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Full text of "La Lecture"

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La  Lecture 


TOME   NEUVIÈME 


^ 


M.   J.   BARBEY    D'AUREVILLY 


La 


Lecture 


MAGAZINE   LITTÉBAmE  BI-MENSUEL 


ROMANS  —  CONTES  —  NOUVELLES 

POÉSIE    —    VOYAGES 

SCIENCES    —    ART   MILITAIRE    —    VIE   CHAiMPÈTRE 

BEAUX-ARTS    —    CRITIQUE,    ETC.,    ETC. 


TOME    NEUVIÈiME 
(N"  49  à  54.  —  10  juillet  à  25  septembre  1889.) 


PARIS 

10,    RUE    SAINT-JOSEPH,    10 


a 


MARCEL 


I 


Dans  les  premiers  jours  de  juin  18G3,  le  comte  Marcel  de  Xé- 
rins,  revenant  du  bois,  suivait  seul,  à  cheval,  au  pas,  l'avenue  de 
l'Impératrice,  et  regardait  mélancoliquement  le  flot  des  Pari- 
siennes descendant  vers  Paris. 

—  Je  mène  une  existence  absurde,  se  disait-il,  et  je  m'ennuie 
de  la  belle  manière.  Depuis  dix  ans,  tous  les  jours,  à  la  môme 
heure,  je  fais  au  bois  la  même  promenade,  j'avale  la  même  pous- 
sière sous  le  même  soleil,  je  reviens  par  le  même  chemin,  et  j'ai 
là,  à  ma  droite,  les  mêmes  femmes  étalées  dans  les  mêmes  voi- 
tures ;  j'adresse  les  mêmes  saints,  on  me  renvoie  les  mêmes  sou- 
rires et  tout  est  dit.  Lorsque,  rentré  chez  moi,  je  descends  de 
cheval,  il  est  convenu  que  j'ai  passé  une  journée  charmante  et 
que  rien  ne  manque  à  mon  Jjonheur.  Pourquoi  ?  Parce  que  quel- 
ques bourgeois  él)ahis  m'ont  regardé  avec  envie  et  qu'un  petit 
collégien  de  dix  ans  s'est  écrié  en  me  voyant  :  «  Oh!  papa,  le  beau 
monsieur  sur  le  beau  cheval!  »  Mais,  gros  imbécile  de  père,  ré- 
ponds donc  ])ien  vite  à  ton  fils  que  tu  es  cent  fois  plus  heureux 
que  moi,  toi,  Durand  ou  Bernard,  épicier,  huissier  ou  bonnetier; 
tu  as  des  émotions,  tu  as  une  femme  qui  te  donne  des  enfants 
que  tu  adores  ;  ton  petit  garçon  a  été  le  premier  en  thème  la  se- 
maine dernière;  tu  pleures  à  la  Gaieté,  tu  ris  au  Palais-Royal,  tu 
es  préoccupé  des  cours  de  l'huile  ou  du  coton,  tu  as  des  opinions 
politiques,   tu  fais  tous  les  soirs  ta  partie  de  dominos  dans  un 


0  I.A  LKCTL'i;!'. 

petit  cafr  (lo  la  nie  Saint-Denis,  tu  vas  entendre  la  musique 
militaire  dans  les  jardins  public^,  tu  achètes  du  terrain  à  vingt 
sous  le  mètre  à  \(»gent-sur-Marne,  et  tu  iras  samedi  prochain 
au  Havre  en  train  de  j)laisir.  Dis-lui  encore,  à  ton  fils,  que,  si 
le  beau  «-heval  a  le  sens  comunin,  il  doit  mépriser  profond(''ment 
le  beau  monsieur  (jui  le  «-((ndainne  tons  les  jours  à  ce  stupide  et 
insipide  manège.  Mais  non,  le  ])auvre  animal,  il  est  incapable 
de  me  mépriser.  Je  suis  un  lionime  bien  élevé,  il  est  un  cheval 
l)ien  dressé  ;  il  va  toujours  droit  devant  lui,  sans  impatience, 
sans  révolte,  sans  colère.  Fà<-he-toi  donc  une  fois  seulement, 
méchante  béte,  et  donne-moi  l'émotion  salutaire  d'un  viui  dan- 
ger ! 

Deux  énergiques  coups  d'é])eron  allaient  ]).iyer  cet  honnête 
cheval  de  sa  sagesse  et  de  sa  tran(j[uillité,  ({uand  Octave  de 
Surgis  vint  se  placer  à  côté  de  Marcel. 

Or'tave  était  un  des  cin({uante  ou  soixante  amis  intimes  que 
Marcel  devait  au  baccarat,  aux  courses,  aux  dîners  du  cercle  et 
au\sou|)ers  du  Café  Anglais. 

—  Eh  bien  !  tu  as  vu,  n'c>t-ce  pas,  tu  as  vu?  s'écria  Octave, 
dès  (|ue  les  deux  ciievaux  furent  tète  à  tète. 

—  \'u,  ([uoi? 

—  <'(nnment!  (|uoi  ?  Il  demande  quoi!  Mais  le  huit-ressorts  de 
Chevrette  !  caisse  bleue,  roues  blanches,  un  grand  cocher  anglais 
merveilleux,  deux  chevaux  admirables,  un  train  de  vraie  y)rin- 
cesse!  On  n'a  jias  idée  de  (;a!  Cette  Chevrette,  elle  n'est  nijolie, 
ni  jeune,  ni  amusante,  et  c'est  sur  elle  ([ue  tombe  un  Brésilien 
fantastique.  Il  était  au  bois  cavalcadant  près  de  sa  belle  et  fai- 
sant la  roue  autour  de  la  calèche.  Une  vraie  cinquième  roue, 
parexenqile.  Ah!  j'ai  bien  ri  !  C'est  drôle,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  très  drôle. 

—  I']t  ce  n'est  pas  tout.  11  y  a  encore  bien  d'autres  histoires.  La 
petite  comtesse  Fras<hini  se  remarie.  Et  qui  épouse-t-elle  ?  Oh! 
tu  vas  ]>ien  rire  ;  moi,  j'ai  ri,  j'ai  ri  !  D'abord  je  ne  voulais  pas  le 
croire!  IClle  épouse!.,.  Devine,  non,  ne  cherche  jias,  tu  ne  trou- 
verais jamais...  Elle  épouse  de  Moissac,  notre  ami  Albert  de 
Mois,sac...  Eli  bien  !  tu  ne  l'is  pas. 

—  Ma  foi,  non.  ("est  raffaiic  d'Albirt  et  non  la  mienne. 

—  C'e.st  l'affaire  d'Albert...  oui...  mais  il  est  permis  de  rire. 
Epouser  la  Kraschiiii:...  ()|,  i  c'est  trop  fort!  Elle  est  riche,  elle  e.st 
])clle,  soit,  mais  elle  a  eu  des  aventures,  des  aventures...  quand 


MAltCKL  7 

ce  ne  serait  que  son  escapade,  l'année  dernière,  avec  Sterbinoff. 
Tu  me  diras  qu'elle  a  réfléchi  en  route  et  qu'elle  est  revenue 
huit  jours  après.  Cela  est  vrai,  mais  en  huit  jours,  mon  cher 
il  peut  se  passer  Lien  des  choses...  Il  ne  se  doute  de  rien,  Sterbi- 
noff, et  je  dîne  ce  soir  avec  lui.  Voilà  une  chance  !  C'est  moi  qui 
lui  apprendrai  la  chose.  Allons-nous  rire!  allons-nous  rire!  Viens 
donc  dîner  avec  nous. 

—  Non,  je  ne  peux  pas. 

—  Ah  !  c'est  fâcheux,  c'est  très  fâcheux.  Tu  aurais  ri.  Ah  !  tu 
ne  sais  pas,  j'ai  fait  un  rêve.  C'est  Eclair  qui  «agnera  le  Derby. 
J'ai  vu  tous  les  chevaux  comme  je  te  vois.  Une  arrivée  super])e. 
Gahrielle  d'Estrces  seconde.  Eclair  en  tète  avec  deux  longueurs. 
N'oul)lie  pas  Eclair  dans  tes  paris. 

—  Je  n'ai  pas  de  paris  cette  année. 

—  Ah  çà  !  mais  tu  ne  fais  plus  rien  cette  année!  Tu  ne  ris  plus, 
tu  ne  dînes  plus,  tu  ne  paries  plus  :  est-ce  que  tu  es  malade?... 
Ah  1  sacrebleu...  regarde...  regarde...  Ah  !  c'est  trop  drôle! 

—  Quoi  encore  ? 

—  M'"^  de  Nattier  avec  un  chapeau  jaune  et  une  robe  bleue  ! 
(|ael  fagot!  Un  temps  de  galop,  mon  cher,  il  faut  voir  cela  de 
près. 

—  Non,  je  suis  fatigué. 

—  Ah(;à!  mais  tu  es  lugubre  aujourd'hui.  J'y  vais,  moi,  j'y 
vais. 

Et  Octave  partit  au  galop. 

—  \'oilà  un  homme  bète,  voilà  un  homme  heureux,  se  dit 
Marcel.  Tout  le  distrait,  tout  l'amuse,  tout  l'enchante.  Le  huit- 
ressorts  de  Chevrette  l'agite,  le  Derby  le  passionne,  le  mariage 
de  la  Fraschini  l'exalte,  le  chapeau  jaune  de  M"'"  de  Nattier  le 
bouleverse.  Et  moi  je  m'ennuie,  je  m'ennuie,  je  m'ennuie. 

Marcel,  en  rentrant,  trouva  cliez  lui  un  petit  billet  ainsi 
tourné  : 

«  Que  devenez-vous  !  Pourquoi  ne  vous  a-t-on  pas  vu  dej^uis 
quatre  grands  jours?  .le  vous  aimais  un  peu,  j'allais  vous  aimer 
passionnément,  et  maintenant  je  ne  vous  aime  plus  du  tout. 
Avouez  que  j'ai  raison.  N^oulez-vousquejevous  pardonne?  Venez 
ce  soir  au  Palais-Royal.  J'ai  un  petit  rôle  dans  la  pièce  nou- 
velle. » 

C'était  signé  :  Muguette. 

Marcel  s'habilla,  alla  dîner  au  cercle,  mangea  sans  appétit  et 


,s  LA  LKCTLIU-: 

sans  plaisir;  à  neuf  heures  il  tHait  au  Palais-Royal,  à  rorcliestre, 
entre  Octave  de  Surgis  et  Paul  de  Bécourt,  un  autre  ami  in- 
time. 

Octave  «'"taii  radieux. 

—  Quelle  salie!  disait-il  à  Marcel,  quelle  salle!  Elles  y  sont 
toutes,  mon  cher,  toutes  !  Il  n'en  manque  pas  une.  Tiens,  vois-tu 
dans  lavant-sccne  Uafaela  qui  se  cache  pour  se  faire  regarder  ? 
Avec  qui  donc  est-elle?  Kh,  parbleu,  avec  le  petit  Blangy!  Il  se 
ruinera,  cet  imbécile-là.  Il  a  déjà  croqué  un  million.  Eh  bien! 
vraiment,  on  trois  ans,  c'est  trop.  Regarde-le,  il  se  penche,  il  se 
montre,  lui,  sa  rose,  son  lorgnon  et  ses  airs  vainqueurs.  Est-il 
assez  drôle,  ce  petit  l)onhomme-là  ! 

—  Il  n'est  pas  plus  drôle  que  nous,  répondit  tranquillement 
.Marcel.  Tu  étais  peut-être  hier  dans  cette  même  avant-sccne 
avec  Rafaela,  j'y  serai  peut-être  demain.  Tu  as  une  rose,  tu  as 
un  lorgnon... 

—  Tu  auras  beau  dire,  entre  moi  et  Blangy  il  y  a  une  ficrc 
différence. 

Les  trois  coups  frappés  derrière  le  rideau  mirent  lin  à  la 
«|ucrelle. 

—  <  >n  commence,  on  commence,  dit  Octave  en  s'asseyant.  Nous 
allons  donc  voir  cette  fameuse  pièce.  Il  paraît  que  Schneider  a 
une  ronde,  Gil  Pcrez  un  rôle  et  Muguette  une  robe  !... 

Muguettc  avait  en  effet  une  toilette  extraordinaire.  Vingt 
milli- francs  de  dentelles  sur  des  nuages  de  tulle,  puis  un  brace- 
let, <los  boucles  d'oreilles  et  un  collier  qui  enlevèrent  l'admiration 
générale. 

(Juand  MugMctto  entra  en  scène,  Paul  de  Bécourt  se  pencha 
vers  Marcel  et  lui  dit  tout  bas  : 

—  Entre  nous,  c'est  moi  (pii  ai  donné  le  bracelet.  Comment  le 
tr<»uves-tu  ? 

Mare«-1  répondit  : 

—  Merveilleux  1 

(Juan<l  Muguette  eut  chanté,  et  de  la  voix  la  plus  faussf,  son 
tinique  coupl<'t.  Octave  se  pencha  vers  Marcel  et  lui  dit  tout 
bas  : 

—  Entre  nous,  c'est  moi  <iui  ai  donné  h.'S  boucles  d'oreilles.. 
Comment  les  trouves-tu  ? 

M.treel  ré|)ondit  : 

—  Merveilleuses  ! 


MARCEL  9 

Quand  Muguette  eut  profité  d'un  quadrille  très  animé  pour 
montrer  de  fort  jolies  jambes,  Marcel,  s'adressaiit  à  ses  deux 
voisins,  leur  dit  : 

—  Entre  nous,  c'est  moi  (pii  ai  donné  le  collier.  Comment 
le  trouvez- vous  ? 

Paul  et  Octave  répondirent  : 

—  Merveilleux! 

Seulement,  après  le  spectacle,  les  trois  bienfaiteurs  de  Mu- 
guette, au  lieu  de  se  disputer  l'honneur  de  lui  offrir  le  bras,  s'en 
allèrent  ensemble  au  cercle.  Ils  y  trouvèrent  un  beau  baccarat 
en  pleine  activité  et  perdirent  chacun  quelques  centaines  de 
louis. 

Marcel  rentra  chez  lui  vers  six  heures  du  matin  en  se  disant  : 
J'ai  été  stupide,  j'aurais  mieux  fait  d'aller  chez  Muguette. 

Il  se  coucha,  et  quand  il  se  réveilla,  après  cinq  ou  six  heures 
d'un  sommeil  agité,  il  sonna  son  domestique  et  lui  dit  : 

—  Allez  chercher  le  docteur  Gerbier;  qu'il  vienne  à  l'instant, 
à  l'instant  même. 

Le  docteur  Gerbier  n'était  pas  seulement  le  médecin  de;  Mar- 
cel ;  il  était  son  ami,  et  son  meilleur  ami. 

—  Et  qu'y  a-t-il,  mon  cher  Marcel  ?  s"écria-t-il    en  entrant. 

—  André,  répondit  Marcel,  je  suis  malade,  très  malade  !  il 
faut  que  tu  me  guérisses,  il  faut  que  tu  me  sauves  ! 

—  Malade  !  très  malade  !  Explique-toi  ! 

—  Que  je  m'explique  !  cela  est  facile.  J'ai  toutes  les  maladies, 
toutes,  entends-tu  bien,  toutes  en  même  temps.  Je  n'ai  plus  de 
jambes,  plus  d'appétit,  plus  de  sommeil,  plus  rien  enfin.  Je  suis 
une  machine  usée,  détraquée,  démolie.  A'oilà  pour  le  corps. 
Quant  à  l'esprit,  je  vais  t'avouer  la  chose  la  plus  ridicule  du 
monde  :  j'ai  le  spleen,  mon  cher,  un  spleen  extravagant.  C'est 
une  maladie  qui  a  fait  son  temps,  une  maladie  tout  à  fait  dé- 
modée, et  cependant  elle  me  dévore.  Il  ne  me  manque  rien  et 
tout  me  manque.  Avoir  une  fortune  à  satisfaire  tous  mes  désirs 
et  ne  pas  avoir  de  désirs,  voilà  mon  supplice  !  Je  voudrais  la 
pei'dre,  cette  fortune,  et  être  obligé  de  travailler  j^our  ne  pas 
mourir  de  faim.  Cela  m'occuperait,  au  moins.  Je  voudrais  aimer 
quelque  chose,  n'importe  quoi,  les  livres  rares,  les  chevaux,  les 
vieux  meubles,  les  femmes  ou  les  autographes.  Je  voudrais 
me  sentir  au  cœur  une  passion  violente,  bonne  ou  mauvaise, 
une  de  ces  passions  qui  font  mourir,  mais  (fui,  en  attendant,  font 


lu  l.A  I.Kl'.TmîK 

souffrir.!  fniit  vivre.  «Mi  ,\\\   ([Uf  os  passioiislù  existent  !   Me 
eiunpronds-tu? 

—  Parfaitement  ! 

—  Eh  bien!  alors,  assieds-toi  et  écris.  Je  veux  une  ordonnance, 
deux  ordonnan.cs,  trois  ordonnances.  Purge-moi,  saigne-moi, 
coupe-moi  un  bras,  le  nez.  un<'  oreille,  ce  que  tu  voudras,  en- 
voir-moi  en  Italie,  en  Cliiiu»  ou  à  Montmorency,  mais,  pour 
Dieu,  ne  mr  laisse  pas  dans  cet  état. 

—  Tu  me  demandes  ce  quil  faut  faire?  Je  vais  te  le  dire.  I)'a- 
l)ord,  il  faut  te  lever. 

Marcel  se  précipita  hors  de  son  lit. 

—  l-^t  puis  après?  dit-il, 

—  Aprrs?  Il  f.iut  ouvrir  cette  fenêtre. 
Marcel  ouvrit  la  fenêtre. 

—  Kt  puis  après  i*  demanda-t-il. 

—  Après  ?  Il  faut  regarder  la  chose  brillanl(ï  (pii  est  là-haut 
(1  uis  le  ciel.  Sais-tu  ce  que  c'est  que  cette  chose  l)rill.inte  ? 

—  ("a  m'a  bien  l'air  d'être  le  soleil. 

—  Le  Soleil  lui-même.  Eh  bien,  sais-tu  à  (pielle  l  eure  il  s'est 
levt-  ce  matin,  le  soleil? 

—  Je  sais  qu'il  paraissait  déjà  fort  ('"veillt''  quand  je  suis  rcutri' 
chez  moi  à  six  heures. 

—  Ah  !  tu  es  rentré  à  six  heures? 

—  Oui,  mais  il  me  semble  que  tu  te  moques  de  moi. 

—  Je  ue  me  moque  pas  de  toi  en  te  disant  qu'au  lieu  de  ren- 
trer chez  toi  à  six  heures,  il  aurait  fallu  te  lever  à  six 
heures,  aj)rès  une  nuit  de  bon  et  de  vrai  sommeil,  ouvrir  cette 
fenêtre  et  laisser  les  ravons  de  ce  soleil  entrer  dans  ta  chambre. 

—  Tu  fais  des  phrases  l'idicides  et  tu  me  dis  des  choses  ab- 
.surdes.  Commencer  ma  journée  à  six  h<;ures  du  matin,  mais  elle 
n«-  linira  jamais  1 

—  -  l^lle  finira  à  onze  heures  du  soir. 

—  .Me  coucher  à  onzf  heures  ! 

—  Oui,  mon  cher,  et  en  peu  de  mots  voici  mon  ordonnance. 
Huitlcr  Paris  aujoin-d'hui  mêmr  :  aller  passer  l'été,  tout  l'été  à 
la  campagne,  dans  un»-  vraie  campairne,  au  milieu  de  vrais 
arbres;  te  <ou<lier  tôt,  te  lever  tôt,  manger  des  côtelettes,  boire 
du  vin  de  Hordeaux,  faire  de  longues  courses  à  pied,  lire  de  bons 
livres,  et,  si  tu  en  trouves  l'occasion,  aimer  de  tout  ton  cœur,  sans 


MARCF.L  11 

scrupule  et  sans  honte,  une  honnête  fille  dont  tu  feras  ta  femme. 
J"ai  dit. 

—  Me  marier,  n'est-ce  pas?  me  marier!  Chercher  une  dot, 
chercher  un  nom,  chercher  une  femme  !  Je  ne  suis  pas  fait  pour 
ce  métier-là.  Il  est  des  gens  qui  se  mettent  en  quOte  d'une  femme 
comme  d'autres  d'un  appartement.  Au  lieu  d'un  salon,  d'un  bou- 
doir et  de  quatre  chambres  à  coucher,  ils  demandent  des  yeux 
bleus,  des  vertus  domestiques,  un  million  de  dot  et  des  espé- 
rances. Seulement,  quelle  différence  entre  l'appartement  à  louer 
et  la  jeune  fille  à  marier!  Vous  louez  un  appartement,  et,  huit 
jours  après,  vous  découvrez  que  les  cheminées  fument  et  que 
votre  voisine  joue  du  matin  au  soir /^-s  Pe/'Ies  de  VAiu-ore,  rùve- 
rie  pour  piano  :  vous  donnez  congé.  Vous  prenez  femme,  et  huit 
jours  après  vous  découvrez  que  la  charmante  fille  que  vous  avez 
choisie  vous  trompe  indignement  et  adore  votre  ami  intime  : 
vous  êtes  obligé  de  garder  votre  femme  et  de  continuer  à  invi- 
ter à  dîner  votre  ami  intime.  Elle  est  absurde,  la  loi.  Le  divorce 
devrait  exister  pour  le  mariage  comme  pour  les  appartements. 
Donc,  laissons  là  le  mariage.  Quant  à  la  campagne,  parlons-en. 
J'ai  une  bicoque  à  Saint-Germain. 

—  Je  n'ai  pas  dit  les  environs  de  Paris  :  j'ai  dit  la  vraie  cam- 
pagne. 

—  Où  est-elle,  la  vraie  campagne? 

—  Je  vais  te  le  dire.  Tu  iras  demain  matin  à  huit  heures,  rue 
Saint-Lazare,  tu  y  trouveras  un  chemin  de  fer  et  tu  prendras 
l'express  de  Féeamp. 

—  Jamais!  jamais!  Féeamp  !  Je  n'y  suis  pas  allé  :  mais  je  ne 
connais  que  cela  !  Féeamp  !  Paris  est  plein  d'affiches  roses  qui 
représentent  Féeamp  et  son  Casino!  un  Casino  !  Tu  es  sublime, 
ma  parole  d'honneur!  Tu  ne  quitte:^  jamais  Paiùs!  tu  passes  ta 
vie  gaiement  près  de  tes  malades,  dans  tes  hôpitaux,  et  tu  veux 
me  condamner  aux  plaisirs  d'un  Casino  !  Tu  ne  sais  pas  ce  que 
c'est  qu'un  Casino,  et  je  vais  te  l'apprendre.  C'est  une  halle, 
une  gare  de  chemin  de  fer,  une  machine  en  bois  et  en  verre, 
bâtie  en  plein  soleil  dans  le  sable  ou  dans  le  galet.  C'est  l'au- 
berge de  toutes  les  jeunes  filles  à  marier,  qui,  n'ayant  pas  réussi 
dans  la  campagne  d'hiver,  entreprennent  bravement  la  cam- 
])agne  d'été.  Des  grecs  y  organisent  des  écartés  périlleux.  On  y 
cotillonne,  on  y  tire  des  tombolas  et  des  feux  d'artifice,  on  y 
marie  comme  dans  un  bois,  et  si  une  jeune  personne  qui  est  tout 


12  LA  LlXTUIiK 

Ijonncmcnt  une  jolie  fille  se  L'iisse  parmi  cette  cohue  de  bom- 
geois,  les  mères  de  famille  jtronnent  aussitôt  des  airs  épouvantés 
et  tonnent  contre  les  scandales  du  siècle!  Non,  non,  pas  de 
Casino,  pas  de  l'Y*camp. 

—  Ehl  qui  te  parle  de  Fécamp  et  de  son  Casino?  Je  te  lais 
passer  |>ar  Fécamp,  mais  je  ne  fenvoie  pas  à  Fécamp. 

—  Il  fallait  le  dire  tout  de  suite. 

—  Il  fallait  me  laisser  parler. 

—  Soit,  me  voici  à  Fécamp. 

—  Tu  y  déjeunes,  puis  tu  prends  une  voiture  ([ui  te  conduit  à 
Vl)(>rt. 

—  (Ju'est-ce  <iue  c'est  qu'Yport? 

—  Un  petit  village  de  pécheurs,  entri}  Fécamp  et    Ktretat. 

—  Kt  c'est  là  que  je  dois  rester  ? 

—  Oui. 

—  Combien  de  temps  ? 

—  Combien  de  t(Mîips?...  Tu  décideras  la  chose  toi-même,  et 
voici  comment.  Tu  vas  te  trouver  là-bas  dans  un  admirable 
pays,  entre  le  ciel,  les  bois  et  la  mer.  Tu  seras  seul,  livré  à  des 
impressions  nouvelles  pour  toi,  libre  de  rester  ou  de  revenir.  Si 
tu  t'éprends  de  ce  grand  silence,  de  ce  vrai  repos,  de  ce  tète-à- 
tètc  ave.j  la  nature,  tu  es  un  homme  sauvé,  et,  tant  ({u'il  y  aura 
des  feuilles  aux  arbres  et  du  bleu  dans  le  ciel,  tu  ne  penseras 
pas  au  retour.  Au  contraire,  si  le  mal  du  pays,  si  le  mal  de  Pa- 
ris se  déclare,  impérieux  et  invincible,  si  rien  ne  peut  remplacer 
pour  toi  la  poussière  du  boulevard,  le  lac  du  bois  de  Boulogne, 
lorchestre  de  l'Opéra  et  les  sourires  de  mademoiselle  n'importe 
qui,  tu  es  un  honnne  perdu. 

—  Perdu  !  perdu  ! 

—  Entendons-nous  !  .Te  veux  dire  un  liomme  condamné  à  t'a- 
muscr  toute  ta  vie  comme  tu  t'amuses  depuis  dix  ans,  un  homme 
condamné  aux  plaisirs  forcés  à  perpétuité. 

—  Je  partirai,  je  partirai  demain.  Il  y  a  dans  ton  ordonnance 
quelque  chose  d'absurde  et  d'insensé  qui  me  séduit.  M'envoyer 
rêver  et  pliilosopher  dans  un  village,  moi  qui  n'ai  jamais  vécu 
que  par  Paris  et  i-ur  Paris  !  L'épreuve  est  au  moins  originale, 
et  je  la  tenterai. 

—  Et  tu  feras  sagement.Sur  ce,  au  revoir;  j'ai  d'autres  malades 
qui  m'attendent;  je  viendrai  te  prendre  demain  matin,  et  je  te 
conduirai  au  chemin  d»-  fer. 


MARCEL  13 

Marcel  lit  dans  la  journée  deux  visites  d'adieux,  la  première  à 
Muguette,  la  seconde  ù  sa  tante  de  Servieux. 

Muguette  jeta  les  hauts  cris  quand  Marcel  annonça  son  dé- 
part : 

—  11  y  a  une  trahison  dans  ce  voyage,  dit-elle.  Une  autre 
femme  !...  Et  moi,  si  dévouée,  si  fidèle,  etc.,  etc. 

—  \'ous  vous  trompez,  ma  chère  enfant  :  je  suis  malade,  et  j'ai 
besoin  de  repos  ;  voilà  tout. 

—  Emmenez-moi,  alors. 

—  Pour  vous  faire  mourir  d'ennui  ? 

—  Ah  !  vous  voilà  bien,  vous  autres  hommes  !  Vous  vous 
trompez  quand  vous  croyez  que  nous  sommes  parfaitement  heu- 
reuses. Elle  n'est  pas  amusante  tous  les  jours,  allez,  la  vie  de 
plaisirs  qu'il  nous  faut  mener  bon  gré,  mal  gré.  Ce  n'est  pas 
drôle  de  rire  du  matin  au  soir  et  du  soir  au  matin.  Cela  donne 
quelquefois  de  grosses  envies  de  pleurer.  C'est  bête,  ce  que  je 
vous  dis  là,  mais  c'est  vrai  ;  parole  d'honneur,  il  y  a  de  rudes 
tristesses  dans  nos  gaietés...  Eh  bien  !  aujourd'hui,  Marcel,  il  me 
semble  que  ça  m'amuserait  d'aller  seule  avec  vous  m'ennuyer 
tranquillement  au  bord  de  la  mer. 

Marcel  fit  tout  doucement  entendre  raison  à  ]SIuguette.  Elle 
n'était  pas  libre;  son  engagement  au  Palais- Pioyal  la  retenait 
à  Paris.  Il  viendrait  la  voir  souvent,  très  souvent.  Muguette 
s'apaisa,  et  d'admirables  boucles  d'oreilles,  deux  gros  boutons 
de  diamants,  qui  se  trouvaient  par  hasard  dans  la  poche  de 
Marcel,  diminuèrent  sensiblement  les  déchirements  des  derniers 
adieux. 

Marcel  alla  ensuite  chez  sa  tante. 

—  Tiens  !  tu  n'es  pas  mort  !  lui  dit  M"*"  de  Servieux.  Je  com- 
mençais à  être  inquiète.  On  ne  te  voit  plus,  mais  plus  du  tout. 
Tu  oubhes  tout  à  fait  ta  pauvre  vieille  bonne  femme  de  tante. 
Après  ça,  je  comprends  qu'un  mauvais  sujet  de  ton  espèce  ne 
s'amuse  guère  dans  une  maison  de  l'autre  siècle.  Et  puis  on  peut 
s'aimer  de  loin,  n'est-ce  pas,  grand  vaurien? 

—  Certainement,  ma  tante,  et  je  vous... 

—  Allons,  ne  t'excuse  pas  ;  embrasse-moi,  et  dis-moi  ce  qui 
t'amène.  Je  ne  suis  plus  coquette,  et  je  sais  bien  que  tu  ne  viens 
pas  pour  mes  beaux  yeux. 

—  Je  suis  très  souffrant,  ma  tante,  et  mon  médecin  m'envoie 
au  bord  de  la  mer,  dans  un  villaire... 


n  LA  LKCTURK 

—  (  »h  !  oh  !  ce  médecin-là  a  donné  son  nom  à  une  comédie  de 
Molière;  c'est  l'Amour  <|u'on  l'appelle! 

—  Je  vous  jure  bien,  ma  tante  ! 

—  Ne  jure  pas  !  Ce  sont  tes  affaires,  n'est-ce  pas  ?  Tu  as,  du 
reste,  bien  raison  de  quitter  cet  alTreux  Paris.  J'ai  envie  départir 
avec  toi. 

—  Oh!  ma  tante, je  vous  ennnène,  si  vous  le  voulez. 

—  \'cux-tu  te  taire  !  Tu  serais  bien  embarrassé  si  je  disais  : 
Oui.  D'ailleurs  je  ne  m'appartiens  pas.  Que  deviendraient  mes 
habitués  du  mercredi,  si  je  fermais  mon  salon  ?  El  mes  vieux 
amis,  oîi  dîneraient-ils  si  je  renversais  la  marmite  ?  Et  ma  loge 
de  l'Opéra?  Et  ma  loge  des  Italiens  ?  Et  la  petite  Jeanne  de  Vi- 
rieux,  dont  j'arrange  en  ce  moment  le  mariage  ?  Je  ne  puis  pas  la 
laisser  en  l'air,  à  moitié  mariée!  Et  mille  autres  choses  encore... 
Ah  !  mon  pauvre  garçon,  quelle  vie  terrible  que  la  mienne  !  On 
croit  que  je  suis  heureuse,  parce  que  je  suis  toujours  dans  les 
fêtes  et  dans  les  plaisirs  !  On  se  trompe  bien  !  \'rai,  ça  m'aurait 
ravi  de  passer  deux  ou  trois  mois  seule  avec  toi  dans  le  silence 
et  dans  le  repos;  mais  il  n'y  faut  pas  songer.  Le  monde  est  un 
véritable  tyran,  et  je  lui  appartiens.  Allons,  embrasse-moi,  porte- 
toi  bien,  et  écris-moi. 


11 


Le  lendemain,  à  trois  heures,  une  mauvaise  carriole  dans  la- 
quelle étaient  entassés  pèle-méle  Marcel,  sa  vieille  gouvernante, 
son  domesti<pie  et  une  douzaine  de  malles  faisait  péniblement 
Hnn  entrée  à  Yport.  Le  temps  était  horrible;  la  pluie  tombait  par 
torrents,  i-t  c'était  au  pas  de  deux  abominables  rosses  que  le  triste 
écjuipage  de  Marcel  avait  fait  la  route  de  Fécamp  à  Yport.  La 
voiture  s'arrrt.a  au  milieu  de  la  grande  ru<'  du  village  devant  une 
maison  de  fâcheuse  apparence. 

—  Voici,  dit  le  cocher  à  Marcel,  le  meilleur  hôtel  du  pays. 

Le  meilleur  hôtfl  du  pays  était  une  méchante  auberge;  aurez- 
déchaussée,  un  cibaret  et  la  cuisine;  quatre  petites  pièces  au 
premier,  et  c'était  tout. 


MARCEL  15 

On  installa  Marcel  dans  la  chambre  d'honneur.  Elle  était  dé- 
corée d'un  papier  représentant  à  l'infini  la  mort  tragique  du 
Bayard  polonais;  le  même  motif  s'étalant  gracieusement  sur  un 
fond  jaune  montrait  une  centaine  de  i^oniatowski  se  précipitant 
une  centaine  de  fois  dans  l'Elster;  la  pièce  était  carrelée,  et  ses 
deux  fenêtres  ouvraient  sur  une  petite  cour  noirâtre  et  fan- 
geuse . 

Marcel  fit  allumer  du  feu,  mais  la  cheminée  protesta  énergi- 
quement  contre  cette  tentative  ;  des  nuages  de  fumée  remplirent 
aussitôt  la  chambre  ;  il  fallut  ouvrir  la  fenêtre,  et  la  pluie  était  si 
violente  qu'un  petit  lac  se  forma  en  quelques  instants  au  milieu 
de  la  pièce,  qui  présentait  des  accidents  de  terrain  tout  à  fait 
étranges.  Marcel,  forcé  à  la  retraite,  prit  un  parapluie  et  s'en 
alla  intrépidement  visiter  le  pays.  L'aubergiste  lui-même  voulut 
lui  servir  de  guide  et  le  conduisit  sur  la  plage. 

—  Voici  la  mer,  dit-il  à  Marcel,  et  les  falaises,  et  le  village,  et 
les  bois  au-dessus.  Une  bien  belle  vue,  Monsieur,  une  admirable 
vue  ! 

Marcel  ne  voyait  rien.  Autour  de  lui  tout  était  gris,  tout  dispa- 
raissait dans  un  immense  brouillard  de  pluie. 

—  C'est  horrible,  répondit-il  à  l'aubergiste,  rentrons. 

Ils  rentrèrent.  La  gouvernante  désespérée  remplissait  l'hôtel 
de  ses  gémissements.  Elle  avait  pris  un  gros  rhume  dans  le  trajet 
en  carriole;  elle  toussait  et  éternuait  d'une  façon  lamentable. 
Le  domestique,  respectueux  mais  résolu,  déclara  qu'il  lui  serait 
impossible  de  passer  vingt-quatre  heures  dans  ce  pays  de  sau- 
vages . 

Marcel  voulut  dîner  ;  on  lui  servit  des  choses  folles.  Des  côte- 
lettes d'un  mouton  qui  avait  été  tué  précii)itamment  dès  que  la 
carriole  avait  paru  dans  la  grande  rue  d'Yport,  des  grillades  d'un 
poisson  jugé,  quelques  jours  auparavant,  indigne  d'être  envoyé 
à  Paris,  le  tout  arrosé  d'un  petit  cidre  clairet  et  aigrelet. 

A  sept  heures,  Marcel  fit  demander  le  cocher  de  la  voiture  qui 
l'avait  amené  à  Yport. 

—  A  quelle  heure  part  demain  matin  l'express  de  Fécamp  pour 
Paris  ?  lui  dit-il. 

—  A  huit  heures.  Monsieur. 

—  C'est  bien,  je  le  prendrai. 

—  Comment,  vous  partez  si  vite  que  ça,  Monsieur  ? 

—  Oui,  je  pars. 


IG  1-A  LECTURE 

—  Suflît,  Monsieur,  suffît.  J'attellerai  demain  matin  à  six 
heures. 

Marcel  voulut  se  coucher  à  huit  heures.  Ce  l'ut  tout  un  drame. 
Le  lit  comptait  de  très  anciens  services  et  un  de  ses  pieds  se  brisa 
avec  fracas,  pendant  que  de  toutes  parts,  sous  les  matelas,  les 
sanjiles  éclataient.  Ce  vacarme  attira  dix  personnes  dans  la 
chambre  de  Marcel  :  son  domcsti(|ue,  sa  gouvernante,  l'auber- 
giste, sa  femme,  une  .servante,  le  garçon  d'écurie,  etc.,  etc. 

—  Je  sais  ce  que  c'est,  s'écria  l'aubergiste  en  entrant  ;  c'est  le 
pied  du  lit  qui  se  sera  encore  décollé  ;  cela  arrive  chaque  fois  que 
je  veux  faire  coucher  un  voyageur  dans  la  chambre  d'honneur. 

—  Eh  !  pardieu,  dit  Marcel,  donnez-moi  une  autre  chambre  et 
un  autre  lit. 

—  A  l'instant,  Monsieur,  à  l'instant  ! 

Cependant  toute  une  famille  de  souris,  qui  avait  passé  tran- 
(juillement  l'iiiver  sous  le  lit,  avait  été  brusquement  dérangée  et 
se  répan<lait  éperdue  dans  toute  la  chambre.  La  servante  pour- 
suivait les  souris  en  cognant  à  droite  et  à  gauche  avec  un  manche 
à  balai,  le  garçon  d'écurie  courait  réveiller  le  chat,  l'aubergiste 
se  confondait  en  excuses,  la  gouvernante,  épouvantée,  jetait  des 
cris  aigus  ;  Marcel  fut  pris  d'un  accès  de  fou  rire. 

—  \'oilà  qui  est  inliniment  {dus  drôle  que  les  pièces  du  Palais- 
Koyal,  pensait-il,  en  se  tirant  non  sans  peine  des  ruines  de  son 
lit. 

Un  ({uart  d'heure  après,  il  se  couchait  dans  un  autre  lit,  une 
véritable  j)lanche,mais  une  planche  solide  et  qui  résista  à  l'épreuve. 

—  Gcrliier  est  fou,  se  disait  Marcel,  étendu  sous  de  gros  draps 
de  campagne  rudes  et  humides,  com])lètement  fou  ou  plutôt  com- 
plètement scélérat.  Il  veut  ma  mort.  C'est  évident.  Je  vais  mourir 
ici.  J'y  mourrai  de  faim,  de  soif,  de  froid  et  de  sommeil.  Jamais 
je  ne  dormirai  dans  un  pareil  lit. 

Cependant  ses  idées  s'embrouillaient,  et  en  (pjclques  minutes  il 
s'endormait.  Il  s'était  levé  à  six  heures  du  matin  ;  il  avait  marché, 
il  s'était  fatigué  et  le  sommeil  était  venu  calme,  facile  et  profond. 

Son  domestit[ue  le  réveilla  de  très  bonne  heure. 

—  La  voiture  est  attelée.  Monsieur,  dit-il.  Il  est  temps  de 
|>artir. 

—  Ali  !  c'est  just«,'.  .](i  me  lève.  Ivst-cc  qu'il  j)lcut  encore? 

—  Non,  Monsieur,  il  fait  beau  aujourd'hui. 

—  Ouvrez  les  fenêtres,  alors. 


MARCEL  17 

Le  domestique  ouvrit  les  fenêtres  ;  un  grand  air  vif  et  pur  en- 
\aliit  aussitôt  la  chambre.  Par  dessus  le  mur  de  la  petite  cour,  au 
milieu  de  laquelle  un  coq  se  pavanait  ravi  parmi  ses  poules  res- 
pectueuses, Marcel  aperçut  ces  bois  dont  l'aubergiste  lui  parlait 
la  veille.  Ils  s'étageaient  à  perte  de  vue  sur  une  colline  à  pente 
douce,  les  parties  hautes  baignées  encore  dans  les  brouillards  du 
matin,  les  parties  basses  formant  tout  autour  du  village  une  im- 
mense ceinture  d'ombre  et  de  verdure. 

—  C'est  gentil  ici,  le  matin,  se  dit  Marcel  en  s'habillant,  c'est 
même  très  gentil.  Gerbier  ne  m'avait  pas  trompé,  le  pays  est 
joli  ;  mais  quelle  auberge,  quelle  cuisine  et  quel  lit  !  j'ai  dormi 
cependant,  et  je  dormirais  encore  si  Joseph  ne  m'avait  pas  ré- 
veillé. 

Marcel  desci-ndit  ;  il  trouva  au  bas  de  l'escalier  l'aubergiste 
qui  lui  demanda  s'il  ne  voulait  pas  déjeuner  avant  de  partir. 

—  Je  déjeunerais  très  volontiers,  répondit-il  ;  mais  si  votre 
cuisine  du  matin  vaut  votre  cuisine  du  soir... 

—  Oh  !  Monsieur,  on  ne  fait  pas  de  cuisine  le  matin  ;  il  y  a  le 
lait  de  mes  deux  vaches  et  puis  le  pain  qui  sort  du  four. 

—  Du  lait  froid  et  du  pain  chaud  !  singulier  déjeuner  ! 

—  Si  Monsieur  voulait  essayer  seulement?... 

—  Eh  bien,  soit. 

C'est  ainsi  que  Marcel  découvrit  qu'un  gros  morceau  de  pain 
dans  une  tasse  de  vrai  lait  était  à  six  heures  du  matin  un  déjeu- 
ner merveilleux.  Il  terminait  ce  repas  champêtre,  quand  son 
domestique  entra  ;  il  fallait  partir  ;  le  cocher  s'impatientait  et 
déclarait  qu'on  manquerait  le  train. 

—  Me  voici,  dit  Marcel,  me  voici,  et  il  sortit.  Il  ne  reconnut 
plus  cette  rue  qu'il  avait  vue,  la  veille,  triste  et  boueuse.  Le  vent 
et  le  soleil  du  matin  avaient  séché  la  terre.  Les  fenêtres  fermées 
s'étaient  ouvertes.  Tout  le  village  était  en  mouvement.  Les  pê- 
cheurs allaient  et  venaient  avec  leurs  grosses  bottes,  leurs 
vareuses  goudronnées  et  leurs  longs  bonnets  de  laine.  Les  femmes, 
pieds  nus  et  jupes  courtes,  portaient  d'énormes  paniers  dans 
lesquels  S^entassaient  les  soles  et  les  turbots.  Toute  une  bande 
indisciplinée  d'enfants  mal  peignés  et  mal  débarbouillés,  mais 
bien  gais  et  bien  portants,  jouaient,  criaient,  se  poussaient,  se 
culbutaient,  se  renversaient,  se  relevaient  et  faisaient  un  l)eau 
concert  de  cris  et  de  rires. 

—  Quel  vacarme  !  dit  Marcel  à  l'aubergiste. 

LECT.  —  41).  IX  —  '2 


{8  LA  LECTURU: 

—  Cv  suiu  les  l)aleaux  ({ui  rentrent,  Monsieur,  et  la  pèche  ii 
été  bonne.  Les  hommes  étaient  partis  depuis  deux  jours  ;  les 
fenmies  et  les  enfants  sont  contents  de  les  revoir.  Mais  c'est  le 
c.ilet  (|u'il  faut  voir  maintenant. 

—  Allons  au  galet  ! 

—  Mais,  Monsieur,  dit  le  cocher,  nous  n'arriverons  jamais  à 
temps. 

—  Si  fait  ;  je  reviens  à  l'instant. 

—  Dépèchez-vous  !  dépêchez-vous  !  s'écria  la  vieille  gouver- 
nante, ([ui  s'était  déjà  installée  dans  la  carriole. 

La  bi-ave  femme  avait  tenu  Marcel  enfant  sur  ses  genoux,  et 
en  usait  familièrement  avec  lui.  Aussi  le  cocher  et  le  domestique, 
après  im  cjuart  d'heure  écoulé,  l'envoyèrent-ils  en  ambassade  au- 
près de  Marcel,  qui  ne  reparaissait  pas.  Elle  arriva  sur  la  plage; 
J^Iarcel  n'y  était  pas.  Elle  demanda  à  des  pêcheurs  s'ils  n'avaient 
pas  vu  un  monsieur. 

—  Un  monsieur  de  Paris  ?  lui  répondit-on  ;  il  a  pris  le  sentier 
de  la  falaise...  Tenez,  il  est  là-haut,  sur  le  balcon  de  la  petite 
maison  verte. 

Le  sentier  de  la  falaise  n'était  pas  fait  pom*  une  pauvre  vieille 
Parisienne  de  soixante-dix  ans,  et  ce  fut  à  grand'peine  que  la 
gouvernante  arriva,  essoufflée,  haletante,  à  la  petite  maison 
Verte.  Marcel  ne  s'y  trouvait  pas  seul.  Une  fenmie  du  pays  était 
là,  fjuvrant  les  fenêtres,  décrochant  les  persiennes  et  ôtant  les 
huusses  des  meul)les. 

—  Mais  venez  donc  vite,  Monsieur,  s'écria  la  gouvernante, 
Ni^nc/.  donc  vite  !  le  cocher  dit  qu'il  est  trop  tanl. 

—  Eh  bien,  Thérèse,  il  faut  rester,  s'il  est  trop  tard. 

—  Rester,  Monsieur,  dans  cette  baraque  <iù  nous  avons  })assé 
1.1  nuit 

—  Non  ;  mais  rester  dans  cette  maison  que  je  viens  de  l(iu<'r. 

—  Vous  avez  loué  une  maison  depuis  un  quart  d'heure? 

—  <  (ui,  Tli('ièse. 

—  .\h!  Mniisieur,  il  vauthait    bien  mieux  letourner  à  Pari>. 

—  Va  pourfjuoi  cela,  Thérèse?  Ne  serez-vous  pas  bien  ici? 
N'ous  passerez  vos  journées  assise  ])rès  de  cette  fenêtre;  \ous 
irez  entendri' la  messe  dans  cette  petite  église  dont  vous  voyez 
le  chieher  là-bas  dans  les  arbres.  .le  vous  donnerai  ein(|uante 
francs  toutes  les  semaines  pour  les  jiauvresdu  pays,et  vous  fe-rez 
des  aumônes  qui  assureront  votre  considération  dans  ce  village 


MARCEL  l'J 

et  votre  salut  dans  l'autre  monde.  Me  promettez-vou^  de  rester 
à  ces  conditions-là  ? 

—  Ah!  dame,  Monsieur,  dit  Thérèse  ébranlée,  cinquante  francs 
]>ar  semaine...  et  puis  cette  église  qui  paraît  bien  gentille...  Res- 
tons, Monsieur,  restons. 

—  Alors,  allez  dire  à  Joseph  de  payer  la  voiture  et  de  venir 
ici. 

Cela  fait,  Marcel  alluma  un  cigare,  et,  s'accoudant  sur  l'appui 
d'une  fenêtre,  contempla  longuement  le  tableau  qui  s'offrait  à 
ses  yeux.  A  gauche,  la  mer,  l'immensité,  l'infini  ;  quelques  voiles 
blanches  à  l'horizon,  la  fumée  lointaine  d'un  paquebot,  les  flots 
et  le  ciel  se  confondant  dans  un  lointain  étincelant.  Au-dessous 
de  la  maison,  la  plage.  Le  vent  ramenait  les  barques  au  rivage  : 
elles  arrivaient,  s'inclinaient  et  se  faisaient  bruyamment  un  lit 
dans  le  galet;  les  voiles  glissaient  aussitôt  le  long  des  mâts; 
c'étaient  alors  des  cris,  des  questions,  des  réponses,  et  tout  un 
couronnant  et  joyeux  tumulte  que  dominait  le  grondement  de  la 
mer.  En  face,  encadrant  la  plage,  de  hautes  falaises  inondées  de 
soleil.  Enfin,  à  droite  le  village  blotti  dans  l'ombre  des  bois  qui 
l'entouraient. 

Marcel,  ébloui,  découvrait  un  monde  nouveau.  Ce  n'est  pas 
qu'il  n'eût  jamais  vu  la  cauq^agne  et  la  mer.  Il  avait  voyagé, 
mais  voyagé  en  Parisien.  Il  allait  tous  les  ans  à  Bade  et  à  Trou- 
ville.  Il  y  emmenait  ses  chevaux,  son  cuisinier  et  sa  maîtresse; 
il  s'y  levait  à  midi  comme  à  Paris,  et  s'y  ennuyait  plus  encore 
qu'à  Paris  ;  seulement  il  s'ennuyait  en  veste  blanche  et  sous  un 
chapeau  de  paille,  au  lieu  de  s'ennuyer  en  habit  noir  et  cravate 
blanche. 

Et  voici  que  tout  d'un  coup  les  vraies  beautés  de  la  nature  lui 
apparaissaient  grandes  et  fortes.  Seul,  livré  à  lui-même,  perdu 
dans  ce  village,  il  se  laissait  aller  à  l'étonnement  et  à  l'émotion 
qui  subitement  l'envahissaient. 

Marcel  n'était  pas  un  homme  banal.  Il  avait  été  condamné  par 
sa  naissance  et  sa  fortune  à  vivre,  inutile  et  désceuvré,  dans  im 
monde  dont  il  avait  bien  vite  reconnu  la  misère  et  la  futilité.  Il 
avait  fait  de  belles  et  bonnes  études,  et  c'était  sain  de  corps  et 
d'espi'it  qu'à  dix-huit  ans  il  était  entré  dans  la  vie.  Une  existence 
active  et  laborieuse  aurait  facilement  développé  cette  heureuse 
nature,  mais  le  jeune  comte  de  Xérins,  quatre  fois  millionnaire. 


20  LA  LliCTURE 

n'api)artcnait  pas  au  travail,  il  appartenait  au  plaisir.  11  devait 
s'amuser;  il  s'amusa. 

L'amour  aurait  pu  le  sauver.  Le  travail  et  l'amour,  voilà,  en 
cITet,  les  deux  grands  devoirs,  les  deux  grandes  vertus  de  la 
jeunesse.  Par  maliieur,  l'amour  ne  s'était  pas  trouvé  sur  le 
chemin  que  Marcel  avait  fatalement  suivi.  Il  avait  eu  des  maî- 
tresses, il  n'avait  pas  eu  une  maîtresse.  Il  ne  connaissait  pas  la 
femme,  il  connaissait  les  femmes!  Les  femmes,  et  quelles  femmes  ! 
Il  avait  été  leur  proie,  leur  bien,  leur  chose.  Elles  n'avaient  pas 
été  à  lui,  il  avait  été  à  elles.  Cependant  cela  s'appelait  aimer! 
Mais,  dans  ces  amours  faciles,  Marcel  n'avait  jamais  vu  qu'un 
connnerce  révoltant  et  que  des  distractions  périlleuses.  Il  en  était 
venu  à  demander  à  une  l'ciinnece  qu'il  demandait  à  une  bouteille 
de  vin  de  Chanq)agne  :  quelques  heures  d'excitation  et  de  belle 
humeur. 

Cependant,  parmi  toutes  ces  fennnes  si  facilement  aimées  et  si 
facilement  oubliées,  il  en  était  une  qui  avait  su  mettre  quehjue 
agitation  dans  la  vie  de  Marcel.  On  la  nommait  Nadèje;  elle  était 
blonde  et  divinement  jolie  :  une  beauté  cliast»*,  séraphique, 
aérienne,  mais,  en  revanche,  l'existence  la  plus  extravagante  et 
la  plus  désordonnée;  on  l'appelait  l'Ange  de  l'iiilidélité,  et  le 
surnom  était  bien  donné.  Il  y  avait  en  elle  un  perpétuel  besoin 
de  changement  et  de  fantaisie.  «  Je  suis  curieuse,  disait-elle.  Est- 
ce  ma  faute?  Pourquoi  suis-je  faite  ainsi?  »  Curieuse!  le  mot 
était  j<di,  et  donn.iit  un  tour  délicat  à  une  pensée  scabreuse. 

Marcel  avait  vingt-deux  ans  quand  il  vit  Nadèje  pour  la  pre- 
inière  ff)is.  C'était  à  l'Ecole  lyri(iue,  dans  une  de  ces  représenta- 
tions originales  qui  donn<Taient  à  un  étranger  l'ich'-e  la  plus  sin- 
gulière de  l'état  de  l'art  dramatique  en  France.  IHusieurs  jolies 
filles  avaient  ynont(';  une  pnrlie,  —  c'est  le  terme  consacré.  —  Le 
caprice  leur  était  venu  de  jouer  la  comédie,  et  Nadèje  était  de  la 
fètf.  Elle  avait  choisi  bravement  le  rôle  de  Nanette  dans  le  joli 
vamlevillc  de  Jofnn  ri  y,'iuiette. 

Elle  y  fut  parfaitement  mauvaise,  mais  charmante  cependant 
dans  .sa  gaucherie  et  dans  sa  iiialadresse.  Elle  disait  faux  et 
chantiiit  plus  faux  encore,  mais  avec  un  entrain,  un  abandon  et 
une  bf»nne  humeur  (jui  déliaient  toute  critique.  Elle  était  la  pre- 
mière à  rire  de  ses  intonations  douteuses,  et  s'interrompait  au 
milieu  dune  phrase  commencée  pour  saluer  ses  amis  dans  la 
.Kilje,  envoy.'int  un  sourire  par-ci,  une  petite  irrimace  par-là,  et 


MARCEL  n 

même  une  belle  révérence  à  un  personnage  considérable  qui,  du 
fond  d'une  avant-scène,  l'admirait  et  l'applaudissait. 

Toute  la  salle  applaudissait  avec  lui,  et  Marcel  plus  fort  que 
toute  la  salle. 

—  Le  nom  de  cette  blonde?  disait-il.  Oui  est-elle?  d'où  vient- 
elle?  comment  se  fait-il  que  je  ne  la  connaisse  pas? 

Il  eut  le  plaisir  d'être  présenté  à  Nadèje  après  le  spectacle.  Il 
eut  le  plaisir  de  souper  avec  elle.  Il  eut  le  plaisir  de  la  reconduire 
chez  elle.  Il  eut  bien  d'autres  plaisirs  encore,  et  cela  pendant  trois 
années.  Oui,  trois  années,  à  la  grande  surprise  de  ses  amis,  qui 
le  croyaient  incapabl*^  d'une  telle  constance  et  qui  s'étonnaient  do 
voir  Marcel  si  parfaitement  fidèle  à  Nadèje. 

A  Nadèje  surtout!  La  réciproque,  en  effet,  était,  loin  d'être 
vraie,  et  Nadèje  n'avait  pas  pu  se  guérir  de  sa  terrible  curiosité. 
Marcel  fit  d'abord  mine  de  se  fâcher  et  essaya  de  donner  à  sa 
maîtresse  quelques  leçons  de  morale.  Il  reconnut  bien  vite  qu'il 
perdait  son  temps  et  qu'il  s'exposait  à  se  faire  mettre  à  la  porte. 
Il  prit  alors  le  parti  de  se  taire  et  de  fermer  les  yeux.  Ses  amis 
blâmèrent  sa  conduite  : 

—  «  Tu  es  ridicule,  lui  dirent-ils  :  Nadèje  a  écrit  à  celui-ci, 
Nadèje  a  soupe  avec  celui-là...  Cette  liaison  a  duré  trop  long- 
temps... »  Enfin,  ce  que  les  amis  disent  en  pareille  circonstanco, 
car  les  amis  sont  toujours  les  ennemis  de  la  maîtresse. 

Marcel  ne  tenait  aucun  compte  de  ces  sages  conseils. 

—  Nadèje  m'occupe,  répondait-il,  elle  met  quelque  chose  de 
vivant  dans  mon  existence. 

Quelque  chose  de  très  vivant,  en  effet,  car  c'étaient  chaque 
jour  des  scènes  et  des  colères. 

—  Je  te  quitterai,  disait  Marcel. 

—  Eh  bien  !  acheu,  répondait  Nadèje. 

—  Adieu,  répliquait  Marcel. 

Il  sortait  pour  revenir  une  heure  après  ;  Nadèje  alors  avait  le 
beau  rôle,  et,  généreuse,  elle  daignait  pardonner. 

Marcel  était  lui-même  étonné,  presque  effrayé  de  l'empire  que 
sa  maîtresse  avait  pris  sur  lui. 

—  Tu  me  rappelles,  lui  dit-il  un  jour,  un  cheval  que  j'ai  beau- 
coup aimé. 

Elle,  de  se  récrier,  choquée  de  la  comparaison;  mais  Marcel 
continua  : 

—  C'était  un  petit  arabe  noir  comme  de  l'encre  et  méchant 


22  I.A  LKCTini". 

fonune  toi.  Il  était  nerveux,  capricieux,  ombrageux  ;  mais  aussi 
(lurlK-  ardeur  et  quelle  élégance!  Il  avait  ses  heures  de  gentillesse 
et  de  douceur,  jjuIs  tout  d'un  coup  il  devenait  vérital)lement  ter- 
rible. Je  l'aimais  pour  les  dangers  qu'il  me  faisait  courir  et  pour 
la  tirvre  ([u'il  mettait  dans  mes  veines.  Mes  amis  me  disaient  : 
t  Vous  êtes  fou,  vous  montez  un  cheval  (pii  vous  tuera.  »  Ils 
avaient  raison,  ou  du  moins  à  i)eu  près  raison.  Un  matin,  à  la 
chasse,  Ilamza  (c'était  son  nom)  s'est  emporté,  a  rencontré  un 
ravin  et  s'y  est  précipité.  J'avais  un  l)ras  cassé,  une  épaule  dé- 
mise et  deux  cotes  enfoncées,  quand  on  m'a  appris  que  la  i)auvr(' 
bête  s'était  tuée.  Eh  bien  !  j'ai  pleuré,  oui,  ])leuré  comme  un 
enfant. 

—  Alors,  tu  me  pleurerais? 

—  Ma  foi,  je  le  crois.  Tu  es  un  si  joli  petit  animal,  si  joli  et  si 
étrange!  Toi  aussi,  tu  me  donnes  la  fièvre.  On  ne  sait  jamais  ce 
(pii  se  passe  en  toi,  si  tu  vas  caresser  ou  griffer,  mordre  ou  em- 
brasser. Je  suis  toujours  attentif,  inquiet,  guettant  tes  moindres 
mouvements  et  cherchant  à  te  maintenir  dans  la  bonne  route.  .Te 
tf  flatte,  je  te  calme  et  à  grand'peine  je  réussis  à  te  mettre  au 
j)as  dans  le  droit  chemin.  Mais  brusquement,  sans  motif  et  par 
pure  fantaisie,  tu  pars  au  galop  à  travers  les  ronces  et  les  brous- 
sailles, et  tu  me  fais  passer  par  des  chemins!...  Hélas!  quels 
chemins!  Kt,  malgré  cela  ou  à  cause  de  cela,  je  t'adore.  Est-ce 
assez  bête? 

—  Allons  aux  l-'olies-Dramatiques,  répondit  Nadèje  en  riant, 
("est  le  droit  chemin,  cela  :  la  ligne  des  boulevards. 

—  Encore  la  /î-THcdes  Folies-Dramatiques!  mais  nous  l'avons 
déjà  vue  une  dizaine  de  fois  ? 

—  Oui,  dix  fois,  c'est  bien  le  compte  ;  et  ce  soir,  onze. 

—  C'est  peut-être  beaucoup. 

—  Pas  du  tout!  pas  du  tout!  Il  n'y  a  pas  d'autre  pièce  à  voir 
en  ce  moment. 

Le  lendemain  à  quatre  heures,  Marcel  reçut  cette  lettre  de 
Nadèje  : 

«  Tu  avais  bien  raison,  mon  ami,  de  me  comparer  à  ton  cheval 
noir.  Je  ne  suis  qu'une  mauvaise  petite  l)éte  vicieuse.  Toi,  tu  es 
un  amour  d'homme!  Je  n'ai  pas  à  te  reprocher  ça,  depuis  «pie 
nous  sommes  ensemble.  Et  ils  ne  sont  pas  beaucoup,  ceux  <|ui 
savent  rester  trois  ans  avec  une  femme  sans  lui  faire  du  chagrin. 
Mais  tu  étais  trop  bon  pour  moi;  oui,  trop  bon  et  trop  comme  il 


>[.\RCF.r.  2.S 

faut  :  voilà  le  malheur.  Je  suis  un  peu  folle  par  moments,  —  tu 
as  pu  t'en  apercevoir.  —  Eh  bien  !  je  suis  dans  un  de  ces  moments- 
là.  J'ai  comme  une  rage  de  bohème  et  de  vie  à  la  diable.  J'ai 
trouve  une  espèce  de  chenapan  qui  me  maltraite,  mais  ({ui  m'a- 
muse et  qui  me  fait  rire.  C'est  ce  petit  maigre  (jui  jouait  hier 
Oscar  XXII  dans  la  lîi'vuf  et  qui  fait  si  bien  les  imitations  de 
Mélingue  et  de  Laferrière.  Je  te  dis  tout  ça  brutalement  pour  que 
tu  voies  comme  je  suis  une  méchante  fille  et  pour  que  tu  n'aies 
pas  la  bêtise  de  me  regretter.  Moi,  un  jour,  bien  sûr,  quand  je 
serai  malheureuse,  je  te  regretterai.  C'est  la  vie,  ça.  Que  veux- 
tu?  J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  pour  t'aimer.  Je  le  voulais,  mais  je  n'ai 
pas  pu.  Adieu  et  oublie-moi  bien  vite,  il  n'y  pas  autre  chose  à 
faire.  » 

Nadèje. 

«  P.-S.  —  Je  te  renvoie  le  petit  terrier  que  tu  m'as  donné.  Je 
sais  que  tu  l'aimais  bcaucou]).  » 

Marcel  courut  chez  Nadèje  et  ne  fut  pas  reçu.  Récrivit,  pleura, 
supplia.  Pas  de  réponse.  Alors  il  crut,  et  très  sincèrement,  qu'il 
y  avait  une  grande  douleur  dans  sa  vie.  Il  inquiéta  ses  amis  par 
l'agitation  et  l'extravagance  de  ses  paroles,  il  ne  faisait  pas  mys- 
tère de  son  abandon.  11  disait,  à  qui  voulait  l'entendre,  sa  tris- 
tesse et  son  désespoir,  puis,  pour  conclusion,  il  jjarlait  de  se  tuer 
tout  simplement. 

On  essaya  sur  lui  les  consolations  banales  :  «  Nadèje  avait  ou 
bien  des  aventures...  il  devait  bien  s'attendre...  il  retrouverait  cent 
Nadèjes  pour  une,  »  etc.  On  prouva  claii'ement  à  Marcel  que, 
depuis  trois  ans,  il  avait  toujours  été  trompé,  et  de  la  belle  façon. 

A  tout  cela  Marcel  répondait  qu'il  n'avait  jamais  été  assez  naïf 
pour  croire  à  la  vertu  de  Nadèje  ;  que  si,  d'ailleurs,  Nadèje  avait 
été  vertueuse,  Nadèje  n'eût  pas  été  sa  maîtresse;  que  ce  qu'il 
regrettait  amèrement,  c'était  sa  maîtresse  perdue,  une  maîtresse 
folle,  infidèle,  indigne,  —  il  le  reconnaissait  volontiers,  —  mais 
une  maîtresse  qu'il  aimait  et  qui  était  la  gaieté  et  le  ])laisir  fie 
sa  vie. 

Le  raisonnement  était  d'une  logique  parfaite.  Les  amis  de 
Marcel,  voyant  qu'il  s'entêtait  dans  son  chagrin,  mirent  en  avant 
un  projet  de  voyage;  il  s'agissait  d'aller  passer  huit  ou  dix  jours 
à  Fontainebleau  et  d'y  conduire  chevaux  et  maîtresses.  Ce  der- 


■2i  l.A  LKr.TURE 

ni»'!' mot  lit  liimdir  Mai'crl  ;  il  (h'-clara  ([uil  n'avait  ])as,  ({u'il 
n'aui'ait  i)lus  jamais  ib-  iiiaîtrosso,  <[ii"il  serait  du  voyage,  mais  à 
la  coîulitioii  i[n'' 1.1  partie  sei-a  il  im(|i,irtie  de  garçons  et  rien  autr(3 
ehose.  Les  amis  de  Marcel  durent  se  résigner  à  ([uelques  jours 
de  célibat,  et  le  lendemain  on  alla  prendre,  entre  hommes,  l'ex- 
press «le  Lyon  qui  s'arrêtait  à  Fontainebleau. 

—  Nous  sommes  quatre,  disait  Marcel  en  ciurant  dans  la  gare, 
empan )ns-notis  d'un  compartiment  et  ne  laissons  pas  de  femmes 
y  monter. 

C'était  une  idi'^e  lixe. 

Le^  jeunes  gens  montèrent  dans  un  compartiment  [)arfaitement 
vide.  Ils  n'étaient  pas  encore  assis  qu'une  petite  femme  vive, 
minée,  légère,  tombait  au  milieu  d'eux,  et  se  jetait  dans  un  des 
l'oins  resté  libre,  Marcel  prit  une  figure  désespérée.  Ses  amis  re- 
gardaient leur  voisine,  et  la  regardaient  avec  un  plaisir  extrême  ; 
elle  était  adorablement  gentille.  La  voyageuse,  se  sentant  obser- 
V(''e,  s'installait  à  sa  place,  le  tout  coquettement,  avec  de  char- 
mantesminauderies,  en  femme  adroite  et  en  Parisienne  accomplie. 
1011e  laissa  voir  un  infiniment  petit  pied,  puis  lestement  le  fit  ren- 
trer sous  le  flot  de  ses  jupons  de  mousseline,  d'une  blancheur  et 
d'une  finesse  irréprochables.  Elle  ôta  un  gant,  et  ne  le  remit 
qu'ai)rès  avoir  suffij^amment  montré  sa  main,  un  vrai  bijoti.  Elle 
fit  tomber  une  glace  et,  se  trouvant  en  pleine  lumière,  regarda 
au  dehors  pour  bien  mettre  en  évidence  la  jeiuiesse  de  sa  beauté 
et  la  correction  de  son  profil.  Cela  fait,  elle  baissa  les  stores,  se 
bhtttit  dans  un  coin  sous  un  demi-jour  plein  de  science  et  de 
douecur,  prit  un  livre,  et  fit  mine  de  s'enfoncer  dans  sa  lecture 
avec  fie  petits   airs   rêveurs   et   profonds. 

—  Voilà  une  jolie  femme,  dit  tout  bas  Maxime  de  Brème  à 
M.,  réel. 

—  Ah!  Xadèje  !  Nadèje  !  répondit  Marcel.  Ses  cheveux  Idonds 
et  .ses  yeux  bleus  !...  Que  fait-elle  maintenant?  Jcsuis  sûrqu'i-He 
ir.i  <•(•  soir  aux  Folies-Dramatiques. 

Cependîint  il  regarda  sa  voisine,  et  ajouta,  du  ton  le  plus  in- 
différent : 

—  f>ui,  .-issez  gentille,  mais  rien  de  plus. 

Tous  les  plaisirs  n'ont  qu'un  lemjjs,  et  celui  de  la  lecture  passa 
l)ien  vite  poui-  la  voyageuse.  Elle  avait  d'ailleurs  autre  chose  à 
faire,  et  quelque  ehose  de  fort  intéressant.  Il  est  sans  doute 
agréable  d'être  admiré,  mais  encore  est-il  important  de  savoir 


MARCEL  25 

par  qui  Ton  est  admiré.  Aussi  la  petite  main  qui  tenait  le  livre  le 
laissa-t-elle  insensiblement  glisser  sur  les  genoux,  pendant  que, 
d'un  regard  en  apparence  vague  et  distrait,  la  voyageuse  inter- 
rogeait curieusement  les  regards  de  ses  compagnons  de  route. 
Voici  quel  fut  le  résultat  de  cet  examen  :  trois  des  jeunes  gens 
étaient  perdus  dans  une  contemplation  tout  à  fait  flatteuse  pour 
leur  jolie  voisine,  mais  le  quatrième,  —  et  c'était  Marcel,  —  avait, 
de  la  façon  la  plus  impertinente,  les  yeux  fixés  sur  les  arbres  qui 
fuyaient  rapidement  le  long  de  la  voie. 

Dès  lors,  la  voyageuse  n'eut  plus  qu'une  pensée  :  «  Ce  jeune 
homme  ne  m'a  pas  regardée,  puisqu'il  ne  me  regarde  pas  ;  il  faut 
absolument  qu'il  s'aperçoive  que  je  suis  charmante.  »  Ce  fut 
aussitôt  tout  un  manèa-e  de  petites  agitations  et  de  petits  mou- 
vements qui  devaient  appeler  et  appelèrent  l'attention  de  Marcel. 
Il  regarda,  et  crut  voir  un  certain  intérêt,  presque  un  certain 
trouble,  dans  ces  yeux  charmants  qui  lui  demandaient  compte  de 
son  indifférence  et  de  sa  distraction. 

Le  coup  était  porté.  Le  manège  continua.  D'imperceptibles, 
d'insaisissables  sourires  encouragèrent  Marcel,  mais  d'une  ma- 
nière parfaitement  convenable.  La  plus  honnête  femme  du  monde 
n'aurait  pas  reculé  devant  ces  innocents  sourires.  Une  s'agissait 
que  de  remettre  un  pauvre  jeune  homme  dans  la  bonne  voie. 
C'était  de  la  charité. 

Cette  charité  fut  bien  placée,  et  Marcel,  se  penchant  à  son  tour 
vers  son  ami  Maxime  : 

—  Tu  avais  raison,  lui  dit-il  ;  elle  est  charmante. 

Maxime,  qui  était  un  garçon  d'infiniment  d'esprit,  eut  une 
idée  triomphante.  On  approchait  de  la  station  de  Fontainebleau. 
L'inconnue  ne  bougeait  pas.  Il  était  évident  qu'elle  allait  plus 
loin. 

—  Il  est  stupide,  dit  alors  Maxime,  notre  voyage  à  Fontaine- 
bleau !  Tout  le  monde  va  à  Fontainebleau.  Nous  avons  vu  cin- 
quante fois  la  roche  qui  pleure  et  le  chêne  du  roi.  Nous  ne  con- 
naissons pas  Dijon.  Il  faut  tout  connaître.  Allons  à  Dijon  ! 

—  C'est  cela  !  Maxime  a  raison  ;  allons  à  Dijon  !  s'écria  vive- 
ment Marcel. 

Marcel  avait  parlé,  il  n'y  avait  rien  à  dire.  C'était  lui  qu'il 
fallait  amuser  et  distraire.  Il  acceptait  Dijon  ;  on  accepta  Dijon. 

C'était  un  grand  succès  pour  la  voyageuse,  et  Marcel  méritait 
d'être  encouragé  dans  sa  conversion.  Les  sourires  prirent  une 


j,;  LA  i.r.r.Trra-: 

expression  plus  vive  et  j»lusdécid»V.  C'étaient  cependant  toujours 
de  liés  honnêtes  et  de  très  avouables  sourires.  Le  morne  acca- 
blonieut  de  Marcel  lit  i)lace  à  une  douce  rêverie.  11  ne  regardait 
plus  les  arbres  de  la  route,  et  lorsque,  (quelques  lieures  après,  il 
dêeouvrit  les  clochers  des  églises  de  Dijon,  lors(pi'il  vit  que 
l'inconnue  restait  tranquillement  blottie  dans  son  coin  et  n'était 
j)as  encore  au  terme  de  son  voyage  : 

—  Ah  <;a,  dit-il,  est-ce  que  sérieusement  nous  allons  à  Dijon  ? 

—  Pourcjuoi  pas?  répliciua  Maxime. 

—  Dijon!  Dijon  !  cela  doit  être  une  ville  ridicule,  une  ville  ab- 
surd»»  ! 

—  On  ne  sait  pas  ;  on  peut  toujours  voir. 

—  P<'rsonne  ne  va  à  Dijon.  Nous  n'oserons  jamais  avouer  q\ic 
niius  sommes  allés  à  Dijon. 

(Juelques  agréables  plaisanteries  sur  le  principal  produit  de 
l'industrie  dijonnaise  portèrent  le  coup  de  grcàce  au  chef-lieu  <lu 
département  de  la  Côte-d'Or.  Il  lut  décidé  (ju'on  ne  s'arrêterait 
(ju'à  Màfoii.  Gràee  à  M.  <le  Lamartine,  Màcon  n'était  pas  une 
ville  ordinaire.  Les  vins  de  Màeon  étaient,  d'ailleurs,  quehpie 
cliose  de  sérieux  et  de  respectable. 

Il  fallait  maintenant  rendre  la  victoire  décisive  et,  pour  cela, 
regards  et  sourires  étaient  insuffisants.  L'inconnue  n'hésita  pas. 
Avec  une  maladresse  pleine  d'adresse,  elle  laissa  tomber  à  teri-e 
un  petit  sac  de  voyage  qui  depuis  (piel([ues  instants  tournait  et 
retournait  entre  ses  mains.  Le  sac  n'était  pas  fermé.  Les  jeunes 
gens  se  piécipitèrent  avec  empressement  à  la  recherche  des  cin- 
(juante  petits  objets  qui  se  répandirent  sur  le  tai)is.  Quehjues 
j)aroles  furent  natui-ellement  échangées  :  «  ^'oici  encore  une 
bairue.  —  (Juc  d'excuses,  Messieurs  !  —  Il  ne  manque  plus  rien? 
—  Non,  je  ne  crois  pas,  —  Ah!  cette  petite  broche...  elle  avait 
roulé,  j»  Etc.,  etc. 

Il  n'y  a  que  le  premier  mot  qui  coûte.  On  causa.  Ici,  la  voya- 
gcu.se  fut  charmante  et  véritablement  habile.  Elle  ne  chercha  pas 
à  tromper  .son  public.  Elle  dit  franchement  et  simplement  qui  elle 
éiîiit.  Elle  ne  pai-l;i  ni  de  .sa  foiMunc,  ni  de  sa  noblesse^  ni  de  ses 
vertus.  Elle  se  nommait  Louise  Tissier.  Elle  sortait  du  Conser- 
vatoire. Le  directeur  de  l'npéra-Comique  n'avait  pas  voulu  l'en- 
g.iger.  Elle  avait  traité  avec  le  direeteur  des  tliéâties  de  Lyon  et 
allait  tenir  au  Grand-TIn'-àtre  l'emploi  des  dugazons. 

Il  ne  pf»uvait   plus  être  (juestion  de  Màcon.  On  arriva  le  soir 


MAHCFL  27 

à  Lyou,  et  M"*  Tissier  accepta  sans  embarras  une  invitation  à 
dîner. 

Le  lendemain,  Marcel  s'en  alla  trouver  le  directeur  et  paya  les 
dix  mille  francs  de  dédit  stipulés  dans  l'engagement.  Cela  fait,  il 
ramena  sa  maîtresse  à  Paris.  Ce  fut  un  grand  amour,  qui  dura 
six  mois.  Puis  vint  la  ru])ture,  l'inévitable  rupture,  et  Marcel  oublia 
Louise  Tissier  aussi  vite  et  aussi  facilement  qu'il  avait  ouldié 
Nadèje. 

Voilà  pourquoi  Marcel  avait  de  belles  envies  de  rire,  quand  il 
entendait  parler  sérieusement  de  l'amom*,  de  ses  combats,  de  ses 
déchirements.  Et  cependant  il  y  avait  encore  dans  son  esprit,  à 
ctn-taines  heures,  comme  des  mouvements  de  doute  et  de  colère. 
Parfois  une  œuvre  éloquente,  consacrée  tout  entière  à  la  peinture 
d'une  grande  passion,  l'étonnait  et  l'inquiétait  :  «  Cela  est  beau, 
pensait-il,  cela  doit  se  retrouver  dans  la  vie;  mais  où  est-il,  cet 
homme  ardent  et  exalié?  où  est-elle,  cette  femme  généreuse  et 
sincère?  »  Alors,  cherchant  autour  de  lui  et  ne  voyant  rien  de 
semblable  à  la  portée  de  son  regard,  il  se  disait  :  «  C'est  un 
roman,  »  et  envovait  un  bracelet  à  M'i^  Chosinette. 

N'ayant  jamais  connu  que  des  femmes  méprisables,  il  méprisait 
les  femmes,  poliment,  d'aillem-s,  et  en  homme  bien  élevé.  Il  n'avait 
pas  le  mauvais  goût  de  jouer  dans  la  vie  le  rôle  de  Desgenais.  Il 
s'était  toujom-s  respecté  lui-même  dans  les  maîtresses  qu'il  avait 
eues.  Quand  il  était  las  d'être  pillé  et  dupé,  il  rompait  brusque- 
ment, mais  sans  violence  et  sans  brutabté. 

Il  était  enfant  quand  sa  mère  était  morte.  Il  n'avait  ni  sœur  ni 
cousine.  La  femme  ne  s'était  jamais  montrée  à  lui  sous  ses  aspects 
chaste>  et  honnêtes.  Derrière  lui,  dans  le  passé,  aucun  souvenir 
de  ft-mme  aimée  et  respectée.  En  revanche,  que  de  maîtresses 
prises  par  hasard  et  quittées  par  ennui  dans  une  immense  indiffé- 
rence, sans  amertume,  sans  regret,  sans  combat  1  Dans  ces  mille 
et  une  aventures,  dans  ces  mille  et  une  nuits,  rien  de  passionné, 
rien  de  vivant  :  ni  joies,  ni  souffrances. 

Riche  et  bien  né,  il  avait  vu  le  monde,  sa  place  y  était  marquée. 
On  lavait  invité,  recherché,  fêté,  mais  il  n'avait  fait  que  paraître 
là  où  l'appelaient  son  nom  et  sa  fortune.  Il  n'y  avait  pas  trouvé 
d'attachement  sérieux.  Quelques  fadeurs  de  boudoirs  dans  une 
ixC-ne  et  dans  des  affectations  qui  lui  furent  insupportal)les  :  rien 
de  plus.  L'n  sinsridier  mélange  de  pruderie  et  de  libertinage,  les 
manèges  habiles  et  savants  de  la  demi-vertu,  voilà  ce  qu'il  avait 


28  LA  LFCTURE 

vu  choz  les  femmes  du  monde.  Les  jeunes  filles,  il  ne  les  avait 
pas  regardées;  il  ne  dansait  pas  et  ne  songeait  pas  à  se  mariei-. 

Le  jeu,  les  chevaux  et  les  femmes  :  ces  trois  mots  disaient  la 
vie  de  Marcel  depuis  dix  ans.  Mais  il  avait  su  garder  sa  raison  au 
milieu  de  la  folie  des  plaisirs  faciles.  Ses  j)assions  étaient  bien 
dressées  et  se  laissaient  mener  sagement.  C'était  autour  de  lui 
une  course  extravaiiante  et  désordonnée  qui  ne  l'entraîna  pas 
dans  son  mouvement;  l'ivresse  et  l'égarement  des  autres  ne  le 
irngnaient  pas.  Le  jeu  n'avait  pas  de  dangers  pour  lui.  Il  payait 
largement  ses  maîtresses,  mais  il  ne  s'était  jamais  senti  en  humour 
de  se  ruiner  pour  elles;  il  les  prenait  pour  leur  jeunesse  et  leur 
beauté,  mais  il  savait  bien  ce  qu'elles  étaient  et  ce  qu'elles  valaient. 
Dans  l'ardeur  apparente  de  sa  vie,  son  imagination  était  restée 
froide.  Il  avait  usé  ses  sens,  non  son  àme. 

Et  c'est  pour  cela  que  Marcel  étonné,  ému,  attendri,  rêvait  sur 
ce  balcon  admirant  la  mer,  le  ciel  et  les  arbres,  en  regardant  ces 
braves  gens  qui  gagnaient  joyeusement  et  laborieusement  leur 
vit'. 

Ludovic.  II.M.Kvv, 
de  l'Académie  Française. 

{A  suivre.) 


LA  FÊTE  ET  LA  FORGE 


Tout  le  monde  est  d'accord  sur  la  beauté  de  l'Exposition  ;  on 
vante  la  magnificence  des  bâtiments,  les  claires  fontaines,  les 
vertes  prairies,  les  eaux  jaillissantes,  les  musées,  les  plaisirs  de 
toutes  sortes  ;  et,  comme  il  faut  qu'on  se  plaigne  toujours,  on 
s'efforce  de  faire,  de  ces  plaisirs  mômes,  une  objection  contre 
notre  succès.  «  Ce  n'est  qu'une  foire,  dit-on  ;  une  foire  admira- 
blement réussie,  mais  une  foire.  1867  et  même  1878  n'avaient  pas 
accumulé  tous  ces  attraits;  on  avait  surtout  songé  à  l'accumulation 
de  la  force.  On  avait  concentré  à  l'Exposition  tous  les  moyens 
d'étude  pour  le  savant,  l'industriel,  le  commerçant  et  l'artiste  ; 
on  n'avait  pensé  qu'à  cela,  ou  du  moins  on  avait  surtout  pensé  à 
cela.  Le  public  mondain  venait  parce  qu'il  va  partout  où  il  y  a 
du  succès  et  de  la  foule  ;  mais  il  n'était  pas  chez  lui  à  l'Exposi- 
tion, il  n'était  qu'un  intrus,  il  le  savait,  et  ce  sentiment  même 
était  un  bon  résultat  de  cette  austérité  relative.  Il  est  bon  que 
ces  fastueux  et  ces  dédaigneux,  qui  forment  ce  qu'on  appelle  le 
monde,  soient  avertis  du  peu  qu'ils  sont  devant  un  grand  savant, 
un  grand  administrateur  ou  un  grand  ingénieur.  M.  Le  Play  ne 
donnait  pas  à  danser.  S'il  permettait  d'ouvrir  un  ou  deux  res- 
taurants, c'était  pour  (pi'on  pût  manger  à  la  hâte,  et  travailler 
aussitôt  après.  » 

J'admire  ces  belles  prétentions,  et'  je  m'en  défie.  Je  crois  au 
fond  que  si  les  deux  précédentes  Expositions  étaient  moins  at- 
trayantes que  celle-ci,  c'est  parce  qu'on  y  avait  déployé  moins 


:10  I.A  LECTIRE 

(.rimairinaiiuu  cl  de  goût.  M.  Alpliand  et  ses  collaborateurs  n'ont 
pas  sacrifié  rutilité  à  la  beauté  ;  ils  n'ont  pas  cherché  les  orne- 
ments superflus  ;  c'est  par  l'harmonie  des  proportions  et  l'exacte 
appropriation  des  bâtiments  aux  expositions  diverses  qu'ils  doi- 
vent encadrer  et  contenir,  que  M.  Alpliand  a  cherché  et  trouvé 
une  architecture  nouvelle.  Le  gothique  est  un  grand  art,  qu'il 
est  difficile,  pour  ne  pas  dire  impossible,  de  copier  ;  pour  l'art 
grec,  qui  est  adorable,  nous  savons  ce  qu'en  avaient  fait  ses 
imitateurs  au  bout  de  trois  ou  quatre  mille  ans.  Voici  enfin  un 
art  bien  moderne,  oîi  la  recherche  de  l'utile  se  réconcilie  avec  le 
culte  de  l'idéal.  Je  tiens  ce  progrès  pour  un  grand  progrès,  et  je 
me  moque  de  ceux  qui  pensent  qu'on  étudiera  moins  bien  les 
machines  parce  qu'elles  sont  placées  dans  une  galerie  splendide, 
et  tout  près  d'un  beau  jardin,  planté  d'arbres  et  émaillé  de  fleurs. 
La  foire  même,  je  l'avoue,  ne  m'est  pas  désagréable.  J'aime  à 
voir  le  grand  inonde  rôder  autour  des  machines  ;  et  le  petit 
monde,  dont  je  suis,  grâce  à  Dieu,  prendre  un  moment  de  plai- 
sir à  contempler  des  chefs-d'œuvre  amoncelés  dans  des  bâti- 
ments qui  sont  eux-mêmes  des  chefs-d'œuvre.  Il  se^promène  avec 
délices  dans  ces  belles  allées,  ce  petit  monde.  Bonne  prome- 
nade, mes  amis  ;  prenez  un  peu  de  repos  et  de  joie  ;  vous  n'en 
aurez  demain  ([ue  plus  de  cœur  pour  retourner  dans  vos  labora- 
toires et  vos  ateliers. 

Il  n'y  a  pas  sous  la  calotte  des  cieux  de  souverain  (pii  possède 
de  si  beaux  palais  et  de  si  charmants  points  de  vue.  Si  c'est  l'art 
qui  vous  attire  le  plus,  vous  êtes  entourés  de  ses  merveilles  ;  si 
c'est  la  science,  voilà  ses  outils  et  ses  produits  ;  si  c'est  la  nature, 
il  n'y  a  nulle  part  ni  des  fleurs  plus  éblouissantes  ni  une  verdure 
plus  éclatante.  On  a  réuni,  pour  vous  i)lairc,  les  arbres  et  les 
fleurs  de  tous  les  climats.  On  vous  ofl're  aussi  de  la  musique.  On 
pi-end  rui  passé  ce  (|u'il  a  de  plus  curieux  et  de  plus  beau,  et 
on  le  met  en  parallèle  avec  nos  produits  modernes,  sans  craindre 
ni  pour  les  uns  ni  })Our  les  autres  la  comparaison. 

Chaque  époque  a  ses  grands  hommes  et  ses  grandes  décou- 
vertes. Aucune  n'a  eu  autant  d'hommes  que  nous,  ni  de  tels 
hommes.  Nous  nous  livrons  bataille  les  uns  aux  autres  de  temps 
en  temps,  et  c'est  une  honte.  Mais  nous  livrons  continuellement 
bataille  à  la  force  aveugle  qui  nous  a  opprimés  si  longtemps,  et 
qui  était  laite  pour  nous  obéir  et  pour  nousservir.  C'en  est  fait,  elle 
e.st  vain.  ne.  Pasteur  et  Edison  l'ont  enchaînée  et  disciplinée  ,  la 


( 


LA  FETE  ET  LA. FORCE  31 

distance  disparaît,  la  nuit  s'enfuit,  la  maladie  elle-même  recule 
devant  les  découvertes  de  la  médecine  et  de  l'hygiène.  Cette 
grande  foire  de  Paris,  la  plus  grande  de  toutes  les  foires  histo- 
riques, a  sur  les  autres  cette  supériorité  de  remplacer  partout  les 
charlatans  par  les  savants.  Le  plus  grand  plaisir  de  tous  ces 
plaisirs,  c'est  de  voir  de  ses  yeux  le  progrès  et  les  causes  du 
progrès.  Il  n'est  que  juste  que  l'Exposition  soit  riante,  car  c'est 
la  fête  de  l'humanité.  Elle  donne  aux  pauvres  les  jouissances  du 
luxe,  et  aux  ignorants  quelque  chose  des  éblouissements  de  la 
science. 

Mais  gardons-nous  de  ne  voir  dans  l'Exposition  de  1889  que  la 
fête.  J'admire  la  fête  :  je  bénis  la  force.  La  France  n'avait  au- 
cun besoin  de  prouver  qu'elle  sait  comment  s'y  prendre  pour 
amuser  ;  elle  avait  peut-être  besoin  de  montrer  au  monde  com- 
ment elle  travaille.  Nous  ne  sommes  séparés  que  par  dix-neuf 
ans  de  l'année  maudite.  Nos  ennemis  en  1870  croyaient  en  avoir 
fini  avec  la  force  française.  Ils  disaient  :  «  C'est  une  rivale  de 
moins.  »  Ils  avaient  pris  nos  milliards,  ravagé  nos  champs,  rasé 
nos  usines,  pillé  nos  magasins  et  nos  maisons,  emporté  dans 
leurs  temples  et  dans  leurs  palais  nos  drapeaux  qui  ont  été  si 
longtemps  la  terreur  des  rois  et  l'espoir  des  opprimés.  Quand, 
au  milieu  de  nos  revers,  Chanzy  ou  Faidherbe  remportaient 
quelque  noble  et. inutile  victoire,  ils  disaient  dédaigneusement  : 
«  C'est  le  dernier  soupir  de  la  grande  nation.  »  Ils  ont  vu,  depuis 
dix-luiit  ans,  avec  quelle  rapidité  l'administration  et  l'armée  se 
sont  refaites.  Notre  administration,  Thiers  l'avait  remise  sur 
pied  en  six  mois.  Notre  armée,  il  l'avait  en  quelque  sorte  recon- 
struite de  ses  propres  mains  ;  il  avait  reconstitué  les  cadres,  rem- 
pli les  magasins  et  les  arsenaux,  relevé  les  forteresses,  amélioré 
la  tactique,  ramené  la  tradition  de  la  discipline  et  du  travail, 
relevé  les  âmes,  fortifié  les  cœurs.  Nous  ne  pouvons  penser  sans 
émotion  ni  à  ces  généraux  qui  ont  travaillé,  avec  lui  et  depuis 
lui,  à  cette  noble  tâche,  ni  à  ces  officiers  subalternes  qui,  au 
lieu  de  se  laisser  abattre  par  le  sentiment  de  la  défaite,  se 
sont  fait  de  la  patrie  et  de  la  gloire  de  la  patrie  comme  une  reli- 
gion. Courbet  et  ses  héroïques  compagnons  ont  montré  ce  que 
nous  serions  au  besoin  sur  le  champ  de  bataille. 

(  )n  savait  cela,  on  le  voyait,  on  l'admirait  ;  mais  on  savait 
aussi  que  notre  politique  est  détestable  ;  que  nos  partis  politiques 
sont  à  la  fois  incapables  et  insatiables  ;   que  nos  ouvriers  sont 


32  I-A  LECTURE 

travaillés  par  le  socialisme  et  le  conimunisiiic,  lléaux  plus  re- 
doutables i)Our  les  esprits  que  le  choléra  pour  les  corps  et  le 
phylloxéra  pour  la  vigne.  On  se  disait  (jue  les  linances  de  l'État 
sont  obérées  ;  que  les  fortunes  particulières  succombent  sous  la 
fré([uence  et  l'énormité  des  désastres  financiers  ;  que  le  découra- 
gement csl  dans  les  esprits,  que  nos  ateliers  sont  sans  com- 
mandes, nos  comptoirs  sans  acheteurs.  Nous-mêmes,  quand 
nous  avons  i)ns  la  résolution  de  faire,  en  1889,  une  exposition 
internationale,  et  de  clore  le  siècle  de  la  Révolution  par  la  fétc 
du  travail,  pour  bien  montrer  le  véritable  caractère  de  la  Révo- 
lution française,  nous  avions,  en  quelque  sorte,  peur  de  notre 
témérité.  Pendant  six  ans  on  n'a  cessé  de  dire  que  l'Exposition 
n'aurait  pas  lieu,  qu'elle  serait  entravée,  vaincue  par  la  grève, 
par  la  guerre  civile,  par  le  déficit,  par  la  guerre  étrangère.  Cha- 
que jour,  venaient  de  l'étranger  des  nouvelles  sinistres  ;  un  mal- 
heur s'abattait  chaque  jour  sur  la  place  de  Paris;  les  anar- 
rliistes,  blanquistcs,  connnunistes  menaçaient  de  détruire  la  Ré- 
j)ublique  et  la  société.  Pour  compléter  notre  détresse,  on  ren- 
versait l'un  après  l'autre  les  ministres  du  commerce.  Tirard, 
Dautresme,  Lockroy  ne  faisaient  que  paraître.  C'est  au  milieu  de 
ces  difficultés  que  le  travail  de  l'Exposition  s'est  continué  avec 
une  ténacité,  un  esprit  de  suite  et  un  sang-froid  dont  peu  de  na- 
tions seraient  capables. 

Deux  hommes  restaient  inébranlables  dans  leur  foi  et  dans 
leur  activité,  Alphand,  qui  a  créé  la  ville  de  l'Exposition,  et 
iicrgcr,  qui  l'a  peuplée.  Les  monarchies  criaient  à  l'envi  l'une  de 
l'autre  qu'elles  ne  viendraient  pas.  Alphand,  Berger  répondaient  : 
«  Les  peuples  viendront.  » 

M.  Berger,  pendant  deux  ans,  semblait  être  partout  à  la  fois. 
Il  né  touchait  terre  un  moment  au  Cham})-de-Mars  que  i)our  re- 
partir aussitôt,  en  (piète  dcfcooi)érateurs  étrangers  ou  l'cgnicoles. 
Il  prêchait  son  Exposition  comme  Pierre  T limite  la  croisade. 
M.  Alphand,  j)endant  ce  temps-là,  faisait  sortir  de  terre  les  pa- 
lais et  les  jardins.  C'est  le  bienfaiteur  de  Pai-is  ;  je  dirais  presque 
qu'il  est  le  créateur  du  Paris  moderne.  M.  llaussmann,  que  nous 
avons  tant  déerié,  par  passion  politique,  et  qui  a  fait  de  si  grandes 
choses,  ne  les  aurait  pas  faites  sans  lui.  Personne  n'aura  une 
plus  grande  place  dans  l'histoire  de  Paris.  Non  seulement  c'est 
un  trrand  inirénicur,  mais  c'est  un  grand  diplomate.  Il  est  au 
mieux  avec  notr<>  eou'^eil  mnnieipal,  (|ui  n'est  ])as  d'un  commerce 


LA  FETE  ET  LA  FORCE  33 

facile.  Pour  moi,  tout  en  rendant  justice  aux  ministres  qui  ont 
passé  par  là,  et  qui  tous  ont  fait  preuve  de  capacité,  de  résolution 
et  de  fermeté,  je  me  fais  une  joie  de  dire  que  MM.  Alpliand  et 
Berger  ont  gagné  une  grande  bataille  pour  la  patrie. 

Oui,  une  bataille.  La  force  de  la  France  n'est  pas  seulement 
dans  ses  arsenaux  ;  elle  est  encore,  elle  est  surtout  dans  ses  ate- 
liers. J'aime  nos  soldats;  mais  j'aime  aussi  nos  ouvriers.  Ce  sont 
les  deux  instruments  de  notre  sécurité  et  de  notre  gloire.  Il  me 
semble  que  j'enti-evois  enfin,  après  une  longue  attente,  le  jour 
béni  où  les  hommes  n'auront  plus  d'autres  champs  de  bataille  que 
celui  qui  s'ouvre  en  ce  moment  à  Paris  aux  applaudissements  de 
loute  l'Europe.  La  France,  d'un  seul  bond,  vient  de  remonter  à 
son  rang.  Je  demeure  à  la  campagne,  tout  près  de  Paris  ;  je  vois 
de  loin,  tous  les  soirs,  s'illuminer  la  tour  de  trois  cents  mètres 
([u'Eiffel  a  bâtie  avec  tant  d'habileté  et  de  sang-froid,  et  dans 
laquelle  un  demi-million  d'hommes  va  passer.  Le  drapeau  de  la 
France  est  là-haut  au  milieu  des  nues.  Plane,  drapeau  glorieux, 
drapeau  chéri,  sur  cette  ville  qui  est  la  capitale  de  la  science,  et 
sur  ce  peuple  d'ouvriers  et  de  soldats  qui  renaît  à  la  vie  et  qui 
reconquiert  par  le  travail  le  rang  que  des  insensés  lui  avaient  fait 
perdre.  Sois  désormais  le  symbole  de  la  force  vivifiante,  après 
avoir  été  si  longtemps  le  symbole  de  la  force  terrible.  Et  puisse 
cette  date  de  1889,  répondant  aux  espérances  conçues  il  y  a 
cent  ans  par  les  plus  nobles  esprits,  marquer  l'avènement  de  la 
paix  entre  les  peuples  et  de  la  fraternité  entre  les  hommes  ! 

Jules  Simon, 
de  l'Académie  Française. 


LKCT.  —  49.  IX  —  3 


BARBEY   D'AUREVILLY 


SOUVENIRS 


La  presse  a  été  presque  unanime  à  saluer  3ivef,,  respect  le 
cercueil  du  maître  écrivain  qui,  de  son  vivant,  fut  un  des  plus 
méconnus  parmi  les  hauts  artistes  de  notre  âge.  Car  c'est  être 
deux  fois  méconnu  que  de  se  voir  faussement  célèbre,  et  le  pro- 
sateur éloquent  du  Prophète  de  Vespi,  le  conteur  épique  de  VEn- 
sorcelée  et  du  Oievalier  Des  Touches,  le  psychologue  profond  des 
Didholiques  et  de  la  Vieille  Maîtresse,  le  poète  de  ce  mélancolique 
Adieu  tant  admiré  par  Sainte-Beuve  :  «  Vuilà  pourquoi  je  veu.r 
jmrtir...  »  n'a  guère  eu  dans  le  ])ublic,  durant  ses  quarante 
dernières  ann(''os,  qu'une  rt^nomméf*  «le  polémiste  excessif  et  de 
dandy  singulier. 

La  légende  a  si  bien  déformé  cette  ]»liysionomie,  pourtant  si 
frappante,  cpie  la  plus  simple  exactitude  a  fait  défaut  aux  neuf 
dixièmes  des  articles  })ubliés  ces  jours-ci  à  son  occasion.  Des 
chroniqueurs  ordinairement  mieux  renseignés  ont  parlé  du  spen- 
ser  de  d'Aurevilly,  comme  s'il  y  avait  jamais  eu  le  moindre  ra])- 
port  entre  ce  corsage  sans  jupe  venu  il  y  a  cent  ans  d'outro- 
Manchc,  et  la  très  moderne  redingote  à  la  Gavarni,  que  notre 
ami  gardait  simplement  de  sa  jeunesse.  D'autres  ont  raconté  qu'il 
avait  dressé  .sa  servante  à  lui  présenter  ses  lettres  sur  un  plat 
d'argent,  lui  ((ui  déjdoyait  dans  ses  rapports  avec  ses  inférieurs 
la  bonhomie  \n.  plus  lou<.hante.  D'autres  ont  dit  ([ue,  pendant 


BARBEY  D'AUREVILLY  rfô 

viiii^t  ans,  il  avait  disparu  de  Paris,  —  de  1830  à  1850,  — engagé 
dans  de  mystérieuses  aventures!  11  était  si  facile,  en  interrogeant 
quelques  vétérans  du  journalisme,  de  savoir  que  le  romancier 
gagnait  sa  vie,  à  cette  époque,  en  l'édigeant,  dans  les  gazettes 
tlu  temps,  des  articles  anonymes  de  politique  étrangère,  et  pré- 
sentait vainement  à  tous  les  éditeurs  ses  œuvres  de  début  : 
Son  Brummel,  refusé  à  la  Revue  des  Deux  Mondes,  sa  Vieille 
Maîtresse,  imprimée  enfin  par  la  protection  d'un  confrère,  — 
M.  Xavier  de  Alontépin,  si  je  ne  me  trompe. 

La  vie  de  ce  fier  et  noble  écrivain  s'est  passée  tout  entière  à 
des  besognes  virilement  acceptées,  exécutées  avec  une  conscience 
supérieure  et  dans  l'entre-deux  desquelles  il  composa  ses  trop  rares 
romans.  Magnifique  exemple  à  méditer  pour  les  débutants  qui 
>^'indignent  contre  les  servitudes  du  pain  à  gagner  !  Quand  j'ai 
connu  d'Aurevilly,  en  1876,  cet  homme  de  soixante-cinq  ans 
n'avait  d'autres  ressources  que  ses  quatre  articles  par  mois  au 
Cu)istitutio)inel,  qui  lui  rapportaient  environ  500  francs.  —  Ce 
n'est  que  plus  tard  que  la  mort  de  deux  parents  lui  assura  les 
trois  mille  francs  de  rente  viagèi'e  sur  laquelle  il  a  vieilli,  et  la 
réimpression  de  ses  œuvres,  chez  l'éditeur  Lemerre,  compléta 
cette  modeste  rente.  Il  lui  fallait  lire  un  volume  par  semaine  et 
le  résumer  afin  d'en  extraire  une  de  ces  variétés  où  les  moindres 
phrases  trahissaient  l'émule  des  plus  grands  maîtres  par  le  génie 
de  l'expression.  Il  prenait  pour  ce  travail  trois  jours  pleins,  du 
jeudi  au  samedi  d'ordinaire.  Il  appelait  cela  «  se  mettre  en  con- 
clave »,  et  il  vint  un  moment,  vers  74  ou  75,  où  la  direction  du 
journal,  contrainte  à  l'économie,  lui  fit  savoir  qu'il  serait  payé  à 
la  ligne  et  que  ses  articles  ne  pourraient  pas  dépasser  150  lignes. 
Je  le  vois  encore,  nous  racontant  cette  misère,  un  soir  d'été,  dans 
le  jardin  verdoyant  de  notre  cher  Coppée,  les  yeux  brillants  d'or- 
gueil blessé;  puis,  avec  cette  altière  gaieté  ({u'il  opposait  par  prin- 
cipe à  toutes  les  tristesses  grandes  ou  petites,  il  fit  siffler  la  canne- 
cravache  qu'il  ap[)elait  plaisamment  :  sa  femme. 

—  «  Après  tout,  dit-il,  tant  mieux  !  cela  m'apprendra  à  me  con- 
denser, je  sauterai  dans  ce  cerceau...  » 

C'est  là,  dans  cette  force  de  résistance  railleuse  en  sa  forme, 
liéroïque  en  son  fond,  opposée  aux  plus  cruelles  circonstances 
qu'il  faut  cherclier  le  secret  des  bizarreries  tant  reprochées  à 
Barbey.  Dans  une  préface  que  je  composais  en  1883  pour  ses 
Me-noranda  de  Caeu  et  de  Port-Vendres,  j'insistais  sur  ce  con- 


S6  I.A  LKCTURE 

stanl  désaccord  entre  cet  lioinmc  d'un  si  beau  génie  et  son  milieu, 
son  temps,  son  métier.  II  l'ut  .si  pliiniiiicnt  salislait  de  cette  lu- 
mière jetée  sur  sa  destinée,  qu'il  écrivit  sur  la  l'cuille  de  garde  du 
\olume  précédé  par  cette  courte  ijrél'acc  :  «  A  mon  devinateur...» 
r)t'l)uis,  et  dans  les  derniers  mois  du  sa  vie,  il  me  confia,  pour 
(|uc  je  les  éclairasse  j)ar  ([uel(|ues  nouvelles  pages  d'introduction, 
les  cahiers  qui  vont  paraître,  où  l'on  trouvera  renlernié  le  jour- 
nal de  sa  vingt-cinciuième  à  sa  trentième  année.  Je  les  ai  lues 
avec  une  attention  pa.ssionnée,  ces  confidences  de  la  jeunesse  d'un 
irénie  sans  gloire,  et  j'ai  troj)  liien  compris  alors  que  cette  dispro- 
portion entre  l'àmc  et  la  vie  avait  commencé  chez  d'Aurevilly 
dès  son  arrivée  à  Paris.  Quaiul  elles  seront  publiées  enfin,  grâce 
aux  soins  de  la  fidèle  amie  du  mort,  M""  Ilead,  on  constatera 
combien  d'Aurevilly  est  demeuré  le  même  à  travers  une  si  lon- 
gue suite  de  jours;  tel  nous  l'avons  connu  dans  sa  petite  chambre 
de  la  rue  Rousselet,  meublée  de  meubles  de  hasard,  mais  tendue 
dun  papier  rose,  et  dont  une  fenêtre  restait  toujours  fermée, 
tandis  ({ue  l'autre  s'ouvrait  sur  le  jardin  des  frères  Saint-Jean  de 
Dieu,  tel  je  l'ai  retrouvé  dans  ce  journal,  avec  deux  ou  trois  traits 
de  caractère  si  fortement  mar(|ués  chez  lui,  si  constitutifs,  (ju'ils 
ont  dominé  toute  son  existence  et  déterminé  tous  les  autres.  Ils 
ne  sont  pas  absolument  pareils  à  ceux  que  la  légend(!  dont  je 
parlais  a  cru  devoir  attribuer  à  cette  figure,  et  je  voudrais  les 
marquer  ici ,  sûr  de  n'être  démenti  ])ar  aucun  de  ceux  qui  ont 
a])proché,  autant  dire  aimé,  le  vrai  d'Aurevilly. 

Le  premier  de  ces  traits  était  une  sensibilité  ombrageuse,  pres- 
que farouche,  connue  le  furent  celles  de  lord  Hyronet  de  Stendhal 
—  sensibilité  d'honnnc  qui,  devant  son  seml)lable,  se  referme  au 
lieu  de  s'ouvrir,  se  crispe  et  s'irrite  au  lieu  de  se  donner.  Cette 
.sorte  de  sauvagerie  —  le  vrai  mot,  s'il  était  bien  compris,  serait 
timidité  —  ne  se  traduisait  pas  plus  chez  d'Aurevilly  d'une  ma- 
nière directe,  que  chez  l'auteur  du  Corsaire  et  le  romancier  de 
liouffe  et  Noir.  Byron  masijuait  le  malaise  oîi  le  jetait  l'ajjproche 
<!<•  riiomme  par  de  la  h.iutcur  insultante,  Beyle  par  de  l'ironie 
eruelle  ;  d'Aurevilly,  lui,  .ibritait  son  irritabilité  toujours  en  éveil 
derrière  le  plus  audacieux,  ([uelquefoisle  plus  outrageant  étalage 
de  i)aradoxes.  Il  le  faisait  avec  un  esprit  infini  et  cette  couleur 
dans  l'esprit  qui  donnait  à  sa  conversation  un  éclat  incomparabh-. 
Mais  ceux  qui  l'écoutaient  ainsi  s'abandonner  à  toute  la  frénésie 


HARBKY  D'AUREVILLY  S7 

d'uno  causerie  souvent  féroce  de  truculence  ne  se  rendaient  guère 
compte  que  ce  causeur  dissiniidait  sous  ce  feu  d'artifice  de  mots 
une  àme  très  tendre  et  qu'un  rien  faisait  saigner.  Il  s'appelait 
lui-même  lord  An.rious,  le  seigneur  de  l'inquiétude,  et  il  s'appli- 
quait encoi'e  la  triste  épitliète  qui  sert  de  titre  à  la  comédie  an- 
tique :  Héaii^on^ûnoroitmcnos,  le  bourreau  de  lui-même.  Un  mot 
qui  lui  avait  été  dit  sans  franchise,  une  négligence  de  procédés 
où  il  croyait  deviner  de  la  froideur,  un  geste  où  il  remarquait 
de  l'antipathie,  lui  étaient  de  réelles  souffrances.  Un  inconnu  qui 
ne  lui  plaisait  pas  le  mettait  au  supplice.  Il  tombait  alors  dans 
cet  état  de  conversation  exaspérée  qui  lui  a  donné  aux  yeux 
de  beaucoup  de  gens  une  allure  satanique  et  méchante,  au  lieu 
qu'il  était  le  meilleur  des  hommes,  le  plus  facilement  touché  d'une 
délicatesse,  un  peu  jaloux  d'amitié,  mais  si  affable  et  si  accueil- 
lant. A  combien  de  jeunes  gens  n'a-t-il  pas  ouvert  son  logis  de  la 
rue  Rousselet,  sa  table  et  sa  bourse  !  Combien  de  talents  nou- 
veaux il  a  célébrés  avec  une  générosité  d'artiste  incomparable  ! 
Combien  il  lui  fallait  d'efforts  pour  être  dur  envers  les  pires  in- 
grats !  Nous  l'avons  tous  vu,  pendant  des  années,  tolérer  auprès 
de  lui,  avec  une  indulgence  jamais  lasse,  ce  terrible  Louis  N..., 
parasite  de  lettres  qu'il  nourrissait,  par  lequel  il  se  savait 
diffamé,  qui  lui  imposait  sa  présence,  lui  prenait  le  coin  de  son 
feu  dans  sa  petite  chambre.  Il  se  contentait  de  faire  plaisam- 
ment : 

—  «  Quand  je  paraîtrai  devant  Dieu,  je  lui  avouerai:  J'ai  com- 
mis bien  des  fautes...  Mais,  Seigneur,  considérez  que  j'ai  sup- 
porté M.  Louis  N...  » 

Il  disait  encore  : 

—  «  N  ...,  c'est  ma  vertu...  »  Et  il  illustrait  d'une  phrase  l'or- 
gueil et  la  malpropreté  du  personnage  :  C'est,  disait-il,  le  Nar- 
cisse du  ruisseau  qui  salit  la  boue  en  s'y  regardant...  » 

C'est  par  cette  irritabilité  souffrante,  sans  cesse  reployée,  et 
sans  cesse  étourdie  par  la  plus  étonnante  conversation,  qu'il 
faut  explit^uer  la  solitude  où  vécut  d'Aurevilly.  Oui,  il  étonnait, 
mais  il  effrayait.  On  l'admirait,  mais  il  déplaisait.  Il  ne  se  livrait 
STuère  que  dans  l'intimité,  où  il  était  très  bon,  très  simple  et  très 
sincère.  Ceux  qui  l'ont  entendu  causer  devant  une  galerie  —  et 
pour  lui  la  galerie  commençait  aussitôt  que  cessait  l'absolue 
confiance  —  ont  pu  admirer  l'éblouissement  de  sa  parole,  ils 
n'ont  pas  goûté  le  charme  d'abandon  de  ce  railleur  en  qui  palpi- 


88  I   \  LKCTURE 

tait  le  cœur  le  plus  jeune.  11  lui  (allait,  pour  s'ouvrir  ainsi,  pour 
se  laisser  aller,  pour  rire  lui-niôme,  un  compagnon  de  son  choix 
et  un  décor  à  son  i^oût.  Ce  irrand  théoricien  de  misanthropie  était 
demeuré  si  jeune  de  sensations,  (pi^une  terrasse  de  restaurant  en 
plein  ail-,  aux  Champs-Elysées,  l'été,  —  une  séance  au  cirque, 
dont  il  était  fanaticjiie,  la  vue  d'un  joli  visaire  au  bout  de  sa 
lorirnette  et  un  retour  à  pied  sous  les  étoiles  lui  suffisaient  pour 
«pi'il  se  livr;\t  avec  délices  à  la  vivacité  de  ses  conlidence^. 

Il  allait  de  son  pas  un  peu  lent,  sans  cesse  interrompu  par  une 
halte  de  mots,  et  ses  souvenirs  affluaient  en  foule.  Il  parlait  et 
racontait  sa  vie  au  hasard  de  son  émotion.  Ses  parents  revivaient 
à  travers  ses  phrases:  son  père,  dont  il  ne  s'était  pas  senti  com- 
pris; sa  mère,  qu'il  avait  aimée  tristement,  })rofondément,  comme 
en  témoigne  l'admirable  lettre  publiée  dans  le  Gaulois  par 
M.  Ch.  Buet  ;  son  frère  l'abbé,  qu'il  venait  d'enterrer;  son  oncle, 
qui  lui  avait  laissé  jadis  une  petite  fortune  bientôt  mangée,  et 
son  nom,  le  chevalier  d'Aurevilly.  —  Il  évoquait  d'autres  visages 
encore,  de  survivants  du  premier  Emi)ire  ou  de  la  chouannerie, 
puis  des  profils  d'amies  disparues,  et  surtout  celui  d'une  jeune 
femme  (ju'il  avait  aimée,  à  vingt  ans,  et  dont  le  regret  a  tant 
pesé  .sur  sa  vie,  que  cet  hiver,  et  après  une  tombée  de  tant  de 
jours,  de  tant  de  passions,  de  tant  d(î  tristesses  sur  son  ereur 
vieillissant,  il  en  parlait  encore  les  larmes  dans  les  yeux. 

En  effet  un  second  trait  de  cette  âme  si  ]»eu  contemporaine 
dans  son  essence,  et  si  simple,  si  croyante  dans  .son  arrière-repli, 
était  le  goût  du  romanesque.  Il  employait  volontiers  ce  mot  qui 
n'est  guère  à  la  mode,  et  il  raffolait  do  la  chose,  mf)ins  à  la  mode 
encore  «le  notre  génération  «  fin  de  siècle  »  que  le  mot  lui- 
même.  .Te  ne  donnerai  l'impression  de  ee  tour  particulier  de  son 
esi)rit  (pi'en  transcrivant  «[uelqucs  lignes  d'une  lettre  qu'il 
Mï'adressait  de  Valoi^nes  au  lendemain  de  la  fêle  de  Noël 
1x77  —  il  avait  alors  soixante-neuf  ans:  —  «  ...  .b*  m'ap- 
|)rends  ici  à  vivre  seul.  Amère  éducation  que  cette  année  je  me 
sui."?  terriblement  donnée  dans  cette  ville  morte  dont  les  pavés 
sont  les  tombes  de  mes  premières  folies  de  cœur  et  de  mes  sou- 
venirs. J'avais  eu  le  projet  d'en  partir  plus  tôt.  Mais  j'ai  eu  la 
fantaisie  —  h('-Ias  !  malheureusement  plus  sentimentale  que 
pieuse  —  •renten<lre  la  messe  de  minuit  sous  les  voûtes  de  l'é- 
glise Saint-Malo  de  Valognes.  J'ai  de  .sveltes  spectres  à  y  cher- 


BARBEY  D'AUREVILLY  39 

cher,  dans  ses  plus  noires  et  ses  plus  mystérieuses  chapelles.  Je 
pourrais  bien  pourtant  ne  les  chercher  ni  là,  ni  ailleurs. 

«  Ils  ne  sont  pas  toujours  les  amants  des  clairières, 
Ces  spectres,  revenant  de  la  tombe,  transis, 
Sous  la  lune  bleuâtre  et  ses  pâles  lumières... 
Ils  dansent  dans  les  cimetières, 
Mais  dans  mon  ffrur  ils  sont  assis.. .  » 

C'est  par  oc  goût  du  romanesque,  enfoncé  en  lui  à  une  ex- 
trême profondeur,  que  d'Aurevilly  adorait  Byron,  et  dans  Byron 
les  portions  les  plus  mystérieuses,  les  plus  tendrement  mysté- 
rieuses et   coupables,  l'amour  de  Zuleika   pour   Selim  dans   le 
(iiaour,  celui  de  Manfred  pour  sa  sœur  Astarté.  Quand  il  citait 
des  fragments  de  ces  poèmes,  ou  bien  d'autres  comme  celui  qui 
commence:  «Adieu,   et  si  c'est  pour   toujours,    hé   bien!  pour 
toujours  adieu...,  »  sa  voix,  volontiers  vibrante  et  cinglante,  s'al- 
térait, s'adoucissait  jusqu'au  soupir.   Pour  des  raisons  sembla- 
bles, il  préférait  par  dessus  tout,  dans  Balzac,  la  suite  de  romans 
où  se  trouve  peinte  la  figure  d'Esther,  la  courtisane  amoureuse, 
et    dans    Stendhal,    les  chapitres    du    Uoiu^e   où   Mathilde  et 
^me  (ig  Rénal  visitent  Julien  dans  sa  prison.  Je  me  rappelle  avec 
quelle   exaltation    il   me   citait   la   phrase   de    Sorel   regardant 
M"e  de  La  Môle  tout  en  jouant  avec  elle  à  la  froideur  :  «  Si  je 
pouvais  couvrir  de  baisers  ces  joues  si  pâles  et  que  tu  ne  le  sen- 
tisses pas!..  »  —  «  Voilà  le  génie...,  »  disait-il.  Quand  il  ne  ren- 
contrait pas  des  touches  pareilles  dans  un  écrivain,  ce  je  ne  sais 
quoi  d'exalté  dans  la  tendresse,  de  rêveur  dans  la  passion,  d'un  peu 
fou  et  triste  dans  le  sentiment,  il  demeurait  froid  et  refusait  son 
admiration.  Il  était  de  bonne  foi,  par  exemple,   en  se  refusant  à 
goûter  le  dieu  Flaubert,  de  même  que  dans  son  maître  Balzac  il 
ne    pouvait   souffrir    les    romans    comme    le  Curé    de    Tours, 
d'où    le    romanesque    est  entièrement  absent.    Quand   il  avait 
prononcé   d'un   livre   cet  arrêt  :    «  Il   n'a  pas  d'âme,  »    ou   en- 
core :  «  Il  ne  palpite  pas,  »  toutes  les  qualités  d'art  devenaient 
nulles  à  ses  yeux.  C'était  sa  plus  violente  critique  contre  Hugo, 
et  le  motif  pour  lequel  il  le  mettait  bien  au-dessous  de  Lamartine, 
de  Musset,  de  Henri  Heine,  et  de  Vigny. 

Il  n'appréciait  dans  une  œuvre  ni  la  plasticjue,  dont  il  disait  : 
«  C'est  du  métier,  »  ni  ce  que  l'on  appelle  aujourd'hui  la  valeur 
documentaire,  ni  l'analyse  toute  nue  et  sèche,   et  s'il  était  dur 


40  LA  LECTl'nE 

pour  M.  Zola,  il  no  Trtait  pas  moins  pour  Mérimée.  Et  il  justi- 
fiait ses  critiques  par  des  vues  toujours  ingénieuses  et  neuves, 
souvent  très  j^rofondes.  Le  malheur  était  ([ne,  parlant  ses  opi- 
nions avec  sa  fougue  habituelle  de  causerie,  il  les  poussait,  en 
les  parlant,  justiu'à  la  dernière  limite.  Puis,  <[uand  il  écrivait  ses 
articles,  il  notait  surtout  sa  parole.  De  là  les  violences  outran- 
cières  de  sa  critique — violences  <(iii  nuisirent  à  son  autorité. 
Ses  ennemis  en  ont  profité  pour  nier  le  très  sagace  connaisseur 
de  poésie  et  de  prose  qu'il  était  hors  de  ses  minutes  excessives. 
Il  a  su  deviner  avant  tous  les  autres  Maurice  de  Guérin  et  Bau- 
delaire, saluer  Alphonse  Daudet  et  Ilichepin  encore  inconnus. 
Les  paires  sur  .Josrph  Delorme  et  sur  Sainte-Beuve  poète  sont 
d'une  pénétration  que  ce  même  Sainte-Beuve  n'a  jamais  égalée, 
et  même  dans  ses  morceaux  les  plus  entachés  de  partialité  pas- 
sionnée, quelle  ('-loquence,  quelles  formules  d'une  suggestion  in- 
comparable, quelle  bonne  foi  aussi,  et  pourtant  quel  désintéres- 
sement, (pielle  absence  d'idolâtrie  du  public  et  du  succès  !  Quelle 
hauteur  ! 

Parmi  ces  livres  qu'il  déchirait  ainsi  avec  une  fureur  qui  l'eui- 
portait  jusqu'à  l'iniquité,  il  y  en  avait  un  pour  lequel  il  jirofessait 
une  haine  d'homme  à  homme  :  c'était  l)o)i  Quichotte.  «  Cervantes 
est  un  criminel.  »  C'est  la  ff)rmule  que  je  l'ai  entendu  répéter 
vingt  fois.  Il  se  refusait  absohuneut  à  vi)ir  dans  ce  chef-d'œuvre 
ce  que  j'y  vois  pour  ma  part,  l'amertume  d'un  c^eur  qui  bafoue 
son  idéal  sans  cesser  d'y  croire.  C'était  pour  lui  la  satire  de  l'en- 
thousiasme et  il  ne  pardonnait  pas  cette  satire  au  grand  Espa- 
gnol. C'est  surtout  celle  de  la  chimère  et,  il  faut  bien  le  dire,  il 
y  avait  du  chimérique  dans  d'Aurevilly.  Sa  sauvagerie  ondjra- 
ireuse,  en  le  préservant  «le  beau<ou|)  de  compromis,  l'avait  isoh'- 
hors  de  toute  expérience  sociale,  et  il  avait,  lui  aussi,  comme 
l'hidalgo  du  vieux  Cervantes,  chevauché  à  la  poursuite  de  mira- 
ges, —  sans  renoncer  que  bien  tard  à  ces  mirages.  C'est  ainsi 
que  de  li^3.3  à  18'iS,  il  perdit  environ  rpiinze  années  à  caresser  le 
rêve  d'une  entrée  dans  la  di|)lomatie,  que  les  directeurs  de  jour- 
naux d'alors  lui  promettaient  pour  l'asservir  à  l'ingrate  tâche  du 
bulletin  quotidien  :  c  .le  rirai  de  ces  vers  plus  tard,  écrivait-il  à 
Trébutien  en  lui  envoyant  un  poème,  quand  je  serai  dans  quelque 
ambassade...  »  Plus  tard,  et  quand  la  révolution  de  48  fut  venue 
foudroyer  ce  premier  rêve,  il  ne  rit  pas  de  ces  vers  —  ils  étaient 
trop  beaux  —  mais  il  ne  fit  que  changer  de  chemin.  Il  poursuivit 


BARRE V  n'AUREVILLY  41 

d'autres  songes  qu'attestont  les  Memnrandn  publiés  et  qui  ne  se 
réalisèrent  pas  davantage. 

Insensiblement,  il  s'était  habitué  à  vivre  de  visions  et  parmi 
des  visions.  J'ai  la  certitude  qu'il  se  rendait  à  la  fin  un  compte 
trop  exact  de  l'avortement  de  tous  ses  désirs.  Il  avait  rêvé  l'action 
et  il  feuilletonnait  encore  à  soixante-seize  ans  —  une  grande  vie 
d'élégance,  et  il  habitait  sa  pauvre  demeui'c,  —  une  renommée 
digne  de  son  génie,  et,  comme  il  s'en  plaignait  dans  une  lettre 
que  j'ai  là  sous  les  yeux,  les  articles  sur  lui  ne  parlaient  guère 
que  de  sa  personne  physique  :  «  Ces  sornettes  insultantes  sont 
l)ien  dignes,  écrivait-il,  des  maroufles  de  ce  temps-ci!...  »  Mais 
il  en  souffrait.  Il  n'avait  pu  épouser  ni  la  première  ni  la  seconde 
des  deux  femmes  dont  la  pensée  a  rempli  sa  vie.  Il  se  réfugiait 
alors  de  parti-pris  dans  un  monde  imaginaire.  «  Mon  talent, 
m'écrivait-il  encore,  a  été  une  longue  bataille  contre  ma  chienne 
de  destinée  et  la  vengeance  de  mes  rêves...  »  Cette  disposition 
particulière  inclinait  son  œuvre  comme  sa  parole  vers  l'étrange, 
sinon  vers  le  merveilleux.  Il  semblait,  dans  ces  dix  dernières 
années,  avoir  pris  en  dégoût  le  monde  réel,  et  sa  verve  de  con- 
teur, qui  était  incomparable,  se  réjouissait  parmi  des  anecdotes 
fantastiques  par  elles-mêmes,  qu'il  forçait  encore  dans  le  fantas- 
tique. Il  les  recueillait  avec  le  plus  grand  soin  et  je  me  souviens 
de  la  joie  avec  laquelle  il  dit  à  une  personne  qui  venait  de  lui 
révéler  un  fait  singulier  :  «  A  partir  d'aujourd'hui,  madame, 
vous  tombez  dans  mes  anecdotes...  »  Il  avait  fini  par  créer  ainsi 
autour  de  lui  une  sorte  d'atmosphère  grisante  dont  la  fasci- 
nation était  d'autant  plus  irrésistible,  qu'une  réalité  y  éclatait, 
et  magnifique,  celle  de  son  énergie  morale  à  lui  qui,  vaincu  par 
la  vie  de  toutes  manières,  pratiquait  la  fière  doctrine  exprimée 
dans  une  phrase  du  Rideau  cramoisi,  sa  véritable  profession  de 
foi  :  «  Si  le  sentiment  de  la  garde  qui  meurt  et  ne'se  rend  pas  est 
héroïque  à  Waterloo  :  il  ne  l'est  pas  moins  en  face  de  la  vieillesse, 
qui  n'a  pas,  elle,  la  poésie  des  baïonnettes  pour  nous  frapper. 
Or,  pour  des  têtes  construites  d'une  certaine  façon  militaire,  ne 
jamais  se  rendre  est,  à  propos  de  tout,  toujours  toute  la  question 
comme  à  Waterloo...»,  et  il  ajoutait  :  «  Je  ne  dis  pas  que  cela 
n'est  pas  insensé,  puisque  cela  est  inutile,  mais  c'est  beau  comme 
tant  de  choses  insensées  !...  » 

Il  ne  faudrait  cependant  pas  s'y  tromper,  avec  son  goût  du  ro- 


42  LA   LECTrnE 

manesque,  avec  ses  partis  pris  d'attitudes,  avec  ses  singularités 
d'anecdotes,  d'Aurevilly  n'était  pas,  comme  les  chroniqueurs 
l'ont  trop  voulu  montrer,  un  simple  fantaisiste  de  génie.  Pour 
me  horncn*  à  un  seul  point,  celui  de  la  foi  rclia-iouse,  je  ne  com- 
prends pas  que  la  (•riti(pie  ait  hésité  une  minute  à  reconnaître 
chez  lui  la  jjrolondeur,  la  simplicité  de  son  catholicisme,  he^ 
confidences  de  ces  premiers  Mcmorandd  montreront  davantage 
sur  quelles  fortes  études  reposaient  les  convictions  de  cet  élève 
de  Donald  et  de  Maistre.  Il  n'était  en  aucune  matière  un  croyant 
p;ir  romantisme,  mais  bien  un  cs|irit  nourri  de  la  meilleure  théo- 
logie, très  entier  dans  ses  principes,  mais  très  raisonné,  comme 
Balzac,  d'ailleurs,  dont  toute  l'd'uvre  serait  inexplicable  sans  le 
christianisme,  ce  que  ses  meilleurs  élèves  ne  vcMdent  pas  recon- 
naître 

Frère  d'uu  saint  j)rctrc,  élevé  par  des  jjrêtres  nu  coUèire  Sta- 
nislas, fils  d'une  femme  très  pieuse  et  venu  d'une  province  encore 
toute  voisine  de  la  chouannerie,  d'Aurevilly  avait  éprouvé  sa 
croyance  —  détail  que  l'on  ignore  trop  —  par  les  plus  cons<'ien- 
cieuses  études  philosophiques.  Il  avait  lu  et  très  bien'lu  Hegel  et 
Kantdans  le  texte  même,  j)Our  ne  citer  que  ces  deux  noms  entre 
tous  les  autres.  Ses  théories  d'absolutisme  en  politi(|ue  étaient 
pareillement  fondées  sur  une  connaissance  très  précise  de  l'his- 
toire. Il  s'était  donné  c^ettc  instruction  dans  ses  années  de  jour- 
nalisme militant,  et  s'il  n'eût  pas  éci-it  de  ce  style  qui  était  le 
sien,  trop  éclatant  d'imagination  poéti([ue,  les  lecteurs  eussent 
reconnu  dans  la  plupart  de  ses  idées  une  solidité  comparable  à 
celle  de  Hivarol.  Mais  quel  est  le  lecteur  qui  veut  admettre  que  des 
causeurs  de  ce  brillani  aient  aussi  dans  l'esprit  la  profondeur 
sincère?  M.  Nisard,  lui,  ne  s'y  trompait  |>as,  et  M.  J.-J.  Weiss 
non  plus,  qui  a  parlé  autrefois,  comme  il  convenait,  de  la  puis- 
sance de  d'Aurevilly  à  tracer  d'admirables  ])ortraits  d'histoire.  De 
toutes  les  blessures  dont  avait  été  frapi)é  ce  nol)le  écrivain, 
celle-là  lui  était  la  plus  vive  :  la  méconnai.ssance  de  sa  sincérité 
religieuse  et  politi(|ue. 

Puis  l'apai-sement  s'était  fait  avec  l'âge.  Il  considérait  qu'une 
fois  mort,  les  vingt  volumes  des  (hhivres  et  les  Hommes,  sa  grande 
(puvre  de  critique,  montreraient  l'unité  absolue,  inébranlal)le  en 
lui,  du  penseur  et  du  conteur,  du  moraliste  et  du  romancier.  Il 
professait  i)ùur  la  méthode  moderne,  qui  consiste  à  tout  com- 
prendre dans  l'art  et  dans  la  vie,  une  aversion  absolue.  «  J'ai 


BARRKY  D  AUREVILLY  43 

jugé  les  livres  comme  j'ai  jugé  les  passions  !  »  me  disait-il.  «  Ju- 
ger, là  est  tout  l'homme...  »  Je  me  souviens  que  je  le  combattais 
et  que  je  plaidais  auprès  de  lui  pour  la  multiplicité  des  points  de 
vue  et  les  souplesses  d'un  certain  dilettantisme.  L'énergie  de  ses 
résistances  à  mes  arguments  ne  s'est  jamais  démentie,  et  j'ai 
retiré  de  ces  conversations  la  certitude  que  ce  grand  écrivain 
était  aussi  le  plus  honnête  homme  de  lettres  qui  se  pût  ren- 
contrer. 

Cette  honnêteté  avait  fini  par  s'imposer,  et  si  les  dix  dernières 
années  de  d'Aurevilly  ont  eu  sur  elles  la  mélancolie  de  la  mort 
approchant,  du  moins  il  a  pu  connaître  autour  de  lui  la  chaleur 
d'amitiés  ti-ès  vraies  ;  —  et  comme  pour  réaliser  le  «  trop  tard  » 
de  sa  devise,  il  a  goûté  dans  ce  déclin  de  son  âge  jusqu'à  ce 
succès  de  monde  tant  souhaité  dans  sa  jeunesse.  Une  femme  d'un 
très  grand  cœur  et  d'un  très  grand  esprit,  qui  avait  su  faire  de 
son  salon  une  délicieuse  oasis  de  causerie  et  d'intimité,  contribua 
entre  toutes  à  la  vogue  de  ce  causeur  si  oriainal  et  si  savoureux. 
(  'haque  fois  qu'il  devait  dîner  dans  ce  charmant  hôtel  d'une  rue 
qui  donne  sur  les  Champs-Elysées,   c'était  pour  lui   une  vraie 
fête.  J'allais  le  prendre  un  peu  trop  tôt,  car  il  avait  gardé  de  sa 
province  une  peur  naïve  d'être  en  retard  qui  se  traduisait  par 
des  arrivées  dans  les  gares  une  heure  avant  le  départ  des  trains. 
Je  le  trouvais  vêtu  de  son  habit  à  revers  de  velours  noir,  avec  sa 
cravate    de  dentelles  —   et   son    esprit  des  meilleurs  jours.    Il 
magnifiait,  dans  ces  moments-là,  tout  ce  qu'il  touchait,  comme 
le  roi  de  la  fable.  Un  de  ces  soirs  nous  n'avions  trouvé,    pour 
nous  Conduire,  qu'une  informe  victoria  délabrée  et  branlante.  Le 
cocher  était  un  nain  en  haillons,  qui  fouettait  d'un  bras  infirme 
un  cheval  dierne  de  d'Artas'nan. 

—  «  Nous  sommes  dans  le  char  de  Titania  »,  me  dit  d'Aure- 
villy, comme  le  véhicule  traversait  la  place  de  la  Concorde,  «  et 
conduits  par  un  gnome...  » 

Quand  j'évo<{ue  l'image  de  ce  grand  ami  disparu,  c'est  dans  ce 
salon  de  la  rue  du  Colisée  que  je  le  revois,  et  entouré  du  petit 
cercle  de  fidèles  que  la  grâce  intelligente  de  la  maîtresse  de  la 
maison  savait  grouper  autour  de  ce  merveilleux  esprit.  Jamais  je 
ne  l'ai  entendu  causer  comme  dans  ce  milieu  où  il  avait  pour  lui 
donner  la  répli({ue  les  plus  délicieux  conversntionnistes  de  Paris... 
Ce  furent  ses  dernières  bonnes  sorties.  La  maladie  vint,  et  celle 


44  LA  LECTURE 

que  cette  àme  hautaine  eût  le  plus  détestée.  Car  au  lieu  de  partir 
d'un  coup,  il  dut  subir  la  diminution  lente  de  ses  énergies  et 
s'avouer  moins  fort  (jue  la  vie.  Une  créature  d'un  dévouement 
sublime  entoura  cette  suprême  période  des  soins  les  plus  délicats, 
s'ingéniant  à  lui  conserver  l'illusion  d'une  prochaine  rentrée  en 
possession  de  ses  forces  perdues.  Mais  il  se  savait  frappé,  et  qu'il 
était  mélancolique  à  regarder,  innnobilc  dans  son  fauteuil,  son 
orgueilleux  visage  marqué  de  souffrance,  et  avec  son  regard  tie 
lion  agonisant  —  superbe  encore  avec  tous  ses  cheveux  mainte- 
nant tout  blancs,  et  ne  se  plaignant  pas  ! 

Grâce  à  Dieu,  la  misère  dont  quelques  journaux  ont  parlé  lui 
fut  épargnée,  et  s'il  est  mort  dans  ce  qu'il  appelait  son  tourne- 
bride  de  lieutenant,  c'est  qu'il  l'a  voulu.  Il  avait  auprès  de  lui, 
outre  la  noble  femme  qui  s'était  vouée  à  sa  vieillesse,  l'atni  si 
tendre  qu'il  appelait  le  Frédêriondien,  à  cause  de  son  nom. 
Georges  L...,  qui  avait  pris  une  petite  chambre  à  côté  de  la 
sienne  pour  ne  pas  le  quitter.  Aucun  de  ceux  t(u'il  avait  vrai- 
ment aimés  ne  l'a  délaissé  et  aucun  n'oubliera  cet  être  si  rare, 
dont  les  facultés  supérieures  n'ont  jamais  trouvé  leur  plein  em- 
ploi et  qui  a  donné  le  plus  lier  exenqile  de  l'uléalisme  personnel. 
Pour  lui,  vraiment,  comme  il  le  disait  dans  sa  phrase  des  Dinho- 
liijurK  :  «  Toute  la  question  fut  toujours  de  ne  pas  se  rendre.  » 
—  Kl  il  ne  s'est  pas  rendu. 

P.iul    BornnDT. 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES 


Mil 


«  Et  si  je  vous  parle  ainsi  de  cette  femme,  monsieur  de  Fier- 
draj>,  —  reprit  mademoiselle  de  Percy,  —  si  je  m'arrête  un  in- 
stant sur  cette  créature,  qui  était  peut-être  une  scélérate,  mais 
qui,  ce  jour-là,  eut  aussi,  comme  les  Douze,  sa  grandeur,  c'est  que 
cette  femme  fut  la  cause  unique  du  malheiu'  des  Douze  dans  cette 
première  expédition.  Sans  elle,  et  sans  elle  seule,  notez  bien  ce 
mot-là  !  pas  le  moindre  doute  que  les  Douze,  qui  mirent  si  effroya- 
blement Avranches  sens  dessus  dessous,  dans  ce  jour  dont  on  se 
souviendra  longtemps,  n'eussent  repris  le  chevalier  Des  Touches. 
Pour  moi,  je  pense,  ils  auraient  réussi.  Mais  elle  leur  opposa  une 
volonté  aussi  forte  que  ces  murailles  de  la  prison  qui  étaient  des 
blocs  de  granit.  Vinel-Aunis  avait  essayé  de  l'enivrer  ;  il  essaya 
de  la  corrompre.  Il  s'y  prit  avec  elle  comme  on  s'y  prend  avec 
tous  les  geôliers  de  la  terre  depuis  qu'il  y  a  des  geôliers. 
Mais  il  trouva  une  âme  imprenable  parce  qu'elle  était  gar- 
dée par  la  haine,  et  la  ])lus  implacable  et  la  plus  indestruc- 
tible des  haines  :  celle  <[ui  est  faite  avec  de  l'amour  !  La 
Hocson  avait  eu  son  fils,  tué  par  les  Chouans;  non  pas  tué  au 
combat,  mais  après  le  combat,  comme  on  tue  souvent  dans  les 
guerres  civiles,  en  ajoutant  à  la  mort  des  recherches  de  cruauté 
qui  sont  des  vengeances  ou  des  représailles.  Tombé  dans  une 
embuscade,  après  une  chau'de  affaire  où  les  Bleus  avaient  couché 
par  terre  beaucoup  de  Chouans,  car   ils   avaient    avec   eux   une 

(1)  Voir  les  numéros  des  10  et  25  mai,  10  et  25  juin  1889. 


•iG  L.A  LECTURE 

pièce  lie  canon,  ce  jeune  homme  avaitétécnterré  vivant,  lui  vingt- 
quatrième,  jusqu'à  cet  endroit  du  cou  qu'on  ap[)olait,  dans  ce 
t(Mnps-là,  la  place  du  collier  de  la  guillotine.  Quand  ils  virent  ces 
vingt-{[uatre  tètes,  sortant  du  sol,  ennnanchées  de  leurs  cous  et 
se  dressant  comme  des  quilles  vivantes,  les  Chouans  eurent  l'idée 
horrible  de  faire  une  partie  de  ces  quilles-là  avant  de  quitter  le 
champ  de  bataille,  et  de  les  abattre  à  coups  de  boulet  !  Lancé  par 
leurs  mains  frénétiques,  le  boulet,  à  chaque  heurt  contre  ces  vi- 
sages qui  criaient  quartier,  les  fracassaient  en  détail...  et  se  rou- 
gissait de  leur  sang  pour  revenir  les  en  tacher  encore.  C'est  ainsi 
(|ue  le  fils  Ilocson  avait  péri.  Sa  mère,  qui  avait  su  cette  mort 
atroce,  avait  à  peine  jjlcuré...  Mais  elle  voyait  toujours  cette 
({uille  sanglante...  et  elle  nourrissait  pour  les  Chouans  une  haine 
contre  la([uelle  tout  devait  se  briser...  et  Vinel-Aunis  s'y  brisa. 

«'  —  Ah  !  —  lui  dit-elle,  —  tu  m'as  donc  gouaillée  !  Tu  n'es 
«  qu'un  Chouan,  et  tu  viens  pour  le  prisonnier.  Oh  1  je  n'ai  pas 
«  peur  que  tu  me  tues,  —  il  avait  pris  un  pistolet  sous  sa  vareuse 
•'  —  il  y  a  longtemps  (jue  je  désire  la  mort  !  Petiote  !  —  cria-t- 
c  elle,  —  va  vite  au  corps  de  garde  me  chercher  les  Bleus  !  » 

«  —  Je  l'aurais  bien  tuée,  —  nous  dit  V'inel-Aunis,  —  mais  je 
"  ne  savais  pas  même  dans  laquelle  des  tours  était  Des  Touches. 
«  Cela  aurait  fait  du  bruit,  .l'aurais  perdu  du  temps.  » 

<f  Et  il  jeta  un  escabeau,  qui  se  trouvait  là,  dans  les  jambes  de 
la  petite,  pour  l'empêcher  de  sortir  en  la  faisant  toudier. 

«  Mais  le  temps  de  son  mouvement  avait  suffi  à  la  Ilocson 
pour  s'échai)per,  par  un  couloir  noir  comme  de  l'encre  où  Vinel- 
Aunis  se  i)erdit  pendant  qu'il  l'entendait  grinq)er  quatre  à  quatre 
l'escalier  tl'une  des  tours,  ouvrir  la  i)orte  de  la  prison  et  s'y  en- 
fermer à  la  clef  avec  le  prisonnier.  » 

—  "  Diable  !  —  lit  M.  de  Ferdrap. 

—  Peste  !  »  —  dit  l'abbé. 

«  Or,  pendant  que  tout  ceci  se  passait  à  la  j)rison,  —  continua 
la  vieille  ama/.one,  (jui  ne  prit  pas  garde  aux  deux  exclamations, 
—  l'aiguille  du  cadran  ([ui  surmont.ut  le  façade  de  la  Maison  ('om- 
nuine,  sise  au  ff)nd  de  la  i)lacc  du  Marché,  arrivait  au  chiffre  de 
l'heure  mar({U(''e  par  les  Dou/.e  jiour  agir.  Incapables,  quoi  ([u'il 
advînt,  d'hésiter  une  minute  quand  itne  résolution  était  prise  : 

"  —  C'est  à  nous  de  commencer  la  danse  !  »  —  dit  gaiement 
Juste  Le  Breton  à  La  Varesnerie. 

V  Et  ils  entrèrent  tous  sous  une  des  tentes  de  la  foire  i>ù   il  y 


i 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  47 

avait  le  plus  de  monde  et  où  Ton  buvait.  Ils  y  entrèrent  noncha- 
lamment, mais  ils  avaient  leurs  bâtons  gaufrés  à  la  main.  Autour 
d'eux,  on  n'avait  nulle  défiance.  Le  monde  qui  était  là  resta,  les 
uns  assis,  les  autres  debout,  quand  Juste  Le  Breton  s'approchaut 
de  la  grande  table  de  ceux  qui  buvaient,  coucha  délicatement 
son  bâton  sur  une  rangée  de  verres  pleins  jusqu'aux  bords,  et 
dit,  de  sa  voix  qu'il  avait  très  claire  : 

»'  —  Personne  ne  boira  ici  (juc  nous  n'ayons  bu  !  » 

«  Tout  le  monde  se  retourna  à  cette  voix  mordante,  et  les  deux 
blatiers  devinrent  le  point  de  mire  de  mille  regards  où  l'étonne- 
ment  annonçait  une  colère  qui  n'était  pas  loin. 

«  —  Es-tu  fou,  blatier?  —  dit  un  paysan.  —  Ote-moi  ton 
bâton  de  delà  !  et  garde-le  pour  «  défendre  tes  oreilles  !  «  —  Et 
prenant  par  le  bout  le  bâton  que  Juste  avait  couché  sur  la  rangée 
de  verres,  mais  qu'il  tenait  toujours  par  la  poignée,  il  Técarta. 

«  C'était  là  l'insulte  que  Juste  cherchait.  Il  ne  dit  mot,  il  resta 
tranquille  comme  Baptiste  ;  mais  il  releva  son  bâton  à  bras  tendu 
par-dessus  sa  tète,  et  de  cette  main  qu'il  avait  aussi  adroite  que 
vigoureuse,  l'abattit  sur  toute  cette  ligne  de  verres  pleins,  en  file, 
qu'il  cassa  d'un  seul  coup,  et  dont  les  morceaux  volèrent  de  tous 
les  côtés  de  la  tente.  Ce  fut  le  signal  du  branle-bas.  Tout  le  monde 
fut  debout,  criant,  menaçant,  mêlé  déjà,  les  pieds  dans  le  cidre, 
qui  coulait,  en  attendant  le  sang.  Les  femmes  poussaient  des  cris 
aigus  qui  enivrent  de  colère  les  hommes  et  leur  prennent  sur  les 
nerfs  comme  des  fifres...  Elles  voulaient  fuir  et  ne  pouvaient, 
dans  cette  masse  impossible  à  percer,  et  qui  se  ruait  sur  les  deux 
blatiers  pour  les  étouffer. 

«  —  Vous  avez  en  Thonneur  du  premier  coup  d'archet,  mon- 
«  sieur,  —  dit  à  Juste  Le  Breton  M.  de  La  Varesnerie,  avec 
«  cette  élégante  politesse  qui  ne  le  quitta  jamais,  —  mais  si  nous 
"  voulons  exécuter  tout  le  morceau,  il  faut  que  nous  tâchions  de 
«  sortir  de  cette  tente,  où  nous  n'avons  pas  assez  d'espace  pour 
«   faire  seulement,  avec  nos  bâtons,  un  moulinet.  » 

«  Et  de  leurs  épaules,  de  leurs  têtes  et  de  leurs  poitrines,  ils 
essayèrent  de  trouer  cette  foule,  compacte  à  crever  les  toiles  de 
la  tente,  où  ce  qui  venait  de  se  passer  faisait  accourir  du  monde 
encore.  Mais,  cette  marée  d'hommes  montant  toujours,  ils  pous- 
sèrent alors,  pour  qu'on  vint  les  dégager  du  dehors,  les  cris  que 
leui'S  amis,  autour  de  la  tente,  attendaient  connue  un  comman- 
dement : 


45.  l..\  LECTUIΠ

—  A  nous,  les  blatiers  !  » 

a  Ci-  dut  être  un  curieux  spectacle  !  Les  blatiers  répondirent 
à  ce  cri  par  le  claciucnicnt  de  leurs  fouets  terribles,  et  ils  se  mi- 
i-ent  à  sabrer  cotte  l'oule  avec  leurs  fouets  qui  coupaient  les  ligures 
tout  aussi  bien  que  des  damas.  Ce  fut  une  vraie  charge,  et  ce  fut 
aussi  une  bataille  !  Tout  les  pieds  de  frêne  furent  en  l'air  sur  une 
surface  immense,  la  foire  s'interrompit,  et  jamais,  dans  nulle 
batterie  de  sarrasin,  les  fléaux  ne  tombèrent  sur  le  grain  comme 
ce  jour-là,  les  bâtons  sur  les  tètes.  Dans  ce  temps-là,  la  politique 
était  la  fleur  de  tout.  Le  moindre  coup  faisait  saillir  du  sang 
dont  on  reconnaissait  la  couleur,  à  la  première  goutte.  Le  cri  : 
«  Ce  sont  les  Chouans  !  »  partit  de  vingt  côtés  à  la  fois.  A  ce  cri, 
la  générale  battit.  Cette  générale,  que  nous  n'avions  pas  entendue 
du  haut  de  la  tourelle  de  Touffedelys,  couvrit  Avranches  et  le 
souleva.  Le  bataillon  des  Bleus  voulut  passer  à  la  baïonnette  à 
travers  cette  masse  qui  roulait  dans  le  champ  de  foire  comme 
une  mer,  mais  impossible  !  11  aurait  fallu  percer  un  passage  dans 
cette  foule  d'hommes,  d'enfants  et  de  femmes  qui  s'agitaient  là, 
et  qui,  à  eux  seuls,  de  leur  pression  et  de  leurs  poids  pouvaient 
écraser  cette  poignée  de  Chouans.  Les  Douze,  ou  plutôt  lesOn/,e, 
car  \'inel-lvoyal-Aunis  était  à  la  prison,  les  Onze,  qui  semblaient 
un  tourbill«)n  qui  tourne  au  centre  de  cette  mer  humaine  dont  ils 
recevaient  la  houle  au  visage,  lesOnze,  ramassés  sous  leurs  fouets 
et  sous  le  moulinet  de  leurs  bâtons,  avaient  bien  calculé.  Ils  abat- 
taient autour  d'eux  ceux  qui  poussaient,  et  qui  leur  rendaient 
coujt  futuv  eoup... 

"  i'artout  ailleurs,  ee  n  était,  dans  ec  i  liaiiip  de  foire,  ((u'un 
di'surdre  sans  nom,  un  étoulTemcnt,  l'ondvilation  immense  dune 
foule  au  sein  de  la<{uelle,  affolé  par  les  crrs,  par  le  son  du  tam- 
bour, jtai'  l'odeur  du  combat  qui  commençait  à  s'élever  de  cette 
plaine  de  colère,  quel([uc  cheval  cabré  montrait  les  fers  de  ses 
pieds  |)ar-dessus  les  têtes,  et  où,  çà  et  là,  des  troupes  de  bœufs 
épeurés  se  tassaient,  tu  bmirlant,  jusqu'à  monter  les  uns  sur  les 
antres,  l'échiné  vibr.anle,  la  eron|)e  levée,  la  (pieuo  roidc,  comni<t 
si  la  mouche  pi(jnail.  Mais  à  l'endroit  oii  les  Onze  ta|)aient,  cela 
n'ondulait  i)lus.  Cela  se  ei'eusait.  Le  sang  jaillissait  et  faisait 
funu-e  eonime,  fait  l'eau  sous  la  roue  du  moulin  !  Là  on  ne  mar- 
chait plus  que  sur  des  corps  tombés,  comme  sur  de  Iherbe,  et  la 
sensation  de  piler  ces  corps  sous  leurs  pieds  leur  donna,  à  tous 
les  Onze,  la   même   pensée;  car,   tout   eii  ta])ant,  ils  se  mirent 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  49 

tous  les  Onzo  à  chanter  gaiement  la  vieille   ronde  normande  : 

Piloniï,  pilons,  pilons  l'herbe; 
L'herbe  pilce  reviendra  ! 

«  Mais  elle  n'est  pas  revenue  !  A  Avranches,  on  vous  montrera, 
si  vous  voulez,  à  cette  heure  encore,  la  place  où  ces  rudes  chan- 
teurs combattirent.  L'herbe  n'a  jamais  repoussé  à  cette  place.  Le 
sang  qui,  là,  trempa  la  terre,  était  sans  doute  assez  brûlant  pour 
la  dessécher. 

«  Ils  y  tinrent  à  peu  près  deux  heures...  mais  Cantilly  avait  le 
bras  cassé,  La  Varesnerie  la  tête  ouverte,  Beaumont  les  clavi- 
cules rompues,  presque  tous  les  autres  blessés,  plus  ou  moins, 
mais  tous  debout  encore  dans  leurs  vareuses,  qui  n'étaient  plus 
blanches  comme  le  matin,  et  qu'une  rosée  de  sang  poudrait  main- 
tenant à  la  place  de  la  fleur  de  farine.  Tout  à  coup,  M.  Jacques 
tomba,  au  cri  de  joie  de  ces  paysans  électrisés,  (pii  crurent  enfin 
avoir  abattu  un  de  ces  blatiers  du  diable,  solides  comme  des  pi- 
liers que  l'on  pouvait  battre  comme  plâtre,  mais  qu'on  ne  pouvait 
renverser.  M.  Jacques  n'était  pas  même  blessé.  Tout  en  combat- 
tant, il  avait  vu,  à  la  hauteur  du  soleil  qui  commençait  à  baisser 
et  à  prendre  la  place  en  écharpe,  qu'il  était  l'heure  d'aller  à  Des 
Touches  et  de  rejoindre  Vinel-Aunis...  Aussi,  avec  la  souplesse 
du  chat  sauvage,  se  glissa-t-il  en  rampant  à  travers  les  jambes 
de  ces  hommes,  (jui  ne  faisaient  guère  attention  dans  ce  moment- 
là  qu'au  jeu  terrible  dé  leurs  mains,  et  comme  un  plongeur  qui 
disparait  à  un  endroit  de  l'eau  pour  ailleurs  reparaître,  il  se  re- 
trouva assez  loin  de  l'espace  où  Ton  se  battait,  et  dans  une  tourbe, 
à  cet  endroit-là,  moins  ardente  qu'épouvantée.  Comment  passa- 
t-il  ?  Il  avait  jeté  son  grand  chapeau  à  couverture  à  cuve  qui  l'au- 
rait gêné  ;  mais  comment  ne  fut-il  pas  reconnu  à  sa  vareuse  san- 
glante, tué,  mis  en  pièces?  Lui-même  n'a  jamais  su  le  dire.  Il  ne 
le  savait  pas,  et  cela  doit  paraître  incroya])le.  Mais  vous  avez 
fait  la  guerre,  baron,  et  à  la  guerre,  ce  qui  est  incroyable  arrive 
tous  les  jours.  Fascination  de  la  terreur  !  Quand  il  se  releva,  dans 
cette  foule  qu'il  avait  travei'sée  en  s'aplatissant,  on  se  mit  à  fuir 
devant  cet  homme  qui  lui-même  semblait  fuir,  et,  dans  le  pêle- 
mêle  de  la  place,  il  put  parvenir  à  la  prison  où  Vinel-Royal-Aunis 
avait  dû  préparer  la  délivrance  de  Des  Touches.  Mais  à  la  pri- 
son, au  pied  de  la  prison,  il  trouva...  les  Bleus. 

LECT.    —  49.  IX  —  4 


r.ll  LA  I.ECTl'RE 

«  Oui  !  c'rtaieiil  lo  lilcus  ! 

«  Voyant  qu'ils  ne  pouvaient  ni  s'avancer,  ni  manœuvrer  dans 
ce  champ  de  foire,  plein  à  regorger,  et  où  d'ailleurs  les  paysans 
de  l'Avranchin  les  remplaçaient  et  ne  faisaient  pas  mal  leur  be- 
sogne, les  Bleus,  au  premier  cri  :  «  Ce  sont  les  Chouans  !  » 
s'étaient  portés  au  pas  de  charge  sur  la  prison  ;  car  officiers  et 
soldats  maintenant  ne  doutaient  plus  que  la  bataille  qui  se  don- 
nait au  fond  de  la  place  n'appuyât  une  tentative  sur  Des  Touches. 
Or,  à  la  prison,  si  vous  n'en  avez  pas  oublié  la  construction, 
Monsieur  de  Fierdrap,  les  Hleus  avaient  trouvé  la  lourde  porte 
do  l'espèce  de  bâtiment  moderne  qu'occupait  la  Hocson  très  for- 
tement barricadée,  et  connue  la  petite  fille  à  qui  Vinel-Aunis 
avait  jeté  l'escabeau  dans  les  jambes  pour  la  faire  tomber,  à 
moitié  évanouie  de  peur,  ne  soufflait  mot  sous  la  bouche  du  pis- 
tolet de  \'inel,  et  que  tout  ])araissait,  à  l'intérieur,  sihnicieux  et 
tranquille,  ils  crurent  naturellement  (jue  la  Hocson,  dont  ils  con- 
naissaient l'énergie,  avait  pris  ses  précautions  de  défense  au  pn^- 
mier  bruit  de  tumulte  populaire  et  de  chouannerie.  Et,  sûrs 
((u'elle  tenait  son  prisonnier,  ils  se  réservèrent  pour  16  cas  d'atta- 
que ou  de  sortie,  si  quelques  Chouans  avaient  été  assez,  hardis 
pour  se  irlisser  dans  la  prison  ([ui  devait  être  pour  eux  une  sou- 
ri<'ière,  et  ils  se  déployèrent  parallèlement  à  cette  longue  mu- 
raille, où  les  chevaux  amenés  pour  être  vendus  à  la  foire  étaient 
rangés  et  attachés  aux  anneaux  de  fer  dont  je  vous  ai  dr-jà  parlé. 
Ils  furent  seulement  obligés  de  se  déployer  assez  loin  de  ces  che- 
vaux, ((ui  répondaient  à  la  tempête  de  cris  et  de  mugissements 
de  la  i)lacc  par  des  hennissements  de  colère  et  des  ruades  fu- 
rieuses, et  ils  s'étaient  établis  prudemment  hors  de  la  portée  de 
cette  effrayante  ligne  de  pieds  ferrés,  toujours  en  l'air  connue  des 
|)rojectiles  et  qui  leur  auraient  cassé  les  reins.  M.  Jacr/ue.s  avait 
vu  tout  cela.  C'était  un  homme,  après  tout,  que  ce  mélanr-olique  ! 
Le  jour  baissait.  Il  attendit,  caché  par  la  multitude,  (pi'il  fût 
tond)é  un  peu  d'oud)re...  Les  fouets  claquaient  toujours  au  fond 
de  la  place.  11  prit  son  temps,  et  il  eut  le  sang-froid  et  l'audace 
de  faire,  sous  le  ventre  de  ces  chevaux  frémissants  et  devenus 
presque  sauvages,  ce  qu'il  avait  fait  sous  les  pieds  des  hommes 
dans  la  foule.  Il  se  coula  entre  la  nmraille  et  les  Bleus.  Il  ne 
pouvait  pas  douter,  lui,  (|ue  Vinel-Aunis  ne  fût  dans  la  prison... 
La  porte  barricadée  le  lui  j)rouvait.  C'était  Vinel-Aimis  (jui,  à 
tout  événement,  l'avait  barricadée...  Aux  approches  de  la  nuit. 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  51 

la  multitude  qui  s'étouffait,  sans  voir  sur  le  cliami)   de   foire, 
comprit  enfin  qu'il  fallait  s'écouler  par  les  rues;  mais  son  cou- 
rant y  rencontrait  un  contre-courant  contre  lequel  elle  se  heur- 
tait, et  partout  c'étaient  des  congestions  et  des  rebondissements 
de  foule  nouvelle.  On  entendait  dans  la  nuit  la  générale  Imttant 
sur  tous  les  points  d'Avranches,  entrecoupée  du  cri  bref  :  «  Aux 
armes  !  »  La  garde  nationale,  la  gendarmerie,  avaient   voulu, 
comme  les  Bleus,  pénétrer  jusqu'à  l'endroit  où  l'on  s'égorgeait, 
mais,  comme  les  Bleus,  elles  avaient  trouvé  l'invincible  résistance 
de  ce  monde  aggloméré,  pressé  et  trop  épais  pour  qu'on  pût  s'y 
faire  un  passage...  à  moins  de  tout  massacrer.  Cette  circonstance, 
({ue  les  Douze  avaient  prévue  et  calculée  et  qui  les  avait  protégés 
jusque-là  contre  la  baïonnette  et  la  fusillade,  allait  cependant  se 
retourner  contre  eux.  Pris  dans  ces  cercles  redoublés  d'une  foule 
([u'ils  écbancraient  à  coups  de  fouet  et  de  bâton,  qu'ils  élargis- 
saient,  mais  qu'ils  ne  brisaient  pas  comme  on  brise  un  cuvier 
dont  on  abattrait  les  douvelles,  ils  ne  pouvaient  ni  faire  retraite 
ni  s'égailler.   Et  c'était  là  l'anxiété  de  M.  Jacques.  Tapi  à  terre 
sous  la  poterne,  il  grimpa  dans  les  vieux  lien-es  qui  couvraient 
les  murs  de  la  prison  jusqu'à  un  trou  grillé  par  lequel  il  envoya, 
en  le  modulant  bassement,  son  cri  de  chouette,  pour  avertir  Vi- 
nel-Aunis,  (jui  l'entendit  et  doucement  débarricada  la  porte. 

«  —  Et  Des  Touches?  »  lui  lit  M.  Jacques.  Mais  Vinel-Royal- 
Aunis  donna  à  M.  Jacques  le  froid  de  la  défaite,  en  lui  racontant 
comment  la  geôlière  lui  avait  échappé  et  comment  elle  avait  eu 
la  hardiesse  de  s'enfermer  sous  clef,  tête-à-tête  avec  le  prisonnier, 
dans  la  tour. 

a  —  Des  Touches,  sans  ses  fers,  la  romprait  sur  son  genou 
«  comme  une  baguette  !  —  ajouta  Royal-Aunis,  —  mais  il  est 
('  enchaîné...  On  n'entend  rien  à  travers  cette  sacrée  porte,  —  et 
«  la  Hocson  est,  par  Dieu  !  bien  femme  à  le  tuer,  à  coups  de 
«  couteau. 

«  —  Nous  le  saurons  demain  !  —  dit  M.  Jacques,  avec  la  rapi- 
"  dite  de  décision  de  l'homme  de  guerre  qu'il  avait,  ce  beau  téné- 
«  breux,  malgré  sa  langueur.  —  Mais,  ce  soir,  il  faut  sauver 
«  ceux  qui  se  battent  là-bas...  Il  faut  les  dégager  et  faire  retour- 
«  ner  la  tête  à  cette  foule,  et  il  n'y  a  qu'un  moyen...  Mettons  le 
«   feu  à  la  prison  !  » 

"  —  Bravo  !  —  dit  M.  de  Fierdrap,  avec  l'enthousiasme  du 
connaisseur.  —  Militairement,  le  moyen  était  bon,  mais.  Ventre 


52  I.A   LKGTURE 

(le  carpe  !  çà  ne  devait  pas  être  chose  facile  que  de  mettre  le  feu 
à  la  prison  d'Avranches,  une  geôle  de  granit  humide,  à  peu  près 
inllammable  comme  le  fond  d'un  puits  !  » 

«  Aussi,  ce  ([ui  hrfda,  baron,  —  reprit  Mademoiselle  de  Percy, 
—  fut  It^  irrand  bâtiment  de  date  plus  moderne  qui  reliait  les 
tours,  et  dans  lequel  habitait  la  geôlière.  Il  y  avait  dans  le  haut 
de  oc  bâtiment,  un  immense  grenier  à  foin  pour  la  gendarmerie 
dr  la  ville,  et  c'est  là  que  M.  Jnrqiies  et  Vinel-Aunis  mirent  intré- 
l)idement  le  feu,  avec  deux  coups  de  pistolet.  En  un  clin  d'œil, 
par  le  temps  sec  et  chaud  cpi'il  faisait,  la  flamme  s'élança  de  cet 
amas  de  foin,  et,  sortant  avec  une  brusquerie  convulsive  du  toit 
dont  elle  lit  voler  en  éclats  les  ardoises,  tant  elle  était  intense  ! 
elle  embrasa  instantanément  les  épais  tapis  de  lierre  séculaii-f 
qui  enveloppaient  l(\s  tours,  et  elle  les  couvrit  d'une  robe  de  feu. 
C(^s  deux  tours  devinrent  tout  à  coup  deux  monstrueux  llambeaux- 
colosses,  qui  éclairèrent  la  place  de  l'un  à  l'autre  bout  et  iirent, 
comme  l'avait  dit  M.  Jacijuefi,  retourner  les  mille  tètes  de  la  foule. 
A  cette  lueur  soudaine,  un  frisson  de  tcri'eur  innnense  passa 
él<'<-triquement  sur  ces  mille  tètes  comme  un  sillon  de  foudre, 
malirré  la  colère  du  combat;  car  il  ne  s'agissait  plus  d'une  poignée 
de  Chouans  à  réduire,  mais  d'Avranches,  d'Avranches  qui  pou- 
vait brûler  tout  entier  !  La  prison,  en  effet,  touchait  aux  i)remières 
maisons  de  la  vieille  ville,  qui  n'était  pas  de  granit,  elle  !  et  qui 
aurait  pris  comme  de  Tamadou.  Des  fentes,  comme  il  s'en  en- 
tr'ouvre  dans  des  nmrs  qui  vont  crouler,  se  firent  subitement  en 
ce  gros  d'hommes  amoncelés,  et,  chose  horrible  !  les  bœufs,  qui 
étaient  tassés  et  avaient  jusque-là  été  contenus  par  la  densité  de 
la  foule  sur  la  place,  les  bœuf-^,  enragés  j)ar  cette  violence  écar- 
late  de  l'incendie  qui  leur  doK'.iait  dans  les  yeux,  se  mirent  à  fuir 
par  ces  fentes  (|u'ils  agrandi ren t.  écrasant  des  pieds  et  des  cornes 
tout  ce  qui  leur  était  obstacle,  ("c  lut  là  um'  autre  tuerie,  pire  que 
celle  des  Onze,  ({ui  continuaient  imperturbablement  leur  mas- 
sacre à  rextrémitc'  du  champ  de  foire,  et  (|ue  cette  intervention 
inattendue  de  l'ineciidic  allait  sauver;  ear  ils  nen  pouvaient 
plus...  Leurs  fouets  claquaient  toujours,  mais  le  claquement  de 
ces  fouets  était  moins  sonore.  Il  devenait  de  plus  en  plus  luat  à 
chaque  coup  frappé  dans  eet  amas  de  chairs  sanglantes  ([ui  fai- 
sait boue  autour  d'eux,  et  (pi'ils  envoyaient  à  la  ligure  de  leurs 
ennemis  m  éclaboussures. 

«  —  Sabre-tout,  —  fit  Saint-Germain  à  Campion,  en  l'appelant 


LE  CHEVALIEll  DES  TOUCHES  53 

«  par  son  nom  de  guerre,  —  assez   sabré  pour  aujourd'hui  !  » 

«  Et,  gai  comme  pinson,  il  ajouta  : 

«  —  Nous  étions  frits  sans  l'incendie,  mais  voilà  qui  va  nous 
«  dégager.  Dans  cinq  minutes,  ils  y  seront  tous. 

<'  —  Faisons-nous  dos  à  dos,  messieurs,  —  dit  La  Varesnerie, 
«  —  et  sortons  de  cette  place.  Une  fois  dans  les  rues,  nous 
«  chouannerons.  Les  rues  d'Avranches  vont  valoir  le  buisson, 
«  cette  nuit.  » 

«  Et  ils  exécutèrent  leur  manœuvre  de  dos  à  dos,  couverts  de 
ces  fouets  et  de  ces  bâtons  qu'ils  maniaient  en  maîtres.  Et,  mar- 
chant au  pas,  ils  s'avancèrent  à  travers  cette  foule  qui  se  dépais- 
sissait,  distraite  par  le  feu^  culbutée  et  broyée  par  les  bœufs  qui 
couraient  ça  et  là  comme  une  tempête  fauve,  et  c'est  ainsi  qu'ils 
purent  enfin  quitter,  sans  avoir  perdu  un  seul  homme,  cette  place 
où,  depuis  trois  heures,  ils  avaient  du  sang  jusqu'au  jarret,  et 
où,  comme  nous  le  dit  Le  Planquais  quelques  jours  plus  tard  : 
«  ils  avaient  battu  le  beurre,  à  pleine  baratte,  comme  on  sait  le 
«  battre  dans  le  Cotentin  !  » 

«  —  Sais-tu  bien  que  c'est  aussi  beau  que  Fontenoy,  cela,  Fier- 
drap?...  —  fit  fabbé,  profondément  pensif,  pendant  que  sa  bouil- 
lante sœur,  dont  la  tète  devait  fumer  sous  son  baril  violet  et 
orange,  respirait. 

—  C'est  même  plus  beau  !  —  dit  le  baron.  —  Leur  petit  carré 
n'a  pas  été  enfoncé,  à  eux,  à  ces  Onze  !  Et  ce  sont  eux,  au  con- 
traire, qui  ont  enfoncé  le  grand  carré  des  paysans  qui  les  tenaient 
en  tète,  de  queue  et  des  deux  flancs,  et  qui  l'ont  enfoncé  avec  de 
simples  fouets  pour  toutes  pièces  de  canon.  Le  diable  m'emporte! 
c'est  plus  beau.  » 

L'héroïne  de  la  Chouannerie  s'associait  tellement  à  ses  compa- 
gnons d'armes,  même  pour  les  batailles  où  elle  n'était  pas,  qu'elle 
sourit  aimablement  au  vieux  uhlan  pour  le  remercier  de  son  opi- 
nion, et  elle  reprit  : 

«  Une  fois  dans  les  rues,  ils  essuyèrent  bien  quelques  coups  de 
fusil  épars...  Mais  la  lune  n'était  pas  encore  levée,  et  d'ailleurs, 
elle  l'aurait  été,  que  la  fumée  rougeàtre  de  fincendie  qui  se  mit 
à  couvrir  la  ville  comme  d'un  dais  sombre,  eût  intercepté  la  lu- 
mière. 11  faisait  noir  dans  ces  rues  étroites,  qui  n'avaient  pas 
alors  de  réverbères  comme  aujourd'hui.  Ils  sentirent  bien  siffler 
(quelques  balles  qui  rebondissaient  contre  les  angles  des  pignons, 
mais  ce  fut  tout,  et  ils  purent,  sans  nouveau  combat,  sortir  des 


54  LA  LECïuni-: 

faultoui'gs  (le  la  ville,  alors  tout  entière  à  l'incendie,  et  se  ral- 
lirr,  comnic  d'avance  ils  en  étaient  convenus,  sous  l'arche  en 
ruine  d'un  vieux  pont  ([ui  n'avait  plus  que  cette  arche,  et  i^u'on 
appelait  le  Pont-aii-Prctrc  (peut-être  à  cause  de  la  couleur  de  ses 
l>ierres,  qui  étaient  noires).  Il  coulait  sous  cette  arche  solitaire  un 
lilet  de  rivière  pi-ofondément  encaissée,  et  ce  fut  là  qu'ils  se  com|)- 
tèrent...  Or,  comme  ils  ne  savaient  rien  du  sort  de  Des  Touches  et 
(ju'ils  avaient  sur  le  cœur  le  poids  alTreux  de  l'absence  des  amis 
([ui  manquaient  à  l'appel,  ils  résolurent  de  rentrer  i\  Avranches, 
et  ils  y  rentrèrent.  Ils  laissèrent  sous  l'arche  du  Pont-au-PnHre 
leurs  vareuses  sanglantes  qui  les  auraient  trahis,  et  comme  des 
ouvriers  des  faubourgs  de  la  ville  qui  auraient  couru  au  feu  en 
toute  hâte  et  en  manches  de  chemise,  ils  y  allèrent  ainsi,  et  sans 
leurs  grands  chapeaux,  la  tète  ceinte  de  leurs  mouchoirs,  qu'ils 
avaient  mouillés  dans  cette  rivière  où  ceux  qui  étaient  blessés 
parmi  eux  lavèrent  leurs  blessures.  Cantilly  seul  resta  à  attendre 
ses  compagnons,  couché  sur  le  monceau  de  vareuses  sanglantes; 
car  son  bras  cassé  le  faisait  cruellement  soulTrir.  Mais  il  ne  les 
attendit  pas  lon<rtemps.  Ils  revinrent  vite.  En  entrant  sur  la  place 
où  la  foule  avait  roulé  sa  masse  en  sens  inverse  et  travaillait  en- 
core à  éteindre  l'incendie,  ils  avaient  vu  que  tout  était  perdu  et 
fini...  La  llocson,  qui,  |)ar  la  fenêtre  grillée  de  la  i)rison  léchée 
par  les  flannues,  n'avait  pas  cessé  de  i'e])aî1re  ses  yeux  de  ce 
«jui  se  passait  sur  la  place,  venait  d'ouvrir  aux  I3leus  la  porte  de 
ce  cachot  où  elle  s'était  renfermée  avec  son  prisonnier. 

"  —  Tenez  !  —  leur  avait-elle  dit  en  le  leur  montrant  garrotté 
'<  ili-  'haines  et  couché  sur  la  dalle,  —  le  voilà,  le  brigand  !  .le 
t  les  ai  bien  entendus  /"oiuv/onuerdans  la  porte  pour  la  mettre  en 
«  feu  ;  mais  ils  auraient  fait  un  four  à  chaux  de  cette  geôle,  que 
«  je  m'y  serais  laissé  cuire  avec  lui,  vivante,  plutôt  que  de  le 
«  rendre  à  un  autre  (ju'au  valet  du  bourreau  à  ([ui  il  appartient!  » 
«  M.  Jui'iiiœK  et  Vinel-Koyal-Aunis  s'étaient,  en  effet,  obstinés 
à  voidoir  brùbM*  cette  porte  épaisse,  résistante  à  l'action  du  f(  u 
c(»nune  à  l'action  du  levier.  Ils  s'y  obstinaient  encore,  quand  la 
Tnidc,  deveinie  maîlresse  de  l'incendie,  s'élança  dans  le  couloir  et 
les  escaliers  de  la  pi-jsnn.  Alor^,  ils  s'étaient  jetés,  tête  baissée, 
en  avant,  la  torche  et  le  j)istolet  à  la  main,  et,  grâce  à  la  flamme, 
à  la  fumée  et  au  désordn;  de  l'invasion  dans  la  prison  de  ces 
Bleus,  qui  couraient,  comme  des  fous,  au  cachot  de  Des  Touches, 
ils  avaient  passé. 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  55 

«  C'est  au  moment  où  il  sortait  de  là  que  nous  avions  revu 
M.  Jacques.  L'idée  d'Aimée,  sans  doute,  le  fit  revenir  plus  vite  à 
ToufTedelys  que  ses  autres  compagnons,  mais  douze  heures  après; 
à  l'exception  de  Vinel-Aunis,  ils  y  étaient  tous.  M.  .Jac([ucs  igno- 
rait le  sort  de  Vinel-Aunis.  Nous  crûmes  qu'il  était  mort.  Il  ne 
l'était  pas.  Il  avait  reçu  dans  le  venti'e  un  coup  furieux  de  la 
baïonnette  d'un  Bleu,  et  il  avait  eu  l'énergie  de  faire  plus  d'un 
quart  de  lieue  dans  les  bois,  contenant  avec  sa  main  ses  entrailles 
près  de  s'échapper,  et,  dans  cet  état,  de  gagner  la  cahute  d'un 
sabotier  Chouan...  Ces  détails,  que  nous  avons  sus  plus  tard, 
nous  les  ignorions.  Nous  pensions  qu'il  avait  laissé  sa  vie  dans 
cette  affaire,  et  cela  nous  paraissait  une  chose  si  simple,  que 
bientôt  nous  n'en  parlâmes  plus.  Mais  il  n'en  était  pas  de 
même  de  Des  Touches.  Qu'était  devenu  Des  Touches?...  Pour 
recommencer  dem.ain,  comme  l'avait  dit  M.  Jacques,  il  fallait 
avoir  des  nouvelles  de  Des  Touches.  Il  n'en  venait  aucune 
à  Touffedelys.  —  Une  femme  inspire  moins  de  défiance  qu'un 
homme.  Je  proposai  à  ces  messieurs  d'aller  à  Avranches  en 
chercher. 

«  Ils  acceptèrent,  et  j'y  allai,  monsieur  de  Fierdrap.  Je  n'étais 
pas  novice,  je  vous  l'ai  dit  ;  j'avais  bien  des  fois  porté  des  dépê- 
ches aux  chefs  des  différentes  paroisses,  sous  toutes  sortes  de 
déguisements.  Pour  me  mêler  mieux  aux  gens  de  la  ville  et  pour 
détourner  tout  soupçon,  je  me  déguisai  en  femme  du  peuple.  Je 
passai  un  déshabillé  de  droguet  ;  je  posai  sur  mes  cheveux,  qui, 
depuis  la  guerre,  ne  connaissaient  plus  qu'une  espèce  de  poudre, 
—  celle  avec  laquelle  on  frise  l'ennemi  !  —  cette  coiffe  des  Gran- 
villaises  qui  ressemble  à  une  serviette  pliée  en  quatre  qu'on  se 
plaquerait  sur  la  tête.  On  mit  des  hottes  sur  une  de  nos  juments 
poulinières,  et  un  panneau  couvert  de  peau  de  veau  avec  son  poil  ; 
et,  assise  de  côté  là-dessus,  un  de  mes  pieds  en  sabots  dans  une 
de  mes  hottes,  l'autre  pendant  sur  le  cou  de  ma  jument,  je  m'en 
allai  vers  Avranches  d'un  bon  trot  d^ allure.  J'avais,  pour  les 
vendre  au  marché,  mes  hottes  pleines  de  beaux  pains  de  beurre 
enveloppés  dans  des  feuilles  de  vigne.  Vous  parliez  de  mon  ca- 
leçon de  velours  rayé,  il  n'y  a  qu'un  moment,  mon  frère,  et  de 
mes  grandes  bottes  à  la  Frédéric  'f  —  ajouta-t-elle  avec  la  seule 
coquetterie  qui  lui  fût  possible,  la  coquetterie  d'avoir  porté  de 
pareilles  bottes  ;  —  mais,  ce  jour-là,  votre  sœur,  mon  frère,  la 
cousine  des  Northumberland,  était  tout  simplement  une  beurrière 


'>6  LA  LECTURE 

(les  faubourgs  de  Gr.invillc.  (Jui  !  voilà  ce  qu'était,  pour  le  quai't 
criicurc,  Harbc-Pétiunille  de  Percv-Percv  !  » 

—  0  Harbe,  sans  barbe  !  —  dit  l'abbé,  qui  se  prit  à  rire,  — 
mais  diçne  de  la  porter.  » 

a  I-]lle  m'est  venue  depuis,  —  dit-elle,  en  riant  aussi,  —  mais 
trop  tard,  dej)uis  ({ue  je  n'en  ai  que  faire,  et  que  j'ai  repris,  pour 
ne  plus  les  (piitter,  ces  ennuyeux  jupons,  qui  me  vont  à  peu  près 
comme  à  un  grenadier.  Je  n'avais  alors  qu'un  petit  bout  de  mous- 
taciie  brune  qui,  avec  ma  (igurc  à  la  diable,  me  doimait  l'air 
assez  dur  sous  ma  serviette  pliée  en  ({uatre,  et  justifiait  le  mot 
d'un  drOde  d'Avranclies,  qui  se  permit  de  mettre  ses  deux  mains 
autour  de  ma  grosse  taille.  Je  lui  avais  allongé  sur  les  doigts  le 
meilleur  coup  du  manche  de  mon  couteau  à  beurre. 

«  —  Ne  fais  pas  tant  ta  mijaurée  !  m'avait-il  dit  furieux  ;  —  il 
«  n'y  a  pas  de  quoi.  Après  tout,  tu  n'es  pas  si  fraîche  que  ton 
«  beurre,  la  grosse  mère  ! 

<■  —  Mais  je  suis  plus  salée  !  —  lui  répondis-je  le  poing  sur  la 
«  hanche,  comme  une  vraie  harengère  du  Bréhat,  —  et  si  tu 
«  veux  y  goûter,  polisson,  tu  vas  le  savoir  !  » 

«  C'est  à  cela  seul  que  se  bornèrent  tous  les  dangers  que  courut, 
à  Avranchcs,  l'honneur  de  votre  sœur,  mon  frère.  J'y  fis  ce  qu'on 
appelle  un  bon  marché.  Tout  en  vendant  mes  pelotes  de  beurre, 
j'arrondis  ma  peh)te  de  nouvelles.  Je  ramassai  tous  les  bruits, 
tous  les  conuuérages  de  la  ville.  Elle  n'était  pas  remise  de  la 
chaude  alarme  ijue  nos  Douze  lui  avaient  donnée.  On  ne  parlait 
partout  que  des  faux  blatiers  et  du  feu  mis  à  la  prison.  On  disait, 
en  les  exagérant  peut-être,  le  nombre  des  personnes  qui  avaient 
péri  dans  cette  batterie.  <>n  montrait  encore,  sur  le  champ  de 
foire,  des  mares  de  sang...  «  Mais,  au  moins,  —  criaient  les 
('  trcmblcurs,  —  nous  sommes  délivrés  du  Des  Touches  !  »  Cet 
aj)pàt  ne  devait  plus  faire  revenir  les  ('houans.  La  nuit  du  lende- 
main de  ce  jour  terrible,  dont  les  événements  avaient  si  profon- 
dément ])Ouleversé  Avranclies,  on  avait  fait  (quitter  son'ètement 
la  ville  au  prisonnier.  On  l'avait  jeté  avec  ses  fers  dans  une  petite 
charrette  recouverte  d<-  plaiiehcs,  et  tout  le  bataillon  des  Bleus 
l'escortant,  il  était  parti  sans  tambour  ni  trompette,  pour  Cou- 
tances,  où  il  devait  être  jugé,  et  certainement  condanmé  à  mort. 

«  Je  revins  grand  train  à  Touffeih-lys  a|)pivndn'  à  nos  amis  ce 
changement  de  j)rison  de  Des  Touches,  ([ui  le  pla(;ait  plus  loin  de 
notre  portée  et  flans  des  conditions  de  captivité  plus  dures  à  sur- 


LE  CllKVALlEIi  UES  TOUCHES  57 

monter  ({ue  les  premières  ;  car  à  la  ijucrre,  toute  tentative,  avortée 
une  fois,  devient  plus  difficile  de  cela  seul  qu'elle  a  avorté  : 
l'ennemi  est  prévenu,  il  veille  davantage.  M.  Jacques  avait  dit  la 
pensée  de  tous  ses  compagnons,  en  disant  (|u'il  fallait  recom- 
mencer rentrei)rise. 

«  —  Messieurs,  —  ajouta-t-il,  —  prenez  aujourd'hui  pour  panser 
V  vos  blessures.  Nous  tâcherons  de  les  rendre  à  l'ennemi  demain. 
«  Il  faut  que  dans  deux  jours  nous  soyons  sous  Coutances,  pour 
«  rejouer  la  partie  que  nous  avons  perdue.  Coutances  est  une 
«  silleplus  forte  (pi'Avranches,  et  nous  sommes,  nous,  moins  forts 
ft  que  nous  n'étions...  Nous  ne  sommes  plus  que  onze... 

«  — Vous  êtes  toujours  douze,  monsieur,  —  lui  dis-je.  —  Onze 
«  est  un  mauvais  compte.  Il  nous  porterait  malheur.  Puisque 
«  M.  Vinel-Aunis  n'est  pas  revenu,  je  m'offre  pour  le  remplacer. 
«  Dame  !  je  n'ai  jamais  été  la  plus  belle  fille  du  monde,  mais  la 
«   i)lus  belle  ne  donne  encore  que  ce  ({u'elle  a.  » 

«  Et  c'est  ainsi,  baron,  que  je  lis  partie  de  la  seconde  expédition 
des  Douze,  et  que  je  vis,  de  mes  deux  yeux,  qui  ne  reverront 
jamais  pareilles  choses,  ce  qui  me  reste  à  vous  conter.  » 

J.  Barbey  d'Aurevilly. 
{A  suivre.) 


LA    MAREE 


Sur  les  vivants,  Itrtes  et  pUuitcs, 
(Ju'ont  lassés  les  feux  du  soleil, 
De  ses  urnes  sombres  et  lentes 
Le  soir  épanche  le  sommeil. 

Le  vciil  tonihe,  mourante  haleine 
Où  semble  expirer  un  secret; 
Tout  dort  sur  le  mont,  dans  la  plaine, 
Et  sous  rinmi«)l)ile  forrt. 

Le  ciel  et  la  mer  se  regardent. 
Seuls  vibrent  à  travers  la  nuit 
Les  ti-aits  d'or  que  les  astres  dardent, 
Seules  les  vagues  l'ont  leur  bruit; 

Au  roc  j)()li  cominc  un(;  armure 
Par  leur  âpre  et  fougueux  assaut 
Klles  se  heurtent.  Leur  murmuie 
Trou  Ml'  lo  silence  d'en  haut. 

—    «  Toutes  les  lèvres  sont  fermées, 
Dit  la  mer,  tous  les  yeux  sont  clos; 
Aux  douleurs  par  roul)li  charmées, 
Grand  ciel,  tu  verses  ton  repos. 


Il 


LA  MAREK  50 


Mais  moi,  je  veille  et  me  lamente, 
Moi  seule,  tu  ne  m'endors  pas; 
Un  fouet  invisible  tourmente 
Mes  flots  éternellement  las  ; 

Parmi  les  peines  innombrables 
Qui  font  de  ce  monde  un  enfer, 
En  vois-tu  qui  soient  comparables 
Aux  tourments  qu'endure  la  mer?  » 

Des  tempêtes  et  des  désastres, 
De  tous  les  maux  d'en  bas  témoin. 
Le  ciel,  sublime  océan  d'astres, 
Entendant  cet  appel  au  loin, 

Répond  :  «  Ton  sort  n'est  point  le  pire! 
Plains  la  race  au  rêve  anxieux 
Dont  le  front  à  m'atteindre  aspire. 
Et  qui  rampe  en  levant  les  yeux  ; 

Plains,  ô  mer,  plains  la  race  humaine 
Au  bras  si  frêle  et  si  petit! 
Ta  masse,  en  se  ridant  à  peine, 
Brise  sou  oeuvre  et  l'enaloutit. 

Moins  vains  sont  les  bruyants  tumultes 
Que  ses  guerres  et  ses  discours 
Pour  des  frontières  et  des  cultes, 
Qu'elle  change  et  défend  toujours. 

Vous  êtes  captives  ensemble  ; 
Son  malaise  est  pareil  au  tien, 
Et  son  élan  vers  moi  ressemble 
A  ton  élan  quotidien.   » 


Sully-Prudhommk. 
de  l'Académie  Française. 


HISTOIRE  D'UNE   MINUTE 


Elle  entra  craintive,  rougissante  ;  et,  rabaissant,  sur  ses  lèvres, 
sa  voilette,  d'un  geste  menu,  elle  demanda  : 

—  M,  Derbois,  s'il  vous  plaît? 
Des  deux  garçons  de  bureau  dont  l'un  taillait  un  crayon  et 

l'autre  ficelait  un  paquet,  le  premier  leva  la  tète,  dévisagea  l)ru- 
talement  la  visiteuse,  avança  un  «  bloc  »,  présenta  un  porte- 
j)lumes. 

—  \'otre  nom  ?  fit-il. 
Elle  posa  sur  le  bureau  son  petit  manchon  d'astrakan  terni  et, 

se  penchant,  elle  écrivit. 

Le  garçon  détacha  la  feuille  du  bloc,  la  secoua  en  l'air  pour  en 
faire  sécher  l'encre  fraîche. 

—  Je  vais  voir  si  M.  Derbois  y  est,  dit-il,  en  lisant  le  nom 
({u'avait  inscrit  la  femme. 

Puis,  il  traversa  l'antichambre  d'un  pas  noble,  et,  au  fond, 
derrière  les  vantaux  d'ime  double  porte  capitonnée  de  moleskine 
verte  qui  retoml)èrcnt  sur  lui,  avec  un  bruit  étoulïé,  il  disparut. 

Le  regard  un  peu  indécis  et  peureux,  elle  s'assit  sur  une  jjan- 
(|uette  de  velours  rouge  qui  longeait  une  partie  du  mur,  d'un 
côté.  En  face  d'elle,  contre  un  panneau  tendu  de  papier  sombre, 
une  grande  carte  géogra|)hi(iue  se  déployait  :  des  pays  roses,  des 
pays  bleus,  des  pays  omnioolores,  rayés,  en  tous  les  sens,  de 
lignes  droites,  courbes,  tremblées,  ornés  d'ellipses,  de  spires  et 
de  |)araboles,  l)aignés,  tout  autour,  d'un  lavis  vert  d'eau  qui 
litrurait  des  océans.  Les  yeux  de  la  femme,  d'abord  hésitants, 
connue  le  vol  perplexe  d'un  oiseau  qui  ne  sait  où  se  poser,  se  I 
fixèrent  enfin  sur  la  carte,  vagues  et  j)erdus.  Et  les  deux  mains  * 
dans  .son  manchon,  le  corps  un  peu  incliné  en  avant,  dans  une 
attitude  d'angoisse  résignée,  elle  ne  bougea  plus. 


4 


HISTOFRE  D'UNE  MINUTE  61 

Quelques  solliciteurs  occupaient,  çà  et  là,  des  fauteuils  capi- 
tonnés de  la  mrme  moleskine  ({ue  la  porte.  En  gens  habitués  aux 
loncrues  stations  dans  les  antichambres,  ils  avaient  un  enfonce- 
ment  de  paquet,  une  lourdeur  somnolente  de  brute,  l'impassible 
massivité  des  choses  inertes.  Dans  un  coin,  un  jeune  homme, 
juif,  jaune,  malsain,  les  paupières  orbiculées  de  rouge  gâté,  con- 
sidérait d'un  air  de  contentement  ses  bottines  pointues  et  ver- 
nies, puis  ses  mains,  dont  il  agitait  les  doigts  pour  faire  reluire 
les  bagues  qui  les  cerclaient.  Un  vieux  monsieur,  raide,  à  tour- 
nure d'officier,  se  promenait,  de  long  en  large,  les  yeux  au  pla- 
fond, des  yeux  froids,  implacables  et  blancs  comme  des  pièces  de 
vingt  sous.  De  temps  en  temps,  il  examinait  furtivement  la 
femme  qui  ne  remuait  pas  et,  très  triste,  ne  prêtait  attention  à 
rien  ni  à  personne. 

J'étais,  non  loin  d'elle,  assis  sur  la  même  banquette  de  velours 
rouge,  attendant,  moi  aussi,  M.  Derbois.  Je  l'attendais  depuis 
une  heure.  «  Il  est  en  conseil  !  »  m'avait- on  dit.  Et  je  commen- 
çais à  m'impatienter.  Même,  l'ennui  me  poussant,  j'éprouvais  une 
véritable  honte  à  être  là,  dans  cette  antichambre,  à  la  discrétion 
d'un  Derbois.  Il  en  prenait  vraiment  trop  à  son  aise,  ce  Derbois 
que  j'avais  connu  —  il  n'y  avait  pas  si  longtemps,  mon  Dieu  !  — 
pauvre,  humble,  mendiant,  à  qui,  bien  souvent,  j'avais  prêté 
cent  sous,  pour  qu'il  pût  manger,  le  misérable  !  Maintenant,  à 
peine  s'il  me  reconnaissait  ;  à  peine  si,  dans  le  hasard  des  ren- 
contres, il  daignait  m'envoyer  —  avec  quelle  hauteur  mépri- 
sante !  —  un  petit  ))onjour  de  la  main,  protecteur  et  honteux. 
Des  amis  d'autrefois,  il  n'avait  gardé  aucun  souvenir,  si  ce  n'est 
un  souvenir  de  haine  ;  il  rougissait  de  ses  misères  passées  comme 
d'une  tare.  «  Quelle  sale  âme  !  «  pensais-je,  en  maugréant  inté- 
rieurement, tandis  que  le  garçon,  ficelant  son  paquet  avec  des 
gestes  autoritaires  et  dédaigneux,  m'agaçait.  Et  le  dépit  d'être 
ainsi  traité  par  un  ancien  camarade,  puissant  et  riche,  venant 
s'ajouter  aux  énervemcnts  de  l'attente,  j'essayais  de  me  consoler 
en  me  rappelant  de  vilaines  aventures  dont  le  Derbois  avait  été 
le  héros,  jadis  ;  de  louches  actions,  qu'il  me  serait  doux  de  lui 
reprocher,  un  jour,  dans  des  circonstances  que  je  ne  définissais 
pas  nettement,  mais  que  j'imaginais,  à  l'avance,  émouvantes  et 
dramatitjues.  Ai-je  besoin  de  dire  que  j'étais  là  pour  lui  em- 
prunter de  l'argent?  Et  la  crainte  de  ne  pas  plus  y  réussir  cette 
fois  que  les  fois  précédentes,  —  car  je  passais  une  partie  de  mon 


02  LA  LECTURE 

temps  à  Faccablei"  de  soUii-itations  de  toute  sorte  —  me  jetait 
contre  lui  dans  une  irritation,  dans  une  malveillance  extrême. 
Avant  d'essuyer  son  refus,  je  méditais  déjà  de  cruelles  et  raf- 
finées vt-ngeances.  Combien  plus  raffinées  et  plus  rrudles,  s'il 
m'oùt  donné  quoi  que  ce  soit  ! 

C'est  sous  rinfluence  de  cette  particulii're  disposition  moral(\ 
que  je  m(>  pris  subitement  à  examiner  ma  voisine,  la  fenune  qui 
venait  d'entrer  et  qui  continuait  de  regarder  la  carte  géogra- 
phique, où  des  petits  pa({uebots  fuyaient,  parmi  le  vert  d'eau  des 
océans,  sur  l'arc  aminci  des  lignes  grises. 

Au  premier  couj)  d'œil,  l'inconnue  me  sembla  élégante  et  jolie. 
Ensuite,  lors({ue  je  détaillai  plus  intimement  sa  toilette  et  sa 
l)hysionomie,  il  me  parut  qu'elle  était  miséral)le  et  (|u'elle  n'était 
plus  jeime...  Oh!  non,  plus  jeune  :  presque  vieille,  même.  A  ce 
moment  terrible  de  la  vie  où  les  femmes  qui  ont  encore  de 
l'amour  doivent  \(>ir  avec  d'affreuses  tortures  s'écrouler  l'or- 
gueilleux et  doux  édifice  de  leur  beauté...  Oh!  non,  jilus  jeune... 
Peu  à  peu,  je  distinguai  des  ri(l<'S  autour  des  yeux,  aux  tempes 
et  aux  coins  déjà  tombants  de  la  bouche  des  meurtrissures  mal 
dissimulées  sous  un  ma(piillage  discret  et  décent  de  poudre  de 
riz.  Les  chairs  coulaient  avec  des  ondulations  canailles,  dans  la 
descente  des  joues,  s'affaissaient  en  flaccidités  délinitives,  sous 
le  menton.  A  chaque  attache  des  muscles  je  n'eus  pas  de  peine 
à  remarquer  une  distension  de  la  peau,  une  ombre  molle,  un  trou, 
<|uel(iue  chose  de  très  mélancoli(|ue,  comme  un  coup  de  j>ouic 
emi)rcint  sur  des  carnations  mortes.  Et  l'ossature,  par  places, 
dans  l'évideinent  de  cet  attristant  visage,  raidissait  de  brèves,  (h' 
dures  apparences  d'animale  carcasse.  Cependant,  à  ne  la  consi- 
dérer que  dans  son  ensemble,  elle  gardait  réellement  dans  la 
flexion  du  corps,  dans  la  tombée  lente-  des  bras,  dans  le  d<'ssin 
nobh-  et  svelt<'  des  lignes,  elle  gardait  l'illusion  d'une  beauté,  la 
beauté  d<>  la  ra(,'e  ([ui  survit,  j)arfois,  aux  (h'-formations  de  la  vieil- 
lesse, elle  gardait  aussi  le  charme  indélinissable  d'une  voluptc'- 
('■pai'Se  en  elle. 

Et  (juej  navrement  en  .sa  toilette!  Sa  robe,  son  manteau  étaient 
d'i'îtoffes  précieuses  et  de  couj»'  savante.  Mais  combien  râpés, 
élimi'-s,  recousus,  retaillés,  resoutemis  par  d'héroïques,  pati(!nts 
et  successifs  raccouuuodages  !  Son  manchon  d'astrakan  montrait 
des  plaques  chauves,  entre  le  défrisement  terne  de  la  fourrui-e 


HISTOIRE  D'UNE  MINUTE  G3 

que  les  vers  mangeaient  ;  son  chapeau  balançait  au  bout  de  ses 
plumes  tout  un  poème  de  souffrance.  En  vain  je  cherchai  ses 
bottines  qui  devaient  être  pitoyables,  elle  les  tenait  soigneuse- 
ment cachées  sous  ses  jupes  el'lilochées.  Ces  restes  de  visage  et 
de  toilette  qui  se  ressemblaient  par  les  mêmes  usures,  et  par  des 
douleurs  pareilles,  qui  disaient  si  éloquemment,  en  leur  actuelle 
détresse,  le  passé  disparu  d'opulence  et  de  beauté,  me  furent 
comme  une  soudaine  révélation  de  la  vie  de  cette  femme,  um^ 
explication  de  sa  présence  ici,  dans  cette  antichambre  de  ban- 
quier véreux,  et  je  ressentis  une  immense  pitié,  puis  une  immense 
joie,  car  je  la  devinai  très  malheureuse,  et  je  ne  doutai  point  un 
instant  qu'elle  ne  fût  une  victime  de  Derbois. 

L'inconnue,  à  ce  moment,  tourna  la  tète  vers  moi,  comme  si 
elle  avait  eu  conscience  des  pensées  qui  m'agitaient.  Je  pus  ob- 
server ses  yeux.  Ils  étaient  beaux  encore,  dans  l'enchâssement 
des  paupières  avilies,  et  doux  et  tristes  infiniment  ;  des  yeux 
habitués  à  toujours  pleurer,  à  toujours  supplier,  à  toujours  être 
rebutés  ;  des  yeux  dont  l'étrange  éclat  était  fait  des  suprêmes 
flammes  ardentes  d'une  passion  près  de  s'éteindre  et  des  calmes 
lueurs  aurorales  d'un  amour  maternel  qui  commence.  Elle  aimait 
Derbois  de  ce  double  amour  qu'ont  les  vieilles  maîtresses. 

Alors,  avec  la  promptitude  d'une  imagination  sensible  et  mal- 
honnête, je  reconstituai  tous  les  détails  du  roman  douloureux  de 
cette  femme,  et,  simultanément,  je  combinai  des  plans  pour  en 
tirer  profit  contre  Derbois.  Elle  aimait  Derbois  ;  elle  avait  long- 
temps vécu  avec  lui,  dévouée,  soumise,  lui  donnant  tout  son 
cœur,  son  esprit,  son  argent.  Indélicat  comme  je  connaissais  mon 
ancien  camarade,  il  avait  tout  acc-epté,  édifiant  sa  fortune  avec 
cette  tendresse  prête  à  tous  les  sacrifices,  à  toutes  les  humilia- 
tions. Et  puis,  ruinée,  il  l'avait  a])andonnée...  Il  ne  la  recevait 
plus  que  de  loin  en  loin,  par  peur  d'un  éclat  dont  sont  capables 
les  femmes  désespérées,  même  les  plus  vaincues.  Elle  devait 
posséder  des  lettres  de  lui,  des  lettres  terribles,  des  aveux  d'in- 
famie peut-être,  et  il  craignait  sans  doute  que,  dans  une  heure 
de  révolte,  elle  ne  s'en  servît  pour  le  déshonorer,  comme  si  l'on 
pouvait  quelque  chose  contre  l'homme  défendu  par  l'argent  ! 
Mais  les  coquins  ont  de  ces  bizarres  idées...  de  ces  tremblements 
injustifiés...  Aujourd'hui,  elle  était  à  bout  de  courage...  En  exa- 
minant son  teint  plombé  par  les  nourritures  rares  et  mauvaises, 


G4  LA  LECTURE 

je  supposai  qu'elle  n'avait  pas  manijé  depuis  doux  jours...  peut- 
être  aussi,  faute  de  quelques  francs,  allait-elle  être  chassée  du 
logis  misérable  qu'elle  habitait...  peut-être...  peut-être...  J'ima- 
ginais les  choses  les  plus  noires,  les  i)lus  navrantes  détresses... 
Et  cette  idée  me  poursuivait  qu'elle  devait  posséder  des  lettres 
de  Derbois,  des  lettres,  des  lettres,  des  lettres...  Ces  lettres,  je 
les  voyais,  rangées  au  fond  d'un  tiroir...  Cela  m'enhardit  et  me 
calma  tout  ensemble.  —  Mentalement,  armé  du  seul  soupçon  de 
ces  lcttr(\s,  je  doublai,  je  triplai,  je  quadruplai  la  somme  que 
j'avais  l'intention  de  demander  à  Derbois...  Tout  à  l'heure,  j'en- 
trerais dans  son  cabinet,  non  plus  timide,  non  plus  rampant,  non 
plus  sup[)liant,  j'entrerais  le  front  haut,  la  moustache  ironique, 
l'a.'il  plein  de  menaces!...  j'entrerais  et  je  dirais  :  «  Cette  femme... 
ha  !  ha  !  je  la  connais,  cette  femme  qui...  cette  femme  ([U(\..  ah  ! 
ha  1...  Et  ces  lettres,  tes  lettres,  je  les  ai  lues,  ha!  ha  !  Ces  lettres 
qui...  ces  lettres  que...  ha!  ha!  »  Derl)ois  pâlirait,  .se  troublerait, 
et,  (juvrant  sa  caisse  avare,  il  couvrirait  d'or  mon  silence... 

Satisfait  de  ce  dénouement  qu'il  ne  m'était  pas  possible  de  con- 
cevoir autre,  je  me  recalai  sur  la  bancjuette  de  velours  rouge, 
dans  une  pose  plus  fière,  avec  des  gestes  plus  al)andonnés.  Dans 
.son  coin,  le  jeune  homme  juif,  jaune,  malsain,  contimiait  d'ad- 
mirer ses  bottines  pointues  et  ses  bagues  ;  le  vieu.x:  monsieur 
continuait  d'arj)enter  l'antichambre,  ses  mains  derrière  le  dos, 
ses  yeux  blancs  et  froids  an  plafond,  et  la  feînme  continuait  de 
regarder  la  carte  géographi(jue,  les  prunelles  vagues  et  ])crdufs 
en  son  rêve  de  douleur.  Le  garçon  apparut  dans  l'entrebâillement 
(!<•  la  double  porte  capitonnée  do  moleskine.  Mon  c<i-ur  battait 
très  fort.  Tout  cola  n'avait  pas  duré  un(î  minute. 

Le  garçon  s'approcha  de  la  femme  : 

—  M.  Derbois  n'y  est  pas,  prononça-t-il  d'une  voix  où  il  me 
sembla  qu'il  y  avait  une  ironie  et  un  eontontemont. 

Et  il  poursuivit,  en  déchirant  la  feuille  de  papier  sur  laqtu-lle 
la  pauvre  fennne  avait  inscrit  son  nom  : 

—  Il  ne  rentrera  pas  aujourd'hui. 

Elle  .se  lova  toute  droite.  Incertaine  d'abord,  étonnée  ensuite, 
puis  subitement  résignée,  elle  partit,  les  coudes  au  corps,  le  dos 
triste.  Ah  !  qiielle  tristesse  dans  ce  dos  ! 

Et  je  continuai  d'attendre. 

Oct.'IVc     MllililiAl'. 


LE  DOCTEUR  RAMEAU 


(i) 


VIII 

Dans  le  cabinet  de  Rameau,  Talvanne  s'était  assis  au  coin  de 
la  cheminée,  se  chauffant  au  feu  qui  brûlait  toute  l'année,  même 
lorsque  au  printemps  les  fenêtres  étaient  ouvertes.  Le  docteur 
avait  accueilli  son  ami  d'un  signe  de  tête  et  s'était  replongé  dans 
la  lecture  d'un  rapport.  Il  prit  quelques  notes  au  crayon  sur  les 
marges,  puis  repoussant  les  papiers,  il  fit  pivoter  son  fauteuil 
sur  un  pied^  regarda  la  pendule  et  dit  : 

—  Déjà  midi! 

—  Oui.  Et  combien  as-tu  vu  de  malades  ? 

—  Une  douzaine.  Il  faut  que  je  m'habille  avant  le  déjeuner, 
car  je  suis  d'examen  aujourd'hui  à  l'École.  Donne  donc  un  coup 
de  sonnette. 

Talvanne  appuya  sur  le  bouton  électrique  qui  se  trouvait  à 
portée  de  sa  main,  et,  comme  si  tout  ce  que  pouvait  désirer  Ra- 
meau était  prévu  et  réglé  à  l'avance,  Rosalie  entra  portant  sur 
ses  bras  une  redingote,  un  gilet  et  une  cravate.  Le  docteur  ne 
souffrait  pas  qu'im  serviteur  autre  que  la  vieille  femme  de 
charge  s'occui:)ât  de  sa  personne.  Elle  était  dressée  à  le  soigner, 
connaissait  ses  habitudes,  ses  manies,  prévoyait  ses  occupa- 
tions, et  savait  fort  bien  entrer  dans  son  cabinet  et  interrompre 
son  travail,  pour  lui  rappeler  qu'il  s'oubliait,  avait  telle  et  telle 
chose  à  faire,  à  telle  heure  déterminée,  et  qu'en  conséquence  il 
fa.llait  qu'il  s'en  allât.  En  temps  ordinaire,  elle  était  silencieuse, 
comprenait  à  demi-mot  et  répondait  sobrement.  Pour  tout  cela, 
Rameau  aimait  son  service. 

Elle  posa  les  habits  sur  un  fauteuil,  ouvrit  un  meuble  en  forme 
de  crédence,  qui  contenait  une  toilette,  meuble  indispensable 
dans  un  cabinet  de  médecin,  et  prépara,  sans  prononcer  une 
parole,  tout  ce  dont  son  maître  avait  besoin.  Elle  prit  sur  le  di- 

(i)  Voir  les  numéros  des  25  mars,  10  et  25  avril,  lCet25  mai,  10  et  25  juin  1889. 
LECT.  —  40.  IX  —  5 


OG  LA  LECTURE 

Aan  la  grande  rol^e  noire,  en  forme  de  froc,  qui  servait  à  Ra- 
meau de  vêtement  d'intérieur,  et  sortit. 

Le  docteur,  en  bras  de  chemise,  se  lavait  les  mains.  Talvanne 
s'approcha  de  la  l'enètrc  et,  s'accoudant  à  la  barre  d'appui,  il 
regarda  dans  le  jardin.  Robert  et  Adrienne,  aussitôt  réunis,  y 
étaient  descendus  et,  côte  à  côte,  se  promenaient  lentement  au 
bord  de  la  pelouse  de  fin  gazon  anglais,  au  soleil,  dans  un  bien- 
être  délicieux.  Ils  causaient.  On  n'entendait  pas  leurs  paroles, 
mais  à  la  gaieté  de  leur  sourire,  à  la  vivacité  de  leurs  regards,  il 
était  aisé  de  comprendre  qu'ils  se  trouvaient  heureux  ensemble. 
Le  temps  passait  pour  eux  rapide  et  charmant,  le  long  de  ces 
bosquets  embaumés,  pleins  de  la  chanson  voltigeante  des  oi- 
seaux. Talvanne  les  suivait  dans  leur  marche,  devinant  lr])laisir 
qu'ils  goûtaient  l'un  près  de  l'autre,  et  jouissait  profondément 
de  leur  bonheur.  Il  se  retourna,  vit  Rameau  habillé;  d'un  signe 
il  l'amena  à  la  fenêtre,  et  lui  montrant  le  jeune  couple  qui  pour- 
suivait sa  promenade  : 

—  Vois,  dit-il.  Ne  les  juges-tu  pas  bien  assortis? 

Rameau  resta  silencieux.  En  un  instant,  son  esi)rit  avait  évoqué 
un  autre  tableau.  Comme  cadre,  toujours  le  même  jardin,  mais 
non  plus  en  plein  soleil  :  la  nuit  descendait  et  l'ombre  s'épais- 
sissait entre  les  massifs  odorants.  Un  homme  et  une  femme 
se  promenaient  aussi,  d'un  pas  nonchalant,  et  causaient  à  voix 
basse  :  c'étaient  Conchita  et  lui.  Comme  ils  étaient  confiants 
dans  le  présent  et  sûrs  de  l'avenir!  Et  cependant  leur  destinée 
s'assombrissait,  les  enveloppant,  plus  noire  que  la  nuit,  sans 
qu'ils  eussent  le  pressentiment  de  ce  qui  se  préparait  pour  eux 
de  fatal. 

Le  docteur  poussa  im  soujtir.  En  serait-il  de  même  pour  ces 
deux  enfants  qui  marchaient  souriants  et  tranquilles?  L'é(j[ui- 
li]>re  des  chances  favorables  se  ferait-il  on  eux,  ou  l)icn  leur 
accord  n'amènerait-il  que  tristesses  et  soucis?  Dci)uislongtem|)s 
dans  sa  pensée,  il  les  réunissait,  et  voilà  qu'au  moment  décisif  il 
hésitait,  pris  d'une  sourde  impiiétude,  connue  s'il  avait  le  pres- 
sentiment d'un  malheur.  Mais  à  quoi  pouvaient  servir  ses 
craintes?  Le  malheur  ne  serait-il  jtas  j)lus  grand  de  les  séparer 
maintenant  cpie  de  les  donner  l'un  à  l'autre?  Ne  les  avait-on  pas 
laissés  grandir  dans  cvWc  luiion  de  cœur,  dans  cette  connnu- 
nauté  de  sentiments  «jui  prépare  l'amour?  Ne  s'étaient-ils  pas 
sentis  destinés  au  mariage?  C'était  cette  certitude,  cette  sorte  de 


II 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  67 

possession  inorale,  qui  avait  donné  tant  de  douceur  à  l'intimité 
de  leur  jeunesse.  D'ailleurs,  s'ils  avaient  à  souffrir,  ne  seraient- 
ils  pas  moins  à  plaindre  étant  deux  pour  supporter  le  fardeau  du 
chagrin?  Et  s'ils  étaient  favorisés  d'une  félicité  sans  nuage,  n'en 
jouiraient-ils  pas  bien  davantage,  le  bonheur  de  l'un  se  doublant 
du  bonheur  de  l'autre? 

Assombri,  il  s'éloigna  de  la  fenêtre  et,  le  front  penché,  mar- 
cha dans  son  cabinet.  Talvanne  étonné  le  regardait,  ne  compre- 
nant pas  sa  préoccupation  morose  :  tout  n'était-il  pas  plein  d'es- 
pérance et  de  joie  dans  l'union  de  ces  deux  jeunes  gens  si  bien 
faits  pour  s'entendre? 

—  Qu'est-ce  que  tu  as?  dit-il.  Il  semblerait  que  le  spectacle  de 
cette  jeunesse  aimante,  au  milieu  de  ce  jarcUn  en  fleurs,  t'ait 
attristé?  Ne  veux-tu  pas  les  marier?  Alors  il  est  grand  temps  de 
les  prévenir,  car  voilà  plus  d'un  an  qu'ils  se  font  les  yeux  doux. 
Enfoncé  dans  tes  paperasses,  l'esprit  occupé  de  spéculations 
scientifiques,  tu  n'as  peut-être  rien  vu;  mais  moi,  qui  suis  un 
homme  assez  ordinaire  pour  m'intéresser  aux  plus  simples  choses 
de  la  vie,  je  puis  t'assurer  que  Robert  adore  Adrienne  et  que,  de 
son  côté,  Adrienne  ne  décourage  pas  Robert.  Il  a  vingt-huit  ans, 
elle  dix-huit.  Il  est  brun,  elle  est  blonde.  Il  offre  tous  les  carac- 
tères physiognomoniques  d'un  mésaticéphalc  très  pondéré.  Je 
crois  que  tu  peux  avoir  confiance.  Il  la  rendra  heureuse. 

—  Il  faut  qu'elle  soit  heureuse.  Ce  sera  ma  dernière  joie  dans 
la  vie.  Tout  pour  moi  est  subordonné  à  cette  enfant.  Je  lui  parle- 
rai, je  désire  apprendre  d'elle  le  secret  de  son  cœur.  Je  causerai 
aussi  avec  Robert.  Et  si  ce  que  tu  crois  est  vrai,  eh  bien!  nous 
les  marierons,  et  nous  nous  verrons  revivre  dans  leurs  enfants. 

—  Pas  trop  de  délais,  n'est-ce  pas?  Ils  n'ont  point  à  faire  con- 
naissance. Il  n'est  pas  une  pensée  de  l'un  (pii  soit  étrangère  à 
l'autre.  On  pourra  donc  abréger  las  formalités. 

Rameau  redevint  soucieux,  et  d'une  voix  assourdie  par  l'émo- 
tion : 

—  Il  va  falloir  ([ue  je  rassemble  tous  les  actes  nécessaires  : 
mon  conti'at  de  mariage,  l'extrait  de  naissance  de  ma  fille...  Ces 
papiers  sont  enfermés  dans  un  petit  meuble,  dont  ma  fennne 
avait  la  clef  et  qui  est  dans  sa  chambre.  Tu  sais  que  je  ne  pé- 
nètre dans  cet  appartement,  si  plein  pour  moi  de  souvenirs  poi- 
gnants, qu'un  jour  par  an,  à  une  date  douloureuse.  Je  ferai 
l'effort   de    devancer    Tauniversaire,    et    demain  je   chercherai 


GS  I  A  LECTURE 

parmi  ces  tristes  souvenirs...  Pour  la  première  fois,  le  repos  des 
reliques  sacrées  sera  troublé.  Je  ne  crois  pas  avoir  besoin  de  te 
dire  combien  cette  espèce  d'exhumation  me  sera  pénible...  Mais 
il  le  faut...  je  m'y  résoudrai. 

Ils  n'ajoutèrent  pas  une  parole  et  descendirent  dans  la  salle  à 
mauL'cr,  où  déjà  les  deux  jeunes  gens  les  attendaient.  Le  déjeu- 
ner fut  rapide  et  presque  silencieux,  puis  Talvanne  et  Rameau 
partirent  en  emmenant  Robert.  Le  soir,  l'aliéniste  ne  parut  pas 
et  le  docteur  dîna  en  tête-à-tête  avec  sa  fille.  Il  l'examinait  pen- 
dant le  repas,  étudiant,  de  ses  yeux  au  regard  divinatoire,  les 
lignes  de  ce  jeune  visage  qui  respirait  la  santé,  admirant  les  pro- 
portions de  ce  corps  élégant  et  vigoureux. 

Adrienne  étonnée,  se  demandait  ce  que  signifiait  cette  insj)ec- 
tion  ai)profon(lio.  Mais,  trop  respectueuse  pour  ({ucstionncr  son 
père,  elle  attendait  ])atiemment  qu'il  lui  donnât  lui-même  l'ex- 
plication qu'elle  désirait.  Ce  ne  fut  que  remonté  dans  son  cabi- 
net fpi'il  se  décida  à  parler.  Il  attira  la  jeune  fille  près  de  lui, 
sur  nn  sièiro  lias  (pii  la  mt-ttait  presque  à  ses  jucds,  et  lui  i)re- 
nant  la  main  : 

—  J'ai  eu  ce  matin  avec  ton  parrain  une  importante  conversa- 
tion dont  tu  as  fait  tous  les  frais. 

Et  comme  elle  levait  la  tête  avec  une  surprise  un  peu  inquiète  : 

—  Ne  te  touruiente  pas,  ajouta- t-il.  tu  sais  ({ue  notre  unique 
préoccupation  est  d'assurer  ton  bonheur.  Tout  ce  que  nous 
aurons  imaginé,  préparé  ou  souhaité  com])tcra  pour  rien,  si  tu 
nous  déclares  que  nos  projets  ne  te  satisfont  pas. 

Elle  sourit,  déjà  au  fait  de  ce  que  son  père  allait  lui  dire,  et, 
se  levant  à  demi,  penchée  sur  son  épaule,  clic  l'embrassa  ten- 
dromrMit. 

—  Tu  viens  d'avoir  dix-huit  ans,  reprit  le  docteur,  te  voilà 
donc  grande  fille,  et  tu  peux  aspirer  à  une  autre  existence  que 
celle  qui  s'est  écoulée  pour  toi  entre  deux  vieux  pas  souvent 
gais,  comme  Talvanne  et  moi... 

Cette  fois  Adrienne  ne  i)ut  garder  le  silence,  et,  avec  une 
tendre  vivacité,  interrompant  son  père  : 

—  C'est  cependant  ainsi  ([ue  je  désirerais  continuer  à  vivre, 
dil-ellc  de  sa  douce  voix,  et  je  ne  crois  pas  pouvoir  être  plus 
heureuse  qu'entre  mon  cher  parrain  et  toi. 

—  Tu  ne  seras  certes  pas  plus  aimée,  rejjrit  Rameau,  car 
de])uis  <pic  tu  existes,  nous  avons  tout  subordonné  à  toi...  Mais, 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  69 

mon  enfant,  nous  no  serons  pas  éternels,  et  la  tendresse  que 
nous  t'avons  vouée  viendra  forcément,  un  jour,  à  te  manquer.  Il 
faut  donc  que  nous  songions  à  ton  avenir,  et  l'avenir  d'une  jeune 
fille,  c'est  le  mariage.  Oh!  ne  crois  pas  que  ce  soit  sans  trouble 
que  j'aborde  cette  questitm...  Si,  auprès  de  nous,  tu  t'es  jus- 
qu'ici trouvée  heureuse,  en  toi  nous  avons  rencontré  le  dernier 
attrait,  la  suprême  consolation  que  nous  gardait  la  vie...  Cette 
maison,  qui  a  connu  tant  de  douleurs  et  de  tristesses,  par  toi 
avait  reconquis  un  peu  d'animation  et  de  gaieté...  Tu  en  as  été 
le  rayon  et  le  sourire...  Aussi,  je  t'assure  bien  que  la  pensée 
d'abandonner  toute  cette  joie  à  un  autre  nous  a  serré  le  cœur. 
Mais  nous  ne  sommes  pas  assez  égoïstes  pour  accepter  que  tu  te 
sacrifies  à  notre  bonheur,  et  nous  voulons  te  donner  un  com- 
pagnon au  bras  duquel  tu  pourras  marcher  en  toute  sécurité. 

—  Ainsi  vous  pensez  à  vous  séparer  de  moi  ? 

—  Non,  ma  chère  enfant,  car  j'espère  que  celui  qui  sera  ton 
mari  ne  me  privera  pas  de  ta  chère  présence...  Mais,  tu  le  sais, 
la  femme  doit  suivre  son  époux,  et,  quand  tu  seras  mariée,  si  près 
de  moi  que  tu  sois,  tu  ne  m'appartiendras  plus  comme  aujour- 
d'hui... Il  y  aura  toujours,  entre  toi  et  moi,  la  pensée,  le  souvenir, 
ou  l'image  d'un  autre. 

Le  docteur  hocha  la  tête  : 

—  Et  peut-être  me  fais-je  même,  en  ce  moment,  d'étranges 
illusions  :  qui  sait  si  déjà?...  Oui,  Talvanne  prétend  que  ton 
cœur  n'est  plus  à  nous  exclusivement,  et  que  tu  aimes... 

La  main  d'Adrienne  trembla  entre  les  doigts  de  Rameau,  une 
rougeur  ardente  colora  son  visage,  et  elle  demeura  interdite, 
n'osant  plus  lever  les  yeux. 

—  Ce  n'est  pas  un  reproche  que  je  te  fais,  chère  petite,  reprit 
le  docteur.  A  peine  est-ce  une  question  que  je  t'adresse...  J'ai 
pleine  confiance  en  toi,  et  je  siiis  sûr  d'avance  que,  si  tes  regards 
se  sont  reposés  avec  complaisance  sur  quelqu'un,  le  choix  fait  par 
toi  doit  être  tel  que  je  n'aurai  qu'à  l'approuver... 

—  Oh  !  mon  père,  j'en  suis  bien  sûre  ! 

Elle  s'arrêta,  un  peu  honteuse  de  la  chaleur  avec  laquelle  elle 
venait  de  prononcer  ces  paroles.  Rameau  sourit  doucement,  et  la 
forçant  à  relever  sa  tête  qu'elle  tenait  maintenant  baissée  : 

—  Ainsi,  même  les  meilleures  et  les  plus  franches  ont  leurs 
secrets?  dit-il.  Tu  agitais  dans  ta  petite  tête  des  pensées  que  je 
n'avais  pas  soupçonnées?  C'est  Talvanne  qui  a  été  le  plus  clair- 


70  I.A  LECTURF. 

voyant  :  il  ne  s'est  pas  trompé  ù  ton  calme  apparent,  et  il  avait 
deviné  ton  roman...  Voyons,  conte-moi  \in  peu  cela...  Car,  à 
présent,  je  veux  tout  savoir. 

—  Oh  !  papa,  c'est  peu  compliqué,  et  nullement  romanesque. 
Peut-être  même  me  suis-je  forgé  des  illusions  et  ai-je  rêvé  toute 
seule,  car  jamais  un  mot  n'a  été  échangé  entre  moi  et  celui  dont 
tu  me  parles... 

—  Quel  est-il  ? 

Elle  lova  ses  yeux  bleus  tranquilles  et  purs  et  dit  avec  calme, 
comme  si  aucun  autre  nom  ne  pouvait  tonilxT  de  sa  bouche  : 

—  C'est  Robert. 

Rameau  poussa  un  soupir  de  soulagement.  Il  n'avait  i)oint 
douté  de  ce  que  Talvanne  lui  affirmait  ;  cependant  il  éprouva  une 
satisfaction  profonde  à  être  sûr  ([ue  l'époux  choisi  par  sa  fille  était 
celui  qu'il  lui  destinait. 

—  Et  tu  l'aimes  ? 

—  Je  n'ai  fait  que  suivre  ton  exemple,  répondit  finement  la 
jeune  fille  :  tu  le  traitais  comme  un  fils.  J'ai  pris  du  plaisir  à  le 
voir  venii"  dans  cette  maison.  Il  était  le  compagnon  de  mes  jeux 
quand  j'étais  enfant,  il  a  été  l'ami  de  ma  jeunesse,  je  l'ai  toujours 
eu  près  de  moi,  et,  s'il  devait  s'éloigner,  il  me  semble  ({ue  j'en 
éprouverais  un  grand  chagrin.  Excepté  mon  parrain  et  toi,  je  ne 
connais  personne  d'aussi  bon  que  lui.  Quand  j'avais  des  peines, 
il  me  consolait.  Quand  j'étais  joyeuse,  il  en  paraissait  plus  gai. 
Tout  de  lui  m'a  semblé  généreux,  délicat  et  tendre,  et  si  souhaiter 
j)asser  sa  vie  auprès  de  quelqu'un,  c'est  aimer,  alors,  oui,  mon 
père,  je  l'aime. 

Pendant  qu'elle  parlait,  Rameau  la  regardait,  l'écoutait,  et  le 
charme  candide  qui  émanait  d'elle  le  pénétrait  d<'-licieusement.  Il 
ne  chercha  pas  à  analyser  ses  sensations,  il  les  éprouvait  exquises, 
et  il  s'y  livra  sans  réserve. 

—  Et  lui,  demanda-t-il,  crois-tu  qu'il  t'aime?  Te  l'a-t-il  dit? 

—  Non,  mon  père,  mais  j'ai  deviné  bien  vhe  qu'il  avait,  auprès 
de  moi,  le  même  i)laisir  que  je  ressentais  dans  sa  compagnie.  Il 
a  une  faron  de  me  parler,  de  me  soiu-ire,  où  son  cœur  apparaît 
tout  entier.  Lors([ue  sa  mère  est  morte,  tu  t'en  souvitms,  je  suis 
allée  la  veiller  avec  Rrtsalie.  Nous  avons  trouvé  le  pauvre  Rob<îrt 
pleurant  tout  seul,  car  il  n'avait  pas  du  tout  de  famille  à  Paris. 
En  nous  voyant  entrer,  il  a  été  si  ému  qu'il  ne  |)ouvait  prononcer 
une  parole.  Il  m'a  conduite  dans  la  chambre  de  sa  mère  et  il  y 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  71 

est  resté  avec  moi.  Nous  étions  assis  près  de  la  fenêtre,  sans 
parler,  l'un  à  côté  de  l'autre.  Mais,  dans  ses  yeux,  "je  lisais  sa  re- 
connaissance. Le  soir,  au  moment  où  j'allais  partir,  il  a  pris  une 
petite  bague  ornée  d'une  perle,  la  seule  que  M™®  Servant  portât, 
et  il  me  l'a  donnée  en  disant  :  «  C'est  un  des  souvenirs  les  plus 
précieux  r[ue  je  possède  de  ma  mère,  car  cette  bague,  elle  l'avait 
déjà  au  doigt  ([uand  elle  était  jeune  fille,  et  elle  l'a  gardée  toute 
sa  vie  :  acceptez-la,  et  ne  la  quittez  jamais.  »  Sa  voix  tremblait, 
j'étais  toute  troublée,  je  ne  voulais  pas  recevoir  ce  bijou,  et  ce- 
pendant j'avais  peur,  en  refusant,  de  lui  faire  du  chagrin.  Alors 
il  m'a  pris  doucement  la  main  et  il  m'a  passé,  lui-même,  le  cercle 
d'or  au  doigt.  Il  m'a  regai-dée,  triste  encore,  mais  avec  un  sourire. 
Une  larme  est  tombée  sur  la  bague,  et  il  m'a  semblé  que  c'était 
le  premier  anneau  d'une  chaîne  qui  nous  liait  et  que  rien  ne 
pourrait  liriser.  Quand  je  suis  rentrée,  je  t'ai  montré  la  bague  et 
je  t'ai  raconté  comment  elle  était  en  ma  possession.  Tu  m'as  em- 
brassée, sans  me  dire  de  la  rendi^e,  et  j'ai  été  bien  heureuse,  car 
j'ai  compris,  là,  que  tu  ne  désapprouvais  pas  l'affection  que  j'avais 
pour  Robert.  Pendant  son  deuil,  tu  l'as  attiré  encore  plus  que  par 
le  passé,  et  il  n'a  pas  mis  de  résistance  à  faire  de  ta  maison  la 
sienne.  Maintenant,  je  le  vois  tovis  les  jours,  nous  nous  promenons 
ensemble  dans  le  jardin,  nous  causons,  nous  rions,  et  je  suis  si  heu- 
i*eu^e,  que  je  me  demande  comment  je  pourrais  l'être  davantage. 

—  Ainsi,  jamais  un  mot  de  lui,  qui  ait  pu  te  faire  comprendre 
ses  espérances  ? 

—  A  quoi  bon?  dit  Adrienne  avec  sa  belle  et  calme  innocence, 
nous  savons  bien  ce  que  nous  avons  dans  le  cœur,  l'un  et  l'autre. 

—  Alors,  tu  es  sûre  de  lui? 

—  Oui,  mon  père,  comme  il  doit  être  sûr  de  moi. 

—  Sans  vous  être  jamais  mis  d'accord? 

—  Sans  autre  accord  que  celui  de  nos  regards  et  de  nos  sou- 
rires. 

—  Alors,  tu  veux  bien  devenir  sa  femme  ? 

—  Oui,  mon  père,  parce  qu'il  sera  pour  toi  un  bon  fils,  et  que 
rien  ne  sera  changé  dans  notre  existence.  Mon  parrain  aussi  sera 
content,  car  il  aime  Robert.  Oh  !  cela  est  facile  à  voir  :  il  ne  sait 
pas  dissimuler.  Et  quand  il  désapprouve  quelque  chose,  ou  sus- 
pecte quelqu'un,  on  s'en  aperçoit  tout  de  suite  à  son  attitude.  Eh 
bien  !  il  a  toujours  fait  à  Robert  la  même  ligure  qu'à  moi,  et  il 
n'a  jamais  manqué  une  occasion  de  me  parler  de  lui. 


72  LA  LECTURE 

—  Alors,  tu  as  jugé  (|u'il  t'encourageait  ? 

—  Oui,  papa,  et  j'ai  été  bien  contente. 

—  Et  moi,  tu  ne  t'es  pas  préoccupé  de  mon  opinion? 
Adrionne  sauta  sur  les  genoux  de  son  père,  et,  lui  apportant 

aux  lèvres  son  riant  et  frais  visaee  : 

—  Oh  !  toi  !  Je  savais  que  tu  ne  me  refuserais  pas  ce  que  je  te 
demanderais  bien  gentiment  ! 

—  Il  y  va  cependant  de  la  tran(|uillité  de  ta  vie,  dit  le  docteur 
gravement,  et  il  ne  faut  pas  se  décider  à  la  légère.  Je  crois, 
comme  toi,  que  Robert  est  un  l)on  et  honnête  garçon;  je  sais  que, 
comme  médecin,  il  est  plein  d'avenir.  Mais  si  tu  soupçonnais 
quelles  difficultés  imprévues  peuvent  surgir.  L'existence  est 
pleine  d'embûches  contre  lesquelles  on  ne  saurait  trop  se  pré- 
munir !  C'est  la  tâche  des  vieux  parents  qui,  au  prix  de  cuisants 
chagrins,  ont  acquis  de  l'expérience.  Talvanne  et  moi,  nous  con- 
fesserons Robert...  Et  s'il  est  tel  que  nous  l'espérons,  s'il  a  les 
sentiments  que  nous  lui  prêtons,  eh  bien!  mon  enfant,  si  cruel 
qu'il  me  paraisse  de  céder  une  partie  des  droits  cjue  j'ai  sur  ton 
cher  petit  cceur,  je  te  confierai  à  lui,  et  tu  seras  heureuse  ! 

Et  comme  Adrienne,  les  bras  autour  du  cou  de  son-  père,  le 
couvrait  de  baisers,  dont  une  part  seulement  s'adressait  bien  à 
lui,  le  docteur  doucement  éloigna  sa  fille,  et,  avec  un  reste  d'é- 
motion qui  faisait  trembler  sa  voix  : 

—  Maintenant,  va,  ma  mignonne,  et  laisse-moi  travailler.  Dors 
paisiblement,  afin  f{ue  ton  amoureux,  demain,  te  trouve  les  yeux 
brillants  et  les  joues  fraîches. 

La  jeune  fille  souhaita  le  bonsoir  à  son  père,  et,  le  front  rayon- 
nant d'une  joie  tranquille,  elle  se  retira.  liesté  seul,  Iiameau  prit 
des  dossiers  sur  son  bureau  et  essaya  de  lire.  Mais  sa  pensée  était 
distraite,  il  ne  réussit  pas  à  la  fixer  sur  son  travail.  Les  lignes 
tracées  sur  le  papier  disparurent  et,  devant  ses  yeux,  il  vit  un 
jeune  couple  marchant  à  pas  légers,  en  murmant  de  tendres 
paroles.  A  cette  vue,  son  cœur  se  gonfla  dans  sa  poitrine.  Une 
sorte  d'ivresse,  qu'il  ne  connaissait  plus  depuis  bien  longtemps, 
vint  le  réchauffer,  et  il  lui  sembla  que  la  source  des  douces  émo- 
tions, qu'il  avait  crue  tarie  à  jamais  en  lui,  s'ouvrait  de  nouveau 
jaillissante  et  féconde. 

Il  laissa  tomber  sa  tête  sur  sa  poitrine  et  pensa  avec  une 
sombre  ironie  que  l'homme  n'était  jamais  complètement  dégage; 
des  liens  terrestres,  et  que  la  joie  ou  la  douleur  trouvaient  toujours 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  73 

en  lui  un  terrain  préparé  pour  leurs  inépuisables  semences. 
L'arbre  frappé  par  la  foudre  et  desséché  par  l'hiver  ne  rever- 
dissait plus,  son  tronc  pourrissait  lentement  et  tombait  en  pous- 
sière pour  faire  corps  avec  la  masse  universelle.  Après  des 
années  d'infécondité,  il  ne  se  couvrait  pas  subitement  de  bour- 
ireons  et  de  feuillages,  sous  la  poussée  d'une  sève  nouvelle.  Et 
lui,  tronc  depuis  si  longtemps  inerte,  voilà  qu'il  retrouvait  la 
faculté  de  sentir,  et,  par'  conséquent,  de  souffrir.  Il  se  voyait 
attaché  par  de  puissantes  fibres  à  des  créatures  vivantes,  et 
capable  de  s'intéresser  activement,  fiévreusement,  aux  péripéties 
de  leur  existence.  Il  s'était  cru  mort,  et  il  découvrait,  plein  à  la 
fois  d'horreur  et  d'un  commencement  de  joie,  qu'il  vivait  et  qu'il 
pouvait  sans  doute  encore  être  heureux. 

Car  ne  serait-ce  pas  une  satisfaction  profonde  que  d'assister  à 
l'épanouissement  de  cette  aimable  fille  en  une  adorable  femme  ? 
Ne  se  réchaufïerait-il  pas  aux  rayons  de  ce  bonheur  qui  serait 
son  œuvre?  De  petits  enfants  naîtraient,  qui  grandiraient  sous 
ses  yeux,  et,  aimants  comme  leur  mère,  l'entoureraient  de  leur 
douce  tendresse.  Un  nuage  passa  devant  ses  yeux  qui  se  mouil- 
lèrent de  pleurs.  Une  voix  s'éleva  au  fond  de  lui-même  qui  disait  : 
«  Tu  es  infidèle  au  souvenir  de  la  morte.  Tu  t'étais  juré  de  ne 
plus  avoir  une  seule  pensée  qui  lui  fût  étrangère.  Son  image 
devait  être,  devant  tes  yeux,  unique,  comme  celle  d'une  divinité 
à  laquelle  tu  aurais  voué  tout  le  reste  de  tes  jours.  Et  voilà  que 
tu  profanes  la  solitude  où  elle  était  souveraine,  et  que  ton  cœur 
s'ouvre  à  de  nouvelles  affections,  ton  esprit  à  de  nouvelles 
pensées.  Tu  auras  joué,  pendant  quinze  ans,  la  comédie  du  deuil 
inconsolable,  et,  en  un  instant,  tu  vas  rejeter  tous  tes  voiles  noirs, 
remplacer  celle  qui  semblait,  avec  elle,  avoir  emporté  ta  vie.  » 

Mais  son  puissant  esprit  réagit  contre  ces  impressions. 
L'homme,  se  dit-il,  ne  doit  pas  supporter  plus  qu'un  certain  faix 
de  soucis  et  de  douleurs,  et  il  y  aurait  ingratitude  de  sa  part  à  se 
refuser  aux  compensations  qui  lui  sont  offertes.  Que  ma  fille  soit 
heureuse  et  que  j'en  éprouve  une  satisfaction  profonde,  quoi  de 
plus  juste?  Si  je  ne  devais  pas  endurer  les  tristesses  et  jouir  des 
douceurs  de  la  vie,  à  quoi  bon  m'avoir  fait  vivre?  D'ailleurs» 
pensa-t-il  avec  un  prompt  retour  à  son  amer  pessimisme,  peut- 
être  l'apparence  de  ce  bonhetir  est-elle  trompeuse,  et  qui  sait  si 
je  ne  suis  pas  réservé  à  des  chagrins  imprévus  et  cuisants  ? 

Il  rechercha  alors  tout  ce  que  l'avenir  pouvait  bien  lui  préparer 


7i  LA  LEGTUrxK 

(le  déceptions  et  de  malheurs.  Il  n'en  découvrit  pas  de  plus 
affreux  que  d'être  privé  de  sa  fille.  Si,  dans  le  changement  d'exis- 
tence qu'elle  allait  subir,  Adrienne  tombait  malade  et  mourait, 
que  deviendrait-il?  Il  ne  put  supporter  la  pensée  du  vide  et  de 
la  solitude  dans  lesquels  il  lui  faudrait  vivre,  et,  se  levant,  il  se 
promena  de  long  en  large  dans  son  cabinet  pour  distraire  son 
imagination.  Au  bout  d'un  instant,  il  se  sentit  plus  calme  et  reprit 
son  travail. 

Le  lendemain,  en  arrivant  à  dix  heures  rue  Saint-Dominique 
pour  se  mettre  aux  ordres  de  son  maître,  Robert  fut  éionné  de  se 
voir  barrer  le  chemin  par  Rosalie.  Conune  il  s'apprêtait  à  ques- 
tioimer,  la  gouvernante  ouvrit  la  porte  du  petit  salon  et  le  jeune 
homme  aperçut  le  docteur  Talvanne  qui  lisait  un  journal.  L'alié- 
niste  se  leva  vivement,  et,  la  main  tendue  : 

—  Rameau  est  occupé,  dit-il,  nous  ne  pouvons  pas  enti'erdans 
son  cabinet.  Assieds-toi,  tu  me  liendras  compagnie  en  attendant. 
Qu'est-ce  qu'il  y  a  de  nouveau  dans  la  médecine  ?  • 

—  Mais,  docteur,  ré|)ondit  Robert  en  souriant,  je  vous  crois 
beaucoup  mieux  informé  que  je  ne  puis  Tètre... 

—  Pour  les  choses  sérieuses,  peut-être,  mais  non  pour  les 
choses  futiles...  Raconte-moi  les  petits  potins  de  l'Ecole...  Est-ce 
qu'on  n'y  dit  plus  de  méchancetés,  est-ce  qu'on  n'y  plaisante 
plus  les  maîtres  ? 

—  Oh  !  si  ! 

—  Eh  bien  !  Va,  je  t'écoute. 

—  On  dit  que  le  professeur  Gazan  dem.inde,  maintenant,  pour 
faire  les  opérations  graves  dont  il  a  la  spécialité,  une  année  du 
revenu  de  son  client,  comme  honoraires.  Il  a  une  agence  très 
sérieuse  qui  le  renseigne  sur  la  fortune  des  malades,  et  comme 
l'autre  jour  le  mari  d'une  dame,  qu'il  venait  d'ouvrir  et  de  re- 
coudre très  habilement,  se  récriait  en  déclarant  <|u'il  n'était  pas 
aussi  riche  ((u'(jn  croyait,  Gazan  l'a  interrompu  en  disant  sévère- 
ment :  «  Monsieur,  vous  avez  une  maison  rue  de  Rivoh'  ([ui  rap- 
porte tant,  deux  fermes  en  Normandie  qui  ra|)port('nt  tant,  et 
tant  de  titres  au  porteur...  N'espérez  pas  me  trom])er  !...  »  L'au- 
trf,  atterré,  a  baissé  la  tête  et  s'est  exécuté. 

—  Rend-il  l'argent  quand  l'opération  ne  réussit  pas? 

—  .lamais  !  le  malade  meurt,  et  Gazan  ne  rend  pas  ! 

—  \'()is-tu,  mon  garron,  ce  sont  des  mœurs  nouvelles,  dit  Tal- 
vanne. I)e  notre  temps,  on  ne  connaissait  pas  ces  façons-là.  Au- 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  75 

trcfois  ou  faisait  de  la  science;  aujourd'hui  on  l'ait  de  l'industrie 
médicale.  L'important  est  de  gagner  de  l'argent,  et,  sous  ce  rap- 
j)ort,  tu  vas  être  satisfait  :  j'ai  entendu  Rameau  parler  d'une  mis- 
sion de  confiance  qu'il  a  à  te  donner...  Tu  partirais  pour  la  Saxe 
et  tu  y  resterais  six  mois.  Tu  aurais  le  loisir  de  préparer  ta  thèse 
d'agrégation  et  tu  serais  princièrement  payé.  Voilà  qui  n'est  pas 
à  dédaigner  !... 

Tal vanne  aurait  pu  continuer  longtemps  sans  être  interrompu. 
Robert  ne  l'écoutait  plus.  Il  était  devenu  très  rouge,  avait  baissé 
les  yeux,  comme  s'il  redoutait  de  rencontrer  le  regard  du  docteur, 
et  il  examinait,  avec  une  attention  profonde,  une  fleur  du  tapis. 
La  nouvelle  qui  venait  de  lui  être  donnée,  l'avait  complètement 
étourdi.  Depuis  deux  mois,  il  n'était  jamais  sorti  de  chez  lui,  pour 
se  rendre  rue  Saint-Dominique,  sans  se  dire  :  «  Je  vais  aujour- 
d'hui prendre  mon  courage  à  deux  mains,  et  parler  sérieusement 
au  patron.  »  Parler  sérieusement  au  patron  signifiait,  pour  le 
jeune  homme,  avouer  à  Rameau  qu'il  aimait  Adrienne  et  oljtenir 
(ju'il  la  lui  donnât  pour  femme. 

Il  partait,  fermement  résolu  à  affronter  l'imposant  regard  de 
son  maître.  Après  tout,  la  démarche  était-elle  si  pénible?  N'était' 
il  pas  traité  comme  un  fils  par  le  grand  homme?  Certes!  Pou- 
vait-il douter  de  sa  bienveillance  ?  En  aucune  faron  !  N'importe  ! 
Il  n'en  était  pas  moins  le  grand  homme  et,  depuis  quinze  ans 
que  Robert  le  voyait  tous  les  jours,  il  n'avait  jamais  pu  s'haqituer 
à  ne  pas  trembler  devant  lui.  Il  n'ouvrait  jamais  la  porte  du 
cabinet  dans  lequel  il  savait  trouver  son  maître  assis  à  sa  table 
de  travail,  sans  ressentir  une  légère  angoisse.  Jamais  il  n'avait 
répondu  à  une  question  posée  par  lui,  sans  être  troublé.  Il  voyait 
en  Rameau  un  être  d'essence  supérieure,  avec  lequel  il  était  diffi- 
cile, sinon  impossible,  de  se  familiariser.  Il  aimait  passionnément 
sa  Ulle,et  il  ne  pouvait  se  résoudre  à  la  lui  demander  en  mariage. 

Pendant  que  Talvanne  lui  parlait,  il  songeait  :  Qu'est-ce  que 
cette  fantaisie  de  m'envoyer  à  l'étranger  pendant  six  mois, 
sous  couleur  de  me  faire  gagner  de  l'argent,  quand  il  sait  que  je 
m'en  soucie  fort  peu,  et  de  me  donner  du  loisir  pour  préparer 
mon  concours,  quand  il  n'ignore  pas  que  j'ai  ici  tout  le  temps 
nécessaire?  Evidennnent,  il  s'est  produit  un  incident  dans  la  mai" 
sc)n.  Peut-être  a-t-il  découvert  que  j'aime  sa  fille.  Alors  il  ne  vou- 
drait donc  pas  me  la  donner?  Si  elle  lui  avait  été  demandée  par 
un  autre,  et  si  la  demande  avait  été  agréée  ? 


7G  l.A  Li:cTri;F 

A  cette  idée,  une  sueur  froide  mouilla  son  front,  ses  mains 
s'agitèrent  fébriles,  et  il  eut  des  tintements  dans  les  oreilles.  Un 
sentiment  de  honte  l'accabla  en  pensant  qu'il  avait  levé  les  yeux 
sur  la  lille  de  son  bienfaiteur,  sans  être  sûr  de  se  voir  approuvé 
par  lui.  Il  se  jugea  indélicat  et  se  trouva  très  malheureux.  Si  elle 
m'aimait,  pourtant,  se  dit-il.  Ne  pourrions-nous  pas  vaincre  la 
résistance  de  son  père?  Mais  je  paraîtrais  faire  une  spéculation. 
Elle  sera  très  riche,  et  moi  je  suis  pauvre.  On  m'accusera  d'avoir 
abusé  de  l'intimité  dans  laquelle  on  m'a  laissé  pénétrer,  pour 
m'emparer  de  ce  jeune  cœur  si  tendre,  de  cet  esprit  si  simple. 

Il  souffrit  dans  son  honnêteté.  Et  cependant  il  persistait  à 
espérer  qu'Adrienne  l'aimait.  Il  se  rappelait  les  grâces  confiantes, 
les  attentions  affectueuses  de  la  jeune  fille.  Se  pouvait-il  qu'elle 
appartînt  jamais  à  un  autre  qu'à  son  ami  d'enfance?  Il  se  révolta  : 
une  colère  grandissait  au  fond  de  lui.  Pourquoi  se  sacrifierait-il? 
Pourquoi  laisserait-il,  en  i)artant,  le  cham})  libre  à  un  autre?  Un 
flot  de  sang  lui  monta  au  visage,  ses  yeux  se  relevèrent  hardis, 
il  frappa  résolument  de  son  poing  fermé  sur  son  genou,  et,  ou- 
bliant oîi  il  était,  il  cria  : 

—  Non  !  Cela  ne  sera  pas  ! 

Il  resta  stupéfait  en  entendaul  Talvanne  lui  demander  : 

—  Qu'est-ce  qui  ne  sera  pas  ? 

Il  regarda  le  docteur,  et,  sortant  tout  à  fait  de  son  rêve,  il  reprit 
possession  de  lui-même. 

—  Tu  parles  tout  seul?  reprit  l'aliéniste,  en  l'examinant  d'un 
air  moqueur.  Ceci  rentre  dans  ma  spécialité.  "Verrais-tu  des  êtres 
imaginaires  et  t'entretiendrais-tu  avec  eux  sur  le  ton  de  la  me- 
nace? Tu  serais  alors  sous  l'influence  du  délire  de  la  persécution. 
Tu  n'ignores  pas  qu'on  en  guérit  i-arement?  En  général,  les  alté- 
rations médullaires  se  produisent  rapidement,  et  le  sujet  devient 
gâteux...  De  même  jiour  le  délire  des  grandeurs...  Sais-tu  ([ue 
j)lus  les  prétentions  sont  élevées,  plus  la  marche  de  la  maladie 
est  raj)ide?...  TJn  malade,  i|iii  se  eroit  Napoléon  ou  Jésus-Christ, 
est  moins  guérissable  qu'un  autre  qui  se  croirait  simplement 
Ijcrnadotte  ou  saint  J(>an-Baptisle.., 

—  Rassurez-vous,  interrom|»it  Robert  en  s'efforçant  de  sourire, 
je  suis  dans  mon  bon  sens.  Ou  du  inoins  je  crois  y  être,  reprit-il 
avec  un  peu  d'amertume.  Je  pensais  simplement  ta  ce  séjour 
d'iiiie  demi-année  en  Saxe,  et  je  protestais  contre  l'idée  qu'a  eue 
mon  maître  de  me  rinq)oser... 


Il 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  77 

—  Mais  je  ne  crois  pas  qu'il  te  Timpose  si  tu  n'en  es  pas  satis- 
fait, dit  vivement  Talvanne.  Il  m'a  paru  vouloir  te  faire  une  fa- 
veur... 

—  Étrange  faveur  que  de  m'éloigner  de  lui  1 

—  C'est  parce  qu'il  a  confiance  en  toi  (pi'il  te  charge  d'un 
traitement  difficile. 

—  Ne  peut-il  faire  soigner  son  Allemand  par  un  Allemand  ? 

—  Peste  !  C'est  un  archiduc  ! 

—  Eh  !  quand  ce  serait  un  roi? 

—  Diahle  ! 

Talvanne  pinça  les  lèvres  et  se  frotta  les  mains,  ce  qui  chez 
lui  était  l'indice  d'une  aûritation  intérieure  assez  vive.  Il  se  leva 
de  son  fauteuil,  et,  baissant  le  ton,  comme  s'il  voulait  provoquer 
des  confidences  : 

—  Tu  as  donc  des  raisons  décisives  pour  rester  à  Paris  ? 
Robert  recrarda  fixement  l'aliéniste.  Celui-là  ne  lui  faisait  pas 

peur.  Il  était  amical  i)Our  lui,  tendre  pour  Adrienne.  N'y  avait-il 
pas  un  coup  du  sort  dans  cette  rencontre  qui  le  mettait  à  sa  por- 
tée, au  moment  précis  où  il  était  si  important  qu'il  déclarât  son 
amour  ?  Se  confier  à  Talvanne,  c'était  se  confier  à  Rameau.  Un 
quart  d'heure  après  qu'il  am*ait  tout  dit  à  l'un,  l'autre  serait 
instruit  de  l'afTaire.  Et  quel  avantage  s'il  n'était  pas  désapprouvé 
par  le  parrain!  Il  aurait  un  allié  très  puissant  pour  défendre  sa 
cause.  Une  chaleur  bienfaisante  revint  à  son  cœur.  Sa  tête  se 
dégafrea,il  se  sentit  capable  de  discuter,  de  prier,  de  convaincre. 
Pendant  que  Robert  combinait  ce  plan  et  le  jugeait  admirable, 
Talvanne  se  disait  :  A  quoi  cet  animal  peut-il  penser?  Je  lui 
porte  le  coup  brutal  d'un  exil  de  six  mois  loin  de  sa  bien-aimée, 
il  prend  feu,  proteste,  refuse  de  partir,  et  puis,  quand  il  faudrait 
avouer,  le  voilà  qui  se  replie  sur  lui-même  et  qui  devient  muet 
comme  une  carpe  !  L'occasion  est  pourtant  belle  pour  se  jeter  à 
mon  cou  en  criant  :  J'aime  votre  filleule,  et  je  ne  peux  pas  sup- 
porter l'idée  de  vivre  loin  d'elle.  Qu'on  me  la  donne,  ou  je  vais  à 
l'hôpital,  et,  au  moyen  d'une  bonne  piqûre  anatomique,  je  me 
procure  un  suicide  glorieux,  sous  les  apparences  d'un  martyre  de 
la  science.  Mais  voyez  s'il  parlera  !  Et  il  prétend  qu'il  est  dans  son 
bon  sens.  Que  serait-ce  s'il  n'y  était  pas  !  Je  ne  suis  pourtant  pas 
intimidant  !  Allons,  il  faut  que  je  l'aide  et  fasse  comme  Socrate, 
qu'on  avait  surnommé  l'accoucheur  des  esprits...  Voyons  si 
celui-ci  résistera  au  forceps. 


78  LV  LEcruHr: 

—  Ainsi,  tu  es  absolument  décidé  à  ne  pas  quitter  Paris  ?  reprit- 
il  en  regardant  Robert  d'un  air  cug-ageant. 

—  Absolument  décidé,  répliqua  le  jeune  honnue. 

—  Quelque  amourette,  sans  doute  ? 

x\  ces  mots,  Robert  recula  de  deux  pas,  et,  avec  un  geste  de 
l)rotestation  indignée  : 

—  J'espère  (pic  vous  ne  le  croyez  pas? 

—  Alors,  c'est  donc  pour  le  plaisir  de  passer,  tous  les  jours, 
queb^ues  heures  dans  la  compagnie  de  deux  vieux,  comme  Ra- 
meau et  moi,  que  tu  refuses  une  mission  ([ui  serait  un  objet 
d'envie  pour  tout  homme  de  ton  âge  ?  \'oilà  (|ui  est  vraiment 
flatteur  ! 

Cette  fois,  Robert  sentit  l'aiguillon  de  la  raillerie,  il  sectjua  la 
tète,  ainsi  que  ])Our  i)rendre  son  élan,  mais  la  confession  qu'il 
avait  à  faire  lui  coûtait  tant,  (pi'il  hésita  encore.  Talvanne  devina 
([ue  le  jeune  homme  reculait  devant  l'obligation  de  brûler  ses 
vaisseaux.  R  comprit  la  crainte  affreuse  qui  le  peignait,  et  allant 
sans  détour  à  son  aide  : 

—  Allons,  bèta,  dis-moi  donc  bravement  ce  ({ue  tu  -as  sur  le 
cœur?...  Tu  sais  bien  (pie,  si  ce  que  tu  as  rêvé  est  raisoimable, 
tu  as  le  droit  de  compter  sur  mon  appui,  et  (pie,  si  c'est  absurde, 
tu  peux  être  sûr  de  mon  silence... 

A  ces  paroles  si  pleines  de  bonté,  deux  larmes  jaillirent  des 
yeux  de  Robert,  et,  serrant  avec  effusion  les  mains  du  docteur  : 

—  Eh  bien!  sachez  donc  tout  :  j'aime  Adrienne,  et  c'est  jjour 
cela  (|ue  je  ne  veux  pas  i)artir.  Pendant  mon  absence,  (jui  sait  ce 
([ui  peut  arriver?  Suis-je  même  sûr  que  déjà  son  i)ère  n'a  pas 
formé  pour  elle  de>  projets  qui  détruiraient  toutes  mes  espé- 
rai! <:es? 

Talvanne  se  frotta  les  mains,  cette  fuis,  à  s'emporter  l'épi- 
dcrme,  puis  regardant  l'amoureux  de  sa  filleule  avec  une  sévé- 
rité soudaine  : 

—  Alil  ah!  mon  ganjon,  dilil,  t'S  visées  ne  sont  pas  médio- 
cres ! . . . 

—  Docteur...  balbutia  le  jeune  Ikhiiihc. 

—  Je  comprends  (pie  tu  tiennes  à  rester  ici! 

—  Croyez  bien...  interjeta  Robert  Ijouleversé. 

—  Et  (pi'est-ce  que  pense  ma  fdleule  de  tout  cela? 

—  Mais  je  n'.'d  pas  prononcé  ime  parole  (pii  pût  lui  faire  soup- 
çonner les  sentiments  f^uc  j'avais  pour  elle! 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  70 

—  Et  tu  la  vois  tous  les  jours  ! 

Talvaime  fit  une  i);iu.se,  jeta  un  coup  tVœil  malicieux  sur  son 
interlocuteur  abasourdi,  et  se  mettant  à  rire  : 

—  Tu  es  un  garçon  plein  de  réserve  et  tout  à  fait  bien  élevé  : 
reçois  mes  compliments...  Mais  es-tu  bien  sûr,  d'autre  part,  de 
ne  pas  t'ètre  montré  un  peu  nigaud?...  Quand  on  aime  véritable- 
ment une  jeune  lille,  il  est  méritoire  de  ne  pas  troubler  sa  tran- 
quillité en  lui  adressant  des  aveux  passionnés  ;  mais  qiuind  elle 
a  auprès  d'elle  un  parrain  tel  que  le  docteur  Talvanne,  on  est  un 
fameux  Nicodème  de  ne  pas  éclairer,  de  soi-même,  la  situation 
en  risquant  auprès  de  celui-ci  quelques  confidences... 

—  Que  voulez-vous  dire  ?  s'écria  Robert. 

—  Tout  simplement  ceci  :  qu'il  y  a  une  demi-heure  que  je  fais 
les  derniers  efforts  pour  t'amener  à  me  conter  ce  qu'il  est  néces- 
saire que  je  sache.  Maintenant  passe  devant,  Jeannot,  et  allons 
causer  avec  le  père  de  ta  belle. 

L'aliéniste  donna  une  tape  sur  réj^aule  du  jeune  homme  et 
ouvrant  la  porte  du  salon,  il  le  poussa  vers  le  cabinet  de  Rameau. 
Mais  Robert,  repris  de  sa  frayeur  à  l'idée  de  s'expliquer  devant 
son  maître,  voulut,  dans  le  couloir,  opposer  de  la  résistance.  11 
s'arrêta,  et,  tout  effarouché  : 

—  Docteur,  je  vous  en  prie,  expliquez-moi...  Est-ce  que  vous 
croyez  que  je  peux,  ainsi,  brusquement?... 

—  ^'eux-tu  prendre  des  aml^assadeurs,  comme  un  prince  du 
sang! 

—  Mais  que  vais-je  dire? 

—  La  vérité,  toute  la  vérité,  rien  que  la  vérité... 

—  Qu'est-ce  que  le  docteur  va  penser? 

—  Que  sa  fille  est  assez  gentille  pour  cpi'il  soit  naturel  qu'on 
l'aime. 

—  Espérez-vous  qu'il  m'accueillera  favorablement  ? 

—  T'y  mènerais-jc  sans  cela? 

Cette  fois,  Robert  retrouva  un  peu  de  courage  et,  comme  Tal- 
vanne ouvrait  la  porte  du  cabinet,  il  le  suivit.  Vêtu  de  sa  longue 
robe  noire,  sur  laquelle  tombait  sa  barbe  blanche,  Rameau,  du 
fond  de  son  fauteuil,  sans  bouger,  les  regarda  venir.  Sous  ses 
sourcils  touffus,  ses  veux  brillaient  et  sa  bouche  avait  un  bien- 
veillant  sourire.  L'aliéniste  s'avança  tout  près  de  lui,  et,  du  geste, 
montrant  Robert  (pii  restait  immobile  : 

—  Je  t'amène  ce  jeune  réfractaire,  mais  ce  n'a  pas  été  sans 


80  LA  LLICTUHK 

peine.  J'ai  rarement  rencontré  quelqu'un  de  plus  fermé.  Il  a  fallu 
autant  d'efforts  pour  le  contraindre  à  avouer  son  amour  que  s'il 
s'était  au'i  d'un  crime...  N'importe,  hahcmns  coulîti-ntcm  vciun... 
Qu'allons  nous  en  faire? 

Rameau  s'était  levé,  il  s'adossa  à  la  cheminée  et,  hochant 
sa  tète  grise,  il  dit  : 

—  Un  homme  heureux  ! 

Robert  i)àlit  d'émotion  ;  il  fit  entendre  une  exclamation  qui 
ressemblait  singulièrement  à  un  sanglot,  et  comme  le  grand 
lionmie  lui  tendait  les  bras,  il  s'y  jeta  avec  une  fdiale  affection. 

—  Allons!  vuilà  qui  va  bien!  s'écria  Ta! vanne.  Maintenant, 
occupons-nous  un  peu  de  la  demoiselle. 

Il  sortit,  laissant  l'élève  et  le  maître  en  présence.  Entre  eux 
la  glace  était  rompue,  et  le  flot  des  aveux,  trop  longtemps  re- 
tenus par  Robert,  s'épanchait  librement.  Il  disait  tous  ses  rêves, 
tous  ses  espoirs,  toutes  ses  incertitudes,  toutes  ses  craintes.  Et, 
dans  ces  paroles  brûlantes,  le  docteur,  avec  une  douceur  mé- 
lancolique, retrouvait  un  écho  de  sa  passion  morte.  Oui,  celui 
qui  aimait  ainsi,  aimait  sincèrement,  profondément,  >^uis  réserve, 
et  ne  devait  jamais  changer. 

La  natui'e  délicate  et  tendre  d'Adriennc  serait  conq)rise  par 
lui,  et  leurs  deux  cœurs  battraient  à  l'unisson  de  la  même  ten- 
dresse. Aucun  germe  de  désaccord  n'existait  qui  pût  les  séparer, 
comme  ils  l'avaient  été,  Conchita  et  lui,  par  leurs  dissentiments 
religieux.  Robert,  élevé  pieusement,  avait  les  sentiments  de 
l'honnétc  hominc  à  qui,  lorsqu'il  était  enfant,  sa  mère  a  appris  à 
l)rier.  Son  intelligence,  naturelle  et  acquise,  l'avait  incité  à  dis- 
cuter avec  lui-nirmc,  et  beaucoup  de  parties  du  dogme  n'avaient 
pas  résisté  à  son  libre  examen,  mais  les  persécutions  violentes 
({uc  la  religion  subissait  n'avaient  fait  que  raffermir  sa  foi 
ébraidée.  En  face  de  l'Église  triomphante,  il  se  serait  peut-être 
émancipé  ;  devant  le  culte  menacé,  il  s'était  soumis.  Le  jour  où 
Adricnne  lui  demanderait  de  s'incliner  avec  elle,  il  s'inclinerait, 
et  leur  mutuel  amour  serait  foi-tiPié  p.ar  leur  mutuelle  croyance. 

A  cette  idée,  un  soupir  gonfla  la  poitrine  de  Rameau,  et  un 
amer  regret  assombrit  son  front.  Ce  grand  es])rit,  qui  dominait 
de  si  haut  la  pensée  humaine,  maudit,  pour  un  instant,  la  clair- 
voyance souveraine  ({ui,  en  le  faisant  si  supérieur  à  ses  sembla- 
bles, l'avait  éloitrn»'-  du  bonheur  <pii  est  dévolu  aux  humbles  et 
aux  .simples.  Il  avait,  nouveau   Prométhée,  plongé  ses  regards 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  SI 

dans  les  mystères  du  ciel,  et,  foudroyé  par  le  malheur,  il  portait 
au  flanc  une  dévorante  blessure.  Mais  n'avait-il  pas  payé,  à  lui 
seul,  la  dette  de  tous  les  siens,  et,  pour  prix  des  paternelles 
souffrances,  Adrienne  ne  devait-elle  pas  obtenir  une  existence 
exempte  de  soucis  et  de  tristesses?  Robert  la  lui  promettait  avec 
une  ardeur  j)assionnée,  et  il  était  i)orté  à  le  croire.  La  sincérité 
éclatait  dans  ses  yeux,  comme  son  amour  et  sa  reconnaissance. 

—  Mon  cher  enfant,  dit  Rameau  gravement,  je  te  confie  ce  que 
j'ai  de  plus  précieux  au  monde.  Tu  sais  combien  j'ai  été  malheu- 
reux. Ma  fille  est  le  seul  être  qui  me  rattache  à  l'existence.  Ainsi 
c'est  ma  vie  dont  tu  vas  avoir  la  garde.  Je  t'ai  instruit,  je  t'ai 
aplani  la  voie,  tu  es  mon  élève  et  presque  mon  fils.  Ton  grand- 
père  avait  été  mon  bienfaiteur,  et  je  lui  ai  dû  plus  que  tu  ne  me 
dois  toi-même,  car,  sans  moi,  tu  aurais  pu  devenir  un  homme 
remarquable,  ta  famille  était  en  mesure  de  te  donner  une  bril- 
lante éducation,  tandis  que  j'étais  l'enfant  d'un  ouvrier,  destiné  à 
rester  grossier,  ignorant,  et  c'est  le  docteur  Servant  qui  m'a  créé 
de  toutes  pièces.  Jusqu'à  ce  matin,  je  n'étais  quitte  ni  envers  les 
tiens,  ni  envers  toi,  mais  je  te  donne  ma  fille,  et  à  compter  de 
cet  instant,  c'est  toi  qui  deviens  mon  débiteur. 

—  Tous  mes  jours  seront  employés  à  essayer  de  m'acquitter. 

—  C'est  bien!  Je  te  crois  et  je  te  remercie. 

Ils  étaient  en  face  l'un  de  l'autre,  la  main  dans  la  main,  échan- 
geant une  chaude  étreinte.  La  isorte  s'ouvrit,  et,  conduite  par 
Talvaune,  Adrienne  parut.  Son  doux  visage  resplendissait  de  joie, 
et  ses  yeux  ravis  allaient  de  son  père  à  celui  qu'elle  aimait.  Ils 
restèrent  à  se  regarder,  immobiles,  comme  s'ils  craignaient  de 
perdre  la  sensation  délicieuse  qu'ils  éprouvaient  tous.  Enfin 
Rameau  tendit  les  bras  à  sa  fille  qui,  avec  un  cri  de  reconnais- 
sance, se  laissa  aller  sur  sa  poitrine.  Le  grand  homme  rapprocha 
les  fiancés  dans  la  même  étreinte,  les  couvrit  de  son  profond 
regard,  comme  s'il  essayait,  sur  leur  front,  de  lire  le  secret  de 
leur  destinée,  mit  leurs  mains  l'une  dans  l'autre,  et  courbant  sa 
blanche-  tête  de  patriarche  : 

—  Mes  enfants,  dit-il,  soyez  heureux  ! 

Ils  restèrent  les  mains  unies,  se  souriant  avec  un  étonnement 
joyeux,  comme  s'ils  n'osaient  pas  encore  croire  à  leur  bonheur, 
puis,  sans  une  parole,  ils  sortirent,  appuyés  l'un  sur  l'autre,  ainsi 
qu'ils  devaient  l'être  toute  la  vie.  Au  bout  d'un  instant,  leur  pas 
léger  se  fit  entendre  sur  le  sable  du  jardin,  et  les  deux  vieillards, 

LECT.  —  4'.'.  IX  —  6 


82  LA  LECTURE 

le  cœur  serrr  par  l'éclosion  radieuse  de  cet  amour  (|ui  leur  prenait 
à  chacun  un  peu  du  cœur  de  leur  lîUe,  virent  les  deux  jeunes 
y:ens  qui,  parlant  à  voix  basse,  le  sourire  aux  lèvres,  oublieux  de 
la  terre  cîitirre,  niarcliaicnt  au  soleil,  parmi  les  fleurs. 


IX 

Le  lendemain  du  j(>\u'  où  llobcrt  et  Adrienne  avaient  été 
fiancés,  Rameau,  dè^  le  matin,  se  dirigea  vers  la  chamlu-e  mor- 
tuaire, dans  laquelle  il  n'enti'ait  qu'en  trend)lant  une  fois 
cliaq.ue  année.  La  maison  était  silencieuse.  Adrienne  travaillait 
au  rez-de-chaussée,  dans  son  petit  salon  d'études,  et  Rosalie,  en 
voyant  le  docteur  prendre  le  chemin  de  l'aj^partement  de  celle 
(pi'elle  continuait  à  pleurer  connue  lui,  s'était  sauvée.  Rameau 
traversa  donc  solitaire  le  couloir  du  premier  étaue  et  arriva,  j)àle 
et  le  cœur  battant,  devant  la  porte.  La  clef  était  dans  la  serrure, 
comme  si  l'habitante,  au  lieu  d'être  partie  pour  toujours,  allait 
renti-er  d'un  instant  à  l'autre.  Le  docteur  s'arrêta  indécis,  ])rêt  à 
remettre  sa  triste  visite  à  ])lus  tard.  Mais  un  elTort  de  volonté  le 
l)orta  en  avant,  il  ouvrit  d'une  main  ferme  et  pénétra. 

La  pièce  était  dans  une  obscurité  que  rendait  plus  profonde 
pour  lui  le  passage  subit  de  la  clarté  à  la  nuit.  Il  resta  debout,  au 
milieu  de  cette  ombre  et  de  ce  silence,  saisi  i)ar  la  fraîcheur  de 
cette  chambre  toujours  fermée,  tressaillant  aux  craquements  de 
la  boiserie  ébranlée  dans  son  annuelle  innnobilité,  cherchant  d'un 
rcirard  troublé  si  personne  ne  mar<?hait  auprès  de  lui.  Ses  yeux, 
|)eu  à  peu  hal)itués  aux  ténèbres,  commencèrent  à  distinguer  les 
formes  des  meubles.  Là,  était  la  table,  plus  loin,  la  chaise  lontrue 
sur  laquelle  Conchita  aimait  à  s'étendre,  laissant  s'écouler  les 
heures.  Un  lilet  de  lumière  passant  par  un  frou  de  la  persienne 
close,  allumait   une  ('-tincelle  d'or  au  sonunet  de  la  i)endule,  et, 
dans  l'enfoncement  de  l'alcôve,  sous  .ses  rideaux  clairs,  la  masse 
du    lit  s'accusait   confusément.   Une   odeur    passée,  comme  un 
|)arfinu  de  fleurs  fauées  ou  de  flaeon  de[)uis  lonirteuqis  débouché, 
llottait  dans  lair.  Et,  avec  horreur,  lîauieau  se  rappela  les  en- 
tassements de  bouquets  sur  la  bièi-e,  au  jour-  fatal,  et  la  senteur 
fade  de  ces  présents  funèbres. 

Il  se  retourna  frissonnant,  cherchant,  sur  les  tréteaux  <!<•  bois 
recouverts  de  \ilours  semé  de  larmes,  le  cercueil  mas.sif  quicon- 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  83 

tenait  tout  ce  qu'il  avait  lo  plus  aimé  sur  la  terre.  L'épouvante  de 
cette  solitude,  sur  laqu(>lle  planait  lui^ubrement  le  souvenir  de  la 
morte,  le  saisit  invincible,  et  rai)idement,  comme  s'il  se  sentait 
poursuivi  par  un  spectre,  il  alla  à  la  fenêtre,  l'ouvrit,  poussa  rude- 
ment les  volets,  et  se  retourna  du  côté  de  la  chambre.  Elle  était 
vide,  poudreuse,  emplie  par  le  soleil  ({ui  pénétrait  à  flots,  et,  sur 
la  muraille,  dans  une  calme  lumière,  le  portrait  de  Conchita 
souriait  mélancolique,  sa  touffe  de  «  ne  m'oubliez  pas  »  à  la  main. 

C'était  tout  ce  qui  restait  de  la  femme  et  de  l'ami  disparus  : 
cette  toile  éclatant.?  dansson  cadre  doré,  souvenir  navrant,  puisque, 
perpétuant  la  beauté  du  modèle  et  rappelant  le  talent  du  peintre, 
il  faisait  leur  perte  plus  lamentable.  Rameau  s'oublia  dans  une 
douloureuse  contemplation.  En  un  instant,  tout  le  passé  appa- 
raissait devant  lui  :  époque  brillante  où  il  montait  vers  les 
sonuuets  dorés  par  l'aurore,  maintenant  laissés  en  arrière  et  en- 
sevelis dans  l'ombre  du  couchant,  époque  heureuse  où  il  marchait 
entre  l'amour  et  l'amitié,  tous  les  deux  évanouis  ne  laissant,  au 
lieu  de  l'espérance  et  de  la  joie,  que  le  doute  et  la  tristesse. 

Il  éprouva  un  invincible  accablement.  Pourquoi  n'était-ce  pas 
lui  qui  était  parti?  Il  serait  endormi  dans  la  tranquillité  du  néant 
et  ne  traînerait  pas  une  misérabl*^  existence' désolée  par  des 
regrets  inutiles.  Ce  qu'il  avait  fait  de  arand  :  ses  travaux  admirés, 
ses  découvertes  fécondes,  sa  gloire,  il  l'oubliait,  prêt  à  tout 
sacrifier  pour  quelques  heures  de  ce  passé  envolé. 

Assis  près  de  la  table  sur  laquelle  se  trouvaient  encore,  dans 
le  désordre  de  l'usage  quotidien,  les  menus  objets  dont  se  servait 
Conchita,  il  les  regardait  avec  des  yeux  pleins  de  larmes.  L'amour 
qu'il  avait  pour  sa  fille,  l'afTcction  qui  le  liait  à  Talvanne  et  à 
Robert,  il  ne  se  souvenait  plus  de  rien,  et  sa  vie  lui  apparaissait 
comme  un  irouffre  noir,  dans  lecjuel  tout  ce  qui  pouvait  le  rendre 
heureux  s'était  eni-louti  pour  toujours.  Il  maniait  doucement  un 
petit  ouvrage  commencé,  sur  le  canevas  duquel  l'aiguille  de- 
meurait piquée,  attendant  que  les  doigts  qui  le  tenaient  hal:)ituel- 
lement  vinssent  le  reprendix. 

Il  avait  vu  bien  souvent  cette  broderie  dans  les  mains  de 
Conchita,  il  lui  semblait  qu'elle  en  portait  encore  l'empreinte, 
qu'elle  en  irardait  la  chaleur,  qu'elle  en  conservait  le  parfum.  Il 
la  porta  à  ses  lèvres  et  ne  put  retenir  un  sanglot.  Des  pleurs 
iilissèrent  sur  ses  joues  et  tombèrent  sur  la  soie.  Il  les  laissa 
couler,  sentant  un  profond  soulagement  à  se  montrer  si  faible, 


84  LA  LEcriJin: 

s'absoi'l)ant  tout  entier  dans  sou  chagrin,  s'y  complaisant  avec 
une  sorte  de  cruel  plaisir.  11  était  seul,  loin  des  regards,  sans 
témoins,  et  avait  le  droit  de  s'abandonner  comme  le  dernier  des 
honnues,  de  cesser  d'être  le  grand,  l'illustre  Rameau,  pour  n'être 
plus  qu'une  brute  ivre  de  larmes,  cuvant  sa  douleur. 

Il  resta  longtemps  ainsi.  J.a  pendule,  arrêtée  au  moment  de  la 
mort,  ne  parcourait  plus  de  ses  aiguilles  dorées  le  cadran  d'émail. 
Les  heures  s'écoulaient,  et  la  journée  aurait  \m  passer  tout  entière 
sans  que  personne  se  hasardât  à  franchir  le  seuil  de  la  chambre 
pour  appeler  celui  qui  y  était  enfermé.  Les  bruits  de  la  maison  : 
portes  poussées  discrètement,  passage  furtif  d'un  domestique 
dans  l'escalier,  voix  étouffées  avec  précaution,  parvenaient  confus 
jus(|ue-là  sans  éveiller  l'attention  de  Rameau.  Il  avait  oublié  de 
manger,  son  esprit  avait  déserté  son  enveloppe  matérielle,  et, 
insoucieux  du  |)r(''sent,  planait  dans  le  passé. 

Cependant,  peu  à  jx-u,  le  soleil  disparaissait  derrière  les  grands 
arbres  de  l'esplanade  et  le  jour  perdait  de  son  éclat.  Le  portrait 
s'obscurcissait,  comme  si,  devenu  plus  lointain,  ses  contours  se 
fussent  noyés  dans  le  vague  de  la  distance.  Rame?iu  voulut  le 
mieux  regarder,  et,  se  levant,  rompit  le  charme  de  son  rêve.  Il  se 
vit  dans  la  chambre  déserte  et  poussiéreuse,  il  se  souvint  qu'il  y 
avait  été  conduit  par  de  sérieux  motifs,  et  qu'au  lieu  de  s'engourdir 
daiH  (le  mystiques  méditations,  il  hii  fallait  faire  d'activés  et 
pénibles  recherches.  Il  secoua  sa  tête  blanche,  passa  ses  nuiins 
sur  ses  yeux  él)louis,  et,  reprenant  son  sang-froid,  il  se  dirigea 
vers  la  cheminée  où,  dans  une  covq^e  d'émail,  sans  qu'une  main 
les  eût  touchées  depui'^  quin/e  ons,  les  clefs  de  Conchitn  ét.iient 
restées. 

Il  prit  le  trijusseau  dans  ses  doigts  trenibhuils,  choisit  une 
petite  clef  dorée,  s'approcha  d'un  l)onheur  du  jour  en  bois  de  rose 
incrusté  de  cuivre,  lit  tomber  l'abattînit,  garni  à  Tintérieur  de 
velours  J)leii,  et,  avec  un  pieux  resi^ect,  il  ou\iit  les  tiroirs.  Dans 
celui  du  milieu, le  pai)ier  à  lettres  liiniué  des  initiales  C.  II.  était 
rangé  auprès  des  cnvelop])es  et  du  lin  porteplume  en  ivoire.  Une 
photoirraphie  de  la  petite  Adrienne,  en  robe  blanche,  les  jambes 
et  les  bras  nus,  debout  sur  un  fauteuil,  souriait  dans  un  cadre 
d'émail.  Rameau  la  prit,  et,  ;ive.-  étonnement,  dessous  il  découvrit 
une  miniature  de  Mun/.el. 

C'était  bien  lui,  tel  (pi'au  d<''but  de  leur  amitié,  à  vingt-cinq 
ans,  blond,  avec  ses  yeux  bleus  au  regard  toujours  voilé  d'une 


LE  DOGTEUR^RAMKAU  85 

inoxi)lica]jle  tristesse.  Le  portrait  était  signé  du  monogramme 
que  le  docteur  avait  vu  si  souvent  au  bas  des  toiles  de  petite  di- 
mension que  le  peintre  brossait  pour  satisfaire  aux  commandes 
des  marchands  de  tableaux.  Comment  cette  miniature,  si  conqjlè- 
tement  en  dehors  de  la  manière  de  Munzel,  se  trouvait-elle  dans 
ce  tiroir  et  réunie  à  la  photographie  d'Adrierîne  ? 

L'hostilité  si  opiniâtre  que  sa  femme  montrait  à  son  ami,  dans 
les  premiers  temps,  revint  à  la  mémoire  de  Rameau,  puis  l'apai- 
sement qui  avait  suivi  l'envoi  du  portrait  de  M™®  Etchevarray,  et 
en  lin  Tintimité  des  séances,  lorsque  Conchita  allait  poser.  Sans 
doute,  à  cette  époque,  la  jeune  femme  avait  vu  cette  miniature  à 
l'atelier  et  l'avait  demandée,  comme  un  souvenir  de  franche 
amitié.  Mais  d'où  venait  qu'elle  ne  l'eût  point  montrée  à  son  mari 
et  qu'il  ignorât  qu'elle  fût  en  sa  possession  ?  Pourquoi  était-elle 
cachée  au  fond  d'un  tiroir  dans  un  meuble  où  jamais  personne 
ne  jetait  un  rearard? 

Qu'aurait-il  trouvé  de  surprenant  à  ce  que  Conchita  eût  obtenu 
un  portrait  de  Frantz?  Il  s'en  serait  réjoui  et  aurait  pris  du  plaisir 
à  le  regarder.  C'eût  été  j^our  lui  un  souvenir  précieux  de  l'ami  si 
tragi(|uement  perdu  et  si  amèrement  regretté.  Mais  pourquoi 
caché  comme  un  objet  défendu?  Qu'y  avait-il  de  criminel  à 
posséder  cette  image?  Et  comment,  de  sa  rencontre.  Rameau 
éprouvait-il  de  l'émotion?  N'aurait-il  pas  pu  aussi  bien  découvrir 
le  portrait  de  Talvanne  ? 

