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La Lecture
TOME NEUVIÈME
^
M. J. BARBEY D'AUREVILLY
La
Lecture
MAGAZINE LITTÉBAmE BI-MENSUEL
ROMANS — CONTES — NOUVELLES
POÉSIE — VOYAGES
SCIENCES — ART MILITAIRE — VIE CHAiMPÈTRE
BEAUX-ARTS — CRITIQUE, ETC., ETC.
TOME NEUVIÈiME
(N" 49 à 54. — 10 juillet à 25 septembre 1889.)
PARIS
10, RUE SAINT-JOSEPH, 10
a
MARCEL
I
Dans les premiers jours de juin 18G3, le comte Marcel de Xé-
rins, revenant du bois, suivait seul, à cheval, au pas, l'avenue de
l'Impératrice, et regardait mélancoliquement le flot des Pari-
siennes descendant vers Paris.
— Je mène une existence absurde, se disait-il, et je m'ennuie
de la belle manière. Depuis dix ans, tous les jours, à la môme
heure, je fais au bois la même promenade, j'avale la même pous-
sière sous le même soleil, je reviens par le même chemin, et j'ai
là, à ma droite, les mêmes femmes étalées dans les mêmes voi-
tures ; j'adresse les mêmes saints, on me renvoie les mêmes sou-
rires et tout est dit. Lorsque, rentré chez moi, je descends de
cheval, il est convenu que j'ai passé une journée charmante et
que rien ne manque à mon Jjonheur. Pourquoi ? Parce que quel-
ques bourgeois él)ahis m'ont regardé avec envie et qu'un petit
collégien de dix ans s'est écrié en me voyant : « Oh! papa, le beau
monsieur sur le beau cheval! » Mais, gros imbécile de père, ré-
ponds donc ])ien vite à ton fils que tu es cent fois plus heureux
que moi, toi, Durand ou Bernard, épicier, huissier ou bonnetier;
tu as des émotions, tu as une femme qui te donne des enfants
que tu adores ; ton petit garçon a été le premier en thème la se-
maine dernière; tu pleures à la Gaieté, tu ris au Palais-Royal, tu
es préoccupé des cours de l'huile ou du coton, tu as des opinions
politiques, tu fais tous les soirs ta partie de dominos dans un
0 I.A LKCTL'i;!'.
petit cafr (lo la nie Saint-Denis, tu vas entendre la musique
militaire dans les jardins public^, tu achètes du terrain à vingt
sous le mètre à \(»gent-sur-Marne, et tu iras samedi prochain
au Havre en train de j)laisir. Dis-lui encore, à ton fils, que, si
le beau «-heval a le sens comunin, il doit mépriser profond(''ment
le beau monsieur (jui le «-((ndainne tons les jours à ce stupide et
insipide manège. Mais non, le ])auvre animal, il est incapable
de me mépriser. Je suis un lionime bien élevé, il est un cheval
l)ien dressé ; il va toujours droit devant lui, sans impatience,
sans révolte, sans colère. Fà<-he-toi donc une fois seulement,
méchante béte, et donne-moi l'émotion salutaire d'un viui dan-
ger !
Deux énergiques coups d'é])eron allaient ]).iyer cet honnête
cheval de sa sagesse et de sa tran(j[uillité, ({uand Octave de
Surgis vint se placer à côté de Marcel.
Or'tave était un des cin({uante ou soixante amis intimes que
Marcel devait au baccarat, aux courses, aux dîners du cercle et
au\sou|)ers du Café Anglais.
— Eh bien ! tu as vu, n'c>t-ce pas, tu as vu? s'écria Octave,
dès (|ue les deux ciievaux furent tète à tète.
— \'u, ([uoi?
— <'(nnment! (|uoi ? Il demande quoi! Mais le huit-ressorts de
Chevrette ! caisse bleue, roues blanches, un grand cocher anglais
merveilleux, deux chevaux admirables, un train de vraie y)rin-
cesse! On n'a jias idée de (;a! Cette Chevrette, elle n'est nijolie,
ni jeune, ni amusante, et c'est sur elle ([ue tombe un Brésilien
fantastique. Il était au bois cavalcadant près de sa belle et fai-
sant la roue autour de la calèche. Une vraie cinquième roue,
parexenqile. Ah! j'ai bien ri ! C'est drôle, n'est-ce pas?
— Oui, très drôle.
— I']t ce n'est pas tout. 11 y a encore bien d'autres histoires. La
petite comtesse Fras<hini se remarie. Et qui épouse-t-elle ? Oh!
tu vas ]>ien rire ; moi, j'ai ri, j'ai ri ! D'abord je ne voulais pas le
croire! IClle épouse!.,. Devine, non, ne cherche jias, tu ne trou-
verais jamais... Elle épouse de Moissac, notre ami Albert de
Mois,sac... Eli bien ! tu ne l'is pas.
— Ma foi, non. ("est raffaiic d'Albirt et non la mienne.
— C'e.st l'affaire d'Albert... oui... mais il est permis de rire.
Epouser la Kraschiiii:... ()|, i c'est trop fort! Elle est riche, elle e.st
])clle, soit, mais elle a eu des aventures, des aventures... quand
MAltCKL 7
ce ne serait que son escapade, l'année dernière, avec Sterbinoff.
Tu me diras qu'elle a réfléchi en route et qu'elle est revenue
huit jours après. Cela est vrai, mais en huit jours, mon cher
il peut se passer Lien des choses... Il ne se doute de rien, Sterbi-
noff, et je dîne ce soir avec lui. Voilà une chance ! C'est moi qui
lui apprendrai la chose. Allons-nous rire! allons-nous rire! Viens
donc dîner avec nous.
— Non, je ne peux pas.
— Ah ! c'est fâcheux, c'est très fâcheux. Tu aurais ri. Ah ! tu
ne sais pas, j'ai fait un rêve. C'est Eclair qui «agnera le Derby.
J'ai vu tous les chevaux comme je te vois. Une arrivée super])e.
Gahrielle d'Estrces seconde. Eclair en tète avec deux longueurs.
N'oul)lie pas Eclair dans tes paris.
— Je n'ai pas de paris cette année.
— Ah çà ! mais tu ne fais plus rien cette année! Tu ne ris plus,
tu ne dînes plus, tu ne paries plus : est-ce que tu es malade?...
Ah 1 sacrebleu... regarde... regarde... Ah ! c'est trop drôle!
— Quoi encore ?
— M'"^ de Nattier avec un chapeau jaune et une robe bleue !
(|ael fagot! Un temps de galop, mon cher, il faut voir cela de
près.
— Non, je suis fatigué.
— Ah(;à! mais tu es lugubre aujourd'hui. J'y vais, moi, j'y
vais.
Et Octave partit au galop.
— \'oilà un homme bète, voilà un homme heureux, se dit
Marcel. Tout le distrait, tout l'amuse, tout l'enchante. Le huit-
ressorts de Chevrette l'agite, le Derby le passionne, le mariage
de la Fraschini l'exalte, le chapeau jaune de M"'" de Nattier le
bouleverse. Et moi je m'ennuie, je m'ennuie, je m'ennuie.
Marcel, en rentrant, trouva cliez lui un petit billet ainsi
tourné :
« Que devenez-vous ! Pourquoi ne vous a-t-on pas vu dej^uis
quatre grands jours? .le vous aimais un peu, j'allais vous aimer
passionnément, et maintenant je ne vous aime plus du tout.
Avouez que j'ai raison. N^oulez-vousquejevous pardonne? Venez
ce soir au Palais-Royal. J'ai un petit rôle dans la pièce nou-
velle. »
C'était signé : Muguette.
Marcel s'habilla, alla dîner au cercle, mangea sans appétit et
,s LA LKCTLIU-:
sans plaisir; à neuf heures il tHait au Palais-Royal, à rorcliestre,
entre Octave de Surgis et Paul de Bécourt, un autre ami in-
time.
Octave «'"taii radieux.
— Quelle salie! disait-il à Marcel, quelle salle! Elles y sont
toutes, mon cher, toutes ! Il n'en manque pas une. Tiens, vois-tu
dans lavant-sccne Uafaela qui se cache pour se faire regarder ?
Avec qui donc est-elle? Kh, parbleu, avec le petit Blangy! Il se
ruinera, cet imbécile-là. Il a déjà croqué un million. Eh bien!
vraiment, on trois ans, c'est trop. Regarde-le, il se penche, il se
montre, lui, sa rose, son lorgnon et ses airs vainqueurs. Est-il
assez drôle, ce petit l)onhomme-là !
— Il n'est pas plus drôle que nous, répondit tranquillement
.Marcel. Tu étais peut-être hier dans cette même avant-sccne
avec Rafaela, j'y serai peut-être demain. Tu as une rose, tu as
un lorgnon...
— Tu auras beau dire, entre moi et Blangy il y a une ficrc
différence.
Les trois coups frappés derrière le rideau mirent lin à la
«|ucrelle.
— < >n commence, on commence, dit Octave en s'asseyant. Nous
allons donc voir cette fameuse pièce. Il paraît que Schneider a
une ronde, Gil Pcrez un rôle et Muguette une robe !...
Muguettc avait en effet une toilette extraordinaire. Vingt
milli- francs de dentelles sur des nuages de tulle, puis un brace-
let, <los boucles d'oreilles et un collier qui enlevèrent l'admiration
générale.
(Juand MugMctto entra en scène, Paul de Bécourt se pencha
vers Marcel et lui dit tout bas :
— Entre nous, c'est moi (pii ai donné le bracelet. Comment le
tr<»uves-tu ?
Mare«-1 répondit :
— Merveilleux 1
(Juan<l Muguette eut chanté, et de la voix la plus faussf, son
tinique coupl<'t. Octave se pencha vers Marcel et lui dit tout
bas :
— Entre nous, c'est moi <iui ai donné h.'S boucles d'oreilles..
Comment les trouves-tu ?
M.treel ré|)ondit :
— Merveilleuses !
MARCEL 9
Quand Muguette eut profité d'un quadrille très animé pour
montrer de fort jolies jambes, Marcel, s'adressaiit à ses deux
voisins, leur dit :
— Entre nous, c'est moi (pii ai donné le collier. Comment
le trouvez- vous ?
Paul et Octave répondirent :
— Merveilleux!
Seulement, après le spectacle, les trois bienfaiteurs de Mu-
guette, au lieu de se disputer l'honneur de lui offrir le bras, s'en
allèrent ensemble au cercle. Ils y trouvèrent un beau baccarat
en pleine activité et perdirent chacun quelques centaines de
louis.
Marcel rentra chez lui vers six heures du matin en se disant :
J'ai été stupide, j'aurais mieux fait d'aller chez Muguette.
Il se coucha, et quand il se réveilla, après cinq ou six heures
d'un sommeil agité, il sonna son domestique et lui dit :
— Allez chercher le docteur Gerbier; qu'il vienne à l'instant,
à l'instant même.
Le docteur Gerbier n'était pas seulement le médecin de; Mar-
cel ; il était son ami, et son meilleur ami.
— Et qu'y a-t-il, mon cher Marcel ? s"écria-t-il en entrant.
— André, répondit Marcel, je suis malade, très malade ! il
faut que tu me guérisses, il faut que tu me sauves !
— Malade ! très malade ! Explique-toi !
— Que je m'explique ! cela est facile. J'ai toutes les maladies,
toutes, entends-tu bien, toutes en même temps. Je n'ai plus de
jambes, plus d'appétit, plus de sommeil, plus rien enfin. Je suis
une machine usée, détraquée, démolie. A'oilà pour le corps.
Quant à l'esprit, je vais t'avouer la chose la plus ridicule du
monde : j'ai le spleen, mon cher, un spleen extravagant. C'est
une maladie qui a fait son temps, une maladie tout à fait dé-
modée, et cependant elle me dévore. Il ne me manque rien et
tout me manque. Avoir une fortune à satisfaire tous mes désirs
et ne pas avoir de désirs, voilà mon supplice ! Je voudrais la
pei'dre, cette fortune, et être obligé de travailler j^our ne pas
mourir de faim. Cela m'occuperait, au moins. Je voudrais aimer
quelque chose, n'importe quoi, les livres rares, les chevaux, les
vieux meubles, les femmes ou les autographes. Je voudrais
me sentir au cœur une passion violente, bonne ou mauvaise,
une de ces passions qui font mourir, mais (fui, en attendant, font
lu l.A I.Kl'.TmîK
souffrir.! fniit vivre. «Mi ,\\\ ([Uf os passioiislù existent ! Me
eiunpronds-tu?
— Parfaitement !
— Eh bien! alors, assieds-toi et écris. Je veux une ordonnance,
deux ordonnan.cs, trois ordonnances. Purge-moi, saigne-moi,
coupe-moi un bras, le nez. un<' oreille, ce que tu voudras, en-
voir-moi en Italie, en Cliiiu» ou à Montmorency, mais, pour
Dieu, ne mr laisse pas dans cet état.
— Tu me demandes ce quil faut faire? Je vais te le dire. I)'a-
l)ord, il faut te lever.
Marcel se précipita hors de son lit.
— l-^t puis après? dit-il,
— Aprrs? Il f.iut ouvrir cette fenêtre.
Marcel ouvrit la fenêtre.
— Kt puis après i* demanda-t-il.
— Après ? Il faut regarder la chose brillanl(ï (pii est là-haut
(1 uis le ciel. Sais-tu ce que c'est que cette chose l)rill.inte ?
— ("a m'a bien l'air d'être le soleil.
— Le Soleil lui-même. Eh bien, sais-tu à (pielle l eure il s'est
levt- ce matin, le soleil?
— Je sais qu'il paraissait déjà fort ('"veillt'' quand je suis rcutri'
chez moi à six heures.
— Ah ! tu es rentré à six heures?
— Oui, mais il me semble que tu te moques de moi.
— Je ue me moque pas de toi en te disant qu'au lieu de ren-
trer chez toi à six heures, il aurait fallu te lever à six
heures, aj)rès une nuit de bon et de vrai sommeil, ouvrir cette
fenêtre et laisser les ravons de ce soleil entrer dans ta chambre.
— Tu fais des phrases l'idicides et tu me dis des choses ab-
.surdes. Commencer ma journée à six h<;ures du matin, mais elle
n«- linira jamais 1
— - l^lle finira à onze heures du soir.
— .Me coucher à onzf heures !
— Oui, mon cher, et en peu de mots voici mon ordonnance.
Huitlcr Paris aujoin-d'hui mêmr : aller passer l'été, tout l'été à
la campagne, dans un»- vraie campairne, au milieu de vrais
arbres; te <ou<lier tôt, te lever tôt, manger des côtelettes, boire
du vin de Hordeaux, faire de longues courses à pied, lire de bons
livres, et, si tu en trouves l'occasion, aimer de tout ton cœur, sans
MARCF.L 11
scrupule et sans honte, une honnête fille dont tu feras ta femme.
J"ai dit.
— Me marier, n'est-ce pas? me marier! Chercher une dot,
chercher un nom, chercher une femme ! Je ne suis pas fait pour
ce métier-là. Il est des gens qui se mettent en quOte d'une femme
comme d'autres d'un appartement. Au lieu d'un salon, d'un bou-
doir et de quatre chambres à coucher, ils demandent des yeux
bleus, des vertus domestiques, un million de dot et des espé-
rances. Seulement, quelle différence entre l'appartement à louer
et la jeune fille à marier! Vous louez un appartement, et, huit
jours après, vous découvrez que les cheminées fument et que
votre voisine joue du matin au soir /^-s Pe/'Ies de VAiu-ore, rùve-
rie pour piano : vous donnez congé. Vous prenez femme, et huit
jours après vous découvrez que la charmante fille que vous avez
choisie vous trompe indignement et adore votre ami intime :
vous êtes obligé de garder votre femme et de continuer à invi-
ter à dîner votre ami intime. Elle est absurde, la loi. Le divorce
devrait exister pour le mariage comme pour les appartements.
Donc, laissons là le mariage. Quant à la campagne, parlons-en.
J'ai une bicoque à Saint-Germain.
— Je n'ai pas dit les environs de Paris : j'ai dit la vraie cam-
pagne.
— Où est-elle, la vraie campagne?
— Je vais te le dire. Tu iras demain matin à huit heures, rue
Saint-Lazare, tu y trouveras un chemin de fer et tu prendras
l'express de Féeamp.
— Jamais! jamais! Féeamp ! Je n'y suis pas allé : mais je ne
connais que cela ! Féeamp ! Paris est plein d'affiches roses qui
représentent Féeamp et son Casino! un Casino ! Tu es sublime,
ma parole d'honneur! Tu ne quitte:^ jamais Paiùs! tu passes ta
vie gaiement près de tes malades, dans tes hôpitaux, et tu veux
me condamner aux plaisirs d'un Casino ! Tu ne sais pas ce que
c'est qu'un Casino, et je vais te l'apprendre. C'est une halle,
une gare de chemin de fer, une machine en bois et en verre,
bâtie en plein soleil dans le sable ou dans le galet. C'est l'au-
berge de toutes les jeunes filles à marier, qui, n'ayant pas réussi
dans la campagne d'hiver, entreprennent bravement la cam-
])agne d'été. Des grecs y organisent des écartés périlleux. On y
cotillonne, on y tire des tombolas et des feux d'artifice, on y
marie comme dans un bois, et si une jeune personne qui est tout
12 LA LlXTUIiK
Ijonncmcnt une jolie fille se L'iisse parmi cette cohue de bom-
geois, les mères de famille jtronnent aussitôt des airs épouvantés
et tonnent contre les scandales du siècle! Non, non, pas de
Casino, pas de l'Y*camp.
— Ehl qui te parle de Fécamp et de son Casino? Je te lais
passer |>ar Fécamp, mais je ne fenvoie pas à Fécamp.
— Il fallait le dire tout de suite.
— Il fallait me laisser parler.
— Soit, me voici à Fécamp.
— Tu y déjeunes, puis tu prends une voiture ([ui te conduit à
Vl)(>rt.
— (Ju'est-ce <iue c'est qu'Yport?
— Un petit village de pécheurs, entri} Fécamp et Ktretat.
— Kt c'est là que je dois rester ?
— Oui.
— Combien de temps ?
— Combien de t(Mîips?... Tu décideras la chose toi-même, et
voici comment. Tu vas te trouver là-bas dans un admirable
pays, entre le ciel, les bois et la mer. Tu seras seul, livré à des
impressions nouvelles pour toi, libre de rester ou de revenir. Si
tu t'éprends de ce grand silence, de ce vrai repos, de ce tète-à-
tètc ave.j la nature, tu es un homme sauvé, et, tant ({u'il y aura
des feuilles aux arbres et du bleu dans le ciel, tu ne penseras
pas au retour. Au contraire, si le mal du pays, si le mal de Pa-
ris se déclare, impérieux et invincible, si rien ne peut remplacer
pour toi la poussière du boulevard, le lac du bois de Boulogne,
lorchestre de l'Opéra et les sourires de mademoiselle n'importe
qui, tu es un honnne perdu.
— Perdu ! perdu !
— Entendons-nous ! .Te veux dire un liomme condamné à t'a-
muscr toute ta vie comme tu t'amuses depuis dix ans, un homme
condamné aux plaisirs forcés à perpétuité.
— Je partirai, je partirai demain. Il y a dans ton ordonnance
quelque chose d'absurde et d'insensé qui me séduit. M'envoyer
rêver et pliilosopher dans un village, moi qui n'ai jamais vécu
que par Paris et i-ur Paris ! L'épreuve est au moins originale,
et je la tenterai.
