. XI : « C'est une vieille coustume en ce pays, et croy que par tout
ailleurs, de se trouver et amasser chez quelqu'un du village au soir,
pour tromper les longueurs des nuits, et principalement à l'hiver. Au
temps, dit I^upolde, que nous estions aux cscholes à Bern près Rennes...
il se faisoit des filcries, qu'ils appellent veillais, tantost à la Valée,
tantost a la VoisarJierc, à Souillas, et autres lieux de réputation, où se
trouvoient de tous les environs plusieurs jeunes valets er hardeaux illec
s'assemblans, et jouans à une infinité de jeux que Panurge n'eut onc
en ses tablettes. Les Hlles d'autre part, leurs qucnoilles sur la hanche,
filoient »).
CONTES POPULAIRES 2 1 3
craignes Dij'onnoises, nom bourguignon des veillées rustiques,
nous dit à son tour, comment, dans ces sortes de cabanes im-
provisées au début de chaque hiver, se tenaient les réunions
campagnardes : « Là ordinairement les après souppées s'assem-
bloient les plus belles filles de ces vignerons, avec leurs que-
nouilles et autres ouvrages, et font la veillée jusques à la mi-
nuict... C'est chose certaine que quand Vescraigne est pleine,
l'on y dit une infinité de bons mots et contes gracieux... »
Un demi-siècle auparavant, Rabelais nous représente ainsi le
père de Gargantua au milieu des siens (1. 1, ch. xxiii) : « Le
vieux bon homme Grandgousier son père, qui après souper se
chaufïe les couilles à un beau clair et grand feu, et attendant
graisler des chastaines, escript au foyer avec un baston bruslé
d'un bout, dont on escharbotte le feu : faisant à sa femme et fa-
mille de beaulx contes du temps jadis ».
Et ailleurs, pendant le combat singulier entre le géant Loup-
Garou et Pantagruel, Panurge, retiré avec les géants du roi
Loup-Garou, banquetait avec eux et les amusait par ses récits
du bon vieux temps (1. II, ch. xxix) : « Cependant Panurge leur
contoit les Fables de Turpin (i), les Exemples de sainct Nico-
las et le Conte de la Ciguoingne » (2).
Ces deux dernières appellations traditionnelles nous serviront
de point de départ pour classer les différents genres de contes
familiers à Rabelais et à son siècle.
l. — Contes merveilleux.
Il importe d'en faire ressortir les aspects suivants :
Noms. — Les contes populaires proprement dits sont connus,
pendant le xvf siècle, sous le nom de Contes de la Cigogne (3).
(i) Traditions fabuleuses attribuées à Turpin, moine de Saint-Denis
et évêque de Reims, sur la vie de Charlemagne et de Roland.
(2) Cf. 1. I, ch. xxii : « Et Gargantua soupoit très bien par ma cons-
cience, et voluntiers convioit quelques beuveurs de ses voisins, avec
lesquels beuvant d'autant, comptoit des vieux jusques es nouveaux »,
c'est-à-dire faisait des contes de jadis et de son temps.
(3) Voici, sur cette curieuse appellation, les textes essentiels, en de-
hors de ceux déjà cités de Rabelais et du Fail :
Bouchet, Serées, t. IV, p. i58 : « Il y avoit en ceste serée des femmes
qui s'endormoient, ne prenans point de plaisir à ses disputes, n'y enten-
214 FAITS TRADITIONNELS
Quelle est l'origine de cette appellation ? A entendre Gaigniè-
res et Leroux de Lincy (i), ce serait la même chose que Con-
tes à la Sigongne, nom d'une des dames de la reine Catherine
de Médicis. C'est là tout bonnement une étymologie anecdo-
tique, qui s'évanouit devant la simple constatation chronolo-
gique.
A notre avis, ce titre collectif des contes populaires fait sim-
plement allusion à la cigogne, dont les Bestiaires vantent
l'amour maternel et la piété reconnaissante avec laquelle elle
soigne ses parents affaiblis par l'âge (2). On racontait des mer-
veilles de l'existence mystérieuse de ces oiseaux migrateurs.
V Evangile des Quenouilles rapporte (p. 93) : « Je vous dy
pour certain que les cygoignes, qui en l'esté se tiennent en ce
pays, et en yver s'en retournent en leur pays, qui est entours
le mont de Synay, sont par delà créations comme nous ».
C'est là, en somme, un titre analogue à celui de Contes de
ma mère VOye, attesté dès la fin du xvi' siècle :
Je n'ay de leur discours ny plaisir ny soucy,
Et ne m'en esmeus non plus quand leur discours fourvoya,
Que d'un conte d'Urgande (3) et de Ma Mère l'Oye.
(^Régnier, xv« Satire)
et que Perrault (4) adopta, un siècle plus tard, en 1697, pour
son fameux recueil : « Histoire ou Contes du temps passé. Con-
tes de ma mère l'Oye » (5).
dans rien ; parquoy on fut contraint, pour les esveiller, de mettre en
avant des vieux contes de la Cigoigne, qui parloient des grosses et gras-
ses personnes... »
Comédie des Proverbes (acte II, se. 11) : « Seigneur docteur, ce que je
vous dis ne sont point des contes de la cigoigne ».
(i) Le livre des Proverbes, t. II, p. 65.
{■:.) Par exemple dans le Bestiaire de Richard de Fournival (éd. Hip-
peau, p. 8(3 et 142).
(3) Nom d'une fameuse magicienne, dans le roman de VAmadis.
(4) Voy. la dissertation de Théodor Pletscher, Die M'drchen Charles
Perrault's, Zurich, igoS, et pour les antécédents. Du Méril, Etudes sur
quelques points d'archéologie et d'histoire littéraire, Paris, 18G2, p. 427
ix 493 : « Les Contes de bonnes femmes ».
(5) On trouve les deux noms réunis dans ce passage du Roman
bourgeois de Kuretière (166G), p. 2G8 de la réimpression moderne :
« J'appréhende icy qu'on ne croye que tout ce que j'ay rapporté jusqu'à
présent ne passe pour des contes de la cigogne ou de ma mère Voye, à
cause que cela semble trop ridicule et trop extravagant ».
CONTES POPULAIRES 21 5
Voici maintenant quelques autres appellations des contes po-
pulaires, individuels ou collectifs, remontant au xvi' siècle :
Contes de peau d'asne, que du Fail appelle Conte de cuir
d'asnette (i), c'est-à-dire d'ânesse. La dernière nouvelle, attri-
buée à Des Périers, porte ce titre : « D'une jeune fille surnom-
mée Peau d'Asne et comment elle fut mariée par le moyen que
luy donnèrent les petits formiez ». Le thème de ce conte est
tout à fait difïérent de celui que Perrault intitule Peau d'asne
et qui est devenu, chez Molière et La Fontaine, une désignation
générale des contes populaires :
Si Peau d'A7ie m'estoit conté,
J'y prendrois un plaisir extrême...
Contes de Loup, comme les appelle l'auteur du Moyen de
parvenir (dans Oudin : Contes au vieux loup), ch. xliv : « Et
qui en sçait plus que moy.^ Vere, vere, ce sont abus que vos
contes de loup, d'esprits fantastiques ». La raison de cette
appellation se trouve dans le passage des Propos rustiques de
du Fail que nous avons cité ci-dessus.
Formules initiales. — Les contes populaires au xvi' siècle
débutaient par une formule invariable : a Au temps que les
testes parloyent (il n'y a pas troys jours) un pauvre Lyon par
la forest de Bievre se pourmenant... » (1. II, ch. xv).
Henri Estienne cite à plusieurs reprises cette formule :
« Pareillement se dit par dérision. Du temps que les bestes par-
loyent, car c'est autant dire que si on disoit : Au temps jadis
que les hommes estoyent si sots qu'ils se laissoyent persuader
que les bestes parloyent » (2).
Et quant à son origine, le même écrivain fait cette remarque
judicieuse : « Ce proverbe mesmement est venu (comme je croy)
de ce que en certaines fables les bestes sont introduises comme
s'entreparlans » (3).
Des Périers, dans le m" dialogue de son Cymbalum, fait dire
à Phlegon, cheval doué de parole : « Il a esté ung temps que les
bestes parloyent... »
Et Rabelais, en citant l'apologue du Roussin et de l'Ane, écrit
(l. V, ch. vu): « ... le cheval s'adresse à l'asne et luy dist en
(i) Oudin note : « Peau d'asnon, c'est-à-dire des fables ou niaiseries ».
(2) Apologie pour Hérodote, éd. Ristelhuber, t. II, p. ii-).
(3) Précellence, éd. Huguet, p. 252.
ai6 FAITS TRADITIONNELS
l'oreille (car les bestes parloyent toute icelle année en divers
lieux)... ))
Le pen.lant de cette formule, dans les contes populaires mo-
dernes, est :
Il y a de cela bien longtemps,
Quand les poules avoient des dents (i).
Nous n'avons pas retrouvé avant Perrault la formule initiale
typique: // étoit une fois un Roi et une Reine..., début de la
« Belle au Buis dormant ».
Formules finales. — Tandis que les formules initiales sont
très rares, les formules finales abondent et sont souvent em-
preintes de traits de malice populaire :
Avez vous bien le tout entendu [il s'agit de la généalogie des
géants de Pantagruel] ? Beuvez donc un bon coup sans eaue. Car si
ne le croie\, nonfoysje,Jîst elle (l. II, ch. i).
Ce que je vous ay dict, est grand et admirable. Mais si vouliez
vous bazarder de croire quelque aultre divinité de ce sacre Panta-
gruelion, je la vous dirois. Croye\ la ou non, ce m'est tout un (1. III,
ch. lu).
Vous truphez icy, Beuveurs, et ne croyez que ainsi soit en vérité
comme je vous raconte. Je ne sçaurois que vous en faire. Croye:^ /e,
SI voulei : si ne voule\, alle\ y veoir (1. IV, ch. xxxviii).
Le Dici des Pans du xvi' siècle clôt ainsi ses sobriquets
ethniques (Montaiglon, Recueil, t. V, p. 1 16) :
Si ne croyez que ce soit voir,
Si allez partout sçavoir,
et la Comédie des Prooerbes (acte III, se. in) : « Si vous ne
le voulez croire, ne le croyez pas ; pour moy, j'ayme mieux le
croire que d'y aller voir » (2).
Autre finale facétieuse au conte du Loup-Garou (1. II,
ch. xxix) : « Va en tombant, du coup tua un chat bruslé, une
chatte mouillée, une canne petiere et un oison bridé ».
(i) F. -M. Luzcl, Contes populaires de la Basse-Bretagne, Paris, 1887,
t. I, préface, p. 3.
(2) Cette finale est encore vivacc (Luzel, Contes de la Basse-Bretagne,
t. I, p. 177 :
Ecoutez et vous entendrez ;
Croyez, si vous voulez.
Ne croyez pas. si vous ne voulez pas ,
^icux vaut croire que d'aller voir.
CONTES POPULAIRES 217
Et celle-ci après la mention du légendaire Roy Petault (1. III,
ch. VI ) : « La marraine de mon grand père me disoit, quand
j'estois petit, que :
Patenostres et oraisons
Sont pour ceux là qui les retiennent.
Un fiffre, allant en fenaisons,
Est plus fort que deux qui en viennent ».
Traces isolées. — Rabelais, pas plus qu'aucun autre écrivain
de l'époque, ne nous a laissé un conte mythique intégral ; mais
on peut en retrouver çà et là des traces.
Tel est le cas des compagnons de Pantagruel et de leurs apti-
tudes. Cette conception de personnages secondaires accompa-
gnant le héros, est commune aux traditions populaires. On la
trouve dans tout un cycle de contes populaires répandus en
France, en Italie et ailleurs.
C'est le thème traditionnel qu'on peut ainsi formuler : des
personnages dou'js de dons merveilleux, force, finesse d'ouïe,
rapidité à la course, etc., se mettent à la suite du héros, et l'ai-
dent à mener à bonne fin des entreprises à première vue impos-
sibles. Dans le conte lorrain de Jean de l'Ours, pour citer un
exemple, le héros, quand il s'en va courir le monde, s'associe
à des personnages d'une force extraordinaire, tels que Tord-
Chêne, Jean de la Meule, Appuie-Montagne... (i).
De même, dans Rabelais, Pantagruel s'embarque à lionfleur
pour une longue traversée, accompagné du rusé Panurge, du
prudent Epistémon, du fort Eusthènes et du rapide Carpalim.
Chacun de ces personnages secondaires fait ressortir ses vertus
particulières.
Voici, à titre d'exemple, ce que dit le dernier en parlant de
traverser les lignes ennemies :
Je (dist Carpalim) y entreray, si les oyseaulx y entrent: car j'ay le
corps tant allaigre que je auray saulté leurs tranchées et percé oultre
tout leur camp, davant qu'ilz me ayent apperceu. Et ne crains ny
traict ny flesche, ny cheval tant soit legier, est feust ce Pégase de
Ferseus, ou Pacolet, que devant eulx je n'eschappe gaillard et sauf.
J'entreprens de marcher sur les espiz de bled, sur l'herbe des prez,
sans qu'elle flectiisse dessoubz moy (1. II, ch. xxiv).
En lisant ce passage, ne croirait-on pas entendre l'écho du
(i) Voy., sur ce thème, Em. Cosquin, Contes populaires de Lorraine,
Paris, 1886, t. I, p. là 27.
2l8 FAITS TRADITIONNELS
conte populaire détaillant les dons merveilleux de ces personna-
ges extraordinaires ?
Certains gestes de l'enfance de Pantagruel rappellent ceux
des héros mythiques ou légendaires, d'un Hercule ou d'un Jean
de l'Ours (i).
Le fameux combat entre Pantagruel et Loup-Garou, ces deux
géants si foncièrement différents, l'un humanisé et policé, l'au-
tre resté féroce et à l'état brute, revêt également un aspect
mythique. La massue du Loup-Garou était pJieée, c'est-à-dire
qu'aucune arme ne pouvait la toucher, trait merveilleux encore
fréquent dans les contes populaires de nos jours. Ce qui n'em-
pêche pas notre auteur, en racontant ces prouesses, d'évoquer
l'épisode biblique de David et Goliath.
Fées. — Les êtres surnaturels qui se rencontrent le plus
souvent dans les contes merveilleux sont les Fées, les Fatœ du
Moyen Age, qui sont déjà familières aux anciens romans de che-
valerie. Chez Rabelais, elles se confondent avec les Parques
des Anciens : « ... je le congnoys, et suis à ce prédestiné des
Phées » (1. 11, ch. xxi).
Les Fées protègent les héros, en leur accordant une part de
leur immortalité ou en les rendant invulnérables. De là le dé-
rivé feé, dans l'ancienne langue faé ou phaé, qui s'applique à
la fois aux hommes, aux animaux et aux choses. Dans notre
roman, la massue du géant Loup-Garou était pheée « en manière
que jamais ne pouvoit rompre » (l. II, ch. xxix); et « Bacchus
avoit... un renard feé^ de mode que... de beste du monde ne
seroit pris » (1. IV, ch. xxv).
Des écrivains du xvi' siècle, c'est du Fail (nous l'avons vu)
qui nous entretient des rapports des Fées avec les mortels, su-
jet ordinaire des contes populaires (appelés, depuis le xviii" siè-
(i) « Vous n'en ouystes jamais d'une si merveilleuse [enfance] comme fut
celle de Pantagruel, car c'estoit chose difficile à croyre comment il crcut
en corps et en force en peu de temps. Et n'estoit rien Hercules qui, estant
au berseau, tua les deux scrpens: car lesdictz serpens estoyent bien pc-
titz et fragiles. Mais Pantagruel estant encores au berseau, feist cas bien
espouventable. Quelqucfoys que un grand ours que nourrissoit son
père eschappa, et luy venoit lescher le visaige, car les nourisses ne luy
avoyent bien à poinct torche les babines, il se deffist dcsdictz cables
aussi facillement comme Sanson d'entre Philistins, et vous print mon-
sieur de l'Ours, et le mist en pièces comme un poulet, et vous en lîst
une bonne gorge chaulde pour ce repas » (1. Il, ch. iv).
CONTES POPULAIRES 219
cle, Contes des Fées). Mais Jehan d'Arras, l'auteur du roman
de la Mélusine (imprimé en 1478) avait bien avant lui recueilli
différentes traditions locales, principalement du Poitou, qui
nous donnent de curieux détails sur les Fées (i).
Des nombreux noms de Fées, Rabelais n'en a retenu que
deux, l'un de provenance littéraire, l'autre de source populaire.
Le premier, c'est celui de la Fée Morgue (chez les Italiens,
Fata Morgana), particulière aux romans du cycle breton, et qui
recueillit Artus après sa défaite, ainsi que d'autres héros célè-
bres, qu'elle transporta dans son île d'Avallon, le pays d'im-
mortalité (l. II, ch. xxiii) : « Peu de temps après, Pantagruel
ouyt nouvelles que son père Gargantua avoit esté translaté au
pays de P/iées par Morgue, comme feut jadis Ogier et Artus ».
C'est un simple écho du passage final des Grandes et inesti-
mables Clironicques : « Et ainsi vesquit Gargantua au service du
Roy Artus l'espace de deux cens ans troys moys et iiii. jours
justement. Puis fut porté en Faierie par Gain (2) la phée, et
(i) « Nous avons oy racompter à nos anciens que en pluiseurs parties
sont apparus à pluiseurs très familièrement pluiseurs manières de cho-
ses, lesquelles les unes appeloient Luytons, les autres Faées, et les aul-
tres Bonnes dames, et vont de nuyt et entrent es maisons sans huys
rompre et ouvrir, et ostent et emportent aulcunes fois les enfants des
berceaux, et aulcunes fois ilz leur destournent leur mémoire, et aucu-
nes fois ilz les bruslent au feu. Et quant ilz s'en partent, ilz les laissent
aussi sains comme devant ; et aulcuns donnent grant heur en cestuy
monde...
« Les dites Faées se mettoient en guise de tresbelles femmes, et en
ont en aulcunes fois pluiseurs hommes aulcunes pensées, et ont prins à
femmes moiennant aulcunes convenances qu'ilz leur faisoient jurer; les
ungz qu'ilz ne verroient jamais l'ung l'aultre; que le samedi ilz ne les
enquerroient que elles seroient devenues en aulcunes manières; les au-
tres que si elles avoient enfans, que leurs maris ne les verroient jamais
en leurs gessines. Tant qu'ilz leur tenoient leur convenance, ilz estoient
en audience et prospérité, et si tost qu'ilz deffailloient en celle conve-
nance, il decheoient de tout leur bonheur ».
Nous citons l'édition donnée, dans la collection Jannet, par Charles
Brunet (d'après l'édition princeps de 1478), p. 12. L'autorité qu'in-
voque notre auteur est Gervaise de Tilbury, sur lequel nous revien-
drons plus loin.
(2) Abrégé de Morgaine, forme primitive de Morgue. Voici comment
les Cronicques admirables, pastiche du Pantagruel, rendent ce passage :
« Gargantua, — c'est Merlin qui parle — je te... viendrai quérir et te me-
neray en faerie, où est le bon roy Artus, avecques sa sœur Morgain,
Ogier le Dannoys, et Huon de Bordeaulx, au chasteau d'Avallon, où ils
font tous grant chiere ».
220 FAITS TRADITIONNELS
Aldus ine, avecques plusieurs aultres lesquelz y sont de pré-
sent ».
La seconde fée nommée par Rabelais est la fameuse Mélu-
sine, dont le nom remonte au titre du roman de Jean d'Arras,
imprimé en 1478 (et réimprimé de nos jours).
Dans Gervaise de Tilbury (vers 12 11), il s'agit encore d'un
conte populaire que l'écrivain anglais rapporte comme une veri-
dica narratio (i). Ce conte est primitivement caractérisé par ces
trois motifs :
1° Mariage d'une fée avec un mortel ;
2° Interdiction d'ordre moral ;
3" Fée sous forme de femme-serpent.
Cette fée, encore anonyme chez Gervaise, reçut le nom de Mê-
lusine (2) dans le roman de Jean d'Arras (1478) et le conte po-
pulaire devint, sous cette nouvelle forme, une légende locale rat-
tachée à la famille poitevine des Lusignan. La source principale
de Jean d'Arras, comme il l'indique lui-même à plusieurs re-
prises, est Gervaise de Tilbury, mais les développements lui
appartiennent en propre (3).
(i) En voici les traits essentiels :
Le comte Raymond de Provence, chevauchant un jour le long de la
Loire, y rencontra une dame à cheval merveilleusement atournée, la-
quelle consentit à l'e'pouser sous cette condition : ipsam nudam non
viderit. Le mariage consommé, ils vécurent heureux, ayant des enfants
d'une beauté merveilleuse. Tout leur prospéra, mais un jour le comte
surprit sa femme au bain, et, s'approchant pour la voir de près, celle-ci
in serpentcm conversa, disparut à jamais. Cf. Otia Jmperialia, éd. Lie-
brecht, Hanovre, x856, p. 4 à 5.
(2) Le folkloriste poitevin Léo Desaivre s'est occupé à plusieurs re-
prises de notre fée: Le Mythe de la Mcre Ltisine, Poitiers, i883, et No-
tes sur la Mékisine. iS>)() (copieuse bibliographie). Les manuscrits et
l'impression gothique ne connaissent, en fait de nom, que Melusine ou
Melliisine, que le vulgaire a changé en Merlusine (cf. Mellin et Merlin),
Cette M'.'rlusine (que Desaivre écrit Mère Lusiue)., il la fait remonter à
un latin Mater Lucina, supposition doublement invraisemblable étant
donnée la date moderne de cette appellation.
Suivant J. Kohler {Der Ursprung der Melusinensage, Leipzig, iSgS),
qui cite les contes et les légendes analogues, le point de départ en se-
rait un mythe animiste, basé sur le totémisme I Quant au nom de Melu-
sine, il le passe sous silence.
(3i Voici l'épisode du départ de la fée. après que son mari eut violé
l'interdiction acceptée (p. 359 de la réimpression) :
« Ainsi, comme je vous dis, s'en ala Melusine, samblant de serpent
voilant pur l'air, vers Lusignen, et non pas si treshault tiue les gens du
pays ne la vcissent bien, et l'oyoit-on plus long d'une lieue aler par
CONTES POPULAIRES 221
Suivant le romancier, Méluslne était (p. 19) « tous les same-
dis serpent dès le nombril en bas ». Même conception chez
Rabelais (1. IV, ch. xxxviii): « Visitez Lusignan, Partenay,
Vovant, Mervant, et Ponzauges en Poictou. Là trouverez tes-
moings vieulx de renom et de la bonne forge, les quelz vous
jureront, sus le braz sainct Rigomé, que Mellusine, leur pre-
mière fondatrice, avoit corps fœminin jusques aux boursavitz, et
que le reste en bas estoit andouille serpentine, ou bien serpent
andouillicque (i) ».
Brantôme rapporte la tradition telle qu'elle était à l'origine,
et telle que les vieilles femmes la racontèrent à l'empereur
Charles Quint, lors de sa visite au château de Lusignan (2).
C'est aux fées qu'il faut rattacher la fontaine de Jouvence
(l. V, ch. xxi) : « Là soudain, qui vieux estoit et descrepit,
devient jeune, alaigre et dispos ». Elle est déjà mentionnée
dans le Roman d' Alexandre de Lambert le Tort (xii^ siècle). 11
y est question de trois fontaines faées, c'est-à-dire douées de
vertus merveilleuses. La première « qui quatre fois le jour, ra-
l'air, car elle alloit menant telle douleur et faisant si grand eflFroy que
c'estoit grant douleur à veoir ; et en estoient les gens tous esbahis ; et
tant alla qu'elle fut à Lusignen, et l'environna par trois fois, et crioit
piteusement et lamentoit de voix seraine, dont ceulx de la forteresse et
de la ville furent moult esbahis, et ne sçavoient que penser; car ilz
veoient la figure d'une serpente, et oyoient la voix d'une dame qui
sailloit d'elle; et quant elle 1 eut environné trois fois, elle se vint fon-
dre si soudainement et si horriblement sur la tour poterne, en menant
telle tempeste et tel effroy, qu'il sambla à ceux de leans que toute la
forteresse deut cheoir en abisme, et leur sambla que toutes les pierres
du sommaige se remuassent l'une contre l'aultre, et la perdirent en peu
d'eure qu'ilz ne sceurent oncques qu'elle fut devenue ».
(i) Cf. Jean Le Maire {Illustrations de Gaule, éd. Stecher, t. I, p. 74) :
€ La dite Araxa estoit demy femme et demy serpente, comme on dit
de Melusine la Faée ».
(2) Œuvres (t. V, p. ly) « Les unes luy disoient qu'ilz la voyoient
quelques fois venir à la fontaine pour s'y baigner, en forme d'une très
belle femme et en habit d'une vefve ; les autres disoient qu'ils la
voyoient, mais très rarement, et ce les samedis à vespres (car en cest
estât ne se laissoit elle guieres voir) se baigner, moytié le corps d'une
très belle dame et l'aultre moytié en serpent... »
Le conte de Melusine est invoqué par Calvin comme type de récit
romanesque : « Si les âmes n'ont nul sentiment après la mort, ny de
bien ny de mal, que seroit-ce de ceste narration de notre Seigneur, si-
non une fable, et comme un conte du livre de Mellusine} » Voy. Contre
les Libertins (i545), dans Opéra, t. VII, p. 117 ;
222 FAITS TRADITIONNELS
Jeunit les gens », ramène à l'âge de trente ans tout vieillard qui
s*y baigne. C'est la célèbre fontaine de Jouvence qui, des tra-
ditions populaires, a de bonne heure passé dans la littérature
romanesque (i).
Croquemitaines. — Remontent au même ordre d'idées les
noms des êtres dont on fait peur aux enfants :
Bahoue, vieille sorcière aux grosses et vilaines lippes, prête
à dévorer les enfants, avec cette acception dans Guillaume Bou-
chet (Serées, t. IV, p. 68): « En Theocrite, une nourrice me-
nasse son enfant de la Babouë ou du Marmot, dont est tiré
le mot français marmot, estant Mormo un espouventail d'en-
fants ».
Chez Rabelais, le nom a le sens ancien (attesté par Eustache
Deschamps) de grosse lèvre ou moue, et désigne à la lois un
jeu d'enfants où l'on se fait la moue (1. I, ch. xxii) et le geste
de moquerie où l'on fait claquer, à l'aide d'un doigt, la lèvre
inférieure contre la supérieure. Lorsque Frère Jean menace
Panurge, cellui-ci « luy feist la babou, en signe de dérision »
(1. IV, ch. LVl).
Moine bourra, épouvantail ayant la figure d'un moine (2) aux
cheveux ébourilïés, appellation parisienne, ancien pendant de
Croquemitaine : « Lutin qui, dans les croyances du peuple,
court les rues aux advents de Noël, et qui fait des cris effroya-
bles » (3).
La plus ancienne forme, celle de moine bourré, se trouve
dans la liste des contes mentionnés par du Fail ; une autre va-
riante se lit dans la Comédie des Proverbes (acte I, se. iv):
« Vous n'allez que la nuit comme les moines bourris (4) et les
loups garous ».
(i) Roman d'Alexandre, éd. Michelant, p. 332 et suiv. (cf. notamment
les pages 335 et 35o).
Paul Meyer se demande {Alexandre le Grand, t. II, p. iS3): < D'où
vient cette fable? Est-ce de l'Orient ? Peut-être, mais ce n'est pas un
auteur oriental qui nous la fournira ». — La fable a sa source dans les
contes populaires.
(2) Un fantôme analogue apparaît déjà dans la Farce de Pathelin (éd.
Fournier, p. 98) :
Vcla un moine noir qui vole I
Prends le, baille luy une cstole...
Au chat, au chat ! comme il monte !
(3) Furetière, Dictionnaire, 1690, v° bourru.
(4) Une forme parallèle pribouri se lit dans la tragi-comédie Le Gali-
CONTES POPULAIRES 223
La forme moderne est dansMathurin Régnier (Sat. xiv) :
Mais après, en cherchant, avoir autant couru
Qu'aux avents de Noël fait le moine bourru.
Rabelais fait mention, à propos des Gastrolâtres, d'un autre
monstre de ce genre, le lyonnais Maschecroutte, qu'il compare
à l'italique Manducus, représenté avec une bouche énorme,
ouverte, et des dents qu'il faisait claquer avec bruit (i).
Frère Antoine du Saix (2), Savoyard, auteur de VEsperon
de discipline (31, s'élève contre l'habitude des m.ères qui, pour
rendre docile l'enfant, lui font croire :
Ou qu'il sera mangé des Loups garoux.
Ou qu'il y a une grand Maschecrotte,
Qui les petiz enfans bat, fesse et frotte... (4).
Ce croquemitaine est encore vivace dans le Forez, comme
mannequin de carnaval.
II. — Contes moralises.
Les récits où l'élément moral l'emporte étaient connus au
Moyen Age sous le nom d'Exempla, d'où l'expression alléguée
par Rabelais: « ... les Exemples de sainct Nicolas ». Les pré-
dicateurs du temps en sont largement pourvus et les recueils
qu'on en a publiés sont devenus une source importante de la
littérature narrative (fables, historiettes, nouvelles).
matias (1679) du sieur Deroziers Beaulieu (acte V, se. v) : « Ha, poltron
retourné, grièoMri d'allégresse » {Ancien Théâtre, t. IX, p. 5oi).
(i) Voici la description qu'il en donne :
« A Lion au carneval on l'appelle Maschecroutte : ils [les Romains] la
nommoient Manduce. G'estoit une effigie monstrueuse, ridicule, hydeuse,
et terrible aux petitz enfans : ayant les œilz plus grands que le ventre,
et la teste plus grosse que tout le reste du corps, avecques amples, larges,
et horrificques maschoueres bien endentcUées tant au dessus comme au
dessoubs : les quelles, avecques l'engin d'une petite chorde cachée de-
dans le baston doré, l'on faisoit l'une contre l'aultre terrificquement
clicquetter, comme à Metz l'on faict du Dragon de sainct Clemens »
(1. IV, ch. Lix).
(2) C'était un des amis de Rabelais, qui l'appelle (1. I, ch. xvii) « com-
mandeur jambonnier de sainct Antoine », ce qu'il était en réalité.
(3) Paru en i532. Voy., sur ce curieux ouvrage, J. Plattard, dans Rev.
Et. Rab., t. IX, p. 221 et suiv.
(4) VEsperon de discipline, i532, 1. II, fol. D ij r».
224 FAITS TRADITIONNELS
Les plus anciens recueils de ces Eœenipla sont : ceux de Jac-
ques de Vitry, cardinal français, mort à Rome vers 1240 (i) ;
ceux d'Etienne de Bourbon, dominicain du xiii® siècle (2), et
ceux de Nicolas Bozon, franciscain qui vivait en Angleterre
au commencement du xiv^ siècle (3). On y retrouve plusieurs
des historiettes citées par Rabelais.
« Comment les femmes ordinairement appetent choses dé-
fendues », titre du ch. xxxiv du Tiers livre, où est rappelée
l'anecdote de la curiosité des Religieuses de Fontevrault — et
qui reparaît également dans le xxxiii^ chapitre des Contes cVEu-
trapel de du Fail — figure tout d'abord dans Jacques de Vi-
try (4), Etienne de Bourbon, etc.
De même Xz. farce du Pot au lait, à laquelle notre auteur fait
allusion au xxxiii^ chapitre de Gargantua :
Là présent estoit un vieux gentilhomme esprouvé en divers hazars,
et vray routier de guerre, nommé Echephron, lequel ouyant ces pro-
pous (5), dist : J'ay grand peur que toute ceste entreprinse sera
semblable à la farce du pot au laict, duquel un cordouannier se faisoit
riche par ruserie : puis, le pot cassé, n'eut de quoi disner (1. I,
ch. xxxiii).
Ce récit, dont tous les détails sont déjà consignés dans les
Exemjda de Jacques de Vitry et des autres prédicateurs, est
le sujet de la xn* nouvelle des Joyeux Deois de Des Périers,
intitulée Le Pot au lait (6), et plus tard de la fable si connue
de La Fontaine (7): « La laitière et le pot au lait ».
Les Souhaits ridicules ou extravagants entraînent la ruine,
tandis que les souhaits médiocres sont réalisés. C'est là le thème
du conte allégué dans le nouveau Prologue du Quart livre :
« Le bûcheron et les trois coignées » (8).
(i) Exempts of Jacques de Vitry, éd. Cranc (t. XXVI de la Folklore
Society).
(2) Estienne de Bourbon, Anecdotes, histoires, légendes et apologues^
éd. Lecoy de la Marche, Paris, 1887.
(3) Contes moralises de Nicole Bo^on, Paris, 1889 (édition des An-
ciens Textes).
(4) Voy., dans l'édition Cranc, la note bibliographique de la p. iSc).
(5) Il s'agit des projets extravagants de Picrochole pour conquérir
l'univers.
{()) Jacques de Vitry en donne la plus ancienne version, éd. Crâne,
p. i34-i55.
(7) Voy. l'édition Régnier, t. II, p. 145, des Œuvres de La l-'ontaine.
(8) L'auteur prétend en avoir emprunté le sujet à Esope : « A propos
CONTES POPULAIRES 22 5
Après avoir raconté l'histoire d' « un paouvre homme, villa-
geois natif de Gravot, nommé Couillatris, abateur et fendeur de
boys », il en expose ainsi la moralité : « Soubhaitez doncques
médiocrité, elle vous adviendra ; et encores mieulx, deument
ce pendant labourans et travaillans ».
C'est le thème déjà traité par les Fabliaux : « Les quatre
souhaits saint Martin », qui a joui d'une si grande popularité
au Moyen Age (i).
Au XVI® siècle, ce même sujet revient dans un conte qu'on
lit dans la Nouvelle fabrique des excellents traicts de vérité^
par Philippe d'Alcrippe, conte ainsi intitulé: « Des trois jeunes
garçons, frères du pays de Caux, qui dancerent avec les Fées (2) ».
111. — Contes d'animaux.
Les divers noms, individuels ou collectifs, qu'ont porté
au xvi^ siècle les récits populaires — Contes de la Cigogne,
Contes de ma Mère l'Oye, Contes de Loup — remontent en
fait à des contes d'animaux, fables ou apologues.
On a vu également, dans l'énumération des Propos rustiques
de du Fail, plusieurs titres se rapportant au Renard et aux
autres animaux du cycle du Roman de Renard, constitué par
des apports successifs en grande partie de source orale (3).
La formule initiale — « Du temps où les bêtes parlaient »
— dérive, elle aussi, des contes d'animaux, des récits ésopi-
ques, comme l'avait déjà reconnu Henri Estienne (4). Celui-ci
l'attribuait avec raison aux Fables d'Esope, « lesquelles se
trouvoyent dès lors traduites en nostre langue », et « que nos
prédécesseurs lisoyent fort curieusement (5) ». Le Moyen Age
et la Renaissance attribuaient à Esope tous les apologues con-
nus: Esopet désignait tout recueil de fables.
de soubhaictz médiocres en matière de coingne'e (advisez quand sera
temps de boire) je vous raconteray ce qu'est inscript parmy les Apolo-
gues du saige Esope ».
(i) Recueil de Fabliaux, éd. Montaiglon, t. V, p. i33. Cf. J. Bédier,
Les Fabliaux p. 177 et suiv.
(2) Réimprimé par Jannet en i853, p. i52 à i55.
(3) Voy, L. Sudre, Les Sources du Roman de Renard, Paris, 1893, et
tout récemment Lucien Folet, Le Roman de Renard, Paris, 1912.
(4) Cf. ci-dessus, p. 2i5.
(3) Précellencc, éd. Huguet, p. 252.
i5
22Ô FAITS TRADITIONNELS
Du Fail, dans le vu® chapitre des Propos rustiques, parlant
du bonhomme Thenot du Coin, lui donne entre autres occupa-
tions celle d' « attiser son feu, faire cuire des naveaux aux cen-
dres, estudiant es vieilles Fables d'Esope... ».
Rabelais cite souvent l'ancienne version de VEsopet (i). Il
en a tiré nombre de fables. Il lui doit l'Apologue des Membres
et de l'Estomac que cite Panurge, dans sa déclamation sur les
débiteurs et emprunteurs : « Somme, en ce monde desrayé, rien
ne debvant, rien de prestant, rien ne empruntant, vous voirez
une conspiration plus pernicieuse, que n'a figuré /Esope en son
Apologue » (1. III, ch. m).
Il lui est aussi redevable de l'Apologue du Roussin et de
l'Ane, que Panurge raconte à Maître Edime (1. V, ch. vu), ex-
cellent exemple, par son ensemble et ses détails, d'un conte
d'animaux, dont le sujet est à peu près celui de la fable de La
Fontaine : « Le Rat de ville et le Rat des champs ».
IV. — Contes facétieux.
Les Fabliaux du Moyen Age appartiennent au genre facé-
tieux. Rabelais en a connu quelques-uns, par exemple le fabliau
du Pays de Cocagne, auquel il a emprunté ce détail caractéris-
tique :
Le païs a a nom Coquaigne,
Qui plus i dort, plus i gaaigne :
Cil qui dort jusqu'à midi,
Gaaigne cinc sols et demi...
(Ed. Méon, t. IV, p. lyS).
qu'il a inséré dans son conte de Gorgias (1. II, ch. xxxii). Pan-
tagruel, pour préserver son armée d'une petite pluie, la couvre
de sa langue (2). Alcofribas, qui monte dessus, entre dans la
(i) « Et de ceste race [des bossus] issit Esopet, duquel vous avez les
beaux faicts et dicts par escrits » (1. II, ch. i), Et ailleurs : « En ce ma-
tin j'ai trouvé un bonhomme qui, en un bissac, tel comme celui d'Eso-
pet, portait deu-v petites fillettes... » (1. II, ca. xv).
(2) Trait également traditionnel, suivant lequel le chef d'une armée
protège ses fidclcs contre la pluie en les couvrant de sa langue. Cf. Rev.
Et. Kab., t. IV, p. 179, et Passion de Sémur (éd. Roy):
3324. Jobridam, le roy d'Esnaye,
Qu'il mccioit bien soulx sa narric,
Quant il pleut, cent hommes en l'ombre.
CONTES POPULAIRES 327
bouche de Pantagruel. II y découvre tout un monde, s'y entre-
tient avec un planteur de choux et y gagne quelque peu d'ar-
gent : « Sçavez vous comment ? A dormir, car l'on loue les
gens à journée pour dormir, et gaignent cinq et six solz par
jour, mais ceulx qui ronflent bien fort, gaignent bien sept solz
et demy ».
Le long épisode de Quaresme prenant (1. IV, ch. xxix à xlii)
contient plus d'un souvenir du fabliau « Bataille de Karesme
et de Charnage » du xiii° siècle. Dans cette longue satire, qui
prend souvent l'allure du conte populaire, Rabelais ne se
borne pas à tracer le portrait du roi de l'Ile de Tapinois ; il en
fait ressortir les multiples aspects, physiques et moraiix. Il
passe ensuite à l'Ile farouche, « anticque manoir des Andouil-
les », ennemies déclarées de Carême-prenant, où l'on trouve
encore, çà et là, des traits traditionnels.
C'est toujours au genre facétieux qu'appartient chez Rabelais
la dispute de Panurge et de l'Anglais : « Comment Panurge
feit quinaud l'Anglois qui arguoit par signes » (1. II, ch. xviii).
Ce thème — argumentation par gestes équivoques — est un
des plus répandus. On le trouve dans tous les pays, en Orient
comme en Occident.
En Allemagne, par exemple, c'est la controverse de Rosen-
blût avec un juif (i) et, dans V Histoire d'Ulespiegel, la discus-
sion a lieu entre ce personnage et le bouffon du roi de Pologne.
Les personnages seuls varient : l'action essentielle est partout
la même.
Rabelais, ici comme ailleurs, n'a fait qu'emprunter à une
tradition orale un sujet qu'il a dramatisé à sa manière.
Une autre divination par signes est celle des cloches de Va-
rennes, dont Panurge tire un oracle favorable (1. III, ch. xxvii):
Escoute (dist Frère Jan) l'oracle des cloches de Varenes. Que di-
sent elles? Je les entends (respondit Panurge). Leur son est, par
ma soif, plus fatidicque que des chauldrons de Jupiter en Dodone.
Escoute : Marie toy, marie toy : marie, marie. Si tu te marie, marie,
marie, tresbien t'en trouveras, veras, veras. Marie, marie.
Mais Panurge entend à nouveau ces mêmes cloches et cette
fois l'augure est tout différent (1. III, ch. xxviii) :
(i) Voy. Reinhold Kôhler, dans Germania, t. IV, p. 482, et Toldo,
Rev. Et. Rab., t. II, p. 40 à 43.
238 FAITS TRADITIONNELS
Escoute que me disent les cloches à ceste heure que sommes plus<
près. Marie poinct, marie poinct, poinct, poinct, poinct, poinct. Si
tu te marie : marie poinct, marie poinct, poinct, poinct, poinct,
poinct: tu t'en repentiras, tiras, tiras: coqu seras.
Ce thème se retrouve dans la littérature indigène. Dans la
Farce joyeuse de Robinet^ une veuve très perplexe se demande
si elle doit ou non épouser Robinet aussitôt après les obsèques
de son mari.
Pour échapper à l'éloquence du prétendant, elle lui déclare :
Car de la première nuictée,
Qu'on sonnoit pour le trespassé,
Dont le deuil n'estoit pas passé,
Je ouys bien de nostre maison
Les cloches disant en leur son,
Incessamment ce me sembloit :
Pren ton valet 1 Pren ton valet.
C'est moy! C'est moy 1 C'est moy 1 (i)
Dans les traditions populaires, les cloches jouent d'ailleurs
souvent un rôle fatidique {2).
Une troisième manière de deviner par signes, cette fois par
l'intermédiaire d'un muet — le Na^clecabre de Rabelais (1. IIl,
ch. xx) — est également d'origine traditionnelle (3).
Au même courant oral appartient le jui^-ement de Seigny Joan
(1. m, ch. xxxvii), anecdote du Fumet de rôti payé au son de
l'argent, dont on a récemment publié une version du xv® siè-
cle: « De Guillaume de Tignonville, prevost de Paris, du juge-
ment joyeux et raisonable qu'il feist pour rire (4) ». Cette his-
toriette que raconte également du Fail dans le xxxi® chapitre
des Contes d'Eutrapel, se lit déjà dans une nouvelle italienne
du xui" siècle, et on en retrouve des traces jusque chez les Ta-
rn ^uls et les Khmères (5). Il est parfaitement oiseux de s'at-
(i) Choix de Farces, Sotties et Moralités, publié par Mabille, Nice,
1872, t, I, p, 2G8. Voy. Kruper, p. 43, Même historiette chez le prédi-
cateur Jean Raulin, dans son Itincrariutn Paradisi, Paris, 1624 (cité
dans Marty-Lavcaux, t. IV, p. 247).
(2) Paul Sébillot, Folklore de France, i. IV, index (v cloches). Voy., sur
les voix des cloches, Lm. Philipot, dans Rev. Et. Rab., t. IX, p. 388 et
suiv.
(3) Voy. Toldo, /t!t'v. Et. Rab.,:.. I, p. 23 et suiv. et t. II, p. 40 et suiv.
(4) Krnest Langlois, ibid., t. I, p. 222.
(5) Toldo, Rev. Et. Rab., t. I, p. i3 et suiv. : La fumée du rôti.
CONTES POPULAIRES 229
tarder à ces itinéraires folkloriques. En ce qui touche Rabelais,
il suffît de constater qu'il a puisé dans la tra .ition orale indi-
gène. Il s'est borné à attribuer l'anecdote à Seigny Joan(i),
« fol insigne de Paris, bisaïeul de Caillette ».
C'est de la même source que découle la facétie de l'Anneau
(VHans Carvel (1. III, ch. xxvui), autre conte tombé, comme
nous dirions aujourd'hui, dans le domaine public. La xi® des
Cent Nouvelles nouvelles le donne sous le titre « Encens au
diable », et le cxxxiii^ des Facéties de Pogge sous celui de
« Visio Francisci Philelphi ». Mais, comme on l'a récemment
observé, « Rabelais voit, dans son personnage, un individu dé-
terminé ; il le présente comme l'orfèvre d'un prince musulman :
il le fait jurer par Mahom (2) ». Le roman donne aussi un nom
au mari. Il en fait le grand joaillier du roi de Mélinde.
Le conte du géant Bringuenarilles, habitant de l'île de Tohu,
a de même un caractère facétieux (3). Rabelais a tiré du Disci-
ple de Pantagruel (1538), avec quelques détails qu'il a utili-
sés librement, le nom de ce géant qui signifie dans l'ancienne
langue « fend-naseaux » Ou matamore : « Le vent de ses na-
rines (rapporte le Disciple) jectoit par terre une tour aussi grosse
que l'une des tours de Nostre Dame de Paris ».
Un dernier conte plaisant est celui de la Femme entêtée
(1. II, ch. xxxii), dont plusieurs variantes se lisent chez les écri-
vains du xvi^ siècle (4). C'est le sujet du fabliau: « De la femme
(i) Nom méridional : Messire Jean. Une vieille farce, dialogue de 36o
vers en patois dauphinois par Benoit Rigaud (Lyon, i58o), porte ce ti-
tre : Seigne Peyre et Seigne Joan. Cf. Petit de Juleville, Répertoire du
théâtre comique, p. 236,
(2) J. Plattard, L Œuvre de Rabelais, p. 335.
(3) C'est également le cas de 1' « histoire de Gorgias » (I, II, ch. xxxii),
conie de l'invention de Rabelais, mais dont l'allure est franchement
populaire (voy. ci-dessus, p. 226).
(4) Montaigne le mentionne {Essais, 1. II, ch. xxxii) :
« J'ay cogneu cent et cent femmes, car ils disent que les testes de
Gascoigne ont quelque prérogative en cela, que eussiez plustost faict
mordre dans le fer chauld, que de leur faire desmordre une opinion
qu'elles eussent conceue en cholere ; elles s'exaspèrent à l'encontre des
coups et de la contraincte : et celuy qui forgea le conte de la femme qui,
pour aulcune correction de menaces et bastonnades, ne cessoit d'appeler
son mary Pouilleux, et qui, précipitée dans Veau, haulsoit encores, en
s'estouffant, les mains, et faisait, au dessus de sa teste., signe de tuer des
pouils, forgea un conte duquel en vérité touts les jours on veoid l'image
expresse, en l'opiniastreté des femmes »
23o FAITS TRADITIONNELS
obstinée qui appella son mary pouilleux » (i) ou du « Pré
tondu » (2). auquel se rattache une farce de l'ancien théâtre :
]J Obstination des Femmes (3).
Ce thème, déjà consi.^né dans les Exempta (4) de Jacques
de Vitry, reparaît avec de nombreuses variantes dans les Serées
de Bouchet (5), dans le Moyen de paroenir (6), etc. Une des
plus jolies est la version de la Merlesse dans le ch. xxxi des
Contes d'Eutrapel de du Fail (7).
V. — Contes grivois.
On a recueilli de nos jours de nombreuses versions de contes
grivois dans tous les pays de l'Europe, sous le nom de Knjpia-
dia (8). Ces traits libres abondent dans les Fabliaux ainsi que
dans certaines œuvres du xvi® siècle, comme les Serées de
Bouchet et surtout le Moyen de parvenir (9).
Chez Rabelais, on pourrait faire rentrer dans le même ca-
dre : l'Histoire du Lion et de la Vieille femme (10) (l. II, ch. xv),
dont le point de départ se trouve dans un épisode initial des
Grandes Cronicques, où il est question d'une « playe large et
rouge comme le feu Sainct Antoine », mais où la scène se
passe entre Grand Gosier et Galemelle ; — la Manière de rebâtir
les murs de Paris {ibid.) (11), l'Histoire de la Sœur Fessue et
de l'Abbesse de Croquignole (1. III, ch. xixL sujet aussi d'une
(i) Recueil de Fabliaux, éd. Montaiglon, t. V, p. 104.
(2) Cf. Bédier, Fabliaux^ p. 21a 22.
(3) Ancien Théâtre, t. I, p. 21 à 3i.
(4) Ed. Crâne, no 221 à 222.
(5) Serées, t. I, p. 108 : Conte de la femme bercée.
(G) Moyen de parvenir, t. If, p. 224 (forme amplifiée du précédent).
(7) Cf. l^hilippot, Vie et Œuvre de du Fail, p. 422 à 424.
(8) Recueil de documents pour servir à Vétude des traditions populaires^
t. I à XII, Paris, 1883-1889 et 1897-1911.
(9) XJ" Apologie pour Hérodote d'Henri Estienne renferme également
nombre de récits tirés de la tradition orale ou empruntés aux nouvelles
italiennes (cf. Louis Clément, Henri Estienne, p. 92 à loG). On sait
que, dans la seconde partie des Joyeux Devis de Des Périers, plusieurs
contes sont tirés de V Apologie d'Estienne.
(10) Voy. l'article de II. l'utcz, Rcv. Et. Rab., t. V, p. i55 (exclusive-
ment d'ordre littéraire).
(11) Cf. Krliper, p. jb .
CONTES POPULAIRES ail
farce populaire « l'Abbesse et ses Sœurs », dont l'héroïne porte
également le nom de Sœur Fessue (i).
Pour tous ces sujets scabreux, on pourrait trouver plus d'un
pendant dans Kryptadia, qui renferme des versions parallèles,
de source populaire, recueillies aux quatre coins de l'Europe.
(i) Fr. Michel et Leroux de Lincy, Recueil de Farces, Moralités et
Sermons joyeux, Paris, 1837, t. II, no 8 : Farce nouvelle à cinq per-
sonnages, à sçavoir: l'Abbesse, Sœur de Bon Coeur, Sœur l'Esplourée,
Sœur Safrete et Sœur Fesue (sic).
CHAPITRE II
LÉGENDES POPULAIRES
Le conte proprement dit est anonyme, collectif, sans attache
dans le temps et dans l'espace. Individualisé et rattaché à un
moment ou à un endroit déterminé, il devient légende. Nous avons
vu, dans l'histoire de la Mélusine, ce passage d'un état a l'autre.
Les principaux personnages des légendes populaires sont les
Saints et le Diable.
I. — Les Saints.
Très fréquentes dans la littérature populaire, les légendes de
saints ont été popularisées par des recueils hagiologiques, dont le
plus célèbre, la Légende dorée du dominicain Jacques de Vora-
gine, remonte en manuscrit au xni" siècle et en imprimé à 1474.
Mais ces légendes ne présentent que des traces isolées dans
Rabelais. Citons cependant comme exemple la tradition tou-
chant saint Martin, évêque de Tours, un des saints les plus
populaires de la France : « Le Diable à la messe de sainct
Martin, escripvant le quaquet de deux gualoises, à belles dentz
alongea son parchemin » (1. I, ch. vi).
Du Fail y fait également allusion, dans le v" chapitre des
Contes d'Eairapel: « Vertu Sainct George, dit le Chanoine,^
qui tordoit la gueule comme le Diable, qui escrit le caquet des
femmes, derrière sainct Martin ».
Cette légende que connaît Jacques de Voragine (i), est rap-
portée dans la Vie et Les Miracles de sainct Martin (2) du xv° siè-
cle (réimprimé en 15 16) (3).
{\) La Légende dorée, trad. Gustave Brunct, t. I, p. ."44 à 353 : Lé-
gende de saint Martin.
(2) Nous citons le texte d'aprùs l'étude de Gustave Cohen « Rabelais
et la légende de saint-Martin », dans Rev. Et. Rab., t. VIII, p. 342.
(3) En voici le texte (fol. E i vo) :
«Ainsi, comme saint Martin disoit sa messe, saint Briz regarda à
LÉGENDES POPULAIRES 233
On trouve la première anecdote intercalée, vers la même épo-
que, dans le Livre du Chevalier de la Tour Landry (i), et,
vers 1530, Marot (2) la raconte à son tour dans une pièce de vers
(insérée dans le^ Mots dorez de Cat/ion de 15^2) qui ne men-
tionne pas le nom du saint.
Pèlerinages. — Les pèlerins et les pèlerinages, d'une si
grande importance sociale dans le passé et jusqu'au xvf siè-
cle, ne sont pas non plus oubliés dans le roman. Rabelais en
parle au ch. xxxvni de Gargantua, où il représente les pèle-
rins « saultant avec leurs bourdons comme font les micquelots »,
c'est-à-dire les pèlerins du mont saint Michel. Plus loin, au
ch. XLv, pendant que les convives banquettent joyeusement,
Grandgousier se met à interroger les pèlerins amenés par Frère
Jean : « De quel pays ils estoient, dont ils venoient et où ilz
alloient. Lasdaller pour tous respondit: Seigneur, je suis de
sainct Genou en Berry, cestuy cy est de Paluau, cestuy cy est de
Onzay, cestuy cy est de Argy, et cestuy cy est de Villebrenin.
Nous venons de Sainct Sébastian, près de Nantes, et nous en
retournons par noz petites journées ».
Le plus fameux de ces pieux voyages était celui de saint
Jacques de Compostelle, dont les pèlerins ont joué un rôle im-
costé de l'jy et vit deux femmes, lesquelles estoyent venues pour ouyr
sa messe : lesquelles caquettoient ensemble et, à costé d'elles, avoit ung
dyable, lequel escripvoit en du parchemin ce qu'elles disoient; mais les
deux femmes furent si longuement à caquetter que le dyable n'avoit
plus de parchemin qui ne fust presque escript. Lors se print à tirer son
parchemin avecques les dens pour le allonger et tira tellement que son
parchemin rompit et cheut le dyable à la renverse et se cuyda casser le
col... »
(i) Comme ce curieux texte n'a jamais été cité, nous le donnons en
note d'après l'éd. Montaiglon (1854), ch. xxix : De Saint Martin de
Tours et de Saint Brice et de dyable.
« Et encore vouldroye que vous sceussiez qu'il advint à la messe de
Saint Martin de Tours. Le saint homme chantoit à la messe, sy luy
aidoit son clerc et son filleul ; c'estoit saint Brice, qui après luy fut ar-
cevesque de Tours, lequel se prit à rire, et Saint Martin s'en apperceut,
et que la messe fut chantée, Saint Martin l'appella et luy demanda
pourquoi il avoit ris, et il respondy qu'il avoit veu l'ennemy qui mettoit
en escrit ce que les femmes et les hommes s'entredisoyent tant il di-
soit la messe, dont il advint que le parchemin d'un des anemis fut trop
court et petit, et il le prist à tirer aux dens pour le esloigner, et qu'il
le tira fort, if lui eschanpa tellement qu'il se fery de la teste contre la
masiere. Et pour ce m'en ris ».
(2) Ed. Guiffrey, t. II, p. 21, note.
2l4 FAITS TRADITIONNELS
portant dans la formation des chansons de geste. Ce pèlerinage
a laissé dans la langue un souvenir qui subsiste toujours : le
chemin de saint Jacques, qui désigne la voie lactée (1. H, ch. n) :
« Une grande partie du ciel, que les Philosophes (i) appellent
via lactea: et les Lifrelofres (2) nomment le chemin sainct Jac-
ques ».
Selon la Chronique de Turpin, saint Jacques apparut à
Charlemagne dans la voie lactée qu'il regardait et lui indiqua
ce chemin pour aller en Espagne (3). Cette voie devint le che-
min des pèlerins, d'où son nom français {chemin de saint Jac-
ques) et espagnol {route de Santiago).
II. — Le diable.
Le démon est parfois dupé par les gens simples, la malice
populaire se complaisant à lui attribuer une stupidité sans
bornes. Tel est le cas du Diable de Pape/tguière : « Gom-
ment le petit Diable fut trompé par un laboureur de Papefî-
guiere » (1. IV, ch. xlv etxi.vn). En voici le sujet:
Un diableteau contraint un paysan à partager avec lui les fruits
de sa récolte. Comme le Diable se réserve la première fois tout
ce qui est en terre et la seconde fois tout ce qui en sort, le La-
boureur, en semant d'abord de la touselle et ensuite des raves,
se trouve avoir tout et le petit diable rien. Aussi propose-t-il au
Laboureur de s'entregratter et de laisser au vainqueur le champ
tout entier. Craintes du bonhomme. Sa femme le réconforte et
imagine un plaisant stratagème pour effrayer le diablotin, qui
se sauve de belle peur et abandonne sans combat son champ
au Laboureur.
Ce conte joyeux, imité par La Fontaine, se retrouve un peu
partout. On en a cité, pour la première partie, des versions
plus ou moins approchées recueillies en Allemagne, en Dane-
mark et en Esthonie (4). Quant à la deuxième partie — le diable
voudrait combattre avec le paysan, mais il y renonce par la ruse
de la paysanne [ruse obscène dans Rabelais] — elle se retrouve
(i) C'est-à-dire les savants.
(2) Les gens du commun, les buveurs très illustres.
(3) P. Sébillot, Folklore, t. I, p. 34.
(4) Reinhold Kuhlcr, Klcinerc Schiften ^ur Marchenforschung, Wei-
mar, 1898, p. 77 : « /.u Rabelais ».
LEGENDES POPULAIRES 235
dans un autre conte du Schleswig-Holstein. Dans ce récit po-
pulaire, la paysanne montre au diable, dans une table de chêne,
une énorme fente que son mari aurait faite avec son petit doigt.
A la question du diable : « où il se trouve à ce moment ? » , la
femme répond (comme dans Rabelais) qu'il est allé chez le ma-
réchal se faire aiguiser les ongles.
m. — Légendes d'animaux.
Rabelais a consigné, dans son roman, de nombreuses légen-
des zoologiques remontant à l'Antiquité ou au Moyen Age et
qui étaient encore généralement admises à l'époque de la Re-
naissance. Telles, d'une part, les légendes antiques relatives au
Crocodile, au Cygne, au Phénix, au Phoque, à l'Unicorne ; et
d'autre part, les traditions médiévales sur la Coquatris, la
Licorne, le Pluvier, etc.
Nous avons étudié ailleurs (i) ces récits merveilleux que Ra-
belais a puisés tantôt dans Pline et tantôt dans les Bestiaires.
Leur écho s'est prolongé au-delà du xvi' siècle et plusieurs sub-
sistent encore dans la littérature populaire de nos jours.
IV. — Légendes de plantes.
Les plus célèbres de ces légendes concernent la Mandragore,
herbe magique par excellence, dont on racontait des merveilles.
Les hommes de la Renaissance partageaient encore la croyance
du Moyen Age aux vertus fécondatrices de cette plante, à la-
quelle on attribuait, en même temps, le pouvoir d'enrichir ceux
qui en prenaient soin (2). Ce préjugé est toujours vivace dans
les campagnes.
V. — Légendes diverses.
Parmi les récits légendaires rapportés par le roman rabelai-
sien, un des plus curieux concerne le Roy Petault, sur le compte
duquel l'auteur a recueilli une version qui lui est particulière :
« En pareille forme que le roy Petault, après la journée des Cor-
nabous, ne nous cassa proprement parlant, je diz moy et Cour-
(1) Dans notre Hist. nat. Rab., p. 52 à 77 et p. 197 à 208.
(2) Ibidem, p. 137 à iSg.
2 36 FAITS TRADITIONNELS
caillet, mais nous envoya rafraischir en nos maisons. Il est en-
core cherchant la sienne » (1. III, ch. vi).
Nous n'avons pas retrouvé, dans la littérature orale, cette cir-
constance du Roy Petault. qui est encore à la recherche de sa
maison. Mais nous pouvons ajouter sur ce personnage mystérieux
quelques détails complémentaires à ceux donnés par Rabelais
et remontant à peu près la même époque.
Dans un Essai s«r les Proverbes, recueil anonyme de la der-
nière moitié du xvi" siècle, on lit ces curieux renseignements :
,0 ^^0 crapaud) : L'Hostel du Roy Petaud où chascun est maistre.
Nomadum dicitur de eo statu in quo stultiores et impii tuto grassan-
tur.
2° (v- Roy): C'est la Cour du Roy Petaud, chascun y est mais-
tre, Anarchia, Cyclopum regio.
Un peu plus tard, la Satyre Menippée fait la même allusion
(éd. Frank, p. 121) : « Messieurs, je vois bien que nouj sommes
à la cour du Roy Petault, où chascun est maistre ».
Antoine Oudin, dans ses Curiosités (1640), donne cette expli-
cation : « La Cour de Roy Petaud, tout le monde y est maistre,
c'est-à-dire un lieu où tout le monde commande, où l'on ne con-
noist point de différence entre les maistres et les valets. Vul-
gaire )).
Qui est donc ce Roi Petaud .?
On a fait sur son compte les suppositions les plus singuliè-
res (i). Il faut tout d'abord écarter le rapprochement souvent
proposé avec le « bonhomme Peto, marchant d'Orléans », dont
parle du Fail dans le x' de ses Contes d'Eutrapel (2).
Le Dictionnaire génr'ral, y voit un « nom propre de fantaisie,
dérivé plaisamment âe peter ». Comme Cotgrave rend petaud a
la fois par « péteur » et par « piéton, laquais », Livet adopte
cette dernière interprétation : « C'est la cour des laquais où cha-
cun, en qualité de joi Petaud, est l'égal des autres et veut être
le maître ». Aucune de ces conjectures ne mérite qu'on s'y ar-
rête.
Kn voici une autre que nous avons présentée il y a quelques
années (^) et que nous allons corroborer par des preuves nou-
velles.
(i) Voy. I.ittrc, et I.ivet, Lexique de Mulirrc, t. III, p. 267.
(2) Em. Pliilippot, Essai sur du Fail, p. 145.
(3) Zeitschrift fur nnnanische Philologie, t. XXXI (1907), p. 270.
LÉGENDES POPULAIRES 2 3?
Ce roi Pétaiid est, à notre avis, tout simplement le Roitelet,
le Régulas cristatus de Cuvier, appelé dans les patois : Roi pé-
iaud, c'est-à-dire péteur (sens de petaud dans Tabourot), à
cause de sa très petite taille : le roitelet est le plus petit oiseau
de notre pays. C'est pour la même raison que, dans le Forez, il
est nommé rei petaret, ou roi petit pet.
Belon, dans ses Oyseaulx (1554), en donne une longue des-
cription, dont certains détails pourraient jeter quelque clarté sur
la légende rapportée par Rabelais (i).
Le Roy Petault de Rabelais représente, chez Belon, une lé-
gende zoologique, dont les éléments pourraient contribuer à re-
constituer la teneur. Ajoutons-y ces quelques particularités
consignées par Salerne, dans son Ornithologie (1767), p. 241 :
« Le Roitelet, crcté ou huppé, est commun en Sologne et
dans les environs d'Orléans, surtout en automne et en hiver :
car on cesse de le voir dès le premier printemps. On prétend
qu'il s'en va pour lors, et qu'il ne fait point son nid dans ce
pays-ci (2) ».
Donc, d'une part, la vie solitaire de l'oiseau et sa disparition
temporaire donnent la clé de la légende rabelaisienne, et d'autre
part, son extrême petitesse et son appellation légendaire de
« roi » (3) ou « roitelet (4) », appellation motivée par une sorte
d'huppe jaune d'or qu'il porte sur les côtés de la tête, explique
le trait de la malice populaire, qui voit dans la cour de ce roi
minuscule un lieu de désordre et de confusion, où tout le monde
est maître. De là la valeur ironique du proverbe qu'on lit à plu-
sieurs reprises dans Molière {Tartufe, acte I, se. i) :
(i) Voici le passage qui nous intéresse (p. 342): « Le Roytelet est di-
versement nommé en France; car les uns dient le Roy Bertauld, les
autres un Berichot, les autres un Bœuf de Dieu. Il aime à se tenir seu-
let, et mesmement s'il trouve un autre son semblable, et principalement
s'il est masle, ils se combatroient l'un l'autre jusques à ce que l'un de-
meure vainqueur. Et est assez au vainqueur que le vaincu s'enfuye de-
vant luy. Il est toujours gay, alegre et vioge ».
(2) t On l'appelle, remarque plus loin Salerne (p. 244), en Provence
Roi Bedelet ; en Saintonge, Roi Bouti ; à Nantes, Beruchon et Ber-
taud ; en Sologne, Roibery, Robery ou Roable; en Anjou, Bérichon ou
Roi Ber taud ».
(3) En Grèce (^v-iiliv^) et en Allemagne (Zaïmkônig).
(4) En Italie {regulus) et en France {roitelet).
238 FAITS TRADITIONNELS
On n'y respecte rien, chacun y parle haut.
Et c'est tout justement la cour du roi Petaud (i).
Les plus anciens témoignages littéraires que nous venons de
citer, remontant à la fin du xvi' siècle, donnent notre expression
déjà sous sa forme typique et proverbiale, alors que le texte ra-
belaisien, antérieur environ d'un demi-siécle, nous renvoie ma-
nifestement à une légende zoologique, dont nous ne possédons
jusqu'ici que des données fragmentaires. Mais l'origine légen-
daire du minuscule Roi Pétaud et de sa cour anarchique reste
pour nous hors de doute.
(i) Reste à dire un mot sur Ténigmatique « Journée des cornabous ».
Nous ignorons si ce détail appartient à la légende populaire ou bien
s'il a été ajouté par Rabelais, pour faire pendant à Courcaillet <\\i'\ suit.
Cornabouc signifie cornet à bouquin (sens encore usuel en poitevin) et
courcaillet désigne « certains petits instruments de cuir et d'os qui
peuvent exprimer la voix de la caille » (Belon). Ces deux noms feraient
tout simplement allusion aux cris jetés par les roitelets et les cailles
en tombant dans les pièges qu'on leur tend.
CHAPITRE m
TRADITIONS POPULAIRES
Les traditions populaires, nous l'avons dit, se trouvent à la
base même du roman rabelaisien. Les ancêtres immédiats de
Pantagruel, Gargantua et surtout Grandgousier, appartiennent
encore à l'âge préhistorique. Leurs faits et gestes sont enveloppés
des brouillards du mythe. Rabelais, dans la suite, s'efforce
d'humaniser ses géants. Il leur donne les soucis et les préoc-
cupations des hommes de la Renaissance, mais il leur laisse
leurs allures et leurs proportions gigantesques.
Il puise à pleines mains dans les traditions de son époque,
aussi bien de source populaire que d'origine livresque. Nous
étudierons successivement les unes et les autres.
A. — TRADITIONS GARGANTUINES
Au début du xvi' siècle, la littérature orale était d'une abon-
dance singulière sur les géants et particulièrement sur Gargan-
tua (i). Il circulait sur le compte de ce personnage fabuleux de
nombreuses traditions isolées, dont quelques-unes sont restées,
comme on le verra, étrangères à notre auteur; .d'autres consti-
tuaient un ensemble légendaire sur la vie du géant, sur ses ori-
gines et ses prouesses.
Il parut une version de cette légende au début d'août 1532, au
moment des foires de Lyon, sous ce titre : Les Grandes et Ines-
timables Cronicqiies du grant et énorme géant Gargantua (2).
(i) M. Abel Lefranc est souvent revenu sur ce sujet, dans la Revue
des Etudes rabelaisiennes (t. V, p. 45 à 5i, et t, X, p. 481 et suiv.) et
dernièrement dans l'Introduction qu'il a écrite en tête de l'édition sa-
vante des Œuvres de Rabelais, Paris, igiS et suiv.
(2) Les bibliographes, depuis Ch. Brunet (i833) jusqu'à Paul Plan
(1904, p. I : « opuscule incontestable de Rabelais »). n'ont cessé d'attri-
buer cet opuscule à Rabelais lui-même. La langue, le style et la
contexture, seuls critères décisifs, échappent au cadre de la biblio-
240 FAITS TRADITIONNELS
Ce livret eut une vogue immense, dont Rabelais témoigne (i)
quelques mois plus tard dans le Prologue de son Pantagruel,
(achevé d'imprimer en octobre 1532).
Ce succès prodigieux a probablement suggéré à notre auteur,
après la publication du Pantagruel, l'idée de faire de ce livret
populaire le point de départ de son propre Gargantua. Ce qui
fait que ce géant occupe, dans l'œuvre rabelaisienne, la première
place, qui lui est due dans l'ordre généalogique, bien que La
Vie inestimable du grand Gargantua, père de Pantagruel, ne
parut qu'au début d'octobre 1^34, c'est-à-dire deux ans après la
publication de Pantagruel, dont le Prologue débute ainsi :
Très illustres et très chevaleureux champions, gentilz hommes et
aultres, qui voluntiers vous adonnez à toutes gentillesses et honnes-
tetez, vous avez n'a gueres veu, leu, et sceu, les Grandes et inesti-
mables Chronicques de l'énorme géant Gargantua : et comme
vrays fidèles les avez crues gualantement, et y avez maintes foys passé
vostre temps avecques les honorables Dames et Damoyselles, leur en
faisans beaulx et longs narrez.
Reste à préciser les rapports entre cette humble source et
l'œuvre de génie qui s'en est inspirée (2).
Les emprunts de Rabelais sont d'ordre secondaire et plutôt
extérieurs. Il dispose du livret populaire, selon son habitude,
librement et à sa fantaisie : tantôt il cite textuellement, tantôt il
graphie. Il suffit de parcourir une page du livret pour avoir le sentiment
net que Rabelais ne peut en être l'auteur Voy., à cet égard, M. Lefranc,
dans l'Introduction citée ci dessus, p. xxxix à xLiir.
(i) (( Le monde a bien congneu par expérience infallihle le grand
émolument et utilité qui venoit de ladicte Chronicque Gargaiituine : car
il en a esté plus vendu par les imprimeurs en deux moys, qu'il ne sera
acheté de Bibles en neuf ans ». Ces « deux moys » sont les mois d'août
et de septembre. Cf. Rev. Et Rab., t. IX, p. 154.
(2) Voy. la dissertation de LuJwig Ehrichs, Les grandes et inestima-
bles Cronicqucs de Gargantua und Rabelais Gargantua und Pantagruel,
Strasbourg, 1889 (L'auteur attribue l'opuscule à Rabelais : ses argu-
ments sont spécieux, il passe sous silence les preuves du contraire). —
M. Kesselring, Die Bc^iehiingen der Cronicque Gargantuinc ju Rabelais'
Gargantua, Programme de 1901 (n'ajoute rien d'essentiel au travail pré-
cédent;.
Nous renvoyons à l'édition critique que Charles Brunct a donnée
en i85î des Grandes et Inestimables Cronicques (à la suite de ses Recher-
ches sur Rabelais, Paris, i852). Une réimpression fac-similé a été donnée
par Seymour de Ricci dans la Rev. Et. Rab., t. VIII (1910), p. Gi à 92.
TRADITIONS POPULAIRES 241
modifie ou amplifie les détails traditionnels. Il les emploie
comme un canevas sur lequel il brode ses joyeuses fantaisies,
comme un intermède pour préluder à ses idées profondes et lu-
mineuses sur l'éducation, sur la scolastique, sur la politique,
sur la vie libre et la pensée indépendante, idées qui ont fait
époque dans l'histoire de l'esprit humain.
Nous n'en retiendrons que les tniits exclusivement tradition-
nels appartenant primitivement à la Chronicque ou ajoutés par
Rabelais.
I. — Chronicque gargantuine.
Ce petit livre de colportage est la source des détails se rappor-
tant à la généalogie, à la voracité, à la livrée du géant, à son énorme
jument et à son voyage à Paris ; mais Rabelais s'est plutôt ef-
forcé de réduire le côté merveilleux de la Chronicque. C'est ainsi
que l'enchanteur Merlin, « un très expert nigromancien », qui y
joue un rôle considérable, est complètement absent du roman.
Nous allons passer en revue ces traits traditionnels.
Origine. — Rabelais a tiré de la CJironiccjue les noms pro-
pres des parents de son géant : Grant Gosier et Galemelle (i). Il
a transcrit tel quel le nom du père, mais il a modifié celui de la
mère en Gargamelle (2), pour faire pendant à Gargantua, ces
trois noms désignant le « gosier » et faisant ainsi allusion à la
capacité énorme de leur estomac.
Dans la Chronicque, Grand Gosier et Galemelle sont l'œuvre
de l'enchanteur Merlin, qui les crée des ossements de deux ba-
leines ; chez Rabelais, Gargamelle est la « fille du roy des Par-
paillos » (3), c'est-à-dire des Papillons, terme de dérision que
(i) Dans le parler populaire normand, g-<^/eme//<? désigne le ]a.hot {gale)
et le « gourmand n (aussi galumelle). C'est le pendant provincial de
gargamelle, synonyme plus ancien et plus répandu, dont la finale a
passé analogiquement au vocable normand. Galemelle ou galumelle se
rencontre souvent dans la Muse Normande (i625) du poète rouennais
David Ferrand. Rabelais lui a donc substitué un équivalent plus géné-
ralement connu.
(2) Remarque déjà faite par l'auteur du Moyen de parvenir.
(3) Un demi-siècle après Rabelais, pendant les guerres de religion,
on a appelé, pour la même raison méprisante, Parpaillots les nouveaux
convertis au protestantisme, qui passaient pour païens aux yeux des fi-
dèles.
16
242 FAITS TRADITIONNELS
la tradition populaire donnait en Italie aux roitelets païens :
Che di tu, re di farfalle o di pecchie ?
« Qu'est-ce que tu dis, roi des papillons et des abeilles? »
demande Rinaldo, dans le Morgante de Pulci, à un païen qu'il
méprise (chant x, strophe lix).
L'interprétation burlesque du nom de Gargantua suit la même
analogie verbale (i). L'explication de la Chronicque est moins
plaisante, parce que moins compréhensible (2).
Par contre, le nom de Badebec. femme de Gargantua : « fille
du roy des Amaurotes en Utopie », passa du Pantagruel de
Rabelais dans l'addition de 1533 de la Chronicque, où elle devint
« fille du roy Mioland », qui avait été tué et mangé par les Tar-
tarins et Canibales.
Tous ces noms propres, remarquons-le, renvoient à un pays
au-delà de la Loire, où ils sont toujours vivaces. En Languedoc,
grand gousié, grand gosier, signifie « gourmand, goulu » (3) ;
garganielle y désigne la gorge, le gosier, comme ^a/'^a/i^e, d'où
gargantuas (aujourd'hui gargantuaa), vorace ; en Gascogne,
comme en Saintonge, badebec veut dire badaud, proprement
bâille-bec. Seul, le nom primitif de Galenielle, synonyme de
Garganielle, est spécifiquement normand.
La plus ancienne mention que nous possédions du nom de
Gargantua, comme sobriquet donné à un valet de ferme (« gros
mangeur »), est attestée dans un manuscrit limousin de 1470.
Le curé de Mérignat (Creuse) inscrivit à la date du 4 février dans
son registre, que Gargantuas étah venu loger pour deux jours en
la sala, c'est-à-dire dans le palais de l'évêque de Limoges (4). Ce
texte prouve que, dans la seconde moitié du xv' siècle, la tradition
(i) Cf. 1. I, ch. vu: « Le bon homme Grandgousier entendit le cry
horrible que son filz avoit faict entrant en lumière de ce monde, quand
il brasmoit demandant, à boyre, à boyre, à boyre, dont il dist, que
i^rand tu as, supple le gousier ».
(2) Cf. p. 6 : « Grant Gosier advisa que elle estoit accouchée, et ap-
perceut que c'estoit d'ung lilz masle. Adonc le nomma Garp:antua (lequel
est ung verbe grec), qui vault autant à tiire comme tu as un beau filz »
(3) Dans un conte gascon, le Grand Gusié (Grand-Gésier) est un géant
glouton qui avale des oiseaux, du bétail, des hommes et, faute de
mieux, les pierres et les bois. Voy. Sébillot, Gargantua, p. 289.
(4) C'est à M. A. Leroux qu'on doit cette trouvaille. Voy. son volume
Dernier choix de documents historiques sur le Limousin, Limoges, 1906,
p. 291. M. Ant. Thomas a apjjclc l'attention des rabelaisants sur ce
texte précieux (Rcv. Et. Rab., t. IV, p. 217).
TRADITIONS POPULAIRES 243
gargantuine était déjà populaire dans le Limousin, où les souvenirs
de notre géant sont encore aujourd'hui nombreux et vivaces (i).
Voracité. — L'énorme appétit de Gargantua a frappé l'ima-
gination populaire. D'après la Chronicque, sa mère qui l'allaita
(( pouvoit bien porter à chascune de ses mammelles cinquante
pippes de laict » (p. 7). Plus tard, le roi Artus, pour récompenser
sa bravoure, le fit régaler d'un souper digne de ses proportions
gigantesques (2).
Dans le roman rabelaisien, Gargantua, à peine né et baptisé :
lui feurent ordonnées dix et sept mille neuf cens treze vaches de
Pautille et de Brehemond, pour l'alaicter ordinairement, car de trou-
ver nourrice suffisante n'estoit poi^sible en tout le pays, considéré la
grande quantité de laict requis pour icelluy alimenter. Combien
qu'aulcuns docteurs Scôtistes ayent affermé que sa mère l'alaicta : et
qu'elle pouvoit traire de ses mammelles quatorze cent deux pippes
neuf potées de laict pour chascune foys (ch. vu).
Un autre trait de la Chronicque avait déjà été utilisé dans le
Pantagruel :
Pantagruel se asseoyt à table. Et par ce qu'il estoit naturelle-
ment phlegmaticque, commençoit son repas quelques douzaines de
jambons, de langues de boeuf fumées, de boutargues, d'andouilles,
et telz aultres avant coureurs devin... Ce pendent quatre de ses gens
luy gettoient en la bouche l'un après l'autre continûment moustarde à
pleine palerées, puis beuvoit un horrificque traict de vin blanc, pour luy
soulaiger les roignons (ch. xxi).
D'ailleurs, ce thème de la voracité colossale, à laquelle fait,
allusion le nom même de notre géant, est encore aujourd'hui
familier aux traditions populaires (3) et la première mention du
(i) Ces souvenirs sont à peine représentés dans le Gargantua de
M. Sébillot: le Limousin, comme l'Anjou et la Touraine, na lui a fourni
que des contributions insignifiantes. Mais des enquêtes ultérieures
pourraient réserver à cet égard des surprises.
(2) « Et pour entrée de table luy fut servy les jambons de quatre cens
pourceaulx saliez, sans les andouilles et boudins ; et dedans son potaige,
la chair de deux cens lièvres; et quatre cens pains, dont ung chascun
pesoit cinquante livres ; et la chair de deux cens beufz gras, dont il
avoit mangé les trippes à l'entrée de table... Et chascun quartier de
beuf ne luy montoit que ung morceau; et quatre puissans hommes qui
sans cesser, à chascun morceau qu'il mangeait, luy jectoyent chascun
une grande palerée de moustarde en la gorge. Et pour la desserte luy
servent quatre tonnettes de pommes cuyttes, et beut dix tonneaulx de
cidre, à cause qu'il ne beuvoit point de vin » (p. i5 à 16).
(3) Voy. P. Sébillot, Gargantua, p. i et 118.
244 FAITS TRADITIONNELS
nom. de Gargantua, au xv' siècle (on vient de le voir), comme
sobriquet d'un valet de ferme, semble déjà posséder cette accep-
tion de glouton, qui a survécu jusqu'à nous, en Saintonge
comme en Languedoc.
Une pièce de l'ancien théâtre, la Farce du Goutteux, du
xvi' siècle, relève également cette gourmandise traditionnelle
{Ane. Théâtre t. II, p. 176) :
Monsieur, quand la grappe fut meure,
Incontinent l'on vendengea.
Gargantua beut et mangea,
A son desjeuner seullement,
Douze vingt miches de fourment,
Ung bœuf, deux moutons et un veau.
Et si a mis du vin nouveau,
A deux petits traictz dans sa trippe.
Deux poinçons avec une pippe,
En attendant qu'on deust disner.
Mais il s'agit ici, très vraisemblablement, d'une allusion au
roman rabelaisien lui-même, et non pas d'une tradition indépen-
dante (i).
Massue. — Pour combattre les ennemis du roi Artus, Gar-
gantua demanda (p. 14) « qu'on luy fist une masse de fer de
soixante piedz de long et que pour le bout elle leust grosse comme
le ventre d'une tine (navire)... La masse fust tantost faicte par
la science de Merlin ».
Cette massue était d^nc phece, comme on disait alors, c'est-
à-dire qu'elle résistait à toute arme ofïensive. Suivant un pro-
cédé de transposition qui lui est familier, Rabelais a donné cette
massue merveilleuse à l'ennemi de Pantagruel, à Loup-Garou,
chef des géants du roi Anarche.
Plus tard, vers 1 534, Gallimassue ou Grande massue devient,
dans les Cronicques admirables (2), le nom du héros de ce pas-
tiche rabelaisien : « Le grant géant nommé Gallimassue au pays
de Gaulle » n'y occupe pas moins de huit chapitres, fort mé-
diocres d'ailleurs.
Habillement. — La C/t/'on/c^we consacre un chapitre circons-
(i) Cf. Em. Philippot, Rev. Et. Rab., t. IX, p. 372 et suiv., et Abel
Lefranc, Introduction, p. xxxii et suiv., à l'édition des Œuvres de Ra-
belais.
(2) Comme l'a montre Seymour de Ricci {Rcv. Et. Rab., t. VII, p. i
à 28), ces Cronicques sont l'œuvre de François Cirault^ auteur d'un pasti-
che antérieur : La grande et merveilleuse vie de trespuissant et redouté roy
TRADITIONS POPULAIRES 24$
tancié au costume du géant : « Comment Gargantua fut habillé
de la livrée du roi Artus ». Les données en passèrent à peu près
textuellement — depuis la chemise et le pourpoint jusqu'au bon-
net à la coquarde et au plumard — dans le chapitre viii du
roman : « Comment on vestit Gargantua ».
Rabelais s'est borné cette fois à y ajouter quelques menus
détails d'origine traditionnelle. C'est ainsi que, pour confection-
ner les gants de notre géant, « feurent mises en œuvre seize
peaux de lutins et trois de loups guarous... », peaux douées
d'une vertu préservative.
Monture. — La Chronicque raconte que Merlin fîst « une
merveilleuse jument pour porter le père et la mère de Gargan-
tua » (p. 4). Suivant le roman, c'est Fayoles, quart roi de Nu-
midie, qui
envoya du pays de Africque à Grandgousier une jument, la plus énorme
et la plus grande que feut oncques veue, et la plus monstrueuse... Mais
sus tout avoit la queue horrible. Car elle estoit poy plus poy moins
grosse comme la pile sainct Mars auprès de Langés: et ainsi quarrée
avecques les brancars ny plus ny moins ennicrochez, que sont les es-
picz au blé (ch. xvi).
Montés sur cette jument, nous dit la Chronicque, Grant Gosier
et Galemelle traversent les forêts de Champagne où la bête fut
assaillie par des taons (i).
Rabelais fit sien cet épisode qu'il raconte avec sa vivacité cou-
tumière au chapitre xvi^ de Gargantua.
Paris. — Un des épisodes les plus curieux de la Chronicque
est le voyage de Gargantua à Paris, après la mort de ses pa-
rents (2).
Gatgantiia, translaté de Grec en Latin et de Latin en François (s. 1. n.
d.). Dans celui-ci, comme dans l'autre, de vagues allusions se mêlent à
des souvenirs précis tirés du roman de Rabelais. L'importance littéraire
de ces deux pastiches est fort mince, leur valeur traditionniste, nulle.
(i) « Ladicte jument, qui avoit la queue de deux cens brasses, et
grosse à l'advenant, se print à esmoucher; et alors vous eussiez veu
tomber ces gros chesnes menu comme gresle ; et tant continua ladicte
beste, que il n'y demoura arbre debout que tout ne fust rué par terre.
Et autant en fîst en la Beaulce ; car à présent n'y a nul boys, et sont
contrainctz les gens du pays de eulx chauffer de feurre ou de chaulme ».
(2) « Il lui souvint qu'il avoit ouy dire que Paris estoit la plus grant
ville du monde. Il lui print envie de y aller ; car il appeloit à veoir
choses nouvelles, comme font jeunes gens. Lors il monta sur sa grant
jument et se mist à chemin. Quant il fut près, il se mist à pied et en-
voya paistre la jument, puis va entrer en la ville et se alla asseoir sur
246 FAITS TRADITIONNELS
Rabelais a dramatisé à sa manière ce récit traditionnel, au-
quel il ne consacre pas moins de trois chapitres (xvii à xx), grâce
à l'intervention du plaisant personnage Janotus de Bragmardo,
tj'pe du docteur sorbonniste qu'il a créé de toutes pièces.
CoMPissERiEs. — L'addition de la C/ironic^ae de 1533 rapporte
qu'à la suite des énormes quantités de cidre avalées par notre
géant — exactement (( mille cinq cens ponsons » (p. 30) — son
déluge urinai fut tellement abondant « qu'il fist une petite ri-
vière, laquelle on appelle encore de présent Robec ».
Dans le roman, ce thème traditionnel de l'origine de certains
cours d'eau reparaît à plusieurs reprises.
Le pissefort de Gargantua menace de faire périr les Parisiens
(ch. xvii), dont il noie « deux cens soixante mille quatre cens
dixet huyt, sans les femmes et petiz enfants ». Plus loin, ch. xxii,
les (( compisseries » des chiens donnent naissance à un ruisseau
qui « de présent passe à sainct Victor, auquel Guobelin tainct
l'escarlatte... » Et ailleurs (1. II, ch, xxxiii), la chaleur de
l'urine de Pantagruel produit les « bains chaulx » qui existent
« en France en divers lieulx ».
Dent creuse. — Il est question dans la Chronicque de prison-
niers que Gargantua apporta « en la fante de ses manches » (p. 23).
Une autre lois, Gargantua prit cinquante prisonniers, et « les
mist en une dent creuse qu'il avoit. Kn la dite dent creuse avoit
ung jeu de paulme pour esbatre lesditz prisonniers. Et mist le
Roy dedans sa gibessiere » (p. 27).
Ce curieux épisode devint chez Rabelais le sujet du chapi-
tre XXXVIII : « Comment Gargantua mangea en sallade six pèle-
rins ». Une fois dans la bouche de Gargantua, les pèlerins,
après avoir évité les meules de ses dents, manquent d'être
noyés par le vin qu'il boit :
une des tours de Nostre-Dame : mais les jambes lui pendoyent jusques
en la rivière de Seine; et regardoit les cloches de l'une et puis de l'au-
tre, et se print à branslcr les deux qui sont en la grosse tour, lesquelles
sont tenues les plus grosses de France. Adonc vous eussiez veu venir
les Parisiens tous à la foule qui le regardoyent, et se mocquoyent de
ce que il estoit si grant. Lors pensa que il emporteroit ces deux clo-
ches, et que il les pendroit au col de sa jument ainsi qu'il avoit veu des
sonnettes au col des mules. Adonc s'en part et les emporte. Qui furent
marris, ce furent les Parisiens; car de force ne falloit point user contre
luy. Lors se mirent en conseil, et fut dit que l'on yroit le supplier qu'il
les apportas! et mist en leurs places où il les avoit prinses, et que il s'en
allast sans plus revenir, et luy donnèrent troys cens bcufz et deux cens
moutons pour son disner, ce que accorda Gargantua » (p. 11 et 12),
TRADITIONS POPULAIRES 247
Mais par malheur l'un d'eux tastant avecques son bourdon le pays,
à sçavoir s'ilz estoient en sceureté, frappa rudement en la faulte d'une
dent creuze, et ferut le nerf de la mandibule, dont feist très forte dou-
leur à Gargantua (ch, xxxviii).
Ce fut là leur salut : pour soulager son mal, le géant se fit ap-
porter son cureclents et « vous clenigea messieurs les pèlerins ».
Tels sont les éléments traditionnels que Rabelais a tirés des
Grandes et Inestimables Chronicques. Remaniés, développés ou
transposés, ces détails, relativement peu nombreux, témoignent
de l'intime connaissance que Rabelais possédait de la littérature
populaire indigène, depuis les fabliaux et les derniers remanie-
ments des romans de chevalerie jusqu'aux récits traditionnels,
aux narrés, qu'il avait entendus ou recueillis oralement.
Ajoutons que la Chronicque Gargantuine, sous une forme
abrégée et rajeunie, fît partie, dès le xvii' siècle, de la Bibliothè-
que bleue des Oudot, imprimeurs à Troyes. Elle y prit ce ti-
tre : « Les Chroniques du roy Gargantua, cousin du très re-
gretté Galimassue... avec les merveilles de Merlin, translaté de
Grec en Latin et de Latin en François » ( i). Ces vieilles traditions
pénétrèrent ainsi à nouveau dans les masses populaires, d'où
elles étaient sorties plusieurs siècles auparavant.
Traits ajoutés par Rabelais.
Aux épisodes qui dérivent de sources populaires livresques,
Rabelais a ajouté nombre de traits traditionnels, puisés dans le
grand courant oral de son époque. Par ailleurs il a procédé par
transposition, en attribuant à Pantagruel des faits et gestes que
la tradition rattachait à Gargantua ou à d'autres géants du passé.
Nous allons examiner ce double aspect complémentaire.
Grossesse. — Gargantua est porté onze mois au ventre de sa
mère (ch. m), ce qui, comme le long allaitement, présage un fu-
tur héros. Notre auteur atteste le fait par l'autorité à la fois des
mythographes, des médecins et des jurisconsultes de l'Antiquité.
C'est là un trait commun aux mythes et aux contes populaires.
Naissance. — Gargantua nait « en façon bien estrange » :
Gargamelle accouche de l'enfant géant « par l'oreille senestre »
(ch. vi), ce qui donne l'occasion à notre auteur de parler des en-
(i) Nous reviendrons sur ce livre de colportage.
24S FAITS TRADITIONNELS
fantements étranges et contre nature, en citant à Pappui des
récits tirés à Li fois de la mythologie et de la littérature oiale :
Je voas diz, que à Dieu rien n'est impossible Et s'il vouloit les fem-
mes auroient dûresnavent ainsi leurs enfaus par l'aureille.
Bacchus ne fut il engendré par la cuisse de Jupiter?
Rocquetaillade nasquit il pas du talon de sa mère ?
Crocquemouche de la pantofle de sa nourrice ?
Minerve nasquit elle pas du cerveau par l'aureille de Jupiter?
Adonis par l'escorce d'un arbre de mirrhe?
Castor et PoUux de la coque d'un œuf pont et esclous par Leda?