A  cette  idée,  un  pli  creusa  son  front  pâli  et  un  amer  sourire 
crispa  ses  lèvres.  Non!  il  n'aurait  jîas  trouvé,  dans  le  tiroir  de 
Conchita,  un  portrait  de  Talvanne,  et,  s'il  l'avait  trouvé,  son  cœur 
n'aurait  pas  battu  d'un  mouvement  plus  rapide,  une  sueur  d'an- 
goisse n'aurait  pas  mouillé  ses  tempes,  il  n'aurait  rien  vu  là 
d'anormal,  de  louche,  de  répréhensible.  L'honnêteté  saine  et  solide 
de  son  ami  aurait  tout  couvert  de  son  prestige  inattacpiable, 
tandis  que  Munzel... 

Arrivé  à  cette  conclusion  de  ses  orageuses  pensées,  Rameau 
frappa  du  pied  avec  colère,  il  fit  entendre  une  exclamation  qui 
résonna  dans  le  silence  morne  de  la  chambre,  il  voulut  imposer 
à  son  esprit  de  repousser  ces  soupçons  plus  absurdes  encore 
([u'odieux;  il  dit  tout  haut  : 

—  Allons  !  je  divague  !  Quel  poison  s'est  glissé  dans  mon 
cœur,  quelle  folie  s'est  emparée  de  mon  imagination?  Frantz? 
Autant  soupçonner  un  frère  ! 


8U  I.A  LECTUHI-: 

Il  leva  les  yeux,  et  ses  regards  rencontrèrent  le  portrait  de  la 
ravissante  jeune  femme  qui  souriait,  son  petit  bouquet  bliu  ù  la 
main.  Oh  I  le  doux  sourire  de  cette  bouche  exquise,  le  regard 
adoré  de  ces  yeux  languissants!  Pendant  des  semaines,  le  peintre 
les  avait  vus,  admirés.  Il  les  avait  rejjroduits  sur  la  toile  et  son 
pinceau  avait  modelé  tous  les  contours  de  ces  lèvres  amoureuses, 
les  caressant  comme  d'un  baiser.  Etait-il  possible  qu'il  eût  con- 
templé toutes  ces  beautés  sans  devenir  éperdument  amoureux 
du  modèl(>  ? 

Un  nuage  sombre  passa  sur  l'esprit  de  Rameau,  Mille  pensées, 
qui  ne  l'avaient  jamais  eiTleuré  de  leur  aile  de  llamme,  le  brû- 
lèrent cruellement.  Toutes  les  préventions  de  Talvanne  au  début 
de  leur  liaison  avec  Munzel,  l'animosité  de  son  ami,  instinctive; 
comme  celi<'du  chien  fidèle;  ses  avertissem(>nts  lorsque  Conchita 
allait  seule  à  l'atelier  de  Frantz,  tout  lui  revint  précis,  terrible, 
accablant.  Il  ne  retrouva  pas  la  confiance  qui  lui  faisait  accueillir 
par  des  railleries  toutes  ces  suspicions.  En  un  instant,  la  jalousie 
dévorante  l'avait  détruite  de  ses  ferments  mortels.  Rameau  en- 
dura soudainement  de  telles  tortures  qu'il  fut  obligé  de  faire  effort 
pour  ne  pas  crier.  Il  rejeta  la  miniature  qu'il  avait  aardée  entre 
ses  doigts,  puis,  avec  une  fièvre  qu'il  ne  pouvait  plus  vaincre,  il 
commenra  à  fouiller  tous  les  tiroirs,  tous  les  compartiments  du 
meuble,  jetant  de  côté,  d'une  main  hâtive  et  brutale,  les  objets 
l'instant  d'avant  adorés  religieusement  comme  des  reli<(ues. 

Pris  d'une  horrible  curiosité,  il  voulait  pénétrer  les  secrets  de 
la  femme  près  de  laquelle  il  avait  vécu  pendant  dix  ans  avec 
une  confiante  sérénité.  Il  violait  les  mystères  de  la  mort,  il  pro- 
fanait le  silence  de  la  tombe,  prêt  à  S(>  plaindre  que  Conchita  ne 
fût  plus  là,  non  pas  pour  l'aimer,  mais  pour  la  (piestionner,  l'ef- 
frayer, la  rudoyer.  Toute  sa  tendresse  se  tournait  en  haine,  à 
l'idée  que  celle  qu'il  avait  si  passionnément  regrettée,  ((u'il  pleu- 
rait encore  à  la  minute  nuMiie,  avait  pu  le  duper,  lui  dissimuler 
un  caprice,  lui  cacher  une  aventure...  Ses  poings  se  crispèrentet 
il  grinea  des  dents.  Oui,  il  en  était  là.  Il  admettait  que  la  morte 
sacrée  avait  pu  être  infâme,  et  il  cherchait  furieusement  les 
prcuxes  de  son  crime. 

Pour  aller  plus  vite,  il  sortit  les  tiroirs  de  leurs  coulisses  et  les 
"lanra  sur  le  tapis,  bientôt  couvert  de  rubans,  de  (leurs  sèches,  de 
menus  souvenirs.  Ses  mains  in((uiètes  sondaient  le  bois  avec  une 
adresse  de  policier.  Il  semblait  avoir    l'instinct  de   la   cachette 


I 


LE  DOCTEUR  RA^iEAU  87 

possible,  habilement  dissimulée;  mais  il  ne  trouvait  rien,  et  sa 
colère  sans  aliments  se  dévorait  elle-même,  d'autant  plus  furieuse 
qu'elle  devenait  moins  fondée.  Soudain,  il  poussa  un  cri.  En  tà- 
tant  la  paroi  intérieure  du  meuble,  ses  doigts  avaient  renconlré 
une  aspérité  et  s'y  étaient  accrochés.  Un  craquement  avait  retenti, 
et  un  double  fond,  ménagé  dans  l'épaisseur  d'une  tablette,  s'était 
démasqué. 

Rameau  demeura  un  moment  immobile  :  autant  il  avait  mis 
d'ardeur  à  poursuivi'e  la  certitude  qu'il  voulait  acquérir,  autant 
il  appréhendait  maintenant  de  la  posséder  compltte.  Le  doute  le 
torturait,  mais  c'était  encore  le  doute.  Devant  lui,  dans  ce  recoin 
olisf'ur  et  poudreux,  la  preuve  s'offrait.  Il  n'avait  qu'à  allonger 
le  bras  pour  s'en  emparer,  et  il  hésitait,  épouvanté  devant  ce  fait 
matériel,  devant  ce  témoignage  palpable  qui  ne  lui  laisserait 
plus  de  recours  et  détruirait  à  jamais  son  illusion. 

Il  regarda  de  loin,  attentivement.  Un  mince  patjuet  blanc, 
entouré  d'un  ruban  fané,  se  voyait  dans  l'étroit  passage.  Lente- 
ment il  avanna  les  doigts,  le  prit,  et,  sans  hâte  de  l'ouvrir,  il  alla 
se  rasseoir  près  de  la  fenêtre.  Il  dénoua  posément  le  ruban,  en- 
leva l'enveloppe  de  papier  et  trouva  une  vingtaine  de  lettres.  Il 
n'en  voyait  pas  l'écriture,  et,  jusque-là,  rien  n'accusait  Conchita. 
Une  espérance  suprême  réchauffa  le  cœur  de  Rameau.  Si  c'étaient 
des  lettres  de  son  père  ou  de  sa  mère,  gardées  comme  de  pieux 
souvenirs  1 

Mais  pourquoi  les  cacher  si  elles  ne  contenaient  rien  de  mal  ? 
Pourquoi  ce  double  fond  et  pourquoi  cette  défiance  ?  Non  !  La 
correspondance  notait  point  innocente,  elle  ne  venait  point,  elle 
ne  pouvait  venir  d'un  autre  que  d'un  amant!  Tout  l'attestait,  le 
prouvait,  et  le  nom  de  l'infâme  allait  apparaître  au  bas  des  lettres 
scélérates. 

Du  bout  des  doigts,  comme  s'il  touchait  à  du  i)oison,  Rameau 
(lé{»liaunedes  feuilles  jaunies,  et,  avec  horreur,  il  reconnut  l'écri- 
ture de  Munzel.  Il  voulut  lire,  et,  terri])le,  il  porta  les  yeux  sur 
les  lignes  accusatrices.  C'était  la  première  des  lettres  remues  par 
Conchita  après  le  départ  de  Frantz,  et  les  tristesses  de  la  sépara- 
tion y  étaient  retracées  avec  une  éloquence  déchirante.  L'amour 
é<;latait  dans  ces  pages,  mais  le  remords  y  était  dépeint  avec  une 
])uissance  d'expression  qui  fit  frémir  Rameau.  Certes  l'ami  était 
cou})able,mais  la  femme,  combien  davantage  !  Toute  l'histoire  de 
la  faute  était  retracée  là,  en  phrases  brûlantes  de  passion  et  de 


88  LA  LECTUIU-: 

douleur  :  la  tyrannique  volonté  de  la  maîtresse,  qui  rappelait 
son  amant  auprès  d'elle,  et  les  protestations  enfiévrées  du  mal- 
heureux, pris  entre  la  volupté  de  ses  souvenirs  et  l'exécration  de 
sa  trahison.  Oui,  il  maudissait  sa  faihlesse,  qui  l'avait  conduit  à 
tromper  son  ami,  et  il  aimait  tant  qu'il  ne  pouvait  se  résoudre  à 
regretter  d'avoir  commis  l'infamie.  Et,  torturé  par  le  douhlc  re- 
gret du  bonheur  et  de  l'ignominie,  il  fuyait  par  delà  les  mers, 
pour  rti'e  sûr  d'échapper  à  sa  dangereuse  ivresse  ;  il  allait  morti- 
licr  sa  chair  criminelle  dans  les  déserts,  isolé,  loin  des  tentations 
adultères. 

Alors,  devant  les  yeux  éclairés  de  Rameau,  tout  le  passé  ap- 
parut dans  son  horrible  réalité.  Il  comprit  pourquoi  Munzel 
pleurait  en  lui  disant  qu'il  l'aimait  toujours  tendrement,  mais 
(ju'une  raison  impérieuse  le  contraignait  à  s'éloigner.  Il  revit  le 
front  paie  du  blessé,  dans  la  petite  suiferie  de  Saint-Maur,  et  les 
regards  suppliants  du  mourant  dans  la  chambre  de  Talvanne  à 
\'incenncs.  Munzel  était  presque  heureux  d'expirer  sous  les  yeux 
de  Hameau,  dans  ses  bras,  assisté  par  lui,  comme  si,  en  même 
temps  que  ses  soins,  il  eût  reçu  son  pardon. 

De  quelle  voix  il  lui  jiarlait  :  oh  !  tout  ce  qu'il  y  avait  de  prière, 
de  regret,  de  tendresse  dans  sa  voix  affaiblie!  Oh!  Frantz!  Com- 
pagnon de  la  jeunesse  !  Ami  de  toutes  les  heures  bonnes  et  mau- 
vaises, si  fraternellement  traité  ])endant  tant  d'années,  était-ce 
possible  que,  i)Our  une  femme,  il  eût  tout  oublié?  Quel  i)oison 
l'amour  avait-il  donc  versé  dans  son  cœur,  pour  y  éteindre  tous 
les  délicats  sentiments,  toutes  les  belles  fiertés  qui  donnaient 
tant  de  prix  à  son  amitié?  Quoi  !  Pour  une  ivresse  si  courte  et 
dont  le  réveil  avait  été  si  cruel,  tout  trahir,  tout  profaner!  Outra- 
ger un  homme  pour  lequel  il  serait  mort  sans  hésitation!  Salir 
l'honneur  de  celui  qui  .se  .serait  porté  garant  j)Our  lui,  eût-il  dû 
ris([ucr  sa  fortune  et  sa  liberté! 

Des  larmes  coulèrent  sur  les  joues  de  Hameau,  non  des  larmes 
d'attendrissement,  mais  des  larmes  de  chagrin.  Sa  souffrance 
n'était  plus  physique  :  il  était  sans  colère.  La  jalousie  ne  lui  fai- 
.sait  i)lus  bouillonner  le  sang.  L'orage  était  plus  haut  :  il  gron- 
dait dans  son  cerveau.  Il  pleurait  sa  foi  détruite,  ses  illusions 
envolées.  Il  n'avait  cru  qu'à  l'huinanité,  et  l'humanité  le  trahis- 
sait. Il  avait  fait  de  riiomme  l'unique  maître  de  la  nature,  et 
l'homme  en  qui  il  avait  placé  ses  affections  les  plus  vives  lui  était 
démontré  misérable  et  infâme.  Alors,  que  restait-il?  Puen. 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  89 

Il  s'adressa  désespérément  à  sa  philosophie.  Elle  demeura  im- 
puissante. Il  lui  demanda  une  consolation,  une  excuse,  une  rai- 
son, un  argument.  Elle  ne  lui  fournit  pas  une  réponse  qui  soula- 
geât sa  pensée  ou  qui  adoucît  son  cœur.  Sombre,  il  se  dit  :  Au 
moins  les  fidèles  ont  Dieu!  Puis,  par  un  brusque  ressaut  de  son 
esprit  rebelle,  il  protesta  aussitôt  contre  cet  abandon  de  lui-même. 
Ce  retour  à  l'idée  d'un  être  supérieur  n'était-il  pas  de  la  simple 
pusillanimité  ?  Ce  besoin  de  se  rattacher  à  une  puissance  céleste, 
n'était-ce  pas  la  crainte  de  se  voir  abandonné  et  livré  à  soi- 
même?  Il  en  avait  ri,  de  ce  besoin, de  cette  crainte,  autrefois,  et 
aujourd'hui  il  les  subissait.  Il  était  sur  le  point  d'y  céder. 

L'humiliation  de  se  sentir  si  faible  déchaîna  en  lui  de  soudaines 
violences.  Il  ricana  amèrement.  Ah!  ah!  les  suprêmes  secours 
de  la  religion!  C'était  donc  cette  angoisse  secrète  endurée  par 
lui  qui,  au  moment  de  quitter  la  vie,  courbait  tant  d'incrédules 
devant  un  prêtre?  Le  sentiment  de  la  solitude  morale,  qui  épou- 
vantait les  plus  sceptiques  et  les  poussait  à  vouloir  peupler  d'un 
Dieu  cette  solitude,  il  venait  de  l'éprouver.  Il  entra  en  révolte 
contre  une  si  lâche  hypocrisie. 

Cette  religion,  qu'on  montrait  comme  la  consolation  unique, 
était-elle  autre  chose  que  mensonge  et  duperie?  La  dévotion  ne 
s'alliait-elle  pas  merveilleusement  avec  la  faute?  Il  savait  ce  que 
pouvait  oser  la  dévote.  Il  en  avait  aimé  une,  et  la  piété  ne  l'avait 
pas  détournée  du  vice.  Elle  l'avait  même  aidée  à  s'y  livrer  :  la 
certitude  de  l'absolution  rendait  la  chute  si  facile  !  Un  court  re- 
pentir, quelques  prières,  et  la  femme,  rassurée,  rafraîchie,  retour- 
nait au  mal.  Cette  périodicité  du  repentir  et  du  crime  n'était- 
elle  pas  ce  qu'on  pouvait  rêver  de  plus  infâme? 

Il  était,  en  ce  moment,  repris  de  toute  sa  fureur.  Son  visauc 
pâle  était  couvert  d'une  sueur  glacée.  Il  avait  l'écume  au  coin  des 
lèvres.  Il  eût  tué  la  coupable  s'il  l'avait  vue  apparaître.  Il  n'ac- 
cusait plus  Frantz.  C'était  elle  qui  était  responsable  de  la  forfai- 
ture. C'était  elle  qui  y  avait  entraîné  son  complice.  Il  se  décou- 
vrait, rétrospectivement,  haï  par  elle.  Du  jour  où  il  avait  refusé 
de  se  prêter  à  ses  mystiques  fantaisies,  elle  l'avait  rejeté  de  son 
cœur,  et,  entre  elle  et  lui,  sa  religion  s'était  élevée  comme  une 
barrière  maudite. 

Il  marchait  à  grands  pas  dans  la  chambre,  heurtant  les  meu- 
bles, sans  précaution,  sans  respect,  tout  à  sa  fièvre.  Par  delà 
le  tombeau,  il  poursuivait  de  sa  colère  celle  qui  l'avait  trompé. 


MO  LA  LKCTUHK 

Il  ir(iii\,iit  (les  agrrravntii»iis  à  sa  faute,  il  l'accablait  do  r(>])r()- 
clics,  d  injures,  il  eût  voulu  la  frapper.  Brus([uenu'nt  il  leva  la  tète 
et  ses  regards  rencontrèrent  la  toile  mauditesur  laquelle  Concliita 
inimua])lement  souriait,  avec  ses  fleurs  d'amour  dans  la  main. 
Il  lui  sembla  ({ue  le  charmant  visage  le  bravait,  (''était  à  son 
amant  ({u'elle  souriait  ainsi,  ponsa-t-il.  Et  toute  ma  vie  j'aurais 
cette  image,  insolenmient  adultère,  devant  les  yeux?... 

De  son  cœur,  un  lli>t  enflammé  monta  à  son  cerveau.  Il  poussa 
un  cri  sourd  et,  d'une  main,  saisissant  le  cadre  d'or,  il  l'arracha 
du  mur  et  le  fit  tomber  sur  le  panpiet.  Il  s'y  brisa  avec  un  ef- 
froyable bruit,  et  ses  éclats  roulèrent  de  tous  côtés,  dans  un  nuage 
de  poussièri'.  A  terre,  ét(Midu  comme  un  mort,  le  j^ortrait  souriait 
toujours.  Alors  Rameau  s'avanra,  et,  furieusement,  de  son  talon 
il  frajjpa  l'adorable  (igure.  Surexcité  ])ar  son  action  même,  il  i-e- 
doubla,  et,  avec  une  frénétique  rage  de  démolir  el  d'effondrer,  il 
se  mil  à  piéliner  la  toile,  criant  d'une  Adix  (Mitrecoupée  : 

—  Ti«n>,  misérable!  Tiens,  infâme!  Tiens,  basse  et  immonde 
créature!  Que  ne  ]iuis-je  t'écraser  toi-nK'me  ! 

Echevel('',  les  poings  crispés,  l'œil  injecté  de  sang, .  acharné  à 
son  œuvre  ilc  destruction,  il  semblait  un  fou.  Comme  il  continuait 
à  crier  ses  injures,  la  porte  de  la  chambn^  s'ouvrit,  et,  amené(>  par 
l'incjuiétude,  tremblante  d'émotion,  sa  fille  parut.  En  la  voyant 
sur  le  s<Miil,  Rameau  recula  hagard.  Avec  un  horrible  saisisse- 
ment, en  elle,  ainsi  éclairée  par  la  |)leine  lumière,  il  avait  retromé 
Conchita,  mais  blonde  avec  des  yeux  bleus  :  les  cheveux  et  les 
yeux  de  Mun/.el.  Il  la  (lé\oraii  du  regard,  et  Adrienne,  ^•oy.•lnt 
son  ]»ère  le  visai^e  convulsé,  les  habits  en  désordre,  au  niiliiii 
d(.'  ces  décombres,  en  proie  à  cette  di'uience,  n'os.iit  f.iire  un  pas 
on  avant.  Il  cria  d'ime  voix  terrible  : 

—  Que  viens-tu  chercher  ici? 

La  jeune  fille  pâlit,  suppliante;  elle  ten<lit  les  bras  : 

—  Mon  père... 

—  Tais-toi  !  interrompit-il  avec  un  geste  formidable.  Pas  ce 
noml...  Pas  dans  cette  chambre  infâme!  Va-t'en!  va-t'en!  (pie 
je  ne  te  voie  plus!  tu  me  fais  horreur! 

A  ces  paroles,  si  différentes  de  celles  que  ce  père  tendrement 
aimé  lui  adres-sait  cha({ue  jour,  Adrienne  fit  un  mouvement, 
comme  pour  chasser  une  vision  terrifiante.  Le  sang  reflua  à  son 
cœur,  qui  battit  à  r(''touffer.  Elle  eut  un  voile  devant  les  yeux, 


LK  DOCTEIîi;  KAMKAI'  01 

ses  jamljes  plièrent  sous  elle  et  une  teinte  livide  s'étendit  sur  ses 
joues  : 

—  Je  t'en  prie,  tu  me  fais  peur!...  Qu'y  a-t-il  donc?  balbutia- 
t-elle.  Pourquoi  me  repousses-tu?  Est-ce  que  j'ai  fait  quelque 
chose  de  mal? 

—  Le  mal?  Tu  en  es  tout  entière  l'incarnation!  s'écria  Rameau 
(lunt  les  yeux  égarés  flambèrent  de  fureur.  Le  mal,  tu  es  son 
expression  vivante!  Le  mal,  c'est  toi!  Oui,  toi,  preuve  odieuse 
de  l'infamie  dont  tu  perpétues  le  souvenir?  Je  ne  sais  à  quoi  il 
tient  que  je  ne  t'écrase  ! 

Il  l'avait  prise  par  l'épaule  et  la  secouait  avec  violence.  Elle 
ne  disait  plus  une  parole,  épouvantée  non  pour  elle,  mais  pour 
son  père.  Elle  le  jugea  fou.  Une  douleur  immense  emplit  son 
cœur,  des  larmes  coulèrent  sur  ses  joues,  elle  n'eut  plus  la  force 
de  se  soutenir  et  se  laissa  aller  à  genoux,  comme  pour  demander 
grâce.  En  l'entendant  tomber  sur  le  parquet,  Rameau  eut  un 
retour  de  raison.  Il  ne  vit  plus,  devant  lui,  que  l'enfant  qu'il 
avait  adorée  pendant  dix-huit  années. 

Il  lui  tendit  les  bras,  voulut  la  relever,  il  cria  : 

—  Adrienne? 

—  Oh  !  c'est  fini  :  c'est  toi,  je  retrouve  tes  regards  et  ta  voix! 
fit  la  jeune  fille  avec  une  joie  ardente. 

Elle  essaya  de  lui  passer  les  bras  autour  du  cou,  de  s'attacher 
à  lui,  de  le  reconquérir.  Mais,  d'un  coup  d'ojil,  il  avait  parcouru 
la  chambre.  Il  avait  revu  le  portrait  déchiré,  les  lettres  en  lam- 
beaux, les  meubles  abattus.  Toute  l'horrible  vérité  s'était 
empai'ée  de  sa  pensée;  sa  figure,  en  un  instant,  était  redevenue 
implacable.  Il  repoussa  l'enfant,  s'arracha  à  son  étreinte,  et 
d'une  voix  tonnante  : 

—  Arrière  !  Point  de  simagrées  !  Je  ne  veux  plus  être  dupé  ! 
Hors  d'ici  ! 

Le  bras  tendu,  sa  haute  taille  redressée,  effrayant  de  colère  1 
il  montrait  la  porte. 


Georii;es  OnxiiT. 


o 


{A   suivre.) 


L'ÉDUCATION    PHYSIQUE 


De  ce  détail  de  quelques  usages  scolaires  à  l'étranger,  cher- 
chons à  déijfagrr  une  })hilosophie.  Nous  verrons  d'abord  que 
l'exercice  et  le  repos  alternatifs  sont  deux  impérieux  besoins  de 
l'organisme  humain  :  besoins  qu'il  faut  satisfaire  sous  peine  d'al- 
térer et  de  ruiner  la  santé  de  l'individu. 

Au  commencement  et  à  la  fin  de  la  vie,  le  besoin  de  repos 
domine  le  besoin  d'exercice,  jusqu'à  ee  que,  chez  le  vieillard,  il 
aboutisse  à  la  mort,  repos  absolu.  Mais,  dès  les  premiers  mois  de 
l'enfance,  le  besoin  d'exercice  musculaire  se  manifeste  et  va  en 
croissant  jusqu'à  l'âge  de  la  puberté. 

Le  mouvement  incessant  des  membres  chez  le  bébé,  l'intensité 
surabondante  de  la  vie  chez  les  garçons  et  les  fillettes,  se  mani- 
festant pai-  une  activité  musculaire  excessive  et  continuelle, 
montrent  assez  l'énei-gic  de  ce  besoin  et  les  vives  satisfactions 
qui  en  découlent. 

A  quel  point  les  conditions  générales  de  la  vie  moderne  res- 
treignent les  occasions  naturelles  de  se  donner  cet  exercice,  pour 
l'enfant  et  pour  l'adulte,  —  c'est  ce  que  chacun  voit  de  reste. 
Chaque  d«''couverte  nou\elle  de  la  science,  chaque  progrès  de 
l'industrie,  cha(iue  pas  de  la  civilisation,  réduit  en  quelque  sorte 
le  chani])  de  l'action  nuisculaire,  avec  les  plaisirs  et  les  bienfaits 
qui  en  résultent  pour  l'être  humain. 

C'est  pourquoi  ri'^tat  a  le  devoir  d'obvier  à  un  ordre  de  choses 
si  périlleux  pour  la  santé  ])ublique,  en  plaçant  le  remède  à  côté 
du  poison,  je  veux  dire  en  augmentant  les  ressources  et  les  faci- 
lités offertes  à  l'exercice  artificiel,  à  proportion  des  obstacles 
ap[)ortés  par  le  j)rogrès  des  monirs  à  l'exercice  naturel. 

L'établissement  d'une  nouvelle  ligne  fcrr«'e,  d'un  tramway, 
d'une  usine  à  vapeur  devrait  donc  avoir  toujours  j)our  correctif 
et  contre-partie  l'ouverture  d'un  nouveau  champ  d'exercice,  d'un 
nouveau  jardin  public,  l'inauguration  d'un  nouveau  genre  de 
gymnastifjuc  attrayante. 


l/KUnCATION  l'IIVSlMli;  m 

Et  cela,  non  pas  seulement  dans  les  villes,  mais  dans  les  cam- 
pagnes. Car  le  paysan,  comme  l'ouvrier  et  le  bourgeois,  tend  de 
jour  en  jour  à  moins  d'efforts  musculaires.  Il  y  a  un  quart  de 
siècle  à  peine,  quand  il  allait  au  marché,  c'était  à  pied,  ses  sou- 
liers du  dimanche  au  bout  d'un  bâton,  pour  les  ménager  :  au- 
jourd'hui, c'est  sur  rails  et  sans  mettre  un  seul  muscle  en  action. 
Comme  les  autres,  il  a  compris  que  le  temps  est  de  l'argent. 
Mais,  pas  plus  que  les  autres,  il  ne  voit  assez  clairement  que 
toute  fatigue  physique  étant  un  versement  à  la  caisse  d'épargne 
de  la  vigueur,  réciproquement  toute  économie  de  travail  est  une 
perte  de  valeur  personnelle. 

Nos  pères,  plus  sages  en  cela  que  nous  ne  le  sommes,  s'inquié- 
taient toujours  de  faire  marcher  parallèlement  la  culture  du  corps 
et  celle  de  l'esprit.  Dans  les  écoles  établies  par  Charlcmagne,  les 
jeux  violents  étaient  de  règle,  avec  le  tir  à  l'arc,  qui  est  par  lui- 
même  une  gymnastique  complète.  Les  maîtres  d'alors  agissaient 
pourtant  d'après  les  seules  données  de  l'expérience,  sans  con- 
naître la  théorie  de  la  vie  animale,  sans  rien  savoir  des  fonctions 
de  la  peau,  des  reins  et  des  autres  organes  excréteurs,  de  la  nu- 
trition, de  la  circulation  et  de  l'innervation.  Comment  qualifier  le. 
triste  état  où  la  France  d'aujourd'hui  laisse  végéter  sa  jeunesse, 
elle  qui  connaît  ou  devrait  connaître,  sur  ces  divers  points,  les 
conclusions  de  la  physiologie  moderne? 

N'est-il  pas  démontré  que  l'exercice  est  le  promoteur  le  plus 
actif  et  le  plus  nécessaire  de  la  circulation  du  sang  et  dé  la  nu- 
trition cellulaire  ?  que  les  poumons  et  aussi  la  peau  (cette  autre 
paire  de  poumons  étendue  à  la  surface  du  corps)  gagnent  une 
énergie  plus  erande,  et,  par  suite,  une  intensité  d'elïets  double 
ou  triple,  à  tout  effort  musculaire?  que  l'appétit,  les  bonnes  di- 
gestions, les  sommeils  réparateurs,  le  calme  nerveux,  la  ph'^ni- 
tude  de  la  force  et  de  la  santé  sont  incompatibles,  surtout  chez 
les  êtres  jeunes  et  ardents,  avec  la  vie  sédentaire  et  l'emprison- 
nement? 

Que  penserait-on  d'un  père  de  famille  qui  obligerait  chaque 
jour  ses  enfants  à  absorber  plusieurs  grammes  d'acide  carboni- 
que et  d'oxyde  de  carbone  ?  On  le  traiterait  en  empoisonneur  ou 
en  fou,  et  les  cours  d'assises  lui  donneraient  le  choix  entre  le 
bagne  et  la  camisole  de  force.  C'est  pourtant  ce  que  font  indirec- 
tement et  légalement  en  France,  avec  les  meilleures  intentions 
du  monde,  ceux  qui  placent  leurs  enfants  dans  des  conditions 


94  l.A  LECTUIΠ

telles  qu'ils  emmagasinent  et  gardent  au  fond  de  leurs  tissus  la 
plus  grande  partie  de  l'acide  carboniqui^  produit  chez  eux  par  les 
fonctions  organiqu(^s. 

La  vie,  réduite  à  son  cxpn^ssion  lu  plus  simple,  doit  en  efïet 
être  considérée  comme  une  combustion  «'opérant  aux  profondeurs 
intimes  de  l'être,  dans  tous  ses  éléments  auatomiques. 

Cette  combustion  exige  des  alimmits  variés,  oxygène,  hydro- 
gène, azote  et  carbone.  Elle  produit  des  déchets,  de  véritables 
cendres,  que  le  corps  doit  expulser,  sous  peine  d'auto-empoison- 
nement. Une  notable  partie  de  ces  déchets,  et  non  pas  la  moins 
toxique,  a  pour  organes  excréteurs  le  poumon  et  la  peau.  C'est 
celle  dont  l'exercice  musculaire  active  l'expulsion,  par  une  sorte 
de  massage  naturel.  Supprimez  ou  réduisez  cet  exercice  muscu- 
laire, et  l'excrétion  se  fait  incomplètement.  L'être  humain  végète 
et  s'atrophie,  parce  qu'il  croupit,  à  la  lettre,  dans  l'ordure  interne. 

A  côté  de  ce  péril  déjà  si  grave,  l'insuffisance  de  l'activité 
musculaire  en  entraîne  d'autres  peut-être  plus  graves  encore.  En 
détruisant  l'équilibre  de  la  vie  animale ,  la  paresse  physique 
engourdit  l'intelligence,  obscurcit  le  sens  moral,  et  produit  deux 
types  humains  presque  aussi  misérables  l'un  que  l'autre  — 
l'obèse  et  le  névropathe  :  le  premier  envahi  par  les  tissus  de 
réserve  qu'il  a  négligé  d'expulser  et  saturé  de  graisse  jusqu'aux 
lobes  cérébraux  ;  le  second,  inconsciente  victime  d'une  accumu- 
lation de  force  nerveuse  qui  ne  s'est  pas  normalement  dépensée, 
et  qui  se  traduit  par  les  manifestations  morbides  de  la  mélanco- 
lie, de  l'inappétence,  de  la  couardise  et  du  sadisme. 

Le  man([ue  d'exercice  physique  a  done  tous  les  droits  du 
monde  à  être  qualifié  d'empoisonnement  graduel.  Et  c'est,  de 
plus,  un  emj)oisonnement  qui  mine  la  vie  dans  ses  sources  mêmes, 
qui  altère  et  rabougrit  non  seulement  l'individu,  mais  la  race. 

Or,  la  concurrence  vitale  étant  la  loi  du  monde  organisé,  toute 
race  ([ui  s'affaiblit  est  condanmée  à  disjjaraître  :  l'histoire  est  là 
pour  le  dire  -avec  Darwin.  On  pourrait  refaire  sur  ce  thème  un 
nouveau  Discours  sur  ihiatitin'  unircrsrUr  et  montrer,  l'un  après 
l'autre,  les  peuples  grandissant  ([uand  ils  cultivent  les  exercices 
du  corps,  baissant  et  s'effondrant  quand  ils  les  négligent. 

Heureux  <"cux  f(ui  s'aperçoivent  à  ])ropos  du  danger  qui  les 
menace,  et  d'un  vigoureux  coup  d'épaule  savent  regagner  le 
temps  perdu!  Ce  fut  toujours  le  privilège  de  notre  race.  Puisse- 
t-elle  l'avoir  conservé  ! 


L'KDUCATION  PHYSIQUE  03 

En  France,  la  décadence  physi(|ue  date  de  loin.  Il  faut,  pour 
en  trouver  les  origines,  remonter  jusqu'au  quinzième  siècle,  aux 
guerres  péninsulaires  et  aux  mariages  royaux  qui  ont  introduit 
chez  nous,  avec  les  mollesses  italiennes,  la  prétendue  Renais- 
sance sous  laquelle  étouffa  si  longtemps  notre  génie  propre.  On 
ne  saura  jamais  exactement  quel  mal  a  fait  aux  lettres,  aux  arts 
français  et  à  l'originalité  nationale,  ce  contact  d'une  civilisation 
de  seconde  main  et  de  second  ordre,  elle-même  copie  d'une  copie, 
et  reflet  affaibli  des  imitateurs  néo-grecs.  Elle  pouvait,  certes, 
avoir  sa  saveur  et  sa  raison  d'être  sur  le  terrain  où  elle  a  pris 
naissance,  mais  ne  nous  en  laissera  pas  moins  le  deuil  éternel  de 
ce  ([ue  serait  devenu,  dans  la  libre  floraison  de  sa  sève,  l'école 
d'un  François  Villon,  d'un  Clouet  et  d'un  Jean  Foucquet... 

Ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  discuter  ces  choses.  Encore  faut-il 
constater  qu'au  point  de  vue  de  la  condition  physique  du  peuple 
français,  l'influence  italienne  fut  désastreuse  et  qu'il  sortit  empoi- 
sonné de  cet  embrassement.  Lente  au  début  et  insidieuse,  à  raison 
des  obstacles  que  lui  opposa  longtemps  la  vigoureuse  simplicité 
des  mœurs  rurales,  ladécfidence  n'atteignit  d'abord  que  le  monde 
de  la  cour  et  les  classes  lettrées.  On  le  vit  bien,  à  la  fm  du  dernier 
siècle,  quand  le  paysan  français,  tout  terreux  du  sillon,  promena 
par  l'Europe  le  drapeau  triomphant  de  sa  révolte.  Lui  aussi, 
pourtant,  il  devait  à  son  tour  subir  la  contagion;  à  peine  affran- 
chi de  ses  misères  et  entré  dans  le  droit  commun,  il  éprouva  les 
atteintes  du  mal.  Ce  que  les  Médicis  avaient  commencé,  ce  que 
Mazarin  avait  poursuivi,  les  Bonaparte  l'achevèrent  par  vingt 
années  de  saignées  à  blanc,  compliquées  de  quatre-vingt-deux 
ans  d'emprisonnement  scolaire. 

Et  le  malade  respire  encore!  Et  il  lui  reste  la  volonté  de  vivre! 
Admirons,  mais  hâtons-nous  d'aviser.  Il  n'est  que  temps  démettre 
au  service  de  sa  régénération  toutes  les  ressources  de  la  science. 

Sans  sortir  du  cadre  modeste  de  ces  études,  il  faut  en  tirer  les 

conclusions. 

La  première  sera  qu'il  y  a  urgence  de  donner  à  tous  nos  en- 
fants, —  à  ceux  de  l'école  primaire  comme  à  ceux  du  collège  et 
du  lycée,  —  l'habitude  de  ces  deux  toilettes  indispensables,  l'une 
externe,  l'autre  interne,  qui  sont  le  bain  quotidien  et  l'exercice 
musculaire. 

La  seconde  est  que  cet  exercice,  pour  être  pratiqué  avec  suite, 
doit  être  amusant  et  constituer  une  récréation. 


illî  I.A   I.KCTniF. 

Ihi  attendant  l'abolition  de  rnitcrnat,  la  réforme  immédiate- 
ment nécessaire  se  rédnit  donc,  en  dernière  analyse,  à  mettre 
l)artout  au  service  de  la  population  scolaire  des  terrains  de  jeux, 
découverts  et  de  dimensions  suffisantes,  avec  le  matériel  indis- 
pensable, —  balles,  ballons,  boules,  quilles,  raquettes,  maillets. 

Peu  imi)orte  ù  ({uel  jeu  s'attachera  de  préférence  tel  ou  tel 
eroupe  d'enfants.  L'essentiel  est  que  ce  jeu  soit  mouvementé, 
qu'il  les  oblige  à  courir,  à  sauter,  à  respirer  largement  et  à 
mettre  en  action  le  plus  de  muscles  possible;  qu'il  soit  régulier 
et  courtois,  qu'il  soit  praticable  en  plein  air.  S'il  est  d'origine 
française  et  porte  un  nom  français,  il  n'en  vaudra  que  mieux. 

L'erreur  commune  est,  en  effet,  de  supposer,  par  une  sorte  de 
superstition,  quand  il  s'agit  des  jeux  anglais,  que  leur  vertu  est 
exclusive  et  spécifique,  que  le  cricket  seul,  par  exemple,  ou  le 
football,  peuvent  donner  les  résultats  voulus. 

Il  n'en  est  rien,  et  tomber  dans  cette  erreur,  c'est  prendre  la 
forme  pour  le  fond.  Le  cricket  et  le  football  sont  d'excellents 
jeux,  parce  qu'ils  sont  vifs,  intéressants  et  difficiles;  mais  per- 
sonne n'a  le  droit  de  croire  leur  efficacité  supérieure  à  celle  des 
vieux  jeux  français  dont  ils  dérivent,  et  il  n'y  a  dès  lors  ni  utilité 
pi'atique  ni  convenance  nationale  à  les  emprunter  à  nos  voisins. 
A  quatre-vingts  ans  passés,  M.  Gladstone  se  trouve  encore  fort 
l)ien  d'abattre  cha([ue  jour  un  chêne  à  la  cognée.  Est-ce  un  motif 
suflisant  d'introduire  ce  sport  coûteux  dans  nos  écoles? 

Soyons  Français;  soyons-le  avec  passion,  même  dans  les 
petites  choses;  soyons-le  surtout  dans  les  grandes,  comme  l'édu- 
cation de  nos  (ils,  si  nous  voulons  que  la  France  survive,  au 
milieu  des  fauves  qui  rugissent  autour  d'elle.  Au  fort  de  la  bataille 
que  se  livrent  aujourd'hui  les  industries,  les  langues  et  les  armées 
rivales,  il  n'y  a  pas  de  concessions  sans  importance  :  n'en  faisons 
pas  d'inutiles! 

Oue  s'il  nous  faut  absolument  des  modèles,  nous  pouvons  les 
trouver  dans  l'antiquité,  plus  nobles,  plus  surs,  plus  impeccables 
qu'au  delà  de  la  Manche. 

Les  Grecs,  «pii  savaient  tout  ou  qui  devinaient  tout  ce  qu'ils 
ne  .savaient  pas,  avaient  poussé  l'I'Mucation  physique  bien  plus 
loin  qu'aucune  nation  moderne.  Ils  jouaient  à  la  balle,  au  disque 
et  au  palet;  ils  lançaient  le  javelot,  bandaient  l'arc  et  tiraient 
réj)ée;  ils  connaissaient  l'art  d'entraîner  une  poignée  d'lK>mmes 
pour  en  arrêter  des  millions;  leurs  coureurs  annonçaient  la  vie- 


4 


L'EDUCATION   PHYSIQUE  97 

toire  de  Marathon  presque  aussi  vite  que  nos  télégraphes  ;  leurs 
pugilcs  en  auraient  remontré  à  tous  les  prize-fujhtcrs  ;  ils  £;a- 
gnaient  à  l'aviron  des  batailles  navales,  et  se  i)étrissaient  en 
jileine  chair  vivante  des  lutteurs  aussi  fermes  et  aussi  beaux  que 
les  marbres  de  Phidias. 

Est-ce  que  cela  les  empêchait  de  nous  léguer  les  plus  nobles 
poèmes  en  vers  et  en  prose  qu'ait  jamais  connus  l'iiumanité  ? 
Pourquoi  nos  professeurs  et  nos  savants,  éternellement  penchés 
sur  ces  textes,  en  voient-ils  toujours  la  lettre  et  jamais  l'esprit? 
Comment  n'ont-ils  pas  compris  encore  que  l'homme  complet  est 
celui  qui  peut,  après  Euripide,  écrire  Iphi<jénie  de  la  même  main 
qui  vient  de  gagner  aux  Jeux  Olympiques  la  couronne  des 
athlètes? 

Jeux  Olympiques   :  le  mot  est  dit.  Il  faudrait  avoir  les  nôtres. 

Ce  ne  sera  point  assez  que  l'Education  physique  entre  de  gré 
ou  de  force  dans  nos  collèges,  qu'elle  soit  enfin  professée  dans 
les  écoles  normales,  enseignée  aux  maîtres  de  demain  et  mise 
au  rang  qu'elle  mérite,  —  le  premier  de  tous.  Le  muscle  n'échap- 
pera à  l'injuste  et  périlleux  opprobre  qui  pèse  sur  lui  qu'au  jour 
où  la  Ptépublique  française,  vraiment  athénienne,  s'inquiétera  de 
lui  rendre  les  honneurs  souverains. 

J'imagine,  chaque  année,  au  printemps,  un  grand  concours 
athlétique  —  à  la  course,  au  saut,  à  la  balle,  à  la  nage,  à  l'avi- 
ron —  où  seraient  appelés  les  délégués  des  écoles  de  France, 
par  voie  de  sélection  régionale.  Je  vois  ces  champions  lutter  suc- 
cessivement les  uns  contre  les  autres,  dans  une  suite  de  réunions 
préparatoires  qui  feraient  les  délices  et  la  fortune  de  Paris  ;  puis, 
progressivement,  un  nombre  limité  de  vainqueurs  restant  seuls 
en  lice  pour  l'effort  final  :  et  le  jour  de  la  Fête  Nationale,  les 
triomphateurs  recevant  comme  prix,  en  séance  solennelle,  devant 
les  troupes  assemblées  et  les  grands  corps  élus,  des  bourses  de 
voyage,  des  diplômes  (.Vagonothètes  ou  chefs  des  jeux  publics,  des 
réductions  et  dispenses  de  service  actif  en  temps  de  paix. 

Ce  spectacle,  peut-être  le  verrons-nous  un  jour.  Pourquoi  pas 
cette  année  même?  Il  est  des  remèdes  qu'il  faut  appliquer  au  plus 
vite,  quand  on  en  aperçoit  la  nécessité,  de  peur  de  n'avoir  plus, 
et  pour  cause,  le  temps  de  le  faire. 

Philippe  Daryl. 


LECT.   —  40.  IX  —  7 


SUR   L'EAU 


Saint-Tropez,  l;^  ovril. 

Comme  il  faisait  fort  beau  ce  matin,  je  partis  pour  la  Char- 
treuse de  La  Verne. 

Deux  souvenirs  m'entraînaient  vers  cette  ruine  :  celui  de  la 
sensation  de  solitude  infinie  et  de  tristesse  inoubUiblf  ressentie 
dans  le  cloître  perdu,  et  ])uis  celui  d'un  vieux  couple  de  paysans 
chez  qui  m'avait  conduit,  l'année  d'avant,  un  ami  ([ui  me  auidait 
à  travers  le  pays  des  Maures. 

Assis  dans  un  char  à  bancs,  car  la  route  deviendra  bientôt  im- 
praticable pour  une  voiture  suspendue,  je  suivis  d'abord  le  golfe 
jusqu'au  fond.  J'apercevais,  sur  l'autre  rive  en  face,  les  bois  de 
pins  où  la  Société  essaye  encore  une  station.  La  j)lag<',  d'adleurs, 
est  admirable  et  le  pays  entier  magnificjne.  La  route  ensuite 
s'enfonce  dans  les  montagnes  et  bientôt  traverse  le  bourg  de 
Cogolin.  Un  peu  ])lus  loin,  je  la  ([uitte  pour  prendre  un  chemin 
d<'-fonc(''  fiui  ressemble  à  un(>  longue  ornière.  Une  rivière,  on 
plutôt  un  grand  ruisseau,  coule  à  côté,  et  tous  les  cent  mètres 
coupe  cette  ravine,  l'inonde,  s'éloigne  un  jx-u,  revient,  se  trompe 
encore,  ([uitte  son  lit  et  noie  la  route,  puis  tombe  dans  un  fossé, 
s'égare  dans  un  ehauii)  ilc  |ti(rres,  ])araît  soudain  devenu  sage 
et  .suit  son  cours  quel<(ue  temps;  mais,  saisi  tout  à  coup  par  une 
l)rus([ue  fantaisie,  il  se  précipite  de  nouveau  dans  le  (theuiin 
(pi'il  change  en  mare,  où  le  cheval  eufonce  jusipi'au  poitrail  et 
la  haute  voiture  jus([u'au  coffre. 

(1)  Voir  les  numéros  des  25  avril,  10  et  25  mai,  10  et  25  juiu  1889. 


SUR  L'EAU  99 

Plus  de  maisons  ;  de  place  en  place  une  hutte  de  charbonniers. 
Les  plus  pauvres  demeurent  en  des  trous.  Se  figure-t-on  que  des 
hommes  habitent  en  des  trous,  qu'ils  vivent  là  toute  l'année, 
cassant  du  bois  et  le  brûlant  pour  en  extraire  du  charbon,  mangeant 
du  pain  et  des  oignons,  buvant  de  l'eau  et  couchant  comme  les 
lapins  en  leurs  terriers,  au  fond  d'une  étroite  cavei'ne  creusé^ 
dans  le  «rranit  ?  On  vient  d'ailleurs  de  découvrir,  au  milieu  de  ces 
vallons  inexplorés,  un  solitaire,  un  vrai  solitaire,  caché  là  depuis 
trente  ans,  ignoré  de  tous,  même  des  gardes  forestiers. 

L'existence  de  ce  sauvage,  révélée  je  ne  sais  par  qui,  fut  signa- 
lée sans  doute  au  conducteur  de  la  diligence,  qui  en  parla  au 
maître  de  poste,  qui  en  causa  avec  le  directeur  ou  la  directrice 
du  télégraphe,  qui  s'étonna  devant  le  rédacteur  d'un  Petit  Midi 
quelconque,  qui  en  fit  une  chronique  à  sensation  reproduite  par 
toutes  les  feuilles  de  la  Provence. 

La  gendarmerie  se  mit  en  marche  et  découvrit  le  solitaire,  sans 
l'inquiéter  d'ailleurs,  ce  qui  prouve  qu'il  devait  avoir  gardé  ses 
papiers.  Mais  un  photographe,  excité  par  cette  nouvelle,  se  mit 
en  route  à  son  tour,  erra  trois  jours  et  trois  nuits  à  travers  les 
montagnes,  et  finit  par  photographier  quelqu'un,  le  vrai  soli- 
taire, disent  les  uns,  un  faux,  affirment  les  autres. 

Or,  l'an  dernier,  l'ami  qui  me  révéla  ce  bizarre  pays  me  fit 
voir  deux  êtres  plus  curieux  assurément  que  le  pauvre  diable  qui 
vint  cacher  dans  ces  bois  impénétrables  un  chagrin,  un  remords, 
un  désespoir  inguérissable,  ou  peut-être  le  simple  ennui  de 
vivre. 

Voici  comment  il  les  avait  trouvés.  Errant  à  cheval  à  ti'avers 
ces  vallons,  il  rencontra  tout  à  coup  une  sorte  d'exploitation 
prospère,  des  vignes,  des  champs  et  une  ferme  humble,  mais 
habitable.  Il  entra.  Une  femme  le  reçut,  âgée  de  soixante-dix  ans 
environ,  une  paysanne.  >Son  homme,  assis  sous  un  arbre,  se  leva 
et  vint  saluer. 
—  Il  est  sourd,  dit-elle. 

C'était  un  grand  vieillard  de  quatre-vingts  ans,  étonnamment 
fort,  droit  et  beau. 

Ils  avaient  à  leur  service  un  valet  et  une  servante.  Mon  ami, 
un  peu  surpris  de  rencontrer  dans  ce  désert  ces  êtres  singuliers, 
s'informa  d'eux.  Ils  étaient  là  depuis  fort  longtemps;  on  les  res- 
pectait beaucoup,  et  ils  passaient  pour  avoir  de  l'aisance,  une 
aisance  de  paysans. 


100  LA  LECTURE 

Il  revint  les  voir  plusieurs  fois  et  devint  peu  à  peu  le  confident 
(le  la  femme.  Il  lui  apportait  des  journaux,  des  livres,  s'étonnant 
de  trouver  en  elle  des  idées,  ou  plutôt  des  restes  d'idées  qui  ne 
scml)laicnt  point  de  sa  caste.  Elle  n'était  d'ailleurs  ni  lettrée,  ni 
intelligente,  ni  spirituelle,  mais  semblait  avoir,  au  fond  de  sa 
mémoire,  des  traces  de  pensées  oubliées,  le  souvenir  endormi 
d'une  éducation  ancienne. 

Un  jour,  elle  lui  demanda  son  nom. 

—  Je  m'appelle  le  comte  de  X...,  dit-il. 

Elle  reprit,  mue  par  une  de  ces  obscures  vanités  gîtées  au  fond 
de  toutes  les  âmes  : 

—  Moi  aussi,  je  suis  noble! 

Puis  elle  continua,  parlant  pour  la  première  fois  assurément 
de  cette  chose  si  vieille,  inconnue  de  tous. 

—  Je  suis  la  fille  d'un  colonel.  Mon  mari  était  sous-officior 
dans  le  régiment  que  commandait  papa.  Je  suis  devenue  amou- 
reuse de  lui,  et  nous  nous  sommes  sauvés  ensemble. 

—  Et  vous  êtes  venus  ici? 

—  Oui,  nous  nous  cachions. 

—  Et  vous  n'avez  jamais  revu  votre  famille? 

—  Oh!  non;  songez  que  mon  mari  était  déserteur. 

—  Vous  n'avez  jamais  écrit  à  personne? 

—  Oh!  non. 

—  Et  vous  n'avez  jamais  entendu  parler  de  personne  de  votre 
famille,  ni  de  votre  pore,  ni  de  votre  mère? 

—  Oh!  non!  Maman  était  morte. 

—  Cette  femme  avait  gardé  quehjue  chose  d'enfantin,  l'air  naïf 
de  celles  qui  se  jettent  dans  l'amour  comme  dans  un  précipice. 

il  demanda  encore  : 

—  Vous  n'avez  jamais  raconté  cela  à  personne? 

—  Oh!  non.  Je  le  dis  maintenant  parce  que  Maurice  est  sourd. 
Tant  qu'il  entendait,  jcMi'aurais  pas  osé  en  parler.  Et  puis,  je  n'ai 
jamais  vu  que   des  paysans  depuis  que  je  me  suis  sauvée. 

—  Avez-vous  été  heureuse,  au  moins? 

—  Oh!  oui,  très  heureuse.  Il  m'a  rendue  très  heureuse.  Je  n'ai 
jamais  rien  regretté. 

Et  j'avais  été  voir  à  mon  tour,  l'année  précédente,  cette  femme, 
ce  couple,  comme  on  va  visiter  une  i*elique  miraculeuse. 

J'avais  contemplé,  triste,  surpris,  émerveillé  et  dégoûté,  cette 
fille  qui  avait  suivi  cet  homme,  ce  rustre,  séduite  par  son  uniforme 


SUR  L'EAU  101 

de  hussard  cavalcadeur,  et  qui  plus  tard,  sous  ses  haillons  de 
paysan,  avait  continué  de  le  voir  avec  le  dolman  bleu  sur  le  dos, 
le  sabre  au  flanc,  et  chaussé  de  la  botte  éperonnée  qui  sonne. 

Cependant  elle  était  devenue  elle-même  une  paysanne.  Au  fond 
de  ce  désert,  elle  s'était  faite  à  cette  vie  sans  charmes,  sans  luxe, 
sans  délicatesse  d'aucune  sorte,  elle  s'était  pliée  à  ces  habitudes 
simples.  Et  elle  Taimait  encore.  Elle  était  devenue  une  femme 
du  peuple,  en  bonnet,  en  jupe  de  toile.  Elle  mangeait  dans  un 
plat  de  terre  sur  une  table  de  bois,  assise  sur  une  chaise  de  paille, 
une  bouillie  de  choux  et  de  pommes  de  terre  au  lard.  Elle  cou- 
chait sur  une  paillasse  à  son  côté. 

Elle  n'avait  jamais  pensé  à  rien,  qu'à  lui!  Elle  n'avait  regretté 
ni  les  parures,  ni  les  étoffes,  ni  les  élégances,  ni  la  mollesse  des 
sièges,  ni  la  tiédeur  parfumée  des  chambres  enveloppées  de 
tentures,  ni  la  douceur  des  duvets  où  plongent  les  corps  pour  le 
repos.  Elle  n'avait  eu  jamais  besoin  que  de  lui  !  Pourvu  qu'il  fût 
là,  elle  ne  désirait  rien. 

Elle  avait  abandonné  la  vie,  toute  jeune,  et  le  monde,  et  ceux 
qui  l'avaient  élevée,  aimée.  Elle  était  venue,  seule  avec  lui,  en 
ce  sauvage  ravin.  Et  il  avait  été  tout  pour  elle,  tout  ce  qu'on 
désire,  tout  ce  qu'on  rêve,  tout  ce  qu'on  attend  sans  cesse,  tout 
ce  qu'on  espère  sans  fin.  Il  avait  empli  de  bonheur  son  existence, 
d'un  bout  à  l'autre.  Elle  n'aurait  pas  pu  être  plus  heureuse. 

Maintenant  j'allais,  pour  la  seconde  fois,  la  revoir  avec  l'éton- 
nemcnt  et  le  vague  mépris  que  je  sentais  en  moi  pour  elle. 

Elle  habitait  de  l'autre  côté  du  mont  qui  porte  la  Cliarti*euse  de 
La  Verne,  près  de  la  route  d'Hyères,  où  une  autre  voiture  m'atten- 
dait, car  l'ornière  que  nous  avions  suivie  cessait  tout  à  coup  et 
devenait  un  simple  sentier  accessible  seulement  aux  piétons  et 
aux  mulets. 

Je  me  mis  donc  à  monter,  seul,  à  pied  et  à  pas  lents.  J'étais 
dans  une  forêt  délicieuse,  un  vrai  maquis  corse,  un  bois  de 
contes  de  fées  fait  de  lianes  fleuries,  de  plantes  aromatiques  aux 
odeurs  puissantes  et  de  grands  arbres  magnifiques. 

Les  granits  dans  le  chemin  brillaient  et  roulaient,  et  par  les 
jours  entre  les  branches,  j'apercevais  soudain  de  larges  vallées 
sombres,  s'allongeant  à  perte  de  vue,  pleines  de  verdure. 

J'avais  chaud,  mon  sang  vif  coulait  à  travers  ma  chair,  je  le 
sentais  jourir  dans  mes  veines  un  peu  brûlant,  rapide,  alerte, 
rythmé,  entraînant  comme  une  chanson,  la  grande  chanson  bête 


102  LA  LECTURE 

et  gaie  de  la  vie  qui  s'agite  au  soleil.  J'étais  content,  j'étais  fort, 
j'accélérais  ma  marche,  escaladant  les  rocs,  sautant,  courant, 
découvrant  de  minute  en  minute  un  pays  plus  large,  un  gigan- 
tesque filet  (le  vallons  déserts  où  ne  montait  pas  la  fumée  d'un 
seul  toit. 

Puis,  je  gagnai  la  cime,  que  d'autres  cimes,  plus  hautes,  domi- 
naient, et  après  (juelques  détours,  j'aper(;us  sur  le  flanc  de  la  mon- 
tagne en  face,  derrière  une  châtaigneraie  immense  qui  allait  du 
sommet  au  fond  d'une  vallée,  une  ruine  noire,  un  amas  de  pierres 
sombres  et  de  bâtiments  anciens  supportés  par  de  hautes  arcades. 
Pour  l'atteindre,  il  fallut  contourner  un  large  ravin  et  traverser 
la  chàtaiirneraie.  Les  arbres,  vieux  comme  l'abbave,  survivent  à 
cette  morte,  énormes,  mutilés,  agonisants.  Les  uns  sont  tombés, 
ne  })Ouvant  plus  supporter  leur  âge  ;  d'autres,  décapités,  n'ont  ])lus 
qu'un  tronc  creux  où  se  cacheraient  dix  honunes.  Et  ils  ont  l'air 
d'une  armée  formidable  de  géants  antiques  et  foudroyés  ([ui 
montent  encore  à  l'assaut  du  ciel.  On  sent  les  siècles  et  la  moisis- 
sure, l'antique  vie  des  racines  pourries  dans  ce  bois  fantastique 
où  rien  ne  fleurit  plus  au  i)ied  de  ces  colosses.  C'est,  entre  les 
troncs  gris,  un  sol  dur  de  pierres  et  d'herbes  rares. 

Voici  deux  sources  captées  ou  des  fontaines  j)Our  faire  boire 
les  vaches. 

J'approche  de  l'abbaye  et  je  découvre  tous  les  vieux  bâti- 
ments, dont  les  plus  anciens  datent  du  xii"  siècle  et  dont  les  plus 
récents  sont  habités  par  une  famille  de  pâtres. 

Dans  la  première  cour  on  voit,  aux  traces  des  animaux,  qu'un 
reste  de  vie  hante  encore  ces  lieux,  i)uis  après  avoir  traversé 
des  salles  croulantes,  pareilles  à  celles  de  toutes  les  ruines,  on 
arrive  dans  le  cloître,  long  et  bas  jiromenoir  encore  couvert, 
entourant  un  ju-éau  de  ronces  et  de  hautes  herbes.  Nulle  jiart 
au  monde  je  n'ai  senti  sur  mon  Cd'ur  un  poids  de  mélaneolie 
aussi  lourd  (|u'en  cet  antique  et  sinistre  marchoir  de  moines. 
Certes,  la  forme  des  arcades  et  la  proportion  du  lieu  contri- 
buent à  cette  émotion,  à  ce  serrement  de  cœur,  et  attristent 
l'âme  par  l'o.'il,  connue  la  linne  heureuse  d'un  monument  gai 
réjouit  la  vue.  L'honnnc  qui  a  construit  cette  retraite  devait 
être  un  désespéré,  pour  avoir  su  créer  cette  promenade  de  déso- 
lation. On  a  envie  de  pleurer  entre  ces  nmrs  et  de  gémir,  on  a 
envie  de  soulTrii-,  d'aviver  les  plaies  de  son  cu3ur,  d'agrandir, 
d'élargir  ju.squ'à  l'inlini  tous  les  chagrins  conqjrimés  en  nous. 


SUR  L'EAU  103 

Je  grimpai  par  une  brèche  pour  voir  le  paysage  au  dehors,  et 
je  compris.  —  Uicu  autour  de  nous,  rien  que  la  mort.  —  Der- 
rière l'abbaye,  une  montagne  allant  au  ciel,  autour  des  ruines  la 
châtaigneraie,  et  devant,  une  vallée,  et  plus  loin,  d'autres  val- 
lées, —  des  pins,  des  pins,  un  océan  de  pins,  et  tout  à  Fliorizon, 
encore  des  pins  sur  des  sonmiets. 

Et  je  m'en  allai. 

Je  traversai  ensuite  un  bois  de  chênes-liège  oîi  j'avais  eu 
l'autre  année  une  surprise  émouvante  et  forte. 

C'était  par  un  jour  gris,  en  octobre,  au  moment  où  l'on  vient 
arracher  l'écorce  de  ces  arbres  pour  en  faire  des  bouchons.  On 
les  dépouille  ainsi  depuis  le  pied  jusqu'aux  premières  branches, 
et  le  tronc  dénudé  devient  rouge,  d'un  rouge  de  sang  comme  un 
membre  d'écorché.  Ils  ont  des  formes  bizarres,  contournées,  des 
allures  d'êtres  estropiés,  épileptiques  qui  se  tordent,  et  je  me 
crus  soudain  jeté  dans  une  forêt  de  suppliciés,  dans  une  forêt 
sanglante  de  l'enfer  où  les  hommes  avaient  des  racines,  où  les 
corps  déformés  par  les  supplices  ressemblaient  à  des  arbres,  où 
la  vie  coulait  sans  cesse,  dans  une  souffrance  sans  fin,  par  ces 
plaies  saignantes  qui  mettaient  en  moi  cette  crispation  et  cette 
défaillance  que  produisent  sur  les  nerveux  la  vue  brusque  du 
sang,  la  rencontre  imprévue  d'un  homme  écrasé  ou  tombé  d'un 
toit.  Et  cette  émotion  fut  si  vive,  et  cette  sensation  fut  si  forte 
que  je  crus  entendre  des  plaintes,  des  cris  déchirants,  lointains, 
innombrables,  et  qu'ayant  touché,  pour  raffermir  mon  cœur,  un 
de  ces  arbres,  je  crus  voir,  je  vis,  en  la  retournant  vers  moi,  ma 
main  toute  rouge. 

Aujourd'hui  ils  sont  iruéris  —  jusqu'au  prochain  écorchement. 

Mais  j'aperçois  enfin  la  route  qui  passe  auprès  de  la  ferme  où 
s'abrita  le  long  bonheur  du  sous-officier  de  hussards  et  de  la 
lille  du  colonel. 

De  loin,  je  reconnais  l'homme  qui  se  promène  dans  ses 
vignes.  Tant  mieux  :  la  femme  sera  seule  à  la  maison. 

La  servante  lave  devant  la  porte. 

—  Votre  maîtresse  est  ici,  lui  dis-je. 

Elle  l'épondit  d'un  air  singulier,  avec  l'accent  du  Midi. 

—  Non,  ra'sieu,  voilà  six  mois  qu'elle  n'est  plus. 

—  Elle  est  morte? 

—  Oui,  m'sieu. 

—  Et  de  quoi? 


104  LA  LF.CTURE 

La  femme  hésita,  puis  murmura  : 

—  Elle  est  morte,  elle  est  morte  donc. 

—  Mais  de  quoi? 

—  D'une  cluite,  donc! 

—  D'une  chute,  où  ça? 

—  Mais  de  la  fenêtre. 
Je  donnai  vingt  sous. 

—  Racontez-moi,  hii  dis-je. 

Elle  avait  sans  doute  grande  envie  de  parler,  sans  doute  aussi 
elle  avait  dû  répéter  souvent  cette  histoire  depuis  six  mois,  car 
elle  la  récita  longuement  comme  une  chose  sue  et  invariable. 

Et  j'appris  que  depuis  trente  ans,  l'homme,  le  vieux,  le  sourd, 
avait  une  maîtresse  au  village  voisin,  et  que  sa  femme  l'ayant 
a{)pris  par  hasard  d'un  charretier  qui  passait  et  qui  causa  de  ça, 
sans  la  connaître,  s'était  sauvée  au  grenier,  éperdue  et  hurlante, 
puis  lancée  par  la  fenêtre,  non  point  peut-être  par  réflexion, 
mais  affolée  par  l'horrible  douleur  de  cette  surprise  qui  la  jetait 
en  avant,  d'une  irrésistible  poussée,  comme  un  fouet  qui  frappe 
et  déchire.  Elle  avait  gravi  l'escalier,  franchi  la  porte,  et  sans 
savoir,  sans  pouvoir  arrêter  son  élan,  continuant  à  courir  devant 
elle,  avait  sauté  dans  le  vide. 

Il  n'avait  rien  su,  lui,  il  ne  savait  pas  encore,  il  ne  saurait 
jamais  puisqu'il  était  sourd.  Sa  femme  était  morte,  voilà  tout.  Il 
faiblit  bien  que  tout  le  monde  mourût! 

Je  le  voyais  de  loin  donnant  par  signes  des  ordres  aux 
ouvriers. 

Mais  j'aperjus  la  voiture  qui  m'attendait  à  l'ombre  d'ui\ 
arbre,  et  je  revins  à  Saint-Tropez. 

Guy  DE  Maupas.sant. 
{A  suivre.) 


VOYAGE  AUTOUll  DU  DIGTIOiNNAKiE 


Affection.  —  Ce  que  l'on  éprouve  quelquefois  pour  une  per- 
sonne que  l'on  a  aimée,  quand  on  ne  l'aime  plus. 

Agonie.  —  Dernier  acte  d'un  drame,  premier  acte  d'un 
mystère. 

Ami.  --  Un  homme  qui  partage  votre  bonne  et  votre  mauvaise 
fortune  —  la  bonne  surtout. 

Ange.  —  La  femme  du  voisin. 

Avare.  —  Imbécile  qui  se  laisse  mourir  de  faim  pour  garder 
de  quoi  vivre. 

Bonne  compagnie.  —  Réunion  de  gens  comme  il  faut,  qui  s'a- 
musent à  s'ennuyer  ensemble. 

Brocanteur.  — Un  marchand  qui  vend  du  neuf  pour  de  l'ancien, 
et  du  vieux  pour  du  neuf. 

Cadeau.  —  Les  petits  cadeaux  entretiennent  l'amitié  —  les 
grands  entretiennent  l'amoiu". 

Candidat.  —  Un  homme  qui  est  plat  aujourd'liui  pour  pouvoir 
être  insolent  demain. 

Demain-.  —  Bien  qui  n'appartient  à  personne,  et  dont  tout  le 
monde  dispose. 

Extravagant.  —  Un  homme  qui  a  le  courage  de  dire  ce  que 
nous  pensons. 

Fatalité.  —  La  cause  de  toutes  les  fautes  commises  par  les 
femmes. 

Gaze.  —  Étoffe  qui  déshabille  gracieusement  une  femme  bien 
faite. 

Guitare. — Un  instrument  sensible  qui  pleure  quand  on  le  pince. 

Importun.  —  Un  homme  qui  nous  a  rendu  service  et  dont  nous 
n'avons  plus  rien  à  attendre. 

Lnvalide.  —  Tout  ce  qui  reste  d'un  héros. 

Charles  Narrey. 
(A  suivre.) 


JUILLET  AUX   CHAMPS 


JUILLET  KN   ULALCL 


Les  immenses  plaines  du  plateau  Beauceron  sont  en  ce  mois 
dans  toute  leur  gloire;  c'est  l'heure  où  leur  physionomie  affecte 
son  caractère  spécial,  monotone  sans  doute,  mais  non  pas  sans 
irrandeur.  On  en  juge  mal,  lorsqu'elles  Se  déroulent  comme  la 
toile  d'un  gcorama  devant  la  portière  du  train  qui  vous  emporte 
à  toute  vapeur  ;  pour  en  apprécier  le  charme,  pour  en  goûter  la 
poésie,  il  faut  suivre  un  des  sentiers  poudreux  qui  sillonnent  ces 
plaines;  perdu  entre  les  haies  de  chaumes  diaprées  de  coquelicots 
et  de  bluets,  on  n'aperçoit,  lorsqu'une  dépression  du  terrain  per- 
met au  regard  de  s'étendre,  qu'un  océan  d'épis  ondulants  (|ui  va 
jusqu'à  l'horizon.  Tous  les  bruits  humains  se  sont  tus  :  on  ne 
perçoit  plus  que  les  cris  aigres  des  grillons  et  des  cigales,  et  de 
temps  en  temps  le  trille  alerte  de  l'alouette  veillant,  dans  la  voûte 
bleue,  sur  sa  nichée  ({ui  court  dans  le  sillon. 

On  subit  alors  une  impression  reproduisant  exactement  celle 
que  l'on  éprouve  en  s'cnfonçant  dans  une  foret,  impression  mixte 
qui  se  traduit  à  la  fois  par  une  appréhension  indéfinie,  une  vague 
mélancolie,  et  par  l'âpre  sensation  de  volupté  qui  s'attache  aux 
premiers  pas  hasardés  dans  la  solitude.  Il  y  a,  cependant,  une 
dissemblance  dans  l'elTet  produit  :  dans  la  forêt,  les  accidents 
l)ittores(iues,  l'alfirmation  grandiose  de  la  puissance  de  la  nature 
rapetissent,  écrasent  Ihonnue  (|ui  les  contemple  :  il  se  sent 
pyiinn'e;  dans  ce  steppe  fertilisé,  au  contraire,  on  ne  peut 
.s'empêcher  de  mettre  la  faiblesse  humaine  en  regard  de  cette 


JUILLET  AUX  CHAMPS  107 

mer  de  moissons,  et  en  songeant  (|ue  c'est  le  pygmée  qui  a  fé- 
condé cette  immensité,  un  légitime  orgueil  vous  fait  relever  la 
tête,  et  c'est  d'un  pas  plus  ferme  et  plus  fort  que  l'on  poursuit 
son  chemin. 

II 

TRAVAUX  PRÉPARATOIRES.  —  MACHINES  MOISSONNEUSES 

Nous  voici  à  l'heure  recueillie,  presque  solennelle,  qui  précède 
celle  de  la  bataille.  Elle  est  déjà  le  thème  ordinaire  des  causeries 
villageoises,  et  l'agitation,  non  seulement  de  la  rue,  mais  de 
cha(|ue  chaumière,  les  bruits  caractéristi({ues,  qui  font  résonner 
les  échos  de  la  vallée,  indiquent  avec  (|uelle  ardeur  chacun  s'y 
prépare. 

Le  charron,  le  bourrelier,  ne  pouvant  satisfaire  aux  exigences 
de  leurs  clients,  sont  aux  abois  :  depuis  le  matin  jusqu'au  soir, 
le  marteau  du  maréchal  frappe  en  cadence  sur  son  enclume  : 
ceci,  au  profit  des  gros  fermiers;  car,  notre  menu  monde  suffit 
au  soin  d'apprêter  ses  armes  et  son  fourniment.  Celui-ci,  assis 
devant  sa  porte,  bat  sa  faux  à  coups  redoublés  ;  celui-là  en  renou- 
velle les  pla[]ons  ;  un  autre  ajuste  des  dents  à  ses  râteaux. 

Les  femmes  prennent  une  part,  peut-être  plus  active  encore, 
à  ces  significatifs  préludes.  Le  linge  sèche  sur  tous  les  buissons 
des  alentours,  le  lavoir  communal  est  envahi  ;  la  lessive  est  de 
rigueur  pour  tous  les  ménages  ;  car  on  sera  deux  longs  mois  sans 
avoir  le  temps  d'y  penser;  et  puis,  il  faut  rapiécer  laborieusement, 
renforcer  judicieusement  les  pauvres  nippes  qui,  avec  le  mois- 
sonneur, vont  s'en  aller  à  la  fatigue. 

En  même  temps,  les  routes  sont  sillonnées  par  les  longues  files 
des  volontaires  <{ue  les  pays  des  petites  cultures  prêtent  aux 
plaines  où  les  bras  ne  se  trouvent  pas  en  proportion  des  trésors 
à  engranger.  Ils  arrivent  par  petites  escouades,  déjà  bronzés, 
tout  poudreux  :  les  uns  ont  au  dos  un  vieux  sac  de  soldat,  le  plus 
souvent  un  mouchoir  suffit  à  contenir  tout  leur  bagage  que 
complète  l'arme,  la  faux  démontée  et  presque  co(picttement  en- 
tortillée de  (iuel(|ues  tresses  de  paille.  Ils  s'arrêtent,  ils  bivoua- 
quent sur  quehiue  place  de  la  ville,  déjeunant  sobrement  de 
quelque  morceau  de  pain  noir,  en  attendant  le  chaland,  le  fermier 
qui  débattra  longuement  avec  eux  le  prix  du  labeur  de  l'août, 


108  LA  LECTURE 

prix  assez  rémunérateur  pour  que  le  petit  pécule  du  moissonneur 
laide  à  faire  face  aux  chômages  de  la  saison  rigoureuse. 

Le  blé  se  coupe  à  la  faucille,  à  la  sape  et  à  la  faux.  La  faucille 
peut  être  maniée  par  tout  le  monde,  même  par  les  enfants  ;  elle 
donne  un  bon  travail;  la  céréale  ainsi  coupée  est  peu  égrenée 
et  facile  à  battre;  mais  cette  inéthode  est  trop  lente  pour  les 
grandes  cultures,  un  faucilleur  vigoureux  ne  pouvant  abattre  que 
quinze  à  dix-huit  ares  dans  sa  journée. 

La  sape,  qui  s'emploie  toujours  pour  les  blés  versés,  est  plus 
cxpéditive  :  un  sapeur,  sans  aide,  peut  dégarnir  près  de  trente 
ares  par  jour. 

La  faux  fait  mieux  encore  :  un  faucheur  et  sa  ramasseuse 
expédient  cinquante  ares  dans  leur  journée. 

Les  salaires,  presque  toujours  payés  à  la  tâche,  varient  entre 
30  et  50  francs  par  hectare. 

Quoique  bien  lentes  à  s'implanter  dans  nos  régions,  les 
machines  finiront  cependant  très  certainement  par  remplacer  la 
coupe  à  bras  d'homme  ;  car,  si  elles  vont  incomparablement  plus 
vite,  elles  travaillent  aussi  beaucoup  plus  économiquement.  La 
faux  classique  se  démodera  de  plus  en  plus;  la  faucille  et  la  sape 
survivront  seules  pour  les  fauchaisons  difficiles. 

L'usage  des  moissonneuses  n'est  pas  aussi  moderne  que  géné- 
ralement on  le  suppose,  et  nous  serions  d'autant  mieux  fondés  à 
ne  pas  en  répudier  l'emploi,  que  ce  sont  précisément  nos  ancêtre.- 
qui,  les  premiers,  ont  conçu  l'idée  de  cette  ingénieuse  machine. 
Pline  et  Palladius  le  constatent  :  celui-ci  décrit  la  moissonneuse 
gauloise,  un  peu  moins  compliquée  que  ses  héritières  sans  doute, 
mais  n'en  remplissant  pas  moins  le  but  que  devaient  se  proposer 
des  gens  assez  riches  en  fourrages  pour  dédaigner  l'em})loi  de  la 
paille.  C'était  une  boîte  rectangulaire,  munie  d'un  brancard  et 
montée  sur  deux  roues  pleines,  qui  était  poussée  par  un  bœuf. 
L'arête  antérieure  de  cette  gigantesque  brouette  se  terminait  par 
un  régime  de  dents  en  fer  aiguisées  qui,  lorsqu'on  faisait  avancer 
la  machino,  s<-iaicnt  ou  arrachaient  les  épis,  lesquels  tombaient 
dans  la  boite.  La  paille  se  coupait  sans  doute  ensuite  avec  la  fau- 
cille, ou,  plus  vraisfuiblablemcnt  encore,  on  la  brûlait,  suivant 
la  méthode  cxpéditive  des  laboureurs  primitifs. 

Nous  n'en  aurions  pas  fini  aussi  vite,  et  nous  nous  ferions  pro- 
bablement moins  bien  comprendre  si  nous  élevions  la  prétention 
de  vous  décrire  les  chefs-d'œuvre  de  mécanisme  que  le  génie 


JUILLET  AUX  CHAMPS  109 

moderne  met  à  la  disposition  des  cultivateurs.  Nous  nous  borne- 
rons donc  à  vous  dire  que  ce  fut  en  1800,  loi'sque  l'agriculture 
de  l'Angleterre  se  trouva  dépourvue  de  bras  par  l'émiiïration 
irlandaise,  qu'un  mécanicien  nommé  Boyce  construisit  la  pre- 
mière macliine  à  couper  les  céréales,  et  qui  consistait  en  une 
série  de  faux  tournant  horizontalement  autour  d'un  axe  vertical. 
Ce  premier  essai  ne  réussit  guère,  mais  l'idée  était  lancée,  elle 
lit  son  chemin.  De  perfectionnements  en  perfectionnements,  on 
arriva  aux  liombreux  et  admirables  engins  dont  le  travail'  rapide 
et  parfait  permet  de  réaliser  cette  importante  oj^ération  avec  une 
économie  notable.  Une  moissonneuse  de  petit  modèle  dégarnit, 
en  deux  heures  de  travail,  2  hectares  50  ares,  au  prix  de  revient, 
amortissement  compris,  de  9  fr.  20  par  hectare.  Une  grande 
moissonneuse  n'expédie  pas  moins  de  4  hectares  dans  le  même 
laps  de  temps,  et  le  prix  de  revient  s'abaisse  à  7  francs  par  hec- 
tare. 

III 

CHASSE    ET   PÊCHE 

C'est  dans  le  mois  de  juillet  que  se  tirent  les  premiers  coups  de 
fusil  de  la  saison.  La  chasse  aux  halbrans  ouvre  le  premier  jour 
du  mois  dans  certains  départements,  le  15  seulement  dans  quel- 
ques autres,  qui  nous  semblent  beaucoup  mieux  inspirés  que  les 
premiers.  Il  est  bien  rare  qu'au  l'^'"  juillet  les  couvées  de  canards 
soient  assez  avancées  pour  pouvoir  se  mettre  à  l'essor  et  voleter 
au-dessus  des  roseaux  ;  comme  dans  leur  innocence  ils  ont  re- 
cours au  plus  sûr  des  moyens  de  salut  dont  ils  disposent  et  se 
décident  difficilement  à  quitter  ces  joncs  où  les  bateaux  ne  peu- 
vent pas  toujours  pénétrer,  la  chasse  se  métamorphose  en  une 
sorte  de  pêche  au  fusil  ;  les  exécutants  sont  forcés  de  se  mettre 
à  l'eau  quelquefois  jusqu'à  la  ceinture,  de  patauger  dans  la  vase 
pour  arriver  à  canarder,  le  plus  souvent  à  bout  portant,  un  pauvre 
petit  d'exécuté  qui  n'a  pas  encore  dépouillé  le  duvet  de  son  pre- 
mier âge. 

Quand  on  a  rompu  en  visière  avec  l'adolescence,  il  devient 
difficile  de  classer  un  tel  exercice  parmi  les  divertissements.  En 
retardant  d'une  quinzaine  le  massacre,  on  trouve,  au  contraire, 
des  objectifs  suffisamment  emplumés  pour  s'élancer  dans  les  airs 


110  LA  LECTURE 

et  pour  se  ménager  un  trépas  aussi  honorable  pour  le  chasseur 
que  pour  eux-mêmes.  Dans  les  pays  d'étangs,  en  Sologne  et  dans 
la  Bresse,  il  est  bien  peu  de  nappes  d'eau  d'une  certaine  étendue 
qui  n'aient  leur  nichée  de  canards,  surtout  lorsque  leurs  bords 
sont  i2:arnis  d'une  épaisse  végétation  aquatique;  leur  nombre 
serait  bien  plus  considérable  si  les  propriétaires  se  donnaient  la 
peine  de  contribuer  au  développement  de  cette  population  en 
lâchant,  au  printemps,  sur  leurs  étangs,  quelques-unes  de  ces 
femelles  issues  de  l'espèce  sauvage  que  l'on  élève  en  Picardie  et 
qu'on  se  procure  aisément.  L'économie  rurale  devrait  peut-être 
se  soucier  davantage  de  ces  éducations  libres  qui,  pour  n'avoir 
coûté  ni  frais,  ni  tracas,  n'en  donnent  pas  moins  leur  proiluit. 

Les  bords  des  fleuves  et  des  rivières  participent  à  ce  renouveau 
de  la  chasse  :  les  bécasseaux  ou  culs-blancs  y  reviennent  de  Test 
dans  le  courant  du  mois  ;  si  le  butin  remplit  médiocrement  une 
carnassière,  sa  poursuite  n'est  pas  sans  agrément.  C'est  ordi- 
nairement le  matin,  en  descendant  en  bateau  le  cours  de  la 
rivière,  que  l'on  cherche  ce  joli  et  sautillant  oiseau  sur  les  berges 
et  sur  les  grèves;  rien  de  plus  charmant  qu'une  promenade  à 
cette  heure  le  long  des  saules  et  des  peupliers  des  rives,  sur  ces 
nappes  miroitantes  de  la  surface  desquelles  montent  des  nuages 
de  vapeurs  transparentes  et  nacrées,  tandis  ({ue  le  soleil  levant 
—  hélas  !  quand  soleil  il  y  a  !  pousse  des  fusées  d'or  en  fusion 
sur  les  larges  bandes  brunes  que  la  saulaie  y  dessine. 

C'est  le  moment  où  nos  voisins  exploitent  leurs  freuries  ;  la 
freurie  est  le  bois  où  les  freux,  des  oiseaux  doués  d'une  intéres- 
sante sociabilité,. se  réunissent  pour  nicher  en  communauté.  Quand 
les  jeunes  freux  ont  <{uitté  le  nid,  ils  continu<'nt  pendant  (|uel({ues 
jours  à  pei'fhcr  sur  les  arbres  où  furent  leurs  berceaux.  C'est  le 
moment  que  choisissent  les  gentlemen  et  même  quelques  ladies 
pour  procéder  à  la  chasse  de  ces  nourri.ssons.  Il  est  telle  freurie 
i(ui,  ce  jour-là,  devient  aussi  tapageuse  qu'un  champ  de  ba- 
taille. Les  détonations  se  croisent,  se  succèdent  sans  intervalle, 
le  plomb  fouette  les  cimes  sans  relâche;  sans  relâche  aussi  les 
cadavres  des  freux  dégringolent  et  viennent  s'ajouter  aux  cada- 
vres. Les  vieux,  les  pères  et  les  mères  désespérés,  je  le  suppose, 
mais  encore  plus  terrifiés,  se  sont  d(';rol)és  à  tire-d'ailes  à  la  cata- 
.stniplie  ;  privée  de  ses  guides,  croyant  à  la  fin  du  monde,  la  jeu- 
nesse se  contente  de  tournoyer,  avec  de  grands  cris,  au-dessus 
de  ses  repaires,  et  le  fusil  peut  choisir  ses  victimes.  Franche- 


JUILLET  AITX  CHAMPS  111 

ment,  nos  voisins  ont  des  sports  que  nous  leur  envions  plus  que 
celui-là. 

L'alouette,  une  mère  Gigogne  exemplaire,  en  est  déjà  à  sa 
seconde  couvée.  Le  rossignol  est  devenu  muet.  On  ne  l'entend 
pas  plus  la  nuit  que  le  jour;  il  est  devenu  père  de  famille  et  il 
sait  que  ses  enfants  préféreront  le  moindre  vermisseau  à  la  plus 
mélodieuse  de  ses  chansons;  quand  il  s'agissait  de  charmer  sa 
compagne  ou  de  tromper  l'ennui  que  les  jours  de  la  couvaison 
avaient  pour  elle,  à  la  bonne  heure  ! 

Avec  des  motifs  bien  moins  honorables,  le  coucou,  de  son  côté, 
se  montre  moins  bavard;  on  ne  l'entend  plus  guère  que  le  matin 
et  le  soir,  et  à  d'assez  longs  intervalles  ;  le  coucou  a  le  cœur  léger 
de  tous  les  célibataires;  le  vin  bu,  au  diable  le  verre!  La  fauvette 
grise  cessera  également  de  chanter  à  la  fin  du  mois.  Le  roucou- 
lement de  la  tourterelle  va  devenir  la  note  dominante.  Aimez- 
vous  ce  refrain  doucereux?  Pour  moi,  il  me  produit  l'effet  de  ces 
beaux  yeux  qui  restent  tendres  et  langoureux  même  quand  leur 
propriétaire  vous  demande  de  lui  passer  la  moutarde.  Les  ortolans 
se  montrent  en  abondance  dans  le  Midi,  où  les  chasseurs  au  filet 
capturent  les  jeunes  de  ces  oiseaux,  qui  leur  serviront  d'appe- 
lants l'année  suivante. 

Au  temps  où  le  domaine  de  la  couronne  était  placé  en  dehors 
du  droit  commun,  les  laissez-courre  recommençaient  avec  le  mois 
de  juillet  ;  ces  chasses,  auxquelles  les  officiers  de  la  vénerie  étaient 
seuls  à  prendre  part,  se  motivaient  par  la  nécessité  de  mettre  les 
meutes  en  haleine;  cependant,  telles  n'étaient  pas  les  traditions 
de  l'ancien  régime,  où  Ton  attendait  que  le  cerf  eût  touché  au  bois, 
c'est-à-dire  dégagé  sa  tête  de  la  peau  veloutée  qui  la  couvre  au 
moment  du  refait,  en  la  frottant  contre  les  arbres,  pour  le  donner 
aux  chiens. 

Si  la  suppression  de  ces  privilèges  a  valu  à  ces  nobles  animaux 
quelques  coups  de  fusil  de  plus,  en  revanche,  elle  leur  a  assuré 
de  complets  loisirs  pendant  la  période  d'été,  et  ils  en  usent.  Leur 
rcfdit  est  complet,  quoiqu'il  lui  faille  encore  quinze  jours  ou  trois 
semaines  pour  arriver  à  sa  complète  maturité  ;  ils  se  tiennent, 
en  ce  moment,  dans  les  alentours  des  mares  et  des  fontaines, 
et  recherchent  les  bons  gagnages  où  ils  vont  se  charger  de 
venaison. 

Quelques  daims  donnent  encore  des  faons.  Les  jeunes  carnas- 
siers sont  sortis  de  la  période  d'allaitement  ;  les  renardeaux  com- 


112  L.V  LECTURE 

niencent  à  prendre  leurs  repas  aux  aJ^ords  du  terrier,  où  la  nièro 
leur  partage  la  proie  qu'elle  leur  rapporte. 

Les  louveteaux  ont  quitté  le  liteau  qui  leur  a  servi  de  berceau, 
parcourent  leur  bois  natal,  mais  sans  en  sortir,  et  reçoivent  de 
leurs'  digues  parents  les  i)remières  leçons  de  brigandage,  aux 
dépens  du  gibier  le  plus  souvent. 

C'est  dans  ce  mois  que  naissent  les  petits  d'un  joli  petit  ani- 
mal, d'un  voisinage  désagréable  pour  les  propriétaires  d'espa- 
liers, le  loir;  le  sommeil  hivernal  qui  l'a  longtemps  soustrait  aux 
incitations  piùntanières,  la  nécessité  de  prendre  le  temps  do  se 
frotter  les  yeux  en  s'éveillant,  l'ont  mis  en  retard  sur  tous  les 
autres  quadrupèdes. 

La  pêche  est  entrée  dans  sa  période  d'activité  ;  cependant, 
lorsqu'une  température  inclémente  a  retardé  le  frai,  les  poissons 
étant  sans  appétit  tant  qu'ils  se  trouvent  sous  son  inlluence,  les 
profits  de  la  ligne  sont  encore  modestes,  au  moins  pendant  la 
j)remière  moitié  du  mois.  Ce  ne  sera  que  le  matin  et  le  soir  que 
l'on  pourra  réaliser  quelques  captures;  et  puis,  comme  à  la  chasse 
du  bécasseau,  si  bredouille  il  y  a,  elle  s'encadre  si  agréablement 
à  ces  heures  privilégiées,  que  l'on  ne  songe  pas  à  la  maudire. 

Les  lignes  de  fond  tendues  pendant  la  nuit  vous  donneront  des 
anguilles  en  bon  nonibre  et  quelques  perches  (pii,  après  le  bro- 
chet, sont  les  premières  débarrassées,  de  toute  la  population  aqua- 
tique. Les  nasses  drues  prennent  du  goujon  et  des  anguilles;  en 
amorçant  avec  quehfue  libéralité  et  surtout  en  ajoutant  à  ses 
pelotes  une  substance  sufilsamment  odoriférante,  l'épervier  ramè- 
nera force  blanchaille;  mais,  pour  que  fdets  et  lignes  soient  en 
mesure  de  faire  merveille,  il  faut  du  soleil  et  de  la  chaleur. 

G.    DK    CllLUVILLE. 


I 


Le  Gcrant  :  H.  Dutk.citrk.  p.ru. -  Soc.  dimp.  pall  dliont.  ^l;l.) 


UN  MOiMENT  DE  COLÈRE 


I 


Lesdomosti([ues  de  M.  et  M"®  Escudier,  à  leur  retour  du  spectacle, 
s'aperç;ureut  avec  étonnement  que  Monsieur  et  Madame  n'étaieut 
pas  rentrés.  Habituellement,  quand  Monsieur  et  Madame  dî- 
naient en  ville,  ils  renti^aient  vers  onze  heures.  La  fennne  de  cham- 
bre attendit.  A"  trois  heures  du  matin,  Monsieur  rentra  seul. 
La  femme  de  chambre,  stupéfaite,  demanda  où  était  Madame. 

—  Madame  ne  rentrera  pas.  Vous  pouvez  vous  coucher. 

Le  lendemain,  les  domestiques  se  levèrent  de  bonne  heure 
pour  avoir  le  temps  de  bavarder  sur  cet  événement.  Ils  commen- 
cèrent par  établir  les  faits  :  dans  la  journée  de  la  veille,  la  femme 
de  chambre,  qui  connaissait  un  auteur  dramatique,  avait  reçu 
une  loge  pour  les  Bouffes  du  Sud  ;  sachant  que  les  maîtres 
dînaient  en  ville,  elle  avait  demandé  à  Madame  la  permission  de 
sortir  avec  la  cuisinière.  Monsieur,  qui  se  trouvait  là,  avait  dit 
qu'il  n'aurait  pas  besoin  du  valet  de  chambre  et  qu'on  pouvait 
l'emmener  aussi.  Toute  la  domesticité  était  partie  à  sept  heures, 
laissant  Madame  habillée,  prête  à  sortir,  et  Monsieur  finissant 
une  lettre.  On  n'était  pas  allé  chercher  de  voiture  :  la  place  était 
à  queh[ues  pas,  et  il  faisait  sec.  Depuis  ce  moment,  on  ne  savait 
plus  rien.  Qu'avait-il  pu  se  passer? 

M,  et  M'"^  Escudier  étaient  mariés  depuis  un  an.  Ils  étaient 
riches  puisqu'ils  habitaient,  dans  le  quartier  neuf  de  la  plaine 
Monceau,  un  jolip  etit  hôtel  coquettement  meublé  ;  on  voyait  bien 
d'ailleurs  que  l'argent  ne  manquait  pas  :  les  fournisseurs  n'avaient 
pas  besoin  de  présenter  leur  s  notes  deux  fois,  et,  à  table,  les 
questions  pécuniaires  n'avaient  aucune  part  dans  la  conversation. 

Mais  le  ménage  était  quelquefois  orageux.  Monsieur  était 
doux,  taciturne  et  entêté  ;  jamais  il  ne  s'emportait,  mais,  quand 
une  fois  il  s'était  mis  dans  la  tête  de  ne  pas  vouloir  quelque  chose. 

LECT.   —   50  I^  —   ^ 


114  LA   LKCTUHË 

il  était  impossible  de  le  faire  céder.  Les  domestiques  ne  l'ai- 
maient pas,  parce  qu'il  était  froid  et  cassant.  Madame  était, 
naturellement,  d'un  caractère  tout  opposé  :  elle  avait  beaucoup 
de  caprices  et  a|)portait  à  les  satisfaire  une  passion  véhémente  ; 
elle  faisait  des  scènes,  criait,  tempêtait,  et,  en  fin  de  compte, 
c'était  toujours  elle  qui  souriait  la  première  et  venait  embrasser 
son  mari.  Elle  était  jalouse,  n'aimait  pas  que  son  mari  sortît  seul, 
surtout  le  soir,  et  aurait  voulu  lire  toutes  les  lettres  qu'il  rece- 
vait ;  mais  il  défendait  obstinément  son  indépendance,  ne  voulait 
pas  dire  d'où  il  venait,  et  prétendait  rester  maître  de  sa  corres- 
l)ondance.  En  somme,  les  deux  époux  paraissaient  s'adorer; 
mais  la  vie  comnmne  n'était  pas  sans  diflicultés. 

Ils  voyaient  peu  de  monde,  et  la  plupart  des  personnes  qui 
fré(pientaient  la  maison  étaient  de  la  famille  ou  des  amis  de 
Monsieur.  On  entendait  (Quelquefois  parler  des  i)arents  de 
Madame,  mais  ils  ne  venaient  jamais. 

Après  avoir  commenté  toutes  ces  circonstances,  les  domestiques 
n'y  trouvèrent  aucune  raison  de  nature  à  expliquer  pourquoi 
Madame  avait  découché.  Le  valet  de  chambre  n'y  tint  pas,  et 
demanda  formollement  à  Monsieur  s'il  fallait  mettre  le  couvert 
de  Madame  et  quand  elle  reviendrait. 

—  Continuez  le  train  ordinaire,  lui  fut- il  réj>ondu,  et  laissez- 
moi  tranquille. 

On  mit  le  couvert  de  Madame  pour  déjeuner,  puis  pour  dîner. 
A  paitir  du  lendemain,  on  ne  le  mit  plus. 

Monsieur  était  sombre  et  ne  disait  pas  une  parole  ;  il  restait 
absent  des  journées  entières.  Deux  ou  trois  personnes  parmi 
celles  ([ui  venaient  le  voir  purent  le  trouver  chez  lui,  mais  on  ne 
sut  pas  ce  (pi'il  leur  avait  dit.  Ce  mystère  devenait  insupportable. 

La  fennne  de  <hambrc  eut  l'idée  d'aller  voir  sa  camarade  de 
la  maison  où  M.  et  M""'"  Escudier  devaient  dîner  le  jour  de  l'évé- 
nement; elle  y  aj)prit  qu'on  les  avait  attendus  jus([u'à  huit  heures 
et  qu'on  ne  les  avait  pas  vus.  Peut-être  avaient-ils  écrit,  mais  il 
n'était  [)as  anivé  de  dépèche  ce  .soir-là.  L'absence  de  Madame 
devenait  de  plus  en  plus  inexplicable.  Il  fallait  qu'il  fut  survenu 
(pielquo  chose  d'extraordinaire  tout  de  suite  après  le  départ  des 
domestiques,  pour  (pic  M.  et  M""  Escudier  eussent  ainsi  manqué 
de  paiolc  Et  où  avaient-ils  dîné?  Ce  n'était  |>as  chez  eux  :  .si, 
une  l'ois  s».uls,  ils  avaient  eu  la  fantaisie  de  ne  pas  sortir  et  de 
dîner  en  tête  à  tète,  ils  auraient  bousculé  le  bulTet  de  la  salle   à 


UN  MOMENT  DE  COLERE  lia 

manger  et  l'armoire  de  l'office  :  rien  n'avait  été  dérangé.  Et  puis, 
Madame  n'avait  pas  emporté  de  bagages,  pas  même  une  valise, 
pas  même  un  sac  de  nuit.  Elle  était  partie  en  toilette  du  soir, 
sans  rien  à  la  main,  et  elle  n'était  pas  rentrée. 

L'histoire  ne  tarda  pas  à  se  répandre  dans  le  quartier.  Elle  ne 
pouvait  intéresser  directement  que  les  fournisseurs  de  la  maison, 
qui  connaissaient  M.  et  M"*®  Escudier  ;  ils  disaient  que  Madame 
était  une  dame  bien  gentille  et  qu'elle  ne  devait  pas  être  heureuse. 
Ils  en  parlèrent  à  leurs  connaissances  et  J'affaire  fît  du  bruit.  Le 
peuple  aime  les  choses  mystérieuses,  mais  à  condition  qu'on 
finisse  par  lui  dire  le  secret  ;  il  consent  à  suspendre  sa  curiosité 
pendant  les  actes  d'un  drame,  mais  il  sait  qu'elle  sera  satisfaite 
au  cinquième  acte.  Il  veut  avoir  le  dernier  mot  du  mystère. 

On  se  mit  donc  à  chercher  ce  qu'avait  pu  devenir  M™®  Escu- 
dier ;  on  se  perdit  en  conjectures  sur  ce  qui  avait  dû  se  passer, 
le  jom'  de  sa  disparition,  entre  sept  heures  du  soir  et  trois  heures 
du  matin;  on  observa  le  visage  de  M,  Escudier  quand  il  sor- 
tait ou  rentrait,  et  on  lui  trouva  l'air  étrangement  soucieux.  Il 
se  forma  des  groupes  devant  l'hôtel  ;  on  y  discutait  les  circon. 
stances  possibles  de  ce  drame  intime  ;  des  plaisants  inventèrent 
toute  une  histoire  qu'ils  racontaient  aux  passants,  et  les  sergents 
de  ville  durent  intervenir  pour  faire  circuler  la  foule. 

Les  gens  sérieux  du  quartier,  pères  de  famille  et  patentés, 
désapprouvaient  ces  attroupements,  mais  estimaient  que  la 
justice  aurait  dû  se  mêler  de  l'affaire  :  il  n'est  pas  admissible 
que,  dans  un-  pays  civilisé,  on  puisse  faire  disparaître  sa 
femme  sans  avoir  de  comptes  à  rendre  à  personne.  Les  gens 
riches  ont  des  accointances  avec  la  police  et  on  ne  leur  demande 
rien  dans  des  cas  oîi  un  pauvre  diable  serait  arrêté  sans  délai. 

D'autre  part,  on  s'étonnait  que  la  famille  de  la  jeune  femme 
n'eût  pas  encore  paru.  On  peut  être  brouillé  avec  ses  enfants  • 
ce  n'est  pas  une  raison  pour  les  laisser  tuer  sans  rien  dire.  Peut- 
être  les  parents  de  M"®  Escudier  ne  savaient-il  pas  ce  qui  s'était 
passé.  Il  aurait  dû  se  trouver  quelqu'un  pour  avoir  la  charité  de 
les  prévenir.  Et  les  groupes  se  reformaient  aux  abords  de  la 
maison, avec  des  attitudes  curieuses  et  menaçantes;  on  ne  tenait 
plus  compte  des  injonctions  des  agents,  et  Tordre  conmiençaità 
être  compromis  dans  la  rue,  si  bien  qu'un  jour  le  commissaire 
de  police  se  présenta  chez  M.  Escudier. 

—  Monsieur,  lui    dit    cet   habile   fonctionnaire,  il   se   produit 


110  LA  LECTURE 

depuis  quelques  jours,  autour  de  votre  maison,  un  tumulte  regret- 
table dont  je  ne  m'explique  pas  bien  la  cause.  J'ai  commencé  par 
envoyer  des  agents  pour  dissiper  ragglomération  du  public,  mais 
les  rassemblements  se  reforment  à  mesure  (ju'on  les  disperse,  et 
j'ai  dû  me  préoccuper  de  ce  ([ui  les  motivait.  J'ai  recueilli  des 
rumeurs  singulières  aux(|uelles  je  ne  puis  attacher  aucune 
créance;  mais  je  voudrais  être  en  mesure  d"y  réi)ondre,  aussi 
bien  dans  votre  intérêt  ([ue  dans  celui  de  Tordre,  et  je  suis  venu 
pour  vous  demander  qucl({ues  explications  qui  me  mettent  en. 
mesure  d'agir  en  connaissance  de  cause. 

Le  cc'inmissaire  de  police  avait  eu  (|uel({ue  peine  à  arriver  au 
bout  de  sa  phrase  :  il  s'attendait  à  être  interrompu  dès  les  pre- 
miers mots  et  n'avait  pas  préparé  un  discours.  Mais  il  se  trouvait 
en  présence  d'un  homme  impassible  qui  l'écoutait  tout  le  temps 
sans  desserrer  les  lèvres  et  en  le  regardant  entre  les  deux  yeux. 

Lorsqu'il  se  fut  tu,  M.  Escudier  lui  répondit  : 

—  J'ai  en  effet  rcinarcjué,  monsieur  le  commissaire,  que  des 
groupes  stationnaient  devant  ma  porte;  j'ignore  ce  qui  peut  y 
donner  lieu.  Je  n'en  ai  jusqu'à  présent  éprouvé  aucun  dommage 
et  je  ne  formule  pas  de  plainte.  Si  cela  gène  la  circulation  sur  la 
voie  publique,  s'il  en  résulte  un  trouble  quelconque  pour  la  tran- 
quillité du  quartier,  il  vous  ai)partient  sans  doute  de  prendre  les 
dispositions  nécessaires  i)our  faire  cesser  cet  état  de  choses.  Je 
serai  charmé,  j^our  ma  part,  de  n'avoir  plus  à  traverser  cette 
haie  de  populaire  toutes  les  fois  «{uc  je  veux  entrer  ou  sortir. 

Cela  dit,  M.  Escudier  se  rencogna  dans  son  fauteuil  comme  un 
honmie  qui  a  fini  de  parler. 

—  Permettez-moi  de  vous  faire  reman^uer,  monsieur,  reprit  le 
commissaire  de  police  très  poliment,  que  la  situation  actuelle  ne 
saurait  se  prolonger.  Les  attroupements  dont  vous  êtes  l'occa- 
sion n'ont  pas  encore  un  caractère  inquiétant:  c'est  un  mouvement 
restreint  et  localisé  ;  mais  si  l'on  n'y  mettait  ordre  prompteinenl, 
l'émotion  pourrait  se  ])ropager  dans  les  quartiers  voisins,  et,  le 
jour  où  l'on  saurait  qu'il  y  a  ici  un  commencement  d'agitation, 
c'est  tout  Paris  «pic  vous  auriez  sous  vos  fenêtres. 

—  Je  serais  vraiment  désolé,  monsieur  le  commissaire,  ({ue 
cela  put  créer  au  gouvernement  la  moindre  difficulté,  mais  ce 
n'est  pas  moi  que  cela  regarde.  S'il  se  produit  des  désordi'es  dans 
la  rue,  vous  avez  à  votre  disposition,  j>our  les  prévenir  ou  les 
réprimer,  des  Ijrigades  d'agents  de  police  ;  si  elles  ne  suffisent 


UN  MOMENT  DE   COLÈRE  117 

pas,  on  n'a  qu'à  faire  venir  de  la  ligne,  et,  si  le  mouvement 
prend  une  extension  redoutable,  on  peut  employer  le  canon. 
Mais  je  ne  comprends  pas  pourquoi  vous  vous  adressez  à  moi 
dans  cette  circonstance.  Que  voulez-vous  que  j'y  fasse? 

—  Puisque  vous  me  le  demandez,  monsieur,  je  vais  vous  le 
dire  :  ce  qui  motive  l'émotion  de  cette  foule  dont  vous  avez  vous- 
même  remarqué  la  présence  insolite  dans  une  rue  habituellement 
tranquille,  c'est  la  disparition  de  M""*  Escudier.  Je  ne  sais  ce  qui 
a  pu  donner  naissance  aux  bruits  qui  courent,  mais  on  raconte 
que,  depuis  plusieurs  jours,  M"^  Escudier  n'a  pas  reparu  chez 
elle,  et  l'on  va  jusqu'à  vous  accuser  d'un  crime.  Je  ne  doute 
pas  que  ces  rumeurs  soient  dépourvues  de  toute  vraisemblance  ; 
mais  si  vous  vouliez  bien  me  dire  quelques  mots  d'explication  au 
sujet  de  l'absence  de  votre  femme,  je  pourrais  faire  démentir  les 
récits  qui  ont  cours,  rassurer  l'opinion  publique  et  calmer  une 
fâcheuse  effervescence. 

M.  Escudier  se  leva  et,  d'une  yoix  brève,  mit  fin  à  la  visite  en 
ces  termes  : 

—  Je  n'ai  pas  d'explications  à  vous  donner,  monsieur  le  com- 
missaire, sur  la  disparition  de  M'"''  Escudier.  Le  fait  qu'elle  n'est 
pas  ici  ne  saurait  constituer  à  ma  charge  aucune  infraction  aux 
lois  et  règlements  de  police,  et,  si  l'on  m'accuse  d'un  crime,  c'est 
à  l'autorité  judiciaire  d'en  rassembler  les  preuves. 

Le  commissaire  de  police  n'avait  plus  qu'à  se  retirer;  il  n'avait 
recueilli  de  sa  visite  aucun  renseignement  propre  à  satisfaire  la 
curiosité  publique;  mais,  pour  mettre  sa  responsabilité  à  couvert, 
il  rédigea  un  rapport  détaillé  sur  ce  qui  se  disait  dans  le  quar- 
tier, sur  l'entretien  qu'il  avait  eu  avec  M.  Escudier  et  sur  la 
disposition  des  lieux.  Ce  fut  la  première  pièce  du  dossier. 

La  presse  ne  pouvait  rester  longtemps  étrangère  à  ces  évé- 
nements. Déjà  quelques  journaux  avaient  reçu  de  leurs  abonnés 
des  lettres  dans  lesquelles  ceux-ci  se  plaignaient  qu'on  ne  fît 
jamais  mention  dans  leur  journal  des  accidents  et  des  crimes  qu^ 
se  produisaient  dans  le  quartier  delà  plaine  Monceau.  Il  semblait 
que  toute  la  publicité  fût  réservée  pour  les  quartiers  du  centre  ou 
pour  quelques  faubourgs  privilégiés,  comme  si  les  difïérentes 
parties  de  la  ville  n'avaient  pas  droit  au  même  traitement  depuis 
l'annexion. 

Mais  aussitôt  que  l'affaire  eut  fait  l'objet  d'un  rapport  de  police» 
les  journaux  commencèrent  à  en  parler.  Ce  fut  d'abord  à  mots 


118  LA  LECTURE 

couverts  :  on  se  bornait  à  dire  que  le  plus  riche  des  quartiers 
neufs  ("tait  en  proie  à  une  vive  émotion,  par  suite  de  la  dispari- 
tion subite  et  inexpli([uée  d'une  jeune  femme  appartenant  au 
meilleur  monde,  m.iis  qu'on  ne  voulait  pas  se  faire  prématuré- 
ment l'écho  des  graves  accusations  qui  se  formulaient  tout  bas. 
Le  lendemain,  un  journal  plus  hardi,  ou  plus  pressé  d'argent, 
donna  des  initiales  et  imprima  tout  au  long  le  nom  de  la  rue, 
dans  le  vilain  espoir  que  la  famille  viendi-ait  peut-être  lui  deman- 
der de  n'en  pas  dire  davantage.  Ce  fut  la  Petite  Gazette  qn\  donna 
les  détails  les  plus  complets  :  un  de  ses  rédacteurs  connaissait 
l'auteur  dramatique  (|ui  avait  donné  la  loge  à  la  femme  de  cham- 
br<';  il  put  ainsi  se  mettre  en  rapports  avec  elle,  et,  grâce  aux 
indications  qu'elle  fut  ilattée  de  lui  fournir,  il  fut  en  mesure 
d'annoncer  à  ses  lecteurs  que  la  jeune  femme  s'apjielait  Léonore 
et  son  mari  Gustave;  il  décrivit  le  mobilier  et  donna  quelques 
renseignements  sur  les  habitudes  de  la  maison. 

Ce  numéro  tomba  sous  les  yeux  des  parents  de  M"""  Escudier; 
le  père,  M.  Chanq)ion,  accourut  chez  son  rendre  et  lui  demanda 
à  brùle-pourpoint  : 

—  Ou'avez-vous  fait  de  ma  lille? 

—  Je  n'en  ai  rien  fait,  monsieur. 

—  Où  est-elle? 

—  Je  n'en  sais  rien. 

—  Alors,  vous  ne  voulez  rien  dire? 

—  Non,  monsieur. 

M.  Chanqiion  comprit  tout  de  suite  cpi'il  perdrait  son  temps  à 
insister;  il  lit  causer  les  domestiques,  se  présenta  chez  le  com- 
missaire de  ])olice,  et,  après  avoir  recueilli  toutes  les  indications 
possibles,  alla  trouver  le  pr(''fet  de  i)olice. 

Celui-ci  lui  exj)liqua  tranquillement  qui!  va  tons  les  jours  des 
femmes  (pii  disparaissent  du  domicile  conjugal;  il  eut  même 
l'obligeance  de  lui  communiquer  une  statisticpui  dressée,  avec 
beaucoup  de  soin,  par  un  sous-chef  de  bureau  de  la  Pr{''fecture, 
et  de  laquelle  il  résultait  (pie  la  moyenne  annuelU;  de  ces  dispa- 
ritions était  beaucoup  plus  élevée  pour  les  femmes  de  vingt  et  un 
à  trente-cinq  ans  (jue  pour  les  femmes  i)his  jeunes  ou  plus  âgées. 

Le  père,tlésolé,se  récria  contre  l'hypothèse  <pie  contenait  cette 
communication;  il  répondait  de  sa  fille,  et  d'ailleurs,  à  supposer 
•  {u'elle  eut  volontairement  quitté  son  mari,  elle  nurait  annoncé 
son  intention  ou  expliqué  sa  fuite,  elle  aurait  emporté  des  bagages 


UN  MOMENT  DE  COLERE  1 19 

et  surtout  le  mari  n'aurait  pas  accepté  ce  départ  avec  une  aussi 
incroyable  résignation.  Mais  le  préfet  de  police  lui  imposa  ce 
dilemme  :  Ou  bien  Madame  votre  fille  est  partie  volontairement; 
je  vais  vous  adresser  au  chef  de  la  police  municipale  qui  mettra 
à  votre  disposition  des  ai^ents  lia])itués  à  ce  genre  de  recherches; 
vous  en  serez  quitte  pour  ({uelques  billets  de  mille  francs,  mais 
je  doute  du  succès  en  l'absence  de  tout  indice.  Ou  bien  il  y  a  eu 
un  crime,  comme  vous  paraissez  le  croire;  je  n'ai  pas  d'éléments 
suffisants  pour  en  prescrire  spontanément  la  recherche  ;  mais 
vous  pouvez  vous  adresser  au  procureur  de  la  République,  <jui, 
sur  votre  dénonciation,  mettra  en  mouvement  les  rouages  de  la 
justice. 

C'était  bien  grave;  mais  le  malheureux  père,  après  en  avoir 
délibéré  avec  sa  femme  et  quelques  amis,  après  avoir  envoyé  à 
M.  Escudier  le  notaire  de  la  famille  qui  ne  put  obtenir  aucun 
éclaircissement,  pensa  qu'il  ne  pouvait  prendre  son  parti  de  la 
disparition  de  Léonore,  et  se  décida  à  saisir  l'autorité  judiciaire. 

Le  procureur  de  la  République  se  fit  expliquer  la  situation. 
M.  et  M™*  Champion  étaient  de  riches  propriétaires  dont  Léonore 
tétait  la  fille  unique.  Ils  avaient  connu  Gustave  Escudier  à  la  cam- 
pagne chez  des  amis  honorables.  Gustave  était  lui-même  d'une 
bonne  famille  qui  avait  eu  de  la  fortune,  mais  qui  n'en  avait  plus. 
On  ne  savait  rien  de  fâcheux  sur  son  compte,  si  ce  n'est  qu'il  était 
sans  argent  et  sans  position.  On  n'avait  pas  cru  pouvoir  encou- 
rager ses  assiduités  auprès  de  M"^  Champion  ;  mais  celle-ci  s'était 
éprise  d'une  grande  passion  pour  ce  beau  cavalier.  Les  parents 
avaient  refusé  de  consentir  au  mariage  ;  la  jevme  fille  avait  déclaré 
qu'elle  n'aurait  jamais  d'autre  mari.  On  s'était  obstiné  de  part 
et  d'autre,  et  quand,  à  sa  majorité.  M'""  Champion  avait  voulu 
passer  outre,  les  parents  s'étaient  laissé  notifier  les  actes  res- 
pectueux. Malheureusement,  Léonore,  une  fois  majeure,  avait  la 
libre  disposition  d'une  fortune  qui  lui  avait  été  laissée  par  sa  tante, 
et  le  jeune  homme  devait  bien  le  savoir.  Le  mariage  s'était  fait 
contre  la  volonté,  formellement  exprimée,  des  parents,  et,  depuis 
lors,  toutes  relations  avaient  été  rompues. 

On  savait,  par  les  domestiques  et  par  les  amies  d'enfance  de 
Léonore  qui  continuaient  à  la  voir,  que  le  ménage  était  troublé, 
qu'il  y  avait  fréquemment  des  scènes  violentes  entre  les  deux 
époux.  Le  mutisme  dans  lequel  se  renfermait  M.  Escudier  auto- 
risait à  tout  croire  ;  car  il  n'avait  aucun  intérêt  à  faire  le  silence 


i:0  LA  LECTUHE 

sur  les  torts  de  sa  femme  si  elle  en  avait,  ()u  à  cacher  les  motifs 
de  son  absence  s'il  les  connaissait.  Sans  doute,  il  répugnait  à 
l'esprit  d'imputer  un  assassinat  à  un  homme  que  son  éducation 
et  son  milieu  semblaient  mettre  à  ral)ri  de  pareils  soupçons.  Mais 
il  n'était  pas  impossii)le  que  cet  homme,  d'une  nature  concentrée, 
se  fût  laissé  emporter  par  un  mouvement  de  colère,  et  que,  le 
crime  conmiis,  il  eût  applujué  toutes  les  ressources  d'un  esprit 
cultivé  à  en  faire  disparaître  les  traces. 

Le  procureur  de  la  Ilépublique  avait  peine  à  croire  qu'un 
homme  dans  la  situation  de  M.  Escudier  eût  pu  commettre  une 
action  aussi  épouvantable;  il  savait,  d'ailleurs,  combien  il  est 
difficile  de  faire  disparaître  un  cadavre.  Si  le  mari  était  revenu 
de  voyaize  sans  sa  femme,  on  aurait  pu  croire  qu'il  l'avait  jetée 
dans  un  précipice,  noyée  dans  une  rivière  ou  étoulïéeau  fond  d'un 
bois.  Mais  il  n'avait  pu  sortir  de  chez  lui  qu'à  sept  heures  du 
.soir;  il  y  était  entré  à  trois  heures  du  matin.  Ce  n'était  pas  en 
huit  heures  qu'il  avait  pu  trouver  le  temps  nécessaire  à  l'exécu- 
tion du  crime.  Seulement,  il  était  légitime  d'exiger  de  lui  des 
explications  sur  l'emploi  de  son  temps  et  sur  les  causes  qu'il 
pouvait  attribuer  lui-même  à  cette  anormale  disparition. 

Gustave  Escudier  l'eçut  le  lendemain  l'invitation  de  se  présen- 
ter au  cabinet  du  procureur  de  la  I>épubli([uc  pour  affaire  le  con- 
cernant. Ce  magistrat,  en  le  voyant  entrer,  fut  fraijpé  de  l'expres- 
sion de  .sombre  volonté  qui  était  empreinte  sur  ce  visage;  on  y 
lisait  dès  l'abord  une  résolution  froide  et  une  pleine  possession 
de  soi-même.  Gustave  Escudier  s'assit  sans  rien  dire,  en  regar- 
dant attentivement  le  procureur  de  la  Rt'publique.  Les  deux 
hommes  s'observaient  avant  d'en  venir  aux  mains.  Le  procureur 
attendit  un  instant,  dans  l'espoir  f{ue  son  vis-à-vis  trahirait,  par 
ses  premiers  mots,  un  sentiment  qufIcon({ue;  mais,  le  silence  se 
prolongeant,  il  dut  engager  lui-même  la  conversation. 

—  Je  vous  ai  fait  venir,  monsieur,  pour  vous  demander  des 
explications  sur  la  disparition  de  M""  Escudier.  Je  vous  préviens 
que  j'ai  été  saisi  de  l'affaire  par  la  famille  de  votre  femme,  et 
j'espère  que  vous  ne  persisterez  pas  devant  moi  dans  l'attitude 
que  vous  avez  eue  lors  de  la  visite  que  vous  a  faite  le  commis.saire 
de  police.  Les  circonstances  (jui  ont  accompagné  cette  dispari- 
tion sont  assez  graves  pour  que  la  justice  ait  le  devoir  de  vous 
en  demander  compte. 

—  Je  n'ai  pas  autre  chose  à  vous  dire,  monsieur  le  procureur 


UN  MOMKXT  OR  COI.ERF.  121 

de  la  Rcpubli({ue,  que  ce  que  j'ai  déjà  répondu  aux  per- 
sonnes qui  m'ont  interrogé  à  ce  sujet  :  je  ne  sais  pas  oîi  est 
M""'-  Escudier. 

—  Dans  quelles  circonstances  est-elle  parîie  de  chez  vous? 

—  Cela  ne  vous  regarde  pas. 

—  Comment,  monsieur!  s'écria  le  magistrat  interloqué.  Vous 
oubliez  que  vous  parlez  au  représentant  de  la  justice  :  je  suis  en 
mesure  de  vous  en  faire  souvenir. 

—  Je  ne  sais  pas  à  quel  titre  vous  vous  permettez  de  me 
questionner  sur  ce  qui  se  passe  chez  moi,  et  je  trouve  votre 
curiosité  parfaitement  indiscrète. 

—  Il  ne  saurait  y  avoir  d'indiscrétion  dans  l'exercice  d'une 
mission  légale.  Je  vous  invite  à  me  répondre  et  à  le  faire  conve- 
nablement. 

—  Donnez-moi  l'exemple  en  ne  vous  mêlant  pas  de  mes  affaires 
sans  en  être  prié. 

—  Je  suis  obligé  de  me  mêler  de  vos  affaires,  repartit  le  pro- 
cureur qui  commençait  à  s'impatienter  ;  avant  de  donner  suite 
à  la  plainte,  j'avais  désiré  en  causer  avec  vous,  dans  l'espoir  que 
les  explications  que  vous  m'auriez  fournies  de  bon  gré  m'auraient 
mis  à  même  de  calmer  les  angoisses  d'une  famille  justement 
alarmée  ;  mais  vos  réponses  justifient  toutes  les  suppositions. 

—  De  (|uelles  suppositions  voulez -vous  parler?  demanda 
Gustave  Escudier. 

—  Vous  avez  tué  votre  femme. 

—  Monsieur,  vous  êtes  un  impertinent! 

—  Prenez  garde,  monsieur  :  vous  outragez  un  magistrat. 

—  C'est  vous  qui  m'avez  outragé  le  premier,  en  dirigeant 
contre  moi  une  allégation  qui  n'est  pas  de  mise  entre  gens  bien 
élevés.  Désignez-moi  deux  de  vos  amis  ;  je  les  mettrai  en  rapport 
avec  les  miens,  et  nous  leur  soumettrons  le  différend. 

—  Une  provocation!  C'est  bien.  Vous  pouvez  vous  retirer.  Je 
saurai  bien  vous  forcer  à  répondre. 

—  Ce  n'était  pas  la  peine  de  me  déranger  si  vous  n'aviez  pas 
autre  chose  à  me  dire. 

Les  deux  interlocuteurs  se  séparèrent  froidement. 

Le  procureur  de  la  République  était  indigné  et  exaspéré.  Il 
avait  l'habitude  de  parler  à  des  gens  humbles  qui  s'efforçaient  de 
ne  pas  le  contrarier  et  lui  témoignaient  une  soumission  respec- 
tueuse, et  il  ne  pouvait  admettre  la  prétention  de  Gustave  Escudier 


iù2  LA  LECTUHK 

(le  traiter  avec  lui  d'égal  à  égal.  Il  avait  été  sur  le  point  de  le 
faire  arrêter,  séance  tenante,  sous  la  prévention  d'outrages  à  un 
inaL'istrat  dans  rcxercicc  de  ses  fonctions;  puis  il  avait  craint  de 
s'engager  dans  une  fâcheuse  alTaire  en  ouvrant  des  poursuites 
sur  un  incident  tout  personnel.  Il  est  toujours  désagréable  d'avoir 
à  dire  (pi'on  a  été  traité  de  haut  en  bas. 

Il  avait  d'ailleurs  un  moyen,  parfaitement  régulier,  de  faire 
comprendre  à  son  adversaire  qu'on  ne  se  joue  pas  ainsi  de  la 
justice  ;  c'était  de  faire  suivre  à  la  procédure  sa  marche  normale. 
Le  jour  même,  il  transmit  les  pièces  au  juge  d'instruction,  avec 
.son  ré((uisitoiro,  et  le  lendemain  le  conuuissain^  de  police,  accom- 
pagné de  deux  aiionts,  se  présentait  chez  M.  Escudier,  porteur 
d'un  mandat  d'amener.  Le  prévenu  ne  fit  aucune  résistance  et 
aucune  observation.  Il  fut,  conformément  à  la  loi,  conduit  dans 
les  vingt-quatre  heures  devant  le  juge  d'instruction,  qui  lui  fit 
subir  un  premier  interrogatoii'e. 

Interpellé  sur  le  point  de  savoir  s'il  voulait  réj)ondre,  le  pré- 
venu Escudier  déclara  <(ue  le  mandat  d'amener  avait  modifié  la 
situation  :  jus({u'alors  il  avait  été  un  citoyen  agissant  dans  la 
plénitude  de  sa  liberté,  il  avait  estimé  n'avoir  jkxs  à  ré|)ondre  à 
des  questions  qu'on  n'avait  pas  le  droit  de  lui  faire  et  il  s'était 
conq)i)rté  à  l'égard  des  visiteurs,  du  commissaire  de  police  et  du 
procureur  de  la  Répul)li({\ie,  comme  avec  des  importuns  sans  man- 
dat. Maintenant  ({u'il  était  sous  la  main  de  la  justice,  il  n'avait 
plus  de  raisons  pour  ne  pas  se  prêter  à  l'accomplissement  de 
l'oeuvre  judiciaire  ;  il  ne  se  considérait  pas  vis-à-vis  du  juge 
d'instruction  conmic  un  homme  en  face  d'un  honmie,  mais  comme 
un  prévenu  en  face  d'un  représentant  de  la  l(ti,  et  il  était  disposé 
à  rf'pondre  aux  questions  ipii  lui  seraient  adressées,  en  tant 
(pi'elles  se  l'attacheraient  à  la  prévention. 

En  con.séquenre,  il  déclina  ses  nom,  prénoms,  Age,  prof(îssion, 
demeure  et  lieu  de  n.iissance,  il  nflii-ma  ;iu  juge  d'instruction,  qui 
le  lui  demandait,  cpi'il  savait  lire  et  écrire,  cpi'il  n'avait  jamais 
été  au  Itagne,  qu'il  avait  satisfait  .uix  obliiratious  du  sei-vice 
militaire  et  ([u'il  ne.se  connaissait  ])as  d'.intécédents  judiciaires. 
Mais  quand  U;  magistrat  instructeui-  lui  demanda  s'il  .ivait  tué  sa 
femme,  il  se  b<»rn;i  à  répondre  : 

—  Non. 

—  Où  est-elle  ? 

—  .le  ne  sais  pa<. 


UN  MOMENT  DE  COI.KRE  123 

—  Quand  est-elle  partie  ? 

—  Le  mardi  14,  entre  sept  heures  et  sept  heures  et  demie. 

—  Quelles  circonstances  ont  motivé  son  départ  ? 

—  Je  n'en  dois  compte  à  personne. 

Le  juge  d'instruction  lui  fit  remarquer  que  ce  refus  systéma- 
tique de  répondre  aggravait  singulièrement  son  cas  et  constituait 
même,    à  vrai    dire,    la    seule  charge  sérieuse  qui  pesât  sur  lui. 

Il  répliqua,  avec  un  imperturbable  sang-froid,  qu'on  ne  pou- 
vait pas  le  poursuivre  pour  le  fait  que  sa  femme  était  partie  du 
domicile  commun,  et  c'était  la  seule  chose  qu'il  avouât. 

—  ^'ous  m'accusez  d'avoir  tué  ma  femme,  disait-il  ;  je  le  nie. 
C'est  à  vous  d'en  faire  la  preuve.  Montrez-moi  le  cadavre.  Je  ne 
peux  lias  prouver  que  je  n'ai  pas  tué  ma  femme;  prouvez-moi 
que  je  l'ai  tuée. 

—  Mais  quelles  raisons  avez-vous  pour  refuser  des  éclaircisse- 
ments qui  vous  sauveraient  d'une  accusation  capitale  ?  S'il  s'agit 
de  faits  d'une  nature  délicate  ([ui  intéressent  l'honneur  de  votre 
nom,  vous  devez  avoir  assez  de  confiance  dans  la  justice  de 
votre  pays  pour  savoir  qu'ils  ne  seront  pas  divulgués.  Le  devoir 
professionnel  du  magistrat,  aussi  bien  que  son  honneur  person- 
nel, vous  en  est  garant.  Si  vous  ne  répondez  pas,  c'est  que  vous 
avez  quelque  chose  à  cacher.  Mais  il  est  de  votre  intérêt  de 
parler;  car  ce  que  vous  pouvez  avoir  à  cacher  ne  serait  jamais 
aussi  grave  que  ce  dont  vous  êtes  accusé. 

—  Je  ne  répondrai  à  aucune  question  qui  ne  se  rattache  pas  di- 
rectement au  fait  doni  je  suis  accusé.  Alléguez  des  preuves;  j'en 
discuterai  la  valeur.  La  disparition  de  ma  femme  n'est  pas  une 
preuve  que  je  l'aie  tuée. 

Le  juge,  à  la  suite  de  cet  interrogatoire,  décerna  un  mandat 
de  dépôt  contre  Escudier  et  connnença  l'instruction. 

II 

L'émoi  du  quartier  s'était  calmé  aussitôt  qu'on  avait  su  l'arres- 
tation d'Escudier;  maintenant  qu'il  était  entre  les  mains  de  la 
justice,  on  ne  doutait  pas  que  la  lumière  se  fît  sur  cette  téné- 
breuse affaire.  Mais  les  journaux  s'étaient  jetés  avec  avidité  sur 
cette  aventure  qui  arrivait  à  point  pour  défrayer  leur  rédaction  à 
un  moment  où  la  politique  chômait.  Ils  ouvrirent  pour  leur  jîropre 
compte  une  enquête  approfondie  et  fouillèrent  sans   scrupules 


12i  lA  I.KCTLIRE 

dans  la  vie  la  plus  intime  de  toute  la  famille  Champion  et  de 
toute  la  famille  Escudier.  On  insinua  que  la  fortune  de  M.  Cham- 
pion avait  j>our  origine  des  fournitures  militaires  qui  avaient 
(Ictnné  lieu  de  suspecter  sa  probité,  et  l'on  découvrit  qu'un  oncle 
de  Gustave  était  mort  dans  une  maison  de  santé.  L'instruction 
n'avait  pas  à  s<'  préoccuper  de  ces  vains  commentaires  :  elh^  ne 
pouvait  s'attacher  qu'à  des  faits  précis  et  positifs. 

Le  juge  d'instruction  fit  d'abord  comparaître  comme  témoins 
les  domestiques,  qui  déposèrent  ce  qu'ils  savaient.  Ils  avaient 
assisté  à  des  discussions  assez  vives  qui  prenaient  généralement 
naissance  dans  la  jalousie  de  Madame  ou  dans  l'irritation  de 
Monsieur  contre  les  parents  de  Madame;  mais  le  désaccord  ne 
s'était  jamais  manifesté  autrement  que  par  des  éclats  de  voix. 
Sur  les  faits  qui  avaient  pu  se  produire  le  mardi  14,  ils  ne 
savaient  rien,  sinon  qu'ils  étaient  partis  à  sept  heures,  laissant 
M.  et  M"'°  Escudier  chez  eux,  jirêts  à  sortir,  qu'ils  ne  les  avaient 
]ias  trouvés  à  leur  retour,  et  (pie  Monsieur  était  rentré  .seul  à  trois 
heures  du  matin.  Cependant  le  ton  général  de  leurs  déj^ositions 
était  défavorable  :  soit  qu'ils  n'aimassent  pas  leur  maître,  soit 
(pi'ils  eussent  un  intérêt  d'amour-propre  à  voir  mener  à  bien  une 
accusation  dont  ils  avaient  fourni  les  premieis  éléments,  ils 
ex|)rimaient  la  conviction  morah'  ([ii'il  avait  dû  se  jias.ser  quchpie 
rhose  d'abominable. 

Quant  aux  voisins,  personne  n'avait  remarqué  si  M.  et  M"'°  Es- 
cudier étaient  ou  non  sortis  ce  soir-là,  ensemble  ou  séparément. 
Ladifficult»''  d'établir  i-e  premier  jioint  mit  en  éveil  la  sagacité  du 
mairistrat  :  Escudier,  dans  les  <piel<pies  mots  ([u'il  avait  consenti 
à  dire,  avait  déclaré  qtie  sa  femme  était  partie  entre  sept  heures 
et  sept  heures  et  demie.  Puisqu'il  le  disait,  ce  devait  être  faux.  Un 
homme  de  .sa  trempe  n'avait  dû  rien  lais.ser  échajiprr  par  inad- 
vertance, et,  s'il  avait  fourni  cette  indication,  cène  pouvait  «^'tre 
que  pour  égarer  l'instruction  sur  une  fausse  piste.  Alors  ce  devait 
être  dans  la  maison  que  M""  Escudier  avait  été  assassinée,  peut- 
être  sans  préméditation,  dans  nu  moment  de  colère.  Enti-e  sept 
heures  et  minuit,  heure  à  lacjuelle  étaient  rentrés  les  domesti- 
f[ues,  l'a.ssassin  avait  eu  liiKj  heures  pour  faire  disparaître  les 
traces  de  son  crime. 

Il  n'était  j)as  à  croire  tpi'il  eût  transporté  le  cadavre  au  dehors  : 
il  n'aurait  |)u  le  porter  sur  son  dos  à  travers  les  rues  de  Paris, 
il  lui  aurait  fallu  une  voiture  et  il  était  môme  impossible  qu'il  eût 


i 


UN  MOMENT  DE  COLÈRE  1:25 

introduit  ce  cadavre  dans  la  voiture  et  qu'il  l'en  eût  extrait  sans 
la  complicité  du  cocher.  Or  il  n'avait  pas  eu  le  temps  de  préparer 
cette  complicité  puisqu'il  ne  savait  pas,  une  heure  d'avance,  que 
tous  les  domestiques  sortiraient  ce  soir-là.  Bien  qu'il  fût  inad- 
missible que  le  cocher  eût  transporté  un  cadavre  sans  s'aperce- 
voir de  rien,  on  chercha  si  une  voiture  avait  chargé  ce  soir-là 
devant  la  porte  ou  aux  environs,  et  cette  recherclie  fut  vaine. 

Tout  donnait  donc  à  penser  que  le  cadavre  devait  être  caché 
dans  la  maison.  D'autre  part,  il  y  avait  une  circonstance  qui 
semblait  indi([uer  la  préméditation  :  la  femme  de  chambre  n'avait 
demandé  que  la  permission  de  sortir  avec  la  cuisinière  ;  Escudier, 
(jui  n'était  pas  bon  pour  les  domestiques,  avait  spontanément 
offert  de  laisser  sortir  le  valet  de  chambre.  Il  avait  voulu  se 
ménager  ainsi  l'occasion  de  rester  seul  avec  sa  femme. 

On  fouilla  non  seulement  tous  les  recoins  et  toutes  les  armoires, 
de  la  cave  au  grenier,  mais  les  barriques  et  les  ballots,  on  sonda 
les  murs,  on  creusa  le  sol,  on  leva  les  lames  des  parquets  et  les 
marches  des  escaliers  :  on  ne  trouva  rien. 

Il  fallut  en  revenir  à  la  première  hypothèse  :  c'était  qu'Escu- 
dier  avait  emmené  sa  femme  et  l'avait  attirée  dans  un  endroit 
écarté  où  l'on  retrouvei'ait,  un  jour  ou  l'autre,  le  corps  dans  un 
état   de   décomposition   avancée  qui  ne   permettrait   plus   d'en 
constater   l'identité.  Ce  serait   un  cadavre  inconnu  à  ajouter  à 
ceux  (|u'on  retrouve  journellement  en  draguant  la   Seine  ou  en 
allant  dt\jeuner  dans  les  bois.  11  était  probable  qu'Escudier  n'au- 
rait pas  connnis  le  crime  à  Paris  même  :  il  devait  trop  bien  savoir 
combien  il  est  difficile  de  cacher  longtemps  les  traces  d'un  meurtre 
sur  un  territoire  qui  est  continuellement  sillonné  en  tous  sens  par  les 
passants  et  surveillé,  sans  qu'on  s'en  doute,  par  une  police  dont 
l'effectif  est  celui  d'une  armée.   Il   avait  même   eu  le  temjjs   de 
conduire  sa  femme  très  loin  ;  en  supposant  qu'il  lui  eût  fait  pren- 
dre un  des  trains  rapides  qui  s'éloignent  de  Paris,  dans  toutes  les 
directions,  vers  huit  heures,  il  avait  pu,  en  deux  heures,  la  me- 
ner à  trente  lieues,  avoir  deux  heures  devant  lui  pour  accomplir 
son  criminel  dessein,  repartir  vers  minuit  et  être  rentré  chez  lui 
à  trois  heures  du  matin.  C'était  donc  dans  un  rayon  de  trente 
lieues  autour  de  Paris  qu'il  aurait   fallu  chercher  le  cadavre, 
c'est-à-dire  qu'il  n'y  avait  pas  à  y  songer. 

Les  parents  de  Léonore  furent  entendus  à  leur  tour  et  firent 
porter  leur  déposition  principalement  sur  les  mobiles  qu'on  pou- 


1-26  I.A  LECTUIU-: 

vait.  attribuer  au  criuie.  Ou  no  pouvait  plus  l'cxpliijuer  par  uu 
niouvemt'ut  subit  de  fureur,  puisque,  dans  ce  cas,  le  meurtre 
aurait  été  commis  sur  i)lace  et  aurait  laissé  quelques  vestiges. 
L'hypothèse  d'un  voyage  impliquait  une  résolution  longuement 
mûrie  et  froidement  exécutée  ;  on  pouvait  croire  alors  que  la 
cui)idité  n'était  pas  étrangère  à  ce  lugubre  drame  :  il  était  plau- 
sible qu'Escudier,  après  avoir  fait  un  mariage  très  avantageux 
sous  les  apparences  d'un  mariage  d'inclination,  eût  voulu  se 
débarrasser  de  la  feunne  et  garder  l'argent.  Cela  lui  était  d'autant 
plus  facile  que  toute  la  furtime  de  Léonore  était  en  titres  au 
porteur. 

Il  fallait  donc  rechercher  si  les  valeurs  avaient  disparu  de  la 
maison  pour  être  soustraites  à  la  revendication  des  léL^itimes 
héritiers.  Le  juge  d'instruction  se  transporta  au  domicile  du 
prévenu  et  procéda  à  une  perquisition  minutieuse  dans  tous  les 
papiers  :  il  trouva  la  fortune  intacte.  Mais,  au  cours  de  ses  re- 
cherclies,  il  mit  la  main  sur  une  pièce  qui  était  de  nature  à  faire 
peser  sur  Escudier  les  plus  graves  suspicions  :  c'était  le  testa- 
ment de  Léonore,  ({ui  instituait  Oustave  r'scudier  légataire 
universel,  et  qui  était  daté  de  six  jours  avant  le  crime. 

C'était  un  grand  pas  que  venait  de  faire  l'instruction  ;  on  con- 
naissait désormais  TinténH  qu'avait  le  mari  à  supprimer  sa 
femme.  Il  y  avait  cependant  une  objection,  c'est  que,  pour  hé- 
riter, il  aurait  dû  produire  l'acte  de  décès  de  sa  femme,  et,  en  la 
faisant  disparaître,  il  s'était  mis  hors  d'état  de  faire  dresser  cet 
acte.  Mais  il  était  facile  d'y  répondre  :  tant  que  le  décès  de 
Léonore  n'était  pas  régulièrement  constaté,  Esi^udier  restait  en 
possession  de  la  fortune,  comme  administrateur  de  la  commu- 
nauté, et  personne  n'avait  rien  à  lui  demaïKler  ;  si,  plus  tard,  le 
décès  venait  à  être  établi,  le  testament  était  là  pour  écarter  toute 
réclamation.  C'était  même  habilement  combiné. 

Il  y  avait  enfui  une  circonstance  qui  aggravait  tous  les  jours  la 
situation  du  prévenu.  Plus  le  temps  s'écoulait,  plus  l'affaire  avait 
de  retentissante  publicité,  plus  il  devenait  impossible  de  soutenir 
que  M""  Escudier  fût  partie  de  son  plein  gré.  (Quelques  journa- 
listes, par  esprit  de  contradiction  et  de  paradoxe,  avaient  entre- 
pris de  soutenir  cette  thèse  (juc  M""  Escudier  était  allée  tout  sim- 
plement, avec  l'assentiment  de  son  mari,  faire  un  voyage  dont 
ils  ne  voulaient  pas  révéler  l'objet  ;  mais  cette  interprétation  ne 
tenait  pas  debout  devant  les  proportions  que   le  procès  avait 


UN  MOMENT  DE  COLERE  127 

prises.  Il  était  évident,  en  effet,  que  M'"®  Escudier  serait  re- 
venue aussitôt  qu'elle  eût  appris  l'accusation  dirigée  contre  son 
mari  :  le  jeune  ménage  ne  pouvait  avoir  aucun  intérêt  assez  im- 
portant et  assez  mystérieux  pour  être  préféré  à  la  liberté,  à  la 
vie  et  à  l'honneur  de  l'un  des  époux.  Chaquejour  apportait  donc 
une  aggravation  aux  charges  redoutables  qui  pesaient  déjà  sur 
Escudier  ;  il  n'y  avait  malheureusement  qu'une  explication  au 
silence  et  à  l'absence  de  sa  femme  :  c'est  (ju'elle  était  morte. 

Cependant  le  juge  d'instruction  hésitait  encore  :  en  magistrat 
intègre  et  consciencieux,  il  s'attachait  à  découvrir  toute  la  vérité 
et  il  désirait  ne  clore  l'instruction  qu'après  avoir  rassemblé  un 
faisceau  de  preuves  incontestables.  Il  avait  déjà  recueilli  les  plus 
justes  présomptions  :  le  fait  de  la  disparition  n'avait  besoin  que 
d'être  constaté  ;  l'intérêt  du  prévenu  à  commettre  le  crime  était 
établi  ;  l'emploi  de  son  temps  pendant  la  soirée  et  une  partie  de 
la  nuit  du  mardi  14  n'était  pas  justifié,  et  son  attitude  depuis  le 
premier  jour,  avant  et  pendant  l'instruction,  était  au  plus  haut 
degré  compromettante.  Mais  il  manquait  le  corps  du  délit  ;  il  n'y 
avait  pas  de  pièces  à  conviction.  Ce  fut,  comme  il  arrive  souvent, 
le  hasard  qui  se  chargea  de  combler  cette  lacune. 

Des  canotiers  qui  louvoyaient  en  joyeuse  compagnie  aux  alen- 
tours du  pont  d'Asnières  ramenèrent  au  bout  de  leur  gaffe  un 
vêtement  de  femme  qui  étonna  le  personnel  de  l'embarcation  par 
sa  richesse,  inusitée  dans  ces  parages.  C'était  une  sortie  de  bal 
taillée  à  la  dernière  mode,  en  cachemire  de  l'Inde  noir  bordé  de 
passementeries  d'or.  On  porte  peu  de  ces  vêtements  sur  la  Seine, 
et  surtout  on  ne  les  y  laisse  pas  tomber.  Les  demoiselles  parlaient 
déjà  d'en  tirer  parti,  bien  qu'il  semblât  avoir  longtemps  séjourné 
dans  l'eau  ;  mais  les  jeunes  gens,  qui  étaient  sérieux  et  bons 
citoyens,  insistèrent  pour  que  cette  épave  fût  déposée  chez  le 
commissaire  de  police,  à  défaut  d'un  bureau  des  naufragés  dans 
la  région.  Ils  comptaient  d'ailleurs  la  reprendre  au  bout  d'un 
an  et  un  jour. 

La  sortie  de  bal,  très  fripée,  fut  portée  à  la  préfecture  de 
police,  où  elle  éveilla  l'attention  du  bureau  des  objets  trouvés,  et 
elle  finit  par  arriver  entre  les  mains  du  juge  d'instruction.  Elle 
fut  immédiatement  reconnue  comme  ayant  appartenu  à  Léonore  : 
la  couturière  qui  l'avait  confectionnée  n'en  avait  fait  qu'une  de 
ce  dessin  ;  les  amies  de  M""»  Escudier  se  rappelaient  la  lui  avoir 
vue,  et  la  femme  de  chambre  témoigna,  sous  la  foi  du  serment. 


128  LA  LECTURE 

que  Madame  en  était  revêtue  le  mardi  14,  à  sept  heures,  au  mo- 
ment où  elle  allait  sortir.  Le  ra|)i)ort  des  experts  constata  que 
l'état  de  friperie  du  vêtement  correspondait  bien  à  la  durée  du 
séjour  qu'il  avait  dû  faire  dans  l'eau;  il  aui"aitété  dil'licile  de  s'en 
rendre  compte  par  l'étofTc,  qui  ne  pouvait  guère  être  plus 
mouillée  après  plusieurs  jours  (ju'après  plusieurs  heures  d'im- 
mersion, et  ({ui  d'ailleurs  était  devenue  sèche,  lorsqu'elle  fut  sou- 
mise à  l'examen  des  gens  de  l'art.  Mais  les  procédés  merveilleux 
dont  dispose  la  science  moderne  permirent  de  constater  avec  une 
])récision  mathématique  l'épaisseur  de  la  couche  qu'avait  formée 
l'oxyde  de  cuivre  sur  les  passementeries  d'or. 

Le  juge  d'instruction  fit  subir  à  Escudier  un  nouvel  interro- 
gatoire et  se  heurta  encore  au  même  parti  pris  de  mutisme  ou  de 
dénégation. 

—  Avant  de  clore  l'instruction,  dit  sévèrement  le  magistrat, 
je  Vous  invite  une  dernière  l'ois  à  entrer  dans  la  voie  des  aveux. 
Vous  pouvez  avoir  à  invoquer  des  circonstances  de  nature  à  atté 
nuer  votre  culpaJjilité  et  à  vous  concilier,  dans  une  certaine 
mesure,  l'indulgence  des  juges.  En  persévérant  dans  l'incroyable 
système  que  vous  avez  suivi  jusqu'à  ce  jour,  vous  ne  pouvez,  au 
contraire,  qu'aggraver  votre  position  et  encourir  les  dernières 
sévérités  de  la  justice. 

Escudier  répondit  avec  une  cynique  forfanterie  : 

—  Montrt'z-moi  le  cadavre. 

—  .le  ne  puis  vous  montrer  le  cadavre  ;  ou  ne  l'a  pas  encore 
trouvé,  mais  on  sait  déjà  où  il  faut  le  cherchei-.  I']n  attendant,  je 
puis  vous  montrer  ceci. 

En  disant  ces  mots,  le  juge  découvrit  la  sortie  de  bal  qui  élait 
étalée  sur  le  dossier  d'une  chaise. 

Escudier  devint  affreusement  pâle  et  faillit  s'évanouir,  il  ne 
pouvait  détacher  ses  rcirards  de  la  sortie  de  bal,  et  ses  yeu\ 
lixrs  au  milieu  de  sa  figure  livide  donnaient  à  sa  physionomie 
une  expression  de  terreur  ({ui  ne  pouvait  laisser  sul)sister  aucun 
doute. 

—  (  Ml  a-t-on  trouvé  cela?  demanda  Escudier  d'une  voix 
étranglée. 

—  Vous  le  savez  mieux  que  moi,  répondit  le  juge  avec  un  sou- 
rire de  satisfaction. 

II  y  eut  un  moment  de  silence  peiiciant  lequel  Escudier,  atterré, 
semblait  rouler  dans  sa  tète  les  plus  sinistres  souvenirs. 


UN  MOMENT  DE  COLERE  129 

—  Persisterez-vous  encore  à  nier?  demanda  le  magistrat. 

—  Je  persiste  à  nier. 

Uuelques  jours  après,  le  dossier  était  transmis  à  la  «-liambre 
des  mises  en  accusation,  qui  renvoya  Escudier  devant  la  cour 
d'assises  de  la  Seine. 

L'accusé,  transféré  de  la  maison  d'arrêt  de  Mazas  à  la  maison 
de  justice  de  la  Conciergerie,  fut  interpellé  de  déclarer  le  choix 
qu'il  avait  fait  d'un  conseil  pour  l'aider  dans  sa  défense  ;  sur  sa 
réponse  qu'il  n'avait  fait  et  n'entendait  faire  aucun  choix,  h-  juge 
délégué  par  le  président  de  la  cour  d'assises  lui  désigna  un  dé- 
fenseur d'office. 

C'était  maître  Bonfils,  un  jeune  avocat  de  Gascogne  qui  don- 
nait déjà  de  brillantes  espérances  par  l'accent  de  sincérité  qu'il 
apportait  à  défendre  les  plus  mauvaises  causes.  Personne  n'avait 
pu  supposer  qu'un  homme  dans  la  situation  d' Escudier  ne  choi- 
sirait pas  pour  défenseur  une  des  illustrations  du  barreau,  ei  le 
choix  de  maître  Bonfils  éveilla  bien  des  jalousies  parmi  les  jeunes 
avocats,  qui  auraient  déployé  toutes  les  ressources  de  l'intrigue 
pour  se  faire  désigner  s'ils  avaient  soupçonné  une  pareille  au- 
baine. La  cause  qui  depuis  plus  de  deux  mois  tenait  en  haleine 
la  curiosité  publi(|ue  était  appelée  à  un  énorme  retentissement  et 
devait  donner  lieu  à  des  débats  qui  passionneraient  non  seule- 
ment le  public,  mais  le  monde  élégant.  Il  ne  s'agissait  pas  là 
d'un  de  ces  misérables  assassinats  qui  se  plaident  devant  les 
gardes  municipaux  et  quelques  rentiers  désœuvrés,  mais  d'un 
drame  mystérieux  dont  les  acteurs  appartenaient  à  la  classe  opu- 
lente. C'était  l'occasion  de  débuter  dans  la  carrière  par  un  coup 
de  maître  et  de  conquérir  la  célébrité  en  un  jour.  Aussi  ne  fut-ce 
pas  sans  une  émotion  sincère  que  maître  Bonfils  parut  pour 
la  première  fois  devant  l'accusé  qui  devait  faire  sa  fortune. 

L'accueil  qu'il  reçut  n'eut  rien  d'encoui^ageant  :  si  Escudier 
n'avait  pas  choisi  d'avocat,  c'est  qu'il  n'en  voulait  pas  avoir. 

Le  jeune  méridional  commença  par  protester  avec  exubérance 
de  l'ardente  conviction  avec  la({uelle  il  entreprenait  cette  dé- 
fense :  il  n'avait  jamais  cru  à  une  culpabilité  contre  laquelle 
s'élevaient  la  naissance,  la  fortune,  l'éducation  et  le  caractère 
d'un  honnête  homme,  victime  d'une  erreur  du  parquet  et  abusi- 
vement impli([ué  dans  une  poursuite  que  rien  n'autorisait.  Il  se 
faisait  fort  de  réduire  en  miettes  l'accusation  péniblement  écha- 
faudée,  avec  le  concours  de  témoignages  suspects,  sur  des  in- 

LECT.   —  50.  IX  —  9 


130  LA  LECTURE 

dices  sans  valeur.  QueUc  ;i|)]);nt'iicc  y  avait-il,  en  elîet,  qu'un 
galant  homme  dont  le  passé  était  irréprochable,  les  goûts  sim- 
ples et  l'honoraltilité  au-dessus  de  toute  atteinte,  se  fût  subite- 
ment transformé  en  un  odieux  scélérat  (it  n'eût  pas  craint  de 
tremper  dans  le  sang  ses  mains  patriciennes  ? 

—  Vous  avez  raison,  répondit  Escudier  ;  je  suis  de  votre  avis. 

—  Je  con\prends,  ajouta  l'orateur,  tout  ce  qu'il  y  a  de  délicat 
dans  la  situation  (jui  m'est  faite  vis-à-vis  d'un  client  comme 
vous  ;  mais  je  mettrai  tous  mes  soins  à  m'acquitter  de  la  dillicile 
mission  (^ui  m'est  confiée  sans  alarmer  de  justes  susce])tibilités. 
Je  ne  vous  demanderai  de  la  vérité  que  ce  qui  sera  strictement 
indispensable  pour  les  besoins  de  la  défense  ;  je  devine,  sans 
que  vous  ayez  besoin  d'y  faire  allusion,  (|u'il  y  a  dans  votre 
affaire  un  secret  de  famille,  d'honneur  ou  de  conscience  :  vous 
pouvez  être  assuré  que  je  toucherai  cette  plaie  d'une  main  dis- 
crète. Je  n'exposerai  au  crand  jour  .des  débats  que  ce  qu'il  vous 
plaira  de  livrer  à  la  publicité  ;  mais  il  est  nécessaire  (jue,  dans 
le  secret  de  notre  entretien,  vous  me  parliez  sans  rétitence  pour 
([ue  je  puisse  imprimer  à  la  défense  une  direction  utile.  Il  est 
bien  entendu,  n'est-ce  pas,  que  nous  plaidons  l'innocence  absolue? 

—  Mais,  monsieur,  répondit  le  client,  je  n'ai  pas  demandé 
d'avocat,  je  m'imagine  (jue  je  saurai  me  défendre  moi-même,  et, 
tout  en  vous   remerciant  de   m'avoir  exprimé    des   sentiments 
auxquels  je  ne  suis  plus  habitué  depuis  mon  incarcération,  je  dé 
sire  conserver  la  direction  de  ma  défense. 

—  Cependant  la  loi  exige  que  vous  soyez  assisté  par  un  défen. 
seur,  à  peine  de  nullité  de  la  procédure. 

—  Eh  bien  !  la  foinialité  se  trouve  remplie  par  le  fait  de  votre 
désii^nation  ;  je  ne  pense  pas  tjuc  l;i  Ini  prescrives  une  assistance 
matérielle  ({ui  dégénérerait  promptenient  <n  oljsession. 

11  fallut  que  maître  Bonlils,  connue  les  autres,  prit  son  parti 
d»;  ne  rien  savoir  ;  dans  ces  conditions,  la  défense  devenait  sin- 
gulièrement difficile.  Un  avcx-atà  ([ui  son  client  ne  veut  rien  dire 
se  trouve  dans  une  situ.ili<»n  ([ui  non  seulement  est  grosse  de 
périls,  mais  qui  fi-ise  le  ridicule.  Ce  n'était  plus,  à  proprement 
parler,  une  défense  <|u'il  y  aurait  à  présenter,  mais  une  sim])le 
thèse  à  soutenir? 

Mailro  Bonfils  passa  en  revue  tous  les  arguments  qu'il  y  avait 
à  faire  valoir  en  faveur  de  son  client,  mais  tout  avait  été  déjà  dit 
dans  la  presse  et  dans  les  conversations.  Où  trouver  les  éléments 


U\  MOMFNT  DE  COLÈRE  -  131 

d'un  succès  d'audience  ?  Comment  réfuter  l'accusation  sans  avoir 
ni  une  explication  à  donner,  ni  une  pièce  à  produire,  ni  un  té- 
moin à  décharge  à  faire  entendre  ? 

Escudier  était  d'ailleurs  l'accusé  le  plus  désagréable  quV»n  eût 
jamais  vu  à  la  Conciergerie  :  il  ne  causait  pas  avec  son  gardien, 
n'avait  besoin  ni  de  l'aumùnier  ni  du  médecin,  et  éconduisait  sans 
ménauements  les  membres  des  Sociétés  de  patronage  qui,  flairant 
en  lui  un  condanmé,  se  disposaient  déjà  à  le  ramener  au  bien  et 
à  le  protéuer  lors  de  sa  libération.  Malgré  tout,  son  avocat  ne  se 
tint  pas  pour  battu  et  tâcha  de  le  prendre  à  revers.  11  vint  un 
matin  lui  expliquer  que  sa  conviction  s'était  modifiée  depuis  qu'il 
avait  pris  connaissance  du  dossier  et  qu'il  serait  peut-être  plus  ha- 
bile d'avouer  le  meurtre  et  de  l'expliquer,  soit  par  une  provoca- 
tion, soit  par  un  accès  d'emportement  irréfléchi.  On  pouvait  ainsi 
obtenir  le  bénéfice  de  l'excuse  ou  des  circonstances  atténuantes 
et  en  être  quitte  pour  la  prison,  tandis  qu'en  niant  tout,  on  s'ex- 
posait à  irriter  le  jury  et  la  cour,  et  l'on  risquait,  sinon  la  peine 
de  mort  qui  en  tout  cas  serait  commuée,  au  moins  les  travaux 
forcés.  11  y  avait  enfin  une  ressource  suprême  :  c'était  de  ]daider 
la  folie  ;  et  cette  tactique  présentait  un  double  avantage  :  d'abord 
l'avocat  n'a  pas  besoin  du  concours  de  son  client  pour  soutenir 
que  celui-ci  est  fou  ;  ensuite  la  démonstration  avait  été  d'avance 
rendue  facile  par  l'attitude  de  l'accusé.  Si  l'on  pouvait  seulement 
obtenir  ({ue  le  cas  fût  soumis  à  l'examen  des  aliénistes,  il  faudrait 
vraiment  jouer  de  malheur  pour  n'en  pas  trouver  un  qui  conclût 
à  l'irresponsabilité. 

Escudier  ne  se  prêta  à  aucune  de  ces  combinaisons  et  s'obstina 
à  décliner  toutes  les  offres  de  son  défenseur. 

Eniin  l'affaire  fut  inscrite  au  rôle  des  assises  et  le  jour  de  l'au- 
dience arriva. 

{A  suivre.)  Gaston  Beroeuet. 


LE  PROFESSEUR  DE  MAINTIEN 


Les  concours  du  Conservatoire  offrent  généralement  une  i>liy- 
sionomie  ({lu  n<-  vaiic  ])as.  Parmi  toutes  ces  jeunes  filles  (j[ui  nous 
défilent  sous  les  yeux,  il  y  en  a  de  vraiment  jolies  ;  il  y  en  a  même 
qui  disent  très  passablement;  mais  qu'elles  marchent  donc  mal 
pour  la  plujiart  !  C'est  pitié  que  de  les  voir  entrer  on  scène  ou  en 
sortir.  Kien  d'aisé,  de  irracieux,  ni  de  noble.  Les  unes  trottent,  les 
autres  ont  l'air  d'enjamber,  à  chaque  pas,  un  obstacle;  d'autres 
ont  la  mine  d'une  personne  qui  s'accroche,  aucune  ne  marche 
connue  on  marche,  tout  naturellement,  pour  aller  d'un  endroit 
dans  un  autre. 

PJt  comme  j'en  faisais  la  remarque  à  une  actrice,  aujourd'hui 
fort  connue,  et  (pii  a  jadis  passé,  elle  aussi,  par  l'enseignement 
du  Conservatoire  :  «  Il  est  bien  probable,  dit-elle,  qu'elles  ont  un 
professeur  de  maintien  comme  nous,  et  h-  mriiie  «|ui  nous  a 
instruites.  » 

Un  professeur  <1<'  maintien!  cela  est  fort  nouveau.  J'aurais 
compris  un  maîtres  de  danse.  Car  eidin,  de  quoi  s'agit-il?  de 
rendre  le  jeu  des  mend)res  souple,  agile  et  élégant;  d'habituer  le 
corps  à  exécuter  avec  facilité  et  grAce  des  mouvements  de  toute 
sorte;  et  c'est  l'affaire  de  la  danse.  Mais  la  personne  avec  qui  je 
causais  m  apprit  que  h;  professeur  de  maintien  au  Conservatoire 
avait  des  visées  plus  hautes. 

Vous   vous  rappeh'Z,  dans    la    comédie    du   Uuurijcois    (jeiitil- 


LE  PHOFEySEUR  DE  M.\[NTIEN  lr« 

homme,  M.  Jourdain  demandant  à  son  maître  de  danse  comment 
il  fallait  s'y  prendre  pour  faire  une  révérence  à  une  marquise? 

«  A  une  marquise?  »  dit  le  professeur. 

Et  le  bourgeois  gentilhomme,  spécifiant  bien,  ajoute  : 

a  Oui,  à  une  marquise  qui  s'appellerait  Dorimène.  » 

Et  le  maître  de  danse,  qu'on  ne  prend  jamais  sans  vert,  enseigne 
à  son  élève  la  sorte  de  révérence  qu'il  demande. 

Eh  bien  !  le  professeur  de  maintien  fait  exactement  de  même  au 
Conservatoire.  Il  ne  se  contente  pas  d'enseigner  à  ses  élèves  des 
mouvements  généraux,  et  pour  ainsi  dire  le  rythme  du  corps  tout 
entier;  il  leur  donne  des  leçons  qui  s'appliquent  plus  particulière- 
ment à  tel  état  ou  telle  circonstance.  C'est,  ou  c'était  (car  j'ignore 
s'il  est  toujours  là)  un  petit  vieux,  très  vif,  très  pénétré  de  son 
importance,  et  qui  avait  pris  l'habitude  de  tutoyer  familièrement 
toutes  ses  écolières  : 

«  Voyons!  ma  fille,  attention.  Tu  attends  ton  amant...  tu  com- 
prends bien,  ton  amant...  ce  que  tu  chéris  le  plus  au  monde.  Il 
n'arrive  pas,  tu  es  inquiète.  Tu  fais  un  pas  en  avant,  comme  cela... 
tes  petits  seins  doucement  agités,  comme  cela...,  bien,  labouclie 
en  forme  d'O...  un  petit  0...  Montre  tes  petites  dents  blanches... 
pas  toutes,  celles  de  devant  seulement;  esquisse  un  sourire... 
comme  cela...  Tu  vois,  j'esquisse  simplement...  et  maintenant,  les 
bias  arrondis...  très  bien. 

«  Ah i. autre  chose!...  Il  arrive;  tu  entends  son  pas,  le  pas  de 
ton  amant!  Naturellement,  tu  tressailles...  Allons!  tressaille!  la 
poitrine  en  avant,  la  tête  légèrement  rejetée  en  arrière,  un  petit 
mouvement  d'épaules...  le  bras  gauche  en  l'air,  arrondi  avec 
grâce  ;  tu  ramènes  ta  main  droite  sur  ton  petit  sein  gauche,  par 
un  geste  brusque...  comme  cela...  les  yeux  levés  au  ciel  avec 
expression...  il  faut  qu'on  voie  beaucoup  de  blanc...  très  bien... 

«  Au  tour  d'une  autre,  à  présent.  Toi,  mon  petit  chat,  tu  vas 
être  une  reine,  tu  entends  bien?  une  reine,  c'est-à-dire  tout  ce 
qu'il  y  a  de  plus  grand  et  de  plus  beau  dans  le  monde.  Il  faut 
donc  que  tu  aies  une  démarche  excessivement  noble.  Tu  t'avances 
majestueusement,  comme  si  tu  marchais  sur  des  nuages...  Marche, 
pour  voir,  comme  sur  des  nuages...  Bien...  Tu  traverses  a  cour. 
Allons,  mesdemoiselles,  pas  de  calembour...  C'est  sérieux,  nous 
ne  sommes  pas  ici  pour  faire  des  jeux  de  mots.  Les  courtisans 
sont  d'un  côté,  les  dames  de  l'autre,  comme  c'est  l'habitude  chez 
les  souverains.  Tu  t'avances  en  tendant  la  poitrine  sans  regarder 


1-^4  LA  LKCTUIU-: 

personne,  mais  tu  fais,  du  côté  des  lioninics,  une  légère  incli- 
naison de  tête,  et  une  sorte  de  révérence  très  courte  du  côté  des 
dames...  Fais  une  courte  révérence...  Bon!  Et  maintenant,  tu  as 
à  parN-r,  je  suppose,  ;'i  ton  premier  ministre,  tu  veux  renvoyer  ta 
coiu'...  lienvoie  ta  cour,  (]ue  je  voie  counneut  tu  renverrais  ta 
cour.  » 

Lï'lève  congédie  d'un  geste  tous  les  assistants. 

«  Mais  non,  répond  le  maître,  ce  n'est  pas  cela.  Tu  les  renvoies 
tous  ensemble.  Ce  n'est  pas  ainsi  (qu'une  souveraine  doit  s'y 
prendre.  Tu  congédies  d'abord  les  dames,  conmie  ceci,  d'un  geste 
gracieux  et  d'uii  bras  arrondi  que  tu  déploies  lentement.  Puis  tu 
te  tournes  vers  les  hommes;  tu  les  regardes  à  demi,  tu  tends  le 
bras  tout  droit;  tu  laisses  tomber  la  main  en  ne  pliant  que  le 
]Miigiiet,  (|ue  tu  agites  d'un  mouvement  lent  et  presque  impercep- 
tible. Voilà  ce  qui  s'appelle  une  cour  bien  renvoyée.  » 

L'actrice  qui  nous  donnait  ces  détails  excelle  en  imitations 
bui'lesques.  Et  il  fallait  la  voir,  avec  cet  esprit  endiablé  des 
femmes,  reproduire  les  scènes  de  sa  première  jeunesse  et  les 
charger  encore.  Elle  faisait  à  la  fois  et  les  gestes  pétulants  du 
maître  et  l'air  gauche  de  l'écolière  ;  elle  passait  brusquement  des 
grâces  surannées  du  petit  vieux  à  l'embarras  ou  au  rire  étoufïé 
d<'  la  jeune  fdle.  Il  y  avait  dans  tout  cela  un  peu  de  caricature; 
mais  on  y  sentait  un  fond  de  vérité. 

Il  faut  convenir  ijuc  voilà  une  singulière  méthode  d'enseigne- 
ment. Il  n'y  aurait  i)as  de  raison,  avec  ce  système,  poui-  <|u'on 
n'apj)rît  pas  aux  élèves  du  Conservatoire  les  gestes,  attitudes  et 
grimaces  que  réclament  toutes  les  cii-constances  de  la  vie  :  une 
fernuK- demandant  la  grâce  de  son  mari,  prés(Mitant  un  placet  au 
roi.  refusant  les  propositions  d'un  séducteur,  conmiandant  un 
jxtulet  à  la  marengo,  arrangeant  un  plat  de  fraises,  se  coilïant 
tlim  chapeau  bleu  ou  cerise,  etc.,  etc.  Le  cours  jjourrait  ainsi  se 
prolonger  Inen  des  années,  sans  que  l'on  eût  })assé  en  revue  tous 
les  mouveiuents  possibles  dans  toutes  les  conditions  de  l'exis- 
tence. 

Ces  jeunes  filles  n'auraient  |dus  ensuite  qu'une  chose  à  appren- 
dre, c'est  à  marcher,  tout  simplement,  connue  tout  le  monde 
marche,  quand  on  marche  pour  marcher,  et  non  j)0ur  aller  au- 
devant  de  son  amant  ou  traverser  la  cour.  Il  semble,  d'ailleurs, 
qu'un  maître  ne  puisse  pas  rendre  grand  service  en  ces  sortes  de 


LE  PHOFESSEUU  DE  MAINTIEN  135 

matières.  La  grâce  de  la  démarche  s'api)rend  à  reuard<.'r  com- 
ment se  présentent  les  femmes  comme  il  faut.  L'exemple  est  le 
meilleur  des  maîtres.  C'est  lui  qui  enseigne  à  faire  la  révérence, 
et  quand  on  la  sait  faire,  on  la  proportionne  tout  naturellement 
aux  gens  à  qui  on  l'adresse,  et  l'on  n'a  pas  besoin,  pour  obser- 
ver ces  distinctions,  des  le(;ons  particulières  d'un  maître  de 
maintien. 

C'est  sans  doute  à  cet  enseignement  du  Conservatoire  que  nous 
devons  un  certain  nombre  de  gestes  convenus  qui  ont  une  signi- 
fication précise  au  théâtre,  bien  que  personne  ne  les  fasse  jamais 
dans  le  monde.  Nestor  Roqueplan,  dans  son  livre  charmant  de 
Parîsine,  a  remarqué,  avec  beaucoup  de  finesse,  quelques-uns  de 
ces  mouvements  qui,  par  une  sorte  de  convention  acce])tée  de 
tous,  prennent  un  sens  à  la  scène,  et  dont  l'enscmbio  compose 
un  formulaire  à  l'usage  des  comédiens. 

Boutonner  son  gant  caractérise  spécialement  le  dépit  et  pré- 
cède inévitablement  le  fameux  mouvement  oratoire  du  lorgnon  ; 
tourner  son  lorgnon  prépare  toujours  une  grande  malice  et  an- 
nonce un  trait  fort  piquant.  Prendre  son  chapeau,  le  porter  vio- 
lemment sur  sa  tête  et  l'enfoncer  avec  une  légère  tape  sur  la 
forme  exprime  qu'on  n'est  pas  content  de  la  dame,  ou  qu'on  va 
gifler  le  monsieur  qui  cause  le  grabuge.  Si  vous  voyiez,  par  une 
lucarne  de  loge,  un  acteur  porter  son  index  au  coin  de  l'œil,  y 
tracer  une  virgule  et  laisser  retomber  son  doigt  d'un  air  de  dépit, 
vous  n'auriez  pas  besoin  d'entendre  un  mot  de  la  scène  pour  savoir 
qu'il  est  extrêmement  ému,  très  fâché  de  l'être,  et  voudrait  que 
l'on  ne  s'en  aperçût  point, 

La  fatuité  insolente  du  Richelieu  du  xvin®  siècle  se  marque 
dans  un  effet  de  chapeau  bien  connu.  Le  comédien  prend  le  claque 
de  ce  temps-là  par  un  coin,  le  balance  un  instant,  et  se  l'envoie 
sous  le  bras  gauche.  Cette  mimique  se  complète  toujours  par  un 
petit  geste  d'époussetage  exécuté  avec  le  bout  des  doigts  sur  le 
jabot,  d'où  l'acteur  chasse  les  grains  noirs  de  tabac  d'Espagne 
qui  sont  censés  s'y  être  arrêtés.  La  tabatière  joue  encore  un  grand 
rôle  dans  les  pièces  de  ce  temps-là  ;  si  elle  tournait  entre  les  doigts, 
elle  indiquait  une  impertinence  à  dire;  en  fermer  le  couvercle 
d'un  petit  coup  sec  marquait  ou  une  résolution  prise  ou  un  trait 
vif  arrivé  à  son  adresse. 

La  tabatière  a  disparu  de  nos  mœurs  ;  mais  la  badine,  en  cer- 
tains cas,  la  remplace  sans  trop  de  désavantage.  Il  faut  convenir 


13G  LA  LECTURE 

pourtant  (jue  les  comédiens  du  temps  jadis,  ayant  plus  d'acces- 
soires à  leur  disposition,  dans  leur  costume  moins  simple  que  le 
nôtre,  possédaient  aussi  plus  de  ces  moyens  convenus  d'expres- 
sion. Je  parlais  de  la  badine,  mais  nos  pères  avaient  la  canne,  et, 
au  concours  du  Conservatoire,  nous  voyons  encore  un  même  élève, 
qui  donne  la  réplique  dans  trois  scènes  de  Molière,  revenir  chaque 
fois  avec  une  canne  différente.  Joindre  ses  deux  mains  sur  la 
pomme  de  sa  canne,  placée  devant  soi,  de  face,  et  s'appuyer  sur 
elle  en  se  courbant  à  demi  signifie  au  théâtre  le  désespoir  le  plus 
profond,  un  découragement  absolu;  un  léger  tremblement  imprimé 
à  cette  canne  marque  tantôt  une  peur  bleue,  et  tantôt  une  indi- 
gnation concentrée;  la  lever  à  demi,  geste  de  menace;  lafrap])er 
d'un  coup  unique  et  violent  sur  le  sol  accompagne  une  dénéga- 
tion dont  on  ne  démordra  point,  etc.,  etc. 

Il  est  bien  probable  que  ce  sont  là  les  enseignements  du  pro- 
fesseur de  maintien  au  Conservatoire  quand  il  fait  la  classe  des 
hommes.  Mais  la  seule  chose  qu'il  oublie  de  leur  apprendre,  tout 
comme  aux  demoiselles,  c'est  de  marcher.  Il  est  vrai  que  c'est 
aussi  le  i)his  difficile. 

Francis(pie  Sarcev. 


MARCEL 


(1) 


III 

MARCEL    DE    NÉRINS    AU    DOCTEUR    GERBIER 

15  juin. 

«  Je  ninnç-o,  je  dors,  je  pèche  et  je  me  baiûne.  J'habite  un  petit 
palais  en  pleine  falaise.  Tu  es  un  grand  médecin;  je  t'admire  et 
je  t'aiine. 

«  Cela  dit,  les  convenances  exigent  que  je  te  présente  mes 
deux  amis  intimes,  M.  Paul  Didier,  peintre,  et  le  père  Antoine, 
pêcheur. 

«  J'ai  dit  M.  Paul  Didier,  peintre;  j'aurais  dû  dire  peintre  et 
philosojdie,  car  mon  nouvel  ami  aurait  été  dans  les  temps  anciens 
le  huitième  sage  de  la  Grèce.  Il  gagne  six  ou  huit  mille  francs 
par  an  avec  sa  peinture,  qui  n'est  ni  bonne,  ni  mauvaise.  Avec 
cela,  dit-il,  il  est  très  riche  et  fait  des  économies.  Il  passe 
quatre  mois  à  Paris  et  huit  mois  à  Yport.  Il  est  logé  dans  une 
petite  auberge,  oîi  j'ai  soutenu  un  combat  contre  une  armée  de 
souris.  M.  Didier  fait  sans  cesse  l'éloge  de  cet  hôtel  invraisem- 
blable ;  il  y  est  logé,  chauffé,  éclairé  et  nourri  pour  quatre  francs 
par  jour...  Oui,  mon  ami,  quatre  francs!  M.  Didier  peint  réguliè- 
rement deux  heures  tous  les  matins;  puis,  sa  besogne  terminée, 
il  ht,  fume,  chasse,  pèche,  se  baigne  et  se  promène.  Nous  nous 
sommes  rencontrés  sur  la  falaise  le  lendemain  de  mon  arrivée  à 
Yport.  Je  faisais  des  efforts  désespérés  pour  allumer  un  cigare, 
le  vent  impitoyablement  éteignait  mes  pauvres  allumettes. 
M.  Didier  m'a  olïert  son  briquet  et  de  l'amadou.  Le   soir,  nous 

(1)    Voir  le  numéro  du  10  juillet  1889. 


138  LA  LKCTUIU-: 

avons  loiiuucincnt  causé  sur  le  iralct  devant  un  ùtincelant  coucher 
de  soleil.  Il  y  a  une  di/.aiiie  do  jours  do  cola,  et  nous  sommes 
maintenant  les  meilleurs  amis  du  monde. 

«  Une  (|uerelle  a  cependant  comi)romis  notre  intimité  naissante. 
J'ai  prié  mon  nouvel  ami  de  Faire  pour  moi  ({uatre  tableaux,  des 
vues  pi-ises  dans  U'S  bois  d'Yport,  qui  sont  pleins  de  petits  recoins 
merveilleux.  Il  fallait  fixer  un  prix.  Ah!  mon  cher,  si  tu  avais  vu 
quelle  colère  et  qu(>lle  indignation.  —  Un  tableau  de  moi,  mille 
francs,  m'a-t-il  réi)ondu,  jamais  de  la  vie  !  Mes  tableaux  valent 
deux  cents  francs  dans  les  bonnes  années  :  vous  aurez  mes  quatre 
tableaux  pour  huit  cents  francs,  et  soyez  certain  que  vous  ne 
faites  pas  une  brillante  affaire.  —  Mais  j'aime  beaucoup  votre 
peinture.  —  Vous  avez  tort,  ma  peinture  est  parfaitement  mé- 
diocri'.  —  Vous  me  permettrez  de  trouver  que  vous  avez  du  talent. 
—  Vous  êtes  dans  l'erreur.  Si  j'avais  du  talent,  ce  n'est  pas  mille 
francs  que  je  voudrais  vendre  mes  tableaux,  c'est  vingt  mille, 
cinquante  mille,  cent  mille  francs.  Le  passable  n'existe  pas  dans 
h*s  arts.  Un  tableau  est  un  chef-d'o:ïuvre  ou  une  croûte.  Il  vaut 
tout  ou  ne  vaut  rien.  Moi,  je  fais  des  croûtes,  des  croûtes  hono- 
rables, des  croûtes  qui  se  laissent  regarder  et  qui  ])euvcnt  sans 
scandale  s'accrocher  à  des  clous  contre  les  murs,  mais  des  croûtes 
et  pas  autre  chose.  Ces  croûtes,  les  marchands  me  les  payent 
doux  cents  francs,  et,  vous  aussi,  vous  me  l(«s  j)ayorezdoux  cents 
francs. 

«  Il  n'y  avait  pas  à  insister;  j'ai  dû  céder. 

c  Voilà  mon  premier  ami. 

«  Le  second  est  un  vieux  brav(^  homnie  «pii  a  fait  la  guerz'e 
vous  l'Empii'O.  qui  a  <''té  sur  les  pontons  en  iSl'i,  et  (pu  cei)cn- 
d.int  ni'  racont<'  jamais  son  liistoirc  ("est  riionnèteté,  la  dis- 
en'-tion  et  le  coiu-airo  mêmes.  Il  a  amassé  par  son  travail  un 
])otit  eapital  qui  lui  doime  sept  ou  buit  cents  francs  de  rentes. 
C'est  une  grande  fortune  à  Yporf. 

'<  Didif'r  et  moi,  nous  passons  truis  les  joui'S  (|uatrc  ou  cinq 
Inures  dans  le  canot  du  j)èro  Antoine. 

«  Les  hal)itués  d'Y]iort  sont  attendus.  C'est  une  \  inutaine  de 
Parisiens,  ])rosque  tous  peintres  ou  bonuucs  de  lettres.  Mon  ami 
Didier  m'a  déjà  réconcilié  avec  les  j)eintres;  je  te  dirai  dans  un 
mois  ce  que  je  pense  des  hommes  do  lettres.  Je  te  dirai  en  même 
temps  ce  (pie  c'est  (pie  la  manjuise  de  Treiirny,  qui  est  également 
attendue  à  Yport.  Elle  est  venue  ici  pour  la  première  fois  il  y  a 


MARCliL  139 

cinq  ou  six  ans;  t-llr  était  tivs  scncusrnu'nt  nialude.  Ypurt  lui  u 
rendu  la  santé,  et  M"'  de  Treiany  a  pris  Yport  eu  affcctii»n.  Elle 
y  a  lait  liàtir  d'abord  une  petite  maison,  celle  que  j'ai  louée;  puis 
une  plus  grande  qui  vient  d'être  achevée  et  qu  elle  habitera  cette 
année  pour  la  i)remière  lois.  Elle  est  très  aimée  dans  le  pays,  et 
le  père  Antoine  parle  de  M"*  de  Treiçny  avec  un  véritable  respect. 
Didier  i)rétcnd  qu'elle  est  e7icore  fort  belle.  Cet  eiicore  m'inquiète. 
Tu  sais  ce  que  signifie  généralement  un  encore  ainsi  placé  dans 
une  phrase.  Cependant,pasde  jugements  téméraires,  et  si  l'amour 
me  prend,  vite  je  te  le  ferai  savoir...  Ah  !  mais,  ce  ne  serait  pas 
là  l'amour  de  ton  ordonnance.  Je  me  rappelle  tes  paroles  :  Une 
honnête  fille  dont  je  ferais  ma  femme.  Voilà  ce  que  tu  m'as  re- 
commandé. De  ce  côté,  ce  me  semble,  rien  à  faire  à  Yport.  Il  y  a 
bien  l'exemple  des  rois  ({ui  épousaient  des  bergères,  mais  les 
bergères  ici  sont  des  pêcheuses  de  crevettes,  et  les  pêcheuses  de 
crevettes...  Ah!  mon  ami,  si  tu  savais  ce  que  c'est  que  les  pê- 
cheuses de  crevettes  !  » 

«  Tout  à  toi, 

«  Marcel  de  Nérins.  » 


IV 


Vers  la  iin  du  mois  de  juin,  \\n  matin,  Didier  était  venu  déjeu- 
ner chez  Marcel.  Le  repas  terminé,  les  deux  jeunes  gens  fumaient 
ce  ciirare  silencieux  qui  est  le  conunencement  de  toute  honnête 
digestion,  quand  la  vieille  Thérèse  entra  dans  le  salon. 

—  Pardon  de  vous  déranger,  monsieur,  dit-elle  à  Marcel,  mais 
c'est  votre  propriétaire  qui  est  arrivée. 

—  M'"*  de  Treigny  est  ici?  demanda  Didier. 

—  Oui,  monsieur,  depuis  hier,  répondit  Thérèse. 

—  Eh  bien,  que  nous  veut-elle.  M""*  de  Treigny?  dit  Marcel. 

—  C'est  mademoiselle  sa  lille  qui,  l'année  dernière,  a  laissé 
ici,  dans  une  armoire,  des  partitions  qu'elle  désirerait  avoir. 

—  Il  faut  rendre  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu,  et  à  M"*  de  Treigny 
ses  partitions,  répondit  Marcel.  Cherchez  dans  les  armoires,  Thé- 
rèse. 

Les  partitions  furent  bientôt  trouvées,  couvertes  d'une  belle 
poussière,  et  machinalement,  à  mesure  que  Thérèse  les  tirait  de 
l'armoire,  Marcel  les  regardait  et  en  disait  les  titres  tout  haut  : 


l')(l  LA  lec:tuf{E 

DoH  .liKvi,  —  le  Barhivr,  —  Caiillaïunc   Tell,  —  la  Juive,  —  ies 
Huguenots,  —  le  Comte  Orjy,  —  les  Noees  de  F^igaro. 

Il  y  avait  une  vinataine  <le  |)artitions,  toutes  œuvres  niaiiis- 
t  raies,  puis  (U-uros  eahiers  (le  inusi([ue  classique  portant  Ics  noms 
tle  Mozart,  de  Beethoven  et  de  Haydn. 

—  Voilà  de  l)iea  belles  choses,  dit  Marcel,  ([uand  Thérèse  fut 
sortie. 

—  La  petite  de  Treiauy  est  hoinie  n\usiciennc  et  a  été  élevée 
dans  le  respect  et  dans  le  culte  de  la  vraie  musique,  répli([ua 
Didier. 

—  La  petite  de  Treigny!  c'est  donc  une  enfant? 

—  C'est  une  fillette  de  quatorze  à  quinze  ans,  vive,  intelligente, 
originale. 

—  Et  la  mère? 

—  La  mère  est  une  très  belle  et  très  aimable  personne.  Beau- 
eoii]»  de  charme,  d'esprit  et  de  distinction. 

—  Quel  enthousiasme,  mon  cher;  seriez-voiis  amoureux? 

—  Moi,  amoureux!  non!  non!  Mon  cœur  est  bien  sagement 
endormi,  et  je  ne  crois  pas  qu'il  se  réveille  jamais;  seulement  je 
suis  peintre,  j'ai  des  yeux,  et  j'admire  respectueusement  en  M"®  de 
Treigny  une  belle  taille,  une  Ix'lle  tête  et  de  belles  mains. 

—  Ah!  vous  regardez  les  femmes,  vous. 

—  Certes,  oui,  je  les  regarde,  et  je  les  regarderai  tant  qu'on 
n'aura  rien  inventé  de  plus  (diarmant.  Je  ne  les  aime  pas,  parce 
qu'à  mon  avis  la  femme  n'«^st  ([u'un  merveilleux  joujou  fait  pour 
Tamusement  des  grands  enfants,  et  que  ces  grands  enfants  sont 
des  niais  dès  que  l'amour  se  met  de  la  |»artie.  Aussitôt  qu'ils  ont 
en  leur  possession  nue  d*-  fcs  ;idor;ibl('s  jxiupr'-es,  au  lieu  de  lui 
dire  tout  simplement  :  Ah!  la  jolie  tète!  ah!  les  grands  yeux!  ah! 
les  petits  pieds!  ah!  la  peau  blanclu!  et  rose!  que  vous  êtes  belle, 
madame!  montrez  votre  jolie  tête!  ouvrez  ces  irrandsyeux!  avan- 
cez ces  petits  jiieds  !  ils  lui  répètent  sur  tous  les  tons  :  .T'ai  une  âme, 
vous  avez  une  àme;  ([uelle  Ame  avez-vons?  aimous-nous  avec  nos 
Ames;  et  autres  bêtises.  La  j)oupée,  eomme  un<'  sotte,  se  laisse 
casser  et  montre  son  Ame.  Cela  fail,  tf)ut  est  perdu.  La  boîte 
était  divine,  mais  elle  ('-tait  vide!  Elle  est  ouverte,  rien!  absolu- 
ment rien  1  L(^  i^rand  enfant  d(''Solé  s(miet  en  t(iiète  d'uncî  autre  pou- 
pée et  reprend  son  refrain  :  .l'ai  une  Aine,  et  CcCtera,  et  caetera. 

Il  y  a  des  gens  cpii  continuent  bravement  ccÀ  exercice  et  qui 
cherchent  éternellement  la  ])o\ipée  idéale.  Je  ne  suis  pas  de  ces 


1 


MARCEL  141 

gens-là.  J'ai  cassé  ({uelques  poupées  dans  ma  vie;  j'ai  vu  que  le 
ramage  ne  répondait  pas  au  plumage,  et  j'en  ai  Uni,  grâce  au  ciel, 
avec  ces  sottes  expériences.  Mais  cela  ne  m'empêche  pas  d'ad- 
mirer une  belle  personne  tout  autant  qu'un  beau  paysage  et  qu'un 
beau  coucher  de  soleil.  Sur  ce,  voici  la  haute  mer  et  le  bon  vent; 
au  diable  les  femmes  1  Je  vois  là-bas  sur  les  rochers  toute  une  fa- 
mille de  goélands  (pii  nous  attend.  Prenons  nos  fusils  et  partons. 

Aussitôt  dit,  aussitôt  fait. 

he  sentier  cpii  descendait  vers  la  plage  jjordait  le  jardin  de 
M"*^  de  Treigny,  si  bien  que,  i)ar-dessus  la  haie,  les  deux  amis 
purent  voir  une  jeune  lille  allant  et  venant,  vive  et  légère,  dans 
les  allées.  Tout  à  coup  elle  aperçut  Didier,  reçut  un  grand  salut, 
en  rendit  un  petit  et  disparut  sous  les  arbres. 

—  C'est  M"^  de  Treigny?  demanda  Marcel. 

—  Oui,  c'est  M""  Marguerite;  mais  la  voilà  toute  grande  et 
presque  fennne.  Comme  une  poupée  change  en  une  année! 

—  Elle  est  assez  gentille. 

—  Elle  est  plus  que  gentille.  Regardez:  elle  repai-aît  devant  la 
maison.  Elle  est  vraiment  charmante:  jolie  tournure, tête  bien  portée. 

—  Vous  connaissez  ces  dames?  vous  avez  salué  tout  à  l'heure. 

—  J'ai  été  présenté,  il  y  a  quelques  années,  à  M'"''  de  Treigny. 
Depuis,  elle  est  venue  passer  ici  tojiis  les  étés  ;  je  lui  fais  une  visite 
à  son  arrivée,  une  autre  visite  avant  son  départ;  j'échange  quel- 
ques phrases  avec  elle  quand  je  la  rencontre  dans  le  village,  et 
les  convenances  sont  satisfaites. 

Marcel  et  Didier  étaient  arrivés  sur  la  plage,  et  bientôt,  grâce 
au  vent  favorable  ([ui  enfla  la  voile  du  père  Antoine,  ils  furent  en 
pleine  mer. 

La  barque  qui  les  enqjortait  était  honorée  de  l'attention  toute 
particulière  de  Marguerite,  ({ui,  rentrée  dans  la  maison,  disait  à 
sa  mère  : 

—  Maman,  si  lu  veux  voir  Ion  locataire,  il  est  là-bas  dans  ce 
petit  bateau. 

—  Comment,  curieuse,  tu  sais  déjà?... 

—  Oui,  maman,  c'est  un  jeune  homme  qui  a  tout  à  fait  bon  air. 
Je  l'ai  vu  sortir  de  la  maison  et  descendre  le  sentier.  Il  était  avec 
M.  Didier.  C'est  un  artiste  probablement.  Tu  ne  sais  pas  son  nom? 

—  Non,  mais  il  est  facile  de  le  savoir.  La  mère  Ursule  est 
ici,  fais-la  venir,  et  bien  certainement  elle  pourra  répondre  à  tes 
questions. 


I 


142  LA  LECTURE 

La  mère  Ursule  était  une  fenune  du  pays,  tiui  aardait  pendant 
l'hiver  les  deux  maisons  de  M'""  de  Treigny.  C'était  à  elle  que 
Marcel  a\ait  eu  alïaire. 

Ursule  riiira. 

—  Quel  est,  lui  dcnuinda  M""' de  Treiiiiiy,  ce  jeune  homme  qui 
SX  loué  la  petite  maison  verte? 

—  Oh!  madame,  e'ost  un  jeune  honune  hien  hou,  ])ien  ainial)le 
et  hien  riche.  Il  a  loiu'  sans  marchander,  et  il  ma  donné  cent  francs 
pour  moi  ;  oui.  M"*  Marguerite,  cent  francs  en  or,  et  de  plus... 

—  C'est  hien,  interrompit  M'"®  de  Treiany  ;  mais  son  nom? 

—  Son  nom,  madame^  la  mar([uise,  son  nom?  Il  m'a  dit  tle 
l'appeler  M.  Marcel  tout  simplement;  mais  il  a  un  autre  nom  plus 
cnmplitpu'',  et  si  madame  la  marcpiise  veut  le  savoir  exactement, 
voici  le  petit  écrit  qui  a  été  passé  pour  la  location  de  la  maison. 

—  Prends  et  regarde,  Marguerite,  dit  la  mar([uise  à  sa  fille. 

—  M.  le  comte  Marcel  de  Nérins,  lut  Marguerite  ;  et  elle  ajouta  : 
ce  ne  doit  pas  être  un  artiste. 

—  Un  artiste,  dit  Ursul<\  Oh!  non,  mademoiselle  r  c'est  un 
jeune  homme  du  grand  monde,  un  monsieur  qui  ne  fait  rien.  Il 
est  malade;  il  est  à  Ypoit  par  ordonnance  du  médecin. 

—  Et  il  e.st  venu  .seul?  deinanda  Marguerite. 

—  Tout  à  fait  seul,  mademoiselle. 

—  Il  connaît  M.  Didier? 

—  Ils  sont  irrands  amis  maintenant,  mais  ils  se  sont  rencontrés 
ici,  il  y  a  mi  mois,  pour  la  première  fois. 

—  Cela  suffit,  Ursule,  je  vous  remercie. 

—  ()h!  madame  l.i  mar([uise  peut  ètic  iiMni[nille,  dit  Ursule  en 
se  retirant,  l.i  mai>on  a  un  bon  locatair(>,  hien  honnête,  hien  tran- 
(Miille,  et,  je  l(^  répète,  hien  liclie.  Pas  |)lus  tard  «priiier,  il  jjarlait 
de  faire  venir  .ses  chevaux  et  ses  voitures. 

—  (!'est  siniruliei-,  maman,  dit  Margueiite  dès  ((u'Ursule  fut 
soitie,  ce  jeune,  homme  (|ui  depuis  un  niois  est  tout  seul  à  Y])ort, 

—  \'oilà  hien  ma  tète  de  sei/.e  ans  qui  lia  vaille.  Avant  unr. 
heure,  ce  M.  de  N<''rins  sera  pour  toi  le  héros  my.stérieux  et  le 
prince  (.'haruiant  d'un  eonte  de  fées. 

—  Oh!  maman,  vous  êtes  méchante.  Vous  savez  hi<'n  (pie  je  ne 
pense  «uère  aux  jninces  Charmants.  J'ai  une  mère  chai'mante, 
moi,  une  mère  qui  \a  m'embrasscr  sur  les  deux  joues,  et,  en 
échange,  je  lui  jouerai  tout  le  .second  acte  de  Guilhiume  Tell. 

M"*   de  Treiirny  embrassa  Marifuerite,  et,  ([uelques   minutes 


MAHCF.I.  143 


après,  les  mélodies  de  Rossini  étaient  déchaînées.  An  même  in- 
stant, deux  coups  de  l'eu  portaient  le  trouble  et  le  deuil  dans  cette 
famille  de  goélands,  ipii,  imprudemment,  avait  attendu  Marcel 
et  Didier. 


Les  huit  jours  (|ui  suivirent  l'arrivée  à  Yport  de  M'"®  de  Treigny 
s'écoulèrent  dans  le  calme  le  plus  profond.  Didier  fit  sa  visite  et 
proposa  à  Marcel  de  le  présenter  à  la  marquise.  Celui-ci  refusa. 

—  A  quoi  bon?  dit-il,  nous  péchons  des  crevettes,  nous  tuons 
des  goélands,  iu)\is  découvrons  des  fermes  inconnues,  nous  jouons 
au  piquet  et  au  bezigue,  nous  fumons  d'excellents  cigares.  Je  lis 
Musset,  George  Sand  et  Henri  Heine,  vous  faites  vos  tableaux, 
le  temps  est  admirable  et  nous  jouissons  d'une  félicité  absolue. 
Je  n'ai  nulle  envie,  quant  à  moi,  d'aller  débiter  des  fadaises  à 
j^me  ^^,  Treiii'nv  et  de  discuter  avec  M"®  Marguerite  les  a'raves 
questions  des  robes  casaques  et  des  chapeaux  cloches. 

Didier  n'insista  pas;  il  n'y  eut  pas  de  présentations. 

Cependant  chaque  jour  Marcel  rencontrait  la  marquise  et  sa 
fille  ;  il  fut  bien  forcé  de  reconnaître  que  ces  deux  femmes  étaient 
charmantes.  A  les  voir  toujours  ensemble,  vêtues  de  même,  l'une 
éclatante  de  jeunesse  et  de  belle  humeur,  l'autre  doucement  grave 
et  sérieuse,  on  n'aurait  pas  dit  une  mère  et  une  fille,  mais  bien 
deux  soeurs  d'âges  et  de  caractères  différents. 

Un  soir,  Didier  surprit  Marcel  regardant  longuement  M"'^  de 
Treigny  et  sa  fille  qui  étaient  assises  sur  le  galet, 

—  Voulez-vous  que  je  vous  présente?  lui  dit-il  en  riant. 

—  Non,  cent  fois  non,  répondit  Marcel;  il  est  vrai  que  cqs 
femmes  sont  vraiment  séduisantes  dans  cette  demi-clarté  du  soleil 
couchant,  mais  je  suis  sûr  qu'elles  me  plairaient  moins  si  je  les 
connaissais  mieux  et  si  je  pouvais  les  voir  tout  le  jf)ur  do  tout 
près. 

—  Vous  êtes  admirable  avec  votre  demi-clarté.  Ces  têtes-là  sont 
toujours  jolies,  mon  cher,  du  matin  au  soir,  au  soleil  et  à  la  lu- 
mière. Encore  une  fois,  voulez-vous  que  je  vous  présente? 

—  Encore  une  fois,  non.  D'ailleurs  elle  est  absurde,  la  présen- 
tation officielle  :  «  Madame,  j'ai  l'honneur,  »  etc.. 


144  LA  LECTURE 

—  Absurde,  soit,  mais  lu^ccssaire.  Altcndriez-vous  d'aventure 
([uelque  occasion  chevaleresque  de  vous  offrir  aux  regards  de  ces 
dames  et  de  vous  dévouer  pour  elles?  Nous  avons  l'incendie,  le 
cheval  emporté,  la  harque  renversée  par  les  flots,  et  encore  ne 
faut-il  compter  que  médiocrement  sur  l'épisode  du  naufrage;  ces 
helles  personnes  nagent  admirahlement  et  peut-être  vous  repè- 
cheraient-elles,  au  lieu  de  se  laisser  repêcher  par  vous. 

La  causerie  des  deux  jeunes  gens  s'égara  à  la  suite  de  cette 
plaisanterie.  La  nuit  vernie,  ils  rentrèrent.  A  dire  vrai,  Marcel 
dormit  du  sommeil  le  plus  paisihle,  et  s'il  rêva,  M""®  de  Treiirny 
et  Marguerite  n'eurent  aucune  place  en  ses  rêves. 

Mais  le  lendemain  il  iccdimut  que  Didier  ne  l'avait  pas  trompé 
et  que  ses  deux  voisines  étaient  grandes  nageuses.  Elle  se  levaient 
et  se  baignaient  de  bon  matin,  désirant  éviter  autant  que  possible 
les  regards  des  vingt-cinq  ou  trente  Parisiens  qui,  dans  l'éclat  de 
la  saison,  au  moment  de  la  foule,  forment  toute  la  colonie  d' Yport. 
Marcel,  de  sa  fenêtre,  les  vit  monter  en  costumes  de  bain  dans  la 
bar(pie  du  père  Antoine,  et  se  aire  conduire  à  une  cfrtaine  dis- 
tance du  rivage.  Marcel  écarta  légèrement  un  rideau,  et,  prenant 
une  jumelle,  il  lorgna.  Il  fut  encore  obligé  de  trouver  les  deux 
baiLHieuses  charmantes,  malgré  cette  l)louse  et  ce  pantal(»n,  (pii 
rendent  tant  d»;  fennnes  laides  et  ridicules.  Il  était  là  depuis 
({uelques  minutes,  tout  entier  à  cet  agréable  spectacle,  (puiiul 
Didier  entra  : 

—  Cette  fois,  s'écri;i-t-il  gaiemeiil,  nous  êtes  i)ris.  .le  .sais  ce 
(pie  vous  regardez,  et  c'est  aujoiu-d'hiii  qu(i  je  v(»us  présente. 

—  Xi  aujourd'hui,  ni  (iemain,  ni  jamais,  réjiondit  vivement 
Marcel. 

—  Il  .se  fâche!  il  est  aniinireiix  !  Vivat!  vivat!  lOllo  s'aj)pelle 
Jeanne!  >>n  l'a  mariée  àdix-.sept  ans,  ce  qui  lui  |)erniet  de  n'avoir 
que  trente-ijuatre  ans,  malgré  cette  grande  jolit;  fille,  et,  s'il  faut 
tout  vous  (lire,  j(!  la  S(>up(;(inne  de  n'avoir  (pie  heaucon|)  d'estinie 
|)our  son  mari. 

Ht  d'une  voix  pai  l'ailfnieiit  fanss*-,  Didier  Ut  ce  (piil  put  pour 
entonner  le  grand  air  de  GuiUaumc  Tell  : 

D'Allorf,  les  chemin.s  sont  ouverts,  etc.,  etc. 

Marcel  dut  prendre  la  chose  gaiement,  et  les  deux  jeunes  gens 
étaient,  une  heure  après,  sur  la  route  d'Ltretat.  Ils  y  passèn-nt  la 


MARCEL  145 

journée.  Le  soir,  de  retour  à  Yport,  Marcel  écrivait  deux  lettres 
à  ses  amis,  Maxime  de  Brème  et  Paul  de  Brivas.  Ils  eurent 
chacun  quatre  pages  dans  lesquelles  il  était  question  de  la  pluie, 
du  beau  temps,  du  ciel,  des  bois  et  de  la  mer;  ils  curent  ensuite 
chacun,  après  ces  quatre  pages,  un  post-scriptum  de  quatre  lignes, 
ainsi  conçu  : 

(S.  Cherche  donc  à  savoir  ce  que  c'est  qu'un  marquis  de  Treigny. 
—  Grande  fortune,  —  belle  terre  en  Bourgogne,  —  hôtel  rue 
Saint-Dominique.  —  La  marquise  et  sa  fille  sont  à  Yport,  » 

Le  surlendemain,  Marcel  recevait  les  deux  lettres  suivantes  : 

((  Voici,  mon  cher  ami,  les  renseignements  que  tu  me  demandes 
sur  M.  de  Treiirny.  M""®  de  Treigny  a  trente-quatre  ans,  les  yeux 
noirs  et  une  main  célèbre  dans  tout  le  faubourg  Saint-Germain. 
La  marquise  est  fille  du  général  comte  de  Blézieux  qui  a  com- 
mandé à  Lille  sous  la  Restauration  et  qui  a  été  de  l'expédition 
d'Espagne.  Belle  parleuse  de  salon,  se  mêlant  de  politique  et  de 
philo.^ophie,  le  tout  en  bonne  royaliste  et  en  catholique  aposto- 
lique et  romaine.  N'aimant  pas,  n'ayant  jamais  aimé  son  mari, 
mais  ayant  beaucoup  d'estime  et  d'affection  pour  lui.  Tu  connais 
la  nuance. 

«  Des  amants,  on  lui  en  a  prêté,  entre  autres  le  petit  de  Mar- 
sac,  qui  est  aujourd'hui  secrétaire  à  Madrid  ;  c'est  un  roman  ({ui 
a  duré  trois  ans,  dans  le  platonisme  et  la  contemplation,  disent 
les  uns  ;  dans  tout  le  contraire,  disent  les  autres.  De  Marsac,  de 
toute  façon,  serait  aujourd'hui  complètement  oublié  et  le  cœur 
de  la  marquise  croiserait  en  ce  moment  dans  les  eaux  du  Mexi- 
que, sur  la  frégate  cuirassée  la  Gloire,  avec  M.  Robert  Grandier, 
lieutenant  de  vaisseau. 

«  J'ai  nommé  ton  rival.  Il  paraît  que  ce  n'est  pas  un  honnne 
médiocre;  trente  ans,  trois  campagnes,  autant  de  blessures,  dont 
une  petite  balafre  originale  en  pleine  figure.  Médaille  de  Crimée, 
médaille  de  Chine,  Légion  d'Honneur  ;  avec  tout  cela  de  l'esprit 
et  une  fortune  convenable. 

«  Voilà  ton  ennemi,  voilà  le  souvenir  qu'il  faut  chasser.  L'en- 
treprise est  séduisante  et  le  succès  te  fera  grand  honneur.  D'un 
côté,  le  jeune  navigateur,  avec  sa  croix,  ses  médailles,  son  épée 
et  sa  petite  balafre;  de  l'autre,  l'ami  Marcel,  avec  ses  grâces 
naturelles  et...  et  c'est  tout» 

LECT.    —  50  IX  —   10 


14G  I.A  LECTURE 

«  Tu  as  devant  toi  trois  mois  d'un  travail  tout  à  fait  inté- 
ressant. 

«  Le  mois  de  juillet  aux  petits  moyens  :  reaards  respectueux, 
distractions  vagues,  soupirs  inexpliqués,  muettes  contemplations, 
molles  rêveries,  etc.,  etc 

«  Le  mois  d'août  aux  premières  audaces  :  phrases  inachevées, 
mouvements  nerveux,  main  frémissante  passée  dans  les  cheveux, 

—  dans  les  tiens,  —  fausses  sorties,  serrements  de  main,  regards 
fiévreux,  soupirs  expliqués,  etc.,  etc... 

Ci  Enlin  le  mois  de  septendîre  aux  dernières  témérités  :  la  crise 
du  désespoir,  la  grande  scène  à  genoux  :  — Je  meurs  à  vos  pieds. 

—  Ah!  jamais  amour  jdus  ai-dcut.  —  Main  frémissante  passée 
dans  les  cheveux...  dans  les  siens...  —  Partons,  et  qu'une  fuite 
rapide...  —  Non,  restez,  je  vous  présenterai  à  mon  mari,  c'est  uii 
homme  charmant.  —  Puis  le  couplet  final  et  les  tlammes  do 
Bengale.  Tu  me  comprends,  Marcel,  tu  me  coinj)rcnds. 

«  Tel  est  mon  programme,  avec  lequel  j'ai  l'honneur  d'être  ton 
vieil  ami. 

«  Maxime  du  Bhlme. 

«  P. -S.  —  Ici,  rien  de  nouveau.  De  Lancy  a  quitté  Blanche 
Taupier,  Mousseline  a  quitté  Desvalières,  de  Lancy  a  pris  Mous- 
seline, Blanche  Taujjier  a  pris  Desvalières,  et  tout  est  pour  le 
mieux  dans  ce  nouveau  quadrille.  Gaston  a  perdu  cent  cin(|uante 
mille  francs  au  baccarat,  il  y  a  huit  jours,  et  n'a  pas  encore  payé. 
J'ai  découvert  un  certain  pantalon  d'une  nuance  vérital)lement 
di\  iiif,  queh[ue  chose  entre  le  café  au  lait  et  la  noisette,  mais  ni 
riiii  ni  l'autre;  plus  énergicjue  «fue  le  café  im  lait,  plus  suave  que 
la  noisette.  » 

—  Pardif'U,  Maxime  a  raison,  se  dit  Mai'i.cl,  et  c'est  M'""  de 
Treigny  (pii...  Il  avait  ouvert  la  seconde  lettre,  celle  de  Paul,  et 
il  lut  ce  (pii  suit  : 

«  Bonne  noblesse,  grandes  relations  à  Paris,  deux  millions  do 
terres  en  Bourgogne,  (llle  unirpic,  eiu([  cent  mille  francs  de  dot. 
Epouse,  cher  ami,  épouse  les  yeux  fermés,  épouse  môme  les 
yeux  ouverts,  car  on  m'assure  que  M""  de  Treii^ny  est  charmante. 
Une  jolie  fennne,  de  beaux  enfants,  une  existence  calme  :  voilà 
le  vrai  n'-L'ime  pour  te  guérir.   Tu  mèneras  la,  vie  que  je  mène 


MARCKL  147 

et  je  te  prédis  une  belle  et  bonne  émotion  la  première  l'ois  qu'un 
marmot  de  quinze  mois  t'appellera  papa.  J'ai  j)assé  par  là  la 
semaine  dernière  et,  ma  foi,  entre  nous,  je  crois  que  j'ai  eu  des 
larmes  dans  les  yeux. 

«  Ainsi  donc,  te  voilà  pris!  La  campagne,  le  ciel  bleu,  une  robe 
blanche  et  la  grâce  d'une  petite  fille  ont  fait  ce  miracle.  Vite  des 
détails,  des  détails,  des  détails  pour  moi  et  pour  M'""  de  Brivas, 
qui  se  promet  de  renoncer  à  toutes  ses  amies  intimes  et  de  les 
remplacer  par  une  seule  qui  sera  M""^  de  Nérins.  Nous  avons  su 
déuièler  la  malice  de  ton  petit  post-scriptum,  mais  cela  ne  nous 
suffit  pas.  Nous  voulons  une  lettre,  une  vraie  lettre,  une  longue 
lettre. 

«  Nous  avons  déjà  fixé  l'époque  du  mariage  ;  il  se  fera  dans  la 
première  quinzaine  d'octobre.  Voici  venir  la  fin  de  juin.  Tu  as 
trois  mois  pour  aimer  et  pour  te  faire  aimer.  Songe  bien  que  tu 
ne  les  retrouveras  jamais  dans  ta  vie,  ces  trois  mois-là  ;  et  moi 
qui  les  ai  eus  dans  la  mienne,  je  vais  te  dire  comment  je  les  ai 
employés. 

a  Premier  mois  :  embarras  réciproque,  regards  incertains,  ha- 
bitudes observées,  mille  petits  soins  et  mille  petites  joies,  un  art 
infini  pour  faire  accepter  une  fleur  ou  un  brin  d'herbe,  les  choses 
les  plus  bètes  et  les  plus  charmantes  du  monde,  la  mère  tou- 
jours là. 

a  Deuxième  mois  :  les  visites  d'un  quart  d'heure  remplacées 
par  des  visites  de  quatre  heures,  des  écheveaux  à  dévider,  des 
broderies  à  dessiner,  un  plaisir  inouï  à  écouter  les  sonates  de 
Beethoven  et  les  concertos  d'Haydn,  de  longues  promenades, 
une  certaine  émotion  devant  les  couchers  de  soleil  et  sous  les 
clairs  de  lune,  la  mère  quelquefois  absente,  alors  de  courts  tète- 
à-tête  pleins  de  troul)les  et  de  réticences,  des  mots  qui  sont  sur 
les  lèvres  et  (|ui  n'osent  pas  sortir,  des  mains  qui  se  cherchent 
vaguement  et  qui  fuient  épouvantées  dès  qu'elles  se  rencontrent. 

«  Troisième  mois  :  les  causeries  intimes,  les  projets  d'avenir  et 
déjà  les  petites  conversations  de  ménage.  —  Aimez-vous  le  vert? 
-^  Que  diriez-vous  d'une  livrée  bleue  et  blanche,  d'un  voyage  en 
Italie  et  d'un  salon  rouge  et  or?  —  Robert  est  un  joli  nom?  Et 
Gabrielle?  —  Non,  vous  n'aimez  pas  Gabrielle,  ne  parlons  plus 
de  Gabrielle  !  —  Les  mains  continuent  à  se  chercher  et  s'habi- 
tuent à  se  rencontrer.  Les  mots  terribles,  les  mots  effrayants 
font  tout  doucement  et  tout  naturellem.ent  leur  petit  chemin  dans 


148  LA  LKCTURE 

la  conversation.  La  mère  souvent  absente  et  souriant  lorsque  à 
son  retour  elle  trouve  deux  grands  enfants  sur  deux  fauteuils 
très  rapprochés.  Le  soir,  en  rentrant  chez  soi,  on  emporte  une 
belle  collection  de  sourires  et  do  rcii'ards.  Pas  un  coin  de  la 
maison,  pas  une  allée  du  jardin  qui  ne  gardent  de  douces  con- 
fidences et  qui  ne  rappellent  de  chers  souvenirs  ;  le  paradis, 
enfin,  nR)n  cher  Marcel,  le  vrai  paradis.  Le  mien  a  été  à  Trou- 
ville  et  le  tien  sera  à  Yi)ort. 

«   A.  toi, 
«    Paul  DE  Brivas. 

c  P. -8.  —  Mon  <her  petit  bonhomme,  ({ui  ne  disait  que  :  papa, 
vient  de  faire  un  grand  effort  et  le  mot  :  maman,  a  été  le  prix  de 
son  couraire.  Ma  femme  est  ravie,  mais  moi,  faut-il  te  l'avouer? 
Je  suis  jaloux,  horriblement  jaloux.  » 

Voilà  bien  k'S  gens  d'esprit,  se  dit  Marcel,  après  avoir  lu  cette 
dernière  lettre;  ils  torturent  le  plus  innocent  des  post-scri|)tinu 
pour  y  trouver  des  choses  absurdes.  C'est  bien  là  d'ailleurs  ce 
qu'ils  devaient  me  répondre.  L'un,  depuis  dix  ans,  patauge  .sour- 
noisement dans  de  pitoyaldes  intrigues  avec  des  femmes  mariées, 
des  femmes  honnêtes  jxtur  em|)loyer  l'expression  consacrée. 
L'autre  a  épousé  sa  cousine,  tout  comme  dans  une  comédie  du 
Gymnase;  cousin  et  cousine  avaient  ensemble,  étant  cnr.iats, 
effeuillé  des  marguerites,  attrapé  des  papillons  et  donné  du  pain 
aux  canards;  c'étaient  là  des  liens  indissolubles.  Quant  à  moi, 
me  voici  dans  la  position  la  j)lus  sotte  du  monde.  Maxime  bavar- 
dera, Paul  bavardera,  et  avant  huit  jours  tous  mes  amis  .seront 
persuadés  que  je  suis  fort  occupé  à  roucouler  au  village,  filant  le 
parfait  amour  entre  deux  bcigères.  Et  tout  cela  pour  ces  femmes 
que  je  ne  connais  |)as,  ipu-  jr  \\r  \(iix  pas  connaître!  Non,  de  par 
tous  les  diabl(>s,  (pian<l  imu  le  consi-il  municipal  d'YjJort,  maire 
<-t  adjoint  en  tète,  viendrait  me  supplier  de  me  lai.sser.  présenter 
à  cette  mar({uis(^  et  à  sa  lille,  je  refuserais  net. 

Les  pensées  de  Marcel  s'égaraient  dans  ce  lunuologu»'  lors<jue 
{Kl  rut  Didier. 

—  Ne  me  parliez-vous  pas  liier,  lui  dit  Marcel,  d'aller  passer 
quehjues  jours  à  Benouville? 

—  Oui,  j'en  ai  grande  envie. 


MARCEL  149 

—  Eh  bien,  je  serai  du  voyage,  si  vous  voulez  partir  aujourd'hui 
même. 

—  Partons  dans  une  heure. 

—  Partons. 

Benouville  est  à  trois  petites  lieues  d'Yport.  Les  deux  jeunes 
gens  tirent  la  route  à  pied,  en  suivant  le  petit  sentier  qui,  à  trois 
cents  pieds  au-dessus  de  la  mer,  contourne  les  falaises.  Prome- 
nade admirable  s'il  en  fut  jamais.  D'un  côté,  la  campagne  par- 
semée de  gros  bouquets  d'arbres  abritant  contre  l'ouiagan  les 
fermes  enfouies  dans  la  verdure,  et  de  l'autre,  à  perte  de  vue, 
dans  mille  rayonnements,  sous  les  feux  du  soleil,  la  mer  :  puis  le 
silence,  la  solitude  et  ce  grand  air  pur  et  vivifiant  qu'on  ne  respire 
que  sur  la  falaise.  Un  douanier  blotti  dans  sa  hutte  de  terre  et  de 
gazon,  un  enfant  qui  vous  salue  au  passage  d'un  sourire  craintif, 
une  vache  qui  se  lève  à  votre  approche  et  qui  vous  suit  d'un  re- 
gard vaguement  étonné,  telles  sont  les  seules  rencontres  aux- 
quelles on  soit  exposé.  Quant  à  Benouville,  c'est  peut-être  le  plus 
joli  village  de  France.  Derrière  un  rideau  de  grands  arbres,  au- 
tour d'une  petite  église  de  campagne,  toute  une  nichée  de  mai- 
sonnettes ayant  chacune  son  enclos  rempli  de  pommiers  ;  meublez 
ces  chaumières,  —  le  mot  n'est  pas  ridicule  ici,  —  de  ces  vieux 
bahuts  et  de  ces  vieilles  tables  d'autrefois  qui  ont  déjà  duré  deux 
et  trois  siècles  et  qui  dureront  plus  longtemps  encore  que  nos 
modernes  colifichets  en  bois  rose,  en  carton  plâtre  et  en  vieux 
chêne  neuf;  placez  au  milieu  de  la  pièce  principale  une  grande 
table  chargée  de  ces  naïves  et  charmantes  faïences  qui  étalent 
glorieusement,  parmi  des  fleurs  extravagantes,  des  oiseaux  et 
des  papillons  plus  extravagants  encore  ;  puis,  quand  avec  le  jour 
le  travail  des  champs  a  fini,  asseyez  autour  de  cette  table  d'où 
s'exhale  un  énergique  parfum  de  choux,  de  pommes  de  terre  et 
de  lard,  une  de  ces  belles  familles  qui,  tous  les  vingt  ans,  donnent 
à  la  France  une  génération  de  laboureurs  et  de  soldats  ;  grand- 
père,  grand'mère,  père,  mère  et  toute  une  troupe  tapageuse  de 
gros  enfants  bien  affamés  ;  répétez  cinciuante  ou  soixante  fois  ce 
souper  dont  la  mise  en  scène  est  toujours  la  même,  voilà  Benou- 
ville et  voilà  cent  autres  villages  que  vous  découvrirez  si  l'heu- 
reuse fantaisie  vous  prend  un  jour  de  courir  à  pied,  le  sac  sur  le 
dos  et  le  bâton  à  la  main,  à  travers  les  campagnes  normandes. 

L'aubergiste  de  Benouville  est  le  père  Isaac.  L'arrivée  de 
trois  voyageurs  l'embarrasserait  fort,  car  il  n'aurait  que  deux  lits 


150  I.A  LECTURE 

à  leur  olïiii-.  L  i  cuisine  est  tout  à  fait  champêtre.  Les  vaches 
donnent  le  lait  et  le  beurre;  les  poules,  des  œufs  et  des  petits 
poulets  fort  tendres  ;  la  mère  Isaac  fait  cuire  elle-même  un  pain 
excellent  ;  on  peut  choisir  entre  la  bière  et  le  cidre  ;  quant  au  vin, 
il  n'y  faut  pas  songer. 

Didier  s'a|)erçut  bien  vite  que  son  compagnon  était  inquiet  et 
soucieux.  Marcel  trouva  la  route  longue,  le  dîner  mauvais  et  sa 
chambre  triste.  Didier  ne  lui  adressa  aucune  question  et  la  con- 
fidence vint  d'elle-même.  Marcel  montra  les  doux  lettres  à  Didier, 
et  celui-ci,  après  les  avoir  lues  : 

—  Ah  !  paidicu,  je  ne  suis  qu'un  niais  !  Le  diable  m'emporte 
si  j'avais  songé  au  mariage.  Je  ne  pen.sais  pas  à  cette  enfant  qui, 
l'année  dernière,  sautait  à  la  corde  et  faisait  des  robes  pour  sa 
])oupée.  Je  ne  voyais  que  la  marquise,  moi.  J'étais  stupide.  Il  y 
a  en  effet  deux  combinaisons,  et  votre  situation  est  fort  originale. 
Rouge  ou  noir.  Pas.se  ou  mancjue.  Pair  ou  impair.  Mère  ou 
fille.  La  passion  coupable  ou  l'amour  vertueux.  Le  dénouement 
d'un  drame  de  l'Ainhliru  '.'U  la  fin  d'une  honnête  comédie  du 
Gymnase. 

—  Mon  (lier  Didier,  je  vous  en  prie... 

—  De  grâce,  mon  ami,  quittez  ce  ton  plaintif  et  répondez  à 
cette  simple  question.  Etes-vous  amoureux,  à  droite  ou  à  gauche, 
d'un  côté  ou  de  l'autre  ? 

—  .Te  ne  suis  pas  amoureux. 

—  Vous  en  êtes  sûr. 

—  Parfaitement  sur. 

—  I-^li  bien,  alors,  laissez  dire  vos  amis  de  Paris  et  admirez 
IjjuKpiillement  la  belle  nature. 

Maliiié  les  sages  conseils  de  Didier,  l'enthousiasme  de  Marcel 
j)r)ur  la  l)elle  nature  était  foH  diminu*''.  Il  y  avait  en  lui  une 
tristesse  vague  et  indéfinie,  rarenieni  interroin|)ue  par  les  éclats 
forcés  d'ime  gaieté  factice. 

—  Mon  camarade  î;st  amoureux  et  bien  amoureux  ;  cela  est 
évident,  j)ensa  Didier  ;  il  faut  le  ramener  à  Yport. 

Et  le  premier,  dès  le  lendemain  de  l'arrivée  à  Benouville,  Di- 
dier parla  du  d»''part.  Marcel  se  récria  : 

—  Quoi,  (h'-jà  partir!  nous  devions  rester  (pielques  jours  ici, 
Pourrpioi  retourner  à  Yport  ?  etc.,  etc.,  etc.,  et  cent  autres 
phrases  de  ee  genre. 


MARCEL  m 

Ftiible  résistance,  qui  se  laissa  vaincre  facilement.  Leè  deux 
jeunes  gens  reprirent  le  jour  même  la  route  d'Yport,  et  Didier 
observa  que  le  pas  de  Marcel  était  plus  rapide  que  la  veille. 

—  Dial)le  !  se  dit-il,  le  pauvre  gan^on  est  tout  à  fait  pris  !  Il 
court,  le  malheureux,  il  court. 

En  arrivant  à  Yport,  il  trouvèrent  Thérèse  tout  éplorée. 

—  Ah  !  messieurs,  leur  dit-elle,  si  vous  saviez  le  malheur  !  Le 
père  Antoine  a  eu  une  attaque  ce  matin,  et  il  paraît  qu'il  est 
bien  mal. 

Didier  avait  pour  le  vieux  pêcheur  une  véritable  amitié,  et 
Marcel,  de  son  côté,  avait  rapidement  pris  en  affection  cet  hon- 
nête et  excellent  homme.  Aussi  tous  deux,  quoique  fatigués  et 
couverts  de  la  poussière  de  la  route,  allèrent-ils  immédiatement 
chez  le  père  Antoine,  (|ui  habitait  une  petite  maisonnette  au 
centre  du  village.  Quand  ils  entrèrent  dans  la  chambre  oiî  était 
le  malade,  ils  y  trouvèrent  deux  personnes,  M""^  de  Treigny  et 
Marguerite. 

Ludovic  Halévv, 
de  l'Académie  Ffanyaisc. 
(A  suivre.) 


LES  i:Cï!l VAINS  MODERNES 


ALFllED  DE  MUSSET  CHEZ  LUI 


On  ne  vient  jamais  trop  tard  pour  parler  d'Alfred  de  Musset, 
bien  que,  depuis  longtemps,  amis  et  ennemis  l'aient  élevé  sur  le 
pavois  ou  traîné  sur  la  claie.  Il  n'est  pas  d'homme  qui  ait  plus 
soulevé  de  controverses,  qu'on  ait  plus  accusé  ou  plus  défendu, 
qu'on  ait  davantage  aimé  ou  plus  complètement  haï,  mais  tou- 
jours on  a  laissé  dans  l'ombre,  volontairement  ou  inconsciemment, 
ses  meilleurs  côtés,  pour  jeter  en  pleine  lumière  ses  passions  et 
ses  folies. 

Sensible  comme  un  enfant,  nerveux  comme  une  fenmie,  défiant, 
craintif  et  malade,  tel  était  Musset  ([u'on  a  doté  de  tous  les  vices, 
tandis  qu'il  n'en  avait  qu'un  seul,  que  rien  n'a  pu  guérir,  celui  de 
souffrir  moralement  de  tout. 

Né  aux  grandes  heures  de  l'épopée  napoléonienne,  dormant  son 
sommeil  d'enfant  au  Ijruit  des  fanfares  guerrières,  épelant  ses  lettres 
dans  d'orgueilleux  ordres  du  jour,  il  grandit  dans  une  atmosphère 
énervante  nirlée  de  gloire  et  d'angoisse  où  éclataient  les  cris  de 
trii>inpli(>  des  vainijuours  et  les  plaintes  des  mourants.  A  ce  tu- 
nniltc  succéda  le  silence,  (juelque  chose  d'indéfini,  de  triste,  de 
sombre  (jui  parut  le  néant  aux  bis  de  l'Empire.  Ils  se  sentaient 
nés  pour  la  guerre,  ces  enfants  de  soldats,  et  voulaient  combattre 
quand  même;  ils  luttaient  contre  des  idées,  perdant  chaque  jour 
un  peu  de  leur  foi  et  de  leur  espérance.  Musset  nous  le  dit  dans 
la  Cnnfrssion  d'un  enfant  du  siècle,  mais  cette  rancune  origi- 
nelle dormit  longtemps  en  lui,  elle  ne  s'éveilla,  grondante,  que 
lorsque  son  cœur  meurtri  ne  voulut  plus  croire  à  rien,  et  c'est 


ALFRED  DE  MUSSET  CHEZ  LUI  153 

alors  qu'il  souffrit  doublement,  trompé  par  les  uns  et  raillé  par 
les  autres  qui  ne  comprenaient  pas,  sous  son  masque  de  scepti- 
cisme, l'être  le  plus  tendre,  le  plus  sincère  et  le  plus  malheureux 
qui  existât. 

Prompt  à  l'admiration,  Musset  ne  la  marchanda  ni  à  lord 
Byron,  ni  à  Lamartine,  ni  à  Victor  Hugo;  mais  à  ses  lettres  en- 
thousiastes, Byron  ne  répondit  pas,  Lamartine  répondit  mal  et 
Victor  Hugo,  dans  sa  grandeur  commençante  de  dieu,  s'indigna 
de  voir  ce  nouveau  venu  prendre  place  si  vite  dans  le  cénacle  du 
romantisme  qu'il  voulait  présider  seul.  On  jalousa  le  poète,  lui  qui 
n'enviait  personne,  et  les  petites  méchancetés  de  coterie  poursui- 
virent jusque  dans  la  tombe  celui  qui  jeta  tant  de  cris  d'amour. 

On  attaqua  l'homme  aussi  bien  que  l'écrivain,  on  osa  prétendre 
que  s'il  y  a  des  gens  devant  lesquels  il  est  prudent  de  serrer 
l'argenterie,  il  fallait,  devant  Musset,  cacher  les  jeunes  filles, 
presque  les  enfants  ;  ce  qui  fut  une  odieuse  calomnie,  car  si,  dans 
son  incurable  ennui,  il  cherchait  chez  les  filles  un  instant  d'oubli, 
s'il  y  portait  une  ivresse  et  une  rage  passagère  de  débauche,  il  a 
toujours  adoré  et  respecté  la  femme,  la  vraie  femme,  qu'elle  eût 
quinze  ans  ou  cinquante. 

Qui  n'a  présents  à  la  mémoire  ces  vers  exquis  —  de  Suzon  : 

Que  notre  amour,  si  lu  m'oublies, 
Suzoû,  dure  encore  un  moment; 
Comme  un  bouquet  de  fleurs  i)Hlies, 
Cache-le  dans  ton  sein  charmant. 
Ailiou  !  le  bonheur  reste  au  gile; 
Le  souvenir  part  avec  moi; 
Je  l'emporterai,  ma  petite. 

Bien  loin,  bien  vite. 

Toujours  à  toi. 

Cette  adorable  poésie  et  la  chanson  Bonjour,  Suzon,  parue 
dans  le  volume  posthume,  n'ont  pas  été  écrites  sans  cause,  et  la 
cause,  la  voici  dans  toute  son  étrange  saveur. 

Musset  était  en  villégiature  chez  des  amis  de  son  oncle, 
M.  Desherbiers,  et  charmant,  charmeur,  entouré  déjà  d'une 
auréole  de  renommée,  il  passait  en  vainqueur,  laissant  tomber 
de  ses  lèvres  des  strophes  passionnées  qui  caressaient  les  femmes 
comme  une  amoureuse  déclaration. 

Une  jeune  fille  se  prit  si  bien  à  ce  ramage  d'oiseau  bleu,  qu'é- 
perdue, elle  vint  un  soir  dans  la  chambre  de  Musset,  toute  pâle  de 


154  LA  LECTURE 

désirs  dans  sa  robe  Manche,  les  lèvresentr'ouvcrtespour  un  baiser, 
et  portant  dans  ses  cheveux  blonds  une  rose  prête  à  s'elfeuiller. 

Au  lieu  d'ouvrir  les  bras,  le  poète  tomba  à  genoux,  il  admira 
les  beaux  cheveux,  mais  ne  les  dénoua  pas,  il  respira  la  rose, 
mais  n'en  arracha  pas  les  pétales  parfumés,  et  serrant  les  mains 
de  l'imprudente,  il  lui  parla  lonirtemps,  tout  bas,  s'adressant  à 
son  âme  sans  vouloir  prendre  son  corps. 

Pendant  huit  nuits  elle  revint,  ramenée  par  l'amour,  pendant 
huit  imits  il  eut  le  courage  de  résister,  estimant  que  profiter  de 
pareil  affolement  serait  une  vilenie  déshonorante  jjour  lui,  et 
comme  épitaplie,  il  écrivit  —  Suzon  —  sur  cette  tendresse  mori- 
bonde sans  avoir  vécu. 

Plus  tard,  répétant  mélancoliquement  ce  vers  de  la  dernière 
strophe  :  —  Adieu  !  le  bonheur  reste  au  gîte,  —  dont  la  signiiica- 
tion  est  beaucoup  j)lus  accentuée  qu'elle  n'en  a  l'air,  il  ajoutait  : 
«  Eh  bien,  oui,  je  l'ai  laissé  au  gîte,  le  bonheur,  mais  je  ne  m'en 
repens  pas,  quoiqu'on  m'en  raille  !  » 

Qui  a  parlé  de  Musset  ?  Tout  le  monde  :  ses  intimes  et  ceux  qu'il 
ne  saluait  pas.  Chacun  a  répété  ce  qu'il  croyait  être  vrai,  mais 
la  seule  personne'qui,  ayant  vécu  dix  ans  près  de  lui,  —  les  derniè- 
res années  de  sa  vie,  les  i)lus  mauvaises  —  i)ouvait  dire  toute  la 
vérité,  est  restée  muette  jusqu'à  jjrésent.  Il  s'agit  de  M"^  Colin, 
aujourd'hui  M"®  Martelet,  moitié  gouvernante,  moitié  camarade, 
qui  l'a  aimé  d'une  affection  complexe,  —  singulier  m(''lange  de 
tendresse  maternelle,  de  protection,  de  dévouement,  de  soumission 
—  qui  enveloppe  celui  qui  en  est  l'objet  d'une  éternelle  caresse.  Le 
tenq»s  et  la  mort  n'effleurent  pas  ce  sejitiment  à  la  fois  chaste  et 
passionné  ;  tout  passe,  les  autres  choses  de  l'existence  s'effacent 
peu  à  peu  et  disparaissent  dans  les  lointains  de  la  mémoire,  mais 
lui  seul  reste,  vivaec  et  lumineux,  fidèle  par  delà  le  tombeau. 

J'ai  rencontré  M'"«  Martelet,  je  l'ai  entendue  parler  de  son 
ancien  maître  avec  l'amer  reiri'et  ((u'on  ait  souvent  mal  jugé  le 
grand  poète,  et  j'ai  voulu  essayer  de  faire  surgir  de  ses  souvenirs 
familiers  un  Musset  inconnu,  intime,  un  Musset  du  «-oin  du  feu, 
avec  ses  faibb-sses  et  ses  bontés,  se  détachant  de  l'homme  de  la 
légende  et  y  gagnant  peut-êtrr. 

En  18'i7,  M""  Colin  ayant  quitté  la  maison  de  la  piincesse  de 
Salm-Kyrbourir,  travaillait  en  journée  chez  M"""  de  Musset.  On 
n'accordait  pas  la  moindre  attention  à  cette  ouvrière  discrète  et 
silencieuse,  quand,  un  jour,  Alfred  de  Musset,  sujet  à  des  crises 


ALFRED  DE  MUSSET  (JllEZ  LUI  15") 

nerveuses  que  la  moindre  contrariété  aggravait,  fut  ramené  chez, 
sa  mère  dans  le  plus  affreux  état,  criant  et  délirant.  M™*  de  Musset 
fit  appeler  son  médecin  habituel,  lequel,  se  trouvant  proba- 
blement dans  une  de  ces  périodes  fâcheuses  où  les  médecins, 
devenus  sceptiques,  traitent  la  médecine  de  vieille  rengaine,  se 
contenta  de  regarder  le  malade  se  débattre  tout  vêtu  sur  le  lit,  se 
gratta  le  nez  et  prit  son  chapeau  en  annonçant  tranquillement 
qu'il  reviendrait  le  soir  pour  opérer  une  saignée.  Adèle  Colin  ne 
souireait  plus  à  son  ouvraae,  elle  avait  jeté  dé  et  ciseaux  sur  h.' 
parquet  et  déshabillait  Musset  doucement,  avec  des  précau- 
tions infinies. 

—  Monsieur,  Monsieur,  osa-t-elle  dire,  si  on  mettait  des  sina- 
pismes  aux  jambes  ?  Voyez  donc,  la  tête  de  monsieur  est  en  feu  ! 

—  Ma  foi,  faites  si  bon  vous  semble,  répondit  le  médecin  de 
plus  en  plus  détaché  des  malades  de  ce  monde,  mais  la  saignée 
est  indispensable.  A  ce  soir. 

On  parvint  à  coucher  de  Musset,  mais  quoique  plus  calme,  il 
ne  reconnaissait  personne,  et  sa  mère  désolée,  perdant  de  son 
énergie  devant  les  souffrances  de  ce  fils  qu'elle  adorait,  pria 
M"*  Colin  de  rester  pour  l'aider  à  soigner  le  malade.  Celle-ci  y 
consentit,  mais  ayant  horreur  de  la  vue  du  sang,  elle  se  boucha 
les  yeux  quand  le  docteur  revint  armé  d'une  bonne  lancette  de 
Tolède  qui  ouvrit  bien  proprement  la  veine  du  poète. 

Le  sang  coula  abondamment,  l'opérateur  fut  content,  mais  il 
paraît  que  le  malade  ne  partageait  pas  sa  manière  de  voir,  car 
pendmt  trois  jours  et  deux  nuits  il  demeura  exaspéré,  furieux, 
arrachant  les  bandages  de  la  saignée  et  demandant  à  cor  et  à 
ci'is  une  nourriture  qu'on  lui  refusait  obstinément. 

M™^  de  Musset,  étonnée  et  ravie  de  trouver  une  manière 
de  so'ur  de  charité,  adroite  et  dévouée,  dans  une  étran- 
gère qu'elle  connaissait  à  peine,  s'en  remettait  sur  M"®  Colin, 
pendant  la  nuit,  pour  tous  les  soins  nécessaires.  On  disposait  un 
en-cas  afin  que  la  garde-malade  volontaire  pût  se  réconforter 
pendant  les  longues  heures  de  veilles,  —  généralement  un  bol  de 
consommé  et  quelques  pâtisseries. 

La  troisième  nuit,  Colin,  enfoncée  dans  un  fauteuil  placé  hors 
du  cercle  de  lumière  projeté  par  la  lampe,  vit  Musset  se  lever  et 
se  promener  à  travers  la  chambre.  Croyant  à  un  nouvel  accès 
de  délii'e,  prête  à  lui  porter  secours  au  premier  signe  de  faiblesse, 
elle  le  suit  des  yeux  et  reste  confondue  en  le  voyant  s'approcher 


156  LA  LECTURE 

(Je  la  table  où  était  placée  la  collation,  lever  avec  précaution 
la  serviette  qui  recouvrait  le  gâteau  —  un  de  ces  gros  gâteaux 
à  la  crème  qu'on  appelle  des  Saint-Honoré — et  se  mettre  à  manger 
avec  l'appétit  d'un  pauvre  être  qu'on  nourrit  de  produits  phar- 
maceutiques depuis  trois  fois  vingt-'juatre  heures.  Il  dévora  tout, 
sans  en  laisser  une  miette,  puis  avala  le  bol  de  consommé,  ce  qui 
faisait  un  assez  bizarre  amalgame. 

Colin,  pétriliée,  le  regardait  sans  oser  l>ouger,  se  disant,  avec 
désespoir:  «  Il  est  perdu,  il  est  perdu  !...  Le  malheureux  mange 
tout  quand  le  médecin  avait  défendu  qu'il  prît  quoi  que  ce  soit  !... 
Ah  1  c'est  affreux  !  » 

Pendant  ce  temps,  Musset  se  parlait  à  lui-même.  «  Que  j'ai 
bien  dîné  !...  J'en  avais  besoin  I...  Et  maintenant  il  me  semble 
que  je  vais  dormir.  » 

Recouché  en  un  clin  d'œil  il  s'endormit,  et  ne  sortit  de  son 
sommeil  i{\xv  le  lendemain  à  midi. 

En  se  réveillant,  il  demeura  stupéfait  à  la  vue  de  Colin  ;  il  lui 
demanda  qui  elle  était,  ce  qu'elle  lui  voulnii,  ce  qu'elle  faisait 
dans  sa  chambre,  et,  renseigné  sur  ces  divers  points,  il  s'habitua 
à  sa  présence  et  fut  le  premier  à  la  redemander  aux  moindres 
symptômes  de  malaise.  Ce  fut  là  l'origine  de  ce  dévouement  qui 
ne  devait  jamais  s'amoindrir  et  dont  la  mère  du  poète  garda  con- 
stamment une  profonde  reconnaissance  à  Adèle  Colin.  Du  reste, 
en  toutes  circonstances,  celles-ci  conserva  la  ])lus  irrande  défé- 
rence pour  M'"'  de  Musset,  elle  la  consulta  toujours,  soit  de  vive 
voix,  .soit  par  lettre,  et  même  dans  certains  cas  où  il  semblait  ({ue 
la  mère  dût  s'effacer,  elle  en  appela  à  sesconseils  pour  éviter  à  celui 
qu'elles  aimaient  d'une  égale  affection  nu  chagrin  ou  un 
«unui. 

Des  lettres  très  curieuses  de  M™"  de  Musset  ti-ouveront  leur 
place  au  sujet  d'une  liaison  d<^  son  fils  avec  une  actrice  de  la 
Comédie-l''ran(;aise. 

Ce  n'était  pas  une  sim'-curc  ([uc  de  voidoir  rendre  la  vi(;  douce 
à  ce  nerveux.  Susceptible  à  l'excès,  doutant  des  autres  comme  il 
doutait  de  lui-même,  il  avait  parfois  des  peines  violentes  compli- 
quées de  battements  de  c<eur  désordonnés  pour  des  causes  abso- 
lument insignifiantes  et  dont  un  autre  aurait  ri.  Ainsi,  à  propos 
d'une  faute  de  ponctuation  dans  ('(irnutsinc,  il  eut  un  véritable 
accès  de  colère  mêlé  de  chagrin.  M.  Véron  s'était  chargé  de  cor- 
riger les  épreuves  pour  épargner  cette  besogne  à  de  Musset,  un 


ALFRED  DE  MUSSET  CHEZ  LUI  ir.T 

peu  souffrant,  et,  par  mégarde,  il  avait  placé  un —  point  —  malen- 
contreux à  la  place  d'une  viry;ule. 

liulla,  (ion  Pacs ,  les  Xuits  auraient  été  brûlés  sans  qu'il  en 
restât  un  fragment  pour  les  reconstituer,  que  Musset  n'aurait  pas 
été  plus  consterné.  Ce  point...  ce  point  formidable  et  fatal  le 
déshonorait,  noyait  d'ombre  sa  gloire  de  poète,  faisait  oublier 
l'original  —  point  sur  un  I  —  de  la  ballade  à  la  lune!  Il  semblait 
que  tout  fût  dit  et  que  de  son  œuvre  il  ne  dût  rester  que  Carmo- 
sine,  crevant  les  yeux  par  sa  faute  de  ponctuation. 

Ne  parvenant  pas  a  le  calmer,  Colin  le  décida  à  écrire  à  l'au- 
teur du  méfait,  lequel  ne  se  doutait  guère  de  la  tempête  soulevée 
par  son  inattention.  Sa  lettre  composée  pour  bien  faire  com- 
prendre à  \'éron  la  grandeur  de  sa  faute,  sans  toutefois  le  bles- 
ser, fut  terminée  fort  avant  dans  la  soirée.  De  Musset,  ne  pous- 
sant pas  la  vindicte  jusqu'à  vouloir  réveiller  le  coupable,  remit 
au  lendemain  l'envoi  de  la  missive  ;  mais,  comme  la  nuit  porte 
conseil  et  calme  les  nerfs,  il  refléchit,  et  la  lettre  resta  entre  les 
mains  de  sa  gouvernante.  En  voici  la  fin  d'après  l'autographe  :  «  Je 
ne  saurais  vous  dire  combien  cela  me  désespère,  je  ne  voulais 
pas  vous  en  parler,  attendu  que  j'aurais  l'air  bien  mal  venu  d'avoir 
le  courage  de  me  plaindre  après  le  soin  que  je  vois  que  vous  avez 
bien  voulu  prendre.  Si  une  faute  se  trouvait  partout  ailleurs,  je  ne 
dirais,  certes,  pas  un  mot,  mais  (|ue  cela  tombe  précisément  sur 
ce  vers  «juand  tout  le  reste  est  à  merveille,  voilà  ce  qui  me  fait 
une  peine  aflVeuse.  Y  a-t-il  un  moyen  quelconque  de  revenir  sur 
cette  faute,  soit  par  un  erratum,  soit  en  réimprimant  les  vers  à 
part?  Soyez  assez  bon  pour  me  répondre  un  mot,  je  vous  en  siqi- 
plie.  J'ai,  dans  ce  moment,  la  tête  d'un  malade;  j'espère  qu'en 
tout  cas  vous  ne  m'en  voudrez  pas  d'un  vrai  désespoir  dont  l'ex- 
pression est  involontaire.  J'espère  surtout  que  vous  ne  me  croirez 
pas  trop  peu  reconnaissant  de  la  peine  que  vous  avez  prise.  » 

Cette  nervosité  exagérée  dégénérait  parfois  en  une  sorte  de 
doul)le  vue,  d'extraordinaire  lucidité  dont  on  pourrait  douter  si  elle 
n'était  affirmée  partons  ceux  qui  ont  connu  le  poète.  Ainsi,  dans 
rap|)artement  contigu  à  celui  qu'occupait  Alfred  de  Musset,  habi- 
tait une  jeune  femme,  d'allures  assez  cavalières,  qui  se  disait 
veuve,  dans  son  désir  de  l'être,  mais  qui,  un  beau  jour,  se  retrouva 
en  possession  d'un  malheureux  mari,  retour  des  colonies  où  il 
était  parti  dans  l'espérance  de  faire  fortune,  et  qui  en  revenait 
ruiné  comme  devant,  mais  de  plus  vieilli,  fourbu,  et  si  avarié  que 


158  LA  LFCTURE 

ce  n'était  i)lus  un  époux  présentable  à  aucun  p^int  de  vue.  La 
dame,  fort  gênée  par  un  personnai;e  aussi  encombrant,  ne  cachait 
pas  son  ennui,  et,  sur  l'observation  de  Colin  qu'elle  ferait  mieux 
d'envoyer  son  mari  à  l'hôpital,  puisqu'elle  répugnait  à  le  soigner, 
elle  répondit  avec  le  plus  complet  cynisme  :  «  Oh!  je  le  garde, 
parce  (ju'il  n'en  a  |)as  pour  longtemps.  Puiscpi'il  doit  mourir, 
j'aime  mieux  voir  les  choses  par  moi-même.  »  Sans  doute,  i)0ur 
être  plus  sûre  qu'il  n'en  réchapperait  pas!  Ce  mort  vivant  préoc- 
cupait de  Musset,  son  voisinage  l'irritait,  il  souffrait  de  la  pré- 
sence, derrière  une  cloison,  de  ce  fantôme  en  rupture  de  cercueil 
qui  traînait  ses  os  avec  des  manières  d'outre-tombe  et  semidait 
chercher  quelqu'un  pour  lui  tenir  compagnie  sous  la  terre.  Chaque 
matin,  son  premier  mot  était  :  «  Comment  va  le  voisin?  » 
—  «  Mieux,  »  répondait  invariablement  sa  gouvernantr. 

Enfin,  le  voisin  alla  tout  à  fait  bien,  il  fut  guéri  pour  l'éternité, 
il  mourut,  laissant  derrière  lui  le  plus  parfait  contentement,  et 
M""  Colin,  pour  épargner  à  son  maître  la  secousse  de  se  trouver 
au  milieu  des  apprêts  funèbres,  écrivit  à  M.  Desherbiers,  en  le 
priant  de  venir  chercher  son  neveu,  le  lendemain  de  bonne  heure. 
Mais,  pendant  la  nuit,  elle  fut  éveillée  par  l'appel  désespéré  de 
la  sonnette,  et  courut,  à  demi  vêtue,  dans  la  chambre  de  Musset. 
Il  était  sur  son  lit,  hagard,  trcmldant,  inondé  d'une  sueur  froide, 
ses  beaux  cheveux  blonds  pres({ue  droits  sur  sa  tête,  montrant 
du  doigt,  au  pied  du  lit,  une  chose  épouvantable,  visible  pour  lui 
seul.  «  Là,  là,  un  croque-mort!...  Il  a  un  drap  noir  sur  le  bras,  il 
me  fait  signe...  il  m'attend...  il  nie  dit  :  «  Quand  il  voiis  plaira!  » 

La  gouvernante  le  rassura  comme  on  rassure  un  enfant,  elle 
ouvrit  la  fenêtre,  alluma  des  bouij;ies,  mais  ni  l'air  frais  de  la  nuit, 
ni  l'éclat  des  lumières  ne  put  chasser  la  vision.  L'horrible  homme 
restait  toujours  en  face  de  Musset,  patient ,  montrant  son  drap 
mortuaire  avec  satisfaction,  comme  si  c'eût  été  le  plus  beau  vête- 
ment qu'un  humain  pût  revêtir,  et  le  poète,  sentant  la  folie  le 
gagner,  se  voilait  vainement  le  visage. 

Enlin,  Colin  s'installa  à  la  place  même  où  surgissait  l'appari- 
tion, (it  Musset  lui  cria  :  «  Oui,  oui,  restez-là,  je  ne  le  vois  plus!... 
ne  bougez  pas...  au  inoindic  mouvement  que  vous  faites,  il 
revient!  » 

Et,  pendant  des  iieures,  la  lirave  créature  resta  immol)ile, 
parlant  à  son  maître  de  mille  choses  pour  le  distraire;  mais,  en 
dépit  de  ses  efforts,  ce  ne  fut  (|u'au  matin  que  le  croque-mort, 


ALFRED  DE  MUSSET  CHEZ  LUI  159 

las,  probablement,  d'attendre  en  pure  perte  un  client  si  récalci- 
trant, consentit  à  disparaître  pour  de  bon. 

Quand  M.  Desherbiers  arriva  chercher  son  neveu,  il  le  trouva 
encore  ému,  et  c'est  d'un  accent  convaincu  et  craintif  que  Musset 
lui  raconta  l'affreux  cauchemar  dont  il  avait  souffert.  Jamais  il 
ne  sut  la  mort  de  son  voisin,  qu'il  crut  parti  à  la  campagne  pour 
se  remettre. 

La  sensil)ilité  exagérée  de  Musset  s'affirmait  à  tout  propos, 
car  ce  jirétendu  scepti([ue  avait  des  ingénuités,  quelque  chose 
de  mystérieusement  chaste  qui  résistait  aux  choses  de  la  vie, 
aux  souillures  de  chaque  jour,  et,  en  dépit  des  folies  répétées,  il 
conservait  dans  son  âme,  enveloppée  de  triples  voiles,  comme 
une  Isis  adorée,  une  page  que  lui  seul  pouvait  lire,  contenant  les 
faits  intimes  et  regrettés  de  sa  vie.  Autrefois,  il  s'était  pris  d'une 
belle  passion  pour  une  gamine  de  seize  ans,  une  grisette,  une  de 
ces  filles,  démodées  aujourd'hui,  qui  s'éprenaient  d'une  tournui^e 
aristocratique,  de  mains  fines  et  de  cheveux  bouclés,  sans  deman- 
der que  le  préféré  y  ajoutât  des  titres  de  rente.  Elle  était  jolie,  il 
était  charmant,  et,  pendant  tout  un  été,  ils  promenèrent  leurs 
joyeuses  amours  à  travers  les  lilas  de  Ptomainville  et  sous  les 
vieux  ar])res  de  Montmorency. 

L'année  suivante,  les  lilas  refleurirent,  les  chênes  reprirent 
leur  robe  verte  sans  revoir  les  jeunes  gens.  L'idylle  était  finie,  ils 
ne  s'aimaient  plus,  mais  de  cette  liaison  sans  orages,  de  cette  rup- 
ture sans  tristesse,  Musset  conservait  un  doux  souvenir.  Il  pen- 
sait parfois  à  cette  enfant  ({ui  lui  avait  jeté  son  cœur  dans  un 
baiser,  et  bien  longtemps  après,  parmi  les  ombres  de  femmes  qui 
traversaient  sa  mémoire,  il  distinguait  encore  une  vision  rapide, 
parfumée  de  jeunesse  et  de  belle  humeur  :  celle  de  la  fillette, 
faisant  trotter  un  âne  sur  les  chemins  de  Montmorency  et  cro- 
quant des  cerises  dans  un  rayon  de  soleil.  C'était  la  vision  de  ses 
vingt  ans,  alors  ({u'il  s'éveillait  à  la  gloire,  à  l'espérance,  alors 
qu'il  ne  croyait  pas  devoir  dire  un  jour  : 

J'ai  perdu  ma  forco  et  ma  via. 

Ce  frais  souvenir  devait  sombrer,  cette  illusion  devait  être 
arrachée  au  poète,  car,  un  soir,  traînant  son  désœuvrement  dans 
une  maison  interlope,  il  reconnut  parmi  les  filles  à  vendre  — 
plus  plâtrée,  plus  fardée,  plus  vicieuse  qu'aucune  d'elles  —  celle 


IGO  LA  LECTURE 

qu'il  avait  aiinée.  Son  désespoir  fut  si  violent  qu'on  dut  l'emme- 
ner, et  c'est  à  i)ropos  de  cette  femme,  passée  des  coteaux  de 
Montmorency  sur  les  hauteurs  du  (piarLicr  des  Martyrs,  qu'il 
écrivit  les  vers  d<*eliirants  du  Souve)ur,  dont  voici  la  dernière 
strophe,  toute  frémissante  de  regrets  ; 

Uu  jour  je  lus  aiim-,  —  j'aimais  —  elle  ùtuii  belle  : 
J'eufouis  ce  trésor  dans  mon  àme  immortelle, 
Et  je  l'emporte  à  Dieu! 

Singulier  point  de  départ  pour  cette  envolée  dans  le  ciel. 

De  ses  amours  passionnées  avec  Lélia,  il  ne  restait  qu'une 
mutuelle  rancune.  Et  cependant,  si,  il  y  avait  encore  entre  eux  un 
lien  de  plumes  soyeuses,  un  frémissement  d'ailes  —  un  oiseau 
donné  par  l'infidèle — et([ui  rappelait  au  poète  le  passé  disparu,  les 
heures  d'enivrement  auxquelles  avaient  succédé  les  jours  d'aban- 
don, si  lourds  et  si  mornes.  Cet  oiseau  vint  à  mourir,  et  Musset, 
tenant  le  petit  cadavre  raidi  dans  sa  main,  pleura  de  vraies  larmes, 
ressentant  de  nouveau  les  horreurs  de  la  trahison,  les  déchire- 
ments de  la  séparation,  comme  si  l'oiseau  eût  gardé  quelque 
chose  —  d'elle. 

Alfred  de  Musset  fut  blessé  à  vif  par  M.  .lacquot,  qui,  sous  le 
pseudonyme  d'Eugène  de  Mirecourt,  écri\  it  tant  de  vilenies  sur 
.ses  contemporains.  Aux  premières  ouvertures  du  biographe  de 
fantaisie  lui  demandant  des  renseignements  sur  sa  vie,  des  dates 
exactes,  Mu.sset  répondit,  avec  une  imprudente  indignation  : 
«  \'ous  voulez  parler  de  moi,  vous!  C'est  trop  de  sans-gêne,  et  je 
ne  vous  dirai  rien.  —  A  votre  aise,  mais,  en  ce  cas,  je  vous  érein- 
terai.  —  Si  je  ne  suis  éreinté  (jue  par  vous,  peu  m'imjiorte,  vous 
n'êtes  pas  redoutable.  Il  faut  une  autre  plume  que  la  vôtre  pour 
cela,  et  je  vous  défends  d'écrire  une  ligne  sur  moi.  » 

Néanmoins,  la  biographie  parut,  le  poète  en  eut  l'impression 
d'un  souillet.  Il  voulait  en  demander  raison  à  l'auteur,  mais 
M.  lienoît  Champy  l'en  dissuada,  lui  disant  que  la  moindre  pro- 
testation de  .sa  part  mettrait  en  relief  le  malpropre  petit  livre,  que 
M.  Jacquot  ne  demandait  pas  mieux  rjue  d'être  attaqué  par  un 
homme  de  sa  valeur,  et,  à  ce  propos,  il  lui  rapixîla  l'aventure 
d'Emile  de  Girardin  entamant  un  procès  .semblable,  et  n'arri- 
vant, pour  toute  satisfaction,  ({u'à  faire  lire  par  le  monde  entier 
un  pamphlet  <|ui,  sans  cela,  aurait  pu  rester  ignoré. 


ALFHEl)  l)i:  MrsSET  CHEZ  LUI  IGl 

Musset  se  rendit  à  ces  excellentes  raisons,  mais  il  conserva  un 
grand  ressentiment  contre  le  pseudo  de  Mirecourt,  et  commença 
une  sorte  de  biographie  de  Mirecoui't  —  Réponse  de  la  hrvijère 
au  berger —  où  se  trouve  cette  phrase  vengeresse  :  «  Aujourd'hui, 
tout  le  monde  cherche  une  ai)parence  de  vérité,  depuis  le  drama- 
turge, qui  du  moins  vous  amuse,  jusqu'au  biographe  qui  affiche 
votre  nom  sur  sa  propre  infamie,  et  qui  profite  du  mépris  qu'il 
inspire  pour  débiter  ses  plats  mensonges  impunément  et  impu- 
demment. 

Incapable  d'attaquer  le  premier,  Musset  n'avait  }tas  la  riposte 
légère,  mais  il  était  foncièrement  l)on  et  le  prouv^ait  à  tout  pro- 
pos. Qui  ne  connaît  l'histoire  du  chien  Marzo,  un  affreux  rO([uet 
que  son  extraordinaire  intelligence  et  son  attachement  pour  son 
maître  ont  rendu  célèbre? 

La  chienne  d'un  cafetier  du  quai  d'Orsay  avait  perdu  sa  vertu  en 
vaguant  sur  le  trottoir;  elle  était  revenue  de  cette  expédition 
dans  un  état  fort  intéressant ,  mais  qui  n'intéressait  pas  son 
maître,  ennemi  de  l'encombrement,  et  ce  farouche  vendeur  de 
bière  avait  décidé,  pour  venger  la  morale  canine  outragée,  de 
noyer  toute  la  famille. 

Cette  décision  parut  si  cruelle  au  poète,  qu'il  témoigna  le  désir 
de  posséder  un  jeune  chien,  et,  pour  complaire  à  son  client, 
M.  D...  remit  à  plus  tard  l'immolation  de  la  coupable. 

Quelques  semaines  après,  on  apporta  à  Musset  le  toutou 
réclamé.  Né  d'un  jière  de  hasard  et  d'une  mèro  abâtardie,  il  était 
hideux,  si  bien  que,  tout  d'abord,  Musset  regarda  avec  horreur 
son  nouveau  commensal;  mais  la  compassion  l'emporta,  il  soigna 
ce  Moïse  à  quatre  pattes  sauvé  des  eaux,  l'éleva  et  en  vint  à  l'ai- 
mer, secondé  en  cela  par  Colin  qui,  armée  d'un  peigne,  s'ingé- 
niait constamment  à  donner  une  tournure  plus  correcte  à  ce  chien, 
genre  nouvelles  couches. 

La  petite  bête  ne  fut  point  ingrate,  elle  adorait  son  maître  et 
M"'^  Colin,  et,  longtemps  après  la  mort  de  Musset,  Marzo  dressait 
l'oreille  et  poussait  un  gémissement  plaintif  au  seul  nom  regretté. 

Marzo  faillit  causer  une  brouille  légère  entre  de  Musset  et 
Alfred  Tattet,  car  ce  dernier,  ne  comprenant  pas  le  sentiment 
d'extrême  bienveillance  qui  guidait  toujours  son  ami,  le  plaisan- 
tait souvent  hors  de  propos,  et  au  sujet  du  chien  surtout,  ne 
cessait  de  le  railler. 

('   Il  est  horrible,  cet  animal,  disait-il,  il  a  l'air  d'un  chien  de 

LECT.    —    50  IX  —   Il 


162  LA  LECTUPxK 

])oiiier,  d'un  barbet  d'avcugl(M  ^^•yons,  mon  clicr,  débarrassez- 
vous  de  ça  bien  vite,  et  je  vous  donnerai  une  bète  magnific^ue,  de 
pure  race,  qui  \  ous  fera  lionneur.  » 

Mais  le  poète  se  fâchait,  en  venait  à  accuser  son  intime  cama- 
rade de  nianijucr  de  cœur,  et  s'attachait  davantage  au  pauvre 
vilain  Marzo. 

Ce  nom  sonore  de  Marzo  avait  été  donné  au  chien  en  mémoire 
d'un  lion  du  Jardin  des  Plantes,  lequel,  malade,  étouffant  dans 
sa  cage  étroite,  mourant  du  regret  des  liorizons  sans  bornes,  des 
chaudes  nuits  d'amour  et  de  bataille,  refusait  toute  nourriture, 
pour  en  fmir  plus  tôt  avec  sa  vie  d'esclave.  Alfred  de  Musset  se 
promenait  souvent  au  Jaidin  des  Plantes  en  compagnie  de  sa 
gouvernante,  et  le  lion,  séduit  par  la  voix  caressante  de  M"'  Colin, 
s'apprivoisa  au  point  de  consentir  à  manger  ce  qu'elle  lui  offrait; 
il  attendait  sa  venue  avec  impatience,  faisait  le  beau  comme  un 
chat  gigantesque  et  se  laissait  caresser.  Cela  dura  quelques 
semaines,  puis  l'infortuné  roi  du  désert  mourut,  toujours  enfermé, 
toujours  triste  et  rêvant  de  son  soleil  d'Afri(|ue  entre  les  grilles 
écrasantes  de  sa  prison. 

Ce  n'est  qu'après  le  départ  définitif  de  M'""  de  Musset  pour 
Angers  ({ue  son  fils  s'installa  chez  lui.  .lusque-là  il  avait  vécu  de 
la  vie  de  famille,  et  pendant  les  absences  de  sa  mère,  M"*  Colin 
était  chargée  d'écrire  chaque  jour  ce  qui  se  passait  (;t  recevait 
les  instructions  de  M'""  de  Musset.  Instructions  sinirulièrcnient 
étendues  comme  on  va  le  voir. 

Depuis  un  certain  temps,  Musset  était  au  mieux  avec  une 
actrice  de  la  CJomédie-Française  ({iii  ])ouvait  rivaliser  comme 
embonpoint  avec  M""  Allan  dont  M"'°  Brohan,  cette  lanceuse 
de  llèches  d'or,  disait  à  son  fils  :  «  Si  tu  n'es  pas  sage,  je  te 
ferai  faire  le  tour  de  M""  Allan.  » 

Le  poète  entreprit  ce  voyage  cinulaire  comme  un  plaisir,  non 
comme  une  pi'-nitencc,  et  tout  d'ai)ord,  il  y  trouva  tant  de  char- 
mes (pi'il  voulut  y  consacrer  ses  jours  et  ses  nuits.  Un  soir  donc 
que  Colin  se  trouvait  seule  ù  la  maison,  —  tout  le  monde  était  au 
théâtre  —  il  i-cvint  un  instant  et  confia  à  sa  gouvernante  qu'il  ne 
rentrerait  pas,  étant  invité  à  souper  par  sa  belle  amie  à  qui  il  ne 
pouvait  refuser  cette  satisfaction.  En  même  temps,  il  pria  Colin 
de  rassurer  sa  mère  si  elle  s'apercevait  de  cette  escapade.  Natu- 
rellement, il  n'y  avait  qu'à  s'incliner  :  laiiouvernante  pi-omit  donc 
de  faire  de  son  mieux  pour  éviter  toute  inquiétude  ù  M""'  de  Mii.s- 


ALFRED  DE  MUSSET  CHEZ  LUI  163 

set,  mais  elle  y  parvint  difllcilement,  la  mère  craignant  sans  cesse 
qu'vm  retour  de  son  fils  à  ses  fâcheux  excès  n'altérât  sa  santé 
toujours  délicate.  Cependant,  M""^  de  Musset  convint  qu'il  était 
préférable  qu'il  fût  conquis  par  cette  personne,  correcte  et  pas 
jeune,  plutôt  que  par  une  fille  dépravée. 

Tout  arrangé  de  la  sorte,  la  liaison  suivit  son  cours  avec  les 
querelles  et  les  raccommodements  usités,  sortes  d'épices  de  cette 
cuisine  sentimentale  ;  mais  elle  durait  quand  même,  et  l'été 
suivant,  Musset  alla  habiter  une  maison  de  campagne  louée  pour 
abriter  ses  amours. 

Voici  une  lettre  écrite  par  M'"*'  de  Musset  à  la  gouvernante 
<pielques  jours  après  ce  nouvel  arrangement  : 

«  Je  vous  remercie,  mademoiselle,  de  me  donner  des  nouvelles 
de  mon  fils  ;  vos  lettres  m'ont  l'ait  du  bien,  j'en  avais  grand 
besoin,  car  vous  savez  dans  (jud  t'tat  je  suis  partie.  La  santé 
d'Alfred estloin  d'être  bonne,  nous  savons  que  presque  toujours  la 
grande  crise  est  précédée  par  plusieurs  jours  de  souffrances  ;  je  vous 
prie,  en  conséquence,  ma  chère  mademoiselle  Colin,  de  vous  as- 
surer de  l'état  dans  lequel  il  est,  même  s'il  reste  chez  M""=  '^'^*;  vous 
pouvez,  sous  le  prétexte  de  lui  porter  une  lettre,  s'il  en  vient  pour 
lui,  aller  le  voir,  et  s'il  tombe  sérieusement  malade,  vous  pouvez 
offrir  vos  services  à  M""^  *  ''*,  qui  sera  bien  heureuse  de  vous  trou- 
ver, car  personne  ne  sait  le  soigner  comme  vous  quand  il  a  ses 
crises  nerveuses. 

«  Continuez,  je  vous  prie,  de  m'écrire  tous  les  jours,  jusqu'à 
ce  qu'il  soit  revenu,  ou  tout  à  fait  bien  ;  je  suis  trop  inrjuiètepour 
pouvoir  me  passer  de  vos  lettres.  Vous  m'obligerez  d'y  mettre 
aussi  un  mot  de  M.  Paul,  comme  il  se  porte  bien,  s'il  est  à  la 
campagne,  ou  autres  choses  semblables.  » 

M"«  Colin  alla  si  souvent  prendre  des  nouvelles  d'Alfred  de 
Musset  qu'elle  finit  par  demeurer  à  la  campagne,  auprès  de  lui, 
sans  que  M""=  ***  y  trouvât  à  redire. 

C'était  à  Ville-d'Avray,  sous  les  ombrages  de  la  villa  Pradicr; 
mais  là,  plus  encore  qu'à  Paris,  un  vent  de  tempête  passait  à 
travers  le  feuillage,  interrompant  le  duo  de  baisers,  ramenant 
les  désespérances  du  poète  et  les  emportements  de  la  coléricfue 
émule  de  Melpomène,  si  bien  que  tour  à  tour  les  amoureux  s'en- 
fuyaient en  jurant  de  ne  pas  revenir. 

Resté  seul,  l'abandonné  tendait  les  bras  vers  l'ingrat,  criait  sa 
peine  et  conjurait  Colin  de  réparer  le  mal.  «  Cherchez-le  ou  cher- 


IGi  LA  LECTURE 

clirz-la  1...  ranicnez-la  ou  ramenez-lc  !...  dites-lui  que  je  meurs!  » 
Et  la  iidèlc  Colin,  i)lu.s  sc'-rieuse  qu'une  coulidcnte  de  tragvdie, 
courait  à  Paris  sur  les  traces  du  fugitif,  battait  l'estrade  pour  le 
ressaisir  et  le  ramenait  triompludement  au  logis  où,  reçu  comme 
le  pigeon  île  la  fal)le,  il  oubliait  dans  une  ivresse  nouvelle  l'orage 
de  la  veille,  sans  vouloir  penser  à  celui  du  lendemain. 

Au  milieu  de  ces  émotions,  le  malaise  de  Musset  continua,  au 
ûTand  cliagrin  de  la  pauvre  M""  Colin  qui,  chez  cette  dame,  n'a- 
vait pas  le  droit  d'en  agir  à  sa  guise.  La  maîtresse  acceptait  dif- 
ficilement les  avis  de  la  gouvernante,  et  Musset,  victime  innocente 
de  ce  parti  pris,  ne  disait  rien  pour  n'affliger  ni  l'une  ni  l'autre. 

M"''  Colin  en  référa  à  M'"'de  Musset  qui  lui  répondit  ainsi: 

«  Je  suis  fâchée,  ma  bonne  mademoiselle  Colin,  (pie  vous  pre- 
niez du  chagrin  pour  une  chose  qui  n'en  vaut  pas  la  peine  ;  si  vous 
rédéchissiez  que  ces  soins  de  M'""  **'''-  sont  passagers,  que  c'est 
une  sorte  de  fantaisie  qui  ne  peut  pas  durer,  vous  en  prendriez 
plus  facilement  votre  parti.  D'abord,  vous  savez  que  mon  (ils 
vous  est  attaché  et  qu(^  cet  attachement  en  enterrer»,  bien  d'au- 
tres, car  les  hommes  sont  changeants  ;  mais  dans  tous  les  tenqis 
et  à  tous  les  âges  ils  ont  besoin  de  soins,  d'attac^hement,  et  croyez- 
moi,  il  reviendra  toujours  à  apprécier  les  vôtres.  Je  vous  recom- 
mande donc  beaucoup  de  patience,  la  i>lus  grande  douceur. 
Soyez  sûre  qu'avec  son  caractère  tendre  et  son  coup  d'o'il  à  qui 
rien  n'échappe,  il  vous  saura  gré  de  tous  vos  sacrifices  ;  surtout 
ne  vous  plaignez  pas  et  parlez-lui  toujours  avec  amilii'-. 

«  J'espcrc  (jue  vous  comprcMidrez,  ma  chcre  i\dèle,  t\ue  les 
conseils  que  je  vous  donne  sont  tout  dans  votre  intérêt  et  dans 
celui  (le  mon  lils,  car  je  désire  que  vous  restiez  ])rcs  de  lui. 

«  Je  reviendrai  au  mois  d'août,  ainsi  vous  aurez  l»ien  la  com- 
j)laisance  d'attendre  mon  retour  qui  fera  cesser  ce  qui  vous  cha- 
grine. Continuez dom-  à  me  donner  des  nouvelles  véridiques,  mais 
I*aul  a  raison  do  vous  conseiller  de  ne  pas  m'ef frayer,  car  votre 
dernière  lettre  m'avait  mis  la  mort  dans  l'anus,  et  j'ai  passé  une 
cruelle  nuit  ;  heureusement  (;elle  d'hier  m'a  consoli'-e  et  celle  d'au- 
jourd'hui aussi,  car  ce  que  je  crains  le  plus,  c'est  ({u'il  soit  ma- 
lade. Je  vous  remercie  bien  de  votre  exactitude,  je  serais  bien 
triste  s'il  me  fallait  me  passer  de  vos  lettres. 

«  Adieu,  bonne  mademoiselle  Colin  ;  soyez  a.ssurée  (|uejevous  ai 
obligation  de  tout  ce  qu<-  vous  faites  pour  bii  et  que  je  vous  en 
remercie  de  tout  coMir.  » 


Ar.FHEO  DK  MUSSKT  CIIKZ  LUI  iGo 

Un  peu  plus  tard,  —  Musset  était  alors  chez  lui,  sa  mère  ayant 
été  i-ejoindrc  M'"^  Lardin  à  Angers  ;  —  il  retomba  gravement 
malade,  mordu  déjà  par  la  terrible  hypertrophie  du  cœur  dont  il 
devait  mourir,  et  le  repos  le  plus  absolu  lui  étant  nécessaire,  il 
fut  convenu  (|ue  sa  porte  resterait  close  pour  tout  ce  qui  était 
susceptible  de  lui  causer  la  moindre  agitation.  Mais  la  comé- 
dienne n'entendait  pas  de  cette  oreille-là  ;  elle  fit  tant,  qu'elle 
s'implanta  dans  la  place,  ne  soignant  pas  Musset,  —  là,  Colin 
régnait —  mais  se  faisant  dorloter  elle-même  en  dérangeant  tout 
le  monde.  La  gouvernante  témoigna  quelque  humeur  d'être  obli- 
gée de  servir  cette  dame,  lorsqu'elle  n'avait  pas  de  trop  de  tous 
ses  instants  pour  les  consacrer  à  son  malade  ;  et  là-dessus,  sai- 
sissant la  balle  au  bond,  la  maîtresse,  enchantée  de  reprendre 
l'avantage  perdu,  déclara  qu'ayant  chez  elle  un  personnel  plus 
nombreux,  le  poète  y  serait  infiniment  mieux  traité,  qu'elle  pour- 
rait le  veiller  sans  gêner  personne  et  qu'elle  l'emmenait  à  l'instant. 

Sitôt  dit,  sitôt  fait.  Avant  que  le  malade  ait  pu  réfléchir  à  l'o- 
ricrinalité  de  cette  proposition,  on  l'habillait,  on  le  couchait  dans 
une  voiture,  pendant  que  Colin,  navrée,  rendait  les  clefs  de  l'ap- 
partement et  s'en  allait  chez  sa  sœur  cacher  sa  colère  et  ses  in- 
quiétudes. 

Mais  le  lendemain  matin,  dès  cinq  heures,  elle  était  réveillée 
par  un  exprès  porteur  d'une  lettre  de  Musset,  au  bas  de  laquelle 
la  dame  avait  ajouté  quelques  lignes  d'amende  honorable. 

Voici  cette  épître  désespérée  faite  en  partie  double  :  «  Je  n'ai 
pas  fermé  l'œil,  j'ai  les  premières  attaques  de  mes  délires  ;  toi 
seule  les  connais,  viens,  je  ne  puis  me  passer  de  toi. 

«  Tu  m'as  fait  du  mal  hier  soir,  mais  j'avoue  que  je  t'en  ai  fait 
beaucoup  le  premier.  Je  le  regrette,  ne  m'abandonne  pas. 

«  Venez,  mademoiselle  Colin,  reprenez  votre  malade,  je  vous 
prie,  et  je  n'irai  le  voir  que  le  jour  où  vous  m'avertirez  que  je 
peux  le  faire  sans  danger  pour  sa  santé  et  son  repos.  » 

La  gouvernante  ne  se  fit  pas  prier  davantage.  Modeste  dans 
son  triomphe,  elle  reprit  seule  sa  place  au  chevet  du  malade,  qui 
lui  dit  d'un  ton  mêlé  de  reproche  et  de  contentement  :  a  Pourquoi 
m'avez-vous  laissé  partir?  Je  pouvais  en  mourir.  Oh  !  je  vous  ai 
appelée  toute  la  nuit.  Je  criais  :  Mademoiselle  Colin,  je  veux  ma- 
demoiselle Colin,  si  fort  et  si  souvent  que  je  leur  ai  fait  peur... 
Fermez  la  porte,  maintenant,  on  ne  m'emmènera  plus  !  » 

Ce  désir  presque  enfantin,  d'être  toujours  soigné  par  la  même 


It3(j  LA  LECTURE 

personne,  était  si  grand  qu'il  arrêta  constamment  de  Musset, 
lorsqu'on  voulait  l'entraîner  à  se  marier.  «  Non,  disait-il,  Colin 
est  au  courant  de  ma  maladie,  elle  sait  la  diriger  et  me  remettre 
en  santé,  tandis  que  ma  fcnune...  ma  fenune  s'épouvanterait 
peut-être,  et  meconderait  à  quelque  médecin  complaisant  qui  me 
rendrait  fou,  sous  prétexte  de  me  guérir.  Non,  je  ne  veux  pas  me 
marier  !  » 

Dans  l'idée  de  crier  très  fort  pour  effrayer  sa  maîtresse  et  la 
punir  de  l'avoir  enlevé  aux  soins  de  Colin,  il  y  avait  un  côté 
comi([ue,  montrant  une  des  faces  peuconnuesdu  caractère  d'Alfred 
de  Musset,  excessivement  gai  et  amusant  lorsque  rien  n'altérait 
son  humeur.  Parfois  même,  cette  gaieté  éclate  à  travers  lu  tris- 
tesse comme  le  soleil  derrière  la  pluie  ;  on  en  trouve  la  preuve 
dans  diverses  lettres  adressées  à  M'"«  Joubert  au  sujet  de  la  prin- 
cesse Belgiojioso,  cette  Galathée  qui  exigeait  toutes  les  adora- 
tions sans  s'animer  jamais.  —  Ainsi,  je  me  souviens  de  ces  lam- 
beaux de  phrases,  dans  une  lettre  où  Musset  racontait  qu'il  avait 
été  rudoyé  par  la  princesse  :  «  Je  sanglotais,  les  coudes  sur  mon 
lit,  les  pieds  sur  ma  cravate,  les  genoux  sur  mon  habit  neuf.,. 
Ma  chambre  était  un  océan  d'amertume,  j'y  piquais  des  tètes, 
l)ir,  ploc,  Hoc...  Après  cela,  je  pleurai  encore  un  peu,  mais  seu- 
lement pour  me  rafraîchir.  >■> 

Jean  iii:  Lîolugogne. 

(A  suivre.) 


LE  DOCTEUR  RAMEAU 


(i) 


Adrienne,  bouleversée  par  ce  rapide  passage  de  l'espérance 
à  la  plus  cruelle  déception,  ne  fit  pas  entendre  un  soupir.  Elle 
blêmit,  ses  yeux  se  cernèrent,  et,  de  sa  hauteur,  elle  tomba  sur 
le  plancher.  Au  même  moment,  la  vieille  Rosalie  entrait,  attirée 
par  l'éclat  des  voix.  Elle  vit  la  jeune  fille  étendue  au  milieu  du 
mobilier  détruit,  elle  fondit  sur  elle,  ainsi  que  sur  une  proie, 
l'entoura  de  ses  bras,  la  tàta,  pour  s'assurer  qu'elle  était  vivante. 
Elle  jeta  à  Rameau  un  regard  suppliant,  elle  le  trouva  sombre, 
immobile,  impassible.  Elle  dit  sourdement  : 

—  Mon  Dieu! 

Puis,  sans  une  question,  sans  un  appel,  sans  un  mot,  elle 
enleva  l'enfant,  et,  chargée  de  son  précieux  fardeau,  passant 
devant  le  père,  elle  sortit.  Derrière  la  servante,  Rameau  quitta 
la  chambre,  ferma  la  porte,  mit  la  clef  dans  sa  poche,  et,  lente- 
ment, se  dirigea  vers  son  cabinet,  où  il  disparut. 

Rosalie,  à  travers  les  couloirs,  gagna  l'extrémité  de  la  maison. 
Arrivée  à  l'appartement  d' Adrienne,  elle  appela  à  grands  cris, 
sans  retenue,  sans  ménagement.  Deux  femmes  accoururent. 
Comme  elles  levaient  les  bras  au  ciel,  en  poussant  des  hélas,  et 
se  perdaient  en  questions  : 

—  Taisez-vous,  dit  rudement  la  vieille  femme  de  charge  en 
entrant  dans  un  petit  salon.  Mademoiselle  vient  de  se  trouver 
mal...  Qu'une  de  vous  prépare  son  lit,  que  l'autre  descende  dire 
au  cocher  d'atteler  et  d'aller  immédiatement  chercher  le  docteur 

(1)  Voir  les  numéros  des  25  mars,  10  et  25  avril,  10  et  25  mai,  10  et  2.^ 
juin,  et  10  juillet  1889. 


1G8  LA  LECTURE 

Talvanne  à  Mncennos,  au  valet  de  chaml)re  de  courir  chez 
M.  llobert  et  de  le  ramener  ù  l'instant...  Marchez,  et  pas  de  dis- 
cours :  ce  n'est  ni  le  lieu,  ni  le  moment. 

Elles  s'élancèrent.  Restée  seule,  Rosalie  déjiosa  Adrienne  sur 
un  canapé,  et,  prenant  dans  le  cabinet  de  toilette  un  flacon  d'eau 
de  Coloirne,  elle  essava  de  la  faire  revenir  à  elle.  Ses  cheveux 
blonds  dénoués,  les  yeux  clos  et  toute  paie,  comme  une  jeune 
martyre,  la  jeune  fille  était  si  belle  (jue  la  servante  s'oublia  un 
instant  à  la  reirarder.  Puis,  ressaisie  par  l'inquiétude,  elle  lui 
mouilla  les  tempes  et  la  ])aume  des  mains,  la  réchauffant,  la  cou- 
vant; elle  lui  ])arla,  l'appelant  doucement,  maternellement,  sans 
pouvoir  faire  cesser  son  immobilité.  Dans  la  maison,  le  silence 
était  redevenu  profond.  Plus  de  cris  irrités,  plus  de  coups  sourds, 
plus  de  piétinements  affolés,  l^a  tempête  s'était  calmée,  mais  le 
calme  rétabli  était  peut-être  encore  plus  gros  de  menaces  et  de 
violences. 

Un  pas  rapide,  glissant  sur  le  parquet  du  couloir,  fit  lever 
vivement  Rosalie,  elle  alla  ouvrir  la  porte  et  se  trouva  en  face 
de  Ptobert.  Il  ne  questionna  pas;  elle  n'expliqua  rien.  Il  avait  vu 
la  jeune  fille,  toujours  étendue,  immobile  et  froide.  Il  lui  toucha 
la  main,  s'assura  (pie  le  pouls  battait.  Et,  un  peu  ra.ssuré,  il 
examina  le  visage.  Les  yeux  se  violaraient  et  la  mâchoire  se 
contractait  pinrant  la  bouche. 

—  Donnez-moi  de  l'éther,  dit  le  jeune  homme  à  la  femme  de 
charge.  Elle  sortit,  et,  en  un  clin  d'oil,  reparut  tenant  une  bou- 
teille et  une  cuiller.  lîobert  versa  quehjues  gouttes,  approcha  la 
cuiller  des  lèvres  d'Adrienne,  et  lentement,  avec  effort,  parvint 
à  faire  pénétrer  la  licpieur  entre  les  dents  serrées.  Une  rougeur 
empourpra  les  joues  de  la  malade,  elle  j)Oussa  un  soupir  et  ses 
paupières  se  relevèrent.  Elle  parut  reconnaître  celui  qui  la  soi- 
gnait, un  doidoureux  sourire  pas.sa  sur  ses  lèvres  décolorées,  elle 
]»àlit  de  nouveau  et  resta  inerte.  L'évanouissement  cepen<lant 
avait  cessé  et  les  mains,  tout  à  riicnre  glae('-es  et  rigides,  rede- 
venaient moites  et  souples. 

—  11  faudrait  la  mettre  dans  son  lit,  dit  l!<j|)ert.  Et  comme 
Rosalie  approuvait  d'un  signe  de  tête,  il  ajouta  : 

—  Oîi  est  son  père? 