— Et tu feras sagement.Sur ce, au revoir; j'ai d'autres malades
qui m'attendent; je viendrai te prendre demain matin, et je te
conduirai au chemin d»- fer.
MARCEL 13
Marcel lit dans la journée deux visites d'adieux, la première à
Muguette, la seconde ù sa tante de Servieux.
Muguette jeta les hauts cris quand Marcel annonça son dé-
part :
— 11 y a une trahison dans ce voyage, dit-elle. Une autre
femme !... Et moi, si dévouée, si fidèle, etc., etc.
— \'ous vous trompez, ma chère enfant : je suis malade, et j'ai
besoin de repos ; voilà tout.
— Emmenez-moi, alors.
— Pour vous faire mourir d'ennui ?
— Ah ! vous voilà bien, vous autres hommes ! Vous vous
trompez quand vous croyez que nous sommes parfaitement heu-
reuses. Elle n'est pas amusante tous les jours, allez, la vie de
plaisirs qu'il nous faut mener bon gré, mal gré. Ce n'est pas
drôle de rire du matin au soir et du soir au matin. Cela donne
quelquefois de grosses envies de pleurer. C'est bête, ce que je
vous dis là, mais c'est vrai ; parole d'honneur, il y a de rudes
tristesses dans nos gaietés... Eh bien ! aujourd'hui, Marcel, il me
semble que ça m'amuserait d'aller seule avec vous m'ennuyer
tranquillement au bord de la mer.
Marcel fit tout doucement entendre raison à ]SIuguette. Elle
n'était pas libre; son engagement au Palais- Pioyal la retenait
à Paris. Il viendrait la voir souvent, très souvent. Muguette
s'apaisa, et d'admirables boucles d'oreilles, deux gros boutons
de diamants, qui se trouvaient par hasard dans la poche de
Marcel, diminuèrent sensiblement les déchirements des derniers
adieux.
Marcel alla ensuite chez sa tante.
— Tiens ! tu n'es pas mort ! lui dit M"*" de Servieux. Je com-
mençais à être inquiète. On ne te voit plus, mais plus du tout.
Tu oubhes tout à fait ta pauvre vieille bonne femme de tante.
Après ça, je comprends qu'un mauvais sujet de ton espèce ne
s'amuse guère dans une maison de l'autre siècle. Et puis on peut
s'aimer de loin, n'est-ce pas, grand vaurien?
— Certainement, ma tante, et je vous...
— Allons, ne t'excuse pas ; embrasse-moi, et dis-moi ce qui
t'amène. Je ne suis plus coquette, et je sais bien que tu ne viens
pas pour mes beaux yeux.
— Je suis très souffrant, ma tante, et mon médecin m'envoie
au bord de la mer, dans un villaire...
n LA LKCTURK
— ( »h ! oh ! ce médecin-là a donné son nom à une comédie de
Molière; c'est l'Amour <|u'on l'appelle!
— Je vous jure bien, ma tante !
— Ne jure pas ! Ce sont tes affaires, n'est-ce pas ? Tu as, du
reste, bien raison de quitter cet alTreux Paris. J'ai envie départir
avec toi.
— Oh! ma tante, je vous ennnène, si vous le voulez.
— \'cux-tu te taire ! Tu serais bien embarrassé si je disais :
Oui. D'ailleurs je ne m'appartiens pas. Que deviendraient mes
habitués du mercredi, si je fermais mon salon ? El mes vieux
amis, oîi dîneraient-ils si je renversais la marmite ? Et ma loge
de l'Opéra? Et ma loge des Italiens ? Et la petite Jeanne de Vi-
rieux, dont j'arrange en ce moment le mariage ? Je ne puis pas la
laisser en l'air, à moitié mariée! Et mille autres choses encore...
Ah ! mon pauvre garçon, quelle vie terrible que la mienne ! On
croit que je suis heureuse, parce que je suis toujours dans les
fêtes et dans les plaisirs ! On se trompe bien ! \'rai, ça m'aurait
ravi de passer deux ou trois mois seule avec toi dans le silence
et dans le repos; mais il n'y faut pas songer. Le monde est un
véritable tyran, et je lui appartiens. Allons, embrasse-moi, porte-
toi bien, et écris-moi.
11
Le lendemain, à trois heures, une mauvaise carriole dans la-
quelle étaient entassés pèle-méle Marcel, sa vieille gouvernante,
son domesti<pie et une douzaine de malles faisait péniblement
Hnn entrée à Yport. Le temps était horrible; la pluie tombait par
torrents, i-t c'était au pas de deux abominables rosses que le triste
écjuipage de Marcel avait fait la route de Fécamp à Yport. La
voiture s'arrrt.a au milieu de la grande ru<' du village devant une
maison de fâcheuse apparence.
— Voici, dit le cocher à Marcel, le meilleur hôtel du pays.
Le meilleur hôtfl du pays était une méchante auberge; aurez-
déchaussée, un cibaret et la cuisine; quatre petites pièces au
premier, et c'était tout.
MARCEL 15
On installa Marcel dans la chambre d'honneur. Elle était dé-
corée d'un papier représentant à l'infini la mort tragique du
Bayard polonais; le même motif s'étalant gracieusement sur un
fond jaune montrait une centaine de i^oniatowski se précipitant
une centaine de fois dans l'Elster; la pièce était carrelée, et ses
deux fenêtres ouvraient sur une petite cour noirâtre et fan-
geuse .
Marcel fit allumer du feu, mais la cheminée protesta énergi-
quement contre cette tentative ; des nuages de fumée remplirent
aussitôt la chambre ; il fallut ouvrir la fenêtre, et la pluie était si
violente qu'un petit lac se forma en quelques instants au milieu
de la pièce, qui présentait des accidents de terrain tout à fait
étranges. Marcel, forcé à la retraite, prit un parapluie et s'en
alla intrépidement visiter le pays. L'aubergiste lui-même voulut
lui servir de guide et le conduisit sur la plage.
— Voici la mer, dit-il à Marcel, et les falaises, et le village, et
les bois au-dessus. Une bien belle vue, Monsieur, une admirable
vue !
Marcel ne voyait rien. Autour de lui tout était gris, tout dispa-
raissait dans un immense brouillard de pluie.
— C'est horrible, répondit-il à l'aubergiste, rentrons.
Ils rentrèrent. La gouvernante désespérée remplissait l'hôtel
de ses gémissements. Elle avait pris un gros rhume dans le trajet
en carriole; elle toussait et éternuait d'une façon lamentable.
Le domestique, respectueux mais résolu, déclara qu'il lui serait
impossible de passer vingt-quatre heures dans ce pays de sau-
vages .
Marcel voulut dîner ; on lui servit des choses folles. Des côte-
lettes d'un mouton qui avait été tué précii)itamment dès que la
carriole avait paru dans la grande rue d'Yport, des grillades d'un
poisson jugé, quelques jours auparavant, indigne d'être envoyé
à Paris, le tout arrosé d'un petit cidre clairet et aigrelet.
A sept heures, Marcel fit demander le cocher de la voiture qui
l'avait amené à Yport.
— A quelle heure part demain matin l'express de Fécamp pour
Paris ? lui dit-il.
— A huit heures. Monsieur.
— C'est bien, je le prendrai.
— Comment, vous partez si vite que ça, Monsieur ?
— Oui, je pars.
IG 1-A LECTURE
— Suflît, Monsieur, suffît. J'attellerai demain matin à six
heures.
Marcel voulut se coucher à huit heures. Ce l'ut tout un drame.
Le lit comptait de très anciens services et un de ses pieds se brisa
avec fracas, pendant que de toutes parts, sous les matelas, les
sanjiles éclataient. Ce vacarme attira dix personnes dans la
chambre de Marcel : son domcsti(|ue, sa gouvernante, l'auber-
giste, sa femme, une .servante, le garçon d'écurie, etc., etc.
— Je sais ce que c'est, s'écria l'aubergiste en entrant ; c'est le
pied du lit qui se sera encore décollé ; cela arrive chaque fois que
je veux faire coucher un voyageur dans la chambre d'honneur.
— Eh ! pardieu, dit Marcel, donnez-moi une autre chambre et
un autre lit.
— A l'instant, Monsieur, à l'instant !
Cependant toute une famille de souris, qui avait passé tran-
(juillement l'iiiver sous le lit, avait été brusquement dérangée et
se répan<lait éperdue dans toute la chambre. La servante pour-
suivait les souris en cognant à droite et à gauche avec un manche
à balai, le garçon d'écurie courait réveiller le chat, l'aubergiste
se confondait en excuses, la gouvernante, épouvantée, jetait des
cris aigus ; Marcel fut pris d'un accès de fou rire.
— \'oilà qui est inliniment {dus drôle que les pièces du Palais-
Koyal, pensait-il, en se tirant non sans peine des ruines de son
lit.
Un ({uart d'heure après, il se couchait dans un autre lit, une
véritable j)lanche,mais une planche solide et qui résista à l'épreuve.
— Gcrliier est fou, se disait Marcel, étendu sous de gros draps
de campagne rudes et humides, com])lètement fou ou plutôt com-
plètement scélérat. Il veut ma mort. C'est évident. Je vais mourir
ici. J'y mourrai de faim, de soif, de froid et de sommeil. Jamais
je ne dormirai dans un pareil lit.
Cependant ses idées s'embrouillaient, et en (pjclques minutes il
s'endormait. Il s'était levé à six heures du matin ; il avait marché,
il s'était fatigué et le sommeil était venu calme, facile et profond.
Son domestit[ue le réveilla de très bonne heure.
— La voiture est attelée. Monsieur, dit-il. Il est temps de
|>artir.
— Ali ! c'est just«,'. .](i me lève. Ivst-cc qu'il j)lcut encore?
— Non, Monsieur, il fait beau aujourd'hui.
— Ouvrez les fenêtres, alors.
MARCEL 17
Le domestique ouvrit les fenêtres ; un grand air vif et pur en-
\aliit aussitôt la chambre. Par dessus le mur de la petite cour, au
milieu de laquelle un coq se pavanait ravi parmi ses poules res-
pectueuses, Marcel aperçut ces bois dont l'aubergiste lui parlait
la veille. Ils s'étageaient à perte de vue sur une colline à pente
douce, les parties hautes baignées encore dans les brouillards du
matin, les parties basses formant tout autour du village une im-
mense ceinture d'ombre et de verdure.
— C'est gentil ici, le matin, se dit Marcel en s'habillant, c'est
même très gentil. Gerbier ne m'avait pas trompé, le pays est
joli ; mais quelle auberge, quelle cuisine et quel lit ! j'ai dormi
cependant, et je dormirais encore si Joseph ne m'avait pas ré-
veillé.
Marcel desci-ndit ; il trouva au bas de l'escalier l'aubergiste
qui lui demanda s'il ne voulait pas déjeuner avant de partir.
— Je déjeunerais très volontiers, répondit-il ; mais si votre
cuisine du matin vaut votre cuisine du soir...
— Oh ! Monsieur, on ne fait pas de cuisine le matin ; il y a le
lait de mes deux vaches et puis le pain qui sort du four.
— Du lait froid et du pain chaud ! singulier déjeuner !
— Si Monsieur voulait essayer seulement?...
— Eh bien, soit.
C'est ainsi que Marcel découvrit qu'un gros morceau de pain
dans une tasse de vrai lait était à six heures du matin un déjeu-
ner merveilleux. Il terminait ce repas champêtre, quand son
domestique entra ; il fallait partir ; le cocher s'impatientait et
déclarait qu'on manquerait le train.
— Me voici, dit Marcel, me voici, et il sortit. Il ne reconnut
plus cette rue qu'il avait vue, la veille, triste et boueuse. Le vent
et le soleil du matin avaient séché la terre. Les fenêtres fermées
s'étaient ouvertes. Tout le village était en mouvement. Les pê-
cheurs allaient et venaient avec leurs grosses bottes, leurs
vareuses goudronnées et leurs longs bonnets de laine. Les femmes,
pieds nus et jupes courtes, portaient d'énormes paniers dans
lesquels S^entassaient les soles et les turbots. Toute une bande
indisciplinée d'enfants mal peignés et mal débarbouillés, mais
bien gais et bien portants, jouaient, criaient, se poussaient, se
culbutaient, se renversaient, se relevaient et faisaient un l)eau
concert de cris et de rires.
— Quel vacarme ! dit Marcel à l'aubergiste.
LECT. — 41). IX — '2
{8 LA LECTURU:
— Cv suiu les l)aleaux ({ui rentrent, Monsieur, et la pèche ii
été bonne. Les hommes étaient partis depuis deux jours ; les
fenmies et les enfants sont contents de les revoir. Mais c'est le
c.ilet (|u'il faut voir maintenant.
— Allons au galet !
— Mais, Monsieur, dit le cocher, nous n'arriverons jamais à
temps.
— Si fait ; je reviens à l'instant.
— Dépèchez-vous ! dépêchez-vous ! s'écria la vieille gouver-
nante, ([ui s'était déjà installée dans la carriole.
La bi-ave femme avait tenu Marcel enfant sur ses genoux, et
en usait familièrement avec lui. Aussi le cocher et le domestique,
après im cjuart d'heure écoulé, l'envoyèrent-ils en ambassade au-
près de Marcel, qui ne reparaissait pas. Elle arriva sur la plage;
J^Iarcel n'y était pas. Elle demanda à des pêcheurs s'ils n'avaient
pas vu un monsieur.
— Un monsieur de Paris ? lui répondit-on ; il a pris le sentier
de la falaise... Tenez, il est là-haut, sur le balcon de la petite
maison verte.
Le sentier de la falaise n'était pas fait pom* une pauvre vieille
Parisienne de soixante-dix ans, et ce fut à grand'peine que la
gouvernante arriva, essoufflée, haletante, à la petite maison
Verte. Marcel ne s'y trouvait pas seul. Une fenmie du pays était
là, fjuvrant les fenêtres, décrochant les persiennes et ôtant les
huusses des meul)les.
— Mais venez donc vite, Monsieur, s'écria la gouvernante,
Ni^nc/. donc vite ! le cocher dit qu'il est trop tanl.
— Eh bien, Thérèse, il faut rester, s'il est trop tard.
— Rester, Monsieur, dans cette baraque <iù nous avons })assé
1.1 nuit
— Non ; mais rester dans cette maison que je viens de l(iu<'r.
— Vous avez loué une maison depuis un quart d'heure?
— < (ui, Tli('ièse.
— .\h! Mniisieur, il vauthait bien mieux letourner à Pari>.
— Va pourfjuoi cela, Thérèse? Ne serez-vous pas bien ici?
N'ous passerez vos journées assise ])rès de cette fenêtre; \ous
irez entendri' la messe dans cette petite église dont vous voyez
le chieher là-bas dans les arbres. .le vous donnerai ein(|uante
francs toutes les semaines pour les jiauvresdu pays,et vous fe-rez
des aumônes qui assureront votre considération dans ce village
MARCEL l'J
et votre salut dans l'autre monde. Me promettez-vou^ de rester
à ces conditions-là ?
— Ah! dame, Monsieur, dit Thérèse ébranlée, cinquante francs
]>ar semaine... et puis cette église qui paraît bien gentille... Res-
tons, Monsieur, restons.
— Alors, allez dire à Joseph de payer la voiture et de venir
ici.
Cela fait, Marcel alluma un cigare, et, s'accoudant sur l'appui
d'une fenêtre, contempla longuement le tableau qui s'offrait à
ses yeux. A gauche, la mer, l'immensité, l'infini ; quelques voiles
blanches à l'horizon, la fumée lointaine d'un paquebot, les flots
et le ciel se confondant dans un lointain étincelant. Au-dessous
de la maison, la plage. Le vent ramenait les barques au rivage :
elles arrivaient, s'inclinaient et se faisaient bruyamment un lit
dans le galet; les voiles glissaient aussitôt le long des mâts;
c'étaient alors des cris, des questions, des réponses, et tout un
couronnant et joyeux tumulte que dominait le grondement de la
mer. En face, encadrant la plage, de hautes falaises inondées de
soleil. Enfin, à droite le village blotti dans l'ombre des bois qui
l'entouraient.
Marcel, ébloui, découvrait un monde nouveau. Ce n'est pas
qu'il n'eût jamais vu la cauq^agne et la mer. Il avait voyagé,
mais voyagé en Parisien. Il allait tous les ans à Bade et à Trou-
ville. Il y emmenait ses chevaux, son cuisinier et sa maîtresse;
il s'y levait à midi comme à Paris, et s'y ennuyait plus encore
qu'à Paris ; seulement il s'ennuyait en veste blanche et sous un
chapeau de paille, au lieu de s'ennuyer en habit noir et cravate
blanche.
Et voici que tout d'un coup les vraies beautés de la nature lui
apparaissaient grandes et fortes. Seul, livré à lui-même, perdu
dans ce village, il se laissait aller à l'étonnement et à l'émotion
qui subitement l'envahissaient.
Marcel n'était pas un homme banal. Il avait été condamné par
sa naissance et sa fortune à vivre, inutile et désceuvré, dans im
monde dont il avait bien vite reconnu la misère et la futilité. Il
avait fait de belles et bonnes études, et c'était sain de corps et
d'espi'it qu'à dix-huit ans il était entré dans la vie. Une existence
active et laborieuse aurait facilement développé cette heureuse
nature, mais le jeune comte de Xérins, quatre fois millionnaire.
20 LA LliCTURE
n'api)artcnait pas au travail, il appartenait au plaisir. 11 devait
s'amuser; il s'amusa.
L'amour aurait pu le sauver. Le travail et l'amour, voilà, en
cITet, les deux grands devoirs, les deux grandes vertus de la
jeunesse. Par maliieur, l'amour ne s'était pas trouvé sur le
chemin que Marcel avait fatalement suivi. Il avait eu des maî-
tresses, il n'avait pas eu une maîtresse. Il ne connaissait pas la
femme, il connaissait les femmes! Les femmes, et quelles femmes !
Il avait été leur proie, leur bien, leur chose. Elles n'avaient pas
été à lui, il avait été à elles. Cependant cela s'appelait aimer!
Mais, dans ces amours faciles, Marcel n'avait jamais vu qu'un
connnerce révoltant et que des distractions périlleuses. Il en était
venu à demander à une l'ciinnece qu'il demandait à une bouteille
de vin de Chanq)agne : quelques heures d'excitation et de belle
humeur.
Cependant, parmi toutes ces fennnes si facilement aimées et si
facilement oubliées, il en était une qui avait su mettre quehjue
agitation dans la vie de Marcel. On la nommait Nadèje; elle était
blonde et divinement jolie : une beauté cliast»*, séraphique,
aérienne, mais, en revanche, l'existence la plus extravagante et
la plus désordonnée; on l'appelait l'Ange de l'iiilidélité, et le
surnom était bien donné. Il y avait en elle un perpétuel besoin
de changement et de fantaisie. « Je suis curieuse, disait-elle. Est-
ce ma faute? Pourquoi suis-je faite ainsi? » Curieuse! le mot
était j<di, et donn.iit un tour délicat à une pensée scabreuse.