La naissance des enfants pir l'oreille est également mention-
née par Molière, et nous reviendrons sur cette facétie tradition-
nelle. A la naissance de Pantagruel (1. II, ch. 11) se rattache un
détail étrange. Alors que Badebec l'enfantait, sortirent de son
ventre soixante et huit mulets tous chargés de sel, neuf droma-
daires et sept chamaux chargés de jambons, anguillettes, etc.
C'est là un souvenir vague de la Chromcque (p. 25), où les
HoUandoys, pour contenter Gargantua, lui baillèrent pour son dé-
jeuner « deux navires chargés de harenc frays, et deux censcac-
ques de micquereaulx saliez et vingt barilles plains de mous-
tarde ».
Transferts. — Rabelais use parfois à son gré des traditions
qu'il met en œuvre.
C'est ainsi qu'il attribue à Anarche, roi des Dipsodes, et à ses
trois cents géants, « tous armez de pierres de tailles » (1. II,
ch. xxvi), ce que la Chronicque gargantuine raconte des Gots et
Magots, ennemis traditionnels du roi Artus. Ailleurs, il transfert
à Pantagruel des gestes que la tradition rattache à Gargantua ou
à d'autres héros. Tel l'épisode du dolmen de Poitiers, connu
sous le nom populaire de Pierre levée, sur lequel nous aurons à
revenir.
H. — Versions dififérentes.
En dehors des épisodes consignés dans la Chronicque gargan-
tuine, il circulait, à l'époque de Rabelais, d'autres versions qui
sont restées étrangères à son roman et que peut-être il a négligées
intentionnellement. Nous ne les connaissons malheureusement
que par des allusions ou de brèves menti(jns ; mais elles méri-
tent de nous arrêter, car elles témoignent de l'existence d'une
véritable Geste gargantuine, dont Rabelais ne semble avoir
TRADITIONS POPULAIRES 249
connu et utilisé qu'une faible partie. Etant donné le vague de
ces traditions, il ne sera possible d'émettre sur leur compte que
des supposiiions plus ou moins plausibles.
I. — Gargantua aux cheveux de plâtre.
La même année quia vu l'apparition de la Clironicque et du
Pantagruel, le chanoine angevin Charles de Bourdigné a mis ces
curieux vers en tête de sa Légende joyeuse de Maistre Pierre
Faifeu ( « Ballade au lysans ») :
De Pathelin n'oyez plus les canticques,
De Jehan de Meun la grand jolyveté.
Ni de Villon les subtiles trafficques.
Car pour tout vray ilz n'ont que nacquetté.
Robert le Dyable a la teste abolye,
Bacchus s'endort et ronfle sur la lye.
Laissez ester Caillette le folastre,
Les quatre filz Aymon vestuz de bleu,
Gargantua qui a chepveulx de piastre:
Voyez les faitz Maistre Pierre Faifeu.
On a fait toutes sortes de suppositions (i) sur cet énigmatique
« Gargantua aux chepveulx de piastre », mais aucune n'est satis-
faisante. A notre avis, cette appellation renvoie à une représenta-
tion plastique, à un rocher anthropomorphe, où l'on croyait
apercevoir à distance un géant à cheveux de plâtre. De nos jours,
non loin du château de la Roche-Lambert, dans la Haute Loire,
un roc qui dessine une tête, vue de profil, porte le nom de Gar-
gantua (2). C'est à une tradition expliquant ce lasus naturœ que
semble se rapporter le livret mentionné par Bourdigné sur le
même rang que d'autres livres de colportage, tels que Les qua-
tre Fils Aymon, alors que Rabelais établit (comme on le verra)
une distinction entre ces diverses productions populaires, suivant
leurs origines, orales ou littéraires.
(i) La dernière a été émise par M. Abel Lefranc, dans V Introduction
citée, p. xxsii : « Il est vraisemblable que le héros populaire atteignit.,
un âge très avancé... de là l'allusion de ses cheveux blancs, « chepueulx
de piastre ». Toutefois, ce n'est là qu'une hypothèse: « En effet, une
pareille comparaison est étrangère à la langue du xvie siècle, laquelle
ne connaît que l'expression proverbiale « battre comme plâtre » (voy.
Godefroy).
(2) Cf. Sébillot, Gargantua, p. 266, et Folklore de France, t. \, p. 3o
25o FAITS TRADITIONNELS
2. — Descente de Gargantua aux enfers.
Quelques années après l'apparition du Gargantua, vers 1540,
une sottie normande, la Farce nouvelle à cinq personnages,
fait allusion à une autre version de la tradition gargantuine (i).
Le personnage principal de la pièce, la Mère de Ville, s'adres-
sant à un autre interlocuteur, le Garde-pot qui se démène outre
mesure, lui dit :
Jamais le vaillant Fer à bras
N'eust tant charge que tu as.
Et le varlet d'ajouter :
Il a gardé Garguentuas,
Quant il trébucha aux enfers,
La descente aux enfers est un des thèmes populaires les plus
répandus, familiers à la fois aux mythes, aux légendes et aux
contes proprement dits. Le « trebuchement » de Gargantua dont
parle la sottie, est inconnu par ailleurs; mais une tradition mo-
derne de la Haute-Bretagne fait également descendre Gargantua
dans l'enfer « pour y chercher de l'argent » (2). Ce parallèle,
tout lointain qu'il soit, n'en est pas moins curieux comme pen-
dant unique de la version ancienne.
III. — Vestiges matériels.
Les désignations populaires de monuments mégalithiques, se
rattachant au nom de Gargantua, se rencontrent d'un bout à
l'autre de la France. Elles sont particulièrement fréquentes dans
la Beauce. le Berry et la Franche-Comté, maison les rencontre
aussi en Normandie, en Poitou et ailleurs (3).
Ces désignations sont généralement l'écho des traditions rela-
tives à notre géant; mais elles se rattachent parfois à des géants
(1) Voy. l'article de Pierre Champion dans la Rev. Et. Rab., t. IV,
p. 273 et suiv.
(2) Sébiliot, Gargantua, p. 52-53.
(3) Voy. Salomon Heinach, Cultes, Mythes et Religions, t. III (1908),
p. 364 à 433 : « Les monuments de pierre brute dans le langage et les
croyances populaires ». — Paul Scbillot, Le Folklore de France, t. I,
p. 3oo à 412 : « Les Rochers et Pierres. Les empreintes merveilleuses».
TRADITIONS POPULAIRES 25 I
du passé, dont Gargantua a bénéficié au cours des âges. C'est
ainsi qu'une charte du xii^ siècle appelle Curia gigantis, une au-
tre du xiii° Cathedra gigantis, les roches de Saint-Pierre-de-Va-
rangeville, dites aujourd'hui Chaire ou Chaise de Gargantua (i).
Les vestiges que Gargantua a laissés dans la toponymie po-
pulaire de la France sont très nombreux. On en a pu dresser des
relevés. Des blocs de pierre, des roches à forme singulière, des
dolmens, etc., où notre géant a laissé des empreintes (2), y sont
désignés comme le berceau, la boite, la dent, le fauteuil, la
soupière, le lit de Gargantua.
Le roman renferme plus d'une allusion de ce genre, bien
que Rabelais transpose souvent les faits, en attribuant à F^an-
tagruel ce que la tradition rapporte à Gargantua ou à d'autres
personnages fabuleux. En voici quelques exemples.
Pierre levée de Poitiers. — Le peuple désigne sous le nom
de pierre levée un bloc de pierre ou un dolmen, proprement une
pierre enlevée d'un endroit et déposée dans un autre, et fait de ce
déplacement une des prouesses gigantales. Un des plus célèbres
de ces blocs à l'époque de Rabelais était la Pierre levée de
Poitiers. Notre auteur ne manque pas d'en parler :
De faict vint à Poitiers, pour estudier, et proffita beaucoup, auquel
lieu voyant que les escoliers estoyent auculnes fois de loysir et ne sça-
voient à quoi passer temps, en eut compassion. Et un jour print d'un
grand rochier qu'on nomme Passelourdin, une grosse Roche, ayant
environ de douze toizes en quarré, et d'espesseur quatorze pans. Et la
mist sur quatre pilliers au milieu d'un champ bien à son ayse : affin
que lesdictz escoliers, quand ilz ne sçauroyeat aultre chose faire, pas-
sassent temps à monter sur ladicte pierre, et là banqueter à force fla-
cons, jambons et pastez, et escripre leurs noms dessus avec un Cous-
teau, et de présent l'appelle on La Pierre Levée (1. II, ch. v)
Comme on le voit, Rabelais attribue à Pantagruel une
prouesse que la tradition rattache ailleurs à Gargantua. A Clergy ,
dans l'Oise, on montre une « pierre levée », dite Palet de Gar-
gantua, qui passe pour avoir servi de projectile à des jeux de
notre géant; de même, dans Indre-et-Loire, Eure-et-Loir, dans
la Drôme, etc. (3).
La Chronicque gargantuine fait allusion à ces jeux du géant
(p. 7): « Auculnes foys il se esbatoit à getter des pierres de hault
(i) Reinach, loc. cit., p. 376.
(2) Idem, p. 376 à 379, et l'ouvrage cité ci-dessus de Sébillot,
(3) Sébillot, Folk-lore, t. I, p. Sog.
252 FAITS TRADITIONNELS
en bas de la montagne, comme font petis enfans, lesquelles n'es-
toyent point moindres de la pesanteur de troys tonneaulx de
vin ».
Plus loin, les parents de Gargantua prennent chacun « un
grant rochier » sur leur tête et voyagent ainsi jusqu'au royaume
du roi Artus (p. lo) : « Et quant Grant Gosier fut assez avant,
il mist le sien sur la rive de la mer, lequel rochier à présent est
appelé le mont Sainct Michel. Et mist ledit Grant Gosier la
poincte contre mont ; et le puis prouver par plusieurs Aliche-
letz » (i).
Tymbre de BOURGES. — En parlant de l'enfance de Pantagruel,
Rabelais relève cette particularité:
Je laisse icy à dire comment à chascun de ses repas il humoit le laict
de quatre mille six cens vaches. Et comment pour luy faire un paes-
lon à cuire sa bouillie furent occupez tous les pesliers de Saumur en
Anjou, de Villedieu en Normandie, de Bramont en Lorraine, et luy
bailloit on ladicte bouillie en un grand tymbre qui est encores de
présent à Bourges près du Palays, mais les dentz luy estoient desjà
tant crues et fortifiées, qu'il en rompit dudict tymbre un grand mor-
ceau, comme très bien apparoist (1. II, ch. iv).
L'appellation de tymbre, mot du terroir angevin ou vendéen,
au sens d' « auge » ou « cuve », est complètement inconnue en
Berry. D'autre part, dans la toponymie populaire, l'absence de
tout monument mégalithique portant le nom d'Auge ou Cuve de
Gargantua (2), a laissé longtemps obscure l'allusion de Rabelais.
Dans le Berrj^ les pierres à bassin s'appellent ccuelles de
Gargantua (^). Cette désignation, ici comme ailleurs (4), remonte
assez haut. En 1305, suivant une constatation récente (5), dans
le compte de Hugues Gouhaut, bailli de Bourges, il est question
de la dépense faite pour replacer la Scutela gigantis du Palais
de Bourges, l'écuelle de pierre du géant qui s'y trouvait de temps
immémorial et qui avait été enlevée, parce que, une fois par an,
(i) C'est la forme francisée du picard miquelots que Rabelais cite ail-
leurs (1. I, ch. xxxviii) : « ... saultans avec leurs bourdons comme font
les micqiielots... n
(2) Voy. la table alphabétique du Garf^autua de M. Scbillot.
(3) Reinach. p. 378.
(4) Sébiliot, Garf^antiia, p. 9.
(b) Voy. une note d'Abel Lcfranc, dans la Revue du XF/« siècle,
t. IV (iqK")), p. iC)2 à iG5: a Le tymbre de l'antagruel à Bourges », et
notre étude, ibidem, t. V, p. 82 à 86.
TRADITIONS POPULAIRES 25 3
lescrieurs de vin la remplissaient de vin destiné aux pauvres (i).
A partir de quelle époque, l'ancienne désignation générale
d'Eciœlle du géant a t-elle été remplacée par l'appellation spé-
ciale Ecuelle de Gargantua? On l'ignore. Cette substitution de
notre géant aux géants anonymes du passé nous a déjà frappé à
propos de la Chaise de Gargantua, héritière de la Cathedra gi-
ganiis du xiii' siècle.
Quoi qu'il en soit, Rabelais a dû connaître l'une ou l'autre de
ces appellations ainsi que l'aiTectation spéciale de cette pierre à
bassin. A l'époque où il l'a vue, avant 1532, un grand morceau
lui manquait, comme il le relève expressément. En donnant à
l'écuelle gigantesque le nom de tymbre, inconnu dans le Berry,
il s'est simplement servi du procédé de transfert qui lui est fami-
lier. Tout en partant de la réalité, il en use librement et inter-
prète les faits à sa fantaisie.
IV. — Derniers éclios.
La tradition a groupé, autour de Gargantua, une masse de sou-
venirs qu'elle avait rattachés auparavant à de nombreux géants,
anonymes et locaux. Rabelais s'est amusé à énumérer, parmi
les ancêtres de notre géant, une soixantaine de personnages my-
thiques qu'il a empruntés à tous les âges et à tous les peuples.
L'idée est juste et le procédé conforme à la traditiun elle-mérne
qui a fait bénéficier Gargantua des prouesses des géants anté-
rieurs. Il s'est ainsi constitué, comme nous l'avons dit, une véri-
table Geste gargantuine.
On a essayé d'en recueillir les traces dans toutes les provinces
de France (2). Une première enquête a constaté (chose curieuse
à noter) que ces traditions sont moins nombreuses dans la Tou-
raine et dans l'Anjou que dans les pays voisias (3). Il se peut
qu'une pareille constatation soit infirmée par des recherches ul-
térieures; car, dans une province toute voisine, le regretté Jean
Baffier, sculpteur berrichon (comme il aimait à s'intituler), nous
a donné la geste berrichonne de Gargantua telle qu'il l'a recueillie
de la bouche de ses parents et des vieillards de son village (4).
(i) Ibidem, p. i63.
(2) C'est l'objet du livre souvent cité de Paul Sébillot, Gargantua dans
les traditions populaires, Paris, i883.
(3) Idem, préface.
(4) Nos Géants d'autrefois. Récits berrichons, Paris, 1920.
354 FAITS TRADITIONNELS
Les traditions gargantuines modernes sont généralement indé-
pendantes des Grandes Chronicques, à plus forte raison du Gar-
gantua de Rabelais : « Parfois, le conte et le roman se rencon-
trent sur un détail ou un épisode, mais presque toujours les
souvenirs du Gargantua du peuple et du Gargantua littéraire
n'ont que des ressemblances passagères » (i).
Dans la littérature orale moderne, le type similaire le plus fré-
quent est Jean de l'Ours, qui, comme Gargantua, a hérité des
prouesses des géants de jadis. Petit garçon, il est déjà d'une force
extraordinaire. A quinze ans il se forge une canne de fer qui
pèse cinq cents livres. En partant, il rencontre sur son chemin
plusieurs géants comme Brise-Chénes, Tranche-Montagnes, etc.,
dont il fait ses compagnons, à l'exemple de Pantagruel qui s'as-
socie des auxiliaires, des « apostoles », chacun représentant une
force ou une qualité extraordinaire. Nous avons déjà mentionné
ce trait commun à Rabelais et aux traditions populaires.
V. — Cycle gigantal (2).
Le roman rabelaisien n'est en somme que l'histoire de trois
générations de géants graduellement policés et rendus à l'hu-
manité. Mais à côté de ces protagonistes de son choix, Rabelais
fait aussi place aux géants traditionnels.
Voici tout d'abord le type du géant brutal, force élémentaire
de la nature, qu'il appelle Loup-Garou, à cause de sa férocité. 11
est tout « armé d'enclumes cyclopicques » (1. II, ch. xxix) et il
manie aisément une massue d'acier « pesant neuf mille sept
cens quintaulx » et qui est pJteée... Il s'approche de Pantagruel
(( la gueule ouverte », en brandissant sa massue enchantée et
proférant des menaces terribles, mais notre « pauvre bon hom-
met » finit par en avoir raison.
Viennent ensuite deux autres géants traditionnels, dont Ra-
belais fait mention à propos des enfantements étranges : Croc-
qnemousche et lioquetaillade (l. 1, ch. vi), que nous avons
déjà cités. A première vue, on serait tenté de prendre ces noms
pour des inventions de notre auteur. Il n'en est rien.
Le premier, Crocquemouchc, qui naquit « de la pantoufle de
(1) Schillot, Gargantua, p. xxrv.
(2) Rabelais emploie à plusieurs reprises cette cpithète giganlalc, an-
cien équivalent de gigantesque.
TRADITIONS POPULAIRES 35 S
sa nourrice », est un géant apparenté à Gargantua, dont un des
ancêtres porte le nom de Happeinousche, dans la généalogie
« gigantale » sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure. Son
pendant est le géant Mouschilloa, que frère Antoine du Saix
mentionne, à côté de Gargantua, dans son Esperon de disci-
oline (1532) :
Dieu saict comment vous verrez lors galler
Gargantua, Moiischillon, Barberousse (i).
Rabelais donne ailleurs le nom de Crocquemousche à l'empe-
reur Domitien (1. III, ch. xlvi) qui, vers la fin de^ son règne,
rendu cruel par la peur, fit massacrer un grand nombre de
nobles et de personnages de son entourage.
L'autre nom de géant, Roquetaillade, signifie proprement
« Roche taillée » et renvoie à une origine provençale (aujour-
d'hui, nom d'une commune du département de l'Aude). Cette
appellation fait allusion à sa taille colossale ; c'est un géant des
contes d'enfants, à qui on raconte qu'il est sorti « du talon de sa
mère » .
Nous arrivons maintenant à la célèbre généalogie de Panta-
gruel, au relevé de soixante générations de géants, dont les noms
ont été puisés aux sources fabuleuses les plus diverses. Nous pas-
serons sur les emprunts faits à la Bible et à la mythologie, à
l'épopée médiévale et burlesque, à des sources secondaires et
tertiaires (2), et finalement sur quelques mentions particulières
à notre auteur, pour nous arrêter exclusivement aux noms
d'apparence traditionnelle.
Certains de ces noms de géants font'ressortir leur taille dé-
mesurée : tel FalourdUi, géant long et pesant comme une fa-
lourde ou gros fagot de bûches lié par les deux bouts.
D'autres se rapportent à la stupidité que l'imagination popu-
laire attribue aux géants : tel Badeloary « qui tua sept vaches
pour manger leur foj^e », dont le nom signifie proprement ba-
daud ou stupide (3).
Plusieurs de ces noms font allusion à la voracité ou glouton-
nerie traditionnelle des géants :
Engoulevent, épithète ancienne donnée à un famélique : un
(1) Voy. Rev. Et. Rab., t. IX, p. 244.
(2) Voy. Appendice D : Origines littéraires.
(3) Cf. Henri Estienne, Apologie, t. I, p. 64 : « ... badaud que le vul.
gaire en quelques lieux appelle badlori ».
256 FAITS TRADITIONNELS
Pierre Engoulevent figure dans le rôle de la Taille de 1292, et
dans une pièce en vers de la fin du xv" siècle, attribuée à Villon,
Baillevent et Malepaye logent « près la clousture de Monsieur
d'Engoulevent », lequel habite au pays de Claquedent. Dans la
langue générale, engoulevent désigne le passereau qui, envolant,
tient son large bec ouvert.
Happemousche, que nous avons déjà rapproché du géant
apparenté Crocquemousche. Du Fail donne à un des personna-
ges de ses Propos rustiques (ch. xiii) le nom de G obemouche :
« C'estoit un terrible senault et bon vilain, et payoit voluntiers
pinte ou tout le pot ». Dans la langue courante, gobe-mouche
désigne un passereau qui se nourrit principalement de mouches.
Maschefain (i), qui mâche ou mange du foin (2). nom appa»-
rente au monstre Masdiecroutte (1. IV, ch. lix), sorte d'épou-
vantail de carnaval que nous avons déjà mentionné.
La conception du géant, telle qu'elle résulte de l'ensemble de
cette nomenclature et des traits individuels consignés par Rabe-
lais, répond à peu près à celle de l'imagination populaire. Phy-
siquement, ces personnages monstrueux sont caractérisés par
leur membrure colossale et, par suite, leur esprit borné. C'est
une sorte de compensation idéale que la mentalité des foules
se complait à établir entre le physique et le moral, l'esprit do-
minant la matière.
De là le contraste entre la stature colossale du géant et son
intelligence fruste. Rabelais s'est parfaitement conformé à cette
psychologie populaire, lorsqu'il fait de Pantagruel, même policé
et humanisé, un esprit sans grande initiative et Jusqu'à un cer-
tain point sans ressources. Sa force surhumaine reste comme
impuissante, faute de souplesse.
Lorsque Thaumaste, grand clerc d'Angleterre, lui propose
d'arguer par signes, il entre « en la haulte gamme et de toute la
nuict ne faisoit que ravasser » (1. II, ch. xviii). C'est Panurge
qui prend sa place et fait quinaud l'Anglais.
Lors de son duel terrible avec Loup-Garou, le « pauvre bon
hommet » de géant, consterné à la vue de son colossal rival, jette
les yeux au ciel et se recommande à Dieu.
Lt pendant la Tempête, après avoir prié « en fervente devo-
(i) Ane. fr. et dial. (Norm., Pic, etc.) fain, foin.
(2) Le terme est antérieur à Rabelais (voy. Godefroy).
TRADlTIONSiPOPULAIRES 25?
tion », il se borne à tenir le mât fort et ferme, c'est-à-dire en
somme à rester immobile, alors que Frère Jean se démène de
toutes ses forces et manœuvre comme un marin consommé.
Chez Pantagruel, la bonhomie l'emporte sur l'intelligence, le
cœur sur l'esprit. Géant humanisé, il finit par devenir « le meil-
leur petit et grand bon hommet qui oncques ceignit espée ».
Mais l'initiative, l'action féconde et décisive est réservée à Frère
Jean ; la souplesse de l'intelligence, l'esprit inventif, à Panurge,
l'homme aux mille ressources. Ce sont eux qui sauvent, dans
les conjonctures difficiles, leur bon maître géant, dont l'esprit a
gardé quelque chose de son infirmité primordiale, bien que
par ailleurs il se montre à nous tel que l'a façonné le génie
de Rabelais, juge indulgent des humaines faiblesses et pa-
rangon de cette sérénité d'ame qui est au fond même du pan-
tagruélisme, c'est-à-dire, en définitive, de la sagesse hu-
maine.
B. — TRADITIONS MÉDIÉVALES.
Les traditions gigantales que nous venons d'étudier appar-
tiennent au grand courant oral et leurs origines sont foncièrement
populaires. Le roman de Rabelais renferme en outre quelques
traditions de source littéraire remontant au Moyen Age et qui
sont devenues à leur tour populaires, en pénétrant dans les
masses. En voici deux qui méritent de nous arrêter.
I. — GoTs ET Magots.
La source première de ces noms devenus traditionnels est la
Sainte Ecriture, tout particulièrement rA/)ocaZ(//)secZesam^/ea7i
(ch. x), qui, s'inspirant d'une prophétie d'Eséchiel (ch. xxxviii
et xxxix), prédit qu'après le règne de mille ans, Gog et Magog
marcheront contre la ville sainte, mais seront anéantis par le feu
du ciel. De la Bible, ces noms collectifs des peuples du Nord
pénétrèrent dans le roman d'Alexandre le Grand, où ils figurent
parmi les vassaux que Porus appelle à son aide :
Gos et Magos (i) i viennent de la terre des Turcs.
(Ed. Paul Meyer, t. II, p 205)
( I ) Variante : Gos et Margos.
17
258 FAITS TRADITIONNELS
Porus vaincu, Alexandre le Grand enclôt Gots et Magots
dans les déiilés des montagnes où ils se sont réfugiés.
Cette tradition médiévale est encore vivace au xv^ siècle, où
on la lit à la fois dans Christine de Pisan et dans Joinville (i).
Au xvi" siècle, les Gos et Magos représentent, dans les Grandes
Chronicques (1532), les ennemis mortels du roi Artus : « Voilà
les traistres Gos et Magos qui uMyt et Jour nous veulent des-
truire » (p. 15), dit le roi à Gargantua. Ils étaient « fors et
puissans, armez de pierre de taille » et horribles à voir, mais
notre géant les défît et les anéantit.
Le caractère fabuleux de ces noms apparaît encore dans le
Grand Parangon des Nouvelles nouvelles (1535) par Nicolas de
Troyes (2). Rabelais y fait également allusion (1. 1, ch. liv) :
Torcoulx, badaulx, plus que n'estoient les Got^
Ny Ostrogotz, précurseurs des Magot"^...
et ailleurs (1. IV, ch. lvi) : « Ouysmes... goth, magotli, et ne
sçay quelz autres motz barbares ».
Enfin, il en fait l'application aux moines fanatiques, ennemis
de toute culture, qu'il exclut de son Abbaye de Thélème. Vers
la même époque, Marot s'en sert, avec le même sens, dans sa
iv' épitre du « Coq-à-l'àne » (1536) :
Hz sont de chaude rencontrée
Bigotz, Cagotz, Go/f et Magot^,
Fagotz, Escargotz et Margotz (3).
C'est ainsi que ces noms bibliques traditionnels ont été em-
ployés tour à tour pour désigner diiïérents peuples barbares (4) ;
(i) Voy., à ce sujet, nos recherches dans la Rev. Et. Rab., t. VIII,
p. 14.8-151, et Revue du XVJo siècle, t. IV, p. 283 à 2S4.
(2) Ed. Mabille, p. 42 : « Si print congé de ses frères et se mit ù che-
min, et tant chemina par ses journées qu'il passa la mer Rouge et tout
le pays d'Indie et la petite Egypte, et se vint jetter en une estrange
terre qui est quasi le grant chemin à tirer en Paradis terrestre, et là
sont Gots- et Magots, Tartarins, Barbarins et plusieurs bcstes sauva-
ges ».
(3) Par fagots et margots, le poète désigne les allumeurs de bûchers,
comme il ressort de sa ne Epitre (i535) :
... CCS cagots
Et ne preschent que des fagots
Contre ces povres lierciiqucs.
Quant à escargots, c'est l'image des moines hypocrites.
(4) Voy. Hallberg, UExtréme Orient dans la littérature et la carto-
TRADITIONS POPULAIRES 2)9
ils furent ensuite rapprochés par assonance des Goths (i) et Os-
trogoths, et finalement appliqués par les écrivains de la Renais-
sance aux théologiens sorbonnistes héritiers du Moyen Age.
2. — Prêtre Jean.
Ce personnage mystérieux des traditions médiévales est sou-
vent mis en rapport avec les Gots et Magots, qui, après avoir été
appliqués aux Scythes, Turcs et Tartares, finirent par désigner
les peuples barbares de l'Extrême-Orient.
Dans Joinville, par exemple, les Tartares étaient d'abord sujets
d' « un prince crestien, le Prestre Jehan, auquel il payoient
tribut » (2). Suivant Enciso, géographe espagnol du début du
xvi' siècle, dont la Suma de Geografia (15 19) a été traduite en
français par Alphonse le Saintongeois (i 544), « du Gange en oriant
jusques à la dernière Inde qui est appelée Cattay, là où souloyent
estre les terres du Prestre Jehan et la terre des Gotz et Ma-
gotz » (3).
Cette tradition du Prêtre Jean remonte au xif siècle, lorsque
se répandit en Europe le bruit qu'il existait en Asie un souve-
rain chrétien. En 1165, on colportait une lettre du Prêtre Jean
aux rois d'Occident, décrivant les merveilles de son royaume.
Au XIII* siècle, Rutebeuf en fait mention dans son Dit de VEr-
berie ; au xiv% le frère franciscain Odoric de Pordenone,
qui parcourut l'Asie entre 13 18 et 1330, donna les premiers
détails sur les Indes. Un chapitre de ses Voyages^ le xviii*,
est intitulé : « De Pentexoire, la terre au Prestres Jean ».
On y lit ce détail : « Entre lui (le Prestre Jehan) et le grand
Caan de Cathay a telles convenances et alliances que Prestre
Jehan a tous dis à femme la fille du Grand Caan et ainsi
leur prédécesseur » (4).
Ces curieux détails passèrent ensuite dans les fameux Voya-
ges de Mandeville, écrits entre 1322 et 1357, dont les récits, où
le merveilleux le dispute au fantastique, fourmillent de monstres,
graphie de l'Occident des XIIP, XIV'' et XV^ siècles, Gotehorg, 1907,
p. 260 à 265.
(i) Isidore, dans ses Etymologiae (1. XI, ch. 11), remarque déjà :
« Gothi a Magog filio Japhet nominati putantur ».
(2) Ed. de Wailly, p. 260.
(3) Voy. Rev. Et. Rab., t. X, p. 59.
(4) Cf. ibid., t. IX, p. 271.
26o FAITS TRADITIONNELS
de prodiges et de fables de toutes sortes. C'est ce caractère ro-
manesque qui explique leur étonnante popularité pendant trois
siècles, du xiv' au xvi% et la place que Rabelais leur assigne,
sous le nom de Monte ville (i), parmi les livres « dignes de mé-
moire )) et éminemment populaires.
On sait aussi qu'à la fin de son deuxième livre, l'auteur de
Pantagruel s'engage, entre autres promesses fallacieuses, à nar-
rer «comment Pantagruel espousa la fille du Roy de Inde, dict
Prestre Jehan ». Or, Mande ville avait consacré à ce dernier
un chapitre circonstancié de ses Voyages, le xxx% où on lisait
(d'après la version de Lyon, 1480, qu'avait probablement lue
Rabelais) : «... la terre Prestre Jehan le Grand, Empereur de
Inde. . . Prestre Jehan prend tous jours en mariage la fille du grand
Cam et le Grand Cam prend pour la première femme la fille
de Prestre Jehan... ». Suit la description des merveilles de son
palais et de sa cour que Rabelais aurait probablement mise à
profit, s'il avait écrit les chapitres projetés sur les voyages de
son héros.
La géographie de la fin du Moyen Age ne connaît pas de
royaume plus changeant que l'Etat du Prestre Jehan, véritable
Protée, tour à tour logé dans tous les pays de l'Asie (2). Mais
c'est Mandeville qui, le premier, fait de son souverain l'empereur
de l'Inde et fournit à Rabelais la mention de cette dignité et
l'allusion au mariage de sa fille. On a fini au xvi" siècle, avec
les bouleversements politiques, par le reléguer dans l'Abyssinie,
et c'est comme Négus que le connaissent du Fail et les autres
écrivains de l'époque, Belon et Guillaume Bouchet (3).
Rabelais lui-même, après en avoir fait l'empereur de l'Inde,
lui donne plus tard, dans le nouveau Prologue du Quart livre,
le titre de « roy des Perses » (4).
(i) Voy. notre travail sur Monteville, dans Rev . Et. Rab., t. IX,
p. 2G5 à 274.
(2) Voy. l'ouvrage cité ci-dessus d'I. Hallberg, p. 281 à 285.
(3) Nous avons cité ces textes dans la Rcv. Et. Rab., t. VIII, p. 35/
à 378.
(4) Dans les premières éditions de son roman, Rabelais écrit Prestre
Jehan, reflet du nom médiéval Presbyter Johannes; dans les suivantes,
Prcsthan, forme contractée de la précédente, tandis que Montaigne
adopte la forme italienne Prette Jan. Cf. G. Oppert, Der Presbyter Jo-
hannes, Berlin, 2« éd., 1870.
TRADITIONS POPULAIRES 261
Le dernier écho de cette tradition médiévale se trouve dans
Molière (i), qui, traçant le portrait du nouvelliste ou gazetier de
l'époque, dit qu' « il est informé de tout ce qui s'agite dans le
conseil d'en haut du Prêtre Jean et du grand Mogol ».
Ces traditions livresques, d'origine religieuse ou profane,
étaient encore pleinement vivaces dans la première moitié du
XVI* siècle, comme le montrent les textes, populaires et litté-
raires, que nous venons de citer. La tradition notamment des
Gots et Magots n'est pas restée sans influence sur la langue.
Cet appellatif biblique, appliqué en dernier lieu à différents
peuples barbares et spécialement aux Tartares de l'Asie cen-
trale, avait été donné au xvi' siècle à une espèce de gros singe,
au magot (dit alors aussi tartarin). Ce nom simien représente
ainsi la dernière survivance d'une tradition millénaire (2).
(i) Voy., à ce sujet, une note de l'édition Despois et Ménard des
Œuvres de Molière, t. VIII, p. i55.
(2) Voy. ci-dessus, p. 32.
CHAPITRE IV
CHANSONS POPULAIRES
A l'occasion d'un trophée érigé à Pantagruel, Rabelais fait
mention de « petites chansonnettes villaticques » (1. II,
ch. xxvii), c'est-à-dire rustiques. Il en goûtait sûrement le na-
turel et le charme.
Cette épithète de villaiicque rappelle les « vilanelles de
Gascoigne » de Montaigne, à propos desquelles l'auteur des
Essais emploie pour la première fois l'expression de poésie
populaire, qui depuis a fait fortune, mais dont déjà il trace
cette admirable caractéristique (1. I, ch. liv) : « La poésie po-
pulaire et purement naturelle a des naïfvetez et grâces, par
où elle se compare à la principale beauté de la poésie par-
faicte, selon l'art ; comme il se veoid ez villanelles de Gas-
coigne, et aux chansons qu'on nous rapporte des nations
qui n'ont cognoissance d'aulcune science, n'y mesme d'escrip-
ture ».
Un siècle, plus tard, Molière, par la bouche d'Alceste, refait,
lui aussi, l'éloge de la chanson rustique, expression immédiate
de la nature {Le Misanthrope, acte I, se. ii) :
Le méchant goût du siècle en cela me fait peur ;
Nos pères, tout grossiers, l'avoient beaucoup meilleur,
Et je prise bien moins tout ce que l'on admire,
Qu'une vieille chanson que je m'en vais vous dire :
.Si le roi m'avoit donné
Paris, sa grand' ville. . .
La rime n'est pas riche, et le style en est vieux :
Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces colifichets dont le bon sens murmure,
Et que la passion parle là toute pure ?
Les recueils de chansons abondent au xvi" siècle, souvent
mises « en parties » par les compositeurs de l'époque, qui
CHANSONS POPULAIRES 263
en interprètent l'air (i). Certaines de ces publications devenues
rarissimes viennent d'être réimprimées (2).
On en trouve l'écho chez Rabelais et chez les auteurs con-
temporains.
La Condamnacion de Bancquet^, moralité de 1507, cite par
leur vers initial une douzaine de chansons galantes en vogue
au temps de Louis XII, dont on n'a pu jusqu'ici retrouver le
texte (3).
Dès 1538, l'opuscule intitulé Le Disciple de Pantagruel donne
une liste d'airs de danse beaucoup plus nourrie (près de deux
cents) représentés par le premier vers des chansons alors en vo-
gue. On sait que cette nomenclature a passé presque toute en-
tière dans le Manuscrit du V^ livre. Elle offre de nombreuses
chansons, qui trouvent leurs correspondants dans celles du
xv' siècle publiées par Gaston Paris (1875), telles la « Chan-
son de la Maumariée » (p. 5) avec sa variante gasconne « Se jo
son maumaridoo » ( pièce cxix) (4).
(i) Voici les titres les plus connus de ces recueils :
La Fleur des chansons. Les grandes chansons nouvelles qui sont au
nombre cent et dix, s. 1. n. d. [Paris, i528].
Trente et une chansons musicales à 4 parties par Pierre Attaignant,
Paris, 1528. — Idem, Trente et sept chansons musicales, Paris, i53i.
S'ensuyvent plusieurs belles chansons nouvelles, avec plusieurs aultres
retirées des anciennes impressions, comme pourrez les veoir en la table
laquelle sont les premières lignes de chansons, Paris, i535.
Les Chansons nouvellement assemblées outre les anciennes impressions
[par Clém. Marot], s. 1. i538.
Voy. De Beaurepaire-Froment, Bibliographie des chants populaires
français, 3® éd., Paris, 191 1.
(2) La Fleur des chansons a été de nos jours deux fois réimprimée :
par Techener (i833) et par Duquesne {i85G).
Les publications musicales de Pierre Attaignant ont été réimprimées
par Henry Expert dans la V® livraison de ses Maîtres de la Renaissance
française, Paris, 1897, in-4.
(3) Cf. Jacob, Recueil de farces, p. 3 14, note, et Ed. Fournier,
Théâtre de la Renaissance, p. 23o : « Nous avons cherché la trace de la
première chanson et celle des onze autres qui suivent, sans rien trou-
ver ».
(4) Rappelons le dernier couplet d'une autre chanson du xv"^ siècle
(éd. G. Paris, p. i33):
Nous en iron (sic) jouer au boys
Soubz la belle ramée,
Et chanterons ung chant piteux
Pour les maumariées.
204 FAITS TRADITIONNELS
En voici quelques autres :
A l'ombre d'un buyssonnet, (i)
L'orée d'une saulaye,
Moi seul par un matinet,
Plus pensif que ne souloye,
Advis me fut que j'estoye
Couché revers pour dormir,
Et ma dame je perdoys :
Lors je me pris à gémir (pièce xx).
C'est simplement donner congié (2)
A un sien amy quant on l'a...
A tous les moynes j'eusse dit : Va !
Fourvoyés vous, car j'ai changé. . . (pièce lsxvii)
FoYtune a tort :
Par son effort
Son grand descort
Sans nul confort
Ousté m'a la présence... (pièce xcii)
On doit bien aymé l'oisellet^
Qui chante par nature
Ce mois de mai sur le muguet
Tant comme la nuit dure (pièce cix).
Dans ses Propos rustiques (1547), du Fail, ch. iv et vi, fait
mention d'une vingtaine de chansons citées par les pre-
miers mots ou par les vers les plus connus (3). Aucune n'est
commune à Rabelais, si ce n'est Avons point veu la Péron-
nelle } air rustique que les paysans revenant du travail « en-
tonnoient de la plus haute mesure ». Cette chanson, très répan-
due aux xv'-xvi'' siècles (4), a été ajoutée. à la liste de du Fail
par l'interpolateur angevin (1548).
Dans la « Farce nouvelle d'ung savetier nommé Calbain »
(imprimée en 1548), le savetier et sa femme chantent nombre
(i) Cf. V' livre, ch. vit :
A l'orée d'un buissonnet.
Ses brcbiettcs gardoit...
(2) C'est le premier vers que cite seul la liste insérée dans le Manus-
crit du V" livre.
(3) Voy. le commentaire de la Borderie, p. 247 a 257.
(4) Cf. recueil Gaston Paris, pièce xxxix :
Av'ons point veu la Perronnelle
Que les gendarmes ont emmenée?
Elle figure dans la Farce de Calbain et dans la Comédie des Chansons.
Voy. Livet, Lexique de Molière, t. III, p. 257-258.
CHANSONS POPULAIRES 205
de couplets de diverses chansons populaires de l'époque au
nombre de vingt-sept (i).
Finalement, la Comédie des Chansons de 1640 en contient
un grand nombre qui remontent aux xv*-xvi" siècles (2).
Passons maintenant aux divers genres de chansons qu'on
trouve représentées dans l'œuvre rabelaisienne.
I. — Chansons religieuses.
Le xvi' siècle est l'époque par excellence des Noëls ou chan-
sons religieuses consacrées à la naissance du Christ. Le plus
ancien recueil imprimé connu remonte à 1 5 1 5 environ et porte
ce titre qui reparaît dans les impressions ultérieures : Les Noè'U
nouvellement faicts et composer en Vhonneur de la nativité
de Jesucrist et de sa très digne mère (s. 1. n. d., in-12).
Chaque province a eu son recueil de Noëls : l'Anjou, celui de
Jehan Daniel, organiste à Angers (i 520-1 530) ; la Touraine, La
grande Bible des Noëls, parue à Tours (sans date), gothique (3).
Estienne Pasquier relève leur vogue extraordinaire et pro-
longée toute l'année : «En ma jeunesse, c'estoit une coustume
que l'on avoit tournée cérémonie de chanter tous les soirs pres-
que en chasque famille des Nouëls, qui estoient chansons spi-
rituelles faites en l'honneur de nostre Seigneur... » (4).
Et Antoine du Verdier parle du grand nombre de recueils de
Noëls, imprimés ou manuscrits : « Il n'y a en France paroisse
où l'on n'en fasse, pour les chanter tous les ans aux fêtes de
Noël » (5).
Le seul connu des auteurs de Noëls poitevins est Lucas Le-
moigne, curé de Saint Georges et de Notre-Dame du Puy- la-
Garde, au diocèse de Poitiers, qui publia à Paris, en 1520,
un in-12 gothique, les « Grans Noëls nouveaux^ réduits sur le
(i) Cette farce a été réimprimée dans l'Ancien Théâtre de Viollet-
le-Duc.
(2) Réimprimée dans le même recueil, t. IX.
(3) Voy. H. Lemaître et H. Clouzot, Trente Noëls poitevins du XF*
au XVIII^ siècle, Niort, 1908, et principalement Lopelmann, Das
Weihnachtslied der Fran^osen iind der ïibrigen romanischen Volker, 19 14
(dans Romanische Forchungen, t. XXXII, p. 489 à 616), bibliographie,
p. 602 à 614.
(4) Recherches sur la France, 1. VIII, ch. xx.
(5) Dans sa Bibliothèque Françoise (i585).
366 FAITS TRADITIONNELS
chant de plusieurs chansons nouvelles». Or Rabelais, qui fait
parfois mention de noëls, en les citant sous leur forme poite-
vine, écrit dans l'ancien Prologue du Quart livre : « En An-
giers estoit pour lors un vieux oncle, Seigneur de Sainct Geor-
ges, nommé Frapin : c'est celuy qui a faict et composé les
beaux et joyeux Noelz, en languaige Poictevin ».
On s'est demandé si cet oncle Frapin, seigneur de Saint
Georges et auteur de noëls poitevins, n'était pas tout bonne-
ment Lucas Lemoigne, curé de Saint Georges (i). Mais étant
donné la précision de Tonomastique rabelaisienne, le nom de
Frapin^ porté d'ailleurs par un aïeul maternel de l'auteur, s'op-
pose à une pareille identification. La question reste en suspens.
Toujours est- il que Frère Jean, au fort de la tempête, entonne,
en guise de celeame, un vieux noël poitevin :
Je n'en daignerois rien craindre,
Car le jour est feriau,
Naii, naiif naul (2)
C'est le refrain d'un ancien noël poitevin conservé dans le
manuscrit de l'Arsenal :
Au saint nau
Chanteray, sans point me feindre,
Y n'en daigneray ren creindre,
Car le jour est feriau (3),
Autre souvenir dans la bouche de Panurge (1. 111, ch. xiv) :
Qui ne le croid,
D'enfer aille au gibet,
Noël, nouvelet.
Cette fois il s'agit d'un noël inséré dans la Grande Bible des
Noi^'ls :
Noël novelet, noel chantons icy,
Novelles gens crions à Dieu mercy,
Chantons noel pour ung roy novelet.
Ung prestrc vint dont je fuz esbahy
Qui par parolles mon cueur espanouyt...
(i) Cf. Burgaud des Marets, G'Juvrcs de Rabelais, t. II, p. 3.
(2) Nau est la forme poitevine, répondant à twcl.
(3) Première pièce du recueil de M. Lcmaitre et II. Clouzot. Les
éditeurs l'assignent au xv siècle, faute d'une désignation plus précise
du manuscrit de l'Arsenal.
CHANSONS POPULAIRES 267
Et si me dit : « Frère, creis tu icy ?
Et si tu y croys, es cieux seras ravy.
Si tu n'y croys, d'enfer va au gibet (i).
Les noëls poitevins restèrent en vogue Jusqu'au xviii' ,'siècle.
Ceux de Bourgogne furent remaniés en 1700 par le bourguignon
Bernard de La Monnoye, auquel ils durent un regain de popu-
larité.
Au XVI® siècle, Clément Marot a composé des noëls ou pas-
tourelles.
II. — Chansons sentimentales.
Les chansons sentimentales constituent la catégorie la plus
nombreuse aux xv^-xvi' siècles. Elles abondent dans les recueils
de l'époque et figurent, pour la plupart, dans la liste donnée
par le Disciple de Pantagruel (1538), passée tout entière ou à
peu près dans le Manuscrit du V^ livre. Nous en avons déjà
cité quelques-unes. En voici deux autres qu'on lit dans le pre-
mier livre du roman :
Ho, Regnault,
Reveille toy, veille !
O Regnault,
Reveille toy!
est la chanson que chante à pleine voix Frère Jean « pour re-
veiller ses compagnons » (l. I, ch. xli). C'est le refrain d'une
chanson recueillie par Tarbé (dans son Romancero de Cham-
pagne, t. 111, p. 4) et qui se chante encore dans diverses pro-
vinces, où Thomas remplace Regnault (2).
Les maies nuyctz,
Les travaulx et ennuys...
paroles d'amour que Panurge adresse à la dame parisienne
(1. II, ch. xvii) proviennent également de quelque chanson élé-
giaque, dont la source reste à trouver.
III. — Chansons bachiques.
On sait quel rôle la beuverie joue dans le roman de Rabelais.
Les « Propos des bienyvres », dans Gargantua^ offrent un
(i) Cité par H. Clouzot, dans Rev. Et. Rab., t. IV, p. 1S8.
(2) Voy. Œuvres de Rabelais, éd. Lefranc, t. I, p. 345.
268 FAITS TRADITIONNELS
tableau d'un parfait réalisme. Frère Jean est le type du bibe-
ron toujours altéré, pour lequel (comme pour les Gascons) vi-
vere devient bibere. Le vocabulaire rabelaisien de la beuverie
est le plus copieux qu'on connaisse. Tous les poètes bachiques
ultérieurs (et en premier lieu Jean le Houx) y ont puisé à plei-
nes mains.
Il est surprenant dès lors qu'on ne rencontre dans notre roman
aucune chanson bachique, sauf peut-être les quatre vers cités
parEpistémon dans sa descente aux enfers (1. 11, ch. xxx) :
Je veiz Epictete vestu gualentement à la françoyse, soubz une belle
ramée avecques force Damoizelles se rigolant, beuvant, dansant, fai-
sant en tous cas grande chère, et auprès de luy force escuz au soleil.
Au dessus de la treille estoient pour sa devise ces vers escriptz :
Saulter, dancer, faire les tours,
Et boyre vin blanc et vermeil :
Et ne faire rien tous les jours
Que compter escuz au soleil.
Lors quand me veit, il me invita à boire avecques luy courtoise-
ment, ce que je fciz voluntiers, et chopinasnies theologalement.
On ignore d'ailleurs la source de cette chanson.
En revanche, des vers bachiques isolés s'y rencontrent çà et
là. Tels, dans les « Propos des bienyvres » :
Hume, Guillot,
Encores y en a il un pot.
Ou encore ce refrain dans la bouche de Frère Jean (1. I,
ch. xl): « Ha ! ha ! (dist le moyne) serois je en dangier de
noyer, veu que suis en l'eau jusques au nez .^ Non, non. Quare}
Quia.
Elle en sort bien,
Mais poinct n'y entre,
Car il est bien antidote de pampre.
Une recherche spéciale pourrait mettre au jour plus d'un
fragment de ce genre.
IV. — Chansons satiriques.
La plus fameuse est :
FauUe d'argent, douleur saîis pareille, qui revient souvent
chez Rabelais (1. H, ch. xvi; 1. IV, ch. xxxv, etc.). C'est à pro-
pos de Panurge qui y « cstoit subject de nature ».
CHANSONS POPULAIRES 269
Voici comment Rabelais décrit cette maladie épidémique,
dans sa Pantagruéline Prognostication, ch. m :
Et régnera, quasi universellement, une maladie bien horrible, et
redoubtable : maligne, perverse, espouventable, et mal plaisante, la-
quelle rendra le monde bien estonné, et dont plusieurs ne sçauront
de quel bois faire flèches, et bien souvent composeront en ravasserie,
sillogisans en la pierre philosophale, et es oreilles de iMidas. Je trem-
ble de peur, quand je y pense, car je vous dy : qu'elle sera epidimiale
et l'appelle Averroys vij. Colliget (i) : Faulte d'argent.
Cette maladie spéciale, inconnue aux traités de médecine, est
par contre très fréquente dans les écrits des poètes du xvi' siè-
cle. Le vers cité par Rabelais revient souvent dans les rondeaux
de CoUerye (n° 49, 50, 65, 71, etc.) :
Faulte d'argent est douleur non pareille,
Faulte d'argent, ung ennmy parfait,
Faulte d'argent, par dit et par fait.
Qui bons rustres de tristesse traveille.
Dans la Sottie de Gringore, la Commune chante à son tour :
Faulte d'argent, c'est douleur non pareille... (2)
Cette chanson se lit dans le recueil de Plusieurs belles
chansons nouvelles (Paris, 1543), fol. 86. Le refrain passa
dans le Trésor de Gabriel Meurier (p. 74) :
Faute d'argent, c'est douleur nompareille,
Qui pauvre rustre reveille
Et traveille (3).
C'est sous cette même rubrique qu'on pourrait ranger la
chanson de ricochet, c'est-à-dire à ritournelle, où le motif initial
revient sans cesse, renforcé par de nouveaux détails. Aux con-
seils de Pantagruel, si Panurge doit se marier ou non, celui-ci
de répondre (1. III, ch. x) : « Vostre conseil (dist Panurge), soubz
correction, semble à la chanson de Ricochet : ce ne sont que
sarcasmes, mocqueries, et redictes contradictoires ».
(i) La re'férence donnée par Rabelais est simplement facétieuse : le
Colliget d'Averroès renvoie au recueil de ses écrits sur la médecine,
imprimé à Venise en 1482 et jouissant longtemps d'une grande répu-
tation.
(2) Œuvres, éd. Ch. d'Héricault, t. I, p. 223, et Picot, Sotties, t. II,
p. i52 note.
(3) C'est un raccourci des vers cités ci-dessus de Collerye.
270 FAITS TRADITIONNELS
On lit cette même appellation dans le Cymbalum de Des Pé-
riers (iv* dialogue) : « Aussi bien te veulx je apprendre plusieurs
belles fables que j'ay oy racompter autrefois, la fable de Pro-
metheus, la fable du grand Hercules de Lybie, la fable du Ju-
gement de Paris, la fable de Saphon, la fable de Erus qui
revesquit, et la chanson de Ricochet, si d'adventure tu ne le
sçais ».
Et, vers la même époque, Budé, dans une note de ses Adver-
saritty en donne cette définition : « Asystatum, id est instabile
et inconstans, la chanson du Ricochet, id est id argumentum
vel ea sententia quœ exitum non habent » (i).
Sous cette dernière forme, l'expression se trouve un siècle au-
paravant dans la Chronique de Boucicaut (t. 111, p. 19) : « Geste
malicieuse voye ont fait à savoir entre eux, pour se excuser
chascun sur son compaignon, disant : Mais que il cède, je céde-
rai : et semblablement, respond l'autre, et ainsi est la fable du
Ricochet ».
Ce n'est pas tout.
Deux textes antérieurs la mentionnent sous une forme diffé-
rente.
Le premier se rencontre au xii' siècle dans les Partures
Adan, d'Adam de la Halle, c'est-à-dire dans un des jeux partis
où l'amant s'efforce de dire son mal d'amour, sans en détailler
les « façons » (éd. Nicod, p. 93):
Sire, la fable oïr volés, je croy,
Du rouge cokelet...
L'autre texte se lit dans une chanson de geste, Baudouin de
Sebourg, de la première moitié du xi v" siècle (chant xi v, v. 947) :
Tant la mena la dame de quoquet en fablel,
Que li rois li dist : Dame, foi que doi Jupiter...
Cette ancienne appellation de « conte du petit coq rouge » est
encore vivace dans le domaine des traditions populaires (2).
(1) Cette définition, abrégée, figure dans le Dictionnaire de Robert
Estienne : « La chanson du Ricochet, asystaton, asystatos cantilena : at
asystatum argumentum : quod exitum non habet ».
{2) Dans la Meuse on dit: « C'est la fiafe da rouge couchot, c'est-à-
dire la fable du rouge coq, c'est toujours le même refrain (Labourasse).
A Genève, rouge poulet, chose ennuyeuse qu'on rabâche : Cest la
chanson du rouge poulet. «Le rouge poulet est le coq, dont le chant ne
se modifie jamais » (Humbert).
CHANSONS POPULAIRES 271
Comme on le voit par ces témoigna.G^es chronologiques, la chan-
son de Ricochet ou \3l fable du Ricochet sont des expressions sy-
nonymes, la fable n'étant qu'un conte en vers. Ce genre de récit
à ritournelle, sous forme de chanson ou de conte, est répandu
chez tous les peuples (i). On le retrouve en Grèce moderne et
en Russie, en France comme en Espagne (2), et jusque chez
les Ilottentots (3).
Le motif initial varie suivant les pays.
Chez les Italiens et les Espagnols, un oiseau prend la place
du coq ; de là, les expressions synonymes can^^one deW uccel-
lino (4) et pajarito (« oiselet »). Le tlorentih Benedetto Varchi,
dans son Dialogue de VErcolano (xvi*' siècle), en parle (5) ;
mais on n'en a jamais cité la version correspondante, qui doit
certainement subsister dans les traditions populaires de l'Italie
et de l'Espagne.
En France, la. fable du jeune coq rouge est anciennement
attestée. Mais aucun traditionniste n'en a fait connaître le
texte (6), qui certainement doit encore circuler. Faute d'une
variante française, nous allons donner en note la version rou-
maine de la Fable du Coq rouge que nous avons jadis re-
cueillie oralement (7).
(i) Voy. Reinhold Kôhler, Kleinere Schriften, t. III, p. 355 à 365.
(2) Cervantes fait allusion à un conte de ce genre dans la première
partie de Don Quichotte (ch. svi) : « Et comme on a coutume de dire :
Le chat au rat, le rat à la corde, la corde au bâton, le muletier tapait
sur Saacho, Sancho sur la servante, la servante sur lui, l'hôtelier sur la
servante ».
(3) Em. Cosquin analyse ces divers récits dans ses Contes populaires
de la Lorraine (n° xxxiv, « Poutin et Poutot »), t. II, p. 34 à 41.
(4) Ou la favola dell'uccellino que mentionne déjà Brunetto Latini
au xiiie siècle.
(5) Voici le passage :
« Conte : Ma ora che io mi ricordo, che voleté voi significare,
quando voi dite : Questa farebbe la Can^one delV uccellino ? quale è
questa Canzone ? O chi la compose, o quando ?
Varchi. L'Autore è incerto : e anco il quando non si sa : ma non si
puo errare a credere che la componesse il popolo... »
(6) Cf. Plattard, L'Œzivrt? de Rabelais, p. 32S, note : « Qu'était-ce que
cette chanson de ricochet, qui a peut-être suggéré à Rabelais l'idée de
cette scène [la consultation de Panurge sur le mariage]? Il est fâcheux
que nous ne la connaissions pas ».
(7) I. J'ai été à la foire, — et j'ai vu un coq. — Ah I quel coq I —
Gomme il chantait à la foire I — Chante, coq, — saute à la danse, vieux!
272 FAITS TRADITIONNELS
11 est vraisemblable, étant donné la similitude des traditions
populaires, que la version française, ancienne et moderne, n'en
diffère pas essentiellement. Quoiqu'il en soit, le conte cité nous
offre un premier échantillon de ce que Panurge appellait « re-
dictes contradictoires ».
11 résulte des faits exposés :
i*^ La plus ancienne appellation de cette chanson est la fable
du coquelet^ qui survit de nos jours sous celle de chanson du
rouge poulet (Genève) ou fable du rouge couchot (Meuse). Ce
nom fait allusion au m.otif initial, le coq, qui revient constam-
ment à titre de refrain (i).
2° L'expression chanson de Ricochet (Rabelais et Des Pe-
riers), chanson du Ricochet (Budé) et fable du Ricochet (Bouci-
caut) est l'équivalent ultérieur du xiv' au xvi' siècle de l'appel-
lation primitive.
Ce synonyme moderne semble contenir, dans son élément
final, Cochet, un souvenir du nom primordial, mais la syllabe
initiale reste obscure. Toujours est-il que l'acception moderne
de «bond répété», que possède ricochet, dérive de son premier
sens d'origine traditionnelle.
II. Et il est venu un renard, — et il a mangé le coq. — Ah ! quel coql
etc. (refrain).
III. Et est venu un lévrier, — et a mangé le renard, — le renard, le
coq. — Ah! quel coq! etc.
IV. Et il est venu un loup, — et a mangé le lévrier, — le lévrier, le
renard, — le renard, le coq. — Ah ! quel coq! etc.
V. Et il est venu un ours, — et il a mangé le loup, — le loup, le lé-
vrier, — le lévrier, le renard, — le renard, le coq, etc.
VI. Et il est venu un lion, — et il a mangé l'ours, — l'ours, le loup,
etc.
VII. Et il est venu un pieu et a tué le lion, — le lion a mangé l'ours,
etc.
VIII. Et il est venu un feu, — et il a brûlé le pieu, — le pieu a tué le
lion, etc.
IX. Et il est venu une pluie, — et a éteint le feu, — le feu a brûlé
le pieu, — le pieu a tué le lion, — le lion a mangé l'ours, — l'ours, le
loup, — le loup, le lévrier, — le lévrier, le renard, — le renard, le coq.
— Ah ! quel coq I — comme il chantait à la foire ! — Chante, coq, —
saute à la danse, vieux!
Voy. notre ouvrage sur les Contes Roumains, Bucarest, 1895, p. qSo
à 953.
(i) En Languedoc, on dit, avec le même sens, la cansoun de Vagnèu
blanc, se dit d'une chose qui n'a pas de bout... (voy. Mistral).
CHANSONS POPULAIRES 273
Une variété de la chanson satirique est également le blason,
genre poétique très en vogue jusqu'à la Pléiade. Le théoricien
de l'école marotique en donne cette définition : « Le blason est
une perpetuele louenge ou continu vitupère de ce qu'on s'est
proposé blasonner... Autant bien se blasonne le laid comme le
beau et le mauvais comme le bon » (i).
Nous reviendrons plus loin sur les nuances que ce terme
comporte chez Rabelais. Remarquons pour le moment, en ce
qui touche le blason en vers, que l'épitaphe burlesque de Ba-
debec en contient des éléments (1. II, ch. m) :
... elle avoit visaige de rebec,
Corps d'Espaignole, et ventre de Souyce.
Un échantillon plus complet nous est offert dans « le blason
et devise des licentiez » de l'Université d'Orléans (1. II, ch. v),
que nous avons déjà cité (2).
V. — Chansons grivoises.
Les chansons libres abondent au xv' siècle. Le Jardin de
plaisance et autres recueils de l'époque en renferment un
grand nombre (3). Chez Rabelais naturellement elles ne man-
quent pas.
Dans le ch. xiii de Gurgantua, « Comment Grandgousier
congneut l'esprit merveilleux de Gargantua », figure un rondeau
scatologique, qui n'est probablement pas de l'invention de l'au-
teur.
Ailleurs on lit (1. II, ch. i): « Les aultres enfloyent..., vous
sçavez le reste de la chanson ». Cette chanson joyeuse, à pro-
pos de la grandeur démesurée du membre viril, se trouve effec-
tivement dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale du
xv' siècle (4).
Parmi les titres imaginaires ou ridicules de la Bibliothèque
de Saint-Victor, il en est un intitulé « Le Chiabrena des pucel-
(i) Thomas Sebilet, Art poétique Françoys, 1548, éd. F. Gaiffe, Pa-
ris, 1910, p. i6g.
(2) Voy. ci-dessus, p. 204.
(3) Voy, le Parnasse satyrique du XV^ siècle, Anthologie de pièces li-
bres publiées par Marcel Schwob (XI« vol. des V.pi>r.-Mtcf., Recueil de
documents pour servir à l'étude des traditions populaires), Paris, igo5.
(4) Cf. Rev. Et. Rab., t. II, p. 140 (note de Marcel Schwob).
18
274 FAITS TRADITIONNELS
les », OÙ Panurge puise ces vers pour prouver que la braguette
« est première pièce de harnois entre gens de guerre » (l. III,
ch. viii) :
Celle qui veid son mary tout armé,
Fors la braguette, aller à rescarmouche,
Luy dist : Amy, de paour qu'on ne vous touche,
Armez cela, qui est le plus aymé.
Le sens initial de chiahrena résulte d'une pièce en vers de
1534, V Alphabet du temps présent (attribué à Marot) :
Quand le maistre dit : A. A. A.
Le disciple se prent à rire
Des oysons qui crient K. K. :
Car c'est le parler, pour vous dire,
De chiabrena.. . (i)
Les chansons scabreuses, comme on pourrait s'y attendre,
reviennent souvent dans le roman rabelaisien. Telles : le huitain
de la bonne Dame de xMerville (1. III, ch. viii) et le dixain sur
Jean de Quinquenays et sa (emme Quelot (1. IV, ch. xliv). Dans
le Prologue de l'Auteur du Quart livre, Rabelais fait chanter,
en chœur et en parties, par les plus illustres musiciens du
temps, un dixain et un quatrain, équivoquant sur le sens de
« coignée ».
VI. — Chansons des rues.
Pendant quatre siècles, du xiii" au xvi% les Cris de Paris
constituent un des documents les plus vivants du passé. Depuis
le recueil de Guillaume de Villeneuve (xin" siècle) jusqu'à celui
de Clément Jannequin (1550), on peut suivre le développement
de ce genre éminemment populaire et parisien {2).
Rabelais y fait souvent allusion :
Xercès crioit la moustarde... Scipion Africain crioit la lye en un sa-
bot... Le pape Jules [estoit] crieur de petits pastez (1. H, ch. xxx).
Je le veulx mettre [le roy Anarche] à mestier et le faire crieur de
saulce verte. Or commence à crier : vous fault il poinct de saulce
verte ? Et le pauvre diable cryoit (1. Il, ch, xxxi).
Ce sont là les échos mêmes des C/'is de Paris de l'époque :
(i) Marot, Œuvres, cd. Guiflrey, t. II, p. 5oo.
(2) Alfred IVanklin a réuni les Cris de Paris des diverses époques
dans le premier volume de sa Vie privée d'autrefois^ intitulé L'Annonce
et la Réclame, Paris, 1887.
CHANSONS POPULAIRES 275
Puis ung tas de frians museaulx
Parmy Paris crier orrez,
Le jour : Paste{ chaux! Paste^ chaux !
Dont bien souvent n'en mangerez.
{Les cris de Paris que l'on crie parmy Paris, dans Corrozet(i), après iSSa)
Puis assez criez sans qu'il tarde,
Parmi Paris, en plusieurs lieux,
Pour chose certaine : Moustarde!
Qui a maint faict pleurer les yeulx,
(Idem)
Après par sens ou par folie,
A Paris l'on crye très hault,
Jeunes ou vieux: Lye! lye!
Auxquels elle proufite et vault.
(Idem)
Vous faut il point de saulce verte?
C'est pour manger carpe et limande.
Celui qui en veut, en demande.
Tandis que mon pot est ouvert.
(Les cent et sept cris que l'on crie journellement à Paris,
par Ant. Truquet, i545).
Aujourd'hui, on ne crie plus clans les rues que des objets de
très mince valeur et de nécessité journalière. Les petites indus-
tries ont seules encore recours à ce moyen de publicité jadis
pratiqué sur une très grande échelle (2).
VII. — Chansons historiques.
L'événement historique le plus considérable du premier quart
du xvi' siècle a été la défaite des Suisses à Marignan (13-14
sept. 151 5), qui a eu un long retentissement. Ce « combat des
géants » a été depuis souvent célébré. Le livre de Leroux de
Lincy en renferme plusieurs chansons (3), parmi lesquelles la
plus connue est celle de Clément Jannequin, dont la Bataille
de Marignan (4), pleine de pittoresque et d'harmonie imitative,
a Joui pendant tout le xvi' siècle d'une vogue immense (5).
(i) A la fin des premières éditions de ses Antiquité^ de Paris.
(2) Voy, J.-G. Kastner, Les Voix de Paris, essai d'une histoire litté-
raire et musicale des cris populaires, Paris, iSSy.
(3) Recueil de chants historiques français, Paris, 1842^, t. II, XVI^ siè-
cle, p. 56 à 64, et Arthur Piaget, Poésies françaises sur la bataille de
Marignan, dans les « Mémoires et Documents publiés par la Société
d'Histoire de la Suisse romande », Lausanne, 1902, 2e série, t. IV,
p . gS à 127.
(4) Ibidem, p, 63 à 67, et sous une forme plus complète, réimprimé
par Expert, t. VII, p. 3i à Sg : La Guerre.
(5) Voy. ci-dessus, p. 202.
276 FAITS TRADITIONNELS
Nous relèverons ailleurs les traces nombreuses que cette chan-
son a laissées dans le vocabulaire de Rabelais (i).
VllI. — Refrains (2).
Les refrains sont souvent représentés par le dernier vers de la
chanson. Tels sont: « Adieu paniers, vendanges sont faites
(1. I, ch. XLVii), refrain des vignerons appliqué ironiquement à
une affaire manquée,
Lamibaudichon, qui figure chez Rabelais au milieu d'un ga-
limatias inextricable (I. Il, ch. xii), était primitivement un re-
frain joyeux de buveurs ou de danseurs. On lit dans le Mystère
de l'Assomption :
Que je sceuesse d'une vielle
Jouer sans plus une chanson.
Seulement Vamy baudichon ;
Ce seroit assez pour me [faire] vivre,.. (3)
On le retrouve, avec un sens libre, dans une pièce de la Fleur
des chansons (1634), qui remonte au xvi' siècle, et dont voici la
première strophe :
Une bergerotte près d'ung verd buisson,
Gardant brebiettes
Avec son mignon,
Luy disit en bas ton... et hon !
En disant à bas ton
Nette contre notte
Et lamybaudichon I (4)
Ce refrain joyeux fut même pris pour thème à plusieurs re-
prises par les musiciens du xvi" siècle. Josquin de Prés, entre
autres, a écrit une « Missa supra Lanii Baudichon » (5). Dans la
Vengeance de nostre Seigneur, mystère de la fin du xv' siècle,
on lit (111' journée, fol. S 11 v") : « Nota qu'ilz viennent au Tem-
ple chantant Vamij Baudichon, ma dame ».
(i) Celui-ci en fait mention (1. IV, ch. xli) : « 11 me soubvint du
gros 'laureau de Berne qui feut à Marignan tué à la desfaicte des
Souisses ».
(2) Nous avons tiré parti de l'excellent travail de Gustave Thurau , Der
Rcjrain in der fran^Osischcn Chanson, Berlin, 1901.
(3) Cité dans Petit de Julleville, Mystères, t. I, p. 275.
(4) Voy. G, Thurau, p. 383-Î85.
(i) Idem, Ibidem, p. 385. — Les Chansons Françoyses de Josquin de
Prés parurent à Anvers en ib/^b.
CHANSONS POPULAIRES 277
Vogue la galée! refrain archaïque de matelot, modernisé en
vogue la galère, dans l'exclamation de Panurge, une fois la fem-
pête finie (1, IV, ch. xxiii). Ailleurs (1. I, ch. m), il reparaît avec
le sens généralisé « arrive que pourra ».
Nous le rencontrons sous sa première forme dans une sottie
de Gringore, Abus du monde :
Jamais je n'ouys mieulx mentir.
Sus gallans, vaugue la galée\ (i)
Et dans la Farce du maître Mimin (éd. Fournier, p. 321) :
Il suffit, il s'en faut aller;
Chantons hault à la bien allée!
Et à Dieu, vogue, la galéel
Sous sa forme moderne, on le rencontre comme refrain iro-
nique dans les vaudevilles du Théâtre de la Foire (2).
Plus souvent encore les refrains sont représentés par des ex-
pressions ou formules onomatopéiques au sens vague :
Mirelaridaine, refrain populaire (l. IV, ch. xvi) qu'on re-
trouve sous une forme analogue dans une chanson Agenaise
(Bladé, p. 119) :
Dansons, ma Sirène,
Mirelaine.
Il faut bien danser
La mirelirél (3)
Toureloura la la, employé au sens libre chez Rabelais (1. II,
ch. xii), se lit avec sa valeur originaire dans la « Farce de Cal-
bain » (éd. Fournier, p. 277):
Et tout toureloura la lire lire...
et avec un sens apparenté dans la Comédie des Chansons
(acte V, se. iv):
Il est à qui l'aura, ma tourelourette
Il est à qui l'aura, ma tourelQura\ "
Finissons par ce refrain qu'on lit au V livre (ch. vi) et que
l'auteur met dans la bouche de Frère Jean:
Ils s'en repentiront dondaine, »
Ils s'en repentiront dondon.
Voilà les différents genres de chansons qu'on trouve dans
Gargantua et Pantagruel, et qui sont pour la plupart foncière-
ment populaires.
(i) Picot, Sotties, t. I, p. m.
(2) Thurau, loc. cit., p. 867.
(3) Cité dans G. Thurau, p. 106.
CHAPITRE V
JEUX ENFANTINS
Le chapitre que Rabelais consacre, dans Gargantua, aux
divertissements du jeune géant renferme l'énumération la plus
considérable de jeux de l'entance et de l'adolescence que nous
ait léguée le xvi' siècle. Dans un but satirique ou simplement
comique, l'auteur accumule non seulement tous les jeux enfan-
tins et populaires de l'époque, mais, pour grossir la liste et en
accuser ainsi la futilité, il y ajoute des correspondants provin-
ciaux et de nombreux synonymes. Cette énumération, qui a reçu
une quinzaine d'additions dans l'édition définitive de 1542 (i),
atteint le nombre de 217 et constitue un ensemble unique dans
son genre.
Traducteurs et commentateurs ont naturellement exercé leur
subtilité et leur érudition sur ce chapitre.
Le premier traducteur allemand de Gargantua, en 1575,
Jean Fischart, qui adapte et amplifie Rabelais plutôt qu'il ne
le traduit, a ajouté à la liste des jeux, d'ailleurs très défectueu-
sement rendue (2), 372 noms allemands de jeux de cartes et
d'airs de danses (3).
Dans la version anglaise de Gargantua par Thomas
Urquhart, en 1653, la liste des jeux est également augmentée,
mais sans atteindre cette amplification monstrueuse.
Chez ces deux traducteurs, les contresens sont nombreux,
et chose curieuse ! plusieurs de ces bévues manifestes ont
passé ultérieurement d'Urquhart cians le commentaire de Le
Duchat (4).
(i) Exactement seize jeux nouveaux, parmi lesquels: Au fourby, au
lansquenet, aux martres, au vircton, au piquarome, au rouchemerde, à
angenart, aux crocquinoUes.
(2) Voy. Rev. El. Rab., t. VII, p. 234 à 2 3G.
(3) Cf. la dissertation de H. -A. Hausch, Das Spiclver^eichniss int
XXV (lapitel von Fischart' s Gcschidilsklitterungy Strasbourg, 1908,
(4) Rev. Et. Rab., t. VII, p. 204.
JEUX ENFANTINS 279
De ces diverses versions, c'est la hollandaise, parue à Ams-
terdam en 1682, qui nous intéresse de plus près. La liste qu'elle
donne — 154 jeux, dont 63 hollandais et 91 franco-hollandais
— a été le point de départ d'une vaste enquête sur les jeux en-
fantins, le plus ample travail traditionniste que possède à ce
sujet le folk-lore (i).
Quant à la liste originale des jeux de Gargantua, elle a provo-
qué, depuis Le Duchat, des recherches étendues et fructueu-
ses (2). Le regretté Michel Psichari leur a consacré une mono-
graphie très nourrie (3), en tenant compte de la plupart des
textes. Le plus récent travail de ce genre est le commentaire
circonstancié que nous avons inséré (avec Henri Clouzot) dans
l'édition critique des Œuvres de Rabelais (4) sous la direction
d'Abel Lefranc. On y tient compte à la fois du passé et des
survivances de ces jeux dans les parlers provinciaux.
En dépit de ces recherches multiples, ce chapitre présente
encore de nombreuses lacunes, qui continueront à exercer l'é-
rudition et la sagacité des rabelaisants. Tout en renvoyant au
plus récent commentaire, nous tâcherons d'apporter quelques
nouvelles contributions, en considérant le sujet sous ses aspects
d'ensemble.
I. — Relevé bibliographique.
En 1761, Henri Jonathan Clodius publia un gros volume, la
première bibliographie des jeux : Primœ lineœ bibliothecœ luso-
riœ sive notitia scriptorum de ludis prœcipue domesticis ac
privatis ordine alphabetico digesta, Lipsice, 1761.
Dans la suite, cette rubrique acquit un développement con-
sidérable. Il suffira de renvoyer aux trois ouvrages les plus
récents, qui renferment chacun une bibliographie très copieuse
des jeux enfantins ^5).
(i) Voy., ci-dessous, l'ouvrage de Cock et Teierlinck.
(2.) L'Edition Variorum n'a ajouté à Le Duchat que des additions et
corrections insignifiantes.
(3) Dans Rev. Et. -Rab., t. VI à VII (1908-1909).
(4) Voy. t. l, p. 188 à 212.
(5) H. Ploss, Das Kind ivi Brauch und Sitîe der Volker, t. I et II,
Stuttgart, 1S76.
W.-W. Newell, Games and Songs 0/ American children,coUecled and
compared, New- York, i8S3.
A. de Cock et Is. Teierlinck, Kinderspel en Kinderlust in Zuid-Neder-
28o FAITS TRADITIONNELS
La dernière et la plus vaste de ces publications, sur les jeux et
les rimes de l'enfant chez les Flamands de Belgique, fut éditée
sous le patronage de l'Académie royale flamande. Le premier
tome comprend une longue introduction sur les anciens ouvrages
néerlandais qui mentionnent les jeux d'enfant. Sous le n° 80,
on trouve la version hollandaise de Rabelais, avec la liste parue
en 1682 des 154 équivalents des jeux de Gargantua.
Le dernier livre français sur la matière — Les Rimes et Jeux
de l'en'ance d'Eugène Rolland (1883) — consacre à peine une
trentaine de pages aux « Jeux et formulettes pour amuser les
tout petits enfants ». Par contre, les divers ouvrages sur les pa-
tois, en dernier lieu le Glossaire du Bas-Maine de Dottin (1899)
et surtout les Glossaire des patois et des parlers d'Anjou de
Verrier et Onillon (1908), renferment des données nombreuses
sur plusieurs noms de jeux de la liste rabelaisienne encore en
usage dans les provinces de l'Ouest et ailleurs.
II. — Témoignages historiques.
Le premier texte où il soit question d'un jeu, d'une amusette
populaire, se rencontre chez le trouvère artésien du xiii' siècle
Adam de la Halle. Dans le Jeu de Robin et Marion, écrit vers
1280, se trouve mentionné le nom grotesque d'un saint, saint
Coisne, représenté assis et faisant des grimaces :
Voire, voire!
Le Pèlerin à Saint Coisne (i).
Les joueurs, des paysans, s'avancent vers lui, l'un après l'au-
tre, en lui présentant des dons fictifs : « Tenés, Sain Coisne,
biaus dous sire ». Puis, sous prétexte de lui caresser le visage,
par forme d'adoration, ils le lui noircissent (2).
land, Gand, 1902-1908, 8 vol. gr. in-8°. En voici le titre en français :
« Jeux et Amusements des enfants dans la Néerlande méridionale »,
c'est-à-dire dans les provinces flamandes de Belgique. Cf. le compte-
rendu de H. Gaidoz dans/?ev. Et. Rab., t. I, p. 225-226.
(i) Coisne est une autre forme de Cosme qu'on lit dans ce mcme Jeu
et qu'on retrouve dans la liste des jeux de Gargantua : Sainct Cosvie, je
te viens adorer.
(2) Le jeu revient dans la Farce d'un chauldronnier (vers i53o),
mais saint Côme y est adoré sous le nom de « sainct Coquillart »
(éd. Fournier, p. 3 12).
JEUX ENFANTINS 281
Le célèbre chroniqueur Jean Froissart, dans son poème auto-
biographique VEspinelte amoureuse (vers 1360), fait mention
des divers jeux de son enfance et de sa jeunesse (i) :
Jones estoie d'ans assés,
James je ne fuisse lassés
A juer aux jus des enfans,
Tels qu'ils prendent dessous douse ans.
Et quant la lune estoit serine,
Moult bien à la pince merine
Juiens...
Puis juiens à un aultre jeu
Qu'on dist à la kcuve leu leu...
Et quant nous estions ensembles,
Aux poires juiens tout courant.
Et puis au larron Engerrant...
Et, dedans chambre, à l'esbahiy
Et aussi aux adeviniaus,
A l'avainne et aux reponniaus... (2)
Au chace lièvre, à la cluignette,
Aussi à la sotte buirette...
Et se {a.\s\ovi?, fosselettes... (3)
Contemporain de Froissart, le poète champenois Eustache
Deschamps, consacre une de ses ballades, la 873% aux jeux de
son temps {Œuvres, t. V, p. 54) :
Chascun parle de divers gieux jouer.
De clines l'œil, de porter maie honte,
Et de la briche aux compaignons donné,
Et de souffler le charbon, mais n'a compte
A tous ces gieux nulle chose du monde,
Quant mon cheval m'a au besoing failli,
Desur me fault jouer à Vesbahi.
Le Jeu favori du poète, les dés, jeu d*invention diabolique (4),
(i) Ed. Scheler, t. I, p. gS, vers igS à 242.
(2) Cf. V. 2652 :
Se VOUS joués aux responiaus,
Faites au moins que le vos trove.
(3) Plusieurs de ces jeux figurent dans notre liste : A Vesbahy, à ven-
dre l'avoyne, à la foussette, à la queue au loup, aux responsailles et à
cline mu![ette. Quant au larron Engerrant, il rappelle le jeu à Ange-
nart, qui ne figure que dans l'édition de 1542.
(4) Cf. l. III, ch. xi: « Le mauldict livre du Passetemps des de^^ fut,
longtemps a, inventé par le calumniateur ennemy », c'est-à-dire par le
diable. Le Fabliau du jeu de dés (éd. Jubinal, t. II, p. 129) attribue au
jeu la même origine démoniaque. Quant à la source du mauldict livre
282 FAITS TRADITIONNELS
est le sujet d'une ballade spéciale (la 783'), mais il en cite
ailleurs une variété (t. VII, p. 155):
Soit à la vachette ou aux dez...
qui répond auœ vaches de Gargantua.
L'auteur du Ménagier de Patois, traité de morale et d'éco-
nomie domestique composé vers 1393 par un bourgeois pari-
sien, attribue aux dames romaines des amusements goûtés par
les belles de son temps (i).
Au xv' siècle, le Mystère du Vieil Testament contient une
scène charmante entre trois enfants, Eliezer, Ismael et Isaac
(t. II, p. 7, V. 9550 a 9567):
Ismael II convient
Jouer à quelque jeu privé,
Nos troys...
Eliezer. C'est ben dit; il fault adviser
Quelque beau jeu et deviser,
Puis que le meilleur soit tenu.
Isaac. Sus 1 que dictes vous,
Gallans? A quel jeu jouerons nous
Pour passer temps ^
Ismael. A la fossette.
Isaac. Nenny non, à la tulerette.
Eliezer. Bien nenny, mais en pique en Romme.
C'est un beau jeu.
Ismael. Je le consomme.
Ainsi soit fait que devisé.
Et comme le mieulx advisé.
Je m'en voys commencer le jeu.
Le poète champenois Guillaume Coquillart parle plutôt des
jeux d'adultes, des jeux de cartes (t. 1, p. 85):
Puis quand la bourgeoise est en galles,
Une caterve, une brigade
Vient jouer, aux sons des cimbales,
Au glic ou à la condetnnade...
Par contre, l* Amant rendu Cordelier à l'observance d'amours,
des de^f de Rabelais, voy. un article de W.-F. Smith, dans Rev. Et.
Rab., t. VII, p. 3(7 à 370.
(i) « Scste le fils l'empereur et plusieurs d'iceux jeunes hommes ro-
mains... vindrent à Rome et trouvèrent (leurs femmes] les unes devi-
sans, les autres jouans au bric, les autres à qui fcry ? les autres à pince
menlle, les autres jouans aux cartes et autres jeux d'esbatemens avecques
leurs voisines... » (t. I, p. 71).
JEUX ENFANTINS 283
poème paru en 1490 et attribué à Martial d'Auvergne, revient
aux jeux de l'enfance :
Item, et si ne jouerez
Au sinon ne à cligne musettes,
Au jeu de Mon amous aurés,
A la queuleuleu, aux billettes,
Au tiers, an perier, aux bûchettes,
A jecter au sein et dos l'erbe,
Au propos pour dire sornettes,
Ne Que pais tou, ne Que paist herbe (i).
Au début du xvi^ siècle, le curé de Béthune Eloy d'Amerval,
dans son Livre de la Deablerie (1507), distingue les jeux rusti-
ques des « beaulx pastoureaux » (fol. O II r") :
Se vont jouant à la chevrette.
Au molinet, aux belles quailles,
Aux longz festus, aux courtes pailles,
Au tonnebri, à la paumette.
Et aussy à monte echelette...
de ceux des mondains qui ne s'amusent pas toujours (fol.
E VI v»):
A quelque beau jeu gracieux,
Qui de soy n'est pas vicieux,
Comme au jeu à'eschecs ou des dames,
Qui sont beaux jeux, non pas infâmes...
Mais préfèrent s'adonner aux jeux de hasard (fol. E II v°) :
Aux quilles, au franc du carreau,
Au trinc, au plus près du Cousteau (2),
(i) Ed. Montaiglon, p. jd. Deux de ces jeux sont ainsi expliqués par
Benoit de Court dans les commentaires juridiques et joyeux qu'il a
ajoute's aux Arrests d'amour de Martial d'Auvergne (dernière édition,
Amsterdam, 173 1, p. 257 et 440) :
« Or disoit elle que, une journée, ainsi comme elle et d'autres de ses
voysines jouoyent au propos, il se vint sçoir près d'elle et advint son
tour, qu'ainsi qu'il parloit à elle à l'oreille pour luy dire son mot et
proposer dessus, que iceluy galand, en haulsant la patte du chaperon,
la baisa tout à coup...
« Ce nonobstant, luy jouant au tiers en un beau grand préau vert, et
par joyeuseté, en courant par derrière, elle meit audit galant un tantinet
d'herbe entre sa chemise et le dos... Or estoit vray que ceste dame, de
son autorité, et sans dire qui avoit perdu ou gaigné, luy estoit venu
jetter dans le dos, en jouant au tiers, une poignée d'horties et d'ordure,
où il y avoit des fourmis parmy qui le picquoient... »
(2) Chez Rabelais : « Au pied du Cousteau » (coteau).
284 FAITS TRADITIONNELS
Au de-{, an gîic, aux' belles tables {1),
A la condampnade et SiXifliix.
Cependant notre moraliste ne comdamne pas tous les « jeux
du sort »; il en excepte les plus innocents (fol. E vi v°) :
Comme à la baboue ou aux tables,
Où plusieurs personnes notables
S'esbatent souvent en commun,
A maucontent, à trente et ung.
Les Jeux tiennent un grand rôle dans la vie scolaire du
xvi' siècle, comme dans la première éducation de Gargantua.
Mathurin Cordier mentionne en 1530 ceux qu'affectionnaient les
écoliers parisiens du Collège de Navarre :
Ludamus ad muscam. Jouons à la mouche.
Certemus talitris. Ludamus pro chiquenodis. Jouons pour des chi-
quenauldes.
Ludamus ad equum fundatum. Jouons au chevau fondu.
Ludamus savatam. Jouons à la savate (2).
La fin du xvi" siècle vit paraître le premier recueil de jeux
enfantins, livre rarissime (3), qui est resté inconnu aux rabelai-
sants. Les 36 estampes représentent, avec les accessoires de
costume et au naturel, les divertissements les plus en usage
parmi les enfants du xvi' siècle. Pour nous en tenir aux jeux de
Gargantua, on y lit:
A quille là aussi pareillement
Et à babou, jeu où communément
Dos contre dos fault frapper au mesme heurt.
Au jeu des escoublettes, on se heurte la tête l'un contre
l'autre.
Ces autres-ci s'exercent bien et beau
A qui pourra abattre le chapeau
Avec la main et à pince-merille.
(i) Chez Rabelais: « A toutes tables ».
(2) De corrupti sennonis cniendatione, Paris, i53o, ch. xxxvui : Lu-
dendi formula", p. 192 à 201.
(3) En voici le titre : Les trente six Tableaux contenant tous les jeux
qui se peuvent jamais imaginer et représenter par les en/ans, tant gar-
sons que filles, depuis le berceau jusqu'en Vaage viril, avec les amples si-
gnifications desdites figures 7nises au pied de chacune d'icelles en vers
Jrançois. Le tout nouvellement mis en lumière cl dirige par ordre,
Paris, Nicolas Prévost, ibHj. Voy. Magasin pittoresque, fcvr. 1847,
p. 67. Cet ouvrage manque à la Bibliothèque Nationale.
JEUX ENFANTINS 385
On pinçait le bras en disant : meriUe ! ou morille! jeu analo-
gue à Je te pince sans rire.
Pareillement l'un d'entre eux font abattre,
L'accommodant tout ainsi qu'un pourceau.
Le pourceau mory de Gargantua- on y figurait la mort d'an
pourceau.
Le premier jeu est an franc du carreau^
Que les lacquets ont tousjours au cerveau
Pour y jouer, en attendant leur maistre.
Colin Maillart, où l'un d'entre eux se bouche,
Est jeu plaisant où pas un ne rebouche.
Et Montaient resveille leurs esprits.
Dans Rabelais : au franc du carreau, au chaplfou et à mon-
taient.
Ils sautent tous en criant : Couppe teste 1
L'un par sus l'autre: est ce pas jeu honneste ?
C'est l'a crocque teste de Gargantua.
Voici le jeu recomblé de plaisance
De: Guillemin, preste moy tost ta lance,
Auquel on baille un baston plein d'ordure
A un niais qui se bouche les yeux.
Dans Rabelais: Guillemin, baille my ma lance et la barbe
d'oribus.
Ce curieux livre parisien trouve son pendant dans un recueil
provincial (i), où figure une énumération des amusements des
enfants rouennais, qui ne présente presque pas d'analogie avec
celle de Rabelais.
III. — Classement des jeux.
La liste rabelaisienne embrasse diverses catégories de jeux
usités parmi les enfants et les adultes, ces derniers appartenant
à différentes classes sociales (écoliers, pages, etc.). Suivons l'ordre
observé par Rabelais, qui commence par les jeux de cartes
pour finir par des amusettes, en passant par des jeux d'a-
dresse et d'attrape.
(i) Friqiiassée crotesiillonnéc des antiques modernes chansons, jeux et
menu fretel des petits en/ans de Rouen (ibSy), éd. Rouen, 1604, réim-
primé par Pottier en i863 et par Blanchemain en 1878.
286 FAITS TRADITIONNELS
I. — Le nom de carte (i) à jouer nous est venu de l'Italie au
XI v^ siècle. La première m.ention se trouve dans le Ménagier de
Paris (t. I, p. 172), où le mot désigne un « jeu d'esbatement »
pour les jeunes filles. Rabelais énumère nombre de variétés
usuelles à son époque, trente-cinq à peu près, qui se répartis-
sent ainsi :
1° Variétés italiennes : A la prime, à la condemnade, à la
charte tirade, etc., ainsi que le tarot (2), ital. tarocco, inventé
en Italie au début du xv" siècle. Le tarot de Lombardie ou de
Venise comprenait 78 cartes (3).
Une autre variété italienne de jeux de cartes, Vimperiale
(nom de la plus grande carte), est mentionnée par Rabelais en
dehors des jeux de Gargantua (1. IV, ch. xiv) : « Les officiers
jouoient à Vimperiale ».
Ajoutons-y : A pille, nade, Jocque, fore, reflet de l'ital. pi-
glia-nada (4), giiioco-fora (prends rien, joue dehors), équivalant
aux correspondants latins : accipe nihil, pone totum, dont les
initiales étaient inscrites sur chaque face du toton (5).
2° Variétés espa.:?noles : Aux luettes, esp. laças, cartes aux
marques nouvelles (par exemple la dame exclue et représentée
par le chevalier), dont Jehan Vimier mit en vente à Rouen en
1508 un des premiers tirages français (6). Cette variété fut pro-
pagée par les marins bordelais (cf. 1. II, ch. v) sur tout le litto-
ral de Vendée, Saintonge et Bretagne.
3° Les appellations indigènes remontent pour la plupart au
xvi* siècle. Trois seulement sont attestées au xv' siècle : au^?Ma?,
à la triumphe et au glic, déjà sous cette forme chez Villon :
1705. Gaigne au berlenc, au glic, aux quilles,
et sous celle de clic dans Guillaume Coquillart (t. 1, p. 155) :
Jouant au clic ou à la roynette.
Cette dernière forme est la primitive, car on la lit dans la
Passion bourguignonne de Semur :
(i) Rabelais écrit cJiarlc (et plus loin charte virade), forme francisée
qu'on lit également dans Montaigne,
(2) Rabelais écrit tarau, graphie qui n'est pas isolée au xvi° siècle.
(3) Voy. H. d'Allemagne, Cartes à juiicr du XIV" au AA'» siècle,
Paris, 1906, t. 1, p. 179 et suiv.
(4) Nada est l'équivalent burlesque de nicnie.
(5) Voy., sur les noms de jeux d'origine italienne, ci-dessus, p. 142-143,
(6) H. d'Allemagne, ouvr. cité, t. I, p. 21.
JEtX ENFANTINS ' 287
5353. Et les Juifs d'Auffericque
Joueront à ly [à Dieu] à la clicque.
L'origine du nom reste obscure (i).
Quelques autres variétés restent inconnues en dehors de Ra-
belais : à Vespinay, au fourby, à Vopimon et au torment, à
côté de Picardie, espèce de calembour géographique sur pique.
La graphie gay semble également le résultat d'un jeu de mots
pour/a^ ou gë (cf. gay etjay), nom du brelan en Normandie,
d'après le mot initial du jeu.