La  vieille  gouvernante  fron(;a  le  sourcil,  elle  se  recueillit  pen- 
dant une  seconde,  comme  si  elle  avait  un  i;rand  parti  à  |)rendre, 
puis  sans  regarder  le  jeune  homme  : 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  169 

—  Monsieur  est  sorti  depuis  le  déjeuner,  répondit-elle  froide- 
ment. Mais  on  l'a  envoyé  prévenir,  ainsi  que  le  docteur  Tal- 
vanne... 

Puis,  coupant  court  à  des  explications  difficiles  : 

—  Tenez,  prenez  l'enfant  par  les  épaules.  Nous  allons  l'em- 
porter à  nous  deux...  Elle  n'est  pas  lourde,  la  chère  mignonne... 

La  porte  de  la  chambre  était  ouverte.  Une  chambre  tendue  de 
soie  blanche  semée  de  bouquets  roses,  à  meubles  laqués  blancs, 
fraîche,  claire,  virginale,  embaumée  d'un  léger  parfum.  Ilobert 
y  entrait  pour  la  première  fois.  Il  eut  le  cœur  serré.  Il  lui  sembla 
«pie  cette  violation  avait  la  mort  pour  excuse.  Il  abaissa  ses 
regards  sur  le  visage  de  la  jeune  iille,  il  frémit  à  la  pensée  ([ue 
ces  beaux  yeux  fermés  ne  se  rouvriraient  plus  jamais.  Il  voulut 
chasser  ce  funèbre  pressentiment.  Autour  (!<■  lui,  il  \h  tout  animé 
et  riant.  Mais,  au  même  instant,  un  nuage  passa  devant  le  soleil, 
le  ciel  s'obscurcit  et  la  chaml)re  devint  sombre.  11  entendit  con- 
fusément Rosalie  qui  Ini  disait  : 

—  Retonrnez  dans  le  salon,  je  vous  appellerai  aussitôt  que  je 
l'aurai  couchée. 

Il  sortit  machinalement,  très  troublé,  commençant  à  éprouver 
une  violente  inquiétude.  Il  fit  appel  à  sa  science  et  rechercha, 
dans  sa  mémoire,  quelles  graves  maladies  pouvaient  avoir,  pour 
l)remier  synqitôme,  ime  syncope  suivie  d'un  état  de  prostration 
conqdète.  Il  en  trouva  vingt.  11  no  s'arrêta  à  aucune  certitude. 
Il  était  hésitant,  épeuré.  Que  deviendrais-je,  pensa-t-il,  si  j'étais 
ol)lig(''  de  la  soigner?  Dans  quelles  angoisses  vivrais-je?  Com- 
bien «e  sav(jir,  dont  nous  sonunes  si  liers,  est  limité,  et  comme 
nous  en  comi)renons  l'inanité  quand  il  s'agit  d'en  tirer  parti  pour 
ceux  que  nous  aimons!  Que  fera  le  docteur  Rameau?  La  pensée 
({ue  le  père  d'Adrienne  allait  bientôt  arriver  et  combattre  lui- 
même  la  maladie,  illumina  les  ténèbres  dans  les([uelles  il  se 
débattait.  Il  avait  en  son  maître  une  foi  si  comiilète  qu'il  retrouva 
tout  son  cahne. 

Il  se  sentit  rassuré  et  tranquille,  connue  le  soldat  connnandé 
par  un  général  toujours  victorieux.  Le  docteur,  d'un  coup  d'œil 
infaillible,  établirait  le  diagnostic.  Et,  quant  aux  soins  à  donner, 
son  esjM'it,  merveilleusement  inventif,  trouverait  certainement 
quelque  remède  .souverain.  Tant  de  fois  Rameau  avait  fait  des 
miracles,  comme  les  thaumaturges  de  l'anticpiité,  ([ue  Robert 
éloignait  toute  crainte,  sûr  ([u'au  moment  décisif  un  ])rodige  se 


170  LA  LECTURE 

produirait,  qui  assurerait  le  salut  de  la  uialadc.  C'était  sa  fdle! 
Do  quoi  ne  se  nionfr<'rait-il  pas  ca])al)ic,  Im-scjuc  Vvtvo  <[\ù  lui 
était  le  j)lus  cher  au  monde  serait  menacé?  Souvent,  liol^eri  le 
savait,  des  médecins,  et  non  des  jnoius  célèbres,  avaient  recuit'' 
devant  la  responsahiliti'"  de  soigner  leurs  femmes  t>u  hnn'S 
enfants.  Ils  avaient  subi  ce  trouble,  cet  anéantissement  de  toutes 
les  facultés  que  le  jeune  hounne  avait  ressenti  si  vivement.  Mais 
Rameau  jioux  ait-il  être  accessible  à  ces  fail)lesses?  N'était-il  pas, 
par  la  force  de  son  caractère  et  la  clart(!'  snj)érieure  de  sou  intel- 
ligence, au-dessus  de  l'humanité? 

Rosalie,  eu  traversant  le  salon,  arracha  le  jeune  homme  à  sa 
méditation.  Il  interrogea  du  regard  la  femmi"  de  charL'"e.  Elle 
répondit  à  voix  basse  : 

—  L'(Mifant  semble  dormir.  Vous  jMnive/:  entrer. 

Sur  l'éjiais  tapis,  il  j)ai\iut  sans  bruit  auprès  du  lit,  et  étendue," 
le  visage  mainieiiant  rougi,  les  yeux  toujours  fermés,  il  \ii 
Adrienne.  Son  bras  blanc,  allongt'-  sur  le  dra|»,  tressaillait, 
comme  .si  tous  les  nerfs,  mis  en  mouvement  i)ar  une  agitation 
intt'-rieure,  en  eussent  vibré.  La  respirati(jn  était  brève,  un  j)eu 
sil'ilant(%  les  dents  toujours  serrées  par  nue  \iolente  contraclur(\ 
Cet  état,  si  é\"ideunnent  douloureux,  ré\eilla  les  iiupii(''tudes  de 
Robert.  Non,  Adrienne  ne  dormait  j)as.  Et  l'anéantissement  dans 
le<pu>l  elle  demeurait  plongée  attestait  en  son  organisme  des 
désordres  sérieux. 

Il  se  leva  et  se  dirigea  vers  la  fenêtre.  Sur  l'esplanade  des 
Inv,'»lides,  les  soldats  faisaient  l'exercice,  comme  tous  les  jours, 
sous  l'o'il  (''merveille  des  badauds.  Il  regarda  la  |iendule  :  ime 
heure  df'jà  s'é'tait  écoulée,  de])uis  son  arriv<''e  dans  la  mais(»n. 
I  ne  impatience  fébrile  s'empara  de  lui.  (Jue  faisait  Rameau, 
pour  ne  pas  venir?  (Jù  était  Talvanne?  Qu'ordonner,  en  lem* 
absence,  et  cctmment  f)ser  s'y  décider?  Il  lui  de\int  impossible 
de  rester  ainsi  seul  auprès  du  lit  dans  le([ue|  ('lait  ('tendue,  sans 
reg.ard  et  sans  i>ensée,  la  femme  (pi'il  adorait.  Il  lui  sur  le  point 
de  sonner.  Le  roulement  d'une  \(iiture  dans  la  cour  I  arrêta.  Il 
éprouva  iiu  soidagement  imm('-di.it.  Eidin,  on  lui  apportait  du 
SC(,'ours,  il  n'allait  plus  se  trouver  aban(loun(''  à  lui-UK^'uie.  La 
V(»ix  de  Talvaime,  retenti.ssant  dans  l'escalier,  l'amena  à  la  porte 
<lu  salon.  Il  ouvrit,  et  rali(''niste  es.soufn(''  entra. 

—  Ah  1  Te  voilà,  dit-il  d'une  voix  brève.  Eh  bien?  Comment 
est-elle? 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  171 

—  Toujours  dans  le  mcuic  état.  Une  sorte  de  somnolence 
fébrile... 

Tal vanne  interrompit  le  jeune  homme  : 

—  Examinons  (^a. 

11  passa  dans  la  chambre.  A  la  tète  du  lit  déjà  Rosalie  l'avait 
devancé.  Il  observa  avec  attention  sa  filleule  immobile,  comme 
s'il  voulait  faire  pénétrer  son  regard  au  dedans  d'elle.  Il  hocha  la 
tête,  puis  souleva  délicatement  la  paupière  de  la  jeune  fille.  Un 
strabisme  soudain  avait  troublé  sa  vue.  Il  tâta  le  front  couronné 
de  cheveux  d'or  et  le  trouva  brûlant.  Il  glissa  sa  main  sous  la 
nuque  et  la  palpa  fortement.  Adrienne  poussa  un  douloureux 
soupir.  Le  visage  de  Talvanne  se  rembrunit,  il  jeta  un  coup  d'œil 
sur  la  gouvernante  et  sur  Robert.  Il  les  vit  anxieux,  attendant 
son  jugement.  Il  hocha  de  nouveau  la  tète,  fit  entendre  une  toux 
sèche,  et  murmura  : 

—  Il  faut  voir... 

Puis  s'adressant  à  la  vieille  servante  : 

—  Où  est  Rameau? 

—  Il  vient  de  rentrer  à  l'instant... 

Comme  Robert,  à  ces  paroles,  manifestait  une  profonde  sur- 
prise et  s'apprêtait  à  questionner,  elle  prit,  avec  un  air  d'autorité, 
l'aliéniste  par  le  bras  et  l'attirant  à  l'écart  : 

—  Descendez  le  trouver  ;  il  est  dans  son  cabinet,  dit-elle  d'une 
voix  tremblante,  et  tâchez  de  lui  rendre  la  raison.  Il  s'est  passé 
aujoui'd'hui,  ici,  des  choses  bien  malheureuses...  Dieu  veuille 
que  tout  cela  ne  nous  coûte  pas  la  vie  de  notre  enfant!... 

Talvanne,  stupéfait  par  l'étrangeté  de  cette  confidence,  ouvrait 
la  bouche  pour  demander  à  la  vieille  femme  de  s'expliquer  plus 
complètement.  Elle  parut  avoir  lu  dans  sa  pensée,  et  coupant 
court  à  sa  curiosité  : 

—  Ce  n'est  pas  à  moi  ({u'il  appartient  de  vous  éclairer...  Des- 
cendez chez  lui...  interrogez-le...  Il  vous  contera  ce  qui  s'est 
passé,  s'il  le  veut  et  s'il  l'ose!...  Oui!  Il  osera...  C'est  un  homme 
terrible!...  Et  tantôt  j'ai  cru  qu'il  allait  tuer  cette  pauvre  pe- 
tite-là!... 

—  Tuer!  répéta  Talvanne  en  pâlissant  :  Rosalie,  réfléchissez 
un  peu  à  ce  que  vous  dites  ! 

—  Il  ne  rétléchissait  guère  à  ce  qu'il  faisait,  lui!  répliqua  la 
gouvernante  avec  amertume.  Il  était  fou...  Fou  de  colère!... 

Elle  s'interrompit,  puis  très  grave  : 


172  LA  LKCTURE 

—  Mais  poun|uoi  faire  peser  les  fautes  sur  ceux  qui  eu  sont 
innocents? 

Elle  et  lui  se  regardèrent  très  émus.  Ces  mots  avaient  suffi. 
Une  mystérieuse  communication  s'était  faite  entre  eux.  En  une 
seconde  tout  s'était  éclairci,  et  Talvanne  était  préparé  à  ce  qu'il 
devait  entendre.  Il  fit  : 

—  Ah  !  ah  ! 

Et  ces  deux  interjections  sianifiaient  si  bien  :  «  Comment,  vous 
saviez  tant  de  choses,  et  depuis  si  longtemps,  sans  (pi'il  y  pa- 
rût? »  que  la  vieille  femme  répondit  par  un  signe  de  tète  afdr- 
matif.  Talvanne  alors  se  tourna  vers  Robert  resté  près  du  lit  de 
la  malade  : 

—  Attends-moi  là,  je  remonte  tout  de  suite  avec  Hameau. 

—  Et,  laissant  le  jeune  honnne  assisté  de  la  gouvernante,  au- 
près d'Adrienne,  il  se  dirigea  vers  le  cabinet  de  son  ami. 


X 


Après  ce  dernier  mouvement  de  fureur  qui  l'avait  emporté  jus- 
fiu'aux  plus  extrêmes  violences,  Rameau  était  resté  quelque 
temi)s  dans  un  état  d'immobilité  complète.  Assis  dans  un  fauteuil 
profond,  il  se  sentait  accablé  de  fatigue,  et  son  cerveau  lui  parais- 
sait vide.  On  lui  eût  <:rié  tout  à  coup  que  la  maison  prenait  feu, 
ou  menaçait  de  s'écrouler,  (pi'il  n'eût  pas  fait  un  mouvement  pour 
se  lever  et  fuir.  Tout  lui  était  indifférent  et  le  naufrage  de  sa  vie 
le  laissait  anéanti.  Qu'avait-il  à  craindre  maintenant?  (Jue  pou- 
vait-il lui  arriver  qui  fût  plus  atroce  que  ce  qu'il  venaitd'endurer? 
Sa  vie,  irrémédiablement  l)ris(''e,  eùt-elle  valu  la  peine  d'être 
défendue?  Quels  regrets  aurait-il  éprouvés,  en  fermant  les  yeux 
pour  toujours?  Il  eût  cessé  dr  voir  ci^tte  terre  féconde  en  mal- 
heurs, ce  monde  tout  rempli  d'abjections.  Il  se  fût  jjlongé  déli- 
cicu.sement  dans  le  néant,  c'est-à-dire  dans  l'insensibilit*''. 

Tout  l'avait  déçu  et  trahi,  dans  cette  vie  infâme  (ju'il  maudis- 
sait. La  destin<''C  ne  lui  avait  pas  même  fait  la  charité  de  res- 
pecter sa  tlernière  illusion.  Il  avait  fallu  f{u'il  subît  sa  doulou- 
reuse passion,  qu'il  en  dégustât  le  (iel,  qu'il  en  s*  ntît  tous  les 
clous,  toutes  les  é|»ines.  Il  avait  été  savamment  torturé,  et  ses 
bourreaux  étaient  hors  d'atteinte.  Pour  lui,  point  de  vengeance. 
La  mort  avait  tout  pris  d'avance.  Et  lui,  l'imbécile,  pleurant  les 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  173 

tleux  coupables  do  ses  larmes  les  plus  amèrcs,  il  avait  tenté  l'im- 
possil)lc  pour  adoucir  leurs  souffrances. 

Malédiction!  Si  c'était  à  recommencer  !  S'il  pouvait  les  tenir  là 
pour  leur  cracher  son  mépris  et  sa  haine,  pour  jouir  de  leur  au- 
iïoisse,  pour  voir  couler  sur  leur  front  la  sueur  glacée  de  l'épou- 
vante. Mais  non,  ils  avaient  rendu  le  dernier  soupir  entre  ses 
bras  caressants,  sous  ses  yeux  consolants,  calmes  comme  si  leur 
conscicMiee  ne  leur  reprochait  rien.  Ils  étaient  morts  hypocrites 
et  menteurs,  ainsi  (pi'ils  avaient  vécu.  Et  lui,  qu'allait-il  deve- 
nir ?  Comment  trouver  l'énergie  nécessaire  pour  supporter  ce 
dernier  éci'oulement?  Vivre  encore,  après  tant  de  déceptions, 
lorsque  l'existence  ne  lui  offrait  plus  (pic  des  tortures?  A  (pmi 
bon?  Le  repos  suprême,  voilà  ce  (pi'il  lui  fallait. 

Et  il  se  le  procurerait  si  facilement!  Il  n'.nnitque  (piehpics 
pas  à  faire,  une  armoire  à  ouvrir  et,  i)armi  les  substances  si 
nombreuses  qui  lui  servaient  pour  ses  expériences,  il  lui  suffirait 
d'en  prendre  une,  d'en  avaler  quel(|ues  gouttes,  et,  sans  souffrir, 
il  s'endormirait.  Aucun  scandale  autour  de  sa  tombe.  On  ne  croi- 
rait assurément  qu'à  une  congestion  cérébrale.  D'ailleurs  les 
traces  du  poison  choisi  seraient  difficiles  à  trouver,  et  sa  fin  offri- 
rait toutes  les  apparences  les  plus  naturelles. 

Il  sourit  lua'ubrement  en  se  sentant  maître  de  sa  destinée.  Il 
éprouva  une  S()rte  de  soulagement,  comme  après  le  règlement 
d'une  situation  difficile.  Ayant  pris  le  parti  de  rejeter  toutes  ses 
tristesses  et  toutes  ses  douleurs,  il  les  sentit  déjà  moins  vives.  Il 
retrouva  la  force  de  se  lever  et  de  faire  quelques  pas  dans  son 
cabinet.  Il  laissa  tomber,  en  passant,  un  coup  d'œil  sur  les  pa- 
piers qui  couvraient  son  ])ureau,  et  s(>  dit  ([u'il  n'achèverait  pas 
le  travail  commencé.  Mais  ([u'était-ce  que  ce  travail  aiupicl  il 
avait  pris  tant  d'intérêt?  Quelle  valeur  avait-il?  Tout,  dans  ce 
monde  infirme,  n'était-il  pas  sujet  à  l'erreur?  Oui  pouvait,  se 
flatter  d'avoir  raison  et  de  connaître  le  vrai  absolu? 

Lentement,  plongé  dans  sa  méditation,  il  gagna  son  labora- 
toire. D'un  mouvement  machinal,  il  ouvrit  une  armoire  et,  sur 
les  rayons,  examina  une  cinquantaine  de  flacons  étiquetés  de 
rouae.  Il  en  saisit  un,  tout  petit,  l'étudia  au  jour,  pour  s'assurer 
qu'il  ne  se  trompait  pas,  referma  son  armoire,  revint  dans  son 
cabinet,  plaça  le  flacon  sur  une  table,  à  portée  de  la  main,  et 
se  rassit.  Il  décida  qu'il  attendrait  une  heure,  afin  de  se  donner 
le  temps  de  chercher  s'il  n'avait  aucune  disposition  à  prendre 


17i  LA  LECTURI-: 

avant  de  disparaître.  Il  pensa  à  Talvannc  et  une  ombre  passa 
sur  son  front. 

Celui-là  l'aimait  sincèrement  et  d'une  affection  profonde,  dont  il 
lui  avait  fourni  des  marques  à  toutes  les  heures  de  sa  vie.  Al- 
lait-il donc  se  séparer  de  ce  fidèle  compaunon  sans  lui  laisser 
une  preuve  ([u'il  ne  l'avait  pas  oublié?  Quoi!  Pas  un  mot,  pas 
un  souvenir,  pas  une  suprême  coniidence?  A  cotte  idée  que 
Talvanne  pourrait  mcUn'  des  reproches  à  sa  douleur,  le  cœur  de 
Rameau  se  serra.  Il  se  leva  et,  s'approchant  de  son  bureau,  il 
se  disposait  à  écrire  à  son  ami  lorsque  la  porte  s'ouvrit  et  celui-ci 
parut. 

Ils  restèrent  un  instant  à  s'observer.  Ils  étaient  presque  aussi 
pâles  l'un  que  l'autre.  Tout  à  coup  les  yeux  de  Talvanne  tombè- 
rent sur  le  flacon  éti(îU('té  de  rouge.  Il  fit  deux  pas,  s'en  empara 
vivement,  lut  la  désignation,  et,  avec  un  cri  de  reproche,  le  repo- 
sant sur  la  table  : 

—  Toi,  Rameau!  Un  homme  tel  que  toi? 

Le  docteur  baissa  la  tète  et,  sans  chercher  à  nier,  d'une  voix 
si  douloureuse  qu'elle  tira  des  larmes  à  son  ami,  il  répondit  sim- 
plement : 

—  Je  suis  si  malheureux! 

—  Mais  qu'y  a-t-il  donc?  s'écria  Talvanne  presque  avec  co- 
lère, tant  le  chagrin  de  celui  (|u'il  aimait  plus  que  lui-même  lui 
paraissait  injuste  et  cruel. 

Un  feu  sombre  s'alluma  dans  les  yeux  de  Rameau  : 

—  Ce  ((u"il  y  a?  Tu  vas  le  savoir. 

Il  saisit  la  main  de  l'aliéniste  et,  sans  ajouter  un  mot,  l'entraî- 
nant à  sa  suite,  il  sortit,  traversa  les  couloirs,  monta  l'escalier  et 
s'arrêta  devant  la  porte  de  l'appartement  de  la  morte.  Avec  la 
clef  qu'il  avait  emportée,  il  ouvrit,  et  repris  de  sa  colère  : 

—  Regarde  h-s  délais  de  tout  ce  que  j'entourais  d'un  <ulte. 
Ici,  tout  est  renversé,  déchiré,  souillé  et  jn-ofané.  l'^li  i)ien  !  il  y 
a  moins  de  ruines  que  dans  mon  cœur,  moins  de  souillures  et  de 
profanations  que  dans  ma  pensée...  Tu  me  demandes  ce  (ju'il 
y  a?...  La  trahison  di-  l'ami,  l'adultère  de:  la  femme.  Toute  mon 
existence  salie  et  déshonorée...  Voilà  ce  qu'il  y  a!...  Cela  te 
sufllt-il,  comme  honte  et  comme  douleur?  Et  ai-je  droit,  enfin, 
quand  ces  deux  misér.ildes  sont  morts  et  ne  souffrent  plus,  de 
vouloir  mourir,  à  mon  tour,  pour  ne  plus  souffrir? 

—  Et  qui  t'assure,  dit  gravement  Talvannc,  (|ue  tu  ne  .«jouf- 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  175 

friras  plus?  Qui  te  prouve  qu'ils  ne  souffrent  pas,  eux,  et  horri- 
blement ■?  Et,  quand  bien  même  tu  serais  cent  fois  plus  à  plain- 
dre, est-ce  une  raison  pour  t'abandonner  à  ce  point?  As-tu  donc 
oublié  tout  ce  qu'il  y  a  autour  de  toi  d'honnête,  de  bon  et  de  pur? 
Je  ne  compte  donc  plus,  moi  ?  Et  Adrienne? 

(iameau  fronça  le  sourcil,  baissa  la  tête,  mais  ne  répondit  pas. 
Talvanne  continua  : 

—  Cette  })auvre  petite,  innocente  de  tout  ce  que  tu  souffres, 
pourquoi  l'en  as-tu  rendue  responsable  ?  Est-ce  généreux  ?  Est-ce 
raisonnable?  Elle  n'a  eu  pour  toi,  depuis  qu'elle  existe,  que  des 
caresses  et  des  sourires.  Et  tu  Tas  bouleversée,  épouvantée,  bru- 
talisée, ([uand  elle  te  suppliait...  Maintenant  elle  est  malade,  et 
tu  en  es  cause...  Rameau,  je  te  suis  bien  attaché,  je  suis  bien 
partial  quand  il  s'aait  de  toi,  mais  je  ne  puis  te  trouver  aucune 
excuse. 

Le  docteur  avait  écouté  impassible.  Il  garda  le  silence  oljsti- 
nément.  Talvanne  le  regardait  effrayé  : 

—  Est-ce  que  tu  ne  m'as  pas  entendu?  demanda-t-il. 
Rameau  baissa  la  tète  affirmativement. 

—  C'est  de  ta  fille  que  je  te  parle,  reprit  Talvanne  avec  ani- 
mation. Comprends-tu?  De  ta  fille... 

Le  docteur  releva  son  front  que  des  rides  profondes  sillon- 
naient, et  d'une  voix  sourde  : 

—  Ma  fille  !  répéta-t-il.  En  es-tu  bien  sûr? 

Le  visage  de  Talvanne  devint  sévère,  et  d'un  ton  ferme  : 

—  Si  ton  cœur  n'a  pas  devancé  ma  réponse,  tout  ce  que  je  te 
dirai  ne  suffira  pas  à  te  convaincre.  Je  changerai  donc  les  termes 
dont  je  me  suis  servi.  Il  y  a  là,  sous  ton  toit,  à  deux  pas,  une 
créature  humaine  qui  souffre  et  que  tu  peux  soulager,  et  je  te 
demande  si,  homme,  tu  vas  refuser  de  paraître  à  son  chevet,  si, 
médecin,  tu  vas  refuser  de  la  soigner. 

Rameau  ne  répondit  pas  une  parole,  mais  il  sortit  et,  suivi  de 
son  ami,  il  se  dirigea  vers  l'appartement  de  la  malade.  La  porte 
était  ouverte  et,  dans  l'obscurité  du  saMn,  la  lueur  d'une  lampe, 
])lacée  sur  la  cheminée  de  la  chambre,  traçait  une  raie  de  lu- 
mière. Dans  cette  clarté,  au  bruit  de  la  marche  des  deux 
hommes,  Robert  se  montra.  En  reconnaissant  Rameau,  il  ne 
sut  réprimer  un  geste  de  joie,  ce  geste  que  le  docteur  connais- 
sait si  bien  et  que  chacun  faisait,  en  le  voyant  apporter  ses  se- 
cours à  un  être  cher,  dangereusement  menacé.  Le  maître  écarta 


170  LA  LECTURE 

lélrve  <[ui   s'avançait  à  sa  rencontre,  et,  lui  montrant    le  sa'.nn, 
il  (lit  d'une  voix  1m(\c  : 

—  Kcste  là,  et  attends. 

Il  fit  passer  Talvainie,  et ,  à  sa  suite,  entra  dans  la  chanibre. 
Adrienne  était  toujours  étendue  dans  son  lit,  roulant  doidoureu- 
scnient  sa  tête  sur  son  oreiller,  comme  si  elle  cherchait  la  ])osition 
la  plus  propre  à  câliner  sa  douleiu'.  Ses  yeux  à  demi  fermés 
étaient  sans  rc^gard.  Une  pâleur  s'étendait  sur  son  visaue,  ae(ni- 
sant  plus  nettement  la  rigidité  de  ses  traits  durs  et  inunohilcs, 
comme  ceux  d'un  mascpu-  de  pierre.  Tahanne  s'approcha,  et, 
montrant  la  jeune  lilleà  Hameau  : 

—  Elle  paraît  souiïrir  cruellement,  dit-il.  Heyarde,  la  pauvre 
petite.  Est-ce  la  même  enfant  que  nous  voyions  hier,  si  fraîche, 
si  rose,  si  vivante,  avec  ses  belles  lèvres  souriantes  et  ses  yeux 
brillants  de  joie? 

—  Non!  ce  n'est  plus  la  même  enfant,  dit  sourdement  Rameau. 

—  Il  a  sufli  d'un  instant,  poursuivit  Talvanne,  pour  <|ue  cette 
viiToureuse  santé  disparût,  ])our  (|ue  cette  fleur  de  jeunesse  se 
fanât.  Et  tout  ce  mal,  enduré  par  une  délicieuse  créature  ([ue 
nous  reuardions  (V)nuTie  la  joie  de  notre  vie,  c'est  de  toi  ipTil  est 
\enu  ! 

—  De  moi  !  répéta  luiiubrenniit  Kameau,  sans  protester  contre 
le  reproche  que  lui  adressait  son  ami. 

—  Va  tu  l'observes  avec  des  yeux  insensil)l(>s,  continua  lai  ii'-. 
niste,  toi  (|iii  la  couvai>^  hier  avec  amour;  tu  restes  innnobile  et 
inactif  devant  elle,  toitpii  ;iurais  tout  al)andonn('' pour  courir,  si 
on  (Hait  venu  t'amioneer  «piil  lui  ('-tait  arrivé  la  moindre  chose, 
(pi'elle  souffrait  d'un  inoffensif  bobo.  Si  on  t'avait  ])r(''dit  (pie  tu 
serais  si  dénaturé,  n'aurais-tu  pas  répondni|ue  c'était  impossible? 

—  Je  l'aurais  r(''pf»ndu. 

—  Et  pourtant  cela  est.  l']t  tu  raisonnes,  et  «cependant  tu  per- 
sistes dans  ta  féroce,  soudaine  et  absurde  iiidiff(  rence. 

Hameau  avait  fait  un  p.is  de  plus  vers  h-  lit,  et,  d'un  (cil  fixe, 
examinait  le  \is:iire  d  Adrienin'.  Il  prit  h-  bras  de  son  ami,  le 
serra  avec  force,  et  lui  montrant  la  jeun(!  lille  : 

—  Etudie  ce  front  boni !»('•,  ces  pommettes  saillanie>  ei  i-e  nez 
di'dieatemeiit  reeoiirlu'.  Toi,  savant,  ipii  as  fait  de  l'anthropoloiri*^ 
r('tude  de  toute  ta  vie,  n'y  voi.s-tu  pas  tous  les  siL'ues  distiiictifs 
de  la  race  ospamK^de  ?  \ Ois  ("omme  l'oritrine  berb("-re  est  niaivjuée 
d.ans  eitte  fiirure.  Les  M;iurcs  ont  passé  par  là,  Talvanne,  il  n'y 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  177 

a  pas  à  le  nier.  Ne  sei'ait-ce  pas  la  tête  de  sa  mère,  traits  pour 
traits,  si  le  bas  du  visage  ne  trahissait  le  mélange  de  la  race  . 
saxonne  ?  Ce  menton,  dont  la  carrure  est  un  peu  lourde,  n'ac- 
cuse-t-il  pas  le  type  allemand?  Tâte  cette  tête,  maintenant,  et  tu 
y  trouveras  tous  les  signes  qui  caractérisent  le  sous-brachycé- 
pliale...  Ah  !  ah  !  Tu  vois  que  j'ai  bien  profité  de  mes  discussions 
avec  toi,  et  que  je  sais  de  quoi  je  i)arle  !...  Prends  tes  mesures, 
d'après  la  méthode  de  Canq)er,  d'après  celle  de  l'Anglais  Morton, 
ou  celle  du  Franc^ais  Broca,  et  tu  ne  trouveras  pas  une  autre  so- 
lution que  celle  indiquée  par  moi,  ou  bien  ta  science  n'est  qu'un 
vain  mot  ! 

—  Tu  me  l'as  dit  cent  fois  !  s'écria  Talvanne  avec  désespoir. 
Tu  n'y  as  jamais  cru  !  Vas-tu,  pour  fournir  des  arguments  à  ton 
injustice,  avoir  recours  à  des  théories  que  tu  as  toujours  réfu- 
tées? Rameau,  aie  pitié  de  cette  enfant  et  de  toi-même...  Ne 
cède  pas  à  des  i)réventions  irraisonnées,  à  des  imaginations 
folles!... 

Rameau  baissa  la  tête,  et,  avec  un  calme  plus  terrible  encore 
que  n'avait  été  sa  colère  : 

—  Ne  nie  pas  la  lumière  !  Elle  nous  illumine  et  il  faudrait  être 
insensé  pour  ne  pas  voir  !  Les  cheveux  blonds,  les  yeux  bleus  de 
celle  pour  qui  tu  me  pries,  ce  sont  ceux  de  Munzel...  Regarde- 
là!...  tiens,  pendant  que  son  visage  se  contracte...  N'est-ce  pas 
lui,  tel  (|u'il  était  ({uand  je  l'ai  soigné  dans  la  petite  chambre  de 
la  rue  de  La  Har])e  ?...  Elle  lui  ressemble  tant,  qu'il  est  inouï  que 
je  n'en  aie  pas  été  frappé  plus  tôt  !...  Mais  notre  misérable  es- 
pèce est  si  crédule!...  Un  enfant  !  C'est  flatteur  pour  un  homme  ! 
On  le  croit  de  soi,  tout  naturellement,  par  un  stupide  orgueil!... 
Ah  !  ah  !  ah  ! 

Il  éclata  d'un  rire  déchirant,  appuya  fortement  sa  main  sur  sa 
poiti'ine,  comme  pour  com[jriuier  une  douleur  violente  qui  lui 
labourait  le  cœur,  puis  il  reprit  : 

—  Je  l'ai  adorée,  cette  petite  fille  !  Tu  ne  peux  nier  que  j'aie 
uniquement  pensé  à  elle,  pendant  les  dix-huit  ans  qu'elle  a  déjà 
vécu.  Tu  le  disais  tout  à  l'heure  :  c'était  ma  passion,  ma  folie.  Eh 
Ijien  !  maintenant,  elle  me  fait  horreur  et  je  la  hais  !  Elle  souffre, 
et  je  la  regarde  souffrir;  elle  est  très  malade  et  va  peut-être 
mourir,  et  je  ne  lèverais  pas  un  doigt  pour  qu'elle  ne  mourût 
pas  !  Elle  est  née  des  deux  autres,  elle  est  aux  deux  autres, 
qu'elle  aille  dans  la  terre  avec  les  deux  autres  ! 

LKGT.  —  50  i.x  —  12 


178  LA  LKCTURK 

—  Rameau  !  cria  Talvanne  épouvanté. 

—  Mon  bon  ami,  poursuivit  le  docteur,  avec  un  sang-lVoid 
liorrible,  il  nie  serait  facile  d'être  hypocrite  et  de  te  raconter  des 
l)alivernes,  mais  ce  serait  indigne  de  toi  et  de  moi.  Je  te  montre 
mon  cœur  à  nu,  je  te  traduis  ma  pensée  comi)lète.  Je  suis  peut- 
être  un  monstre;  je  ne  dis  pas  le  contraire  ;  mais  je  ne  puis  être 
autrement.  .Je  hais  cet  être  innocent,  pour  toutes  les  caresses  ({u'il 
m'a  volées  et  {)om'  tous  les  ])aisers  (pie  j'ai  délicieusement  posés 
sur  sa  chair  odieuse.  Voilà  dix-huit  ans  (|ue  je  suis  dupe,  c'est 
assez  ! 

—  Ainsi,  tu  ne  frémis  pas  à  la  pensée  (qu'elle  souffre  ? 

—  De  quoi  pomTais-je  frémir?  Quels  liens  m'attachent  à  elle? 
Kien  de  moi  n'est  en  elle.  J'en  suis  sûr,  et  toi  aussi.  Ce  n'est 
donc  pas  mon  sang,  mes  nerfs  qui  ])ourraient  s'émouvoir.  Quant 
à  mon  esprit,  il  est  révolté  et  furieux.  Alors,  (^ue  me  demandes-tu? 

Talvanne  essuya,  avec  son  mouchoir,  la  sueur  qui  perlait  sur 
son  front.  Il  lit  un  mouvement  des  lèvres,  comme  j)our  reprendre 
sa  respiration,  puis  avec  une  fermeté  voulue  : 

—  Je  te  demande  ton  opinion  sur  sa  maladie.  C'est  une  étran- 
gère, soit,  une  indifférente,  une  ennemie  même.  N'importe!  Tu 
es  venu  à  son  clievet  par  considération  ])(>ur  moi,  examine-la. 

Ivaiueau  s'avanga  tout  près  du  lit.  Une  pâleur  plus  grande 
s'étendit  sur  son  front  et  ses  yeux  se  creusèrent  plus  profonds 
sous  ses  épais  sourcils.  Ses  mains  tremljlèrent.  Cependant  il  se 
j)eiicha  sur  Adrienne,  il  approcha  son  visage  du  sien,  il  sentit  sa 
respiration  haletante  renvelopj)er.  Lu  pli  i:rave  secreu.sa  autour 
de  sa  bouche,  mais  son  regard  ne  se  trouhla  pas.  Il  souleva  les 
pau[)ières  de  la  malade  et  examina  .ses  yeux;  il  prit,  entre  .ses 
doiirts,  son  bras  rond,  doux,  e^hai-mant,  qui  hrùlait  de  fièvre.  Il 
lui  toucha  le  creu.x  de  l'estomac  et  le  ventre,  lui  jialpa  la  tête, 
connue  avait  déjà  l'ait  Talvanu<',  puis  lentement  il  s'écarta.  Il 
paraissait  calculer  des  probabilités.  Il  dit  eiilin  à  voix  basse  : 

—  11  y  a,  en  ce  moment,  beaucoup  d'inllammation  cérébrale. 
Les  méninges  .sont  fortement  prises;  mais,  ce((uii'st  à  craindre, 
c'est  un  £iccident  intestinal  [)ar  suite  dun  brus(pie  déplacement 
du  sang...  Demain,  ilj)ent  y  avoir  ])éritonite...  Si  la  péritonite  se 
généralise,  il  faudra  tout  «.raindre. 

Et  connue  la  figure  de  Talvanne  exprimait  Ffîtonnement  plus 
encore  que  la  crainte,  Rameau,  avec  la  traii<piillité  endureic  d'un 
vieux  praticien,  ajouta  ; 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  179 

—  Du  reste,  fuis  appeler  qui  tu  voudras  :  Larclier,  Sourdain 
ou  Buyot...  J'approuve  d'avance  tout  ce  qui  sera  décidé. 

—  C'est  une  fai^ou  de  t'en  désintéresser,  dit  Talvanne  avec 
amertume. 

Rameau  ne  répondit  pas.  Il  ouvrit  la  porte,  et,  apercevant 
Robert  qui  les  attendait  anxieux  : 

—  Tu  peux  rentrer  chez  toi,  mon  garçon,  dit-il  d'un  ton  tran- 
chant. TuViendras  demain,  savoir  des  nouvelles.  Pour  l'instant, 
il  n'y  a  rien  à  redouter...  Dors  tranquille. 

Et,  passant  devant  son  élève,  stupéfait  (pi'on  Téloignàt  au  mo- 
ment où  il  était  prêt  à  se  dévouer  corps  et  àme,  il  gagna  le  cou- 
loir oîi  le  bruit  de  ses  pas  se  perdit  dans  Fobscurité.  Talvanne, 
avec  une  agitation  violente  qu'il  ne  cherchait  plus  à  dissimuler, 
s'élança  vers  Robert,  et,  lui  montrant  la  direction  dans  laquelle 
s'était  éloigné  Rameau  : 

—  Suis-le,  dit-il  vivement,  va  dans  son  cabinet,  et,  quoi  qu'il 
te  dise,  ne  le  quitte  pas  avant  que  je  vienne  te  remplacer,  va. 

Il  le  poussa  presque  hors  du  salon  et,  voyant  le  jeune  homme 
lui  obéir  sans  répliquer,  il  laissa  échapper  un  soupir  de  soulage- 
ment. Puis,  entrant  dans  le  cabinet  de  toilette,  il  fit  revenir  la 
vieille  Rosalie  et  l'installa  auprès  de  la  malade.  Il  prit  sur  la 
table  du  papier,  une  plume,  et  commença  à  rédiger  une  longue 
ordonnance.  Pendant  qti'il  écrivait,  la  fièvre  qui  l'avait  surexcité 
depuis  plusieurs  heures  tombait  peu  à  peu,  ses  nerfs  se  déten- 
daient, et  toute  l'horreur  de  la  situation  lui  apparaissait.  Celle 
qui  soufTrait,  celle  pour  qui  il  commandait  ces  remèdes  énergiques, 
était  l'enfantdeson  cœur,  l'être  adorable  auquelilavait  voué  toutes 
ses  affections  et  qui  emplissait  d'intérêt  et  de  joie  les  dernières 
années  sohtaires  de  sa  vie  de  vieux  garçon.  Deux  larmes  coulèrent 
lentement  sur  ses  joues  et  tombèrent  sur  le  papier;  il  les  essuya 
avec  mécontentement,  fit  un  geste  de  dépit,  et  ne  put  étouffer  un 
sanglot.  11  lui  sembla  qu'une  ombre  passait  devant  ses  yeux, 
leva  la  tête  et  vit  la  vieille  gouvernante  qui  s'était  approchée  et 
le  regardait  : 

—  Vous  l'aimez,  vous  !  dit-elle  avec  reconnaissance. 

—  Lui  aussi,  répondit  Talvanne. 

Et,  comme  la  femme  de  charge  hochait  la  tête  avec  tristesse  : 

—  Il  souffre,  ajouta-t-il,  il  souffre  injustement  et  s'en  prend  à 
la  terre  entière  de  cette  souffrance  et  de  cette  injustice. 
Mais  bientôt  il  verra  clair  dans  son  cœur,  et  tout  changera..; 


180  LA  LECTURE 

—  Dieu  VOUS  entende!  Car  si  tout  ne  changeait  pas,  nous  n'au- 
rions plus,  les  uns  et  les  autres,  beaucoup  de  bonheur  à  attendre. 

Ils  échangèrent  un  regard.  Talvanne  et  elle  s'étaient  entendus  à 
demi-mots.  Ainsi,  pas  une  fois,  depuis  tant  d'années,  la  servante, 
si  complètement  au  fait  des  causes  du  drame  rpii  venait  de  bou- 
leverser la  maison,  n'avait  donné  à  penser,  par  son  ton  et  par 
ses  allures,  qu'elle  eût  pénétré  le  mystère.  Elle  avait  tout  su, 
tout  vu,  tout  caché,  par  dévouement  pour  Conchita  et  par  amour 
pour  Adrienne. 

Le  docteur  comprit  qu'il  aurait  en  llosalie  une  aide  infati- 
gable et  prête  à  tous  les  sacrifices.  Par  elle,  la  malade  serait 
.soignée,  jour  et  nuit,  sans  une  défaillance.  Il  en  sentit  un  grand 
.soulagement.  Il  pourrait  ainsi  se  consacrer  tout  entio-  à  la  lutte 
qu'il  voulait  engager  avec  Rameau.  Il  se  demanda  s'il  fallait  con- 
fier à  Robert  tout  ou  partie  du  terrible  secret.  Il  connaissait 
assez  le  jeune  homme  pour  être  sûr  que  sa  passion  résisterait  à 
l'épreuve  et  que  rien  ne  pourrait  changer  son  cœur.  D'ailleuj-s, 
Adrienne  était-elle  responsable  de  la  faute  qui  pesait  si  lourde- 
ment sur  elle?  Elle  était  victime  d'une  implacable  fatalité,  et 
d'autant  plus  intéressante.  Il  se  dit  :  Moi,  je  l'aurais  adorée  rien 
que  pour  son  malheur! 

Un  .sourire  passa  .sui-  .ses  lèvres,  il  pensa  :  non,  je  déraisonne 
et  je  dramati.se.  Je  l'aurais  adorée  parce  qu'elle  est  elle,  c'est-à- 
dire  tout  ce  (pi'on  peut  rêver  de  plus  charmant,  de  plus  joli  et  de 
plus  .séduisant  sur  la  terre.  Hélas!  Sa  mère  était  ainsi.  D'où 
toute  notre  misère.  Ce  sont  de  ces  femmes  qu'on  ne  peut  pas 
se  défendre  d'aimer. 

Une  autre  idée  lui  \int  :  I]n  ce  moment,  que  doit  penser 
Robert  en  face  de  Rameau  hors  de  lui?  Quelles  suppositions 
étranges  peut-il  faire?  Il  est  trop  intelligent  pour  ne  pas  deviner 
qu'il  se  passe  ici  des  événements  plus  ({u'extraordinaires.  Et 
(juelles  causes  leur  assigne-t-il?  Avoir  vu,  pendant  vingt  ans,  un 
homme  donner  les  preuves  de  la  solidité  et  de  la  luciditc"'  d'(!sprit 
les  plus  grandes,  et,  tout  à  coup,  «'onstatcr  qu'il  se  conduit  connue 
un  furieux  et  comme  un  fou.  Alors  il  .serait  plus  prudent  de 
lui  tout  laisser  entrevoir.  Il  est  de  caractère  à  plaindre  sincère- 
ment son  maître  et  à  le  respectcir  davantage.  Rah!  Le  mieux  sera 
de  me  décider  suivant  les  événements. 

Il  se  leva,  et,  tendant  à  la  vieille  servante  l'ordonnance  qu'il 
avait  achevé  de  rédiger  : 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  181 

—  Faites  porter  ceci  à  la  pharmacie  et  qu'on  attende  les  mé- 
dicaments. Pour  l'instant,  des  compresses  d'eau  froide  sur  le 
front,  et,  s'ilsm'vient  ([uelque  chose,  tout  de  suite  i'aites-moi  ap- 
peler. Je  serai  en  bas,  chez  le  docteur. 

Il  revint  au  lit  de  l'enfant  qu'il  ne  pouvait  se  résoudre  à  quitter, 
si  impérieuse  que  fût  la  nécessité  qui  le  conduisait  auprès 
de  Rameau.  Il  toucha  son  front  toujours  brûlant,  il  tâta  son  bras 
dont  la  chair  lui  parut  plus  moite.  Au  même  moment,  dans 
l'ombre  des  blancs  rideaux  qui  protégeaient  son  sommeil  de 
vierge,  Adricnne  ouvrit  les  yeux.  Ses  regards  vagues  essayèrent 
de  se  lixor  sur  le  visage  de  celui  qu'elle  voyait  debout  devant 
elle.  Ses  traits  se  détendirent  et  se  firent  riants,  elle  interrogea 
avec  un  accent  de  joie  : 

—  C'est  toi,  papa? 

—  Non,  ma  mignonne,  ce  n'est  pas  ton  père,  fit  Talvanne, 
mais  il  était  là,  il  n'y  a  qu'un  instant... 

L'expression  du  visage  de  la  jeune  fille  redevint  grave,  souf- 
frante, elle  roula  sa  tête  sur  l'oreiller,  avec  le  même  mouvement 
douloureux,  murmura,  comme  accablée  : 

—  Ah!  parrain,  c'est  toi?  Merci,  parrain... 

Son  accent  était  si  triste,  en  constatant  l'absence  de  son  père, 
que  Talvanne  frissonna.  Il  lui  semljla  que  l'enfant  se  sentait 
abandonnée,  reniée,  condamnée,  et  que  l'ombre  de  la  mort  s'é- 
tendait déjà  sur  elle.  Il  se  pencha  vers  le  lit,  et,  tout  bas  : 

—  Il  reviendra,  ma  fille,  je  te  le  promets.  Je  lui  dirai  que  tu 
l'as  demandé,  et  il  reviendra... 

Elle  agita  doucement  sa  i)auvre  tête  malade,  et,  faiblement  : 

—  Oui,  parrain,  oui...  Tu  es  bien  bon,  parrain... 
L'aliéniste  sentit  que,  s'il  restait    un   instant  de   plus,   il  no 

pourrait  plus  contenir  l'attendrissement  qui  le  gagnait.  Il  em- 
brassa doucement  l'enfant  sur  le  front,  et  lui  dit  : 

—  Tâche  de  dormir,  ma  mignonne. 

Elle  ne  répondit  pas  et  ferma  les  yeux.  Sur  la  pointe  des  pieds, 
pour  ne  pas  la  troubler  par  aucun  bruit,  Talvanne  gagna  le 
couloir  et  desceadit  chez  Rameau.  Il  était  profondément  ému, 
mais  non  pas  effrayé,  à  la  pensée  de  l'entretien  qu'il  allait  avoir 
avec  son  vieil  ami.  Depuis  longtemps,  cuirassé  contre  ses  vio- 
lences,il  demeurait  sans  force  contre  sa  douleur.  Et  quelle  douleur 
était  la  sienne  !  Ce  grand  esprit  devait  souffrir  bien  plus  qu'un 
autre.  Toutes  émotions  se  décuplaient,  reçues  et  répercutées  par 


182  LA  LECTURE 

un  cerveau  aussi  sensible.  Talvanne  avait  trouvé,  en  arrivant, 
le  docteur  accal)lé  et  décidé  au  suicide  ;  maintenant,  après  leur 
discussion  si  rude,  était-ce  dans  la  colère  ou  dans  la  prostration 
qu'il  était  tombé? 

Il  avait  descendu  l'escalier,  il  approchait  du  cabinet  de  Uameau 
et,  avec  inquitHudc,  de  l'autre  côté  de  la  cloison,  il  lui  semblait 
comme  entendre  une  voix  forte,  qui  i)arlait  sans  interruption,  pro- 
non(;ant  un  discours.  Il  eut  peur,  ('ne  sueur  Iroide  lui  mouilla  le 
Iront.  Son  ami  était-il  devenu  fou?  Il  ouvrit  vivement,  et,  assis 
dans  son  fauteuil,  séparé  de  son  élève  par  le  large  bureau,  il  vit 
le  docteur  calme,  très  pâle  cependant,  mais  maître  de  toute  sa 
pensée,  qui  dictait  les  conclusions  d'un  rapport.  Il  ne  s'inter- 
rompit pas,  comme  s'il  éprouvait  une  urii,ueilleuse  joie  à  étaler, 
devant  celui  ((ui  l'avait  vu  si  faible,  son  étonnante  énergie. 

Robert,  sombre  et  préoccupé,  laissait  errer  ses  rcy;ards  de 
Rameau  à  Talvanne,  cherchant  le  mot  de  l'énigme  qu'on  ne  lui 
expli(|uait  pas.  Il  traça  les  dernières  phrases,  et,  posant  sa  i)lume 
sur  le  papier,  il  resta  un  instant  immobile  entre  les  deux  hommes 
qui  se  taisaient.  Jamais  il  n'avait  supporté  silence  si  pesant. 
Jamais  il  n'avait  enduré  pareil  malaise.  Au  lieu  de  la  bonhomie 
et  de  la  familiarité  (jui  existaient  habituellement  entre  les  deux 
amis,  une  contrainte  et  une  froideur  subite.  Que  s'était-il  passé? 
A  (pioi  attribuer  ce  changement  si  brusqu(^?  La  maladie  d'A 
drienne  en  était-elle  la  cause  ou  le  résuhat?  Il  lui  parut  im])OS- 
siblc  de  sortir  de  la  maison,  de  rentrer  chez;  lui,  de  laisser  toute 
la  nuit  s'écouler  sans  obtenir  un  éclaircissement. 

Au  même  moment,  Rameau  se  levait.  Robert  comprit  qu'il  gênait 
et  que  son  maître  allait  le  congédier.  11  s'approcha  de  lui  timide- 
ment pour  lui  (Ure  adieu.  Chaque  jour,  celui-ci  tendait,  avec  une 
bonne  i!,ràce  afTectueusc,  la  main  à  son  élève,  et  lui  adressait 
quelques  aimables  paioles.  Il  se  borna  à  incliner  la  tète  et  à  dire, 
d'une  voix  sourde  :  «  Bonsoir.  «  L'étreinte*  (lc'ralvanne,parcoutr<', 
fut  plus  chaude  et  plus  nerveuse  (|u';i  l'ordinaire.  Alors,  avec  un 
grand  respect,  Robert  salua  son  maître,  et,  se  dirigeant  vers  la 
porte,  il  sortit. 

Restés  seuls,  les  deux  honnnes  s'a.ssirent  en  face  l'im  de  l'autre. 
Le  premier  regard  de  Talvanne  avait  été  pour  la  table,  sur 
la(]uellc,  une  heure  auparavant,  était  placé  le  petit  flacon  étiqueté 
de  rouge.  Maintenant,  il  avait  disjjaru.  Mais  le  docteur  l'avait-il 
caché  sur  lui,  où  l'ax ait-il  remis  dans  l'armoire?  Rcnon(;ait-il  à 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  183 

son  indiane  projet,  ou  bien  Tajournait-il,  pour  l'exécuter  avec 
plus  de  loisir  et  de  sûreté?  Il  sembla  que  Rameau  lisait  dans  la 
pensée  de  son  ami.  Un  pli  ironique  crispa  sa  lèvre,  il  courba  son 
front  dégarni. 

—  Tu  te  demandes,  avec  ennui,  ce  qu'est  devenue  la  petite 
fiole  d'acide  prussique  qui  était  là,  tout  à  l'heure,  dit-il.  Je  vais 
te  rassurer  :  elle  est  dans  le  laboratoire.  Si,  ce  soir,  tu  étais  entré 
une  demi-heure  plus  tard,  tu  m'aurais  trouvé  débarrassé  de  tous 
mes  soucis.  Tu  m'as  empêché  d'accomplir  ma  résolution  dans  le 
moment  de  fièvre  où  je  l'avais  prise...  A  présent,  c'est  fini: 
l'exaltation  est  tombée.  Je  vois  froidement  la  situation,  et  je  me 
sens  le  couraire  d'y  faire  face.  J'ai  eu  un  instant  de  faiblesse. . .  Que 
celui  qui  n'en  eut  jamais  me  méprise. 

Talvanne  lui  prit  la  main  et  la  serra,  avec  une  sensibilité 
presque  convulsive.  Quel  énorme  poids  de  moins  sur  la  poitrine! 
Pris  entre  le  père  et  la  fille,  aussi  inquiet  de  l'un  que  de  l'autre, 
ne  pouvant  les  séparer  dans  son  affection,  il  avait  enduré,  pen- 
dant toute  la  soirée,  de  cruelles  tortures.  Enfin,  d'un  côté,  il  était 
dégasié.  Son  visage  exprima  une  telle  satisfaction  que  Rameau 
en  fut  ému  : 

—  Ne  te  réjouis  pas  trop,  dit-il.  Il  eût  peut-être  mieux  valu, 
pour  toi,  que  je  disparusse...  Tu  n'avais  pas,  en  moi,  un  bien 
agréable  compagnon...  Que  sera-ce  désormais? 

—  Peux-tu  parler  ainsi,  même  légèrement!..,  s'écria  Tal- 
vanne. Oublies-tu  que,  depuis  notre  jeunesse,  j'ai  tourné  autour 
de  toi  comme  un  modeste  satellite.  Ma  lumière  et  presque  ma 
vie,  je  les  recevais  de  toi...  Qu'aurais-je  été  sans  ton  amitié  ?  Un 
humble  gardien  d'aliénés,  un  hôtelier  de  la  démence,  logeant  et 
nourrissant  des  fous!  Tandis  que  tu  as  fait  de  moi,  par  ton  in- 
fluence, une  manière  d'homme  de  talent.  Tu  as  emprunté  à  ta 
gloire  pour  me  créer  une  notoriété  ;  de  tes  rayons,  tu  m'as  fabri- 
qué une  auréole,  comme  on  donne  un  jouet  à  un  enfant.  Crois-tu 
que  je  m'y  sois  jamais  trompé  ?...  Oh!  mon  vieux  compagnon, 
si  je  ne  t'étais  pas  attaché,  je  serais  un  ingrat  !  Mais,  en  plus  de 
ma  reconnaissance,  tu  sais  bien  que  j'ai  pour  toi  une  affection 
profonde...  Je  n'avais  pas  de  famille,  et  tu  m'en  as  tenu  lieu... 
Toi  et  les  tiens,  vous  avez  été  mes  vrais  parents,  d'autant  plus 
aimés  que  je  vous  avais  choisis...  Et  tu  me  plains  d'avoir  encore 
à  vivre  auprès  de  toi  ?...  Tu  crains  d'être  maussade  et  de  me  dé- 
plaire, quand  moi  je  te  remercie,  de  tout  mon  cœur,  d'avoir  re- 


184  LA  LECTURE 

nonce  à  me  laisser  seul  !  Va,  je  suis  un  bien  grand  égoïste  !... 
Peut-être  aurais-tu  été  plus  tranquille  et  plus  heureux,  réfugié 
dans  la  mort...  Mais  je  n'ai  pas  pensé  à  cela,  je  t'avoue  bien  sin- 
cèrement, je  n'ai  pensé  qu'à  moi  :  si  tu  m'avais  quitté,  qu'est-ce 
que  je  serais  devenu  ? 

lîameau,  à  cette  chaude  bouffée  de  tendresse,  sentit  son  cœur, 
qu'il  croyait  glacé,  se  dilater  dans  sa  poitrine,  une  rougeur  monta 
à  ses  joues  pâles,  ses  yeux  brillèrent  moins  farouches.  Il  éprouva 
une  sensation  de  bien-être  qui  lui  démontra  que  tout  sentiment 
humain  n'était  pas  mort  en  lui.  Il  se  dit  :  Puisque  je  suis  à  la 
merci  de  mon  imagination,  au  point  de  m'associer  aussi  vivement 
à  l'émotion  d'un  autre,  j'aurai  encore  cruellement  à  souffrir.  Que 
faudrait-il  donc  pour  éteindre  en  moi  toute  sensil)ilité  morale? 

Ainsi,  au  moment  où  Talvanne  se  félicitait  de  l'avoir  recon- 
quis, il  cherchait  un  moyen  de  lui  échapper.  Mais  la  nature, 
rebelle  à  sa  volonté,  le  maintenait  esclave,  et  il  était  encore  dans 
la  dépendance  de  son  ami  bien  plus  qu'il  ne  le  pensait.  Il  suffit 
d'un  mot  pour  le  lui  prouver,  en  réveillant  sa  passiQ,a  avec  une 
violence  et  une  acuité  nouvelles.  Talvanne,  imprudenmient  en- 
traîné par  la  chaleur  de  ses  sentiments,  s'était  laissé  aller  à  dire  : 

—  Va,  tout  ce  que  tu  éprouves  depuis  ton  horrible  découverte, 
je  le  comprends  :  je  l'ai  éprouvé  moi-même,  et  depuis  bien  long- 
temps, car,  ce  que  tu  ignorais,  moi,  je  le  savais  !... 

En  une  seconde,  Hameau  se  vit  emp(»rté  de  nouveau  par  le 
courant  furieux  de  sa  jalousie  exaspérée.  La  phra.se  de  Talvanne 
venait  subitement  d'évoquer  Munzel  et  Conchita,  et  de  les  pré- 
senter, à  la  pensée  de  celui  qu'ils  avaient  trahi,  vivants,  heu- 
reux, souriants.  Le  couple  infâme  passait  enlacé,  joyeux,  dans 
une  mystérieuse  pénombre,  et  l'imai^ination  de  Hameau  les 
jioursuivait  de  son  iiiqilacable  et  doulourfusc  curiosité.  Tl  dit  à 
.son  ami  : 

—  Ainsi  tu  connaissais  le  crime? 

—  Dej)uis  le  premier  jour. 

—  Et  tu  ne  m'as  pas  prévenu,  tu  ne  m'as  rien  dit,  tu  n'as  rien 
fait  pour  sauvegarder  mon  honneur  ? 

Il  s'était  levé  mcna<;ant,  redressant  ses  épaules  voûtées,  ser- 
rant les  poings,  comme  pour  écra.ser  \rs  coupables.  Mais  il 
poussa  un  grondement  de  colère  impuissante.  Les  ombres  lui 
échap|)aicnt  et  il  ne  pouvait  les  étrcindie,  les  étouffer  de  ses 
mains  irritées.  Talvaime  lui  répondit  froidement  : 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  185 

—  Te  prévenir  ?  Pourquoi  ?  Pour  empoisonner  ta  vie  vingt 
ans  plus  tôt?  Jouer,  auprès  de  toi,  le  rôle  d'un  lago  loyal  et 
franc?  Et  à  quoi  bon  ?  Le  mal  était-il  réparable?  Les  coupables 
étaient  déjà  assez  malheureux  ! 

—  Malheureux? 

—  Oui,  car  ils  avaient  été  tous  les  deux  victimes  d'une  déplo- 
rable fatalité.  Ils  ne  s'étaient  point  cherchés,  ils  avaient  tout  fait 
pour  se  fuir.  Ils  s'aimaient,  cependant.  Et,  par  un  dernier  reste 
d'iionnèteté,  ils  s'efforçaient  de  se  cacher,  l'un  à  l'autre,  leur  sen- 
timent réel,  sous  une  hostilité  feinte.  Rappelle-toi  leur  attitude 
gênée,  leur  langage  sarcastique... 

—  Hypocrisie  !  Ils  voulaient  me  donner  le  change  ! 

—  Non!  Ils  étaient  sincères.  Car  j'ai  eu  les  aveux  de  l'un  et 
de  l'autre.  Tu  me  reprochais,  à  l'instant,  de  n'avoir  rien  fait  pour 
sauvegarder  ton  honneur.  Eh  bien!  j'ai  risqué  de  m'aliénera 
jamais  l'affection  de  ta  femme,  par  la  rudesse  et  la  fermeté  de 
mon  intervention.  Je  l'ai  menacée  de  frapper  Munzel  et  de  le 
forcer  à  se  battre  avec  moi,  s'il  ne  quittait  pas  sur-le-champ 
Paris.  Aujourd'hui  qu'il  n'y  a  plus  à  ménager  ni  lui  ni  elle,  je 
puis  te  dire  la  vérité  absolue.  Fà  je  te  jure  qu'ils  étaient  déses- 
pérés. 

—  Oui.  De  se  séparer  ! 

—  Non  !  Car  ce  fut  Conchita  elle-mêmequi  ordonna  à  Munzel 
de  partir.  Ils  étaient  plus  affligés  de  leur  faute,  plus  honteux  de 
leur  trahison,  qu'heureux  de  leur  amour.  Le  remords  empoison- 
nait toutes  leurs  joies.  Et  pas  une  des  heures  qui  se  sont  écou- 
lées depuis  l'outrage  n'a  été  exempte  de  ces  tortures  qui  étaient 
ta  vengeance.  Eniin,  tu  peux  te  rendre  compte  des  véritables 
sentiments  de  Munzel  en  te  souvenant  qu'au  moment  de  mourir 
il  n'a  pas  voulu  revoir  sa  complice.  Certes,  je  ne  l'ai  jamais 
aimé,  tu  le  sais,  et  j'avais  un  pressentiment  du  mal  qui  devait 
nous  venir  de  lui,  mais  je  ne  puis  me  refuser  à  constater  qu'il 
s'est  amèrement  repenti.  Il  ne  pensait  qu'à  toi,  il  ne  voulait  que 
toi,  et  cette  malheureuse  pleurait,  de  l'autre  côté  de  la  porte,  à 
genoux  sur  le  parquet,  proscrite  par  le  mourant,  écartée  de  son 
lit  d'agonie,  comme  s'il  eût  craint,  par  sa  présence,  d'être  em- 
pêché de  se  réfugier  dans  ton  amitié,  ainsi  que  dans  un  asile  de 
clémence  et  de  pardon.  Va,  ne  regrette  pas  de  n'avoir  pu  te 
venger  toi-même,  apaise  ta  colère,  calme  ton  ressentiment  :  ils 
se  sont  punis  mieux  que  tu  ne  l'aurais  pu  faire,  et  tu  les  tiendrais 


I^n  LA  LF.GTl'RE 

là,  vivants,  que  tu  ne  saurais  ètro  plus  implacablo qu'ils  ne  l'ont 
été  pour  eux-nirmes. 

Rameau  avait  écouté  son  auii,  la  tète  cachée  entre  ses  mains, 
sans  l'intorromprc,  comme  insensible  à  tout  ce  qu'il  entendait. 
Il  laissa  s'écouler  (pielquos  minutes,  puisse  découvrant  le  visaire  : 

—  Ah  !  J'aurais  pu  avoir  la  générosité  de  les  oublier.  Mais  me 
l'ont-ils  ])ermis?  Leur  crime  n'a  pas  été  el't'acé  par  leur  mort,  il 
leur  a  survécu.  La  trace  en  est  restée  vivante,  dans  ma  maison, 
auprès  de  moi,  sous  mes  yeux.  \'^oilà  quelle  est  ma  torture  la 
plus  cuisante,  ma  blessure  inguérissable.  Cette  enfant,  que  j'ai 
adorée,  à  laquelle  j'ai  tout  rattaché,  ({ui  était  ma  consolation  et 
ma  joie,  il  faut  que  je  m'en  détourne  avec  horreur.  Oh  !  je  ne 
puis  t'exprimer  ce  qui  se  passe  en  moi  depuis  cette  terrible  révé- 
lation. Je  souffre  à  devenir  fou!...  Toutes  mes  idées  se  heurtent 
avec  fureur  dans  mon  cerveau.  Par  instants,  je  ine  dis  que  je 
suis  un  monstre  de  rei)ousser  cette  innocente  créature,  je  m'ef- 
force de  me  prouver  qu'il  est  impossible  que  j'aie  changé,  en  un 
si  court  espace  de  temps.  Je  l'aimais  ce  matin,  et  je  la  hais  ce 
soir...  C'est  le  com1)le  de  rinvraisemblance,  de  l'insanité,  et  ce- 
pendant cela  est.  Il  a  suffi  d'une  seconde  pour  enqioisonner  cette 
tendresse,  pour  ruiner  ce  culte...  L'idole  est  à  bas,  et  comment 
la  relever?  J'ai  fait  a])pel  à  maphilosofjhie,  j'ai  invoqué  lesdroits 
de  l'humanité...  Tous  les  principes  au  nom  desquels  j'ai  agi  jus- 
(ju'ici  se  sont  ti-ouvés  imitiles  et  vains!...  Je  ne  raisonne  plus. 
En  moi,  l'esprit  est  vaincu,  c'est  la  hôte  qui  l'emporte  et  qui 
pleure  (.-t  ([ui  crie,  parce  ({ue  son  petit,  qu'elle  aimait,  n'est  pas 
d'elle,  n(î  la  touche  plus,  et  qu'elle  est dé.sespérée ! . . . 

—  A  cela,  je  t'ai  déjà  répli<jué  :  Qu'en  sais-tu?  lit  Talvanne. 
Comment,  toi,  savant  médecin,  habile  physiologiste,  tu  avances 
un'pareil  fait?  Tu  es  bien  hardi!  Lîne  fenmie  a  un  amant  :  né- 
cessairement, l'enfant  qui  naît  d'elle  devra  èti-e  de  cet  ho-nime? 
C'est  là  un  argument  de  drame  et  de  roman!  Fiction  comn)ode, 
pour  anu'uer  une  situation.  Mais  la  réalité  est  moins  simple. 
Cette  femme,  (;n  effet,  a  un  mari,  le([uel  la  possède  au.ssi...  Oh  ! 
je  te  révolte,  mais  lais.se-moi  pôursuivi-c  !...  Il  faut  avoir  l'iuia- 
gination  d'un  auteur,  ou  l'aveuglement  d'un  jaloux,  j)our  affir- 
mer que  l'enfant  ne  sera  pas  du  père.  Qu'en  sait-on?  Et  toi,  le 
premier,  ({ui  t'autorise  à  nier  que  ta  fille  soit  lati(.!nne?  Je  ne  te 
fournirai  pas  des  raisons  sentimentales.  Je  ne  te  dirai  pas  :  Elle 
est  la  fille  de  ta  pensée,  il  n'y  a  pas,  dans  son  esprit,  une  sensa- 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  1S7 

tion,  dans  son  cœur,  une  émotion  (|ui  ne  viennent  de  toi...  Non, 
je  me  bornerai  ;Y  invoquer  la  simple  raison,  je  pi'endrai  à  témoin 
la  nature,  et  je  te  crierai  de  toutes  les  forces  de  ma  conviction  : 
Tu  te  trompes,  et  ton  erreur  peut  être  mortelle  pour  cette  en- 
fant, pour  toi,  pour  Robert,  pour  moi,  pour  nous  tous  enfin,  qui 
l'aimons  ! 

—  Et  moi  je  te  répondrai,  fit  Rameau  avec  une  exaltation 
nouvelle,  que  ma  conviction  est  aussi  forte  que  la  tienne,  et  que 
rien  ne  saurait  la  changer.  Non  !  Cette  enfant  n'est  pas  de  mon 
sang  et  il  suffit  de  la  voir  pour  en  être  sûr.  Tout  en  elle  crie  la 
faute.  Elle  est  l'émanation  matérielle  et  morale  du  crime.  Elle 
en  a  la  grâce,  la  douceur  et  le  charme.  Enfant  de  l'amour,  te 
dis-je,  conçue  dans  l'ivresse  et  le  frémissement  des  sens.  Ce 
n'est  pas  dans  un  accouplement  résigné  et  dolent  que  cette  créa- 
ture délicieuse  a  pu  être  incarnée.  C'est  la  vie  ardente  et  pas- 
sionnée qui  s'est  épanouie  en  elle.  Le  plus  redoutable  témoin  qui 
s'élève  pour  l'accuser,  c'est  elle-même.  La  fille  d'un  vieux  mari 
et  d'une  jeune  femme,  cette  enfant  qui  est  le  printemps  en  fleurs? 
Allons  donc  !  Quand  bien  même  les  circonstances,  les  dates,  ne 
s'accorderaient  pas  si  bien  pour  prouver  le  contraire,  il  me  .serait 
impossible  de  croire  ({uc  je  suis  son  père  !  Cesse  donc  de  me 
traiter  comme  un  vieux  fou  qui  ne  demande  qu'à  se  laisser  con- 
vaincre ;  tu  as  devant  toi  un  homme  assez  courageux  pour  re- 
garder la  vérité  en  face, 

Cette  fois,  Talvanne  comprit  qu'il  n'y  avait  plus  un  mot  à 
ajouter.  Rameau  ne  se  lamentait  plus,  il  avait  repris  possession 
de  lui-même  et  ^a.  pensée  était  aussi  lucide  que  sa  parole  était 
claire.  Il  continua  : 

— ■  .J'ai  dans  ma  maison  une  étrangère  à  laquelle  la  loi  confère 
tous  les  droits  d'une  enfant  légitime.  C'est  la  plus  grande  infamie 
de  l'adultère  de  créer  la  situation  que  j'ai  à  dénouer.  Comment 
le  ferai-je?  C'est  ce  que  je  ne  sais  pas  encore,  mais  ce  à  quoi  je 
vais  réfléchir. 

—  Ne  prends  pas  de  résolution  extrême,  supplia  Talvanne. 
Ménage  cette  petite  :  si  ce  n'est  pour  elle,  que  ce  soit  pour  moi. 
Tu  sais  combien  je  l'aime  tendrement.  Moi,  aucun  de  mes  senti- 
ments n'a  changé.  Si  tu  ne  veux  plus  la  revoir,  si  sa  présence  à 
tes  côtés  te  paraît  insupportable,  n'oublie  pas  que  je  suis  prêt  à 
me  consacrer  àelle...  Je  suis  son  parrain,  j'habite  presque  la  cam- 
pagne... Pour  colorer,  aux  yeux  du  monde,  un  changement  d'exis- 


188  LA  LECTUHK 

tence  aussi  complet  imposé  à  Adrienne  par  tes  pi-éventions...  Oh  1 
tu  n'obtiendras  pas  que  je  dise  autrement  !...  Il  nous  est  facile  de 
dire  qu'elle  est  malade,  anémique,  qu'elle  a  besoin  de  changer 
d'air...  Nous  pourrons  ainsi  gagner  l'époque  de  son  mariage,  à 
moins  que... 
Il  s'arrêta,  et  son  visage  prit  une  expression  soucieuse. 

—  A  moins  que?  interrogea  Rameau. 

—  A  moins  que,  poursuivit  Tal vanne  d'une  voix  tremblante, 
nous  n'ayons  à  la  conduire  au  cimetière,  tout  simplement,  la 
pauvre  mignonne.  La  scène  d'aujourd'hui  a  gravement  ébranlé 
sa  santé.  Je  redoute  des  comjjlications.  Un  peu  de  tendresse  et 
de  bonté  seraient  les  meilleurs  remèdes  à  son  mal,  et  oe  sont 
justement  ceux  dont  tu  me  parais  le  plus  décidé  à  la  j)river,.. 

Il  reijarda  son  ami,  et,  avec  une  chaleur  et  une  émotion  aux- 
quelles, avant  le  malheur,  celui-ci  n'eût  pas  résisté  : 

—  Allons  !  Rameau,  je  t'ai  connu  un  brave  homme,  au  cœur 
large  et  généreux,  à  l'esprit  puissant  et  profond...  Ne  peux-tu  do- 
miner en  toi  la  faiblesse  humaine?  Ne  peux-tu,  d'un  coup  d'aile, 
t'enlever  bien  haut,  loin  des  misères  (|ui  te  salissent,  et,  })lus 
pur,  oublier  tout  ce  qui  n'est  pas  l'éternelle  et  souveraine  équité? 
En  ce  moment,  tu  déchois,  tu  n'es  pas  digne  de  toi-même,  et  tu 
t'en  rends  compte  :  c'est  de  là  que  vient  ta  colère.  Redresse  la 
tète,  reprends  ta  place  au-dessus  des  autres  hommes.  Sois  supé- 
rieur par  la  bonté,  comme  tu  l'es  par  le  génie,  Adrienne  e.st  une 
étrangère  ?  Eh  bien,  au  lieu  de  la  repousser,  ndopte-la. 

Rameau  hocha  tristement  la  tète  : 

—  Autrefois,  j'aurais  dit  comme  toi,  je  me  serais  livré  à  de 
belles  théories  extra-liumanitaircs.  Aujourd'hui,  tout  est  changé. 
.le  ne  suis  j)lus  en  face  d'une  idée  qu'on  peut  discuter,  dévc- 
lop|)er  en  s'exaltaiit  !  .le  me  heurte  à  un  fait,  et  on  ne  discute 
pas  un  fait  :  on  le  subit.  Peut-être,  à  ma  j)lace,  ferais-tu  ce  que 
tu  me  con.seilles.  Alors,  c'est  ([ue  tu  es  meilleur  ([ue  moi.  Je  n'en 
ai  pas  la  force,  et  je  crois  bien  que  je  ne  l'aurai  jamais,  à  moins 
d'un  miracle  !... 

—  Eh  bien!  dit  T.ilvatmc,  s'il  faut  un  miracle.  Dieu  l'accom- 
plira ! 

—  Dieu  !  répéta  soiu'dcment  Rameau,  Dieu  !  Votre  dernier 
argument  à  tous,  ([uand  v(»ns  ne  savez  \A\\<.  <|ne  dire  ! 

Il  ajouta  avec  lassitude  : 

—  Ah  !  Ton  Dieu,  ((u'il  se  manifeste  donc  !  Je  lui  en  saurai 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  189 

vraiment  firré.  J'ai  bien  besoin  d'une  étoile,  pour  me  guider  dans 
l'oljscuritô  où  je  me  débats  ! 

—  Ce  guide,  Rameau,  reprit  l'aliéniste,  tu  l'as,  mais  tu  ne 
veux  pas  en  eo  moment  le  suivre.  C'est  ta  conscience. 

Il  ne  donna  pas  à  son  ami  le  loisir  de  lui  répondre,  désirant  le 
laisser  sous  l'inlluence  de  ses  dernières  paroles.  Il  lui  serra  la 
main  avec  force,  lui  dit  :  «  A  demain,  »  accueillit  comme  un  en- 
iragement  le  oui  que  le  docteur  fit  entendre,  et  sortit  du  cabinet. 

Dans  l'antichambre  obscure,  une  ombre  se  détacha  du  niur  et 
vint  à  lui.  Il  reconnut  Robert  : 

—  Comment  !  tu  m'as  attendu,  dit-il  au  jeune  homme.  Depuis 
tant  de  temps  ? 

—  Je  suis  retourné  auprès  d'Adrienne,  et  lui  ai  fait  prendre, 
moi-même,  les  médicaments  prescrits...  La  fièvre  est  un  peu 
moins  violente,  mais  la  tète  n'est  pas  encore  dégagée. . . 

—  Attendons  rciïet  de  la  nuit. 

Il  saisit  Robert  par  le  bras,  et  s'appuyant  sur  lui  : 

—  Pourquoi  m'as-tu  guetté  ainsi  ? 
Celui-ci,  embarrassé,  garda  le  silence. 

—  Allons!  reprit  l'aliéniste,  aie  donc  le  courage  de  ta  curiosité. 

—  Eh  bien  !  dit  d'une  voix  étranglée  l'amoureux,  je  désire 
apprendre  de  vous  ce  qui  s'est  passé  aujourd'hui  ;  ce  qui  trouble 
si  gravement  mon  maître  et  ce  qui  fait  tant  de  mal  à  Adrienne. 

Ils  étaient  tous  les  deux  dans  la  rue,  sur  le  trottoir,  et  le 
coupé  de  Talvanne  stationnait  devant  la  porte  de  l'hôtel  : 

—  Nous  allons  marcher  un  peu,  dit  le  docteur  à  son  cocher. 

Et  la  voiture  les  suivant,  ils  s'engagèrent  sur  la  place  des  In- 
valides. Robert  o])servait  Talvanne  avec  attention.  Brusquement 
l'aliéniste  s'arrêta,  regardant  fixement  son  compagnon  : 

—  Si  Adrienne  n'était  pas  la  fille  de  Rameau,  qu'est-ce  que  tu 
dirais  ? 

Ceux  qui  aiment  ont  une  sorte  de  divination.  On  eût  pu  croire 
que  Robert  pressentait  ce  ([ue  le  docteur  s'apprêtait  à  lui  de- 
mander. Il  répondit  vivement,  comme  si  d'ailleurs  son  cœur  avait 
préparé  la  réponse  : 

—  Eh  !  que  m'importe  qu'elle  soit  la  fille  de  Pierre  ou  de  Paul, 
orpheline  ou  héritière?  Pourvu  qu'elle  soit  elle,  cela  me  suffira  : 
je  l'aime  ! 

La  fleure  de  Talvanne  s'épanouit,  il  serra  joyeusement  le  bras 


l'X)  l.A    M-;CTUIiK 

—  A  lu  bonne  heure!  l'arlcz-nioi  des  amoureux  pour  ex})riiner 
nettement  leur  ])ensée.  Tu  es  nn  gentil  garçon,  que  j'aimais  bien 
hier,  mais  que,  ce  soir,  j'aime  encore  bien  davantage.  Maintenant 
écoute-moi,  je  vais  t'expliquer  le  mystère. 

La  nuit  était  douce,  un  vent  léger  faisait  bruire  les  feuilles  des 
arbres,  et,  dans  le  ciel,  des  milliers  d'étoiles  scintillaient  froides 
et  lumineuses.  Le  docteur  leur  lança  un  coup  d'œil  pensif  et 
nuuMnura  : 

—  Ce  diable  de  Hameau  qui  réclame  une  étoile...  Ce  n'est  pas 
l'étoile  (|ui  man([uc,  hélas  !...  ce  sont  les  yeux  i)Our  la  voir  1 

Il  allongea  le  pas,  s'engagea  sur  le  quai,  et,  toujours  suivi  de 
sa  voiture,  commença  le  récit  qu'il  avait  promis  à  Robert. 


{A   suivre.) 


Georges  Oiini^t. 


VOYAGE  AUTOUR  DU  DIGTIOlNNAIRE 


(t) 


LvcLEN.  —  Petit  bonhomme  qui  apprend  à  aj)pren(lrc  (pie 
nionsicui'  son  père  est  un  imbécile. 

Mélodie.  —  Une  oasis  dans  notre  désert  musical. 

Moi.  —  Tout  1  Plus  un  personnage  est  petit,  plus  son  moi  est 
grand. 

Nid.  —  Demeure  tapissée  d'ombre  et  de  mystère  qui  vaut  mieux 
que  le  plus  beau  des  palais  pendant  qu'elle  et  lui  s'aiment.  Une 
niche  dès  qu'ils  ne  s'aiment  plus. 

Médaillon.  —  Boîte  en  or  dans  laquelle  on  met  des  cheveux 
que  l'on  donne  à  la  femme  qu'on  aime  —  quand  il  y  a  des  dia- 
mants autour  du  bijou,  les  cheveux  ont  plus  de  valeur. 

Maître  de  musique.  —  Un  monsieur  qui,  sous  prétexte  d'en- 
seigner la  clé  de  sol  à  une  jeune  fille,  lui  apprend  souvent  à 
prendre  la  clé  des  champs. 

Pardon.  —  Rémission  d'une  faute  qui  vous  autorise  à  en  com- 
mettre une  nouvelle. 

P-M  HOUILLE.  —  Ronde  militaire  instituée  pour  indi(pier  aux 
voleui-s  l'endroit  où  ils  peuvent  tran<{uillement  exercer  leur  petite 
industrie. 

Pensionnat.  —  Lieu  où  les  jeunes  filles  apprennent  quelques- 
unes  des  choses  qu'elles  doivent  savoir  et  beaucoup  qu'elles  de- 


vraient Ignorer, 


Pied.  —  Rien  n'est  plus  séduisant  qu'un  petit  pied  bien  blano 
et  bien  cambré.  Cependant,  quand  une  femme  a  une  jolie  figure, 
un  grand  pied  ne  l'empêche  pas  de  faire  son  chemin. 

Hlèteuse.  —  Mendiante  riche  qui  fait  la  charité  avec  l'argent 
des  autres. 

Ramollissement.  —  Les  suites  d'un  l'eu  d'artifice  trop  prolongéi 

Charles  Narrev; 

(1)  Voir  le  numéro  du  10  juillet  1889. 


L'ÉLÉPHANT  ET  LA  15ALEINË 


La  fonnidablc  lutte  depuis  si  loagt(niips  prévue  entre  le  Co- 
losse Russe  et  le  puissant  Empire  Britannique  est-elle  sur  le  point 
de  se  produire?  Le  terrible  Combat  de  l'Eléphant  et  de  la  Baleine, 
annoncé  par  le  chancelier  d'Allemairne,  va-t-il  enfin  commencer? 

De  quelle  influence  le  chemin  de  fer  Transcaspien  pèsera-t-il 
dans  la  balance? 

Au  commencement  de  l'année  18^<2,  le  i^^énéral  Sobolew  reçut 
à  Saint-Pétcrsbouri!,'  une  assez  curieuse  visite,  celle  de  ^L  Henri 
Marvin.  M.  Marvin  est  un  Anglais  ({ui  s'est  fait  dans  son  pays 
une  spécialité  de  l'Asie  centrale.  Il  a  publié  sur  cette  question, 
d'un  intérêt  si  grand  pour  les  Anglais,  avec  des  titres  à  sensa- 
tion :  Marche  en  avant  des  Russes  sur  l'hidr.  —  Merv,  reine  du 
monde.  —  Les  Russes  aux  portes  de  Ilèrat,  —  une  série  de 
volumes,  dont  les  premiers  ont  fait  un  certain  bruit  qui  depuis 
.s'est  calmé. 

Le  général  .Sobolew,  un  des  ulHcicrs  russes  les  plus  versés 
dans  les  questions  asiatiques,  a  écrit  une  histoire  des  invasions 
dans  l'Inde  dont  notre  Revue  Militaire  dr  lijtranyer  a  entrepris 
la  traduction.  Cette  étude  développée,  (jui  remonte  tlans  le  passé 
jusqu'aux  tenqis  préhistori([ues,  n'est  pas  simplement  un  ouvrage 
«l'érudition.  Dans  la  pr/face  de  son  livre,  l'ancien  chef  du  dépar- 
tement asiati(pic  (L-  Sainl-I'/tfM-sbourir  a  j)ris  soin  d'avertir  ses 
lecteurs  que  les  préoccupatirnis  de  l'avenir  lui  ont  surtout  mis  la 
plume  à  la  main  et  lui  ont  fait  reclinrcher,  dans  l'histoire  des 
campairnes  de  Sémiramis,  de  Sésostris,  d'Alexandre,  de  Gengis- 
Khan,  de  Tamerlan,  du  sultan  Baber  et  de  Nadir-Shah,  des 


L'KLEPIIANT  ET  LA  BALEINK  198 

cnseignenic'uts  pour  les  futurs  coïK^uérants  de  l'Inde...  s'il  vient 
à  s'en  rencontrer  de  nouveaux. 

M.  Marvin,  comme  M.  Arminius  Vambéry,  s'est  donné  pour 
mission  de  sonner  sans  cesse  la  cloche  d'alarme  et  de  convaincre 
ses  compatriotes  c|ue  «  le  feu  est  à  leur  maison  de  l'Inde  ». 

Le  journaliste  Marvin,  venu  à  Saint-Pétersbourg  en  1882,  visita 
successivement  tous  les  personnages  civils  et  militaires  dont  il 
juîreait  à  proi)OS  de  recueillir  les  opinions  relativement  à  l'Asie 
centrale.  De  ces  interviews  successifs  il  a  rapporté  en  Angleterre 
un  gros  volume,  persuadé  qu'enfin,  grâce  à  la  complaisance  des 
Russes,  mais  surtout  à  sa  propre  perspicacité,  il  connaissait  la 
pensée  du  cabinet  de  Saint-Pétersbourg.  ' 

Le  général  commença  à  dire  à  M.  Marvin  qu'il  achevait  en  ce 
moment  pour  le  ministère  de  la  guerre  un  rapport  officiel  en 
six  volumes  sur  la  guerre  afghane. 

«  Ce  travail,  ajouta-t-il,  m'a  occupé  deux  ans.  C'est  une 
grosse  besogne.  Les  matériaux  sont  si  nombreux!  Vous  étiez 
plus  à  l'aise,  vous,  quand  vous  avez  écrit  votre  histoire  de  la 
campagne  de  Skobelew.  Vous  ne  vous  êtes  pas  noyé  dans  un 
pareil  déluge  d'informations... 

—  Le  ton  de  l'ouvrage  serait-il  hostile  à  l'Angleterre? 

—  Pas  le  moins  du  monde...  Pourquoi  donc  nous  quereller? 
Xe  pouvons-nous  pas  vivre  en  paix  dans  l'Asie  centrale?  » 

Tous  les  officiers  russes  appuyèrent  sur  le  sentiment  exprimé 
par  le  général. 

Un  vieil  officier  fit  même  à  ce  propos  une  violente  sortie. 

«  —  Nous  n'avons  pas  l'envie  d'envahir  les  Indes.  Elles  sont 
trop  loin.  Nous  ne  pourrions  pas  y  pénétrer. 

—  Pardon!  pardon!  répliqua  vivement  le  général  Sobolew, 
soyons  exacts,  s'il  vous  plaît.  Nous  le  pouvons,  mais  nous  n'a- 
vons pas  besoin  de  le  faire.  Mais  je  répète  que  nous  le  pou- 
vons. 

—  Naturelleiuent,  répliquai-je.  La  possibilité  d'envahir  les 
Indes  est  un  premier  point.  Décider  de  le  faire  en  est  un  autre. 
Je  crois  môme  que  la  Russie  réussirait  dans  cette  entreprise. 
Cependant  nous  avons  des  hommes  d'Etat  en  Angleterre,  le  duc 
d'Argyll,  par  exemple,  qui  affirment  le  contraire. 

—  Ils  ont  tort,  dit  Sobolew.  Car  si  Nadir-Shah  a  pu  marcher 
d'Askabad  sur  Bokhara  d'une  part,  d'autre  part  sur  Mcclied, 
Ilérat  et  Kandahar,  nous  pouvons  en  faire  autant. 

LKGT.  —  50  i\  —  13 


l'Ji  l.A  LKCTUKE 

—  Certainement!  répli(|uèi'ent  tous  les  oriicicrs  présents.  » 
Et  on  convint  une  fois  pour  toutes  que  la  Russie  pouvait,  si 
elle  en  avait  le  désir,  envahir  les  Indes. 

Le  projet  d'une  exi)édition  commune  aux  Indes  a  rapproché 
une  fois  déjà,  au  connnencement  de  ce  siècle,  la  France  et  la 
Russie,  l'empereur  Napoléon  et  le  tsar  Paul.  Pkis  tard,  l()rs({ue 
notre  politique  se  sépara  malheureusement  de  la  Ptussie,  ce  projet 
d'une  invasion  de  l'Inde  par  la  France  seule  pour  y  renverser 
la  puissance  de  l'Ani^leterre  persista  dans  l'esprit  de  Napoléon 
et  reçut  même  un  commencement  d'exécution. 

Il  en  existe  des  preuves  nombreuses  dans  la  Correspondance. 
Le  4  mai  1807,  Napoléon  signait  au  camp  do  Finkcnstein  avec 
Mirza-Ri/a-Khan,  andjassadeur  de  Feth-Ali-Sh;di,  un  traité  avec 
la  Perse.  L'envoi  d'une  mission  diplomatique  et  militaii-e  dont  le 
commandement  fut  donné  à  son  aide  de  camp,  le  ij,énéral  Gar- 
dane,  avait  été  décidé  dès  le  12  avril.  Mais  le  décret  ne  fut  pas 
imprimé  et  resta  dans  le  carton  des  affaires  secrètes  jusqu'au 
14  juin. 

La  mission  militaire  fut  composée  d'onieiers  d'élite,  braves, 
intelligents  et  jeunes,  parmi  lesquels  plusieurs  ont  été  célèbres 
plus  tard.  Nous  citerons  MM.  Fabvier  et  Tré/el.  Le  j^remier 
mourut  pour  l'indi'îpendance  de  la  Grèce;  le  second  a  été  gouver- 
neur général  de  l'Aluérie  et.  ministre  de  la  Guerre. 

Le  nom  du  général  Gardann  était  honorablement  connu  dans 
les  ?]chelles  du  Levant  et  en  Asie,  où  sa  famille  avait  longtemps 
occupé  des  fonctions  consulaires. 

Par  le  traité  siuné,  la  Perse  prenait  vis-à-vis  de  la  r^rance 
l'engagement  de  déclarer  immédiatfmient  la  guerre  aux  Aniilais; 
d'expulser  tous  les  Anglais  de  son  territoire  et  tous  les  agents  de 
cette  nation;  de  s'entendre  innnédiatement  avec  les  Afghans, 
les  Mabrottcs  et  autres  peuples  du  Kandahar  pour  marcher  sur 
les  possessions  anglaises  de  l'ind*;;  enfin,  de  donner  j)assage  à 
une  armée  française,  si  Napob'-on  envoyait  un  corps  d'armée  aux 
Indes. 

L'étude  de  cette  inqtortante  (juestion  avait  ocujx'  jx-rsonnel- 
Icmcnt  l'Fnqiereur,  dont  la  pensée  était  toujours  attirée  vers 
l'Orient.  ( 'était  le  même  ollicier  d'artillerie  qui,  aux  jours  tour- 
mentés de  la  Révolution  français',-,  avait  demandé  l'autorisation 
de  prendre  du  service  dans  l'armée  turque;  (pii  plus  tard  général 


à 


i;i:lkpiiant  et  la  bai.i:ink  195 

Bonaparte,  étant  obligé  par  Sydney-Smith  de  lever  le  siège  de 
Saint- Jean-d'Acre,  dit  :  «  Cet  homme  m'a  fait  manquer  ma  for- 
tune. »  Devenu  empereur  des  Français,  il  rêvait  de  renouveler 
les  campagnes  d'Alexandre  et  d'aller  frapper  l'Angleterre  au 
cœur  dans  sa  puissance  de  l'Inde. 

La  funeste  campagne  de  Russie  en  1812  empêcha  Napo- 
léon P*"  de  donner  suite  à  ses  projets.  La  mission  Gardane, 
malirré  ses  reconnaissances  détaillées,  ses  préparatifs  de  tous 
genres  qui  sont  conservés  précieusement  à  notre  Dépôt  de  la 
Guerre,  ne  fut  pas  suivie  d'effet.  Et  après  1815,  après  les  ambas- 
sades de  Moriev,  d'Elphinstone  et  d'Hartford  Jones,  l'influence 
française  disparut  à  la  cour  de  Téhéran. 

Voyons  à  présent  si  la  Russie  a  le  dessein  d'envahir  aujour- 
d'hui l'Inde  anglaise. 

Tout  d'abord,  c'est  un  devoir  strict  d'honnêteté  pour  l'obser- 
vateur impartial,  do  reconnaître  que  la  Russie  est  arrivée  au- 
jourd'hui en  Asie  au  but  avoué  qu'elle  poursuivait  depuis  vingt 
ans  sans  relâche,  en  proclamant  hardiment  et  à  l'avance  ce  qu'elle 
comptait  faire.  Ses  diplomates  et  ses  généraux  l'ont  toujours 
bien  servie. 

Pendant  cette  longue  période,  aucun  ministre  britannique  n'a 
réussi  à  faire  échec  aux  tentatives  russes  ni  à  retarder  une 
marche  dont  la  direction  et  les  objectifs  étaient  loyalement  an- 
noncés par  les  Russes.  Les  diplomates  et  les  généraux  de  l'An- 
gleterre l'ont  mal  servie. 

Le  chemin  de  fer  qui  devait  passer  par  la  vallée  del'Euphrate 
et  faire  communiquer  l'Asie  Mineure  avec  le  golfe  Persique  — 
instrument  puissant  dans  les  mains  anglaises  —  est  resté  à  l'état 
de  projet  et  n'a  pas  répondu  au  chemin  de  fer  Transcaspien 
achevé  «  dans  sa  partie  menaçante  »  depuis  trois  années.  L'an- 
nexion si  pompeusement  annoncée  de  Hérat  n'a  pas  répondu 
davantage  à  l'annexion  de  Merv.  Bien  plus,  l'Angleterre  a  éva- 
cué Kandahar.  Pendant  ce  temps,  la  Russie  obtenait  du  schuhde 
Perse  l'abandon  de  Vieux-Sarakhs  et  se  faisait  autoriser  diplo- 
matiquement à  l'annexer  à  son  empire. 

Que  conclure  de  ce  qui  précède  ?  Que  les  Russes  agissent  pen- 
dant que  les  Anglais  parlent  ou  écrivent...  sans  agir. 

Le  résultat  de  la  politique  russe  en  Asie  pendant  ces  vingt 
dernières  années  a  été  de  relier  territorialement  le  gouvernement 


lOG  LA  LECTUIIE 

du  Turkestan  avec  la  i)rovince  Transcaspicnnc,  séparées  à  pré- 
sent Tune  de  l'autre  par  TAmou-Daria. 

Nous  considérons,  confornicnicnt  à  la  réalité  des  faits,  le  Kha- 
nat  de  Bokhara  comme  une  province  russe  médiatisée. 

Le  chemin  de  fer  Transcaspien  vient  de  souder  ces  deux  pro- 
vinces par  un  ruban  de  fer  tout  prêt  à  se  déi'ouler  encore.  Cette 
marche  en  avant  continue  à  rapprocher  les  Russes  de  l'Inde, 
soit  qu'ils  partent  de  la  mer  d'Aral  ou  de  la  mer  Caspienne.  C'est 
ainsi  qu'au  grand  émoi  des  Anglais,  inquiets  pour  leur  puissance 
hindoustanique,  les  Russes  ont  occupé  successivement  les  routes 
qui  conduisent  du  Turkestan  et  de  la  Transcaspicnne  dans  l'Inde. 
Indiquons-les  en  passant.  Ce  sont  les  routes  naturelles  des  peu- 
ples. Elles  ont  été  le  chemin  des  invasions  ;  elles  sont  aujourd'hui 
des  voies  commerciales. 

1»  Du  Turkestan,  deux  routes  principales  mènent  dans  l'Inde. 

L'une  commence  à  Samarkand,  passe  par  les  terres  d'IIissar, 
atteint  l'Amou-Daria  et  se  dirige  de  là  vers  les  passes  occiden- 
tales de  rriindou-Koosch.  —  L'autre  part  de  la  province  russe 
du  Ferghana,  franchit  les  monts  Altaï,  débouche  sur  le  haut  pla- 
teau du  Pamir  et,  passant  par  les  cols  orientaux  de  l'Indou- 
Koosch,  aboutit  à  la  vallée  de  Kounar,  qui  appartient  au  bassin 
de  rindus,  puis({u'il  se  jette  dans  la  rivière  de  Kaboul,  en  avant 
de  Djelalabad,  au  nord-nord-ouest  du  défilé  de  Kheyber. 

2°  De  la  Transcaspicnne  partent  deux  routes  vers  l'Inde.  — 
L'une  va  d'Ou/oun-xVda  par  Asterabad  et  Meched  à  Hérat  ;  — 
l'autre  par  Mikhaïlowsk,  Kizil-Arvat  et  Merv,  également  à  llérat. 

Les  Anglais  ont  toujours  été  très  nerveux  en  ce  qui  concerne 
les  affaires  d'Afghanistan.  Depuis  les  incidents  de  Pendjeh  et  le 
combat  de  Dach-Képri,  le  cauchemar  de  llérat  a  remplacé  celui 
de  Merv  et  n'a  pas  calmé  la  Mn-vositc  anglaise,  suivant  le  mot 
diin  liomme  politique.  Après  Merv,  llérat  est  devenu  la  clef  de 
l'Inde.  Ce  cjui  faisait  dire  spirituellement  à  un  de  mes  amis  : 

—  On  abuse  singulièrement,  en  ce  qui  concerne  l'Inde,  de  l'ap- 
pellation rli'f.  Il  y  a  autant  de  clefs  de  l'Inde  que  de  routes  pour 
s'y  rendre. 

Pendant  ce  temps,  les  alarmistes  MM.  Marvhi,  Vambéry  et 
leurs  amis  ne  cessaient  de  ci'ier  que  «  le  feu  était  à  la  maison  ». 

Donnons-en  diverses  preuve^?.  Xous  ne  reviendrons  pas  sur 
M.  Marvin  et  sur  ses  ouvrages. 


à 


L'ELEPHANT  ET  LA  BALEINE  IÙ7 

M.  Arminius  Vambéry,  le  voyageur  en  Asie  centrale,  le  Faux 
Derviche,  aujourd'hui  président  de  la  Société  de  Géographie  de 
Buda-Pest,  a  examiné  dans  ses  nombreuses  publications,  ainsi 
que  dans  ses  conférences  de  Hongrie  et  d'Angleterre,  les  condi- 
tions de  la  «  Lutte  future  pour  la  possession  de  l'Inde  »,  titre 
d'un  de  ses  derniers  ouvrages. 

M.  Vambéry  engage  : 

...  tous  les  partis  en  Angleterre  à  recoQnaitre  l'évidence  des  projets  hos- 
tiles de  la  Russie  contre  l'Inde  et  à  regarder  comme  une  simple  mystifica- 
tion le  prétexte  d'œuvre  humanitaire  et  civilisatrice  mis  en  avant  par  cette 
puissance;  enfin  à  abandonner  tout  espoir  d'une  mutuelle  entente  dans 
l'avenir. 

Voilà  une  affirmation  précise  et  pleine  de  menace.  Mais 
M.  Vambéry  est-il  sûr  d'être  resté  impartial,  et  croit-il  être  dans 
la  vérité  quand  il  a  tracé  de  la  société  russe  tout  entière  le  por- 
trait suivant  ? 

...  Une  société  où  font  défaut  les  principes  essentiels  de  l'administration; 
où  la  concussion,  le  vol,  la  corruption  sont  à  l'ordre  du  jour;  où  le  fonc- 
tionnaire civil  ou  militaire  ne  cherche  que  .son  intérêt  personnel  et  n'a 
aucune  idée  du  devoir,  de  l'honnêteté  et  du  patriotisme... 

Nos  lecteurs  seront  peut-être  désireux  de  connaître  aussi  l'o- 
pinion du  Faux  Derviche  sur  l'armée  russe.  Voici  son  opinion  : 

...  De  malheureux  esclaves  enrôlés  de  force  par  un  pouvoir  despotique, 
sous  ks  ordres  d'officiers  élevés  au  milieu  du  jeu,  de  la  déljauchc,  adonnés 
aux  plaisirs  de  tous  genres,  que  peut  à  peine  animer  le  noble  souffle  de 
l'Jiomme  libre. 

Cette  double  appréciation  donne  une  singulière  idée  de  l'im- 
partialité de  M.  Vambéry,  que  les  exagérations  de  sa  haine  ont 
emporté  très  loin  au  delà  des  limites  du  bon  sens  et  de  la  saine 
raison. 

Il  est  vrai  que  des  Anglais,  au  tempérament  plus  calme  que 
celui  du  bouillant  Hongrois,  lui  ont  écrit  après  ses  conférences  et 
ses  livres  pour  le  rappeler  à  la  réahté  de  la  situation.  M.  xVrm. 
Vambéry  a  loyalement  enregistré  ces  réponses  dans  son  livre. 
Un  Anûrlais  lui  écrit  : 


O' 


Je  vous  donne  le  conseil  de  garder  pour  vous  votre  manière  de  voir  sur 
la  politique  anglaise  en  Asie,  bien  que  vous  soyez,  sans  aucun  doute,  un 
homme  fort  habile.  Nous  avons  chez  nous,  grâce  à  Dieu,  des  hommes  qui 
sont  peut-être  aussi  prévoyants  que  vous  vous  vantez  de  l'être. 


198  LA  LECTURE 

Un  autre,  plus  sévère,  écrit  ce  qui  suit,  rcproiUiit  naïvement 
par  le  voyaijeur  hongrois  : 

Yuus  est-il  jamais  arrive  de  p^jiiscr  ({iic  le  peuple  anglais,  dans  toutes  les 
elassos,  i)uuvait  se  l'urmer  une  opinion  é<'lairée  sur  le  eoullil  entre  l'An- 
gleterre et  la  llussie,  sans  le  seeours  dun  étranger,  voyageant  même, 
depuis  un  (piail  de  siècle,  dans  quehpies  parties  de  soa  territoire?  l)\io 
penserait  le  peuple  hongrois  d'un  Anglais  venant  lui  doaner  des  conseils, 
même  dans  une  coaféreucc,  si  la  Hongrie  se  trouvait  en  conflit  avec  un 
autre  i)ays? 

Le  parti  libéral  anglais  voit  cependant  d'un  œil  beaucou})  plus 
calme  les  accroissements  successifs  de  territoires  en  Asie,  de  la 
Russie.  M.  Gladstone,  en  effet,  s'ex|)rimait  ainsi  dans  un  dis- 
cours resté  célèbre,  le  27  novcml^re  1870  : 

L'extension  territoriale  de  la  llussie  ne  m'efl'raye  en  aucune'  manière., Ce 
sont,  selon  moi.  des  craintes  de  vieilles  femmes. 

Le  duc  d'Argyll  avait  écrit  (juelques  années  au])ara\  ant  : 

Mon  oi>inion  a  toujours  été  <iu(.'  la  comjuète  par  la  lUissiè  des  'l'elikc^- 
TurUomans  et  de  toutes  les  tribus  de  l'Asie  centrale  était  inévitaljle.  Je 
soutenais, eu  outre,  que  la  civilisation  et  le  commerce  ni-  i)euveDtsc  dcve- 
lopjier  dans  ce  ]>ays  (pi'après  la  concpiêti-.  Sur  ce  terrain  comme  sur  liien 
rl'autres,  il  était  à  la  fois  inutile  et  peii  digne  de  jtrotester  sans  cesse  con- 
tre des  progrès  cpie  l'on  ne  |>ouvait  empèdier  et  que  l'inlérêl  de  l'Iuima- 
inté  ne  saurait  nous  faire  regretter. 

Un  autre  homme  d'Etat  anglais,  mis  au  courant  des  affaires 
asiatiques,  sir  George  Campljcll,  a  dit  un  jour  : 

Je  serais  très  heureux  si  nous  nous  ljor.iio:is  :\  vouloir  faire  sentir  les 
effets  de  notre  i>uissancc  et  de  notre  autorité  dans  l'Inde,  sans  dépasser 
les  frontières  ethnographiques  de  cet  empire:  frontières  si  nettement  déli- 
mitées par  le  cours  de  l'Indus;  si  nous  adoptions  vis-.ù-vis  dt;  l'Aiglianis- 
tan  une  politique  sage  et  rationnelle  qui  consisterait  à  rendre  à  l'émir  les 
vallées  de  l'eshawer,  de  Kolnt  et  de  Havou.  En  agissant  ainsi,  nous  réus- 
sirions à  nous  assurer  l'allianci'  de  l'Afghanistan,  surtout  si  nous  nous 
gardions  d'intervenir  dans  les  affaires  de  ce  pays... 

In  arrangement  entre  les  deux  «rrands  pays  est  préférable 
pour  11  civilisation  et  la  i)ai\  «n  Asir. 

N;q)oléon  Nt:v. 

{A  suivri\  ) 


LES   PAYSANS 


Le  village  s'éveille  à  la  corne  du  pâtre, 
Les  bêtes  et  les  uens  sortent  de  leur  logis  ; 
On  les  voit  cheminer  sous  le  brouillard  l)leuùtre, 
Dans  le  frisson  mouillé  des  alisiers  rougis. 

Par  les  sentiers  pierreux  et  les  branches  froissées, 
Coupeurs  de  bois,  faucheurs  de  foin,  semeurs  de  blé, 
Ptuminant  lourdement  de  confuses  pensées, 
Marchent,  le  front  courbé  sur  leur  poitrail  hàlé. 

Paysans,  race  antique  à  la  glèbe  asservie, 
Le  soleil  cuit  vos  reins,  le  froid  tord  vos  genoux  : 
Pourtant,  si  l'on  pouvait  recommencer  sa  vie, 
Frères,  je  voudrais  naître  et  grandir  parmi  vous! 

Pétri  de  votre  sang,  nourri  dans  un  village, 
Ptespirant  des  odeurs  d'étable  et  de  fenil. 
Et  courant  en  plein  air  comme  un  poulain  sauvage 
Qui  se  vautre  et  bondit  dans  les  pousses  d'avril. 

J'aurais  on  moi  peut-être  alors  assez  de  sève. 
Assez  de  flamme  au  cœur  et  d'énergie  au  corps 
Pour  chanter  dio-nement  le  monde  qui  s'élève 
Et  dont  vous  serez,  vous,  les  maîtres  durs  et  forts. 

Car  votre  règne  arrive,  ô  paysans  de  France  ; 
Le  penseur  voit  monter  vos  flots  lointains  encor. 
Comme  on  voit  s'éveiller  dans  une  plaine  immense 
L'ondulation  calme  et  lente  des  blés  d'or. 


200  LA  LECTURE 

L'avenir  est  à  vous,  car  vous  vivez  sans  cesse 
Accouplés  à  la  terre,  et  sur  son  large  sein 
Vous  buvez  à  longs  traits  la  force  et  la  jeunesse 
Dans  un  ombrassmiont  laborieux  et  sain. 

Le  vieux  monde  se  meurt.  Dans  les  plus  nobles  veines 
Le  sang  bleu  des  aïeux,  appauvri,  s'est  figé, 
Et  le  prestige  ancien  des  races  souveraines 
Comme  un  soleil  mourant  dans  l'ombre  s'est  plongé. 

L'avenir  est  à  vous  !...  Nos  écoles  sont  pleines 
De  fils  de  vignerons  et  de  lils  de  fermiers; 
Trempés  dans  l'air  des  bois  et  les  eaux  des  fontaines, 
Ils  sont  partout  en  nombre  et  partout  les  premiers. 

Salut  I  vous  arrivez,  nous  partons.  Vos  fenêtres 
S'ouvrent  sur  le  plein  jour,  les  nôtres  sur  la  nuit... 
Ne  nous  imitez  pas,  quand  vous  serez  uos  maîtres, 
Demeurez  dans  vos  champs  où  le  grand  soleil  luit. 

Ne  reniez  jamais  vos  simples  origines, 
Soyez  comme  le  chêne  au  tronc  noueux  et  dur  : 
Dans  la  terre  enfoncez  vaillamment  vos  racines, 
Tandis  que  vos  rameaux  verdissent  dans  l'azur. 

Car  la  terre  qui  fait  mûrir  les  moissons  blondes 
Et  dans  les  pampres  verts  monter  l'àme  du  vin, 
La  terre  est  la  nourrice  aux  mamelles  fécondes  ; 
Celui-là  seul  est  fort  qui  boit  son  lait  divin. 

Pour  avoir  dédaigné  ses  rudes  embrassades. 

Nous  n'avons  ])lus  aux  mains  qu'un  laml)eaude  pouvoir. 

Et,  jmrciis  désormais  à  des  enfants  malados. 

Ayant  peur  d'obvMr  et  n'osant  plus  vouloir. 

Nous  attendons,  tremblants  rt  la  mine  effarée. 
L'heure  où  vous  tous,  bouviers,  laboureurs,  viirnerons. 
Vous  répandrez  partout  comme  un  raz  de  marée 
\'os  flots  victorieux  où  nous  disparaît mns. 

André  Tmf.urh.t. 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES 


(1) 


VI 

TNE  HALTE  ENTRE  LES  DEUX  EXPEDITIONS 

Mademoiselle  de  Percy  s'arrêta  un  instant  encore.  Le  Bacchus 
d'or  moulu  sonna  de  son  timbre  flùté  et  argentin.  Il  s'en  allait 
dérivant  vers  minuit,  l'heure,  dit-on,  des  spectres...  Et  n'étaient- 
ce  pas  des  spectres,  en  effet,  que  ces  gens  du  passé,  rassemblés 
dans  ce  petit  salon  à  l'air  antique,  et  qui  parlaient  entre  eux  de 
leur  jeunesse  évanouie  et  des  nobles  choses  qu'ils  avaient  vues 
mourir?...  Ursule  et  Sainte  de  Touffedelys  pouvaient  bien,  elles 
surtout,  faire  l'effet  de  deux  spectres  ;  pauvres  fantômes  doux  ! 
Pâles  et  séchées  sous  leurs  cheveux  pâles,  elles  tenaient  toujours 
dans  leurs  doigts  amincis  ces  écrans  transparents  dont  la  gaze 
verte,  tamisant  la  lueur  du  feu  qui  s'éteignait,  jetait  à  leurs 
visaues  exsana-ucs  un  reflet  de  lune  de  cimetière...  Le  baron  de 
Fierdrap,  l'abbé  et  sa  .^œur,  d'une  couleur  plus  chaude,  d'yeux 
plus  brillants,  semblaient  plus  vivants,  plus  passionnés;  mais,  au 
fond,  n'agitaient-ils  pas  des  souvenirs  aussi  vains  que  ces  fan- 
tômes de  nuit  qui  se  dissipent  à  l'aube?...  Et  Aimée  elle-même, 
la  plus  jeune  d'entre  eux,  dont  la  beauté  disait  éloquemment 
qu'elle  était  moins  avancée  dans  la  vie,  Aimée,  penchée  sur  son 
feston  auquel  elle  ne  pensait  pas,  Aimée  la  solitaire  et  la  silen- 
cieuse par  la  surflité,  dont  l'âme  cherchait  une  autre  âme  dans  la 
mort,  n'était  elle  pas  encore,  d'eux  tous,  la  plus  morte  et  la  plus 
du  pays  des  rêves? 

«  Ce  fut  un  grand  jour  à  Touffedelys,  —  reprit  M"®  de  Percy, 
—  que  le  jour  qui  précéda  notre  départ  pour  Coutances,  et, 
pour  moi,  je  vivrais  cent  ans,  que  je  me  rappellerais  le  plus  léger 

(1)  Voir  les  numéros  des  10  et  25  mai,  10  et  25  juin,  et  10  juillet  18S9. 


202  LA  LKCTURE 

détail  <1('  cette  ospèco  de  \(illéc  d'ariiK^s  !  On  commença,  ])ien 
eiilfiidii,  par  panser  les  blesses,  les  lilessés  (pii  plaisantaient  et 
riaient  de  leurs  blessures,  la  nieilleun»  manière  de  s'en  parer!  L(^ 
plus  blessé  de  tous,  et  pour  cette  raison  celui  ([ni  de  tons  plai- 
santait et  piaffait  davantag(%  était  M.  de  Cantilly,  à  »{ui,  par 
parenthèse,  \ons  donnâtes  si  joliment  \olre  mouchoir  à  la  Marie- 
Antoinette,  ma  chère  Sainte!  Vous  le  ra]ipel(^z-v()us?  Oui!  n'est- 
ce  pas?  Il  n'(Hit  (pi'à  vous  i.lir<'  galanuncnt  ;  <■  Si  \()iis  voidez  (pie 
«  mon  bras  ne  me  l'asx-  plus  souffrir,  mademoiselle,  d<>inie/,-moi 
a  votre  mouchoir  de  cou  pour  eu  l'aire  une  éehai'pe.  Mon  auti'e 
«  bras  n'en  ira  (|ue  mieux  !  »  Et  vous,  sans  vous  faire  prier  da- 
vantau'c,  vous  l'ùtàtes  de  votre  cou,  mon  innoc(Mite,  et  vous  le  lui 
donnâtes,  tiède  de  vos  épaules.  Après  les  blessés,  on  s'occupa  des 
armes.  Ces  armes,  que  nous  avions  cachées,  et  en  réserve,  dans 
ce  château,  tombé,  à  ce  (ju'il  sendjlait,  en  (pienouille,  furent  mises 
en  état  di'  bien  faire.  Une  vingtaine  de  belles  mains,  parmi 
les(pielles  il  y  avait  les  deux  belles  qui  festonnent  là-bas,  sous 
cette  lanq)e,  M.  de  Fierdrap,  se  noircirent  à  faire  des  cartouches 
pour  nos  lirmimes.  Nous  étions  à  peu  pi'ès,  à  ce  moment-là,  une 
(juinzaine  de  femmes  à  Touffedelys.  O'^it)!'!'^'^  ''"^  Douze  n'iuissent 
j)as  l'éussi  dans  leur  entre])rise  sur  Des  Touches,  nous  avions 
(rin(piiétu(le  sur  leur  sort  une  fois  passée  et  l'événement  comui) 
repris  cette  aaieté  ({ui  nous  revenait  toujours  après  les  eata- 
stroj)hes,  et  (pu  est  [)eut-être  l'obstination  de  l'espérance!  Toutes, 
nous  avion--  foi  en  nos  lu'ros.  «  Ils  n'ont  i)as  réussi  hier,  eh  bien, 
«  ils  réussiidiit  demain!  »  disions-nous,  et  ehacune  de  vous 
autres,  (jin  étiez  plus  fennnes([ue  moi,  mesdemoiselles,  retrouvait 
les  rires  et  les  léii'crs  propos  de  la  jeunesse,  au  milieu  de  nos 
trucri'icres  occupations. 

«  Aimée  elle-m(''me,  loujour<  sérieuse  ('ounne  une  icine,  mais 
(pii  avait  vu  revenir  de  la  pninii're  expédition  son  fiancé  sans 
une  seule  l)lessure,  s'épauoiui,  malgr"é  sa  réseiNc,  dans  nu  sen- 
timent (pii  était  plus  «pic  de  l'amour,  —  ipii  était  de  la  fierté 
lieureuse  !  Oui!  le  seul  jourKi'i  j'.ii  vu  Aimée,  celte  uia^ui(i(pie 
i'(»se  fermée  et  toute  sa  vie  resté(!  en  bouton,  nous  montrer  im  peu 
de  l'intérieur  de  son  calice,  fut  ce  jour  (pii  |)récé(la  notre  départ 
pour  Coutances  et  le  malhem'  (pii  allait  la  frapper. 

«  Nid  pressentiment  ne  l'avertit  de  ce  (pu  devait  sitôt  suivre... 
et  (piand  M.  Jarqnest,  triste  ce  jour-là  |dus  ipie  les  autres  joins 
paiini  ses  conqiairnons  joyeux,  nous  dit,  à  lui, -on  pressentiment. 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  203 

e'cst-à-diro  qu'il  mourrait  dans  cette  seconde  exp(klition...  » 
—  «  Oui  !  —  interrompit  jM"*  Ursule  de  Touffedelys,  —  c'est  à 
moi  (ju'il  le  dit  et  à  Phœljé  de  Thiboutot,  qui  étions  ses  voisines 
à  tal)l(',  au  souper  après  lc(|uel  vous  deviez  partir  dans  la  nuit. 
On  était  au  dessert.  Tous  ces  messieurs,  très  animés,  parlaient 
du  lendemain  eomuu^  d'un  jour  de  fête.  On  avait  Ini  à  la  santé  du 
Roi  et  à  l'enlèvement  du  chevalier  Des  Touches.  Lui  stul, 
M.  Jacques,  restait  sombre,  son  verre  plein.  Phœbc  de  Thiboutot, 
qui  n'était  que  depuis  peu  à  Touffedelys,  et  qui,  d'ailleurs,  était 
légèrement  follette,  lui  dit,  comme  une  enfant  qu'elle  était  :  — 
«  Pourquoi  êtes-vous  si  triste,  vous  ?  Vous  ne  croyez  donc  pas 
«  au  succès  de  l'enlèvement  du  chevalier?...  »  —  Et  il  lui  ré- 
pondit en  regardant  Aimée,  comme  si  cela  expliquait  tout  :  — 
«  Pardon,  mademoiselle  ;  je  crois  très  fort  à  l'enlèvement  de 
«  Des  Touches,  mais  je  suis  sur  que  j'y  mourrai.  »  —  «  Alors, 
«  pourquoi  y  allez-vous  ?»  —  lui  dis-je.  Car  après  tout  ce  qu'il 
avait  fait  et  ce  qu'on  racontait  de  lui,  dans  le  Maine,  il  n'y  avait 
pas  à  douter  de  sa  grande  ])ravoure.  Mais  je  me  sentis  coupée 
par  le  ton  qu'il  prit,  et  je  me  souviendrai  toujours  de  l'expression 
de  sa  figure,  quand  il  me  répondit  :  —  «  Mademoiselle,  c'est  une 
«  raison  de  plus  !  » 

«  Eh  bien,  —  reprit  M""  de  Percy,  —  ce  pressentiment  de 
M.  Jacques,  qui  fut  un  avertissement  de  sa  destinée,  ce  pressen- 
timent dont  j'aurais  haussé  les  épaules  alors  et  auquel  j'ai  bien 
pensé  sérieusement  depuis,  Aimée  ne  le  partagea  pas,  et  elle 
crut,  sans  doute,  qu'eue  pourrait  le  luiôterdu  cœur  en  réalisant, 
comme  elle  lit  ce  soir-là,  l'idée  qui  devait  le  plus  enivrer  un 
homme  épris  comme  il  l'était  et  lui  faire  oublier  toutes  les 
chances  de  l'avenir  dans  la  minute  présente,  qui  lui  apportait  un 
tel  bonheur!  A  partir  du  jour  où  elle  nous  avait  appris,  avec  la 
simplicité  d'un  amour  si  résolu  et  si  dévoué  dans  une  âme  aussi 
pudique  que  l'était  la  sienne,  que  sa  foi  était  engagée  à 
M.  Jacques,  tout  avait  été  dit  et  compris  entre  elle  et  nous... 
Elle,  elle  était  trop  imposante  dans  sa  réserve,  et  nous,  nous 
étions  trop  confiants  dans  la  noblesse  de  son  àme,  pour  lui 
adresser  jamais  la  moindre  question  sur  M.  Jacques.  Quoi  qu'il 
fût,  il  avait  l'honneur  d'être  le  fiancé  d'Aimée  de  Spens,  et  cela 
suffisait...  Mais  ce  jour-là.  Aimée  voulut  qu'il  fût  davantage. 
Elle  voulut  qu'il  fût  son  mari  aux  yeux  de  tous,  et  que  le  ma- 
riage, impossil)le  dans  ce  temps  où  il  n'y  avait  plus  de  chapelle 


204  LA   LECTURE 

à  ToufTedelys  pour  le  faire  et  à  dix  lieues  à  la  ronde  de  prêtre 
pour  le  célébrer,  s'accomplît  au  moins,  par  la  promesse  et  par  le 
serment,  devant  ces  dix  hommes,  ses  frères  d'armes,  avec  ([ui, 
peut-être,  le  lendemain,  il  allait  mourir.  » 

—  «  Eh  1  elle  commence  à  m'intéressi-r ,  Nolre  demoiselle 
Aimée  !  »  —  fit  candidement  le  baron  de  Fierdrap. 

—  «  C'est  bien  heureux!  —  dit  plaisamment  Tabbé.  —  Pr>'fères- 
tu  encore  ton  dauphin,  qui  n'en  était  pas  un,  ô  pêcheur  plein  <le 
sagacité  !...  » 

«  Ah!  elle  vous  intéresse?...  —  dit  impétueusement  M"*  de 
Percy,  qui  tira  son  histoire  des  parenthèses  de  l'interruption, 
comme  elle  tirait  son  aiizuille  à  laine  de  sa  tapisserie.  —  Je  ne 
m'en  étonne  pas,  monsieur  de  Fierdrap  !  Nous  n'avons  vu  agir 
([u'une  fois  cette  Aimée,  et  c'était  ce  soir-là,  et  je  vous  jure  que, 
ce  soir-là,  elle  ne  descendit  pas  sa  race...  Cette  soirée  paya  toute 
sa  vie.  Toute  sa  vie  de])uis  a  été  le  malheur,  le  veuvage,  la  sur- 
dité, un  bniit  de  feston  dein-ière  Iciiucl  un  cache  sa  rêvt'He  et  la 
pauvreté  d'une  violette  an  pied  d'un  tnmbcau;  mais,  ce  soir-là, 
où  cllf  vouhit  se  fiancer  pubHquement  à  M.  Jncqucs  «-omme  elle 
s'y  était  déjà  fianct'-e  en  secret,  elle  nous  donna,  en  une  fois,  la 
mesure  de  ce  qu'elle  aurait  pu  être  si,  conune  à  tant  d'autres,  le 
cadre  des  circonstances  ne  lui  avait  ])as  mnnqui''  et  n'eût  pas  été 
plus  |K'tit  (ju'elle  ! 

«  Ce  qu'elle  avait  voulu  eut  lieu  i-oinnic  elle  l'avait  voulu,  et 
doiuia  un  caractère  dCxaltatiou  nouvelle  à  cette  j{)urn(''e  d'en- 
thousiasme et  de  joie  virile.  AIuk'-c  nav.iil.  -lil  à  personne  le  j)i-o- 
jet  qui  devait  dr)nner  à  riioniiiie  dont  elle  était  ainu'-e  un  bonhi-ur 
à  essuyer  toutes  .ses  tristesses  et  à  lui  mettre  au  rnnii  les  rayon- 
nements des  cœurs  heureux.  —  Avait-elle  entendu  ce  (pie 
M.  .InrfiitpH  vous  avait  i-épondu,  Ursvde,  ou  même  avait-elle  be- 
soin de  rentendrepour  savoir  ce  ((u'il  y  avait  dans  ce  cœur  trist(> 
où  elle  vivait?...  Mais  toujotu's  est-il  ([u'elle  se  leva  de  table  peu 
d'instanis  après,  et  f[ue  sa  meilleure  amie,  .Jeanne  de  Montevreux, 
la  suivit.  (»ii  n'y  prit  pas  garde  ;  on  ])arlail  de  rcxf)éditioii  du 
lendemain  et  de  ce  départ  attendu,  soidtaiti'-,  ([ui  aurait  lien  dans 
quehjues  heures...  lorsque,  au  bout  d'un  certain  temps  qu'on  ne 
calcula  pas,  elle  rentra  avec  Jeanne  de  Montevreux  dans  la  salle 
de  ToulTedelys.  En  rentrant,  dès  le  seuil,  elle  nons  fit  l'effet  d'une 
a|»i)arition.  Ce  n'était  plus  la  même  fennue.  Elle  était  tout  en 
blanc  et  en  voile...  Et,  par  la  manière  dont  elle  marcha  vers  la 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  205 

lal>le  OÙ  nous  étions,  nous  sentunes,  et  moi  toute  la  piN^niière, 
baron,  que  quehfue  chose  de  a"rand  allait  se  passer. 

«  —  Messieurs,  — dit-elle  d'une  voix  altérée,  pleine  dï-niotion, 
<i  mais  de  résolution  aussi,  —  vous  allez  partir  tout  à  l'heui-e. 
«  Quand  reviendrez-vous  et  combien  reviendrez-vous  ?.,.  Dieu 
«  seul  le  sait.  Un  de  vous,  de  douze  ({ue  vous  étiez,  n'est  ])as 
«  revenu  d'Avranches.  Il  peut  en  manquer  encore  un...  peut-être 

V  plusieurs,  à  votre  prochain  retour.  Eh  bien,  j'ai  voulu,  pendant 
«  ({ue  vous  êtes  tous  ici  encore,  vous  prier  d'être  les  témoins  de 
«  mon  mariage  avec  3/.  Jacques...  Acceptez-vous  ?...  » 

«  Elle  dit  si  bien  cela,  cette  Aimée  !  elle  fut  si  bien  la  comtesse 
Aimée-Isabelle  de  Spens,  en  disant  ces  simples  paroles,  que, 
sous  le  dais  féodal  de  sa  maison,  elle  n'aurait  pas  été  plus  com- 
tesse... et  que  tous,  romanesques  comme  des  héros,  se  levèrent 
spontanément  et  l'acclamèrent,  quoique  plusieurs  d'entre  eux 
fussent  devenus  pâles  ;  car,  je  vous  l'ai  déjà  dit,  monsieur  de 
Fierdrap,  tous  Taimaient...  avec  un  espoir  fou  ou  sans  espoir... 
mais  tous  l'aimaient  ;  et,  je  crois  vous  l'avoir  dit  encore,  sa  cou- 
sine, madame  de  Portelance,  m'a  assuré  qu'ils  avaient  tous  de- 
mandé sa  main. 

Π Quand  elle  eut  fini  de  parler,  je  regardai  M.  .Jacques.  Vous 
savez!  il  ne  me  plaisait  pas.  Mais,  dans  ce  moment-là,  j'en  fus 
contente  ;  sa  physionomie  était  indescriptible.  Dieu  m'est  témoin 
que  si  elle  lui  avait  mis  une  covn-onne  de  roi  sur  la  tète,  il  n'au- 
rait pas  eu  l'air  plus  fier  !... 

«  Surpris,  plussurj)ris  qu'eux,  il  s'était  levé  avec  les  auti-es,  et 
il  alla,  en  chancelant,  à  elle... 

—  «  Voici  ma  main  qui  est  à  vous  !  »  lui  dit-elle  en  la  lui  ten- 
dant. 

c(  Peut-être  serait-il  tombé  de  joie  et  d'orgueil  à  ses  pieds,  mais 
il  se  retint  à  cette  main. 

-^  «  Soyez  témoins,  messieurs,  — dit-elle,  encore  plus  touchante 
ff  et  plus  majestueuse  à  chaque  mot,  —  que  moi,  Aimée-Isabelle 
«  de  Spens,  comtesse  de  Spens,  marquise  de  Lathallan,  ici  pré- 
«  sente,  je  prends  aujourd'hui  pour  époux  et  pour  maître 
c  M.  Jacques,  actuellement  soldat  au  service  de  Sa  Majesté  notre 
«  Roi.  Forcée  par  la  nécessité  de  ces  tristes  temps,  qui  n'ont  plus 

ni  églises,  ni  prêtres,  d'attendre  des  jours  meilleurs  pour  ratifier 
«  et  consacrer  l'engagement  solennel  que  je  contracte  aujour- 

V  d'iiui,  j'ai  voulu  au  moins  devant  vous,  qui  êtes  chrétiens  et 


(' 


■206  LA  LECrUKIi: 

«  gentilshommes,  —  et  des  chrétiens,  en  temps  d'épreuve,  sont 
<f  presque  des  prêtres!  — jurer,  en  pleine  liberté  dame,  obéis- 
«  sance  et  (idclilé  à  M.  .Jdcqucs,  et  lui  engager  ma  foi  et  ma  vie.  » 
«  Ils  se  tenaient,  tous  deux,  Tun  à  côté  de  l'autre,  elle  splen- 
dide,  et  lui  comme  éclairé  de  sa  splendeur. 

—  «  Et  —  dit-elle  avec  la  tristesse  du  regret  —  il  n'y  a  pas 
seulement  une  croix  sur  lac^uelle  je  puisse  prononcer  mon  ser- 
nu-nt  ! 

—  «  Si  1  madame,  —  reprit  fougueusement  Beaumont,  qui  eut 
une  idée  de  soldat.  —  Croise  ton  épée  avec  la  mienne  !  »  —  dit-il 
à  La  Varesnerie,  qui  était  en  face  de  lui. 

«  Et  ils  les  croisèrent.  Et  cela  fit  une  croix. 

«  Et,  devant  ces  deux  lames  nues  entre-croisées  (jui  i)0uvaient 
être  rouires  dans  quelques  heures,  Aimée  de  Spens  et  M.  Juaiues 
se  jurèrent  l'un  à  l'autre  ce  qu'ils  se  seraient  juré  devant  un  autel, 
si  à  Toulïedelys  il  y  avait  eu  un  autel  encore.  Et  tout  cela  fut  si 
rapide  et  si  sublime  dans  sa  rapidité,  monsieur  de  Fierdrap, 
qu'après  trente  ans  ce  moment-là  m'est  resté  llamboyant  dans  la 
pensée,  comme  l'éclair  de  ces  deux  épées  qui  leur  tomba  sur  le 
front,  à  ces  deux  fiancés  d'avant  la  l^ataille,  déliancés  par  la 
mort,  le  lendemain  ! 

—  «  ^'oilà  de  belles  noces  1  »  —  lit  La  Lo<:lionuièrc,  qui  était 
le  plus  jeune  dos  Douze.  —  Mais  on  danse  aux  noces.  Si  nous 
dansions  ?  » 

Cette  idée  tomba  comme  une  étincelle  sur  la  poudre  dans  ces 
esprits  qui  flambaient  à  toute  étincelle.  En  un  clin  d'œil,  la  table 
fut  enlevée  et  chacun  d'eux  surplace,  tenant  sur  le  poing  sa  dan- 
.seuse.  S'il  y  avait  là  des  cœurs  brisés,  h-s  jambes  ne  l'étaient 
pas,  et  ils  dansèrent...  connue  ils  s'étaient  battus  à  la  foire 
d'Avranches;  et  ils  cassèrent  des  bras  encore,  mais  ce  furent  les 
deux  miens...  » 

—  ('  Connnent?...  a  —  lit  le  baron  de  Fierdrap,  qui,  de  ce 
coup,  ne  comprit  pas,  et  dont  le  ur/.  devint  le  plus  beau  point 
dexdamation  (jui  ait  jamais  dessiné  son  crochet  sous  la  girollée 
d'une  engelure. 

—  «  Oui  !  ban  m,  —  reprit-elle; — car  c'est  moi  qu  Iles  lis  danser 
comme  des  jicrdus  jus(pi'à  trois  luunvs  du  matin,  sans  reprendre 
lialfine.  C*»'*st  moi  qui  fus  Ir  mén<'-tri«r  de  cetto  noce.  Quoique  j«' 
ne  fusse  pas  alors,  grâce  à  la  iruorre,  aussi  ventripotente  qu'au- 
jourd'hui, je  n'avais  pas  cependant,  dès  ce  temps-là,  une  taille  de 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  "207 

danseuse,  et  je  n'étais  guère  bonne  <|u'à  faire,  clans  un  coin  de 
bal,  un  ménétrier.  Je  jouais  assez  bien  du  violon,  comme  beaucoup 
de  fennnes  de  ma  jeunesse  ;  car  vous  vous  rappelez,  baron,  que 
les  femmes  du  siècle  passé  eurent  un  j<^ur  la  fantaisie  de  jouer  du 
violon,  et  qu'elles  inventèrent  même  une  manière  d'en  jouer 
qu'elles  appelaient  :  jouer  par-dessus  viole,  et  qui  consistait  à 
tenir  son  instrument  sur  le  genou,  maintenu  par  la  main  gauche 
qui  arrondissait  le  bras,  pendant  que  la  droite  menait  magistra- 
lement l'archet,  dans  une  pose  de  sainte  Cécile.  C'était  même 
assez  gracieux,  cela,  quand  on  était  jolie  ;  mais  vous  vous  doutez 
bien  que  ce  n'était  pas  ainsi  que  je  jouais.  J'aurais  fait, 
moi,  une  drùle  de  sainte  Cécile  1  Je  n'étais  pas  si  fière  de 
montrer  mon  gros  bras,  qu'on  voyait  déjà  bien  assez,  et  je 
n'avais  pas  de  menton  à  gâter.  Je  tenais  donc  mon  violon  et 
j'en  jouais  comme  j'ai  fait  tant  de  choses...  comme  un  homme. 
Et  c'est  ainsi  que  j'en  jouai  à  cette  noce  d'Aimée,  qui  a  été 
mon  dernier  coup  d'archei  dans  ce  monde.  Je  ne  touche  plus 
maintenant  à  cet  alto  qui  allait  si  bien  à  ma  figure  de  polichi- 
nelle, disiez-vous,  mon  frère,  et  je  me  suis  punie,  en  l'accrochant 
à  mon  lambris,  d'avoir,  à  cette  noce  d'Aimée,  si  follement  accom- 
pagné les  derniers  moments  de  son  bonheiu*  et  sonné  si  joyeuse- 
ment une  agonie.  » 

—  «  Tu  es  une  bonne  fille,  après  tout,  Percy,  que  le  bon  Dieu 
a  mise  dans  le  fond  d'un  vaillant  homme  !  »  —  dit  l'abbé,  que  sa 
sœur  touchait,  malgré  lui  ..  Elle  n'avait  plus  sa  fanfare  de  voix. 
Les  ciseaux  ne  battaient  plus  au.c  champs. 

«  Et  en  effet,  —  reprit-elle,  —  c'était  une  agonie,  mais  qui 
donc,  excepté  M.  Jacques,  qui  peut-être  n'y  pensait  plus,  aurait 
eu  l'idée  de  la  mort  sous  la  joie  de  ce  singuher  bal  de  noces, 
animé  par  l'enthousiasme  des  cœurs  et  les  grandioses  illusions 
du  courage?...  Aimée,  selon  l'usage,  l'avait  ouvert  en  dansant  la 
première  contredanse  avec  celui  dont  elle  venait  de  faire  son 
éi)oux.  Elle  avait  désiré  qu'on  ne  l'appelât  cette  nuit-là  que 
Madame  Jacques,  et  nous  ne  lui  donnâmes  pas  d'autre  nom.  Elle 
y  resta,  éblouissante,  dans  cette  robe  de  mariée,  dont  elle  a  fait 
plus  tard  un  suaire  pour  l'homme  heureux  qu'elle  tenait  alors 
par  la  main...  Vers  trois  hcxires  du  matin,  il  fallut  songer  au  dé- 
part et  à  l'expédition  projetée.  Je  changeai  tout  à  coup  l'air  de 
la  contredanse  que  je  jouai-^  : 

—  (c  Voici  la  diane  qui  sonne,  messieurs  1  b   —  leur  dis-je,  en 


208  LA  LEGTUIΠ

attaquant  brusquement  un  air  niilitairc  et  royaliste  que  nous 
avions  souvent  ilianté. 

«  Va\  trois  secondes,  chacun  fut  prêt.  J'allai  prendre  les  vête- 
ments de  Chouan  sous  lesquels  j'avais  fait,  en  divers  temps,  plus 
d'une  exprdition  nocturne.  Le  seul  plan  que  nous  eussions  alors 
était  de  niarrher  réunis  jusqu'au  grand  jour,  pour  nous  disper.ser 
et  nous  rejoindre  près  de  Coutances,  dans  la  campagne,  à  une 
l)lace  que  La  Varesnerie,  qui  connaissait  bien  le  ])ays,  nous  indi- 
(|ua,  chez  des  paysans  sûrs,  Chouans  même  à  l'occasion,  et  où 
nous  pourrions  cacher  nos  armes.  Deux  ou  trois  au  plus  d'entre 
nous  devaient  se  risquer  dans  la  ville  et  prendre  des  renseigne- 
ments sur  le  prisonnier  et  sur  la  prison. 

(f  C'était  à  la  tombée  de  la  nuit  que  nous  avions  résolu  de  nous 
armer  et  d'entrer  dans  Coutances  ;  car  avec  une  ville  aussi  calin(\ 
où  la  moindre  chose  était  toujours  sur  le  i)oint  de  faire  événe- 
ment, et  qui,  de  plus,  avait  i)our  se  garder  une  forte  garnison 
d'infanterie,  ce  n'était  vraiment  ({uc  pendant  la  nuit,  et  par  sur- 
prise, ([u'on  pouvait  enlever  Des  Touches.  » 

VII 

LA    SECONDE    EXI-ÉUITluN 

('  Kien  de  ]>articulier,  monsieur  de  Fierdrap,  ne  mar({ua  l'es- 
pèce de  marche  forcée  que  nous  fîmes  de  Touffedelys  à  Cou- 
tances, —  continua  la  vieille  chroniqueuse,  ({ui  avait  repris  son 
aplomb  un  instant  troublé,  à  présent  et  à  mesure  qu'elle  entrait 
dans  le  récit  d'un  fait  de  guerre  auquel  elle  avait  pris  part  et  qui 
lui  faisait  dire  nous  avec  un  bonheur  qui  touchait  presque  à  la 
.sensualité.  —  Dans  ces  temps-là,  les  routes  étaient  plus  mau- 
vaises (ju'aujourd'hui,  et,  pour  cette  raison,  bien  moins  fréquen- 
tées. Daillcurs,  ce  n'était  pvs  la  route  départementale,  qu'on 
appelait  la  grande  route,  que  nous  avions  pri.se.  La  grande  route 
voyait  deux  fois  par  jour  la  diligence,  escortée  de  gendarmes  à 
cheval;  car  les  Chouans  avaient  une  idée  qui  motivait  cette  ban- 
doulière de  gendarmes  :  c'est  qiK-  la  guerre  paye  partout  la 
guerre,  et  (jue  l'argent  du  irouvcrncment  <[u'ils  voulaient  mettre 
par  terre  leur  appartenait.  Malgré  ce  principe,  ce  jour-là  nous 
avions  évité  soigneusement  cette  diligence  et  ses  gendarmes 
protecteurs,  et  nous  avions  jjris  la  Iravcvse,  qu'en  notre  qualité 


LE  CHEVALIEU  DES  TOUCHES  209 

de  Chouans  nous  connaissions  très  bien,  pour  l'avoir  longtemps 
pratiquée...  Nous  arrivâmes  donc  d'assez  bonne  heure  chez  les 
paysans  de  La  Varesnerie,  et  bien  nous  prit  de  n'avoir  rencontré 
sur  notre  route  personne  de  contrariant  et  d'avoir  eu  la  jambe 
assez  leste,  malgré  la  danse  d'où  nous  sortions,  puisque,  à 
notre  arrivée,  ces  paysans,  qui  demeuraient  à  un  quart  de  lieue 
des  faubourgs  de  la  ville,  nous  apprirent  que  Des  Touches  avait 
été  condamné  la  veille  au  soir  par  le  tribunal  révolutionnaire  de 
Coutances,  et  qu'il  devait  être  raccourci  le  lendemain.  Il  paraît, 
du  reste,  qu'il  s'était  conduit  avec  le  tribunal  révolutionnaire  de 
manière  à  exaspérer  davantage  un  fanatisme  de  haine  politique 
qni  n'avait  pourtant  pas  besoin  d'être  exaspéré.  Avec  le  carac- 
tère incompressible  qui  était  le  sien  et  qu'il  ne  démentit  jamais, 
il  avait  dédaigné  de  répondre  aux  questions  des  juges,  et  il  était 
resté  ferme  etrcltelle  àtoutes  les  interrogations  et  même  à  toutes 
les  supplications  de  ceux-là  qui  semblaient  prendre  intérêt  à  son 
destin,  leur  imposant  un  silence  qu'il  ne  rompit  point,  même  par 
un  cri  ou  par  un  soupir,  et  une  impassibilité  de  sauvage...  De 
pareilles  nouvelles,  confirmées  d'ailleurs  parles  deux  ou  trois 
d'entre  nous  qui  étaient  entrés  dans  Coutances,  et  qui  avaient  vu 
la  guillotine  déjà  dressée  et  prête  sur  la  place  des  exécutions , 
nous  mettaient  dans  la  nécessité  d'agir  comme  la  foudre  et  de  ne 
plus  compter  que  sur  l'énergie  seule,  l'énergie  en  ligne  droite 
et  courte,  qui  n'avait  plus  le  temps  de  se  replier  dans  la  ruse 
(comme  on  l'avait  fait  à  Avranches)  et  qui  devait  tout  simplifier, 
comme  le  coup  droit  dans  le  maniement  de  l'épée,  par  la  rapidité 
de  son  action. 

—  «  Il  n'y  a  pas  deux  partis  à  prendre,  —  nous  dit  M.  Jacques, 
«  et  c'était  à  tous  notre  avis.  —  Il  faut,  cette  nuit,  à  l'heure  oîi  la 
«  ville  commencera  d'être  endormie,  tenter  d'ensemble  une 
«  brusque  entrée  dans  la  prison  et  y  prendre  ou  en  délivrer  Des 
«  Touches  par  la  force.  Ce  sera  rude,  messieurs  !  La  prison  est 
«  située  au  centre  de  trois  cours  spacieuses  qui  s'enveloppent 
«  les  unes  les  autres.  Dans  la  première  et  la  plus  extérieure  de 
«  ces  cours,  est  une  sentinelle  qui,  en  tirant  son  coup  de  fusil, 
«  fera  sortir  tout  le  corps  de  garde  placé  dans  la  rue  à  côté,  le- 
«  quel^  en  faisant  décharge  sur  nous,  fera  venir  à  son  tour 
(f  toute  la  garnison  de  la  ville.  Si  les  bourgeois  s'en  mêlent,  ils 
«  peuvent  nous  jeter  par  leurs  fenêtres  les  premières  choses 
«  venues  qui  leur  tomberont  sous  la  main,  ou  par  leurs  portes 

LECT.  —  50  IX  —  li 


£1C  LA  LECTUIIE 

«  cntre-bàillécs  nous  fusiller  au  détour   de  ces  rues  dont  nous 
«  ne  eonuaissons  pas  le  roseau, 

—  «  iJourreau  !  —  s'écria  Dcsfontainos,  dont  c'était  le  juron, 
«  —  (|uol  programme!  —  Il  trouvait  Vinel-Aunis  charmant  et 
«  il  l'imitait.  Il  en  était  le  clair  de  lune.  —  Nous  dansions  hier 
«  soir,  camarades,  —  ajouta-t-il,  —  nous  pourrions  bien  la 
«  danser  cette  nuit. 

—  «  Vous  faites  le  plan  de  l'ennemi,  monsieur,  —  dit  La  Va- 
«  resneric  à  M.  Jacques,  —  mais  le  nôtre,  monsieur,  quel  est-il  ? 

—  «  Le  nôtre —  répondit  M.  Jacrpxcs  —  est  celui  des  boulets, 
«  des  obus  et  des  balles,  qui  entrent  partout  et  brisent  tout,  quand 
«  ils  ne  sont  pas  aplatis. 

—  <f  Eh  bien,  —  dit  Juste  Le  Breton,  dont  le  surnom  était  «  le 
«  Téméraire  »,  —  soyons  donc  des  projectiles,  et  entrons!  » 

«  J'ai  toujours  dans  les  oreilles  — continua  M'"  de  Percy  —  la 
voix  claire  de  Juste  Le  Breton,  quand  il  dit  ce  mot  d^entrons  !  qui 
fut  réalisé  quelques  heures  après  ;  car  nous  entrâmes,  et  même 
nous  sortîmes,  ce  qui  était  plus  fort.  Je  n'ai  jamais  entendu  de 
plus  joyeux  son  de  trompette  !  Juste  Le  Breton  était  vraiment 
heureux  de  ce  que  venait  de  dire  M.  Jacques.  Nous  autres,  les 
dix  autres,  nous  n'en  souffrions  pas  ;  nous  n'en  tremblions  pas  ; 
mais  Juste,  il  en  était  heureux.  C'était  un  contempteur  absolu  de 
toute  prudence,  que  ce  Juste  Le  Breton.  L'idée  qu'il  n'y  avait 
plus  dans  cette  question  de  renlcvcmcnt  de  Des  Touches  que  la 
force,  et  qu'en  fait  de  stratagèmes  et  de  précautions  humaines 
nous  étions  au  bout  du  fossé  et  qu'il  n'y  avait  plus  qu'à  sauter, 
cette  idée,  formidable  aux  plus  l^raves,  le  ravissait!  J'ai  vu  bien 
des  gens  braves  dans  ma  vie,  je  n'en  ai  pas  vu  exactement  de  ce 
genre  de  bravoure-là.  M.  Jacques,  qui  avait  le  génie  du  général 
sous  rofficicr  intrépide.  Des  Touches  lui-même,  cet  liomme 
inouï  parmi  les  énergiques,  qui  n'a  peut-être  jamais  senti  en 
toute  sa  vio  un  seul  battement  de  cœur  clans  sa  poitrine  de  mar- 
bre, admettaient,  en  une  foulo  de  circonstances,  la  prudence 
humaine;  mais  Juste  Le  Breton,  jamais!  Ils  l'appelaient  le  Té- 
méraire; ils  auraient  tout  aussi  bien  pu  l'appeler  :  «  Rien  d'im- 
possible !  »  Voulez-vous  en  juger?  Un  jour,  ici,  sur  la  place  du 
Château,  il  était  entré  à  cheval  che/-  un  de  ses  amis,  qui  logeait 
Hôtel  de  la  l'osie,  et,  ayant  monté  ainsi  les  quatre  étages,  il  avait 
forcé  à  sauter  par  la  fenêtre  son  cheval,  qui,  en  tombant,  se 
brisa  trois  jambes  et  s'ouvrit  le  poitrail,  mais  sur  lequel  il  resta 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  211 

vissé,  les  éperons  enfoncés  jusqu'à  la   botte,  n'ayant  pas,  pour 
son  compte,  une  égratignure  !  » 

—  ce  Deux  secondes  de  sensation  d'hippogriffe,  — ditral)])c; 
—  mais  l'hippogriffe  avait  des  ailes,  ce  qui  fait  le  Roger  de 
l'Ariostc  d'un  mérite  moins  grand  que  ton  héros,  mademoiselle 
ma  sœur.  » 

«  Une  autre  fois,  —  reprit-elle,  toute  palpitante  du  succès  de 
celui  que  son  frère  venait  d'appeler  son  héros,  —  s'ennuyant  chez 
un  de  ses  amis  un  jour  de  pluie  (je  crois  que  c'était  chez  ce  coq 
batailleur  de  Fermanville),  il  lui  dit  :  «  Si  nous  nous  battions 
pour  passer  le  temps  !  »  car,  à  cette  époque-là,  on  était  ainsi  à 
Valognes:  on  y  tuait  le  temps  à  coups  d'épée.  Et  Fermanville 
n'ayant  pas  d'autre  objection  à  faire  à  cette  proposition  qu'il  n'y 
avait  là  qu'un  seul  sabre  :  «  Prends  la  lame  et  laisse-moi  le  four- 
reau, »  dit  Juste;  et  comme  l'autre,  qui  avait  du  cœur,  ne  voulait 
pas  de  ce  partage.  Juste  Le  Breton  le  força  bien  à  se  servir  de 
la  lame  ;  car  il  se  jeta  sur  lui  et  l'écharpa  avec  le  fourreau.  » 

—  «  Je  ne  ferai  plus  de  réflexions,  Percy,  —  dit  l'abbé  éter- 
nellement taquin,  —  parce  que  tu  me  donnerais  encore  une  anec- 
dote sur  ton  favori  Juste,  et  Fierdrap,  qui  tortille  son  manchon 
d'impatience,  attendrait  son  histoire  trop  longtemps.  » 

—  a  J'ai  fini,  —  dit-elle,  mais  ce  n'était  pas  une  digression,  mon 
frère.  Il  fallait  bien,  dans  l'intérêt  même  de  mon  histoire,  que 
je  vous  fisse  comprendre  ce  Juste  Le  Breton,  qui  aimait  le  dan- 
ger, non  pas  comme  on  aime  sa  maîtresse;  car  on  la  trouve  tou- 
jours assez  jolie...  » 

—  «  Et  assez  dangereuse,  »  —  fit  cette  fine  langue  d'abbé. 

—  «  Tandis  que  lui  —  continua-t-elle  —  ne  trouvait  jamais  le 
danger  assez  grand,  comme  il  le  prouva,  du  reste,  une  fois  de 
plus,  ce  jour-là,  dans  cette  affaire  de  Des  Touches,  où  il  l'aug- 
menta par  une  imprudence  qui  fut  la  cause  de  la  mort  de  M.Jac- 
ques, et  qui  pouvait  nous  faire,  dans  les  murs  de  Coutances, 
massacrer  tous  jusqu'au  dernier  !  » 

Elle  dit  cela  ardemment,  comme  elle  disait  tout,  cette  vieille 
lionne  ;  mais  au  ton  qu'elle  avait,  on  voyait  bien  qu'elle  ne  gar- 
dait pas  grande  rancune  à  son  sublime  cerveau  brûlé  de  Juste 
Le  Breton! 

«  C'est  entre  onze  heures  et  minuit  —  reprit-elle  —  que  nous 
quittâmes  la  ferme  des  Maugcr,  ces  paysans  de  La  Varcsnerie 
qui  nous  avaient  donné  asile.  Nous  la  quittâmes  pour  n'y  pas 


212  I.A  I.KCTUFΠ

revenir.  Si  nous  réussissions,  nous  ne  pouvions  ramener  Des 
Touches  dans  un  endroit  si  près  de  la  ville  ;  si  nous  ne  pouvions 
pas  réussir,  nul  des  Douze  ne  devait  revenir,  ni  là  ni  ailleurs. 
Nous  avions,  cliacun,  une  bonne  carabine  très  courte,  avec  de  la 
poudre  et  des  balles  en  suflisance,  et,  à  la  ceinture,  un  couteau  à 
éventrer  les  sanuliers.  Seul,  Cantillv,  à  cause  de  son  bras  en 
écharpe,  dans  votix  mouchoir,  Sainte,  avait  des  pistolets  au  lieu 
de  carabine.  Il  marchait,  lui,  le  pistolet  à  la  main.  Lorsipie  nous 
sorthncs  de  la  ferme  des  Mauger,  un  traître  de  clair  de  lune  fit 
dire  à  notre  loustic  en  second  de  Desfontaines  : 

—  «  Phœbé  pour  Phœbé,  j'aimn-ais  mieux  pour  cette  nuit 
M""  Phœbé  de  Thiboutot  que  celle-là!  » 

«  Cette  lune  de  mauvais  augure  pouvait,  en  effet,  nous  jouer 
plus  d'un  méchant  tour.  Mais,  en  nous  approchant  de  la  ville, 
nous  fûmes  un  peu  rassurés  par  un  petit  brouillard  qui  commença 
à  s'élever  du  sol,  comme  la  fumée  d'un  feu  de  tourbière  dans  un 
champ.  Nous  eûmes  l'espoir  que  ce  brouillard  s'épaissirait  assez, 
du  moins,  pour  qu'on  ne  pût  rien  distinguer  de  bien  Jiet  dans 
ces  rues  de  Coutances,  plus  étroites  que  celles  d'Avranches,  ]>ar 
conséquent  plus  plongées  dans  l'ombre  tombant  des  maisons. 
Nous  entrâmes  dans  la  ville  à  minuit  moins  un  cpiart,  qui  tinta  à 
la  cathédrale  et  que  répétèrent  pour  les  échos  seuls  les  autres 
horloges  de  cette  ville,  qui  doi-mait  comme  une  assemblée  de 
justes,  quoi(pie  ce  fût  une  ville  tle  coquins  révolutionnaires.   Les 
rues  étaient  nuiettes;  pas  un  «hat  n'y  passait.  Que  lut-il  arrivé 
de  nous  tous,  de  Des  Touches,  de  notre  projet,  si  nous  avions 
rencontré  seulement  une  patrouille?  Nous  savions  bien  ce  qui, 
dans  ce  cas,  serait  arrivé;  luais  nous  n'avions  la  liberté  d'aucun 
choix  :  il  fallait  aller,  s'exposer  à  tout,  jouer  son  va-lout  enfin, 
ou,  pas  de  milieu,  demain  Des  Touches  serait  guillotiné!  Heu- 
reusement, nous  n'aperçûmes  pas  l'ombre  d'une  patrouille  dans 
cette  ville,  morte  de  sommeil.  Des  réverbères  très  rares,  et  à  de 
grandes  distances  les  uns  des  autres,  treml)laient   au   vent  à 
l'angle  des  rues.  Suspendus  à  de  longues  iierches  noires  trans- 
versales coupées  par  une  solive,  et  figui-ant  un  T  inachevé,  ils 
avaient  assez  l'air  de  |)Otenccs.  Tout  «ela  ('-(ait  morne,  mais  peu 
effrayant.  Nous  enfilâmes  une   rue,   ])uis  une  autre.    Toujours 
même  silence  et  même  .solitude.  La  lune,  qui  se  jjrouillait  de 
plus  en  plus,  se  r(>gardait  encore  un  peu  dans  les  vitres  des 
fenêtres,  derrière  lesquelles  on  ne  voyait  pas  même  la  lueiu- 


LE  f.IIEVALIER  DES  TOUCHES  213 

d'une  veilleuse  expirante.  Nous  assoupissions  le  bruit  de  nos  pas 
en  marchant. 

«  Le  moment  était  pour  nous  si  solennel,  monsieur  de  Fier- 
di-ap,  que  j'ai  gardé  les  moindres  impressions  de  cette  nocturne 
entrée  dans  Coutanccs,  et  le  long  de  ces  rues  où  nous  avancions 
comme  sur  une  trappe  dont  on  se  défie  et  qui  peut  s'ouvrir  tout  à 
coup  et  vous  avaler,  et  que  je  me  rappelle  parfaitement  une 
vieille  femme  en  cornette  de  nuit  et  en  serre-tête,  le  seul  être 
vivant  de  cette  ville  ensevelie  tout  entière  dans  ses  maisons 
comme  dans  des  tombes,  laquelle,  à  la  fenêtre  d'un  haut  étage, 
vidait,  au  clair  de  la  lune,  une  cuvette  avec  précaution  et  mys- 
tère, et  mettait  à  cela  une  telle  lenteur,  que  les  gouttes  du  liquide 
qu'elle  versait  auraient  eu  le  temps  de  se  cristalliser  avant  de 
tomber  sur  le  sol,  s'il  avait  fait  un  peu  plus  froid.  Elle  en  accom- 
pagnait la  chute  de  l'avertissement  charitable  :  «  Gare  l'eau  ! 
gare  l'eau!  »  prononcé  d'une  voix  tremblotante,  qu'elle  veloutait 
pour  n'éveiller  personne,  et  qui  disait  à  quel  point  elle  était 
consciencieuse  dans  ce  qu'elle  faisait,  et  même  timorée.  A  chaque 
goutte  qui  tombait  ou  q-ui  ne  tombait  pas,  elle  répétait  du  même 
ton  dolent  son  «  Gare  Veau!  »  monotone...  Nous  nous  rangeâmes 
contre  le  mur  d'en  face,  craignant  qu'elle  ne  nous  aperçût... 
Mais,  trop  occupée  pour  cela,  elle  continua  d'épancher  sa  source 
éternelle,  en  disant  toujours  son  «  Gare  l'eau  !  » 

—  «  Dans  mon  pays,  —  dit  à  voix  basse  La  Bochon- 
nière.  —  les  moulins  à  eau  s'appellent  des  Ecoute- s' il- 
pleut;  mais,  du  a  diable!  en  voilà  un  comme  je  n'en  avais 
jamais  vu. 

—  «  Cela  l'étonnerait  un  peu  si,  d'une  balle,  on  lui  cassait  sa 
«  cuvette  au  rez  de  la  main,  »  —  lit  Cantilly,  très  fort  au  pistolet, 
qui  jetait  en  l'air  une  paire  de  gants  et  la  perçait  d'une  balle 
avant  qu'elle  ne  fût  retombée. 

«  Nous  rîmes  et  nous  passâmes,  oubliant  la  bonne  femme  en 
tournant  le  coin  de  la  rue  et  en  nous  trouvant  nez  à  nez  avec  la 
guillotine,  droite  et  menaçante  devant  nous,  attendant  son 
homme...  Embuscade  funèbre!  C'était  la  place  des  exécutions. 
La  prison  n'était  pas  loin  de  là.  Nous  descendîmes,  comme  des 
gens  qui  dévalent  à  l'abîme,  cette  rue  qui  va  de  la  prison  à 
la  place  de  l'échafaud,  et  qu'on  appelle  dans  toute  la  ville  la  rue 
Monte-à-Re(jret,  cette  rue  qu'il  nous  fallait  empêcher  Des  Touches 
de  monter  le  lendemain  !  La  prison  blanchissait  au  bout  de  cette 


214  LA  LKCTUUE 

espèce  de  boyau  sombre,  sur  une  autre  place.  Nous  nous  arrô- 
tàmcs...  le  temps  de  respirer.  » 

Elle  contait  comme  quelqu'un  qui  a  vécu  de  la  vie  de  son  conte. 
L'abbé  et  le  baron,  eux,  ne  respiraient  plus. 

«  Ali!  c'était  le  moment,  —  fit-clle,  —  le  moment  terrible  où 
l'on  va  casser  le  vitrage  et  où  l'on  serait  perdu  si,  en  le  brisant, 
une  seule  vitre  allait  faire  du  bruit!...  La  scntii:ielle,  dans  sa 
houppelande  bleue,  se  promenait  nonchalamment,  son  fusil 
penché  dans  l'angtC  de  son  bras,  de  l'un  à  l'autre  côté  du  porche, 
comme  un  cliapier  d'église,  à  vêpres.  Le  dernier  rayon  vacillant 
de  cette  lune,  qui  devait  ressembler  une  heure  aj^rès  à  un  chau* 
dron  de  bouillie  froide  et  qui  nous  rendit  ce  dernier  service,  tom- 
bait en  plein  dans  la  figure  du  soldat  en  faction  et  l'empêchait 
de  distinguer  nos  om])rcs  moljilcs  dans  roml)re  arrêtée  des  mai- 
sons. 

—  «  Je  me  cliarac  de  la  sentinelle,  »  dit  à  voix  basse  Juste 
Le  Breton  à  M.  Jacques,  et  d'un  bond  il  fut  sur  elle  et  l'enleva, 
houppelande,  fusil,  homme  et  tout,  et  disparut  avec  ce  paquet 
sous  le  porche  de  la  prison,  en  nous  faisant  le  passage  libi'e. 
Comment  s'y  était-il  pris,  ce  diable  de  Juste?...  Mais  la  sentinelle 
n'avait  pas  poussé  un  seul  cri. 

—  «  Il  l'aura  poignardée!  —  lit  M.  Jaaiucs.  —  Allons!  c'est  à 
«  notre  tour,  messieurs.  Nous  pouvons  avancer...  » 

«  Et  tous,  avec  lui,  serrés  les  uns  contre  les  autres  comme  les 
grains  d'une  grappe,  nous  nous  précipitâmes  sous  le  porche 
nettoyé  par  Juste,  et  nous  entrâmes  dans  la  première  cour  de  la 
prison. 

«  C'était  une  cour  parfaitement  ronde,  dont  l'enceinte  inté- 
rieure rcssemljlait  à  la  cour  d'un  cloître,  avec  des  arcades  très 
basses  et  des  piliers  trapus.  Elle  était  vide.  Où  était  passé  Juste?... 
Nous  fouilliimcs  du  regard  sous  ces  arcades  noires  où  l'on  ne 
voyait  rien,  entre  ces  piliers  blancs  où  il  avait  porte  peut-être  la 
sentinelle  égorgée;  mais,  l)ah  !  il  saurait  bien  nous  retrouver,  et 
nous  franchîmes  au  pas  accéléré  la  deuxième  cour,  aussi  déserte 
que  la  première,  pour  arriver  d'une  haleine  à  la  prison  qui  était 
au  fond  de  la  troisième...  Ah!  nous  allions  vite.  Nous  avions  aux 
reins  la  pique  de  la  nécessité!  Nous  vîmes  vaciller  une  lueur  à 
un  petit  corps  de  bâtiment  avancé  attenant  à  la  geôle,  et  qui 
res.scmblait  h  ce  qu'on  appelle,  en  terme  de  construction  mili- 
taire, une  poivrière.   Le  geôlier  n'était  pas  couché.   Ce  n'était 


LE  CIIKVALIER  DES  TOUCHES  215 

plus  l'énergique  Ilocson  d'Avranches,  avec  son  cœur  désolé  et 
implacable;  c'était  tout  simplement,  celui-là,  une  bête  brute  à 
bonnet  l'ouge,  savetier,  pour  les  gens  de  la  ville,  entre  deux 
tours  de  clef.  Comme  c'était  jour  de  décade  ce  jour-là,  et  qu'il 
avait  à  livrer  le  lendemain  des  chaussures  à  ses  pratiques,  il 
veillait...  Sa  femme  et  sa  fille,  une  enfant  de  treize  ans,  dor- 
maient dans  une  espèce  de  soupente  très  élevée  et  à  laquelle  on 
montait  avec  une  échelle.  Nous  vîmes  tout  cela  à  travers  une 
vitre  crasseuse  qu'une  lampe  à  crochet  éclairait  d'un  jour  rouge 
et  fumeux...  Nous  ne  le  prévînmes  pas;  nous  ne  l'appelâmes  pas; 
nous  ne  fi"appàmes  pas  doucement  à  sa  porte;  mais,  poussés  par 
cette  nécessité  d'agir  à  la  inaniève  des  boulets,  comme  l'avait  dit 
M.  Jacques,  des  onze  crosses  de  nos  carabines,  qui  ne  firent 
qu'un  seul  coup  dans  cette  porte,  nous  la  fîmes  voler  sur  ses 
gonds  et  nous  tomljàmcs  comme  un  tonnerre  sur  cet  homme, 
terrassé  d'abord,  puis  relevé  de  terre,  mis  sur  ses  pieds  et  tenu 
au  collet  par  deux  poignes  vigoureuses,  avec  injonction,  le  cou- 
teau sur  le  cœur,  de  livrer  ses  clefs  et  de  nous  conduire  à  Des 
Touches.  Vous  le  savez,  monsieur  de  Fierdrap,  les  Chouans 
avaient  une  renommée  sinistre,  et  parfois  ils  l'avaient  méritée. 
On  les  voyait  toujours  un  peu  à  la  lueur  des  horribles  feux  qu'ils 
allumaient  sous  les  pieds  des  Bleus.  L'épouvante  publique  leur 
donnait  un  des  noms  du  diable  :  on  les  appelait  Gnlle-pieds.  Nous 
profitâmes  de  cette  affreuse  réputation  des  Chouans  pour  terrifier 
le  misérable  que  nous  tenions,  et  Campion,  qui  avait  les  sourcils 
barrés  et  la  face  terrible,  le  menaça  de  le  faire  griller  comme  un 
marcassin  de  basse-cour  si  seulement  il  osait  résister.  Il  ne 
résista  pas.  Il  était  dissous  par  la  surprise  et  par  la  peur,  une 
peur  idiote  et  livide.  Il  livra  ses  clefs,  et,  traîné  par  deux  d'entre 
nous,  il  nous  mena  au  cachot  de  Des  Touches.  Sa  femme  et  sa 
fille  étaient  restées,  plus  mortes  que  vives,  dans  leur  soupente; 
mais  pour  qu'elles  ne  descendissent  pas  et  n'allassent  pas  avertir, 
nous  renversâmes  l'échelle.  La  terreur  leur  coupait  la  gorge. 
Elles  ne  crièrent  pas;  mais  elles  auraient  crié,  que  peu  nous 
importait!  Ce  n'était  pas  comme  la  sentinelle.  Les  murs  de  la 
prison  étaient  épais.  Il  y  avait  trois  cours,  toutes  trois  désertes. 
On  n'aurait  pas  entendu  leurs  cris, 

J.  Barbey  d'Aurevilly. 
{A  suivre.) 


SUR   L'EAU 


(1) 


11  a\nl. 

J'allais  me  coucher  liicr  soir,  bien  qu'il  fût  à  peine  neuf  heures, 
quand  on  me  remit  un  télégramme. 

Un  ami,  un  de  ceux  que  j'aime,  me  disait  :  «  Je  suis  ;\  Monte- 
Carlo,  pour  quatre  jours,  et  je  t'envoie  des  dépêches  dans  tous 
les  ports  de  la  côte.  Viens  donc  me  retrouver.  » 

Et  voilà  ({ue  le  désir  de  le  voir,  le  désir  de  causer,  de  rire,  de 
parler  du  monde,  des  choses,  des  gens,  de  médire,  de  potiner, 
de  juger,  de  blâmer,  de  supposer,  de  l)avarder,  s'alluma  en  moi 
comme  un  incendie.  Le  matin  même  j'aurais  été  exaspéré  de  ce 
rappel,  et,  ce  soir,  j'en  étais  ravi;  j'aurais  voulu  déjà  être  là- 
bas,  voir  la  grande  salle  du  restaurant  pleine  de  monde, 
entendre  cette  rumeur  de  voix  uù  les  chifiVes  de  la  roulette 
dominent  toutes  les  phrases  comme  le  Dominns  vohiscwn  des 
offices  divins. 

J'appelai  Bernard. 

—  Nous  partirons  vers  quatre  lieures  du  matin  pour  Monaco, 
lui  dis-jc. 

Il  réj)ondit  avec  philosophie  : 

—  S'il  fait  beau,  monsieur. 

—  Il  fera  i)eau. 

—  C'est  que  le  barom«"'tre  baisse. 

—  Bah!  Il  remontera. 

Le  matelot  souriait  de  son  .sourire  inrn'duh'. 

(l)  Voir  les  numéros  des  25  avril,  10  et  25  mai,  10  et  25  juin,  et  10  juil- 
let 1889. 


SUR  L'EAU  217 

Je  me  couchai  et  je  m'endormis. 

Ce  fut  moi  qui  réveillai  les  hommes.  Il  faisait  som])re, 
quelques  nuées  cachaient  le  ciel.  Le  baromètre  avait  encore 
])aissé. 

Les  deux  matelots  remuaient  la  tète  d'un  air  méfiant. 

Je  répétais  : 

—  Bah!  il  fera  beau.  Allons,  en  route  ! 
Bernard  disait  : 

—  Quand  je  peux  voir  au  large,  je  sais  ce  que  je  fais;  mais 
ici,  dans  ce  port,  au  fond  de  ce  golfe,  on  ne  sait  rien,  monsieur, 
on  ne  voit  rien  ;  il  y  aurait  une  mer  démontée  que  nous  ne  le 
saurions  pas. 

Je  répondais  : 

—  Le  baromètre  a  baissé,  donc  nous  n'aurons  pas  de  vent 
d'est.  Or,  si  nous  avons  le  vent  d'ouest,  nous  pourrons  nous 
réfugier  à  A^ay,  qui  est  à  six  ou  sept  milles. 

Les  hommes  ne  semblaient  pas  rassurés  ;  cependant  ils  se  pré- 
paraient à  partir. 

—  Prenons-nous  le  canot  sur  le  pont  ?  demanda  Bernard. 

—  Non.  Vous  verrez  qu'il  fera  beau.  Gardons-le  à  la  traîne, 
derrière  nous. 

Un  quart  d'heure  plus  tard,  nous  quittions  le  port,  et  nous  nous 
engagions  dans  la  sortie  du  golfe,  poussés  par  une  brise  inter- 
mittente et  légère. 

Je  riais. 

—  Eh  bien  1  vous  voyez  qu'il  fait  beau. 

Nous  eûmes  bientôt  franchi  la  tour  noire  et  blanche  bâtie  sur 
la  basse  Rabiou,  et  bien  que  protégé  par  le  cap  Camarat,  qui 
s'avance  au  loin  dans  la  pleine  mer,  et  dont  le  feu  à  éclats  api)a- 
raissait  de  minute  en  minute,  le  Bd-Ami  était  déjà  soulevé  par 
de  longues  vagues  puissantes  et  lentes,  ces  collines  d'eau  qui 
marchent  l'une  derrière  l'autre,  sans  bruit,  sans  secousse,  sans 
écume,  menaçantes  sans  colère,  effrayantes  par  leur  tranquillité. 

On  ne  voyait  rien,  on  sentait  seulement  les  montées  et  les 
descentes  du  vacht  sur  cette  mer  remuante  et  ténébreuse. 

Bernard  disait  : 

—  Il  y  a  eu  gros  vent  au  large  cette  nuit,  monsieur.  Nous 
aurons  de  la  chance  si  nous  arrivons  sans  misère. 

Le  jour  se  levait,  clair,  sur  la  foule  agitée  des  vagues,  et  nous 
regardions  tous  les  trois  au  large  si  la  bourrasque  ne  reprenait  pas. 


218  LA  LECTURE 

Cependant  le  bateau  allait  vite,  vent  arrière  et  poussé  par  la 
mer.  Déjà  nous  nous  trouvions  par  le  travers  d'Agay,  et  nous 
délibérâmes  si  nous  ferions  route  vers  Cannes,  en  prévision  du 
mauvais  temps,  ou  vers  Nice,  en  passant  au  large  des  îles. 

Bcrnaixl  préférait  entrer  à  Cannes;  mais  comme  la  brise  ne 
Iraichissait  pas,  je  me  décidai  pour  Nice. 

Pendant  ti'ois  lieures  tout  alla  bien,  quoique  le  pauvre  petit 
yacbt  roulât  comme  un  boucbon  dans  cette  houle  profunde. 

Quiconque  n'a  pas  vu  cette  mer  du  large,  cette  mer  de  mon- 
tagnes qui  vont  d'une  course  rapide  et  pesante,  séparées  par  des 
vallées  qui  se  déplacent  de  seconde  en  seconde,  comblées  et 
reformées  sans  cesse,  ne  devine  pas,  ne  soupçonne  pas  la  force 
mystérieuse,  redoutable,  terri  liante  et  siqjcrbe  des  Ilots. 

Notre  petit  canot  nous  suivait  loin  derrière  nous,  au  bout  d'une 
amarre  de  quarante  mètres,  dans  ce  chaos  licpiide  et  dansant. 
Nous  le  perdions  de  vue  à  tout  moment,  puis  soudain  il  repa- 
raissait au  sommet  d'une  vague,  nageant  comme  un  gros  oiseau 
blanc. 

Voici  Cannes,  là-bas,  au  fond  de  son  golfe,  Saintllonorat, 
avec  sa  tour  debout  dans  les  flots,  devant  nous,  le  cap  d'Antibes. 

La  brise  fraîchit  peu  à  peu,  et  sur  la  crête  des  vagues  les 
moutons  apparaissent,  ces  moutons  neigeux  qui  vont  si  vite 
et  dont  le  troupeau  illimité  court,  sans  pâtre  et  sans  chien,  sous 
le  ciel  infini. 

Bernard  me  dit  : 

—  C'est  tout  juste  si  nous  gagnerons  Antibes. 

En  effet,  les  coups  de  mer  arrivent,  brisant  sur  nous,  avec  un 
bruit  violent,  inexprimable.  Les  rafales  brusques  nous  l)0usculent, 
nous  jettent  dans  les  trous  béants  d'où  nous  sortons  en  nous  re- 
dres.sant  avec  des  secousses  terribles. 

Le  pic  est  amené,  mais  le  gui  à  chaque  oscillation  du  yacht 
touche  les  vagues,  seml)le  prêt  à  arracher  le  mât  qui  va  s'envoler 
avec  sa  voile,  nous  laissant  seuls,  flottant,  perdus  sur  l'eau  fu- 
rieuse. 

Jiernard  crie  : 

—  Le  canot,  monsieur. 

Je  me  retourne.  L'nc  vague  monstrueuse  l'emplit,  le  roule, 
l'enveloppe  dans  sa  bave  comme  si  elle  le  dévorait,  et  brisant 
l'amarre  qui  l'attache  h  nous,  le  garde,  à  moitié  coulé,  noyé, 


SUR  L'EAU  219 

proie  conquise,  vaincue,  qu'elle  va  jeter  aux  roches,  là-bas,  sur 
le  cap. 

Les  minutes  semblent  des  heures.  Rien  à  faire,  il  faut  aller,  il 
faut  gagner  la  pointe  devant  nous,  et,  quand  nous  l'aurons 
doublée,  nous  serons  à,  l'abri,  sauvés. 

Enfin,  nous  l'atteignons  1  La  mer  à  présent  est  calme,  unie, 
protégée  par  la  longue  bande  de  roches  et  de  terres  qui  forme  le 
cap  d'Antibes. 

Le  port  est  là,  dont  nous  sommes  partis  depuis  quelques  jours 
à  peine,  bien  que  je  croie  être  en  route  depuis  des  mois,  et  nous 
y  entrons  comme  midi  sonne. 

Les  matelots,  revenus  chez  eux,  sont  radieux,  quoique  Bernard 
répète  à  tout  moment  : 

—  Ah!  monsieur,  notre  pauvre  petit  canot,  ça  me  fait  gros 
cœur,  de  l'avoir  vu  périr  comme  ça  ! 

Je  pris  donc  le  train  de  quatre  heures  pour  aller  dîner  avec 
mon  ami  dans  la  principauté  de  Monaco. 

Je  voudrais  avoir  le  loisir  de  parler  longuement  de  cet  Etat 
surprenant,  moins  grand  qu'un  village  de  France,  mais  où  l'on 
trouve  un  souverain  absolu,  des  évoques,  une  armée  de  jésuites 
et  de  séminaristes  plus  nombreuse  que  celle  du  Prince,  une 
artillerie  dont  les  canons  sont  presque  rayés,  une  étiquette  plus 
cérémonieuse  que  celle  de  feu  Louis  XIV,  des  principes  d'auto- 
rité plus  despotiques  que  ceux  de  Guillaume  de  Prusse,  joints 
à  une  tolérance  magnifique  pour  les  vices  de  l'humanité,  dont 
vivent  le  souverain,  les  évêques,  les  jésuites,  les  séminaristes, 
les  ministres,  l'armée,  la  magistrature,  tout  le  monde. 

Saluons  d'ailleurs  ce  bon  roi  pacifique  qui,  sans  peur  des  in- 
vasions et  des  révolutions,  règne  en  paix  sur  son  heureux  petit 
peuple  au  milieu  des  cérémonies  d'une  cour  où  sont  conservées 
intactes  les  traditions  des  quatre  révérences,  des  vingt-six  baise- 
mains et  de  toutes  les  formules  usitées  autrefois  autour  des  Grands 
Dominateurs. 

Ce  monarque  pourtant  n'est  point  sanguinaire  ni  vindicatif; 
et  quand  il  bannit,  car  il  bannit,  la  mesure  est  appliquée  avec 
des  ménagements  infinis. 

En  faut-il  donner  des  preuves  ? 

Un  joueur  obstiné,  dans  un  jour  de  déveine,  insulta  le  sou- 
verain. Il  fut  expulsé  par  décret. 

Pendant  un  mois  il  rôda  autour  du  Paradis  défendu,  craignant 


220  LA  LECTURE 

le  glaive  de  l'archange,  sous  la  forme  du  sabre  d'r.n  gendarme. 
Vn  jour  enfin  il  s'enhardit,  franchit  la  frontière,  gagne  en  trente 
secondes  le  cœur  du  pays,  pénètre  dans  le  Casino.  Mais  soudain 
un  fonctionnaire  l'arrête  : 

—  X'ctcs-vous  pas  banni,  monsieur? 

—  Oui,  monsieur,  mais  je  repars  par  le  premier  train. 

—  Oh  !  en  ce  cas,  fort  bien,  monsieur,  vous  pouvez  entrer. 

Et  chaque  semaine  il  revient  ;  et  chaque  fois  le  môme  fonction- 
naire lui  pose  la  môme  question,  à  laquelle  il  répond  de  la  même 
far  on. 

La  justice  peut-elle  être  plus  douce? 

Mais,  une  des  années  dernières,  un  cas  lort  grave  cl  loiit 
nouveau  se  produisit  dans  le  royaume. 

Un  assassinat  eut  lieu. 

Un  homme,  un  monégasque,  pas  un  de  ces  étrangers  errants 
qu'on  rencontre  par  légions  sur  ces  côtes,  un  mari,  dans  un  moment 
de  colère,  tua  sa  femme. 

Oh  !  il  la  tua  sans  raison,  sans  prétexte  acceptable.  L'émotion 
fut  unanime  dans  toute  la  principauté. 

La  (.'our  suprême  se  réunit  pour  juger  ce  cas  exi;cptionnel 
(jamais  un  assassinat  n'avait  eu  lieui,  et  le  misérable  fut  con- 
damné à  mort  à  l'unanimité. 

Le  souverain  indigné  ratifia  l'arrêt. 

Il  ne  restait  jîlus  qu'à  exécuter  le  criminel.  Alors  une  diKî- 
culté  surgit.  Le  pays  ne  possédait  ni  bouiTeau  ni  guillotine. 

Que  faire?  Sur  l'avis  du  ministre  dos  affaires  étrangères,  le 
.prince  entama  des  négociations  avec  le  gouvernement  franijais 
pour  obtenir  le  prêt  d'un  coupeur  de  têtes  avec  son  appareil. 

1)0  longues  délibérations  eurent  lieu  au  ininistère  à  Paris.  On 
ré|)ondit  enfin  en  envoyant  la  note  des  frais  pour  déjjlacement 
des  bois  et  du  praticien.  Le  tout  montait  h  seize  mille  francs. 

8a  Majesté  monégasque  songea  fiiie  l'opération  lui  coûterait 
Iticn  rhcr;  l'assassin  ne  valait  certes  pas  ce  prix.  Seize  mille 
francs  poui-  le  cou  d'un  drùlc  !  Ah  !  mais  non. 

()n  adressa  alors  la  même  demande  au  gouvernement  italien. 
Un  roi,  un  frère  ne  se  montrerait  pas  sans  doute  si  exigeant 
(ju'unc  répul)lique. 

Le  gouvernement  italien  envoya  un  mémoire  qui  montait  à 
douze  mille  francs. 

Douze  mille  francs  !  Il  faudrait  prélever  un  impôt  nouveau,  un 


SUR  L'EAU  221 

impôt  de  deux  francs  par  tète  d'iiabitant.  Cela  suffirait  pour 
amener  des  troid)les  inconnus  dans  l'Etat. 

On  songea  à  faire  décapiter  le  gueux  par  un  simple  soldat. 
Mais  le  général,  consulté,  répondit  en  hésitant  que  ses  hommes 
n'avaient  peut-être  pas  une  prati(|ue  suffisante  de  l'arme  blanche 
pour  s'acquitter  d'une  tâche  demandant  une  grande  expérience 
dans  le  maniement  du  sabre. 

Alors  le  prince  convoqua  de  nouveau  la  Cour  suprême  et  lui 
soumit  ce  cas  embarrassant. 

On  délibéra  longtemps,  sans  découvrir  aucun  moyen  pratique. 
Enfin  le  premier  président  proposa  de  commuer  la  peine  de  mort 
en  celle  de  prison  perpétuelle,  et  la  mesure  fut  adoptée. 

Mais  on  ne  possédait  pas  de  prison.  Il  fallut  en  installer  une, 
et  un  geôlier  fut  nommé,  qui  prit  livraison  du  prisonnier. 

Pendant  six  mois,  tout  alla  bien.  Le  captif  dormait  tout  le 
jour  sur  une  paillasse  dans  son  réduit,  et  le  gardien  en  faisait 
autant  sur  une  chaise  devant  la  porte  en  regardant  passer  les 
voyageurs. 

Mais  le  prince  est  économe,  c'est  là  son  moindre  défaut,  et  il 
se  fait  rendre  compte  des  plus  petites  dépenses  accomj^lies  dans 
son  État  (la  liste  n'en  est  pas  longue).  On  lui  remit  donc  la  note 
des  frais  relatifs  à  la  création  de  cette  fonction  nouvelle,  à  l'en- 
tretien de  la  prison,  du  prisonnier  et  du  veilleur.  Le  traitement 
de  ce  dernier  grevait  lourdement  le  budget  du  souverain. 

Il  fit  d'abord  la  grimace  ;  mais  quand  il  songea  que  cela  pouvait 
durer  toujours  (le  condamné  était  jeune),  il  prévint  sonministredela 
justice  d'avoir  à  prendre  des  mesures  pour  supprimer  cette  dépense. 

Le  ministre  consulta  le  président  du  tribunal,  et  tous  deux 
convinrent  qu'on  supprimerait  la  charge  de  geôlier.  Le  pri- 
sonnier, invité  à  se  garder  tout  seul,  ne  pouvait  manquer  de 
s'évader,  ce  qui  résoudrait  la  question  à  la  satisfaction  de  tous. 

Le  geôlier  fut  donc  rendu  à  sa  famille,  et  un  aide  de  cuisine  du 
palais  resta  chargé  simplement  de  porter,  matin  et  soir,  la  nour- 
riture du  coupable.  Mais  celui-ci  ne  fit  aucune  tentative  pour 
reconquérir  sa  liberté. 

Or,  un  jour,  comme  on  avait  négligé  de  lui  fournir  ses  aliments, 
on  le  vit  arriver  tranquillement  pour  les  réclamer;  et  il  prit  dès 
lors  rhabitude,  afin  d'éviter  une  course  au  cuisinier,  de  venir  aux 
heures  des  repas  manger  au  palais  avec  les  gens  de  service,  dont 
il  devint  l'ami. 


222  LA  LECTURE 

Après  le  déjeuner,  il  allait  faire  un  tour  jusqu'à  Monte  Carlo. 
Il  entrait  parfois  au  Casino  risquer  cinq  francs  sur  le  tapis  vert. 
Quand  il  avait  gagné,  il  s'offrait  un  bon  dîner  dans  un  hôtel  en 
renom,  puis  il  revenait  dans  sa  prison,  dont  il  fermait  avec  soin 
la  porte  au  dedans. 

Il  ne  découcha  pas  une  seule  fois. 

La  situation  devenait  difficile,  non  pour  le  condamné,  mais 
pour  les  juges. 

La  Cour  se  réunit  de  nouveau,  et  il  fut  décidé  qu'on  inviterait 
le  criminel  à  sortir  des  États  de  Monaco. 

Lorsqu'on  lui  signifia  cet  arrêt,  il  répondit  simplement  : 

«  Je  vous  trouve  plaisants.  Eh  bien,  qu'est-ce  que  je  devien- 
drai, moi  ?  Je  n'ai  plus  de  moyen  d'existence.  Je  n'ai  jilus  de 
famille.  Que  voulez-vous  que  je  fasse  ?  J'étais  condamné  à  mort. 
Vous  ne  m'avez  pas  exécuté.  Je  n'ai  rien  dit.  Je  suis  ensuite  con- 
damné à  la  prison  perpétuelle  et  remis  aux  mains  d'un  geùHer. 
Vous  m'avez  enlevé  mon  gardien.  Je  n'ai  rien  dit  encore. 

«  Aujourd'hui,  vous  voulez  me  chasser  du  pays.  Ah  !  mais 
non.  Je  suis  prisonnier,  votre  prisonnier,  jugé  et  condamné  ])ar 
vous.  J'accomijhs  ma  peine  fidèlement.  Je  reste  ici.  » 

La  Cour  suprême  fut  atterrée.  Le  prince  eut  une  colère  terrible 
et  ordonna  de  prendre  des  mesures. 

On  se  remit  à  délibérer. 

Alors,  il  fut  décidé  qu'on  offrirait  au  coupable  une  pension  de 
six  cents  francs  pour  aller  vivre  à  l'étranger. 

Il  accepta. 

Il  a  loué  un  petit  enclos  à  cinq  minutes  do  l'Etat  de  son  ancien 
souverain,  et  il  vit  heureux  sur  sa  terre,  cultivant  quebpies  lé- 
gumes et  méprisant  les  potentats. 

Mais  la  Cour  de  Monaco,  instruite  un  peu  tard  par  cet  exemple, 
s'est  décidée  à  traiter  avec  le  gouvernement  français  ;  maintenant 
elle  nous  livre  ses  condanmés  que  nous  mettons  à  l'ombre, 
moyennant  une  pension  modique. 

On  peut  voir,  aux  archives  judiciaires  de  la  j)rincipauté,  l'arrêt 
qui  règle  la  pension  du  drôle  eu  l'oljjigeruit  à  sortir  du  territoire 
monégasque. 

En  face  du  palais  du  prince  se  dresse  rétal)lissement  rival,  la 
IlouleMe.  Aucune  haine  d'ailieiu-s,  aucune  liostilité  *!<•  l'un  à 
l'autre,  car  celui-ci  .soutient  celui  là  (pii  le  protège.  Exemple  ad- 
mirable, exemple  unique  de  deux  familles  voisines  et  puissantes 


SUR  L'EAU  223 

vivant  en  paix  dans  un  petit  État,  exemple  Lien  fait  pour  effacer 
le  souvenir  des  Capulcts  et  des  Montaigus.  Ici,  la  maison  souve- 
raine, et  là  la  maison  de  jeux,  l'ancienne  et  la  nouvelle  société 
fraternisant  au  bruit  de  l'or. 

Autant  les  salons  du  prince  sont  d'un  accès  difficile,  autant, 
ceux  du  Casino  sont  ouverts  aux  étrangers. 

Je  me  rends  à  ces  derniers. 

Un  bruit  d'argent,  continu  comme  celui  des  flots,  un  bruit 
profond,  léger,  redoutable,  em])lit  l'oreille  dès  l'entrée,  puis  em- 
plit l'âme,  remue  le  cœur,  trouble  l'esprit,  affole  la  pensée.  Par- 
tout on  l'entend,  ce  bruit  qui  chante,  qui  crie,  qui  appelle,  qui 
tente,  qui  déchire. 

Autour  des  tables,  un  peuple  affreux  de  joueurs,  l'écume  des 
continents  et  des  sociétés,  mêlée  avec  des  princes,  ou  rois  futurs, 
des  femmes  du  monde,  des  bourgeois,  des  usuriers,  des  fdles 
fourbues,  un  mélange,  unique  sur  la  terre,  d'hommes  de  toutes 
les  races,  de  toutes  les  castes,  de  toutes  les  sortes,  de  toutes  les 
provenances,  un  musée  de  rastaquouères  russes,  brésiliens,  chi- 
liens, italiens,  espagnols,  allemands,  de  vieilles  femmes  à  cabas, 
de  ieunes  drôlesses  portant  au  poignet  un  petit  sac  où  sont  enfer- 
més des  clefs,  un  mouchoir  et  trois  dernières  pièces  de  cent  sous 
destinées  au  tapis  vert  quand  on  croira  sentir  la  veine. 

Je  m'approche  de  la  première  table  et  je  vois...  pâlie,  le  front 
plissé,  la  lèvre  dure,  la  figure  entière,  crispée  et  méchante...  la 
jeune  femme  de  la  baie  d'Agay,  la  belle  amoureuse  du  bois  enso- 
leillé et  du  doux  clair  de  lune.  Assis  devant  elle,  il  est  là,  lui, 
nerveux,  la  main  posée  sur  quelques  louis. 

—  Joue  sur  le  premier  carré,  dit-elle. 
Il  demande  avec  angoisse  : 

—  Tout  ? 

—  Oui,  tout. 

Il  pose  les  louis,  en  petit  tas. 

Le  croupier  fait  tourner  la  roue.  La  bille  court,  danse,  s'arrête. 

—  Rien  ne  va  plus,  jette  la  voix,  qui  reprend  au  bout  d'un 
instant  : 

—  Vingt-huit. 

La  jeune  femme  tressaille,  et,  d'un  ton  dur  et  bref  : 

—  Viens-t'en. 

Il  se  lève,  et,  sans  la  regarder,  la  suit,  et  on  sent  qu'entre  eux 
quelque  chose  d'affreux  a  surgi. 


224  l'A  LECTURE 

Quelqu  un  dit  : 

—  Bonsoir  l'amour.  Ils  n'ont  pas  l'air  d'accord  aujourd'hui. 
Une  main  me  frappe  sur  l'épaule.  Je  me  retourne.  C'est  mon 
ami 


Il  me  reste  à  demander  pardon  pour  avoir  ainsi  parlé  de  moi. 
J'avais  écrit  pour  moi  seul  ce  journal  de  rêvasseries,  ou  plutôt 
j'avais  profité  de  ma  solitude  ilottante  pour  arrêter  les  idées 
errantes  qui  traversent  notre  esprit  comme  des  oiseaux. 

On  me  demande  de  publier  ces  pages  sans  suite,  sans  compo- 
sition, sans  art,  qui  vont  Tune  derrière  l'autre  sans  raison  et 
finissent  brusquement,  sans  motif,  parce  qu'un  coup  de  vent  a 
terminé  mon  voyage. 

Je  cède  à  ce  désir.  J'ai  peut-être  tort. 

Guy  Dii  Maupassant. 


Le  Gérant  :  H.  Dutertre.  i-ar».  -  soc.  din.]..  i-all  uui'o.nt.  ici.) 


-5 

y 


FORT   GOMME   LA   MORT 


PREMIÈRE  PARTIE 


I 


Le  jour  tombait  dans  le  vaste  atelier  par  la  baie  ouverte  du 
plafond.  C'était  un  grand  carré  de  lumière  éclatante  et  bleue,  un 
trou  clair  sur  un  infini  lointain  d'azur,  où  passaient,  rapides,  des 
vols  d'oiseaux. 

Mais  à  peine  entrée  dans  la  haute  pièce  sévère  et  drapée,  la 
clarté  joyeuse  du  ciel  s'atténuait,  devenait  douce,  s'endormait 
sur  les  étofTes,  allait  mourir  dans  les  portières,  éclairait  à  peine 
les  coins  sombres  où,  seuls,  les  cadres  d'or  s'allumaient  comme 
des  feux.  La  paix  et  le  sommeil  semblaient  emprisonnés  là  dedans, 
la  paix  des  maisons  d'artistes  où  l'âme  humaine  a  travaillé.  En 
ces  murs  que  la  pensée  habite,  où  la  pensée  s'agite,-  épuise  en 
des  efforts  violents,  il  semble  que  tout  soit  las,  accablé,  dès 
qu'elle  s'apaise.  Tout  semble  mort  après  ces  crises  dévie;  et  tout 
repose,  les  meubles,  les  étoffes,  les  grands  personnages  inachevés 
sur  les  toiles,  comme  si  le  logis  entier  avait  souffert  de  la  fatigue 
du  maître,  avait  peiné  avec  lui,  prenant  part,  tous  les  jours,  à  sa 
lutte  recommencée.  Une  vague  odeur  engourdissante  de  pein- 
ture, de  térébenthine  et  de  tabac  flottait,  captée  par  les  tapis  et 
les  sièges;  et  aucun  autre  bruit  ne  troublait  le  lourd  silence,  que 
les  cris  vifs  et  courts  des  hirondelles  qui  passaient  sur  le  châssis 
ouvert,  et  la  longue  rumeur  confuse  de  Paris  à  peine  entendue 
par  dessus  les  toits.  Rien  ne  remuait  que  la  montée  intermittente 
d'un  petit  nuage  de  fumée  bleue  s'élcvant  vers  le  plafond  à  chaque 
bouflée  de  cigarette  qu'Olivier  Bcrtin,  allongé  sur  son  divan, 
soufflait  lentement  entre  ses  lè\res. 

Le  regard  perdu  dans  le  ciel  lointain,  il  cherchait  le  sujet  d'un 

LECT.  —  51  IX  —  15 


226  LA  LECTURE 

nouveau  tableau.  Qu'allait-il  faire?  Il  n'en  savait  rien  encore. 
Ce  n'était  point  d'ailleurs  un  artiste  résolu  et  sûr  de  lui,  mais  un 
inquiet  dont  l'inspiration  indécise  hésitait  sans  cesse  entre  toutes 
les  manifestations  de  l'art.  Riche,  illustre,  ayant  conquis  tous 
les  honneurs,  il  demeurait,  vers  la  fin  de  sa  vie,  l'homme  qui  ne 
sait  pas  encore  au  juste  vers  quel  idéal  il  a  marché.  Il  avait  été 
prix  de  Rome,  défenseur  des  traditions,  évocateur,  après  tant 
d'autres,  des  grandes  scènes  de  l'histoire  ;  puis,  modernisant  ses 
tendances,  il  avait  peint  des  hommes  vivants  avec  des  souvenirs 
classiques.  Intelligent,  enthousiaste,  travailleur  tenace  au  rêve 
changeant,  épris  de  son  art  qu'il  connaissait  à  merveille,  il  avait 
acquis,  grâce  à  la  Hncsse  de  son  esprit,  des  qualités  d'exécution 
remarquables  et  une  grande  souplesse  de  talent  née  en  partie  de 
ses  hésitations  et  de  ses  tentatives  dans  tous  les  genres.  Peut- 
être  aussi  l'engouement  brusque  du  monde  pour  ses  œuvres  élé- 
gantes, distinguées  et  correctes,  avait-il  inlluencô  sa  nature  en 
l'empêchant  d'être  ce  qu'il  serait  normalement  devenu.  Depuis 
le  triomphe  du  début,  le  désir  de  plaire  toujours  le  troublait  sans 
qu'il  s'en  rendît  compte,  modifiait  secrètement  sa  voie,  atténuait 
ses  convictions.  Ce  désir  de  plaire,  d'ailleurs,  apparaissait  chez 
lui  sous  toutes  les  formes  et  avait  contribué  beaucoup  à  sa 
gloire. 

L'aménité  de  ses  manières,  toutes  les  habitudes  de  sa  vie,  le 
soin  qu'il  prenait  de  sa  personne,  son  ancienne  réputation  de 
force  et  d'adresse,  d'homme  d'épée  et  de  cheval,  avaient  fait  un 
cortège  de  petites  notoriétés  à  sa  célébrité  croissante.  Après 
Çlèopàtre,  la  première  toile  qui  l'illustra  jadis,  Paris  brusque- 
ment s'était  épris  de  lui,  l'avait  adopté,  fêté,  et  il  était  devenu 
soudain  un  de  ces  brillants  artistes  mondains  qu'on  rencontre  au 
bois,  que  les  salons  se  disputent,  (jue  l'Institut  accueille  dès  leur 
jeunesse.  Il  y  était  entré  en  conquérant  avec  l'approbation  de  la 
ville  entière. 

La  fortune  l'avait  conduit  ainsi  jusqu'aux  approches  delà  vieil- 
lesse, en  le  choyant  et  le  caressant. 

Donc,  sous  rinflucncc  de  la  belle  journée  qu'il  .sentait  épanouie 
au  dehors,  il  cherchait  un  sujet  poéticjue.  Un  peu  engourdi  d'ail- 
leurs par  sa  cigarette  et  son  déjeuner,  il  rêvassait,  le  regard  en 
l'air,  esquissant  dans  l'azur  des  ligures  rapides,  des  femmes  gra- 
cieuses dans  »me  allée  du  bois  ou  sur  le  trottoir  d'une  rue,  des 
amoureux  au  bord  de  l'eau,  toutes  les  fantaisies  galantes  où  se 


FORT  COMME  LA  MORT  227 

complaisait  sa  pensée.  Les  images  changeantes  se  dessinaient 
au  ciel,  vagues  et  mobiles  dans  l'hallucination  colorée  de  son 
œil  ;  et  les  hirondelles  qui  rayaient  l'espace  d'un  vol  incessant 
de  flèches  lancées  semblaient  vouloir  les  effacer  en  les  biffant 
comme  des  traits  de  plume. 

Il  ne  trouvait  rien  !  Toutes  les  figures  entrevues  ressemblaient 
à  quelque  chose  qu'il  avait  fait  déjà,  toutes  les  femmes  apparues 
étaient  les  filles  ou  les  soeurs  de  celles  qu'avait  enfantées  son  ca- 
price d'artiste  ;  et  la  crainte  encore  confuse,  dont  il  était  obsédé 
depuis  un  an,  d'être  vidé,  d'avoir  fait  le  tour  de  ses  sujets,  d'avoir 
tari  son  inspiration,  se  précisait  devant  cette  revue  de  son 
œuvre,  devant  cette  impuissance  à  rêver  du  nouveau,  à  décou- 
vrir de  l'inconnu. 

Il  se  leva  mollement  pour  chercher  dans  ses  cartons  parmi  ses 
projets  délaissés  s'il  ne  trouverait  point  quelque  chose  qui  éveil- 
lerait une  idée  en  lui. 

Tout  en  soufflant  sa  fumée,  il  se  mit  à  feuilleter  les  esquisses, 
les  croquis,  les  dessins  qu'il  gardait  enfei'més  en  une  grande 
armoire  ancienne  ;  puis,  vite  dégoûté  de  ces  vaines  recherches, 
l'esprit  meurtri  par  une  courbature,  il  rejeta  sa  cigarette,  siffla 
un  air  qui  courait  les  rues,  et,  se  baissant,  ramassa  sous  une 
chaise  un  pesant  haltère  qui  traînait. 

Ayant  relevé  de  l'autre  main  une  draperie  voilant  la  glace  qui 
lui  servait  à  contrôler  la  justesse  des  poses,  à  vérifier  les  perspec- 
tives, à  mettre  à  l'épreuve  la  vérité,  et  s'étant  placé  juste  en 
face,  il  jongla  en  se  regardant. 

Il  avait  été  célèbre  dans  les  ateliers  pour  sa  force,  puis  dans  le 
monde  pour  sa  beauté.  L'âge,  maintenant,  pesait  sur  lui,  l'a- 
lourdissait. Grand,  les  épaules  larges,  la  poitrine  pleine,  il  avait 
pris  du  ventre  comme  un  ancien  lutteur,  bien  qu'il  continuât  à 
faire  des  armes  tous  les  jours  et  à  monter  à  cheval  avec  assi- 
duité. La  tête  était  restée  remarquable,  aussi  belle  qu'autrefois, 
bien  que  différente.  Les  cheveux  blancs,  cji'us  et  courts,  avivaient 
son  œil  noir  sous  d'épais  sourcils  gris.  Sa  moustache  forte,  une 
moustache  de  vieux  soldat,  était  demeurée  presque  brune  et 
donnait  à  sa  figure  un  rare  caractère  d'énergie  et  de  fierté. 

Debout  devant  la  glace,  les  talons  unis,  le  corps  droit,  il  fai- 
sait décrire  aux  deux  boules  de  fonte  tous  les  mouvements 
ordonnés,  au  bout  de  son  bras  musculeux,  dont  il  suivait  d'un 
regard  complaisant  l'effort  tranquille  et  puissant. 


228  LA  LECTURE 

Mais  soudain,  au  fond  du  miroir  où  se  reflôtait  l'atelier  tout 
entier,  il  vit  remuer  une  portière,  puis  une  tête  de  femme  parut, 
rien  qu'une  tête  qui  regardait.  Une  voix,  derrière  lui,  demanda  : 

—  On  est  ici  ? 

Il  répondit  :  —  Présent  —  en  se  retournant.  Puis  jetant  son 
haltère  sur  le  tapis,  il  courut  vers  la  porte  avec  une  soujjlessc  un 
peu  forcée. 

Une  femme  entrait,  en  toilette  claire.  Quand  ils  se  furent  serré 
la  main  : 

—  \'ous  vous  exerciez,  dit-elle. 

—  Oui,  dit-il,  je  faisais  le  paon,  et  je  me  suis  laissé  sur- 
prendre. 

Elle  rit  et  reprit  : 

—  La  loge  de  votre  concierge  était  vide,  et,  comme  je  vous 
sais  toujours  seul  à  cette  heure-ci,  je  suis  entrée  sans  me  faire 
annoncer. 

11  la  regardait. 

—  Bigre!  comme  vous  êtes  belle.  (Jucl  chic! 

—  Oui,  j'ai  une  robe  neuve.  La  trouvez-vous  jolie? 

—  Charmante,  d'une  grande  harmonie.  Ah  !  on  peut  dire  qu'au- 
jourd'hui on  a  le  sentiment  des  nuances. 

Il  tournait  autour  d'elle,  tapotait  l'étoffe,  modifiait  du  bout  des 
doigts  l'ordonnance  des  plis,  en  homme  qui  sait  la  toilette  comme 
un  couturier,  ayant  employé,  durant  toute  sa  vie,  sa  pensée  d'ar- 
tiste et  ses  muscles  d'athlète  à  raconter,  avec  la  barbe  mince  des 
pinceaux,  les  modes  changeantes  et  délicates,  à  révéler  la  gràco 
féminine  enfermée  et  captive  en  des  armures  de  velours  et  de 
soie  ou  sous  la  neige  des  dentelles. 

Il  finit  par  déclarer  : 

—  C'est  très  réussi.  Ça  vous  va  très  bien. 

Elle  se  laissait  admirer,  contente  d'être  jolie  et  de  lui  plaire. 

Plus  toute  jeune,  mais  encore  belle,  pas  très  grande,  un  peu 
forte,  mais  fraîche,  avec  cet  éclat  qui  donne  à  la  chair  de  qua- 
rante ans  une  saveur  de  maturitf'-,  elle  avait  l'air  d'une  de  ces 
roses  qui  s'épanouissent  indéfiniment  jusqu'à  ce  que,  trop 
fieuries,  elles  tombent  en  une  heure. 

Elle  gardait  sous  ses  cheveux  bloiuls  la  grâce  alerte  et  jeune 
de  ces  Parisiennes  qui  ne  vieillissent  pas,  qui  portent  en  elles 
une  force  surprcn.-intf  de  vie,  une  provision  inépuisable  de  résis- 
tance,  «'t  qui,   pcn'Iant  vingt  ans,  restent  pareilles,   indestruc- 


FOliT  COMME  LA  MORT  220 

tiblos  et  triompliantes,  soigneuses  avant  tout  de  leur  corps  et 
économes  de  leur  santé. 

Elle  leva  son  voile  et  murmura  : 

—  Eh  bien,  on  ne  m'embrasse  pas? 

—  J'ai  fumé,  dit-il. 

—  Elle  fit  :  —  Pouah. —  Puis,  tendant  ses  lèvres  :  —  Tant  pis. 
Et  leurs  bouches  se  rencontrèrent. 

Il  enleva  son  ombrelle  et  la  dévêtit  de  sa  jaquette  printanière, 
avec  des  mouvements  prompts  et  sûrs,  habitués  à  cette  ma- 
nœuvre familière.  Comme  elle  s'asseyait  ensuite  sur  le  divan,  il 
demanda  avec  intérêt  : 

—  Votre  mari  va  bien? 

—  Très  bien,  il  doit  même  parler  à  la  Chambre  en  ce  mo- 
ment. 

—  Ah  !  Sur  quoi  donc? 

—  Sans  doute  sur  les  betteraves  ou  les  huiles  de  colza,  comme 
toujours. 

Son  mari,  le  comte  de  Guilleroy,  député  de  l'Eure,  s'était  fait 
une  spécialité  de  toutes  les  questions  agricoles. 

Mais  ayant  aperçu  dans  un  coin  une  esquisse  qu'elle  ne  connais- 
sait pas,  elle  traversa  l'atelier  en  demandant  : 

—  Qu'est-ce  que  cela  ? 

—  Un  pastel  que  je  commence,  le  portrait  de  la  princesse  de 
Ponté  ve. 

—  Vous  savez,  dit-elle  gravement,  que  si  vous  vous  remettez 
à  fajre  des  portraits  de  femme,  je  fermerai  votre  atelier.  Je  sais 
trop  où.  ça  mène,  ce  travail-là. 

—  Oh  !  dit-il,  on  ne  fait  pas  deux  fois  un  portrait   d'Any. 

—  Je  l'espère  bien. 

Elle  examinait  le  pastel  commmencé  en  femme  qui  sait  les 
questions  d'art.  Elle  s'éloigna,  se  rapprocha,  fit  un  abat-jour  de 
sa  main,  chercha  la  place  d'où  l'esquisse  était  le  mieux  en  lumière, 
puis  elle  se  déclara  satisfaite. 

—  Il  est  fort  bon.  Vous  réussissez  très  bien  le  pastel. 
Il  murmura,  flatté  : 

—  Vous  trouvez  ? 

—  Oui,  c'est  un  art  délicat  où  il  faut  beaucoup  de  distinction. 
Ça  n'est  pas  fait  pour  les  maçons  de  la  peinture. 

Depuis  douze  ans,  elle  accentuait  son  penchant  vers  l'art  dis- 
tingué, combattait  ses  retours  vers  la  simple  réalité,  et  par  des 


230  LA  LECTURE 

considérations  d'élégance  mondaine,  clic  le  poussait  tendrement 
vers  un  idéal  de  grâce  un  peu  maniéré  et  factice. 
Elle  demanda  : 

—  Comment  est  elle,  la  princesse? 

Il  dut  lui  donner  mille  détails  de  toute  sorte,  ces  détails  minu- 
tieux où  se  complaît  la  curiosité  jalouse  et  subtile  des  femmes, 
en  passant  des  remarques  sur  la  toilette  aux  considérations  sur 
l'esprit. 

Et  soudain  : 

—  Est-elle  coquette  avec  vous  ? 
Il  rit  et  jura  que  non. 

Alors,  posant  ses  deux  mains  sur  les  épaules  du  j)eintre,  elle 
le  regarda  fixement.  L'ardeur  de  l'interrogation  faisait  frémir  la 
pujjille  ronde  au  milieu  de  l'iris  bleu  tache  d'imperceptibles 
points  noirs  comme  des  éclaboussurcs  d'encre. 

Elle  murmura  de  nouveau  : 

—  Bien  vrai,  elle  n'est  pas  coquette? 

—  Oh!  bien  vrai. 
Elle  ajouta  ; 

—  Je  suis  tranquille,  d'ailleurs.  Vous  n'aimerez  plus  que  moi 
maintenant.  C'est  fini,  fini  pour  d'autres.  Il  est  trop  tard,  mon 
pauvre  ami. 

Il  fut  effleuré  par  ce  léger  frisson  qui  frôle  le  cœur  des  hommes 
mûrs   quand  on   leur  parle   de  leur   âge,  et  il   murmura  : 

—  Aujourd'hui,  demain,  comme  hier,  il  n'y  a  eu  et  il  n'y  aura 
que  vous  en  ma  vie,  Any. 

Elle  lui  prit  alors  le  bras,  et  retournant  vers  le  divan,  lo  fit 
asseoir  à  côté  d'elle. 

—  A  quoi  pensiez-vous? 

—  Je  cherche  un  sujet  de  tableau. 

—  Quoi  donc  ? 

—  Je  ne  sais  pas,  puisque  je  cherche. 

—  Ou'avez-vous  fait  ces  jours-ci  ? 

Il  dut  lui  raconter  toutes  les  visites  qu'il  avait  reçues,  les  dîners 
et  les  soirées,  les  conversations  et  les  potins.  Ils  s'intéressaient 
l'un  et  l'autre  d'ailleurs  à  toutes  ces  choses  futiles  et  familières 
de  l'existence  mondaine.  Les  petites  rivalités,  les  liaisons  connues 
ou  soupçonnées,  les  jugements  tout  faits,  mille  fois  redits,  mille 
fois  entendus,  sur  les  mêmes  personnes,  les  mêmes  événements 
et  les  mêmes  oj>inions,  emportaient  et  noyaient  leurs  esprits  dans 


FORT  COMME  LA  MORT  231 

ce  fleuve  trouble  et  agité  qu'on  appelle  la  vie  parisienne.  Con- 
naissant tout  le  monde,  dans  tous  les  mondes,  lui  comme  artiste 
devant  qui  toutes  les  portes  s'étaient  ouvertes,  elle  comme  femme 
d'un  député  conservateur,  ils  étaient  exercés  à  ce  sport  de  la  cau- 
serie française  fine,  banale,  aimablement  malveillante,  inutile- 
ment spirituelle,  vulgairement  distinguée  qui  donne  une  répu- 
tation particulière  et  très  enviée  à  ceux  dont  la  langue  s'est  as- 
souplie à  ce  bavardage  médisant. 

—  Quand  venez-vous  dîner?  demanda-t-elle  tout  à  coup. 

—  Quand  vous  voudrez.  Dites  votre  jour. 

—  Vendredi.  J'aurai  la  duchesse  de  Mortemain,  les  Corbelle 
et  Musadieu  pour  fêter  le  retour  de  ma  fillette,  qui  arrive  ce  soir. 
Mais  ne  le  dites  pas.  C'est  un  secret. 

—  Oh!  mais  oui,  j'accepte.  Je  serai  ravi  de  retrouver  Annette. 
Je  ne  l'ai  pas  vue  depuis  trois  ans. 

—  C'est  vrai  !  Depuis  trois  ans  ! 

Elevée  d'abord  à  Paris  chez  ses  parents,  Annette  était  devenue 
l'affection  dernière  et  passionnée  de  sa  grand'mère.  M™'' Paradin, 
qui,  presque  aveugle,  demeurait  toute  l'année  dans  la  propriété 
de  son  gendre,  au  château  de  Roncières,  dans  l'Eure.  Peu  à  peu, 
la  vieille  femme  avait  gardé  de  plus  en  plus  l'enfant  près  d'elle, 
et  comme  les  Guilleroy  passaient  presque  la  moitié  de  leur  vie 
en  ce  domaine  où  les  appelaient  sans  cesse  des  intérêts  de  toute 
sorte,  agricoles  ou  électoraux,  on  avait  fini  par  ne  plus  amener 
à  Paris  que  de  temps  en  temps  la  petite  fillette,  qui  préférait 
d'ailleurs  la  vie  libre  et  remuante  de  la  campagne  à  la  vie  cloîtrée 
de  la  ville. 

Depuis  trois  ans  elle  n'y  était  pas  venue  une  seule  fois,  la  com- 
tesse préférant  l'en  tenir  tout  à  fait  éloignée,  afin  de  ne  point 
éveiller  en  elle  un  goût  nouveau  avant  le  jour  fixé  pour  son  en- 
trée dans  le  monde.  M"''  de  Guilleroy  lui  avait  donné  là-bas 
deux  institutrices  fort  diplômées,  et  elle  multipliait  ses  voyages 
auprès  de  sa  mère  et  de  sa  fille.  Le  séjour  d' Annette  au  château 
était  d'ailleurs  rendu  presque  nécessaire  par  la  présence  de  la 
vieille  femme. 

Autrefois,  Olivier  Bertin  allait  chaque  été  passer  six  semaines 
ou  deux  mois  àPtoncières  ;  mais,  depuis  trois  ans,  des  rhumatismes 
l'avaient  entraîné  en  des  villes  d'eaux  lointaines  qui  avaient  tel- 
lement ravivé  son  amour  de  Paris,  qu'il  ne  le  pouvait  plus  quitter 
en  y  rentrant. 


232  LA  LECTURK 

La  jeune  fillo,  on  principe,  n'aurait  dû  revenir  qu'à  l'automne, 
mais  son  père  avait  brusquement  conçu  un  projet  de  mariage 
pour  elle,  et  il  la  rappelait  afin  qu'elle  rencontrât  immédiatement 
celui  qu'il  lui  destinait  comme  fiancé,  le  marquis  de  Farandal. 
Cette  com])inaison,  d'ailleurs,  était  tenue  très  secrète,  et  seul 
Olivier  Bertin  en  avait  reru  la  confidence  de  M"'"  de  Guilleroy. 

Donc  il  demanda  : 

—  Alors  l'idée  de  votre  mari  est  bien  arrêtée  ? 

—  Oui,  je  la  crois  même  très  heureuse. 
Puis  ils  parlèrent  d'f.utres  choses. 

Elle  revint  à  la  peinture  et  voulut  le  décider  à  faire  un  Christ. 
Il  résistait,  jugeant  qu'il  y  en  avait  assez  par  le  monde  ;  mais 
elle  tenait  ])on,  obstinée,  et  elle  s'impatientait, 

—  Oh  !  si  je  savais  dessiner,  je  vousiuontrerais  ma  pensée  ;  ce 
serait  très  nouveau,  très  hardi.  On  le  descend  de  la  croix,  et 
l'homme  qui  a  détaché  les  mains  laisse  échapper  tout  le  haut  du 
corps.  Il  tombe  et  s'abat  sur  la  foule,  qui  lève  les  bras  pour  le  re- 
cevoir et  le  soutenir.  Comprenez- vous  bien? 

Oui,  il  comprenait  ;  il  trouvait  même  la  conception  originale, 
mais  il  se  sentait  dans  une  veine  de  modernité,  et,  comme  son 
amie  était  étendue  sur  le  divan,  un  pied  tombant,  chaussé 
d'un  fin  soulier,  et  donnant  à  l'œil  la  sensation  de  la  chair  à 
travers  le  bas  presque  transparent,  il  s'écria  : 

—  Tenez,  tenez,  voilà  ce  qu'il  faut  peindre,  voilà  la  vie:  un 
pied  de  femme  au  bord  d'une  robe  !  On  peut  mettre  tout  là  de- 
dans, de  la  vérité,  du  désir,  de  la  poésie.  Rien  n'est  plus  gra- 
cieux, plus  joli  qu'un  pied  de  femme,  et  quel  mystère  ensuite  : 
la  jambe  cachée,  perdue  et  devinée  sous  cette  étoile  ! 

S'étant  assis  par  terre,  à  la  tur({ue,  il  saisit  le  soulier  et  l'en- 
leva; et  le  pied,  sorti  dosa  gaine  de  cuir,  s'agita  comme  une 
petite  bête  remuante,  surprise  d'être  laissée  libre. 

Bertin  répétait  : 

—  Est-ce  fin,  et  distingue,  et  matériel,  plus  matériel  que  la 
main.  Montrez  votre  main,  Any! 

Elle  avait  de  longs  gants,  montant  jusipi'au  coude.  Pour  en 
ôter  un,  elle  le  i)rit  tout  en  haut  par  le  bord  et  vivement  le  fit 
glisser,  en  le  retournant  à  la  façon  d'une  peau  de  serpent  qu'on 
arrache.  Le  bras  apparut  pâle,  gras,  rond,  dévêtu  si  vite  qu'il 
fit  surgir  l'idée  d'une  nudité  complète  et  hardie. 

Alors  elle  tendit  sa  main  fu  la  laissant  pendre   au  bout  du 


FORT  COMME  LA  MORT  233 

poia-net.  Les  ])agucsbrillaicntsur  ses  doigts  lilancs;  et  les  ongles 
roses,  très  effilés,  semblaient  des  griffes  amoureuses  poussées  au 
bout  de  cette  mignonne  patte  de  femme. 

Olivier  Bertin,  doucement,  la  maniait  en  l'admirant.  Il  faisait 
remuer  les  doigts  comme  des  joujoux  de  chair,  et  il  disait  : 

—  Quelle  drôle  de  chose!  Quelle  drôle  de  chose!  Quel  gentil 
petit  membre,  intelh'gent  et  adroit,  qui  exécute  tout  ce  qu'on  veut, 
des  livres,  de  la  dentelle,  des  maisons,  des  pyramides,  des  loco- 
motives, de  la  pâtisserie,  ou  des  caresses,  ce  qui  est  encore  sa 
meilleure  besogne. 

Il  enlevait  les  bagues  une  à  une,  et  comme  l'alliance,  un  fil 
d'or,  tombait  à  son  tour,  il  murmura,  en  souriant  : 

—  La  loi.  Saluons. 

—  Bête  !  dit-elle,  un  peu  froissée. 

Il  avait  toujours  eu  l'esprit  gouailleur,  cette  tendance  française 
qui  môle  une  apparence  d'ironie  aux  sentiments  les  plus  sérieux, 
et  souvent  il  la  contristait  sans  le  vouloir,  sans  savoir  saisir  les 
distinctions  subtiles  des  femmes,  et  discerner  les  limites  des  dé- 
partements sacrés,  comme  il  disait.  Elle  se  fâchait  surtout  chaque 
fois  qu'il  parlait  avec  une  nuance  de  blague  familière  de  leur  liai- 
son si  longue  qu'il  affirmait  être  le  plus  bel  exemple  d'amour  du 
dix-neuvième  siècle.  Elle  demanda  après  un  silence  : 

—  Vous  nous  mènerez  au  vernissage,  Annette  et  moi  ? 

—  Je  crois  bien. 

Alors  elle  l'interrogea  sur  les  meilleures  toiles  du  prochain 
Salon,  dont  l'ouverture  devait  avoir  lieu  dans  quinze  jours. 

Mais  soudain,  saisie  peut-être  par  le  souvenir  d'une  course 
oubliée  : 

—  Allons,  donnez- moi  mon  soulier.  Je  m'en  vais. 

Il  jouait  rêveusement  avec  la  chaussure  légère  en  la  tournant 
et  la  retournant  dans  ses  mains  distraites. 

Il  se  pencha,  baisa  le  pied  qui  semblait  flotter  entre  la  robe  et 
le  tapis  et  qui  ne  remuait  plus,  un  peu  refroidi  par  l'air,  puis  il 
le  chaassa  ;  et  M"^  de  Guilleroy,  s'étant  levée,  alla  vers  la  table 
où  traînaient  des  papiers,  des  lettres  ouvertes,  vieilles  et  ré- 
centes, à  côté  d'un  encrier  de  peintre  où  l'encre  ancienne  était 
séchée.  Elle  regardait  d'un  œil  cui'ieux,  touchait  aux  feuilles, 
les  soulevait  pour  voir  dessous. 

Il  dit  en  s'approchant  d'elle  : 

—  Vous  allez  déranger  mon  désordre. 


234  LA  LECTURE 

Sans  répondre,  elle  demanda  : 

—  Quel  est  ce  monsieur  qui  veut  acheter  vos  Ba/gineuse.'î  ? 

—  Un  Américain  que  je  ne  connais  pas. 

—  Avez- vous  consenti  pour  la  Chanteuse  des  rues? 

—  Oui.  Dix  mille. 

—  Vous  avez  bien  fait.  C'était  gentil,  mais  pas  exceptionnel. 
Adieu,  cher. 

Elle  tendit  alors  sa  joue,  qu'il  effleura  d'un  calme  baiser  ;  et 
elle  disparut  sous  la  portière,  après  avoir  dit,  à  mi-voix: 

—  Vendredi,  huit  heures.  Je  ne  veux  point  que  vous  me  recon- 
duisiez. Vous  le  savez  bien.  Adieu. 

Quand  elle  fut  partie,  il  ralluma  d'abord  une  cigarette,  puis 
se  mit  à  marcher  à  pas  lents  à  travers  son  atelier.  Tout  le  passé 
de  cette  liaison  se  déroulait  devant  lui.  Il  se  rappelait  les  détails 
lointains  disparus,  les  recherchait  en  les  enchaînant  l'un  à  l'autre, 
s'intéressait  tout  seul  à  cette  chasse  aux  souvenirs. 

C'était  au  moment  où  il  venait  de  se  lever  comme  un  astre  sur 
l'horizon  du  Paris  artiste,  alors  que  les  peintres  avaient  accaparé 
toute  la  faveur  du  public  et  peuplaient  un  quartier  d'hôtels  ma- 
gnifiques gagnés  en  quelques  coups  de  pinceau. 

Bertin,  après  son  retour  de  Rome,  en  18G4,  était  demeuré 
quelques  années  sans  succès  et  sans  renom;  puis  soudain,  en 
18G8,  il  exposa  sa  Cléopâtre  et  fut  en  quelques  jours  porté  aux 
nues  par  la  critique  et  le  public. 

En  1872,  après  la  guerre,  après  que  la  mort  d'Henri  Rcgnault 
eut  fait  à  tous  ses  confrères  une  sorte  de  piédestal  de  gloire,  une 
Jocaste,  sujet  hardi,  classa  Bertin  parmi  les  audacieux,  bien  que 
son  exécution  sagement  originale  le  fît  goûter  quand  même  par 
les  acadi;miques.  En  1873,  une  première  médaille  le  mit  hors 
concours  avec  sa., Juive  d' Alger,  qu'il  donna  au  retour  d'un  voyage 
en  Afrique;  et  un  portrait  de  la  princesse  de  Salia,  en  1874,  le  lit 
considérer,  dans  le  monde  élégant,  comme  le  premier  portraitiste 
de  son  époque.  De  ce  jour,  il  devint  le  peintre  chéri  de  la  Pari- 
sienne et  des  Parisiennes,  l'interprète  le  plus  adroit  et  le  plus 
ingénieux  de  leur  grùce,  de  leur  tournure,  de  leur  nature.  En 
f[uclques  mois,  toutes  les  femmes  en  vue  à  Paris  sollicitèrent  la 
faveur  d'être  reproduites  par  lui.  Il  se  montra  difficile  et  se  fit 
payer  fort  cher. 

Or,  comme  il  était  à  la  mode  et  faisait  des  visites  à  la  façon 
d'un  simple  homme  du  monde,  il  aperçut  un  jour,  chez  la  du- 


FORT  COMME  LA  MORT  235 

chesse  de  Mortemain,  une  jeune  femme  en  grand  deuil,  sortant 
alors  qu'il  entrait,  et  dont  la  rencontre  sous  une  porte  l'éblouit 
d'une  jolie  vision  de  grâce  et  d'élégance. 

Ayant  demandé  son  nom,  il  apprit  qu'elle  s'appelait  la  com- 
tesse de  Guilleroy,  femme  d'un  hobereau  normand,  agronome  et 
député,  qu'elle  portait  le  deuil  du  père  de  son  mari,  qu'elle  était 
spirituelle,  très  admirée  et  recherchée. 

Il  dit  aussitôt,  encore  ému  de  cette  apparition  qui  avait  séduit 
son  œil  d'artiste: 

Ah  !  en  voilà  une  dont  je  ferais  volontiers  le  portrait. 

Le  mot  dès  le  lendemain  fut  répété  à  la  jeune  femme,  et  il 
reçut,  le  soir  même,  un  petit  billet  teinté  de  bleu,  très  vaguement 
parfumé,  d'une  écriture  régulière  et  fine,  montant  un  peu  de 
gauche  à  droite,  et  qui  disait  : 

«  Monsieur, 

«  La  duchesse  de  Mortemain  sort  de  chez  moi  et  m'assure  que 
vous  seriez  disposé  à  faire,  avec  ma  pauvre  figure,  un  de  vos 
chefs-d'œuvre.  Je  vous  la  confierais  bien  volontiers  si  j'étais 
certaine  que  vous  n'avez  point  dit  une  parole  en  l'air  et  que  vous 
voyez  en  moi  quelque  chose  qui  puisse  être  reproduit  et  idéalisé 
par  vous. 

«  Croyez,  Monsieur,  à  mes  sentiments  très  distingués. 

«  Anne  de  Guilleroy.  » 

Il  répondit  en  demandant  quand  il  pourrait  se  présenter  chez 
la  comtesse,  et  il  fut  très  simplement  invité  à  déjeuner  le  lundi 
suivant. 

C'était  au  premier  étage,  boulevard  Malesherbes,  dans  une 
grande  et  luxueuse  maison  moderne.  Ayant  traversé  un  vaste 
salon  tendu  de  soie  bleue  à  encadrements  de  bois,  blancs  et  or, 
on  fit  entrer  le  peintre  dans  une  sorte  de  boudoir  à  tapisseries  du 
siècle  dernier,  claires  et  coquettes,  ces  tapisseries  à  la  Watteau, 

Iaux  nuances  tendres,  aux  sujets  gracieux,  qui  semblent  faites, 
dessinées  et  exécutées  par  des  ouvriers  rêvassant  d'amour. 
Il  venait  de  s'asseoir  quand  la  comtesse  parut.  Elle  marchait 
si  légèrement  qu'il  ne  l'avait  point  entendue  traverser  l'apparte- 
ment voisin,  et  il  fut  surpris  en  l'apercevant.  Elle  lui  tendit  la 


23G  LA  LECTURE 

Alors,  c'est  vrai,  dit-elle,  que  vous  voulez  bien  faire  mon 
portrait. 

—  J'en  serai  très  heureux,  Madame. 

Sa  robe  noire,  étroite,  la  faisait  très  mince,  lui  donnait  l'air 
tout  jeune,  un  air  grave  pourtant  que  démentait  sa  tète  sou- 
riante, toute  éclairée  par  ses  cheveux  blonds.  Le  comte  entra, 
tenant  par  la  main  une  petite  fille  de  six  ans. 

M'""^  de  Guilleroy  présenta  : 

—  Mon  mari. 

C'était  un  homme  de  petite  taille,  sans  moustaches,  aux  joues 
creuses,  ombrées,  sous  la  peau,  par  la  barbe  rasée. 

11  avait  un  peu  l'air  d'un  prêtre  ou  d'un  acteur,  les  cheveux 
longs  rejetés  en  arrière,  des  manières  polies,  et  autour  de  la 
bouche  deux  grands  plis  circulaires  descendant  des  joues  au 
menton  et  qu'on  eût  dit  creusés  par  l'habitude  de  parler  en 
public. 

Il  remercia  le  peintre  avec  une  abondance  de  phrases  qui  révé- 
lait l'orateur.  Depuis  longtemps  il  avait  envie  de  faire  faire  le 
portrait  de  sa  femme,  et  certes,  c'est  M.  Olivier  Bcrtin  qu'il 
aurait  choisi,  s'il  n'avait  craint  un  refus,  car  il  savait  coml)icn 
il  était  liarcelé  de  demandes. 

Il  fut  donc  convenu,  avec  beaucoup  de  politesses  de  part  et 
d'autre,  qu'il  amènerait  dès  le  lendemain  la  comtesse  à  l'atelier. 
Il  se  demandait  cependant,  à  cause  du  grand  deuil  qu'elle  por- 
tait, s'il  ne  vaudrait  pas  mieux  attendre,  mais  le  peintre  déclara 
qu'il  voulait  traduire  la  première  émotion  rerue  et  ce  contraste 
saisissant  de  la  tête  si  vive,  si  fine,  lumineuse  sous  la  chevelure 
dorée,  avec  le  noir  austère  du  vêtement. 

Elle  vint  donc  le  lendemain  avec  son  mari,  et  les  jours  sui- 
vants avec  sa  fille,  qu'on  asseyait  devant  une  table  chargée  de 
livres  d'images. 

Olivier  Bertin,  selon  sa  coutume,  se  montrait  fort  réservé.  Les 
femmes  du  monde  l'inquiiHaient  un  peu,  car  il  ne  les  connaissait 
guère.  Il  les  supposait  en  même  temps  rouées  et  niaises,  hypo- 
crites et  dangereuses,  fiililes  et  encombrantes.  Il  avait  eu,  chez 
les  femmes  du  demi-monde,  des  aventures  rapides  dues  à  sa 
renommée,  à  son  esprit  amusant,  à  sa  taille  d'athlète  élégant  et 
à  sa  figure  énergique  et  brune.  Il  ks  préférait  donc  et  aimait 
avec  elles  les  libres  allures  et  les  libres  propos,  accoutumé  aux 
mœurs  faciles,  drolatiques  et  joyeuses  des  ateliers  et  des  coulis- 


FORT  CÛMML;  la  mort  237 

SCS  qu'il  fréquentait.  Il  allait  dans  le  monde  pour  la  gloire  et  non 
pour  le  cœur,  s'y  plaisait  par  vanité,  y  recevait  des  félicitations 
et  des  commandes,  y  faisait  la  roue  devant  les  belles  dames  com- 
})limenteuses,  sans  jamais  leur  faire  la  cour.  Ne  se  permettant 
point  près  d'elles  les  plaisanteries  hardies  et  les  paroles  poivrées, 
il  les  jugeait  bégueules,  et  passait  pour  avoir  bon  ton.  Toutes  les 
fois  qu'une  d'elles  était  venue  poser  chez  lui,  il  avait  senti,  mal- 
gré les  avances  qu'elle  faisait  pour  lui  plaire,  cette  disparité  de 
race  qui  empêche  de  confondre,  bien  qu'ils  se  mêlent,  les  artistes 
et  les  mondoins.  Derrière  les  sourires  et  derrière  l'admiration, 
qui  chez  les  femmes  est  toujours  un  peu  factice,  il  devinait  l'ob- 
scure réserve  mentale  de  l'être  qui  se  juge  d'essence  supérieure. 
Il  en  résultait  chez  lui  un  petit  sursaut  d'orgueil,  des  manières 
plus  respectueuses,  presque  hautaines,  et  à  côté  d'une  vanité  dis- 
simulée de  parvenu  traité  en  égal  par  des  princes  et  des  princes- 
ces,  une  fierté  d'homme  qui  doit  à  son  intelligence  une  situation 
analogue  à  celle  donnée  aux  autres  par  leur  naissance.  On 
disait  de  lui  avec  une  légère  surprise  :  «  Il  est  extrêmement 
bien  élevé!  »  Cette  sui'prise,  qui  le  flattait,  le  froissait  en  même 
temps,  car  elle  indiquait  des  frontières. 

La  gravité  voulue  et  cérémonieuse  du  peintre  gênait  un  peu 
M™"  de  Guilleroy,  qui  ne  trouvait  rien  à  dire  à  cet  homme  si  froid, 
réputé  spirituel. 

Après  avoir  installé  sa  petite  fille,  elle  venait  s'asseoir  sur  un 
fauteuil  auprès  de  l'esquisse  commencée,  et  elle  s'efforçait,  selon 
la  recommandation  de  l'artiste,  de  donner  de  l'expression  à  sa 
physioriomie 

Vers  le  milieu  de  la  quatrième  séance,  il  cessa  tout  à  coup  de 
peindre  et  demanda  : 

—  Qu'est-ce  qui  vous  amuse  le  plus  dans  la  vie  ? 
Elle  demeura  embarrassée. 

—  Mais  je  ne  sais  pas!  Pourquoi  cette  question? 

Il  me  faut  une  pensée  heureuse  dans  ces  yeux-là,  et  je  ne  l'ai 
pas  encore  vue. 

—  Eh  bien,  tâchez  de  me  faire  parler,  j'aime  beaucoup  causer. 

—  Vous  êtes  gaie  ? 

—  Très  gaie. 

—  Causons,  Madame. 

Il  avait  dit  «  causons.  Madame  »  d'un  ton  très  grave;  puis,  se 
remettant  à  peindre,  il  tàta  avec  elle  quelques  sujets,  cherchant 


238  LA  LECTURE 

un  point  sur  lequel  leurs  esprits  se  rencontreraient.  Ils  commen- 
cèrent par  échanger  leurs  observations  sur  les  gens  qu'ils  con- 
naissaient, puis  ils  parlèrent  d'eux-mêmes,  ce  qui  est  toujours  la 
plus  agréable  et  la  plus  attachante  des  causeries. 

En  se  retrouvant  le  lendemain,  ils  se  sentirent  plus  à  l'aise,  et 
Bcrtin,  voyant  qu'il  plaisait  et  qu'il  amusait,  se  mit  à  raconter 
des  détails  de  sa  vie  d'artiste,  mit  en  liberté  ses  souvenirs  avec 
le  tour  d'esprit  fantaisiste  qui  lui  était  particulier. 

Accoutumée  à  l'esprit  composé  des  littérateurs  de  salon,  elle 
fut  surprise  par  cette  verve  un  peu  folle,  qui  disait  les  choses 
franchement  en  les  éclairant  d'une  ironie,  et  tout  de  suite  elle 
répliqua  sur  le  même  ton,  avec  une  grâce  fine  et  hardie. 

En  huit  jours  elle  l'eut  compris  et  séduit  par  cette  bonne 
humeur,  cette  franchise  et  cette  simplicité.  Il  avait  complètement 
oublié  ses  préjugés  contre  les  femmes  du  monde,  et  aurait  volon- 
tiers affirmé  qu'elles  seules  ont  du  charme  et  de  l'entrain.  Tout 
en  peignant,  debout  devant  sa  toile,  avançant  et  reculant  avec  des 
mouvements  d'homme  qui  combat,  il  laissait  coulor  ses  pensées 
familières,  comme  s'il  eût  connu  depuis  longtemps  cette  jolie 
femme  blonde  et  noire,  faite  de  soleil  et  de  deuil,  assise  devant  lui, 
qui  riait  en  l'écoutant  et  qui  lui  répondait  gaiement  avec  tant 
d'animation  qu'elle  perdait  la  pose  à  tout  moment. 

Tantôt  il  s'éloignait  d'elle,  fermait  un  o?il,  se  penchait  pour 
bien  découvrir  tout  l'ensemble  de  son  modèle,  tantôt  il  s'appro- 
chait tout  près  pour  noter  les  moindres  nuances  de  son  visage, 
les  plus  fuyantes  expressions,  et  saisir  et  i-endre  ce  qu'il  y  a 
dans  une  figure  de  femme  de  plus  que  l'apparence  visible,  cette 
émanation  d'idéale  beauté,  ce  reflet  de  quel({ue  chose  qu'on  ne 
sait  pas,  l'intime  et  redoutable  grâce  propre  i\  chacune,  qui  fait 
que  celle-là  sera  aimée  éperdumcnt  par  l'un  et  non  par  l'autre. 

Un  après-midi,  la  petite  fille  vint  se  planter  devant  la  toile, 
avec  un  grand  sérieux  d'enfant,  et  demanda  : 

—  C'est  maman,  dis? 

Il  la  prit  dans  ses  bras  pour  l'embrasser,  flatté  de  cet  hom- 
mage naïf  à  la  ressemblance  de  son  œuvre. 

Un  autre  jour,  comme  clic  paraissait  très  tranquille,  on  l'en- 
tendit tout  à  coup  déclarer  d'une  petite  voix  triste: 

—  Maman,  je  m'ennuie. 

Et  le  peintre  fut  tellement  énui  par  cette  première  plainte,  qu'il 
fit  apporter,  le  lendemain,  tout  un  magasin  de  jouets  à  l'atelier. 


FORT  COMME  LA  MORT  239 

La  petite  Annette  étonnée,  contente  et  toujours  réfléchie,  les 
mit  en  ordre  avec  grand  soin,  pour  les  prendre  l'un  après  l'autre, 
suivant  le  désir  du  moment.  A  dater  de  ce  cadeau,  elle  aima  le 
peintre,  comme  aiment  les  enfants,  de  cette  amitié  animale  et 
caressante  qui  les  rend  si  gentils  et  si  capteurs  des  âmes. 

M"®  de  Guilleroy  prenait  goût  aux  séances.  Elle  était  fort 
désœuvrée,  cet  hiver-là,  se  trouvant  en  deuil  ;  donc,  le  monde  et 
les  fêtes  lui  manquant,  elle  enferma  dans  cet  atelier  tout  le  souci 
de  sa  vie. 

Fille  d'un  commeri^ant  parisien  fort  riche  et  hospitalier,  iport 
depuis  plusieurs  années,  et  d'une  femme  toujours  malade  que  le 
soin  de  sa  santé  tenait  au  lit  six  mois  sur  douze,  elle  était 
devenue,  toute  jeune,  une  parfaite  maîtresse  de  maison,  sachant 
recevoir,  sourire,  causer,  discerner  les  gens,  et  distinguer  ce 
qu'on  devait  dire  à  chacun,  tout  de  suite  à  l'aise  dans  la  vie, 
clairvoyante  et  souple.  Quand  on  lui  présenta  comme  fiancé  le 
comte  de  Guilleroy,  elle  comprit  aussitôt  les  avantages  que  ce 
mariage  lui  apporterait,  et  les  admit  sans  aucune  contrainte,  en 
fille  i-éfléchie,  qui  sait  fort  bien  qu'on  ne  peut  tout  avoir,  et 
qu'il  faut  faire  le  bilan  du  bon  et  du  mauvais  en  chaque  situa- 
tion. 

Lancée  dans  le  monde,  recherchée  surtout  parce  qu'elle  était 
jolie  et  spirituelle,  elle  vit  beaucoup  d'hommes  lui  faire  la  cour 
sans  perdre  une  seule  fois  le  calme  de  son  cœur,  raisonnable 
comme  son  esprit. 

Elle  était  coquette,  cependant,  d'une  coquetterie  agressive  et 
prudejite  qui  ne  s'avançait  jamais  trop  loin.  Les  compliments  lui 
plaisaient,  les  désirs  éveillés  la  caressaient,  pourvu  qu'elle  pût 
paraître  les  ignorer  ;  et  quand  elle  s'était  sentie  tout  un  soir  dans 
un  salon  encensée  par  les  hommages,  elle  dormait  bien,  en 
lemme  qui  a  accompli  sa  mission  sur  terre.  Cette  existence,  qui 
durait  à  présent  depuis  sept  ans,  sans  la  fatiguer,  sans  lui  pa- 
raître monotone,  car  elle  adorait  cette  agitation  incessante  du 
monde,  lui  laissait  pourtant  parfois  désirer  d'autres  choses.  Les 
hommes  de  son  entourage,  avocats  politiques,  financiers  ou  gens 
de  cercle  désœuvrés,  l'amusaient  un  peu  comme  des  acteui's  ;  et 
elle  ne  les  prenait  pas  trop  au  sérieux,  bien  qu'elle  estimât  leurs 
fonctions,  leurs  places  et  leurs  titres. 

Le  peintre  lui  plut  d'abord  par  tout  ce  qu'il  avait  en  lui  de 
nouveau  pour  elle.  Elle  s'amusait  beaucoup  dans  l'atelier,  riait 


\ 


240  LA  LECTURE 

de  tout  son  cœur,  se  sentait  s])itituellc,  et  lui  savaitgrcde  l'agrû- 
ment  qu'elle  prenait  aux  séances.  11  lui  plaisait  aussi  parce  qu'il 
était  beau,  fort  et  célèbre  ;  aucune  femme,  bien  qu'elles  préten- 
dent, n'étant  indifférente  à  la  beauté  pliysicpie  et  à  la  gloire 
Flattée  d'avoir  été  remarquée  par  cet  expert,  disposée  à  le  juger 
fort  bien  à  son  tour,  elle  avait  découvert  chez  lui  une  pensée 
alerte  et  cultivée,  de  la  délicatesse,  de  la  fantaisie,  un  vrai 
charme  d'intelligence  et  une  parole  colorée,  qui  semblait  éclairer 
ce  qu'elle  exprimait. 

Une  intimité  rapide  naquit  entre  eux,  et  la  poignée  de  main 
qu'ils  se  donnaient  quand  elle  entrait  semblait  mêler  quelque 
chose  de  leur  cœur  un  peu  plus  chaque  jour. 

Alors,  sans  aucun  calcul,  sans  aucune  détermination  réfléchie, 
elle  sentit  croître  en  elle  le  désir  natui  cl  de  le  séduire,  et  y  céda. 
Elle  n'avait  rien  prévu,  rien  combiné;  elle  fut  seulement  coquette, 
avec  plus  de  grâce,  comme  on  l'est  par  instinct  envers  un  homme 
qui  vous  plaît  davantage  que  les  autres  ;  et  elle  mit  dans  toutes 
ses  manières  avec  lui,  dans  ses  regards  et  ses  sourires,  cette  glu 
de  séduction  que  répand  autour  d'elle  la  femme  en  qui  s'éveille 
le  besoin  d'être  aimée. 

Elle  lui  disait  des  choses  flatteuses  qui  signifiaient  :  «  Je  vous 
trouve  fort  bien,  Monsieur  »,  et  elle  le  faisait  parler  longtemj)s, 
pour  lui  montrer,  en  l'écoutant  avec  attention,  combien  il  lui 
inspirait  d'intérêt.  Il  cessait  de  peindre,  s'asseyait  près  d'elle,  et, 
dans  cette  surexcitation  d'esprit  que  provoque  l'ivresse  déplaire, 
il  avait  des  crises  de  poésie,  de  drôlerie  ou  de  philosophie,  suivant 
les  jours. 

Elle  s'amusait  quand  il  était  gai;  quand  il  était  profontl,  elle 
tâchait  de  le  suivre  en  ses  dévcloi)pements,  sans  y  parvenir  tou- 
jours ;  et  lorsqu'elle  j^ensait  à  autre  chose,  elle  semblait  l'écouter 
avec  des  airs  d'avoir  si  bien  compris,  de  tant  jouir  de  cette  ini- 
tiation, qu'il  s'exaltait  à  la  regarder  l'entendre,  ému  d'avoir 
découvert  une  àmc  fine,  ouverte  et  docile,  en  qui  la  pensée  tom- 
bait comme  une  graine. 

Le  portrait  avançait  et  s'annon^jait  fort  bien,  le  peintre  étant 
arrivé  à  l'état  d'c'-motion  nécessaire  pour  découvrir  toutes  les 
qualités  de  son  modèle,  et  les  exprimer  avec  l'ardeur  convaincue 
qui  est  l'inspiration  des  vrais  artistes. 

Penché  vers  elle,  épiant  tous  les  mouvements  de  sa  figure, 
toutes  les  colorations  de  sa  chair,  toutes  les  ombres  de  la  peau, 


FORT  COMME  LA  MORT  241 

toutes  les  expressions  et  les  transparences  des  yeux,  tous  les 
secrets  de  sa  physionomie,  il  s'était  imprégné  d'elle  comme  une 
époniïc  se  gonfle  d'eau  ;  et  transportant  sur  sa  toile  cette  émana- 
tion de  charme  trou]>lant  que  son  regard  recueillait,  et  qui  cou- 
lait, ainsi  qu'une  onde,  de  sa  pensée  à  son  pinceau,  il  en  demeu- 
rait étourdi,  grisé,  comme  s'il  avait  bu  de  la  grâce  de  femme. 

Elle  le  sentait  s'éprendre  d'elle,  s'amusait  à  ce  jeu,  à  cette  vic- 
toire de  plus  en  plus  certaine,  et  s'y  animait  elle-même. 

Quelque  chose  de  nouveau  donnait  à  son  existence  une  saveur 
nouvelle,  éveillait  en  elle  une  joie  mystérieuse.  Quand  elle  en- 
tendait parler  de  lui,  son  cœur  battait  un  peu  plus  vite,  et  elle 
avait  envie  de  dire,  —  une  de  ces  envies  qui  ne  vont  jamais 
jusqu'aux  lèvres  —  :  «  Il  est  amoureux  de  moi.  »  Elle  était 
contente  quand  on  vantait  son  talent,  et  plus  encore  peut-être 
quand  on  le  trouvait  beau.  Quand  elle  pensait  à  lui,  toute  seule, 
sans  indiscrets  pour  la  troubler,  elle  s'imaginait  vraiment  s'être 
fait  là  un  bon  ami,  qui  se  contenterait  toujours  d'une  cordiale 
poignée  de  mains. 

Lui,  souvent,  au  milieu  de  la  séance,  posait  brusquement  la 
palette  sur  son  escabeau,  allait  prendre  en  ses  bras  la  petite 
Annette,  et  tendrement  l'embrassait  sur  les  yeux  ou  dans  les 
cheveux,  en  regardant  la  mère,  comme  pour  dire  : 

«  C'est  vous,  ce  n'est  pas  l'enfant  que  j'embrasse  ainsi.  » 

De  temps  en  temps,  d'ailleurs,  M"'*  de  Guilleroy  n'amenait  plus 
sa  fille,  et  venait  seule.  Ces  jours-là  on  ne  travaillait  guère,  on 
causait  davantage. 

Elle  fut  en  retard  un  après-midi.  Il  faisait  froid.  C'était  à  la  fin 
de  février.  Olivier  était  rentré  de  bonne  heure,  comme  il  faisait 
maintenant,  chaque  fois  qu'elle  devait  venir,  car  il  espérait 
toujours  qu'elle  arriverait  en  avance.  En  l'attendant,  il  marchait 
de  long  en  large  et  il  fumait,  et  il  se  demandait,  surpris  de  se 
poser  cette  question  poiir  la  centième  fois  depuis  huit  jours  : 
«  Est-ce  que  je  suis  amoureux?  »  Il  n'en  savait  rien,  ne  l'ayant 
pas  encore  été  vraiment.  Il  avait  eu  des  caprices  très  vifs,  même 
assez  longs,  sans  les  prendre  jamais  pour  de  ramoui\  Aujourd'hui, 
il  s'étonnait  de  ce  qu'il  sentait  en  lui. 

L'aimait-il?  Certes,  il  la  désirait  à  peine,  n'ayant  point  réflé- 
chi à  la  possibilité  d'une  possession.  Jusqu'ici,  dès  qu'une  femme 
lui  avait  plu,  le  désir  l'avait  aussitôt  envahi,  lui  faisant  tendre  les 
mains  vers  elle,  comme  pour  cueillir  un  fruit,  sans  que  sa  pensée 
LECT.  —  51  i::  _  iG 


I 


2Î2  LA  LECTURE 

intime  eût  été  jamais  profondément  troublée  par  son  absence  ou 
par  sa  présence. 

Le  désir  de  celle-ci  l'avait  à  peine  effleuré,  et  semblait  blotti, 
caclic  derrière  un  autre  sentiment  plus  puissant,  encore  obscur  et 
à  peine  éveillé.  Olivier  avait  cru  que  l'amour  commençait  par  des 
rêveries,  par  des  exaltations  poétiques.  Ce  qu'il  éprouvait,  au 
contraire,  lui  paraissait  provenir  d'une  émotion  indéfinissable, 
bien  plus  physique  que  morale.  Il  était  nerveux,  vibrant,  inquiet 
comme  lorsqu'une  maladie  germe  en  nous.  Rien  de  douloureux 
cependant  ne  se  mêlait  à  cette  fièvre  du  sang  qui  agitait  aussi  sa 
pensée,  par  contagion.  Il  n'ignorait  pas  que  ce  trouble  venait  de 
M"®  de  Guilleroy,  du  souvenir  qu'elle  lui  laissait  et  de  l'attente 
de  son  retour.  Il  ne  se  sentait  pas  jeté  vers  elle  par  un  élan  de 
tout  son  être,  mais  il  la  sentait  toujours  présente  en  lui,  comme 
si  elle  ne  l'eût  pas  quitté;  elle  lui  abandonnait  quelque  chose  d'elle 
en  s'en  allant,  quelque  chose  de  subtil  et  d'inexprimable.  Quoi? 
Etait-ce  de  l'amour?  Maintenant,  il  descendait  en  son  propre 
cœur  pour  voir  et  pour  comprendre.  Il  la  trouvait  charmante, 
mais  elle  ne  répondait  pas  au  type  de  la  femme  idéale  que  son 
espoir  aveugle  avait  créé.  Quiconque  api^elle  l'amour  a  prévu 
les  qualités  morales  et  les  dons  physiques  de  celle  qui  le  séduira  ; 
et  M""  de  Guilleroy,  bien  qu'elle  lui  plût  infiniment,  ne  lui  parais- 
sait pas  être  celle-là. 

Mais  pourquoi  l'occupait-elle  ainsi,  plus  que  les  autres,  d'une 
façon  différente,  incessante? 

Etait-il  tombé  simplement  dans  le  piège  tendu  de  sa  coquet- 
terie, qu'il  avait  flairé  et  compris  depuis  longtemps,  et,  circon- 
venu par  ses  manœuvres,  subissait-il  l'influence  de  cette  fasci- 
nation spéciale  que  donne  aux  femmes  la  volonté  de  plaire  ? 

Il  marchait,  s'asseyait,  repartait,  allumait  des  cigarettes  et  les 
jetait  aussitôt;  et  il  regardait  à  tout  instant  l'aiguille  de  sa  pen- 
dule, allant  vers  l'heure  ordinaire  d'une  façon  lente  et  immuable. 

Plusieurs  fois  déjà,  il  avait  hésité  à  soulever,  d'un  coup  d'on. 
gle,  le  verre  bombé  sur  les  deux  flèches  d'or  qui  tournaient,  et  à 
pousser  la  grande  du  bout  du  doigt  jusqu'au  cliiffre  qu'elle 
atteignait  si  paresseusement. 

Il  lui  semblait  que  cela  suffirait  pour  que  la  porte  s'ouvrît  et 
que  l'attendue  apparût,  trompée  et  appelée  par  cette  ruse.  Puis 
il  s'était  mis  à  sourire  de  cette  envie  enfantine  obstinée  et  dérai- 
sonnable. 


FORT  COMME  LA  MORT  243 

Il  se  posa  enfin  cette  question  :  «  Pourrai-je  devenir  son 
amant?  »  Cette  idée  lui  parut  singulière,  peu  réalisable,  guère 
poursuivable  aussi  à  cause  des  complications  qu'elle  pourrait 
amener  dans  sa  vie. 

Pourtant  cette   femme  lui  plaisait  beaucoup,  et  il  conclut  : 

«  Décidément,  je  suis  dans  un  drôle  d'état.  » 

La  pendule  sonna,  et  le  bruit  de  l'heure  le  fit  tressaillir,  ébran- 
lant ses  nerfs  plus  que  son  âme.  Il  l'attendit  avec  cette  impa- 
tience que  le  retard  accroît  de  seconde  en  seconde.  Elle  était  tou- 
jours exacte  ;  donc,  avant  dix  minutes,  il  la  verrait  entrer.  Quand 
les  dix  minutes  furent  passées,  il  se  sentit  tourmenté  comme  à 
l'approche  d'un  chagrin,  puis  irrité  qu'elle  lui  fît  perdre  du  temps, 
puis  il  comprit  brusquement  que  si  elle  ne  venait  pas,  il  allait 
beaucoup  souffrir.  Que  ferait-il?  Il  l'attendrait!  —  Non,  —  il  sor- 
tirait, afin  que  si,  par  hasard,  elle  arrivait  fort  en  retard,  elle 
trouvât  l'atelier  vide. 

Il  sortirait,  mais  quand?  Quelle  latitude  lui  laisserait-il?  Ne 
vaudrait-il  pas  mieux  rester  et  lui  faire  comprendre,  par  quelques 
mots  polis  et  froids,  qu'il  n'était  pas  de  ceux  qu'on  fait  poser  ? 
Et  si  elle  ne  venait  pas  ?  Alors  il  recevrait  une  dépêche,  une 
carte,  un  domestique  ou  un  commissionnaire  ?  Si  elle  ne  venait 
pas,  qu'allait-il  faire?  C'était  une  journée  perdue  :  il  ne  pourrait 
plus  travailler.  Alors?...  Alors  il  lirait  prendre  de  ses  nouvelles, 
car  il  avait  besoin  de  la  voir. 

C'était  vrai,  il  avait  besoin  de  la  voir,  un  besoin  profond,  op- 
pressap.t,  harcelant.  Qu'était  cela?  de  l'amour?  Mais  il  ne  se  sen- 
tait ni  exaltation  dans  la  pensée,  ni  emportement  dans  les  sens, 
ni  rêverie  dans  l'âme,  en  constatant  que,  si  elle  ne  venait  pas 
ce  jour-là,  il  souffrirait  beaucoup. 

Le  timbre  de  la  rue  retentit  dans  l'escalier  du  petit  hôtel,  et 
Olivier  Bertin  se  sentit  tout  à  coup  un  peu  haletant,  puis  si 
joyeux,  qu'il  fit  une  pirouette  en  jetant  sa  cigarette  en  l'air. 

Elle  entra;  elle  était  seule. 

Il  eut  une  grande  audace,  immédiatement. 

—  Savez-vous  ce  que  je  me  demandais  en  vous  attendant  ? 

—  Mais  non,  je  ne  sais  pas. 

—  Je  m.e  demandais  si  je  n'étais  pas  amoureux  de  vous. 

—  Amoureux  de  moi  !  vous  devenez  fou  ! 

Mais  elle  souriait,  et  son  sourire  disait  :  «  C'est  gentil,  je  suis 
très  contente.» 


244  LA  LECTURE 

Elle  reprit  : 

—  Voyons,  vous  n'êtes  pas  sérieux;  pourquoi  faites-vous  cette 
plaisanterie  ? 

Il  répondit  : 

—  Je  suis  très  sérieux,  au  contraire.  Je  ne  vous  affirme  pas 
que  je  suis  amoureux  de  vous,  mais  je  me  demande  si  je  ne  suis 
pas  en  train  de  le  devenir. 

—  Qu'est-ce  qui  vous  fait  penser  ainsi? 

—  Mon  émotion  quand  vous  n'êtes  pas  là,  mon  bonheur  quand 
vous  arrivez. 

Elle  s'assit  : 

—  Oh  !  ne  vous  inquiétez  pas  pour  si  peu.  Tant  que  vous  dor- 
mirez bien  et  que  vous  dînerez  avec  appétit,  il  n'y  aura  pas  de 
danger. 

Il  se  mit  à  rire. 

—  Et  si  je  perds  le  sommeil  et  le  manger  ! 

—  Prévenez-moi. 

—  Et  alors  ? 

—  Je  vous  laisserai  guérir  en  paix. 

—  Merci  bien. 

Et  sur  le  thème  de  cet  amour,  ils  marivaudèrent  tout  l'après- 
midi.  Il  en  fut  de  même  les  jours  suivants.  Acceptant  cela  comme 
une  drôlerie  spirituelle  et  sans  importance,  elle  le  questionnait 
avec  bonne  humeur  en  entrant. 

—  Comment  va  votre  amour  aujourd'hui  ? 

Et  il  lui  disait,  sur  un  ton  sérieux  et  léger,  tous  les  progrès  de 
ce  mal,  tout  le  travail  intime,  continu,  profon<l  do  la  tendresse 
qui  naît  et  grandit.  Il  s'analysait  minutieusement  devant  elle, 
heure  par  heure,  depuis  la  séparation  de  la  veille,  avec  une  faron 
l)adinc  de  professeur  qui  fait  un  cours  ;  et  elle  l'écoutait  inté- 
ressée, un  peu  émue,  troublée  aussi  par  celte  histoire  qui  sem- 
blait celle  d'un  livre  dont  elle  était  l'héroïne.  Quand  il  avait  énu- 
méré,  avec  des  airs  galants  et  dégagés,  tous  les  soucis  dont  il 
devenait  la  proie,  sa  voix,  par  moments,  se  faisait  tremblante  en 
cxpi-imant  par  un  mot  ou  seulement  par  une  intonation  l'endolo- 
rissement  de  son  cœur. 

Et  toujours  elle  l'interrogeait,  vibrante  do  curiosité,  les  yeux 
fixés  sur  lui,  l'oreille  avide  do  ces  choses  un  peu  inquiétantes  à 
entendre,  mais  si  charmantes  à  écouter. 

Quelquefois,  en  venant  près  d'elle  pour  rectifier  la  pose,  il  lui 


FORT  COMME  LA  MORT  245 

prenait  la  main  et  essayait  de  la  baiser.  D'un  mouvement  vif  elle 
lui  ôtait  ses  doigts  des  lèvres,  et  fronçant  un  peu  les  sourcils  : 

—  Allons,  travaillez,  disait-elle. 

Il  se  remettait  au  travail,  mais  cinq  minutes  ne  s'étaient  pas 
écoulées  sans  qu'elle  lui  posât  une  question  pour  le  ramener 
adroitement  au  seul  sujet  qui  les  occupât. 

En  son  cœur  maintenant  elle  sentait  naître  des  craintes.  Elle 
voulait  bien  être  aimée,  mais  pas  trop.  Sure  de  n'être  pas  en- 
traînée, elle  redoutait  de  le  laisser  s'aventurer  trop  loin,  et  de  le 
perdre,  forcée  de  le  désespérer  après  avoir  paru  l'encourager. 
S'il  avait  fallu  cependant  renoncer  à  cette  tendre  et  marivau- 
dante amitié,  à  cette  causerie  qui  coulait,  roulant  des  parcelles 
d'amour  comme  un  ruisseau  dont  le  sable  est  plein  d'or,  elle 
aurait  ressenti  un  gros  chagrin,  un  chagrin  pareil  à  un  déchire- 
ment. 

Quand  elle  soi'tait  de  chez  elle  pour  se  rendre  à  l'atelier  du 
peintre,  une  joie  l'inondait,  vive  et  chaude,  la  rendait  légère  et 
joyeuse.  En  posant  sa  main  sur  la  sonnette  de  l'hùtel  d'Olivier, 
son  cœur  battait  d'impatience,  et  le  tapis  de  l'escalier  était  le 
plus  doux  que  ses  pieds  eussent  jamais  pressé. 

Cependant  Bertin  devenait  sombre,  un  peu  nerveux,  souvent 
irritable. 

Il  avait  des  impatiences  aussitôt  comprimées,  mais  fréquentes. 

Un  jour,  comme  elle  venait  d'entrer,  il  s'assit  à  côté  d'elle,  au 
lieu  de  se  mettre  à  peindre,  et  il  lui  dit  : 

—  Madame,  vous  ne  pouvez  ignorer  maintenant  que  ce  n'est 
pas  une  plaisanterie,  et  que  je  vous  aime  follement. 

Troublée  par  ce  début  et  voyant  venir  la  crise  redoutée,  elle 
essaya  de  l'arrêter,  mais  il  ne  l'écoutait  plus.  L'émotion  débor- 
dait de  son  cœur,  et  elle  dut  l'entendre,  pâle,  tremblante,  anxieuse. 

GUV  DE  Maupassant. 
{A  suivre.) 


MARCEL 


(1) 


VI 


Quelques  jours  après,  les  lettres  suivantes  voyageaient  sur  lu 
ruute  de  Paris  : 

Yport,  16  juillet. 
«  Mon  cher  ami, 

«  Fais  expédier  immédiatement  à  Yport,  on  grande  vitesse, 
un  piano,  le  plus  élégant,  le  plus  cher,  le  meilleur  des  pianos. 
Je  t'ouvre  un  crédit  illimité.  Que  cet  envoi  soit  fait  au  nom  de 
M,  Antoine  Journet.  C'est  mon  ami,  le  vieux  pêcheur. 
«  Merci,  et  à  toi. 

«  Marcdl.  » 

Paris,  17  juillet. 

«  Le  piano  est  en    route,  mais  je   demande  l'explication   du 
rébus. 

«  Gerbier.  » 

Yport,  18  juillet, 

('  Voici,  mon  cher  ann*,  l'explication  demandée  : 
«  Lundi  dernier,  la  fantaisie  nous  était  venue,  à  Didier  et  à. 
moi,  d'aller  passer  un  jour  à  Benouville,  un  amour  de  petit  vil- 

(1)  Voir  les  numéros  des  10  et  Ji5  juillet  1889. 


MARCEL  247 

lagc  à  deux  lieues  d'ici.  Le  lendemain,  en  revenant  à  Yport, 
nous  apprenons  que  notre  vieil  ami,  le  père  Antoine,  est  en 
danger  de  mort  ;  il  avait  eu  dans  la  nuit  une  attaque  d'apo- 
plexie. Nous  courons  chez  le  pauvre  cher  homme,  et,  au  chevet 
de  son  lit,  nous  trouvons  installées  M"""  et  M""  de  Treigny.  Le 
père  Antoine  est  un  vieux  sournois  ;  s'il  ne  raconte  pas  ses  campa- 
gnes, il  ne  raconte  pas  davantage  les  actes  de  dévouement  dont 
est  pleine  sa  vaillante  et  laborieuse  existence.  Didier,  qui  cepen- 
dant est  presque  du  pays,  ne  savait  pas  que  le  père  Antoine 
avait  sauvé  la  vie  à  M"*  de  Treigny.  Petite  fille  encore  et  com- 
mençant à  peine  à  nager,  elle  s'était  un  jour  imprudemment 
éloignée  du  rivage  ;  ses  forces  la  trahirent  ;  elle  était  déjà  roulée 
et  emportée  par  les  vagues,  quand  le  père  Antoine,  se  jetant  à  la 
mer,  malgré  ses  soixante-quinze  ans,  avait  d'un  bras  jeune 
encore  arraché  la  pauvre  enfant  à  une  mort  certaine.  Voilà  ce 
que  M"'°  de  Treigny  nous  a  raconté,  et  voilà  pourquoi  elle  était 
accourue  à  la  première  nouvelle  de  la  maladie  du  père  Antoine. 

«  Le  vieux  pêcheur  était  étendu  sur  son  lit,  sans  voix,  sans 
regard,  sans  mouvement  ;  un  sourire  errait  cependant  sur  ses  lè- 
vres essayant  de  nous  remercier  de  notre  présence.  Nous  avons 
passé  près  de  lui  une  partie  de  la  journée  ;  nous  parlions  peu  et 
à  demi-voix.  A  cinq  heures,  une  sœur  de  charité  est  arrivée  de 
Fécamp.  M"^  de  Treigny  et  sa  fille  se  sont  retirées.  Didier  et 
moi,  nous  sommes  partis  quelques  instants  après. 

€  Le  lendemain,  à  une  heure,  nous  nous  retrouvions  tous  les 
quatre  chez  notre  malade,  et  nous  avions  la  joie  de  le  voir  sou- 
riant et  ranimé.  Le  médecin  avait  déclaré  que  l'accident  n'aurait 
pas  de  suites  graves  et  que  notre  vieil  ami,  après  quelques  jours 
de  repos,  serait  rendu  à  sa  vie  ordinaire.  Cette  bonne  nouvelle 
fait  disparaître  toute  tristesse,  la  conversation  s'engage  libre  et 
facile,  je  regarde  et  j'étudie  M"*  de  Treigny  et  sa  fille  de  plus 
près  et  plus  attentivement  que  je  n'avais  pu  le  faire  jusque-là  ; 
bref,  dans  le  cadre  original  de  cette  chaumière  de  pêcheur,  je 
découvre  deux  femmes  charmantes. 

«  Oh  !  oh  !  docteur  Gerbier,  il  ne  faut  pas  ici  prendre  un  air 
de  malice  et  vous  livrer  à  des  suppositions  téméraires.  Je  n'ai  pas 
dit  :  une  femme,  mais  bien  :  deux  femmes,  oui,  deux  femmes 
toutes  deux  également  jolies,  spirituelles,  séduisantes,  et,  qui  plus 
est,  toutes  deux  également  jeunes,  à  ce  qu'il  m'a  paru.  Didier  doit 
se  tromper  quand  il  affirme  qu'il  y  a  là  une  mère  et  une  fille.  Ma 


248  LA  LECTURK 

(.k)ul)lc  admiration  est  donc  parfakcniciit  innocente,  car,  si  en 
grannnairc  denx  néûations  valent  une  aflirmation,  deux  affirma- 
tions, en  amour,  valent  une  négation. 

«  Après  trois  ou  quatre  heures  de  bavardage,  nous  sommes 
partis  tous  les  quatre,  et  tout  naturellement,  en  se  séparant,  on 
s'est  dit  :  à  demain.  C'est  alors  que  l'idée  du  piano  m'est  venue  à 
l'esprit.  Pour(]uoi?  Parce  que  le  tour  de  la  conversation  avait 
oliligé  M"°  de  Treigny  à  avouer  qu'elle  jouait  iiassahlcmcnt  du 
piano.  M"'«  de  Treigny  avait  cru  pouvoir  déclarer  qu'il  y  avait  un 
peu  de  modestie  dans  ce  passablement. 

—  a  Ah  !  si  le  père  Antoine  avait  un  piano  !  s'était  écrié  Di- 
dier. 

—  «  Oui,  mais  il  n'en  a  pas,  avait  répondu  M""^  de  Treigny. 
<r  Les  choses  en  étaient  restées  là. 

ft  Tu  comj)rends  tout  maintenant.  Hier  matin,  arrivée,  débal- 
lage, installation  du  piano.  Il  fallait  voir  les  grands  yeux  du  père 
Antoine,  qui,  assis  dans  son  fauteuil,  près  de  la  fenêtre,  nous  re- 
gardait faire,  Didier  et  moi.  Nous  avons  trouvé  pour  le  piano  une 
belle  place  au  milieu  des  filets  et  des  vieux  meubles  du  pêcheur. 
Le  fier  instrument,  majestueusement  campé  sur  ses  jambes  de 
palissandre  sculpté,  paraissait  surpris,  presque  offensé,  de  se 
trouver  en  si  pauvre  et  si  étrange  compagnie.  A  deux  heures  ces 
dames  sont  entrées.  Coup  de  théâtre  !  M""'  de  Treigny  m'a  accusé 
d'extravagance,  et  M  '"  Marguerite  de  trahison  ;  puis  elle  a  ajouté 
que  jamais,  jamais,  au  grand  jamais,  elle  n'oserait,  devant  moi, 
mettre  les  doigts  sur  un  piano. 

«  Mais  cette  inébranlable  résolution  n'a  pu  tenir  contre  nos 
instances  et  nos  prières  ;  un  quart  d'heure  après,  le  piano  chi 
père  Antoine  était  déclaré  excellent.  Ce  concert  inattendu  a  fait 
émeute  dans  le  village.  La  porte  et  les  deux  fenêtres  de  la  mai- 
sonnette du  père  Antoine  étaient  ouvertes  sur  la  rue.  Tous  les 
enfants  du  pays  sont  arrivés  au  grand  galop  de  leurs  petites 
jumlies  ;  bambins  et  bambines  regardaient  et  écoutaient  ;  c'étaient 
des  cris,  et  des  rires  et  des  joies  !  J'ai  fait  une  distribution  de 
pièces  de  dix  sous,  qui  a  porté  au  coml)le  le  délire  de  cette  jeune 
troupe,  et,  sur  l'invitation  de  Didier,  elle  a  entonné  un  chœur  : 
l'Ane  de  Manjoton,  la  ronde  populaire  du  pays  : 

tjuaiui  Mar;.,'oti'ii  \;i-l-;iu  iiinuliii, 
Le  prend  son  bel  âne  Martin 


MARCEL  2i0 

Le  prend  son  sac,  sa  corde, 
Maritin,  rolin,  digue,  din,  din,  din; 
Le  prend  son  sac,  sa  corde, 
Pour  s'en  aller  au  moulin. 
Ah! 

«  Je  te  fais  grâce  des  vingt  autres  coui)lcts.  Pendant  que  nos 
chanteurs  criaient,  riaient  et  se  démenaient  à  qui  mieux  mieux, 
Mlle  Marguerite  leur  faisait  un  bel  accompagnement  sur  le  piano. 
J'en  ai  encore  les  oreilles  brisées. 

Moulin,  meunier,  n'moudrez-vous  pas  ; 
Vot'moulin  n'est  y  pas  graina; 

Attachez  votre  n'àne 

Maritin,  etc.,  etc. 

«  C'est  le  second  couplet.  Et  voilà  comment  ton  piano  a  fait 
son  début  dans  la  maisonnette  du  père  Antoine. 

A  toi  de  cœur, 

Marcel.  » 


VII 


Une  semaine  suffit  au  rétablissement  du  père  Antoine.  Les 
jours  alors  pour  Marcel  se  suivirent  et  se  ressemblèrent,  faciles, 
heureux,  rapides. 

Marcel  et  Didier  partaient  ensemble  de  grand  matin,  tantôt  à 
pied,  tantôt  en  canot,  tantôt  dans  un  poney-chaise  que  Maixel 
avait  fait  venir  de  Paris  ;  l'arrivée  à  Yport  de  cette  étrange 
petite  voiture  avait  été  un  véritable  événement.  Le  plus  souvent, 
les  deux  amis  emportaient  leur  déjeuner;  ils  choisissaient  quel- 
que ti'ou  dans  les  rochers,  quelque  fen'ne  isolée  perdue  dans  les 
blés  et  les  pommiers,  quelque  clairière  bien  verte  et  bien  tran- 
quille au  milieu  des  bois.  Ils  s'arrêtaient  là.  Didier  dessinait  ;  il  y 
avait  toujours  des  modèles  de  bonne  volonté  :  une  roche,  un  arbre, 
une  vache  ou  un  gamin.  Marcel  lisait,  puis  on  déjeunait  gaiement 
et  de  bel  appétit.  Cela  fait,  on  se  couchait  dans  l'herbe  ou  sur  le 
galet,  et,  après  une  heure  de  demi-sommeil  mêlé  de  rêvei'ies  et  de 
causeries  à  bâtons  rompus,  on  reprenait  le  chemin  d'Yport. 

Didier  rentrait  chez  lui  et  travaillait.  Marcel  allait  chez  M™^  de 


250  LA  LECTURE 

Trcigny.  Marguerite,  le  voyant  venir,  (juittait  son  piano  et  coui'ait 
lui  ouvrir  la  porte  du  salon.  Un  joyeux  sourire  et  mille  questions 
saluaient  Marcel  à  son  entrée.  La  marquise,  qui  lisait  étendue 
sur  une  chaise  longue  près  de  la  fenêtre,  quittait  son  livre  et  ten- 
dait la  main  à  Marcel.  Après  quelques  phrases  échangées,  M'"'  de 
Treigny  prenait  son  ouvrage,  toujours  le  même,  de  gros  bas  de 
laine  qu'elle  tricotait  pour  les  pauvres.  Marguerite  retournait  à 
la  partition  qu'elle  avait  abandonnée  pour  recevoir  Marcel,  et 
celui-ci  allait  et  venait  de  la  fenêtre  au  piano.  On  lui  avait 
découvert  une  foule  de  petits  talents  qui  dormaient  en  lui  et  qui, 
tout  naturellement,  l'occasion  aidant,  s'étaient  réveillés.  Il  dessi- 
nait un  peu  ;  il  avait  un  fdet  de  voix  assez  agréable  et  ne  chantait 
pas  trop  maladroitement  ;  il  avait  même  été  forcé  d'avouer 
qu'étant  enfant  il  avait  pris  quelques  leçons  de  piano,  et  il  en 
était  venu  à  jouer  à  quatre  mains  avec  Marguerite  les  concertos 
d'Haydn  et  les  sonates  de  Beethoven.  Ajoutez  à  cela  mille  occu- 
pations diverses  :  le  roman  nouveau  à  lire  à  haute  voix,  les 
échevcaux  à  dévider,  certain  petit  chien  blanc  que  Marguerite 
adorait  et  avec  lequel  il  fallait  jouer  quand  il  était  de  bonne  hu- 
meur, un  gros  perroquet  gris  qui  était  extrêmement  bavard  et 
aux  questions  duquel  il  fallait  répondre,  le  dé  qui  tombait  toujours 
et  que  toujours  il  fallait  ramasser,  les  pelotons  de  laine  qui  allaient 
sans  cesse  se  perdre  sous  les  meubles  et  qu'il  fallait  retrouver,  et 
bien  d'autres  choses  encore. 

En  somme,  toute  la  besogne  d'un  héros  de  proverbe.  Marcel 
s'en  acquittait  simplement,  gaiement  et  aussi  aisément  que  si 
toute  sa  vie  il  eût  fait  ce  métier  délicat.  Il  était  contiuu(;llement 
en  mouvement,  empressé,  affairé,  très  désireux  de  plaire  et  y 
réussissant  pleinement.  Pour  lui,  entre  ces  deux  femmes,  pas  un 
instant  de  gêne  et  d'ennui.  Toutesdeux  lui  plaisaientégalcinentpar 
des  grâces  et  des  mérites  différents.  De  M""  de  Ti'eigny,  il  aimait 
le  charme  pensif  et  recueilli,  la  beauté  grave,  un  peu  rêveuse,  près 
de  son  déclin,  mais  en  ce  moment  em-ore  dans  tout  son  charme; 
il  aimait  sa  conversation  calme,  sérieuse,  triste  parfois,  mais 
cela  sans  amertume  et  sans  prétention  ;  en  elle  rien  de  faux,  rien 
de  forcé;  sa  mélancolie  était  parfaitement  naturelle;  dès  qu'on 
lui  parlait,  elle  en  sortait  de  bonne  grâce  et  sans  effort,  puis,  aban- 
donnée à  elle-même,  elle  y  revenait  par  une  pente  douce,  à  peine 
sensible.  M"*  de  TroÎLrny  était  une  énigme  pour  Marcel.  Avait-elle 
aimé?  avait-elle  souffert?  était-elle  heureuse?  Que  fallait-il  penser 


MARCEL  251 

de  cette  apparente  tranquillité?  Etait-ce  regret,  bonheur  ou  rési- 
gnation? Marcel  ne  le  savait  pas  et  ne  voulait  pas  le  savoir.  Il 
aurait  p<i  écrire  à  Paris,  s'informer,  demander  ce  que  le  monde 
pensait  et  disait  de  M™^  de  Treigny,  apprendre  quel  rôle  avaient 
réellement  joué  dans  sa  vie  MM.  de  Marsac  et  Grjrîidier.  La  lettre 
de  Maxime  était  bien  vague  à  cet  égard,  et  d'ailleurs  Maxime 
n'était  qu'un  étourdi  sans  cervelle  et  sans  jugement.  Mais,  encore 
une  fois,  Marcel  ne  voulait  pas  déchirer  ce  voile  qui  était  entre 
lui  et  M""*  de  Treigny  ;  elle  lui  plaisait  ainsi  dans  ce  demi-jour  ; 
il  y  avait  là  des  ombres  que  lui-même  voulait  percer  et  dissiper. 
Quant  à  Marguerite,   il  la  voyait  en   pleine  lumière.  Jamais 
jeune  âme  et  beauté  jeune  ne  s'étaient  montrées  à  lui  avec  un 
pareil  abandon  et  dans  un  tel  épanouissement.  C'était  un  printemps 
dans  toute  sa  nouveauté,  un  mois  de  mai  prodigue  de  ses  pre- 
miers parfums  et  de  ses  premières  splendeurs.  Le  bouton  se 
faisait  fleur,  la  petite  fille  devenait  jeune  fdle.  Elle  était  encore 
enfant,  elle  était  déjà  femme.  Ses  grâces  se  développaient  en 
foule,  en  désordre,  au  hasard  ;  il  y  avait  du  bruit  et  du  tapage 
dans  cette  explosion  de  jeunesse.  La  sève  montait  et  bouillon- 
nait, animant  le  regard,  illuminant  le  front,  donnant  au  sourire 
un  charme  nouveau,  faisant  circuler  un  sang  plus  riche  et  plus 
ardent  sous  cette  peau  transparente.  Puis  quelle  joie  et  quelle 
ardeur  de  vivre  !  quelle  ingénuité  et  quelle  franchise  !  Une  âme 
qui  pensait  tout  ce  que  la  bouche  disait,  des  lèvres  qui  répétaient 
tout  ce  qui  était  dans  le  cœuri  Et  qu'y    avait-il  dans  ce  cœur? 
Mille  sentiments  confus,  inexpliqués,  perdus  dans  la  chaste  inno- 
cence. De  là  des  rêveries  et   des  tristesses  d'un  moment,  des 
naïvetés  adorables  et  terribles  et  par  dessus  tout  la  plus  folle  et 
la  plus  piquante  étourderie.  Marguerite  n'était  pas  de  ces  filles 
qui,  dès  leur  première  robe  longue,  sont  préoccupées  et  attristées 
par  cette  pensée  :  trouver  un  mari,  et  le  trouver  riche;  pour  ces 
fiUes-là,  entre  l'enfance  et  la  jeunesse,  pas  de  halte,  pas  de  repos. 
Dès  que  paraît  la  femme,  commence  le  manège  des  airs  sérieux, 
des  sourires  embarrassés  et  des  fausses  pudeurs.  Fortune,  esprit, 
beauté,  Marguerite  avait  tout,  et  sa  mère,   qui  l'adorait,  lui  pev- 
mettait  de  s'abandonner  librement  à  toutes  ses  gaietés  et  à  toutes 
ses  fantaisies.  M™°  de  Treigny  savait  bien  que  les  maris  ne  man- 
queraient pas  et  que  le  jour  viendrait  toujours  trop  vite  où  sa 
lille  lui  serait  enlevée.  Aussi  Marguerite  ignorait-elle  les  phrases 
classiques  :   «  Tenez-vous  droite.  —  Ne  courez  pas  ainsi.  —  Ne 


2Ô2  LA  LECTURE 

riez  pas,  ce  n'est  plus  de  votre  âge.  —  Ne  soyez  pas  familière 
avec  les  jeunes  i^ens,  etc.,  etc.,  etc.  Elle  entrait  dans  la  vie 
comme  un  papillon  dans  un  jardin,  curieuse,  ravie,  éblouie,  ne 
voyant  autour  d'elle  que  des  fleurs  et  des  gazons  et  voltigeant 
joyeusement  sous  le  soleil  et  le  ciel  bleu. 