Marcel avait vingt-deux ans quand il vit Nadèje pour la pre-
inière ff)is. C'était à l'Ecole lyri(iue, dans une de ces représenta-
tions originales qui donn<Taient à un étranger l'ich'-e la plus sin-
gulière de l'état de l'art dramatique en France. IHusieurs jolies
filles avaient ynont('; une pnrlie, — c'est le terme consacré. — Le
caprice leur était venu de jouer la comédie, et Nadèje était de la
fètf. Elle avait choisi bravement le rôle de Nanette dans le joli
vamlevillc de Jofnn ri y,'iuiette.
Elle y fut parfaitement mauvaise, mais charmante cependant
dans .sa gaucherie et dans sa iiialadresse. Elle disait faux et
chantiiit plus faux encore, mais avec un entrain, un abandon et
une bf»nne humeur (jui déliaient toute critique. Elle était la pre-
mière à rire de ses intonations douteuses, et s'interrompait au
milieu dune phrase commencée pour saluer ses amis dans la
.Kilje, envoy.'int un sourire par-ci, une petite irrimace par-là, et
MARCEL n
même une belle révérence à un personnage considérable qui, du
fond d'une avant-scène, l'admirait et l'applaudissait.
Toute la salle applaudissait avec lui, et Marcel plus fort que
toute la salle.
— Le nom de cette blonde? disait-il. Oui est-elle? d'où vient-
elle? comment se fait-il que je ne la connaisse pas?
Il eut le plaisir d'être présenté à Nadèje après le spectacle. Il
eut le plaisir de souper avec elle. Il eut le plaisir de la reconduire
chez elle. Il eut bien d'autres plaisirs encore, et cela pendant trois
années. Oui, trois années, à la grande surprise de ses amis, qui
le croyaient incapabl*^ d'une telle constance et qui s'étonnaient do
voir Marcel si parfaitement fidèle à Nadèje.
A Nadèje surtout! La réciproque, en effet, était, loin d'être
vraie, et Nadèje n'avait pas pu se guérir de sa terrible curiosité.
Marcel fit d'abord mine de se fâcher et essaya de donner à sa
maîtresse quelques leçons de morale. Il reconnut bien vite qu'il
perdait son temps et qu'il s'exposait à se faire mettre à la porte.
Il prit alors le parti de se taire et de fermer les yeux. Ses amis
blâmèrent sa conduite :
— « Tu es ridicule, lui dirent-ils : Nadèje a écrit à celui-ci,
Nadèje a soupe avec celui-là... Cette liaison a duré trop long-
temps... » Enfin, ce que les amis disent en pareille circonstanco,
car les amis sont toujours les ennemis de la maîtresse.
Marcel ne tenait aucun compte de ces sages conseils.
— Nadèje m'occupe, répondait-il, elle met quelque chose de
vivant dans mon existence.
Quelque chose de très vivant, en effet, car c'étaient chaque
jour des scènes et des colères.
— Je te quitterai, disait Marcel.
— Eh bien ! acheu, répondait Nadèje.
— Adieu, répliquait Marcel.
Il sortait pour revenir une heure après ; Nadèje alors avait le
beau rôle, et, généreuse, elle daignait pardonner.
Marcel était lui-même étonné, presque effrayé de l'empire que
sa maîtresse avait pris sur lui.
— Tu me rappelles, lui dit-il un jour, un cheval que j'ai beau-
coup aimé.
Elle, de se récrier, choquée de la comparaison; mais Marcel
continua :
— C'était un petit arabe noir comme de l'encre et méchant
22 I.A LKCTini".
fonune toi. Il était nerveux, capricieux, ombrageux ; mais aussi
(lurlK- ardeur et quelle élégance! Il avait ses heures de gentillesse
et de douceur, jjuIs tout d'un coup il devenait vérital)lement ter-
rible. Je l'aimais pour les dangers qu'il me faisait courir et pour
la tirvre ([u'il mettait dans mes veines. Mes amis me disaient :
t Vous êtes fou, vous montez un cheval (pii vous tuera. » Ils
avaient raison, ou du moins à i)eu près raison. Un matin, à la
chasse, Ilamza (c'était son nom) s'est emporté, a rencontré un
ravin et s'y est précipité. J'avais un l)ras cassé, une épaule dé-
mise et deux cotes enfoncées, quand on m'a appris que la i)auvr('
bête s'était tuée. Eh bien ! j'ai pleuré, oui, ])leuré comme un
enfant.
— Alors, tu me pleurerais?
— Ma foi, je le crois. Tu es un si joli petit animal, si joli et si
étrange! Toi aussi, tu me donnes la fièvre. On ne sait jamais ce
(pii se passe en toi, si tu vas caresser ou griffer, mordre ou em-
brasser. Je suis toujours attentif, inquiet, guettant tes moindres
mouvements et cherchant à te maintenir dans la bonne route. .Te
tf flatte, je te calme et à grand'peine je réussis à te mettre au
j)as dans le droit chemin. Mais brusquement, sans motif et par
pure fantaisie, tu pars au galop à travers les ronces et les brous-
sailles, et tu me fais passer par des chemins!... Hélas! quels
chemins! Kt, malgré cela ou à cause de cela, je t'adore. Est-ce
assez bête?
— Allons aux l-'olies-Dramatiques, répondit Nadèje en riant,
("est le droit chemin, cela : la ligne des boulevards.
— Encore la /î-THcdes Folies-Dramatiques! mais nous l'avons
déjà vue une dizaine de fois ?
— Oui, dix fois, c'est bien le compte ; et ce soir, onze.
— C'est peut-être beaucoup.
— Pas du tout! pas du tout! Il n'y a pas d'autre pièce à voir
en ce moment.
Le lendemain à quatre heures, Marcel reçut cette lettre de
Nadèje :
« Tu avais bien raison, mon ami, de me comparer à ton cheval
noir. Je ne suis qu'une mauvaise petite l)éte vicieuse. Toi, tu es
un amour d'homme! Je n'ai pas à te reprocher ça, depuis «pie
nous sommes ensemble. Et ils ne sont pas beaucoup, ceux <|ui
savent rester trois ans avec une femme sans lui faire du chagrin.
Mais tu étais trop bon pour moi; oui, trop bon et trop comme il
>[.\RCF.r. 2.S
faut : voilà le malheur. Je suis un peu folle par moments, — tu
as pu t'en apercevoir. — Eh bien ! je suis dans un de ces moments-
là. J'ai comme une rage de bohème et de vie à la diable. J'ai
trouve une espèce de chenapan qui me maltraite, mais ({ui m'a-
muse et qui me fait rire. C'est ce petit maigre (jui jouait hier
Oscar XXII dans la lîi'vuf et qui fait si bien les imitations de
Mélingue et de Laferrière. Je te dis tout ça brutalement pour que
tu voies comme je suis une méchante fille et pour que tu n'aies
pas la bêtise de me regretter. Moi, un jour, bien sûr, quand je
serai malheureuse, je te regretterai. C'est la vie, ça. Que veux-
tu? J'ai fait ce que j'ai pu pour t'aimer. Je le voulais, mais je n'ai
pas pu. Adieu et oublie-moi bien vite, il n'y pas autre chose à
faire. »
Nadèje.
« P.-S. — Je te renvoie le petit terrier que tu m'as donné. Je
sais que tu l'aimais bcaucou]). »
Marcel courut chez Nadèje et ne fut pas reçu. Récrivit, pleura,
supplia. Pas de réponse. Alors il crut, et très sincèrement, qu'il
y avait une grande douleur dans sa vie. Il inquiéta ses amis par
l'agitation et l'extravagance de ses paroles, il ne faisait pas mys-
tère de son abandon. 11 disait, à qui voulait l'entendre, sa tris-
tesse et son désespoir, puis, pour conclusion, il jjarlait de se tuer
tout simplement.
On essaya sur lui les consolations banales : « Nadèje avait ou
bien des aventures... il devait bien s'attendre... il retrouverait cent
Nadèjes pour une, » etc. On prouva claii'ement à Marcel que,
depuis trois ans, il avait toujours été trompé, et de la belle façon.
A tout cela Marcel répondait qu'il n'avait jamais été assez naïf
pour croire à la vertu de Nadèje ; que si, d'ailleurs, Nadèje avait
été vertueuse, Nadèje n'eût pas été sa maîtresse; que ce qu'il
regrettait amèrement, c'était sa maîtresse perdue, une maîtresse
folle, infidèle, indigne, — il le reconnaissait volontiers, — mais
une maîtresse qu'il aimait et qui était la gaieté et le ])laisir fie
sa vie.
Le raisonnement était d'une logique parfaite. Les amis de
Marcel, voyant qu'il s'entêtait dans son chagrin, mirent en avant
un projet de voyage; il s'agissait d'aller passer huit ou dix jours
à Fontainebleau et d'y conduire chevaux et maîtresses. Ce der-
■2i l.A LKr.TURE
ni»'!' mot lit liimdir Mai'crl ; il (h'-clara ([uil n'avait ])as, ({u'il
n'aui'ait i)lus jamais ib- iiiaîtrosso, <[ii"il serait du voyage, mais à
la coîulitioii i[n'' 1.1 partie sei-a il im(|i,irtie de garçons et rien autr(3
ehose. Les amis de Marcel durent se résigner à ([uelques jours
de célibat, et le lendemain on alla prendre, entre hommes, l'ex-
press «le Lyon qui s'arrêtait à Fontainebleau.
— Nous sommes quatre, disait Marcel en ciurant dans la gare,
empan )ns-notis d'un compartiment et ne laissons pas de femmes
y monter.
C'était une idi'^e lixe.
Le^ jeunes gens montèrent dans un compartiment [)arfaitement
vide. Ils n'étaient pas encore assis qu'une petite femme vive,
minée, légère, tombait au milieu d'eux, et se jetait dans un des
l'oins resté libre, Marcel prit une figure désespérée. Ses amis re-
gardaient leur voisine, et la regardaient avec un plaisir extrême ;
elle était adorablement gentille. La voyageuse, se sentant obser-
V(''e, s'installait à sa place, le tout coquettement, avec de char-
mantesminauderies, en femme adroite et en Parisienne accomplie.
1011e laissa voir un infiniment petit pied, puis lestement le fit ren-
trer sous le flot de ses jupons de mousseline, d'une blancheur et
d'une finesse irréprochables. Elle ôta un gant, et ne le remit
qu'ai)rès avoir suffij^amment montré sa main, un vrai bijoti. Elle
fit tomber une glace et, se trouvant en pleine lumière, regarda
au dehors pour bien mettre en évidence la jeiuiesse de sa beauté
et la correction de son profil. Cela fait, elle baissa les stores, se
bhtttit dans un coin sous un demi-jour plein de science et de
douecur, prit un livre, et fit mine de s'enfoncer dans sa lecture
avec fie petits airs rêveurs et profonds.
— Voilà une jolie femme, dit tout bas Maxime de Brème à
M., réel.
— Ah! Xadèje ! Nadèje ! répondit Marcel. Ses cheveux Idonds
et .ses yeux bleus !... Que fait-elle maintenant? Jcsuis sûrqu'i-He
ir.i <•(• soir aux Folies-Dramatiques.
Cependîint il regarda sa voisine, et ajouta, du ton le plus in-
différent :
— f>ui, .-issez gentille, mais rien de plus.
Tous les plaisirs n'ont qu'un lemjjs, et celui de la lecture passa
l)ien vite poui- la voyageuse. Elle avait d'ailleurs autre chose à
faire, et quelque ehose de fort intéressant. Il est sans doute
agréable d'être admiré, mais encore est-il important de savoir
MARCEL 25
par qui Ton est admiré. Aussi la petite main qui tenait le livre le
laissa-t-elle insensiblement glisser sur les genoux, pendant que,
d'un regard en apparence vague et distrait, la voyageuse inter-
rogeait curieusement les regards de ses compagnons de route.
Voici quel fut le résultat de cet examen : trois des jeunes gens
étaient perdus dans une contemplation tout à fait flatteuse pour
leur jolie voisine, mais le quatrième, — et c'était Marcel, — avait,
de la façon la plus impertinente, les yeux fixés sur les arbres qui
fuyaient rapidement le long de la voie.
Dès lors, la voyageuse n'eut plus qu'une pensée : « Ce jeune
homme ne m'a pas regardée, puisqu'il ne me regarde pas ; il faut
absolument qu'il s'aperçoive que je suis charmante. » Ce fut
aussitôt tout un manèa-e de petites agitations et de petits mou-
vements qui devaient appeler et appelèrent l'attention de Marcel.
Il regarda, et crut voir un certain intérêt, presque un certain
trouble, dans ces yeux charmants qui lui demandaient compte de
son indifférence et de sa distraction.
Le coup était porté. Le manège continua. D'imperceptibles,
d'insaisissables sourires encouragèrent Marcel, mais d'une ma-
nière parfaitement convenable. La plus honnête femme du monde
n'aurait pas reculé devant ces innocents sourires. Une s'agissait
que de remettre un pauvre jeune homme dans la bonne voie.
C'était de la charité.
Cette charité fut bien placée, et Marcel, se penchant à son tour
vers son ami Maxime :
— Tu avais raison, lui dit-il ; elle est charmante.
Maxime, qui était un garçon d'infiniment d'esprit, eut une
idée triomphante. On approchait de la station de Fontainebleau.
L'inconnue ne bougeait pas. Il était évident qu'elle allait plus
loin.
— Il est stupide, dit alors Maxime, notre voyage à Fontaine-
bleau ! Tout le monde va à Fontainebleau. Nous avons vu cin-
quante fois la roche qui pleure et le chêne du roi. Nous ne con-
naissons pas Dijon. Il faut tout connaître. Allons à Dijon !
— C'est cela ! Maxime a raison ; allons à Dijon ! s'écria vive-
ment Marcel.
Marcel avait parlé, il n'y avait rien à dire. C'était lui qu'il
fallait amuser et distraire. Il acceptait Dijon ; on accepta Dijon.
C'était un grand succès pour la voyageuse, et Marcel méritait
d'être encouragé dans sa conversion. Les sourires prirent une
j,; LA i.r.r.Trra-:
expression plus vive et j»lusdécid»V. C'étaient cependant toujours
de liés honnêtes et de très avouables sourires. Le morne acca-
blonieut de Marcel lit i)lace à une douce rêverie. 11 ne regardait
plus les arbres de la route, et lorsque, (quelques lieures après, il
dêeouvrit les clochers des églises de Dijon, lors(pi'il vit que
l'inconnue restait tranquillement blottie dans son coin et n'était
j)as encore au terme de son voyage :
— Ah <;a, dit-il, est-ce que sérieusement nous allons à Dijon ?
— Pourcjuoi pas? répliciua Maxime.
— Dijon! Dijon ! cela doit être une ville ridicule, une ville ab-
surd»» !
— On ne sait pas ; on peut toujours voir.
— P<'rsonne ne va à Dijon. Nous n'oserons jamais avouer q\ic
niius sommes allés à Dijon.
(Juelques agréables plaisanteries sur le principal produit de
l'industrie dijonnaise portèrent le coup de grcàce au chef-lieu <lu
département de la Côte-d'Or. Il lut décidé (ju'on ne s'arrêterait
(ju'à Màfoii. Gràee à M. <le Lamartine, Màcon n'était pas une
ville ordinaire. Les vins de Màeon étaient, d'ailleurs, quehpie
cliose de sérieux et de respectable.
Il fallait maintenant rendre la victoire décisive et, pour cela,
regards et sourires étaient insuffisants. L'inconnue n'hésita pas.
Avec une maladresse pleine d'adresse, elle laissa tomber à teri-e
un petit sac de voyage qui depuis (piel([ues instants tournait et
retournait entre ses mains. Le sac n'était pas fermé. Les jeunes
gens se piécipitèrent avec empressement à la recherche des cin-
(juante petits objets qui se répandirent sur le tai)is. Quehjues
j)aroles furent natui-ellement échangées : « ^'oici encore une
bairue. — (Juc d'excuses, Messieurs ! — Il ne manque plus rien?
— Non, je ne crois pas, — Ah! cette petite broche... elle avait
roulé, j» Etc., etc.
Il n'y a que le premier mot qui coûte. On causa. Ici, la voya-
gcu.se fut charmante et véritablement habile. Elle ne chercha pas
à tromper .son public. Elle dit franchement et simplement qui elle
éiîiit. Elle ne pai-l;i ni de .sa foiMunc, ni de sa noblesse^ ni de ses
vertus. Elle se nommait Louise Tissier. Elle sortait du Conser-
vatoire. Le directeur de l'npéra-Comique n'avait pas voulu l'en-
g.iger. Elle avait traité avec le direeteur des tliéâties de Lyon et
allait tenir au Grand-TIn'-àtre l'emploi des dugazons.
Il ne pf»uvait plus être (juestion de Màcon. On arriva le soir
MAHCFL 27
à Lyou, et M"* Tissier accepta sans embarras une invitation à
dîner.
Le lendemain, Marcel s'en alla trouver le directeur et paya les
dix mille francs de dédit stipulés dans l'engagement. Cela fait, il
ramena sa maîtresse à Paris. Ce fut un grand amour, qui dura
six mois. Puis vint la ru])ture, l'inévitable rupture, et Marcel oublia
Louise Tissier aussi vite et aussi facilement qu'il avait ouldié
Nadèje.
Voilà pourquoi Marcel avait de belles envies de rire, quand il
entendait parler sérieusement de l'amom*, de ses combats, de ses
déchirements. Et cependant il y avait encore dans son esprit, à
ctn-taines heures, comme des mouvements de doute et de colère.
Parfois une œuvre éloquente, consacrée tout entière à la peinture
d'une grande passion, l'étonnait et l'inquiétait : « Cela est beau,
pensait-il, cela doit se retrouver dans la vie; mais où est-il, cet
homme ardent et exalié? où est-elle, cette femme généreuse et
sincère? » Alors, cherchant autour de lui et ne voyant rien de
semblable à la portée de son regard, il se disait : « C'est un
roman, » et envovait un bracelet à M'i^ Chosinette.
N'ayant jamais connu que des femmes méprisables, il méprisait
les femmes, poliment, d'aillem-s, et en homme bien élevé. Il n'avait
pas le mauvais goût de jouer dans la vie le rôle de Desgenais. Il
s'était toujom-s respecté lui-même dans les maîtresses qu'il avait
eues. Quand il était las d'être pillé et dupé, il rompait brusque-
ment, mais sans violence et sans brutabté.
Il était enfant quand sa mère était morte. Il n'avait ni sœur ni
cousine. La femme ne s'était jamais montrée à lui sous ses aspects
chaste> et honnêtes. Derrière lui, dans le passé, aucun souvenir
de ft-mme aimée et respectée. En revanche, que de maîtresses
prises par hasard et quittées par ennui dans une immense indiffé-
rence, sans amertume, sans regret, sans combat 1 Dans ces mille
et une aventures, dans ces mille et une nuits, rien de passionné,
rien de vivant : ni joies, ni souffrances.
Riche et bien né, il avait vu le monde, sa place y était marquée.
On lavait invité, recherché, fêté, mais il n'avait fait que paraître
là où l'appelaient son nom et sa fortune. Il n'y avait pas trouvé
d'attachement sérieux. Quelques fadeurs de boudoirs dans une
ixC-ne et dans des affectations qui lui furent insupportal)les : rien
de plus. L'n sinsridier mélange de pruderie et de libertinage, les
manèges habiles et savants de la demi-vertu, voilà ce qu'il avait
28 LA LFCTURE
vu choz les femmes du monde. Les jeunes filles, il ne les avait
pas regardées; il ne dansait pas et ne songeait pas à se mariei-.