II. — Mettons à part le jeu de la mourre, dont le nom et la
pratique viennent de l'Italie {morra). Rabelais en fait mention
ailleurs {1. IV, ch. xiv) : « Les paiges jouoient à la mourre à
belles chicquenauldes ». Le nom a pasé chez nous par l'inter-
médiaire du Languedoc, où ce jeu a été longtemps en vogue.
III. — Les jeux de tables, au nombre d'une vingtaine, com-
prennent les échecs, le tric-trac, les dés, les dames.
Rabelais cite plusieurs variétés de tric-trac: au lourche (2), à
la re nette (chez Coqu'ûldirt, roynette), au barignin (répondant à
l'ital. sbaraglino) et surtout à la nicnocque, nom qu'on rencon-
tre à la fois dans les Moralités et les Farces (3), et dont l'origine
remonte à la même source imitative (4) que son synonyme tric-
trac (5).
(i) Chez Eust. Deschamps, clique désigne à la fois la cloche d'une
horloge et un coup retentissant (d'où cliqiiier, tinter).
(2) Le terme est souvent pris au figuré : « La chance du jeu se tour-
nant, celui en fin du jeu se trouva lourche, qui pensoit estre maistre du
tablier » (Pasquier, 1. VIII, ch. lvi). Cf. la « Farce de Colin » {Ane.
Théâtre, t. I, p. 243) :
Car cela me rend lorche,
C'est à Dieu trop tiré le dé.
Oudin(i642) et Ménage (1690) donnent à la fois lourche et ourche.
Cette dernière forme est sujette à caution.
(3) Par exemple, la « Farce de folle Bombance » {Ane. Théâtre, t. II,
Pu 76) :
Jouer aux dez,
A la nicqite nocque...
{4) Cf. Mistere du vieil Testament (t. 11, p. 98) :
Or allons, ma dame et maistresse.
Tout nostre beau train tricquetrac...
(5) On en a tiré au xv° siècle un verbe (Parnasse satyrique, p. 21 5)
anniquenoquer, frapper, et au xvic, un refrain qu'on lit dans la Farce de
Calbain :
Si m'y touchez, je vous feray mettre
A la prison du chasteau, nicque, nicque, nocque,
A la prison du chasteau, nicque nocqueau,
288 FAITS TRADITIONNELS
Un des Jeux de dés porte le nom de reniguebleu^ qui est un
juron de la soldatesque de l'époque ; les Lansquenets de même
ont légué leur nom à un jeu de cartes.
IV. — Dans les jeux de boules, on trouve le bilboquet, le co-
chonnet, etc.
V. — Les jeux d'enfants et d'écoliers (osselets, billes, quilles,
cache-cache, toupie, volant, etc.) occupent la plus grande par-
tie du catalogue, où les répétitions et les superfluités (i) abon-
dent. Plusieurs de ces appellations sont tirées :
i" Du langage enfantin :
Babou (à la), anciennement baboe, épouvantail et geste de
moquerie (cf. 1. IV, ch. lvi), nom de jeu encore vivace en Anjou
sous la forme babu. Le nom est aussi donné à une variété de
jeu de dés (2).
Tirelitaniaine (à la), nom normand du jeu de la queue-leu-
leu, répondant au saintongeais tirantaine^ trainée de choses sem-
blables, et au poitevin tantirantaine, bande allongée (3).
Plmpompet (à), jeu dans lequel, suivant Cotgrave (4), les
joueurs se donnaient des coups de pied dans le derrière. Le
nom traduit le bruit des coups donnés (cf. dans la langue mo-
derne, pan- pan !)
Migne, migne beuf (à la), formulette enfantine qui accompa-
gne un jeu analogue au pied du bœuf ou à la main chaude : Mi-
gne-migne niigneugnieu! (5)
MyreiimoJTe (à), autre formulette enfantine ainsi donnée par
la. Fricassée crotestillonnée (1557) :
Et d'où venez vous, mire le vioufle?
Je viens du marché, soufle ly soufle (6).
2° De l'ancienne langue :
Brandelle (à la), balançoire faite de deux branches d'arbre
(i) Telle la danse bretonne du triori que Rabelais cite ailleurs (1. IV,
ch. xxxiii).
(2) Voy. ci-dessus le texte d'Amcrval.
(3) Le Uuchat le rend par « Tire-le un peu » (suivant la version d'Ur-
quhart « At pull yet little »). L'initiale tireli est un refrain qui n'a rien
de commun avec le verbe tirer.
(4) « A kinde of gamc \vliercin thrcc hit each othcr on the lum with
one of their feet ».
(5) Rolland, Rimes et jeux de Venfance, p. i3i.
(G) Cf. éd. Pottier, p. 21.
JEUX ENFANTINS 289
reliées par les extrémités. Le mot est encore vivace en Haute-
Bretagne et ailleurs.
Chapifou (au), au colin-maillard, anc. fr. capifol, propre-
ment tête folle.
Bien et beau s'en va Quaresme (à), jeu mentionné dans |un
des rondeaux de Charles d'Orléans :
A ce jour, à Saint Valentin,
Bien et beau karesme s'en va :
Je ne sçay qui ce jeu trouva.
Combes (aux), probablement aux cubes, sens de l'ancien
combe (i).
Croquinolles (aux), jeu aux coups appliqués sur le tendon
du nez, à côté de croquignole, synonyme de chiquenaude (1. II,
ch. vu). On lit ce mot déjà au xv*" siècle :
Pour rompre testes et canoles,..
Pour leur donner des croqiiignoles...
(Myst. de S. Quentin, v. 4326).
Cette double forme est encore vivace dans les patois du Midi.
Cuite-cache (à la), jeu de cache-cache, encore vivace sous
cette forme dans les patois de l'Ouest. Cuie^ au sens de « ca-
chette », se lit dans une lettre de grâce de 1454.
Esbahy (à 1'), nom de jeu qu'on lit déjà chez Froissart et dans
Eustache Deschamps.
Foucquei (à), jeu qui consistait à éteindre avec son nez un
flambeau (en Anjou). Le sens propre en est petit Foulque, de-
venu dans l'Ouest le nom patois de l'écureuil.
Passavant^ proprement « coup », sens qu'on lit souvent dans
le Mystère du Vieil Testament (par exemple, t. III, p. 258):
Tire avant, tire, malheureux.
Ou tu auras ung passavant.
Picquarome, jeu de bâtonnet, dans une lettre de grâce de 1379.
Pince-morille, nom qu'on lit dans le Ménagier sous la formée
pince-mer ille, parallèle à Ibl pince -merine de Froissart.
Responsailles, jeu de cache-cache, de l'anc. fr. response, ca-
chette, appellation parallèle à celle de reponniaus qu'on lit dans
Froissart.
3^ Du languedocien :
(i) Cf. d'Aubigné, Baron de Fœneste (dans Œuvres, t. II, p. 442):
« Or ça youons à bis combis ou bien à bianque bouquet ».
»9
290 FAITS TRADITIONNELS
Bourry-bourry ^ou, sus^ baudet, en avant! sens de laformu-
lette dans le Midi.
Bousquine (à la), peut-être « bâtarde », en parlant d'un fruit
sauvageon, acception du languedocien bousquino. Le sens reste
obscur.
Mousque, nom d'un jeu d'écoliers (jnusca vadit) et aussi d'un
Jeu d'enfants, appelé aujourd'hui mousqueto : les joueurs y cou-
rent l'un après l'autre autour d'une meule de gerbes.
Tenebry (au), jeu que d'Amerval appelle tonebri et qu'on
pourrait rapprocher du limousin tonnedre ou tonnegre, espèce
de jouet d'enfant, proprement tonnerre.
Virevouste (à la), répondant au languedocien virovolto, toton.
4° Des patois, particulièrement de l'Ouest :
Cline mu^iete, cligne-musette, forme angevine. La forme
usuelle se lit au xv' siècle dans les Cent Nouvelles nouvelles.
Cocquantin(a.u), volant et jeu de volant, dans le Haut-Maine.
Griesche (à la), autre nom provincial du volant, sens de l'an-
gevin gruesche.
Martres (aux), nom des osselets à Caen, encore aujourd'hui
usuel dans une partie de la Normandie.
Pingres (aux), autre nom des osselets en Anjou, jeu particu-
lièrement pratiqué par les dames (cf. 1. IV, ch. xiv).
Picandeau (a.u) , jeu d'écoliers lyonnais qui consiste à lancer,
avec les deux index formant arc, une petite flèche garnie de pa-
pier à un bout et à l'autre d'une pointe en fer ou d'une épingle
(d'où le nom de jouet à pique).
P y revolet, nom angevin d'une espèce de volant.
Roucliemerde, c'est-à-dire « ronge-merde », en Anjou, est un
jeu qui fait pendant à la barbe d'oribus.
Trompe (à la) et au moyne, variétés de toupies, dans l'Anjou
et dans le Berry.
5° Du latin des écoliers :
Barbe d'oribus (à la), dans l'argot scolaire, barbe d'or, euphé-
misme pour « ordure ». C'est le pendant de la « pouldre d'oribus »
(1. II, Prol.), qu'Oudin explique par « de la merde pulvérisée ».
Défende (à), jeu d'écoliers décrit par Cotgrave.
Prinius secundus (à), jeu d'écoliers, mentionné également
ailleurs (1. II, ch. xviii): « Ainsi passa la nuict Panurge à cho-
pincr avec les paiges et jouer toutes les aigucillettes de ses
chausses à prinius secundus et à la vergette ».
6" De la langue populaire, qui a fourni le fond de cette nomen-
JEUX ENFANTINS 291
clature. C'est ainsi qu'on y relève une abondante provision de
noms d'animaux :
Quadrupèdes : Au bœuf violé, au cochonnet va devant, au
dorelot du lièvre, au renard, à la truye (i).
Oiseaux : AusG allouettes et aux cailleteaux, à la chevêche
et au hybou, à la grolle et à la grue, aux pies et au pigeon-
net.
Petites bêtes: Au crapault, à escharbot le brun, à la mouche.
Ajoutons-y : A de/errer Vasm, à la couille du bélier, au nid
de la bondrée, à chevau fondu, à colin bridé, à la queue au
loup, au pourceau morij, à escorcher le renard.
Peu de noms d'arbres : Au bouleau, au chesne forchu, au
poirier.
7° Plusieurs de ces noms restent obscurs : Ballay, escoublet-
tes,fessart, navette, pinot, saint Trouvé, etc.
Pour obtenir un ensemble aussi considérable, Rabelais a puisé
un peu partout, et, pour grossir sa liste, il n'a pas reculé
même devant les synonymes : beliné et fourby, à côté de
maulcontent et malheureux; chiquenaudes et crocquignoles,
à côté d'alouettes et nasardes. 11 cumule les équivalents provin-
ciaux : martres et pringres (« osselets »), cocquantin et gries-
che (« volant »), mousque à côté de mousche.
Cette profusion de détails est destinée à faire ressortir l'inu-
tilité de ces amusements, auxquels les nouveaux maîtres de Gar-
gantua tendront à substituer les exercices sportifs. Les procédés
cumulatifs, si familiers à Rabelais, ont abouti ici à une énumé-
ration surabondante, aux proportions démesurées comme' celles
du jeune géant qui pratiquait ces jeux, inépuisables comme les
ressources linguistiques dont disposait leur auteur.
(i) Dans le jeu à briffault, ce nom semble désigner le chien de chasse.
Du Fail en cite la formule : « Brifaut, à moi, si tu faux ! » Cf. Em. Phi-
lipot, dans Rev. Et. Rab., t. X, p. 247 à 249.
Rappelons le jeu de bilboquet, dont la forme primordiale (probable-
ment parisienne) billeboucquet figure parmi les jeux de Gargantua. Le
but de ce jeu d'adresse consiste à recevoir la boule ou le morceau de
bois, après les avoir fait sauter. Ces sauts ont été assimilés à ceux d'un
petit bouc, d'un bouquet. La forme littéraire bilboquet est à rapprocher
de baliverne (pour bailliverne).
CHAPITRE VI
RITES ET CROYANCES
Le xvi" siècle est riche en coutumes et croyances, qui ont
laissé leur écho dans Rabelais et des traces dans les traditions
populaires modernes. Tel, par exemple, l'usage nuptial des
mitaines, c'est-à-dire des petits coups de poing qu'on se don-
nait à la fête du mariage. Ces nopces à mitaines, que Rabelais
décrit complaisamment (1. IV, ch. xii à xv), et qu'il localise en
Touraine dans un milieu roturier, ont également existé en Poi-
tou, même dans la haute société, comme en témoigne Jacques
Yver vers 1570 (i). Pelles étaient certainement pratiquées dans
d'autres provinces et hors de France, car elles sont attestées
pour la Scandinavie par Olaus Alagnus, qui en parle dans le
chapitre « De nuptiis plebeiorum » de son grand ouvrage His-
torla de gentium septentrionalium variis conditionibus, paru à
Rome en 1555 (2).
Telle aussi la coutume du gâteau de la fève qu'on sert le
Jour des Rois pour que celui à qui la fève échoit soit proclamé
roi par les convives (cf. 1. III, ch. xxv). La coutume est ancienne.
On la trouve déjà mentionnée dans le Trésor de Jehan de Meung
au xiii" siècle (voy. Littré); au xvi% dans les Serées de Bouchet
et, au début du xvii% Béroalde de Verville lui consacre une des
curieusjs dissertations (3) de son Palais des Curieux (161 2).
On pourrait multiplier ces exemples, mais nous ne retiendrons
que les plus curieux, en leur adjoignant certaines croyances po-
pulaires encore très répandues à cette époque.
I. — Coutume soldatesque.
Rabelais et les écrivains de la Renaissance font mention
(i) Voy.'Em. Philipot, dans Rcv. Et. Rab., t. IX, p, 394-395.
(2) Idem, ibidem, p. 397 à 399.
(3) « Les fèves qu'on met aux, gasteaux de la leste des Roys », p. 90
et suiv.
RITES ET CROYANCES 293
d'une curieuse coutume, véritable rite militaire, dont la portée
et le sens ont Jusqu'ici échappé aux historiens et aux tradition-
nistes. Cette coutume semble d'origine germanique, car on la
trouve tout d'abord pratiquée par les mercenaires allemands en
France, Suisses et Lansquenets. Ceux-ci, avant de charger l'en-
nemi, baisaient la terre, en jetant derrière eux une poignée de
poussière.
Rabelais se sert deux fois de l'expression symbolique baiser
la terre. Au sens propre, dans la Sciomachie, à l'occasion d'un
simulacre de bataille où les combattants, avant d'en venir aux
mains, « se meirent tous à genouils... ayans baisé la terre,
soudain au son des tambours se levèrent... ». Et au sens figuré,
au Tiers Livre, ch. x, à propos du caractère aléatoire du mariage:
« Il se y convient mettre à l'adventure, les œils bandez, baissant
la teste, baisant la terre, et se recommandant à Dieu... ».
Avant de rechercher la source de cette pratique militaire, re-
cueillons les témoignages des historiens :
A roccasion de la bataille de Cérisoles, où les Français,
le 14 avril 1544, taillèrent en pièces les Espagnols et les Impériaux
(qui comptaient entre autre 9000 Lansquenets), Paul Jove fait allu-
sion à une partie du rite :
(( Germani qui humi procubuerant ut tormenta vitarent, imperante
Vastio, consurrescerunt ; collectumque pulverem, quœ est vêtus et
reli glosa ejus gentis consuetudo, post terga projecerunt, quum ea
cerimonia conciliari Victoria; numen arbitrarentur, promotisque si-
gnis hastas inclinarunt (i) ».
Brantôme, à l'occasion de la revue que Charles IX passa à Charenton
des Lansquenets et des Reîtres qu'il avait amenés d'Allemagne, est
plus complet (t. V, p. 221) :
« Il trouva ses gens en un bataillon quarré... et à la teste estoit ce
bon vieillard [le comte de Rhingrave], en forme de couronnel, armé
de toutes pièces, la picque sur le col, et marchant de très bonne
grâce ; et le roy allant à luy, luy et ses compaignons de loing, ayans
bai\é la terre, et ei^ jette chascun une poignée derrière les espaules
à leur mode, commançarent aller à luy la picque basse et branlante,
comme qui va au combat; et estans près, luy et ses gens alors baissa-
rent la picque en signe d'humilité, et les enseignes aussi, et après
firent une très belle salve... ».
A la bataille de Moncontour, en 1)69, où les Catholiques du duc
d'Anjou (depuis Henri III) remportèrent la victoire sur les Protestants
(i) Historiarum sui teinporis ab anno i4g4ad annum i54'/ libri XLV,
éd. in-fol., i552, t. II, p. 477.
294 FAITS TRADITIONNELS
deColigny, d'Aubigné écrit : a Les Lansquenets, ayans baisé la terre,
à leur mode, firent promesse de mourir en gens d'honneur (i) ».
Citons encore ce passage de Vincent de Carloix:
(( L'armée françoise qui marchoit en l'ordre cy dessus, et qui avoit
veu ceste deffaite, crioit sans cesse : bataille, bataille ! et avaient
desja les Suisses et Lansquenets baisé la terre (2).., ».
Tous ces historiens restreignent la coutume aux mercenaires
allemands, mais les Commentaires de Monluc (cet. 1502) mon-
trent qu'elle passa aux autres troupes au service de la France.
Le célèbre capitaine s'adresse tour à tour aux Espagnols et à
ses troupes gasconnes. Il dit aux premiers qu'ils doivent soutenir
en France la grande réputation qu'ils ont conquise à l'étranger :
« Sur quoy je les priay à tous que, en signe de joye, ilz levas-
sent la main, ce qu'ilz feyrent, après avoir baisé la terre... ».
S'adressant ensuite aux Gascons, Monluc leur dit que la pré*
sence des Espagnols doit exciter leur émulation :
« Sur quoy je leur commanday que tout le monde levast la
main. Sur ceste oppinion, ilz la levarent et commensarent à
crier tous d'une voix : Laissez nous aller, car nous n'arresterons
jamais que nous ne soyons aux espées. Et haisarenila terre (3) ».
Ni Alphonse de Ruble, ni Paul Courteault, le récent éditeur
des Commentaires (1911-1914), n'ont cru devoir annoter ces cu-
rieux passages (4). Leur importance a également échappé aux
commentateurs de Rabelais, le premier écrivain qui en fasse
mention. L'édition Variorum, en ciiant le passage du Tiers li-
vre: « baissant la teste, baisant la terre », se borne à omettre
le dernier, en y voyant probablement une répétition fautive (5).
L'érudit critique Paul Stapfer lui-même suppose que baisant
(i) Histoire Universelle, éd. de Ruble, t. III, p. 120 (1. V, ch. xvrr,
sous l'année 15G9).
(1) Mémoires de Vieilleville, maréchal de France, Paris, lySy, p. 18.
(3) Ed. de Ruble, t. III, p. 44, et éd. Courteault, t. II, p. 556.
(4) Grimm, dans sa Mythologie (IV» éd., t. I, p. 535), ne fait que
mentionner le geste des Lansquenets qui, allant en guerre, jettent der-
rière eux une poignée de terre comme symbole de renoncement à la
vie.
(5) Il est curieux que, dans le passage du xxix*' conte des Discours
d'ICutrapcl, où Nocl du I-'ail imite visiblement Rabelais, il n'en repro-
duit que la première image : « En cas hazardcux... il y faut tout aveu-
glé, et sans autre notable formalité ou considération conclure vistement,
et donner à la débandade, la teste baissée, comme en un bataillon de
gens de pied ».
RITES ET CROYANCES 295
la terre a été suggéré à Rabelais par l'image précédente bais-
sant la teste (i).
Ce n'est que tout récemment qu'on a entrevu la valeur histo-
rique de l'image (2). Mais quelle en est la source?
C'est évidemment un souvenir de l'Ancien Testament, où le
baisement de la terre est considéré comme une marque à la fois
d'adoration et de soumission.
L'auteur du Psaume lxxi, en faisant des vœux pour la
prospérité du règne de Salomon, s'écrie : « Les Ethiopiens se
prosterneront devant lui. et ses ennemis baiseront la terre (ini-
mici ejus terram lingent) » ; et Esaïe, en prophétisant l'accrois-
sement d'Israël (ch. xlix, 23) : « Les Rois [païens], dit-il, seront
vos nourriciers et les Reines vos nourrices : ils vous adoreront en
baissant le visage et ils baiseront la poussière de vos pieds
[...vultu in terram demisso adorabunt te et pulverem pedum
tuorum lingent] ».
Le passage du Tiers Livre en est comme un écho : « ... bais-
sant la teste, baisant la terre... », et Racine s'en est souvenu
pour exprimer une profonde humiliation, dans Athalie (acte III,
se. vu) :
Les rois des nations, devant toi prosternés,
De tes pieds baisent la poussière...
et dans Esther (acte II, se. vu) :
Et se peut-il qu'un roi craint de la terre entière,
Devant qui tout fléchit et baise la poussière...
Ce genre d'hommage, qui a sans doute des origines lointaines
en Egypte et en Chaldée (3), a longtemps persisté en Orient.
Guillaume de Tyr, auteur d'une grande histoire des croisades
( I ) Stapfer, Rabelais, p. 460 : « De même que la rime suggère des idées
aux poètes, certains sons, certaines formes en suscitent d'autres chez
notre étonnant prosateur par une sorte d'attraction musicale et de sy-
métrie, où le sens de la phrase (curieux mystère du style) quelquefois
se développe et se précise d'heureuse façon. C'est très probablement à
une mécanique de ce genre que nous devons les saisissantes images sur
le redoutable inconnu que l'homme affronte en se mariant ».
(2) J. Plattard, dans Rev. Et. Rab., t. VII, p. 450: « L'expression
baisant la terre — dont nous ignorons l'origine et la signification —
n'est point une fantaisie verbale, suggérée par la phrase qui précède ;
c'est un détail pittoresque dans une description, dont tous les éléments
sont empruntés à la réalité contemporaine ».
(3) Voy. les monuments.
296 FAITS TRADITIONNELS
(1163-1169), en fait mention dans deux passages de son Histo-
ria rerum in partibus transmarinis gestarum (i 095-1 184), que
nous citons d'après la version ancien-française du xiii' siècle.
Siracon, connétable deNoradin, sultan d'Alep, désirant en 11 66
gagner à sa politique le calife de Bagdad, « le souverain prince
de touz les Sarrazins », alla le voir (1. XIX, ch. xii) : « Quant
il fut là venuz, il l'aora moult longuement, si com est leur cos-
tume ; puis beisa la terre dessouz ses pieds, et le salua moult
humblement ».
La cérémonie se répète chaque fois que Siracon aborde le
chef suprême des croyants (1. XX, ch. xix) : « Vint devant le
calife ; lors s'agenouilla et beisa la terre, grant révérence li porta,
si com est leur costume (i) ».
Les témoignages cités du xvi' siècle nous révèlent la double
signification symbolique que la soldatesque de l'époque atta-
chait à l'acte de baiser la terre.
C'était, d'une part, une marque d'obéissance passive envers
un supérieur, analogue à la prosternation des Orientaux. Les
reîtres baisent la terre lorsqu'ils aperçoivent Charles IX qui va
à la rencontre de leur colonel ; de même, les Espagnols et les
Gascons baisent la terre en signe d'hommage à leur capitaine
Mon lue.
C'était, d'autre part, l'expression de l'humiliation chrétienne,
la résignation suprême à la volonté divine, avant d'attaquer
l'ennemi : c'est là le sens de la locution baiser la terre dans
Rabelais, chez d'Aubigné et dans Carloix.
iMais qu'il s'agisse d'un supérieur ou de Dieu, cette manifes-
tation d'hommage, foncièrement orientale, a sa source immédiate
dans la Sainte Ecriture, tout particulièrement dans l'Ancien
Testament.
Ce n'est pas tout.
La poignée de terre que les Lansquenets Jetaient (au dire de
Paul Jove et de Brantôme) derrière les épaules, à leur mode,
lait allusion à un rite encore pratiqué dans plusieurs pays : on
(i) Paulin Paris, Guillaume de Tyr et ses continuateurs, texte fran-
çais du xiMû siècle, Paris, 1879-1880, t. II, p. 234 et 270.
Une trace de cet usage a survécu dans le cérémonial de la cour otto-
mane: « I.orsqu'on se présente chez les grands..,, on fait une profonde
inclination, en portant la main droite vers la terre et la ramenant ensuite
vers la bouche... »(M. d'Ohsson, Tableau général de l'Empire Ottoman,
Paris, 1788-1824,1. IV, p. 35G).
RITES ET CROYANCES 297
jette par dessus son épaule, sans regarder, un objet qui doit
emporter un mal ou apaiser un esprit. Ce lancement de terre
par dessus la tête est un usage à la fois symbolique et supersti-
tieux (i).
Quant à la seconde image mentionnée par Rabelais, elle est
commune aux hommes et aux bêtes, quand, au lieu de reculer,
ils baissent la tête pour faire face au danger. Le costume mili-
taire du Moyen Age obligeait d'ailleurs les hommes d'armes, en
allant au combat, à pencher la tête en avant pour éviter les
traits qui pouvaient les blesser au visage malgré leur visière
baissée. Le chroniqueur Monstrelet l'affirme expressément (t. I,
fol.- 375, col. 2) : « Et les François commencèrent à incliner
leurs chefs, afin que les traits n'entrassent en leurs visières de
leurs bassinets, et aussi allèrent un petit à l'encontre d'eux et
les firent un peu reculer ».
De là se jeter tête baissée dans la bataille avec l'acception d'in-
trépidité :
L'âme doit se raidir plus elle est menace'e
Et contre la fortune aller iete baissée.
(Corneille, Médée, acte I, se. v).
Voici deux témoignages tirés des Commentaires de Monluc
(t. I, p. 300 et 385):
Le 14 septembre 1541, à Boulogne, pressé par les Anglais et
retiré dans une église avec quelques soldats, Monluc se décide
à faire tête aux ennemis : « Si d'adventure les ennemis reve-
noient à eux..., qu'ils les chargeassent. Et je m'en allay à la
dicte bresche, où je vis desja dix ou douze Anglois, vers les-
quels baissâmes la teste... ».
Fin 1552, le capitaine Charry, avant d'attaquer les assiégeants
de Saint-Damien, fait ses recommandations : « Voilà le dernier
corps de garde des gens de pied... Dès que vous me verres at-
tacquer au corps de garde, passés oultre le grand pas... et vous
rendes à la porte de la ville. Tous d'une volonté baissarent la
teste ».
(i) Voy., sur ce transfert du mal d'un être humain à une substance
matérielle qu'il faut rejeter loin de soi, Frazer, Le Raineau d'or, t. II,
1. II. Laurent Joubert, parlant dans ses Erreurs populaires (i5So) des
remèdes superstitieux, cite entre autres exemples celui-ci (n« partie,
p. 217) : « Pour faire perdre ses verrues, prenez une poignée de sel et
allez tout courant la jeter dans un four, et les verrues s'esvanouiront ».
298 FAITS TRADITIONNELS
Dans ce dernier texte, l'expression indique en outre, tout comme
baiser la terre^ un acte de soumission ou de résignation. L'une et
l'autre images sont également empruntées à la réalité contempo-
raine et rappellent des pratiques militaires en usage au xvi" siècle.
II. — Saints et saintes.
Le culte des saints était très répandu dans la Gaule chré-
tienne, comme le prouve le nombre considérable de lieux por-
tant des noms de saints, dont la plupart remontent au xii' siècle.
Les croyances à leurs vertus bienfaisantes revêtaient des formes
multiples. Il est intéressant d'en relever quelques aspects ty-
piques.
Saints guérisseurs. — Dès l'époque mérovingienne, les saints
étaient invoqués comme guérisseurs de maladies (i). De là l'ex-
pression mal de saint, c'est-à-dire mal dont la guérison peut être
obtenue par l'intercession particulière de tel ou tel saint,
expression qui subsiste dans la langue jusqu'au temps de Ma-
thurin Régnier {Satire xi) :
Si c'estoit mal de saint ou de fièvre quarte...
Henri P3stienne nous a laissé une ample nomenclature de
saints guérisseurs sous le titre : « Saincts et sainctes medccinans
et medecinantes (2) ».
Le rôle curatif attribué à chacun d'eux était souvent acciden-
tel et résultait de simples assonances. C'est ainsi que saint Acaire
ou Acharius, évoque de Noyon (623), guérissait les « acariâ-
tres » (3); saint Eutrope, premier évcque de Saintes, les
« hydropiques »; saint Genou (ou saint Gendalfus), évêque de
Cahors, mort en Berry, la goutte « qui se loge volontiers au
genou », alors que saint Main (4) ou Méen (en latin Meoenius)^
(i) Voy. l'ouvrage d'A. Marignan, Etudes sur la civilisation française,
t. II, Le Culte des saints sous les Mérovingiens, Paris, iSgq, p. 189 et
suiv.
Dans le roman de Rabelais, S. Jean et S. Antoine sont le plus sou-
vent cités (le premier 8 fois, le deuxième 5 fois); viennent ensuite
S. Martin et S. Nicolas (chacun 4 fois), S. Cristophlc et S. Benoit (cha-
cun 3 fois), etc.
(2) Apologie pour Hérodote, t. II, p. 3ii à 3i6.
(3) Comme (Jalvin {In<itilulion, 1. 1, ch. ix), Rabelais écrit acariastre
(1. I, ch. II), graphie précédée par celle d'aquariastre, dans Meschinot,
Lunettes des Princes (avant 1491), éd. GourcufT, p. 119.
(4) Nom cité par la Briefve Déclaration et par Paré. Cf. du Fail, Pro-
RITES ET CROYANCES 299
premier évêque de Ghé en Bretagne, guérissait de la rogne des
mains (i).
D'autre part, la vertu du saint était induite de rapprochements
au petit bonheur, par ét)'mologie populaire. C'est ainsi que le
nom de saint Aignan ou Anianus, évêque d'Orléans (v' siècle),
devenu par agglutination saint Teignan, était invoqué par suite
contre la teigne (2).
Rabelais, par la bouche de Grandgousier s'élève contre ces
croyances superstitieuses (3).
Saints dispensateurs de maladies. — A côté des saints gué-
risseurs, s'en trouvent d'autres qui infligent des maladies comme
châtiments.
Dans le chapitre de Gargantua que nous venons de citer,
Rabelais fait mention de saints dispensateurs de maladies (4).
pos rustiques, ch. viii (p. 60, éd. La Borderie) : « Tant en y a des voya-
geurs, les uns à saint Claude, à saint Main... m.
(i) La dernière édition de Ménage (lySo) reproduit entête le Voc.ibu-
laire hagiologique de Chastelain. Voy. en dernier lieu un travail de
Schiitzer sur les Déformations des noms français de saints (dans les Ro-
manische Forschungen de igoS) et notre Hist. nat. Rab., p. 38 1 à 386.
(2) La revue Mélusine, t. IV^, donne une liste de ces déformations
hagiologiques.
(3) Voici le passage (1. I, ch. xlv) : « Ainsi preschoit à Sinays un Ca-
phart, que Sainct Antoine metoit le feu es jambes. Sainct Eutrope fai-
soit les hydropiques. Sainct Gildas les folz. Sainct Genou les gouttes.
Mais je le puniz en tel exemple, quoi qu'il me appellast Hérétique, que
depuis ce temps Caphart quiconque n'ait auzé entrer en mes terres.
Et m'esbahys si vostre roy les laisse prescher par son royaulme telz
scandales. Car plus sont à punir que ceulx qui, par art magicque ou
aultre engin, auroient mis la peste par le pays. La peste ne tue que le
corps. Mais telz imposteurs empoisonnent les âmes ».
Des saints vénérés en Gaule, le plus populaire (comme l'atteste le
grandjnombre de ses sanctuaires) était saint Martin, dont le nom revient
souvent dans le roman. A l'occasion du transfert du corps du saint à
Tours, Rabelais se fait l'écho d'une croyance générale, en disant (1. III,
ch. xLvii) que « les maladies fuyoient à la venue du corps saint Martin
à Quandes ».
(4) Grandgousier, s'adressant aux pèlerins amenés par Frère Jean,
leur demande : c Qu'alliez-vous faire à sainct Sébastian ?
— Nous allions (dist Lasdaller) luy offrir noz votes contre la peste.
— O (dist Grandgousier), pauvres gens, estimez vous que la peste vienne
de sainct Sébastian? — Ouy vrayement (répondit Lasdaller), nos pre-
scheurs nous l'afferment.
^ Ouy (dit Grandgousier), les faulx prophètes vous annoncent ils telz
abuz ? Blasphèment ilz en ceste façon les justes et sainctz de Dieu,
3 00 FAITS TRADITIONNELS
C'était en effet l'écho d'une doctrineprêchée publiquement (i),
si l'on en croit Calvin (dans son Traité des reliques, i'543)
et Henri Estienne (dans son Apologie pour Hérodote, 1566).
iMais dans les livres d'Heures, saint Sébastien, martyr du m' siè-
cle (286-288), est invoqué uniquement comme guérisseur de la
peste : « Deus qui beatum Sébastianum Martyrem tuum in tua
fide et dilectione tam ardenter solidasti... da nobis miseris pec-
catoribus dignis ejus meritis et intercessionibus, in tribulatione
auxilium... contra pesa^m epà/eni/ceremedium... (2) ».
Saints grêleurs. — Rabelais fait aussi mention plaisante
d'une autre vertu attribuée à certains saints, d'après la place
occupée par leur fête dans le calendrier liturgique. Le médecin
Rondibilis raconte de Tinteville, évêque d'Auxerre (1. li),
ch. xxxiii) : « Plusieurs années il veid lamentablement le bour-
geon perdu par les gelées, bruines, frimatz, verglatz, froidures,
gresles et cah.mitez advenues par les festes des S. Georges,
Marc, Vital, Eutrope, Philippe, saincte Croix, l'Ascension, et
aultres, qui sont en temps que le Soleil passe soubs le signe de
Taurus. Et entra en ceste opinion, que les saincts susditz es-
toient saincts gresleurs, geleurs, et guasteurs du bourgeon ».
Aujourd'hui, clans plusieurs pays, on désigne ces dates cri-
tiques sous le nom de saints de glace. Ils sont quatre en Pi-
cardie
Georget, Marquet, Croiser, Urbanet,
Sont des méchants guerchonnets.
Dans le Midi, les « quatre cavaliers » sont Jourguet, Marquet,
Troupet (Eutrope) et Croiset, ce dernier symbolisant la Sainte
Croix mentionnée par Rabelais. En Franche-Comté, ces saints
sont au nombre de cinq: Geourgeot, Marquot, Philipot, Croisot
et Jeannot (3).
Sainte marguerite. — Cette sainte, vierge et martyre (290 a.
J.-Ch.), était invoquée par les femmes en couches pour leur
délivrance (4). On leur lisait sa Vie et même on en appliquait
le livret sur la poitrine des malades.
qu'ilz les font semblables aux diables, qui ne font que mal entre les
humains ? »
(i) Dr. H. Folet, dans Rev. Et. Rab., t. IV, p, kjq à 216.
(2) Du Broc de Segagne, ouvrage cité, t. I, p. 59 à (')4.
(3) Voy. Paul Scbillot, Folklore, t. I, p. 12 3.
(4) Cf. Oudin, (.'uriositcj (i(').^()) : « 11 ne faut point lire la Vie de sainte
Marguerite, nous avons belle délivrance. Cela se dit quand on voit la
compagnie manger fort vite ou de bon appétit »
RITES ET CROYANCES 3oi
Cette croyance est ancienne et on en trouve l'écho dans les
Miracles de Notre Dame, à propos du « miracle de l'enfant
donné au diable » (t. 1, v. 290 et suiv.) :
La voisine. Tenez, mettez sur vostre pis
La vie qui cy est escripte :
Elle est de sainte Marguerite;
Si serés tantost délivrée.
La dame. Sainte Marguerite honore'e,
Dame, me vueillez faire aïel
Rabelais fait allusion à cette croyance dans son Prologue du
Pantagruel (i) et dans les consolations évangéliques que Gar-
gamelle en mal d'enfant reçoit de Grandgousier (2).
Cette Vie de sainte Marguerite, tirée de la Légende dorée,
est devenue un des livres de colportage les plus répandus dans
les campagnes (3). Voici le passage qui a donné naissance à
cette vertu de la sainte. Au moment où le bourreau reçoit l'or-
dre de trancher la tête à la vierge martyre, Marguerite, levant
une dernière fois les yeux au ciel, adresse à Dieu cette prière :
Quand femme en travail
D'enfant, rigoureux mal,
Une prompte allégeance.
Je vous prie leur donner,
O Dieu plein de bonté I
En lisant mes souffrances (4).
Chose curieuse! L'érudit théologien Jean-Baptiste Thiers,
curé de Vibray, prend la défense de cette croyance vulgaire,
comme bonne et légitime : « Les femmes peuvent sans supers-
tition implorer l'assistance de sainte Marguerite dans leur
grossesse. Ce culte est bon en soi, il est légitime, il n'a rien de
superstitieux (5) ». Et l'auteur d'invoquer à l'appui le concile
de Trente, qui recommande l'invocation des saints.
(1) « Les femmes estans en mal d'enfant [sentent allégement mani-
feste], quand on leur leist la vie de saincte Marguerite ».
(2) « Ha, dist elle, vous dictes bien, et aime beaucoup mieulx ouir
telz propos de l'Evangile, et mieulx m'en trouve que de ouir la vie de
sainte Marguerite, ou quelque autre capharderie » (1, I, ch. vi).
(3) Voy. Ch. Nisard, Livres populaires, t. II, p. 166 et suiv. En voici
le titre : La Vie de Mad. Saincte Marguerite, vierge et martyre, avec
une oraison, Troyes, s. d.
(4) Idem, ibidem.
(5) Traité des superstitions selon V Ecriture sainte, les décrets des Con-
ciles et les sentimens des saints Pères et des Théologiens, Paris, 1697,
302 FAITS TRADITIONNELS
III. — Préjugés divers.
Les préjugés populaires sont innombrables. En voici quelques-
uns qui se sont perpétués jusqu'à nous et qu'on trouve chez
Rabelais.
1° Les enfants naissent par V oreille.
Gargantua, en venant au monde, sort «par l*aureiile senestre»
de Gargamelle (1. I, ch. vi). C'est habituellement une plaisan-
terie, dont on use pour éviter de répondre aux questions enfanti-
nes (on dit aujourd'hui que les enfants naissent dans les choux) ;
mais l'Agnès de Molière demande encore :
Avec une innocence à nulle autre pareille,
Si les enfans qu'on fait se faisoient par l'oreille?
{Ecole des femmes^ acte I, se. i).
On en trouve l'écho dans ces vers d'un vieux Noël :
Gaude, Virgo, mater Christiy
Quœ per aurem concepisti...
2° Les seins durs des nourrices rendent les enfants camus {i).
Ce n'est pas là seulement un trait de l'humour rabelaisien,
comme on pourrait croire, mais l'énoncé d'un préjugé médical
de l'époque. Le chapitre qu'Ambroise Paré intitule dans son
Anatomie (1561): « Des mammelles et de la poitrine de la nour-
rice », est comme l'écho des paroles de Frère Jean (1. XVIll,
ch. xxv) : « Les mammelles qui sont dures et serrées ont le lait
quasi estouffc, par quoy est plus difficile à l'enfant de la succer
et tirer. D'abondant, l'enfant imprime le bout de son nez à la
mammelle : la trouvant trop dure, se fasche et ne veut teter et
quelquefois en devient camus ».
Cette même opinion se retrouve chez Des Périers (nouv. xlviii)
II« éd. 1703, 3 vol., III» éd. 1742, t. II, p. 88. Il note pourtant ailleurs
(t. I, p. 109) : (( Les moines de C. G. D. P. ceignent les femmes gros-
ses d'une ceinture de sainte Marguerite. Ils assurent ces femmes qu'el-
les seront heureusement délivrées de leur grossesse par la vertu mira-
culeuse de cette ceinture ».
(i) « Pouquoy (dist Gargantua) est ce que frerc Jean a si beau nez?
Trut avant (dist le moyne), selon vraye Philosophie monasticque, c'est
par ce que ma nourrice avoit les tetins moletz, en l'alaictant, mon nez y
enfondroit comme en beurre, et là s'elevoit et croissoit comme la paste
dedans la met. Les durs tetins de nourrice font les enfans camus »
(1. I, ch. XLI).
RITES ET CROYANCES 3o3
et chez Guillaume Bouchet (xxiv° des Serées). Elle persiste au
xvif siècle et le grammairien alsacien David Martin ne l'oublie
pas dans son Parlement Nouveau (1637) (i).
3° Za force virile réside dans les poils.
Croyance universelle (2), dont la légende de Samson chez les
Hébreux et le dicton romain Vir pilosus aut fortis aut libidino-
sus attestent l'antiquité.
Chez Rabelais, Pantagruel vient au monde « à tout le poil, il
fera choses merveilleuses » (1. Il, ch. 11), et, dans le pays de
Procuration, « les Proculteux et Chicanoux [sont] gens à tout
poil », c'est-à-dire forts et vigoureux, capables de tout.
Le célèbre médecin lyonnais Laurent Joubert, dans ses Er-
reurs et Propos vulgaires, pose ces deux questions de psycho-
logie populaire : « S'il est vray que l'homme tondu ait moins
de force ? » et « Pourquoy dit-on de celuy qui est brusq et
vergalant qu'il est né à tout le poil f (3) »
Cette croyance est toujours vivace. Elle a trouvé son expres-
sion la plus récente dans les Poilus de la grande Guerre.
4'' Science inséparable d'extravagance.
Le plus curieux de ces préjugés est celui qui se rattache au
savoir inséparable de la folie : « Nullum magnum ingenium sine
mixtura dementiae fuit », selon le vieux dicton de Sénèque, ou
comme l'écrit Laurent Joubert qui se borne, dans ses Erreurs
populaires, à énoncer la question sans la traiter : « Pourquoy
dist-on que de trop estudier, l'on devient fol } (4) ».
Epistémon, alléguant Properce et TibuUe, à côté de Por-
phyre, Panurge lui répond (l. III, ch. xviii) : « Vra3ement vous
me alléguez de gentilz veaulx. Ils feurent folz comme poètes, et
resveurs comme philosophes : autant pleins de fine folie (5),
comme estoit leur philosophie ».
De là le terme saige-fol, dont se sert notre auteur, répondant
(i) Cf. ch. XV, De l'anatomiste : « Quant à la forme du nez, l'un l'a
aquilin,... l'autre est camus ou camard, a un nez d'as de treffie ou de
pompette, et si on en jette le chat aux jambes à sa nourrice qui avait les
tetins trop durs, et le luy ont ainsi rebouché ».
(2) James Frazer, Le Rameau d'or, t. I, p. 28-3o, 102, etc.
(3) Erreurs populaires et Propos vulgaires touchant la médecine et le
régime de santé, explique^ ou réfute:^, Bordeaux, iSyg, p. 3o et 47.
(4) Idem, ibidem, p. 46, n» 45.
(5) Tahureau s'en est souvenu {Dialogues, p. iio): « ... ceste Jîne fo-
lie^ je voulois dire Philosophie ». Il y a là une équivoque par asso-
nance.
304 FAITS TRADITIONNELS
à celui de morosophe, épithète favorite d'Erasme, que Rabelais
donne à « l'unicque non lunaticque TribouUet » (1. III, ch. xlvi).
Cette association d'idées a trouvé son expression en moyen
français, où philosophe est souvent remplacé par Jilofol. Sui-
vons-en l'évolution.
Le mot philosophe possède en ancien et moyen français les
acceptions les plus diverses. Le sens de « naturaliste » l'emporte
du xiii' au xvi' siècle, et encore au xvii" Chapelain écrit (i) :
a Monsieur de Neuré, philosophe de la première classe et en
qui les expériences des choses naturelles trouvent un juge équi-
table et éclairé ».
Palissy le donne aux alchimistes (2), alors que dans les Gran-
des et inestimables Cronicques de Gargantua, il est synonyme
de magicien ou d'enchanteur (3). Enfin, Brantôme l'applique
aux astrologues, identification foncièrement populaire (4).
Quant à la forme fllofol, équivoque analogue à la fine folie,
pour philosophie, de Rabelais, le plus ancien exemple se ren-
contre au Mystère de Saint Quentin de la fin du xv' siècle :
586o. Et je voy assemblez mes sos
Et tous mes philo/oliens... (5)
et se lit encore au xvi' siècle chez Des Periers (6).
Le jeu de mots se rencontre également dans Boccace (7) et
(i) Lettres, t. II, p. 448.
(2) Cf. Recepte véritable (i5G3), éd. Fillon, p. GG : « Les philosophes
disent que l'or potable est de soulphre et d'argent vif ».
(3) « Au temps du bon roy Artus, il estoit ung grant philosophe
nommé Merlin, lequel estoit expert en l'art de nigromance plus que nul
homme du monde ». Ed. Marty-Laveaux, t. IV, p. 25.
Cf. Jean Le Maire, Œuvres, t. III, p. 278 : « Un moyne philosophe et
nécromancien, lequel estoit expert en l'art de Toulette... »
{4) Cf. Œuvres, t. VIII, p. 108: « Madame Renée de France (i5io-
iSyb) avoit fort estudié, et l'ay veue fort sçavante discourir fort haute-
ment et gravement de toutes sciences, jusques à l'astrologie et cognois-
sance des astres, dont je l'en vis ung jour entretenir la reyne mère,
qui, l'oyant ainsin parler, dict que le plus grand philosophe du monde
n'en sçauroit mieux parler ».
(5) Le Glossaire du Mystère explique à tort philo/oliens par « amis
des fous ».
(G) Nouv. Lxviri : « Par Dieu ! si je n'cstois philosophe, je te romprois
la teste, gros sot que tu es! Tous deux en tenoyent : vray est que
l'un estoit /o/, et l'aultre philofolc ».
(7) Décaméron, 11° journée, nouv. ix : t Non sono fiso/olo ».
RITES ET CROYANCES 3o5
en roumain, le mot filosof côtoie sa forme altérée Jîroscos
(« pri%-é du bon sens, fou »), qui désigne spécialement l'homme
avisé et expérimenté, spirituel et inventif (i).
C'est l'écho d'une croyance que n'oublie pas de relever au
XVI i' siècle le prince Démètre Cantémir, à propos du proverbe
moldave Où grand saaoir, grande folie : « Non seulement les
Moldaves ne sont pas amateurs de sciences, mais ils les détes-
tent. C'est ainsi que les sciences et les beaux-arts ne leur sont
même pas connus de nom. Ils prétendent que les savants de-
viennent fous, et lorsqu'ils veulent louer le savoir de quelqu'un,
ils disent qu'il est devenu fou à force de science (2) ».
Les penseurs modernes, comme Schopenhauer, ont émis des
vues analogues sur les rapports entre le génie et la folie. Molière
avait déjà dit dans le Médecin malgré lui (acte I, se. v) : « C'est
une chose admirable que tous les grands hommes ont toujours
du caprice, quelque petit grain de folie mêlé à leur science (3) ».
(i) Voy. les textes cités dans Romania, t. XVII, p. 599 à 602.
(2) Cantemirii Descriptio Moldavice, éd. de l'Académie roumaine,
1872, p. 126 ; « Erudiîos non posse non mente privari existimant, adeo
ut si cujus laudare voluerint doctrinam, eum pra^ nimia scientia stul-
tura evasisse dicant ».
(3) Cf. Le Moyen de parvenir, ch. xli : « Tu es tant sçavant en tes
spéculations que tu es fou ».
20
CHAPITRE VII
SUPERSTITIONS
Le domaine des superstitions est infini et leurs variétés in-
nombrables. Plusieurs remontent aux origines mêmes de l'hu-
manité et persistent encore de nos jours. Nous allons passer en
revue les plus notoires au xvf siècle, principalement à l'époque
de Rabelais.
I. — Présages et pronostics.
Les présages et pronostics présentent des aspects très variés.
Laissons de côté les pronostics agricoles que du Fail mentionne
dans les campagnes (i ), et attachons -nous, parmi ces présages,
à un groupe très important qui a laissé des traces à toutes les
époques et chez tous les peuples, et dont le terme malencontre
a gardé le souvenir jusqu'à nous.
Le mot signifie littéralement « mauvaise rencontre » avec
les suites malheureuses qu'elle comporte, suivant la valeur
symbolique que la tradition attache aux personnes et aux ani-
maux rencontrés à la première sortie du matin (2).
(î) Au IV® chapitre de ses Propos rustiques (en grande partie d'après
Pline, 1. XVIII, ch. iv). Charles Estienne en donne également, dans sa
Maison rustique (i554 et 1 5G4), une liste copieuse, ainsi que le Calen-
drier des bergers^ dont nous parlerons plus loin.
(2) Nous retrouvons ce terme, avec explication et exemples à l'appui,
dans la première édition du Dictionnaire de Robert Estienne (i538) :
« Exitium, infortunium : avoir malencontre, donner malencontre, porter
malencontre (qui porte malencontre, Ominosus), recevoir malencontre.
Dieu nous garde de ce que ce malencontre nous signifie (Moc detestabile
omen avcrtat Deus;, un signe de quelque malencontre advenir (Porten-
tum) ».
Le premier exemple du mot est dans Joinville (p. 387 : « Et li roys
dist que malencontre eust teix moquerie ») et un des derniers dans
V Amour magnifique de Molière : « J'ai craint quelques uns des acci-
SUPERSTITIONS 3o7
Au xvi' siècle le mot et la chose sont fréquents. Voici quel-
ques citations dans leur ordre chronologique :
Jean Le Maire, dans ses Illustrations de Gaule (1. II, ch. viii) :
« Les chats huans et les cormorans qui sont oyseaux funèbres
de mortelle signification et de malencontre ».
Rabelais, à propos du costume de Gargantua (1. I, ch. viii):
« Son père Grandgousier disoit que ces bonnetz à la Marrabeise
faictz comme une crouste de pasté porteroient quelque jour maie
encontre à leurs tonduz ».
Et à l'occasion delà dispute entre les bergers de Gargantua et
les fouaciers de Lerné (1. I, ch. xxv) : « Ce faict, et bergicrs et
bergieres feirent chère lye avecques ces fouaces et beaulx raisins,
et se rigollerent ensemble au son de la belle bouzine : se moc-
quans de ces beaulx fouaciers glorieux qui avoient trouvé maie
encontre, par faulte de s'estre seignez de la bonne main au
matin ».
Deux autres passages où figure le mot sont en intime con-
nexion avec les moines, cause principale de malencontre, et nous
y reviendrons tout à l'heure.
Baïf prend le mot dans un sens plus général :
Don d'ennemy, c^ est malencontre... (i)
Et Larivey, dans sa comédie Les Jaloux (acte III, se. m) :
« Ou je suis seulement née pour me pronostiquer tout malen-
contre, ou le respect que Je vais avoir à ce sot Fierabras, m'ap-
portera quelques dommages » (2).
Nous allons maintenant suivre l'universalité de ces présages
et leurs multiples aspects.
Dans l'Antiquité, en Grèce, ce genre de pronostics était connu
sous le nom d'êvôS-.a c6p.6o>.oc, c'est-à-dire présages suivant les
objets qu'on rencontre en cheminant (3), ou encore sous celui de
dens qui arrivent d'ordinaire dans ces confusions. Cette nuit, j'ai songé
du poisson mort et d'œufs cassés, et j'ai appris du seigneur Anaxarque
que les œufs cassés et le poisson mort signifient malencontre ».
(1) Œuvres, éd. Marty-Laveaux, t. V, p. 2.
(2) La Comédie des Proverbes cite le pendant bojine encontre, rencon-
tre heureuse ou favorable, suivant les mêmes présages traditionnels
(acte III, se. vn) ; « Dieu me doint aussi bonne encontre, comme mon
songe semble me la promettre : il me sembloit que j'a.vois trouvé deux
enfans pour un. Je m'en vais me recommander à Nostre Dame de Re-
couvrance ».
(3) Chez les Allemands, ces présages portent le nom d'Angang, pen-
3o8 FAITS TRADITIONNELS
^'jaxvrr-oç, dont l'abord est funeste, s'appliquant aux personnes
ou aux animaux avec le même sens que notre malencontre (i).
A son tour, saint Basile parle des présages induits de cer-
taines rencontres (2), et saint Jean Chrysostome donne des dé-
tails très précis sur certaines rencontres, auxquelles ses contem-
porains attribuaient superstitieusement de funestes effets (3).
Dans un sermon de saint Eloy (mort en 659), véritable inven-
taire des superstitions du Moyen Age, on lit ce passage : « Nul-
lus observet egrediens aut ingrediens domuin, quid sibi occur-
rat, vel si aliqua vox reclamantis fîat, aut qualis avis cantus
garriat, vel quid etiam portantem videat » (4).
Et Jean de Salisbury, moine anglais du xii' siècle, qui pas-
dant de l'appellation grecque citée et re'pondant à notre malencontre.
Grimm, dans sa Mythologie (p. gSj à 947) en cite de nombreux, exem-
ples, auxquels nous renvoyons.
(i) Lucien y fait allusion. Dans VEtimique, Dioclès s'écrie (ch. vi) :
« Cette sorte de gens doivent être exclus de toutes réunions. C'est, a-
t-il ajouté, une vue de mauvais augurej une rencontre Junestc, que de
voir, en sortant de sa maison, un de ces êtres dégradés... »
Et dans son Pseudologiste (ch. xvii) : « Nous avons soin d'éviter la
rencontre des gens qui boitent du pied droit : c'est un mauvais présage,
surtout le matin. Quand on voit un eunuque, un castrat, un sin^e^ en
sortant de chez soi, on revient sur ses pas et l'on rentre, persuadé que
tout ira mal ce jour-là, d'après ce mauvais fâcheux augure. Eh bien, si
au commencement, à la porte, à l'entrée, au matin de l'année, on aper-
çoit un mignon.. .,un homme rompu et consommé dans le vice..., on ne
le fuirait pas, on ne le comparerait pas à un jour néfaste ».
(2) '( L'insolence du démon contre l'homme est si grande que souvent
il l'oblige de s'en retourner au logis, de se détourner de son chemin,
ou même de .se boucher les yeux, lorsqu'il rencontre un chat, ou qu'un
chien vient à montrer sa tête, ou qu'il se présente une personne, quoi-
que de ses meilleurs amis, qui a mal à l'oeil ou à la cuisse droite. Se
peut-il rien voir de plus misérable que la vie de ces sortes de gens? ».
Cité par J.-B. Thiers, Traité des superstitions, préface et t. I, p. 202.
(3) « Il arrive souvent (dit-il au peuple d'Antioche) que quand un
homme rencontre un borgne ou un boiteux, au sortir du logis, il en tire
un mauvais présage... Il y a encore quelque chose de plus ridicule et
que je n'ose vous dire sans confusion et sans honte, quoique je sois
contraint de vous le dire par la considération de votre salut. Si l'on
rencontre une jeune fille le matin, on dit que la journée sera stérile; si
l'on rencontre une courtisane, on en prend un bon présage pour tout
le reste du jour... Découvrez les ruses du diable qui nous donne de
l'aversion pour une vierge sage et modeste et qui nous fait saluer avec
inclination ci amour une femme impudique et débauchée?» {Ibidem),
(4) Voy. d'Achery, Spicilcgium, t. V, p. 218.
SUPERSTITIONS SOQ
sait pour l'homme le plus instruit de son temps, nous donne
ces renseignements complémentaires : « Si egrediens limen cal-
caveris aut in via olTenderis, pedem contine... Leporis timebis
occursum, liipo obvio congratulaberis ; ovibus gratanter obviam
gradieris, dum capram vites... locusta itinerantium praepedit
vota, contra cicacla viatoris promovet gressum... Sacerdotem
obvium aliumve religiosum dicunt esse infaustum ; feminam
quoque, quœ capite discooperto incedit, infelicem crede, nisi
publica sit » (i).
Plusieurs de ces signes néfastes se sont perpétués jusqu'à nous
comme raison de malencontre ou de bonne encontre. Arrêtons -
nous à deux exemples touchant les animaux.
i'^ Belette. — Théophraste dans ses Caractères, au ch. xvi
intitulé « De la Superstition », cite la rencontre d'une belette
comme funeste (2).
Alême croyance de nos jours en Anjou (3), en Berry (la be-
lette qui coupe la route à quelqu'un, lui annonce un décès im-
prévu) et en Vendée, le paysan, apercevant une belette, comme
le Grec de Théophraste, marche à reculons en poussant trois
pierres, alors que le campagnard girondin trace une croix sur
l'endroit où l'animal a passé (4).
2° Lièvre. — On lit à ce sujet de curieux détails dans V Evan-
gile des Quenouilles, répertoire des croyances vulgaires du
xv' siècle (5), et Froissart, à l'occasion de la bataille offerte par
(i) Polycraticus sive de nugis curialiuin, Leyde, lôSg, t. I, p. i3.
(2) « Un homme superstitieux, s'il voit une belette, il s'arrête tout
court, et il ne continue pas de marcher, que quelqu'un n'ait passé
avant lui par le même endroit que cet animal a traversé, ou qu'il n'ait
jeté lui-même trois petites pierres dans le chemin, comme pour éloigner
de lui ce mauvais présage » (trad. La Bruyère).
(3) « Une belette traversant la route au début d'un voyage. Il arrive
malheur à celui qui voit une seule pie sauter devant lui » (Verrier et
Onillon).
(4) Voy. Paul Sébillot, Folklore de France, t. III, p. 24.
(5) « Je vous dy pour Euvangile que quant aucun se met au chemin,
et un lièvre lui vient audevant, c'est un tresmauvais signe. Et pour
tous dangiers éviter, il doit par trois fois sy retourner dont il vient, et
puis aler son chemin, et alors sera il hors du péril.
Glose. A ceste parole se leva Maroie la Facée, et dist tout hault que
cestui chappitre estoit moult véritable, car son parrastre avoit rompu
la jambe au cheoir de son cheval, après qu'il avoit rencontré un lièvre;
mais qui rencontre un loup, un cerf ou un ours, c'est tresbon signe »
(p. 33).
3 10 FAITS TRADITIONNELS
Edouard III à Philippe de Valois, en fait également mention (i).
On pourrait d'ailleurs dresser tout un catalogue de ces présa-
ges, souvent contradictoires, d'après les animaux correspondants.
La rencontre d'un chat ou d'un serpent, par exemple, est fu-
neste, mais celle d'un chien et d'une chèvre, favorable. Ces
pronostics ont pris naissance chez les chasseurs et les bergers,
tout particulièrement chez les premiers (2).
Passons aux personnes.
On a vu que la rencontre d'une prostituée (TropvYj), d'après
saint Chrysostome, porte bonheur, alors que la rencontre d'une
vierge (7:àp9evoç) est funeste, comme celle d'un borgne ou d'un
boiteux.
Une suite de malheurs s'attache principalement à la rencontre
des prêtres et des moines, et ces signes néfastes nous ramènent
à Rabelais :
Grand^ousier demanda nouvelles du moyne. Gargantua luy respon-
dit que sans doubte leurs ennenais avaient le moyne. 11^ auront, (dist
Grandgousier) doncques maie encontre. Ce qu'avoit esté bien vray.
Pourtant encores est le proverbe en usage de bailler le moyne àquel-
cun. (1. I, ch. XLv).
Cette acception primitive de « malheur », donnée ici au moine,
se rencontre encore dans deux autres passages de Gargantua,
ch. XII et xLiii :
Par sainct Jean, dirent ilz, nous en sommes bien ; à ceste heure
avons nous le moine.
Mais, dist Gymnaste; il^ ont le moine. Ont ilz, dist Gargantua,
le moine ? Sus mon honneur, que ce sera à leur dommage.
Ce sens difiere essentiellement de celui que nous lisons au
Quart Livre, ch. xvi, et dont l'auteur, comme précédemment,
nous donne lui-même l'explication :
A l'heure présente l'on a voit au gibbet baillé le moine par le coul
(i) « Les nouvelles vinrent au roy de France comment uns lièvres
avoit estourmy ses gens et estoit passé parmy son ost. Dont li plusieurs
eurent une grant imaginacion et dirent que ce n'estoit pas par ungs bons
Signes uns lièvres qui est encontre de pauvre estrine, les avoit ensi es-
tourmis et courut par devant yaux, mais iing malvais signes... » (t. III,
p. 43).
(2) Cf. Rolland, Faune, t. VII, p. 204 (un lièvre, de mauvais au-
gure) et Maillard, Sermones de adventu (Paris, i5ii, fol. (J7) : « Vous,
messieurs, qui, rencontrant le matin un loup ou un corbeau, dites qu'il
vous arrivera malheur ».
SUPERSTITIONS 3ll
aux deux plus gens de bien qui feussent en tout Chiquanourrois. Mes
pages, dist Gymnaste, baillent le moine par les pieds à leurs compa-
gnons dormars. Bailler le moine par le coul seroit pendre et estran-
gler id personne.
Dans bailler le moine par les piecls^ le sens de malheur
s'est atténué en simple malice ou tour méchant qu'on joue à
quelqu'un ; mais la valeur initiale persiste encore dans l'appli-
cation mentionnée par Rabelais, au sens de pendre, c'est-à-dire
porter malheur à quelqu'un au plus haut degré.
Rabelais nous fournit lui-même la meilleure illustration du
proverbe. Au Quart Livre^ ch. xvii, Pantagruel, après avoir
passé dans son voyage plusieurs îles, rencontre un navire chargé
de moines de tous les ordres, « lesquelz alloient au Concile de
Chesil pour grabeier les articles de la foy contre les nouveaulx he-
reticques ». A leur vue, tandis que Pantagruel reste « tout pensif
et melancholique », Panurge entre « en excès de joye, comme
asseuré d'avoir toute bonne fortune pour celuy jour et autres sub-
sequens en long ordre ». Mais ce jour même ils subissent une
horrible tempête qui met leur vie en grand péril, et Panurge,
quand il est hors de danger, est bien obligé de constater (1. IV^,
ch. LXiv): « Il me souvient encore de nos gras Concilipetes de
Chesil... tant patismes à leur vue des tempestes et diableries ».
La croyance populaire à l'influence de ces pronostics néfastes
remonte très haut. On la trouve au viii' siècle, dans VHomilia
de sacrilegiis^ faussement attribuée à saint Augustin : « Et qui
clericum vel monachum de mane aut quacunque hora videns aut
obviansj abominosum sibi esse credet, iste non solum paganus,
sed dcemoniacus est, qui Christi militem abominatus » (i). Et
l'évéque Jacques de Vitry, mort en 1240, nous en transmet
l'écho dans ses Sermons : « In partibus quibusdam vidi quod
quando obviabant sacerdoti, statim signabant se, dicentes quod
malum omen est sacerdoti obviare... Hae sunt dyabolicae adin-
ventiones et dasmonum illusiones » (2).
Lecoy de la Marche en relève également la trace dans des pré-
dications manuscrites du xiii" siècle (3).
(i) Jacques de Vitry, The Exempla or illustrative stories from the
Sermones vulgares, éd. Crâne, Londres, 1890, p. 25o.
(2) Idem, ibidem, no cclxviii, p. 112.
(3) La Chaire française au Moyen Age, II» édition, 1886, p. 424
à 427 : « D'autres superstitions ont leur origine dans des usages chré-
tiens, altérés ou mal compris. Telle bonne femme se signe, quand elle
3l2 FAITS TRADITIONNELS
La plus ancienne mention de cette croyance populaire, dans la
littérature française, ne remonte cependant qu'au xv' siècle; elle
se trouve dans l'Evangile des Quenouilles (i).
Au xvi' siècle (2), les allusions se multiplent (3).
Pour le xvii' siècle, nous possédons un témoignage intéressant
fait la rencontre d'un prêtre. Quid mali omen est sacerdoti obviare}...
Par une sottise..., des villageois, voyant leur pays désolé par une épi-
démie, s'en prennent à leur curé et n'imaginent rien de mieux, pour
faire cesser la contagion, que de le précipiter dans une des fosses du
cimetière, au moment où il enterrait un mort ».
(i) Ed. Jannet, p. 78: « Quant on voit blans religieux aler ou chevau-
chier par les champs, nul ne se doit acheminer celé part, pour le lait
temps qui par coustume leur survient.
Glose. Aucunes sages femmes, dist Margot la Pelée, ont dit pour vray
que le rencontrer du matin d'un blanc moine est très mauvais signe... »
(2) Cf. Erasme, Stultitiœ laus, p. 286 (à propos des moines) : « Et
enim cum hoc hominum genus omnes sic execrentur, ut fortuitum etiam
occursum orninosum esse persuasum sit... »
(3) Marguerite de Navarre, Heptaméron, p. 2S0 : « Jamais ne vous
advienne, mon amy, de convier telles gens [des inoines], car ils portent
malheur à toutes les maisons où ils vont ».
Des Périers, nouv. xlvii : « Maistre Jacques Colin, n'ha gueres mort
abbé de Saincte Ambroyse,... estoit en picque contre ses moines, les-
quelz luy faisoyent tout de sanglant pis qu'ilz pouvoyent, et luy fai-
soyent bien souvenir du proverbe commun qui dist : Qu'il se fault garder
du devant d'un bœuf, du derrière d'une mule et de tous les coste^ d'un
moine ».
Du Fail, Contes d'Eutrapel, ch. xiii : « Nous estions à la chasse aux
lièvres, en la lande de Halibart, où se trouva un jeune magister escho-
lier revenant de Paris... Brifaut, distributeur de lévriers,... le mit en
garde avec un lévrier en lesse, luy commandant expressément ne dire
pas un seul mot, alléguant que tous ces bonnet^ quarrcj... portoicnt
bedaine (= malchance) et malheur^ à la chasse, et partout ailleurs
aussi ».
Estienne Tabourot, Bigarrures, ch. v, mentionne le proverbe déjà
cité par Des Périers, mais avec une variante: « Il se fault garder du de-
vant d'une femme, du derrière d'une muUe et d'un moyne de tous cos-
te^ M.
Le Thresor de Meurier le donne aipsi (p. Sq) : « De soldat affamé, de
moyne bigarré, d'homme mal barbu, de fol embeu, de traistres bri-
gands et de chiens mordans, de nouvel hoste et d'homme obstiné,
Dieu nous garde hyver et esté ».
Ce proverbe persiste en Gascogne : « Se çau mauhisa dou davant
d'uo henno, dou darré d'uo mulo, e d'un curé de toutz coustatz » (Il
faut se garder du devant d'une femme, du derrière d'une mule, et d'un
curé de tous côtés).
SUPERSTITIONS 3l3
fourni par l'érudit théologien Jean-Baptiste Thiers, curé de Vi-
braye, diocèse du Mans (i).
La superstition est toujours vivace et on en trouve la sur-
vivance dans plusieurs régions : dans le Hainaut, dans ja
Gironde et ailleurs (2). Elle n'est pas, non plus, étrangère aux
peuples germaniques, mais elle n'a laissé de traces que dans
la parémiologie française.
En tenant compte de ces divers témoignages, on peut mieux
saisir le sens des trois passages du Gargantua, où il est question
d'avoir le moine. L'acception de « malheur » ou de « mal-
chance », c'est-à-dire de malencontre, y est évidente, et c'est là
le sens initial, écho immédiat de la croyance populaire.
L'acception de jouer un tour, d'attraper, est secondaire ; mais
c'est la seule qui se lit dans un traité d'Ant. du Saix de 1537,
où donner le moine, complétant les verbes antérieurs tromper
et décevoir, y a le sens d'attraper (3) ; et dans une poésie de
d'Aubigné (t. IV, p. 392 des Œuvres) :
J'avoys une belle faveur
De cheveux que print ce volleur (4) ;
J'avoys Tame trop endormie ;
Il donna le moine a mon cueur.
Avec des cheveux de ma mie
Je luy veulx faire ung mauvais tour.
C'est là à coup sûr un sens induit du jeu de malice pratiqué
par les pages et que d'Aubigné, après Rabelais, mentionne dans
son Fœneste (5).
(i) Cf. Traité des superstitions (t. I, p. 209) : « C'est une grande mi-
sère et une illusion bien pitoyable que de... se figurer :
« Que quand on va à la chasse, on sera heureux, si l'on rencontre une
femme débauchée, ou si l'on s'entretient des choses deshonnestes, ou
que l'on pense à des femmes débauchées. Et qu'au contraire, l'on sera
malheureux, si ion rencontre un moine...
« Qu'il nous arrivera du malheur, si le matin nous rencontrons dans
notre chemin un prêtre, un moine, une fille, un lièvre, un serpent, un
lézard, un cerf, un chevreuil ou un sanglier... Qu'il nous arrivera du
bonheur, si nous rencontrons le matin une femme ou une fille débau-
chée, ou qui marche la tête nue, un loup, une cigale, une chèvre ou un
crapaud... »
(2) Paul Sébillot, Le Folklore de France, t. IV, p. 236 et 252.
(3) Voy. Rev. Et. Rab., t. IX, p. 452.
(4) C'est-à-dire l'Amour^ Cupidon.
(5) Cf. Œuvres, t. II, p. 434: « Ces fripons devisoient qui de vail-
1er le moine; j'en avois ouï parler, mais afin qu'ils ne jouassent point à
3 14 FAITS TRADITIONNELS
Le sens primordial du dicton rabelaisien s'est de bonne heure
complètement eflacé pour céder la place à des applications plus
ou moins atténuées, dont une est arrivée jusqu'à nous à titre
de malice d'écolier ou de troupier.
Disons, pour terminer, que \q prêtre, envisagé comme présage
funeste (i), subsiste toujours, surtout parmi les pêcheurs et les
marins (2).
Jal nous en donne de curieux détails (3), qui rappellent ceux
relevés par Rabelais (à propos du navire chargé de moines que
rencontre Pantagruel) et dont le fond remonte à la plus haute
antiquité.
II. — Pratiques astrologiques. •
Rabelais prétend à plusieurs reprises établir une démarcation
entre l'astrologie judiciaire ou divinatrice, qui juge l'avenir par
l'inspection des astres, et l'astrologie naturelle ou astronomie.
Tandis qu'il donne toute son approbation à la science, il s'élève
avec force contre les pratiques superstitieuses, alors généralement
suivies, de l'astrologie proprement dite : « Et de Astronomie
saiche en tous les canons — dit-il dans la lettre célèbre de Gar-
moi, Je me bantois de l'avoir donné à tous les payes de la petite escu-
rie. La nuit, comme nous estions couché..., je sens je ne sais quoi qui
me sembloit arracher le gros orteil... »
(i) Les prêtres et les moines sont aussi considérés comme des sor-
ciers, et en rêver, c'est également signe de disgrâce (voy. P. Sébillot,
Le Folklore de France, t. IV, p. 237).
(2) Cf. Amélie Bosquet, La Normandie pittoresque, p. 3o8 : « Les pé-
cheurs diéppois ne parlent jamais dans leurs bateaux ni de prêtres ni de
chats ».
(3) Glossaire nautique, p. 1407: « Nous ne voulons pas terminer cette
petite histoire des superstitions particulières aux marins, sans parler du
préjugé qui, à bord des navires de la Méditerranée surtout, rend fâcheuse
et de mauvais augure la présence d'un prêtre ou d'un moine. Lou ca~
pellan [le chapelain, le prêtre] est un être redouté; ce n'est jamais sans
répugnance que certains capitaines l'embarquent, parce qu'il porte mal^
heur, disent-ils. On m'a raconté dans le Levant, qu'une tartane proven-
çale, allant d'une île de l'Archipel à une autre, avait donné passage à
un moine; le gros temps se déclare, et, bien que le religieux se mit en
prières pour demander la fin de la tempête, l'équipage fut au moment
de le jeter à la mer pour décharger le bâtiment du gage de mauvaise
fortune qu'il portait. Le pauvre capellan obtint par capitulation de n'être
lancé par-dessus le bord que si, dans deux heures, le vent ne mollissait
pas. Le vent tomba en effet avec le soleil et lou capellan fut sauvé »,
SUPERSTITIONS 3i5
gantua à son fils Pantagruel (l. 11, ch. viii) — laisse moy l'Astro-
logie dwinatrice, et l'art de LuUius, comme abuz et vanitez ».
Cependant, certaines de ces pratiques étaient si universel-
lement admises que Rabelais lui-même s'y montre indulgent,
par exemple en ce qui touche l'horoscope ou la nativité,
c'est-à-dire l'état du ciel au moment de la naissance d'un en-
fant. Le ciel était censé partagé en douze maisons ou man-
sions, portant chacune une indication spéciale (longue vie,
richesse, etc.) : tirer l'horoscope, c'était lire dans le ciel les
destinées du nouveau-né.
On peut trouver une intention satirique au passage où Herr
Trippa demande à Panurge V horoscope de sa nativité (i) ; mais
c'est le grand rieur lui-même qui écrit dans sa Sciomachie, sans
sourciller, à propos de la naissance du duc d'Orléans, fils d'Henri
de Valois: «Un si grand Prince destiné à choses si grandes en
matière de chevalerie et gestes heroiques, comme il appert par
son horoscope, si une fois il eschappe quelque triste aspect en
l'angle occidental de la septième maison ». Et cela après avoir
fait remarquer antérieurement (1. 111, ch. xxxvii): « En ceste
manière, disent les mathématiciens (2), un mesme lioroscope
estre à la nativité des roys et des sotz » (3).
On attachait encore au xvi' siècle entière créance aux in-
fluences des astres (cf. 1. III, ch. m), telle planète pouvant être
maligne {maie fi que) on bénigne {bénévole). Dans la harangue, il
est vrai toute cicéronienne, faite par Gallet à Picrochole, l'ora-
teur s'écrie (l. I, ch. xxxi) : « Sont ce fatales destinées ou in-
fluences des astres qui veulent mettre fin à tes aises et repos .^ »
Toute une série d'expressions sont restées dans la langue
comme autant de survivances : en la maie heure (1. II, ch. ix,
et 1. III, ch. ix) ; « nostre maistre est en ses bonnes » (1. IV,
ch. xii) ; heureuse journée (« Sciomachie »), etc.
Nous allons maintenant étudier à part les divers genres de
divination. Nous n'aurons pas à revenir sur le merveilleux zoo-
logique et botanique, à qui nous avons donné déjà une place
proportionnée à son importance historique et sociale.
(i) Cf. 1. III, ch. XIV : « Panurge luy ayant baillé [l'horoscope], il
fabriqua promptement sa maison du ciel en toutes ses parties, et consi-
dérant l'assiette, et les aspectz en leurs triplicitez, jecta un grand
souspir, et dist... »
(2) Ici pris au sens d'astrologues.
(3) C'est-à-dire « fous », sens ancien de 50/.
CHAPITRE VIll
MAGIE ET SORTILÈGES
La magie règne en souveraine au xvi' siècle. Tout le monde
croit fernrvement aux sortilèges, aux sorciers (i) et aux sorciè-
res, qu'on brûle avec conviction. L'in-quarto de l'angevin
Jean Bodin, De la Démononianie des soj'ciers (1580), triste
monument d'une crédulité aveugle, en témoigne suffisamment.
Rabelais est un des rares esprits de son époque qui observe,
sous ce rapport comme sous tous les autres, une attitude scep-
tique, et qui ne craint pas à l'occasion d'en plaisanter, comme
dans son portrait vivant de la « sybille de Panzoust » (1. 111,
ch. xvii) que Panurge vient consulter dans sa chaumière (2).
Mais le domaine de la magie est si vaste (3) qu'il tient une
place importante dans son œuvre. Nous n'envisagerons ici que
certains aspects particuliers.
I. — Démonologie.
Nous montrerons tout à l'heure que la conception rabelaisienne
du diable répond exactement à celle des auteurs de Mystères et
de leur mise en scùne. Mais ce n'est là qu'un des côtés de la ques-
tion démoniaque ; il convient tout d'abord d'envisager le diable
(i) A Paris, suivant le Journal de l'Estoillc, le nombre des sorciers
s'élevait en 1574 à trente mille.
(2) Au xvi« siècle, il y avait à Panzoult (Tourainc) une diseuse de bonne
aventure, qui vivait dans une caverne creusée dans le rocher. La des-
cription de Rabelais est donc l'écho de la réalité {Rcv. Et. Eab., t. V,
p. 70, et t. VIII, p. 208). Bail" nous a donne le pendant de la Sibylc
de Panzoult, dans sa cinquième eglogue, les Sorcières. Voy. Œuvres,
éd. Marty-j^.avcaux, t. III, p. 29 à 36.
(3) Voy. Yves-Piessis, Bibliographie de la sorcellerie, Paris, kjoo, et
les deux dissertations allemandes :
Max Gerhard, Dcr Aber^laube in der /ran:iôsischen Novelle des
XVJ^ Jahrhunderts, Rostock, 190G.
Ernst Friedrich, Die Magie iin fran:{ûsischen Theater des XVI'' ur,d
XVI I^ Jahrhunderls, Leipzig, 1908.
MAGIE ET SO.iriLÈGES 3i7
dans ses rapports avec la magie et les sorciers, suppôts naturels
de Satan (i).
Pendant tout le Moyen Age, Tolède était considéré comme le
centre des études magiques :
En sors mauvais dont l'en use à Tholet.
écrit Eustache Daschamps (2), et un mystère du xv*"- siè:le, le
Martyr de Saint Denis, dira :
Il fait d'un coq une poulette,
Ils joue des ars de Tholete! (3)
Aussi Rabelais n'a-t-il garde d'oublier la célèbre école de ma-
gie que Panurge avait fréquentée (4).
Le nombre des démons ou mauvais esprits était censé au
xvi" siècle incommensurable, et Ambroise Paré en parle av^c le
plus grand sérieux (5).
(i) Voy. sur la démonologie du xvi" siô:le, Lucien Pinvert, Jacques
Grévin (iSSS-iDjo). Etude biographique et littéraire, Paris, 1899,
p, 122 et suiv.
(2) Œuvres, t. VI, p. 204.
(3) Voy. Jubinal, Mystères inédits du XF« siècle, t. I, p. 116.
(4) « On temps que j'estudiois à l'eschole de Tolete, le révérend père
en Diable Picatris, recteur de la Faculté diabologicque, nous disoit
que naturellement les Diables craignent la splendeur des espées, aussi
bien que la lueur du Soleil... G'estoit (peut estre) la cause pourquoy
le seigneur Jan Jacques Trivolse, mourant à Chartres, demanda son
espée, et mourut l'espée nue on poing, l'escrimant tout au tour du
lict, comme vaillant et chevaleureux, et par ceste escrime mettant en
fuyte tous les Diables qui le guestoient au passage de la mort... Car
parlant en vraye diabologie de Tolete, je confesse que les Diables
vrayement ne peuvent par coups d'espée mourir: mais je maintiens,
scelon la dicte diabologie, qu'ilz peuvent patir solution de continuité... »
(1. III, ch. xxiii).
L'anecdote se retrouve dans les Vies des grands Capitaines de Bran-
tôme (t. II, p. 223), qui l'a tirée de notre auteur. Brantôme croyait
d'ailleurs aux sorciers, comme tous ses contemporains.
(5) Cf. Les Monstres et Prodiges, i5j4, ch. xxvi : « Les mauvais esprits
ont plusieurs noms, comme démons, cacodemons, incubes, succubes, co-
quemares, gobelins, lutins, mauvais anges, Satan, Lucifer, père de men-
songe, prince des ténèbres, légion, et une infinité d'autres noms qui sont
escrits au livre de V Imposture des diables, selon les différences des
maux qu'ils font, et es lieux où ils sont le plus souvent ». Œuvres com-
plètes, éd. Malgaigne, 1840, t. III, p. 55. Le ch. ixvi est intitulé « Dé-
mons et Sorciers »; le xiii®, « Les illusions diaboliques »; le xxxi%
3l8 FAITS TRADITIONNELS
Rabelais en nomme quelques-uns (i) et indique plusieurs
moyens de les exorciser.
Le signe de la croix est le plus efficace : « La croix est con-
traire au charme », affirme Panurge (1. III, ch. xxiii). Aussi
lorsque Tripet, un des capitaines de Picrochole, et ses gens en-
tendent Gymnaste invoquer les diables : « Commencèrent avoir
frayeur, et se seignoient de toutes mains, pensans que ce feust
un Diable desguisé, et quelq'un d'eulx, nommé Bon Joan, ca-
pitaine des Franctopins, tyra ses Heures de sa braguette et cria
assez hault, Agios ho theos. Si tu es de Dieu sy parle, sy tu es
de l'aultre sy t'en va ».
Panurge, à son tour, entendant son Turc invoquer les diables
fait « le signe de la croix, criant Agyos, athanatos, ho theos... »
(1. IL ch. xiv).
C'est la formule du Trisagion, d'un usage Journalier dans
l'église grecque : a Agios o theos! {2) Agios ischiros! Agios aiha-
natosï) (1. I, ch, xxxv). Dans l'église catholique, elle n'est chan-
tée qu'à l'office eu vendredi saint, avant l'adoration de la
croix.
Mais pour que l'invocation soit efficace, il faut se signer de
la bonne main, c'est-à-dire de la droite, car de la gauche, c'est
présage de malheur (3). On a vu que les bergers de Gargantua
se moquent de fouaciers de Lerné « qui avoient trouvé maie en-
contre par faulte de s'estre seignes de la bonne main (4) au
matin ».
« De l'Art magique » ; le xxxiie, « Incubes et Succubes », etc. Voici un
curieux passage de ce dernier chapitre : « Les médecins tiennent que
Incubus est un mal où la personne pense estre opprimée et suffoquée de
quelque pesante charge sur son corps, et vient principalement la nuit.
Le vulgaire dit que c'est une vieille qui charge et comprime le corps,
le vulgaire l'appelle Chauche- poulet »,
(i) « Advcnente la lumière du clair Soleil, disparent tous Lutins, La-
mies, Lémures, Guaroux, Farfadetz et Tenebrions » (1, III, ch. xxiv),
(2) Dans le Martyre de saint Pierre et de saint Paul, mystère de la
fin du xve siècle (éd. Jubinal, t, I, p, 83), saint Paul, avant de souflfrir
le martyre « bende ses yeulz et dit à genous : Apyos 0 theos, agyos
yskiros, athanatos, Jesu^ Eleyson ymas (« Saint, ,ô saint, Dieu saint,
immortel, Jésus, aie pitié de nous I »).
(3) Evangile des Quenouilles, p. i3o : « Qui fait de sa main droite le
signe de la croix encontre l'ennemi, il le reboute au loing de lui ; et qui
d'aventure le fait de l'aultre main, le diable de plus en plus l'aproche ».
(4) L'expression de bonne main pour « main droite » se lit déjà dans
MAGIE ET SORTILÈGES 3 19
C'est à cet ordre d'idées que remonte la curieuse évolution du
mot brimborion, qui, de l'acception de « bréviaire » ou de
« prière dévote», a passé à celle de pratique superstitieuse. Le
terme intermédiaire est celui de prière murmurée et par suite
inintelligible, comme le rituel en latin des prêtres et des moines.
Rabelais s'est élevé contre cette récitation machinale, en mettant
dans la bouche de Frère Jean des paroles significatives (l. I,
ch. xxx).
Dès le XV* siècle, breviarium devient breborion avec une
nuance défavorable, comme dans ces vers de la Passion de
Gréban :
19900. Dist il pas ses breboi'ions ?
Il barbote, ce m'est advis.
Cette forme persiste au xvi® siècle, lorsque le mot acquiert
définitivement le sens de formule magique. Ainsi dans les Se-
rées de Bouchet (i).
Rabelais ne donne que la forme moderne brimborion avec le
sens de prière dévote : « Les brimborions des Padres celestins »
(1. II, ch. vu). Cette forme était alors nouvelle, et Pasquier en
indique l'origine (l. VIII, ch. lxii) : « Le mot brimborion, dont
nous usons quand nous disons que quelqu'un dit ses brimbo-
rions, vient de breciarium ».
Sous l'influence analogique de brimbe ou bribe, le mot spé-
cialisa son sens en celui de menus suffrages avec la même
nuance péjorative : « Lorsque vous aurez faict vos oraisons, im-
précations et brimborions », écrit Brantôme (t. VII, p. 198).
Et aujourd'hui encore, dans plusieurs pays, le prêtre passe
pour sorcier et seul capable d'exorciser le démon (2).
Froissart (éd. Luce, t. I, p. 327) ; « Quant ce vint à l'endemain..., laie-
rent Bervich à la bonne main ». En Saintonge, bonne main désigne la
droite, et mauvaise main, la gauche (Jônain)
(i) Cf. t. IV, p. i83 : « Elle le pria d'attendre jusques à ce qu'elle eust
dit certains mots et oraisons qu'elle avoit accoustumé de dire toutes les
fois que le mal des dents luy prenoit : ayant apprins ces briborions de
sa grand mère ».
Cotgrave en donne cette définition : « Breborions. Vaines incanta-
tions, prières superstitieuses que des vieilles femmes du peuple usent
contre le mal de dents ou comme expression d'une dévotion aveugle ».
{2) Lne évolution parallèle a subi le mot grammaire (anciennement
gramoyre), qui devint dès le xiii" siècle grymoire. La grammaire la-
tine du Moyen Age, hérissée de formules mnémoniques, fut considérée
par le vulgaire comme un livre à sept sceaux, comme un recueil d'in-
cantations.
3^0 FAITS TRADITIOiNNELS
II. — Moyens de divination.
Pour savoir s'il doit se marier, Panurge a recours successi-
vement aux sorts homériques et virgiliens (1. 111, ch. x et xii),
au sort de dés (ch. xi), à l'interprétation des songes (ch. xiii
et xiv), à la « Sybillc de Panzoust » (ch. xvii et xviii) et, pour
finir, aux moyens secondaires de divination (ch. xxv).
Deux de ces consultations de l'avenir méritent de nous ar-
rêter.
I. — Songes.
L'art d'interpréter les songes et d'en tirer des présages est
aussi vieux que le monde. C'est une croyance universelle,
commune à l'Antiquité et au Moyen Age, à l'Occident et à
l'Orient (i). Elle est toujours vivace et les règles de VOnéirocri-
iique, ou la Divination par le moyen des songes, n'ont guère
varié depuis le livre d'Artémidore jusqu'aux livrets de colpor-
tage de nos jours (2). C'est le même symbolisme ou peu s'en
faut, et l'interprétation se fait souvent à rebours (3).
Artémidore est une des autorités qu'invoque Rabelais pour
prouver, qu'en « songeant..., l'ame souvent prévoit les choses
futures ». Il prend pour témoins les « sacres lettres » et les
« histoires profanes » que les songes nous donnent « significa-
tion et indice des choses advenir ». Et en finissant, il n'oublie
pas les deux portes des songes, décrites par Homère (4).
Songes... mensonges ! Ce dicton ne jouit pas d'une grande
faveur auprès du vulgaire, qui partage plutôt l'avis de Sganarelle
(Mariage force, se. vi) : « Les songes sont comme des miroirs,
où l'on découvre quelquefois tout ce qui nous doit arriver ».
Et dans le Dépit amoureux (acte V, se. vi):
Les disgrâces souvent sont du Ciel révélées.
J'ai songé cette nuit de perles défilées
Et d'œufs cassés :
Monsieur, un tel songe m'abat,
(i) Voy. Ed. Tylor, Civilisation primitive, t. I, p. 141 et suiv.
(2) Ch. Nisard, Livres populaires, t. I, p. 228 et suiv.
(3) Idem, ibidem, t. I, p. ^35 et suiv.
(4) « L'une est de ivoyre, par laquelle entrent les songes confus, /alla-
ces, et incertains, comme à travers l'ivoyre, tant soit déliée que voul-
drcz, possible n'est rien vcoir. L'aultre est de corne, par laquelle en-
trent les songes certains, vrays, et infallibles ».
MAGIE ET SORTILÈGES 321
Ces mêmes présages reviennent dans La Clef des songes que
consultent encore les gens du peuple, attestant ainsi la ténacité
de la tradition populaire et sa perpétuité dans le domaine des
superstitions.
2. — Divinations secondaires.
Rabelais nous apporte, à l'occasion de la consultation mari-
tale de Panurge, un dénombrement des multiples expédients
encore en usage à l'époque de la Renaissance « pour prédire
toutes choses futures ». 11 y met à contribution à la fois l'Anti-
quité et le Moyen Age.
Panurge « se conseille à Her Trippa », personnage bouffon
dans lequel on reconnaît facilement le célèbre médecin alle-
mand Corneille Agrippa (1486-153 5) (i), auteur du livre De
incertitudine scientiarum (1530), dont Rabelais a largement
usé. Plusieurs chapitres y sont consacrés à la divination en
général et à ses variétés (2).
Agrippa revient sur le même sujet dans un autre traité non
moins fameux. De occulta philosophia (1531), où il combat un
des premiers cet art fallacieux (3).
(1) L'ouvrage d'Aug. Prost sur Corneille Agrippa (« Sa vie et ses
œuvres », 2 vol., Paris, 1880 à 1882) est dénué de valeur scientifique. —
Jean Plattard a dit l'essentiel sur les rapports d'Agrippa avec notre au-
teur {L'Œuvre de Rabelais, p. 176-177). Voy., en dernier lieu, Abel
Lefranc, « Rabelais et Corneille Agrippa », dans Mélanges Picot,
Paris, 1913, t. II, p. 477 à 486.
(2) Voy. ch. XXXIV (« De Metoposcopia »), ch. xxxv (« De Chiroman-
tia »), ch. XXXVI (« De Geomantia »).
Citons-en : « Metoposcopia autem ex solius frontis inspectione, omnia
hominum initia, progressus et fines, sagacissimo ingenio, ac docta ex-
perientia se praesentire jactat... »
(3) Le chapitre lvii y est spécialement consacré :
« Jamque etiam ipsa elementa nos fatales eventus edocent, unde
quatuor illa famosa divinationum gênera : Geomantia, Hydromantia,
Aëromantia, Pyromantia, nomen adepta sunt.
« Geomantia, ex terrœ motibus, crepitu, tumore, tremore, scissura,
voragine, exhalatione, exterisque impressionibus suis futura prœmons-
trat... Sed est aliae Geomantiae species, quœ per puncta vi quadam, aut
casu terrée inscripta divinatur...
« Hydromantia autem vaticinia praestat, per impressiones aqueas, illa-
rumque fiuxus et refluxus, excrescentias et depressiones, tempestates et
colores et similia : ejus junguntur etiam visiones quac in aquis fiunt.