A  ces  deux  femmes  si  différentes  l'une  de  l'autre,  Marcel  ne 
montrait  pas  le  même  homme.  Il  avait  \ingt  ans  avec  Marguerite, 
il  en  avait  quarante  avec  M™=  de  Treigny. 

Marcel  n'avait  jamais  été  jeune;  en  entrant  dans  la  vie,  il  s'était 
trouvé  dans  une  société  d'hommes  plus  âgés  que  lui,  et  avec  eux 
il  s'était  perdu  dans  la  brutalité  des  plaisirs  faciles.  Il  n'avait 
jamais  été  sous  le  charme  honnête  et  tranquille  d'une  affection 
dégagée  de  toute  pensée  matérielle.  11  découvrait  près  de  Mar- 
guerite tout  un  monde  de  joies  inconnues  ou  dédaignées.  Pour 
plaire  à  une  enfant,  lui-même,  joyeusement,  redevenait  enfant. 
Il  relut  un  soir  la  lettre  de  Paul  de  Brivas,  et  il  fut  forcé  de 
reconnaître  qu'il  y  avait  des  prédictions  fort  exactes  dans  cette 
lettre  qui  d'abord  lui  avait  paru  tout  à  fait  ridicule.  Los  embarras 
réciproques,  les  habitudes  observées,  la  joie  de  recevoir  ou  do 
faire  accepter  une  petite  fleur,  les  écheveaux  à  dévider,  les  bro- 
deries à  dessiner,  tout  cela  s'était  réalisé  et  avait  pris  dans  sa 
vie  une  place  importante.  Marcel  ne  se  rendait  pas  compte  à  lui- 
même  de  ces  impressions  si  nouvelles  pour  lui;  il  ne  cherchait 
pas  à  analyser  le  caractère  de  cette  sympathie  qui  chaque  jour 
insensiblement  le  rapprochait  de  M""  de  Treigny.  La  jeunesse  et 
la  gaieté  de  Marguerite  mettaient  de  la  jeunesse  et  de  la  gaieté 
dans  sa  vie.  C'était  là  ce  qui  lui  apparaissait  avec  évidence,  et 
pour  le  moment  il  ne  désirait  rien  de  plus. 

Il  y  avait  moins  de  naïveté  dans  le  penchant  qui  l'attirait  vers 
M""'  de  Treigny,  et  de  ce  côté  l'homme  qui  avait  vécu,  l'homme 
qui  avait  connu  le  plaisir,  l'homme  enfin  se  retrouvait  par  instants 
dans  .Marcel,  et  avec  une  certaine  vivacité.  C'est  alors  que  M'""  de 
Treigny  aurait  pu  surprendre  dans  les  yeux  de  Marcel  une  ex- 
liression  et  une  ardeur  (jui  ne  se  trouvaient  jamais  dans  les 
innocents  et  paisibles  regards  adressés  à  Marguerite. 

Quand  le  matin,  en  compagnie  de  Didier,  Marcel,  l'esprit  libre 
et  le  cœur  léger,  s'en  allait  marcher  sur  la  falaise,  dans  le  grand 
air  et  sous  le  .soleil,  c'était  toujours  l'image  de  Marguerite  qui  se 
(h'ssinait  et  flottait  devant  sa  pensée.  Mais  lor.sque,  dans  la  nuit, 
Marcel,  .se  réveillant  dans  un  malaise  v.iirue  ci  inexpliqué,  se  trou- 


MARCEL  253 

vait  en  proie  aux  visions  confuses  et  clésonlonnccs  de  l'insonniie, 
CCS  visions  étaient  pleines  du  souvenir  de  M"*"  de  Treigny. 

Cependant,  également  partagé  entre  ces  deux  affections  rpii, 
chaque  jour,  pénétraient  plus  profondément  en  son  cœur,  Marcel 
était  heureux. 


VIII 


Mais,  hélas!  il  n'est  pas  de  plaisir  qui  ne  passe.  Marcel  sentit 
bientôt  que  son  bonheur  était  incomplet.  Le  trouble  et  l'agitation 
entrèrent  dans  sa  vie.  Quand  M"'*  de  Treio-nv  et  Marguerite 
étaient  près  de  lui,  il  s'abandonnait  tout  entier  à  la  joie  de  les 
voir  et  de  les  entendre  ;  mais  il  fallait  les  quitter,  et  c'étaient 
alors  de  longs  accès  de  douleur  et  de  mélancolie.  Les  tristesses 
de  Marcel  n'échappèrent  pas  à  Didier  ;  il  s'en  inquiéta,  et  crut 
devoir  provoquer  les  confidences  de  son  ami. 

—  Marcel,  lui  dit  il  un  soir,  soyez  sincère  et  parlez-moi  à 
cœur  ouvert.  Vous  êtes  amoureux? 

—  Eh  bien  !  oui,  répondit  vivement  Marcel,  je  suis  amoureux, 
mais  je  le  suis  d'une  manière  étrange,  qui  m'étonne,  qui  m'effraye. 
Je  n'aime  pas  l'une  de  ces  deux  femmes,  je  les  aime  toutes  les 
deux  ! 

—  Cela,  mon  cher,  est  une  extravagance.  Vous  n'avez  pas  en- 
core entièrement  dépouillé  le  vieil  homme.  Vous  êtes  arrivé  avec 
un  absurde  parti  pris  contre  l'amour  et  contre  les  femmes.  Il  n'y 
avait  en  vous  que  désillusions,  désenchantements.  Vous  étiez  un 
cœur  de  pierre.  Ce  cœur  de  pierre  s'est  attendri  ;  mais  alors,  par 
un  reste  de  paradoxe,  vous  avez  inventé  je  ne  sais  quelle  pensée 
bizarre  on  partie  double,  passion  qui  n'a  rien  d'humain,  passionqui 
ne  peut  exister,  passion  qui  n'existe  pas.  Vous  êtes  bien  forcé  d'a- 
vouer que  vous  aimez,  —  l'évidence  parle  et  vous  dénonce,  — 
mais  vous  ne  voulez  pas  aimer  comme  tout  le  monde.  Vous  dé- 
clariez que  l'amour  n'avait  jamais  troublé  votre  vie,  et  vous  vous 
plaignez  maintenant  d'être  déchiré  par  lui  de  deux  côtés  à  la  fois 
et  avec  une  égale  violence.  Si  vous  ne  chassez  pas  de  votre  esprit 
cette  folle  imagination,  vous  réussirez  à  vous  rendre  parfaitement 
malheureux. 

—  Je  vous  dis  ce  qui  est. 


254  LA  LECTURE 

—  Non,  cela  n'est  pas.  Celle  de  ces  deux  femmes  que  vous 
aimez  réellement  est  celle  que  le  bon  sens  et  la  raison  vous  per- 
mettent, vous  ordonnent  d'aimer.  Laissez  là  toute  fausse  honte  et 
descendez  en  vous-même.  Vous  y  trouverez  un  sentiment  vrai, 
une  passion  honnête,  et  vous  cesserez  devons  en  défendre  comme 
d'un  crime.  Il  n'est  pas  de  fille  plus  charmante  et  plus  désirable 
que  cette  petite  Marguerite.  Epousez,  mon  cher,  épousez!  Ah! 
c'est  un  dénouement  usé,  rebattu, je  le  sais  bien!  Se  marier  dans 
les  conditions  réglées  par  la  loi,  se  marier  dans  une  affreuse 
mairie,  devant  un  affreux  maire  qui,  la  veille,  a  marié  votre 
tailleur  et  qui,  le  lendemain,  mariera  votre  domestique,  oui,  c'est 
là  une  nécessité  atrocement  vulgaire;  je  ne  le  nie  pas;  mais  que 
voulez- vous  ?  les  aventures  étranges  et  chevaleresques  ne  sont 
plus  de  ce  temps.  Et  après  tout,  ceux  à  qui  ce  prosaïque  dix- 
neuvième  siècle  offre  le  bonheur,  ceux-là  n'ont  pas  trop  le  droit 
de  se  plaindre.  C'est  encore  quelque  chose  que  le  bonheur...  Je 
parle  comme  une  romance,  mais  je  suis  dans  la  raison  et  dans  la 
vérité.  Je  me  serais,  moi,  parfaitement  résigné  à  être  heureux  si 
j'avais  eu  seulement  une  dizaine  de  mille  livres  de  rente.  Il  y  a  de 
par  le  monde  une  charmante  fille  que  j'ai  aimée  de  tout  mon 
cœur  et  qui  aurait  mis  le  bonheur  dans  ma  vie  ;  mais  je  ne  pou- 
vais lui  faire  partager  ma  pauvreté  et  la  jeter  dans  les  hasards 
de  mon  existence;  je  me  suis  enfoncé  dans  le  célibat,  et  je  n'en 
sortirai  plus,  maintenant  que  mes  cheveux  grisonnent  et  que 
j'ai  pris  toutes  les  manies  du  vieux  garçon.  Voilà  ma  confession; 
je  ne  la  ferais  pas  atout  le  monde,  car  bien  des  gens  se  moqueraient 
de  moi  s'ils  savaient  que  j'ai  rêvé  la  douceur  du  pot-au-feu.  Quant 
avons,  que  diable!  soyez  heureux  et  faites  le  bonheur  de  cette 
enfant,  qui  ne  demande  qu'à  vous  aimer.  Donnea-moi  vos  pleins 
pouvoirs,  je  cours  chez  M"*  de  Tivigny,  j'aborde  franchement  la 
question,  et  dans  un  mois  vous  vous  mariez  ici,  sans  tapage  et 
sans  bruit,  dans  la  petite  église  de  notre  village. 

—  Vous  avez  peut-être  raison. 

—  Oui  certainement,  j'ai  raison...  Mais  il  se  fait  tard,  et  je 
rentre  chez  moi  sur  ces  sages  paroles.  Promettez-moi  seulement 
de  renoncer  à  ce  double  marivaudage,  qui  est  une  véritable  folie. 
A  partir  de  demain,  vous  ne  regarderez  plus,  vous  n'écouterez 
plus  que  Marguerite.  Quant  à  M""  de  Trcigny,  j'en  fais  mon 
affaire.  Elle  aime  à  bavarder.  Je  me  sacrifierai.  Je  vais  me  préci- 
piter cette  nuit  dans  les  deux  derniers  numéros  de  la  Revue  des 


MARCEL  255 

Deux  Mondes  et  me  préparer  à  soutenir  héroïquement  toute  espèce 
de  conversation  littéraire,  philosophique,  rehgieuse  et  musicale. 
Je  veux  demain  éblouir  votre  belle-mère,  —  votre  bcllc-mère, 
entendez- vous?  —  par  l'éloquence  et  la  variété  de  mes  discours. 
Au  revoir,  mon  ami,  et  dormez  bien. 

Marcel  dormit  très  mal.  Il  fit  un  rêve  absurde.  Il  épousait  Mar- 
guerite en  pleine  cathédrale.  Les  cierges  étincelaient,  les  orgues 
chantaient,  les  cloches  sonnaient.  Didier,  en  uniforme  de  suisse, 
frappait  régulièrement  de  sa  hallebarde  les  dalles  de  l'église  et 
parcourait  la  nef  en  répétant  :  «  Pour  les  pauvres,  s'il  vous  plaît  !  » 
Le  père  Antoine  officiait  et  prononçait  un  discours  qui  attendris- 
sait tout  l'auditoire.  La  cérémonie  terminée,  les  amis  et  les 
parents  envahissaient  la  sacristie,  et  là,  devant  cinq  cents  per- 
sonnes, Marcel  tombait  aux  genoux  de  M"*  de  Treigny,  en  s'é- 
criant:  «  Il  y  a  erreur,  madame,  c'est  vous  que  j'aime!  » 

Marcel  se  réveilla  dans  ce  malaise  odieux  qui  suit  un  cau- 
chemar. 

—  Au  diable  ces  deux  femmes,  se  dit-il.  C'est  ce  fou  de  Didier 
qui  m'a  mis  en  tête  toutes  ces  extravagances  avec  son  éternel  re- 
frain :  «  Vous  êtes  amoureux  !  vous  êtes  amoureux  !  vous  êtes 
amoureux  !»  Il  a  su  même,  hier  soir,  m'arracher  je  ne  sais  quel 
aveu.  Non,  pardieu,  je  ne  suis  pas  amoureux,  mais  je  crois  que 
je  le  deviendrais  si  je  restais  un  jour  de  plus  dans  ce  maudit  petit 
village. 

Marcel  se  leva  et  ouvrit  une  fenêtre.  Les  étoiles  se  perdaient 
une  à  une  dans  les  lueurs  de  l'aube  naissante.  Les  vents  étaient 
silencieux  et  les  vagues  mouraient  légèrement  sur  le  galet  dans 
un  murmure  presque  insensible.  Marcel  trouva  que  ce  petit  bruit 
était  odieux.  Il  sortit  et  alla  réveiller  Didier  qui,  lui,  avait  dormi 
et  dormait  encore  du  plus  paisible  sommeil. 

—  Eh!  qu'arrive-t-il ?  s'écria  Didier,  surpris  de  cette  visite 
matinale  de  Marcel. 

—  Il  arrive  que  nous  partons. 

—  Pour  Benouville?...  Encore! 

—  Non,  pour  Paris. 

—  Pour  Paris  !  Quelle  folie  ! 

—  C'est  la  chose  la  plus  sérieuse  du  monde. 

—  Aller  à  Paris  en  plein  mois  d'août  ! 

—  Je  vous  invite  à  souper  ce  soir  au  Café  Anglais. 

—  Qu'est-ce  que  vous  dites  ? 


2ÔG  LA  LECTURE 

—  Je  dis  que  je  suis  faticné  de  cette  existence  platonique  et 
contemplative.  J'ai  la  nostalgie  de  Paris.  Je  veux  revoir  le  bou- 
levard des  Italiens,  Orphée  aux  Enfers,  le  petit  nez  de  Muguette, 
l'avenue  de  l'Impératrice  et  le  Chapeau  de  paille  d'Italie.  Je  veux 
ce  soir  manger  des  écrcvisses,  boire  du  vin  de  Champagne  et 
respirer  à  pleins  poumons,  dans  une  atmosphère  étouffante,  les 
parfums  combinés  du  gaz,  des  truffes  et  de  la  poudre  de  riz.  Je 
veux  me  griser  à  fond  et  de  toutes  les  manières.  Et  vous  aussi, 
mon  cher,  vous  vous  griserez  ;  car,  bon  gré,  mal  gré,  je  vous 
emmène. 

—  Jamais  de  la  vie  !  Je  suis  bien  ici,  j'y  reste,  et  j'y  attendrai 
votre  retour. 

—  Je  ne  reviendrai  pas. 

—  Vous  reviendrez.  Vous  n'avez  pas  pu  rester  deux  jours  ù 
Benouville,  vous  ne  pourrez  pas  rester  un  jour  à  Paris. 

—  Ah  !  par  exemple,  je  vous  jure  bien... 

—  Ne  jurez  pas  et  partez,  puisque  c'est  votre  fantaisie,  seu- 
lement permettez-moi  de  vous  dire  au  revoir. 

—  Adieu  ! 

—  Au  revoir  ! 

Une  heure  après,  Marcel  était  sur  la  route  de  Paris.  Une  dé- 
pêche télégra])luqucle  précédait.  Elle  était  adressée  à  Muguette, 
et  ainsi  connue  :  «  Je  serai  ce  soir  à  minuit  au  Café  Anglais  ; 
invitez  vos  amies  et  mes  amis.  » 

Les  amies  et  les  amis  furent  exacts.  Une  trentaine  de  per- 
sonnes en  belle  humeur  fêtaient  à  l'heure  dite  le  retour  de  l'en- 
fant prodigue.  Les  plaisanteries  ne  furent  pas  épargnées  à 
Marcel.  —  Que  diable  faisais-tu  là-bas? — Quelle  était  la  ber- 
gère? —  Il  aimait  la  fille  d'un  vieux  pêclicur  !...  —  Mais  le  père, 
un  brave  marin...  et  mille  autres  facéties  de  ce  genre.  Marcel 
laissa  dire  sans  se  fâcher  et  se  railla  lui-même  de  la  meilleure 
grâce.  Il  mangea  des  écrevisscs,  il  but  énormément  de  vin  de  Cham- 
pagne, il  adressa  à  Mousseline  les  compliments  les  plus  délicats 
et,  à  trois  heures  du  matin,  il  était  parfaitement  gris.  Il  se  jeta 
sur  un  canapé  et  s'abandonna  à  cette  rêverie  vague  qui  accompagne 
une  ivresse  de  boinieconq;)agriie. 

—  Voilà  le  bonheur,  se  disait-il,  le  vrai  bonheur.  J'ai  soupe 
divinement  et  je  me  sens  ab.solument  détaché  des  choses  de  ce 
monde,  mes  amis  jouent  au  baccarat,  Muguette  me  regarde  avec 


MARCEL  257 

une  extrême  bienveillance,  et  Mugiiette  est  une  fort  jolie  per- 
sonne. 

Cette  jolie  personne  quittait  fréquemment  la  table  de  jeu  et, 
venant  à  Marcel:  J'ai  tout  perdu,  lui  disait-elle  d'un  petite  voix 
plaintive.  Marcel  réparait  en  souriant  les  désastres  du  baccarat. 
Il  chargeait  de  mélancolie  et  de  tendresse  les  regards  qu'il  en- 
voyait à  Muguette,  il  faisait  des  efforts  inouïs  pour  la  trouver 
charmante  et  pour  se  persuader  à  lui-même  qu'il  en  était  éper- 
dument  amoureux. 

Mais  voici  que  tout  à  coup,  par  une  étrange  métamorphose, 
Muguette  cessa  d'être  Muguette.  Sa  robe  blanche  très  décolletée 
se  changea  en  une  robe  de  mousseline  rose  bien  connue  de  Marcel. 
Cette  robe  rose  enveloppait  discrètement  de  petites  épaules  fines 
et  délicates.  De  cette  robe  rose  sortait  une  tête  jeune  et  chaste 
qui  ne  garda  pas  le  sourire  provocant  et  la  mine  effrontée  de 
Muguette.  C'était  Marguerite,  Marguerite  elle-même  qui  appa- 
raissait à  Marcel  dans  les  nuages  de  l'ivresse. 

Marc(.'l  se  leva  et  passa  dans  un  petit  salon  voisin  de  la  salle 
de  jeu.  La  partie  était  fort  animée.  La  chance  avait  tourné  et 
Muguette  gagnait.  Personne  ne  s'occupait  de  Marcel.  Il  sonna, 
demanda  une  carafe  et  la  vida  d'un  seul  trait.  Puis  il  descendit 
les  escaliers  quatre  à  quatre,  se  jeta  dans  sa  voiture  et  se  fit  con- 
duire au  chemin  de.  fer.  Un  train  partait  à  six  heures  pour  Fé- 
camp,  et,  à  midi,  Marcel  arrivait  à  Yport.  En  descendant  de  voi- 
ture, il  rencontra  M""*  de  Treigny  et  Marguerite. 

—  D'où  venez-vous?  lui  demanda  la  marquise.  Hier  on  n'a 
pas  entendu  parler  de  vous,  et  vous  reparaissez  avec  un  visage 
de  l'autre  monde. 

—  Un  peu  de  fatigue,  répondit  Marcel.  J'arrive  de  Paris. 

—  De  Paris. 

—  Une  affaire  imprévue... 

—  Rien  de  fâcheux  au  moins. 

—  Non,  madame,  rien  de  fâclieux. 

—  Mais  vous  avez  passé  la  nuit,  grâce  à  ce  voyage  préci- 
pité. 

—  Mon  Dieu  oui,  toute  la  nuit. 

—  Il  faut  vous  reposer. 

—  Me  reposer?  oh!  certainement...  mais  vous  sortez,  vous, 
madame. 

—  Nous  allons  marcher  dans  les  bois. 

LECT.   —  51  IX  —   17 


258  LA  LECTURE 

—  Marcher  dans  les  bois.  Eh  bien,  je  crois  que  rien  ne  me 
reposera  mieux  qu'une  grande  promenade  à  pied  dans  les 
bois. 

—  Vous  croyez  ?  s'écria  Marguerite  en  riant. 

—  J'en  suis  sûr. 

—  Eh  bien  !  venez  alors,  dit  M"®  de  Treigny.  On  ne  vous  la 
refuse  pas,  votre  grande  promenade. 

Marcel  se  sentait  revivre.  Il  ne  chei'cha  pas  à  combattre  la  vé- 
ritable émotion  qui  lui  scri'a  le  cœur  quand  il  revit  ces  allées 
déjà  tant  de  fois  parcourues  et  toutes  pleines  pour  lui  de  milh' 
charmants  souvenirs.  Il  regardait  M""'  de  Treigny.  Il  regardait 
Marguerite.  Il  retrouvait  son  bonheur  et  sa  vie. 

Cependant  Muguctte  rentrait  chez  elle  après  di.K  heures  de 
baccarat.  Elle  avait  gagné  quelques  milliers  de  francs,  et,  mal- 
gré cela,  il  y  avait  un  peu  de  colère  dans  sa  jolie  tète. 

—  Quel  original  que  ce  Marcel!  se  disait-elle.  Partir  ainsi  sans 
crier  gare.  Il  y  a  eu  dans  sa  fuite  quelque  chose  d'iiumiliant  pour 
moi.  C'est  un  fou,  un  véritable  fou,  et  un  maladroit  par  dessus 
le  marché,  car  il  m'avait  bien  prêté  cent  cinquante  louis,  et,  de 
gaieté  de  cœur,  il  a  perdu  rintérct  de  son  argent. 

Ludovic  Halévy, 
do  l'Académie  Française. 
{A  suivre). 


KLÉBEU,  HOCHE  ET  MARCEAU 


J'aime  ces  trois  noms  purs  :  Kléber,  Hoche  et  Marceau, 
Noms  (le  francs  plébéiens  à  voix  mâle  et  sonore, 
Qui  de  la  République  ont  salué  l'aurore, 
Et  d'un  généreux  sang  baptisé  son  berceau. 

La  stratégie  antique  et  sa  froide  routine 
Disparaissaient  devant  l'écharpe  aux  trois  couleurs. 
Ainsi  qu'à  Jeanne  d'Arc  partant  de  Vaucouleurs, 
Un  cœur  sacré  battait  dans  leur  chaude  poitrine. 

Au  printemps  de  la  vie  acclamés  généraux, 
Ces  enrôlés  d'hier,  ces  jeunes  volontaires, 
S'imposaient  au  respect  des  plus  vieux  militaires, 
Et  d'un  geste  évoquaient  un  peuple  de  héros. 

Leurs  soldats  les  suivaient  avec  idolâtrie. 
Au  drapeau  palpitaient  l'Espérance  et  la  Foi. 
Heureux  de  bien  mourir,  car  ils  savaient  pourquoi. 
Ils  expiraient  vainqueurs  au  seuil  de  la  patrie. 

De  Flandre  et  de  Champagne  et  du  pays  Lorrain 
A  grands  pas  comme  en  fête  ils  marchaient  aux  frontières 
Et  réveillaient  en  chœur,  de  leurs  chansons  guerrières. 
Les  plus  vaillants  échos  de  la  Meuse  et  du  Ilhin. 

La  grande  Ere  du  monde  attendait  leur  venue  ; 
Pour  ces  premiers  combats  d'enfants  prédestinés 
Ils  tombaient,  de  lauriers  et  de  fleurs  couronnés, 
Dans  leur  grâce  héroïque  et  leur  gloire  ingénue. 

Et  quelques  ans  plus  tard,  Harold  le  pèlerin, 
Un  fier  poète  errant  qui  venait  d'Angleterre, 
En  s'arrêtant  près  d'eux,  trop  ému  pour  se  taire 
Les  immortalisait  de  son  chant  souverain. 

André  Lemoyng. 


UiN  MOMENT  DE  COLÈRE 


(i) 


III 

On  n'avait  jamais  vu  dans  le  prétoire  une  foule  jikis  nombreuse 
et  plus  Ijrillante.  Le  président  des  assises  s'était  presque  brouillé 
avec  plusieurs  belles  dames  à  qui  il  avait  refusé  des  billets  ;  il 
en  avait  cependant  donné  beaucoup  i)lus  cpril  n'y  avait  de  places 
disponibles,  et  l'ouverture  des  débats  fut  retardée  de  trois  quarts 
d'heure  par  la  difficulté  de  ])lacer  le  public  à  Inllets.  Il  avait  bien 
fallu  réserver  un  certain  espace  pour  le  public  légal,  celui  qui 
entre  après  avoir  fait  queue  ;  on  avait  triplé  l'emplacement  attri- 
bué aux  journalistes,  et  les  syndicats  de  la  presse  se  plaignaient 
encore.  Le  banc  des  avocats  était  envahi  par  des  robes  de  cou- 
leurs plus  claires,  et  il  fallut  employer  la  force  pour  empêcher  des 
femmes  adorables  d'aller  s'asseoir  sur  le  banc  affecté  aux  cri- 
minels. 

Tout  ce  monde  remuait  et  causait  bruyamment  au  lieu  d'ob- 
server la  gravité  silencieuse  qui  convient  à  l'appareil  de  justice  ; 
toute  la  solennité  d'une  salle  d'assises  et  la  perspective  d'une  con- 
damnation cai)itale  ne  suffisent  pas  à  rendre  sérieux  un  public  où 
les  sexes  sont  mélangés. 

L'ordre  se  rétablit  au  moment  où  la  cour  entra  ;  mais,  un  in- 
stant après,  toutes  les  tètes  se  penrhèrent  curieu  cment  en  avant, 
et  l'on  faillit  monter  sur  les  cliais(;s  pour  mieux  voii'  l'accusé,  (jui 
était  introduit,  libre,  entre  deux  gardes.  Le  greffier,  au  milieu 
d'un  grand  silence,  donna  lecture  à  haute  voix  de  l'an'êt  qui  rcii- 

(I)  Voir  lo  num6ro  du  25  juillet  1883. 


UN  momI':nt  de  colliu-:  2G1 

voyait  EscuJierà  la  cour  d'assises  et  de  l'acte  d'accusation.  Pen- 
dant cette  lecture,  on  eut  le  temps  d'observer  l'accusé. 

C'était  un  homme  d'environ  trente-deux  ans,  vêtu  sans  recher- 
che, mais  avec  élégance.  Il  n'avait  pas  cru  devoir  modilier  sa 
tenue  habituelle  et  revêtir  ces  habits  sombres  par  lesquels  beau- 
coup d'accusés  semblent  se  désigner  eux-mêmes  à  la  sévérité  des 
lois  et  se  préparer  à  l'uniforme  des  prisons.  Il  avait  un  pantalon 
gris,  un  gilet  blanc,  une  jaquette  noire  et  une  cravate  de  foulard 
bleu  à  pois  blancs.  Quand  il  se  déganta,  on  remarqua  qu'il  por- 
tait encore  son  alliance, et  plusieurs  personnes  virent  là  une  bra- 
vade. Sa  taille  était  au-dessus  de  la  moyenne  et  indiquait  une 
force  musculaire  peu  comm.une  qui  avait  dû  faciliter  l'accomplis- 
sement de  son  crime.  Ses  cheveux  châtain  foncé  étaient  drus  et 
taillés  en  brosse  ;  il  ne  portait  de  sa  barbe  que  la  moustache,  as- 
sez longue,  et  toute  sa  physionomie,  dure  et  hautaine,  respirait 
une  sauvage  énergie.  Le  rictus  de  ses  lèvres  avait  particulière- 
ment quelque  chose  d'étrange  qui  causait  une  impression  pénible. 
Il  se  tenait  très  droit  et  regardait  en  face,  sans  sourciller,  la 
cour,  le  jury  et  le  public. 

Le  conseiller  qui  présidait  cette  session  d'assises  était  un  homme 
poli  et  bienveillant  qui  s'adressait  toujours  aux  accusés  avec  une 
grande  douceur.  Il  leur  demandait  d'un  air  caressant  tous  les 
renseignements  de  nature  à  les  compromettre  et  les  encourageait 
d'un  sourire  paternel  à  livrer  leur  tête  ;  il  apportait  jusque  dans 
la  lecture  de  l'arrêt  une  grâce  si  exquise  et  une  voix  si  mélodieuse 
qm  plusieurs  condamnés  s'y  étaient  trompés  et  avaient  cru  à  leur 
acquittement.  Homme  du  monde  avant  tout,  il  redoubla  de  pré- 
venances envers  l'accusé  de  distinction  qu'il  avait  devant  lui. 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  avez-vous  des  observations  à  présenter 
sur  la  lecture  que  vous  venez  d'entendre  ? 

—  Oui,  monsieur  le  président,  répondit  Escudier:  c'est  un 
tissu  d'absm^dités. 

—  Nous  allons  vous  entendre  ;  mais  j'ai  le  devoir  de  vous  rap- 
peler qu'il  est  de  votre  propre  intérêt  de  vous  exprimer  avec  mo- 
dération sur  les  actes  de  la  procédure.  Vous  avez  la  parole. 

—  Monsieur  le  président,  messieurs,  je  devais  aller  dîner  avec 
M™*  Escudier  chez  des  amis,  le  mardi  14.  En  attendant  le  moment 
du  départ,  j'écrivais  une  lettre,  lorsque  ma  femme,  qui  était  prête, 
vint  me  chercher  dans  mon  cabinet  ;  elle  s'assit  pendant  que  je 
mettais  l'adresse  et  me  demanda  à  qui  j'écrivais.  Je  lui  répondis 


2Gi  LA  LKOTURE 

que  ma  lettre  n'avait  rien  qui  \>ùi  rintéresser.  Elle  insista  pour 
savoir  à  qui  était  adressée  ma  lettre  et  je  persistai  à  ne  pas  le  lui 
dire.  Elle  se  fâcha  et  me  dit  qu'elle  était  1res  mallicureuse,  que 
je  n'avais  pas  d'égards  pour  elle,  qu'elle  s'était  brouillée  avec  sa 
l'amille  pour  m'épouser,  qu'elle  n'avait  plus  que  moi  au  monde  et 
que  je  me  plaisais  ù  la  faire  souffrir,  que  j'avais  certainement  une 
intrigue,  puisque  je  sortais  quelquefois  sans  elle  et  que  je  lui  ca- 
chais soigneusement  ma  correspondance.  Je  lui  répondis  qu'elle 
s'exagérait  son  malheur  et  mes  torts,  que  je  n'avais  pas  d'autre 
souci  que  de  la  rendre  heureuse,  mais  que  je  croyais  pouvoir 
concilier  cette  constante  préoccupation  avec  le  droit  de  sortir  seul 
et  d'écrire  ou  de  recevoir  des  lettres.  Je  ne  fus  pas  assezheureux 
pour  la  convaincre,  car  elle  s'emporta  violemment,  me  dit  des 
choses  désobligeantes  sur  la  disproportion  de  nos  fortunes  et  me 
déclara  ne  pouvoir  supporter  plus  longtemps  les  conditions  d'exis- 
tence que  je  lui  faisais.  J'opposais  un  grand  calme  à  cet  accès  de 
mauvaise  humeur  :  j'eus  peut-être  le  tort  d'en  sourire.  Alors  sa 
colère  j^rit  un  caractère  encore  plus  aigu,  et  elle  me  dit  qu'elle 
voulait  me  quitter.  Je  lui  répondis  :  «  Ce  sera  comme  il  vous 
plaira.  »  Alors  elle  se  leva,  s'avança  vers  moi  d'un  air  menaçant 
et  me  dit  :  a  Ilépétez  ce  que  vous  venez  de  dire  et  je  m'en 
vais  immédiatement  ;  répétez-le,  osez  donc  le  répéter  !  »  Ce  n'é- 
tait pas  la  première  fois  que  M""*  Escudicr  me  faisait  une  scène 
de  ce  genre  ;  elle  m'avait  déjà  menacé  de  quitter  la  maison,  et  je 
l'avais  calmée  par  des  paroles  affectueuses  ;  mais  la  répétition  de 
cette  menace  m'agaça,  et,  ne  voulant  pas  qu'elle  se  reproduisît 
tous  les  jours,  au  plus  léger  dissentiment,  je  répétai  :  «  Ce  sera 
comme  il  vous  plaira  ».  Elle  sortit  aussitôt  de  mon  cabinet.  J'au- 
rais voulu  attendre  qu'elle  revînt  d'elle-même  ;  mais  ce  débat  avait 
duré  quelques  instants  et  nous  commencions  à  être  en  retard  pour 
le  dîner  ;  je  pris  le  parti  d'aller  la  chercher  :  elle  n'était  pas  dans 
sa  chambre,  et  j'eus  beau  fouiller  toute  la  maison,  je  ne  la  retrou- 
vai pas  :  elle  était  partie.  Je  ne  l'ai  pas  revue  depuis  lors. 

Un  murmure  d'incrédulité  accueillit  ce  récit,  débité  d'une  voix 
uniforme,  qui  ne  laissait  percer  aucune  trace  d'émotion. 

—  ^'^otrc  explication,  reprit  le  président,  aurait  pu  avoir  une 
apparence  assez  vraisemblable  si  elle  s'était  produite  dès  l'ori- 
gine ;  mais  elle  est  bien  tardive  :  vous  avez  eu  tout  le  temps  de 
préparer  une  fable  ingénieuse.  Pouripioi  n'avez- vous  pas,  dès  le 


UN  MOMENT  DE  COLERE  263 

début,  raconté  les  faits  sous  cette  forme  qui  pouvait  alors  sem- 
bler plausible  ? 

—  Je  n'ai  pas  jugé  à  propos  de  mettre  les  domestiques  au  cou- 
rant d'une  discussion  intime,  et  je  croyais  que  M™*  Escudier, après 
quelques  heures  ou  tout  au  moins  quelques  jours  de  réflexion, 
serait  rentrée  à  la  maison. 

—  Vous  auriez  pu  tout  au  moins  leur  dire  qu'elle  était  allée 
faire  un  voyage. 

—  Je  n'avais  aucune  raison  pour  dire  un  mensonge  et  pour 
rendre  des  comptes  à  mes  domestiques. 

—  Soit.  Mais  vous  avez  opposé  le  même  silence  au  commissaire 
de  police  quand  il  est  venu,  dans  l'intérêt  de  l'ordre  public,  sol- 
liciter de  vous  une  explication  qui  mît  fin  à  des  bruits  d'une  ex- 
trême gravité. 

—  Le  commissaire  de  police  s'y  est  mal  pris  ;  il  aurait  dû  dis- 
perser les  attroupements  par  la  force  au  lieu  d'ajouter  foi  à  des 
soupçons  ridicules.  Quand  j'ai  vu  qu'il  n'était  pas  éloigné  d'ac- 
corder une  certaine  créance  à  ces  rumeurs,  il  ne  m'a  pas  plu 
de  me  justifier.  Un  honnête  homme  ne  doit  pas  être  à  la  merci 
de  la  sottise  des  badauds.  Tout  le  quartier  était  ameuté  pour  me 
faire  parler  :  je  n'ai  pas  voulu  donner  raison  au  nombre  contre  le 
droit. 

—  Cette  obstination  était  déjà  singulière,  mais  elle  est  devenue 
tout  à  fait  inexplicable  quand  vous  vous  êtes  trouvé  en  présence 
du  procureur  de  la  République  :  il  ne  s'agissait  plus  alors  de  ce 
que  vous  appelez  la  sottise  des  badauds.  C'était  un  magistrat  qui 
vous  interrogeait. 

—  Il  m'interrogeait  à  titre  officieux,  puisque  je  n'étais  pas  en- 
core l'objet  de  poursuites.  J'avais  donc  le  droit  de  ne  pas  lui 
répondre.  Cependant  je  lui  aurais  répondu,  pour  avoir  la  paix, 
s'il  n'avait  pas  été  insolent  avec  moi. 

—  Comment  !  insolent  ? 

—  Il  ma  dit  que  j'avais  tué  ma  femme.  On  ne  peut  rien  dire  de 
plus  malhonnête.  Vous  avez  le  droit  de  me  le  dire  maintenant, 
monsieur  le  président,  parce  que  je  suis  accusé  dans  les  formes 
légales,  et  je  me  plais  à  constater  que  vous  m'interrogez  poliment. 
Mais,  en  dehors  de  la  procédure,  je  ne  permets  à  personne  de 
me  tenir  un  pareil  langage. 

—  C'est  un  tort.  Je  sais  bien  que  les  jurés  sont  de  braves 
gens,  étrangers  aux  principes  du  droit  et  faciles  à  influencer  j^ar 


2Gi  LA  LECTURE 

la  mise  en  scène;  mais  c'est  trop  compter  sur  leur  crcdulité  que 
de  leur  demander  une  condamnation  pour  assassinat  sans  justi- 
fier du  décès  de  la  victime. 

Ce  fut  malheureusement  sur  celte  réponse  que  fut  clos  l'inter- 
rogatoire, et  il  en  résulta  une  impression  fâcheuse  sur  l'esprit 
des  jurés. 

On  procéda  ensuite  à  l'audition  des  témoins.  Ils  étaient  tous 
à  charge  ;  aucun  témoin  n'avait  été  cité  à  la  requête  de  ia  défense. 
On  entendit  .successivement  les  domestiques  d'Escudier,  les 
parents  et  les  amies  de  Léonorc,  le  commissaire  de  police,  les 
fournisseurs  du  quartier  et  la  couturière  qui  avait  fait  la  sortie 
de  bal.  Sauf  sur  le  fait  du  meurtre,  qui  n'avait  pas  eu  de  témoins, 
toutes  ces  dépositions  furent  accablantes. 

Les  domestiques  ne  croyaient  pas  qu'Escudier  fût  resté  chez, 
lui  jusfju'à  onze  heures  du  soir  :  les  lampes  de  son  cabinet  n'a- 
vaient pas  été  allumées  et  les  bougies  avaient  été  retrouvées 
plus  longues  qu'elles  n'auraient  dû  être  après  avoir  brûlé  quatre 
heures.  Tout  le  monde  avait  remarqué  l'attitude  sournoise  et 
embarrassée  de  l'accusé  pendant  les  journées  qui  avaient  suivi 
le  mardi  14  ;  les  parents  et  les  amies  insistèrent  sur  l'ignorance 
où  ils  avaient  été  laissés  de  la  disparition  de  Léonore  jusqu'au 
jour  où  ils  en  avaient  été  informés  par  le  bruit  public,  et  il  n'y 
eut  qu'une  voix  pour  déclarer  ([ue  M""  Escudier,  honnête  et 
bonne  comme  elle  était,  attachée  à  son  mari  par  une  affection 
qui  ne  s'était  jamais  démentie,  était  incapable,  quel([ues  torts 
qu'il  eût  pu  avoir  et  qu'elle  eût  i)u  lui  supposer,  de  laisser  peser 
sur  lui  une  accusation  injuste. 

Maître  Bondis  tenta  encore  une  fois  de  prendre  la  parole  pour 
relever  des  contradictions  et  des  invraisemblances  dans  ces 
témoignages.  Devant  l'opposition  persistante  de  l'accusé,  il  dut 
renoncer  à  déployer  ses  talents,  et,  voyant  que  chacune  de  ses 
tentatives  était  accueillie  par  des  éclats  de  gaieté  au  banc  des 
avocats  et  jusque  dans  les  rangs  du  public,  il  prit  définitivement 
le  parti  de  se  taire.  (Juoi  qu'il  advînt  du  procès,  c'était  désormais 
pour  lui  une  cause  perdue. 

Enfin  l'avocat  général  se  leva  pour  appuyer  l'accusation. 

L'organe  du  ministère  public,  après  avoir  rappelé  le  soin  qu'avait 
pris  l'accusé  d'éloigner  les  domestiques,  et  l'obscurité  qui  régnait 
sur  l'emploi  de  son  temps,  le  mardi  14,  de  sept  heures  du  soir  à 
trois  heures  du  matin,  (it  remarquer  que,  les  jours  suivants,  au 


•UN  MOMENT   DE  COLKIîE  2G5 

lieu  de  mctti'e  tout  en  mouvement  pour  retrouver  sa  femme, 
comme  cela  eût  été  naturel,  Escudier  avait  fui  la  rencontre  do 
ses  amis  et  de  toutes  1rs  personnes  qui,  dans  l'hypothèse  d'un 
départ,  auraient  pu  lui  fournir  quelques  indications  ;  qu'il  s'était 
renfermé  dans  un  mutisme  obstiné,  avait  fait  de  longues  absences 
pendant  lesquelles  il  avait  sans  doute  cherché  à  s'assurer  que 
rien  ne  pouvait  traliir  le  secret  de  son  crime,  et,  malgré  toutes 
les  apparences  d'un  fang-froid  affecté,  n'avait  pas  réussi  à  cacher 
le  .trouble  de  son  àme  et  les  atteintes  du  remords. 

«  Heureusement  la  juste  explosion  du  sentiment  public  était 
venue  mettre  la  justice  sur  les  traces  du  forfait,  et  ce  que 
l'accusé,  dans  sa  hautaine  jactance,  appelait  de  la  sottise  ou  de 
la  niaiserie,  c'était  la  manifestation  spontanée  de  l'indignation 
générale,  l'expression  légitime  de  cet  instinct  populaire  qui  ne 
se  trompe  jamais. 

ft  En  fallait-il  d'autres  preuves  que  la  découverte  inopinée, 
pour  ainsi  dire  providentielle,  de  la  sortie  de  bal  que  portait  la 
victime  le  jour  de  sa  disparition  ?  On  n'avait  pas  même  essayé 
de  produire  une  supposition  quelconque  pour  expliquer  comment 
ce  vêtement,  dont  l'identité  était  établie  par  des  témoignages 
irrécusables,  avait  pu  se  retrouver  dans  la  Seine. 

«  Et  dès  lors  il  était  facile  de  reconstituer  la  scène  du  meurtre. 
Escudier,  sous  un  prétexte  fallacieux,  avait  entraîné  sa  femme 
sans  méfiance  sur  les  berges  désertes  qui  s'étendent  entre  le 
viaduc  du  Point-du-Jour  et  le  pont  d'Asnières  ;  à  la  faveur  de  la 
nuit  pt  de  l'éloignement  de  toute  habitation,  il  avait  étouffé  ses 
cris,  entravé  ses  mouvements,  et  n'avait  pas  eu  de  peine  à  la 
précipiter  dans  le  fleuve,  dont  les  eaux  n'avaient  pas  encore 
rendu  le  cadavre,  peut-être  lesté  d'un  poids  considérable  ;  mais 
la  pelisse,  mal  atlachce,  avait  roulé  plus  loin  et  constituait  dé- 
sormais une  pièce  à  conviction  plus  que  suffisante. 

«  Le  mobile  du  crime  ?  Mais  il  était  dénoncé,  signé  pour  ainsi 
dire  par  la  victime,  qui,  dans  l'ingénuité  de  son  cœur,  avait  dis- 
posé de  tous  ses  biens  en  faveur  d'un  époux  adoré.  Pouvait-elle 
soupçonner,  la  pauvre  et  charmante  créature,  qu'en  accomplis- 
sant cet  acte  de  généreuse  prévoyance,  elle  allait  d'elle-même 
au-devant  de  la  plus  effroyable  des  morts  :  être  tué  par  ce  qu'on 
aime  ! 

«  C'était  en  vain  que  l'accusé  espérait  en  imposer  à  la  justice 
par  l'attitude  narquoise  et  provocante  qu'il  avait  gardée  depuis 


L 


20G  LA  LECTURE 

les  premiers  pas  de  l'instruction  jusqu'aux  débats  solennels  de 
la  cour  d'assises.  S'il  avait  refusé  de  s'expliquer,  s'il  s'opposait 
à  ce  que  son  avocat  prît  la  parole  et  s'il  gardait  encore  le  silence 
sur  les  points  les  plus  essentiels  de  la  cause,  c'est  qu'il  se  rendait 
compte  du  danger  auquel  pouvait  l'exposer  le  moindre  écart  de 
langage.  Mais  la  sagesse  du  jury  ne  se  laisserait  pas  égarer  par 
cette  vaine  tactique. 

«  Il  n'y  avait  qu'un  témoignage  qui  pût  sauver  Escudier  de 
l'accusation  terrible  qui  pesait  sur  lui  :  c'était  celui  de  M'""  Es- 
cudier. Un  monstre  ne  l'aurait  pas  refusé  dans  une  circonstance 
pareille,  et  si  M"^^  Escudier,  dont  personne  n'avait  contesté  les 
hautes  vertus,  ne  venait  pas  elle-même  crier  contre  l'accusation, 
c'est  qu'elle  avait  cessé  de  vivre.  La  justice  des  hommes  ne  pou- 
vait avoir  trop  de  rigueur  pour  un  crime  accompli  dans  d'aussi 
odieuses  conditions.  » 

La  réponse  d' Escudier  est  assez  courte  pour  pouvoir  être  re- 
produite en  entier  : 

«t  Messieurs  les  jurés,  le  hasard  du  tirage  au  sort  ;i  réuni  sur 
votre  banc  douze  citoyens  étrangers  les  uns  aux  autres,  appar- 
tenant aux  professions  et  aux  classes  les  plus  diverses,  générale- 
ment occupés  de  tout  autre  chose  que  de  psychologie  criminelle 
et  mal  préparés  sans  doute  à  discerner  le  vrai  du  faux,  au  milieu 
des  habiletés  d'un  ministère  public  longuement  exercé  et  sous 
l'impression  d'un  appareil  judiciaire  qu'on  se  plaît  à  rendre 
solennel  pour  frapper  vos  imaginations.  Vous  seriez  donc  bien 
excusables  s'il  vous  arrivait  parfois  d'acquitter  des  criminels  ou 
de  condamner  des  innocents.  Mais  l'aiïaire  qui  vous  est  soumise 
aujourd'hui  est  trop  simple  pour  que  votre  conscience  puisse 
s'égarer,  et  il  ne  vous  faudra  pas  de  grands  efforts  do  bon  sens 
pour  écarter  une  accusation  à  laquelle  manque  le  premier  élé- 
ment de  vraisemblance. 

«  On  vous  demande  de  déclarer  que  j'ai  tué  ma  femme,  et  l'on 
est  dans  l'impossibilité  de  représenter  le  cadavre  ou  même  un 
seul  morceau  du  cadavre  de  ma  prétendue  victime.  On  n'est 
seulement  pas  en  mesure  de  faire  dresser  son  acte  de  décès,  dr, 
sorte  que,  si  je  voulais  me  remarier  aujourd'hui,  l'officier  de 
l'état  civil  refuserait  de  procéder  à  la  célébration  en  alléguant 
que  je  ne  suis  pas  veuf,  alors  qu'un  autre  représentant  de  la  loi 
m'impute  la  mort  de  ma  femme.  Il  y  a  là  une  contradiction  (jui 
n'échappera  pas  à  votre  sagacité.  Je  vous  prie  donc  de  me  ren- 


UN  MOMENT  DE  COLÈRE  2G7 

dre  promptcmeut  à  mes  affaires  et  de  retourner  aux  vôtres.  » 
Ce  discours  était  d'une  incroya])le  maladresse  :  il  laissait  per- 
cer pour  l'institution  du  jury  une  sorte  de  mépris  que  l'accusé 
aurait  dû,  au  contraire,  s'attacher  soigneusement  à  dissimuler. 
L'avocat  général  profita  de  cette  faute:  il  se  garda  bien  d'uçcr 
de  son  droit  de  réplique  et  laissa  clore  les  débats  pour  que  le 
jury  délibérât  sous  cette  impression. 

IV 

Bien  qu'Escudier  n'eût  réclamé  le  concours  de  personne,  il 
avait  des  amis  et  des  parents  qui  n'avaient  pu  le  voir  sous  le 
coup  d'une  accusation  sans  se  préoccuper  de  le  sauver.  Les  uns 
étaient  convaincus  de  son  innocence,  les  autres  ne  savaient  trop 
que  penser;  mais  tous  crurent  qu'il  était  du  devoir  de  l'amitié 
de  venir  à  l'aide  de  l'accusé,  innocent  ou  counable.  Ils  auraient 
voulu  se  faire  citer  comme  témoins  à  décharge  afin  d'avoir  l'oc- 
casion d'attester  leur  estime  et  leur  sympathie  pour  Escudicr, 
l'honorabilité  de  sa  vie  antérieure  et  plusieurs  faits  de  nature  à 
jeter  un  jour  favorable  sur  son  caractère  ;  mais  l'accusé  n'avait 
voulu  faire  citer  personne. 

Aussitôt  qu'ils  connurent  la  liste  de  trente-six  jurés  qui  pou- 
vaient être  appelés  à  siéger  dans  l'affaire,  ils  résolurent  de  tenter 
une  démarche  auprès  de  ceux  des  jurés  qui  seraient  de  leur  monde. 
Il  se  trouva  justement  que  l'un  des  jurés,  M.  Michelin,  grand 
industriel,  avait  eu  des  relations  personnelles  avec  Escudier  : 
c'était  une  circonstance  qui  pouvait  avoir  le  plus  heureux  effet, 
car  on  sait  que,  dans  les  délibérations  d'un  jury,  il  suffit  souvent 
qu'un  membre  prenne  la  parole  le  premier  et  soutienne  une  opi- 
nion, pour  avoir  les  plus  grandes  chances  d'entraîner  la  conviction 
de  ses  collègues. 

On  alla  trouver  confidentiellement  M.  Michelin,  non  pas  dans 
le  dessein  de  peser  sur  sa  conscience,  mais  pour  appeler  son 
attention  sur  les  points  importants  qui  pourraient  être  dénaturés 
ou  tenus  dans  l'ombre  au  cours  des  débats  et  pour  le  mettre  en 
garde  contre  les  préventions  qui  se  feraient  jour  autour  de  lui. 

M.  Michelin  n'avait  pas  encore  été  juré,  et  il  désirait  depuis 
longtemps  avoir  l'occasion  de  remplir  cette  mission,  qui  est  la  plus 
haute  et  la  plus  difficile  des  obligations  civiques,  en  même  temps 
qu'elle  constitue  la  plus  lourde  des  responsa])ilités.   Il  accueillit 


2ù8  LA  LECTURE 

avec  une  extrême  réserve  et  avec  un  peu  de  hauteur  la  dcmar- 
clie  qui  était  faite  auprès  de  lui.  lise  rappelait  avoir  connu  Escu- 
dier,  Lien  qu'il  ne  l'eût  pas  vu  depuis  quelque  temps;  mais  toat 
ce  qu'on  put  obtenir  de  lui,  ce  fut  la  promesse  qu'il  examinerait 
avec  le  soin  le  plus  scrupuleux  toutes  les  circonstances  de  la  cause 
et  qu'il  s'inspirerait  à  la  fois  de  la  justice  et  de  l'équité. 

Le  matin  de  l'affaire,  on  attendit  avec  impatience  le  tirage  au 
sort  qui  devait  désigner  les  douze  jurés  auxquels  serait  remis  le 
sort  d'Escudier.  Le  nom  de  M.  Michelin  sortit.  C'était  d'un  bon 
augure. 

Les  autres  jurés  étaient  un  architecte,  un  marchand  de  vin,  un 
chef  de  bureau  en  retraite,  un  herboriste,  un  cafetier,  un  proprié- 
taire, un  commandant  de  l'armée  territoriale,  un  charcutier,  un 
ébéniste,  un  crémier  et  un  professeur  de  danse. 

Ce  fut  l'herboriste  qui  se  plaignit  le  premier  de  l'inconcevable 
attitude  de  l'accusé,  et,  aussitôt  que  cette  corde  eut  été  touchée, 
il  y  eut  une  sorte  de  haro  contre  Escudier. 

l'iusicurs  jurés  relevèrent  avec  amertume  ce  qu  il  y  avait  de 
blessant  dans  le  discours  qu'il  avait  prononcé  :  s'il  avait  cru 
intimider  le  jury  par  ses  sarcasmes  et  son  air  de  supériorité,  il 
s'était  étrangement  abusé  :  on  pouvait  appartenir  à  des  profes- 
sions et  même  à  des  classes  différentes  et  se  rencontrer  dans  un 
sentiment  commun  quand  il  s'agissait  dose  prononcer,  en  àmect 
conscience,  sur  la  réalité  d'un  fait.  Les  jurés  n'étaient  pas  assez 
simples  pour  se  laisser  éblouir  par  l'élociucnce  d'un  avocat  géné- 
ral ou  i)ar  l'apparat  de  la  justice;  mais  ils  ne  devaient  pas  non 
plus  tomber  dans  les  pièges  que  leur  tendait  l'aristocratique 
dédain  d'un  coupable  astucieux.  Il  n'était  pas  besoin  d'avoir  fait 
des  études  spéciales  sur  la  psychologie  criminelle  pour  faire  la 
distinction  entre  un  honnête  homme  injustement  accusé  qui  se 
serait  récrié,  aurait  protesté  avec  indignation,  oùt  su  trouver  des 
accents  émus  pour  parler  de  son  mallu-ur,  et  un  homme  vicieux, 
corrompu  jusqu'à  la  moelle,  qui  répondait  avec  une  perverse 
désinvolture  aux  pressantes  objurgations  de  la  conscience  publi- 
que et  se  défendait  avec  une  assurance  et  une  méthode  mille  fois 
plus  compromettantes  que  le  trouble  et  l'incohérence.  Il  n'était 
pas  jusqu'à  l'argument  sur  lequel  l'accusé  prétendait  étayer  sa 
défense  qui  ne  semblât  une  outrageante  ironie.  C'était  se  moquer 
de  la  justice  que  de  réclamer  la  production  de  l'acte  de  décès 
quand  ou  en  avait  soi-même  rendu  la  dô.-laralion  impossible  en 


UN  MOMEiNT  DE  COLÈRE  209 

faisant  disparaître  le  corps  dont  il  aurait  fallu  constater  l'iden- 
tité. 

Quand  M.  Michelin  vit  la  tournure  que  prenait  la  délibération, 
il  pensa  que  c'était  le  cas  d'intervenir  pour  combattre  le  déplo- 
rable effet  d'une  défense  mal  inspirée  et  pour  ramener  les  esprits 
à  une  appréciation  plus  calme  des  faits  matériels.  Mais,  au 
moment  d'entrer  dans  cette  voie,  il  se  mit  en  garde  contre  la  i^ar- 
tiale  indulgence  que  pouvaient  lui  suggérer  ses  anciennes  rela- 
tions avec  l'accusé;  il  craignit  de  faire  fléchir  l'impérieux  devoir 
de  lajustice  sociale  devant  les  faiblesses  d'une  sympathie  person- 
nelle ;  il  ne  voulut  pas  faillir  à  la  redoutable  magistrature  dont 
il  était  investi-  par  la  loi,  il  se  dit  que,  son  inclination  naturelle 
étant  d'un  côté,  son  devoir  était  nécessairement  de  l'autre.  Il  garda 
le  silence. 

Le  jury  entra  alors  dansl'examen  détaillé  des  faits,  et  au  cours 
de  la  discussion  qui  s'ouvrit  sur  la  première  question  :  a  L'accusé 
est-il  coupable?  «  les  opinions  individuelles  se  firent  connaître. 
D'après  les  arguments  produits  de  part  et  d'autre,  il  était  aisé  de 
se  rendre  compte  de  la  conviction  de  chacun  des  membres  du 
jury. 

M.  Michelin  constata  avec  un  sentiment  d'angoisse  qu'il  y  avait 
si.K  jurés  convaincus  de  la  culpabilité  d'Escuxlier;  cinq  autres  se 
prononçaient  nettement  pour  le  défaut  de  preuves,  c'est-à-dire  en 
faveur  de  l'acquittement.  Il  était  le  douzième  :  c'était  de  sorf  vote 
qu'allait  dépendre  le  verdict.  S'il  déclarait  :  «  Non,  l'accusé  n'est 
pas  coupable  »,  il  n'y  avait  pas  de  majorité.  On  était  six  contre 
six.  Escudier  était  acquitté.  Si  au  contraire  il  disait  oui,  Escu- 
dier  était  condamné,  à  la  majorité  de  sept  voix  contre  cinq. 

Ce  fut  un  moment  solennel.  Dans  le  cours  de  sa  carrière  indus- 
trielle, de  sa  vie  de  famille  et  dans  l'exercice  de  ses  dx'oits  poli- 
tiques, M.  Michelin  avait  eu  à  assumer  à  plusieurs  reprises  de 
graves  responsabilités;  jamais  il  ne  s'était  trouvé  en  présence 
d'une  conjoncture  aussi  poignante.  Condamner  un  ami,  n'était-ce 
pas  le  plus  cruel  des  supplices  ?  L'acquitter,  n'était-ce  pas  trahir 
le  plus  saint  des  mandats,  céder  à  une  lâche  complaisance  pour 
des  affections  privées  ou  des  recommandations  indiscrètes  ? 

Il  aurait  fallu  faire  abstraction  de  tous  ces  éléments  de  déci- 
sion et  s'inspirer  exclusivement  des  faits  acquis  au  procès  ;  mais 
ces  faits  disparaissaient  presque  au  milieu  des  graves  problèmes 
qui  agitaient  la  conscience  de  M.  Michelin.  A  vrai  dire,  il  ne  sa- 


270  LA  LECTURE 

vait  pas  si  Escudier  était  innocent  ou  coupable  ;  il  no  se  rappe- 
lait plus  ni  les  événements  ni  les  arguments  :  le  combat  qui  se 
livrait  ilans  son  âme  avait  un  objet  supérieur.  Il  s'agissait  de 
savoir  qui  l'emporterait,  des  sentiments  les  plus  chers  de  l'iiomme 
ou  des  devoirs  les  plus  sacrés  du  citoyen. 

Quand  on  dépouilla  le  vote,  il  se  trouva  sept  bulletins  qui 
déclaraient  l'accuse  coupable. 

La  discussion  s'ouvrit  ensuite  sur  l'admission  des  circonstances 
atténuantes.  M.  Michelin  prit  le  premier  la  parole  pour  les  faire 
admettre  :  son  premier  vote  lui  pesait,  il  avait  à  cœur  d'en  atté- 
nuer l'effet  dans  la  mesure  compatil)le  avec  son  devoir,  et  reculait 
devant  l'idée  de  l'expiation  suprême.  L'admission  des  eircon- 
stances  atténuantes  répondait  d'ailleurs  à  la  répulsion  qu'il  avait 
toujours  professée  pour  l'application  de  la  peine  de  mort. 

On  lui  répondit  que,  d'après  les  dispositions  expresses  de  la 
loi,  les  jurés  manquent  à  leur  premier  devoir  lorsque,  pensant 
aux  dispositions  des  lois  pénales,  ils  considèrent  les  suites  que 
pourra  avoir,  par  rapport  à  l'accusé,  la  déclaration  qu'ils  ont  à 
faire.  En  fait,  on  faisait  remarquer  que,  l'accusé  étant  reconnu 
coupable  d'avoir  assassiné  sa  femme,  il  était  diflicile  de  trouver, 
soit  dans  la  personne  de  l'accusé,  soit  dans  l'accomplissement  du 
crime,  une  circonstance  quelconque  de  nature  à  atténuer  la  cul- 
pabilité. 

Mais  cette  opinion  extrême  ne  prévalut  pas;  ceux  mêmes  qui 
l'avaient  soutenue  finirent  par  reconnaître  que  la  non-découverte 
du  cadavre,  sans  constituer  à  propi'ement  parler  des  circonstances 
atténuantes,  devait  cependant  en  faciliter  l'admission,  et  ce  fut 
à  l'unanimité  que  l'accusé  obtint  ce  bénéfice. 

A  la  reprise  de  l'audience,  Escudier  fut  ramené  pour  entendre 
la  déclaration  du  jury,  qui  fut  accueillie  dans  la  salle  par  des 
applaudissements  aussitôt  réprimés.  Il  ne  broncha  pas.  Sur  la 
demande  du  président,  il  déclara  n'avoir  rien  à  dire  sur  l'appli- 
cation de  la  peine,  et,  conmie  tous  les  condamnés,  protesta  encore; 
une  fois  de  son  innocence.  Le  président  annonça  que  la  cour 
allait  se  retirer,  pour  délil)érer,  dans  la  chambi'c  du  conseil. 

A  ce  moment,  un  tumulte  se  produisit  à  la  porte  d'entrée  des 
billets  réservés.  Au  même  instant,  l'huissier  de  la  cour  remet- 
tait un  billet  au  président,  et  celui-ci  avait  à  peine  eu  le  temps 
d'en  prendre  connaissance  quand  les  rangs  des  assistants  s'ou- 
vrirent pour  laisser  passer  une  jeune  femme  élégante  et  très 


UN  MOMENT  DE  COLÈRE  271 

émue  qui  s'avança  jusque  dans  l'espace  laissé  vide  devant  la  cour 
en  disant  : 

—  C'est  moi  qui  suis  la  victime. 

—  Léonore  !  s'écria  joyeusement  Escudier. 

—  Gustave  !  répondit-elle. 

Ils  voulaient  se  jeter  dans  les  bras  l'un  de  l'autre  ;  de  sévères 
municipaux,  esclaves  d'une  consigne  aveugle,  les  en  empêchèrent. 
Cet  incident  jeta  la  plus  grande  perturbation  dans  la  procédure. 
Le  public,  avec  la  moljilité  qui  lui  est  propre,  eut  un  revirement 
complet  et  se  déclara  hautement  en  faveur  de  l'accusé  :  les  jurés 
avaient  une  attitude  piteuse  qui  faisait  mal  à  voir  ;  les  avocats 
s'esclaffaient  de  rire,  et  la  cour  elle-même  était  visiblement 
troublée. 

Cependant  le  président  ne  perdit  pas  la  tête  et,  quand  il  eut 
obtenu  le  silence,  il  exposa  clairement  la  situation. 

Le  verdict  du  jury  était  pi'oclamé  et  ne  pouvait  être  soumis  à 
aucun  recours.  La  déclaration  de  culpabilité  était  donc  irrévo- 
cable. Seulement,  l'arrivée  de  M""^  Escudier  constituait  un  élé- 
ment nouveau  dont  il  pouvait  y  avoir  lieu  de  tenir  compte,  dans 
une  large  mesure,  pour  l'application  de  la  peine. 

En  conséquence,  le  président  ordonna,  en  vertu  de  son  pou- 
voir discrétionnaire,  que  le  témoin  serait  entendu,  à  titre  de  ren- 
seignements. 

Il  fallait  d'abord  constater  l'identité  de  la  personne  qui  se  pré- 
sentait ;  sa  déclaration  et  celle  de  l'accusé,  qui  pouvaient  avoir 
été  ctmcertées,  n'offraient  pas  une  garantie  suffisante.  On  fit 
revenir  les  témoins,  et  ils  furent  unanimes  à  reconnaître  que 
c'était  bien  M™*  Escudier  qui  était  devant  eux. 

Après  cette  constatation,  Escudier,  dont  le  mauvais  caractère 
ne  se  démentit  pas  môme  dans  cette  extrémité,  prétendit  que  sa 
femme  n'avait  pas  de  déposition  à  faire  et  qu'elle  ne  devait  compte 
qu'à  lui  de  l'emploi  de  son  temps  pendant  cette  absence.  Mais  la 
curiosité  du  public  était  à  ce  point  surexcitée  qu'il  y  aurait  eu  de 
graves  désordres  à  craindre  si  l'audience  avait  été  levée  dans  ces 
conditions.  M""®  Escudier,  invitée  à  s'expliquer,  déposa  en  ces 
termes  : 

—  J'étais  outrée  du  sang-froid  avec  lequel  mon  mari,  lorsque  je 
lui  avais  parlé  de  m'en  aller,  m'avait  répondu  :  «  Ce  sera  comme 
il  vous  plaira  ».  Je  le  défiai  de  répéter  cette  phrase,  pensant  qu'il 
ne  la  répéterait  pas.  Il  la  répéta.  Je  rentrai  dans  ma  chambi-e 


272  LA  LECTrRE 

pour  prendre  mou  porte-monnaie  et  je  sortis  immédiatement  de 
la  maison  dans  un  moment  de  colère. 

«  Une  fois  dehors,  je  ne  savais  plus  que  faire.  Je  ne  pouvais 
pas  retourner  auprès  de  ma  famille,  que  je  n'avais  pas  vue  depuis 
mon  mariage,  et  je  ne  voulais  pas  aller  chez  aucune  de  mes  amies 
parce  qu'elles  auraient  essayé  d'amener  une  réconciliation  que 
j'étais  résolue  à  ne  pas  accepter. 

«  Je  me  décidai  à  me  réfugier  chez  ma  nourrice,  qui  est  mariée 
à  un  pêcheur  dans  un  petit  village  sur  la  côte  de  Normandie  ; 
je  me  fis  conduire  à  la  gare  Saint-Lazare  :  mais,  en  prenant  mon 
billet,  je  m'aperçus  que  ma  toilette  ne  convenait  pas  à  un  voyage 
en  chemin  de  fer  et  à  un  séjour  dans  un  village  de  pauvre  marins. 
Il  ne  me  restait  que  quehpies  minutes  avant  le  départ  du  train  ; 
je  n'avais  pas  le  temps  de  me  composer  un  trousseau,  mais  j'a- 
chetai dans  un  magasin  de  la  place  du  Havre  un  waterproof  et 
une  capeline.  J'étais  ainsi  couverte  de  la  tête  aux  pieds  et  je  pou- 
vais voyager  ;  pour  le  reste,  j'avais  le  temps  d'y  penser.  Dans  le 
compartiment  des  dames  seules  il  n'y  avait  que  moi.  Ma  sortie  de 
bal  me  gênait.  Je  reconnus,  au  roulement  du  train,  que  nous  étions 
sur  un  pont  ;  j'abaissai  la  glace  de  la  portière,  je  roulai  ma 
pelisse  et  je  la  lançai  dans  la  Seine. 

«  Au  bord  de  la  mer,  j'ai  longtemps  réfléchi.  Tous  les  jours 
j'avais  envie  d'écrire  à  mon  mari  ;  mais  lui  écrire,  c'était  revenir. 
J'avais  toujours  fait  le  premier  pas  vers  la  réconciliation  à  la 
suite  dos  petites  discussions  que  nous  avions  eues  ;  je  ne  voulais 
plus  le  faire.  Je  me  <lisais  bien  ({ue,  pour  qu'il  vînt  me  chercher, 
il  fallait  au  moins  qu'il  sut  où  j'étais;  mais  je  ne  pouvais  le  lui 
faire  savoir  sans  avoir  l'air  de  revenir  la  première  ;  lui  écrire  où 
j'étais,  c'eût  été  lui  dire  de  venir  me  retrouver.  Je  ne  voulais  pas. 
Je  pensais  bien  que  cette  situation  ne  pourrait  toujours  diu-er, 
mais  je  ne  voyais  pas  de  mal  à  ce  qu'elle  se  prolongeât  ;  je  me 
calmais  peu  à  peu  et  je  n'étais  pas  fûchée  ([ue  mon  mari  vécût 
f[uelque  temps  sans  moi,  pour  voir  la  différence,  dt  même  qu'il 
fût  inquiet  :  c'était  trop  juste. 

«  Je  n'ai  rien  su  de  l'accusation  jjortée  contre  lui.  lieux  ou  troi-< 
fois  j'ai  entendu  annoncer  le  journal  ]»ar  un  petit  garçon  qui  le 
vendait.  La  première  fois,  en  entendant  crier  :  Le  drame  d  ; 
Courcdlca,  une  femme  du  grand  monde  assassinée  -par  son  m.ari  ! 
J'ai  eu  l'idée  d'acheter  le  journal  ;  mais  le  marchand  a  passé  d'un 
autre  côté  et  je  n'y  ai  plus  pensé.  Il  ne  pouvait  pas  me  venir  à 


UN  iMOMENT  DE  COLl-.P.Ë  273 

l'esprit  que  c'était  moi  qui  avais  été  assassinée.  Dans  la  chaumicro 
et  sur  la  plage  où  je  vivais,  personne  ne  s'en  est  occupé.  On  par- 
lait des  grains  et  de  la  marée. 

«  Ce  matin,  quand  je  me  suis  levée,  tout  d'un  cûui)  ronnui 
m'a  prise  :  je  me  suis  dit  que  c'était  assez,  et  je  suis  partie.  J'ai 
trouvé  la  maison  fermée  ;  on  m'a  tout  appris,  et  me  voilà.  » 

Après  avoir  entendu  ces  explications,  la  cour  se  retira  dans  la 
cliani]-)]"C  du  conseil.  Pendant  (pa'cUc  délibérait,  des  discussions 
animées  s'ouvrirent  dans  la  salle,  notamment  entre  les  membres 
du  barreau.  Condamner  Escudier,  même  au  minimum  de  la 
peine,  même  avec  la  certitude  que  la  clémence  du  Président  do 
la  Pvépublique  arrêterait  sans  délai  l'effet  de  la  condamnation, 
c'eût  été  d'un  effet  déplorable.  D'autre  part,  il  était  impossible 
d'acquitter  un  accusé  déclaré  coupaljle  par  le  jury. 

11  y  a,  heureusement,  dans  le  code  d'instruction  criminelle  un 
article  352,  qui  est  ainsi  conçu  : 

«  Si  les  juges  sont  unanimement  convaincus  que  les  jurés,  tout 
en  observant  les  formes,  se  sont  trompés  au  fond,  la  cour  décla- 
rera qu'il  est  sursis  au  jugement  et  renverra  l'affaire  à  la  session 
suivante  pour  èlre  soumise  à  un  nouveau  jury  dont  ne  pourra 
faire  partie  aucun  des  premiers  jurés.  » 

C'était  le  cas  d'appliquer  cette  disposition,  la  cour  devant  être 
unanimement  convaincue  désormais  qu'Escudier  n'était  pas  cou- 
pable. 

On  faisait  remarquer  que  cette  solution  aurait  pour  consé- 
quence de  prolonger  la  détention  préventive.  Le  ministère  public 
ne  pouvait  pas  abandonner  la  poursuite  :  il  n'est  pas  admissible 
en  effet  qu'un  accusé,  après  avoir  été  de  la  part  du  jury  l'objet 
d'une  déclaration  de  culpabilité,  puisse  être  soustrait  au  juge- 
ment de  ses  pairs  parle  bon  vouloir  du  j^arquet.  L'affaire  devait 
rester  en  l'état  jusqu'à  la  prochaine  session  et  revenir  tout  en- 
tière devant  le  nouveau  jury,  qui  aurait  à  statuer  dans  sa  souve- 
raineté. En  attendant  cette  prochaine  session,  on  n'avait  pas  le 
droit  de  lever  Técrou. 

Et  alors,  n'était-il  pas  plus  avantageux  pour  l'accusé  que  la 
cour  prononçât  contre  lui  une  condamnation  de  pure  forme,  qui 
aurait  laissé  au  chef  de  l'Etat  la  faculté  d'exercer  immédiate- 
ment son  droit  de  grâce  et  aurait  permis  de  remettre  l'accusé  en 
liberté  dès  le  lendemain  ? 

Mais  cette  manière  d'opérer  exposerait  encore  l'accusé  à  un 

LECT.  51  IX  —  18 


274  LA  LECTURE 

certain  risque.  Sans  doute  il  y  avait  toutes  les  raisons  de  suppo- 
ser que  raccuse,  condamne  dans  de  pareilles  conditions,  serait 
l'objet  d'une  mesure  de  faveur  ;  mais  enfin,  le  Président  de  la 
République  est  maître  absolu  de  son  droit  de  grîicc,  et  personne 
n'a  le  droit  de  lui  demander  compte  de  la  façon  dont  il  l'exerce. 
D'autre  part,  la  grâce  peut  bien  supprimer  l'effet  de  la  condam- 
nation, mais  elle  n'efface  pas  la  condamnation  elle-même.  Escu- 
dier  ne  serait  pas  allé  aux  galères,  mais  il  aurait  été  un  forçat 
libéré. 

Pour  sortir  du  procès  complètement  indemne,  il  lui  aurait 
fallu,  au  contraire,  décliner  le  bénéfice  d'une  mesure  gracieuse 
et  engager  la  difficile  procédure  d'une  demande  en  revision.  Le 
succès  n'en  était  pas  douteux  ;  mais  il  ne  pouvait  être  obtenu 
qu'au  prix  de  longs  délais,  puisque  l'affaire  aurait  dû  être  ren- 
voyée à  une  autre  cour.  C'était  donc  le  sursis  au  jugement  qui 
était  encore  la  solution  la  plus  favorable. 

Ce  fut  en  effet  le  parti  auquel  la  cour  s'arrêta. 
Kscudicr  fut  réintégré  en  prison  ;  mais  on  fit  tout  ce  que  les 
rèirlemcnts  permettent  de  faire  pour  adoucir  la  rigueur  de  cette 
nouvelle  détention  préventive  :  on  le  laissa  commander  ses  dîners 
au  restaurant  et  on  lui  permit  de  voir  sa  femme. 

Si  c'eût  été  en  province,  il  en  aurait  eu  pour  trois  mois  ;  il 
avait  la  chance  d'être  devant  la  cour  d'assises  de  la  Seine,  où  les 
sessions  ne  durent  que  quinze  jours. 

A  l'expiration  de  ce  délai,  il  fut  ramené  devant  la  cour  d'as- 
sises, toujours  sous  l'inculpatirtn  d'avoir  assassiné  sa  femme, 
mais  assisté  par  elle,  et  le  ministère  public,  représenté  par  un 
autre  avocat  général,  déclara  s'en  rapporter  à  ra])préciation  du 
nouveau  jury. 

Escudier  fut  acquitté. 

Par  compensation  aux  longs  et  cruels  ennuis  qu'il  avait  eu  à 
su])porter,  il  vit  renaître  le  calme  dans  son  ménage  ;  mais  sa 
considération  a  reçu  ciuclque  atteinte.  lia  comparu  en  cour  d'as- 
sises, et  il  ne  peut  ])as  contester  lui-même  qu'il  a  été  déclaré 
coupable  par  un  jiu-y.  Il  en  reste  toujours  quelque  chose. 

Gaston  Dergeugt. 


ALFRED  DE  MUSSET  CHEZ  LUI 


(1) 


C'est  absolument  drôle.  Et  cette  protestation  écrite  sur  l'angle 
d'une  cheminée,  tout  en  écoutant  un  envoyé  de  Btdoz  qui  lui  ré- 
clamait une  ijoésie  promise. 

Buloz,  ma  dernièi'c  heure  est-elle  donc  venue  ? 

Dois-je  enfin  vous  compter  parmi  mes  ennemis? 

N'est-il  plus  rien  d'humain  au  fond  d'une  revue? 

Et  toute  charité  vous  est-elle  inconnue, 

Vous  qui  disiez  jadis  être  de  mes  amis, 

De  demander  des  vers  que  je  vous  ai  promis? 

Vous  ne  savez  donc  pas  dans  quelle  conjecture 
Phébus  vient,  sous  vos  traits,  me  pousser  un  cartel. 
O  Dieu,  sans  mon  respect  pour  la  magistrature, 
Si  le  gouvernement  et  la  littérature 
Reconnaissaient  encor  quelqu'un  dans  ce  vieux  ciel, 
J'invoquerais  un  dieu  si  je  savais  lequel  ! 

Rimer,  ô  mon  ami!  vous  voulez  que  je  rime! 
Vous,  à  votre  âge,  un  homme  à  qui  j'ai  cru  la  maiu, 
Sinon  pleine  d'écus,  pure  de  sang  humain! 
Vous  qu'on  voit  en  public  feindre  l'horreur  du  crime, 
Vous  que  Brindeau  conseille  et  Sainte-Beuve  échine  (?) 
M'enjuiudre  de  rimer  du  jour  au  leudcmain  ! 

Ne  dirait-on  pas  que  cela  a  été  écrit  par  un  joyeux  et  spiritue 
écolier,  raillant  sans  méchanceté  ceux  qui  passent  en  le  cou- 
doyant? Du  reste,  dans  le  courant  de  la  vie  ordinaire,  Musset 
obéissait  assez  facilement  à  cette  malice  un  peu  puérile  qui  cor- 
rigeait ce  que  son  humeur  avait  trop  souvent  de  sombre  et  d'at- 
tristant. 

M"*=  Colin,  gouvernante  et  secrétaire,  avait  sous  ses  ordres  une 
grosse  fille  forte  à  l'ouvrage,  mais  assez  stupide,  et  fort  souvent 

(1)  Voirie  numéro  du  25 juillet  1889. 


I 


27G  l.A  LKCTUnE 

il  était  nécessaire  qu'elle  allât  jeter  un  coup  d'œil  à  la  cui.siiic 
pour  que  le  dîner  fût  réussi.  Un  jour,  écrivant  sous  la  dictée  de 
Musset,  elle  fut  appelée  par  la  domestique,  et,  devinant  la  chose 
grave,  elle  quitta  vivement  la  plume  pour  aller  saisir  la  cuillère 
à  rai^oût.  Avant  de  ceindre  le  Liane  tablier,  elle  entra  dans  un 
cabinet  noir  où  l'on  déposait  les  provisions,  et  le  poète,  qui  l'avait 
suivie,  furieux  d'être  dérangé  mal  à  j^ropos,  tourna  vivement  la 
clef  dans  la  serrure,  la  retira  et  retourna  chez  lui,  sans  songer 
que  cette  plaisanterie  pouvait  compromettre  son  repas.  Colin, 
heureusement,  était  au  courant  de  ce  que  contenait  le  cabinet  ; 
elle  chercha  à  tâtons,  trouva  un  tournevis,  s'en  servit  fort  hal)i~ 
lement  pour  démonter  et  rajuster  la  serrure,  alla  confectionner  la 
sauce  du  turbot  dans  les  règles  de  l'art  et  revint  gravement  rc- 
joinch'c  son  maître.  Il  se  promenait  de  long  en  large  dans  le 
salon,  riant  tout  seul  ù  l'idée  du  bon  tour  de  gamin  qu'il  venait 
de  jouer;  aussi  fut-il  stupéfait  en  apercevant  dans  une  glace  Colin 
lui  emboîtant  le  pas. 

Il  fallut  lui  expliquer  le  jeu  du  tournevis,  et  il  demeura  déconfit 
en  apprenant  que  ce  petit  instrument  bien  manié  peut  donner  la 
clef  des  champs  aux  femmes,  malgré  les  jaloux  et  malgré  les 
verrous. 

Musset  n'aimait  pas  à  monter  la  garde.  L'obligation  de  revêtir 
l'enivrant  costume  de  garde  national,  de  coiffer  sa  tète,  où  chan- 
tait la  Muse,  d'un  shako  à  pompon,  d'astiquer  son  fusil  et  de 
traîner  des  souliers  à  clous  devant  les  monuments  de  Paris, 
n'avait  rien  de  bien  sédui.sant;  aussi  cherchait-il  tous  les  moyens 
d'esquiver  la  corvée  du  citoyen-soldat. 

Un  jour  donc,  le  médecin  des  gardes  nationaux  lui  délivra  un 
certificat  d'exemption,  bien  libellé  en  termes  sentencieux  et  mé- 
dicaux, et  Colin  fut  chargée  de  porter  ce  bon  billet  chez  le  sergent- 
major  de  la  compagnie.  Cet  im])ortant  personnage  étant  absent, 
sa  femme  reçut  le  certificat  en  jurant  de  le  remettre  à  qui  de 
droit. 

Au  bout  de  «pielques  semaines,  Musset  se  trouva  désagréable- 
ment rappelé  à  ses  devoirs  militaires  par  un  ordre  de  se  rendre 
devant  le  conseil  de  disci])line  pour  avoir  manqué  à  monter  sa 
garde. 

Au  rei;u  de  ce  poulet,  son  premier  soin  fut  de  s'en  prendre  à 
Colin.  Qu'avait-cllc  fait  de  l'exemption?...  à  (pii  l'avaitelle  re- 
mise ?...  La  gouvernante  attesta  ses  grands  dieux  qu'elle  l'avait 


AT.FRED  DE  MUSSET  CHEZ  LUI  277 

donnée  à  la  propre  épouse  du  propre  sergent-major  d'Alfred  de 
Musset,  et,  forte  de  son  innocence,  elle  retourna  d'un  pied  léger 
chez  le  supérieur  hiérarchique  du  poète.  Toujours  sorti,  ce  dé- 
fenseur des  droits  publics  était  encore  représenté  par  sa  moitié, 
laquelle,  fort  penaude,  confessa  qu'cUeavait  oublié  de  remettre  le 
certificat  à  son  mari  et  que,  de  plus,  elle  ignorait  complètement 
ce  qu'il  était  devenu. 

Cela  ne  faisait  pas  l'affaire  de  Colin,  qui  voyait  déjà  son  maître 
traîné  aux  Gémonies,  et  elle  exigea  une  attestation  prouvant  que 
M.  de  Musset  n'était  pas  coupable. 

En  effet,  la  femme  du  sergent-major,  en  un  beau  style  de 
cuisinière  et  avec  une  orthographe  des  plus  fantaisistes,  mais 
avec  une  sincérité  prouvant  son  bon  cœur,  avoua  sa  négligence 
qui  lavait  Musset  de  l'accusation  de  s'être  dérobé  au  service  de 
la  patrie. 

Colin  revint  triomphante,  croyant  en  avoir  fini  avec  ses  tribu- 
lations. Hélas,  elle  comptait  sans  son  hôte,  car  Musset,  énervé 
par  tout  cet  embarras,  lui  déclara  qu'il  ne  se  présenterait  pas  au 
conseil  de  discipline  et  qu'elle  pouvait  s'y  rendre  si  bon  lui  sem- 
blait, elle  et  son  attestation. 

—  Mais,  Monsieur... 

Monsieur  lui  tourna  le  dos  d'une  façon  si  décidée,  que,  jugeant 
inutile  de  discuter,  la  gouvernante  se  résigna,  non  sans  une  cer- 
taine horreur,  toutefois,  à  paraître  devant  le  conseil. 

An  jour  indiqué,  elle  était  là,  seule,  au  milieu  de  tous  les  uni- 
formes, et  au  nom  d'Alfred  de  Musset,  elle  répondit  :  Présent  ! 
avec  l'assurance  d'un  vieux  grognard. 

A  l'aspect  de  la  jeune  femme,  messieurs  les  juges  ouvrirent  do 
grands  yeux  charmés,  peu  habitués  qu'ils  étaient  à  voir  des 
accusés  de  cette  allure,  mais  le  billet  que  leur  tendait  Colin  les 
ramena  à  des  idées  plus  sérieuses,  et  leur  courroux  tomba  sur  le 
sergent-major  ou  plutôt  sur  sa  femme.  Le  guerrier  n'était  pas 
content,  il  voulut  ergoter  ;  seulement  ce  fut  en  vain,  le  fait  était 
patent,  il  lui  fallut  courber  la  tète,  et  de  Musset,  réhabilité  en  la 
personne  de  Colin,  put  dormir  tranquille. 

Il  fut  obhgé,  certain  soir,  d'assister  à  un  banquet  offert  par  la 
dixième  légion  des  gardes  nationaux  à  un  escadron  de  dragons. 
Ils  étaient  aimables,  ces  dragons,  mais  sentaient  un  peu  la  caserne, 
si  bien  qu'au  dessert  Musset  demanda  la  permission  de  s'en  aller. 
On  la  lui  accorda.  Bien  mieux,  le  poète  étant  placé  dans  le  demi- 


278  LA  LECTURE 

cercle  formé  par  la  table  en  fer  à  cheval,  ses  proches  voisins, 
pour  lui  épargner  un  détour,  l'enlevèrent  avec  précaution  et  le 
passèrent  par  dessus  la  table  à  leurs  compagnons  qui  le  posèrent 
à  terre  en  l'acclamant. 

Musset  alla  à  la  Comcdic-Franraise,  où  M"*^  Colin  l'attendait 
dans  une  baignoire.  Là,  Apollon  toujours  empêtré  sous  la  défro- 
que de  Mars,  quitta  son  shako,  son  sabre  et  s'empressa  de  gagner 
les  coulisses.  Il  s'y  trouva  si  bien  qu'il  oublia,  et  sa  coiffure,  et 
son  arme,  et  Colin  ! 

Celle-ci ,  fidèle  à  la  consigne,  attendit  que  —  les  dernières 
chandelles  fussent  éteintes,  — mais  enfin,  il  fallut  s'en  aller,  et  le 
shako  sous  un  bras,  le  sabre  sous  l'autre,  elle  regagna  le  quai 
Voltaire.  A  la  porte,  elle  rencontra  son  maître  qui  rentrait  très 
perplexe.  Il  ne  s'inquiétait  pas  de  sa  gouvernante,  —  les  femmes 
se  perdent  toujours  et  se  retrouvent  constamment,  —  mais  il 
était  en  peine  de  son  fourniment,  se  demandant  avec  émoi  s'il 
l'avait  laissé  aux  mains  de  ses  bons  amis  les  dragons. 

Du  reste,  rien  n'étonnait  plus  Colin  qui,  dès  son  entrée  défini- 
tive chez  de  Musset,  avec  mission  de  le  soigner  attentivement, 
avait  vu  disparaître  son  maître  pendant  plusieurs  jours  sans  qu'il 
prévînt  de  son  départ,  et  que  de  nombreuses  incartades  avaient 
blasée  sur  tout  événement.  Absent,  Musset  donnait  de  ses  nou- 
velles par  de  laconiques  billets  apportés  par  un  commissionnaire 
et  dont  voici  quelques  copies  : 

«  Je  prie  M"*  Colin  de  m'envoyer  vingt-cinq  francs.  Je  la  prie 
aussi  de  m'envoyer  mes  souliers  vei*nis  les  plus  larges.  » 

a  Je  prie  M""  Colin  de  m'envoyer  un  mouchoir  et  une  pièce  de 
vingt  francs.  » 

«  Comme  il  est  possible  que  je  rentre  ce  soir,  je  prie  M"'^  Colin 
de  mettre  la  clef  dans  le  colTre  à  bois.  » 

Il  était  ici  ou  là.  Parfois  dans  les  endroits  équivoques  où  la 
Bête  victorieuse  mène  le  branle  de  la  folie  pendant  que  l'Esprit 
s'endort,  souvent  chez  une  amie  fidèle  qui  pardonnait  ses  écarts. 
Jamais,  par  exemple,  on  ne  dut  le  chercher  chez  M""  L.  C,  une 
superbe  muse,  d'un  caractère  de  fourmi,  qui  ne  lui  prêta  .son 
amour  pendant  trois  jours  que  contre  une  reconnaissance  de  cinf| 
cents  francs. 

Le  p(.K'te  jura  de  ne  pas  la  revoir,  mais  la  fausse  amoureuse, 
mise  en  û;oût  par  l'homme  et  par  l'argent,  revint  à  la  charge  de 
telle  fa<,on  (j[ue  de  Musset,  exaspéré,  descendit  chez  son  concierge 


ALFRED  DE  MUSSET  CHEZ  LUI  279 

le  portrait  de  la  dame,  en  donnant  l'ordre  le  plus  formel  de  ne 
jamais  laisser  entrer  l'original.  La  muse  faillit  en  éclater  de 
rage,etunjour,  for(^^ant  toutes  les  consignes,  passant  presque  sur 
le  corps  de  Colin,  elle  arriva  jusqu'à  Musset,  auquel  elle  fit  une 
scène  abominable,  le  bloquant  dans  un  coin  de  la  cbambrc  en 
criant  avec  de  terribles  roulements  d'r  :  —  Mon  porrrtrrait,  rends- 
moi  mon  porrrtrrait  !  ! 

Musset  s'était  blessé,  à  l'annulaire  droit,  avec  un  éclat  de 
cristal,  et,  sans  vouloir  d'autre  pansement  qu'une  bande  de  toile 
autour  du  doigt,  il  sortit.  Mais  un  mauvais  vent  le  prit  à  la  porte, 
le  poussa,  le  traîna  sans  relâche  durant  trois  jours  sans  qu'il 
donnât  autrement  signe  d'existence  que  par  une  de  ces  courtes 
lettres  dont  j'ai  parlé  plus  haut. 

La  gouvernante,  seule  au  logis  et  fort  inquiète,  écrivit  à 
M.  Déslierbiers,  le  priant  d'agir  au  mieux  pour  savoir  où  se 
trouvait  son  neveu.  Mais  le  vieil  oncle,  prudent  comme  ceux  qui 
ont  beaucoup  vécu,  beaucoup  vu,  et  sachant  par  expérience  qu'il 
n'est  pas  urgent  de  courir  après  l'Enfant  Prodigue  pour  qu'il 
revienne,  répondit  en  ces  termes  : 

«  Je  crois,  ma  chère  Demoiselle,  que  ce  que  nous  avons  de  mieux 
à  faire  est  de  nous  tenir  tranquilles.  Puisque  les  personnes  qui 
vous  ont  envoyé  un  exprès  ne  vous  ont  pas  fait  dire  de  venir 
auprès  d'Alfred,  c'est  que  son  indisposition,  s'il  est  indisposé, 
n'estpas  dangereuse,  car,  danslecas  contraire,  elles  ne  voudraient 
pas  encourir  une  responsabilité  qui  pourrait  les  conduire  très 
loin. 

«  Tranquillisons-nous  donc  et  attendons  ;  si  d'ici  à  quelques 
jours  Alfred  n'est  pas  rentré,  il  faudra  bien  savoir  où  il  est. 

«  J'aurais  désiré  que  vous  eussiez  demandé  au  commission- 
naire le  numéro  de  la  maison  et  la  rue  où  demeure  cet  ami,  chez 
lequel  il  s'est  retiré. 

«  Ptecevez,  ma  chère  Adèle,  l'assurance  de  mes  sentiments. 

DÉSHERBIERS. 

«  10  Janvier  1851.  » 

L'événement  lui  donna  raison,  car  le  poète  revint  de  son  expé- 
dition très  content  et  disant,  avec  sa  fatuité  à  la  fois  discrète  et 
effrontée,  comme  celle  de  Ptichelieu,  qu'une  charmante  femme 
l'avait  enlevé  au  seuil  de  la  maison  et  chambré  pendant  tout  le 
temps  de  son  absence. 


280  LA  I.IXTURE 

L'explication  pouvait  être  vraie,  car  Miisfct  n'en  était  pas  à  ses 
débuts  galants,  mais  en  tout  cas  le  résultat  produit  par  cette 
amoureuse  conversation  trop  prolongée  n'était  i")as  heureux  : 
Musset  avait  une  forte  fièvre,  et  la  blessure  de  son  doigt,  absolu- 
ment négligée,  ne  se  trouvait  pas  en  bonne  voie  de  guérison.  Au 
contraire,  à  peine  le  linge  qui  la  couvrait  fut-il  enlevé  que  le 
sang  jaillit  avec  violence,  éclaboussant  de  mille  points  vermeils 
le  marbre  de  la  cheminée. 

—  C'est  une  hémorragie,  dit  le  poète  pris  d'une  certaine  in- 
quiétude, l'artère  doit  être  atteinte,  demandez  un  médecin. 

En  arrivant,  le  médecin,  un  ami  de  Musset  qu'il  appelait 
familièrement  —  le  Parnasse  —  trouva  la  chose  grave.  Il  bous- 
cula un  peu  son  malade,  lui  disant  que  la  vie  qu'il  menait  était 
absurde  et  qu'il  avait  une  fièrc  chance  d'être  rentré  clicz  lui,  une 
pareille  hémorragie  pouvant  rapidement  devenir  mortelle  faute 
de  soins.  Il  appliqua  des  tampons  d'amadou  sur  la  plaie  et  revint 
un  peu  plus  tard  pour  effectuer  la  ligature  de  l'artère. 

Ce  médecin  avait  un  léger  défaut  ;  il  aimait  la  mise  en  scène 
chirurgicale,  dramatisait  plus  que  de  raison  le  bistouri,  et  n'ap- 
pliquait pas  un  emplâtre  sans  faire  croire  au  lamentable  souffre 
douleur  qu'il  cour))ait  sous  l'autorité  du  codex,  que  son  cas  étai* 
une  question  de  vie  ou  de  mort.  Il  aurait  volontiers  revêtu  la  robe 
noire  et  le  bonnet  pointu,  sans  oublier  la  grosse  écritoirc  et  la 
plume  d'oie  nécessaires  pour  rédiger  de  formidables  ordonnances, 
s'il  avait  pensé  que  cet  attirail  renouvelé  de  Diafoirus  en  imposât 
davantage  à  ses  patients,  et  même  avec  son  ami,  il  ne  négligea 
pas  le  petit  coup  de  tam-tam  charlatanesque. 

Il  revint  flanqué  de  deux  infirmir'rscn  tablier  blanc,  et  l'appa- 
rition de  ces  gaillards  d'ampiiithéàtre  dont  l'un  surtout,  très 
grand,  rouge  de  cheveux  et  tanné  de  peau,  évoquait  plutôt  des 
idées  de  pugilat  que  de  pansement,  causa  une  violente  émotion 
au  poète.  L'idée  que  ces  individus  allaient  le  toucher,  le  manier, 
lit  naître  en  lui  une  terreur  irraisonnée  et,  tout  tremblant,  il 
tourna  vers  Colin  un  regard  d'enfant  peureux,  si  triste  et  si 
suppliant  que  celle-ci,  prenant  en  pitié  les  souffrances  morales  de 
.son  maître,  fit  sortir  les  infirmiers  et  déclara  au  médecin  qu'il 
valait  mieux  renoncer  à  ro])ération  que  de  la  pratiquer  dans  de 
l)areilles  conditions. 

Le  docteur,  très  vexé  de  voir  lui  échapper  une  si  belle  occasion 
de  réclame,  s'emporta,  déclara  —  au  Parnasse  —  qu'il  allait 


ALFRED  DE  MUSSET  CHEZ  LUI  281 

volontairement  courir  de  grands  risques  si  l'hcmorragie  reve- 
nait, que  Colin  était  folle  de  l'encourager  dans  une  si  sotte 
frayeur,  et  que,  pour  lui,  il  dégageait  sa  responsabilité,  puisqu'on 
ne  voulait  pas  suivre  ses  prescriptions. 

On  fit  donc  une  simple  cautérisation,  on  enveloppa  la  main 
malade  de  linges  épais,  et  pendant  un  demi  mois  on  veilla  jour  et 
nuit  pour  parer  à  tout  accident.  La  guérison  arriva  enfin,  mais 
la  convalescence  fut  longue.  C'est  à  cette  époque  que  Musset 
écrivit  ou  plutôt  dicta  Carmosine  dont  il  ne  traça  pas  une  ligne, 
ce  qui  fut  cause  pour  lui  d'un  singulier  embarras  compliqué  d'un 
peu  de  remords. 

M.  Véron,  en  payant  très  largement  Carmosine,  avait  demandé 
à  garder  le  manuscrit  qu'il  croyait  écrit  par  l'auteur,  et  le  poète 
avait  consenti,  sans  réfléJur  que  l'autographe  qu'il  livrait  au 
directeur  du  Constitutionnel  était  des  plus  fantaisistes.  Ce  n'est 
que  plus  tard  qu'il  se  rappela  n'en  pas  avoir  tracé  un  traître  mot, 
et  n'osant  pas  revenir  sur  ce  sujet  délicat,  il  ressentit  longtemps 
une  sorte  de  honte  d'avoir  inconsciemment  trompé  un  homme 
qui  lui  témoignait  beaucoup  d'amitié. 

M'""  Colin  essayait  de  le  rassurer  en  lui  disant  :  «  Mais,  Mon- 
sieur, tranquillisez- vous  donc,  M.  Véron  doit  bien  savoir  que  le 
manuscrit  n'est  pas  de  votre  main,  quoique  l'écriture  ressemble 
un  peu  à  la  vôtre  ;  d'abord,  il  y  a  trop  de  fautes  d'orthographe 
pour  qu'il  en  doute  un  seul  instant.  » 

Il  est  probable  que  l'idée  des  fautes  nombreuses  dont  était 
ém.iiUée  Carmosine  pouvait  difficilement  adoucir  les  inquiétudes 
de  Musset,  qui  se  trouvait  ainsi  sous  la  double  et  désagréable 
inculpation,  ou  d'avoir  trompe  Véron  ou  de  manquer  d'ortho- 
graphe, mais  il  se  consola  en  pensant  que  Véron  n'avait  peut- 
être  pas  assez  d'orthographe  lui-même  pour  s'apercevoir  de  la 
vérité. 

Quoi  qu'il  en  soit,  instruit  ou  non,  Véron  ne  fit  jamais  la 
moindre  allusion  à  ce  —  truquage  —  involontaire  du  manuscrit 
qu'il  possédait. 

Jean  de  Bouugogxe. 
(A  suivre). 


LE  DOCTEUR   RAMEAU 


(1) 


XI 


Dans' le  cabinet  de  Rameau,  trois  médecins  étaient  réunis  en 
consulto.tion  :  tous  trois  comptaient  parmi  les  plus  célèbres  pra- 
ticiens de  l'Europe.  Talvanne,  adossé  à  la  cbeminée,  à  trois  pas 
du  fauteuil  de  son  ami,  écoutait  les  conclusions  formulées  par  le 
])rofcsscur  Lemarcliand,  spécialiste  pour  les  maladies  de  poitrine, 
qui  a  découvert  le  bacille  de  la  phtisie.  Celui-ci  parlait  d'une  voix 
lente,  debout,  et  avec  des  gestes  attristés,  s'adressant  à  la  fois 
à  ses  confrères,  pour  les  prendre  à  témoin,  et  au  père,  pour  im-. 
plorer  son  indulgence. 

—  Mon  cher  ami,  nous  ne  savons  que  penser.  La  maladie  nous 
échappe.  Les  symptômes  en  sont  extrêmement  divers...  Il  y  avait, 
hier,  héinatocèle  caractérisée,  avec  accompagnement  de  périto- 
nite... Aujourd'hui,  il  n'y  a  plus  trace  d'inllammation  dans  le 
ventre,  et  la  fièvre  augmente  avec  troubles  de  la  vue  et  de  l'ouïe... 
En  même  temps,  des  accidents  cérébraux  se  manifestent,  et  Tal- 
vanne persiste  à  redouter  une  méningite... 

Les  trois  consultants  s'examinèrent  anxieusement.  Ils  s'agitè- 
rent, conmie  faisant  un  effort  pour  sortir  des  ténèbres  au  milieu 
desquelles  ils  se  débattaient,  ils  soujjirèront,  mais  gardèrent  le 
silence.  Leur  physionomie  était  lugubre.  Us  se  sentaient  impuis- 
sants, et,  en  face  de  leur  collègue,  de  leur  ami,  dont  la  fdle,  remise 
à  leurs  soins,  souffrait  d'un  mal  qu'ils  ne  savaient  point  définir 
et  qui  empirait  d'iieure  en  heure,  ils  éprouvaient  une  sorte  de 
honte.  Laisser  mourir  un  malade  vulgaire,  passe  encore.  Mais 
l'unique  enfant  du  professeur  Rameau  I  C'était  un  déni  de  capa- 
cité qui  devait  flétrir  la  Faculté  tout  entière.  Et  ils  restaient 

(11  Voir  les  numéros  des  25  mars,  10  et  25  avril,  10  et  25  mai,  10  et 
2o  juin,  10  et  25  juillet  1880. 


J 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  283 

assis  devant  le  bureau,  absorl)és,  sinistres  dans  leurs  vêtements 
noirs  :  la  livrée  du  médecin,  qui  semble  toujours  porter  un  deuil 
présent  ou  futur. 

—  La  maladie  vous  échappe,  dit  alors  Talvanne,  parce  que  son 
siège  est  dans  la  pensée.  Vous  avez  à  combattre  une  affection 
produite  par  une  commotion  morale,  par  un  saisissement  violent. 
N'espérez  pas  la  réduire  par  des  moyens  thérapeutiques  ordi- 
naires... Point  de  ventouses,  comme  notre  confrère  le  proposait 
tout  à  l'heure  :  la  perte  de  sang  anémierait  fâcheusement  la  ma- 
lade. Pas  de  bains  froids  :  il  n'y  a  pas  trace  de  fièvre  typhoïde. 
Des  calmants,  du  repos  ;  en  un  mot,  le  moins  de  médecine  pos- 
sible. Ils  se  regardèrent  tous,  tant  l'ironie  était  aiguë.  Mais  Ra- 
meau, enfoncé  dans  son  fauteuil,  ne  sourcilla  point.  Ils  se  levè- 
rent et  vinrent  lui  serrer  la  main.  Ils  dirent  : 

—  Attendons  le  développement  de  la  maladie.  A  demain  matin. 
Et,  comme  des  ombres,  ils  sortirent  du  cabinet,  laissant  Pta- 

meau  et  Talvanne  en  présence. 

—  Et  voilà  l'élite  de  la  science  médicale  moderne  !  dit  l'alié- 
niste  en  haussant  les  épaules.  Pauvre  humanité,  qui  est  tribu- 
taire de  ces  gaillards-là  !  Leurs  malades  guérissent  parce  qu'ils 
le  veulent  bien.  Cela  me  rappelle  ce  que  me  disait  ce  pauvre  doc- 
teur Bouvey,  dont  j'étais  l'interne  à  Saint-Louis  :  «  Dans  mon 
service,  j'ai  deux  salles  pleines  de  malades.  Ceux  qui  sont  dans 
la  première,  je  les  soigne  comme  on  l'enseigne  à  l'école;  ceux 
qui  sont  dans  la  seconde,  je  leur  fais  boire  de  l'eau  sucrée  :  il  en 
guérit  autant  d'un  côté  que  de  l'autre  !  »  Celui-là  était  franc,  il  ne 
droguait  pas!  C'étaient  toujours  les  médicaments  d'évités  ! 

Il  fit  quelques  pas  du  côté  de  la  fenêtre,  revint  vers  son  ami, 
se  planta  devant  lui,  et  changeant  de  ton  : 

—  Je  sais  bien  ce  qu'il  lui  faut,  à  notre  malade,  et  ce  qui  la 
guérirait  mieux  que  tous  leurs  remèdes... 

Il  s'arrêta,  et  regardant  Rameau  fixement  : 

—  C'est  ta  présence. 

Et  comme  celui-ci  restait  immobile  et  silencieux  : 

—  Tu  ne  veux  pas  monter  avec  moi  chez  elle?  demanda-t-il 
d'un  ton  suppliant. 

Le  docteur  répondit  non,  de  la  tête.  La  figure  de  Talvanne 
s'assombrit  et  son  regard  s'éteignit,  comme  s'il  regardait  au 
dedf.ns  de  lui-même  ;  il  demeura  absorbé  pendant  quelques  mi- 
nutes, puis  vivement  : 


284  LA  LECTURE 

—  Tu  le  devrais,  quand  ça  ne  serait  que  par  amour-propre  pro- 
fessionnel! Tu  vois  bien  que  tous  ces  grands  médecins,  tes  rivaux, 
si  jaloux  de  toi,  ne  sont  pas  en  état  de  formuler  un  diagnostic 
certain...  Ils  errent,  ils  tâtonnent...  S'ils  n'avaient  pas  affaire  à 
Adrienne,  et  si  je  ne  m'y  étais  pas  opposé,  ils  se  seraient  déjà 
livrés  à  des  essais  de  traitement  qui  auraient  mis  la  pauvre  en- 
fant à  la  torture...  Toi,  si  tu  voulais  t'en  mêler,  non  seulement 
tu  découvrirais  ce  qu'ils  ne  savent  pas  voir,  mais  tu  appliquerais 
la  vraie  médication...  Quelle  leçon  à  leur  donner,  et  dans  ta  propre 
maison!  Rameau,  je  t'en  prie,  viens... 

Le  docteur  baissa  la  tête  sur  sa  poitrine,  pour  ne  pas  voir  son 
ami,  et  ne  répondit  pas.  Celui-ci  laissa  échapper  un  geste  de 
découragement. 

—  Mon  Dieu!  j'use,  avec  toi,  de  tous  les  moyens,  même  de  la 
ruse,  et  tu  restes  inébranlable!  Que  faut-il  donc  te  dire  pour 
t'apitoyer?  Tu  m'aimes  pourtant,  moi,  tu  aimes  Robert,  qui  est 
comme  un  fou  et  qui  mourra  de  chagrin  si  nous  ne  sauvons  pas 
Adrienne.  Je  tejure  qu'il  n'y  a  que  toi  qui  puisses  la  sauver.  Nous 
sommes  tous  des  ânes,  il  n'y  a  que  toi  qui  sais  !..  Est-ce  possible 
que  nous  ayon^s,  sous  la  main,  le  seul  médecin  qui  existe  au 
monde,  et  qu'il  nous  refuse,  à  nous,  ce  qu'il  a  tant  de  fois  accordé 
à  des  étrangers,  jiour  de  l'argcut!...  Mais  c'est  donc  vi'aimcnt  de 
la  haine  qui  te  dévore  le  cœur?...  Tu  me  l'as  dit,  mais  je  ne  voulais 
pas  le  croire.  Phrases  de  colères,  paroles  échappées  à  la  fièvre, 
me  disais-je,  il  se  laissera  fléchir.  Et  tu  demeures  dur  et  froid 
comme  la  pierre!  Tu  n'es  donc  pas  de  notre  espèce,  tu  n'as  donc 
rien  d'humain?  Tu  me  fais  peur,  à  moi,  qui  ai  passé  toute  ma 
vie  auprès  de  toi,  et  qui  ai  eu  la  superstition  de  ta  grandeur  et 
de  ta  bonté!  V^oyons,  Rameau,  mon  cher  et  vieil  ami,  si  tu  voulais 
seulement  m'accoinpagner  jusqu'à  sa  chambre,  si  tu  la  revoyais, 
ne  fût-ce  qu'une  seconde,  tu  aurais  pitié  d'elle...  Nos  collègues 
en  ont  eu  le  cœur  bouleversé,  et  ils  ne  la  connaissent  pas!  Ils  ne 
savent  pas  combien  elle  est  douce,  gentille  et  tendre.  Une  enfant 
qui  a  été  notre  joie,  que  nous  écoutions  respirer,  quand  elle  était 
petite,  tant  nous  avions  peur  qu'elle  ne  fût  malade,  et  tu  vas  la 
laisser  mourir?  Car,  je  te  le  dis,  moi,  elle  va  mourir,  et  mourir  de 
toi!...  Entends-tu?  I']llc  ne  demande,  elle  n'appelle  que  toi. 
Quand  elle  sort  de  son  horrible  sommeil,  si  douloureux,  et  qu'elle 
reprend  sa  raison,  elle  te  cherche,  et  c'est  le  tourment  de  ne  pas 
te  voir  auprès  d'elle  qui  la  replonge  dans  le  délire...  Tu  la  tues!... 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  285 

Si  tu  veux  te  débarrasser  d'elle,  tu  as  pris  le  bon  moyen!  Elle  ne 
résistera  pas  à  ta  dureté.  Tu  n'en  as  pas  pour  longtemps,  et,  dans 
trois  ou  quatre  jours,  ce  sera  fini!...  Rameau,  tu  me  comprends 
bien,  n'est-ce  pas?  Fini!  Nous  la  clouerons  dans  un  cercueil  et 
on  la  descendi'a  dans  la  terre.  Alors  nous  resterons  seuls!  Oh! 
non  pas  ensemble!  Car,  je  t'en  préviens,  je  te  fuirai  comme 
un  monstre  !  Tu  me  feras  horreur.  Je  ne  vivrai  certainement  pas 
avec  un  meurtrier...  Et  tu  seras  un  meurtrier! 

Il  se  laissa  tomber  accablé,  pâle,  haletant,  à  côté  de  Rameau. 
Celui- ci  paraissait  vraiment  n'avoir  plus  rien  d'humain,  ainsi  que 
le  lui  avait  reproché  son  ami.  Son  front,  jaune  comme  de  l'ivoire, 
brillait  à  la  clarté  de  la  lampe  ;  sa  barbe  blanche  couvrait  sa  poi- 
trine, semblable  à  une  nappe  d'argent,  et  ses  paupières,  char- 
bonnées  par  l'insomnie,  étaient  baissées,  comme  s'il  dormait. 
Seules  ses  mains,  posées  sur  les  bras  de  son  fauteuil,  étaient  agi- 
tées par  un  léger  tremblement  qui  accusait  une  violente  émotion 
intérieure. 

—  Rameau,  m'entends-tu?  reprit  Talvanne.  Réponds-moi! 

—  Je  t'ai  laissé  maître  dans  ma  propre  maison,  dit  alors  le 
docteur,  sans  lever  les  yeux,  sans  que  sa  figure  perdît  rien  de  sa 
froideur  et  de  sa  rigidité.  Fais  ce  que  tu  veux,  appelle  qui  tu  veux. 
Décide,  ordonne.  Riais  ne  m'en  demande  pas  davantage.  Tu  as 
exigé  que  je  vive  et  je  t'ai  dit  que  tu  avais  eu  tort.  Tu  vois,  déjà 
tu  en  es  presque  aux  regrets  ! 

L'aliéniste  frappases  deux  mains  avec  force  l'une  contre  l'autre, 
et,  avec  une  irritation  qu'il  n'essayait  pas  de  contenir  : 

—  Je  ne  te  reconnais  plus  !  Pensées,  langage,  ce  n'est  plus  toi  I 
Un  homme  peut-il  changer  ainsi,  en  si  peu  de  temps  !  On  dirait 
que  tu  joues  un  hoi-rible  rôle  !  Voyons,  pour  la  dernière  fois,  cède 
à  ma  prière.  Fais-moi  la  charité  d'un  peu  de  pitié  pour  cette 
enfant. 

Rameau  répondit  : 

—  Ne  réclame  pas  de  moi  ce  que  je  n'ai  point  la  force  de  faire! 
Talvanne  se  dressa  devant  son  ami,  pâle  comme  s'il  allait  mourir, 
et,  avec  un  accent  qui  exprimait  l'atroce  déchirement  de  son 
cœur  : 

Tu  es  un  mauvais  homme,  s'écria-t-il.  Oui,  un  mauvais  homme  I 
Tu  ne  me  verras  plus  chez  toi.  Adieu  ! 

Et  il  sortit  sans  regarder  derrière  lui,  Pvameau  ne  fit  pas  un 
geste,  ne  dit  pas  un  mot,  pour  retenir  l'ami  de  toute  sa  vie.  Mais, 


28G  LA  LECTURE 

quand  la  porte  se  fut  refermée  sur  lui,  il  poussa  un  long  soupir 
et  des  larmes  coulèrent  de  ses  yeux  rougis  sur  sa  barbe  de  neige, 
ainsi  qu'un  flot  amer. 

Talvanne,  exaspéré,  avait  gravi  l'escalier  en  quelques  enjam- 
bées. Il  avait  retrouvé  son  agilité  déjeune  homme.  On  eût  dit  qu'il 
courait  annoncer  une  heureuse  nouvelle.  Arrivé  à  la  porte  do 
l'appartement  d'Adrienne,  il  s'arrêta.  Son  excitation  aerveuse 
tomba  brusquement  et  l'horreur  de  sa  situation  lui  apparut. 
Rameau  refusait  de  tenter  personnellement  quoi  que  ce  fût  pour 
celle  qu'il  avait  chassée  de  son  cœur  en  un  instant  et  pour  tou- 
jours. Et  lui,  Talvanne,  avait  pris  l'engagement  de  le  ramener 
au  chevet  de  la  malade.  Comme  il  l'avait  dit  à  son  ami,  l'enfant 
ne  pensait  qu'à  son  père,  ne  cherchait  que  son  père,  ne  deman- 
dait que  son  père.  Elle  mourait  de  s'être  vue  l'cpoussée  par  lui. 
La  blessure  dont  les  médecins  constataient  les  ravages,  sans  en 
pouvoir  deviner  la  cause,  avait  été  faite  par  la  main  furieuse  de 
Rameau  brutalisant  Adrienne,  et  elle  était  au  cœur.  Seul  le 
père  pouvait  panser  cette  plaie  et  la  guérir.  Et  il  ne  le  voulait 
pas. 

Donc  c'était  fini,  et,  dans  les  angoisses  d'un  délire  sans  cesse 
grandissant,  dans  les  tortures  d'une  fièvre  qui  brûlait  son  cer- 
veau, la  pauvre  petite,  victime  innocente  de  la  faute,  était  con- 
damnée à  s'éteindre. Qu'allait  répondre  Talvanne  quand  la  malade 
lui  adresserait  la  même  question,  qu'elle  ne  se  lassait  pas  de  ré- 
péter, depuis  la  première  heure  :  Pourquoi  papa  ne  vient-il  pas  ? 
Il  lui  faudrait  encore  mentir,  comme  il  avait  menti  j^endant  deux 
jours. 

11  en  vint  à  souhaiter  que  sa  filleule  dormît  do  cet  affreux  som- 
meil plein  de  torpeur,  et  cependant  hanté  de  cauchemars 
effrayants,  qui  la  faisaient  appeler,  supplier  et  crier,  comme  si 
elle  apercevait  de  menaçantes  figures,  comme  si  elle  était  mêlée 
à  des  scènes  de  violence.  Ef  il  la  reconstituait  bien,  la  scène  ;  il 
la  connaissait,  la  figure.  Une  chambre  pleine  de  débris,  et  Ra- 
meau échevelé,  écumant,  terrible,  voilà  ce  qu'elle  voyait  tou- 
jours, ce  qui  lui  arrachait,  d'une  voix  angoissée,  ces  pai'olcs,  tou- 
jours les  mêmes  : 

—  Papa!  oh!  papa,  pardonne-inni  !...  Si  tu  as  du  chagrin,  ce 
n'est  pas  de  ma  faute  !...  Paj)a,  ne  nu-  fais  pas  de  mal  ! 

Et  elle  priait  si  doucement  que  Talvanne,  eu  l'écoutant,  avait 
les  larmes  aux  yeux  et  que  Hubert  rugissait  de  colère  et  de  dou- 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  2S7 

leur,  se  rongeant  les  poings  clans  son  exaspérante  inutilité.  Pren- 
dre la  souffrance  de  cette  créature  adorée,  se  sacrifier  pour  elle, 
mourir  pour  lui  éviter  une  douleur  :  voilà  ce  que  rêvaient  ces 
doux  hommes,  le  parrain  et  le  fiancé.  Et  ils  étaient  impuissants. 
Tandis  qu'un  homme  qui,  d'un  geste,  d'un  mot,  pouvait  sauver 
cette  martyre,  s'entêtait  férocement  à  ne  pas  faire  ce  geste,  à  ne 
pas  dire  ce  mot,  immobilisé,  figé,  pétrifié,  dans  une  folie  super- 
naturelle  qui  lui  avait  stérilisé  le  cerveau  et  le  cœur. 

Et  il  n'y  avait  rien  à  tenter  auprès  de  lui  de  plus  que  ce  qu'avait 
risqué  Talvanne.  Nul  raisonnement,  nulle  supplication,  nulle 
violence.  On  aurait  pris  un  pistolet,  on  le  lui  aurait  mis  sur  le 
front  en  criant  :  «  Sauve-la,  ou  je  te  tue  !  »  Il  aurait  répondu  : 
«  Béni  soyez- vous,  tuez-moi  ;  c'est  tout  ce  que  je  demande  1  » 
Rien  !  rien  !  L'arsenal  des  moyens  humains  était  épuisé.  Il  fallait 
s'en  remettre  à  la  Providence,  et  compter  sur  la  nature. 

Hors  de  lui,  prêt  à  tout,  tant  il  souffrait  de  sa  fureur  concen- 
trée, Talvanne  ce^îendant  ne  déses^^érait  pas  encore.  Il  ne  savait 
d'oi!i  viendrait  le  secours,  mais  il  en  attendait  un.  Le  miracle, 
dont  il  avait  parlé  à  Rameau  se  produirait.  Un  coup  de  foudre 
rouvrirait  dans  ce  cœur  la  source  tarie  de  la  bonté.  Il  était  im- 
possible qu'il  n'arrivât  point  quelque  chose.  Il  ne  voyait  pas 
Adrienne  morte. 

Et  pourtant,  elle  était  mourante,  et  il  se  rappelait,  frappé  du- 
rement par  ce  souvenir,  la  prédiction,  déjà  en  partie  réalisée, 
faite  par  Conchita  devant  le  lit  de  mort  de  Munzel  :  «  Tout  ce  qui 
a  approché  Fim^iic  a  été  frappé...  Il  a  tout  corrompu,  autour  de 
lui,  do  son  mortel  poison...  »  Tous  ils  avaient  succombé  comme 
elle  l'avait  dit,  et  maintenant  c'était  le  tour  de  l'enfant.  Il  lui 
sembla  voir  la  jeune  femme,  toute  noire,  étendant  le  bras,  avec 
une  flamme  prophétique  dans  les  yeux.  Mais  il  secoua  la  tête  et 
chassa  ces  pensées.  II  se  trouva,  avec  surprise,  dans  le  corridor, 
au  haut  de  l'escalier,  devant  le  salon,  dans  une  obscurité  com- 
plète. Il  y  avait  peut-être  une  demi-heure  qu'il  était  là.  Il  gagna 
la  chambre  d'Adrienne,  sur  la  pointe  du  pied.  A  sa  vue,  Robert, 
assis  près  de  la  cheminée,  se  leva,  et,  sans  parler,  d'un  geste  l'in- 
terrogeant : 

—  Impossible  de  le  décider,  répondit  le  docteur. 

—  Et  si  j'y  allais,  moi  ?  demanda  le  jeune  homme. 

—  Ce  serait,  à  mon  avis,  inutile.  Réservons,  en  tous  cas,  ce 
dernier  effort  pour  une  heure  suprême.  Après  ce  que  je  l'ai  con- 


288  LA  I.KC.TUIIE 

traint  à  écouter,  que  lui  clirais-tu  ((ni  ()oui"rait  le  frapper?  Non! 
Le  coup  qui  l'atteint  a  brisé  les  liens  qui  l'attachaient  à  nous. 
Nous  n'avons  plus  affaire  à  un  homme.  11  n'est  plus  touché  par 
nos  misères.  Il  n'entend  plus  et  ne  comprend  plus  nos  arguments. 
Je  suis  navré,  je  ne  croyais  pas  ma  vieillesse  réservée  à  une  pa- 
reille épreuve?  Et  Adrienne,  comment  est-elle? 

—  Elle  se  plaint  de  violentes  douleurs  dans  le  cerveau,  et  la 
lumière  affecte  cruellement  sa  vue...  Elle  ne  peut  la  supporter... 

—  A-t-ellc  eu  encore  des  hallucinations  ? 

—  Oui,  pendant  son  sommeil.  En  se  réveillant^  toujours  la 
même  préoccupation. 

—  Son  père  ? 

—  Oui.  Voilà  ({u'il  est  huit  heures.  \'ous  ave/,  passé  ces  deux, 
nuits  auprès  d'elle,  vous  devriez  rentrer  chez  vous,  et  vous  re- 
poser. Moi  je  veillerai  avec  Rosalie... 

—  Soit  !  mais  je  ne  partirai  ([u'à  minuit. 

Il  s'approcha  du  lit.  Un  souffle  irrégulier  et  pénible  sifflaitdans 
l'ombre  des  rideaux,  et  un  murmure  de  vagues  paroles  se  faisait 
entendre.  Talvanne  se  pencha,  et  ses  yeux,  s'habituant  à  l'obscu- 
rité, distinguèrent  les  traits  de  sa  filleule  ravagés  par  la  souf- 
france. De  cette  fraîcheur  rosée,  qui  donnait  tant  d'éclat  à  son 
visage,  il  ne  restait  plus  trace.  Une  pâleur,  marbrée  de  rouge 
aux  pommettes,  s'étendait  sur  ses  joues,  et  sa  mâchoire,  toujours 
contractée,  se  creusait  émaciéc.  Ses  lèvres,  bridées  par  la  fièvre, 
lais.saient  échapper  des  mots,  toujours  les  menées,  qui  accusaient 
une  préoccupation  incessante.  Une  sueur  perlait  à  ses  tempes. 
Ses  membres  s'agitaient  sous  ses  draps,  comme  si  elle  était  dans 
un  brasier. 

Talvanne  hocha  la  tète,  poussa  un  soupir  et  vint  s'asseoir  au- 
près de  llobert.  Ils  demeurèrent  silencieux  à  écouter  le  tic  tac 
monotone  de  la  pendule.  Vers  huit  heures  et  demie,  la  porte 
s'ouvrit  doucement  et  la  vieille  llosalie  parut.  Elle  s'approcha, 
et,  d'une  voix  basse,  avertit  les  deux  hommes  qu'elles  leur  avait 
fait  monter  à  dîner  dans  le  salon. 

—  C'est  le  dîner  de  Monsieur,  dit-elle  avec  un  geste  apitoyé. 
Il  n'y  a  pas  touclu';... 

Et  cnnnnc  Talvanne  ne  bougeait  j)as  : 

—  Il  faut  prendre  des  forces,  ajouta-t-elle  tristement,  vous  en 
aurez  besoin. 

Ils  se  levèrent,  et,  précédés  par  la  vieille  servante,  ils  passèrent 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  280 

dans  le  salon,  où,  sur  un  gaéridon,  le  couvert  était  mis.  Et 
tristes,  mortellement,  ils  s'attablèrent,  en  face  l'un  de  l'autre, 
dans  cette  maison  où  ils  avaient,  tant  de  fois,  dîné  gais  et  heureux. 

Dans  son  cabinet.  Rameau,  depuis  le  départ  de  Talvanne, 
n'avait  pas  fait  un  mouvement.  Il  paraissait  ne  plus  vivre.  Ren- 
versé sur  le  dossier  de  son  fauteuil,  il  réfléchissait.  La  gouver- 
nante était  venue  plusieurs  fois  le  prier  de  manger.  Elle  avait 
voulu  placer  une  table  à  portée  de  sa  main.  Le  front  du  maître 
s'était  creusé  d'un  pli  plus  profond,  il  avait  murmuré  avec  impa- 
tience :  «  Emportez  cela  »,  et  était  retombé  dans  son  orageuse 
méditation.  Vêtu  de  sa  grande  robe  noire,  au  milieu  de  ses  li- 
vres, pensif  et  coui'bé,  on  eût  dit  le  vieux  Faust  cherchant  les 
problèmes  mystérieux  de  l'existence  humaine. 

Depuis  deux  jours  et  deux  nuits,  il  n'avait  pas  fermé  les  yeux, 
et,  l'esprit  cependant  lucide  et  actif,  il  lui  semblait  que  plus  ja- 
mais il  n'aurait  besoin  de  sommeil.  11  avait  calculé,  plein  de  joie, 
que  le  reste  de  sa  vie  s'userait  plus  vite,  dans  cet  énervement, 
et,  avec  une  âpre  application,  il  s'était  remis  à  songer  à  son  mal- 
heur. Peu  à  peu,  sa  pensée  s'était  envolée  au-dessus  de  la 
terre,  et  il  avait  perdu  le  sentiment  du  réel. 

11  se  sentait  emporté  dans  des  espaces  immenses,  comme  s'il 
eût  été  impalpable  et  aérien.  Tout  ce  qui  était  autour  de  lui  dis- 
paraissait et  il  montait  toujours,  soulevé  par  de  puissantes  ailes. 
Il  s'était  élevé  ainsi  jusqu'aux  solitudes  célestes,  où  les  poètes 
font  planer  les  âmes  des  morts,  et,  comme  Francesca  et  Paolo, 
enlacés  dans  une  étreinte  éternelle  et  sanglante,  il  avait  aperçu 
Munzel  et  Conchita,  plaintifs  et  désolés,  attachés  l'un  à  l'autre 
par  le  remords  de  leur  crime.  Il  ne  pouvait  détoui-ner  d'eux  ses 
regards,  et  une  douleur  immense  l'oppressait.  Il  voulait  les  re- 
joindre, mais  la  distance,  entre  eux  et  lui,  restait  toujours  la 
môme.  Il  s'acharnait  à  les  poursuivre,  ils  fuyaient  éperdus  dans 
l'immensité  déserte,  et  de  longs  voiles  noirs  flottaient  funèbres 
derrière  eux.  Aucune  fatigue  et  pourtant  aucune  trêve.  Il  lui 
semblait  qu'il  les  chasserait  ainsi,  toujours,  avec  le  sauvage 
désir  de  les  atteindre  pour  les  juger  et  les  punir. 

Des  heures  s'écoulèrent  sans  qu'il  cessât  d'être  en  proie  à  sa 
redoutable  folie.  Il  oubliait  la  vie,  le  monde,  les  siens,  et,  perdu 
dans  son  rêve,  il  n'existait  plus  que  par  le  cerveau,  Rosalie  entra 
dans  son  cabinet,  il  ne  l'entendit  pas.  Elle  lui  parla,  le  suppliant 
de  se  coucher,  de  ne  pas  demeurer  assis,  toujours  à  la  même 

LECT.  31  -  IX  — 19 


200  LA  I.KCTURE 

place,  il  ne  lui  répondit  pas.  La  maison,  peu  à  peu,  devint  silen 
cieuse  et  obscure  comme  un  tombeau.   Talvanne  était  parti,  la 
nuit  s'écoulait  et,  à  la  lueur  des  lampes,  qui  commençaient  à 
pâlir.  Rameau  songeait  toujours,  les  yeux  fixes,  le  front  baissé, 
la  bouche  menaçante. 

Deux  heures  sonnèrent  à  la  pendule.  Une  sensation  de  froid, 
première  impression  vitale  que  le  sombre  penseur  eût  éprouvée 
depuis  quarante-huit  heures,  le  fit  fi'issonner.  Il  jeta  un  regard 
trouble  autour  de  lui,  vit  son  feu  éteint,  son  cabinet  désert,  la 
nuit  profonde.  Le  souvenir  de  ses  douleurs  présentes  lui  revint. 
Une  rapide  vision  lui  montra  la  chambre  blanche,  dans  laquelle 
souffrait,  mourait  Ach-icnne,  et  une  douleur  lancinante  lui  tra- 
versa le  cœur  comme  un  trait  aigu.  Il  pensa  qu'il  n'était  pas 
seul  à  gémir  et  qu'il  se  plongeait  dans  un  anéantissement  volon- 
taire, qui  n'était  qu'un  monstrueux  égoïsme.  Mais  aussitôt  uti 
flot  de  colère  troubla  de  nouveau  son  esprit.  Il  se  révolta  contre 
la  pitié  qui  avait  osé  lui  faire  entendre  sa  voix.  Il  n'admit  pas 
qu'une  souffrance  pût  être  égale  à  la  sienne.  Qu'importaient  les 
autres?  N'était-il  pas  seul,  maintenant,  et  du  fait  même  de  la 
faute?  Quels  liens  la  faiblesse  humaine  lui  conseillait-elle  de  re- 
nouer? Ceux  de  l'infamie  dont  il  était  la  victime?  Non  !  Non  !  Il 
ne  serait  pas  si  lâche  ! 

Il  se  leva  et  marcha  d'un  pas  pesant  et  engourdi.  Tout  se  tai- 
sait. Il  était  isolé,  matériellement  aussi  bien  que  moralement. 
Le  vide,  qu'il  avait  étendu  autour  de  lui,  par  sa  violence  et  sa 
dureté,  demeurait  complet.  Il  se  sentit  abandonné  autant  qu'il 
abandonnait  les  autres.  Talvanne,  lui-même,  n'avait-il  pas  dit 
qu'il  ne  reviendrait  pas?  Talvanne!  Etait-ce  possible?  Et  que 
serait  la  dernière  luuire  de  Rameau,  sans  l'ami  fidèle  pour  lui 
fermer  les  yeux  ?  Seul,  comme  un  paria  volontaire,  n'était-ce 
pas  ce  qu'il  avait  voulu  ? 

Lentement  il  se  dirigea  vers  la  porte  de  son  cabinet  et  l'ouvrit. 
Il  marchait  sans  lumière  :  tous  les  coins  de  la  maison  lui  étaient 
familiers.  Son  pied  trouvait  le  chemin  sans  aucun  secours  des 
yeux.  Il  traversa  le  couloir  et  arriva  devant  l'escalier  qui  con- 
dL'isj<it  à  l'appartement  d'Adrienne.  Le  silence  partout.  Pas  une 
allée  et  venue,  à  l'étage  supérieur,  qui  décelât  la  veille,  les  soins 
donnés  à  la  malade.  Etait-elle  délaissée,  elle  aussi?  Un  frisson 
passa  dans  les  veines  de  Hameau:  Si  tout  était  fini?  Si  elle  était 
morte  V 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  291 

Dans  les  ténèbres,  il  commença  à  gravir  les  marches  de  l'es- 
calier. Il  montait,  attiré  par  une  curiosité  qu'il  ne  savait  plus 
vaincre.  Devant  qui  allait-il  se  présenter?  Qu'allait-il  voir?  Des 
gens  écrasés  par  le  chagrin  ?  Un  corps  frêle  et  blême,  dans  un 
lit  entouré  de  clartés  funéraires.  Et  des  soupirs,  et  des  prières,  et 
des  larmes!  Il  montait  toujours.  Il  parvint  jusqu'au  salon  qui 
était  ouvert  ;  il  entra,  et,  par  la  porte  de  la  chambre  entre-bâillée, 
il  vit  une  mince  raie  de  lumière,  il  entendit  une  voix  sourde  qui 
semblait  psalmodier.  Il  fit  un  pas  de  plus,  approcha  son  visage 
de  l'ouverture  et  regarda. 

Auprès  du  lit,  presque  sous  les  rideaux,  éclairé  par  la  faible 
et  tremblante  lueur  d'une  veilleuse,  Robert  était  assis.  C'était 
lui  qui  parlait,  et  celle  à  qui  il  s'adressait  ne  l'entendait  pas. 
Elle  était  toujours  plongée  dans  ce  même  effrayant  délire,  qui  ne 
cessait,  par  courts  intervalles,  que  pour  la  laisser,  après,  plus 
dolente  et  plus  prostrée,  dans  une  sûre  et  lente  extinction  de  la 
vie.  Et,  pour  l'arracher  à  ce  sommeil  qui  semblait  l'avant-coureur 
de  la  mort,  le  fiancé  lui  parlait,  la  priait,  avec  une  tendresse  ar- 
dente et  désolée.  Dans  cette  obscurité,  au  milieu  de  ce  silence, 
c'était  un  spectacle  à  la  fois  touchant  et  sinistre  que  celui  de  ce 
vivant,  qui  essayait  de  réveiller  cette  demi-morte  par  des  paroles 
d'amour. 

D'une  oreille  avide,  R,ameau  écoutait.  Sûr  d'être  seul,  puisque 
Talvanne  était  parti,  Rosalie  couchée,  et  le  père  obstinément 
enfermé  dans  sa  haineuse  abstention,  Robert,  penché  sur  la 
main  inerte  d'Adrienne,  laissait  déborder  son  cœur  : 

—  Est-ce  possible  que  nous  devions  te  perdre,  toi  si  douce,  si 
bonne  et  si  tendre  ?  Que  sera  notre  vie  lorsque  tu  ne  seras  plus 
là?  Que  de  regrets,  quel  désespoir  pour  ceux  qui  t'auront  laissée 
partir  !  On  mesurera  le  vide  que  fera  ton  absence,  on  voudra  te 
rappeler,  te  ravoir,  mais  tu  n'entendras  plus...  Et  il  sera  trop 
tard  !  Cependant,  il  suffirait  d'une  lueur  de  raison,  au  travers 
d'une  démence  inexplicable,  pour  que  tu  sois  sauvée...  Si  celui 
que  tu  appelles  sans  cesse,  quand  tu  n'es  pas  immobile  comme 
en  ce  moment,  consentait  à  venir,  s'il  oubliait  les  torts,  dont  tu 
n'es  pas  responsable,  pour  ne  se  souvenir  que  de  ta  grâce  et  de 
ta  tendresse,  tu  vivrais,  car  tu  ne  souffres  que  de  sa  colère  et  tu 
ne  mourras  que  de  son  abandon.  Et  moi,  je  suis  condamné  à 
assister  à  cette  injustice,  à  supporter  cette  iniquité,  et  je  ne  puis 
rien  pour  toi  !...  Tu  m'aimes  pourtant,  mais  l'amour  que  tu  as 


892  LA  LECTURE 

pour  celui  qui  te  tue  est  le  plus  fort  !  Chère  petite,  ta  main  est 
brûlante  de  lièvre.  M'entends-tu?  Réveille-toi,  ne  reste  pas  là, 
toujours,  à  murmurer  des  mots  qu'on  devine...  Ton  père  vien- 
dra... Oui,  je  le  su])plierai  à  genoux...  Ton  parrain  n'a  pas  su 
lui  parler...  Il  a  été  violent  et  dur  !...  Ce  n'était  pas  ainsi  qu'il 
fallait  prendre  le  maître...  Il  n'aurait  pas  résisté  à  des  larmes... 
Et  je  l'attendrirai,  moi,  ou  bien  c'est  qu'il  n'aura  plus  de  cœur 
dans  la  poitrine...  Oh!  chère  Adrienne,  devant  quoi  reculerais-je 
pour  te  procurer  un  apaisement?...  C'est  une  telle  torture  pour 
moi  de  te  voir  souffrir  et  d'être  incapable  de  te  soulager...  Je 
paierais  de  ma  vie  le  pouvoir  de  te  sauver!...  Te  haïr,  toi?... 
Pour  je  ne  sais  quelle  ancienne  folie  !  Mais  demain,  guérie, 
vaillante,  heureuse,  lu  m'abandonnerais,  pour  en  aimer  un  autre, 
que  je  n'essayerais  pas  de  te  faire  du  mal...  Je  mourrais  de  dou- 
leur et  de  désespoir,  voilà  tout,  en  souhaitant  ton  bonheur  et  ta 
joie.  Te  haïr  !  Est-ce  possible  ?  Déraison  passagère.  Ne  nous 
quitte  pas,  sois  patiente,  attends  :  il  te  reviendra  et  tu  n'auras 
plus  de  chagrin,  nous  ne  verrons  plus,  dans  tes  yeux,  que  de  la 
gaieté,  et,  sur  ta  bouche,  que  des  sourires... 

Exalté,  il  pressait  la  main  de  la  jeune  fille  dans  ses  doigts, 
comme  s'il  eût  voulu  lui  prendre  son  mal  et  lui  -donner  sa  santé. 
Il  sentit  cette  main  s'agiter  dans  la  sienne,  il  se  souleva  et  vit 
les  yeux  d'Adrienne  ouverts  dans  la  nuit.  Elle  se  tourna  avec 
effort  et,  reconnaissant  son  ami,  elle  dit  : 

—  C'est  toi,  Robert  !...  Parrain  n'est  plus  là? 
Elle  eut  une  hésitation,  puis,  plus  que  faiblement: 

—  Et  papa,  où  est-il  ?  Je  voudrais  bien  le  voir... 

—  Il  était  là,  tout  à  l'heure,  ma  chérie,  mais  tu  dormais,  ré- 
pondit le  jeune  homme. 

Elle  eut  un  navrant  sourire: 

—  Oui,  il  vient  pendant  que  je  dors...  Vous  me  le  dites...  Mais 
je  ne  le  trouve  jamais  là,  quand  je  me  réveille... 

Elle  se  tut  pendant  quelques  secondes,  puis  avec  un  accent 
déchirant  : 

—  Et  cela  me  fait  tant  de  peine  !  Tant  de  peine!  Hélas!... 
Ses   yeux  se  troublèrent,  sa  tête  retomba  sur  l'oreiller,  elle 

murmura  i)lusieurs  fois  :  hélas  !...  Et  le  délire  la  reprit. 

Robert,  désespéré,  pencha  son  front  brûlant  sur  la  main  qu'elle 
n'avait  pas  retirée,  et  Ranioan  l'entenflit  (jui  sanglotait.  Alors, 
plus  courbé,    plus   sombre,   plus  malheureux,  presque  effrayé, 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  293 

fuyant  le  tableau  de  ces  angoisses  et  de  ces  douleurs,  dans  l'om- 
bre, comme  un  coupable,  le  docteur  redescendit,  du  même  pas, 
l'escalier  et  rentra  dans  son  cabinet. 

Il  marcha  :  il  ne  pouvait  plus  tenir  en  place  et  une  agitation 
violente  bouillonnait  en  lui.  Sa  pensée  avait  pris  un  autre  cours. 
Elle  n'évoquait  plus  Conchita  et  Munzel.  Le  couple  adultère 
avait  disparu,  c'était  la  petite  malade,  dont  il  était  si  près  maté- 
riellement et  si  loin  moralement,  qui  occupait  son  esprit.  Il 
voyait  la  chambre  blanche,  et,  sous  les  rideaux  qui  avaient  tant 
de  fois  abrité  le  paisible  et  riant  repos  de  l'enfant,  il  entendait 
le  halètement  d'un  sommeil  douloureux  et  effrayant.  C'était  la 
même  douce  créature,  si  tendrement  aimée,  dont  les  baisers  lui 
remuaient  le  cœur,  qui  souffrait,  et  il  n'essayait  pas  de  la 
guérir. 

Il  tenta  de  discuter  avec  lui-même.  Il  se  dit  :  Que  m'importe 
cette  fille?  je  ne  la  connais  pas.  S'il  ne  fallait  pas  donner  au 
monde  des  explications  devant  lesquelles  je  recule,  je  l'aurais 
mise  hors  de  chez  moi.  Je  ne  l'aime  pas,  je  ne  peux  l'aimer.  Ce 
serait  une  duperie  ajoutée  à  tant  d'autres.  Aimer  la  bâtarde  de 
cette  misérable  et  de  son  amant?  Accepter  la  honte,  l'approuver? 
Ah!  ah!  Il  ne  manquerait  plus  que  cela  !  Mais  je  serais  vraiment 
tombé  en  enfance  !  Allons  !  Pas  de  faiblesse  !  On  a  pu  me  désho- 
norer, je  ne  me  déshonorerai  pas  moi-même  ! 

Une  voix  s'éleva,  au  fond  de  lui,  pour  la  première  fois  et  timide 
encore,  qui  répondit  :  «  Qui  le  saura?  Talvanne  !  Il  t'a  supplié 
d'être  miséricordieux.  Robert?  Il  passera  sa  vie  à  te  bénir.  »  Mais 
aussitôt  il  se  révolta  contre  cette  lâche  conseillère,  il  protesta 
qu'il  ne  suivrait  pas  ses  perfides  et  doucereux  avis.  Il  voulut  se 
cuirasser  plus  complètement  d'indifférence,  mais  il  ne  put  y 
réussir.  Vainement  il  s'efforça  de  penser  à  autre  chose,  d'atta- 
cher son  imagination  à  un  sujet  différent,  toujours  il  était  ramené 
à  ce  tableau  lamentable  de  la  petite  malade,  brûlée  par  de  fié- 
vreux cauchemars,  dans  son  lit  blanc  fait  pour  les  songes  heu- 
reux. L'obsession  grandissait  sans  cesse,  et  d'une  façon  singu- 
lière. Il  éprouvait  un  violent  désir  de  savoir  ce  qui  se  passait. 

Il  fut  sur  le  point  de  sonner  pour  demander  des  nouvelles.  Et 
ce  n'était  pas  un  retour  de  tendresse  :  il  ne  se  sentait  pas  entraîné 
vers  l'enfant.  Il  lui  semblait  que,  guérie,  il  se  fût  désintéressé 
d'elle.  Mais  elle  souffrait  et  il  se  disait  :  Je  ne  pense  à  elle  que 
parce  qu'elle  souffre.  Il  éprouva  du  soulagement,  quand  il  eut 


294  LA  LEGTUHE 

trouvé  cette  explication  à  son  trouble.  Il  se  rassit  dans  son  fau- 
teuil profond,  aux  premières  lueurs  du  jour,  et  ouvrit  la  fenêtre. 
L'air  pur  lui  fit  du  bien.  Il  respira  délicieusement  et  revint  à  sa 
table,  sur  laquelle  il  prit  un  livre.  Justju'au  déjeuner  il  lut  paisi- 
blement. 

Rosalie,  avec  un  étonnement  épouvanté,  le  vit  calme,  comme 
si  rien  d'anormal  ne  fût  arrivé.  Elle  avait  compté  sur  une  détente 
des  nerfs  lassés,  pour  amener  une  révolution  dans  l'état  d'esprit 
de  son  maître.  Et  soudainement,  à  l'heure  où  elle  le  croyait  abattu 
et  à  la  merci  de  son  entourage,  il  se  redressait  plus  solide  et  plus 
puissant.  Elle  se  demanda  quel  pacte  il  avait  conclu  avec  les  êtres 
invisibles,  pour  posséder  ces  ressources  mystérieuses.  Elle  lui 
apporta,  sur  un  plateau,  son  repas  habituel  :  de  la  viande  froide 
et  des  fruits.  Il  mangea  quelques  bouchées  et  but  un  verre  d'eau. 
Il  n'avait  pas  encore  fait  entendre  le  son  de  sa  voix  quand  elle 
se  disposa  à  s'éloigner.  Il  attendit  qu'elle  fût  à  la  porte,  pour  se 
décider  à  lui  adresser  la  question  qui  brûlait  ses  lèvres  : 

—  Le  docteur  Talvanne  est-il  là  ? 
Elle  répondit  : 

—  Oui,  monsieur,  il  est  là-haut  avec  Robert. 

Elle  ne  prononça  pas  le  nom  d'Adrienne,  elle  ne  dit  pas  ;  chez 
votre  fille.  Là-haut  —  voilà  tout.  N'était-ce  pas  cela  qu'il  voulait 
savoir?  Elle  fut  tentée  d'ajouter  :  et  cela  va  mal.  l^lle  se  retint. 
La  figure  de  Rameau  s'était  contractée,  et,  de  pâle,  était  devenue 
livide.  DHui  geste  impatient,  il  ordonna  à  la  gouvernante  de 
sortir. 

Ainsi,  Talvanne  avait  exécuté  sa  menace  :  il  ne  revenait  plus 
chez  son  ami.  Il  était  clicz  sa  filleule,  là-haut,  mais  il  ne  s'était 
pas  arrêté  au  premier  étage,  pour  serrer  la  main  de  son  vieux 
camarade.  C'était  la  première  fois  depuis  quarante  ans.  Il  res- 
sentit une  profonde  tristesse.  Il  avait  écouté  tout  ce  que  lui  avait 
(lit  Talvanne,  mais  il  n'avait  jias  cru  à  sa  rancune.  Il  se  dit:  A 
l)résent  je  suis  bien  seul.  Tout  me  manque  en  même  tem[)S,  et  je 
ne  puis  me  retenir  à  rien.  C'est  le  vide  com[)]ct  et  définitif. 

Il  vit  tout  désert  et  désolé  autour  de  lui.  Une  impression  na- 
vrante s'imposa  à  son  esprit.  Il  eut  comme  le  vertige,  et,  avec  un 
grand  trouble,  il  se  demanda  si  le  sentiment  qu'il  éprouvait  n'était 
pas  de  la  peur.  Une  oppression  inconnue  lui  serrait  le  cœur.  Il 
était  mécontent  des  autres  et  de  lui-même.  Un  poids  très  lourd 
l'étouffait,  et  il  eut  le  soupron  que  c'était  un  remords.  Il  s'indigna 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  2'J5 

à  cette  pensée.  Un  remords  de  quoi?  Qu'avait-il  fait?  Était-il 
donc  coupable?  Il  sourit  amèrement  :  Pauvre  humanité,  ballottée 
toujours  sur  Tocéan  des  rêves,  et  terrifiée  par  la  réalité.  Fai- 
blesse, faiblesse  et  rien  que  faiblesse  !  Un  changement  dans  sa 
vie,  une  modification  dans  ses  habitudes,  et  lui-même,  l'esprit 
fort,  il  perdait  l'équilibre  de  ses  facultés.  Talvanne  le  boudait, 
et  cette  hostilité  momentanée  le  conduisait  à  broyer  du  noir,  à 
ressentir  des  inquiétudes  d'enfant  qui  craint  les  fantômes.  Toute 
cette  tristesse,  toute  cette  mélancolie  :  fantômes  de  son  imagina- 
tion. Il  suffisait  de  les  regarder  de  près  pour  les  dissiper  et  les 
anéantir. 

Il  s'efforça,  pendant  les  longues  heures  de  cette  journée,  de  se 
fortifier  moralement.  Il  y  mit  une  grande  volonté  et  beau- 
coup de  courage.  Il  y  parvint,  après  de  violents  efforts.  Il  put 
passer  son  examen  de  conscience  et  se  juger  aussi  innocent,  en- 
vers les  autres,  que  les  autres  avaient  été  coupables  envers  lui. 
Il  compta  sur  l'équité  naturelle  de  Talvanne  et  espéra  que  son 
ami  lui  reviendrait.  Il  retrouva  toute  sa  fermeté  et  décida  qu'il 
avait  agi  comme  il  devait  agir.  Il  reçut  ses  confrères  qui  se  pré- 
sentaient pour  la  consultation  quotidienne,  ne  parut  pas  remar- 
quer que  l'aliéniste  ne  les  avait  pas  accompagnés.  Il  parla  méde- 
cine, discuta  le  traitement  indiqué,  accepta  les  encouragements 
qu'on  lui  donnait,  et  joua,  avec  une  affreuse  liberté  d'esprit,  son 
rôle  de  père. 

Mais,  vers  six  heures,  quand  la  nuit  descendit  et  que  l'ombre 
remplaça  le  jour,  il  fut,  de  nouveau,  envahi  par  l'inquiétude.  Il 
ne  put  rester  immobile,  et  recommença  à  marcher  avec  agita- 
tion. Il  souua  pour  avoir  de  la  lumière,  et,  comme  Rosalie  lui 
préparait  ses  lampes,  il  demanda  pour  la  seconde  fois  : 

—  Est-ce  que  le  docteur  Talvanne  est  là  ? 

La  servante  le  regarda,  étonnée,  et  avec  un  ton  de  reproche  : 

—  Oh!  monsieur,  depuis  ce  matin  il  n'a  pas  quitté  de  là- 
naut. 

Toujours  «  là-haut  »  ;  point  :  mademoiselle,  comme  elle  disait 
autrefois,  cérémonieusement,  ou  familièrement  :  Adrienne.  Là- 
haut  !  Rameau  s'arrêta  devant  la  vieille  femme  et  s'aperçut,  tout 
à  coup,  que  deux  grosses  larmes  lui  coulaient  des  yeux  sur  les 
joues.  Il  sentit  sa  respiration  qui  s'embarrassait  dans  sa  poitrine, 
il  dem.anda  d'une  voix  tremblante  ; 

—  Est-ce  que  cela  va  plus  mal  ? 


£06  LA  LECTURE 

A  ces  mots,  Rosalie  éclata,  et,  bégayant  d'émotion  : 

—  Oh!  monsieur,  monsieur!...  Une  petite  que  nous  avons 
élevée  dans  la  plume  et  le  coton...  Une  princesse  n'aurait  pas  été 
plus  choyée!...  Et  la  voir  s'en  aller  si  misérablement...  Mon 
Dieu  !  est-ce  qu'il  faudra  la  perdre,  comme  nous  avons  déjà 
perdu  sa  mère  ! 

En  entendant  ces  paroles.  Rameau  se  rappela  que  c'était  à 
celle  qui  pleurait  là,  devant  lui,  qu'il  avait  confié  la  tâche  d'ac- 
compagner Conchita  chez  Munzel.  Il  ne  vit  plus  en  elle  la  fidèle 
servante,  tremblant  pour  la  vie  de  l'enfant  aimée,  mais  la  com- 
plaisante infâme  des  amours  de  la  femme  coupable.  Il  lui  jeta  un 
regard  qui  la  fit  frissonner,  et,  d'une  voix  tranchante: 

—  Vous  qui  conduisiez  la  mère  chez  son  amant,  vous  savez 
l)icn  que  la  fille  n'est  pas  de  moi  !  Quelle  comédie  jouez-vous 
pour  m'apitoycr?  Vous  étiez  comme  les  autres...  Vous  saviez 
tout,  n'est-ce  pas? 

—  Sur  mon  salut  éternel,  ce  n'est  qu'en  mourant  que  la  pauvre 
madame  m'a  tout  dit...  J'aurais  donné  ma  vie  pour  que  cela  ne 
fût  pas  ! 

—  Hypocrisie  et  mensonge!  cria  Rameau.  Sortez  d'ici  !... 
Elle  recula  effrayée,  joignit  les  mains,  et  suppliante  : 

—  Mais  la  pauvre  petite,  si  innocente!... 
R,ameau  répondit  avec  fureur  : 

—  Ce  sont  les  gens  comme  vous  qui  m'éloignent  d'elle  !  Allez- 
vous-en  ! 

Il  fit  un  pas  en  avant,  avec  un  air  si  terrible  qu'elle  n'osa  pas 
dire  un  mot  de  plus  et  sortit.  Quand  il  fut  seul,  les  battements 
tumultueux  de  sou  cœur  l'effrayèrent.  Il  se  croyait  redevenu  plus 
maître  de  lui.  Un  mot  inopportun,  une  demande  intempestive, 
et  sa  violence  l'avait  encore  emporté.  Et  contre  qui  ?  Contre 
la  femme  dont  il  avait  été  en  mesure,  depuis  vingt-cinq  ans, 
d'apprécier  l'infatigable  dévouement.  Etait-elle  coupable  d'un 
inallieur  qu'elle  n'avait  pu  empêcher?  Oh  !  elle  ne  mentait  pas, 
il  le  savait. 

Il  retomba  dans  sa  tristesse,  en  .se  découvrant  si  dé.sarmé  et  si 
faible.  Un  domestique  lui  apporta  son  dîner  auquel  il  ne  toucha 
pas.  C'en  était  fait  de  sa  supériorité  d'esprit  qui  le  mettait  au- 
dessus  des  compromissions.  En  uu  instant,  il  redevint  un 
liomme  semblable  aux  autres,  à  la  merci  de  la  chaleur  de  .son 
sang  et  de  la  sensibilité  de  ses  nerfs.  Il  demeura  sombre,  la  tête 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  297 

inclinée,  roulant  dans  son  cerveau  d'orageuses  pensées.  Il  se 
sentait  très  chancelant,  depuis  qu'il  n'avait  plus  à  craindre  les 
assauts  de  Talvanne.  Sa  dernière  révolte  avait  été  provoquée  par 
l'intervention  de  Rosalie.  Poussé  dans  ses  derniers  retranche- 
ments, il  se  défendait  avec  énergie.  Relégué  dans  la  solitude  et 
le  silence,  sa  résistance  tombait.  Il  était  fort  contre  les  autres, 
point  contre  lui-même. 

Invinciblement,  comme  la  veille,  le  besoin  de  connaître  ce  qui 
se  passait  dans  la  maison  s'imposa  à  son  esprit.  Le  tableau  de  la 
pauvre  petite  malade,  ayant  auprès  d'elle  Robert  qui  la  suppliait 
de  ne  pas  mourir,  s'évoqua  de  nouveau,  et  la  voix  insidieuse  qui 
lui  avait  déjà  parlé  à  l'oreille,  se  fit  encore  entendre  :  «  Contente 
donc  ton  désir.  Sors  d'ici,  va  t'informer, qui  le  saura?  »  Toujours 
cette  hypocrite  conseillère  qui  le  poussait  à  la  lâcheté  !  Il  s'in- 
digna, et,  tout  haut,  comme  s'il  s'adressait  à  quelqu'un  de  pré- 
sent, et,  pourtant,  d'invisible,  il  dit  : 

—  Je  n'irai  pas  ! 

Et  les  heures  s'écoulèrent.  Il  entendit  sonner  minuit.  Le  si- 
lence, autour  de  lui,  était  complet.  Les  voitures  avaient  cessé  de 
rouler  dans  la  rue.  Pas  un  bruit,  pas  un  souffle  :  la  solitude.  On 
eût  pu  croire  qu'un  ordre  avait  été  donné  pour  que  le  passage 
fût  libre,  devant  lui,  s'il  voulait  monter.  Il  ouvrit  sa  fenêtre  :  son 
front  brûlait.  La  lune  pâle  etpureargentaitles  massifs  du  jardin. 
Un  rossignol  se  mit  à  vocaliser  dans  les  lilas,  et  les  trilles  de 
l'amoureux  ailé  faisaient  un  si  violent  contraste  avec  la  sépul- 
crale tristesse  qui  entourait  Rameau,  qu'il  lui  sembla  que  l'oiseau 
chantait  sur  une  tombe.  Il  ne  voulut  pas  l'entendre  davantage  et 
repoussa  sa  fenêtre. 

Hésitant  encore,  il  marcha  de  long  en  large,  tenaillé  par 
l'envie  de  monter.  Puis,  brusquement,  il  sortit.  Il  suivit,  dans 
l'obscurité,  le  couloir,  gravit  l'escalier,  arriva  à  l'étage  supérieur, 
entra,  sans  bruit,  dans  le  salon,  et  vit  la  porte  de  la  chambre  en- 
trebâillée, comme  la  veille.  Il  entendit  parler,  il  approcha.  Un 
homme  était  assis,  près  de  la  lampe,  dans  un  fauteuil,  mais  ce 
n'était  pas  Robert,  c'était  Talvanne.  Le  vieillard,  fatigué  par  les 
veilles,  brisé  par  les  émotions,  n'avait  pu  vaincre  sa  lassitude, 
et  s'était  endormi.  Les  paroles  entendues,  c'était  la  malade  qui 
les  prononçait,  dans  son  inguérissable  délire,  se  plaignant  tou- 
jours, et  plus  amaigrie,  plus  blême,   plus  dévorée  par  la  fièvre. 

Rameau  franchit  le  seuil  de  la  chambre,  sur  la  pointe  du  pied, 


208  LA  LECTURE 

ainsi  qu'un  voleur.  Il  alla  jusqu'au  lit,  et,  debout,  tout  près  de 
l'enfant,  il  osa  la  regarder.  Les  ravages  de  la  maladie  lui  appa- 
rurent terribles,  trahissant  un  affaiblissement  profond,  présa- 
geant une  catastrophe  prochaine.  Les  yeux  de  la  douce  créature 
étaient  fermés,  il  ne  vit  pas  leur  couleur  bleue,  qui  lui  rappelait 
l'ami  infâme.  Ses  cheveux  blonds  étaient  noyés  dans  l'ombre,  il 
ne  vit  pas  leur  ton  d'or,  qui  criait  l'adultère.  Il  ne  distine:ua  que 
la  bouche  souffrante,  dont  les  lèvres,  entre  deux  baisers,  lui 
avaient  dit  tant  de  tendresses.  Il  n'aperçut  que  les  pauvres 
petites  mains,  agitées  d'un  tremblement  fébrile,  ces  mains  cares- 
santes qui  passaient,  si  délicieusement,  dans  sa  barbe  blanrhe. 
Il  frissonna  de  regret,  de  douleur  et  de  désir.  Ce  front  pâle  ten- 
tait sa  lèvre,  il  eût  voulu  l'embrasser,  comme  autrefois.  Et  cepen- 
dant il  lui  faisait  horreur  ! 

II  se  tordit  les  mains  d'angoisse.  Oh  !  Le  supplice,  la  malédic- 
tion, de  ne  pouvoir  pas  se  laisser  tomber  à  genoux  devant  ce  lit 
d'agonie,  de  n'avoir  pas  le  droit  de  l'entourer  de  ses  bras,  comme 
d'une  barrière  vivante  contre  la  more!  Oh!  Les  misérables,  qui 
avaient  empoisonné  son  cœur,  souillé  sa  pensée,  détruit  toutes 
ses  croyances  et  creusé  cet  abîme  de  honte  et  de  dégoût  entre 
lui  et  l'enfant  qu'il  avait  adorée  !  Un  flot  de  colère  monta  aux 
lèvres  de  Rameau,  et  là,  en  face  de  leur  fille  mourante,  il  prit  les 
deux  coupables  à  témoin  de  leur  infamie. 

Tout  à  coup,  il  frémit  jusqu'au  fond  des  entrailles.  Une  voix 
s'était  élevée,  disant  avec  un  accès  de  joie  inexprimable  : 

—  Oh!  Papa!  C'est  toi!  Enfin! 

Uouleversé,  Rameau  voulut  faire  un  pas  en  arrière;  mais  la 
petite  main  tremblante  l'avait  saisi,  et  il  en  sentait  la  brùluro 
sur  .son  bras.  Il  vit  les  regards  d'Adrienne  fixés  sur  les  siens. 
Mais  il  ne  pouvait  juger  si  les  yeux  de  l'enfant  étaient  bleus, 
tant  ils  étaient  voilés  i)ar  les  larmes.  Il  essaya  encore  de  se 
dégager,  mais  la  voix  s'éleva,  de  nouveau,  plus  touchante  : 

—  Oh!  Papa,  je  t'en  supi)lie,  ne  me  quitte  pas  ! 

Il  s'arrêta,  immobile,  ojipressé,  les  oreilles  pleines  de  bour- 
donnements. Ses  jambes  brisées  par  l'émotion  se  dérobaient  sous 
lui.  La  voix  se  fit  entendre  encore,  mais  plus  faible,  et  il  sembla 
à  Rameau  que  c'était  celle  d'Adrienne  toute  petite,  alors  qu'elle 
était  encore  sa  fille,  et  qu'il  la  veillait,  pendant  ses  premières 
maladies  : 

—  Oh!  Papa,  j'ai  bien  mal...  bien  mal!    Et  ni  parrain,   ni 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  299 

Robert,  ni  tes  amis  n'y  peuvent  rien...  Toi!  oli!  toi,  si  tu  m'aimais 
comme  avant... 

Elle  se  souleva  sur  son  coude,  et,  avec  une  expression  déchi- 
rante : 

—  Je  ne  voudrais  pourtant  pas  vous  quitter!...  Je  voudrais 
vivre!...  Oh!  Papa,  toi  qui  as  toujours  sauvé  tous  tes  malades, 
dis,  est-ce  que  tu  vas  laisser  mourir  ton  enfant? 

A  ces  mots,  le  cœur  trop  gonflé  de  Rameau  éclata  dans  un 
sanglot.  Il  s'abattit  au  pied  du  lit,  comme  un  chêne  brisé  par  la 
foudre,  et,  pleurant  les  seules  bonnes  larmes  qu'il  eût  répandues 
depuis  qu'il  souffrait  tant,  il  pressa  l'enfant  contre  sa  poitrine 
avec  des  caresses  folles,  balbutiant  : 

—  Non!  Non!  ma  chérie,  ma  mignonne,  ma  seule  adoration 
sur  la  tei-re,  tu  ne  mourras  pas...  Tu  vivras  pour  me  consoler... 
pour  m'aimer  ! 

Elle  dit  très  doucement  : 

—  Oh!  C'est  toi  maintenant...  Je  te  retrouve...  c'est  toi!...  Il 
ne  faut  plus  me  laisser  dormir,  car,  vois-tu,  j'ai  de  mauvais 
songes,  où  il  me  semble  que  tu  mo  repousses  et  que  tu  me 
menaces. 

—  Ne  crains  plus  rien...  Tu  dormiras,  mais  pour  mieux 
guérir  ! 

Il  était  debout,  redressant  sa  haute  taille,  semblant  défier  la 
mort,  tel  qu'il  apparaissait  au  clievet  des  malades,  ainsi  qu'un 
sauveur.  Adrienne  lui  souriait.  Il  lui  posa  les  mains  sur  le  front, 
et,  au  bout  d'un  instant,  calme,  les  traits  détendus,  comme  si 
une  volonté  souveraine  eût  commandé  à  son  mal,  elle  reposait. 

Il  la  contempla,  un  instant,  avec  une  ivresse  profonde,  puis, 
s'étant  retourné,  il  se  trouva  en  face  de  Talvanne  qui  le  regar- 
dait. Rameau  leva  un  doigt  pour  lui  commander  le  silence.  Alors 
l'aliéniste  s'approcha  de  son  ami,  et,  le  saisissant,  il  l'embrassa 
de  toute  sa  force.  Les  deux  hommes  restèrent,  en  face  l'un  de 
l'autre,  la  main  dans  la  main,  le  visage  illuminé  par  la  joie. 
Enfin,  attirant  le  docteur  dans  le  salon ,  Talvanne,  les  yeux 
riants,  lui  murmura,  avec  un  soupir  d'allégement  : 

—  A  présent,  n'est-ce  pas,  je  crois  que  je  peux  aller  me 
coucher? 

Ptameau  inclina  la  tête,  répondit  tout  bas  :  «  A  demain  »  et 
quittant  son  ami,  vint  se  rasseoir  au  pied  du  lit  d' Adrienne. 


SOO  LA  LECTURE 

XII 

Talvanne,  qui  faisait  d'habitude  si  bon  marclié  de  sa  science 
médicale,  s'était  montré  grand  médecin  le  jour  où  il  avait  dé- 
claré à  ses  illustres  confrères  que  le  mal  dont  souffrait  Adricnne 
avait  son  siège  dans  la  pensée  et  que  ce  n'était  pas  avec  des 
topiques  plus  ou  moins  violents  qu'il  fallait  le  combattre.  A 
partir  du  moment  oîi  Rameau  s'était  installé  à  son  chevet, 
Adrienne,  qui,  jusque-là,  semblait  ne  pas  opposer  de  résistance 
à  la  maladie,  s'était  rattachée  ardemment  à  l'existence,  et,  en 
quelques  jours,  avait  été  hors  d'affaire.  Sous  le  regard  de  son 
l)èrc,  elle  s'était  ranimée,  comme  une  plante  frileuse  aux  rayons 
du  soleil.  Maintenant  elle  est  en  convalescence,  très  faible,  très 
blanche,  brisée  encore  des  violences  de  la  fièvre,  mais  jouissant 
délicieusement  de  son  retour  à  la  vie. 

Tant  que  l'enfant  avait  été  en  danger.  Rameau  ne  l'»vait  pas 
quittée,  la  soignant  avec  cette  clairvoyance  géniale  qui  lui  avait 
valu  son  universelle  renommée.  Suivant  la  maladie  pas  à  pas,  il 
l'avait  domptée,  s'appliquant  à  deviner  les  crises,  afin  de  les 
combattre  avant  même  qu'elles  eussent  le  temps  d'éclater.  Il 
avait  ainsi  rendu,  à  la  santé  de  la  jeune  fdle,  sa  régularité,  un 
instant  si  gravement  troublée,  et  il  la  voyait,  avec  bonheur, 
sortir  de  cette  dangereuse  épreuve,  plus  développée  et  plus 
vigoureuse. 

Jour  et  nuit,  il  s'était  prodigué  avec  Talvanne,  Robert  ot 
Rosalie,  admirant  la  discrétion  avec  laquelle  ils  affectaient  tous 
de  ne  pas  soupçonner  le  drame,  qui  avait  bouleversé  l'existence 
du  père  et  compromis  celle  de  la  fille.  Mais  quand  Adrienne, 
étendue  sur  une  chaise  longue,  devant  la  fenêtre,  n'eut  plus 
besoin  que  de  repos  et  de  calme,  le  docteur  rentra  dans  son 
cabinet,  et,  seul  en  face  de  lui-même,  s'efforça  de  comprendre 
l'/volution  qui  s'était  opérée  dans  ses  idées. 

Rameau  n'était  pas  de  ces  esprits  vulgaires  qui  se  résignent 
devant  le  fait  accompli  sans  tenter  d'en  découvrir  les  causes  et 
d'en  mesurer  la  portée.  En  une  seconde,  il  avait  vu  chanceler 
sa  volonté,  changer  ses  résolutions,  et  il  prétendait  analyser  les 
mouvements  de  son  être  qui  avaient  favorisé  celte  volte-face 
inattendue.  Il  n'éprouvait  aucune  honte  de  s'être  démenti  lui- 
môme,  il  ne  regrettait  pas  sa  capitulation,  il  en  était  heureux. 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  301 

Il  avait  retrouvé  la  plénitude  de  sa  tendresse  pour  Adrienne, 
quoiqu'il  eût  la  certitude  qu'elle  n'était  pas  sa  fille.  Peut-être 
même  l'aimait-il  davantage,  comme  si,  par  cette  conquête 
morale,  elle  se  fût  emparée  de  lui  plus  solidement. 

Un  très  grand  trouble  était  dans  son  esprit  et  toutes  ses  théories 
sur  l'amativité  étaient  renversées.  Son  matérialisme  était  aux 
prises  avec  le  problème  suivant  :  voici  une  enfant,  à  laquelle  je 
ne  suis  attaché  par  aucun  lien  de  la  chair,  que  je  devrais  haïr, 
car  elle  est  la  preuve  matérielle  de  mon  malheur  et  de  ma  honte, 
et  une  force  invincible  me  lie  à  elle.  Est-ce  donc  l'habitude  de 
l'aimer,  cette  occupation  constante  que  j'ai  prise  d'elle  depuis  sa 
naissance?  Alors  je  chérirais  en  elle  ma  propre  bonté,  et  je  lui 
saurais  gré  des  soins  que  je  lui  ai  prodigués  ?  Un  si  banal  atta- 
chement, fondé  sur  des  raisons  si  basses,  aurait-il  pu  résister  à 
l'horreur  de  la  révélation  qui  m'a  été  faite,  à  la  colère  qu'elle 
m'a  inspirée?  Non! 

Et  il  demeurait  pensif,  en  face  de  cet  énigme  d'un  amour  pour 
ainsi  dire  imposé  à  son  cœur,  par  un  pouvoir  inexpliqué  et 
contre  l'autorité  duquel  il  ne  pouvait  réagir.  Il  eut  un  sentiment 
d'inquiétude.  Il  lui  sembla  que  l'édilice  de  ses  convictions  trem- 
blait sur  sa  base.  Arrivé  au  déclin  de  la  vie,  retiré  des  luttes, 
fort  de  son  inébranlable  foi,  il  avait  cru  posséder  une  sécurité 
intellectuelle  absolue.  Il  était  sûr  d'avoir  tout  expérimenté,  tout 
examiné,  tout  jugé,  dans  le  domaine  de  l'homme.  Il  s'imaginait 
donc  pouvoir  s'arrêter,  comme  un  voyageur  au  haut  d'une 
colline  lentement  et  laborieusement  gravie,  jeter  un  regard  pai- 
sible sur  le  chemin  suivi  et  se  reposer  dans  une  quiétude  com- 
plète. 

Et  voilà  que,  subitement,  les  bornes  du  territoire  parcouru 
s'éloignaient,  les  horizons  reculaient,  à  perte  de  vue,  et  Rameau 
se  trouvait,  avec  stupeur,  devant  une  étendue  beaucoup  plus 
vaste  que  tout  ce  qu'il  avait  exploré.  Ou  plutôt,  ces  espaces, 
qui  s'élargissaient  à  ses  yeux,  comme  si  un  voile  se  fût  tout 
à  coup  déchiré,  il  commençait  à  le  comprendre,  ces  espace» 
n'étaient  pas  insoupçonnés  par  lui,  mais  il  en  avait  volontaire- 
ment détourné  ses  regards  pour  ne  pas  les  voir.  Le  champ  du 
matérialisme  était  sa  possession,  sa  conquête,  et,  arrivé  au  but, 
brusquement,  comme  Moïse  sur  le  mont  Nébo,  il  apercevait 
toute  une  contrée  nouvelle,  terre  promise  dont  il  avait  nié  l'exis- 
tence et  qui  se  déroulait  devant  lui,  monde  du  spiritualisme, 


S02  LA  LECTURE  ^ 

mille  fois  plus  fécond  et  plus  resplendissant  que  tout  ce  qu'il 
avait  admiré  jusqu'alors. 

Avec  un  frémissement  d'initiation  inattendue,  il  eut  la  vision 
radieuse  et  sublime.  C'était  bien  le  pays  où  la  beauté  était  plus 
chaste,  la  vertu  plus  douce  et  l'amour  plus  pur.  Admirable  pays 
de  l'idéal,  où  le  bonheur  durait  éternel  et  où,  dans  la  trancpiillc 
lumière,  le  doute  disparaissait,  comme  un  nuage  dissipé  par  le 
soleil.  Rameau,  ébloui  par  les  clartés  qui  pénétraient  en  lui, 
essaya  de  se  dérober  à  leurs  flammes.  Il  voulut  fuir,  redescendre 
dans  son  ombre.  L'immensité,  au  travers  de  laquelle  il  se  sentait 
emporté,  lui  fit  peur,  il  aspira  à  la  terre.  Il  fit  un  effort  pour 
rentrer  dans  l'ordre  des  faits  matériels.  Il  se  calma,  se  reprit, 
et,  certain  qu'il  n'était  victime  d'aucun  sortilège,  affermissant 
sa  raison,  il  essaya  de  discuter. 

S'il  admettait  un  principe  supérieur  à  la  matière,  il  était  donc 
conduit  à  reconnaître  ce  qu'il  avait  nié  de  toutes  les  forces  de  son 
orgueil  humain  :  l'existence  d'une  âme.  Il  se  mit  à  rire  amère- 
ment. Une  àme?  Où  était-elle?  Dans  quelle  partie  du  corps  se 
logeait-elle?  De  quel  organe  était-elle  le  moteur?  l'^tait-ce  dans 
son  cerveau  qu'elle  résidait?  Etait-ce  son  cœur  qu'elle  mettait  en 
mouvement?  Allons!  Il  savait  bien  que  c'était  impossible!  Son 
âme,  c'était  son  intelligence,  l'ensemble  de  ses  idées,  développées 
et  acquises  par  le  travail,  le  perfectioimement  de  ses  instincts 
l)hysi(|ues,  grandis  et  épurés  jusqu'à  devenir  des  qualités  morales. 
L'âme?  C'était  la  mise  en  mouvement  de  son  libre  arbitre  et  de 
sa  volonté.  Pas  autre  chose. 

Et  cependant,  avec  stupeur,  il  se  rapi)clait  que  sa  volonté  était 
de  haïr  Adricnne;  que,  livré  à  son  libre  arbitre,  il  se  fût  détourné 
d'elle  avec  horreur,  et  que  pourtant  une  force,  qu'il  n'avait  point 
su  (It'îHnir,  mais  à  laquelle  il  obéissait  malgré  lui,  l'avait  conduit 
au  fhcvet  de  l'enfant  issue  delà  faute,  et  lui  avait  imposé  la  com- 
passion, pour  le  jeter  enfin,  tremblant  et  pénétre  de  tendresse, 
aux  i)ieds  de  celle  qu'il  devait  et  qu'il  voulait  haïr.  Et  il  l'aimait. 
(Je  n'avait  pas  été  une  surprise  d'un  instant,  une  seconde  d'atten- 
drissement provoqué  par  un  ébranlement  des  nerfs,  mais  un  élan 
de  miséricorde,  profond  et  durable,  comme  un  flot  vivifiant  large- 
ment répandu.  Il  l'aimait,  et,  il  le  sentait  bien,  toute  sa  vie  il 
continuerait  de  l'aimer. 

Quelle  puissance  supérieure  avait  donc  ouvert  cette  source  sa- 
crée qui  rafraîchissait  sa  pensée?  A  (picUe  force,  latente  en  lui, 


LE  DOCTEUR  RAMEAU  303 

cette  puissance  s'était-elle  adressée?  Oh!  Qu'on  l'appelât  son 
intelligence  ou  son  âme,  elle  existait,  elle  brûlait,  inij)alpable  et 
divine,  et  ce  n'était  ni  le  hasard  des  éléments  ni  la  science  des 
hommes  qui  avaient  pu  la  créer. 

Enlevé  de  nouveau  en  plein  ciel,  Rameau  ne  voulut  plus  en 
descendre.  Il  sentit  déborder  en  lui  un  enthousiasme  inconnu, 
s'allumer  une  ivresse  délicieuse.  Il  lui  sembla  que  son  front  brû- 
lait, comme  si  sa  pensée  s'exaltait,  et  tout  son  être  s'emplissait 
d'une  joie  surhumaine.  Toutes  ses  convictions  anciennes,  il  les 
junca  fausses,  toutes  ses  doctrines  lui  apparurent  vaines.  Autour 
de  lui,  il  ne  vit  plus  que  des  décombres  stériles  et  des  ruines 
poudreuses.  La  certitude  d'un  être  supérieur,  principe  de  toute 
irrandeur,  de  toute  pitié  et  de  tout  amour,  lui  ai:»parut.  Avec  un 
cri  d'ineffable  bonheur,  il  confessa  son  aveuglement,  et  ouvrit  ses 
yeux  à  la  nouvelle  lumière. 


Deux  mois  plus  tard,  par  un  beau  jour  de  la  fm  de  juillet, 
l'église  Sainte-Clotilde  était  pleine  de  tout  ce  que  Paris  comp- 
tait d'artistes  et  de  savants,  venus  pour  assister  au  mariage  de 
M'ie  Adrienne  Rameau  et  du  docteur  Robert  Servant.  La  foule, 
écrasée  dans  la  nef  et  les  bas-côtés,  refluait  jusque  dans  la  rue. 
Par  la  grande  porte,  restée  ouverte,  on  apercevait  le  chœur  res- 
plendissant de  clartés,  et  on  entendait  les  derniers  accords  de  la 
marche  nuptiale. 

Le  cortège  achevait  d'entrer,  et,  précédée  par  les  deux  suisses, 
frappant  les  dalles  du  manche  de  leur  hallebarde,  la  fiancée,  au 
bras  de  son  père,  traversait  la  nef,  au  milieu  d'un  murmure 
caressant  longuement  prolongé.  Son  teint  rosé  et  ses  cheveux 
blonds  transparaissaiimt  sous  la  blancheur  de  son  voile.  Elle 
marchait  gracieuse  et  lente,  les  yeux  baissés  dans  un  recueille- 
ment grave,  sans  entendi'e  aucune  des  louanges  que  méritait  sa 
beauté.  Rameau,  très  pâle,  mais  souriant  et  l'air  heureux,  allait 
comme  au  triomphe,  portant  haut  sa  belle  tête  couronnée  de 
cheveux  blancs.  Derrière  lui,  Talvanne  et  Robert,  et  la  longue 
file  de  parents  et  d'amis,  saluant  sur  leur  parcours,  entre  les 
rangées  des  chaises,  les  figures  de  connaissance.  Et,  jetant  avec 
un  éclat  joyeux  ses  pompeuses  harmonies,  l'orgue,  qui  chantait, 
exaltait  les  cœurs,  comme  les  fleurs  partout  répandues,  les  cierges 
étoilant  l'obscurité,  éblouissaient  les  yeux. 


I 


304  LA  LECTURE 

Arrivés  à  leurs  sièges  d'apparat,  les  mariés  se  placèrent,  et  la 
cérémonie  commença.  En  face  du  chœur,  côte  à  côte,  un  peu 
séparés  de  leur  famille,  glorieusement  assis  sur  des  fauteuils  do- 
rés, ils  étaient  déjà  unis  dans  une  méditation  recueillie.  Le  prêtre 
à  l'autel  lisait  les  textes  sacrés,  et  le  silence  s'était  fait  profond 
sous  la  voûte,  troublé  seulement  par  le  roulement  des  voitures 
et  le  murmure  étouffé  des  curieux  dans  la  rue. 

Talvanne,  assis  auprès  de  Rameau,  comme  un  frère,  regardait 
avec  complaisance  le  jeune  couple,  admirait  la  beauté  de  la 
femme  et  la  gracieuse  tournure  du  mari.  Et,  pensant  à  tout  ce 
qu'il  avait  fallu  d'efforts  pour  ol)teiiir  qu'ils  fussent  heureux,  il 
bénissait  la  Providence,  qui  avait  souverainement  manife.sté  sa 
volonté.  Après  tant  d'épreuves,  on  était  au  port,  et  on  avait 
assez  souffert  :  c'était  fini,  il  ne  devait  plus  y  avoir,  dans  l'avenir, 
que  de  la  tranquillité  et  de  la  joie. 

Au  même  instant,  le  prêtre,  à  pas  mesurés,  descendit  de  l'au- 
tel pour  unir  les  jeunes  époux.  Le  voile  d'Adrienne  rt-Ievé  lais- 
sait voir  son  visage  incliné  dans  une  fervente  prière.  A  la  ques- 
tion :  Prenez- vous  pour  époux...  elle  répondit  un  :  oui,  très 
distinct,  et  son  regard,  un  peu  détourné,  se  fixa  sur  son  père,  pour 
lui  offrir  tout  le  bonheur  qui  s'épanouissait  en  elle. 

Ce  bleu  regard  exprimait  une  tendresse  si  profonde,  que  le 
cœur  de  Pvamcau  eut  une  palpitation  exquise.  En  même  temps, 
le  soleil,  illuminant  les  vitraux  du  chœur,  vint  caresser  de  ses 
rayons  la  tète  blonde  d'Adrienne,  et  l'éclaira  comme  d'une  gloire 
d'or.  Elle  api)arut  ainsi,  transfigurée,  presque  isolée  dans  une 
lumière  divine,  semblable  aune  jeune  sainte  descendue  au  milieu 
des  hommes.  Rameau,  malgré  ces  yeux  d'azur  et  ces  blonds  che- 
veux, ne  vit  plus  en  elle  l'enfant  issue  de  la  faute,  mais  un  ange  qui 
lui  avait  été  envoyé  pour  le  consoler  de  ses  tourments.  Tout  ce  qui 
restait  d'amer  et  de  douloureux  en  lui  se  fondit  dans  une  extase 
délicieuse,  et,  plein  d'une  humble  reconnaissance,  il  se  courba. 
Talvanne,  entendant  Ranuîau  parler  tout  bas,  se  pencha  pour 
écouter,  et  il  distingua  ces  mots  murmurés  avec  ferveur  : 

—  Mon  Dieu!...  Mon  Dieu!... 

C'était  l'athée  qui  priait. 


Georges  Ounet. 


lliN 


PAPILLONS  NOIRS 


Ne  rends  pas  le  mal  pour  le  mal,  c'est  une  bassesse. 
Mais  ne  rends  pas   non  plus  le  bien  pour  le  mal,  c'est  une 
lâcheté. 

Les  observations,  les  pensées,  les  axiomes  n'instruisent  pas  ; 
ils  expliquent  et  consolent. 

Ne  cherche  pas  les  raisons  des  méchants,  puisqu'ils  n'ont  que 
des  prétextes. 

Combien  d'illustres  et  bonnes  renommées  tiennent  à  l'aî't 
d'une  draperie,  à  la  hauteur  d'un  piédestal.  De  rares  initiés 
murmurent  en  passant  avec  un  tranquille  sourire  :  «  Farceur  !  » 

La  confiance  en  soi-même  est  la  force  des  esprits  supérieurs. 
Cela  devient  la  présomption  quand  il  s'agit  des  sots   et  des 
incapables. 

Quand  un  changement  de  position  met  en  lumière  la  valeur  de 
quehju'un,  ceux  qui  n'avaient  pas  su  la  deviner  prétendent  que 
les  événements  l'ont  transformée. 

Le  dilettantisme  est  la  plaie  de  l'art. 
Tout  finit  par  mentir  autour  des  menteurs. 

Regretter  ceux  dont  l'amitié  nous  a  fait  défaut,  c'est  une  vertu 
d'inférieur. 

Les  gens  supérieurs  aiment  les  sentiments  des  autres  à  leur 
égard.  Aussi  les  indignes  tombent-ils  de  leur  cœur  sans  secousse, 
comme  un  fruit  piqué  tombe  de  l'arbre. 

Quand  le  deuil  et  la  ruine  ont  remplacé  les  fêtes,  la  routo 
s'allonge  qui  menait  jadis  à  l'hospitalière  maison. 

Olivier  Chantal. 

LECT.  5i  IX  —  20 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  <*' 


s 


VII 

LA    SECONDE    EXPEDITION    (SUUe). 

«  Vive  le  Roi!  »  fimes-nous  en  entrant  Jans  le  cachot  de  Des 
Touches...  Prisonnier  une  semaine  à  Avranches,  prisonnier  h. 
Coutances  depuis  quelques  jours,  maltraité  par  ses  ennemis,  qui 
voulaient  broyer  son  énergie  sous  les  tortures  de  la  faim  et  le 
montrer  sur  l'échafaud  dans  une  déshonorante  faiblesse,  De 
Touches  était  assis  sur  une  espèce  de  soubassement  de  pierre 
tenant  au  mur  de  la  prison  et  qui  avait  la  forme  d'une  huche,  lié 
de  chaînes,  mais  fort  calme. 

V  II  savait  les  chances  de  la  guerre  comme  il  savait  les  incon- 
stances de  la  vague,  ce  partisan  et  ce  pilote!  Pris  un  jour,  délivré 
l'autre,  repris  peut-être!  il  avait  usé  cette  pensée... 

«  —  Eh  bien,  —  dit-il  avec  son  beau  sourire,  —  ce  ne  sera  pas 
«  pour  demain  encore!  Tenez!  —  ajouta-til,  —  déferrez  cette 
"  main  et  je  vous  aiderai  pour  le  reste.  » 

ff  II  avait  tordu  la  chaîne  qui  attachait  ses  deux  bras,  mais, 
]>incés  dans  des  bracelets  d'acier  qui  paralysaient,  on  les  com- 
primant, le  jeu  de  ses  muscles,  il  n'avait  pas  pu  la  briser. 

«  —  Non  !  chevalier,  —  lui  dit  M.  Jacques,  —  scier  tout  cela 
"  serait  trop  long.  Nous  sommes  pressés,  nous  vous  enlèverons 
«  avec  vos  fers  !  » 

«  Et  comme  il  avait  été  dit,  il  fut  fait,  baron  de   Fierdrap  ! 

(l)  Voir  les  numéros  des  10  et  25  mai,  10  et  25  juin,  10  et  25  juillet  1889, 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  807 

Trois  d'entre  nous  le  prirent  sur  leurs  épaules  et  l'emportèrent, 
comme  sur  un  pavois. 

«  Nous  roulâmes  sur  la  dalle  de  cette  prison,  à  la  place  de  Des 
Touches,  le  geôlier,  auquel  nous  laissâmes  la  vie,  mais  que,  par 
prudence,  nous  renfermâmes  à  double  tour  dans  le  cachot.  Je 
mets  plus  de  temps  à  vous  conter  toutes  ces  choses  que  nous 
n'en  mîmes  à  les  exécuter.  Les  zigzags  de  l'éclair  ne  sont  pas 
plus  rapides.  Nous  retraversâmes  les  trois  grandes  cours,  tou- 
jours solitaires  ;  mais  à  la  rue...  à  la  rue,  le  danger  allait  recom- 
mencer ! 

«  Et  cependant,  tout  était  au  mieux  !  Nous  tenions  Des  Tou- 
ches !  La  lune  n'était  plus  qu'un  œil  vide.  Elle  tachait  le  ciel  au 
lieu  de  l'éclairer,  et  le  brouillard  commençait  à  mettre,  entre  les 
objets  et  nous,  comme  une  espèce  de  voile  de  soie...  Les  profils 
des  maisons  fondaient  dans  la  vapeur.  Nous  reprîmes  les  rues 
que  nous  avions  suivies  déjà,  toujours  sans  rencontrer  personne. 

Hasard  prodigieux  !  C'était  presque  de  la  féerie  !  Cette  ville, 
immobile  dans  son  sommeil,  semblait  enchantée.  Quand  nous 
repassâmes  dans  la  rue  de  la  bonne  femme  qui  vidait  sa  cuvette, 
elle  était  encore  à  la  même  place,  faisant  le  geste  de  la  vider 
toujours.  Nous  la  vîmes  moins  à  cause  du  brouillard  ;  mais  elle 
disait,  sans  discontinuer,  son  «  Gare  l'eait!  »  prudent  et  plaintif. 
Etait-ce  une  statue  qui  parlait  ?  Ce  que  nous  entendîmes  tout  à 
coup  l'interrompit-elle  ?  Dans  l'immense  silence  de  la  ville,  un 
coup  da  fusil  éclata. 

«•  —  Armons  nos  carabines,  messieurs,  et  garde  à  nous!  »  — 
dit  M.  Jacques. 

<(  —  Et  gare  les  balles  !  dit  Desfontaines.  —  Ce  n'est  plus 
«  Gare  l'eau  !  » 

a  Presque  au  même  instant,  une  autre  détonation  plus  âpre 
déchira  plus  cruellement  l'air  et  fit  vibrer  l'espace. 

«  —  Ceci  est  la  carabine  de  Juste  Le  Breton  !  »  —  dit  M.  Jacques, 
qui  la  reconnut  avec  son  oreille  militaire. 

«  Il  n'avait  pas  prononcé  ces  mots  que  Juste,  lancé  comme 
un  tigre,  tombait  parmi  nous  et  disait  de  sa  voix  claire  : 

«  —  Doublez  le  pas  !  voici  les  Bleus  !  « 

«  Or,  sachez  ce  qui  s'était  passé,  M.  de  Fierdrap  !  Le  «  Témé- 
raire »  qui  n'avait  pas  volé  son  nom,  au  lieu  de  poignarder  la 
sentinelle,  ainsi  que  l'instinct  de  la  guerre  l'avait  fait  croire  à 
M.  Jacques,  l'avait  portée  vivante,  à  bout  de  bras,  sous  les  ar- 


308  LA  LECTURE 

cades  de  la  prison.  Sûr  de  sa  force,  et  aimant  à  jouer  avec  elle, 
il  avait  eu  le  dédain  généreux  de  ne  pas  tuer  cet  homme,  et  il 
l'avait  tenu  dans  l'impossibilité  absolue  de  pousser  un  cri,  tant 
de  sa  formidable  main  il  l'avait  étreint  à  la  gorge  !  et  il  était 
resté  ainsi,  l'étreignant,  tout  le  temps  que  nous  avions  mis  à  en- 
lever Des  Touches.  Du  fond  de  son  arceau  et  de  ces  ténèbres,  il 
nous  avait  vus  repasser  dans  la  cour  avec  le  prisonnier,  et,  pour 
nous  donner  le  temps  de  faire  sûrement  notre  retraite,  il  avait 
continué  de  maintenir  la  sentinelle  dans  cette  situation,  terrible 
pour  tous  les  deux.  Quant  il  nous  crut  assez  loin  de  la  prison 
pour  n'avoir  plus  rien  à  craindre,  il  la  lâcha  et  pensa  l'avoir 
étouffée.  En  effet,  ruse  ou  douleur  d'avoir  senti  si  longtemps  le 
carcan  de  cette  main  de  fer,  elle  était  tombée  au  pied  de  Juste, 
qui  s'en  alla.  Mais,  une  fois  parti,  la  sentinelle,  fidèle  à  sa  con- 
signe, s'était  relevée,  avait  ramassé  son  fusil  et  tiré  pour  appeler 
le  corps  de  garde  aux  armes. 

R  Juste  était  alors  au  haut  de  la  rue  Monte-à-regret. 
«  —  Ah  !  —  pensa-t-il,  —  j'ai  fait  une  faute  d'avoir  épargné 
((  cette  canaille,  mais  elle  va  le  payer  !  » 

«  Et  il  redescendit  la  rue,  et,  à  soixante  pas,  malgré  le  brouil- 
lard, il  étendit  raide  morte  la  sentinelle  qui  rechargeait  son  arme, 
et  il  prit  sa  volée  pour  nous  rejoindre  et  nous  avertir. 

«  Mais  le  feu  était  à  la  poudre  !  On  entendait  des  roulements 
de  tambour  du  côté  du  quartier  de  la  ville  que  nous  venions  de 
quitter.  Nous  hâtions  le  pas. 

((  Derrière  nous,  â  l'extrémité  d'une  des  rues  que  nous  enfi- 
lions, nous  vîmes  une  troupe  que  nous  crûmes  les  gens  du  corps 
de  garde,  et  c'étaient  eux  probaltlcmont.  Ils  s'avançaient  avec 
précaution  ;  car  ils  ne  savaient  pas  notre  nombre...  «  Qui  vive!  » 
firent-ils  en  s'approchant  ;  mais  tous,  excepté  ceux  qui  portaient 
Des  Touches,  nous  leur  répondîmes  par  une  décharge  de  cara- 
bines, qui  leur  dit,  du  reste,  avec  une  clarté  suffisante,  que  nous 
étions  les  CharaevrH  (ht  Roi  ! 

«  Eux  aussi  tirèrent.  Nous  sentîmes  le  vent  de  leurs  balles, 
qui  ricochèrent  contre  les  murs,  mais  ne  nous  tuèrent  personne. 
11  était  évident  pour  nous,  â  la  mollesse  de  leur  poursuite,  que 
ces  hommes  qui  marchaient  sur  nous  attendaient  du  renfort  de 
la  garnison  réveillée,  et  cette  circonstance  nous  doima  de  l'a- 
vance, et  probablement  nous  sauva.  Tout  en  marchant  presque 
à  la  course,  partout  où  nous  apercevions  un  réverbère,    d'un 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  309 

coup  do  feu  il  était  cassé  !  L'obscurité  pleuvait  donc  dans  ces 
vues  étroites,  où  la  plus  forte  troupe  n'aurait  pu  déployer  qu'un 
très  petit  front.  C'était  là  pour  nous  un  avantage.  Ceux  qui  por- 
taient Des  Touches  étaient  couverts  par  les  neuf  autres,  qui,  de 
minute  en  minute,  se  retournaient  et  tiraient  en  se  retournant. 
Nous  touchions  à  la  porte  du  faubourg  de  la  ville,  et  il  était 
temps.  Au  centre  de  Coutances  s'élevait  un  grand  tumulte.  On 
entendait  distinctement  les  cris  :  «  Aux  armes  !  »  lia  ville  était 
debout.  Ceux  qui,  derrière  nous,  avançaient,  ne  prenaient  que  le 
temps  de  recharger  leurs  armes.  A  la  dernière  décharge  qu'ils 
firent  sur  nous,  fatalité  !  M.  Jacques  s'abattit,  après  avoir  deux 
l'ois  tourné  sur  lui-même  comme  une  toupie.  J'étais  près  de  lui 
quand  il  tomba. 

«  —  Oh  !  son  pressentiment  !  »  —  pensai-je. 

«  Et  l'idée  d'Aimée  me  traversa  le  cœur. 

«  —  Est-il  mort?  »  —  dis-je  à  Juste  Le  Breton,  qui  l'avait  relevé. 

«  —  Mort  ou  non,  —  répondit-il,  —  nous  ne  le  laisserons  pas 
aux  Bleus,  qui  se  vengeraient  de  nous  en  fusillant  son  ca- 
davre \  »  —  Et  le  levant,  de  ses  deux  bras  d'Hercule,  il  le  coucha 
sur  les  épaules  de  ceux-là  qui  portaient  Des  Touches,  lequel  eut 
ainsi  un  camarade  de  pavois  1 

w  Vingt  minutes  après,  la  ville  était  déjà  loin,  noyée  dans  son 
brouillard  et  dans  son  bruit,  et  nous  en  pleine  campagne,  avec 
notre  double  fardeau.  Nous  n'avions  été  ni  traqués,  ni  coupés, 
mais  nous  allions  l'être,  si  la  rue  du  faubourg  n'avait  pas  fini. 
Dans  la  campagne,  le  brouillard  était  encore  plus  épais  que  dans 
la  ville.  Une  fois  sortis  des  rues,  les  Bleus,  qui  nous  poursui- 
vaient, ne  pouvaient  savoir  la  direction  que  nous  allions  prendre. 
D'ailleurs,  la  campagne,  le  hallier,  le  buisson,  les  routes  perdues, 
tout  cela  nous  connaissait.  Nous  étions  des  Chouans  ! 

«  La  Varesnerie,  qui  savait  le  pays  par  cœur,  nous  fit  prendre 
par  les  terres  labourées.  Puis  nous  ouvrîmes  une  ou  deux  bar- 
rières fermées  seulement  avec  des  couronnes  de  bois  tord,  et 
nous  entrâmes  dans  des  chemins  qui  ressemblaient  à  des  or- 
nières. Au  bout  de  deux  heures  de  marche  à  peu  près,  nous  des- 
cendîmes dans  un  bas-fond  où  coulait  une  rivière  au  bord  de 
laquelle  était  amarré  un  grand  bateau  destiné  à  charrier  cet  en- 
grais que  dans  le  pays  on  nomme  le  tayigue  et  qu'on  tire  au  gre- 
lin, le  long  d'un  chemin  de  halagc,  parallèle  à  la  rivière  dans 
toute  sa  longueur. 


310  LA  LECTURE 

ff  C'est  dans  ce  grand  bateau  que  ceux  qui  portaient  Des 
Touches  et  M.  Jacques  les  déposèi'ent,  et  c'est  là  que  nous  res- 
tâmes à  attendre  le  jour,  heureux  d'avoir  délivré  l'un,  mais  le 
cœur  glacé  d'avoir  perdu  l'autre.  Quand  le  jour  vint  nous  prendre, 
nous  pûmes  juger  de  la  blessure  de  M.  Jacques.  Il  avait  reçu 
une  balle  en  plein  cœur.  Nous  l'enterrâmes  au  bord  de  cette  ri- 
vit-re  inconnue,  cet  inconnu  dont  nous  ne  savions  rien,  sinon 
qu'il  était  un  héros  1  Avant  de  l'étendre  dans  la  fosse  que  nous 
lui  creusâmes  avec  nos  couteaux  de  chasse,  je  coupai  à  son  bras 
le  bracelet  que  lui  avait  tressé  Aimée,  de  ses  cheveux  plus  purs 
que  l'or,  et  dont  le  sang  qui  le  couvrait  allait  faire  pour  elle  une 
relique  sacrée.  Sans  prêtres,  loin  de  tout,  nous  lui  rcndhnes  le 
seul  honneur  que  des  soldats  puissent  rendre  à  un  soldat,  en  le 
saluant  une  dernière  fois  du  feu  de  nos  carabines,  et  en  parfu- 
mant le  gazon  sous  lequel  il  allait  dormir  de  celte  odeur  de  la 
poudre  qu'il  avait  toujours  respirée  !  » 

—  «  Il  n'est  pas  à  plaindre,  —  dit  M.  de  Fierdrap,  qui  crut 
répondre  à  la  pensée  secrète  de  mademoiselle  de  Percy.  —  Il  est 
mort  de  la  mort  d'un  Chouan,  et  il  a  été  enterré  au  pied  d'un 
buisson  comme  un  Cliouan,  sa  vraie  place  !  tandis  que  Des  Tou- 
ches, que  l'abbé  vient  de  voir  sur  la  place  des  Capucins,  est  pro- 
bal)Ienient  fou,  errant,  miséral)le,  et  que  Jean  Cottereau,  qui  a 
nommé  la  Cliouannerie  et  qui  est  resté  seul  de  six  frères  et  sœurs, 
tués  à  la  bataille  ou  à  la  guillotine,  est  mort  le  cœur  brisé  par 
les  maîtres  qu'il  avait  servis,  auxquels  il  a  vainement  demandé, 
pauvre  grand  cœur  romanesque,  le  simple  droit,  ridicule  main- 
tenant, de  porter  l'épée  !  L'abbé  a  raison  :  ils  mourront  comme 
les  Stuarts.  » 

Mademoiselle  de  Percy  n'eut  pas  le  courage  de  protester  une 
seconde  fois  contre  l'opinion  de  ces  blessés  de  la  Fidélité  atteints 
au  cœur,  qui,  comme  l'abbé  et  le  baron,  se  plaignaient  entre 
eux  des  Bourbons  comme  on  se  plaindrait  d'une  maîtresse;  car 
se  plaindre  de  sa  maîtresse  est  peut-être  une  manière  de  plus  de 
l'adorer  ! 

»  Après  les  derniers  devoirs  rendus  â  M.  Jacques,  —  reprit  la 
conteuse,  —  nous  pensâmes  à  délivrer  de  ses  fers  le  chevalier 
Des  Touches,  que  nous  avions  assis  et  appuyé,  dans  le  bateau  à 
tangue,  contre  le  mât  auquel  on  attache  le  grelin.  Ceux  qui  l'a- 
vaient pris  lui  avaient  fait  comme  une  espèce  de  camisole  de 
force  avec  des  chaînes  croisées  et  recroisées,  et  ils  les  avaient  ser- 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  311 

rées  au  point  de  produire  l'engourdissement  le  plus  douloureux 
en  cet  homme  svelte  et  souple  dans  les  membres  duquel  dormait 
une  force  qui  avait  ses  réveils,  comme  le  lion.  Avec  son  instinct 
et  son  amour  du  combat,  il  avait  dû  furieusement  souffrir  d'en- 
tendre passer  les  balles  autour  de  lui  sur  les  épaules  de  ses  com- 
pairnons,  et  de  n'en  pouvoir  cracher  une  seule  à  l'ennemi  ;  mais 
la  marque  distinctive  du  courage  de  Des  Touches,  c'était  la  pa- 
tience de  l'animal  ou  du  sauvage  sous  la  circonstance  qui  l'é- 
crase. C'était  un  Indien  que  cet  homme  de  Granville  !  Il  avait 
jusque-là,  dans  la  marche  et  dans  la  nuit,  souffert  de  ses  chaînes 
en  silence,  mais  depuis  qu'il  faisait  jour  et  que  nous  n'avions 
plus  l'ennemi  aux  talons,  il  devait  avoir  hâte  d'être  délivré  du  poids 
écrasant  de  ses  fers.  Tout  à  l'heure,  il  faudrait  reprendre  notre 
route,  et  lui,  libre,  serait  un  fier  soldat  de  plus,  si  nous  étions 
attaqués,  d'aventure,  dans  notre  retour  à  Touffedelys.  Nous 
essayâmes  donc  de  forcer  et  de  rompre  toute  cette  ferraille  ; 
mais,  n'ayant  que  nos  couteaux  de  chasse  et  les  chiens  de  nos 
carabines,  une  telle  besogne  menaçait  d'être  longue  et  peut-être 
impossible,  quand  un  de  ces  hasards,  comme  il  ne  s'en  rencontre 
([u'à  la  guerre,  nous  tira  de  l'embarras  dans  lequel  nous  nous 
trouvions  alors.  » 

—  «  Ah  !  c'est  l'histoire  de  Couyart  !  »  —  dit  en  se  remuant 
voluptueusement  dans  sa  bergère  mademoiselle  Sainte  de  Touffe- 
delys, comme  si  on  lui  avait  débouché  sous  le  nez  un  flacon  de 
l'odeur  qu'elle  eût  préférée. 

On  voyait  que  cette  histoire,  dont  l'héroïsme  n'agitait  pas  beau- 
coup son  cervelet,  tombait  enfin  dans  des  proportions  qui  lui 
plaisaient.  Tout  est  relatif  dans  ce  monde.  Le  temps  avait  croisé 
le  cygne  des  anciens  jours  d'une  pauvre  oie,  qui  n'eût  pas  sauvé 
le  Capitole.  Mademoiselle  de  Touffedelys  s'était  presque  animée... 
Couyart  était  son  horloger. 

—  «  Il  est  venu  encore  ce  matin  remonter  la  pendule,  »  —  dit 
profondément  cette  observatrice  ineffable. 

Elle  portait  un  vieil  et  grand  intérêt  à  ce  Couyart,  qui  croyait 
aux  revenants  comme  elle  et  qui  l'entretenait  perpétuellement, 
lorsqu'il  venait  remonter  le  Bacchus  d'or  moulu,  de  tous  ceux 
qu'il  voyait  partout  ;  car  cela  lui  était  habituel,  àce  brave  homme. 
Il  ne  pouvait  sortir  même  dans  sa  cour  pour  ce  que  vous  savez, 
sans  en  voir  1  C'était  un  homme  timide,  scrupuleux,  au  parler 
doux,  qui  parlait  comme  il  marchait,  dans  des  chaussons  de  ve- 


S12  LA  LECTURE 

lours  de  laine  qu'il  portait  toujours,  par  respect  pour  le  glacis  du 
parquet  des  salons  dont  il  remontait  les  pendules.  Il  était  délicat 
et  nerveux,  blanc  de  visage  comme  une  vieille  femme,  et,  quoi- 
que chauve  du  front  et  du  crdne,  coiffé  assez  drôlement  à  la  Titus 
d'un  reste  de  cheveux  sur  l'occiput  et  sur  les  oreilles,  qu'il  pou- 
drait par  l'unique  raison  que  c'était  la  mode  des  gens  comme  il 
f<iut,  avant  cette  malheureuse  révolution...  Il  avait,  disait-il,  tou- 
jours été  aristocrate.  Avec  ses  pratiques,  —  et  c'était  toute  la  no- 
blesse de  Valognes,  —  il  était  de  cette  timidité  qui  flatte  les 
princes  quand  un  homme  ne  sait  plus  trouver  ses  mots  devant 
eux.  Exquise  llatterie  !  Elle  lui  était  naturelle. 

Il  coupotait  ses  phrases  des  hem!  hein!  de  l'embarras,  et  les 
commençait  par  des  or  donc  impossibles  ;  ce  qui  prouvait  que 
les  rouages  de  la  mécanique  ne  donnent  pas  les  habitudes  du 
raisonnement.  Lorsqu'il  ne  travaillait  pas  à  ses  montres,  assis, 
debout,  en  marchant,  il  frottait  éternellement,  avec  satisfaction, 
l'une  contre  l'autre,  ses  mollettes  et  pâlottes  mains  d'horloger, 
accoutumées  à  tenir  des  choses  délicates  et  fragiles,  et'il  faisait  le 
bonheur  des  enfants  de  la  rueSiquet  et  de  la  rue  des  Religieuses, 
(juand,  en  revenant  de  l'école,  ils  se  groupaient  au  vitrage  de  sa 
bouti([ue  pour  le  voir,  devant  son  établi  couvert  d'un  papier  blanc 
et  de  verres  à  pattes  sous  lesquels  il  mettait  les  rouages  de  ses 
montres,  absorbé  tout  entier  dans  sa  loupe  et  cherchant  ce  qu'il 
appelait  un  échappement. 

VIII 

LU     MOULIN     liLliU 

Mademoiselle  de  Pcrcy  passa  naturellement  par  dessus  la 
réflexion  de  l'ingénue  mademoiselle  Sainte  de  Tuuffedclys,  et 
elle  continua  : 

«  Pendant  (|ue  nous  nous  eiïorcions,  baron,  de  délivrer  Des 
Touches  de  ses  chaînes,  et  je  vous  jure  que  cela  nous  parut  un 
instant  plus  difficile  que  son  enlèvement,  nous  vîmes  poindre  de 
loin  un  homme  le  long  du  chemin  de  halage.  Saint-Germain,  qui 
avait  l'œil  d'une  vedette,  l'avisa  le  premier  (|ui  s'en  venait  tran- 
quillement de  notre  coté,  et  quand  je  dis  tranquillement,  je  dis 
trop  :  il  n'était  déjà  plus  tramiuille.  Ce  groupe  d'hommes  que 
nous  formions  de  si  bon  matin,  au  bord  de  cette  rivière  qui  ne 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  313 

voyait  pas  d'ordinaire  grand  monde  sur  ses  bords,  ce  groupe 
armé,  dont  le  soleil  qui  se  levait,  en  dissipant  le  brouillard,  faisait 
étincelcr  les  carabines,  inquiétait  cet  homme  aux  pas  circonspects 
et  presque  cauteleux  ;  car  vous  savez  connue  il  marche,  Sainte? 
Je  l'ai  toujours  vu  le  même,  ce  Couyart  !  Il  était  là,  au  bord 
de  cette  rivière  oîi  je  le  voyais  pour  la  première  fois,  comme  ici, 
dans  votre  salon,  quand  il  y  vient  pour  la  pendule.  Oui  !  notre 
groupe,  dont  il  ne  se  rendait  pas  de  loin  très  bien  compte,  l'in- 
quiétait et  le  fit  même  se  retourner,  comme  un  chat  prudent  qui 
voit  le  danger  et  qui  l'évite,  et  remonter  le  chemin  de  halage. 

—  «  On  ne  s'en  va  pas  comme  cela,  mon  mignon,  —  dit  Saint- 
»  Germain,  —  quand  on  a  le  bonheur  de  rencontrer  des  Chasseurs 
«  da  Roi  avant  son  déjeuner,  et  je  te  promets  que  tu  n'iras  dire 
«  à  personne  ce  matin  que  tu  nous  as  vus  !  » 
V  Et  il  arma  sa  carabine  et  il  l'ajusta. 

«  Il  allait  lui  mettre  certainement  une  balle  au  beau  milieu  des 
deux  épaules,  quand  La  Varesnei"ie,  qui  travaillait  à  casser  une 
vis,  avec  le  dos  de  son  couteau  de  chasse,  dans  un  des  ferrements 
de  Des  Touches,  releva  de  ce  couteau  le  canon  de  la  carabine  : 
«  —  Laisse  cette  bécasse  !  —  lui  dit-il.  —  Ce  n'est  pas  un 
espion.  C'est  Couyart,  Couyart  de  Marchessieux,  qui  s'en 
revient  de  Marchessieux  à  Coutances,  où  il  est  compagnon  hor- 
loger chez  Le  Calus,  sur  la  place  de  la  Cathédrale,  vis-à-vis  de 
l'hôtel  de  Crux.  Je  le  connais,  c'est  un  royaliste.  Il  m'a  bien 
des  fois  remonté  ma  montre  de  chasse.  Il  arrive  comme  la 
marée  en  carême  !  C'est  peut-être  Dieu  qui  nous  l'envoie  ;  car 
un  ouvrier  horloger  doit  toujours  avoir  quelque  outil  ou  quel- 
que ressort  de  montre  dans  sa  poche,  et  il  va  probablement 
nous  donner  le  coup  de  main  dont  nous  avons  besoin  dans  l'en- 
diablée besogne  de  cette  ferraille.  » 
«  Et  conmie  il  voyait  que  l'homme,  craignant  quelque  encom- 
bre, s'était  retourné,  il  éleva  la  voix  et  courut  à  lui  : 

«  —  Hé  !  Couyart,  —  lit-il,  —  hé  !  hé  !  Couyart  !  Ce  sont  des 
amis  !  » 

«  L'horloger  s'arrêta  ;  et,  deux  secondes  après,  nous  le  vîmes, 
chapeau  bas,  devant  La  Varesnerie,  qui  l'amena  à  nous,  toujours 
chapeau  bas.  » 

«  Il  n'était  pas  encore  très  rassuré  ;  mais  quand  son  petit  œil 
d'oiseau  pris,  que  l'on  tient  dans  sa  main,  eut  fait  circulairement 
le  tour  de  notre  groupe  : 


314  LA  LECTURE 

«  —  Eh!  mon  Dieu  !  —  dit-il,  —  c'est  donc  vous  aussi,  mon- 
«  sieur  de  Bcaumont?  et  vous  aussi,  monsieur  Lottin  de  La  Bo- 
«  chonnière  (qui,  de  vrai,  s'appelait  Lottin)?  et  c'est  vous  aussi, 
«  monsieur  Desfontaines  ?  Or  donc,  j'ai  bieu  l'honneur  de  vous 
«  présenter  mes  très  humbles  civilités  et  respects,  et  je  vous  prie 
«  de  croire,  or  donc,  que  je...  hem  !  ne  pensais  du  tout  pas... 
a  hem  !  hem  !  à  vous  rencontrer  de  si  bon  matin, 

«  —  Oui  !  c'est  un  peu  jour  pour  nous,  qui  sommes  les  cheva- 
«  liers  de  la  Belle-r]loile,  —  dit  La  Varesnerie,  —  mais  avant 
«  tout,  le  service  du  Roi  !  C'est  le  service  du  Roi  qui  nous  a  fait 
«  passer  la  nuit  à  Coutances,  et  voilà  pourquoi  nous  ne  sommes 
«  pas  encore  rentrés  quand  le  soleil  qui  se  lève  marque  l'heure 
«  de  notre  couvre-feu,  à  nous.  Vous  êtes  un  bon  royaliste,  Couyart, 
«  et  vous  apprendrez  avec  plaisir  que  nous  avons  fait  de  la  bcso- 
«  gne  cette  nuit  à  Coutances  ;  mais,  mon  brave  Couyart,  nous 
«  avons  besoin  de  vous,  ce  matin,  pour  l'achever. 

tt  —  De  moi,  monsieur?  —  fit  l'horloger,  cette  créature  de 
f  douceur  et  de  paix,  qui  se  voyait  au  milieu  de  nous  tous, 
«  appuyés  sur  des  carabines.  —  Je  ne  vois  pas,  hem  !  très  bien, 
«  hem  !  hem  !  comme  je...  pourrais...  Est-ce  pour  l'heure?  —  fit- 
<'  il  en  se  ravisant.  —  Or  donc,  j'ai  l'heure,  —  et  il  lança  la  plai- 
«  santerie  inféodée  à  l'horlogerie  depuis  la  fabrication  de  la  pre- 
«  mière  horloge  :  —  Je  règle  le  soleil. 

«  —  Tenez  !  Couyart,  —  dit  La  Varesnerie  ; —  écartez- vous  un 
('  peu,  messieurs  !  —  car  nous  lui  cachions  le  bateau  à  tangue  et 
«  Des  Touches.  Et  il  montra  alors  à  riiorlogcr  ébahi,  dont  les 
('  yeux  devinrent  ronds  ainsi  que  sa  bouche,  le  chevalier  comme 
('  emmailloté  dans  ses  fers.  —  Tenez!  voilà  notre  besogne  et  la 
«  vôtre.  Vous  devez  certainement  avoir  des  outils  de  votre  état 
tf  sur  vous,  quelque  lime  ou  un  ressort  de  montre,  ce  qui  vaudrait 
«  encore  mieux.  Eh  bien,  mon  fils,  limez-nous  toute  cette  enragée 
«  ferraille-lù,  et  vous  poui-rez  vous  vanter,  quand  le  Roi  re- 
«  viendra,  d'avoir  été  l'un  des  libérateurs  de  Des  Touches  !  » 

«  Et  voilà,  baron,  conune  il  le  fut,  à  sa  manière,  ce  Couyart, 
comme  nous,  nous  l'avions  été  à  la  notre  !  La  Varesnerie  avait 
prévu  juste.  Couyart,  il  nous  le  dit,  avait  toujours  un  tas  d'outils 
dans  ses  poches. 

«  —  Travaillez  donc,  mon  brave  garçon,  —  fit  La  Varesnerie, 
«  —  et  soyez  tranquille;  je  vous  jure  par  Dieu  et  par  tous  les 
«  saints  du  calendrier  que  personne  ne  vous  donnera  de  distrac- 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  315 

«  tions  pendant  que  vous  travaillerez  I  Vous  ne  serez  pas  inter- 
«  rompu,  allez  1  Ceci  nous  regarde,  de  vous  préserver  des  im- 
«  portuns.  » 

«  Et  nous  battîmes  un  peu  l'estrade  autour  de  lui  pendant  qu'il 
travaillait.  Ce  travail,  que  nous  n'aurions  jamais  pu  faire  sans 
lui,  dura  une  moitié  de  journée.  Jamais  montre  ou  horloge,  pré- 
tendit-il, ne  lui  avait  donné  plus  de  tablature  et  de  tintoin  que 
ces  maudites  chaînes,  mais  il  y  mit  la  patience  d'un  homme  jDa- 
tient,  qui  m'étonne  toujours  beaucoup,  moi,  et  il  y  ajouta  celle 
d'un  horloger,  qui  m'est,  pour  celle-là,  tout  à  fait  incompréhen- 
sible !  Ce  fut  dur,  mais  il  y  parvint.  Il  s'en  tira  à  son  honneur. 
Mais  la  peine  que  cela  lui  coûta  marqua  tellement  dans  sa  vie, 
à  ce  pauvre  Couyart,  que  depuis  ce  temps-là,  quand  il  voulait 
parler  ou  d'un  raccommodage  compliqué  dans  ses  horlogeries, 
ou  de  quelque  chose  prodigieusement  difficile  en  soi,  il  disait 
invariablement  toujours:  «  C'est  difficile,  ça,  comme  de  scier  les 
fers  de  Des  Touches! 

«  Tout  cela  est  à  présent  bien  loin  de  nous,  monsieur  de  Fier- 
drap,  et  le  temps,  qui  a  mis  son  éteignoir  sur  nos  jeunesses,  a  si 
bien  éteint  l'éclat  que  nous  avons  eu  et  le  bruit  que  nous  avons 
fait  dans  les  jours  lointains  d'autrefois,  que  cette  locution  de 
Couyart  :  difficile  comme  de  scier  les  fers  de  Des  Touches  »,  cette 
locution  qui  passe  pour  un  tic  de  langage  du  pauvre  homme, 
personne  ne  sait  plus  ce  qu'elle  veut  dire  ;  mais  nous  trois, 
Ursule,  Sainte  et  moi,  nous  le  savons  !  » 

Ce  n'était  pas  la  première  fois  qu'une  note  mélancolique  vibrait 
dans  l'histoire  de  cette  noble  vieille  fille,  d'ordinaire  si  peu  mé- 
lancolique ;  mais  ce  n'était  là  jamais  qu'une  note  qui  passait  vite 
dans  ce  récit,  animé  par  la  gaieté  d'un  cœur  si  vaillant. 

«  Quant  au  chevalier  Des  Touches,  —  reprit-elle  après  le 
temps  d'étouffer  seulement  un  soupir,  —  dès  qu'il  fut  rentré  dans 
sa  liberté  et  dans  sa  force,  il  nous  remercia  avec  courtoisie.  Il 
nous  serra  la  main  à  tous.  Quand  il  prit  la  mienne,  comme  à  l'un 
des  Douze,  il  me  reconnut  sous  ces  habits  d'homme  que  j'avais 
déjà  portés  dans  d'autres  circonstances,  mais  sous  lesquels  il  ne 
m'avait  pas  vue  encore.  Il  ne  s'en  étonna  pas.  Qui  s^étonnait  do 
quelque  chose  dans  ce  temps?  Il  savait  que  j'aimais  les  fusils 
plus  que  les  fuseaux.  Et  quelle  meilleure  occasion  pour  satisfaire 
ce  goût-là  que  la  nécessité  de  vivre  de  cette  vie  armée  de  par- 
tisans, qui  était  alors  notre  vie? 


316  LA  LECTURE 

«  —  Messieurs,  nous  dit-il,  le  Roi  vous  doit  un  serviteur  qui 
«  va  recommencer  son  service.  Ce  soir,  j'aurai  repris  la  mer.  Le 
«  soleil  va  bientôt  décliner;  mais  il  est  trop  liant  encore  pour 
«  que  nous  puissions  nous  montrer  sur  les  chemins,  réunis  et  en 
«  armes.  Il  faut  nous  égailler.  Seulement,  dans  deux  heures, 
«  nous  pouvons  nous  rejoindre  à  ce  moulin  à  vent  qui  est  ici  à 
«  votre  droite,  sur  une  hauteur,  et  qui  la  couronne,  et  je  vous  y 
«  donne  rendez-vous. 

«  —  C'est  le  Moulin  hleu,  —  dit  La  Varesnerie. 

«  —  Bleu,  en  elTet,  —  reprit  sombrement  Des  Touches; 
«  car  c'est  dans  ce  moulin-là,  messieurs,  que  les  Bleus  m'ont 
«  pris  par  trahison  et  vous  ont  donné  la  peine  de  me  reprendre. 
«  J'ai  juré  dans  mon  cœur  que  je  leur  payerai,  argent  comp- 
«  tant,  cette  peine  qu'ils  vous  ont  donnée.  J'ai  juré  —  fit-il  d'une 
('  voix  éclatante  comme  un  cuivre  —  que  je  vengerai  la  mort  de 
a  M.  Jacques.  Vous  verrez  si  je  tiendrai  mon  serment  !  Avant 
«  ((ue  ce  soleil,  qui  dit  trois  heures  d'après-midi,  ait  disparu 
«  sous  l'horizon,  et  moi  dans  la  brume  des  côtes  d'Angleterre,  je 
('  vous  donne  ma  parole  de  Chouan  que  le  Moulin  bleu  sera  dc- 
«  venu  le  Moulin  rouge,  et  que,  dans  la  mémoire  des  gens  de 
«  ces  parages,  il  ne  portera  plus  d'autre  nom  !  » 

«  Je  le  regardais  pendant  qu'il  parlait,  et  jamais,  avec  sa  taille 
étreinte  dans  la  ceinture  de  .sa  jaquette  de  pilote,  il  n'avait  été 
plus  l'homme  de  son  nom  de  guerre,  la  Guêpe;  la  guêpe  qui 
tirait  son  dard  et  qui  veut  du  sang  !  Il  me  rappelait  aussi  ces 
lions  passant  de  blason,  au  ràblc  étroit  et  nerveux  comme  celui 
des  plus  fines  panthères,  et  ongle,  à  ce  qu'il  semble,  pour  tout 
déchirer.  Sa  figure  de  femme,  que  je  n'aimais  pas,  mais  que  je  ne 
pouvais  m'empècher  de  trouver  belle,  respirait,  soufflait,  aspirait 
avec  une  telle  férocité  la  vengeance  qu'elle  était  cent  fois  plus 
terrible  que  si  elle  avait  été  de  la  plus  crdne  virilité. 

«  Tous  les  Douze,  nous  tombâmes  sous  l'action  de  ce  visage 
do  Némésis.  Mais  La  Varesnerie  eut  probablement  la  prévision 
du  quelque  chose  d'épouvantable,  qui  -devait  amener  d'abomi- 
nables représailles  et  noircir  un  peu  davantage  la  noire  réputa- 
tion des  Chouans,  qui  l'était  bien  assez  comme  cela. 

«  —  Et  si  nous  n'allions  pas  à  votre  rendez-vous,  monsieur? 
«  demanda  La  Varesnerie,  —  qu'en  arriverait-il? 

a  —  Rien,  monsieur  !  —  fit  fièrement  Des  Touches,  et  dans  le 
«  gonflement    de  ses  narines  je  vis  passer  comme  le   vent    de 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  317 

«  l'épée.  —  Je  vous  voulais  pour  témoins  d'une  justice,  mais 
«  je  n'ai  besoin  de  personne  pour  foire  moi-même  ce  que  j'ai 
«  résolu. 

«  La  Varesnerie  réfléchit  un  instant.  Il  y  avait  du  chef  dans 
cette  tète  de  La  Varesnerie.  Il  était  jeune.  Quelque  temps  après 
cette  époque,  M  de  Frotté  le  nomma  major. 

«  —  Seul  contre  plusieurs  peut-être,  murmure-t-il.  —  Non  ! 
«  monsieur,  nous  vous  avons  sauvé  et  nous  vous  devons  au  Roi. 
«  Nous  irons  tous,  n'est-ce  pas,  messieurs  ? 

«  Nous  en  convînmes,  baron,  et  nous  nous  quittâmes,  en  pre- 
nant des  sentiers  différents.  Je  m'en  allai,  moi,  avec  ce  Juste  Le 
Breton,  que  vous  avez  appelé  mon  favori,  mon  frère.  Vous  avez 
raison  ;  il  l'était,  et  je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  le  honni  soit  qui 
mal  y  pense  /  car  avec  les  grâces  de  ma  personne,  qui  pouvait 
mal  penser  de  moi  ?  Juste  me  disait  en  marchant  : 

«  —  Que  va-t-il  faire,  le  chevalier  Des  Touches?  Il  a  les  ou- 
«  trages  de  deux  emprisonnements  accumulés  sur  un  cœur  dia- 
«  blement  altier.  » 

«  Juste,  comme  moi,  s'intéressait  à  Des  Touches  parce  qu'il 
ne  voyait  en  lui  que  ce  que  j'y  voyais  uniquement:  l'homme  de 
guerre,  indifférent  à  tout  ce  qui  n'était  pas  la  guerre  et  ses  fa- 
rouches ambitions  ! 

«  —  Ils  l'ont  pris  par  trahison,  —  continuait  Juste.  —  Il  a  été 
«  livré  aux  Bleus;  mais  quand?  et  comment?  et  à  quel  moment? 
«  Car  Des  Touches,  c'est  la  vigilance  et  c'est  l'insomnie  !  » 

«  Nous  étions  si  préoccupés  de  ce  qui  allait  suivre,  que  nous 
remontâmes,  sans  nous  apercevoir  de  la  longueur  du  chemin,  les 
pentes  de  la  hauteur  où  se  trouvait  perché  le  Moulin  hleu,  comme 
on  l'appelait  dans  le  pays.  En  proie  au  magnétisme  de  la  curio- 
sité, de  l'idée  fixe,  du  lieu  qu'on  n'a  pas  vu  et  qu'on  veut  voir, 
attirés  par  ce  lieu,  presque  aspirés,  comme  un  enfant  qui  tombe 
dans  la  vague  du  bord  est  aspiré  par  la  mer,  nous  arrivâmes  les 
premiers  au  lieu  du  rendez-vous,  et  nous  nous  tînmes  à  quelque 
distance  du  moulin  à  vent  en  question,  attendant  nos  compa- 
gnons, et,  probablement  avant  eux.  Des  Touches. 

«  C'était  un  endroit  bien  tranquille.  Sa  hauteur  était  le  ré- 
sultat d'un  mouvement  de  terrain  très  doux,  mais  très  continu, 
qui,  par  conséquent,  ne  semblait  rien  pour  les  pieds  une  fois 
qu'on  l'avait  atteinte,  mais  qui  était  beaucoup  pour  les  yeux, 
quand,  en  se  retournant,  on  regardait  derrière  soi  la  route  par 


318  LA  LECTURE 

laquelle  on  était  venu.  La  surface  de  toute  cette  hauteur  était 
revêtue  d'une  herbe  courte,  mais  assez  verte.  Il  y  paissait  chi- 
chement deux  ou  trois  brebis.  Il  n'y  avait  là  ni  un  arbre,  ni  un  ai'- 
buste,  ni  une  haie,  ni  un  fossé,  ni  une  butte,  ni  quoi  que  ce  soit 
qui  j)ùt  faire  obstacle  au  vent,  qui  était  le  roi  là,  qui  jouait  là 
parfaitement  à  son  aise  et  faisait  tourner  son  moulin  avec  un 
mouvement  d'une  lenteur  silencieuse.  Rien  ne  craquait  ni  ne 
grinçait  dans  ce  moulin  aux  vastes  ailes,  dont  les  toiles  tendues 
palpitaient  parfois  à  certains  souffles  plus  forts,  comme 
des  voiles  de  navire  !  C'était  donc  là  le  Moulin  bleu.  Poun|uoi 
l'appelait-on  bleu?...  Etait-ce  parce  que  la  porte,  les  volets,  la 
roue  qui  fait  tourner  le  toit,  et  jusqu'à  la  girouette,  tout  était  de 
ce  bleu  qu'on  a  nommé  longtemps  bleu  de  perruquier,  par  la 
raison  que  les  perruquiers,  depuis  saint  Louis,  dit-on,  en  badi- 
geoiinaient  leurs  boutiques  ? 

«  Tout  ce  qui  n'était  pas  la  muraille  du  moulin  et  ses  ailes 
était  de  ce  bleu  pimpant  et  joyeux  qui  paraissait  plus  clair  dans 
le  bleu  plus  foncé  du  ciel  et  dans  cette  chaude  lumière  que  lui 
envoyait  un  soleil  de  cinq  heures  du  soir,  qui  ne  le  dorait  pas 
encore.  Pourquoi  (out  ce  bleu  inconnu  aux  moulins  de  la  Nor- 
mandie? Etait-ce  pour  justifier  le  jeu  de  mots,  recherché  de 
tous  les  populaires?  C'était  le  Moulin  bleu,  c'est-à  dire  le  moulin 
qui  n'était  pas  blanc!  Le  moulin  patriote!  La  porte  coupée 
faisait  en  même  temps  porte  et  fenêtre,  et  la  partie  qui  faisait 
fenêtre  était  ouverte.  Du  reste,  personne  :  ni  meunier,  ni  meu- 
nière :  rien  que  le  moulin  dans  son  large  tournoiement  solitaire, 
dont  la  rotation  semblait  s'accomplir  au  fond  d'un  sac  d'ouate, 
tant  elle  glissait  dans  le  silence  !  et  dont  les  ailes,  courant  comme 
les  heures,  les  unes  après  les  autres,  dans  ce  tournoiement  pla- 
cide et  mesuré,  ne  tremblaient  même  pas  ! 

«  Ce  ne  fut  pas  long,  ce  silence...  Un  pizzirnto  de  violon  s'en- 
tendit et  passa  par  la  porte  à  moitié  ouverte.  Maigre  et  aigre, 
c'était  une  chanterelle  qui  s'éveillait  sous  une  main  qui  dormait 
encore...,  une  main  de  meunier  qui  a  de  la  farine  de  son  moulin 
dans  les  oreilles,  et  qui  pour  cela  ne  s'entend  pas! 

(t  —  Quel  bon  air  a  ce  moulin  de  la  trahison  !  —  dit  Juste.  — 
«■  Je  ne  suis  pas  surpris  que  Des  Touches  lui-même  s'y  soit 
«  trompé  !  » 

c  Cependant,  le  pizzicato  continuait  incertain,  vague,  endormi, 
et  perceptible  seulement  à  cause  du  profond  silence  de  cotte 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  319 

après-midi  d'été  et  de  ce  moulin,  qui  semblait  tourner  dans  le 
vide  !  Il  y  avait  vraiment  de  quoi  vous  l'aire  partager  cette  sen- 
sation de  somnolence  dans  laquelle  évidemment  se  trouvait 
plongé  ce  meunier  invisible,  qui  rêvait  de  jouer  plutôt  qu'il  ne 
jouait. 

«  C'est  à  ce  moment  d'une  sensation  unique  pour  moi,  M.  de 
Fierdrap,  quand  je  pense  à  ce  qui  l'a  suivi,  que  Des  Touches, 
que  nous  attendions  avec  impatience,  parut  seul  sur  la  piètre 
pelouse  de  cette  hauteur.  Il  devançait  les  dix  autres  des  Douze, 
mais  il  vit  que  nous  étions  là.  Juste  Le  Breton  et  moi.  Il  nous  fit 
le  signe  du  silence.  Il  était  sans  armes  et  il  avait  les  mains  vides. 
Depuis  que  nous  l'avions  quitté,  il  n'avait  pas  arraché  dans  une 
haie  de  quoi  se  faire  seulement  un  bâton  ! 

«  Il  ouvrit  la  porte  au  loquet  du  moulin  et  entra...  Nous  n'en- 
tendîmes plus  le  pizzicato...  cela  s'arrêtant  comme  une  montre 
qui  faisait,  il  n'y  a  qu'une  minute,  tac,  tac,  et  qui  ne  va  plus...  « 
«  —  Eh  bien,  ni  toi  non  plus  !  —  dit  l'abbé  à  sa  sœur,  ([ui 
s'était  arrêtée,  humant  l'impression  qu'elle  produisait;  car  elle 
voyait  bien  qu'elle  en  produisait  une  sur  M.  de  Fierdrap  et  sur 
son  frère.  —  Va  donc  !  ma  sœur.  Va  donc  1  et  ne  nous  brûle  pas 
à  petit  feu.  » 

«  —  Ce  sont  nos  amis,  »  —  fit  Juste  Le  Breton,  qui  les  vit 
venir,  —  reprit-elle,  —  à  cet  instant  que  je  puis  appeler  suprême 
à  présent,  mais  qui  n'était  alors  rempli  que  d'une  anxiété  sans 
nom. 

«  Quand  ils  arrivcfent  sur  la  hauteur  et  qu'il  nous  aper- 
çurent : 

c(  —  Nous  venons  au  rendez-vous,  —  dit  La  Varesnerie.  — 
Où  est  le  chevalier  ? 

«  —  Le  voici  !  »  —  lui  répondis-je,  attendu  que  depuis  qu'il 
était  dans  le  moulin,  mes  yeux  n'avaient  cessé  de  rester  braqués 
sur  la  porte  laissée  ouverte  derrière  lui. 

«  Il  en  sortait.  Mais  pouvait-on  dire  qu'il  était  avec  quelqu'un? 
Il  tenait  par  le  cou,  dans  ses  deux  mains  dont  il  lui  faisait  une 
cravate,  le  meunier  du  Moulin  bleu,  grand  et  pansu,  et  qu'il 
traînait  ainsi  après  lui,  dans  la  poussière. 

((  —  Diable  !  —  fit  Desfontaines  (toujours  Vinel-Aunis)  ;  —  le 
<(  moulin  n'est  plus  bleu  tout  seul,  c'est  aussi  le  meunier  !  » 

(f.  Quand  Des  Touches  parut  sur  le  seuil  du  moulin  silencieux, 
d'oii  personne  ne  sortit  que  lui  et  ce  meunier,  qui  ne  semblait 


320  LA  LECTURE 

pas  peser  aux  mains  qui  l'agrafaient,  nous  crûmes  que  c'était 
fini...  qu'il  l'avait  tué...  et  c'était  déjà  assez  tragique,  n'est-ce  pas, 
baron  ?  Mais,  bah  !  nous  allions  avoir  tout  à  l'heure  un  bien 
autre  tragique  sous  les  yeux  ! 

«  Le  meunier  s'était  évanoui  sous  les  serres  de  Des  Touches. 
Son  sang,  —  c'était  comme  un  tonneau  plein  jusqu'à  la  bonde 
que  cet  homme  apoplectique,  —  son  sang  l'étoulïait,  mais  il 
vivait  sans  connaissance,  et  le  chevalier  Des  Touches,  qui  con- 
naissait la  proportion  de  la  force  de  son  effort  à  la  force  de  son 
ennemi,  le  chevalier  Des  Touches  savait  que  cet  homme  immo- 
bile vivait... 

«  —  Messieurs,  —  dit-il,  —  c'est  le  traître,  c'est  le  Judas  qui 
((  m'a  livré  aux  Bleus  !  Tout  ce  qui  a  été  massacré  à  Avranchos, 
«  Vinel-Aunis  probablement  tué,  M.  Jacques  frappé  cette  nuit  et 
((  enterré  par  vous  ce  matin,  et  quinze  jours  où  ils  m'ont  fait 
«  boire  l'outrage  comme  l'eau  et  dévorer  comme  du  pain  les  plus 
"  infâmes  traitements,  tout  cela  doit  être  mis  au  CQ/iipte  de  cet 
0   homme  que  voilà,  et  dont  le  supplice  m'appartient...  » 

«  Nous  écoutions,  croyant  qu'il  allait  faire  appel  à  nos  cara- 
bines, mais  il  tenait  toujours  dans  ses  mains  fermées  le  cou  de 
cet  homme,  dont  le  corps  pendait  sur  le  sol  et  dont  il  avait  la 
tête  énorme  appuyée  sur  sa  cuisse,  comme  si  c'eût  été  un  tam- 
bour. 

«  —  Messieurs,  —  rcprit-il  ;  il  avait  peut-être,  avec  la  lucidité 
«  du  sang-froid  qu'il  gardait  au  milieu  de  tout  cela,  vu  quelques- 
«  unes  de  nos  mains  se  crisper  sur  le  cryion  des  carabines,  — 
('  gardez  votre  poudre  pour  des  soldats...  Souvenez-vous,  mon- 
«  sieur  de  La  Varesncrie,  que  je  n'ai  voulu  les  Douze  de  la  Dé- 
«  livrance  que  pour  être  les  témoins  de  la  Justice  !  Moi  seul,  je 
«  me  charge  du  châtiment...  Pierre  le  Grand,  qui  me  valait  bien, 
0  que  je  sache,  a  été  souvent,  dans  sa  vie,  à  la  même  minute,  le 
('  juge  et  le  bourreau.  » 

«  Nul  de  nous,  qui  l'entendions  et  qui  le  regardions,  ne  com- 
pronions  ce  qu'il  voulait  faire  ;  mais  pour  tenter  seulement  de 
faire  ce  à  quoi  il  pensait,  il  fallait  être  un  miracle  de  force...  Il 
fallait  être  ce  qu'il  était!...  Il  resta,  d'une  main  tenant  cette  tête 
de  taureau  du  meunier,  et  il  la  plaça  entre  ses  deux  genoux,  on 
montant  brutalement  à  cheval  sur  sa  nuque...  Nous  crûmes  qu'il 
allait  la  luxer.  Mais  ce  n'était  pas  cela  encore,  monsieur  de  Fier- 
drap  !  Ce  meunier  avait  une  ceinture,  une  de  ces  ceintures  comme 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  321 

en  portent  encore  les  paysans  de  Normandie,  tricots  flexibles  et 
forts  ipii  soutiennent  les  reins  de  ces  hommes  de  peine,  et  nous 
dîmes  :  «  Il  va  l'étrangler  !  »  en  lui  voyant  dénouer  cette  cein- 
ture de  son  autre  main.  Mais  à  chaque  geste,  nous  nous  trom- 
pions ! 

«  Non  !  ce  fut  quelque  chose  d'inattendu  et  de  stupéfiant.  Il 
prit,  ayant  l'homme  entre  les  genoux,  une  des  ailes  du  moulin 
qui  passait  et  il  l'arrêta  net  dans  son  passage  !  Ce  fut  si  magni- 
fique de  force  que  nous  nous  écriâmes... 

«  Il  tenait  toujours  son  aile  avec  ses  deux  mains. 

8  —  On  vous  cite  M.  Juste  Le  Breton,  —  lui  dit-il,  —  comme 
«  un  des  plus  forts  poignets  de  tout  le  Cotentin.  Eh  bien,  se- 
«  riez-vous  homme  à  me  tenir  une  seule  minute  cette  aile  de 
«  mouhn  que  je  viens  d'arrêter?...  » 

«  Juste  ne  résista  pas.  Des  Touches  le  saisissait  par  son  amour, 
son  idolâtrie  de  sa  force,  par  cet  enivrement  de  la  Force  dont  il 
a  été  puni  plus  tard,  en  tombant  sous  une  blessure  de  rien... 
Juste  prit  avec  orgueil  l'aile  du  moulin  des  mains  du  chevalier, 
et,  sous  le  coup  de  cette  rivalité  qui  décuple  les  forces  humaines, 
il  la  contint.  Il  la  contint  pendant  le  temps  que  Des  Touches  lia 
avec  sa  ceinture  le  meunier,  qu'il  avait  couché  sur  toute  la  lon- 
gueur de  cette  aile,  laquelle,  dès  qu'elle  ne  fut  plus  contenue, 
reprit  son  grand  mouvement,  mesuré  et  silencieux. 

«  Ah  !  c'était  là  un  carcan  étrange,  n'est-il  pas  vrai,  baron  ? 
une  exposition  comme  on  n'en  avait  jamais  vu,  que  cet  homme 
lié  sur  son  aile  de  moulin,  qui  tournait  toujours!  Le  mouvement, 
l'air  qu'il  coupait  en  décrivant  ainsi  dans  les  airs  le  grand  orbe 
de  cette  aile,  qui  l'y  faisait  monter  tout  à  coup  pour  en  redes- 
cendre, et  en  redescendre  pour  y  monter  encore,  le  firent  revenir 
à  lui.  Il  rouvrit  les  yeux.  Le  sang,  qui  menaçait  de  lui  faire 
éclater  la  face  comme  le  vin  trop  violent  fait  éclater  le  muid,  lui 
retomba  le  long  de  son  corps  et  il  pâlit...  Des  Touches  eut  un 
mot  de  marin. 

«  —  C'est  le  mal  de  mer  qui  commence,  »  fit-il  cruellement, 

«  Le  meunier,  qui  avait  d'abord  ouvert  les  yeux,  les  referma 
comme  s'il  eût  voulu  se  soustraire  à  l'horrible  sensation  de  cet 
abîme  d'air  qu'il  redescendait  sur  l'aile,  l'implacable  aile  de  ce 
moulin,  remontant  éternellement  pour  redescendre,  et  redescen- 
dant pour  remonter...  Le  soleil,  qui  binllait  en  face,  dut  mêler  la 
férocité  de  son  éblouissement  à  la  torture  de  cet  étrange  suppli- 

LECT.  51  IX  —  21 


S22  LA  LECTURE 

cié,  qui  allait  ainsi  par  les  airs  !  Le  malheureux  avait  commencé 
par  crier  comme  une  orfraie  (ju'on  égorge,  quand  il  avait  repris 
connaissance;  mais  bientôt,  il  ne  cria  plus...  Il  perdit  l'énergie 
même  du  cri...  l'énergie  du  lâche  !  et  il  s'affaissa  sur  cette  toile 
blanche  de  l'aile  du  moulin,  comme  sur  un  grabat  d'agonie.  Je 
crois  vraiment  que  ce  qu'il  souffrait  était  inexprimable...  Il  suait 
de  grosses  gouttes,  que  l'on  voyait  d'en  bas  reluire  au  soleil  sur 
ses  tempes...  Ces  messieurs  regardaient,  les  yeux  secs,  la  lèvre 
contractée,  impassibles.  Mais  moi,  monsieur  de  Fierdrap  (et,  mor- 
dicu  !  c'était  pour  la  première  fois  de  ma  vie  !),  je  sentais  que  je 
n'étais  pas  tout  à  fait  aussi  honunc  que  je  le  croyais.  Ce  qu'il  y 
avait  de  femme  caché  en  moi  s'émut,  et  je  ne  pus  m'empècher 
de  dire  à  ce  terrible  vengeur  de  chevalier  Des  Touches  : 

V  —  Pour  Dieu  !  chevalier,  abrégez  un  pareil  supplice.  » 

«  Et  je  lui  tendis  ma  carabine,  à  lui  qui  était  désarmé. 

«  —  Pour  Dieu  donc  et  pour  vous,  mademoiselle  1  —  répondit- 
«  il.  —  Vous  avez  fait  assez  cette  nuit  même,  pour  que  je  ne 
«   puisse  vous  rien  refuser.  » 

»  Et,  se  plarant  bien  en  face,  à  trente  pas,  avec  l'adresse  d'un 
homme  qui  tuait  au  vol  les  hirondelles  de  mer  dans  un  canot  ({ue 
la  vague  balançait  comme  une  escarpolette,  il  tira  son  coup  de 
carabine  si  juste,  ({uand  l'aile  du  moulin  passa  devant  lui,  que 
riionmic  étendu  sur  cette  cible  mobile  fut  percé  d'outre  en  outre, 
dans  la  poitrine. 

«  Le  sang  ruissela  sur  la  blanche  aile  qu'il  empourpra,  et  un 
jet  furieux  (pii  jaillit,  comme  l'eau  d'une  pompe,  de  ce  corps 
puissamment  sanguin,  tacha  la  nuiraille  d'une  plaque  rouge.  Il 
n'avait  pas  menti,  le  chevalier  Des  Touches  !  Il  venait  de  changer 
ce  riant  et  calme  Moulin  bleu  en  un  «  ffrayant  moulin  rouge.  S'il 
existe  encore,  ce  moulin,  qui  fut  le  théâtre  du  supplice  d'un  traître 
dont  la  trahison  dut  avoir  des  détails  (pie  nous  n'avons  jamais 
sus,  mais  bien  horribles,  pour  rendre  un  homme  si  imi)lacable, 
on  doit  l'appeler  encore  le  Maulin  du  Sniuj...  On  ne  sait  plus 
probablement  la  main  qui  l'a  versé;  on  ne  .sait  plus  pourcpioi  il 
fut  versé,  ce  sang  qui  tache  ce  mur  sinistre  ;  mais  il  doit  y  être 
visible  toujours,  et  il  parlera  encore  longtemps,  dans  un  vague 
terrible,  d'une  chose  affreuse  qui  se  .sera  passée  là,  quand  il  n'y 
aura  plus  personne  de  vivant  pour  la  raconter  !  » 

—  ('  C'était  décidément,  un  rude  homme  (pie  la  belle  Hélène  !  » 
—  fit  pcnsivem(;nt  l'abbé. 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  323 

<f  Le  rade  homme,  mon  frère,  n'était  pas  encore  apaisé  après 
cette  vengeanceet  ce  supplice,  — continua  niademoiselle  de  Perçy. 
Nous  crûmes  qu'il  l'était...  Il  nous  détrompa  quelques  instants 
après.  Nous  ([uittàmes  ensemble  cette  hauteur  pour  retourner,  les 
uns  à  Toulfedelys,  les  autres  où  ils  voudraient,  puisque  nous 
avions  réussi  dans  notre  seconde  expédition.  C'étaient  les  der- 
niers pas  que  nous  faisions  en  troupe.  Comme  l'avait  dit  cet  exact 
chevalier  Des  Touches,  le  soleil  n'était  pas  encore  tombé  sous 
l'horizon.  Déjà  loin  sur  les  routes  d'en  bas,  moi  (|ui  marchais  à 
côté  de  Juste  Le  Breton,  je  me  retournai  et  jetai  un  dernier  re- 
gard sur  la  hauteur  abandonnée...  Le  soleil,  qui  rougissait 
comme  s'il  eût  été  humilié  de  se  baisser  vers  la  terre,  envovait 
comme  un  regard  de  sang  à  ce  moulin  de  sang. . .  Le  vent  qui 
venait  de  la  mer,  de  cette  mer  qu'allait  tout  à  l'heure  reprendre 
Des  Touches,  faisait  tourner  plus  vite  dans  le  lointain  les  ailes 
de  ce  mouhn  à  vent  qui  roulait  dans  l'air  assombri  son  cadavre, 
quand  je  crus  voir,  de  son  toit  pointu,  se  lever  des  colonnettes  de 
fumée.  Je  le  dis  dans  les  rangs. 

«  —  Il  n'y  a  que  le  feu  qui  purifie  !  »  dit  Des  Touches. 

«  Et  il  nous  apprit  qu'il  avait  mis  le  feu  dans  l'intérieur  du 
moulin,  et  le  Chouan  qui  ne  défaillait  jamais  en  lui,  ajouta  avec 
le  joyeux  accent  de  la  guerre  : 

«  —  Ce  sera  de  la  farine  de  moins  pour  le  dîner  des  patriotes  !  » 

«  Le  feu  avait  couvé  depuis  que  nous  étions  partis,  et  quand 
la  flamme  s'élança  de  l'amoncellement  de  fumée  qui  s'était  fait 
tout  à  coup  sur  la  hauteur  et  qui  l'avait  cachée  : 

«  —  On  allume  des  cierges  pour  les  morts,  —  dit  Des  Touches  ; 

—  voici  le  mien  pour  M.  Jacques  !  Cette  nuit,  dans  les  brumes 

de  la  Manche,  j'aimerai  à  en  suivre  longtemps  la  lueur.  » 

J.  Barbey  d'Aurevilly. 
{A  suivre). 


L'ÉLÉPHANT  ET  LA  BALEINE 


11) 


Les  cabinets  de  Saint-Pétersbourg  et  de  Saint-James  venant 
à  s'entendre  sur  la  question  afghane-indienne,  c'est  l'ouverture 
de  débouchés  nouveaux  à  l'industrie,  aux  produits  européens. 
Ce  sont  de  nouvelles  communications  ouvertes  entre  l'Europe  et 
l'Asie  par  le  chemin  de  fer  Transcaspien  anglo-russe  ;  des  régions 
jusqu'alors  livrées  à  l'anarchie  et  au  désordre  sont  pacifiées;  des 
peuplades  abandonnées  à  elles-mêmes  ne  vivant  que  de  rapines, 
se  déchirant  entre  elles  parce  qu'aucune  d'elles  ne  peut  imposer 
son  autorité,  civilisées,  seront  l'objet  d'un  partage  entre  ces  deux 
puissances  (2). 

Peu  soucieux  des  inquiétudes  anglaises  plus  factices  que  réelles, 
les  Russes  n'ont  pas  cessé  de  poursuivre  leur  marche  en  avant. 
Aussi  habiles  que  leurs  diplomatcîs,  les  généraux  russes  ont  su 
tirer  parti  de  cet  état  d'esprit  de  l'Angleterre.  En  lS6i,  le  même 
général  Skobelew,  l'interlocuteur  de  Marvin,  écrivait  ce  qui  suit  : 

Nous  sommes  persuadés  que  le  vôritaljle  moyen  d'obtenir  la  parlio 
nord  du  Bositliore  est  de  menacer  la  domination  anglaise  aux  Indos. 

Si,  en  18j3,  nous  avions  occupé  les  positions  dont  nous  nous  sommes 
emparés  seulement  en  1871,  la  guerre  de  Crimée  n'aurait  pas  eu  limi. 

Si,  en  1878,  nous  n'avions  pas  été  aussi  forts  dans  le  Turiiestan,  l'Angle- 
terre n'aurait  pas  assisté,  les  bras  croisés,  à  notre  dernière  lutte  avec  la 
Turcjuie. 

Le  général  Skobelew  émettait  la  même  idée  d'une  manière 
plus  ferme  encore  dans  une  lettre  dont  nous  extrayons  le  pas- 
sage que  voici  : 

(1)  Voir  le  numéro  du  25  juillet  1«89. 

2)  Mackcûsic-Wallacc.  La  Rusde  et  les  Rusics,  tomo  II. 


I 


L'ELEPHANT  ET  LA  BALEINE  325 

La  Russie  a  jusqu'ici  rencontré  sur  sa  route  un  compétiteur  dangereux 
et  imissant  clans  l'Augletcrre...  Psous  ne  pouvons  l'atteindre  qu'en  la  frap- 
pant au  cœur,  c'est-à-dire  dans  l'Inde...  Nous  occupons  réellement  une 
position  menaçante  à  la  frontière  de  l'Afghanistan.  Les  Anglais  sont  un 
peuple  pratique.  Quand  ils  verront  que  nous  sommes  décidés  à  leur  tenir 
fêle  et  à  ne  pas  nous  laisser  effrayer  par  leurs  menaces,  ils  arriveront  bien- 
tôt à  une  entente.  La  possibilité  d'une  invasion  aux  Indes  est  une  source 
d'anxiété  pour  l'Angleterre,  et  avec  raison;  car  ce  serait  un  coup  mortel 
porté  à  l'influence  britannique. 

Quelle  est,  ab.straction  faite  des  projets  hostiles  ou  non  de  la 
Russie,  vis-à-vis  de  l'Inde  anglaise,  la  situation  militaiva  actuelle 
i'é.sultant  de  la  construction  du  Transcaspicn  ? 

Un  des  jeunes  officiers  supérieurs  distingués  de  notre  armée, 
M.  le  commandant  de  Beylié,  breveté  d'état-major,  a  visité  l'Inde 
anglaise  en  1884,  et  le  Turkestan  russe  et  la  province  Transcas- 
pienne  en  1888.  Il  a  pu  se  faire,  sur  place,  une  opinion  très  réflé- 
cliic  de  la  situation  exacte  des  deux  partis.  Dans  une  brochure 
fort  intéressante  et  très  étudiée  parue  à  son  retour,  sous  ce  titre  : 
L'Inde  sera-t-elle  Russe  ou  Anglaise?  mon  excellent  ami  de  Beylié 
a  serré  de  près  la  question  qui  nous  occupe.  Ses  conclusions,  dans 
le  cas  d'une  guerre  anglo-russe,  sont  même  si  exactement  les 
nôtres  que  nous  sommes  heureux  de  les  reproduire  ici  (1)  : 

1°  Une  armée  de  10,000  à  12,000  hommes  pourrait  occuper  Hérat  aussi, 
mais  après  la  déclaration  de  guerre.  Cette  armée  resterait  quelque  temps 
isolée.  Elle  serait  soutenue  par  plusieurs  milliers  de  Tekkés  et  peut-être 
par  .'os  troupes  régulières  persanes,  qui  valent  peu  de  chose  ; 

2«  L'envoi  à  Hérat  d'une  armée  de  60,000  hommes  et  la  constitution  sur 
ce  point  d'une  base  d'opérations  contre  l'Angleterre  sont  liés,  d'une  manière 
absolue,  à  la  construction  d'un  chemin  de  fer  de  Kizil-Arvat  à  Saraklis,  et, 
plus  pratiquement,  à  Hérat.  Nous  assisterons  donc  quelque  jour  à  deux 
opérations  distinctes.  A  la  suite  d'un  démêlé  avec  la  ville  de  Hérat,  ce  point 
sera  occupé  brusquement  par  des  troupes  russes  dont  les  avant-postes  ne 
sont  plus  qu'à  quelques  jours  de  marche.  L'effectif  de  ces  troupes  russes 
peut  être  minime.  Les  Anglais  ne  pourront  absolument  pas  s'opposer  à  ce 
mouvement  à  cause  de  leur  éloiiinement.  11  est  du  reste  probable  qu'ils 
auront,  à  cet  instant  précis,  des  occupations  ailleurs  (2). 

(1)  Dans  sa  brochure  écrite  en  18S4,  le  commandant  de  Beylié  étudiait  les 
deux  cas  :  1°  avant  l'achèvement  du  Transcaspicn  (la  guerre  éclatant  en 
ISSl);  2°  après  l'aclièvement  du  Transcaspicn  vers  Sarakhs.  C'est  ce  der- 
nier cas  que  nous  étudions. 

(2)  Les  travaux  de  fortifications  d'Hérat  et  de  Balkh  ont  été  poussés  très 
activement  en  1S86.  Trois  à  quatre  mille  hommes  y  étaient  employés  sous 
la  direction  d'officiers  et  d'ingénieurs  anglais  envoyés  de  Calcutta.  Outre  ces 


326  LA  LECTURE 

Deux  ou  trois  ans  après  cet  évéuement,  une  route  carrossable,  ou  mieux 
encore  une  voie  ferrée  reliera  Hérat  à  la  Caspienne.  Alors,  mais  seulement 
alors,  les  Russes,  en  possession  d'une  base  solide  de  concentration,  pour- 
ront marcher  en  avant  et  gagner  avec  60,000  hommes  de  troupes  régulières 
(au  plus),  et  200,000  Turkomans  et  Afghans,  la  base  ou  le  relai  suivant, 
c'est-à-dire  la  ligne  Kandahar-Kaboul.  Sur  cette  dernière  ligne,  l'Angleterre 
est  en  état  de  faire  une  résistance  sérieuse.  Puis  l'Indus  sera  franclii,  et  tout 
sera  fini. 

Outre  les  raisons  purement  militaires  que  nous  venons  d'ex- 
poser, il  est  d'autres  motifs  d'ordre  moral  qui  préoccupent  dans 
l'Inde  le  cabinet  britannique  d'une  manière  plus  immédiate. 

Pourquoi  les  Anglais  mettent-ils  si  peu  d'enthousiasme  à 
accepter  les  avances  du  général  Annenkow  qui  les  presse,  au  nom 
des  intérêts  supérieurs  de  la  civilisation,  d'unir  leurs  efforts  à 
ceux  de  la  Russie  ? 

Les  Anglais,  insulaires  dans  l'Inde  derrière  les  hautes  chaînes 
de  montagnes  qui  environnent  la  Péninsule  comme  dans  leur  île, 
répugnent  à  l'idée  de  raccorder  en  Afghanistan  le  réseau  indien 
au  réseau  russe,  à  l'aide  du  chemin  de  fer  transcaspien  et  de  la 
ligne  de  Sibi  prolongée.  C'est  pourtant  une  grande  et  noble  en- 
treprise. 

Ils  veulent  rester  (.-liez  eux  dans  Tlnde,  ne  voyant  pas  plus  de 
nécessité  à  la  pénétration  d'une  ligne  ferrée  dans  l'Inde,  par  une 
brèche  de  l'IIindo-Koosch  ou  du  Paropamisus,  (|u'au  tunnel  à 
travers  la  Manche  entre  l'Angleterre  et  le  continent. 

Les  hommes  d'Etat  britannicfues  ne  craignent  pas  d'avouer  que 
ces  relations  permanentes  ne  pourraient  être  que  désagréables 
{}(np<ilnl<iUle)  à  l'Angleterre.  Le  gouvernement  de  la  reine  était 
résolu  à  s'y  opposer  de  toutes  ses  forces.  Il  a  fort  mal  accueilli 
les  f)uvertures  de  M.  de  Losseps  ([ui,  en  l!^7;},  voulait  construire 
le  chemin  de  fer  r'enti'al-Asi.itiqiie  eiiti'f>  l'Indfî  et  la  Ilussie 
d'Asie. 

Les  Anglais  ont-ils  rai.son  ?  Dans  quelle  mesure  une  pareille 

fortifications,  on  a  construit  une  large  cliausséc  pour  relier  les  deux  villes, 
fhaussée  qui  passera  |)nr  Meimcné,  (|uo  l'on  a  aussi  l'intention  de  fortifier. 
Le  gouvernement  a  achelé  les  maisons  de  campagne  qui  se  Irouvont  au 
nord  et  à  l'est  d'Hérat  et  qui  seront  rasées  pour  permettre  rétablissement 
d'un  vaste  glacis  que  los  Anglais  fint  promis  de  (  onstruiro.  A  lîaikh,  on 
creuse  un  canal  qui  arm'm  r.i  V>-n\\  de  r.\niou-l)ari.'i  d.ins  l.-s  fr)ssés  qui  en- 
tourent la  ville. 


l'p:lephant  et  la  hai^eine  327 

éventualité  est-elle  redoutable  pour  l'Angleterre,  dangereuse  pour 
la  sécurité  de  son  empire  des  Indes  ? 

Ici  éclate  le  fort  et  le  faillie  de  cette  puissance  extraordinaire 
de  la  nation  anglaise  aux  Indes,  qu'un  choc  violent  peut  ébranler. 

L'Angleterre  a  dû  sa  force  à  son  privilège  de  nation  insulaire  : 
immunité  vraiment  précieuse,  consacrée  par  dix  siècles  d'histoire, 
et  qui  a  frappé  ce  peuple  d'une  manière  indélébile  et  lui  a  donné 
certains  avantages,  résultant  de  sa  situation  exceptionnelle. 

L'intérêt  de  l'Angleterre,  quel  que  soit  le  parti  au  pouvoir,  est 
de  conserver  cette  situation  unique  de  puissance  insulaire,  qui 
fait  d'elle,  à  une  infinité  de  points  de  vue,  une  sorte  de  Chine 
Occidentale,  et  lui  permet  de  vivre  comme  elle  l'entend,  repliée 
sur  elle-même. 

Par  la  prise  de  contact  avec  une  puissance  européenne,  com- 
mencerait pour  l'Angleterre  une  ère  sinon  de  difficultés  insurmon- 
tables, tout  au  moins  de  préoccupations  et  de  soucis  inconnus 
contre  lesquels  protestent  tous  les  instincts  et  toute  la  personne 
de  l'Anglais  :  le  service  obligatoire,  l'impôt  du  sang,  les  gros 
effectifs,  les  gros  budgets,  les  grands  travaux  de  défense,  bref 
toutes  ces  charges  résultant  des  frontières  et  des  idées  qui  les 
traversent  ;  aux({uelles  sont  assujetties  depuis  tant  d'années  les 
autres  nations  européennes  —  qui  cependant  n'ont  pas  à  défendre 
contre  les  convoitises  d'un  puissant  voisin  un  empire  de  deux  cent 
cinquante  millions  d'âmes. 

Pour  ces  motifs,  la  prise  de  contact  avec  la  Russie  en  Afgha- 
nistan, fût-ce  même  par  une  simple  ligne  de  chemin  de  fer,  est 
redoutée  par  le  cabinet  de  Saint-James,  qui  craint  même  le  «  tuyau 
de  pipe  »  à  travers  la  Manche,  pour  employer  l'expression  pitto- 
resque de  M.  de  Lesseps. 

Mais  cette  crainte  est-elle  réellement  justifiée?  Nous  ne  le 
croyons  pas...  L'influence  qui  domine  en  Afghanistan  n'est  pas 
une  influence  russe.  Les  ingénieurs  qui  ont  fortifié  Hérat  et  l'ont 
si  abondamment  pourvue  de  matériel  et  de  munitions  de  guerre, 
sont-ils  en  effet  des  ingénieurs  russes  ?  Sont-ce  des  officiers  de 
cosaques,  les  résidents  politiques  ou  simplement  les  militaires  en 
mission  qui  sillonnent  les  diverses  provinces  de  l'Emirat  de 
Kaboul,  développant  partout  les  moyens  de  défense,  armant  les 
populations  de  fusils  à  tir  rapide  et  apprenant  aux  Afghans  la 
tactique  européenne  ?  Les  proclamations  enflammées  adressées 
à  diverses  reprises  par  l'Emir  de  Kaboul  aux  populations  sou- 


828  LA  LECTURE 

mises  à  son  autorité  n'ont  pas  été  dictées  à  Saint-Pétersbourg, 
mais  bien  à  Calcutta  ou  à  Londres. 

L'invasion  de  l'Inde  par  les  Russes  n'est  donc  pas  —  pour  qui 
examine  avec  sang-froid  la  question  —  ce  que  les  Anglais  redou- 
tent le  plus...  Les  Russes  d'ailleurs  s'en  défendent.  Pourquoi 
suspecter  leur  loyauté?  J'estime  qu'il  faut  les  croire.  Kn  outre, 
si  séduisante  que  puisse  être  cette  magnirupic  entreprise,  la  con- 
quête de  l'immense  péninsule  indienne  pourrait  entraîner  la 
Russie  dans  d'inextricables  difficultés.  Elle  serait  le  départ  d'une 
série  d'aventures,  dont  il  serait  téméraire  de  préjuger  les  consé- 
quences. Notre  siècle  ne  les  verra  pas. 

A  notre  avis,  la  Russie  ne  rêve  pas  —  quant  à  présent  —  la 
conquête  des  Indes.  Mais,  subissant  la  loi  naturelle  de  son  déve- 
loppement économique,  elle  ne  peut  se  contenter  des  territoires 
qu'elle  occupe  actuellement  en  Asie.  Elle  doit  se  développer  vers 
la  mer.  De  même  que  Saint-Pétersbourg  a  été  «  une  fenêtre 
ouverte  sur  l'Europe,  »  la  Russie  a  besoin  «  d'une  fenèti-e  ouverte 
sur  la  mer  des  Indes.  »  Son  but  est  d'arriver  un  jour —  à  travers 
la  Perse  —  vers  Bassora  et  Bender-Abbassi. 

A  l'heure  actuelle,  Sa  Majesté  le  Shah  est  un  instrument  docile 
entre  les  mains  de  la  Ru.ssie  ;  un  vassal  obéi.ssant  du  Tzar  (jui  a 
placé  et  maintenu  sur  le  trône  ce  souverain,  répondant  de  la  sorte 
à  la  sujétion  anglaise  de  l'Emir  Abdurrahman  et  à  son  entre- 
vue à  Rawal-Pindi  avec  le  vice-roi  des  Indes.  On  ignore  géné- 
ralement que  la  Russie  entretient  depuis  plusieurs  années  une 
brigade  cosaque  composée  de  quatre  régiments  et  trois  batteries 
d'artillerie  à  cheval  qui  sont  en  permanence  à  Téhéran.  Le  com- 
mandant des  cosaques  était  l'année  dernière  M.  le  colonel  Kara- 
vaïew.  Le  chef  de  Tartillorie  était  un  officier  de  l'artillerie  à 
cheval  de  la  garde,  devenu  co.saquc  pour  la  circonstance, 
M.  Bliime,  qui  est  le  cousin  de  Lady  Dulferin  et  dont  la  sœur  a 
épousé  le  marquis  Simonctti  de  Rome,  chef  de  la  maison  de 
Brazza.  Sans  exagérer  les  faits,  ce  point  de  départ  d'une  occu- 
pation militaire  ne  peut-il  être  considéré  comme  la  marque  d'une 
suzeraineté  analogue  à  celle  de  Bokhara? 

A  la  mort  du  Shah  actuel,  verrons-nous  se  renouveler  les  faits 
qui  ont  marqué  l'avènement  de  Saïd-Abdul-Akkad,  émir  de 
Bokhara?  Un  résident  russe,  avec  les  pouvoirs  les  plus  étendus, 
analogues  à  ceux  de  M.  Tcharikovv,  remplacera-t-il  à  Téhéran, 


L'ÉLÉPHANT  ET  LA  BALEINE  329 

près  le  successeur  de  Nasser-Eddin,  l'ambassadeur  que  la  Russie 
y  entretient,  ainsi  que  les  autres  puissances  européennes  ? 


Que  dirait  l'Angleterre  ?  Ferait-elle  pour  cette  raison  la  guerre 
à  la  Russie? 

L'Europe  même,  en  présence  d'un  tel  événement,  protesterait- 
elle?  La  Perse  est  bien  excentrique  par  rapport  au  rayon  d'action 
des  puissances  ?  Et  si,  au  lieu  d'un  gouvernement  faible,  appau- 
vri, ne  donnant  ni  sécurité  ni  richesse,  la  Russie  apportait  avec 
elle  les  progrès  qu'elle  a  réalisés  en  Asie  Centrale,  n'y  aurait-il 
pas  là  de  sérieux  avantages  pour  la  civilisation  générale  de  l'hu- 
manité ? 

Ce  sont  là  des  considérations  qui  me  sont  entièrement  person- 
nelles. Je  ne  suis  allé  les  puiser  dans  aucune  chancellerie.  Par 
cela  même,  elles  ont  chance  peut-être  de  se  réaliser  u  \  jour. 
Elles  résultent  pour  moi  de  l'examen  attentif  de  la  question  de 
l'Asie  Centrale,  autant  que  j'ai  pu  m'en  rendre  compte  à  l'heure 
actuelle,  avec  les  seuls  éléments  d'informations  dont  j'ai  pu  dis- 
poser. 

Ces  événements  ne  trouveraient  pas  à  leur  réalisation  des 
obstacles  insurmontables. 

Dans  la  première  partie  de  son  tracé,  jusqu'à  Kizil-Arvat  et 
au-delà,  le  Transcaspien  longe  la  frontière  de  Perse,  déterminée 
par  une  série  de  collines  successives.  Le  mot  que  me  dit  un  jour 
un  di])lomate  étranger  me  revient  à  l'esprit  :  «  Après  la  mort  du 
Shah  actuel,  la  frontière  de  Perse  fondra  dans  l'Asie  Russe  comme 
du  sucre  dans  un  verre.  »  Je  résumerai  ma  pensée  d'une  manière 
analogue,  en  disant  à  mon  tour  :  «  La  Perse  est  pour  la  Russie 
un  fruit  mûr  qui  tombera  dans  sa  main  le  jour  où  elle  voudi'a.  » 


Ainsi  se  passeraient  sans  doute  les  événements  si  rien  ne  venait 
mettre  obstacle  à  leur  réalisation.  Mais,  en  politique,  il  faut 
compter  avec  certaines  influences  intéressées  à  brouiller  les 
cartes...  et  les  puissances!  Voilà  pourquoi  le  duel  de  1'  «  Eléphant 
et  de  la  Baleine  »  n'en  demeure  pas  moins  une  éventualité  redou- 
table, si  l'on  songe  que  les  événements  d'Europe,  auxquels  sera 
mêlée  l'Angleterre,  auront  en  Asie  Centrale  une  répercussion 
immédiate  et  forcée. 


330  LA  LECTURE 

Que  la  Russie  et  l'Aiiirleterre  se  tiennent  en  garde  contre  les 
avis,  les  promesses  ou  les  conseils  partis  de  Berlin.  C'est  là  sur- 
tout, plus  que  dans  les  vallées  de  l'Afghanistan,  qu'est  le  dan- 
ger ! 

Les  Allemands,  ridicules  inventeurs  des  «ennemis  héréditaires  », 
sont  pour  le  monde,  à  l'heure  actuelle,  un  danger  permanent.  Us 
jouent  dans  l'Europe  contemporaine  le  rôle  du  Matamore  de  la 
comédie  italienne.  Par  leurs  insolentes  provocations,  ils  fatiguent 
sans  résultats  les  nations  calmes  et  intelligentes,  occupées  à  de 
plus  hauts  desseins. 

Tant  que  les  Allemands  garderont  en  Europe  l'attitude  qu'ils 
ont  prise,  nul  ne  pourra  répondre  de  la  paix  du  lendemain.  La 
postérité,  qui  ne  s'incline  pas  devant  les  gloires  d'un  jour,  saura 
remettre  à  sa  vraie  place  ce  peuple  turbulent  et  farouche,  pétri 
d'orgueil  et  de  haine. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  deux  grandes  nations,  la  Russie  et  l'An- 
gleterre, ont  joué  dans  l'histoire  un  assez  beau  rôle  pour  que 
l'Europe  civilisée  suive  avec  un  intérêt  anxieux  cette  phase 
nouvelle  de  leur  action  réciproque  dans  l'Asie  Centrale.  Il  serait 
profondément  regrettable,  ainsi  que  me  le  disait  si  justement 
l'illustre  irénéral  Skobelew,  de  voir  ces  deux  puissants  empii-es  se 
disputer  pour  «  quelques  peuplades  asiatiques  ».  Notre  monde 
moderne  n'accepte  plus  ces  guerres  de  sauvage  dont  la  pensée  ne 
saurait  plus  gcM-nier  que  dans  les  cerv(>aux  tudes([ues,  fermés  l'i 
présent  à  toutes  les  nobles  conceptions  du  ])rogrès  et  de  la  civi- 
lisation. 

Terminons  donc  cette  étude  sur  l'Asie  Centrale  par  le  consolant 
espoir  d'une  solution  paeifi((ue.  Elle  empêchera  de  se  produire 
le  furieux  combat  de  «  l'Eléphant  et  de  la  Baleine  »  ([ue  nous  a 
prédit  le  chancelier  de  fer,  dont  les  rêves  sanglants  sont  allés  se 
fixer,  ce  jour-là,  jusqu'aux  lointaines  frontières  de  l'Asie  Russe 
et  de  l'Inde  Anglaise. 

Napoléon  Nky. 


AOUT  AUX  CHAMPS 


I 

LES  MEULES  DE    BLÉ 

En  ce  mois  d'août,  les  alentours  des  villages  et  des  fermes  des 
pays  de  o-randes  cultures  sont  jalonnés  de  meules  de  paille  ou  de 
irerbes  non  battues,  qui  ont  pour  mission  de  suppléer  à  l'msuffi- 
sance  des  £i-ranges.  Malheureusement,  en  cela  comme  en  beaucoup 
d'autres  détails  agricoles,  nous  nous  en  tenons  à  des  méthodes 
surannées  que  leurs  inconvénients,  pas  plus  que  les  progrès  réa- 
lisés chez  nos  voisins,  ne  nous  décident  à  abandonner. 

La  plupart  du  temps,  ces  énormes  emmagasinements  d'élé- 
ments si  éminemment  inflammables  sont  placés  à  courte  distance 
des  routes  et  des  chemins.  Comme  une  meule  bien  faite,  c'est-à- 
dire  s'élargissant  à  son  sommet,  représente  le  meilleur  des  abris 
contre  la  pluie,  il  arrive,  très  souvent,  qu'un  passant  y  cherche 
un  asile.  Si  ce  passant  veut  tromper  l'ennui  d'une  trop  longue 
station,  en  savourant  quelques  bonnes  pipes,  il  arrive,  parfois, 
qu'il  allume  le  parapluie  par  ricochet;  mais,  comme  la  meule  est 
ordinairement  assurée,  la  mésaventure  ne  corrige  personne.  L'as- 
surance est  pour  beaucoup  dans  l'insouciance  avec  laquelle  le 
cultivateur  choisit  l'emplacement  sur  lequel  il  entassera  une 
partie  de  sa  récolte. 

Si  sain  que  soit  le  sol  qui  portera  la  meule,  on  en  forme  la 
base  avec  une  couche  de  litière  ;  mais  elle  est  trop  souvent  mal 
éta]>he  et  ne  suffit  pas  toujours  à  garantir  de  l'humidité  les  lits 
inférieurs  des  gerbes,  sm'tout  si  elle  doit  soutenir  l'assaut  des 
pluies  de  l'automne  et  des  neiges  de  l'hiver. 

Cette  base  devient  bientôt  le  repaire  de  myriades  de  rongeurs  : 


332  LA  LECTURE 

rats,  souris  et  mulots  qui,  comme  leur  camarade  du  fromage,  y 
trouvent  à  la  fois  le  vivre  et  le  couvert.  Leurs  ravages  sont  consi- 
dt'-rables  :  nous  nous  souvenons  d'avoir  assisté  à  une  démolition 
d'un  de  ces  édifices  de  blé,  dans  lequel  on  tua  cent  cinquante- 
deux  rats,  gros,  moyens  et  petits,  auxquels,  sans  s'en  douter,  je 
supi)ose,  le  fermier  accordait,  depuis  six  mois,  la  plus  écossaise 
des  hospitalités.  Si  les  dimensions  moyennes  de  nos  meules  sont 
généralement  convenables,  l'élévation  de  gerbes  à  une  hauteur  de 
plus  de  7  à  8  mètres  nécessite  l'installation  d'un  système  de 
poulies;  elles  sont,  généralement,  aussi  imparfaitement  construites 
et  surtout  mal  couvertes.  Pour  en  avoir  fini  plus  tôt,  on  donne 
peu  d'inclinaison  au  faîtage,  qui  devrait  former  un  angle  de 
70  degrés;  ce  qu'on  économise  de  temps,  on  le  rembourse,  avec 
intérêts,  en  grains  et  en  paille  avariés. 

Plus  pratiques  que  nous  en  toutes  choses,  les  Anglais  ont,  dans 
leurs  bonnes  fermes,  un  enclos  spécial,  réservé  à  l'emmagasine- 
ment  des  fourrages  et  des  céréales  sous  la  forme  de  meules.  Un 
petit  chemin  de  fer,  avec  wagonnets  à  plate  forme,  dessert  cette 
cour  des  meules  ;  un  réseau  de  rails,  qui  part  de  la  voie  principale, 
aboutit,  d'un  côté,  à  chacune  de  ses  deux  parties,  tandis  que  cette 
voie  maîtresse  conduit  soit  aux  granges,  soit  à  la  halle  du  battage. 
Quelles  que soientses  proportions,  il  suffit  d'une  journée,  de  peu  de 
bi-as  et  de  peu  de  frais,  pour  défaire  une  de  ces  meules  et  la  trans- 
porter à  l'abri. 

Les  meules  anglaises  ne  reposent  point  sur  la  terre  :  elles  ont 
pour  base  des  espèces  de  piliers  en  mai;onncrie,  ayant  la  forme 
d'un  cône  renversé,  sur  lesquels  il  est  impossible  aux  souris  de 
grimper.  On  établit  sur  ces  piliers  une  sorte  de  plate-forme  avec 
des  barres  de  fer,  et  c'est  sur  cette  plate-forme  que  l'on  dresse  les 
gerbes.  A  la  petite  voie  ferrée  près,  ce  .système  est  aussi  simple 
que  peu  dispendieux;  il  remédie  à  toutes  les  imperfections  ilu 
nôtre  :  il  donne  la  sécurité,  il  assure  la  parfaite  conservation  du 
dépôt  dans  son  intégrité;  les  frais  d'installation  se  récupèrent  par 
r<''conomie  j)ermanente  de  la  main-d'( ouvre;  nos  cultivateurs  se 
trouveraient  bien  de  l'adopter.  C'est  surtout  en  agriculture,  ime 
industrie  qui  vit  de  menues  économies,  qu'il  faut,  le  plus  possible, 
profiterdes  améliorations  réalisées  parle  voisin.  Grâce  à  la  presse, 
les  laboureurs  de  toutes  les  nations  vivant  pour  ainsi  dire  porte 
à  porte,  il  n'est  plus  permis  à  personne  de  s'attarder  dans  la  rou- 
tine. 


AOUT  AUX  CHAMPS  ZSi 

II 

LES  BLÉS  DE  SEMENCE 

Quand  il  s'agit  de  se  procurer  son  blé  de  semence,  le  cultiva- 
teur le  choisit  lourd,  bien  nourri,  parfaitement  mùr,  net  et  dégagé 
de  toute  graine  étrangère.  Mais  il  est  une  autre  considération  qui 
domine  les  premières  :  le  blé  resemé  plusieurs  années  de  suite 
dans  les  mêmes  terres  passant  pour  voué  à  la  dégénérescence,  il 
faudrait,  semble-t-il, renouveler  celui  que  l'on  destine  aux  semailles, 
le  demander  à  un  autre  sol,  à  un  climat  différent,  et,  par  consé- 
quent, l'acheter. 

Il  est  incontestable  que,  dans  certains  cas,  il  y  a  profit  à 
demander  à  des  semences  d'élite,  ayant  végété  dans  d'autres 
conditions  culturales,  sous  d'autres  influences  atmosphériques, 
une  recrudescence  de  vigueur  pour  des  plantes  altérées  par  une 
culture  plus  ou  moins  répétée,  plus  ou  moins  soignée  surtout. 
Cependant,  c'est  à  tort  que  l'on  en  conclut  la  nécessité  de  ces 
mutations  tantôt  annuelles,  tantôt  bisannuelles;  le  plus  souvent, 
et  pour  le  plus  grand  nombre  de  ceux  qui  les  pratiquent,  elles 
sont  absolument  illusoires.  En  effet,  il  est  bien  peu  d'acheteurs 
qui  s'inquiètent  sérieusement  de  la  composition  du  sol  qui  a  pro- 
duit ces  céréales  de  semence,  de  la  différence  qu'il  présente  avec 
celui  où  il  s'agit  de  les  introduire  :  elles  sont  étrangères,  cela 
suffit.  Cette  qualité,  il  ne  manque  même  pas  de  cas  où  elle  est 
usurpée  :  que  devient  alors  Finfluencc  qu'elles  doivent  exercer 
sur  la  dégénérescence  ? 