Le jeu, les chevaux et les femmes : ces trois mots disaient la
vie de Marcel depuis dix ans. Mais il avait su garder sa raison au
milieu de la folie des plaisirs faciles. Ses j)assions étaient bien
dressées et se laissaient mener sagement. C'était autour de lui
une course extravaiiante et désordonnée qui ne l'entraîna pas
dans son mouvement; l'ivresse et l'égarement des autres ne le
irngnaient pas. Le jeu n'avait pas de dangers pour lui. Il payait
largement ses maîtresses, mais il ne s'était jamais senti en humour
de se ruiner pour elles; il les prenait pour leur jeunesse et leur
beauté, mais il savait bien ce qu'elles étaient et ce qu'elles valaient.
Dans l'ardeur apparente de sa vie, son imagination était restée
froide. Il avait usé ses sens, non son àme.
Et c'est pour cela que Marcel étonné, ému, attendri, rêvait sur
ce balcon admirant la mer, le ciel et les arbres, en regardant ces
braves gens qui gagnaient joyeusement et laborieusement leur
vit'.
Ludovic. II.M.Kvv,
de l'Académie Française.
{A suivre.)
LA FÊTE ET LA FORGE
Tout le monde est d'accord sur la beauté de l'Exposition ; on
vante la magnificence des bâtiments, les claires fontaines, les
vertes prairies, les eaux jaillissantes, les musées, les plaisirs de
toutes sortes ; et, comme il faut qu'on se plaigne toujours, on
s'efforce de faire, de ces plaisirs mômes, une objection contre
notre succès. « Ce n'est qu'une foire, dit-on ; une foire admira-
blement réussie, mais une foire. 1867 et même 1878 n'avaient pas
accumulé tous ces attraits; on avait surtout songé à l'accumulation
de la force. On avait concentré à l'Exposition tous les moyens
d'étude pour le savant, l'industriel, le commerçant et l'artiste ;
on n'avait pensé qu'à cela, ou du moins on avait surtout pensé à
cela. Le public mondain venait parce qu'il va partout où il y a
du succès et de la foule ; mais il n'était pas chez lui à l'Exposi-
tion, il n'était qu'un intrus, il le savait, et ce sentiment même
était un bon résultat de cette austérité relative. Il est bon que
ces fastueux et ces dédaigneux, qui forment ce qu'on appelle le
monde, soient avertis du peu qu'ils sont devant un grand savant,
un grand administrateur ou un grand ingénieur. M. Le Play ne
donnait pas à danser. S'il permettait d'ouvrir un ou deux res-
taurants, c'était pour (pi'on pût manger à la hâte, et travailler
aussitôt après. »
J'admire ces belles prétentions, et' je m'en défie. Je crois au
fond que si les deux précédentes Expositions étaient moins at-
trayantes que celle-ci, c'est parce qu'on y avait déployé moins
:10 I.A LECTIRE
(.rimairinaiiuu cl de goût. M. Alpliand et ses collaborateurs n'ont
pas sacrifié rutilité à la beauté ; ils n'ont pas cherché les orne-
ments superflus ; c'est par l'harmonie des proportions et l'exacte
appropriation des bâtiments aux expositions diverses qu'ils doi-
vent encadrer et contenir, que M. Alpliand a cherché et trouvé
une architecture nouvelle. Le gothique est un grand art, qu'il
est difficile, pour ne pas dire impossible, de copier ; pour l'art
grec, qui est adorable, nous savons ce qu'en avaient fait ses
imitateurs au bout de trois ou quatre mille ans. Voici enfin un
art bien moderne, oîi la recherche de l'utile se réconcilie avec le
culte de l'idéal. Je tiens ce progrès pour un grand progrès, et je
me moque de ceux qui pensent qu'on étudiera moins bien les
machines parce qu'elles sont placées dans une galerie splendide,
et tout près d'un beau jardin, planté d'arbres et émaillé de fleurs.
La foire même, je l'avoue, ne m'est pas désagréable. J'aime à
voir le grand inonde rôder autour des machines ; et le petit
monde, dont je suis, grâce à Dieu, prendre un moment de plai-
sir à contempler des chefs-d'œuvre amoncelés dans des bâti-
ments qui sont eux-mêmes des chefs-d'œuvre. Il se^promène avec
délices dans ces belles allées, ce petit monde. Bonne prome-
nade, mes amis ; prenez un peu de repos et de joie ; vous n'en
aurez demain ([ue plus de cœur pour retourner dans vos labora-
toires et vos ateliers.
Il n'y a pas sous la calotte des cieux de souverain (pii possède
de si beaux palais et de si charmants points de vue. Si c'est l'art
qui vous attire le plus, vous êtes entourés de ses merveilles ; si
c'est la science, voilà ses outils et ses produits ; si c'est la nature,
il n'y a nulle part ni des fleurs plus éblouissantes ni une verdure
plus éclatante. On a réuni, pour vous i)lairc, les arbres et les
fleurs de tous les climats. On vous ofl're aussi de la musique. On
pi-end rui passé ce (|u'il a de plus curieux et de plus beau, et
on le met en parallèle avec nos produits modernes, sans craindre
ni pour les uns ni })Our les autres la comparaison.
Chaque époque a ses grands hommes et ses grandes décou-
vertes. Aucune n'a eu autant d'hommes que nous, ni de tels
hommes. Nous nous livrons bataille les uns aux autres de temps
en temps, et c'est une honte. Mais nous livrons continuellement
bataille à la force aveugle qui nous a opprimés si longtemps, et
qui était laite pour nous obéir et pour nousservir. C'en est fait, elle
e.st vain. ne. Pasteur et Edison l'ont enchaînée et disciplinée , la
(
LA FETE ET LA. FORCE 31
distance disparaît, la nuit s'enfuit, la maladie elle-même recule
devant les découvertes de la médecine et de l'hygiène. Cette
grande foire de Paris, la plus grande de toutes les foires histo-
riques, a sur les autres cette supériorité de remplacer partout les
charlatans par les savants. Le plus grand plaisir de tous ces
plaisirs, c'est de voir de ses yeux le progrès et les causes du
progrès. Il n'est que juste que l'Exposition soit riante, car c'est
la fête de l'humanité. Elle donne aux pauvres les jouissances du
luxe, et aux ignorants quelque chose des éblouissements de la
science.
Mais gardons-nous de ne voir dans l'Exposition de 1889 que la
fête. J'admire la fête : je bénis la force. La France n'avait au-
cun besoin de prouver qu'elle sait comment s'y prendre pour
amuser ; elle avait peut-être besoin de montrer au monde com-
ment elle travaille. Nous ne sommes séparés que par dix-neuf
ans de l'année maudite. Nos ennemis en 1870 croyaient en avoir
fini avec la force française. Ils disaient : « C'est une rivale de
moins. » Ils avaient pris nos milliards, ravagé nos champs, rasé
nos usines, pillé nos magasins et nos maisons, emporté dans
leurs temples et dans leurs palais nos drapeaux qui ont été si
longtemps la terreur des rois et l'espoir des opprimés. Quand,
au milieu de nos revers, Chanzy ou Faidherbe remportaient
quelque noble et. inutile victoire, ils disaient dédaigneusement :
« C'est le dernier soupir de la grande nation. » Ils ont vu, depuis
dix-luiit ans, avec quelle rapidité l'administration et l'armée se
sont refaites. Notre administration, Thiers l'avait remise sur
pied en six mois. Notre armée, il l'avait en quelque sorte recon-
struite de ses propres mains ; il avait reconstitué les cadres, rem-
pli les magasins et les arsenaux, relevé les forteresses, amélioré
la tactique, ramené la tradition de la discipline et du travail,
relevé les âmes, fortifié les cœurs. Nous ne pouvons penser sans
émotion ni à ces généraux qui ont travaillé, avec lui et depuis
lui, à cette noble tâche, ni à ces officiers subalternes qui, au
lieu de se laisser abattre par le sentiment de la défaite, se
sont fait de la patrie et de la gloire de la patrie comme une reli-
gion. Courbet et ses héroïques compagnons ont montré ce que
nous serions au besoin sur le champ de bataille.
( )n savait cela, on le voyait, on l'admirait ; mais on savait
aussi que notre politique est détestable ; que nos partis politiques
sont à la fois incapables et insatiables ; que nos ouvriers sont
32 I-A LECTURE
travaillés par le socialisme et le conimunisiiic, lléaux plus re-
doutables i)Our les esprits que le choléra pour les corps et le
phylloxéra pour la vigne. On se disait (jue les linances de l'État
sont obérées ; que les fortunes particulières succombent sous la
fré([uence et l'énormité des désastres financiers ; que le découra-
gement csl dans les esprits, que nos ateliers sont sans com-
mandes, nos comptoirs sans acheteurs. Nous-mêmes, quand
nous avons i)ns la résolution de faire, en 1889, une exposition
internationale, et de clore le siècle de la Révolution par la fétc
du travail, pour bien montrer le véritable caractère de la Révo-
lution française, nous avions, en quelque sorte, peur de notre
témérité. Pendant six ans on n'a cessé de dire que l'Exposition
n'aurait pas lieu, qu'elle serait entravée, vaincue par la grève,
par la guerre civile, par le déficit, par la guerre étrangère. Cha-
que jour, venaient de l'étranger des nouvelles sinistres ; un mal-
heur s'abattait chaque jour sur la place de Paris; les anar-
rliistes, blanquistcs, connnunistes menaçaient de détruire la Ré-
j)ublique et la société. Pour compléter notre détresse, on ren-
versait l'un après l'autre les ministres du commerce. Tirard,
Dautresme, Lockroy ne faisaient que paraître. C'est au milieu de
ces difficultés que le travail de l'Exposition s'est continué avec
une ténacité, un esprit de suite et un sang-froid dont peu de na-
tions seraient capables.
Deux hommes restaient inébranlables dans leur foi et dans
leur activité, Alphand, qui a créé la ville de l'Exposition, et
iicrgcr, qui l'a peuplée. Les monarchies criaient à l'envi l'une de
l'autre qu'elles ne viendraient pas. Alphand, Berger répondaient :
« Les peuples viendront. »
M. Berger, pendant deux ans, semblait être partout à la fois.
Il né touchait terre un moment au Cham})-de-Mars que i)our re-
partir aussitôt, en (piète dcfcooi)érateurs étrangers ou l'cgnicoles.
Il prêchait son Exposition comme Pierre T limite la croisade.
M. Alphand, j)endant ce temps-là, faisait sortir de terre les pa-
lais et les jardins. C'est le bienfaiteur de Pai-is ; je dirais presque
qu'il est le créateur du Paris moderne. M. llaussmann, que nous
avons tant déerié, par passion politique, et qui a fait de si grandes
choses, ne les aurait pas faites sans lui. Personne n'aura une
plus grande place dans l'histoire de Paris. Non seulement c'est
un trrand inirénicur, mais c'est un grand diplomate. Il est au
mieux avec notr<> eou'^eil mnnieipal, (|ui n'est ])as d'un commerce
LA FETE ET LA FORCE 33
facile. Pour moi, tout en rendant justice aux ministres qui ont
passé par là, et qui tous ont fait preuve de capacité, de résolution
et de fermeté, je me fais une joie de dire que MM. Alpliand et
Berger ont gagné une grande bataille pour la patrie.
Oui, une bataille. La force de la France n'est pas seulement
dans ses arsenaux ; elle est encore, elle est surtout dans ses ate-
liers. J'aime nos soldats; mais j'aime aussi nos ouvriers. Ce sont
les deux instruments de notre sécurité et de notre gloire. Il me
semble que j'enti-evois enfin, après une longue attente, le jour
béni où les hommes n'auront plus d'autres champs de bataille que
celui qui s'ouvre en ce moment à Paris aux applaudissements de
loute l'Europe. La France, d'un seul bond, vient de remonter à
son rang. Je demeure à la campagne, tout près de Paris ; je vois
de loin, tous les soirs, s'illuminer la tour de trois cents mètres
([u'Eiffel a bâtie avec tant d'habileté et de sang-froid, et dans
laquelle un demi-million d'hommes va passer. Le drapeau de la
France est là-haut au milieu des nues. Plane, drapeau glorieux,
drapeau chéri, sur cette ville qui est la capitale de la science, et
sur ce peuple d'ouvriers et de soldats qui renaît à la vie et qui
reconquiert par le travail le rang que des insensés lui avaient fait
perdre. Sois désormais le symbole de la force vivifiante, après
avoir été si longtemps le symbole de la force terrible. Et puisse
cette date de 1889, répondant aux espérances conçues il y a
cent ans par les plus nobles esprits, marquer l'avènement de la
paix entre les peuples et de la fraternité entre les hommes !
Jules Simon,
de l'Académie Française.
LKCT. — 49. IX — 3
BARBEY D'AUREVILLY
SOUVENIRS
La presse a été presque unanime à saluer 3ivef,, respect le
cercueil du maître écrivain qui, de son vivant, fut un des plus
méconnus parmi les hauts artistes de notre âge. Car c'est être
deux fois méconnu que de se voir faussement célèbre, et le pro-
sateur éloquent du Prophète de Vespi, le conteur épique de VEn-
sorcelée et du Oievalier Des Touches, le psychologue profond des
Didholiques et de la Vieille Maîtresse, le poète de ce mélancolique
Adieu tant admiré par Sainte-Beuve : « Vuilà pourquoi je veu.r
jmrtir... » n'a guère eu dans le ])ublic, durant ses quarante
dernières ann(''os, qu'une rt^nomméf* «le polémiste excessif et de
dandy singulier.
La légende a si bien déformé cette ]»liysionomie, pourtant si
frappante, cpie la plus simple exactitude a fait défaut aux neuf
dixièmes des articles })ubliés ces jours-ci à son occasion. Des
chroniqueurs ordinairement mieux renseignés ont parlé du spen-
ser de d'Aurevilly, comme s'il y avait jamais eu le moindre ra])-
port entre ce corsage sans jupe venu il y a cent ans d'outro-
Manchc, et la très moderne redingote à la Gavarni, que notre
ami gardait simplement de sa jeunesse. D'autres ont raconté qu'il
avait dressé .sa servante à lui présenter ses lettres sur un plat
d'argent, lui ((ui déjdoyait dans ses rapports avec ses inférieurs
la bonhomie \n. plus lou<.hante. D'autres ont dit ([ue, pendant
BARBEY D'AUREVILLY rfô
viiii^t ans, il avait disparu de Paris, — de 1830 à 1850, — engagé
dans de mystérieuses aventures! 11 était si facile, en interrogeant
quelques vétérans du journalisme, de savoir que le romancier
gagnait sa vie, à cette époque, en l'édigeant, dans les gazettes
tlu temps, des articles anonymes de politique étrangère, et pré-
sentait vainement à tous les éditeurs ses œuvres de début :
Son Brummel, refusé à la Revue des Deux Mondes, sa Vieille
Maîtresse, imprimée enfin par la protection d'un confrère, —
M. Xavier de Alontépin, si je ne me trompe.
La vie de ce fier et noble écrivain s'est passée tout entière à
des besognes virilement acceptées, exécutées avec une conscience
supérieure et dans l'entre-deux desquelles il composa ses trop rares
romans. Magnifique exemple à méditer pour les débutants qui
>^'indignent contre les servitudes du pain à gagner ! Quand j'ai
connu d'Aurevilly, en 1876, cet homme de soixante-cinq ans
n'avait d'autres ressources que ses quatre articles par mois au
Cu)istitutio)inel, qui lui rapportaient environ 500 francs. — Ce
n'est que plus tard que la mort de deux parents lui assura les
trois mille francs de rente viagèi'e sur laquelle il a vieilli, et la
réimpression de ses œuvres, chez l'éditeur Lemerre, compléta
cette modeste rente. Il lui fallait lire un volume par semaine et
le résumer afin d'en extraire une de ces variétés où les moindres
phrases trahissaient l'émule des plus grands maîtres par le génie
de l'expression. Il prenait pour ce travail trois jours pleins, du
jeudi au samedi d'ordinaire. Il appelait cela « se mettre en con-
clave », et il vint un moment, vers 74 ou 75, où la direction du
journal, contrainte à l'économie, lui fit savoir qu'il serait payé à
la ligne et que ses articles ne pourraient pas dépasser 150 lignes.
Je le vois encore, nous racontant cette misère, un soir d'été, dans
le jardin verdoyant de notre cher Coppée, les yeux brillants d'or-
gueil blessé; puis, avec cette altière gaieté ({u'il opposait par prin-
cipe à toutes les tristesses grandes ou petites, il fit siffler la canne-
cravache qu'il ap[)elait plaisamment : sa femme.
— « Après tout, dit-il, tant mieux ! cela m'apprendra à me con-
denser, je sauterai dans ce cerceau... »
C'est là, dans cette force de résistance railleuse en sa forme,
liéroïque en son fond, opposée aux plus cruelles circonstances
qu'il faut cherclier le secret des bizarreries tant reprochées à
Barbey. Dans une préface que je composais en 1883 pour ses
Me-noranda de Caeu et de Port-Vendres, j'insistais sur ce con-
S6 I.A LKCTURE
stanl désaccord entre cet lioinmc d'un si beau génie et son milieu,
son temps, son métier. II l'ut .si pliiniiiicnt salislait de cette lu-
mière jetée sur sa destinée, qu'il écrivit sur la l'cuille de garde du
\olume précédé par cette courte ijrél'acc : « A mon devinateur...»
r)t'l)uis, et dans les derniers mois du sa vie, il me confia, pour
(|uc je les éclairasse j)ar ([uel(|ues nouvelles pages d'introduction,
les cahiers qui vont paraître, où l'on trouvera renlernié le jour-
nal de sa vingt-cinciuième à sa trentième année. Je les ai lues
avec une attention pa.ssionnée, ces confidences de la jeunesse d'un
irénie sans gloire, et j'ai troj) liien compris alors que cette dispro-
portion entre l'àmc et la vie avait commencé chez d'Aurevilly
dès son arrivée à Paris. Quaiul elles seront publiées enfin, grâce
aux soins de la fidèle amie du mort, M"" Ilead, on constatera
combien d'Aurevilly est demeuré le même à travers une si lon-
gue suite de jours; tel nous l'avons connu dans sa petite chambre
de la rue Rousselet, meublée de meubles de hasard, mais tendue
dun papier rose, et dont une fenêtre restait toujours fermée,
tandis ({ue l'autre s'ouvrait sur le jardin des frères Saint-Jean de
Dieu, tel je l'ai retrouvé dans ce journal, avec deux ou trois traits
de caractère si fortement mar(|ués chez lui, si constitutifs, (ju'ils
ont dominé toute son existence et déterminé tous les autres. Ils
ne sont pas absolument pareils à ceux que la légend(! dont je
parlais a cru devoir attribuer à cette figure, et je voudrais les
marquer ici , sûr de n'être démenti ])ar aucun de ceux qui ont
a])proché, autant dire aimé, le vrai d'Aurevilly.