«... Erat etiam olim apud Assyrios in magno precio Hydromantise
ai
323 FAITS TRADITIONNELS
La divination par des objets inanimés (eau, encens, farine,
etc.) remonte à l'Antiquité (i).
Avant Rabelais, Eustache Deschamps, dans sa « Démons -
tracion contre sortilèges », avait déjà fait mention de plusieurs
moyens de divination: « par astrologie, par géomancie, par ny-
gromancie, par ydromancie, par pyromancie, par cyroman-
cie » (3).
Après lui, deux autres écrivains ont traité le même sujet.
C'est tout d'abord Jacques Tahureau qui, dans un de ses
Dialogues, discourt longuement de la magie et des folles su-
perstitions des magiciens (3).
Ensuite, Ambroise Paré, qui a inséré dans son traité déjà
cité, Les Monstres et Prodiges, un chapitre «De l'Art ma-
gique » (4).
species, Lecanomantia nuncupata, a pelvi aquas plaena, cui impone-
bantur aureae et argenteoe lamince, et lapides preciosi, certis imaginibus,
nominibus, et characteribus inscriptœ.
« Simili modo A'éromantia prognostica praebet per impressiones
aëreas, per ventorum flatus, per irides, per halones, per nebulas et nu-
bes, perque imaginationes in nubibus, et visiones in aëre.
« Ita etiam Pyromantia divinatur per impressiones igneas, per stellas
caudatas, per igneos colores, perque visiones et imaginationes in igné.
« His adjungitur Capnotnantia, a fumo sic dicta, quia flammam et fu-
mum scrutatur, eorumque colores, sonos et motus... »
(i) "Voy. Bouché-Leclerc, Histoire de la Divination dans l'Antiquité,
4 vol., Paris, 1879-1882.
(2) Œuvres, t. VII, p. 192.
(3) Ed. Conscience, p. 112: « Je n'ai que faire pareillement de vous
raconter les espèces de magie, comme Hydromancc, qui se fait avecques
de l'eau ; Lecanomance, qui se fait avecques des bassins ; Pyromancc,
qui se fait avec le feu; Gcomance, par le moien de la terre; Nccro-
mance, laquelle est divisée encore en deux parties: en Scyomancc et
Necyomance, lesquelles se pratiquent en parlementant avecques les es-
prits malins ou en suscitant les ombres et idoles errantes des mors ;
Capnomance, qui se fait avecques suffumigations, dont on parfume et
fait un sacrifice aux Démons. Il me suffit seulement de vous en parler
d'une espèce qui est Catoptromance et de la perfection d'icelle... »
(4) On y lit : « D'avantage l'art magique se fait par le meschant arti-
fice des diables. Or il y a plusieurs sortes de magiciens : aucuns
font venir à eux les diables et interroguent les morts, lesquels sont
nommés nécromanciens ; autres cheiromanciens, parce qu'ils devinent
par certains lineamens qui sont es mains ; autres hydromanciens, parce
qu'ils devinent par la terre ; autres pyrovtanciens, qui devinent par
le feu ; autres aèromanciens, ou augures, ou prognostiqucurs de la dis-
position future, parce qu'ils devinent par l'air, sçavoir par le vol des
oiseaux, ou par tourmentes, orages, tempcstes et vents ».
MAGIE ET SORTILÈGES 323
En outre, V Alphabet de l'Auteur françois, commentaire ra-
belaisien du xvii" siècle, œuvre anonyme d'un Poitevin, donne
l'explication des termes de divination cités par Rabelais, en
l'agrémentant parfois de curieux détails du terroir (i).
La nomenclature rabelaisienne de la divination est une des
plus amples qu'on connaisse. Toutes les époques y sont repré-
sentées et les sources de l'auteur, ici comme ailleurs, ont été
des plus éclectiques.
En premier lieu, un grand nombre de ces termes dérivent des
écrivains grecs ou romains, les multiples formes de la divination
faisant partie intégrante des croyances religieuses des Anciens.
La coscinomantie, « jadis tant religieusement observée entre
les cérémonies des Romains », figure dans Théocrite, en même
temps que Valphitomantie, « designée par Théocrite en sa
Pharmaceutrie », et que Vaëromantie, « célébrée par Aristo-
phanes en ses Nuées ».
Remarquons cependant que ce dernier ne « célèbre » point la
divination par l'air, mais l'air lui-même, et que Théocrite se
borne à décrire l'opération de la sorcière, mais ne donne pas le
terme divinatoire lui-même.
Pline fait mention de V axinomantie (2).
Plusieurs autres noms sont tirés, on l'a vu, de V Occulta
Philosophia de Corneille Agrippa, et il est piquant que Rabe-
lais les fasse débiter par le médecin-philosophe lui-même (3).
La majorité de cette terminologie grecque reste inconnue
aux Anciens (4). Ces noms ont été forgés à l'époque de la Re-
(i) Voici par exemple l'article sur Axinomantie : « Divination qui se
faisoit avec une coignée... En Poitou s'observe une superstition par le
moyen d'une coignée, pour conjurer un certain phlegmon, qu'ils appel-
lent ineptement le chapple, et faut que cette conjuration se fasse par un
qui soit charpentier de père en fils, lequel, marmonant quelques paro-
les, fait semblant de vouloir assommer le mal avec son instrument ».
(2) Le premier tome de l'ouvrage cité de Bouché-Leclerc cite et ex-
plique un grand nombre d'autres termes : a/£yfoaavT£i« (p, 182), aarptx-
yaÀopavTeïa (p. 190), y.uTOTrrpoiJ.u^JTdu (p. 340), x/r,poy.u'j-:îiu (p. 184),
Tupop«VT£Î« (p. i83), etc.
(3) « Voulez-vous (dist Her Trippa) en sçavoir plus amplement la vé-
rité par Pyromantie , par Aeromantie célébrée par Aristophanes en ses
Nuées, par Hydromantie, par Lecanomantie, tant jadis célébrée entre
les Assyriens et exprovée par Hermolaus Barbarus... Par Catoptroman-
tie (dist Her Trippa continuant)... ».
(4) Telles : anthropomantie, botanonantie, cephaleonomantie, etc.
324 FAITS TRADITIONNELS
naissance, et Rabelais les a probablement empruntés à un des
recueils encyclopédiques de l'époque, du genre de VOfJicina
de Ravisius Textor (1532).
La magie reste encore vivace au xvii® siècle. La croyance
au loup-garou, aux sorciers est alors générale, et la littérature
dramatique en fait foi (i). Molière reflète, dans ses comédies,
comme Rabelais dans son roman, les croyances et les su-
perstitions de son temps.
(i) Voy. les témoignages recueillis par Friedrich de i5i5 à 1687
{ouvr. cité, p. 65 à 76).
CHAPITRE IX
THÉÂTRE POPULAIRE
Les rapports de Rabelais avec le théâtre ont été l'objet de
recherches récentes (i). Nous y renvoyons pour les détails his-
toriques et techniques, en nous réservant de traiter ici de
l'influence que les Mystères, notamment, ont exercé sur le
vocabulaire rabelaisien.
Sa conception du diable répond exactement à celle des Mys-
tères et à leurs représentations scéniques. Maître François
avait assisté à plusieurs « monstres » de Passions, à Saumur,
à Doué, etc., et les diableries, avec leurs scènes tumultueuses,
lui sont restées dans la mémoire.
L'éloge que Panurge fait des débiteurs et emprunteurs (1. III,
ch. m) en est une preuve : « Qui rien ne preste est créature
du grand vilain diantre d'Enfer ». L'empressement des cré-
diteurs lui rappelle ce souvenir : « Il m'est advis que je joue
encores le Dieu de la Passion de Saulmur(2), accompaigné de
ses anges et chérubins ». Et finalement : « Cestuy monde ne rien
prestant ne sera... qu'une diablerie plus confuse que celle des
Jeux de Doué ».
Le vocabulaire scénique du temps reparaît à propos de la
Passion de Saint Maixent (1. III, ch. xxvii) : « Le Portecole
abandonna sa copie : celluy qui jouoit sainct Michel, descendit
par la volerie (3), les Diables sortirent d'enfer ».
Et surtout à l'occasion de l'anecdote touchant maître Fran-
çois Villon, qui « sus ses vieux jours se retira à Saint Maixent
en Poictou »... et là « pour donner passe temps au peuple,
entreprint faire jouer la Passion en gestes et langaige Poicte-
vin » (4).
(i) H. Clouzot, L'ancien Théâtre en Poitou, 1901, et surtout
G. Cohen, Rev. Et. Rab., t. IX, p. i à 72.
(2) Dernière représentation en i534.
(3) Voy., sur ce terme scénique, Cohen, Rev. Et. Rab., t. IX, p. 16.
(4) Suivant H. Clouzot, cette anecdote serait formée de traits vérita-
326 FAITS TRADITIONNELS
Rabelais nous fait à cette occasion une description cir-
constanciée d'une diablerie (i), digne d'être rapprochée de la
scène des diables qui viennent enlever les âmes dans la mora-
lité Le Débat du Corps et de l'Ame :
Grippes de fer aigucs entre leurs mains tenoyent ;
Feu gregoys tout puant par leur gueules gettoyent.
Serpens envenimez de leurs corps enyssoient ;
A bassins embrasez leurs yeux semblans estoyent (2).
Ces diableries ou scènes diaboliques des Mytères ont laissé
des traces nombreuses dans le vocabulaire rabelaisien.
La grande diablerie à quatre personnages^ au sens de con-
fusion tumultueuse, est mentionnée dès le début du Gargantua
(ch. iv). Elle rappelle ces vers d'Enoch dans le Mystère du Vieil
Testament (t. I, p. 129):
Faison tout ce que nous vouldrons ;
Il n'y aura rien deshonneste...
Faison, /aj5on d'un dyable quatre (3),
Car nous avons arbitre franc.
Rabelais dira avec un autre sens : faire d'un diable deux,
c'est-à-dire doubler la faute en voulant l'amender (I. 111, ch. 1) :
« Charles Maigne, lequel feist d'un diable deux, quand il
transporta les Saxons en Flandre, et les Flamans en Saxe ».
Diablerie au sens de scène tumultueuse, de tapage infernal,
revient souvent dans les Mystères, par exemple dans la Passion
de Gréban, où Lucifer s'écrie :
385o. Deables, arrangez vous tretous
En tourbe à grosse quantité
Et me chantez un silete
En vostre horrible diablerie.
blés et aussi de « traditions recueillies dans le pays, très plausibles cha-
cune dans son particulier, mais groupées arbitrairement ».
(i) Cf. 1. IV, ch. xiii : « Adoncques feist la monstre de la diablerie
parmy la ville et le marché. Ses diables estoient tous capparassonnez de
peauls de loups, de veaulx, et de béliers, passementées de testes de
mouton, de cornes de bœufz, et de grands havetz de cuisine : ceinctz
de grosses courraics es quelles pendoient grosses cymbales de vaches,
et sonnettes de muletz à bruyt horrificque ».
(2) Ancien Théâtre, t. III, p. 334.
(3) On dit aujourd'hui ; /aire le diable à quatre, se démener comme
quatre diables.
THÉÂTRE POPULAIRE la?
Et plus loin, Cerberus vocifère à son tour :
Haro ! quel forte deablerie
Et quel rage desmesurée 1
Or est comme désespérée
La fontaine de Tartarus.
De là de nombreuses expressions correspondantes :
I** Gargantua crioit comme tous les diables (1. 1, ch. xxiii) ;
puis crient et urlent comme diables (1. III, ch. xxiii), en parlant
des laquais frappés avec un bâton sur les doigts.
Dans la Passion d'Arras, scène de l'Enfer, Sathan entendant
crier Belzebut, l'apostrophe ainsi :
1 1 3 1 . Or ça, de par le dyable, ça !
Puisqu'il convient que je le face.
Que vous faites laide grimace 1
Quel dyable avez vous d'ainsi braire ?
2° Faire diables, c'est-à-dire faire des exploits diaboliques :
« Mon baston de croix fera diables » (1. I, ch. xlii), clame frère
Jean; « Si tu voulais te rallier avecques moy, nous ferions
diables (1. II, ch. xvii) », s'écrie à son tour Panurge.
3° Faire diables de arguer, de humer (1. I, ch. xix, et I. II,
ch. xii), c'est-à-dire argumenter et humer en diable, vigoureu-
sement et bruyamment.
4° En diable, diablement (1. IV, ch. xlv : « daubé en diable »).
5° Pauvre diable, épithète de commisération ironique : « Les
pauvres diables de moines ne savoient auquel de leurs saints
se vouer » (l. I, ch. xxvii) (i).
On lit dans la Farce du Cuvier (cf. Ane. théâtre, t. I, p. 37):
Aller, venir, troter, courir,
Peine avoir comme Lucifer.
Autres souvenirs des Mystères : « Que la gueule horrifîcque
d'Enfer ne nous englotisse » (1. IV, ch. lui), à côté de « la
grande chauldiere à trois toises près les gryphes de Lucifer »
(ch. lu), et « charretées de diables » (1. IV, ch. xxi), à côté de
« hotées de diables » (1. III, ch. xxii) et de « panerées de dia-
bles » (l. II, Prol.).
(i) Autres textes: « Ventre sainct Jacques, que boirons nous cepen-
dant, nous autres pauvres diables?» (1. I, ch. xxvi) — « ... ilz estoient ja
las comme pauvres diables.., » (1. II, ch. xxiii). — «Tant malheureux que
les diables qui tentent les hermites » (1. III, ch. x).
328 FAITS TRADITIONNELS
En dérivent également les noms que porte le diable, comme
Lucifer et surtout Demiourgon (1. III, ch. xxii, et 1. IV, ch. xlvii),
ainsi que la kyrielle du passage suivant, mélange d'éléments
chrétiens et païens : « Le Diable voyant l'énorme solution de
continuité en toutes dimensions, s'escria : Mahon, Demiourgon^
Megere, Alecto, Persephone, il ne me tient pas. Je m'en voys
bel erre » (i).
Le nom de Démiurge, qui désigne dans le Nouveau Testa-
ment le créateur de l'univers, a été au Moyen Age transféré au
père des démons. L'édition princeps du Tiers livre donne De-
mogorgon, comme les Mystères, par exemple dans ce passage
de la Passion de Saint Quentin qui nous explique en même
temps sous quelle influence analogique eut lieu la modification
formelle du terme (v. 7336 et suiv.) :
Demogorgon, pere des dieux.
Monstre moi la teste ^org^on
De Médusa devant mes yeulx...
Et c'est également sous cette forme que le nom se lit dans
Jean Le Maire : « L'ancien pere des Dieux, Demogorgon, de-
moura en son abysme et au par fond centre de la terre » (2).
En dehors de ces réminiscences, Rabelais doit aux mêmes
Mystères un saint facétieux, sainct Alipantin (3), un pays burles-
que, Papagosse, et surtout le nom de Pantagruel^ qui figure parmi
les diables des Actes des Apôtres (mystère représenté en dernier
lieu à Bourges en 1 536) et dont il a complètement transformé le
type (4).
Les Moralités et les Farces ont moins sensiblement influé
son vocabulaire, bien qu'il doive aux Sotties V Amorabaquin
du V^ Iwre, le badin enfariné, le matamore (5).
Rabelais a ignoré ou du moins n'a pas utilisé l'ample recueil
des Miracles de Nosire Dame, non plus que la dernière et la
plus étendue des Moralités, la Condaninacion de Banqueta par
Nicole de la Chesnaye (1507). Les renseignements que fournis-
(i) Même mélange dans ce passage de la Passion de Gréban :
7.500. Vecz là Saturne et Adoyn.
Pana, Clotho et Lachcsis,
Demoporf^on avec Ysis.
(2) Illustrations des Gaules, éd. Stecher, t. I, p. io5.
(3) Voy. Revue du XVJ* siècle, t, I, p. 490491.
(4) Nous reviendrons sur Pantagruel et Papagosse.
(5) Picot, Recueil de Sotties, t. I, p. 94.
THÉÂTRE POPULAIRE 329
sent ces monuments, pour éclaircir certains passages de Rabe-
lais, sont des données parallèles, et non pas des sources.
Quant aux Farces — en dehors bien entendu de celle de Pa-
telin — leur date est généralement trop tardive pour avoir pu
exercer une influence quelconque (i). Celles que Rabelais cite
sont ou trop vagues — « Farce jouée à trois personna^:^es » [Epi-
tre à Odet) s — ou ne sont pas arrivées jusqu'à nous, comme
la Farce du pot au laid (1. I, ch. xxxiii), source traditionnelle
de la fable de la Fontaine et thème connu un peu partout (2).
Ajoutons que Rabelais possédait du théâtre des connaissan-
ces professionnelles. Il a joué après 1530 à Montpellier, avec ses
amis, la «morale comédie deCeluy qui aooit espousé une femme
mute)){^) (1. III, ch. xxxiv), et il était parfaitement familiarisé
avec les détails de la mise en scène: « Entre les jongleurs, re-
marque-t-il (1. III, ch. xxxvii), à la distribution des rolles, le per-
soniage du Sot et du Badin estre tousjours représenté par le
plus périt et perfaict joueur de leur compaignie ».
Cette caractéristique n'est pas éloignée de celle qu'on en a
donnée de nos jours : « Le badin personnifie la jeunesse aban-
donnée à la nature ; un peu crédule, parce qu'elle est ignorante ;
et pourtant fine, parce qu'elle est naturellement malicieuse » (4).
(i; On cite cette phrase de la « Farce de Colin » (Aucien Théâtre,
t. II, p. 23o):
Ubi prenu qui ne l'amble ?
qui rappelle la question de Panurge à propos de femmes prudes et
chastes (1. II, ch. xv) : « Et ubi premis? » Remarquons que cette farce a
paru en 1540, alors que l'édition princeps de Pantagruel remonte à une
dizaine d'années auparavant.
(2) Voy. ci-dessus, p. 224.
(3) Voy. là-dessus H, Glouzot, p. 53, et G. Cohen, p. 7 à 8,
(4) Petit de Julleville, La Comédie et les mœurs en France, p. 282.
CHAPITRE X
LITTÉRATURE DE COLPORTAGE
L'ouvrage de Charles Nisardsur les Livres populaires (1854)
donne une idée d'ensemble de la littérature de colportage, mais
il aurait besoin d'être revu et mis au point (i). Nous disposons
aujourd'hui de ressources autrement abondantes qu'à l'époque
de sa publication. Le sujet, d'ailleurs très complexe, exige des
connaissances à la fois bibliographiques et traditionnistes. Nous
tâcherons de faire ressortir quelques-uns de ses multiples as-
pects, tout particulièrement en ce qui concerne l'œuvre rabelai-
sienne.
I. — Bisouards et vendeurs de livres.
Rabelais, qui a travaillé à Lyon pour les éditeurs des livrets
de colportage, appelle bisouars les intermédiaires entre les
produits populaires de l'imprimerie naissante et le gros public
des villes et des campagnes ; « Un livre trepelu, qui se vend
par les bisouars et porteballes, au titre Le Blason des cou-
leurs » (2), lit-on dans le ix"' chapitre du Gargantua.
Le nom désignait spécialement les colporteurs des monta-
gnes du Dauphiné, qui, à l'approche de l'hiver, descendaient
pour faire le trafic dans les villes et les campagnes. Dans le
P^orez, bisouard signifie à la fois coup de bise et celui qui est du
(i) Histoire des livres populaires ou de la littérature de colportage,
depuis l'origine de Vimprimerie, Paris, 1864; 2* éd., 1864.
(2) Nous reviendrons sur ce livret de colportage, un des plus anciens
du genre. Le nom de bisouars se lit également dans l'édition de Panta-
gruel de 1542, sans nom de ville ni d'imprimeur. Cette édition contient
une vi(jlente invective de l'Kditcur contre Etienne Dolet, qui avait pu-
blié la même année les deux premiers livres réunis. On y lit ce pas-
sage : « O la grande et haulte entreprinse et digne de tel homme, inspiré
de l'esperit de Ciceron : avoir rédigé en beau volume le livret et gaignc
pain des petits revendeurs, nommé par les Bisouars Fatras à la dou-
zaine ».
LITTÉRATURE DE COLPORTAGE 33 1
côté de la bise, le montagnard, d'où le sens secondaire de « mer-
cier » (i).
Cotgrave décrit le bisouart comme un colporteur, qui, dans un
large ballot ouvert suspendu à son cou, débite des almanachs,
des livres nouveaux et maintes bagatelles. Une vingtaine d'an-
nées plus tard, le grammairien alsacien David Martin, dans son
Parlement nouveau (2), paru à Strasbourg en 1637, nous ren-
seigne plus amplement (3).
Un document antérieur des plus curieux nous fournit des
détails complémentaires. C'est une «Farce à trois personnages»,
dont deux commères et un vendeur de livres. Elle est de 1530,
donc contemporaine des deux premiers livres du roman rabelai-
sien. L'auteur inconnu y cite nombre d'ouvrages, surtout facé-
tieux, dont bien peu sont arrivés jusqu'à nous.
En premier lieu, des ouvrages connus :
Livres, livres, livres, livres I
Chansons, Ballades et Rondeaux !
J'en porte à plus de cent livres I
Livres, livres, livres, livres !
Jamais ne vistes de si beaux !...
Ensuite vient toute une série d'opuscules comiques, aujour-
d'hui perdus, ou portant un titre imaginaire :
La farce Jenin aux fuseaux,
Le Testament Maistre Mymin,
Et Maistre Pierre Patelin,
Et les Cent Nouvelles nouvelles
Pour dames et damoyselles !
Le Trespassement Sainct Bidault (4),
(i) Voy. Rev. Et. Rab., t. VIII, p. i55 à i58, et Rev. XFI« siècle,
t. I, p. 495.
(2) Livre rarissime, dont Charles Nerlinger a donné une nouvelle
re'impression à Belfort en 1899 sous ce titre : La Vie à Strasbourg au
commencement du XVII^ siècle.
(3) Cf. ch. xLii, Du Colporteur: « Il y a des mercerots qui portent çà
et là des almanachs, livrets d'Abecé, la gazette ordinaire et extraordi-
naire, des légendes et petits romans de Melusine, de Maugis, des Quatre
fils Aymon, de Geoffroy à la grant dent, de Valentin et Ourson, du
Chasse-ennuys, des chansons mondaines sales et vilaines dictées par l'es-
prit immonde, vaude-villes, vilanelles, airs de cour, chansons à boire... »
(4) Nom de saint facétieux pris au sens libre, comme dans ces vers
macaroniques de la « Farce du Frère Guillebert « {Ancien Théâtre,
t. I, p. 3o5):
Fouillando es callibistris,
Intravit per boucham ventris,
Bidauldus, purgando renés.
332 FAITS TRADITIONNELS
La Vie Saincte Perenelle. ..
Le Confiteor des Angloys...
Le Voyage des Fumelles
Qui s'en vont à Bonnes Nouvelles...
L'estat de ceux qui ne font rien... (i).
Essayons à notre tour d'inventorier le contenu de la balle
d'un bisouard du xvi' siècle.
II. — Chronicques gargantuines.
Le Prologue du Pantagruel débute par l'éloge des Grandes
et inestimables Clironicques de l'énorme géant Gargantua,
« dont il a esté plus vendu par les imprimeurs en deux mois
qu'il en sera acheté de Bibles de neuf ans ».
C'est là un des livrets populaires que Rabelais a mis à con-
tribution pour son roman. Nous avons déjà montré le parti qu'il
en a tiré (2). Quant à la Chronicque gargantuine, elle n'est pas
sortie du domaine du colportage, grâce à une rédaction du
xvii^ siècle. Une édition réduite, datant de 1700, a toujours fait
partie de la Bibliothèque bleue (3).
Le nombre de ces livrets se multiplia avec la diffusion de
l'imprimerie et le goût de lecture croissant des masses. Le Dis-
ciple de Pantagruel {\ 538), composition de facture populaire qui
n'a de rabelaisien que le titre, eut de nombreuses éditions et
fut également utilisé par notre auteur pour ses derniers livres.
De plus, comme le montre le titre de cet opuscule même, le
premier livre de Pantagruel devint lui-même un livret popu-
laire, qui, dès son apparition, figure dans le catalogue d'un
bourgeois parisien de 1533.
Gargantua, lui aussi, ne jouit pas d'une moindre popularité.
Antoine du Saix y fait allusion en 1545, en le plaçant en tête
d'autres héros de légendes populaires :
Ce bidauty comme son synonyme bidouard, désigne le cheval qui
trotte et le membre viril (cf. chevaucher).
(i) Ed. Mabille, Choix de Farces, t. II, p. 211.
(î) Voy. ci-dessus, p. 241 à 248.
(3) Al. Assier, La Bibliothèque bleue depuis Jean Oudot /«' jusqu'à
M. Baudot (1600- iSG3), Paris, 1874. — Le «Catalogue delà Bibliothèque
bleue » (1711-1742), à Troyes, renferme des volumes in-4" (Les Quatre
fils Aymon, Galien Restaure, Valentin et Orson, Histoire de Mélusine,
Robert le Diable, Gargantua) et des volumes in-iG (La Vie de sainte
Marguerite). Voy. spécialement un article de Louis Morin, « Les édi-
tions troyennes de Rabelais » (dans Rev. Et. Kab, t. VII, p. 29 à 47).
LITTÉRATURE DE COLPORTAGE 333
Dieu sçait comment vous verrez lors galler
Gargantua, Mouschillon, Barberousse (i).
Son nom devint synonyme d'histoire romanesque et le voya-
geur André Thevet, dans sa Cosmographie Universelle de 1575,
parlant des traditions orientales sur les miracles de Mahomet,
les compare à des Contes de Gargantua. Voici ce curieux pas-
sage (t. I, fol. 158): « Dieu sçait les histoires que les Chrestiens
Levantins racontent des prouesses et miracles qu'il a faicts
[Mahomet] en son temps : qui meriteroient à la vérité estre
descrits, pour faire rire, et donner plaisir aux lecteurs, aussi
bien que les fables des Histoires tragiques (2), ou Contes de
Gargantua ».
III. — Romans de chevalerie.
Dans le Prologue du Pantagruel que nous venons de citer,
Rabelais met plaisamment la Chronicque gargantuine au-des-
sus d'autres livrets « dignes de mémoire », alors en vogue, tels
que (suivant l'édition princeps imprimée à Lyon chez Claude
Nourry) : «Robert le Diable, Fierabras, Guillaume sans peur (3),
Huon de Bourdeaulx, Monteville et Matabrune » (4).
Tous ces titres, en dehors de Monteville (sur lequel nous re-
viendrons) sont parfaitement connus. Ils désignent des romans
de chevalerie, où Rabelais a puisé de nombreux détails pour sa
généalogie de Pantagruel et pour la descente d'Epistémon en
Enfer.
On sait que nos vieux poèmes épiques, les Chansons de ges-
tes, ont été, à l'époque de la Renaissance, délayés en prose dans
de nombreux in folios. A leur tour, ces copieux romans furent
réduits en livrets populaires, comme ceux mentionnés par Ra-
belais, et finalement en simples plaquettes, comme les brochu-
res qui constituèrent au xvii^ siècle la Bibliothèque bleue, en-
core répandue dans nos campagnes.
(i) Rev. Et. Rab., t. IX, p. 246.
(2) Cf. Cosmographie, t. I, p. 244 : « ... s'amuser plustost aux fabu-
leuses Histoires tragicques de l'Espagnol Bandel ». Thevet veut dire
l'Italien Bandello, dont les Histoires tragiques furent traduites par
Boistuau et Fr. de Belleforest (iSSg).
(3) Le plus intrépide des quatre fils d'Aymon de Narbonne, d'un
courage indomptable. Voy. L. Gautier, Les Epopées françaises, t. IV,
p. 276 à 807.
(4) Voy., sur Matabrune, mère d'Oriant, le père des enfants cygnes,
Jean Plattard, U Œuvre de Rabelais, p. 2.
334 FAITS TRADITIONNELS
A partir de 1478, date de l'impression du Fierabras, et jus-
que vers le milieu du xvi^ siècle, ces romans se multiplièrent.
De nombreuses éditions témoignent de leur popularité (i). Les
plus lus semblent avoir été i^t'eratras (1478) et les Quatre Jils
Aymon (1480), pour lequel Rabelais paraît avoir eu une prédi-
lection particulière. Ils peuvent être ainsi groupés :
Cycle carolingien: Fables de Turpin (1527), Morgant le Géant
(15 19), Fierabras (1478), Galien Rethoré (1500).
Romans féodaux: Quatre fils Aymon (1480), Ogier le Danois
(1492), Huon de Bordeaux (1513), Valentin et Orson (1489),
Robert le Diable (1496).
Cycle de la Table ronde : Arthus de Bretaigne {1493), Lan-
celot du Lac (1488), Merlin l'Enchanteur (1498), Saint Graal
(15 16), et surtout Perceforest (1528), le plus long de ces rom.ans
en prose (2), tableau idéalisé du monde chevaleresque.
Ces romans ont laissé de nombreux souvenirs dans -Gargan-
tua et Pantagruel. Rabelais a tiré des romans bretons les dé-
tails touchant le roi Arthus et son transfert dans le Pays ou
« Isle des Phées », ainsi que le nom de sangreal (3), c'est-à-dire
Saint Graal, qu'il emploie à plusieurs reprises (4) avec le sens
généralisé de chose rare et miraculeuse. Il doit à un autre ro-
man arthurien, le Tristan (1489), le nom du pays d'Estran-
gorre (1. III, ch. xxiv) ainsi que l'allusion à « la bandelette
noire et blanche, selon les occurences et accidens » que portait
le Gozal de Pantagruel.
Le roman de Fierabras, un des plus populaires de l'époque,
a fourni à lui seul :
1° Les noms des géants : Bruant de Monmiré (chez Rabelais,
Drus/iant de Mommiere), c'est-à-dire de Montmirail, dans la
Marne ; Sortibrant de Coniinbre (l'un et l'autre dans Fiera-
(i)Voy. Em. Besch, « Les adaptations en prose des Chansons de
geste au xv» et au xvi« siècle» (dans Rev. du XVI* siècle, t. III, p. i53
à 181), et A. Tilley, « Les romans de chevalerie en prose » {ibidem,
t. VI, p. 45 à 63). Nous lui empruntons les dates d'impression.
(2) il fut imprimé à Paris en i328 à i532 en six vol. in-fol. Rabelais en
fait mention au 1. II, ch. xxx. Un contrefacteur y avait interpole plu-
sieurs souvenirs de Perceforest. Voy. Rev. du XVP siècle, t. VII, p. 249
à ib2 (}. Plattard).
(3) Cf. du l-ail. ch. xxx» des Discours d'Eutrapel: « ... le Saint Greal,
ensevely et envousté sous le perron Merlin, en la forest de Brecillian,
en Bretaigne... »
(4) Cf. 1. IV, ch. xLii et xLiii, etc.
LITTÉRATURE DE COLPORTAGE 335
bras), noms de chefs sarrasins; et surtout Galafre, le portier-
géant du pont de Montrible.
2° Le pont lui-même (dit de Montrible, à Saintes), appelé en
moyen français Mautrible (1354), forme qui figure dans Fiera-
bras. Cette forme fut altérée ultérieurement en Monstrible
(graphie de Rabelais), interprétée par les clercs comme Mons
Terribilis (i).
3° Uunguent resuscitatif, avec lequel Panurge guérit Episté-
mon, « qui avoit la teste coupée » (1. II, ch. xxx), est précisé-
ment Vongnement merveilleux, qui guérit toutes les plaies et
qui rend invulnérables les géants Bréhiers (2) et Fierabras (3),
Ce dernier, voyant le sang qui coulait des plaies d'Olivier
blessé, lui dit :
526. Mais voilà II, barils à ma sele toursés,
Qui tuit sunt plain de basjite, dont Dieu fu enbasmés,
Au jour qu'il fu de crois et sépulcre portés;
Plaie qui en est ointe, c'est fine vérités,
Ne puet estre percie ne en draucle (4) mellés.
Cervantes a trouvé, dans la version espagnole du Fierabras
du xvi' siècle, la composition du fameux baume qui guérissait
toutes les blessures.
Ajoutons un souvenir de Valentin et Orson, le nom de Paco-
let, donné au nain de ce roman et que Rabelais semble avoir
transféré au cheval du nain (1. II, ch. xxiv): « Et ne crains ny
traict ny flesche, ny cheval tant soit legier, et feust ce Pégase
de Perseus, ou Pacolet ». W Histoire des deux nobles et vail-
lans chevaliers Valentin et Orson (Lyon, 1605, fol. 169) ne
permet pas cependant de s'y tromper (5).
(i) Ant. Thomas, dans Romania, t. xl, p. 443-446. — Chaque version
de Fierabras donne une autre variante : Martriple (en provençal), Mal-
triboli et Montriboli (Italie), Mantible (Cervantes et Calderon).
(2) Cf. Ogier, v. 11290 (baume avec lequel Jésus a été oint pour être
enterré).
(3) Cf. Fierabras, v. 526 (baume que le héros avait conquis à Rome).
(4) C'est-à-dire dragon.
(5) « Au chasteau de plaisance de la belle dame Esclarmonde, il y avoit
un nain qu'elle avoit nourri dès son enfance et gardé et mis à l'escole ;
icelui nain avoit nom Pacolet, de grand et subtil engin estoit plein, le-
quel à l'escole de Tollete tant avoit apprins de l'art de nigromance que
pardessus tous autres estoit parfait, en telle manière que, par enchan-
tement, il fit un petit cheval de bois, et en la teste d'icelui avoit fait ar-
tificiellement une cheville qui estoit tellement assise, que toutes les fois
336 FAITS TRADITIONNELS
Marot se sert du nom avec le sens primordial (Epitre viii) :
Le bon cheval du gentil Pacolet...
alors qu'Oudin, dans ses Curiosités (i6^o), adopte Pinterpréta-
tion rabelaisienne (i).
Un dernier souvenir. Le nom de Golfarin, « nepveu de
Mahon », qu'invoque un des géants de Loup-Garou (1. II,
ch. xxix), n'est que la forme modernisée de Corfarin^ qu'on lit
fréquemment dans la Mort de Garin le Loherain, où ce nom
est tour à tour donné à un amiral de Palerne, à un sujet de
Marsille et à un Sarrasin de Montbrant (2).
Tels sont les principaux éléments imaginatifs que Rabelais a
tirés des romans de chevalerie. Ils témoignent d'une connais-
sance parfaite de cette littérature romanesque, très en faveur
dans la première moitié du xvi' siècle, et dont son livre (comme
plus tard celui de Cervantes) est la parodie.
C'est à la même source que se sont abreuvés les auteurs ita-
liens de la poésie héroï-comique, le Pulci et l'Arioste, dont l'in-
fluence sur notre auteur doit être réduite au minimum. Le
Morgante Magglore notamment offre un petit nombre de points
de contact avec le Pantagruel, mais ce sont là des traits paral-
lèles, des analogies traditionnelles, et nullement des emprunts.
Certains critiques de nos jours ont étrangement abusé de ces
rapprochements superficiels (3).
IV. — Voyages de Mandeville.
Parmi les livres « dignes de mémoire » que Rabelais cite dans
qu'il montoit sur le cheval pour aller quelque part, il tournoit la cheville
devers le lieu où il vouloit aller, et tantost si trouvoit en la place sans
mal ; car le cheval esioit de telle façon, qu'il alloit par l'air plus sou-
dainement que nul oiseau ne savoit voler ».
(1) « C'était un cheval de bois enchanté qui portoit un homme en un
moment en mille lieues de là où il estoit. Vulgairement on dit : Il Jau-
droit avoir le cheval de Pacolet pour aller si viste en ce lieu là ».
Le dernier écho est dans Molière : « SI elle court comme le cheval de
Pacolet » (se. ix de la Jalousie du Barbouillé).
(2) Voy. l'éd. d'Ldelestand du Meril, v. 4059 (Corfrain de Monglai);
y. 8Goi et 9299 {Corfarin de Rossic). — Dans Saint Christophle, mys-
tère du XV* siècle (Petit de Jullcville, Mystères, t. II, p. 600), Golfarin
est le nom d'un chevalier.
(3) Voy. ci-dcssus, p. i3.
LITTÉRATURE DE COLPORTAGE 33?
son Prologue du Second llore, figure celui de Monteoille (leçon
de Pédition princeps), devenu Monteviellc (dans la deuxième
édition de 1534) et Montemeille (dans l'édition définitive de 1542).
Nous avons montré ailleurs (i) que ce nom m5'stérieux, qui
avait échappé aux commentateurs, désigne Jehan de Mandeville
(en latin, Johannes de Montemlla), auteur d'un récit de voya-
ges en Orient, qui a joui à la fin du Moyen Age et pendant la
Renaissance d'une vogue extraordinaire (2).
Ces fameux voyages en Egypte, en Terre-Sainte et dans
l'Extrême-Orient, Monteville ou Mandeville les aurait faits en-
tre 1322 et 1357. Dans ces récits, le merveilleux le dispute au
fantastique : l'auteur décrit la vallée périlleuse et la fontaine de
jeunesse, aux eaux de laquelle il prétend s'être abreuvé. L'ou-
vrage fourmille de monstres, de prodiges, de fables. C'est ce
caractère romanesque qui explique son étonnante popularité
pendant deux siècles, du xiv' au xvi*, et la place que Rabelais
lui assigne parmi les livres « dignes de mémoire », entre Huon
de Bordeaux et Matabrune, livrets de colportage et par excel-
lence populaires.
Rabelais a certainement lu Mandeville, et peut-être même
dans la version moyen-française citée plus haut. Il lui doit sans
doute un détail de son roman, qu'il a trouvé merveilleusement
encadré dans le récit du voyageur. Entre autres choses étran-
ges, Mandeville parle d'une manière circonstanciée du Prestre
Jehan, « le grand Empereur de Inde ». Il en décrit le pays, le
palais, la cour, et ses narrés ne le cèdent guère en fantastique
aux histoires les plus romanesques.
Quant à la popularité des voyages de Mandeville à l'époque
même où Rabelais faisait imprimer son premier livre du Ga7'-
(i) Rev. Et. Rab., t. IX, p. 266 à 275.
(2) Voici le titre de la version moyen-française de la fin du xv» siècle
(portant la date de 8 février 1480):
Monteville, composé par messire Jehan de Monteville, chevalier natif
d'Angleterre de la ville de saint Alain, lequel parle de la terre de pro-
mission... de mer.
Au recto du dernier feuillet : « Cy finist ce très plaisant livre nommé
Monti ville, parlant moult autentiquement du pays et terre d'Outre-
mer. Imprimé à Lyon sur le Rosne l'an Mil ccccixxx par Barnabe
Chaussart ».
Voy. la description dans Claudin, Histoire de l' Imprimerie en France
aux XV» et XVI' siècles, t. III (1904), p. 20 et suiv.
22
338 FAITS TRADITIONNELS
gantua, c'est-à-dire en 1533, nous en avons un témoignage pré-
cieux dans ce passage de Ch. de Bourdigné (1532) :
Là je congneu Patelin o son drap,
Françoys Villon et maint autre satrape,
Jehan le Fevre et Jehan de Mandeville (i).
V. — Prognostications.
A la fin du xv' et au début du xvi' siècle, les recueils de
prophéties ou prognostications sont fréquents. Montaiglon en a
publié plusieurs qu'on pourrait ranger sous trois chefs (2):
1° Didactique, telle la Prognostication des Laboureurs, qui
donne les pronostics vulgaires et courants sur les changements
de la température (3).
2° Comique, pour divertir les lecteurs, telle la Prognostica-
tion generalle ou la Prognostication Frère Tybault (4).
3° Satirique, pour railler leur crédulité, en leur prédisant les
événements les moins vraisemblables. Tels: I^Sl Prognostication
nouvelle et la Prognostication du maistre Albert Songecreux{^).
Rabelais, qui cite à deux reprises (6) ce personnage plus ou
moins fantaisiste, a sans doute connu cette pièce facétieuse
quand il a écrit sa propre Prognostication (7).
Le succès de cette plaquette a engagé Rabelais à publier plu-
sieurs almanachs, dont trois seulement pour les années 1533,
1535 et 1541 sont arrivés jusqu'à nous (8).
(i) Légende de maistre Pierre Faifcu^ i532, v. 179 et suiv. (reim-
primé à Paris en 1888).
(2) Nous renvoyons pour les traits parallèles à la dissertation citée
de Krliper, p. 27 à 32.
(3} Montaiglon, Recueil de poésies, t. II, p. 87 et suiv.
(4) Ibidem, t. IV, p. 36 à 46, et t. XII f, p. 12 a 17.
(5) Ibidem, t. XII, p. 148 à i()6, et p. 176 à 191.
(6) Cf. 1. II, ch. vu, et 1. I, ch. xx.
(7) En voici le titre complet : Pantagrueline Prognostication, certaine^
véritable et infaillible, pour l'an perpétuel. Nouvellement composée au
profit et advisemcnt des gens estourdis et musars de nature. Par Mais-
tre Alcofribas, Architriclin dudit i'antagruel. Pour l'an MDxxxiii,
quatre feuillets gothiqies, in-4°.
(8) Voici le titre du premier: Almanach pour l'an i53.3, calculé sur le
méridional de la noble cite dit Lyon, et aur le climat du royaume de
France. Composé par moy Françoys Rabelais, docteur en médecine, et
professeur en astrologie, etc. ».
LITTÉRATURE DE COLPORTAGE 33g
Rabelais fait ailleurs allusion aux termes ambigus et aux
prédictions aléatoires de ce genre de publications populaires
(l. III, ch. xxn): « Ce que je diraj'' adviendra, ou n'adviendra
point. Et est le style des prudens prognosticqueurs ».
VI, — Livres de magie.
Les traités de magie ont de tout temps passionné les gens du
commun. Charles Nisard en donne plusieurs titres dans ses
Livres populaires, tel que Le grand Grimoire ou l'Art de com-
mander aux esprits célestes, aériens, terrestres, infernaux...
imprimé sur un manuscrit de 1522 (Paris, 1845), en remar-
quant avec raison (t. I, p. 129): « Aucun grimoire ne parait
avoir été imprimé en français au xvi' siècle ».
Rabelais en fait cependant mention à l'occasion de l'Ile des
Papefigues (I. IV, ch. xlv) : « En la chapelle entrez et prenens
de l'eaue beniste, apperceusmes dedans le benoistier un home
vestu d'estoUes, et tout dedans l'eaue caché, comme un canart
au plonge, excepté un peu du nez pour respirer. Au tour de
luy estoient troys presbtres bien ras et tonsurez, lisans le Gri-
moyre, et conjurans les Diables ».
Quant à la Clavicula Salomonis (i), autre livret populaire
de magie, Rabelais l'a également pratiquée, car il lui a em-
prunté le nom d'un de ses géants, ancêtres de Pantagruel :
Bruslefer, démon qu'on invoque quand on veut se faire ai-
mer (2).
VU. — Bibliothèques campagnardes.
Noël du Fail, au début de ses Propos rustiques (1547), nous
a fait connaître les livres populaires les plus répandus parmi
les paysans de la première moitié du xvi' siècle.
Aux trois livres populaires mentionnés dans l'édition princeps
— le Kalendrier des Bergers, les Fables d'Esope et le Roman
de la Rose — l'interpolateur angevin de l'édition de 1548 a
ajouté plusieurs œuvres purement littéraires, telles que iMa-
theolus, Alain Chartier, les deux Grébans, Crétin, les Vigiles
(i) Cf. Nisard, t. I, p. 129 et suiv. La Clavicula Salomonis adjilium
Roboam est l'œuvre d'un cabaliste italien Rabbi Salomon.
(2) Colin de Plancy, Dictionnaire des sciences occultes, Paris, 1846,
yo Brûlefer.
340 P'AITS TRADITIONNELS
du feu roi Charles. Nous ne retiendrons que les titres mention-
nés par du Fail lui-même et qui seuls jouissaient réellement
d'une vogue populaire, encore vivace pour la plupart.
C'était en premier lieu le Kaleiidrier des Bergei'S, que Guy
Marchant fit paraître à Paris le 2 mai 1491 (i), et qu'on re-
trouve encore de nos jours parmi les livres de colportage sous
le titre d'Almanac/i des Bergers ou Nouveau Calendrier des
Bergers (2).
C'est é;j:alement à la fin du xv" siècle que furent imprimées les
Fables d'Esope (3) et le Roman de la Rose, qui remonte au
xiii' siècle, le monument poétique de l'ancienne langue qui a
exercé la plus profonde influence sur toutes les classes de la
société pendant la Renaissance.
Il faudrait leur associer le Liore des Quenouilles, paru pour
la première fois à Bruges en 1475 (4)- C'est le recueil le plus pré-
cieux des croyances et superstitions qui avaient cours dans les
campagnes, vers le milieu du xv' siècle, et que l'auteur anonyme
a mis dans la bouche même des femmes du menu peuple, en
reproduisant fidèlement leur langage et leur tour de pensée.
Ce livret populaire par excellence est devenu dans la suite un
synonyme de fable ou conte (5).
Remarquons que du Fail lui-même, une quarantaine d'an-
nées après sa première liste, nous en a transmis une deuxième
plus nourrie, cette fois, d'une bibliothèque de gentilhomme ru-
ral sous François I". Elle se lit dans le xxn' des Contes et Dis-
(1) Cette édition princeps, inconnue aux bibliographes, est donnée et
décrite par Claudin, Histoire de l'Imprimerie, t. I (1900), p ûo et suiv.
(2) Ch. Nisard, Livres populaires, t. I, p. 74 et p. 83.
(i) Paru à Lyon en 1480. VA. Claudin, t. III, p. iiy et suiv.
(4) Voici le titre d'après l'édition ultérieure : « Les Evangiles des
Connoilles, faites à l'honneur et exaulcement des dames, lesquelles trai-
tent de plusieurs choses joyeuses, racontées par plusieurs dames assem-
blées pour Hier durant six journées, Lyon, 1493, 4' goth. ». Réimprimé
par Jannet en i8-'5.
(5^ Calvin, dans son écrit Contre les libertins (i545), fulmine ainsi
contre un de ses adversaire: « Voyez l'audace de ce pendard, de n'avoir
nulle honte de contrefaire le grand docteur, en racomptant des fables
du livre des Quenouilles, pour expositions mystiques de l'Escriture »,
Calvini Opéra, t. VII, p. 229.
Un sicclc plus tard, Ant. Oudin, dans ses Curiosilcj françoises (1(340),
explique Contes de la Quenouille par « fables » et ajoute ce commen-
taire déconcertant: « Le Livre des Quenouilles. Mot fait à plaisir, un
livre inconnu ».
LITTÉRATURE DE COLPORTAGE 34 1
cours cVEutrapel (1585): « Sur le dressoûer ou buffet à deux
estages, la Saincte Bible de la traduction commandée par le Roy
Charles le Quint, y a plus de deux cens ans, les Quatre fils
Aymon, Oger le Danois, Melusine, le Calendrier des Bergers,
la Légende dorée, ou le Romant de la Roze ».
VIII. — Une bibliothèque bourgeoise.
Les Mémoires de la Société d'histoire de Paris ont récem-
ment publié l'inventaire des livres que Jacques le Gros, Pari-
sien, possédait en 1533. On y lit au n*^ 65, Pantagruel, dont
la vogue commençait déjà et qu'on trouve ici mentionné pour la
première fois. Il constitue, avec Guillaume Coquillart et les
Illustrations de Gaule, la partie littéraire du répertoire.
La liste énumère ensuite la plupart des anciens romans de
chevalerie, devenus plus tard livres de colportage,, et dont il
suffira de citer ceux qu'on lit dans Gargantua et Pantagruel
(t. xxxiii, p. 296) :
Les six volumes de Perceforest reliez en III livres.
Le I*"" et le 11^ Lancelot du Lac.
Saint Graal.
Le llle vol. Merlin.
Les IV fîlz Aymon et Oger.
Perceval,
Doolin et Fierabras.
Arthus de Bretagne.
Jehan de Paris.
Geoffroy Grant Dent.
Un grand volume de Melusine.
Huon de Bordeaux.
N" 79 Godefroy de Bouillon.
Ajoutons n^ 29, Mandeville et Merveilles du monde, et n°62,
Ulespiegle, livret populaire qui a fait fortune, en léguant à la
langue dès le xvi® siècle le mot espiègle, par allusion aux tours
d'adresse du héros (i).
La première rédaction imprimée est de 15 19, suivie en 1532
de la version française, que Jacques le Gros s'était empressé
(1) Antoine Oudin l'explique ainsi dans ses Curiosité^ (1640): « Un
espiègle, c'est-à-dire un rusé. Ce mot est corrompu de l'allemand Eu-
letispiegel, qui signifie le miroir des hiboux ou des songeurs ».
N°
2
N°
5
No
7
No
1 1
N»
19
N»
21
N°
27
N"
42
N°
54
N»
59
N°
72
N"
75
342 FAITS TRADITIONNELS
d'acquérir pour sa bibliothèque dès son apparition, en même
temps que Pantagruel.
Nous venons de dresser l'inventaire des richesses tradition-
nelles éparses dans le roman de Rabelais. Il faudrait }'• ajouter
les autres traits de psychologie populaire proprement dite —
images et comparaisons, serments et jurons — que nous étu-
dierons dans des sections spéciales, ces éléments étant intime-
ment mêlés à la personnalité de l'écrivain. Mais quand on les
voit réunis, ces laits d'ordre traditionnel constituent un ensem-
ble considérable et unique dans son genre. Les autres écrivains
du xvi* siècle, du Fail notamment, fournissent certains rensei-
gnements complémentaires, mais l'essentiel est déjà consigné
chez Rabelais.
Pour tout ce qui touche aux moines — croyances, supersti-
tions, dictons — il nous offre un relevé complet et définitif,
l'affaiblissement progressif du monachisme ayant entraîné la
disparition presque intégrale de ces souvenirs du passé.
La plupart des coutumes, également, que Rabelais mentionne
ne se trouvent que chez lui — tel par exemple le curieux rite mi-
litaire des Suisses et des Lansquenets qui, avant de charger
l'ennerrii , baisaient la terre, symbole d'absolue soumission
aux décrets de la Providence — dont il nous offre les premiers
textes, les témoignages correspondants des historiens étant tous
postérieurs.
lîlnfin, le domaine des superstitions dans leurs rapports avec
les hommes, les animaux, les plantes, les choses, est presque
au complet dans le roman rabelaisien. Certaines branches du
traditionnisme — jeux, proverbes, jurons — y sont si copieuse-
ment représentées qu'on peut en faire le tour et suivre leur dé-
veloppement progressif.
Mais tout en puisant à pleines mains dans l'immense trésor
populaire de son temps, Rabelais a su rester lui-même. Ces
faits traditionnels portent les mêmes caractères d'originalité et
d'universalité qui distinguent son œuvre tout entière.
Livre Cinquième
FAITS TRADITIONNELS
{SUITE)
PROVERBES ET DICTONS
Les proverbes sont copieusement représentés dans le roman
de Rabelais, qui a puisé à pleines mains dans l'Antiquité, dans
le Moyen Age et dans sa propre expérience. En groupant ces
données éparses dans son œuvre, on obtient un tableau unique
de la sagesse populaire, tout à la fois vaste, curieux et pittores-
que. Ces proverbes, par le cadre où ils figurent, acquièrent un
relief inattendu et accusent ainc^i fortement le réalisme des per-
sonnages qui les débitent.
Ils rappellent de loin les nombreux dictons vulgaires, dont
s'émaille le Don Quichotte de Cervantes et qui sortent habituel-
lement de la bouche du malicieux Sancho Panza. Mais il arrive
souvent au héros lui-même de citer maint proverbe, en allé-
guant qu'il n'y en a pas qui ne soit vrai (i) : no ay refran qui
(i) Cf. Mistral. Miréio, chant II, v. 217 : Prouverbs, dis moun paire,
es toujour vertadié (Proverbe, dit mon père, est toujours véridique).
L'ancien français envisage le proverbe sous un autre rapport, celui de
l'enseignement, d'oîi son nom de reprovicr, qui signifie proprement
blâme ou reproche :
Vilains qui est cortois, c'est raige.
Ce oï dire en reprovier.
Que l'en ne puet fcre cspervier
En nule guise d'un busart.
(Roynan de la Rose, éd. Fr. Michel, y. 37 ii)
C'est-à-dire : « Vilain qui est courtois, c'est folie. J'ai entendu dire en
proverbe qu'on ne peut faire un épervier d'un busard a.
344 FAITS TRADITIONNELS
îie sea verdadero. Le passage où le chevalier de la Manche et
son écuyer donnent tour à tour leur avis à ce sujet, est un des
plus savoureux de cette immortelle épopée (i).
Par la variété infinie qu'il a su leur donner et par le souci
constant de la réalité dont il les a imprégnés, Rabelais rachète
la banalité de certains dictons et relève la saveur des autres par
l'originalité, le piquant, l'humour.
Cette parémiologie rabelaisienne résume, à elle seule, les
sources multiples, qui ont alimenté la parémiologie française
tout entière. La science livresque de l'auteur s'y marie heu-
reusement avec la pratique de la vie ; le caractère d'universalité
qui distingue son œuvre, s'y retrouve aussi complet que pos-
sible.
Nous allons passer en revue les diverses sources où Rabelais
a puisé tour à tour. En négligeant pour le moment les em-
prunts qu'il a faits aux œuvres des âges précédents (2), nous ne
retiendrons ici que les acquisitions de sa propre expérience (3).
Les proverbes de Rabelais se distinguent par une forte origi-
nalité de ceux de ses devanciers, Chrestiende Troyes, par exem-
ple ou Guillaume Deschamps, Michel Menot (4) ou Cilvin (5).
(i) Don Quichotte, II» partie, ch. xliii.
(2) Voy., à ce sujet, l'Appendice E: Sources livresques.
(3) Dans la prolixe Histoire des Proverbes d'E. de Méry (1829), le
nom de Rabelais est complètement absent. L'auteur y passe des œuvres
de Cicéron aux pensées de Montaigne et de Charron.
Le premier qui ait réuni et expliqué des proverbes de notre auteur
est De l'Aulnaye, dans ses « Rabelœsiana » {Œuvres de Rabelais, 3* éd.,
p. 602 à 6G0).
La liste des proverbes rabelaisiens que cite Leroux de Lincy, dans
son précieux Livre des Proverbes (2® éd. iSSq, 2 vol.), est importante:
« J'ai recueilli avec beaucoup de soin, nous dit l'auteur (t. I, p. xli),
tous les proverbes que Rabelais a cités ; le nombre dépasse trois
cents... ». La cueillette peut facilement être augmentée, mais l'auteur
attribue parfois à Rabelais des proverbes tju'il n'a jamais employés.
A propos de : « Tousjours souvient à Robin de ses flûtes », de Lincy
remarque (1. II, p. Gi) : « Rabelais a employé ce proverbe ». C'est en
réalité du Fail, et non pas Rabelais, qui s'en sert.
(4) Voy. Joseph Nève, « Proverbes dans Michel Menot » {Rev. du
XVI^ siècle, t. VII, p. 98 à 122): nombre de proverbes communs, mais
aucun qui rappelle Rabelais.
(5) Edm. Muguet, « La langue familière chez Calvin » (Revue d'hist.
litt. de la France, t. XXIII, 191G, p. 27 à Sz. Cf. p. 5i: « Calvin a
PROVERBES ET DICTONS 345
Ils offrent par contre des points de contact avec les recueils in-
digènes antérieurs — Proverbes du cLlain, Prooei'bes vulgai-
res, Prooerbes communs — du xiii'' au xv" siècle, preuve évidente
que leur auteur a puisé dans les milieux populaires, dont ces
recueils sont eux-mêmes les remets successifs.
A ce fond général, il a ajouté les observations de sa propre
expérience et en premier lieu les souvenirs de ses années de
moi nage.
Le souci de la vie réelle est donc aussi manifeste ici que dans
tout le roman.
Cette parémiologie rabelaisienne est d'une richesse unique,
et, pour l'apprécier à sa juste valeur, quelques points de repère
sont indispensables. Mais avant de procéder au groupement sys-
tématique de ces matériaux, essayons d'éclaircir tout d'abord
certaines questions préliminaires qui s'y rattachent.
I. — Noms.
Voici les expressions dont Rabelais se sert pour désigner le
langage proverbial :
Apoplithegme, terme grec attesté dans son œuvre pour la pre-
mière fois. \J apoplithegme monachal — « Jamais homme no-
ble ne hayst le bon vin » — y sert de pendant au proverbe
claustral : « de missa ad mensam ». Ailleurs, 1. 1, ch. ix, on lit :
« Et selon iceux ont taillé leurs apophthegmes et dictez... ».
Dict, au sens de dicton : « Selon le dict de Hésiode, d'une chascune
chose le commencement est la moytié de tout » (1. IV, ch. m).
L'équivalent dicton n'a, dans Rabelais, que le sens de pièce
de vers : « En mémoire éternelle escrivit Pantagruel le dicton
victorial comme s'ensuyt » (1. II, ch. xxvii).
Dicté, avec le double sens de proverbe (voy. un exemple ci-
dessus au mot apoplithegme) et de pièce en vers (acception de
l'ancien français ditié) : «... monstrerent à Pantagruel le dicté
de Raminagrobis » (1. 111, ch. xxi). Ce c^£C/!e commençait ainsi :
Prenez la, ne la prenez pas.
Si vous la prenez, c'est bien faict.
Si ne la prenez en effect,
Ce sera œuvré par compas.
souvent parlé la langue de Rabelais et des autres conteurs, la langue
des écrivains comiques ».
346 FAITS TRADITIONNELS
Mot doré, parole mémorable, dicton, appellation analogue aux
« Vers dorés » de Pythagore. Bridoye, racontant l'anecdote du
gascon Gratianauld et d'un Aventurier, qui, au lieu de se bat-
tre, finissent par boire ensemble, parce que le temps et le som-
meil leur ont fait oublier le motif de leur rencontre, ajoute
(1. m, ch. xLii) : « Là compete le mot doré de Joann. And. in
cap. ult. de sent, et re judic. lib. 6 : Sedendo et quiescendo Jil
anima prudens ».
La même expression figure sur le titre d'un recueil parémio-
logique antérieur à Rabelais : « Les Mots dores de Cathon »
par Pierre Grosnet (vers 1530). Ailleurs, ce terme est pris chez
Rabelais au sens matériel (1. IV, ch. lvi) : « Nous y veismes
des motz de gueule, des motz de sinople, des mots de azur,
des mots de sable, des mots dores ».
Prooerbe, appellatif général qu'on lit dans ces formules :
i» Comme dit le proverbe :
Si d'adventure il rcncontroit gens aussi fous que luy, et {comme dict
le proverbi^) couvercle digne du chauldron (1. 1, Piol.)
2° Proverbe commun:
De ce fut dict en proverbe commun : Boire d'autant et à granz
traitz estre pour vray crocqucr la pic (1 IV, Prol. anc).
Et selon le proverbe commun, à l'cnfuurner on faict les pains cor-
nuz (l. IV, ch. m).
Depuys feut le dit seigneur en rcpous et les nupces de Basché en
proverbe commun (1. IV, ch. xv).
Pourquuy est ce qu'on dict en commun proverbe : Le monde n'est
plus fat?(l. V, Prol.)
3° Proverbe vulfjaire:
J'ay souveot ouy un proverbe vulgaire que Un fol enseigne bien
un sage (1. 111. ch. xx.ivii).
On a vu que l'ancienne langue envisageait le proverbe, sous
le rapport didactique, comme une remontrance salutaire. Le
vieux synonyme reprooie/', qui signifie à la fois blâme et dicton,
n'était plus usuel à l'cpoque de la Renaissance.
11. — Forme.
La très grande majorité des proverbes de Rabelais sont en
pDse; il en cite un petit nombre en vers :
— Aussi n'est ce la santé totale de nostre humanité boyre à
las, à tas, à tas, comme canes; mais ouy bien de boire matin. Unde
versus (1. 1, ch. xxi):
PROVERBES ET DICTONS 347
Lever matin n'est poinct bon heur,
Boire matin est le meilleur.
Proverbe commun ainsi cité par Nucérin (i 5 19) :
Lever matin n'est pas heur:
Mais desjeuner est le plus seur. ..
et allégué, sous cette forme, par la Comédie des Prooerbes
(acte I, se. iv).
— Plus proprement disent les médecins l'heure canonicque estre:
Lever à cinq, disner à neuf,
Souper à cinq, coucher à neuf (1. I, ch. lxiv).
Proverbe commun qu'on lit dans Mielot (n°' 64 et 90): « Cou-
cher à cinq, lever à six... Disner à cinq, lever à six ».
Gruter a recueilli cette variante :
Lever à six, manger à dix;
Souper à six, coucher à dix
Font vivre l'homme dix fois dix (i).
— L'on dict bien qu'à grand peine (1. Il, ch. xxi) :
Vit on jamais femme belle
Qui aussi ne fut rebelle ?
— La Penthecouste (2)
Ne vient fois qu'elle ne me couste (1. I, ch, xi),
— Il faut, respondit Perrin, faire autrement, Dendin, mon filz. Or,
Quand Opportet vient en place.
Il convient qu'ainsi se face (1. III, ch. xli).
Proverbe commun déjà cité sous cette forme au xv' siècle
(éd. Langlois, n° 568) :
Quand Opportet vient en place,
11 esconvient qu'on le face,
alors que Nucérin (15 19) substitue à ce dernier vers :
Il n'est rien qui ne se face.
— C'est, dist Panurge, ce que l'on dict en proverbe com-
mun (1. IV, ch. Lxv) :
Le mal temps passe, et retourne le bon,
Pendant qu'on trinque autour de gras jambon.
— Comment (demanda Frère Jean) dict on doncques :
Depuys que Decretz eurent aies (3),
Et gensdarmes portèrent maies,
(i) Leroux de Lincy, t. II, p. 171.
(2) A la Pentecôte, les fruits sont encore rares et chers ; de là le pro-
verbe (suivant Meurier. p. 5o) :
C'est (dit on) à la Penthecouste
Que qui trop mange, cher luy couste.
(3) Ailes. Forme archaïque encore usuelle dans les patois. Ici, par
jeu de mots, Décret^. ..aies, pour Décrétales.
34« FAITS TRADITIONNELS
Moines allèrent à cheval,
En ce monde abonde tout mal (i).
Je vous entens, dict Homenaz, Ce sont peiitz quolibeîz des here-
ticques nouveaulx (1. IV', ch. lu).
Ce dicton courant clans la seconde moitié du xvi' siècle a été
cité par plusieurs écrivains de l'époque (2).
La forme allitérante est rare: « Beuveurs infatigables..., /e
vous demande en demandant, comme le Roy à son sergent et
la Royne à son enfant » (1. V, Prol.), ce dernier répondant au
proverbe commun :
Je vous demande en demandant.
Comme le roy à son sergent (3).
Bouffonnerie analogue a celle qu'on lit déjà dans Froissart
(Littré, t?° proverbe): « On dit en un commun proverbe... que
oncques en vie ne mourut ». Cette plaisanterie rappelle le
truisme rabelaisien: « S'il vit, il aura de l'aage » (l. Il, ch. 11) ou
celui-ci: « Et mourut l'an et jour qu'il trespassa » (1. II, ch. m),
que Rabelais a tiré de l'épitaphe du Franc -archer de Ba-
gnolet.
Les proverbes sont généralement en prose. Ceux en vers sont
en petit nombre. La forme rimée que leur ont imposée plusieurs
écrivains (Gringore, Grosnet, Meurier, Henri Estienne, Baïf) en
a souvent faussé le fond.
III. — Sens.
La valeur primordiale de certains proverbes, encore sensible
(i) Gabriel Meurier, Thrésor, p. 53, reproduit de mcme les trois
premiers vers, mais il cite le dernier sous cette forme :
Toutes choses allèrent mal.
(2) Des Péricrs l'invoque à propos des soudards et de leurs exactions
(nouv. 1 xvu) et il est rappelé dans la « Farce des Theologastrcs »
(Fournier, Théâtre, p. 41 3).
Henri Estienne cite à son tour ce quatrain, en l'aut^mcntant d'un vers
superflu {Apologie, t. II, p. SSg).
(3) Cf. Comédie des Proverbes (acte II, se, m): « l'^t voyant qu'il me
faisoit la moue, je l'ay appelle gros bec... et luy ai dem.itidé en deman-
dant, pourquoy il ra'empcschoit de passer mon chemin»; et ailleurs
(acte III, se, vji) : « Monsieur, vous nous obligez si fort à faire estime
de vous que vous nous pouvez commander aussi absolument que le roy
à son sergent et la royne à son enfant »,
PROVERBES ET DICTONS 34g
à l'époque de Rabelais, a subi des variations plus ou moins im-
portantes. On pourrait y discerner les degrés suivants :
i" Sens atténué.
Le proverbe Pisser contre te soiell (i), d'origine supersti-
tieuse, marquait tout d'abord un péché grave, une indécence
grosse de conséquences ; il a fini par signilier un acte d'irrévé-
rence commis envers un égal ou un supérieur.
Cet autre dicton Baitler le moine, de source également su-
perstitieuse, a passé du sens de « malheur », de guignon, à celui
de simple malice ou tour joué à quelqu'un.
2° Sens modifié.
La sentence Se couvrir d'un sac mouillé, qui dénote encore
chez Rabelais une action de travers, une finesse de Gribouille
qui se jette à l'eau de peur de la pluie, est devenue incompréhen-
sible dans la seconde moitié du xvi" siècle. On y attacha une
valeur morale assez vague et on finit par l'interpréter : allé-
guer une mauvaise excuse (2).
Le sens primitif de maint proverbe de cette catégorie est com-
plètement oblitéré. Tel est le cas du dicton Garder la lune des
loups, dont la valeur primordiale se rattache à une croyance
universelle remontant aux époques les plus reculées de l'huma-
nité et dont quelques vestiges isolés et comme perdus dans nos
campagnes attestent encore l'existence plusieurs lois millénaire.
3" Facétieux :
Le dicton: « Vous semblez les anguilles de Metun, vous criez
devant qu'on vous escorche » renferme une facétie populaire du
genre de celle que Rabelais allègue ailleurs (1. IV, ch. xxxii) sur
les lièvres de Champagne qui dorment les yeux ouverts. La
plaisanterie consiste à invoquer à l'appui d'une assertion gratuite
— les anguilles ne crient pas, pas plus celles de Melun que les
autres — ou d'une constatation vulgaire — tous les lièvres, ceux
(i) Les proverbes cités ici sans référence seront plus loin l'objet d'un
commentaire à part.
(2) Cf. Explications morales d'aucuns proverbes (xvi^ siècle) : « Se
couvrir d'un sac mouillé. Ce proverbe appartient à ceux qui jamais ne
veulent confesser leur faute, et quand on la leur monstre, allèguent des
excuses frivoles et aussi propres à leur justilication, comme si quel-
qu'un, pour se garantir de la pluye, mettoit sur sa teste un sac desja
tout mouillé et dégouttant l'eau, qui le mouilleroit encore davantage ».
Et VEssai de Proverbes : « Fol qui se couvre d'un sac mouillé, Parum
sapit qui qucerit inanes prœtextus ».
35o FAITS TRADITIONNELS
de Champagne comme ceux d'ailleurs, dorment les yeux ouverts
— un détail d'une précision excessive qui frise le burlesque.
4° Euphémique :
La locution proverbiale: Cest bien chié! pour c'est bien
dit, c'est bien parlé (ironiquement), se lit dans la « Farce de
Frère Guillebert ». La femme coupable y raconte à sa voisine
son extrême perplexité, son mari ayant pris pour son bissac les
braies de frère Guillebert, et la commère de s'écrier : « Cest
bienchiél N'est ce autre chose qui vous point? » (i).
La formule se rencontre déjà chez Eustache Dechamps (t. IV,
p. 293): « Aies vous en ; cent bien chié ».
Plus tard on substitua à cette formule primordiale grossière
des équivalents euphémiques :
Cest bien chanté ! dans la Passion de Gréban (v. 26410) :
LUCIFER. — Ce qui est pardu est pardu.
Mais pensons bien au rendu,
De le garder mieulx qu'il pourra.
Berich. — Cest bien chanté.
Cest bien chien.., ! l'une et l'autre souvent réunies à la locu-
tion primitive. De là, chez Rabelais, ces trois formules mixtes:
C'est bien chié chanté, beuvons ! (1. I, ch. v).
C'est, dit il, bien chien chanté (1. I, cii. xxvii).
C'est bien cliien chié chanté pour les discours (1. 111, ch. xxxvi).
Antoine Oudin, en citant la première formule rabelaisienne,
ajoute : « Nostre vulgaire se sert de ces mots pour rebuter ou
desapprouver le discours d'un autre ».
C'est là un exemple de cumul par juxtaposition d'éléments
successifs. Le point de départ et la tendance euphémique peu-
vent seuls dégager ces locutions proverbiales devenues inintelli-
gibles.
5' Ampliiicatif, par périphrase, allant jusqu'à la personnifica-
tion. Telle l'expression proverbiale « Estre logé chez Guillot le
Songeur », songer creux, qui se lit à la fois chez Rabelais et
Monluc, chez Henri Estienne et d'Aubigné.
Un exemple curieux de l'oubli complet du sens primitif d'une
expression proverbiale nous offre le terme brides à veaux.
Dès 1531, le chanoine de Noyon, Charles liovelles le com-
mente ainsi :
Brides à veaux, frena vitulis. De re crassa et inulili id cotidic crc-
bescit. Nam ad frcna, vilulus quideni incplus et parum idoneus ha-
(1) Ane. Théâtre^ t. I, p. 322.
PROVERBES ET DICTONS 35 i
betur. Aut etiam, id quidem intelligi, de occultis adversariorum dolis
et laqueis potest, quos facillime vin prudentes et astuti cavent. Sto-
lidi vero et improbi, quos vulgus vitulos aut asinellos suo more appel-
lat, ad perspiciendos aliorum dolos inhabiles, perfacile ab his, incauli
irretiuDlur. Et dum velut quibusdam frenis illaqueantur, quo lubet, ab
astutioribus viris vincti asinorum aut vitulorum instar abducuntur (t).
Vers la fin du xvi' siècle, un Essai de proverbes et manierez
de parler proverbiales l'explique à son tour (v° bride) : « Par
risée nous appelons les choses fabuleuses, esloignées de toute
apparence de vérité, Brides à veaux (Habenai vitulœ, Nugee,
Gerras), comme nous disons d'un grand menteur qu'il fait à croire
que vessies sont lanternes et que les nuées sont poésies d'ai-
rain ».
L'acception exclusivement métaphorique prévaut au xvi' siè-
cle de plus en plus en littérature (2), et les dictionnaires, depuis
celui de l'Académie (1694) jus-iu'à Littré et le Dictionnaire rjë-
néral, n'en connaissent pas d'autre.
Cependant, à l'époque même où Charles Bovelles accompa-
gnait de sa glose moralisatrice les brides à veaux, celles-ci se
vendaient dans les rues, comme en témoigne un des Cris de
l'époque (^), et Rabelais les faisait servir sur la table des Gas-
trolâtres, entre g uasteaux feuilletés et beuignets.
C'était, en elTet, une sorte de pâtisserie, dont les livres de
cuisine contemporains donnent la recette (4). Et le mot a sim-
plement passé du sens de pâtisserie légère à celle de chose légère,
billevesée ou sornette. Inversement, l'anglais trifle signifie à la
fois bagatelle et pâtisserie, et le dernier traducteur anglais de
Pantagruel (5) s'en est très heureusement servi pour rendre les
brides à veaux de Rabelais.
Quant à l'origine de l'appellation, en tant que pâtisserie dé-
licate, remarquons qu'aux xv' et xvi' siècles, les pâtisseries
étaient très nombreuses et d'aspects très variés. Elles portaient
différents noms suivant leurs façons, leurs figures, leurs pays
d'origine, etc. C'est ici que la fantaisie populaire s'est donnée
libre carrière.
(i) Proverbiorum'vulgarium libri très, Paris, i5'3r, fol. 2 V,
(2) Depuis la Vie de Saint Christophle d'Antoine Chevalet jusqu'aux
Satires de xMathurin Régnier, textes cités dans la Rev. du XVI'' siècle,
t. I, p. 343 à 345.
(3) Voy. ci-dessus, p. 142.
(4) Ibidem.
(5) Le regretté W.-F. Smith.
33 2 FAITS TRADITIONNELS
Encore aujourd'hui, la nomenclature moderne des pâtisseries
renferme des noms tels que : pet de nonne, plaisir des darnes^
vol-au-vent, etc. L'appellation de bride à veau est une facétie
du même genre.
IV. — Langue.
L'universalité de la parémiologie rabelaisienne se reflète aussi
dans l'expression qui est des plus variées.
Peu de citations d'adages grecs dans le texte original que no-
tre auteur, comme ses contemporains, transcrit d'après la pro-
nonciation introduite par Lascaris et propagée par Reuchlin.
Les dictons en latin sont par contre assez nombreux. Les sen-
tences bibliques sont citées d'après la Vulgate ; les distiques et
les brocards se présentent en bas-latin. Et ce n'est pas tout: le
latin des moines n'y revient pas moins fréquemment.
De plus, certains proverbes, anciens ou modernes, sont cités,
dans des passages différents, à la fois en latin et en français :
Venter auriculis caret, à côté de « Ventre affamé n'a point
d'aureilles ».
D'autre part, Bridoye allègue, sous sa forme latine, Vetulam
compellit egestas (1. 111, ch. xli) :
On dit en proverbe approuvé.
Que besoing faict vieille trotter,
lit-on dans la Parce du « Pont aux asnes » de la fin du xv' siè-
cle. Les Proverbes ruraux du xiii' siècle citent déjà ce dicton
(n*' 152): « Besoin fait vielle troter ».
De nombreux archaïsmes ont été sauvés, grâce à la langue con-
servatrice des proverbes : « Engin mieulx vault que force »
(1. H, ch. xxvii). Au sens d'esprit, engin n'était plus en usage à
Tépoiuc de Rabelais, qui partout ailleurs emploie ce terme avec
son sens uniquement vivace d'instrument, c'est-à-dire d'engin
mécanique, de machine.
De même, le sens médiéval de vilain, à savoir paysan, sens
vieilli dès le xv" siècle, survit dans le proverbe: « Oignez vilain,
il vous poindra... ». Rabelais n'en connaît que l'acception d'avare
(1. 1. ch. xxMii) : « Là recouvrerez argent à taz, car le villain en
li:idu content : cillain. disons nous, parce qr.e ung noble prince
n'a jamais ung sou: thésauriser est laict de oillain ». Et dans
Montaigne on lit {Est^ais, t. I, p. 326): « Un pay^an et un roy,
un noble et un vilain»^ c'est-à-dire un roturier.
PROVERBES ET DICTONS 353
Ces vilains ou paysans jouent un rôle important dans le do-
maine de la parémiologie : Li Proverbe au vilain, du xii'-xiii^
siècle, remontent à la même époque, qui a vu naître la littéra-
ture roturière des Fabliaux et du Roman de Renard.
Certains de ces archaïsmes, faute d'être compris, ont été alté-
rés sous l'influence de mots rapprochés : « Faire gerbe de feurre
à Dieu » — plus anciennement « Faire garbe de feurre... » — a
de bonne heure cédé la place à « Faire barbe de paille à Dieu »,
la première forme encore dans Rabelais, la dernière dans Mon-
taigne et Régnier.
D'autres proverbes se présentent, sous leur forme moderne,
attestée tout d'abord au xvi* siècle. C'est ainsi qu' escoixher le
renard a, comme pendant ancien, escorchier le gorpil, avec le
même sens de « rendre gorge », qu'on lit dans le Siège de Nar-
bonne (i). Le poète raconte comment les porcs ont dévoré
Mahomet vivant :
Vérité estnostre Sire l'otchier;
O les Prophètes l'envoia preeschier.
Et par lui dut nostre loi essaucier.
Mais il but bien de fort vin .1. sextier ;
Puis se coucha dormir en .1. fumier.
Là là convint li gourpil escorchier,
Tant que pourciaux li alerent mangier
Tout le visage, à celer nel te quier.
De la parémiologie provinciale, Rabelais cite uniquement un
proverbe :
Limousin. — Selon le proverbe des Limosins : A faire la gueule
d'un four sont trois pierres nécessaires (1. IV, Prov nouv.).
Plus loin il ajoute : « Cette furie durera son temps comme
les Jours des Limosins », qui étaient fortement et longtemps
chauffés, comme l'exigeait ces fours primitifs, pour la cuis-
son du gros pain.
Quant aux dictons étrangers modernes, on ne lit dans son
œuvre que deux mentions, touchant l'une et l'autre l'Italie du
xvi' siècle.
Lombard. — « Il craignoit ly boucons de Lombard »
(1. I, ch. m), c'est-à-dire gli bocconi lombardi, déjà proverbiaux
au xv" siècle. Olivier Maillard en fait mention : « Vos, dcmini
notarii, fecistisne receptiones in litteris.^ Unde dicitur commu-
niter in commun! proverbio :
(i) Fol. 65 V», Ms. cité par Gautier, Epopées franc,, t. IV, p. 239.
23
354 FAITS TRADITIONNELS
De trois choses Dieu nous guarde :
De Et cœtera des notaires (i),
De Quiproquos des apothicquaires (2)
Et de Bouquons des Lombards frisquaires (3).
\LX, vers la même époque, dans un recueil de vers libres :
Dieu nous gard' d'un tour de Breton
D'un Messaire et de son boucon (4).
— Voylà, dist Eusthenes, le guallant. Voylà le guallant, guallant et
demy(5); s'est vérifié le proverbe lombardicque :
Passato et pericolo, gabbato et santo (1. IV, ch. xxiv (6) :
« Le dangier passé, est le saint moqué », explique la Briefve
Dcclaration (7). Après Rabelais, on lit fréquemment ce pro-
verbe au xvf siècle (.8).
Italien. — L'expression proverbiale /aire la Jigue, faire un
geste de moquerie, narguer quelqu'un en lui montrant le bout
du pouce entre les deux doigts voisins, répond à la locution ita-
lienne synonyme far le fiche, dans laquelle fica, figue, à un sens
libre (9). Rabelais s'en sert, en parlant de l'Isle des Papefî-
gues :
(i) Nous reviendrons plus loin sur cette formule.
(2) C'est-à-dire les confusions dans les médicaments prescrits par les
médecins — confusions par ignorance ou négligence — qu'on repro-
chait aux apothicaires de l'époque.
(3) Cité par Henri Estienne {Apologie, t. I, p. 97),
(4) Le Parnasse satyrique du XF« siècle, éd. Schwob, p. igS.
(5) Il s'agit de Panurge qui, la tourmente passée, esquive son vœu.
(G) En italien : Passato il pericolo, gabato il santo. Duringsfeld cite
cet équiva'ent lombard (t. I, p. 287J : Passât el punt, gabat el sant.
(7) Henri Estienne (dans ses Prémices, p. i3S) en rapproche à tort
comme pendant français: « Il ne sçait à quel saint se vouer ».
(8) Dans Cholières (t. II, p. 118): « Parce que vous me rcspondriez
que ce ne sont que feintises et deguisemens, qu'i7 maie passato, gabato
il santo... »
Dans Joubert, Erreurs populaires, !■■« partie, p. 46: « La plupart des
malades rapportent totalement leur guerison à quelque saint ou sainte
du Paradis, à qui ils se sont vouez : et encor bien souvent n'accomplis-
sent leur veux : suivant ce que dit l'Italien, Passato lo malo, pot è ga-
bato lo Santo ».
Et dans Hrantôme, t. I, p. iG3 : « Don Antoine de Levé, ayant faute
d'argent pour contenter et payer ses soldatz..,, il prit l'argent sacré des
temples, promettant toutesfois avecques vœu solcmpnel aux sainctz
choses plus grandes que celles qu'il prenoit, s'il demeuroit vainqueur. .
Mais il pratiqua par emprôs le proverbe : Passato el pericuio, gabato il
santo, et n'en paya jamais rien »,
(y) Voy., pour une autre interprétation, Salomon Reinach, Mythes et
PROVERBES ET DICTONS 33 3
L'un d'eulx, voyant le protraict Papal (comme estoit de louable
coustume publicquement le monstrer es jours de festes à doubles bas-
tons), liiy feist la figue. Qui est en icelluy pays signe de contempne-
ment et dérision manifeste (I. IV, ch. xlv).
Notre auteur donne à cette expression une origine anecdoti-
que, en la faisant remonter à Frédéric Barberousse. Celui-ci,
en 1 162, en réparation d'un outrage fait à l'impératrice sa femme,
avait obligé les Milanais vaincus à retirer avec les dents une
figue placée à l'orifice du fondement d'une vieille mule.
Cette locution est attestée, dès le xiif siècle, à la fois en pro-
vençal et en français (i).
V. — Personnages.
Chaque personnage du roman de Rabelais vit et agit suivant
sa nature et son milieu. On s'en aperçoit même en ce qui tou-
che les proverbes.
Frère Jean puise les siens dans son milieu monacal et sa
source par excellence est le Bréviaire qu'il connaît mieux que la
Sainte Ecriture. Lorsqu'il est en verve, et il l'est presque tou-
jours, les dictons monastiques tombent drus de sa bouche. Aux
occasions les plus banales, surtout pendant la beuverie, il en
use avec profusion, et les versets sacrés de figurer ainsi dans
un cadre inattendu.
Panurge dispose de ressources plus amples, mais il n'en fait
pas un usage moins libre. Ses proverbes sont tour à tour pi-
quants, gaulois ou triviaux, triple caractéristique de ce person-
nage complexe et changeant.
Bridoye, le fameux juge qui « sententioit les procez au sort
des dez », ne vide pas seulement son sac de brocards, mais a
recours aussi aux dictons vulgaires, qu'il enfile parfois à la ma-
nière de Sancho Panza.
Rabelais, lui-même, quand il parle en son propre nom ou
Religions, t. III, p. 92 à 118 : « Les sycophants et les mystères de
la figue ».
(i) On la lit dans le Roman de Jaufré, remontant au premier tiers
du xni" siècle (dans Raynouard) : « El mezel a'I fâcha la figa », le lépreux
lui a fait la figue. — L'expression est courante au xvi» siècle, et Mi-
chel Menot en fait un des premiers mention {Caresme de Tours, Paris,
i525, fol. 33): t Domini, facitis de verbis praedicatoris la figue ». Ma-
thurin Régnier la cite dans sa vi« Satire : « Et la fraude fit lors la figue
au premier âge ».
356 FAITS TRADITIONNELS
quand il déroule ua récit, ne perd pas l'occasion de placer un
proverbe. Les sentences de la Bible coudoient, chez lui, les
adages gréco- romains, les Distiques de Caton, le Dit et contre-
dit de SalomoQ et Marcol, les proverbes communs et vulgaires,
en un mot les principaux représentants de la sagesse populaire
de tous les temps. Deux chapitres de son roman, le xi' de Gar-
gantua et le XXI i" du V livre, sont uniquement constitués de
proverbes en liles ou chapelets, et puisés pour l'un dans la lit-
térature orale et pour l'autre dans les recueils d'adages. Le but
de ce cumul est manifeste et nous y reviendrons. Ce sont là
des curiosa uniques dans le domaine de la parémiologie.
VI. — Historique.
Rabelais a puisé t )ur à tour dans le trésor de la sagesse an-
tique et médiévale, dans la vie cléricale et monastique, et sur-
tout dans la littérature orale proprement dite. Nous allons abor-
der ses emprunts à cette dernière source, qui seule est restée
vivante et intarissable.
Les proverbes sont familiers aux plus anciens monuments de
la langue. Les chansons de geste n'en sont pas dépourvues (i) ;
on en trouve dans les fabliaux (2), dans l'ancien théâtre (3). Ils
abondent au xiv' siècle dans Deschamps et ses contemporains (4).
Pendant les xiv^ et xv' siècles, les poètes (5) terminent souvent
leurs strophes par un proverbe et ce procédé est encore suivi
par Charles d'Orléans. Mais là, comme ailleurs, il s'agit de sen-
tences plutôt que de proverbes proprement dits. Il faut arrivera
(i) Voy. ces deux dissertations: Kadier, Sprichwortcr und Senten^en
der aUfranjostsclien Artus-und Abenteuerruniane, Marbourg, i883. —
Ebert, Die Sprichw irter dur altfran^ôsischen Karlscpcn, Marbourg,
1S84.
(2) Cf. deux programmes de Loth, Greiffenberg, iSgS-iSgô.
(3) Wandelt, Sprichwortcr und Senten-^cn d^s allfranp>sischen Drainas
(i 100-1400), Marbourg, 1887. — l.es Mystères et les Karces n'ont pas
encore été explorés sous ce rapport. Nous en avons tenu compte dans
cette étude.
(4) Voy., à ce sujet, Erich Fehse, dans les Romanir,che Forschungen
de i(jo6, p. 545 à 594.
(5) Tels: Guillaume Machault, Eroissart, Christine de Pisan, Alain
Chartier, etc. En voir la liste dans Abbé Goujct, Bibliothèque Françoise,
t. I, p. 281 à 293 (ouvrages sur les proverbes), et surtout dans Alexis,
Œuvres, t. II, p. 295.
PROVERBES ET DICTONS 3^7
Coquillart et surtout à Villon pour rencontrer toute une « Bal-
lade en proverbes (i) ».
A ces exemples se borne la littérature proprement dite. In-
comparablement plus importants sont les recueils sortis à diver-
ses époques des milieux populaires et puisés directement dans
la littérature orale. Nous n'en retiendrons que les principaux :
Les Proverbes au vilain, poème composé vers 1180, ren-
fermant les dictons du menu peuple du xii-xiii' siècle, le plus
ancien monument de la parémiologie française (2). 11 fut imité
par le comte de Bretagne, Pierre Mauclerc (12 13- 12 50), mais ce
poème, divisé en strophes de 6, 8 et 9 vers, n'offre qu'une suite
de maximes morales, alors que le texte original est d'une te-
neur foncièrement populaire (3).
Le Dit de l'Apostoile, c'est-à-dire le Dit du Pape, du xiii* siècle,
proverbes et dictons souvent appliqués aux provinces et villes,
constituant ainsi le plus ancien document du Blason populaire (4).
Les Proverbes ruraux et vulgaux, du milieu du xiii' siècle,
recueil de cinq cents proverbes dont la plupart sont encore en
usage (5).
(i) Voy., en général, outre l'ouvrage cité de Leroux de Lincy, l'ex-
cellente Bibliographie parémiologiqiie de Georges Duplessis, Paris,
1847, et l'article complémentaire de Karl Friesland, dans la Zeitschrift
fiir ncufran^ôsische Sprache, t, XXVIII, igoS, p. 260 à 287. — Le Ca-
talogue de livres parémiologiques composant la bibliothèque d'Ignace
Bernstein (Varsovie, 1900, 2 vol., in-4°), est le plus riche répertoire de ce
genre, mais le classement des matériaux est plutôt empirique, les re-
cueils nationaux de proverbes y figurant sur le même plan que les ou-
vrages didactiques qui en renferment. Notons, en outre, que le deuxième
tome des Altspatiische Sprichworter ans den Zeiten vor Cervantes (Re-
gensburg, i883) de Joseph Haller, est entièrement consacré à une bi-
bliographie parémiologique des Gréco-Romains, des peuples romans et
germaniques.
(2) A. Tobler, Li Proverbe au vilain, Leipzig, 1896. — Cf. les Prover-
bia Rusticorum mirabilia versijîcata, au nombre de 269 (avec traduc-
tion latine en vers) publiés par Zacher, d'après un Ms. du xii® siècle,
dans la Zeitschrift fur deutsches Altertum de Haupt, t. XI, p. 114 à
144, Berlin, i856.
(3) Imprimé dans le livre cité ci-dessous de Crapelet. — Les Prover-
bes de Fraunce (cités dans Leroux de Lincy, t. II. p. 472 à 484) remon-
tent à la même époque.
(4) G. -A. Crapelet, Proverbes et dictotis populaires au XI IP siècle,
VApostoile, exe , Paris, i83i.
(5) Récemment réimprimés par Ed. Ulrich, dans la Zeitschrift jîir
neuf ranr[osische Sprache, i. XXIV, 1902, p. i à 35 (au nombre de 487).
358 FAITS TRADITIONNELS
Les Proverbes communs, un des recueils les plus ancienne-
ment imprimés du xv" au xvi" siècle. La première édition ren-
ferme 780 proverbes, les autres en contiennent jusqu'à m 5.
La plupart des Proverbes ruraux y sont représentés, à côté
d'autres encore courants aujourd'hui (i).
Un recueil manuscrit de 1456, où les proverbes sont rangés
en ordre alphabétique, par Jehan Mielot, chanoine de Lille, a
été imprimé de nos jours (2). Le recueil de Mielot semble avoir
servi de modèle à celui que Jean de la Veprie, prieur de Clair-
vaux, compulsa vers 1495 et qui fut traduit en latin par Jean
Nucérin ou des Noyers, ecclésiastique champenois, sous le titre
de Proverbia Gallicana, Lyon, 15 19 (3).
Ces divers recueils nous fourniront des éléments de comparai-
son avec les proverbes de Rabelais.
Au xvi' siècle, Pierre Gringore fît imprimer, vers 1533, ses
Notables enseignemens, « Adages et Proverbes... », recueil hé-
téroclite, dont il a pris les matériaux un peu partout, comme
il le dit dans son Prologue :
Pour recréer espritz de gens notables
Que ai recueillitz de sages anciens,
Pareillement des modernes sciens...
Et en 1 540, le libraire parisien Gilles Corrozet imprima VHeca-
tomgraphie (4), que son auteur anonyme explique ainsi (p. xxvi) :
C'est ce livret qui contient cent Emblèmes,
Authoritez, Sentences, Apophtegmes
Des bien lettrez, comme Plutarques et aultres,
Et toutes fois il en y a des nostres
Grand quantité, aussi de noz amys...
Chascune hystoire est d'ymaige illustrée,
Affin que soit plus clairement monstrée
L'invention...
(i) Réimprimés par Silvestre en i83g. Le recueil le plus important du
xv® siècle de Proverbes communs a été réimprimé en 1899 par Ernest
Langlois.
(2) Dernière réimpression par Ulrich, Zeitschrift, t. XXIV, p. 191 à
199 (au nombre de 35 1).