Pourquoi  alors  chaque  cultivateur  ne  se  pourvoirait-il  pas  lui- 
même  de  ce  blé  de  semence?  Pourquoi  n'appliquerait-on  pas  à 
la  reproduction  des  végétaux  cette  sélection  qui  a  donné  de  si  écla- 
tants résultats  dans  la  constitution  des  races  de  bestiaux  en  Angle- 
terre ?  Serait-il  plus  difficile  de  créer  et  de  fixer  des  types  végé- 
taux en  les  triant,  en  les  traitant  avec  des  soins  particuliers,  qu'il 
ne  l'a  été  de  créer  et  de  fixer  les  espèces  animales  ;  et  alors  de 
n'avoir  recours  aux  changements  de  semence  que  pour  les  cas  où 
l'on  aurait  à  introduire  des  variétés  particulièrement  recomman- 
dables  et  d'une  supériorité  bien  établie? 

«  Nous  voudrions,  dit  M.  Joigneaux,  qui,  rompant  en  visière 
avec  la  routine,  préconise  cette  méthode,  nous  voudrions  que 
chaque  fermier  réservât  une  certaine  quantité  de  terrain  pour  la 


334  LA  LECTURE 

production  spéciale  de  la  semence  des  céréales  de  toutes  sortes. 
Nous  voudrions  que  ce  terrain  fût  riche  en  vieil  engrais,  bien 
préparé  par  les  labours  et  les  hersages,  qu'on  l'ensemençùt  en 
lignes  de  fa(;on  à  pouvoir  y  pratiquer  aisément  les  sarclages  et 
les  binages,  et  qu'entre  deux  planches,  ou  sillons  de  céréales,  il 
y  eût  une  planche  consacrée  à  la  culture  d'une  plante  très  peu 
développée  en  hauteur,  de  manière  que  l'air  et  la  chaleur,  circu- 
lant en  toute  liberté,  favorisassent  la  végétation  sur  tous  les 
points.  Nous  aurions  ainsi  des  tiges  d'une  belle  venue,  des  épis 
superbes  et  des  grains  de  choix,  incontestablement. 

«  Nous  croyons  que,  pour  fabriquer  de  la  graine  de  céréales 
dans  la  perfection,  on  devrait,  sous  les  climats  favorables,  les 
semer  d'abord  en  pépinière,  comme  nous  semons  le  colza,  puis 
les  repiquer  pied  à  pied,  à  12  ou  15  centimètres  de  distance.  Les 
céréales  repiquées  donneront  toujours  de  plus  beaux  épis  et  de 
plus  beaux  grains  que  les  céréales  semées  à  demeure.  » 

Ce  sont  là,  il  est  vrai,  des  attentions  auxqu(.'lles  nos  cultiva- 
teurs ne  sont  guère  habitués  ;  mais  nous  croyons,  avec  M.  Joi- 
gneaux,  qu'ils  seraient  largement  récompensés  parles  rendements 
supérieurs  qu'ils  s'assureraient  en  se  décidant  à  se  livrer  à  la 
culture  spéciale  des  céréales  porte-graines. 

Du  reste,  l'expérience  de  la  valeur  de  la  sélection  appli({uée 
au  froment  n'est  point  à  faire,  elle  a  été  faite.  M.  Eugène  Gayot 
a  vu,  à  l'exposition  de  Kensington,  en  18G2,  un  blé  «  généalo- 
gique »  très  amélioré  par  une  sélection  éclairée  et  persistante  de 
la  semence,  sous  le  rapport  de  la  fécondité  et  du  développement 
des  qualités  particulières  à  cette  céréale. 

Le  lot  consistait  en  épis,  en  grains  de  la  première  semence, 
clioisie  elle-même  parmi  le  plus  beau  froment  de  Nursery,  puis 
ceux  qui  en  étaient  nés  pendant  quatre  générations  consécutives. 
Au  point  de  départ,  on  comptait  dix-sept  épis  pour  un  grain  ;  on  en 
avait  obtenu  successivement  trente-neuf,  puis  cinquante-deux, 
puis  quatre-vingts.  La  progression  des  grains  par  épi  n'avait  pas 
été  moins  remarquable  :  on  en  comptait  quarante-cinq  dans  l'épi 
original,  et,  dans  les  suivants,  suivant  l'ordre  de  leur  production  : 
.soixante-seize,  quatre-vingt-onze,  cent  vingt-trois.  Ainsi,  au 
moyen  de  la  sélection,  la  longueur  des  épis  avait  été  doublée, 
leurcontenu  pres(pie  triplé,  et  leur  faculté  de  multiplication  aug- 
mentée huit  fois.  Si  la  méthode  est  rationnelle,  l'antécédent  n'est 
pas  moins  décisif. 


AOUT  AUX  CHAMPS  335 

III 

LA    GRÊLE 

Lorsque,  après  une  de  ces  journées  qui  font  dire  aux  esprits 
facétieux  du  village  que  les  poules  vont  pondre  des  œufs  durs, 
un  orage  s'est  abattu  sur  les  petits  vignobles  et  que  la  pluie  a 
été  accompagnée  d'une  grêle  abondante,  c'est  une  grande  désola- 
tion chez  les  vignerons. 

Vous  venez  de  voir  l'âpre  énergie  que  déploie  le  paysan  quand 
il  s'agit  de  mettre  en  sûreté  ses  gerbes,  son  trésor;  il  attache  un 
bien  autre  prix  à  sa  vendange.  La  vigne,  c'est  à  la  fois  son  bien 
et  son  luxe  avec  son  orgueil  ;  dans  le  centre,  il  y  est  d'autant  plus 
attaché  que  cet  enfant  malingre  et  souffreteux  lui  coûte  plus  de 
soins,  plus  de  labeurs,  lui  cause  plus  de  soucis  qu'aucun  autre  et 
l'en  récompense  moins  souvent  par  ses  produits.  Si  parcimo- 
nieux que  soit  le  tempérament  rustique,  ce  n'est  pas  seulement 
la  valeur  réelle  du  vin  qu'il  perd  qui  lui  tient  au  cœur,  c'est  aussi 
la  confusion  de  l'échec  qu'il  subit  dans  une  bataille  où  vingt  dé- 
faites antérieures  n'ont  fait  que  surexciter  son  acharnement.  De 
son  champ  ravagé,  il  se  consolera  à  la  longue;  mais  il  faut 
entendre  l'amertume  avec  laquelle  un  vieux  vigneron  parle  de 
l'année  où  les  ceps  surchargés  ont  vu  en  quelques  instants  leurs 
innombrables  grappes  changées  par  la  grêle  en  purée  de  verjus. 
Il  semblerait  qu'ils  ont  le  sentiment  de  ce  que  le  caractère  natio- 
nal doii  à  la  boisson  généreuse  que  nous  fournit  le  raisin. 

Nous  nous  souvenons  d'avoir  lu,  dans  la  Gazette  du  Villarie, 
une  très  intéressante  communication  adressée  à  M.  P.  Joigneaux. 
Des  céréales  endommagées  par  la  grêle  ayant  été  données  en 
pâture  à  des  bestiaux,  ceux-ci  s'en  trouvèrent  incommodés.  Les 
vétérinaires  appelés  partagèrent  l'opinion  rustique  que  cette  grêle 
communique  quelquefois  à  ce  qu'elle  a  touché  des  principes  dé- 
létères susceptibles  de  le  rendre  impropre  à  l'alimentation.  Cette 
croyance  populaire  doit  être  très  générale,  puisque  nous  l'avons 
retrouvée  dans  la  Beauce,  où  l'on  nous  a  affirmé  que  les  grêlons 
renferment  un  «  venin  »  qui  frappe  de  mort  tous  les  fruits  qu'ils 
effleurent.  Sans  prétendre  le  moins  du  monde  donner  une  solu- 
tion de  ce  difficile  problème,  le  savant  agronome  dit  que  cette 
influence  pernicieuse  peut  s'expliquer  par  la  présence,  dans  la 
haute  atmosphère  où  se  forment  les   nuages  glacés,  de  corpus- 


33G  LA  LECTURE 

culcs,  peut-ùtrc  de  microbes,  dont  la  dilatation  de  l'air  par  la 
chaleur  a  favorisé  l'ascension,  et  que  dans  leur  congélation  les 
vapeurs  aiiucuscs  des  nuages  entraînent  avec  elles. 

Nous  avons  été  témoin  d'un  fait  qui  pourraitjustifier  cette  sup- 
position. Nous  avons  vu,  il  y  a  quelques  années,  un  grand  champ 
de  haricots  qui  avait  essuyé  une  gi-cle  abondante,  mais  bénigne, 
puisqu'elle  n'en  avait  troué  que  quelques  feuilles,  et  qui  n'en  fut, 
pas  moins  perdu.  Il  continua  de  végéter  languissant,  mais  les 
Heurs  en  boutons  avortèrent;  il  n'en  donna  que  peu  d'autres,  et 
ce  qu'on  en  vit  resta  stérile.  Il  est  vrai  que  l'on  peut  attribuer  ce 
résultat  au  brusque  changement  de  température  qui  avait  désor- 
ganisé les  tendres  tissus  de  ces  plantes,  autant  qu'au  venin  de  la 
grêle.  D'un  autre  côté,  si  venin  il  y  a,  comment  pouvons-nous 
manger,  sans  en  être  malades,  les  salades  et  les  fraises,  qui  ont 
])arfaitement  subi  le  funeste  contact?  Bien  mieux,  quel  est  celui 
d'entre  nous  qui,  étant  enfant,  n'a  pas  mis  et  laissé  fondre  quel- 
ques grêlons  dans  sa  bouche? 

La  croyance  signalée  est  trop  universellement  efc  trop  profon- 
dément répandue  pour  ne  pas  s'appuyer  sur  une  série  de  faits  ; 
évidemment,  les  présomptions  de  M.  Joigneaux,  qui  est  peut-être 
l'observateur  agricole  le  plus  expérimenté  et  le  plus  sagace  de 
ce  temps-ci,  ont  de  grandes  probabilités  pour  elles,  mais  tout 
cela  n'en  est  pas  moins  terriblement  ténébreux.  Cette  poussière 
animée,  ce  monde  des  invisibles  (jui  nous  enveloppe,  nous  en- 
serre, nous  assiège,  et  dont  chaque  atome  a  le  but  déterminé  de 
destruction  de  quelqu'un  ou  de  quelque  chose,  complique  singu- 
lièrement le  problème,  déjà  passablement  ardu,  du  méi^anisme 
de  notre  monde.  Le  génie  humain  a  déjà  surpris  beaucoup  de  ses 
secrets,  mais  décidément  ce  beaucoup  n'est  rien  auprès  de  ce  qui 
lui  reste  à  pénétrer. 

G.    DK    CUEUVILI.IÎ. 

(yl  suivre). 


Le  Cc'ranl  :  H.  Duteutue.  Fad».  -  imp.  pjiw.  dwmtp  (Ci.) 


,-' 


BONHEUli   INTIME 


I 

Nous  étions  en  deuil  de  ma  mère,  morte  au  dernier  automne, 
et  nous  passions  l'hiv^er  à  la  campagne,  Katia,  Sonia  et  moi. 

Katia  était  une  vieille  commensale.  Elle  avait  été  notre  gou- 
vernante et  nous  avait  toutes  élevées.  Et  en  ce  qui  la  touche, 
mes  souvenirs  et  mon  affection  datent  de  si  loin  qu'il  m'est 
impossible  à  moi-même  de  déterminer  oîi  ils  commencent. 

Sonia  était  ma  sœur  cadette. 

L'hiver  fut  triste  et  morne  pour  nous,  dans  notre  antique  mai- 
son de  Prokovsk.  Parfois,  le  vent  était  si  grand,  le  froid  si  âpre, 
que  la  neige  s'amoncelait  jusqu'à  la  hauteur  des  fenêtres;  les 
vitres  étaient  ternes  et  couvertes  de  givi-e  le  plus  souvent,  et  de 
toute  la  saison  nous  ne  pûmes  pour  ainsi  dire  ni  sortir  ni  risquer 
une  promenade.  Nous  avions  rarement  des  visites,  et  les  per- 
sonne.-5  qui  nous  en  faisaient  n'apportaient  ni  gaieté  ni  animation 
chez  nous.  Toutes  prenaient  des  airs  dolents,  parlaient  à  voix 
discrète,  comme  tenues  dans  la  crainte  de  réveiller  quelqu'un; 
elles  se  gardaient  bien  de  rire,  mais  en  revanche  soupiraient, 
pleuraient  môme  à  l'occasion,  surtout  si  elles  venaient  à  aperce- 
voir la  petite  Sonia,  vêtue  de  noir. 

Dans  la  maison,  tout  rappelait  encore  la  mort;  l'atmosphère 
était  comme  saturée  de  ti"istesse,  imprégnée  des  horreurs  du  tré- 
pas. La  chambre  de  ma  mèi'e  restait  close,  et,  tout  en  éprouvant 
une  douleur  aiguë  à  l'aspect  de  cette  porte  fermée,  quelque  chose 
me  poussait  à  jeter  un  regard  dans  cette  pièce  quand  je  passais 
devant,  chaque  soir,  pour  gagner  mon  lit. 

Je  comptais  alors  dix-sept  ans,  et  ma  mère  était  sur  le  point 
d'aller  se  fixer  à  la  ville  pour  y  terminer  mon  éducation,  lorsque 
la  mort  la  surprit.  Le  chagrin  que  je  ressentis  de  cotte  perte  fut 
LECT.  —  5-2  IX  —  22 


S38  LA  LECTURE 

très  grand.  Néanmoins,  j'avouerai  franchement  que,  malgré  ce 
chacrin,  il  m'eût  été  très  pénible,  à  moi  qui  étais  jeune  et  que  l'on 
disait  belle,  de  passer  un  second  hiver  à  la  campagne,  dans  les 
mêmes  conditions  de  solitude  et  de  désœuvrement. 

Enfin,  vers  la  sortie  de  l'hiver,  ce  sentiment  de  désolation, 
d'isolement  et  d'ennui,  pour  être  sincère,  devint  tel  que  je  ne 
quittai  i)lus  la  chambre,  négligeant  la  lecture  et  abandonnant 
mon  piano. 

Si  Katia  m'excitait  à  réagir,  à  m'occuper  de  telle  ou  telle 
chose,  je  répondais  :  Cela  ne  me  dit  pas,  je  ne  puis  pas...  mais 
intérieurement  j'ajoutais  :  A  quoi  bon?  Pourquoi  faire  ceci  ou 
cela,  si  mes  plus  belles  années  doivent  s'écouler  dans  cette  e.vis- 
tcnce  stérile?  A  quoi  bon!  Et  à  cette  question  je  ne  trouvais 
d'autre  réponse  que  des  larmes. 

On  m'a  dit  qu'à  cette  époque  j'avais  beaucoup  maigri  et  enlaidi  : 
cette  circonstance  me  laissait  alors  complètement  indifférente. 
Pourquoi  et  pour  qui  aurais-je  pu  m'en  préoccuper?  Il  me  sem- 
blait que  ma  vie  entière  était  vouée  à  cet  isolement  et  à  cet  ennui 
mortel  aifxqucls  je  n'avais  ni  la  force  ni  le  désir  de  m'arrachcr. 
L'hiver  approchait  de  sa  fin,  lorsque  Katia  prit  de  l'inquiétude  à 
mon  égard  et  résolut  de  me  faire  voyager,  coûte  que  coûte.  Mais 
il  fallait,  pour  ce  faire,  de  l'argent;  or,  nous  savions  à  peine  ce 
qui  nous  revenait  par  suite  du  décès  de  ma  mère,  et  nous  atten- 
dions de  jour  en  jour  notre  tuteur,  qui  avait  l'intention  d'examiner 
et  de  régler  nos  affaires.  Enfin,  ce  tuteur  arriva  en  mars. 

—  Grâce  à  Dieu,  dit  une  fois  Katia  comme  j'errais  de  chambre 
en  chambre,  le  cerveau  vide,  le  cœur  mort,  grâce  à  Dieul  Serge 
Michaïlovitch  est  ici.  Il  a  fait  prévenir  qu'il  dînerait  avec  nous. 
Sccouc-toi  un  peu,  ma  chère  Mâcha;  que  penscrait-il  de  toi 
autrement?  Il  vous  aime  tant  toutes  les  deux. 

Serge  Michaïlovitch  était  notre  proche  parent;  déplus,  quoique 
plus  jeune  que  mon  père,  il  avait  été  très  lié  avec  celui-ci.  Non 
seulement  sa  venue  modifiait  tous  nos  jîlans  et  nous  assurait  la 
po.ssibilité  de  quitter  le  pays,  mais  de  tout  temps  j'avais  été  haln- 
tuée  à  le  chérir  et  à  le  respecter;  en  me  donnant  le  conseil  de 
«  me  secouer  »,  Katia  savait  fort  bien  que,  de  toutes  nos  connai.s- 
sances,  Serge  Michaïlovitch  était  la  personne  devant  lacpiolle 
j'eu.s.se  le  plus  regretté  de  me  montrer  sous  un  jour  défavorable. 

Mon  alïection  pour  lui  n'avait  rien  de  commun  avec  celle  que 
tous  à  la  maison  lui  témoignaient,  depuis  Katia  et  Sonia  —  sa 


BONHEUR  INTIME  339 

filleule  —  jusqu'au  dernier  des  domestiques;  ce  sentiment  avait 
pris  pour  moi  une  importance  exceptionnelle  après  un  mot  que 
ma  mère  avait  prononcé  en  ma  présence.  Elle  m'avait  dit  :  C'est 
un  mari  comme  lui  que  je  voudrais  pour  toi.  Le  souhait  m'avait 
semblé  bizarre,  voire  même  désagréable,  car  mon  idéal  avait 
une  autre  tournure.  Ce  héros  de  mes  rêves  était  jeune,  élancé, 
maigre,  pâle  et  mélancolique;  au  contraire,  Serge  Michaïlovitch 
n'était  plus  un  jeune  homme,  il  était  grand,  vigoureux  et  tou- 
jours gai,  suivant  ce  que  j'avais  remarqué.  Néanmoins,  ce  mot 
de  ma  mère  n'avait  pas  été  perdu  pour  moi.  Six  ans  aupa- 
ravant, Serge  me  tutoyait,  jouait  avec  moi  et  m'appelait  sa 
«  petite  violette  »,  et  ce  n'était  pas  sans  une  certaine  frayeur 
que  parfois  je  m'étais  interrogée  sur  ma  conduite  probable  pour 
le  cas  où  il  voudrait  faire  sa  femme  de  moi. 

Serge  Michaïlovitch  parut  peu  de  temps  avant  le  dîner,  auquel 
Katia  avait  ajouté  un  plat  d'épinards  et  un  gâteau  à  la  crème 
pour  la  circonstance.  D'une  fenêtre,  je  l'avais  vu  ari'iver  en  traî- 
neau; mais  à  peine  avait-il  tourné  l'angle  de  la  maison,  que  je 
courus  au  salon  pour  n'avoir  point  l'air  de  le  guetter  et  de  l'at- 
tendre. 

Mais  quand  j'entendis  sa  voix  sonore,  ses  pas  et  ceux  de  Katia 
dans  le  vestibule,  je  ne  pus  y  t^nir  davantage  et  j'allai  à  sa  ren- 
contre. Il  avait  la  main  de  Katia  dans  la  sienne  et  causait  avec 
elle,  tout  en  souriant.  En  m'apercevant,  il  se  tut  et  resta  un 
instant  immobile  à  me  considérer  attentivement,  sans  me  saluer. 
L'embarras  me  prit  et  je  me  sentis  rougir. 

Est-ce  bien  possible  que  ce  soit  vous,  vraiment?  dit-il  enfin 
avec  sa  cordialité  habituelle,  et,  se  dégageant,  il  vint  à  moi. 
Peut-on  se  transformer  à  ce  point!  Hier  vous  n'étiez  qu'une 
petite  violette,  et  aujourd'hui  vous  voilà  une  rose  épanouie. 

De  sa  large  main,  il  enveloppa  la  mienne,  et  la  serra  avec  tant 
d'elîusion  et  d'impétuosité  qu'il  m'en  fit  presque  mal.  J'avais 
pensé  qu'il  la  baiserait,  et  déjà  je  m'étais  penchée  vers  lui  ;  mais 
il  se  contenta  de  la  serrer  de  nouveau  en  plongeant  dans  mes 
yeux  son  regard  heureux.  Je  ne  l'avais  pas  revu  de  six  ans  et  je 
le  trouvais  bien  changé  aussi,  vieilli,  hàlé,  laissant  pousser  sa 
barbe,  ce  qui  ne  lui  allait  pas  très  bien.  Cependant,  il  avait  tou- 
jours les  mêmes  allures  simples,  le  même  visage  franc  et  loyal, 
aux  traits  accentués,  les  mêmes  yeux  brillants  d'intelligence,  le 
même  sourire  plein  de  grâce,  —  un  sourire  d'enfant. 


340  LA  LECTURE 

Au  l>out  (le  cinq  minutes,  il  n'était  déjà  plus  un  visiteur  quel- 
conque; il  se  conduisait  en  ami  de  la  maison  avec  nous  tous,  y 
compris  les  domestiques,  qui,  par  un  empressement  marqué, 
manifestaient  leur  plaisir  de  sa  présence.  Sa  conduite  n'était  pas 
cependant  celle  d'un  voisin  se  croyant  obligé  à  prendre  des  airs 
de  condoléance;  il  causait,  faisait  preuve  d'entrain.  Il  ne  risqua 
pas  un  seul  mot  ayant  rapjîort  à  ma  mère,  de  sorte  que  cette 
indilïércnce  me  parut  d'abord  singulière  et  me  froissa.  Bientôt, 
je  reconnus  que,  s'il  agissait  ainsi,  c'était  non  par  indifférence, 
mais  avec  intention,  et  je  lui  en  eus  de  la  gratitude. 

Le  soir,  Kalia  servit  le  thé  au  salon,  comme  c'était  la  coutume 
du  vivant  de  ma  mère.  Sonia  et  moi,  nous  prîmes  place  auprès 
d'elle,  tandis  que  Serge  Michaïlovitcli  allait  et  venait  en  fumant 
dans  une  pipe  de  mon  père  retrouvée  j^ar  notre  vieux  Gregor. 

—  Que  de  terribles  changements  il  s'est  produit  dans  cette 
maison!  dit  Serge,  s'arrêtant  tout  à  coup. 

—  Oui,  répondit  Katia  avec  un  soupir. 

Et  recouvrant  le  samovar,  elle  regarda  notre  hôte,  déjà  prête 
à  fondre  en  larmes. 

—  Vous  souvenez-vous  encore  de  votre  père?  reprit-il,  s'adres- 
sant  à  moi. 

—  Peu. 

—  Comme  ce  serait  beau  pour  vous  s'il  vivait  encore...  et  Serge 
avait  un  regard  voilé  qui  se  perdait  par  dessus  ma  tète.  J'aimais 
beaucoup  votre  ])ère,  ajouta-t-il  plus  bas  encore,  et  ses  yeux* 
prircnt  un  éclat  humide. 

—  Et  voilà  que  Dieu  nous  a  rej)ris  maman  aussi!  fit  Sonia,  qui 
jeta  sa  serviette  sur  la  bouilloire  jiour  prendre  son  mouchoir  et 
se  mettre  à  pleurer. 

—  Oui,  oui,  que  de  terribles  changements  dans  cette  maison, 
répéta-t-il  en  se  détournant.  Allons,  Sonia,  viens  me  faire  voir 
tes  joujoux,  continua-t-il  après  un  .silence,  tout  en  passant  à 
rantichambre. 

Los  larjnes  aux  yeux,  je  le  suivis  du  regard. 

—  Quel  ami  précieux  !  dit  Katia. 

Et,  en  effet,  je  sentis  cette  sympathie  profonde  d'un  homme 
étranger  me  gagner  le  cœur  et  me  faire  grand  bien. 

Nous  entendîmes  les  rires  de  Sonia  jouant  avec  lui.  Je  lui 
envoyai  une  tasse  de  thé.  Peu  après,  il  se  mit  au  piano  et  martela 
complaisamment  les  touches  avec  les  petites  mains  de  ma  sceur. 


BONHEUR  INTIME  341 

—  Maria  Alexandrovna,  me  cria-t-il,  venez  donc  nous  faire  un 
peu  de  musique. 

Il  me  fut  agréable  de  lui  voir  prendre  ce  ton  amical  et  familier 
pour  me  demander  cela,  et,  me  levant  aussitôt,  je  répondis  à  son 
appel. 

—  Tenez,  cela,  ajouta-t-il  en  ouvrant  Beethoven  à  l'adaçio  de 
la  sonate  Quasi  xina  fantasia.  Voyons  ce  que  vous  savez  faire. 

Il  prit  sa  tasse  et  se  retira  dans  un  coin  de  la  pièce.  Je  ne  sais 
comment  cela  se  produisit,  mais  il  me  sembla  impossible  de  lui 
refuser  ce  plaisir  ou  de  me  faire  prier,  sous  prétexte  que  je  jouais 
mal.  Aussitôt,  je  me  mis  au  piano  et  je  commençai  de  mon 
mieux,  bien  que  je  le  susse  dilettante  de  grand  goût.  Cet  adagio 
me  rappela  la  conversation  que  nous  avions  eue  avant  le  thé,  et 
le  résultat  fut  que  je  m'en  tirai  assez  honorablement.  Néanmoins, 
il  ne  voulut  point  me  laisser  exécuter  le  scherzo. 

—  Non,  dit-il,  se  rapprochant,  vous  ne  pouvez  pas  le  jouer 
convenablement,  laissons-le.  Mais  l'adagio  est  bien,  il  me  semble 
que  vous  avez  des  dispositions  pour  la  musique. 

Cet  éloge  sincère  me  causa  une  telle  joie  que  je  rougis  vive- 
ment. Il  y  avait  un  charme  tout  nouveau  pour  moi  à  le  voir,  lui, 
l'ami  et  l'égal  de  mon  père,  me  traiter  sur  le  pied  de  l'égaUtc  et 
non  plus  en  petite  fille  comme  autrefois. 

Katia  s'en  fut  mettre  Sonia  au  lit,  et  nous  restâmes  seuls  dans 
l'antichambre. 

Il  me  parla  de  mon  père,  me  raconta  l'heureuse  existence  qu'ils 
avaient  menée  ensemble  alors  que  j'avais  encore  des  devoirs  à 
faire  et  des  poupées  à  habiller,  et  ces  récits  me  montrèrent  dans 
mon  père  l'homme  simple  et  bon  que  je  n'y  avais  jamais  soup- 
çonné. Il  s'informa  aussi  de  ce  que  j'aimais,  de  ce  que  je  lisais, 
de  ce  que  j'avais  l'intention  de  faire,  et  il  me  donna  différents 
conseils.  Maintenant,  il  n'était  plus  pour  moi  un  camarade  très 
gai,  uniquement,  mais  un  homme  grave,  plein  de  franchise  et 
d'affection,  pour  lequel  j'éprouvais  un  respect  et  une  sympathie 
involontaires. 

Ceci  me  procura  une  sensation  très  douce  et  très  agréable,  et, 
cependant,  une  vague  oppression  me  tenait  pendant  que  nous 
causions.  Chacun  de  mes  mots  me  faisait  hésiter  :  je  désirais  tant 
mériter  son  amour  que  j'avais,  non  pour  moi-même,  mais  parce 
que  j'étais  la  fille  de  mon  père. 

Lorsque  Katia  fut  revenue  auprès  de  nous,  elle  se  plaignit  à 


342  LA  LECTURE 

notre  hôte  de  mon  apathie,  à  laquelle  je  n'avais  fait  aucune  allu- 
sion jusqu'à  présent. 

—  Alors,  elle  a  négligé  de  me  communiquer  la  chose  la  plus 
importante,  répliqua-t-il  avec  un  sourire,  tout  en  me  désignant 
d'un  mouvem(mt  de  la  tête,  gros  de  reproches. 

—  Qu'aurais-jc  dit?  Je  ne  puis  rien  vous  apprendre,  si  ce  n'est 
que  je  m'ennuie.  Mais  cela  disparaîtra. 

Et  déjà  j'avais  la  conviction  que  mon  ennui  disparaîtrait  réel- 
lement, qu'il  avait  disparu  pour  ne  jamais  revenir. 

—  Cela  va  mal  quand  on  ne  sait  pas  supporter  la  solitude. 
Vous  êtes  une  jeune  fille  instruite,  pourtant. 

—  Je  le  pense,  ripostai-je  en  souriant. 

—  Mais  vous  êtes  tout  simplement  une  petite  demoiselle  ne 
trouvant  la  vie  supportal)le  que  pour  autant  qu'elle  soit  admirée, 
perdant  courage  dès  qu'elle  se  voit  seule,  ne  sachant  plus  rien 
faire  de  bien  alors.  Vous  voulez  paraître,  pas  autre  chose. 

—  Vous  avez  là  une  jolie  opinion  de  moi,  répliquai -je,  pour 
dire  quelque  chose. 

—  Oui,  reprit-il  après  un  silence,  ce  n'est  pas  en  vain  sans 
doute  que  vous  ressemblez  à  votre  père.  Il  y  a  quelque  chose 
en  V0U5... 

Et  son  regard  attentif  et  affectueux  me  fit  plaisir,  tout  en  me 
plongeant  dans  un  embarras  singulier.  Je  remarquai  pour  la 
première  fois  un  assombrissement,  presque  de  la  tristesse,  sur 
ce  visage  si  joyeux,  dans  ces  yeux  brillant  d'un  éclat  à  eux 
particulier. 

—  Vous  ne  devez  pas,  vous  ne  pouvez  pas  vous  ennuyer.  Vous 
avez  vos  livres,  vos  travaux,  la  musique,  pour  laquelle  vous  êtes 
douée.  Vous  avez  toute  votre  vie  à  préparer,  si  vous  ne  voulez 
pas  vous  exposer  à  des  regrets  plus  tard,  —  et  dans  un  an  il 
serait  trop  tard. 

Il  me  parlait  comme  un  père  ou  comme  un  oncle,  et  je  sentais 
tous  les  efforts  faits  par  lui  pour  donner  à  ses  paroles  l'accent 
qui  leur  convenait.  Je  fus  un  peu  froissée  de  constater  à  quel 
point  il  me  supposait  au-dessous  de  lui,  et  flattée  en  môme  temps 
de  toute  la  peine  qu'il  croyait  devoir  se  donner  à  propos  de  moi. 

Pendant  le  reste  de  la  soirée,  il  s'entretint  de  nos  affaires 
avec  Katia. 

—  Et  maintenant,  adieu,  mes  chères  amies,  dit-il  enfin,  et  il 
se  leva  et  vint  me  prendre  la  main. 


BONHEUR  INTIME  843 

—  Quand  nous  revcrrons-nous?  demanda  Katia. 

—  Au  printemps,  répondit-il  sans  abandonner  ma  main;  il 
faut  que  j'aille  voir  à  Danilovka  (notre  seconde  propriété)  ce  qui 
s'y  passe;  je  prendrai  les  mesures  qui  seront  nécessaires,  et 
ensuite  je  partirai  pour  Moscou,  —  mes  intérêts  personnels  l'exi- 
gent. Nous  ne  nous  reverrons  qu'à  la  belle  saison. 

—  !N^is  pourquoi  voulez -vous  rester  si  longtemps  loin  de 
nous?  fis-je,  presque  avec  tristesse. 

J'avais  espéré  le  voir  tous  les  jours,  et  déjà  l'abattement  me 
reprenait  à  l'idée  que  mon  ennui  pouvait  reparaître.  Sans  doute, 
il  s'en  aperçut  à  mon  regard  ou  au  son  de  ma  voix,  car  il  me  dit  : 

—  Oui,  essayez  de  vous  occuper  et  chassez-moi  toutes  ces 
lubies,  répliqua-t-il  d'un  ton  qui  me  sembla  trop  calme  et  trop 
froid  ;  et  il  poursuivit,  sans  me  regarder,  en  lâchant  ma  main  :  au 
printemps,  je  vous  examinerai. 

Nous  l'accompagnâmes  à  l'antichambre,  où  il  mit  de  la  hâte 
à  endosser  sa  fourrure.  Son  regard  semblait  toujours  m'éviter. 

—  Il  se  donne  une  peine  bien  inutile,  pensai -je,  comment 
peut- il  s'imaginer  que  ce  soit  pour  moi  un  si  grand  bonheur 
d'être  regardée  par  lui?  Il  est  bon,  très  bon...  mais  c'est  tout. 

Cependant ,  nous  fûmes  longtemps  avant  de  pouvoir  nous  en- 
dormir, Katia  et  moi.  Nous  ne  cessions  de  causer,  —  non  de  lui, 
mais  de  la  façon  dont  nous  vivrions  au  prochain  été,  de  l'endroit 
où  nous  passerions  l'hiver.  Je  ne  me  posais  plus  la  terrible  ques- 
tion :  à  quoi  bon?  Déjà,  je  trouvai  tout  simple  et  tout  naturel  de 
vivre  uniquement  pour  être  heureuse  et  d'espérer  pour  moi-même 
tout  un  avenir  de  bonheur,  —  absolument  comme  si  notre  vieille 
maison  de  Prokovsk  se  fût  brusquement  remplie  de  lumière  et 
de  vie. 

II 

Le  printemps  arriva;  mon  ennui  n'avait  pas  reparu.  Il  avait 
fait  place  à  une  de  ces  mélancolies  rêveuses  faites  d'espérances 
indécises  et  de  désirs  ébauchés.  Mais  j'avais  complètement 
renoncé  à  mon  ancienne  existence  :  je  m'occupais  de  Sonia,  je 
faisais  de  la  musique  ou  je  lisais.  Souvent,  je  descendais  au  jar- 
din, errant  pendant  des  heures  entières  à  travers  les  allées,  res- 
tant assise  sur  un  banc.  Dieu  sait  à  quoi  je  songeais,  ce  dont  je 
rêvais  et  ce  que  j'espérais. 


ni 4  LA  LECTURE 

Parfois,  quand  il  y  avait  clair  de  lune,  je  passais  des  nuits 
entières  à  la  fenêtre  de  ma  chambre;  parfois  encore,  je  me 
glissais  doucement,  afin  de  n'être  point  surprise  par  Katia,  et  je 
m'en  allais,  en  simple  costume  de  nuit,  jusqu'à  l'étang,  par  les 
herbes  toutes  chargées  de  rosée.  Un  soir  même,  je  gagnai  les 
champs  et  fis  le  tour  du  parc.  Aujourd'hui,  j"ai  quelque  peine  à 
me  souvenir  de  ces  rêveries,  bien  plus  encore  à  les  comjî|"endre, 
ces  rêveries  dont  se  nourrissait  mon  imagination  à  cette  époque. 
Et  si  je  réussis  à  les  faire  surgir  à  nouveau  devant  mes  yeux,  je 
crois  difTicilcment  que  j'aie  pu  jadis  m'y  abandonner,  tant  elles 
étaient  étranges. 

Serge  Michaïlovitch  fut  de  retour  vers  la  fin  de  mai,  ainsi  qu'il 
l'avait  annoncé. 

La  première  fois  qu'il  nous  rendit  visite,  c'était  le  soir,  à  une 
heure  à  laquelle  nous  ne  l'attendions  plus.  Nous  étions  sur  la 
terrasse,  prêtes  à  prendre  le  thé.  Déjà  le  jardin  avait  retrouvé 
toute  sa  beauté,  et  dans  les  bosquets  des  rossignols  avaient  pris 
poste,  célébrant  le  printemps.  Çà  et  là  des  touffes  de  lilas  se 
couvraient  de  grappes  aux  teintes  blanchâtres  ou  violacées,  s'ap- 
prêtant  à  épanouir  leurs  fleurs  élégantes,  et  le  feuillage  des 
allées  de  bouleaux  semblait  transparent,  tout  criblé  des  rayons 
du  soleil  couchant.  La  terrasse  restait  dans  l'ombre,  une  ombre 
fraîche,  et  une  forte  rosée  tombait  sur  les  gazons.  Derrière  nous, 
dans  la  cour,  les  bruits  mourants  du  jour  s'éteignaient  dans  les 
l)cuglements  des  animaux  rentrant  à  l'étable.  Le  pauvre  Nikone, 
qui  est  à  demi  idiot,  passait  et  repassait  avec  un  arrosoir,  et  des 
cercles  noirs,  tracés  dans  la  terre  nouvellement  remuée,  se 
creusaient  autour  des  pieds  de  dahlias,  sous  le  jet  d'eau  froide. 
Devant  nous  le  samovar  brillait  et  chantait  sur  un  plateau,  entre 
le  crémier,  des  gâteaux  et  des  pâtisseries.  Katia  remplit  les  tasses 
tandis  que,  mise  en  appétit  par  un  bain,  je  mangeais  une  tranche 
de  pain  sur  laquelle  s'éten<lriit  une  épaisse  couche  de  crème  nou- 
velle, .le  portais  une  blouse  de  toile  à  larges  manches;  un  foulard 
blanc  était  roule  autour  de  mes  cheveux  tout  humides. 

Katia  fut  la  première  à  le  voir. 

—  Ah  !  Serge  Michaïlovitch!  s'écria-t-elle,  nous  parlions  de 
vous. 

.Tf  me  levai  et  je  voulus  m'esquiver  pour  aller  faire  toilette,  mais 
il  me  retint  au  moment  où  je  franchissais  la  porte. 

—  Pourquoi  tant  de  cérémonies  à  la  campagne?  dit-il  avec  un 


BONFIEUR  INTIME  345 

sourire,  tout  en  regardant  mon  foulard  ;  vous  ne  vous  gênez  pas 
pour  Gregor  :  suis-jc  donc  moins  que  Gregor  pour  vous  ? 

En  même  temps  je  crus  remarquer  qu'il  m'examinait  d'un  air 
tout  autre  que  l'air  habituel  de  Gregor,  et  je  me  sentis  mal  à  l'aise. 

—  Je  reviens  dans  un  instant,  répondis-je  en  me  retirant. 

—  Qu'allez- vous  faire!  me  cria-t-il encore;  avec  votre  foulard, 
vous  ressemblez  à  une  paysanne. 

—  De  quelle  singulière  façon  il  me  regardait,  pensai-je  tout  en 
craûrnant  ma  chambre  et  en  chanû-eant  de  vêtements.  Enfin,  Dieu 
merci,  le  voilà  revenu,  et  il  fera  un  peu  plus  gai  et  uii  peu  plus 
animé  dans  la  maison. 

Après  avoir  jeté  un  coup  d'œil  sur  mon  miroir,  je  redescendis 
joyeusement  l'escalier,  sans  songer  à  dissimuler  mon  empres- 
sement, desorte  que  j'arrivai  hors  d'haleine  sur  la  terrasse.  Il  avait 
pris  place  à  la  table  et  s'entretenait  d'affaires  avec  Katia.  Quand 
il  m'aperçut,  il  continua  de  pai'ler,  après  avoir  souri.  D'après  lui, 
l'exploitation  de  nos  propriétés  marchait  à  merveille.  Nous  pas- 
serions la  belle  saison  à  la  cami:)agne,  mais  en  hiver  nous  irions 
nous  fixer  à  Saint-Pétersbourg  pour  y  terminer  l'éducation  de 
Sonia,  ou  nous  voyagerions,  à  notre  gré. 

—  Que  ce  serait  beau  si  vous  vouliez  venir  avec  nous,  dit  Katia  ; 
voyager  seules,  nous  croirons  être  perdues  dans  un  grand  bois. 

—  Ah!  que  ne  puis-je  faire  le  tour  du  monde  avec  vous!  ré- 
pliqua-t-il  moitié  sérieux,  moitié  badin. 

—  Eh  bien!  faisons  le  tour  du  monde,  proposai-je. 

—  Et  ma  mère  ?  Et  mes  biens  ?  Laissons  cela  et  racontez-moi 
comment  vous  avez  passé  tout  ce  temps.  Etes-vous  encore  re- 
tombée dans  vos  idées  noires  ? 

Lorsque  je  lui  appris  que,  môme  en  son  absence,  je  m'étais 
occupée  et  que  je  n'avais  éprouvé  aucun  ennui,  il  me  prodigua 
des  félicitations,  il  me  flatta  de  la  voix  comme  si  j'eusse  été  une 
enfant  et  comme  s'il  eût  eu  des  droits  à  me  traiter  ainsi.  Je  crus 
devoir  m' étendre  longuement,  minutieusement,  sur  tout  ce  que 
j'avais  fait  de  bien,  et  je  l'honorai  d'autant  de  franchise  qu'un  con- 
fesseur, ce  qui  peut-être  ne  lui  causa  pas  un  extrême  plaisir.  La 
soirée  était  si  belle  que  nous  restâmes  sur  la  terrasse  après  le  thé, 
et  la  conversation  m'intéressait  au  point  que  je  ne  me  rendis  point 
compte  du  grand  silence  qui  nous  enveloppait.  Des  parfums 
affluaient  de  tous  côtés  et  les  gazons  brillaient  sous  la  rosée;  tout 
près  de  nous  un  rossignol  chantait  dans  un  lilas,  se  taisant  quand 


346  LA  LECTURE 

nos  voix  se  faisaient  entendre,  et  le  ciel,  tout  allumé  d'étoiles, 
semblait  se  pencher  sur  nous.  Une  chauve-souris,  égarée  sous  la 
tente  qui  abritait  la  terrasse,  se  mit  à  tournoyer  silencieusement 
autour  de  moi  :  ce  fut  ce  qui  me  fit  constater  la  tombée  de  la  nuit. 
Je  me  reculai,  et  déjà  j'allais  pousser  un  cri,  lorsque  l'animal  prit 
son  vol  et  s'enfonc^a  dans  le  clair-obscur  du  parc. 

—  J'aime  beaucoup  votre  maison,  dit  tout  à  coup  Serge  Mi- 
chaïlovitch,  sans  aucune  transition;  il  me  semble  que  je  resterais 
toute  ma  vie  sur  cette  terrasse. 

—  Eh  bien!  restons-y, répliqua  Katia. 

—  Oui,  restons-y,  mais  la  vie  ne  s'immobilise  pas,  malheureu- 
semtnt. 

—  Pourquoi  ne  vous  mariez-vous  pas?  Vous  feriez  un  bon  mari. 

—  Vous  croyez  cela  parce  que  je  reste  volontiers  assis  !  ripos- 
ta-t-il  en  riant.  Non,  Catherine  Carlovna,  le  temps  du  mariage  est 
loin,  pour  moi  comme  pour  vous.  Depuis  longtemps  on  ne  me  con- 
sidère plus  comme  unépouseur;  moi-même,  j'ai  depuis  longtemps 
perdu  l'habitude  d'y  penser,  et  je  m'en  trouve  bien. 

Il  me  sembla  que  ces  derniers  mots  n'étaient  pas  prononcés 
d'un  ton  naturel. 

—  Comment,  vous  voilà  blasé,  à  trente-six  ans  ! 

—  Sans  doute,  blasé  au  point  que  je  ne  désire  plus  qu'une 
chose  :  le  repos,  et  je  ne  suis  pas,  connne  vous  voyez,  dans  les 
dispositions  requises  pour  un  mari.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même 
pour  Mâcha,  ajouta-t-il  en  me  désignant  de  la  tête  :  ce  sont  des 
j)ersonnes  de  son  âge  qui  se  marient.  Quant  aux  gens  comme 
vous  et  moi,  ils  n'ont  plus  qu'à  être  heureux  du  bonheur  des 
autres. 

Il  y  avait  dans  sa  voix  une  certaine  mélancolie,  un  effort  sur 
lui-même,  qui  ne  passèrent  pas  inap'^rçus  pour  moi.  Serge  garda 
un  instant  le  silence,  que  ni  Katia  ni  moi  ne  songeâmes  à  rompre. 

—  Tenez,  poursuivit-il  en  se  retournant  vers  la  table,  ligurcz- 
vous  que  j'aie  la  malheureuse  pensée  d'épouser  une  jeune  fille 
de  dix-sept  ans,  Mâcha,  par  exemple...  Maria  Alcxandrovna. 
L'exemple  est  très  joli,  il  est  très  bien  choisi  ;  je  ne  pouvais  pas 
en  trouver  de  plus  joli... 

J'eus  un  commencement  de  sourire,  mais  je  ne  parvins  pas  à 
comprendre  en  quoi  l'exemple  était  si  bien  choisi. 

—  Eh  bien!  dites-moi  franchement,  la  main  sur  la  conscience. 
.SI  ce  ne  serait  pas  un  grand  malheur  pour  vous  de  lier  votre 


BONHEUR  INTIME  S'i7 

existence  à  celle  d'un  homme  déjà  âgé  et  fatigué  qui  ne  désire 
plus  que  le  repos,  tandis  que  vous,  vous  avez  mille  autres  désirs 
et  ne  songez  qu'à  aller  Dieu  sait  où  ! 

Je  devins  toute  confuse  et  ne  répondis  pas,  ne  sachant  vraiment 
que  répondre. 

—  Remarquez  que  ceci  n'est  pas  une  demande  en  mariage, 
reprit-il,  riant  encore  ;  mais,  fi^anchement,  est-ce  à  un  mari  de  ce 
genre  que  vous  rêvez  le  soir  en  errant  seule  dans  les  allées  du 
jardin?  Ne  serait-ce  pas  un  grand  malheur  pour  vous? 

—  Un  grand  malheur,  pas  précisément... 

—  Mais  pas  un  grand  bonheur  non  plus,  n'est-ce  pas,  voulez- 
vous  dire  ? 

—  Oui,  mais  je  puis  me  tromper. 

—  Vous  voyez,  Katia  !  Et  elle  a  parfaitement  raison,  et  je  lui 
suis  très  reconnaissant  de  sa  franchise...  D'ailleurs,  le  malheur 
serait  encore  plus  grand  pour  moi. 

—  Quel  oi'iginal  vous  êtes!  Vous  ne  changerez  jamais,  riposta 
Katia  en  se  levant  pour  s'occuper  du  souper. 

Après  son  départ,  nous  demeurâmes  tous  deux  silencieux,  tandis 
que  le  plus  grand  calme  régnait  autour  de  nous.  Seul  le  rossignol 
avait  repris  son  chant,  non  plus  par  phrases  hésitantes  et  coupées 
comme  auparavant,  mais  en  notes  soutenues.  Sa  voix  harmo- 
nieuse emplissait  le  jardin  tout  entier,  et  pour  la  première  fois  un 
autre  rossignol  lui  répondit  au  loin,  dans  la  direction  du  ravin. 
Alors  celui  qui  était  dans  notre  voisinage  se  tut  comme  s'il  eût 
écouté,  puis  il  recommença,  enflant  la  voix,  précipitant  la  cadence, 
affirmant  magistralement  sa  souveraineté  dans  ce  monde  nocturne 
où  nous  n'étions  que  des  étrangers.  Le  jardinier  passa  pour  se 
rendre  à  la  serre  où  il  couchait,  et  le  bruit  de  ses  pas  se  perdit  peu 
à  peu  dans  l'éloignement.  Deux  coups  de  sifïlet  aigus  arrivèrent 
de  la  montagne  jusqu'à  nous,  puis  tout  retomba  dans  le  silence. 
Puis  les  feuilles  furent  prises  d'une  sorte  de  frissonnement  à  peine 
sensible,  la  tente  se  gonfla  et  ondula  au-dessus  de  nos  têtes,  et 
des  boufïées  de  parfums  exhalées  soudain  s'élevèrent  jusqu'à 
nous.  Tout  ce  silence  me  devint  insupportable  enfin,  mais  je  ne 
savais  que  dire  pour  le  rompre.  Je  le  regardai  et  je  vis  ses  yeux, 
qui  brillaient  dans  la  pénombre,  fixés  sur  moi. 

—  Qu'il  fait  bon  vivre  !  murmura-t-il. 

Je  soupirai  profondément,  sans  en  connaître  le  motif. 

—  Qu'avez- vous  ?  demanda-t-il. 


3 18  LA  LECTURE 

—  Qu'il  fait  ])on  vivre  !  répétai-je. 

Et  nous  redevînmes  muets,  et  je  fus  en  proie  au  même  malaise 
qu'auparavant.  Une  pensée  roulait  incessamment  à  travers  mon 
cerveau,  la  douleur  que  je  lui  avais  causée  en  lui  laissant  en- 
tendre que  je  le  trouvais  vieux.  Je  n'eusse  pas  demandé  mieux 
que  de  lui  dire  quelques  mots  alTectueux,  mais  le  début  me  ren- 
dait perplexe. 

—  Allons,  adieu  !  reprit-il  tout  à  coup  en  se  levant,  ma  mcre 
m'attend  à  souper.  Je  l'ai  à  peine  entrevue  aujourd'hui. 

—  J'aurais  voulu  vous  jouer  une  nouvelle  sonate. 

—  Ce  sera  pour  une  autre  fois,  répliqua-t-il  assez  froidement, 
à  ce  que  je  crus  entendre. 

—  Adieu. 

Maintenant  ma  conviction  de  l'avoir  froissé  s'accrut  et  me 
plongea  dans  une  véiitable  tristesse.  Katia  et  moi,  nous  descen- 
dîmes le  perron  avec  lui  et  nous  restâmes  dans  la  cour  à  le  suivre 
des  yeux  jusqu'au  moment  où  il  eut  disparu. 

Lorsque  le  bruit  des  sabots  de  son  cheval  ne  parvint  plus  à  mon 
oreille,  je  remontai  sur  la  terrasse,  et  là,  le  regard  perdu  dans  les 
profondeurs  du  jardin  et  les  flots  du  brouillard  nocturne,  je  restai 
immobile,  écoutant  et  regardant  ce  que  je  voulais  voir  et  ce  que 
je  voulais  entendre...  Il  revint  une  seconde,  puis  une  troisième 
fois,  et  le  sentiment  pénible  que  j'avais  éprouvé  à  la  suite  de  notre 
singulier  entretien  disparut  complètement  pour  ne  jamais  me 
reprendre. 

Pendant  l'été,  il  nous  rendit  deux  visites,  quelquefois  trois,  par 
semaine.  Je  m'étais  à  ce  point  habituée  à  lui,  que  vivre  seule  me 
devenait  pénible  s'il  restait  absent  plus  longtemps  que  de  cou- 
ttnne.  Alors  intérieurement  je  m'emportais  contre  lui  et  je  déclarais 
chose  injuste  de  sa  part  de  me  laisser  ainsi  dans  l'abandon.  Il 
s'était  place  vis-à-vis  de  mcji  sur  le  pied  d'un  camarade  très 
anVctucux  ;  il  me  questionnait  sans  ambages,  exigeait  des  ré- 
ponses sans  détours,  me  conseillait,  m'encourageait,  me  blâmait 
parfois,  et  parfois  aussi  m'imposait  une  certaine  réserve. 

Mais  en  dépit  de  tous  les  elTorts  tentés  par  lui  pour  se  mettre  à 
mon  niveau  et  à  ma  portée,  je  sentis  que  tout  un  monde  était  en 
lui  dans  lequel  il  ne  jugeait  pas  nécessaire  de  m'introduirc,  et  ceci 
plus  que  toute  autre  chose  doublait  mon  respect  pour  lui,  tout  en 
m'attirant  vers  lui.  Je  savais,  pour  l'avoir  ouï  dire  par  Katia  et 
des  voisins,  rju'cn  sus  des  soins  réclamés  par  sa  mère,  avec  laquelle 


BONIIEUlî  INTIME  M'd 

il  vivait  seul,  par  sa  fortune,  qu'il  gérait  lui-même,  et  par  notre 
tutelle,  il  se  trouvait  engagé  dans  des  différends  nobiliaires  qui  lui 
valaient  nombre  de  désagréments.  Mais  de  ses  soucis,  do  ses 
projets,  de  ses  espérances,  je  n'avais  jamais  rien  pu  apprendre 
de  lui.  Aussitôt  que  j'essayais  d'amener  la  convei'sation  sur  ces 
choses,  il  fronçait  les  sourcils  d'une  façon  à  lui  comme  pour  dire  : 
je  vous  en  prie,  laissons  cela,  que  vous  importe  !  et  il  changeait 
de  thème  immédiatement.  En  premier  lieu,  cette  conduite  m'avait 
froissée,  mais  par  la  suite  je  m'habituai  à  ne  plus  parler  avec  lui 
que  de  moi  et  de  ce  qui  se  rapportait  à  moi;  finalement,  je  n'y  vis 
plus  rien  que  de  naturel. 

11  montrait  la  plus  complète  indifférence,  voire  môme  un  certain 
dédain,  pour  mes  avantages  extérieurs,  et  si  cette  manière  d'agir 
m'avait  déplu  au  commencement,  elle  ne  tarda  pas  à  me  toucher 
fort  agréablement.  Jamais  il  ne  laissait  deviner  ni  par  un  mot  ni 
par  un  regard  que  j'étais  belle.  Au  contraire,  son  front  se  plissait 
quand  on  faisait  en  sa  présence  l'éloge  de  ma  beauté.  Il  aimait  à 
me  signaler  mes  défauts  et  à  me  taquiner  à  ce  sujet.  Les  robes  à 
la  mode  et  les  coiffures  savantes  dont  Katià  tenait  à  me  parer  aux 
jours  de  fête  n'excitaient  que  sa  verve  moqueuse,  et  Katia  s'en 
affectait  beaucoup.  Moi-même,  j'en  avais  conçu  d'abord  du  dépit, 
non  sans  raison.  Katia  était  fermement  convaincue  que  je  plaisais  à 
Serge  Michaïlovitch,  et  elle  ne  pouvait  comprendre  pourquoi  il  ne 
voulait  pas  que  cette  jeune  fdle  qui  lui  plaisait  parût  sous  son  jour 
le  plus  avantageux.  Bientôt  je  vis  ce  qu'il  avait  à  cœur  :  il  eût  été 
heureux  de  ne  me  voir  aucune  coquetterie.  Lorsque  j'en  fus  bien 
certaine,  je  ne  gardai  plus  l'ombre  même  d'une  coquetterie  dans 
ma  toilette,  ma  coiffure  ou  ma  conduite;  je  me  lis  très  simple,  — 
coquettei'ie  d'un  autre  genre,  puisque  à  cette  époque  je  ne  pou- 
vais avoir  déjà  le  goût  de  la  simplicité. 

Je  savais  qu'il  m'aimait,  —  comme  on  aime  une  enfant  ou  comme 
l'on  aime  une  femme  ?  Je  ne  me  l'étais  pas  demandé.  Cet  amour 
m'était  cher,  et  comme  je  sentais  que  pour  lui  j'étais  au-dessus  de 
toutes  les  autres  jeunes  filles,  je  devais  naturellement  désirer 
qu'il  gardât  toujoui's  cette  illusion.  Et  je  le  trompais,  incon- 
sciemment. Mais  en  le  trompant,  je  devenais  meilleure.  Je 
pressentais  qu'il  était  plus  digne  et  préférable  pour  moi  de  lui 
faire  connaître  les  qualités  de  mon  âme  que  celles  de  mon  corps. 
Quels  que  pussent  être  mes  cheveux,  mon  visage,  mes  mains, 
mes  manières,  il  pouvait  les  apprécier  à  un  seul  coup  d'oeil,  et 


350  LA  LECTURE 

alors  même  que  j'eusse  voulu  le  trompei*  sur  ce  point,  il  ne  m'eût 
pas  été  possible  d'y  rien  ajouter.  Quant  à  mon  âme,  il  l'ignorait 
parce  qu'il  l'aimait,  parce  qu'elle  se  développait,  parce  qu'il  m'était 
plus  facile  de  l'induire  en  erreur  à  propos  d'elle  et  que  réellement 
je  le  faisais.  De  quel  soulagement  ne  fus-je  pas  pénétrée  lorsciue 
je  me  fus  clairement  rendu  compte  de  cette  situation.  Ces  troubles 
auxquels  j'étais  si  souvent  en  proie,  ce  besoin  de  mouvement  qui 
m'étouffait,  disparurent  complètement.  Je  sus  que,  debout  devant 
lui  ou  assise  auprès  de  lui,  les  cheveux  lissés  ou  relevés,  j'étais 
toujours  sous  son  regard,  et  je  m'imaginai  qu'il  devait  être  content 
de  moi  autant  que  je  l'étais  moi-même.  Je  crois  que  s'il  lui  fût 
venu  à  l'idée  de  me  dire  :  vous  êtes  belle  !  comme  tout  le  monde, 
je  crois  que  j'en  eusse  éprouvé  de  l'irritation.  Mais  quelle  joie, 
quelle  douce  sensation  se  glissait  dans  mon  âme  quand,  sur  un 
mot  dit  par  moi,  il  me  regardait  longuement  et  ajoutait  d'une  voix 
émue  à  laquelle  il  s'efforrait  de  donner  un  ton  badin  : 

—  Oui,  oui,  il  y  a  quelque  chose  en  vous.  Vous  êtes  une  excel- 
lente fille,  il  faut  que  je  l'avoue. 

Et  d'où  me  venait  cet  éloge  qui  me  remplissait  de  bonheur  et 
d'orgueil?  Tantôt  pour  avoir  laissé  entendre  que  je  partageais 
l'affection  de  Gregor  pour  sa  petite-fille,  tantôt  pour  avoir  été 
remuée  jusqu'aux  larmes  par  une  poésie  ou  un  roman,  tantôt  pour 
avoir  préféré  Mozart  à  Schulhuf.  J'admirais  le  tact  extraordinaire 
qui  alors  me  faisait  dire  ou  faire  ce  qui  était  bien,  alors  que  je  n'a- 
vais encore  aucune  notion  exacte  du  bien  ni  du  beau.  La  plupart 
de  mes  anciennes  habitudes  et  de  mes  anciens  goûts  lui  déplai- 
saient. Un  seul  mouvement  de  ses  sourcils,  un  seul  regard  suffi- 
sait pour  me  faire  comprendre  que  ce  que  j'allais  dire  lui  serait 
désagréable  ;  qu'il  prît  un  certain  air  de  pitié  ou  de  dédain,  et  je 
croyais  ne  i)lus  aimer  une  chose  (pii  longtemps  m'avait  été  chère. 

Lorsqu'il  me  donnait  un  conseil,  je  me  figurais  savoir  ce  qu'il 
voulait  me  dire.  Il  jn'interrogcait  d'un  regard  qu'il  plongeait  au 
fond  de  mes  prunelles,  et  ce  regard  y  faisait  monter  la  pensée  qu'il 
désirait  connaître.  Je  n'étais  plus  maîtresse  de  mes  idées  ni  de 
mes  sensations,  car  ses  sensations  et  ses  idées  passaient  en  moi, 
devenaient  miennes  et  embellissaient  ma  vie.  Et  sans  me  rendre 
compte  de  la  transformation,  je  vis  toutes  choses  sous  un  autre 
jour,  aussi  bien  Katia  que  nos  gens,  Sonia  que  moi-même  et  mes 
occupations. 

Des  livres  que  je  lisais  auti'efois  pour  combattre  mon  ennui 


BONHEUR  INTIME  351 

de^^n^ent  une  source  des  joies  les  plus  pures,  uniquement  parce 
que  nous  en  parlions  ensemble,  que  nous  les  parcourions  en- 
semble, qu'il  me  les  apportait.  Autrefois  les  leçons  que  je  donnais 
à  Sonia  étaient  pour  moi  une  lourde  tâche,  reprise  par  simple 
acquit  de  conscience  ;  mais  maintenant  qu'il  y  assistait,  c'était 
une  de  mes  jouissances  les  plus  vives  de  suivre  les  progrès  de 
Sonia. 

Apprendre  un  morceau  de  musique  entier  avait  été  une  chose 
impossible  pour  moi  jadis  ;  maintenant  que  j'avais  la  certitude 
d'être  écoutée  par  lai,  l'espoir  d'un  compliment  de  lui,  rien  ne 
m.e  rebutait  plus.  Quarante  fois  de  suite  je  recommençais  le 
même  passage,  de  sorte  que  la  pauvre  Katia  en  fut  réduite  à 
se  mettre  un  tampon  de  ouate  dans  les  oreilles  ;  moi,  au  contraire, 
je  ne  songeais  point  à  m'impatienter.  Mes  anciennes  sonates  me 
parurent  exprimer  de  nouveaux  sentiments.  Cette  bonne  Katia. 
que  je  connaissais  et  que  j'aimais  autant  que  moi-même,  s'était 
transformée  à  mes  yeux.  Maintenant  je  comprenais  que  ce  n'était 
nullement  une  obligation  pour  elle  d'être  pour  nous  ce  qu'elle 
avait  été,  une  mère,  une  amie  et  une  esclave  tout  à  la  fois  ;  je 
sentais  tout  ce  qu'il  y  avait  en  elle  de  dévouement  et  d'abnéga- 
tion et  je  ne  l'en  aimais  que  davantage. 

Il  m'enseigna  aussi  à  considérer  nos  paysans,  nos  drorovées 
et  nos  servantes  à  un  point  de  vue  bien  différent  de  celui  que 
j'avais  toujours  eu.  Si  ridicule  que  cela  puisse  paraître,  je  comp- 
tais dix-sept  ans  et  cependant  j'avais  vécu  au  milieu  d'eux  en 
leur  restant  plus  étrangère  qu'avec  nombre  depersonnes  que  je  n'a- 
vais jamais  vues;  jamais  je  ne  m'étais  dit  que  ces  gens  pouvaient 
aimer,  souffrir,  espérer  comme  moi.  Notre  jardin,  nos  bois,  nos 
champs  que  je  connaissais  depuis  si  longtemps  cependant,  prirent 
des  aspects  nouveaux  et  révélèrent  des  beautés  inconnues  à  mes 
yeux.  Ce  n'était  pas  sans  raison  qu'il  affirmait  un  seul  bonheur 
certain  en  ce  monde,  celui  de  vivre  pour  les  autres.  Je  n'avais 
pas  compris  tout  d'abord,  mais  peu  à  peu  ce  principe  était  entré 
en  moi.  En  un  mot,  il  m'avait  initiée  à  une  vie  nouvelle  pleine  de 
douces  jouissances,  sans  que  rien  eût  été  modifié  ou  ajouté  à  mon 
existence  ordinaire:  il  m'avait  simplement  rendue  sensible  au 
point  de  percevoir  les  moindres  sensations.  Un  écho  avait  tou- 
jours dormi  en  moi  et  il  avait  suffi  de  l'arrivée  de  Serge  Michaï- 
lovitch  pour  éveiller  cet  écho,  le  faire  parler  et  remplir  mon  âmo 
de  bonheur. 


352  LA  LECTURE 

Souvent,  au  cours  de  cet  été,  je  montai  à  ma  chambre,  je  me 
jetai  sur  mon  lit  et,  à  la  place  de  mon  ancien  abattement,  une 
inquiétude  me  tenait  :  celle  de  ma  félicité  présente.  Il  m'était  par- 
fois impossible  de  m'endormir;  alors  je  me  relevais,  je  m'asseyais 
sur  le  lit  deKatia  et  je  lui  faisais  part  de  mon  bonheur,  ce  dont 
j'eusse  pu  facilement  me  dispenser,  car  ce  bonheur  était  assez 
visible,  assez  manifeste.  Elle  aussi  m'avouait  qu'elle  se  sentait 
parfaitement  heureuse  et  elle  m'embrassait.  Je  la  croyais  sans 
peine/  rien  de  plus  naturel,  de  plus  logique  pour  moi  que  nous 
fussions  tous  heureux.  Mais  le  bonheur  de  Katia  ne  l'empêchait 
nullement  d'avoir  sommeil  ;  alors  elle  faisait  mine  de  se  fâcher, 
me  renvoyait  et  s'endormait.  Moi  au  contraire  je  songeais  à  tout 
ce  qui  contribuait  à  mon  bonheur.  Quelquefois  je  descendais  de 
mon  lit  pour  prier  de  nouveau  et  ma  prière  était  faite  suivant  ma 
jn'opre  inspiration,  dans  mon  élan  de  gratitude  vers  Dieu  pour 
toute  la  félicité  qu'il  me  donnait.  Alors  tout  était  silencieux  dans 
ma  chambre  où  je  n'entendais  plus  que  la  respiration  calme  et 
régulière  de  Katia  endormie  ;  je  me  retournais  en  murmurant 
quelques  paroles  en  faisant  le  signe  de  la  croix  et  en  baisant  le 
petit  crucifix  attaché  à  mon  cou.  Les  portes  étaient  fermées,  les 
volets  étaient  clos;  un  bourdonnement  de  mouche  se  débattant 
dans  un  coin  parvenait  seul  à  mon  oreille.  J'aurais  voulu  ne 
jamais  quitter  cette  chambre,  ri  jamais  voir  revenir  le  jour  qui 
dissiperait  ces  sentiments  et  détruirait  cette  situation  d'àme.  Il 
me  semljlait  que  mes  rêves,  mes  pensées  et  mes  prières  étaient 
autant  d'êtres  animés  qui  vivaient  avec  moi  dans  cette  obscurité, 
entouraient  mon  lit,  planaient  au-dessus  de  ma  tête.  Mais 
chacune  de  mes  pensées  était  une  pensée  à  lui  comme  chacune  de 
mes  impressions  me  venait  de  lui.  J'ignorais  alors  que  ceci  était 
tout  simplement  de  l'amour,  je  croyais  que  cet  état  de  choses 
durerait  toujours  et  que  je  ne  serais  pas  tenue  à  abandonner 
quelque  partie  do  mi)i-niême  en  compensation  de  ce  que  je  rece- 
vais. 

L.  Tolstoï. 

\^A  suivre.) 


PRIX  DE  VERS  LATINS 


Pourquoi  l'on  parlait  réformes  universitaires  à  la  fin  de  ce 
souper,  je  n'en  sais  rien  du  tout.  Le  fait  est  qu'on  en  parlait, 
et  qu'il  y  eut  un  bel  éclat  de  rire  quand  Octave  du  Guselle  s'é- 
cria d'un  air  mélancolique  : 

—  Pauvres  vers  latins  !   C'est  moi  qui  les  regrette. 

Lui,  Octave,  regretter  les  vers  latins  1  !  Car  il  n'y  mettait  au- 
cune ironie.  Il  semblait  réellement  triste.  On  voyait  qu'il  était 
.sincère.  Il  avait  donc  aimé  les  vers  latins,  lui.  Octave, lui,  le  bou- 
diné! On  n'en  revenait  pas.  Cela  demandait  une  explication. 

—  Raconte-nous  ça,  hein?  Il  doit  y  avoir  une  histoire  là-des- 
sous. 

Il  alluma  un  partagas  et  raconta. 

«  Oui,  j'ai  été  au  grand  concours,  moi.  Octave,  tel  que  vous  me 
voyez. Et  envers  latins!  Et  j'y  ai  obtenu...  Mais  n'anticipons  pas. 

Donc,  me  voici  dans  la  salle  Gerson,  comme  bouche-trou  de 
Stanislas.  On  n'était  pas  fort,  en  ce  temps-là,  à  Stanislas.  C'est 
vous  dire  si  j'étais  faiblard,  moi  le  bouche-trou. 

Tout  de  même,  ça  m'amusait,  d'être  au  grand  concours.  Une 
nouveauté,  pour  moi.  Vous  pensez!  Un  panier  garni  de  victuail- 
les fines,  avec  bouteille  de  Pomard,  et  café  froid.  Comme  pour 
une  partie  en  chemin  de  fer!  Comme  aux  vacances  dernières 
avec  ma  petite  tante  Mélanie. 

Ah!  ma  petite  tante  Mélanie!  Une  tante  à  la  mode  de  Breta- 
gne, plutôt  cousine.  Mais  jolie!  jolie  à  la  mode  parisienne.  Vingt- 
sept  ans,  et  veuve.  Un  teint  de  roussi,  des  cheveux  d'or  ébou- 
riffés, et  un  rire  que  mon  professeur  de  piano  comparait  à  une 
gamme  chromatique  ascendante. 

Si  je  l'aimais,  si  je  l'adorais,  ma  petite  tante  Mélanie,  vous 
voyez  ça  d'ici,  n'est-ce  pas?  Ah!  c'est  elle  que  j'aurais  voulu 
LECT.  —  52  IX  —  23 


iJûi  LA  LECTURE 

chanter  en  vers,  en  vers  français,  bien  plutôt  que  de  mettre  le 
çàble  transatlantique  en  vers  latins!  Car  on  nous  avait  donné, 
I)Our  matière  à  traiter,  le  câble  transatlantique.  Mais,  pas  plus 
en  vers  français  qu'en  vers  latins,  je  n'étais  un  trapu  (c'est  ainsi 
qu'on  appelait  les  forts,  chez  nous).  Aussi,  je  me  contentai  de 
ne  pas  parler  du  càblc  en  hexamètres,  et  de  rêvasser  à  ma  pe- 
tite tante  en  simple  prose. 

Un  mot  surtout  me  revenait,  un  mot  prononcé  par  elle,  et  qui 
me  tracassait  fort.  L'an  dernier,  monsieur  Durand,  le  voisin  du 
château,  le  maire  de  Saint-Rémy,  le  gros  homme,  l'ancien  mar- 
chand de  bœufs,  avait  fait  demander  sa  main,  et  avait  carréaiont 
offert,  pour  l'avoir,  ses  huit  millions.  Ma  petite  tante  Mélanic 
avait  refusé  en  disant  : 

—  Je  n'aimerai  jamais  qu'un  homme  distingué. 
Qu'entendait-elle,     au  juste,     par   un   homme  distingué?  Je 

croyais  bien  le  savoir  jusqu'à  jjrésent.  Mais,  aujourd'hui,  j'en 
doutais. 

Jusqu'à  présent,  le  type  de  l'honnne  distingué  me  semblait 
être  mon  cousin  Adalbcrt  deChameroguc,  capitaine  d'état-major 
en  démission,  sportman,  toujours  vêtu  à  la  mode  de  demain, 
gros  joueur,  adoré  des  femmes,  et  légèrement  dégarni  au  som- 
met du  crâne.  Avec  ses  toilettes  irréprochables,  son  monocle, 
ses  racontars,  il  incarnait  pour  moi  le  chic  et  la  distinction. 

Tout  à  coup,  je  venais  de  concevoir  un  autre  distin<iuè.  C'était 
mou  voisin  de  table,  un  Charlcmagne,  le  nommé  Hillou. 

A  l'appel  de  son  nom,  j'avais  entendu  dire  et  répéter  par  tout 
le  monde  : 

—  Ça,  c'est  l'élève  le  plus  disiinguc  du  concours.  On  n'a  ja- 
mais vu  un  élève  plus  dùtinr)uê. 

Quoi  !  plus  distingué  qu'Adalbert,  alors?  Voyons  un  peu. 
liiflou  était  petit,  maigre,    crasseux.    Ses   cheveux   longs    et 
gras  lui  tombaient  sur  le  cou.  Ses  ongles  étaient  noirs. 

—  C'est  vou><,  lui  dis-jc,  c'est  bien  vous  qui  êtes  Rillou,  le  fa- 
meux Kiflou,  l'élève  le  plus  distiuiiur? 

Il  me  regarda  d'un  air  irogueuard,  connue  s'il  me  trouvait  stu- 
pide,  et  me  répondit  : 

—  Oui,  c'est  moi  Itiflou.  Ça  coûte  deux  sous  pour  voir  la  bête 
curieuse.  Et  toi,  qui  cs-tu? 

Il  me  tutoyait,  comme  ça, du  premier  coup!  Je  pris  ma  figure 
la  plus  aristocratique  pour  lui  riposter  ; 


PRIX  DE  VERS  LATINS  355 

—  Monsieur,  je  m'appelle  Octave  du  Guselle. 

—  Ali!  fit-ill  Est-ce  que  du  Guselle  s'écrit  en  deux  mots? 

—  Oui. 

—  Et  tu  as  le  sac?  Tu  es  riche,  enfm? 

—  Oui. 

—  Tant  mieux  pour  toi. 

Puis  il  se  mit  à  piocher  ses  vers  latins,  me  laissant  à  mes  ré- 
flexions. Car  je  réfléchissais.  C'était  donc  ça,  un  élève  distingué? 
La  distinction  consistait  donc  à  être  intelligent,  à  avoir  des  suc- 
cès, des  prix?  Hélas!  moi  qui  n'étais  que  simple  bouche-trou! 

N'importe!  je  veux  être  aimé  de  ma  tante  Mélanie,  je  le  veux. 
A  moi  Quicherat!  A  moi  les  dactyles  et  les  spondées.  Il  me  faut 
le  prix  de  vers  latins  ! 

Au  diable  !  Je  pensais  trop  à  ma  petite  tante  pour  pouvoir 
m'enthousiasmer  à  propos  du  câble  transatlantique!  Puis,  je  n'a- 
vais pas  du  tout  le  truc  des  vers  latins.  Ça  ne  venait  pas. 

Onze  heures,  midi,  sonnèrent.  Plus  que  trois  heures  à  potas- 
ser! Et  ma  page  n'était  encore  qu'une  broussaille  informe  de  ra- 
tures. 

Pviflou,  lui,  avait  déjà  fini  ses  quatre-vingts  vers,  et  il  mangeait 
philosophiquement  une  sardine  avant  de  se  mettre  à  fignoler  sa 
pièce.  En  voilà  une  pièce  qui  devait  être  bien!  Sûrement  il  au- 
rait le  prix,  cet  animal-là  ! 

Et  moi  !  moi  !  Un  grand  désespoir  me  vint.  Non,  décidément, 
je  ne  serais  jamais  assez  distingué  pour  être  aimé  de  ma  petite 
tante  Mélanie. 

—  Tu  ne  manges  donc  pas?  me  dit  Riflou. 

Il  jetait  des  yeux  de  chat  gourmand  sur  mon  panier,  si  délica- 
tement garni. 

—  Non,  lui  répondis-je,  je  n'ai  pas  faim,  je  suis  trop  triste. 

Il  avait  l'air  bon,  malgré  sa  laideur.  Mon  cœur  était  gros.  Je 
lui  racontai  mon  infortune.  En  même  temps,  je  tirais  de  mon 
panier  une  cuisse  de  canard  et  la  fameuse  bouteille. 

—  Tiens,  lui  lis-je,  si  tu  en  veux,  prends  ça. 

Je  l'avais  tutoyé  aussi  ;  et,  tandis  qu'il  se  régalait,  je  continuai 
mes  jérémiades  amoureuses.  Ah!  si  j'avais  le  prix!  Elle  m'aime- 
rait! 

—  Tu  l'auras  peut-être.  Fais  voir  tes  vers. 

Je  lui  passai  mon  brouillon,   subrepticement.  Il  faisait,  en  les 


856  LA  LECTURE 

lisant,  une  moue  de  connaisseur.  Il  finit  par  me  dire  qu'ils  étaient 
pleins  de  fautes. 

—  Tu  vois  bien,  lui  dis-je,  je  ne  suis  pas  distingue,  moi. 

Le  professeur  qui  nous  surveillait  nous  imposa  silence.  Je  gri- 
gnotai mélancoliquement  un  peu  de  foie  gras,  je  Lus  un  doigt  de 
vin,  puis  je  passai  tout  le  reste  à  Ilillou,  et  je  me  remis  avec 
rage  à  la  besogne. 

Hélas  !  quand  sonna  l'heure  fatale,  l'heure  de  donner  sa  co- 
pie, je  n'avais  fait  qu'un  informe  gribouillage.  Je  le  déchirai  et 
ne  donnai  rien.  Je  trahissais  les  espérances  de  Stanislas,  et  je 
renonçais  définitivement  à  être  jamais  l'homme  distingué  qu'ai- 
merait ma  petite  tante  Mélanie. 

Un  mois  après,  je  reçus  le  petit  billet  d'invitation  ù  la  distri- 
bution des  prix  du  concours  général. 

Ah  bah  !  Je  tombai  de  mon  haut.  Il  devait  y  avoir  erreur.  Ma 
famille  était  stupéfaite.  Moi,  je  croyais  rêver.  Naturellement,  je 
ne  m'étais  pas  vanté  d'avoir  déchiré  ma  copi(\ 

—  Et  c'est  en  vers  latins  ?  dit  mon  père.  Ah  çà  !  mon  gaillard, 
tu  es  donc  fort  en  vers  latins  ? 

Mon  Dieu!  oui,  il  faut  croire  que  j'étais  fort,  puisque  je  trou- 
vais le  moyen  d'avoir  quelque  chose  sans  avoir  rien  fait.  Juge 
un  peu,  si  j'avais  remis  une  copie!  Mon  Dieu!  oui,  j'étais  fort! 
car  le  jour  de  la  distribution,  en  pleine  Sorbonne,  on  put  enten- 
dre retentir  ces  paroles  mémorables  : 

Vers  latins  :  premier  Prix,  du  GiiseUe  (Octave). 

Et  j'eus  le  mot  de  l'énigme  en  traversant  la  foule  pour  aller 
chercher  mes  livres.  Comme  je  passais  parmi  les  Charlemagne, 
je  me  sentis  prendre  la  main  par  quelqu'un.  C'était  mon  voisin 
du  concours,  c'était  le  brave  garçon  qui  avait  mis  mon  nom  au 
lieu  du  sien  sur  sa  copie.  Et  il  me  dit,  avec  une  petite  larme  au 
coin  de  l'ojil  : 

—  Elle  te  trouvera  distingué,  va!  Elle  t'aimera. 
Octave  se  versa  un  verre  de  kummel  et  conclut  : 

—  Comprenez-vous  maintenant  pourquoi  les  vers  latins...? 

—  Mais  pardon,  fit  quelqu'un,  la  petite  tante  Mélanie  a  donc,..? 

—  Messieurs,  reprit  Octave,  je  ne  suis  pas  un  fat. 
Puis,  avec  un  regard  au  ciel,  il  ajouta  : 

—  En  amour,  il  ne  s'agit  que  d'être  audacieux.  Qu'importe  ce 
qui  vous  donne  de  l'audace?  Sans  ce  i)rix  de  vers  latins... 

Jean  IUcuh-xn. 


POURQUOI  L'EXPOSITION 

EST   COMME   ELLE    EST 


Los  journaux  publient  chaque  jour  le  nombre  des  entrées.  II 
serait  puéril  d'ajouter  aucune  parole  à  ces  chiffres  formidables 
pour  certifier  le  succès  inouï  de  l'Exposition.  La  tour  Eiffel  est 
gigantesque  et  le  prestige  de  l'Exposition  est  irrésistible  :  ce  sont 
des  vérités  du  même  genre.  S'il  reste  quelqu'un  qui  ne  les  voit 
point,  c'est  qu'il  n'a  point  d'yeux. 

A  quoi  tient  ce  prestige?  Évidemment  à  ses  qualités  pitto- 
resques; elle  est  extrêmement  attrayante  aux  yeux.  Et  à  quoi 
tiennent  ces  qualités  pittoresques?  A  cinq  ou  six  idées  neuves  et 
heureuses,  à  cinq  ou  six  trouvailles  qui  en  ont  déterminé  l'appa- 
rence extérieure.  Supposez  que  ces  quelques  idées  n'aient  pas 
été  conçues,  il  n'y  a  plus  de  merveille.  On  n'en  aurait  pas  moins 
fait  l'Exposition,  puisqu'on  avait  résolu  de  la  faire;  mais,  du  mo- 
ment qu'on  n'inventait  pas,  on  n'aurait  pu  que  répéter  les  Expo- 
sitions précédentes;  elle  aurait  été  banale  et  quelconque. 

Il  m'a  semblé  que  la  reconnaissance  publique  s'était  beaucoup 
trop  inégalement  répartie  entre  ces  trouveurs  d'idées  à  qui  l'Ex- 
position de  1889  est  redevable  de  son  originalité;  et  j'ai  cru  inté- 
ressant de  rechercher  à  travers  les  documents  par  quelles  phases 
d'incubation  l'Exposition  a  passé  et  par  quelles  collaborations 
successives  elle  a  été  amenée  à  la  forme  définitive  qui  a  été 
réalisée  sous  la  direction  de  M.  Alphand  et  qui  suscite  aujour- 
d'hui une  admiration  universelle. 

On  ne  sait  pas  bien  qui  en  a  lancé  tout  d'abord  le  projet.  Quel- 
ques hommes  politiques  réunis  au  mois  de  mai  1884  par  une  cé- 
rémonie industrielle  à  la  salle  Wagram,  parmi  lesquels  se  trou- 
vait M.  Jules  Ferry,  président  du  conseil,  croyaient  avoir  été 
les  premiers  à  en  parler.  Mais  M.  Berger,  qui  avait  pris  part  à 
toutes  les  Expositions  précédentes  et  qui  devait  devenir  l'infati- 
gable directeur  de  l'exploitation  de  l'Exposition  actuelle,  a  ré- 


358  LA  LECTURE 

clame  la  priorité.  C'était  une  idée  en  l'air  et  bien  naturelle  que 
(le  célébrer  ainsi  le  centenaire  de  1789. 

Les  faiseurs  de  plans  se  mirent  aussitôt  à  l'œuvre  et  disputèrent 
dans  les  journaux  jusqu'à  ce  qu'une  commission  de  préparation, 
nommée  par  M.  Ilouvier  le  8  novembre  1884,  les  appelât  à  com- 
paraître devant  elle.  Il  n'y  eut  de  débats  sérieux  qu'entre  deux 
des  emplacements  proposés.  Des  personnes  considérables,  préoc- 
cupées des  dimensions,  que  l'on  voulait  immenses,  recomman- 
daient Courbevoie,  où  l'on  disposait  d'un  terrain  pour  ainsi  dii'c 
illimité.  Mais  la  commission,  craignant  que  Paris  se  désinté- 
ressât d'une  Exposition  située  hors  de  ses  murs,  se  prononça 
pour  le  Cliamp-de-Mars. 

L'emplacement  arrêté,  on  discuta  le  plan,  et  je  crois  bien  que 
c'est  à  ce  moment  que  le  sort  de  l'Exposition  Tut  décidé.  Si  elle 
est  belle,  c'est  à  cause  des  résolutions  qui  furent  prises. 

M.  Alphand,  toujours  dans  l'intention  de  faire  grand,  propo- 
sait de  couvrir  entièrement  le  Champ-de-Mars.  On  eût  obtenu 
ainsi  un  espace  abrité  d'une  étendue  sans  précédent,  mais  ce 
n'eût  été,  comme  dans  les  Expositions  précédentes,  qu'un  pâté 
compact,  un  énorme  hangar  à  la  physionomie  extérieure  duquel 
il  eût  été  bien  difficile  de  donner  quelque  intérêt.  M.  Antonin 
Proust,  au  contraire,  avait  eu  une  idée  d'artiste,  l'idée  de  dis- 
poser les  bâtiments  de  l'Exposition  autour  d'un  jardin  central. 
Il  y  voyait  un  double  avantage  :  l'avantage  immédiat  d'obtenir 
de  grandioses  perspectives  d'architecture,  effet  qui  n'avait  été 
recherché  encore  dans  aucune  exposition,  et  l'avantage  plus  loin- 
tain de  construire  sur  la  droite  et  sur  la  gauche  du  jardin  des 
édifices  que  l'on  pourrait  conserver  et  qui  seraient  le  legs  de 
l'Exposition  de  1889,  comme  le  palais  du  Trocadéro  a  été  le  legs 
do  l'Exposition  de  1878. 

M.  Antonin  Proust  avait  communiqué  son  idée  à  M.  Dutert, 
l'architecte  aujourd'hui  célèbre,  et  M.  Dutert  l'avait  développée 
dans  un  plan  détaillé  qui  fut  soumis  à  la  commission. 

Un  schéma  un  peu  grossier  en  a  été  publié  dans  le  Fvjavo  du 
21  mars  1885;  on  y  voit  les  bâtiments  de  1  Exposition  tracés  à 
peu  de  chose  près  tels  qu'ils  ont  été  construits  depuis  :  un  palais 
sur  chaque  côté  du  jardin,  les  industries  diverses  au  fond,  et 
derrière  les  industries  diverses,  le  palais  des  Machines.  La  ter- 
rasse à  balustrade,  cette  disposition  si  somptueusement  décora- 
tive renouvelée  des  palais  italiens  et  du  Luxembourg,  y  est  déjà 


POURQUOI  L'EXPOSITION  EST  COMME  ELLE  EST  359 

prévue.  La  seule  différence  consiste  en  ce  que,  pour  prolon- 
ger leurs  perspectives  jusqu'aux  plus  grandes  profondeurs, 
MM.  Proust  et  Dutert  partageaient  l'emplacement  des  indus- 
tries diverses  en  deux  par  une  très  large  allée  découverte  con- 
duisant au  palais  des  Machines,  et  reculaient  le  dôme  central 
jusqu'à  ce  palais. 

Ce  plan  fut  adopté  et,  dans  un  rapi)ort  inséré  au  Journal  Of- 
ficiel du  14  mars  1885,  M.  Antonin  Proust  le  présenta  au  ministre 
comme  l'expression  des  vœux  de  la  commission. 

Supposez  au  contraire  qu'il  eût  été  rejeté,  et  par  les  consé- 
quences, jugez  de  ce  qu'une  idée  neuve  peut  contenir  en  germe  ! 
Tous  les  arrangements  dont  il  est  le  support  disparaissent  natu- 
rellement avec  lui.  Plus  de  façades  en  fer  à  cheval  étalées  en  un 
immense  décor  ;  plus  de  palais  variés,  plus  de  jardin  central  où 
la  foule  séjourne,  se  délasse  et  s'égaye  sans  quitter  l'Exposition; 
plus  de  fontaines  lumineuses  au  cœur  même  du  Champ  de  Mars  ; 
plus  d'illuminations  le  soir  faisant  courir  leurs  cordons  de  lu- 
mière depuis  le  dôme  central  jusqu'au  palais  du  Trocadéro  en 
passant  par  la  tour  Eiffel.  En  un  mot,  tous  les  enchantements  de 
l'Exposition  actuelle  s'évanouissent,  car  c'est  ce  plan  qui  les  a 
rendus  possibles. 

Parmi  les  innombrables  spectateurs  qui,  du  pied  de  la  tour 
Eiffel,  contemplent  la  splendide  ordonnance  déroulée  devant 
leurs  yeux,  combien  savent  à  qui  l'invention  est  due  ? 

Aucun,  probablement. 

Et  cette  ignorance  est  bien  injuste. 

Si  le  plan  Proust-Dutert  contient  déjà  tous  les  palais,  il  y 
manque  cependant  une  des  attractions  de  l'Exposition,  et  non 
la  moindre,  la  tour  Eiffel  même. 

Cette  pauvre  tour  Eiffel,  aujourd'hui  si  glorieuse,  elle  est 
venue  au  monde  au  milieu  des  hostiUtcs  et  des  mépris.  Les  uns 
voulaient  la  reléguer  à  Courbevoie,  les  autres  consentaient  à 
lui  accorder  le  Trocadéro.  Mais  personne  n'en  voulait  au  Champ- 
de-Mars.  C'est  à  M.  Lockroy,  devenu  ministre  du  commerce,  que 
revient  le  mérite  de  l'y  avoir  placée.  L'idée  en  paraissait  mon- 
strueuse à  beaucoup  de  gens  :  on  n'a  pas  oublié  une  protestation 
signée  de  noms  fort  illustres  dans  les  arts  et  dans  la  littérature, 
où  cette  aversion  s'exprimait  avec  une  énergie  toute  romantique. 


3G0  LA  LECTURE 

M.  Lockroy  eut  à  la  faire  triompher  successivement  dans  deux 
commissions. 

D'alDord  dans  la  commission  parlementaire,  qui,  avant  de  pro- 
poser à  la  Chamlirc  le  vote  d'une  subvention  de  17  millions, 
avait  voulu  examiner  les  projets.  Plus  tard,  dans  la  commission 
de  contrôle  et  des  finances,  appelée  aussi  commission  des  43 
parce  qu'elle  fut  formée  de  43  membres  désignés  à  raison  d'un 
membre  par  million  pour  les  trois  pouvoirs  qui  ont  constitué  le 
capital  de  l'Exposition,  l'Etat,  la  ville  de  Paris  et  l'Association 
de  garantie.  Un  des  membres  de  la  commission  l'aida  beaucoup 
par  un  brillant  discours.  Tout  le  monde  était  d'accord  qu'il  fallait 
frapper  les  esprits  par  quelque  chose  d'extraordinaire,  expliqua- 
t-il;  M.  Eiffel  ne  demandait  que  1,500,000  francs  de  subvention 
pour  élever  sa  tour  ;  si  on  rejetait  son  offre,  il  en  coûterait  bien 
davantage  pour  donner  à  l'Exposition  le  caractère  exceptionnel 
que  l'on  souhaitait.  Cet  argument  rallia  la  majorité. 

Entre  temps,  la  construction  des  palais  de  l'Exposition  avait 
été  mise  au  concours.  Los  conditions  imposées  aux  concurrents 
reproduisaient  les  dispositions  du  plan  Proust-Dutert  en  y  ajou- 
tant que  la  tour  Eiffel,  campée  devant  le  pont  d'Iéna,  servirait 
d'entrée  à  l'Exposition. 

Les  trois  projets  de  MM.  Dutert,  Formigé  et  Sauvestre  furent 
primés.  Le  plan  de  l'Exposition  subit  alors  une  dernière  mo- 
dification. Pour  lui  donner  la  forme  symbolique  d'un  arc  de 
triomphe  couché  sur  le  sol,  M.  Lockroy  supprima  l'allée  qui 
devait  partager  rcm])lacement  des  industries  diverses  et  décida 
de  le  fermer  par  une  façade  continue  qui  deviendrait  la  façade 
principale. 

La  construction  des  palais  des  Beaux-Arts  et  des  Arts  Libé- 
raux fut  confiée  à  M.  Formigé,  celle  du  palais  des  Machines  à 
M.  Dutert,  celle  du  palais  des  Industries  diverses  à  M.  Bouvard, 
collaborateur  de  ^L  Alphand  dans  les  services  de  la  Ville,  bien 
qu'il  n'eût  pas  concouru. 

Je  lisais,  dans  un  des  derniers  numéros  de  VEnniclnpcdle. 
cVarchitccturef  un  curieux  article  :  un  architecte  distingué, 
M.  Chaine,  y  confessait  franchement  que  le  public  ne  s'intéresse 
point  à  l'architecture  conternporaine,  et  il  se  demandait  avec 
j»lus  de  franchi.se  encore  si  cette  indifférence  ne  provient  pas  de 
ce  que  l'architecture  contemporaine  n'est  pas  intéressante.  Eh 


POURQUOI  L'EXPOSITION  EST  COMME  ELLE  E?T  361 

bien,  MM.  Formigé  et  Dutert  ont  opéré  cette  réconciliation  du 
public  et  de  l'architecture  souhaitée  par  M.  Chaine.  Leurs 
œuvres  émeuvent  et  passionnent  les  visiteurs  ;  elles  sont  popu- 
laires, et  une  bonne  part  du  succès  de  l'Exposition  leur  revient. 

L'enfantement  du  palais  des  Machines  a  été  des  plus  labo- 
rieux, et  si  les  procès-verbaux  de  la  commission  des  43  étaient 
publiés,  on  y  verrait  avec  quelle  peine  une  idée  neuve  s'impose 
à  la  timidité  ordinaire  des  esprits.  La  commande  primitivement 
faite  à  M.  Dutert  supposait  un  vaisseau  à  trois  nefs  qui  ne  se  fût 
distiniïué  des  constructions  semblables  que  par  ses  proportions. 
Mais  M.  Dutert  était  résolu  à  construire  un  vaisseau  unique. 
Frappé  des  arcs  colossaux  que  M.  Eiffel  avait  obtenus  à  l'aide 
du  fer,à  Gara])it  et  sur  le  Douro,  il  avait  conçu  le  projet  d'appro- 
prier à  un  édifice  ces  dimensions  inusitées.  Après  de  longues 
recherches,  il  inventa  ces  sortes  d'ogives  surbaissées  dont  la 
courbe  puissante  s'enlève  si  légèrement  vers  le  ciel;  le  palais 
des  Machines  était  trouvé  ;  l'esquisse  en  fut  déQuitivouient  ar- 
rêtée au  mois  de  février  1887.  Seulement  il  fallait  la  faire 
accepter,  et  vaincre  de  nouveau  la  coalition  des  timides  ;  ce  ne 
fut  pas  facile.  La  sous-commission  qui  l'examina  la  première 
s'effraya  de  son  audace  et  la  rejeta.  Par  bonheur,  la  commission, 
entraînée  par  M.  Lockroy  et  par  ceux  de  ses  membres  qui 
étaient  acquis  d'avance  aux  propositions  extraordinaires,  ne 
ratifia  point  ce  vote.  Il  en  est  de  ce  palais  des  Machines  comme 
de  la  tour  Eiffel  ;  aujourd'hui  qu'ils  sont  debout,  défendant  leur 
cau>e  par  leur  seul  aspect,  toutes  les  critiques  se  sont  tues  ;  ils 
n'ont  plus  que  des  admirateurs. 

Mais  les  admirateurs  n'adressent  pas  toujours  leur  admiration 
à  qui  de  droit. 

L'École  centrale  des  Arts  et  Manufactures  a  dans  le  palais  des 
Arts  Libéraux  une  exposition  où  l'on  voit  des  photographies  du 
palais  des  Machines  à  divers  degrés  d'avancement.  Sur  ces 
photographies  sont  collées  des  pancartes  ainsi  libellées  :  «  Con- 
struction de  la  galerie  des  Machines  ;  ingénieur  en  chef,  M.  Con- 
tamin  ;  ingénieur  en  chef  adjoint,  M.  Charton  ;  ingénieur  ordi- 
naire, M.  Pierron.  »  De  M.  Dutert,  pas  la  moindre  trace.  Beau- 
coup de  passants  qui  ne  sont  point  renseignés  sur  l'histoire  de 
l'Exposition  (et  combien  peu  de  gens  le  sont!)  en  concluent  que 
M.  Contamin  est  l'auteur  du  palais  des  Machines...  J'ai  vu  des 
personnes  qui,  lorsqu'on    les    détrompait ,   étaient  fort  irritées 


SG2  LA  LECTURE 

d'avoir  été  les  dupes  de  ces  pancartes.  Il  suffit  de  signaler  à 
l'Ecole  Centrale  la  méprise  à  laquelle  sa  rédaction  donne  lieu 
pour  qu'elle  la  corrige. 

RIM,  Contaniin,  Charton  ct-Picrron  ont  été  des  auxiliaires  de 
M.  Dutert  très  précieux  pour  les  calculs  de  la  résistance  des 
fers.  Ils  ne  sont  pour  rien  dans  rarcliitccturc  du  palais,  dont 
toutes  les  foinnes  ont  été  dessinées  par  M.  Dutert  et  sont  sorties 
de  son  cerveau. 

Voici  donc  les  grandes  conceptions  originales  de  ri'^xposition, 
les  raisons  fondamentales  de  sa  beauté ,  les  quelques  idées 
neuves  dont  les  inventeurs  ne  sauraient  être  oubliés  sans  in- 
justice ; 

Le  plan  à  vastes  perspectives  de  MM.  Proust  et  Dutert. 

La  tour  Eiffel. 

La  construction  de  la  tour  Eiffel  au  Cliampde-Mars  duc  à 
M.  Lockroy. 

Les  palais  gracieux  et  riants  de  M.  Formigé. 

Le  hardi  et  grandiose  palais  des  Machines  de  M.  Dutert. 

Ce  sont  les  causes  pour  lesquelles  les  esprits  sérieux  sont 
séduits  aussi  vivement  que  les  esprits  frivoles.  Il  s'y  en  ajoute 
beaucoup  de  secondaires.  L'Exposition  de  1880  a  eu  du  bonheur. 
Tout  y  est  bien  venu  conmie  sous  une  heureuse  étoile.  Les  répu- 
bliques espagnoles  ayant  demandé  des  locaux  distincts,  MM.  Al- 
phand  et  Berger  ont  imaginé  cet  amusant  pêle-mêle  de  pavillons 
qui  s'en  vont  flans  un  pittoresque  désordre  de  l'avenue  de  La 
Motte-Piquet  au  quai  d'Orsay  ;  la  liberté  laissée  à  chaque  pays 
de  construire  à  son  gré  y  a  multiplié  les  types  d'architectures  ; 
on  parcourt  toute  la  gamme  des  styles  depuis  la  légèreté  arabe 
de  la  rue  du  Caire  jusqu'au  sombre  et  puissant  palais  mexicain. 
Le  pourtour  continu  dos  cafés  et  des  restaurants,  autre  idée  de 
MM.  Al])haiHl  et  Berger,  entretient  en  permanence,  autour  des 
palais,  la  gaie  animation  dn  la  foule.  La  fontaine  lumineuse,  em- 
prunt('-c  à  Londres  j)ar  M.  Alphand,  est  une  féerie.  Les  miracles 
de  véirétation  qu'ojicrent  chacjuc  jour  IfS  jardiniers  de  M.  Al- 
phand en  sont  une  autre.  lOnlin,  il  s'est  trouvé  que  nos  cinq 
principales  possessions  se  sont  fait  représenter  à  l'esplanade  des 
Invalides  par  des  palais  qui  sont  d'admirables  échantillons  des 
arts  de  l'Orient  et  de  l'Extrême-Orient. 

Paul  Bourde. 


FORT  COMME   LA  MORT 


)T  (^) 


(Suite.) 

Il  parla  longtemps,  sans  rien  demander,  avec  tendresse,  avec 
tristesse,  avec  une  résignation  désolée  ;  et  elle  se  laissa  prendre 
les  mains  qu'il  conserva  dans  les  siennes.  Il  s'était  agenouillé 
sans  qu'elle  y  prît  garde,  et  avec  un  regard  d'halluciné,  il  la  sup- 
pliait de  ne  pas  lui  faire  de  mal!  Quel  mal?  Elle  ne  comprenait 
pas  et  n'essayait  pas  de  comprendre,  engourdie  dans  un  cha- 
grin cruel  de  le  voir  souffrir,  et  ce  chagrin  était  presque  du 
Ijonheur.  Tout  à  coup,  elle  vit  des  larmes  dans  ses  yeux  et  fut 
tellement  émue,  qu'elle  fit  :  «  Oh  !  »  prête  à  l'embrasser  comme 
on  embrasse  les  enfants  qui  pleurent.  Il  répétait  d'une  voix  très 
douce  :  «  Tenez,  tenez,  je  souffre  trop  »,  et  tout  à  coup,  gagnée  par 
cette  douleur,  par  la  contagion  des  larmes,  elle  sanglota,  les 
nerfs  affolés,  les  bras  frémissants,  prêts  à  s'ouvrir. 

Quand  elle  se  sentit  tout  à  coup  enlacée  par  lui  et  baisée  pas- 
sionnément sur  les  lèvres,  elle  voulut  crier,  lutter,  le  repousser, 
mais  elle  se  jugea  perdue  tout  de  suite,  car  elle  consentait  en 
résistant,  elle  se  donnait  en  se  débattant,  elle  l'étreignait  en 
criant  :  «  Non,  non,  je  ne  veux  pas.  » 

Elle  demeura  ensuite  bouleversée,  la  figure  sous  ses  mains, 
puis  tout  à  coup,  elle  se  leva,  ramassa  son  chapeau  tombé  sur  le 
tapis,  le  posa  sur  sa  tête  et  se  sauva,  malgré  les  supplications 
d'Olivier  qui  la  retenait  par  sa  robe. 

Dès  qu'elle  fut  dans  la  rue,  elle  eut  envie  de  s'asseoir  au  bord 
du  trottoir,  tant  elle  se  sentait  écrasée,  les  jambes  rompues.  Un 
fiacre  passait,  elle  l'appela  et  dit  au  cocher  :  «  Allez  doucement, 
promenez-moi  oîi  vous  voudrez.  »  Elle  se  jeta  dans  la  voiture, 

(1)  Voir  lo  numéro  du  10  août  1889. 


3G4  LA  LECTURE 

referma  la  portière,  se  blottit  au  fond,  se  sentant  seule  derrière 
les  glaces  relevées,  seule  pour  songer. 

Pendant  quelques  minutes,  elle  n'eut  dans  la  tête  que  le  bruit 
des  roues  et  les  secousses  des  cahots.  Elle  regardait  les  maisons, 
les  gens  à  pied,  les  autres  en  fiacre,  les  omnibus,  avec  des  yeux 
vides  qui  ne  voyaient  rien;  elle  ne  pensait  à  rien  non  plus,  comme 
si  elle  se  fût  donné  du  temps,  accordé  un  répit  avant  d'oser  réllé- 
cliir  à  ce  qui  s'était  passé. 

Puis,  comme  elle  avait  l'esprit  prompt  et  nullement  lâche,  elle 
se  dit  :  «  Voilà,  je  suis  une  femme  perdue.»  Et  pendant  quelques 
minutes  encore,  elle  demeura  sous  l'émotion,  sous  la  certitude; 
du  malheur  irréparable,  épouvantée  comme  un  homme  tombé 
d'un  toit  et  qui  ne  remue  point  encore,  devinant  qu'il  a  les  jambes 
brisées  et  ne  le  voulant  point  constater. 

Mais  au  lieu  de  s'affoler  sous  la  douleur  qu'elle  attendait  et 
dont  elle  redoutait  l'atteinte,  son  cœur,  au  sortir  de  cette  cata- 
strophe, restait  calme  et  paisible  ;  il  battait  lentement,  doucement, 
après  cette  chute  dont  son  âme  était  accablée,  et  ne  semblait 
point  prendre  part  à  l'effarement  de  son  esprit. 

Elle  répéta,  à  voix  haute,  comme  pour  l'entendre  et  .s'en  con- 
vaincre :  «  Voilà,  je  suis  une  femme  perdue.  »  Aucun  écho  de 
souffrance  ne  répondit  dans  sa  chair  à  cette  plainte  de  sa  con- 
science. 

l*]lle  se  laissa  bercer  quelque  temps  par  le  mouvement  du 
fiacre,  remettant  à  tout  à  l'heure  les  raisonnements  qu'elle  aurait 
à  faire  sur  cette  situation  cruelle.  Non,  elle  ne  souffrait  pas.  Elle 
avait  peur  de  penser,  voilà  tout,  peur  de  savoir,  de  comprendre 
et  de  réfléchir;  mais,  au  contraire,  il  lui  semblait  sentir  dans 
l'être  obscur  et  impénétrable  que  crée  on  nous  la  lutte  incessante 
de  nos  penchants  et  de  nos  volontés,  une  invraisemblable  quiétude. 

Après  une  demi-heure,  peut-être,  de  cet  étrange  repos,  com- 
prenant enfin  que  le  désespoir  appelé  ne  viendrait  pas,  elle  secoua 
cette  torpeur  et  murnuira  :  «  C'est  drôle,  je  n'ai  presque  pas  de 
chagrin.  » 

Alors  elle  commença  à. se  faire  des  reproches.  Une  colère  .s'éle- 
vait en  elle,  contre  son  aveuglement  et  sa  faiblesse.  Comment 
n'avait-elle  pas  prévu  cela?  compris  que  l'heure  de  cette  lutte 
devait  venir?  que  cet  homme  lui  plaisait  assez  pour  la  rendre 
h\che  ?  et  que  dans  les  cœurs  les  plu^  droits  le  désir  .souffle  parfois 
comme  un  coup  de  vent  qui  emporte  la  volonté  ? 


FORT  COMME  LA  MORT  365 

Mais  quand  elle  se  fut  durement  réprimandée  et  méprisée,  elle 
se  demanda  avec  terreur  ce  qui  allait  arriver. 

Son  premier  projet  fut  de  rompre  avec  le  peintre  et  de  ne  le 
plus  jamais  revoir. 

A  peine  eut-elle  pris  cette  résolution  que  mille  raisons  vinrent 
aussitôt  la  combattre. 

Comment  expliquerait-elle  cette  brouille  ?  Que  dirait-elle  à  son 
mari  ?  La  vérité  soupçonnée  ne  serait-elle  pas  cliuchotée,  puis 
répandue  partout  ? 

Ne  valait-il  pas  mieux,  pour  sauver  les  apparences,  jouer 
vis-à-vis  d'Olivier  Bertin  lui-même  l'hypocrite  comédie  de  l'in- 
différence et  de  l'oubli,  et  lui  montrer  qu'elle  avait  effacé  cette 
minute  de  sa  mémoire  et  de  sa  vie  ? 

Mais  le  pourrait-elle  ?  aurait-elle  l'audace  de  paraître  ne  se 
rappeler  rien,  de  regarder,  avec  un  élonncment  indigné  en  lui 
disant  :  «  Que  me  voulez-vous  ?  »  l'homme  dont  vraiment  elle 
avait  partagé  la  l'apide  et  brutale  émotion  ? 

Elle  réfléchit  longtemps  et  s'y  décida  néanmoins,  aucune 
autre  solution  ne  lui  paraissant  possible. 

Elle  irait  chez  lui  le  lendemain,  avec  courage,  et  lui  ferait 
comprendre  aussitôt  ce  qu'elle  voulait,  ce  qu'elle  exigeait  de  lui. 
11  fallait  que  jamais  un  mot,  une  allusion,  un  regard,  ne  pût  lui 
rappeler  cette  honte. 

Après  avoir  souffert,  car  il  souffrirait  aussi,  il  en  prendrait 
assurément  son  parti,  en  homme  loyal  et  bien  élevé,  et  demeu- 
rerait dans  l'avenir  ce  qu'il  avait  été  jusque-là. 

Dès  que  cette  nouvelle  résolution  fut  arrêtée,  elle  donna  au 
cocher  son  adresse,  et  rentra  chez  elle,  en  proie  à  un  abattement 
profond,  à  un  désir  de  se  coucher,  de  ne  voir  personne,  de  dor- 
mir, d'oublier.  S'étant  enfermée  dans  sa  chambre,  elle  demeura 
jusqu'au  dîner  étendue  sur  sa  chaise  longue,  engourdie,  ne  vou- 
lant plus  occuper  son  âme  de  cette  pensée  pleine  de  dangers. 

Elle  descendit  à  l'heure  précise,  étonnée  d'être  si  calme  et 
d'attendre  son  mari  avec  sa  figure  ordinaire.  Il  parut,  portant 
dans  ses  bras  leur  fille  ;  elle  lui  serra  la  main  et  embrassa  l'en- 
fant, sans  qu'aucune  angoisse  l'agitât, 

M.  de  Guilleroy  s'informa  de  ce  qu'elle  avait  fait.  Elle  répon- 
dit avec  indifférence,  qu'elle  avait  posé  comme  tous  les  jours, 

—  Et  le  portrait,  est-il  beau  ?  dit-il. 

—  Il  vient  fort  bien. 


366  LA  LECTURE 

A  son  tour,  il  parla  de  ses  affaires  qu'il  aimait  raconter  en 
mangeant,  de  la  séance  de  la  Chambre  et  de  la  discussion  du 
projet  de  loi  sur  la  falsification  des  denrées. 

Ce  bavardage,  qu'elle  supportait  bien  d'ordinaire,  l'irrita,  lui 
fit  regarder  avec  plus  d'attention  l'homme  vulgaire  et  phraseur 
cpii  s'intéressait  à  ces  choses  ;  mais  elle  souriait  en  l'écoutant,  et 
répondait  aimablement,  plus  gracieuse  même  que  de  coutume, 
plus  complaisante  pour  ces  banalités.  Elle  pensait  en  le  regar- 
dant :  «  Je  l'ai  trompé.  C'est  mon  mari,  et  je  l'ai  trompé.  Est-ce 
bizarre?  Rien  ne  peut  plus  empêcher  cela,  rien  ne  peut  plus  ef- 
facer cela  !  J'ai  fermé  les  yeux.  J'ai  consenti  pendant  quelques 
secondes,  pendant  quelques  secondes  seulement,  au  baiser  d'un 
homme,  et  je  ne  suis  plus  une  honnête  femme.  Quelques  se- 
condes dans  ma  vie,  quelques  secondes  qu'on  ne  peut  supprimer, 
ont  amené  pour  moi  ce  petit  fait  irréparable,  si  grave,  si  court, 
un  crime,  le  plus  honteux  pour  une  femme...  et  je  n'éprouve  point 
de  désespoir.  Si  on  me  l'eût  dit  hier,  je  ne  l'aurais  pas  cru.  Si  on 
me  l'eût  affirme,  j'aurais  aussitôt  songé  aux  affreux  remords 
dont  je  devrais  être  aujourd'iuii  déchirée.  Et  je  n'en  ai  pas,  pres- 
que pas.  » 

M.  de  Guilleroy  sortit  ai)rès  dîner,  comme  il  faisait  presque 
tous  les  jours. 

Alors  elle  prit  sur  ses  genoux  sa  petite  fille  et  pleura  en  l'em- 
brassant ;  elle  pleura  des  larmes  sincères,  larmes  de  la  con- 
science, non  point  larmes  du  cœur. 

Mais  elle  ne  dormit  cruère. 

Dans  les  ténèbres  de  sa  chambre,  elle  se  tourmenta  davantage 
des  dangers  que  pouvait  lui  créer  l'attitude  du  peintre  ;  et  la 
peur  lui  vint  de  l'entrevue  du  lendemain  et  des  choses  qu'il  lui 
faudrait  dire,  en  le  regardant  en  face. 

Levée  t«)t,  elle  demeura  sur  sa  chaise  longue  durant  toute  la 
matinée,  s'effurçant  de  prévoir  ce  qu'elle  avait  à  craindre,  ce 
qu'elle  aurait  à  répondre,  d'être  prête  pour  toutes  les  sur- 
prises. 

Elle  partit  de  bonne,  heure,  afin  de  réfléchir  encore  en  mar- 
chant. 

Il  ne  l'attendait  guère  et  se  demandait,  depuis  la  veille,  ce 
qu'il  devait  faire  vis-à-vis  d'elh'. 

Après  son  départ,  après  cette  fuite,  à  laquelle  il  n'avait  pas 
osé  s'opposer,  il  était  demeuré  seul,  écoutant  encore,  bien  qu'elle 


FORT  COMME  LA  MORT  3G7 

fût  loin  déjà,  le  bruit  de  ses  pas,  de  sa  robe,  et  de  la  porte  re- 
tombant, poussée  par  une  main  éperdue. 

Il  restait  debout,  plein  d'une  joie  ardente,  profonde,  bouil- 
lante. Il  l'avait  prise,  elle  !  Cela  s'était  passé  entre  eux  !  Était-ce 
possible  ?  Après  la  surprise  de  ce  triomphe,  il  le  savourait,  et 
pour  le  mieux  goûter,  il  s'assit,  se  coucha  presque  sur  le  divan 
où  il  l'avait  possédée. 

Il  y  resta  longtemps,  plein  de  cette  pensée  qu'elle  était  sa 
maîtresse,  et  qu'entre  eux,  entre  cette  femme  qu'il  avait  tant 
désii'ée  et  lui,  s'était  noué  en  quelques  moments  le  lien  mysté- 
rieux qui  attache  secrètement  deux  êtres  l'un  à  l'autre.  Il  gar- 
dait en  toute  sa  chair  encore  frémissante  le  souvenir  aigu  de 
l'instant  rapide  où  leurs  lèvres  s'étaient  rencontrées,  où  leurs 
corps  s'étaient  unis  et  mêlés  pour  tressaillir  ensemljlc  du  grand 
frisson  de  la  vie. 

Il  ne  sortit  point  ce  soir-là,  pour  se  repaître  de  cette  pensée  ; 
il  se  coucha  tôt,  tout  vibrant  de  bonheur. 

A  peine  éveillé,  le  lendemain,  il  se  posa  cette  question:  «  Que 
dois-je  faire?  »  A  une  cocotte,  à  une  actrice,  il  eût  envoyé  des 
fleurs  ou  même  un  bijou;  mais  il  demeurait  torturé  de  perplexité 
devant  cette  situation  nouvelle. 

Assurément,  il  fallait  écrire.  Quoi  ?...  Il  griffonna,  ratura,  dé- 
chira, recommença  vingt  lettres,  qui  toutes  lui  semblaient  bles- 
santes, odieuses,  ridicules. 

Il  ourait  voulu  exprimer  en  termes  délicats  et  charmeurs  la 
reconnaissance  de  son  âme,  ses  élans  de  tendresse  folle,  ses  of- 
fres de  dévouement  sans  fm  ;  mais  il  ne  découvrait,  pour  dire 
ces  choses  passionnées  et  pleines  de  nuances,  que  des  phrases 
connues,  des  expressions  banales,  grossières  ou  puériles. 

Il  renonça  donc  à  l'idée  d'écrire,  et  se  décida  à  l'aller  voir,  dès 
que  l'heure  de  la  séance  serait  passée,  car  il  pensait  bien  qu'elle 
ne  viendrait  pas. 

S'enfermant  alors  dans  l'atelier,  il  s'exalta  devant  le  portrait, 
les  lèvres  chatouillées  de  l'envie  de  se  poser  sur  la  peinture  où 
quelque  chose  d'elle  était  fixé  ;  et  de  moment  en  moment,  il  re- 
gardait dans  la  rue  par  la  fenêtre.  Toutes  les  robes  apparues  au 
loin  lui  donnaient  un  battement  de  cœur.  Vingt  fois  il  crut  la 
reconnaître,  puis,  quand  la  femme  aperçue  était  passée,  il  s'as- 
seyait un  moment,  accablé  comme  après  une  déception. 


308  LA  LECTURE 

Soudain,  il  la  vit,  douta,  prit  sa  jumelle,  la  reconnut,  et  bou- 
leversé par  une  émotion  violente,  s'assit  pour  l'attendre. 

Quand  elle  entra,  il  se  précipita  sur  les  genoux  et  voulut  lui 
prendre  les  mains  ;  mais  elle  les  retira  brusquement,  et  conmie 
il  demeurait  à  ses  pieds,  saisi  d'angoisse  et  les  yeux,  levés  vers 
elle,  elle  lui  dit  avec  hauteur  : 

—  Que  faites-vous  donc.  Monsieur,  je  ne  comprends  pas  cette 
attitude? 

Il  balbutia  : 

—  Oh  !  Madame,  je  vous  en  supplie... 
Elle  l'interrompit  durement. 

—  Relevez-vous,  vous  êtes  ridicule. 
Il  se  releva,  effaré,  murmurant  : 

—  Qu'avez-vous?  Ne  me  traitez  pas  ainsi,  je  vous  aune  !... 
Alors,  en  quelques  mots  rapides  et  secs,  elle  lui  signifia  sa 

volonté,  et  régla  la  situation. 

—  Je  ne  comprends  pas  ce  que  vous  voulez  dire  !  Ke  me  parlez 
jamais  de  votre  amour,  ou  je  quitterai  cet  atelier  pour  n'y  point 
revenir.  Si  vous  oubliez,  une  seule  fois,  cette  condition  de  ma 
présence  ici,  vous  ne  me  reverrez  plus. 

Il  la  regardait,  affolé  par  cette  dureté  qu'il  n';ivait  point  pré- 
vue ;  puis  il  comprit  et  murmura  : 

—  J'obéirai,  Madame. 
Elle  répondit  : 

—  Très  bien,  j'attendais  cela  de  vous  !  Maintenant  travaillez, 
car  vous  êtes  long  à  finir  ce  portrait. 

Il  prit  donc  sa  palette  et  se  mit  à  peindre  ;  mais  sa  main 
tremblait,  ses  yeux  trouljlés  regardaient  sans  voir;  il  avait  envie 
de  pleurer,  tant  il  se  sentait  le  cœur  meurtri. 

Il  essaya  de  lui  parler  ;  elle  répondit  à  peine.  Conmie  il  tentait 
de  lui  dire  une  galanterie  sur  son  teint,  elle  l'arrêta  d'un  ton  si 
cassant  qu'il  eut  tout  à,  coup  une  de  ces  fureurs  d'amoureux  qui 
changent  en  haine  la  tendresse.  Ce  fut,  dans  son  âme  et  dans 
son  corps,  une  grande  secousse  nerveuse,  et  tout  de  suite,  sang 
transition,  il  la  détesta.  Oui,  oui,  c'était  bien  cela,  la  femme  ! 
Elle  était  pareille  aux  autres,  elle  aussi!  Pourquoi  pas?  Elle 
était  fausse,  changeante  et  faible  comme  toutes.  Elle  l'avait  at- 
tiré, séduit  par  des  ruses  de  fille,  cherchant  à  l'affohîr  sans  rien 
donner  ensuite,  le  provoquant  pour  se  refuser,  employant  pour 
lui  toutes  les  manœuvres  des  lâches  coquettes  qui  semblent  tou- 


FORT  COMME  LA  MORT  369 

jours  prêtes  à  se  dévêtir,  tant  que  l'homme  qu'elles  rendent  pa- 
reil aux  chiens  des  rues  n'est  pas  haletant  de  désir. 

Tant  pis  pour  elle,  après  tout  ;  il  l'avait  eue,  il  l'avait  prise. 
Elle  pouvait  éponger  son  corps  et  lui  répondre  insolemment, 
elle  n'effacerait  rien,  et  il  l'oublierait,  lui.  Vi'aiment,  il  aurait 
fait  une  belle  folie  en  s'embarrassant  d'une  maîtresse  pareille  qui 
aurait  mangé  sa  vie  d'artiste  avec  des  dents  capricieuses  de  jolie 
femme. 

Il  avait  envie  de  siffler,  ainsi  qu'il  faisait  devant  ses  modèles  ; 
mais  comme  il  sentait  son  énervement  grandir  et  qu'il  redoutait 
de  faire  quelque  sottise,  il  abrégea  la  séance,  sous  prétexte  d'un 
rendez-vous.  Quand  ils  se  saluèrent  en  se  séparant,  ils  se 
croyaient  assurément  plus  loin  l'un  de  l'autre  que  le  jour  où  ils 
s'étaient  rencontrés  chez  la  duchesse  de  Mortemain. 

Dès  qu'elle  fut  paiiie,  il  prit  son  chapeau  et  son  pardessus  et 
il  sortit.  Un  soleil  froid,  dans  un  ciel  bleu  ouaté  de  brume, 
jetait  sur  la  ville  une  lumière  pâle,  un  peu  fausse  et  triste. 

Lorsqu'il  eut  marché  quelque  temps,  d'un  pas  rapide  et  irrité, 
en  heurtant  les  passants,  pour  ne  point  dévier  de  la  ligne  droite, 
sa  grande  fureur  contre  elle  s'émietta  en  désolations  et  en  regrets. 
Après  qu'il  se  fut  répété  tous  les  reproches  qu'il  lui  faisait,  il 
se  souvint,  en  voyant  passer  d'autres  femmes,  combien  elle  était 
jolie  et  séduisante.  Comme  tant  d'autres  qui  ne  l'avouent  point, 
il  avait  toujours  attendu  l'impossible  rencontre,  l'affection  rare, 
unique,  poétique  et  passionnée,  dont  le  rêve  plane  sur  nos 
cœurs.  N'avait-il  pas  failli  trouver  cela  ?  N'était-ce  pas  elle  qui 
lui  aurait  donné  ce  presque  impossible  bonheur?  Pourquoi  donc 
est-ce  que  rien  ne  se  réalise  ?  Pourquoi  ne  peut-on  rien  saisir  de 
ce  qu'on  poursuit,  ou  n'en  atteint-on  que  des  parcelles,  qui  ren- 
dent plus  douloureuse  cette  chasse  aux  déceptions? 

Il  n'en  voulait  plus  à  la  jeune  femme,  mais  à  la  vie  elle-même. 
Maintenant  qu'il  raisonnait,  pourquoi  lui  en  aurait-il  voulu  à 
elle  ?  Que  pouvait-il  lui  reprocher,  après  tout  ?  —  d'avoir  été 
aimable,  bonne  et  gracieuse  pour  lui  —  tandis  qu'elle  pouvait 
lui  repi'ocher,   elle,  de  s'être  conduit  comme  un  malfaiteur  ! 

Il  rentra  plein  de  tristesse.  Il  aurait  voulu  lui  demander  par- 
don, se  dévouer  pour  elle,  faire  oublier,  et  il  chercha  ce  qu'il 
pourrait  tenter  pour  qu'elle  comprît  combien  il  serait,  jusqu'à  la 
mort,  docile  désormais  à  toutes  ses  volontés. 

Or,  le  lendemain,  elle  arriva  accompagnée  de  sa  fille,  avec  un 
LECT.  —  52,  IX  —  24 


370  LA  LECTURE 

sourire  si  morne,  avec  un  air  si  chagrin,  que  le  peintre  crut  voir 
clans  ces  pauvres  yeux  Ijleus,  jusque-là  si  gais,  toute  la  peine, 
tout  le  remords,  toute  la  désolation  de  ce  cœur  de  femme.  Il  fut 
remué  de  pitié,  et  pour  qu'elle  oubliât,  il  eut  pour  elle,  avec  une 
délicate  réserve,  les  plus  fines  prévenances.  Elle  y  répondit  avec 
douceur,  avec  bonté,  avec  l'attitude  lasse  et  brisée  d'une  femme 
qui  souffre. 

Et  lui,  en  la  regardant,  repris  d'une  folle  idée  de  l'aimer  et 
d'être  aimé,  il  se  demandait  comment  elle  n'était  pas  plus  fâchée, 
comment  elle  pouvait  revenir  encore,  l'écouter  et  lui  répondre, 
avec  ce  souvenir  entre  eux. 

Du  moment  qu'elle  pouvait  le  revoir,  entendre  sa  voix  et  sup- 
porter en  face  de  lui  la  pensée  unique  qui  no  devait  pas  la  quit- 
ter, c'est  qu'alors  cette  pensée  ne  lui  était  pas  devenue  odieuse- 
ment intolérable.  Quand  une  femme  hait  l'homme  qui  l'a  violée, 
elle  ne  peut  plus  se  trouver  devant  lui  sans  que  cette  haine  éclate. 
Mais  cet  homme  ne  i:)eut  non  plus  lui  demeurer  indifférent.  Il 
faut  qu'elle  le  déleste  ou  qu'elle  lui  pardonne.  Et  quand  elle 
pardonne  cela,  elle  n'est  pas  loin  d'aimer. 

Tout  en  peignant  avec  lenteur,  il  raisonnait  par  petits  argu- 
ments précis,  clairs  et  sûrs  ;  il  se  sentait  lucide,  fort,  maître  à 
jn'ésent  des  événements. 

Il  n'avait  qu'à  être  prudent,  (pi'à  être  patient,  qu'à  être  dévoué, 
et  il  la  reprendrait,  un  jour  ou  l'autre. 

Il  sut  attendre.  Pour  la  rassui-er  et  la  reconquérir,  il  eut  des 
ruses  à  son  tour,  des  tendresses  dissimulées  sous  d'apparents 
remords,  des  attentions  hésitantes  et  des  attitudes  indifférentes. 
Ti'anquille  dans  la  certitude  du  bonheur  prochain,  (|uelui  impor- 
tait un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard.  Il  ('-prouvait  même  un 
plaisir  bi/.arre  et  raffiné  à  ne  se  point  presser,  à  la  guetter,  à  se 
dire  :  «  Elle  a  peur,  »  on  la  voyant  venir  toujours  avec  son  en- 
fant. 

Il  sentait  qu'entre  eux  se  faisait  un  lent  travail  de  rapproche- 
ment, et  que  dans  les  regards  de  la  comtesse  quol([ue  chose 
d'étrange,  de  contraint,  de  douloureusement  doux,  apparaissait, 
cet  appel  d'une  àme  qui  lutte,  d'une  volonté  qui  défaille  et  qui 
semble  dire  :  «  Mais,  force-moi  donc  !  » 

Au  bout  de  quelque  temps,  elle  revint  seule,  rassurée  par  sa 
réserve.  Alors,  il  la  traita  en  amie,  en  camarade,  lui  parla  de  sa 
vie,  de  ses  projets,  de  son  art,  comme  à  un  frère. 


FORT  COMME  LA  MORT  371 

Séduite  par  cet  abandon,  elle  prit  avec  joie  ce  rôle  de  conseil- 
lère, flattée  qu'il  la  distinguât  ainsi  des  autres  femmes  et  con- 
vaincue que  son  talent  gagnerait  de  la  délicatesse  à  cette  inti- 
mité intellectuelle.  Mais  à  force  de  la  consulter  et  de  lui  montrer 
de  la  déférence,  il  la  fit  passer,  naturellement,  des  fonctions  de 
conseillère  au  sacerdoce  d'inspiratrice.  Elle  trouva  charmant 
d'étendre  ainsi  son  influence  sur  le  grand  homme,  et  consentit 
à  peu  près  à  ce  qu'il  l'aimât  en  artiste,  puisqu'elle  inspirait  ses 
œuvres. 

Ce  fut  un  soir,  après  une  longue  causerie  sur  les  maîtresses 
des  peintres  illustres,  qu'elle  se  laissa  glisser  dans  ses  bras. 
Elle  y  resta,  cette  fois,  sans  essayer  de  fuir,  et  lui  rendit  ses 
baisers. 

Alors,  elle  n'eut  plus  de  remords,  mais  le  vague  sentiment 
d'une  déchéance,  et  pour  répondre  aux  reproches  de  sa  raison, 
elle  crut  à  une  fatalité.  Entraînée  vers  lui  par  son  cœur  qui  était 
vierge,  et  par  son  âme  qui  était  vide,  la  chair  conquise  par  la 
lente  domination  des  caresses,  elle  s'attacha  peu  à  peu,  comme 
s'attachent  les  femmes  tendres,  qui  aiment  pour  la  première 
fois. 

Chez  lui,  ce  fut  une  crise  d'amour  aigu,  sensuel  et  poétique. 
Il  lui  semblait  parfois  qu'il  s'était  envolé,  un  jour,  les  mains 
tendues,  et  qu'il  avait  pu  étreindre  à  pleins  bras  le  rêve  ailé  et 
magnifique  qui  plane  toujours  sur  nos  espérances. 

Il  avait  fini  le  portrait  de  la  comtesse,  le  meilleur,  certes, 
qu'il  eut  peint,  car  il  avait  su  voir  et  fixer  ce  je  ne  sais  quoi 
d'inexprimable  que  presque  jamais  un  peintre  ne  dévoile,  ce 
reflet,  ce  mystère,  cette  physionomie  de  l'âme  qui  passe,  insai- 
sissable, sur  les  visages. 

Puis  des  mois  s'écoulèrent,  et  puis  des  années  qui  desserrèrent 
à  peine  le  lien  qui  unissait  l'un  à  l'autre  la  comtesse  de  Guilleroy 
et  le  peintre  Olivier  Bertin.  Ce  n'était  plus  chez  lui  l'exaltation 
des  premiers  temps,  mais  une  affection  calmée,  profonde,  une 
sorte  d'amitié  amoureuse  dont  il  avait  pris  l'habitude. 

Chez  elle,  au  contraire,  grandit  sans  cesse  l'attachement  pas- 
sionné, l'attachement  obstiné  de  certaines  femmes  qui  se  donnent 
à  un  homme  pour  tout  à  fait  et  pour  toujours.  Honnêtes  et  droites 
dans  l'adultère  comme  elles  auraient  pu  l'être  dans  le  mariage, 
elles  se  vouent  à  une  tendresse  unique  dont  rien  ne  les  détour- 
nera. Non  seulement  elles  aiment  leur  amant,  mais  elles  veulent 


872  LA  LECTURE 

l'aimer,  et  les  yeux  uniquement  sur  lui,  elles  occupent  telle- 
Mient  leur  cœur  de  sa  pensée,  que  rien  d'étranger  n'y  peut  plus 
entrer.  Elles  ont  lié  leur  vie  avec  résolution,  comme  on  se  lie  les 
mains,  avant  de  sauter  à  l'eau  du  haut  d'un  pont,  lorsqu'on  sait 
nager  et  qu'on  veut  mourir. 

Mais  à  partir  du  moment  où  la  comtesse  se  fut  donnée  ainsi, 
elle  se  sentit  assaillie  de  craintes  sur  la  constance  d'Olivier  Ber- 
tin.  Rien  ne  le  tenait  que  sa  volonté  d'homme,  son  caprice,  son 
goût  passager  pour  une  femme  rencontrée  un  jour  comme  il  en 
avait  déjà  rencontré  tant  d'autres  !  Elle  le  sentait  si  libre  et  si 
facile  à  tenter,  lui  qui  vivait  sans  devoirs,  sans  habitudes  et  sans 
scrupules,  comme  tous  les  hommes  !  Il  était  beau  garçon,  célèbre, 
recherché,  ayant  à  la  portée  de  ses  désirs  vite  éveillés  toutes  les 
femmes  du  monde  dont  la  pudeur  est  si  fragile,  et  toutes  les 
femmes  d'alcôve  ou  de  théâtre  prodigues  de  leurs  faveurs  avec 
des  gens  comme  lui.  Une  d'elles,  un  soir,  après  souper,  pouvait 
le  suivre  et  lui  plaire,  le  prendre  et  le  garder. 

Elle  vécut  donc  dans  la  terreur  de  le  perdre,  épiant  ses  allures, 
ses  attitudes,  bouleversée  par  un  mot,  pleine  d'angoisse  dès  qu'il 
admirait  une  autre  femme,  vantait  le  charme  d'un  visage,  ou  la 
i!;ràce  d'une  tournure.  Tout  ce  qu'elle  ignorait  de  sa  vie  la  faisait 
trembler,  et  tout  ce  qu'elle  en  savait  l'épouvantait.  A  chacune  de 
leurs  rencontres,  elle  devenait  ingénieuse  à  l'interroger,  sans 
qu'il  s'en  aperçût,  pour  lui  faire  dire  ses  opinions  sur  les  gens 
qu'il  avait  vus,  sur  les  maisons  où  il  avait  dîné,  sur  les  impres- 
sions les  plus  légères  de  son  esprit.  Dès  qu'elle  croyait  deviner 
l'influence  possible  de  quelqu'un,  elle  la  combattait  avec  une 
prodigieuse  astuce,  avec  d'innombrables  ressources. 

Oh  !  souvent  elle  pressentit  ces  courtes  intrigues,  sans  racines 
profondes,  qui  durent  huit  ou  quinze  jours,  de  temps  en  temps, 
dans  l'existence  de  tout  artiste  en  vue. 

Elle  avait,  pour  ainsi  dire,  l'intuition  du  danger,  avant  même 
d'être  prévenue  de  l'éveil  d'un  désir  nouveau  chez  Olivier,  i)ar 
l'air  de  fête  que  prennent  les  yeux  et  le  visage  d'un  honnne  que 
surexcite  une  fantaisie  galante. 

Alors  elle  commençait  à  souffrir  ;  elle  ne  dormait  plus  que 
des  sommeils  troublés  par  les  tortures  du  doute.  Pour  le  sur- 
prendre, elle  arrivait  chez  lui  sans  l'avoir  prévenu,  lui  jetait  des 
questions  qui  semblaient  naïves,  tàtait  son  cœur,   écoutait  sa 


FORT  COMME  LA  MORT  ^73 

pensée,  comme  on  tùte,  comme  on  écoute,  pour  connaître  le  mal 
caché  dans  un  être. 

Et  elle  pleurait  sitôt  qu'elle  était  seule,  sûre  qu'on  allait  le  lui 
prendre  cette  fois,  lui  voler  cet  amour  à  qui  elle  tenait  si  fort 
parce  qu'elle  y  avait  mis,  avec  toute  sa  volonté,  toute  sa  force 
d'affection,  toutes  ses  espérances  et  tous  ses  rêves. 

Aussi,  quand  elle  le  sentait  revenir  à  elle,  après  ces  rapides 
éloignements,  elle  éprouvait  à  le  reprendre,  à  le  reposséder 
comme  une  chose  perdue  et  retrouvée,  un  bonheur  muet  et  pro- 
fond qui  parfois,  quand  elle  passait  devant  une  église,  la  jetait 
dedans  pour  remercier  Dieu, 

La  préoccupation  de  lui  plaire  toujours,  plus  qu'aucune  autre, 
et  de  le  garder  contre  toutes,  avait  fait  de  sa  vie  entière  un  conr 
bat  ininterrompu  de  coquetterie.  Elle  avait  lutté  pour  lui,  devant 
lui,  sans  cesse,  par  la  grâce,  par  la  beauté,  par  l'élégance.  Elle 
voulait  que  partout  où  il  entendrait  parler  d'elle,  on  vantât  son 
charme,  son  goût,  son  espi-it  et  ses  toilettes.  Elle  voulait  plaire 
aux  autres  pour  lui  et  les  séduire  afin  qu'il  fût  fier  et  jaloux 
d'elle.  Et  chaque  fois  qu'elle  le  devina  jaloux,  après  l'avoir  fait 
un  peu  souffrir,  elle  lui  ménageait  un  triomphe  qui  ravivait  son 
amour  en  excitant  sa  vanité. 

Puis,  comprenant  qu'un  homme  pouvait  toujours  rencontrer, 
par  le  monde,  une  femme  dont  la  séduction  physique  serait  plus 
puissante,  étant  nouvelle,  elle  eut  recours  à  d'autres  moyens  : 
elle  le  flatta  et  le  gâta. 

D'une  façon  discrète  et  continue,  elle  fit  couler  l'éloge  sur  lui  ; 
elle  le  berça  d'admiration  et  l'enveloppa  de  compliments,  afin 
que,  partout  ailleurs,  il  trouvât  l'amitié  et  même  la  tendresse  un 
peu  froides  et  incomplètes,  afin  que  si  d'autres  l'aimaient  aussi, 
il  finît  par  s'apercevoir  qu'aucune  ne  le  comprenait  comme  elle. 

Elle  fit  de  sa  maison,  de  ses  deux  salons  où  il  entrait  si  sou- 
vent, un  endroit  où  son  orgueil  d'artiste  était  attiré  autant  que 
son  cœur  d'homme,  l'endroit  de  Paris  où  il  aimait  le  mieux 
venir  parce  que  toutes  ses  convoitises  y  étaient  en  même  temps 
satisfaites. 

Non  seulement,  elle  apprit  à  découvrir  tous  ses  goûts,  afin  de 
lui  donner  en  les  rassasiant  chez  elle,  une  impression  de  bien- 
être  que  rien  ne  remplacerait,  mais  elle  sut  en  faire  naître  de 
nouveaux,  lui  créer  des  gourmandises  de  toute  sorte,  matérielles 
ou  sentimentales,   des  habitudes   de  petits  soiiis,   d'affection, 


tJ74  LA  LECTURE 

d'adoration,  de  flatterie  !  Elle  s'efforça  de  séduire  ses  yeux  par 
des  élégances,  son  odorat  par  des  parfums,  son  oreille  par  des 
compliments  et  sa  bouche  par  des  nourritures. 

Mais  lorsqu'elle  eut  mis  en  son  âme  et  en  sa  chair  de  céliba- 
taire égoïste  et  fêté  une  multitude  de  petits  besoins  tyranniques, 
lors([u'ellc  fut  bien  certaine  qu'aucune  maîtresse  n'aurait  conmie 
elle  le  souci  de  les  surv-eiller  et  de  les  entretenir  pour  le  liiroter 
par  toutes  les  menues  jouissances  de  la  vie,  elle  eut  peur  tout  à 
coap,  en  le  voyant  se  dégoûter  de  sa  propre  maison,  se  plaindre 
sans  cesse  de  vivre  seul,  et,  ne  pouvant  venir  chez  elle  qu'avec 
toutes  les  réserves  imposées  par  la  société,  chercher  au  Cercle, 
chercher  partout  les  moyens  d'adoucir  son  isolement,  elle  eut 
peur  qu'il  ne  songeât  au  mariage. 

En  certains  jours,  elle  souffrait  tellement  de  toutes  ces  inquié- 
tudes, qu'elle  désirait  la  vieillesse  pour  en  avoir  fini  avec  cette 
angoisse-là,  et  se  reposer  dans  une  affection  refroidie  et  calme. 

Les  années  passèrent,  cependant,  sans  les  désunir.  La  chaîne 
attachée  par  elle  était  solide,  et  elle  en  refaisait  les  anneaux  à 
mesure  qu'ils  s'usaient.  Mais  toujours  soucieuse,  elle  surveillait 
le  cœur  du  peintre  comme  on  surveille  un  enfant  qui  traverse  une 
rue  pleine  de  voitures,  et  chaque  jour  encore  elle  redoutait  l'évé- 
nement inconnu,  dont  la  menace  est  suspendue  sur  nous. 

Le  comte,  sans  soupçons  et  sans  jalousie,  trouvait  naturelle 
cette  intimité  de  sa  femme  et  d'un  artiste  fameux  qui  était  reçu 
|)artout  avec  de  grands  égards.  A  force  de  se  voir,  les  deux 
hommes,  habitués  l'un  ù  l'autre,  avaient  fini  par  s'aimer. 


II 


Quand  Bertin  entra  le  vendredi  soir  chez  son  amie,  où  il  devait 
dîner  pour  fêter  le  retour  d'Annette  de  Guilleroy,  il  ne  trouva 
encore,  dans  le  petit  salon  Louis  XV, «(^[ue  M.  de  Musadicu,  qui 
venait  d'arriver. 

C'était  un  vieil  homme  d'esprit,  qui  aurait  pu  devenir  peut- 
être  un  homme  de  valeur,  et  qui  ne  se  consolait  point  de  ce  qu'il 
n'avait  pas  été. 

Ancien  conservateur  des  musées  impériaux,  il  avait  trouvé 
moyen  de  se  faire  renommer  inspecteur  des  Beaux-Arts  sous  la 
Républi<[ue,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'être,  avant  tout,  l'ami 


FORT  COMME  LA  MORT  ^75 

dcsPnnccs,  de  tous  les  Princes,  des  Princesses  et  des  Duchesses 
de  raristocratic  européenne,  et  le  protecteur  juré  des  artistes  de 
toute  sorte.  Doué  d'une  intelligence  alerte,  capable  de  tout  entre- 
voir, d'une  grande  facilité  de  parole  qui  lui  permettait  de  dire 
avec  agrément  les  choses  les  plus  ordinaires,  d'une  souplesse  de 
pensée  qui  le  mettait  à  l'aise  dans  tous  les  milieux,  et  d'un  flair 
subtil  de  diplomate  qui  lui  faisait  juger  les  hommes  à  première 
vue,  il  promenait  de  salon  en  salon,  le  long  des  jour^^  et  des  soirs, 
son  activité  éclairée,  inutile  et  bavarde. 

Apte  à  tout  faire,  semblait-il,  il  parlait  de  tout  avec  un  sem- 
blant de  compétence  attachant  et  une  clarté  de  vulgarisateur  qui 
le  faisait  fort  apprécier  des  femmes  du  monde,  à  qui  il  rendait  les 
services  d'un  bazar  roulant  d'érudition.  Il  savait,  en  effet,  beau- 
coup de  choses,  sans  avoir  jamais  lu  que  les  livres  indispensa- 
bles ;  mais  il  était  au  mieux  avec  les  cinq  Académies,  avec  tous 
les  savants,  tous  les  écrivains,  tous  les  érudits  spécialistes,  qu'il 
écoutait  avec  discernement.  Il  savait  oublier  aussitôt  les  explica- 
tions trop  techniques  ou  inutiles  à  ses  relations,  retenait  fort  bien 
les  autres,  et  prêtait  à  ces  connaissances  ainsi  glanées  un  tour 
aisé,  clair  et  bon  enfant,  (pi  les  rendait  faciles  à  comprendre 
comme  des  fabliaux  scientifiques.  Il  donnait  l'impression  d'un 
entrepôt  d'idées,  d'un  de  ces  vastes  magasins  où  l'on  ne  rencontre 
jamais  les  objets  rares,  mais  où  tous  les  autres  sont  à  foison,  à 
bon  marché,  de  toute  nature,  de  toute  origine,  depuis  les  ustensi- 
les de  ménage  jusqu'aux  vulgaires  instruments  de  physique 
amusante  ou  de  chirurgie  domestique. 

Les  peintres,  avec  qui  ses  fonctions  le  laissaient  en  rapport 
constant,  le  blaguaient  et  le  redoutaient.  Il  leur  rendait,  d'ail- 
leurs, des  services,  leurfaisait  vendre  des  tableaux,  les  mettait  en 
relations  avec  le  monde,  aimait  les  présenter,  les  protéger,  les 
lancer,  semblait  se  vouer  à  une  œuvre  mystérieuse  de  fusion  entre 
les  mondains  et  les  artistes,  se  faisait  gloire  de  connaître  intime- 
ment ceux-ci,  et  d'entrer  famiUèrement  chez  ceux-là,  de  déjeuner 
avec  le  prince  de  Galles,  de  passage  à  Paris,  et  de  dîner,  le  soir 
même,  avec  Paul  Aielemans,  Olivier  Bertin  et  Amaury  Plaidant. 

Bei-tin,  qui  l'aimait  assez,  le  trouvant  drôle,  disait  de  lui  : 
«  C'est  l'encyclopédie  de  Jules  Verne,  reliée  en  peau  d'âne  !  » 

Les  deux  hommes  se  serrèrent  la  main,  et  se  mirent  à  parler  de 
la  situation  politique,  des  bruits  de  guerre  que  Musadieu  jugeait 
alarmants,  pour  des  raisons  évidentes  qu'il  exposait  fort  bien, 


37(i  LA  LECTUlîH 

l'Allemagne  ayant  tout  intérêt  à  nous  écraser  et  à  hâter  ce 
moment  attendu  depuis  dix-huit  ans  par  M.  de  Bismarck;  tandis 
qu'OlivicrBertin  prouvait,  pardes  arguments  irréfutables,  queces 
craintes  étaient  chimériques,  l'Allemagne  ne  pouvant  être  assez 
folle  pour  compromettre  sa  conquête  dans  une  aventure  toujours 
douteuse,  et  le  Chancelier  assez  imprudent  pour  risquer,  aux  der- 
niers jours  de  sa  vie,  son  œuvre  et  sa  gloire  d'un  seul  coup. 

M.  de  Musadieu,  cependant,  semblait  savoir  des  choses  qu'il 
ne  voulait  pas  dire.  Il  avait  vu  d'ailleurs  un  ministre  dans  la 
journée  et  rencontré  le  grand-duc  Wladimir,  revenu  de  Cannes, 
la  veille  au  soir. 

L'artiste  résistait,  et,  avec  une  ironie  tranquille,  contestait  la 
compétence  des  gens  les  mieux  informés.  Derrière  toutes  ces 
rumeurs,  on  préparait  des  mouvements  de  bourse  !  Seul,  M.  de 
Bismarck  devait  avoir  là-dessus  une  opinion  arrêtée,  peut-être. 

M.  de  Guilleroy  entra,  serra  les  mains  avec  empressement,  en 
s'excusant,  par  phrases  onctueuses,  de  les  avoir  laisses  seuls. 

—  Et  vous,  mon  cher  député,  demanda  le  peintre,  que  pensez- 
vous  des  bruits  de  guerre  ? 

M.  de  Guilleroy  se  lança  dans  un  discours.  Il  en  savait  plus  que 
personne  comme  membre  de  la  Chambre,  et  cependant  il  n'é- 
tait pas  du  même  avis  que  la  plupart  de  ses  collègues.  Non,  il 
ne  croyait  pas  à  la  probal)ilité  d'un  conflit  prochain,  ù  moins 
qu'il  ne  fût  provof{ué  par  la  turbulence  française  et  par  les  rodo- 
montades des  soi-disant  patriotes  de  la  ligue.  Et  il  lit  de  M.  de 
Bismarck  un  portrait  à  grands  traits,  un  portrait  à  la  Saint-Simon. 
Ccthojnme-là,  on  ne  voulait  pas  le  comprendre,  parce  qu'on  prête 
toujours  aux  autres  sa  propre  manière  de  penser,  et  qu'on  les 
croit  prêts  à  faire  ce  qu'on  aurait  fait  à  leur  place.  M.  de  Bismarck 
n'était  pas  un  diplomate  faux  et  menteur,  mais  un  franc,  un  bru- 
tal, qui  criait  toujours  la  vérité,  annonçait  toujours  ses  intentions. 
«  .le  veux  la  paix,  »  dit-il.  C'était  vrai,  il  voulait  la  paix,  rien  que 
la  paix,  et  tout  le  prouvait  d'une  façon  aveuglante  depuis  dix-huit 
ans,  tout,  jusqu'à  ses  armements,  jusqu'à  ses  alliances,  jus([u'à 
ce  faisceau  de  peuples  unis  contre  notre  impétuosité.  M.  de  Guil- 
Icroj'  conclut  d'un  ton  profond,  convaincu  :  «  C'est  un  grand 
liomme,  un  très  grand  hommf  qui  désire  la  tranquillité,  mais  qui 
croit  seulement  aux  menaces  et  aux  moyens  violents  pour  l'obtenir. 
I']n  somme.  Messieurs,  un  grand  barbare.  » 

—  Qui  veut  la  fin  veut  les  moyens,    reprit  M.  de  Musadicu.  Je 


FORT  COMME  LA  MORT  377 

VOUS  accorde  volontiers  qu'il  adoi'e  la  paix  si  vous  me  concédez 
qu'il  a  toujours  envie  de  faire  la  guerre  pour  l'obtenir.  C'est. là 
d'ailleurs  une  vérité  indiscutable  et  phénoménale  :  on  ne  fait  la 
guerre  en  ce  monde  que  pour  avoir  la  paix  ! 

Un  domestique  annonçait  :  —  Madame  la  duchesse  de  Morte- 
main. 

Dans  les  deux  battants  de  la  porte  ouverte,  apparut  une  grande 
et  forte  femme,  qui  entra  avec  autorité. 

Guilleroy,  se  précipitant,  lui  baisa  les  doigts  et  demanda  : 

—  Comment  allez- vous.  Duchesse  ? 

Les  deux  autres  hommes  la  saluèrent  avec  une  certaine  familia- 
rité distinguée,  car  la  duchesse  avait  des  façons  d'être  cordiales 
et  brusques. 

Veuve  du  général  duc  de  Mortemain,  mère  d'une  fille  unique 
mariée  au  prince  de  Saba,  fille  du  marquis  de  Farandal,  de 
grande  origine  et  royalement  riche,  elle  recevait  dans  son  hôtel 
de  la  rue  de  Varenne  toutes  les  notoriétés  du  monde  entier,  qui 
se  rencontraient  et  se  complimentaient  chez  elle.  Aucune  Altesse 
ne  traversait  Paris  sans  dîner  à  sa  table,  et  aucun  homme  ne 
pouvait  faire  parler  de  lui  sans  qu'elle  eût  aussitôt  le  désir  de 
le  connaître.  Il  fallait  qu'elle  le  vît,  qu'elle  le  fît  causer,  qu'elle 
le  jugeât.  Et  cela  l'amusait  beaucoup,  agitait  sa  vie,  alimen- 
tait cette  flamme  de  cmnosité  hautaine  et  bienveillante  qui  brûlait 
en  elle. 

Elle  s'était  à  peine  assise,  quand  le  même  domestique  cria:  — 
Monsieur  le  baron  et  madame  la  baronne  de  Corbelle. 

Ils  étaient  jeunes,  le  baron  chauve  et  gros,  la  baronne  fluette, 
élégante,  très  brune. 

Ce  couple  avait  une  situation  spéciale  dans  l'aristocratie  fran- 
çaise, due  uniquement  au  choix  scrupuleux  de  ses  relations.  De 
petite  noblesse,  sans  valeur,  sans  esprit,  mû  dans  tous  ses  actes 
par  un  amour  immodéré  de  ce  qui  est  sélect,  comme  il  faut  et 
distingué,  il  était  parvenu,  à  force  de  hanter  uniquement  les 
maisons  les  plus  princières,  à  force  de  montrer  ses  sentiments 
royalistes,  pieux,  corrects  au  suprême  degré,  à  force  de  respecter 
tout  ce  qui  doit  être  respecté,  de  mépriser  tout  ce  qui  doit  être 
méprisé,  de  ne  jamais  se  tromper  sur  un  point  des  dogmes  mon- 
dains, de  ne  jamais  hésiter  sur  un  détail  d'étiquette,  à  passer 
aux  yeux  de  beaucoup  pour  la  fine  fleur  du  high  life.  Son  opinion 
formait  une  sorte  de  code  du  comme  il  faut,  et  sa  présence  dans 


3/8  LA  LEGTURK 

une  maison  constituait  paur  elle  un  vrai  titre  d'honorabililc. 
J>es  Corbelle  étaient  parents  du  comte  de  Guilleroy. 

—  Eh  bien,  dit  la  duchesse  étonnée,  et  votre  femme? 

—  Un  instant,  un  petit  instant,  demanda  le  comte.  Il  y  a  une 
surprise,  elle  va  venir. 

Quand  M™«  de  Guilleroy,  mariée  depuis  un  mois,  avait  fait  son 
entrée  dans  le  monde,  elle  fut  présentée  à  la  duchesse  de  Morte- 
main,  qui  tout  de  suite  l'aima,  l'adonta,  la  patronna. 

Depuis  vingt  ans,  cette  amitié  ne  s'était  point  démentie,  et 
quand  la  duchesse  disait  «  ma  petite  »,  on  entendait  encore  en 
sa  voix  l'émotion  de  cette  toipiade  subite  et  persistante.  C'est  chez 
ell<'  qu'avait  eu  lieu  la  rencontre  du  peintre  et  delà  comtesse. 

Musadieu  s'était  approché,  il  demanda  : 

—  La  duchesse  a-t-elle  été  voir  l'exposition  des  Intem- 
pérants ? 

—  Non,  qu'est-ce  que  c'est? 

—  Un  groupe  d'artistes  nouveaux,  des  impressionnistes  ù  l'état 
d'ivresse.  Il  y  en  a  deux  très  forts. 

La  grande  dame  murmura  avec  dédain  : 

—  Je  n'aime  pas  les  plaisanteries  de  ces  messieurs. 
Autoritaire,  brusque,  n'admettant  guère  d'autre  opinion  que  la 

sienne,  fondant  la  sienne  uniquement  sur  la  conscience  de  sa 
situation  sociale,  considérant,  sans  bien  s'en  i-endre  compte,  les 
artistes  et  les  savants  comme  des  mercenaires  intelligents,  char- 
gés par  Dieu  d'amuser  les  gens  du  monde  ou  de  leur  rendre  des 
s(M"vices,  elle  ne  donnait  d'autre  base  àsesjugementsque  le  degré 
(rétonnemcnt  et  de  plaisir  irraisonné  que  lui  procurait  la  vue 
d'une  chose,  la  lecture  d'un  livre  ou  le  récit  d'une  découverte. 

Grande,  forte,  lourde,  rouge,  parlant  haut,  elle  passait  pour 
avoir  grand  air  parce  que  rien  ne  la  troublait,  qu'elle  osait  tout 
dire  et  protégeait  le  monde  entier,  les  princes  détrônés,  par  ses 
réceptions  en  leur  honneur,  et  même  le  Tout-Puissant  par  ses 
largesses  au  clergé  et  ses  dons  aux  églises. 

Musadieu  reprit  : 

—  La  duchesse  sait-elle  ({u'on  croit  avoir  arrêté  l'assassin  de 
Marie  Landjourg? 

Son  intérêt  s'éveilla  brusquement,  et  elle  répondit? 

—  Non,  racontez-moi  ça  ! 

Et  il  narra  les  détails.  Haut,  très  maigre,  i)ortant  un  gilet 
blanc,  de  petits  diamants  comme  boutons  de  chemise,  il  parlait 


FORT  COMME  LA  MORT  379 

sans  gestes,  avec  un  air  correct  qui  lui  tiermettait  de  dire  les 
choses  très  osées  dont  il  avait  la  spécialité.  Fort  myope,  il  sem- 
blait, malgré  son  pince-nez,  ne  jamais  voir  personne,  et  quand  il 
s'asseyait,  on  eût  dit  que  toute  l'ossature  de  son  corps  se  courbait 
suivant  la  forme  du  fauteuil.  Son  torse  plié  devenait  tout  petit, 
s'affaissait  comme  si  la  colonne  vertébrale  eût  été  en  caoutchouc  ; 
ses  jambes  croisées  l'une  sur  l'autre  semblaient  deux  rubans  en- 
roulés, et  ses  longs  bras  retenus  par  ceux  du  siège,  laissaient 
pendre  des  mains  pâles,  aux  doigts  interminables.  Ses  cheveux 
et  sa  moustache  teints  artistement,  avec  des  mèches  blanches 
habilement  oubliées,  étaient  un  sujet  de  plaisanterie  fréquent. 

Comme  il  expliquait  à  la  duchesse  que  les  bijoux  de  la  fille 
publique  assassinée  avaient  été  donnés  en  cadeau,  par  le  meur- 
trier présumé,  à  une  autre  créature  de  mœurs  légères,  la  porte  du 
grand  salon  s'ouvrit  de  nouveau,  toute  grande,  et  deux  femmes 
en  toilette  de  dentelle  blanche,  blondes,  dans  une  crème  de  ma- 
lines,  se  ressemblant  comme  deux  sœurs  d'âge  très  différent, 
l'une  un  peu  trop  mûre,  l'autre  un  peu  trop  jeune,  l'une  un  peu 
trop  forte,  l'autre  un  peu  trop  mince,  s'avancèrent  en  se  tenant 
par  la  taille  et  en  souriant. 

On  cria,  on  applaudit.  Personne,  sauf  Olivier  Bertin,  ne  savait 
le  retour  d'Annette  de  Guilleroy,  et  l'apparition  de  la  jeune  fille 
à  côté  de  sa  mère  qui,  d'un  peu  loin,  semblait  presque  aussi 
fraîche  et  même  plus  belle,  car,  fleur  trop  ouverte,  elle  n'avait 
pas  fini  d'être  éclatante,  tandis  que  l'enfant  à  peine  épanouie, 
commençait  seulement  à  être  jolie,  les  fit  trouver  charmantes 
toutes  les  deux. 

La  duchesse  ravie,  battant  des  mains,  s'exclamait: 

—  Dieu  !  qu'elles  sont  ravissantes  et  amusantes  l'une  à  côté  de 
l'autre  !  R,egardez  donc,  Monsieur  de  Musadieu,  comme  elles  se 
ressemblent  ! 

On  comparait  ;  deux  opinions  se  formèrent  aussitôt.  D'après 
Musadieu,  les  Corbelle  et  le  comte  de  Guilleroy,  la  comtesse  et 
sa  fille  ne  se  ressemblaient  que  par  le  teint,  les  cheveux,  et  sur- 
tout les  yeux  qui  étaient  tout  à  fait  les  mêmes,  également  tachetés 
de  points  noirs,  pareils  à  des  minuscules  gouttes  d'encre  tom- 
bées sur  l'iris  bleu.  Mais  d'ici  peu,  quand  la  jeune  fille  serait  de- 
venue une  femme,  elles  ne  se  ressembleraient  presque  plus. 

D'après  la  duchesse,  au  contraire,  et  d'après  Olivier  Bertin, 


380  LA  LECTURE 

elles  étaient  en  tout  semblables,  et  seule  la  différence  d'âge  les 
faisait  paraître  différentes. 
Le  peintre  disait  : 

—  Est-elle  changée,  depuis  trois  ans  ?  Je  ne  l'aurais  pas  re- 
connue, je  ne  vais  plus  oser  la  tutoyer. 

La  comtesse  se  mit  à  rire. 

—  Ah  !  par  exemple  !  Je  voudrais  bien  vous  voir  dire  (.<  vous  » 
à  Annette. 

La  jeune  fille,  dont  la  future crànerie  apparaissait  sous  des 
airs  timidement  espiègles,  reprit  : 

—  C'est  moi  qui  n'oserai  plus  dire  «  tu  »  à  M.  Bertin. 
Sa  mère  sourit. 

—  Garde  cette  mauvaise  habitude,  je  te  la  permets.  Vous  re- 
ferez vite  connaissance. 

Mais  Annette  remuait  la  tête.  ^ 

—  Non,  non.  Ça  me  gênerait. 

La  duchesse,  l'ayant  embrassée,  l'examinait  en  coimaisscusc 
intéressée. 

—  Voyons,  petite,  regarde-moi  bien  en  face.  Oui,  tu  as  tout  à 
fait  le  môme  regard  que  ta  mère  ;  tu  seras  pas  mal  dans  quelque 
temps,  quand  tu  auras  pris  du  brillant.  Il  faut  engraisser,  pas 
beaucoup,  mais  un  peu  ;  tu  es  maigrichonne. 

La  comtesse  s'écria  : 

—  Oh  !  ne  lui  dites  pas  cela. 

—  Et  pourquoi  ? 

—  C'est  si  agréable  d'être  inince  !  Moi  je  vais  me  faire 
maigrir. 

Mais  M"'"  de  Mortcmain  se  fâcha,  oubliant,  dans  la  vivacité  de 
.sa  colère,  la  présence  d'une  fdlctte. 

—  Ah  toujours  !  vous  en  êtes  toujours  à  la  mode  des  os,  parce 
qu'on  les  habille  mieux  que  la  chair.  Moi  je  suis  de  la  génération 
«les  femmes  grasses  !  Aujourd'hui  c'est  la  génération  des  femmes 
maigres  !  Ça  me  fait  jjensor  aux  vaches  d'Egypte.  Je  ne  com- 
prends pas  les  hommes,  par  exenq)le,  qui  ont  l'air  d'admirer  vos 
carcasses.  De  notre  temps,  ils  demandaient  mieux. 

Elle  .se  tut  au  milieu  des  sourires,  puis  reprit  : 

—  Regarde  ta  maman,  petite,  elle  est  très  bien,  juste  à  point, 
imite-la. 

On  passait  dans  la  salle  à  manger.  Lorsqu'on  fut  assis,  Musa- 
dieu  reprit  la  discussion. 


FORT  COMME  LA  MORT  381 

—  Moi,  je  dis  que  les  hommes  doivent  être  maigres,  parce 
qu'ils  sont  faits  pour  des  exercices  qui  réclament  de  l'adi-esse  et 
de  l'agilité,  incompatibles  avec  le  ventre.  Le  cas  des  femmes  est 
un  peu  différent.  Est-ce  pas  votre  avis,  Corbelle  ? 

Corbelle  fut  perplexe,  la  duchesse  étant  forte,  et  sa  propre 
femme  plus  que  mince  I  Mais  la  baronne  vint  au  secours  de  son 
mari,  et  résolument  se  prononça  pour  la  sveltesse.  L'année 
d'avant,  elle  avait  dû  lutter  contre  un  commencement  d'embon- 
point, qu'elle  domina  très  vite. 

M"'*  de  Guilleroy  demanda  : 

—  Dites  comment  vous  avez  fait. 

Et  la  baronne  expliqua  la  méthode  employée  par  toutes  les 
femmes  élégantes  du  jour.  On  ne  buvait  pas  en  mangeant.  Une 
heure  après  le  repas  seulement,  on  se  permettait  une  tasse  de  thé, 
très  chaud,  brCdant.  Cela  réussissait  à  tout  le  monde.  Elle  citait 
des  exemples  étonnants  de  grosses  femmes,  devenues,  en  trois 
mois,  plus  fines  que  des  lames  de  couteau.  La  duchesse  exaspérée 
s'écria  : 

— •  Dieu!  que  c'est  bête  de  se  torturer  ainsi  !  Vous  n'aimez  rien, 
mais  rien,  pas  même  le  Champagne.  Voyons,  Bertin,  vous  qui 
êtes  artiste,  qu'en  pensez-vous  ? 

—  Mon  Dieu,  Madame,  je  suis  peintre,  je  drape,  ça  m'est 
égal!  Si  j'étais  sculpteur,  je  me  plaindrais. 

—  Mais  vous  êtes  homme,  que  préférez-vous  ? 

—  Moi?... une... élégance  un  peu  nourrie,  ce  que  ma  cuisinière 
appelle  un  bon  petit  poulet  de  grain.  Il  n'est  pas  gras,  il  est  plein 
et  fin. 

La  comparaison  fit  rire  ;  mais  la  comtesse  incrédule  regardait 
sa  fille  et  murmurait  : 

—  Non,  c'est  très  gentil  d'être  maigre,  les  femmes  qui  restent 
maigres  ne  vieillissent  pas. 

Ce  point-là  fut  encore  discuté  et  partagea  la  société.  Tout  le 
monde,  cependant,  se  trouva  à  peu  près  d'accord  sur  ceci  : 
qu'une  personne  très  grasse  ne  devait  pas  maigrir  trop  vite. 

Cette  observation  donna  lieu  à  une  revue  des  femmes  connues 
dans  le  monde  et  à  de  nouvelles  contestations  sur  leur 
grâce,  lem*  chic  et  leur  beauté.  Musadieu  jugeait  la  blonde 
marquise  de  Lochrist  incomparablement  charmante,  tandis  que 
Bertin  estimait  sans  rivale  M'^'^  Mandelière,  brune,  avec  son  front 


582  LA  LECTURE 

lias,  ses  yeux  sombres  et  sa  bouche  un  peu  grande,  où  ses  dents 
semblaient  luire. 

Il  était  assis  à  côté  de  la  jeune  fdle,  et  tout  à  coup,  se  tournant 
vers  elle  : 

—  Écoute  bien,  Nanette.  Tout  ce  que  nous  disons  là,  tu  l'en- 
tendras répéter  au  moins  une  îoh  par  semaine,  jusqu'à  ce  que 
tu  sois  vieille.  En  huit  jours  tu  sauras  par  cœur  tout  ce  qu'on  pense 
dans  le  monde,  sur  la  politique,  les  femmes,  les  pièces  de  théâtre 
et  le  reste.  Il  n'y  aura  qu'à  changer  les  noms  des  gens  ou  les 
titres  des  œuvres  de  temps  en  temps.  Quand  tu  nous  auras 
tous  entendus  exposer  et  défendre  notre  opinion,  tu  choisiras 
paisiblement  la  tienne  parmi  celles  qu'on  doit  avoir,  et  puis 
tu  n'auras  plus  besoin  de  penser  à  rien,  jamais  ;  tu  n'auras  qu'à 
te  reposer. 

La  petite,  sans  répondre,  leva  sur  lui  un  œil  malin,  où  vivait 
une  intelligence  jeune,  alerte,  tenue  en  laisse  et  prête  à  partir. 

Mais  la  duchesse  et  Musadieu,  qui  jouaient  aux  idées  comme 
on  joue  à  la  balle,  sans  s'apercevoir  qu'ils  se  renvoyaient  tou- 
jours les  mêmes,  protestèrent  au  nom  de  la  pensée  et  de  l'activité 
humaines. 

Alors  Bertin  s'efforça  de  démontrer  combien  l'intclliiïence  des 
gens  du  monde,  même  les  plus  instruits,  est  sans  valeur,  sans 
nourriture  et  sans  portée,  combien  leurs  croyances  sont  pauvre- 
ment fondées,  leur  attention  aux  choses  de  l'esprit  faible  et  indif- 
férente, leurs  goûts  sautillants  et  douteux. 

i^aisi  par  un  de  ces  accès  d'indignation  à  moitié  vrais,  à  moitié 
factices,  que  provoque  d'abord  le  désir  d'être  éloquent,  et  tpi'é- 
chauffe  tout  à  coup  un  jugement  clair,  ordinairement  obscurci 
par  la  bienveillance,  il  montra  comment  les  gens  qui  ont  pour 
unique  occupation  dans  la  vie  de  faire  des  visites  et  de  dîner  en 
ville,  se  trouvent  devenir,  par  une  irrésistible  fatalité,  des  êtres 
légers  et  gentils,  mais  banals,  qu'agitent  vaguement  des  soucis, 
des  croyances  et  des  appétits  superliciels. 

Il  montra  que  rien  chez  eux  n'est  profond,  ardent,  sincère,  que 
leur  culture  intellectuelle  étant  nulle,  et  leur  érudition  un  simple 
vernis,  ils  demeurent,  en  somme,  des  mannequins  qui  donnent 
l'illusion  et  font  les  gestes  d'êtres  d'élite  qu'ils  ne  sont  pas.  Il 
prouva  que  les  frêles  racines  de  leurs  instincts  ayant  poussé 
dans  les  conventions,  et  non  dans  les  réalités,  ils  n'aiment  rien 
véritablement,  que  le  luxe  même  de  leur  existence  est  une  satis- 


FOUT  COMME  LA  MORT  383 

faction  de  vanité  et  non  l'apaisement  d'un  besoin  raffiné  de  leur 
corps,  car  on  mange  mal  chez  eux,  on  y  boit  de  mauvais  vins 
payés  fort  chers. 

—  Ils  vivent,  disait-il,  à  côté  de  tout,  sans  rien  voir  et  rien 
pénétrer  à  côté  de  la  science  qu'ils  ignorent  ;  à  côté  do  la  nature 
qu'ils  ne  savent  pas  regarder  ;  à  côté  du  bonheur,  car  ils  sont 
impuissants  à  jouir  ardemment  de  rien  ;  à  côté  de  la  beauté  du 
monde  ou  de  la  beauté  de  l'art,  dont  ils  parlent  sans  l'avoir  décou- 
verte, et  même  sans  y  croire,  car  ils  ignorent  l'ivresse  de  goûter 
aux  joies  de  la  vie  et  de  l'intelligence.  lis  sont  incapables  de  s'atta- 
cher à  une  chose  jusqu'à  l'aimer  uniquement,  de  s'intéresser  à 
rien  jusqu'à  être  illuminés  par  le  bonheur  de  comprendre. 

Le  baron  de  Corbelle  crut  devoir  prendre  la  défense  de  la 
bonne  compagnie. 

Il  le  fit  avec  des  arguments  inconsistants  et  irréfutables,  de  ces 
arguments  qui  fondent  devant  la  raison  comme  la  neige  au  feu, 
et  qu'on  ne  peut  saisir,  des  arguments  absurdes  et  triomphants 
de  curé  de  campagne  qui  démontre  Dieu.  Il  compara,  pour  finir, 
les  gens  du  monde  aux  chevaux  de  course  qui  ne  servent  à  rien, 
à  vrai  dire,  mais  qui  sont  la  gloire  de  la  race  chevaline. 

Bei'tin,  gêné  devant  cet  adversaire,  gardait  maintenant  un 
silence  dédaigneux  et  poli.  Mais,  soudain,  la  bêtise  du  baron 
l'irrita,  et  interrompant  adroitement  son  discours,  il  raconta,  du 
lever  jusqu'au  coucher,  sans  rien  omettre,  la  vie  d'un  homme  bien 
élevé. 

Tous  les  détails  finement  saisis  dessinaient  une  silhouette  irré- 
sistiblement comique.  On  voyait  le  monsieur  habillé  par  son  valet 
de  chambre,  exprimant  d'abord  au  coiffeur  qui  venait  le  raser 
quelques  idées  générales,  puis,  au  moment  de  la  promenade 
matinale,  interrogeant  les  palefreniers  sur  la  santé  des  chevaux, 
puis  trottant  par  les  allées  du  bois,  avec  l'unique  souci  de  saluer 
et  d'être  salué,  puis  déjeunant  en  face  de  sa  femme,  sortie  en 
coupé  de  son  côté,  et  ne  lui  parlant  que  pour  énumérer  le  nom 
des  personnes  aperçues  le  matin,  puis  allant  jusqu'au  soir,  de 
salon  en  salon,  se  retremper  l'intelligence  dans  le  commerce  de 
ses  semblables,  et  dînant  chez  un  prince  où  était  discutée  l'atti- 
tude de  l'Europe,  pour  finir  ensuite  la  soirée  au  foyer  de  la  danse, 
à  l'Opéra,  où  ses  timides  prétentions  de  viveur  étaient  satisfaites 
innocemment  par  l'apparence  d'un  mauvais  lieu. 


384  LA  LECTURE 

Le  portrait  était  si  juste^ sans  que  l'ironie  en  fût  blessante  pour 
personne,  qu'un  rire  courait  autour  de  la  table. 

La  duchesse,  secouée  par  une  gaieté  retenue  de  grosse  per- 
sonne, avait  dans  la  poitrine  de  petites  secousses  discrètes.  Elle 
dit  enfin  : 

—  Non,  vraiment,  c'est  trop  drôle,  vous  me  ferez  mourir  de 
rire. 

Berlin,  très  excité,  riposta  : 

—  Oh  !  Madame,  dans  le  monde  on  ne  meurt  pas  de  rire.  C'est 
à  peine  si  on  rit.  On  a  la  complaisance,  par  bon  goût,  d'avoir  l'air 
de  s'amuser  et  de  faire  semblant  de  rire.  On  imite  assez  bien  la 
grimace,  on  ne  fait  jamais  la  chose.  Allez  dans  les  théâtres  popu- 
laires, vous  verrez  rire.  Allez  chez  les  bourgeois  qui  s'amusent, 
vous  verrez  rire  jusqu'à  la  suffocation  !  Allez  dans  les  chambrées 
de  soldats,  vous  verrez  des  hommes  étranglés,  les  yeux  pleins 
de  larmes,  se  tordre  sur  leur  lit  devant  les  farces  d'un  loustic. 
Mais  dans  nos  salons  on  ne  rit  pas.  Je  vous  dis  qu'on  fait  le  simu- 
lacre de  tout,  mémo  du  rire. 

Musadieu  l'arrêta  : 

—  Permettez  ;  vous  êtes  sévère  !  Vous-même,  mon  cher,  il  me 
semble  pourtant  que  vous  ne  dédaignez  pas  ce  monde  que  vous 
raillez  si  bien. 

Bertin  sourit. 

—  Moi,  je  l'aime. 

—  Mais  alors  ? 

—  Je  me  méprise  un  peu  conmie  un  métis  de  race  douteuse. 

—  Tout  cela,  c'est  de  la  pose,  dit  la  duchesse. 

Et  comme  il  se  défendait  de  poser,  elle  termina  la  discussion 
en  déclarant  que  tous  les  artistes  aimaient  à  faire  prendre  aux 
gens  des  vessies  pour  des  lanternes. 

La  conversation,  alors,  devint  générale,  effleura  tout,  banale 
et  douce,  amicale  et  discrète,  et,  comme  le  dîner  touchait  à  sa  fin, 
la  comtesse,  tout  à  coup,  s'écria,  en  montrant  ses  verres  pleins 
devant  elle  : 

—  Eh  bien,  je  n'ai  rien  bu,  rien,  pas  une  goutte,  nous  verrons 
si  je  maigrirai. 

La  duchesse,  furieuse,  voulut  la  forcer  à  avaler  une  gorgée  ou 
deux  d'eau  minérale  ;  ce  fut  en  vain,  et  elle  s'écria  : 

—  Oh!  la  sotte  !  voilà  que  sa  fille  va  lui  tourner  la  tête.  Je  vous 
en  prie,  Guilleroy,  empêchez  votre  femme  do  faire  cette  folie. 


FORT  COMME  LA  MORT  385 

Le  comte,  en  train  d'expliquer  à  Musadieu  le  système  d'une 
batteuse  mécanique  inventée  en  Amérique,  n'avait  pas  entendu. 

—  Quelle  folie,  duchesse  ? 

—  La  folie  de  vouloir  maigrir. 

Il  jeta  sur  sa  femme  un  regard  bienveillant  et  indifférent. 

—  C'est  que  je  n'ai  pas  pris  l'habitude  de  la  contrarier. 

La  comtesse  s'était  levée  en  prenant  le  bras  de  son  voisin  ;  le 
comte  offrit  le  sien  à  la  duchesse,  et  on  passa  dans  le  grand  salon, 
le  boudoir  du  fond  étant  réservé  aux  réceptions  de  la  journée. 

C'était  une  pièce  très  vaste  et  très  claire.  Sur  les  quatre 
murs,  de  larges  et  beaux  panneaux  de  soie  bleu  pâle  à  dessins 
anciens  enfermes  en  des  encadrements  blancs  et  or  prenaient 
sous  la  lumière  des  lampes  et  du  lustre  une  teinte  lunaire 
douce  et  vive.  Au  milieu  du  principal,  le  portrait  de  la  com- 
tesse par  Olivier  Bertin  semblait  habiter,  animer  l'apparte- 
ment. Il  V  était  chez  lui,  mêlait  à  l'air  même  du  salon  son  sourire 
de  jeune  femme,  la  grâce  de  son  regard,  le  charme  léger  de  ses 
cheveux  blonds.  C'était  d'ailleurs  presque  un  usage,  une  sorte  de 
pratique  d'urbanité,  comme  le  signe  de  croix  en  entrant  dans  les 
églises,  de  complimenter  le  modèle  sur  l'œuvre  du  peintre  chaque 
fois  qu'on  s'arrêtait  devant. 

Musadieu  n'y  manquait  jamais.  Son  opinion  de  connaisseur 
commissionné  par  l'Etat  ayant  une  valeur  d'expertise  légale,  il 
se  faisait  un  devoir  d'affirmer  souvent,  avec  conviction,  la  supé- 
riorité de  cette  peinture. 

—  Vraiment,  dit-il,  voilà  le  plus  beau  portrait  moderne  que  je 
connaisse.  Il  y  a  là-dedans  une  vie  prodigieuse. 

Le  comte  de  Guilleroy,  chez  qui  l'habitude  d'entendre  vanter 
cette  toile  avait  enraciné  la  conviction  qu'il  possédait  un  chef- 
d'œuvre,  s'approcha  pour  renchérir,  et,  pendant  une  minute  ou 
deux,  ils  accumulèrent  toutes  les  formules  usitées  et  techniques 
pour  célébrer  les  qualités  apparentes  et  intentionnelles  de  ce 
tableau. 

Tous  les  yeux,  levés  vers  le  mur,  semblaient  ravis  d'admira- 
tion, et  Olivier  Bertin,  accoutumé  à  ces  éloges,  auxquels  il  ne 
prêtait  guère  plus  d'attention  qu'on  ne  fait  aux  questions  sur  la 
santé,  après  une  rencontre  dans  la  rue,  redressait  cependant  la 
lampe  à  réflecteur  placée  devant  le  portrait  pour  l'éclairer,  le 
domestique  l'ayant  posée,  par  négligence,  un  peu  de  travers. 
ECT.  —  52  IX  —  25 


886  LA  LECTURE 

Puis  on  s'assit,  et  le  -comte  s'étant  approché  de  la  duchesse, 
elle  lui  dit  : 

—  Je  crois  que  mon  neveu  va  venir  me  chercher  et  vous  deman- 
der une  tasse  de  thé. 

Leurs  désirs,  depuis  quelque  temps,  s'étaient  rencontrés  et 
devinés,  sans  qu'ils  se  les  fussent  encore  confiés,  même  par  des 
sous-entendus. 

Le  frère  de  la  duchesse  de  Mortemain,  le  marquis  de  Faranda), 
après  s'être  entièrement  ruiné  au  jeu,  était  mort  d'une  chute  de 
cheval,  en  laissant  une  veuve  et  un  fils.  Agé  maintenant  do  vingt- 
huit  ans,  ce  jeune  homme,  un  des  plus  convoités  meneurs  de  cotil- 
lon d'Europe,  car  on  le  faisait  venir  parfois  à  Vienne  et  à  Londres 
pour  couronner  par  des  tours  de  valse  des  bals  princiers,  bien 
qu'à  peu  près  sans  fortune,  demeurait  par  sa  situation,  par  sa 
famille,  par  son  nom,  par  ses  parentés  presque  royales,  un  des 
hommes  les  plus  recherchés  et  les  plus  enviés  de  Paris. 

Il  fallait  affermir  cette  gloire  trop  jeune,  dansante  et  sportive, 
et  après  un  mariage  riche,  très  riche,  remplacer  les  succès  mon- 
dains par  des  succès  politiques.  Dès  qu'il  serait  député,  le  mar- 
quis deviendrait,  par  ce  seul  fait,  une  des  colonnes  du  trône  futur, 
un  des  conseillers  du  roi,  un  des  chefs  du  parti. 

La  duchesse,  bien  renseignée,  connaissait  l'énorme  fortune  du 
comte  de  Guiileroy.  thésaurisateur  prudent,  logé  dans  un  simple 
appartement  quand  il  aurait  pu  vivre  en  grand  seigneur  dans  un 
des  plus  beaux  hôtels  de  Paris.  Elle  savait  ses  spéculations  tou- 
jours heureuses,  son  flair  subtil  de  financier,  sa  participation  aux 
affaires  les  plus  fructueuses  lancées  depuis  dix  ans,  et  elle  avait 
eu  la  pensée  de  faire  épouser  à  son  neveu  la  fille  du  député  nor- 
mand, à  qui  ce  mariage  donnerait  une  influence  prépondérante 
dans  la  société  aristocratique  de  l'entourage  des  princes,  riuille- 
roy,  qui  avait  fait  un  mariage  riche  et  multiplié  par  son  adresse 
une  belle  fortune  personnelle,  couvait  maintenant  d'autres  ambi- 
tions. 

Il  croyait  au  retour  du  roi  et  voulait,  ce  jour-là,  être  en  mesure 
de  profiter  de  cet  événement  de  la  façon  la  plus  complète. 

Simple  député,  il  ne  comptait  pas  pour  grand'chose.  Beau-porc 
du  marcpiis  de  Farandal,  dont  les  aïeux  avaient  été  les  familiers 
fidèles  et  préférés  de  la  maison  royale  de  France,  il  montait  au 
premier  rang. 

L'amitié  de  la  duchesse  pour  sa  femme  prêtait  en  outre  à  cette 


FORT  COMME  LA  MORT  887 

union  un  caractère  d'intimité  très  précieux,  et  par  crainte  qu'une 
autre  jeune  fille  se  rencontrât  qui  plût  subitement  au  marquis,  il 
avait  fait  revenir  la  sienne  afin  de  hâter  les  événements. 

M""*  de  Mortemain,  pressentant  ses  projets  et  les  devinant,  y 
pi'ètait  une  complicité  silencieuse,  et,  ce  jour-là  même,  bien  qu'elle 
n'eût  pas  été  prévenue  du  brusque  retour  de  la  jeune  fille,  elle 
avait  engagé  son  neveu  à  venir  chez  les  Guilleroy,  afin  de  l'ha- 
bituer, peu  à  peu,  à  entrer  souvent  dans  cette  maison. 

Pour  la  première  fois,  le  comte  et  la  duchesse  parlèrent  à  mots 
couverts  de  leurs  désirs,  et  en  se  quittant,  un  traité  d'alliance 
était  conclu. 

On  riait  à  l'autre  bout  du  salon.  M.  de  Musadieu  racontait 
à  la  baronne  de  Corbelle  la  présentation  d'une  ambassade  nègre 
au  Président  de  la  République,  quand  le  marquis  de  Farandal 
fut  annoncé. 

Il  parut  sur  la  porte  et  s'arrêta.  Par  un  geste  de  bras  rapide  et 
familier,  il  posa  un  monocle  sur  son  œil  droit,  l'y  laissa  comme 
pour  reconnaître  le  salon  où  il  pénétrait,  mais  pour  donner  peut- 
être,  aux  gens  qui  s'y  trouvaient^  le  temps  de  le  voir,  et  pour 
mai-quer  son  entrée.  Puis,  par  un  imperceptible  mouvement  de 
la  joue  et  du  sourcil,  il  laissa  retomber  le  morceau  de  verre  au 
bout  d'un  cheveu  de  soie  noire,  et  s'avança  vivement  vers  M"*  de 
Guilleroy,  dont  il  baisa  la  main  tendue,  en  s'inclinant  très  bas.  Il 
en  fit  autant  pour  sa  tante,  puis  il  salua  en  serrant  les  autres 
mains,  pliant  de  l'un  à  l'autre  avec  une  élégante  aisance. 

C'était  un  grand  garçon  à  moustaches  rousses,  un  peu  chauve 
déjà,  taillé  en  officier,  avec  des  allures  anglaises  de  sportman. 
On  sentait,  à  le  voir,  un  de  ces  hommes  dont  tous  les  membres 
sont  plus  exercés  que  la  tête,  et  qui  n'ont  d'amour  que  pour  les 
choses  où  se  développent  la  force  et  l'activité  physiques.  Il  était 
instruit  pourtant,  car  il  avait  appris  et  il  apprenait  encore  chaque 
jour,  avec  une  grande  tension  d'esprit,  tout  ce  qu'il  lui  serait 
utile  de  savoir  plus  tard  :  l'histoire,  en  s'acharnant  sur  les  dates 
et  en  se  méprenant  sur  les  enseignements  des  faits,  et  les  no- 
tions élémentaires  d'économie  politique  nécessaires  à  un  député, 
l'A  B  G  de  la  sociologie  à  l'usage  des  classes  dirigeantes. 

Musadieu  l'estimait,  disant  :  «  Ce  sera  un  homme  de  valeur.  » 
Bertin  appréciait  son  adresse  et  sa  vigueur.  Ils  allaient  à  la 
même  salle  d'armes,  chassaient  ensemble  souvent,  et  se  rencon- 
traient à  cheval  dans  les  allées  du  bois.  Entre  eux  était  donc  née 


388  LA  LECTURE 

une  sympathie  de  goûts  communs,  cette  franc-maçonnerie  in- 
stinctive que  crée  entre  deux  hommes  un  sujet  de  conversation 
tout  trouvé,  agréable  à  l'un  comme  à  l'autre. 

Quand  on  présenta  le  marquis  à  Annette  de  Guilleroy,  il  eut 
brusquement  le  soupçon  des  combinaisons  de  sa  tante,  et, 
après  s'être  incliné,  il  la  parcourut  d'un  regard  rapide  d'ama- 
teur. 

Il  la  jugea  gentille,  et  surtout  pleine  de  promesses,  car  il  avait 
tant  conduit  de  cotillons  qu'il  s'y  connaissait  en  jeunes  filles,  et 
pouvait  prédire  presque  à  coup  sûr  l'avenir  de  leur  beauté,  comme 
un  expert  qui  goûte  un  vin  trop  vert. 

Il  échangea  seulement  avec  elle  quelques  phrases  insigni- 
fiantes, puis  s'assit  auprès  de  la  baronne  de  Corbelle,  afin  de 
potiner  à  mi-voix. 

On  se  retira  de  bonne  heure,  et  quand  tout  le  monde  fut  parti, 
l'enfant  couchée,  les  lampes  éteintes,  les  domestiques  remontés 
en  leurs  chambres,  le  comte  de  Guilleroy,  marchant  à  travers  le 
salon,  éclairé  seulement  par  deux  bougies,  retint  longtemps  la 
comtesse  ensommeillée  sur  un  fauteuil,  pour  développer  ses 
espérances,  détailler  l'attitude  à  garder,  prévoir  toutes  les  com- 
binaisons, les  chances  et  les  précautions  à  prendre. 

Il  était  tard  quand  il  se  retira,  ravi  d'adleurs  de  sa  soirée,  et 
murmurant  : 

—  Je  crois  bien  que  c'est  une  affaire  faite. 

Guy  DE   Maupassant. 
{A  suivre.) 


LE   COQUILLAGE 


Jo^au  de  l'Océan,  gracieux  coquillage 
Qui  semblés  le  berceau  d'un  lutin  de  la  mer, 
Ou  l'esquif  échoué  d'une  Ondine  en  voyage, 
C'est  donc  ici  que  t'a  jeté  le  flot  amer  ! 

Pourquoi?  Tu  ne  le  sais.  Sur  la  grève  sonore 
Tu  gis,  taché  de  sable  et  d'un  limon  impur  ; 
Et  l'on  peut  voir  à  peine,  inerte  madrépore, 
Luire  encor  tes  contours  d'or,  de  nacre  et  d'azur. 

Mais  tu  vis!  Je  t'écoute...  Il  me  semble,  ô  merveille  ! 
Que  ton  sein  agité  résonne  entre  mes  doigts  ; 
J'entends  s'en  exhaler,  en  approchant  l'oreille, 
De  plaintives  clameurs,  des  sons  confus,  des  voix. 

J'écoute  de  plus  près  :  une  rumeur  profonde 
Domine  incessamment  le  chant  triste  ou  joyeux, 
Et  dans  ton  sein  étroit,  c'est  l'Océan  qui  gronde, 
Qui  gronde  continu,  sourd  et  mystérieux. 

Reste  là  sur  le  bord,  buccin  aux  longs  murmures  ; 
Le  flux  t'a  porté  là  :  le  reflux  t'y  prendra  ; 
La  vague  en  t'emportant  lavera  tes  souillures 
Et  dans  l'immensité  profonde  te  perdra  ! 

Ah  !  l'homme  est  comme  toi,  pauvre  perle  marine, 
Jeté  par  une  vague  au  terrestre  élément, 
Et  quand  il  penche  aussi  son  front  sur  sa  poitrine, 
Mille  voix  de  son  cœur  montent  confusément... 

Hélas  !  et  comme  toi,  sur  son  triste  rivage 
Il  attend,  tout  souillé  de  limon  et  souffrant, 
Que  le  reflux  le  prenne  à  la  terrestre  plage, 
Et  l'emporte  à  jamais  dans  l'éternel  courant  ! 

Louis  Ratisbonne. 


MARCEL 


(1) 


IX 

Marcel  retomba  dans  son  agitation  et  clans  ses  perplexités.  Il 
y  avait  certainement  de  la  folie  dans  la  situation  de  son  esprit  et 
de  son  cœur.  Cependant  il  ne  faut  pas  condamner  Marcel  sans 
chercher  s'il  n'y  avait  pas  un  peu  de  raison  dans  sa  déraison. 

Le  jour  où  un  homme  a  trente  ans,  il  arrive  à  une  époque  cri- 
tique et  décisive  de  sa  vie.  Sa  jeunesse  est  finie.  Il  peut,  il  est 
vrai,  la  prolonger  contre  la  nature  :  il  peut  se  persuader  à  lui- 
mOme  que  les  plaisirs  et  les  amours  faciles  ne  lui  ont  pas  encore 
donné  tout  ce  qui  est  en  eux.  Au  lieu  de  s'attacher  sérieusement 
à  une  femme  ou  à  une  maîtresse,  il  peut  continuer  à  chercher 
des  maîtresses  parmi  les  femmes.  Il  est  des  jeunes  gens  de 
soixante  ans  que  ce  triste  métier  n'a  pas  encore  découragés  ;  ils 
luttent  péniblement  contre  la  vieillesse  et  contre  le  ridicule  ;  c'est 
d'eux  que  Joubcrt  a  pu  dire  :  «  Le  châtiment  de  ceux  qui  ont 
trop  aimé  les  femmes  est  de  les  aimer  toute  leur  vie.  » 

Cette  pensée  si  juste  et  si  profonde  peut  se  retourner  contre 
d'autres  hommes  qui  se  mettent  également  hors  la  nature.  On 
peut  dire  que  le  châtiment  de  ceux  qui  n'ont  pas  assez  aimé  les 
femmes  est  de  cesser  de  les  aimer  avant  l'âge.  Ces  gens  trop 
rai.sonnablcs  se  sont  toujours  gardés  de  toute  surprise,  de  tout 
entraînement  de  cœur  ;  de  vingt  à  trente  ans,  ils  ont  pu  consentir 
à  aimer  les  femmes  qui  étaient  à  leur  porte  et  sous  leur  main,  les 
fenmics  qui  ne  leur  demandaient  ni  trop  de  temps  ni  trop  d'ar- 
gent. La  trentaine  arrive,  et  alors  ils  déclarent  hautement  que 
l'amour  est  une  convention,  qu'on  ne  peut  se  passer  ni  de  ses 
journaux  le  matin,  ni  du  cours  de  la  bourse  à  quatre  heures,  ni 

(1)  Voir  les  numéros  des  10  et  25  juillet,  cl  10  août  1889. 


t 


MARCEL  391 

d'un  whist  le  soir  ;  mais  qu'on  peut  à  merveille  se  passer  de 
femmes.  Et  froidement  ils  mettent  en  pratique  cette  paisible 
théorie.  Bien  des  jeunes  gens  ont  le  courage  de  se  faire  ainsi 
vieux  garçons  avant  l'heure,  et  il  faut  reconnaître  qu'ils  ne  sont 
pas  précisément  malheureux  ;  il  y  a  en  effet  une  certaine  douceur 
dans  la  satisfaction  de  petites  maniesbien  réglées  etbien  ordonnées  ; 
mais  le  bonheur,  le  vrai  bonheur  n'est  pas  dans  la  régularité  de 
ces  existences  mécaniques. 

Marcel,  lui,  jusqu'à  trente  ans,  n'avait  donné  dans  aucune 
extrémité.  Nous  avons  dit  qu'il  n'avait  jamais  eu  les  femmes  en 
haute  estime.  Mais  enfm  les  Nadèjes  et  les  Muguettes,  qui  sont 
des  femmes  après  tout,  et  même  de  très  agréables  femmes,  avaient 
tenu  dans  sa  vie  une  place  considérable.  Marcel  pouvait  ne  pas 
croire  à  l'amour,  mais  il  avait  gardé  des  souvenirs  qui  l'obli- 
geaient de  croire  au  plaisir.  En  arrivant  à  Yport,  il  avait  eu  un 
accès  de  sauvagerie,  et,  de  très  bonne  foi,  il  avait  déclaré  qu'il 
renonçait  aux  femmes  à  tout  jamais.  Le  courant  de  la  vie  avait 
bien  vite  emporté  cette  héroïque  résolution.  M"""  de  Treigny  et 
Marguerite  s'étaient  trouvées  là  pour  faire  connaître  à  Marcel 
le  charme  et  la  toute-puissance  de  la  femme  sur  un  cœur  jeune 
et  bien  placé  ;  mais  en  lui  révélant  qu'il  pouvait,  qu'il  devait 
aimer,  elles  lui  avaient  montré  deux  routes  différentes,  toutes  les 
deux  inconnues  à  Marcel  et  qui  toutes  les  deux  étaient  dignes  de 
le  tenter. 

Une  maîtresse  d'un  côté,  une  femme  de  l'autre.  La  maîtresse, 
cette  fois,  n'était  plus  une  jolie  fille  faisant  commerce  de  sa 
bonne  humeur  et  de  sa  beauté  :  c'était  une  femme  intelligente, 
riche,  distinguée  ;  une  femme  qui  apporterait  à  celui  qu'elle 
aimei-ait  une  affection  pure  de  toute  idée  de  calcul  et  d'intérêt  : 
une  femme  qui  s'exposerait,  qui  se  perdrait  peut-être  par  son 
amour;  une  femme  enfm  qui  aimerait  pour  lui-même  l'homme 
qu'elle  choisirait.  Cette  dernière  phrase  a  tant  servi  qu'elle  est 
devenue  prodigieusement  ridicule,  et  cependant,  comment  mieux 
rendre  un  sentiment  si  naturel  et  si  humain? 

Mais,  d'autre  part,  quel  bonheur  comparable  à  celui  que  Marcel 
commençait  à  entrevoir  !  Prendre  une  jeune  fille,  et,  de  ses  lèvres 
juscfue-là  froides  et  innocentes,  arracher  le  premier  un  baiser 
brûlant  et  passionné  !  Avoir  la  fleur  de  son  corps,  la  fleur  de  son 
âme!  Cette  pensée  faisait  battre  le  cœur  de  Marcel,  mais  sans 
dissiper  toutes  ses  préventions  contre  le  mariage.  Il  y  voyait  en- 


892  LA  LECTURE 

core  une  condamnation  à  l'amour  forcé  à  perpétuité...  Certes,  se 
(lisait-il,  je  suis  capable  d'aimer  ardemment  Marguerite.  Mais 
quel  mot  terrible  que  ce  mot  :  toujours,  sans  lequel  ne  va  pas  le 
mariage  ! 

Tels  étaient  les  émotions  et  les  désirs  qui  agitaient  le  cœur  de 
Marcel.  Tels  étaient  les  deux  amours  qui  se  partageaient  sa 
pensée. 

Quelques  jours  de  calme  apparent  suivirent  le  retour  de  Marcel 
à  Yport.  Un  événement  imprévu  vint  précipiter  la  marche  des 
choses. 

C'était  dans  les  derniers  jours  du  mois  d'août  :  Marcel  et  Di- 
dier avaient  dîné  chez  M"""  de  Treigny  et  se  préparaient  à  se  re- 
tirer, quand  la  marquise  les  arrêtant  : 

—  J'ai  à  faire  une  annonce  comme  au  théâtre,  leur  dit-elle, 
et  à  réclamer  l'indulgence,  toujours  comme  au  théâtre,  .l'attends 
demain  M.  de  Luzenay,  un  des  amis  de  M.  de  Treigny.  M.  de  Lu- 
zenay,  qui  vient  passer  quelques  jours  à  Yport,  est  un  très 
aimable  et  très  excellent  homme.  Mais  je  vous  préviens  qu'il 
ne  faut  chercher  dans  sa  conversation  rien  d'original  ni  de  trans- 
cendant. Il  est  en  outre  quelque  peu  entêté  dans  ses  idées. 

—  Il  a  raison  d'y  tenir  s'il  en  a  peu,  interrompit  Didier. 

—  Voilà  déjà  une  parole  coupable,  monsieur  Didier,  dit  la 
marquise  en  riant.  Soyez  plus  généreux  demain,  je  vous  en 
]»rie. 

Didier  promit  de  ménager  M.  de  Luzenay,  et  les  deux  amis 
sortirent.  Dès  (]u'ils  se  trouvèrent  dans  le  jardin  : 

—  Il  paraît,  dit  Marcel,  que  nous  verrons  demain  un  vérital)lc 
idiot. 

—  Idiot  est  sévère,  répliqua  Didier,  disons  imbécile  et  n'en 
parlons  plus. 

—  Que  diable  cet  imbécile  vient-il  faire  ici  ? 

—  01)  !  oh  !  il  y  a  de  la  jalousie  dans  cette  question-là  ! 

La  jalousie  se  déclara  bel  et  bien  le  lendemain,  quand  Marcel 
vit  que  M.  de  Luzenay  accablait  M"'°  de  Treigny  des  compli- 
ments les  ])lus  fades,  et  ne  s'occupait  millement  de  Marguerite  ; 
iincien  familier  de  la  maison,  il  l'avait  connue  toute  petite,  la  tu- 
toyait encore  et  la  traitait  comme  un  enfant.  Tous  ses  regards 
allaient  à  M""  de  Treigny,  et,  avec  les  regards,  des  soupirs  tout 
à  fait  ridicules,  mais  tout  à  fait  significatifs.  Ce  manège,  qui  du 
reste  gênait  et  chagrinait  visiblement  M""  de  Treigny,  jeta  Mar- 


MARCEL  393 

ccl  dans  une  véritable  exaspération.  Il  n'avait  plus  un  regard, 
plus  une  parole  pour  Marguerite,  qui  cependant,  grâce  à  M.  de 
Luzenay,  lui  appartenait  tout  entière.  Le  supplice  de  Marcel 
avait  duré  deux  jours,  quand  un  matin  il  accueillit  Didier  par 
ces  paroles  : 

—  Je  suis  fui'ieux  et  ravi  ;  furieux,  car  les  assiduités  de  M.  de 
Luzenay  près  de  M""®  de  Treigny  me  donnent  une  violente  envie 
de  le  jeter  par  la  fenêtre  ;  ravi,  car  je  vois  enfin  clair  dans  mes 
sentiments  :  c'est  M"°  de  Treigny  que  j'aime,  puisque  la  présence 
de  cet  être  absurde  me  met  ainsi  à  la  torture.  Vous  pouvez,  mon 
cher  ami,  me  rendre  un  fort  grand  service.  Allez  trouver  le  Lu- 
zenay et  invitez-le  à  venir  avec  nous  aujourd'hui  tirer  des 
mouettes  et  des  goélands  sur  la  côte.  Notre  imbécile  est  grand 
chasseur,  il  acceptera,  comptant  nous  éblouir  par  son  adresse. 
Au  moment  du  départ  je  serai  fatigué,  souffrant,  malade  et... 

—  Et  moi,  j'emmènerai  le  Luzenay  ! 

—  C'est  cela  même.  Vous  lui  ferez  faire  trois  ou  quatre  lieues 
dans  le  galet,  et  moi  pendant  ce  temps... 

—  Oui,  oui,  pendant  ce  temps...  Je  comprends  à  merveille. 
Mais  êtes-vous  sûr  d'avoir  un  tète-à-tête? 

—  Absolument  sûr.   Tous  les  jours,   de  midi  à  deux  heures 
Marguerite   s'enferme   dans  sa  chambre  avec  son   institutrice. 
C'est  à  midi  que  j'irai  chez  la  marquise,  elle  sera  seule,  et  alors... 

—  Et  alors,  faites-vous  le  serment  d'être  énergique  et  violent, 
jurez-vous  de  faire  quelque  chose  de  décisif  et  d'irrévocable? 

—  Je  le  jure  ! 

—  Fort  bien.  Moi,  je  me  dévoue  et  je  vais  inviter  le  Luzenay. 

—  Le  plan  de  Marcel  se  réalisa  sans  encombre.  Didier  partit 
héroïquement  seul  avec  M.  de  Luzenay  ;  il  était  déterminé  à  ne 
pas  dire  une  parole,  et  il  comptait  que  le  silence  rendrait  son 
malheur  supportable  ;  mais  il  se  trouva  que  M.  de  Luzenay  était 
dans  un  jour  de  verve  et  de  bavardage.  Il  parlait,  parlait,  parlait; 
Didier  était  obligé  de  répondre. 

—  Il  faut  absolument  que  je  fasse  taire  ce  misérable,  se  dit-il 
après  un  quart  d'heure  de  cette  terrible  conversation  ;  il  s'agit 
de  l'étourdir  et  de  l'abattre  par  quelques  paradoxes  de  choix. 

Didier  attencUt  l'occasion  propice  qui,  grâce  au  ciel,  se  pré- 
senta bientôt.  M.  de  Luzenay  avait  apporté  au  service  d'admira- 
tions toutes  faites,  une  série  de  phrases  charmantes,  celle-ci,  entre 
autres,  qui  au  bord  de  la  mer  lui  était  d'un  usage  continuel  : 


391  LA  LECTURE 

—  Quel  tableau  grandiose  !  Comment,  en  présence  d'un  tel 
spectacle,  douter  de  l'existence  de  Dieu  et  de  l'immortalité  de 
l'àme  ? 

—  Voilà  de  grandes  questions,  monsieur,  répliqua  Didier,  et, 
si  vous  le  voulez  bien,  nous  nous  y  arrêterons  quelques  instants. 
L'existence  de  Dieu  d'abord  !  Oui,  certes,  je  crois  en  Dieu.  J'y 
crois  par  un  sentiment  inné  qui  est  en  moi,  mais  j'y  crois  aussi 
par  esprit  d'opposition  aux  misérables  tendances  de  notre  misé- 
rable siècle.  L'irréligion  était  bien  portée  il  y  a  une  centaine 
d'années.  Elle  était  le  fait  d'esprits  délicats  et  distingués.  Mais, 
depuis  la  révolution  de  1789,  l'impiété  s'est  prodigieusement  en- 
canaillée, et  l'athéisme  lui-même  a  cessé  d'être  une  doctrine 
avouable.  Des  attaques  systématiques  ont  été  dirigées  contre  la 
religion,  et  la  presse,  cette  fâcheuse  invention,  a  traité  la  divinité 
avec  une  inqualifiable  irrévérence.  II  ne  faut  pas  donner  dans 
ces  opinions  banales  et  vulgaires.  Il  faut  croire,  et  je  crois  ;  seu- 
lement, il  me  semble  qu'il  est  permis  d'adresser  à  Dieu  un  re- 
proche, un  léger  reproche.  On  le  loue  sans  cesse  d'avoir  fait  le 
monde  en  huit  jours.  Il  y  a  eu  là  certainement  une  louable  acti- 
vité. Dieu  a  mis  une  certaine  coquetterie  à  faire  très  vite  une 
besogne  considérable.  Coquetterie  regrettable  !  Si  Dieu,  au  lieu 
de  se  dépêcher  de  la  sorte,  avait  mis  quinze  jours,  trois  semaines, 
un  mois  même  à  faire  le  monde,  le  monde  aurait  été  mieux 
fait.  Les  hommes  auraient  été  moins  bêtes  et  moins  laids,  les 
femmes  plus  jolies  et  cependant  plus  fidèles,  la  mer  et  le  ciel 
dont  vous  admiriez  tout  à  l'heure  les  charmes  et  la  splendeur 
auraient  eu  encore  plus  d'éclat  et  de  magnificence.  Tout,  enfin, 
aurait  pris  sur  la  terre  un  caractère  d'ordre  et  de  correction  qui 
manque  à  l'imparfaite  création.  C'est  pour  cela  que  je  dois 
pouvoir  exprimer,  avec  une  respectueuse  fermeté,  le  regret 
d'une  précipitation  qui  fait  notre  infirmité  dans  cette  vie  et  qui 
compromet  notre  sahit  dans  l'autre  monde.  N'est-ce  pas  votre 
sentiment,  monsieur? 

Didier  déljita  sans  sourciller  et  sans  broncher  cette  extrava- 
gante tirade.  M.  de  Luzenay  ébahi,  confondu,  murmura  vague- 
ment ces  mots  : 

—  Vous  me  prenez  à  l'improviste...  Je  n'avais  jamais  consi- 
déré... 

—  Eh  bien,  vous  y  songerez.  Cela  mérite  réflexion.  J'arrive 
maintenant  à  l'immortalité  de  l'àme,  et  c'est  par  une  question 


MARCEL  395 

que  je  vous  réponds.  Et  le  singe,  vous  demanderai-je,  lui  accor- 
dez-vous une  âme  immortelle?  Non,  n'est-ce  pas?  Eh  bien, 
cherchez,  je  vous  prie,  où  commence  l'homme  et  où  finit  le  singe. 
Les  naturalistes  nous  déclarent  que  les  Hottentots,  qui  ne  sont 
ni  hommes  ni  singes,  rendent  la  limite  insaisissable.  Partez  de  là 
et  concluez  :  Où  commence  l'immortalité  de  l'âme  ?  Où  finit-elle? 
Vous  me  dites  —  (M.  de  Luzenay  ne  disait  plus  rien)  —  que  je 
suis  supérieur  au  singe  par  cela  seul  que  j'ai  la  conscience  de  ma 
supériorité.  Mais  comment  savez-vous  ce  qui  se  passe  dans  la 
tête  de  ce  pauvre  singe  que  vous  traitez  avec  tant  de  légèreté  ? 
Peut-être  a-t-il  pour  l'homme  un  mépris  parfaitement  explicable. 
Libre,  agile  et  bondissant  dans  ses  forêts,  le  singe  doit  avoir  une 
triste  opinion  de  notre  force  et  de  notre  adresse,  quand  il  nous 
voit  ramper  péniblement  sur  la  terre  et  lui  tendre  lâchement  de 
misérables  pièges.  Et  quand  nous  l'enfermons  dans  une  cage, 
quand  nous  l'attachons  par  une  chaîne  à  un  bâton,  que  doit-il 
penser  de  notre  intelligence  et  de  notre  humanité  ?  Pourquoi, 
dans  son  injuste  et  douloureuse  captivité,  n'entendrait-il  pas 
une  voix  qui  crierait  à  sa  conscience  de  singe  persécuté  :  «  L'é- 
ternité te  vengera  de  la  cruauté  des  hommes,  et  toi,  glorieuse- 
ment, parmi  des  harmonies  et  des  extases  célestes,  tu  seras  in- 
troduit dans  le  paradis  des  singes  !  »  N'est-ce  pas  encore  là, 
monsieur  de  Luzenay,  une  idée  qui  ne  blesse  aucunement  la  jus- 
tice et  la  raison  ? 

M.  de  Luzenay  ne  comprenait  et  n'entendait  plus  rien.  —  Je 
me  promène  avec  un  fou,  pensa-t-il,  le  mieux  est  de  me  taire  ; 
et,  voyant  une  mouette  sur  la  pointe  d'un  rocher  : 

—  Il  y  a  un  coup  de  fusil  à  tirer  de  ce  côté,  dit-il. 

La  conversation  s'endormit  pour  ne  plus  se  réveiller. 

Marcel,  en  ce  moment,  faisait  son  entrée  dans  le  salon  de 
M"®  de  Treigny.  Il  la  trouva  seule  et  doucement  attendrie  par  la 
lecture  d'un  des  admirables  romans  de  George  Sand.  Les  stores 
baissés  ne  laissaient  pénétrer  dans  le  salon  qu'une  lumière  dis- 
crète, et  l'ombre  savante  de  ce  demi-jour  protégeait  contre  un 
examen  trop  minutieux  la  beauté  languissante  de  M""  de  Trei- 
gny. De  grands  vases  pleins  de  fleurs  répandaient  des  parfums 
légèrement  enivrants,  et  la  mer  murmurait  au  loin  un  merveil- 
leux accompagnement  à  des  paroles  d'amour. 

Aussi  les  paroles  d'amour  seraient-elles  venues  naturellement 
et  sans  efforts  aux  lèvres  de  Marcel,  s'il  s'était  laissé  aller  à  la 


396  LA  LECTURE 

tentation  du  premier  mouvement  ;  mais  il  fallait  de  l'adresse  et 
de  la  prudence.  L'entreprise,  en  effet,  était  des  plus  délicates. 
D'ordinaire, on  n'arrive  pas  ainsi  tout  d'un  coup  et  par  une  brusque 
résolution  à  une  scène  décisive  ;  on  y  est  amené  lentement,  gra- 
duellement, par  une  pente  douce  ;  on  a  essayé  le  terrain  à  cha- 
que pas.  Le  grand  art  est  de  ne  jamais  laisser  voir  à  une  femme  le 
moment  où  elle  devient  sérieusement  coupable  en  vous  écoutant. 
11  faut  que  ce  qu'elle  a  laissé  dire  la  veille  l'oblige  en  quelque 
sorte  à  entendre  ce  qu'on  lui  dira  le  lendemain.  Toute  surprise 
est  mauvaise.  La  femme  s'inquiète,  réfléchit,  raisonne  ;  elle  a  le 
temps  de  se  reconnaître,  et  si  elle  n'est  pas  disposée  à  s'aban- 
donner, une  phrase,  une  seule  phrase  peut  tout  perdre,  dite  trop 
vite  ou  dite  maladroitement.  La  limite  doit  être  imperceptible, 
insaisissable  entre  les  paroles  banales  et  les  paroles  sérieuses. 
Ces  gradations  savantes  avaient  manqué  à  Marcel,  qui  était 
condamné  à  une  démarche  imprévue  et  périlleuse. 

Marcel  fut  vérital)lement  remarquable  au  début  de  ce  redou- 
table entretien.  Il  sut  rester  maître  de  lui,  dirigea  froidement  la 
conversation,  et  fit  faire  par  M"'®  de  Treigny  les  questions  aux- 
quelles il  avait  des  réponses  toutes  prêtes.  Ce  qu'il  dit,  nous  ne 
le  redirons  pas.  Ce  n'étaient  que  paroles  connues  sur  des  airs 
connus.  Les  mots  tristesse  et  mélancolie  revenaient  sans  cesse 
dans  des  phrases  agréablement  nuageuses.  Pourquoi  cette  tris- 
tesse, pourquoi  cette  mélancolie?  demandait  M™*  de  Treigny. 
Je  ne  sais,  répondit  d'abord  Marcel  ;  puis,  peu  à  peu,  il  laissa 
voir  un  coin  de  sa  pensée.  Ce  grand  amour  de  la  nature,  qui  s'é- 
tait emparé  de  lui,  à  son  arrivée  à  Yport,  diminuait  chaque  jour. 
Les  bois,  les  falaises,  la  mer,  tout  ce  qui  l'avait  charmé  et  ravi, 
tout  cela  n'était  plus  qu'un  cadre,  et  à  ce  cadre  un  tableau 
manquait. 

Marcel  développa  ce  thème  rebattu  avec  infiniment  de  grâce 
et  d'habileté.  L'attention  de  M"""  de  Treigny  l'encourageait  et 
l'excitait.  Il  était  écouté,  et  favoraljleinent  écouté.  On  souriait 
doucement  tout  en  feignant  de  ne  pas  comprendre  ;  on  ne  té- 
moignait ni  défiance  ni  inquiétude.  Il  n'y  avait  pas  à  hésiler,  et, 
dans  ce  cadre  vide,  il  fallait  placer  le  portrait  de  M'""  de 
Treigny. 

Marcel  rassemblait  tout  son  courage  ;  une  petite  émotion  qui 
n'était  pas  désagréable  lui  serrait  doucement  la  gorge  et  le 
cœur  ;    il   était  en   ce   moment   pleinement   convaincu  de  son 


MARCEL  897 

amour  pour  M™'  de  Treigny  ;  il  allait  parler  et  parler  très  nette- 
ment, lorsque  la  chose  la  plus  simple  et  la  plus  naturelle  vint 
jeter  le  désarroi  dans  son  éloquence. 

Marguerite  était  dans  sa  chambre,  et  sa  chambre  était  exac- 
tement au-dessus  du  salon  où  se  trouvaient  Marcel  et  M"®  de 
Treigny.  Rien  jusque-là  n'avait  trahi  la  présence  de  Marguerite, 
mais  voici  que  subitement  éclata  une  véritable  tempête  de  pré- 
ludes fantasques  et  joyeux.  Les  notes  et  les  phrases  se  pressaient, 
se  heurtaient,  folles,  incohérentes,  désordonnées  ;  toute  la  jeu- 
nesse de  Marguerite  était  dans  ce  concert  inattendu  qui  traver- 
sait les  murs  et  le  plafond. 

—  Bon,  dit  M""^  de  Treigny,  vous  étiez  en  pleine  rêverie  et 
voici  que  le  piano  de  Marguerite  vous  fait  un  accompagnement 
qui  jure  avec  votre  chanson.  Ces  petites  filles  sont  terribles  !  Il 
faut  prévenir  Marguerite  et  lui  demander  des  airs  tendres  et 
mélancoliques.  Qu'en  pensez-vous,  monsieur  de  Nérins? 

—  Mon  Dieu  !...  madame...  Je  pense...  balbutia  Marcel. 

Il  était  réellement  troublé  et  ne  put  finir  sa  phrase.  Il  avait 
voulu  oublier  Marguerite,  il  y  avait  réussi,  il  le  croyait  du  moins, 
et  tout  à  coup,  grâce  à  ce  piano,  à  cet  absurde  piano,  le  souve- 
nir de  Marguerite  s'imposait  à  son  esprit.  Elle  était  là  sous  ses 
yeux. 

—  Eh  mais  !  continua  M'"*  de  Treigny  en  souriant,  vous 
paraissez  sérieusement  dérouté.  Faut-il  vous  remettre  dans 
voti  e  chemin  ?  Vous  en  étiez  à  un  cadre  vide,  vous  parliez  d'y 
mettre  quelque  chose.  C'est  bien  cela,  n'est-ce  pas?  Eh  bien  ! 
précisez  ce  quelque  chose, 

Marguerite  en  ce  moment  vint  au  secours  de  Marcel.  L'ordre 
se  fit  dans  sa  bruyante  improvisation,  le  tapage  cessa,  une 
grande  phrase  sentimentale  se  développa  largement  sur  le  piano. 
Marcel  retrouva  son  calme  et  sa  présence  d'esprit.  M™^  de  Trei- 
gny lui  demandait  de  préciser.  Il  précisa.  Le  quelque  chose 
était  une  femme,  une  femme  aimée,  adorée,  etc.,  etc.,  etc.  Cette 
femme,  Marcel  ne  la  nomma  pas,  mais  il  parla  de  son  amour 
avec  un  véritable  accent  de  sincérité  et  d'abandon.  M""'  de  Trei- 
gny le  laissait  dire,  et  Marcel  inquiet  l'observait  attentivement. 
Il  fut  évident  pour  lui  qu'il  y  avait  de  l'émotion  chez  la  mar- 
quise, mais  une  émotion  sans  trouble  et  sans  colère.  Quand  il 
eut  fini  de  parler,  M™°  de  Treigny  lui  répondit  avec  le  plus  pai' 
sible  et  le  plus  honnête  des  sourires  : 


308  LA  LECTURE 

—  Ne  prenez  pas  la  peine  de  me  dire  le  nom  de  cette  femme, 
je  la  connais. 

—  Ah  !  vous  avez  deviné...  vous  ne  pouviez  vous  tromper... 

—  Les  yeux  d'une  mère  ne  se  trompent  jamais... 

—  Une  mère...  ah  !  vous  croyez... 

—  Mais  ce  n'est  pas  à  moi,  je  pense,  que  s'adressait  cette 
déclaration. 

—  Certainement  non...  cependant... 

Pour  le  coup,  Marcel  perdait  la  tête.  Une  des  portes  du  salon 
s'ouvrit  et  Marguerite  entra. 

—  Vous  ici,  monsieur  de  Nérins  !  s'écria-t-ellc  joveusement  • 
par  quel  miracle  !  Je  vous  croyais  occupé  à  guerroyer  contre  les 
mouettes. 

—  Non,  j'ai  laissé  ces  messieurs... 

—  Vous  avez  bien  fait,  et  je  m'empare  de  vous.  Vous  avez  dû 
entendre  ce  que  je  jouais  tout  à  l'heure.  C'était  une  mélodie  de 
Schubert  dont  je  vous  parlais  hier.  Je  viens  de  la  retrouver. 
Elle  s'était  cachée  dans  la  partition  des  Huguenots.  Elle  est 
adorable,  et  vous  la  chanterez  à  merveille.  Je  vais  vous  la 
chercher. 

Pas  maintenant,  mademoiselle,  je  vous  en  prie. 

—  Si  fait!  si  fait  !  tout  de  suite  ! 

—  Je  suis  fatigué,  souffrant  ;  c'est  pour  cela  que  j'ai  aban- 
donné ces  messieurs,  et,  en  ce  moment,  un  certain  malaise... 
Mais  le  grand  air  me  remettra,  et  je  vous  demande  la  permission... 

—  Vous  êtes  en  effet  d'une  pâleur...  vous  no  pouvez  partir 
ainsi. 

—  Ne  retiens  pas  M.  de  Nérins,  ma  chère  enfant,  dit  M™«  de 
Treigny  ;  il  n'est  pas  sérieusement  malade,  grâce  au  ciel  ;  il  a 
seulement  besoin  de  se  remettre,  et  je  sui-;  sûre  que  demain  il 
ne  restera  rien  de  cette  indisposition  passagère. 

Ces  mots  furent  prononcés  d'une  manière  parfaitement  signi- 
ficative pour  Marcel.  Il  sortit,  et  rentra  chez  lui.  Didier  l'at- 
tcnrlait. 

—  Eh  bien  ?  dit-il  on  voyant  entrer  Marcel. 

—  Eh  bien  !  répondit  celui-ci,  voulez-vous  partir  demain  pour 
Constantinople  ? 

—  Pour  Constantinople  !  Tout  est  donc  fini  ? 

—  Tout,  absolument  tout  ! 

—  Vous  avez  reçu  votre  congé  ? 


MARCEL  399 

—  Pas  précisément,  mais  peu  importe...  Je  veux  partir^  je 
veux  aller  loin,  très  loin. 

—  Il  faut  au  moins  que  je  sache  ce  qui  s'est  passé  ;  nous 
reparlerons  ensuite  de  Constantinople. 

—  Ce  qui  s'est  passé  !  Vous  m'avez  vu  partir.  Avec  quelle 
résolution,  vous  le  savez.  J'arrive  ;  M^^e  de  Treigny  était  seule. 
La  conversation  s'est  engagée,  et  je  vous  assure  que  je  n'ai 
manqué  ni  de  calme^  ni  de  courage.  Tout  allait  bien.  Je  parlais, 
on  m'écoutait.  J'amenais  diplomatiquement  la  déclaration  de  la 
fin.  Tout  à  coup,  mon  cher  ami,  un  concert  éclate  au-dessus  de 
ma  tête.  C'était  Marguerite  qui,  avec  fureur,  s'escrimait  sur  son 
piano.  Marguerite  !  Elle  était  en  ce  moment  à  mille  lieues  de  ma 
pensée  !  Cette  infernale  musique  allait,  allait  toujours  !  Elle  se 
calme  enfm.  Mon  trouble  cesse,  et,  par  un  effort  désespéré,  d'un 
seul  trait,  je  la  fais,  cette  terrible  déclaration.  M'"^  de  Treigny 
l'accepte  en  souriant. 

—  Eh  bien  !  Je  ne  vois  pas... 

—  Attendez  !  Elle  l'accepte  pour  sa  fille  !  Toutes  mes  paroles 
avaient  porté  à  faux!  Ce  n'est  pas  tout  encore...  Marguerite 
entre  dans  le  salon,  et  de  nouveau  je  me  trouve  entre  ces  deux 
femmes  !  comprenez- vous  ?  Alors,  je  n'ai  plus  rien  vu,  plus  rien 
entendu,  rien,  si  ce  n'est  une  phrase  très  sèche  de  M'"^  de  Trei- 
gny qai  me  permettait  de  m'enfuir;  ce  que  j'ai  fait,  et  me  voici. 
Je  suis  désespéré.  Il  y  a  dans  ma  tête  une  folie,  une  véritable 
folie,  et  M"^^  de  Treigny  a  vu  clair  dans  mon  extravagance.  C'est 
pour  cela  qu'il  faut  que  je  parte.  Ou  bien  l'absence  me  fera  ou- 
blier ces  deux  femmes  ;  ou  bien,  de  ces  deux  amours  qui  me 
tiennent  le  cœur  en  ce  moment,  un  seul  amour  se  dégagera, 
évident  et  sincère.  Je  vous  en  prie,  venez  avec  moi.  Nous  visite- 
rons l'Egypte,  la  Syrie,  la  Turquie.  C'est  un  admirable  voyage 
pour  un  peintre. 

—  Je  le  sais  parbleu  bien,  et  je  me  suis  toujours  promis  de  ne 
pas  mourir  sans  avoir  vu  un  vrai  soleil  dans  un  vrai  ciel  bleu. 
J'ai  pour  cela  dans  un  tiroir  quelques  billets  de  mille  francs  qui 
n'attendent  qu'une  occasion,  mais  l'occasion  n'est  pas  bonne 
avec  vous.  Vous  ferez  un  déplorable  compagnon  de  voyage. 
Vous  ne  serez  pas  à  Marseille,  que  déjà  vous  voudrez  revenir, 
et  vous  me  parlerez  sans  cesse... 

—  Le  voyage  durera  six  mois,  et  je  ne  vous  dirai  pas  un  mot 
de  mon  amour...  de  mes  amours.  Cela,  je  vous  le  jure. 


400  LA  LECTURE 

—  Partons,  répondit  Didier  ;  nous  verrons  bien  si  vous   tien- 
drez parole. 


X 


Marcel  tint  parole.  Six  mois  après,  vers  le  milieu  du  mois  de 
février,  Marcel  et  Didier  s'embarquèrent  à  Alexandrie  pour 
revenir  en  France.  Sur  le  bateau  qui  les  ramenait,  se  trouvaient 
un  jeune  liomme  et  une  jeune  femme,  de  nouveaux  mariés,  per- 
dus dans  l'extase  de  leur  bonheur.  Ils  avaient  fait  un  loni? 
voyage.  Ils  s'aimaient  au  départ  ;  ils  s'adoraient  au  retour.  Il  y 
avait  dans  leur  tendresse  une  grâce  et  un  abandon  qui  gagnè- 
rent le  cœur  de  Marcel.  La  vérité  était  là. 

Les  côtes  de  France  se  dessinaient  à  l'horizon,  quand  Marcel^ 
prenant  le  bras  de  Didier  : 

—  Puis-je  maintenant,  lui  dit-il,  aborder  le  sujet  défendu  ? 

—  Eh  bien  !  répliqua  Didier,  que  s'est-il  passé  dans  ce  cœur 
combattu,  et  que  comptez-vous  faire  maintenant  ? 

—  Me  jeter  dans  le  premier  train  pour  Paris,  courir  chez  ma 
tante  de  Servieux,  et  la  prier  d'aller  sans  retard  demander 
pour  son  neveu  la  main  de  M"°  de  Treigny. 

—  \'oilà  qui  est  bien  dit,  mon  cher  ami,  et  je  bénis  ces  deux 
petits  tourtci'caux,  qui  sont  assurément  pour  quelque  chose 
dans  ces  sages  idées. 

Le  lendemain,  à  neuf  heures  du  soir,  Marcel  faisait  son  entrée 
dans  l'hôtel  de  sa  lantc.  M"^^  (\q  Servieux  était  à  l'Opéra. 
Marcel  courut  à  l'Opéra. 

—  Mon  neveu  !  s'écria  M"^''  de  Servieux  en  le  voyant  entrer 
dans  sa  loge.  Eh  !  mon  Dieu!  d'où  sors-tu  dans  ce  costume 
extravagant  ? 

Marcel  avait  encore  ses  habits  de  voyage,  et  sur  ses  habits  la 
poussière  de  la  route. 

J'arrive  à  l'instant  d'Alexandrie,  répondit-il,  c'est  mon  excuse. 

—  D'Alexandrie  !  On  n'a  pas  d'idée  de  ça!  C'est  en  Egypte, 
n'est-ce  pas,  Alexandrie  ? 

—  Oui,  ma  tante. 

—  On  revient  d'Egypte  aujourd'hui  comme  on  revenait  autre- 
fois de  Versailles  ou  de  Saint-Germain  !  .Je  ne  puis  me  faire  à 
ces  mœurs-là.   Eh  hicn,    qu'y  a-t-il   do  nouveau  en    Egypte  ? 


MARCEL  401 

N'est-ce  pas  tic  ce  côté-lù  qu'on  est  en  train  de  percer  l'isthme 
de  Suez  ? 

Marcel  ne  répondit  pas.  Il  ne  voyait  plus  rien,  ni  le  public, 
ni  la  salle,  ni  les  danseuses  ;  il  n'entendait  plus  rien,  ni  l'or- 
chestre, ni  les  questions  de  sa  tante.  M'""  de  Treigny  et  Mar- 
guerite étaient  là  devant  lui,  dans  une  loge  faisant  face  à  la 
loge  de  M"i°  de  Servieux.  La  beauté  de  Marguerite  avait  pris 
des  grâces  nouvelles,  et  Marcel  éperdu,  ravi,  regardait  cette 
tète  charmante  qui  lui  était  ainsi  rendue,  tout  à  coup,  par  sur- 
prise, par  enchantement. 

—  Eh  bien!  tu  ne  me  réponds  pas,  lui  dit  M™^  de  Servieux.  Je 
te  demande  des  nouvelles  de  l'isthme  de  Suez. 

—  Pardonnez-moi,  ma  tante;  c'est  que  je  regardais  une  per- 
sonne que  je  n'ai  pas  vue  depuis  longtemps  et  que  j'ai  grand  plai- 
sir à  revoir. 

—  Quelque  créature,  n'est-ce  pas? 

—  Oh!  ma  tante,  que  dites- vous  là? 

—  Eh!  quelle  indignation!  Nous  reviendrais- tu  vertueux  et 
repentant?  L'Egypte  aurait-elle  fait  ce  miracle?  Allons,  montre- 
la-moi,  ton  admiration. 

—  C'est  M"®  de  Treigny,  vous  devez  la  connaître. 

—  M"®  de  Treigny!  Bon,  voilà  qu'il  me  parle  de  M'^^  ^q  Trei- 
gny !  Je  n'y  pensais  plus  et  il  m'en  parle  !  Je  sais  bien  qu'elle  est 
là,  en  face,  mais  je  ne  veux  pas  la  regarder. 

—  Eh!  que  vous  a-t-elle  fait,  ma  tante!  dit  Marcel  fort  sur- 
pris. 

—  Ce  qu'elle  m'a  fait.  Mais  elle  m'obligera  un  des  jours  de  la 
semaine  prochaine  à  me  lever  à  dix  heures  du  matin. 

—  Parce  que? 

—  Parce  qu'elle  se  marie  à  onze  heures  avec  le  fils  d'une 
vieille  amie  à  moi,  avec  le  petit  de  Castellas.  Il  est  là  dans  la 
loge,  avec  un  air  triomphant.  Se  marier  à  onze  heures,  réveiller 
les  gens  avant  le  jour,  quelle  indignité  !  On  devrait  se  marier  le 
soir,  ici,  à  l'Opéra,  à  grand  orchestre,  avec  des  danses  et  des 
chœurs.  Cela  serait  plus  gai  et  plus  commode...  Eh  bien,  con- 
tinua M"*"  de  Servieux  en  regardant  Marcel,  qu'est-ce  que  tu  as, 
toi?  Tu  es  blanc  comme  un  linge. 

—  C'est  la  chaleur...  oui,  c'est  cela...  et  puis  le  gaz...  Je  n'ai 
plus  l'habitude...  et  alors... 

LECT.  —  52  IX  —  2g 


4U2  LA  LECTURE 

—  La  chaleur',  la  chaleur!  Tu  as  dû  en  voir  bien  d'autres  en 
ÉgyiUe  ! 

—  Ce  n'est  rien,  ma  tante,  je  nie  remets...  vous  disiez?... 

—  Je  ne  sais  plus,  moi. 

—  Vous  parliez,  je  crois,  du  mariage  de  M"«  de  Treigny. 
Est-ce  qu'il  est  sérieusement  résolu? 

—  Je  t'ai  dit  qu'il  avait  lieu  la  semaine  prochaine. 

—  Oui,  c'est  vrai,  vous  me  l'avez  dit.  Mais  je  ne  le  connais 
pas,  moi,  ce  M.  de  Castellas.  Montrez-le-moi,  je  vous  prie,  ma 
tante  ! 

—  Il  est  dans  la  loge. 

—  C'est  qu'il  y  a  deux  messieurs  dans  cette  loge. 

—  Oui,  en  effet!  Ah!  cela,  c'est  trop  fort!  M.  de  Castellas  est 
le  petit  blond,  et  l'autre...  l'autre...  c'est  un  vrai  scandale! 
une  partie  à  quatre  !  La  petite  et  son  fiancé,  la  mère  et  son 
amant  1 

—  Oh  !  ma  tante  ! 

—  Mais,  ma  parole  d'honneur!  tu  as  rapporté  d'Egypte  des 
étonncments  de  l'autre  monde.  Est-ce  que  tu  crois  que  les  femmes 
ont  tout  d'un  coup  renoncé?...  Non,  mon  cher,  les  choses  sont 
ce  qu'elles  étaient  avant  ton  départ,  et  M.  Robert  Grandier,.. 

—  Ah!  c'est  M.  Robert  Grandier? 

—  Oui,  le  marin.  Il  est  revenu  du  Mexique,  il  y  a  un  mois.  Il 
en  est  revenu  tout  glorieux.  Le  Monilew  a  parlé  de  son  courage. 
On  l'a  nommé  officier  de  la  Légion  d'Honneur  et  capitaine  de  fré- 
gate. M™°  de  Treigny  ne  pouvait  faire  moins  que  le  gouverne- 
ment, et  elle  aussi  a  cru  devoir  lui  donner  de  l'avancement.  Elle 
est  heureuse,  sa  fille  le  sera,  et  voilà  la  morale  du  siècle...  Tiens, 
elle  t'a  découvert,  M'""  de  Treigny,  sa  lorgnette  est  braquée  sur 
nous. 

—  Décidément,  ma  tante,  ce  malaise...  il  m'est  inqiossible  de 
rester  plus  longtemps... 

—  Eh  bien!  sauve-toi.  J'espère  que  tu  viendras  dîner  demain 
avec  moi? 

—  Oui,  ma  tante,  balbutia  Marcel. 

—  Ah  !  dis  donc,  tu  sais,  je  suis  enchantée  de  te  revoir,  grand 
enfant. 

Marcel  sortit.  Il  alla  devant  lui  au  hasard  dans  les  rues.  Il 
marcha  pendant  deux  heures,  se  trouva  devant  son  hôtel,  le 


MARCEL  403 

reconnut  et  rentra  chez  lui.  Il  se  jeta  sur  un  canapé  et  s'en- 
dormit. 

XI 

A  huit  heures  du  matin,  il  entrait  comme  un  ouragan  dans  le 
cabinet  de  Gerbier,  et  avec  une  véritable  colère  : 

—  Sais-tu  ce  qui  se  passe?  lui  dit-il.  Tu  m'as  envoyé  à  Yport, 
j'y  ai  trouvé  deux  femmes... 

—  Je  sais  tout  cela,  interrompit  Gerbier,  tu  les  as  aimées 
toutes  les  deux  et  tu  as  pi-omené  tes  deux  amours  dans  le  monde 
entier.  Après? 

—  Apres!  je  reviens  à  Paris  déterminé  à  épouser  M"®  de 
Treigny. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien,  elle  se  marie  la  semaine  prochaine. 

—  Reste  la  mère. 

—  La  mère  a  pris  un  amant.  Je  suis  au  désespoir,  mon  cher, 
j'ai  le  cœur  brisé! 

—  Le  cœur  brisé!  le  cœur  brisé!  c'est  une  phrase,  cela!  ap- 
porte-le un  peu  ici,  sous  ma  main,  ton  cœur,  pour  que  je  voie 
s'il  est  réellement  brisé.  Je  n'étais  pas  très  content  de  lui  quand 
tu  es  parti  il  y  a  six  mois,  il  avait  une  manière  de  sauter  qui  me 
déplaisait.  Eh!  mais,  quel  changement!  voilà  le  cœur  le  plus 
sage  et  le  mieux  réglé  ! 

—  x\h!  laisse-moi... 

—  Pardon,  tu  entres  ici  furieux  et  tu  viens  tragiquement  me 
rendre  responsable  de  tes  peines  d'amour.  Tes  extravagances 
sentimentales  ne  sont  pas  mon  affaire,  à  moi.  Tu  es  un  malade 
qui  m'a  demandé  la  santé  et  la  vie;  je  suis,  moi,  un  médecin  qui 
examine  froidement  un  malade,  et  voici  ce  que  je  vois  :  au  lieu 
de  l'homme  pâle,  languissant,  épuisé,  qui  me  disait  :  «  Je  n'ai 
plus  de  jambes,  plus  d'appétit,  plus  de  sommeil,  plus  rien  enfin  », 
je  vois  un  gaillard  droit  et  robuste  comme  un  jeune  chêne.  Le 
teint  est  chaud,  l'œil  vivant,  la  voix  ranimée,  et  je  parie,  misé- 
rable ingrat,  que  tu  manges  comme  un  ogre  et  que  tu  dors  à 
poings  fermés.  Est-ce  vrai  cela,  oui  ou  non? 

—  Cela  est  vrai,  mais... 

—  Je  n'ai  pas  fini.  Tu  me  disais  encore  :  «  Je  ne  sais  pas,  je 
ne  peux  pas  aimer.  »  Et  maintenant,  de  quoi  te  plains-tu?  D'ai- 


404  LA  LECTURE 

mer,  d'aimer  ardemment,  avec  fièvre,  avez  désespoir,  duiincr 
deux  femmes  en  même  temps.  Tout  renaît,  tout  revit  en  toi,  le 
corps  et  l'âme.  Et  tu  m'accuses,  moi  qui  t'ai  guéri,  trop  bien 
peut-être;  voilà  mon  seul  crime.  Je  t'ai  arraché  à  une  existence 
mauvaise,  moralement  et  physiquement,  Je  t'ai  mis  en  présence 
de  la  vraie  nature  et  de  sentiments  vrais.  L'idée  honnête  et  rai- 
sonnaljlc  du  mariage  a  pu  entrer  dans  ton  esprit  et  te  faire  battre 
le  cœur.  Le  mariage  rêvé  se  trouve  impossil)le  aujourd'hui,  mais, 
si  tu  le  veux  bien,  tu  retrouveras  facilement  une  autre  Margue- 
rite et  tu  lui  apporteras,  grâce  à  moi,  entends-tu?  grâce  à  moi, 
une  âme  saine  dans  un  corps  sain.  En  attendant,  il  y  a  un 
entr'acte  à  remplir  dans  ta  vie.  Il  ne  faut  pas  t'abandonner  ù  un 
absurde  et  stérile  chagrin.  Comment  se  nommait  cette  petite 
Ariane  ébouriffée  que  tu  as  délaissée  l'année  dernière  ? 

—  Muguette. 

—  Muguette,  c'est  cela.  Eh  bien,  va  voir  M""^  Muguette. 

—  Quoi!  tu  me  conseilles  sérieusement  d'aller... 

—  Je  ne  te  le  conseille  pas,  je  te  l'ordonne. 

—  Mais  elle  m'ennuyait  très  fort,  cette  Muguette,  quand  je 
suis  parti. 

—  Elle  ne  t'ennuiera  plus  maintenant. 

—  Tu  crois? 

—  Je  t'en  réponds. 

—  Je  vais  chez  Muiiuette. 
Marcel  fut  reçu  avec  enthousiasme. 

—  Est-ce  bien  vous,  grand  extravagant?  s'écria  Muguette. 
Vous  êtes  allé  à  Constantinople?  Que  dites-vous  des  fenmies 
turques? 

—  Je  dis  que  les  Parisiennes  sont  charmantes  et  que  vous 
êtes  la  plus  jolie  des  Parisiennes. 

—  Eh  Ijien!  la  plus  jolie  des  Parisiennes  vous  doit  trois  mille 
francs.  Avez- vous  ])cnsé  à  cela  en  Turquie?  Si  je  n'étais  pas 
une  lionnête  femme,  cependant,  ils  étaient  perdus,  vos  trois  mille 
francs! 

Et,  lui  tendant  une  petite  joue  rose  et  provocante  : 

—  Prenez  un  à-compte,  lui  dit-elle,  un  premier  à-compte. 

Ludovic  IIalévy, 

do  l'Académie  Française. 
FIN 


LE   GRILLON 


C'était  le  soir.  La  journée  avait  été  chaude  et  ensoleillée,  suc- 
cédant à  une  série  de  joui'S  pluvieux,  et  définitivement  venait 
d'inaugurer  l'été  si  longtemps  attendu.  Les  chardonnerets,  les 
fauvettes,  les  pinsons,  les  merles  chantaient  encore,  quoique  le 
soleil  fût  couché,  infatigables  dans  leur  joie  et  dans  leurs  chan- 
sons; les  nids  foisonnaient  dans  les  taillis;  au  sommet  des  grands 
arbres,  les  pigeons  ramiers  roucoulaient  leur  refrain  doux  et  mé- 
lancolique; au  delà  du  bois,  à  l'horizon  lointain,  on  voyait  la 
pleine  lune  se  lever  dans  une  atmosphère  onduleuse  et  transpa- 
rente, et,  tout  près  de  la  villa,  dans  les  bosquets  les  plus  proches, 
la  voix  inimitable  du  rossignol  modulait  en  mille  variations  har- 
monieuses le  premier  chant  de  la  nuit. 

Par  intervalles,  le  silence  était  absolu,  et  c'est  à  peine  si  l'oreille 
attentive  percevait  un  bruit  de  feuillage  ou  le  choc  d'un  insecte 
dont  le  vol  venait  heurter  quelque  branche;  pourtant  alors  on 
pouvait  saisir  parfois  un  lointain  bourdonnement  d'ailes  produit 
par  des  troupes  de  hannetons,  qui  traversaient  l'air  encore  éclairé 
des  derniers  rayons  du  jour.  Puis,  tout  retombait  dans  le  silence, 
les  dernières  notes  d'oiseaux  semblaient  s'endormir  avec  eux,  et 
le  rossignol  reprenait  son  hymne  à  l'amour. 

Cependant,  parmi  les  foins  coupés,  dans  les  herbes,  à  travers 
les  clairières  du  bois,  le  fond  de  la  mélodie  générale,  le  véritable 
chant  perpétuel  de  cette  soirée  était  le  murmure  du  grillon.  Les 
dernières  strophes  de  la  fauvette,  les  reprises  du  rossignol,  les 
roucoulements  de  la  tourterelle,  les  bourdonnements  d'insectes, 
les  appels  monosyllabiques  du  crapaud  jetés  dans  l'ombre  comme 


406  LA  LECTURE 

le  son  d'une  petite  cloche,  le  coassement  même  des  grenouilles 
dans  la  vallée,  tout  cela,  à  certains  moments,  s'arrêtait,  comme 
pour  écouter,  puis  reprenait  comme  une  sorte  de  chœur  champêtre, 
comme  un  accompagnement  irrégulicr  et  bizarre  au  chant  conti- 
nuel du  grillon;  sa  voix  humhlc,  tranquille,  modeste,  semblait 
celle  de  l'ombre  et  de  la  nuit,  mais,  dans  ce  milieu,  elle  régnait 
en  souveraine  et  donnait  la  note  exacte  de  cet  instant,  lors  môme 
que  toutes  les  autres  restaient  silencieuses. 

J'écoutai  le  grillon,  je  me  souvins  de  l'avoir  entendu  en  ballon, 
de  plus  de  huit  cents  mètres  de  distance  ;  je  me  souvins  aussi 
qu'il  parle  sans  voix,  que  sa  bouche  est  muette,  et  qu'il  est  an- 
térieur de  plusieurs  millions  d'années  aux  êtres  qui  les  premiers 
ont  chanté  sur  la  terre  (son  apparition  date  de  l'époque  primaire 
des  âges  géologiques,  tandis  que  celle  des  premiers  oiseaux  ne 
date  que  de  l'époque  secondaire)  ;  je  me  souvins  aussi  des  douces 
heures  d'enfance,  des  contes  de  la  veillée  par  lesquels  nos  grand'- 
mères  savaient  si  affectueusement,  si  tendrement  bercer  nos  pre- 
miers ans,  au  coin  du  feu  derrière  lequel  le  grillon  chantait  aussi  ; 
j'associai  le  temps  passé  à  l'heure  présente;  le  petit  grillon  soli- 
taire cessa  de  m'être  indifférent,  et  j'écoutai  sa  voix  en  songeant 
à  ceux  qui  ne  sont  plus,  à  ceux  qui  dorment  sous  l'herbe  du  ci- 
metière et  près  desquels  le  grillon  chante  encore. 

Alors  les  voix  de  la  nature  se  firent  entendre  à  ma  pensée  sous 
un  sens  qui  m'était  toujours  reste  caché.  Elles  me  parlèrent  un 
lan L'âge  et  je  le  compris.  Le  grillon  qui  cherche  la  chaleur  dans 
le  four  du  boulanger  et  qui  préfère  au  soleil  moderne  l'obscurité 
de  la  nuit,  l'ombre  crépusculaire  ou  le  demi-jour  des  épaisses 
broussailles,  se  croit  toujours  sous  la  chaude  et  sombre  atmo- 
sphère de  la  forêt  primaire  qui  abrita  son  berceau.  A  l'époque  où 
cet  ancêtre  des  insectes  vint  pour  la  première  fois  frotter  ses  ély- 
tres  sonores  dans  le  silence  des  paysages  naissants,  le  soleil  était 
immense,  mais  néljuleux,  et  la  terre  était  plus  chauile  que  de  nos 
jours.  Il  n'y  avait  encore  ni  saisons  ni  climats.  Temj)érature  tiède 
et  constante,  l'atmosphère  des  premiers  jours  étant  une  serre 
chaude.  Jusqu'à  lui,  la  nature  était  restée  muette;  il  est,  avec  la 
cigale,  le  patriarclie  du  chant;  la  vie  terrestre  n'avait  encore  pro- 
duit que  des  espèces  inférieures,  des  zoophytes,  des  mollusques, 
quchiues  annelés,  arachnides,  myriapodes,  et  une  seule  classe  de 
vertébrés,  celle  des  poissons  (encore  n'étaient-ce  que  les  poissons 


LE  GRILLON  407 

cartilagineux,  ganoïtles  au  squelette  inachevé)  ;  monde  de  sourds- 
muets,  ou  à  peu  près. 

Le  grillon,  la  cigale,  la  blatte,  la  libellule  sont  les  plus  anciens 
insectes  dont  on  ait  retrouvé  quelques  débris  fossiles,  dès  les  an- 
tiques terrains  formés  pendant  la  période  dévonienne,  précédant 
même  l'ère  des  immenses  forêts  carbonifères  ;  cet  âge  paraît  an- 
térieur de  dix  millions  d'années  à  l'humanité.  Les  insectes  supé- 
rieurs, les  élégants  papillons,  les  industrieuses  abeilles,  les  in- 
telligentes fourmis,  les  hyménoptères,  diptères  et  lépidoptères  ne 
sont  arrivés  que  bien  des  siècles  plus  tard,  avec  le  développement 
progressif  des  espèces.  Le  grillon  paraît  être  le  premier  vivant 
qui  se  soit  fait  entendre.  A  défaut  de  la  voix,  qui  n'existait  pas 
encore,  il  frotta  ses  élytres,  et,  pour  la  première  fois,  dit  aux  pre- 
miers êtres  qui  pouvaient  l'entendre  :  «  Je  suis  là  !  » 

Les  voix  ont  des  tons  comme  les  couleurs  ;  les  unes  sont  claires, 
les  autres  sombres  ;  d'autres  sont  incolores  et  comme  grises  :  le 
cri  monotone  et  simple  du  grillon  champêtre  est  un  cri  gris.  Du 
même  ton  est  son  intelligence.  Slultior  gryllo  !  plus  fou  qu'un 
grillon,  disaient  il  y  a  deux  mille  ans  les  Latins.  Tout  primitif, 
incapable  de  ruse,  il  se  laisse  prendre  au  piège  le  plus  enfantin. 
Sa  voix  seule  semble  son  appel  et  sa  défense  ;  au  moindre  bruit, 
il  se  tait,  écoute  un  instant,  puis  reprend  bientôt  son  murmure. 

C'est  comme  un  écho  des  âges  évanouis,  un  lointain  souvenir 
du  passé.  L'insecte  primitif  nous  raconte  toute  l'histoire  de  la 
nature.  Il  a  assisté  successivement  à  toutes  les  époques  de  l'évo- 
lution progressive  du  monde.  Il  a  été  témoin  de  la  formation  des 
continents,  il  a  vu  plusieurs  fois  la  France  où  nous  sommes, 
émerger  au-dessus  des  eaux,  redescendre  et  remonter  encore.  Il 
a  vu  de  siècles  en  siècles  l'aspect  du  monde  se  transformer  par 
d'étranges  métamorphoses,  les  batraciens  ses  contemporains,  les 
grenouilles,  les  crapauds,  les  salamandres,  les  labyrinthodontes 
(ces  grenouilles  plus  grosses  que  des  boeufs),  régner  en  souve- 
rains sur  les  rivages,  vers  les  flots  couri'oucés,  au  milieu  des  tem- 
pêtes, au  sein  des  forêts  naissantes,  cherchant  à  dominer  les 
tumultes  du  vent  et  des  orages  par  leurs  premiers  cris  inarti- 
culés —  et  quels  cris  !  imaginons  des  bœufs  qui  se  mettraient  à 
coas::er! 

Des  forêts  immenses  préparaient  les  houilles,  des  futaies  gigan- 
tesques croissaient  au  milieu  des  bois  impénétrables,  des  fougères 
merveilleuses  inauguraient  l'ère  du  monde  végétal,  au  sein  duquel 


408  LA  LECTURE 

se  développaient  et  pullulaient  les  premiers  insectes.  Mais  alors, 
ni  les  fleurs  ni  les  oiseaux  n'étaient  encore  éclos.  Monde  sauvage 
et  formidable  auquel  succéda  un  monde  plus  formidable  encore, 
celui  de  l'époque  secondaire,  celui  des  icldli^'osaures,  des  plésio- 
saures, des  iguanodons,  des  mégalosaurcs,  des  atlantosaures, 
géants  de  trente  mètres  de  longueur,  colosses  pesant  jusqu'à 
trente  mille  kilogrammes  :  ils  paissaient  dans  les  forêts  sombres, 
le  long  des  fleuves,  faisant  craquer  sous  leurs  pieds  énormes,  les 
arbustes  d'en  bas,  tandis  qu'au-dessus  d'eux  les  reptiles  volants, 
les  ptérodactiles,  chauves-souris  géantes,  vespertillons  des  rêves 
de  la  terre ,  commcnraient  le  vol  en  sautant  gauchement  do 
branche  en  branche,  ou  en  se  retenant  aux  rudes  parois  des  ro- 
chers. 

Le  grillon  sait-il  que  nous  existons?  Non,  assurément.  Ses 
congénères  et  lui  vivent  comme  autrefois.  Il  entretient  dans  le 
silence  du  soir  un  bruit  primitif  dépourvu  démodulations,  comme 
au  temps  oîi  il  murmurait  seul  au  monde  avec  le  vent  des  soli- 
tudes; la  blatte,  sa  parente,  dévore  la  farine  du  boulanger  comme 
elle  dévorait  celle  des  plantes  de  l'époque  primaire;  le  ver  luisant 
n'a  pas  éteint  la  petite  lampe  qu'il  portait  avec  lui  dans  les  forets 
secondaires;  la  grenouille  coasse  encore  comme  au  temps  des 
labyrinthodontes;  dans  les  bourdonnements  des  insectes  du  soir, 
nous  reconnaissons  leur  joie  instinctive  de  retrouver  l'ombre  cré- 
pusculaire des  temps  primitifs,  et  dans  cette  confusion  de  bruits 
et  d'harmonies,  nous  pouvons  percevoir  la  note  de  chaque  âge, 
l'écho  de  chacune  des  étapes  des  progrès  de  la  vie  sur  la  terre. 

Et  comment  ne  les  reconnaîtrions-nous  pas?  comment  ne  les 
sentirions-nous  pas?  L'homme  n'est-il  pas  le  dernicr-né  et  le 
résumé  suprême  de  la  création  tout  entière?  Ne  tenons-nous  pas 
à  la  nature  par  mille  liens  que  nul  ne  saurait  rompre?  La  solitude 
des  l)ois,  la  fraîcheur  des  vallées,  les  parfums  de  la  prairie,  le 
gazouillement  des  sources,  les  tableaux  de  la  mer,  l'aspect  des 
montagnes  ne  nous  parlent-ils  pas  un  mystérieux  langage,  dans 
lequel  nous  retrouvons  comme  tm  niii-oir  do  nos  pensées,  comme 
un  écho  de  nos  rêves? 

11  me  sembla  donc,  en  entendant  le  doux  concert  du  soir,  que 
j'étais  tran.sporté  de  plusieurs  millions  d'années  antérieurement 
à  la  création  de  l'homme,  en  cette  lointaine  époque  primaire  où 
la  force  vitale  de  la  planète  terrestre  était  surtout  représentée 


LE  GRILLON  409 

par  deux  grands  systèmes  d'organisations;  dans  les  eaux,  les 
premiers  vertébrés,  les  poissons;  sur  la  terre,  les  premières 
plantes,  les  végétaux  cryptogames,  sans  fleurs,  sans  parfums  et 
sans  fruits. 

Nous  sommes  au  milieu  de  la  foi^êt  du  grillon.  Comme  les  ani- 
maux de  cet  âge,  les  plantes  primitives  sont  humbles,  dépourvues 
de  fleurs  —  ces  couchettes  nuptiales  —  et  leur  nom  de  crypto- 
games (noces  cachées)  symbolise  précisément  cet  état.  Pas  de 
sexes  séparés!  Organes  si  bien  dissimulés,  si  petits,  si  microsco- 
piques, si  discrets,  que  naguère  encore  d'éminents  botanistes 
doutaient  de  leur  existence. 

Alors  point  de  fleurs,  point  de  coquetterie,  point  de  parfums, 
point  d'ivresse,  point  d'attraction,  point  d'attouchements!  amour 
de  mollusques,  de  crustacés,  de  poissons  !  Mais  la  nature  inquiète 
s'élève  bientôt  vers  un  idéal  à  la  fois  plus  poétique  et  plus  sen- 
sible. Des  cryptogames  sortiront  les  phanérogames,  comme  des 
invertébrés  sont  sortis  les  vertébrés.  Le  pistil  va  naître,  les  éta- 
mines  le  chercheront,  la  poussière  fécondante  viendra,  par  un 
contact  mystérieux,  réveiller  l'ovule  virginal  et  transformer  la 
plante.  Du  champignon,  la  vie  s'élève  à  la  rose;  l'argile  tend  vers 
l'ange. 

L'existence  et  la  séparation  des  sexes  eussent  été,  du  reste,  té- 
méraires dès  ces  commencements  :  les  êtres  ne  pensaient  pas  du 
tout.  Si  les  sexes  contraires  ne  s'étaient  jamais  rencontrés  et 
réunis,  la  vie  eût  vite  disparu.  N'est-ce  pas  déjà  une  grande  har- 
diesse d'avoir  donné  aux  végétaux  supérieurs  —  mais  pourtant 
toujours  fixés  au  sol  par  des  racines  —  des  sexes  séparés?  Beau- 
coup de  plantes  solitaires  ne  sont  jamais  fécondées.  On  connaît 
l'histoire  de  ce  dattier  femelle,  planté  à  Otrante,  qui  resta  stérile 
jusqu'à  l'époque  où  un  dattier  mâle  situé  à  Brindes  put  élever  sa 
cime  au-dessus  des  arbres  voisins  et  confier  au  vent  sa  précieuse 
poussière  fécondante.  Sans  le  vent  et  sans  les  insectes,  bien  des 
fleurs  mourraient  délaissées  et  infécondes. 

Ainsi  le  bruissement  du  grillon,  le  murmure  crépusculaire  de 
cet  ancien  témoin  des  âges  disparus  fit  passer  devant  mes  yeux 
toute  l'histoire.  L'insecte,  l'oiseau,  le  reptile,  le  quadrupède,  le 
mammifère  m'apparurent  chacun  avec  ses  instincts  d'origine  ex- 
pliqués par  cette  origine  même. 

Les  termites  liment  le  bois  depuis  des  millions  d'années,  pour 


410  LA  LECTURE 

en  manger  la  sciure,  sans  se  pi'éocciiper  des  aliments  modernes, 
parce  qu'ils  sont  nés  dans  les  vieux  Lois  entassés  au  fond  des 
forêts  vierges  de  l'âge  primaire  ;  quand  les  forêts  ont  manqué,  ils 
s'en  sont  pris  aux  industries  humaines,  mais  ce  sont  toujours  des 
mangeurs  de  bois.  Les  libellules  cherchent  toujours  une  pi'oie  vi- 
vante dans  le  monde  des  insectes  aquatiques,  parce  qu'à  l'époque 
de  leur  création  il  n'y  avait  pas  encore  de  fleurs.  Le  papillon,  au 
contraire,  né  après  la  fleur,  va  se  plonger  dans  les  corolles  et 
s'envelopper  des  parfums  du  pollen.  Les  métamorphoses  de  l'in- 
secte résument  l'histoire  de  la  nature  vivante  ;  la  chenille  gros- 
sière, rampante  et  rongeuse,  représente  l'âge  primaire;  le  papil- 
lon élégant,  aérien,  fleur  vivante,  est  de  l'âge  tertiaire.  L'hiron- 
delle, qui  fit  ses  premiers  nids  sur  une  île  de  terre,  continue  à 
les  fabriquer  de  terre  comme  autrefois.  Les  migrations  des  oi- 
seaux s'expliquent  par  la  jonction  de  l'Europe  à  l'Afrique,  au 
temps  de  la  mer  Miocène  ;  la  Méditerranée  s'est  creusée  depuis, 
mais  ils  savent  qu'ils  retrouveront  au  delà  une  terre  hospitalière. 
La  toison  de  la  brebis  lui  a  été  donnée  en  même  temps  que  celle 
du  mammouth,  pendant  la  période  glaciaire  ;  alors  l'éléphant  et 
le  rhinocéros  vivaient  ensemble,  et  l'on  retrouve  souvent  leurs 
ossements  réunis  dans  les  cavernes  quaternaires.  Aujourd'hui 
encore,  dans  les  jungles  de  l'Afrique  et  de  l'Asie,  ils  restent  unis 
par  l'instinct  d'une  amitié  lointaine.  Si,  au  contraire,  le  chien  et 
le  chat  manifestent  l'un  pour  l'autre  une  aversion  devenue  pro- 
verbiale, c'est  qu'autrefois  leurs  ancêtres  préhistoriques  se  dé- 
voraient entre  eux.  Le  singe  aux  longs  bras  est  conforme  au 
monde  des  forêts  inextricables,  de  branches  et  de  lianes,  le  long 
de.s<|uels  il  glissait  suspendu  et  balancé.  Ainsi,  tout  être  semble 
porter  en  soi,  dans  sa  forme,  dans  ses  instincts,  dans  son  langage, 
l'empreinte  de  l'époque  qui  lui  a  donné  naissance. 

Pendant  que  ces  réflexions  avaient  traversé  ma  pensée,  la  lune 
s'était  lentement  élevée  dans  le  ciel  comme  une  hostie  immense 
venant  dominer  et  bénir  le  monde  endormi  ;  ses  rajons  versaient 
silencieusement  dans  l'air  une  frémissante  rosée  de  lumière,  les 
villages  disparaissaient  dans  l'ombre  du  soir,  et  le  grillon  infa- 
tigaljle  chantait  toujours  son  chant  des  premiers  âges  du  monde. 
Tout  se  taisait,  comme  au  cimetière;  et  lui  seul  racontait  à  sa 
manière  l'antiquité  de  la  vie. 

Mais,  tout  à  coup,  frappé  sans  doute,  à  travers  le  feuillage, 


LE  GRILLON  411 

par  un  éclatant  rayon  de  lumière,  le  rossignol  reprit  de  sa  voix 
si  claire,  si  limpide  et  si  pure  sa  chanson  un  instant  interrompue, 
tantôt  lançant  des  notes  fantastiques  aux  étoiles,  tantôt  roucou- 
lant des  modulations  mélancoliques,  variant  de  mille  nuances  son 
infatigable  discours. 

«  Oh  !  disait-il,  toutes  les  voix  de  la  nature  s'effacent  devant 
la  mienne,  oubliez  le  passé,  je  suis  la  vie,  je  suis  l'amour,  je 
chante  le  progrès  divin  et  je  suis  ton  précurseur,  ô  merveilleuse 
voix  humaine.  Si  la  nature  est  belle,  c'est  parce  que  l'humanité 
la  comprend.  Nous  tous,  oiseaux,  insectes,  animaux  des  bois  et 
des  déserts,  nous  ne  sommes  arrivés  sur  la  terre  avant  vous  que 
pour  préparer  votre  règne,  et  nous  autres,  oiseaux  supérieurs,  le 
comprenons  si  bien,  que  nous  préférons  vos  bosquets  aux  soli- 
tudes, et  que  souvent  —  dans  nos  heures  de  loisir  —  c'est  pour 
vous  que  nous  chantons.  Quelquefois  même  vos  concerts  nous 
mettent  en  voix.  Mais  ne  soyez  pas  ingrats;  n'oubliez  pas  trop 
votre  meilleure  amie,  la  Nature,  cette  jeune  mère  toujours  char- 
mante; ne  passez  pas  votre  vie  entre  des  murs  de  pierre,  ne  res- 
pirez pas  toujours  la  poussière  de  vos  industries,  ne  vous  atro- 
phiez pas  dans  l'insipide  bruit  des  villes,  revenez-nous  quelque- 
fois et  demeurez  avec  nous  dans  l'atmosphère  pure  et  parfumée 
des  champs  et  des  bois.  Toutes  les  voix  de  la  nature  vous  invi- 
tent à  apprécier  la  beauté  de  l'univers  qui  vous  environne;  c'est 
une  intéressante  histoire;  comprenez-la,  et  vivez  encore  un  peu 
comne  nous  dans  le  calme  bonheur  de  la  simplicité.  » 

Ainsi  chantait  le  rossignol.  Il  me  semble  que  son  langage  com- 
plétait celui  du  grillon,  et  je  restai  longtemps  encore  à  les  écou- 
ter tour  à  tour,  sans  envier  l'ambition  des  hommes  qui  les  en- 
serre dans  la  gloire  inquiète  des  forums  ou  des  trônes. 

Camille  Flammarion, 


LE  CIIEVÂLTEU  DES  TOUCHES*" 


IX 


IIISTOIUE    d'une    rougeur 


ft  Cependant,  après  avoir  marché  quel(|uc  temps  encore,  — 
continua  toujours  M"'=  de  Percy,  —  nous  arrivâmes  à  une 
étoile  formée  par  plusieurs  routes  qui  se  croisaient  et  qui  condui- 
saient aux  différentes  villes  et  bourgades  de  la  contrée.  C'était  là 
qu'on  devait  se  séparer,  après  la  dernière  poignée  de  mains.  Les 
uns  prirent  la  route  de  Granvillc  et  d'Avranclies,  les  autres  s'en 
allèrent  du  côté  de  Vire  et  de  Mortain.  On  convint  de  se  réunir 
à  Touffodelys,  s'il  devait  y  avoir  bientôt  une  nouvelle  levée 
d'armes.  Des  Touches  prit,  lui,  la  route  qui  menait  directement 
à  la  côte.  Juste  Le  Breton  et  moi  fûmes  les  seuls  d'entre  les 
Douze  qui  restâmes  jusqu'au  dernier  moment  avec  cet  homme, 
l'objet  pour  nous  d'un  intérêt  devenu  tragique  et  d'une  curiosité 
qui  n'a  jamais  été  entièrement  satisfaite.  Nous  devions  revenir  à 
'l'duffedelys  par  les  Miellés,  comme  on  appelle  ces  grèves,  et  en 
suivant  la  mer  et  sa  longue  ligne  sinueuse.  (Juand  nous  sortîmes 
des  terres  labourées  pour  entrer  dans  les  sables,  la  nuit  était 
tombée  et  la  lune  avait  eu  le  temps  de  se  lever.  C'était  le  cheva- 
lier qui  nous  menait,  comme  quelqu'un  qui  sait  où  il  va.  Avec  son 
expérience  de  marin,  il  connaissait,  à  une  minute  près,  l'heure  de 
la  marée  qui  devait  le  porter  en  Angleterre.  Nous  avions  pensé, 

(1)  Voir  los  numéros  des  10  cl  25  mai,  10  et  25  juin,  10  et  25  juillet,  et 
10  août  1869. 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  il3 

sans  avoir  eu  besoin  de  nous  le  dire,  qu'il  avait  à  son  comman- 
dement quelque  pêcheur  dévoué  sur  cette  côte  écartée.  Mais  quel 
ne  fut  pas  notre  étonnement,  quand  la  dernière  dune  que  nous 
montâmes  avec  lui  nous  permit  de  découvrir  la  mer,  battant  son 
plein,  brillante  et  calme,  sur  une  ligne  immense,  mais  profondé- 
ment solitaire.  Il  n'y  avait  là  ni  un  être  vivant  qui  attendit  Des 
Touches,  ni  une  barque,  couchée  à  la  grève,  qu'on  pût  mettre  à 
flot  et  qui  pût  l'emporter. 

«  —  Ah  !  —  dit-il  presque  joyeusement,  —  aujourd'hui  je  suis, 
«  par  Dieu  !  bien  sûr  qu'il  n'y  a  pas  d'espions  dans  la  grève. 
«  Depuis  ma  prison  ils  ont  pu  dormir,  et  ils  n'ont  pas  encore  eu 
«  la  nouvelle  de  ma  délivi-ance,  qui  va  les  réveiller  du  péché  de 
«  paresse.  Ils  me  croient  guillotiné  de  ce  matin,  et  prennent 
«  campos,  messieurs  les  gardes-côtes  !  » 

—  «  Quels  veaux  maï-ins  !  —  interrompit  M.  de  Fierdrap,  qui, 
en  sa  qualité  de  grand  pêcheur,  ne  pouvait  souffrir  aucune  sur- 
veillance maritime,  de  quelque  nature  qu'elle  pût  être.  —  Ils 
ont  toujours  été  les  mêmes,  sous  tous  les  régimes,  ces  soldats 
amphibies  !  Avant  la  Révolution,  il  fallait,  pour  obtenir  la  croix 
de  Saint-Louis,  si  l'on  n'avait  pas  fait  d'action  d'éclat,  vingt- 
cinq  ans  de  service  comme  officier  ;  mais  dans  les  gardes-côtes, 
il  en  fallait  cinquante.  Cela  les  classait. 

—  «  Oui  !  —  dit  M'^*  Ursule,  assez  indifférente  pour  l'ins- 
tant à  l'honneur  militaire,  et  qui  dit  oui  comme  elle  aurait  dit 
non  ;  —  mais  qu'ils  avaient  donc  un  joli  uniforme,  avec  leurs 
habits  blancs  à  retroussis  vert  de  mer  !  »  —  ajouta-t-elle,  rêveuse. 
Elle  revoyait  peut-être  cet  uniforme-là  sur  quelque  tournure  qui 
lui  avait  plu  dans  sa  jeunesse,  et  tout  cela  passait  comme  une 
mouette  dans  une  brume,  au  fond  du  brouillard  gris  de  ses  pau- 
vres petits  souvenirs. 

Mais  M"^  de  Percy  se  souciait  bien  des  rêves  de  M"«  Ursule  et 
des  haines  méprisantes  du  baron  de  Fierdrap.  Elle  passa  donc 
outre  et  reprit  : 

<f  —  Mais  comment  vous  embarquerez-vous,  chevalier?  —  lui 
«  dis-je,  —  je  ne  vois  pas  une  planche  sur  cette  grève,  et  vous 
«  n'avez  pas  le  projet  peut-être  d'aller  de  la  côte  de  P'rancc  à  la 
«  côte  d'Angleterre  à  la  nage? 

«  —  On  pourrait  y  aller,  —  me  dit-il  sérieusement  ;  qui  sait  s'il 
«  ne  s'en  sentait  pas  la  force  ?  —  Mais,  mademoiselle,  s'il  n'y  a 
€  pas  de  planches  sur  la  grève,  il  y  en  a  dessous.  » 


41  i  LA  LECTURE 

ff  Alors,  nous  connûmes  la  prudence  et  l'esprit  de  ressource  de 
cet  homme,  né  pour  la  guerre  de  partisan.  Il  avait  cette  mémoire 
des  lieux  qui  fait  le  pilote,  et  il  ne  l'avait  pas  que  sur  la  mer.  Il 
s'orienta  sur  le  sol  où  nous  étions,  et  tira  de  la  ceinture  de  sa 
jaquette  une  serpette,  qu'il  avait  prise  dans  le  moulin,  sans 
doute  ;  car  les  Bleus  n'auraient  pas  osé  laisser  à  un  pareil  homme 
seulement  la  pointe  d'une  lame  de  couteau.  Et  il  se  mit,  avec 
cette  serpette,  à  creuser  le  sable,  comme  font  les  pêcheurs  de 
lançon.  » 

—  «  On  ferait  mieux  de  dire  les  chasseurs,  —  inicrromiiit 
M.  de  Fierdrap,  sérieux  comme  un  dogme.  —  Je  n'ai  jamais 
compris  la  pêche  sans  de  l'eau.  » 

«  En  quelques  secondes,  —  reprit  la  conteuse,  —  Des  Touches 
eut  déterré  une  bêche,  et  dix  minutes  après,  il  eut  déterré  son 
canot.  C'est  lui-même  qui  l'avait  ensablé  à  cette  place  lors  de 
son  dernier  débarquement.  C'était  sa  coutume,  nous  dit-il.  Il  ne 
se  confiait  jamais  à  personne. 

<t  Obligé  d'entrer  dans  les  terres  pour  y  porter  à  tel  ou  tel  en- 
droit les  dépêches  dont  il  était  chargé,  il  ne  pouvait  laisser  ce 
canot,  qu'il  avait  fait  lui-même,  à  un  amarrage  quelconque,  oîi  les 
gardes-côtes  l'auraient  surpris.  —  Quand  il  l'eut  déterré,  il  le 
porta  à  la  mer,  et  pour  cela  il  n'eut  pas  besoin  de  toute  sa  force. 
C'était  une  plume  que  ce  canot.  Il  sauta  sur  cette  plume,  qui  se 
mit  à  danser  mollement  sur  la  vague.  Il  était  déjà  redevenu  «  la 
Guêpe  »  ,  il  allait  redevenir  «  le  Farfadet  !  » 

«  Il  maintenait  de  sa  rame,  piquée  dans  le  sol,  la  barque  qui 
s'enlevait  sur  la  vague  comme  un  cheval  ardent  qui  piaffe. 

«  —  Adieu,  mademoiselle  !  et  vous  aussi,  monsieur  Juste  Le 

('  Breton  !  —  nous  dit-il,  debout  sur  l'avant  de  .sa  barque,  et  il 

«  nous  salua  de  la  main.  —  Quand  nous  reverrons-nous  ?  et 

«  même  nous  reverrons-nous?  Les  paysans  sont  las  ;  la  guerre 

«  lléchit.  Ne  parlent-ils  pas  là-bas  de  pacification  encore?...  Il 

«f  faudrait  qu'un  des  princes  vînt  ici  pour  tout  rallumer...  et  il 

«  n'en  viendra  pas  !  —  ajouta-t-il  avec  une  expression  méprisante 

«  qui  me  fit  mal,  et  que  j'ai  bien  des  fois  rencontrée  sur  les  lèvres 

«  de  serviteurs  pourtant  fidèles  —  (et  elle  jeta  un  regard  de 

ff  reproche  à  son  frère).  —  Je  n'en  amènerai  pas  un  à  cette  côte 

ot  dans  ce  canot  qui  y  apporta  M.  Jacques.  Si  cette  guerre  finit, 

<f  que  devicndr-ns-nous  ?  du  moins,  moi,  qni  ne  suis  propre 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  415 

«  qu'à  la  guerre.  J'irai  me  faire  tuer  quelque  part,  et  cette  côtc- 
«  ci  n'entendra  plus  parler  de  Des  Touches  !  » 

«  Nous  lui  renvoyâmes  son  adieu. 

«f  —  Il  est  temps  de  partir,  —  fit-il,  —  voici  le  reflux.  » 
«  Il  cessa  de  maintenir  la  barque  mobile  sur  le  flot  écumeux  du 
bord,  et  d'un  de  ces  nerveux  coups  de  rames  comme  il  savait  en 
donner,  il  la  fit  monter  sur  cette  mer  qui  le  connaissait,  et  dis- 
parut entre  deux  vagues,  pour  reparaître,  comme  un  oiseau 
marin,  qui  plonge  en  volant  et  se  relève,  en  secouant  ses  ailes. 
C'était  à  se  demander  qui  des  deux  reprenait  l'autre  :  si  c'était 
lui  qui  reprenait  la  mer,  ou  si  la  mer  le  reprenait  !  Nous  le  sui- 
vîmes des  yeux  par  ce  clair  de  lune,  qui  rendait  les  ondulations 
de  l'eau  lumineuses  ;  ipais  la  houle,  qu'il  trouva  quand  il  fut  au 
large,  finit  par  nous  cacher  cette  espèce  de  pirogue  de  si  peu  de 
bois  qu'il  montait,  ce  mince  canot  presque  fantastique  !  Le  Far- 
fadet  s'était  évanoui...  Nous  nous  dirigeâmes  vers  Touffcdelys 
par  les  dunes  ;  il  faisait  superbe.  J'ai  vu  rarement,  dans  ma  vie 
de  Chouanne  à  la  belle  étoile,  une  plus  belle  nuit.  Nous  enten- 
dions de  moins  en  moins  le  bruit  de  la  mer,  qui  s'éloignait  et  qui 
commençait  à  découvrir  ses  premières  roches.  Du  côté  des  terres, 
tout  était  calme  :  la  brise  de  la  mer  mourait  à  la  grève,  les  arbres 
étaient  immobiles.  Sur  la  hauteur,  dans  le  lointain  bleuâtre, 
achevait  de  brûler,  en  silence  et  sans  secours,  le  moulin  à  vent 
solitaire  que  l'incendie  avait  mutilé  et  qui  n'avait  plus  que  trois 
ailes,  qui  tournaient  encore.  Placées  de  manière  à  être  atteintes 
les  dernières  par  la  flamme,  elles  avaient  fini  par  s'enflammer. 
L'une  d'elles  avait  brûlé  plus  vite* que  les  autres,  mais  les  trois 
autres  avaient  pris  aussi,  et  elles  flambaient,  et,  en  tournant,  leur 
roue  faisait  pleuvoir  des  étincelles,  comme,  dans  l'après-midi, 
elle  avait  fait  pleuvoir  du  sang.  Quoiqu'il  fût  déjà  loin  en  mer  à 
cette  heure,  le  terrible  brûleur  de  ce  moulin  pouvait  le  voir  se 
consumant  dans  cet  air  sans  vent,  avec  sa  flamme  droite  comme 
celle  d'un  flambeau,  par  cette  nuit  transparente  qui  n'avait  pas 
une  vapeur,  —  chose  rare  sur  la  Manche,  cette  mer  verte  comme 
un  herbage  dont  les  brumes  seraient  la  rosée.  Je  ne  sais  quelle 
tristesse  me  saisit,  moi,  la  grosse  rieuse.  La  femme,  que  j'avais 
sentie  en  moi,  quand  j'avais  vu  Des  Touches  si  cruel,  je  la  res- 
sentis encore  qui  revenait  sous  mes  habits  de  Chouan...  La  pitié 
m'inondait  le  cœur  pour  Aimée,  à  qui  j'allais  avoir  à  apprendre 


416  LA  LECTURE 

la  mort  de  3/.  Jacques,  cette  mort  que  Des  Touches  avait  vengée, 
ce  qui  ne  la  consolerait  pas  !  » 

M"°  de  Percy  s'arrêta  cette  fois,  comme  quelqu'un  qui  a  fini 
son  histoire.  Elle  rejeta  les  ciseaux  dont  elle  avait  gesticulé  dans 
les  tapisseries,  empilées  avec  leur  laine  sur  le  guéridon. 

—  «  Voilà,  baron  —  dit-elle  à  M.  de  Fierdrap,  — cette  histoire 
de  l'enlèvement  de  Des  Touches  que  mon  frère  vous  avait  pro- 
mise. 

—  Et  que  vous  avez  fort  bien  narrée,  ma  chère  Percy,  »  —  fit 
M""  Sainte,  qui,  voulant  être  aimable,  lui  envoya  de  sa  bouche 
innocente  l'éloge  cruel  de  ce  mot  déshonorant. 

Mais  le  baron  de  Fierdrap,  qui  avait  parlé  si  légèrement  du 
chagrin  d'Aimée,  l'anti-sentimental  pêcheur  de  dards,  —  qui  no 
se  souciait  guère  de  ceux  de  l'amour,  disait  l'abbé,  quand  il 
était  en  verve  de  calembredaines,  —  le  baron  de  Fierdrap  était 
devenu  tendre;  il  était  redevenu  le  baron  Hylas,  et  il  voulut  qu'on 
lui  parlât  d'Aimée. 

«  Ce  fut  moi  —  lui  dit  donc  M"°  de  Percy  —  qui  lui  appris 
la  mort  de  son  fiancé.  I']llo  pâlit  comme  si  elle  allait  mourir 
elle-même  et  elle  s'enferma  pour  cacher  ses  larmes.  Chez 
Aimée,  vous  l'avez  vu,  baron,  tout  porte  en  dedans,  et  le  dehors 
ne  perd  jamais  son  calme.  La  seule  chose  extérieure  de  ce  cha- 
grin, renfermé  dans  son  cœur  comme  une  relique  dans  une  châsse 
scellée,  fut  la  funèbre  fantaisie  de  faire  déterrer  celui  qu'elle  ap- 
pelait son  mari  du  pied  du  buisson  où  nous  l'avions  couché,  et  de 
le  rouler  dans  cette  robe  de  noces  qu'elle  avait  portée  un  seul 
soir  et  qu'elle  lui  tailla  en  linceul. 

«  Plus  tard,  lorsque  les  prêtres  furent  revenus  et  les  églises 
rouvertes,  pieuse  comme  elle  est,  ne  pouvant  supporter  l'idée  de 
ne  pas  reposer  un  jour  près  de  lui,  elle  le  fit  transporter  en  terre 
sainte.  Tout  cela  eut  lieu,  baron,  sans  éclat,  sans  retentissement, 
pour  l'apaLsement  de  son  cœur,  dont  elle  couvre  le  navremcnt 
sous  des  sourires  qui  entr'ouvri raient  le  ciel  à  des  malheureux 
moins  malheureux  qu'elle.  Quand,  au  milieu  de  son  désespoir  et 
de  cette  pâleur  qu'elle  a  gardée  toujours  de])uis  cette  époque,  — 
car  elle  n'a  jamais  repris  entièrement  cet  incarnat  de  cœur  de 
rose-mousse  entr'ouverte  qui  la  faisait  la  rose  reine  des  roses  de 
\'alogncs,  où  la  moindre  des  filles  des  rues  éblouit  de  fraîcheur, 
—  on  lui  apprit  que  Des  Touches  était  sauve,  elle  eut  encore  ce 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  417 

coup  de  soleil  inexplicable  qui  la  faisait  devenir  une  statue  de 
corail  vivant. 