Le premier de ces traits était une sensibilité ombrageuse, pres-
que farouche, connue le furent celles de lord Hyronet de Stendhal
— sensibilité d'honnnc qui, devant son seml)lable, se referme au
lieu de s'ouvrir, se crispe et s'irrite au lieu de se donner. Cette
.sorte de sauvagerie — le vrai mot, s'il était bien compris, serait
timidité — ne se traduisait pas plus chez d'Aurevilly d'une ma-
nière directe, que chez l'auteur du Corsaire et le romancier de
liouffe et Noir. Byron masijuait le malaise oîi le jetait l'ajjproche
<!<• riiomme par de la h.iutcur insultante, Beyle par de l'ironie
eruelle ; d'Aurevilly, lui, .ibritait son irritabilité toujours en éveil
derrière le plus audacieux, ([uelquefoisle plus outrageant étalage
de i)aradoxes. Il le faisait avec un esprit infini et cette couleur
dans l'esprit qui donnait à sa conversation un éclat incomparabh-.
Mais ceux qui l'écoutaient ainsi s'abandonner à toute la frénésie
HARBKY D'AUREVILLY S7
d'uno causerie souvent féroce de truculence ne se rendaient guère
compte que ce causeur dissiniidait sous ce feu d'artifice de mots
une àme très tendre et qu'un rien faisait saigner. Il s'appelait
lui-même lord An.rious, le seigneur de l'inquiétude, et il s'appli-
quait encoi'e la triste épitliète qui sert de titre à la comédie an-
tique : Héaii^on^ûnoroitmcnos, le bourreau de lui-même. Un mot
qui lui avait été dit sans franchise, une négligence de procédés
où il croyait deviner de la froideur, un geste où il remarquait
de l'antipathie, lui étaient de réelles souffrances. Un inconnu qui
ne lui plaisait pas le mettait au supplice. Il tombait alors dans
cet état de conversation exaspérée qui lui a donné aux yeux
de beaucoup de gens une allure satanique et méchante, au lieu
qu'il était le meilleur des hommes, le plus facilement touché d'une
délicatesse, un peu jaloux d'amitié, mais si affable et si accueil-
lant. A combien de jeunes gens n'a-t-il pas ouvert son logis de la
rue Rousselet, sa table et sa bourse ! Combien de talents nou-
veaux il a célébrés avec une générosité d'artiste incomparable !
Combien il lui fallait d'efforts pour être dur envers les pires in-
grats ! Nous l'avons tous vu, pendant des années, tolérer auprès
de lui, avec une indulgence jamais lasse, ce terrible Louis N...,
parasite de lettres qu'il nourrissait, par lequel il se savait
diffamé, qui lui imposait sa présence, lui prenait le coin de son
feu dans sa petite chambre. Il se contentait de faire plaisam-
ment :
— « Quand je paraîtrai devant Dieu, je lui avouerai: J'ai com-
mis bien des fautes... Mais, Seigneur, considérez que j'ai sup-
porté M. Louis N... »
Il disait encore :
— « N ..., c'est ma vertu... » Et il illustrait d'une phrase l'or-
gueil et la malpropreté du personnage : C'est, disait-il, le Nar-
cisse du ruisseau qui salit la boue en s'y regardant... »
C'est par cette irritabilité souffrante, sans cesse reployée, et
sans cesse étourdie par la plus étonnante conversation, qu'il
faut explit^uer la solitude où vécut d'Aurevilly. Oui, il étonnait,
mais il effrayait. On l'admirait, mais il déplaisait. Il ne se livrait
STuère que dans l'intimité, où il était très bon, très simple et très
sincère. Ceux qui l'ont entendu causer devant une galerie — et
pour lui la galerie commençait aussitôt que cessait l'absolue
confiance — ont pu admirer l'éblouissement de sa parole, ils
n'ont pas goûté le charme d'abandon de ce railleur en qui palpi-
88 I \ LKCTURE
tait le cœur le plus jeune. 11 lui (allait, pour s'ouvrir ainsi, pour
se laisser aller, pour rire lui-niôme, un compagnon de son choix
et un décor à son i^oût. Ce irrand théoricien de misanthropie était
demeuré si jeune de sensations, (pi^une terrasse de restaurant en
plein ail-, aux Champs-Elysées, l'été, — une séance au cirque,
dont il était fanaticjiie, la vue d'un joli visaire au bout de sa
lorirnette et un retour à pied sous les étoiles lui suffisaient pour
«pi'il se livr;\t avec délices à la vivacité de ses conlidence^.
Il allait de son pas un peu lent, sans cesse interrompu par une
halte de mots, et ses souvenirs affluaient en foule. Il parlait et
racontait sa vie au hasard de son émotion. Ses parents revivaient
à travers ses phrases: son père, dont il ne s'était pas senti com-
pris; sa mère, qu'il avait aimée tristement, })rofondément, comme
en témoigne l'admirable lettre publiée dans le Gaulois par
M. Ch. Buet ; son frère l'abbé, qu'il venait d'enterrer; son oncle,
qui lui avait laissé jadis une petite fortune bientôt mangée, et
son nom, le chevalier d'Aurevilly. — Il évoquait d'autres visages
encore, de survivants du premier Emi)ire ou de la chouannerie,
puis des profils d'amies disparues, et surtout celui d'une jeune
femme (ju'il avait aimée, à vingt ans, et dont le regret a tant
pesé .sur sa vie, que cet hiver, et après une tombée de tant de
jours, de tant de passions, de tant d(î tristesses sur son ereur
vieillissant, il en parlait encore les larmes dans les yeux.
En effet un second trait de cette âme si ]»eu contemporaine
dans son essence, et si simple, si croyante dans .son arrière-repli,
était le goût du romanesque. Il employait volontiers ce mot qui
n'est guère à la mode, et il raffolait do la chose, mf)ins à la mode
encore «le notre génération « fin de siècle » que le mot lui-
même. .Te ne donnerai l'impression de ee tour particulier de son
esi)rit (pi'en transcrivant «[uelqucs lignes d'une lettre qu'il
Mï'adressait de Valoi^nes au lendemain de la fêle de Noël
1x77 — il avait alors soixante-neuf ans: — « ... .b* m'ap-
|)rends ici à vivre seul. Amère éducation que cette année je me
sui."? terriblement donnée dans cette ville morte dont les pavés
sont les tombes de mes premières folies de cœur et de mes sou-
venirs. J'avais eu le projet d'en partir plus tôt. Mais j'ai eu la
fantaisie — h('-Ias ! malheureusement plus sentimentale que
pieuse — •renten<lre la messe de minuit sous les voûtes de l'é-
glise Saint-Malo de Valognes. J'ai de .sveltes spectres à y cher-
BARBEY D'AUREVILLY 39
cher, dans ses plus noires et ses plus mystérieuses chapelles. Je
pourrais bien pourtant ne les chercher ni là, ni ailleurs.
« Ils ne sont pas toujours les amants des clairières,
Ces spectres, revenant de la tombe, transis,
Sous la lune bleuâtre et ses pâles lumières...
Ils dansent dans les cimetières,
Mais dans mon ffrur ils sont assis.. . »
C'est par oc goût du romanesque, enfoncé en lui à une ex-
trême profondeur, que d'Aurevilly adorait Byron, et dans Byron
les portions les plus mystérieuses, les plus tendrement mysté-
rieuses et coupables, l'amour de Zuleika pour Selim dans le
(iiaour, celui de Manfred pour sa sœur Astarté. Quand il citait
des fragments de ces poèmes, ou bien d'autres comme celui qui
commence: «Adieu, et si c'est pour toujours, hé bien! pour
toujours adieu..., » sa voix, volontiers vibrante et cinglante, s'al-
térait, s'adoucissait jusqu'au soupir. Pour des raisons sembla-
bles, il préférait par dessus tout, dans Balzac, la suite de romans
où se trouve peinte la figure d'Esther, la courtisane amoureuse,
et dans Stendhal, les chapitres du Uoiu^e où Mathilde et
^me (ig Rénal visitent Julien dans sa prison. Je me rappelle avec
quelle exaltation il me citait la phrase de Sorel regardant
M"e de La Môle tout en jouant avec elle à la froideur : « Si je
pouvais couvrir de baisers ces joues si pâles et que tu ne le sen-
tisses pas!.. » — « Voilà le génie..., » disait-il. Quand il ne ren-
contrait pas des touches pareilles dans un écrivain, ce je ne sais
quoi d'exalté dans la tendresse, de rêveur dans la passion, d'un peu
fou et triste dans le sentiment, il demeurait froid et refusait son
admiration. Il était de bonne foi, par exemple, en se refusant à
goûter le dieu Flaubert, de même que dans son maître Balzac il
ne pouvait souffrir les romans comme le Curé de Tours,
d'où le romanesque est entièrement absent. Quand il avait
prononcé d'un livre cet arrêt : « Il n'a pas d'âme, » ou en-
core : « Il ne palpite pas, » toutes les qualités d'art devenaient
nulles à ses yeux. C'était sa plus violente critique contre Hugo,
et le motif pour lequel il le mettait bien au-dessous de Lamartine,
de Musset, de Henri Heine, et de Vigny.
Il n'appréciait dans une œuvre ni la plasticjue, dont il disait :
« C'est du métier, » ni ce que l'on appelle aujourd'hui la valeur
documentaire, ni l'analyse toute nue et sèche, et s'il était dur
40 LA LECTl'nE
pour M. Zola, il no Trtait pas moins pour Mérimée. Et il justi-
fiait ses critiques par des vues toujours ingénieuses et neuves,
souvent très j^rofondes. Le malheur était ([ne, parlant ses opi-
nions avec sa fougue habituelle de causerie, il les poussait, en
les parlant, justiu'à la dernière limite. Puis, <[uand il écrivait ses
articles, il notait surtout sa parole. De là les violences outran-
cières de sa critique — violences <(iii nuisirent à son autorité.
Ses ennemis en ont profité pour nier le très sagace connaisseur
de poésie et de prose qu'il était hors de ses minutes excessives.
Il a su deviner avant tous les autres Maurice de Guérin et Bau-
delaire, saluer Alphonse Daudet et Ilichepin encore inconnus.
Les paires sur .Josrph Delorme et sur Sainte-Beuve poète sont
d'une pénétration que ce même Sainte-Beuve n'a jamais égalée,
et même dans ses morceaux les plus entachés de partialité pas-
sionnée, quelle ('-loquence, quelles formules d'une suggestion in-
comparable, quelle bonne foi aussi, et pourtant quel désintéres-
sement, (pielle absence d'idolâtrie du public et du succès ! Quelle
hauteur !
Parmi ces livres qu'il déchirait ainsi avec une fureur qui l'eui-
portait jusqu'à l'iniquité, il y en avait un pour lequel il jirofessait
une haine d'homme à homme : c'était l)o)i Quichotte. « Cervantes
est un criminel. » C'est la ff)rmule que je l'ai entendu répéter
vingt fois. Il se refusait absohuneut à vi)ir dans ce chef-d'œuvre
ce que j'y vois pour ma part, l'amertume d'un c^eur qui bafoue
son idéal sans cesser d'y croire. C'était pour lui la satire de l'en-
thousiasme et il ne pardonnait pas cette satire au grand Espa-
gnol. C'est surtout celle de la chimère et, il faut bien le dire, il
y avait du chimérique dans d'Aurevilly. Sa sauvagerie ondjra-
ireuse, en le préservant «le beau<ou|) de compromis, l'avait isoh'-
hors de toute expérience sociale, et il avait, lui aussi, comme
l'hidalgo du vieux Cervantes, chevauché à la poursuite de mira-
ges, — sans renoncer que bien tard à ces mirages. C'est ainsi
que de li^3.3 à 18'iS, il perdit environ rpiinze années à caresser le
rêve d'une entrée dans la di|)lomatie, que les directeurs de jour-
naux d'alors lui promettaient pour l'asservir à l'ingrate tâche du
bulletin quotidien : c .le rirai de ces vers plus tard, écrivait-il à
Trébutien en lui envoyant un poème, quand je serai dans quelque
ambassade... » Plus tard, et quand la révolution de 48 fut venue
foudroyer ce premier rêve, il ne rit pas de ces vers — ils étaient
trop beaux — mais il ne fit que changer de chemin. Il poursuivit
BARRE V n'AUREVILLY 41
d'autres songes qu'attestont les Memnrandn publiés et qui ne se
réalisèrent pas davantage.
Insensiblement, il s'était habitué à vivre de visions et parmi
des visions. J'ai la certitude qu'il se rendait à la fin un compte
trop exact de l'avortement de tous ses désirs. Il avait rêvé l'action
et il feuilletonnait encore à soixante-seize ans — une grande vie
d'élégance, et il habitait sa pauvre demeui'c, — une renommée
digne de son génie, et, comme il s'en plaignait dans une lettre
que j'ai là sous les yeux, les articles sur lui ne parlaient guère
que de sa personne physique : « Ces sornettes insultantes sont
l)ien dignes, écrivait-il, des maroufles de ce temps-ci!... » Mais
il en souffrait. Il n'avait pu épouser ni la première ni la seconde
des deux femmes dont la pensée a rempli sa vie. Il se réfugiait
alors de parti-pris dans un monde imaginaire. « Mon talent,
m'écrivait-il encore, a été une longue bataille contre ma chienne
de destinée et la vengeance de mes rêves... » Cette disposition
particulière inclinait son œuvre comme sa parole vers l'étrange,
sinon vers le merveilleux. Il semblait, dans ces dix dernières
années, avoir pris en dégoût le monde réel, et sa verve de con-
teur, qui était incomparable, se réjouissait parmi des anecdotes
fantastiques par elles-mêmes, qu'il forçait encore dans le fantas-
tique. Il les recueillait avec le plus grand soin et je me souviens
de la joie avec laquelle il dit à une personne qui venait de lui
révéler un fait singulier : « A partir d'aujourd'hui, madame,
vous tombez dans mes anecdotes... » Il avait fini par créer ainsi
autour de lui une sorte d'atmosphère grisante dont la fasci-
nation était d'autant plus irrésistible, qu'une réalité y éclatait,
et magnifique, celle de son énergie morale à lui qui, vaincu par
la vie de toutes manières, pratiquait la fière doctrine exprimée
dans une phrase du Rideau cramoisi, sa véritable profession de
foi : « Si le sentiment de la garde qui meurt et ne'se rend pas est
héroïque à Waterloo : il ne l'est pas moins en face de la vieillesse,
qui n'a pas, elle, la poésie des baïonnettes pour nous frapper.
Or, pour des têtes construites d'une certaine façon militaire, ne
jamais se rendre est, à propos de tout, toujours toute la question
comme à Waterloo...», et il ajoutait : « Je ne dis pas que cela
n'est pas insensé, puisque cela est inutile, mais c'est beau comme
tant de choses insensées !... »
Il ne faudrait cependant pas s'y tromper, avec son goût du ro-
42 LA LECTrnE
manesque, avec ses partis pris d'attitudes, avec ses singularités
d'anecdotes, d'Aurevilly n'était pas, comme les chroniqueurs
l'ont trop voulu montrer, un simple fantaisiste de génie. Pour
me horncn* à un seul point, celui de la foi rclia-iouse, je ne com-
prends pas que la (•riti(pie ait hésité une minute à reconnaître
chez lui la jjrolondeur, la simplicité de son catholicisme, he^
confidences de ces premiers Mcmorandd montreront davantage
sur quelles fortes études reposaient les convictions de cet élève
de Donald et de Maistre. Il n'était en aucune matière un croyant
p;ir romantisme, mais bien un cs|irit nourri de la meilleure théo-
logie, très entier dans ses principes, mais très raisonné, comme
Balzac, d'ailleurs, dont toute l'd'uvre serait inexplicable sans le
christianisme, ce que ses meilleurs élèves ne vcMdent pas recon-
naître
Frère d'uu saint j)rctrc, élevé par des jjrêtres nu coUèire Sta-
nislas, fils d'une femme très pieuse et venu d'une province encore
toute voisine de la chouannerie, d'Aurevilly avait éprouvé sa
croyance — détail que l'on ignore trop — par les plus cons<'ien-
cieuses études philosophiques. Il avait lu et très bien'lu Hegel et
Kantdans le texte même, j)Our ne citer que ces deux noms entre
tous les autres. Ses théories d'absolutisme en politi(|ue étaient
pareillement fondées sur une connaissance très précise de l'his-
toire. Il s'était donné c^ettc instruction dans ses années de jour-
nalisme militant, et s'il n'eût pas éci-it de ce style qui était le
sien, trop éclatant d'imagination poéti([ue, les lecteurs eussent
reconnu dans la plupart de ses idées une solidité comparable à
celle de Hivarol. Mais quel est le lecteur qui veut admettre que des
causeurs de ce brillani aient aussi dans l'esprit la profondeur
sincère? M. Nisard, lui, ne s'y trompait |>as, et M. J.-J. Weiss
non plus, qui a parlé autrefois, comme il convenait, de la puis-
sance de d'Aurevilly à tracer d'admirables ])ortraits d'histoire. De
toutes les blessures dont avait été frapi)é ce nol)le écrivain,
celle-là lui était la plus vive : la méconnai.ssance de sa sincérité
religieuse et politi(|ue.
Puis l'apai-sement s'était fait avec l'âge. Il considérait qu'une
fois mort, les vingt volumes des (hhivres et les Hommes, sa grande
(puvre de critique, montreraient l'unité absolue, inébranlal)le en
lui, du penseur et du conteur, du moraliste et du romancier. Il
professait i)ùur la méthode moderne, qui consiste à tout com-
prendre dans l'art et dans la vie, une aversion absolue. « J'ai
BARRKY D AUREVILLY 43
jugé les livres comme j'ai jugé les passions ! » me disait-il. « Ju-
ger, là est tout l'homme... » Je me souviens que je le combattais
et que je plaidais auprès de lui pour la multiplicité des points de
vue et les souplesses d'un certain dilettantisme. L'énergie de ses
résistances à mes arguments ne s'est jamais démentie, et j'ai
retiré de ces conversations la certitude que ce grand écrivain
était aussi le plus honnête homme de lettres qui se pût ren-
contrer.
Cette honnêteté avait fini par s'imposer, et si les dix dernières
années de d'Aurevilly ont eu sur elles la mélancolie de la mort
approchant, du moins il a pu connaître autour de lui la chaleur
d'amitiés ti-ès vraies ; — et comme pour réaliser le « trop tard »
de sa devise, il a goûté dans ce déclin de son âge jusqu'à ce
succès de monde tant souhaité dans sa jeunesse. Une femme d'un
très grand cœur et d'un très grand esprit, qui avait su faire de
son salon une délicieuse oasis de causerie et d'intimité, contribua
entre toutes à la vogue de ce causeur si oriainal et si savoureux.
( 'haque fois qu'il devait dîner dans ce charmant hôtel d'une rue
qui donne sur les Champs-Elysées, c'était pour lui une vraie
fête. J'allais le prendre un peu trop tôt, car il avait gardé de sa
province une peur naïve d'être en retard qui se traduisait par
des arrivées dans les gares une heure avant le départ des trains.
Je le trouvais vêtu de son habit à revers de velours noir, avec sa
cravate de dentelles — et son esprit des meilleurs jours. Il
magnifiait, dans ces moments-là, tout ce qu'il touchait, comme
le roi de la fable. Un de ces soirs nous n'avions trouvé, pour
nous Conduire, qu'une informe victoria délabrée et branlante. Le
cocher était un nain en haillons, qui fouettait d'un bras infirme
un cheval dierne de d'Artas'nan.