(3) Cf. un article de W.-F. Smith, dans Rev. Et. Rab., t, VII,
p. 371 à 376. Les proverbes communs allégués par Rabelais concor-
dent, sous le rapport formel, non pas avec ceux de Nucérin (iSig),
mais avec le recueil du xv° siècle cité ci-dessus. Ajoutons-y le petit re-
cueil de 282 proverbes, français et latin, que Mathurin Cordier fit in-
sérer dans le chapitre lviii de son Liber de corrupti sermonis emenda-
tionc, Paris, i53o (nombreuses éditions).
(4) Réimprimée tiçrP'èrement par Charles Oulmont, Paris, igoS.
PROVERBES ET DICTONS 359
La sentence « Doulce parole rompt ire », par exemple (p. 50),
est accompa^^née d'une gravure représentant une rémore arrê-
tant un navire :
Ainsi que ce petit poisson
Peut arrêter ung grand navire,
La langue, en pareille façon,
Rompt toute fureur et grand'ire.
Marot et Régnier sont les derniers poètes qui aient cité des
proverbes. La Renaissance amène une réaction en sens contraire.
Si l'on excepte le pédantesque Baïf, les poètes de la Pléiade,
Ronsard et du Bellay en premier lieu, en sont à peu près
dépourvus. Ils sont complètement décriés au xvii* siècle (i).
En revanche, les proverbes sont fréquents chez les écrivains
du xvi" siècle de l'école de Rabelais : Des Périers, du Fail,
Cholières, Brantôme, la Satyre Menippée et le Moyen de par-
venir. La dernière production de ce genre, la Comédie des Pro-
verbes du comte Adrien de Montluc, imprimée en 161 5 et
1633 (2)1 contient la plupart des dictons populaires de l'époque
avec de multiples souvenirs de la parémiologie rabelaisienne.
VU. — Commentaires.
Le plus ancien commentaire que nous connaissions est un re-
cueil du XV® siècle, d'environ 800 proverbes, généralement suivis
d'une explication en latin (3). Plus important, sous ce rapport,
est l'ouvrage de Charles Bovelles, chanoine de Noyon, Prover-
biorum vulgarium libri très, paru à Paris en 153 t. L'auteur
avait recueilli ses matériaux dans les milieux populaires et po-
pulaciers, comme il l'affirme dans son épître dédicatoire, datée
de Noyon, 16 février 1527 :
Proverbia vulgaria quœ nostra quidem regio et œtas habet, quœ
jper plateas, per trivia, per domos et publica cofivivia, in ore sedent
vulgi... in hujus operis haud fartasse inutilem cumulai i congé-
rient... proverbia quœ non tant ex libris hominum quatn ex ore ra-
pui singulorum...
Malheureusement, les tendances moralisatrices de l'auteur
(i) Voy. F. B^xinoi^ Histoire delà langue, t. IV, p. 382-384.
(2) Elle a été deux fois réimprimée de nos jours : dans le IX" tome
de V Ancien Théâtre et dans le volume d'Ed. Fournier, Le Théâtre fran-
çais du XF« et XF/c siècle, Paris, 1871.
(3) Publié par Ernest Langlois dans la Bibliothèque de lEcole des
Chartes^ t. LX, 1899, p. 569 à 601 (d'après un Ms. du Vatican).
36o FAITS TRADITIONNELS
donnent au commentaire un caractère exclusivement didactique
et lui font méconnaître les autres aspects de son sujet : histori-
que, social, psychologique.
Dans la seconde moitié du xvi" siècle, ces commentaires sont
plus nombreux et plus importants. Il faut citer en premier lieu
les recherches d'Henri Estienne, grand amateur de proverbes (i) :
« Les beaux proverbes, dit-il, bien appliquez, ornent le langage
de ceux qui d'ailleurs sont bien empariez », c'est-à-dire bien
éloquents.
Dans sa Précellence de la langue française (1579), il consa-
cre une cinquantaine de pages à éclaircir un certain nombre de
proverbes tirés surtout des anciens monuments, le Roman de la
Rose et le Roman du Renard. Il cite de préférence les plus ar-
chaïques, « qui ont plus d'autorité en leur ancien langage », et
les com jare avec ceux des Grecs et des Romains. Ce rappro-
chement l'amené à conclure que « nous n'avons pas seulement
des proverbes qui nous sont particuliers », et il méconnaît
ainsi les difïérenjes formelles et expressives des uns et des
autres; mais il est intéressant de remarquer qu'il est le pre-
mier qui ait étudié les proverbes par catégories : Dieu, nature,
homme, etc.
Un autre ouvrage de cet érudit philologue, Les Prémices
(1594), renferme un premier livre (seul paru) de Proverbes epi-
(jrammatisez , c'est-à-dire versifiés par l'auteur, dans un but
nettement moral. Il v.i jusqu'à censurer ceux de ces proverbes
qui lui semblent contraires à ses préoccupations édifiantes (2).
Après Henri Estienne et s'en inspirant, Pasquier* a consa-
(1) Louis Clément, Henri Estienne, p. 388, remarque : « Nul écrivain
français n'a peut-être, au xvi* siècle, cité plus de proverbes que Henri
Kstienne ». L'auteur a oublié Rabelais I — On peut lire, dans cet ou-
vrage, d'excellentes pages sur Henri Estienne parémiographe : p. 149 à
i83 et 389a 399.
(2) Les mêmes préoccupations dominent les Mimes de Baïf, dont les
deux premiers livres parurent en 1576. — Les Adages et Proverbes de
Solon de Voge, par l'Hetropolitain, iSyS, recueil d'environ cinq mille
dictons, ont un caractère f;ictice plutôt que populaire. Ces dictons
semblent en très grande partie composés par l'auteur lui-même, méde-
cin du cardinal de Guise, né à Autrcviile dans les Vosges (d'où les pseu-
donymes de « Solon de Vosges » et d' « Hetropolitain >:). Des séries
copieuses de dictons dirigés contre la noblesse, les avocats et les méde-
cins sont sûrement de sa facture. On peut en voir des exemples dans la
biographie de A. Hcnoit, Notice sur Jean Le Bon, Paris, 1879.
PROVERBES ET DICTONS 36 1
cré tout le viii* livre de ses Recherches sur la France à expo-
ser l'origine de plusieurs proverbes et expressions proverbiales.
On peut toujours profiter des remarques de cet érudit à l'esprit
pénétrant et aux vastes lectures.
Nicod a inséré, à la suite de son Trésor de la langue fran-
çaise (1606). un Recueil de vieux Prooerbes de la France^
au nombre de cent- vingt, qui n'est que la réimpression dés Pro-
verbes communs de Jean de la Vesprie, avec la traduction latine
de Nucérin (15 19). Cette réimpression est suivie d'un opuscule
de médiocre valeur : Explication morale d'aucuns proverbes
en la langue française.
Plus important est un opuscule anonyme, de la même épo-
que, intitulé : Essai sur les Proverbes et manières de parler
proverbiales en François avec l'interprétation Latine (i).
Nous arrêtons ici ces renseignements, d'autant plus que les
ouvrages ultérieurs — à l'exception des Curiosités (2) d'Oudin
(1640) — accusent des redites fréquentes et une ignorance à peu
près complète des sources de la parémiologie française. Il faut
arriver jusqu'au Livre des Proverbes français (1842) de Le-
roux de Lincy pour constater chez nous les premiers essais de
méthode historique appliquée à la parémiologie indigène.
Rabelais d'ailleurs, sous ce rapport comme sous beaucoup
d'autres, est souvent lui-même son meilleur commentateur. Il
revient à plusieurs reprises sur le même proverbe, en en faisant
ainsi ressortir les différents aspects ; de plus, il en indique par-
(i) Cet Essai figure dans un exemplaire mixte de la Bibliothèque de
l'Université, comprenant :
\o Gabriel Meurier, Trésor de Sentences dorées, Dits, Proverbes et
Dictons communs, Lyon, iSyy (cite le Caton et les Proverbes communs,
des sentences classiques et des proverbes des Italiens et des Espagnols).
2° Joh. Nuceriensis, Aiijg^ja Gallica, Paris, iSig.
3° Explication morale d'aucuns proverbes communs en la langue
française, p. 248 à 288 (d'après Nicod).
4"> Essai sur les proverbes et manières de parler proverbiales en Fran-
çois, avec l'interprétation Latine, p. i à 62.
(2) Le sous-titre ajoute: « avec une infinité de Proverbes et de Quo-
libets ». — Le livre de Fleury de Bellingen [Explication des Proverbes^
i656) se rattache à la méthode anecdotique des noms propres, longtemps
en vogue.
On pourrait y ajouter les Remarques sur quelques proverbes français
de Le Duchat, insérées dans les Ducatiana, Amsterdam, 1738, t. II,
p. 449 à 545.
362 FAITS TRADITIONNELS
fois la source et les étapes d'évolution (i). Il va sans dire que
nous tiendrons scrupuleusement compte de ces précieux éclair-
cissements.
VIII. — Classement et caractéristique.
Ces préliminaires une fois traités, nous pouvons maintenant
aborder l'étude méthodique des proverbes rabelaisiens, en les
envisageant sous les catégories suivantes :
I. — Religion : Dieu, ange, diable, moines, église.
II. — Superstitions : survivances, croyances, préjugés.
III. — Animaux : domestiques, sauvages, etc.
IV. — Professions et métiers.
V. — Vie sociale : repas, boisson, jeux.
VI. — Usages et coutumes.
VII. — Souvenirs historiques.
VIII. — Noms propres.
IX. — Blason populaire.
Une dernière section sera consacrée aux Sentences ou pro-
verbes moraux proprement dits (2).
Les proverbes de ces difTérentes catégories peuvent être :
i" Spéciaux, dictons propres à un peuple ou à une nation et
dérivant des usages locaux. Tels les proverbes d'ordre profes-
sionnel, sociaux ou fondés sur des coutumes nationales.
2° Généraux, dictons communs à tout un groupe ethnique ou
à plusieurs familles linguistiques. Tels les proverbes familiers
à la fois aux peuples romans et germaniques.
3^^ Particuliers, dictons foncièrement français, se rattachant
à des opinions ou applications indigènes, inconnus aux peuples
voisins ou autres, alors même que leur point de départ n'est pas
resté isolé. Exemple : Bailler le moine à quelqu'un, c'est-à-dire
(i) Voici un exemple que l'auteur met dans la bouche de Panurge
(1. III, ch. xviii) : « Ouantes foys vous ay je ouy disant que le magistrat
et l'office descœuvre l'homme, et met en évidence ce qu'il avoit dedans
le jabot ? C'est à dire que, lors on cognoit certainement le personnage,
et combien il vault, quand il est appelle au maniement des aiîaires. Au-
paravant, sçavoir est estant l'homme en son privé, on ne sçait pour
certain quel il est... ». C'est à peu près l'explication qu'Erasme a donnée
de cet adage (1. I, ch. x, n» jG).
(2) Nous citerons, à titre de comparaison, Dliringsfeld, Sprichwôrter
der permanischen and romanischen Vôlkcr, Leipzig, 1872, 2 vol.
PROVERBES ET DICTONS 363
lui porter malheur, est sous cette forme proverbiale exclusive-
ment Irançais, mais la croyance superstitieuse que ce dicton
suppose, est aussi connue ailleurs. Tels encore les proverbes:
Tirer les vers du nes^ Se couvrir d'un sac mouille', qui repré-
sentent des manières de voir particulières aux Français.
4" Universels, dictons qu'on retrouve indépendamment dans
le temps et dans l'espace, reflétant des vérités élémentaires, des
constatations du bon sens. Tels les sentences ou proverbes mo-
raux proprement dits, si simples et si naturels qu'ils se pré-
sentent à tous les esprits.
CHAPITRE PREMIER
RELIGION
Il importe de discerner ici les dictons qui se rattachent à la
sphère reh'gieuse de ceux qui appartiennent en propre à la vie
monastique. Nous les envisagerons à tour de rôle.
A. - SPHERE RELIGIEUSE.
Dieu. — Nous reviendrons ailleurs (i) sur le proverbe Fat're
gerbe de feurre à Dieu, en précisant son origine biblique et en
montrant son évolution ultérieure en français. L'Essai des pro
verbes le commente ainsi : « Celuy est dit faù'e à Dieu gerbe-
de paille, qui, en faict de conscience et de religion où la charité
se doit estendre libéralement, paroist trop chiche. Le proverbe
est emprunté des dismes données premièrement sous la Loy.
Si quelqu'un eust donné aux Lévites de la paille en lieu de grain,
c'estoit impieté et faire à Dieu gerbe de paille. C'a esté mal
entendu dire barbe pour gerbe ».
Ajoutons les maximes :
— Aucunes foys nous pensons l'un, mais Dieu faict l'aultre (1. II,
ch. xii).
— AxJe tov, Dieu te aydei-a (I. II, ch. xxviii),
qui figure parmi les proverbes communs du xv' siècle, et qu'on
rencontre souvent en littérature sous la même forme, par exem-
ple dans la Deablerie de d'Amerval (fol. U III, v*^), et plus tard,
dans Régnier (5af. xiii): « Aydez-vous seulement et Dieu vous
aydera ».
Rabelais le commente dans ce passage (1. IV, ch. xxiii) : « De
nostre part convient pareillement nous esvertuer et, comme dict
le sainct Envoyé, estre coopcrateurs avecques luy... L'ayde (dist
M. Portius Cato) des dieux n'est impetré par voeux ocieux, par
(i) Voy. l'Appendice E: Sources livresques.
RELIGION 365
lamentations muliebres. En veiglant, travaillant, soy évertuant,
toutes choses succèdent à souhait et b m port ».
Ange. — Paaiagru&ï feit d'un ange deux, qui est accident opposite
au conseil de Charles Maigne, lequel feistd'un diable deux, quand il
transporta les Saxons en Flandre et les Fiamans en Saxe (1. III,
ch. i).
Faire d'un ange deux, c'est faire deux bonnes choses d'un
seul coup, et faire d'un diable deux, c'est faire deux fautes en
pensant en corriger une (Oudin).
Ce proverbe, qui remonte aux Mystères, se lit également dans
un sermon de Calvin : « Sainct Paul eust bien faict du subtil
quant et quant s'il eust voulu ; mais c'eust esté faire d'un dia-
ble deux que cela » (i).
Diable. — Déjeune hermite, vieil diable. Notez ce proverbe au-
thenticque (1. IV, ch. xlix).
Ancien dicton qu'on lit déjà dans les Proverbes de Fraunce,
des xii'-xiii' siècles (de Lincy, t. 11, p. 474): « De juvene pa-
pelart, vieil diable », et qu'un recueil du xv^ donne sous cette
forme (Langlois, n° 181) : « De jeune angelot, vieil dyable ».
Après Rabelais, on le lit fréquemment chez les écrivains de
l'époque (2).
Eglise. — Vous dictes d'orgues, respondit Panurge (1. III,
(i) Opéra, t. LUI, p. 47.
(2) Henri Estienne, Précellence, p. 204 : « Le changement de mœurs
qu'on a observé et expérimenté en plusieurs, avec le changement d'aage,
a donné occasion de faire cest autre proverbe : De jeune angelot, vieux
diable ».
Du Fail, Discours d'Eutrapel (ch. viii) : « Toutefois le capitaine
supplia pour tous, qu'ils fussent excusez, leur en savoit bon gré, et que
si un jeune homme n'est un peu pront et esveillé, mal aisément et à
peine pourra il estre bon compagnon, et se trouver au lieu d'honneur :
que de jeune hermite. vieux diable ».
Bouchet, Serées (t. IV, p. 36) : « Il est jeune, il peut aussi bien
empirer qu'amender, de nouveaux anges, vieux diables ».
Brantôme, à propos de la fin édifiante du belliqueux adversaire de
François I*"^, cite l'équivalent espagnol de notre proverbe (t. I, p. 33):
« Ainsi Charles Quint, tant de fois auguste, après avoir affronté les rois
ses voisins, foudroyé toutes les parts de lunivers..., se retira au ser-
vice de Dieu, se soubsmettant à ses saintz commandemens pour les
observer, et aussi pour pratiquer le proverbe : De ino^o diable, viejo
Itermitano, de jeune diable, vieux hermite ».
Cet équivalent espagnol ne figure pas dans Diiringsfeli (t. I, p. 458),
qui ne cite des langues romanes que les dictons français et italien :
(( Angelo nella giovane^^a, diavolo nella vecchie^^^a ».
366 FAITS TRADITIONNELS
ch. xxxvi). — Voicy (dist Panurge) qui dict d'orgues. Mais j'en croy
le moins que je peux (l. IV, ch. lu).
C'est-à-dire vous dites parfaitement, par allusion au chant
mélodieux des orgues (cf. en provençal, canta coume un orgue,
chanter harmonieusement) (i).
— Gargantua souvent crachait au bassin (1. I, ch. xi).
Bassin désigne le plat oblong et un peu creux, qui sert dans
l'église à recevoir les offrandes. Dans certaines cérémonies, tous
les fidèles sont obligés d'aller à l'offrande. Il en est résulté ce
proverbe dont le sens est : donner de l'argent malgré soi (2).
Mais étant donné la double acception du mot bassin, cette ex-
pression signifiait avant tout expectorer, et c'est là le sens que
Rabelais développe dans l'ancien Prologue du Quart livre :
« Avez vous jamais entendu ce que signifie cracher au bassin}...
Hz crachoient vilainement dedans les platz... »
— ... et n'estoient que gros veaulx de disme, ignorans de tout ce
qui est nécessaire à l'intelligence des lois... (1. II, ch. x). — ... bais-
lent aux mousches comme veaulx de disme (1. III, Prol,).
C'est-à-dire comme grands sots, par allusion à la grosseur
des veaux choisis parmi les plus beaux pour payer la dîme à
l'église. Estienne Pasquier a commenté ce proverbe (1. VIII,
ch. xxxv).
Evangile. — Vous, dist Gargantua, ne dictes VEvangile (1. I,
ch. xii).
C'est-à-dire la pure vérité, répondant à l'équivalent moderne
parole (V Evangile (3), en laquelle on doit avoir une foi absolue.
Cf. 1. IV, ch. xxxviii : « Cessez pourtant icy plus vous trupher
et croyez qu'il n'est rien si vray que l'Evangile ».
Cette expression proverbiale se lit déjà dans la Farce de Pa-
ifielin ainsi que dans ['Evangile des Quenouilles (p. 21 j: « Je
vous dij pour Euvangile que... ».
De même Alonstrelet (dans Littré, v" évangile) : « Le chance-
lier de France dit en plein conseil royal au chancelier d'Aqui-
taine, qu't7 ne disoit pas Evangile... ».
(i) Voy. une autre explication dans Georges Kastner, Parémiologic
musicale, p. 422.
(2) Du l'-ail se sert de la même locution (t. I, p. 221) : « Tout à un
coup vous crachere^ dans le bassin tout ce que vous avez jamais humé et
desrobé ».
(3) Cf. Meuricr, Thresor^ p. 42 : « Ce n'est pas tout Evangile ce qu'on
dit parmy la ville ».
RELIGION 367
Son pendant est aussi vray que V Evangile, locution fréquente
au xv' et xvi' siècle (Coquillart, Cent Nouvelles nouvelles,
etc.)(i).
— Le grain que voyez en terre est mort et corrompu, la corruption
d'icelluy a esté génération de l'autre que me avez veu vendre. Ainsi
choisissez vous le pire. C'est pourquoi estes maudict en l'Evangile
(1. IV, Ch. XLVl).
Proverbe commun : « Il est mauldict de V Evangile, qui a le
chois et prent le pire ». Henri Estienne pense que ce serait une
allusion au choix de Barrabas à la place de Christ (2).
Peut-être s'agit- il ici tout simplement d'un jeu de mots,
d'après le proverbe cité dans les Synonima et /Equivoca Gallica
(Lyon, 1619, p. 138) :
Il est mot dit en l'Evangile :
Tel choisit qui prend le pire.
Le consummatum est! dernière parole de Jésus sur la croix,
a souvent reçu une application profane et facétieuse (1, III,
ch. II, et 1. IV, ch. xix). Cette formule a passé de l'Evangile
dans les Mystères de la Passion (3) et dans les milieux mo-
nastiques.
B. — VIE MONASTIQUE.
Nombre d'adages se rattachent au monde des clercs et des
moines, qui jouent un rôle considérable dans le roman rabelai-
sien. On sait que maître François appartenait lui-même à ce
milieu clérical et que son œuvre en présente généralement les
premiers témoignages littéraires.
Ces souvenirs monastiques ont, pour la plupart, acquis, après
Rabelais, une valeur proverbiale. Plusieurs nous ont été trans-
(1) On lit dans Mathurin Cordier (p. 279) : « Cela est vrajr comme
V Evangile, là verius est responso Apollinis. Sic ethnici dicebant de re
verissima... Nos autem Ghristiani dicimus, Tarn verum est illud, quam
Evangelium ».
(2) Précellence, p. 2 56. On lit ce même dicton dans la Comédie des
Proverbes (acte il, se. m) : « Tu es bien dessalé, tu sçais bien qui choisit
et prend le pire est maudit de l Evangile ».
(3) Voy, la Passion de Greban, v. 25970, et le Mystère de la Passion
d'Arras, éd. J.-M. Richard {1891) :
173-29. Or est fait l'accomplissement,
Ce que de moi a esté dit
Par les prophètes et escripts :
Pour ce dy consummatum est.
368 FAITS TRADITIONNELS
mis dans leur langue spéciale, dans ce latin culinaire, si usuel
parmi les moines et dont la fameuse harangue du maître sorbon-
niste Janotus de Bragmardo nous donne un échantillon accompli.
— Ne bouge, dist Gymnaste, mon mignon, je te vais guérir, car tu
es gentil petit monachus :
Monachus in claustre
Non valet ova duo :
Sed, quando est extra,
Bene valet triginta (i).
Les clercs parlaient naturellement un latin plus correct. De
là, le proverbe :
— Mais quoy? je parle latin devant les clercs (1. III, ch. xxxii),
c'est-à-dire je parle aux gens de ce qu'ils savent mieux que moi.
Guillaume Bouchet rapportant l'anecdote sur l'interprétation
du latin d'un prieur par ses serviteurs, ajoute (t. I, p. . $7) :
« 11 ne faut jamais pa/'^er latin devant les clercs ».
Les adages d'origine monacale sont si communs chez Rabe-
lais qu'il importe de les envisager sous quelques rubriques d'en-
semble :
Beuverie. — Aymez boyre du meilleur. Si faict tout homme de
bien. Jamais homme nohle ne hayst le bon vin, c'est un apophthegme
monachal (l. I, ch. xxvii).
L'expression « chopiner theologalement », c'est-à-dire boire
copieusement, est fréquente dans le roman, et Henri Estienne ex-
plique vin théologal (2) par « vin bon par excellence et fust ce
pour la bouche d'un roy » {Apologie, t. II, p. 7).
— Jamais je ne m'as'-ubjectis aux heures (3); les heures sont faites
pour l'homme et non l'homme pour les heures. Pourtant je fais des
miennes à guise d'estrivieres, je les acourcis ou allonge, quand bon
me semble (1. I, ch. xli) :
Brevis oratio pénétrât ccelos,
Lotira potatio évacuât scyphos.
Où est escrit cela ? Par ma foy, disi Ponocrates, je ne sçay...
Erasme, à la fin de son colloque « Epicureus », cite le pre-
mier vers seulement :
Pénétrât et brevis oratio ccelum...
(i) Ces vers ont été ainsi parodiés par d'Assoucy (Aventures, p. 91) :
« Monachus in bello non valet ova duo, dit le Pédant; mais in culina
valet bene trif^inta u.
(2) Cf. Erasme, Adaf^ia, fol. 494 : « Puntificaîis cena. Hac tempes-
tate apud Parisios vulgari joco vinum theologicum vocant, quod sit va-
lidissimun minimeque dilutum ».
(3) .leu de mots sur heures (horcc) et Heures (prières).
RELIGION 369
La formule rabelaisienne est un écho immédiat des milieux
monastiques. On la trouve, une dizaine d'années auparavant,
sous sa forme française, dans le recueil de Nucérin (15 19) :
Briefve oraison tantost monte au ciel
Et longuement boire fait les verres vuyder.
Dans les « Propos des bienyvres », les mots sacrés et profa-
nes alternent à chaque réplique (1. I, ch. v) : « Je ne boy qu'en
mon bréviaire (i)... Chantons, beuvons, un motet entonnons (2) ».
— On temps jadis peu de gens dipnoient, comme vous diriez les
moines et chanoines, aussi bien n'ont ilz aultre occupation, tous les
jours leurs sont festes : et observent diligentement un proverbe claus-
tral, de missa ad mensam, et ne differeroient seulement attendans la
venue de l'Abbé, pour soy enfourner à table : là, en baufrant, atten-
dent les moines l'Abbé, tant qu'il vauldra (1. III, ch. xv).
Cf. Comédies de Proverbes (acte 1, se. 11) : « Attendez-moi à
la porte de la ville, mais non comme les moines font Vabbé »,
c'est-à-dire sans l'attendre, comme font les moines une fois at-
tablés au premier son de cloche,
— L'on dict, que matines commencent par tousser et souper par
boyre. Faisons au rebours, commençons maintenant noz matines par
boyre (1. I, ch. xli).
Ignorance. — Nostre... feu abbé disoit que c'est chose monstrueuse
voir un moyne sçavant. Par Dieu, monsieur monamy, magis magnos
clericos non sunt magis magnos sapientes (1. I, ch. xxxix).
Gabriel Meuriera ainsi versifié ce proverbe monacal (p. 135) :
On dit communément en villes et villages,
Que les grands clercs ne sont pas les plus sages.
Régnier l'a rendu, à son tour, dans sa IIP Satire :
N'en déplaise aux docteurs, cordeliers, jacobins,
Pardieu! les plus grands clercs ne sont pas les plus fins.
— Il sera grand clerc on temps advenir. Si n'estoient messieurs
les bestes, nous vivrions comme clercs (1. I, ch. xvi).
Contrepèterie pour : Si n'estoient messieurs les clercs, nous
vivrions comme bestes.
— Frère Jean des Entommeures..., un vray moyne si oncques en
fust... ; au reste, clerc jusques es dents en matière de bréviaire (1. 1,
(i) C'est-à-dire flacon en forme de bréviaire. Cf. 1. V, ch, xlv, et
f Ane. Prologue du Quart livre : « Vous me donnez. Quoy ? Un beau et
ample bréviaire... Doncquesvous voulez qu'à prime je boive vin blanc:
à tierce, sexte et nonne, pareillement : à vespres et compiles, vin clai-
ret,.. »
(2) Jeu de mots fondé sur le sens équivoque d'entonner : 10 verser un
iquide dans un tonneau ; 2° mettre sur le ton ou l'air (de là motet).
24
370 FAITS TRADITIONNELS
ch. xxvii). — Jadis un anticque prophète de la nation Judaïcque man-
gea un livre, et fut clerc jiisqiies aux dents {\. V, ch. xlvi).
Cf. Cholières (t. II, p. 386): « Par le sang goy, il est sçavant
jusques aux dents, et est subtil en diable » ; et Comédie des
Proverbes (acte I, se. vu) : « Tu es un sçavant prestre, tu as
mangé ton bréviaire », et (acte III, se. i) : « Philippin est
sçavant jusques aux dents, il a mangé son bréviaire ».
Bréviaire. — La locution proverbiale matière de bréviaire,
c'est-à-dire sujet sacré réservé aux clercs, revient souvent dans
la bouche de Frère Jean, à propos des textes cités de la Sainte
Ecriture :
— Car il est encores petit. Crescite. Nos qui vivimus^ multiplica-
mini (i); il est escript : C'est matière de bréviaire (1. 111, ch. xxvi).
— Il est escript, Mihi vindictam (2), etc. Matière de bréviaire (}. IV,
ch. viii). — Beati immaculati in via (3). C'est matière de bréviaire
(1, IV, ch. x). — Contra hostium insidias (4), matière de bréviaire
(1. IV, ch. xxiii). — Patience, dist frère Jean. Mais, si tu 7ion vis
dare, presta qucesumus. C'est matière de bréviaire (1. IV, ch. liv).
Ou bien l'expression fait allusion à un épisode de l'histoire
sainte :
— Quelz gens> demande Pantagruel. Matière de bréviaire, res-
pondit Frère Jean... Pourquoy Potiphar... (1. IV, ch. xxxix).
Ou encore, notre locution est synonyme de parole d'Evangile :
— Cela (5), dist frère Jean, n'est point matière de bréviaire. Je
n'en croy si non ce que vous plaira (1. IV, ch. xxvii).
C'est du Bréviaire ou livre des Heures que dérivent les pro-
verbes ou dictons monastiques qui suivent :
— Gargantua faisoit chanter Magnificat à matines et le trouvoit
bien à propos (1. 1, ch. xiii).
Magnificat est le premier mot du cantique de Marie chez Eli-
sabeth, qui se chante aux vêpres ; donc « chanter magnificat à
matines », c'est renverser l'ordre établi et faire quelque chose
hors de propos. C'est une des actions de travers que pratique
Gargantua.
(i)Cf. Genèse, 1,22 : « Crescite et multiplicamini », et Deux. Epitre
aux Cor. y iv, 11 : « Semper enim, nos qui vivimus, in mortcm tradi-
mur... ». — Frère Jean, peu ferré sur le texte, cite les passages sacrés
au petit bonheur.
(2) Cf. Deutéronome, ch. xxxii, etc.
(3) Cf. Psaumes, xcviii, i.
(4) l''ormulc' du Urcviairc.
(5) Il s'agit de la question: Les héros ou demi-dieux sont-ils immor-
tels ?
RELIGION 371
Cf. Henri Kstienne {Apologie, t. II, p. 175) : « Ces prescheurs
faisoyent venir les passages de l'Escriture à propos des spécu-
lations qu'ils songeoyent, encore que d'eux mesmes ils ne vins-
sent non plus à propos que Magnificat à matines (i), pour user
de leur proverbe » (2).
— En moins de deux jours il [Panurge] sceut toutes les rues, ruelles
et traverses de Paris, comme son Deus det (1. II, ch. xvi).
C'est-à-dire : Deus det nobis suam pacem^ formule de grâces
dite après le repas. Cf. Turnèbe, Les Contens (1584, acte I,
se. m) : « Mais qui diable est celuy qui ne me cognoistroit en
ces rues icy, que je sçay par cœur mieux que mon Deus det ))}
— Tu aimes les soupes de prime : plus me plaisent les soupes de
leurier, associées de quelques pièces du laboureur salé à neuf leçons.
— Je t'entends, respondit frère Jean. Geste métaphore est extraite de
la marmite claustrale. Le laboureur, c'est le bœuf qui laboure, ou a
labouré : à neuf leçons, c'est à dire cuict à perfection (1. III, ch. xv).
La leçon était la lecture d'un chapitre tiré de l'Ecriture ou
des Pères de l'Eglise, chanté ou récité à matines. Tout office
comporte 3 ou 9 leçons, c'est-à-dire est plus court ou plus long.
Notre auteur nous en donne lui-même le commentaire : « Eux
mesmes [les religieux] souvent allumoient le feu sous la mar-
mite. Or est que, matines ayans neuf leçons, plus matin se le-
voient par raison. Plus aussi multiplioient en appétit et altéra-
tion aux aboys du parchemin (3), que matines estant ourlées
d'une ou trois leçons seulement ».
La leçon est ordinairement terminée par les mots : Tu au-
tem, Domine, miserere nobis ! auxquels on répond : Deo gratias !
L'usage exigeait que le supérieur avertisse le lecteur de termi-
ner sa leçon en lui disant : Tu auiem, etc.
Dès le xv" siècle ces mots ont acquis une valeur proverbiale
pour désigner quelque chose d'essentiel, une conclusion :
Hach. — Venez i, monseigneur le provost
Vous en dira le tu autem.
Thares. — Prisonnier ! La cause pour quoy ?
Qu'ay je mefFaict, dis en ung mot ?
(Mistere du vieil Testament, t. VI, p. 67).
(i) Sous la même forme chez Mathurin Cordier (p. 262) : « Autant à
propos que Magnificat à matines, Nihil est a re magis alienum ».
(2) Adrien Monluc le cite également dans le Prologue à.e la Comédie
des Proverbes : « Quelques docteurs de nouvelle impression veuUent
tondre sur un œuf et corriger le Magnificat à matines ».
(3) Il s'agit du livre du plain-chant. Le sens en est: chantant à gorge
déployée devant le livre de plain-chant.
37-2 FAITS TRADITIONNELS
Interrogué sans ce qu'il dorme,
Nous en dit tout le tu auteni...
(Coquillart, t. Il, p. i36).
Rabelais s'en sert à plusieurs reprises :
— J'y estois, dist Gargantua, et bien tost en sçauras tu le tu
autem (1. I, ch. xiii).
.Mon emy, voulez-vous plus rien dire? Respondit Baisecul : Non,
monsieur : car en ay dis tout le tu autem (1. II, ch. x).
Et to Jt le tu autem ay icy en peu de chapitres rédigée... {Pantagr.
Progn. Au liseur).
Après Rabelais, on lit cette même locution chez du l'^ail (i),
Turnèbe (2), Brant me (3), et le Moyen de parùenir en donne
l'explication dans son chapitre lx (« Article »).
Psaumes. — Les proverbes monastiques accusent souvent
l'emploi profane et facétieux des textes sacrés. En dehors des
exemples déjà allégués, les Psaumes, principalement ceux qui
ont place dans le Bréviaire, en offrent plusieurs exemples :
— A quel usaige (dist Gargantua) dictes vous ces belles heures? A
l'usaige (dist le moyne) de Fecan, à troys pseaulmes et troys le-
çons, ou rien du tout qui ne veult (1. I, ch. xn).
Les heures du Bréviaire comportent (on l'a vu) plus ou
moins de leçons. C'est aussi le cas des Psaumes, dont le nombre
varie suivant les solennités. De là l'acception figurée d'insigni-
fiant ou de très important. Avec le premier sens, la locution
proverbiale se lit déjà dans la Farce de Pat/ielin, où elle s'ap-
plique à un avocat sans causes.
— Tu auras du miserere jusqu'à vitulos (1. III, ch. xxiv).
C'est-à dire on t'en donnera tout du long dans le temps qu'il
faut pour chanter le psaume li (4), qui commence par mise/'ere
et finit par vitulos.
Cette locution « depuis miserere jusqu'à vitulos » a
été employée par Calvin (5) et par plusieurs écrivains
(i) Propos ruatiques, t. I, p. 91 : « Et estoit maistre Pierre Braguette
celuy qui faisoit tout le tu autem ».
(2) Les Contens, acte II, se, i; « Je n'eusse este en repos tant que j'en
eusse sceu le tu autem ».
(3) Œuvres, t. VII, p. 2 : « Aucuns qui sçavoicnt le tu autem... »
Madame de Scvignc, comme La Fontaine et Scarron, s'en sert encore
[Lettres, éd. Monmerqué, t. IX, p. 146) : « Qu'il suive ses conseils,
voilà le tu autem ».
(4) C'est le premier de sept psaumes de pénitence.
(5) Rcformalion contre Anl. Catclan (t. IX, p. 127 des Opéra) : « Que
RELIGION 37Î
du xvi" siècle, principalement de l'école de Rabelais (i).
En somme, quelques-uns seulement de ces proverbes monas-
tiques, si nombreux et si variés, remontent au xv' siècle. La
plupart sont pour la première fois attestés dans le roman de
Rabelais, et c'est grâce à la popularité de son œuvre, qu'ils ont
fait fortune chez les écrivains de l'époque. La décadence de la
vie monastique a entraîné progressivement la disparition de la
parémiologie monacale.
Généralités. — Si vous desirez estre bons pantagruelistes..., ne
vous fiez jamais aux gens qui regardetit par un pertuys (I. II,
ch. xxxii). — Gens qui oncques ne regardèrent que par un trou
(1. V, ch. I).
L'expression figure sous cette forme chez duFail (t. II, p. 139):
« Les bons religieux et autres gens qui ne regardent que par un
trou ».
Le Duchat en cite une variante (2) : « Defiez-vous des gens qui
ne voyent le jour que par une fenestre de drap », c'est-à-dire
par un capuchon. Et il ajoute ce commentaire : « Proverbe em-,
ployé dès l'an 1 508 par Jean de Salisbury, évêque de Misnie. Gui
Patin, dans une lettre de mai 1668, traite les moines « testes
encapuchonnées qui ne voyent le monde que par une fenestre de
drap ».
— Vous mesmes dictes que l'habit ne faict point le moine : et tel
est vestu d'habit monachal qui au dedans n'est rien moins que moine
(1. I, Prûl.).
C'est le bas-latin Habitus non facit monachum, sed profes-
sio regularis, qu'Olivier Maillard cite au xxxvi' de ses Seî^mons
eroit on à un tel galant sinon de le remettre à son chapitre, où sa le-
çon luy soit chantée, selon le proverbe des moynes, usque ad vitulos ».
(i) Du Fail (t. II, p. 95) : « Mais qu'il se hastast de déloger, sur peine
non qu'il auroit le fouet, mais un autre qui le feroit dancer depuis mise-
rere jusques à vitulos » .
Cholières (t. II, p. 200) : « Si j'avoie envie de vous estriller, j'en ay
à présent bien les moyens, et de vous en donner du long et du large
usque ad vitulos ».
Pasquier (1. III, ch. vu): « Clovis reçut de saint Remy le saint sacre-
ment de baptesme, et vescut des lors catholique, sans aller recevoir par
procuration des coups de bastonnade, depuis miserere jusqu'à vitulos ».
Comédie des Proverbes, acte. II, se. m ; « J'ay pensé estre gratté de-
puis le Miserere jusques à vitulos.
(2) Dans les Ducatiana.
374 FAITS TRADITIONNELS
sur le Carême, proverbe tiré des Decrétales de Grégoire IX,
du xiii' siècle (i).
On le rencontre en français dès le xii'^-xiii' siècle : « Li abis
ne fait pas le religieux, mais la bonne conscience », lit-on dans
les Proverbes ruraux (n° 85). De même dans les Fabliaux
(t m, p. 75^ :
Li abis ne fait par l'ermite...
et dans le Roman de la Rose :
1 1092. Tel ha robbe religieuse,
Doncques il est religieux.
Cest argument est vicieux
Et ne vault une vieille guaine,
Car la robbe ne fait le moine.
Au xv' siècle, Aiielot le donne sous cette forme : « L'habit
ne fait mie le moine » (n° 88), et un recueil contemporain l'ac-
compagne de ces vers explicatifs :
Ampla corona satis, nigra vestis, vota rotunda
Non faciunt monachum, sed mens a crimine munda (2).
Charles d'Orléans le rappelle dans un de ses rondeaux
(n" cxcv) :
Uabit le moine ne fait pas,
L'ouvrier se cognoist à l'ouvrage,
Et plaisant maintien du visage
Ne monstre pas tousjours le cas.
— Auquel son s'éveillèrent les ennemis : mais sçavez-vous comment ?
Aussi estourdis que le premier son de matines, qu'on appelle en Lus-
sonnois Frotte couille (1. II, ch. xxvii).
Au son des matines, les religieux s'éveillent en sursaut et
tout étourdis. F^asquier a commenté ce proverbe (1. VIII,
ch. xxxiii).
— ... seulement l'ombre du clochier d'une abbaye est féconde
(1. I, ch. XLV).
Allusion au reproche de vie débauchée fait aux moines. Un
proverbe courant au xvi' siècle fait allusion à leur malpropreté.
\J Essai de Proverbes le rend ainsi (v" maison) :
Qui veut tenir bien nette sa maison,
N'y doit tenir prestre ni pigeon.
Du Fa il, dans son xx' des Contes d'Eutrapel le donne sous
cette forme :
Qui veut tenir nette maison,
Ne loge Prestre, Pigeon, n'Oison.
(1) Ibidem. Cf. Loysel, înstitutes, t. I, p. 353.
(2) Proverbes communs, e'd. Langlois, n» 357.
RELIGION 375
— J'y recongneus le grand chemin de Bourges, et le vis marcher à
pas d'abbé... (1. V, ch. xxvi).
C'est-à-dire lentement, d'après l'allure grave des abbés. Le
Manuscrit du V" livre lui substitue « à pas d'ostarde »,
Ce sens diffère essentiellement de son pendant : « Faire un
pas de clerc » (i), c'est-à-dire commettre une faute par inad-
vertance ou par inexpérience. La raison en est que la première
expression est prise en bonne part, la dernière, ironiquement :
« Pour ce que souvent les clercs font des desmarches imperti-
nentes en leurs comportemens, lesquelles on appelle Pas de
clerc » (2).
(i) Cf. Mathurin Cordier, p. 53 : « Voyla Pierre qui se marche en pas
d'abbé (Eccum Petrum incedere video) et la Comédie des Proverbes
(acte U, se. v) : «... a fait un pas de clerc... »
(2) Essai de Proverbes, v° clerc.
CHAPITRE II
SUPERSTITIONS
Certaines croyances, très anciennes et parfois complètement
disparues, ont laissé des traces isolées dans la langue sous forme
de proverbes. Mais avec la disparition des antiques superstitions
qui leur ont servi de base, ceux-ci sont devenus inintelligibles.
Survivances. — Gargantua gardait la lune des loups (1. I,
ch. xi) ... — plus pour elle [la lune] ne priez que Dieu la garde des
loups, car ilz n'y toucheroient de cest an... {Pant. Progn.,ch. vu).
Ce proverbe, dont le sens actuel est prendre une peine inu-
tile, se rattache à l'antique croj^ance universelle qu'au moment
d'une éclipse, la lune est exposée à la voracité de quelque mons-
tre. Encore aujourd'hui, en Forez, lorsqu'un nuage la dérobe à
la vue, on dit que « les loups l'ont mangée pour pouvoir faire
leurs déprédations » (i).
Dans une pièce du xvi' siècle, Les trois Pèlerins, qui est une
moralité plutôt qu'une farce, on lit (éd. Fournier, p. 411) :
C'est bien dict, marchons sur la brune,
Et parlons des mangeurs de lune...
c'est-à-dire des choses impossibles ou invraisemblables.
Reboul, dans son Anti-Huguenot (1627), donne cette variante
(p. 37): « Garder la lune d'estre mangée des loups », laquelle
a dû être la primitive. C'est sous sa forme abrégée que le pro-
verbe figure dans Rabelais et chez les écrivains de l'époque (2).
(i) Voy. Sébillot, Folklore, t. I, p. 39, et Edward Tylor, Civilisation
primitive, t. I, p. 382.
(2) Mathurin Cordier (p. 263) : « Tu menasses de bien loing. Ce n'est
pas chose preste de ce que tu menasses. Dieu garde la lune des loups ».
Du Fail, dans le xxxi» de ses Contes d' Eutrapcl : « Si ne vous hastez,
les chiens mangeront le lièvre. — Dieu gard" la lune des loups, respon-
dit ce bragueux ».
Choliùres, à propos d'un faux savant (t. II, p. 38G) : « Or ça qu'on
vous entende un peu canonner contre les astres, surtout garde:{ La lune
des loups i>.
SUPERSTITIONS 377
— Gargantua pissoît contre le soleil (1. I, ch. xi).
Ce proverbe n'a aujourd'hui qu'une acception morale : offen-
ser ses amis ou ses protecteurs. C'est dans ce sens qu'il est
commenté par le chanoine Bovelles, fol. 14 v° : « Pisser contre
It soleil, meiere adverso et contrario sole... In allegoria, vel
araicos ofîendere, vel eos quorum opéra indigemps, quavis ex
causa irritare, et ex amico, se volvere in inimicum ».
Mais, chez Rabelais, il s'agit d'une action de travers, d'un
acte d'irrévérence gros de conséquences. C'est là en effet le sens
primordial du proverbe, qui se rattache à une superstition po-
pulaire qu'on trouve formulée dans V Evangile des Quenouilles,
répertoire des croyances vulgaires du milieu du xv^ siècle (i).
On y reconnaît un reste isolé de l'adoration jadis universelle
des astres, particulièrement de l'astre du jour, dont le même
ouvrage affirme, p. 57 : « Cellui qui souvent benist le soleil, la
lune et les estoilles, ses biens lui multiplieront au double ».
Il est probable que le dicton de Pythagore : Hpcx; riXiov TSTpajx-
(X£vo<; (debout) f/.vi oiipsi —qu'Erasme, dans ses Adages, fol. 17,
rend par : « Adversus solem ne meïto » — se rattache à la même
superstition, qui était une croyance véritable chez les Anciens.
Dans son commentaire, Erasme émet simplement la conjecture
qu'il s'agit là d'un symbole de décence (« opinor commendari
verecundiam »), sans se douter de la valeur primitivement re-
ligieuse du proverbe.
Dans la seconde moitié du xvi' siècle, le sens, encore trans-
parent chez Rabelais, fut atténué : de l'acception de péché, il
passa à celle d'indécence ou d'offense.
Cholières, à propos d'un peintre qui avait représenté un avo-
cat sans mains (t. I, p. 97) : « Si le peintre eust esté si sot que
de vouloir donner le pourtrait des mains de cest advocat, il ne
pouvoit faillir qu'il ne se mist a la huée d'un chascun, car le
vray modèle des m^ins d'un advocat ce sont les griffes d'Har-
pyes : s'il les eust mis, les Grands Jours tenoient à Troyes, on
lui eust fait accroire qu'il aooit pissé contre le soleil ».
Croyances. — Par sainct Jean, dirent ilz, nous en sommes bien ;
à ceste heure avons nous le moyne (1. I, ch. xii) (2).
(i) € Je vous asseure que pour pissier entre deux maison ou contre le
soleil, on en gaigne le mal des yeux qu'on appelle leurieul » (p. 46) et
« Cellui qui pisse contre le soleil, il devient en sa plaine vie graveleux
et si engendre souvent la pierre » (p. 54).
(2) Voy. pour d'autres exemples, les passages cités ci-dessus, p. 807
et 3io.
3/8 FAITS TRADITIONNELS
Dans cette locution, moine est synonyme de « malchance »,
de « malheur », suivant une ancienne croyance populaire sur
rinfiuen:e néfaste des moines. C'est une des nombreuses for-
mes, sous lesquelles se présente la superstition universelle des
malencontres ou des rencontres de mauvais augure, superstitiai
à laquelle, étant donnée sa complexité, nous avons consacré lin
chapitre spécial.
Sous sa double forme, Avoir le moine et Bailler le moine,
notre proverbe est un des plus curieux de la parémiologie ra-
belaisienne, si abondante et si originale. Il ne figure dans aucun
des nombreux recueils de proverbes du xvi° siècle, et aucun
autre écrivain de l'époque n'en fait mention. Et pourtant, le
proverbe est foncièrement français, sans parallèle dans la litté-
rature parémiologique (i).
— Les aureilles me cornent (2)... (1. III, ch. xvii; cf. I. IV, ch. liv
et Lxvi).
On dit aujourd'hui : Les oreilles ont dû lui tinter..., c'est-à-
dire on en a beaucoup parlé. Expression fondée sur l'ancienne
croyance superstitieuse que les absents, sur le compte desquels
on tient des discours, en sont avertis par le tintement des oreil-
les: « C'est l'oreille droite qui corne, quand on dit du bien »,
lit-on dans une lettre de Madame de Sévigné {3).
Préservatifs. — Longues beuvettes rompent le tonnoirre (l. I,
ch. v). — Haye, haye, dist le pilot, double le cap et les basses (4).
Double est, rcspondoient les matelotz. Elle [la tempeste] s'en va,
dist le pilote... Ayde au bon temps (5) (I. IV, ch. xxii).
Ces dictons font allusion à un préjugé, suivant lequel la beuve-
rie est le meilleur préservatif contre le mauvais temps. C'est ce
que notre auteur explique lui-même, à propos du problème
proposé par Frère Jean (I. IV, ch. lxiii) :
Manière de haulser le temps en calme. ... Reste à vuider ce que a
frère Jan propousé. Manière de haulser le temps ? Ne l'avons nous à
soubhayt haulser Voyez le guabct do la hune. Voyez les siflemcns
des voiles. Voyez la loiddeur des esiailz, des utacqucs, et des cscoutes.
Nous haulsans et vuidans les tasses, s'est pareillement le temps
(1) Voy. Revue du XVP siècle, t. I, p. 346-347 et 352.
(2) Cf. Comédie de Proverbes (acte H, se. 11) : t Escoutez ! je l'entends,
ou les oreilles me cornent ».
(3) Lettres, éd. Monnerqué, t. III, p. i<')G.
(4) Roches ou bancs de sable à fleur d'eau.
(5) Sous-entendu : en buvant, en faisant ripaille.
SUPERSTITIONS 379
haiilsé par occulte sympathie de Nature... C'est, dist Panurge, ce
que Ion dict en proverbe commun :
Le mal temps passe, et retourne le bon,
Pendant qu'on trinque au tour de gros jambon.
Et non seulement, dist Pantagruel, repaissans et beuvans, avons le
temps haulsé, mais aussi grandement deschargé la navire.
L'expression antifortunal, appliquée à la boisson (i), résume
cette croyance (l. V, ch. xxvii): « Leur boire estoit un antifor-
tunal: ainsi appelloient ilz je ne sçay quel breuvage du pays ».
De là aussi la locution proverbiale : hausser le temps, pour
faire passer le temps en buvant ferme, qu'on lit si souvent dans
Rabelais.
(i) Cotgrave s'est mépris en rendant antifortunal par « somewhat
against fortune », quelque chose contre la fortune.
CHAPITRE III
ANIMAUX
Les proverbes tirés du monde des animaux, surtout des ani-
maux domestiques, sont nombreux et variés. C'est ici princi-
palement qu'éclate la forte originalité de la parémiologie rabe-
laisienne et qu'elle se révèle avec un cachet à part.
Nombre de ces adages résultent d'observations personnelles
et, par leur caractère pittoresque, se sont imposés à l'attention
des contemporains. Nous allons envisager l'ensemble de ces
proverbes sous des rubriques distinctes.
I. — Animaux domestiques.
Ce prenaier groupe, le plus nombreux, embrasse les animaux
suivants : Ane, bœuf, bouc, brebis, chat, cheval, chèvre, chien,
mule, porc, rat, truie, vache, veau, verrat (i).
Ane. — (Le jeune Gàrganiuii) faisoit de l'asnepour avoir du bren
(1. I, ch. XI).
C'est-à-dire faisait le niais pour obtenir quelque chose.
— ... ne fut possible de tirer de luy une parolle, non plus qu't/n
pet d'un asne mort (1. 1, ch. xv). — J'aymeroy... autant entreprendre
tirer un pet d'un asne mort, que de vous une resolution (1. III,
ch. xxxvi).
— Comment, dist Epistemon, tout le monde chevauchera, et je
meneray iasne (1. II, ch. xxvi).
C'est-à-dire je regarderai faire les autres. Allusion à une cé-
rémonie burlesque qui, dans plusieurs villes de France, se pra-
tiquait au carnaval. Ce proverbe se lit dans Coquillart (t. Il,
p. 378) :
(i) Ajoutons : Bête. — Quand le soleil est couché, toutes bestes sont
à l'ombre (1. II, ch. xii). Cf. Comédie des Proverbes (acte I, se. viii) :
« Quand le soleil est couché, il y a bien des bestes à l'ombre ».
ANIMAUX 38l
Je vous dis par saincte Suzanne,
Sans estre armé, ne pied ne cap,
Chascun le fait et je mesne l'asne.
\J Essai des proverbes l'explique ainsi, p. 5 : « Mener Vasue,
se dit quand quelqu'un est exposé en risée aux autres, telle-
ment qu'on n'en tient compte non plus que d'un valet de
moulin ».
— Voicy le pont aux asnes de Logique (i), voicy le trebuchet,
voicy la difficulté... (1. II, ch. xxviii).
Dans la vieille « Farce du Pont aux Asnes », un mari, n'ar-
rivant pas à se faire obéir de sa femme, est conseillé par mes-
sire Domine :
Vade, tenés le pont aux asnes (2),
Arrivé là, il voit un bûcheron daubant sa bourrique Nolly et
ne parvenant qu'à force de coups à lui faire passer le pont sur
la Loire. Le mari en prend exemple pour mettre sa femme à
la raison. « Le remède étant facile et à la portée de tout le
monde : de là le pont aux ânes » (Littré).
— Il y aura icy de l'asne, je le prevoy (1. IV, ch. xxxvi).
C'est-à-dire il y aura des coups, donnés ou reçus, par suite
d'une sottise ou d'un malentendu (3). L'expression synonyme
faire de l'asne se lit dans le Vergier d'honneur (fol. 54) :
Celui jour mesme par manière subtille
Fut prins à Nesles le damp Seigneur Virgille,
Semblablement le conte Petilune,
Qui aux François cuidoit/aiVe de Vasne.
BoELF. — Couraige, couraige, dist il, ne vous souciez au reste, et
laisse^ faire aux quatre beuf\ de devant (1. 1, ch. vi).
C'est-à-dire laissez suivre l'ordre naturel des choses. Ce pro-
verbe dérive du labourage tel qu'on le pratique en Poitou. Du
Fail s'en est souvenu dans le ix^ chapitre de ses Propos rusti-
ques : « Que chascun montre ce qu'il sçait faire tant seulement,
et puis laissez faire aux bœufs de devant ».
Brebis. — Couraige de brebisl dist Grandgousier (1. I, ch. vi). —
De couraige tant et plus : Je n'entends couraige de brebis..., je dis
couraige de loup (1. IV, ch. xxxiii).
Expression ironique, la brebis étant d'un naturel doux et
(i) C'est-à-dire la conversion des propositions, d'où moyen pratique,
expédient (Cotgrave).
(2) Auc. Théâtre, t. II, p. 35 et 49.
(3) D'Aubigné s'est servi de l'expression dans son Fœneste (t. II,
p. 455 des Œuvres): « Si lors je l'eusse entendu, il y eust de l'asne; je
recevois toujours quelque affront avec ses Normands »,
382 FAITS TRADITIONNELS
craintif. Le proverbe complet est : « Courage de brebis, tous-
jours le nez en terre » (Oudin).
Chat. — Comme en proverbe l'on dict, irriter les frelons..., es-
veiller le chat qui dort (1. III, ch. xiv).
Dicton qu'on lit sous cette forme dès le xv® siècle :
Tant que Pasques soient passées,
Sans resveiller le chat qui dorty
Fredet, je suis de vostre accort
Que pensées soient cassées.
(Ch. d'Orléans, rond. xvi).
Au xvi' siècle, le proverbe est donné par Bovelles,
fol. 156 r*' : « N'éveille point le chat qui dort. Ne catum ex-
perge fac, dormientem ».
Les recueils antérieurs au xv' siècle, les Proverbes de Fraunce
et les Proverbes ruraux, substituent chien au chat: « N'esveil-
lez pas le chen qui dort » (Leroux de Lincy, t. II, p. 479) et
« 11 fait mal d'esveiller le chien qui dort » (n° 62).
Cheval. — Du cheval donné tousjours regardoit en la gueulle
(l. I, ch. XI).
Proverbe ancien fondé sur une expérience banale : pour con-
naître l'âge du cheval, il faut regarder ses dents :
Car j'oy tenir
Aux saiges qu'à cheval donné
On ne doit point la gueule ouvrir
Pour regarder s'il est aagé.
(Coquillart, Poésies, t. I, p. 80).
On rencontre ce dicton (déjà mentionné par saint Jérôme)
chez tous les peuples (i). Il se présente en français, dès le
xn' siècle, sous des formes diverses (2).
(i) Voy. Suringar, Erasmus overnedcrlandsche spreckwoorden, Erasme
sur les proverbes néerlandais, Utrecht, 1873, p. ii3 à 116 (à propos du
proverbe de saint Jérôme cité dans les Adages d'Erasme).
(2) Provcrbia Rusticorum (éd. Zacher, n* 121) : A chaval doné dent ne
gardet.
Proverbes de Fraunce (éd. Leroux de Lincy, t. II, p. 472) : A chevcll
doné sa <ient n'est agardée.
Proverbes au vilain (éd. Tobler, n° 92): Cheval donné ne doit on en
bouche garder.
Proverbes ruraux (éd. Ulrich, n" 382) : Cheval donné ne doit on en
dens regarder.
Proverbes communs (éd. Langlois, n" 12) : A cheval donné ne fault re-
garder en la gueule.
Idem (éd. Nucérin, iSiq): A cheval donné l'on ne doit luy regarder
dans la bouche.
ANIMAUX 383
— Vertus guoy, je me repens bien, mais c'est à tard, que n'ay
suivy la doctrine des bons Philosophes, qui disent soy pourmener
près la mer et naviger près la terre, estre chose moult sceure et dé-
lectable : comme aller à pied, quand l'on tient son cheval par ia
bride (1. IV, ch. xxii).
Proverbes ruraux {rf 8i) : « A eise va à pied qui son cheval
maine en destre ». Gabriel Meurier le rend ainsi (p. 8i) : « Bon
fait aller à pied, quand on tient le cheval par la bride » ; et
Montaig-ne le cite à son tour (l. III, ch. m) : « Il a bel aller à
pied, qui mené son cheval par la bride. Mon âme se rassasie et
se contente de ce droit de possession ».
Chèvre. — A satix de chievre... (1. V, ch. xxxix).
C'est-à-dire à bonds, d'après l'allure brusque de la bête.
— Gargantua tiroit au chevrotin (1. I, ch. xi). — Saincte dame,
comment ilz tiraient au chevrotin, et flaccons d'aller (1. II, ch. xx),
— Après qu'ilz eurent bien tiré au chevrotin... (1. II, ch. xxviu).
La locution tirer au chevrotin répond exactement à celle de
tirer au renard., ayant également le double sens de :
1° Rendre gorge (acception donnée par Cotgrave et Oudin).
2" Boire à l'excès (sens rabelaisien).
Un troisième sens, « payer », déduit du premier (cf. cracher
au bassin), est mentionné par Alathurin Cordier, ch. lvih,
n" 73 : « lYahe ad chevrotinum, tirer au chevrotin, c'est à dire
tirer à la bourse, bailler argent ».
Le Duchat dit à ce propos : « Cette expression est du Dau-
phiné et des autres provinces, où l'on met le vin dans des outres
faites de peaux de chèvre ». Assertion gratuite. Comme nous
l'avons dit, cette locution est le pendant du synonyme tirer au
renard, l'une et l'autre trouvant leurs correspondants en alle-
mand. Fisjhart dans son Bienenkorb, se sert, pour « rendre
gorge », d'expressions proverbiales analogues (p. 203) : « Dass
er ein Kalb legte oder den Fuchs streifte »...
Chien. — Donner l'avoine aux chiens (1. II, ch. xi).
C'est-à dire agir inconsidérément.
— Panurge dilapida le revenu non en fondation de monastères...,
tnjettant son lard aux chiens (1. III, ch. 11) — ... n& jecteront leur
lard aux chiens [Pant. Progn., ch. v).
C'est à-dire dilapider, gaspiller son bien ou celui des autres.
Il est rapporté au xv' siècle, sous cette forme, par Mielot
(n° 236) : « On y donne le lart aux chiens ».
— Remède contre soif? Il est contraire à celluy qui est contre mor-
sure de chien : courre^ tousjours après le chien, jamais ne vous mor-
384 FAITS TRADITIONNELS
dera, beuvez tousjours avant la soif et jamais ne vous adviendra (1. I,
ch. v).
— Comment entendez vous, dormir en chien ? C'est (respondist
Ponocrates) dormir à jeusn en haut soleil, comme font les chiens
(1. IV, ch. LXiii).
Oudin explique ainsi cette locution : « Dormir en cJiien,
c'est-à-dire au soleil pendant la chaleur ou un peu devant le re-
pas )). Le langage populaire de nos jours la rend par piquer
un chien, dormir pendant la journée.
— Si je vis encore Vaage d'un chien (1. V, Prol.).
C'est-à-dire quinze ans à peu près. Cf. Pline, Hist. nat.,
1. X, ch. XXXIII : « Vivunt Laconici (canes) annos denos, faemi-
nee duodenos, caetera gênera quindenos annos, aliquando et vi-
cenos ».
— Par Dieu, je vous mettrois en chien courtaut les fuyars de
Pavie (1. I, ch. xxxix).
Expression qu'on lit également dans Bouchet (t. III, p. 87):
« Le bourreau l'accoustreroit en chien courtaud », ainsi que
dans la Comédie des Proverbes (acte III, se. iv): « Mais que
nous les tenions pieds et mains liez, nous les traicterons en
chiens courtaux ».
Truie. — Gargantua tournait les truies au foin (1. I, ch. xi ; cf.
1. IV, ch. IX).
C'est-à-dire changeait de discours ou évitait de répondre à
une question embarrassante. Le Duchat explique ainsi ce pro-
verbe : « Tourner la truie au foin, c'est détourner la conver-
sation du but où elle doit tendre pour la diriger vers un but
où elle ne doit point aller; c'est agir inconsidérément, comme
un homme qui chercherait à éloigner une truie du gland dont
elle se veut repaître, pour la mettre au foin dont elle n'a que
faire ».
Ce dicton est fréquent auxvi' siècle (i).
(i) Mathurin Cordier (p. 233) : « Quand je luy parle d'ung, il me res-
pond d'aultre. Il corne à gauche. // tourne la truye au Join ».
Du Fail, t. II, p. 129 :« Lupolde ne voulant user de sa plaine victoire,
ains_;e//er la truye au foin, et escarter et tourner ailleurs ce qui s'es-
toit passé ».
Cholières, t. II, p. 258: « O le grand donneur de cassades! Vous revi-
rej la truye au foin', que ne la laissez vous aller aux raves? ».
Le plus ancien exemple se lit dans le Parnasse satyrique (p. 112) :
Elle me fait la sourde oreille
Ou tourne ailleurs la truie au foin.
ANIMAUX 385
— Vous entendez autant... en exposition de ces récentes prophéties,
comn:ie fait truie en espices (1. III, ch. xviii).
Cf. Comédie des Proverbes (acte 111, se. vu): « Tu es grand
astrologue, tu t'y connols comme truye en fines espices et pour-
ceau en poivre ». Meschinot rapporte ainsi ce proverbe (éd.
GourcufT, p. 92):
Truye ne sçait que vault espice.
Et Gringore dans les Ahus du monde :
Pourceau blasme pomme parée
Aussi fort que truie espices (i).
Vache. — On dict en proverbe qu'û faict bon veoir vaches noires
en boys bruslé, quand on jouist de ses amours (I. II, ch. xii).
Veau. — Le pauvre diable de Panurge qui a \di fièvre de veau. Il
tremble de peur quand il est saoul (I. IV, ch. xxii).
— Depuis quand ave\ vous prins les cornes et estes rogue devenu?
(1. I, ch. xxv).
C'est-à-dire allègre comme un jeune taureau. Cf. la « Farce
du nouveau marié » {Ane. Théâtre, t. I, p. 19):
De la corne il avoit assez,
La plupart du temps il dansoit.
2. — Bêtes sauvages.
Les proverbes de cette catégorie, à quelques exceptions près,
remontent au delà du xvi' siècle, et quelques-uns seulement
trouvent dans Rabelais leur premier témoignage. Ce sont :
Lion. — Gargantua... battait le chien devant le lion (1. 1, ch. xi).
C'est-à-dire châtier un petit devant un plus puissant, pour
donner une leçon à ce dernier. Ce proverbe ancien, qui n'a pas
de parallèle dans les langues germaniques et romanes (2). est
tiré des usages des dompteurs (3): « Pour donter (4), bat on le
chien devant le lyon », nous dit un des Proverbes vulgaires
(n° 356), alors que Mielot donne le dicton sous cette forme gé-
néralisée (n° 218) : « On bat le chien devant le lyon ».
Le dicton remonte au Moyen Age et les recueils de l'époque
en font mention: « Percutitur sœpe canis, ut timeat leo fortis (5) ».
(i) Picot, Sotties, t. I, p. 96.
(2) Voy. Diiringsfeld, Sprichwôrter, t. Il, p. i5o à i52.
(3) Rev. Et. Rab., t. IV, p. 226-227 (Schneegans).
(4) Leroux de Lincy donne la leçon erronée : Pour douter (par
crainte).
(5) Jakob Werner, Lateinische Sprichwôrter des Mittelalters, p. 69.
25
386 FAITS TRADITIONNELS
Christine de Pisan blâme la coutume de donner à un page
les coups mérités par le jeune prince, « à l'exemple du lion
qu'on chastye, en bâtant devant lui le petit chien (i) ».
Michel Menot : « Communiter dicitur Ante leonem percutitur
canis, On frappe le chien devant le lion (2) ».
Charles Bovelles commente notre proverbe (^), et Clément
Marot y fait allusion dans ses « Adieux à la ville de Lyon »
(1536):
Va, Lyon, que Dieu te gouverne ;
Assez longtemps s'est esbatu
Le petit chien en ta caverne.
Que devant toy on a battu.
, Loup. — Pasquier a déjà été frappé par l'importance paré-
miologique du loup (1. III, ch. xv) : « Je ne sçay comment le
loup entre les bestes sauvages nous a esté ou si commun, ou
si odieux, que pardessus tous animaux nous avons tiré plusieurs
proverbes de luy ». Rabelais cite cette expression :
— De couraige, tant et plus. Je n'entends couraige de brebis. Je
dis couraige de loup, asseurance de meurtrier (1. IV, ch. xxiii).
Du Cange, au mot lupus, rapporte ces vers :
La grant ardeur de son courage
Le fait semblant à loup ramage.
— Q.w/ faict le loup sortir du bois} Default de carnage (l. III,
ch. xiv).
Villon avait écrit :
167. Nécessité fait gens mesprendre
Et faim saillir le loup du bois.
Et un des Proverbes ruraux avait déjà dit (n" 331): « La
fains enchâsse le louf du bois ».
— Panurge là bas [dans l'isle de Ganabins] contre/oit le loup en
paille (1. IV, ch. lxvi).
Suivant Jean Lebon (Solon de Voge), « Faire du loup en la
(i) Livre des faits du sage roi Charles, ch. xi. — Shakespeare y fait
allusion (Of/ie//o, acte II, se. iir) : « Kven so as one would beat his offen-
celess dog to alTright an imperious lion ».
(2) Caresme de Tours, Paris, 1.S25, fol. iii.
(3) « Battre le chien devant le lion, Canem crcdere coram leone. In-
nuit istud disciplinam, et eruditionem, adolescentum filiorum. Solebant
quondam Lacacdemonii servos quondam cœdere coram filiis, ut aliorum
miseris et calamitate, filios a vitiis absterrcrcnt... Dum enim canis exi-
guus vapuhit coram leone, tum Iconis fcritas mansuetior fit. Va Icni
terrorc aliœ plagte, facile ad obedientiam, immiiia alioquin colla plec-
tit u (fol. 23 yo).
ANIMAUX 387
paille, se dit du loup poursuivi qui s'est caché dans la paille et
qui ne bouge pas, laissant passer ses persécuteurs ».
Renard. — Tous les matins Gargantua escorchoit le renard (1. I,
ch. xi) (i).
Marot en fait mention dans sa m' Epistre de Coq-à-Vasne
(1536), ainsi que Mathurin Cordier (p. 279) : i(. Il a escorché le
renard. Evomuit crapulam ».
Cette locution escorcher le renard, pour rendre gorge à la
suite d'un excès de boisson, se lit pour la première fois dans le
Parnasse satyrique de la fin du xv^ siècle (p. 172) :
La pye bien fort
Tous cueurs resconfort,
Gensfaict sommeiller...
Jennon et Jeniiette
Choir et trebuchier.
Renard escorchier.
Dont la peau n'est nette.
Mais nous avons montré ci-dessus que le proverbe est anté-
rieur et qu'on le lit déjà dans les Chansons de gestes sous cette
forme : Escorchier le gorpil.
Un sculpteur a traduit cette expression proverbiale avec le
ciseau sur les murs de l'église de Saint-Fiacre, au Faouet
(Morbihan). Là se voit un homme, la main appuyée sur un ton-
neau qu'il a vidé avec trop d'avidité : un renard écorché lui
sort de la bouche et est en train de s'enfuir (2).
On a fait toutes sortes de suppositions sur l'origine de cette
locution proverbiale (3).
L'explication la plus naturelle est celle-ci : le renard exhale
une odeur très forte et sa chair est si détestable que, fraîche,
elle est immangeable (4). Ecorcher la peau d'une bête aussi
(i) Locution très fréquente dans le roman rabelaisien : cf. en outre,
1. II, ch. VI et XVI, et 1. IV, ch. xli.
(2) Champfleury, Histoire de la caricature au Moyen Age, p. 146.
(3) \J Essai de Proverbes, au mot renard, fournit cette explication :
« Escorcher le renard se dit des yvres, qui, en rendant leur gorge, font
un bruit tel qu'ont accoustumé de faire les renards en criant, et quel-
quefois aussi en vomissant, après avoir au temps des vendanges mangé
trop de raisins, lesquels ils ayment fort ».
Le Duchat en donne une autre raison : « Escorcher le renard. Après
qu'un renard est escorché, on en retourne la' peau, en sorte que la
queue de l'animal lui passe par la gueule. Or les fusées que rend par
la bouche un ivrogne qui vomit, ont de l'air de la queue du renard
lorsqu'on la fait passer par la gueule ».
(4) Brehm, Mammifères, t. I, p. 5 20.
388 FAITS TRADITIONNELS
mal odorante provoque tout simplement la nausée (i). De
là, des expressions synonymes dans d'autres langues (2).
A coté d'escof'cher le i^enard, on lit fréquemment au xvi' siè-
cle tirer au renard (3). C'est ce que le langage populaire de
nos jours exprime ipa.r piquer un renard ou simplement renar-
der, vomir, en parlant surtout d'un ivrogne.
— L'ung est un fin et cault renaj^d (1. IV^, Prol. nouv.).
Les mille ruses du renard en ont fait le type de l'astuce.
— Panurge... maintenant leur attachant [aux maîtres es arts et aux
théologiens] de petites qiuiies de renard ou des oreilles de lièvre
par derrière (1. II, ch. xvi ; cf. 1. V, ch. xxi).
Une queue de renard, c'est une moquerie ou tromperie (Ou-
din), et Meurier cite ce proverbe (p. 46):
Chascun fait le brizard,
Portant la queue de regnard.
Eustache Deschamps dit à propos d'une femme débauchée
(t. IX, p. 119):
Que lui fault il ? que lui fault il ?
Certes la queue d'un goupil.
Afin que dans son corps n'entre
Chose qui mal lui fasse au ventre.
Singe. — Gargantua disoit \di patenostre du cinge (1. I, ch. xi). —
Quelle patenostre de cinge est ce que tu rnarmotles là entre les
dents ?(l. IV, ch. xx).
La locution « dire la patenôtre du singe (4) » signifie grom-
meler, marmotter comme les singes en colère, en remuant les
babines :
Comme un singe faschc, je dis via patenostre.
(Régnier, Sat. III).
(ij Cotgrave l'avait déjà entrevu (v° renard) : « Escorcher le regnard.
To spew, cast. vomit (especially upon excessive drinking) either beacause
in spuing one maUes a noise like a fox that barkes; or, beacause the
flaying of so unsavory a beast will make any man spue ». Et (w" escorcher) :
« To spue, cast, vomit (from the subject to the effect), for the flaying of
so flinking a beast is like enough to make them spue that fcel it ».
(2) P2n allemand : Den Fuclis streifen (Fischart), den Fuchs rupfcn
(Grimmelshausen), den Fuchs schiessen (Schuppius), les trois cités par
Grimm. En anglais : to catch, hunt the fox, to Jlay the fox (Murray).
(3) Cholières, t. I, p. 77 : « Quand je pense à vostre médecine, il n'y
a si bon cœur qui ne tire au regnard ».
Houchet, Serées, t. lil, p. 3oi : « Il n'y a si bon cœur qui ne tire au
regnart et qui ne Vescorche par faute de peletier ».
(4) L'italien dit avec le même sens : dire Vora:{ione (ou Vave maria)
délia berluccia.
ANIMAUX 389
On la lit vers la même époque dans le dernier des Mystères,
la Vie de Saint Christojle, de maître Chevallet (ii« journée,
P III vo):
L'ours brait de faim et le chien ule.
Le singe dit la patenostre.
Elle est fréquente depuis le xvi" siècle (i).
— Oncques vieil cinge ne fist belle moue (1. III, Prol.).
Villon avait dit :
438. Tousjours vieil cinge est déplaisant.
Moue ne fait qui ne desplaise.
— Es ciogesses semblent leurs petits cinges plus beaux que chose
du monde (1. IV, ch. xxxii).
Allusion à l'aveuglement maternel qui fait trouver beaux
d'affreux marmots.
— Frère Jean y achapta deux rares et précieux tableaux... et les
paya en monnoie de cinge {2) (1. IV, ch. 11).
C'est-à-dire en gambades et grimaces, comme les anciens ba-
teleurs, qui, au lieu de payer le péage, faisaient gambader leurs
singes devant le péager.
Dans l'ancien règlement du péage du petit Pont de Paris, au
xiii" siècle, on lit cette disposition : « Li singes au marchant doit
iiii deniers, se il pour vendre le porte ; et se li singes est à home
qui l'ait acheté pour son desduit, si est quites; et se li singes
est au joueur, jouer en doit devant le paagier, et par son gieu
doit estre quites de toute chose qu'il acheté à son usage (3) ».
3. — Oiseaux.
Nous grouperons ici tous les noms d'oiseaux qui ont fourni
matière à proverbes. Commençons par ceux de la basse-cour.
Cane. — Par Dieu, qui fera la cane de vous aultres, je me donne
au diable, si je ne le fais moyne en mon lieu (1. I, ch. xlii).
(i) On lit cette expression proverbiale chez Des Periers (nouv. lxvii),
chez du Fail (t. II, p. 63) et dans Cholières (t. II, p. 261) : « Vous en
voulez à ces pauvres gens, réplique S'" Camille, gringottant entre ses
dents la patenostre du singe avec aussi bonne grâce qu'avait Socrate
lorsqu'il se pincetoit sa barbe ».
De même, dans la Comédie des Proverbes (acte I, se. vn) : « Il rit
jaune comme farine et vous dit la patenostre du singe ».
(2) Cf. Comédie des Proverbes, acte III, se. i: « Un tavernier nous rc-
garderoit à deux fois avant que nous donner quelque chose ; il auroit
peur d'estre payé en monnoie de singe ».
(3) Estienne Boileau, Le Livre des mestiers, éd. Lespinasse et Bonar-
dot, Paris, 1879, H* partie» ùtre II, p. 236.
390 FAITS TRADITIONNELS
Faire la cane, c'est-à-dire se sauver en se Jetant à plat ven-
tre, se dérober au danger, locution proverbiale employée par
Des Periers et Montaigne (voy. Littré). Calvin s'en est égale
ment servi dans un de ses Sermons (i). La langue moderne dit
caner avec le même sens.
Chapon. — Paaurge mangea très bien à ce soir, et s'en alla cou-
cher en chappon (1. Il, ch. ix).
C'est-à-dire de bonne heure comme les poules.
Coq. — ... les aultres [faisoit] dancer comme jau sur bre^e, ou
bille sur tabour (1. Il, ch. xvi).
Proverbe donné au xv^ siècle par Mielot (n" 63): « C'est
passé comme cocq sur brese » (2). Allusion à un des tours des
bateleurs qui faisaient danser les volailles (surtout les coqs)
sur des plaques de tôle surchauffées.
— Gargantua saultoit du coq à l'asne (1. I, ch. xi).
C'est-à-dire parlait d'une manière incohérente, à tort et à tra-
vers. Ce proverbe, d'origine traditionnelle (fable ou apologue),
est attesté dès le xv' siècle : « C'est bien sauté du cocq à
l'asne » (Mielot, n^ 45).
Calvin s'en est servi deux fois (3). De là coq-à-l'asne, discours
incohérent (4), terme employé pour la première fois par Marot,
(i) Cf. Opéra, t. XXXV, p.' 41 : « Si un homme est envoyé de quel-
que prince terrien et qu'il souffre qu'on le mesprise et qu'il fasse la
cane et n'ose porter le message qui luy est commis: voylà une lascheté
qu'on ne pardonnerpit point ».
(2) On le lit dans le Songe du Vergier, ch. cxxVni : « Révérend Père,
vous avez touché plusieurs choses et vous en estes passé comme coq
sur brese, car vous n'avez aulcune opinion eslevée... »
(3) Tout d'abord dans son traité Contre les Anabaptistes, de 1544
(Opéra, t. VII, p. 140 r- « Hz usent souvent de manières de parler lour-
iles et sauvaiges, et de propos délibéré saultant à chacune foys du coq à
/'a5>ie, cntrelaceant divers propos, amenans passages de l'Escriture coup-
pez ou rompus ».
Ensuite dans son autre traité Contre les Libertins, de ib^b (t. VII,
p. 209) : « N'est ce pas bien maintenant saulté du cocq à Vasne, d'attirer
ceste sentence pour prouver que tout est bon à un homme chrestien,
et que rien ne luy est deffendu ? »
De même Mathurin Cordicr (p. 2G5) : « Tu saultcs du coq à Vasne.
Tu sors bien loing hors des propos. Tu entres d'une matière dans
l'aultre sans aucun propos ».
(4) Cf. Thomas Sebilet, Art poétique Françoys (1548), éd. Gaiffe, 1910,
p. 16O : « Du coq à l'asne... pour la variété inconstante des non cohe-
rens propos que Içs François expriment par le proverbe du saut du coq
à l'asne... »
ANIMAUX 391
dans quatre pièces de vers de 1532 à 1536, intitulées Epistres
du coq à Vasne.
Oie. — Or ça, on plume l'oye sans la faire crier (1. V, ch. xx).
C'est-à-dire on vole adroitement les gens, sans leur donner
sujet de se plaindre. Allusion au duvet qu'on enlève aux oies
pour en faire des édredons. Poule se rencontre plus communé-
ment, dans cette locution proverbiale, chez les écrivains du
xv" siècle (i).
Pigeon. — Le pigeon souldain s'envole... comme vous sçavez qu'zV
n'est vol que de pigeon, quand il a œufz ou petitz, pour l'obstinée
sollicitude en luy par nature posce de recourir et secourir ses pigeon-
neaux (1. IV, ch. m).
Certaines espèces de pigeons ont une tendance instinctive à
revenir vers les lieux où ils ont été élevés ; de là leur emploi
comme messagers rapides. Dante y fait déjà allusion {Enfei\
chant v, v. 82):
Quale colombe dal desio chiamate,
Gon l'ali alzate e ferme, al dolce nido
Vengon perTaere..,
Poule. — Il\ [Picrocholeet ses capitaines] avaient couru la poule
jusques au pressouer Billard (1. 1, ch. xxxiv).
Courir la poule, c'est marauder, expression tirée de la solda-
tesque qui s'emparait de la volaille du paysan (2).
— Les gens de Picrochole ne liiy avaient laissé ny coq 7iy geline
(1. I, ch. xxx).
Expression proverbiale qui complète la précédente.
Passons maintenant aux autres noms d'oiseaux : chanteurs,
rapaces, etc.
Alouette. — Si les nues tombaient, esperoyt prendre les allouet-
tes (1. I, ch. xi). Cf. On dit que les alouettes grandement redoubtent
la ruyne des cieux. Car les cieux tombans, toutes seroient prinses
(1. IV, ch. xvii). — N'espérez derenavant prendre les alloueltes à la
cheute du ciel, car il ne tombera de vostre aage, sur mon honneur
{Pant. Progn., ch. ix).
(1) Robert Gaguin, dans son Débat du laboureur (1490), appelle le sol-
dat pillard poulailler (éd. Thuasne, t. II, p. 354):
A mon avis, tu es \c poulailler...
Et d'Aubigné, Fœneste (t. II, p. 482) :« Quand nous sommes par païs,
si c'est à la guerre, nous plumons la poule sans crier, nous bruslons le
village, c'est à dire que nous faisons semblant d'estre fourriers ».
(2) D'Aubigné {Œuvres, t. I, p. 406) : « Arquebuzier à cheval..., pro-
pre à courir la poule et faire ce que les argolets de ce siècle ont nommé
la petite guerre ».
392 FAITS TRADITIONNELS
On lit déjà ce proverbe au xv' siècle :
Si les nues cheoient.
Les aloès sont prises (i),
Marot y fait allusion (t. 1, p. 282) :
Mais [s'] il est cheu tant de nuées,
Que devindrent les allouettes ?
P't la Comédie des Pi'overbes le donne (acte 1, se. iv) : « Si
le ciel tombait, il y aurait bien des alouettes prises ».
Aujourd'hui : « Si le ciel tombait, il y aurait bien des alouet-
tes prises (2) », se dit ironiquement des suppositions folles et
sans fondement. — « Quid si nunc cœlum ruât? Et si le ciel
venait à tomber.^ » s'écrie un personnage dans une pièce de
Térence (Heaut., IV, 3, 41), en parlant d'une crainte vaine.
Ce proverbe, commun aux peuples germaniques et romans (3),
fait probablement allusion à la croyance relative au vol des
alouettes jusqu'au ciel et au-delà (4).
On sait que ces oiseaux s'élèvent dans les airs en chantant de
plus en plus fort jusqu'au moment où ils se laissent tomber
à terre avec rapidité. Cette particularité a frappé l'imagination
populaire : leur chute se.ait causée par une sorte d'étourdis-
sement, qui les frappe dans les régions les plus hautes de l'at-
mosphère.
Quant à la chute du ciel, croyance populaire parmi les Grecs,
Rabelais y fait allusion à plusieurs reprises (l. IV, ch. xvii) :
« Plutarche... allègue un nommé Phenace (5), lequel grande-
ment craignoit que la lune tombast en terre... Du ciel et de la
terre avoit peur semblable, s'ilz n'estoient deuement fulciz et
appuyez sus les colomnes de Atlas, comme estoit l'opinion
des Anciens... »
Chouette. — Elle vous desrobera, comme est le naturel de la
chouette (1. 111, ch. xiv).
Allusion probable aux habitudes de la chouette apprivoisée
qui, comme la pie, dérobe de menus objets pour les cacher dans
son nid. Marot avait également dit dans un de ses Epigrammes :
Quel qu'il soit, il n'est point pocte,
Mais filz aisnci d'une chouette,
Ou aussi larron pour le moins.
(i) Leroux de Lincy, Livre des proverbes, t. I, p. Sp.
(2) En Provence on dit : Se lou ceit toumbavo, que de darnagas ! « Si
le ciel tombait, que de pies-grièchcsl »
(3) Voy. DUringsfelds, Sprichwôrter, t. I, p. 385 à 386.
(4) Cf. Paul Sébillot, Folklore, t. III, p. 187.
(5) Pour Pharnace : c'est la leçon des incunables que cite également
ANIMAUX 393
Et avant lui, Jean Le Maire (t. III, p. 24): « Renard trop
fin, chouettes larronnesses... »
— Gargantua prenait les grues du premier sault (1. I, ch. xi).
C'était là une des distractions du jeune géant, impossibilité
proverbi lie. Le proverbe commun du xv^ siècle est ainsi donné
par Alielot (n° 123): « Il prend les grues en voilant » (i).
Outarde. — Au pas d'ostarde (1. II, ch. xi).
C'est-à-dire à la démarche lourde comme celle de l'oiseau, dont
le nom même {avis tarda) indique l'allure lente.
4. — Poissons et Batraciens.
Anguille. — Vous semblez les anguilles de Melun : vous crie\ da-
vant qu'on vous escorche (1. I, ch. xlvii). — Ne crioient les dictes
anguilles avant que d'estre escorchées, comme font celles de Melun
(1. V, ch. xxii).
C'est-à-dire se plaindre avant d'avoir souffert le dommage,
proverbe sur lequel on a donné les interprétations les plus fan-
taisistes. Les marchandes d'anguilles, prétend-on, auraient eu
comme cri de leur poisson frais : « Anguille de Melun, avant
qu'on ne l'escorche ! » (2)
Erreur. Aucun des nombreux Cris de Paris que nous con-
naissons n'en fait mention. Les anguilles ne crient pas, pas
plus celles de Melun (3) que les autres (4). C'est une simple
plaisanterie (5) analogue à celle-ci: « ... dormoit les œilz ou-
verts, comme font les lièvres de Champaigne » (1. IV, ch. xxxii).
Poissons. — De tous poissons, fors que la tanche, prenez l'aele
de la perdrix ou la cuisse d'une nonnain (1. I, ch. xxxix).
Proverbe gastronomique, d'origine picarde, parodié par Ra-
belais :
Erasme, dans ses Adages, fol. 144 : « Quid si cœlum ruât ? Ironia pro-
verbialis, in eos qui tutissimis etiam in rébus ridicule timent ».
(1) Prendre au ciel la grue, pour faire une chose difficile, se lit déjà
dans le Roman de la Rose (voy. Godefroy).
(2) Ed. Fournier, Le Théâtre français au XF/« et au XVII^ siècles,
Paris, 1871, p. 198 note. Cf. Rev. Et. Rab.,t. III, p. 235.
(3) Cf. Comédie des Proverbes (acte I, se. n) : « Tu ressembles l'an-
guille de Melun, tu cries devant qu'on t'escorche ».
(4) Ledieu (Démuin, 1892, t. III, p. 212) cite cette variante : « Il res-
semble aux anguilles de Cayeux (ou de Démuin), il crie avant qu'on
l'écorche ».
(5) Voy. ci-dessuSj p. 35o.
394 FAITS TRADITIONNELS
De tout poisson, fors que la tanche,
Pren le dos, laissez la panche.
Cité sous cette forme par Henri Estienne {Précellence, p. 182)
qui ajoute : « Les Picards prononcent panche, les autres Fran-
çois/)a/ice, par ce moyen la rime se perdant, en la fin sans plus
prendre garde à elle, on dict : et laisse le ventre (i).
5. — Insectes et vers.
Mouche. — Gargantua cognoissoit mousches en laict (1. 1, ch. xi)
— Si l'iniquité des liommcs estoit aussi facilement veue... comme on
congnoist mousches en laict (1. II, ch. xii). — Apprenez moy, dist
Panurye, à cognoistre mousches en laict (1. 111, ch. xvii).
Connaître mouches en lait, c'est apercevoir un point noir sur
une surface blanche, c'est-à-dire discerner grossièrement.
Leroux de Lincy cite ce dicton du xvi' siècle (t. I, p. 186) :
« La mouche va ^i souvent au laict qu'elle y demeure ».
Notre proverbe était déjà courant au xv' siècle (2).
— O le bon compagnon que c'est! ^la'wè quelle mousche l'a picqué"?
Il ne faict rien que estudier. .. (1. I, ch. xxxix).
C'est-à-dire quelle fantaisie s'en est emparé? Aujourd'hui plu-
tôt avec le sens de s'emporter sans motif.
— Au tiers jour, à l'aube des mouches, nous apparoit une isle...
(1. IV, ch. ix).
C'est-à-dire vers le soir. Oudin(i642) donne alba cli tafani,
l'aube des mousches, le soir; mais Cotgrave est plus précis :
(i) Du Fail s'est souvenu, dans le xn« chapitre de ses Propos rustiques,
de l'interprétation rabelaisienne : « De tous poissons, fors de la tanche,
prenez les ailes d'un chapon, neantmoins qu'aucuns docteurs dient
d'une garce » ; et Brantôme d'ajouter, (t. I, p. 275 des Œuvres) : « On
dit cuysse de nonnain ; d'autres disent que c'est la perdrix des femmes,
pour en estre la viande plus friande et savoureuse... »
(2) Les Cent Nouvelles nouvelles (nouv. xviii) : « Il n'eut gueres esté en
son logis, luy qui bien congnoissoit mousches en lait, qu'il ne perceut
tantost que la chamberiere de ccans estoit femme qui debvoit faire
pour les gens ».
■Villon, dans sa « Ballade des menus propos » :
Je congnois bien mousches en let.
Je congnois à la robe l'Iiomme,
Je congnois le beau temps du let,
Je cougois au pommier la pomme.
Et Guillaume Coquillart (t I, p. 112) :
Doibt il présumer n'enquester...
S'il congnoistra mousches en laict ?
ANIMAUX 395
« some three or four hours after sunne-rise ». C'est l'heure où
le soleil est dans toute sa force et où les taons piquent avec le
plus d'âpreté (i).
— Je suis, par la vertu Dieu, plus couraigeux que si J'eusse autant
de mousches avallé qu'il en est mis en paste dedans Paris... (1. IV,
Ch. LXVIl).
Allusion à la ténacité de ces insectes.
— Diriez vous qu'une mouche y eust beu? (1. I, ch. v).
En parlant d'un verre rempli jusqu'au bord.
— Gargantua bailloit aux mousches... (1. I, ch. ix).
C'est une des distractions du jeune géant.
— Gargantua faisoit perdre les pieds aux mousches (I. I, ch. xi).
Autre distraction moins inofïensive du jeune géant.
Puce. — Panurge, sentant les « poignans aiguillons de la sen-
sualité», se fît percer l'oreille droite et y attacha un petit anneau
d'or « on caston duquel estoit une pusse enchâssée ». Le bon Pan-
tagruel, n'entendant ce mystère, lui en demande l'explication :
— J'ai, respondit Panurge, la pusse à i'aureille. Je me veux ma-
rier (1. III, ch. vu).
Et après le discours de Rondibilis qui conclut à l'utilité du
mariage, Panurge d'ajouter (1. III, ch. xxxi) : « Durant vostre
docte discours, ceste pusse que j'ay en l'aureille m'a plus cha-
touillé que ne feist oncques ».
A l'idée d'inquiétude (puce, c'est-à-dire chose gênante) qui
est inhérente au proverbe, s'est ajoutée de bonne heure celle du
désir amoureux. Littré cite deux textes du xiv' siècle, de Jean
de Condé et de Jean de Garancière, où se rencontre déjà cette
double signification (2). Au xv" siècle, la notion d'amour sem-
ble l'emporter :
Mais j'ay tant la puce en l'oreille
De ceste femme icy présente
Qu'il faut que mon esprit contente...
{Mistere du Vieil Testam., v. 3;i25)
s'écrie David, en parlant de son amour pour Bethsabé. Et Char-
les d'Orléans à son tour (t. II, p. 5) :
Ce May qu'amour pas ne sommeille,
Mais fait amans esliesser;
De rien ne me doy soussier,
Car pas n'ay la pusse en l'oreille.