«  Et  inexplicable  elle  est  restée,  monsieur  de  Fierdrap,  cette 
rougeur  inouïe  !  Les  années  sont  venues,  le  temps  a  marché,  la 
vie  n'est  plus  pour  elle  qu'un  grand  silence  dans  une  seule  pensée, 
la  surdité,  l'isolante  surdité,  a  bâti  son  mur  entre  elle  et  les  autres 
et  l'a  renfe)^iée  dans  sa  tour,  comme  elle  dit.  Eh  bien,  que  le 
nom  de  Des  Touches,  dont  on  parle  bien  peu  maintenant,  soit 
dit  par  hasard  devant  elle,  et  que  ce  jour-là  soit  aussi  un  jour  où 
elle  entende,  la  rougeur  reparaîtra  brûlante  sur  ces  tempes  d'une 
pureté  de  fille  morte  vierge,  et  où  les  cheveux  blancs,  si  elle  n'é- 
tait pas  blonde,  auraient  commencé  à  glisser  leurs  pointes  argen- 
tées. C'est  incroyable,  baron,  mais  cela  est.  Tenez!  je  ne  voudrais 
jamais  lui  faire  volontairement  la  moindre  peine,  à  cette  noble 
fille,  mais  si  je  n'étais  pas  retenue  par  cette  crainte,  et  que,  me 
levant  de  ma  place,  j'allasse  jusqu'à  elle  qui  travaille  à  son  feston 
sous  cette  lampe  depuis  trois  heures  sans  avoir  entendu  un  seul 
mot  de  ce  que  nous  avons  dit,  et  que  je  lui  criasse  à  l'oreille  : 

—  «  Aimée,  le  chevalier  Des  Touches  n'est  pas  mort!  L'abbé 
vient  de  le  rencontrer  sur  la  place...  » 

«  Parions,  baron,  que  la  rougeur,  l'inexplicable  rougeur  repa- 
raîtrait sur  le  visage  de  la  fiancée  de  M.  Jacques,  qui  n'a  jamais 
aimé  que  lui...   » 

—  «  Je  ne  dis  pas  non,  —  dit  l'abbé  profondément.  —  Cela  est 
sûr  qu'elle  aimait  M.  Jacques.  Mais  qui  sait  —  fit-il,  en  baissant 
la  voix,  précaution  inutile  pour  elle,  mais  comme  s'il  avait  craint 
pour  lui-même  ce  qu'il  disait...  —  si,  par  impossible,  elle  n'était 
pas  aussi  pure...   » 

Et  il  s'arrêta,  n'osant  pas  achever,  ayant,  cet  abbé  grand  sei- 
gneur, non  plus  peur  seulement  de  sa  parole,  mais  de  sa  pensée, 

—  «  Oh!  mon  frère!...  »  — dit  M"®  de  Percy,  avec  un  cri  mé- 
langé du  sentiment  de  l'horreur  et  de  l'impossibilité  delà  chose, 
en  frappant  le  parquet  d'un  pied  de  reine  Berthe  indigné. 

Et  les  deux  Touffcdelys  elles-mêmes,  devenues  des  sensitives, 
car  la  bêtise  a  parfois  de  ces  moments-là  où  elle  devient  sensible, 
avaient  reculé  leurs  fauteuils  avec  une  énergie  de  croupe  ver- 
tueuse qui  disait  combien  la  pensée  de  l'abbé  les  scandalisait. 

L'abbé  n'acheva  pas...  Il  en  avait  assez  dit.  Le  prêtre  est  tou- 
jours le  plus  profond  des  moralistes.  Le  regard,  aiguisé  par  la 
confession,  va  toujours  plus  avant  que  celui  des  autres  hommes. 

LKGT.  —  52  IX  —  27 


418  LA  LECTURE 

Le  Zahuri,  dit-on,  voit  le  cadavre  à  travers  les  gazons  qui  le 
couvrent.  Le  prêtre,  c'est  le  Zahuri  de  nos  cœurs. 

Il  regarda  le  baron  de  Ficrdrap,  qui  cligna,  mais  qui,  lui  aussi, 
n'ajouta  pas  une  syllabe.  Ce  l'ut  un  point  d'orgue  singulier.  Le 
tonneau  de  Bacchus  sonna  deux  heures.  Les  chiens  de  M.  Mesnil. 
houseau  ne  hurlaient  plus.  Le  silence,  que  ne  fouettait  plus  la 
pluie,  s'entassait  au  dehors  et  tombait  dans  ce  salon,  dont  lo 
feu  était  éteint  et  dont  le  grillon,  celte  cigale  de  l'âtre,  que 
M"«  Sainte  appelait  un  criquet,  s'était  endormi. 

—  «  Tiens!  —  dit  le  baron  de  Fierdrap,  —  je  n'ai  pas  pris 
mon  thé,  de  toute  cette  histoire  l  »  —  Il  ouvrit  sa  théière  et  y  plon- 
gea son  nez.  L'eau,  à  force  de  bouillir,  s'était  évaporée. 

—  «  Image  de  tout  !  —  fit  l'abbé  très  grave.  —  Allons-nous- 
en,  Ficrdrap!  laissons  ces  demoiselles  se  coucher.  Nous  avons 
fait  une  vraie  débauche  de  causerie,  ce  soir.  » 

—  «  Il  n'est  pas  tous  les  jours  fête,  —  dit  le  baron.  —  Seule- 
ment, j'ai  une  dialîle  d'envie  d'être  à  demain.  Puisque  tu  es  sur 
de  l'avoir  vu  ce  soir  sur  la  place  des  Capucins,  nous  aurons  peut- 
être  demain  des  nouvelles  du  chevalier  Des  Touches.  » 

Et  ils  s'en  allèrent,  M"°  de  Pcrcy  ayant  englouti  sa  vaste 
personne  et  son  baril  oriental  sous  son  coqueluchon  de  tire- 
taine.  L'abbé,  qui  avait  plus  raison  que  jamais  de  l'appeler 
«  son  gendarme  »,  lui  prit  le  bras  d'autorité,  et  lui  chantonna  à 
demi-voix,  en  traînant  ses  sabots  par  les  rues,  les  premières  pa- 
roles d'une  chanson  qu'il  avait  faite,  un  jour,  pour  elle  : 

Je  connais  un  militaire 

Qui  va  disant  son  bréviaire, 

Et  qui,  dans  son  régiment, 

N'a  qu'un  soldat,  seulement... 

C'est  une  fille  un  peu  fière! 

Plan,  r'iantanpian!  r'iantanplan,  plan,  plan! 

Le  baron  avait  abumé,  comme  l'abbé,  sa  lanterne,  et  tous 
les  trois  ils  reconduisirent  pompeusement  jusqu'à  son  couvent 
M""  Aimée,  à  laf[Uflle,  par  déférence  pour  une  telle  pension- 
naire, les  Dames  Bernardines  avaient  accordé  la  permission  de 
rentrer  tard.  L'abbé,  sa  sœur  et  le  baron,  étaient  plus  ou  moins 
impressionnés  par  cette  histoire  d'un  des  héros  de  leur  jeunesse, 
mais  ils  l'étaient  moins  h  coup  sûr  qu'itJie  autre  j)ersonne  qui  était 
là,  et  dont  je  n'ai  rien  dit  encore.  Dans  l'attention  qu'ils  don- 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  419 

naient  à  ce  qu'ils  disaient,  ils  l'avaient  oubliée  et  j'ai  fait  comme 
eux...  Cette  autre  personne  n'était  qu'un  enfant,  auquel  ils  n'a- 
vaient pas  pris  garde,  tant  ils  étaient  à  leur  histoire!  et  lui,  tran- 
quille, sur  son  tabouret,  au  coin  de  la  cliemiuéc  contre  le  marbre 
de  laquelle  il  posait  une  tète  bien  prématurément  pensive.  Il 
avait  environ  treize  ans,  l'âge  où,  si  vous  êtes  sage,  on  oublie  de 
vous  envoyer  coucher  dans  les  maisons  où  l'on  vous  aime!  Il 
l'avait  été,  ce  jour-là,  par  hasard  peut-être,  et  il  était  resté  dans 
ce  salon  antique,  regardant  et  gravant  dans  sa  jeune  mémoire  ces 
figures  comme  on  n'en  voyait  que  rarement  dans  ce  temps-là,  et 
comme  maintenant  on  n'en  voit  plus,  s'intéressant  déjà  à  ces 
types  dans  lesquels  la  bonhomie,  la  comédie  et  le  burlesque  se 
mêlaient,  avec  tant  de  caractère,  à  des  sentiments  hauts  et 
grands!  Or,  si  elle  vous  a  intéressé,  c'est  bien  heureux  pour  cette 
histoire;  car  sans  lui  elle  serait  enterrée  dans  les  cendres  du 
foyer  éteint  des  demoiselles  de  Touffedelys,  dont  la  famille 
n'existe  plus  et  dont  la  maison  de  la  rue  des  Carmélites,  à  ces 
cousines  de  Tourville,  est  habitée  par  des  Anglaises  en  passage 
à  Valognes,  et  personne  au  monde  n'aurait  pu  vous  la  raconter 
et  vous  la  finir!  puisque,  vous  venez  de  le  voir,  cette  histoire 
n'était  pas  finie.  M"®  de  Percy  ne  l'avait  pas  achevée,  et  elle 
ne  l'acheva  jamais.  Elle  en  était  restée  à  cette  rougeur  sur 
laquelle  l'abbé  avait  mis  avec  un  seul  mot  une  lumière  qui  avait 
révolté  sa  sœur.  M"*  de  Percy  avait  foi  en  Aimée,  et  les  senti- 
ments de  cette  âme  robuste  ne  chancelaient  point.  Aimée  de 
Spens  garda  son  secret,  et  M"^  de  Percy  garda  son  respect  pour 
Aimée.  Elle  mourut  la  croyant  la  Vierge-Veuve,  comme  elle 
l'appelait,  digne  d'entrer  au  ciel  avec  deux  palmes,  les  deux 
palmes  des  deux  sacrifices  accomplis!  L'abbé,  qui  avait  le  tact 
d'un  grand  esprit,  ne  fit  jamais  une  réflexion  et  ne  parla  jamais 
du  chevalier  Des  Touches  à  mademoiselle  de  Spens,  qui,  ayant 
perdu  les  Touffedelys  après  M"^  de  Percy,  se  cloîtra  sans  pren- 
dre le  voile  et  ne  sortit  plus  de  son  couvent. 

Mais  l'enfant  dont  j'ai  parlé  grandit,  et  la  vie,  la  vie  passionnée 
avec  ses  distractions  furieuses  et  les  horribles  dégoûts  qui  les 
suivent,  ne  put  jamais  lui  faire  oublier  cette  impression  d'en- 
fance, cette  histoire  faite,  comme  un  thyrse,  de  deux  récits 
entrelacés,  l'un  si  fier  et  l'autre  si  triste!  et  tous  les  deux,  comme 
tout  ce  qui  est  beau  sur  la  terre  et  qui  périt  sans  avoir  dit  son 
dernier  mot,  n'ayant  pas  eu  de  dénoûment!  Qu'était  devenu  le 


420  LA  LECTURE 

chevalier  Des  Touches?...  Le  lendemain,  sur  lequel  le  baron  de 
Fierdrap  comptait  pour  avoir  de  ses  nouvelles,  n'en  donna  point. 
Nul  dans  Valoirncs  n'avait  connaissance  du  chevalier  Des  Touches, 
et  cependant  l'abbé  n'était  pas  un  rêveur  qui  voyait  à  son  coude 
ses  rêves  comme  mesdemoiselles  de  Toulïcdelys  et  Couyart.  Il 
avait  vu  Des  Touches.  C'était  donc  une  réalité.  Il  était  donc  passé 
par  Valognes.  Mais  il  était  passé...  D'un  autre  côté,  quel  était, 
dans  la  vie  de  cette  belle  et  pure  Aimée  de  Spens,  cet  autre 
mystère  qui  s'appelait  aussi  Des  Touches?...  Deux  questions  sus- 
pendues éternellement  au  dessus  de  deux  images,  et  auxquelles, 
après  plus  de  vingt  années,  vaincue  par  l'acharnement  du  souve- 
nir, la  circonstance  répondit.  Qui  sait?  A  force  de  penser  à  une 
chose,  on  crée  peut-être  le  hasard. 

Le  hasard  m'apprit,  en  effet,  parce  que  je  n'avais  jamais  cessé 
de  penser  à  cet  homme  et  de  m'informer  de  son  destin,  qu'il  vivait. . . 
et  que  mon  grand  abbé  de  Percy  ne  s'était  pas  trompé  quand  il 
l'avait  vu  et  qu'il  l'avait  pris  pour  un  fou.  De  Valognes,  qu'il 
avait  traversé,  comme  le  roi  Lear,  par  la  pluie  et  par  la  tempête, 
revenant  d'Angleterre,  échappant  à  ceux  ([ui  le  gardaient  et  le 
ramenaient  dans  son  pays,  il  était  allé  tomber  dans  une  famille 
qu'il  avait  épouvantée  de  la  folie  furieuse  dont  il  était  transporté. 
L'ambition  trahie,  les  services  méconnus,  la  cruauté  du  sort, 
qui  prend  parfois  les  mains  les  plus  aimées  pour  nous  frapper, 
tout  cela  avait  fait  de  cet  homme,  froid  comme  Clarvcrhouse,  un 
fou  à  camisole  de  force,  dont  la  vigueur  irrésistible  offrait  le  dan- 
ger d'un  fléau.  On  l'avait  téiiélu-eusemcnt  interné  dans  une  mai- 
son de  fous,  où  il  vivait  depuis  plus  de  vingt  ans.  Je  sus  tout  cela 
peu  à  peu,  par  kunbeaux,  comme  on  apprend  des  choses  qu'on 
vous  cache.  Mais  quand  je  le  sus,  je  me  jurai  de  me  donner  la  vue 
de  cet  honune,  qu'une  femme  qui  l'avait  connu  avait  mis  sa  force 
d'impression  à  me  peindre  comme  l'eût  peint  un  poète.  L'état  dans 
lequel  je  trouverais  cet  homme  héroïque,  mort  tout  entier  et  pour- 
rissant dans  le  plus  affreux  des  sépulcres  :  une  maison  de  fous! 
était  une  raison  de  plus  pour  m'en  donner  le  spectacle.  C'est  si 
bon  de  tremper  son  cœur  dans  le  m'''i)ris  des  choses  humaines,  et 
entre  toutes,  de  la  gloire,  qui  gasconne  avec  ceux  qui  se  fient  ù 
elle  et  qui  croient  qu'elle  ne  peut  tromper! 

Il  fut  donc  un  jour  où  je  pus  le  voir,  ce  chevalier  Des  Touches, 
et  raccorder  dans  ma  pensée  sa  forme  jeune,  svelte  et  terrible, 
comme  celle  de  Pcrsée  qui  coupe  la  tête  à  la  Gorgone,  et  la  figure 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  421 

d'un  vieillard  dégrade  par  l'âge,  la  folie,  tous  les  écrasements  de 
la  destinée.  Ce  que  je  fis  pour  cela  est  inutile  à  dire,  mais  je  pus 
le  voir...  Je  le  trouvai  assis  sur  une  pierre,  car  depuis  longtemps 
il  n'était  plus  fou  à  lier,  dans  une  cour  carrée,  très  propre  et  très 
blanche,  avec  des  arceaux  à  l'entour.  Depuis  qu'ii  n^êtait  plus 
méchant,  on  l'avait  retiré  des  cabanons  et  on  le  laissait  vaguer 
dans  cette  cour,  oîi  des  paons  tournaient  autour  d'un  bassin  bordé 
de  plates-bandes  qui  étalaient  des  nappes  de  fleurs  rouges.  Il  les 
regardait  ces  fleurs  rouges,  avec  ses  yeux  d'un  bleu  de  mer,  vides 
de  tout,  excepté  d'une  flamme  qui  brûlait  là  sans  pensée,  comme 
un  feu  abandonné  où  pei'sonne  ne  se  chauffe  plus .  La  beauté  de  la 
belle  Hélène,  de  cet  homme  qui  avait  été  plus  cclestement  beau  que 
la  belle  Aimée,  avait  dit  M"^  de  Percy,  était  détruite,  radicale- 
ment détruite,  mais  non  sa  force.  Il  était  encore  vigoureux,  mal- 
gré l'épuisement  de  vingt  ans  de  folie  qui  auraient  consumé  tout 
homme  moins  robuste.  Il  était  vêtu  tout  en  molleton  bleu,  avec 
des  boutons  d'or  et  un  foulard  de  Jersey  au  cou,  comme  un  mate- 
lot; et  c'était  bien  cela  :  il  avait  l'air  d'un  vieux  matelot,  qui 
attend  à  terre  et  qui  s'y  ennuie.  Le  médecin  me  dit  que  l'àî^e 
venant  et  les  furies  ayant  été  remplacées  par  de  la  démence,  le 
désordre  le  plus  profond  et  le  plus  irrémédiable  s'était  fait  dans 
ses  facultés  ;  qu'il  se  croyait  gouverneur  de  ville,  âgé  de  deux  mille 
ans,  et  que  certainement  je  n'en  tirerais  pas  un  éclair  de  lucidité. 
Mais  je  n'y  allai  point  par  quatre  chemins,  et,  d'emblée,  je  lui  dis 
brusquement  : 

—  «  C'est  donc  vous,  chevalier  Des  Touches  I  » 

Il  se  leva  de  son  arceau  comme  si  je  l'eusse  appelé,  et  m'ôtant 
sa  casquette  de  cuir  verni,  il  me  montra  un  crâne  chauve  et  lisse 
comme  une  bille  de  billard. 

—  «  C'est  singulier,  —  dit  le  docteur,  —  je  n'aurais  jamais  pensé 
qu'il  eût  répondu  à  son  nom,  tant  il  a  perdu  la  mémoire  !  » 

Mais  moi  que  ceci  animait  : 

—  «  Vous  souvenez-vous  —  lui  dis-je  à  bout  portant  —  de  votre 
enlèvement  de  Coutanccs,  monsieur  Des  Touches?...  » 

Il  regardait  dans  l'air  comme  s'il  y  voyait  quelque  chose. 

—  a  Oui!...  —  dit-il,  cherchant  un  peu,  —  Coutances!  et,  — 
ajouta-t-il  sans  chercher,  —  et  le  juge  qui  m'a  condamné  à  mort, 
le  coquin  de...  !  » 

Il  le  nomma.  C'était  encore  un  nom  porté  dans  la  contrée,  et  son 


4fî2  LA  LECTURE 

œil  bleu  de  mer  darda  un  rayon  de  phosphore  et  de  haine  impla- 
cable. 

—  «  Et  d'Aimée  de  Spens,  vous  en  souvenez-vous?  »  fis-je  en- 
core, coup  sur  coup,  craignant  que  le  fou  ne  revînt  et  voulant 
frapper  de  ce  dernier  souvenu-  sur  le  timbre  muet  de  cette  mé- 
moire usée,  qu'il  fallait  réveiller. 

Il  tressaillit. 

—  «  Oui  encore,  aussi!...  —  Iit-il,  et  ses  yeux  avaient  comme 
un  afflux  de  pensées.  —  Aimée  de  Spens,  qui  m'a  sauvé  la  vie! 
La  ])elle  Aimée  !  » 

Ah!  je  tenais  peut-être  l'histoire  que  M"®  de  Percy  n'avait  pas 
finie...  Et  cette  idée  me  donna  la  volonté  magnétique  qui  dompte 
une  minute  les  fous  et  les  fait  obéir. 

—  «  Et  comment  s'y  prit-elle  pour  cela,  monsieur  Des  Touches? 
Allons,  dites! 

—  Oh!  —  dit-il  (je  lui  avais  enfin  passé  mon  âme  dans  la  poi- 
trine, à  force  de  volonté!),  nous  étions  seuls  à  Bois-Frelon,  vous 
savez?...  près  d'Avranches...  Tout  le  monde  parti...  Les  Bleus 
vinrent  comme  ils  venaient  souvent,  à  petits  pas...  Ils  cernèrent 
la  maison...  C'était  le  soir.  Je  me  serais  bien  fait  tuer,  risquant 
tout,  tirant  par  les  fenêtres  comme  à  la  Faulx,  mais  j'avais  mes 
dépêches.  Elles  me  brûlaient...  Frotté  attendait.  Ils  l'ont  tué, 
Frotté,  n'est-ce  pas  vrai?...  » 

Je  tremblai  que  l'idée  de  Frotté  ne  l'entraînât  trop  loin  de  ce 
que  je  voulais  qu'il  me  dît. 

—  a  Tué,  fusillé!  —  lui  dis-jc.  —  Mais  Aimée!...  » 
Va  je  lui  secouai  durement  le  bras. 

—  «  Ah  !  —  rrprit-il,  —  elle  pria  Dieu...  entr'ouvrit  les  rideaux 
pour  qu'ils  la  vissent  bien...  C'était  l'heure  de  se  coucher...  Elle 
se  déshabilla.  Elle  se  mit  toute  nue.  Ils  n'auraient  jamais  cru 
qu'un  homme  était  là,  et  ils  s'en  allèrent.  Ils  l'avaient  vue...  Moi 
aussi...  Elle  était  bien  belle!...  rouge  comme  les  fleurs  que  voilà!  » 
—  désignant  les  fleurs  du  parterre. 

Et  son  œil  redevint  vide  et  atone,  et  il  se  mit  à  divaguer. 

Mais  je  ne  craignais  plus  sa  folie.  Je  tenais  mon  histoire!  Ce 
peu  «le  mots  me  suffisait.  Je  reconstituais  tout.  J'étais  un  Cuvier! 
Il  était  donc  vrai,  rabi)é  avait  tort.  Sa  sœur  avait  raison.  La  veuve 
de  M.  Jacques  était  toujours  la  Vierge- Veuve!  Aimée  était  pure 
comme  un  lis!  Seulement,  elle  avait  sauvé  la  vie  à  Des  Touches 
comme  jamais  femme  ne  l'avait  sauvée  à  personne...  Elle  la  lui 


LE  CHEVALIER  DES  TOUCHES  423 

avait  sauvée  en  outrageant  elle-même  sa  pudeur.  Quand,  à 
travers  la  fenêtre,  les  Bleus  virent,  du  dehors  où  ils  étaient  em- 
busqués, cette  chaste  femme  qui  allait  dormir,  et  qui  ôtait  un  à 
un  ses  voiles,  comme  si  elle  avait  été  sous  l'œil  seul  de  Dieu,  ils 
n'eurent  plus  de  doute;  personne  ne  pouvait  être  là,  et  ils  étaient 
partis  :  Des  Touches  était  sauvé!  Des  Touches,  qui,  lui  aussi, 
l'avait  vue,  comme  les  Bleus...  qui,  jeune  alors,  n'avait  peut-être 
pas  eu  la  force  de  fermer  les  yeux  pour  ne  pas  voir  la  beauté  de 
cette  fille  sublime,  qui  sacrifiait,  pour  le  sauver,  le  velouté  im- 
maculé des  fleurs  de  son  âme  et  la  divinité  de  sa  pudeur  !  Prise 
entre  cette  pudeur  si  délicate  et  si  fière  et  cette  pitié  qui  fait  qu'on 
veut  sauver  un  homme,  elle  avait  hésité...  Oh!  elle  avait  hésité, 
mais,  enfin,  elle  avait  pris  dans  sa  main  pure  ce  verre  de  honte 
et  l'avait  bu.  M"*  de  Sombreuil  n'avait  bu  qu'un  verre  de  sang 
pour  sauver  son  père!  Depuis,  peut-être.  Aimée  avait  souffert 
autant  qu'elle?...  Ces  rougeurs,  quand  Des  Touches  était  là,  et 
qui  la  couvraient  tout  entière  à  son  nom  seul ,  qui  ne  l'avaient 
jamais  inondée  d'un  flot  plus  vermeil  qne  le  jour  où  M"''  de  Percy 
avait  dit,  sans  le  savoir,  le  mot  qui  lui  rappelait  le  malheur  de  sa 
vie  :  «  Des  Touches  sera  votre  témoin  !  »  ces  rougeurs  étaient  le 
signe,  toujours  prêt  à  reparaître,  d'un  supplice  qui  durait  tou- 
jours dans  sa  pensée,  et  qui,  à  chaque  fois  que  le  sang  offensé  la 
teignait  de  son  oflense,  rendait  son  sacrifice  plus  beau! 

J'avoue  que  je  m'en  allai  de  cette  maison  de  fous  ne  pensant 
plus  qu'à  Aimée  de  Spens.  J'avais  presque  oublié  Des  Touches... 
Avant  de  sortir  de  sa  cour,  je  me  retournai  pour  le  voir. . .  Il  s'était 
rassis  sous  son  arceau,  et,  de  cet  œil  qui  avait  percé  la  brume,  la 
distance,  la  vague,  le  sang  ennemi,  la  fumée  du  combat,  il  ne 
regardait  plus  que  ces  fleurs  rouges  auxquelles  il  venait  de  com- 
parer Aimée,  et,  dans  l'abstraction  de  sa  démence,  peut-être  ne 
les  voyait-il  pas?.., 

J.  Barbey  d'Aurevilly. 


FIN 


k 


A  TRAVERS  L'EXPOSITION 


II  faudrait  des  années  et  des  volumes  pour  étudier  les  innom- 
brables richesses  d'art  et  d'industrie  qui  s'étalent  au  Champde- 
Mars.  On  sort  de  là  avec  une  véritable  tourmente  d'idées  dans  la 
cervelle,  un  ouragan  de  sensations,  une  sorte  d'ivresse  et  d'étour- 
dissement.  Les  pensées,  pressées,  confuses,  tourbillonnent  autour 
du  bec  de  la  plume  en  une  sarabande  folle. 

Pour  une  chose  (|ue  l'on  peut  dire,  vingt  sont  omises,  cent  échap- 
pent. Ainsi,  parmi  les  noms  des  promoteurs  de  l'Exppsition,  on 
a  presque  partout,  par  une  légèreté  que  nous  souhaiterions  excu- 
sable, omis  de  désigner  à  la  gratitude  publique  le  nom  de  M.  Loc- 
kroy.  11  ne  faut  pas  oublier  que  le  plus  ardent  apôtre,  l'apôtre  de 
la  première  licure  a  été  M.  Lockroy,  alors  ministre.  Des  premiers, 
il  a  été  un  adhérent  enthousiaste  et  a  bataillé  pour  cette  tour 
Eiffel  qui,  telle  quelle,  est  une  des  puissantes,  sinon  la  plus  puis- 
sante des  attractions  du  Champ-dc-Mars. 

On  a  pu  estimer  un  peu  vive  la  réplique  à  la  fameuse  protes- 
tation, réplique  pour  laquelle  la  plume  ministérielle  s'était  trem- 
pée dans  l'encre  mordante  du  journaliste;  mais  à  présent  que  la 
tour  aide,  contribue  au  succès  de  l'entreprise  nationale,  il  y  a 
simple  équité  à  s'incliner.  C'est  donc  un  hommage  mérité  que 
nous  rendons  ici  à  l'esprit  d'initiative  manifesté  par  M.  Lockroy, 
à  l'activité  développée  par  lui  dans  le  lancement  premier.  Il  a 
été  à  la  peine,  il  a  le  droit  d'être  à  l'honneur.  Il  nous  semble  que 
plusieurs  s'en  inquiètent  trop  peu,  et  parmi  ceux-là  nous  ne  serons 
pas  compté. 

L'honneur  de  cette  belle  réussite  est  assez  grand  pour  que 
chacun  puisse  en  prendre  la  part  qui  lui  revient.  r]n  effet,  l'Expo- 
sition est  pleine  de  trouvailles  ingénieuses  où  se  montrent  cette 
souplesse  d'imagination,  ce  savoir-faire  artiste  qui  sont  un  des 
apanages  de  notre  race.  Il  y  a  là  quelque  chose  qui  ne  s'enseigne 
guère  et  n'en  est  que  plus  précieux.  La  langue  parisienne  possède 


I 


A  TRAVERS  L'EXPOSITION  425 

une  expression  spéciale  pour  noter  ces  bonheurs  de  conception, 
(.rinveation  :  «  C'est  trouvé,  »  dit-elle,  par  un  tour  analogue  <à 
celui  qui  faisait  dire  au  xvii®  siècle  :  «  C'est  rencontré.   » 

Une  de  ces  trouvailles  est  l'Exposition  de  l'esplanade  des 
Invalides,  si  amusante,  si  instructive,  bien  chez  elle,  malgré  quel- 
ques intrus  qui,  dans  la  couleur  locale,  semblent  des  exilés. 

Quand  on  a  passé  la  porte  du  quai  d'Orsay,  —  pleine  de  fan- 
taisie avec  cette  banderole  chatoyante  de  drapeaux  descendant 
des  piliers  aux  aiguilles  bizarres  qui  surgissent  entre  quatre  cor- 
nes retroussées,  —  on  se  croirait  à  quelques  mille  lieues  de  France. 
Savez-vous  que  le  monochromisme  de  la  Belle-Jardinière  fait 
piètre  figure  parmi  ces  costumes  bariolés  oîi  les  colorations  éclatent 
comme  des  fanfares.  Nos  architectes  arborent  l'étendard  de  la 
polychromie  :  à  quand  les  tailleurs?  Le  Parisien  à  l'Exposition 
coloniale  semble  un  geai  égaré  au  milieu  d'une  troupe  de  perro- 
quets ou  de  faisans  dorés.  Les  coureurs  annamites,  qui  traînent 
le  léger  «  pouss-pouss  »,  ont  dans  le  dos  de  grands  pains  à 
cacheter  orangés  qui,  je  le  déclare,  sont  humiliants  pour  notre 
pauvreté  somptuaire.  Ajoutons  à  cela  qu'aux  Invalides  l'épiderme 
humain  passe  lui-même  par  tous  les  tons  de  la  gamme  des  couleurs 
sur  ces  visages  exotiques. 

Une  question  inquiétante  se  pose  ici.  Des  visiteurs  ou  des... 
visités,  quels  sont  les  «  exposés  »  ?  Tandis  que  la  curiosité  pousse 
les  badauds  à  s'accouder  sur  les  barrières  à  claire-voie,  nos 
«  coloniaux  »  vont  et  viennent,  vaquent  à  leurs  petites  occupa- 
tions avec  un  flegme  superbe,  avec  une  tranquillité  d'indifférence 
qui,  si  l'on  y  prend  garde,  n'ont  rien  que  de  peu  flatteur  pour  les 
badauds.  Quand  parfois  ils  lèvent  les  yeux  sur  ces  derniers,  il 
n'y  a  dans  l'expression  du  regard,  rien  qui  sente  l'admiration 
étonnée  pour  notre  civilisation,  pour  ce  «  xix*  siècle  »  européen 
dont  nous  sommes  si  fiers.  Êtes-vous  bien  sûr  que  ces  demi-bar- 
bares nous  envient  ou  nous  jalousent?  Pour  notre  compte,  c'est 
plutôt  la  négation  que  nous  tiendrions  pour  probable. 

Mais  ne  courons  pas  le  risque  de  discréditer  auprès  de  nos 
lecteurs  cette  jolie  exposition  coloniale.  Car  elle  est  jolie  à  ravir. 
Si  l'idée  de  réunir,  dans  une  sorte  d'autonomie  et  d'unité,  les 
diverses  expositions  des  colonies,  était  déjà  par  soi  une  invention 
des  plus  heureuses,  il  semble  qu'en  outre  chacun  ait  rivalisé 
d'émulation  pour  créer,  dans  ce  domaine  commun,  des  sortes 
d'épisodes,    des    coins   originaux,    des   particularités    aimables. 


426  LA  LECTURE 

Peut-être,  dès  le  début,  n'avait-on  pas  compté  sur  une  réussite 
pareille  :  cette  hypothèse  expliquerait  la  présence  de  plusieurs 
installations  qui  n'ont  qu'an  rapport  fort  lointain  avec  les  colonies. 
Comment  justifier  en  effet  ce  panorama  du  Tout-Paris  dans  un 
endroit  où  un  panorama  du  Tout-Orient  eût  été  moins  dépaysé? 
Serait-ce  par  hasard  ce  voisinage  qui  ferait  tort  à  M.  Castellani, 
autrefois  mieux  inspiré  ?  A  ceux  qui  s'étonneraient  par  surcroît 
de  trouver  ici  l'exposition  du  Ministère  de  la  Guerre,  qu'il  suffise 
de  répondre  que  l'exhibition  entière  des  Invalides  est  le  fait  du 
département  de  la  Guerre,  de  la  Marine  et  des  Colonies. 

Pour  ne  plus  nous  occuper  que  de  ces  dernières,  nous  dirons 
vite  un  mot  du  palais  de  la  Guerre.  La  construction  est  d'un 
jjeau  dessin.  Notons  comljien  celte  architecture  monochrome, 
aux  ligues  absolument  classiques,  gagne  singulièrement  à  sa  con- 
frontation avec  la  polychromie  monumentale  du  milieu  exotique 
où  on  l'a  construite.  La  façade  de  cent  cinquante  mètres  s'ouvre, 
au  centre  et  aux  deux  extrémités,  par  trois  grands  portiques  à 
allures  d'arcs  de  triomphe,  unis  par  deux  enfdades  de  baies 
cintrées,  séparées  par  dos  colonnes  et  surmontées  d'un  demi- 
étage  attique  plein.  En  avant,  se  dresse  un  porclie  avec  deux 
tours  cylindriques  coiffées  de  toits  coniques,  à  créneaux  et  meur- 
trières, rappelant  les  fortifications  d'autrefois.  De  l'intérieur  du 
palais,  des  collections  qui  y  sont  exposées,  nous  ne  dirons  rien. 
Cela  nous  entraînerait  hors  de  notre  sujet.  Contentons-nous  de 
signaler  de  très  jolies  séries  d'armes  japonaises,  manches  de 
couteaux,  gardes  de  sabres,  poignards  où  nous  retrouvons  l'ex- 
traordinaire talent  des  orfèvres  de  Nippon  avec  leur  émaux,  leurs 
incrustations  de  métaux  de  tons  différents,  tout  cela  marqué  de 
cette  finesse  spirituelle  de  décoration  menue  qui  est  l'âme  de  l'art 
japonais. 

Traversons  maintenant  l'allée  centrale  qu'abrite  l'élégant  vé- 
lum de  M.  Ali)hand  :  c'est  un  saut  de  quelques  mille  lieues  que 
cette  enjambée. 

Devant  nous,  le  palais  central  des  Colonies  avec  son  dôme  do 
trente  mètres,  ses  murs  de  bois  sur  un  soubassement  de  pierre. 
La  couleur  générale  en  est  peu  aimable,  et  nous  n'aimons  guère 
ces  fenêtres  de  grandes  dimensions  coupées  à  mi-corps  par  la 
descente  du  toit.  Que  dire  de  ces  cartouches  bizarres  où  l'on 
s'étonne  de  voir  des  fragments  de  motifs  décoratifs  occidentaux 
bien  déplacés  ? 


A  TRAVERS  L'EXPOSITION  427 

Plus  gai  dans  sa  tonalité,  plus  dégagé  dans  ses  lignes  est  le 
charmant  palais  Tunisien  dû  à  M.  Saladin.  La  cour  intérieure, 
avec  sa  mosaïque,  sa  fontaine  et  sa  colonnade,  est  caractéristi- 
que. Les  salles  quioccupeat  la  constructionsont  bien  aménagées. 
Après  avoir  observé  curieusement  les  produits  exposés,  cette 
orfèvrerie  repoussée  d'un  dessin  un  peu  lourd,  ces  étoffes  légères 
où  le  clinquant  et  les  fils  d'or  font  passer  des  éclairs,  continuez 
jusqu'à  la  salle  carrée  du  fond  où,  dans  le  haut,  de  jolis  vitraux 
mêlent  leurs  notes  joyeuses  à  la  clarté  venue  d'en  bas  :  c'est  un 
régal  de  lumière  blonde,  douce,  apaisée  et  rêveuse. 

Si  nous  avons  à  poser  plus  que  de  fortes  réserves  pour  le  tapage 
architectural  auquel  s'est  livré  M.  Ballu  dans  son  palais  de  la 
République  Argentine,  nous  n'avons  que  des  compliments  à  lui 
adresser  pour  son  pavillon  Algérien  :  la  galerie-portique  à  arca- 
des arabes  est  d'un  effet  très  heureux.  Ce  qui  nous  plaît  surtout 
dans  la  conception,  c'est  l'habileté  avec  laquelle  l'auteur,  dans 
un  monument  relativement  petit,  a  su  varier  les  points  de  vue, 
donner  du  pittoresque  à  ses  façades,  sans  outrance  pourtant  et 
dans  des  lignes  très  calmes.  Les  aspects  différents  se  marient 
fort  bien,  et  cependant  l'un  ne  répète  pas  l'autre;  c'est  très  artiste. 

Le  palais  Annamite  et  le  palais  de  Cochinchine,  de  MM.  Vil- 
dieu  et  Foulhoux,  sont  dans  une  note  plus  criarde  qui  seyait  au 
type  recherché.  Des  deux,  nous  préférons  le  premier.  Il  y  a  là, 
dans  le  décor  des  panneaux,  des  décorations  d'un  travail  bien 
amusant.  Les  visiteurs  de  la  première  heure  s'arrêtaient  devant 
ces  ouvriers  indigènes,  flegmatiques,  peu  hâtifs,  indifférents  aux 
regards  :  lentement,  lentement,  les  petits  morceaux  de  faïence 
bleutée  s'encastraient  dans  le  plâtre,  s'y  scellaient,  disposés  en 
rocailles  montantes  ou  en  tiges  capricieuses  d'arbres  fantastiques. 
Le  peintre  venait:  après  avoir  médité,  il  traçait  d'une  main  assu- 
rée, sans  reprises,  d'un  trait  vagabond  mais  ininterrompu,  un 
dessin  qui  complétait  lïncrustation  brillante,  ajoutait  des  bran- 
ches au  tronc,  y  ouvrait  des  fleurs,  y  faisait  voleter  des  oiseaux. 
Au  dessin  en  noir,  qui  avait  marqué  les  lignes  et  les  silhouettes, 
succédait  le  travail  du  pinceau  aux  colorations  franches,  hardies, 
emprisonnant  des  lumières.  Sur  le  pavillon  de  M.  Foulhoux, 
nous  rencontrons  une  ornementation  différente,  plus  proche  de 
la  chinoise  avec  ses  personnages  pansus  à  figures  de  magots  sur 
des  chevaux  étiques. 

Les  constructions  dont  nous  venons  de  parler  sont  des  palais, 


428  LA  LECTURE 

des  pavillons,  des  œuvres  types  d'un  art  avance.  Sans  doute  nos 
architectes  ont  eu  à  faire  preuve  d'originalité  en  groupant,  dans 
un  ensemble  d'un  style  donné,  des  cléments  qui  rappelassent  les 
constructions  indigènes  du  peuple  dont  les  produits  devaient  s'y 
abriter.  Mais  au-dessous  viennent  les  races  demeurées  primitives: 
on  ne  pouvait  rester  sincère  qu'en  s'adressant  aux  indigènes  eux- 
mêmes.  C'est  ce  qu'on  a  dû  faire  dans  l'installation  des  cases, 
campements,  villages  des  Sénégalais,  Alfourous,  Néo-Calédoniens, 
Pahouins,  Gabonais.  C'est  la  face  peut-être  la  plus  intéressante 
et  sûrement  la  plus  originale  de  l'exposition  de  l'esplanade  des 
Invalides.  Le  Louvre,  dans  les  salles  de  son  Musée  de  Marine, 
présente  de  nombreuses  et  jolies  réductions  des  diverses  habita- 
tions des  peuplades  sauvages  :  mais,  outre  que  ce  sont  des  réduc- 
tions à  une  échelle  fort  amoindrie,  elles  ne  nous  donnent  pas 
idée  de  la  vie  domestique  des  habitants.  A  l'Exposition,  les  vil- 
lages ont  leurs  habitants  authentiques,  d'une  nationalité  léga- 
lisée. Plusieurs  vivent  là  côte  à  côte,  qui  auparavant  étaient  aus- 
si éloignés  les  uns  des  autres  qu'ils  l'étaient  tous  de  la  terre  de 
France.  Un  riverain  du  Congo  s'y  côtoie  avec  son  antipode.  Ils 
se  comprennent  aussi  peu  l'un  l'autre  qu'ils  nous  comprennent  et 
sont  compris  de  nous.  Les  géographes,  pour  peu  qu'ils  soient 
férus  d'ethnographie,  s'en  donnent  à  cœur  joie  en  vous  débitant 
une  foule  de  vocables  d'allures  étranges,  dont  l'onomatopée 
revendique  la  plus  grande  part.  Nos  exotiques  emporteront-ils 
autant  de  français  qu'ils  nous  laisseront  de  pahouin  et  d'alfourou, 
—  nous  n'en  jurerions  point. 

Cette  ferveur  pour  le  ternie  propre,  indigène,  est  amusante  en 
soi.  Pour  peu  que  cela  continue,  nous  sommes  menacés  d'une  in- 
vasion d'un  nouveau  genre.  Les  gens  qui  parlent  de  souk  et  de 
sak  deviennent  de  moins  en  moins  rares.  Tel  exprime  son  avis  sur 
les  Koubasqui  ont  leur  saveur  et  leur  charme. 

Les  «  mihrab  »  auraicnl-ils  vos  préférences?  Celui-là  vous 
(juittc  pour  rentrer  dîner  à  son  gourbi.  Les  miradors,  ma  chère, 
les  miradors!  Peut-on  bien  être  Parisien  et  ignorer  les  lougans  I 
Autant  confesser  alors  qu'on  est  sans  idée  sur  les  kampongs. 
Nous  rougirions  pour  le  lecteur  si  le  tata  lui  était  inconnu.  Quant 
aux  moucharabichs,  c'est  la  monnaie  courante  de  la  conversation, 
et  le  moindre  gamin  de  l'asphalte  parisien  vous  en  dessinera  sur 
le  mur. 

{A  suivre.)  Paul  IIouaix. 


UNE    TABLE    D'HOTE 

AUX   BAINS   DE   MER 


Comme  tous  les  ans,  à  cette  époque,  les  hôtels  regorgent  de 
monde.  C'est  tellement  passé  dans  leurs  habitudes  qu'on  n'y  fait 
plus  attention.  Les  annexes  même  des  maisons  et  les  chambres 
annexées  sont  occupées,  vous  répondent  les  directeurs  ou  direc- 
trices d'hôtel.  Ils  doivent  même  ajouter,  à  l'époque  des  courses 
—  c'est  devenu  un  cliché  —  qu'on  a  été  obligé  d'installer  des 
dortoirs  dans  le  salon  et  dans  les  vestibules.  C'est  le  comble  de  la 
prospérité  pour  les  hôtels  ;  c'est  le  douze  cents  francs  de  plus  que 
le  maximum  des  directeurs  de  théâtres  puffîstes. 

Ce  n'est  qu'au  moment  des  repas  que  toute  la  société  d'un  hô- 
tel se  trouve  réunie.  Principalement  le  soir,  au  dîner.  Le  matin 
on  est  en  excursions,  en  pique-nique,  ou  on  reste  au  lit  et  on  se 
fait  servir  dans  sa  chambre.  Bien  des  gens  ne  prennent  leur 
repas  à  la  table  d'hôte  que  le  soir.  C'est  encore  au  dîner  qu'on  a 
quelque  cliance  de  voir  les  personnes  étrangèi'es  à  l'hôtel,  les 
célébrités  de  la  saison,  qui  ont  fait  retenir  des  tables  dans  la 
journée  et  viennent  en  bande,  pour  se  faire  admirer  par  la  galerie, 
dîner  en  partie  fine. 

En  Suisse,  dans  les  hôtels  de  Lucerne,  d'Interlaken,  du  Righi, 
à  Biarritz  encore,  fréquentés  exclusivement  par  les  plus  riches 
étrangers  des  cinq  parties  du  monde,  le  coup  d'oeil  qu'offre  tous 
les  soirs  une  table  est  vraiment  féerique.  Les  femmes  sont  pres- 
que en  robe  de  bal  ou  tout  au  moins  de  soirée.  Elles  déploient 


430  LA  LECTURE 

une  telle  élégance,  un  tel  luxe  dans  leurs  toilettes,  qu'on  croirait 
assister  à  un  véritable  festin.  C'est  à  cette  table  qu'elles  espè- 
rent, les  unes  décrocher,  par  leurs  charmes  ou  leurs  séductions, 
un  mari,  un  titre  ou  des  millions  ;  les  autres,  moins  ambitieuses, 
par  leur  esprit  ou  leur  amabilité,  l'homme  sérieux,  le  banquier, 
l'ami  enfin  qui  acquittera  l'inévitable  facture  du  couturier.  C'est 
en  général  en  vue  de  payer  leurs  tailleurs  qu'elles  travaillent, 
qu'elles  se  sont  livrées  à  des  déplacements  et  des  villégiatures 
aussi  éloignés. 

Sans  franchir  la  frontière,  restons  chez  nous.  Prenons  le  bain 
(le  mer  que  vous  voudrez.  Entrons  dans  le  premier  hôtel  venu. 
Il  est  six  heures.  On  sonne  le  premier  coup  du  dîner.  Nous  avons 
le  temps  de  nous  laver  les  mains,  de  choisir  notre  place,  si  c'est 
possible,  et  de  commander  notre  vin  et  notre  eau  minérale... 

Le  service  se  faisant  avec  une  lenteur  désespérante,  on  peut 
regarder  à  loisir  autour  de  soi  et  étudier  les  différents  types  qui 
composent  invariablement  une  table  d'hôte.  C'est  un  acte  de  la 
comédie  balnéaire,  peut-être  le  plus  réussi,  le  plus  amusant,  dont 
tous  les  rôles  sont  tenus  avec  talent.  Vous  y  trouvez  tous  les 
emplois  :  la  Grande  Coquette,  la  Falcon,  le  Grand  Premier  Rôle, 
l'Ingénue,  les  Amoureux,  les  Mères,  Pères  nobles,  les  Geof- 
froy, etc.,  etc.,  comme  au  Théâtre-Français,  au  Gymnase  et  au 
Palais-Royal.  La  distribution  des  rôles  peut  changer,  mais  les 
emplois  du  répertoire  restent  toujours  les  mêmes. 

L'emploi  de  Grande  Coquette  de  table  d'hôte,  par  exemple, 
qui  tour  à  tour  a  été  tenu,  on  sait  avec  quel  succès,  par  les  ba- 
ronnes hongroises,  comtesses  polonaises  et  princesses  valaques, 
a  passé  exclusivement  aux  mains  des  Américaines.  Elles  sont 
même  seules  aujourd'hui  titulaires  de  l'emploi.  Chaque  table 
d'hôte,  du  plus  humble  au  plus  splendidc  hôtel,  a  son  Américaine, 
sa  beauté,  par  saison.  Est-elle  fille,  est-elle  veuve?  On  l'ignore. 
La  voici  qui  fait  son  entrée  —  clic  fait  toujours  des  entrées  — 
généralement  au  milieu  du  second  service.  La  claque  est  rem- 
placée par  un  murmure  bienveillant.  La  beauté  est  en  grande 
toilette,  toutes  voiles  dehors.  Elle  prend  des  airs  de  reine,  mais 
elle  sait  «  tempérer  sa  majesté  par  un  doux  sourire  »  qu'elle  laisse 
tomber  sur  ses  humbles  sujets.  Toute  la  table  est  tentée  de  se 
lever  et  de  s'excuser  de  ne  pas  l'avoir  attendue.  On  oublie  com- 
plètement qu'elle,  comme  tout  le  monde,  paye  ses  petits  18  francs 
par  jour.  On  recueille  ses  moindres  paroles.  Weurth  est  un  de 


UNE  TABLE  D'HOTE  AUX  BAINS  DE  MER  431 

ses  thèmes  favoris.  Ou  elle  vient  d'écrire  à  Weurth  ou  Weurth 
lui  a  écrit.  Elle  cite  volontiers  les  plus  grands  noms  de  l'armo- 
riai. Si  elle  est  triste,  tout  le  monde  prend  l'air  morose.  Est-elle 
gaie,  enjouée,  la  conversation  générale  se  ressent  de  sa  belle  hu- 
meur. Toute  la  partie  masculine  de  la  table,  depuis  les  collégiens 
en  rupture  de  tunique  jusqu'aux  pères  nobles,  est  amoureuse 
d'elle.  Elle  enflamme  les  podagres  et  ressuscite  les  paralytiques. 
Un  beau  soir,  on  apprendra  qu'elle  a  levé  le  pied  en  devant 
1,500  francs  à  l'hôtel  et  en  laissant  de  nombreux  créanciers 
admirateurs,  et  ses  malles,  qu'on  a  trouvées  remplies  de  galets 
entourés  soigneusement  de  papier  et  roulés  dans  des  couvertures. 

Le  Grand  Premier  Rôle  d'homme  est  aussi  tenu  par  un  étran- 
ger, un  Italien,  prince  naturellement.  On  le  voit  peu.  C'est  à 
peine  s'il  dîne  deux  ou  trois  fois  pendant  la  saison  à  la  table 
d'hôte.  Pour  qu'il  y  dîne,  il  faut  qu'il  y  ait  quelque  chose  à  faire. 
Il  dîne  en  ville  ou  se  fait  servir  dans  sa  chambre.  Il  vit  en  très 
mauvais  termes  avec  la  Grande  Coquette.  Il  joue  à  peu  près  le 
même  jeu.  Il  n'enlève  pas,  mais  se  fait  enleverpar  quelque  vieille 
folle.  On  apprend  généralement  le  véritable  nom  du  prince  ita- 
lien par  les  comptes  rendus  de  la  cour  d'assises,  quelques  mois 
plus  tard.  Il  s'appelait  Trifouillard  et  était  garçon  d'hôtel  à 
Monte-Carlo. 

S'il  n'y  a  le  plus  souvent  qu'un  grand  rôle  d'homme  et  un  grand 
rôle  de  femme  par  hôtel,  les  Ingénues,  au  contraire,  pullulent. 
Là,  entre  papa  et  maman,  nous  avons  l'Ingénue  genre  mouton, 
qui  baisse  les  yeux  et  rougit  en  regardant  le  fond  de  son  assiette. 
La  pauvre  petite  a  l'air  d'une  enfant  battue.  Quand  elle  voit  son 
père  ou  sa  mère  lever  le  bras,  immédiatement,  par  sentiment  de 
protection,  elle  met  sa  main  devant  sa  figure.  Elève  de  Marmon- 
tel  et  de  Chaplin,  elle  ne  joue  pas  plus  mal  qu'une  autre  le  Me- 
nuet de  Boccherini  et  l' Oiseau  prophète  de  Schumann,  et  peint 
sur  porcelaine  la  Jeune  Fille  à  la  bulle  de  savon.  On  ne  lui  a  ja- 
mais vu  desserrer  les  dents,  ce  qui  lui  a  valu  la  réputation  d'être 
la  jeune  fille  la  mieux  élevée  de  l'hôtel.  Elle  se  taira  encore  da- 
vantage pour  mériter  cette  réputation. 

Nous  avons  encore  l'Ingénue  ou  la  mondaine  malgré  elle,  va- 
riété très  répandue  aujourd'hui.  Quand  on  vous  a  fait  l'éloge 
d'une  jeune  fille  qu'on  vous  destine,  avez-vous  remarqué  qu'on 
ne  manque  jamais  de  vous  dire  qu'elle  a  les  goûts  les  plus  sérieux 
du  monde  ?  Vous  objectez  que  vous  la  voyez  tous  les  soirs  au 


432  LA  LECTURE 

hal,  à  rOpéra,  au  Cii'(jiic,  aux  Courses,  aux  Eaux.  —  C'est  pour 
sa  mère  qu'elle  y  va  1  Elle  a  horreur  du  monde.  C'est  une  chose 
convenue  aujourd'hui  que  toutes  les  jeunes  fdles  sont  graves, 
sérieuses,  et  que  leurs  mères  sont  de  vieilles  folles.  La  jeune  In- 
génue grave  et  sérieuse  doit  bien  souffrir,  car  elle  est  en  parties 
du  matin  au  soir,  change  cinq  ou  six  fois  de  costumes  par  jour, 
ne  man({uc  pas  une  représentation  ou  une  sauterie  de  Casino.  On 
l'y  traîne.  C'est  j)Our  sa  mère  !  Bon  petit  cœur  ! 

Cette  demoiselle  qui  boit  dans  le  verre  de  son  voisin  est  une 
autre  espèce  d'Ingénue.  C'est  l'Ingénue-Virago.  Elle  a  énormé- 
ment navii2;ué.  Anirlaise  ou  Améiùcaine.  Elle  a  de  vinirt-huit  à 
trente-sept  ans,  met  du  rouge  sur  ses  lèvres,  et  envoie  promener 
sa  mère.  Elle  fait  partie  de  la  bande  où  l'on  s'amuse.  Elle  a  déjà 
l'ait  toutes  les  eaux  d'Allemagne  et  les  plages  normandes.  Elle 
essaye  de  la  Bretagne.  Ne  se  mariera  pas  ou  fera  un  beau 
mariage. 

Il  y  a  encore  l'Ingénue  genre  soubrette,  qui  voyage  en  garçon 
avec  son  frère.  Elle  est  blonde  et  ébouriffée.  La  toilette  est  le 
moindre  de  ses  soucis.  C'est  à  qui  fera  mettre  son  couvert  à  côté 
du  sien.  Elle  saura  bien  vous  faire  changer  de  place  si  vous  ne 
lui  convenez  pas.  Elle  raconte  tout  ce  qui  lui  passe  par  la  tête. 
On  lui  fait  dire  des  horreurs.  La  table  est  partagée  en  deux 
camps  :  ceux  ([ni  la  trouvent  charmante  et  qui  aiment  cette  fran- 
chise exempte  de  bégiiculerie;  ceux  qui  la  déclarent  souveraine- 
ment mal  élevée,  vulgaire  et  commune  comme  du  pain  d'orge. 
La  Grande  Coquette  prétend  que  c'est  une  échappée  de  quelque 
petit  théâtre  d'opérette,  et  ([u'il  est  honteux  d'avoir  des  gens 
comme  <;a  dans  un  hôtel  respectable  où  il  y  a  des  jeunes  filles. 

Pas  plus  au  théâtre  que  dans  les  tables  d'hôte,  il  n'y  a  d'âge 
pour  remplir  les  rôles  d'amoureux.  Comme  à  la  Comédie-Fran- 
çaise, où  cet  emploi  sympathi([ue  est  tenu  ou  par  les  jeunes  prix 
du  Conservatoire  ou  par  la  fleur  du  sociétariat  dans  tout  son 
épanouissement,  dans  les  hôtels  les  rôles  d'amoureux  sont  aussi 
souvent  joués  par  de  jeunes  et  naïfs  potaches  que  par  do  vieux 
beaux  sanglés,  corsctés,  peints  et  reteints.  Il  faut  reconnaître  que 
ce  sont  ceux-ci  qui  ont  le  i)lus  de  succès.  Les  jeunes  ou  vieilles 
premières  du  monde,  comme  le  public,  conservent  un  culte  pour 
les  anciennes  gloires.  Avouons  aussi  que  les  jeunes  débutants 
sont  quelquefois  bien  mauvais. 

L'emploi  des  Mères,  des  Duègnes,  est  tenu  de  différentes 


UNE  TABLE  D'HOTE  AUX  BAINS  DE  MER  433 

façons.  Vous  avez  la  mère  à  moustaches  et  à  bonnet  à  fleurs  qu 
a  cessé  de  plaire,  —  a-t-elle  jamais  plu?  —  et  la  mère  à  taille 
élancée,  aux  cheveux  noircissant  tous  les  ans,  qui  ne  cessei*a 
lamais  de  plaire.  Il  y  a  encore  la  mère  dramatique  à  la  Dorval,  à 
La  Pasca,  qui  vibre  et  lance  des  imprécations,  et  la  bonne  maman 
de  Vaudeville  à  papillottes,  qui  donne  des  leçons  de  morale  à  sa 
nUe  en  faisant  une  bande  de  tapisserie. 

Plus  loin,  cette  grosse  dame  en  blanc,  comme  une  vestale,  vous 
représente  une  ancienne  forte  chanteuse  qui  a  remporté  jadis  de 
grands  succès  à  la  Nouvelle-Orléans.  Elle  ne  voyage  jamais  sans 
une  immense  couronne  de  papier  doré  qu'elle  se  fait  jeter  quand 
elle  chante  pour  quelque  bonne  œuvre.  Depuis  qu'elle  a  cessé  de 
chanter,  on  ne  chante  plus.  Le  chant  s'est  arrêté  sur  son  dernier 
vieux  trille.  Elle  débine  tout  le  monde.  —  Vous  aimez  M""®  Car- 
valho?...  La  Patti?  une  serinette...  Krauss?  on  ne  voulait  plus 
l'écouter  pendant  le  Congrès  de  Vienne...  Nilsson,  usée,  archi- 
usée,  etc.,  etc.  Mais  elle  raconte,  à  qui  ne  veut  pas  l'entendre, 
qu'on  dételait  ses  chevaux  à  Batavia!!!  Elle  a  chanté,  le  15 août, 
pour  la  fête  de  la  sainte  Vierge,  un  Ave  Maria  que  les  baigneurs 
commencent  à  connaître.  Elle  allait  répéter  tous  les  jours  à 
l'église.  Elle  voudrait  bien  organiser  quelque  chose  au  bénéfice 
des  pauvres.  Elle  a  justement  apporté  un  costume  de  Rosine  et 
une  vieille  robe  de  chambre  dans  laquelle  elle  a  fait  mourir  quel- 
quefois la  Traviata  à...  Batavia.  Si  on  pouvait  monter  un  acte! 
Elle  demande  à  tout  le  monde  si  on  a  de  la  voix.  —  Vous  devez 
avoir  de  la  voix. 

Chaque  table  d'hôte  qui  a  quelque  souci  de  sa  dignité  doit 
encore  posséder,  sous  peine  de  déchoir  :  un  couple  de  vieux 
Anglais  qui  rient  tout  le  temps  de  ce  qu'ils  disent,  dévorent  avec 
un  appétit  désordonné,  et  se  précipitent,  au  grand  désespoir  des 
hôteliers,  sur  les  dessorts  inamovibles  qui  devraient  faire  toute  la 
saison,  tels  qu'amandes  sèches,  noisettes,  biscuits  pétrifiés,  petits 
fours  roses  à  la  pous:ïière,  chiens  en  sucre.  Ils  dissimulent  leur 
rapt  dans  leur  poche,  et  savourent  ces  petites  iniquités  dans  leur 
chambi'e,  avec  leur  tea;  deux  jeunes  Anglaises,  leurs  filles,  im- 
palpables, aesthetic  dans  l'àme  avec  des  sun-flovers  au  corsage 
et  cinquante  hangles  d'argent  au  bras; 

Un  vieil  Américain  qui  ne  dit  pas  un  mot  de  français,  mais  qui 
paye  du  Champagne  à  toute  la  table  aux  grands  anniversaires 
de  la  jeune  Amérique  :  à  la  naissance,  à  la  première  dent,  à  la 
LECT.  —  52  IX  —  28 


434  LA  LECTURE 

première  culotte  de  \\''asliinii,ton.  Il  ne  voyage  jamais  sans  ses 
drapeaux  et  en  pavoise  ses  fenêtres; 

L'n  jeune  prodige,  soit  màlc,  soit  femelle,  (|ui  dél)ite  des  songes 
et  des  ral)les  à  volonté.  Enfant  chéri  de  toute  la  table,  tellement 
chéri  qu'il  ne  se  passe  pas  de  semaine  <{u'il  n'ait  une  indigestion. 
On  colporte  les  mots  du  prodige!  Heureuse  mère! 

Quelques  rôles  à  manteaux  et  parapluies,  c'est-à-dire  de  ces 
hommes  obligeants  dont  les  fonctions  consistent  à  porter  les 
cliàles,  les  ombrelles  de  ces  dames  ; 

Un  ménage  ({ui  n'est  pas  marié  ou  qui  l'est  seulement  pour  la 
saison.  Personne  n'en  sait  rien,  mais  cela  se  dit  tout  bas.  Les 
uns  prétendent  que  ce  n'est  ])as  sa  femme,  les  autres,  que  ce 
n'est  pas  son  mari  ; 

Une  famille  de  fondation  <|ui  vient  lous  les  étés  depuis  un 
nombre  incalculable  d'années.  Comme  ils  sont  nombreux  et  qu'ils 
viennent  tous  les  ans,  on  les  a  pris  à  i)rix  réduit.  Aussi  font-ils 
l'article  siu'  la  plage  et  tàchent-ils  d'enlever  du  monde  aux  autres 
hôtels.  Ils  ne  se  plaignent  que  d'une  chose,  c'est  qu'on  en  donne 
trop,  et  ils  se  deinnndent  t."»ut  liant  comment  les  patrons  peuvent 
s'en  tirer; 

Un  bon  curé  (jui  ne  ih'teste  pas  la  petite  gauloiserie  et  (pii 
ébouriffe  la  galerie  par  son  assiduité  auprès  de  la  forte  chanteuse 
iju'il  Voudrait  comeitir; 

Un  monsieur  qui  grogne  tout  le  temps  et  (jui  porte  la  parole 
pour  se  plaindre  de  la  nourriture  au  nom  de  toute  la  table; 

Un  aulre  monsieur  (jui  répète  à  satiété  (ju'il  n'aime  pas  tous 
ces  plats-h'i,  ({u'il  en  préférerait  un  seul  qui  fût  bon; 

Une  dame  (pii  est  si  boune  musirictinc  \)ouv  iaivc  aaatcr  le  soir, 
aider  la  digestion  et  commencer  le  juano  aux  enfants.  l']lle  rentre 
ilans  la  catégorie  des  grandes  utilités,  dans  les  rôles  à  manteaux 
et  à  j^arapluies; 

Un  \  ieil  universitaire,  professeur  r(>traité,  ]>almé,  (pi'on  a  in- 
titulé à  riiôtel  le  dernier  causeur,  jtaree  qu'il  se  plaint  éternelle- 
ment (|u'oii  ne  cause  plus  en  Franee.  Un  de  ses  dadas  favoris  est 
que  l'art  est  <lans  le  marasme.  Admii-atcur  fanatique  de  M'""  J)a- 
morcau,  il  n'.i  jamais  pu  se  consoler  de  sa  mort; 

Enlin  deux  types  absolument  autochtones  des  tables  d'hôte, 
les  messieurs  (jui  se  mettent  en  colère  pendant  chaque  repas 
pan;e  qu'on  a  ouvert  ou  fermé  une  fenêtre,  et  menacent  de  quitter 
riiôtel,  et  les  persoimes  qui  protestent  contre  l'introduction  de  la 


UNE  TABLE  D'HOTE  AUX  BAINS  DE  MER  435 

musique  pendant  les  repas  sous  les  traits  d'un  violoniste  et  d'une 
harpiste  raclant  la  Valse  des  roses  et  une  mosaïque  sur  Norma. 

On  prend  le  café  par  petits  groupes  sur  la  terrasse  ou  dans  le 
jardin.  La  grande  coquette  revct  une  somptueuse  sortie  de  bal, 
et,  suivie  du  chœur  des  adorateurs,  se  rend  au  Casino.  Les  An- 
glais remontent  chez  eux  prendre  leur  brandy.  Le  ménage  mor- 
ganatique se  met  à  son  aise,  va  s'installer  sur  le  parapet  du  quai 
et  fume  des  pipes  et  cigarettes  jusqu'à  onze  heures  du  soir. 

Les  personnes  qui  craignent  l'air  du  soir,  les  pères  et  mères 
nobles  généralement,  restent  à  l'hôtel.  Elles  font  salon  pendant 
que  les  ingénues  se  promènent  sous  la  surveillance  d'une  vieille 
tante  qui  sert  de  chaperon.  La  maman  du  prodige,  avant  de  l'en- 
voyer coucher,  lui  fait  réciter  un  monologue  de  Coquelin  cadet  ! 
Ensuite,  comme  on  dit,  on  fait  un  peu  de  musique.  La  dame  qui 
est  si  bonn-e  musicienne  joue  deux  ou  trois  morceaux  de  son  ré- 
pertoire et  accompagne  la  Falcon,  qui  ameute  tout  le  quartier  de- 
vant les  fenêtres  du  salon  en  glapissant  le  grand  air  de  la  Reine 
de  Chypre,  le  Gondolier  dans  sa  pauvre  nacelle,  ou  les  variations 
de  Rhode,  si  elle  se  croit  en  voix.  Les  grands  artistes  ne  se  font 
jamais  prier.  Oh!  non. 

Le  vieil  universitaire  est  dans  la  joie.  Adossé  à  la  cheminée, 
une  main  enfoncée  dans  le  gilet,  il  savoure  ces  mélodies.  Quand 
la  cantatrice  a  fini  de  chanter,  il  va  lui  offrir  son  bras  et  lui  avoue, 
en  lui  baisant  la  main,  que  personne  ne  lui  a  fait  autant  de 
plaisir  depuis  M'""'  Stolz! 

Inauth. 


LES  ECRIVAINS  MODERNES 


ALFRED  DE  MUSSET  CHEZ  LUI 


:i) 


Le  manque  de  fortune  coupa  souvent  les  ailes  à  lu  fanlaisio  do 
Musset.  Inhabile  à  demander  quelque  faveur,  répivgnaat  aux 
moyens  mesquins  ou  hardis,  il  souffi-it  de  la  médiocrité  sans  vou- 
loir mettre  en  action  ces  paroles  qu'il  prête  à  Raphaël,  s'adres- 
sant  à  Maclriavel  : 

O  médiocrité,  celui  qui  pour  tout  bien 

T'apporte  à  ce  tripot  dégoûtant  de  la  vie, 

Est  bieu  poltron  au  jeu,  s'il  ne  dit  :  Tout  ou  rien. 

Jamais  il  ne  connut  le  prix  de  l'argent,  le  jetant  aux  quatre 
vents  de  ses  caprices  avec  l'insouciance  et  la  générosité  d'un 
grand  seigneur  qu'il  était.  Souvent  gêné,  il  garda  toujours  son 
extrême  délicatesse,  que  n'ont  jamais  niée  ses  contcmj)orains,  et 
qui  se  montrait  à  tout  propos,  même  dans  des  détails  de  peu 
d'importance. 

Ainsi,  ayant  découvert  chez  un  marchand  de  bric  à  brac  une 
superbe  garniture  de  cheminée  dont  le  prix  de  cinq  cents  francs 
ne  lui  parut  pas  exagéré,  il  envoya  immédiatement  sa  gouver- 
nante avec  ordre  d'acheter  au  plus  vite  pendule  et  flambeaux. 
M""  Colin,  en  femme  pratique,  manœuvra  si  bien  qu'elle  ne  paya 
le  tout  (]ue  quatre  cents  francs,  et  revint  radieuse,  espérant  des 
compliments  pour  son  habileté  commerciale. 

Bien  au  contraire,  elle  fut  accueillie  par  les  plus  violents  re- 
proches de  son  maître,  qui  l'accusa  d'avoir  profité  de  la  gêne 
d'un  pauvre  marchand,  déclara  ({ue  c'était  honteux  et  que  s'il 
croyait  que  cet  homme  pût  le  reconnaître  pour  le  premier  ama- 

(1)  Voir  les  numéros  des  25  juillet  et  10  août  1889. 


ALFRED  DR  MUSSET  CHEZ  LUI  «7 

teur,  il  lui  renverrait  immédiatement  les  cent  francs  diminués 
sur  le  prix  qu'il  avait  d'abord  accepté. 

Musset  se  trouvait  en  relations  absolument  banales  avec  un 
individu,  nommé  Santiago  ou  quelque  chose  d'approchant,  un 
rastaquouère  de  haut  vol,  qui  promenait  à  travers  la  jeunesse 
gaie  de  l'époque  ses  façons  exotiques  et  ses  grâces  familières. 
Sans  trop  savoir  d'où  il  avait  surgi,  on  le  tolérait,  comme  on  fait 
toujours  à  Paris  pour  les  inconnus  jusqu'à  ce"  qu'une  incartade 
quelconque  les  force  à  disparaître,  et  Musset  le  rencontrant  sur 
le  boulevard  marcha  avec  lui.  Tout  en  causant,  ils  firent  du 
chemin,  se  trouvèrent  devant  la  maison  qu'habitait  Santiago,  et 
celui-ci  insista  tellement  pour  que  le  poète  montât  un  instant  chez 
lui,  il  le  pria  avec  de  si  grandes  démonstrations,  que  Musset 
n'ayant,  du  reste,  aucune  raison  pour  refuser,  le  suivit  dans  un 
coquet  appartement  où  ils  furent  reçus  par  une  délicieuse  créa- 
ture, jolie,  aimable,  qui  tourna  autour  du  visiteur  avec  les 
allures  câlines  d'une  chatte.  La  causerie  reprit  de  plus  belle, 
fouettée  par  la  présence  de  la  belle  fille,  on  but  d'une  liqueur 
aussi  capiteuse  que  ses  yeux,  on  étala  des  cartes  pour  montrer 
à  Musset  différents  tours  de  passe-passe  en  usage  aux  pays  enso- 
leillés que  le  Code  ne  gêne  pas  trop,  et  une  heure  après,  le  poète, 
pensif  et  vexé,  regagnait  sa  demeure  en  se  demandant  comment 
il  avait  pu  perdre  trois  cents  francs  puisqu'il  n'avait  pas  joué. 
Jamais  il  ne  put  se  faire  une  réponse  satisfaisante.  Toujours 
est -il  que,  circonvenu  par  Santiago  qui  prétendait  lui  avoir 
gacné  quinze  louis,  il  avait  signé  à  ce  rufiantune  reconnaissance 
qu'on  lui  présenta  bel  et  bien  à  l'échéance,  sans  la  moindre  ver- 
gogne, et  qu'il  dut  payer  mélancoliquement,  tout  en  se  promet- 
tant de  se  défier  à  l'avenir  des  hidalgos  d'outre-monts  et  des 
jolies  coquines  qui  manient  les  cartes  avec  la  dextérité  des  bohé- 
miennes de  grand  chemin. 

Ce  n'est  pas  seulement  des  étrangers  qu'il  aurait  du  se  méfier, 
le  cher  poète,  c'est  surtout  de  lui-même,  qui  fut  souvent  son  pire 
ennemi,  car  il  y  avait  deux  hommes  en  lui,  dont  l'un  tuait 
l'autre,  éteignait  sa  pensée,  sans  qu'il  trouvât  la  force  de  se 
révolter,  de  se  ressaisir  à  temps  pour  éviter  la  chute  dont  il  sai- 
gnait le  lendemain. 

Certes,  le  poète  eut  des  défaillances  dont  le  souvenir  jette  une 
ombre  sur  le  rayonnement  de  sa  gloire,  mais  est-il  utile  qu'on 
étale  de  douloureuses  faiblesses?  et  des  contemporains  de  Musset 


438  LA  LECTURE 

qui  eux-mêmes  ne  sont  pas  sans  péché,  n'auraient-ils  pas  dû 
laisser  tomber  l'oubli,  comme  un  voile  discret,  sur  des  fautes 
qu'ils  se  sont  plus,  au  contraire,  à  aggraver?  Il  n'est  pas  jusqu'à 
M'"°  Joubert,  celle  qu'il  appelait  —  sa  marraine  —  qui  n'ait  livré 
à  la  publicité  un  sonnet  écrit  dans  une  heure  noire,  aveu  terrible 
arraché  par  le  découragement  à  un  Chérubin  détraqué,  et  sur 
lequel  sa  tant  aimée  marraine  aurait  dû  garder  un  éternel 
silence,  par  délicate  pitié  sinon  par  tendresse. 

Et  cependant  malgré  ses  écarts,  malgré  ses  défauts,  malgré 
ses  boutades  capricieuses,  ceux  qui  aimaient  Musset  l'aimaient 
bien,  l'aimaient  profondément,  parce  que  le  comprenant,  ils 
voyaient  au  loin,  dans  son  cœur  troublé  par  tant  de  tempêtes, 
un  coin  très  lumineux  qui  les  retenait  toujours. 

Il  y  avait  en  lui  Une  grande  puissance  de  séduction,  et  ce 
charme  particulier  se  retrouve,  distinct  de  son  génie,  dans  toutes 
ses  œuvres  ;  c'est  lui  qui  nous  captive,  qui  nous  fait  rêver,  qui 
nous  fait  soupirer  selon  que  les  vers  du  poète  chantent  ou 
pleurent.  Quelle  que  soit  la  page  qu'on  parcourt,  elle  fait  vibrer 
un  sentiment  réel,  elle  est  vivante,  elle  touche  à  quchpie  chose 
qui  a  toujours  existé  et  ne  mourra  jamais  tant  que  l'humanité 
aura  un  cœur  brûlé  de  passion. 

(j'a  donc  été  mal  à  propos  qu'on  a  reproché  à  Alfred  de  Musset 
ffuelques  é[)isodes  de  sa  vie  privée  qui  ne  regardaient  que  lui- 
même.  Ces  épisodes  risqués  ne  nous  ont-ils  pas  vahi,  beaucoup 
de  ses  plus  belles  pages?  Arsène  Houssaye,  qui  l'a  vu  à  l'œuvre, 
n'a-t-il  pas  dit  en  toute  justice  :  «  Tout  homme  est  doué  d'une 
passion  irrésistible  qu'on  pourrait  appeler  la  soif  de  l'infini  pour 
parer  la  marchandise.  Il  on  e^t  qui  cherchent  l'ivresse  dans  le 
vin,  comme  Noé;  dans  la  femme,  comme  Salomon.  Ne  voyez 
])as  là  un  appétit  purement  humain  ou  purement  charnel.  Ce  n'est 
(pie  le  point  do  départ  —  ivresse  du  vin  ou  ivresse  de  l'amoui-  — 
d'une  aspiration  plus  haute.  Si  nos  passions  étaient  circonscrites 
dans  l'atmosphère  terrestre,  tout  homme  s'emprisonnerait  avec 
elles,  sans  chercher  plus  loin  ;  mais  elles  nous  entraînent  toujours 
vers  un  monde  extra-humain.  Ijns  griseries  du  vin  et  les  grise- 
ries de  la  femme  nous  font  dieux  un  instant.  C'est  la  porte  ou- 
verte des  destinées  entrevues,  des  horizons  de  pourpre  et  d'or 
(|ui  nous  promettent  un  lendomain.  Voilà  imunpioi  les  ivrognes 
ne  pensent  pas  d'eux-mêmes  tout  le  mal  qu'ils  entendent  dire.  .le 
crois  même  qu'ils  plaignent  ces  sages  imperturbables,  lesquels 


ALFRED  DE  MUSSET  CHEZ  LUI  439 

tuent  en  eux  la  petite  bête  qui  fait  marcher  la  pendule.  Alfred 
de  Musset  n'était  pas  de  ces  sages-là.  Il  eût  même  dédaigné  de 
signer  les  sentences  des  sept  sages  de  la  Grèce  ;  mais  ceux  qui 
l'accusent  d'avoir  pris  trop  souvent  le  chemin  du  café  de  la  llé- 
ffence  et  de  la  rue  des  Jeux  de  l'amour  et  du  hasard  ne  savent 
pas  que,  comme  Hoffmann  et  Edgard  Poe,  il  ne  cherchait  là  que 
les  visions  et  les  sensations  d'un  monde  supernaturel.  » 

Les  parents  d'Alfred  de  Musset  eurent  pour  lui  la  plus  sincère 
tendresse,  c'était  naturel  ;  mais  voici  une  lettre  d'Alfred  Arago 
prouvant  combien  ses  avnis  tenaient  à  son  affection,  malgré  la 
grande  susceptibilité  qu'il  apportait  dans  ses  rapports  avec  eux. 
Cette  lettre  fut  écrite  au  sujet  d'un  mauvais  propos  que  des  gens 
amateurs  de  discorde  avaient  rapporté  à  Musset  comme  venant 
d' Arago. 

«  Mon  cher  Alfred,  j'ai  pour  votre  caractère  l'estime  la  plus 
profonde,  pour  votre  talent  Tadmiration  que  vous  savez.  J'étais 
heureux,  plus  que  je  ne  puis  dire,  de  ce  brin  d'amitié  que  vous 
aviez  bien  voulu  me  donner,  je  m'en  parais  avec  orgueil,  et  j'au- 
rais tenu,  moi,  sur  votre  compte,  des  propos  inconsidérés? 

«  Je  le  dis  hautement,  parce  que  j'en  suis  sur,  jamais  ma 
bouche  n'a  proféré  une  parole  offensante  pour  votre  personne. 

«  Laissez-moi  donc  protester  de  toutes  mes  forces  contre  une 
pareille  imputation. 

«  Maintenant,  me  sera-t-il  échappé  dans  la  conversation  entre 
amis  communs,  un  mot  qui,  mal  rapporté  (comme  toujours),  ait 
]»u  vous  déplaire  ?  je  l'ignore.  Je  viens  en  tout  cas  vous  prier 
loyalement  d'accepter  mes  excuses.  — Alfred,  dans  certaines  cir- 
constances, j'ai  la  conscience  d'avoir  donné  la  preuve  du  dévoue- 
ment que  je  vous  ai  voué,  —  que  ne  m'est-il  permis  d'être  plus 
explicite?  cela  vous  éclairerait  tout  à  fait,  j'en  ai  la  confiance,  et 
vous  verriez  que  si  j'étais  fier,  à  bon  droit,  de  votre  amitié,  je 
savais  aussi  comprendre  les  devoirs  qu'elle  imposait  à  ceux  que 
vous  vouliez  bien  en  honorer;  torts  réels  ou  imaginaires,  le  jour 
où  vous  les  aurez  pardonnes,  vous  aurez  fait  un  heureux,  je  vous 
le  jure.  Vous  me  retirez  votre  amitié?  j'en  suis  profondément 
navré  :  quant  à  moi,  je  vous  aimerai  malgré  vous. 

«  Alfred  Arago.  » 

11  est  certain  que  l'homme  auquel  on  adressait  une  pareille 
lettre  savait  prendre  et  garder,  quand  même,  l'estime  et  la  ten- 


440  LA  LECTURE 

dresse  de  ceux  qui  le  connaissaient,  et  c'est  une  réponse  victo- 
rieuse aux  détracteurs  qui  ont  voulu  représenter  Musset  comme 
un  abandonné,  traînant  sa  déchéance  au  milieu  de  l'indifférence 
méprisante  de  toute  une  société. 

Il  se  retira  à  l'écart  pendant  les  dernières  années  de  sa  vie, 
mais  on  ne  le  repoussa  pas.  On  l'oublia,  voilà  tout,  puisqu'il 
voulait  être  oublié,  ce  double  malade  qui  se  regardait  mourir 
et  voyait  fuir  en  même  temps  la  Muse  inspirée  de  sa  jeunesse, 
tour  à  tour  coquette  et  tragique,  <|ui  dicta  La  Coupe  et  les  Lèvres 
après  avoir  chanté  des  chansons  de  page  amoureux. 

Mais,  en  s'envolant,  son  génie  laissait  encore  tomber  des 
perles  d'un  bel  orient,  qu'elles  fussent  trempées  de  larmes  ou 
irisées  par  un  clair  rayon  de  lumière.  Sur  des  feuilles  volantes, 
souvent  froissées  et  déchirées  comme  si  le  poète,  désespérant  de 
se  retrouver  tout  entier,  eût  cherché  à  s'anéantir  complètement, 
on  recueillit  des  strophes  exquises,  des  pensées  larges,  émues, 
généreuses,  mais  douloureuses  et  portant  le  sceau  d'une  déses- 
pérance qui  suivait  son  cours  fatal,  comme  un  torrent,  sans 
jamais  pouvoir  remonter  à  sa  source. 

Toujours,  cependant,  apparaît,  semblable  à  une  clarté  d'aube 
dans  la  nuit,  ce  profond  amour  de  la  femme,  ce  respect  délicat 
qui,  s'alliant  étrangement  à  sa  coquette  audace,  a  fait  de  lui  le 
poète  inimitable,  l'irrésistible  coufjuérant  du  féminin  qu'il  en- 
traîne d'un  coup  d'aile  dans  les  horizons  bleus  du  rêve,  dans  les 
sphères  lumineuses  de  la  passion,  qui  n'est  passion,  justement, 
que  parce  qu'elle  fait  pleurer.  N'y  a-t-il  pas  une  volupté  terrible  à 
soulïrir  par  l'amour?  N'est-ce  pas  une  âpre  joie  que  cette  [)our- 
suite  acharnée  après  un  bonheur  fugitif,  insaisissable  qui  se  dérobe 
lorsqu'on  croit  enlin  le  saisir?  Et  le  cœur  meurtri,  plein  de 
craintes,  déchiré  par  la  jalousie  ou  par  le  regret,  ne  dit-on  pas 
malgré  tout  :  «  J'aime  mon  malheur  et  n'en  veux  pas  guérir!  » 

Jusqu'à  la  mort,  Musset  a  aimé  son  malheur,  il  n'a  jamais  voulu 
gviérir  de  ses  désirs,  de  ses  angoisses,  de  ses  déceptions,  que 
venait  toujours  dorer  un  beau  reflet  d'idéale  poésie;  et  s'il  n'écri- 
vait plus  avec  la  plume  enfiévrée  d'autrefois,  il  traçait  encore 
des  vers  où  l'on  sentait  revivre,  avec  sa  force  et  sa  grâce,  le 
poète  marque  par  la  gloire. 

Le  poète  sentait  les  battements  do  son  cœur  s'arrêter,  il  devi- 
nait la  fin  prochaine,  et,  pris  d'«!fi"roi  au  seuil  du  terrible  inconnu, 
redoutant  la  solitude  éternelle,   lui  qui   vivait  presque  seul,  il 


ALFRED  DE  MUSSET  CHEZ  LUI  4M 

demandait  qu'on  ne  le  délaissât  pas  quand  il  dormirait  son  der- 
nier sommeil. 

«  Il  faut  aller  voir  les  morts  »,  disait-il.  Et  ces  simples  mots, 
souvent  répétés,  montraient  toute  l'horreur  dont  son  âme  était 
pleine,  toute  l'angoisse  qui  décuplait  la  tristesse  de  ses  derniers 
moments. 

Pauvre  Musset  !  Si  son  esprit  délivré  planait  au-dessus  du 
modeste  cor])inard  qui  emportait  son  corps  à  travers  Paris,  il 
a  dû  trembler  d'être  à  jamais  abandonné  en  voyant  pour  tout 
cortège  funèbre,  vingt-sept  personnes.  Vmgt-sept  personnes 
pour  suivre  le  cercueil  d'un  des  plus  grands  poètes  du  siècle  ! 

Il  est  vrai  que  dès  le  lendemain  on  rendit  justice  à  celui  qui 
venait  de  disparaître,  on  lui  promit  l'immortalité,  on  ne  contesta 
plus  sa  gloire.  Et  ceux-là  même  qui,  de  parti  pris,  comme  Lamar- 
tine, avaient  douté  de  son  génie,  se  décidèrent  à  le  reconnaître. 
Lamartine ,  néanmoins ,  y  mit  une  certaine  mauvaise  grâce 
mélangée  de  perfides  réticences  qui  indignèrent  plus  les  amis  de 
Musset  que  n'aurait  pu  le  faire  une  complète  protestation.  On 
peut  en  juger  par  ce  passage  d'une  lettre  de  M"""  de  Musset  : 

«  Depuis  votre  première  lettre,  ma  chère  Mademoiselle  Colin, 
j'ai  fait  venir  de  Nantes  à  Pornic  où  nous  sommes  depuis  quel- 
({ues  jours,  le  dix-neuvième  entretien  de  cet  homme  que  je 
m'abstiendrai  de  qualifier  pour  ne  pas  céder  à  mon  indignation. 
Quoique  je  n'aie  pas  connaissance  du  précédent  numéro,  je  trouve 
celui-ci  tellement  révoltant  d'injustice,  de  sottise  ou  d'outrecui- 
dance, que  je  suis  outrée  de  n'être  qu'une  femme  et  de  ne  pouvoir 
lui  répondre  en  faisant  ressortir  l'ineptie  dont  il  fait  preuve. 
Comment!  un  homme  qui  se  dit  poète  et  qui  ose  se  proclamer  le 
frère  en  âme  et  en  génie  du  premier  écrivain  du  siècle,  avoue  à 
la  face  du  monde  entier  qu'en  1857  il  n'avait  pas  lu  une  ligne  de 
celui  qu'il  se  permet  de  juger,  de  critiquer,  de  rabaisser  au-des- 
sous des  auteurs  les  plus  médiocres!  Oh!  je  ne  me  laisse  pas 
prendre  aux  déclamations  de  la  fin  de  sa  brochure  et  que  la 
honte  seule  lui  inspire  ;  n'y  croyez  pas  non  plus,  pauvre  Adèle, 
Cet  homme  orgueilleux  croit  encore,  avec  son  pathos,  se  placer 
au-dessus  de  celui  dont  il  dédaigna  la  prose  qu'il  n'a  pas  lue,  et 
dont  il  voudrait  réduire  les  œuvres  à  un  tout  petit  volume,  en 
supprimant  les  contes  d'Espagne,  les  chansons  et  tout  ce  qui  ne 
rentre  pas  dans  sa  vie  de  capucinade  affectée. 

«  Heureusement,  il  a  eu  la  niaiserie  de  remplir  sa  brochure  de 


442  LA  LECTURK 

citations  si  l)t'lles  ([u'elles  donnent  à  chaque  page  un  dcmcnti  à 
ses  assertions  et  qu'elles  les  écrasent  conii)lètenient.  Je  pourrais 
donc  lui  pardonner  par  mépris,  car  il  s'est  déshonoré  lui-même, 
s'il  n'avait  eu  l'insolence  de  se  comparer  à  mon  fils  pour  les  sen- 
timents ;  cette  àme  étroite,  envieuse  et  enivrée  d'orgueil  a-t-elle 
la  moindre  affinité  avec  l'àme  élevée,  généreuse  et  vraie  dont 
nous  seules  avons  connu  toute  la  grandeur? 

«  L'article  de  M.  Guttinguer  est  une  réfutation  complète  des 
insolences  et  des  inepties  de  M.  de  Lamartine,  et  je  crois  que  ce 
dernier  doit  être  écrasé;  il  y  verra  que  son  invocation  menson- 
gère, après  mille  injures,  ne  trompe  personne,  et  M.  Guttinguer 
lui  dit  bien  <{ue  la  haine  et  l'envie  ne  pourront  rien  trouver  do 
plus  perfide  que  ces  prétendus  éloges  par  lesquels  il  t(^rmine  sa 
diatribe.  Veillons  donc  sur  sa  mémoire,  avertissez  son  frère  de 
tout  ce  que  vous  trouverez  qui  en  vaille  la  peine,  mais  il  y  a  des 
attaques  tellement  méprisables  qu'il  faut  bien  les  laisser  passer; 
les  relever,  ce  serait  leur  donner  de  la  valeur.  » 

Ainsi  disait  M™®  de  Musset.  Elle  n'y  va  pas  de  main  morW^ 
]»our  venger  son  fils.  Injustice  des  deux  côtés  ! 

Dans  l'exagération  de  son  amour  maternel.  M""  de  Musset 
avait  pourtant  raison  :  le  temps  a  conlii-mé  ses  paroles,  car  au- 
jourd'lmi  les  atta({ues  se  sont  tues,  on  ne  revient  ])lus  que  par 
habitude  sur  tant  de  choses  reprochées  à  l'homme,  et  on  laisse 
enfin  au  poète  sa  r<^nomméo  intai^to,  chacjuc  jour  plus  pure  et 
j-)liis  crrandissanto. 

Il  faut  aller  voir  les  morts  !  a  dit  Musset.  On  \aàson  tom- 
beau. On  obéit  au  vu'u  suprême  du  cliannant  poète  de  la  jeu- 
nes.se  et  de  l'amoiu-,  on  va  rêver  sous  le  saule  éploré  qui  abrite 
sa  tombe,  et  l'on  répète  comme  un  dernier  honunage  à  celui  (|iii 
craignait  si  fort  d'être  seul  dans  l.i  unit  du  sépnlirc,  ces  vers 
mélancoliques  gravés  sur  la  pieri-e  funéraire  : 

Rappelle-toi,  quand  sous  la  finido  terro 

Mon  cœur  hrisi-  ])oiu'  toujuurs  durmii;!, 

liappellc-toi,  quand  la  Heur  solitaire 

Sur  mon  tomhoau  douccnient  s'ouvrira. 

Je  ne  te  verrai  plus,  mais  mon  Ame  immoilelle 

Koviendra  pr'-s  do  toi  eomme  une  so  iir  fidèle. 

Iv-outc  dans  la  nuit 

Une  voix  qui  {^cmit  : 
Kappelle-toi. 

.Iran   hi",  l'>()niK;of;\K. 


AOUT  AUX  CHAMPS 


y 


LKS    OUAflES 

Nous  sommes  heureux  de  constater  que  les  développements  de 
l'instruction,  les  conseils  de  la  presse,  les  leçons  de  l'almanacli, 
—  un  auxiliaire  qu'il  ne  faut  pas  dédaigner  en  matière  de  pro- 
grès, —  ont  fini  par  décider  nos  populations  à  rompre  avec  une 
habitude  dont  d'innombrables  catastrophes  n'avaient  pas  réussi 
à  les  dégoûter,  celle  de  s'abriter  sous  les  arbres,  quand  l'éclair 
sillonnait  la  nue.  Aujourd'hui,  en  pareil  cas,  hommes,  femmes, 
enfants,  ne  se  laissent  plus  tenter  par  ces  fallacieux  parapluies, 
si  voisins  qu'ils  soient  de  leur  champ  d'œuvre  :  vous  les  voyez  se 
construire  en  toute  hâte,  à  l'aide  de  quelques  gerbes  qu'ils  oppo- 
sent au  vent,  un  réduit  où  ils  s'entassent,  et,  au  besoin,  tendre 
philosophiquement  le  dos  à  l'ondée.  A  la  bonne  heure!  Mieux 
vaut  une  douche  tiède  que  de  courir  la  chance  d'être  foudroyé  ; 
mais  quand  on  pense  qu'il  n'a  pas  fallu  moins  de  soixante  ans 
d'efforts  pour  décider  ces  braves  gens  à  un  choix  aussi  logique, 
on  a  la  mesure  de  la  persévérance  avec  laquelle  la  moindre  des 
améliorations  culturales  demande  à  être  propagée. 

Nous  avons  sous  les  yeux  une  statistique  qui,  pour  dater  d'un 
peu  loin,  n'en  démontre  pas  moins  combien,  parmi  les  victimes 
de  la  foudre,  n'ont  eu  à  accuser  que  leur  imprudence.  Cette  sta- 
tistique, présentée  à  l'Académie  des  sciences  par  M.  le  docteur 

(1)  Voir  le  numéro  du  10  août  1889. 


444  LA  LECTURE 

Boudin,  établit  que  de  1835  à  18G3,  c'cst-à-dirc  dans  une  période 
de  vingt-neuf  années,  la  foudre  a  atteint  mortellement  2, 23S  per- 
sonnes. Le  maximum  annuel  a  été  de  111,  le  minimum  de  48.  Si 
au  chiffre  des  morts  on  ajoute  celui  des  blessés,  le  nombre  total 
de  ces  victimes  arrive  à  6,714,  et  parmi  elles,  1,700  ont  été  at- 
teintes sous  des  arbres.  Ajoutons  que  cette  note  contient  des 
détails  assez  curieux  pour  être  relevés.  La  foudre  est  galante, 
vous  en  seriez-voiis  douté?  Le  beau  sexe  est  bien  plus  que  le 
nôtre  à  l'abri  des  atteintes  du  fluide.  Sur  880  personnes  foudroyées 
de  1851  à  ISG'i,  il  s'est  trouvé  Gi7  hommes  ;  et  seulement  233  fem- 
mes. Le  docteur  Boudin  paraît  disposé  à  faire  honneur  de  cette 
immunité  aux  vêtements  de  soie  que  portent  souvent  celles-ci. 

Dans  les  années  où  les  orages  sont  nombreux,  cette  observa- 
tion est  de  natui'e  à  donner  au  débit  de  ces  étoffes  une  impulsion 
que  nous  serions  désolés  de  contrecarrer  ;  aussi,  ce  sera  bien 
discrètement  que  nous  ajouterons  que  la  nature  des  occupations 
masculines,  en  retenant  constamment  les  hommes  au  dehor.'*, 
n'est  peut-être  pas  tout  à  fait  étrangère  à  la  prédilection  désa- 
gréable que  le  feu  du  ciel  manifeste  pour  eux.  Il  y  a  aussi  inéga- 
lité dans  la  répartition  régionale  des  cas  de  foudroiement  ;  ils 
sont  plus  nombreux  dans  les  départements  montagneux,  les 
llautes-Alpes,  la  Lozère,  les  Hautes-Pyrénées,  etc.  ;  les  pays  de 
j)laines  sont  ])lus  épargnés.  M.  le  docteur  Boudin  cite  encore 
deux  personnes  qui  ont  été  plusieurs  fois  fra()pées  delà  foudre 
dans  le  cours  de  leur  existence;  l'une  d'elles  le  fut  trois  fois,  et 
trois  fois  dans  des  logements  différents.  Cette  trij)le  récidive  fut- 
elle  un  effet  du  hasard  ou  la  conséquence  de  l'organisation  spé- 
ciale de  ce  privilégié,  voilà  ce  qui  eût  été  intéressant  à  élucider. 

«  C'est  un  grand  ouvrier  de  folies  que  l'esprit  humain  »,  a  dit 
Montaigne.  Nous  avons  connu  une  vieille  fille  <{ue  la  terreur  <lu 
tonnerre  avait  rendue  absolument  maniaque.  11  n'est  pas  besoin 
(le  dire  qu'elle  avait  abusé  de  tous  les  moyens  de  défense  et  de 
préservation  ;  son  toit,  hérissé  de  |)aratonnerres,  ressemblait  à 
une  pelote  gigantcs([ue  ;  cela  ne  la  rassurait  pas  encore,  elle 
avait  fait  installer  dans  sa  cave  une  énorme  cloche  de  verre  sous 
laquelle,  au  moindre  nuage  suspect,  elle  se  blottissait,  se  cachant, 
par  surcroît,  sous  une  couverture  d'un  triple  taffetas  ;  enfin,  tant 
que  durait  l'orage,  elle  exigeait  que  ses  domestiques  fissent  cer- 
cle autour  d''  la  cloche  préservatrice,  en  mêlant  leurs  oraisons  à 
celles  qu'elle-même  elle  récitait.  Une  année  que  cette  corvée,  en 


AOUT  AUX  CHAMPS  445 

se  renouvelant,  avait  mis  ces  malheureux  sur  les  dents,  un  d'eux 
imairina  d'installer  dans  le  grenier  un  tonnerre  de  comédie,  à 
l'aide  d'une  plaque  de  tôle,  et  avec  lequel  il  donnait  la  réplique 
à  celui  d'en  haut,  et  accentuait  ses  effets  ;  puis,  à  un  moment 
convenu,  au  moment  où  la  foudre  éclatait  en  cascades  invraisem- 
blables et  où  la  malheureuse  demoiselle  s'engouffrait  sous  sa 
couverture,  l'un  deux,  faisant  partir  un  innocent  pétard,  renversa 
la  cloche  qui  se  brisa.  Ses  gens  la  croyaient  guérie,  car  ils  lui 
avaient  unanimement  affirmé  que  c'était  précisément  sur  sa  mai- 
son de  verre  quils  avaient  vu  tomber  la  foudre  sous  la  forme 
d'une  boule  de  feu  ;  mais,  beaucoup  plus  logique  qu'ils  ne  l'avaient 
supposé,  cette  maîtresse  folle  conclut  que,  puisqu'en  somme  elle 
en  avait  été  quitte  pour  la  peur,  sa  précaution  était  bonne  ;  elle 
commanda  une  autre  cloche  et  plus  que  jamais  elle  continua  d'y 
chercher  la  sécurité. 


CHASSE    ET    PECHE 

En  août,  les  cerfs  dont  la  tête  est  plus  avancée  ont  déjà  touché 
aux  bois  ;  les  autres  l'aui'ont  dégarnie  de  la  peau  veloutée  qui 
l'enveloppe  avant  que  le  mois  soit  fini  ;  à  ce  dernier  moment,  les 
vieux  cerfs  commenceront  à  raire  :  ces  cris  rauques,  qui  produi- 
sent un  si  éti'ange  effet  quand  on  les  entend  au  milieu  du  double 
silence  des  bois  et  de  la  nuit,  sont  le  prélude  de  la  période  des 
amours  si  tourmentées  et  quelquefois  si  meurtrières  de  leur  es- 
pèce. A  cette  époque  aussi,  les  chevreuils  subissent  une  crise 
analogue,  bien  qu'elle  ne  donne  jamais  de  résultats,  et  qu'on  a 
appelée  le  faux  rut  ;  on  met  cette  anomalie  à  profit  dans  certains 
pays  pour  les  attirer  à  l'aide  d'un  appeau,  et,  cela  va  sans  dire, 
pour  les  assassiner.  Les  chasseurs  de  chamois  entrent  en  cam- 
pagne le  15  août,  campagne  nécessairement  très  courte  et  que 
les  neiges  ne  tarderont  guère  à  clore. 

Le  mouvement  rétrograde  des  migrateurs  est  déjà  nettement 
dessiné.  Les  coucous  nous  ont  quittés,  bien  que  l'on  rencontre 
quelquefois  un  retardataire,  mais  leurs  chants  ont  absolument 
cessé.  Les  martinets  vont  les  suivre.  La  petite  fauvette  à  poitrine 
jaune  et  le  bec-figue  gobe-mouches  s'en  vont  ;  le  rossignol  a 
quitté  les  bois  pour  se  rapprocher  des  champs  où  il  branche  dans 


/,'iG  LA  LECTURE 

les  haies,  sa  dernière  étape  avant  le  départ.  Les  ortolans  passent 
du  noid  au  sud  et  les  bisets  traversent  le  Midi  de  l'est  ù  l'ouest. 
L'alouette  l'ait  sa  troisième  et  dernière  couvée. 

Dès  le  13  août,  les  plus  hâtées  parmi  les  cailles  se  sont  mises 
en  route  pour  rAfri(iue  ;  heureusement  leur  armée  est  longue  à 
défiler  et,  au  mois  d'octobre,  on  glanera  encore  (juelques  retar- 
dataires. Les  pluviers-guignards  passent  dans  notre  pays  pendant 
le  mois  d'août,  trop  tôt,  hélas  !  pour  que  nous  puissions  faire 
iréqucnmient  connaissance  avec  cet  excellent  gibier.  Enfin,  vers 
la  lin  du  mois,  nous  verrons  apparaître  les  premiers  vols  de  cigo- 
gnes et  de  grues  qui  se  dirigeront  vers  le  sud. 

La  situation  du  gibier  sédentaire  commence  à  devenir  fortement 
tendue.  Cette  forêt  d'épis,  ces  nappes  de  luzerne  et  de  trèfles  à 
la  v('i:étati()n  luxuriante  qu'il  a  pu  accepter  comme  spécialement 
créés  pour  lui  ménager  des  asiles,  tombent  tour  à  tour  sous  la 
faux  ou  sous  la  faucille  ;  cette  destruction  successive  de  tous  ses 
asiles  doit  lui  apprendre  que  les  temps  sont  proches  ;  mais,  à 
part  quelques  vieux  routiers  auxquels  six  mois  de  quiétude  n'ont 
point  fait  perdre  la  mémoire,  la  jeunesse  du  poil  et  de  la  i)lume 
oppose  à  ces  avertissements  d'en  haut  autant  de  dédain  que  le 
Pharaon  aux  œuvres  de  la  verge  de  Moïse.  Les  perdreaux,  ce- 
pendant, sont  entrés  dans  la  période  de  la  puberté  ;  ils  sont  brè- 
ches, disent  les  gardes,  c'est-à-dire  que  les  i)lumes  de  leurs  queues 
tombent  pour  faire  place  à  d'autres. 

Malgré  ce  commencement  de  prise  de  possession  de  l'uniforme, 
ils  constituent  encore  un  assez  pauvre  manger  ;  chacun  s'empres- 
sr-rait  <le  répudier  ces  carcasses  à  jK.'ine  garnies  d'une  chair 
molle  dans  laquelle  on  démêle  un  vague  parfum  de  fourmis,  si 
les  intéressés  n'avaient  |)as  eu  l'adresse  de  décerner  à  ce  piteux 
i-ôti  le  titre  irrc'-sistible  de  primeur.  l'^lle  a  un  tel  |»restige,  cette 
étiquette,  que  je  ne  sais  pas  trop  ce  qu'on  ne  ferait  |)as  accepter 
à  certaines  gens  en  leui"  affirmant  qu'ils  seront  les  seuls  à  en 
manger. 

Aussi,  si  vous  ne  tenez  j).'is  essentiellement  à  ce  quf;  ceux  de 
de  c«'S  oiseaux  ({ue  vous  possédez  aient  l'insigne  honneur  d'être 
discrètement  offerts,  sous  ce  glorieux  titre,  par  un  garçon  de 
restaurant,  à  quelque  client  plus  largement  doté  en  écus  qu'en 
intelliirence,  c'est  le  moment  de  veiller  énergi(|uement  à  leur 
conservation. 

Vos  jeunes  compagnies  sont  sous  le  coup  de  deux  dangers,  le 


AOUT  AUX  CHAMPS  447 

traîneau  et  la  pantière.  Le  traîneau  à  perdrix  est  un  filet  à  mailles 
carrées  de  trente  à  quarante  mètres  de  longueur  et  de  quatre  à 
einq  mètres  de  lariie.  Deux  perches  sont  ajustées  aux  deux  cô- 
tés de  la  largeur  ;  elles  serviront  à  soutenir  le  traîneau  que  l'on 
tient  raide  et  dans  une  position  à  demi-verticale,  de  manière  à 
rendre  sensible  toute  secousse  ([ui  se  produirait  sur  la  nappe. 
La  partie  inférieure  est  garnie  de  petits  bouclions  de  paille  qui, 
en  traînant  sur  la  terre,  décident  le  gibier  à  se  lever. 

Lorsque  les  perdrix,  en  se  mettant  à  l'essor,  frappent  la  nappe, 
les  porteurs  rendent  la  main  afin  de  donner  au  filet  assez  dr  jeu 
pour  que  k's  oiseaux  se  maillent,  puis,  par  un  mouvement  simul- 
tané, ils  abattent  le  traîneau  et  vont  prendre  possession  de  la 
capture.  Deux  hommes  suffisent  au  maniement  d'un  traîneau.  La 
pantière,  au  contraire,  exige  une  équipe  assez  nombreuse. 

Elle  consiste  en  une  suite  quelquefois  très  considérable  de 
pièces  de.  filet  à  mailles  simples,  mais  jouant  sur  un  maitre, 
comme  dans  les  panneaux  et  dans  les  bourses  à  lapin,  et  à  l'aide 
desquelles  les  braconniers  enveloppent  une  grande  surface,  ou 
barrent  un  des  côtés  d'une  plaine.  La  pantière  se  tend  à  l'aide 
de  fiches  assez  élevées  pour  développer  sa  hauteur  sans  raidir 
ses  mailles  ;  le  çaaître  supérieur  repose  seul  sur  ces  fiches.  Lors- 
que la  pantière  est  montée,  l'éf^uipe  qui  la  sert  se  divise. 

Un  nombre  d'hommes  proportionné  à  l'étendue  qu'embrassent 
les  filets  se  rasent  derrière  eux;  les  autres  battent  la  plaine  en 
convergeant  sur  la  pantière.  Lorsqu'une  compagnie  de  perdrix 
donne  dans  l'immense  nappe,  la  trépidation  qu'elle  lui  imprime 
dégaire  le  maître  supérieur,  et  le  filet,  retombant  sur  les  oiseaux, 
les  envelopi)e.  Le  surveillant  arrive,  leur  brise  le  crâne  entre  ses 
dents  et  redresse  rapidement  le  iilet  pour  une  seconde  prise.  Une 
pantière  peut  détruire  une  douzaine  de  compagnies  dans  une 
seule  nuit. 

L'épinage  est  la  plus  énergique  des  défenses  que  l'on  puisse 
utiliser  contre  le  traîneau,  mais  il  n'est  réellement  préservateur 
qu'à  la  condition  d'avoir  été  l'objet  de  soins  tout  particuliers. 
Généralement,  on  emploie  des  épines  trop  élevées  et  trop  flexi- 
bles. Des  épines  hautes  de  trois  ou  quatre  pieds,  mais  rameuses, 
hérissées,  les  porcs-épics  du  règne  végétal,  sont  ce  qui  convient 
le  mieux  au  but  que  l'on  se  propose.  Au  risque  de  payer  quel- 
ques bras  de  plus,  il  serait  bon  d'exiger  des  hommes  chargés  de 
ce  travail  qu'ils  laissassent  au  pied  de  chaque  rameau  un  rudi- 


448  LA  LKCTURE 

nient  de  branche  qui,  lorsque  la  terre  aurait  été  fortement  tassée 
autour  du  brin,  oiïi"irait  une  résistance  considérable  à  la  main 
qui  tenterait  de  les  arracher. 

Nous  recommanderons  encore  d'entretenir,  concurremment 
avec  cet  épinage  fixe,  une  certaine  quantité  d'épines  roulantes 
jetées  tout  simplement  sur  le  sol.  Elles  constituent  un  très  puis- 
sant obstacle  au  jeu  de  tous  les  outils  du  braconnage.  Lorsque, 
dans  une  de  ses  menées,  le  filet  les  ramasse,  elles  s'enchevêtrent 
si  bien  dans  le  réseau,  que  très  souvent  les  braconniers  préfèrent 
renoncer  à  leur  entreprise  plutôt  que  de  perdre  leur  temps  en 
essayant  de  le  dégager. 

Quant  à  la  pantière,  nous  ne  connaissons  contre  elle  qu'un 
seul  remède  :  une  surveillance  rigoureuse  et  des  patrouilles  avec 
renfort  d'auxiliaires  toutes  les  nuits  où  la  clarté  de  la  lune  sera 
assez  vive  pour  permettre  l'emploi  de  ce  redoutable  engin. 

G.  DE  CÙERVILLB. 


Le  Gérant  :  H.  Ditertbe.  ^tt^..  -  lœp.  p»ta  dwow  (a) 


^•J\ 


xf 


COMMENT  J'AI  PUIS  LES  TUILERIES 

LE  4  SEPTEMBRE 


Je  suivais  le  courant  qui,  par  la  rue  Royale,  portait  les  curieux 
à  la  Chambre  des  Députés.  Il  se  brisa  contre  un  courant  contraire, 
qui,  de  la  place  de  la  Concorde,  refluait  tout  à  coup  sur  les  bou- 
levards, propageant  les  nouvelles.  «  La  Cliambre  n'existait  plus. 
—  La  déchéance  de  l'Empire  était  proclamée.  —  Le  général 
Trochu  constituait  un  Gouvernement  provisoire  à  l'IIotcl  de 
Ville!  »  —  Tous  ces  bruits,  jetés  à  la  foule,  ne  provoquaient  ni 
joie  ni  colère.  Ils  étaient  accueillis  par  cette  sorte  d'hébétement 
qui,  depuis  la  veille,  était  sur  tous  les  visages  et  signifiait  claire- 
ment :  —  «  Qu'importe?  —  Après  Sedan,  on  peut  s'attendre  à 
tout.  » 

Sur  la  place  de  la  Concorde,  peu  de  monde  ;  le  gros  des  curieux 
s'étant  écoulé  vers  l'Hôtel  de  Ville,  par  les  quais  et  la  rue  de 
Rivoli.  Le  groupe  le  plus  inquiétant  stationnait  devant  la  grille 
du  pont  Tournant,  qu'il  s'effort^ait  d'ouvrir,  toutes  les  sentinelles 
ayant  disparu.  —  Je  vis  là  Armand  Gouzien,  le  nez  en  l'air,  con- 
templant un  individu  qui,  perché  sur  l'un  des  pilastres,  frappait 
à  grands  coups  de  maillet  l'aigle  doré  du  couronnement.  L'aigle 
tomba,  blessant  au  front  l'un  des  curieux  qui  applaudissaient  à 
sa  chute.  Au  même  instant,  la  grille  étant  forcée,  trois  cents  per- 
sonnes au  plus,  dont  nous  étions,  Gouzien  et  moi,  pénétrèrent 
dans  le  jardin.  Le  reste  se  tint  prudemment  sur  la  place.  Ceux 
mêmes  qui  avaient  franchi  la  grille  se  groupèrent  entre  les  deux 
terrasses,  sans  oser  s'aventurer  jusqu'au  bassin. 

LECT.  —  53  IX  —  29 


450  LA  LECTUIÎE 

Cotte  timidité  subite  avait  sa  cause.  Au  moment  môme  où  la 
grille  était  forcée,  un  détachement  de  la  Garde  Impériale  se  mas' 
sait  devant  la  grande  porte  du  Palais,  puis,  immobile,  attendait 
là,  solidement,  l'arme  au  pied. 

Gouzien  me  dit  à  l'oreille,  en  me  serrant  le  bras  : 

—  «  Que  va-t-il  se  passer?» 

—  a  Bon,  lid  dis-je.  C'est  fatal!  Un  coup  de  feu  éclatera  quel- 
que part.  La  Garde  ripostera  et  couchera  sur  le  sol  deux  ou  trois 
morts  que  l'on  promènera  par  les  i-ues.  Les  fusils  sortiront  de 
tous  côtés.  On  assiégera  les  Tuileries.  La  Garde  se  fera  tuer 
jusqu'au  dernier  homme;  mais  le  Palais  sera  pris,  dévasté,  bridé. 
J'ai  vu  le  sac  des  Tuileries  en  48.  —  Vn  beau  spectacle  et  qui 
fait  lionneur  au  peuple  français!...  .Sil  faut  revoir  de  telles  cho- 
ses!... »  —  v  Et  notez,  me  dit  Gouzien,  (|ue  le  drapeau  flotte  tou- 
jours là  haut,  et  que  l'Impératrice  est  encore  aux  Tuileries.  » 

Cependant  l'agitation  autour  de  nous  s'accentuait  de  plus  en 
plus.  Ilevenus  de  leur  premier  effroi,  les  envahisseurs  semblaient 
s'exciter  à  l'attaque,  et  leur  nombre  grossissait  à  vue  d'œil. 

—  «  Cela  se  gâte,  murmura  Gouzien,  et  connnence  à  sentir  la 
poudre.  »  —  «  Voulez-vous,  lui  dis-jc,  que  nous  tâchions  de  sauver 
les  Tuileries  à  nous  deux?  » —  «  Certes!  —  Mais  connnent?»  — 
«  Allons  trouver  celui  qui  les  commande.  Qu'il  fasse  rentrer  lu 
Gai'de  et  la  remplace  par  des  Gardes  nationaux  ou  des  mobile 5. 
Jamais  la  foule  ne  tirera  sur  eux;  et  c'est  fait.  »  —  «  \'ous  avez 
raison  ;  mais  il  faut  que  ces  gensdà  nous  lais.scnt  le  temps  d'agir.  » 

—  «  Parlez-leur  en  conséquence.  » —  a  Pourquoi  ])as  vous-même?  » 

—  «  Non!  Vous  plutôt!  N'ous  êtes  grand,  de  belle  mine;  vous 
leur  imposerez  plus  que  moi.  Mais  ne  manquez  pas  de  les  appe- 
ler :  «  Citoyens!  » 

Gouzien,  s'adressant  à  la  foule,  lit  appel  aux  plus  belles  notes 
de  sa  voix,  et  lança  un  :  a  Citoyens!...  »  ([m  tourna  toutes  les 
têtes  de  notre  côté. 

—  «  Citoyens  !  rfjirit-il,  vous  êtes  justement  surpris  que  le 
jardin  no  soit  i)as  libre,  et  qiie  la  force  armée  nous  en  interdise 
rentrée.  —  (Murmure  d'assentiment.)  —  La  llévolution  est  faite, 
et  par  con.séquent  le  pcu])le  a  le  droit  d'entrer  dans  les  Tuileries, 
pius(|uc  les  Tuileries  sont  à  lui.  —  (Vive  approbation.)  —  La 
Garde  Impériale  n'a  |»his  de  raison  d'être,  car  il  n'y  aplusd'J']m- 
pire.  — (Bravo!  bravo!  )  —  En  consé<iuence,  nous  vous  propo- 
sons, le  citoyen  Sardou  et  moi,  d'aller  réclamer  la  retraite  de  ces 


COMMF.NT  J'AI  Ii!is  LES  TUILERIES  4GI 

soldats.  —  (Eiïct  prodigieux.)  —  Seulement,  il  faut  que  vous 
nous  promettiez  de  ne  pas  faire  un  pas  avant  notre  l'ctour.  Pen- 
sez qu'un  seul  coup  de  feu,  parti  au  hasard,  peut  entraîner  des 
désastres.  Ne  donnez  le  prétexte  à  aucun  malentendu  ;  et  atten- 
dez-nous ici  tranquillement.  » 

La  proposition  est  acclamée. —  «  Oui,  oui,  allez!  Allez!  — 
Nous  vous  attendrons!  »  —  «  Allons  »,  dis-je  à  Gouzicn! 

Et,  suivis  par  les  regards  curieux  de  tout  ce  monde,  nous 
entrons  dans  la  grande  avenue,  nous  dirigeant  vers  le  Palais. 

La  chose  est  si  nouvelle  et  si  imprévue,  que  nous  faisons  les 
premiers  pas  en  silence,  tout  à  l'émotion  de  l'aventure.  —  La 
grande  allée  s'ouvre  devant  nous,  déserte,  en  plein  soleil.  Et  les 
soldats  qui,  de  loin,  dans  ce  large  espace  vide  et  nu,  voient  ces 
deux  pauvres  petites  ombres  marcher  sur  le  Palais,  comme  deux 
fourmis  à  l'assaut  d'une  borne,  se  demandent  assurément 
quelle  farce  nous  jouons  là.  —  La  pensée  qu'ils  pourraient  l^ien 
prendre  la  chose  de  travers  nous  frappe  tous  deux  au  même 
instant.  Insensiblement  nous  avons  déserté  le  milieu  de  l'allée, 
inclinant  vers  la  droite,  et  tout  prêts  à  nous  réfugier  derrière  un 
tronc  d'arbre,  au  premier  symptôme  inquiétant.  Un  mouvement 
très  marqué,  qui  se  produit  sur  le  front  de  bataille,  nous  décide 
à  éclairer  la  garnison  sur  nos  intentions  pacifiques.  «  Peut-être, 
dit  Gouzien,  serait-il  bon  de  leur  faire  entendre  que  nous  sommes 
ici  en  parlementaires!  »  —  «  J'y  pensais  »,  lui  dis-je. 

Et  tirant  mon  mouchoir,  j'improvise  avec  ma  canne  un  petit 
drapeau.  Gouzien  fait  de  même  et,  un  peu  rassurés,  nous  rega- 
gnons le  milieu  de  l'avenue. 

C'est  alors  que  nous  sommes  rejoints  par  un  lieutenant  de  la 
Garde  mobile,  qui,  jusque-là,  nous  a  suivis  prudemment  à  l'abri 
des  arbres,  et  qui  vient,  dit-il,  s'associer  à  notre  généreuse  mis- 
sion. Il  est  assez  mal  reçu,  la  présence  de  son  uniforme  altérant 
un  peu  le  caractère  de  notre  ambassade. 

Enfin  voici  l'avenue  franchie,  puis  les  parterres;  —  et  nous 
tournons  le  bassin  qui  précède  le  jardin  réservé.  —  Là,  je  re- 
garde tout  au  loin,  vers  la  place  de  la  Concorde,  et  je  vois  nos 
gens  groupés  autour  du  grand  bassin.  Ils  ont  tenu  parole, 
—  Nous  ne  sommes  plus  qu'à  quelques  pas  de  la  grille  réservée. 
Elle  est  fermée.  —  Devant  nous,  la  Garde  est  immobile.  — 
Seuls,  des  officiers  vont  et  viennent  :  puis  deux  habits  noirs 
apparaissent  subitement..  Un  vieux  gardien  à  moustaches  grises 


4.V2  LA  LECTURE 

S3  détache  en  avant,  suivi  de  deux  autres  plus  jeunes,  et  se  trouve 
à  la  grille  en  minnc  temps  que  nous. 

«  Que  voulez-vous?  »  dit-il  brus([uemcnt. 

L'accueil  est  déplaisant,  et  ce  brave  homme  fait  du  zèle  mal  à 
propos.  Nous  lui  répondons  tranrpiillcment  que  nous  n'avons  pas 
affaire  à  lui,  mais  au  commandant  du  palais. 

«  Au  général  McUinet?  » 

—  «  Ah!  s'écrie  Gouzien,  c'est  le  général  Mellinet?  Tant  mieux, 
je  suis  connu  de  lui.  Allez  lui  dire,  je  vous  prie,  que  deux  per- 
sonnes sollicitent  l'honneur  de  lui  parler  :  MM.  Victorien  Sardou 
et  Armand  Gouzien;  voici  nos  cartes.  » 

Notre  homme,  à  qui  ces  deux  noms  ne  sont  pas  tout  à  fait 
inconnus,  sans  qu'il  sache  précisément  s'ils  ne  sont  pas  ceux  de 
deux  malfaiteurs,  prend  nos  cartes,  puis  se  retourne  : 

«  Voici  le  général  !  » 

En  effet,  le  général  vient  à  nous,  suivi  d'un  officier  et  d'un 
personnage  en  redingote.  Cette  redingote,  je  ne  l'ai  su  que  plus 
tard,  est  à  M.  de  Lesseps,  que  je  ne  connais  pas,  chose  curieuse, 
et  que  je  vois  là  pour  la  première  fois. 

Quant  au  général,  il  semltlc  fort  ému  et  en  proie  à  une  sourde 
colère. 

«  Que  voulez-vous  de  moi,  messieurs?  s'éoric-l-il  après  un  coup 
d'œil  rapide  à  nos  cartes...  J'ai  fait  un  serment  et  je  le  tiendrai, 

.MOI   !    » 

La  colère  a  sa  raison  d'être  et  le  moi  est  significatif,  Le  brave 
général  est  .sous  le  coup  de  cette  nouvelle  que  le  général  Trochu, 
attendu  aux  Tuileries,  est  en  ce  moment  à  l'IIùtel  de  \'\\h\ 

<f  Général,  lui  dit  Gouzien,  il  n'est  pas  cpiestion  de  trahir  votre 
serment.  Lf)in  d(j  là!  Votre  devoir  est  de  protéger  les  Tuile- 
ries... »  —  «  <-)ui,  monsieur,  et  je  le  ferai  !...  » 

Ici,  le  mobile  veut  placer  son  mot  et  s'écrie  que  les  Tuileries 
étant  au  peuj)le,  le  peuple... 

C'est  la  phrase  mrme  de  Gouzien;  mais,  bonne  à  une  extrémité 
des  Tuileries,  elle  est  détestable  à  l'autre.  Nous  lui  coupons  vi- 
vement la  i»arrilo.  Il  va  tout  gâter  et  je  m'écrie  : 

a  Que  vous  sauviez  le  palais,  général,  c'est  ])récisément  notre 
désir.  Mais  si  vous  le  faites  sans  mort  d'homme,  vous  n'en  serez 
pas  fâché,  n'est-ce  pas?  »  —  «  Non,  certes.  »  —  Eh  bien,  reprend 
Gouzien,  permettez-nous  de  vous  en  indiquer  le  moyen;  mais, 
avant  tout,  l'Impératrice  est-elle  encore  au  château?  » —  «  Non; 


COMMKNT  J'AI  PRIS  LES  TUILERIES  45rî 

elle  vient  de  partir.  »  —  «  Alors,  général,  amenez  le  di'apeau.  — 
Puis  remplacez  la  carde  impériale  par  des  gardes  nationaux  et 
des  mobiles.  —  Et  soyez  sûr  que  le  palais  sera  respecté.  » 

Le  ûrénéral  réfléchit.  Ceux  qui  l'entourent  semblent  approuver 
nos  conseils. 

«  Je  ne  vois  rien,  dit-il,  qui  s'oppose  à  ce  que  vous  dites.  J'ai 
là,  sous  la  main,  des  gardes  nationaux,  à  la  place  Vendôme,  et 
des  mobiles  au  Carrousel.  Je  préfère  les  mobiles.  » 

—  «  D'autant,  dit  Gouzicn,  qu'ils  sont  plus  rapprochés  et  que  le 
temps  presse.  » 

En  eiïet,  pendant  cet  entretien,  les  choses,  derrière  nous,  ont 
déjà  changé  d'aspect.  Tandis  que  nous  montions  la  grande 
allée,  bon  nombre  d'impatients  nous  ont  suivis  de  loin  par  une 
marche  de  flanc,  se  faufilant  à  l'abri  des  grands  arbres.  Arrêtés 
à  la  lisière  des  quinconces  pour  y  attendre  l'effet  de  notre  dé- 
marche, dès  qu'ils  nous  ont  yvl  conférer  avec  des  uniformes,  ils 
ont  comiiris  que  tout  péril  de  fusillade  était  écarté;  et,  se  risquant 
en  plein  soleil,  ils  viennent  à  nous  d'un  pas  rapide.  Rassuré  par 
ce  mouvement,  le  gros  des  envahisseurs,  resté  au  pont  Touiniant, 
s'est  mis  en  marche  à  son  tour.  Dans  quelques  minutes,  la  foule 
nous  aura  rejoints.  Le  général  a  donné  rapidement  ses  ordres; 
il  ne  s'agit  plus  que  desavoir  qui  sera  première  à  la  grille  :  de  la 
iiarde  mobile  ou  de  la  foule. 

«  Dans  ce  cas-là,  général,  dis-je,  il  n'y  a  qu'une  ressource  :  le 
discours.  —  Haranguez  tout  ce  monde-là  et  amusez  le  tapis,  pour 
donner  aux  mobiles  le  temps  d'arriver.   » 

—  «  Une  chaise  !  ^)  crie  le  général. 

Un  gardien  avise  une  cliaise  dans  un  massif,  s'élance  et  l'ap- 
porte. Il  est  temps.  Un  premier  groupe  d'une  vingtaine  de 
personnes  nous  coudoie.  Au  même  instant  le  drapeau  est 
amené. 

«  Messieurs,  dit  le  général  debout  sur  sa  chaise,  le  palais  est 
vide  ;  l'Impératrice  n'est  plus  là.  Mais  j'ai  pour  devoir  de  faire 
respecter  les  Tuileries  et  je  compte  pour  cela  sur  votre  civisme, 
la  sagesse  du  peuple,  etc.,  etc.,  »  et  autres  rengaines  que  le 
général  débite  fort  habilement,  du  reste,  et  auxquelles  il  ne  croit 
pas  plus  que  ceux  qui  l'écoutent.  Pour  moi,  je  n'écoute  guère. 
Une  seule  pensée  me  préoccupe  :  les  mobiles  tardent  bien!... 
Déjà  la  harangue  tire  en  longueur,  quand  la  garde  impériale 
s'ébranle  tout  à  coup  et  rentre  dans  le  palais.   Son  départ  est 


454  LA  LECTURE 

salué  par  une  immense  clameur.  C'est  la  foule  qui  vient  de  tour- 
ner le  bassin  et  qui  arrive  au  pas  de  course,  se  croyant  déjà 
maîtresse  des  Tuileries.  Au  même  instant,  les  mobiles  débou- 
chent du  vestibule,  courant,  eux  aussi,  la  baïonnette  en  avant  et 
s'échelonnant  sur  deux  rancs,  entre  le  palais  et  la  grille,  comme 
s'ils  n'avaient  pour  but  que  d'empêcher  l'envahissement  des 
jardins.  Le  général  saute  à  bas  de  sa  chaise  et  s'éloigne  avec 
(louzien.  La  grille  est  ouverte,  le  flot  des  envahisseurs  court  au 
palais,  qu'on  semble  lui  ouvrir,  escalade  les  marches,  s'élance 
dans  le  vestibule  avec  des  cris  de  joie  ;  mais  là,  partout,  se  con- 
tinue sans  interruption  la  double  haie  des  gardes  mobiles,  qui  ne 
laisse  de  libre  qu'un  large  couloir  entre  deux  rangs  de  fusils. 
Emportés  par  leur  élan  et  forcés  d'aller  droit  devant  eux  jusqu'à 
la  sortie,  nos  braillards  se  retrouvent  sur  l'autre  l'ace  du  palais, 
dans  la  cour  du  Carrousel,  tout  surpris  de  s'y  voir;  et,  dé(;us, 
ahuris,  comprenant  qu'ils  sont  joués,  s'en  vont  piteusement,  les 
mains  dans  leurs  poches.  L'affaire  est  manquée. 

Alors,  constatant  que  nous  n'avons  pas  perdu  notre  temps, 
Gouzien  et  moi,  j'allume  une  cigarette  et  fais  volte-face  joour 
m'en  aller  par  où  je  suis  venu. 

Et  je  me  trouve  nez  à  nez  avec  un  ignoble  voyou  qui  me  dit 
avec  un  mauvais  regard  : 

«  —  Ah!  mallieur,  va!  Vous  aviez  bien  besoin  de  vous  mêler 
de  (;a,  vous!  » 

V.  Sardou, 
ic  l'Acadcmio  Française. 


r.ONIIEUU  INTIME 


(i) 


III 

Un  jour  après  dîner,  nous  descendîmes  au  jardin,  Katia  et  moi, 
et  nous  allâmes  nous  asseoir  sur  un  hanc  placé  au  pied  d'un  til- 
leul. C'était  notre  endroit  favori,  car  do  là  notre  regard  embras- 
sait une  grande  étendue.  Serge  Micliaïlovitch  n'était  pas  venu 
depuis  trois  jours,  et  nous  l'attendions  d'autant  plus  sûrement 
qu'il  avait  annoncé  son  arrivée  à  l'intendant  et  son  intention 
d'examiner  la  moisson  avant  qu'elle  fût  rentrée.  Vers  deux 
heures,  nous  les  vîmes  arpenter  un  champ  de  seigle;  Katia  me 
regarda  en  souriant  et  lui  envoya  des  pêches  et  des  cerises  qu'il 
aimait  heaucoup.  Puis  elle  se  réinstalla  sur  le  banc  et  ne  tarda 
pas  à  somnoler.  Je  cassai  une  branche  dont  les  feuilles  luisaient 
de  sève,  et,  tout  en  continuant  ma  lecture,  j'éventai  doucement 
Katia.  Néanmoins  je  ne  perdais  pas  de  vue  le  sentier  par  lequel  il 
devait  venir.  Sonia  était  fort  absorbée  par  son  ardeur  à  établir  une 
tente  de  verdure  pour  sa  poupée  entre  deux  racines  du  tilleul. 

Il  faisait  une  chaleur  lourde,  sans  un  souffle  d'air,  et  les  nuages, 
qui  enserraient  l'horizon  depuis  le  matin,  s'étaient  rapprochés, 
entassés,  nous  menaçant  d'un  orage.  J'étais  énervée  comme  je  le 
suis  toujours  dans  de  pareilles  circonstances.  Mais,  api'ès  midi,  les 
nuages  s'étaient  dispersés,  le  ciel  s'était  dégagé,  le  soleil  avait 
reparu  ;  seul,  un  point  noir  était  resté  au  loin,  attirant  l'attention 
par  un  grondement  de  tonnerre  et  un  bleuissement  d'éclair  qui 
en  venaient  parfois.  Nous  n'avions  certainement  plus  rien  à 
craindre  pour  la  journée.  Sur  la  route  qui  apparaissait  de  place 
en  place  derrière  la  verdure,  un  bruit  de  voitures  se  faisait  en- 
tendre, bruit  lent  et  sourd  des  véhicules  chargés,  vacarme  rapide 
des  chariots  à  vide  sur  lesquels  flottaient  les  chemises  des  mois- 
it) Voir  le  numéro  du  25  août  1889. 


.'i55  I.A  LECTURE 

sonneurs.  La  poussière  soulevée  en  tôui'])illons  ne  s'abattait  ni  ne 
s'envolait:  elle  restait  comme  suspendue  dans  l'air,  i:)ar  dessus  la 
liaio,  entre  les  feuilles  transparentes  des  arbres.  Plus  loin,  dans 
la  direction  de  la  grange,  des  voix  se  mêlaient,  d'autres  bruits  do 
roues  se  confondaient,  les  gerbes  volaient  de  main  en  main,  s'en- 
tassant,  formant  d'énormes  meules  sur  lesquelles  passait  le  va-et- 
vient  des  paysans. 

Devant  moi,  dans  la  campagne,  des  cbariots  s'avnnçaicnt  éga- 
lement, les  gerbes  jaunes  s'enlevaient,  et  des  grincements  de 
roues,  des  appels,  des  chansons  venaient  jusqu'à  moi.  Tandis  que 
d'un  côté  le  champ  se  faisait  de  plus  en  plus  désert,  je  distinguais 
à  droite  les  robes  claires  des  femmes  liant  les  gerbes  et  les  grou- 
pant, et  il  me  semblait  assister  à  la  transformation  de  l'été  en 
automne.  La  poussière  et  la  chaleur  avaient  tout  envahi,  à  l'ex- 
ception de  notre  coin  favori,  et,  dans  cette  chaleur  et  cette  pous- 
sière, sous  un  soleil  de  feu,  tout  un  monde  de  travaille::iirs  causait, 
riait,  s'agitait.  Je  regardai  Katia  qui  sommeillait  sous  son  mou- 
choir de  batiste,  les  cerises  (]ui  brillaient  dans  une  assiette,  l'eau 
claire  de  la  carafe  dans  laquelle  un  raj^on  se  brisait,  et  j'éprouvai 
lUK;  él  range  sensation  de  bien-être. 

—  Qu'y  l'aire?  me  dis-je,  est-ce  ma  faute  si  je  suis  heureuse? 
Mais  comment  ce  bonheur  s'épanchera-t-il?  A  qui  se  vouer,  se 
dévouer? 

Déjà  le  soleil  touchait  la  cime  des  bouleaux  de  l'allée,  la  pous- 
sière tombait,  et  le  paysage  s'égayait  sous  la  Imnièro  oldifpie  du 
couchant;  les  nuages  avaient  complètement  disparu.  Près  d(!  la 
grange,  trois  autres  meules  dressaient  hur  pointe,  et  des  hommes 
en  descendaient.  Des  femmes  chantaiiMit  en  revenant  du  travail, 
le  râteau  sur  l'épaule,  des  liens  à  la  ceinture  et  Serge  Michaïlo- 
vitch  ne  venait  pxs,  bien  que  depuis  longtemps  je  lui  eusse  vu 
dévaler  la  colline.  Somlain  il  parut  à  l'extrémité  de  l'allée,  sur  un 
jioint  auquel  je  ne  l'attendais  pas:  il  avait  sans  doute  tourné  le 
ravin.  Il  accourut  vers  moi,  tête  nue,  le  visage  rayonnant,  mais, 
cpiand  il  remarqua  que  ma  compagne  était  endormie,  il  pinça  les 
lèvres,  cligna  les  yeux  et  s'approcha  sur  la  pointe  des  pieds. 
Aussitôt  je  reconnus  qu'il  était  dans  cette  heureuse  disposition 
d'esprit  où  il  se  sentait  une  joie  sans  bornes  et  que  nous  autres 
nous  désignions  sous  le  nom  d'enthousiasme  effréné.  Il  rappelait 
alors  quelque  écolier  échappé  à  la  férule  'lu  maître,  et  des  pieds  à 
la  tète  il  était  tout  entier  à  son  bonheur,  à  son  insouciance  d'enfant. 


DONIIEUU  INTIME  457 

—  Bonsoir,  petite  violette.  Comment  va?  bien?  domanda-t-il 
en  me  serrant  la  main;  moi,  excessivement  bien  :  il  nie  semble 
que  j'ai  (Quinze  ans,  que  je  jouerais  volontiers  au  cheval  et  que 
je  grimperais  à  un  arbre  avec  infiniment  de  plaisir, 

—  Avec  une  joie  effrénée?  fis-je,  sentant  que  cette  joie  me  ga- 
2-nait  aussi. 

—  Oui,  répondit-il  en  clignant  un  œil  et  en  faisant  les  plus  sé- 
rieux efforts  pour  ne  point  éclater  de  rire,  mais  pourquoi  ne 
laissez- vous  pas  tranquille  le  nez  de  Katia  Karlowna? 

En  effet,  sans  y  prèteraucune  attention,  j'avais  continué  à  éven- 
ter Katia,  mais  j'avais  fait  tomber  son  mouchoir  et  je  lui  effleu- 
rais le  visage  maintenant.  Je  me  mis  à  rire. 

—  Katia  soutiendra  qu'elle  n'a  pas  dormi,  murmurai-je  comme 
si  j'eusse  craint  de  la  réveiller,  mais  en  réalité  c'était  pour  avoir 
le  plaisir  de  parler  à  voix  basse  avec  lui.  Il  m'imita,  se  contentant 
de  remuer  les  lèvres  comme  si  j'eusse  poussé  la  précaution  au 
point  de  n'émettre  aucun  son.  I*uis,  apercevant  les  cerises,  il 
s'en  empara,  faisant  mine  de  les  prendre  à  la  dérobée,  et  il  courut 
à  Sonia.  Malheureusement  il  s'assit  sur  la  poupée  et  Sonia  se 
fâcha.  Il  réussit  à  obtenir  la  paix  en  proposant  un  jeu  dans 
lequel  il  s'agissait  tout  simplement  de  voir  qui  mangerait  le  plus 
vite  les  cerises. 

—  Voulez-vous  que  j'aille  vous  en  chercher  d'autres?  lui  dis-jc, 
ou  plutôt,  si  nous  y  allions  ensemble  ? 

Il  reprit  l'assiette  sur  laquelle  il  posa  la  poupée,  et  nous  nous 
dirigeâmes  vers  les  serres.  Sonia  courut  après  lui  en  riant  et  le 
tira  par  le  pan  de  son  habit  afin  qu'il  lui  rendît  la  poupée.  Il 
s'exécuta,  et,  se  tournant  de  mon  côté  : 

—  Pourquoi  ne  voulez-vous  pas  avouer  que  vous  êtes  une  vio- 
lette? reprit-il  à  demi-voix,  encore  bien  qu'il  n'y  eût  plus  autour 
de  nous  personne  à  laisser  dormir  ;  lorsque  je  me  suis  approché 
de  vous  après  avoir  supporté  toute  cette  chaleur,  toute  cette 
poussière  et  toute  cette  fatigue,  j'ai  respiré  un  délicieux  parfum 
de  violette;  non  pas  cette  violette  à  l'odeur  très  capiteuse,  mais, 
vous  savez,  celle  qui  naît  dans  l'ombre  et  embaume  les  premiers 
gazons  à  la  fonte  des  neiges. 

—  Mais,  dites-moi,  comment  marche  l'exploitation  ?  repris-je 
pour  dissimuler  le  trouble  agréable  que  m'avaient  causé  ses  der- 
niers mots. 


4r.8  LA  LECTURE 

—  A  merveille.  Ces  gens  sont  à  l'abri  de  tout  reproche.  Et 
plus  on  les  connaît,  plus  on  les  aime. 

—  Oui,  oui,  aussi  quand  j'ai  vu  tout  à  l'heure  la  façon  dont  ils 
travaillaient,  j'ai  senti  quelque  chose  comme  un  remords  de  les 
voir  tant  peiner  pendant  que  moi  je  suis  si  heureuse,  si... 

—  Ne  jouez  pas  avec  ces  sentiments,  ma  chère  amie,  dit-il, 
m'interromi)ant  d'une  voix  grave  tout  en  me  regardant  affec- 
tueusement, ils  sont  sacres.  Dieu  vous  garde  de  jamais  tirer 
vanité  de  ces  choses. 

—  Je  n'eu  parle  qu'à  vous. 

—  Oui,  je  lésais.  Eh  Lien,  et  les  cerises? 

Les  serres  étaient  fermées;  déplus,  tous  les  jardiniers,  envoyés 
aux  champs,  étaient  absents  encore.  Sonia  se  précipita  à  la  rc- 
clierclie  de  la  clef,  mais  sans  attendre  davantage  il  s'aida  d'un 
arbre  et  sauta  à  l'intérieur. 

—  \^oulez-vous  me  donner  l'assiette?  me  cria-t-il. 

—  Non,  j'aime  mieux  les  (.nicillir  moi-même.  Je  vais  chercher 
la  clef;  on  dirait  que  Sonia  ne  la  trouve  pas. 

Mais  au  même  instant,  l'idée  me  vint  devoir  ce<iu'il  fais.iitlà, 
la  mine  qu'il  avait,  bref  de  l'observer  alors  qu'il  se  croyait  abso 
lument  seul.  Peut-être  aussi  tenais-je  à  ne  pas  le  perdre  de  vue 
un  seul  instant.  Je  lis  le  tour  sur  la  pointe  des  jiieds  jusqu'à  un 
endroit  où  le  mur  était  moins  haut,  je  montai  sur  un  tonneau 
vide  et  je  me  penchai.  Du  regard  je  parcourus  l'intérieur  où  les 
cerisiers  dressaient  leurs  vieux  troncs  tortueux,  étalant  leur  feuil- 
lage épais  sur  lequel  se  détachaient  les  bouquets  de  cerises,  et, 
glissant  ma  tête  sous  le  fdet  tendu  au-dessus  de  la  serre,  je  pus 
voir  Serge  Michaïlovitch  assis  sous  un  cerisier.  Il  croyait  sans 
doute  que  j'étais  partie  et  qu'il  était  bien  seul;  il  s'était  décou- 
vert et  avait  fermé  les  yeux  et  roulait  mafliinalcmrnt  entre  ses 
doigts  une  l)Oule  de  gomme  végétale.  Tout  à  coup,  il  haussa  les 
épaidcs,  ouvrit  les  yeux  et  laissa  échapper  un  mot,  tout  bas,  en 
.souriant.  Ce  mot  et  ce  sourire  étaient  si  peu  en  harmf)nie  avec 
lui-même  que  j'eus  honte  de  l'avoir  épié,  j'avais  cru  lui  entr-ndro 
dire  Maclia!  l'^t  je  ponsais  que  c'était  impossible.  Chère  Mâcha, 
répétat-il  d'une  voix  plus  faible,  avec;  plus  de  tendresse  encore, 
mais  cette  fois  je  comjtris  les  deux  mots.  Mon  cœur  battit  avec 
une  telle  violence,  je  fus  prise  d'une  telle  émotion  et  envaliie  sou- 
dain par  une  telle  joie,  que  je  dus  me  cramponner  à  la  muraille 
pour  ne  pas  tomber.  Il  entendit  le  bruit,  regarda  autour  de  lui 


DOXIIFX'R  INTIME  459 

d'un  air  effrayé  et  devint  rouge  comme  un  enfant.  Il  voulut  par- 
ler mais  il  ne  put  y  parvenir  ;  sa  rougeur  augmentait  toujours. 
Cependant  il  sourit  en  m'apcrcevant  et  je  souris  également.  Son 
visage  rayonnait,  ce  n'était  plus  là  un  vieil  oncle  me  prodiguant 
des  conseils  et  des  encouragements,  mais  bien  l'homme,  jeune 
autant  que  moi,  m'aimant  et  me  craignant  autant  que  je  le  crai- 
gnais et  que  je  l'aimais.  Nous  nous  regardions,  sans  rien  dire. 
Brusquement  il  fronça  les  sourcils,  l'éclat  de  ses  yeux  et  la  ten- 
dresse de  son  sourire  disparurent.  Il  reprit  une  mine  calme  et 
paternelle  comme  si  nous  eussions  commis  quelque  faute,  qu'il  fût 
redevenu  maître  delui-mêmeet  qu'il  voulût  m'en  voir  faire  autant. 

—  Descendez,  vous  pourriez  vous  faire  mal,  dit-il,  et  remettez 
vos  cheveux  en  ordre.  Si  vous  vous  voyiez. 

Pourquoi  dissimule-t-il  ainsi?  Pourquoi  me  fait-il  souffrir? 
pensai-je.  Et  j'éprouvai  le  désir  de  mettre  le  comble  à  son  embar- 
ras et  de  savoir  jusqu'où  allait  mon  empire  sur  lui. 

—  Non,  je  veux  cueillir  des  cerises,  répliquai-je,  et,  saisissant 
une  branche  voisine,  je  m'élançai  sur  le  mur. 

Avant  qu'il  eût  eu  le  temps  de  venir  à  mon  aide,  j'avais  sauté 
et  je  me  trouvais  à  côté  de  lui. 

—  Quelle  folie!  s'écria-til en  s'efforçant de  cacher  son  émotion 
sous  un  air  contrarié.  Vous  auriez  pu  vous  blesser.  Et  mainte- 
nant comment  allez- vous  sortir  d'ici  ? 

Sa  confusion  n'avait  fait  qu'augmenter,  mais,  à  présent  au  lieu 
de  m'amuser,  elle  me  parut  jaénible.  Bientôt  je  la  partageai  ;  je 
me  suis  éloignée  de  lui,  et,  ne  sachant  plus  que  dire,  je  me  mis  à 
cueillir  des  cerises  dont  avant  peu  je  ne  sus  plus  que  faire.  Je 
m'adressai  des  reproches  et  regrettai  ma  conduite,  craignant  déjà 
d'avoir  déchu  dans  son  estime  par  la  manière  dont  j'avais  agi. 
Nous  gardions  le  silence  et  une  oppression  nous  serrait  l'âme. 
Enfin  Soniii  revint  avec  la  clef  et  nous  tira  de  cette  situation 
désagréable.  Mais  pendant  longtemps  encore  nous  évitâmes  de 
nous  parler,  et  de  préférence  nous  causions  avec  Sonia. 

Je  me  calmai  lorsque  je  me  retrouvai  auprès  de  Katia,  laquelle 
nous  assura  n'avoir  pas  dormi  un  seul  instant  et  avoir  tout  en- 
tendu; lui-même  essaya  de  reprendre  avec  moi  ses  airs  protec- 
teurs et  paternels;  cet  essai  n'aboutit  pas.  Pour  ma  part,  j'avais 
encore  trop  en  mémoire  les  termes  de  tel  singulier  entretien  qui 
datait  de  quelques  jours  seulement.  Katia  avait  prétendu  qu'il 


/iGO  LA  LECTURE 

est  plus  facile  pour  l'homme  que  pour  la  f(Mnmc  d'éprouver  do 
l'amour  et  de  révéler  cet  amour. 

—  Un  homme  peut  dire  qu'il  aimo,  une  femme  ne  le  peut  pas, 
avait  conclu  Katia. 

—  Et  moi,  mon  avis  est  qu'un  homme  ne  peut  ni  ne  doit  dire 
qu'il  aime,  avait  répliqué  Serge  Michaïlovitch. 

—  Pourquoi  donc?  avais-je  demandé. 

—  Parce  qu'il  dit  toujours  un  mensonge  en  ce  cas.  Voilà  une 
jolie  découverte  pour  un  homme,  s'apercevoir  qu'il  aime.  Comme 
s'il  n'avait  qu'à  dire  :  j'aime,  pour  qu'aussitôt  le  fait  se  produise  : 
une,  deux,  j'aime,  comme  s'il  n'avait  qu'à  prononcer  le  mot  pour 
qu'instantanément  quelque  chose  d'extraordinaire,  un  miracle, 
eût  lieu.  Il  me  semhle  que  les  gens  avouant  solennellement  leur 
amour  par  un  :  je  vous  ainie,  ou  se  trompent  ou  trompent  les 
autres,  ce  qui  est  encore  pis. 

—  Mais  comment  une  femme  saura-t-elle  qu'on  l'ainic  si  on  ne 
le  lui  dit  pas?  avait  riposté  Katia. 

—  Je  l'ignore:  chacun  a  sa  manière  de  s'exprimer,  mais  il  y  a 
des  sentiments  que  l'on  devine  instantanément.  Quand  je  lis  un 
roman,  je  ne  puis  m'cmi)ècher  de  songera  l'air  emharrassé  du 
lieutenant  Strelski  ou  d'Alfred  au  m  )ment  oi!i  il  dit  :  Eléonore, 
je  t'aime.  Peut-être  se  figurc-t-il  qu'un  événement  extraordi- 
naire va  se  produire;  mais  rien,  ni  pour  lui,  ni  pour  elle.  Leurs 
yeux,  leurs  bouches,  leurs  nez,  bref,  tout  en  eux  reste  le  môme. 

J'avais  alors  attribui';  un  sens  sérieux  à  cette  iilaisantcrie, 
Katia  ne  nous  permettait  guère  de  nous  occuper  de  héros  de 
romans. 

—  Toujours  des  paradoxes  !  .s'écria-t-elle.  Voyons,  soyez  franc: 
n'avez- vous  jamais  dit  :  Je  vous  aime,  à  une  femme. 

—  Jamais  je  ne  l'ai  dit,  jamais  je  ne  me  suis  agenouillé  devant 
une  femme  et  je  ne  le  ferai  jamais,  r<';p!iqua-t-il  en  souriant. 

—  Oh!  il  n'a  pas  besoin  de  me  le  dire,  p'usai-je,  il  m'aime  et  je 
le  sais.  Tous  ses  efforts  pour  paraître  indifférent  ne  m'enlèveront 
pas  cette  conviction. 

Le  soir  démon  escapado,  il  me  parla  i^ou;  mais  dans  chacun 
des  mots  qu'il  adressa  à  Sonia  ou  à  Katia,  dans  chacun  de  ses 
mouvements,  dans  chacun  de  ses  regards,  son  amour  se  tra- 
hissait et  je  ne  pouvais  en  douter.  La  seule  chose  qui  me  chagri- 
nât et  me  causât  du  dépit  ,  c'était  (ju'il  crût  nécessaire  de 
feindre  et  de  jouer  l'indifférent.   Tout  était  si   simple,  si  clair,  et 


BÛXIIEUII  INTIME  4G1 

il  nous  eût  été  si  facile   d'être  libres  de   toute  contrainte  et  heu- 
reux —  si  heureux  ! 

Cependant  j'étais  torturée  par  le  souvenir  de  ce  que  j'avais 
fait  aujourd'hui,  dans  la  serre,  absohiment  comme  si  c'eût  été  un 
crime  ;  je  craignais  d'avoir  perdu  son  estime  et  d'avoir  encouru 
son  blâme.  Après  le  dîner,  je  me  dirigeai  vers  le  piano  ;  il  me 
suivit. 

—  Jouez-moi  quelque  chose  :  il  y  a  si  longtemps  que  je  ne  vous 
ai  pas  entendue,  me  dit-il  lorsqu'il  m'eut  rejoint  au  salon. 

—  Volontiers...  Serge  Michaïlovitch,  répondis-je  en  le  regar- 
dant liien  en  face  :  vous  ne  m'en  voulez  pas  ? 

—  Pourquoi  vous  en  voudrais-jc? 

—  Pour  vous  avoir  désobéi  cet  après-midi,  répliquai-je  en 
rougissant. 

Il  me  comprit,  et,  hochant  la  tète,  se  mit  à  sourire.  Et  ce  sou- 
rire m'avoua  que,  s'il  m'en  avait  voulu  quelque  peu,  il  ne  se  sen- 
tait plus  maintenant  la  force  de  m'en  vouloir. 

—  C'est  fini,  n'est-ce  pas?  nous  sommes  toujours  bons  amis, 
repris-je  en  m'asseyant  au  piano. 

—  Certainement. 

Deux  bougies  m'éclairaient  ;  le  reste  de  la  pièce  très  haute  et 
très  grande  était  plongé  dans  une  douce  olîscurité.  Les  fenêtres 
ouvertes  laissaient  voir  les  splendeurs  d'une  nuit  superbe,  et  le 
silence  imposant  qui  planait  autour  de  nous  était  à  peine  troublé 
de  temps  à  autre  par  le  pas  furtif  de  Katia  traversant  le  salon 
ou  un  hennissement  du  cheval  de  Serge  Michaïlovitch  qui  était 
attaché  dans  la  cour  et  creusait  la  terre  d'un  pied  impatient.  Il 
s'assit  derrière  moi,  de  sorte  que  je  ne  pouvais  le  voir,  mais  par- 
tout je  sentais  sa  présence,  dans  l'ombre  de  la  pièce,  les  sons 
qui  l'emplissaient  et  jusqu'en  moi-même.  Chacun  de  ses  mouve- 
ments et  chacun  de  ses  regards  pénétraient  dans  mon  cœur,  au- 
tant cpie  si  je  les  eusse  vus. 

Je  jouai  une  sonate  de  Mozart,  que  j'avais  étudiée  pendant 
son  absence  ;  je  ne  pensais  pas  à  la  musique,  et  cependant  je 
crois  que  je  jouai  bien  et  que  le  morceau  lui  plut.  J'éprouvai 
quelque  chose  du  plaisir  qu'il  devait  ressentir,  et  j'avais  la  sensa-  . 
tion  du  regard  qu'il  attachait  sur  moi.  Tout  en  laissant  glisser 
machinalement  mes  doigts  sur  les  touches,  je  me  retournai  in- 
volontairement de  son  côté.  .Sa  tête,  qu'il  avait  appuyée  sur  sa 
main,  se  dessinait  sur  le  fond  clair  de  la  nuit,  et  ses  yeux  qui 


4G2  LA   LECTURE 

rayonnaient  ne  me  perdaient  pas  de  vue.  Je  souris  en  rencon- 
trant ses  yeux  et  je  cessai  de  jouer.  Il  sourit  aussi,  et  d'un  geste 
de  la  tète  me  désigna  le  cahier,  comme  pour  me  demander  de 
continuer.  Ouand  j'eus  fini,  la  lune  brillait  de  tout  son  éclat  et 
inondait  le  tapis  d'une  lumineuse  blancheur. 

Katia  fut  d'avis  que  j'agissais  contre  tout  bon  sens,  car  je  m'é- 
tais arrêtée  au  milieu  du  plus  beau  passage  ;elle  assura  que  j'avais 
très  mal  joué.  Il  protesta,  disant  que  je  n'avais  jamais  fait  montre 
d'un  aussi  beau  talent,  et,  se  levant,  il  se  promena  du  salon  à 
l'antichambre  et  de  l'antichambre  au  salon;  chacpie  fois  il  me 
regardait  et  me  souriait.  Je  souriais  aussi,  j'étais  même  disposée 
à  rire  aux  éclats,  tant  j'étais  heureuse  de  ce  qui  s'était  passé  dans 
la  journée  et  le  soir  même.  Connue  la  porte  le  dérobait  un  instant 
à  mes  yeux,  je  me  jetai  dans  les  bras  de  Katia  et  l'eml^rassai 
dans  le  cou,  avec  emportement,  puis  aussitôt  je  repris  mon  sé- 
rieux, faisant  les  plus  laborieux  efforts  pour  réprimer  les  élans 
de  ma  joie. 

—  Qu'a-t-elle  donc  ce  soir?  lui  demanda  Katia. 

Mais  il  ne  répondit  pas,  se  contentant  de  sourire  :  il  savait 
très  bien  ce  que  j'avais. 

—  \'oyez  donc,  quelle  nuit  !  dit-il,  arrêté  devant  la  fenêtre  du 
balcon  donnant  sur  le  jardin. 

Nous  le  rejoignîmes  et  nous  vîmes  en  effet  une  de  ces  nuits 
comme  je  n'en  ai  jamais  revu  plus  tard.  La  lune  entraînée  dans  sa 
course  était  maintenant  derrière  la  maison,  cachée  à  nos  regards, 
et  l'ombre  du  toit  s'allonii-eait  sur  le  sal)le  des  chemins  et  le  ixazou 
de  la  pelouse.  Tout  le  reste  était  noyé  de  lumière,  criblé  de  gouttes 
de  rosée  que  le  clair  de  lune  faisait  scintiller.  Une  largo  allée 
bordée  de  fleurs,  striée  d'un  côté  par  l'ombre  des  dahlias,  se 
perdait  au  loin,  semblable  à  une  autre  voie  lactée.  Le  toit  de  la 
serre  surgissait  derrière  les  arljres,  et  du  ravin  montait  une  brume 
flottanto  «pii  se  condensait  do  |dus  en  plus.  Il  y  avait  sous  les 
feuillages  de  tels  jeux  de  lumière  et  d'omljre  qu'on  eût  cru  voir 
df  merveilleuses  voûtes  élégantes  et  éthi'-rées,  se  balançant  l('gè- 
rementdans  les  airs.  A  droite,  devant  le  logis,  tout  était  sombre, 
vatruc,  jti'csque  sinistre,  et  de  tout  ce  noir  jaillissait,  fantasti(|ue, 
la  cime  d'un  peuplier  blanc  terminé  en  un  panache  qui  semblait 
prêta  s'envoler  au  premier  souffle  de  vent. 

—  Allons  faire  un  tour  de  promenade,  dis-jc. 


BONHEUR  INTIME  403 

Katia  y  consentit  ;  elle  me  lit  remarquer  que  je  devrais  chaus- 
ser des  galoches  avant  de  sortir. 

—  C'est  inutile,  répondis-je,  Serge  Michaïlovitch  me  donnera 
son  bras. 

Absolument  comme  si  cela  eût  sulll  pour  m'empôcher  de  me 
mouiller  les  pieds.  Mais  en  ce  moment  l'objection  n'étonna  per- 
sonne et  nous  la  trouvâmes  naturelle.  Jamais  il  ne  m'avait  offert 
le  bras  ;  je  m'en  emparai  et  la  chose  ne  parut  pas  le  surprendre. 

Nous  traversâmes  la  terrasse  et  je  sentis  que  cet  air,  ce  jardin, 
ce  ciel  n'étaient  plus  pour  moi  ce  qu'ils  avaient  toujours  été. 
Lorsque  j'eus  devant  moi  l'allée  que  nous  allions  prendre,  je  crus 
que  nous  ne  pourrions  nous  avancer  davantage,  que  le  royaume 
du  réel  finissait  là,  et  que  désormais  tout  resterait  ainsi,  immuable 
dans  sa  beauté.  Mais  plus  nous  marchions,  plus  l'invisible  mu- 
raille se  reculait,  et  il  me  semblait  que  je  retrouvais  des  objets 
depuis  longtemps  familiers.  C'était  bien  un  chemin  que  nous 
avions  sous  les  pieds,  des  zones  d'om])re  et  de  lumière  que  nous 
franchissions,  des  feuilles  mortes  qui  craquaient  sous  nos  pas, 
des  branches  d'arbres  qui  nous  effleuraient  le  visage.  C'était 
bien  lui  qui  allait  lentement  à  côté  de  moi,  soutenant  mon  bras 
d'un  air  attentif,  et  c'était  aussi  Katia  dont  les  chaussures  criaient 
à  mon  oreille.  Et  ce  devait  être  la  lune  qui  versait  sur  nous  cette 
lumière  blanche,  à  travers  la  ramure  immobile...  Mais  le  rêve  se 
refermait  sans  cesse  sur  nous  et  il  m'était  difficile  de  penser  à 
la  réalité. 

—  Ah  !  une  grenouille  !  s'écria  une  voix. 

— Qui  dit  cela  ?..,  Pourquoi  ?  me  dis-je  ;  puis  je  me  souvins  que 
la  voix  était  celle  de  Katia  et  que  Katia  avait  toujours  eu  peur 
des  grenouilles.  Je  regardai  à  mes  pieds  :  une  minuscule  gre- 
nouille sauta  et  retomba  devant  moi,  mettant  son  ombre  mince 
sur  le  fond  clair  du  chemin. 

—  Vous  n'en  avez  donc  pas  peur?  me  demanda  Serge  Mi- 
chaïlovitch. 

Je  le  regardai  :  nous  étions  arrêtés  à  un  endroit  découvert  et 
son  visage  m'apparut  en  pleine  clarté,  un  visage  si  beau,  si  heu- 
reux !...  Vous  n'en  avez  donc  pas  peur?  avait-il  dit;  mais  il  avait 
prononcé  ces  mots  comme  s'il  m'eût  avoué  :  Je  t'aime,  chère 
enfant,  je  t'aime,  je  t'aime  !  Et  son  regard  et  sa  main  me  confir- 
maient que  je  n'étais  pas  dans  l'erreur;  et  l'air,  la  lumière  et 
l'omln-e  me  le  confirmaient  aussi. 


464  LA  LECTURE 

Nous  parcourûmes  ainsi  tout  le  jardin  :  Katia,  essoufflée  par 
la  fatigue,  n'allait  plus  qu'à  petits  pas.  Enlin  elle  nous  rappela 
qu'il  était  temps  de  rentrer  et  j'eus  pitié  d'elle.  Pourquoi  n'ô- 
prouve-t-elle  pas  ce  que  nous  éprouvons?  songcai-je.  Pourqu'^i 
tous  les  honnnes  ne  sont-ils  pas  jeunes  et  heureux  comme  nous 
par  une  nuit  semblable?  Nous  rentrâmes;  mais  il  resta  encore 
longtemps  avec  nous,  bien  que  tout  dormît  dans  la  maison,  que 
le  coq  chantât,  que  son  cheval  hennît  et  piaffât  avec  plus  d'im- 
patience. Katia  oublia  de  nous  faire  rcmarcjiuer  qu'il  était  tard, 
et  nous  restâmes  ainsi  à  causer  des  choses  les  plus  indifférentes 
jusque  vers  trois  heures.  Les  coqs  avaient  chante  nomljrc  de  fois 
déjà,  et  le  jour  commençait  à  poindre  quand  il  se  retira.  Il  prit 
congé  de  nous  de  la  môme  fa^^on  cpi'il  le  faisait  habituellement, 
sans  rien  ajouter  de  particulier,  mais  je  savais  que  désormais  il 
était  à  moi  et  que  je  n'avais  pas  à  craindre  de  le  perdre.  Aussitôt 
((ue  je  me  fus  dit  que  je  l'aimais,  je  confessai  tout  à  Katia.  Elle 
fut  heureuse  et  touchée  de  cette  marque  de  confiance,  mais 
l'excellente  nature  ne  put  fermer  l'œil  de  la  nuit;  moi  je  restai  sur 
la  terrasse  ou  je  descendis  au  jardin,  reprenant  les  mêmes  allées 
que  nous  avions  suivies  ensemble,  me  répétatit  chacun  de  ses 
mots,  me  re})résenlant  chacun  de  ses  mouvements. 

Je  ne  pus  dormir,  et  pour  la  première  fois  de  ma  vie  j'assistai 
à  l'apparition  de  l'aurore  et  au  lever  du  soleil  :  jamais  je  n'ai  eu 
plus  tard  semblable  nuit.  Mais  pinn-quoi  ne  m'a-t-il  pas  dit  qu'il 
m'aime?  Pourquoi  suscile-t-il  des  diffi'-ultés  à  j)laisir?  Pourtpioi 
se  dit-il  vieux  alors  (]uc  je  le  trouve  si  simple  et  si  beau  ?  Pour- 
quoi perd-il  un  temps  si  précieux  que  nous,  ne  regagnerons  ja- 
mais? (Ju'il  parle  d(inc,  qu'il  parle,  (pi'il  prenne  ma  main  dans 
la  sienne  et  que,  ])aissant  la  t<He  et  rougissant,  il  dise:  je  t'aime! 
Et  alors  moi  je  lui  dirai  tout...  ou,  non,  je  ne  lui  dirai  rien,  je  le 
serrerai  dans  mes  bras,  je  me  collerai  contre  sa  poitrine  et  je 
l>leurerai... 

Puis  tout  à  coup  une  pensée  me  venait  :  Si  je  me  trompais... 
s'il  ne  m'aimait  pas?... 

Mes  propres  sentiments  m'effrayeront  :  Dieu  sait  où  ils  pou- 
vaient me  l'onduire  !  Je  me  souvins  de  notre  trouble  à  tous 
deux  lorsque  je  l'avais  rejoint  dans  la  serre  et  mon  cœur  se  serra 
mes  yeux  se  remplirent  de  larmes  :  y  ma  mis  à  prier.  Alors  une; 
idée  singulière  me  traversa  l'esprit,  me  rendit  le  calme  et  quelque 
espoir  :  je  pris  la  résolution  de  jeûner  jusqu'à  mon  anniversaire, 


BONHEUR  INTIME  4G5 

jour  auquel  je  communierais.  Le  même  jour,  je   ferais  en  sorte 
de  devenir  sa  fiancée... 

Pourquoi?  Comment  cela  se  ferait-il?  Je  l'ignorais,  mais  j'étais 
persuadée  que  cela  serait. 

Entre  temps,  le  jour  avait  pris  tout  son  éclat,  et  la  maison  s'a- 
nimait déjà  au  réveil  des  domestiques  :  je  regagnai  ma 
chambre. 

On  était  au  carême  de  l'Assomption,  et  personne  ne  fut  surpris 
de  ce  que  je  voulais  m'acquittcr  de  mes  devoirs  religieux. 

Serge  Michaïlovitch  n'était  pas  venu  une  seule  fois  de  toute  la 
semaine.  Loin  de  m'en  étonner,  de  m'en  inquiéter  ou  de  lui  en 
voidoir,  j'en  fus  contente;  je  ne  l'attendais  que  pour  mon  anniver- 
saire. Pendant  cette  semaine,  je  m'étais  levée  tôt,  et  pendant  que 
l'on  attelait,  je  me  promenais  au  jardin,  réfléchissant  à  ce  que 
j'avais  fait  la  veille  et  à  ce  que  je  devais  faire  pour  être  satisfaite 
de  ma  journée  et  ne  me  rendre  coupable  d'aucun  péché.  Cela  me 
semblait  si  facile  alors,  en  me  surveillant  un  peu.  La  voiture  prête, 
j'y  prenais  pjlace  avec  Katia,  ou  une  bonne,  et  nous  nous  en  allions 
à  l'église,  distante  de  trois  verstes.  En  y  arrivant,  je  me  rappelais 
qu'on  prie  là  pour  tous  ceux  qui  y  pénètrent  avec  la  crainte  de 
Dieu,  et  je  m'efforçai  de  m'élever  jusqu'à  ce  sentiment  tout  en 
gravissant  les  deux  marches  de  pierre  du  parvis,  envahies  par 
les  herbes. 

A  ce  moment  de  la  journée,  il  n'y  avait  ordinairement  qu'une 
dizaine  de  personnes,  paysans  ou  serfs  de  la  cour,  se  préparant 
également  à  la  confession.  Je  m'appliquai  de  mon  mieux  à  ré- 
pondre humblement  à  leur  salut  et  je  m'approchais  du  tiroir  con- 
tenant les  cierges  —  ce  qui  me  semblait  une  hardiesse  de  ma  part 
—  afin  d'en  recevoir  quelques-uns  de  la  main  du  vieux  soldat, 
remplissant  les  fonctions  de  staroste ,  et  j'allais  les  placer  devant 
les  saintes  images.  Par  la  grande  entrée  du  sanctuaire,  j'aperce- 
vais la  nappe  d'autel,  brodée  par  ma  mère,  et,  au-dessus  de  l'ico- 
nostase, les  deux  anges  étoiles  qui  m'avaient  paru  si  gigantesques 
au  temps  où  j'étais  toute  petite  iille,  puis  encore  plus  haut  la  co- 
lombe dans  sa  gloire  dorée,  qui  avait  tant  occupé  jadis  ma  jeune 
imagination.  Je  voyais  derrière  la  grille  du  chœur,  les  fonts  bap- 
tismaux sur  lesquels  j'avais  tenu  nombre  d'enfants  de  nos  serfs, 
après  y  avoir  moi-même  été  baptisée. 

Puis  survenait  le  vieux  prêtre,  portant  une  étole  taillée  dans  le 
drap  mortuaire  de  mon  père  ;  il  commençait  le  service  divin  de 

LECT.  —  53  IX  —  30 


406  LA  LECTURE 

cette  voix  que  j'avais  toujours  entendue  chez  nous  aux  heures 
solennelles,  soit  que  ce  fût  après  la  naissance  de  Sonia  ou  à  pro- 
pos de  la  mort  de  mon  père  et  de  ma  mère.  Puis  le  chantre  re- 
prenait d'une  autre  voix,  qui  m'était  tout  aussi  familière,  et  je 
retrouvais  là  aussi  cette  même  vieille  que  j'avais  toujours  vue 
prosternée,  accotée  à  la  muraille,  le  regard  voilé  de  larmes  et 
fixé  sur  l'une  des  images,  ses  mâchoires  sans  dents  rcnmécs  par 
une  prière  qu'elle  marmottait  à  voix  basse.  Ce  n'était  plus  ime 
simple  curiosité  ou  des  souvenirs  qui  me  rapprochaient  de  cc5 
choses  et  de  ces  êtres;  maintenant,  ils  avaient  leur  importance 
pour  moi,  comme  si  une  mystérieuse  valeur  leur  eût  été  donnée, 
soudainement. 

Je  suivais  attentivement  les  prières  qui  étaient  récitées  et  je 
mettais  toute  ma  ferveur  dans  les  répons.  Loi'sque  je  ne  compre- 
nais pas,  j'invoquais  Dieu,  le  suppliant  de  m'éclairer;  ou  je  rem- 
plaçais ce  qui  restait  lettre  morte  pour  moi,  par  une. oraison  de- 
mandée à  ma  propre  inspiration.  Quand  on  passait  aux  actes  de 
contrition,  je  pensais  à  mon  passé,  et  cet  innocent  passé  d'enfant 
me  paraissait  très  noir,  comparé  à  l'état  dans  lequel  je  me  trouvais 
présentement:  je  pleurais  et  j'avais  frayeur  de  moi-même.  Mais 
en  même  temps,  je  sentais  que  le  pardon  avait  tout  effacé;  et  si 
mes  péchés  eussent  été  plus  grands,  le  repentir  n'en  eût  été  que 
plus  doux.  Le  service  divin  terminé,  le  prêtre  disait  :  que  la  béné- 
diction du  Seigneur  soit  sur  vous!  et  aussitôt  j'avais  en  moi  la 
sensation  de  cette  bénédiction,  une  sorte  de  bien-être  délicieux 
s'emparait  de  moi  :  on  eût  dit  que  la  lumière  et  la  chaleur  péné- 
traient à  flots  dans  mon  cœur. 

Si  le  prêtre  s'approchait  ensuite  de  moi  et  s'informait  de  mon 
désir  de  voir  célébrer  vêpres  à  la  maison  et  de  l'heure  convena])le, 
je  le  remerciais  humblement  de  ce  cfu'il  voulait  faire  pour  moi  et 
je  lui  déclarais  que  je  viendrais  à  l'égli.sc  moi-même. 

—  Vous  pensez  vous  donner  cette  peine?  ajoutait-il. 

Et  je  ne  savais  que  répondre,  craignant  de  pécher  par  orgueil. 

Je  renvoyais  toujours  la  voiture  si  Katia  ne  m'accompagnait 
pas  et  je  revenais  à  pied,  saluant  tout  le  monde  avec  effusion, 
recherchant  les  occasions  de  venir  en  aide  à  nos  semblables,  de 
leur  donner  un  conseil,  de  leur  faire  queh^ue  sacrifice,  entrant 
dans  l'ornière  pour  leur  abandonner  le  chemin  propre. 

Un  soir,  j'entendis  l'intendant  raconter  à  Katia  qu'un  paysan 
du  nom  de  Semen,  était  venu  lui  demander  une  planche  pour  la 


BONHEUR  INTIME  467 

tombe  de  sa  fille,  et  un  rouble  argent,  afin  de  faire  dire  une 
messe;  il  avait  donné  ce  qu'on  lui  réclamait. 

—  Il  est  donc  bien  pauvre?  fis-je. 

—  Très  pauvre,  mademoiselle,  il  n'a  pas  même  de  sel. 

Mon  cœur  se  serra  ;  cependant,  je  fus  heureuse  d'avoir  eu  con- 
naissance de  cette  misère.  Je  laissai  croire  à  Katia  que  j'allais 
me  promener  et  je  montai  dans  ma  chambre;  je  pris  toutes  mes 
économies  (peu  de  chose,  mais  tout  ce  que  je  possédais)  et,  après 
avoir  fait  le  signe  de  la  croix,  je  traversai  la  terrasse  et  le  jardin, 
me  dirigeant  vers  la  chaumière  de  Semen.  Elle  était  à  l'extrémité 
du  village;  sans  être  vue  de  personne,  je  m'approchai  de  la 
fenêtre,  j'y  déposai  l'argent,  et  je  frappai.  Quelqu'un  sortit  ;  j'en- 
tendis grincer  la  porte,  une  voix  m'appeler  ;  mais  je  m'étais  sauvée, 
tremblante  autant  qu'une  criminelle,  et  je  courus  d'une  haleine 
jusqu'à  la  maison.  Katia  s'enquit  où  j'avais  été,  et  ce  que  j'avais  : 
je  ne  compris  rien  de  ce  qu'elle  me  dit,  et  je  ne  lui  donnais  au- 
cune réponse.  Tout  cela  me  semblait  si  insignifiant!  Je  m'enfer- 
mai dans  ma  chambre,  et  je  me  mis  à  marcher  de  long  en  larce; 
il  m'était  absolument  impossible  de  faire  ou  de  penser  quelque 
chose,  de  me  rendre  compte  de  ce  que  j'éprouvais.  Je  me  figurai 
la  joie  de  cette  malheureuse  famille,  l'expansion  de  reconnais- 
sance qu'ils  auraient  eue  pour  leur  bienfaiteur,  et  j'avais  presque 
un  regret  de  n'avoir  point  remis  cet  argent  à  eux-mêmes.  Je 
songeai  à  ce  que  dirait  Serge  Michaïlovitch ,  en  apprenant  cette 
aventure,  et  je  me  félicitai  de  ce  qu'il  ne  la  connaîtrait  jamais. 
Une  telle  allégresse  s'empara  de  moi,  je  fus  tellement  imprégnée 
de  ma  perfection,  et  de  la  perfection  des  autres  hommes ,  je  vis  le 
monde  entier  sous  un  jour  si  favorable,  que  l'idée  de  la  mort  sur- 
git en  moi  comme  la  vision  d'un  bonheur.  Je  souriais,  je  priais, 
je  pleurais,  et  en  ce  moment  j'aimais  avec  une  ardeur  extrême  et 
tous  mes  semblables,  et  moi-même.  Je  pris  l'Evangile,  et  je  com- 
mençai à  lire;  plus  je  lisais,  plus  le  livre  devenait  intelligible 
pour  moi,  plus  je  trouvais  simple  et  touchante  l'histoire  de  cette 
vie  sublime,  infinie,  la  profondeur  des  sentiments  et  des  pensées 
contenus  dans  l'enseignement  du  Sauveur.  Puis,  si  je  quittais  le 
livre  pour  considéi'cr  le  milieu  dans  lequel  je  me  mouvais,  les 
choses  se  simplifiaient,  s'expliquaient.  Il  me  parut  difficile  de  ne 
pas  être  bon,  au  contraire,  facile  d'aimer  tous  les  hommes  et  do 
s'attirer  l'amour  de  chacun.  Tous  étaient  si  bons  et  si  affectueux 
pour  moi,  Sonia  elle-même  à  qui  je  donnais  toujours  des  leçons, 


4G8  LA  LECTURE 

était  devenue  tout  autre  avec  moi  :  elle  s'efforçait  sérieusement 
de  comj)rendre,  de  me  procurer  de  la  satisfaction,  et  de  ne  ])lus 
m'occasionner  de  peines.  Ce  que  j'étais  pour  les  autres,  les  autres 
l'étaient  pour  moi.  Puis,  passant  à  mes  ennemis,  dont  je  voulais 
obtenir  le  pardon  avant  de  m'approcher  de  la  Sainte  Table,  je 
jiic  souvins  d'une  jeune  fille,  dont  je  m'étais  moquée,  un  an  au- 
paravant, en  présence  de  plusieurs  personnes,  et  qui  depuis  lors 
ne  venait  plus  à  la  maison.  Je  lui  écrivis  pour  lui  avouer  mes 
torts,  et  lui  demander  de  me  pardonner.  Elle  me  répondit  en 
implorant  elle-même  un  pardon,  et  en  m'accordant  le  mien.  Je 
pleurai  de  joie,  en  parcourant  ces  lignes  très  simples  'dans  les- 
quelles je  croyais  voir  l'expression  d'une  grande  àme.  Ma  bonne 
pleura  aussi,  lorsque  je  lui  demandai  pardon.  Pourquoi  étaient-ils 
donc  tous  ainsi  avec  moi?  Qu'avais-je  fait  pour  mériter  tant  d'affec- 
tion? Involontairement  je  songeai  à  Serge  Michaïlovitch,  et  ma 
pensée  s'attarda  auprès  de  lui,malgrcmoi.  D'ailleurs,  je  ne  consi- 
dérai pas  ceci  comme  une  faute.  Sans  doute,  je  ne  m'occupais  plus 
autant  de  lui  maintenant,  que  dans  cette  nuit  où  j'avais  appris 
(|u'il  m'aimait.  A  présent,  il  était  un  autre  moi-même,  et  tout  ce 
qui  concernait  mon  avenir,  le  concernait  aussi  :  l'oppression  que 
j'avais  éprouvée  en  sa  présence,  n'était  plus  qu'un  souvenir  vague. 
Maintenant,  j'étais  son  égale,  et  des  hauteurs  où  je  planais  en  ce 
moment,  je  le  comprenais  parfaitement.  Je  voyais  clair  dans  tout 
ce  qui  m'avait  paru  inipénétral)le  jusqu'alors.  Je  comprenais 
pourquoi  il  assurait  que  le  seul  bonlicur  certain,  c'est  de  vivre 
pour  les  autres,  et  je  partageais  son  opinion. 

Il  me  semblait  qu'à  nous  deux,  nous  jouirions  d'une  félicité 
immense  et  douce.  Je  ne  pensais  plus  aux  voyages,  au  grand 
monde,  au  luxe;  je  ne  désirais  plus  qu'une  existence  très  calme, 
toute  de  famille,  à  la  campagne,  dans  une  perpétuelle  abnégation 
de  soi-même,  un  amour  inébranlable,  une  gratitude  inexprimable 
pour  les  bontés  de  la  Providence. 

Ainsi  que  je  me  l'étais  proposé,  je  lis  mes  dévotions  le  jour 
anniversaire  de  ma  naissance.  Mon  cœur  était  plein  d'un  tel 
ravissement  quand  je  sortis  de  l'église,  que  des  craintes  in- 
cessantes me  revenaient  —  craintes  pour  ma  vie,  pour  mes  sen- 
sations, pour  tout  ce  qui  pouvait  troubler  ce  ravissement.  Mais  à 
peine  avions-nous  mis  pied  à  terre  devant  le  perron ,  que  le  pont 
retentit  au  passairc  d'un  cabriolet  bien  connu  :  aussitôt  j'aperçus 
Serge  Michaïlovitch. 


DONEIEUR  INTIME  4G9 

Il  me  félicita  et  nous  entrâmes  ensemble  au  salon.  Depuis  que 
je  le  connaissais,  je  n'avais  jamais  été  aussi  sûre  de  moi  en  sa 
présence  que  ce  jour-là.  Je  sentais  que  je  portais  en  moi  un  monde 
inconnu  auquel  il  devait  être  étranger;  je  n'éprouvais  pas  le 
moindre  trouble.  Sans  doute  il  le  remarqua;  il  se  montra  d'une 
déférence  excessive ,  presque  timide.  Je  voulus  me  mettre  au 
piano,  mais  il  le  ferma  et  glissa  la  clef  dans  sa  poche. 

—  Ne  gâtez  pas  votre  situation  d'esprit,  me  dit-il,  vous  avez  en 
vous  une  musique  avec  laquelle  toutes  les  harmonies  terrestres 
ne  peuvent  entrer  en  comparaison. 

Je  lui  fus  reconnaissante  de  ces  paroles,  et  cependant  j'eus  une 
déception  à  le  voir  pénétrant  aussi  facilement  ce  qui  devait  rester 
un  mystère  pour  tous. 

Au  dîner,  il  nous  annonça  qu'il  venait  me  présenter  ses  com- 
pliments, et  me  faire  ses  adieux  en  même  temps,  car  il  partait 
le  lendemain  pour  Moscou.  Il  regarda  Katia,  puis  il  me  jeta  un 
coup  d'œil  furtif  comme  s'il  eût  craint  de  voir  une  vive  émotion  se 
trahir  sur  mon  visage.  Cependant,  je  n'éprouvai  ni  trouble  ni  sur- 
prise; je  ne  lui  demandai  même  pas  s'il  serait  longtemps  absent  : 
je  savais,  j'étais  certaine  qu'il  ne  partirait  pas.  D'où  me  venait 
cette  certitude?  Aujourd'hui  il  m'est  impossible  de  le  deviner; 
mais  alors  il  me  semblait  savoir  tout,  le  présent  et  l'avenir.  Je 
me  trouvais  dans  une  de  ces  extases  qui  donnent  la  raison  de  ce 
qui  a  été  et  de  ce  qui  sera,  voire  même  de  la  façon  dont  les  cho- 
ses arriveront.  Il  comptait  se  retirer  immédiatement;  mais  Katia, 
nous  ayant  laissés  seuls  après  table  pour  aller  faire  sa  sieste,  il 
dut  attendre  qu'elle  reparût  pour  prendre  congé  d'elle.  Comme 
les  rayons  du  soleil  nous  aveuglaient  dans  le  salon,  nous  pas- 
sâmes sur  la  terrasse. 

Nous  étions  à  peine  assis,  que  j'engageai  hardiment  l'entretien 
qui  allait  décider  du  destin  de  mon  amour.  .Je  commençai  donc  à 
*  parler  au  moment  où  nous  fûmes  installés ,  ni  plus  tôt  ni  plus 
tard  :  rien  n'avait  été  dit  entre  nous  qui  eût  pu  m'empêcher  d'ex- 
primer ce  que  je  voulais  exprimer.  Je  ne  comprenais  pas  où  j'a- 
vais puisé  ce  sang  froid,  cette  netteté  d'expression  dont  je  dispo- 
sais :  on  eût  dit  que  ce  n'était  pas  moi  qui  parlais,  que  j'obéissais 
à  une  force  indépendante  de  ma  volonté.  Serge  Michaïlovitch 
avait  pris  place  en  face  de  moi,  et  accoudé  sur  la  balustrade,  il 
effeuillait  machinalement  une  branche  de  lilas.  Lorsque  je  pris  la 
parole,  il  lâcha  le  rameau  et  posa  la  tête  sur  une  main  ;  ce  main- 


470  LA  LECTURE 

tien  était  celui  d'un  homme  très  agité  tout  autant  que  d'un  in- 
différent. 

—  Pourquoi  voulez-vous  partir?  dcmandai-je  résolument,  et 
je  le  regardai  fixement. 

—  Des  affaires  !  répliqua-t-il  après  un  silence,  tout  en  baissant 
les  veux. 

Je  compris  qu'il  lui  serait  très  difficile  de  me  donner  un  men- 
songe sur  une  question  posée  aussi  carrément. 

—  Ecoutez,  rcpris-je,  vous  savez  ce  qu'est  la  journée  pour  moi  : 
c'est  un  jour  solennel  à  plus  d'un  titre.  Si  je  vous  interroge  ainsi, 
ce  n'est  pas  simplement  pour  vous  montrer  combien  je  m'inté- 
resse à  vous  —  vous  n'ignorez  pas  que  je  suis  habituée  à  vous 
et  que  je  vous  aime  —  mais  c'est  parce  qu'il  faut  que  je  sache. 
Pourquoi  partez-vous  ? 

—  Il  m'en  coûte  de  vous  dire  la  vérité...  de  ne  point  vous  ca- 
cher la  cause  véritable  de  mon  départ.  Cette  semaine,  j'ai 
beaucoup  pensé  à  vous  et  à  moi  et  le  l'ésultat  est  celui-ci  :  il 
faut  que  je  parte...  Vous  comprenez  pourquoi...  et  si  vous 
m'aimez,  vous  ne  m'en  demanderez  pas  davantage. 

De  la  main,  il  s'essuya  le  front  et  se  couvrit  les  yeux. 

—  Il  m'en  coûte...  vous  le  savez... 
Mon  cœur  se  mit  à  battre  avec  violence. 

—  Je  ne  sais  rien,  dis-je,  je  ne  puis  rien  savoir.  Mais  pour 
l'amour  de  Dieu,  je  vous  en  conjure,  parlez  !  je  puis  tout  entendre, 
je  serai  calme... 

Il  me  regarda,  et  changeant  de  posture,  reprit  sa  branche  de 
lilas. 

—  Du  reste,  reprit-il  après  un  nouveau  silence  en  essayant  de 
raffermir  sa  voix,  bien  que  ce  soit  à  la  fois  absurde  et  impos- 
sible d'exprimer  ces  choses  par  des  mots,  je  tenterai  de  vous 
faire  comprendre,  quoi  qu'il  m'en  coûte... 

Et  son  front  se  plissa  comme  s'il  eût  ressenti  en  ce  moment 
une  vive  douleur  physique. 

—  Eh  bien  ?  fis-je. 

—  r'igurez-vous  un  honimc,  nommé  A...  — déjà  âgé,  déjà  dé- 
sillusionné, et  une  jeune  fille,  nommée  B...  —  jeune,  heureuse, 
ignorante  du  mondr-  et  de  la  vie.  Par  suite  de  différentes  cir- 
constances, A...  aime  B...  comme  si  elle  était  sa  fille,  mais  jamais 
il  ne  s'est  avisé  de  supposer  qu'il  pourrait  l'aimer  autrement. 

Il  se  tut  ;  moi,  je  ne  dis  rien. 


BONHEUR  INTIME  471 

—  Mais,  continua-t-il  d'un  ton  soudain  dégagé,  sans  me  re- 
garder, mais  A...  avait  oublié  que  B...  était  jeune,  que  pour  elle 
l'exi-stcnce  n'était  encore  qu'un  jeu,  qu'il  l'aimerait  p  jut-être 
d'un  autre  amour  dont  elle  pourrait  s'amuser.  Alors  un  beau 
jour,  il  s'aperçut  qu'un  nouveau  sentiment,  quelque  chose  comme 
le  remords,  s'était  glissé  en  lui  et  il  eut  peur;  —  il  eut  peur  de 
voir  rompre  les  ^anciennes  relations  d'amitié,  et  il  résolut  de 
s'éloigner  avant  que  ces  relations  se  fussent  altérées. 

Et  de  nouveau,  dans  un  mouvement  qui  affectait  d'être  ma- 
chinal, il  se  couvrit  les  yeux. 

-^  Pourquoi  craignait-il  d'aimer  d'un  autre  amour  ?  demandai- 
je  en  refoulant  mon  émotion;  —  ma  voix  était  basse,  mais  as- 
surée. 

Sans  doute,  il  crut  y  démêler  une  accentuation  ironique,  car  il 
répondit  d'un  air  froissé  : 

—  Vous  êtes  jeune,  je  ne  le  suis  plus.  Il  vous  est  permis  de 
jouer,  mais  je  dois  songer  à  autre  chose.  Ne  jouez  pas  avec  moi, 
j'en  souffrirais  et  vous  pourriez  le  regretter  un  jour  —  voilà 
comment  A  parla.  Mais  tout  ceci  est  enfantin.  Vous  compren- 
drez maintenant  pourquoi  je  pars...  N'en  parlons  plus,  je  vous 
en  prie. 

—  Mais  si,  mais  si,  parlons-en  !  m'écriai-je,  des  larmes  dans 
la  voix.  L'aimait-il?  ne  l'aimait-il  pas?  S'il  ne  l'aimait  pas, 
pourquoi  jouait-il  avec  elle  comme  avec  une  enfant  ? 

—  Oui,  oui,  A...  fut  coupable,  répliqua-t-il  avec  vivacité,  mais 
tout  ceci  eut  une  fm  :  ils  se  séparèrent...  bons  amis. 

—  Mais,  c'est  épouvantable  !  Et  il  n'y  avait  pas  d'autre  fm  ? 
demandai-je,  effrayée  moi-même  de  ce  que  je  disais. 

—  Oui,  il  y  avait  une  autre  solution,  reprit-il  en  baissant  sa 
main  et  en  me  regardant  fixement,  il  y  avait  deux  dénouements  , 
possibles,  mais,  pour  l'amour  de  Dieu,  ne  m'interrompez  plus  et 
écoutez-moi  tranquillement...    Les  uns   disent  —    et  il  eut   un 
sourire  douloureux  et  mélancolique  —  les  uns   disent    qu'A... 

a  perdu  la  tête,  qu'A...  a  aimé  B...  à  la  folie,  qu'il  le  lui  a  avoué 
et  qu'elle  en  a  ri.  Pour  elle,  ce  n'avait  été  qu'un  simple  badinage, 
alors  que  pour  lui,  c'était  la  chose  la  plus  grave  de  toute  sa  vie... 
Je  frémis  et  je  voulus  lui  faire  remarquer  qu'il  ne  devait  pas 
■  se  permettre  de  me  faire  agir  ainsi.  Mais  il  n'y  consentit  pas,  et, 
posant  sa  main  sur  la  mienne  : 

—  Attendez,  poursuivit-il  d'une  voix  tremblante,  d'autres  affir- 


472  LA  LECTURE 

ment  qu'elle  a  eu  pitié  de  lui,  que  la  mallicurcuse  enfant  s'est 
imaginée,  dans  son  inexpérience,  pouvoir  l'aimer,  et  qu'elle  est 
devenue  sa  femme.  Lui,  insensé,  a  cru...  oui,  il  a  cru  qu'une 
nouvelle  vie  était  possible  pour  lui,  mais  bientôt  il  a  reconnu 
qu'elle  l'avait  trompé  comme  lui  l'avait  trompée...  Restons-en 
là... 

\'isiblemcnt,  il  ne  put  en  dire  davantage  ;  il  se  rassit  en  face 
de  moi.  Il  avait  dit  :  restons-en  là,  mais  je  vis  bien  qu'il  atten- 
dait une  réponse.  Je  voulus  parler,  mais  je  n'y  réussis  pas,  tant 
j'avais  la  gorge  serrée. 

Je  le  regardai  :  il  était  pâle  et  sa  lèvre  tremblait.  Je  me  sentis 
une  pitié  infinie  pour  lui  ;  je  fis  un  nouvel  effort  et  je  parvins 
à  rompre  un  silence  qui  in'étouffait  ;  je  dis  d'une  voix  calme  et 
retenue  qui  menaçait  de  se  briser  d'un  instant  à  l'autre  : 

—  Il  y  a  une  troisième  solution;  —  je  m'arrêtai,  mais  il  se  tut 
et  je  dus  continuer;  —  cette  troisième  solution,  c'est  qu'il  ne  l'ai- 
mait pas  et  qu'elle  fut  malheureuse,  très  malheureuse.  Il  crut 
avoir  le  droit  de  l'abandonner;  bien  plus,  il  fut  fier  de  cet  acte.  Si 
quelqu'un  pensait  à  se  jouer  de  l'autre,  c'était  vous  et  non  moi. 
Dès  le  premier  jour,  je  vous  ai  aimé,  oui  aimé;  —  et  ce  dernier 
mot  fut  jeté  comme  dans  un  cri  qui  m'effraya  moi-même. 

Serge  s'était  levé  brusquement  ;  il  était  plus  pâle,  ses  lèvres 
tremblaient  plus  fortement,  et  deux  grosses  larmes  roulèrent  sUr 
SCS  joues. 

—  C'était  mal  !  rcpris-ie  avec  emportement,  car  je  sentais  que 
le  dépit  et  les  pleurs  m'étouffaient,  et,  me  levant  au.ssi  pour  me 
retirer,  j'ajoutai  :  et  pourquoi  ? 

Mais  il  me  retint,  et  bientôt  sa  tête  repo.sa  sur  mes  genoux,  il 
couvrit  mes  mains  de  baisers. 

—  Si  j'avais  su,  mon  Dieu  I  murmura-t-il. 

—  L'ai-je  mérité?  di.s-je  encore. 

Et  je  sentis  mon  âme  pleine  d'une  ivresse  qui  a  disparu  pour 
ne  jamais  revenir. 

Cinq  minutes  ne  s'étaient  pas  écoulées,  que  Sonia  courait 
annoncer  à  Katia  et  à  toute  la  maison,  (j[ue  Mâcha  épousait  Serge 
Miohaïlovitch. 

L.  Tolstoï. 
(/l  suivre.) 


LES  DANSEUSES  JAVANAISES 


Grâce  à  la  vapeur,  les  communications  sont  devenues  si  faciles 
entre  la  France  et  l'Afrique,  que  l'exposition  algérienne  et  tuni- 
sienne a  été  comme  la  mise  au  point  d'images  un  peu  vagues, 
mais  formées  pourtant  d'après  des  documents  sérieux.  Le  temps 
n'est  plus  où  nos  papas  confondaient,  étant  enfants,  les  diffé- 
rentes races  mahométanes,  et  les  habillaient  uniformément  de 
larges  culottes  et  de  vestes  ornées,  dans  le  dos,  d'un  soleil  doré. 
Imitant  le  Tartarin  d'Alphonse  Daudet,  on  aurait  volontiers  — 
il  y  a  quelques  années  —  noyé  sous  la  même  et  commode  déno- 
mination de  Teurs  tous  les  fds  du  Prophète,  quelle  que  fût  leur 
origine  :  Turcs,  Syriens,  Algériens,  Marocains  ou  Tunisiens. 

Les  chéchias,  les  burnous,  les  costumes  voyants,  les  larges 
ceintures,  les  babouches,  n'ont  donc  pas  produit  sur  la  foule  un 
grand  étonnoment  ;  les  spahis,  les  turcos,  les  marchands  de  la 
rue  de  Rivoli,  la  Ijellc  Fatma,  les  fantasias  de  l'Hippodrome, 
avaient  donné  un  avant-goût  de  tout  cela  au  public.  Certes,  le 
spectacle  l'intéresse  et  l'attire,  car,  je  l'ai  dit,  il  est  aussi  exact, 
aussi  intelligemment  présenté  que  possible  ;  mais  l'effet  produit 
par  le  Kampong  javanais  est  tout  autre,  et,  le  tourniquet  passé, 
on  entonnerait  volontiers  l'air  chanté  par  Vasco  de  Gama,  dans 
l'Africaine,  lorsqu'il  aborde  dans  le  pays  inconnu  où  règne 
Sélika. 

Java,  en  effet,  c'est  bien  loin  !  Quels  types  ont  ses  habitants  ? 
Quels  vêtements  portent-ils  ?  Comment  sont  construites  leurs 
liabitations  ?  De  quoi  se  nourrissent-ils  ?  Quels  sont  leurs  mœurs, 
leurs  usages,  leur  vie  intime  ?  Autant  de  questions  laissant  per- 
plexes les  boulevardiers  qui  ont  négligé  les  études  ethnographi- 
ques et  ethnologiques  et  qui  sont  plus  ferrés  sur  les  toilettes  de 


47 i  LA  LECTURK 

Sarah  Bcrnliardt  que  sur  la  silliouette  des  élégantes  de  Batavia. 

Le  comité  chargé  de  l'installation  néerlandaise  à  l'Esplanade 
des  Invalides  a  suivi  scrupuleusement  le  programme  tacite,  mais 
inexorable,  qui  semble  avoir  été  imposé  à  tous  dans  cette  Expo- 
sition universelle,  oîi  l'on  sent  dominer  cette  soif  de  vérité  qui 
sera  la  caractéristique  de  la  fin  du  dix-neuvième  siècle. 

Singulièrement  aidé  par  les  connaissances  spéciales  et  l'intel- 
ligencô  de  M.  Richard  —  colon  qui  a  vécu  dix-sept  ans  à  Java  — 
les  organisateurs  n'ont  pas  cherché  à  procurer  l'illusion,  plus  ou 
moins  parfaite,  de  l'existence  dans  l'île  océanienne  ;  ils  ont  voulu 
mieux:  ils  ont  été  prendre  un  coin  de  ce  pays  —  habitants  et 
habitations  —  et  ils  l'ont  transplanté  en  ftlein  Paris,  à  quelques 
mètres  de  la  place  de  la  Concorde. 

A  peine  débarquée,  avant  même  de  se  reposer  des  treize  mille 
deux  cents  et  quelques  kilomètres  qu'elle  venait  d'avaler,  la  ca- 
ravane, qui  est  composée  de  quarante  hommes  et  do  vingt 
femmes,  a  dû  s'occuper  de  se  construire  un  gîte.  Inutile  d'ajou- 
ter que  la  couleur  locale  interdisant  la  collaboration  d'ouvriers 
européens,  le  village  ou  kampong  a  été  entièrement  élevé  par 
les  Javanais,  livrés  à  leurs  propres  ressources,  et  sans  autres 
outils  qu'un  couperet  appelé  bendo  et  une  sorte  de  couteau 
nommé  pissoraoute. 

Les  matériaux  employés  sont  d'ailleurs  fort  élémentaires  :  le 
bambou  et  la  feuille  de  palmier  font  seuls  les  frais  des  construc- 
tions qui  se  tiennent  sans  boulons,  sans  équerres,  sans  clous, 
sans  un  millimètre  de  fer,  uniquement  par  des  assemblages  et 
un  système  très  ingénieux  de  liens  en  cordes  végétales. 

S'il  n'existait  pas,  ce  bienheureux  bambou,  les  Javanais  l'au- 
raient certainement  inventé,  car  la  place  tenue  par  lui  dans 
l'existence  de  ces  braves  gens  est  telle  qu'il  serait  impossible  de 
les  priver  de  cet  inappréciable  roseau.  Ce  serait  pour  eux  la 
fin  du  monde. 

Aimez-vous  le  haynhou?  On  en  a  mis  partout. 

Les  poteaux  et  la  charpente  sont  en  gros  bambous  ;  ou  enqiloie 
les  moyens  bambous  pour  les  murs,  les  chevrons,  les  portes,  les 
planchers.  Quant  aux  petits,  ils  servent  à  confectionner  les  usten- 
siles de  ménage,  les  outils,  les  remplis.sages,  les  charnières. 
Jusqu'aux  instruments  de  musique,  —  les  ang-klon^  —  qui  sont 
confectionnés  avec  les  tiges  de  la  précieuse  plante  ! 

L'effet,  d'ailleurs,  est  loin  d'être  désagréable. 


LES  DANSEUSES  JAVANAISES  475 

Quoique  les  maisonnettes  formant  le  Kampong  présentent 
différents  spécimens  de  constructions  de  l'arcliipel,  elles  mesurent 
à  peu  près  la  même  hauteur  et  sont  bâties  de  la  môme  façon. 
Elles  ont  une  tonalité  Llonde  et  une  élégance  simple  d'un  charme 
réel. 

Les  murs  —  ou  du  moins  ce  qui  en  fait  office  —  se  composent 
d'une  sorte  de  clayonnage  tressé,  en  damier  régulier,  avec  des 
écorces  de  bambou  et  des  feuilles  de  palmier  à  sucre.  Les  toits, 
extrêmement  saillants,  sont  recouverts  ou  de  brindilles  qui  res- 
semblent à  notre  chaume,  ou  de  gros  copeaux  de  bambous  for- 
mant tubes,  ou  de  feuilles  sèches.  Ces  huttes  n'ont  pas  de  fenê- 
tres et  leur  aménagement  intérieur  est  des  plus  sommaires  :  un 
plancher  en  bambou  tressé  élevé  de  douze  ou  quinze  centimètres 
au-dessus  du  sol;  un  mince  matelas  de  crin  et,  plus  souvent,  de 
feuilles  sèches  ;  quelques  caisses  ;  des  cordes  sur  lesquelles  sont 
jetés  des  vêtements,  et  c'est  tout. 

La  vie,  du  reste,  se  passe  dehors.  A  Batavia,  à  Sourabaya, 
à  Samarang,  oîi  le  thermomètre  se  tient  pendant  six  mois  de 
l'année  à  53  degrés,  on  ne  reste  dans  sa  demeure  que  pour  dor- 
mir. Au  Kampong  de  l'esplanade  des  Invalides,  les  artisans  tra- 
vaillent dans  la  rue,  sous  l'auvent  fait  par  la  toiture,  ou  —  dans 
quelques  chaumières  plus  aisées  —  à  l'ombre  de  pittoresques 
portiques  formés  par  des  bambous  qui  ont  la  grosseur  d'un  arbre. 

L'aspect  du  village  est  aussi  vai-ié  qu'amusant. 

A  l'extrémité  du  Kampong,  les  Koltlù  —  cuisinières  —  s'oc- 
cupent à  préparer  le  repas  commun  de  toute  la  petite  colonie  : 
du  riz,  serré  dans  un  récipient  en  bambou  tressé,  qui  cuit  à  la 
vapeur  d'un  vaste  chaudron  au-dessus  duquel  il  est  suspendu. 

Ici,  une  ménagère,  assise  sur  ses  talons,  raccommode  ses 
bardes,  en  couvrant  de  sa  complète  indifférence  les  curieux  qui 
l'entourent. 

Là,  des  ouvriers,  vêtus  d'un  pantalon  de  toile  peinte  et,  hélas  1 
de  l'affreuse  jaquette  bleu  marin  que  notre  pudibonde  civilisa- 
tion leur  a  imposée,  fabriquent  sur  le  seuil  de  leur  maisonnette, 
et  tressent  des  chapeaux  avec  de  la  paille  de  riz  coupée  en  minces 
lanières. 

Plus  loin,  un  couple  vénérable  qui  évoque  l'idée  d'un  Monsieur 
et  d'une  Madame  Denis  exotiques,  tellement  les  visages  sont 
ridés,  les  mains  flétries,  les  tempes  dégarnies,  cartonnent,  impas- 
sibles, en  se  servant  de  cartes  qui  n'ont  aucune  ressemblance 


476  LA  LECTURE 

avec  celles  de  Charles  VI  et  d'Odette.  Le  Philcmon  javanais,  — 
à  moins  que  ce  ne  soit  Baucis,  et  à  première  vue  on  s'y  trompe, 
car  les  mentons  du  mari  et  de  la  femme  sont  agrémentés  des 
mêmes  poils  gris,  —  a  le  nez  surmonte  d'énormes  lunettes  en 
cuivre  qui  accentuent  la  ressemblance  de  notre  frère  jaune  avec 
certains  singes  savants  du  cirque  Coclierie. 

En  face,  une  indigène,  répondant  au  nom  de  M'  Prède,  se 
taille  un  joli  succès,  grâce  à  la  façon  dont  elle  enjolive  les  innom- 
brables mouchoirs  qu'on  lui  confie.  Cette  matrone,  qui  doit  bien 
gagner,  entre  parenthèse,  une  quai'antaine  de  francs  par  jour 
avec  les  largesses  des  visiteurs,  est  accroupie  près  d'un  fourneau 
sur  lequel  mijote  de  la  cire  fondue.  De  cette  mixture,  elle  em- 
plit une  espèce  de  minuscule  entonnoir  emmanché  au  bout  d  un 
bambou,  et,  sur  l'étofl'c,  elle  trace  mille  dessins  variés  —  arabes- 
ques, fleurs,  plantes,  animaux  fantaisistes  —  avec  le  bec  recourbé 
de  l'instrument  qui  laisse  couler  un  filet  de  cire  mince  comme  un 
trait  de  crayon.  Sans  tracé  préalable,  sans  hésitations,  sans 
erreurs,  la  main  va,  vient,  descend,  remonte,  court,  avec  une  dex- 
térité prodigieuse.  Cette  artiste  primitive  couvre  ainsi  de  dessins 
des  cotonnades  qui,  trempées  ensuite  dans  la  teinture,  prennent 
la  couleur  voulue,  en  laissant  en  blanc  les  parties  enduites  de 
cire  dont  les  menus  contours  présentent  un  naïf  et  bizarre  décor. 

M'  Prède  est  une  étoile  au  Kampong  ;  mais  cette  étoile  pâlit, 
je  le  confesse,  devant  les  danseuses  javanaises  qui,  d'ailleurs, 
n'ont  pas  en  ce  moment  de  rivales  possibles  â  l'Exposition  Uni- 
verselle. Aucun  spectacle  n'est  à  la  fois  plus  inattendu,  plus 
curieux,  plus  attirant,  plus  extraordinaire;  nos  yeux  d'Occiden- 
taux blasés  sont  hypnotisés  par  ce  troul)lant  kaléidoscope  qui 
grise  et  fascine  comme  le  parfum  empoisonné  d'une  fleur  de 
manccnilier. 

Le  corps  de  ballet  se  compose  de  cin({  femmes  et  d'un  homme, 
personnage  effacé  qui  danse  seulement  avec  la  BongQcnf)  ;  cette 
bayadèrc  populaire,  tant  soit  peu  courtisane,  va,  modt.-stement 
habillée,  de  village  en  village,  là  où  on  l'appelle  et  où  on  la  paie. 

Tout  autres  sont  les  quatre  Tatidah,  Sarrkiem,  Thamina, 
Soukia  et  Ouakiham,-dont  la  plus  jeune  a  douze  ans  et  l'aînée 
seize.  Elles  .sont  la  propriété  de  Manka  Negara,  prince  indé- 
pendant qui  les  a  choisies  parmi  son  corps  de  ballet  composé  de 
soixante  sujets  et  qui  ne  les  a  prêtées  que  grâce  à  l'active  inter- 
vention de  M.  Cores  de  Vries,   délégué  du  comité  néerlandais. 


LES  DANSEUSES  JAVANAISES  477 

dont  le  père  a  rendu  les  plus  importants  services  à  la  colonie  et 
dont  le  nom  est  vénéré  de  ces  peuplades,  remplies  de  recon- 
naissance naïve  pour  un  de  leurs  bienfaiteurs.  Les  artistes,  les 
amoureux  de  nouveau,  ceux  qui  sont  saturés  de  la  chorégraphie 
mathématique  et  bourgeoise  d'Excelsior,  sauront  donc  un  gré 
infini  au  jeune  et  sympathique  commissaire  qui  a  su  mener  à 
bien  la  difficile  mission  dont  il  était  chargé. 

Les  Tandak  sont  nées  dans  la  forteresse  du  sultan,  d'où  elles 
ne  sont  jamais  sortie?  et  qu'elles  ne  quitteront  que  pour  épouser 
à  l'époque  indiquée  par  les  rites,  un  lipmme  de  leur  pays  do 
Djogjakarta,  la  patrie  sacrée  des  danseuses. 

A  Java,  la  profession  de  ballerine  n'implique  nullement  la  vie 
joyeuse  et  les  mœurs  passablement  folichonnes  des  jeunes  per- 
sonnes vouées,  en  Europe,  au  culte  de  Terpsichore.  L'existence 
retirée  et  chaste  que  mènent  ces  vierges,  leur  naissance,  leur  situa- 
tion à  la  cour,  sont  au  contraire  la  cause  d'un  profond  respect 
et  d'un  véritable  prestige,  que  l'on  comprendra  quand  on  saura 
que  des  mères,  des  femmes,  des  sœurs,  des  filles  de  princes,  ont 
été  danseuses  —  Tandak  seulement  bien  entendu  —  et  que  Nanka 
Negara  lui-même  a  esquissé,  dans  sa  jeunesse,  quelques  pas  de- 
vant son  auguste  père. 

Les  danses  exécutées  par  ces  corps  de  ballets  spéciaux  présen- 
tent, il  est  vrai,  un  sentiment  essentiellement  national  qui  doit 
peser  sur  le  jugement  de  la  foule  et  prêter  à  leurs  interprètes  une 
sorte  de  caractère  mystique  et  sacré. 

Le  :  danseuses  javanaises  sont  revêtues  de  somptueux  costumes 
reproduisant  presque  identiquement  certains  bas-reliefs  trouvés 
dans  les  ruines  Khmers,  bas-reliefs  qui  doivent  remonter  au 
deuxième  siècle  avant  Jésus-Christ.  On  sait  que  les  premiers 
édifices  Khmers,  quoique  élevés  dans  le  Cambodge  Siamois,  ont 
été. édifiés  par  Préa-Thong,  fils  exilé  d'un  souverain  de  Delhi,  qui 
conserva  précieusemejit  et  le  culte  et  les  traditions  de  sa  patrie. 
L'influence  de  cette  admirable  et  puissante  civilisation  indienne 
se  retrouve  donc  aussi  bien  en  Asie  qu'en  Océanie,  influence 
tenace  que  le  temps,  les  guerres,  les  révolutions,  les  invasions, 
les  mélanges  de  sang,  les  changements  de  religion,  n'ont  pu  en- 
tièrement déraciner.  Le  respect  du  passé,  qui  semble  inhérent  à 
la  race  jaune,  a  dû,  il  est  vrai,  considérablement  contribuer  à 
cette  cristallisation  cérébrale.  On  ne  s'imagine  pas,  en  effet,  à 
quel  point  la  tradition  est  encoi-e  omnipotente  à  Java,  même  au- 


478  LA  LECTURE 

près  des  castes  supérieures,  intelligentes   et    relativement   in- 
struites. 

Un  fait  probant  entre  autres  : 

Pendant  le  séjour  de  M.  Cores  de  Vries  à  la  cour  de  Nanka 
Negara,  dont  l'étiquette  aurait,  paraît-il,  donné  l'aspect  d'un  roi 
constitutionnel  sans  prétention  à  Louis  XIV,  un  cavalier  entouré 
d'une  brillante  escorte  vint  excuser  son  puissant  et  sérénissime 
maître,  le  résident  voisin,  de  ne  pouvoir  assister  au  tournoi  au- 
quel l'avait  convié  le  sultan.  Celui-ci  reçut  l'envoyé  avec  l'éclat 
du  faste  oriental,  et  le  chargea  d'exprimer  au  résident  le  profond 
chagrin  que  cette  absence  inopinée  lui  causait.  Or,  il  y  a  deux 
siècles  que  le  tournoi  en  question  n'a  plus  lieu  à  Djogjakarta  ; 
mais,  depuis  deux  cents  ans,  et  régulièrement  une  fois  par  semaine, 
le  prince  résident  s'excuse  auprès  de  son  voisin  qui  lui  retourne 
cérémonieusement  l'assurance  de  ses  regrets.  Ainsi  le  veut  la 
tradition.  Voilà  certes  qui  fera  paraître  fade  la  légende  des  sen- 
tinelles dont  on  avait  oublié  de  changer  la  consigne,  et  qui  em- 
pêchèrent, pendant  dix  ans,  de  s'asseoir  sur  vm  banc,  fiaîchement 
peint  lors  du  premier  factionnaire. 

Cette  horreur  du  changement  expliquera  jusqu'à  un  certain 
point  l'impression  indéfinissable  ressentie  à  la  vue  des  danseuses 
du  sultan  javanais. 

D'un  corselet  de  soie  sans  manches  sortent  des  torses  graciles, 
des  épaules  délicates,  des  corps  souples,  des  formes  d'une  exquise 
et  indécise  mièvrerie,  qui  paraissent  hésiter  enti'e  l'enfance  et  la 
puberté.  La  peau  nue  est  enduite  d'un  fard  composé  de  poudre 
de  riz,  de  safran  et  de  fleurs  sauvages.  Sous  le  pagne  d'étoffe 
])récieuse  qui  est  roulé  autour  des  hanches  et  descend  aux  che- 
villes, on  aperçoit  une  courte  culotte  de  velours  qui  s'arrête  aux 
genoux  ;  une  ceinture  richement  brodée  serre  la  taille  et  flotte 
entre  les  jambes  ;  les  bras  grêles  sont  cerclés  de  lourds  bracelets, 
les  cous  fléchissent  sous  les  colliers  et  les  l)ijoux  ;  les  têtes  sont 
casquéns  de  tiares  sacerdotales  à  la  silhouette  capricieuse,  au  ci- 
mier emplumé,  aux  frontaux  paliennnent  fouillés  «pii  font  penser 
à  Salambo  —  la  vierge  moitié  reine  et  moitié  prêtresse  —  et  aux 
affolantes  hallucinations  de  Gustave  Moreau.  Une  de  ces  coiffures 
est  en  or  massif;  les  autres  sont  en  cuir  doré  et  garni  de  pierres 
précieuses. 

Mais  l'orchestre  —  le  Gamclang  —  prélude. 

Les  musiciens  jouent  sur  des  xylophones  et  des  jeux  de  gongs 


LES  DANSEUSES  JAVANAISES  479 

de  diiïérentes  dimensions  posés  sur  des  pieds  en  bois  peints  et 
artistiquement  sculptés  ;  ils  modulent  une  mélopée  monotone  et 
mélancolique  qui  ne  manque  ni  de  charme  ni  de  poésie. 

Aussitôt  les  danseuses  se  lèvent,  les  quatre  statues  s'animent. 
Sans  bruit,  sans  un  sourire,  sans  qu'un  muscle  de  leur  visage 
tressaille,  elle  commencent  une  pantomime  lente,  grave,  nua- 
geuse, à  peine  ébauchée,  scandée  de  poses  hiératiques  qui  leur 
donnent  l'aspect  d'idoles. 

Elles  glissent  dans  une  marche  de  rêve,  les  pieds  presque  im- 
mobiles, imposant  aux  torses  des  ondulations  de  reptile,  agitant 
mollement  les  bras,  donnant  une  intensité  extraordinaire  d'ex- 
pression aux  mains,  tantôt  menaçantes  et  tantôt  caressantes, 
agressives  ou  enlaçantes,  haineuses  et  tendres,  passionnées  et 
parlantes.  Sarrkiem,  Thamina,  Soukia  et  Ouakiham  tournent 
doucement,  sans  efforts,  les  yeux  d'émail  fixés  dans  le  vide;  d'un 
fireste  lanoruide,  enfantin  ou  lascif,  elles  écartent  leurs  ceintures, 
puis  s'en  couvrent  chastement  les  épaules.  Et  leur  pantomime 
raconte,  sous  une  forme  S3'mbolique,  les  jours  heureux  d'autrefois, 
les  légendes  sacrées,  la  vie  et  les  amours  de  leurs  rois,  les  hauts 
faits  de  leurs  héros,  les  splendeurs  à  jamais  éteintes  de  la  race 
hindoue.  Il  y  a  une  navrance  si  résignée  au  fond  de  ces  danses 
bercées  par  le  rythme  pleurard  du  Gamelang  que,  peu  à  peu,  l'on 
se  sent  gagné  par  une  tristesse  ambiante  indéfinissable. 

C'est  là,  je  dois  le  dire,  un  sentiment  fort  inconscient,  car, 
aussitôt  sorties  de  leur  rôle,  ces  demoiselles  du  corps  de  ballet  de 
Nanka-Negara  rient,  jouent  et  caquètent  sur  un  ton  nasillard  qui 
rappelle  le  cri  des  perroquets.  Elles  sont  très  fières  de  leurs  cos- 
tumes, qu'elles  gardent  avec  un  soin  jaloux,  et  ont  le  plus  grand 
amour  pour  leurs  petites  personnes  ;  elles  se  baignent  deux  fois 
par  jour,  suivant  du  reste,  en  cela,  les  habitudes  des  habitants 
du  Kampong  en  particulier,  et  des  Javanais  en  général,  qui  sont 
d'une  propreté,  je  dirais  presque  exagérée,  car  ces  usages  aqua- 
tiques compliquent  singulièrement  la  vie  intime  et  le  service  des 
domestiques.  Ces  soins  minutieux  de  toilette  ont,  il  est  vrai,  l'avan- 
tage de  maintenir  dans  un  état  de  santé  exceptionnel  la  caravane 
qui  n'a  jamais  jusqu'ici  soufîert,  à  Paris,  que  du  froid,  et  à  laquelle 
notre  gris  printemps  a  souvent  fait  regretter  le  soleil  torride  de 
Batavia. 

Les  jours  pluvieux  de  mai,  rien  n'était  plus  curieux  que  de 
voir  le  corps  de  ballet  de  sa  hautesse  Manka-Negara  se  rendre, 


480  LA  LECTURE 

de  la  salle  du  concert,  à  la  case  qui  lui  est  réservée  à  l'extrémité 
du  Kampono:,  et  où  ces  demoiselles  habitent  avec  la  sœur,  le  père 
et  la  mère  de  l'une  d'elles.  Aucune  affinité  avec  M.  et  M'"^  Car- 
dinal. 

'  Gênées  par  les  mules  auxquelles  leurs  pieds,  ordinairement  nus, 
ne  sont  pas  habitués,  elles  marchent  maladroitement,  cahotant, 
sautillant,  cherchant  à  éviter  les  flaques  de  boue  où.  elles  patau- 
gent malgré  elles,  serrant  sur  leurs  épaules  qui  frissonnent  de 
mauvais  châles  achetés  chez  le  mercier  du  coin,  qui  jurent  étran- 
gement à  côté  de  ces  splendides  costumes  exotiques.  Avec  ces 
Ijhuiics,  ces  ors,  ces  chatoiements,  cette  orgie  de  couleurs  bario- 
lées, elles  ont  l'aspect  de  ces  pauvres  petits  oiseaux  des  trttpiques 
mélancoliquement  pelotonnés  dans  une  cage,  qui  paraissent  si 
désorientés  et  si  grelottants. 

Touchées  de  leurs  mines  piteuses,  des  dames  du  faubourg  ont 
envoyé,  il  y  a  un  mois,  de  luxueuses  sorties  de  bal  à  Sarrkiem, 
Thamina,  Soukia  et  Ouakiham.  Les  Javanaises  ont  été  comljlécs 
de  joie  par  ce  cadeau,  mais  elles  gardent  leurs  tricots  à  25  sous. 
Les  sorties  de  bal  ont  été  soigneusement  placées  dans  des  caisses 
où  est  empilé  tout  ce  qui  leur  appartient,  et  il  ne  serait  guère 
prudent  d'ailer  y  fouiller.  Un  curieux  qui  avait  tenté,  en  leur 
absence,  d'explorer  ces  mystérieuses  malles,  fut  surpris  par  elles, 
et  ces  jeunes  chats  sauvages  faillirent  lui  faire  un  mauvais  parti. 

La  race  est  d'ailleurs  d'une  rapacité  à  rendre  jaloux  nos  pay- 
sans. Ainsi,  l'administration  du  Kampong  fournissait  à  M'Prcdc, 
la  dessi)i'ilric(2  dont  j'ai  parlé  plus  haut,  les  deux  ou  trois  sous  de 
charbon  qu'elle  use  pour  faire  fondre  .sa  cire.  Voyant  que  l'ingé- 
nieuse personne  gagnait  quarante  et  parfois  cinquante  francs 
par  jour,  le  gérant  résolut  de  lais.ser  à  sa  charge  l'achat  du  com- 
bustible. Indignée,  cette  pratique  perso.ine  n'alluma  plus  son  four- 
neau et,  par  des  gestes  désespérés,  fit  comprench-c  aux  visiteurs 
qu'elle  manquait  d'argent  pour  s'acheter  du  charbon.  Naturelle- 
ment, h's  pièces  blanches  pleuvaient;  mais  l'arlniinistration  céda 
pour  mettre  fin  à  ce  .système  de  mendicité,  et  M'i^rède  put  amas- 
ser ses  bénéfices  sans  grever  son  budget  de  cette  forte  dépense 
de  deux  sous  par  jour. 

Frautz  Jourdain. 


FORT   COMME   LA  MORT'" 


III 

«  Quand  viendrc2-vous,  mon  ami?  Je  ne  vous  ai  pas  aperça 
depuis  trois  jours,  et  cela  me  semble  long .  Ma  jllle  }}i'occiipe  beau- 
coup,  mais  vous  savez  que  je  ne  peux  plus  me  passer  de  vous.  » 

Le  peintre,  qui  crayonnait  des  esquisses,  cherchant  toujours 
un  sujet  nouveau,  rehit  le  billet  de  la  comtesse,  puis  ouvrant  le 
tiroir  d'un  secrétaire,  il  l'y  déposa  sur  un  amas  d'autres  lettres 
entassées  là  depuis  le  commencement  de  leur  liaison. 

Ils  s'étaient  accoutumés,  grâce  aux  facilités  de  la  vie  mon- 
daine, à  se  voir  presque  chaque  jour.  De  temps  en  temps,  elle 
venait  chez  lui,  et  le  laissant  travailler,  s'asseyait  pendant  une 
heure  ou  deux  dans  le  fauteuil  où  elle  avait  posé  jadis.  Mais 
comme  elle  craignait  un  peu  les  remarques  des  domestiques,  elle 
préférait  pour  ces  rencontres  quotidiennes,  pour  cette  petite  mon- 
naie de  l'amour,  le  recevoir  chezelle,  ou  le  retrouver  dans  un  salon. 

On  arrêtait  un  peu  d'avance  ces  combinaisons,  qui  semblaient 
toujours  naturelles  à  M.  de  Guilleroy. 

Deux  fois  par  semaine  au  moins  le  peintre  dînait  chez  la  com- 
tesse avec  quelques  amis;  le  lundi,  il  la  saluait  régulièrement 
dans  sa  loge  à  l'Opéra  ;  puis  ils  se  donnaient  rendez-vous  dans 
telle  ou  telle  maison,  où  le  hasard  les  amenait  à  la  même  heure. 
Il  savait  les  soirs  où  elle  ne  sortait  pas,  et  il  entrait  alors  prendre 
une  tasse  de  thé  chez  elle,  se  sentant  chez  lui  près  de  sa  robe,  si 
tendrement  et  si  sûrement  logé  dans  cette  affection  mûrie,  si  cap- 
turé par  l'habitude  de  la  trouver  quelque  part,  de  passer  à  côté 
d'elle  quelques  instants,  d'échanger  quelques  paroles,  de  mêler 
quelques  pensées,  qu'il  éprouvait,  bien  ([ue  la  flamme  vive  de 
sa  tendresse  fût  depuis  longtemps  apaisée,  un  besoin  incessant  de 
la  voir. 

(1)  Voir  les  numéi'os  des  10  et  25  août  18S9. 

LECT.  —  5a  IX  —  31 


482  LA  LECTURE 

Le  désir  de  la  famille,  d'une  maison  animée,  habitée,  du  repas 
en  commun,  des  soirées  où  l'on  cause  sans  fatigue  avec  des  i^ons 
di^puis  longtemps  connus,  ce  désir  du  contact,  du  coudoiement, 
de  l'intimité  qui  sommeille  en  tout  cœur  humain,  et  que  tout 
vieux  garçon  promène,  de  porte  en  porte,  chez  ses  amis  où  il 
installe  un  peu  de  lui,  ajoutait  une  force  d'égoïsme  ù  ses  senti- 
ments d'affection.  Dans  cette  maison  où  il  était  aime,  gâte,  où  il 
trouvait  tout,  il  pouvait  encore  reposer  et  dorloter  sa  solitude. 

Depuis  trois  jours  il  n'avait  pas  revu  ses  amis,  que  le  retour 
de  leur  fille  devait  agiter  beaucoup,  et  il  s'ennuyait  déjà,  un  peu 
facile  môme  qu'ils  ne  l'eussent  point  appelé  plus  tôt,  et  mettant 
une  certaine  discrétion  à  ne  les  point  solliciter  le  premier. 

La  lettre  de  la  comtesse  le  souleva  comme  un  coup  de  fouet. 
Il  était  trois  heures  de  l'après-midi.  Il  se  décida  immédiatement 
à  se  rendre  chez  elle  pour  la  trouver  avant  qu'elle  sortît. 

Le  valet  de  chambre  parut,  appelé  par  un  coup  de  sonnette. 

—  Quel  temps,  Joseph? 

—  Très  beau,  Monsieur. 

—  Chaud? 

—  Oui,  Monsieur. 

—  Gilet  blanc,  jaquette  bleue,  chapeau  gris. 

Il  avait  toujours  une  tenue  très  élégante;  mais  bien  qu'il  fût 
li.'ibillé  par  un  tailleur  au  style  correct,  la  façon  seule  dont  il 
portait  ses  vêtements,  dont  il  marchait,  le  ventre  sanglé  dans  un 
gilet  blanc,  le  chapeau  de  feutre  gris,  haut  de  forme,  un  peu  re- 
jeté en  arrière,  semblait  révéler  tout  de  suite  qu'il  était  artiste  et 
célibataire. 

Quand  il  arriva  chez  la  comtesse,  on  lui  dit  qu'elle  se  prépa- 
rait à  faire  une  promenade  au  bois.  Il  fut  mécontent  et  attendit. 

Selon  son  habitude^,  il  se  mit  à  marcher  ù  travers  le  salon, 
allant  d'un  siège  à  l'autre  ou  des  fenêtres  aux  murs,  dans  la 
grande  pièce  assombrie  par  Ips  rideaux.  Sur  les  tables  légères, 
aux  pieds  dorés,  des  bibelots  de  tout<s  sortes,  inutiles,  jolis  et 
coûteux,  traînaient  dans  un  d(''Sordre  «-herché.  C'étaient  de  petites 
boîtes  anciennes  en  or  travaillé,  des  tabatières  à  miniatures,  des 
statuettes  d'ivoire,  puis  des  objets  en  argent  mat  tout  à  f:i.it 
modernes,  d'une  drôlerie  sévère,  où  apparaissait  le  goût  anglais: 
un  minuscule  poêle  de  cuisine,  et  dessus,  un  chat  buvant  dans 
une  casserole,  un  étui  à  cigarettes,  simulant  un  gros  pain,  une 
cafetière  pour  mettre  des  allumettes,  et  puis  dans  un  écrin  toute 


FORT  COMME  LA  MORT  /i83 

une  parure  de  poupée,  colliers,  bracelets,  bagues,  broches,  bou- 
cles d'oreilles  avec  des  brillants,  des  saphirs,  des  rubis,  des  éme- 
raudes,  microscopique  fantaisie  qui  semblait  exécutée  par  des 
bijoutiers  de  Lilliput. 

De  temps  en  temps^  il  touchait  un  objet,  donné  par  lui,  à 
quehjue  anniversaire,  le  prenait,  le  maniait,  l'examinait  avec 
une  indifférence  rêvassante,  puis  le  remettait  à  sa  place. 

Dans  un  coin,  (quelques  livres  rarement  ouverts,  reliés  avec 
luxe,  s'offraient  à  la  main  sur  un  guéridon  porté  par  un  seul 
pied,  devant  un  petit  canapé  de  forme  ronde.  On  voyait  aussi  sur 
ce  meuble  la  Revue  des  Deux-Mondes,  un  peu  fripée,  fatiguée, 
avec  des  pages  cornées,  comme  si  on  l'avait  lue  et  relue,  puis 
d'autres  pu'olications  non  coupées,  les  Arts  modernes,  qu'on  doit 
recevoir  uniquement  à  cause  du  prix,  l'abonnement  coûtant 
quatre  cents  francs  par  an,  et  la  Feuille  libre,  mince  plaquette 
à  couverture  bleue,  où  se  répandent  les  poètes  les  j)lus  récents 
qu'on  appelle  les  «  Enervés  ». 

Entre  les  fenêtres,  le  bureau  de  la  comtesse,  meuble  coquet  du 
dernier  siècle,  sur  lequel  elle  écrivait  les  réponses  aux  questions 
pressées  apportées  pendant  les  réceptions.  Quelques  ouvrages 
encore  sur  ce  bureau,  les  livres  familiers,  enseigne  de  l'esprit  et 
du  cœur  de  la  femme:  Musset,  Manon  Lescaut,  Werther;  et, 
pour  montrer  qu'on  n'était  pas  étranger  aux  sensations  compli- 
quées et  aux  mystères  de  la  psychologie,  les  Fleurs  du  mal,  le 
Rouge  et  le  Noir,  la  Femme  au  xviii"  siècle,  Adolphe. 

A  côté  des  volumes,  un  charmant  miroir  à  main,  chef- 
d'œuvre  d'orfèvrerie,  dont  la  glace  était  retournée  sur  un  carré 
de  velours  bi'odé,  afin  qu'on  pût  admirer  sur  le  dos  un  curieux 
travail  d'or  et  d'argent. 

Bertin  le  prit  et  se  regarda  dedans.  Depuis  quelques  années, 
il  vieillissait  terriblement,  et  bien  qu'il  jugeât  son  visage  plus 
original  qu'autrefois,  il  commençait  à  s'attrister  du  poids  do 
ses  joues  et  des  plissures  de  sa  peau. 

Une  porte  s'ouvrit  derrière  lui. 

—  Bonjour,  Monsieur  Berlin,  disait  Annette. 

—  Bonjour,  petite,  tu  vas  bien? 

—  Ti'ès  bien,  et  vous? 

—  Comment,  tu  ne  me  tutoies  pas,  décidément? 

—  Non,  vrai,  ça  me  gène. 

—  Allons  donc! 


/i8i  I,A  LECTURE 

—  Oui,  ça  me  gêne.  Vous  m'intimidez. 

—  Pourquoi  ça? 

—  Parce  que...  parce  que  vous  n'êtes  ni  assez  jeune  ni  as?ez 
vieux  !... 

Le  peintre  se  mit  à  rire. 

—  Devant  cette  raison,  je  n'insiste  point. 

Elle  rougit  tout  à  coup,  jusqu'à  la  peau  blanche  où  poussent 
les  premiers  cheveux,  et  reprit,  confuse  : 

—  Maman  m'a  chargée  de  vous  dire  qu'elle  descendait  tout 
de  suite,  et  de  vous  demander  si  vous  vouliez  venir  au  bois  de 
Boulogne  avec  nous, 

—  Oui,  certainement.  Vous  êtes  seules? 

—  Non,  avec  la  duchesse  de  Mortemain. 

—  Très  bien,  j'en  suis. 

—  Alors,  vous  permettez  que  j'aille  mettre  mon  chapeau? 

—  Va,  mon  enfant  ! 

Comme  elle  sortait,  la  comtesse  entra,  voilée,  prête  à  partir. 
Elle  tendit  ses  mains. 

—  On  ne  vous  voit  plus!  Qu'est-ce  que  vous  faites? 

—  .Je  ne  voulais  pas  vous  gêner  en  ce  moment. 

Dans  la  façon  dont  elle  prononça  «  Olivier  »,  elle  mit  tous  ses 
reproches  et  tout  son  attachement. 

—  Vous  êtes  la  meilleure  femme  du  niundc,  dit-il,  ému  par 
l'intonation  de  son  nom. 

Cette  petite  querelle  de  cœur  fiiiii'  et  arrangée,  elle  reprit  sur 
le  ton  des  causeries  mondaines  : 

—  Nous  allons  aller  chercher  la  ducliesse  à  son  hôtel,  et 
puis,  nous  ferons  un  tour  de  bois.  Il  va  falloir  montrer  tout  ça  à 
Nanette. 

Le  landau  attendait  sous  la  porte  cochcre. 

lîertin  s'assit  en  face  des  deux  fennnrs,  et  la  voiture  partit  au 
milieu  du  bruit  des  chevaux  piaffant  sous  la  voûte  sonore. 

Le  long  du  grand  boulevard  descendant  vers  la  Madeleine, 
toute  la  gaîté  du  printemps  nouveau  semblait  tombée  du  ciel  sur 
les  vivants. 

L'air  tiède  et  le  solrjl  donnaient  aux  hommes  des  airs  de  fête, 
aux  femmes  des  airs  fl'amour,  fais:xi''nt  cabrioler  les  gamins  et 
les  marmitons  blancs  qui  avaient  déi)0sé  leurs  corbeilles  sur  les 
bancs  pour  courir  et  jouer  avec  leurs  frères,  les  jeunes  voyous. 
Les  chiens  sem])laient  pressés;  les  serins  des  concierges  s'égo- 


FORT  COMME  LA  MORT  485 

sillaient;  seules  les  vieilles  rosses  attelées  aux  fiacres  allaient 
toujours  (le  leui*  allure  accablée,  de  leur  trot  de  moribonds. 
La  comtesse  murmura  : 

—  Oh  !  le  beau  jour,  qu'il  fait  bon  vivre  I 

Le  peintre,  sous  la  grande  lumièi'e,  les  contemplait  l'une 
auprès  do  l'autre,  la  mère  et  la  fille.  Certes,  elles  étaient  diffé- 
rentes, mais  si  pareilles  en  même  temps  que  celle-ci  était  bien 
la  continuation  de  celle-là,  faite  du  même  sang,  de  la  même 
chair,  animée  de  la  même  vie.  Leurs  yeux  surtout,  ces  yeux 
bleus  éclaboussés  de  gouttelettes  noires,  d'un  bleu  si  frais  chez 
la  fille,  un  peu  décoloré  chez  la  mère,  fixaient  si  bien  sur  lui  le 
même  regard,  quand  il  leur  parlait,  qu'il  s'attendait  à  les  en- 
tendre lui  répondre  les  mômes  choses.  Et  il  était  un  peu  sur- 
pris de  constater,  en  les  faisant  rire  et  bavarder,  qu'il  y  avait 
devant  lui  deux  femmes  très  distinctes,  une  qui  avait  vécu  et 
une  qui  allait  vivre.  Non,  il  ne  prévoyait  pas  ce  que  deviendrait 
cetteenfant,quandsajeuneintelligence,  influencée  par  des  goûts 
et  des  instincts  encore  endormis,  aurait  poussé,  se  serait  ou- 
verte au  milieu  des  événements  du  monde.  C'était  une  jolie  pe- 
tite personne  nouvelle,  prête  aux  hasards  et  à  l'amour,  ignorée 
et  ignorante,  qui  sortait  du  port  comme  un  navire,  tandis  que  sa 
mère  y  revenait,  ayant  traversé  l'existence  et  aimé  ! 

Il  fut  attendri  à  la  pensée  que  c'était  lui  qu'elle  avait  choisi  et 
qu'elle  préférait  encore,  cette  femme  toujours  jolie,  bercée  en  ce 
landau,  dans  l'air  tiède  du  printemps. 

Comme  il  lui  jetait  sa  reconnaissance  dans  un  regard,  elle  le 
devina,  et  il  crut  sentir  un  remerciement  dans  un  frôlement  do 
sa  robe. 

A  son  tour,  il  murmura  : 

—  Oh  !  oui,  quel  beau  jour  ! 

Quand  on  eut  pris  la  duchesse,  rue  de  Varenne,  ils  filèrent 
vers  les  Invalides,  traversèrent  la  Seine  et  ira^nèrent  l'avenue 
des  Champs-Elysées,  en  montant  vers  l'Arc  de  Triomphe  de 
l'Étoile,  au  milieu  d'un  flot  de  voitures. 

La  jeune  fille  s'était  assise  près  d'Olivier,  à  reculons,  et  elle 
ouvrait,  sur  ce  fleuve  d'équipages,  des  yeux  avides  et  naïfs.  De 
temps  en  temps,  quand  la  duchesse  et  la  comtesse  accueillaient 
un  salut  d'un  court  mouvement  de  tête,  elle  demandait  :  «  Qui 
est-ce?  »  Il  nommait  «  les  Pontaiglin  »,  ou  «  les  Puicelci  »,  ou 
«  la  comtesse  de  Lochrist  »,  ou  «  la  belle  M""^  Mandelière  ». 


48o  LA  I.ECTCRE 

On  suivait  à  présent  ravonuc  du  Bois  de  Boulogne,  au  milieu 
du  bruit  et  de  l'agitation  des  roues.  Les  équipages,  un  peu  moins 
serrés  qu'avant  l'Arc  de  Triomphe,  semblaient  lutter  dans  une 
course  sans  fin.  Les  fiacres,  les  landaus  lourds,  les  huit-ressorts 
solennels  se  dépassaient  tour  à  tour,  distancés  soudain  par  une 
Victoria  rapide,  attelée  d'un  seul  trotteur,  emportant  avec  une 
vitesse  folle,  à  travers  toute  cette  foule  roulante,  bourgeoise  ou 
aristocrate,  à  travers  tous  les  mondes,  toutes  les  classes,  toutes 
les  liiérarchies,  une  femme  jeune,  indolente,  dont  la  toilette 
claire  et  hardie  jetait  aux  voitures  qu'elle  frôlait  un  étrange  par- 
fum de  fleur  inconnue. 

—  Cette  dame-là,  qui  est-ce?  demandait  Annette. 

— Je  ne  sais  pas,  répondait  Bertin,  tandis  que  la  duchesse  et  la 
comtesse  échangeaient  un  sourire. 

Les  feuilles  poussaient,  les  rossignols  familiers  de  ce  jardin 
parisien  chantaient  déjà  dans  la  jeune  verdure,  et  quand  on  eut 
pris  la  file  au  pas,  en  approchant  du  lac,  ce  fut  de  voilure  à  voi- 
ture un  échange  incessant  de  saints,  de  sourires  et  de  paroles  ai- 
mables, lorsque  les  roues  se  toucliaicnt.  Cela,  maintenant,  avait 
l'air  du  glissement  d'une  flotte  de  barques  où  étaient  assis  des 
dames  et  des  messieurs  très  sages.  La  duchesse,  dont  la  tête  à 
tout  instant  se  penchait  devant  les  chapeaux  levés  ou  les  fronts 
inclinés,  paraissait  passer  une  revue  et  se  remémorer  ce  qu'elle 
savait,  ce  qu'elle  pensait  et  ce  qu'elle  su]^posait  des  gens,  à  me- 
sure qu'ils  défilaient  devant  elle. 

—  Tiens,  petite,  revoici  la  belle  M'"*  Mandelière,  la  beauté  de 
la  Républi(jue. 

Dans  une  voiture  légère  et  coquette,  la  beauté  de  la  Répu- 
blique laissait  admirer,  sous  une  apparente  indifférence  pour 
cette  gloire  indiscutée,  ses  grands  yeux  sombres,  son  front  bas 
sous  un  casque  de  cheveux  noii's,  et  sa  bouche  volontaire,  un 
peu  trop  foi'tc. 

—  Très  belle  tout  ilc  même,  dit  Bertin. 

La  comtesse  n'aimait  pas  l'entendre  vanter  d'autres  femmes. 
Elle  haussa  doucement  les  épaules  et  ne  répondit  rien. 

Mais  la  jeune  fille,  chez  qui  s'éveilla  soudain  l'instinct  des  ri- 
valités, osa  dire  : 

—  Moi,  je  ne  trouve  point. 
Le  peintre  se  retourna. 

—  Quoi,  tu  ne  la  trouves  point  belle? 


FORT  COMME  LA  MOUT  4S7 

—  Non,  elle  a  l'air  trempée  dans  l'encre. 
La  duchesse  riait,  ravie. 

—  Bravo,  petite,  voilà  six  ans  que  la  moitié  des  hommes  de 
Paris  se  pâme  devant  cette  négresse  !  Je  crois  qu'ils  se  moquent 
de  nous.  Tiens,  regarde  plutôt  la  comtesse  de  Lochrist. 

Seule  dans  un  landau  avec  un  caniche  blanc,  la  comtesse, 
fine  comme  une  miniature,  une  blonde  aux  yeux  bruns,  dont  les 
lignes  délicates,  depuis  cinq  ou  six  ans  également,  servaient  de 
thème  aux  exclamations  de  ses  partisans,  saluait,  un  sourire  fixé 
sur  la  lèvre. 

Mais  Nanette  ne  se  montra  pas  encore  enthousiaste. 

—  Oh  !  lit-elle,  elle  n'est  plus  bien  fraîche. 

Bertin,  qui  d'ordinaire  dans  les  discussions  quotidiennement 
revenues  sur  ces  deux  rivales,  ne  soutenait  point  la  comtesse,  se 
fdcha  soudain  de  cette  intolérance  de  gamine. 

—  Bigre,  dit-il,  qu'on  l'aime  plus  ou  moins,  elle  est  charmante, 
et  je  te  souhaite  de  devenir  aussi  jolie  qu'elle. 

—  Laissez  donc,  reprit  la  duchesse,  vous  remarquez  seulement 
les  femmes  quand  elles  ont  passé  trente  ans.  Elle  a  raison,  cette 
enfant,  vous  ne  les  vantez  que  défraîchies. 

Il  s'écria  : 

—  Permettez,  une  femme  n'est  vraiment  belle  que  tard,  lors- 
que toute  son  expression  est  sortie. 

Et  développant  cote  idée  que  la  première  fraîcheur  n'est  que 
le  vernis  de  la  beauté  qui  mûrit,  il  prouva  que  les  hommes  du 
monde  ne  se  trompent  pas  en  faisant  peu  d'attention  aux  jeunes 
femmes  dans  tout  leur  éclat,  et  qu'ils  ont  raison  de  ne  les  pro- 
clamer a  belles  »  qu'à  la  dernière  période  de  leur  épanouisse- 
ment. 

La  comtesse,  flattée,  murmurait  : 

—  Il  est  dans  le  vrai,  il  juge  en  artiste.  C'est  très  gentil,  un 
jeune  visage,  mais  toujours  un  peu  banal. 

Et  le  peintre  insista,  indiquant  à  quel  moment  une  figure, 
perdant  peu  à  peu  la  grâce  indécise  de  la  jeunesse,  prend  sa  forme 
définitive,  son  caractère,  sa  physionomie. 

Et,  à  chaque  parole,  la  comtesse  faisait  «  oui  »  d'un  petit  ba- 
lancement de  tète  convaincu  ;  et  jslus  il  affirmait,  avec  une  cha- 
leur d'avocat  qui  plaide,  avec  une  animation  de  suspect  qui  sou- 
tient sa  cause,  plus  elle  l'approuvait  du  regard  et  du  geste, 
comme  s'ils  se  fussent  alliés  pour  se  soutenir  contre  un  danger, 


488  LA  LECTURE 

pour  se  défendre  contre  une  opinion  menaçante  et  fausse.  An- 
nette  ne  les  écoutait  guère,  tout  occupée  à  regarder.  Sa  figure 
souvent  rieu-^e  était  devenue  grave,  et  elle  ne  disait  plus  rien, 
étourdie  de  joie  dans  ce  nniuviMucnt.  Ce  soleil,  ces  feuilles,  ces 
voitures,  cetle  belle  vie  riche  et  gaie,  tout  cela  c'était  pour  elle. 
Tous  les  jours,  elle  pourrait  venir  ainsi,  connue  à  son  tour, 
saluée,  enviée  ;  et  des  honnnes,  en  la  montrant,  diraient  peut-être 
qu'elle  était  belle.  Elle  cherchait  ceux  et  celles  qui  lui  parais- 
saient les  plus  élégants,  et  demandait  toujours  leurs  noms,  sans 
s'occuper  d'autre  chose  que  de  ces  syllabes  assemblées  qui,  par- 
fois, éveillaient  en  elh^  un  écho  de  respect  et  d'admiration,  ([uand 
elle  les  avait  lues  souvent  dans  les  journaux  ou  dans  l'histoire. 
Elle  ne  s'accoutumait  pas  à  ce  délilé  de  célébrités,  et  ne  pouvait 
même  croire  tout  à  fait  qu'elles  fussent  vraies,  comme  si  elle  eût 
assisté  à  quelque  représentation.  Les  fiacres  lui  inspiraient  un 
mépris  mêlé  de  dégoût,  la  gênaient  et  l'irritaient,  et  elle  dit  sou- 
dain : 

—  Je  trouve  qu'on  ne  devrait  laisser  venir  ici  que  les  voitures 
de  maître. 

Dertin  répondit  : 

—  Eh  bien,  Mademoiselle,  que  fait-on  de  l'égalité,  de  la  liberté 
et  de  la  fraternité? 

I']llc  eut  une  moue  qui  signifiait  «  à  d'autres  »  et  reprit  : 

—  Il  y  aurait  un  bois  pour  les  fiacres,  celui  de  Vincennes, 
par  exenqjle. 

—  Tu  retardes,  petite,  et  tu  ne  sais  pas  encore  que  nous  na- 
geons en  pleine  démocratie.  D'ailleurs,  si  tu  v(mix  voir  le  bois 
pur  de  tout  mélange,  viens  le  matin,  tu  n'y  trouveras  que  la 
Heur,  la  fine  fleur  de  la  société. 

Va  il  fit  un  tableau,  un  de  ceux  qu'il  peignait  si  bi(Mi,  du  bois 
matinal  avec  ses  cavaliers  et  ses  amazones,  de  ce  club  des  plus 
choisis  où  tout  le  monde  se  connaît  par  ses  noms,  petits  noms, 
parentés,  titres,  qualités  et  vices,  comme  si  tous  vivaient  dans 
le  même  quartier  ou  dans  la  même  petite  ville. 

—  Y  venez-vous  souvent?  dit-elle. 

—  Très  souvent  ;  c'est  vraiment  ce  qu'il  y  a  de  plus  charmant 
à  Paris. 

—  \Vjus  montez  à  cheval,  le  matin! 

—  Mais  oui. 

—  Et  puis,  l'après-midi,  vous  faites  des  visites? 


FOUT  COMME  LA  MORT  483 

—  Oui. 

—  Alors,  quand  est-ce  que  vous  travaillez? 

—  Mais  je  travaille...  quelquelbis,  et  puis  j'ai  choisi  une  spé- 
cialité suivant  mes  goûts!  Comme  je  suis  peintre  de  belles  dames, 
il  laiit  bien  que  je  les  voie  et  que  je  les  suive  un  peu  partout. 

Elle  murmura,  toujours  sans  rire  : 

—  A  pied  et  à  cheval  ? 

Il  jeta  vers  elle  un  rci^ard  oblique  et  satisfait,  qui  semblait 
dire  :  Tiens,  tiens,  déjà  de  l'esprit,  tu  seras  très  bien,  toi. 

Un  souffle  d'air  froid  passa,  venu  de  très  loin,  de  la  grande 
campagne  à  peine  éveillée  encore  ;  et  le  bois  entier  frémit,  ce 
bois  co({uet,  frileux  et  mondain. 

Pendant  qud({ues  secondes,  ce  frisson  fit  trembler  les  maigres 
feuilles  sur  les  arbres  et  les  étoffes  sur  les  épaules.  Toutes  les 
femmes,  d'un  mouvement  presque  pareil,  ramenèrent  sur  leurs 
bras  et  sur  leur  gorge  le  vêtement  tombé  derrière  elles  ;  et  les 
chevaux  se  mirent  à  trotter  d'un  bout  à  l'autre  de  l'allée,  comme 
si  la  brise  aigre,  qui  accourait,  les  eût  fouettés  en  les  touchant. 

On  rentra  vite  au  milieu  d'un  bruit  argentin  de  gourmettes  se- 
couées, sous  une  ondée  oblique  et  rouge  du  soleil  couchant. 

—  Est-ce  que  vous  retournez  chez  vous  ?  dit  la  comtesse  au 
peintre,  dont  elle  savait  toutes  les  habitudes. 

—  Non,  je  vais  au  Cercle. 

—  Alors,  nous  vous  déposons  en  passant? 

—  Ça  me  va,  merci  bien. 

—  Et  quand  nous  invitez-vous  à  déjeuner  avec  la  duchesse? 

—  Dites  votre  jour. 

Ce  peintre  attitré  des  Parisiennes,  que  ses  admirateurs  avaient 
Ijaptisé  «  un  \A''atteau  réaliste  »et  que  ses  détracteurs  appelaient 
((  photographe  de  robes  et  manteaux  »,  recevait  souvent,  soit  à 
d('>jeuner,  soit  à  dîner,  les  belles  personnes  dont  il  avait  repro- 
duit les  traits,  et  d'autres  encore,  toutes  les  célèbres,  toutes  les 
connues,  qu'amusaient  beaucoup  ces  petites  fêtes  dans  un  hôtel 
de  garron. 

—  Après-demain  !  Ça  vous  va-t-il,  après-demain,  ma  chère 
duchesse  ?  demanda  M""'  de  Guilleroy. 

—  Mais  oui,  vous  êtes  charmante!  M.  Bertin  ne  pense  jamais 
à  moi,  pour  ces  parties-là.  On  voit  bien  que  je  ne  suis  plus  jeune. 

La  comtesse,  habituée  à  considérer  la  maison  de  l'artiste  un 
peu  comme  la  sienne,  reprit  : 


i 


'iOO  LA  LECTURE 

—  Ivicn  que  nous  quatre,  les  quatre  du  landau,  la  duchesse, 
Annctte,  moi  et  vous,  n'est-ce  pas,  grand  artiste? 

—  lîien  que  nous,  dit-il  en  descendant,  et  je  vous  ferai  faire 
des  écrevisses  à  l'alsacienne. 

—  Uli  !  vous  allez  donner  des  passions  à  la  petite. 

Il  saluait,  debout  à  la  portière,  puis  il  entra  vivement  dans  le 
vestibule  de  la  grande  porte  du  Cercle,  jeta  son  pardessus  et  sa 
canne  à  la  compagnie  de  valets  de  pied  qui  s'étaient  levés  comme 
des  soldats  au  passage  d'un  ofQcier,  puis  il  monta  le  large  esca- 
lier, passa  devant  une  autre  brigade  de  domestiques  en  culottes 
courtes,  poussa  une  porte  et  se  sentit  soudain  alerte  comme  un 
jeune  homme  en  entendant,  au  bout  du  couluir,  un  bruit  continu 
de  fleurets  heurtes,  d'appels  de  pied,  d'exclamations  lancées  par 
des  voix  fortes  :  Touché.  — A  moi.  —  Passé.  —  J'en  ai.  —  Touché. 
—  A  vous. 

Dans  la  salle  d'armes,  les  tireurs,  vêtus  de  toile  grise, 
avec  leur  veste  de  peau,  leurs  pantalons  serrés  aux  chevilles,  une 
sorte  de  tablier  tombant  sur  le  ventre,  un  bras  en  l'air,  la  main 
repliée,  et  dans  l'autre  main  rendue  énorme  par  le  gant,  le  mince 
et  souple  fleui'et,  s'allongeaient  et  se  redressaient  avec  une 
brusque  souplesse  de  pantins  mécaniques. 

D'autres  se  reposaient,  causaient,  encore  essoulllés,  rouges, 
en  sueur,  un  mouchoir  à  la  main  pour  éponger  leur  front  et 
leur  cou  ;  d'autres,  assis  sur  le  divan  carré  qui  faisait  le  tour  de 
la  grande  salle,  regardaient  les  assauts.  Liverdy  contre  Landa, 
et  le  maître  du  Cercle,  Taillade  contre  le  grand  Rocdiane. 

Bertin,  souriant^  chez  lui,  serrait  les  mains. 

—  Je  vous  retiens,  lui  cria  le  baron  de  Baverie. 

—  Je  suis  à  vous,  mon  cher. 

Et  il  passa  dans  le  cabinet  de  toilette  pour  se  déshabiller. 

Depuis  longtemps,  il  ne  s'était  senti  aussi  agile  et  vigoureux, 
et,  devinant  qu'il  allait  faire  un  excellent  assaut,  il  se  hâtait 
avec  une  impatience  d'écolier  qui  va  jouer.  Des  qu'il  eut  devant 
lui  son  adversaire,  il  l'attaqua  avec  une  ardeur  exti'ême,  et,  en 
dix  minutes,  l'ayant  touché  onze  fois,  le  fatigua  si  bien,  que  le 
baron  demanda  grâce.  Puis  il  tira  avec  Punisimont  et  avec  son 
confrère  Amaury  Maldant. 

La  douche  froide,  ensuite,  glanant  sa  chair  haletante,  lui  rap- 
pela les  bains  de  la  vingtième  année,  quand  il  piquait  des  tètes 


FORT  COMME  LA  MORT  491 

dans  la  Seine,  du  haut  des  ponts  de  la  banlieue,  en  plein  automne, 
pour  rpater  les  bourgeois. 

—  Tu  dînes  ici  ?  lui  demandait  Maldant. 

—  Oui. 

—  Nous  avons  une  table  avec  Livcrdy,  Rocdiane  et  Landa, 
dépêche-toi,  il  est  sept  heures  un  quart. 

La  salle  à  manger,  pleine  d'hommes,  bourdonnait. 

Il  y  avait  là  tous  les  vagabonds  nocturnes  de  Paris,  des  désœu- 
vrés et  des  occupés,  tous  ceux  qui,  à  partir  de  sept  heures  du 
soir,  ne  savent  plus  que  faire  et  dînent  au  Cercle  pour  s'accro- 
cher, grâce  au  hasard  d'une  rencontre,  à  quelque  chose  ou  à 
quelqu'un. 

Quand  les  cinq  amis  se  furent  assis,  le  banquier  Liverdy,  un 
honunede  quarante  ans,  vigoureux  et  trapu,  dit  à  Berlin  : 

—  Vous  étiez  enragé,  ce  soir. 
Lo  peintre  répondit  : 

—  Oui,  aujourd'hui,  je  ferais  des  choses  surprenantes. 

Les  autres  sourirent,  et  le  paysagiste  Amaury  Maldant,  un 
petit  maigre,  chauve,  avec  une  barbe  grise,  dit  d'un  air  lin  : 

—  Moi  aussi,  j'ai  toujours  un  retour  de  sève  en  Avril  ;  ça  me 
fait  pousser  quelques  feuilles,  une  demi -douzaine  au  plus,  puis  ça 
coule  en  sentiment  ;  il  n'y  a  jamais  de  fruits. 

Le  marquis  de  R,ocdiane  et  le  comte  de  Landa  le  plaignirent. 
Plus  âgés  que  lui,  tous  deux,  sans  qu'aucun  œil  exercé  pût  fixer 
leur  âge,  hommes  dî  cercle,  de  cheval  et  d'épée  à  qui  les  exer- 
cices incessants  avaient  fait  des  corps  d'acier,  ils  se  vantaient 
d'être  plus  jeunes,  en  tout,  que  les  polissons  énervés  de  la  géné- 
ration nouvelle. 

Rocdiane,  de  bonne  race,  fréquentant  tous  les  salons,  mais 
suspect  de  tripotages  d'argent  de  toute  nature,  ce  qui  n'était  pas 
étonnant,  disait  Bertin,  après  avoir  tant  vécu  dans  les  tripots, 
marié,  séparé  de  sa  femme  qui  lui  payait  une  rente,  administra- 
teur de  banques  belges  et  portugaises,  portait  haut,  sur  sa  figure 
énergique  de  Don  Quichotte,  un  honneur  un  peu  terni  de  gentil- 
homme à  tout  faire  que  nettoyait,  de  temps  en  temps,  le  sang 
d'une  piqûre  en  duel. 

Le  comte  de  Landa,  un  bon  colosse,  fier  de  sa  taille  et  de  ses 
épaules,  bien  que  marié  et  père  de  deux  enfants,  ne  se  décidait 
qu'à  grand'peine  à  dîner  chez  lui  trois  fois  par  semaine,  et  restait 


492  LA  LKGTUHE 

au  Cercle,  les  autres  jours,  avec  ses  amis,  après  la  séance  de  la 
salle  d'armes. 

—  Le  Cercle  est  une  famille,  disait-il,  la  famille  de  ceux  qui 
n'en  ont  pas  encore,  de  ceux  qui  ncw  auront  jamais,  et  de  ceux 
qui  s'ennuient  dans  la  leur. 

La  conversation,  partie  sur  le  chapitre  femmes,  roula  d'anec- 
dotes en  souvenii's  et  de  souvenirs  en  vantcrics  jusqu'aux  conll- 
dences  indiscrètes. 

Le  marquis  de  Rocdiane  laissait  soupçonner  ses  maîtresses 
par  des  indications  précises,  femmes  du  monde  dont  il  ne  disait 
pas  les  noms,  aPm  de  les  faire  mieux  deviner.  Le  banquier  Livcrdy 
désignait  les  siennes  par  leurs  prénoms.  Il  racontait  :  «  J'étais  au 
mieux,  en  ce  momentdà,  avec  la  fenune  d'un  diplomate.  Or,  un 
soir,  en  la  quittant,  je  lui  dis  :  ma  petite  Marguerite...  »  Il  s'ar- 
rêtait au  milieu  des  sourires,  puis  reprenait  :  «  Ilcin!  j'ai  laissé 
échapper  quelque  chose.  On  devrait  prendre  l'habitude  d'appeler 
toutes  les  femmes  Sophie.  » 

Olivier  Bertin,  très  réservé,  avait  coutume  de  déclarer,  quand 
on  l'interrogeait  : 

—  Moi,  je  me  contente  de  mes  modèles. 

On  f('ignaitde  le  croire,  et  Landa,  un  sinqde  coureur  de  fdles, 
s'exaltait  à  la  pensée  de  tous  les  jolis  morceaux  qui  trottent  jiar 
les  rues,  et  de  toutes  les  jeunes  personnes  déshabillées  devant  le 
peintre,  à  dix  francs  l'heure. 

A  mesure  que  les  bouteilles  se  vidaient,  tous  ces  grisons,  comme 
les  appelaient  les  jeunes  du  Cercle,  tous  ces  grisons,  dont  la  face 
rougissait,  s'allumaient,  secoués  de  désirs  réchauffés  et  d'ar- 
dours  férmcntées. 

Ilocdiane,  après  le  café,  tomijait  dans  des  indiscrétions  plus 
véridiques,  et  oubliait  les  fenunns  du  monde  pour  célébrer  les 
simples  cocottes. 

—  Paris,  disait-il,  un  verre  de  kummcl  à  la  main,  la  seule  ville 
où  un  homme  ne  vieillisse  pas,  la  seule  où,  à  cinquante  ans, 
]»oiirvu  qu'il  soit  solide  et  bien  conservé,  il  trouvera  toujours 
une  gamine  de  dix-huit  ans,  jolie  comme  un  ange,  pour  l'aimer. 

Landa,  retrouvant  son  Iloc  liane  d'après  les  liqueurs,  l'approu- 
vait avec  enthousiasme,  énumérait  les  petites  fdles  qui  l'adoraient 
encore  tous  les  jours. 

Mais  Liverdy,  plus  sceptique  et  prétendant  savoir  exactement 
ce  que  valent  les  femmes,  murmurait  : 


FORT  COMME  LA  MOHT  493 

—  Oui,  elles  VOUS  le  disent,  qu'elles  vous  adorent. 
Landa  riposta  : 

—  Elles  me  le  prouvent,  mon  cher. 

—  Ces  preuves-là  ne  comptent  pas. 

—  Elles  me  suffisent. 
Rocdiane  criait  : 

—  Mais  elles  le  pensent,  sacrcbleu  !  Croyez-vous  qu'une  jolie 
petite  gueuse  de  vingt  ans,  qui  fait  la  fête  depuis  cinq  ou  six  ans 
déjà,  la  fête  à  Paris,  où  toutes  nos  moustaches  lui  ont  appris  et 
gâté  le  goût  des  baisers,  sait  encore  distinguer  un  homme  de 
trente  d'avec  un  homme  de  soixante?  Allons  donc!  quelle 
blague!  Elle  en  a  trop  vu  et  trop  connu.  Tenez,  je  vous  parie 
qu'elle  aime  mieux,  au  fond  du  cœur,  mais  vraiment  mieux,  un 
vieux  banquier  qu'un  jeune  gommeux.  Est-ce  qu'elle  sait,  est-ce 
qu'elle  réfléchit  à  ça?  Est-ce  que  les  hommes  ont  un  âge,  ici? 
Eh  !  mon  cher,  nous  autres,  nous  rajeunissons  en  blanchissant, 
et  plus  nous  blanchissons,  plus  on  nous  dit  qu'on  nous  aime,  plus 
on  nous  le  montre  et  plus  on  le  croit. 

Ils  se  levèrent  de  table,  congestionnés  et  fouettés  par  l'alcool, 
prêts  à  partir  pour  toutes  les  conquêtes,  et  ils  comniengaient  à 
délibérer  sur  l'emploi  de  leur  soirée.  Bertin  parlait  du  Cirque, 
Rocdiane  de  l'Hippodrome,  Maldant  de  l'Éden  et  Landa  des 
Folies-Bergère,  quand  un  bruit  de  violons  qu'on  accorde,  léger, 
lointain,  vint  jusqu'à  eux. 

—  Tiens,  il  y  a  donc  musique  aujourd'hui  au  Cercle,  dit 
Pt0c>  liane. 

—  Oui,  répondit  Bertin,  si  nous  y  passions  dix  minutes  avant 
de  sortir? 

—  Allons. 

Ils  traversèrent  un  salon,  la  salle  de  billard,  une  salle  de  jeu, 
puis  arrivèrent  dans  une  sorte  de  loge  dominant  la  galerie  des 
musiciens.  Quatre  messieurs,  enfoncés  en  des  fauteuils,  atten- 
daient déjà  d'un  air  recueilli,  tandis  qu'en  bas,  au  milieu  des 
rangs  de  sièges  vides,  une  dizaine  d'autres  causaient,  assis  ou 
debout. 

Le  chef  d'orchestre  tapait  sur  le  pupitre  à  petits  coups  de  son 
archet  :  on  commença. 

Olivier  Bertin  adorait  la  musique,  comme  on  adore  l'opium. 
Elle  le  faisait  rêver. 

Dès  que  le  flot  sonore  des  instruments  l'avait  touché,  il  se  sen- 


404  LA  LECTURE 

tait  emporté  dans  une  sorte  d'ivresse  nerveuse  qui  rendait  son 
corps  et  son  intelligence  incroyablement  vibrants.  Son  imagina- 
tion s'en  allait  comme  une  folle,  grisée  par  les  mélodies,  à  tra- 
vers des  songeries  douces  et  d'agréables  rêvasseries.  Les  yeux 
fermés,  les  jambes  croisées,  les  bras  mous,  il  écoutait  les  sons  et 
voyait  des  choses  qui  passaient  devant  ses  yeux  et  dans  son 
esprit. 

L'orchestre  jouait  une  symphonie  d'Haydn^  et  le  peintre,  dès 
qu'il  eut  baissé  ses  paupières  sur  son  regard,  revit  le  bois,  la 
foule  des  voitures  autour  de  lui,  et,  en  face,  dans  le  landau,  la 
comtesse  et  sa  fille.  11  entendait  leurs  voix,  suivait  leurs  paroles, 
sentait  le  mouvement  de  la  voiture,  respirait  l'air  plein  d'odeur 
de  feuilles. 

Trois  fois,  son  voisin,  lui  parlant,  interrompit  cette  vision,  qui 
recommença  trois  fois,  comme  recommence,  après  une  traversée 
en  mer,  le  roulis  du  bateau  dans  l'immobilité  du  lit. 

Puis  elle  s'étendit,  s'allongea  en  un  voyage  lointain,  avec  les 
deux  femmes  assises  toujours  devant  lui,  tantôt  en  chemin  do 
fer,  tantôt  à  la  table  d'hôtels  étrangers.  Dui'ant  toute  la  durée 
de  l'exécution  musicale,  elles  l'accompagnèrent  ainsi,  comme  si 
elles  avaient  laissé,  durant  cette  promenade  au  grand  soleil, 
l'image  de  leurs  deux  vi.sages  empreinte  au  fond  de  son  œil. 

Un  silence,  puis  un  bruit  de  .'^ièges  remués  et  de  voix  chassè- 
rent cette  vapeur  de  songe,  et  il  aperçut,  sommeillant  autour 
de  lui,  ses  quatre  amis  en  des  postures  naïves  d'attention  chan- 
gée en  sommeil. 

Quand  il  les  eut  réveillés  : 

-^  Eh  bien  !  que  faisons-nous  maintenant?  dit-il. 

—  Moi,  répondit  avec  franchise  llocdianc,  j'ui  envie  de  dormir 
ici  encore  un  peu. 

—  Et  moi  aussi,  reprit  Landa. 
Dertin  se  leva  : 

—  VAi  bien,  moi,  je  rentre,  je  suis  un  i)f'U  las. 

Il  se  sentait,  an  contraire,  fort  anime'-,  mais  il  désirait  s'en 
aller,  par  crainte  des  fins  de  soirée  qu'il  c(innais>;ait  si  l)ien  au- 
tour de  la  table  de  baccara  du  Cercle. 

Il  rentra  donc,  et,  h-  lendemain,  après  une  nuit  de  nerfs,  une 
de  ces  nuits  qui  nv-ttent  les  artistes  dans  cet  état  d'activité  cé- 
rébrale bai)tisée  inspiration,  il  se  décida  à  ne  pas  sortir  et  à 
travailler  jusqu'au  soir. 


FORT  COMME  LA  MORT  495 

Ce  fut  une  journée  excellente,  une  de  ces  journées  de  produc- 
tion facile,  où  l'idée  semble  descendre  dans  les  mains  et  se  fixer 
d'elle-mcnie  sur  la  toile. 

Les  portes  closes,  séparé  du  monde,  dans  la  tranquillité  de 
l'hôtel  fermé  pour  tous,  dans  la  paix  amie  de  l'atelier,  l'œil  clair, 
l'esprit  lucide,  surexcité,  alerte,  il  goûta  ce  bonheur  donné  aux 
seuls  artistes  d'enfanter  leur  œuvre  dans  l'allégresse.  Rien 
n'existait  plus  pour  lui,  pendant  ces  heures  de  travail,  que  le 
morceau  de  toile  où  naissait  une  image  sous  la  caresse  de  ses 
pinceaux,  et  il  éprouvait,  en  ses  crises  de  fécondité,  une  sensa- 
tion étrange  et  bonne  de  vie  abondante  qui  se  grise  et  se  répand. 
Le  soir  il  était  brisé  comme  après  une  saine  fatigue,  et  il  se 
coucha  avec  la  pensée  agréable  de  son  déjeuner  du  lendemain, 

La  table  fut  couverte  de  fleurs,  le  menu  très  soigné  pour 
M"®  de  Guilleroy,  gourmande  raffinée,  et  malgré  une  résistance 
énergique,  mais  courte,  le  peintre  força  ses  convives  à  boire  du 
Champagne. 

—  La  petite  sera  ivre  !  disait  la  comtesse. 
La  duchesse  indulgente  répondait  : 

—  Mon  Dieu  !  il  faut  bien  l'être  une  première  fois. 

Tout  le  monde,  en  retournant  dans  l'atelier,  se  sentait  un  peu 
agité  par  cette  gaieté  légère  qui  soulève  comme  si  elle  faisait 
pousser  des  ailes  aux  pieds. 

La  duchesse  et  la  comtesse,  ayant  une  séance  au  comité  des 
Mères  françaises,  devaient  reconduire  la  jeune  fille  avant  de  se 
rendre  à  la  Société,  mais  Bertin  offrit  de  faire  un  tour  à  pied 
avec  elle,  en  la  ramenant  boulevard  Malesherbes;  et  ils  sortirent 
tous  les  deux. 

—  Prenons  par  le  plus  long,  dit-elle. 

—  Veux-tu  rôder  dans  le  parc  Monceau  ?  c'est  un  endroit  très 
gentil  ;  nous  regarderons  les  mioches  et  les  nourrices. 

—  Mais  oui,  je  veux  bien. 

Ils  franchirent,  par  l'avenue  Vélasquez,  la  grille  dorée  et  mo- 
numentale qui  sert  d'enseigne  et  d'entrée  à  ce  bijou  de  parc 
élégant,  étalant  en  plein  Paris  sa  grâce  factice  et  verdoyante, 
au  milieu  d'une  ceinture  d'hôtels  princiers. 

Le  long  des  larges  allées,  qui  déploient  à  travers  les  pelouses 
et  les  massifs  leur  courbe  savante,  une  foule  de  femmes  et 
d'hommes,  assis  sur  des  chaises  de  fer,  regardent  défiler  les 
passants  tandis  que,  par  les  petits  chemins  enfoncés  sous  les 


40G  LA  LKCiLKH 

onil)rngos  et  serpentant  comme  dçs  ruisseaux,  un  peuple  d'en- 
fants grouille  dans  le  sable,  court,  saute  à  la  corde  sous  l'œil 
indolent  des  nourrices  ou  sous  le  regard  inquiet  des  mères.  Les 
arbres  énormes,  arrondis  en  dôme  comme  des  monuments  de 
feuilles,  les  marronniers  géants  dont  la  lourde  verdure  est 
érlabousséc  de  grap})es  rouges  ou  blanches,  les  sycomores  dis- 
tingués, les  platanes  décoratifs  avec  leur  tronc  savamment  tour- 
menté, ornent  en  des  perspectives  séduisantes  les  grands  gazons 
onduleux. 

Il  fait  chaud,  les  tourterelles  roucoulent  dans  les  feuillaires  et 
voisinent  de  cime  en  cime,  tandis  que  les  moineaux  se  baiu;nent 
dans  l'arc-en-ciel  dont  le  soleil  enlumine  la  poussière  d'eau  des 
arrosages  égrenée  sur  l'herbe  fine.  Sur  leurs  socles.  Tes  statues 
blanches  semblent  heureuses  dans  cette  fraîcheur  verte.  Un 
jeune  gardon  de  marbre  retire  de  son  pied  une  épine  introu- 
vable, comme  s'il  s'était  piqué  tout  à  l'heure  en  courant  ai)rès  la 
Diane  qui  fuit  là-bas  vers  le  petit  lac  emprisonné  daiiS  les  bos- 
quets oîi  s'abrite  la  ruine  d'un  temple. 

D'autres  statues  s'embrassent,  amoureuses  et  froides,  au  bord 
des  massifs,  ou  bien  rêvent,  un  genou  dans  la  main.  Une  cas- 
cade écume  et  roule  sur  de  jolis  rochers.  Un  arbre,  tronqué 
comme  une  colonne,  porte  un  lierre  ;  un  tombeau  porte  une  in- 
scription. Les  fûts  de  pierre  dressés  sur  les  gazons  ne  rappellent 
guère  plus  l'Acropole  que  cet  élégant  petit  parc  ne  rapj)elle  les 
forêts  sauvages. 

C'est  l'endroit  artificiel  et  charmant  où  les  gens  de  ville  vont 
contempler  des  fleurs  élevées  en  des  serres,  et  admirer,  comme 
on  admire  au  théâtre  le  spectacle  de  la  vie,  cette  aimable  repré- 
sentation que  donne,  en  plein  Paris,  la  belle  nature. 

Olivier  iJertin,  depuis  des  années,  venait  prcs(pie  chaque  jour 
en  ce  lieu  préféré,  pour  y  regarder  les  Parisiennes  se  mouvoir 
en  leur  vrai  cadre,  a  C'est  un  parc  fait  pour  la  toilette,  disait-il  ; 
les  gens  mal  mis  y  fout  horreur.  »  I*]t  il  y  rôdait  pendant  des 
heure-!,  en  connaissait  toutes  les  i)lantes  et  tous  les  promeneurs 
habituel-;. 

Il  marchait  à  côté  d'Annetto,  le  loug  des  allées,  l'œil  distrait 
par  la  vie  bariolée  et  remuante  du  jardin. 

—  Oh!  l'amour,  cria-t  cllc- 

Eilc  contemplait  un  petit  garçon  à  boucles  blondes  qui  la  re- 
gardait de  ses  yeux  bleus,  d'un  air  étonné  et  ravi. 


FORT  COMME  LA  MORT  497 

Pais,  elle  passa  une  revue  de  tous  les  enfants  ;  et  le  plaisir 
|u'rHe  avait  à  voir  ces  vivantes  poupées  enrubannées  la  rendait 
bavarde  et  communicative. 

Elle  marchait  à  petits  pas,  disait  à  Bertin  ses  remarques,  ses 
réflexions  sur  les  petits,  sur  les  nourrices,  sur  les  mères.  Les 
enfants  gros  lui  arrachaient  des  exclamations  de  joie,  et  les  en- 
fants pâles  l'apitoyaient. 

Il  l'écoutait,  amusé  par  elle  plus  que  par  les  mioches,  et  sans 
oublier  la  peinture,  murmurait  :  «  C'est  délicieux  !  »  en  songeant 
qu'il  devrait  faire  un  exquis  tableau,  avec  un  coin  du  parc  et  un 
bouquet  de  nourrices,  de  mères  et  d'enfants.  Comment  n'y 
avait-il  pas  songé  ? 

—  Tu  aimes  ces  galopins-là?  dit-il. 

—  Je  les  adore. 

A  la  voir  les  regarder,  il  sentait  qu'elle  avait  envie  de  les 
prendre,  de  les  embrasser,  de  les  manier,  une  envie  matérielle  et 
tendre  de  mère  future  ;  et  il  s'étonnait  de  cet  instinct  secret,  ca- 
ché en  cette  chair  de  femme. 

Comme  elle  était  disposée  à  parler,  il  l'interrogea  sur  ses 
goûts.  Elle  avoua  des  espérances  de  succès  et  de  gloire  mondaine 
avec  une  naïveté  gentille,  désira  de  beaux  chevaux,  qu'elle  con- 
naissait presque  en  maquignon,  car  l'élevage  occupait  une  par- 
tie des  fermes  de  Roncières  ;  et  elle  ne  s'inquiéta  guère  plus  d'un 
fiancé  que  de  l'appartement  qu'on  trouverait  toujours  dans  la 
multitude  des  étages  à  louer. 

Ils  o.pprochaient  du  lac  où  deux  cygnes  et  six  canards  flottaient 
doucement,  aussi  propres  et  calmes  que  des  oiseaux  de  porce- 
laine, et  ils  passèrent  devant  une  jeune  femme  assise  sur  une 
chaise,  un  livre  ouvert  sur  les  genoux,  les  yeux  levés  devant  elle, 
l'àme  envolée  dans  sa  songerie. 

Elle  ne  bougeait  pas  plus  qu'une  figure  de  cire.  Laide,  humble, 
vêtue  en  fille  modeste  qui  ne  songe  point  à  plaire,  une  institu- 
trice peut-être,  elle  était  partie  pour  le  R,êve,  emportée  par  une 
phrase  ou  par  un  mot  qui  avait  ensorcelé  son  cœur.  Elle  conti- 
nuait, sans  doute,  selon  la  poussée  de  ses  espérances,,  l'aventure 
commencée  dans  le  livre. 

Bertin  s'arrêta,  surpris  : 

—  C'est  beau,  dit-il,  de  s'en  aller  comme  ça. 

Ils  avaient  passé  devant  elle.  Ils  retournèrent  et  revinrent  en- 
LECT.  —  53  IX  —  32 


498  LA  LECTURE 

core  sans  qu'elle  les  aperçût,  tant  elle  suivait  de  toute  son  atten- 
tion le  vol  lointain  de  sa  pensée. 
Le  peintre  dit  à  Annetto  : 

—  Dis  donc,  petite  !  est-ce  que  ça  t'ennuierait  de  me  poser  une 
figure,  une  fois  ou  deux  ? 

—  Mais  non,  au  contraire  ! 

—  Regarde  bien  cette  demoiselle  qui  se  promène  dans  l'idéal. 

—  Là,  sur  cette  chaise? 

—  Oui.  Eh  bien!  tu  t'asseoiras  aussi  sur  une  chaise,  tu  ouvriras 
un  livre  sur  tes  genoux  et  tu  tâcheras  de  faire  comme  elle.  As-tu 
quelquefois  rêvé  tout  éveillée  ? 

—  Mais,  oui. 

—  A  quoi  ? 

Et  il  essaya  de  la  confesser  sur  ses  promenades  dans  le  bleu  ; 
mais  elle  ne  voulait  point  répondre,  détournait  ses  questions,  re- 
gardait les  canards  nager  après  le  pain  que  leur  jetait  une  dame, 
et  semblait  gênée  comme  s'il  eût  touché  en  elle  à  quelque 
chose  de  sensible. 

Puis,  pour  changer  de  sujet,  elle  raconta  sa  vie  à  Roncières, 
parla  de  sa  grand'mcre  à  qui  elle  faisait  de  longues  lectures  à 
liante  voix,  tous  les  jours,  et  qui  devait  être  bien  seule  et  bien 
triste  maintenant. 

Le  peintre,  en  l'écoutant,  se  sentait  gai  comme  un  oiseau,  gai 
comme  il  ne  l'avait  jamais  été.  Tout  ce  qu'elle  lui  disait,  tous 
les  menus  et  futiles  et  médiocres  détails  de  cette  simple  exis- 
tence de  fillette  l'amusaient  et  l'intéressaient. 

—  Asseyons  nous,  dit-il. 

Ils  s'assirent  auprès  de  l'eau.  Et  les  deux  cygnes  s'en  vinrent 
flotter  devant  eux,  espérant  quel({ue  nourriture. 

Bertin  sentait  en  lui  s'éveiller  des  souvenirs,  ces  souvenirs 
disparus,  noyés  dans  l'oubli  et  qui  soudain  reviennent,  on  ne  sait 
pourquoi.  Ils  surgissaient  rapides,  de  toutes  sortes,  si  nombreux 
en  même  temps,  qu'il  éprouvait  la  sensation  d'une  main  remuant 
la  vase  de  sa  mémoire. 

Il  cherchait  pourquoi  avait  lieu  ce  bouillonnement  de  sa  vie 
ancienne  que  plusieurs  fois  déjà,  moins  qu'aujourd'hui  cependant, 
il  avait  senti  et  remarqué.  Il  existait  toujours  une  cause  à  ces 
évocations  sul)itcs,  une  cause  matérielle  et  simple,  une  odeur,  un 
parfum  souvent.  Que  de  fois  une  robe  de  femme  lui  avait  jeté  au 
passage,  avec  le  souille  évaporé  d'une  essence,  tout  un  rappel 


FORT  COMME  LA  MORT  499 

d'événements  eiïacés  !  Au  fond  des  vieux  flacons  de  toilette,  il 
avait  retrouvé  souvent  aussi  des  parcelles  de  son  existence  ;  et 
toutes  les  odeurs  errantes,  celles  des  rues,  des  champs,  des  mai- 
sons, des  meubles,  les  douces  et  les  mauvaises,  les  odeurs 
chaudes  des  soirs  d'été,  les  odeurs  froides  des  soirs  d'hiver,  rani- 
maient toujours  chez  lui  de  lointaines  réminiscences,  comme  si 
les  senteurs  gardaient  en  elles  les  choses  mortes  embaumées,  à  la 
façon  des  aromates  qui  conservent  les  momies. 

Etait-ce  l'herbe  mouillée  ou  la  fleur  des  marronniers  qui  rani- 
mait ainsi  l'autrefois?  Non.  Alors,  quoi?  Etait-ce  à  son  œil 
qu'il  devait  cette  alerte?  Qu'avait-il  vu?  Rien.  Parmi  les  per- 
sonnes rencontrées,  une  d'elles  peut-être  ressemblait  à  une  figure 
de  jadis,  et,  sans  qu'il  l'eût  reconnue,  secouait  en  son  cœur 
toutes  les  cloches  du  passé. 

N'était-ce  pas  un  son,  plutôt?  Bien  souvent  un  piano  entendu  par 
hasard,  une  voix  inconnue,  même  un  orgue  de  Barbarie  jouant 
sur  une  place  un  air  démodé,  l'avaient  brusquement  rajeuni  de 
vingt  ans,  en  lui  gonflant  la  poitrine  d'attendrissements  oubliés. 

Mais  cet  appel  continuait,  incessant,  insaisissable,  presque 
irritant.  Qu'y  avait-il  autour  de  lui,  près  de  lui,  pour  raviver  de 
la  sorte  ses  émotions  éteintes  ? 

—  Il  fait  un  peu  frais,  dit-il,  allons-nous-en. 
Ils  se  levèrent  et  se  remirent  à  marcher. 