— « Nous sommes dans le char de Titania », me dit d'Aure-
villy, comme le véhicule traversait la place de la Concorde, « et
conduits par un gnome... »
Quand j'évo<{ue l'image de ce grand ami disparu, c'est dans ce
salon de la rue du Colisée que je le revois, et entouré du petit
cercle de fidèles que la grâce intelligente de la maîtresse de la
maison savait grouper autour de ce merveilleux esprit. Jamais je
ne l'ai entendu causer comme dans ce milieu où il avait pour lui
donner la répli({ue les plus délicieux conversntionnistes de Paris...
Ce furent ses dernières bonnes sorties. La maladie vint, et celle
44 LA LECTURE
que cette àme hautaine eût le plus détestée. Car au lieu de partir
d'un coup, il dut subir la diminution lente de ses énergies et
s'avouer moins fort (jue la vie. Une créature d'un dévouement
sublime entoura cette suprême période des soins les plus délicats,
s'ingéniant à lui conserver l'illusion d'une prochaine rentrée en
possession de ses forces perdues. Mais il se savait frappé, et qu'il
était mélancolique à regarder, innnobilc dans son fauteuil, son
orgueilleux visage marqué de souffrance, et avec son regard tie
lion agonisant — superbe encore avec tous ses cheveux mainte-
nant tout blancs, et ne se plaignant pas !
Grâce à Dieu, la misère dont quelques journaux ont parlé lui
fut épargnée, et s'il est mort dans ce qu'il appelait son tourne-
bride de lieutenant, c'est qu'il l'a voulu. Il avait auprès de lui,
outre la noble femme qui s'était vouée à sa vieillesse, l'atni si
tendre qu'il appelait le Frédêriondien, à cause de son nom.
Georges L..., qui avait pris une petite chambre à côté de la
sienne pour ne pas le quitter. Aucun de ceux t(u'il avait vrai-
ment aimés ne l'a délaissé et aucun n'oubliera cet être si rare,
dont les facultés supérieures n'ont jamais trouvé leur plein em-
ploi et qui a donné le plus lier exenqile de l'uléalisme personnel.
Pour lui, vraiment, comme il le disait dans sa phrase des Dinho-
liijurK : « Toute la question fut toujours de ne pas se rendre. »
— Kl il ne s'est pas rendu.
P.iul BornnDT.
LE CHEVALIER DES TOUCHES
Mil
« Et si je vous parle ainsi de cette femme, monsieur de Fier-
draj>, — reprit mademoiselle de Percy, — si je m'arrête un in-
stant sur cette créature, qui était peut-être une scélérate, mais
qui, ce jour-là, eut aussi, comme les Douze, sa grandeur, c'est que
cette femme fut la cause unique du malheiu' des Douze dans cette
première expédition. Sans elle, et sans elle seule, notez bien ce
mot-là ! pas le moindre doute que les Douze, qui mirent si effroya-
blement Avranches sens dessus dessous, dans ce jour dont on se
souviendra longtemps, n'eussent repris le chevalier Des Touches.
Pour moi, je pense, ils auraient réussi. Mais elle leur opposa une
volonté aussi forte que ces murailles de la prison qui étaient des
blocs de granit. Vinel-Aunis avait essayé de l'enivrer ; il essaya
de la corrompre. Il s'y prit avec elle comme on s'y prend avec
tous les geôliers de la terre depuis qu'il y a des geôliers.
Mais il trouva une âme imprenable parce qu'elle était gar-
dée par la haine, et la ])lus implacable et la plus indestruc-
tible des haines : celle <[ui est faite avec de l'amour ! La
Hocson avait eu son fils, tué par les Chouans; non pas tué au
combat, mais après le combat, comme on tue souvent dans les
guerres civiles, en ajoutant à la mort des recherches de cruauté
qui sont des vengeances ou des représailles. Tombé dans une
embuscade, après une chau'de affaire où les Bleus avaient couché
par terre beaucoup de Chouans, car ils avaient avec eux une
(1) Voir les numéros des 10 et 25 mai, 10 et 25 juin 1889.
•iG L.A LECTURE
pièce lie canon, ce jeune homme avaitétécnterré vivant, lui vingt-
quatrième, jusqu'à cet endroit du cou qu'on ap[)olait, dans ce
t(Mnps-là, la place du collier de la guillotine. Quand ils virent ces
vingt-{[uatre tètes, sortant du sol, ennnanchées de leurs cous et
se dressant comme des quilles vivantes, les Chouans eurent l'idée
horrible de faire une partie de ces quilles-là avant de quitter le
champ de bataille, et de les abattre à coups de boulet ! Lancé par
leurs mains frénétiques, le boulet, à chaque heurt contre ces vi-
sages qui criaient quartier, les fracassaient en détail... et se rou-
gissait de leur sang pour revenir les en tacher encore. C'est ainsi
(|ue le fils Ilocson avait péri. Sa mère, qui avait su cette mort
atroce, avait à peine jjlcuré... Mais elle voyait toujours cette
({uille sanglante... et elle nourrissait pour les Chouans une haine
contre la([uelle tout devait se briser... et Vinel-Aunis s'y brisa.
«' — Ah ! — lui dit-elle, — tu m'as donc gouaillée ! Tu n'es
« qu'un Chouan, et tu viens pour le prisonnier. Oh 1 je n'ai pas
« peur que tu me tues, — il avait pris un pistolet sous sa vareuse
•' — il y a longtemps (jue je désire la mort ! Petiote ! — cria-t-
c elle, — va vite au corps de garde me chercher les Bleus ! »
« — Je l'aurais bien tuée, — nous dit V'inel-Aunis, — mais je
" ne savais pas même dans laquelle des tours était Des Touches.
« Cela aurait fait du bruit, .l'aurais perdu du temps. »
<f Et il jeta un escabeau, qui se trouvait là, dans les jambes de
la petite, pour l'empêcher de sortir en la faisant toudier.
« Mais le temps de son mouvement avait suffi à la Ilocson
pour s'échai)per, par un couloir noir comme de l'encre où Vinel-
Aunis se i)erdit pendant qu'il l'entendait grinq)er quatre à quatre
l'escalier tl'une des tours, ouvrir la i)orte de la prison et s'y en-
fermer à la clef avec le prisonnier. »
— " Diable ! — lit M. de Ferdrap.
— Peste ! » — dit l'abbé.
« Or, pendant que tout ceci se passait à la j)rison, — continua
la vieille ama/.one, (jui ne prit pas garde aux deux exclamations,
— l'aiguille du cadran ([ui surmont.ut le façade de la Maison ('om-
nuine, sise au ff)nd de la i)lacc du Marché, arrivait au chiffre de
l'heure mar({U(''e par les Dou/.e jiour agir. Incapables, quoi ([u'il
advînt, d'hésiter une minute quand itne résolution était prise :
" — C'est à nous de commencer la danse ! » — dit gaiement
Juste Le Breton à La Varesnerie.
V Et ils entrèrent tous sous une des tentes de la foire i>ù il y
i
LE CHEVALIER DES TOUCHES 47
avait le plus de monde et où Ton buvait. Ils y entrèrent noncha-
lamment, mais ils avaient leurs bâtons gaufrés à la main. Autour
d'eux, on n'avait nulle défiance. Le monde qui était là resta, les
uns assis, les autres debout, quand Juste Le Breton s'approchaut
de la grande table de ceux qui buvaient, coucha délicatement
son bâton sur une rangée de verres pleins jusqu'aux bords, et
dit, de sa voix qu'il avait très claire :
»' — Personne ne boira ici (juc nous n'ayons bu ! »
« Tout le monde se retourna à cette voix mordante, et les deux
blatiers devinrent le point de mire de mille regards où l'étonne-
ment annonçait une colère qui n'était pas loin.
« — Es-tu fou, blatier? — dit un paysan. — Ote-moi ton
bâton de delà ! et garde-le pour « défendre tes oreilles ! « — Et
prenant par le bout le bâton que Juste avait couché sur la rangée
de verres, mais qu'il tenait toujours par la poignée, il Técarta.
« C'était là l'insulte que Juste cherchait. Il ne dit mot, il resta
tranquille comme Baptiste ; mais il releva son bâton à bras tendu
par-dessus sa tète, et de cette main qu'il avait aussi adroite que
vigoureuse, l'abattit sur toute cette ligne de verres pleins, en file,
qu'il cassa d'un seul coup, et dont les morceaux volèrent de tous
les côtés de la tente. Ce fut le signal du branle-bas. Tout le monde
fut debout, criant, menaçant, mêlé déjà, les pieds dans le cidre,
qui coulait, en attendant le sang. Les femmes poussaient des cris
aigus qui enivrent de colère les hommes et leur prennent sur les
nerfs comme des fifres... Elles voulaient fuir et ne pouvaient,
dans cette masse impossible à percer, et qui se ruait sur les deux
blatiers pour les étouffer.
« — Vous avez en Thonneur du premier coup d'archet, mon-
« sieur, — dit à Juste Le Breton M. de La Varesnerie, avec
« cette élégante politesse qui ne le quitta jamais, — mais si nous
" voulons exécuter tout le morceau, il faut que nous tâchions de
« sortir de cette tente, où nous n'avons pas assez d'espace pour
« faire seulement, avec nos bâtons, un moulinet. »
« Et de leurs épaules, de leurs têtes et de leurs poitrines, ils
essayèrent de trouer cette foule, compacte à crever les toiles de
la tente, où ce qui venait de se passer faisait accourir du monde
encore. Mais, cette marée d'hommes montant toujours, ils pous-
sèrent alors, pour qu'on vint les dégager du dehors, les cris que
leui'S amis, autour de la tente, attendaient connue un comman-
dement :
45. l..\ LECTUIŒ
— A nous, les blatiers ! »
a Ci- dut être un curieux spectacle ! Les blatiers répondirent
à ce cri par le claciucnicnt de leurs fouets terribles, et ils se mi-
i-ent à sabrer cotte l'oule avec leurs fouets qui coupaient les ligures
tout aussi bien que des damas. Ce fut une vraie charge, et ce fut
aussi une bataille ! Tout les pieds de frêne furent en l'air sur une
surface immense, la foire s'interrompit, et jamais, dans nulle
batterie de sarrasin, les fléaux ne tombèrent sur le grain comme
ce jour-là, les bâtons sur les tètes. Dans ce temps-là, la politique
était la fleur de tout. Le moindre coup faisait saillir du sang
dont on reconnaissait la couleur, à la première goutte. Le cri :
« Ce sont les Chouans ! » partit de vingt côtés à la fois. A ce cri,
la générale battit. Cette générale, que nous n'avions pas entendue
du haut de la tourelle de Touffedelys, couvrit Avranches et le
souleva. Le bataillon des Bleus voulut passer à la baïonnette à
travers cette masse qui roulait dans le champ de foire comme
une mer, mais impossible ! 11 aurait fallu percer un passage dans
cette foule d'hommes, d'enfants et de femmes qui s'agitaient là,
et qui, à eux seuls, de leur pression et de leurs poids pouvaient
écraser cette poignée de Chouans. Les Douze, ou plutôt lesOn/,e,
car \'inel-lvoyal-Aunis était à la prison, les Onze, qui semblaient
un tourbill«)n qui tourne au centre de cette mer humaine dont ils
recevaient la houle au visage, lesOnze, ramassés sous leurs fouets
et sous le moulinet de leurs bâtons, avaient bien calculé. Ils abat-
taient autour d'eux ceux qui poussaient, et qui leur rendaient
coujt futuv eoup...
" i'artout ailleurs, ee n était, dans ec i liaiiip de foire, ((u'un
di'surdre sans nom, un étoulTemcnt, l'ondvilation immense dune
foule au sein de la<{uelle, affolé par les crrs, par le son du tam-
bour, jtai' l'odeur du combat qui commençait à s'élever de cette
plaine de colère, quel([uc cheval cabré montrait les fers de ses
pieds |)ar-dessus les têtes, et où, çà et là, des troupes de bœufs
épeurés se tassaient, tu bmirlant, jusqu'à monter les uns sur les
antres, l'échiné vibr.anle, la eron|)e levée, la (pieuo roidc, comni<t
si la mouche pi(jnail. Mais à l'endroit oii les Onze ta|)aient, cela
n'ondulait i)lus. Cela se ei'eusait. Le sang jaillissait et faisait
funu-e eonime, fait l'eau sous la roue du moulin ! Là on ne mar-
chait plus que sur des corps tombés, comme sur de Iherbe, et la
sensation de piler ces corps sous leurs pieds leur donna, à tous
les Onze, la même pensée; car, tout eii ta])ant, ils se mirent
LE CHEVALIER DES TOUCHES 49
tous les Onzo à chanter gaiement la vieille ronde normande :
Piloniï, pilons, pilons l'herbe;
L'herbe pilce reviendra !
« Mais elle n'est pas revenue ! A Avranches, on vous montrera,
si vous voulez, à cette heure encore, la place où ces rudes chan-
teurs combattirent. L'herbe n'a jamais repoussé à cette place. Le
sang qui, là, trempa la terre, était sans doute assez brûlant pour
la dessécher.
« Ils y tinrent à peu près deux heures... mais Cantilly avait le
bras cassé, La Varesnerie la tête ouverte, Beaumont les clavi-
cules rompues, presque tous les autres blessés, plus ou moins,
mais tous debout encore dans leurs vareuses, qui n'étaient plus
blanches comme le matin, et qu'une rosée de sang poudrait main-
tenant à la place de la fleur de farine. Tout à coup, M. Jacques
tomba, au cri de joie de ces paysans électrisés, (pii crurent enfin
avoir abattu un de ces blatiers du diable, solides comme des pi-
liers que l'on pouvait battre comme plâtre, mais qu'on ne pouvait
renverser. M. Jacques n'était pas même blessé. Tout en combat-
tant, il avait vu, à la hauteur du soleil qui commençait à baisser
et à prendre la place en écharpe, qu'il était l'heure d'aller à Des
Touches et de rejoindre Vinel-Aunis... Aussi, avec la souplesse
du chat sauvage, se glissa-t-il en rampant à travers les jambes
de ces hommes, (jui ne faisaient guère attention dans ce moment-
là qu'au jeu terrible dé leurs mains, et comme un plongeur qui
disparait à un endroit de l'eau pour ailleurs reparaître, il se re-
trouva assez loin de l'espace où Ton se battait, et dans une tourbe,
à cet endroit-là, moins ardente qu'épouvantée. Comment passa-
t-il ? Il avait jeté son grand chapeau à couverture à cuve qui l'au-
rait gêné ; mais comment ne fut-il pas reconnu à sa vareuse san-
glante, tué, mis en pièces? Lui-même n'a jamais su le dire. Il ne
le savait pas, et cela doit paraître incroya])le. Mais vous avez
fait la guerre, baron, et à la guerre, ce qui est incroyable arrive
tous les jours. Fascination de la terreur ! Quand il se releva, dans
cette foule qu'il avait travei'sée en s'aplatissant, on se mit à fuir
devant cet homme qui lui-même semblait fuir, et, dans le pêle-
mêle de la place, il put parvenir à la prison où Vinel-Royal-Aunis
avait dû préparer la délivrance de Des Touches. Mais à la pri-
son, au pied de la prison, il trouva... les Bleus.
LECT. — 49. IX — 4
r.ll LA I.ECTl'RE
« Oui ! c'rtaieiil lo lilcus !
« Voyant qu'ils ne pouvaient ni s'avancer, ni manœuvrer dans
ce champ de foire, plein à regorger, et où d'ailleurs les paysans
de l'Avranchin les remplaçaient et ne faisaient pas mal leur be-
sogne, les Bleus, au premier cri : « Ce sont les Chouans ! »
s'étaient portés au pas de charge sur la prison ; car officiers et
soldats maintenant ne doutaient plus que la bataille qui se don-
nait au fond de la place n'appuyât une tentative sur Des Touches.
Or, à la prison, si vous n'en avez pas oublié la construction,
Monsieur de Fierdrap, les Hleus avaient trouvé la lourde porte
do l'espèce de bâtiment moderne qu'occupait la Hocson très for-
tement barricadée, et connue la petite fille à qui Vinel-Aunis
avait jeté l'escabeau dans les jambes pour la faire tomber, à
moitié évanouie de peur, ne soufflait mot sous la bouche du pis-
tolet de \'inel, et que tout ])araissait, à l'intérieur, sihnicieux et
tranquille, ils crurent naturellement (jue la Hocson, dont ils con-
naissaient l'énergie, avait pris ses précautions de défense au pn^-
mier bruit de tumulte populaire et de chouannerie. Et, sûrs
((u'elle tenait son prisonnier, ils se réservèrent pour 16 cas d'atta-
que ou de sortie, si quelques Chouans avaient été assez, hardis
pour se irlisser dans la prison ([ui devait être pour eux une sou-
ri<'ière, et ils se déployèrent parallèlement à cette longue mu-
raille, où les chevaux amenés pour être vendus à la foire étaient
rangés et attachés aux anneaux de fer dont je vous ai dr-jà parlé.
Ils furent seulement obligés de se déployer assez loin de ces che-
vaux, ((ui répondaient à la tempête de cris et de mugissements
de la i)lacc par des hennissements de colère et des ruades fu-
rieuses, et ils s'étaient établis prudemment hors de la portée de
cette effrayante ligne de pieds ferrés, toujours en l'air connue des
|)rojectiles et qui leur auraient cassé les reins. M. Jacr/ue.s avait
vu tout cela. C'était un homme, après tout, que ce mélanr-olique !
Le jour baissait. Il attendit, caché par la multitude, (pi'il fût
tond)é un peu d'oud)re... Les fouets claquaient toujours au fond
de la place. 11 prit son temps, et il eut le sang-froid et l'audace
de faire, sous le ventre de ces chevaux frémissants et devenus
presque sauvages, ce qu'il avait fait sous les pieds des hommes
dans la foule. Il se coula entre la nmraille et les Bleus. Il ne
pouvait pas douter, lui, (|ue Vinel-Aunis ne fût dans la prison...
La porte barricadée le lui j)rouvait. C'était Vinel-Aimis (jui, à
tout événement, l'avait barricadée... Aux approches de la nuit.
LE CHEVALIER DES TOUCHES 51
la multitude qui s'étouffait, sans voir sur le cliami) de foire,
comprit enfin qu'il fallait s'écouler par les rues; mais son cou-
rant y rencontrait un contre-courant contre lequel elle se heur-
tait, et partout c'étaient des congestions et des rebondissements
de foule nouvelle. On entendait dans la nuit la générale Imttant
sur tous les points d'Avranches, entrecoupée du cri bref : « Aux
armes ! » La garde nationale, la gendarmerie, avaient voulu,
comme les Bleus, pénétrer jusqu'à l'endroit où l'on s'égorgeait,
mais, comme les Bleus, elles avaient trouvé l'invincible résistance
de ce monde aggloméré, pressé et trop épais pour qu'on pût s'y
faire un passage... à moins de tout massacrer. Cette circonstance,
({ue les Douze avaient prévue et calculée et qui les avait protégés
jusque-là contre la baïonnette et la fusillade, allait cependant se
retourner contre eux. Pris dans ces cercles redoublés d'une foule
([u'ils écbancraient à coups de fouet et de bâton, qu'ils élargis-
saient, mais qu'ils ne brisaient pas comme on brise un cuvier
dont on abattrait les douvelles, ils ne pouvaient ni faire retraite
ni s'égailler. Et c'était là l'anxiété de M. Jacques. Tapi à terre
sous la poterne, il grimpa dans les vieux lien-es qui couvraient
les murs de la prison jusqu'à un trou grillé par lequel il envoya,
en le modulant bassement, son cri de chouette, pour avertir Vi-
nel-Aunis, (jui l'entendit et doucement débarricada la porte.