(i) Génin, Récréations philologiques, Paris, i856, t. I, p. ibo. Cf. An-
tonini, Di^ionario, \'0 tafano : « Levarsi alla alba dei tafani, che è le-
varsi tardi, perciocchè quell'animaletto non ronzase non è alto il sole ».
(2) Voy. Rev. Et. Rab., t. V, p. 98 à loi (J. Barat),
396 FAITS TRADITIONNELS
Mais l'acception primordiale revient tout aussi souvent (i).
Au xvi' siècle. Charles Bovelles (1531) cite ainsi notre pro-
verbe : « Puce en l'oreille l'homme resveille ».
Il garde depuis sa double acception (2).
Vers. — Tiroit les vers du ne:{ (1. I, ch. xi). — Nostre pilot tiroit
les vers du ne^ à ses matelots (1. IV, ch lxiii).
On a donné plusieurs explications de ce curieux proverbe
qu'on lit chez la plupart des écrivains du xvi' siècle (3). Nicod
le fait venir « des pipeurs charlatans qui font accroire aux sim-
ples gens beaucoup de telles riottes, afin d'avoir cependant le
loisir de vuider leur gibbeciere ».
L'existence de vers engendrés dans le nez est un fait admis
par Ambroise Paré, qui en fait l'historique (4), et l'explica-
tion du proverbe en découle. Suivant Littré (v° /le^), cette lo-
cution singulière « vient probablement de ce que, en serrant
fortement le nez, on fait sortir de la peau du nez de petits
morceaux d'une matière demi solide qu'on a comparée à des
vers, et qui est le produit des follicules cutanés ».
Ce proverbe n'a pas de parallèle chez les peuples romans et
germaniques.
(i) Cf. la Passion de Gréban (v. SigSy), le Mystère de Saint-Quen-
tin iv. 5543 et suiv.i, V Amant rendu cordelier^ de 1490, p. 17 et 23
(éd. Montaiglon), etc.
(2) I.:irivey, Les Esprits (1579), acte IV, se. m : « Voyez quelle puce
mon pere m'a mise en l'oreille ! Si je désire le contenter I luy qui m'a tous-
jours rendu très content... »
Comédie de Proverbes (acte I, se. vu) : « Je vous jure que je nay pas
la puce à l'oreille ».
Ce proverbe est toujours vivace. Déranger s'en est servi dans sa pièce
1' « Ivrogne »
(3) Cf. du Fail. Propos rustiques (ch. vi) : « Il faut faire la court à ce
nouveau survenu, pour luy tirer les vers du ne^, et là cautement dissi-
muler... »
Des Périers, nouv. i.ix : « Il tiroit le ver du na^ à ces Rouerguois... ».
Tahureau, Dialogues (i565), éd. Conscience, p. m : « Kt alors l'en-
tendant ainsi parler socratiquement, je vi qu'il estoit bon, pour lui tirer
les vers du nej, contrefaire un peu le sage par mines comme lui ».
Brantôme, à propos du com plot que Pcscaire découvre à Charles Quint
(t. I, p. 493) : « II y avoit fort bien preste l'oreille à la porte, pour en
tirer les vers du nej et en tirer les secretz des uns et des autres ».
Va i.arivcy, les Kscoliers (1579), acte F, se. m: « 11 est bon que je
parle à luy, afin de luy tirer les vers du «cf ».
(4) Otuvres, éd. iMalgaigne, t. III, p. 35.
CHAPITRE IV
PROFESSIONS ET MÉTIERS
Nombre de proverbes professionnels touchent à des travers
de l'époque et ont sous ce rapport une certaine portée sociale ;
d'autres expriment des vérités élémentaires, basées sur des
expériences journalières. Les premiers, particuliers à la P'rance,
ne remontent pas au-delà du xvi* siècle, et sont habituellement
attestés pour la première fois chez Rabelais ; \^s autres, simples
constatations du bon sens, sont de tous les temps et de tous les
pays. Commençons par ces derniers.
A. — PROVERBES GÉNÉRAUX.
Armurier. — Gargantua vouloyt que maille à maille on fei'st les
haubergeons (1. I, ch. xi). — Maille à maille estfaict le aubergeon
(1. m, ch, XLii).
Charles Bovelles rend ainsi ce prover'e (1531), fol. 27 r° :
« Maille à maille faict on l'haulbergeon, Laminatim lorica fit ».
Cf. Comédie des Proverbes (acte I, se. iv): « Petit à petit l'oi-
seau fait son nid, maille à maille fait-on l'haubergeon ».
Boulanger. — Gar^^antua en eut un aultre [précepteur]... qui luy
leut Hugutiû... Et quelques autres de semolable farine, à la lecture
desquelz il devint aussi saige quoncques puys ne fourneasmes nous
(1. I, ch. xiv). — Par la response qu'il nous dimne, je suys aussi saige
que oncques puys ne fourneasmes nous (1. 111, ch. xxii).
C'est-à-dire que jamais depuis nous n'enfournâmes (de meil-
leurs pains). Il s'a,-;it ici d'une double comparaison juxtaposée :
devenir aussi sage que jamais, et jamais depuis nous n'avons
enfourné de meilleurs p:iins.
Cette locution proverbiale se lit également dans la « Farce de
tout ménage », où le fou parle ainsi {Ane. Théâtre, 1. 11, p. 412):
Ce fut autant de temps perdu.
Mais maintenant suis entendu
IgS FAITS TRADITIONNELS
En médecine, et d'advantaige ;
A ceste heure suis aussi saige
Qu' oncques puis ne Journiasmes nous.
— Qui au soir ne laisse levain, ja ne fera au matin lever paste.
(1. m, ch. m).
— Et pour ce que selon... le proverbe commun, A l'infourner
faict on les pains cornu:{ (l. IV, ch. ni).
Dicton ancien donné par les P/'ooerbes ruraux (n^ 220) : « A
l'enforner fait on les pains cornez », et par les Proverbes com-
muns (éd. Langlois, n'^ 20) : « A l'enfourner fait on les pains
cornus » (i),
Nicod en donne cette explication : « Ceste similitude est prise
des fourniers, lesquels se gardent tant qu'ils peuvent, mettans
le pain dans le four pour cuire, de heurter à chose qui puisse
difïormer leur pain estant encore tendre: car, quand il est cuict
et endurcydu feu, il ne se peut redresser. Ainsi est il de quel-
que faute faite dès le commencement d'une affaire, laquelle ne
se peut pas après rabiller ».
Drapier — Au bout de l'aulne fault le drap (1. H, ch. xxxiii).
C'est-à-dire à la fin on voit ce qu'il manque ou la mesure est
toute Juste.
Fondeur. — Les moines de Seuillé tous estonnés comme fondeurs
de cloches (1. I, ch. xxvii ). — ... dont il feut plus esionné qu'un fon-
deur de cloches (1. II, ch. xxix).
Une fonte manquée peut obliger un fondeur de cloches à re-
faire sa coulée et la longueur de l'opération peut même le ruiner
à plat ; mais on ne s'aperçoit du dommage qu'en brisant le
moule. De là la stupeur du fon leur devant l'insuccès.
Nous lisons ce proverbe chez plusieurs écrivains de l'époque (2).
— Il fut declairé hereticque. Nous les faisons comme de cire (1. 1,
ch. xix).
(i) Calvin le cite dans un de ses Serinons (t. xxxii, p. i55) : « Quand
nous aurons ainsi commencé, poursuyvons : car, comme on dit en pro-
verbe A ienfourncr on fait les pains cornus : et quand les hommes se
sont desbauchcz une fois, ils ne savent plus tenir nulle mesure ».
(2) Dans Henri Estienne (Apologie, t. II, p. 14): • Demeura plus es-
tonné qu'un fondeur de cloches ».
Chez du Fail, Discours dWùilrapcl (ch. xiv) : « La meilleure part s'en-
treregardans par pitié, frotans leur nez, et plus eslonne:j, comme dit le
Bas Breton, que fondeurs de cloches, jugoient qu'il s'estoit fait invisi-
ble ».
Dans la Comédie des Proverbes (acte I, se. iv) : « Nos gens sont o-
tonnej comme fondeurs de cloclies de nous voir à ceste heure ».
PROFESSIONS ET MÉTIERS SçQ
C'est-à-dire aussi facilement que si c'était cire molle, dont le
sculpteur se sert pour ses maquettes. On lit cette expression
dans la « Farce de Pathelin » :
689. Hz en œuvrent comme de cire.
Au xvi" siècle, dans « Les sobres Sotz » (éd. Fournier,
p. 429) : « Et moy fen fais comme de cire ».
Et chez Des Periers (nouv. xxiii) : « iMaistre Pierre se fait
chausser celle de la jambe droite, qui lui estoit faicte comme
un gant ou comme de cire, ou comme vous voudrez, car les
botes ne seroyent pas bonnes de cire ».
Forgeron. — Cependant que le fer est chauld, il le fault battre
(1. Il, ch. xxxi) (1).
Dicton ancien qu'on lit dans tous les recueils dès le xii^ siècle :
Proverbes de Fraunce (éd. Leroux de Lincy, t. II, p. 477) :
« L'en deyt batre le fer tant qe soit chaut ».
Proverbes ruraux (n° 330) : « Kant li fers est chaus, sel doit
on batre ».
Au XIV* siècle : « Quant li fers est ch luz, ferir le doit on » (2).
Proverbes communs (éd. Langlois, n" 487) : « On doibt ba-
tre le fer tant comme il est chault ».
Mielot le donne à la même époque sous cette forme (n° 28) :
« Bâtez le fer quant il est chault » (3).
Notons ces trois variantes du xv® au svie siècle :
Dans le Mystère de Saint-Quentin (v. 65o5) :
Lucifer. — Où sont ces puaas larronceaux ?
Sathan et Berich, qu'esse cy ?
Sathan. — Nous vecy deables, nous vecy,
Plus simples que fondeurs de clocques.
Dans le monologue Le Pèlerin passant : « Piteux comme fondeur
de cloches » (Fournier, p. 274).
Et dans la moralité Marchebeau (Idem, p. 42): « Confus comme fon-
deurs de cloches ».
(i) Le jeune Gargantua, au contraire, le « battoit à froid » (1. I,
ch. xi).
(2) Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, t, XXXIV (iSjS), p. 41.
(3) En littérature, on le lit dans les Cent Nouv. nouv. (nouv. xiii):
« L'aultre qui entendoit son latin, plus joyeux que jamais il n'avoit
esté, s'advisa de battre le fer tandis qu'il estoit chaut ».
Villon, Ballade des proverbes :
Tant chauffe on le fer qu'il rougist.
Turnèbe, Les Contens (t. VII, p. 140 de l'Ancien Théâtre) : « J'ay
appris dès mon jeune aage qu'il ne faut jamais laisser traisner une af-
faire, mais qu'il faut battre le fer tandis qu'il est chaud ».
400 FAITS TRADITIONNELS
Parflmeur. — La finesse, la tricherie, les petiz hanicrochemens
sont cache\ soub:[ le pot aux roses (1. II, ch. xii). — En recerchant
d'aventure, rencontrasmes un pot aux roses descouvert (1. V,
ch. xiv).
Proverbe emprunté à l'industrie du parfumeur : « Il est pro-
bable que l'essence de roses était alors l'élément ordinaire des
divers mélanges que ce genre de commerce préparait pour la
toilette ; par suite, découorir le pot aux roses ^ c'était un acte
de haute trahison, c'était livrer aux profanes les secrets et peut
être les fourberies du métier » (i).
Les poètes du xv'' siècle s'en servent à propos des secrets ou
des intrigues de l'amour (2).
Au xvi** siècle, le sens de notre dicton est ainsi précisé par
V Essai de proverbes [v'^ pot) : « Si quelque fait fort caché vient
en évidence par adresse ou confession, on dit de celuy qui l'a
manifesté : // a descouvert le pot aux roses. On dit aussi qu'il
a descouvert le pasté » (3).
Tavernier. — Cestuy là, dist Panurge, est d'un aultre tonneau
(1. IV, ch. lu).
— Si le papier de mes schedules beuvoyt aussi bien que je foys,
mes créditeurs auroyent bien leur vin (4), quand on viendroit à la
formule de exhiber (1. I, ch. v).
(1) Guiffrey, Œuvres de Marot, t. III. p. 33o note.
(2) Charles d'Orléans, cxxiv épigramme :
De tes lèvres les portes closes
Penses de saignement garder ;
Que dehors n'eschappe Parler,
Qui descouvre le pot aux roses.
Quand tu es courcé d'autres choses.
Guillaume Coquillart, après une énumération symbolique de la filcrie,
fait ainsi allusion aux intrigues amoureuses, qui finiront par être décou-
vertes (t. I, p. i8(j) :
Quelque vieille va commencer
A filer, qui empoignera
Sa quenouille de : Haut tencer.
Son fuseau de : Tout se dira.
Les estouppcs de : On le sçaura.
Le rouet de : J'ay bec ouvert.
Le vertillon de : On verra
Le pot aux roses découvert.
(3) On le lit dans le ii« Coq à-lâne de Marot (i535) et dans le Moyen
d'j parvenir (ch. lxxxiv). Brantôme s'en sert souvent.
(4) Cf. 1, V, ch. xui : « Mais dirent les garsons, n'oubliez le vin des
pauvres diables ».
PROFESSIONS ET METIERS 40 1
C'est-à-dire, ironiquement, ils auroient bon pourboire, ils se-
ront attrapés, conlondus.
Cette locution proverbiale est fréquente chez Rabelais.
Vigneron. — Adieu paniers, vendanges sont faictes (1. 1, ch. xxvii).
Dans la a Farce de Pernet » {Ane. Théâtre, t. I, p. 197) :
Mon ami, quant est faict, c'est faict :
On dit au panier, pour dessertes,
Adieu, quant vendanges sont faictes.
— O dives Decretales ! tant par vous est le vin bon bon trouvé. Ce
n'est [d'xsx Panurge) pas le pis du ■panier {\. IV, ch. li).
— Souvent cuidans peter, ilz se concilient, dont sont nommez les
cuideurs de vendanges (l. I. ch. xxv). — En autonne l'on vendan-
gera, ou devant, ou après : ce m'est tout un, pourveu qu'ayons du
piot à suffisance. Les cuide\ (i) seront de saison, car tel cuidera
vessir, qui baudement fiantera [Pant. Progn., ch. viii).
Ce proverbe très vulgaire, dont l'origine est clairement indi-
quée par Rabelais, vise les actions qu'on croit de grande im-
portance et qui entraînent de véritables désastres.
Proverbe commun du xv' siècle qu'un recueil de l'époque ac-
compagne d'un commentaire (2). Gilles Nucérin explique ainsi
notre proverbe (15 19) : « Reddit complures vindemia lasta pu-
tantes ». Et Gringore le cite dans La Coqueluche (cf. Œuvres,
t. I, p. 193):
J'ay assailly en Paris les jaloux
Et les jalouses par voyes aspres, estranges :
Tous les cuideurs ne sont pas en vandanges.
B. — PROVERBES SPÉCIAUX.
Nous envisagerons tour à tour les métiers manuels et les pro-
fessions libérales, les uns et les autres ayant fourni des prover-
bes caractéristiques.
I. — Métiers.
Bateleur. — L'Empereur avoit constitué Alexandre de Medicis Duc
sur les terres de Florence et Pise. Ce que jamais n'avoit pensé faire
(i) Ed. i535 et iSSy: Cuide^ de vendanges.
(2) Ed. Langlois (n° 169) : « Tempère vindemiarum comeduntur ra-
cemi habundanter, idcirco ventres facile solvuntur, ut d'um quis putat
solum pedere, brachas ipse coinquinat... Hoc contra illos qui sue
prudentie procacis nitentes a proposito turpiter defraudentur, quia non
sic res eveniunt ut opinabantur ».
26
403 FAITS TRADITIONNELS
et ne l'eust faict. Maintenant le déposer, ce seroit acte de bateleurs
qui font le faict et le deffaict (Lettres, éd. Bourrilly, p. 5 5).
Acte de bateleur, c'est-à-dire tour de passe-passe, truc de
forain.
Brodeur. — Et autant pour le brodeur (l. II, ch. xm.) — Si rien
donnoit, autant en avoit le brodeur (1. IV, ch. xxxii).
Proverbe qu'on allègue pour affronter un menteur ou un van-
tard. Ce dicton fait allusion aux tromperies des tailleurs de
l'époque : « Non pas que je vueille dire que les tailleurs soyent
larrons, car ils ne prennent que cela qu'on leur baille, non plus
que les musniers », nous dit Des Periers, dans laxLvi' nouvelle
de ses Joyeux Devis. ^,
Brodeur signifiait alors tailleur qui bordait les habits (i):
quand le prix était convenu pour un vêtement, les brodeurs en
réclamaient le double, sous prétexte que la bordure n'était pas
comprise (2). Pasquier se trompait donc lorsqu'il interprétait
brodeur par bourdeur, menteur, faiseur de bourdes (1. VIII,
ch. XLii): « Le brodeur qne nous adaptons à un insigne men-
teur, quand un homme, nous ayant payé d'une bourde, nous en
souhaitons autant le brodeur, est dit par corruption de langage
au lieu de bourdeur ».
Maîtee. — Vous dictes facilement qu'il n'est ouvraige que de mais-
tres, et couraige que de crocqueurs de pies (I. IV, Prol. anc).
C'est-à-dire qui est passé maître et reconnu habile dans quel-
que art.
Marchand. — O le ji^rand mesnaiger que je seray !.. Coibieu, sus
cestuy mien bureau, ne se joue pas .mon argentier d' allonger les ss
(1. m, ch. vii).
C'est-à-dire de falsifier les comptes. Dans l'ancienne écri-
ture, r/ (franc) et l'.s (sou) différaient seulement par une queue
qu'on pouvait facilemjnt ajouter aux comptes (3).
(c) Cf. « ceincture brodée de levraulx » (1. II, ch, xxvi) et « belle bro-
dure de canetillc » (1. I, ch. vni).
(2) On lit ce proverbe après Rabelais :
Dans les Jaloux de Larivey {Ancien Théâtre, t. VI, p. 88) :
Zacchakie. — Mon gentilhomme, je vous jure par mon arae... qu'il
n'y a et n'y eut oncques céans chose qui vous appartienne.
FiERAiiRAs. — Autant pour le brodeur.
Comédies des Proverbes (acte III, se. 11) : « Croyez-moy, vous serez
sauvez, et autant pour le brodeur ».
(3) On lit ce muine proverbe dans Cholières, t. Il, p. 35i : « Un mar-
chand qui avoii haussé le gantelet et allongé les ss de son livre de
Raison ».
PROFESSIONS ET MÉTIERS 4°^
— Le paouvre homme par justice feut condamné à payer les
estoffes de tous ses challans: et de présent en est au saphran (1. IV,
ch. lu).
C'est-à-dire complètement ruiné, la coutume étant de pein-
dre la maison du banqueroutier (comme celle du traître) en
jaune safran (i). L'expression se lit dans Robert Estienne
(1539) : « Aller au sa/rari, despendre tous ses biens».
Meunier. — Tiroit d'un sac deux moultures (1. I, ch. xi).
Cf. 1. 111, ch. Il : « Les meusniers qui sont ordinairement
larrons ». Mielot donne, au xv' siècle, ce proverbe sous cette
forme (n° 44): « C'est prins d'un sac double mousture ».
La mauvaise réputation des meuniers est relevée par la
plupart des écrivains de l'époque (2).
II. — Professions libérales.
Apothicaire. — « Le qui pro quo des apothicaires », pro-
verbe qui manque à Rabelais, était courant à son époque.
Les apothicaires, par ignorance, fourberie ou négligence, rem-
plaçaient par d'autres les drogues prescrites par les méde-
cins (3).
Et dans les Escaliers (iSyg) de Larivey, acte I, se. m: « Nous mou-
rions de faim, si nous avions à vivre du gain ordinaire,.., et n'alongis-
sions l's, tantost d'un grand blanc, et maintenant d'un autre ».
(i) Cf. Brantôme, t. III, p. 75 : « Le père estoit un banqueroutier, le
fils pauvre et au safran »,
Comédie des Proverbes (acte I, se. vi) : « Me voilà reduict au baston
blanc et au saffran, le grand chemin de Thospital ».
(2) M Quand on dit Breton larron, il y a de la rime ; quand on dit
arron musnier, il y a de la raison [nom du « sac », chez les meuniers]
que les musnicrs ont en leur moulin » (Bouchet, Serées, t. II, p. 126).
« Mais dis moy, hé, macquerelle, ma mie, s'il y avoit en un sac un
sergent, un meusnier et un cousturier, qui sortiroit le premier?...
Voire, voire, dit elle,... ce seroit un larron » {Moyen de parvenir,
ch. XLIIl).
(3) Maître Lisset Bonancio (pseudonyme de Sébastien Colin) a publié,
à Lyon en i556, une Déclaration des abus et tromperies que font les
apothicaires (réimprimé par le D"^ Dorveaux, igoi). On y lit à la p. 18:
« Il seroit très bon que les médecins eussent apothicaires en leurs mai-
sons, affin de veoir faire les choses devant eulx, et de se garder de qui
pro quo ». — « Ils y étaient autorisés (ajoute l'éditeur), et la plus ancienne
pharmacopée, VAtitidotaire Nicolas, est immédiatement suivie d'un Trac-
tatulus quid pro quo. L'Officine moderne renferme encore des succéda-
nés ou médicaments analogues ».
404 FAITS TRADITIONNELS
Eloy d'Amerval en fait msiition dans sa Diablerie (fol. N
VI v") :
Que coust il à Vapothiquaire,
S'il est homme de bonne quaire...
Bailler, comme on fait en maint lieu,
Un bon quiproquo, de par Dieu ?
Avocat. — J'ay un^ estomac pavé... tousjoars ouvert comme la
ffibbeciere d'un advocat (!. 1, ch. xxxix).
Allusion à l'avidité et rapacité des hommes de loi. Dans le
Prologue du Quart livre^ a propos du chien d'airain de
Vulcain qui était pheé, Rabelais remarque : (( de mode que,
à l'exemple des advocat^ de maintenant, il prendroit toute
beste rencontrée, rien ne lui eschapperoit ».
Ce travers est relevé p:ir les autres écrivains de l'époque.
Nous avons déjà cité Cholières à ce propos (i) ; voici ce qu'en
dit Guillaume Bouchet : « Je prens à toutes mains et par le
devant et par le derrière, dont on m'appelle l'avocat à quatre
mains », et auparavant: « 11 est desgousté comme la gibecière
d'un avocat » (2).
— ... Comme vous sçavez qu'z7 n'est si maulvaise cause qui ne
trouve son advocat, sans cela jamais ne seroit procès on monde
(1. III, ch. XLIV).
Ce dicton est précédé par ces paroles de Pantagruel: «... les
pervers advocatz, conseilliers, procureurs, et aultres telz suppoz
[du diable] qui tourne le noir en blanc, faict phantasticquement
sembler à l'une et à l'aultre partie qu'elle a bon droict ».
• Médecin. — Cent diables me saultent au corps s'il n'y a plus de
vieulx ivrognes qu'il n'y a de vieulx médecins (1. 1, ch. xli).
Proverbe commun ainsi rapporté par Nucérin (15 19) : «On
voit plus de vieulx gourmans que de vieulx médecins ».
Dicton repris par iMathurin Régnier (Satire x) :
Et preschant Ja vendange, asseuroient en leur trongne
Qu'un jeune médecin vit moins qu'un vieux ivrogne,
et qu'on lit encore dans la Comédie des Chansons (1640)'
On void souvent vieillir un bon yvrogne,
Et mourir jeune un sçavant médecin.
— Presque pareille, non toutesfois tant abominable histoire, nous
conte l'on du medicin d'eau doulce, ncpveu de l'advocat de feu Amer,
lequel disoit l'aele du chapon gras estre mauvaise, et le croppion
Cf. du Fail, Discours d' Kutrjpcl, ch. xvui : « Beaucoup... y ont esté
trompez, sous ces qui pro quo d'apothicaire... »
(i) Voy. ci-dessus, p. 376.
(2) Serécs, t. 111, p. 124, et t. II, p. 214.
PROFESSIONS ET MÉTIERS 405
redoutable, le col assez bon, pourveu que la peau en fust ostée : à
fin que les malades n'en mangeassent, tout fust réservé pour sa bou-
che (1. IV, anc. Prol.). Cf. 1. V, Prol.
Médecin d'eau douce (i), c'est-à-dire médiocre, insignifiant
(cf. marin d'eau douce) : « On appelloit médecin d'eau douce
celuy qu'on meprisoit et qu'on estimoit guère sçavant et ex-
pert », nous dit Bouchet {Serées, t. II, p. 214).
— Ne sçais tu qu'on dit en proverbe : Heureux estre le médecin
qui est appelle sus la declination de la maladie) La maladie de Sfy
criticquoit et tendoit à fin, encores que le médecin n'y survint (1. III,
Ch. XLl).
Notaire. — Le notaire y mist du cetera... (1, II, ch. xii).
Les notaires avaient jadis l'habitude de terminer certains
contrats par des formules accompagnées de et cœt., dont l'inter-
prétation devint la source de contestations et de procès. Cf. Loy-
sel, art. 368: « Le et cœt. des notaires ne sert qu'à ce qui est
de l'ordinaire des contrats ». De là l'épithète de « faussaire »
que leur donne Rabelais (1. IV, ch. xlvi) : «... les pillars chi-
canous, desguiseurs de procès, notaires faulseres, advocatz
prévaricateurs ».
Au même ordre d'idées se rattachent les deux arts suivants,
l'un chimérique et remontant au passé; l'autre, réel et fécond
en proverbes particuliers à la Renaissance.
Alchimie. — Autres faisaient alchymie avec les dents (1. V,
ch. xxii).
Littéralement faisaient de l'argent ou de l'or avec les dents,
c'est-à-dire faisaient des repas chimériques, déjeunaient de vent.
Ce sens est corroboré par Cotgrave (2) et par ce passage de
Matthieu, Derniers troubles de France : « Les ecclésiastiques
gardent leur temporel tandis que le pauvre peuple fera de
l'alchimie aux dents » (3).
L*acception primordiale apparaît dans un fragment de lettre
de rémission de 1447 (voy. Du Cange) : « Et lors lui dist ledit
maistre Jehan, il avoit à constance à ung des habilles hommes
du monde nommé Baratier, qui estoit le meilleur Arquemien
qu'on peust trouver, et avecques faisoit escu^ d'Arquemie les
plus beaulx que on pourroit dire ».
(i) Dans la Farce de « Jenin filz de rien », la mère apostrophe le de-
vin (Anc. Théâtre, t. I, p. Sôg) : « Vous estes ung devin d'eau doulce ».
(2) « Faire de l'argent avec les dents. To grow rich by eating little ».
(3) Cité dans l'index de l'édition Marty-Laveaux, v» alchymie.
406 FAITS TRADITIONNELS
On lit notre proverbe, au xv' siècle, dans Guillaume Coquil-
lart, à propos de la loi des Despences (t. I, p. 172):
Ceux qui font V arquemie aux dens,
Ne praticquent point ceste loy ;
Ceulx aussi qui n'ont pas de quoy,
Ne pevent telz grand despens faire.
Musique. — ... la Quinte, laquelle est de tous bons accords (1. V,
ch. xxvii).
La quinte était considérée comme une des consonnances les
plus essentielles, servant à former l'accord qui plait le plus à
l'oreille (i).
— ... ententivement escoutant, apperçut qu'ils ne chantoient que
des aureilles... toujours chantans des aureilles, comme avons dict
(I. V, ch. xxvii).
C'est-à-dire chantant mal, ne rendant aucun son. On lit cette
même expression dans une lettre de Madame de Sévigné : « La
bonne princesse alla à son prêche ; je les entendois tous qui
chantoient des oreilles, car je n'ai jamais entendu des sons comme
ceux-là » (2).
— Pantagruel entra en la haulte gamme, et toute la nuict ne faisoit
que ravasser (1. Il, ch. xviii).
Zalas, zzXdiS, nous sommes au-dessus de E la, hors toute la gamme...
Zalas, à ceste heure sommes nous au dessoub\ de Gamma ut (1. IV,
ch. xix).
s'écrie Panurge au fort de la tempête, c'est-à-dire, nous ne sa-
vons plus où nous sommes, à l'instar d'un musicien qui a perdu
le ton. L'échelle générale des sons, comprenant les sept hexa-
cordes, se terminait, dans l'ancienne musique, k E la (aujour-
d'hui, on dirait au mi), alors que gamma ut représentait la
note la plus grave (aujourd'hui sol) (3).
— J'ay songé tant et plus, mais je n'y entends note (1. IV, ch. xiv).
C'est-à-dire je n'y entends rien du tout. Expression qu'on lit
dans un mystère du xv' siècle (éd. Jubinal, t. I, p. 292) :
Et velà madame en son coing
Qui de coignier ne sceut onc note.
Drame liturgique. — Il y aura bien beau jeu, si la chorde
ne rompt (1. IV, ch. vi).
Allusion probable à la corde qui servait à actionner un truc
(i) Voy., pour cette rubrique, la Parémiologie musicale de Georges
Kastner, Paris, 1866.
(2) VA. Monmcrquc, t. IV, p. 296.
(3) Voy. ci-dessus, p. 201.
PROFESSIONS ET MÉTIERS 407
dans le théâtre religieux du Moyen Age : à la place de l'étoile des
mages par exemple, une couronne lumineuse, suspendue à une
corde invisible, avançait lentement devant les spectateurs (i).
Ce proverbe se lit, après Rabelais, dans les Contenu de Tur-
nèbe {Ane. Théâtre, t. Vil, p. 139) : « J'en advertiray mon mais-
tre, et bien nous verrons beau jeu, si la chorde ne rompt ».
(i) G. Cohen, Histoire de la mise en scène dans le théâtre religieux
Jrançais du Moyen Age, Paris, ig^jô, p. 2900.
CHAPITRE V
VIE SOCIALE
Certains proverbes de la rubrique précédente ont déjà permis
d'entrevoir quelques échappées sur la vie sociale de l'époque de
Rabelais. Nous allons maintenant faire ressortir d'autres as-
pects, en passant en revue les dictons de cette catégorie qu'on
peut envisager sous le quadruple point de vue: nourriture, bois-
son, costume, jeux de société,
I. — Nourriture.
Manger. — ... achaptant cher, vendant à bon marché, et mangeant
son bled en herbe (1. 111, ch. n).
On lit souvent ce proverbe au xvi" siècle (i).
Potage. — Tu es Limousin, pour tout potaige (1. II, ch. vi). —
Vous y voirez, disoitil, pour tout potaige, un grand avalleur de pois
gris (1. IV, ch. xxix).
C'est-à-dire en tout et pour tout, pour tout gala, et rien de
plus. I^es potages étaient en nombre considérable dans l'an-
cienne cuisine; de là le sens de cette expression proverbiale
qu'on lit fréquemment chez les écrivains du xv' siècle (2).
(i) Dans la Sottie nouvelle des chroniqueurs par Pierre Gringore (éd.
Picot, t. II, p. 225) et dans la Comédie des Proverbes (acte I, se. iv) :
« Il faut faire petite vie et qu'elle dure, et ne pas manger son bled en
vert ».
(2) Dans le Mystère de la Passion de Gréban :
7G10. (^uoy qu'il soit de guerre ou tcmpeste.
Je suis content, pour tous potages.
Seulement de garder les Rages.
Dans les Cent Nouvelles nouvelles (nouv. lxxvii) : « Sa dame luy
dist, pour tous potages, qu'elle ne sauroit trouver fasson du monde
pour le traire de leans ».
Voy. aussi Guillaume Coquillart (t. 11, p. 118), et la « Farce des Fem-
mes » {Ane. Théâtre, t. I, p 58).
VIE SOCIALE 409
Elle n'est pas moins fréquente au siècle de Rabelais (i).
Soupe. — Faisait de tel pain souppe (!. I, ch. xi).
C'est-à-dire faisait/lu même pain tranche pour tremper dans
le bouillon, sens ancien de soupe (2), et, fîgurément, « traiter
comme il a traité les autres ou suivant ses mérites » (Oudin).
Ce proverbe est courant dès le xiii' siècle. On le lit dans le
Roman de la Rose :
14 420. Puisque vous m'avez faite coulpe,
Je vous feray d'autel pain soupe.
Au xv' siècle, il figure dans les Proverbes communs, sous
cette forme : « De tel pain telle soupe », encore citée par Henri
Estienne (3).
Au début du xvi' siècle, on le trouve dans la Condamnacion
de Banquets, et chez Mathurin Cordier, p. 273 : « On nous fera
de tel pain soupes. Ah alto expectes, alteri quod feceris ».
EcuELLE. — Le bonhomme commandoit que tout allast par escuel-
les (I. 1, ch. iv). — ... il rue en cuisine. J'en viens, tout y va par
escuelles (I. IV, ch. x). — Nous ferons tantoust bonne chère, tout ira
par escuelles (1. IV, ch. xii).
C'est-à-dire à profusion, par doubles portions. Au Moyen Age,
et encore au xvi^ siècle, l'écuelle était la pièce essentielle du
service de table, tenant lieu de nos assiettes creuses pour le po-
tage et tous les ragoûts. Dans les repas de famille, même dans
les grands dîners, une écuelle servait à deux personnes : chaque
écuelle supposait donc deux convives, et aller par écuelles,
c'était distribuer une écuelle à chaque personne, c'est-à-dire lui
servir une double portion (4).
Cette expression se lit dans V Amant rendu Cordelier, de la fin
du xv" siècle (p. 24) :
De telz biens ne failloit douter,
Tout y allait par escuelles...
Après Rabelais, on le rencontre souvent chez les auteurs du
temps, par exemple, dansLarivey, Xa Ve/ye (1579), acte V, se. xi:
a Comment, quelle feste ! Devant qu'il soit longtemps tout ira
(i) Dans les Propos rustiques de du Fail (ch. iv) : « Sont brigans, vo-
leurs, gardeurs de chemins pour tous potages, et besongne taillée pour
le bourreau ».
De même, dans Montaigne (t. I, p. 328) : « C'est un homme pour
tous potages ».
(2) Cf. 1 I, ch, XXXV : « ... rendoit plus de quatre potées de souppes,
et l'ame meslée parmy les souppes ».
(3) Précellence, p. 258.
(4) Voy. Havard, Dictionnaire de V ameublement, t. Il, col. 347 à 35o.
4fO FAITS TRADITIONNELS
par escwe/^es en vostre maison. Constant espouse Anne... » (i).
— Ne me fault plus dorena\ ant que bon vin, boa lict, le dos au feu,
le ventre à table, et escuelle bien prof onde (1. I, ch. xix).
Ce vœu du vieux Janotus de Bragmardo revient fréquemment
chez les auteurs des xv' et xvi' siècles (2).
11 figure sous une forme abrégée dans la poésie bachique,
par exemple chez Jean le Houx (éd. Gasté, p, 2) :
Ayant le dos au feu et le ventre à table... (3)
Pain. — Et ja ne saulsera son pain en ma soupe, quand ensemble
serions à table (1. 111, ch. xii).
C'est-à-dire ne mangera à la même écuclle. Ancien usage qui
subsiste encore dans certaines campagnes, où l'on fait manger
les nouveaux mariés dans la même écuelle le jour de leurs noces.
Saucer son pain dans la soupe de quelqu'un était un signe de
grande intimité ou familiarité.
— Gargantua mangeoit son pain blanc le premier (1. I, ch. xi).
C'est-à-dire jouissait du présent s^ns se soucier de l'avenir.
Dicton encore populaire dans les provinces, en Poitou, notam-
ment. Nous ne l'avons pas rencontré en dehors de Rabelais.
Choux. — Si tu savais coxnvn.ç,n\. je fis mes choux gras de la croy-
sade, tu serois tout esbahy (1. II, ch. xvn).
C'est-à-dire j'ai fait mon profit, je me suis enrichi, image ti-
(i) La variante mettre tout par escuelles, avec le sens généralisé de
faire des prodigalités, dilapider son bien, est fréquente chez du Fail
(Propos rustiques, ch. vu): « A la grande joie de Tailleboudin son fîlz,
héritier principal, et noble, qui peu de temps après sa mort mit tout
par escuelles ».
De même chez Des Périers (nouv. lxvii): « Les gensdarmcs pilloyent,
ruinoyent, destruisoyent tout..., mettoyent tout par escuelles... »
Et dans la Comédie des Proverbes, acte III, se. vu : « Allons mettre
tout par escuelles, pour solemniser la nopce ».
(2) Voici les formes qu'il revêt :
Dans le Parnasse satyrique (p. 190) :
Pour quoy requiers, misérable, que j'aie en no pays
Mol lit, blancs draps et profonde escuelle.
Même formule chez Jean Marot (xxiv* rondeau) :
Au coing de l'astre il vous convient retraire
Cercher mol lict et la profonde escuelle.
Va dans une épigramme de Clément Marot (« Contre la peste ») :
Boire souvent de grand randon.
Le dos au feu, le ventre û table...
(3) De même, dans la Musc Normande de David Ferrand (éd. Hé-
mon, t. III, p. 59).
VIE SOCIALE 411
rce des choux engraissés par du lar.l ou toute autre viande
ajoutée au pot au feu.
Même expression proverbiale chez Guillaume Coquillart (t. II,
p. 25). He:iri Estienne s'en sert fréquemment (i). De même
Guillaume Bouchet (Serées, t. II, p. 219): « Vous faites vos or-
ges et vos choux gras ».
Lard. — ... un commandeur jambonnier de sainct Antoine pour se
faire entendre de loin et pour faire trembler le lard au charnier
(1. I, ch. xvii).
Le passage d'un frère mendiant faisait une brèche notable au
lard du charnier. Cf. du Fail, Contes cVEutrapel (t. II, p. 139) :
«... il n'y a andouille à la cheminée, ne Jambon au charnier, qui
ne tremble à la simple prononciation et voix d'un petit et har-
monieux Ave Maria ».
Pois. — Des pois au lard cum commento (2) (1. I, Prol,). — Là,
Dendin, je me trouve à propos comme lard en poys (1. III, ch. xli).
C'est-à-dire bien à propos. Cf. Pantagr. Progn., ch. 11 : « Le
lard fuyra le pois au caresme ».
Ce proverbe se lit déjà dans la Farce de Pathelin :
747. One lart es pois n'escheut si bien.
et Mielot le donne (n° 145) : « Il y chiet comme lart es pois ».
— Guignemault, médecin normand, grand avalleur de pois gris
(1. IV, ch. xvii).
C'est-à-dire grand mangeur, qui ne fait pas le difficile, le pois
gris étant l'espèce la plus commune.
— Choisis et trie^ comme beaux pois sur le volet {\. lll, ch. xxx).
C'est-à-dire choisis soigneusement, proprement épluchés sur
le couvercle du pot : « Avant de mettre bouillir les pois qu'on
tirait du pot où on le gardoit, on les trioit ou épluchoit sur le
couvercle ou volet » (Trévoux).
Moutarde. — Et le monde le Iouoit[Panurge] publicquement et en
fut faicte une chanson, dont les petits enfans alloient à la moustarde
(l. II, ch. x.xi).
(i) « Comment pensez vous que ieferay mes choiis gras de ces autho-
ritez ? » {Dialogues, t. I, p. 38). — « Les femmes ont sceu faire leur
profit, voire (comme on dit en parlant prive'ement) jaire leurs choux
gras de ceste opinion. » {Apologie, t. I, p. 269).
(2) C'est à-dire avec l'assaisonnement, avec ce qu: accompagne le
plat (1. V, ch. xxvii) : « Beaux pois au lard, avec ample comment et
glose interlineaire ». Cf. Henri Estienne, Apologie^ ch. xxii : « Le des-
jeuner d'un simple prieur est d'une perdrix (il faut er.tendre avec le
comment) »,
412 FAITS TRADITIONNELS
C'est-à-dire dont les enfans s'entretenaient dans la rue comme
d'une chose banale, ou qu'ils mettaient en chanson, en allant
par bandes chercher avant le repas de la moutarde fraîche. Cet
usage est déjà mentionné par l'auteur du Journal d'un bourgeois
de Paris (éd. Tuetey, p. 49) : « Item, en icelluy temps (1414),
chantoient les petiz enlans au soir, en allant au vin ou à la mous-
tarde... » (i).
— En fin on leur presentoit à chascun d'eux une platelée de mous-
tarde, et estoient servis de moiistarde après disner (\. V, ch. xxvi).
Cf. 1. V, ch. xxvni : Exceptez tousjours le fourmage d'entrée et
moustarde pour l'issue ».
De la moutarde après dîner ^ c'est-à-dire une chose superflue.
Rappelons le titre d'un ouvrage de la Bibliothèque de Saint
Victor : « Rostocostojambedanesse de moustarda post prandium
servienda... »
Divers. — L'appétit vient en mangeant, disoit Angest on Mans (2) :
la soif s'en va en beuvant (1. 1, ch. v).
Proverbe commun : L'appétit vient en mangeant (Aleurier
ajoute : Et la soif en beuvant).
— Estrillons les à profit du mesnaige (1. I, ch. vi). — ... cinq ou
six maistres inertes bien crotiez à profit du mesnaige (I. I ch. xvni).
— ... estoit grasse à profit du mesnaige (1. IV, ch. ix).
C'est-à-dire avantageusement, comme il faut, locution prise
surtout ironiquement.
II. — Boisson.
— Je les oy [les diables] soy entrcbattans... à qui humera l'ame Ra-
(i) Proverbe très fréquent. Voici quelques mentions :
Villon, dans son Ttstament (v. 177G) et le Parnasse satyriqiie (p. 81).
Michel Menot 'fol. 160): «< Les petiz enfans en vont à la moustarde ».
Mathurin Cordier (p. 225) : « Tout le monde est rabattu de cela. Tout
e monde le sçait. Cela est tout commun. Cela est commun partout. Les
en j ans en vont à la moustarde ».
Henri Estienne s'en sert [Apologie, t. I, p. 342): « Et des gens de
ustice qui prennent ab hoc et ab hac ou a dcxtris et a sinistris, comme
parle Maillard, la race en est elle faillie? Uelas, pleust à Dieu seulement
qu'elle ne fctst augmentée et que les petits enfans (comme on dit en
commun proverbe) n'en allassent point à la moustarde ».
(2) Jérôme de Hangest, chanoine du Mans, théologien scolastique.
Dans son ou^rage De causis (Paris, i5i5), 1, I, cinquième propriété de
la matière, il s'exprime vaguement dans ce sens : « Tune ctiam illc actus
appetendi, cim sit cns ipsum, appétit aciu appetendi ». Voy. Rev. Et.
Rab., t. VIL p. 376.
VIE SOCIALE 4»'
rainagrobidicque et qui premier de broc en bouc la portera à messere
Lucifer (l. 111, ch. xxiii). — Il [Lucifer] promist double paye... à
quiconcques luy en apporteroit une [ame de caphard] de broc en
bouc (l. IV, ch. XLVi).
Proverbe de biberon, dont l'acception propre est de broche
en bouche, et son origine picarde : de broqite en bouqae. Chez
Rabelais, au sens g^néraUsé de « promptement », sens qu'on
lit déjà dans le Mystère du Vieil Testament :
3b.io5. Hz auront tout de broque en bouche
et dans l'épigramme clxvii de Marot, à propos d'un gros prieur :
La perdrix vire : au sel de broque en bouche
La dévora,
— Pour néant boyt qui ne s'en sent (1. 1, ch. v).
— Je ne boy en plus qu'une esponge (ibidem).
— Boire à si petit gué, c'est pour rompre son poictrail (ibidem).
— A petit manger bien boire, sera désormais ma devise (1. IV,
ch. xviii).
— Hz beurent à ventre déboutonné (l. II, ch. xx) (i).
Ajoutons ces deux locutions proverbiales :
Boire à tirelarigot, boire copieusement (1. I, ch. vu). Cette
expression, qui se lit pour la première fois dans un sermon de
Menot sur les noces de Cana (2), a donné naissance à toutes sor-
tes d'hypothèses (3). Son point de départ semble être un refrain,
encore vivace dans la poésie populaire : larigot! ô larigot! com-
biné avec tirer, verbe usuel dans les chansons bachiques. L'ex-
pression tirelarigot, à titre de refrain, trouve son pendant dans
cette chanson populaire de la Saintonge :
Et boire à son tour,
Et boire à son tour,
Et boire à son tirlirlir,
Et boire à son tourlourlour,
Boire à son tour (4).
(t) Voy., pour l'explication de certaines de ces locutions, l'édition
Lefranc des Œuvres de Rabelais, çh. v.
(2) Cité par Henri Estienne (Apologie, t. II, p. 260) : « Ils estoyent
assis sur la belle herbe verde, et, après avoir mangé, il leur estoit per-
mis d'aller boire en la mer à tirelarigaud, car il use de ce mot expres-
seement en son Latin entrelardé de François, parlant ainsi: Et post
comestionem habebant licentiam eundi ad bibendum in mari à tirela-
rigaud... »
(3) Voy., à ce sujet, notre article dans le Rev. Et. Rab., t. VII,
p. 356 à 36i, et Rev. du XVI^ siècle, t. I, p. So/ à 5i2.
(4) Cf. Rev. du XF/o siècle, t. L p. 5 07 à 5 12.
414 FAITS TRADITIONNELS
Vin à une oreille, vin excellent (1. I, ch. v) : « Hem, hem, il
est à une oreille, bien drappé et de tonne laine ».
Cette expression qu'on rencontre également dans les langues
ibériques (i), a été diversement interprétée, l^' Essai de pro-
verbes, qui remonte au xvi' siècle, la commente ainsi : « Vin
d'une oreille, bon vin, fait pencher la teste à celui qui le gouste
bien d'un cosîé seulement, et dire il est bon. S'il est verd, on se-
coue toute la teste, en signe de mespris et mescontentement. On
dit aussi vin d'une oreille, pain d'un couteau, poisson d'une
main; et vin de deux oreilles, pain de deux couteaux, pois-
son de deux mains ».
Cette manière de voir, plaisante plutôt que solide, a néan-
moins été adoptée par Oudin (1640), par Moissant des Brieux
(1660) et, depuis, ressassée pendant deux siècles.
L'explication la plus naturelle et la meilleure (à notre avis) a
été donnée par Burgaud des Marets, dans son commentaire de
Rabelais : « Le bon vin était à une oreille, parce que les cru-
chons, où on les mettait, avaient une seule anse ». Notre com-
mentateur cite à l'appui différents témoignages, dont celui-ci de
Roger de CoUerye (« Cry pour les clers du Chastelet »):
Gentilz suppostz, aujourd'hui je conseille,
Pour éviter d'avoir la bouche fade,
Qu'en ung préau au dessoubz d'une treille
A ces flacons vous tirere^f l'oreille.
Nous n'avons pas trouvé trace de cette locution antérieurement
à Rabelais, qui l'a emprunté au langage vulgaire.
Son pendant, vin à deux oreilles, vin détestable, est inconnu
à notre auteur et aux écrivains de l'époque. Elle est uniquement
donnée par la Comédie des Proverbes (2) et répond au gréco-la-
tin diota (Sicir/;), vase à deux anses, cruche à vin (proprement à
deux oreilles), servant, chez les Romains, aux crus de la meil-
leure qualité (3) :
a Puise, ô Thaliarque, un vin pur à la cruche à deux oreilles
des Sabins ».
Deprome quadrimum Sabina,
Thaliarche, merum diota.
(Horace, Odes, 1. I, ode ix).
(i) Ibidem, t. II, p. 191-193.
(2) Comédie des Proverbes (acte II, se. m): « C'est du vin à deux
oreilles ou du vin de Bretigny qui fait danser les chèvres ».
(3j En espagnol, vino de dos orejas désigne également le vin vieux ;
par contre, en portugais (comme en français) vinho de duas orelhas est
un vin mauvais,
VIE SOCIALE 41 5
L'acception différente s'explique par l'usage opposé de ces va-
ses à vin, mais le point de départ de lune et l'autre expression
proverbiale est le même, à savoir l'emploi des cruchons à une ou
à deux anses.
III. — Costume.
Aiguillette — Si nature ne leurs eust arrousé le front d'un peu de
honte, vous les voiriez... courir Vaiguilleîte plus espouvaotablement
que ne firent... les Thyades Bacchiques (1. 111, ch. xxxii).
Cette expression, courir V aiguillette , pour courir après les
hommes, signifie simplement courir après l'aiguillette (cordon
qui rattachait le pourpoint aux chausses), ici synonyme de bra-
guette (i). Cf. 1. III, ch. xxvii : « Je l'ay [le roide dieu des jar-
dins] à commandement... Il ne luy fault que lascher les longes,
je diz Y aiguillette, luy montrer de près la proye, et dire : haie,
compaignon! ».
On la lit chez Guillaume Coquillart (t. I, p. 163), et dans le
« Débat de la Nourisse », la chambrière reproche à la nourrice
{Ane. Théâtre, t. II, p. 421) :
Tu as plus couru l'esguillette,
Plus tempesté qu'oncques filette
De plain marché ne courut.
Chaperon. — ... fut relevé de ceste perplexité par le moyen du
seigneur Horace Farnese, Duc de Castres, et des seigneurs Robert
Strossi et de Maligny... Ils mirent quatre testes en un chapperon
[Sciomachie).
Allusion au proverbe cité par Charles Bovelles (1531): « En
un chapperon deux testes sont ». Leroux de Lincy le commente
ainsi d'après Pasquier (1. VIII, ch. xviii): « Le chaperon fut
la coiffure la plus usitée en France du xiii' à la fin du xv' siè-
cle. De là ce proverbe pour désigner deux hommes, qui sont ce
même volonté et dans une parfaite intelligence. On dit aujour-
d'hui dans le même sens : Deux têtes dans un bonnet ».
IV. — Jeux.
Généralités. — Je vous retiens de la feste... vous y amènerez
vostre femme, s'il vous plaist, avec ses voisines, cela s'entend. Et
jeu sans villenie (1. lll, ch. xxxi).
(i) Voy. ci-dessus, p. lôi. — Pasquier {Recherches, 1. VIII, ch. xxxv)
rattache notre locution à un usage local.
4l6 FAITS TRADITIONNELS
C'est-à-dire plaisir honnête sans péché. Marot, dans sa
xxxi° épigramme:
Et dirent là une grande letanie
De plaisans motz et jeu sans villanie.
— Grandmercy, Bonne Mine. Mais, dist elle, tresgrand à vous.
Mauvais jeu (1. IV, ch. ix). — ... là ne veisoies autres choses mé-
morables fors bonne mine, femme de mauvais jeu {\. V, ch. x).
Allusion au proverbe : Faire bonne mine à mauvais jeu. Cf.
Comédie des Proverbes (acte II, se. ii) : « Faisons bonne mine
à mauvais jeu ».
— A beau jeu, bel argent (1. Il, ch. xi).
Jeu de société. — Avez vous icy dez en bourse > Pleine gibbe-
siere. respondit Panurge. C'est le verd du diable. Le diable me
prendrait sans verd, s'il me rencontroit sans dez (1. III, ch. xi).
Allusion à un des jeux de Garganlua (1. I, ch. xxii) : « La
]ovLoït à Je vous prends sans verd ».
Jeu de cartes. — C'est, dist le moine, bien rentré de picques (l. I,
ch. XLv). — Vos parolles... veulent dire que je me marie hardiment
et que ne me soucie d'estre coqu. C'est bien rentré de picques noires
(1. III, ch. xxxiv) (i).
C'est-à-dire mal rencontré, hors de propos : dans le jeu de
cartes, les iniques sont les mauvaises cartes. Par contre, les
cœurs sont la couleur la plus favorable; de là chez du Fail,
e'ans le ch. xiv des Propos rustiques : « Voylà rentré de
cœurs... »
— I la, ha, en sommes nous là ? dist Panurge. Passe sansjlu\ (1. 111,
cil. xxxv).
C'est-à-dire passe outre, ne t'en soucie guère (le coup
étant nul).
— Quand bien j'y pense, vous me remette^ à poinct en ronfle veue,
me reprochant mes debtes et créditeurs (1. 111, ch. m).
Dans le jeu de relance, mettre à ronfle veue, c'est mettre au
pied du mur, en forçant le joueur à montrer son point.
(i) Et . IV, ch XXX et lu
CHAPITRE VI
USAGES ET COUTUMES
Quelques proverbes remontent à des usages et des coutumes
du passé, aujourd'hui partiellement ou totalement disparus.
Danse. — Sommes nous icy pour manger ou pour bataill'er ? Pour
batailler vrayement, dist Toucquedillon ; mais de la panse vient la
dance (I. I, ch. xxxii).
Proverbe commun donné par Mielot (n° 80) : « De la panse
vient la danse ».
La danse était jadis l'accompagnement de la bonne chère; elle
n'exigeait aucun préparatif. Encore aujourd'hui, dans les fêtes
villageoises, on danse en sortant de table.
Ce proverbe est fréquent aux xv' et xvi' siècles (i).
Rabelais nous en donne ce témoignage (1. I, ch. iv): « Après
disner tous allèrent (pelle melle) à la saulsaie : et là sus l'herbe
drue dancerent au son des joyeux flageolletz et doulces corne-
muses: tant baudement, que s'estoit passetemps céleste les
veoir ainsi soy rigouller ».
Il est curieux de voir au xx' siècle revenir ce mélange de la
danse et de la bonne chère dans les grands restaurants pari-
siens.
Noces. — Les geans estoient aises comme s' il:{ /eussent de nopces
(1. II, ch. xxix).
— D'elle vous serez battu comme tabour à nopces (1. III, ch. xiv).
Cf. 1. IV, ch. XV : Tabour ins à nopces sont ordinairement battuz m.
(i) Il revient dans le Testament de Villon et dans la Moralité « Le
mauvais riche » (Fournier, p. 7G). De même, au début du xvi», dans la
Condamnacion de Banquet^ de i^oy (éd. Jacob, p. 278). — Cf. Menot,
dans son Caresme de Tours, i525 (fol. ii3): « De la patice vient la
dance, de yvrognise vient paillardise », et Calvin, dans un de ses Ser-
mons : « Aucuns estiment qu'ils se sont levés pour aller jouer : comme
on dira en proverbe commun qu'après la panse vient la danse: et que
ceux qui sont bien soûls, s'adonneut à toute intempérance » {Opéra,
t. XLIX, p. 608}.
27
4i8 FAITS TRADITIONNELS
De là aussi le dicton : « C'est estre venu comme tabourin à
nopces », dans la Comédie des Proverbes (acte II, se. ii) et dans
le Dictionnaire de l'Académie de 1740 {d° tambourin) : « On
disait autrefois tabourin et il s'est conservé dans ce proverbe :
II vient comme tabourin à noces ». Cf. du Fail, t. I, p. 171 :
« Eutrapel jamais ne perdoit telles assemblées; car tousjours
s'y trouvoit à propos comme tabourin à noces, et toujours
estoit le plus que bien venu » .
— Vous vous baillerez l'un à l'aultre du souvenir des nopces, ce
sont petiz coups de poing (1. IV, ch. xn). — L'on ne baille poinct icy
des nopces} Sainsambreguoy, toutes bonnes coustumes se perdent...
Des nopces, des nopces, des nopces. Ce disant, frappoit sus Basché
et sa femme (1. IV, ch. xv).
C'était une antique coutume de fiançailles : après le repas, on
échangeait force coups de poing. Au cri: des noces ! des noces!
les coups pleuvaient comme grêle sur le dos des convives. On
a vu que cette coutume était pratiquée aussi hors de France (i).
— Le cœur me bat comme une mitaine (I. III, ch. xi).
Cf. I. IV, ch. XIV : «Oudart soubs sonsupellis avoit son guan-
telet caché : il s'en chausse comme dhine mitaine. Et de dau-
ber Chiquanous, et de drapper Chiquanous : et coups de jeunes
guanteletz de tous coustez pleuvoir sus Chiquanous. Des nop-
ces ; disoient ilz, des nopces, des nopces vous en soubvienne (2) ».
Il s'agit, comme on le voit, de la mitaine de noces qui avait
passé en proverbe dès le xv' siècle :
De moy, povre, je veuil parler ;
J'en fus batu comme à ses toiles...
Mitaines à ces nopces telles. . .
(Villon, Testament, v. 6bj).
Le même souvenir revient dans la XLif des Cent Nouvelles
nouvelles: « ... nostre clerc qui estoit plus gay qu'une mitaine
de b mort de sa femme ».
Hauts bonnets. — De fait, il a trouvé quelque reste de niays du
temps des hauts bonnet:{ (1. I, ch. ix). — Je présuppose que c'estoit
quelque espèce monstrueuse de animaux barbares on temps des
hauts bonnet^ (1. IV, a ne. Prol.).
(i) Voy. ci-dessus, p. 2()2.
(2) Le premier texte du xvi" siècle se trouve dans le Disciple de Pan-
tagruel de i538 (éd. Jacob, p. 27): a Les Andouilles vindrent contre
nous par moult grande impétuosité, 5(i»//an/ en l'aër comme mytaines... »
De même dans Brantôme, Œuvres, t. I, p. 47: « Et ne faut pas dou-
bter que si le Pape avoit voulu abuser de son autorité, que l'Empereur
[Charles Quint] ne l'cust fait sauter haut comme mitaines n.
USAGES ET COUTUMES 419
C'est-à-dire de l'ancien temps lorsqu'on portait cette coiffure
à la mode encore à la fin du xv' siècle (i).
Henri Estienne range cette expression parmi « les façons de
parler Françoy ses, par lesquelles nous déclarons évidemment un
mespris de l'antiquité » (2).
Fève des Rois. — L'on ne pourra trouver la febve au gasteau
des Roys {Pant. Progn., ch. 11).
C'est-à-dire se figurer avoir fait une affaire d'or, avoir trouvé
la poule au nid. Allusion à la coutume pratiquée le Jour des
Rois : celui qui trouve la fève au gâteau est proclamé roi par
les convives : « Il pensoit avoir trouvé la fève au gasteau,
comme on dit communément » (3).
— Pythagoras qui fut rqy de la febve (1. V, Prol.).
C'est-à-dire roi pour rire, expression qu'on lit dans la Passion
de Gréban (Lucifer s'adressant à Sathan) :
1705. Gomment va vostre Hérault d'armes?
Es tu venu, roy de la fève?
Et dans la Comédie des Proverbes (acte III, se. iv) : « Je suis
aussi ravy de vous avoir rencontré que si J'estois roy de la
febve.
(i) Voyez ci-dessus, p». 166.
(2) Apologie pour Hérodote, t. II, p. 129.
(3) Henri Estienne, Dialogues^ t. II, p. 117.
CHAPITRE VII
SOUVENIRS HISTORIQUES
Estienne Pasquier remarque judicieusement à ce propos
(l. III, ch. vi): « Je puis donc dire à bonnes enseignes, que la
cogaoiss mce tant des mots que des proverbes nous apporte le
plus du temps certaine cognoissance de l'histoire, c jmme aussi
la cognoissance de l'histoire nous apporte certaine information
des mots ».
Nombreux en efîet sont les proverbes qui reflètent les témoi-
gnages du passé.
Epreuve judiciahîe. — [Pantagruel, ne comprenant pas l'étrange
déguisement de Panurge, lui en demande la raison]: J'ay, respondit
Panurge, la pusse en l'aureille. Je me veux marier. En bonne heure
soit, dist Pantagruel, vous m'en avez bien resjouy. .Vrayment, je
n'en voudrais pas tenir un fer chauld (i) (1. 111, ch. vu).
— Les Souisses, peuple mamtonant hardy et belliqueux, que savons
nous si jadis estoient saulcisses> Je n'en voudrais pas mettre le doigt
on feu (I. IV, ch. xx.win).
Ce sont là souvenirs des épreuves judiciaires du Aloyen Age,
du jugement de Dieu. L'épreuve la plus barbare était celle du
fer ardent : l'accusé devait porter une barre de fer rouge et si,
au bout de trois jours, sa main (enfermée dans un sac scellé) ne
portait aucune trace de brûlure, il était déclaré innocent. Voici
ce qu'en dit l^js.quier (1. IV, ch. ii) : « Nous eusmes trois sortes
de preuves pour la vérification des crimes... Celle dont j'entends
traiter en ce lieu, estoit d'avouer le crime par l'attouchement du
fer chaud : car si l'accusé le supportoit patiemment sans se brus-
1er, il estoit en voye d'absolution ; autrement, il perdoit sa
cause. Et de là par advenlure est venu ce comnmn proverbe en-
tre nous quj, voulans asscurer une chose pour très véritable, nous
(i) Cf. Turncbc, Les Coniens (acte V, se. iv) : « Voilà une plaisante
histoire. Vraiment je n'en voudrois pas tLnir un fer chaud et suis bien
aise que tu n'es pas embrouillé en ce patdinage ».
SOUVENIRS HISTORIQUES 42 1
disons que nous en mettrons bien nostre cloigi au feu » (i).
Harnois. — Benoist monsieur, dist Panurge (2), vous vous es-
chauffe:{ en votre harnois (I. IV, ch. vu).
Locution proverbiale empruntée aux habitudes de la chevale-
rie : « Sire clerc, est-il dit dans le Songe du Vergier, il semble
que vous vous veuillez aucunement courroucer et en vosire har-
nois esdiau^'er » (Burgaud des Marets).
Service féodal. — C'est des horribles faictz et prouesses de Pan-
tagruel, lequel j'ay servy à gages dès ce que je fuz hors de page jus-
ques à présent... (l. II, Prol.). — Et tua de ses pieds dix ou douze
que levreaulx, que lapins qui ja estoient hors de page (1. Il, ch. xxvi).
C'est-à-dire, dans ce dernier exemple, assez grands, assez lorts.
Au temps de la féodalité, on était page de 7 à 14 ans ; à l'âge de
14 ans, on était mis hors de page et reçu écuyer; de là les accep-
tions figurées: assez grand, hors de service, indépendant (3).
Juge sous l'orme. — L'énorme concussion que voyons huy entre
ces juges pedanées soubs l'orme (1. IV, ch. xvi).
Au Moyen Age, les justices seigneuriales se tenaient généra-
lement sous un orme planté devant le palais royal ou fief du sei-
gneur (4).
Templiers. — Je boy comme un Templier (1. I, ch. v). — A l'une
foys il assembloit troys ou quatre bons rustres, les faisoit boire comme
Templiers sur le soir (1. II, ch. xvi).
L'ordre des Templiers fut proscrit par Philippe le Bel en
13 12; depuis cette époque, on les accusa de tous les forfaits et
(i) Voici deux autres textes :
Marguerite de Navarre, Heptaméron (nouv. xx) : « Les povres sots
jurent qu'j/s mettroicnt leur doigt au Jeu sans brusler, pour soutenir
qu'elles sont femmes de bien ».
Molière, Ecole des maris, acte III, se. ix :
J'aurois pour elle au feu mis la main que voilà.
Malheureux qui se fie à femme après cela.
(2) A Dindenault qui s'excitait à vanter ses moutons.
(3) Antoine de la Sale, Petit Jehan de Saintré, ch. xv : « Il estoit ja
assez grant pour estre hors de paige 0. — Brantôme, Œuvres (t. III,
p. 76) : « Il avoit nourri un page qui s'appelloit Presset, de la Beauce,
et n'y avoit que six mois qu'il l'avoit jette hors de page ». — Molière,
Femmes savayites (acte III, se. 11) :
Il faut se relever de ce honteux partage
Et mettre hautement notre esprit hors de page.
(4) De là aussi le proverbe moderne: « Attendez-moi sous l'orme »,
synonyme de l'expression vulgaire « poser un lapin » (Voy. Leroux de
Lincy, t. II, p. ibi et 598). Dans la Farce de Pathelin et chez Guillaume
Coquillart, on rencore l'expression analogue advocat de soubj l'orme.
422 FAITS TRADITIONNELS
de tous les vices. Dans le « Mode de réception des chevaliers du
Temple », cité par Crapelet, on lit (p. 26): « De nostre religion
vous ne veés que l'escorche qui est par defors: car l'escorche
n'est que vos nos veés avoir biaus chevaux et biaux harnois, et
bien boire et bien mangier, et bêles robes ».
Les imputations calomnieuses faites à cet ordre par leurs
ennemis ont ainsi trouvé un écho dans les milieux populaires.
Mépris pour le paysan. — [Grangousier, pour acheter la paix à
Picrochole, fit rendre les fouaces; mais Touquedillon excita son maî-
tre en lui disant] : Ces rustres ont belle paour... Voylà que c'est le
bon traictement et la grande familiarité que leur avez par cy devant
tenue vous ont rendu envers eux contemptible. Oigne\ villain, il vous
poindra ; poigne:^ villain, il vous oindra (1. I, ch. xxxii).
11 s'agit du paysan libre et non attaché à la glèbe comme le
serf, du roturier, de la canaille (i). La littérature du Moyen Age
est pleine de haine et de mépris pour le vilain (2). Ce prolétaire
du passé s'est bien vengé de ses oppresseurs par les Fabliaux^
le Roman du Renard et surtout par les Proverbes au vilain.
Notre dicton est attesté dès le xiii' siècle dans les Proverbes
ruraux (n" 311): « Oingniezle vilainla. paume et il vous chiera
sus », alors que les Proverbes au vilain donnent cette variante
(n° 247) : « Oignez à mastin le cul, il vous chiera en la paume ».
Les Proverbes communs du xv" siècle le citent déjà sous la
forme adoucie donnée par Rabelais (éd. Langlois, n° 476):
Oignes villain, il vous poindra (3);
Poignes villain, il vous oindra.
C'est à propos d'Oigne^... qu'Henri Estienne remarque (Pré-
cellence, p. 204) : a Aucuns proverbes [sont] faicts sur ce qu'ils
ont observé de la nature des hommes et principalement des
mœurs qu'ils ont naturellement... Et tels proverbes sont au-
tant d'advertissemens ».
(i) Vilain, c'est-à-dire le paysan, le sujet du seigneur : « Voici un pro-
verbe dont les seigneurs se sont servis autrefois pour piller sans honte
les biens de leurs vilains couchants et levants », Loysel, Institutes, t. I,
p. 69 à 71.
(2) Voy. les textes dans Thuasne, R. Gaguini Epistolœ et OrationeSy
t. II, p. 325 à 329,
(3) On lit dans un conte ajouté à Des Pcricrs (n" xci) : 0 Domine,
vous sçavez le bon vieil latin : Rustici progenies nescit habere modum,
c'est à dire : Oignc^ villain, il vous poindra ».
De même, dans la Comédie des Proverbes (acte I, se, vi) : « Faites du
bien à un villain, il vous crachera au poing ; oignez le, il vous poindra;
gressez lui les bottes, il dira qu'on les brusle ».
CHAPITRE VIII
NOxMS PROPRES
Certains noms propres ont acquis une valeur proverbiale. En
voici les principaux représentants :
Noces de Basché. — Depuys feut ledict seigneur en repous et les
nopces de Basché en proverbe commun (1. IV, ch. xv).
Rabelais ne consacre pas moins de trois chapitres de son
Quart livre pour décrire l'aventure des chicanous daubés en la
maison de Basché, seigneur d'un bourg tourangeau de ce nom.
Cette aventure devint proverbiale et se trouve citée comme telle
par divers écrivains du xvi' siècle (i).
Frère Lubin. — Ce nom de moine ignorant remonte au
XIII* siècle, où Gautier de Coincy le donne déjà à un personnage
dévot, dans ses Miracles de la Sainte Vierge:
644. Veez là saint Lubin de Covrele,
Qui fait vertuz à sa chapele.
Dans le Roman de la Rose, Faux-Semblant, déguisé en
moine mendiant, s'écrie:
i53i. Je m'en plaindray tant seulement
A mon bon confesseur nouvel.
Qui n'a pas nom Frère Louvel,
Car fortement se corrouceroit.
Qui par tel nom l'appelleroit.
Ce Frère Louvel est proche parent de Frère Lubin, moine
à la fois ignare et méchant, tel qu'il figure dans une ballade de
Marot.
(i) Bouchât, Serées, t. I, p. 109 : « Incontinent qu'elle crioit, son mary
avoit les gens aussi prests que le seigneur de Basché avoit messire Ou-
dart Loire le marié, sa femme et Trudon le tabourineur, au son de la
campanelle, toutes les fois qu'ils vouloient bailler des nopces de Basché
à messieurs les chiquaneurs, qui le venoient citer et adjourner ».
D'Aubigné, Fœneste, 1. III, ch. v : « Là dedans y a pis qu'aux noces
de Basché ».
C'est comme aux noces de Basché, se dit quand les records sont pris
par ceux qu'ils allaient prendre (Leroux de Lincy, t. II, p. 27).
424 FAITS TRADITIONNELS
Chez Rabelais, ce no:ii proverbial est l'appellatif du moine
ignorant et parasite (1. I, Prol.) : « Un frère Lubin, vray croc-
quelardon... »
Martin de Cambray. — Couillafis sa coignée anticque attache à
sa ceinture de cuir, et s'en ceinct sur le cul (i) comme Martin de
Cambray (1 . IV, Prol.).
Nom du jacquemart de l'horloge de la cathédrale de Cambray,
dont les Quinze Joies de mariage font déjà mention (p. 28) :
« Le gentil gallant si en sera Martin de Cambray, car il en sera
saint sur le baudray ».
Maître Mouche. — Et quand il changepit un teston ou quelque
autre pièce, le changeur eust tsit plus fin que maistre Mousche, si
Panurge n'eust fait esvanouir à chascune fois cinq ou six grans
blancs... (l. II, ch. xvi). — II i&ra plus que maistre Mouche, qui de
cestuy an me fera estre de songeailles (1. III. ch. xv).
Ce type de l'homme habile ou rusé viendrait d'un financier
lombard et fin diplomate sous Philippe le Bel (1285-13 14) que
les documents désignent en français comme Messire Mouche
(en italien Masciaïio), mort en 1309.
Cette hypothèse, émise récemment (2), soulève plus d'une
objection. Et tout d'abord, comment expliquer le silence gardé
sur ce nom par les écrivains pendant deux siècles.^ Il ne parait
en effet connu qu'au xv' siècle, lorsque les mentions en sont
fréquentes (3).
Autre objection: le titre du financier est messire et celui du
personnage proverbial, maistre (4). De même en italien, le
(i) Cf. dans la Farce de Pathelin:
400. Le mcschant villain challemastre
En est ceinct sur le cul.
(2) Piton, dans Rev. Et. Rab., t. III, p, 37G et suiv.
(3) En voici quelques-unes :
Guillaume Coquillart (t. I, p. 290) :
Il jouera mieux que maistre Mouche,
Qui me prendra au desarroy.
Dans le Mystère de Saint-Quentin :
127G. Entrés ens, entrés, maistre Mouche,
Vclà le chastelet joly.
Où iiostrc duc repose et couche.
Et dans la « Farce du Badin w (Ane. Théâtre, t. I, p. 277) :
Si je ne luy trasse quelque
Fin tour de maistre .Mouche.
(4) En provençal, ineste Moiicho est un des surnoms du diable.
NOMS PROPRES 42)
nom est mastro Muccio (qui semble traduit du français) (i). et
non Ser Musciatto, comme il devrait être dans l'hypothèse en
question.
Une autre conjecture avait été émise par Le Duchat. Maislre
Mousche serait le nom d'un juif astrologue, qui fit son possible
pour détourner le duc Jean de Bourgogne de se rendre à l'en-
trevue de -Montereau, où il devait être assassiné. L'érudit com-
mentateur cite à l'appui ce passage de Juvénal des Ursins (His-
toire du roy Charles VIU , an 14 19) : « H y avoit un juif en sa
compagnie, nommé maistre Mousque, lequel fort luy conseil-
loit qu'il n'y allast point ».
Cette explication plus satisfaisante sous certains rapports a
besoin d'être plus amplement justifiée.
Il est probable (2) qu'il s'agit tout bonnement ici d'un badin
faiseur de tours de passe-passe, comme Gros-Guillaume, Ta-
barin, etc., dont le nom est devenu l'étiquette de l'emploi. On
le découvrira un jour ou l'autre.
Mort Roland. — Et après quelques années mourut de la mort
Roland... (l. Il, ch. vi).
C'est-à-dire de soif, ainsi que serait mort le héros de Ronce-
vaux, suivant une tradition populaire inconnue aux Chansons
de geste et qui remonte au xiv" siècle. Eustache Deschamps y
fait deux fois allusion (3).
On lit l'expression, au xv" siècle, dans le Testament de Pa-
thelin (4), et Bruyerin Champier en fait mention comme d'un
proverbe courant vers iç6o {De Re cibaria, 1. VI, ch. v) : « Inde
nostri intolerabili siti et immiti volentes signifîcare se torqueri,
facete aiunt Rolandi morte se perire ».
Le nom proverbial de Maître Alihoron (5) a également abouti
à un nom propre. Son origine est foncièrement différente : Alibo-
ron est la prononciation provinciale et vulgaire du latin ellebo-
rum, ellébore, plante par excellence curative. Le vocable figure,
sous cette forme et avec cette acception botanique, dans le Roman
du Renard et dans maint patois moderne.
(i) Cf. Duez, Dictionnaire italien-françois (Venise 1678) : » Mastro
Muccio, Maistre Mouche, un finet ou joueur de passe-passe ».
(2) Hypothèse suggérée par Henri Clouzot.
(3) Œuvres, t. H, p. 29, et t. VU, p. 236.
(4) Ed. Jacob, Recueil de Farces, p. 187.
(5) Rabelais l'applique au sourd-muet Nazdecabre, consulté par Pa-
nurge (1. III, ch. xx) : « Que diable. . . veult prétendre ce ma istre A liboron ? »
426 FAITS TRADITIONNELS
Le nom de cette plante médicinale passa ensuite à celui qui
la débitait, herboriste ou pharmacien (avec ce sens dans le Tes-
tament du maistre Pathelin), d'où docteur ou savant, titre ironi-
que donné tantôt à Jésus-Christ (dans les Mystères) et tantôt au
diable (dans le Procès de Gilles de Raiz). Acception ultérieure:
homme habile à tout faire, d'où homme qui se mêle de tout,
ignorant qui fait l'entendu; acception défavorable qui l'a emporté
et qui est déjà familière à Rabelais. Dernière étape : La Fontaine
attribue le nom à l'âne (i).
Le passage d'un nom de plante à celui qui s'en sert trouve son
pendant dans matagot, qui signifie à la fois herbe magique et
sorcier (2). Cette analogie sémantique et la succession des témoi-
gnages mettent hors de doute l'origine botanique d'AZi6o/'0/i (3).
(i) Voy. cette curieuse évolution du nom et les textes essentiels dans
notre étude, Rev. Et. Rab.y t. IX, p. 249 à 254.
(2) Voy. ci-dessus, p. 33.
(3) Cf., pour une opinion divergente, quant au point de de'part de l'é-
volution d'altboron, Ant. Thomas, dans la Séance publique annuelle des
cinq Académies du 25 octobre, 1919.
CHAPITRK IX
BLASON POPULAIRE
Le terme blason désigne généralement, en moyen français,
une caractéristique qui implique l'éloge ou le blâme, la louange
ou la moquerie, les notions défavorables l'emportant souvent.
Rabelais nous offre des exemples de ces diverses acceptions du
mot.
Il cite le Blason des couleurs (1. I, ch. ix), petit livre de col-
portage, plein de rébus ineptes et ridicules.
Plus loin, il nous dit en parlant de Pantagruel étudiant à
l'Université d'Orléans (1. 11, ch. v) : « Il feist le blason et divise
des licentiez en ladicte Université ».
Ailleurs, il nous raconte (1. III, ch. xxxviii) : « Comment par
Pantagruel et Panurge est Triboulet blasonné », c'est-à-dire
dépeint par une kyrielle d'épithètes, tirées de la mythologie, de
la musique, de la médecine, etc., et destinées à caractériser la
folie intégrale de Triboulet.
Nous trouvons même, dans notre auteur, un exemple du sens
spécial que les folkloristes de nos jours attachent au titre de
blason populaire, c'est-à-dire un sobriquet ethnique ou un
dicton géographique plus ou moins ironique (i).
Où est, demanda Pantagruel, et qui est ceste première ville que di-
tes) Chinon, di je, ou Caynon, en Touraine. Je sçay, respondit Pan-
tagruel, où est Chinon, et la Cave peinte aussi, j'y ay beu maints
verres de vin frais, et ne fais doute aucune que Chinon ne soit ville
antique, son blason l'atteste, auquel est dit deux ou trois fois :
Chinon, petite ville, grand renom,
Assise sus pierre ancienne,
Au haut le bois, au pied Vienne.
Mais, comment seroit elle ville première du monde) où le trouvez
vous par escrit, quelle conjecture en avez? Je, dy je, trouve en l'Es-
(i) Et ensemble des qualificatifs surtout défavorables qu'une nation
donne à une autre, qu'une ville ou un village adresse à ses voisins. De
nos jours, on en a dressé des recueils que nous citerons plus bas.
428 FAITS TRADITIONNELS
criture Sacrée que Cayn fut premier basiisseur de villes : vray donc-
ques semblable est, que la première, il de son nom nomma Cainon,
comme depuis ont à son imitation tous autres fondateurs, et instau-
rateurs de villes, imposé leurs noms à icelles (1. V. ch. xxxv).
Le plus ancien document de blason populaire, le Dict de
V Aposîoile , remonte, comme nous l'avons déjà fait remarquer,
au xiii' siècle. Il faut franchir trois siècles pour arriver à son
pendant, le Dict des Pays, curieuse pièce du genre (i), et aux
remarques théoriques consignées à ce sujet pour la première
fois par Tabourot (2).
La matière comporte une double rubrique, suivant qu'il s'agit
des peuples ou des pays.
A. — SOBRIQUETS ETHNIQUES.
Nous examinerons à part les sobriquets donnés aux nations
étrangères et ceux conférés aux diverses populations de la
France.
I. — Nations étrangères.
Allemands. — Beuvons icy à la tudesque (1. H, ch. xxviii).
Cf. d'Aubigné, Œuvres, t I, p. 107 : « Il pleust à Sa Ma-
jesté... m'ottroyer une pension d'un escu à la charge que tous
les ans une fois, par une cérémonie tudesque, j'en despendrois
cinquante pour boire à la santé de mon Prince ».
La réputation des Allemands comme grands buveurs est gé-
nérale depuis la Renaissance :
Ainsi qu'au bon vin court l'Aimant,
Au sel la chèvre, au miel la mouche...
s'écrie le personnage d'une comédie de Larivey (3).
Les mercenaires allemands, les Suisses et les Lansquenets,
(i) Elle a été deux fois réimprimée: dans la Bibliographie de Duples-
sis, et dans le Recueil de Montaiglon, t. V, p. iio à iiG.
(2) Voy. Rev. du XVI» siècle t. H, p. 346. Voici quelques publica-
tions modernes :
Canel, Blason populaire de la Normandie, Caen, 1857.
Gaidoz et Sébillot, Blason populaire de la France, Paris, 1884.
Daguin, Les dictons, proverbes, sobriquets, concernant le département
de la Haute- Marne, Langres, 1893.
Bauquier, Blason populaire de la Franche-Comté, Paris, 1897.
ledicu (A Ici us). Blason de la Picardie, 189 y.
(3) Larivey, Les Trompeurs (ibii), dans VAhcien Théâtre, t. VII,
BLASON POPULAIRE 429
en sont les représentants typiques, auxquels Rabelais doit nom-
bre de termes bachiques sur lesquels nous reviendrons.
— Gargantua sauitoit non à troys pas un sault, non à cloche pied,
non à saiilt d'Alemant. Car teiz saulz sont inutiles et de nul bien
en guerre (1. I, ch. xxxin).
Le saut d'Allemand, d'après Oadin, c'est du lit à la table.
— Il n'y entendait que le hault Alemant (1. 1, ch. xxiii).
C*est-à dire il n'y entendait rien du tout, l'allemand littéraire
étant alors censé inintelligible (i).
Anglais. — Saoul comme un Anglais (1. I, ch. xv).
Dicton français cité par Erasme, Adages, fol, 313 : « Syracu-
sana mensa..., apud Gallos proverbium, tam satur est quam
Anglus ».
Cette réputation est ancienne. Le Dict de VApostoile, du
xiii° siècle, consigne déjà (éd. Crapelet, p. 78) : « Li mieldre
buveor en Engleterre », c'est-à-dire les plus intrépides bu-
veurs sont en Angleterre.
L'Anglais est le représentant par excellence de la beuverie
dans l'ancienne langue, alors que l'Allemand n'a cette réputa-
tion que depuis le xv-xvi^ siècle (2).
Basque. — Doncques sus l'heure Grandgousier envoya le Basque
son laquays quérir à toute diligence Gargantua (1. I, ch. xxviii).
Les Basques, coureurs renommés, étaient à cette époque
très recherchés comme laquais. Leur rapidité et leur agilité
étaient proverbiales : « Plus vistement que ne vont les Bas-
ques », dit Ant. du Saix (3) dans son Esperon de discipline
(1532), et Molière dans le Dépit amoureux (acte I, se. 11) :
« Vous m'avez fait troler comme un Basque ».
Ecossais. — D'autre pays icy venus [dans le royaume d'Entele-
chie] ne sçavons quels outrecuidez, Fiers comme Escossois (1. V,
ch. XIX).
La fierté des Ecossais était d'ancienne date : « Li plus truant
en Escoce », à la fois gueux et fier, remarque au xiii® siècle le
Dict de VApostoile; et au xvi% Des Periers constate (nou v. xxxix) :
p. 22. Cf. ibidem, p. 56 : « Moi qui suis toujours plus prest de que-
reller qu'un .Aillemand de boire ».
(i) Voy. Rev. du XVI" siècle, t. III, p. 63 à 64 (textes de Calvin à
iVlolière).
(2) Voy. la dissertction d'Otto Klauenberg, Getr'dnke und Trinken in
altfran^ôsischer Zeit, Gôttingen, 1904.
(3) Rev. Et. Rab., t. X, p. 453.
43o FAITS TRADITIONNELS
« Un Escossois, ayant suivy la court quelque temps, aspiroit
à une place d'archer de la garde, qui est le plus haut qu'ilz dé-
sirent estre, quand ilz se mettent à servir en France, car lors
ilz se disent tous jCousins du roy d'Escosse ».
Suisses. — Les mercenaires de la garde royale avaient au
xvi' siècle la réputation d'illustres buveurs :
Ils boivent nuict et jour en Bretons et Suysses...
dit le sonnet sur les Suisses de Joachim du Bellay. Et De la
Porte, Parisien, les caractérise ainsi dans ses Epithètes (1571):
« Suisses. Guerriers, sales, robustes^ ivrognes ».
Rabelais ne leur attribue que des termes de beuverie, et un
ethnographe du début du xvii^ siècle les décrit ainsi : « Les
Suisses aiment extrêmement à faire caroiis et y passent les
journées et les nuits entières... Ceux qui boivent d'avantage ou
qui s'enyvrent, sont estimez plus francs et plus hommes de bien
que les autres qui refusent de faire ces excès » (i).
II. — Populations indigènes.
Bretons. — Dévalez ce via blanc d'Anjou de la hune, et beuvons
icy a la bretesque (2) (1. II, ch. xxviii), — ... ces vins blancs d'An-
jou... à la mode de Bretaigne (\. II, ch. xii). 1. ■ . . '-^
Cf. du Fail, dans le xif chapitre des Propos rustiques : « Là,
ma cousine, si j'ay bu à ma commère, ma commère a bu à
moy : là, vous n'en mourrez pas pour un coup à la Bre-
tesque ».
Depuis le xvi" siècle, les Bretons partageaient, avec les Alle-
mands et les Suisses, la réputation de bons biberons.
— Les Bretons sont gens, vous le sçavez (1. IV, Prol.).
C'est-à-dire les Bretons sont tout de même des hommes comme
nous et non pas des bêtes (3). Dès le xiii' siècle, la malice po-
pulaire leur attribuait une grande dose de niaiserie : « Li plus
sot en Bretaigne », nous dit le Dict de rApostoile;et un sermon
joyeux du xvi"" siècle, après avoir fait déiiler les fous de tous les
pays, donne la palme à la Bretagne:
(i) Davity, Les Estais, Empires et Principaute:ç du Monde, Paris,
1617, p. 424.
(2) Dans les éditions postérieures à i533 ; leçon antérieure: à la til-
de sque.
(3) Voy. bim. Philipot, dans Rev. Et. Rab., t. X, p. 225 à 240,
BLASON POPULAIRE 43 1
Après viennent les folz Bretons
A cent, miliers et milions ;
S'ilz sont saiges, c'est adventure ;
Car ils sont tous foulx de nature.
{Ancien Théâtre, t. II, p. 21 5).
Parisiens. — Le peuple de Paris est tant sot, tant badault, et
tant inepte de nature, qu'un basteleur, un porteur de rogatons, un
mulet avecques ses cymbales, un vielleux au mylieu d'un carrefour
assemblera plus de gens, que ne ferait un bon prescheur evangelic-
que (1. I, ch. xvii).
— Le badault peuple de Paris accourut ( 1 ) au débat de toutes parts
(l. III, ch. xxxvii).
Rabelais nous en donne ailleurs le commentaire (1. II, ch. vu)
« Ce faict, vint à Paris avecques ses gens. Et à son entrée tout
le monde sortit hors pour le veoir, comme vous sçavez bien que
le peuple de Paris est sot par nature, par bequarre, et par bémol,
et le regardoyent en grand esbaliyssement ».
Ce sobriquet des Parisiens que nous rencontrons pour la pre-
mière fois dans Rabelais est devenu typique chez les écrivains
ultérieurs (2).
— Les Parisiens... sont dictz Parrhesiens en grecisme, c'est à
dire^er.s en parler (1. I, ch. xvii).
Déjà Villon avait célébré le « bon bec » des dames de Paris.
Encore aujourd'hui, le bagou est un privilège du peuple pari-
sien.
Poitevins. — Les hommes et les femmes [de l'Isle d'Ennasin]
ressemblent aux Poictevins rouges... (1. IV, ch. ix).
Epithète tirée probablement des Annales de Jean Bouchet,
ami de Rabelais. Le Traverseur, en parlant de l'origine des Poi-
tevins, les identifie avec les anciens Picti, qu'il interprète, en
conformité avec les érudits de l'époque, par « peints » (d'après
leur prétendue habitude de peindre leurs boucliers) : « De là
furent appelez PLcti, pour ce que c'estoit chose nouvelle ; et
d'autant qu'en la plus part de leurs escuts y avoit du rouge,
furent (comme a esté dit) appeliez Poictevins rouges » (3).
B. — DICTONS GÉOGRAPHIQUES.
Les dictons géographiques, chez Rabelais, ne concernent que
les provinces et villes de France.
(i) A l'occasion de la dispute du faquin et du rôtisseur.
(2) Voy. notre Langage Parisien au XI X^ siècle, Paris, 1920, p. 4 à 5.
(3) Cité par H. Glouzot, Topographie du Poitou, 1904, p. 3j.
4 32 FAITS TRADITIONNELS
Avignon. — Et vint en Avignon, où il ne fut troys jours qu'il ne
devint amoureux, car les femmes y jouent volontiers du serrecropyere,
par ce que c'est terre papale (1. II, ch. v).
Réputation dont témoigne le Dict des Pays (éd. Montaiglon,
p. ii6) : « Il n'est bourdeau qu'en Avignon ».
Beauce. — Les gentilshommes de Beauce desjeunent debaisler (i),
et s'en trouvent fort bien, et n'en crachent que mieulx (1. 1, ch. xvi).
Les plaines de la Beauce, aujourd'hui si fertiles, n'avaient
pas la réputation d'enrichir leurs possesseurs : « Gentilhomme
de Décaisse, qui se tient au lit pendant qu'on refait ses chaus-
ses ; on dit autiement, qui vend ses chiens pour avoir du pain»
(Oudin).
Dicton attesté dès le xv' siècle, dans Guillaume Coquillart
(t. 11, p. 289):
Hz chaussent ung vielz brodequins,
Trie, trac, on traisne les patins;
C'est à tel brouet telle saulce,
Et desjeuner tous les matins,
Comme les escuiers de Beaulce.
Les auteurs du xvi" siècle y font souvent allusion (2).
BouRBONNOis. — Aultres croissoyent par les aureilles, lesquelles si
grandes avoyent que de l'une faisoyent pourpoint, chausses etsayon;
de l'aultre se couvroyent comme d'une cappe à l'Espagnole. Et dit
on qu'en Bourbonnoys cncores dure l'heraige, dont sont dictes aureil-
les de Bourbonnoys (3) (1. II, ch. i).
On lit dans le Livre de Diablerie de d'Amerval (1507), fol.
K XV v° :
(i) Michel Menot cite ainsi ce proverbe: « Ex jejunio canes moriun-
tur in Belsia » (Caresme de Paris, i526, fol. 70).
(2) Du Saix, dans son Ksperon de discipline ( 1 532), parle de « ce pauvre
escuyer de Beaulce repeu de baisler... » Cf. Rev. Et. Rab., t. IX, p. 232.
Des Pcriers (nouv. lxxii): « Un des gentilz hommes de Bcausse, que
on dit qu'ilz sont deux à un cheval quand ilz vont par pays, avoit disné
d'assez bonne heure, et fort légèrement ».
Du Fail, dans le xxix*^ des Contes d'Eulrapcl : * Un Monsieur de trois
au boisseau, ou trois à une espée, comme en hi Beauce ».
Comédie des Proverbes (acte III, se. vu) : « Je me doutois bien qu'il
estoit des gentilshommes de la Beausse qui se tiennent au lit pendant
iju'on refait leurs chausses ».
(3) Le Duchat, dans son écrit posthume, prend cette expression à la
lettre : « Oreilles de Bourbonnais sont oreilles cJ'âne. Le Bourbonnois
produit beaucoup de mulcis fort grands, qui pour cette raison ont les
oreilles encore plus grandes que ceux des autres provinces ».
BLASON POPULAIRE 4^3
Il te fault donc esbatement,
Grant folastre, grand quoquibus,
Aussi subtil qu'ung cornibus.
Grants oreilles du Bourbonnois,
Tu n'entens rien, ne mecongnois,
Tu n'est qu'un badin brief et court.
La xciv nouvelle des Joyeux Devis débute ainsi : « Es pays
de Bourbonnois (où croissent mes belles oreilles), fut jadis un
médecin très fameux... ».
— Il feist une tartre bourbonnoise composée de force de hailz, de
galbanum, de assa fetida, de castoreum. d'estroncs tous chaulx (1. II,
ch. xvi).