Il  regardait  sur  les  bancs  les  pauvres  assis,  ceux  pour  qui  la 
chaise  était  une  trop  forte  dépense. 

A.nnette,  maintenant,  les  observait  aussi  et  s'inquiétait  de  leur 
existence,  de  leur  profession,  s'étonnait  qu'ayant  l'air  si  misé- 
rable ils  vinssent  paresser  ainsi  dans  ce  beau  jardin  public. 

Et  plus  encore  que  tout  à  l'heure,  Olivier  remontait  les  années 
écoulées.  Il  lui  semblait  qu'une  mouche  ronflait  à  ses  oreilles  et 
les  emplissait  du  bourdonnement  confus  des  jours  finis. 

La  jeune  fille,  le  voyant  rêveur,  lui  demanda  : 

—  Qu'avez-vous?  vous  semblez  triste. 

Et  il  tressaillit  jusqu'au  cœur.  Qui  avait  dit  cela?  Elle  ou  sa 
mère  ?  Non  pas  sa  mère  avec  sa  voix  d'à  présent,  mais  avec  sa 
voix  d'autrefois,  tant  changée  qu'il  venait  seulement  de  la  recon- 
naître. Il  répondit  en  souriant  : 

—  Je  n'ai  rien,  tu  ni'arauses  beaucoup,  tu  es  très  gentille,  tu 
me  rappelles  ta  maman. 

Comment  n^avait-il  pas  remarqué  plus  vite  cet  étrange  écho 


500  LA  LECTURK 

(le  la  parole  jadis  si  familière,  qui  sortait  à  présent  de  ces  lèvres 
nouvelles"? 

—  Parle  encore,  dit-il. 

—  De  quoi  ? 

—  Dis-moi  ce  que  tes  institutrices  t'ont  fait  apprendre.  Les 
aimais-tu? 

Elle  se  remit  à  bavarder. 

Et  il  écoutait,  saisi  par  un  trouble  croissant,  il  épiait,  il  atten- 
dait, au  milieu  des  phrases  de  cette  fillette  presque  étrangère  à 
son  cœur,  un  mot,  un  son,  un  rire,  qui  semblaient  restés  dans 
sa  gorge  depuis  la  jeunesse  de  sa  mère.  Des  intonations,  parfois, 
le  faisaient  frémir  d'étonnement.  Certes,  il  y  avait  entre  leurs 
paroles  des  dissemblances  telles  qu'il  n'en  avait  pas,  tout  de 
suite,  remarqué  les  rapports,  telles  que,  souvent  même,  il  ne  les 
confondait  plus  du  tout  ;  mais  cette  différence  ne  rendait  que 
plus  saisissants  les  brusques  réveils  du  parler  maternel.  Jus- 
qu'ici, il  avait  constaté  la  ressemblance  de  leurs  visages  d'un  œil 
amical  et  curieux,  mais  voilà  que  le  mystère  de  cetti?  voix  res- 
suscitée  les  mêlait  d'une  telle  façon  qu'en  détournant  la  tête 
pour  ne  plus  voir  la  jeune  fille,  il  se  demandait  par  moments  si  ce 
n'était  pas  la  comtesse  qui  lui  parlait  ainsi,  douze  ans  plus  tôt. 

Puis,  lorsqu'halluciné  par  cette  évocation  il  se  retournait  vers 
elle,  il  retrouvait  encore,  à  la  rencontre  de  son  regard,  un  peu 
de  cette  défaillance  que  jetait  en  lui,  aux  premiers  temps  de  leur 
tendresse,  l'œil  de  la  mère. 

Ils  avaient  fait  déjà  trois  fois  le  tour  du  parc,  repassant  tou- 
jours devant  les  mêmes  personnes,  les  mêmes  nourrices,  les 
luêmes  enfants. 

Annette,  à  présent,  inspectait  les  hôtels  qui  entourent  ce  jar- 
din, et  demandait  les  noms  de  leurs  habitants. 

Elle  voulait  tout  savoir  sur  toutes  ces  gens,  interrogeait  avec 
une  curiosité  vorace,  semblait  emplir  de  renseignements  sa  mé- 
moire de  femme,  et,  la  figure  éclairée  par  l'intérêt,  écoutait  des 
yeux  autant  que  de  l'oreille.  Mais  en  arrivant  au  pavillon  (jui 
sépare  les  deux  portes  sur  le  boulevard  extérieur,  Bertins'apci'(;ut 
que  quatre  heures  allaient  sonner. 

—  Oh  !  dit-il,  il  faut  rentrer. 

Et  ils  gagnèrent  doucement  le  l)oulevard  Malesherbes. 

Guy  DE  Maupassant. 
(A  suivre.) 


RIEN   DES  AGENCES 


Vous  avez  pu  lire  plusieurs  fois,  cet  été,  à  la  quatrième  page 
d'un  journal  (12  francs  la  ligne)  cette  annonce  conçue  dans  un 
style  hiéroglyphique,  justifié  d'ailleurs  par  l'élévation  du  tarif 
précité  : 

«  Dem.  de  prov.,  jol.,  dist.,  av.  300,000  fr.,  ép.  mons.  35  a., 
milit.,  magist.,  hahit.  Paris.  Ptien  des  ag.  Ecr,  p.  rest.  Made- 
leine T.  T.  333.  » 

Tout  n'était  pas  ahsolument  vrai  dans  V avertissement  qui 
précède. 

Elodie  Rabotteau,  le  parti  désigné,  était  demoiselle  bien  réel- 
lement et  l'est  encore,  hélas  !  Provinciale,  elle  l'est  aussi,  puisque 
son  père  remplit,  à  Saint-Colomban,  un  obscur  chef-lieu  de  can- 
ton de  la  Beauce,  les  fonctions  de  juge  de  paix. 

Mais,  entre  nous:  1°  elle  n'est  pas  jolie;  2°  elle  manque  abso- 
lument de  distinction  ;  3°  les  300,000  francs  sus-mentionnés  sont 
principalement  des  espérances,  basées  sur  l'héritage  d'un  oncle, 
célibataire  il  est  vrai,  mais  à  peine  âgé  de  quarante  ans,  et  solide 
comme  un  pont. 

Quant  au  :  rien  des  agences,  c'est  encore  une  odieuse  trom- 
perie. 

M.  T.  T.  333,  en  réalité  Théodore  Tardivel,  fait  le  métier  de 
marier  les  gens,   ni  plus  ni  moins  que  M.   de  Foy,  de  discrète 


5C2  LA  LIXTURK 

mémoire.  Mais  cet  industriel  a  reconnu  que  certains  clients  nour- 
rissent contre  les  agences  des  préventions  insurmontables.  On 
trouve,  de  même,  des  raffinés  qui  ne  monteraient  pas,  pour  un 
empire,  dans  un  fiacre,  à  cause  des  numéros  rouges  peints  sur  la 
caisse.  Pour  ceux-là,  on  a  inventé  la  «  voiture  de  cercle  ».  Cela 
coûte  plus  cher,  c'est  aussi  sale,  et  cela  ne  va  pas  plus  vite  ;  mais 
il  n'y  a  pas  de  numéros  rouges  :  rien  des  agences  !  Tardivel  n'a 
pas  de  local  pour  les  entrevues,  et  fait  tout  par  correspondance. 

Un  matin  du  mois  d'août  dernier,  le  juge  Rabottcau  dit  à  sa 
femme  : 

—  Tardivel  m'écrit  ce  matin  une  longue  lettre  que  je  te  résume. 
Il  est  très  fort,  ce  gaillard-là.  Voici  la  chose  :  les  manœuvres 
commencent  dans  huit  jours,  et  Saint-Colomban  est  désigné  pour 
loger  une  demi-batterie  d'arlillerie.  Cette  demi-batterie  est  com- 
mandée par  le  capitaine  Lecomte;  ce  capitaine  cherche  à  se  marier 
en  province.  Tu  vois  la  situation? 

—  Parfaitement.  Mais  cet  officier,  me  dis-tu,  veui  habiter  la 
province  et  nous  voulons  marier  Elodie  à  Paris,  afin  do  nous  y 
retirer  ensuite?  J'entrevois  là  une  difficulté. 

—  Tu  entrevois  toujours  des  difficultés.  Marlons-lcs  d'abord. 
Je  ferai  attacher  notre  gendre  au  fort  de  Vincenncs,  avec  l'appui 
du  député.  Noms  habiterons  près  de  la  Bastille,  et  tout  sera  pour 
Je  mieux.  Ne  songe,  pour  le  moment,  qu'à  donner  à  la  maison 
un  peu  d'apparence.  Il  faudra,  demain,  conduire  Elodie  à  Clià- 
teaudun  pour  lui  faire  faire  une  robe.  En  même  temps,  tu  diras 
qu'on  vienne  accorder  le  piano.  Il  faudrait  trouver  aussi  une 
seconde  servante  pour  que  la  cuisinière  n'apporte  pas  les  plats 
à  table. 

—  .Mon  Dieu!  gémit  M"*  Rabotteau,  quelle  dépense! 

—  Je  ne  dis  pas  le  contraire.  Mais  veux-tu  ou  ne  veux-tu  pas 
marier  ÉlocHc?  La  voilà  dans  ses  vingt-six  ans.  Il  y  en  a  huit 
(juc  nous  l'offrons  à  tous  les  célibataires  jeunes  ou  mûrs  de  la 
contrée,  sans  parler  des  veufs.  Une  occasion  s'offre,  il  faut  en 
profiler.  Allons!  ma  bonne,  remue-toi.  Je  m'entendrai  avec  le 
inaire  pour  qu'on  nous  fasse  loger  ce  capitaine. 

Le  premier  septembre,  pendant  toute  la  matinée,  le  canon 
tonna  dans  la  vaste  plaine  qui  entoure  Saint-Colomban  ;  puis,  vers 
quatre  heures  du  soir,  on  signala  l'approche  de  la  demi-batterie. 


r.IEN  DES  AGENCES  503 

La  maison  du  juge  de  paix,  de  la  cave  au  grenier,  était  sous 
les  armes.  La  chambre  du  capitaine  était  parée,  soignée,  confor- 
table, comme  celle  d'un  évoque  en  tournée  de  confirmation.  Il  y 
avait,  dans  l'écurie,  une  litière  d'un  mètre  d'épaisseur  pour  les 
chevaux.  Et  la  toile  métallique,  qui  voilait  les  mystères  de  la 
cuisine,  n'empêchait  pas  des  parfums  pleins  de  promesses  de 
venir  coquctcr  avec  les  passants  de  la  grande  route. 

Bientôt  le  capitaine  parut  à  la  grille  de  bois  blanc  qui  servait 
de  limite  à  ce  paradis  terrestre  en  miniature.  La  mise  en  scène 
avait  été  réglée  d'avance.  Rabotteau,  sous  l'acacia  taillé  en  boule, 
lisait  la  Revue  des  Deux-Mondes.  Sa  femme,  non  loin  de  lui,  cou- 
pait des  raisins  à  la  treille  jaunissante,  et,  derrière  les  rideaux  de 
mousseline  blanche  de  la  fenêtre  du  salon,  Élodie,  prévenue  par 
un  signal  convenu,  lançait,  avec  l'énergie  du  désespoir,  cette 
phrase,  qui  est  la  plus  mauvaise  action  de  la  vie  d'Ambroise 
Thomas  : 

C'est  là  que  je  voudrais  vi-i-vre  ! 
Aim-m-mer,  aimer  ou  mour-i-ir  ! . 

Au  bruit  des  sabots  du  cheval,  le  juge  de  paix  quitta  sa  Revue, 
et  sa  femme  abandonna  ses  raisins. 

Déjà  le  capitaine  était  devant  eux,  son  képi  à  la  main: 

—  Madame,  commença-t-il  en  saluant,  permettez-moi  de  me 
présenter  moi-même.  Je  suis... 

—  Oh  !  vous  êtes  tout  présenté,  monsieur  Lecomte.  Nous  vous 
attendions. 

L'officier  s'inclina  avec  un  sourire  et  serra  la  main  de  Rabot- 
teau. Puis  on  l'introduisit  au  salon,  à  la  grande  confusion 
d'Élodie  qui  interrompit  brusquement  son  air,  toute  rougissante, 
comme  si  elle  eût  été  à  cent  lieues  de  se  douter  qu'un  capitaine 
d'artillerie  dût  mettre  le  pied  ce  jour-là  dans  le  périmètre  du  can- 
ton où  son  père  rendait  la  justice. 

L'officier,  en  homme  discret,  voulait  manger  à  l'hôtel  ;  mais 
on  lui  fit  comprendre  que  ce  serait  une  de  ces  injures  qui  ne  se 
pardonnent  pas. 

—  Vous  partagerez  notre  modeste  ordinaire,  lui  dit  M"^  Ra- 
botteau. On  ne  mettra  pas  un  bœuf  de  plus  pour  vous. 

Inutile  de  dire  que  le  dîner  fut  un  festin.  Au  dessert,  ces  quatre 
personnes  semblaient  se  connaître  depuis  dix  ans,  et  le  capitaine 


r>Ol  LA  LECTURE 

triom])liait  sur  toute  la  ligne.  De  fait,  il  était  difficile  de  rencon- 
trer un  homme  plus  charmant.  Il  avait  tout  pour  lui.  Très  joli 
garçon,  rcmarcjuahlcmcnt  élevé,  instruit,  intelligent;  un  témoin 
désintéressé  n'aurait  pu  lui  reprocher  qu'une  chose:  c'était  pré- 
cisément d'être  au-dessus  du  milieu  où  il  se  trouvait.  Mais  le 
«  milieu  »  n'en  jugeait  point  ainsi,  bien  entendu. 
A  dix  heures,  il  demanda  la  permission  de  se  retirer. 

—  Comment  donc,  cher  monsieur  Lecomte,  dit  M""'"  Ra- 
botteau.  Après  une  journée  si  fatigante  !  J'espère  que  vous  dor- 
mirez bien  sous  notre  toit  modeste. 

Dans  le  téte-à-tête  de  l'alcôve  nuptial,  les  deux  époux  échan- 
gèrent leurs  impressions. 

—  Ce  serait  un  rêve,  déclara  madame.  Il  a  l'air  si  doux,  et  de 
si  bonnes  manières  !  Pas  traîneur  de  sabre  le  moins  du  monde. 
Et  je  suis  sûr  que  cet  homme-16,  possède  quelque  fortune.  Il  a 
donné  quarante  sous  au  garde-champêtre  qui  lui  a  montré  le 
chemin  de  chez  nous. 

—  Ma  bonne  amie,  tout  cela  n'a  rien  d'étonnant.  On  reconnaît 
entre  tous  un  officier  sorti  de  l'Ecole  Polytechnique.  Ils  sont  sé- 
rieux, rangés,  tranquilles.  As-tu  remarqué  qu'il  a  eu  le  bon  goût 
de  ne  pas  faire  la  moindre  allusion  à  ses  projets  de  mariage  ? 

On  eût  j)u  réjtondre  à  Rabotteau  qu'il  y  avait  une  bonne  rai- 
son à  cette  réserve  du  capitaine.  Ses  hôtes  avaient  parlé  tout  le 
temps. 

A  quatre  heures  du  matin,  quand  l'officier  descendit  pour 
monter  à  cheval,  le  juge  de  paix  l'attendait  pour  le  faire  dé- 
jeuner. Le  soir,  ce  fut  une  nouvelle  édition  des  folies  de  Bal- 
thazar.  Poliment,  Lecomte  pria  la  belle  r'.lodie  de  se  mettre  au 
piano.  Elle  chanta  : 

Cours,  mon  aiguille,  dans  la  laine. 

A  son  tour,  le  jeune  honnne  fut  invile  à  se  faire  entendre.  Il 
obéit  sans  se  faire  prier.  Il  avait  une  voix  superbe.  Puis  il  joua, 
avec  un  réel  talent,  une  romance  sans  paroles  de  Mcndelssohr.. 
Le  père  et  la  mèi'w  d'Elodie  étaient  ravis.  Quant  à  celle-ci,  elle 
sentait  des  ailes  lui  pousser  derrière  les  épaules.  Deux  jours 
après,  Rabotteau  mit  adroitement  la  question  sur  le  mariage  des 
officiers,  et  feignit  de  le  coml)attre.  Lecomte  eut  un  sourire  si- 
gnificatif et  s'indigna  poliment  des  théories  de  son  hôte.  Il  ajouta 


RIEN  DES  AGENCES  503 

que,  durant  la  guerre,  les  officiers  mariés  avaient  fait  leur  de- 
voir encore  mieux,  que  les  autres,  si  c'était  possible. 

Cette  nuit-là,  personne  ne  put  fermer  l'œil  dans  la  famille. 
Elodie  moins  que  les  autres,  comme  de  juste. 

—  Tant  mieux  si  cela  se  fait  !  dit  M™®  Rabotteau  à  son 
mari,  car,  d'après  mes  calculs,  ces  huit  jours  nous  coûteront  au 
moins  40L)  francs. 

—  On  ne  fait  pas  d'omelette  sans  casser  des  œufs,  répondit 
sentencieusement  le  juge. 

Il  avait  écrit  en  secret  à  Tardivel,  en  lui  disant  :  «  Votre  Le- 
comte  est  charmant.  Il  fait  absolument  notre  affaire.  Faut-il  le 
mettre  sur  la  voie?  » 

Taixlivel  avait  répondu  : 

c(  N'ayez  l'air  de  rien.  Quand  il  sera  revenu,  je  le  verrai.  Je  me 
charge  de  tout.  » 

Cei^endant  le  dernier  jour  des  manœuvres  était  arrivé. 

Ce  soir-là,  la  cuisinière  des  Rabotteau  avait  tenté  un  effort 
suprême,  destiné,  selon  toute  apparence,  à  être  couronné  de 
succès.  Mais,  hélas!  à  l'heure  ordinaire,  le  cheval  du  capitaine 
revint  à  l'écurie,  conduit  en  main  par  l'ordonnance.  Elolie,  qui 
guettait  le  retour  de  son  fiancé  (on  l'appelait  ainsi  dans  la 
maison)  derrière  ses  persiennes,  se  précipita  dans  le  jardin  en 
poussant  un  cri  d'angoisse  : 

—  Grand  Dieu!  est-il  blessé? 

—  Non,  mademoiselle,  répondit  le  brosseur  en  souriant  d'un 
air  drôle.  Que  le  capitaine,  sa  santé  est  dans  le  statu  quo.  Seule- 
ment qu'il  faut  dire  au  papa  de  ne  pas  l'attendre  pour  la 
soupe. 

—  Il  ne  vient  pas  dîner  ! 

—  Non,  mademoiselle,  il  lîne  au  Cheval  blanc  et  il  y  couche 
simultanément.  Que  je  vais  lui  porter  ses  effets  de  lingerie  aus- 
sitôt que  j'aurai  dessellé  Cocotte. 

Elolie,  toute  pâle,  courut  prévenir  sa  mère. 

—  Ciel  !  s'écria  celle  ci,  quelle  mésaventure  !  Un  homard  de 
huit  francs.  Mais  que  se  passe-t-il?  Si  nous  faisions  parler  le 
brosseur  ? 

—  Gardons-nous  en  bien,  ma  bonne,  répondit  le  juge  de  paix. 
Grâce  à  l'habitude  de  la  discipline  et  à  la  salle  de  police,  ces 
serviteurs  militaires  sont  les  âmes  damnées  de  leurs  maîtres. 


50G  LA  LECTURK 

Vous  ne  sauriez  rien  et  vous  feriez  tout  manc^ucr,  peut-être.  De- 
main, je  m'informerai  moi-même. 
Le  dîner  du  trio  fut  ln2:ul)re. 


Le  lendemain  matin,  de  bonne  heure,  llabotteau  demandait  à 
l'hôtelier  du  Cheval  blanc,  affolé  par  la  présence  chez  lui  d'une 
douzaine  d'officiers  de  tout  grade  : 

—  Pourriez-vous  me  dire  si  le  capitaine  d'artillerie  qui  logeait 
chez  moi... 

—  Voyez  au  n''  8,  monsieur  le  juge.  Le  capitaine  est  encore 
dans  son  appartement,  car  les  manœuvres  sont  finies  d'hier. 
Pardon  si  je  ne  puis  vous  conduire  moi-même.  Je  suis  dans  le 
coup  de  feu. 

Kabotteau  monta  l'escalier  de  bois,  entra  dans  le  couloir  où 
s'ouvraient  des  portes  blanches,  toutes  pareilles,  avec  de  gros 
chiffres  peints  en  noir.  Il  allait  frapper  à  celle  qui  portait  le 
n°  8,  mais  soudain  il  recula  comme  s'il  eût  aperçu  un  tigre  sur 
le  paillasson.  Ce  n'était  pas  un  tigre,  pourtant,  qu'il  avait  vu. 
C'était,  tout  à  côté  d'une  paire  de  bottes  encore  armées  de  leurs 
éperons,  une  mignonne  paire  de  bottines  doublées  intérieure- 
ment en  soie  rose  ;  des  bottines  grandes  comme  rien,  cambrées, 
élégantes,  impertinentes  ;  des  bottines  qui  font  dire  sans  qu'on 
risque  de  se  tromper  :  «  Il  y  aura  tout  à  l'heure  le  pied  d'une 
jolie  femme  là-dedans.  » 

Oui;  mais  pour  lo  moment,  la  jolie  femme  était...  ailleurs. 
Malheureuse  Élodie!  Pauvre  M'"®  Rabotteau  !  Canaille  de 
Tardivel!  Monstre  éhonté  de  Lecomte  !  Ah  !  oui,  parlons-en,  des 
officiers  qui  sortent  de  l'Ecole  Polytechnitiue  ! 

Au  même  instant,  la  clef  tourna  à  l'intérieur  de  la  porte  n°  8. 
On  put  voir  l'huis  s'entrebâiller  timidement.  D'abonl,  une 
main  sortit,  très  blanche  et  toute  petite,  la  main  de  ces  bot- 
tines. Puis  le  poignet  vint,  rond  et  fin,  avec  un  joli  bracelet.  Puis 
un  bras  rose  qui  s'allongeait,  qui  s'allongeait...  Non,  jamais 
Ilaljottcau  n'avait  vu  un  bras  comme  celui-là,  et,  si  l'autre  était 
pareil,  comme  tout  permettait  de  le  croire,  ce  misérable  Lecomte 
était  un  misérable  bien  heureux. 

Cependant  le  bras,  le  poignet,  la  main  et  les  bottines  se  re- 
plièrent en  bon  ordre,  la  porte  s'était  refermée,  et  le  juge  de  paix 
restait  là,  se  trouvant  lui-même  assez  sot,  mais  avec  un  vague 


RIEN  DES  AGENCES  507 

besoin  de  dresser  un  pi'ocès-vcrbal  contre  quelqu'un  pour  détour- 
nement de  gendre. 

Toutefois,  le  cas  n'étant  prévu  par  aucun  article  du  Code,  il 
lui  fallut  bien  rentrer  chez  lui. 

—  Eh  bien?  crièrent  en  même  temps  les  deux  femmes  qui 
l'attendaient  sur  la  route. 

—  Ce  Lecomte  est  un  vaurien,  dit-il  entre  ses  dents.  Va  dans 
ta  chambre,  Elodie.  J'ai  besoin  de  causer  avec  ta  mère. 

Alors  Rabotteau,  les  yeux  encore  brillants,  —  de  colère,  sans 
doute,  —  raconta  à  sa  fidèle  moitié  ce  qu'il  venait  de  voir. 

—  Oh  !  gémit  la  bonne  dame.  A-t-on  idée  d'un  scandale  pa- 
reil ?  Joli  exemple  pour  Saint-Colomban  !  Qu'allons-nous  dire  à 
Elodie  ?  Pauvre  enfant  !  ce  monstre  lui  plaisait  !  Ah  !  vous  pouvez 
faire  vos  compliments  à  votre  Tardivel  !  Mais,  j'y  pense,  il  y  a 
une  lettre  de  lui  au  courrier. 

Sur  la  table,  en  effet,  le  juge  de  paix  trouva  une  missive  de: 
Rien  des  agences. 

«  Je  n'y  comprends  plus  rien,  disait-on.  Vous  prétendez  avoir 
Lecomte  chez  vous.  Or,  ce  dernier  m'écrit  qu'il  s'est  cassé  la 
jambe  et  qu'un  de  ses  camarades  l'a  remijlacé  aux  manœuvres. 
Un  mot  d'explication,  s'il  vous  plaît.  » 

—  C'est  un  peu  fort!  exclama  la  mère  d'Élodie.  Je  l'ai  appelé 
tout  le  temps  monsieur  Lecomte,  et  il  n'a  pas  réclamé.  A  votre 
place,  j'écrirais  au  ministre  de  la  sruerre. 

—  Cela  demande  réflexion,  dit  Rabotteau.  C'est  G:rave  de  faire 
passer  un  officier  en  conseil  de  guerre  pour  une  frasque  déjeune 
homme.  D'ailleurs,  il  ne  partira  pas,  j'imagine,  sans  venir  nous 
dire  adieu  ;  et  alors,  nous  verrons. 

En  effet,  dans  l'après-midi,  le  faux  Lecomte  sonna  à  la  bar- 
rière de  bois.  Mais,  ô  comble  d'impertinence  !  il  donnait  le  bras 
à  une  élégante  de  première  volée,  la  dame  aux  bottines,  indubi- 
tablement. 

—  Justine!  vociféra  M ""^  Rabotteau.  N'ouvrez  pas!  Dites 
à  ces  personnes,  à  travers  la  grille,  que  tout  le  monde  est  sorti. 

Puis,  se  retournant  vers  son  mari  : 

—  Vous  n'êtes  pas  suffoqué  d'indignation  ?  Vous  pouvez 
rester  là,  tranquille,  en  face  de  cette  insulte  ?  Moi,  monsieur  Ra- 
botteau, si  j'étais  homme,  les  choses  ne  se  passeraient  pas  ainsi  ! 

—  Mais,  ma  bonne  amie,  je  suis  magistrat,  j'ai  soixante-sept 
ans,  et  le  maniement  des  armes  m'est  inconnu. 


008  LA  LECTURE 

Au  même  instant  Justine  rentra,   portant   une  carte  avec  ce 
nom  : 

LE  COMTE  DE  PREBOIS 

CAPITAINE    d'artillerie 


En  bas,  était  écrit  au  crayon: 

«  Mille  regrets  et  mille  excuses  de  vous  avoir  faussé  compagnie, 
hier  soir.  Madame  de  Prébois  est  venue  me  surprendre  et  n'a  pas 
voulu  être  indiscrète,  en  augmentant  le  dérangement  que  vous 
causait  déjà  ma  présence.  Elle  aurait  eu  le  plus  grand  plaisir  à 
faire  la  connaissance  de  ces  dames.  Tous  mes  remerciements 
pour  votre  excellente  hospitalité.  » 

Madame  Rabotteau  relut  la  carte,  puis  elle  dit,  d'un  air  pro- 
fondément découragé  : 

—  Je  comprends  maintenant  pourquoi  ce  militaire  ne  bronchait 
pas  quand  nous  l'appelions  monsieur  le  comte.  Cette  pauvre 
Elodie  n'a  jamais  eu  de  chance  ! 

Léon    DE    TlNSEAU. 


EN    ALGER 


«  Le  nombre  des  Franoais  de  France 
«  qui  ont  visité  l'Algérie  s'accroît 
«  chaque  jour,  et  cependant  on  peut 
«  dire  que  la  masse  de  la  nation  ignore 
«  profondément  notre  France  afri- 
«  cainc.  »  —  (Pierre  Foncin,  Choses 
et  Livres  de    l'Afrique  française.) 


Sur  la  mer,  droit  devant  nous,  quelque  chose  à  l'horizon. 

La  ligne  monotone  qui  sépare  les  eaux  des  cieux  est  diffuse, 
comme  rompue  ;  au  lieu  de  la  ténuité  des  choses  qui  se  mêlent 
et  des  couleurs  qui  se  confondent,  il  se  forme  un  ton  plus  solide, 
plus  résistant.  —  C'est  Minorque  qui  nous  barre  le  chemin  et 
que  notre  route  coupe  en  deux. 

La  terre  indistincte  monte  sur  les  flots,  elle  grandit,  ses  lignes 
s'affermissent  ;  nous  voyons  bientôt  les  montagnes,  les  vallées 
qui  les  creusent,  les  falaises  qui  surplombent  la  mer.  A  l'ouest, 
un  mont  ardu,  coupé  droit,  de  forme  nette  et  dure  :  des  deux 
côtés  les  pointes  de  l'île  à  pic  sur  les  flots.  —  Nous  approchons, 
les  détails  apparaissent  :  on  voit  le  ressac  de  la  mer  battre  la 
falaise  triste  qui  cède,  qui  s'effrite  et  se  dégrade.  Elle  est  brune 
ou  rougeàtre,  vilaine  de  ton,  mauvaise  d'aspect,  on  n'y  voit  ni 
fente  ni  fissure  par  oîi  l'équipage  d'un  bateau  jeté  là  pourrait 
grimper.  Nous  tournons  un  cap  sur  lequel  se  montre  une  sorte 
de  fortification.  Tout  change.  La  falaise  inhospitalière  reste  au 
nord  où  elle  élève  contre  le  vent  la  barrière  de  son  mur.  A 
l'abri,  l'île  étend  ses  plaines  couvertes  de  verdure  et  d'arbres. 
Mais  la  culture  n'apparaît  qu'au  loin,  défiante  du  vent  salé  de 
la  mer.  —  Partout  des  pins  ronds  comme  une  balle  d'enfant  : 
on  dirait  des  pelotes  fichées  sur  un  tapis  vert  avec  une  épingle. 


510  LA  LECTURE 

Après  le  cap,  un  golfe  étroit,  tortueux,  bleu  et  profond.  Tout 
au  fond,  Mahon  la  blanche,  ville  de  neige,  première  lueur 
d'Orient  qui  frappe  nos  regards.  Nonchalante,  elle  s'étend  à 
demi  sur  une  colline,  et  baigne  ses  pieds  dans  l'eau.  —  Comme 
on  doit  vivre  tranquille  dans  cette  bourgade  ensoleillée  !  Nous 
voudrions  descendre,  voir  de  près  cette  féerie  de  lumière, 
écouter  les  guitares  sous  les  balcons  fleuris  !  Mais  nous  mar- 
chons vite,  le  golfe  se  ferme,  un  îlot  surmonte  d'un  phare  fuit 
derrière  nous  et  semble  se  coller  à  la  terre.  De  nouveau  tout 
se  môle,  les  vallées  se  comljlent,  les  montagnes  s'aplatissent, 
une  teinte  violacée  envahit  l'île  qui  s'abaisse,  s'abaisse,  se 
diaphanise  et  disparaît. 

Nous  voici  revenus  dans  la  route  monotone,  isolés  au  grand 
soleil,  perdus  sur  la  mer  «  invendangeable  !  »  Les  yeux  se 
fatiguent  de  l'étendue  des  flots,  ils  s'inquiètent  de  cet  azur 
insondable,  terne  et  glauque  troublé  par  l'ombre  des  abîmes 
sur  lesquels  nous  sommes  suspendus.  —  Puis  voici  le  soir, 
le  vent  s'apaise,  la  mer  tombe,  ses  sombres  collines  s'apla- 
nissent, et  le  sillage  du  navire  trouble  seul  la  tranquillité  des 
eaux. 

Pourtant,  il  passait  des  souffles  qui  ne  ridaient  plus  la  mer, 
des  souffles  aussi  doux  que  des  caresses,  haleine  du  grand  conti- 
nent de  feu  qui  nous  respirait  au  visage  en  des  soupirs 
infiniment  alanguis.  —  En  môme  tcnqDS  se  répandaient  des 
parfums  nouveaux,  des  parfums  que  nous  n'avions  jamais  sentis. 
Tantôt  ils  étaient  vifs  et  forts  comme  celui  du  raisin  foulé  dans 
la  cuve,  tantôt  d'une  exquise  ténuité,  comme  un  vague  mélange 
d'oranger  et  de  myrte.  Ils  nous  révélaient  l'inconnu,  et  nous  les 
respirions  avec  bonheur,  car  ils  étaient  pour  nous  le  premier 
accueil  de  cette  prestigieuse  Afrique  dont  nous  attendions  tant 
de  merveilles. 

Très  bas  sur  la  mer,  des  feux  :  on  les  dirait  flottants  au  ras 
des  eaux.  A  gauche  Malifou,  à  droite  Pointe  Pescade,  au  milieu 
les  fanaux  rouges  et  verts  d'Alger  qui  veillent  sur  l'entrée  du 
port.  Au-dessus  de  ceux-ci,  comme  dans  Te  ciel,  des  milliers  de 
points  brillants  ainsi  que  des  lucioles,  lumières  de  la  ville,  des 
rues  et  des  maisons.  —  Nous  décrivons  une  immense  courbe 
pour  entrer  dans  le  port,  dont  les  jetées  s'ouvrent  comme  deux 
bras  pour  nous  recevoir.  La  ville  apparaît  comme  un  triangle 
de  lait  sur  la  colline  qui  la  supporte.  —  Dans  la  nuit,  sous  la 


EN  ALGER  LU 

grande  lune,  c'est  une  vision  saisissante.  La  colline  est  noire, 
et  serre  la  ville  dans  un  cadre  d'ébène.  La  ville  est  d'une  telle 
blancheur  qu'elle  paraît  éclairée  en  elle-même.  Au  crépuscule, 
les  carrières  de  Carrare  donnent  cette  sensation. 

Le  débarquement  est  une  bousculade  :  serrez  bien  vos  valises, 
tenez  bien  vos  paquets  ;  surveillez  de  sang-froid  tout  ce  que 
feront  vos  porteurs  arabes  ;  ils  sont  d'une  incomparable 
dextérité  I 

C'est  par  le  Palais  du  Gouvernement  que  nous  entrons  en 
Algéiùe  et  en  Orient,  dans  cet  Orient  inconnu,  insoupçonné, 
surprenant  pour  ceux-là  même  qui  croient  l'avoir  le  mieux 
pressenti.  —  Les  descriptions,  les  tableaux,  les  gravures,  les 
photographies  ont  vulgarisé  en  Finance  tous  les  aspects  de 
l'Algérie  ;  il  n'est  personne  qui  ne  se  soit  fait  une  idée  d'Alger, 
de  ses  monuments,  de  ses  maisons  et  de  tous  ses  aspects.  Mais 
la  réalité  dépasse  ce  que  l'on  a  prévu.  —  Le  palais  Malakoff  est 
une  maison  mauresque  ancienne  ;  elle  n'est  pas  considérable, 
mais  on  a  eu  le  bon  goût  de  la  laisser  comme  elle  était,  et  de  ne 
pas  la  moderniser  pour  les  besoins  du  service.  Elle  est  donc 
telle  qu'au  temps  de  la  conquête.  Il  est  superflu  de  la  décrire, 
car  elle  étonnera  toujours,  même  après  leurs  lectures,  ceux  qui 
la  verront  pour  la  première  fois.  —  L'inattendu  de  cette  archi- 
tecture arabe  tient  à  la  grâce  exquise  et  originale  des 
arrangements,  et  à  la  prodigieuse  intensité  des  couleurs.  Ici,  tout 
est  marbre  et  faïence  peinte  ;  tout  est  d'un  éclat  et  d'une  fraîcheur 
de  rêve.  L'œil  charmé  ne  cherche  plus  à  comprendre  les  inven- 
tions du  dessin,  non  plus  qu'à  suivre  les  dédales  de  cette 
architecture  faite  exprès  pour  dérouter  le  regard  ébloui.  De 
sveltes  colonnes  unissent  les  marbres  des  cours  intérieures  aux 
marbres  des  galeries.  De  tous  côtés  s'ouvrent  des  couloirs,  des 
chambres  où  vous  surprennent  des  recoins  inattendus,  vides  et 
inexpliqués  aujourd'hui,  mais  qui  abritaient  jadis  les  trônes  ou 
les  sophas.  Aux  murs  sont  des  placards  tout  petits,  très  élégants, 
avec  des  portes  sculptées  menu,  d'un  travail  de  patience  ;  les 
vieilles  serrures  y  tiennent  toujours,  mais  usées  et  branlantes, 
serrures  qui  se  sont  fermées  sur  les  secrets  des  sultanes,  et  qui 
gardent  aujourd'hui  des  paperasses  administratives  !  Un  de  ces 
placards  résiste  quand  on  veut  l'ouvrir;  si  l'on  force,  la  cage 
tout  entière  fait  une  révolution  dans  le  mur  en  pivotant  sur  un 


512  LA  LECTURE 

axe  invisible,  et  laisse  voir  un  trou  béant.  Un  sou  jeté  dans 
l'ouverture  met  trois  secondes  à  toucher  le  fond.  Oubliettes  ? 
Entrée  secrète  pour  les  mystères  du  harem  ?  On  ne  sait  trop. 

De  la  terrasse  du  Palais,  le  regard  embrasse  toute  la  ville 
avec  ses  environs.  Elle  est  sur  le  côté  d'une  baie  qui  semble 
circulaire  avec  des  rivages  tout  unis,  mais  qui  est,  en  réalité, 
déchiquetée  par  cent  golfes  ravissants. 

L'impression  du  premier  coup  d'œil,  c'est  le  bleu  et  le  blanc. 
La  mer  et  le  ciel  forment  un  amalgame  de  deux  tons;  la  mer  est 
la  plus  pâle,  comme  du  lait  où  serait  tombée  une  goutte  de  l'azur 
profond  du  ciel.  —  La  ville  est  purement  blanche  en  haut,  chez 
les  Arabes,  moins  étincelante  en  bas,  chez  les  chrétiens.  — 
Autour  et  au  delà  du  Palais  les  maisons  montent,  montent  en 
désordre  la  côte  escarpée.  Il  semble  qu'elles  se  bousculent  pour 
arriver  premièi'Cs  en  haut  et  voir  j)lus  tôt  la  mer  qu'elles  regar- 
dent les  unes  par  dessus  les  autres,  presque  sans  avoir  l'air,  par 
de  petites  fenêtres  dont  beaucoup  ne  sont  pas  plus  grandes 
qu'une  feuille  de  papier  à  lettre.  Toutes  ces  maisons  sont  carrées, 
à  terrasses,  et  ressemblent  à  des  dés.  Sur  beaucoup  de  terrasses, 
un  dé  plus  petit  est  posé,  étage  en  plus,  belvédère.  —  On  ne 
voit  dans  toute  la  ville  qu'un  arbre  :  c'est  un  cyprès  noir,  aigu, 
vigoureux,  qui  pointe  un  peu  au-dessus  du  palais  :  on  n'en  voit 
pas  le  pied,  on  le  dirait  planté  à  môme  dans  une  maison,  comme 
une  aigrette  sur  un  turban.  —  A  droite,  la  cathédrale  qu'on 
toucherait  de  la  main,  mosquée  convertie  de  force  au  catholi- 
cisme, semblc-t-il,  car  les  deux  architectures,  la  chrétienne 
et  la  musulmane,  s'y  mêlent  dans  le  plus  mauvais  goût.  —  En 
face,  séparé  par  une  petite  place,  l'évêché,  ancien  palais 
mauresque,  conservé  absolument  intact,  bloc  blanc,  carré,  fermé, 
où  les  moucharabis  de  i)ois  sont  encore  aux  fenêtres  et  défendent 
les  lévites  des  hardiesses  de  la  rue,  comme  ils  en  protégeaient 
les  femmes  autrefois.  —  Plus  bas,  les  hautes  maisons  euro- 
péennes, grandes,  superbes,  insignifiantes  et  banales,  comme  à 
Lyon,  comme  à  Paris.  Par  delà,  le  port,  avec  ses  jetées,  connue 
des  antennes,  gardant  de  trop  rares  vaisseaux.  —  A  gauche, 
l'ancien  arsenal  des  beys,  qui  fut  un  fort  espagnol  et  qui  n'est 
plus  qu'une  caserne.  Puis  la  mer,  la  mer  partout  comme  fond 
de  tableau,  et  tellement  légère  de  ton,  qu'au  premier  regard  on 
ne  l'aperroit  pas,  on  la  prend  pour  le  vide  du  ciel.  —  Au 
couchant,  la  vue  ne  soi-t  pas  de  la  ville,  qui  prend  des  entasse- 


EN  ALGER  513 

ments  de  carrière;  mais  à  l'orient,  la  pente  s'abaisse  pour  laisser 
voir  la  campagne.  C'est  d'abord  Mustapha,  neuf  et  rouge,  dans 
une  verdure  prodigieuse,  puis  des  collines  vêtues  de  bosquets, 
toutes  parsemées  de  villas  ;  en  troisième  plan,  des  montagnes 
nettement  violettes,  avec  des  formes  brusques  et  tourmentées, 
par  dessus  lesquelles  nagent  à  l'infini  les  monts  de  Kabylie 
couverts  de  neige,  argent  étincelant,  diaphanisé  dans  l'azur. 
Très  bas,  à  l'extrême  droite,  la  pointe  de  Matifou.  —  Tout  cela 
sous  une  lumière  radieuse  qui  fait  plus  que  d'éclairer  les  choses, 
qui  semble  les  pénétrer,  et  si  doucement  que,  malgré  la  crudité 
des  blancs,  l'œil  ne  s'irrite  ni  ne  se  fatigue.  Ce  pays  est  merveil- 
leux, et  nous  commençons  à  comprendre  cet  oubli  do  la  patrie 
chez  tant  de  colons  qui,  partis  le  cœur  brisé  pour  l'exil,  se  sont 
fait  un  foyer  préféré  sur  ce  rivage  enchanteur. 

Dehors,  dans  les  rues,  tout  de  suite  une  double  impression  : 
surprise  très  vive  des  gens,  de  leur  type,  de  leurs  costumes,  — 
désappointement  de  voir  partout  un  mélange  général  de  l'élément 
oriental  avec  l'européen.  Trop  de  Roumis,  trop  de  cafés,  trop 
d'épiceries,  trop  de  maisons  banales  à  quatre  étages,  trop  de  voi- 
tures, trop  de  tramways.  Un  pan  de  la  robe  de  Marseille  dépasse 
trop  ostensiblement  sous  le  manteau  d'Alger  !  —  Il  faut  donc 
s'abstraire  de  ce  côté  vulgaire  de  la  ville,  de  cette  affligeante 
l)igarrure,  de  ces  odieux  vêtements  sortis  des  manufactures  eu- 
ropéennes, et  s'absorber  dans  les  choses  indigènes.  —  Tout  le 
monde  a  vu  des  Arabes,  ne  fût-ce  que  ceux  du  Palais-Royal, 
ceux  de  Gavarni  «  qui,  dit-il,  vendent  des  choses  qui  sentent  bon, 
«  rue  de  Rivoli,  et  qui  puent  chez  le  monde!  »  Le  costume  n'est 
donc  pas  une  surprise,  mais  ce  qui  en  est  une,  c'est  de  le  voir  à 
toute  une  population.  Il  se  produit  alors  un  effet  bien  réel,  auquel 
nul  n'échappe,  c'est  qu'on  se  sent"  certainement  dépaysé.  — 
Vingt-huit  degrés  de  chaleur  à  l'ombre,  en  mars,  alors  que  nous 
avons  laissé  hier  la  France  sous  une  couche  de  neige  et  de  glace, 
achèvent  de  nous  donner  ce  sentiment. 

L'élément  fondamental  du  costumeindigène  dans  toute  l'Afrique 
française  est  une  longue  chemise  à  manches  courtes  ou  sans 
manches,  appelée  gandourah,  serrée  par  une  ceinture.  Beaucoup 
n'ont  que  cela  comme  vêtement  et  s'en  contentent.  Les  jambes 
se  voient  dessous,  et  d'un  ton  qui  fait  croire  à  des  bas  :  il  faut 
quelques  minutes  de  promenade  pour  se  délaire  de  cette  illusion! 

LKCT.    —   53  •  IX  —  33 


514  LA  LECTURE 

—  On  ajoute  à  la  gandourah,  —  qui  pourtant  suffit  seule,  —  se- 
lon son  caprice  ou  ses  ressources,  un  pantalon  large,  un  gilet, 
une  veste,  une  calotte,  un  voile  sur  la  tête  tombant  au-dessous 
des  épaules,  un  turban  par  dessus  le  voile,  des  cordes  innombra- 
bles en  poil  de  chameau  sur  le  turban,  un  burnous  blanc,  ou 
deux,  ou  trois,  ou  de  multicolores,  des  bas  en  coton,  en  laine,  ou 
en  cuir  rouge  du  Maroc,  enfin,  des  babouches,  accessoire  de  luxe 
et  de  fantaisie,  qui  ne  se  présente  jamais  à  l'Arabe  avec  le  carac- 
tère d'un  objet  de  nécessité,  même  pour  le  Kabyle  courant  sur 
les  cailloux.  —  Nous  avons  vu  un  jour   des  jeunes  gens  qui 
jouaient  au  palet  près  de  l'ancien  arsenal,  et  qui  avaient  choisi 
pour  emplacement  le  milieu  de  la  chaussée  récemment  chargé 
de  grès  arkose  :  ils  se  promenaient  là-dessus  pieds  nus  comme 
sur  un  tapis!  Les  babouches  ne  servent  donc  à  rien,  comme 
chaussures  ;  c'est  un  ornement.  Il  est  vrai  qu'on  les  utilise  encore 
d'une  façon  bien  inattendue   pour   un  Européen;  on  s'en  sert 
comme  d'oreiller  !  On  les  met  l'une  sur  l'autre  et  l'on  y  ap])uie  la 
tête  pour  dormir,  là,  en  pleine  rue,  à  la  mode  indigène!  —  Quel- 
quefois, on  n'a  qu'une  babouche,  cela  ne  fait  rien,  on  la  porte  à 
un  seul  pied,  sans  prétention,  comme  cela,  tout  bonnement!  — 
Sauf  les  vestes  et  les  gilets  qui  sont  souvent  en  soie,  et  parfois 
fort  riches,  les  vêtements  sont  en  laine  blanohe.  Chez  les  gens 
aisés,  on  les  lave,  et  on  en  change.  Dans  la  basse  classe,  quand 
ou  a  endossé  une  gandourah  ou  un  burnous,  on  ne  les  quitte  plus 
jamais,  ni  le  jour,  ni  la  nuit,  puis(iu'on  ne  se  déshabille  pas  pour 
se  coucher.  On  obtient  parce  procédé  continu  des  haillons  auprès 
desquels  nos  toiles  à  laver  par  terre  qui  n'auraient  que  quelques 
mois  d'usage,  seraient  de  précieuses  brocatelles!  Quand  il  y  a  par 
trop  de  trous,  cela  se  racconunode  avec  de  la  ficelle,  et  le  pro- 
priétaire paraît  vêtu  de  filet.  Un  bon  burnous  se  transmet  de  père 
en  fils  à  plusieurs  générations.  Les  burnous  faits  dans  le  pays 
sont  très  solides  et  résistent  à  une  succession  de  possesseurs. 
Mais  ceux  qui  sont  fabriqués  en  France  ou  en  Angleterre,  où  l'on 
commence  à  en  tisser  beaucoup,  n'ont  pas  cette  qualité.  —  Il  faut 
dire  aussi  que  ce  n'est  pas  le  travail  de  son  propriétaire  qui  usera 
le  vêtement  :  il  enveloppe  le  cor])s,  c'est  tout.  A  l'extérieur,  rien 
ne  le  frotte,  rien  ne  l'entame,  dans  l'éternelle  oisiveté  de  sou 
maître. 

Il  résulte  de  tout  cela  un  étalage  de  haillons  incomparables, 
une  saleté  énorme,  quelque  chose  qui  sort  de  la  banalité.  On  en 


ï 


EN  ALGER  515 

est  frappé,  touché  même,  parce  que,  jugeant  ce  peuple  avec  nos 
propres  idées,  il  nous  semble  qu'il  dédaigne  cet  apprêt  du  vête- 
ment, souci  de  femme,  préoccupation  peu  digne  d'un  guerrier. 
On  voit  ces  grands  gaillards  drapés  dans  des  guenilles  sans 
formes  et  sans  nom,  avec  un  aspect  grave,  un  air  de  majesté  ;  les 
plis  du  vêtement  sont  nol)les,  ils  sont  harmonieux  et  rehaussent 
la  foi'me  généralement  belle  des  corps  ;  l'ensemble  vous  frappe, 
on  juge  de  l'homme  sur  cet  aspect,  on  le  juge  même  comme  si 
c'était  un  Européen,  on  lui  prête  les  sentiments  que  son  attitude 
révélerait  chez  un  Européen  :  on  le  trouve  majestueux,  imposant, 
supérieur  aux  mesquines  préoccupations  de  la  vie  matérielle,  dé- 
daigneux d'une  recherche  qui  serait  un  amoindrissement!  En 
réalité,  on  a  devant  soi  un  personnage  absolument  malpropre, 
malpropre  par  paresse,  qui  n'a  rien  dédaigné,  parce  qu'il  ne  sait 
même  pas  ce  que  c'est  que  le  dédain,  incapable  d'avoir  une  idée 
de  sa  malpropreté,  noblement  drapé,  parce  que  les  plis  des 
étoffes  épaisses  drapent  bien  tout  ce  qu'elles  revêtent,  fût-ce  un 
mannequin!  —  On  s'y  est  laissé  prendre,  et  il  en  est  résulté,  vis- 
à-vis  des  indigènes,  une  sentimentalité  fausse  qui  a  peut-être  été 
le  plus  grand  obstacle  au  développement  premier  de  la  coloni- 
sation. 

A  tous  les  coins  de  rue,  le  long  de  tous  les  pans  de  murs, 
vous  voyez  des  arabes  accroupis.  Ils  ne  font  rien  et  ne  parlent 
pas.  Ils  ne  dorment  pas  toujours  non  plus,  ils  regardent  droit 
devant  eux,  dans  le  vide,  dans  le  néant.  Leurs  yeux  sont  grands 
et  noirs,  ce  qui  donne  à  leur  regard  beaucoup  de  caractère, 
coinme  à  celui  des  cerfs  ou  des  antilopes.  Le  bon  Européen  voit 
dans  ce  regard  le  signe  d'une  haute  pensée  et  conclut  que  l'Arabe 
est  un  méditatif,  un  contemplatif;  il  est  saisi  de  respect,  presque 
d'admiration,  puis  il  traite  l'Arabe  d'après  ce  jugement.  —  Il  en 
est  peu  de  plus  faux  et  qui  puissent  avoir  de  plus  mauvaises 
conséquences  sur  les  rapports  des  chrétiens  avec  les  musulmans. 

«  Contemplatif,  méditatif!  »  Allons  au  fond  des  choses.  Si 
l'Arabe  médite  et  contemple,  sur  quoi  médite-t-il?  Que  contemple- 
t-il?  Après  avoir  médité,  l'on  conclut,  après  avoir  contemplé,  l'on 
agit.  L'esprit  humain  ne  se  contente  pas  de  se  replier  sur  lui- 
même  :  s'il  lui  faut  subir  l'immobilité  extérieure  durant  le  temps 
où  il  se  recueille,  c'est  qu'il  est  semblable  à  un  ressort  enroulé, 
qui  se  détendra  avec  plus  de  force  au  moment  de  l'action.  Des- 
cartes médite  enfermé  dans  son  poêle,  mais  il  en  sort  pour  émou- 


L 


516  LA  LECTURE 

voir  son  siècle;  Newton  contemple  sous  son  pommier,  mais  il 
enseigne  ensuite  à  l'humanité  éblouie  la  course  des  mondes  dans 
l'univers!  Nous  ne  comprenons  pas  la  méditation  sans  l'action, 
ni  la  contemplation  dont  rien  ne  doit  sortir  :  elles  sont  suspectes, 
rt  contre  nature.  —  Mais  nous  montons  trop  haut.  Si  nous  pou- 
vons, à  la  rigueur,  trouver  chez  les  Arabes  aisés,  qui  ont  reçu  de 
leur  famille,  avec  le  dépôt  des  traditions,  une  éducation  poussée 
jusqu'à  une  instruction  passable,  des  sentiments  d'une  certaine 
valeur,  rien  qui  les  rappelle  ne  se  rencontre  chez  les  gens  du 
peuple,  ni  même  chez  ceux  de  la  classe  moyenne.  Ceux-ci  ont 
l'immobilité  béate  du  chameau,  le  plus  con^cmp/atif  des  auiinaux, 
et  l'un  des  plus  stupides  en  même  temps!  Ils  ne  pensent  à  rien, 
voilà  le  secret  de  cette  émouvante  attitude!  —  Il  faut  insister  : 
quel  serait  l'objet  des  méditations  de  l'Arabe,  puisqu'il  ne  parle 
ni  n'agit?  Bien  loin  de  combiner  dos  idées,  il  ne  parait  même  pas 
en  avoir.  Sur  quoi  rélléohirait-il?  Sur  quoi  établirait-il  des  théo- 
ries, puisque  les  éléments  fondamentaux  des  ces  opérations  pa- 
raissent lui  manquer  absolument? —  Beaucoup  d'àmes  sensibles 
disent  que  l'Arabe  triste  et  doux  pense  à  sa  liberté  perdue,  et  rcve 
à  sa  délivrance.  Supposition  de  haute  fantaisie!  Que  l'Arabe  des 
grandes  tentes  dont  les  aïeux  ont  jadis  commandé  en  chef,  espère 
et  se  souvienne;  que  celui  dont  la  famille,  riche  avant  la  conquête, 
est  aujourd'hui  tombée  dans  la  détresse,  en  garde  rancune  au 
vain([ucur,  c'est  fort  possible;  mais  l'Arabe  dos  rues,  ce  méditatif 
du  pan  de  mur  et  du  quai,  ne  se  soucie  guère  de  savoir  ([ucis  sont 
ses  maîtres,  et  pas  plus  à  Alger  qu'à  Damas,  à  Tunis  (pià 
Alexandrie;  il  n'aime  pas  le  roumi  parce  qu'il  a  contre  lui  un 
insurmontable  préjugé  de  race  et  de  religion;  mais  quant  à 
prendre  cette  haine  pour  l'objet  de  hautes  spéculations  métai)hy- 
si(|ues,  c'est  une  autre  affaire!  —  Et  puis,  on  ne  peut  contempler 
toujours,  c'est  surhumain,  et  pourtant  l'Arabe  conserve  indélini- 
nient  cette  même  attitude,  à  décontenancer  un  fakir!  11  ne  fait 
rien,  absolument  rien,  il  ne  pense  à  rien,  absolument  à  rien.  Son 
idéal  est  presque  celui  des  dieux  d'IIomèrc  o>.  aaxapot  Oeot,  (pii 
parlent  et  qui  ne  font  rien.  Encore  y  a-t-il  cette  dillérence  (juc 
les  dieux  bienheureux  parlaient,  tandis  que  nos  gens  sont  plus 
oisifs  encore,  puisqu'ils  ne  parlent  même  pas! 

Un  matin  que  nous  allions  prendre  le  train  avant  l'aube,  nous 
vîmes,  sans  trop  y  prendre  garde,  étendus  sur  le  trottf)ir,  devant 
la  gare,  une  quarantaine  de  paquets  longs,  semblables  à  des 


EN  ALGER  517 

sacs  de  pommes  de  terre.  L'un  de  nous  marcha  par  hasard  sur 
un  de  CCS  paquets;  cela  remua,  cria  et  se  leva;  c'étaient  des 
Arabes  qui  avaient  couché  là  à  la  belle  étoile,  mais  au  sec.  Nous 
les  regardâmes  alors  plus  attentivement,  celui  surtout  que  nous 
avions  dérangé,  ce  qui  fit  qu'à  notre  retour,  à  midi,  il  nous  fut 
aisé  de  les  reconnaître  :  ils  avaient  fait  pendant  ce  temps  l'effort 
de  se  lever,  de  se  traîner  jusque  le  long  du  mur  et  de  s'y  adosser  ! 
—  Un  jour,  en  montant  à  la  casbah,  nous  nous  trouvâmes  avec 
un  homme  qui  menait  par  la  main  un  petit  enfant  de  cinq  à  six; 
ans.  Quand  ils  furent  tout  à  fait  en  haut,  près  de  la  prison  civile, 
l'homme  s'assit  sur  l'herbe  et  plaça  l'enfant  entre  ses  jambes 
croisées.  Comme  nous  avions  fait  une  partie  du  chemin  à  leur 
côté,  nous  les  remarquâmes.  L'homme  ne  parlait  pas  à  l'enfant 
et  ne  jouait  pas  avec  lui.  Le  petit  s'accroupit  et  ne  bougea  plus. 
Longtemps  nous  les  regardâmes,  ils  ne  firent  pas  un  geste,  et 
n'échangèrent  pas  une  parole.  Nous  redescendîmes  en  ville  vers 
midi.  A  cinq  heures  du  soir,  un  hasard  nous  ramena  près  de  la 
prison  civile,  où  nous  retrouvâmes  l'homme  et  l'enfant  dans  leur 
même  attitude,  toujours  immobiles  comme  des  sphinx  de  granit! 

Voilà  l'inertie  des  Arabes  !  Ils  vivent,  cela  leur  suffit  ! 

A  force  d'avoir  pris  certaines  attitudes  de  repos  depuis  des 
siècles,  ils  paraissent  avoir  subi  des  changements  de  structure 
anatomique  qui  les  leur  facilitent.  Un  Européen  aurait  bien  de  la 
peine  à  se  mettre  dans  ces  poses,  et  à  coup  sûr,  il  ne  saurait  les 
conserver  longtemps,  si  par  hasard  il  les  avait  prises.  Ainsi,  il.5 
s'accroupissent  le  menton  sur  les  genoux  durant  des  journées 
entières;  ou  bien  ils  se  couchent  tout  leur  long,  les  jambes  per- 
pendiculaires à  la  rue,  au  pied  d'un  mur  contre  lequel  ils  renver- 
sent seulement  la  nuque,  pour  avoir  la  tête  plus  haute  que  les 
jambes.  Aucun  de  nous  ne  demeurerait  ainsi  pendant  plus  de 
quelques  minutes  :  les  Arabes  paraissent  parfaitement  à  leur  aise 
ainsi  durant  plusieurs  heures  !  —  Cette  violente  passion  pour 
l'immobilité  de  tout  son  être  commence  chez  l'Arabe  dès  la  plus 
tendre  enfance.  C'est  un  phénomène  d'ata%'isme  quia  des  racines 
dans  le  passé  le  plus  reculé.  Les  enfants  se  drapent  comme  les 
hommes  dans  leur  petit  burnous,  ils  s'accroupissent  comme  eux 
dans  n'importe  quel  coin  et  s'y  tiennent. 

Cunisset-Carnot. 
(A  suivre.) 


LA  VOIX 


...  J'habitais  en  ce  temps-là  une  maison  haute  de  six  étages, 
que  desservait  un  de  ces  escaliers  tournoyants  et  vertigineux 
suggérés  par  l'àpreté  bourgeoise  des  })ropriétaires.  L'architecte 
qui  avait  disposé  les  marches  étroites  et  la  rampe  oscillante  par 
lesquelles  on  montait  dans  cette  vision  de  rêve,  comprit,  à  n'en 
pas  douter,  les  exigences  de  négoce  et  les  besoins  de  gain  qui 
sont  les  considérations  déterminantes  de  ce  quartier  commerçant, 
d'industries  individuelles  et  de  métiers  en  cliaml)res.  Pas  un  cen- 
timètre carré  ou  cube  de  l'espace  n'avait  été  perdu.  Le  nécessaire, 
mais  rien  que  le  nécessaire,  était  concédé  aux  occupants  des  ma- 
gasins et  des  logements  accumulés  à  perte  de  vue  depuis  le  sol 
jusqu'aux  nuages.  Les  couloirs  restreints  comme  des  paliers 
offraient  au  regard  incertain  une  extraordinaire  multiplication 
de  portes  couvertes  d'étiquettes,  de  noms,  d'indications  de  toutes 
sortes.  Les  fenêtres  minuscules,  harmonisées  avec  le  style  de  la 
bâtisse,  laissaient  passer  une  lumière  suffisante  pour  tâtonner, 
et  empêchaient  l'emploi  du  gaz  en  plein  jour.  Los  prises  d'air 
scientiliqucmcntcombinécs  fournissaient  juste  la  ration  d'oxygène 
indispensable  ù  la  respiration.  Enfin,  la  largeur  de  l'escalier, 
strictement  mesurée,  permettait  lacirculation  difficile  des  meubles 
démontés,  dévissés,  fractionnés  à  l'infini,  et  le  passage  simultané 
de  deux  personnes  mal  nourries,  très  niinces,  se  rencontrant  au 
hasard  des  ascensions  et  des  dégringolades. 

Entre  ces  murs  prêts  à  se  rejoindre,  sur  ces  degrés  en  spirale, 
dans  ces  conditions  d'exiguité  et  de  clair  obscur,  les  frôlements 
et  les  contacts  rendus  inévitables,  il  devenait  presque  impossible 
de  ne  pas  remarquer  les  gens  que  l'on  heurtait  à  un  détour  de  ce 


LA  VOIX  519 

boyau.  Pourtant,  dans  la  concentration  de  pensée,  dans  la  soli- 
tude sociale  où  je  vivais  alors,  je  prêtais  peu  d'attention  aux  al- 
lants et  venants  qui  pouvaient  toucher  indifféremment  au  cercle 
extérieur  de  mon  existence.  Parti  dès  le  matin  pour  battre  la 
ville  ou  errer  aux  champs,  je  ne  rentrais  que  le  soir  à  mon  sixième 
étage,  pour  travailler,  portes  et  volets  clos,  insensible  aux  bruits 
de  la  ménagerie  humaine  au  milieu  de  laquelle  je  m'étais  installé 
une  halte  suffisante.  Descendu,  léger  de  préoccupations,  et  re- 
monté, lourd  des  pensées  puisées  au  dehors,  je  ne  passais  à  tra- 
vers la  cage  invraisemblablement  resserrée  de  cet  escalier  que 
comme  le  seau  filant  à  vide  et  revenant  lentement  entre  les  lon- 
gues et  cylindriques  parois  d'un  puits.  Très  jeune,  d'ailleurs,  et 
peu  préoccupé  des  réalités  tangibles,  il  ne  me  serait  pas  venu  à 
l'esprit  que  je  n'avais  qu'à  ramener  mes  regards  sur  les  êtres  et 
les  choses  qui  m'environnaient  immédiatement  pour  y  trouver 
toutes  les  étrangetés  d'existence  dont  se  repaît  l'avidité  de  l'ob- 
servateur. 

Je  laissais  donc  passer  sans  les  voir  les  à  peu  près  d'élégances 
des  premiers  étages  et  les  livrées  besogneuses  des  hauteui'S,  je 
ne  fixais  en  aucune  façon  mon  intérêt  sur  l'incessant  manège  des 
commis,  des  hommes  de  peine,  des  couturières  à  la  journée,  des 
rapporteurs  d'ouvrages,  des  quelques  bonnes  déambulant  par  la 
maison,  lorsque,  subitement,  un  jour,  mon  attention  fut  comme 
violée  par  une  silhouette  qui  traversa  le  champ  de  ma  vision.  Je 
descendais,  et  j'entendais,  depuis  un  instant,  le  pas  d'une  montée, 
un  pas  lent,  régulier,  appuyé  et  mécanique.  Quand  l'être  entendu 
au-dessus  de  moi  bougea  dans  la  pénombre,  je  me  l'angeai  comme 
je  le  faisais  d'habitude  sur  le  passage  des  gens  chargés  de  far- 
deaux. Ce  fut  une  femme  qui  passa  près  de  moi,  et  certes  elle 
força  à  s'ouvrir  démesurément  mes  yeux  ordinairement  distraits. 
Je  n'avais  jamais  encore  croisé  mes  pas  avec  ceux  de  cette  appa- 
rition falote.  Presque  naine,  mal  équarrie,  les  jambes  courtes, 
les  bras  longs  pendant  droit  contre  le  corps,  elle  semblait  une 
vignette  échappée  d'un  conte  allemand,  une  de  ces  fantaisies  de 
crayon  oii  les  membres  et  le  tronc  sont  en  désaccord.  On  aurait 
pu  croire  à  des  soudures  de  hasard  chez  cet  être  vivant  qui  sem- 
blait avoir  été  fabriqué  dans  un  hôpital  avec  des  rognures  d'hu- 
manité. L'ensemble  faisait  songer  à  un  grossier  coulissage,  à  un 
fruste  emboîtement,  à  un  mauvais  mécanisme.  Les  jambes  ren- 
trées dans  le  corps,  les  mains  ballantes,  s'agitant  parfois  pour 


520  LA  LECTURE 

tàtcr  au  hasard  la  rampe  ou  la  muraille,  cette  femme  non  réussie 
marchait  avec  raideur  d'un  rhytme  largement  scandé  qui  la  se- 
couait tout  entière.  Elle  défila  devant  moi  comme  une  pièce  de 
bois  automatique,  sans  paraître  se  douter  de  ma  présence,  sans 
rien  répondre  aux  quelques  mots  d'excuses  que  je  murmurai  en 
m'adossant  au  mur  du  couloir.  VAle  eut  vite  disparu,  et  il  fallait 
le  dessin  accusé  de  cette  tournure  pour  qu'elle  se  gravât  incffa- 
çablement  de  la  sorte  dans  ma  mémoire.  Au-dessus  de  ce  corps 
tout  d'une  venue,  je  n'avais  vu  furtivement  qu'une  tête  droite,  un 
œil  fixe  et  blanc,  une  physionomie  vaguement  angulaire  et  rous- 
sâtre.  Je  restai  un  moment  à  écouter  le  pas  qui  résonnait  et  se 
perdait  dans  cet  escalier  obscur  et  tirebouchonnant  comme  l'es- 
calier du  clocher  d'une  cathédrale. 

Evidemment  non,  je  n'avais  pas  encore  rencontré  cette  prome- 
neuse machinale  etsomnambulique.  Etait-elle  emménagée  depuis 
peu,  et  sans  que  je  fisse  attention  aux  appels  des  déménageurs 
et  au  bruit  des  meubles  cognés?  Vivait-elle  dans  son  coin,  sor- 
tant et  rentrant  à  d'autres  heures  que  les  miennes?  Ou  bien  n'c- 
tait-ce  qu'une  ouvrière  de  passage  ou  une  visiteuse  d'un  jour, 
venant  à  de  rares  intervalles,  et  que  je  ne  reverrais  peut-ctie 
plus?  Elle  ne  portait  aucun  paquet,  et  les  pauvres  gens  qui  tra- 
vaillent tout  le  jour  ne  reçoivent  guère  de  visites.  Je  crus  donc 
plutôt  à  une  locataire  nouvelle.  Mais,  malgré  l'éveil  de  ma  cu- 
riosité, je  ne  questionnai  pas,  je  ne  manifestai  par  rien  le  violent 
désir  intellectuel  d'espionnage  auquel  j'étais  en  proie.  Je  n'avais 
jamais  eu  avec  les  concierges  de  l'innneuble  que  la  conversation 
strictement  utile,  et  je  n'échangeais  guère  avec  mes  voisins,  de 
sédentaires  fabricants  sans  cesse  à  leur  établi,  que  des  banales 
l>aroles,  des  bonjours  et  des  bonsoirs,  des  constatations  de  pluies 
et  de  beaux  temps. 

Je  ne  pris  donc  aucune  résolution.  Et  pourtant,  sans  un  acte 
de  volonté  de  ma  part,  j'arrivai  à  être  renseigné  par  moi-même. 
A  ce  moment,  revenant  chez  moi  au  moment  du  repas  de  midi,  il 
m'arriva,  dans  les  couloirs  et  dans  l'escalier,  et  aussi  dans  les 
rues  environnantes,  de  rcn<-<iiiti<  r  de  nouveau  l,i  rcmiuc'  {jortant 
ordinairement  entre  ses  mains  une  boîte  à  lail,  ini  bol  de  bouil- 
lon, un  pot  de  lentilles  où  trempait  un  morceau  de  viande  ])oiiil- 
lie.  Je  ne  tardai  pas  à  la  soupçonner  de  prati([ucs  dévotieuses. 
Certains  soirs  de  ce  printemps  jilein  de  douceur,  dans  les  ombres 
vaguement  teintées  des  ors  et  des  violets  (|ue  laisse  traîner  der- 


LA  VOIX  621 

rière  lui  le  soleil,  j'aperçus  une  silhouette  bien  reconnaissable 
rùdant  le  long  des  murs  gris  de  l'église  et  du  couvent  tout 
])roclies,  disparaissant  par  la  porte  d'un  bas-côté,  parlementant 
à  travers  le  grillage  d'un  judas.  Je  la  vis,  d'ailleurs,  un  matin, 
remontant  le  faubourg,  avec  une  brassée  de  rameaux  à  bénir,  et 
je  commençai  à  être  fixé  sur  le  genre  de  ses  occupations.  Veuve 
ou  vieille  fille,  sans  doute,  confite  en  prières,  gagnant  les  quel- 
ques sous  de  sa  subsistance  à  être  donneuse  d'eau  bénite,  épous- 
scteuse  de  chaises,  brûleuse  de  cierges,  c'est  surtout  ce  jour-là, 
le  dimanche  des  Rameaux,  que  son  visage  vu  en  pleine  lumière 
se  révéla  immédiatement  laid,  non  de  la  laideur  ordinaire  qui 
provient  d'un  dérangement  de  la  physionomie  ou  de  l'épanouis- 
sement d'un  sentiment  mauvais,  mais  de  cette  laideur  où  il  sem- 
ble qu'une  volonté  se  soit  acharnée  à  tuer  l'expression,  à  com- 
])liquer  une  face  humaine  d'animalité.  Un  front  bas,  planté  de 
durs  cheveux  d'un  roux  décoloré,  une  mâchoire,  des  pommettes, 
un  menton  osseux,  et,  sur  tout  cela,  le  faible  éclairage  de  deux 
yeux  couverts  d'une  buée,  presque  vides  de  regards.  La  démarche 
toujours  la  même,  une  démarche  aux  enjambées  lourdes  et 
lentes,  un  pas  saccadé  et  retentissant. 

Je  ne  pensais  plus  à  la  malheureuse,  lui  donnant  à  peu  près  la 
même  attention  qu'à  un  phénomène  forain,  un  peu  de  dégoût  se 
mêlant  à  mon  apitoiement,  lorsqu'un  fait  inexplicable  vint  bruta- 
lement troubler  mon  indifférence,  ressaisir  toute  ma  sensitivité 
éparse,  et  troubler  jusqu'en  ses  profondeurs  mon  existence  dor- 
mante. 

Je  lisais,  un  soir,  dans  ma  chambre,  à  la  dernière  lueur  du 
jour  tombant,  à  peine  distrait  par  les  cris  des  hirondelles  reve- 
nues, quand  un  bruit  de  conversation  vint,  d'abord  confusément, 
murmurer  à  mon  oreille.  Je  ne  m'occupais  pas  immédiatement  de 
savoir  d'où  venait  ce  bruit,  par  qui  il  était  proféré,  dans  cette 
maison  ordinairement  bruyante  de  chants,  de  cris,  de  coups  de 
marteau,  de  grincements  de  machines.  Mais  je  ne  pus  bientôt 
m'empêcher  de  i-essentir  qu'une  douceur  me  coulait  dans  l'oreille, 
venant  de  ces  paroles  indistinctes  comme  des  mots  chuchotes. 
Puis  la  sensation  s'accrut.  Une  résonnance  étrangement  musi- 
cale passait  à  travers  le  mur,  puis  une  autre,  puis  une  autre  en- 
core, faisant  penser  à  ces  sortes  d'instruments  qu'on  accorde  au 
début  d'un  concert,  et  qui  sont  les  préludes  des  harmonies  fu- 
tures. Mais  c'était,  à  n'en  pas  douter,  une  parole  hmiiaine  qui  se 


522  LA  LECTURE 

faisait  entendre.  Je  me  levai,  vraiment  ému,  sensible  comme  je 
le  suis  aux  différences  des  accents  et  aux  timbres  des  voix.  Je 
m'approchai  du  mur,  une  frêle  cloison  lattée  et  plâtrée,  et  j'y 
collai  mon  oreille.  Ce  fut  une  merveilleuse  volupté  que  je  n'avais 
encore  jamais  éprouvée.  Je  m'appliquai  à  écouter,  avec  une  fré- 
nésie intérieure  r[ui  me  faisait  battre  le  cœur  tumultueusement. 
Oui,  c'était  bien  d'un  concert  qu'il  s'agissait,  et  du  plus  inattendu 
des  concerts  I  Une  voix  extraordinaire  emplissait  l'étroit  atelier 
de  mon  voisin,  une  voix  grave,  dominatrice,  qui  sonnait  comme 
dans  les  échos  d'un  palais  de  marbre,  qui  s'élevait  et  battait  l'air 
comme  le  chant  éperdu  d'un  rossignol,  dans  un  parc,  la  nuit,  ([ui 
s'alanguissait  et  mourait  comme  la  phrase  sans  lin  d'un  violon- 
celle. Les  comparaisons  les  plus  dissemblables  s'épuisent  à  vou- 
loir décrire  cette  voix  bien  supérieure  à  un  orchestre,  cette  dou- 
ble voix  surprenante  qui  passait,  sans  liaisons  perceptibles,  de 
l'alto  au  mezzo-soprano,  qui  résumait  tout  à  tour  et  presque  à  la 
fois  tous  les  instruments,  les  profonds,  les  vibrants,  les  subtils, 
et  qui  y  ajoutait  ce  charme  vivant  d'un  bruit  délicieux  passant 
par  une  bouche  de  chair  !  Je  me  serrai  contre  la  muraille  comme 
si  j'avais  voulu  m'y  incruster.  La  mince  maçonnerie  filtrait  les 
sons,  me  dardait  les  plus  aigus  au  cerveau,  faisait  descendre  les 
plus  graves  en  moi  comme  un  fleuve  d'ondes  sonores.  Je  ne  re- 
prenais possession  de  moi  que  lorsque  la  voix  se  taisait.  Il  y  avait 
alors  en  mon  intelligence  et  dans  mes  sens  un  moment  d'arrêt 
pendant  lequel,  au  repos,  je  ne  percevais  rien  des  dialogueurs 
vulgaires  qui  répondaient  ou  qui  interrogeaient.  La  voix  reprenait, 
et  alors  avec  elle  mon  attention  passionnée.  Je  ne  comprenais 
pas  ce  qui  se  disait,  malgré  tout  l'éclat  de  cette  parole  inouïe.  Je 
n'étais  affecté  que  par  ce  chant  profond,  que  mon  oreille  n'avait 
jamais  entendu.  Les  mots  qui  m'arrivaicnt  me  semblaient  se  déta- 
cher comme  des  rappels  mélodi({ues  sur  la  trame  d'une  sym- 
phonie. Enfin,  la  conversation  tomba,  il  y  eut  un  bruit  de  chaises 
remuées,  en  même  temps  qu'un  rire  comme  je  n'aurais  pas  cru 
qu'il  en  existât;  un  rire  éparpillé  en  pluie  de  pièces  d'or,  tintant  à 
la  façon  d'un  f)rodigieux  harmonica,  s'élevait,  s'épandait,  finale 
de  cet  incompréhensible  opéra  à  une  seule  voix,  joué  dans  la  mise 
en  scène  de  ce  sixième  étage. 

Des  pas  allèrent  vers  la  porte.  Je  me  jetai  hors  de  chez  moi, 
déterminé  à  entendre  de  nouveau  et  à  voir.  J'arrivai  à  temps  pour 
regarder  sortir  du  logement  de  mes  voisins  une  bonne  en  tablier 


LA  VOIX  £23 

blanc,  assez  belle  fille,  et  la  femme  déjà  rencontrée.  Elles  se  tu- 
rent en  m'apercevant,  et  tournèrent  l'angle  assomliri  du  couloir. 
Je  les  suivis,  je  m'en  gageai  à  leur  suite  dans  ce  corridor  où  je  n'a- 
vais jamais  pénétré.  Je  ne  vis  plus  personne,  aucune  tache  re- 
muante sur  un  fond  obscur.  Mais  j'entendis  des  pas  faisant  crier 
des  planches  de  sapin  mal  jointes.  Je  m'avançai  et  heurtai  bien- 
tôt du  pied  une  sorte  d'échelle  presque  verticale  à  peine  visible 
dans  le  gris  du  soir  tombant  de  greniers  poussiéreux.  La  maison 
avait  donc  un  septième  étage  insoupçonné  de  moi.  Les  deux  fem- 
mes montaient.  Elles  disparurent  dans  un  jour  évanoui,  sans  une 
parole.  Je  rentrai  perplexe,  énervé,  guettant  le  moindre  éveil 
dans  le  silence  rétabli.  Un  pas,  bientôt,  redescendit,  se  rappro- 
cha. Je  me  montrai,  décidé  à  tout  pour  savoir,  pour  sortir  de  ma 
souffrante  incertitude.  Ce  fut  la  bonne  en  tablier  blanc  qui  sortit 
de  l'ombre.  Sûrement  c'était  cette  brune  robuste  qui  avait  cette 
musique  dans  la  voix  et  dans  le  rire.  Je  lui  adressai  une  question 
oiseuse,  je  lui  demandai  l'heure,  je  crois.  Elle  rougit,  sourit,  eut 
un  regard  vacillant,  crut  peut-être  à  un  commencement  de  pour- 
suite, et  répondit  d'une  voix  où  grasseyait  un  désagréable  accent 
des  provinces  centrales.  Je  m'étais  trompé.  Mais  alors  !..  Quelle 
pensée  me  traversa  l'esprit  !  Je  me  précipitai  presque  follement 
chez  mon  voisin,  perdant  conscience  de  mes  actes,  déterminé  à 
toutes  les  démarches  irrégulières  pour  savoir  à  qui  appartenait 
la  voix  qui  me  résonnait  encore  dans  la  tête.  L'homme  et  la 
femme  étaient  seuls,  et  je  leur  connaissais  à  tous  deux  la  traî- 
namc  prononciation  parisienne.  Il  n'y  avait  plus  d'hésitation 
possible.  Celle  qui  m'avait  pénétré  d'un  charme  irrésistible, 
qui  m'avait  enveloppé  d'une  atmosphère  impossible  à  dissiper, 
c'était  la  singulière  et  tâtonnante  personne  sans  regard  et  sans 
sexe. 

L'étendue  de  mon  malheur  m'apparut  illimitée,  car  la  vision 
corporelle  évoquée  ne  put  faire  évanouir  l'impression  de  ravisse- 
ment qui  me  possédait  tout  entier.  Je  commençai  une  conversa- 
tion précipitée,  sans  raîBon  ni  transition,  et  qui  aurait  révélé 
l'incompréhensible  trouble  où  je  me  ti'ouvais  à  des  gens  plus 
perspicaces  que  mes  interlocuteurs.  Eux  ne  s'aperçurent  de  rien. 
L'homme  continua  à  façonner  un  objet  enserré  dans  l'étau.  La 
femme,  tout  en  s'occupant  par  la  chambre,  me  fournit  complai- 
samment  tous  les  renseignements  que  j'exigeai,  d'une  voix  pres- 
que brève,  sur  la  maison  et  ses  locataires.  Elle  me  décrivit  bientôt, 


C24  LA  LECTUPE 

avec  un  flux  bavard,  tous  les  logements  et  tous  les  habitants, 
pivscnts  et  passés,  et  je  dus  la  laisser  me  dérouler  cet  historique 
d'une  maison  de  Paris  jusqu'à  ce  ({u'clle  en  fût  arrivée  à  ce  sep- 
tième étage  dont  les  fenêtres  à  tabatière  s'ouvraient  comme  des 
couvercles  de  trappes,  à  même  le  toit,  en  plein  ciel.  J'y  mis  une 
animation  qui  excita  celle  de  ma  partenaire,  et  j'appris  bientôt, 
à  travers  les  ronflements  du  tour,  une  partie  de  ce  qui  inquiétait 
si  cruellement  ma  curiosité. 

Ce  grenier  situé  au-dessus  des  chambres  basses  et  lambrissées 
du  sixième  étage,  ce  galetas  dont  j'ignorais  l'existence,  était  ha- 
bité par  une  colonie  de  très  anciennes  veuves,  de  vieilles  filles 
délaissées,  d'infirmes  sédentaires,  tout  un  monde  inscrit  au  bu- 
reau de  bienfaisance,  nourri  de  portions  échangées  contre  des 
bons  dans  les  fourneaux  économiques.  Il  y  avait  là  de  pâles  et 
fluettes  bonnes  femmes  en  bonnets  noirs,  servantes  retirées  du 
service,  vivant  de  pensions  de  quinze  francs  par  mois  faites  par 
des  maîtres  charitables,  soutenant  pendant  trois  jours  leurs  car- 
casses réduites  avec  un  pot-au-feu  de  douze  sous.  Celle  qui  han- 
tait ma  pensée  n'était  classée  dans  aucune  catégorie.  On  savait 
qu'elle  ne  faisait  rien,  on  ne  savait  pas  si  elle  avait  jamais  fait 
quelque  chose.  On  ignorait  son  âge.  Peut-être  avait-elle  cinquante 
ans,  peut-être  n'en  avait-elle  que  vingt-cinq.  Sa  vue  était  faible 
et  lui  interdisait  le  travail  suivi,  mais  peut-être  y  avait-il  là  quel- 
que feinte,  car  elle  filait  par  les  escaliers  et  par  les  rues  avec  une 
rectitude  et  une  assurance  surprenantes,  bien  qu'elle  fit  mouvoir 
lentement  ses  courtes  et  massives  jambes,  qu'elle  mît  ses  pieds 
l'im  devant  l'autre  avec  un  aplomb  plein  de  prudence.  Perpé- 
tuelle quémandeuse,  incessante  habituée  des  églises,  elle  ne  ren- 
trait jamais  sans  un  butin,  obtenait  de  fréquentes  doubles  rations, 
attirait  à  elle  des  attentions  exceptionnelles.  L'horloger  des  sœurs 
venait  tous  les  (juinzc  jours  remonter  sa  pendule  ;  le  coiffeur  qui 
avait  la  clientèle  dévote  peignait  et  arrangeait  sa  chevelure,  vc- 
loutait  son  visage  d'un  soupçon  de  fleur  de  riz;  des  dames  bien- 
fai.santos  lui  donnaient  des  chiffons  de  leurs  toilettes  défraîchies. 
Elle  mangeait  comme  une  ogresse  et  se  parait  comme  une 
coquette.  Elle  portait  des  vieux  bas  de  soie  rapiécés  et  des  bot- 
tines à  boutons,  et,  son  jupon  d  son  caraco  passés,  elle  se 
mettait  sur  la  tête,  au  lieu  d'un  bonnet,  un  chapeau,  avec  un 
voile  traînant  dans  le  dos,  (pii  lui  donnait  le  genre  d'une  pau- 
vresse, buveuse  de  gin,  de  Londres.  Il  fut  ajouté  (qu'elle  se  trou- 


LA  VOI?C  52D 

blait,  qu'elle  minaudait,   qu'elle   était  comme  hors  d'elle-mèmo 
aussitôt  qu'uu  homme  lui  adressait  la  parole. 

De  sa  voix,  il  ne  fut  pas  question  un  seul  instant.  Je  restai,  sur 
ce  sujet,  dans  la  plus  artificieuse  réserve,  me  gardant  Lien  do 
risquer  la  moindre  allusion,  ne  semblant  m'intércsser  qu'à  la 
rouerie  de  cette  indigente.  Il  était  sûr  que  mes  voisins  n'avaient 
rien  remarqué  de  cette  voix  extra -humaine  qui  avait  remué  le 
plus  profond  de  mon  être.  Ils  firent  même  observer  avec  une  cer- 
taine ironie  que,  depuis  quelques  jours,  la  femme,  tr^s  attifée, 
avait  choisi  une  place  à  la  chapelle,  contre  un  pilier,  et  s'en  allait 
chaque  soir  chanter  avec  les  jeunes  filles  du  mois  de  Marie. 

Je  me  retirai  en  prenant  l'air  le  plus  indifférent  dont  je  pus 
revêtir  mon  inquiétude  nerveuse.  R,entré  chez  moi,  je  m'effor.jai 
de  juger  froidement  l'état  dans  lequel  je  me  trouvais,  mais  je  ne 
pus  y  parvenir.  J'étais  sous  l'empire  d'un  désir  impérieux  à  satis- 
faire. Il  me  fallut  obéir  à  l'impulsion  qui  entraînait  ma  volonté. 
Les  jours  suivants  furent  employés  à  cherclier  les  moyens  d'at- 
tirer chez  moi,  pour  la  posséder  à  moi  seul,  pour  m'en  lasser  jus- 
qu'à satiété,  cette  Voix,  cette  incompréhensible  Voix,  ([ui  me 
suivait  de  son  accompagnement  dans  mes  marches,  qui  éclatait 
dans  le  sommeil  agité  de  mes  nuits.  J'étais  dans  l'inconnu,  et  ne 
savais  si  tout  prétexte  me  serait  bon  pour  capter  le  bizarre  indi- 
vidu, peut-être  farouche,  dont  je  ne  connaissais  que  par  à  peu 
près  le  caractère  et  les  habitudes,  dont  j'ignorais,  en  somme, 
la  substance.  Je  me  promis  d'agir,  malgré  tout,  à  la  première 
rencontre. 

J'agis,  en  effet.  Un  soir  que  la  femme  passait  devant  ma  porte, 
je  lui  proposai  d'entrer  et  de  prendre  ce  qui  serait  à  sa  conve- 
nance parmi  les  ustensiles  et  les  loques  hors  d'usage  que  m'avait 
laissés  ma  famille.  Elle  enti*a  sans  mot  dire,  de  son  pas  lourd,  et 
se  dirigea  dans  tous  les  sens  comme  une  bête  furetante.  Je  ne  lui 
livrai  mes  rebuts  que  parcimonieusement,  voulant  pouvoir  l'at- 
tirer de  nouveau.  Elle  avait  le  sang  aux  pommettes,  ses  mouve- 
ments étaient  fébriles,  et  quoique  j'évitai  de  faire  peser  sur  elle 
l'investigation  de  mon  regard,  je  ne  pus  lui  arracher  que  quel- 
ques monosyllabes,  mais  ces  monosyllabes  nettement  timbrés, 
jetés  comme  par  une  trompette  de  précieux  métal,  m'entraient 
au  cœur  et  faisaient  tressauter  mon  organisme  exaspéi^é  et  suffo- 
quant. 

Elle  fut  ainsi  pendant  quelques  jours,  ne  se  livrant  pus  plus, 


{.2G  LA  LECTURE 

ne  parlant  pas  davantage,  mais  revenant.  Mes  provisions  de  ru- 
bans fanés  et  de  velours  fatigués  commen(;aient  à  s'épuiser, 
lorsque,  d'une  parole  brusque  et  enchanteresse,  elle  me  proposa, 
en  échange  de  mes  cadeaux,  de  donner  à  mon  ménage  les  quel- 
ques soins  obligatoires,  et  de  faire  à  mon  linge,  malgré  la  fatigue 
doses  yeux,  les  reprises  indispensables.  La  maison  oîi  je  logeais 
et  la  pauvreté  de  mon  intérieur  autorisaient  suffisamment  cette 
offre  de  services  de  la  part  d'une  fille  vivant  de  charités.  J'ac- 
ceptai. Et  depuis,  à  l'heure  que  j'avais  choisie,  elle  vint  chez  moi 
toucher  aux  choses  de  ses  lourdes  mains. 

C'était  le  soir  que  j'avais  indiqué  pour  ces  visites,  l'heure  apai- 
sée <[ui  paît  du  moment  où  le  soleil  se  couche  et  qui  va  jus(|u'à 
la  demi-obscurité  où  l'on  allume  les  lampes.  Je  ne  pouvais  me 
résoudre  à  voir  dans  la  pleine  clarté  cette  vulgarité  et  cette  lai- 
deur. Le  visage  repoussait  vérital)lemcnt  mes  yeux  s'ils  se  ha- 
sardaient à  le  fixer.  Les  oreilles  distantes  de  la  tète,  le  nez;  l)ratal, 
l'ossature  de  fauve,  étaient  une  des  plus  tristes  déformations  de 
la  face  humaine  qui  se  pût  voir.  Les  yeux  sans  couleur,  mornes 
comme  d'immobiles  étangs,  donnaient  une  sorte  de  vertige  à  les 
contempler.  La  bouche  même,  qui  aurait  dû  être  façonnée  pc iu- 
les sons  qu'elle  émettait,  la  bouche  était  molle  et  sans  dessin, 
s'ouvrait  sur  des  dents  irrégulières.  A  regarder  ainsi  cette  femme 
toujours  coiflée  d'un  chapeau,  comme  quebiucs  folles  de  la  Sal- 
pètrière,  mon  cœur  se  soulevait,  j'étais  envahi  par  un  dégoût 
inqiossible  à  réduire.  Les  [)remiers  jours,  j'eus  peine  à  subir  jus- 
qu'au bout  sa  présence.  Mais  qu'elle  se  mît  à  parler,  j'oujjliais 
tout.  Et  bientôt,  faite  à  mes  allures,  prise  par  la  douceur  de  ma 
chambre  rougeoyante  des  feux  du  couchant,  elle  se  montra  l'in- 
tarissable causeuse  qu'elle  était,  elle  se  mit  à  parler  dès  en  en- 
trant pour  ne  cesser  qu'en  s'en  allant,  dans  le  coidoir  où  je  la 
suivais,  comme  mené  en  laisse  par  les  chaînes  d'or  de  sa  voix. 

Mais  qu'était-ce  donc  que  cette  voix  surnaturelle?  Quelle  con- 
formation la  produisait?  Quelles  cordes  de  métal  se  tendaient 
dans  ce  gosier?  De  quel  cristal,  de  quel  diamant  inconnus  se 
composaient  le  larynx  mystérieux  générateur  de  tels  sons,  la 
glotte  céleste  qui  les  émettait?  Et  comment  ce  chant  n'expirait-il 
pas  au  contact  de  ces  joues  et  de  cette  bouche?  comment  vibrait- 
il  de  cette  force  au  contact  de  cette  respiration?  Il  fallait  renoncer 
à  rexi)liquer.  Occupé  en  apparence  à  lire  ou  à  écrire,  je  n'osais 
lever  l/s  yeux,  je  me  bornais  à  ranimer  d'un  mot  la  convcisation 


LA  VOIX  527 

quand  elle  menaçait  de  tomber.  Cet  accident,  d'ailleurs,  était 
rare.  Laraccommodeuse  qui  s'acharnait  sur  l'usure  d'un  mouchoir 
ou  d'une  chemise,  parlait,  parlait  infatigablement. 

J'écoutais.  C'était  toujours  ce  verbe,  harmonieux  et  varié,  qui 
m'avait  conquis,  tantôt  léger  comme  une  brise,  de  liaisons 
douces  comme  des  soupirs,  le  plus  souvent  autoritaire,  impé- 
rieux, plein  comme  un  jeu  d'orgue,  grave,  élevé,  pathétique, 
précipité,  comme  le  langage  d'une  àme  passionnée.  Par  moments 
se  suivaient  les  variations  vives,  les  finesses  changeantes  d'un 
hymne  clair  qui  monterait  toujours  plus  haut  dans  un  air  subtil, 
puis  les  articulations  nettes  et  profondes  d'un  chœur  à  l'unisson 
qui  retentirait  dans  une  crypte.  Je  ne  me  lassais  pas,  enfoui  dans 
le  coin  le  plus  obscur  de  ma  chambre,  d'écouter  déferler  les 
vagues  d'harmonie  contenues  en  cette  déguenillée  qui  cousait 
péniblement,  dans  la  lueur  dernière  du  crépuscule  mourant  à  la 
fenêtre. 

Aujourd'hui  que  tout  cela  est  bien  passé,  je  ne  puis  me  rap- 
peler sur  quelles  banales  paroles  courait  la  modulation  de  cette 
voix.  Le  savais-je  seulement  alors,  pendant  les  instants  de  ce 
printemps  horrible  et  délicieux?  Ai-je  seulement  une  minute 
prêté  attention  au  sens  de  ces  bavardages  si  magnifiquement  et 
si  inconsciemment  orchestrés  ? 

Il  me  semble  maintenant,  à  distance,  que  les  mots  n'étaient 
pas  absolument  dénués  d'intérêt,  et  que  la  triste  créature  avait 
le  caractère  fier,  un  peu  exalté  et  farouche  de  beaucoup  de  mi- 
sérables internés  dans  la  vie,  ayant  longtemps  ressassé  une 
pensée  fixe,  montrés  au  doigt  comme  des  maniaques.  Elle  me 
rappelait  un  peu,  par  ses  allures,  des  coureurs  et  des  coureuses 
de  landes  que  j'avais  vus,  errants,  chantonnants  et  mélanco- 
liques, dans  les  étendues  semées  de  pierres  levées  qui  environ- 
nent les  hameaux  bretons,  entre  Plouescat  et  Lesneven.  C'est 
évidemment  là,  dans  ces  plaines  grisâtres,  pointillées  de  l'or  des 
genêts,  voilées  de  deuil  par  la  floraison  violette  des  bruyères, 
qu'elle  aurait  dû  vivre  son  existence  méprisée  ;  c'est  en  gardant 
les  chèvres  et  en  filant  la  laine,  au  milieu  des  galets,  près  d'une 
mer  désolée,  qu'elle  aurait  dû  soliloquer  ses  réflexions,  dire  de 
mornes  complaintes,  enfler  sa  voix  comme  une  des  vagues  pi'O- 
chaines,  pour  la  stupeur  du  voyageur  immobilisé  à  un  détour  du 
sentier.  Mais  alors,  que  m'importait  ce  qui  avait  été  et  ce  qui 
avait  pu  être  !  Je  ne  m'informai  pas  du  pays  oîi  la  femme  était 


528  LA  LECTURE 

née,  je  ne  sus  rien  de  sa  vie  antérieure,  je  n'appris  pas  son  Aqc, 
je  ne  lui  demandai  même  pas  son  nom.  Kn  proie  à  une  véritable 
obsession,  j'attendais  tout  le  jour  qu'elle  lût  venue,  et  l'heure  de 
nos  étranges  rendez-vous  arrivée,  il  me  suffisait  qu'elle  fût  là  et 
qu'elle  parlât.  Je  me  laissais  aller  à  tous  les  contourncments  des 
phrases  mélodiques  qui  voletaient,  tournoyaient  par  ma  cham- 
bre, se  brisaient  au  plafond  bas,  s'enfuyaient  à  tire  d'aile  par  la 
fenêtre  ouverte  dans  l'air  ensanijlanté  de  la  fin  du  jour.  Je  tom- 
bais dans  des  songeries  creuses  comme  des  abîmes,  d'où  l'ana- 
lyse était  absente.  Je  recourais  à  des  enfantillages  pour  exalter 
ma  sensation  ;  je  me  donnais  comme  thème  musical  à  développer 
une  phrase  de  Beethoven,  ou  de  Chopin,  ou  de  Wagner,  selon 
la  disposition  où  j'étais  et  le  son  particulier  de  la  voix  de   ma 
ponctuelle  visiteuse.  Je  finis  par  me  rendre  à  l'église,  aux  heures 
du  soir  où  chantaient  les  confréries  blanches  et  bleues,  devant 
l'autel  de  la  Vierge,  braisillant  de  lumière.  I^t  là  encore,  je  fus 
en  proie  à  des  ravissements  excessifs.  Je  distinguais  la  voix,  la 
seule  voix  qui  répondait  à  ma  pensée  iu(iuiète,  je  la  distinguais 
au  milieu  de  tous  les  chœurs  et  à  travers  tous  les  accompagne- 
ments. Cette  voix  seule  emplissait  l'église,  s'enroulait  aux  piliers, 
vibrait  aux  verrières,  assaillait  les  voûtes.  Qu'elle  parcourût  les 
plus  graves  registres,  qu'elle  descendît  dans  ces  caveaux  de  la 
nuisique  où   s'espacent  si  mngislralement  les  notes  des   plain- 
chants   du  x"  siècle,  ou  qu'elle  voltigeât  sur  les  cimes  les  plus 
aiguës,  les  plus   aériennes,  avec  des  roucoulements  de  tourte- 
relle blessée,  c'était  elle  (jue  j'entendais,  elle  qui  était,  par  une 
sorte   de  bizarre  transposition,  visible  pour  les    yeux  de  mon 
esprit. 

C'est  en  revenant  d'une  de  ces  soirées  énervantes  que  je  com- 
pris, avec  une  épouvante  honteuse,  le  vrai  caractère  de  l'inquié- 
tude maladive  par  la(|uelle  j'étais  possédé.  Je  me  sentis  i)cnctr(.T 
jjar  un  indéfinissable  sentiment  de  jalousie  (jui  mêlait  à  la  fois  le 
présent  et  l'avenir  de  ma  vie.  La  conviction  se  fit  en  moi  que 
cette  voix,  découverte  par  moi,  m'appartenait,  et  j'eus  un  empor- 
tement à  la  voir  prodiguée  à  d'autres,  donnée  à  cette  aisance  in- 
dilTérente  des  offices  nocturnes,  offerte  à  cette  religion  insen- 
sible. Je  me  voyais,  plus  tard,  affranchi  des  ennuis  journaliers, 
donnant  à  quelques  rares  artist(S,  ou  plutôt,  oui,  gardant  égoïs- 
tement  i)f>ur  moi,  pour  moi  seul,  cette  jouissance  d'entendre, 
dans  un  milieu  savamment  disposé,  derrière  un  rideau  tremblant, 


LA  VOIX  529 

cotte  voix,  cette  voix  unique,  dire  les  vers  et  la  prose  de  quelques 
poètes,  les  mélopées  de  quelques  musiciens.  Et  j'eus  la  nette  et 
subite  conviction  de  cette  chapelle  me  volant  l'essentiel  de  mon 
bonheur  futur. 

C'est  alors  que  la  vérité  m'apparut. 

Mon  inquiétude  était  une  inquiétude  d'amant.  Mes  pressenti- 
ments, mes  arrangements  d'avenir  étaient  les  preuves  de  l'in- 
dissoluble attachée  qui  liait  mon  être  à  cette  voix.  Une  sueur  me 
glaça  quand  je  me  trouvai  ainsi  vis-à-vis  de  moi-même,  comme 
si  je  m'étais  regardé  dans  une  glace.  J'eus  peur,  et  j'imposai  si 
Icnce  à  ma  raison  qui  balbutiait  quelques  objections.  Non,  je  ne 
voulus  m'arrêter  à  examiner  ni  l'avilissement  physique  ni  la 
basse  condition.  Certes,  il  était  des  amoureuses  plus  belles,  il  en 
était  de  plus  élégantes.  Mais  laquelle  aurait  pu  mettre  en  paral- 
lèle ce  que  cette  méprisée  possédait,  seule  entre  toi-ites  les 
femmes?  Eh  bien!  oui,  je  me  l'avouais  avec  un  orgueil  où  entrait 
une  rage,  oui,  je  l'aimais  pour  sa  voix.  Pourquoi  pas?  D'autres 
aiment  bien  pour  deux  yeux,  pour  deux  pauvres  yeux  bleus 
ou  noirs,  ou  pour  une  chevelure  un  peu  longue,  ou  pour  une 
rangée  de  dents  blanches,  ou  pour  les  bras,  ou  pour  les  jambes, 
ou  pour  les  seins,  ou  pour  de  l'esprit,  ou  pour  de  la  bonté.  Qu'on 
leur  fasse  donc,  à  ceux-là,  quelque  représentation,  qu'on  fasse 
valoir  que  tout  le  reste  manque,  et  que  la  laideur  est  installée  à 
demeure  sur  ces  visages  qu'ils  adorent  et  qu'ils  baisent.  Peut- 
être  l'avoueront-ils,  mais  aussi  comme  ils  célébreront  la  qualité 
qui  l<;s  a  conquis,  le  charme  qui  les  a  embaumés  vivants,  qui  a 
fixé,  momifié  leur  vie  aux  pieds  de  l'idole.  Ils  ont  trouvé,  ces 
alchimistes,  le  creuset  où  l'amour  renaît  sans  cesse,  et  tout  ce 
que  recherchent  les  autres  hommes  ne  leur  est  rien.  J'étais  ainsi. 
Moi  aussi,  j'avais  trouvé,  et  je  voulais  m'en  tenir  à  ma  trouvaille. 
J'étais  asservi  jîar  cette  voix  loin  de  laquelle  je  devenais  déses- 
péré et  fébrile.  Je  sentais  qu'il  me  la  faudrait  toujours  et  quand 
même.  Sans  doute,  je  ne  découvrirais  pas  à  cette  passion  l'issue 
ordinairement  recherchée  ;  l'idée  de  la  possession  de  cette  fennue 
me  causait  une  véritable  horreur.  Mais  la  communion  charnelle, 
telle  qu'elle  existait  entre  nous,  m'apparaissait  suffisamment  ir- 
ritante et  voluptueuse.  C'est  à  la  suite  de  ces  réflexions  que  le 
lendemain,  songeant  à  tout  ce  qui  m'avait  longtemps  oppressé 
pendant  la  douloureuse  insomnie  de  la  nuit,  quand  celle  qui  m'en- 
chantait fit  son  entrée  et  vint  s'asseoir  dans  l'embrasure  accou- 

LECT.  —  53  IX  —  34 


530  L\  LECTURE 

tumée,  j'essayai  d'une  sorte  d'accouplement  de  nos  voix.  De  ma 
parole  timide  et  grêle,  je  m'elforçai  de  pénétrer  la  splendeur 
stupéfiante  de  cet  organe  qui  évoquait  de  la  chair,  du  marbre  et 
du  métal.  Mais  non,  cette  union  était  impossible;  il  fallait  laisser 
la  double  voix  à  ses  duos  de  tète  et  de  poitrine,  à  ses  phrases 
alternées,  coupées  par  des  expirations  qui  ressemblaient  aux 
derniers  soupirs  d'une  femme  en  amour.  Notre  union  à  demi- 
matérielle,  à  demi-spirituelle,  le  lien  s'établissait  —  par  quelles 
voies  ignorées  ?  —  de  cette  parole  de  llamme  à  mon  cerveau  fié- 
vreux. 

Je  vécus  ainsi  tout  ce  mois  de  mai,  ne  sachant  à  quoi  me  résou- 
dre, passant  des  accès  volontaires  aux  découragements,  vivant 
dans  le  monde  exalté  du  cauchemar,  ou  sommeillant  dans  le 
calme  lourd  de  la  prostration. 

Ce  fut,  je  n'en  doute  plus  maintenant,  cette  manière  d'élre 
irrésolue  qui  amena  la  fin  de  cette  liaison  en  laquelle  se  résol- 
vaient mes  jours.  Toujours  cette  pensée  empoisonnera  ma  vie. 

Un  soir,  celle  que  j'espérais  ne  vint  pas.  J'attendis  une  heure, 
deux  heui-es,  entr'ouvrant  ma  porte,  écoutant  les  bruits,  comme 
un  amant  souiîrant  du  retard  de  sa  maîtresse.  Rien.  Je  me  hasar- 
dai, à  pas  furtifs,  sur  l'escalier  bj-anlant  et  criant  du  septième 
étage.  Je  rampai  à  travers  un  dédale  de  couloirs  bas  plafonnés. 
Une  porte  était  ouverte.  Le  jour  finissant  <à  l'horizon  et  la  montée 
de  la  lune  dans  l'espace  éclairaient  une  chambre,  une  cliambre 
vide.  Pas  un  meuble,  les  quatre  murs.  Je  n'eus  pas  un  instant  de 
doute.  C'était  elle  qui  avait  habité  cette  soupente,  c'était  elle  qui 
était  partie.  Je  redescendis.  Ma  voisine  montrait  sa  tête 
curieuse,  observait  mes  allées  et  venues.  Que  m'importait!  Je 
m'arrêtai  sur  .son  palier,  j'écoutai  le  récit  qu'elle  me  fit,  avec  les 
enjambements  de  mots,  le  frémissement  heureux  particulier  aux 
bavardes.  Oui,  celle  que  je  réclamais  avait  quitté  la  maison  dans 
la  journée.  Le  déménagement  n'avait  été  ni  long  ni  compliqué. 
Les  meubles  et  les  nippes  avaient  tenu  dans  une  voiture  à  bras. 
Et  encore,  ils  auraient  bien  jju  être  enlevés  par  le  crochet  du 
commissionnaire!  Où  elle  était  allée?  Chez  les  religieuses,  dans 
la  maison  fermée,  verrouillée,  cloîtrée.  Oui,  à  demeure,  pour 
toujours.  On  ne  sortait  plus  de  cette  habitation  de  recluses.  Sur 
la  recommandation  d'un  confesseur,  on  avait  eu  pitié  de  la  pau- 
vresse', on  allait  en  faire  une  sorte  de  béguine,  une  demi-sœur 
en  tablier  et  en  coiffe  blanche.  Elle  aurait  sa  cellule,  s'occupe- 


LA  VOIX  531 

rait  dans  la  journée  à  quelques  tranquilles  ouvrages,  ne  repa- 
raîtrait jamais  au  dehors.  Les  cours  et  les  jardins  suffisaient  aux 
promenades.  Ah  !  et  comprenez-vous  cela,  ces  dames,  qui  ne 
franchissent  jamais  le  seuil  de  leur  couvent,  qui  ne  reçoivent 
personne,  qui  ne  laissent  même  pas  entrer  chez  elles  à  l'heure  de 
leur  messe,  ont  spécifié  que  la  nouvelle  venue  chanterait  aux 
offices,  dans  la  tribune  de  l'orgue,  tous  les  matins,  tous  les 
soirs,  à  chaque  cérémonie,  aux  ténèbres  pendant  la  semaine 
sainte,  à  la  messe,  aux  vêpres,  aux  compiles,  au  salut  du  diman- 
che, aux  matines  de  chaque  nuit. 

Si  je  comprenais!  Ma  jalousie  des  soirs  de  mai  était  justifiée. 
L'Église,  pour  laquelle  la  charmeuse  chantait,  avait  entendu.  Et 
voici  que  la  maison  silencieuse,  verrouillée,  morte,  me  ravissait 
l'abjecte  et  ensorceleuse  créatux'el  On  avait  fait  d'elle  l'objet  d'un 
rapt,  on  me  la  prenait  sans  qu'il  y  ait  eu  entre  nous  un  avertis- 
sement, un  adieu  !  On  l'emprisonnait,  on  élevait  un  mur  entre 
elle  et  moi!  Quels  jours,  quelles  soirées,  je  passai  à  rôder  autour 
de  cette  demeure  sourde  et  muette!  Aujourd'hui,  après  que  la 
résignation  a  passé  sur  moi  comme  l'étalement  d'une  haute 
marée,  aujourd'hui  encore,  à  de  certaines  heures,  surtout  pen- 
dant la  durée  intermédiaire  du  crépuscule,  il  se  lève  en  moi 
d'alîreux  regrets,  de  furieux  désirs,  et  je  cours  jusqu'à  ces  murs, 
jusqu'à  ces  barreaux,  voulant  une  dernière  fois  entendre  la  Voix, 
—  cette  Voix  dont  j'ai  la  nostalgie,  qui  m'a  rendu  insensible  à 
toute  joie  des  yeux,  et  même,  ô  abomination  !  à  toute  satisfaction 
de  l'intelligence,  —  cette  Voix  qui,  en  partant,  a  fait  la  solitude 
dans  mon  cerveau  et  dans  mon  cœur. 

Gustave   Geffroy. 


PROFESSION  DE  FOI  DU  CANDIDAT 


Mes  chers  concitoyens,  j'aspire 
A  l'honneur  de  représenter 
L'arrondissement  de  l'Empire 
Que  j'ai  le  bonheur  d'habiter. 

Vous  me  connaissez,  je  l'espère  : 
Etant  de  mil  huit  cent  vingt-six, 
Pour  les  jeunes,  je  suis  un  père. 
Pour  les  anciens,  je  suis  un  fds. 

Je  ne  ferai  pas  les  promesses 
Dont  abuse  tel  candidat 
Qui  ne  fait  valoir  ses  richesses 
Que  pour  leur  devoir  son  mandat. 

J'ai  sur  lui  ce  grand  avantage 
Que  vos  intérêts  sont  les  miens  : 
Les  connaissant,  je  les  partage; 
Les  partageant,  j?  les  soutiens. 

Vos  pavés,  vos  canaux,  vos  roules, 
Auront  droit  à  mes  premiers  soins  ; 
Vos  doctrines,  je  les  ai  toutes, 
Je  sais  par  cnuir  tous  vos  besoins. 

.Je  respecte  la  loi  frane.aisc 
(Jiii  lait  envie  à  l'étranger, 
M.iis,  si  vous  la  trouvez  inauvaiso, 
Je  suis  tout  j)rèt  à  la  changer. 

Je  veux,  pour  sortir  de  la  crise. 
Trouver  ce  (pt'nu  a  tant  chcrclié  : 
La  hausse  de  la  marchandise 
Avec  la  vie  à  bon  marché  j 


PROFESSION  DE  FOI  DU  CANDIDAT  633 

Je  veux  les  libertés  entières 
Avec  un  gouvernement  fort , 
L'élargissement  des  frontières, 
Sans  guerre  et  d'un  commun  accord  ; 

L'instruction  obligatoire, 
Sans  contraindre  qui  que  ce  soit  ; 
Je  veux  la  paix  avec  la  gloire. 
Et  le  sabre  à  côté  du  droit  ; 

L'agriculture,  l'industrie, 

Les  foins,  les  lins,  les  vins,  les  blés, 

Et  la  grandeur  de  la  patrie... 

Je  veux  tout  ce  que  vous  voulez. 

Faut-il  maintenant  que  je  dise 
Mes  principes  les  plus  secrets? 
Dût-on  accuser  ma  franchise. 
Je  suis  un  homme  de  progrès. 

De  progrès,  messieurs,  c'est-à-dire 
D'amour,  de  lumière  et  de  foi. 
Si  ce  rude  aveu  peut  me  nuire. 
Qu'au  moins  les  bons  votent  pour  moi  ! 

Si  j'en  connaissais  un  plus  juste 
Qui  se  présentât  aujourd'hui, 
A  l'instar  de  Philippe-Auguste, 
Je  m'effacerais  devant  lui. 

D'après  cela,  n'est-il  pas  juste 

Que  tous  mes  concurrents,  en  chœur, 

A  l'instar  de  Philippe-Auguste, 
Se  désistent  en  ma  faveur  ?    . 

Un  mot,  un  seul  mot  pour  la  femme, 
Dont  les  droits  ne  sont  pas  écrits  : 
Ils  sont  écrits  dans  mon  programme 
A  régal  de  ceux  des  maris. 

J'attends  avec  quelque  espérance 
Vos  vœux  librement  exprimes. 
Puisque  vous  avez  l'assurance 
Qu'en  me  nommant  vous  vous  nommez. 

Gustave  Nadaud. 


A  TRAVERS  L'EXPOSITION'" 


Il  y  aurait  mauvaise  grâce  à  plaisanter  plus  longtemps,  d'au- 
tant qu'en  sonmic  cette  leçon  de  géographie  en  action  est  une 
chose  bonne  et  profitable.  Ces  réalités,  mises  sous  les  yeux  des 
enfants,  leur  ouvrent  l'esprit,  leur  montrent  que  tout  cela  existe 
cil  dehors  du  monde  de  leurs  livres.  Les  réflexions  qui  ne  peu- 
vent manquer  de  surgir  mûriront  rinteliigence  adolescente  et 
aideront  puissamment  à  préciser,  à  incarner,  à  matérialiser  dans 
le  fait  vu  et  touché,  les  données  demeurées  vagues  de  cette  géo- 
grajihie  que  l'oji  a  eu  raison  de  dévelo|)por  si  fortement  dans  le 
programme  de  nos  collèges  et  de  nos  lycées.  Nous  n'abandonne- 
rons pas  ce  chapitre  des  «  Enfants  à  l'Exposition  »  sans  indiquer 
le  fruit  qu'ils  peuvent  recueillir  do  nombreuses  promenades  tant 
au  Champ-de-Mars  qu'aux  Invalides. 

Ces  promenades  seront  aussi  fécondes  par  les  questions  qui  se 
poseront  à  l'intelligence  de  l'enfant  lui-même  que  par  les  réponses 
plus  ou  moins  complètes  et  justes  ({ue  les  parents  seront  suscep- 
tibles d'y  faire.  Nous  venons  de  parler  de  l'Exposition  coloniale 
en  ce  sens.  Une  visite  dans  les  salles  du  Musée  de  Marine  au 
Louvre  fonncra  un  indispensable  compl<'3mcnt.  Sans  médire  en 
rien  de  ri']xpositi()n  où  tout  le  monde  va,  on  peut  dire  qu'il  y  a 
au  Louvre  de  noinl)reuses  salles  (il  y  en  a  sept,  consacrées  à  l'eth- 
nographie) que  peu  de  oei'sonncs  fréquentent.  L'industrie  chi- 
noise, japonaise,  indienne,  les  habitations  sauvages,  les  tissus, 
armes,  bijoux,  y  sont  représentés  par  d'innombrables  documents. 
L'immense  salle  du  Musée  ethnographique  fondé  en  1850  ren- 
ferme une  collection  des  plus  riches  et  des  plus  précieuses. 

1)  Voir  le  numéro  du  25  août  1889. 


A  TRAVERS  L'EXPOSITION  535 

La  série  de  l'histoire  de  l'habitation  humaine  au  Champ-de- 
Mars  sera  encore  un  enseignement  excellent  pour  nos  collégiens. 

C'est  d'ailleurs  une  des  pensées  les  plus  heureuses  de  l'Expo- 
sition :  on  a  songé  aux  enfants.  La  sphère  terrestre  réduite  au 
millionième  a  été  conçue  pour  eux,  et  c'est  pour  eux  qu'a  été  con- 
struit ce  Palais  des  Enfants,  d'une  imagination  ingénieuse,  d'une 
architecture  spirituellement  appropriée,  avec  ses  chevaux  de  bois, 
ses  moulins,  ses  polichinelles  figurant  dans  la  décoration  carac- 
téristique :  un  bon  morceau  dû  à  un  jeune,  à  M.  Emile  Ulmann. 

Revenons  à  l'Esplanade.  S'il  y  en  a  en  effet  pour  les  petits,  il 
y  en  a  pour  les  grands. 

Entrons  dans  le  Kampong  ou  Kampoun.  Nous  voici  à  Java, 
s'il  vous  plaît.  Une  mélopée  étrange,  une  musique  morne,  mais 
accaparante,  obsédante,  se  fait  entendre  sur  un  i-ythme  traînard 
aux  timbres  bizarres,  en  même  temps  métalliques  et  sourds.  Len- 
tement cadencée,  la  phrase,  incessamment  répétée  sur  ces  trois 
notes,  échos  de  la  nuit  de  Valpurgis,  conduit  la  danse  de  quatre 
bayadères  vêtues  d'étoffes  bigarrées,  et  coiffées  de  sortes  de  dia- 
dèmes à  plaques  d'or  estampées  d'où  sort  la  chevelure,  noire  de 
jais,  retroussée  en  queue  d'oiseau.  Les  danseuses,  le  visage  im- 
passible, indifférent,  d'une  expression  alanguie,  fatiguée,  pres- 
que immobiles,  ne  meuvent  que  leurs  bras  maigres  dont  la  peau 
jaune  est  encore  jaunie  par  des  préparations  cosmétiques.  Les 
pieds  ne  bougent  que  par  des  mouvements  secs  des  chevilles, 
tandis  que  les  mains  aux  quatre  doigts  se  replient,  se  courbent, 
se  tordent  en  évolutions  lentes  autour  de  l'articulation  du  poignet. 
Le  corps  demeure  presque  sans  mouvement;  en  somme,  ce  sont 
surtout  les  mains  qui...  dansent. 

Nous  nous  imaginons  peu  volontiers  une  Terpsichore...  ma- 
nuelle. Pourtant,  le  spectacle  nous  a  semblé  intéressant  dans  son 
charme  mystérieux.  Cette  position  des  mains  avec  les  quatre 
doigts  immobiles,  tendant  à  se  replier  en  arrière  et  ne  laissant 
agir  que  le  pouce,  nouS  a  rappelé  le  geste,  si  gracieux,  des 
femmes  dans  les  bas-reliefs  grecs  de  la  période  archaïque,  qui  se 
termine  à  Phidias.  C'est  avec  un  geste  absolument  pareil,  c'est 
avec  ces  doigts  serrés  et  légèrement  retournés  que,  d'une  main 
raide,  les  déesses  pincent  et  tirent  en  arrière  le  voile  qui  leur 
couvre  la  tête. 

Combien  d'ailleurs  l'habitude,  notre  «  seconde  nature  »,  agit 
puissamment  siu*  nous  :   nous  ne  concevons  pas  aisément  qu'il 


536  LA  LECTURE 

puisse  y  avoir  d'autres  moyens  d'expression  que  ceux  dont  nous 
nous  servons  journellement.  Et  encore,  en  ce  point,  nous  leur- 
rons-nous à  plaisir,  faute  d'un  peu  de  réflexion.  Notre  étonne- 
ment  devrait  en  effet  étonner,  car  nous-mêmes  nous  employons 
les  gestes  de  la  main  pour  une  innombrable  série  d'opérations 
de  langage  visuel.  Montaigne,  dans  un  chapitre  célèbre  de  ses 
Essais,  n'a  pas  laissé  échapper  cette  curieuse  observation. 

Ne  pourrait-on  également  trouver,  dans  le  geste  de  nos  dan- 
seuses du  Kampong  néerlandais,  l'explication  d'un  autre  pro- 
blème antique  ?  Parmi  les  pointures  découvertes  dans  les  hypo- 
gées de  Carneto  (province  de  Rome),  il  en  est  une  oii  est  repré- 
senté un  banquet  funèbre  :  c'est  un  des  plus  intéressants  monu- 
ments de  ce  puissant  art  étrusque  qui  a  précédé  l'art  romain  et 
l'art  grec.  Cinq  personnages  sont  couchés,  le  buste  presque  droit, 
sur  deux  lits  près  de  deux  tables  servies  par  un  esclave,  taudis 
qu'un  personnage,  couronné  de  laurier,  joue  de  la  double  flûte. 
Les  cinq  personnages,  parmi  lesquels  se  distingue  une  fournie, 
font  avec  les  mains  qu'ils  dressent,  tournent,  meuvent  autour  de 
l'articulation  du  poignet,  exactement  les  mêmes  gestes  que  nos 
bayadères  du  Kampong  néerlandais,  et  visiblement  suivent  la 
cadence  musicale,  sans  que  rien  indique  que  ce  soient  là  des 
gestes  de  conversation.  Ne  pourrait-on  estimer  que  nos  Etrus- 
ques, appropriant  ces  gestes  à  la  musique,  dansent  des  mains 
comme  les  Javanaises  de  l'Esplanade  des  Invalides? 

Nous  donnons  la  réflexion  pour  a  qu'elle  vaut  :  nous  lui  de- 
vrons une  facile  transition  pom'  arriver  à  l'habitation  étrusque  et 
à  l'Histoire  de  l'habitation  humaine  reconstituée  en  bois,  peaux, 
pif-rre,  chaume  et  plâtre,  par  M.  Garnier.  On  a  fait  grand  bruit 
autour  de  l'œuvre  de  l'éminent  artiste,  qui  a  eu  ses  détracteurs. 
Les  brocarts  et  les  quolibets  n'ont  pas  manqué  sur  sa  route,  mais 
sur  une  route  de  trionq)hateur.  Sans  doute,  il  y  a  de  riiypothcse 
dans  les  reconstitutions  :  mais  pouvait-il  y  avoir  partout  de  ma- 
nifestes certitudes?  On  a  pu  discuter' certains  types  donnés. 
Cela  n'empêche  aucunement  le  travail  de  M.  Garnier  d'être  des 
|)lus  intéressants  et  de  former  une  des  attractions  de  l'IOxposi- 
lion.  C'est,  en  effet,  une  des  parties  les  plus  visitées  du  Champ- 
de-Mars. 

Par  une  malice  du  hasard  ou  par  une  confrontation  curieuse, 
si  l'on  préfère,  les  habitations  res.suscitées  par  M.  Garnier  nous 
donnent  les  diverses  phases  du  développement  historique  de  l'ar- 


A  TRAVERS  L'EXPOSITION  S37 

chitecture,  au  pied  même,  à  cent  mètres  à  peine  de  cette  Tour 
Eiffel,  symbole  de  l'art  du  fer,  caractéi'istique  de  notre  siècle.  Il 
y  a  là  un  enseignement  de  choses,  une  le(;on  vue  qui  est  préfé- 
rable à  la  lecture  de  tous  les  documents  imaiïinables  écrits  ou 
imprimes.  Que  les  savants  hochent  un  peu  la  tète,  retournent  à 
leurs  textes,  notent  du  doigt  tel  détail  contestable.  Est-on  pour 
cela  en  droit  de  mettre  en  doute  l'utilité  d'une  telle  reconstitution 
pour  l'instruction  du  jjublic  ?  Le  succès  est  indiscutable,  et  cela 
n'est  pas  ce  qui  est  en  question  :  l'affluence  de  la  foule  répond 
pour  nous.  Quant  à  l'enseignement  qui  ressort  du  spectacle,  il 
nous  semble,  lui  aussi,  indéniable,  et  c'est  pour  cela  que  plus  haut 
nous  conseillions  fortement  à  nos  jeunes  gens  de  longues  prome- 
nades dans  ces  parages. 

Puisque  l'habitation  étrusque  nous  a  servi  de  transition,  com- 
mençons par  elle.  Les  motifs  architecturaux,  la  décoration,  les 
pilastres  en  sont  empruntés  évidemment  à  ces  peintures  étrus- 
ques des  hypogées  de  Carneto,  auxquelles  nous  faisions  allusion 
tout  à  l'heure.  Les  meubles,  avec  leurs  sortes  de  maigres  ba- 
lustres  à  profils  compliqués  de  courbes  concaves,  sont  rétablis 
d'après  les  mêmes  documents.  Nous  regrettons  de  n'en  avoir  pas 
trouvé  avec  ces  supports  en  forme  de  pieds  d'animaux,  formes 
par  lesquelles,  comme  en  beaucoup  d'autres  points,  l'art  de  la 
Toscane  primitive  se  rapproche  de  l'art  oriental,  et  particulière- 
ment de  l'égyptien.  Ces  artistes  étaient  d'ailleurs  des  hommes 
peu  ordinaires.  Leur  influence  subsiste  encore,  non  pas  modifiée, 
trachiite,  métamorphosée  par  les  époques  intermédiaires,  mais 
telle  quelle,  et  dans  sa  pureté  initiale.  Il  ne  faut  pas  oublier  que 
Benvenuto  Cellini,  consulté  par  le  pape  sur  la  possibihté  de  co- 
pier les  bijoux  étrus({ues,  répondit  avec  une  modestie  dont  il  n'é- 
tait pas  coutumier  :  «  L'Art  étrusque,  c'est  l'art  inimitable.  » 

Cette  influence  persistante,  demeurée  vivace  après  tant  et  tant 
de  siècles,  nous  allons  la  retrouver  en  pénétrant  dans  la  maison 
romaine.  Nous  ne  voulons  pas  parler  de  l'habitation  elle-même, 
bien  que  les  Romains  en  ce  sens  aient  beaucoup  appris  des  Étrus- 
ques, à  qui  ils  ont  emprunté  la  voûte  caractéristique  peu  employée 
par  les  Grecs.  Mais  on  a  installé,  dans  la  Domus  tempore  divi 
AuQiisti,  une  boutique  où  un  industriel  italien  expose  des  repro- 
ductions de  bronzes  antiques  à  patine  factice,  à  côté  de  bijoux  de 
corail  et  de  bijoux  où  le  métal  joue  le  principal  rôle.  Ces  bijoux 
sont  en  tout  et  pour  tout,  non  seulement  inspirés  de  l'art  étrus- 


538  LA  LECTURE 

que,  mais  des  copies  des  œuvres  étrusques  dans  l'art  du  métal 
précieux.  Notre  Louvre  possède,  en  ce  genre,  une  collection  des 
plus  riches,  dans  la  petite  salle  qui  est  entre  la  salle  des  Sept 
Cheminées  {Radeau  de  la  Méduse)  et  la  Rotonde  qui  précède  la 
galerie  d'Apollon. 

La  Maison  romaine  avec  son  seuil  au  Salve  en  mosaïque,  son 
atrium,  son  impluvium,  l'autel  du  Genius  familians,  est  aussi 
intéressante  à  l'extérieur  par  ses  peintures  murales,  son  jardinet, 
sa  muraille  couverte  d'annonces,  de  réclames,  d'inscriptions  et 
de  dessins  improvisés.  Le  petit  autel  avec  les  deux  serpents 
est  copié  de  Pompéi.  Les  deux  serpents  étaient  un  symbole  ad- 
ministratif ;  ils  correspondaient  à  l'ordonnance  de  police  qui 
prescrit  de  respecter  les  murs.  Pinge  duos  angues  :  pueri  ultra 
mejite,  dit  quelque  part  le  satiri([ue  Perse. 

Les  reconstitutions  préhistoriques,  et  notamment  l'habitation 
lacustre,  excitent  vivement  la  curiosité  publique.  C'est  là  surtout 
que  l'hypothèse  a  eu  à  combler  les  trous  de  données  plus  qu'in- 
suffisantes. Les  types  empruntés  à  l'architecture  des  sauvages 
ont  abouti  à  quelques  morceaux  beaucoup  trop  restreints,  si  l'on 
se  lançait  dans  cette  voie  un  peu  vaste.  Nous  reviendrons  à  des 
modèles  d'un  enseignement  plus  utile,  en  même  temps  que  plus 
sûr,  avec  l'habitation  gallo-romaine,  où  l'art  nouveau,  l'art  chré- 
tien, se  montre  constructeur  hésitant,  se  parant  des  dépouilles 
de  l'antiquité,  utilisant  les  colonnes  tronquées  et  encastrant  des 
débris  de  chapiteaux  dans  les  appareils  de  briques  aux  couches 
alternées  avec  la  pierre. 

Nos  élèves  d'humanités  feront  œuvre  méritoire  en  emportant 
leur  lexique  pour  traduire  l'inscription  de  la  maison  grecque, 
cette  sentence  emjiruntée  à  nous  ne  savons  quel  auteur  :  «  La 
grande  paix  enfante  richesse  pour  les  mortels.  »  De  même  la  de- 
meure byzantine  exercera  leur  sagacité  dans  l'interprétation  de 
ces  vœux  de  bonheur  exprimés  avec  des  abréviations  oii  trébu- 
cheront peut-être  nos  hellénistes.  Le  joli  groupe  formé  par  les 
maisons  romane,  gothique  et  renaissance,  sera  d'une  contempla- 
tion moins  périlleuse  pour  eux  :  adieu  le  grec,  adieu  le  latin, 
adiou  les  inscriptions  ! 

L'idée  primitive  comprenait  l'installation  d'intérieurs  où  au- 
r.'ijnt  travaillé  des  ouvriers  vêtus  de  costumes  de  l'époque.  Nous 
croyons  qu'on  y  a  renoncé  :  la  réalisation  était  malaisée.  Nous 
avons  bien  vu  vendre,  dans  les  habitations  gauloises,  un  breu- 


A  TRAVERS  L'EXPOSITION  539 

vaee  qui,  à  grand  renfort  d'explications,  a  la  prétention  (aussi 
difficile  à  appuyer  qu'à  réfuter)  de  ressusciter  l'antique  cervoise 
que  buvaient  nos  aïeux  chevelus.  Mais  le  pittoresque  en  ce  sens 
a  dû  s'arrêter  là,  et  nous  avons  eu  à  nous  étonner  en  lisant  un 
écriteau  dans  la  demeure  étrusque  d'un  ancien  sujet  de 
Porsenna  :  «  Bock  à  30  c.  »  Le  couteau  de  Scévola  serait  tombé 
à  moins. 

Quoi  qu'il  en  soit,  remercions  M.  Garnier  d'avoir  aussi  habile- 
ment mis  à  exécution  une  idée  dont  la  primeur  nous  semble 
pourtant  appartenir  à  la  conférence  faite  au  Palais  du  Trocadéro 
par  M.  Lucas  en  1878. 

Une  de  ces  trouvailles  heureuses,  dont  nous  avons  parlé  et 
dont  l'Exposition  actuelle  abonde,  est  d'avoir  entouré  les  con- 
structions d'une  flore  appropriée.  C'est  encore  là  un  véritable 
tour  de  force,  une  manière  de  petit  miracle  dont  on  se  rend  peu 
compte,  que  le  public  aper(;oit  peu  et  n'admire  pas  assez. 

A  l'Esplanade  des  Invalides,  on  peut,  dans  un  petit  pavillon, 
voir  les  plans  exposés  par  la  Société  de  Fertilisation  et  de  Colo- 
nisation du  Sahara.  Cette  courageuse  entreprise,  qui  a  pour  but 
la  «  conquête  du  désert  »,  crée  des  oasis,  perce  des  puits,  fer- 
tilise, bâtit,  peuple  et  rend  habitables  les  solitudes  de  l'Oued- 
Rir'  au  sud  de  Biskra.  Sans  vouloir  comparer  les  grandes  choses 
à  de  moindres,  on  peut  dire  que  le  Champ-de-Mars  était  un 
véritable  Oued-Piir'  en  plein  Paris.  En  contemplant  le  résultat 
de  la  métamorphose  actuelle,  il  faut  faire  de  véritable  efforts 
d'imagination  pour  se  rappeler  l'état  antérieur  de  ce  grand  rec- 
tangle de  terrain  abandonné,  sablonneux,  au  sol  galeux,  flétri, 
sec,  foulé.  C'est  là  où  il  n'y  avait  rien,  que  l'on  a  fait  surgir  ce 
tout  comme  d'un  coup  de  baguette  magique.  Le  mot  transfor- 
mation n'est  pas  juste  en  la  cir:onstance;  c'est  création  qui  est 
le  mot  propre.  Il  a  fallu  peiner  avec  la  pioche  et  la  bêche,  crever, 
retourner,  transporter  les  terres,  apporter  les  éléments  nourri- 
ciers qui  manquaient  pour  la  végétation  future.  Cette  opération 
gigantesque  de  vallonnements,  de  nivellements,  a  dû  s'accomplir 
à  travers  les  plâtras,  les  chariots,  les  tombereaux  qui  sillon- 
naient en  tous  sens,  venant  de  tous  les  coins  de  l'horizon,  avec 
les  pierres,  les  fers,  les  matériaux  nécessaires  à  l'édification  des 
palais  destinés  aux  exhibitions.  Des  besognes  diverses  s'entre- 
croisaient dans  le  pêle-mêle  d'une  activité  sans  égale.  Il  en  est 
résulté  ces  dispositions  merveilleuses  de  pelouses,  de  corbeilles, 


5i0  LA  LKCTUnE 

de  fourrés,  bordant  les  allées  sinueuses,  s'alignant  le  long  des 
parterres  rectangulaires,  montant  en  collines  minuscules,  des- 
cendant dans  la  courbe  gracieuse  des  gazons  jusqu'aux  bords 
veloutés  des  lacs  improvisés,  étonnés  île  se  trouver  là.  Pour  ces 
plantations,  le  jardinier  en  chef,  M.  Laforcade,  a  dû  dépeujjlcr 
de  près  de  mille  variétés  d'arbres  et  d'arbustes  la  pé])inicrc 
municipale  d'Auteuil.  C'est  une  multitude,  une  foule  végétale 
qui  s'est  emparée  du  Champ-de-Mars  et  lui  a  donné  la  parure  du 
plus  somptueux  jardin. 

L'Exposition  Florale,  très  habilement  disséminée  dans  les  pla- 
tebandes,  y  a  contribué  richement.  Partout  les  fleurs,  les  plantes, 
les  arbustes,  tendent  leurs  bijoux  vivants  et  parfumés.  Toute  la 
joaillerie  de  l'été  a  donné  et  ouvert  ses  vitrines.  C'est  comme  uu 
retour,  une  réconciliation  fraternelle  où  la  flore  vient  retrouver 
chez  lui  cet  art  décoratif  (pii  n'est  rien  sans  elle,  son  appui,  son 
soutien.  La  flore  est  en  effet  la  source  de  presque  toutes  nos  créa- 
tions d'art.  L'architecture  lui  emprunte  le  bois  et  peut-être  lui 
a-t-elle  emprunté  ses  formes  mêmes,  puisque  l'arcdde  du  plein 
cintre  vient  peut-être  de  la  jonction  de  deux  tiges  d'arbi'cs 
repliées  l'une  sur  l'autre,  puiscpie  l'ogive  n'est  peut-être  que  le 
résultat  du  rapprochement  de  deux  faîtes  d'arbres.  Que  serait 
l'art  décoratif  sans  la  flore?  C'est  elle  qui,  depuis  près  de  vingt- 
cinq  siècles,  prête  l'acanthe  flexible  à  l'ornement  des  chapiteaux 
corinthiens.  Le  moyen  âge  sculpte  d'après  la  flore  les  fantaisies 
de  ses  ornements  architecturaux.  L'orfèvrerie  imite  les  fruits  et 
les  fleurs  depuis  les  Étrusques.  L'art  égyptien  est  dominé  par  la 
fleur  de  lotus.  Partout,  sculpture,  ciselure,  broderie,  tapisserie, 
dentelles,  tissus,  partout  la  flore.  Nous  la  retrouvons  étudiée, 
dessinée,  géométrisée,  «  stylisée  »,  selon  le  terme  technique, 
dans  ces  compositions  d'élèves  de  nos  écoles  d'art  décoratif, 
compositions  qui  raniment  l'espoir  et  la  confiance  dans  le  triom- 
phe prochain  et  éclatant  de  l'art  français  (comme  on  peut  s'en 
assurer  dans  les  salles  abritées  sous  la  galerie  de  la  face  nord- 
ouest  du  Pavillon  des  Ijeaux-Arts). 

L'Exposition  florale  ouvre  les  cassolettes  de  ses  <{uatre  mille 
c\n([  cents  rosiers  au  Trocadéro.  Partout  dans  le  Jardin  central, 
les  rhododendrons  marient  leurs  verdures  aux  magnolias  ve- 
loutés et  aux  houx  raides  comme  des  fers  forgés. 

Il  y  avait  un  clioix  à  faire  pour  la  disposition  générale.  Adop- 
tcrait-on  le  jardin  anglais  ou  le  jardin  français?  Un  a  eu  raison 


A  TRAVERS  L'EXPOPITION  541 

de  ne  pas  se  montrer  exclusif.  La  partie  centrale,  partie  où  il 
était  nécessaire  de  laisser  la  vue  se  développer  au  loin  sans 
gêne  ni  obstacle,  a  été  abandonnée  à  la  sincérité  linéaire  du 
jardin  français,  si  ample,  si  grand,  avec  la  franchise  de  ses  ali- 
gnements et  de  ses  angles  droits.  Les  parterres  du  centre  étaient 
imposés  :  le  visiteur  devait  pouvoir  embrasser  d'un  coup  d'œil 
l'économie  de  l'ensemble  du  palais.  Et  d'ailleurs  il  ne  faut  pas 
médire  du  jardin  français.  La  disparition  des  grandes  pro- 
priétés, le  morcellement  qui  répartit  avec  avarice  des  espaces 
de  quelques  mètres  carrés  de  surface,  rend  plus  rare  l'emploi  de 
ce  mode  de  décoration.  Mais  sur  les  grandes  superficies,  là  où  il 
peut  se  développer  librement,  c'est  en  vain  qu'on  tenterait  de 
rivaliser  avec  sa  majesté  large  et  royale.  On  peut  ouvrir  les 
œuvres  de  Bérain,  le  célèbre  dessinateur  de  la  fin  du  règne  de 
Louis  XIV,  on  y  rencontrera  de  merveilleuses  vues  de  jardins 
français. 

Le  jardin  anglais  est  relativement  récent,  car  il  ne  date  que  de 
quelque  cent  ans.  La  publication  d'un  ouvrage  anglais  sur  la 
Chine,  vers  la  fin  du  siècle  dernier,  avait  mis  à  la  mode  les  kios- 
ques, les  ponts  rustiques,  les  ruisseaux  sinueux.  On  donna  d'abord 
à  ces  jardins  avec  allées  serpentines,  le  nom  de  jardins  à  la  chi- 
noise. La  mode  passa  la  Manche  et  se  répandit  sur  le  continent, 
L'Angleterre  était  le  point  de  départ  de  la  propagande  et  de  la  dif- 
fusion :  d'où  le  nom  actuel.  Le  nouveau  système  avait  son  charme 
indiscutable.  On  était  las  de  la  ligne  droite  et  de  l'angle  droit. 
Les  surfaces  plates  avaient  fini  leur  temps.  La  courbe  domina  à 
son  tour.  Les  pelouses  se  varièrent  en  bosses  et  creux.  Le  caprice 
donnait  la  main  à  la  fantaisie.  Et  puis,  quelle  heureuse  appro- 
priation aux  espaces  minuscules!  Qu'était-ce  que  ces  jardins  qui 
laissaient  voir  le  mur,  qui  se  terminaient  tout  d'un  coup,  sans 
préparation,  qui  avouaient  la  petitesse  du  terrain?  Par  des  tri- 
cheries aimables,  les  allées  s'allongèrent  à  plaisir,  promenant 
les  pas  en  des  circuits  sans  fin.  Le  jardin  français  avec  ses  allées 
droites  était  propre  à  des  courses  de  gens  hâtés  :  le  jardin  anglais 
trompait  le  promeneur,  le  forçant  aux  détours,  masquant  les 
points  d'arrivée  de  ses  sentiers,  multipliant  les  pas,  fécond  en 
cachettes  mystérieuses,  en  ombres  de  grottes  et  de  bosquets. 
Vous  voulez  aller  de  ce  point  à  celui-là?  Voyez  avec  quelle  grâce 
perfide  le  chemin  abuse  de  vous,  vous  accapare,  vous  retient, 
tournant  à  droite,  évoluant  à  gauche,  aboutissant  le  plus  tard 


5i2  LV  I. ROTURE 

qu'il  est  possible.  Là  où  il  y  a  des  petitesses  à  voiler,  des  insuffi- 
sances d'espaces  à  esquiver,  là  est  le  triomphe  du  jardin  anglais. 

Voilà  pour([uoi  on  l'a  laissé  régner  là  où  il  le  devait,  sur  les 
deux  côtés  de  la  tour  Eilïel.  Il  en  résulte  une  impression  de 
fourmillement,  de  confusion,  de  pêle-mêle  :  on  n'est  jamais  sûr 
d'avoir  tout  vu.  Mais  c'est  un  fourmillement  de  multiplicité,  lais- 
saut  malgré  cela,  à  chaque  partie,  sa  vie  propre  et  distincte.  Ima- 
ginez combien  autrement  les  palais  seraient  bousculés,  les  uns 
sur  les  autres,  faisant  tas,  tandis  que,  derrière  les  verdures  arron- 
dissant leurs  cimes,  les  bùti méats  surgissent,  éclatants  d'une 
blancheur  contrastant  ou  rivalisant  par  les  couleurs  de  leur  poly- 
chromie. 

Le  rôle  des  fleurs  à  l'Exposition  nous  a  amené  au  Champ-de- 
Mars.  Kestons-y  pour  dire  quelques  mots  de  la  rue  du  Caire. 
Sans  doute  l'Egypte  n'est  pas  une  colonie  française,  et  à  ce  titre 
elle  ne  pouvait  pas  figurer  à  l'Esplanade  des  Invalides.  Pour- 
tant, entre  son  exotisme  et  l'exotisme  de  là-l)as,  il  y  a  un  lien, 
et  on  ne  saurait  parler  de  l'Exposition  coloniale  sans  mentionner 
la  reconstitution  de  cette  rue  étroite  étranglée  dans  le  haut  par 
l'avancement  des  balcons  fermés.  Ces  balcons,  grillés  par  l'en- 
trelacement d'une  multitude  de  petits  balustres  de  bois,  sont 
destinés  aux  femmes,  qui  peuvent  ainsi  voir  sans  être  vues.  Il 
y  a  là,  paraît-il,  des  morceaux  authenticpies  acquis  avec  de 
grandes  diflicultés  et  amenés  à  grands  frais.  Là-dessous,  dans 
des  ombres  reculées,  s'ouvrent  des  boutiques  où  sont  exposés  et 
mis  en  vente  des  objets  qui  ne  donnent  qu'une  idée  fort  mé- 
diocre des  arts  de  l'Orient  :  l'autorisation  de  vendre  a  été  cause 
de  ces  étalages  auxquels  nos  bazars  n'ont  rien  à  envier.  Cela 
rappelle  les  boutiques  de  nos  magasins  japonais  de  l'avenue  de 
rOi)éra.  Il  serait  injuste  de  juger  de  l'art  indou,  ou  l'art  persan, 
voire  marocain,  par  ces  exhibitions  de  colifichets  à  bas  prix.  Le 
souvenir  du  Pavillon  où  l'on  admirait,  en  1<S7(S,  les  collections  du 
Prince  de  Galles,  suffit  à  réhabiliter  ces  artisans-artistes  de 
l'Asie  occidentale  et  méridionale,  experts  dans  les  dentelh>s 
orfévrées  de  leurs  fdigranes  et  dans  les  incrustations  ingé- 
nieuses des  superbes  damasquines,  sans  parler  de  leurs  tissus 
aux  souplesses  soyeuses. 

Paul  RouAix. 


LA  GELINOTTE 


Le  docteur  Save,  son  gendre  Philippe  et  moi,  nous  faisions 
l'ouverture  de  la  chasse  au  pied  de  la  Dent  de  Lanfont,  l'un  de 
ces  derniers  matins  de  septembre.  Au  moment  oîi  nous  longions 
un  petit  bois  de  sapins  et  de  vernes  qui  s'étend  sur  l'un  des  re- 
vers de  la  gorge,  un  oiseau  assez  gros  se  leva  du  milieu  du 
fourré  et  rasa  d'une  aile  bruyante  les  cimes  des  sapins  rabou- 
gris. Le  docteur  le  mit  en  joue  et  tira. 

—  Touché!  s'écria-t-il  triomphant,  tandis  que  l'oiseau  tombait 
lourdement  sur  l'herbe  du  pâtis. 

Il  courut  ramasser  son  gibier. 

—  C'est  une  gelinotte,  ajouta-t-il  en  revenant  vers  nous  et  en 
soufflant  sur  les  plumes  brunes  et  grises  du  gallinacée  ;  elle  est 
dodue  et  bien  en  point  et  nous  la  dégusterons  dès  demain... 
Puisque  vous  êtes  ici,  Philippe,  reprit-il  ironiquement  en  se 
tournant  vers  son  gendre,  elle  n'aura  pas  le  sort  de  celle  de  Tan 
dernier. 

— •  Celle  de  l'an  dernier  ?  répondit  Philippe  de  l'air  de  quel- 
qu'un qui  ne  comprend  pas  ;  je  vous  avoue  que  je  n'en  n'ai  au- 
cun souvenir. 

—  Vraiment?  Attendez  !  je  vais  vous  rafraîchir  la  mémoire... 
A.sseyons-nous  et  je  vous  conterai  l'histoire  de  ma  gelinotte  de 
l'an  passé  ;  elle  vous  prouvera,  une  lois  de  plus,  qu'il  y  a  fort 
loin  de  la  coupe  aux  lèvres... 

Nous  nous  étions  assis  en  rond  sur  une  pelouse  épaisse  et 
moussue,  tandis  qu'autour  de  nous  les  chiens,  étendus  de  tout 
leur  long,  le  museau  sur  les  pattes,  happaient  machinalement 
des  mouches  imaginaires.  L'endroit   était  parfaitement   choisi 


544  LA  LECTURE 

pour  faire  une  halte  cl  écouter  une  histoire.  Derrière  nous,  le 
petit  bois  de  verncs  allonacait  son  ombre  légère,  semée  au 
moindre  vent  de  taches  ensoleillées.  En  face,  les  pentes  presque 
à  pic  des  pâturages  remontaient  brusquement  jusqu'aux  formi- 
dables dents  rocheuses  du  Lanfont,  d'où  tombait  une  ombre  plus 
épaisse,  d'un  bleu  noir.  Tout  au  fond,  la  gorge,  en  se  précipitant 
vers  Bluiïy,  se  rétrécissait  en  une  verte  coulée  couverte  de  hauts 
sapins,  où  chantait  d'une  voix  flûtée  une  source  invisible.  Sur 
les  pàtis  coupés  çà  et  là  de  grandes  gentianes  jaunes,  un  profond 
silence  planait,  à  peine  interromi)u  par  la  lime  aiguë  de  la  mé- 
sange serrurière  ou  le  sourd  bruissement  des  sauterelles. 

—  Donc,  reprit  le  docteur  Save  d'un  ton  légèrement  gouailleur, 
l'an  dernier  à  pareille  époque,  je  m'en  revenais  d'une  de  mes 
tournées  professionnelles  à  travers  les  hameaux  épars  dans  la 
montagne.  En  descendant  de  Rovagny,  je  rencontrai  un  de  mes 
clients,  le  père  Jacquemet,  coureur  de  bois  et  braconnier  incorri- 
gible. Du  plus  loin  qu'il  me  vit,  il  me  cria  : 

—  Monsieur  le  docteur,  je  viens  justement  tout  droit  du  Vivier 
et  j'y  ai  laissé  quelque  chose  pour  vous  entre  les  mains  de 
M'^'"  Save. 

—  Quoi  donc,  père  Jacquemet? 

—  Une  gelinotte  que  j'ai  tuée  hier  au  Plan  de  V Ecureuil...  Je 
sais  (pie  vous  êtes  friand  de  ce  gihier-là  et  je  me  suis  dit  en  le 
ramassant  :  «  Voilà  de  quoi  faire  un  rôti  pour  M.  Save.  » 

Je  remerciai  chaudement  le  bonhomme.  Il  m'avait  en  effet  pris 
par  mon  faible;  j'aime  la  gelinotte,  d'autant  que  c'est,  chez 
nous,  un  gibier  assez  rare.  Aussi,  tout  en  continuant  mes  visites, 
j(;  me  pourléchais  d'avance  en  songeant  au  dîner  qui  m'attendait. 
Je  voyais  ma  gelinotte  bardée  de  lard,  déii(3atement  enveloppée 
de  feuilles  de  vigne  et  naissant  douillettement  à  un  feu  de  bois. 
Je  me  la  représentais  d('!Jà  couchée  dans  un  piaf  long,  dorée  à 
point,  succulente,  rebondie,  exhalant  un  fumet  savoureux,  et  je 
l'arrosais  en  imagination  de  quelques  gouttes  de  jus  de  citron, 
afin  de  mieux  développer  l'arôme  de  cette  chair  fondante,  fine- 
ment imjjrégnée  d'un  léger  parfum  de  bourgeon  de  sapin. 

Tout  en  parlant,  la  physionomie  gourmande  du  docteur  s'allu- 
mait, ses  yeux  Ideus  pétillaient  et  il  passait  sensuellement  sa 
main  sur  ses  lèvres  humides. 

—  Cette  perspective,  conlinua-t-il,  me  fai.sait  prendre  en  pa- 


LA  GELINOTTE  545 

tience  mes  stations  dans  les  hameaux  de  la  montagne,  le  bavar- 
dage interminable  des  vieilles  femmes,  les  cris  des  marmots  que 
je  médicamentais.  Tout  à  travers  mes  pansements,  mes  auscul- 
tations et  mes  ordonnances,  je  songeais  en  mon  par-dedans  : 
«  Tu  aui^as  une  gelinotte  à  tca  souper  !  »  et  cela  m'emplissait  de 
bonne  humeur  et  de  mansuétude... 

Je  revins  très  tard  au  logis,  un  peu  moulu  par  les  cahots  de 
ma  voiture,  mais  soutenu  intérieurement  par  l'espoir  affriolant 
de  cette  gelinotte.  Dès  que  la  jument  fut  dételée  et  remisée  en 
son  écurie,  après  m'être  déchaussé,  lavé  et  enveloppé  dans  ma 
robe  de  chambre,  j'entrai  en  chantonnant  dans  la  salle  à  manger 
où  le  couvert  était  déjà  mis  et  oîi  M""®  Save  m'attendait. 

—  Quel  est  le  menu  pour  ce  soir  ?  demandai-je  en  prenant  un 
petit  air  indifférent. 

—  Mon  ami,  répondit  tranquillement  M'"®  Save,  nous  avons 
le  restant  du  gigot  d'hier  et  des  artichauts  à  l'huile  et  au 
vinaigre. 

Je  souris  dédaigneusement,  comme  un  homme  qui  sait  à  quoi 
s'en  tenir,  et  je  repris  : 

—  Tout  cela  est  bon  comme  entrée  de  jeu,  ma  chère  amie. 
Mais  le  plat  de  résistance,  le  rôti?... 

—  Quel  rôti?...  Il  n'y  a  point  de  rôti. 

—  Comment*?...  Et  la  gelinotte? 

—  Quelle  gelinotte?  murmura  ma  femme  en  rougissant  un  tan- 
tinet, malgré  son  aplomb. 

—  Eh  !  la  gelinotte  que  le  père  Jacquemet  a  apportée...  Je  l'ai 
rencontré  ce  matin  et  il  m'a  dit  qu'il  venait  de  te  la  remettre  en 
mains  propres. 

—  Ah!  répliqua  M™^  Save  d'un  air  distrait,  la  gelinotte!... 
En  effet...  je  me  souviens. 

—  Eh  bien?  m'écriai-je  impatienté. 

—  Eh  bien  !  je  l'ai  envoyée  à  notre  gendre...  J'ai  pensé  qu'à 
Paris  ce  gibier  est  rare  et  cher,  et  je  l'ai  expédiée  aux  enfants 
par  le  premier  train... 

Je  vous  avoue,  mon  cher  Philippe,  que  tout  d'abord  je  donnai 
au  diable  les  gendres  trop  aimés  de  leur  belle-mère.  J'étais  fu- 
rieux de  m'êti-e  leurré  tout  le  jour  de  cette  gelinotte...  Mais  enfin, 
après  vous  avoir  maudit  vingt-quatre  heures,  je  vous  ai  par- 
donné... Etait-elle  bonne,  au  moins?... 

LECT.  ^53  IX  —  35 


546  LA  LECTURE 

—  Beau-père,  répondit  gravement  Philippe,  je  ne  sais  si  elle 
était  bonne  ou  mauvaise...  Je  vous  jure  mes  grands  dieux  que 
je  n'ai  jamais  tâté  de  votre  gibier. 

—  Voilà  qui  est  fort  !  s'exclama  l'impétueux  docteur.  Voyons, 
je  puis  vous  préciser  la  date...  C'était  le  8  septembre,  jour  de  la 
Nativité  !... 

—  Ni  ce  jour-là  ni  un  autre,  je  n'ai  vu  de  gelinotte  sur  ma 
table...  Demandez  à  ma  femme!... 

Comme  le  docteur  brûlait  d'éclaircir  le  mystère  de  la  gelinotte, 
nous  rentrâmes  au  Vivier.  On  n'attendait  plus  que  nous  pour  le 
déjemier.  A  peine  Philippe  eut-il  déplié  sa  serviette  qu'il  inter- 
pella sa  jeune  femme  : 

—  Marthe,  le  docteur  a  tué  ce  matin  une  gelinotte...  Et,  à  ce 
propos,  te  souviens-tu  que  ta  mère  t'en  ait  expédié  une  l'an  der- 
nier ?  Es-tu  sûre  qu'elle  nous  soit  parvenue  ? 

—  Je  crois  bien  qu'elle  lui  est  parvenue!  s'écria  M""'  Save; 
j'ai  encore  l'accusé  de  réception  et  le  docteur  en  a  assez  bou- 
gonné!... Tu  te  rappelles,  Marton,  c'était  le  jour  de  la  petite 
Notre-Dame  ? 

—  Oui,  effectivement,  je  me  rappelle,  dit  négligemment  la 
jeune  femme. 

—  Mais,  répartit  Philippe,  nous  ne  l'avons  pa^  mangée,  cette 
gelinotte,  et  tu  ne  m'en  as  jamais  parlé  ! 

—  Non,  mon  ami,  je  voulais  faire  une  politesse  au  médecin 
qui  a  soigné  baby,  et  je  la  lui  ai  envoyée  aussitôt  après  l'avoir 
reçue... 

—  Enfin,  soupira  railleusement  le  docteur,  celui-là  était  peut- 
être  célibataire  !...  E.s])érons  qu'il  aura  mangé  la  gelinotte. 

André  Tiieuiuet. 


LE   PEIGNOIR  ROSE 

DE  MADAME   BONAPARTE 


Un  soir,  chez  M"""  de  Fonfrède,  autour  de  la  table  somptueuse 
qui  réunissait  toutes  les  Merveilleuses  du  Directoire,  on  n'aurait 
jamais  cru  que  la  F'rance  venait  de  subir  la  Terreur,  la  famine 
et  la  banqueroute.  Devant  ces  gourmandises  arrachées  aux  pro- 
fondeurs des  lacs  ou  aux  cimes  des  monts,  faisan  d'Ecosse  et 
carpe  de  Genève,  ces  pyramides  de  fruits  exotiques,  ananas  des 
lies  et  raisins  de  Judée,  on  oubliait  le  temps,  si  proche  encore, 
où  uu  pot-au-feu  coûtait  quinze  cents  francs  en  assignats  et  où 
chaque  convive  apportait  son  pain  aux  dhiers  priés. 

Quelles  toilettes  insensées  éclairait  le  grand  lustre  en  cristal 
de  roche  descendant  du  plafond  jusqu'au  milieu  du  surtout  en 
porcelaine  de  Saxe  !  M""®  Tallien  portait  ce  soir-là  sur  elle  de 
cjuoi  racheter  une  abbayt  ou  un  bien  d'émigré  :  péplum  de  gaze 
lamée  d'argent  qui  ne  gazait  rien  et  soulignait  voluptueusement 
ce  que  le  journaliste  Mercier  appelait  les  Réservoirs  de  la  Mater- 
nité ;  au  cou,  aux  bras  et  aux  doigts  des  pieds  nus,  les  pattes  de 
derrière,  pour  parler  le  langage  un  peu  vif  d'une  satire  contem- 
poraine, des  diamants  gros  comme  des  noisettes.  Elle  ne  redou- 
tait rien,  l'amazone  de  la  prison  des  Carmes  qui  avait  dans  ses 
beaux  cheveux  ncirs  un  poignard  pour  se  tuer  en  prévision  de 
l'échafaud.  Maïa  Garât,  le  ministre,  était  placé  à  merveille  ce 
soir-là  entre  Thérézia  Tallien  et  une  autre  éclaireuse  de  la  mode, 
■^[me  Hamclin,  cfui  ne  craignait  pas  non  plus  les  coups  d'audace  ^ 


648  LA  LECTURE 

n'avait-ellc  pas  osé  paraître  au  bal  d'Idalic  sans  le  vêtement  qui 
est  la  base  de  tout  costume  habillé  ou  née-liiré?  Plus  loin,  la 
majestueuse  comtesse  de  Cambis,  la  mignonne  M™°  de  Noailles 
et  la  divine  Château-Renaud,  qui  défaisait  avec  l'aide  de  deux 
galants  Muscadins  ses  gants  lilas  à  vingt-cinq  boutons,  la  seule 
chose  montante  dans  toute  sa  toilette.  La  veille,  chez  Barras, 
après  un  souper  des  plus  gais,  cette  Muscadine  avait  parié  que 
son  léger  costume,  bagues  et  cothurnes  y  compris,  pesait  moins 
que  deux  écus  de  six  livres.  Elle  s'était  déshabillée  séance  tenante 
et  avait  gagné  son  pari.  Etonnez-vous  donc,  quand  les  costumes 
étaient  si  peu  lourds,  que  les  femmes  fussent  si  légères  ! 

Une  très  jeune  personne,  nouvellement  débarquée  de  la  pro- 
vince, Sophie  Gay,  regardait,  tout  éblouie,  ces  splendeurs  pari- 
siennes ;  ses  yeux  ne  pouvaient  se  détacher  d'une  femme  assise 
à  la  place  d'honneur  en  face  de  la  maîtresse  du  logis  :  c'était 
M'"^  Bonaparte,  alors  en  pleine  lune  de  miel,  séduisante  à  miracle 
et  vêtue  d'un  péplum  moins  indiscret  que  tous  les  autres,  un 
jaloux  y  mettant  bon  ordre.  Bonaparte  était  aussi  invité  ;  mais, 
sur  la  prière  de  Joséphine,  on  avait  passé  dans  la  salle  à  manger 
sans  attendre  le  jeune  général,  que  les  Directeurs  venaient  do 
nommer  chef  de  l'armée  d'Italie. 

Il  arriva  enfm  au  rôti  et,  sans  faire  la  moindre  excuse,  s'assit 
à  la  place  qu'on  lui  avait  réservée  auprès  de  M"®  de  Fonfrède. 
A  coup  sûr,  la  toilette  n'était  pour  rien  dans  ce  retard  ;  les  che- 
veux du  guerrier,  gras,  aplatis,  tombaient  sans  poudre  sur  une 
redingote  grise,  négligemment  serrée  à  la  taille  par  un  cordon 
de  soie  auquel  pendait  un  sabre.  Les  Muscadins  échangèrent  avec 
leurs  Impossibh's  un  sourire  railleur,  tandis  que  l'étourdie  Caro- 
line Ilamclin  interpellait  le  nouveau  venu  d'un  bout  de  la  table 
à  l'autre  : 

—  Ah  !  général,  on  voit  bien  qu'on  ne  se  bat  pas  ici;  vous  vous 
êtes  fait  attendre. 

A  cette  .saillie,  le  visage  sombre  de  Bonaparte  se  détendit  un 
instant  pour  reprendre  aussitôt  la  même  expression. 

Le  mai-quis  de  Livry  se  pencha  vers  Sophie  Gay,   sa  voisine  : 

—  S'il  faut  en  croire  les  théories  de  Lavater,  voilà  un  petit 
gaillard  qui  ne  doit  pas  être  commode. 

—  Mais  on  prétend  qu'il  est  aux  genoux  de  sa  femme  et  qu'elle 
en  fait  tout  ce  qui  lui  plaît. 

—  Allons  donc  !  avec  ce  front  et  ce  profil,  on  n'obéit  à  per- 


à 


LE  PEIGNOIR  ROSE  DE  MADAME  BONAPARTE  549 

sonne.  Un  feu  de  paille,  d'ailleurs,  que  l'amour  d'un  homme  de 
vingt-huit  ans  pour  une  femme  de  trente-quatre  ans.  Celle-là  ne 
les  paraît  pas,  j'en  conviens,  mais  impossible  de  m'en  faire 
accroire,  à  moi,  sur  les  questions  d'âge. 

M.  de  Livry,  la  plus  mauvaise  langue  de  tout  Paris,  cotait, 
sans  se  tromper  jamais,  si  bien  conservées  qu'elles  fussent,  les 
dames  à  leur  nombre  exact  d'années,  et  ce  petit  talent  de  société 
ne  lui  faisait  pas  beaucoup  d'amies. 

Toutes  les  flatteries  et  les  coquetteries  de  M""'  de  Fonfrède  y 
échouèrent  :  le  général  Bonaparte  s'obstinait  à  garder  le  silence, 
et  la  maîtresse  de  maison,  impatientée,  hâta  la  fin  du  dîner.  On 
se  leva  de  table  pour  passer  dans  un  salon  rempli  de  jonquilles, 
d'héliotropes  et  de  jacinthes,  un  vrai  nid  à  migraines,  si  bien 
que  Joséphine  se  trouva  mal  au  bout  de  quelques  instants.  On 
l'emporta  sur  un  divan  dans  le  boudoir  de  M"""  de  Fonfrède,  et  on 
s'empressa  de  dénouer  sa  ceinture  à  l'antique. 

—  Ce  ne  sera  rien,  mesdames,  dit  Thérézia  Tallien  d'un  air 
entendu  ;  Joséphine  a  en  ce  moment  d'excellentes  raisons  pour 
s'évanouir. 

Bonaparte  avait  suivi  les  dames.  Tandis  que  M""^  Tallien  par- 
lait, la  physionomie  du  généi'al  s'illumina  soudain  ;  ces  espérances 
de  paternité  prochaine  semblaient  le  ravir,  et  son  regard  se  posa 
avec  tendresse  sur  celle  qui  venait  de  rouvrir  languissamment  les 
yeux.  D'une  main  tremblante  encore.  M™®  Bonaparte  chercha  à 
son  cou  le  collier  qu'on  avait  détaché  au  moment  de  l'évanouis- 
sement et  jeté  sur  une  console  en  forme  de  lyre. 

—  L'unique  présent  de  noces  du  héros,  dit  tout  bas  M™^  Hame- 
Im  en  touchant  dédaigneusement  le  bijou;  il  ne  s'est  pas  ruiné  ! 
Une  chaîne  de  cheveux  rattachée  par  une  plaque  d'or  émaillée 
sur  laquelle  vous  pouvez  lire  ces  mots  gravés  :  «  Au  Destin  !  » 

Bonaparte  s'était  approché  de  sa  femme  ;  il  lui  dit  quelques 
mots  à  l'oreille  et  la  baisa  au  front  ;  puis,  sans  répondre  aux 
adieux  de  M'""'  Tallien  ni  même  saluer  les  dames,  il  sortit  vive- 
ment, pour  se  rendre  au  Luxembourg  chez  Barras. 

—  Décidément,  dit,  en  rentrant  dans  le  salon,  la  belle  Château- 
P.,enaud  au  comte  de  Tilly,  c'est  un  sauvage  que  votre  Bonaparte; 
je  suis  sûre  qu'il  ne  sait  pas  même  danser  la  Monaco. 

En  effet,  cet  homme  ne  savait  ni  danser,  ni  faire  la  révérence; 
mais,  en  quelques  mois,  il  prenait  l'Italie,  l'Egypte,  et  prouvait 
à  l'Europe  que  la  France  était  la  première  des  nations. 


550  LA  LECTURE 

Moins  de  deux  ans  après  co  dînor,  où  il  avait  fait  si  triste 
figure,  nous  le  retrouvons  premier  Consul  ;  le  destin  s'était  cliarii;é 
de  récompenser  l'offrande  du  héros.  Joséphine  n'avait  pas  la 
permission  de  voir  ses  amies  ni  de  fréquenter  la  Redonte  inau- 
gurée par  M.  de  Livry.  I"]lle  s'en  dédommageait,  tout  le  monde 
le  sait,  en  faisant  une  dépense  enragée  ;  elle  adorait  surtout  les 
bijoux  et  entassait,  dans  ses  écrins,  diadèmes,  ceintures,  bagues 
et  bracelets.  Son  compte  chez  le  bijoutier  en  renom,  M.  Nitot, 
montait  à  une  somme  considérable.  Celui-ci,  après  avoir  été  le 
plus  j)atient  des  créanciers,  se  décida  enfin  à  demander  une  au- 
dience à  M""  Bonaparte.  Elle  lerenut  un  matin,  à  la  Malmaison, 
dans  le  petit  salon  bleu  du  rez-de-chaussée  qui  précédait  sa 
chambre  à  coucher,  et,  avec  le  plus  charmant  sourire  : 

—  Si  vous  venez  me  demander  de  l'argent.  Monsieur  Nitot, 
vous  tombez  mal  ;  je  suis  affreusement  gênée,  il  faut  me  faire 
crédit  quelques  mois  encore.  Soyez  tranquille ,  vous  serez 
payé  jusqu'au  dernier  écu. 

—  Je  n'ai  garde  d'en  douter  et  je  serais  désolé  de  paraître 
importun  à  Madame  IJonaparte  ;  mais  qu'elle  daigné  songer  que 
j'ai  fait  beaucoup  de  crédits  tous  ces  temps-ci  ;  les  rentrées  sont 
dilliciles,  et  je  me  trouve  à  la  veille  d'une  échéance  importante. 

—  Merci  de  la  préférence  que  vous  m'accordez  ;  PauUne  vous 
doit  presque  autant  que  moi  ;  pourquoi  ne  pas  vous  adresser  à 
elle? 

—  Madame  Bonaparte  sait  bien  que  ce  serait  difficile  ;  sa  belle- 
sœur  est  au  Cap,  à  deux  mille  lieues  d'ici. 

—  C'est  juste,  et  moi  qui  suis  h  la  Malmaison,  je  dois  payer 
pour  toute  la  famille.  Voyons,  monsieur  Nitot,  à  combien  se 
monté  le  chiffre  formidable  de  mes  dettes? 

—  Quarante  mille  livres,  environ.  Madame,  et  si  vous  pouviez 
au  moins  me  donner  un  a<^-ompte  de  vingt  mille  livres... 

—  Vous  n'y  pensez  pas,  bon  Dieu  !  où  les  prcndrais-je,  vos 
vingt  mille  Ivres? 

—  Le  premier  Consul  ne  pourrait-il... 

—  Mon  mari  !  imj)ossibIe  !  Hier,  justement,  il  m'a  fait  un  ser- 
mon !  j'ai  promis  de  me  corriger  et  de  ne  plus  faire  de  dettes. 

En  ce  moment,  le  son  des  trompettes  arriva  par  la  fenêtre  ou- 
verte et  les  tand)ours  battirent  aux  champs. 
Joséphine  tressaillit. 


LE  PEIGNOIR  ROSE  DE  MADAME  RONAPARTE  Dm 

—  Quelle  surprise  !  Le  premier  Consul  !  Je  ne  l'attendais  que 
pour  dîner. 

M.  Nitot  avait  trop  le  sentiment  des  convenances  pour  ne  pas 
comprendre  que  son  audience  était  finie  ;  il  s'inclina  profondé- 
ment et  gagnait  déjà  la  porte  lorsque  M'"®  Bonaparte  le  rappela. 

—  Votre  situation  me  touche  véritablement,  monsieur  Nitot  ; 
je  suis  bien  pour  quelque  chose  dans  vos  inquiétudes  financières 
et  je  voudrais  essayer  de  les  soulager.  J'ai  mon  idée.  Entrez  dans 
ce  cabinet,  et  surtout  ne  bougez  pas. 

En  achevant  ces  mots,  elle  poussa  le  Itijouticr  dans  un  réduit 
où  les  garçons  d'appartement  accrochaient  plumeaux  et  balais. 
Puis,  revenant  vers  une  psyché,  près  de  la  fenêtre,  elle  jeta  un 
coup  d'œil  sur  son  négligé  de  batiste  rose,  garni  de  malines, 
prit  au  hasard  un  livre  qui  traînait  sur  un  guéridon  et  s'étendit 
sur  le  canapé  dans  une  pose  aussi  naturelle  que  gracieuse.  Cette 
mise  en  scène  à  peine  terminée,  on  entendit  dans  le  salon  voi- 
sin la  voix  la  plus  fausse  de  France  fredonner  un  air  de  Zéniire  ci 
Azor,  la  porte  s'ouvrit  et  le  premier  Consul  entra  gaiement. 

—  Déjà  levée,  ma  petite  femme  ;  quel  miracle  !  fit-il  au  milieu 
d'un  long  baiser  promené  du  front  jusqu'aux  lèvres. 

—  J'avais  deviné  que  tu  viendrais  déjeuner  ce  matin,  Napo- 
léone,  murmura  la  créole  en  se  renversant  avec  abandon  sur 
l'épaule  de  son  mari. 

L'espoir  et  le  courage  revenaient  au  cœur  de  Joséphine.  Les 
caresses  du  maître  étaient  de  bon  augure;  il  y  avait  dans  l'année 
quelques  semaines  au  plus,  alors  que  les  arbres  verdissaient  et 
que  les  petits  oiseaux  faisaient  leurs  nids,  où  cet  homme  de 
bronze  subissait  d'une  façon  absolue  l'influence  féminine. 

—  Tu  as  raison  de  te  lever  de  bonne  heure,  reprit-il  ;  tu  es 
fraîche  comme  Hébé  ce  matin.  Comme  c'est  gentil,  la  batiste 
rose  sur  une  peau  blanche  ! 

Il  enveloppa  Joséphine  d'un  regard  amoureux,  essayant  d'ou- 
vrir davantage  le  peignoir.  Il  y  allait  en  conquérant  habitué  à  ce 
que  rien  ne  lui  résiste  ;  le  tissu  fragile  se  déchira. 

Joséphine  fit  une  moue  irrésistible. 

—  A  quoi  penses-tu  !  mon  beau  peignoir  tout  neuf,  le  chef- 
d'œuvre  de  M""  Germon  ! 

—  Parbleu  !  le  grand  mal  !  elle  sera  enchantée  d'en  refaire  un 
autre,  la  voleuse  ! 


552  LA  LECTURE 

Et  le  premier  Consul  mit  derechef  un  baiser  sur  la  brcclie  qu'il 
venait  d'ouvrir. 

Dans  son  refuge,  M.  Nitot  ne  perdait  pas  un  mot  du  dialogue 
et  tremblait  de  tous  ses  membres.  Être  là  derrière  cette  porte, 
surprendre  cet  aigle  en  flagrant  délit  de  tendresse  conjugale,  il  y 
avait  de  quoi  frémir. 

Un  silence  dans  le  petit  salon  ;  quelques  minutes  s'écoulèrent  ; 
puis  la  voix  de  Bonaparte,  vibrante  et  saccadée,  frappa  de  nou- 
veau les  oreilles  bourdonnantes  de  l'infortuné  Nitot. 

—  Adieu,  je  me  sauve  là-haut  travailler  avec  Rapp  jusqu'au 
déjeuner. 

—  Auparavant,  signe-moi  le  bon  de  vingt  mille  livres  que  tu 
viens  de  me  promettre. 

—  Comment!  moi?  je  t'ai  promis  vingt  mille  livres?  Tu  i'as 
rêvé,  joli  masque. 

—  Non  pas,  tout  à  l'heure  ;  je  te  l'ai  demandé  bien  bas  et  tu  as 
dit  oui. 

—  Vraiment,  madame  l'enjôleuse?  En  ce  cas,  vite  la  plume  et 
l'encre,  je  suis  pressé. 

Il  griffonna  deux  lignes  à  l'adresse  du  ban(|uier  Ilaingucrlot 
et,  se  tournant  vers  Joséphine  : 

—  Es-tu  contente  à  présent?  Que  les  femmes  viennent  encore 
se  plaindre  qu'on  ne  fasse  pas  toutes  leurs  volontés  !  Mais,  je  t'en 
avertis,  c'est  la  dernière  fois,  n'y  reviens  plus. 

Il  s'éloigna  en  fredonnant  le  même  air  de  Zémire  etAzor.  José- 
phine se  précipita  vers  le  cabinet  noir  pour  délivrer  le  prisonnier 
et,  lui  tendant  le  papier  signé  par  le  premier  Consul  : 

—  Tenez,  monsieur  Nitot,  j'ai  réussi,  c'est  une  chance  ;  j'avais 
grand'peur,  je  jouais  une  grosse  partie. 

—  Et  moi  donc  !  murnuu-a  le  bijoutier  en  s'essuyant  le  front. 
C'est  égal,    disait-il    bien   des  années  après,   au   bibliophile 

Jacob  —  duquel  nous  tenons  cette  anecdote  —  s'il  m'avait  en- 
tendu bouger,  si  j'avais  seulement  renversé  un  plumeau,  il  était 
capable  de  jn'envoyer  prisonnier  d'l']tat  au  Mont-Saint-Michel. 

Mary  Summer. 


SEPTEMBRE   AUX   CHAMPS 


I-V    LESSIVE    AU   VILLAGE 

Il  n'est  pas  rare  que  le  premier  frisson  de  l'automne  vienne 
nous  surprendre  au  milieu  du  plus  radieux  peut-être  des  enso- 
leillements de  l'été.  En  ce  mois  de  septembre,  il  suffit  parfois 
d'un  orage  pour  bouleverser  la  température  ;  on  étouffait  la  veille, 
le  lendemain,  au  soir,  on  réclame  le  renfort  d'un  paletot.  11  en  est 
de  ces  prémices  de  l'hiver  comme  du  premier  cheveu  blanc  :  la 
menace  qu'il  représente  impressionne  plus  désagréablement  que 
sa  réalisation.  Déjà  fini,  ce  temps  des  journées  longues  et  illu- 
minées, des  soirées  tièdes,  des  nuits  étoilées,  des  amours  et  des 
petits  pois!  On  a  beau  faire  flèche  de  philosoplùe,  il  est  impossible 
de  songer,  sans  quelque  tristesse,  à  ce  qui  va  leur  succéder.  Mais 
il  faut  bien  que  je  l'avoue,  ce  découragement  en  face  des  jîrésages 
de  la  saison  rigoureuse  est  un  des  travers  de  l'âge  mur;  celui-ci 
hait  l'automne,  non  pas  tant  parce  que  le  déclin  lui  rappelle  le 
sien,  que  parce  qu'une  voix  instinctive  lui  dit  :  Dans  sept  mois,  à 
l'heure  de  la  résurrection,  seras-tu  là  pour  y  assister? 

La  jeunesse  insouciante,  dont  le  cœur  garde  un  reflet  du  ré- 
jouissant soleil,  est  absolument  insensible  aux  vicissitudes  des 
saisons.  Le  paysan  les  voit  également  venir  avec  une  parfaite 
indifférence,  mais  pour  d'autres  raisons.  La  température  fait  par- 
tie de  son  outillage,  l'atmosphère  est  un  des  rouages  de  sa  ma- 
chine; tout  ce  qu'il  leur  demande,  c'est  de  fonctionner  pour  la 


n:,/i  LA  LECTURE 

plus  grande  prospérité  de  sa  fabrication  spéciale.  Que  lui  parlez- 
vous  de  beau  temps?  Il  ne  conn-aît,  lui,  que  le  bon  temps,  et  le 
bon  temps  c'est  tour  à  tour  le  soleil,  la  pluie,  la  bise,  la  gelée,  la 
neige,  selon  que  la  terre  réclame  les  offices  des  uns  ou  des  autres, 
et  le  paysan  a  raison. 

En  ce  moment,  nous  tenons  du  bon  temps  :  ces  nuages  qui 
courent  bas,  chassés  par  les  rafales,  ces  averses  ([ui  se  succèdent 
et  contre  lesquelles  nous  autres,  oisifs,  ou  peu  s'en  faut,  nous 
pestons,  vont  humecter  la  terre  et  faciliter  le  dernier  labour  qui 
précédera  les  semailles  d'automne;  cette  bise  aigre,  qui  soulève 
si  désagréablement  la  coiffure  du  chasseur  arpentant  h\  plaine, 
vient  à  souhait  pour  sécher  les  pommes  de  terre  que  l'on  arrache 
et  permettra  de  les  enlever  rapidement  ;  la  vigne  elle-même,  dont 
les  fruits  sont  en  maturation,  n'a  pas  à  s'en  plaiudre;  il  n'est 
truère  que  la  ménagère,  ([ui  va  entamer  l'importante  opération  de 
la  lessive,  pour  souhaiter  le  retour  du  soleil. 

Les  Parisiennes  seraient  bien  étonnées  des  proportions  que 
peut  affecter  une  petite  affaire  qu'elles  traitent  toutes  les  semaines, 
en  moins  de  dix  minutes,  avec  une  femme  armée  d'un  panier.  De 
toutes  les  vieilles  traditions  rustiques,  celle  du  linge  est  la  plus 
tenace  et  reste  la  plus  religieusement  conservée.  La  paysanne  a 
abandonné  sa  coiffure  nationale,  elle  taille  ses  robes  sur  quelques 
vieux  patrons  des  femmes  de  la  ville,  elle  porte  des  paletots,  des 
bonnets  fleuris,  des  bottines,  elle  garnit  ses  robes  de  volants,  elle 
s'agrémente  d'un  ruban  dans  le  dos,  mais  elle  garde  sa  vénéra- 
tion, son  culte  pour  le  linge;  il  n'a  pas  cessé  d'être  l'objet  de 
toutes  ses  convoitises,  de  toutes  ses  ambitions.  Un  jeune  ménage 
boira  de  l'eau  pendant  un  an  pour  mettre  une  douzaine  de  che- 
mises ou  quelques  paires  de  draps  dans  l'armoire.  11  y  a  des 
femmes  de  journaliers  mieux  fournies,  sur  ce  point,  (jue  bien  des 
bourgeoises  en  robes  de  soie  ;  ce  sera  toujours  à  grossirlc  trousseau 
que  seront  consacrées  les  économies  de  ce  couple  économe. 

Cette  armoire  où  elle  entasse  ses  trésors,  la  paysanne  ne  l'ouvre 
pas  sans  un  certain  recueillement  ;  c'est  avec  une  sorte  d'extase 
qu'elle  contemple  ces  piles  de  grosso  toile,  si  artistcment  ran- 
g<;es,  éblouis.santcs  de  ])lancheur;  il  semble  qu'elle  s'enivre  de  la 
balsamique  odeur  de  lessive,  accentuée  par  le  parfum  d'iris  qui 
.s'en  exhale,  et  je  doute  fort  que  jamais  entassement  de  pièces 
monnayées  ait  provoqué  un  aussi  sincère  épanouissement  de 
satisfaction  et  d'orgueil. 


SEPTEMBRE  AUX  CHAMPS  ^^îS 

Elle  no  pout  manquer  d'être  jalouse  de  la  conservation  d'ob- 
jets auxquels  elle  attache  un  tel  prix,  cette  paysanne;  elle  sait 
que  le  lavaire  est  bien  plus  à  redouter  pour  eux  que  l'usage  ;  aussi 
espace-t-elle  ses  lessives  autant  que  les  ressources  de  la  fameuse 
armoire  le  lui  permettent,  et  les  réduit-elle,  si  elle  le  peut,  à  deux 
par  an.  Après  la  moisson,  la  grande  œuvre  est  de  rigueur. 
Quinze  jours  à  l'avance,  elle  est  le  sujet  permanent  de  tous  les 
entretiens;  la  ménagère  suppute,  en  soupirant,  ce  qu'il  lui  en 
coûtera  en  journées  de  femmes,  en  savon,  etc.;  elle  exalte  les 
peines,  les  fatigues  qui  l'attendent,  un  peu  pour  humilier  la  frac- 
tion masculine  de  la  famille  qui  se  figure  toujours  qu'elle  seule  a 
du  mal  en  ce  bas  monde.  Quand  les  travaux  préparatoires  de 
l'échangeage  sont  commencés,  elle  gourmande  le  mari  pour  qu'il 
façonne  le  bois  nécessaire  ;  à  l'entendre,  jamais  elle  n'en  aura 
assez;  mais  ces  liommes  sont  si  insoucieux  des  soins  de  l'inté- 
rieur! La  veille  du  grand  jour,  le  cuvier,  lavé,  rincé  et  surrincé, 
est  installé  sur  son  trépied  dans  la  chambre,  entre  les  lits  et  la 
cheminée,  remplissant  tout  l'espace  libre  de  sa  majestueuse 
rotondité. 

Après  en  avoir  garni  le  fond  de  sarments,  soigneusement  con- 
servés pour  cet  usage,  qui  ont  pour  mission  d'empêcher  que  l'ori- 
fice d'écoulement  ne  s'engorge,  la  femme  y  entasse  son  linge 
pièce  à  pièce,  avec  des  précautions  minutieuses,  et  en  le  char- 
geant d'une  cendre  de  bois  scrupuleusement  tamisée.  Le  lende- 
main, avant  l'aube,  l'immense  chaudron  est  accroché  à  la  cré 
maillère,  le  feu  s'allume  et  caresse  ses  flancs  noircis.  Ah!  ce  n'est 
plus  ie  feu  pauvreteux  par  lequel  on  essaye,  en  hiver,  de  réchauf- 
fer ses  membres  engourdis,  deux  tisons  fumeux  qui  se  baisent; 
la  grande  cheminée  flamboie;  la  flamme  vive,  ardente,  monte 
jusqu'à  son  manteau;  le  bois  craque  et  pétille,  projetant  des  mil- 
liers d'étincelles,  dont  quelques-unes,  se  fixant  sur  la  couche 
rugueuse  de  la  suie,  en  illuminent  les  sillons;  le  chaudron  com- 
mence à  gronder  sourdement  ;  le  tuyau  de  décharge  est  fixé  au 
trou  du  cuvier,  assujetti  sur  les  traverses  d'une  chaise,  et  bientôt, 
quand  se  produit  l'ébuUition,  la  grande  maîtresse  de  l'œuvre,  sa 
couleuse  à  la  main,  entame  solennellement  l'opération. 

Vers  le  midi,  quand  les  fils  et  le  père  reviendront  des  champs, 
elle  sera  dans  son  plein.  Les  flambées  de  l'âtre  n'ont  rien  perdu 
de  leur  activité;  aux  bouillonnements  du  chaudron  se  mêle  le 
murmure  du  filet  de  lessive  que  le^tuyau  lui  ramène.  La  cou- 


556  LA  LECTURE 

leiise,  de  son  côte,  va  et  vient  sans  relâche;  des  nuages  d'une 
buée  épaisse,  s'élevant  de  cette  montagne  de  linge,  ont  rempli  la 
chambre  d'un  brouillard  opaque  et  tiède,  à  travers  lequel  passent 
et  repassent  comme  des  ombres  les  femmes  aux  bras  nus,  aux 
visages  empourprés,  aux  fronts  ruisselants  de  sueur.  Bien  mal 
avisés  ils  seront,  les  pauvres  gens,  s'ils  s'avisent  de  parler  de 
soupe  à  ces  lessiveuses  affairées  : 

—  De  la  soupe  !  s'écrie  immédiatement  une  voix  aigre  et  criarde, 
nous  avons  bien  le  temps  d'y  penser  à  votre  soupe  ;  vous  croyez 
peut-être  que  nous  nous  amusons?  Vous  ferez  comme  nous,  vous 
vous  en  passerez  aujourd'hui,  de  soupe  ! 

Quoi  qu'on  en  ait  dit  de  la  brutalité  du  paysan,  il  est  bien  rare 
qu'il  réplique;  cette  incarnation  du  travail  en  respecte  toujours 
les  exigences.  11  prend  silencieusement  un  morceau  de  pain,  du 
fromage  dans  la  huche,  et  le  mange,  assis  avec  résignation  sur 
le  pas  de  la  porte,  pour  ne  pas  gêner  les  femmes. 

La  lessive  n'est  que  le  second  acte  d'une  pièce  qui  en  a  quatre 
et  quelquefois  cinq.  Après  celui-là  viendra  le  blanchissage,  une 
fête  au  grand  air  celle-là,  toujours  joyeuse,  bien  qu'elle  soit  sou- 
vent plus  laborieuse  et  plus  pénible  que  l'autre  tableau;  le  lavoir 
communal,  au  bord  de  la  rivière,  avec  encadrement  de  saules 
grisâtres  se  détachant  sur  la  tonalité  ferme  des  aunes  et  des  peu- 
pliers, en  est  le  théâtre.  Je  n'oserais  pas  vous  jurer  que  les  per- 
sonnages en  scène  sont  très  sensibles  aux  charmes  du  décor;  la 
douce  musique  des  joncs  murmurants,  les  feux  capricieux  des 
rayons  tamisés  par-le  feuillage  couvrant  la  nappe  brune  de  flam- 
boyantes mouchetures,  les  laissent  absolument  indifférents;  mais 
le  lavoir  représente  au  village  ce  que,  dans  un  style  en  passe  de 
devenir  mondain,  on  appelle  la  halle  aux  potins.  Tout  en  secouant, 
en  tordant  la  toile  bise  d'un  poignet  vigoureux,  dames  et  demoi- 
.selles  épluchent  rigoureusement  les  faits  et  gestes  des  voisins,  et 
surtout  des  voisines;  les  méchants  propos  pleuvent  aussi  drus, 
aussi  serrés  que  les  coups  de  battoir;  les  torchons  sortiront  de  là 
plus  nets  que  les  réputations  ;  et  la  médisance  a  de  tels  charmes 
pour  la  villageoise  que,  ([ucUe  quesoitsa  fatigue,  elle  considérera 
toujours  la  journée  au  lavoir  comme  une  partie  de  plaisir. 

Après,  viendront  le  séchage,  le  pliage,  le  repassage  des  pièces 
les  plus  fines,  travaux  complémentaires  qui  prendront  encore 
une  grande  quinzaine  ;  jiuis,  1<;  linge  triomi)halement  réintégré 
dans  son  sanctuaire,  fournira  une  nouvelle  série  de  jouissances 


SEPTEMDRK  AUX  CHAMPS  "       rr.7 

à  sa  propriétaire  qui,  le  jour  où  elle  entrebâillera  l'armoire  tlc- 
vaiit  un  profane,  ne  manfj-uera  jamais  de  s'écrier  avec  un  accent 
légèrement  ému  : 

—  Flairez-moi  cela,  et  dites-moi  si  votre  linge  de  Paris  a  un 
goût  qui  ressemble  à  celui-là!  Sans  compter  que  voilà  des  draps 
qui  ont  servi  à  ma  grand'mèrc  et  qui  dureront  encore  plus  que 
moi.  Ah  !  c'est  que  nous  autres,  nous  ne  mettons  pas  d'infamies 
dans  notre  lessive,  comme  vos  blanchisseuses  ! 

La  blanchisseuse  de  Paris  est  la  bête  noire  de  la  paysanne  :  le 
vol,  l'assassinat  pourraient  la  laisser  froide;  mais  brûler  du  linge 
avec  le  chlore,  jugez  donc  ! 

Il  n'est  donc  pas  besoin  d'ajouter  qu'elle  reste  absolument 
réfractaire  aux  inventions  de  l'industrie  moderne  en  ce  qui  con- 
cerne son  travail  favori.  La  lessiveuse  économique,  elle  la  traite 
irrévérencieusement  de  sale  marmite.  A-t-elle  tort,  a-t-elle  raison? 
Nous  ne  sommes  pas  compétents  pour  en  décider,  et  nous  ne  nous 
permettrons  de  hasarder  qu'une  simple  réflexion.  Depuis  quel- 
ques années,  l'économie  est  devenue  le  mot  d'ordre  du  progrès  ; 
avec  les  lessiveuses  économiques  précitées,  il  nous  a  dotés  du 
fourneau,  de  la  rôtissoire  économiques,  du  beurre  économique,  du 
vin,  de  la  bougie,  du  sucre,  que  sais-je  encore?  tous  plus  écono- 
miques les  uns  que  les  autres  ;  cette  économie  resplendissant  sur 
toute  la  ligne,  n'est-on  pas  en  droit  de  se  demander  comment  il 
se  peut  faire  que  la  vie  devienne  de  plus  en  plus  dispendieuse  ? 


II 


LE    PREMIER   FEU 

Le  paysage  s'est  singulièrement  assombri.  Les  journées  sont 
encore  tièdes,  mais  le  matin,  quand  le  soleil  se  lève,  il  lutte 
longtemps  avant  de  percer  le  rideau  de  vapeurs  qui  enveloppe 
l'horizon,  et  les  soirées  sont  franchement  froides.  La  végétation 
a  perdu  son  activité,  son  oeuvre  annuelle  est  accomplie  et  son 
iléclin  ne  tardera  guère  à  s'accuser  par  la  coloration  automnale 
du  feuilla2;e  qui  donnera  à  la  vallée  sa  physionomie  la  plus  pit- 
toresque. Les  plantes  herbacées  conservent  seules  la  puissance 
de  leur  tonalité  :  l'éternelle  histoire  de  la  vitalité  des  humbles. 
Les  grands  peupliers  auront  perdu  de  leur  parure,  que  les  prés 


558  LA  LEGTUHK 

qu'ils  encadrent  garderont  longtemps  encore  une  verdure  plus 
intense  qu'elle  ne  l'était  au  printemps. 

Nous  n'avons  pas  encore  trop  à  nous  plaindre,  car  nous  pouvions 
être  privés  beaucoup  plus  tôt  de  tout  ombrage.  Le  9  août  1863, 
à  la  suite  d'une  chaleur  étouffante  qui  avait  régné  sur  Paris,  tous 
les  marronniers  de  la  grande  allée  de  l'Observatoire,  au  Luxem- 
bourg, perdirent  en  une  nuit  toutes  leurs  feuilles  qui,  la  veille 
encore,  étaient  parfaitement  vertes,  et,  sans  remonter  aussi  loin, 
des  cas  de  véritable  insolation  ont  été  observés  chez  des  véirétaux. 
pendant  l'été  de  1883. 

Nous  voilà  donc  en  route  pour  l'hiver,  il  faut  en  prendre  notre 
})arti.  La  résignation  nous  sera  d'autant  plus  facile  que  les  deux 
mois  qui  nous  en  séparent  ne  nous  semblent  pas  les  moins 
agréables  de  la  vie  des  champs  ;  nous  ne  trouvons  point  du  tout 
mal  avisés  ceux  qui  les  préfèrent  à  ces  journées  caniculaires  où  ia 
respiration  exige  un  effort,  où  l'on  transpire  rien  que  pour  ôtcr 
son  chapeau.  Si  la  tiède  soirée  en  plein  air  a  ses  charmes,  est-ce 
que  la  flambée  dansant  joyeusement  dans  l'àtre,  lorsqu'on  la  re- 
trouve au  retour  soit  de  la  promenade,  soit  de  la  chasse,  n'a  pas 
les  siens?  Ce  qui  me  console  quand  je  suis  moudlé,  nous  disait 
un  vieux  chasseur  au  marais,  c'est  la  pensée  de  la  volupté  que  je 
vais  trouver  à  me  sécher.  La  vérité  est  que  le  bonheur  est  fait  de 
ces  contrastes. 

Le  soir,  quand  il  rentre  fatigué,  quelquefois  mouillé,  soit  des 
champs,  soit  de  la  chasse,  lo  campagnard  commence  à  trouver 
une  certaine  volupté  dans  la  station  au  coin  de  l'àtre. 

Bien  entendu,  aux  champs,  nous  n'admettons  pas  d'autre  feu 
(pie  le  feu  de  bois. 

Nous  n'aimons  guère  le  fourneau  de  fonte  trônant  dans  toutes 
les  cuisines,  sous  prétexte  d'économie  ;  la  cheminée  moderne  ne 
nous  semble  pas  mériter  plus  d'indulgence.  Malgré  son  luxueux 
encadrement  de  marbre,  de  bois  sculpté,  ses  tablettes  de  tapis- 
serie ou  de  brocart,  ce  trou  de  la  muraille,  chichement  mesuré, 
toujours  par  économie,  n'est  en  réalité  qu'une  contrefaçon  de  la 
chaufferette.  Son  rideau  ventilateur  facilite  singulièrement  l'al- 
lumage, elle  distribue  une  plus  forte  somme  de  calorique  et  sup- 
prime quelquefois  la  fumée  ;  sur  ces  points,  les  progrès  sont 
incontestables. 

Oui,  le  chnrbon  de  terre  est  un  progrès;  à  ce  titre,  nous  som- 
mes pour  lui  pleins  de  respect;  il  nous  semble  que  c'est  tout  ce 


SEPTEMBRE  AUX  CHAMPS  559 

qu'il  est  en  droit  d'exiger.  C'est  Lien  assez  de  le  subir  quand  les 
devoirs  sociaux  nous  l'imposent  ;  il  n'est  point  assez  aimable  pour 
prétendre  au  huis  clos  de  l'intimité.  Ce  combustriel  fournit  un 
feu  bête  comme  tous  les  violents,  il  vous  rôtit  le  nez,  sous  pré- 
texte de  vous  réchauffer  les  tibias  ;  il  force  à  recourir  à  l'écran 
qui,  en  vous  préservant  de  ses  brutales  caresses,  vous  dérobe  la 
vue  si  réjouissante  de  la  flamme;  il  empeste  par  dessus  le  mar- 
ché :  aussi  faut-il  laisser  ce  prétexte  à  migraine  à  la  forge,  à 
l'usine,  ses  domaines.  Le  véritable  feu  du  solitaire,  c'est  le  bois  : 
une  allumette  sous  le  faisceau  de  brindilles,  et  il  aura  un  com- 
pagnon avec  lequel  le  tête-à-tête  sera  plein  de  charme  et  d'im- 
pi'évu. 

Elles  ont  des  voix,  ces  bûches  empilées  dans  le  foyer,  des  voix 
qui  d'abord  s'exhalent  en  plaintes,  en  murmures,  puis  chantent 
par  les  mille  languettes  bourdonnantes  de  leurs  flammes  ;  elles 
deviennent  de  plus  en  plus  bavardes  à  mesure  que  la  combus- 
tion s'active,  comme  un  interlocuteur  qu'anime  la  contradiction  ; 
elles  rendent  des  craquements  semblables  à  un  rire  féminin,  elles 
crépitent,  elles  pétillent  en  projetant  des  milliers  d'étincelles,  et 
tout  cela  en  vous  donnant  une  chaleur  douce,  continue,  si  agréa- 
ble que  ce  n'est  jamais  sans  regret  que  vous  la  quittez  pour 
gagner  votre  lit,  cette  bienfaisante  cheminée. 

Oh!  la  flambée,  cette  flamme  alerte  et  capricieuse  qui  dentelle 
si  gaiement  le  noir  conduit  oii  elle  s'engouffre,  et  qui  représente 
la  poésie  du  feu,  comme  les  rayons  qui  illuminent  sont  la  poésie 
du  soleil.  Elle  était  le  charme  de  l'antique  et  haute  cheminée 
que  l'on  ne  retrouve  plus  guère  que  dans  les  chaumières  au- 
jourd'hui. Un  demi-fagot  brûlait  à  l'aise  dans  son  vaste  foyer, 
sur  ces  grands  chenets  dont  le  fer  poli  semblait  s'embraser  à  ses 
reflets.  A  mesure  que  le  sang  circulait  plus  rapide  dans  les 
membres  réchauffés,  on  subissait  Fattraction  de  la  pittoresque 
«  gallée  »;  on  éprouvait  une  jouissance  positive,  mais  indéfinis- 
sable, à  contempler  le  papiilotement  de  ces  jets  éblouissants 
s'élcvant  du  brasier,  à  entendre  les  crépitements  des  brins  se 
tordant  à  ses  caresses.  Les  chiens  eux-mêmes  ne  paraissaient  pas 
insensibles  à  leurs  agréments;  gravement  assis  sur  leur  queue, 
et  si  près  de  la  flamme,  que  de  leurs  poils  humides  montait  une 
buée  qui  les  enveloppait,  on  eût  dit,  aux  regards  mélancoliques 
avec  lesquels  ils  la  suivaient  dans  ses  jeux,  qu'ils  y  trouvaient 
quelque  intérêt. 


560  LA  LECTURE 

De  tous  les  animaux  domestiques,  le  chien  et  le  chat  sont  les 
seuls  qui  aient  appris  de  nous  à  se  chauffer.  Nous  ne  jurerions 
pas,  cependant,  qu'ils  apprécient  ce  que  nous  appelions  tout  à 
l'heure  la  poésie  du  feu.  Nous  étant  fait  une  loi  de  ne  jamais  sur- 
faire l'intelligence  des  animaux,  nous  avouerons  même  qu'ils 
nous  ont  paru  en  comprendre  très  imparfaitement  les  effets.  Il 
est  très  probable  que  vous  pourrez  cribler  les  chiens  do  coups 
de  bottes  sans  les  décider  à  quitter  une  si  agréable  place.  Un 
minuscule  charbon  en  roulant  du  foyer  dans  leur  direction  réus- 
sira à  les  mettre  en  déroute.  Pour  renvoyer  cet  épouvantai! 
d'où  il  est  venu,  il  suffirait  d'un  simple  mouvement  de  leur 
patte;  jamais  vous  ne  les  verrez  le  hasarder.  Il  y  a  bien  là-dessus 
une  histoire  d'un  chien  auquel  son  maître  avait  commandé  de 
rapporter  une  braise  incandescente  et  qui  obéit,  après  l'avoir 
prcalal)lenient  éteinte  avec  l'arrosoir  de  la  nature.  Mais  si  elle 
n'a  pas  été  empruntée  aux  aventures  du  baron  de  Munchhauscn, 
elle  est  parfaitement  digne  d'y  figurer.  Soyez  sûrs  que  les  dépos- 
sédés de  tout  à  l'heure  attendront,  avec  quelque?  impatience 
sans  doute,  mais  avec  une  parfaite  résignation,  que  le  charl)oii 
ait  perdu  sa  coloration  menaçante  pour  revenir  à  la  rôtissoire. 
Le  chien  ne  joue  jamais  avec  le  feu  ;  en  cela,  il  se  montre  [iliis 
avisé  que  ses  maîtres. 

G.   DE  CUERVILI.E. 


Le  Gi'raiil  :   \\.  lIlTEIHnE.  ParU.  —  Imp.  Paui  Dbpont  (Cl.) 


STRASS  ET  DIAMANTS 


I 

Le  Guide-Joanne  est  un  beau  livre,  encore  qu'il  manque  un 
peu  de  suite.  A  cela  près,  il  enseigne  maintes  choses  qu'on  n'a  plus 
guère  le  temps  d'apprendre  ailleurs  :  l'histoire,  la  géographie, 
l'architecture,  l'économie  i^olitique,  la  théologie,  la  navigation, 
sans  compter  l'art  d'éviter  les  ampoules.  Non  seulement  il  vous 
guide  ù  travers  les  sites  entrevus  par  la  portière  du  sleeping-car, 
mais  encore  il  vous  décrit  ceux  qui  vous  échappent  :  ce  soa(, 
hélas!  les  plus  intéressants  et  les  plus  nombreux. 

Sans  cet  utile  compagnon,  le  voyageur  j^longé  dans  la  nuit 
d'un  tunnel,  sous  le  dernier  contrefort  des  monts  Cantal,  ne  se 
douterait  guère  qu'il  a,  sur  la  tête,  un  paysage  merveilleux  et 
les  ruines  historiques  du  château  de  Vitrac.  Il  se  douterait  encore 
moins  qu'Enguerrand  de  Vitrac  accompagna  Raymond  de  Tou- 
louse en  Terre  Sainte  et  qu'on  trouve  dans  cette  maison  :  un 
grand  maître  de  Rhodes  sous  Charles  VI,  un  pape  au  xv«  siècle, 
un  amiral  qui  se  fit  Turc  un  peu  plus  tard,  un  gouverneur  d'Au- 
vergne pour  Sa  Majesté  Louis  XIII,  une  abbesse  de  Chelles,  une 
dame  d'honneur  qui  procura  quelques  nuits  d'insomnie  à  M"^  de 
Montespan,  sans  parler  d'illustrations  moins  éclatantes. 

Dans  une  des  précédentes  éditions,  la  notice  que  je  résume 
se  terminait  par  ces  mots  effacés  depuis  :  Famille  éteinte.  C'était 
une  erreur,  largement  compensée,  il  faut  le  reconnaître.  Car  des 
centaines  de  famille  roulent  aujourd'hui  leurs  armoiries  dans  les 
rues  et  leurs  titres  dans  les  salons,  bien  qu'elles  soient  aussi 
éteintes  que  le  plus  froid  des  volcans  d'Auvergne. 

LKGT.  —  54  IX  —  36 


562  LA  LrcTURE 

Les  Vitrac  existaient  encore  en  1875^  mais  si  peu,  qu'il  faut 
excuser  le  Guide- Joanne. 

On  les  trouvait  alors,  non  plus  à  la  Cour  —  ce  qui  n'est  pas 
entièrement  leur  faute  —  mais  derrière  un  grillage,  en  la  per- 
sonne d'un  grand  jeune  homme  pâle,  très  beau,  encore  plus 
timide,  ayant  cet  air  détaché  de  tout,  particulier  aux  êtres  qui 
n'ont  rien  et  s'attendent  à  vieillir  sans  se  voir  plus  riches,  par 
indolence  ou  par  vertu,  souvent  par  tous  les  deux. 

Ce  jeune  homme  était  René  de  Vitrac,  le  dernier  de  sa  maison, 
aussi  seul  au  monde  que  s'il  eût  été  un  enfant  trouvé,  et  moins 
favorisé  sous  certains  rapports.  Il  disait  avec  une  amertume  un 
peu  trop  résignée  : 

—  Au  moins,  si  je  sortais  de  l'hospice,  aurais-je  quelque  chance 
de  me  découvrir  des  parents  millionnaires  ! 

Il  s'en  fallait  d'un  million  que  les  siens  l'eussent  été  jamais. 
Toutefois,  c'est  un  tort  qu'il  n'aurait  pas  pu  leur  reprocher,  même 
s'il  en  avait  eu  envie,  car  il  les  avait  perdus  dans  sa  première 
enfance,  et  le  dernier  descendant  d'une  race  presque  princière 
entrait  dans  la  vie  sous  de  tels  auspices  que  les  âmes  charitables 
disaient  en  le  voyant  : 

—  Pauvre  petit  !  Si  Dieu  voulait  le  prendre,  ce  serait  une 
grande  bénédiction. 

D'autres  (pie  les  Vitrac  ont  passé  par  là,  dans  notre  beau  pays 
de  France.  Le  teiups  fait  de  la  besogne,  surtout  quand  il  est  aidé 
par  la  guillotine  et  quelques  bonnes  lois  sur  les  biens  des  proscrits, 
appliquées  avec  intelligence.  Pour  peu  que  la  fatalité  s'en  môle, 
qu'un  intendant  fasse  fortune  trop  vite,  qu'un  oncle  ne  meure 
pas  assez  tôt,  qu'un  banquier  se  sente  l'humeur  voyageuse  et 
qu'un  jeune  marquis  s'avise  d'adorer  le  sexe  charmant,  l'utilité 
du  Guide-Joanne  apparaît  dans  toute  son  étendue.  Il  reste  une 
ruine,  avec  ces  mots  :  Excursion  recommandée.  Mais  qui  songe 
à  faire  l'excursion?  Pas  même  l'intéressé  :  tel  était  le  cas  de 
Uené  de  Vitrac. 

De  sa  troisième  à  sa  dou/.ième  anné<;,  un  vieux  curé  qui  Inivait 
de  l'eau  et  portait  un  cilice  lui  prêcha  le  néant  des  grandeurs  hu- 
maines, ce  qui  était  prêcher  un  converti.  Ensuite,  le  saint  homme 
étant  allé  recevoir  là-haut  le  ])rix  de  ses  vertus,  notre  jeune 
ascète  fut  mis  dans  un  lycée  dont  le  régime  alimentaire  lui  parut 
une  orgie  à  côté  de  celui  qu'il  <piittait.  Il  entendit  moins  parler 
de  Dieu  et  servit  moins  souvent  la  messe,  mais,  par  contre,  jus- 


STRASS  ET  DIAMANTS  563 

qu'à  sa  dix-huitième  année,  on  lui  démontra  par  A  -j-  B  que  les 
nobles  en  généi'al,  et  les  Vitrac  en  particulier,  n'avaient  pas  volé 
certains  désagréments  survenus  vers  la  fin  du  dernier  siècle.  On 
ne  lui  laissa  même  point  ignorer  que  si  la  France  était  encore  de- 
bout malgré  leurs  dents,  il  fallait  qu'elle  eût  la  vie  dure. 

Le  pauvre  Vitrac  sortit  de  là  tout  désorienté,  l'esprit  confondu, 
le  cœur  vidé  de  toute  tradition  et  de  tout  orgueil,  en  un  mot  dans 
l'état  de  faiblesse,  quant  au  moral,  où  se  trouve  un  corps  humain 
qui  a  passé  par  la  purgation,  puis  par  la  saignée. Use  demandait 
avec  terreur,  non  seulement  ce  qu'il  allait  manger,  mais  encore 
s'il  pourrait  être  bon  à  quelque  chose  pour  son  pays,  lorsque  les 
Prussiens,  par  la  voix  de  leurs  canons,  lui  fournirent  la  double 
réponse  qu'il  cherchait.  Il  se  battit  fort  convenablement,  mais 
sans  pouvoir  se  défaire  de  sa  déplorable  timidité.  Quand  on  lui 
criait,  au  milieu  d'un  engagement  à  l'arme  blanche  :  «  Bravo, 
Vitrac!  »  ou  bien  «.  Prenez  donc  garde,  voua  allez  vous  faire 
tuer!  »  il  rougissait  jusqu'au  blanc  des  yeux, comme  une  servante 
arrivée  de  la  campagne  le  matin,  qui  fait  de  la  casse  sur  une 
étagère. 

Un  jour,  pendant  une  charge,  son  colonel  commit  l'imprudence 
de  lui  dire  : 

—  Vitrac,  mon  garçon,  vous  viendrez  me  trouver  ce  soir,  avant 
mon  rapport. 

Il  perdit  si  bien  la  tête  qu'il  se  trouva  tout  à  coup,  Dieu  sait 
comment,  seul  au  milieu  de  gens  qu'il  ne  connaissait  pas  et  qui 
fmirtiit  par  le  prendre,  son  cheval  étant  mort  et  son  sabre  cassé 
vers  la  poignée. 

Il  perdit  du  coup  ses  galons  de  brigadier,  mais  il  gagna  une 
échancrure  profonde  à  l'épaule  dont  il  fut  soigné  en  Allemagne, 
c'est-à-dire  à  l'allemande.  Aussi,  quand  il  revint  en  France,  on 
le  mit  à  la  réforme,  ce  qui  revenait  à  le  mettre  à  la  diète,  vu  son 
esprit  d'intrigue  et  ses  dispositions  naturelles  pour  le  métier  de 
solliciteur. 

Fort  heureusement,  un  capitaine  qu'il  avait  connu  à  l'hôpital 
prussien,  sollicita  pour  lui  et  le  fit  entrer  aux  Finances,  car  s'il 
ne  pouvait  plus  tenir  une  arme,  il  pouvait  encore  tenir  une  plume. 
Dieu  merci  ! 

Bientôt  ce  casseur  de  sabres  se  révéla  comme  le  modèle  des 
ronds  de  cuir,  et  tel  fut  le  bonheur  de  son  avancement  rapide 
qu'il  arriva,  en  cinq  ans,  au  bureau  des  Transferts  de  la  Bourse, 


564  LA  LKCTL'HE 

avec  deux  cent  cinquante  francs  par  mois  et  l'estime  de  ses  chefs. 

On  ne  lui  laissa  point  ignorer,  d'ailleurs,  qu'il  était  là  pour 
longtemps  ;  mais  il  avait  été  si  pou  gûté  par  le  sort  qu'il  était  loin 
d'estimer  qu'on  dût  le  plaindre.  Il  était  maître  chez  lui,  dans  son 
bureau  où  le  sous-chef  n'entrait  pas  deux  fois -par  semaine.  Et  il 
avait  lui-même  un  inférieur,  simple  expéditionnaire,  dont  Tori- 
urine  valait  l'intelligence  et  dont  les  saillies  continuelles  auraient 
abruti  un  Descartes  ou  un  Newton. 

La  pièce  où  ces  deux  forçats  de  l'administration  passaient  leur 
vie,  était  une  sorte  de  soupente,  prise  dans  l'épaisseur  de  l'enta- 
blement de  la  Bourse,  à  la  façon  de  ces  caches  mystérieuses  dis- 
simulées autrefois  dans  les  recoins  des  berlines  de  poste.  Le  pla- 
fond, peu  élevé,  paraissait  plus  bas  encore  quand  on  quittait 
l'immensité  des  autres  parties  du  palais,  tellement  qu'on  n'y 
pénétrait  pas,  surtout  pour  la  première  fois,  sans  rentrer  d'in- 
stinct la  tête  dans  les  épaules.  Chaque  jour,  le  matin  et  l'après- 
midi,  Larceveau,  le  second  employé,  répétait  la  môme  pantomime 
plaisante  qui  consistait  h  gagner  sa  place,  courbé  en  deux,  connue 
s'il  avait  marché  dans  le  boyau  d'une  mine. 

D'ailleurs  le  vrai  public  ne  fréquentait  guère  ce  réduit,  où  l'on 
voyait  seulement  les  garçons  des  agents  de  change,  venant  ap- 
porter ou  reprendre  les  titres  de  rente  au  porteur  passés  en 
d'autres  mains.  Le  dernier  des  Vitrac  y  séjournait  huit  heures 
par  jour  en  été,  saison  pondant  laquelle  le  gaz  devenait  inutile 
vers  midi,  sauf  en  cas  de  pluie.  Mais,  en  hiver,  il  s'y  tenait  fort 
avant  dans  la  soirée,  à  cause  du  brasier  généreusement  entre- 
tenu par  Larceveau.  Une  fois,  même,  il  y  passa  toute  la  nuit, 
sans  dîner,  le  courage  lui  manquant  pour  gagner  son  bouillon 
Duval,  puis  sa  chandire  des  Batignollcs,  à  pied,  jusqu'à  la  che- 
ville dans  la  neige  fondante.  Il  aurait  sans  doute  recommencé, 
tant  il  fut  ravi  de  cette  idée  ingénieuse.  Malheureusement  un 
gardien  le  découvrit,  le  dénonça,  et  Vitrac  dut  prouver  devant  le 
chef  du  p(  rsonnel  que  son  but  n'était  pas  de  s'enfuir  avec  la 
caisse,  toujours  i/arnie  de  deux  ou  trois  inillions  de  titres. 

Le  paysage  qu'il  avait  sous  les  yeux,  quand  il  les  levait  de  son 
papier,  consistait  flans  un  des  cliaiiitcaux  de  la  colonnade  ;  en- 
core ne  pouvait- il  en  embrasser  qu'une  i)artie,  vu  les  dimensions 
de  la  fenêtre  et  le  rapprochement  de  rol)jet.  Le  panorama  était 
restreint  pour  un  homme  qui  aurait  dû  vivre  dans  un  château 
d'où  l'on  découvrait  à  l'oiil  nu  les  clochers  de  dix-neuf  villages; 


STRASS  ET  DIAMANTS  565 

mais,  heureusement,  ce  détail  était  ignoré  de  lui.  Au  bout  d'un 
an,  il  connaissait  son  chapiteau  comme  le  laboureur  connaît  le 
citl.  Il  disait  à  Larceveau  : 

—  Nous  aurons  de  la  pluie  demain,  le  chapiteau  suinte. 
Ou  bien  : 

—  J'ai  rarement  vu  l'atmosphère  aussi  pure  que  ce  matin. 
J'aurais  compté  les  brins  de  paille  du  nid  d'hirondelles. 

De  son  côté  Larceveau,  quand  le  temps  était  clair,  sortait  une 
jumelle  marine  de  son  tiroir,  et  la  braquait  longuement  sur  les 
feuilles  d'acanthe  en  se  pâmant  d'admiration.  Cette  facétie,  à 
chaque  instant  répétée,  lui  semblait  extrêmement  spirituelle. 

Quant  à  Vitrac,  un  dernier  trait  peindra  l'anémie  progressive 
de  son  intelligence  :  il  commençait  à  rire  des  mots  de  Larceveau  ! 
Ce  bohème,  d'ailleurs,  était  le  seul  être  humain  qui  pût  lui  fournir 
quelque  prétexte  à  rire.  Vitrac  ne  possédait  pas  un  ami,  et  seu- 
lement une  amie,  toute  platonique,  dans  la  personne  d'une  jeune 
femme  qui  le  servait  chaque  soir  au  «  bouillon  ».  Mais  celle-là 
ne  le  faisait  pas  rire  ;  elle  l'intimidait  un  peu  avec  son  air  doux 
et  ses  grands  yeux  honnêtes  où  flottait  l'éternel  Qui  sait?  du  re- 
gard de  certaines  blondes.  A  force  d'échanger  une  phrase  entre 
chaque  plat,  ce  qui  faisait  deux  fois  par  jour,  il  sut  bientôt  qu'elle 
était  mariée  et  fort  attachée  à  son  époux  et  à  ses  devoirs.  Il  la 
traitait  constamment  avec  cette  grande  politesse  qu'il  avait  con- 
servée du  bon  vieux  temps  —  comme  son  château  —  sans  se 
douter  qu'il  l'avait  encore.  Jamais  il  ne  lui  avait  demandé  le  nom 
de  son  mari,  mais  il  s'était  arrangé  pour  qu'elle  sût  le  sien.  Il 
dînait  Je  meilleur  appétit  quand  une  bouche  humaine  avait  pro- 
noncé les  deux  syllabes  qui  lui  faisaient  un  77101  .• 

—  Le  consommé  nature,  monsieur  de  Vitrac,  ou  avec  des 
pâtes  ? 

Si  vous  saviez  à  quoi  peut  conduire  le  parfait  isolement  quand 
il  écrase  de  son  poids  maudit  une  âme  faible  !  Tel  vous  étonne 
par  la  bassesse  de  ses  goûts,  tel  se  dégrade  à  vos  yeux  par  son 
cynisme.  Vous  croyez  qu'ils  se  ruent  vers  le  vice  aliject  ?  Point  : 
ce  qu'ils  cherchent,  c'est  de  s'entendre  appeler  par  leur  nom,  à 
certaines  heures... 


5G6  LA  LECTURE 

II 

Bien  des  mois  après  son  arrivée  aux  Transferts,  Vitrac  eut 
une  grande  surprise  en  voyant  un  jour  la  partie  supérieure  d'une 
l'emme  élégante  remplir  —  fort  agréablement  —  le  cadre  de  son 
guichet.  De  son  côté,  la  dame  éprouva  quelque  étonnement  de 
voir  un  homme  jeune  et  très  beau  derrière  les  mailles  de  fil  de 
fer.  Depuis  six  mois  que  la  défense  de  ses  intérêts  l'obligeait  à 
se  promener  devant  des  cages  du  môme  genre,  elle  n'était  guère 
habituée  à  y  voir  cliantcr  de  pareils  oiseaux. 

Les  a'Taires  de  M"'°  Rose  Lcpiez,  née  Courteplisse,  autrefois 
plus  connue  sous  un  pseudonyme  de  théâtre,  consistaient  dans 
un  héritage  de  six  cent  mille  francs  qu'elle  venait  de  faire  et  qui 
lui  avait  donné  bien  du  mal.  Certains  neveux  de  province,  sur- 
tout quand  ils  sont  dans  la  gêne  et  chargés  d'enfants,  ne  compren- 
nent pas  quelle  influence  l'amour  de  l'art  et  l'admiration  pour 
la  beauté  peuvent  exercer  sur  le  testament  d'un  oncle  céliba- 
taire. 

Aussi  Rose  avait  dû  prouver  devant  la  justice  que  le  testateur, 
de  son  vivant  baron  Sabart,  était  sain  de  corps,  libre  d'esprit  et 
dégagé  de  toute  captation,  quand  il  avait  laissé  son  bien  à  la 
grande  artiste  sans  laquelle,  dix  ou  douze  ans  plus  tôt,  il  n'y 
avait  pas  de  bonne  féerie.  La  chose,  au  dire  de  certaines  gens, 
n'aurait  pas  été  toute  seule  si  les  Sabart,  collatéraux  et  point 
barons,  mais  simples  petits  bourgeois  d'Angoulême,  avaient  eu 
de  quoi  payer  leur  avocat.  Les  malheureux  étendaient  la  lessive 
dans  leur  salon,  n'ayant  pas  de  quoi  payer  leur  blancliisseuse. 
Au  moment  psychologique,  un  gâteau  de  cent  mille  francs,  jeté 
à  propos,  vint  leur  fermer  la  bouche  et  leur  remplir  l'estomac. 
Rose  Lepicz,  victorieuse,  coucha  sur  les  positions  de  l'ennemi, 
ce  qui,  d'ailleurs,  n'était  pas  sa  première  victoire. 

Do  cette  lutte  relativement  courte,  mais  acharnée,  elle  rappor- 
tait une  défiance  que  je  veux  croire  injuste  contre  les  gens 
d'affaires,  et  une  connaissance  approfondie  de  la  politesse  des 
bureaucrates.  Cependant  sa  défiance  l'emportait  encore  sur  son 
antipathie.  Aussi  employait-elle  à  surveiller  en  personne  ses 
alTaires  les  heures  autrefois  remplies  par  le  dévouement  et  le  culte 
de  la  vieillesse.  Il  s'agissait  ce  jour -là  de  faire  inscrire  à  son  nom 
un  titre  de  quinze  mille  francs  de  rente  française,  le  plus  beau 


STRASS  ET  DIAMANTS  567 

fleuron  de  sa  nouvelle  couronne.  Après  avoir  contrôlé  successi- 
vement son  notaire  par  son  avoué  et  son  avoué  par  son  agent 
de  change,  elle  contrôlait  celui-ci  par  le  bureau  des  Transferts» 
c'est-à-dire  par  Vitrac. 

Si  la  bonne  mine  du  jeune  homme  Timpressionna  favorable- 
ment, elle  fut  absolument  confondue  par  sa  distinction  et  sa  po- 
litesse. Le  ciel  me  préserve  de  dire  que  Sabart  n'était  pas  dis- 
tingué. Il  l'était  autant  que  peut  l'être  un  gentilhomme  qui 
compte  deux  quartiers  de  noblesse  (car  il  n'avait  pas  dix-sept 
ans  que  les  Sabart  étaient  déjà  nobles,  de  par  Louis-Philippe). 
Quant  à  sa  politesse,  il  est  permis  d'en  juger  par  son  testament. 
D'ailleurs  Rose  Lepiez  ne  s'en  était  pas  tenue  au  seul  Sabart  en 
matière  de  relations  avec  l'aristocratie.  Elle  avait  reçu,  en  fait 
de  procédés,  tout  ce  qu'une  femme  comme  elle  peut  recevoir 
d'hommes  supérieurs  par  l'éducation,  depuis  les  coups  de  cha- 
peau jusqu'aux  coups  de  cravache.  Mais  Vitrac  lui  fit  goûter 
pour  la  première  fois  —  elle  avouait  trente-deux  ans!  —  les 
délices  d'un  salut  pour  grandes  dames.  Le  malheureux  n'en  avait 
pas  d'autres  dans  son  répertoire,  et  il  ne  les  plaçait  pas  souvent. 

Ce  galant  bureaucrate  offrit  son  fauteuil,  après  en  avoir  re- 
tourné le  coussin  d'un  geste  qui  sentait  l'ancienne  cour  d'une 
lieue.  Lui-même  se  tint  debout,  par  respect  d'abord,  et  aussi 
parce  qu'il  n'osait  usurper  l'unique  chaise  restée  libre,  celle  de 
Larceveau  qui  n'était  pas  rentré,  mais  pouvait  survenir  d'un 
instant  à  l'autre.  Alors,  en  face  du  chapiteau  harmonieusement 
doré  par  le  soleil  couchant,  le  marquis  et  la  comédienne  causè- 
rent, mais  autrement,  il  faut  l'avouer,  que  ne  causent  d'habitude 
les  marquis  et  les  comédiennes.  Tous  deux  étaient  intimidés, 
l'une  parce  qu'elle  en  savait  trop,  l'autre  parce  qu'il  n'en  savait 
pas  assez  ;  toutefois,  ce  ne  fut  pas  Vitrac  qui  se  rassura  le  pre^ 
mier,  quoique  ce  fût  lui  qui  causât  le  plus. 

Rose  trouva  le  moyen  de  mettre  un  quart  d'heure  pour  obtenir 
des  renseignements  qui  demandaient  bien  trois  minutes.  Quand 
l'audience  fut  terminée  : 

—  Monsieur,  dit-elle,  grâce  à  vous  je  connais  mon  affaire  sur 
le  bout  du  doigt.  C'est  pain  bénit  qu'embrouiller  une  pauvre 
femme  seule  au  monde,  et  plus  d'un  ne  s'en  est  pas  fait  faute 
avec  moi.  Je  voudrais  que  l'on  me  dise  pour  quelle  raison  je 
vous  écoute  comme  un  frère,  les  yeux  fermés,  moi  qui  suis  si 
défiante  ! 


538  LA  LFCTURE 

—  Madame,  répondit  Vitrac,  je  n'ai  jamais  trompé  personne. 
Seulement... 

Il  se  tut  comme  saisi  par  l'énormité  de  ce  qu'il  allait  dire  ; 
mais  Rose  n'aime  point  qu'on  s'arrête  à  moitié  route. 

—  Seulement?  insista-t-cUe. 

—  Seulement,  si  c'est  là  votre  façon  de  fermer  les  yeux,  jo 
voudrais  bien  les  voir  quand  ils  s'ouvrent. 

Voici  un  exemple  de  ce  que  les  romanciers  nomment  l'ata- 
visme. Vitrac  madrigalisait  comme  d'autres  volent,  sans  avoir 
jamais  appris.  Quelque  grand-père  coureur  de  ruelles,  sans 
doute. 

Bien  lui  en  prit  de  s'adresser  à  une  femme  qui  avait  de  la 
tenue,  c'est-à-dire  un  hôtel  et  des  rentes.  Quelques  années  plus 
tôt,  Dieu  sait  ce  qui  serait  arrivé.  Rose  perdait  la  tête  pour  un 
compliment  bien  tourné,  quand  le  complimenteur  était  tourné 
comme  Vitrac.  Mais  elle  songea  qu'une  femme  ne  doit  pas  laisser 
voir  tout  ce  qu'elle  pense,  lorsqu'une  voiture  et  deux  chevaux 
l'attendent  dans  la  rue.  Elle  se  leva,  toujours  graeieuse,  avec 
l'indulgence  digne  d'une  grande  dame  qui  veut  bien  être  sourde 
à  .ses  heures.  Toutefois  on  pouvait  juger  qu'elle  n'était  point 
offensée,  car  elle  demanda  : 

—  Si  j'avais  encore  besoin  de  vous  pour  cesmalhenireux  titres, 
à  quelle  adresse  faudrait-il  vous  écrire? 

Le  jeune  homme  traça  deux  lignes  sur  un  papier  et  les  remit 
à  Rose.  Elle  déchiffra  le  nom,  dévisagea  de  nouveau  le  jeune 
commis,  plia  la  note  et  la  mit  dans  son  corsage.  Toujours  l'ata- 
visme! Tenez  pour  certain  qu'il  y  avait  eu  f[uel(|ue  soubrette 
chez  les  Courteplisse. 

Elle  .sortit,  reconduite  jusque  .sur  le  palier  dont  elle  balayait 
la  poussière  avec  les  dentelles  noires  de  sa  toilette  demi-deuil. 
Une  heure  après,  Larceveau  rentrait  de  .«-on  absence;  mais, 
pendant  cette  heure-là,  je  ne  me  charge  pas  de  dire  lequel  avait 
été  le  plus  absent,  de  Larceveau  ou  de  Vitrac. 

Celui-ci  fut  sur  le  point  de  raconter  à  son  camarade  l'honneur 
inaccoutumé  qu'avait  reçu  le  bureau.  Il  n'en  fit  rien,  sachant  par 
expérience  quelles  plai.santerics  il  allait  entendre.  Les  calem- 
bours de  Larceveau,  passe  encore  !  Mais  sa  façon  de  parler  des 
femmes,  Vitrac  ne  parvenait  point  à  s'y  faire.  D'ailleurs,  il  au- 
rait fallu  confesser  (jue  l'inconnue  n'avait  point  dit  son  nom,  et 
cette  réserve,  tout  en  faveur  de  la  visiteuse,  diminuait  un  peu 


STRASS  P:T  diamants  501) 

l'intérêt  de  la  visite.  Enfin,  ce  jeune  rêveur  —  car  il  le  devint 
tout  à  coup  —  désirait  d'instinct  garder  son  secret,  tout  mni!jre 
qu'il  pût  être.  Il  rêva  d'abord  sans  bien  savoir  à  quoi,  puis,  le 
soir  au  «  bouillon  »,  son  amie  au  bonnet  de  tulle  ayant  remar- 
qué sa  mine  préoccupée,  il  se  persuada  qu'il  était  amoureux  et 
que  le  coup  de  foudre  comptait  une  victime  de  plus.  De  fait  il 
ne  dormit  guère  et  passa  la  nuit  à  évoquer  le  souvenir  de  cha- 
cune de  ces  quinze  minutes  qui  ne  ressemblaient  —  du  moins 
c'était  son  opinion  —  à  aucune  des  autres  minutes  de  sa  vie. 

Toutefois,  quand  il  pensait  à  la  dame  aux  titres,  ce  n'était  pas 
sa  bouche  qu'il  voyait,  un  peu  grande,  avec  des  lèvres  très 
rouges  qui  savaient,  à  cette  heure,  cacher  les  pei'Ies  de  l'écrin 
comme  jadis  elles  savaient  les  découvrir.  Il  ne  voyait  même  pas 
ses  yeux  qu'il  avait  loués,  noirs,  hardis,  travaillés  selon  les 
règles  de  l'art,  un  peu  durs  à  cause  du  contraste  des  cheveux 
jaunes...  il  les  voyait,  ceux-là.  Quelle  rare  nuance  !  Il  voyait  le 
chapeau  (pii  les  couvrait,  un  rien  ;  mais  on  apprend  plus  vite  à 
tirer  de  son  bloc  une  femme  de  marbre  qu'à  coiffer  de  ces  riens 
une  femme  vivante.  Il  voyait  le  satin  du  corsage,  le  velours  du 
manteau,  les  dentelles  de  la  jupe,  le  vernis  surnaturel  du  soulier, 
l'éclair  rosé  de  la  soie  tendue  sur  la  cheville. 

Au  fond,  ce  qui  le  charmait  dans  cette  inconnue,  c'était  son 
luxe  et  non  pas  sa  personne,  car  il  coudoyait  chaque  matin  des 
légions  de  grisettes  plus  belles,  plus  jeunes  et  non  moins  liien- 
veillantes.  Mais  ces  sœurs  en  pauvreté  lui  rappelaient  trop  ce 
dont  il  souffrait  lui-même,  les  unes  par  leur  vertueuse  misère, 
les  autres  par  leur  élégance  de  pacotille.  Rose,  au  contraire,  lui 
rendait  ce  luxe  qui  avait  entouré  pendant  des  siècles  la  race  dont 
d  était  sorti.  C'était  comme  une  vague  et  imparfaite  vision  de  la 
patrie  perdue,  et  ce  qu'il  prenait  pour  le  trouble  rêveur  d'un 
amoureux  n'était  que  la  nostalgie  d'un  exilé. 

En  très  peu  de  jours  il  se  sentit  moins  de  courage  et  d'élasti- 
cité dans  l'àme.  Sa  pauvreté  pesa  plus  lourdement  sur  son  épaule 
et,  pour  la  première  fois,  il  s'en  révolta  comme  d'une  injustice. 
Les  misérables  distractions  de  sa  vie  lui  semblèrent  des  ii^onies 
poignantes.  L'intérêt  de  son  amie  du  «  bouillon  »  lui  apparut 
comme  le  comble  du  ridicule,  partagé  d'ailleurs  avec  une 
vingtaine  de  compagnons  d'empoisonnement. 

Enfin  les  calembours  de  Larceveau  devinrent  pour  ses  nerfs 
le  type  de  la  bêtise  humaine. 


570  LA  LECTURE 

Le  premier  pas  étant  fait  dans  la  voie  du  découragement,  il  en 
vint  à  se  dire  que  la  vie  était  un  bien  fort  discutable,  si  elle  de- 
vait se  passer  pour  lui,  comme  tout  portait  à  le  croire,  en  face 
d'im  chapiteau  corinthien,  à  dix-huit  mètres  au-dessus  du  niveau 
de  l'asphalte...  Qu'aurait-il  dit,  le  malheureux,  s'il  avait  su  quels 
gages  toucliait  le  cocher  de  Rose  ! 

Vous  jugez  bien  qu'il  s'était  demandé  cent  fois  qui  pouvait  être 
la  radieuse  inconnue  dont  l'apparition  avait  troubV't  son  humble 
repos.  Mais,  pour  décider  cette  question,  les  termes  de  compa- 
raison lui  manquaient.  Mettez  un  diamant  dans  les  mains  d'un 
charbonnier  des  Ardennes,  et  faites-lui  jug  r  si  cet  objet  brillant 
vient  du  Brésil  ou  du  Cap...  ou  d'une  fabrique  de  strass.  L'expé- 
rience de  Vitrac  allait  bien  jusqu'à  savoir  qu'il  existe  deux  caté- 
gories d'élégantes,  généralement  faciles  à  confondre.  Mais  il 
n'était  jamais  entré  dans  un  salon  ni  dans  un  ])oudoir,  et  cela 
pour  plusieurs  raisons,  dont  une  tellement  bonne  q'a'jl  est  superflu 
de  chercher  les  autres. 

Toutefois,  il  se  doutait  bien,  par  une  vague  intuition,  que  la 
dame  aux  titres  n'appartenait  pas  au  meilleur  monde  ;  mais  il 
était  à  cent  lieues  de  soupçonner  qu'elle  appartînt  au  plus  mau- 
vais. Durant  sa  visite,  elle  n'avait  parlé  que  do  testament  et  de 
contrat  de  mariage.  Ne  sont-ce  point  là  deux  brevets  de  régula- 
rité, sinon  de  vertu?  Vitrac  fit  l'impossible  —  pendant  tout  un 
dimanche  —  pour  retrouver  son  inconnue;  puis  il  y  renonça, 
moitié  par  fatigue,  moitié  par  paresse.  Il  faut  dire  qu'il  n'était 
pas  bien  sûr  de  ne  pas  l'avoir  rencontrée  au  Bois,  oiî  il  avait  vu 
le  retour  des  courses,  car  il  avait  éprouvé  une  douzaine  de  chocs 
on  apercevant  une  douzaine  de  chapeaux,  une  douzaine  de  paires 
d'yeux  noirs  et  une  douzaine  de  tignasses  jaunes  qui  lui  rappe- 
laient, à  s'y  tromper,  l'image  bien-aimée.  Il  revint  à  Paris  non 
seulement  avec  une  terrible  migraine,  mais  aussi  avec  une  inrli- 
gestion  — morale  s'entend.  Vous  est-il  arrivé,  dans  un  âge 
tendre,  d'avaler  beaucoup  de  parts  du  gâteau  des  Rois,  dans  un 
espoir  aml)iticux  mais  non  réalisé?  Le  malheureux  Vitrac,  lui 
aussi,  s'était  bourré.  Et  il  n'était  pas  sûr  de  n'avoir  point  avalé 
la  fève  ! 


STRASS  ET  DIAMANTS  571 


III 

Rose  Lepicz  songeait  encore  à  son  jeune  admirateur  quand 
elle  rentra  chez  elle,  c'est-à-dire  chez  Sabart,  bien  que  le  do- 
micile mortuaire  fût  au  bout  du  monde,  à  Passy,  rue  de  la  Fai- 
sanderie. On  doit  même  ajouter,  à  l'honneur  de  Vitrac,  qu'elle 
était  alors  déterminée  à  faire  «  une  bêtise  ».  Heureusement  cer- 
taine visite  qui  l'attendait  l'empêcha  d'écrire  la  lettre  composée 
en  route.  Dieu  sait  ce  que  Vitrac  serait  aujourd'hui  si  ces  vingt 
lignes  avaient  été  mises  à  la  poste.  Le  soir,  en  se  couchant,  elle 
était  revenue  tout  entière  à  des  idées  sérieuses  qui  la  hantaient 
depuis  que  ses  affaires  prenaient  définitivement  bonne  tournure. 
Ces  idées  se  résument  en  quelques  mots  :  elle  voulait  qu'on 
l'appelât  Madame  la  comtesse  —  et  l'être  effectivement. 

En  femme  prudente,  elle  avait  gardé  pour  elle  ces  flatteuses 
dispositions  à  l'égard  de  l'aristocratie,  car  elle  voulait  faire  son 
choix  à  tète  reposée  et  non  pas,  comme  telles  de  ses  amies, 
acheter  chat  en  poche.  Elle  entendait  que  le  chat  fût  de  ceux  qui 
croquent  les  souris,  non  seulement  les  fortunes  et,  pour  bien  des 
raisons,  il  n'y  avait  point  péril  en  la  demeure. 

Elle  en  était  là  quand  sa  visite  au  bureau  des  Transferts 
l'avait  mise  à  deux  doigts  de  sa  perte.  Le  lendemain  de  ce  fa- 
meux jour,  la  camériste  de  la  future  comtesse  trouva,  sur  le 
tapis,  un  papier  qui  était  tombé  là,  quelques  heures  plus  tôt, 
d'ailleurs  que  de  la  lune.  Elle  le  déplia,  le  repassa  sur  son  genou, 
en  prit  lecture  comme  il  convenait,  et  le  rangea  soigneusement 
quand  elle  vit  que  c'était  une  adresse. 

«  Pour  que  Madame  prenne  le  nom,  la  rue  et  le  numéro  d'un 
Monsieur,  pensa-t-elle,  il  faut  que  Madame  ait  de  bonnes  rai- 
sons. » 

Si  bonnes  qu'elles  fussent  —  ou  si  mauvaises  —  l'adresse 
resta  dans  sa  cachette  jusqu'au  jour  où  elle  en  fut  tirée  par  un 
ami  de  la  maison  qui  avait  la  manie  de  fouiller  partout.  Dieu  me 
préserve  de  dire  qu'il  en  avait  le  droit  ! 

Cet  honnête  homme  —  car  il  l'était  :  on  en  trouve  partout  — 
possédait  une  fortune  assez  ronde.  Malheureusement  il  était 
père,  ce  qui  le  gênait  pour  faire  son  testament,  et,  quant  à  faire 
des  comtesses,  la  chose  lui  était  plus  impossible  encore,  le  seul 
titre  en  sa  possession  étant  celui  de  notaire  honoraire.  Son  nom 


572  LA  LECTURE 

était  Flamcl,  et,  chose  à  peine  vraiseml)lal)le,  il  n'affirmait  pas 
comme  authcntirpie  sa  parenté  avec  l'illustre  Nicolas,  roi  des 
alchimistes.  Toutefois,  quand  un  flatteur  tranchait  la  question 
devant  lui  dans  le  sens  de  l'affirmative,  il  se  taisait  discrètement 
et  rougissait  de  plaisir. 

On  ne  pouvait  lui  reprocher  d'autre  grief  que  d'aller  trop  sou- 
vent chez  Rose  ;  mais  ,  interpellé  sur  cette  faiblesse,  il  vous 
aurait  répondu  : 

—  Je  suis  veuf  et  vous  ne  trouverez  pas  dans  Paris  une  fille 
mieux  élevée  que  la  mienne.  En  second  lieu,  je  fus  le  notaire  de 
feu  Sabart,  puis  son  ami,  et  par  conséquent  l'ami  de  sa  meil- 
leure amie.  Enfin  cette  jeune  femme  a  de  l'esprit,  elle  est  char- 
mante, et  l'on  dîne  chez  elle  comme  nulle  part.  Subsidiairement, 
je  suis  notaire  et  non  pas  moine;  j'ai  fait  vœu  de  probité  et  je 
l'ai  tenu  :  l'honorariat  ne  se  donne  pas  pour  des  prunes.  Mais 
quant  aux  autres  vœux,  serviteur!  J'aurais  craint  de  ne  pas  si 
bien  les  tenir. 

On  n'a  pas  dirigé  pendant  un  quart  de  siècle  Vunb  des  grandes 
études  de  Paris  sans  connaître  quelque  peu  son  nobiliaire. 
Flamel  savait  le  sien  sur  le  bout  du  doigt,  car  il  avait  la  bosse 
des  généalogies.  Cependant  l'ennui  qu'il  éprouva  en  lisant 
l'adresse  de  Vitrac  n'avait  rien  de  généalogique.  Il  demanda, 
un  peu  oppressé,  en  mettant  le  papier  sous  le  nez  de  Rose  : 

—  Qu'est-ce  que  c'est  encore  que  ce  jeune  homme? 

—  Où  prenez-vous  que  c'est  un  jeune  homme?  répondit  l'ex- 
diva,  sans  se  troubler  le  moins  du  monde. 

—  Naturellement  ;  ce  doit  être  un  centenaire.  Mais  encore, 
que  fait-il? 

—  Je  crois  qu'il  est  à  la  Bourse. 

Un  l)oursier!  Jolie  réponse  pour  calmer  les  nerfs  d'un  ami  de 
Rose!  L'ancien  notaire  dit  entre  ses  dents  : 

—  Je  parie  qu'il  s'appelle  de  Vitrac  comme  moi.  Ces  richards 
de  la  coulisse  ont  maintenant  la  manie  d'arborer  de  faux  noms. 

—  Soyez  sans  crainte.  Ce  n'est  pas  un  richard,  protesta  fiu- 
irénue  qui  était  dans  un  de.  ses  jours  de  patience.  C'est  un  pauvre. 
Il  iloit  gagner  dans  les  trois  cents  francs  par  mois,  comme 
petit  employé  d'un  Ijureau  de  la  l'ourse  oîi  mes  affaires  m'ont 
conduite. 

Flamcl  se  sentit  c.ilmiîdans  l'instant,  car  il  ('stait  habitué  à  ces 
alertes,  toujours  prnmptement  dissipées. 


STRASS  ET  DIAMANTS  573 

—  Alors,  dit-il,  ce  doit  êti'e  un  vrai  Vitrac.  Et  si  c'est  un 
Vitrac,  c'est  un  marquis.  Mais  jt;  croyais  la  famille  éteinte. 

Rose  eut  un  éclair  dans  les  yeux  et  devint  fort  distraite,  si 
bien  que  Flamel  crut  qu'on  le  boudait  pour  sa  curiosité.  Quand 
il  rei?a£rna  sa  maison  de  la  Chaussée-d'Antin,  dont  il  habitait  le 
premier  étage,  M"""  Lepiez  était  encore  plongée  dans  sa  rêverie. 
Elle  en  sortit  bientôt,  sonnant  sa  femme  de  chambre  qui  avait  de 
l'orthographe  et  une  écriture  superbe,  —  l'instruction  se  répand, 
Dieu  merci  !  —  elle  dicta  ce  billet  : 

«  Madame  veuve  Lepiez,  née  de  Courteplisse,  serait  fort  obligée 
à  M.  Ptcné  de  Vitrac,  s'il  voulait  bien  prendre  la  peine  de  passer 
chez  elle  demain  vers  six  heures  du  soir,'  pour  nouveaux  rensei- 
gnements. Mille  souvenirs  distingués.  » 

Le  lendemain,  quand  l'heureux  mortel  «  distingué  »  par  Rose 
vint  prendre  son  service  à  la  Bourse,  il  trouva  le  bureau  tout 
embaumé  d'un  parfum  qu'il  connaissait.  En  même  temps,  Lar- 
ceveau  lui  criait  en  lui  tendant  une  enveloppe  : 

—  Dites  donc,  de  Vitrac,  quand  vous  l'aurez  lue,  vous  me  la 
donnerez  pour  que  je  la  jette  dans  mon  linge.  Prenez  garde,  mon 
cher,  une  lettre  de  sachet  I  Vous  irez  à  la  Bastille,  la  Bastille  du 
Sérail... 

La  cascade  continua  sur  ce  ton  pendant  quelque  temps;  Vitrac, 
ravi  dans  sa  lecture,  ne  l'entendait  même  pas.  Il  relut  deux  fois 
avec  une  agréable  perplexité.  Les  renseignements  dont  on  parlait, 
n'étaient-ils  pas  un  prétexte  ? 

Non,  pensa-t-il  sans  fatuité.  On  n'aurait  pas  mis  une  semaine 
à  me  faire  venir.  On  est  libre,  puisque  le  mari  est  défunt.  Et 
cependant,  quelles  explications  peut-on  désirer  encore?...  Enlin, 
dans  quelques  heures,  tout  s'éclaircira. 

Il  mit  la  lettre  dans  sa  poche  à  la  grande  indignation  de  Lar- 
ceveau. 

—  Moi,  je  vous  montre  toutes  celles  qu'on  m'écrit  dans  le  même 
genre,  dit  ce  personnage. 

Avec  un  sourire  tant  soit  peu  hautain,  Vitrac  releva  le  mot  : 

—  Dans  le  même  genre!  Oh!  pas  tout  à  tait. 

Larceveau,  piqué  au  vif,  le  traita  d'  «  épateur  ».  Mais  au  fond, 
il  se  sentait  impressionné  par  ce  silence  derrière  lequel  il  devinait 
a  la  femme  du  monde  »,  ce  mythe  à  jamais  rêv^é.  D'ailleurs  il  avait 
examiné  l'adresse,  car  il  s'occupait  de  graphologie,  et,  du  premier 


574  LA  LECTURE 

coup,  il  avait  reconnu  la  main  d'une  femme  altière,  passionnée, 
ayant  depuis  sa  naissance  l'habitude  des  grandeurs. 

Vitrac  sortit  plus  tôt  que  d'iiabitude,  ayant  à  rentrer  chez  lui 
pour  faire  sa  toilette.  A  l'heure  prescrite  il  était  rue  de  la  Faisan- 
derie, où  le  gentleman  en  habit  noir  qu'il  trouva  sur  le  perron  de 
l'hôtel  ne  fut  pas  sans  mettre  à  l'épreuve  sa  perspicacité.  On  croit 
volontiers  dans  la  bureaucratie,  et  même  parfois  dans  la  littéra- 
ture,que  la  culotte  courte  et  l'aiguillette  sont  l'attribut  nécessain- 
de  la  haute  domesticité.  L'habit  noir,  heureusement,  s'avança  vers 
le  nouveau  venu  avec  des  intentions  sur  lesquelles  il  n'y  avait  pas 
à  se  méprendre.  Vitrac  laissa  cueillir  son  pardessus  avec  fermeté 
bien  qu'il  connût,  en  ce  moment,  l'amertume  d'initier  un  sul);».!- 
terne  richement  vêtu  aux  défaillances  secrètes  d'une  doublure 
fatiguée. 

Mais  il  avait  besoin  de  toute  son  attention  pour  de  nouvelles 
épreuves  autrement  délicates.  Il  s'agissait  de  bien  entrer  et  sur- 
tout de  ne  pas  mal  sortir. 

Cet  inexpérimenté  n'était  pas  un  ignorant,  car  il  possédait  sur 
le  bout  du  doigt  Feuillet,  sans  parler  des  auteurs  moindres.  Il 
savait  que  le  salon  d'une  jolie  femme  est  une  mer  semée  d'écueils, 
mais  d'écueils  sur  lesquels  il  faut  savoir  se  briser  à  l'heure  conve- 
nable. Comme  tous  les  Français  de  son  âge,  il  était,  par  avance, 
de  l'avis  de  Jacques  de  Lerne,  et  tout  à  fait  incapable  de  survivre 
à  r  «  Adieu!...  Imbécile!...  »  tombé  d'une  jolie  bouche.  Pendant 
la  longue  course  qu'il  venait  de  faire,  le  malheureux  s'était  dit  : 

«  Hélas!  comment  s'y  prendre  pour  n'être  ni  un  goujat  ni  un 
niais,  bien  que,  de  ces  deux  forfaits,  je  devine  aisément  lequel 
est  impardonnable.  Les  auteurs  sont  d'accord  là-dessus.  Mais, 
Seigneur!  ([u'il  y  a  loin  de  la  théorie  à  la  pratique!  Ah!  si  elle 
avait  auprès  d'elle  une  mère  ou  des  enfants,  comme  ce  serait  plus 
commode  —  pour  la  première  fois.   » 

Rose  n'avait  pas  d'enfants  auprès  d'elle,  et  pour  cause.  Quant  à 
sa  mère,  depuis  des  années  la  digne  femme  ne  mettait  plus  les 
pieds  au  salon,  car  il  faut  convenir  que  l'ancienne  actrice  avait 
une  rare  tenue.  Dès  le  premier  pas  qu'il  fit  dans  la  vaste  pièce, 
où  la  ricliesse  criarde  de  Sabart  fraternisait  de  son  mieux  avec 
l'opulence  austère  de  Flaniel,  Vitrac  se  sentit  rassuré.  Mais  il 
estima  qu'il  l'était  trop,  tant  il  est  vrai  que  nous  nous  pla'guons 
toujours  de  quelque  chose.  Il  reconnut  à  peine  l'inconnue  pim- 
pante de  son  bureau  dans  cette  femme  sérieuse  qui,  vêtue  d'étolîes 


STRASS  ET  DIAMANTS  575 

sombres  à  croire  que  Sabart  venait  de  mourir  une  seconde  fois  le 
matin,  tricotait  une  brassière  d'enfant  pauvre,  sous  la  lumière  do 
l'unique  lampe.  Tout  au  moins  elle  tenait  un  tricot  sur  ses  genoux, 
avec  de  longues  aiguilles  menaçantes  comme  des  baïonnettes  ; 
mais  Vitrac  put  être  fier  du  charme  de  sa  conversation.  Ni  ce 
jour-là  ni  les  autres,  il  ne  vit  le  pieux  tissu  avancer  d'une  maille. 

—  Asseyez-vous,  Monsieur,  dit  la  dame  sans  tendre  la  main, 
et  pardonnez-moi  de  vous  avoir  fait  venir.  C'est  votre  faute.  Vous 
êtes  si  C03iiplaisant  et  si  bien  informé  sur  toutes  les  questions  qui 
m'occupent  !  Et  puis  les  hommes  d'affaires  ne  pensent  qu'à  leur 
intérêt,  quand  ils  ont  devant  eux  une  femme  comme  moi,  toute 
seule  au  monde  et  subitement  enrichie.  Voulez-vous  me  contiimer 
le  secours  de  vos  conseils  ? 

Vitrac  répondit  que  ses  conseils  ne  valaient  pas  grand'chose, 
ce  qui  était  à  la  fois  véritable  et  modeste.  Il  ajouta  qu'il  les 
offrait  de  bon  cœur  pour  ce  qu'ils  pouvaient  valoir,  et,  sans  autre 
préambule,  un  enti'etien  de  chiffres  commença.  Vers  les  sept 
heures  du  soir,  le  conseiller  de  Rose  Lepiez  n'avait  guère  donné 
de  conseils,  mais  il  savait  à  un  centime  près  le  chiffre  et  la  com- 
position de  la  fortune  de  sa  cliente.  Tant  pour  l'iiôtel  de  la  rue 
de  la  Faisanderie,  tant  pour  la  maison  de  rapport  de  la  rue 
Saint-Denis,  tant  pour  une  bicoque  et  un  clos  de  vigne  dans  la 
banlieue  de  Beaune,  tant  pour  les  titres  de  rente,  obligations  de 
chemins  de  fer,  valeurs  diverses...  total  :  huit  cent  mille  francs 
en  sonmie  ronde  ;  Vitrac  savait  à  quoi  s'en  tenir. 

On  oubliait  de  mentionner  dans  cet  inventaire  de  fort  beaux 
bijoux  dans  lesquels  Sabart  n'avait  rien  à  voir,  pas  plus,  d'ailleurs, 
que  dans  la  maison  de  la  rue  Saint-Denis  et  dans  une  faible  partie 
de  l'actif  du  portefeuille.  Rose  Lepiez,  en  bonne  chrétienne,  vou- 
lait que  sa  main  droite  oubliât  ce  qu'avait  reçu  sa  main  gauche  ; 
mais  il  faut  croire  que,  de  son  passage  au  théâtre,  elle  avait 
rapporté  autre  chose  que  des  bouquets.  Quoi  qu'il  en  soit,  elle 
eut  le  bon  goût  de  laisser  les  oi-igines  de  propi'iété  dans  le  vague 
et  de  tout  mettre  sur  le  compte  du  défunt. 

—  Vous  étiez  sa  proche  parente  ?  questionna  Vitrac  avec  can- 
deur. 

—  Ch!  c'est  tout  une  histoire,  lit  Rose  en  ébauchant  un  sourire 
attendri.  Je  vous  la  dirai  tout  à  l'heure,  au  dessert.  Car  vous 
dînez  avec  moi.  Au  point  où  nous  en  sommes,  la  chose  n'a  rien 
de  romanesque. 


LA  LEGTUIÎE 


IV 


Elle  sonna;  l'iiabit  noir  i)arut. 

—  Florimond,  un  couvert  pour  Monsieur. 

—  Bien,  Madame. 

Tout  cela  aisé,  naturel,  facile.  Vitrac  pensa  qu'il  aimerait  être 
riche,  lui  aussi,  pour  pouvoir,  sans  tâter  sa  poche,  garder  un  ami 
à  dhier  de  temps  à  autre.  Mais,  dès  qu'il  fut  à  table,  il  coiiiprit 
que  le  mot  :  diner^  comme  beaucoup  de  mots,  change  de  signili- 
cation  suivant  les  milieux. 

Il  faut  le  dire  à  sa  louange,  le  i)laisir  de  la  bonne  chère  ne  pas- 
sait qu'en  second  lieu  pour  lui.  S'il  avait  dû  choisir  entre  le  menu 
de  Ptose  servisurle  marbre  du  «  bouillon  »  et  le  menu  du  «  bouillon  >> 
servi  dans  la  salle  à  manger  de  Rose,  il  n'eût  pas  hésité  :  c'est  la 
deuxième  combinaison  qu'il  aurait  choisie. 

Mais  les  deux  réunis  !  Mais  Tor  liquide  du  consommé  dans 
l'émail  éblouissant  de  la  porcelaine  !  Mais  le  perdreau  truffé  sur  le 
plat  d'argent!  Mais  le  vin  de  Sabart,  —  un  connaisseur  celui-là! 
—  dans  le  cristal  aux  mille  facettes  brillantes!  Mais  lui-même, 
\'itrac,  installé  sur  une  chaise  moelleuse  en  face  d'une  corbeille 
d'orchidées  fantastiques!... 

Sur  un  seul  point  il  regrettait  quel([uc  chose.  Le  repas  était 
fini.  Les  domestiques  s'étaient  retirés,  laissant  sur  la  table  le  café, 
des  liqueurs  sans  nombre,  un  assortiment  de  cigares  et  l'inévita- 
ble bougie  allumée  dans  le  chandelier  d'or.  Ce  déploiement  sentait 
un  peu  trop  le  cabinet  particulier,  mais,  pour  de  bonnes  raisons, 
l'idée  du  rapprochement  ne  pouvait  venir  au  convive.  L'ingrat 
songeait  à  part  lui  : 

«  Quel  dommage  qu'cife  n'ait  pas  dix  ans  de  moins  et  l'humeur 
un  peu  plus  folâtre!  a 

Passe  pour  les  dix  ans,  mais  quant  à  l'humeur  !...  Ce  que  c'est 
que  de  man(|ucr  de  coup  d'œil  et  d'expéiience  ! 

\'itrac  avait  pris  un  cigare  sans  trop  se  faire  prier.  Très  froide- 
ment, pour  ne  rien  perdre  de  sa  jouissance,  il  étudiait  cet  arôme 
inconnu  connue  il  ;(vait  étudié  les  vins  et  les  plats,  autant  de  con- 
naissances nouvelles.  Vous  n'auriez  pas  trouvé  dans  tout  Paris 
un  homme  mieux  fait  pour  apjirécier  ce  luxe,  et  liose,  qui  s'y 
connaissait,  jugea  que  l'heure  des  éj)anchements  était  venue. 


STRASS  ET  DIAMANTS  577 

Elle  prit  une  cigarette  égyptienne,  et,  tout  en  l'approchant  de 
la  bougie  : 

—  Vous  n'êtes  point  scandalisé  ?  demanda-t-elle.  Aujourd'hui 
les  plus  grandes  dames  fument  —  dans  l'intimité,  bien  en- 
tendu. 

Vitrac  exprima  d'un  geste  que  —  dans  l'intimité  —  il  pardon- 
nait facilement  cette  infraction  à  l'étiquette.  Elle  reprit  avec  un 
soupir  de  regret,  plus  modeste  que  sincère  : 

—  Et  puis,  mon  Dieu  !  il  s'en  faut  terriblement  que  je  sois  une 
grande  dame  ! 

Alors,  très  naturellement,  par  petits  morceaux,  de  l'air  incon- 
scient d'une  personne  qui  dit  ses  secrets  sans  s'en  apercevoir, 
elle  raconta  sa  vie,  édition  corrigée  ad  usum  juventutis. 

Mariée  jeune,  très  heureuse  avec  l'homme  qu'elle  aimait,  une 
seule  année  lui  avait  ravi  la  fortune  d'abord,  puis  son  époux 
terrassé  par  le  chagrin,  11  fallait  vivre.  On  l'avait  assurée  sou- 
vent, dans  ses  jours  de  prospérité,  qu'elle  jouait  avec  une  rare 
perfection  les  rôles  de  jeune  première  sur  les  tréteaux  mondains. 
Après  ses  malheurs,  poussée  vers  le  théâtre  par  ses  meilleurs 
amis,  elle  avait  eu  d'abord  une  révolte  à  cette  idée.  Mais  quelles 
révoltes  ne  soumet  pas  la  misère  ! 

—  Un  beau  jour,  dit-elle,  en  contemplant  sa  cigarette  d'un  air 
tragique,  le  théâtre  me  parut  un  asile  d'honneur  à  côté  d'autres 
solutions  que  des  voix  infâmes  me  proposaient.  Là,  pendant  plu- 
sieurs années,  sans  autre  protection  que  la  garde  d'une  vieille 
parente  qui  ne  me  quittait  pas,  j'ai  gagné  ma  vie  modestement, 
car  il  faut  bien  vous  avouer  que  les  brillantes  prédictions  de  mes 
amis  ne  se  sont  point  réalisées.  Je  ne  m'en  plains  pas.  Si  j'étais 
devenue  célèbre,  c'est-à-dire  entourée,  n'aurais-je  pas,  comme 
tant  d'autres,  succombé  à  l'enivrement  de  la  fortune  ? 

Vitrac  écoutait  l'histoire  poliment,  mais  avec  un  sentiment 
tout  autre  que  le  plaisir.  Il  avait  cru  manger  le  dîner  et  fumer  le 
cigare  d'une  bourgeoise  riche,  un  peu  passée,  honnête  sans  bé- 
gueulerie,  médiocrement  amusante,  mais  pleine  de  cordialité.  Au 
lieu  de  cela,  il  trouvait  une  comédienne  de  second  ordre,  retirée 
des  affaires.  Il  l'eût  comprise  un  peu  folle,  sinon  débraillée,  leste 
en  paroles  et  libre  eh  gestes,  vêtue  d'une  robe  moins  sombre  que 
celle  qui  l'engonçait  jusqu'au  menton.  Si  peu  versé  qu'il  fût  dans 
la  science  de  la  vie,  ce  type  mélangé  et  confus  le  déroutait.  Il  dit 
LECT.  —  54  IX  —  37 


578  LA  LECTURE 

sans  conviction,  et  légèrement  engourdi  par  le  cigare  autant 
que  par  l'histoire  un  peu  longue  : 

—  Vous  avez  dû  beaucoup  souffrir  d'être  obligée  d'en  venir  là. 
M""*  Lepiez  trouva  que  son  confident  se  hâtait  trop  d'avoir  pitié 

d'elle.  Ses  yeux,  dont  Vitrac  ne  remarquait  point  l'éclat,  brillèrent 
d'une  flamme  différente  ;  ses  lèvres  se  pincèrent.  Elle  répondit 
en  dévisageant  son  convive  : 

—  Pas  plus  que  vous  pour  en  venir  oij  vous  êtes,  monsieur  le 
mai'quis. 

Du  coup  Vitrac  se  trouva  bien  réveillé,  car  c'était  la  première 
fois  de  sa  vie  qu'on  lui  donnait  son  titre,  caché  d'abord  par  orgueil 
et  par  économie,  puis  oublié  dans  l'indifférence  d'une  résignation 
trop  complète.  Avec  plus  de  curiosité  que  de  déplaisir,  il  répon- 
dit : 

—  Comment  savez-vous  ce  qui  est  ignoré  de  tout  le  monde  ? 

—  Donnez-moi  le  ])ras,  dit-elle  en  se  levant  pour  passer  au 
salon.  Vous  allez  voir  qu'il  n'est  pas  bien  difficile  d'être  rensei- 
gné sur  les  de  Vitrac. 

Elle  prit  sur  la  table  un  annuaire  de  la  noblesse  dont  une  seule 
page  était  coupée,  et,  d'une  voix  recueilHe,  soulignant  chaque 
mention  d'un  mouvement  de  tête,  elle  donna  lecture  au  jeune 
marquis  de  la  généalogie  de  sa  maison,  depuis  Enguerrand,  le 
compagnon  et  le  lieutenant  de  Raymond  de  Toulouse,  tomljé 
dans  la  plaine  d'Ascalon,  jusqu'à  Louis-Jacques-René  de  Vitrac, 
né  le  13  avril  18G0,  chef  du  nom  et  des  armes  et  dernier  membre 
vivant  de  la  famille. 

Debout  devant  la  cheminée,  légèrement  étourdi  de  se  trouver 
depuis  trois  heures  dans  un  pays  complètement  nouveau,  le  jeune 
homme  assistait,  comme  dans  un  rêve,  au  défilé  de  tous  ces 
irrands  de  la  terre.  Il  écoutait  le  bruit  lointain  de  ce  flot  glorieux 
d'illustrations  qui  venait  mourir  sur  une  rive  déserte,  en  y  laissant 
une  épave  à  peine  visible,  un  nom  qui  paraissait  très  court,  tout 
petit  et  tout  nu  à  côté  des  autres  :  le  sien. 

La  lecture  finie,  Vitrac  parut  hésiter.  Allait-il  se  redresser  en 
disant  avec  orgueil  :  «  I']h  bien  !  tout  est  perdu,  mais  l'honneur 
me  reste!  »  Aliait-il  se  mettre  à  pleurer  comme  un  enfant  qu'il 
était  presque  encore?  Il  n'était  pas  assez  simple  pour  l'un,  pas 
assez  grand  pour  l'autre.  Il  avait,  de  sa  race,  le  sang  pur  mais 
non  point  l'éducation,  pas  même  le  souvenir  d'une  noble  parole 
entendue.  C'était  un  pessimiste  comme  tous  les  hommes  de  son 


STRASS  ET  DIAMANTS  570 

âge  qu'il  avait  connus  ;  mais  celui-là,  du  moins,  avait  de  bonnes 
raisons  pour  trouver  l'existence  amère.  Il  parla  en  pessimiste,  et, 
se  moquant  de  lui-même  avec  le  ton  gouailleur  d'un  Larceveau 
quelconque  : 

—  Louis-Jacques-René  de  Vitrac,  employé  au  ministère  des 
finances,  bureau  des  Transferts,  palais  de  la  Bourse,  aux  appoin- 
tements de  mille  écus,  proposé  pour  une  gratification  d'un  dou- 
zième, acheva-t-il,  en  parodiant  Templiase  de  la  lectrice. 

Toutefois  il  n'était  pas  si  gai  qu'il  voulait  le  paraître.  Rose  Lc- 
piez  s'en  aperçut,  vint  à  lui,  et  prenant  sa  main  : 

—  Courage  !  dit-elle.  Moi,  je  n'ai  pas  toujours  gagné  mille  écus. 
Vous  êtes  si  jeune  encore  !  l'avenir  est  devant  vous. 

Il  se  taisait.  Un  peu  timidement  elle  ajouta  : 

—  Cela  vous  ferait-il  du  bien  de  savoir  qu'à  partir  de  cette 
heure  vous  avez  une  amie  ? 

Subitement,  sa  voix  était  devenue  chaude,  presque  tendre,  et 
Vitrac  n'était  point  blasé  sur  cette  musique  toujours  douce  à  en- 
tendre pour  un  homme  de  cet  âge,  si  imparfait  que  soit  l'instru- 
ment. 

—  Cela  me  fait  du  bien,  dit-il  serrant  la  main  de  sa  nouvelle 
amie.  Vous  êtes  bonne,  merci  ! 

De  fait,  il  se  sentait  réconforté  ;  mais  l'idée  ne  lui  vint  pas  que 
le  dîner  de  Rose  et  le  vin  de  Sabart  étaient  pour  beaucoup  dans 
ce  retour  à  la  vie.  La  conversation  reprit,  plus  intime.  A  son  tour, 
Vitrac  dit  son  histoire  avec  le  triple  agrément  de  la  donner  sans 
coupures,  de  la  x'aconter  dans  un  bon  fauteuil,  et  de  pouvoir  se 
livrer  h  son  sujet  sans  être  refroidi  par  la  «  blague  parisienne  » 
d'un  Larceveau  disposé  à  rire  de  tout. 

Eu  commençant,  Ptose  l'appelait  «  Monsieur  le  marquis  »  d'un 
air  moitié  sérieux,  moitié  plaisant.  Puis,  l'intimité  s'accroissant 
très  vite,  il  devint  «  mon  cher  marquis  »,  et  enfin  «  marquis  »  ; 
tout  cela  dit  aisément,  sans  la  moindre  affectation,  par  une  per- 
sonne habituée  aux  titres  des  autres,  en  attendant  mieux.  Quant 
à  Vitrac,  il  s'habituait  à  son  marquisat  presque  aussi  vite  que 
s'il  l'eût  acheté  le  matin. 

Vers  dix  heures  et  demie,  Rose  lui  montra  la  pendule  : 

—  Je  vous  renvoie,  car  on  se  couche  de  bonne  heure  à  la  cam- 
pagne. J'espère  que  j'aurai  bientôt  de  bonnes  nouvelles  à  vous 
donner. 

Il  sourit,   croyant  qu'il  s'agissait  de  nouvelles  concernant  les 


580  LA  LECTURE 

afïaires  de  son  amie;  puis,  après  un  fraternel  shake  hands,  il  s'en 
fut  prendre  à  la  porte  du  Buis  le  train  ([ui  devait  le  déposer  aux 
Batiî;nolIcs.  Connue  il  tournait  dans  l'avenue,  un  coupé  de  Cercle 
ipii  lilait  bon  train,  et  qui  portait  Flamel  et  sa  fortune,  faillit 
l'écraser.  Vitrac  n'était  pas  curieux  et  n'eut  pas  l'idée  d'attendre 
pourvoir  où  s'arrêtait  la  voiture.  On  l'eût  bien  étonné  en  lui  di- 
sant quel  rôle  ce  voyageur  pressé  devait  jouer  dans  sa  vie. 

Le  lendemain,  en  arrivant  au  bureau,  Vitrac  avait  la  mine  si 
longue  que  Larceveau  s'esclaffa  de  rire. 

—  Oh  !  là  là  !  glapit  cet  inférieur  sans  respect.  Je  ne  vous  de- 
mande pas  si  vous  avez  porté  vous-même  la  réponse  au  poulet 
qui  sentait  si  bon.  Quelle  noce,  mes  enfants  !  J'en  ai  mal  aux 
cheveux  rien  que  de  vous  voir. 

Vitrac  haussa  les  épaules  et  ne  répondit  pas,  moitié  par  dédain, 
moitié  parce  qu'il  eût  été  fort  embarrassé  de  répondre.  Il  savait 
mieux  que  personne  combien  il  s'en  était  fallu  que  la  «  noce  »  en 
question  lut  échevelée.  Cependant  il  se  sentait  vingt  fois  plus  las, 
plus  dégoûté  de  tout,  qu'il  ne  l'était  au  h.ndemam  de  ses  très 
rares  escapades  de  jeune  homme.  Ce  n'était  pas  le  remords,  puis- 
qu'il n'avait  pas  commis  l'ombre  d'un  péché.  Ce  n'était  pas  l'amour, 
car  depuis  qu'il  avait  vu  Rose  dans  son  cadre  de  bourgeoise  opu- 
lente, mais  désabusée  ou  convertie,  ses  idées  folles  semblaient 
avoir  crevé  comme  des  bulles  de  savon. 

La  vérité,  c'est  que  la  misère  lui  semblait  moins  supportable. 
Jadis  il  la  portait  mal,  comme  un  fardeau  troj)  lourd.  A  cette 
heure,  il  la  traînait  comme  un  boulet.  On  aurait  dit  qu'il  venait  de 
j)erdre  à  l'instant  tous  ces  biens  auxquels  il  avait  goûté  la  veille. 
Il  s'enfonça  dans  son  découragement  de  même  que  le  bufile  har- 
celé par  les  mouches  dans  son  fossé  pl(  in  de  vase.  En  quelques 
jours,  un  travail  funeste  s'accomplit  dans  son  être  moral;  on  pou- 
vait prévoir  qu'il  en  serait  vite  à  ce  point  où  il  n'est  pas  bon  pour 
l'iiomme  drlrc  tenté  !  Ibnircusement  que  le  diable  trouve  à  qui 
parler,  de  temps  à  autre. 

Léon  i)i;  TiNSEAU. 

(.1  suivre.) 


LE   BRACONNAGE 


Que  la  chasse  soit  ouverte  ou  fermée,  les  restaurateurs  à  la 
mode  n'en  inscrivent  pas  moins  sur  leurs  menus  le  gibier  à  poil 
et  à  plume. 

A  diverses  reprises,  le  ministère  de  l'intérieur,  le  préfet  de 
police  ont  voulu  réagir  contre  cet  abus  sans  jamais  y  parvenir. 

En  temps  prohibé,  la  consommation  de  gibier  de  provenance 
française  n'est  pas  aussi  commune  que  pourraient  le  faire  suppo- 
ser les  cartes  de  certains  restaurants  :  ceux-ci  s'approvisionnent 
de  pièces  de  venaison,  expédiées  de  l'étranger  par  autorisation 
spéciale,  et  moyennant  certaines  formalités  toujours  scrupuleu- 
sement remplies  ;  quelquefois,  le  gibier  figurant  sur  les  tables 
se  compose  de  pâtés  et  autres  conserves  dont  aucune  loi  n'inter- 
dit le  colportage. 

Des  éleveurs,  installés  dans  Paris  ou  aux  environs,  fournissent 
également  aux  amateurs  des  volatiles  vendus  vivants,  et  cela  à 
titre  d'oiseaux  de  luxe  ou  d'agrément,  mais  qui  en  réalité  sont 
livrés  à  la  consommation  pendant  la  clôture  de  la  chasse. 

Le  braconnage  se  développe  d'une  manière  inquiétante  pour 
le  dépeuplement  du  gibier  de  toute  nature,  et  les  braconniers 
deviennent  une  légion.  Les  porteurs  de  fusils  sont  les  plus  dan- 
gereux, mais  les  moins  destructeurs  ;  les  autres  nantis  de  fdets, 
de  lacets,  de  pièges  que  l'industrie  met  à  leur  service,  forment 
la  majorité.  Il  y  a  des  filets  fabriqués  avec  de  la  soie  écrue,  de 
provenance  japonaise,  et  cette  soie,  remarquable  par  sa  légèreté, 
sa  finesse,  sa  solidité,  permet  de  transporter  facilement,  et  sans 
danger,  cinquante  mètres  carrés  de  filets.  C'est  le  comble  de  la 
perfection. 


582  LA  LECTURE 

En  général,  le  braconnier  est  hardi,  entreprenant,  robuste,  et 
possède  des  connaissances  cynégétiques  ;  il  aime  passionnément 
la  chasse,  autant  par  profit  que  par  indépendance,  et  ne  voulant 
relever  d'aucun  maître,  il  n'exei'cc  jamais  sa  véritable  profes- 
sion. Aussi,  est-il  considéré  comme  un  ennemi  redoutable  et 
redouté,  parcourant  les  champs  à  ses  risques  et  périls,  ne  pou- 
vant voir  ni  sentir  l'ombre  ou  la  présence  de  l'autorité. 

Dans  les  campagnes,  ou  l'appelle  vulgairement  :  "  méchant  à 
l'homme  ».  On  pourrait  ajouter  :  «  à  riiumanité  »,  car  j'en  ai  vu 
peu  aimer  leur  femme  et  leurs  enfants.  Plus  ses  condamnations 
auiinicntent,  plus  il  s'endurcit,  et  cela  explique  la  quantité  de 
crimes  qu'il  commet,  souvent  afin  d'échapper  à  une  légère 
répression. 

Les  braconniers  n'ont  pas  tous  la  même  aptitude  ;  beaucoup 
sont  des  spécialistes  ;  les  uns  se  livrent  à  la  chasse  aux  per- 
dreaux dits  trinsmarts  ;  aux  perdrix  dites  galines,  et  aux  fai- 
sans dits  cocos.  Les  autres  pratiquent  la  chasse  aux  lièvres  dits 
capucins  et  aux  kq  iiis  de  garenne  dits  ouchetraques  ou  go- 
driots. 

Les  véritables  braconniers  ont  quatre  manières  différentes  de 
s'enqiarer  habilement  des  perdreaux  et  des  perdrix,  et  peuvent 
dépeupler  une  chasse  en  quelques  jours. 

Voici  leur  manière  de  procéder  :  dans  la  première  opiîration, 
ils  se  servent  d'un  traîneau  ou  filet  de  trente  mètres  de  longueur 
sur  une  largeur  de  quatre  mètres.  A  chaque  extrémité,  une  perche 
est  placée  et  maintenue  par  les  braconniers.  Derrière  le  filet,  on 
a  le  soin  d'attacher  do  la  paille  soufrée,  préférable  à  l'ordinaire, 
parce  qu'elle  se  tient  raide;  cette  paille,  une  fois  le  traîneau  mis 
en  marche,  rase  la  terre,  et  son  bruit  fait  lever  les  perdrix.  Le 
braconnier  qui  le  premier  les  entend  voltiger,  sonne  .son  cama- 
rade en  tirant  la  perche  de  son  côté.  A  ce  signal,  tous  deux  met- 
tent bas  le  filet  })(jur  démailler  les  oiseaux,  leur  briser  la  tète 
d'un  coup  de  dent  et  les  dissimuler  dans  un  corset  en  toile  placé 
sous  leurs  vêtements. 

Les  braconniers  ne  vont  ])as  au  iiasard,  dans  la  plaine,  ils 
s'assurent  d'abord  de  la  présence  du  gibier  en  allant  au  rappel. 

Au  crépuscule,  la  perdrix  mâle  appelle  la  femelle,  et  ce  sont 
ses  cris  qui  révèlent  son  existence.  A  la  nuit  close,  on  les  cap- 
ture. 

La  seconde  chasse,  dite  à  la  «  pantière  »,  se  pratique  à  l'aide 


LE  BHACONNAGK  583 

de  plusieurs  filets,  tendus  en  l'air,  au  moyen  de  perches  fichées 
au  sol.  Les  braconniers  sont  au  nombre  de  quatre  ou  cinq,  de 
façon  que  les  filets  puissent  avoir  une  très  grande  étendue.  Ils 
s'éloignent  de  cette  tente  d'un  nouveau  genre  et  font  le  rabat  en 
frappant  les  mains  ou  en  tapant  sur  leurs  cuisses.  Cette  chasse 
n'a  lieu  qu'au  moment  de  la  pleine  lune,  c'est-à-dire  quatre  jours 
avant  son  plein  et  quatre  joui^s  après,  en  tout,  huit  nuits  ;  pen- 
dant cette  période  de  temps,  on  a  l'ombre  de  son  corps  devant 
soi,  et  les  oiseaux  en  l'air  l'ont  sous  eux.  En  s'élevant  de  terre, 
les  perdrix  prennent  un  vol  rapide,  long,  parce  qu'elles  ont  peur 
de  leur  ombre,  et  c'est  ainsi  qu'elles  vont  s'emmailler  aux  filets 
suspendus.  Par  ce  moyen,  dans  une  seule  nuit,  des  braconniers 
s'emparèrent  de  quarante-deux  perdrix. 

Le  partage  réalisé,  ils  se  séparent  et  se  rendent  isolément  à 
la  piole  (auberge)  afin  de  nettoyer  leur  cliaussure,  précaution 
nécessaire  pour  éviter  les  regards  curieux  des  gendarmes. 

C'est  le  piolcur  ou  cabaretier  qui  protège  les  braconniers  en 
cachant  leurs  engins,  leurs  fusils  ;  et  les  habitants  des  villages, 
des  hameaux,  les  ménagent  également  par  crainte.  Ils  sont 
avertis  de  l'arrivée  des  agents  et  l'un  d'eux  arrêté  disait ,  à  un 
commissaire  de  police:  on  m'a  trompé  sur  l'endroit  où  se  trou- 
vaient les  gendarmes. 

Il  est  difficile  de  prendi^e  les  braconniers  en  flagrant  délit  de 
chasse  à  la  pantière,  et  le  meilleur  moyen,  le  moins  périlleux, 
consiste  à  les  arrêter  au  passage.  11  ne  faut  pas  oublier  de  dire 
que  les  agents  de  la  force  publique  restent  quelquefois  un  an 
sans  connaître  leur  défilé. 

Pour  la  troisième  chasse,  celle  au  hallier,  on  se  sert  d'un  filet 
à  petites  bourses,  d'une  longueur  de  dix  mètres  sur  trente  cen- 
timètres de  hauteur.  C'est  le  plus  meurtrier  des  pièges,  et  peu 
de  braconniers  en  font  usage,  par  cette  excellente  raison  que  le 
paysan  pratique  cette  chasse  sur  une  vaste  échelle.  En  travaillant 
aux  champs,  surtout  au  huttage  de  ses  pommes  de  terre,  il  s'as- 
sure de  la  présence  des  couvées,  qui  sont  à  l'état  de  poussins  ; 
il  tend  alors  son  filet  dit  tramail  et  conduit  à  la  main  les  poussi- 
aées  dans  les  petites  bourses  désignées  plus  haut. 

Les  oiseaux  rapportés  au  domicile  du  capteur  sont  élevés  et 
vendus  quand  ils  ont  atteint  une  grosseur  suffisante. 
Malgré  les  surveillances  soutenues,  le  paysan  madré  se  laisse 


5SA  LA  LECTURE 

rarement  surprendre,  et,  comme  pour  les  braconniers,  c'est  à  la 
rencontre  qu'il  faut  le  saisir. 