« — Et Des Touches? » lui lit M. Jacques. Mais Vinel-Royal-
Aunis donna à M. Jacques le froid de la défaite, en lui racontant
comment la geôlière lui avait échappé et comment elle avait eu
la hardiesse de s'enfermer sous clef, tête-à-tête avec le prisonnier,
dans la tour.
a — Des Touches, sans ses fers, la romprait sur son genou
« comme une baguette ! — ajouta Royal-Aunis, — mais il est
(' enchaîné... On n'entend rien à travers cette sacrée porte, — et
« la Hocson est, par Dieu ! bien femme à le tuer, à coups de
« couteau.
« — Nous le saurons demain ! — dit M. Jacques, avec la rapi-
" dite de décision de l'homme de guerre qu'il avait, ce beau téné-
« breux, malgré sa langueur. — Mais, ce soir, il faut sauver
« ceux qui se battent là-bas... Il faut les dégager et faire retour-
« ner la tête à cette foule, et il n'y a qu'un moyen... Mettons le
« feu à la prison ! »
" — Bravo ! — dit M. de Fierdrap, avec l'enthousiasme du
connaisseur. — Militairement, le moyen était bon, mais. Ventre
52 I.A LKGTURE
(le carpe ! çà ne devait pas être chose facile que de mettre le feu
à la prison d'Avranches, une geôle de granit humide, à peu près
inllammable comme le fond d'un puits ! »
« Aussi, ce ([ui hrfda, baron, — reprit Mademoiselle de Percy,
— fut It^ irrand bâtiment de date plus moderne qui reliait les
tours, et dans lequel habitait la geôlière. Il y avait dans le haut
de oc bâtiment, un immense grenier à foin pour la gendarmerie
dr la ville, et c'est là que M. Jnrqiies et Vinel-Aunis mirent intré-
l)idement le feu, avec deux coups de pistolet. En un clin d'œil,
par le temps sec et chaud cpi'il faisait, la flamme s'élança de cet
amas de foin, et, sortant avec une brusquerie convulsive du toit
dont elle lit voler en éclats les ardoises, tant elle était intense !
elle embrasa instantanément les épais tapis de lierre séculaii-f
qui enveloppaient l(\s tours, et elle les couvrit d'une robe de feu.
C(^s deux tours devinrent tout à coup deux monstrueux llambeaux-
colosses, qui éclairèrent la place de l'un à l'autre bout et iirent,
comme l'avait dit M. Jacijuefi, retourner les mille tètes de la foule.
A cette lueur soudaine, un frisson de tcri'eur innnense passa
él<'<-triquement sur ces mille tètes comme un sillon de foudre,
malirré la colère du combat; car il ne s'agissait plus d'une poignée
de Chouans à réduire, mais d'Avranches, d'Avranches qui pou-
vait brûler tout entier ! La prison, en effet, touchait aux i)remières
maisons de la vieille ville, qui n'était pas de granit, elle ! et qui
aurait pris comme de Tamadou. Des fentes, comme il s'en en-
tr'ouvre dans des nmrs qui vont crouler, se firent subitement en
ce gros d'hommes amoncelés, et, chose horrible ! les bœufs, qui
étaient tassés et avaient jusque-là été contenus par la densité de
la foule sur la place, les bœuf-^, enragés j)ar cette violence écar-
late de l'incendie qui leur doK'.iait dans les yeux, se mirent à fuir
par ces fentes (|u'ils agrandi ren t. écrasant des pieds et des cornes
tout ce qui leur était obstacle, ("c lut là um' autre tuerie, pire que
celle des Onze, ({ui continuaient imperturbablement leur mas-
sacre à rextrémitc' du champ de foire, et (|ue cette intervention
inattendue de l'ineciidic allait sauver; ear ils nen pouvaient
plus... Leurs fouets claquaient toujours, mais le claquement de
ces fouets était moins sonore. Il devenait de plus en plus luat à
chaque coup frappé dans eet amas de chairs sanglantes ([ui fai-
sait boue autour d'eux, et (pi'ils envoyaient à la ligure de leurs
ennemis m éclaboussures.
« — Sabre-tout, — fit Saint-Germain à Campion, en l'appelant
LE CHEVALIEll DES TOUCHES 53
« par son nom de guerre, — assez sabré pour aujourd'hui ! »
« Et, gai comme pinson, il ajouta :
« — Nous étions frits sans l'incendie, mais voilà qui va nous
« dégager. Dans cinq minutes, ils y seront tous.
<' — Faisons-nous dos à dos, messieurs, — dit La Varesnerie,
« — et sortons de cette place. Une fois dans les rues, nous
« chouannerons. Les rues d'Avranches vont valoir le buisson,
« cette nuit. »
« Et ils exécutèrent leur manœuvre de dos à dos, couverts de
ces fouets et de ces bâtons qu'ils maniaient en maîtres. Et, mar-
chant au pas, ils s'avancèrent à travers cette foule qui se dépais-
sissait, distraite par le feu^ culbutée et broyée par les bœufs qui
couraient ça et là comme une tempête fauve, et c'est ainsi qu'ils
purent enfin quitter, sans avoir perdu un seul homme, cette place
où, depuis trois heures, ils avaient du sang jusqu'au jarret, et
où, comme nous le dit Le Planquais quelques jours plus tard :
« ils avaient battu le beurre, à pleine baratte, comme on sait le
« battre dans le Cotentin ! »
« — Sais-tu bien que c'est aussi beau que Fontenoy, cela, Fier-
drap?... — fit fabbé, profondément pensif, pendant que sa bouil-
lante sœur, dont la tète devait fumer sous son baril violet et
orange, respirait.
— C'est même plus beau ! — dit le baron. — Leur petit carré
n'a pas été enfoncé, à eux, à ces Onze ! Et ce sont eux, au con-
traire, qui ont enfoncé le grand carré des paysans qui les tenaient
en tète, de queue et des deux flancs, et qui l'ont enfoncé avec de
simples fouets pour toutes pièces de canon. Le diable m'emporte!
c'est plus beau. »
L'héroïne de la Chouannerie s'associait tellement à ses compa-
gnons d'armes, même pour les batailles où elle n'était pas, qu'elle
sourit aimablement au vieux uhlan pour le remercier de son opi-
nion, et elle reprit :
« Une fois dans les rues, ils essuyèrent bien quelques coups de
fusil épars... Mais la lune n'était pas encore levée, et d'ailleurs,
elle l'aurait été, que la fumée rougeàtre de fincendie qui se mit
à couvrir la ville comme d'un dais sombre, eût intercepté la lu-
mière. 11 faisait noir dans ces rues étroites, qui n'avaient pas
alors de réverbères comme aujourd'hui. Ils sentirent bien siffler
(quelques balles qui rebondissaient contre les angles des pignons,
mais ce fut tout, et ils purent, sans nouveau combat, sortir des
54 LA LECïuni-:
faultoui'gs (le la ville, alors tout entière à l'incendie, et se ral-
lirr, comnic d'avance ils en étaient convenus, sous l'arche en
ruine d'un vieux pont ([ui n'avait plus que cette arche, et i^u'on
appelait le Pont-aii-Prctrc (peut-être à cause de la couleur de ses
l>ierres, qui étaient noires). Il coulait sous cette arche solitaire un
lilet de rivière pi-ofondément encaissée, et ce fut là qu'ils se com|)-
tèrent... Or, comme ils ne savaient rien du sort de Des Touches et
(ju'ils avaient sur le cœur le poids alTreux de l'absence des amis
([ui manquaient à l'appel, ils résolurent de rentrer i\ Avranches,
et ils y rentrèrent. Ils laissèrent sous l'arche du Pont-au-PnHre
leurs vareuses sanglantes qui les auraient trahis, et comme des
ouvriers des faubourgs de la ville qui auraient couru au feu en
toute hâte et en manches de chemise, ils y allèrent ainsi, et sans
leurs grands chapeaux, la tète ceinte de leurs mouchoirs, qu'ils
avaient mouillés dans cette rivière où ceux qui étaient blessés
parmi eux lavèrent leurs blessures. Cantilly seul resta à attendre
ses compagnons, couché sur le monceau de vareuses sanglantes;
car son bras cassé le faisait cruellement soulTrir. Mais il ne les
attendit pas lon<rtemps. Ils revinrent vite. En entrant sur la place
où la foule avait roulé sa masse en sens inverse et travaillait en-
core à éteindre l'incendie, ils avaient vu que tout était perdu et
fini... La llocson, qui, |)ar la fenêtre grillée de la i)rison léchée
par les flannues, n'avait pas cessé de i'e])aî1re ses yeux de ce
«jui se passait sur la place, venait d'ouvrir aux I3leus la porte de
ce cachot où elle s'était renfermée avec son prisonnier.
" — Tenez ! — leur avait-elle dit en le leur montrant garrotté
'< ili- 'haines et couché sur la dalle, — le voilà, le brigand ! .le
t les ai bien entendus /"oiuv/onuerdans la porte pour la mettre en
« feu ; mais ils auraient fait un four à chaux de cette geôle, que
« je m'y serais laissé cuire avec lui, vivante, plutôt que de le
« rendre à un autre (ju'au valet du bourreau à ([ui il appartient! »
« M. Jui'iiiœK et Vinel-Koyal-Aunis s'étaient, en effet, obstinés
à voidoir brùbM* cette porte épaisse, résistante à l'action du f( u
c(»nune à l'action du levier. Ils s'y obstinaient encore, quand la
Tnidc, deveinie maîlresse de l'incendie, s'élança dans le couloir et
les escaliers de la pi-jsnn. Alor^, ils s'étaient jetés, tête baissée,
en avant, la torche et le j)istolet à la main, et, grâce à la flamme,
à la fumée et au désordn; de l'invasion dans la prison de ces
Bleus, qui couraient, comme des fous, au cachot de Des Touches,
ils avaient passé.
LE CHEVALIER DES TOUCHES 55
« C'est au moment où il sortait de là que nous avions revu
M. Jacques. L'idée d'Aimée, sans doute, le fit revenir plus vite à
ToufTedelys que ses autres compagnons, mais douze heures après;
à l'exception de Vinel-Aunis, ils y étaient tous. M. .Jac([ucs igno-
rait le sort de Vinel-Aunis. Nous crûmes qu'il était mort. Il ne
l'était pas. Il avait reçu dans le venti'e un coup furieux de la
baïonnette d'un Bleu, et il avait eu l'énergie de faire plus d'un
quart de lieue dans les bois, contenant avec sa main ses entrailles
près de s'échapper, et, dans cet état, de gagner la cahute d'un
sabotier Chouan... Ces détails, que nous avons sus plus tard,
nous les ignorions. Nous pensions qu'il avait laissé sa vie dans
cette affaire, et cela nous paraissait une chose si simple, que
bientôt nous n'en parlâmes plus. Mais il n'en était pas de
même de Des Touches. Qu'était devenu Des Touches?... Pour
recommencer dem.ain, comme l'avait dit M. Jacques, il fallait
avoir des nouvelles de Des Touches. Il n'en venait aucune
à Touffedelys. — Une femme inspire moins de défiance qu'un
homme. Je proposai à ces messieurs d'aller à Avranches en
chercher.
« Ils acceptèrent, et j'y allai, monsieur de Fierdrap. Je n'étais
pas novice, je vous l'ai dit ; j'avais bien des fois porté des dépê-
ches aux chefs des différentes paroisses, sous toutes sortes de
déguisements. Pour me mêler mieux aux gens de la ville et pour
détourner tout soupçon, je me déguisai en femme du peuple. Je
passai un déshabillé de droguet ; je posai sur mes cheveux, qui,
depuis la guerre, ne connaissaient plus qu'une espèce de poudre,
— celle avec laquelle on frise l'ennemi ! — cette coiffe des Gran-
villaises qui ressemble à une serviette pliée en quatre qu'on se
plaquerait sur la tête. On mit des hottes sur une de nos juments
poulinières, et un panneau couvert de peau de veau avec son poil ;
et, assise de côté là-dessus, un de mes pieds en sabots dans une
de mes hottes, l'autre pendant sur le cou de ma jument, je m'en
allai vers Avranches d'un bon trot d^ allure. J'avais, pour les
vendre au marché, mes hottes pleines de beaux pains de beurre
enveloppés dans des feuilles de vigne. Vous parliez de mon ca-
leçon de velours rayé, il n'y a qu'un moment, mon frère, et de
mes grandes bottes à la Frédéric 'f — ajouta-t-elle avec la seule
coquetterie qui lui fût possible, la coquetterie d'avoir porté de
pareilles bottes ; — mais, ce jour-là, votre sœur, mon frère, la
cousine des Northumberland, était tout simplement une beurrière
'>6 LA LECTURE
(les faubourgs de Gr.invillc. (Jui ! voilà ce qu'était, pour le quai't
criicurc, Harbc-Pétiunille de Percv-Percv ! »
— 0 Harbe, sans barbe ! — dit l'abbé, qui se prit à rire, —
mais diçne de la porter. »
a I-]lle m'est venue depuis, — dit-elle, en riant aussi, — mais
trop tard, dej)uis ({ue je n'en ai que faire, et que j'ai repris, pour
ne plus les (piitter, ces ennuyeux jupons, qui me vont à peu près
comme à un grenadier. Je n'avais alors qu'un petit bout de mous-
taciie brune qui, avec ma (igurc à la diable, me doimait l'air
assez dur sous ma serviette pliée en ({uatre, et justifiait le mot
d'un drOde d'Avranclies, qui se permit de mettre ses deux mains
autour de ma grosse taille. Je lui avais allongé sur les doigts le
meilleur coup du manche de mon couteau à beurre.
« — Ne fais pas tant ta mijaurée ! m'avait-il dit furieux ; — il
« n'y a pas de quoi. Après tout, tu n'es pas si fraîche que ton
« beurre, la grosse mère !
<■ — Mais je suis plus salée ! — lui répondis-je le poing sur la
« hanche, comme une vraie harengère du Bréhat, — et si tu
« veux y goûter, polisson, tu vas le savoir ! »
« C'est à cela seul que se bornèrent tous les dangers que courut,
à Avranchcs, l'honneur de votre sœur, mon frère. J'y fis ce qu'on
appelle un bon marché. Tout en vendant mes pelotes de beurre,
j'arrondis ma peh)te de nouvelles. Je ramassai tous les bruits,
tous les conuuérages de la ville. Elle n'était pas remise de la
chaude alarme ijue nos Douze lui avaient donnée. On ne parlait
partout que des faux blatiers et du feu mis à la prison. On disait,
en les exagérant peut-être, le nombre des personnes qui avaient
péri dans cette batterie. <>n montrait encore, sur le champ de
foire, des mares de sang... « Mais, au moins, — criaient les
(' trcmblcurs, — nous sommes délivrés du Des Touches ! » Cet
aj)pàt ne devait plus faire revenir les ('houans. La nuit du lende-
main de ce jour terrible, dont les événements avaient si profon-
dément ])Ouleversé Avranclies, on avait fait (quitter son'ètement
la ville au prisonnier. On l'avait jeté avec ses fers dans une petite
charrette recouverte d<- plaiiehcs, et tout le bataillon des Bleus
l'escortant, il était parti sans tambour ni trompette, pour Cou-
tances, où il devait être jugé, et certainement condanmé à mort.
« Je revins grand train à Touffeih-lys a|)pivndn' à nos amis ce
changement de j)rison de Des Touches, ([ui le pla(;ait plus loin de
notre portée et flans des conditions de captivité plus dures à sur-
LE CllKVALlEIi UES TOUCHES 57
monter ({ue les premières ; car à la ijucrre, toute tentative, avortée
une fois, devient plus difficile de cela seul qu'elle a avorté :
l'ennemi est prévenu, il veille davantage. M. Jacques avait dit la
pensée de tous ses compagnons, en disant (|u'il fallait recom-
mencer rentrei)rise.
« — Messieurs, — ajouta-t-il, — prenez aujourd'hui pour panser
V vos blessures. Nous tâcherons de les rendre à l'ennemi demain.
« Il faut que dans deux jours nous soyons sous Coutances, pour
« rejouer la partie que nous avons perdue. Coutances est une
« silleplus forte (pi'Avranches, et nous sommes, nous, moins forts
ft que nous n'étions... Nous ne sommes plus que onze...
« — Vous êtes toujours douze, monsieur, — lui dis-je. — Onze
« est un mauvais compte. Il nous porterait malheur. Puisque
« M. Vinel-Aunis n'est pas revenu, je m'offre pour le remplacer.
« Dame ! je n'ai jamais été la plus belle fille du monde, mais la
« i)lus belle ne donne encore que ce ({u'elle a. »
« Et c'est ainsi, baron, que je lis partie de la seconde expédition
des Douze, et que je vis, de mes deux yeux, qui ne reverront
jamais pareilles choses, ce qui me reste à vous conter. »
J. Barbey d'Aurevilly.
{A suivre.)
LA MAREE
Sur les vivants, Itrtes et pUuitcs,
(Ju'ont lassés les feux du soleil,
De ses urnes sombres et lentes
Le soir épanche le sommeil.
Le vciil tonihe, mourante haleine
Où semble expirer un secret;
Tout dort sur le mont, dans la plaine,
Et sous rinmi«)l)ile forrt.
Le ciel et la mer se regardent.
Seuls vibrent à travers la nuit
Les ti-aits d'or que les astres dardent,
Seules les vagues l'ont leur bruit;
Au roc j)()li cominc un(; armure
Par leur âpre et fougueux assaut
Klles se heurtent. Leur murmuie
Trou Ml' lo silence d'en haut.
— « Toutes les lèvres sont fermées,
Dit la mer, tous les yeux sont clos;
Aux douleurs par roul)li charmées,
Grand ciel, tu verses ton repos.
Il
LA MAREK 50
Mais moi, je veille et me lamente,
Moi seule, tu ne m'endors pas;
Un fouet invisible tourmente
Mes flots éternellement las ;
Parmi les peines innombrables
Qui font de ce monde un enfer,
En vois-tu qui soient comparables
Aux tourments qu'endure la mer? »
Des tempêtes et des désastres,
De tous les maux d'en bas témoin.
Le ciel, sublime océan d'astres,
Entendant cet appel au loin,
Répond : « Ton sort n'est point le pire!
Plains la race au rêve anxieux
Dont le front à m'atteindre aspire.
Et qui rampe en levant les yeux ;
Plains, ô mer, plains la race humaine
Au bras si frêle et si petit!
Ta masse, en se ridant à peine,
Brise sou oeuvre et l'enaloutit.
Moins vains sont les bruyants tumultes
Que ses guerres et ses discours
Pour des frontières et des cultes,
Qu'elle change et défend toujours.
Vous êtes captives ensemble ;
Son malaise est pareil au tien,
Et son élan vers moi ressemble
A ton élan quotidien. »
Sully-Prudhommk.
de l'Académie Française.
HISTOIRE D'UNE MINUTE
Elle entra craintive, rougissante ; et, rabaissant, sur ses lèvres,
sa voilette, d'un geste menu, elle demanda :
— M, Derbois, s'il vous plaît?
Des deux garçons de bureau dont l'un taillait un crayon et
l'autre ficelait un paquet, le premier leva la tète, dévisagea l)ru-
talement la visiteuse, avança un « bloc », présenta un porte-
j)lumes.