C'est le sens qu'Oudin donne au mot (« Tarte bourbonnoise,
c'est-à-dire un estron ») et qu'on lit chez Des Périers, nouv.
XXIX : « Et il ne failloit point à vous porter le pauvre saint Che-
laut en un fossé, ou en quelque tarte bourbonnoise ».
De même chez Brantôme, à propos des royalistes au combat
de Saint- Yrieix (t. IV, p. 209): « Hz furent deffaictz par l'in-
fanterie et harquebuzerie pour s'estre perduz et engagez, sans
y penser, dans certains petiz maretz et tartres bourbonnaises ».
Ce sens est ainsi expliqué par le Trévoux de 1 77 1 , v° mollets :
« C'est le nom qu'on donne en Poitou et aux environs à de cer-
tains goufres de terre, dans lesquels un homme et son cheval
seroient engloutis s'il n'étoient secourus promptement. C'est le
même que les tartes bourbonnoises, que l'on trouve dans le
Bourbonnois ».
S'agit-il ici d' «un jeu de mots par allusion au mot&owr&e »,
comme le pensent certains? (i) Ou bien d'une application bur-
lesque de la tartre Bourbonnoise, mets très usité et dont Tail-
levent nous a laissé la recette ? (2) Nous penchons vers cette
dernière interprétation (3).
Chauny. — Les basteleurs de Chaulnys en Picardie sont... de
nature grands jaseurs et beaulx bailleurs de baillivernes en matière
de cinges verds (1. I, ch. xxix).
Les bateleurs se donnaient annuellement rendez-vous à
Chauny, ville de l'Ile-de-France, dont les habitants étaient
(i) Gaidoz et Rolland, Blason populaire de la France, p. 102. Ces
auteurs ajoutent : « Des Periers ne comprenant pas la signification,
en a imaginé l'explication suivante... » Erreur! Des Périers donne à
notre expression l'acception burlesque qui était courante à son époque.
(2) Voy. ci-dessus, p. 182
(3) M. Ant. Thomas {Mélanges, p. 28) voit également, dans tarte
bourbonnoise^, une acception facétieuse de la tarte culinaire de ce nom.
28
434 FAITS TRADITIONNELS
grands amateurs des singeries (i), comme en témoigne cette
curieuse épigramme d'un manuscrit latin cité par Corblet (dans
ses Pi'ooci'bes picards) :
Calnia, dulce solum, cui septem commoda vitae :
Poma, nemus, segetes, linum, pecus, herba, racemus,
Gujus et indigenis Simii sunt propria septem :
Fraus, amor, ira, jocus, levitas, imitatio, rictus.
Ils sont mentionnés dans un coq-a-1'àne attribué à L3'on Ja-
met (éd. Guiffrey, t. III, p. 256) :
Femme qui faict les soubresaulx
Comme les basteleurs de Chaulny.
Pasquier en parie également (1. VII, ch. v) : « Nous avons veu
en nostre jeunesse les jongleurs se trouver à certain jour tous
les ans en la ville de C'nauny en Picc.rdie pour taire monstre de
leur mestier devant le monde ».
CiHNON. — Nous avons cité le dicton rabelaisien sur cette
ville (( petite, mais de grand renom », que notre auteur, pour
en glorifier les origines, fait remonter jusqu'à Gain, « le pre-
mier bastisseur de villes » (1. V. ch. xxxiv).
Lorraine. — Dyceuls sont descendues les couilles de Lorraine,
lesquelles jamays ne habitent en 'braguette, elles tombent au fond
des chausses (1. II, ch. i).
Expression proverbiale fréquente au xv' siècle. On la trouve
dans la Farce de Patlieliii et dans le Parnasse satyrique
(p. 196) (2).
QuANDE et Monsoreau. — Je vous edifieray une belle grande pe-
tite chapelle ou deux.
Entre Quande et Monssoreau
Et n'y paistra vache ne veau (1. IV, ch. xix).
On ajoute habituellement :
Mais dans Monssoreau et Cande
Il en paist plus de cinquante (3).
Proverbe qui exprime le peu d'étendue du canton désigné
(i) Gaidoz et Sébillot, p. 1^4, admettent l'explication traditionnelle,
d'après laquelle le nom venait du singe figurant sur le drapeau de la
compagnie d'arquebusiers de Chauny.
(2) Le Dict des pa}^s (éd. Montaiglon, Recueil, t. V, p. ni) ajoute :
Grans chouars sont en AUemaigiie
Et grosses couilles en Lorraine.
(3) On dit dans le Midi :
Entre Bcaucaire et Tarascon
N'y a ni fede ni mouton,
c'est à-dire ne pait ni brebis ni mouton (cité dans Gaidoz et Sébillot,
Blason populaire de la France, 1884, p. 274).
BLASON POPULAIRE 435
« Une seule rue séparait l'abbaye Saint-Martin de Cande du
village de Montsoreau ; l'un était en Touraine, l'autre en An-
jou » (i).
Touraine. — Je suis né et ay esté nourry jeune au jardin de
France, c'est Touraine (1. II, ch. ix).
Un éloge magnifique de la Touraine clôt le V® livre^ où notre
auteur compare son pays natal — « païs plain de toutes délices »
— aux régions et sites les plus célèbres du monde entier.
(i) Leroux de Lincy, t. I, p. 367.
CHAPITRE X
SENTENCES
Les s-nitenjes soit esseatiellement des proverbes moraux et
coQStituent le foiiJs même de ce qu'on appelle habituellement
la sa.j^esse populaire. Fondées sur l'expérience journalière, elles
reflètent des vérités simples et naturelles, accessibles à toutes
les intelligences. De là leur caractère général, leur universalité.
Ces dictons peuvent se rencontrer à la fois dans le temps et dans-
l'espace.
Leur nombre est considérable, et il importe, pour en faciliter
la recherche, d'en détacher un groupe spécial, assez important,
qui embrasse les absurdités ou impossibilités proverbiales.
I. — Actions de travors.
Nous examinerons sujcessivement, dans leur ensemble, les
bizarres distractions de Gargmtua et les non moins étranges
occupatioiis des officiers de la Quinte-Essence,
I. — Distractions de Gargantua.
Pour peindre la puérilité des occupations de son jeune géant,
Rabelais se sert d'une phraséologie pittoresque, exprimant tour
à tour ses gestes folâtres, grotesques ou vicieux. Les proverbes,
abondamment représentés, servent surtout à dési^^ner des actes
superflus ou absurdes (1. l, ch. xi).
Nous en avons déjà étudié toute une série (i).
(i) A savoir : Baisloit souvent aux mousches. .., souvent crachoit au
bassin.., pissoit contre le soleil.., battoit à froid.., escorchoit le renard..,
disoit la patenostre du cingc, retournoit à ses moutons.., tournoit les
truies au I"oin.., battoit le chien devant le lion.., tiroit les vers du nez..,
mangeoit son pain blanc le premier,., faisoit gerbe de feurre à Dieu..,
faisoit chanter Majfnijicat à matines et le trouvoit bien à propos.., con-
gnoissoit mouches en laict.., faisoit perdre les pieds aux mouches.., ti-
SENTENCES 4^7
Certains proverbes de cette série expriment des actions ridi-
cules ou des excès du boire ou du manger : « ... escorchoit
le renard.., disoit la patenostre du singe.., tiroit au chevro-
tin... »
D'autres, des travers moraux: « ... pissoit contre le soleil..,
faisoit gerbe de feurre à Dieu.., tiroit d'un sac deux moustu-
res... »
Il en est pourtant qui semblent déplacés dans cet amas d'ab-
surdités. A la rigueur: « tiroit les vers du nez.., congnoissoit
mousches en laict... » pourraient être compris ironiquement: il
faisoit le malin. Mais « faisoit de nécessité vertu.., faisoit de
tel pain soupe... » sont parfaitement raisonnables.
De plus, les proverbes: « retournoit à ses moutons.., battoit
le chien devant le lion... » vont nettement à l'encontre du but
de l'auteur.
Remarquons pourtant que l'exclamation du juge dans Pathe-
lin : (( Sus, retournons à nos moutons », reste sans effet sur l'es-
prit embrouillé du drapier. Il continue à entremêler ses récla-
mations contre le berger qui lui a dérobé des moutons et contre
Patelin qui lui a volé une pièce de drap. Quant au dernier pro-
verbe cité, il est probable que Rabelais fait allusion à la stupi-
dité d'une méthode de dressage qui appartenait au passé.
Voici maintenant une autre série de ces amusements absurdes
ou impossibles, qui rentrent mieux dans le cadre des sentences
proprement dites. Ce sont des occupations nettement contraires
au bon sens, et figurant pour la plupart comme telles dans les
recueils parémiologiques et chez les écrivains antérieurs à Ra-
belais :
— ... s'asseoit entre deux selles le cul à ten^e (cf. 1. V, ch. xliv).
Maxime citée dès le xiii'' siècle (i). Erasme, fol. 182, cite cet
roit au chevrotin.., tiroit d'un sac deux moustures.,, faisoit de l'asne
pour avoir du bren.., prenoit les grues du premier sault.., vouloit que
maille à maille on fist les haubergeons.., de cheval donné toujours 're-
gardoit en la gueuUe.., saultoit du coq à Tasne.., gardoit la lune des
loups.., regardoit si les nues tomboient, esperoit prendre les alloueties..,
faisoit de nécessité vertu,., faisoit de tel pain soupe...
( i) Proverbes ruraux (n° 62) : « Entre deux seles chiet eus à terre ».
Proverbes de Fraunce (Leroux de Lincy, t. II, p. 476) : « Entre deux
seles chet dos à terre »
Proverbes du vilain (idem, t. II, p. 459) :
A grant folie entent
Qui deus choses enprent
438 FAITS TRADITIONNELS
adage d'après une anecdote rapportée par Macrobe • « Duabus
sedere sellis ».
— ...se couvroit d'un sac mouillé.
Même sens que la sentence qui suit :
— ... se cachoit en l'eau pour la pluie ^
véritables finesses de Gribouille, relevées comme telles par
nos recueils: « D'un sac mouillé mal on se cœuvre » (Alielot,
n° 87) et « Fol est qui se couvre d'ung sac moulyé » (Nucé-
rin) (i).
On connaît le sens biblique de l'expression : se couvrir d'un
sac (de cendres), en signe de pénitence et d'affliction {Rois, II,
3, 31): « Alors David dit à Joab et à tout le peuple qui était
avec lui : Déchirez vos vêtements, couvres vous de sacs et pleu-
rez aux funérailles d'Urie ».
Rabelais identifie cette expression biblique avec notre pro-
verbe pour l'appliquer ironiquement aux hypocrites (1. IV,
ch. l): « La messe parachevée, Homenaztira d'un cofTre près le
grand aultel un gros farat de clefz, des quelles il ouvrit à trente
et deux claveures et quatorze cathenatz une fenestre de fer bien
barrée au dessus du dict aultel, puys par grand mystère se cou-
vrit d'un sac mouillé ».
Cette application ironique a fait fortune et a été souvent imitée
au XVI* siècle (2).
Et nul ne acheive.
Savez ki l'en dessert :
L'une par l'autre part
E sei meismes grève :
Entre deux arçouns chet cul à terre,
Ce dist li vilains.
Proverbes communs (éd. Langlois, n° 25o) : « Entre deux selles chiet
le cul à terre ».
(1) Guillaume Bouchet cite ce proverbe avec la même acception {Se-
rées, t. IV, p. iby) : « Lors nustre physicien luy réplique : Je vous prie
ne vous couvrir d'un sac mouille de peur de vous morfondre, et respondre
de ce que dit M. Joubert contre Galien... »
De même la Comédie des Proverbes (acte II, se. v) : « Sans raillerie,
nous sommes prins pour duppes... et voicy les habits de quelques Bo-
hesmiens, qui ont fait la picorce en prenant les nostres pour se sauver,
ils se sont couverts du sac mouillé ».
(2) Brantôme s'en est souver^i (t. I, p. 164) : « Dona Maria de Padillo,
ayant faute d'argent pour la solde de ses soldatz, prit tout l'or et argent
des reliques de Tolède; mais ce fut avec une cérémonie saincte et plai-
sante, entrant dans l'église à genoux, les mains joinctes, couverte d'un
SENTENCES 4^9
Nous avons déjà cité l'application exclusivement morale que
Nicocl fait de notre proverbe (i). Calvin le cite souvent avec
cette même acception (2), et Henri Eslienne s'en sert a plu-
sieurs reprises (3), alors que, dans sa Précellenr.e (p. 248), il
range notre dicton parmi ceux qui sont « plutost clés laçons de
parler proverbiales que proverbes contenans sentences ».
Ailleurs il dit {A/'ologie, ch. xvi) ; « Je laisseray ces Qui pro
quo auxquels ils trouvent quelques couvertures, com^bien qu'el-
les soyent telles que on peut dire qu'ils se couvrent d'un sac
mouillé ».
Mais, avec ces applications ironiques ou morales, il ne faut
pas perdre de vue le point de départ de notre proverbe, qui ex-
prime uniquement une tolie, une chose absurde. Ceux qui n'ont
tenu compte que des acceptions ultérieures, se sont perdus
en hypothèses sur ses origines.
Voici ce qu'en pense Le Duchat (dans son Essai posthume) :
« Se couvrir cVua sac mouillé, c'est se servir d'une excuse dont
on découvre la fausseté, comme on découvriroit les traits d'une
personne au travers d'un sac mouillé, qu'elle se seroit appliqué
sur le visage ».
Ce seroit, nous dit Bescherelle, une métaphore prise de la
sculpture, par allusion à la draperie humide qui se colle sur les
formes d'une statue (4). Et Littré identifie notre dicton avec un
équivalent inconnu aux recueils parémiologiques : « Se couvrir
voyie noir, ou, pour mieuz dire, d'un sac mouillé, selon Rabelais, pi-
teuse, marmiteuse... »
De même, La Noue (DiscourS:. p. 217) : « Ces bons valets là ne sont
pas encore trop malhabiles de' se couvrir d'un sac mouillé de bonne heure,
et de laisser toute la coulpe à leur maistre »,
(1) Voy. ci-dessus, p. 34g.
(2) Dans sa Réponse à un Hollandois (t. IX, p. 606 des Opéra) : ;< Sainct
Paul en disant, nous sçavons que l'idole n'est rien, ne parle pas en sa
personne, mais en celle des Corinthiens, qui se couvroyent de telle ex-
cuse comme d'wn sac mouillé ».
Et dans un de ses Sermons (t. XLIX, p. 679) : « Que nous ne serchions
point de couvertures qui ne seront que sacs mouille^, comme on dit. Quand
un homme aura trop chaud, s'il prend un sac mouillé, il se donne la
fièvre : ainsi en faisons nous ».
(3) Voy. Dialogues, t. I, p. i3o.
(4) Explication admise par Feugère, dans son édition de la Précellence
(Paris, i85o). Le dernier éditeur de cet ouvrage, M. Edm. Huguet,
trouve cette interprétation trop savante et lui préfère l'explication plus
simple de Nicod.
440 FAITS TRADITIONNELS
d'un drap mouillé, d'un sac mouillé, se dit d'une sorte de pé-
nitence », rapprochement et explication également erronés.
— ... mettait la charrette devant les beufy.
Proverbe commun : « Folie est mettre la charrue devant les
beufz » (éd. Langlois, n° 273).
— ...se grattait au ne luy démangeait poinct.
Cf. Pant. Progn., ch. v : «... se grateront souvent là, où il
ne leur démange point ».
— ... trap embrassait et trop peu estreignoit.
Cf. 1. I, ch. XLVi : « C'est, dist Grandgousier, tropentreprins :
Qui trop embrasse, peu estrainct ».
Proverbe commun : « Qui trop embrasse, pou estreint » (éd.
Langlois, n° 683 ; et Mielot, n° 273). On le lit dans Guillaume
Coquillart (t. I, p. 196).
— ...ferrait les ci galles.
Même absurdité proverbiale que celle qu'on lit dans le Testa-
ment de Villon:
1820. Item, sera le Seneschal,
Qui une fois paya mes debtes,
En recompense, mareschal,
Pour /errer oes et canettes.
— ... comptait sans son haste.
Proverbe commun (éd. Langlois, n' 319): « Il compte deux
foys qui compte sans son hostc ».
— ... battait les buissons pour prendre les oisillons.
Proverbe commun (éd. Langlois, n° 787): « Vous bâtez les
buissons, dont autre prend les oisillons » (i).
— ... croyait que nues /eussent paelles d'arain, et que vessies
/eussent lanternes.
Proverbe commun (éd. Langlois, n° 788) : « Vous me faistes
acroire de vessies que ce sont lanternes » (2). Martial a déjà ex-
(i) On lit ce proverbe chez Guillaume Coquillart (t. II, p. 25) et dans
les Napolitaines (1584) de Larivey {.Ane. Théâtre, t. VII, p, 304) : « Et
me dire de la part d'Angélique, que je n'y retourne plus... que ce n'est
plus pour moy, doresnavant, que le four chauffe. J'auray donc battu les
buissons, et un autre me viendra arracher d'entre les mains les oisil-
lons... »
(2) On lit cette sentence ti la fois dans la Farce de Pathelin, et dans
le Testament de Villon.
Au xvi« siècle dans le 11" dialogue du Cymbalum de Des Périers :
«... il vous feroit bien entendre des vessies que sont lanternes, et des
nuées que sont poilles d'airain ».
, SENTENCES 44'
primé la même pensée dans un de ses épigrammes (xiv, 62):
Laterna exvesica.
— ... de son poing: faisait un maillet... (Cf. 1. IV, ch. xxxii).
Grosnet rend ainsi ce proverbe .:
De grant folie s'entremet
Qui de son poing fait un maillet.
— ... mettait entre deux verdes une meure...
Proverbe commun (éd. Langlois, n** 251) : « Entre deux ver-
des une meure ».
Déjà ancien, il figure dans les Proverbia rusticorum {n^ 16) :
« Entre deus verz une mehure », et dans les Proverbes de
Frauiice (Leroux de Lincy, t. II, p. 476) : « Entre deus verz la
tierce est meure ». On le lit dans Guillaume Coquillart (t. 11,
p. 21).
— ... se souciait aussi peu des rai\ comme des tondu-{ ..
Cf. l. IV, ch. XXXII : « S'il se soucioit, c'estoit des rez et des
tonduz ». Proverbe qu'on lit dans les Lunettes des Princes de
Meschinot (p. 18):
Il ne me chault de Gaultier ne Guillaume,
Et aussi peu de roy et son royaulme;
Je donne autant des re^ que des tondus.
Remarquons que cette kyrielle de proverbes manque dans
les éditions pr inceps de Gar^a/i/îaa (153 5-1 537); elle figure pour
la première fois dans celle de 1542. Le commentaire de ce cha-
pitre, si précieux pour l'historique de notre parémiologie, est
nul dans les éditions de Le Duchat (171 1) et dans celle des Va-
riorum (1823). Burgaud des Marets se borne à remarquer :
« Nous n'avons pas cru utile de multiplier ici les notes, sans
grand profit pour le lecteur ». C'est dans la récente édition de
Rabelais, donné par la Société des Etudes rabelaisiennes, qu'on
trouvera pour la première fois des notes critiques pour chacun
des proverbes cités. Les résultats que nous avons obtenus, à
notre tour par leur étude d'ensemble, pourront servir de com-
plément à ces notes et au besoin de correctif.
2, — Occupations des officiers de la quintessence.
Les faits et gestes de Gargantua que nous venons de passer
en revue (i), trouvent leur pendant dans ceux des officiers du
(1) Rabelais en a repris quelques-uns pour décrire les diverses conte-
nances de Quaresmeprenant (1. IV, ch. xxxii).
442 FAITS TRADITIONNELS
royaume de l'Entelechie (1. V, ch. xxii). Mais tandis que, pour
tracer le curieux tableau des actions inutiles et absurdes du
jeune géant, Rabelais puise exclusivement dans le trésor de la
sagesse populaire indi^'-ènc, il se sert, pour décrire les emplois
des Quintessentieux, de ses souvenirs livresques en matière de
proverbes gréco- romains, soit par des emprunts directs, soit par
l'intermédiaire des Adages d'Erasme.
Nous ferons plus loin le relevé de ces adages classiques confé-
rés avec ceux d'i*>asm.e, et nous donnerons l'origine biblique
d'une de ces impossibilités comiques (i). Le reste de cette
phraséologie proverbiale (dont nous ignorons la date de compo-
sition) est tiré :
1° De certaines actions de tra.ers du jeune Gargantua (2).
2' De proverbes déjà mentionnés dans les livres anté-
rieurs (3).
— Autres trompaient les andouilles au genouil.
Ce proverbe se lit déjà au Quart lii'i'e, ch. xli : « Pantagruel
rompoit les Andouilles au (jenoil ». Cf. du Fail, t. I, p. 143:
« Il ne faut pas du premier coup vouloir changer cette nature et
rompre les andouilles avec les genoux, pour la raison que c'est
une chose de trop grand'peine (4) ».
Pour en finir avec cette rubrique des incohérences ou impossi-
bilités proverbiales, relevons encore les dictons :
— A propos truelle (1. I, ch. xxxix). — C'est bien à propos
truelle, Dieu te guard' du mal, masson (1. III, ch. xviii).
Coq-à-l'âne répondant à l'équivalent moderne : A propos de
bottes! On le lit dans Cholières (t. II, p. 237) : « A propos
truelle, me voilà relevé de ma preuve ».
(i) Voy. l'Appendice E: Sources livresques.
(2) Autres iaisoient de vessies lanternes, et de nues poislcs d'airain.
— Autres faisoient de nécessité vertu. — Hz gardoicnt la lune des loups.
(3) ... tiroit des pets d'un asne mort. — Autres escorchoient les an-
guilles par la queue, et ne crioient les dites anguilles avant que d'estre
escorchées, comme font celles de Mclun. — Aultres faisoient alchymie
avec les dens.
(4) La variante donnée par Gringore (Abw; dit monde, v. 2107) :
Au genoul ciiider rompre l'anguille.
se lit également dans Cholières, t. I, p. ^35 : « Mais de penser rompre
l'anguille au genouil..., c'est se vouloir casser la teste contre la mu-
raille ». Cf. Oudin (i^>40): » Vouloir rompre une anguille au genou,
c'est entreprendre une chose qui ne peut réussir ».
SENTENCES 44^
— Je ne suys point clerc pour prendre la lune avec les dents (1. II,
ch. xii).
Proverbe qu'on rencontre dans les Esprits de Larivey {Ane.
Théâtre, t. Vil, p. 214): « Cestuy est autant possible c^mq pren-
dre la lune acec les dents » .
— ...jecta la manche après la coingnée, comme proprement vous
dictes (1. IV, Prol.).
Proverbe commun: abandonner mal à propos une entreprise,
comme le bûcheron qui, au lieu de remman:her sa coignée, jette
le manche et se croise les bras.
— En icelle année le mois de mars faillit en quaresme, et fut la
mj-aoust en may (l. II, ch, i). — ... mars ne failloit à caresme
(1. III, Prol.). — ... la myoïist colloquer en may (1. III, ch. xxxiii).
— Au mois d'octobre... fut la semaine tant renommée par les an-
nales, qu'on nomme la semaine des trois jeudis... (1. II, ch. i).
Guillaume Goquillart donne la variante (t. II, p. 136) : « En la
semaine à deux jeudis », mais la Comédie des Proverbes re-
vient à la forme rabelaisienne du proverbe (acte II, sc.iv) :
« ... dire grand mercy jusques au rendre qui sera la semaine
des trois jeudis, trois jours après jamais ».
II. — Proverbes moraux.
Abonder. — Chascun abonde en son sens (l. III, ch. vu).
Aimer. — Qui me ayme, si me suyve (1. I, ch. xxxiii).
Attendre. — Tout vient à point qui peult attendre (1. IV,
ch. XLVIIl).
Proverbe commun ainsi rapporté par Nucérin (15 19) : « Qui
peult attendre, tout vient à bien » (i).
Bat. — Il sentait que le bast le blessait (1. III, ch. xli).
La Farce de Pathelin cite ainsi ce proverbe :
1357. Je sçay mieux où le bast me blesse.
Bois. — Ne sçavoit de quel bois faire /l esche {Pant. Progn.,
ch. m).
Proverbe ancien : « De meillour fust kî l'en eyt deit faire
flesches » {Proverbes de Fraunce, t. II, p. 475) et « Fay de tel
bois que tu as flesche » (Mielot, n° iio).
Boiter. — Ne cloche^ pas devant les boiteux (1. 1, ch. xx). — Se
mocque qui clocque (1. III, ch. xxiv).
(O Michel Menot (fol. i83) : « Tout vient à point qui veut attendre ».
Du Fail (Propos rustiques, ch. ix) : « Hz pourroient bien s'en repentir
pour ce que tout vient à lieu qui peult attendre ».
444 FAITS TRADITIONNELS
Maxime ancienne qu'Erasme (fol. 492) rapporte d'après Ju-
vénal : « Loripedem rectus derideat, Ethiopen ai bus », avec
cette explication : « ... quasi claudus claudo claudicationis vi-
tium per contumeliam objiciat ».
Courir. — Ce n'est tout adva?itaige de courir bien ioust, mais
bien de partir de bonne heure (1. 1, ch. xxi).
La Fontaine a dit avec le même sens (1. VI, fable x):
Rien ne sert de courir :
Il faut partir à point.
Ecoliers. — Vous dictes qu'il n'est de sjeusner que d'escholiers :
dipner, que d'a\ocatz : ressiner, que de vinerons : soupper, que de
marchans: reguoubillonner, que de chambrières. Et tous repas, que
de farfadetz (1) (1. IV, ch. xlvi).
Le proverbe commun disait (Nucérin, 15 19) : « H n'est vie
que des coquins ». Cf. Henri Estienne {Apologie, t. II, p. 39) :
« Il n'est rie que des coquins, quand ils ont assemblé leurs bri-
bes », et la Comédie des Proverbes (acte III, se. m): « Pour
moy, je trouve qu'il n'est festin que de gueux, quand toutes les
bribes sont ramassées ».
Eperon. — Car nous disons q\xQ par espérons on commence à soy
armer (i. Il, ch. viii).
Esprit. — Engin mieulx vault que force (1. Il, ch. xxvii).
Maxime ancienne qu'on lit fréquemment dès le xiii' siècle (2).
Etendard. — // n'est ombre que d'estendart^, il n'est fumée que
de chevaux, etcliquetys que de harnois (1. 11, ch. xxvii).
Etrenne. — A bonjour, bonne estrenne (1. IV, ch. ix).
Foire. — On ne s'en va des foires comme du marché (1. V, ch. xi).
Le marché dure en efTet moins longtemps que la foire.
Force. — Oiifaim. règne force exule (1. I, ch. xx.\ii).
Proverbe commun (Mielot, n" 225): « Où force r.gne, droit
n'a lieu », autrem.ent rendu par Nucérin (15 19): « Où force est,
justice n'a lieu » et par Henri Estienne {Pi'c'cellence, p. 211):
« Où force est, raison n'ha lieu ».
Fortune. — Contre la Fortune la diverse... (1. II, ch. xi).
Sous-entendu : Ng a si bon cltar qui ne verse.
(i) Sobriquet des moines dans Rabelais.
(2) Proverbes ruraux (n" 223) : « Engins vaut mieus que force », et
Proverbes communs (Mielot, n" 437) : « Mieux vault engin que force ».
Elle est citée dans les Fabliaux:
Li vilains dist, en son proverbe,
Micx valt cngicns que ne fet force.
Et dans le Roman de Renard :
1354. Mius vaut cngicns que fait forclie.
SENTENCES 44'
Proverbe commun (Nucérin, 15 19): « N'est bon charretier qui
ne cerse » (i).
Fou. — Un fol enseigne bien un sugc (1, ill, ch. xxxvii).
Proverbe commun (éd. Lan^^lois, n° 794) : « Un fol advise
bien ung saige ».
Homme. — Autant vault l'homme comme il s'estime (1. II, ch. xxi).
Villon avait exprimé la même maxime, dans si « Ballade des
Proverbes » :
Tant vault l'homme comme on le prise.
— C'est bien ce que l'on dict qu'il faict bon adviser aucunes fois
les gens, car un homme advise en vault deux (1. Ill, ch. xxxvii).
Malheur. — Un malheur ne vient jamais seul (l, 11, ch. xxxiii).
Proverbe commun (Nucérin, 15 19): « Ung mal ne vient pas
seul ».
— ...pisser son malheur (1. I, ch. xxxviii).
Proverbe encore vivace en Anjou qu'on applique à celui qui
a perdu au jeu.
Meurtrier. — Je dis couraige de loup, asseurance de meurtrier
(1. IV, ch. xxiii).
Allusion à la hardiesse des malfaiteurs à nier les forfaits dont
on les accuse. Calvin, dans un de ses Servirions (t. xxxiv,
p. 336) : «Voilà donc des hommes qui seront asseures comme
des meurtriers^ jusques à tant que Dieu les ait bien mattez ».
Cf. Comédie des Proverbes (acte III, se. vu) : « Il faut estre
asseares comme meurtriers et ne se laisser pas prendre par le
bec ».
Monde. — Je vous demande en demandant : Pourquoy est-ce qu'on
dict maintenant en commua proverbe : Le monde n'est pas fat ?
(1. V, Prol.).
Oeil. — Elle [Badebec] ne se soucie plus de nos misères et calami-
taz: autant nous pend à l'œil {\. II, ch. m).
Ancienne formule ainsi citée par les Prooerbes ruraux
(n° 45): « Chascun ne set qu'à l'eul li peut », et les Proverbes
communs (éd. Langlois, n*^ 468) : « Nul ne sçait qu'à l'œil lui
pend ».
(i) Guillaume Coquillart avait déjà dit (t. I, p. 107) :
Telle charrette souvent verse
Par faulte de bon limonnier,
et Mathurin Cordier le cite deux fois (p. 278 et 275) : « Il n'y a bon char-
tier qui ne verse quelque Joys. Il n'y a si bon qui ne faille aucunes foys :
Contre la fortune diverse
Si bon chartier n'est qui ne verse ».
446 FAITS TRADITIONNELS
Oisiveté. — ... comme disent les philosophes, Oisiveté estre mère
de luxure (1. III, ch. xxxi).
j Pluie. — Petite pluye abat grand vent (1. I, ch. v) (i).
On peut suivre cette maxime dès le xvi' siècle, :iussi bien
dans les recueils de proverbes (2) qu'en littérature (3).
Prince. — Un noble prince n'a jamais un sou. Thésauriser esi
faict de vilain (l. I, ch. xxxiii).
Cf. 1. I, ch. XXXIII : « La recouvrerez argent à tas. Car le
vilain en a du content ». Meurier cite ainsi cette maxime
(p. 214):
Un noble Prince, un gentil Roy
N'a jamais pile ne croix.
On pourrait en rapprocher ces vers du Roman de Renard :
2049. Oncques prince escars n'avers (4)
A bien ne vient.
Teigneux. — Trois tigneux et un pelé de légistes (1. II, ch. v).
Cf. Satire Meni;>pée, p. 5 : « Leur commun dire estoit qu'aux
ditz Estatz n'3' avoient que trois tigneux et un pelé... ». Pro-
(i) De même 1. II, ch. x, et 1. IV, ch. xl.
(2) Proverbia rusticorum (éd. Zacher, n* 169) : « Petite pluie abat
grant vent >».
Proverbes ruraux (éd. Ulrich. n° 92) : « A pou de pluie chiet grans
vens et grans orgueus en pou de tens ».
Proverbes au vilain (éd. Tobler, n» 67) :
A petite pluie chiet granz vens.
Ce dit H vilains.
Proverbes de Fraunce (éd. Leroux de Lincy, t. II, p. 4/5): « De grand
vent petite pluye ».
Proverbes communs : a A petite pluye chiet grant vent » (Langlois,
n»46) et « Petite pluie abat grand vent » (Mielot, n" 243).
(3) Dans le Roman de Renard
8828. Grand vent chiet à poi de pluie.
Christine de Pisan {Œuvres, t. III, p. 5o) :
Fou d'achoison souvent muet grand débat
Et petite pluye grand vent rabat.
Mystère de Saint-Quentin :
7017. C'est clcr feu en gluic,
La petite pluie
Abat le grant vent.
Gringorc, Notables Enseignements (i528) :
222. Petite pluye un fort grand vent abat.
Du Fail, Propos rustiques (ch. ix) : « ... disans que ce n'estoient gens
pour eux... joint que de grand venty petite pluye ».
(4) C'est à-dire : Jamais prince chiche ni avare...
SENTENCES 447
verbe commua encore vivace dans les provinces ; on dit dans le
Poitou: « Trjis piles et un toaJu » (i).
On le voit, les proverbes épars dans l'œuvre de Rabelais
s'imposent à l'attention par leur nombre et leur facture, par les
personnages qui les débitent et par le cadre où ils sont enchâs-
sés. Un triple caractère les distingue des adages qui les ont pré-
cédés ou suivis :
1° Richesse. — Aucun autre écrivain, ancien ou moderne, n'a
mis en œuvre des matériaux parémio logiques aussi abondants.
Cervantes, seul, en approche, mais les proverbes allégués par
Sancho Pança coulent comme une eau calme qui se confond
avec celle de la sagesse populaire elle-même (2), alors que les
dictons de Rabelais sont puisés à des sources hétérogènes et
présentent les aspects les plus variés.
Rabelais absorbe tout le trésor parémiologique de son époque,
à tel point que les proverbes qu'on rencontre chez les auteurs
contemporains s'y retrouvent presque au complet. C'est une
mine féconde en riches filons qui ont été tour à tour exploités
par Des Périers et du Fail, Cholières et Verville, la Satire Me-
nippée et Brantôme, Régnier et la Comédie des Proverbes.
2° Originalité. — Rabelais a considérablement élargi le do-
maine de la parémiologie française, en lui ouvrant des sources
nouvelles et en lui prodiguant les fruits de son expérience. La vie
monastique y occupe la première place et les âges postérieurs
n'ont rien ajouté à ses apports. Les proverbes zoologiques ré-
sultent chez lui en grande partie de ses propres observations :
de là leur priorité chronologique et le cachet à part qui les
distingue. La plupart des autres catégories ont reçu de notre
auteur des augmentations importantes. Telles les curieuses ru-
briques des professions et métiers et de la vie sociale.
3^ Vnioersalité. — L'océan parémiologique de Rabelais est
constitué par des courants multiples et divers : sagesse antique
et médiévale ; dictons monastiques, juridiques et médicaux ;
sagesse indigène, héritière du passé. Tour à tour puisés dans
(i) Communication obligeante de H. Glouzot.
(2) Voy., dans la traduction de Don Quichotte par De l'Aulnaye (Paris,
1821, t. IV, p. 401 à 440 : « Proverbes et Sentences tirés de l'histoire
de Don Quixote », en français et en espagnol. Les dictons de Sancho y
sont distingués par une S. Il n'y là rien de commun avec la parémiolo-
gie rabelaisienne.
448 FAITS TRADITIONNELS
la société monastique et laïque, sacrée et profane, publique et
privée, les proverbes rabelaisiens reflètent, ici comme ailleurs,
les aspects de la vie de tous les temps et spécialement de la
Renaissance.
Les commentateurs n'ont jusqu'ici accordé qu'un intérêt mé-
diocre à cette partie importante de l'œuvre. Ils n'en ont pas en-
trevu l'importance, et les explications qu'ils en ont données sont
insuffisantes, hasardées ou erronées. Notre recherche spéciale,
basée sur une méthode strictement historique, permettra d'en-
visager sous un jour nouveau la plupart des problèmes de la
parémiologie rabelaisienne.
CONCLUSION
Nous venons d'envisager les principaux aspects sous lesquels
la Renaissance française se présente aux yeux de l'investigateur
moderne et à la lumière des données de l'œuvre rabelaisienne.
En premier lieu, le legs scientifique de l'Antiquité et du
Moyen Age, renouvelé par les dons du grand écrivain, a été vi-
vifié et développé par ses observations multiples au cours d'une
vie mouvementée, alimentée sans cesse par une curiosité insa-
tiable.
Ensuite, l'italianisme de la Renaissance a eu pour résultat la
rénovation à peu près complète des institutions héritées du
Moyen Age. Quelques rares manifestations de la vie sociale ont
seules résisté à cette action décisive et permanente.
Enfin, parmi les influences indigènes, les détails d'ordre tra-
ditionnel jouent un rôle considérable dans cette œuvre complexe
comme la vie et reflétant le savoir encyclopédique de l'époque.
Nous avons tâché d'envisager les faits dans leur réalité con-
temporaine, en les replaçant chacun dans son époque, dans son
milieu, dans sa spécialité. Ce procédé nous a valu des résultats
essentiellement différents des idées vagues et superficielles sur
certains aspects de la Renaissance, notamment dans le domaine
des sciences de la nature et de l'italianisme.
Quant aux traditions populaires, nous les avons embrassées
dans leur ensemble et dans leurs détails caractéristiques. Nous
avons ainsi été à même d'éclairer d'un jour nouveau maint trait
saillant et de tracer le tableau le plus vaste des faits d'ordre tra-
ditionnel transmis de l'Antiquité à travers le Moyen Age, et en-
core vivaces à l'époque de la Renaissance comme de nos jours.
Ces divers facteurs de la Renaissance française ne se présen-
tent pas, dans le roman rabelaisien, isolément et en quelque
2y
45o CONCLUSION
sorte par tranches séparées, mais dans leur complexité réelle
et dans un ensemble débordant de vie et de bjnne humeur. La
science des Anciens y côtoie les subtilités de la scolastique, la
nouvelle pédagogie, la routine du passé.
Cette juxtaposition d'éléments opposés a donné le change à
certains critiques. On a vu en RabeUis un « continuateur du
Moyen Age » (i). Erreur profonde qui va à l'encontre de la réa-
lité ambiante. Avec l'instinct du génie, le grand satirique s'est
strictement conformé au développement même de la civilisation
nationale. Les cloisons étanchesque les historiens ont imaginées
entre les temps anciens et modernes sont factices et ne cadrent
nullement avec l'évolution de la vie sociale, ni avec la vie tout
court. Une époque ne continue pas brusquement la précédente
et le passage d'un état de choses à un autre ne va pas sans se-
cousses.
En abordant la société française à la sortie du Moyen Age,
c'est-à-dire à une époque de transition, Rabelais nous fait assis-
ter au choc de deux lacteurs opposés, à leur conilit plus ou
moins prolongé jusqu'au triomphe des éléments novateurs. En
matière d'éducation, l'enseignement médiéval, avec ses procé-
dés purement mnémoniques et dialectiques, était encore en
vigueur dans le premier quart du xvi"" siècle. A ces méthodes
surannées, Rabelais oppose la nouvelle pédagogie de Ponocrate
et des humanistes, qui commençait à se répandre. Mais les idées
nouvelles ne l'ont pas toujours emporté, et le legs du passé est
longtemps resté debout. On le voit notamment dans le domaine
des croyances et des superstitions populaires, autrement tena-
ces, et dont plusieurs ont même persisté jusqu'à nos jours.
En pleine Renaissance, les fables des Anciens touchant les
animaux et les plantes étaient encore généralement admises, non
seulement par les gens du commua, mais par l'élite de la nation,
par les lettrés et les érudits. Rabelais ne pouvait s'abstraire
entièrement de cette crédulité universelle. v.
Nous avons montré, d'autre part, combien l'italianisme avait
profondément agi sur les institutions héritées de l'âge antérieur
(i) « Loin d'être en tout en avance sur son temps, Rabelais s'est plu à
en flatter la fantaisie, la curiosité et la soif du merveilleux, et par là, au
moins, il nous apparaît comme un homme du Moyen Age, et non comme
un précurseur ». Gilbert Chinard, L' Exotisme américain dans la liltc-
rattire française du XVP siècle, 1911, ch. m (« Un continuateur du
Moyen Age »).
CONCLUSION 4>i
au point de transformer toute la vie matérielle de la nation.
Cependant, non seulement certains facteurs matériels (comme
le costume et la cuisine) lui restèrent inaccessibles, mais toute
la vie intime de la nation en resta indemne. Les faits tradi-
tionnels, dans leur énorme complexité, ignorent l'influence tran-
salpine. Or ces survivances du passé étaient encore en pleine
vigueur à l'époque de Rabelais.
Les superstitions des âges précédents ont ainsi leur place
dans son roman comme une des manifestations les plus frap-
pantes de l'état social du temps. Il ne pouvait passer sous silence
un facteur aussi important et qui avait poussé des racines si
profondes que des débris nombreux continuent à subsister dans
le tréfonds de l'âme populaire.
Dans cette énorme diversité, dans cette complexité sans pa-
reille, ce qui frappe, c'est la fusion parfaite de l'emprunt et
de l'original, du savoir livresque et de l'expérience de la vie.
L'érudit et l'écrivain s'y complètent de la manière la plus heu-
reuse.
Tout en relevant du genre satirique, l'immortel roman ré-
sume, à lui seul, la vie intégrale des hommes de la Renaissance
sous le triple rapport : intellectuel, social et traditionnel.
Il importe maintenant de compléter cette vue d'ensemble des
facteurs essentiels de la Renaissance française par l'étude mi-
nutieuse des faits linguistiques de la même époque, considérée
tour à tour sous le rapport de la langue, des tours de la pensée
et de l'imagination. Ce sera la matière de la seconde partie de
cet ouvrage.
APPENDICES
APPENDICE A
RABELAIS ET COLONNA
Il y a plus d'un trait commun entre les deux célèbres écri-
vains.
Francesco Colonna, frère dominicain comme Rabelais fut frère
franciscain, a laissé, comme celui-ci, une œuvre unique, un ro-
man, mais où les questions d'amour et d'art s'entremêlent sous
le voile allégorique. Ce singulier ouvrage, paru à Venise en 1499,
est intitulé : « Hypneroioinachia PoUphili, ubi humana omnia
non nisi somnium esse ostendit, atque obiter plurima scitu sane
quam digno commémorât ».
C'était un in-folio de 500 pages, rempli de planches gravées
sur bois, véritables chef«-d 'œuvre qui contribuèrent au succès de
l'ouvrage. Inspirées de Féline et de Vitruve, les descriptions ar-
tistiques y occupent une place qui firent à l'auteur la réputation
d'un praticien fameux.
Dans une sorte d'Avis au lecteur, qui donne un aperçu du
roman, on lit :
II décrit... des pyramides, des obélisques, de vastes édifices en
ruine, des colonnes diverses avec leurs proportions, des chapiteaux,
des épistyles, c'est-à-dire des travées droites ou courtes^ des zoopho-
rcs ou frises, des corniches et leurs ornements...
Il dépeint le palais de la Reine, qui personnifie le libre arbitre, un
RABELAIS ET COLONNA 453
festin royal exquis... un jeu d'échecs sous forme de ballet... plus
loin la fontaine de Vénus (au centre d'une île) ornée de sept colonnes
précieuses.
Colonna écrit dans un italien fortement latinisé, mais dont on
a exagéré la singularité. La Monnoye (dans les Ménagiana) pré-
tend le caractériser ainsi : « C'est, sans exagération, un italien
plus étrange que n'est le français de l'Ecolier Limousin dans
Rabelais ou du seigneur Philausaune dans Henri Estienne ».
Le critique italien Apostolo Zeno va plus loin : « Il suo stile
è un continuo gergo di Greco, di Latino et di Lombarde, col
mescolamento di voci Ebraiche, Arabiche e Chaidee » (i). Et
M. Thuasne, à son tour : « La langue toute spéciale dans la-
quelle il est écrit et où l'on remarque un mélange d'hébreu, de
grec, de latin, de lombard, de toscan et de vénitien » (2).
Ce sont là de pures exagérations. L'italien de Colonna est, il
est vrai, imprégné de latinismes ; mais, si nous nous reportons
à l'époque où l'ouvrage parut, le courant latinisateur était aussi
puissant en Italie qu'il allait le devenir en France. Ce style
est, chez nous, celui des grands rhétoriqueurs, et tout parti-
culièrement du plus insigne d'entre eux, de Jean Lemaire.
La prose des Illustrations de Gaule se rapproche beaucoup
de celle du Songe de Poliphile : une même douceur mélo-
dieuse, une même harmonie continue séduisent le lecteur de
l'un et l'autre ouvrages.
Deux exemples, pris au hasard, suffiront à justifier notre rap-
prochement et à donner une idée de l'écriture abondante et ca-
dencée, commune à ces deux auteurs à peu près contemporains.
Le premier texte, tiré du Songe de Poliphile {1499), décrit la
fontaine mystérieuse de Vénus :
Una dillequale tornatile columne, alla dextera parte cyanava pre-
fulgente di fînissimo sapphyro, et dalla sinistra vernava virente
smaragdo di prestantissimo colore piu lucentissimo che gli affixi per
gli ochii al Leone al tumulo di Hermia regulo... Negli anguli dilla
corona sopra la viva et centrica linea perpendiculare di qualunque
substituta columna una aruleta, et di supra excitata una imagine di
planita cum il suo appropriato attributo promineva. La sua grande-
cia dal tertio dilla subiecta columna exacta symmetricamente di pu-
rissimo oro. Nel fronte anteriore alla dextera, il falcifero Saturno
(i) Cité par Popelin, Songe de Poliphile, Introduction, p. clxxui.
(2) Etudes sur Rabelais^ p. 270.
454 APPENDICES
assideva. Et alla sinistra la noctiluca Gynthia, per ordine incomin-
ciando dal primo circinaoti terminavano ad Selene. Sotio agli quali
nel zophoro in circuito cum maximo exquisito di artificio elegante-
mente celati vedevase gli duodeci signi zodiaci, cum le superiore im-
pressione, et charactere, cum eximia scalptura expressi (fol. Y 8).
Le second fragment, tiré des Illustrations de Gaule (1510),
raconte la scène mythologique, où Jupiter invite tous les dieux
à assister au mariage de Pelée et Thétis. Voici l'arrivée d'Apol-
lon :
Tantost après survint le cler Dieu Apollo, touchant de sa harpe do-
rée par grande maistrise : ayant le chef couronné de laurier. Et ame-
noit, en un bransle, les neuf Muses, filles de Jupiter et de Mémoire...
Icelles neuf Muses chantèrent diverses chansons toutes concordantes
en raison de musique, en remémorant chacune en sa cantilene, ce
dont elle avoit esté inventeresse. Clio, pour la première, recita en un
chant les nobles histoires et faits chevalereux des preux de jadis ;
Melpomene, la seconde, prononça en grave accent ses authentiques tra-
gédies. Thalia, la tierce, descliqua ses plaisantes comédies très élé-
gantes. Euterpe, la quarte, feit noble modulation de ses flultes, dont
elle trouva premièrement l'usage. Terpsichore, la cinquième, diminua
maint bon passage, de son mélodieux psalterion. Erato, la sixième, se
degoisa, et dansa doucement selon la mesure de Géométrie. Calliope,
la septième, tressage clergesse, et bien literée, de sa voix clere et
resonnante, chanta maint dittier scientifique. Urania, la huitième,
fonda toute son harmonie sur le noble mouvement des cieux. Et Po-
lymnia, la neuvième et la dernière, meslée de plusieurs sciences, ac-
centua maints chants Royaux, balades, serventois, lays et virelays,
aornez de couleurs rhetoricales (1. I, ch. xxviri, éd. Slecher, t. I,
p. 210).
Mais les mots grecs et hébreux, chez Colonna > dira-t-on.
Le Songe de Poliphile renferme tout au plus une trentaine de
mots grecs (Rabelais en a dix fois autant) et en ce qui touche les
prétendus vocables orientaux, voici ce qu'en pense le plus récent
traducteur : « Quant aux mots hébreux, arabes, syriaques même,
dont on veut qu'il ait chargé son vocabulaire, j'avoue ne les
avoir point découverts... Ce qui a donné créance que Colonna
aurait introduit des mots orientaux dans son langage, ce sont
deux inscriptions hébraïques et deux arabes qu'il a mises dans
son livre. On en a conclu qu'il était versé dans la connaissance
de la langue. C'est peut être une exagération » (1).
(i) Le Songe de Poliphile. trad. l'opelin, Introduction, p. cr.xxvii.
RABELAIS ET COLONNA 455
Une année après la seconde édition italienne (1545), parut la
version française par Jean Martin, traducteur de Vitruve, d'Al-
berti et de Serlio : Hypnevotomachie ou Discours du Songe
de Poliplnle (15-16).
Martin n'avait d'ailleurs fait (comme il le déclare expressément)
que revoir la traduction élaborée par un gentilhomme « vertueux
et de bon sçavoir » : « Il est digne que l'on luy en sçache gré, veu
mesmement qu'il l'a extraicte d'un langage Italien meslé de Grec
et de Latin, si confusément mis ensemble, que les Italiens mes-
mes, s'ils ne sont plus que moyennement doctes, n'en peuvent
tirer construction, et encores a tant faict que d'une prolixité plus
qu'Asiatique il l'a reduict à une briefveté Françoise, qui con-
tentera beaucoup de gens ».
La version la plus récente et la plus fidèle est celle d'un ar-
tiste, Claudius Popelin, peintre émailleur doublé d'un érudit et
d'ua poète : « Le Songe de Poliplnle ou Hypnérotomachie du
frère Francesco Colonna, littéralement traduit pour la première
fois, avec une Introduction et des Xotes », Paris, 1883, 2 vol.
Rabelais a parfaitement connu le Songe de Poliphile. Dans
Gargantua, ch. ix, il le mentionne, en comparant son symbo-
lisme aux hiéroglyphes des Egyptiens. C'est la partie architectu-
rale qu'il met largement a profit au V livre.
Ses nombreux emprunts ont été soigneusement relevés par
M. Solftoft - Jensen en 1896 (i). Plus récemment, M. L.
Thuasne a abordé le même sujet dans ses Etudes sur Rabelais
(1904", mais tout ce qu'il ajoute aux constatations essentielles
de son devancier (qu'il semble ignorer) est vague et aventureux,
comme en général ses autres rapprochements.
Si l'on excepte la mention du Gargantua, maître François
n'a tiré aucun parti de Colonna dans les premiers livres de son
roman.
Ce n'est pas là l'avis de M. Thuasne. Suivant lui, non seu-
lement Rabelais imite le Songe de Poliphile et le traduit par
endroits, mais encore il lui emprunte « des vocables, par exem-
ple pastophore... Iiorrijique » (p. 271), etc., bien que, s'em-
presse-t-il d'ajouter : « Rabelais a pu également le tirer du
lat. horrijîcus, ainsi que pastophore du grec 7:x(îTO(p6po<; ».
Mais alors où est l'emprunt à Colonna, qui d'ailleurs emploie
(1) Dans la Revue d'hist. litt. de la France de 1896, p. 60S à 612.
456 APPENDICES
pastophore avec le sens exclusif de « niche », qu'ignore Rabelais,
chez lequel ce mot désigne « les pontifes » {Brlefve Déclara-
tion), nom ironiquement appliqué aux moines (i). Ajoutons que
des trente et quelques mots grecs dont Colonna fait usage, au-
cun ne se rencontre chez Rabelais.
Voici un autre des prétendus vocables tirés de VHypnerotoma-
chia : « Le premier emprunt de Rabelais à Colonna est relatif à
l'abbaye de Tliélème, nom qu'il paraît avoir pris à Thelemia,
l'une des nymphes gracieuses... )) (Thuasne, p. 272). Or, chez
Rabelais, Tliélème est tout simplement le grec ÔéX-zi^ia, libre
volonté, la devise de Thélème étant: « Fais ce que voudras ».
La fontaine, surmontée de trois Grâces, qui se trouvait au
milieu de la basse cour de Thélème (1. I, ch. lv) et qui jettait
l'eau par les mammelles, la bouche, les oreilles, rappellerait ce
passage du Songe de Poliphile (fol. f r°) : « Sopra il quale [vaso]
excitata era una artifîciosa arula, supposita aile tre Gratie
nude... Dalle papille délie taie délie quale, l'acqua surgente stil-
lava subtile... »
Mais il n'était nul besoin de copier Colonna pour dédier Thé-
lème aux Grâces. Dans les Jardins des palais italiens, Rabelais
avait certainement admiré des fontaines jaillissantes, surmon-
tées de Charités jetant l'eau par leurs mammelles. C'était l'ac-
cessoire de tout parc seigneurial.
En somme, et comme nous l'avons dit, il n'y a aucuns trace
positive du roman de Colonna dans les premiers livres. Il faut
arriver au Cinquième pour trouver des reproductions souvent
textuelles dans les descriptions du Temple de la Dive Bouteille.
Le Duchat considérait déjà le ballet en forme de partie
d'échecs (1. V, ch. xxiv à xxv) — qui manque d'ailleurs au Ma-
nuscrit — comme un emprunt à Colonna, où l'on trouve la des-
cription d'un bal à la cour de la reine Eleuterilyda. 11 faut y ajou-
ter, comme l'a signalé M. Solftoft-Jcnsen, les chapitres : xxxvii
(dans Poliphile, description des portes du temple de Vénus),
xxxviii (description du pavé de mosaïque) ; xi.i (la lampe qui
éclaire le temple), xr.ii (la fontaine de Vénus) ; xliv (la chapelle),
— qui sont des emprunts textuels, et dont la traduction litté-
rale diffère de la version abrégée de Jean Martin. L'auteur a
directement puisé dans Colonna.
En dehors de quelques termes techniques tirés de'cette source,
(1) Voy. ci-dessus, p. S.
RABELAIS ET COLONNA 4^7
la diction quintessenciée et la fiction allégorisante de Colonna
ne sont pas restées sans influence sur la pensée et le style de
Rabelais. On constate, d'une part, au Quart livre, au cours des
navigations de Pantagruel, une tendance de plus en plus accu-
sée à l'allégorie, tendance inconnue aux livres précédents et
découlant directement du symbolisme de Colonna ; d'autre
part, au V livre, les discours subtils de la reine d'Entéléchie
sont comme l'écho de ceux qu'on lit dans le Songe de Poliphile.
Cette double action mérite d'être retenue (i).
Remarquons, à ce propos, que, des nombreux écrivains du
Cinquecento, deux seulement, appartenant tous les deux à la
vie monastique, ont vivement intéressé Rabelais. En premier
lieu, Folengo, dont les Macaronées lui ont fourni une demi-
douzaine d'allusions ou suggestions; ensuite Colonna, dont le
Poliphile l'avait tout d'abord peu attiré, à cause de son inter-
prétation symbolique (que notre auteur compare à celle des hié-
roglyphes), mais dont les belles descriptions artistiques avaient
fini par le séduire à un âge plus avancé.
Et lorsque Rabelais s'était mis à préparer les matériaux de
son V livre y il avait transcrit littéralement en français, de
l'édition princeps qu'il avait lue dans sa jeunesse, quelques cha-
pitres et fragments touchant tantôt le jeu d'échecs sous forme
de ballet et tantôt la fontaine de Vénus ornée de colonnes pré-
cieuses, avec l'intention manifeste de les retoucher à la rédac-
tion définitive. La mort l'en ayant empêché, ces pièces et mor-
ceaux sont restés tels quels dans le Manuscrit (1562), et dans
l'Edition (i 564) du V livre, où ils figurent, à proprement parier,
à l'état de transpositions littérales, procédé diamétralement
opposé au travail de composition de notre auteur.
(i) Nous y reviendrons plus amplement dans notre étude sur les
éléments constitutifs du V^ livre de Rabelais.
APPENDICE B
THÉOPHILE FOLENGO
(A PROPOS DE LA € Tempête »^
Un des épisodes les plus connus des navigations de Panta-
gruel — celui des moutons de Panurge (ch. vi à vin) — a été
inspire à Rabelais par les Macaronées de Théophile Folengo,
dont l'édition définitive remonte à 1530. Notre auteur en a tiré
le canevas, ?ur lequel il a brodé de brillantes improvisations,
comme le dialogue entre Panurge et Dindenault.
On a également prétendu, mais à tort, que l'épisode capital
du Quart livre, la Tempête (ch. xviii à xxii) dérive de la même
source, tandis qu'il s'agit d'un lieu commun qu'on rencontre
dans toutes les littératures. Dans l'Antiquité, la description
qu'en a donnée Virgile est célèbre, et Rabelais s'en est souvenu.
Au Moyen Age, rappelons la tempête décrite par Wace et par
l'auteur du Roman de Tristan (i) ; plus tard, celle qu'on lit
dans une des branches du Roman de Renart (2) et dans le Mys-
tère des Actes des Apôtres (3) de Bourges (1536).
A l'époque de la Renaissance, la description de Folengo, dans
ses Macaronées, a fourni quelques traits secondaires, mais seu-
lement quelques traits, à Rabelais. La « Tempête » du Panta-
gruel se distingue de toutes celles qui l'ont précédée par le
réalisme des détails, la vie débordante de l'ensemble et surtout
le vocabulaire nautique qui lui donne un relie! puissant.
Les rapprochements de détails, qu'on a tenté d'établir pour
cet épisode entre Folengo et Rabelais, sont ce qu'il y a de plus
superficiel. Tel ce passage (ch. xviii): « Le pilot... commanda
tous estrc à l'herte... fît mettre voiles bas, mejane, contre-
mejane... », qu'on rapproche de ces vers des Macaronées,
chîint XI :
(i) Voy. Jal, Archéologie navale, t. 1, p. 192 et suiv
(2) Cf. Rev. Et., Rab., t. X, p. Sqj à 393"
(3) Ibidem, p. 307.
THEOPHILE: FOLENGO 4)9
Plurima sollicitis famulis gridando comaDdat,
Cui parent omnes facientes mille facendas ;
ilic mollat cordam, tirât ipse, revinculat alter...
Certains traits d'ordre psychologique, comme la lâcheté de
Panurge. qui se trahit ici pour la première fois (i), et les vœux
qu'il fait pendant l'orage, sont peut-être inspirés de Folengo.
Nous disons « peut-être », car ces traits ne sont nullement par-
ticuliers aux Macaronées : Renart, assailli par la tempête, est
saisi de peur et promet de se croiser ; puis il invoque Dieu « et
tous les saints qui sont saints »; la belle guerrière Marphise,
de VOrlando furioso, qui subit aussi une tempête sur mer,
s'effraie de l'orage et fait, elle aussi, des vœux (chant XIX,
strophe XLvii), Ces sentiments sont si naturels qu'ils ont pour
ainsi dire passé en proverbe : Passato il pericolo, rjabbato il
santo (2).
Restent, comme emprunts réels, outre l'épisode des moutons,
cartains traits du caractère complexe de Panurge. Mais il y a,
dans l'ensemble, entre ce personnage et le Cingar de Folengo,
toute la distance qui sépare l'ignorant moine de Cipade du plus
universel des écrivains de la Renaissance. On n'en a pas moins
exagéré jusqu'à l'absurde les prétendus rapports entre les Ma-
caronées et Pantagruel, allant jusqu'à voir dans le poème ma-
caronique le point de départ du roman rabelaisien.
Cette illusion remonte à la version française de 1606 des
Macaronées, qui porte en sous-titre: « Prototype de Rabelais »,
et débute par cet avis de l'imprimeur: « Lecteur, voicy un Pro-
totype de Rabelais... ». C'était là, comme nous dirions aujour-
d'hui, une réclame de libraire. Les lecteurs l'ont prise au sérieux
et elle est devenue, au xix' siècle, l'opinion courante en Italie
aussi bien qu'en France (3),
En fait, parodie satirique mise à part, il n'y a rien d'essen-
tiellement commun entre les deux œuvres. Nous avons montré
ailleurs (4) l'inanité de ces rapprochements au petit bonheur.
(i) On n'a pas assez remarqué qu'au livre II, ch. xvi, Panurge rosse
le guet, risque sa peau ou sa liberté dans des farces dangereuses et que^,
pour se sauver des Turcs, il a tué son gardien. Ce côté opposé du ca-
ractère de Panurge est encore plus accentué dans le livre posthume.
(2) Voy. ci-dessus, p, 354.
(3) Voy. notre étude sur « Folengo et les Jiïacaronées », dans Rev.
Et. Rab., t. X, p. 384 à 410.
(4) Dans l'étude citée ci-dessus.
46o APPENDICES
Il suffira d'ajouter ici, qu'en dehors des quelques traits secon-
daires d'ordre psychologique dont nous admettons le rapproche-
ment, le poème de Folengo n'a eu aucune influence sur le ro-
man de Rabelais.
Chose curieuse, la langue factice des Macai'onées — mélange
de latin et d'italien (littéraire ou dialectal) latinisé — genre dé-
veloppé et non créé par Folengo, n'a pas laissé non plus de
vestiges dans notre roman, dont les phrases macaroniques sont
puisées ailleurs ou appartiennent en propre à Rabelais (i).
En somme, les Macavoiiées n'ont aucun lien étroit avec
Gargantua tt Pantagruel. C'est faire trop d'honneur à Folengo
que de le considérer comme un prédécesseur de Rabelais parce
qu'il a ridiculisé les seigneurs et les moines : c'est le fond com-
mun de la satire du Moyen Age. Encore moins peut-on voir en
Merlin Coccaie le « prototype de Rabelais » : c'est une préten-
tion dénuée de toute base solide et qu'on n'aurait jamais prise en
considération, si la critique n'avait pas été depuis deux siècles
suggestionnée par « l'avis de l'imprimeur » de la version de
1606, ainsi que par la langue du traducteur imprégnée çà et là
de la substantiiique moelle rabelaisienne.
11 est juste, néanmoins, de reconnaître que Folengo a réussi
à attacher son nom à une œuvre ingénieuse, originale, unique
dans son genre. Elle n'est pas non plus dépourvue d'intérêt
pour l'histoire sociale de l'Italie à l'époque de la Renais-
sance (2).
(i) Nous reviendrons sur ce sujet, dans le deuxième volume de cet ou-
vrage.
(2) L'édition la plus récente des Macaronées a paru dans la série
« Scrittori d'Italia », sous le titre Le Alacclieroticc, par A. Luzio, Bari,
1912, 2 vol. pet. in-80. Ce n'est pas une édition critique, mais une
réimpression soignée de l'édition de i552, très peu différente delà Cipa-
dense (i53o), mais se distinguant notablement de la Toscolane(i52i). Un
lexique d'une quarantaine de pages (mais sans renvois au texte) clôt
cette édition. — L'édition critique reste toujours à faire. Nous en avons
donné un échantillon dans notre étude sur l-'olengo, Rev. Et. Kab., t. X,
p. 399 à 409.
APPENDICE C .
AUGUSTE JAL
(A PROPOS DES Termes nautiques)
Un panégyriste du milieu du xvii" siècle, Antoine Leroy, dans
ses Elogia Rabelœsina (ouvrage resté manuscrit), consacre à Ra-
belais marin un chapitre spécial intitulé : « De nautica arte, de
qua aptissime, utexpertissime, scripsit Rabeleesus ». Un siècle
plus tard, le marquis de Coulant imite en vers la l^empête de
Rabelais et lui donne une place dans son recueil (i). Mais ces
témoignages d'admiration restèrent isolés. Personne ne s'avisa
de contrôler la véracité des détails nautiques donnés par Rabe-
lais. Les commentateurs eux-mêmes reculèrent devant une tâ-
che aussi ardue et délicate, soit à cause de la multiplicité des
renseignements qu'elle suppose, soit par un sentiment de con-
fiance absolue dans la bonne foi du maître.
Le Duchat est à peu près muet sur la nomenclature nautique,
et l'édition Varioruin. si prolixe par ailleurs, se contente, à
propos de la voilure, de cette affirmation de De Marsy: « Noms
de voiles qu'il serait trop lonj et même inutile d'expliquer,
ainsi que beaucoup d'autres termes de marine qui se rencon-
trent dans ce chapitre; mes remarques ne seraient guères en-
tendues que des marins qui n'en ont que faire ».
I. — Diatriba de Jal contra Rabalais.
Tel était l'état de la question, lorsqu'un érudit spécialiste, Au-
guste Jal (mort en 1873), très versé dans k s choses de la marine,
auteur d'un vaste Glossaire nautique (1848), soumit à un exa-
men systématique les chapitres du Quart livî'e sur le « Navi-
guaige » de Pantagruel. 11 leur consacra une première et longue
étude en 1840, dans son Archéologie navale (t. II, p. 497 à
(i) Morale enjouée ou Recueil de fables, contes, épigrammes, pièces fu-
gitives, Cologne, 1783, p. 198 à 2i3 : « La Tempête de Rabelais ».
402 APPENDICES
560") et. huit ans plus tard, il revint sur le même sujet dans
plusieurs articles de son Glossaire nautique. Sa critique aboutit
à ce résultat (qu'il formule à la p. 527): « Rabelais avait des
notions très superficielles des choses navales, la nomenclature
maritime lui était à peine connue ; il ignorait la tactique aussi
bien que la valeur des termes spéciaux... Enfin, la marine est
dans Rabelais une chose vaine et creuse ».
Cette conclusion est-elle justifiée, et les données sur lesquel-
les elle se fonde sont-elles solidement établies.^ Voilà ce que
nous allons rechercher par un examen attentif des arguments et
des faits rassemblés par l'auteur.
Ce qui frappe tout d'abord, dans cette critique, c'est la passion
qui l'inspire et la guide. Le spécialiste moderne veut à tout
prix trouver en défaut l'illustre écriv:;in. Cette prévention de-
vient une véritable hantise, qu'il s'efforce de faire partager au
lecteur. L'examen dégénère en diatribe, le ton familier va jus-
qu'à l'irrévérence et l'animosité s'exhale dans des apostrophes
comme celle-ci (p. 512): « Vous ne savez pas la marine; qui
vous force d'en deviser.^ Pourquoi ramasser les termes sur les
quais d'un port, ou dans un vocabulaire, et nous les jeter ainsi
à poignées ))? (i)
Quels sont donc les griefs que Jal formule contre Rabelais.^
On pourrait, à notre avis, les résumer sous ces trois rubriques :
anachronismes, nomenclature, variantes graphiques,
A. — ANACHRONISMES.
En abordant le « naviguaigc » de Pantagruel, Jal a envisage
les chapitres xviii à xxni comme un tout à part et sans attache
avec le reste de l'ouvrage. Cette manière de traiter le sujet lui
\KJ a fait méconnaître le caractère spécial du roman rabelaisien,
i\ dans lequel la satire, le comique et le burlesque se côtoient.
Le procédé cumulatif en dérive. Les groupements lexiques
de Rabelais sont puisés aux sources les plus diverses, à l'Anti-
quité comme au Moyen Age, et le grec, particulièrement, est
mis à contribution pour enrichir les séries verbales.
(i) dette critique s'appliquerait peut-être avec plus de raison aux
Travailleurs de la lucr {\866), on Victor Hugo semble justement avoir
déverse à pleines pages le Glossaire nautique de Jal, de même que, dans
son roman tic Quatre-viupl-lrei^e (1S73), il a copié à tort et à travers
le Glossaire du patois de Guernescy par Georges Métivier (1870).
AUGUSTE JAL 403
S'agit-il, par exemple, des vaisseaux de mer? Rabelais citera
à la fois (l. III, ch. li): « Les grosses orcades », — 6Xx.a,Ss<;,
vaisseaux de transport et de charge, — « les amples tlialaine-
ges », — ôaXaa'/iyol, sortes de gondoles égyptiennes garnies de
chambres, — « les fors gu:illions, les naufs cliiliandres et mi-
îHandres », — ^(^tXixvSpoï, [t/ipiavâpoi, qui contenaient, ou pou-
vaient contenir, mille hommes et dix mille hommes, — sans
oublier les « liburniques » — Uburnicœ (naoes), brigantins ou
felouques (1. IV, ch. i), et les celoces, fins voiliers ou avisos
(1. IV, ch. m) de son père Gargantua (i).
Reprocher maintenant à Rabelais, comme le fait Jal, d'avoir
transporté au xvf siècle des appellations de navires antiques
(telles que « liburniques, thalamèges, trirèmes, céloces »), qui
sont des souvenirs classiques, c'est absolument méconnaître les
particularités stylistiques du roman et faire ainsi, de sa propre
ignorance, un grief à l'auteur de Pantagruel :
Que les nefs de la flotte pantagruélique scient des galions, c'est à
merveille ; qu'elles soient des ramberges, rien de mieux, mais des
liburniques ou liburnes, mais des trirèmes, non, et cela je ne puis
le passer à notre romancier (p. 50i).
Il y avait au xvi' siècle plus d'une espèce de navires légers et rapi-
des, mais aucun n'avait gardé le nom de celoce (p. 504).
De pareilles remarques sont d'une candeur, qui aurait fait
sourire d'indulgence maître François.
Rabelais dira également (l. IV, ch. xx) : « Nostre amé, plon-
gez le scandai et les bolides... », en faisant suivre le terme
technique italien pour sonde {scandaglio) de son équiva-
lent grec (poXtç), selon le procédé cumulatif qui lui est familier,
et non pas comme le pense Jal {Glossaire, v° scandai): « Ra-
belais fait une bathologie, pour avoir le plaisir de mettre un
mot grec à côté d'un mot italien, et sans s'inquiéter d'être rai-
sonnable; ce qui lui arrive un peu trop dans son IV livre ».
Une méprise analogue a amené le critique moderne à une
série de confusions (dont il fait autant de griefs à Rabelais), à
propos du rôle joué dans le « naviguaige » par la galère de
Pantagruel.
La galère a été, pendant le ÎMoyen Age, le vaisseau par ex-
(i) On lit ô/xKç chez Hérodote, Thucydide, Xénophon; Ocàuti/iyol, chez
Strabon, Athénée, Suétone; triremis, chez César, Tite-Live, Suétone;
celox, dans Plante, Varron, Tite-Live; liburnica (navis), dans Pline le
jeune, Tacite, Suétone.
^04 APPENDICES
cellence, le croiseur d'escadre, en usage, surtout dans la Méditer-
ranée, depuis le xi' jusqu'au xyii*" siècle. C'était un navire effilé,
éminemment propre aux évolutions. Sa haute antiquité et sa
grande rapidité la recommandaient également à l'attention de
Rabelais. Avec la liberté qu'on a de tout temps reconnue aux
conteurs, celui-ci prend donc galère au sens de grand bateau ou
de nauf, sur laquelle il fait embarquer Pantagruel et ses gens,
non sans l'avoir auparavant pourvue de tout l'attirail de l'époque
« Pilotes, nauchiers, fadrins, espaliers, argousins, comités... ».
Sa description répond à peu près exactement à celle de la Grande
Maisiresse de Marseille de 1525 ou à une galère vénitienne de la
même époque, telle que la décrit Bartolomeo Crescenzio (p. 95) :
« In ogni galea (di xvi secolo) questo era lo stato maggiore : Ca-
pitano, Padrone, Comito di mezzania, sottocomito a prora. Pi-
loto con duo consiglieri, l'Algozzino con almeno sedici compagni
o marinari di guardia... ».
L'identification chez Rabelais de la nauf avec la galère une
ois admise — et cette identification saute aux yeux — que si-
gnifient les objections que Jal ne se lasse pas d'étaler sur plu-
sieurs pages et qui tournent autour du même cercle vicieux ?
D'une part, il reproche à notre auteur d'avoir confondu les
deux catégories de navires et, d'autre part, une fois ce cas pen-
dable admis, il ne lui reproche pas moins amèrement, et à vingt
reprises diflcrentes, d'avoir équipé sa galère suivant les dispo-
sitions des galères et non pas (comme l'aurait souhaité Jal) sui-
vant le gréement des nauj's de l'époque (p. 514 à 516) :
11 n'y a des rembades que sur les galères, et Pantagruel est sur
une nef...
Sur la nauf il n'y a point de comité... il n'y a plus d' argousins...
et la nef n'a point d'estanterol...
Encore une erreur grossière ! Il ne saurait y avoir d'espaliers sur
la nef, puisqu'une nef n'est pas un bâtiment à rames.
Jal à qui appartiennent en propre ces prétendues confusions,
les impute à Panurge comme autant de « bévues » :
Je passe à Panurge ses bévues ; il est fou de peur et ses terreurs
peuvent l'excuser ; mais frère Jean, qui a toute sa tête, qui est un
homme intelligent et qui, depuis son embarquement sur la thala-
mège, a dû apprendre quelques termes particulieis aux nefs, que
pen-^er de lui quand il ne dit pas un mot qui n' appartienne au
vocabulaire des galères ?
Ce n'est pas fini. Suivons frère Jean et voyons s'il aura par ha-
AUGUSTE JAL \à'^
sard une expression juste dans tout son discours : « Il seul, dit-il à
Panurge, ne aide à la chorme ». Encore les galères! Les matelots
d'une nef ne composaient pas une chorme, mais un équipage.
Panurge et frère Jean ont fait assaut de non-sens et de balourdises.
On a peine à en croire ses yeux, quand on lit ces passages. Es-
sayons cependant d'y jeter quelque clarté.
Jal, à tort ou à raison, reproche à Rabelais, comme une
« faute grossière », d'avoir pris une galère pour un navire. Cette
erreur, si erreur il y a, capitale d'après Jal, semble un péché
véniel à tout lecteur tant soit peu familiarisé avec les procédés
du maître. Car, pour parler franchement, il ne faut pas être
grand clerc es pilotaiges pour savoir discerner un navire propre-
ment dit ou une nauf d'un vaisseau à rames; et si Rabelais,
— qui, sans être un savant universel, possédait assez de clartés
sur toutes choses pour être parfaitement renseigné sur les sujets
qu'il traite dans son livre, — a préféré à la nef la galère, ce
type de bâtiment étant plus familier à ses lecteurs, le choix est
chez lui intentionnel, et il est peu raisonnable de lui en faire
un grief sérieux et continu.
Cependant, adoptons un instant la manière de voir de Jal et
admettons que Rabelais a eu tort de substituer une galère à sa
nef primitive. La galère l'a donc emporté, la galère seule, c'est
chose entendue. Mais alors, si galère il y a, pourquoi lui en
vouloir de l'avoir armée à l'instar de toutes les galères méditer-
ranéennes du commencement du xvi'' siècle .^ Pourquoi, alors,
lui reprocher dix fois, vingt fois, d'avoir prêté à ses personna-
ges, — Panurge, Frère Jean, etc., — exclusivement le langage
des galères.^
Ces anachronismes supposés, ces prétendues confusions sont
chez Rabelais voulus, réfléchis. Les objections de Jal à cet
égard reposent sur une méconnaissance totale de la facture du
roman rabelaisien et sur une véritable pétition de principe qui
a induit le critique à toutes sortes de contradictions.
Envisageons maintenant un autre aspect du problème.
B. - NOMENCLATURE.
« Si on passe brusquement des récits maritimes de Froissart
à la Navigation du compaignon à la bouteille (1574) (i), on
(i) L'opuscule en question date, sous ce titre, de 1545, mais en fait,
sous celui de Panurge, Disciple de Pantagruel, il remonte à i538.
3o
466 APPENDICES
est Stupéfait de la transformation qui s'est opérée dans la no-
menclature navale », nous dit M. Charles de la Roncière (t. II,
p. 460).
Ce contraste est encore plus frappant, si on passe du « navi-
guaige » de Pantagruel au Tlirésor de Nicot (1606), qui donne
spécialement « les mots propres de marine » en usage à la fin
du xvi^ siècle. La grande majorité des termes nautiques rabe-
laisiens manque à Nicot, et Cotgrave (161 1) n'a fait que les ti-
rer de Rabelais lui-même. Aucun écrivain parmi ceux qui ont
traité des sujets maritim.'s n'a disposé d'une nomenclature
aussi abondante, aussi originale et, en somme, plus parfaite-
ment authentique. Nulle part la bonne foi du maître et ses pro-
cédés d'élaboration n'éclatent plus clairement que dans ces cha-
pitres du « naviguaige », où il a consigné le résultat d'observations
consciencieuses et renouvelées. Ce n'est pas dans les livres tech-
niques, d'ailleurs inexistants à cette époque, mais — comme
nous l'avons montré — à la source même qu'il a puisé sa riche
nomenclature. 11 l'a recueillie de la bouche des matelots ligé-
riens, bretons, catalans, languedociens, provençaux, vénitiens;
et ces termes, alors encore vivaces et appartenant au double vo-
cabulaire océanique et méditerranéen, il les a ajoutés au stock
de mots nautiques français de son époque, réalisant ainsi un
ensemble unique dans son genre.
De toutes les critiques que Jal adresse à Rabelais, la plus
injuste certes est celle qui touche à l'ignorance de la valeur des
termes nautiques: « L'intention de Rabelais, dil-il (p. 523), fut
bien plus de faire entrer le plus grand nombre possible de mots
techniques dans son livre que de les y encadrer en connaissance
de cause ».
Jal conteste à la fois la réalité de certains termes nautiques
employés par Rabelais (leur valeur technique et leur usage au
xvi' siècle), et le sens qu'il attribue à d'autres. Examinons ce
double point de vue.
I. — Termes contestés.
Voici les termes que Jal conteste soit sous "le rapport chrono-
logique, soit sous le rapport de leur usage nautique proprement
dit:
Contremejane. Nous n'avons rcacontrc cette forme du mot conlre-
misaiDC que ciaos le IV* livre dii Kabolais (Glossaire). — Le contre-
AUGUSTE JAL .^67
artimon que Rabelais, fidèle à ses formes bizarres, appelle contre-
viejane, de l'italien mei, fort peu usité, même en ce temps là, et qui
était un synonyme de Tne\\o (p. 5o5).
Ce terme serait donc, suivant Jal, propre à Rabelais, et no-
tamment « une de ses formes bizarres ». Or, la Grande Mais-
tresse (i) de Marseille (1525) porte comme voiles, en partant de
l'arrière, une mejane et une contremejane (la Roncière, t. II,
p. 482); et cette forme est si peu « bizarre » que le provençal
l'a toujours connue comme telle : contî'emejano est la source im-
médiate du terme rabelaisien et l'étymologie proposée par Jal
est purement illusoire.
Estanterol. Rabelais a Jeté le mot estanterol dans le ch. xix du
livre IV de Pantagruel, au milieu d'autres termes de marine, sans
avoir égard à leur véritable sens: « Deçà, Gymnaste, icy sur Vestan-
ierol » est une phrase inintelligible pour un marin (Glossaire).
Jal aurait dû ajouter : « pour un marin du xix' siècle » ; mais,
au XVI* siècle, Vestanterol, c'est-à-dire le pilier placé à la tête
du coursier d'une galère, près de la proue, était également fa-
milier (comme on l'a vu) au langage nautique catalan, languedo-
cien et vénitien.
Fadrin. L.qs fadrins étaient les argousins, gardiens de la chiourme,
selon Oudin. Ce mot, que je n'ai lu dans aucun document, appartient
à l'idiome de Valence (p. 5o2).
La définition d'Oudin est inexacte, comme le reconnaît plus
tard Jal dans son Glossaire, où il cite en même temps ce passage
extrait des Faits de la marine (151 5-1 520) d'Antoine de Con-
flans ; « ... quarante /adrms au prix de iiii livres par moys
chaicun... » Le terme est catalan et signifie proprement « marin
novice ».
Fernel. Fernel pour frenel, qui n'était pas usité dans la marine,
mais qui venait de V itaUen J'renello.
Cette assertion, comme l'exemple précédent, est erronée. La
Roncière cite déjà fresnelles, comme terme nautique, dans
Vlaventaire de la barge de 1369 (t. II, p. 481), et l'origine du
mot est également catalane ou languedocienne, langues dans les-
quelles/e/'/ieZ garde encore cette valeur technique. Remarquons
(i) Cet Inventaire de la Grande Maistresse est conservé aux Archives
nationales (X 8021, fol. 200 et suiv.j.
468 APPENDICES
encore que fernel manque au Glossaire de Jal, le critique
n'ayant pas connu l'usige n lutique du mot.
Insail. C'est un hissas ou issas, une drisse que Rabelais appelle
ainsi contre l'usage qui n'admettait pas plus cette prononciation en
ail que celle en aile à propos de maestra (p. 5 16)... Insail est une de
ces formes étranges que l'auteur de Pantagruel affecta souvent, ou
par caprice ou pour reproduire les prononciations familières de son
temps à certaines provinces. Les Normands criaient probablement
quand ils hissaient : insa là I (hisse là !; et Rabelais aurait fait insail
de ces deux mots (p. 5 1 8).
L'impropriété des termes trahit ici, comme ailleurs, l'inex-
périence de Jal en matière philologique. N'est-il pas plaisant de
voir reprocher à Rabelais d'avoir forgé un terme contre Vu-
sage, sous prétexte que le suffixe ail avait cessé d'être un élé-
ment formatif?' Des termes comme attirail, éventail, portail,
etc., ne sont attestés qu'après Rabelais. En réalité, insail est
un dérivé de inser, forme normande de hisser, d'après l'analogie
de gouvernail. Rabelais n'a pas « appelé » la chose ainsi, il a
simplement emprunté son mot aux marins normands. Quant à
l'allusion à maestra, voici en quoi consiste la critique:
Maistralle. La maîtresse voile, ce qu'en terme des galères on nom-
mait la maistre ou mestre... Je ne connais aucune analogie qui puisse
justifier l'orthographe (i) maistralle que Rabelais crut devoir adop-
ter. Au surplus, en FVance et au xvi" siècle, la grande voile d'un
vaisseau rond ne s'appelait pas mestre, mais gvdnd pacfi ou papefic
(p. 5o9).
Si Jal avait connu le terme provençal maistralo, source di-
recte du maistralle de Rabelais, et qui désignait précisément la
grande voile de tout navire latin, il aurait été moins affirmatif.
Sa désignation: orthographe (au lieu de : finale ou terminaison)
est un non-sens, et la dérivation du terme rabelaisien de l'ital.
maestra, ne l'est pas moins ; c'est maestrale qu'il voulait dire
et qui répond au prov. maistralo.
Ajoutons que pape fil figure également chez Rabelais (l. IV,
(i) Même erreur passée dans VHisloirç de la Marine de Charles de
Le Ronciére (t. II, p. 484) : « Le mot maestra, pour désigner la grande
voile ne se propagea pas en France, n'en déplaise à Rabelais ».
Rabelais écrit maistralle (et non pas maestra) et ce vocable subsiste
toujours (sous la forme maistralo) en Provence parmi les marins mar-
seillais de la bouche desquels il l'a recueilli.
AUGUSTE JAL 4^9
ch. Lxiv), seulement il ne désigne pas la voile maîtresse, mais
une voile quelconque, d'accord en cela avec le prov. papajigo,
mât de perroquet, et avec l'ital. pappafico (« une sorte de voile
ou couverture », Oudin), vénitien /)apa^^o (« asta a cui s'at-
tacca la banderuola in cima all'albero délia nave », 13oerio).
Scandoula. Garde Vescantoida, c'est-à-dire reste dans le scando-
lar ; par malheur, il n'y a pas à bord de la nef de chambre portant ce
nom. Au xiii^ siècle, les nefs avaient un scandolar, mais elles n'en
avaient plus au xvi^ siècle (p. 5i6).
Toujours la même hantise : Rabelais parle de galères, et Jal
tient à sa nef. Quant à la galère, il n'y a pas de doute, elle a
toujours eu un escandelar ou scandolar, un escandole (i) ou
escantole (comme écrit RabelaisJ.
Dans les Comptes du Clos des gallées de Rouen, de 1382, fi-
gure un estandelav, forme altérée d'escandelar (éd. Bréard,
p. 91 : «... une table de xv piez de lonc »), et on lit cette der-
nière forme dans un texte de 1530, cité par Ducange : « Le
prince feist appeler messire Guillaume de Villeneufve et il l'en-
voya quérir en soutte dedans Vesquandelar par le patron Mat-
thieu Corse ».
Et quant aux galères vénitiennes du xvi' siècle, Crescenzio
affirme ceci (p. 94) : « Il luogo dell'Aguzzino è allô scandolaro,
ove sono locate le Armi »; et Pantero-Pantera (1614) le définit
ainsi : « Scandolaro è la stanza vicina alla caméra délia
poppa ».
On voit combien les présomptions de Jal sont risquées, ce qui
ne l'empêche guère de faire remarquer une fois de plus (p. 505)
« dans quelle confusion tombe Rabelais, quand il donne à corps
perdu dans la technique navale »,
2. — Termes mal interprétés.
Jal n'est pas plus heureux dans les essais d'interprétation
qu'il prétend donner aux divers passages nautiques de Rabelais.
En voici quelques exemples :
Caveche. Guare la caveche, hait, mousse. Veut-il avertir le mousse
à qui il s'adresse de prendre garde à une corde qui s'enroule autour
de son cou {cave:;\a, italien) ou bien le prévient-il que quelque chose à
(i) Appellation conservée jusqu'au xvii^ siècle. Voy. Hobier, p. 3o.
470 APPENDICES
droiie va tomber sur sa tête {cabe:{a, espagnol) et qu'il faut qu'il passe
vite à gauche pour éviter une blessure? Je n'en sais rien (p. 5i6).
Le terme en question (qui manque au Glossaire) n'est tiré
ni de l'italien, ni de l'espagnol. C'est un mot patois au sens de
« tête », de chevêche, et il désigne le cap ou tête de mouton,
espèce de poulie, que Frère Jean ordonne au mousse de sur-
veiller (i).
En parlant du coursoir, Jal écrit : « Cette mauvaise confor-
mation pour cottr^ter » (p. 518).
11 s'agit ici encore d'un terme d'origine dialectale et qui ne
paraît pas avoir fait double emploi avec le coursier ou la
coursie (2),
Pour escantoula, Jal avait d'abord identifié le terme rabelai-
sien avec l'ancien escandolar^ et ceUe interprétation paraît la
plus vraisemblable. C'est une graphie imparfaite d'escandoula,
nom provençal de la chambre de l'argousin sur les galères mar-
seillaises; et lorsque Frère Jean ordonne au mousse de garder
VescantoiUa (1. IV, ch. x:.\), il l'engage à veiller à ce que cette
pièce de la soute (où l'on tenaient les armes et le trésor de la ga-
lère) ne prenne pas eau.
Jal est revenu plus tard (dans son Glossaire) sur cette expli-
cation. Ayant trouvé, chez Oudin, escantoula au sens de
« pompe », il lit sienne cette nouvelle acception. Une confusion
entre les deux sens n'était pas impossible, vu leur analogie for-
melle : en provençal, escandola désignait le « scandolar », et
escandoU^ la pompe. Une telle alternative suffit à montrer les
difficultés que rencontrent les interprètes modernes pour saisir
le véritable sens d'un terme technique du xvi® siècle. Chaque
nouvelle difficulté de cet ordre irrite malheureusement Jal, et,
au lieu de s'en prendre à l'insuffisance des documents nautiques
dont on dispose pour l'époque de Rabelais, il préfère rejeter sur
le grand écrivain son dépit. Ouvrez plutôt le Glossaire^ au mot
escantoula :
Nous croyoni cette fois être dans le vrai [il s'agit d'escantoula au
sens de « pompe »]. il est bien permis d'hésiter ou de se tromper
lorsqu'on est en présence d'un texte rempli de termes défigurés et
jetés dans le rccii comme à l'aventure et sans aucun souci de leurs
véritables signilications par un écrivain qui aîïccie la technique d'un
métier où il est tout à fait novice.
(i) Voy. ci-dessus, p. loi.
(•i) Ibidem^ p. 102.
AUGUSTE JAL 47 1
Il est possible que Rabelais ait été « tout à fait novice »
dans le metlei- cl.; marin, et aucun rabelaisant ne voudrait ris-
quer sa vie sur un esquif piloté par maistre François, fusse sur
la paisible Loire. Mais en est il de même, en dehors du métier,
pour la valeur des termes nautiques employés ? Est-il vrai,
comme le veut Jal, que ces termes soient « défigurés et jetés
comme a l'aventure ? »
Tous les exemples cités et discutés Jusqu'ici font ressortir
la parfaite bonne foi de Rabelais en regard de la passion et de
la légèreté de son critique. Tout ce qui échappe à Jal, — et
c'est le cas des termes nautiques d'origine dialectale (bretonne,
normande, etc.), ou de provenance méridionale (catalane, lan-
guedocienne, provençale), c'est-à-dire la grande majorité de la
nomenclature de Rabelais, — lui paraît « termes défigurés » ou
« de conformation bizarre ».
Dans ce vaste tableau d'un naufrage, il n'y a en fait qu'un
seul point sur lequel le doute puisse être permis. On est sur-
pris de rencontrer, parmi les voiles que le pilote de Rabelais
fait mettre bas en prévision de la tempête, le nom d'epagon,
qui semble désigner tout autre chose. Il y a là probablement
une confusion, mais il ne suffit pas de la constater, il s'agit de
l'expliquer.
Certes, une erreur de ce genre est compréhensible, étant
donné la multiplicité de ces noms de voiles et la variabilité de
leur nomenclature : « Une des conséquences de la révolution opé-
rée dans les constructions navales, — nous dit La Roncière
(t. II, p 479), — fut de précipiter au milieu d'une nomencla-
ture déjà formée, comme celle de nos marins normands par
exemple, une avalanche de mots nouveaux qui amena un désar-
roi, un pesle-mesle indescriptible. Déjà en 1359, le patron d'une
galère royale s'embrouillait dans la nomenclature de ses agrès,
parlait d'arbre et de mât, de prime dite étai, de haussière dite
giime^ alignant en un mot le gréement des nefs {itague, raque,
renc, haubans, betas, vergues) à côté des apparaux de galères
{ost, aman, proui/er, groapial) ».
Un homme du métier, un patron de galère royale, a donc pu
commettre des bévues pires que celles que Jal reproche constam-
ment à l'auteur de Pantagruel. Cependant, le cas d'epagon est
plus délicat : c'est le grec è-rràywv, lequel, nous dit-on, signifie
« poulie ». Comment peut-on confondre une « poulie » avec
une « voile it} Il s'agit, on le voit, non pas d'un terme nautique
472 APPENDICES
proprement dit et d'origine populaire, mais d'un emprunt litté-
raire et destiné simplement à faire groupe. Comment se fait-il
alors que Rabelais, bon helléniste, ait pu se tromper au point
de faire entrer dans la nomenclature de la voilure un terme
désignant tout autre chose ? Voyons d'abord ce que nous en dit
Jal (Glossaire):
En grec, ït.v.'jwj était le nom d'une poulie, d'une moufle; est-ce une
poulie que prétendait désigner Rabelais ? Nous ne le croyons pas.