La  quatrième  chasse  ne  s'opère  qu'en  temps  de  neige,  à  l'aide 
de  lacets  fabriqués  avec  des  crins  blancs  fixés  en  grande  quan- 
tité à  un  cordon  bien  tendu.  Au  bout  des  crins  on  attache  du 
petit  l)lé,  et  les  perdrix,  en  venant  le  manger,  se  prennent  les 
pattes  dans  les  lacets. 

La  chasse  aux  faisans  dits  cocos  exige  l'emploi  d'un  filet  trian- 
gulaire tenu  à  chaque  extrémité  par  un  braconnier.  Celui  placé 
derrière  fait  lever  le  gibier  qui  se  tient  dans  les  champs  de  blé 
avoisinant  les  bois.  Il  sonne  ses  camarades,  et  tous  les  trois 
posent  simultanément  le  filet  sur  le  sol  pour  retirer  dessous  cinq, 
six  et  quelquefois  une  douzaine  de  faisandeaux. 

Par  un  temps  clair,  lorsqu'il  n'y  a  j^Ius  de  feuilles  aux  arbres, 
les  faisans  se  branchent,  et  passent  à  l'état  de  comètes,  selon  le 
dire  des  braconniers,  qui  en  profitent  pour  les  tuer;  mais  le  clair 
de  lune  n'est  favorable  à  leurs  exploits  qu'après  de  fortes  pluies 
ayant  suffisamment  mouillé  les  feuilles  mortes,  car  alors  ce 
genre  de  gallinacé  ne  trouvant  plus  de  nid  sec  se  réfugie  dans 
les  branches. 

« 

Les  alouettes  sont  prises  de  la  même  façon  cjuc  les  perdreaux, 
mais  en  employant  le  filet  à  petites  mailles. 

Les  cailles  sont  autrement  chassées;  la  destruction  en  est 
rapide  et  facile.  Les  braconniers,  en  plaine,  ont  sur  les  bras  des 
filets  mesurant  six  mètres  carrés,  et  par  un  appeau  ils  imitt-nt 
les  cris  de  la  femelle.  Les  mâles  ne  se  font  point  attendre,  alors 
les  capteurs  étendent  sur  le  sol  les  (ilels  comme  un  drap  mor- 
tuaire et  se  placent  dessous  tout  en  continuant  à  manœuvrer 
l'appeau.  Les  cailles  arrivent,  montent  sur  eux  et  .se  laissent 
j) rendre  à  la  main. 

Pour  chasser  le  lapin  de  garenne,  il  faut  absolument  connaître 
les  bonnes  tentes,  afin  do  ne  pas  perdre  un  temps  précieux,  ni 
inquiéter  le  gibier  qui  ne  sortirait  i)lus  du  bois- 
Le  vent  est  indispensable  pour  cette  chasse,  car  il  joue  le  prin- 
cipal rôle. 

Dans  leurs  promenades  de  jour,  les  braconniers  cherchent  à 
découvrir  les  bonnes  tentes,  et  le  nombre  des  terriers  con.statés 
par  eux,  sur  la  lisière  des  bois,  leur  inditpie  laquantité  de  lapins. 
Avant  de  tendre  le  filet,  ils  s'assurent  d'où  vient  le  vent,  là  ré.->ide 


LE  BRACONNAGE  585 

le  point  essentiel.  Si  le  gibier  sort  du  bois  et  qu'il  ait  le  vent 
contre  lui,  la  tente  sei'a  fructueuse. 

En  effet,  les  lapins  se  trouvant  à  150  ou  200  mètres  n'entendxnit 
pas  les  opérateurs  tendre  les  filets  le  long  des  fossés  entourant  le 
bois.  Ces  filets,  appelés  panneaux,  ont  ordinairement  cent  mètres 
de  longueur  sur  un  mèti-e  de  hauteur,  et  leur  système  d'applica- 
tion ressemble  à  celui  employé  pour  la  chasse  dite  «  à  la  pan- 
tière  ». 

Les  fortes  gelées  persistantes  qui  durcissent  la  terre  obligent 
les  braconniers  à  se  servir  de  tiges  de  fer  au  lieu  de  fiches  de 
bois,  les  filets  devant  toujours  être  solidement  attachés.  Ce  pre- 
mier travail  exécuté,  les  rabatteurs,  à  l'aide  de  bâtons,  frappent 
sur  le  sol  et  mettent,  par  ce  bruit  inusité,  les  lapins  en  fuite. 
Ceux-ci,  en  regagnant  le  bois,  se  précipitent  dans  les  filets;  mais 
les  gardes,  aussi  malins,  aussi  experts,  en  bons  routiers,  con- 
naissent aussi  bien  que  les  braconniers  tous  les  détails  de  cette 
chasse,  se  placent  sous  bois  et  débusquent  quelquefois  les  rabat- 
teurs en  s'emparant  des  engins  et  du  gibier. 

La  chasse  aux  lièvres  s'exerce  de  la  même  manière. 

On  prend  communément  les  lièvres  et  les  lapins  avec  des  col- 
lets fabriqués  en  fil  de  laiton,  et  posés  sur  les  passages  ou  devant 
les  terriers.  Cette  chasse  simple,  pratique,  est  celle  du  paysan 
qui,  dans  ses  champs  de  blé,  place  des  collets  retenus  par  de 
forts  pi.juets  ne  permettant  pas  au  lièvre  une  fois  pris  de  s'échap- 
per. La  nuit,  il  va  ramasser  le  gibier,  vendu  d'avance,  ou  qu'on 
marige  en  famille. 

Le  braconnage  a  toujours  existé;  mais  il  est  devenu  une  plaie 
de  notre  époque,  et  les  braconniers  imaginent  les  ruses  les  plus 
ingénieuses,  continuellement  nouvelles,  pour  introduire  en  fraude 
dans  Paris  le  produit  de  leurs  vols.  Les  uns  prennent  hardiment 
le  chemin  de  fer,  de  préférence  le  dernier  train  du  soir.  Après 
avoir  franchi  les  fortifications,  ils  jettent  le  gibier  au  compère 
aposté  à  un  endroit  convenu.  D'autres,  pour  le  gros  gibier,  s'en- 
tendent avec  des  mariniers  dirigeant  sur  la  capitale  des  bateaux 
pleins  de  bois,  de  pierres  ou  de  saljle,  et  la  cachette  habilement 
dissimulée  échappe  aux  investigations  du  personnel  de  l'octroi. 
Certains  ont  recours  aux  rouhers,  conduisant  dans  la  nouvelle 
banlieue  des  voitures  chargées  de  paille,  de  foin  et  autres  mar- 
chandises encombrantes,  au  milieu  desquelles  perdreaux,  faisans, 
lièvres  et  chevreuils  sont  soigneusement  cachés.  Pour  les  décou- 


583  LA  LECTURE 

vrir,  il  faudrait  opérer  le  déchargement  complet  de  la  voiture. 
Enliiidcs  caisses  ou  des  paniers,  expédiés  en  grande  vitesse  par 
chemins  de  fer,  contiennent  tout  autre  chose  que  ce  que  la  feuille 
d'expédition  indique,  et  servent  à  introduire  le  gibier  en  fraude. 

Il  est  impossible  aux  préposés  de  l'octroi  de  visiter  et  de  fouil- 
ler en  détail  chaque  colis  renfermant  des  denrées  alimentaires,  le 
temps  et  le  personnel  restreint  ne  le  permettent  pas,  puis  les 
affaires  en  souffi'iraient  et  cela  porterait  un  grand  [)réjudice  aux 
destinataires  comme  aux  expéditeurs. 

Aux  halles  centrales,  toutes  les  marchandises  doivent  être 
livrées  à  heure  fixe. 

En  dehors  de  ces  moyens,  il  en  existe  d'autres;  ainsi  deux 
braconniers  ou  colporteurs  s'entendent  à  l'avance,  étudient  le 
fonctionnement  des  trains  de  nuit  surveillés  par  les  employés  de 
l'octroi,  le  long  des  fortifications,  et  à  l'heure  où  ils  sont  sûrs  de 
ne  pas  être  surpris  par  la  ronde,  l'un  d'eux  monte  sur  le  talus 
des  remparts,  d'où  il  déroule  une  corde  à  laquelle  son  acolyte, 
aposté  dans  le  fossé  extérieur,  attache  le  gibier  qui  est  hissé  sans 
difficulté  à  l'intérieur  de  Paris. 

Le  colportage  est  tout  aussi  facile,  et,  comme  l'introduction, 
insaisissable. 

Jamais  les  braconniers  ou  leurs  mandataires  ne  portent  eux- 
mêmes  le  gibier  dans  les  restaurants  où  il  se  consomme;  c'est 
alors  qu'apparaît  le  colporteur  parisien,  habitant  près  des  bar- 
rières, affilié  à  ses  nombreux  camarades  des  départements  de 
Seine,  Seine-et-Oise  et  Seine-et-Marne,  où  la  multiplication  du 
gibier  de  prix,  élevé  à  grands  frais  par  une  alimentation  spéciale, 
a  pour  effet  d'augmenter  le  nombre  des  panneauteurs.  L'homme 
porte  le  gibier  sous  sa  longue  blouse,  la  femme  l'attache  sous 
ses  jupons.  Ce  sont  eux  qui  le  débitent  aux  grands  marchands  de 
volailles,  et  ceux-ci  ont  en  dehors  de  leurs  bouliipies  des  ca- 
chettes, soit  en  ville,  soit  dans  des  caves,  ou  bien  encore  chez 
des  parents,  des  amis,  des  voisins,  complaisants  et  intéressés. 
On  paye  aussi  le  concierge  qui  reste  discret. 

Les  commandes  partent  de  l'endroit  où  se  trouve  le  dépôt,  et 
une  cave  du  palais  sénatorial  a  longtemj)S  servi  de  réserve  à  un 
marchand  de  volailles  du  marché  Saint-Germain  et  à  un  restau- 
rateur de  la  rue  de  Vaugirard. 

Des  surveillances  établies  aux  abords  des  établissements  pour 
la  vente  du  gibier  à  des  restaurateurs  en  renom  ne  produisent 


LE  BRACONNAGE  587 

aucun  résultat,  car  sans  être  certains  du  fait,  les  agents  ne  peu- 
vent et  ne  doivent  fouiller  les  nombreuses  caisses  et  paniers  dans 
lesquels  on  dissimule  les  marchandises  prohibées.  Comment  de- 
viner que  tel  ou  tel  colis  renferme  du  gibier,  quand  l'individu 
qui  l'apporte  a  l'apparence,  les  allures  d'un  homme  de  peine  ou 
d'un  gari;on  limonadier? 

Le  colportage  est  encore  plus  difficile  à  réprimer  que  le  bra- 
connage. Il  faudrait,  pour  enrayer  l'un  et  l'autre,  sévir  contre 
les  restaurateurs  qui  livrent  à  la  consommation  des  pièces  de 
venaison  défendues  et  chez  lesquels  il  est  facile  de  constater  les 
délits,  puisque  le  gibier  est  tenu  à  la  disposition  des  consomma- 
teurs peu  regardants  sur  le  prix. 

Il  y  a  quelques  années,  les  principaux  marchands  de  volailles 
avaient  pris  la  résolution  de  ne  plus  traiter  d'affaires  de  gibier 
durant  la  fermeture  de  la  chasse  ;  mais  graduellement  ils  y  ont 
renoncé  en  raison  du  tort  que  leur  causaient  des  concurrents 
moins  scrupuleux  et  qui  avaient  fini  par  accaparer  leur  clientèle. 

Il  est  vrai  que  le  service  de  la  sûreté  possède  une  brigade  spé- 
ciale pour  la  répression  du  braconnage.  Elle  se  compose  de  trois 
agents,  dont  l'un  a  le  grade  de  brigadier.  Sa  mission,  sur  la  de- 
mande de  la  Société  centrale  des  Chasseurs,  consiste  à  se  rendre 
en  province  pour  y  faire  des  recherches  et  signaler  aux  autorités 
municipales  les  individus  détenteurs  d'engins  de  chasse  prohibés 
ou  de  gibier  après  la  clôture. 

Les  renseignements  sont  difficiles  à  obtenir,  le  paysan  est 
défiiuit,  et  la  présence  d'un  étranger  le  rend  encore  plus  ciixon- 
spect. 

Pour  obtenir  quelques  indications  sur  les  braconniers  de  pro- 
fession, l'agent  doit  avoir  l'air  méfiant,  farouche,  et  l'apparence 
d'un  malfaiteur,  d'un  contrebandier;  il  doit  craindre,  détester 
les  gendarmes,  et,  à  toute  occasion,  manifester  des  sentiments 
d'hostilité  contre  les  riches.  Sa  tenue  doit  ressembler  à  celle  d'un 
crève-la-faim,  et  ses  repas,  composés  d'aliments  grossiers,  ne 
peuvent  être  absorbés  que  dans  des  cabarets  connus  pour  y  rece- 
voir des  personnes  mal  famées.  Il  peut  de  la  sorte,  ayant  en  sa 
possession  quelques  objets  pouvant  passer  pour  de  la  contre- 
bande, parcourir  la  contrée  qui  lui  est  assignée  et  arriver  à  con- 
naître les  braconniers.  Quand  il  se  présente  officiellement  aux 
autorités  locales,  il  se  heurte  à  des  i-efus  qu'on  ne  prend  même 
pas  la  peine  de  dissimuler. 


588  LA  Li:CTUl{K 

L'année  dcrniè-rc,  le  brigadier  des  chasses,  porteur  d'une 
commission  roijatoire,  se  présente  chez  le  maire  de  hi  comniur"^, 
de  P...,  pour  le  requérir  en  vue  d'une  perquisition  chez  un  bra- 
connier. Il  lui  fut  répondu  par  cet  officier  de  l'état  civil,  (prêtant 
atteint  de  douleurs  il  ne  pouvait  lui  prêter  son  concours,  et  il 
l'envoya  chez  l'adjoint,  qui,  à  son  tour,  répondit  qu'ayant  des 
douleurs  tout  comme  monsieur  le  maire,  il  ne  voulait  pas  com- 
promettre sa  popularité  et  sa  réélection  par  une  perquisition 
chez  un  homme  dont  la  femme  tenait  un  cabaret. 

La  Société  centrale  des  Chasseurs  pour  la  répression  du  bra- 
connage a  été  reconnue  d'utilité  publique  ;  il  était  temps,  le  gibier 
allait  manquer.  En  18GG,  la  France  en  produisait  encore  pour 
soixante  millions  ;  la  production  a  diminué  de  moitié.  Depuis  1879, 
on  acliète  en  Angleterre,  en  Allemagne  et  en  Italie  pour  dix 
millions  de  gibier  à  cause  de  la  diminution  des  espèces  sur  notre 
territoire.  Aujourd'hui,  il  a  doublé  de  prix,  et  dans  dix  ans,  si 
cela  continue,  il  sera  introuvable,  et  nous  n'aurons  plus  sur  nos 
marchés  que  des  produits  étrangers. 

Cette  société  dépense  beaucoup  d'argent  et  ses  résultats  sont 
médiocres.  Aidée  par  les  agents,  elle  a  d'abord  appris  que  la 
porte  était  depuis  longtemps  ouverte  au  braconnage.  Tout  le 
favorise.  Ce  que  l'on  fait  à  Paris  est  dérisoire.  Dans  les  envi- 
rons les  gendarmes,  comme  les  gardiens  de  la  ])aix,  paraissent 
être  occupés  ailleurs  qu'à  leur  véritable  besogne  de  protection. 

Les  procès-verbaux  deviennent  rares,  ce  qui  n'est  pas  une 
raison  pour  établir  que  le  nombre  des  braconniers  diminue. 

En  province,  préfets,  sous-préfets,  maires,  conseillers  munici- 
paux donnent  des  instructions  aux  gardes  cham])Otres  pour  rester 
aveugles  ;  les  élections  deviennent  variables,  nombreuses,  et  le 
mot  d'ordre  est  conciliation.  En  revanche,  le  caporal  et  les  deux 
soldats,  composant  la  brigade  des  chasses,  ont  souvent  surpris, 
chassant  sans  permis,  des  juges  de  paix,  des  adjoints  aux  maires 
et  des  cultivateurs  aisé.s,  qui  se  faisaient  les  complices  des  bra- 
conniers. 

Si  le  braconnier  est  le  cousin  du  voleur,  les  chasseurs  endurcis, 
en  les  grattant  légèrement,  dcvi'-nnont  petits-cousins  du  bracon- 
nier; quel  est  celui  qui  n'a  pas  un  j)eu  franchi  la  lisière  delà  loi 
du  3  mai  iHii? 

Les  arrêtés  d'ouverture  et  de  fermeture  du  la  chasse  ne  sont 
pas  affichés  dans  la  généralité  des  conununesct  le  paysan,  finaud 


LE  BRACONNAGE  589 

donne  pour  excuse,  lorsqu'il  est  pris,  que  le  gibier  est  à  tout  le 
monde. 

Les  préfets  de  police,  en  voici  treize  en  dix-huit  ans,  ont  clier- 
clié  vainement  à  poursuivre  l'exécution  de  la  loi  s'appliquant  au 
gibier  vendu,  acheté,  transporté  dans  le  département  de  la  Seine. 
Des  difficultés  incessantes  se  sont  produites  et  la  première,  la 
principale,  émanait  de  la  préfecture  elle-même.  Les  commissaires 
de  police  avaient  reçu  des  instructions  pour  prêter  un  concours 
immédiat,  sitiyi  aux  agents  spéciaux  de  la  police  des  chasses; 
mais  ceux-ci  n'étant  porteurs  d'aucun  mandat  de  perquisition 
nominatif,  il  y  avait  impossibilité  pour  ces  magistrats  de  se  trans- 
porter dans  les  maisons  signalées  pour  y  saisir  le  gibier  en 
dépôt.  L'obtention  de  ce  mandat  nécessite  des  formalités  :  il  faut 
un  rapport,  et,  comme  la  routine  ne  perd  jamais  ses  droits,  ce 
rapport  subissait  la  lenteur  d'un  train  omnibus  par  son  passage 
à  toutes  les  stations  hiérarchiques  et  administratives,  trois 
journées  n'étaient  pas  suffisantes  pour  le  rédiger,  le  viser  et  le 
présenter  à  la  signature  préfectorale. 

Le  retour  de  ce  mandat  était  fait  avec  plus  de  raj)idité,  il  met- 
tait vingt-quatre  heures  pour  pénétrer  au  service  de  la  sûreté,  et 
à  l'arrivée  des  inspecteurs  chez  le  délinquant,  le  gibier  signalé 
était  cuit,  mangé  et  digéré. 

Dix-neuf  fois  sur  vingt,  le  vendeur  était  averti  des  mesures  que 
l'on  se  disposait  à  prendre  contre  lui,  aussi  attendait-il  en  sou- 
riant l'arrivée  de  son  commissaire  de  police,  avec  lequel  il  a  d'or- 
dinaire d'excellentes  relations. 

En  province,  il  faut  une  semaine  pour  obtenir  du  juge  d'in- 
struction, seul  compétent,  la  pièce  de  justice  nécessaire  aux  agents 
opérateurs,  et  les  engins,  filets,  collets,  ont  disparu  quand  le 
maire  se  décide  à  faire  son  devoir. 

Avant  la  célèbre  nuit  du  4  août  1789,  le  droit  de  chasse  était 
uniquement  royal.  On  pendait,  dit-on,  sans  jugement,  aux  carre- 
fours des  forêts,  les  braconniers  surpris  en  flagrant  délit.  C'est  à 
leur  tour  de  tuer  leurs  ennemis  naturels  :  les  gendarmes  et  les 
gardes-chasse.  Pour  échapper  à  un  procès-verbal,  la  vie  de  ces 
gardiens  de  la  propriété  est  constamment  menacée  par  l'audace 
toujours  croissante  de  ce  genre  de  malfaiteurs  ne  craignant  pas 
de  commettre  un  assassinat  lorsqu'il  s'agit  d'assurer  l'impunité  à 
leur  déht. 

Les  chroniqueurs  du  temps  ne  disent  pas  combien  de  bracon- 


500  i.A  LF.CTunn: 

niers  ont  été  branches  autrefois,  mais  les  statistiques  judiciaires 
actuelles  établissent  aujourd'hui  les  crimes  qu'ils  commettent,  et 
ces  crimes  ont  pris  des  proportions  singulières. 

Les  braconniers  incorrigibles,  d'une  adresse  remarquable,  se 
défendent  comme  des  bêtes  fauves,  et  tuent  sans  merci.  Il  faut 
vivre...  Toujours  la  doctine  de  Darwin.  Pour  eux,  leurs  amis, 
leurs  défenseurs,  la  loi  de  1844  est  encore  un  restant  de  privilèg<' 
monarclùque.  La  chasse,  par  ses  époques  déterminées  d'ouver- 
ture et  de  fermeture,  exige  certaines  clauses  à  observer,  notam- 
ment le  port  d'armes  ;  ils  prétendent  qu'un  gouvernement  démo- 
cratique ne  doit  avoir  qu'un  but  :  celui  de  supprimer  les  entraves. 
Ils  veulent  la  liberté  entière,  a])Solue,  du  cabaret,  de  la  chasse  et 
de  la  pèche.  C'est  le  moyen,  disent-ils,  d'anéantir  le  braconnage 
et  la  fraude. 

Si  l'on  examinait  à  fond  les  individus  auxquels  la  loi  refuse  le 
permis  de  chasse,  et  qui  cependant  en  sont  détenteurs,  on  pour- 
rait, sans  aucune  espèce  de  parti  pris,  en  supprimer  la  moitié. 

Parmi  nos  magistrats  inamovibles  figurent  des  récidivistes  en 
matière  de  délit  de  chasse  et  de  pêche  ;  ils  ont  la  conscience  de 
ne  point  poursuivre  un  pauvre  diable  de  braconnier,  mais  cela 
les  amène  également  à  ne  point  se  prononcer  sur  les  receleurs, 
maîtres  d'hôtels,  marchands  de  comestibles  et  propriétaires  de 
tables  d'hôte.  Aussi  gibier  vivant  ou  mort,  cuit  ou  conservé,  tout 
cela  circule  librement. 

Le  restaurateur  renommé  fait  vivre  vingt  braconniers  ;  il  ne 
court  aucun  risque  et  a  tous  les  bénéfices.  Une  fois  retiré  des 
affaires,  l'ambition  s'empare  de  lui  ;  il  devient  maire,  conseiller 
général,  et  trouve  le  moyen  de  faire  rougir  sa  boutonnière  pour 
récompenser  sa  discrétion.  11  a  connu,  en  servant  de  lin  gibier, 
le  secret  de  tant  de  petits  mystères...  galants. 

En  signalant  le  mal,  il  faudrait  pouvoir  désigner  le  remède,  et 
par  malheur  ce  remède  n'est  pas  encore  découvert,  ou  s'il  existe 
il  n'est  pas  praticable. 

Voici  pourquoi  :  le  braconnage  met  en  présence  quatre  indivi- 
dualités :  les  tueurs,  les  colporteurs,  les  vendeurs,  les  acheteurs 
ou  consommateurs.  Tous  sont  coupables  au  même  degré.  Cepen- 
dant certaines  spécialités  de  vendeurs  et  les  consommateurs,  ne 
sont  point  poursuivis  comme  complices  des  bracoimiers  ;  en  les 
punissant,  on  paralyserait  dans  sa  ])lus  grande  partie  la  vitalité 
du  braconnage.  On  pourrait  tentf;r  d'amender  les  formalités  et 


LE  BRACONNAGE  591 

mettre  en  application  l'article  9  de  la  loi  des  19-22  juillet  1791, 
donnant  droit  à  tous  les  officiers  de  police  judiciaire  de  constater 
dans  les  cafés,  cabarets,  boutiques,  les  contraventions  aux  règle- 
ments sur  la  salubrité  des  comestibles,  des  médicaments,  enfin  à 
ce  qui  touche  aux  substances  prohibées. 

Cela  est  simple,  rationnel,  et  ne  se  fera  pas  sous  prétexte  que 
cette  loi,  mise  avec  soin  en  réserve  par  les  divers  gouvernements 
qui  se  succèdent  depuis  près  d'un  siècle,  peut  amener  des  abus 
par  son  usage  permanent. 

On  sait  cependant,  au  moment  opportun,  exhumer  une  vieille 
loi,  un  ancien  décret,  comme  cela  s'est  produit  au  conseil 
d'État,  le  8  août  1888,  à  l'égard  de  M.  R-.,  sujet  français,  que  le 
résident  général  du  Tonkin  a  expulsé  de  son  territoire  en  vertu 
des  dispositions  combinées  de  l'édit  de  juin  1778,  de  la  loi  du 
28  mai  1836,  et  des  décrets  des  27  janvier  et  8  février  1886. 

A  propos  de  l'expulsion  d'un  citoyen  français  de  notre  terri- 
toire, cet  édit  de  Louis  XVI,  appliqué  sous  la  troisième  Répu- 
blique, rend  songeur. 

Mais  le  véritable  motif  de  l'inexécution  des  lois  pour  le  colpor- 
tage et  la  vente  du  gibier,  le  voici  : 

Dans  une  perquisition  opérée  sur  un  mandat  nominatif,  il  a  été 
saisi  chez  un  des  principaux  marchands  de  gibier,  des  cailles, 
des  perdreaux,  des  faisans.  C'était  une  commande  que  l'on  allait 
livrera  M.  Thiers,  alors  président  du  pouvoir  exécutif.  Les  pièces 
saisies  furent  envoyées,  conformément  aux  instructions  adminis- 
tratives, dans  un  hôpital,  à  l'Hôtel-Dieu.  Le  commerçant  prit 
peur,  et  un  avocat,  député  radical,  se  chargea  de  sa  défense. 

Chose  rare,  l'affaire  n'a  pas  été  classée;  mais  le  procès-verbal, 
en  opérant  son  mouvement  lent  et  ascensionnel,  a  bifurqué  pour 
une  destination  jusqu'ici  restée  inconnue.  Le  malheureux  com- 
missaire de  police,  attaché  aux  délégations  sjoécialcs  et  judiciaires, 
qui  avait  procédé  à  la  saisie,  dressé  l'acte,  n'a  jamais  pensé  arri- 
ver à  sa  retraite.  Il  aurait  dû,  disait  un  jeune  secrétaire  du  ca- 
binet ministériel,  mettre  des  pains  à  cacheter  sur  ses  lunettes  et 
donner  un  iaisser-passcr  au  gibier  qui  devait,  le  soir,  figurer  au 
dîner  officiel  d'un  président  de  République.  Le  magistrat  avait 
exagéré  l'étendue  de  sa  mission:  ne  s'était-il  pas  avisé  de  relever 
sur  les  livres  de  livraisons,  les  dates,  les  noms,  les  adresses  des 
acheteurs  de  perdreaux,  cailles,  faisans,  pendant  les  mois  d'avril, 
mai,  juin,  juillet,  août,  époque  de  fermeture   pour  la  chasse? 


502  LA  LECTURE 

Parmi  bien  des  personnalités  figuraient  les  noms  de  plusieurs 
fonctionnaires  faisant  partie  de  l'état-major  de  la  préfecture  de 
police.  L'individu  chargé  de  prévenir  le  marchand  de  gibier 
s'était  trompé  de  jour,  il  avait  annoncé  la  visite  domiciliaire  du 
commissaire  pour  le  lendemain. 

Ce  qui  est  arrivé  pour  le  président  de  la  République  peut  se 
présenter  pour  le  ministre  des  affaires  étrangères,  et  le  meilleur 
remède  de  l'administration  supérieure  pour  éviter  les  conflits  est 
de  s'abstenir  ;  cependant,  avec  un  peu  de  fermeté,  il  serait  si 
facile  de  faire  respecter  la  loi  ! 

La  lutte  de  la  gendarm 'rie  et  des  gardes-chasse  contre  les 
braconniers  restera  toujours  vive  et  remplie  d'épisodes  sanglants 
dont  quelques-uns  viennent  de  temps  à  autre  se  dérouler  en  cour 
d'assises.  Les  jurés  prennent  maintenant  l'habitude  d'écarter  les 
tentatives  de  meurtre.  Quant  à  la  police  correctionnelle,  elle 
relève  à  peine  le  simple  délit  de  chasse  sans  permis. 

Il  devient  donc  inutile  et  dangereux  de  troubler  les  braconniers 
au  cours  de  leurs  opérations  nocturnes  ;  gendarmes  et  gardes 
forestiers  en  font  trop  souvent,  hélas  !  la  ti'iste  expérience,  et  si, 
aux  abords  des  bois,  on  entend  un  coup  de  feu  retentir  dans  le 
silence  de  la  nuit,  c'est,  le  plus  souvent,  une  tombe  qui  s'ouvre 
pour  l'un  de  ces  modestes  serviteurs  d'une  loi  que  nos  gouver- 
nants ne  se  sentent  pas  le  courage  de  faire  appliquer. 

G.    Mack. 


FORT  COMME   LA  MORT 


(1) 


III  (Suite) 


Quand  il  eut  quitte  la  jeune  fille,  le  peintre  descendit  vers  la 
place  de  la  Concorde,  pour  faire  une  visite  sur  l'autre  rive  de  la 
Seine. 

Il  chantonnait,  il  avait  envie  de  courir,  il  aurait  volontiers 
sauté  par  dessus  les  bancs,  tant  il  se  sentait  agile.  Paris  lui  pa- 
raissait radieux,  plus  joli  que  jamais.  «  Décidément,  pensait-il, 
le  printemps  revernit  tout  le  monde.  » 

Il  était  dans  une  de  ces  heures  où  l'esprit  excité  comprend  tout 
avec  plus  de  plaisir,  où  l'œil  voit  mieux,  semble  plus  impression- 
nable et  plus  clair,  où  l'on  goûte  une  joie  plus  vive  à  regarder  et 
à  sentir,  comme  si  une  main  toute-puissante  venait  de  rafraîchir 
toutes  les  couleui'S  de  la  terre,  de  ranimer  tous  les  mouvements 
des  êtres,  et  de  remonter  en  nous,  ainsi  qu'une  montre  qui  s'ar- 
rête, l'activité  des  sensations. 

Il  pensait,  en  cueillant  du  regard  mille  choses  amusantes  :  — 
«  Dire  qu'il  y  a  des  moments  où  je  ne  trouve  pas  de  sujets  à 
peindre  !  » 

Et  il  se  sentait  l'intelligence  si  libre  et  si  clairvoyante,  que 
toute  son  œuvre  d'artiste  lui  parut  banale,  et  qu'il  concevait  une 
nouvelle  manière  d'exprimer  la  vie,  plus  vraie  et  plus  originale. 
Et  soudain,  l'envie  de  rentrer  et  de  travailler  le  saisit,  le  fit  re- 
tourner sur  ses  pas  et  s'enfermer  dans  son  atelier. 

Mais  dès  qu'il  fut  seul  en  face  de  la  toile  commencée,  cette  ardeur 

(1)  Voir  les  numéros  des  10  et  ~5  août  et  10  septembre  1889. 

LECT.  —  54  i:i  —  38 


594  LA  LECTURE 

qui  lui  brûlait  le  sang  tout  à  l'heure,  s'apaisa  tout  à  coup.  Il  se 
sentit  las,  s'assit  sur  son  divan  et  se  remit  à  rêvasser. 

L'espèce  d'indifférence  heureuse  dans  laquelle  il  vivait,  cette 
insouciance  d'homme  satisfait  dont  presque  tous  les  besoins  sont 
apaisés,  s'en  allait  de  son  cœur  tout  doucement,  comme  si  quelque 
chose  lui  eût  manqué.  Il  sentait  sa  maison  vide,  et  désert  son 
grand  atelier.  Alors,  en  regardant  autour  de  lui,  il  lui  sembla 
voir  passer  l'ombre  d'une  femme  dont  la  présence  lui  était  douce. 
Depuis  longtemps,  il  avait  oublié  les  impatiences  d'amant  qui 
attend  le  retour  d'une  maîtresse,  et  voilà  que,  subitement,  il  la 
sentait  éloignée  et  la  désirait  près  de  lui  avec  un  énervement  de 
jeune  homme. 

Il  s'attendrissait  à  songer  combien  ils  s'étaient  aimés,  et  il  re- 
trouvait en  tout  ce  vaste  appartement  où  elle  était  si  souvent 
venue,  d'innombrables  souvenirs  d'elle,  de  ses  gestes,  de  ses 
paroles,  de  ses  baisers.  Il  se  rappelait  certains  jours,  certaines 
heures,  certains  moments  ;  et  il  sentait  autour  de  lui  le  frôlement 
de  ses  caresses  anciennes. 

Il  se  releva,  ne  pouvant  plus  tenir  en  place,  et  se  mit  à  mar- 
cher en  songeant  de  nouveau  ([ne,  malgré  cette  liaison  dont  son 
existence  avait  été  remplie,  il  demeurait  bien  seul,  toujours  seul. 
Après  les  longues  heures  de  travail,  quand  il  regardait  autour 
de  lui,  étourdi  par  ce  réveil  de  l'homme  qui  rentre  dans  la  vie,  il 
ne  voyait  et  ne  sentait  que  des  murs  à  la  portée  de  sa  main  et  de 
sa  voix.  Il  avait  dû,  n'ayant  pas  de  femme  en  sa  maison  et  ne 
pouvant  rencontrer  qu'avec  des  précautions  de  voleur  celle 
(ju'il  aimait,  traîner  ses  heures  désœuvrées  en  tous  les  lieux 
publics  où  l'on  trouve,  où  l'on  achète,  des  moyens  quelconques 
de  tuer  le  temps.  Il  avait  des  habitudes  au  Cercle,  des  habitudes 
au  Cirque  et  à  l'Hippodrome,  à  jour  fixe,  des  habitudes  à  l'Opéra, 
des  habitudes  un  peu  partout,  pour  ne  pas  rentrer  chez  lui,  où 
il  serait  demeuré  avec  joie  sans  doute  s'il  y  avait  vécu  près 
d'elle. 

Autrefois,  en  certaines  heures  de  tendre  alTolement,  il  avait 
souffert  d'une  façon  cruelle  de  ne  i)Ouvoir  la  prendre  et  la  garder 
avec  lui  ;  puis  son  ardeur  se  modérant,  il  avait  accepté  sans  ré- 
volte leur  séparation  et  sa  liberté;  maintenant,  il  les  regrettait  de 
nouveau  comme  s'il  recommençait  à  l'aimer. 

Et  ce  retour  do  tendresse  l'envahissait  ainsi  brusquement, 
presque  sans  raison,  parce  qu'il  faisait  beau  dehors,  et,  i)eut-être, 


FORT  COMME  LA  MORT  595 

parce  qu'il  avait  reconnu  tout  à  l'heure  la  voix  rajeunie  de  cette 
femme.  Combien  peu  de  chose  il  faut  pour  émouvoir  le  cœur 
d'un  homme,  d'un  homme  vieillissant,  chez  qui  le  souvenir  se 
fait  regret  ! 

Comme  autrefois,  le  besoin  de  la  revoir  lui  venait,  entrait  dans 
son  esprit  et  dans  sa  chair  à  la  façon  d'une  fièvre  ;  et  il  se  mit  à 
penser  à  elle  un  peu  comme  font  les  jeunes  amoureux,  en  l'exal- 
tant en  son  cœur  et  en  s'exaltant  lui-même  pour  la  désirer  davan- 
tage ;  puis  il  se  décida,  bien  qu'il  l'eût  vue  dans  la  matinée,  à 
aller  lui  demander  une  tasse  de  thé,  le  soir  même. 

Les  heures  lui  parurent  longues,  et,  en  sortant  pour  descendre 
au  boulevard  Malesherbes,  une  peur  vive  le  saisit  de  ne  pas 
la  trouver  et  d'être  forcé  de  passer  encore  cette  soirée  tout  seul, 
comme  il  en  avait  passé  bien  d'autres,  pourtant. 

A  sa  demande  :  —  «  La  comtesse  est-elle  chez  elle  ?»  —  le 
domestique  répondant  ;  —  «  Oui,  Monsieur  »  —  fit  entrer  de  la 
joie  en  lui. 

Il  dit,  d'un  ton  radieux  :  —  «  C'est  encore  moi  »  —  en  appa- 
raissant au  seuil  du  petit  salon  où  les  deux  femmes  travaillaient 
sous  les  abat-jour  roses  d'une  lampe  à  double  foyer  en  métal 
anglais,  portée  sur  une  tige  haute  et  mince. 

La  comtesse  s'écria  : 

—  Comment,  c'est  vous  !  Quelle  chance  ! 

— ■  Mais  oui.  Je  me  suis  senti  très  solitaire,  et  je  suis  venu. 

—  Comme  c'est  gentil  ! 

—  -  Vous  attendez  quelqu'un? 

—  Non...,  peut-être...,  je  ne  sais  jamais. 

Il  s'était  assis  et  recrardait  avec  un  air  de  dédain  le  tricot  cris 
en  grosse  laine  qu'elles  confectionnaient  vivement  au  moyen  de 
longues  aiguilles  en  bois. 

Il  demanda  : 

—  Qu'est-ce  que  cela? 

—  Des  couvertures. 

—  De  pauvres  ? 

—  Oui,  bien  entendu. 

—  C'est  très  laid. 

—  C'est  très  chaud. 

—  Possible,  mais  c'est  très  laid,  surtout  dans  un  appartement 
Louis  XV,  où  tout  caresse  l'œil.  Si  ce  n'est  pour  vos  pauvres, 
vous  devriez,  pour  vos  amis,  faire  des  charités  plus  élégantes. 


MG  LA  LECTURE 

—  Mon  Dieu,  les  hommes  1  —  dit-cUc  en  haussant  les  épaules 
—  mais  on  en  prépare  partout  en  ce  moment,  de  ces  couver- 
tures-là. 

—  Je  le  sais  bien,  je  le  sais  trop.  On  ne  peut  plus  faire  une  vi- 
site le  soir,  sans  voir  traîner  cette  affreuse  loque  grise  sur  les  plus 
jolies  toilclles  et  sur  les  meubles  les  plus  co(]ucts.  On  a,  ce  prin- 
temps, la  bienfaisance  de  mauvais  goût. 

La  comtesse,  pour  juger  s'il  disait  vrai,  étendit  le  tricot  qu'elle 
tenait  sur  la  chaise  de  soie  inoccupée  à  côté  d'elle,  puis  elle  con- 
vint avec  indifférence  : 

—  Oui,  en  effet,  c'est  laid. 

Et  elle  se  remit  à  travailler.  Les  deux  têtes  voisines,  penchées 
sous  les  deux  lumières  toutes  proches,  recevaie)it  dans  les  che- 
veux une  coulée  de  lueur  rose  qui  se  répandait  sur  la  chair  des 
visages,  sur  les  robes  et  sur  les  mains  remuantes  ;  et  elles  regar- 
daient leur  ouvrage  avec  cette  attention  légère  et  continue  des 
femmes  habituées  à  ces  besognes  des  doigts,  que  l'œil  suit  sans 
que  l'esprit  y  songe. 

Aux  quatre  coins  de  l'appartement,  quatre  autres  lampes,  en 
porcelaine  de  Chine,  i>ortées  sur  des  colonnes  anciennes  de  liois 
doré,  répandaient  sur  les  tapisseries  une  lumière  douce  et  régu- 
lière, atténuée  par  îles  transparents  de  dentelle  jetés  sur  les 
globes. 

Bertin  prit  un  siège  très  bas,  un  fauteuil  nain,  où  il  pouvait 
tout  juste  s'asseoir,  mais  qu'il  avait  toujours  préféré  pour  causer 
avec  la  comtesse,  en  demeurant  presque  à  ses  pieds. 

Elle  lui  dit  : 

— '■  Vous  avez  fait  une  longue  j)r(aiiena(le  avec  Nané,  tantôt 
dans  le  parc. 

—  Oui,  nous  avons  bavardé  comme  de  vieu'i  amis.  Je  l'aime 
l)eaucoui),  votre  fdle.  Elle  vous  ressemble  tout  à  fait.  Quand  elle 
j)rononcc  certaines  phrases,  on  croirait([ue  vous  avez  oulilié  votre 
voix  dans  sa  bouche. 

—  Mon  mari  me  l'a  déjà  dit  bien  souvent. 

Il  les  regardait,  travailler,  baignées  dans  la  clarté  des  lampes, 
et  la  pensée  dont  il  souffrait  souvent,  dont  il  avait  encore  souf- 
fert dans  le  jour,  le  souci  de  son  hôld  désert,  immobile,  silen- 
cieux, froid,  quel  qjie  soit  le  temps,  (|uel  que  soit  le  feu  des  che- 
miiu'«<  it,  du  calorifère,  le  chagiina  connue  si,  pour  la  première 
luis,  il  conq)rcnait  bien  son  isolement. 


FOUT  COMMH  LA  MOr.T  ^^97 

Oh  !  comme  il  aurait  décidément  voulu  ètro  le  mari  de  cette 
femme,  et  iKm  son  amant!  Jadis  il  désirait  l'enlever,  la  prendre 
à  cet  homme,  la  lui  voler  complètement.  Aujourd'hui,  il  le  jalou- 
sait, ce  mari  trompé,  qui  était  installé  près  d'elle  pour  toujours, 
dans  les  habitudes  de  sa  maison  et  dans  le  càlinement  de  son 
contact.  En  la  regardant,  il  se  sentait  le  cœur  tout  rempli  de 
choses  anciennes  revenues  qu'il  aurait  voulu  lui  dire.  Vraiment 
il  l'îiimait  bien  encore,  môme  un  peu  plus,  beaucoup  plus  au- 
jourd'hui qu'il  n'avait  fait  depuis  longtemps  ;  et  ce  besoin  de  lui 
exi)rimcr  ce  rajeunissement  dont  elle  serait  si  contente,  lui  fai- 
sait désirer  qu'on  envoyât  se  coucher  la  jeune  fille,  le  plus  vite 
possible. 

Obsédé  par  cette  envie  d'être  seul  avec  elle,  de  se  rapprocher 
jusqu'à  ses  genoux  où  il  poserait  sa  tête,  de  lui  prendre  les  mains 
dont  s'échapperaient  la  couverture  du  pauvre,  les  aiguilles  de 
bois,  et  la  pelote  de  laine  qui  s'en  irait  sous  un  fauteuil  au  bout 
d'un  fil  déroulé;  il  regardait  l'heure,  ne  parlait  plus  guère  et 
truuvait  que  vraiment  on  a  lort  d'habituer  les  fillettes  à  passer 
la  soirée  avec  les  grandes  personnes. 

Des  pas  troublèrent  le  silence  du  salon  voisin,  et  le  domes- 
tique, dont  la  tête  apparut,  annonça  : 

—  M.  de  Musadieu. 

Olivier  Bertin  eut  une  petite  rage  comprimée,  et,  quand  il 
serra  la  main  de  l'inspecteur  des  Beaux-Arts,  il  se  sentit  une 
envie  de  le  prendre  par  les  épaules  et  de  le  jeter  dehors. 

Musadieu  était  plein  de  nouvelles  :  le  ministère  allait  tomber, 
et  on  chuchotait  un  scandale  sur  le  marquis  de  Rocdiane.  Il 
ajouta  en  regardant  la  jeune  fille  :  «  Je  conterai  cela  un  peu 
plus  tard.  » 

La  comtesse  leva  les  yeux  sur  la  pendule  et  constata  que  dix 
heures  allaient  sonner. 

—  Il  est  temps  de  te  cou'.-her,  mon  enfant,  dit-elle  à  sa  fille. 
Annette,  sans  répondre,  plia  son  tricot,  roula  sa  laine,  baisa 

sa  mère  sur  les  joues,  tendit  la  main  aux  deux  hommes  et  s'en 
alla  prestement,  comme  si  elle  eût  glissé  sans  agiter  l'air  eu 
passant. 

Quand  elle  fut  sortie  : 

—  Eh  bien,  votre  scandale  ?  demanda  la  comtesse. 

On  prétendait  que  le  marquis  de  Rocdiane,  séparé  à  l'amiable 
de  sa  femme  qui  lui  payait  une  l'ente  jugée  par  lui  insuffisante, 


598  LA  LECTURE 

avait  trouvé,  pour  la  faire  doubler,  un  moyen  sûr  et  singulier. 
La  marquise,  suivie  sur  son  ordre,  s'était  laissé  surprendre  en 
flagrant  délit,  et  avait  dû  racheter  par  une  pension  nouvelle  le 
procès-verbal  dressé  par  le  commissaire  de  police. 

La  comtesse  écoutait,  le  regard  curieux,  les  mains  immobiles, 
tenant  sur  ses  genoux  l'ouvrage  interrompu. 

Bertin,  que  la  pi'éscnce  de  ^lusadieu  exaspérait  depuis  le  dé- 
part de  la  jeune  lille,  se  fâcha,  et  affirma  avec  une  indignation 
d'homme  qui  sait  et  qui  n'a  voulu  parler  à  personne  de  cette  ca- 
lomnie, que  c'était  là  un  odieux  mensonge,  un  de  ces  honteux 
potins  que  les  gens  du  monde  ne  devraient  jamais  écouter  ni 
répéter.  Il  se  fâchait,  debout  maintenant  contre  la  cheminée, 
avec  des  airs  nerveux  d'homme  disposé  à  faire  de  cette  histoire 
une  question  personnelle. 

Roediane  était  son  ami,  et  si  on  avait  pu,  en  certains  cas,  lui 
reprocher  sa  légèreté,  on  ne  pouvait  l'accuser  ni  même  le  soup- 
ronncr  d'aucune  action  vraiment  suspecte.  Musadieu,  surpris  et 
embarrassé,  se  défendait,  reculait,  s'excusait, 

—  Permettez,  disait-il,  j'ai  entendu  ce  propos  tout  à  l'heure 
chez  la  duchesse  de  Wortemain. 

Bertin  demanda  : 

—  Qui  vous  a  raconté  cela?  Une  fcMumo,  sans  doute? 

—  Non,  pas  du  tout,  le  marquis  de  Farandal. 
Et  le  peintre,  crispé,  répondit  : 

—  Cela  ne  m'étonne  pas  de  lui! 

Il  y  eut  un  silence.  La  comtesse  se  remit  à  travailler.  Puis 
Olivier  reprit  d'une  voix  calmée  : 

—  Je  sais  pertinemment  que  cela  est  faux. 

Il  ne  savait  rien,  entendant  parler  pour  la  première  lois  de 
cette  aventure. 

Musadieu  se  pr(''i»nrait  une  retraite,  sentant  la  situation  dan- 
gereuse, et  il  parlait  déjà  de  s'en  aller  pour  faire  une  visite  aux 
Corbelle,  quand  le  comt(^  fie  Guiller(»y  parut,  revenant  de  dîner 
en  ville. 

Bertin  se  rassit,  accablé,  désespérant  à  présent  de  se  débar- 
rasser du  mari. 

—  Vous  ne  savez  pas,  dit  le  comte,  le  gros  scandale  qui  court 
ce  soir? 

Comme  personne  ne  répondait,  il  reprit  : 

—  11  paraît  que  Ptocdiane  a  surpris  sa  f'uune  en  conversa- 


FORT  COMME  LA  MORT  599 

tion   criminolle   et   lui   fait  payer  fort   cher   cette  indiscrétion. 

Alors  Bcrtin,  avec  des  airs  désolés,  avec  du  chagrin  dans  la 
voix  et  dans  le  geste,  posant  une  main  sur  le  genou  de  Guilleroy, 
répéta  en  ternies  amicaux  ce  que  tout  à  l'heure  il  avait  paru 
jeter  au  visage  de  Musadieu. 

Et  le  comte,  à  moitié  convaincu,  fâché  d'avoir  répété  à  la  légère 
une  chose  douteuse  et  peut-être  compromettante,  plaidait  son 
ignorance  et  son  innocence.  On  raconte  en  effet  tant  de  choses 
fausses  et  méchantes  ! 

Soudain,  tous  furent  d'accord  sur  ceci  :  que  le  monde  accuse, 
soupçonne  et  calomnie  avec  une  déplorable  facilité.  Et  ils  paru- 
rent convaincus  tous  les  quatre,  pendant  cinq  minutes,  que  tous 
les  propos  chuchotes  sont  mensonges,  que  les  femmes  n'ont 
jamais  les  amants  qu'on  leur  suppose,  que  les  hommes  ne  font 
jamais  les  infamies  qu'on  leur  prête,  et  que  la  surface,  en  somme, 
est  bien  plus  vilaine  que  le  fond. 

Bertin,  qui  n'en  voulait  plus  à  Musadieu  depuis  l'arrivée  de 
Guillero}',  lui  dit  des  choses  flatteuses,  le  mit  sur  les  sujets  qu'il 
préférait,  ouvrit  la  vanne  de  sa  faconde.  Et  le  comte  semblait 
content  comme  un  homme  qui  porte  partout  avec  lui  l'apaisement 
et  la  cordialité. 

Deux  domestiques,  venus  à  pas  sourds  sur  les  tapis,  entrèrent 
portant  la  table  à  thé  où  l'eau  bouillante  fumait  dans  un  joli 
appareil  tout  brillant,  sous  la  flamme  bleue  d'une  lampe  à  esprit- 
de-vin. 

La  comtesse  se  leva,  prépara  la  boisson  chaude  avec  les  pré- 
cautions et  les  soins  que  nous  ont  apportés  les  Russes,  puis  offrit 
une  tasse  à  Musadieu,  une  autre  à  Bertin,  et  revint  avec 
des  assiettes  contenant  des  sandwichs  aux  foies  gras  et  de 
menues  pâtisseries  autrichiennes  et  anglaises. 

Le  comte  s'étant  approché  de  la  table  mobile  où  s'alignaient 
aussi  des  sirops,  des  liqueurs  et  des  verres,  fit  un  grog,  puis,  dis- 
crètement, glissa  dans  la  pièce  voisine  et  disparut. 

Bertin,  de  nouveau,  se  trouva  seul  en  face  de  Musadieu,  et  le 
désir  soudain  le  reprit  de  pousser  dehors  ce  gêneur  qui,  mis  en 
verve,  pérorait,  semait  des  anecdotes,  répétait  des  mots,  en  fai- 
sait lui-même.  Et  le  peintre,  sans  cesse,  consultait  la  pendule, 
dont  la  longue  aiguille  approchait  de  minuit.  La  comtesse  vit  son 
regard,  comprit  qu'il  cherchait  à  lui  parler,  et,  avec  cette  adresse 
des  femmes  du  monde  habiles  à  changer  par  des  nuances  le  ton 


600  r.A  I.ECTrRE 

d'une  causeine  et  l'amosplièrc  d'un  srdon,  à  faire  comprendre, 
sans  rien  dire,  qu'on  doit  rester  ou  qu'on  doit  partir,  elle  répan- 
dit, par  sa  seule  attitude,  par  l'air  de  son  visage  et  l'ennui  de 
ses  yeux,  du  froid  autour  d'elle  comme  si  elle  venait  d'ouvrir  une 
fenêtre. 

Musadieu  sentit  ce  courant  d'air  glaçant  ses  idées,  et,  sans 
qu'il  se  demandât  pourquoi,  l'envie  se  fit  en  lui  de  se  lever  et  do 
s'en  aller. 

Berlin,  par  savoir-vivre,  imita  son  mouvement.  Les  deux  hom- 
mes se  retirèrent  ensemble  en  traversant  les  deux  salons,  suivis 
par  la  comtesse  qui  causait  toujours  avec  le  peintre.  Elle  le  retint 
sur  le  seuil  de  l'antichambre  pour  une  explication  quelconque, 
pendant  que  Musadieu,  aidé  d'un  valet  de  pied,  endossait  son 
paletot.  Comme  M™*  de  Guilleroy  pai'lait  toujours  à  Bertin,  l'in- 
specteur des  Beaux-Arts,  ayant  attendu  quelques  secondes  devant 
la  porte  de  l'escalier  tenue  ouverte  par  l'autre  domestique,  se 
décida  à  sortir  seul  pour  ne  point  rester  debout  en  face  du  valet. 

La  porte  fut  doucement  refermée  sur  lui,  et  la  comtesse  dit  à 
l'artiste  avec  une  parfaite  aisance  : 

—  Mais,  au  fait,  pourquoi  partez-vous  si  vite  Vil  n'est  pas 
minuit.  Restez  donc  encore  un  peu. 

Et  ils  rentrèrent  ensemble  dans  le  petit  salon. 
Dès  qu'ils  furent  assis  : 

—  Dieu  !  que  cet  animal  m'agaçait  !  dit-il. 

—  Et  pourquoi  ? 

--  Il  me  prenait  un  ixii  de  vous. 

—  Oh  !  pas  beaucoup. 

—  C'est  possible,  mais  il  me  gênait. 

—  Vous  êtes  jaloux  ? 

—  Ce  n'est  pas  être  jaloux  que  de  trouver  un  homme  cncom- 
lirant. 

Il  avait  repris  son  j)ctit  fauteuil,  et,  tout  près  (relie  maintenant, 
il  maniait  entre  ses  doigts  rétoffe  de  sa  robe  en  lui  disant  quel 
souCnc  rhau'l  lui  passait  dans  le  cœur,  ce  jour-là. 

Elle  écoutait,  surprise,  ravie,  et  doucement  elle  posa  une  main 
dans  ses  cheveux  l)lancs  qu'elle  caressait  doucement,  comme 
pour  le  remercier. 

—  Je  voudrais  tant  vivre  près  de  vdus  !  dit-il. 

Il  songeait  toujours  à  ce  mari  couché,  endormi  sans  doute  dans 
une  chambre  voisine,  et  il  reprit  : 


FORT  COMME  T.A  MORT  C.Ol 

—  II  n'y  a  vraiment  que  le  mariage  pour  unir  deux  existences. 
Elle  murmura  : 

—  Mon  i)auvi'e  ami  !  —  pleine  de  pitié  pour  lui,  et  aussi  pour 
elle. 

Il  avait  posé  sa  joue  sur  les  genoux  delà  comtesse,  et  la  regar- 
dait avec  tendresse,  avec  une  tendresse  un  peu  mélancolique,  un 
peu  douloureuse,  moins  ardente  que  tout  à  l'heure,  quand  il  était 
séparé  d'elle  par  sa  fille,  son  mari  et  Musadieu. 

Elle  dit,  avec  un  sourire,  en  promenant  toujours  ses  doigts 
légers  sur  la  tête  d'Olivier  : 

—  Dieu,  que  vous  êtes  hlanc  !  Vos  derniers  cheveux  noirs  ont 
disparu. 

—  Hélas  !  je  le  sais,  ça  va  vite. 
Elle  eut  peur  de  l'avoir  attristé. 

—  Oh  !  vous  étiez  gris  très  jeune,  d'ailleurs.  Je  vous  ai  toujours 
connu  poivre  et  sel. 

—  Oui,  c'est  vrai. 

Pour  effacer  tout  à  fait  la  nuance  de  regret  qu'elle  avait  pro- 
voquée, elle  se  pencha,  et,  lui  soulevant  la  tête  entre  ses  deux 
mains,  mit  sur  son  front  des  baisers  lents  et  tendres,  ces  longs 
baisers  qui  semblent  ne  pas  devoir  finir. 

Puis  ils  se  regardèrent,  cherchant  à  voir  au  fond  de  leurs  yeux 
le  reflet  de  leur  affection. 

—  Je  voudrais  bien,  dit-il,  passer  une  journée  entière  près  de 
vous. 

Il  se  sentait  tourmenté  obscurément  par  d'inexprimables  be- 
soins d'intimité. 

Il  avait  cru,  tout  à  l'heure,  que  le  départ  des  gens  qui  étaient 
là  suffirait  à  réaliser  ce  désir  éveillé  depuis  le  matin,  et  mainte- 
nant qu'il  demeurait  seul  avec  sa  maîtresse,  qu'il  avait  sur  le 
front  la  tiédeur  de  ses  mains,  et  contre  la  joue,  à  travers  sa  robe, 
la  tiédeur  de  son  corps,  il  retrouvait  en  lui  le  même  trouble,  la 
même  envie  d'amour  inconnue  et  fuyante. 

Et  il  s'imaginait  à  présent  que,  hors  cette  maison,  dans  les  bois 
peut-être  où  ils  seraient  tout  à  fait  seuls,  sans  personne  autour 
d'eux,  cette  inquiétude  de  son  cœur  serait  satisfaite  et  calmée. 

Elle  répondit  : 

—  Que  vous  êtes  enfant  !  Mais  nous  nous  voyons  presque  cha- 
que jour. 

Il  la  supplia  de  trouver  le  moyen  de  venir  déjeuner  avec  lui. 


602  LA  LECTURE 

quelque  part  aux  environs  Je  Paris,  comme  ils  avaient  fait  jadis 
quatre  ou  cinq  fois. 

Elle  s'étonnait  de  ce  caprice  si  difficile  à  réaliser,  maintenant 
que  sa  fille  était  revenue. 

Elle  essayerait  cependant  dès  que  son  mari  irait  aux  Ronces, 
mais  cela  ne  pourrait  se  faire  qu'après  le  vernissage  qui  avait 
lieu  le  samedi  suivant. 

—  Et  d'ici  là,  dit-il,  quand  vous  verrai-je? 

—  Demain  soir,  chez  les  Corbelle.  Venez  en  outre  ici,  jeudi,  à 
trois  heures,  si  vous  êtes  libre,  et  je  crois  que  nous  devons  dîner 
ensemble  vendredi  chez  la  duchesse. 

—  Oui,  parfaitement. 
Il  se  leva. 

—  Adieu. 

—  Adieu,  mon  ami. 

Il  restait  debout  sans  se  décider  à  partir,  car  il  n'avait  presque 
rien  trouvé  de  tout  ce  qu'il  était  venu  lui  dire,  ot  sa  pensée  restait 
pleine  de  choses  inexprimées,  gonflée  d'effusions  vagues  qui  n'é- 
taient point  sorties. 
Il  répéta  «  Adieu  »,  en  lui  prenant  les  mains. 

—  Adieu  mon  ami. 

—  Je  vous  aime. 

Elle  lui  jeta  un  de  ces  sourires  où  une  femme  montre  à  un 
homme,  on  une  seconde,  tout  ce  qu'elle  a  donné. 
Le  cœur  vibrant,  il  répéta  pour  la  troisième  fois  : 

—  Adieu. 
Et  il  partit. 


IV 


On  ont  dit  q\ie  toutes  les  voitures  de  Paris  faisaient,  ce  jour-là, 
un  pèlerinage  au  I*alais  de  l'Industrie.  Dès  neuf  heures  du  matin, 
elles  arrivaient  par  toutes  les  rues,  par  les  avenues  et  les  ponrs, 
vers  cette  halle  aux  beaux-arts  où  le  Tout-Paris  artiste  invitnii 
le  Tout-Paris  mondain  à  assister  au  vernissage  simulé  de  trois 
mille  (juatre  cents  tableaux. 

Une  queue  de  foule  se  pressait  aux  portes,  et,  dédaigneuse  d( 
la  sculpture,  montait  de  suite  aux  galeries  de  peinture.  Déjà,  en 
gravissant  les  marches,  on  levait  les  yeux  vers  les  toiles  expo- 


FORT  COMME  LA  MORT  603 

sces  sur  les  murs  de  l'escalier  où  l'on  accroche  la  catégorie  spé- 
ciale des  peintres  de  vestibule  qui  ont  envoyé  soit  des  œuvres 
de  proportions  inusitées,  soit  des  œuvres  qu'on  n'a  pas  osé 
refuser.  Dans  le  salon  carré,  c'était  une  bouillie  de  monde  grouil- 
lante et  bruissante.  Les  peintres,  en  représentation  jusqu'au  soir, 
se  faisaient  reconnaître  à  leur  activité,  à  la  sonorité  de  leur  voix, 
à  l'autorité  de  leurs  gestes.  Ils  commençaient  à  traîner  des  amis 
par  la  manche  vers  les  tableaux  qu'ils  désignaient  du  bras,  avec 
des  exclamations  et  une  mimique  énergique  de  connaisseurs.  On 
en  voyait  de  toutes  sortes,  de  grands  à  longs  cheveux,  coiffés  de 
chapeaux  mous  gris  ou  noirs,  de  formes  inexprimables,  larges  et 
ronds  comme  des  toits,  avec  des  bords  en  pente  ombrageant  le 
torse  entier  de  l'homme.  D'autres  étaient  petits,  actifs,  fluets  ou 
trapus,  cravatés  d'un  foulard,  vêtus  de  vestons  ou  ensaqués  en 
de  singuliers  costumes  spéciaux  à  la  classe  des  rapins. 

Il  y  avait  le  clan  des  élégants,  des  gommeux,  des  artistes  du 
boulevard,  le  clan  des  académiques,  corrects  et  décorés  de  roset- 
tes rouges,  énormes  ou  microscopiques,  selon  leur  conception  de 
l'élégance  et  du  bon  ton,  le  clan  des  peintres  bourgeois  assistés 
de  la  famille  entourant  le  père  comme  un  chœur  triomphal. 

Sur  les  quatre  panneaux  géants,  les  toiles  admises  à  l'honneur 
du  salon  carré  éblouissaient,  dès  l'entrée,  par  l'éclat  des  tons  et 
le  flamboiement  des  cadres,  par  une  crudité  de  couleurs  neuves, 
avivéf^s  par  le  vernis,  aveuglantes  sous  le  jour  brutal  tombé  d'en 
haut. 

Le  portrait  du  Président  de  la  République  faisait  face  à  la 
porte,  tandis  que,  sur  un  autre  mur,  un  général  chamarré  d'or, 
coiffé  d'un  chapeau  à  plumes  d'autruche  et  culotté  de  drap  rouge, 
voisinait  avec  des  nymphes  toutes  nues  sous  des  saules  et  avec 
un  navire  en  détresse  presque  englouti  sous  une  vague.  Un  évêque 
d'autrefois  excommuniant  un  roi  barbare,  une  rue  d'Orient 
pleine  de  pestiférés  morts,  et  l'Ombre  du  Dante  en  excursion 
aux  Enfers,  saisissaient  et  captivaient  le  regard  avec  une  violence 
irrésistible  d'expression. 

On  voyait  encore,  dans  la  pièce  immense,  une  charge  de  cava- 
lerie, des  tirailleurs  dans  un  bois,  des  vaches  dans  un  pâturage, 
deux  seigneurs  du  siècle  dernier  se  battant  en  duel  au  coin  d'une 
rue,  une  folle  assise  sur  une  borne,  un  prêtre  administrant  un 
mourant,  des  moissonneurs,  des  rivières,  un  coucher  de  soleil, 
un  clair  de  lune,  des  échantillons  enfin  de  tout  ce  qu'on  fait,    de 


C04  L.\  LECTURE 

(ont  ce  qno  font  et  de  toit  co  quo  feront  los  poiniros  jusqu'au 
(lornicr  jour  du  niondo. 

Olivier,  an  milien  d'iui  ij.i()ii]ie  de  confrères  ('('•lM)res,  nicmhres 
do  rinstilnt  et  du  Jnry,  étdmngeait  avec  eux  des  opinions.  Un 
malaise  l'opprcssail,  uuc  inqniélndc  sur  son  cenvrc  exposée 
dont,  mal^rré  les  félicitations  empressées,  il  ne  sentait  pas  le 
s.ici'ès. 

Il  s'élanea.  La  duchesse  de  Mortcmain  apparaissait  à  la  porte 
d'entrée. 

Mlle  demanda  : 

—  Est-ce  que  la  comtesse  n'est  pas  arrivée? 

—  Je  ne  l'ai  pas  vue. 

—  Et  M.  de  Musadicu? 

—  Non  pins. 

--  Il  m'avait  ]")romis  d'être  à  dix  heures  an  haut  de  resralici' 
])()urme  gnider  dans  les  salles. 

—  \'oule7,-vous  me  permettre  de  le  remplacer,  duchesse? 

—  Non,  non.  Vos  amis  ont  besoin  de  vous.  No«is  vous  re- 
verrons tout  à  l'heure,  car  je  compte  (|ue  nous  déjeunerons  cu- 
scmhle. 

Musadieu  accourait.  Il  avait  été  retenu  qnchfucs  minutes  à  1  i 
sculpture  et  s'excusait,  essoufflé  d(''jà.  Il  disait  : 

—  Par  iei,  duchesse,  par  ici,  nous  commençons  h  droite 

Us  venaient  de  disparaître  dans  un  remous  de  têtes,  quand  la 
comtesse  de  Guillcroy,  tenant  par  le  bras  sa  lille,  entra,  cher- 
chant du  reirard  Olivier  Bertin. 

Il  les  vit,  les  rejoii,mit,  et,  les  saluant  : 

—  Dieu,  ((u'clles  sont  jolies!  dit-il.  \'rai,  Nancttc  embellit 
beaucouj).  En  huit  jours,  elle  a  changé. 

Il  la  regardait  de  son  o'il  observateur.  Il  ajouta  : 

—  Les  lignes  sont  plus  douces,  plus  fondues,  h;  teint  plus 
lumineux.  Elle  est  dcyix  bien  moins  petite  lille  et  bien  plus  Pari- 
sienne. 

Mais  soudain  il  revint  à  la  grande  affaire  du  jour 

—  Commençons  à  droite,  nous  allons  rejoindre  la  duchesse. 
La  comtesse,  au  courant  de  toutes  les  choses  de  la  peinture  et 

préoccupée  comme  un  exposant,  drmanda  : 

—  Que  dit-on? 

—  Ileau  salon.  Le  iJonnat  remarquable,  deux  excellents  Caro 
lus    Duran,  un    Puvis   de   Chavannes   admirable,  un    lioU   très 


Fi^IîT  COMMl':  LA  MOIIT  G05 

ûtonnant,  très  neuf,  un  Gcrvrx  exquis,  et  beaucoup  d'autres, 
des  Béraud,  des  Gaziu,  des  Ducz,  des  tas  de  bennes  cboscs 
en  lin. 

—  Et  vous,  dit-elle. 

—  On  me  l'ait  des  compliments,  mais  je  ne  suis  pas  content. 

—  Vous  n'êtes  jamais  content. 

—  Si,  quelquelbis.  Mais  aujourd'hui,  vrai,  je  crois  (pic  j'ai 
raison. 

—  Pourquoi? 

—  Je  n'en  sais  rien. 

—  Allons  voir. 

Quand  ils  arrivèrent  devant  le  tableau  —  deux  petites  paysan- 
nes prenant  un  bain  dans  un  ruisseau  —  un  groupe  arrêté  l'ad- 
mirait. Elle  en  fut  joyeuse,  et  tout  bas  : 

—  Mais  il  est  délicieux,  c'est  un  bijou;  vous  n'avez  rien  fait  de 
mieux. 

Il  se  serrait  contre  elle,  l'aimant,  reconnaissant  de  cliaque 
mot  qui  calmait  une  souffrance,  pansait  une  plaie.  Et  des  rai- 
sonnements rapides  lui  couraient  dans  l'esprit  pour  le  convaincre 
qu'elle  avait  raison,'  qu'elle  devait  voir  juste  avec  ses  yeux 
intelligents  de  Parisienne.  Il  oubliait,  pour  rassurer  ses  craintes, 
que  depuis  douze  ans  il  lui  reprochait  justement  d'admirer  trop 
les  mièvreries,  les  délicatesses  élégantes,  les  sentiments  expri- 
més, les  nuances  bâtardes  de  la  mode,  et  jamais  l'art,  l'art  seul, 
l'art  dégagé  des  idées,  des  tendances  et  des  préjugés  mon- 
dains. 

Les  entraînant  plus  loin  :  «  Continuons,  »  dit-il.  Et  il  les  pro- 
mena pendant  fort  longtemps  de  salle  en  salle  en  leur  montrant 
les  toiles,  leur  expliquant  les  sujets,  heureux  entre  elles,  heureux 
par  elles. 

Soudain,  la  comtesse  demanda  : 

—  Quelle  heure  est-il? 

—  Midi  et  demi. 

—  Uli!  Allons  vite  déjeuner.  La  duchesse  doit  nous  attendre 
chez  Ledoycn,  où  elle  m'a  chargée  de  vous  amener,  si  nous  ne  la 
retrouvions  pas  dans  les  salles. 

Le  restaurant,  au  milieu  d'un  îlot  d'arbres  et  d'arbustes,  avait 
l'air  d'une  ruche  trop  pleine  et  vibrante.  Un  bourdonnement 
confus  de  voix,  d'appels,  de  cliquetis  de  verres  et  d'assiettes 
voltigeait  autour,  en  sortait  par  toutes  les  fenêtres  et  toutes  les 


GOG  LA  LECTURE 

portes  grandes  ouvertes.  Les  tables,  pressées,  entourées  de  gens 
en  train  de  manger,  étaient  répandues  par  longues  liles  dans  les 
chemins  voisins,  à  droite  et  à  gauche  du  passage  étroit  où  les 
garrons  couraient,  assourdis,  alTolés,  tenant  à  bout  de  bras  des 
plateaux  chargés  de  viandes,  de  poissons  ou  de  fruits. 

Sous  la  galerie  circulaire,  c'était  une  telle  multitude  d'hommes 
et  de  femmes  qu'on  eût  dit  une  pâte  vivante.  Tout  cela  riait, 
appelait,  buvait  et  mangeait,  mis  en  gaieté  par  les  vins  et  inondé 
d'une  de  ces  joies  qui  tombent  sur  Paris,  en  certains  jours,  avec 
le  soleil. 

Un  iiarçon  fit  montor  la  comtesse,  Annette  et  Bcrtin  dans  le 
salon  réservé  où  les  attendait  la  duchesse. 

En  y  entrant,  le  peintre  apen^ut,  à  côté  de  sa  tante,  le  marquis 
de  Farandal,  empressé  et  souriant,  tendant  les  bras  pour  rece- 
voir les  ombrelles  et  les  manteaux  de  la  comtesse  et  de  sa  fille. 
Il  en  ressentit  un  tel  déplaisir,  qu'il  eut  envie,  soudain,  de  dire  des 
choses  irritantes  et  brutales. 

La  duchesse  expliquait  la  rencontre  de  son  neveu  et  le  départ 
de  Musadieu  emmené  par  le  ministre  des  Beaux-Arts;  et  Bcrtin, 
à  la  pensée  que  ce  bellâtre  de  marquis  devait  épouser  Annette, 
qu'il  était  venu  pour  elle,  qu'il  la  regardait  déjà  comme  des- 
tinée à  sa  couche,  s'énervait  et  se  révoltait  comme  si  on  eût 
méconnu  et  violé  ses  droits,  des  droits  mystérieux  et  sacrés. 

Dès  qu'on  fut  à  table,  le  marquis,  placé  à  côté  de  la  jeune  fille, 
s'occupa  d'elle  avec  cet  air  empressé  des  hommes  autorisés  à 
faire  leur  cour. 

Il  avait  des  regards  curieux  qui  semblaient  au  peintre  hardis 
et  investigateurs,  des  sourires  presque  tendres  et  satisfaits,  une 
galanterie  familière  et  officielle.  Dans  ses  manières  et  ses  paroles 
apparaissait  déjà  quelque  chose  de  décidé  comme  l'annonce  d'une 
prochaine  prise  de  possession. 

La  duchesse  et  la  comtesse  semblaient  ])rotéger  et  approuver 
cette  allure  de  prétendant,  et  avaient  l'une  pour  l'autre  des  coups 
d'œil  de  complicité. 

Aussitôt  le  déjeuner  fini,  on  retourna  à  l'Exposition.  C'était 
dans  les  salles  une  telle  mêlée  de  foule,  qu'il  semblait  impossii)le 
d'y  pénétrer.  Une  chaleur  d'humanité,  une  odeur  fade  de  robes 
et  d'habits  vieillis  sur  le  corps  faisaient  là-dedans  une  atmo- 
sphère écœurante  et  lourde.  On  ne  regardait  plus  les  tableaux, 
mais  les  visages  et  les  toilettes,  on  cherchait  les  gens  connus;  et 


FORT  COMME  LA  MOUT  607 

parfois  une  poussée  avait  lieu  dans  cette  masse  épaisse  entr'ou- 
verte  un  moment  pour  laisser  passer  la  haute  échelle  double  des 
vernisseurs  qui  criaient  :  «  Attention,  messieurs;  attention,  mes- 
dames. » 

Au  bout  de  cinq  minutes,  la  comtesse  et  Olivier  se  trouvaient 
séparés  des  autres.  Il  voulait  les  chercher,  mais  elle  dit,  en  s'ap- 
puyant  sur  lui  : 

—  Ne  sommes-nous  pas  bien?  Laissons-les  donc,  puisqu'il  est 
convenu  que  si  nous  nous  perdons,  nous  nous  retrouverons  à 
quatre  heures  au  buffet. 

—  C'est  vrai,  dit-il. 

Mais  il  était  absorbé  par  l'idée  que  le  marquis  accompagnait 
Annette  et  continuait  à  marivauder  près  d'elle  avec  sa  fatuité 
galante. 

La  comtesse  murmura  : 

—  Alors,  vous  m'aimez  toujours? 
Il  répondit,  d'un  air  préoccupé  : 

—  Mais  oui,  certainement. 

Et  il  cherchait,  par  dessus  les  têtes,  à  découvrir  le  chapeau  gris 
de  M.  de  Farandal. 

Le  sentant  distrait  et  voulant  ramener  à  elle  sa  pensée,  elle 
reprit  ; 

—  Si  vous  saviez  comme  j'adore  votre  tableau  de  cette  année. 
C'est  votre  chef-d'œuvre. 

Il  sourit,  oubliant  soudain  les  jeunes  gens  pour  ne  se  souvenir 
que  de  son  souci  du  matin. 

—  Vrai?  vous  trouvez? 

—  Oui,  je  le  préfère  à  tout. 

—  Il  m'a  donné  beaucoup  de  mal. 

Avec  des  mots  câlins,  elle  l'enguirlanda  de  nouveau,  sachant 
bien,  depuis  longtemps,  que  rien  n'a  plus  de  puissance  sur  un 
artiste  que  la  flatterie  tendre  et  continue.  Capté,  ranimé,  égayé 
par  ces  paroles  douces,  il  se  remit  à  causer,  ne  voyant  qu'elle, 
n'écoutant  qu'elle  dans  cette  grande  cohue  flottante. 

Pour  la  remercier,  il  murmura  près  de  son  oreille  : 

—  J'ai  une  envie  folle  de  vous  embrasser... 

Une  chaude  émotion  la  traversa,  et,  levant  sur  lui  ses  yeux 
brillants,  elle  répéta  sa  question  : 

—  Alors,  vous  m'aimez  toujours  ? 


r,08  LA  LKCTURE 

Et  il  répondit  avec  Tintonatiuii  qu'elle  voulait  et  qu'elle  n'avait 
point  entendue  tout  à  l'heure  : 

—  Oui,  je  vous  aime,  ma  chère  Any. 

—  Venez  souvent  me  voirie  soir,  dit-elle.  Maintenant  (|uc  j'ai 
ma  fille,  je  ne  sortirai  pas  beaucoup. 

Depuis  qu'elle  sentait  en  lui  ce  réveil  inattendu  de  tendresse, 
un  grand  bonheur  l'agitait.  Avec  les  cheveux  tout  blancs  d'Oli- 
vier et  l'ajiaiscment  des  années,  elle  redoutait  moins  à  présent 
qu'd  fût  séduit  par  une  autre  femme,  mais  elle  craignait  affreu- 
sement qu'il  se  mariât,  par  horreur  de  la  solitude.  Cette  peur  an- 
cienne déjà,  grandissait  sans  cesse,  faisait  naître  en  son  esprit 
des  combinaisons  irréalisables  afin  de  l'avoir  près  d'elle  le  plus 
possible  et  d'éviter  qu'il  passât  de  longues  soirées  dans  le  froid 
silence  de  son  hôtel  vide.  Ne  le  pouvant  toujours  attirer  et  retenir, 
elle  lui  suggérait  des  distractions,  l'envoyait  au  théâtre,  le  pous- 
sait dans  le  monde,  aimant  mieux  le  savoir  au  milieu  des  femmes 
que  dans  la  tristesse  de  sa  maison. 

Elle  reprit,  répondant  à  sa  secrète  pensée  : 

—  Ah  !  si  je  pouvais  vous  garder  toujours,  comme  je  vous  gâ- 
terais !  Promettez-moi  de  venir  très  souvent,  puisque  je  ne  sorti- 
rai plus  guère. 

—  .le  vous  le  promets. 

Une  voix  murmura  près  de  son  oreille  : 

—  Maman. 

La  comtesse  tressaillit,  se  retourna.  Annettc,  la  duchesse  et 
le  marquis  venaient  de  les  rejoindre. 

—  Il  est  (j[uatre  heures,  dit  la  duchesse,  je  suis  très  fatiguée  et 
j'ai  envie  de  m'en  aller. 

La  comtesse  reprit  : 

—  Je  m'en  vais  aus.si,  je  n'en  puis  plus. 

Ils  gagnèrent  l'escalier  intérieur  qui  part  des  galeries  où  s'ali- 
gnent les  dessins  et  les  aquarelles  et  domine  l'immense  jardin 
vitré  où  sont  exposées  les  ojuvrcs  de  sculpture. 

De  la  plate-forme  de  cet  escalier,  on  apercevait  d'un  bout  à 
l'autre  la  serre  géante  pleine  de  statues  dressées  dans  les  che- 
mins, autour  des  massifs  d'arbustes  verts  et  au-dessus  de  la  foule 
qui  couvrait  le  sol  des  allées  de  son  flot  remuant  et  noir.  Les 
marbres  jaillissaient  de  cette  nappe  sombre  de  chapeaux  et  d'é- 
paules, en  la  trouant  en  mille  endroits,  et  semblaient  lumineux, 
tant  ils  étaient  blancs. 


FOUT  COMME  LA  MOT.T  .  600 

Comme  Bertin  saluait  les  femmes  à  la  porte  de  sortie,  M"^  de 
Guilleroy  lui  demanda  tout  bas  : 

—  Alors,  vous  venez  ce  soir  ? 

—  Mais  oui. 

Et  il  rentra  dans  l'Exposition  pour  causer  avec  les  artistes  des 
impressions  de  la  journée. 

Les  peintres  et  les  sculpteurs  se  tenaient  par  groupes  autour 
des  statues,  devant  le  buffet,  et  là,  on  discutait,  comme  tous  les 
ans,  en  soutenant  ou  en  attaquant  les  mûmes  idées,  avec  les  mê- 
mes arguments  sur  des  œuvres  à  peu  près  pareilles.  Olivier  qui, 
d'ordinaire,  s'animait  à  ces  disputes,  ayant  la  spécialité  des  ri- 
postes et  des  attaques  déconcertantes  et  une  réputation  de  théo- 
ricien spirituel  dont  il  était  fier,  s'agita  pour  se  passionner,  mais 
les  choses  qu'il  répondait,  par  habitude,  ne  l'intéressaient  pas 
plus  que  celles  qu'il  entendait,  et  il  avait  envie  de  s'en  aller,  de 
ne  plus  écouter,  de  ne  plus  comprendre,  sachant  d'avance  tout 
ce  qu'on  dirait  sur  ces  antiques  questions  d'art  dont  il  connais- 
sait toutes  les  faces. 

11  aimait  ces  choses  pourtant,  et  les  avait  aimées  jusqu'ici  d'une 
façon  presque  exclusive,  mais  il  en  était  distrait  ce  jour-là  par 
une  de  ces  préoccupations  légères  et  tenaces,  un  de  ces  petits 
soucis  qui  semblent  ne  nous  devoir  point  toucher  et  qui  sont  là 
malgré  tout,  quoi  qu'on  dise  et  quoi  qu'on  fasse,  piqués  dans  la 
pensée  comme  une  invisible  épine  enfoncée  dans  la  chair. 

Il  avait  même  oublié  ses  inquiétudes  sur  ses  baigneuses  pour 
ne  se  souvenir  que  de  la  tenue  déplaisante  du  marquis  auprès 
d'Annette.  Que  lui  importait,  après  tout?  Avait-il  un  droit  ? 
Pourquoi  aurait-il  voulu  empêcher  ce  mariage  précieux,  décidé 
d'avance,  convenable  sur  tous  les  points  ?  Mais  aucun  raisonne- 
ment n'efTaçait  cette  impression  de  malaise  et  de  mécontente- 
ment qui  l'avait  saisi  en  voyant  le  Farandal  parler  et  sourire  en 
fiancé,  en  caressant  du  regard  le  visage  de  la  jeune  fille. 

Lorsqu'il  entra,  le  soir,  chez  la  comtesse,  et  qu'il  la  retrouva 
seule  avec  sa  fille,  continuant  sous  la  clarté  des  lampes  leur  tricot 
pour  les  malheureux,  il  eut  grand'peine  à  se  garder  de  tenir  sur 
le  marquis  des  propos  moqueurs  et  méchants,  et  de  découvrir 
aux  yeux  d'Annette  toute  sa  banalité  voilée  de  chic. 

Depuis  longtemps,  en  ces  visites  après  dîner,  il  avait  souvent 
des  silences  un  peu  somnolents  etdes  poses  abandonnées  de  vfe'l 
ami  qui  ne  se  gêne  plus.  Enfoncé  dans  son  fauteuil,  les  jambes 
LECT.  —  54  IX  —  39 


GIO  l.A  LECTURE 

croisées,  la  tète  en  arrière,  il  rêvassait  en  parlant  et  reposait  dans 
cette  tranciuille  intimité  son  corps  et  son  esprit.  Mais  voilà  que 
soudain,  lui  revinrent  cet  éveil  et  cette  activité  des  hommes  qui 
font  des  frais  pour  plaire,  que  préoccupe  ce  qu'ils  vont  dire,  et 
qui  cherchent  devant  certaines  personnes  des  mots  plus  brillants 
ou  plus  rares  pour  parer  leurs  idées  et  les  rendre  coquettes.  Il  ne 
laissait  plus  traîner  la  causerie,  mais  la  soutenait  et  l'activait,  la 
fouillant  avec  sa  verve,  et  il  éprouvait,  quand  il  avait  fait  par- 
tir d'un  franc  rire  la  comtesse  et  sa  fille,  ou  quand  il  les  sentait 
émues,  ou  quand  il  les  voyait  lever  sur  lui  des  yeux  surpris,  ou 
quand  elles  cessaient  de  trvivailler  pour  l'écouter,  un  chatouille- 
ment de  plaisir,  un  petit  frisson  de  succès  qui  le  payait  de  sa 
peine. 

11  revenait  maintenant  chaque  fois  qu'il  les  savait  seules,  et 
jamais,  peut-être,  il  n'avait  passé  d'aussi  douces  soirées. 

M""^  de  Guillcroy,  dont  cette  assiduité  apaisait  les  craintes 
constantes,  faisait,  pour  l'attirer  et  le  retenir,  tous  ses  efforts. 
Elle  refusait  des  dîners  en  ville,  des  bals,  des  représentations, 
afin  d'avoir  lajoie  de  jeter  dans  la  boîte  du  télégraphe,  en  sortant 
à  trois  heures,  la  petite  dépèche  bleue  qui  disait  :  «  A  tantôt.  » 
Dans  les  premiers  temps,  voulant  lui  donner  plus  vite  le  tète-à- 
tètc  qu'il  dé.sirait,  elle  envoyait  coucher  sa  fille  dès  que  dix  heu- 
res commençaient  à  sonner.  Puis,  voyant  un  jourqu'il  s'en  éton- 
nait et  demandait  en  riant  (pi'on  ne  traitât  plus  Annette  en  petite 
enfant  pas  sage,  elle  accorda  un  petit  quart  d'heure  de  grâce, 
puis  une  demi-heure,  puis  une  heure.  Il  no  restait  pas  longtemps 
d'oilleurs  après  que  la  jeune  lille  était  partie,  comme  si  la  moitié 
du  <harme  qui  le  tenait  dans  ce  salon  venait  de  sortir  avec  elle, 
Approfhnnt  aussitôt  des  pieds  de  la  comtesse  le  petit  siège  bas 
qu'il  préf('rait,  il  s'asseyait  tout  près  d'elle  et  posait,  par  mo- 
ments,avec  un  mouvement  câlin,  une  joue  contre  ses  genoux.  VA\g 
lui  donnait  une  de  ses  mains,  qu'il  tenait  dans  les  siennes,  et  sa 
fièvre  d'esprit  tondjant  soudain,  il  cessait  de  parler  et  semblait 
se  repo.ser  dans  un  tendre  silence  de  l'effoit  «pi'il  avait  fait. 

Elle  conq)iit  bien,  ])ca  à  j)eu,  avec  son  flair  de  femme,  qu'An- 
nette  l'attirait  presque  autant  qu'elle-même.  Elle  n'en  fut  point 
fâchée,  heureuse  qu'il  pût  trouver  entre  elles  quehjue  chose  de 
la  famille  dont  elle  l'avait  privé  ;  et  elle  l'emprisonnait  le  plus 
possible  entre  elles  deux,  jouant  à  la  maman  jiour  (|u'il  se  crût 
presque  père  de  cette  fillette  et  ([u'une  nu.inee  nouvelle  de  ten- 


FORT  COMME  LA  MORT  611 

dresse  s'ajoutât   à  tout  ce  qui  le  captivait  dans  cette  maison. 

Sa  coquetterie,  toujours  éveillée,  mais  inquiète  depuis  qu'elle 
sentait,  de  tous  les  côtés,  comme  des  piqûres  presque  imper- 
ceptibles encore,  les  innombrables  attaques  de  l'âge,  prit  une  al- 
lure plus  active.  Pour  devenir  aussi  svelte  qu'Annette,  elle  con- 
tinuait à  ne  point  boire,  et  l'amincissement  réel  de  sa  taille  lui 
rendait  en  effet  sa  tournure  de  jeune  fille,  tellement  que,  de  dos, 
on  les  distinguait  à  peine  ;  mais  sa  figure  amaigrie  se  ressentait 
de  ce  régime.  La  peau  distendue  se  plissait  et  prenait  une  nuance 
jaunie  qui  rendait  plus  éclatante  la  fraîcheur  superbe  de  l'en- 
fant. Alors  elle  soigna  son  visage  avec  des  procédés  d'actrice,  et 
bien  qu'elle  se  créât  ainsi  au  grand  jour  une  blancheur  un  peu 
suspecte,  elle  obtint  aux  lumières  cet  éclat  factice  et  charmant 
qui  donne  aux  femmes  bien  fardées  un  incomparable  teint. 

La  constatation  de  cette  décadence  et  l'emploi  de  cet  artifice 
modifièrent  ses  habitudes.  Elle  évita  le  plus  possible  les  compa- 
raisons en  plein  soleil  et  les  rechercha  à  la  lumière  des  lampes 
qui  lui  donnaient  un  avantage.  Quand  elle  se  sentait  fatiguée, 
pâle,  plus  vieillie  que  de  coutume,  elle  avait  des  migraines  com- 
plaisantes qui  lui  faisaient  manquer  des  bals  ou  des  spectacles  ; 
mais  les  jours  où  elle  se  sentait  en  beauté,  elle  triomphait  et  jouait 
à  la  grande  sœur  avec  une  modestie  grave  de  petite  mère.  Afin 
de  porter  toujours  des  robes  presque  pareilles  à  celles  de  sa  fille, 
elle  lui  donnait  des  toilettes  de  jeune  femme,  un  peu  graves  pour 
elle  ;  et  Annette,  chez  qui  apparaissait  de  plus  en  plus  un  carac- 
tère enjoué  et  rieur,  les  portait  avec  une  vivacité  pétillante  ([ui  la 
rendait  plus  gentille  encore.  Elle  se  prêtait  de  tout  son  cœur  aux 
manèges  coquets  de  sa  mère,  jouait  avec  elle,  d'instinct,  de  pe- 
tites scènes  de  grâce,  savait  l'embrasser  à  propos,  lui  enlacer  la 
taille  avec  tendresse,  montrer  par  un  mouvement,  une  caresse, 
quelque  invention  ingénieuse,  combien  elles  étaient  jolies  toutes 
les  deux  et  combien  elles  se  ressemblaient. 

Olivier  Bertin,  à  force  de  les  voir  ensemble  et  de  les  comparer 
sans  cesse,  arrivait  presque,  par  moments,  à  les  confondre.  Quel- 
quefois, si  la  jeune  fille  lui  parlait  alors  qu'il  regardait  ailleurs, 
il  était  foixé  de  demander  :  «  Laquelle  a  dit  cela  ?  »  Souvent 
même,  il  s'amusait  à  jouer  ce  jeu  de  la  confusion  quand  ils  étaient 
seuls  tous  les  trois  dans  le  salon  aux  tapisseries  Louis  XV.  Il 
fermait  alors  les  yeux  et  les  priait  de  lui  adresser  la  même  ques- 
tion l'une  après  l'autre  d'abord,  puis  en  changeant  l'ordre  des  in- 


C12  LA  LKCTURF. 

tcrrogations,  afin  qu'il  reconnût  les  voix.  Elles  s'essayaient  avec 
tant  d'adresse  à  trouver  les  mûmes  intonations,  à  dire  les  mô- 
mes phrases  avec  les  mêmes  accents,  que  souvent  il  ne  devinait 
pas.  Elles  étaient  parvenues,  en  vérité,  à  prononcer  si  pareille- 
ment, que  les  domestiques  répondaient»  Oui,  madame  »  à  la  jeune 
niio  et  «  Oui,  mademoiselle  »  à  la  mère. 

A  force  de  s'imiter  par  amusement  et  de  copier  leurs  mouve- 
ments, elles  avaient  acquis  ainsi  une  telle  similitude  d'allures  et 
de  gestes,  que  M.  de  Guilleroy  lui-même,  quand  il  voyait  passer 
l'une  ou  l'autre  dans  le  fond  sombre  du  salon,  les  confondait  à 
tout  instant  et  demandait  :  «  Est-ce  toi  Annette,  ou  est-ce  ta 
maman  ?  » 

De  cette  ressemblance  naturelle  et  voulue,  réelle  et  travaillée, 
était  née  dans  l'esprit  et  dans  le  ca:ur  du  peintre  l'impression 
bizarre  d'un  être  double,  ancien  et  nouveau,  très  connu  et  prescpie 
ignoré,  de  deux  corps  faits  l'un  après  l'autre  avec  la  même  chair, 
de  la  même  femme  continuée,  rajeunie,  redevenue  ce  qu'elle 
avait  été.  Et  il  vivait  près  d'elles,  partagé  entre  les  deux,  incjuiet, 
troublé,  sentant  pour  la  mère  ses  ardeurs  réveillées  et  couvrant 
la  lillc  d'une  obscure  tendresse. 

Guy  DU   Maupassant. 
(.1  s^  livre.) 


BONHEUR   INTIME 


(1) 


Nous  n'avions  aucun  motif  de  reculer  notre  mariage  ;  de  plus, 
nous  étions  loin  de  le  désirer.  Sans  doute,  Katia  insista  pour 
aller  à  Moscou  faire  de  nombreux  achats  et  commander  le  trous- 
seau ;  la  mère  de  Serge  insista  également  pour  que  son  fils  fît 
l'acquisition  d'une  voiture  neuve,  d'un  nouveau  mobilier,  et  rem- 
plaçât les  tapisseries  de  toute  la  maison,  mais  nous  tînmes,  lui 
et  moi,  à  ce  que  tout  cela  fût  remis  à  plus  tard,  et  la  noce  célébrée 
quinze  jours  après  mon  anniversaire,  sans  bruit,  sans  corbeille, 
sans  invités,  sans  festin,  sans  Champagne,  sans  aucun  des  ingré- 
dients dont  un  mariage  est  ordinairement  agrémenté. 

Serge  Michaïlovitch  me  fit  part  du  mécontentement  de  sa  mère 
à  ce  propos.  Pas  de  musique,  pas  d'avalanches  de  caisses,  pas  de 
maison  bouleversée  !  Elle  ne  comprenait  pas  cela  ;  elle  eût  voulu 
que  la  noce  de  son  fils  ressemblât  à  la  sienne,  qui  avait  coûté 
trente  mille  roubles.  Elle  mettait  à  sac  nombre  de  coffres  et 
tenait  de  véritables  conseils  avec  Mariouchka,  la  femme  de 
charge,  au  sujet  de  certains  taj^is,  certains  rideaux,  certaine 
argenterie  absolument  indispensables  à  notre  bonheur,  paraît-il. 
Katia  n'en  faisait  pas  moins  avec  ma  bonne  Kousminichna,  et 
sur  ce  point  elle  était  loin  d'entendre  plaisanterie.  Avec  la  con- 
viction que,  sous  prétexte  de  parler  d'avenir,  Serge  et  moi  nous 

11)  Voir  les  numéros  des  25  août  ot  10  septembre  1889. 


G14  LA  LKCTURE 

ne  nous  disions  que  des  tendresses,  ainsi  que  le  voulait  d'ailleurs 
la  circonstance,  clic  était  persuadée  que  notre  bonheur  futur  dé- 
pendait de  la  bonne  façon  de  mon  linçe  et  de  la  régularité 
d'ourlet  des  serviettes  et  des  nappes.  Il  s'établit  entre  Prokovsk 
et  Nikolsk  un  échange  quotidien  de  communications  secrètes  sur 
les  préparatifs,  et  bien  que  la  mère  de  Serge  et  Katia  eussent 
l'air  d'être  intimement  liées,  il  se  dégageait  de  leurs  rapports  une 
diplomatie  scr.éc  et  légèrement  hostile. 

Tatiana  Semenovna  avait  conservé  les  manières  de  voir  d'un 
temps  passé  ;  c'était  une  femme  J'ordre  et  de  principes.  Serge 
l'aimait  non  seulement  parce  que  sa  qualité  de  lils  lui  en  faisait 
un  devoir,  mais  encore  parce  qu'il  la  considérait  comme  la  femme 
la  meilleure,  la  i)lus  intelligente,  la  plus  aimante  et  la  plus 
aimable  qu'il  y  eût  au  monde.  Elle  s'était  toujours  montrée  bonne 
pour  nous,  surtout  pour  moi  ;  elle  fut  donc  heureuse  que  son  fils 
m'épousât.  Mais  lorsque  je  lui  rendis  visite,  avant  notre  mariage, 
elle  me  donna  à  entendre  —  du  moins  je  le  crus  —  qu'il  eût  pu 
faire  un  meilleur  parti,  et  que  je  lui  devais  de  la  reéonnaissance. 
Je  la  compris  fort  bien  et  fus  du  même  avis. 

Pendant  ces  deux  dernières  semaines,  nous  nous  vîmes 
tous  les  jours.  11  arrivait  pour  le  dîner  et  restait  juscjuc  vers 
minuit.  Mais,  bien  qu'il  eût  assuré  et  que  je  fusse  convaincue 
qu'il  n'eût  pu  vivre  loin  de  moi,  il  ne  passait  jamais  la  journée 
tout  entière  avec  moi  et  il  s'efforçait  de  ne  pas  négliger  ses  af- 
faires. Nos  rapports  extérieurs  furent  ce  qu'ils  avaient  été  tou- 
jours ;  nous  continuâmes  à  nous  dire  vous.  Il  ne  me  baisait  pas 
même  la  main  et  évitait  de  se  trouver  seul  avec  moi.  On  eût  dit 
qu'il  craignait  d'être  emporté  par  un  accès  de  cette  tendresse 
fougueuse  qui  lui  était  propre.  Je  ne  sais  lequel  de  nous  deux 
avait  changé,  mais  je  me  sentais  son  égale  maintcnant.il  n'avait 
plus  rien  de  cette  simplicité  forcée  qui  me  déplaisait  en  lui,  et 
cet  homme,  qui  m'avait  inspiré  tant  de  respect  et  de  crainte,  était 
devenu  un  véritable  enfant  tout  transporté  de  bonheur.  C'est  un 
homme,  tout  simplement,  me  disais-je.  Je  voyais  clair  en  lui,  je 
le  connaissais  entièrement  et  je  trouvais  que  tout  dans  sa  nature 
était  en  harmonie  avec  la  mienne.  Les  plans  ([u'il  formait  pour 
notre  avenir  correspondait.^nt  exactement  aux  miens  —  avec  cette 
différence  rju'il  les  concevait  mieux  et  les  exposait  en  meilleurs 
termes. 

Le  temps  fut  mauvais  pendant  toute  cette  (Quinzaine  et  nous  ne 


BONHEUR  INTIME  615 

sortîmes  guère  ;  pour  causer  à  notre  aise,  nous  avions  choisi  le 
coin  entre  la  fenêtre  et  le  piano.  Les  vitres  posées  sur  le  noir  de 
la  nuit  reflétaient  la  lumière  des  bougies  et  sonnaient  parfois 
sous  les  gouttes  de  pluie.  Dehors,  l'eau  dévalait  le  long  des  gout- 
tières et  tombait  bruyamment  dans  les  flaques.  Une  humidité 
pénétrante  montait  vers  nous,  faisant  paraître  notre  retraite  plus 
claire,  plus  chaude,  plus  agréable. 

—  Savez-vous  que  j'ai  sur  le  cœur  quelque  chose  dont  je  vou- 
drais vous  parler,  me  dit-il  un  soir  que  nous  étions  restés  seuls 
dans  notre  coin,  plus  tard  que  de  coutume.  Pendant  que  vous 
jouiez,  j'y  ai  réfléchi  longuement. 

—  Ne  me  dites  rien,  je  sais  tout. 

—  Vous  avez  raison  ;  n'en  parlons  plus. 

—  Si,  tout  de  même.  Qu'est-ce  que  c'est  ? 

—  Eh  bien,  vous  souvenez-vous  de  l'histoire  d'A...  et  de  B... 
que  je  vous  ai  racontée  ? 

—  Comment  ne  me  souviendrais-je  pas  de  cette  sotte  histoire. 
Il  n'est  pas  trop  tôt  qu'elle  soit  finie. 

—  Il  s'en  est  fallu  de  peu  que  je  brise  de  mes  mains  mon  propre 
bonheur.  C'est  vous  qui  m'avez  sauvé.  Mais  le  plus  grave,  c'est 
qu'alors  j'ai  menti  constamment.  Voilà  ce  qui  me  pèse,  et  main- 
tenant je  voudrais  vous  avouer  toute  la  vérité. 

—  Ah  !  je  vous  en  prie,  n'en  faites  rien. 

—  N'ayez  crainte,  reprit-il  en  souriant,  je  voudrais  me  justi- 
fier. En  commençant,  j'avais  l'intention  d'engager  une  discus- 
sion. 

—  Pourquoi?  Il  ne  faut  jamais  de  discussion. 

—  Je  m'en  tire  si  mal  !  Quand,  après  toutes  mes  désillusions 
et  toutes  mes  déceptions,  je  revins  à  la  campagne,  je  me  dis  que 
désormais  c'en  était  fait  pour  moi  de  l'amour,  qu'il  ne  me  restait 
pins  rien,  si  ce  n'est  des  devoirs.  Je  fus  longtemps  sans  me 
rendre  compte  de  mes  sentiments  pour  vous  et  du  résultat  qui 
pouvait  en  advenir.  Tour  à  tour,  j'espérai  et  je  désespérai  ; 
parfois  il  me  semblait  que  vous  jouiez  à  la  coquette,  parfois  il  me 
venait  un  doute  ;  bref,  je  ne  savais  que  faire.  Mais  après  cette 
soirée —  vous  vous  souvenez?  — cette  soirée  où  nous  allâmes 
nous  promener  au  jardin,  mon  bonheur  m'effraya,  tant  il  me 
parut  grand,  infmi.  Qu'arriverait-il  si  je  me  permettais  d'espérer. 
Naturellement,  je  ne  songeais  qu'à  ma  propre  personne,  en  par- 
fait égoïste  que  j'étais. 


GKi  LA  LECTURE 

Un  instant  il  se  tut  et  me  regarda  avant  de  poursuivre. 

—  Mais  ce  n'était  pas  tout  à  fait  absurde  ce  que  je  vous  disais; 
les  choses  pouvaient  tourner  ainsi  et  j'avais  tout  à  craindre  pour 
moi-même.  Je  recevais  tant  de  vous  et  je  vous  donnais  si  peu  ! 
Vous  êtes  encore  une  enfant,  un  bouton  de  rose  qui  attend  son 
épanouissement  ;  vous  en  êtes  à  votre  premier  amour,  tandis  que 
moi... 

—  Oui,  dites-moi  la  vérité  !  m'écriai-je,  mais  j'eus  peur  de  ce 
cpi'il  allait  me  répondre  et  j'ajoutai  :   non,  non,  ne  me  dites  rien. 

—  Vous  voudriez  savoir  si  j'ai  déjà  aimé  ailleurs,  n'est-ce 
pas?  reprit-il,  devinant  ma  pensée,  eh  bien  !  je  puis  vous  l'as- 
surer :  je  n'ai  jamais  aimé,  je  n'ai  jamais  rien  éprouvé  d'ana- 
logue à  ce  que  je  ressens  en  ce  moment... 

Mais  tout  à  coup  un  souvenir  parut  l'oppresser. 

—  Ici  même,  il  me  fallait  votre  cœur  pour  avoir  le  droit  de 
vous  aimer,  et  il  me  fallait  bien  réfléchir  avant  de  vous  avouer 
que  je  vous  aimais...  Que  vous  apporté-je?  L'amour...  sans 
doute... 

—  Est-ce  donc  si  peu  de  chose  ?  demandai-je  en  le  regar- 
dant. 

—  Oui,  peu  de  chose,  chère  amie,  bien  peu  de  chose  pour 
vous.  Vous  êtes  jeune,  vous  êtes  belle...  Souvent  l'excès  de  bon- 
hcnu*  m'empêche  de  dormir  et  je  songe  à  l'existence  commune  qui 
nous  attend.  J'ai  beaucoup  vécu,  et  cependant  il  me  semble  que 
je  viens  de  découvrir  ce  qui  est  indispensable  au  bonheur.  Une 
vie  retirée,  très  calme,  dans  une  solitude  champêtre  avec  la  pos- 
siltilité  défaire  beaucoup  de  bien  autour  de  nous,  parmi  ceux  qui 
y  sont  sensibles  et  à  f[ui  on  en  témoigne  si  peu  ;  puis  du  travail, 
un  travail  utile,  des  distractions,  la  nature,  des  livres,  la  musi- 
({uo,  l'amour  du  prochain  :  voilà  ma  lélicité,  une  félicité  comme 
jamais  je  n'en  ai  rêvé  de  i)lus  parfaite.  Et  puis,  au  dessus  de 
tout  cela,  une  compagne  comme  vous,  une  famille  —  tout  ce  que 
riionmie  peut  désirer. 

—  Oui. 

—  Oui,  pour  moi  qui  ai  ma  jeunesse  dans  mon  passé,  mais  non 
pour  vous.  Vous  ne  connaisse/,  pas  encore  la  vie,  vous  auriez  pu 
chercher  le  bonheur  dans  d'autres  conditions  et  peut-être  l'eus- 
siez-vous  trouvé.  Aujourd'hui  tout  cela  vous  paraît  le  bonhrnr 
parce  que  vous  m'aimez. 

—  Non,  je  n'ai  jamais  aimé  ni  désiré  autre  chose  que  ce  bon- 


BONHEUR  INTIME  017 

heur   paisible   et   intime,  et  vous   n'avez   fait   qu'exprimer  ma 
pensée. 

—  Vous  vous  l'imaginez,  ma  chère  amie.  Mais  en  réalité,  c'est 
bien  peu  de  chose  pour  vous.  Vous  êtes  jeune  et  belle,  répéta  • 
t-il  avec  insistance. 

Je  commençais  à  sentir  quelque  irritation  de  le  voir  se  refuser 
à  me  croire  et,  jusqu'à  un  certain  point,  me  faire  un  reproche 
de  ma  jeunesse  et  de  ma  beauté. 

—  Eh  bien  !  pourquoi  m'aimez-vous?  demandai-je  avec  hu- 
meur, est-ce  pour  ma  jeunesse  ou  pour  moi-même? 

—  Je  ne  sais,  mais  je  vous  aime,répliqua-t-il,  en  fixant  sur  moi 
ses  yeux  ardents  et  fascinateurs. 

Je  gardai  le  silence,  et  machinalement  je  le  regardai.  Soudain 
un  phénomène  bizarre  se  manifesta  :  je  cessai  de  voir  ce  qui 
m'entourait,  son  visage  lui-même  s'effaça,  je  ne  distinguai  plus 
que  ses  grands  yeux  tournés  vers  moi.  Puis  il  me  sembla  que 
leur  regard  descendait  jusqu'au  plus  profond  de  mon  être  ;  je  me 
troublai,  tout  disparut  et  je  dus  fermer  les  paupières  pour  dissi- 
per la  sensation  d'extase  et  de  terreur  que  ses  yeux  avaient  fait 
surgir  en  moi. 

La  veille  du  jour  arrêté  pour  notre  mariage,  le  temps  se  rassé- 
réna vers  le  soir  et  nous  eûmes  la  première  nuit  claire  et  froide 
de  l'automne.  L'air  redevint  limpide  et  le  jardin  s'offrit  à  nos 
regards  nettement.  Les  arbres  étaient  dépouillés,  les  tons  rouilles 
de  l'arrière-saison  dominaient  partout  ;  le  ciel  était  pur,  calme  et 
rigide.  J'allai  me  reposer  avec  la  joie  de  voir  le  temps  si  bien 
disposé  pour  mon  mariage  ;  quand  je  me  réveillai,  de  très  bonne 
heure,  la  pensée  que  «  c'était  aujourd'hui  »  ne  laissa  pas  que  de 
me  causer  une  certaine  frayeur  et  quelque  étonnement. 

Je  descendis  au  jardin.  Le  soleil  venait  de  se  lever  et  ses  pre- 
miers rayons  tombaient  à  travers  les  branches  dénudées  des 
tilleuls.  Des  feuilles  mortes  jonchaient  Tallée.  Les  fruits  du  sor- 
bier avaient  rougi,  tandis  que  les  dahlias  étaient  noirs  et  recro- 
quevillés par  le  froid.  Une  gelée  blanche  s'étendait  sur  la  pelouse 
comme  une  couche  d'argent,  et,  dans  le  ciel  transparent,  on  n'eût 
pu  voir  un  seul  nuage. 

—  C'est  donc  bien  pour  aujourd'hui  ?  me  dis-je,  ne  pouvant 
croire  encore  à  mon  bonheur;  ainsi  demain,  je  ne  serai  plus  ici, 
je  me  réveillerai  dans  cette  belle  maison  de  Nikolsk  ?  Je  ne  l'at- 
tendi-ai  donc  plus,  je  ne  parlerai  donc  plus  de  lui  avec  Katia, 


618  LA  LECTURE 

chaque  soir,  chaque  nuit  ?  Je  ne  me  mettrai  plus  au  piano  \n'cs 
de  lui  clans  notre  salon?  Je  ne  mai'cherai plus  à  côté  de  lui,  toute 
peureuse  dans  les  nuits  noires  ? 

Et  je  me  souvins  que  la  veille  au  soir  il  était  venu  pour  la  der- 
nière fois,  que  Katia  m'avait  même  obligée  à  essayer  ma  robe  de 
mariée  en  disant  :  «  C'est  pour  demain.  »  De  sorte  que  parfois  je 
croyais  et  qu'en  d'autres  moments  je  doutais.  Allait-il  falloir  dé- 
sormais vivre  près  d'une  bcllc-mèrc,  sans  Nadcjda,  sans  Gregor, 
sans  Katia  ?  Je  n'embrasserais  plus  ma  vieille  bonne  à  l'heui'e  de 
me  mettre  au  lit,  et  elle  ne  me  bénirait  plus  comme  elle  avait  cou- 
tume de  le  faire  en  me  disant  :  «  Dormez  bien,  mademoiselle  !  » 
Je  ne  donnerais  plus  de  leçons  à  Sonia,  je  ne  jouerais  plus  avec 
elle,  je  ne  cognerais  plus  à  la  muraille  pour  l'appeler,  je  n'enten- 
di'ais  plus  son  rire  d'enfant.  Etait-ce  bien  aujourd'hui  que  mes 
espérances  et  mes  désirs  allaient  prendre  corps,  qu'une  nouvelle 
vie  commencerait  pour  moi?  Et  cette  nouvelle  vie  devait-elle  du- 
rer toujours?  J'attendais  avec  impatience  la  venue  de  Serge  Mi- 
chaïlovitch. 

Il  arriva  tôt  et  à  peine  fut-il  là,  que  j'eus  aussitôt  la  certitude 
d'être  sa  femme  le  jour  même,  et  dès  lors  cette  pensée  n'eut  plus? 
rien  d'effrayant  pour  moi.  Avant  le  dîner  nous  nous  rendîmes  à 
l'église,  afin  de  prier  pour  mon  père  défunt.  Oue  ne  vit-il  encore  ! 
jne  di<ais-je  en  revenant  à  la  maison,  et  je  m'a])[)uyaissurlebras 
de  celui  qui  avait  été  son  meilleur  ami.  Pendant  (pie  j'étais  restée 
la  tête  courbée  vers  les  dalles  glacées,  je  m'étais  tant  appliquée 
à  ressusciter  l'image  de  mon  père,  que  je  crus  vraiment  sentir 
son  àme  planer  sur  nous  et  bénir  mon  choix.  Ce  souvenir,  ces 
espérances,  ce  bonheur  et  cette  tristesse,  se  fondaient  eu  mol 
dans  une  sorte  d'attendrissement  grave.  Et  ce  sentiment  était  en 
])l('ii>c  harmonie  avec  le  calme  du  ciel,  la  solitude  des  champs,  la 
j)àleuv  de  ce  soleil  anémlipie  dont  les  rayons  s'elTorçaient  en  vain 
de  colorer  mes  joues.  On  eût  dit  que  celui  aux  côtés  duquel  je 
marchais,  comprenait  ce  qui  se  passait  en  moi  et  y  prenait  part. 
Il  s'avançait,  silencieux  et  lent;  son  visage,  que  j'examinais  à  la 
dérobée  de  temps  à  autre,  avait  une  expression  grave,  ni  joyeuse 
ni  triste,  à  l'unisson  de  ce  que  .sentait  mon  cœur  et  de  ce  que  di- 
sait le  paysage.  Tout  à  coup  il  se  tourna  vers  moi  et  je  vis  qu'il 
voulait  me  parler. 

—  Un  jour  il  nv  dit  eu  plaisantant  :  «  Tu  devrais  épouser 
Mâcha.   » 


DONHEUH  INTIME  OI'J 

—  Qu'il  serait  heureux  s'il  était  là  !  répliquai-jc  en  serrant  plus 
ftirt  le  bras  sur  lequel  reposait  le  mien. 

—  Oui,  alors  vous  n'étiez  encore  qu'une  enfant.  Je  baisais  vos 
yeux  parce  qu'ils  ressemblaient  aux  cieux.  J'étais  bien  loin  de 
soupçonner  que  plus  tard  ils  me  seraient  si  chers,  à  cause  de 
moi-même.  Je  vous  appelais  Mâcha,  tout  simplement. 

—  -  Tutoyez-moi. 

—  J'allais  le  faire  comme  si  tu  n'étais  bien  à  moi  qu'à  partir  de 
cet  instant. 

Et  son  regard  tranquille  et  heureux  se  reposa  avec  tendresse 
sur  le  mien. 

D'un  côté  s'étendait  devant  nous  un  champ  de  chaume  qui  par- 
tait du  ravin  et  montait  jusqu'à  la  forêt.  Un  paysan  marchait 
derrière  sa  charrue  et  traçait  une  bande  plus  sombre  qui  allait 
s'élargissant  de  plus  en  plus;  un  troupeau  de  chevaux 
quittait  la  lisière  et  venait  à  nous.  De  l'autre  côté,  les  semailles 
d'ixiver  commençaient  à  germer  et  à  glacer  de  vert  le  terrain  se 
déroulant  jusqu'à  notre  jardin,  derrière  lequel  apparaissait  la 
maison.  Aux  rayons  pâles  du  soleil  se  mêlaient  de  longs  fils  qui 
flottaient  dans  l'air,  recouvraient  le  chaume,  s'accrochaient  à  nos 
vêtements  et  à  nos  cheveux.  Lorsque  nous  parlions,  nos  voix 
avaient  une  sonorité  comme  si  les  sons  fussent  restés  suspendus 
au-dessus  de  nos  têtes,  comme  si  nous  eussions  été  seuls  dans  ce 
vaste  monde,  sous  ce  ciel  immuable,  dans  cette  lumière  sans 
chaleur.  Volontiers  aussi,  je  l'eusse  tutoyé,  mais  je  n'y  parvenais 
pas. 

—  Pourquoi  marches-tu  si  vite?  deraandai-je  enfin  tout  bas, 
en  rougissant  malgré  moi. 

Il  ralentit  le  pas  et  me  regarda  plus  tendrement  encore. 

Quand  nous  rentrâmes,  la  mère  de  Serge  était  arrivée  ainsi 
que  les  quelques  personnes  auxquelles  nous  n'avions  pu  nous 
dispenser  d'adresser  une  invitation.  Jusqu'au  moment  où,  la  cé- 
rémonie terminée,  je  montai  en  voiture,  je  n'eus  plus  l'occasion 
d'être  seule  avec  lui.  L'église  était  presque  déserte.  Un  seul  coup 
d'œil  suffit  pour  apercevoir  Tatiana  Semenovna,  installée  sur  un 
tapis;  près  du  chœur,  Katia  coiffée  de  son  bonnet  à  rubans  lilas, 
puis  quelques  drocoviés  m'examinant  curieusement.  Je  ne  le  vis 
pas,  lui,  mais  j'avais  conscience  de  son  voisinage.  Je  suivis  l'office 
et  je  répétai  les  paroles  des  prières,  mais  elles  ne  trouvèrent  au- 
cun écho  dans  mon  àme.  Il  m'était  impossible  de  prier.  Vague- 


C20  LA  lecturp: 

ment  je  regardais  les  images,  les  cierges,  la  croix  ornant  le  dos 
de  la  chasuble  de  rofficiant,  puis  une  fenêtre,  mais  je  ne  compre- 
nais rien.  Tout  au  plus  percevais-je  qu'il  se  passait  quelque  chose 
d'extraordinaire  en  ce  moment.  Quand  le  prêtre  se  retourna  pour 
me  souhaiter  d'être  heureuse,  pour  me  rappeler  qu'il  m'avait 
baptisée;  quand  Tatiana  et  Katia  vinrent  m'cnil)rasscr,  que  la 
voix  de  Gregor  m'invita  à  monter  en  voiture,  je  fus  prise  d'éton- 
nement  et  d'effroi  à  l'idée  que  tout  était  déjà  fini  et  que  cependant 
rien  d'extraordinaii'e  ne  s'était  produit  et  que  je  n'avais  rien 
éprouvé  de  la  sainteté  du  sacrement.  Nous  échangeâmes  un  bai- 
ser, etce  baiser  me  parut  si  singuher,  si  étranger  à  mes  sentiments, 
qu'involontairement  je  me  dis  :  «  Et  c'est  tout  ?  »  Nous  sortmies. 
Le  roulement  de  la  voiture  retentit  jus([u'au  fond  des  voûtes  do 
l'église;  un  air  frais  me  caressa  le  visage,  pendant  qu'il  se  cou- 
vrait de  son  chapeau  et  m'instaUait  sur  la  banquette.  A  travers 
la  glace,  je  vis  passer  la  lune  froide  dans  un  halo  brumeux.  Il 
s'assit  près  de  moi  et  referma  la  portière  ;  j'en  ressentis  un  contre- 
coup au  cœur,  comme  si  la  fermeté  avec  laquelle  il  avait  agi 
m'eût  blessée.  La  voix  de  Katia  me  recommanda  de  me  couvrir 
la  tête,  les  roues  dansèrent  sur  des  cailloux,  puis  l'oulèrent  dou- 
cement sur  un  chemin  uni  et  la  course  s'accéléra.  Blottie  dans  un 
angle,  je  contemplais  les  champs  blanchis  par  la  lune  blafarde  et 
la  route  qui  .semblait  fuir  dans  le  lointain.  Et  je  me  répétais  : 
«  Voilà  donc  tout  ce  que  me  réservait  ce  moment  —  ce  moment 
dont  j'attendais  de  si  grandes  choses  !  »  Et  je  me  sentais  humiliée 
et  froissée  d'être  si  seule  avec  lui,  si  près  de  lui.  Je  nie  retournai 
l)Our  lui  adresser  la  parole,  mais  aucun  mot  ne  sortit  de  mes  lè- 
vres. On  eût  dit  que  toute  ma  tendresse  s'était  (!'vanouie,  pour 
faire  place  au  sentiment  de  l'offense  reçue  et  de  la  terreur  éprou- 
vée. 

—  Jusqu'au  dernier  moment,  j'ai  douté  que  cela  pût  être,  dit-il 
doucement,  répondant  à  mon  regard. 

—  Moi...  j'ai  peur...  je  ne  sais  pounpioi. 

— Comment,  peur  de  moi,  chère  Mâcha?  reprit-il  en  saisissant 
ma  main  et  en  se  penchant  vers  moi. 

Ma  main  resta  inerte  dans  la  sienne  nt  un  froid  douloureux  me 
traversa  le  cœur. 

—  Oui,  murmurai-je. 

Puis,  mon  cœur  se  reprit  à  battre  plus  fort,  ma  main  se  ré- 
chauffa et  étrcignit  la  sienne,  mes  yeux  cherchèrent  les  siens 


BONHEUR  INTIME  G21 


dans  l'ombre  et  je  sentis  que  je  n'avais  plus  aucune  peur  de  lui. 
Un  nouvel  amour  plus  ardent,  plus  puissant,  s'éveillait  en  moi  : 
j'élais  à  lui  tout  entière,  et  j'étais  heureuse  de  cette  possession. 


VI 


Des  jours,  des  semaines,  deux  mois  complets  s'écoulèrent  dans 
une  existence  paisible,  à  notre  insu  pom*  ainsi  dire,  et  cependant 
les  sensations,  les  émotions  et  les  ivresses  de  ces  deux  mois  eus- 
sent pu  suffire  à  une  existence.  Notre  vie  à  la  campagne  n'était 
pas  la  réalisation  exacte  du  rêve  que  nous  avions  fait,  mais  elle 
était  plus  belle  encore  que  nous  ne  l'avions  rêvée.  Ce  n'était  pas 
l'existence  austère  toute  consacrée  au  travail,  au  devoir,  au  dé- 
vouement, à  l'abnégation  que  je  m'étais  arrangée  avant  mon  ma- 
riage :  c'était  plutôt  une  jouissance  égoïste,  exclusive  de  notre 
amour,  le  désir  d'être  toujours  aimée,  des  joies  sans  cause  et  sans 
fin,  un  oubli  absolu  des  choses  de  ce  monde.  Sans  doute,  il  res- 
tait  (pielquefois  à  sa  chambre  pour  un  motif  ou  l'autre,  allait  à  la 
ville  ou  s'occupait  de  son  domaine,  mais  je  voyais  bien  tout  ce 
qu'il  lui  fallait  d'efforts  pour  s'arracher  à  moi.  Lui-même  m'avoua 
plus  tard  que  là  où  je  n'étais  pas,  tout  lui  semblait  vide,  morne, 
sans  aucun  intérêt  pour  lui. 

Il  en  était  de  même  pour  moi,  je  lisais,  je  faisais  de  la  musique, 
je  m'occupais  avec  Tatiana  Semenovna,  mais  uniquement  parce 
que  tout  cela  se  rapportait  plus  ou  moins  à  lui  et  lui  faisait  plai- 
sir. Dès  qu'il  s'agissait  d'une  chose  ne  se  conciliant  plus  avec  sa 
pensée,  mes  mains  retombaient  et  l'idée  qu'il  pouvait  y  avoir 
quelque  chose  en  dehors  de  lui,  me  semblait  ridicule.  Peut-être 
ceci  était-il  un  sentiment  égoïste  et  coupable,  mais  il  me  rendait 
heureuse  et  me  mettait  au-dessus  des  vulgarités  de  la  vie.  Lui 
seul  existait  pour  moi  et  je  le  considérais  comme  l'être  le  plus 
beau  et  le  meilleur  qu'il  y  eût  sur  la  terre;  je  ne  pouvais  donc 
vivre  que  pour  lui,  que  pour  rester  moi-même  ce  que  j'étais  pour 
lui.  Il  voyait  en  moi  la  plus  belle  des  femmes,  douée  de  toutes 
les  perfections,  et  je  m'efforçais  d'être  cette  femme,  pour  le  meil- 
leur des  hommes. 

Un  jour  il  entra  dans  ma  chambre  au  moment  où  j'étais  en 
prière.  Je  le  regardai  sans  m'interrompre  ;  il  s'assit  et  ouvrit  un 


C22  LA  LECTURE 

livre.  Mais  je  sentis  qu'il  avait  les  yeux  fixés  sur  moi  ;  je  me  re- 
tournai :  il  sourit,  je  fis  comme  lui  et  il  me  fut  impossible  de  prier 
plus  longtemps. 

—  As-tu  prié?  dcmandai-jc. 

—  Oui,  continue,  je  reviendrai. 

—  Mais  tu  pries  vraiment,  j'espère  ? 

Il  voulut  s'esquiver  sans  répondre,  mais  je  le  retins 

—  Cher,  viens  prier  avec  moi^  pour  me  faire  plaisir. 

Il  prit  place  à  côté  de  moi,  laissa  tomber  ses  bras,  gauchement, 
et  se  mit  à  lire,  en  bredouillant.  De  temps  à  autre  il  me  regardait 
comme  pour  me  demander  de  venir  à  son  aide.  Quand  il  eut  fini, 
j'éclatai  de  rire  et  je  l'embrassai. 

—  Mignonne,  il  me  semble  que  j'ai  dix  ans  !  dit-il,  tout  rouge 
encore,  en  me  baisant  la  main. 

Notre  demeure  était  une  de  ces  antiques  habitations  qui  ont 
abrité  sous  leur  toit  plusieurs  générations  d'une  môme  race.  De 
toutes  choses  s'exhalaient  des  souvenirs  bons  et  purs  qui  deve- 
naient les  miens,  en  quelque  sorte,  dès  que  j'eus  franchi  le  seuil  ; 
Tatiana  Somenovna  y  maintenait  sévèrement  un  règlement  de 
vie  à  l'ancienne  mode.  On  ne  pouvait  affirmer  que  tout  était  beau 
et  élégant;  mais  du  personnel  aux  repas,  sans  oublier  l'ameu- 
blement, tout  était  abondant,  simple  et  propre,  tout  inspirait  la 
considération.  Les  meubles  du  salon  étaient  disposés  avec  symé- 
trie ;  les  parois  étaient  ornées  de  tableaux  et  le  parquet  dispa- 
raissait sous  un  tapis  qu'agrémentaient  des  paysages.  Un  vieux 
piano,  deux  chiffonniers  de  styles  différents,  des  sofas,  des  gué- 
ridons do  marqueterie  complétaient  ce  mobilier.  Ma  chambre,  à 
laquelle  Tatiana  avait  donné  toutes  ses  attentions,  était  un  ras- 
semblement de  toutes  les  époques  et  de  toutes  les  manières.  Il  y 
avait  entre  autres  un  antique  trumeau  qui  m'avait  causé  d'abord 
quelque  effarement,  mais  qui  bientôt  me  fut  cher  autant  qu'un  ami. 

La  voix  de  Tatiana  Semenovna  ne  se  faisait  jamais  entendre 
et  cependant  tout  marchait  régulièrement  conmie  dans  une  hor- 
Iniro  bien  réglée,  malgré  la  quantité  de  personnes  au  moins  inu- 
tiles. Mais  ces  innombrables  domestiques  portaient  des  chaus- 
sures sans  talons  qui  ne  produisaient  aucun  bruit  —  Tatiana 
allirmait  (|uo  rien  n'était  plus  désagréable  en  ce  monde  que  le 
craquement  des  semelles  et  le  tapotement  des  talon'*  —  tous  ces 
domc.-sti(|ues  semblaient  fiers  de  leurs  fonctions.  Ils  tremblaient 
devant  la  vieille  dame  et  prenaient  des  airs  protecteurs  envers 


BONHEUR  INTIME  GiS 

moi  et  mon  mari.  Ils  s'acquittaient  de  leurs  besognes  avec  un 
zèle  remarquable.  Le  samedi  soir  on  lavait  tous  les  parquets,  on 
battait  tous  les  tapis,  et  le  premier  de  chaque  mois  il  y  avait 
service  divin  et  bénédiction  de  l'eau.  A  la  fête  de  Tatiana  et  de 
son  fils  —  ainsi  qu'à  la  mienne  désormais  —  un  banquet  était 
offert  aux  voisins  et  les  choses  allaient  ainsi  depuis  longtemps, 
elles  avaient  toujours  été  ainsi  depuis  aussi  longtemps  que  Ta- 
tiana Semenovna  se  souvenait. 

Mon  mari  ne  se  mêlait  pas  du  ménage  ;  il  ne  s'occupait  que 
des  travaux  du  dehors,  mais  il  s'en  occupait  très  activement.  Il 
se  levait  de  bonne  heure,  même  en  hiver,  de  sorte  que  le  plus 
souvent  il  était  déjà  sorti  quand  je  me  réveillais.  Ptcgle  frénérale 
il  l'evenait  pour  le  thé  —  que  nous  prenions  seuls  —  et,  malgré 
les  fatigues  et  les  soucis  que  cause  une  grande  exploitation,  il 
était  presque  toujours  dans  cette  heureuse  situation  d'esprit  que 
nous  appelions  transport  frénétique.  Fréquemment  je  lui  deman- 
dais de  me  raconter  ce  qu'il  avait  fait  dans  sa  matinée,  et  alors  il 
me  narrait  les  choses  les  plus  invraisemblables  qui  nous  forçaient 
à  éclater  de  rire.  Si  j'exigeais  un  rapport  sérieux,  il  me  le  don- 
nait, avec  un  sourire  mal  refoulé.  Alors  je  regardais  ses  yeux,  je 
suivais  les  mouvements  de  ses  lèvres,  mais  je  ne  comprenais 
i"ien  :  j'étais  heureuse  de  le  voir  et  d'entendre  sa  voix. 

—  Eh  bien,  qu'ai-je  dit?  R,épète-lc  moi,  ajoutait-il. 

Mais  je  ne  pouvais  rien  répéter.  Fait  assez  étrange,  il  ne  parlait 
ni  de  moi  ni  de  lui,  mais  toujours  d'un  tiers.  Beaucoup  plus  tard 
je  commençai  à  m'initier  à  ses  travaux  et  à  m'y  intéresser. 

Tatiana  Semenovna  était  invisible  jusqu'au  dîner.  Elle  prenait 
le  thé  seule  et  nous  envoyait  le  bonjour  par  un  messager.  Dans 
notre  petit  monde  si  heureux  et  si  jeune  elle  avait  une  place 
toute  spéciale.  Aussi  avais-je  peine  à  retenir  un  éclat  de  rire  fou 
quand  sa  feinme  de  chambre,  les  bras  croisés  sur  la  poitrine, 
nous  annonçait  gravement  que  madame  l'avait  chargée  de  s'in- 
former si  nous  avions  bien  reposé  après  notre  promenade  de  la 
veille,  et  en  outre  de  porter  à  notre  connaissance  que  madame 
avait  eu  des  douleurs  et  qu'un  imbécile  de  chien  avait  aboyé  la 
nuit  et  l'avait  empêchée  de  dormir  ;  de  plus  elle  avait  mission  de 
nous  demander  notre  avis  sur  le  gâteau  qui  avait  été  cuit  par 
Nicolas,  à  titre  d'essai,  Nicolas  s'en  était  assez  bien  tiré  pour  la 
pâtisserie,  mais  que,  quant  aux  ])iscuits... 

Nous  étions  rarement  ensemble  avant  le  dîner.  Je  faisais  de  la 


02i  LA   LECTURE 

musique  ou  je  lisais,  seule  ;  mon  mari  écrivait  ou  sortait,  mais 
nous  nous  réunissions  vers  quatre  heures  au  salon.  Maman  quit- 
tait sa  chambre  et  nous  voyions  aussi  apparaître  des  gentils- 
hommes pauvres  ou  des  pèlerins,  car  la  maison  en  hébergeait 
toujours  deux  ou  trois  au  moins.  Suivant  une  ancienne  habitude, 
mon  mari  offrait  le  bras  à  sa  mère  quand  nous  passions  à  la  salle 
à  manger,  mais  elle  exigeait  que  je  prisse  l'autre,  et  nous  avions 
])eaucoup  de  peine  régulièrement,  à  franchir  la  porte. 

Tatiana  Semenovna  présidait  le  repas  et  la  conversation  prenait 
im  ton  grave,  posé,  presque  solennel.  Les  quelques  propos,  moins 
doctes,  que  nous  échangions  mon  mari  et  moi,  apportaient  seuls 
un  peu  de  diversion  agréable  dans  ces  séances  gastronomiques. 
Parfois  l'entretien  s'animait  entre  la  mère  et  le  fils,  à  propos 
d'opinions  différentes  ;  je  trouvais  un  plaisir  très  vif  à  ces  petites 
discussions,  dans  lesquelles  se  manifestait  hautement  l'amour 
tendre  et  profond  que  les  deux  adversaires  avaient  l'un  pour 
l'autre.  Après  le  dîner,  maman  s'installait  dans  un  grand  fauteuil, 
râpait  son  tabac  ou  coupait  les  derniers  livres  arrivés.  Nous 
lisions  à  haute  voix  ou  nous  allions  nous  mettre  au  piano,  dans  le 
grand  salon. 

Nous  fîmes  beaucoup  de  lectures  en  commun  à  cette  époque, 
mais  notre  plus  cher  passe-temps  fut  toujours  la  musique,  (jui 
chaque  fois  faisait  résonner  de  nouvelles  cordes  dans  notre  cœur 
et  nous  révélait  l'un  à  l'autre  sous  un  nouveau  jour.  Quand  je 
rej)renais  nos  morceaux  favoris,  il  s'asseyait  à  quelque  distance, 
sur  un  sopha  où  je  pouvais  le  voir  à  peine,  et  par  suite  d'une  cer- 
taine délicatesse  il  s'efforçait  de  dissimuler  l'impression  que  mon 
jeu  produisait  sur  lui.  Souvent  je  me  levais  au  moment  où  il  s'y 
attendait  le  moins  et  je  courais  à  lui  pour  chercher  sur  son  visage 
les  traces  de  son  émotion,  surprendre  l'éclat  prcsijue  surnaturel 
de  ses  yeux  voilés  qu'il  essayait  en  vain  de  me  dérober. 

Maman  eut  maintes  fois  l'envie  de  venir  voir  si  nous  étions 
bir-u  dans  le  grand  salon,  mais  la  crainte  de  nous  déranger  la 
retenait  sans  doute.  Cependant  je  la  vis  à  différentes  reprises 
traverser  la  pièce  d'un  air  dégagé,  comme  si  elle  ne  nous  remar- 
«juait  pas  ;  je  savais  qu'elle  devait  avoir  ses  raisons  pour  aller  ii 
sa  ehamlïi'c  et  en  ressortir  aussi  i-apidement. 

Le  soir,  je  servais  le  thé  dans  le  grand  salon  et  la  réunion  était 
complète.  Ces  assemblées  imposantes  devant  le  samovar  élince- 
lant  et  mes  fonctions  d'éehanson  mo  causèrent  longtemps  le  plus 


BONHEUR  INTIME  625 

vif  émoi.  Il  me  semblait  toujours  que  j'étais  trop  jeune,  trop 
étourdie  pour  mériter  l'insigne  honneur  de  tourner  le  robinet  d'un 
samovar  de  cette  taille,  pour  placer  les  tasses  sur  le  plateau  du 
domestique  en  disant  :  Pour  Pierre  Ivanovitcli,  pour  Marie  Mi- 
nitclma  !  m'informer  si  le  thé  était  assez  sucré,  envoyer  du  sucre 
aux  gens  de  service. 

—  Parfait  !  parfait  !  tout  comme  une  dame  !  s'exclamait  parfois 
mon  mari,  et  mon  trouble  ne  faisait  qu'en  augmenter. 

Après  le  thé,  maman  faisait  une  patience  ou  demandait  à  Marie 
Minitclma  de  lui  tirer  les  cartes  ;  puis  elle  nous  embrassait  et 
nous  bénissait  :  nous  nous  retirions  ensuite  dans  notre  apjiarte- 
ment.  Recelé  o-énérale,  nous  prolona-ions  notre  veillée  en  tête-à-tcte 
au  delà  de  minuit  ;  c'étaient  nos  heures  les  plus  douces  et  les 
meilleures. 

Il  me  racontait  son  passé,  nous  faisions  des  projets,  nous  phi- 
losophions, ayant  soin  de  baisser  le  ton  afin  de  n'être  point  en- 
tendus à  l'étage  par  Tatiana  Semenovna,  qui  voulait  nous  savoir 
au  lit  de  bonne  heure.  Parfois  alors  la  faim  nous  reprenait  et  nous 
allions  rendre  visite  au  buffet  ou  réclamer  sous  la  protection  de 
Nikita  un  souper  froid  que  nous  emportions  dans  ma  chambre. 

Mon  mari  et  moi  nous  vivions  presque  en  étrangers  dans  cette 
grande  maison  dans  laquelle  planaient  au-dessus  de  toutes  choses 
l'esprit  routinier  de  Tatiana  Semenovna  et  les  traditions  de  famille. 
Comme  ma  belle-mère,  les  domestiques,  les  meubles,  les  tableaux 
m'insj)iraient  du  respect,  voire  môme  une  certaine  crainte.  Je 
sentais  que  ni  moi  ni  mon  mari  n'étions  à  notre  place  et  que  nous 
avions  à  nous  montrer  attentifs  et  circonspects.  Je  me  souviens 
maintenant  que  cette  régularité  sévère  et  imperturbable,  cette 
abondance  de  gens  désœuvrés  et  curieux  nous  pesaient  lourde- 
ment, mais,  en  revanche,  resserraieut  plus  fortement  notre  amour. 
Et  lui  et  moi  nous  nous  gardions  bien  de  laisser  deviner  que  quel- 
que chose  nous  déplaisait. 

On  eût  dit  aussi  que  son  mari  s'efforçait  de  ne  pas  voir  ce  qui 
était  mal.  C'est  ainsi  que  Dinitri  Sidoraff,  un  domestique  de 
maman,  qui  était  fumeur  enragé,  avait  l'habitude  d'entrer  dans  le 
cabinet  de  mon  mari  et  d'y  prendre  du  tabac  quand  nous  étions 
au  grand  salon  après  le  dîner.  Rien  n'était  plus  singulier  que 
l'air  joyeusement  effaré  de  mon  mari  quand  il  venait  à  moi,  sur 
la  pointe  du  pied,  et  me  désignait  du  geste  et  du  l'egard  Dinitri 
Sidoraff  bien  éloigné  de  se  savoir  pris  en  flagrant  délit.  Et  lors- 

LECT.   —  54  IX  —  40 


G2(J  LA  LKCTURE 

que  Dinitri  so  retirait  sans  nous  avoir  aperçus,  mon  mari  mo 
jurait  que  tout  s'était  passé  sans  encombre,  que  j'étais  une  char- 
mante créature  —  et  il  m'embrassait.  Parfois  je  me  sentais  irritée 
de  ce  calme,  de  cette  tolérance,  de  cette  indifférence;  j'oubliais 
que  j'agissais  de  même  et  je  prenais  cela  pour  de  la  faiblesse. 

—  Est-ce  donc  un  enfant  pour  n'oser  vouloir?  me  disais-je. 

—  Oh!  ma  chère  Mâcha,  répliqua-t-il,  un  jour  que  je  lui  avais 
laissé  voir  mon  étonnemont  à  ce  sujet,  comment  être  mécontent 
d'une  chose  ou  d'une  autre  quand  on  est  aussi  heureux  que  je  le 
suis?  Il  est  infiniment  plus  facile  de  céder  aux  autres  que  de  les 
faire  céder,  j'en  ai  la  conviction  depuis  longtemps;  il  n'y  a  pas 
de  situation  dans  laquelle  on  ne  puisse  trouver  le  bonheur.  Nous 
sommes  si  bien!  Je  ne  puis  plus  me  fâcher;  il  n'y  a  plus  de  mal 
pour  moi  ;  je  ne  vois  plus  que  du  triste  ou  de  l'amusant.  Mais, 
avant  tout,  je  pense  que  le  mieux  est  l'ennemi  du  bien.  Croirais- 
tu  que,  en  entendant  sonner,  en  ouvrant  une  lettre,  en  me  réveil- 
lant même,  j'ai  peur  —  peur  de  vivre,  peur  de  voir  survenir  des 
transformations  dans  notre  existence?  Car,  jamais  nous  ne  pour- 
rons être  plus  heureux  que  maintenant. 

J'étais  de  son  avis  sous  ce  rapport,  mais  je  ne  le  comprenais 
pas  entièrement.  J'étais  complètement  heureuse,  il  me  semblait 
que  tout  devait  aller  ainsi  pour  nous,  ne  pouvait  aller  autre- 
ment; que  les  autres  hommes  étaient  lioureux  aussi,  mais  d'un 
bonheur  différent  et  moins  parfait. 

Deux  mois  s'écoulèrent,  et  Tliivcr  nous  ramena  le  froid  et  les 
tourmentes  de  neige.  Bien  que  Serge  Michaïlovitch  restât  près 
de  moi,  je  commençai  à  é])rouver  le  sentiment  de  l'isolement,  à 
sentir  que  notre  vie  se  répétait  sans  cesse,  que  rien  de  nouveau 
ne  .se  présentait  ni  j)our  moi  ni  pour  lui,  mais  qu'au  contraire 
nous  revenions  en  arrière,  vers  d'anciens  buts.  Il  s'occupa  plus 
(jne  jamais  de  ses  travaux  et  il  me  sembla  garder  au  fond  de  son 
àuir  un  monde  dont  l'entrée  m'était  interdite.  Son  calme 
immuable  m'exaspérait.  Je  ne  l'aimais  pas  moins  qu'autrefois  et 
je  n'étais  pas  moins  li<urcuse  de  posséder  son  amour,  mais  le 
mien  restait  au  mêm(^  point,  ne  grandissant  plus,  permettant  à 
une  sensation  nouvelle  et  iiujuiétante  do  se  glisser  dans  mou 
cœur.  C'était  peu  pour  moi  de  continuer  à  aimer  après  avoir 
connu  la  joie  d'aimer  pour  la  première  fois.  Il  me  fallait  le  mou- 
vement, l'agitation,  le  danger,  le  sacrifice,  pour  d(jnner  des 
preuves  de  mon  amour;  il  y  avait  en  moi  une  accumulation  de 


BONHEUR  INTIME  G27 

forces  que  notice  existence  paisible  et  régulière  ne  m'offrait  pas 
l'occasion  de  dépenser. 

J'avais  des  accès  de  tristesse  que  je  m'efforçais  de  lui  cacher 
comme  autant  de  fautes,  des  explosions  de  gaieté  et  de  folle  ten- 
dresse, qui  l'effrayaient.  De  même  qu'autrefois  il  m'étudiait  sans 
cesse  et  un  jour  il  me  proposa  de  partir  pour  la  ville  ;  je  le  priai 
de  n'en  rien  faire,  de  ne  l'ien  changer  à  notre  vie,  de  ne  point 
toucher  à  notre  bonheur.  En  effet,  j'étais  heureuse  tout  en  souf- 
frant de  ce  que  ce  bonheur  n'exigeait  de  moi  aucune  peine,  aucun 
dévouement,  alors  que  le  besoin  de  peiner  et  de  me  dévouer  (|ui 
était  en  moi  réclamait  impérieusement  un  champ  d'action.  Je 
l'aimais,  et  je  voyais  bien  que  pour  lui  j'étais  tout,  mais  j'eusse 
voulu  voir  surgir  des  obstacles  entre  nous,  afin  de  montrer  que 
je  l'aimais  malgré  tout.  Mon  cerveau  et  mon  cœur  n'étaient  plus 
occupés  que  de  cela;  il  y  avait  encore  cependant  la  jeunesse  qui 
aspirait  à  l'activité  —  une  activité  qui  m'était  refusée. 

Pourquoi  m'avait-il  dit  que  nous  partirions  pour  la  ville  quand 
je  voudrais?  Ne  m'avait-il  pas  dit  aussi,  ou  du  moins  n'avais-je 
pas  compris^  à  ses  dires,  que  ces  aspirations  étouffantes  étaient 
une  chimère,  un  défaut  même,  que  le  sacrifice  tant  désiré  par 
moi  était  là  sous  ma  main,  qu'il  consistait  dans  le  refoulement 
de  ces  aspirations  et  de  ces  désirs?  La  pensée  qu'il  m'était  pos- 
sible de  me  débarrasser  de  ma  mélancolie  en  allant  nous  fixer  à 
la  ville  me  passait  par  la  tête  involontairement.  Mais,  en  partant 
je  le  séparais  de  tout  ce  qui  lui  était  cher  et  j'avais  scrupule  de 
voir  ce  déchirement  se  produire  à  cause  de  moi. 

Le  temps  marchait  et  la  neige  s'amoncelait  contre  les  murs  de 
Nikolsk.  Et  nous  étions  toujours  seuls,  tout  en  tête-à-tête,  tandis 
que  là-bas  dans  les  bruits  et  les  gloires  du  monde  des  hommes 
s'agitaient,  souffraient,  vivaient,  ignorant  notre  existence  et 
notre  abandon.  La  situation  était  d'autant  plus  critique  pour  moi 
que  je  sentais  chaque  jour  augmenter  la  force  des  habitudes  dans 
lesquelles  notre  vie  se  moulait  peu  à  peu.  Nous  perdions  notre 
liberté  de  sensations  qui  se  pliait  de  plus  en  plus  à  la  marche 
méthodique  et  monotone  de  notre  existence.  Être  gais  le  matin, 
solennels  au  dîner,  affectueux  le  soir  :  nous  ne  sortions  plus 
de   là. 

—  Bien  agir,  me  disais-je,  c'est  très  beau  de  bien  agir  et  de 
vivre  honnêtement,  mais  nous  avons  le  temps,  et  il  y  a  encore 
autre  chose  que  je  me  sens  la  force  et  Fenvie  de  faire. 


028  LA  LKCTL'III': 

Il  me  fallait  la  lutte  :  j'avais  liàte  de  voir  mes  sentiments  devo- 
nii'  notre  guide  dans  la  vie  au  lieu  d'attendre  que  la  vie  dii-ii^eàt 
nos  sentiments.  J'aurais  voulu  m'avancer  avec  lui  au  bord  d'un 
abîme  et  lui  dire  :  Un  pas  et  je  tombe,  je  suis  perdue!  être 
témoin  de  sa  pâleur,  del'etTort  dans  lequel  il  m'aurait  enlevée  de 
son  ]jras  vigoureux  pour  m'emporter  où  il  eût  jugé  bon,  comme 
on  emporte  une  proie. 

Cet  état  ne  tarda  pas  à  exercer  son  influence  sur  ma  santé  et 
mes  nerfs  devinrent  malades. 

Un  matin  je  me  trouvai  plus  mal  encore  que  de  coutume.  Mou 
mari  rentra  de  mauvaise  bumeur,  ce  qui  ne  lui  arrivait  pas  sou- 
vent. Je  m'en  aperçus  aussitôt  et  je  m'informai  de  ce  qui  l'avait 
contrarié  ;  il  ne  voulut  point  me  l'apprendre,  sans  doute,  car  il 
me  répondit  évasivement,  assurant  que  l'affaire  ne  valait  pas  la 
peine  d'en  parler.  Plus  tard,  je  sus  que  l'espravrik  avait  fait 
appeler  plusieurs  de  nos  paysan^  et,  par  animosité  contre  mon 
mari,  avait  exigé  d'eux  quelque  cbose  d'illégal,  au  moyen  de 
menaces.  Mon  mari  n'avait  pu  digérer  ce  procédé,  et,  comme  tout 
cela  était  assez  misérable  et  assez  ridicule  en  somme,  il  avait 
cru  inutile  de  me  le  raconter.  Je  crus  qu'il  ne  voulait  pas  m'en 
parler  parce  qu'il  me  considérait  comme  une  enfant  incapable  de 
comprendre  ce  (pii  l'intéressait,  lui.  Je  m'écartai  sans  dire  mot  et 
je  fis  demander  à  Maria  Minitcbna,  eu  visite  chez  nous,  de  venir 
prend  11-  le  thé. 

Aj)rès  le  thé  que  je  pris  rapidement,  j'entraînai  Maria  Minit- 
'•Ima  au  grand  salon  et  j'enirageai  avec  elle  une  conversation 
quelconque  qui,  certainement,  ne  pouvait  avoir  grand  attrait 
pour  elle.  Mon  mari  passa  dans  sa  chambre  tout  en  se  retour- 
nant à  différentes  rei)rises  pour  nous  regarder.  Je  ne  sais  pour- 
quoi, mais  ces  regards  excitaifut  ma  (li'inangeaison  de  ])arler  et 
de  i-ire.  Je  trouvais  ou  uc  |)eut  plus  comi(]ue  ce  que  je  disais  et 
ce  f(ue  répondait  ma  conq)ague.  Enfin,  il  se  retira  chez  lui  et  s'y 
enferma.  Dès  r[U(>  je  n(;  l'entendis  plus,  toute  ma  verve  disparut, 
de  sorte  qut;  Maria  Minitchna  me  regarda  avec  étonnement  et  me 
demamla  ce  que  j'avais.  Au  lieu  de  répliquer,  je  m'assis  sur  le 
sojjlia,  toute  prête  à  foudre  eu  larmes. 

—  (Jiiclle  siugidière  iflée,  pensai-je,  de  me  faire  sentir  que 
c'est  une  bagatelle;  il  doit  .se  dire  ({ue  je  ne  comprends  j)as. 
Qu'a-t-il  besoin  de  m'Iunnilier  avec  son  calme  hautain,  de  me 
montrer  qu'il  a  tonjnm-,  raison  contre  moi.  N'ai-je  pas  raison 


BONHEUR  INTIME  6f29 

aussi,  moi,  de  m'ennuyer,  de  ne  voir  que  du  vide  autour  de  moi, 
de  vouloir  vivre  enfin,  de  ne  pas  rester  immol)ile  sur  place  à 
regarder  fuir  le  temps?  Je  veux  aller  en  avant,  tous  les  jours, 
constamment  ;  je  veux  du  nouveau  pendant  que  lui  prétend  pren- 
dre racine  ici  et  m'y  retenir  auprès  de  lui.  Et  pourtant  qu'il  serait 
facile  pour  lui  de  me  donner  satisfaction,  qu'il  vienne  avec  moi, 
qu'il  soit  pour  moi  ce  que  je  suis  pour  lui.  Qu'il  ne  se  cache  plus, 
qu'il  ne  se  dissimule  plus,  qu'il  se  montre  tel  qu'il  est  réellement. 
Voilà  ce  qu'il  exige  de  moi  et  ce  qu'il  n'exige  pas  de  lui-même. 
Je  sentis  des  larmes  gonller  mes  paupières,  un  poids  m'écra- 
ser  le  cœur  et  une  amertume  sourdre  en  moi  contre  moi.  J'eus 
peur  de  moi-même  et  je  courus  le  rejoindre.  Il  était  assis  et  écri- 
vait ;  lorsqu'il  m'entendit,  il  releva  la  tète,  froidement,  poliment, 
puis  continua  son  travail.  Ce  mouvement  me  déplut,  et  au  lieu 
de  m'approcher  de  lui,  je  restai  debout  près  de  sa  table  et  j'ouvris 
un  livre  que  je  commen(^-ai  à  feuilleter.  Il  se  tourna  de  mon  côté 
et  me  regarda  une  seconde  fois. 

—  Mâcha,  tu  as  quelque  chose,  me  dit-il. 

—  Jolie  question!  D'où  te  vient  tant  d'amabilité?  répondis-je 
d'un  regard. 

Alors  il  secoua  la  tète  et  me  sourit  d'un  air  à  la  fois  tendre  et 
craintif,  mais  pour  la  première  fois  son  sourire  ne  provoqua  pas 
le  mien. 

—  Et  toi,  qu'as-tu  ?  Pourquoi  ne  veux-tu  pas  me  le  dire  ? 
repris-je. 

—  Une  histoire  stupide...  un  simple  désagrément.  Si  tu  y  tiens, 
je  puis  te  la  raconter.  Deux  de  nos  paysans... 

—  Pourquoi  ne  l'as-tu  pas  fait  avant  le  thé,  quand  je  te  l'ai 
demandé  ? 

—  J'étais  en  colère  et  j'aurais  pu  te  dire  quelque  sottise. 

—  Mais  c'est  quand  je  t'ai  interrogé  que  tu  aurais  dû  tout  me 
dire. 

—  Pourquoi  ? 

—  Pourquoi  t'imagines-tu  que  je  ne  puisse  t'ètre  utile  en 
rien? 

—  Comment,  je  m'imagine  cela  ?  fit-il  en  jetant  sa  plume.  Je 
crois  tout  simplement  qu'il  m'est  impossible  de  vivre  sans  toi  et 
je  te  répète  que  non  seulement  tu  es  ma  collaboratrice  mais  que 
c'est  par  toi  que  tout  se  fait.  Quelle  singulière  idée  tu  as,  ajouta- 
t-il  en  riant,  je  ne  vis  qu'en  toi,  je  ne  vois  rien  qu'en  toi,  et  si  je 


R30  LA  LECTURE 

trouve  quelque  cliose   de  bien  et  de   beau,  c'est  parce  que  tu 
es  là  ! 

—  Oui,  je  sais  tout  cela,  je  suis  une  brave  enfant  qu'il  est  in- 
dispensable de  rassurer,  répliquai-je  d'une  voix  telle  qu'il  me 
regarda  d'un  air  surpris  et  m'examina  comme  s'il  ne  m'eût 
jamais  vue,  mais  j'en  ai  assez  de  ce  calme  plat,  plus  qu'assez. 

—  Eh  bien,  écoute  donc  ce  dont  il  s'agit,  dit-il  vivement  comme 
pour  ne  pas  me  laisser  le  tem^xs  de  finir,  écoute  et  dis-moi  ce  que 
tu  en  penses. 

—  Non,  je  ne  veux  plus  rien  entendre  maintenant. 

Bien  que  j'eusse  tout  entendu  avec  plaisir,  je  préférai  le  faire 
sortir  de  sa  quiétude  habituelle. 

—  Je  ne  veux  pas  jouer  à  la  vie,  rcpris-je,  je  veux  vivre  —  et 
vivre  autant  que  toi. 

Sur  ses  traits  si  mobiles  où  se  reflétait  la  plus  légère  émo- 
tion, je  pus  lire  la  souffrance  et  une  attention  excessivement 
tendue. 

—  Je  veux  vivre,  comme  toi,  dans  les  mêmes  conditions  que 
toi... 

Mais  je  ne  pus  achever  tant  sa  douleur  me  parut  aiguë.  Il 
garda  un  instant  le  silence. 

—  Et  en  quoi  ne  te  trouves-tu  pas  dans  les  mêmes  conditions 
que  moi?  demanda-t-il.  Le  cas  de  l'espravrik  et  des  paysans 
ivres  me  regardait  et  non  toi. 

—  Oui,  mais  il  n'y  a  pas  que  ce  cas. 

—  Pour  l'amour  de  Dieu,  comprends-moi  bien,  mon  cœur  !  Je 
sais  que  toute  agitation  serait  funeste  à  notre  bonheur,  je  sais 
cela  par  expérience  :  je  t'aime  et  je  voudrais  t'éviter  toute  agita- 
tion. Mon  devoir  est  l;'i  ;  ne  m'empêche  donc  pas  de  l'accom- 
plir. 

—  Tu  as  toujours  raison,  dis-je  sans  le  regarder. 

Le  dépit  me  reprenait  en  présence  de  la  paix  et  de  la  sérénité 
qui  régnaient  en  lui,  alors  que  je  sentais  quelque  chose  comme 
un  remords  naître  en  moi. 

—  Mâcha,  qu'as-tu?  Il  ne  s'agit  pas  pour  l'instant  de  savoir 
si  j'ai  tort  ou  raison  ;  il  s'agit  d'une  chose  toute  différente  —  de 
ce  que  tu  as  contre  moi.  Ne  parle  pas  maintenant  ;  réfléchis  et 
alors  dis-moi  toute  ta  p)ensée.  Tu  es  mécontente  de  moi  et  ce  ne 
peut  être  sans  motif,  mais  démontre-moi  en  quoi  j'ai  été  injuste 
envers  toi. 


BONHEUR  INTIME  631 

Comment  aiirais-je  pu  lui  exprimer  ce  qui  n'était  encore  que 
lointaine  confusion  dans  mon  àme  ?  Mais  l'idée  qu'il  m'avait  de- 
vinée, que  j'étais  là  devant  lui  comme  une  enfant,  que  je  ne  pou- 
vais rien  faire  qu'il  ne  comprît  et  qu'il  n'eût  prévu,  cette  idée 
m'irrita. 

—  Je  n"ai  rien  contre  toi,  ripostai-je,  mais  je  m'ennuie  et  je 
voudrais  ne  plus  m'ennuyer.  Mais  toi  tu  prétends  que  tout  est 
bien.  Tu  as  raison,  encore  raison. 

Tout  en  parlant  je  le  regardai  et  je  constatai  que  cette  fois 
j'avais  atteint  mou  but.  C'en  était  fait  de  son  beau  calme,  et  la 
crainte  et  la  souffrance  étaient  les  seuls  sentiments  trahis  par  sa 
physionomie  expressive. 

—  Mâcha,  reprit-il  d'une  voix  émue  et  tremblante,  tout  ceci 
n'est  pas  un  jeu.  Il  y  va  de  notre  bonheur.  Je  te  prie  de  ne 
pas  en  finir  immédiatement  et  de  m'écouter.  Pourquoi  me  tor- 
turer ainsi  ? 

—  Je  sais  que  tu  auras  raison,  fis-je  l'interrompant,  n'ajoute 
rien  :  tu  as  raison. 

Et  j'avais  pris  un  ton  si  glacial  que  c'était  non  moi,  mais  un 
démon  logé  en  moi  qui  parlait.  Je  me  mis  à  pleurer  et  je  me 
sentis  un  peu  soulagée.  Il  restait  silencieux  à  côté  de  moi,  me 
plaignant  sans  doute,  tandis  que  j'avais  honte  et  dépit  de  ma 
conduite  ;  il  ne  pouvait  que  me  regarder  d'un  œil  sévère  et  trou- 
blé. Je  me  retournai  et  je  vis  son  regard  reposant  sur  moi,  plein 
de  douceur  et  de  tendresse  comme  pour  me  demander  pardon. 
Alors  je  pris  sa  main  et  je  lui  dis  : 

—  Pardonne-moi,  je  ne  savais  ce  que  je  disais. 

—  Mais  moi,  je  le  sais  et  tu  avais  raison. 

—  Qu'était-ce  donc? 

—  Que  nous  devions  partir  pour  Pétersbourg.  Nous  n'avons 
plus  rien  à  faire  ici. 

—  Comme  tu  voudras. 

—  Pardonne-moi,  dit-il  en  me  serrant  dans  ses  bras  et  en  me 
donnant  un  baiser,  j'avais  tort. 

Ce  soir-là  je  restai  plus  longtemps  que  d'habitude  au  piano  ; 
lui,  allait  et  venait  à  travers  le  salon  en  se  paillant  bas  :  c'était 
une  chose  qui  lui  arrivait  fréquemment.  Lorsque  je  lui  demandais 
ce  qu'il  avait  dit,  il  devenait  pensif  en  me  le  répétant.  Le  plus 
souvent  c'étaient  des  vers  ;  quelquefois  un  mot  amusant.  Mais  à  ces 
mots  je  reconnaissais  l'état  de  son  âme. 


632  LA  LECTURE 

Que  viens-tu  de  dire  ?  lui  demandais-jc. 
Il  s'arrêta  et,  après  avoir  songé  un  instant,  il  se  mit  à  rire  et 
nie  cita  ces  deux  vers  de  Termontoff  : 

Appeler  la  tempête  !  avait-il  donc  pensé 
Trouver  le  calme  en  elle,  cet  inseusé  î 

—  Non,  il  n'est  pas  homme  simplement,  me  dis-je,  il  voit  tout, 
il  sait  tout.  Comment  ne  l'aimerais-je  pas? 

Je  me  levai,  et,  lui  prenant  le  bras,  je  marchai  à  coté  de  lui  en 
m'efforçant  de  mesurer  mon  pas  sur  le  sien. 

—  Eh  l)icn  ?  fit-il  pendant  qu'il  me  regardait  en  souriant. 

—  Eh  Lien  ?  répétai-jc  à  voix  basse. 

11  me  sembla  qu'une  joie  immense  se  répandait  en  nous.  Nos 
yeux  brillèrent,  notre  démarche  se  fit  plus  légère,  et,  ù  la  grande 
stupéfaction  de  Gregor,  à  l'étonnemcnt  de  maman  absorbée  par 
sa  patience,  nous  traversâmes  toutes  les  pièces  pour  gagner  la 
salle  à  manger.  Arrivés  là,  nous  nous  arrêtâmes,  et,  nous  regar- 
dant, nous  éclatâmes  de  rire. 

Quinze  jours  plus  tard  nous  nous  installâmes  ù  Pétersbourg 
bien  avant  les  fêtes. 

L.  Tolstoï. 

(.1  suivre.) 


FIN   DE   SAISON 


Octobre  vient  :  de  nos  plages, 
Comme  des  oiseaux  surpris, 
Les  Parisiens  volages 
S'en  retournent  vers  Paris. 

Sur  la  a'rève,  en  lon^-ues  files. 
Veuves  de  baigneurs  mouillés, 
Les  cabines  immobiles 
Ont  des  airs  apitoyés  ; 

Au  Casino,  qui  naguère 
S'emplissait  de  gais  flonflons, 
A  peine  si  quelqu'un  erre 
Dans  le  vide  des  salons  ; 

Sur  la  table  de  lecture. 
Le  journal  tant  retenu 
S'olfre  —  vulgaire  pâture  — 
Au  premier  passant  venu  ; 

Avec  un  regret  sonore. 
Dans  les  galets  entassés 
Le  flot  glisse,  et  cherche  encore 
Les  beaux  corps  qu'il  a-bercés  ; 

0  mer,  éternelle  amie  ! 
Par  cet  automne  éclatant, 
Rêveuse  et  presque  endormie, 
Jamais  je  ne  t'aimai  tant  ! 


Gli  LA  LECTURE 

Loin  des  foules  affolées 
Qui  chaque  été,  mêniement, 
Sur  tes  plages  violées 
Jettent  leur  encombrement. 

Aussi  prends-tu  pour  leur  plaire, 
A  ces  derniers  amoureux, 
La  toilette  la  plus  claire, 
Et  les  tons  les  plus  joyeux. 

Sous  cette  brume  ténue 
Que  met  sur  toi  le  matin. 
Tu  leur  dis  la  bienvenue 
D'un  air  discret  et  mutin  ; 

Quand  par  les  midis  splendidos, 
Tu  t'étales  au  soleil. 
Pour  les  fêter  tu  te  rides 
D'un  beau  sourire  vermeil  ; 

Et,  quand  le  couchant  te  grise 
De  flots  d'ocre  et  de  carmin, 
Tu  semblés,  coquette  exquise. 
Leur  murmurer  :  «  A  domain  !  » 

Mais  en  vain  ta  voix  supplie. 
En  vain  tu  fais  les  yeux  doux  ; 
Alors  même  qu'on  l'oublie, 
Paris  vit  toujours  on  nous. 

La  grand'  ville  nous  appelle; 
Trop  faibles  pour  résister, 
O  mer,  compagne  fidèle, 
Nous  t'allons  bientôt  quilter  ! 

Nous  allons  quitter  tes  plages, 
Tes  grèves  de  sable  uni. 
Tes  grands  ciels,  où  les  nuages 
S'entassent  à  rinfmi  ; 

La  brise  aux  senteurs  salées 
Dont  le  poumon  se  gonlla, 


FIN  DE  SAISON  035 


Tes  grandes  vagues  perlées... 
Nous  quitterons  tout  cela, 

Pour  ces  plaisirs  qu'on  renomme, 
Ces  beaux  plaisirs  de  l'hiver  : 
Le  vieux  whist  qui  vous  assomme 
En  face  d'un  vieux  partner  ; 

Les  grands  dîners  d'étiquette 
Avec  des  gens  inconnus, 
Où  la  gastrite  vous  guette 
Sous  les  roses  des  menus. 

Oui!  c'est  pour  toutes  ces  joies 
Que  nous  te  quittons,  ô  mer, 
Jusqu'à  ce  que  tu  nous  voies 
Revenir  vers  ton  flot  clair, 

Sur  tes  belles  grèves  roses 
A  l'impalpable  gra^der, 
Soigner  nos  folles  névroses 
Et  nos  rhumes  de  janvier  ! 


Jacques  Normand. 


SEPTEMliRE  AU  BOUl)  DE   LA  MER 


Radieux  sont  ces  derniers  jours  de  septembre  :  ils  nous  font 
jilus  dure  la  rentrée  ù  Paris.  Attardons-nous  encore  ici,  puisque 
nos  beaux  jours  sont  comptés. 

La  brise  est  nord-ouest,  fraîche  et  vive.  Le  ciel,  d'un  senl  ton 
bleu  velouté,  semble  frotté  par  quelque  maître  du  pastel,  tant  il 
est  fondu  et  doux  ù  l'œil,  et  sur  ce  fond  moelleux  se  découpe  la 
ville,  avec  ses  toits  de  toutes  formes,  roux,  bruns  et  verts,  que 
domine  la  tour  Saint-Jacques.  Confus  dans  le  lointain,  et  comme 
vu  dans  l'eau  tremblante,  le  vieux  château  profile  ses  onil>i'(>s 
éuormes  sur  le  flanc  de  la  falaise,  et  la  vallée  d'Arqués,  \)vo- 
foude  et  fleurie,  s'ouvre  sur  l'Lden  normand.  C'est  Dieppe,  cité 
des  gens  hardis,  et  d'où  sont  sorties  les  premières  flottes  fran- 


çaises. 


De  tous  nos  ports,  Dieppe  est  celui  (|ui  a  le  mieux  con.servé 
son  caractère,  ou,  si  vous  voulez,  qui  s'est  le  moins  haussman- 
nisé  '  aussi  est-ce  celui  que  je  préfère.  Comparez  Cherbourt,', 
Brest  ou  Le  Havre,  avec  les  tableaux  que  Joseph  Vcrnet  nous  en 
a  laissés,  vous  n'en  retrouverez  même  pas  riiiii)ression.  La  seule 
vue  (!(•  Dieppe  témoigne  encore  de  la  conscience  de  l'artiste  ;  telle 
il  Ta  peinte,  telle  elle  est  demeurée.  J'aime  ces  villes,  trop  rares 
peut-être,  où  l'imagination  retrouve  le  passé  sans  effort.  Il  y  a 
pour  l'àme  une  consolation  à  constater  que  tout  établissement 
humain  ne  périt  point  avec  la  génération  qui  l'a  conçu  et  bâti, 
et  la  jnoiudrc  défaite  du  temps  nous  est  douce  dans  l'éternel 
combat  qu'il  livre  à  nos  travaux  sans  espérance. 

Les  matins  sont  charmants  sur  les  ports  ;  tout  y  prend,  aux 
premiers  rayons,  une  couleur,  un  relief  et  une  vie  extraordi- 


SEPTEMHHK  AU  liOliD  DE  LA  MllK  637 

naires.  Je  n'ai  jamais  compris  que  les  personnes  forcées  de  se 
retirer,  pour  un  motif  ou  pour  un  autre,  du  grand  mouvement 
parisien  dont  on  médit  sans  cesse  et  qu'on  regrette  toujours,  s'en 
aillent  vivre  dans  ces  villes  de  province  navrantes,  où  l'on  vé- 
gète, les  fenêtres  closes,  dans  la  routine,  les  cancans  et  l'ennui, 
quand  il  y  a  des  ports  de  mer  si  vivants,  si  mouvementés  et  four- 
millant d'aspects  divers  et  de  drames  sans  cesse  renouvelés. 
C'est  ici  vraiment  le  paradis  des  flâneurs. 

Voici  d'abord  les  bassins  ;  c'est  là  que  débouchent  toutes  les 
rues  de  la  ville,  là  que  se  concentrent  toutes  ses  activités.  Sur 
les  bords  encombrés  de  ballots  vont  et  viennent  les  douaniers, 
leurs  pics  à  la  main.  Les  curieux,  par  groupes,  badaudent  et 
stationnent  on  ne  sait  pourquoi,  devant  on  ne  sait  quoi,  peut- 
être  rien,  regardent  et  dissertent.  C'est  l'heure  delà  marée  mon- 
tante. Les  écluses,  hermétiquement  closes,  mais  fissurées  par  le 
poids  énorme  d'eau  qu'elles  retiennent,  laissent  échapper  des 
cascades  bruissantes  et  savonneuses,  tandis  que  la  nappe  de 
vase  disparaît  peu  à  peu  sous  le  flux  envahissant.  Ce  n'est  rien 
ce  spectacle,  et  on  ne  peut  s'en  arracher  ;  mille  images  mytholo- 
giques vous  viennent  à  la  tête,  et  des  métaphores  dignes  de  Boi- 
leau,  de  Versailles  et  de  ce  xvn''  siècle  qui  a  si  bien  parlé  de 
l'Eau.  L'avant-garde  de  Tritons  soufflant  dans  leur  conque,  et 
le  chœur  des  Néréides  attelées  au  char  d'Amphitrite!  —  Pardieu, 
ces  divinisations  n'étaient  point  si  sottes  :  elles  imprimaient  aux 
choses  une  majesté  que  la  poétique  moderne  n'a  pas  remplacée, 
et  dont  la  métaphysique  ne  nous  dédommage  point.  Pour  moi, 
pendant  un  instant,  j'ai  positivement -vu  entrer  dans  les  bassins 
de  Dieppe  le  char  d'Amphitrite,  et  les  Tritons,  et  les  Néréides, 
et  j'ai  cru  que  le  char  allait  s'embourber  dans  la  vase. 

A  cet  appel  de  la  mer  qui  les  vient  chercher  jusque  dans  le 
port  et  les  soulève  gaiement  sur  leurs  ancres,  comme  pour  leur 
faire  honte,  les  bàteaux-pècheurs  commencent  à  s'agiter  confu- 
sément. Pareilles  aux  jeunes  forêts,  les  mâtures  se  balancent  et 
secouent  leurs  pavillons  ;  les  voiles  pendues  se  gonflent  sous  la 
corde  aux  baisers  du  vent  qui  les  invite,  et  sur  toute  leur  longueur 
les  carènes  crient,  et,  lasses  du  repos,  semblent  s'étirer.  Vous  ne 
verriez  pas  alors  un  seul  marin  tenir  dans  sa  maison.  Tous  sont  là, 
grands  et  petits,  et  les  enfants  et  les  femmes,  prêts  à  partir  ou 
à  aider  ceux  qui  partent,  attentifs  aux  moindres  devoirs  de  cette 
fraternité  qui  en  fait  une  famille  d'êtres  meilleurs  que  les  autres. 


638  LA  LECTURE 

Les  canots  s'entrecroisent,  et,  d'une  barque  à  l'autre,  vont  tirant 
des  cordages  ou  portant  des  signaux.  Dans  les  cales,  s'empilent 
les  filets,  les  lignes  et  les  paniers  ;  on  se  hèle,  on  crie,  on  se  dé- 
mène, et  la  rade  s'emplit  d'un  immense  murmui-e.  Tout  à  l'heure 
les  écluses  s'ouvriront,  et  ce  petit  remorqueur,  qui  chaufïe  là- 
bas,  traînera  toutes  ces  coquilles  de  noix  jusqu'à  l'entrée  de  la 
mer,  comme  un  enfant  ses  joujoux  au  bout  d'une  ficelle,  et  là,  il 
les  livrera  à  elles-mêmes  et  à  la  grâce  de  Dieu  ! 

Il  y  a  trois  sortes  de  pèches  en  usage  sur  nos  eûtes  normandes  : 
la  pèche  à  la  ligne,  la  pêche  au  fdet  dormmit  et  la  pêche  au 
chalut. 

La  ligne  se  divise  en  deux  espèces  :  la  sédentaire  et  la  fiot- 
iante.  Toutes  deux  sont  garnies  d'hameçons.  La  flottante  est 
spéciale  à  la  pêche  au  maquereau  ;  la  sédentaire,  à  tous  les  pois- 
sons qui  se  tiennent  plus  px'ofondément  dans  la  mer. 

Le  filet  se  subdivise  en  mannets,  en  senyies  et  en  folles.  La 
folle  est  un  filet  de  soixante-quinze  à  trois  cents  pieds  de  lon- 
gueur sur  six  de  hauteur.  On  le  laisse  à  la  mer  quelques  jours, 
fixé  par  un  lest  de  galets  ;  il  sert  à  prendre  les  homards,  les 
tourteaux  et  les  poissons  plats,  tels  que  raies  et  turbots.  La 
seuïie  ne  mesure  guère  que  trente  pieds  carrés,  et,  par  consé- 
quent, ne  descend  pas  au  fond  de  la  mer.  Etendues  côte  à  côte 
sur  une  largeur  de  deux  ou  trois  kilomètres,  les  sennes  sont  spé- 
ciales à  la  prise  du  hareng.  Le  mannet  compte  environ  cinquante 
pieds  de  long  sur  treize  de  hauteur  seulement  ;  il  demeure  à  la 
surface  du  fiot  et  vise  surtout  le  maquereau. 

Quant  au  chalut,  c'est  un  filet  terrible,  de  trente  pieds  de  lar- 
geur sur  soixante  de  longueur,  fait  en  forme  de  sac  et  muni  à 
son  extrémité  d'une  chaîne  de  fer.  Attaché  derrière  le  bateau, 
qui  vogue  à  pleines  voiles,  il  racle  impitoyablement  le  sol  sous- 
marin,  en  ratisse  le  sable  comme  on  fait  dos  allées  d'un  parc,  et 
ramasse  tout  ce  qu'il  rencontre,  poissons,  mollusques,  crustacés, 
épaves,  cadavres,  varechs,  et  jusqu'à  la  bourbe,  s'il  s'en  trouve. 
Il  est  juste  d'ajouter  que  dans  cette  pêche  au  chalut  la  quantité 
nuit  à  la  qualité,  et  que  ses  produits  sont  moins  estimés  que  ceux 
de  la  pêche  à  la  ligne. 

Mais  les  écluses  se  sont  ouvertes,  et  lentement  le  niveau  s'est 
établi  entre  les  bassins  et  la  mer.  Les  bar^pies  ont  hissé  leurs 
voiles  multicolores:  on  dirait  qu'une  nuée  de  papillons  gigan- 
tesques s'abat  sur  la  ville.  La  cloche  du  port  sonne  à  toutes  vo- 


SEPTEMIUIE  AU  DORD  DE  EA  MER  639 

lées.  Battant  l'eau  verte,  le  petit  remorqueur  s'avance  lestement, 
et  la  flottille  se  range  en  file  den-ière  lui.  C'est  le  moment  de 
courir  aux  jetées. 

Le  hasard  nous  conduit  sur  celle  du  Pollet,  et  le  premier  spec- 
tacle qui  s'y  offre  à  nous,  est  celui  d'un  groupe  de  pêcheuses  en- 
tourant une  tireuse  de  cartes.  La  commère,  sous  son  bonnet  à 
larges  barbes  plissées,  affecte  un  air  assez  bonasse  ;  notre  pré- 
sence ne  l'effarouche  point  ;  elle  se  contente  de  lever  sur  nous  ses 
petits  yeux  gris  de  sorcière,  mais  sans  s'interrompre  le  moins  du 
monde  dans  ses  prédictions  de  bonne  aventure.  Il  paraît,  d'ail- 
leurs, que  le  temps  est  au  beau  dans  le  ciel  de  la  magie,  et  que 
les  pêcheurs  j^artent  sous  une  combinaison  d'astres  favorables, 
car  toutes  les  bonnes  femmes  qui  l'entourent  ont  la  mine  réjouie 
de  dévotes  qui  sortent  de  confesse. 

Le  chenal  est  sillonné  de  petits  canots,  menés  les  uns  à  la 
rame,  les  autres  à  la  godille,  qui  zigzaguent,  s'entre-croisent,  et 
d'un  bord  à  l'autre  semblent  vouloir  tendre  je  ne  sais  quelle  toile 
d'araignée  sur  le  passage  du  petit  remorqueur.  Des  marmots  de 
dix  ans,  agiles  comme  des  singes,  descendent  par  des  échelles 
des  jetées,  sautent  dans  les  embarcations  qui  passent,  traversent 
et  vont  regrimper  de  l'autre  côté,  pour  le  seul  plaisir.  Un  vieux 
Pelletais,  en  bonnet  de  coton,  jette,  d'un  bras  lassé,  son  filet 
par  dessus  bord,  telum  sine  idu,  et  s'accoude  en  songeant  sans 
doute  aux  belles  pêches  de  sa  jeunesse.  Mais  le  petit  remorqueur 
s'engage  dans  le  chenal,  suivi  de  sa  flottille  blanche  ;  il  siffle 
comuie  un  petit  fifre  de  régiment  et  se  donne  des  airs  d'impor- 
tance. Hâtons  le  pas  si  nous  ne  voulons  pas  qu'il  nous  dé- 
passe. 

Savez-vous  rien  de  plus  propre  qu'une  jetée  ?  Celle  du  Pollet 
rivaliserait  avec  le  salon  le  mieux  tenu.  Et  il  ne  faudrait  pas 
croire  que  le  vent  et  la  vague  se  chargent  seuls  de  son  entretien. 
Les  Pelletais  sont  fiers  de  leur  jetée  et  ils  l'aiment;  c'est  sur  elle, 
en  effet,  que  leur  vie  se  passe,  et  que  tout  bien  comme  tout  mal 
leur  arrive . 

La  jetée,  c'est  encore  la  terre  ferme,  mais  c'est  déjà  le  pont  du 
bâtiment.  Avez-vous  remarqué  qu'on  ne  marche  pas  sur  une 
jetée  du  même  pas  que  sur  un  autre  plancher  ?  Quoi  qu'on  fasse, 
on  se  sent  déjà  dans  la  mer. 

Mais,  devant  nous,  quels  sont  ces  enfants  et  ces  femmes  atte- 
lés à  une  corde  et  marchant  au  pas  sur  le  rythme  d'un  cantique 


OiO  LA  LECTURE 

dolent?  Ils  vont,  eux  aussi,  vers  la  nier,  courbés  et  tirant  une 
petite  barque,  à  la  voile  couleur  d'amadou,  montée  par  deux 
liommes  et  un  enfant.  Le  petit  remorqueur' passe  devant  elle, 
traînant  victorieusement  ses  dix  ou  douze  Jjateaux,  et  semble 
railler  le  piteux  balage  de  la  petite  barque  solitaire.  Ah  !  par 
exemple,  il  ne  sera  pas  dit  qu'elle  en  souffrira  l'injure.  Bas  l'ha- 
bit, et  ferme  des  bras  !  Nous  nous  accrochons  à  la  corde  et  nous 
voilà  faisant  métier  de  francs  PoUetais.  Petite  barque,  couleur 
d'amadou,  tu  entreras  dans  la  mer  avant  cette  file  de  fainéants, 
ou  le  sang  nous  jaillira  des  veines.  Hardi,  ]Mesdamj3s,  nous  ga- 
gnons du  terrain  ;  et  vous  hissez  les  voiles,  le  vent  est  bon  et 
l'élan  est  donné.  Nous  arrivons  au  bout  de  la  jetée,  la  corde  s'en- 
roule autour  du  cabestan  mobile  ;  un  dernier  effort,  lâchez  tout 
maintenant  !  La  vapeur  est  vaincue  1  La  petite  barque  est  en  této, 
elle  entre  dans  la  mer  en  faisant  des  révérences. 

Cet  effort  nous  a  fatigués  ;  nous  nous  asseyons  sur  le  banc  cir- 
culaire qui  borde  la  jetée,  et  nous  regardons,  mêlés  à  ces  femmes 
inquiètes,  dont  le  cœur  ne  s'habitue  jamais  à  cqs  départs  quoti- 
diens des  êtres  chers.  A  l'horizon,  une  nuée  de  voiles  blanches, 
que  nous  prenons  d'abord  ])our  des  mouettes  ;  à  gauche,  sur  la 
grève,  un  chantier  de  construction  où,  tout  iliunu'néc  par  le  soleil, 
une  l)arquc  à  demi  terminée  reluit  et  ponctue  le  ciel  d'un  demi- 
cercle  d'or,  et  sur  lu  j(  lée,  les  cabestans,  pareils  à  des  canons 
enfoncés  dans  le  sol,  la  culasse  en  l'air. 

.Il'  me  suis  accoudé  au  bord  de  la  jetée  et  je  me  suis  demandé 
d'où  nous  vient  cette  insatiable  curiosité  cpii  nous  porte  à  demeu- 
rer des  jours  entiers,  assis  sur  les  grè\es,  à  regarder  les  vairues 
tomber  uniformément  l'une  sur  l'autre.  Il  n'est  personne  qui 
n'ait  fait  cette  remai'(pie  sur  lui-même;  dès  que  l'on  met  le  pied 
sur  les  galets,  il  n'est  pas  d'autre  plaisir  ou  d'autre  occupation 
({ui  tienne  contre  II  faut  rester  là,  dominé  par  \c  bruit,  Ir  nu>u- 
Miucnt  et  la  couleur  monotones  de  la  mer.  C'est  comme  un  \e li- 
tige. L'àme  la  mf)ins  contemplative  ne  s'arrache  qu'à  regret  à 
cette  active  oisiveté,  et  les  artistes  ne  peuvent  dérober  leurs 
sens,  toujours  en  éveil,  aux  beatités  sond)res  de  la  li^rande  Si- 
rène. 

l']t  il  ne  faut  pas  croire  que  les  habitants  des  côtes,  marins  et 
pêcheurs,  se  désaccoutument  jamais  de  la  mer  et  en  perdent 
l'émotion.  Le  vieillard  d*-  quatre-vingts  ans  (pii  a  vu  cinquante- 
huit  mille  quatre  cents  fois  le  flot  monter  et  redescendre  sur  sa 


SEPTEMBRE  AU  BORD  DE  LA  MER  641 

grève  natale,  s'informe  encore  sur  son  lit  de  mort  de  la  dernière 
marée,  qu'il  entend  gémir  au  dehors.  J'ai  vu  à  Dieppe,  sur  la 
jetée  du  Pollet,  une  vieille  pleurer  en  regardant  la  mer,  et  comme 
je  lui  demandais  quelle  était  la  cause  de  sa  douleur  : 

«  Ah  !  mon  jeune  Monsieur,  fit-elle  avec  un  soupir,  la  mer  est 
triste  !  » 

Assurément,  la  mer  est  triste,  et  c'est  encore  une  de  ses  fasci- 
nations. Cet  énorme  monde  d'eau,  toujours  agité,  toujours  so- 
nore, fécond  en  monstres  et  en  dangers,  étend  trop  loin  pour  nos 
regards  bornés  ses  plaines  d'amertume.  Sa  grande  ligne  verte 
d'horizon  nous  dérobe  quelque  chose  que  nous  nous  sentons  le 
droit  de  connaître  ;  elle  barre  le  ciel  trop  formellement  ;  elle  nous 
sépare  trop  de  frères  inconnus.  Les  hardis  steamers  qui  bravent 
son  immensité  fuyante  vont  moins  vite  que  nos  désirs,  et  celui 
qui  regarde  trop  l'Océan  n'a  point  ouvert  impunément  les  yeux  ; 
le  vent  des  voyages  emporte  son  àme,  et  le  voilà  tombé  parmi 
ceux  qui  rêvent  qu'il  y  a  encore  des  Amériques  à  découvrir. 

Oui,  la  mer  est  triste  ;  furieuse  ou  reposée,  elle  ne  nous  rappelle 
que  désastres  et  engloutissements.  Lorsqu'elle  se  retire,  laissant 
à  découvert  ses  rochers  chevelus  entre  lesquels  grouille  le 
peuple  ensablé  des  crabes  louches,  des  mollusques  gluants,  des 
scies  aux  dents  venimeuses,  elle  rappelle  cette  entrée  de  l'enfer 
dantesque,  défendue  par  des  bêtes  indescriptibles,  amphibies 
stygiennes  de  l'onde  noire  et  du  feu.  Heureux  si,  dans  le  sombre 
peuplement  de  cette  végétation  visqueuse,  on  ne  rencontre  pas 
quelque  débris  d'une  fortune  engouffrée,  quelque  épave  d'une 
espérance  submergée,  une  preuve  enfin  de  l'immortelle  haine 
que  l'eau  nous  a  vouée  dès  les  premiers  jours  de  la  création  ! 

Emile  Bergerat. 


IX  —  41 


EN    ALGEU 


>  (M 


De  là  une  cliosc  monstrueuse:  les  petits  Arabes  ne  jouent  pasi 
Les  bruyantes  troupes  qu'on  rencontre  par  les  rues  sont  des 
Maltais,  des  Juifs,  des  Européens  ;  ceux  des  Arabes  ne  font 
point  de  jeux.  Une  poussée  par  ci  par  là,  luie  dégringolade  des 
rues  de  la  vieille  ville,  et  c'est  tout. 

Que  font-ils  dans  les  maisons?  Nous  ne  le  savons  pas,  car 
aucun  de  nous,  —  pas  plus  que  personne,  d'ailleurs,  —  n'y  a 
pénétré.  Mais,  dans  la  rue,  nous  n'avons  jamais  vu  aucun  enfant 
avec  un  joujou.  Pas  de  sabre  ni  de  fusil  de  bois  aux  mains  des 
garçons,  pas  de  poupée  sur  les  bras  des  fdlettes,  pas  de  sifllet, 
pas  de  tambour,  pas  de  musique,  lud  de  ces  mille  riens  qui 
représentent  tout  aux  yeux  des  enfants,  morceaux  de  bois  deve- 
nus cbevaux,  cliameaux,  bourricos,  lambeaux  d'étoffe  simulant 
des  draperies  et  des  tentes,  éplucbures  représentant  des  dînettes, 
etc.,  etc.  —  Non,  rien  de  tout  cela,  et  cliez  ce  peuple  que  l'on 
veut  à  tout  prix  se  représenter  comme  dévoré  par  une  ardente 
imagination,  l'être  Imaginatif  par  excellence,  l'ejifant,  n'a  pas 
d'imagination  ! 

Nous  n'échafaudons  point  de  système  et  nous  ne  clierclions  pas 
à  arranger  les  cliosos  eu  vue  d'une  théorie  préconçue.  Nous  avons 
été  surpris  les  premiers  de  ce  que  nous  avons  constaté  ;  mais 
nous  ne  faisons  que  rapporter  les  faits  sans  les  interpréter  et  ce 
sont  eux  qui  nf)us  conduisent  à  cette  conclusion  forcée,  que 
l'Arabe  est  dominé  par  une  passion  unique  et  invincible,  une 
insurmontable  paresse,  —  paresse  intellectuelle  et  paresse  pby- 
sique.  L'esprit  de  l'Arabe  est  accroupi  comme  son  corps,  et  depuis 
si  longtemps,  qu'il  est  ankylosé:  il  ne  se  redressera  plus  1  —  La 

(1)  Voir  le  numéro  du  10  septembre  18S9. 


EN  ALGER  643 

preuve  qu'il  en  est  bien  ainsi,  c'est  que  la  vie  de  l'intelligence 
arabe  est  arrêtée,  que  la  source  en  est  tarie,  et  que  depuis  le 
douzième  siècle  la  civilisation  arabe  ne  produit  plus  rien,  qu'elle 
n'a  rien  ajouté  au  trésor  commun  de  l'humanité. 

Laissons  de  côté  les  arts  plastiques,  cette  race  n'en  a  pas  le 
sentiment,  et  au  surplus  le  Coran  défend  la  représentation  de  ce 
qui  vit.  Les  Arabes  se  sont  confinés,  —  et  encore  pour  un  temps 
seulement,  temps  bien  passé  aujourd'hui,  —  dans  un  art  unique, 
l'architecture.  Là  même  ils  n'excellent  pas  ;  ils  ont  fait  de  l'élé- 
gant, du  gracieux,  du  brillant,  du  joli,  du  très  joli  même,  jamais 
de  grandiose,  jamais  rien  qui  révèle  l'élévation  de  la  pensée,  sans 
en  excepter  les  grandes  mosquées  de  Kairouan  ou  de  Cordoue.  — 
Quant  aux  sciences  et  aux  lettres,  plus  de  médecins  après  Avi- 
cenne  Alducassis  et  Averroès,  plus  de  philosophes  après  Algazali 
et  Alhendi,  plus  d'astronomes  après  All)utegni,  plus  de  poètes 
après  Harriri,  séparé  lui-même  d'Antar  par  un  hiatus  de  quatre 
cents  ans  ! 

Plus  rien,  absolument  plus  rien,  pas  une  étincelle,  pas  une 
lueur  !  Voici  tantôt  dix  siècles  que  dure  ce  sommeil  ininterrompu, 
dix  siècles  que  l'homme  demeure  étendu  dehors  le  long  des  rues 
au  pied  des  murailles,  chez  lui  sur  des  coussins  dans  l'abrutisse- 
ment du  gynécée  ou  du  harem!  Huit  cents  ans  sans  poésie,  sans 
musique,  sans  théâtre,  sans  sciences,  sans  lettres,  sans  arts  ! 
Huit  cents  ans  pendant  lesquels  ce  peuple  ne  fait  plus  rien  sur 
terre  que  d'attendre  la  mort  ! 

Sans  doute  les  causes  de  cet  état  de  choses  sont  complexes  et 
multiples.  Il  en  est  deux  pourtant  qui  apparaissent  au  premier 
coup  d'œil,  môme  pour  un  observateur  superficiel,  tel  qu'un  tou- 
riste de  passage.  La  première  est  la  religion  de  Mahomet,  dont 
les  tendances  fatalistes  arrêtent  nécessairement  tout  effort  de 
l'individu.  A  quoi  bon,  en  effet,  se  donner  tant  de  peine  ?  Ce  qui 
est  écrit  est  écrit,  rien  ne  peut  le  changer  !  La  dangereuse  parole 
du  catholique  est  ici  prise  au  pied  de  la  lettre,  «  l'homme  s'agite. 
Dieu  le  mène  !  »  Pourquoi  donc  s'agiter  ?  Ne  vaut-il  pas  mieux 
laisser  faire,  puisque  rien  ne  saurait  modifier  le  résultat?  Une 
celle  doctrine  devait  nécessairement  arrêter  la  vie  de  ses  adeptes  : 
c'est  bien  ce  qui  est  arrivé.  —  La  civilisation  arabe  d'avant  flsla- 
misme  était  plus  brillante  peut-être  que  ne  fut  celle  qui  en  sortit. 
Au  temps  de  la  guerre  sainte,  quand  les  croyants  enflammés  de 
fanatisme  et  de  courage  se  répandaient  sur  le  monde  pour  le 


044  LA  LECTURE 

baptiser  dans  le  sang,  il  leur  fallait  agir,  et  il  fallait  à  leur  action 
l'appui  de  ce  qui  peut  soutenir  une  conquête.  Ils  devaient  être  plus 
forts  que  les  peuples  soumis,  non  seulement  par  le  fer,  mais  aussi 
par  l'Idée.  Ils  cultivaient  donc  les  sciences  qu'ils  avaient  reçues 
de  leurs  ancêtres  prcislamitcs,  car  elles  étaient  un  instrument 
indispensal)lo,  même  au  point  de  vue  matériel,  pour  l'extension 
de  leurs  armes.  —  Quand  leur  essor  fut  arrêté,  quand  les  bornes 
furent  posées  au  Coran  dans  le  monde  latin,  et  que  le  monde 
oriental  fut  définitivement  conquis,  les  effets  de  la  croyance 
fataliste  ne  furent  pas  longs  à  se  faire  sentir.  Les  Arabes  s'aban- 
donnèi-ent,  et  le  rayon  qui  devait  éclairer  lo  monde  s'éteignit 
pour  toujours. 

La  seconde  cause  qui  apparaît  tout  de  suite  de  cette  léthargie 
du  peuple  arabe,  découle  encore  de  la  religion,  non  plus  directe* 
ment,  et  comme  un  résultat  immédiat  d'une  doctrine  appliquée, 
mais  par  voie  de  conséquence.  Cette  cause,  c'est  la  répulsion  pro- 
fonde qu'inspire  à  l'Arabe  tout  contact  avec  un  autre  peuple. 
Cette  répulsion,  qui  a  évidemment  pris  sa  source  dans  ses  préju- 
gés religieux,  a  fini  par  passer  dans  son  sang.  C'est  depuis  long- 
temps une  horreur  de  race,  d'où  il  résulte  qu'aucun  croisement 
ne  vient  changer  les  instincts  acquis  et  infuser  à  ce  peuple  en 
décadence  un  sang  nouveau  qui  le  ramènerait  peut-être  vers 
l'action. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  depuis  plus  de  mille  ans  le  peuple 
arabe  n'a  subi  aucune  modification,  n'a  fait  aucun  progrès.  Il  est 
aujourd'hui  ce  qu'il  était  hier,  et  cela,  dans  tous  les  ordres  d'idées 
possibles,  depuis  les  choses  de  la  vie  intellectuelle,  jusqu'aux 
détails  vulgaires  de  son  existence  matérielle.  Entouré  de  civilisa- 
lions  qui  se  sont  développées  sous  ses  yeux,  il  ne  les  a  ni  suivies 
ni  comprises,  il  ne  leur  a  emprunté  ni  une  idée,  ni  même  un 
procédé  industriel.  Il  demeure  immobile  au  milieu  du  monde 
nouveau  qui  s'agite  autour  de  lui,  comme  un  îlot  de  granit  résiste, 
isolé  dans  l'océan,  à  l'éternel  assaut  des  vagues  sans  être  entamé. 
Les  autres  peuples  vivent  et  se  transforment  :  il  ne  bouge  ni  ne 
s'émeut;  il  reste  pris  dans  son  .sommeil  de  plomb  comme  le^  gens 
du  château  enchanté  que  nous  montre  le  conte  de  la  Belle  au 
Bois  Dormant.  Qui  donc  l'éveillera,  si  jamais  il  s'éveille? 

Telle  est  la  misère  morale  de  ce  peuple. 

En  est-il  plus  malheureux,  et  devons-nous  le  plaindre?  Devons* 


EN  ALGER  645 

aous  regretter  pour  lui  —  qui  ne  regrette  rien  —  sa  splendeur 
passée?  Devons-nous  déplorer  son  inertie?  En  un  mot,  devons- 
nous  nous  apitoyer  sur  son  sort?  Non,  car  nous  avons  la  convic- 
tion profonde  que  les  Arabes  sont  aussi  heureux  que  n'importe 
quel  peuple  plus  civilisé.  —  Donner  une  définition  du  bonheur 
est  une  chose  périlleuse,  d'abord  pai'ce  qu'il  n'y  en  aura  jamais 
de  complète.  Désignons  par  ce  mot  de  «  bonheur  »  un  état  au- 
quel peuvent  aspirer  tous  les  hommes,  isolés  ou  groupés  en 
nation,  état  dans  lequel  se  rencontrerait  un  minimum  de  toutes 
les  mauvaises  chances  courues  par  l'humanité.  Hé  bien!  les 
Arabes  approchent  de  ce  minimum  autant  que  qui  que  ce  soit, 
sinon  davantage. 

En  tant  que  nation,  rien  ne  les  menace.  Ils  n'ont  aucun  souci 
de  politique  extérieure;  ils  n'ont  à  redouter  ni  guerre  ni  invasion. 
A  l'intérieur,  ne  formant  pas  un  peuple  organisé  dont  tous  les 
éléments  sont  réunis  par  le  sentiment  d'une  responsaliilité  com- 
mune, ils  ne  subissent  aucun  des  événements  qui  atteignent  les 
autres  nations.  Surtout  ils  ne  sont  travaillés  par  aucun  de  ces 
besoins  de  changements,  de  ces  rêves  d'améliorations,  de  ces 
chimères  de  progrès  qui  nous  i*endent  si  malheureux!  Nulle  crise 
sociale,  nulle  catastrophe  financière  ne  peut  les  frapper.  Ils  n'ont 
rien  à  craindre  des  autres  ni  d'eux-mêmes,  et  ne  doivent  re- 
douter que  les  fléaux  de  la  nature  :  sort  commun  à  tous  les 
hommes. 

Le?  conditions  de  bonheur  que  réunissent  les  Arabes  en  tant 
qu'individus  sont  plus  complètes  encore.  En  effet,  ils  n'ont  aucun 
besoin  et  ils  ont  supprimé  l'amour!  Ils  vivent  donc  sans  passions 
et  sans  désirs,  sans  rêver  d'un  plus  grand  bien-être,  sans  espérer 
un  changement  dans  leurs  conditions.  Rien  ne  les  trouble.  Tout 
est  bien  comme  cela  est.  —  Et  si,  changeant  notre  définition  du 
bonheur,  nous  la  remplacions  par  celle-ci  :  «  que  le  bonheur  con- 
siste à  être  content  de  son  sort,  »  il  est  certain  que  personne  sur 
la  terre  ne  réunirait  mieux  que  l'Arabe  tous  les  éléments  de  cette 
formule. 

Il  n'a,  disons-nous,  aucun  besoin.  Ne  revenons  pas  sur  ce  que 
nous  savons  de  son  vêlement  et  de  l'insouciance  a])soIue  qu'il  en 
a.  Il  se  contente  d'une  loque,  et  celui  qui  en  est  couvert  n'inspire 
à  ses  compatriotes,  même  aux  plus  l'iches,  ni  répulsion,  ni  mo- 
querie. On  voit  des  personnages  élégants,  vêtus  avec  une  re- 
cherche et  un  luxe  réels,  se  promener  amicalement  en  compagnie 


C46  LA  LECTURE 

de  misérables  sordides  sans  inèmc  se  douter  du  contraste.  Brum- 
mel  donne  le  bras  à  Jean  Hiroux,  cela  ne  choque  personne  là- 
bas.  Il  n'y  a  pas  cette  mauvaise  honte  du  pau\'rc  et  de  sa  misère 
étalée.  Et  c'est  peut-être  une  manifestation  d'exquise  charité  que 
cette  éijalité  absolue  dans  les  dehors. 

Quant  au  coucher,  nous  savons  que  la  voûte  étoilée  semble  à 
l'Arabe  un  abri  suffisant,  et  qu'il  trouve  dans  le  pavé  des  rues 
ou  dans  l'asphalte  des  trottoirs,  de  confortables  matelas. 

Pour  la  nourriture,  c'est  encore  mieux.  On  ne  sait  littéralement 
pas  de  quoi  vivent  les  Arabes.  Interrogez  sur  ce  mystère  les  plus 
anciens  colons,  aucun  ne  pourra  vous  donner  d'explication  com- 
plète. On  dit  bien  que  l'Arabe  est  d'une  invraisemblable  sobriété, 
qu'il  se  contente  pour  sa  journée  de  quelques  figues  ou  d'une 
poignée  de  couscoussou.  Soit.  Mais  encore  faut-il  se  procurer 
cette  poignée  de  couscoussou  et  cette  demi-douzaine  de  figues. 
Par  quel  artifice  clandestin  y  arrive-t-il?  Nous  ne  l'avons  pas 
découvert.  —  Les  grosses  besognes  du  port,  l'œuvre  des  porte- 
faix, le  travail  d'entretien  des  rues,  les  commissions,  les  ouvrages, 
en  un  mot,  qui  n'exiacnt  ni  mise  de  fonds,  ni  apj)rcntissage,  ni 
aptitudes  spéciales,  sont  faits  par  les  Mzabites,  les  Maltais  ouïes 
Européens  :  jamais  un  Arabe  ne  s'en  bouge,  jamais  il  ne  demande 
à  cet  effort  son  pain  quotidien.  —  La  vie  de  l'Arabe  des  champs 
se  comprend  d'elle-même,  qu'il  soit  pasteur  ou  agriculteur;  mais, 
encore  une  fois,  l'honnne  des  villes  semble  vivre  par  une  grâce 
spéciale,  comme  les  petits  oiseaux  du  ciel! 

La  charité  y  aide;  les  Arabes  entre  eux  se  soutiennent,  les 
riches  donnent  aux  pauvres  sans  se  soucier  d'encourager  leur 
paresse.  Mais  tous  les  pauvres  n'ont  pas  un  riche  qui  les  entre- 
tienne. Comment  donc  vivent  ceux  qui  n'en  ont  pas?  On  nous  a 
(jit^  —  et  c'est  d'un  vieil  Algérien  que  nous  tenons  ce  renseigne- 
ment, que  nous  donnons  pour  ce  qu'il  vaut,  —  que  nous  nous 
trompions,  qu'il  n'y  avait  pas  de  pauvres,  que  beaucoup  de  ces 
gens  en  guenilles  étendus  par  les  rues  étaient  des  loqueteux 
volontaires,  que  la  plupart  étaient  proprii'-taires,  qui  d'une  rnai- 
.^on,  qui  d'inic  Ijaraque,  qui  d'un  bout  de  jardin,  et  que  c'étaient 
d'insouciants  rentiers!  Après  tout,  c'est  possible  :  tout  est  pos- 
sible avec  cette  étonnante  population!  En  .somme,  elle  applique  le 
système  de  Diogène,  mais  sans  ostentation,  et  paraît  s'en  trouver 
à  merveille. 


EN  ALGEP.  647 

Tout  se  réunit  d'ailleurs  à  Alger  pour  permettre  à  l'homme 
une  vie  facile.  Le  climat  est  d'une  rare  clémence.  De  ce  que  l'on 
est  en  Afrique,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'un  soleil  de  feu  dévore  la 
terre  embrasée.  Non,  la  mer  est  là  comme  un  régulateur  :  elle 
fait  alterner  sa  brise  avec  celle  du  sud,  haleine  de  la  fournaise. 
Il  en  résulte  des  variations  qui  ne  sont  jamais  extrêmes,  et  qui 
donnent,  tout  le  long  du  littoral,  une  température  moyenne 
agréable  à  tous  les  tempéraments.  Jamais  il  ne  fait  froid  à  Alger  ; 
jamais  non  plus  il  n  y  fait  trop  longtemps  chaud.  —  On  s'y  dé- 
fend d'ailleurs  aisément  contre  les  températures  extrêmes,  du 
moins  dans  la  ville  ai-abe,  car  les  maisons  de  Paris  ou  de  Lj^on, 
qui  constituent  le  quartier  européen,  ne  peuvent,  avec  leurs 
murs  légers  et  leurs  hautes  ouvertures,  répondre  à  aucune  des 
exigences  du  climat.  Elles  laissent  les  gens  à  la  merci  du  soleil 
et  de  la  poussière.  —  Les  maisons  mauresques  au  contraire  sont 
merveilleusement  appropriées  aux  besoins  de  leurs  habitants. 
Elles  sont  toutes  en  gros  murs,  toujours  fermées  de  partout, 
avec  des  fenêtres  à  peine  grandes  comme  une  de  nos  vitres, 
yeux  de  viuie  plutôt  qu'ouvertures.  Toutes  les  pièces  prennent 
le  jour  et  l'air  sur  une  cour  intérieure,  et  tous  les  toits  sont  en 
terrasse.  On  a  donc  dans  les  cours,  dans  les  appartements,  et 
sur  les  toits,  une  véritable  échelle  mobile  de  la  température,  et 
l'on  se  tient,  selon  le  besoin,  au  degré  que  l'on  désire. 

Les  rues  sont  de  même,  car  dans  leur  désordre  peut-être  voulu, 
dans  leur  inextricable  enchevêtrement,  il  n'y  en  a  pas  une  qui 
soit  droite,  pas  une  qui  n'offre  cent  coins  d'ombre  et  cent  coins 
de  soleil  au  choix  des  habitants.  —  Beaucoup  sont  des  passages 
voûtés  sous  lesquels  règne  une  précieuse  fraîcheur.  Peu  sont 
assez  larges  pour  qu'on  y  marche  plus  de  trois  de  front  :  toutes 
grimpent  et  souvent  ne  sont  que  des  escaliers.  Dans  ce  cas,  sur 
chaque  marche  il  y  a  un  Aralje  qui  somnole  sous  les  pieds  des 
passants  et  qu'il  faut  enjamber  pour  monter  plus  haut! 

Les  maisons  sont  toutes  pittoresques  ;  il  n'y  a  de  banales  que 
les  ciu'opéennes.  Dans  beaucoup,  le  premier  étage  surplombe  le 
rez-de-chaussée,  sur  lequel  il  s'appuie  par  un  rang  pu  deux  de 
bâtons,  oui,  de  bâtons  à  peine  plus  gros  que  le  bras!  Enfm,  cela 
tient,  c'est  l'essentiel!  Les  autres  étages  sont  établis  de  même,  et 
comme  de  l'autre  côté  de  la  rue  c'est  tout  pareil,  les  maisons 
s'avancent  à  la  rencontre  l'une  de  l'autre,  en  sorte  qu'au  premier 
on  peut  se  donner  la  main,  s'embrasser  au  second,  et,  plus  haut, 


648  LA  LECTURE 

entrer  de  plain-pied  chez  les  voisins  !  —  Toutes  peintes  en  blanc, 
ces  maisons,  en  blanc  cru,  à  la  chaux  vive,  sans  un  grain  de  gris. 
C'est  une  cruauté  pour  les  yeux,  mais  cela  donne  des  oppositions 
d'ombre  et  de  lumière  qu'on  ne  voit  que  là.  Fête  de  la  couleur! 
D'ailleurs,  tout  accroche  l'œil  dans  ces  rues  pittoresques,  depuis 
ces  portes  mauresques  admirablement  sculptées  qui  vous  arrê- 
tent à  chaque  pas,  jusqu'à  ces  moucharabis  anciens  qui  décou- 
pent sur  le  bleu  du  ciel  la  fine  trame  de  leur  grillage. 

On  ne  voit  que  le  dehors,  car  on  n'entre  pas  chez  les  Arabes, 
En  revanche,  les  maisons  juives  sont  aisément  ouvertes.  Toutes 
semblables.  Partout  les  mêmes  faïences  prestigieuses  d'éclat  et 
de  ton,  partout  des  marbres  et  des  colonnes,  partout  aussi,  dans 
cet  admirable  cadre  des  cours  intérieures,  des  gens  sordides, 
une  malpropreté  plus  atroce  encore  que  dans  la  rue,  mais  par- 
tout, en  revanche,  des  enfants  d'une  saisissante  beauté.  Comment 
ces  mêmes  enfants  peuvent-ils  devenir  ces  horribles  vieilles  mé- 
gères, ces  hommes  ral)ougris  et  déjetés  qui  sont  leurs  grands- 
parents?  Darwui  l'aurait  en  vain  cherché!  La  marmaille  grouille 
là-dedans  comme  des  lapins  dans  un  clu])ier.  Les  enfants  sont 
plus  mal  tenus  et  plus  malpropres,  si  c'est  possible,  que  ceux  des 
Ai'abes;  mais  du  moins  ils  vivent,  ils  remuent,  ils  s'agitent  dans 
les  jeux  bruyants  de  leur  âge,  avec  des  regards  pleins  d'animation 
et,  déjà,  de  malignité. 

L'aspect  de  cette  architecture  i)ri  véc  est  inhospitalier  et  défiant  : 
il  décèle  à  la  fois  la  jalousie  des  maîtres  de  harems  et  les  précau: 
tions  obligées  des  temps  d'insécurité.  —  Nulle  maison  n'offre 
accès  d'emblée.  Ouvrez  la  porte  :  vous  êtes  en  face  d'un  mur. 
A  droite  ou  à  gauche  s'ouvre  un  couloir  qui  conduit  à  la  cour 
intérieure,  mais  souvent  après  avoir  fait  un  second  coude.  Ou 
bien,  c'est  un  escalier  qui  monte  devant  vous  tout  droit,  avec  des 
marches  hautes  et  raides,  doubles  dos  nôtres,  qui  offriraient  une 
périlleuse  escalade  à  l'an-ivant  hostile. 

Les  portes  arabes  sont  fermées  ave<;  un  hixu  de  précautions 
prodigieux.  C'est  une  végétation  touffue  de  serrures  et  de  ver- 
rous <{ui  s'enchevêtrent.  A  pi-emière  vue,  un  serrurier  européen 
y  perdrait  son  trousseau  de  rossignols.  —  Plusieurs  fois,  nous 
avons  vu  le  maître  du  logis  rentrer  chez  lui.  Il  fra])pe,  ou  plutôt 
il  gratte  d'une  certaine  façon  très  discrète  :  du  dedans,  on  intci-- 
roge  par  un  seul  mot,  il  répond  d'un  monosyllabe  à  demi-voix; 
on  entend  tirer  les  barres,  grincer  des  ferrures,  puis  la  porte 


EN  ALGER  6'j9 

s'ouvre  juste  pour  lui  livrer  passage,  et  se  referme  si  vivement 
que  l'on  n'aper.^oit  jamais  le  bras  qui  la  pousse  !  On  aime  à  se  le 
représenter  rond  et  blanc  dans  ce  mystère  impénétré  où  sont 
tenues  les  femmes,  mais  ce  ne  sont  que  conjectures,  tant  elles 
sont  bien  gardées!  —  Les  gens  du  pays,  les  vieux  colons  qui  sont 
là  depuis  les  premiers  temps  de  l'occupation,  ont  eu  peut-être 
quelque  occasion  de  pénétrer  dans  les  intérieurs  arabes,  mais  ce 
qu'il  y  a  de  certain  aujourd'hui,  c'est  que,  quand  on  demande  si 
la  visite  en  est  possible,  on  se  heurte  à  une  insurmontable  oppo- 
sition. 

Non,  l'on  ne  voit  jamais  les  femmes  arabes.  Où  les  peintres 
qui  nous  les  montrent  les  ont-ils  aperçues?  Après  une  enquête 
approfondie  sur  le  sujet,  nul  de  nous  n'a  trouvé  la  solution  du 
problème.  Nous  pensons  que  l'on  peint  des  femmes  à  peu  près 
arabes  !  Les  véritables  Arabes  ont  pu  être  vues  dans  leurs  appar- 
tements lors  de  la  conquête  par  le  sac  des  villes  et  les  boulever- 
sements de  la  force,  mais,  depuis,  les  harems  se  sont  refermés, 
et  jamais  plus  nul  œil  indiscret  n'en  a  pénétré  les  mystères.  — 
On  voit  les  juives,  dont  le  type  est  charmant  et  doit  d'ailleurs  se 
rapprocher  beaucoup  de  celui  des  Mauresques.  On  voit  aussi  les 
prostituées.  Elles  pullulent  dans  la  casbah  :  mais  ce  doit  être  là, 
comme  dans  toutes  les  grandes  villes,  une  population  cosmopo- 
lite dont  les  Allemandes  font  une  bonne  proportion. 

En  résumé,  on  ne  voit  pas  les  honnêtes  femmes  arabes  à  Alger. 
Elles  ne  sont  cependant  pas  cloîtrées.  Elles  sortent  môme  beau- 
coup. Elles  vont  en  bandes  aux  cimetières  et  aux  bains.  Elles  se 
rendent  visite.  Elles  se  promènent  pour  prendre  l'air  sur  les 
hauteurs  qui  dominent  la  ville.  Quelques  vieilles  les  conduisent, 
ou  bien  un  homme  qui  se  donne  l'air  le  moins  accommodant  qu'il 
peut.  Mais  elles  ne  mettent  le  pied  dans  la  rue  qu'après  s'être 
soigneusement  voilées,  mot  qui  ne  fait  pas  comprendre  la  chose 
quand  on  le  prend  dans  son  sens  usuel,  européen.  Si  l'on  se 
repx'ésentait  une  femme  avec  la  tète  entourée  d'une  gaze  qui  laisse 
transparaître  quelque  chose  de  sa  beauté,  ou  même  de  sa  forme, 
on  serait  loin  de  compte  :  voilée  veut  dire  enveloppée,  entortillée 
des  pieds  à  la  tète  dans  une  étoffe  blanche  et  opaque  qui  ne  laisse 
apercevoir  ni  une  lueur  de  chair,  ni  une  mèche  de  cheveux.  On 
voit  les  chevilles,  et  encore  pas  toujours.  De  plus,  par  une  fente 
transversale  apparaissent  les  yeux  avec  l'édair  du  regard.  Très 
beau  ce  regard,  noir,  profond,  velouté.  Les  yeux  sont  grands,  les 


G50  LA  LECTURE 

paupières  transparentes  et  veinées,  les  sourcils  d'un  arc  net  et 
charmant,  avec  souvent  au  milieu  une  étoile  d'azur  tatouée.  Évi- 
demment, l'art  n'est  pas  étranger  à  l'iniprcssion  favorable  qu'on 
éprouve;  mais,  malgré  cela,  on  fait  toujours  à  la  personne  qui 
montre  de  si  beaux  yeux  le  crédit  de  croire  qu'elle  est  jolie!  Et 
peut-être  sont-elles  toutes  jolies,  car  tous  les  yeux  que  l'on  voit 
sont  superbes.  —  Parfois,  ce  paquetage  de  calicot  s'entr'ouvre, 
jamais  à  la  hauteur  de  la  figure  par  exemple,  la  voilée  fait  quel- 
ques mouvements  comme  pour  arranger  une  étoffe  ou  nouer  un 
cordon,  et  l'on  aperçoit,  sous  sa  carapace ,  des  vêtements  splen- 
dides,  étincclants  d'or  et  de  soie.  —  Cette  mode  de  transformer 
les  femmes  en  un  long  paquet  blanc  résulte  d'abord,  à  coup  sûr, 
de  la  jalousie  masculine  ;  mais  elle  durera  longtemps,  car  elle  sera 
énergiquement  défendue  par  les  femmes  laides  et  vieilles  qui  y 
trouvent  leur  bénéfice,  puisque  toutes  portent  la  même  livrée 
que  la  jeunesse  et  la  beauté. 

Mais  si  les  Arabes  sont  soustraites  aux  regards  de  tout  autre, 
homme  que  leur  seigneur  et  maître,  il  ne  faut  pas  en  conclure 
que  celui-ci  réussit  toujours  à  retenir  le  ])onheur  captif  au  fond 
de  son  harem.  Il  s'y  passe  souvent  d'étranges  scènes,  parfois  de 
dramatiques.  Aussi  les  divorces  ne  sont  pas  rares,  sans  parler 
des  autres  procès.  —  Les  femmes  ont  l'accès  des  tribunaux.  Il  y 
a  pour  elles  une  logette  grillée  dans  les  prétoires.  —  Dans  une 
de  nos  premières  promenades  par  la  ville,  nous  vunes  beaucoup 
de  gens  qui  entraient  dans  une  maison  mauresque.  Nous  les  sui- 
vîmes et  nous  nous  trouvâmes  dans  une  délicieuse  cour  inté- 
rieure, toute  tapissée  de  faïences  anciennes,  couverte  d'un  toit 
de  verre,  dans  une  galerie  de  laquelle  le  juge  de  paix  tenait  son 
audience.  Quand  nous  entrâmes,  des  plaideurs  argumentaient 
l'un  contre  l'autre  en  araljc  avec  une  violence  telle,  que  nous 
crûmes  d'abord  qu'ils  allaient  en  venir  aux  mains,  tandis  que 
nous  étions  révoltés  par  l'impassibilité  de  l'assistance,  qui  ne 
paraissait  pas  s'émouvoir.  Mais  on  nous  assura  que  ces  indigènes 
s'expliquaient  fort  trauipiillement  et  que  s'ils  étaient  seulement 
en  cfdèrc,  nous  verrions  bien  autre  chose!  —  Après  ceux-là,  tout 
le  monde  regarda  du  cô(é  de  la  logette  ou  était  une  femme  voilée 
dont  on  venait  d'appeler  l'affaire.  Elle  plaidait,  paraît-il,  contre 
son  mari,  et  n'avait,  —  nous  en  jugeâmes,  —  nul  besoin  d'avo- 
cats pour  le  noircir  !  Jamais  nous  n'ouïmes  un  moulin  à  paroles 
tourner  avec  cette   rapidité  !    Elle   appuyait  son  éloquence  de 


EN  ALGER  651 

gestes  furieux  en  brandissant  une  de  ses  babouches.  Etait-ce  un 
symbole,  un  rite,  ou  bien  une  simple  distraction  ?  Personne  ne 
sut  nous  le  dire  sur  le  coup,  et  nous  oubliâmes  plus  tard  de  vé- 
rifier ce  point  de  jurisprudence. 

C'est  en  sortant  de  cette  justice  de  paix  que  nous  fîmes  nos 
premières  visites  aux  mosquées.  Nous  avions  une  certaine  im- 
patience de  voir  ces  sanctuaires  mystérieux  dont  l'accès  est  en- 
touré, pour  les  infidèles,  de  tant  de  précautions.  Nous  fûmes  fort 
déçus  dès  la  première  où  nous  nous  présentâmes.  D'abord  tous 
nous  nous  apprêtions  bravement  à  enlever  nos  chaussures  à  la 
porte  ;  mais  un  des  gardiens  s'avança  et  nous  fit  comprendre 

qu'il  est  des  accommodements  avec  le  ciel de  tous  les  pays, 

c'est-à-dire  que  nous  pouvions  entrer  chaussés,  à  condition  tou- 
tefois de  ne  pas  marcher  sur  les  tapis,  et  de  reconnaître,  par  un 
pourboire  légitime,  la  gracieuseté  de  cette  dispense.  —  Nous 
rêvions  d'ulémas  farouches  regardant  les  roumis  de  travers 
dans  l'ardeur  de  leur  fanatisme,  et  nous  trouvions  des  gardiens 
de  musée  comme  les  touristes  en  rencontrent  partout.  —  Désil- 
lusion !  —  Ensuite  nous  nous  attendions  à  voir,  comme  dans 
nos  églises,  sinon  des  oljjets  d'art,  puisque  le  génie  arabe  les 
ignore,  du  moins  des  choses  précieuses,  des  étoffes  rares,  des 
tapis  merveilleux,  de  somptueux  mausolées.  Rien  de  pareil.  Par 
terre,  de  pauvres  nattes  ;  au  plafond,  de  pauvres  lampes  ;  dans 
les  coins,  des  tombeaux  de  bois,  simulacres  de  sépulcres  recou- 
vei'ts  d'étoffes  communes,  voire  de  cotonnade  anglaise  !  Nul  em- 
blème, rien  qui  parle  aux  yeux,  rien  qui  cache  la  nudité  des 
murs,  le  vide  de  rédifice,  le  néant  des  mystères  !  —  Pourtant 
quelques-unes  de  ces  mosquées  ne  sont  pas  absolument  sans 
grandeur.  Leur  étendue,  l'élévation  de  leurs  voûtes,  l'ombre  qui 
les  envahit,  produisent  un  peu  l'effet  religieux  de  nos  cathédrales. 
Ici  comme  là-bas,  l'homme  religieux  semble  avoir  peur  de  la  lu- 
mière ;  il  n'ose  se  montrer  à  son  Dieu  dans  le  grand  jour,  il  se 
glisse  dans  l'ombre  pour  le  prier  et  pour  lui  cacher  autant  qu'il 
le  peut  sa  face  de  pécheur  ! 

Une  de  ces  mosquées  mérite  une  mention  à  part,  c'est  celle  de 
Sidi-Abd  Er  Rhaman,  ainsi  nommée  à  cause  d'un  des  plus  saints 
marabouts  qui  y  sont  enterrés.  —  Au  lieu  d'un  lourd  édifice  à 
coupole,  elle  se  compose  d'une  série  de  petits  bâtiments  jetés 
comme  à  la  volée  dans  un  enclos  d'arbres  et  de  fleurs.  Ces  pa- 


C52  LA  LECTURE 

villons  se  touchent  par  un  côté  ou  par  un  bout  et  paraissent  com- 
muniquer tous  les  uns  avec  les  autres.  Cette  disposition  donne  à 
rintcricur  une  quantité  de  coins  obscurs  propres  aux  cérémonies 
et  à  la  prière.  Nous  n'y  vîmes  d'ailleurs  rien  de  plus  que  dans 
les  autres,  —  des  lampes,  des  nattes,  des  tombeaux  de  bois  gar- 
nis d'étoffes  criai'des  et  d'amulettes  ou  de  ces  chapelets  que  les 
musulmans,  les  catholiques  et  d'autres  encore  emploient  pour 
ne  pas  s'embrouiller  dans  le  compte  des  choses  qu'ils  demandent 
à  Dieu.  — Mais  ù  l'extérieur  cette  mosquée  est  exquise.  Son  archi- 
tecture est  légère  et  gracieuse.  Elle  est  délicatement  ornée  sans 
trop  de  recherche,  et  sans  la  profusion  qui  fatigue.  Son  minaret, 
léger  et  tout  blanc,  s'élève  dans  l'azur  comme  la  prière  virginale 
d'une  âme  sans  péché.  Son  jardin  est  plein  de  fleurs  et  d'oi- 
seaux, c'est  une  oasis  dans  le  désert  de  pierres  qui  l'entoure,  un 
coin  de  paix  et  de  repos,  comme  un  cimetière  de  campagne.  Aussi 
nombre  de  saints  marabouts,  de  savants  docteurs  —  ce  qui  est 
presque  la  même  chose,  —  et  de  personnages  célèbres  sont  ve- 
nus là  dormir  leur  sommeil  éternel.  —  Leurs  tombeaux  sont  mo- 
destes et  tiennent  peu  de  place  ;  quatre  pieds  sur  deux.  Ils  sont 
entourés  de  pierres  posées  sur  la  tranche  et  ajustées,  formant 
une  sorte  de  compartiment  à  ciel  ouvert.  Une  plaque  d'ardoise 
plantée  à  la  tète,  et  aussi  parfois  aux  pieds,  est  taillée  en  vague 
forme  de  turban.  Ces  plaques  sont  couvertes  d'inscriptions,  avec, 
comme  partout,  les  éloges  du  mort.  Sur  beaucoup  de  tombes  il 
y  a  de  petites  augettes  ;  les  unes  sont  disposées  de  façon  à  re- 
cueillir l'eau  de  pluie,  afin  que  les  oiseaux  y  viennent  boire  ; 
dans  les  autres  une  main  pieuse  est  chargée  de  placer  le  grain 
pour  leur  nourriture.  Les  morts  l'ont  ordonné  ainsi  afin  de  faire 
encore  quelque  bien  après  avoir  vécu.  Ce  détail  est  à  la  fois  en- 
fantin et  touchant.  Mais  si  les  morts  voient  encore  ce  qui  se 
passe,  combien  doivent  être  doux  à  leur  tombe  ces  foulées  d'oi- 
seaux et  ces  battements  d'ailes!  —  Le  plus  pur  symbole  de  l'âme 
inconnue  et  indéfinissable  sera  toujours  l'oiseau  envolé  vers  les 
cieux! 

Nous  avons  quel(pic  ])eine  à  quitter  ces  lieux  paisibles  ;  le  so- 
leil calcine  Alger  étincelant,  et  il  fait  si  bon  sous  ces  frais  om- 
brages !  Tout  y  est  si  tranquille  que  la  vie  semble  s'y  recueillir 
dans  l'immobilité.  —  Le  gardien  nous  laisse  aller  pour  s'endor- 
mir au  coin  d'un  mur;  dans  sa  maison  nous  apercevons  une 
vieille  femme  accroupie,  fermant  les  yeux,  immobile  comme  un 


EN  ALGER  653 

bouddha  de  bronze  ;  leur  petit  chevreau  dort  couché  en  rond  à  la 
façon  des  chats,  au  lieu  de  bondir  et  de  brouter  ;  et  leurs  poules, 
dont  l'ingouvernable  turbulence  n'aurait  sans  doute  pas  respecté 
le  repos  général,  sont  attachées  aux  arbres  par  la  patte  avec  des 
ficelles  ! 

A  la  sortie,  nous  sommes  assaillis  par  une  troupe  de  mendiants 
qui  nous  attend  et  nous  guette  depuis  que  nous  sommes  entrés. 
Jamais  nous  ne  vàiies  pareille  réunion  de  loques  informes  et  in- 
nombrables !  Dans  le  tas  il  y  a  des  femmes  sans  âge,  sans  sexe, 
sans  voiles  aussi,  hélas  !  même  où  ils  seraient  le  plus  néces- 
saires   et  après  être  passés  par  les  amphithéâtres  de  Paris, 

nous  n'imaginions  pas  que  l'animal  humain  pût  fournir  de  si 
horribles  spécimens  en  sa  décrépitude  !  —  Tous  ces  mendiants 
se  bousculent,  se  poussent  jusque  dans  vos  jambes,  vous  tou- 
chent de  la  main,  se  complaignent  sur  leur  infortune  avec  une 
voix  éclatante  et  rauque,  la  plupart  vous  crient  en  fi-ançais  : 
«  Merci,  merci  !  »  avant  qu'on  leur  ait  rien  donné.  Ils  nous  mon- 
trent ainsi  tout  le  cas  qu'ils  font  de  notre  langue  en  se  servant 
gracieusement  du  mot  qui  leur  est  le  plus  agréable  à  prononcer. 
—  Nous  nous  arrachons  malaisément  à  leur  reconnaissance  pour 
continuer  notre  promenade.  Où  irons-nous  maintenant  ?  Peu 
importe  ;  tout  est  pour  nous  inattendu. 

Prenons  cette  rue  qui  monte,  elle  va,  comme  toujours,  nous 
conduire  à  la  casbah.  Mais  ce  n'est  point  une  rue  silencieuse  et 
murée,  c'est  une  voie  commerçante  avec  une  série  de  petites  bou- 
tiques larges  de  deux  mètres  à  peine  et  remplies  de  marchan- 
dises de  toute  sorte.  L'étalage  est  fait  sur  des  planches  inclinées 
et  beaucoup  aussi  dans  la  rue.  C'est  un  encombrement  sans 
ordre  et  sans  art  ;  la  sincérité  de  la  marchandise  apparaît  crû- 
ment sous  la  lumière.  INIais  par  où  entre-t-on  dans  ces  bouti- 
ques ?  On  n'y  voit  pas  de  porte,  et  l'éventaire  tient  toute  la 
devanture.  C'est  prodigieux  de  simplicité  ;  une  corde  terminée 
par  un  nœud  est  fixée  à  une  traverse  au-dessus  des  marchandi- 
ses ;  quand  le  marchand  veut  passer  de  sa  boutique  dans  la  rue 
ou  réciproquement,  il  empoigne  la  corde,  s'enlève  à  la  force  du 
poignet,  et  franchit,  avec  l'agilité  d'un  singe,  l'amoncellement 
de  ses  richesses. 

Cunisset-Carnot, 
(A  suivre.) 


LES  PAYSANS 


Un  pauvre  paysan  meurt-il,  ce  n'est  pas  lui  que  l'on  plaint 
(plaindre  veut  dire  aussi  regretter,  dans  notre  langage  limousin\ 
mais  sa  femme,  ses  enfants,  le  bien  qu'il  laisse  en  désarroi.  Pour 
un  peu,  l'on  ensevelirait  avec  le  défunt  sa  maison  entière,  tant 
les  suilees  sont  dans  la  nature. 

Le  facteur  rural. —  Citadins,  accoutumés  aux  gâteries  de  la  po.^te 
qui  vous  choie  à  toutes  heures,  vous  ne  soupçonnez  point  la 
grande  place  que  le  facteur  rural  tient  dans  notre  existence,  à 
nous,  campagnards  ;  combien  il  est  attendu  avec  Impatience,  et 
salué  avec  émotion,  quand  il  apparaît  une  fois  le  jour,  avec  sa 
casquette  réglementaire,  sa  blouse  bleue  et  ce  sac  de  cuir  qui 
contient  tant  de  secrets. 

L'on  s'inquiète  et  l'on  espère  tandis  qu'on  est  jeune.  L'on  croit 
encore  aux  longs  souvenirs,  aux  chances  propices  :  «  Je  puis 
apprendre  tout  à  coup  que  j'ai  fini  d'être  inutile  et  obscur.  La 
Providence  est  une  bonne  mère.  La  Fortune  est  aveugle,  dit-on  ; 
à  ce  compte,  elle  est  exempte  de  préférences.  Peut-être  ai-je 
enfin  cagné  à  cette  loterie  qui  tire  tantôt  celui-ci,  tantôt  celui-là 
du  milieu  de  la  foule,  et  l'introduit  brusquement  de  la  salle  d'at- 
tente oîi  l'on  aèche  sur  pied,  en  la  salle  d'honneur  promise  aux 
heureux.  » 

On  frappe  !...  C'est  lui  !  J'ouvre  vite.  Et  lettres,  journaux,  bro- 
chures m'em})lissent  la  main.  A  une  curiosité  générale  succède 
une  curiosité  restreinte,  vive  d'autant. 

J'emporte  à  l'écart  mon  aubaine.  Naturellement,  je  cours  au 
plus  intéressant... 

—  Quoi  de  nouveau  à  Paris,  la  ville  capricieuse  et  terrible?  Et 
ma  pauvre  petite  ville  natale,  si  humble  en  France,  si  grande 
en  mon  cœur,  est-elle  tranquille  ?  Un  tel  est  malade,  tel  autre 
est  mort...  Mon  meilleur  camarade  d'enfance  se  marie  :  joie  et 
patience  au  couple  nouveau  !... 


LES  PAYSANS  G55 

Le  facteur  est  reparti  me  disant  un  bonsoir  auquel,  trop  distrait, 
j'ai  peu  répondu.  Avant  sa  venue,  j'espérais,  je  craignais.  Je 
recommencerai  ainsi  demain,  toujours  :  craindre,  espérer,  n'est- 
ce  pas  toute  la  vie  ;  et  l'homme  fait-il  autre  chose  sur  terre 
qu'attendre  toujours  un  bonheur  qui  ne  vient  jamais  ? 

Le  monde  qui  est  en  moi,  de  pensée  en  pensée,  comme  d'ondu- 
lation en  ondulation  une  eau  profonde  s'est  troublé  ;  mon  âme 
est  autre  qu'il  y  a  un  instant  ;  les  choses  changent  autour  de 
moi. 

Ainsi  un  humble  facteur  relie  ma  solitude  à  l'univers 
entier;  grâce  à  lui  rien  d'humain  ne  m'est  étranger.  Un  pauvre 
homme  qui  ne  se  doute  de  rien,  me  fait  au  cœur  cette  impression 
profonde  ;  la  voix  de  cet  être  chétif  m'émeut  à  l'envi  d'une  belle 
musique  ou  d'une  poésie  puissante. 

Le  paysan  a  un  second  chez  soi  où  il  ne  se  plaît  pas  moins 
qu'en  l'autre,  c'est  le  champ  de  foire. 

Vendre  n'importe  quoi,  n'importe  comment,  à  n'importe  qui, 
voilà  en  trois  mots  toute  la  diplomatie  du  paysan  à  la  foire. 

Tel  paysan  passerait  pour  moins  fin,  si  on  l'avait  cru  moins 
bcte. 

Ni  la  ville  n'ôte,  ni  la  campagne  ne  donne  la  solitude  ;  la  soli- 
tude est  en  nous. 

Le  paysan  meurt  de  faim  toute  sa  vie  pour  avoir  de  quoi  vivre 
après  sa  mort. 

Le  saint  goûte  la  mort,  le  philosophe  la  boit,  le  paysan 
l'avale. 

Que  le  bon  Dieu  m'accorde  un  jour  de  quitter  la  campagne  ;  et 
la  campagne,  dès  lors,  vue  à  travers  mes  souvenirs,  à  travers 
mes  regrets  peut-être,  aura  pour  moi  des  charmes  ;  comme  ces 
visages  de  parents  qui  nous  furent  sévères,  et  qui  nous  paraissent 
si  doux  à  regarder  lorsqu'ils  ne  sont  plus. 

Joseph  Roux. 


UNE  LONNE  FORTUNE 


Nous  étions  entre  intimes.  On  parlait  de  Miellé,  le  dccoupeur 
sinistre  que  la  police  est  allée  chercher  au  fond  d'un  village  de 
l'Aube. 

—  Si  l'on  s'était  trompé?  dit  l'un  de  nous. 

—  Com.ment  cela  ? 

—  Oui.  Si  au  lieu  d'arrêter  le  coupable,  on  avait  mis  la  main 
sur  un  brave  garçon  parfaitement  innocent  ? 

—  Allons  donc  !  c'est  impossible. 

—  Je  vous  demande  pardon,  répliqua  Louis.  J'ai  été  victime 
d'une  erreur  pareille.  Et  même  dans  des  circonstances  assez 
comiques.  Pas  sur  le  moment,  par  exemple  !  L'été  précédent, 
j'avais  rencontré  aux  eaux  de  L***  une  jeune  femme  de  Dijon.  Les 
villes  d'eaux  ont  été  inventées  pour  le  désespoir  des  maris.  Une 
femme  est  .seule,  elle  s'ennuie.  La  sérénité  des  champs  la  trouble, 
la  beauté  des  ciels... 

—  Pas  de  description.  L'iiistoire  1 

—  Curieux  !  Soit.  J'abrêgo.  Je  ne  vous  raconterai  ni  mes  assi- 
duités, ni  les  progrès  insensibles  que  je  faisais  dans  le  cœur  de 
la  belle  baigneuse.  Même  la  pudeur  m'oblige  à  jeter  un  voile 
sur... 

—  La  saison  est  do  vingt  et  un  jours!  riposta  le  capitaine 
Gustave  avec  sa  brutalité  soldatesque.  Sept  jours  de  cour,  sept 
jours  d'entente  mutuelle  et  sei)t  jours  où  l'on  se  prépare  à  se 
quitter,  Passe  tout  de  suite  au  huitième  jour  ! 


UNE  BONNE  FORTUNE  G57 

—  Pas  du  tout,  dit  Louis  un  peu  piqué.  Tu  te  trompes.  Nous 
étions  fort  épris  l'un  de  l'autre.  Quelle  ravissante  femme  !  Elle 
s'appelait  Henriette.  Douce,  tendre,  amoureuse...  Et  quelles 
jolies  phrases  elle  me  débitait  :  «  Je  ne  vivais  pas  avant  de  te 
connaître!...  Si  tu  savais  comme  l'on  s'ennuie  à  Dijon!...  »  Son 
mari  était  magistrat  :  juge  d'instruction  près  le  tribunal  de  la 
vieille  cité  bourguignonne.  Elle  vivait  là  toute  l'année  avec  son 
époux.  Un  homme  grave,  sérieux,  glacial,  qui  aurait  vendu  sa 
place  au  paradis  pour  un  siège  de  conseiller  à  la  cour.  Avec  cela, 
jaloux  et  pointilleux  à  l'excès.  Pauvre  petite  femme  !  La  pensée 
de  notre  séparation  prochaine  la  désolait.  Comment  nous  revoir  ? 
Elle  n'avait  guère  l'occasion  de  venir  à  Paris,  et  moi  je  ne  con- 
naissais personne  à  Dijon.  Nos  adieux  furent  trempés  de  larmes. 
«  —  Ecoute,  me  dit-elle,  il  me  serait  impossible  de  te  perdre. 
Tiens-toi  prêt  à  tout  événement.  Je  vais  chercher  un  moyen  de 
nous  retrouver.  »  Elle  partit,  et  ma  foi,  je  demeurai  tout  ti-iste. 
Je  rêvais  d'elle,  je  pensais  à  elle.  Je  revoyais  toujours  sa  mi- 
gnonne petite  personne,  et  sa  fine  tête  blonde,  et  ses  yeux  bleu 
pervenche.  J'entendais  son  rire  alerte  qui  partait  en  fusées  dé- 
couvrant de  jolies  quenottes  blanches.  Enfin  j'étais  prêt  à  toutes 
les  folies. 

II 

Henriette  m'écrivait  souvent.  Elle  était  forcée  à  beaucoup  de 
prudt  nce.  A  cause  du  juge  d'instruction  !  Elle  signait  ses  lettres: 
«  Auguste  !  »  Je  signais  les  miennes  :  «  Augustine  !  »  Enfin,  les 
semaines  s'écoulaient,  et  elle  n'avait  pas  encore  trouvé  le  moyen 
de  nous  réunir.  Tout  à  coup,  un  matin,  je  reçus  ce  billet  très 
court  :  «  Jeudi  prochain,  prenez  l'express  de  Dijon  qui  part  de 
Paris  à  11  h.  15,  station  de  Blaisy-Bas.  J'y  serai.  »  Pas  d'autre 
explication.  Mais  j'étais  si  amoureux  !  Le  jeudi,  à  cinq  heures 
du  soir,  je  descendais  à  Blaisy-Bas.  C'est  la  dernière  station  où 
s'arrête  l'express  avant  d'arriver  à  Dijon.  Un  peu  à  gauche,  au 
bas  d'une  montée  abrupte,  attendait  une  vieille  pataclie  jaune  et 
rouge.  Et  par  l'étroite  portière  du  coupé,  j'apercevais  le  fin  pro- 
fil d'Henriette.  D'un  bond,  je  courus  vers  elle.  Elle  me  serra  la 
main  nerveusement,  en  cachette.  Et  d'une  voix  rapide  :  «  N'ayons 
pas  l'air  de  nous  connaître.  » 

Le  capitaine  Gustave  éclata  de  rire  : 

IX  —  42 


658  LA  LECTURE 

—  Toujours  la  même  chose,  ces  bonnes  fortunes  !  Six  heures 
de  chemin  de  fer  pour  s'entendre  dire  :  «  N'ayons  pas  l'air  de 
nous  connaître  !  » 

—  Et  la  suite  !  dit  Louis  en  soupirant.  C'est  que  nous  n'étions 
pas  seuls  dans  le  coupé.  Il  y  avait  un  troisième  voyageur,  gai, 
rieur,  bon  enfant.  Il  fredonnait  des  chansons  de  café-concert,  et 
semblait  un  joyeux  compagnon.  «  Remontez  le  collet  de  votre 
paletot  !  »  me  dit  Henriette  en  tremblant.  Et  elle-même  rabattait 
son  voile  blanc,  de  telle  façon  qu'on  ne  pouvait  nous  reconnaître 
ni  l'un  ni  l'autre.  Le  conducteur  de  la  patache  allait  et  venait 
devant  ses  chevaux,  quand  le  patron  de  l'auberge  lui  cria  : 

«  —  Eh!  Antoine?  vous  savez  qu'Eustache  se  terre  de  vos 
côtés  !  Ne  vous  effrayez  pas,  la  petite  dame.  Eustache  est  un  an- 
cien soldat  qui  a  coupé  en  morceaux  une  vieille  femme  dePouilly, 
à  six  heures  d'ici.  » 

«  —  Bah  !  qu'il  se  teiTe  ou  non,  la  police  le  trouvera  bon  !  » 

répliqua  notre  compagnon  de  voyage  en  riant.  Et  il  chantait  en 

se  dancUnant  : 

J'peux  pas  !  J'peux  pas 
Lûcher  la  colonne! 

Henriette  profita  d'un  moment  où  il  tournait  le  dos  pour  me 
glisser  à  l'oreille  :  «  Surtout  ne  me  dites  pas  un  mot  !  »  Et  de 
Blaisy-Bas  à  Saint-Seine-l' Abbaye  (quatre  lieues  en  montant  !) 
nous  fîmes  le  voyage,  raides  comme  des  pieux,  sans  nous 
parler.  Notre  compagnon  dormait. 


III 


Louis  s'était  arrêté  un  instant. 

—  Ah!  mes  amis,  reprit-il,  si  jamais  vous  avez  un  rendez- 
vous  d'amour  dans  un  village.  Dieu  vous  garde  de  Saint-Scine- 
l'Abbaye  !  A  neuf  heures  du  soir,  Henriette  et  moi  nous  étions 
réunis  dans  sa  chambre.  Elle  se  jeta  dans  mes  bras  :  «  Comme 
je  t'aime  !  »  me  disait-elle.  Je  la  serrais  amoureusement  contre 
moi...  Soudain,  un  tonnerre  éclate  dans  la  pièce  voisine.  Une 
voix  de  basse-taille  chantait  : 

J'peux  pas  !  J'peux  pas 
Lâcher  la  colonne  ! 


UNE  BONNE  FORTUNE  659 

C'est  ça  qui  glace  un  élan  d'amour  ! 

—  Parlons  bas,  murmura-t-elle  ;  la  cloison  est  si  mince... 
Elle  disait  cela  avec  une  rougeur  qui  la  rendait  encore  plus 

charmante.  Je  la  tenais  entre  mes  bras,  et  tout  bas,  très  bas  : 
«  Je  suis  si  heureux  de  te  revoir  !  Je  n'ai  pas  vécu  pendant  que 
nous  étions  séparés...  »  Henriette  s'abandonnait  doucement  à  mes 
caresses,  quand  tout  à  coup  elle  s'écria,  en  bondissant  :  «  —  Il 
V  a  quelque  chose  dans  la  muraille  !  »  J'écoutai.  C'était  comme 
le  grignotemcnt  d'une  souris.  Encore  notre  voisin  !  Celui  «  qui 
ne  pouvait  pas  Idcher  la  colonne...  »  Il  forait  un  trou  dans  le  mur 
avec  une  vrille  ! 

—  Jamais  je  n'oserai  rester  ici  !  me  dit  tout  bas  Henriette,  qui 
grelottait  la  peur. 

Je  tâchai  de  la  rassurer,  d'être  éloquent  et...  persuasif.  J'y 
arrivai  presque.  Elle  redevenait  douce  et  caressante.  Nous 
avions  éteint  la  bougie  pleurarde  qui  nous  éclairait.  Tout  près 
l'un  de  l'autre,  nous  savourions  les  exquises  délices  de  l'amour 
défendu  et  partagé,  quand  une  voix  cria  :  «  Il  s'est  sauvé  de  la 
chambre  !  »  Et  c'étaient  des  allées,  des  venues,  des  piétinements, 
des  cris,  des  :  «  Oh  !  »  des  :  «  Ah  !  »  comme  si  un  bataillon  ca- 
sernait  dans  l'auberge. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  s'écria  la  malheureuse  Henriette,  on  nous 
trouvei'a  ensemble  !...  Je  suis  perdue  ! 

—  Ne  crains  inen.  Je  vais  m'évader. 

—  Par  où  ? 

Et,  en  effet,  le  couloir  était  plein  de  monde.  Ma  foi,  je  n'hésitai 
pas.  La  chambre  était  au  rez-de-chaussée.  J'ouvris  la  fenêtre  et 
je  sautai  dans  la  cour.  J'avais  gagné  déjà  un  petit  potager  qui 
s'étendait  derrière  l'écurie,  quand  une  main  s'abattit  sur  mon 
épaule.  Et  la  voix  sonore  d'un  gendarme  me  dit  :  «  Eustache,  au 
nom  de  la  loi,  je  vous  arrête  !  » 

IV 

—  On  te  prenait  pour  l'assassin  !  s'écria  Gustave  en  éclatant 
de  rii'e... 

—  Parfaitement. 

—  Mais  tu  n'avais  qu'à  dire... 

—  Dire  quoi?  La  justice  française  est  unique  au  monde. 
Avec  elle,  le  raisonnement  s'appelle  de  l'insolence  ;  le  silence,  de 


CCO  LA  LECTURE 

la  duplicité  ;  et  la  logi(iuc,  de  la  préméditation.  Jusqu'à 
preuve  du  contraire,  j'était  bel  et  bien  Eustache.  Cet  Eustache 
qui  avait  découpé  une  vieille  femme  en  morceaux  !  Ainsi  j'étais 
venu  de  Paris  pour  goûter  les  joies  d'une  nuit  d'amour...  Et  l'on 
m'enfermait  dans  une  étable  avec  un  gendarme  en  faction  à  la 
porte!  Au  petit  jour,  nouveau  supi^lice.  Je  partais  à  pied,  pour 
Dijon  (7  lieues  !)  les  menottes  aux  mains,  et  sous  un  soleil  de 
plomb.  Dans  mon  malheur,  j'avais  une  consolation.  Personne 
ne  m'avait  vu  parler  à  Henriette.  On  ignorait  que  nous  nous  con- 
nussions, et  elle  ne  serait  pas  inquiétée.  N'importe.  Il  allait  bien, 
le  rendez-vous  d'amour  !  En  arrivant  à  Dijon,  j'appris  que  j  al- 
lais être  mis  au  secret.  Je  n'en  sortirais  que  pour  comparaître 
devant  M.  F...,  le  juge  d'instruction.  Le  propre  mari  d'Hen- 
riette !  Je  le  jugeai  au  premier  coup  d'œil  :  un  homme  raide,  sec, 
prétentieux  et  bête. 

—  Vous  soutenez  que  vous  n'êtes  pas  Eustache? 

—  Mais,  non!  mille  fois  non  ! 

—  Et  que  vous  êtes  M.  Louis  M...  ? 

—  Oui! 

—  Alors,  que  faisiez-vous  à  Saint-Scine-l'Abba^-e  ? 

Je  ne  pouvais  pourtant  pas  lui  dire  :  «  J'étais  avec  votre 
femme...  »  Je  gardai  le  silence. 

—  On  ne  me  trompe  jamais  !  prononça-t-il  sévèrement.  De- 
main, j'aurai  de  quoi  vous  confondre  ! 

Et  on  me  remit  au  secret,  où  je  restai  trois  jours  et  trois  nuits. 
Je  me  consolais  en  pensant  qu'Henriette  me  récompenserait  de 
mon  héroïsme.  Ne  m'étais-je  pas  dévoué  pour  elle?  Le  matin 
du  quatrième  jour,  je  voyais  entrer  dans  ma  prison  M.  F...,  de- 
venu soudain  affable  et  gracieux. 

—  Que  d'excuses  je  vous  dois  !  me  dit-il.  Vous  êtes  bien 
M.  Louis  M...  L'assassin  est  arrêté.  Il  est  écroué  dans  le  cachot 
voisin  du  votre.  Tenez  !  l'entendcz-vous  ? 

Une  voix  de  basse-taille  chantait  : 

J'pcux  pas!  Xpcux  pas 
Làclicr  la  colonne  ! 

—  Voilà  ce  qui  nous  a  abusés,  continua  M.  F...  Nous  savions 
qu'Eustache  était  accompagné  de  sa  maîtresse,  une  femme  de 
mauvaise  vie.  Il  paraît  même  qu'elle  se  trouvait  en  même  temps 


\ 


UNE  BONNE  FORTUNE  Cul 

que  vous  à  Saint-Seine.  Est-ce  que  vous  l'avez  vue  ?  Pourriez- 
vous  donner  son  signalement  ? 

Il  me  demandait  le  signalement  de  sa  femme  ! 

—  Toujours  est-il  que  le  lendemain,  cette  créature  avait  dis- 
paru. Je  vous  en  prie  encore,  agréez  toutes  mes  excuses,  et 
faites-moi  l'honneur  de  dîner  ce  soir  chez  moi.  Je  vous  présen- 
terai à  M™"  F...,  qui  sera  charmée  de  vous  connaître...  Enfin, 
l'assassin  est  arrêté.  On  ne  me  trompe  jamais. 

—  Eh  bien  !  interrompit  le  capitaine  Gustave,  tout  a  fini  pour 
le  mieux.  Lié  avec  le  mari,  tu  pouvais  revoir  la  femme  ? 

—  Attends  la  fin.  Le  soir,  en  effet,  je  dînais  chez  M.  F...  Hen- 
riette paraissait  toute  naturelle.  Assez  froide,  pourtant.  Après  le 
repas,  comme  elle  m'apportait  une  tasse  de  café,  elle  me  dit  tout 
bas  : 

—  Adieu,  monsieur.  Je  vous  déteste  ! 

Elle  avait  eu  si  peur,  qu'elle  ne  me  l'a  jamais  pardonné...  Et 
voilà,  mes  bons  amis,  ce  qu'on  appelle  une  bonne  fortune  ! 

Albert  Delpit. 


LA   SOUTANE 


Quand  on  apprit  à  Baume-les-Dames  que  le  pauvre  Antoine 
Foulon  —  Toto-Foulon  comme  on  l'appelait  en  classe  —  avait 
quitté  la  soutane  pour  rentrer  dans  le  siècle,  il  y  eut  un  cri 
d'effroi  parmi  les  gens  pieux  que  sa  défection  atterrait.  Foulon, 
neveu  du  prêtre,  avait  suivi  une  vocation,  longuement  préparée 
par  six  ans  de  petit  séminaire  à  Ornans,  et  trois  ans  de  maîtrise 
à  Besançon.  Il  avaitétésagementconseillé,  doucement  conduit,  et 
point  du  tout  forcé  dans  sa  détermination.  Six  semaines  avant 
qu'il  reçût  les  ordres,  son  oncle  voyant  ce  caractère  un  peu  en 
clessous  tourner  à  la  tristesse  et  aux  préoccupations,  l'avait  ex- 
horté à  réfléchir.  Son  père,  un  vieux  vigneron,  l'avait  engagé  à 
tout  lâcher,  plutôt  que  de  faire  un  auquel  en  soutane,  la  pire 
engeance  selon  lui,  Toto-Fouion  n'avait  donc  point  d'excuse. 

Au  moment  de  sa  désertion,  l'ablîé  Foulon  habitait  à  Besançon, 
dans  la  rue  Poitune,  une  petite  chambre  que  lui  louait  au  mois 
la  mère  Jeanet,  moyennant  le  prix  modique  de  70  francs,  nour- 
riture du  soir  comprise.  Le  matin,  l'abbé  s'arrangeait  connue  il 
pouvait,  tantôt  déjeunant  chez  Tun,  tantôt  coilationnant  chez 
l'autre,  et  maigrissant  un  peu  à  ce  régime  inégal.  Les  méchantes 
langues  de  la  ville  assuraient  bien  que  d'autres  motifs  faisaient 
saillir  les  os  du  pauvre  abbé,  mais  dans  les  rues  de  Besançon, 
surtout  dans  la  petite  rue  de  Poitune,  les  cancans  ont  beau  jeu 
de  porte  à  porte  et  de  trapon  à  traj>on.  Il  s'ensuivait  que  malgré 
des  bruits  officieux,  sournoisement  colportés  parmi  les  salons  de 
l'archevêché,  l'abbé  n'avait  point  été  inqui  -té,  et  les  donneurs  de 
conseils  et  d'avis  en  étaient  pour  leurs  frais.  Certaine  bigote,  plus 


LA  SOUTANE  G.43 

hardie  qu'il  n'était  de  raison,  avait  même  reçu  de  son  directeur 
une  semonce  si  verte,  qu'elle  n'avait  plus  ajouté  foi  à  rien,  niant 
l'évidence,  puisqu'elle  habitait  sur  le  carré  de  Toto-Foulon. 

La  vérité  est  cependant  que  l'abbé  s'était  dévoyé  subitement, 
du  jour  au  lendemain,  brûlé  comme  une  phalène  maladroite  aux 
yeux  de  la  petite  Jeanet.  Un  matin  il  s'était  réveillé  homme,  et 
ce  réveil  l'avait  foudroyé  net.  Quand  le  samedi  de  l'Ascension,  la 
vieille  loueuse  frappa  à  la  porte  de  l'abbé,  il  était  parti  laissant 
la  clef  à  la  serrure,  une  lettre  sur  la  table  et  30  francs  sur  la  che- 
minée. Comme  l'abbé  ne  lui  devait  rien  plus,  et  que  la  lettre  expli- 
quait suffisamment  son  voyage,  la  bonne  dame  ne  s'en  émut  point 
outre  mesure;  elle  n'apprit  que  longtemps  après,  avec  nous  tous, 
que  Tolo-Foulon  était  à  Paris,  courant  les  rues  et  gourgandinant. 
La  dévote  éconduite  lui  avait  raconté  le  tout  un  soir,  en  mettant 
les  points  sur  les  i,  ce  qui  valut  à  la  jeune  fille,  cause  involon- 
taire de  tout  ceci,  une  solide  réprimande  avec  beaucoup  de 
menaces. 

Toto-Foulon  était  tombé  à  Paris  -en  plein  quartier  Latin, 
cherchant  des  leçons  pour  vivre  et  geignant  famine.  En  atten- 
dant que  sa  tonsure  repoussât,  il  portait  une  calotte  anglaise  qui 
ne  le  quittait  pas  plus  que  son  ombre.  Il  avait  enfermé  sa  sou- 
tane dans  un  petit  placard  d'hôtel,  guettant  l'occasion  de  la  ven- 
dre ou  de  la  jeter,  mais  cette  occasion  ne  se  présenta  point.  Un 
jour  l'abbé  rencontra  quelque  bonne  âme  qui  lui  procura  de  l'ou- 
vrage et  l'emmena  chez  lui  ;  on  lui  offrait  une  chambre  dans  la 
maison,  on  l'habillait  plus  décemment,  et  on  lui  donnait  une 
centaine  de  francs  par  mois. 

Foulon  chargea  sa  soutane  dans  une  serviette,  la  mit  sous  son 
bras,  et,  comme  il  était  grand  jour,  et  qu'il  ne  put  la  jeter  à  la 
Seine  en  passant,  il  dut  la  caser  n'importe  où  dans  la  chambre 
qu'on  lui  donnait. 

Au  bout  d'un  an,  la  soutane  était  toujours  dans  sa  serviette, 
mangée  aux  rats  et  moisissant  derrière  le  Ht  où  il  l'avait  cachée. 
Elle  devenait  d'autant  plus  encombrante,  que  l'abbé  avait  des 
projets  sur  la  jeune  fille  de  ses  protecteurs,  et  que  la  vieille  dé- 
froque l'eût  pu  trahir  et  vendre  à  jamais.  Car  Foulon  n'avait  rien 
avoué,  il  comptait  sur  l'avenir  pour  aplanir  la  route,  et  d'ailleurs 
il  n'était  point  tombé  en  maison  si  farouche  qu'on  eût  pu  s'efîrayer 
beaucoup  de  sa  situation  ;  il  ne  craignait  que  le  rire,  le  rire  fou  de 
la  jeune  fille  découvrant  un  jour  sa  soutane.  Son  esprit  franc 


C64  LA  LECTURE 

comtois  peu  endurant  se  fût  mal  accommodé  de  ces  plaisanteries; 
il  résolut  donc  d'en  finir  une  bonne  fois,  et  de  friler  dans  sa  che- 
minée la  soutane  graisseuse  et  moisie.  Il  le  fit  un  soir. 

C'était  en  juillet  et  il  dut  fermer  ses  fenêtres  pour  commencer 
l'œuvre.  Il  se  calfeutra,  entassa  papiers  sur  papiers  dans  la  che- 
minée, et  sur  ce  foyer  étendit  le  drap,  sans  trop  le  presser,  pour 
que  la  flamme  y  mordît  plus  sûrement.  Le  papier  brûla  très  vite 
et  sans  fumée,  mais  quand  l'étoffe  fut  touchée  elle  se  vengea  du 
délaissement  et  de  l'ingratitude,  en  jetant  partout  des  fusées 
blanches  que  le  malheureux  fut  impuissant  à  réprimer.  Courant 
au  plafond,  rejetées  au  sol,  passant  par  les  fentes  de  la  porte  et 
des  fcnclrcs,  les  fumées  de  graisse  et  de  laine  brûlée  s'échappèrent 
par  les  escaliers,  les  corridors,  léchant  les  murailles  et  empuan- 
tissant tout.  Le  pis  fut  bien  que  le  pauvre  Toto  ne  pensait  point 
à  ce  désastre  et  continuait  son  travail,  à  demi  suffoqué,  et  tous- 
sant à  outrance.  Il  fourgonnait  stoïquement  le  drap,  le  secouait 
pour  qu'il  se  consumât,  et  suait  à  grosses  gouttes  dans  cette 
atmosphère  d'Achéron. 

Quand  l'odeur  eut  suffisamment  rempli  tous  les  étages,  on 
commença  à  s'émouvoir,  à  parlementer  dans  les  escaliers,  puis 
l'on  sut  bientôt  d'où  sortait  la  fumée.  Les  protecteurs  de  Toto, 
la  jeune  fille  en  tête,  accoururent  et  frappèrent  à  la  porte  avec 
énergie.  Surpris  dans  sa  besogne,  noir  de  suie  et  couvert  d'eau, 
l'abbé  demeura  pétrifié  devant  sa  cheminée,  comme  si  on  l'eût 
surpris  en  quelque  crime  affreux.  Il  ne  répondit  point  aux  appels 
et  se  tapit  dans  l'angle  d'une  armoire,  pom-  ([u'on  ne  le  vît  point 
par  le  trou  de  la  serrure.  Peine  perdue,  la  porte  céda  sous  la 
pression  de  vingt  personnes  effarées  et  un  môme  cri  d'horreur 
sortit  de  toutes  les  bouches  béantes  : 

Il  fait  cuire  quelqu'un  ! 

Il  ne  faisait  cuire  personne,  il  brûlait  simplement  de  vieux  pa- 
piers et  une  vieille  redingote.  Il  l'assurait  avec  un  tremblement 
nerveux  qui  n'échappa  point.  Il  y  a  du  louche  dans  l'histoire  ! 
assurait  quelqu'un,  et  comme  on  reconnut  que  ladite  redingote 
était  bel  et  bien  une  soutane  salie,  on  bâtit  un  drame  <|ui  prit 
consistance.  D'ailleurs,  Toto-I''oulon  se  défendait  do  ])his  en  plus 
mal;  au  lieu  d'avouer  tout  simplement  l'aventure,  il  voulut  expli- 
quer, se  coupa,  se  démentit,  et  finit  par  pleurer  comme  une  Ma- 
deleine. 

Je  le  revis  un  jour  à  Baume-les-Dames  après  son  histoire.  II 


LA  SOUTANE  6G5 

avait  fait  deux  mois  de  prison  préventive,  pour  n'avoir  voulu 
donner  ni  son  adresse  ni  son  lieu  d'origine.  Un  beau  jour  il  avait 
fini  par  avouer  tout,  et  on  l'avait  renvoyé  à  Baume,  où  son  père 
était  mort  de  honte  en  le  revoyant.  Toto-Foulon,  qui  frisait  la 
trentaine,  paraissait  alors  plus  de  quarante  ans;  il  portait  longue 
sa  barbe  noire,  et  avait  conservé  son  air  en  dessous.  Depuis,  il 
avait  tenté  de  tout  sans  succès,  poursuivi  par  la  haine  du  clergé 
et  le  mépris  des  gens.  Une  fois,  il  s'était  improvisé  farinier,  ce 
qui  avait  fait  bien  rire. 

—  Il  est  comme  les  corbeaux,  disait-on,  il  blanchit  en  devenant 
vieux. 

Un  soir  de  printemps  qu'on  l'avait  remercié  de  sa  maison  et 
de  son  moulin,  le  pauvre  diable  rentra  dans  sa  petite  chambre 
désespéré. 

C'était  au  premier  avril,  et  l'année  s'annonçait  toute  gaie  et 
chaude,  les  oiseaux  piaillaient  sous  sa  fenêtre  ouverte.  Tout  à 
coup  en  ouvrant  sa  porte,  il  aperçut  une  soutane  râpée,  pendue 
au  plafond  de  sa  chambre,  et  balancée  par  le  courant  d'air. 
C'était  la  manière  des  gens  de  Baume  de  lui  rappeler  que  tout 
dans  la  vie  n'est  que  misère;  c'était  un  poisson  d'avril  brutal 
comme  une  gifle.  Toto  ne  souffla  mot  pendant  deux  jours.  On 
s'en  inquiéta  à  la  fin  et  on  monta  :  la  porte  non  fermée  laissa 
entrer  tout  le  monde. 

A  la  poutrelle  du  plafond  la  soutane  était  toujours  pendue, 
seulement  il  y  avait  quelqu'un  dedans... 

Henri  Boucuot. 


ÉTUDES  ET  PllOxMENADES  EiN  FORÊT 


LES  CIlARBOiNNIERS 


Au  mois  d'août,  si  vous  vous  êtes  égaré  dans  les  bois  à  la 
chute  du  jour,  n'avez-vous  pas  senti  parfois  une  acre  odeur  de 
fumée,  et  ne  vous  est-il  pas  arrivé  de  tomber  tout  à  coup  sur  un 
étrange  et  pittoresque  atelier  de  nocturnes  travailleurs? 

A  travers  les  baliveaux  clair-semés  d'une  coupe  récemment 
exploitée,  cinq  ou  six  tertres  coniques  s'élèvent  au-dessus  du 
sol  et  jettent  une  lumière  rouge  et  vacillante,  sur  laquelle  s'enlè- 
vent en  noir  les  minces  fûts  des  bouleaux  et  les  silhouettes  des 
ouvriers  qui  vont  et  viennent,  silencieux  comme  des  sentinelles. 
Tout  autour  de  la  coupe,  éclairée  par  un  flamboiement  fantastique, 
la  grande  forêt  muette  étend  comme  une  ceinture  d'ombre. 

C'est  la  vente  des  charbonniers. 

Parmi  les  hôtes  de  la  forêt,  le  charbonnier  occupe  une  place  à 
part.  Il  a  une  vie  et  des  mœurs  originales,  qui  méritent  d'être 
étudiées  de  près. 

Vers  la  fin  de  l'été,  quand  les  bois  exploités  en  hiver  ont  déjà 
eu  le  temps  de  sécher,  le  charbonnier  arrive  sur  la  vente  avec  sa 
famille  et  ses  ouvriers,  et  la  fabrication  commence. 

Le  premier  soin  du  maître  est  la  recherche  d'un  emplacement 
favorable,  d'un  bon  cuisage,  abrité  du  vent,  à  proximité  des 
rondes  forestières  et  point  trop  rapproché  du  taillis,  car  les  incen- 


LES  CHARBONNIERS  607 

dies  sont  à  redouter  et  les  gardes  ne  plaisantent  pas.  Le  choix  du 
bois  de  charbonnage  vient  ensuite.  On  peut  faire  du  charbon  avec 
toutes  les  essences,  mais  non  du  charbon  d'égale  qualité.  Après  le 
charbon  de  bois  dur  (chêne,  épine,  etc.),  qui  donne  beaucoup  de 
chaleur,  celui  de  hêtre,  de  charme  ou  de  châtaignier  est  réputé 
le  meilleur;  puis  viennent  les  charbons  de  bois  blanc  :  tremble, 
tilleul,  bouleau,  etc.,  qui  sont  surtout  propres  à  adoucir  les  mé- 
taux qu'on  travaille. 

Une  fois  remplacement  prêt  et  les  bois  choisis,  le  charbonnier 
dresse  le  fourneau.  C'est  une  opération  délicate  où  il  faut  à  la 
fois  de  la  science,  de  l'intuition  et  de  l'adresse,  —  presque  une 
œuvre  d'art.  —  Il  s'agit  de  construire  une  demeure  où  le  bois  soit 
pénétré  par  le  feu  sans  subir  le  contact  de  l'air,  et  où  sa  mysté- 
rieuse métamorphose  puisse  s'accomplir  lentement  et  sûrement. 

Sur  l'emplacement  nettoyé  et  aplani,  le  maître  compte  huit 
enjambées  ;  ce  sera  le  diamètre  du  fourneau  circulaire  ;  au  centre, 
il  enfonce,  ainsi  qu'un  mât,  une  forte  perche  de  douze  à  quinze 
pieds.  Les  premiers  bâtons  ou  attelles  dont  il  entoure  le  mât  doivent 
être  secs  et  fendus  par  quartiers,  le  haut  appuyé  contre  la  perche. 
Tout  autour,  il  place  une  rangée  de  rondins,  puis  une  deuxième, 
une  troisième,  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  l'extrémité  de  la  circon- 
férence. Entre  chaque  rangée  concentrique,  il  a  soin  de  ménager 
un  vide  qu'il  remplit  de  ramilles  sèches  et  d'une  combustion  facile. 
C'est  là  le  premier  lit,  dont  la  forme  géométrique  ressemble  aux 
grandes  toiles  ourdies  en  rosace  par  les  araignées  d'automne. 

Hélas  !  la  vie  du  charbonnier  est  semblable  aussi  à  celle  de  la 
besoigneuse  arag-ne.  Ce  sont  les  mêmes  incertitudes  et  les  mêmes 
angoisses  ;  les  mêmes  labeurs  sans  cesse  recommencés  ;  les  mêmes 
batailles  pour  conquérir  le  pain  de  chaque  jour.  Un  oiseau,  d'un 
coup  d'aile,  peut  déchirer  la  toile  de  l'araignée;  un  orage  et  un 
coup  de  vent  peuvent  ruiner  l'opération  du  charbonnier. 

Sur  ce  premier  lit,  le  maître  en  élève,  dans  le  même  ordre,  un, 
deuxième  qui  se  nomme  Véclisse,  et  qui  continue  ainsi,  en  ré- 
trécissant les  rangées  circulaires  de  façon  que  l'ensemble  du 
fourneau  affecte  la  forme  d'un  énorme  pain  de  sucre.  Le  troisième 
lit  s'appelle  le  grand  haut  ;  le  quatrième  étage  et  le  cinquième 
reçoivent  le  nom  de  petit  haut. 

Voilà  Vempilage  terminé.  Il  s'agit  maintenant  d'habiller  le  four- 
neau d'un  épais  vêtement  qui  mette  le  charbon  à  l'abri  de  l'air 


6C8  LA  LECTURE 

extérieur.  Le  cliarljonnier  couvre  les  bois  empilés  d'une  garniture 
de  ramilles,  puis  il  applicpie,  par  dessus,  une  couche  de  terre 
humide  d'environ  quatre  pouces;  en  Un  il  répand  sur  le  tout  une 
cendre  noire,  extraite  du  sol  de  cpielque  ancienne  charbonnière  et 
qui  se  nomme  le  frasil.  Le  sommet  du  fourneau  reste  découvert. 
A  travers  certaines  ouvertures  ménagées  à  la  base,  on  met  le  feu 
aux  ramilles  sèches  du  premier  lit;  le  courant  d'air  s'établit  par 
le  haut,  et  le  fourneau  s'allume... 

Alors  seulement  commencent  les  dures  fatigues  et  les  pénibles 
angoisses  du  métier.  Il  faut  surveiller  le  charbon  le  jour  et  la 
nuit  avec  une  patience  et  une  attention  de  tous  les  instants.  Le 
maître  et  les  ouvriers  se  relayent  sans  relâche  autour  des  four- 
neaux. La  hutte,  oîi  ils  vont  prendre  tour  à  tour  quelques  heures 
de  repos,  s'élève  non  loin  des  charbonnières  ;  elle  en  a  la  forme 
conique,  et  elle  est  revêtue  d'une  couche  de  terre  où  poussent 
des  pavots  et  des  campanules  sauvages.  C'est  là  que  se  fait  toute 
la  cuisine  du  chantier;  là  que  la  mère  allaite  les  enfants,  nés 
presque  tous  dans  les  bois.  Le  soir,  tandis  que  le  souper  cuit 
en  plein  air,  on  entend  parfois  la  ménagère  qui  berce  un  marmot 
en  chantant  lentement  une  vieille  complainte.  La  flanuue  des  four- 
naises promène  ses  rouges  lueurs  sur  cette  scène  familière,  et 
tout  en  haut,  les  étoiles  entre  les  branches  des  hêtres  clignent 
leurs  yeux  d'or.  L'enfant  sourit  aux  étoiles,  cligne  des  yeux 
comme  elles  et  s'assoupit,  pendant  que  la  mère  pour.suit  sa  chanson 
et  que  le  père  mange  à  la  hàle  un  morceau  en  regardant  le  jyeliot 
qui  s'endort. 

Mais  cette  douce  contemplation  ne  l'arrête  guère.  Le  charbon- 
nier a  de  graves  soucis  en  tête;  il  met  les  bouchées  doubles  et 
retourne  à  son  charbon,  cet  autre  enfant  gâté  qu'il  faut  veiller 
sans  cesse.  Dès  que  le  fourneau  est  Cf»mplètement  embrasé,  c'est- 
à-dire  quand  la  fumée,  blanche  d'abord,  devient  plus  brune  et 
plus  acre,  il  faut  bou<her  avec  do  la  terre  les  ouvertures  du  haut 
et  du  bas.  De  temps  en  temps  aussi  on  doit  nourrir  le  fourneau, 
en  remplissant  les  vides  produits  par  la  combustion  au  inoyen  de 
quelques  pancrées  de  vieux  charbrm.  Douze  heures  environ  après 
avoir  bouché  les  ouvertures,  on  redonne  un  peu  d'air  au  charbon, 
en  pratiquant  (]uelques  trous  dans  la  couche  de  terre.  Il  faut 
que  le  charbonnier  soit  toujours  maître  de  son  feu.  Si  le  charbon 
gronde,  c'est  que  la  cuisson  va  trop  vite,  et  alors,  à  l'aide  du 


LES  CIIARBOXNIKRS  6G0 

râteau,  il  applique  de  la  terre  ou  du  frasil  sur  les  moindres  ou- 
vevtures.  Si  le  vent  s'élève,  autre  souci;  il  faut  abriter  le  fourneau 
avec  de  grandes  claies  d'osier.  Pour  accélérer  le  refroidissement, 
les  ouvriers  regarnissent  l'enveloppe  avec  des  pelletées  de  terre. 
Enfin,  après  de  longues  heures,  l'opération  est  achevée.  Le  four- 
neau s'affaisse  lentement,  on  l'éventre  d'un  seul  côté  et  le 
charbon  paraît  :  noir  comme  une  mûre  sauvage,  lourd  et  sonnant 
clair  comme  de  l'argent.  L'extraction  se  fait  la  nuit,  afin  qu'on 
puisse  mieux  distinguer  les  morceaux  qui  ne  seraient  pas  com- 
plètement éteints.  Au  matin  arrive  la  charrette  traînée  par  quatre 
chevaux;  on  emplit  la  hamie  à  ras  bords  ;  puis  par  les  chemins 
herbeux  de  la  vente,  on  l'emmène  vers  les  villes,  et  longtemps 
dans  les  grands  bois  sonores  on  entend  rouler  la  banne  pleine 
de  charbon. 

Cette  vie  de  labeurs  anxieux  et  de  veilles  solitaires  donne  au 
charbonnier  un  caractère  taciturne  et  méditatif.  Alerte  et  maigre 
d'ordinaire,  la  figure  tannée  et  noircie,  il  reste  silencieux 
pendant  de  longues  heures  et  n'a  aucune  des  façons  expansives 
et  bruyantes  de  ses  voisins  les  bûcherons  et  les  garde-ventes.  Il 
se  mêle  peu  aux  convei'sations,  les  nouvelles  de  la  ville  ne  l'in- 
téressent guère,  et  les  bruits  du  dehors  viennent  rarement  jusqu'à 
lui.  Mais  la  foret  est  sa  maison,  et  il  la  connaît  bien.  Le  charbon- 
nier est  un  observateur,  et  pour  lui  la  nature  forestière  n'a  point 
de  secrets.  Il  sait  le  nom  et  le  vol  des  oiseaux,  les  mœurs  des 
fauves,  les  vertus  des  plantes.  Il  se  connaît  en  champignons  mieux 
qu'un  botaniste,  et,  dans  ses  jours  de  bonne  humeur,  il  confec- 
tionne pour  sa  femme  et  ses  enfants  des  rôties  de  ceps  et  des 
civets  d'écureuil,  dont  un  gourmet  se  lécherait  les  doigts.  Sa 
famille  est  tout  pour  lui.  Dans  sa  vie  errante  et  libre  à  travers  la 
forêt,  sa  femme  et  ses  enfants  le  suivent  partout.  Le  charbonnier 
a  grandi  dans  les  bois,  les  muguets  ont  souri  à  ses  honnêtes 
amours,  ses  marmots  ont  eu  la  bruyère  pour  berceau,  la  forêt 
est  le  témoin  de  ses  rares  bonheurs  et  de  ses  fréquentes  anxiétés, 
et  c'est  en  pleine  forêt  qu'il  meurt, hélas  !  bien  souvent  avant  l'âge 
de  la  retraite.  Les  stations  de  jour  à  l'ardeur  des  fournaises,  les 
veillées  pendant  les  nuits  humides,  les  tracas  de  toute  sorte  lui  font 
une  vieillesse  précoce.  Un  soir  il  s'alite  sur  la  paille  de  sa  hutte 
et  ne  se  relève  plus. 

Je  me  rappelle,  par  une  matinée  d'octobre,  avoir  rencontré 


670  LA  LECTURE 

dans  une  tranchée  l'humble  convoi  d'un  de  ces  rudes  travailleurs. 
La  bière,  posée  sur  une  charrette,  s'en  allait  en  cahotant  vers 
le  cimetière  du  village  voisin.  La  veuve  et  les  fils  suivaient,  et 
sur  les  planches  du  cercueil  les  feuilles  tombantes  glissaient 
comme  pour  donner  une  caresse  d'adieu  au  mort...  Et  tout  en 
regardant  la  charrette  s'enfoncer  dans  la  brume,  je  me  disais  que 
ce  n'était  pas  juste,  et  que  cet  obscur  héros  de  la  vie  forestière 
méritait  une  sépulture  plus  en  harmonie  avec  son  existence. 
J'aurais  voulu  que  cet  homme,  né  dans  les  bois,  reposât  en 
pleine  forêt,  sous  la  terre  noire  d'une  de  ses  anciennes  fournaises. 
Sur  la  fosse,  ses  compagnons  et  ses  apprentis  auraient  allumé 
un  grand  fourneau  rempli  d'attelles  de  hêtres  artistement  em- 
pilées, et  tandis  que  le  charbon  aurait  cuit  en  grondant,  l'âme 
du  vieux  charbonnier  se  serait  envolée  au  ciel  avec  la  fumée. 

André  Tiieuriet, 


Le  Ct'rant  :  H.  Ditektae. 


TABLE    DES    MATIÈRES 

Du  9«  volume  (10  juillet  à  25  septembre  1889). 


POESIES 

André  Lemoyne Klcber,  Hoche  et  Marceau 259 

Gustave  Nadaud Profession  de  foi  du  Candidat 532 

Jacques  Normand Fin  de  Saison 633 

Sully-Prudhomme La  Marée 58 

André  Theuriet Les  Paysans 199 

Louis  Ratisdonne Le  Coquillage 389 

ROMANS 

J.  Barbey  d'Aurevilly.     Le  Chevalier  Des  Touches 45,  201,  306,  412 

Ludovic   Halévy Marcel 5,  137.  246,  390 

Guy  DE  Maupassant.  . .     Fort  comme  la  Mort 235,  363,  481  593 

Georges  Ohnet Le  Docteur  Rameau  65,  167  282 

Léon  de  TiNSEAU Strass  et  Diamants 561 

L.  Tolstoï Bonheur  intime 337,  455  613 

NOUVELLES,  CONTES  ET    RÉCITS 

Gaston  Bergeret Un  moment  de  Colère 113  260 

Henri  Bouchot La  Soutane 662 

Gustave  Geffroy    La  Voia; 518 

Octave  Mirceau Histoire  d'une  Minute 60 

André  Theuriet La  Gelinotte 543 

Jean  Richepin Pri^  de  Vers  Latins 353 

PENSÉES,  OBSERVATIONS  ET  MAXIMES 

Olivier  Ghantal Papillons  Noirs 305 

Charles  Narrey Autour  du  Dictionnaire 105  191 

Joseph  Roux Les  Paysans 654 


672  TAULE  DES  MATIÈRES 

ÉTUDES     MORALES    ET    HISTORIQUES 

Philippe  D.\nYi L'Éducation  physique 92 

G.  Macé Le  Braconnage 581 

Napulcon  Ney L'Éléphant  et  la  Baleine 192  324 

FANTAISIES    HUMORISTIQUES 

Emile  Beugerat Septembre  au  Bord  de  la  Mer 636 

Alljcrt  Delpit Vne  bonne  Fortune 656 

iNALTii L'ne  Table  d'Hôte  aux  Bains  de  Mer 429 

Francisque  Sarcev Le  Professeur  de  Maintien 132 

Léoa  DE  TiNSEAU Rien  des  Agences 501 

L'EXPOSITION     UNIVERSELLE 

Paul  Bourde Pourquoi  l'Exposition  est  comme  elle  est..  357 

Erant/,  Jourdain Les  Danseuses  Javanaises 473 

Paul  llouAix A  tracers  l'Exposition...   424  534 

Jules  Simon La  Fête  et  la  Force 29 

SOUVENIRS    CONTEMPORAINS 

Paul  BouRGET J.  Barbey  d'AurecilUj 34 

Jcau  DE  BouRGOGNi... . .     Alfred  de  Musset  chez  lui 152,  275  436 

Victorien  Sardou Comment  j'ai  pris  les  Tuileries,  le  4  sep- 
tembre   449 

Mary  Summer Le  Peignoir  rose  de  Madame  Bonaparte. .  547 

IMPRESSIONS  DE  VOYAGES 

Cunisset-C'arnot En  Alger 509  642 

Guy  DE  Maupassan  r. . .     Sur  l'Eau 93  216 

ACTUALITÉS  SCIENTIFIQUES 

Camille  Flammarion.  . .     Le  Grillon 405 

CHASSE,     PÈCHE,     VIE     CHAMPETRE 

G.  DE  Ciierville Juillet  aux  Champs 106 

—              Août           —               331  443 

—              Septembre  —               553 

André  TiiEuuiEr Les  Charbonniers 666 


l'uri».  —  Société  d'Impnoierie  PAUL   DUPOM,  4,  rue  du  Bouloi  (Cl.)  7o.8.b'J. 


AP 
20 
U 
t.9 


La  Lecture 


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