Nous supposons que le mot espigon, qui était chez les Provençaux
parmi les termes de galères, est celui qu'il eut l'intention de produire
dans ce passage où il accumula les mots techniques, en les défigurant
à plaisir et sans trop se soucier de connaître la chose que désignait en
effet cette francisation de l'italien spigone. L'espigon n'était pas une
voile, et il n'y avait point de voile du nom d'epagon (i).
Le procédé du critique reste toujours le même. Au lieu d'ex-
pliquer, Jal accuse et condamne. Epagon n'a absolument et
ne peut rien avoir de commun ni avec le provençal espigon, ni
avec l'italien spigone (comme le veut Jal), pour la bonne raison
que l'un ou l'autre n'aurait pu donner au français du xvi' siècle
que la forme espigon ; et il s'agit d'epagon, simple transcription
française de l'ancien grec.
La question reste tout entière : comment expliquer la possi-
bilité d'une pareille confusion de la part de Rabelais ? 11 est pos-
sible de l'entrevoir dans l'éclaircissement dont Henri Estienne,
accompagne le mot dans son Thésaurus : « 'ETràywv, trochlea
in cujusdam machinœ radice collocata (Vitruve, x, 5). In radice
autem machinas collocatur tertia trochlea; eam autem Gracci
eTuiyovTa, nostri Artemonem appellant ».
Suivant notre lexicographe, £7:atycùv est donc le synonyme
d'artimon, lat. artemo, qui a ce double sens : i"^ sens ancien,
chez Vitruve, troisième poulie d'une moufle (c'est le grec,
i7:zYtov); 2° sens médiéval, chez Isidore, voile du mât d'arti-
mon (grec àpT£;/(i>v).
La confusion de Rabelais peut donc s'expliquer par l'inter-
(i) Cette explication erronée a passé telle quelle dans V Histoire de la
Marine de Ch. de La Roncière (t. II, p. 482) : « Le pilote de Rabelais
en prévision de la tempête, fait mettre bas tout un jeu de voiles: mejane,
contremejane, triou, maistralle, epagon »... « Quelle idée saugrenue
d'avoir bordé par dessus les voiles ordinaires le tref de fortune et sur
une vergue de nef, Vcspigone qui est im bout hors d'antenne ».
AUGUSTE JAL 47^
version de ces deux acceptions. Mais, encore une fois il s'agit
ici d'un terme de remplissage, d'origine purement littéraire,
dont l'emploi, normal ou anormal, ne peut nullement influer sur
l'ensemble de la nomenclature. Celle-ci, et particulièrement en
ce qui touche la voilure, — « le pilot fit mettre voiles bas,
mejane, contremejane, triou, maistralle, (epagon), civadiere »
(1. IV, ch. xviii), — est parfaitement exacte. Il ne s'agit pas
là, comme le prétend Jal, de termes « Jetés à l'aventure », mais
tout simplement de la reproduction fidèle des noms de voiles
établies sur toute galère méditerranéenne. Le dernier historien
de la marine française reconnaît également que « la nomencla-
ture de Rabelais s'applique bien à la voilure des nefs marseil-
laises et italiennes de 1525 » (i).
C. - VARIANTES GRAPHIQUES.
Les objections de Jal contre la forme de certains termes nau-
tiques trahissent une ignorance totale des habitudes graphiques du
XVI* siècle, et il est singulier de voir un technicien de la marine
vouloir apprendre l'orthographe au plus illustre écrivain de la
Renaissance. Contentons -nous de la première de ses remarques :
Bien que Panurge dise Vorgeati pour l'arjau..., il fait tirados de
l'italien tiradore... Ce ne sont pas les seuls mots qu'il prononce mal.
Panurge disait orgeau tout bonnement, parce que les marins
de la Loire de son temps appelaient orj'au la barre du gouver-
nail ; tirado accuse un intermédiaire languedocien (tiradou)
avant d'arriver à l'ital. tiradore.
Nous avons essayé de montrer l'inanité des griefs que Jal
avait formulés contre la terminologie nautique de Rabelais. On
a vu que les soi disant anachronismes s'expliquent par des par-
ticularités du style satirique ; que les inexactitudes, quant à la
valeur des termes nautiques, sont en grande partie illusoires et
se résolvent en de simples présomptions, qui souvent, comme
les remarques orthographiques, se retournent contre le critique
lui-même (2).
(i) Ch. de La Roncière, t. II, p. 482.
(2) Pourtant, si l'on fait abstraction de ces côtés subjectifs de la dia-
tribe de Jal, il en reste des détails très utiles pour l'intelligence du
« naviguaige » de Pantagruel. Ces éléments positifs ont passé dans le
474 APPENDICES
Jal a totalement méconnu et la facture du roman rabelaisien
et certains procédés particuliers à son style, comme la tendance
bi accusée au cumul synonymique. De là les prétendus « ana-
chronismes » qu'il ne cesse de reprocher à notre auteur.
Il a à peu près ignoré la langue du xvi* siècle et tout particu-
lièrement celle de Rabelais, deouis ses habitudes graphiques
jusqu'.:Ux ressources inépuisables de son vocabulaire. De la les
prétendues (( déformations », dont il accable le grand écri-
vain.
De plus, Jal a laissé de côté les principales sources nautiques
de Rabelais, à savoir les emprunts aux ports des dilTérentes
régions maritimes de la France : d'une part aux Sables-d'Olonne
et à la marine de la Loire, au Havre, à Saint-Malo, etc.; et,
d'autre part, à Marseille, à Bayonne, pour les vocables proven-
çaux et catalans qui constituent, avec ceux de la Haute-Italie,
les sources de son vocabulaire méditerranéen.
Enfin, ce qui est plus grave, Jal a négligé certains documents
essentiels de l'époque, comme V Inventaire de la Grande Maiè-
iresse de Marseille de 1525, qui lui aurait épargné, en ce qui
concerne l'équipement des galères de l'époque, d'adresser à Ra-
belais des reproches aussi injustes qu'absurdes.
Ce sont ces documents contemporains qui témoignent préci-
sément et de l'exactitude consciencieuse de la terminologie et
de l'inlelligcnce avec laquelle sont mis en œuvre les nombreux
éléments recueillis sur place, de la bouche même des marins
ponantais et levantins.
Ecrivain de génie, Rabelais a su insufler à ces matériaux,
épars et arides, du mouvement et de la vie, et nous laisser ainsi
l'ensemble à la lois le plus vaste et le plus exact des choses
nautiques de la prcmièie époque de la Renaissance.
II. — Répsrcussions do la diatribe.
Nous venons de montrer dans quel esprit l'auteur du G/o,s-
saire naidique (i8^8j avait abordé l'étude du « Navigaige ».
iMalgré le parti pris et les lacunes importantes qui déparent
cette diatribe, elle s'imposa à l'attention de tous ceux qui, de
près ou de loin, touchaient à Rabelais. Telle était l'autorité de
commentoirc» de Hurgaud des Mareis et dans le lexique de iMarty-I.a
veaux.
AUGUSTK JAL 475
Jal que ses conclusions, en dépit de leurs prémisses fallacieu-
ses, furent admises par tous les rabelaisants
Çà et là, une protestation timide, une réserve isolée, mais
comm.ntateurs ou biographes, critiques ou historiens, s'y ral-
lièrent en principe. Et c'est ainsi que la critique la plus partiale
et la moins intelligente de toutes celles qu a subies l'œuvre ra-
belaisienne, resta debout pendant plus d'un demi-sièolc,
11 nous a semblé intéressant de suivre les traces de cette in-
fluence depuis son apparition jusqu'à nos jouis. Nous commen-
cerons par les éditeurs et commentateurs pour finir par les bio-
graphes, critiques et historiens.
I. — Editeurs et Commentateurs.
L'édition des Œuvres de Rabelais, donnée en 1853 par le bi-
bliophile Jacob, se borne simplement à renvoyer à Jal (p. 372) :
« Lexplication de tous les termes de m.irine eût exigé des
développements que ne comportait pas cette édition. Voir
l'Archéologie navale ».
Burgaud des Marets, dans son éditioii de 1857, essaie d'infir-
mer l'opinion de Jal au moins sur un point précis (t. II,
p. 131, note).
Marty-Laveaux donne pleinement raison au critique [Œuvres
de Rabelais^ t. V, p. xliii) : « Rabelais conn ît quelquefois le
mot mieux que la chose. Jal le lui reproche, mais malgré quel-
ques inexactitudes, certaines impropriétés, l'effet littéraire pit-
toresque n'en est pas moins produit sur tout lecteur qui n'est
pas historiographe de la marine ».
Jean Plattard, dans sa réimpression critique (1910) de l'édi-
tion partielle du Quart livre, a abordé à son tour la controverse
(p. 43-44) : « Le souci de décrire dans le détail !e tumulte et
la confusion, qui ne sont qu'indiqués en traits généraux chez ses
prédécesseurs, a été probablement le principe de cet étalage de
connaissances nautiques. Puis, insensiblement, comme il est
arrivé fréquemm.ent à Rabelais, il s'est étourdi et grisé lui même
du son de ces termes nouveaux : il les a recherchés, entassés,
iprodigués pour le plaisir de jouir en artiste des richesses de cet
étrange vocabulaire. Aussi les spécialistes n'ont- ils pas eu de
peine à découvrir dans cette érudition navale d'assez graves er-
reurs. Jal, dans son Mémoire sur les Narigatlcns de Panta-
gruel^ ne trouve que caprice et fantaisie dms l'emploi de ces
47^ APPENDICES
termes nautiques. Sans examiner s'il n'exagère pas le nombre
des erreurs de langage et des fautes de manœuvre commises par
frère Jean et le Pilote, on peut dire que ses reproches sont moins
graves qu'il ne le croit ».
2. — Biographes et Critiques.
Frédéric Godefroy, dans le Seizième siècle (de son Histoire de
la littérature française^ 1878, p. 86 note), prend le parti de
Rabelais : « Jal, dans son Archéologie navale, veut prouver que
Rabelais s'est servi presque au hasard des termes de marine
qu'il a exprès accumulés dans le chapitre de la Tempête. Nous
croyons que Rabelais connaissait mieux la marine que M. Jal ».
Jean Fleury, dans son ouvrage sur Rabelais et ses œuvres
(1877, t. II, p. 139), est pour l'historiographe de la marine:
« Le pilote, prévoyant le danger, commence par faire carguer
les voiles. Ici Rabelais entasse une foule de termes de marine
que nous ne reproduisons pas. Les uns ont admiré son érudition
sur ce point, mais d'autres, Jal surtout, rédacteur du Glossaire
naval, prétendent que l'auteur du Gargantua a accumulé à
plaisir les termes nautiques sans trop se soucier de leur signili-
cation ».
Paul Stapfer, de même, admet comme des faits acquis les as-
sertions de Jal, dans son beau livre sur Rabelais (1889, p. ^58) :
« Sa description d'une tempête est une véritable débauche de
termes techniques prodigués au hasard, où tel mot désignant
une poulie est pris pour une voile, où grij^elles, coustieres, bou-
lingues, niejanes, contreniejanes, trious, civadieres et « tous
les diables, dansent aux sonnettes », secoués par les categides,
thielles, elicies et psoloentes, c'est-à-dire (en grec) par les bour-
rasques et par la foudre. La science nautique de Rabelais ne
semble pas être de meilleure qualité, en somme, que celle de
\'ictor Hugo dans les Travailleurs de la mer ».
Jean Richepin qui, de tous les rabelaisants, est peut-être le
seul à avoir vécu quelque temps de la vie du marin, était mieux
à même de réduire à leur juste valeur les exagérations passionnées
de Jal ; mais au lieu de nous faire profiter de son expérience,
il se contente de nous donner une affirmation sur parole, dans
une conférence à l'Université des Annales, en juin 1909, sur « La
langue de Rabelais » :
« Un des commentateurs de Rabelais a cru trouver dans Ra-
AUGUSTE JAL 477
bêlais une surabondance de mots vides, et s'appuyant sur un
livre d'un M. Jal, livre qui s'appelle Archéologie navale, il a
prétendu que les termes de marine... de la Tempête étaient pres-
que tous inexacts. Je n'ai pas la prétention d'être un matelot
connaissant tous les termes de marin ; mais néanmoins, dans
ce cliapitre de Rabelais, j'ai retrouvé une quantité de mots qui
sont encore en usage à l'heure actuelle chez les Ponantais, ma-
telots de Lorient et de la Rochelle. 11 y a donc grande appa-
rence, et nous pouvons le dire, que tous les mots techniques de
marine que Rabelais a employés dans cette « Tempête », il en
savait parfaitement le sens et l'exacte signification » {Journal
de VU niver site des Annales de 1909, p. 91).
3. — Historiens de la .Marine.
Tout récemment, M. Charles de La Roncière, dans son His-
toire de la Marine française (1899), a adopté certaines conclu-
sions manifestement erronées du Glossaire nautique, comme,
par exemple, les griefs formulés à propos de maëstra et à'epagon
que nous avons déjà relevés. Dans le passage suivant, il semble
accepter en bloc les résultats plus que problématiques de Jal et
se servir d'un langage qui est comme le dernier écho de sa dia-
tribe (t. I, p. 36) :
a Notre savant Jal n'avait connu (sur les origines de notre
langue maritime) d'autre texte philologique que quelques passa-
ges de Wace, Benoît ou Rabelais, et quand il éperonnait de sa
critique acérée les malencontreuses expressions de Frère Jean
des Entommeures, il restait reconnaissant au grand ironiste Ra-
belais d'employer, même de travers, le langage des matelots, et
d'en marquer par là une des étapes ».
Cet aperçu rétrospectif ne manque pas d'intérêt. Il témoigne
d'une part de la répercussion presque générale de la diatribe de
Jal dans les milieux rabelaisiens et nautiques ; d'autre part, de
l'adoption à peu près unanime (quelques velléités de protesta-
tions mises à part) de ses conclusions purement négatives.
Une enquête, viciée dès le début par un manque absolu d'ob-
jectivité, a ainsi :!omlné et inspiré, pendant un demi-siècle, toute
l'érudition sur Rabelais et sur la marine de la Renaissance.
APPENDICE D
ORIGINES LITTÉRAIRES
(A PROPOS DES NOMS DE GkANTS)
Nous avons vu que les trois géants principaux — Grandgou-
sier, Gargantua et Pantagruel — dont les gestes constituent la
trame même du roman, nnt eu tous les trois des origines popu-
laires. Ce sont au contraire des sources livresques qui ont ali-
menté en très grande partie la généalogie gigantale du livre II.
Nous allons passer en revue ces soixante générations de
géants, en faisant abstraction des noms burlesques déjà étu-
diés (]) et en n'insistant que sur des faits peu ou point connus.
I. — Géants bibliques.
La généalogie de Pantagruel est une parodie des fréquents
dénombrements généalogiques de la Bible. Les trois premiers
noms de géants sont factices :
Et le premier fut Chalhroth,
Qui engendra Sarabroth,
Qui engendra Faribroîh...
Qui cn.yendra Nembroth... (2)
C'est le c'ernier nom qui a fourni la finale aux trois premiers,
dont les éléments initiaux rappellent ceux des anciens rois
francs : Childebert, Charibert et Farabert.
L'ordre dans lequel se suivent ces noms de géants est égale-
ment burlesque : Goliath vient après yVthlas, et Hercules est
suivi par Enay, qui fut « très expert en matière de oster les
cerons des mains ».
C'est la forme francisée (\'Enah\ géant biblique d'ilébron,
dont les enfants, Ils Hnakiin, étaient encore n.')mbreux et redou-
(i) Voy. ci-ucssus, p. 254 a -ibC^.
(2) Cette furmc Nembroth était encore usuelle au xvi» siècle. On la
lit dans le Funeste de d Aubigné.
ORIGINES LITTERAIRES 4/9
tables du temps de Moïse {Deuter., ix, 12, et Nombres^ xiii, 38).
Quant au délerminatif (« très expert en matière de oster les
cerons des mains »), il est simplement burlesque, comme la plu-
part des attributs de cette énumération gigantale. Leur carac-
tère fantaisiste ressort d'un simple rapprochement comme
celui-ci :
L'édition princeps imprime seulement : « Qui engendra
Etion » ; celle de Juste, 1533, ajoute: « Lequel premier eut
la veroUe pour avoir dormy la gueulle baye » ; celle de 1542 :
« Lequel premier eut la veroUe pour n'avoir beu frays en esté ».
Or, suivant Pline (i), Etion (ou plutôt Otus, qui est la leçon
correcte), était un géant de quarante-six coudéesj dont un trem-
blement de terre fit trouver le corps en Crète ; et c'est tout.
Les déterminatifs ajoutés ici par Rabelais sont donc purement
imaginaires.
H. — Géants mythologiques.
La source de Rabelais pour cette partie de la nomenclature
est VOfJîcine ou Encyclopédie (2) de Ravisius Textor {1532), où
les noms courants de la mythologie grecque se trouvent associés
à des réminiscences d'Hérodote {Artachée), de Pline (Etion,
Gabbara, Goliath de S'ecM/ic^iV^e) et à des appellations barbares,
telles que OJfotus et Gemmagog, à qui Ravisius consacre des
notices spéciales (p. 143) :
Saxo Grammaticus ait Ojfotum fuisse Gygantem et pastorem, cu-
jus armenta tutabalur canis Biorvonis cujusdam.
Fuit et Gemagog Gy^yas cubitis duoclecim procerus. Architrenius :
Cubitis ter quatuor altum Gemagogo Herculea suspendit in aëre
lucta.
Idem : Gemagog arduitas Corinei fracta lacertis.
Veut-on savoir ce que Porus ou Pore (« contre lequel batailla
Alexandre le Grand ») vient faire parmi les géants, c'est à Ra-
visius qu'il faut s'adresser : « Fuit et Porus rex in India
quattuor cubitis et palmo procerus, quem Alex, bello vicit ».
Cet intrus a passé tel quel dans la généalogie de Pantagruel.
Une seule de ces appellations nous arrêtera, les autres étant
(1) Hist. Nat., 1. VIT, ch. xvi. Les éditions du xvi» siècle donnent la
leçon fautive Etion.
(2) Voy., à ce sujet, un article d'Abel Lefranc dans Rev. Et. Rab.,
t. V, p. '193.
4^0 APPENDICES
généralement connues : c'est Aranthas, dont Textor se contente
de dire : « Aranthas Bebrycius octonis cubitis longus fuisse
traditur ». Ce géant de Bébrycie, haut de huit coudées, fut
vaincu par un jeune homme Nicéphore, et Arrien de Nicomédie
nous a transmis le récit quasi mythique de ce combat (i).
III. — Géants du Moyen Age.
Toute une série de noms est tirée des romans de chevalerie
et tout particulièrement du Fierabras (2), « lequel fut vaincu
par Olivier, Pair de France, compaignon de Roland ». Ce géant,
haut de quinze pieds, roi d'Alexandrie, après avoir ravagé
Rome, engagea contre Charlemagne une bataille décisive, en dé-
fiant les meilleurs chevaliers de l'armée franque, mais il fut
vaincu par Olivier et reçut le baptême.
Ces vieux romans, dans leurs remaniements en prose à l'épo-
que de la Renaissance, et spécialement le Fierabras, ont fourni
(en suivant l'ordre du texte) :
Sortibrant de Conimbres, nom d'un roi sarrasin de Conimbre
ou Coïmbre, ville d'Espagne.
Brushant de Monimiere, c'est-à-dire Brûlant de Monmiré,
chef sarrasin (dans Fierabras) :
3ii3. Li amirans apele Brûlant de Monmiré,
Sortibrant de Connibre, son consillier privé.
JJruyer, « lequel fut vaincu par Ogier le Danois, Pair de
France ». Un géant Bréliier est mentionné dans 0(jier de Dan-
nemarche : haut de 17 pieds et d'une force égale à celle de
20 hommes, il est appelle Goliath, Roi des Saxons, et porte
l'épithète de Gaiant dans Huon de Bordeaux.
Mabrun ou Maubrun (d'Agremolée), larron sarrasin.
C'est dans le même roman de Fierabras qu'on rencontre le
fameux pont de Mautrible, « le grand pont redouté » (le Mon-
trible (3) de Rabelais), sur la rivière Flagot, par où il fallait pas-
(i) Voy. la RcalcncylopcJie de Pauli.
(2) Voy. ci dessus, p 334, et la 7'abk' des noms propres d'Ernest Lan-
glois (1904), Cf la dissertation de Fritz Wohlgemuth, Ricsen iind
Z)vcrge in dcr alt/ran^osischcn er^'dhlcndcn Dichtung, Stuttgart, igo6.
(3) C'est la leçon de l'édition princeps, modifiée ultérieurement en
Monstnblc :
On a escrit du grand pont de Montrible,
Où Galaflrc eut sa femme tant terrible...
ORIGINES LITTÉRAIRES 481
ser pour aller à Aigremore (ville sarrasine d'Espagne) et sur
lequel Ferragus soutint son fameux combat.
Ce Ferragus est le nom d'un géant haut de 20 coudées et
d'une force égale à celle de 40 hommes. Dans la pseudo-chroni-
que de Turpin, il s'appelle Ferracutus^ « qui fuit de génère Go-
liath ». Dans l'Entrée en Espagne^ il soutient un combat avec
Roland. C'est l'ennemi des chrétiens, dans Bojardo et Arioste.
Voici quelques autres noms :
Galaffre, nom de rois sarrasins, dans différentes Chansons de
geste; la Chronique admirable (éd. Jacob, p. 9g) fait mention
d'un « grand gean nommé le Galajfre de Baudas ».
Galehault (« lequel fut inventeur des flaccons ») est, dans Lan-
celot du Lac^ le nom d'un roi d'Outre-les-Marches, en Grande
Bretagne. Le même figure, comme nom de chevalier, dans
Saint-Rémy y mystère du xv' siècle (i).
Longys^ émir de Barbastre, dans la Geste de Vivien, a sa place
également dans les Mystères. C'est un souvenir de Longis ou
Longin, le centurion aveugle qui perça le flanc de Jésus en
croix, et obtint de lui son pardon et la vue.
Roboaste ou Roboastre, géant né d'une femme et d'un lutin,
dans Doon de Maience, Il était haut de 12 pieds et faisait fuir
tout le monde devant lui. La chanson de geste citée le décrit
ainsi :
9120. Conques mes si fiers homs ne fu de mère nés,
Ni plus granz, ni plus gros, ni plus desmesure's.
Morguan (« lequel premier de ce monde joua aux dez avec-
ques ses bezicles »), héros d'un roman de chevalerie et du
Mor gante Maggiore de Pulci, ce dernier sans attaches avec ce-
lui de Rabelais.
Il n'est peut-être pas superflu de faire remarquer que Rabe-
lais a adopté, dans son anagramme, le nom d'un de ses géants,
Nasier, haut de ii| pieds, dont la tête, d'après la Clianson de
Gaufrey (éd. Guessard, v. 2971) « avoit plus grosse assez d'un
buef plenier ». Et quant à son nez énorme :
En unes des narines du ne's, lés le joier,
Pourroit on largement un œf d'oue muchier.
nous dit une pièce en vers du xv*-xvi^ siècle (Montaiglon, Recueil^
t. IV, p. i:j8).
(1) Petit de JuUeville, Mystères^ t. II, p. 555. Voy. aussi ci-dessus,
p. 335.
3i
482 APPENDICES
IV. — Souvenirs littéraires.
Le nom du géant Fracassas est tiré des Macaronées de Fo-
lengo, comme le déclare l'auteur lui-même (« Fracassus, du-
quel a escrit Merlin Coccaye »), et peut-être celui de Gayoffe
dérive-t-il de la même source (chez Folengo, c'est le nom d'un
conseiller mantouan). Fracassas est engendré par Morgan et
sert de premier compagnon à Balde, le héros des Macaronées ;
sa massue est le battant d'une cloche, avec lequel il fracassait
(d'où son nom) la tête de ses ennemis (chant 11):
Primas erat quidam Fracassus proie giganteo,
Cujus stirps olim Morganto venit ab illo,
Qui bacchioconem campanaî ferre solebat,
Cum quo mille hominum colpos fracasser in uno.
Le deuxième nom, Gayoffe, est l'équivalent mantouan de l'ita-
lien gagUo£b, vaurien, coquin.
Un troisième nom de géant, en dehors de la généalogie pan-
tagruéline, Bringuenarilles, dérive du Disciple de Pantagrael,
qui ne consacre pas moins de cinq chapitres (ch. iv à ix) à
décrire sa taille, sa voracité, sa nourriture. II mourut le jour
môme « qu'il trespassa ».
Rabelais appelle Briiigaenaritlcs « avalleur de moulins à
vent » (1. IV, ch. xvii), et lui attribue cette nourriture exclusive
(simple accident dans le Disciple). 11 n'emprunte d'ailleurs au
Disciple que certaines particularités secondaires, dont il use
librement et suivant le tour de sa fantaisie. Quant au nom de
BringuenariUes, que Cotgrave rend par « larges naseaux {wide
nostrils) », ce n'est pas « un nom fait à plaisir » (Briefve
Déclaration), mais un composé, dont les éléments signifient
dans l'ancienne langue « fends-naseaux » (anc. bringaer,
aujourd'hui mettre en bringues, briser, et narille, narine),
c'est-à-dire matamore ou fendeur de naseaux. Le Disciple
rapporte que « le vent de ses narines jcctoit par terre une
tour aussi grosse que Tune des tours de Nostrc Dame de
Paris ».
Un dernier de ces noms, IJacquelebac, semble une rémi-
niscence de Commynes, qui mentionne, sous l'année 1498, une
galerie du château d'Amboise, appelée Hacquelebac, d'après le
nom d'un de ses intendants, « pource que cestuy là l'avoit en
ORIGINES LITTÉRAIRES 4S3
garde » (i). C'est par rapport à sa haute taille que Rabelais
(suivant Le Duchat) en aurait fait un géant.
Outre le nom de Bolivorax {2), dont la source reste inconnue,
la généalogie mentionne encore le nom de MirelanyauU, c'est-à-
dire géant originaire de Mirelingues.
Ainsi, si l'on lait abstraction des trois premiers noms de
géants et des derniers, qui sont de l'invention de Rabelais, tous
les autres représentent un ensemble d'emprunts et de souvenirs
remontant à la Sainte Ecriture et à la Mythologie, à l'Histoire
fabuleuse et aux Traditions populaires, aux Romans de che-
valerie et aux Mystères, embrassant à la fois l'Antiquité, le
Moyen Age et les récits traditionnels encore en cours à l'époque
de la Renaissance.
(x) Histoire de saint Louis, éd. Mandrot, t. II, p. 38i.
(2) Nom gréco-romain, proprement celui qui dévore les mottes de
terre, mange-terre.
APPENDICE E
SOURCES LIVRESQUES
(A PROPOS DES Proverbes et Dictons)
Les proverbes et dictons de source livresque chez Rabelais
embrassent à la fois l'Antiquité et le Moyen Age, et représentent
autant d'aspects divers du bon sens populaire à toutes les épo-
ques. La Bible et la littérature classique d'une part, les re-
cueils didactiques médiévaux de l'autre, en offrent les échantil-
lons les plus curieux.
I. — SentencQS bibliques.
Les proverbes que Rabelais a tirés de la Sainte Ecriture
sont relativement nombreux. L'Ancien et le Nouveau Testa-
ment y sont également représentés, mais dans des proportions
inégales.
Les trois recueils de sentences de l'Ancien Testament — les
Proverbes^ V Ecclésiaste et la Sagesse — ont été traditionnelle-
ment attribués à Salomon : c'est sous ce nom qu'ils sont cités
dans Rabelais.
Proverbes. — Ne dict pas Salomon, Proverbiorum, xiv : Inno-
cens crédit omni verbo... (1. 1, ch. vi).
— Je n'if^nore que Salomon dict... l'estre des femmes estre de soy
insatiable (I. Ili, ch. xxvii).
(^f. Prov., XXX, i6 : « Infcrnus, et os vulvœ, et terra qua; non
satiatur ».
EccLÉsiASTK. — Vous sçavcz qu'il est cscrit : Vœ soli... (1. III,
ch. ix).
Cf. Ecclés., IV, 10 : « Si unus ceciderit, ab altero fulciretur.
Vœ soU^ quia cum ceciderit, non habct sublevantcm se ».
— Le sai;,'c dict là où n'est femme... le malade est en grand es-
trif (1. III, ch. ix).
Cf. Ecclés., xxxvi, 27: « Et ubi non est mulier, ingemiscit
acger ».
SOURCES LIVRESQUES 48)
— Comme vous autres, Messieurs, sçavez que Pecuniœ obediunt
omnia (1. III, ch. xl).
Cf. Ecclés., X, 19 : « In risum faciunt panem et vinum, ut epu-
lentur viventes ; et pecuniœ obediunt omnia ».
— Salomon dict que infiny est des fols le nombre (1. III, ch. xlvi ;
1. V, Prol.).
Cf. Ecclés., r, 15 : « Stultorum infinitus est numerus ».
Sagesse. — Mais parce que selon le saige Salomon, Sapience n'en-
tre point en ame malivole (1. II, ch. vni).
Cf. Sagesse, 1,4: « Nam in malevolam animam non introibit
sapientia ».
Psaumes. — Et vous le tesmoigne le Roy prophète, chantant et di-
sant que Vabystne invoque Vabysme (1. V, ch. xlviii).
Cf. Psaumes, xlii, 7 : « Abyssus abyssum invocat ». On lit
déjà cette sentence, en français, dans le Psautier d'Oxford du
xii' siècle: « Li abismes l'abisme apele ».
Daniel. — L'expression typique sans compter les femmes et
les petits en/ans (i), fréquente chez Rabelais, remonte à Daniel,
IV, 9: « Exceptis mulieribus et parvulis et filiis » (cf. Mathieu,
XV, 38 : c( extra parvulos et mulieres »).
Nouveau Testament. — Reddite quae sunt Caesaris Caesari et quas
sunt Dei Deo (1. I, ch. xx).
Cf. Marc, XII, 17. La Comédie des Proverbes rend ainsi cette
sentence (acte I, se. vu) : « Je suis un homme cjui n'est pas de
bois, et qui sçait rendre à César ce qui est à César ».
— ... se glorifiant veoir le festu en l'œil d'autruy, ne voit une
grosse souche laquelle luy poche les deux œils (1. III, ch. xxv).
Cf. Matthieu, vu, 3 : « Quid autem vides festucam in oculo
fratris tui, et trabem in oculo tuo non vides ? »
Ce dicton figure déjà parmi les Proverbia rusticorum du
(i) On la lit également dans Alfonse le Saintongeois {Cosmographie,
p. 272) : « Et s'en alla Moyse avec le peuple au mont de Sinay, et
estoyent en nombre ceux qu'alloyent avec luy six cens mille hommes,
combattans, sans les femmes, enfans et filles, et les petit^ enjffans qui
estoyent à la tétine ».
Par contre, dans la Comédie des Proverbes (acte I, se, vi), c'est un
simple écho de Rabelais,
Oudin nous fournit cette explication : « Sans compter les femmes
et les petits enfans, c'est pour se moquer de quelqu'un qui fait des hy-
perboles, ou rapporte un nombre de choses ou de personnes qui n'est
pas croyable ».
486 APPENDICES
XII® siècle (éd. Zacher, n*" 264) : « Tiel voit le festu en l'oil son
veisin qui ne voit... » (le reste manque) (i).
— Autres cueilloient des espines raisins, et figues des chardons
(1. V, ch. xxii).
C'est une des impossibilités proverbiales que Rabelais prête
aux officiers de la Quinte.
Cf. Mathieu, vu, 16: « A fructibus eorum cognoscetis eos.
Numquid colligit de spinis uvas, aut de tribulis ficus .^ »
— Par tous les champs ésquels ilz [les moutons] pissent, le bled y
provient, comme si Dieu j^ eust pissé (1. IV, ch. vu).
La Briefve Déclaration fait cette remarque : « Si Dieu y eust
pissé. C'est une manière de parler vulgaire en Paris, et par
toute France, entre les simples gens, qui estiment tous les
lieux avoir en particulière bénédiction, ésquels notre Seigneur
avoit fai:t excrétion d'urine ou autre excrément naturel, comme
de la salive est escript Joannes, ix : Lutwn fecit ex spuio ».
Suivons maintenant, à l'aide d'un exemple significatif, la
transformation d'un détail biblique en proverbe et son dévelop-
pement ultérieur en français. Soit le proverbe: Faire gerbe de
fouerre à Dieu (l. 1, ch. xi), c'est-à-dire payer la dîme avec des
gerbes de paille (dans lesquelles il n'y avait point de grains),
donc tromper Dieu : « De là est venu, nous dit Nicod, ce proverbe
lequel peut s'appliquera toute personne de mauvaise conscience,
soit envers Dieu, soit envers les hommes ».
C'est un souvenir des pratiques religieuses d'Israël : pour
sanctifier la moisson, la première gerbe devait être oiïerte au
Seigneur. On lit dans le Lévitique (xiii, 10-12) : « Parlez aux
enfants d'Israël et dites leur : Lorsque vous serez entrés dans la
terre que je vous donnerai et que vous aurez coupé les grains,
vous porterez au prêtre une gerbe d'épis comme les prémices de
votre moisson et le lendemain du sabbat le prêtre élèvera de-
vant le Seigneur cette gerbe, afin que le Seigneur vous soit fa-
vorable en la recevant et il la consacrera au Seigneur ».
Les Mystères du xv' siècle font souvent allusion à cette pres-
cription du livre saint. Dans le Mi/stère de la Passion de Gré-
ban, Gain s'apprête à oiïrir un sacrifice à Dieu :
(1) Brantôme le cite sous cette forme (t. V, p. Co) : « L'Empereur
voyoit bien les petites pailles dans les yeux d'autruy et dans les siens
propres n'appercevoit pais une traisnç (« poutre ») qui lui dévoie cj;'eveç
les veux »,
SOURCES LIVRESQUES 487
io32 . Il me fault mes jarbes trier
Et une des mendres eslire,
Pour présenter à notre Sire,
Car peine pardue seroit
Qui des meilleures choisiroit,
Puisquau feu ardre les convient.
A ce faire autant à point vient
La maschante comme la bonne.
Et dans le Mystère de Saint-Quentin, le dialogue suivant
s'engage entre le fils et le père (v. 2281) :
Adam. Cayn, qui les gerbes assemblés
De blé, la dixième prendra,
De qui sacrifice rendra
Devant Dieu, par flamme allumée ;
Affin que par celle fumée,
Qui tournera devers les cieulx,
Dieu veuille esmouvoir ses saints yeuls
A nous faire miséricorde...
Cayn. Je n'entendz rien à ce service.
Et les brusler ? Quoi qu'on m'en dye,
Que mon père Adam nous ordonne.
Gomment I Quant les gerbes sont meures,
Qu'on voyse prendre des meilleures,
Voyrement je ne le feray mie.
Non obstant du père la grâce;
Et, si convient que je le face,
Des pires gerbes de mon bic
Prendray, qui sera assemblé...
A cette époque, d'ailleurs, le détail biblique est déjà cité
comme proverbial aussi bien dans ce même Mystère de Saint-
Quentin :
9792. Ces turlupin, ces papelars,
Ces frères frappars, ces volars.
Ces gros dampultus (i), ces rongeurs
De pilers et ces flasengeurs
Qid font à Dieu garbe d'estrain...
que dans le recueil contemporain de Mielot (n°47) qui le
donne sous cette forme : a C'est faire à Dieu garbe de feurreu).
Pasquier, reprochant aux jésuites de faire vœu de pauvreté
et de tenir néanmoins terres et possessions, ajoute (1. III,
ch. XLiv): « N'est ce pas icy un sophisme, par lequel non seule-
ment vous surprenez ce pauvre peuple, ains faites gerbe de
fouerre à Dieu ? »
(i) Dampultus, richards, proprement dam Plutus, seigneur Plutus,
dieu mythologique des richesses.
48S APPENDICES
Cette garbe de fouerre s' est de bonne heure altérée en barbe
de fouerre (i), comme le constatent déjà la plupart des écri-
vains du xvi' siècle (2).
C'est pourtant, sous cette forme altérée, que le proberbe est
cité, dans la seconde moitié du xvi' siècle, par Montaigne (1, 11,
ch. xii) et par Régnier (vi' Satire) : « Et l'hypocrite fîst barbe
de paille à Dieu ».
II, — Adages grecs.
A propos des proverbes classiques, grecs ou romains, se pose
cette question : Rabelais a-t-il directement puisé chez les An-
ciens, ou a-t-il eu simplement recours à une source secondaire,
les Adages (3) d'Erasme, par exemple?
Nous l'avons déjà agitée (4) et nous avons abouti à cette con-
clusion : Rabelais puise généralement aux sources toutes les fois
qu'il s'agit d'auteurs qu'il a souvent pratiqués (5): Plutarque et
(i)On le lit déjà dans Gautier de Coincy {Fables et Contes, éd. Méon,
t. I, V. 1235): « Bien font à Dieu barbe de fuerre ».
(2) Henri Estienne (Prémices, 1594, p. 99): « Le vulgaire, et mesnîe
la plus grant part de ceux qui ont des lettres, fait une lourde et vilaine
faute en disant, Tti fais à Dieu barbe de paille, en lieu de dire gerbe de
paille. Et ce qui a donné entrée à ceste faute a esté la mauvaise pronon-
ciation de plusieurs, principalement de ceux du menu peuple, car il
prononce garbe pour gerbe ».
Pasquier (Recherches, 1. I, ch. xlii) : « Ceux qui disent faire barbe de
fouerre à Dieu, en usent abusivement au lieu de gerbe de fouerre: qui
est un proverbe tiré de la Bible et usurpé contre ceux qui offroient seu-
lement à Dieu des gerbes de pailles, feignans ollVir gerbes de bled, pen-
sans appaiser Dieu par une tromperie, lequel toutesfois connoist le fonds
et l'intérieur de nos pensées ».
(3) Adagiorum Chiliades, Baie, xbxj (édition que nous utilisons),
renferme plus de 4000 adages, sentences et locutions (l'édition princeps
de i5oo n'en donnait que 800, celle de i5o8, trois mille). Voy. sur les
différentes réimpressions de ce recueil célèbre, la Bibliographie parémio-
logique de Duplessis, p. 10 à 22.
(4) Voy. ci-dessus, p. 7,et Rev. Et. Rab., t, X, p. 376 à 379. Cette cri-
tique vise les deux articles suivants :
i" Dclaruelle, « Ce que Rabelais doit à Erasme... » (dans la Revue
d'hist. litl. de la France de 1904).
2» W.-I". Smith, « Rabelais et Erasme » (dans Rev. Et. Rab, de
1908).
(5) Par contre, il tire d'Erasme des adages peu connus (en même
temps que leur explication) : « Le magistrat et l'office descœuvre
SOURCES LIVRESQUES 4^9
Lucien, pour les Grecs, les comiques et Suétone pour les Latins.
Il nous en donne d'ailleurs les preuves par ses indications pré-
cises ou par les notes de la Briefve Déclaration.
Les adages grecs sont en petit nombre. Voici les écrivains mis
à contribution :
Poètes. — Les Gastrolatres... tous ocieux, rien ne faisans, point
ne travaillans, poids et charge inutile de la terre (i), comme dit Hé-
siode (1. IV, ch. Lvin).
Rabelais, citant de mémoire, confond ici Hésiode avec Homère
{Iliade, xviii, 104): ÉToictov oli^oc, àpoup-o;.
— Selon le dict de Hésiode d'une chascune chose le commence-
ment est la moytié de tout (1. IV, ch. m).
Cf. Hésiode {Œuvres, 40) : icXéov 7]{jt,i(ju Travroç, adage qui cir-
culait généralement sous la forme : Xey-Ji TÎfxii'j -juavTOç. Rabelais
a directement tiré ce dicton de Lucien (Hermotinus, ch. m).
— En fin des degrés rencontrasmes un portail... en la face duquel
estoit en lettres lonicques... escriteceste sentence: En ino alithia{2),
c'est à dire En vin vérité (1. V, ch. xxxvii).
Cf. Alcée (dans Théocrite, xxix) : i'v oïvw àXriGeia.
— Jouxte le mot vulgaire £'c/z?ron adora dora... (1. III, ch. xiv),
c'est à dire les dons des ennemis ne sont pas des dons.
Cf. Sophocle {Ajax, 674) : «x^P^v à^topo. Sûpa, que Virgile
rend par {Enéide, 11, 42) :
Timeo Danaos et dona ferentes...
Lucien (3). — Cestuy exemple me fait entre espoir et crainte va-
rier, doubtant que, pour contentement propensé, je rencontre ce que
j'abhorre, mon trésor soit charbon... (1. III, Prol.), c'est-à-dire que je
sois désappointé.
Cf. Lucien {Zeuxis), ch. vi : avGpaxsç ô Gyjffaupoç.
— Comme en proverbe l'on dit... mouvoir la Camarine (4) (1. 111,
ch. XIV ; cf. 1. V, ch. vi).
l'homme » (1. III, ch. xviii) est l'écho de Magistratus virum indicat,
traduction qu'Erasme donne de l'adage «p%i7 tov avJ'pa oEîxvua-t, proverbe
attribué à Pittacus par Diogène Laërce. Voy. Erasme, Adagia, l. 1,
ch. X, n" 76. Cf. ci-dessus, p. 362.
(i) Cf. 1. V, ch. IV (à propos des oiseaux de l'Isle Sonante) :
« ... bossus, borgnes, boiteux, manchots, podagres, contrefaits et ma-
leficiés, poids inutile de la terre ».
(2) Transcrit d'après la prononciation moderne, enseignée et propa-
gée au xvie siècle par Lascaris, un des maîtres de Rabelais.
(3) Voy. la dissertation de Th.-W. Rein, Sprichwôrter und sprichvor'
tliche Reiensarten bei Lukian, Tubingen, 1884.
(4) Cf. 1. II, ch. XXXIII : « ... un goulphre horrible, puant et infect,
plus que Mephitis, ny la palus Camarine... »
490 APPENDICES
Cf. Lucien {Pseudologiste,ch.xxxv): (x-yj >t(vei Kajiapt'vav.
— Nous sommes de simples gens et appelons les figues figues
(I. IV, Ch. LIV).
Cf. Lucien, Comme on écrit V histoire^ ch. xli : ... àXyiGeiaç
(p(Xo<;, d)ç ô xo>fJ!,ix.6ç «pvjc?'., Ta Q\jy,y. Gijy.a...
Plutarque. — Et avoit [le pourceau] un collier d'or au coul, au-
tour duquel estoient quelques lettres lonicques, desquelles je ne peuz
lire que deux mots: Y? 'Aô/;vav, pourceau Minerve enseignant (1. IV,
ch. XLl).
Cf. Plutarque (Démétrius, ch. xi) : y] u; zry Aôr.vxv, un porc
a cherché querelle à Athena, c'est-à-dire un ignorant veut faire
la leçon à un homme instruit. De même Festus, p. 310 : « Sus
Minercam (se. docet) in proverbio est, ubi quis id docet alterum,
cujus ipse inscius est ».
Divers. — Une série de ces proverbes exprime les occupa-
tions impossibles que Rabelais prête aux officiers de la Quintes-
sence (l. V, ch. xxii) :
— Autres tondoient les asnes, et y trouvoient toison de laine bien
bonne.
— Autres lavoiejit les testes des asnes, et n'y perdoient la lessive.
— Autres chassaient aux'vents avec des rets, et y prenoient escre-
visses decumanes (i).
— La première [physicale proposition] estoit de Vombre d'un asne
couillard : l'autre de la fumée d'une lanterne.
Ces deux dernières facéties proverbiales sont tirées des
Guêpes et des Nuages d'Aristophane ; les autres se trouvent ci-
tées dans les Adages d'Erasme (2), mais quelques-unes étaient
(1) Déjà mentionné au I. IV, ch. xxxn : « Quaresmeprenant peschoit
en l'air, et y prenoit escrevisses decumanes ».
(2) Voici la liste complète de ces absurdités proverbiales, chez Rabe-
lais et dans Erasme :
... blanchissoient les Ethiopiens =r /Ethiopen lavas (d'après Lucien),
Adages, fol. 1 18.
... à trois couples de renards sous un joug aroient le rivage arencux
= Jungere vulpes et arare litus (fol. 94 et 1 18).
... lavoient les tuiles rr: Eaterem lavas (ibid.).
... tiroicnt eau des pumices = Aquam pumice postula (fol. 121).
... tondoient les asnes = Asinum tondes (fol. 122).
... tiroient lait de bouc et dans un crible le recevoicnt ::= Mulgere
hircum et cribro aquam haurire (fol. 94 et ny).
... lavoient les testes des asnes rrr Asini caput ne lavas nitro (fol. 5iG).
... chassoient au vent avec des rets =::: Rcti vcntos vcnari (fol. 120).
... coupoicnt le feu avec un couteau .— Igncm dissecarc (fol. 1 \()).
SOURCES LIVRESQUES 49'
déjà populaires et on les rencontre dans les Farces de la même
époque (i).
UI — Proverbes romains.
Les proverbes que Rabelais tire de cette source sont nom-
breux et caractéristiques (2). En voici un exemple :
Dans la vie de Caton l'ancien, ch. viii, Plutarque raconte qu'un
jour cet homme célèbre, voulant parler contre une distribution
de blé demandée par le peuple, commença sa harangue par ce
proverbe :
XaXerol «pôç yacjTepa Xéye'.v iôxx oùx àyoucav,
en latin : Venter famelicus auricidis caret.
Rabelais, après avoir allégué cet adage dans le discours latin
de Panurge (1. II, ch. ix) — « memores veteris iliusadagii, quo
venter... », — s'en sert à difFérentes reprises :
— Le ventre affamé n'a point d'aureilles (1. III, ch. xv). — L'esto-
mac affamé n'a point d'aureilles, il n'oyt goutte (1. IV, ch. lxiii).
Et lorsqu'il fait le portrait du mesure Gaster, il remarque
(l. IV, ch. Lvii) : « Gaster sans aureilles fut créé » (3).
Venons maintenant aux écrivains que Rabelais a pratiqués :
Comiques. — Les comiques latins, Plante et Térence, citent
souvent des proverbes, dont quelques-uns ont passé dans l'œuvre
rabelaisienne :
— Comme en proverbe l'on dict, irriter les freslons... (1. III,
ch. xit).
Cf. Plante (Amphitr., 707): « Irritabis crabrones... »
— Les hommes seront loups es hommes (1. III, ch. ni).
... l'ombre d'un asne couillard =r Asini umbra (fol. 94).
... la fumée d'une lanterne = De fume disceptare (fol. gS).
...du poil de chèvre = De lana caprina [ibid.).
(i) On le lit par exemple dans la «Farce des cris de Paris» {Ane.
Théâtre, t. II, p. 385), et plus tard, dans la Comédie des Proverbes
(acte III, se. II): « Ne sçavez vous pas qu'a laver la teste d'un asne on
y perd son temps et sa peine ? »
(2) Voy. le recueil : A. Otto, Die Sprichowrter und sprichwôrtlichen
Redensarten der Rômer, Leipzig, 1890.
(3) Henri Estienne cite à son tour le dicton à propos des abus du
clergé {Apologie, t. II, p. 293) : « Tout ce qu'on leur [aux gens d'église]
pouvoit alléguer... estoyent autant de paroles perdues, parce qu'on
parloit contre leurs ventres qui n'avoyent poinct d'oreilles, comme aussi
n'ont les autres, selon le proverbe ancien ».
492 APPENDICES
Cf. Plaute {Asin.j 495): « Lupus est homo homini, non
homo ».
— Quaresmeprenant peschoit eu l'air... chassoit on profond de la
mer... (1. IV, ch. xxxii).
Cf. Plaute {Asin., 98): «In aëre piscari, venari... in medio
mari...»
— L'anticque proverbe nous le désigne, onquel est dit : Que Ve~
7111S se morfond satis la compagnie de Ceres et Bacchus (1. 111,
ch. xxxi).
Cf. Térence (Eun., 732): « Verbum hercle hoc verum erit:
Sine Cerere et Libero friget Venus (i) ».
— Pourtant que ce m'est pareil estrif, comme si le loup tenais par
les oreilles sans espoir de secours aucun (1. V, Prol.).
Cf. Térence {Pfiormio, 506) : « Immo id quod aiunt, auribus
teneo lupum », c'est-à-dire je suis dans un grand embarras.
— A bon entendeur ne fault qu'une parolle (1. V, ch. vu).
Cf. Dictum sapienti sat est, qu'on lit à la fois dans Plaute
{Pers., 729) et d;ins Térence (Phorni., 541) (2).
Suétone. — C'est ensuite à Suétone que Rabelais doit plu-
sieurs proverbes qui accusent cette origine.
Dans la vie d'Auguste, ch. lxxxvii, l'historien romain raconte
que cet empereur, pour exprimer qu'on ne paiera jamais, se
servait du dicton : Ad kalendas Grœcas solutiiros, les ca-
lendes, inconnues au calendrier grec, étant en même temps le
terme des acquits. Rabelais 5' fait souvent allusion :
— L'arrest sera donné es prochaines calendes Grecques, c'est à
dire jamais (1. I, ch. xx). — Mais, demanda Patangruel, quand serez
(i) Même souvenir dans une moralité du début du xvie siècle, la Con-
damnacion de BancqucH^^ i5o7,à propos du vice de l'ivrognerie (éd. Ja-
cob, p. 348) :
Sçavez vous que Térence en dit ?
Sine Baccho friget Venus ;
Et n'y a poinci de contredit I
Par ce vin tous maulx sont venus.
Le proverbe est invoque, à son tour, par Henri Esticnne {Apologie,
t. I, p, 108): « Combien que nous n'ayons parlé de la gourmandise et
de l'yvrogncrie d'alors, ne pensons pas que la paillardise n'ait eu ces
deux pour compagnes : veu mesmcmcnt ce que dit le proverbe ancien.
Sine Cerere et Baccho friget Venua ».
(2) Henri Esticnne le cite {PràcelUmce, p. 234) : « A bon entendeur ne
faut qu'un mot ». Mathurin Cordier le donne déjà sous cette forme
(p. 255) : « A bon entendeur il ne fault (jue ung mot ».
SOURCES LIVRESQUES 49 î
vous hors de debtes ? Es calendes Grecques, respondit Panurge, lors
que tout le monde sera content... (i) (1, III, ch. m).
Ailleurs, le même historien raconte qu'Auguste aimait tou-
jours à répéter: <J7:euôe PpaSc'w;, en latin Festina lente. Rabelais
y fait allusion à plusieurs repHses :
— En France, vous en avez quelque transon en la devise de Monsieur
l'Amiral (2), laquelle premier porta Octavian Auguste (1. I. ch. ix).
— Sçavez vous que disoit Octavian Auguste? Festina lente (1. I,
ch. XXXI II).
Cf. Regnard, F'olies amoureuses^ acte, III, se. vu :
Un savant philosophe a dit élégamment :
Dans tout ce que tu fais hâte-toi lentement.
]JAlea jacta est, le sort en est jeté, également rapporté par
Suétone, dans la vie de César (ch. xxxii), a donné à notre au-
teur:
— Puis... qu'une fois en ave:^ jette le de\, et ainsi l'avez décrété,
et prins en ferme délibération, parler n'en fault (1. Ilitch, ix).
Pline. — Africque apporte tousjours quelque chose de nouveau
(1. I, ch. xvi). — Africque est coustumiere de toujours choses produire
nouvelles et monstrueuses (1. V, ch. m).
Cf. Pline (1. VIII, ch. xxviii) : « Semper Africa aliquid novi
offert», en parlant des bêtes étranges dont ce continent abonde (3).
Saint JéroiME. — Dans son écrit contre Rufus (III, 2), saint
Jérôme fait mention du proverbe : Faire de nécessité vertu (4),
qu'on lit à la fois dansEustache Deschamps, Machault et Rabe-
lais (1. I,ch. xi).
(i) Cf. 1. II, ch I : « En icelle année [des grosses mesles], les kalendes
furent trouvées par les bréviaires des Grecs ».
(2) Cf. Briefve Déclaration, V Hiéroglyphiques : « De icelles avez veu
la devise de mon seigneur l'Amiral en un ancre, instrument très poi-
sant, et un daulphin, poisson legier sur tous animaulx du monde : la-
quelle aussi avoit porté Octavian Auguste, voulant designer : Haste toy
lentement. Fais diligence paresseuse^ c'est à dire expédie, rien ne lais-
sant du nécessaire.
(3) Quant à l'allusion proverbiale à l'or de Tholose et au cheval de
Sejan, fatals à leurs possesseurs (1. IV, ch. xv), la Briefve Déclaration
renvoie entre autres à AuIuGelle (1. III, ch. ix) : « Quis et cujusmodi
fuerit, qui in proverbio fertur Equus Sejanus... Eadem sententia est il-
lius quoque veteris proverbii, quod ita dictum accepimus: Aurum Tho-
losanum >».
(4) « Habeo gratiam, quod/aci5 de necessitate virtutem ». Cf. Comédie
des Proverbes (acte 1, se. vu) : « Je prendray la lune avec les dents, je
feray de nécessité vertu, pour vostre service ».
494 APPENDICES
On trouve également, dans son Commentaire sur les Ephésiens,
cet adage populaire: «Noli..., ut vulgare proverbium est, Equi
dentés inspicere donati », et cet autre, dans ses Epitres
(vu, 5): « Accessit hu'ic patellœ, juxta tritum populi sermone
proverbium, dignum operculum ï) . Dans Rabelais :
— De cheval donné tousjours regardoit en la gueuUe (1. I, ch. xi),
— Comme dict le proverbe, couvercle digne du chauldron (1. I,
Prol.).
Ces deux derniers proverbes, simples constatations du bon
sens, sont de tous les temps et de tous les pays (i). Nous avons
déjà traité de ces dictons d'un caractère universel (2).
Divers. — La sentence de Seneque est véritable... Ce qu'à
autruy tu auras taict, sois certain qu'autruy te fera (1. III, ch. ix).
Cf. Sénèque, Epist., xciv, 43 : « xVb alio expectes alteri quod
feceris ». A rapprocher la sentence de Publius Sirus : « Quod
tibi fieri non vis, alteri ne feceris ».
— Comme quand il a esté dict que la statue de Mercure ne doit
estre faicte de tout bois indiffercntement (1. IV, ch. lxii).
Cf. Apuleius, ApoL, t. I, p. 476 : « Non ex omni ligno, ut
Pythagoras dicebat, débet Mercurius exculpi. »
Mathurin Régnier rend ainsi ce proverbe {Sat., I):
De tout bois, comme on dit,
Mercure on ne façonne,
— Vous n'approchez ny des pieds ny des mains à mon opinion
(1. 1, Prol.).
Cf. Quintilien, Déclara.^ xii, 6 : « Pedibus manibus unius in
senteniiam necessitatis ». Cette locution s'explique par la ma-
nière de voter usitée dans le sénat romain: sans parler, on mar-
chait à droite ou à gauche pour donner son suffrage.
— A chascun n'est oultroyé entrer et habiter Corinthe (1. III,
Prol,).
Cf. Horace, Epitres, 1 : « Non cuivis homini contigit adiré
(>orinthum... »
Certains de ces proverbes latins ont été depuis luiigtemps
francisés. Tel celui-ci cité parmi les Proverbes ruraux du
xm* siècle (n" 214): « Choses mal acquises sont mal cspan-
dues ». Mais sa forme rabelaisienne :
(i) En voir des parallèles dans l'ouvrage de DUringsfcld, t. II, p. 171-
172 et 467-4('i8.
(2) Voy. ci-dessus, p. SSa et 399.
SOURCES LIVRESQUES 49)
— ... l'acquest luy est entre mains expiré. Car les choses mal ac-
quises mal dépérissent (1. III, ch. i).,.
témoigne d'un emprunt direct de Cicéron {Philip piques, II, 27) :
« Ut est apud poetam nescio quera... Maie paria maie dila-
buntur ».
Un autre proverbe d'apparence classique :
— Nous allons de Scylle en Carybde (1. IV, ch. xx). — Mais ce fut
en pareil deconfort, comme si évita ns Charybde, fussions tombés en
Scylle (1. V, ch. xviii)...
n'est en réalité qu'un souvenir du xiii" siècle à travers
Erasme. On le lit pour la première fois dans V Alexandréide,
poème en vers latins de Philippe Gaultier de Châtillon, écrit
en 1277 et imprimé en 1513. Dans son livre V, vers 297-301,
le poète apostrophe ainsi Darius fuyant devant Alexandre :
... Nescis, heu ! perdite, nescis
Quem fugias : hostes incurris, dum fugis hostem ;
Incidis in Scyllam cupiens vitare Charybdim (i).
Erasme le cite, fol. 127, mais sans en indiquer la source.
— ... aultres de semblable {2) farine (1. I, ch. xiv). — ... et aultres
de pareille farine (1. II, ch. xxv, et 1. IV, Prol.).
On lit dans les Adages d'Erasme, fol. 545 : « Nostrœ faritiœ.
Ejusdem farinée dicuntur inter quos est indiscreta simili-
tudo ».
— De toutes corneilles prinses en tapinois, ordinairement poschoit
les œilz (1. IV, ch. xxxii).
C'est une des actions de travers que Rabelais attribue à Qua-
rême- prenant : Cornicum oculos conftgere est donné par
Erasme (fol. 99). Crever les yeux aux corneilles est une finesse
(t) Cf. Tahureau, Dialogues (i565), éd. Conscience, p. 54 : « Ce seroit
encore faire pis que devant, et comme l'on dit au vieil proverbe, Vou-
lant éviter Cariide, s^engoii^rer en Scylle, ou bien autrement tomber de
fièvre en chaut mal ».
Comédie des Proverbes, acte II, se. u : « Ce seroit trop hazarder le
paquet, en danger de tout perdre, et tomber de Caribde en Scyla ».
(2) Cf. Du Fail, dans l'Epître liminaire des Propos rustiques : « Par
ce moyen estoient pour lors incognues Noblesse, Païsanterie, Liberté,
Servitude et autres de semblable farine invasions de droit naturel ».
Tahureau, Dialogues (p. 112) : « Tous ceux de pareille farine ne sont
jamais contens jusqu'à ce qu'ils ayent donné à cognoistre leur sottise ».
D'Aubigné, Œuvres, t. II, p. 867 : « Ces mots me vinrent à la pensée
avec plusieurs autres de mesme farine ». — Oudin donne, avec le même
sens : « Ils sont tous de la mesme paste ».
49à APPENDICES
de Gribouille, analogue aux autres absurdités (i) énumérées
dans le même chapitre : se baignoit dessus les haults clochers,
se sechoit dedans les estangs et rivières, etc.
— Congnoissant comme dict le proverbe : Aux ongles le lion (1. V,
Ch. XLVIIl).
Adage gréco-romain : « Leonem ex unguibus œstimare »
(Erasme, fol. 236), remontant à Phidias. Le grand sculpteur,
ayant à représenter un lion, en conçut la forme et la grandeur
par l'inspection d'un seul de ses ongles.
— Beau fera se tenir joyeux et boire frais, combien qu'aucuns
ayent dict qu'il n'est chose plus contraire à la soif. Je le croy. Aussi
contraria contrariis curantur {Pantagr. Progn., ch. viii).
Dicton de l'ancienne médecine qui remonte à Hippocrate,
comme d'ailleurs son opposé : SiniiUa similibus, l'un et l'autre
déjà contenus dans le chapitre xlii de son traité Des Lieux {2).
IV. — Recueils médiévaux.
Plusieurs recueils de sentences jouirent d'une grande vogue
au Moyen Age. Ce sont comme des échos lointains de la sagesse
antique, classique ou orientale.
Catonet. — En tête viennent les Distiques de Dyonisius Cato,
écrits probablement au m' ou iv' siècle. Dans les 174 distiques
que renferme ce livre de morale, la sagesse du paganisme al-
terne avec celle du christianisme. Le plus ancien manuscrit est
du ix'^ siècle et porte pour titre : Liber Catonis philosoplU. La
plus ancienne version française en vers est du xii*^ siècle (3). Le
Catho ou le Cat/ionet est resté jusqu'à la Renaissance un des ou-
vrages didactiques les plus répandus.
Villon le cite (p. 89) et le chevalier de la Tour Landry expose
dans son dernier chapitre « trois enseignemens que Cathon dist
(i) Il est donc superflu de voir, dans ce proverbe (comme le font Le
Duchat et Burgaud des Marets), un sens profond : « Montrer, à l'aide
d'une invention nouvelle, l'ignorance des anciens ».
(2) (J. Comédie des comédiens, i633, acte III, se. i (Ane. Théâtre,
t. IX, p. 344) ; " Pour moy, je suis d'advis que nous pratiquions le vieux
proverbe, qui dit qu'on doit remédier aux accidens par les choses qui
leur sont contraires ».
i3) Cette version, accompagnée du texte, est reproduite dans Le Livre
des Proverbes de Leroux de Lincy, t. II, p. 439 A 458. Cf.. sur les diffé-
rentes versions, l'étude d'Ulrich, dans les Romanische Forschungen de
1904, t. XV, p. 41 à 69 et 70 à 100.
SOURCES LIVRESQUES .\g^
à Cathonet son filz », On le trouve dans les vieilles Farces. Dans
celle du « Conseil au nouveau marié », le docteur recommande
(Ane. Théâtre, t. I, p. 60) :
Le dit de Cathon fault garder,
Qui dit louange de femme :
Souffre la quant elle est sans blasme,
Et la supporte patiemment.
Et dans la « Moralité des Enfans de maintenant », Instruction
en prescrit la lecture {Jbid., t. 111, p, 9) :
Se veulx bonne vye ensuivre..,
Estudie un petit livret
Que fist autrefois Cathonnet,
Qui est tout plain de bonnes meurs.
Au xvi" siècle, Jean Macé et Pierre Grosnet popularisèrent ce
traité de morale en quatrains sous le titre de : Moi^ dores du
grand et saige Cathon, Paris, 1533.
Rabelais met plusieurs de ces sentences dans la bouche du
juge Bridoye (1. III, ch. xl à xlii), qui se borne à citer le pre-
mier ou le deuxième des vers des distiques :
XL. Interpone tuis interdum gaiidia curis,
Ut posses anime quemvis sufferre laborem.
XLi. Contra verbosos noii contendere verbis;
Sermo datur ctinctis, animi sapîentia paucis,
XLII. Conserva pocius que sunt imparta labore;
Cum labor in damno est, crescit mortalis egestas.
Bien plus, le bon Juge, « qui sententioit les procez au sort des
dez », modifie parfois plaisamment les vers de Catho :
xLi, Il est escript :
Qui non laborat non manige ducat...
vers que cite ainsi la « Moralité des Enfants de maintenant »
{Ane. Théâtre, t. III, p. 10):
Telz gens debvroient mourir de faim ;
L'Escripture ainsi le met :
Qui non laborat non manducet.
Mourir de faim doibt endurer
Qui pour vivre ne veult ouvrer ;
L'Escripture si le devise.
Et dans le « Jeu des trois Roys », mystère du xv® siècle, le Se-
meur l'invoque à son tour (éd. Jubinal, Mystères, t. II,
p. 119):
J'ay oy dire en i proverbe,
Chascun le scet bien par le verbe :
Qui non laboras non menduces.
La III^ lettre, que Rabelais adresse d'Italie à Geoffroy d'Es-
32
498 APPENDICES
tissac, évêque de Maillezais (i), donne également quelques-uns
des Distiques de Caton : « Pasquil a faict depuis nagueres un
chantonnet, onquel il dist à Stros^i: Pugna pro patria (2) ; à
Alexandre, duc de Florence: Datum seraa (3); à l'Empereur :
Quœ nocitura tenes, quamvis sint cliai'a, relinque {^) \ au Roy :
Quod potes, id tenta (y); aux deux cardinaux Salviati et Rodol-
phe: Hos breoitas sensus fecit conjungere binos (6).
Et pour finir, ce dernier emprunt:
— Car Voccasion a tous ses cheveux au front : quand elle est oul-
tre passée, vous ne la pouvez plus revocquer; elle est chauve par le
derrière de la teste, et jamais plus ne retourne (1. 1, ch. xxxvi).
C'est la paraphrase du second vers du distique»
Rem quam tibi quam noscis aptam dimittere noli.
Fronte capillata post est occasio calva (7).
Le complément du Catonet porte le titre : le Facet. C'est un
des ouvrages que maître Thubal Hololerne lisait au jeune Gar-
gantua (l. I, ch. xiv).
Salomon et Marcoul. — Un autre recueil de sentences, très
goûté pendant le Moyen Age, est le dialogue en vers de Salomon
et Marcoul, dont la plus ancienne rédaction remonte au
xii' siècle. Ce poème, divisé en 60 strophes de six vers, a été
attribué au comte de Bretagne, Pierre Mauclerc (12 13- 12 50),
le même qui imita les Proverbes au vilain. Salomon, le type
de la sagesse orientale, et Marcolphe ou Marcol, « bossu comme
Esope », disent chacun un proverbe, l'un grave et judicieux,
l'autre trivial ou plaisant.
Voici le début du recueil d'après la version ancien- française
du xiii' siècle: Les Dits de Salomon avec les responses de Mar-
(i) Elle est datée du i5 février i536. Voy, l'édition Bourilly, Lettres
écrites d' Italie , 1910, p. 72.
(2) lUud stude agerc quod justum est.
Pugna pro patria.
(3) Datum serva.
Foro te para.
(4) Q"^ nocitura tenes, quamvis sint cara relinquc ;
Utilitas opibus prœponi tempori débet.
(5) Quod potes id temptes, operis ne pondère pressus.
Succumbat labor et frustra temptata recedit.
(0) Miraris verbis nudis me scribere versus,
Hec brcvitas sensus fecit conjungere binos,
(7) On retrouve l'expression proverbiale dans la Comédie des Prover-
bes (acte I, se. I) : « Suzl compaij^nons, prenons l occasion aux cheveux »;
et dans Molière (Avare, acte I, se. viii) « C'est une occasion qu'il faut
prendre vite aux cheveux ».
SOURCES LIVRESQUES 499
con (i): « Ci rommence deMarcoul et de Salemon que li quens
de Bretaignc fist :
Seur tote l'aultre hennor
Est provée la'flor,
Ce dit Saletnons ;
Je n'aim pas la valeur.
Dont l'en meurt à doulor.
Marcoul li respont.
Rabelais cite le dialogue à propos des conquêtes fantastiques
que fera successivement Picrochole. Echephron, voulant faire
entendre au monarque inconsidéré le langage de la raison, invo-
que ce sixain (1. I, ch. xxxiii) :
Qui ne se adventure,
N'achevai n'y mule,
Ce dict Salomon.
Qui trop se adventure,
Perd cheval et mule,
Respondit Malcon.
Cette strophe manque aux impressions données jusqu'ici des
DiU (2). La version que Rabelais a eue entre les mains atteste
une rédaction indépendante qui reste à découvrir (3).
L'auteur d'un Essai de proverbes du xvi' siècle le commente
ainsi (v" mule) : « Pour condamner les trop longs consulteurs
et petits faiseurs, nous disons, Qui 'ne s'aventure, n'a cheval,
ni mule. Au contraire, nous disons des téméraires qui font
tout à l'estourdie. Qui trop s'aventure, perd cheval et mule ».
Brocards de droit. — Ajoutons quelques mots sur les bro-
cards (4), axiomes ou formules juridiques, tels que les règles du
Digeste, dont les écrivains du xvi' siècle font un fréquent usage.
En voici deux exemples, l'un antérieur, l'autre contemporain de
(i) Pour Marcol, par l'échange des liquides, phénomène habituel sur-
tout au langage vulgaire.
(2) Méon, Recueil de Fabliaux, t. I : « Salomon et Marcoul ». — Cra-
pelet. Proverbes et dictons populaires, Paris, iS3i, p. 1S9 à 200, réim-
pression d'un des quatre Mss. du xiii* siècle. L'assertion de Cosquin
[Romania, t. XL, p. 377) : « C'est évidemment à un Salomon et Marcol-
phe de cette catégorie que Rabelais a emprunté le dit et contredit... »,
est erronée. Cf. Rev. Et. Rab., t. X, p. i04-io5.
(3) Le sixain a été repris au xvi* siècle par la Comédie des Proverbes
(acte II, se. m): « On dit bien vray, quand on dit qu'il ne faut pas ven-
dre sa bonne fortune... car Qui ne s'aventure, n'a ny cheval ny mulj )\
(4) Terme d'origine française (1. IV, ch. xxxix) : « Lors commença
îrupher et mocquer... avec brocards aigres et piquans ». C'est le même
mot que brocard, chevreuil d'un an, d'après ses cornes pointues : l'un
et l'autre dérivent du verbe picard braquer, piquer.
500 APPENDICES
notre auteur. Dans une moralité de 1508, la Condamnacion de
Bancquetj; (p. ^68):
Car summum bonum in vita
Est justiciam colère.
Le Décret dit qu'on doit ita :
Suum cuique tribuere.
Et chez Des Périers, nouv. xxiv : « Mon homme qui estoit lé-
giste, print à son proffit le broccard de droit: Qui tacet, con-
sentire videtur ».
Les brocards ne manquent pas non plus dans Rabelais :
•^ — Privatio pncsupponit habitum (1. I, ch. v).
— Car vous dictes en proverbe commun... Des choses mal acqui-
ses, le tiers hoir ne jouira (1. III, ch. i ; 1. V, ch. xi).
Cf. « De maie quaesitis non gaudet tercius heeres ».
Le pauvre I3ridoye cite le recueil de Brocardia juris (i),
mais il en fait un professeur de droit (1. III, ch. xli) : « On le
temps que j'estudiois à Poictiers en droit sous Brocardium ju-
jHs... ». C'est prendre Pirée pour un homme:
Notre magot prit pour ce coup
Le nom d'un port pour un nom d'homme.
(La Fontaine, Fables, 1. IV, n» 8).
Bridoie cite souvent le Digeste (noté par J[J\) :
— Et lors, j'use de mes petits dez... suivant la \oy, semper instipu-
lationibus, ff. de regulis juris, et la loy versale versifiée qux eod. tit.
(1. III, ch. Lix). — Semper in obscuris quod minimum est sequimur.
— La vraye etymologie de Procès est en ce qu'il doibt avoir en
ses prochatz prou sacs. Et en avons brocards deificques : Litigando
jura crescunt. Litigando jus acquiritur (1. III, ch. xlii).
Un dernier vestige chez Rabelais est sa phrase habituelle:
— Chascun s'en va à sa chascuniere (1. II, ch. xiv). — Ordonne
ladicte court que chascun se retire en sa chascuniere : sans despens,
et pour cause (1. III, ch. xxxvii).
Cliacunière, pour maison de chacun, est un dérivé forgé par
Rabelais. La forme primordiale, juridique, se lit déjà dans les
Cent Nouvelles nouoelles (n" xxxix et xcvn): « Ils s'en allèrent
(1) Le Duchat cite un recueil de ce genre: Brocardia juris, seu mo-
dus les^endi contenta et abreviaturas utriusque juris, Paris, 1497. Un
jurisconsulte du xvi* siècle, Antoine Loysel, a rassemblé, dans ses Ins-
titutcs (1607), les brocards du droit coutumier. Voy. la réimpression de
Dupin et Laboulaye (Paris, 1846) sous ce titre : Instilutes coutumières
d' Antoine Loysel, ou Manuel de plusieurs et diverses règles, sentences et
proverbes, tant anciens que modernes^ du droit coutumier et plus ordi-
naire de la France.
SOURCES LIVRESQUE^S 5oi
chascun à sa chascune... Et, sur ce, s'en allèrent tous cliascun
à sa chascune ».
Cette locution a fait fortune sous la forme rabelaisienne. Elle
a été adoptée par la plupart des écrivains du xvi' siècle : Des
Périers (i), du Faii (2), Larivey (3), Montaigne (4). Au siècle sui-
vant , elle est encore citée par Madame de Sévigné ( 5 ) et par Scarron.
Recueils généraux. — Le Moyen Age abondait en recueils
de ce genre, qui ont laissé des traces isolées chez Rabelais. En
dérivent les proverbes (1. 1, ch. ix):
Non de ponte vadit,
Qui cum sapientia cadit,
contrepèterie pour :
Non de ponte cadit (6),
Qui cum sapientia vadit.
— Et on croy partie adverse, in'sacer verbo dotis (1. II, ch. xi).
Autre contrepèterie pour in verbo sacerdoiis^ qu'on lit dans
la Lxx' des Cent Nouvelles nouvelles (7).
Parmi les brocards de Bridoye figurent (1. III, ch. xlii) :
— Accipe, sume, cape, sunt verba placentia papx,
modification plaisante de :
Accipe, sume, cape I sunt verba placencia cuique (8).
A propos de Trouillogan et des autres philosophes sceptiques,
Pantagruel remarque :
— Loué soit le bon Dieu. Vrayment on pourra dorénavant pren-
dre... les bœufs par les cornes...; mais ja ne seront telz philosophes
par leurs parolles pris (I. III, ch. xxxvi).
(i) Joyeux Devis, nouv. xiii : « Ils s'en revont par le monde, chascun
en sa chascuniere... »
(2) Œuvres, t. I, p. 116 et 288.
(3) Le Morfondu, acte V, se. ix : « C'est pourquoy je serois d'advis
que fissiez le semblable, et chascun se retirast à sa chascuniere ».
(4) Essais, 1. I, ch. xxxiv : « Usage ancien que je trouve bien à rafres-
chir, chascun en sa chascuniere ».
(5) Lettres, éd. Monmerqué, t. III, p. 3 16 : « Les filles de la reine
s'en vont, chacune à sa chacunière ».
(6) Cf. Jakob Werner, Lateinische Sprichwôrter iind Sinnspriiche des
Mittelalters, aus Handschriften gesammelt, Heidelberg, 1912, p. 56. —
Les proverbes qu'il nous fournit sont extraits d'un manuscrit mixte de
la Bibliothèque de l'Université de Baie de la fin du xiv^ siècle.
(7) « En vérité, respondit alors le curé, monseigneur, je vous asseure,
in verbo sacerdotis, que les mesmes parolles, qui ont esté dictes au-
jourd'huy au baptesme de vostre filleul furent dictes et célébrées à
vostre baptesme ».
(8) Jakob Werner. Lateinische Sprichwôrter des Mittelalters, p. i.
503 APPENDICES
Et ailleurs, Frère Jean menace Panurge :
— Advenant qu'il fust marié, \t prendre aux cornes comme un veau^
puisqu'il r avoit prins au mot comme un homme (1. IV, ch. lvi).
Loysel cite le brocard en le commentant (t. I, p. 3 59) : « On lie
les bœufs par les cornes, et les hommes par les paroles; et autant
vaut une simple promesse ou convenance, que les stipulations du
droit romain ». Et il ajoute : « C'est la traduction de ces vers rap-
portés par la glose et les anciens commentateurs du droit romain :
Verba ligant homines, taurorum cornua funes.
Cornu bos capitur, voce ligatur homo (i).
D'où l'on a fait ce vieux dicton français :
Comme les bœufs par les cornes on lie,
Aussi les gens par leurs mots ou (2) folie...
ce que Gabriel Meurier rend plus brièvement :
On prend les bestes par les cornes
Et les hommes par la parole.
Mielot n'en donne que le premier membre (n° 253) : « Par les
cornes loye on les buefz ».
— J'en ay vu rexperience en plusieurs qui ne l'ont peu quand il:{
vouloient : car ne V avoient faict quand le povoient. Aussi par non
usage sont perduz tous privilèges, ce disent les clercs (l. III, ch. xxvii).
Allusion à l'ancien brocard de droit canonique (attribué à saint
Basile): « Quando potui non volui, et quando volui non potui ».
Dans la harangue de maître Janotus de Bragmardo (1. 1,
ch. xix) on lit: nHicjacet lepus, cy gist le lièvre », locution re-
montant probablement à la philosophie scolastique (3).
Dans le Prologue du Quart licre, Rabelais mentionne un
des dictons de l'ancien droit successoral:
— Ly bon Dieu, et ly bons homs ! n'est il escrit et practiqué, par
les anciennes coustumes de ce tant noble... royaulme de France,
que le mort saisit le vif?
Cette sentence est ainsi citée par Loysel, qui l'accompagne de
doctes commentaires (t. I, p. 31$): « Le mort saisit le vif son
plus prochain héritier habile à lui succéder ».
(i) Idem, ibidem, p. 7 : « Bos cornu capitur, sed homo sermone tene-
tur ».
(2) Et non pas « foiit » (comme donne l'édition f.aboulaye). Ce pro-
verbe est dans Meurier, Trésor, p. 3.S.
(3) Rabelais en donne ailleurs l'équivalent (1. lil, ch. x) : « N'estes
vous asseuré de vostre vouloir.-' Le poinct principal jr gist », en même
temps que sa forme correspondante en français (1. lII, ch. xn): « Ce
n'est là que gist le lièvre » (cf. 1. IV, ch. xv : « Toutes bonnes cous-
tumes se perdent. Aussi ne trouve l'on plus de lièvres au giste »).
5Î0URCES LIVRESQUES >o1
V. — Quinzième siècle.
Aucune œuvre n'a exercé sur Rabelais une influence plus
profonde que la farce de Pathelin. Il en est tout pénétré. U
l'imite, il la cite, il lui emprunte des proverbes ou des locu-
tions proverbiales :
I i8i. Pathelin. Il est desjà si empressé,
Qu'il ne scet où il l'a laissé.
Il faut que nous luy reboutons.
Le Juge. Suz, revenons à nos moutons \
Qu'en fut il ?
Le Drapier. 11 en print six aulnes.
Ce proverbe avait déjà fait fortune au xv' siècle. On le lit
dans Coquillart (t, II, p. 214) :
Or revenons à noz moutons.
Rabelais le mentionne fréquemment :
— Retournons à nos moi/fo^i^, je vous dis que... (1. I, ch. i). — Tou-
jours [Gargantua] .. retournait à ses moutons... (l. I, ch. xi). —
Retournons à nos moutons dist Panurge... (1. lil, ch. xli).
Estienne Pasquieren parle longuement (i), et Henri Estienne
remarque à son tour : « Geste farce ou comédie [Pathelin] a
aussi amené ce proverbe, Retournons à nos moutons, pour dire,
Retournons à notre propos. Car ces mots, qui sont là souvent
répétez, furent depuis tournez en proverbe (2) ».
Eloy d'Amerval s'en est servi un des premiers au xvf siècle
(111* journée, fol. 1 r").
Or, retournons à nos montons.
Et Monluc, dans ses Commentaires, a deux fois employé ce
proverbe (t. II, p. 57, et t. III, p. 216). Nicod, dans ses Expli-
cations morales (3), faisant abstraction de l'origine littéraire de
notre proverbe, lui donne exclusivement son sens propre de rap-
pel à la vigilance entre les bergers.
393. Ce fut pour un denier à Dieu ;
Et encore, se j'eusse dict :
La main sur le pot, par ce dict.
Allusion au bon vieux temps où les marchés étaient conclus,
(i) « Quand il advient qu'en commun devis quelqu'un extravague de
son premier propos, celuy qui le veut remettre sur ses premières bri-
zées, luy dit : Revenez à vos moutons, dont a usé à mesme effet Rabelais
en son premier livre de Gargantua » (1. IV, ch. nx).
(2) Dialogues, éd. Liseux, t. I, p. i63.
(3) Cf. Montaiglon. Recueil, t. III, p. 184: « Retournons à nos mou-
tons de peur que les loups ne les happent ».
504 APPENDICES
en buvant ferme, la main sur le pot (i). — Et Rabelais y re-
vient à plusieurs reprises (l. I, ch. xi) et ailleurs :
— Et quoy, dist Pantagruel, en demandent ilz meilleures [ensei-
gnes] que la main au pot, et le verre au poing ? (1. I, ch. xn).
Après la farce de Pathelin, c'est Villon qui a laissé le plus
de souvenirs. Nous les avons déjà rappelés (2).
Parmi les poèmes longtemps attribués à Villon, le Monologue
du Franc- Archer de Bagnolet (1532) lui a fourni plus d'une
inspiration :
93 ... mais nous apaisâmes
Noz couraiges et recuUasmes :
Que dy je ? non pas reculer :
Chose dont on ne doybt et parler...
Ung rien jusques au Lyon d'Angiers,
Je ne craygnoye que les dangiers.
Moy, je n'avoye peur d'aultre chose.
Ce dicton est fréquent chez Rabelais, qui en indique lui-même
la source (1. IV, ch, lv) : «Fuyons, saulvons nous. Je ne le diz
pour paour que je aye. Car je ne crains riens fors les dangiers.
Je le diz toujours. Aussi disoit le Franc archier de Baignolet ».
Ces emprunts livresques viennent compléter les multiples
souvenirs tirés du trésor populaire indigène. Le double cou-
rant, oral et littéraire, aboutit ainsi à une ample provision de
proverbes et dictons, véritable mine parémiologique, dont nous
avons tâché d'explorer les abords variés, les couches successi-
ves et les nombreux filons.
(i) Cf. Jacques Grévin, Les Esbahis (dans VAnc. Théâtre, t. IV,
p. 161): « Et encore, se j'eusse dit: La main sur le pot ! parce dict
mon denier me fust demouré ».
(2) Voy. Introduction, p. 4.
FIN nu TOME PREMIER
TABLE DES MATIÈRES
Préface « vi-xn
INTRODUCTION
I. Influence indigène, i-G. — U. Littérature gréco-romaine, 6-10.
III. Renaissance italienne, 10-14. — I^ • Expérience de la vie, 14-16.
LIVRE PREMIER
ÉRUDITION ET EXPÉRIENCE
CHAPITRE PREMIER. — Histoire naturelle (19-42) : I. Tableau
zoologique (animaux exotiques, inconnus ou rares), 20-24. — H- Synthèse
botanique (classification, sexe, pantagruélion), 24-27. — III. Ornithologie
provinciale, 28-29. — ^^- Ichtyologie de la Renaissance, 29-31. —
V. Nomenclature simienne, 3i-35. — VI. Expressions de fauconnerie,
35-37. — ^II* Créations lexicologiques, 37-39. — VIII. Animaux tra-
ditionnels, 39-40. — IX. Mise en œuvre, 41-42.
CHAPITRE II. — MÉDECINE (43-47): I. Termes grecs (Hippocrate,
Galien), 43-45. — II. Noms vulgaires (parties du corps, maladies, mal
de Naples), 45-47.
LIVRE DEUXIEME
CONTACT AVEC L'ITALIE
CHAPITRE PREMIER. — Architecture (52-G4) : I. Nomenclature
indigène, 54-57. — II. Nomenclature italienne, 57-64.
CHAPITRE II. — Art militaire (65-92): I. Nomenclature antérieure
(armes, artillerie, milices), 66-78. — II. Influence italienne (organisation,
équitation, fortification, armes et armures, vocables divers), 78-89. —
III. Prologue du Tiers livre, 89-92.
CHAPITRE III. — Navigation (93-125) : I. Témoignages compara-
5o6 TABLE DES MATIÈRES
tifs, 95-99. — II. Terminologie nautique (termes de marine fluviale,
termes océaniques, noms méditerranéens, termes du xvi* siècle), 99-125.
CHAPITRE IV. — Arts appliqués, 126-129,
CHAPITRE V. — C0M.MERCE ET INDUSTRIE (i3o-i33) : I. Établisse-
ments de crédit, i3o-i32. — U. Fabrication des soieries, i32-i33.
CHAPITRE VI. — SociÛTÉ mondaine (134-146) : I. Langage courti-
sanesque, 134-142. — II. Distractions et jeux, 142-144. — III. Jurons
et termes péjoratifs, 144-146.
CHAPITRE VIL — Influences secondai.'<es (147-15Ô) : L Noms
d'histoire naturelle, 147-148. — IL Termes gastronomiques, 148-149. —
lll. Rôle intermédiaire, 149-150. — IV. Résidu lexicologique, t5o-i54.
LIVRE TROISIEME
VIE SOCIALE
CHAPITRE PREMIER. — Costume (iSS-ijo) : I. Habillement, 09-
i65. — II. Coiffure, i65-i68. — III. Chaussure, 16S-170.
CHAPITRE IL — Cuisine (171-189) : I. Hors-d'œuvre, 172-174. —
IL Entrée de table, 174-177. — III. Second service, 177-180. — IV. En-
tremets, 180-183. — V. Issue de table, 1S3-187. — VI. Vin et bois-
son, 187-189.
CHAPITRE III. — Monnaies (190-197) : I. Monnaies historiques,
igo-191. — IL Monnaies anglo-françaises, 191. — III. Monnaies fran-
çaises, 192-194. — IV. Monnaies étrangères, 194-195.
CHAPITRE IV. — Musique (198-208): I. Instruments, 198-200. —
IL Notation musicale, 200-201. — III. Musique religieuse, 201-202. —
IV. Musique profane, 202. — V. Airs et danses, 203-207.
LIVRE QUATRIEME
FAITS TRADITIONNELS
CHAPITRE PREMIER. — Contes poiulaires (2 12-23 1) : 1. Contes
merveilleux, 2i3-223. — [L Contes moralises, 223-225. — III. Contes
d'animaux, 225-220. — IV. Contes Licéticux, 226-230. — V. Contes
grivois, 23o 23i .
CHAPITRE IL— LÉGKNDEs poi'Ui-AiKEs (232-238): I. Les Saints,
232-234 — IL Le diable, 234-235. —III. Légendes danimuux, 235. —
IV. Légendes de plantes, 235. -— V. Légendes diverses, 235-238.
CH-APITRI: lII. — Tkaoitions I'opui.aikes (239-261) :
A. ~ 'J'raJUions f,'arg\înttiines (23g-25y): I. Chronique garganiuinc,
241-248. — IL Versions diflerentes, 248-250. — III. Vestiges matériels,
250-253. — 1\ . Derniers échos, 253-254. — V. Cycle gigantal, •ib;\-2b'2.
TABLE DES MATIÈRES 507
B. — Traditions médiévales (257-261) : I. Gots et Magots, 257-259.
— n. Prêtre Jean, 259-261.
CHAPITRE IV. — Chansons populaires {-262-277) : I. Chansons
religieuses, 265-267. — I^- Chansons sentimentales, 267. — III. Chan-
sons bachiques, 267-268. — IV. Chansons satiriques, 268-273. —
V. Chansons grivoises, 273-274. — VI. Chansons des rues, 274-275.
— Vil. Chansons historiques, 275-276. — VIII. Refrains, 276-277.
CHAPITRE V. — Jeux enfantins (278-291) : I. Relevé bibliographi-
que, 279-280. — II. Témoignages historiques, 280-285. — III. Classe-
ment des jeux, 285-291,
CHAPITRE VI. — Rites et croyances (292-3o5) : I. Coutume sol-
datesque, 292-298. — U. Saints et saintes, 298-301. — III. Préjugés
divers, 3o2-3o5.
CHAPITRE VII. — Superstitions (3o6-3i5) : I. Présages et pro-
nostics, 3o6-3i4. — IL Pratiques astrologiques, 3i4-3i5.
CHAPITRE VIII. — Magie et sortilèges (3 16-324) : I. Démonolo-
gie, 3 16-319. — II. Moyens de divinations (songes, divinations secon-,
daires), 320-324.
CHAPITRE IX. — Théâtre populaire, 325-329.
CHAPITRE X. — Littérature de colportage (33o-342): 1. Bisouards
et vendeurs de livres, 33o-332. — IL Chroniques gargantuines, 332-333.
— III. Romans de chevalerie, 333-336. — IV. Voyages de Mandeville,
336-338. —V. Prognostications, 338-339. — VI. Livres de magie, 339.
— VIL Bibliothèques campagnardes, 339-341. — VIII. Une biblio-
thèque bourgeoise, 342.
LIVRE CINQUIÈME
FAITS TRADITIONNELS (suite).
Proverbes et Dictons.
A. — Généralités (343-448) : I. Noms, 345-346. — IL Forme, 346-
348. - m. Sens, 348-352. - IV. Langue, 352-355. - V. Personna-
ges, 355-356. — VI. Historique, 356-359. — VIL Commentaires, 359-
362. — VIII. Classement et caractéristique, 362-363.
B. — Catégories parémiologiques (364-448) :
CHAPITRE PREMIER. — Religion (304-375) : L Sphère religieuse,
364-367. — IL Vie monastique, 367-375.
CHAPITRE IL — Superstitions, 376-379.
CHAPITRE III. — Animaux (380-396) : I. Animaux domestiques, 38o-
385. — IL Bêtes sauvages. 385-389. — AU. Oiseaux, 38q-393. —
IV. Poissons et batraciens, 393-394. — V. Insectes et vers, 394-396.
CHAPITRE IV. — Professions et métiers (397-407) : L Proverbes
généraux, 397-401. — IL Proverbes spéciaux, 401-407,
CHAPITRE V. — Vie sociale (408-416) : I. Nourriture, 408-412. —
IL Boisson, 412-415. — III. Costume, 415. — IV. Jeux, 415-416.
5o8 TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE VI. — Usages et coutumes, 417-419.
CHAPITRE VII. — Souvenirs historiques, 420-422.
CHAPITRE VIII, — Noms propres, 423-426.
CHAPITRE IX. — Blason populaire (427-435) : I. Sobriquets eth-
niques, 428-431. — II. Dictons géographiques, 431-435.
CHAPITRE X. — Sentences (436-448) : I. Actions de travers, 436-
443. — Proverbes moraux, 443-448.
CONCLUSION, 449-451.
APPENDICES
A. — Rabelais et Francesco Colonna, 452-457.
B. — Rabelais et Théophile Folengo, 458-460.
C. — Diatribe de Jal et ses répercussions, 461-477.
D. — Origines littéraires de la généalogie de Pantagruel (478-
483): I. Géants bibliques, 478-479. — II. Géants mythologiques, 479-480.
— III. Géants du Moyen Age, 480-481. — IV. Souvenirs littéraires,
482-483.
E. — Sources livresques de la parémiologie rabelaisienne (484-
504) : I. Sentences bibliques, 484-488, — II. Adages grecs, 488-491. —
III. — Proverbes romains, 491-496. — IV. Recueils médiévaux, 496-
5o2. — V. Quinzième siècle, 5o3-5o4.
Imprimerie Générale de Chdlillon-sur-Seine. — I.UVRARD-PICHAI.
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Saineanu, Lazar
La langue de Rabelais
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