— \'otre nom ? fit-il.
Elle posa sur le bureau son petit manchon d'astrakan terni et,
se penchant, elle écrivit.
Le garçon détacha la feuille du bloc, la secoua en l'air pour en
faire sécher l'encre fraîche.
— Je vais voir si M. Derbois y est, dit-il, en lisant le nom
({u'avait inscrit la femme.
Puis, il traversa l'antichambre d'un pas noble, et, au fond,
derrière les vantaux d'ime double porte capitonnée de moleskine
verte qui retoml)èrcnt sur lui, avec un bruit étoulïé, il disparut.
Le regard un peu indécis et peureux, elle s'assit sur une jjan-
(|uette de velours rouge qui longeait une partie du mur, d'un
côté. En face d'elle, contre un panneau tendu de papier sombre,
une grande carte géogra|)hi(iue se déployait : des pays roses, des
pays bleus, des pays omnioolores, rayés, en tous les sens, de
lignes droites, courbes, tremblées, ornés d'ellipses, de spires et
de |)araboles, l)aignés, tout autour, d'un lavis vert d'eau qui
litrurait des océans. Les yeux de la femme, d'abord hésitants,
connue le vol perplexe d'un oiseau qui ne sait où se poser, se I
fixèrent enfin sur la carte, vagues et j)erdus. Et les deux mains *
dans .son manchon, le corps un peu incliné en avant, dans une
attitude d'angoisse résignée, elle ne bougea plus.
4
HISTOFRE D'UNE MINUTE 61
Quelques solliciteurs occupaient, çà et là, des fauteuils capi-
tonnés de la mrme moleskine ({ue la porte. En gens habitués aux
loncrues stations dans les antichambres, ils avaient un enfonce-
ment de paquet, une lourdeur somnolente de brute, l'impassible
massivité des choses inertes. Dans un coin, un jeune homme,
juif, jaune, malsain, les paupières orbiculées de rouge gâté, con-
sidérait d'un air de contentement ses bottines pointues et ver-
nies, puis ses mains, dont il agitait les doigts pour faire reluire
les bagues qui les cerclaient. Un vieux monsieur, raide, à tour-
nure d'officier, se promenait, de long en large, les yeux au pla-
fond, des yeux froids, implacables et blancs comme des pièces de
vingt sous. De temps en temps, il examinait furtivement la
femme qui ne remuait pas et, très triste, ne prêtait attention à
rien ni à personne.
J'étais, non loin d'elle, assis sur la même banquette de velours
rouge, attendant, moi aussi, M. Derbois. Je l'attendais depuis
une heure. « Il est en conseil ! » m'avait- on dit. Et je commen-
çais à m'impatienter. Même, l'ennui me poussant, j'éprouvais une
véritable honte à être là, dans cette antichambre, à la discrétion
d'un Derbois. Il en prenait vraiment trop à son aise, ce Derbois
que j'avais connu — il n'y avait pas si longtemps, mon Dieu ! —
pauvre, humble, mendiant, à qui, bien souvent, j'avais prêté
cent sous, pour qu'il pût manger, le misérable ! Maintenant, à
peine s'il me reconnaissait ; à peine si, dans le hasard des ren-
contres, il daignait m'envoyer — avec quelle hauteur mépri-
sante ! — un petit ))onjour de la main, protecteur et honteux.
Des amis d'autrefois, il n'avait gardé aucun souvenir, si ce n'est
un souvenir de haine ; il rougissait de ses misères passées comme
d'une tare. « Quelle sale âme ! « pensais-je, en maugréant inté-
rieurement, tandis que le garçon, ficelant son paquet avec des
gestes autoritaires et dédaigneux, m'agaçait. Et le dépit d'être
ainsi traité par un ancien camarade, puissant et riche, venant
s'ajouter aux énervemcnts de l'attente, j'essayais de me consoler
en me rappelant de vilaines aventures dont le Derbois avait été
le héros, jadis ; de louches actions, qu'il me serait doux de lui
reprocher, un jour, dans des circonstances que je ne définissais
pas nettement, mais que j'imaginais, à l'avance, émouvantes et
dramatitjues. Ai-je besoin de dire que j'étais là pour lui em-
prunter de l'argent? Et la crainte de ne pas plus y réussir cette
fois que les fois précédentes, — car je passais une partie de mon
02 LA LECTURE
temps à Faccablei" de soUii-itations de toute sorte — me jetait
contre lui dans une irritation, dans une malveillance extrême.
Avant d'essuyer son refus, je méditais déjà de cruelles et raf-
finées vt-ngeances. Combien plus raffinées et plus rrudles, s'il
m'oùt donné quoi que ce soit !
C'est sous rinfluence de cette particulii're disposition moral(\
que je m(> pris subitement à examiner ma voisine, la fenune qui
venait d'entrer et qui continuait de regarder la carte géogra-
phique, où des petits pa({uebots fuyaient, parmi le vert d'eau des
océans, sur l'arc aminci des lignes grises.
Au premier couj) d'œil, l'inconnue me sembla élégante et jolie.
Ensuite, lors({ue je détaillai plus intimement sa toilette et sa
l)hysionomie, il me parut qu'elle était miséral)le et (|u'elle n'était
plus jeime... Oh! non, plus jeune : presque vieille, même. A ce
moment terrible de la vie où les femmes qui ont encore de
l'amour doivent \(>ir avec d'affreuses tortures s'écrouler l'or-
gueilleux et doux édifice de leur beauté... Oh! non, jilus jeune...
Peu à peu, je distinguai des ri(l<'S autour des yeux, aux tempes
et aux coins déjà tombants de la bouche des meurtrissures mal
dissimulées sous un ma(piillage discret et décent de poudre de
riz. Les chairs coulaient avec des ondulations canailles, dans la
descente des joues, s'affaissaient en flaccidités délinitives, sous
le menton. A chaque attache des muscles je n'eus pas de peine
à remarquer une distension de la peau, une ombre molle, un trou,
<|uel(iue chose de très mélancoli(|ue, comme un coup de j>ouic
emi)rcint sur des carnations mortes. Et l'ossature, par places,
dans l'évideinent de cet attristant visage, raidissait de brèves, (h'
dures apparences d'animale carcasse. Cependant, à ne la consi-
dérer que dans son ensemble, elle gardait réellement dans la
flexion du corps, dans la tombée lente- des bras, dans le d<'ssin
nobh- et svelt<' des lignes, elle gardait l'illusion d'une beauté, la
beauté d<> la ra(,'e ([ui survit, j)arfois, aux (h'-formations de la vieil-
lesse, elle gardait aussi le charme indélinissable d'une voluptc'-
('■pai'Se en elle.
Et (juej navrement en .sa toilette! Sa robe, son manteau étaient
d'i'îtoffes précieuses et de couj»' savante. Mais combien râpés,
élimi'-s, recousus, retaillés, resoutemis par d'héroïques, pati(!nts
et successifs raccouuuodages ! Son manchon d'astrakan montrait
des plaques chauves, entre le défrisement terne de la fourrui-e
HISTOIRE D'UNE MINUTE G3
que les vers mangeaient ; son chapeau balançait au bout de ses
plumes tout un poème de souffrance. En vain je cherchai ses
bottines qui devaient être pitoyables, elle les tenait soigneuse-
ment cachées sous ses jupes el'lilochées. Ces restes de visage et
de toilette qui se ressemblaient par les mêmes usures, et par des
douleurs pareilles, qui disaient si éloquemment, en leur actuelle
détresse, le passé disparu d'opulence et de beauté, me furent
comme une soudaine révélation de la vie de cette femme, um^
explication de sa présence ici, dans cette antichambre de ban-
quier véreux, et je ressentis une immense pitié, puis une immense
joie, car je la devinai très malheureuse, et je ne doutai point un
instant qu'elle ne fût une victime de Derbois.
L'inconnue, à ce moment, tourna la tète vers moi, comme si
elle avait eu conscience des pensées qui m'agitaient. Je pus ob-
server ses yeux. Ils étaient beaux encore, dans l'enchâssement
des paupières avilies, et doux et tristes infiniment ; des yeux
habitués à toujours pleurer, à toujours supplier, à toujours être
rebutés ; des yeux dont l'étrange éclat était fait des suprêmes
flammes ardentes d'une passion près de s'éteindre et des calmes
lueurs aurorales d'un amour maternel qui commence. Elle aimait
Derbois de ce double amour qu'ont les vieilles maîtresses.
Alors, avec la promptitude d'une imagination sensible et mal-
honnête, je reconstituai tous les détails du roman douloureux de
cette femme, et, simultanément, je combinai des plans pour en
tirer profit contre Derbois. Elle aimait Derbois ; elle avait long-
temps vécu avec lui, dévouée, soumise, lui donnant tout son
cœur, son esprit, son argent. Indélicat comme je connaissais mon
ancien camarade, il avait tout acc-epté, édifiant sa fortune avec
cette tendresse prête à tous les sacrifices, à toutes les humilia-
tions. Et puis, ruinée, il l'avait a])andonnée... Il ne la recevait
plus que de loin en loin, par peur d'un éclat dont sont capables
les femmes désespérées, même les plus vaincues. Elle devait
posséder des lettres de lui, des lettres terribles, des aveux d'in-
famie peut-être, et il craignait sans doute que, dans une heure
de révolte, elle ne s'en servît pour le déshonorer, comme si l'on
pouvait quelque chose contre l'homme défendu par l'argent !
Mais les coquins ont de ces bizarres idées... de ces tremblements
injustifiés... Aujourd'hui, elle était à bout de courage... En exa-
minant son teint plombé par les nourritures rares et mauvaises,
G4 LA LECTURE
je supposai qu'elle n'avait pas manijé depuis doux jours... peut-
être aussi, faute de quelques francs, allait-elle être chassée du
logis misérable qu'elle habitait... peut-être... peut-être... J'ima-
ginais les choses les plus noires, les i)lus navrantes détresses...
Et cette idée me poursuivait qu'elle devait posséder des lettres
de Derbois, des lettres, des lettres, des lettres... Ces lettres, je
les voyais, rangées au fond d'un tiroir... Cela m'enhardit et me
calma tout ensemble. — Mentalement, armé du seul soupçon de
ces lcttr(\s, je doublai, je triplai, je quadruplai la somme que
j'avais l'intention de demander à Derbois... Tout à l'heure, j'en-
trerais dans son cabinet, non plus timide, non plus rampant, non
plus sup[)liant, j'entrerais le front haut, la moustache ironique,
l'a.'il plein de menaces!... j'entrerais et je dirais : « Cette femme...
ha ! ha ! je la connais, cette femme qui... cette femme ([U(\.. ah !
ha 1... Et ces lettres, tes lettres, je les ai lues, ha! ha ! Ces lettres
qui... ces lettres que... ha! ha! » Derl)ois pâlirait, .se troublerait,
et, (juvrant sa caisse avare, il couvrirait d'or mon silence...
Satisfait de ce dénouement qu'il ne m'était pas possible de con-
cevoir autre, je me recalai sur la bancjuette de velours rouge,
dans une pose plus fière, avec des gestes plus al)andonnés. Dans
.son coin, le jeune homme juif, jaune, malsain, contimiait d'ad-
mirer ses bottines pointues et ses bagues ; le vieu.x: monsieur
continuait d'arj)enter l'antichambre, ses mains derrière le dos,
ses yeux blancs et froids an plafond, et la feînme continuait de
regarder la carte géographi(jue, les prunelles vagues et ])crdufs
en son rêve de douleur. Le garçon apparut dans l'entrebâillement
(!<• la double porte capitonnée do moleskine. Mon c<i-ur battait
très fort. Tout cola n'avait pas duré un(î minute.
Le garçon s'approcha de la femme :
— M. Derbois n'y est pas, prononça-t-il d'une voix où il me
sembla qu'il y avait une ironie et un eontontemont.
Et il poursuivit, en déchirant la feuille de papier sur laqtu-lle
la pauvre fennne avait inscrit son nom :
— Il ne rentrera pas aujourd'hui.
Elle .se lova toute droite. Incertaine d'abord, étonnée ensuite,
puis subitement résignée, elle partit, les coudes au corps, le dos
triste. Ah ! qiielle tristesse dans ce dos !
Et je continuai d'attendre.
Oct.'IVc MllililiAl'.
LE DOCTEUR RAMEAU
(i)
VIII
Dans le cabinet de Rameau, Talvanne s'était assis au coin de
la cheminée, se chauffant au feu qui brûlait toute l'année, même
lorsque au printemps les fenêtres étaient ouvertes. Le docteur
avait accueilli son ami d'un signe de tête et s'était replongé dans
la lecture d'un rapport. Il prit quelques notes au crayon sur les
marges, puis repoussant les papiers, il fit pivoter son fauteuil
sur un pied^ regarda la pendule et dit :
— Déjà midi!
— Oui. Et combien as-tu vu de malades ?
— Une douzaine. Il faut que je m'habille avant le déjeuner,
car je suis d'examen aujourd'hui à l'École. Donne donc un coup
de sonnette.
Talvanne appuya sur le bouton électrique qui se trouvait à
portée de sa main, et, comme si tout ce que pouvait désirer Ra-
meau était prévu et réglé à l'avance, Rosalie entra portant sur
ses bras une redingote, un gilet et une cravate. Le docteur ne
souffrait pas qu'im serviteur autre que la vieille femme de
charge s'occui:)ât de sa personne. Elle était dressée à le soigner,
connaissait ses habitudes, ses manies, prévoyait ses occupa-
tions, et savait fort bien entrer dans son cabinet et interrompre
son travail, pour lui rappeler qu'il s'oubliait, avait telle et telle
chose à faire, à telle heure déterminée, et qu'en conséquence il
fa.llait qu'il s'en allât. En temps ordinaire, elle était silencieuse,
comprenait à demi-mot et répondait sobrement. Pour tout cela,
Rameau aimait son service.
Elle posa les habits sur un fauteuil, ouvrit un meuble en forme
de crédence, qui contenait une toilette, meuble indispensable
dans un cabinet de médecin, et prépara, sans prononcer une
parole, tout ce dont son maître avait besoin. Elle prit sur le di-
(i) Voir les numéros des 25 mars, 10 et 25 avril, lCet25 mai, 10 et 25 juin 1889.
LECT. — 40. IX — 5
OG LA LECTURE
Aan la grande rol^e noire, en forme de froc, qui servait à Ra-
meau de vêtement d'intérieur, et sortit.
Le docteur, en bras de chemise, se lavait les mains. Talvanne
s'approcha de la l'enètrc et, s'accoudant à la barre d'appui, il
regarda dans le jardin. Robert et Adrienne, aussitôt réunis, y
étaient descendus et, côte à côte, se promenaient lentement au
bord de la pelouse de fin gazon anglais, au soleil, dans un bien-
être délicieux. Ils causaient. On n'entendait pas leurs paroles,
mais à la gaieté de leur sourire, à la vivacité de leurs regards, il
était aisé de comprendre qu'ils se trouvaient heureux ensemble.
Le temps passait pour eux rapide et charmant, le long de ces
bosquets embaumés, pleins de la chanson voltigeante des oi-
seaux. Talvanne les suivait dans leur marche, devinant lr])laisir
qu'ils goûtaient l'un près de l'autre, et jouissait profondément
de leur bonheur. Il se retourna, vit Rameau habillé; d'un signe
il l'amena à la fenêtre, et lui montrant le jeune couple qui pour-
suivait sa promenade :
— Vois, dit-il. Ne les juges-tu pas bien assortis?
Rameau resta silencieux. En un instant, son esi)rit avait évoqué
un autre tableau. Comme cadre, toujours le même jardin, mais
non plus en plein soleil : la nuit descendait et l'ombre s'épais-
sissait entre les massifs odorants. Un homme et une femme
se promenaient aussi, d'un pas nonchalant, et causaient à voix
basse : c'étaient Conchita et lui. Comme ils étaient confiants
dans le présent et sûrs de l'avenir! Et cependant leur destinée
s'assombrissait, les enveloppant, plus noire que la nuit, sans
qu'ils eussent le pressentiment de ce qui se préparait pour eux
de fatal.
Le docteur poussa im soujtir. En serait-il de même pour ces
deux enfants qui marchaient souriants et tranquilles? L'é(j[ui-
li]>re des chances favorables se ferait-il on eux, ou l)icn leur
accord n'amènerait-il que tristesses et soucis? Dci)uislongtem|)s
dans sa pensée, il les réunissait, et voilà qu'au moment décisif il
hésitait, pris d'une sourde impiiétude, connue s'il avait le pres-
sentiment d'un malheur. Mais à quoi pouvaient servir ses
craintes? Le malheur ne serait-il jtas j)lus grand de les séparer
maintenant cpie de les donner l'un à l'autre? Ne les avait-on pas
laissés grandir dans cvWc luiion de cœur, dans cette connnu-
nauté de sentiments «jui prépare l'amour? Ne s'étaient-ils pas
sentis destinés au mariage? C'était cette certitude, cette sorte de
II
LE DOCTEUR RAMEAU 67
possession inorale, qui avait donné tant de douceur à l'intimité
de leur jeunesse. D'ailleurs, s'ils avaient à souffrir, ne seraient-
ils pas moins à plaindre étant deux pour supporter le fardeau du
chagrin? Et s'ils étaient favorisés d'une félicité sans nuage, n'en
jouiraient-ils pas bien davantage, le bonheur de l'un se doublant
du bonheur de l'autre?
Assombri, il s'éloigna de la fenêtre et, le front penché, mar-
cha dans son cabinet. Talvanne étonné le regardait, ne compre-
nant pas sa préoccupation morose : tout n'était-il pas plein d'es-
pérance et de joie dans l'union de ces deux jeunes gens si bien
faits pour s'entendre?
— Qu'est-ce que tu as? dit-il. Il semblerait que le spectacle de
cette jeunesse aimante, au milieu de ce jarcUn en fleurs, t'ait
attristé? Ne veux-tu pas les marier? Alors il est grand temps de
les prévenir, car voilà plus d'un an qu'ils se font les yeux doux.
Enfoncé dans tes paperasses, l'esprit occupé de spéculations
scientifiques, tu n'as peut-être rien vu; mais moi, qui suis un
homme assez ordinaire pour m'intéresser aux plus simples choses
de la vie, je puis t'assurer que Robert adore Adrienne et que, de
son côté, Adrienne ne décourage pas Robert. Il a vingt-huit ans,
elle dix-huit. Il est brun, elle est blonde. Il offre tous les carac-
tères physiognomoniques d'un mésaticéphalc très pondéré. Je
crois que tu peux avoir confiance. Il la rendra heureuse.
— Il faut qu'elle soit heureuse. Ce sera ma dernière joie dans
la vie. Tout pour moi est subordonné à cette enfant. Je lui parle-
rai, je désire apprendre d'elle le secret de son cœur. Je causerai
aussi avec Robert. Et si ce que tu crois est vrai, eh bien! nous
les marierons, et nous nous verrons revivre dans leurs enfants.
— Pas trop de délais, n'est-ce pas? Ils n'ont point à faire con-
naissance. Il n'est pas une pensée de l'un (pii soit étrangère à
l'autre. On pourra donc abréger las formalités.
Rameau redevint soucieux, et d'une voix assourdie par l'émo-
tion :
— Il va falloir ([ue je rassemble tous les actes nécessaires :
mon conti'at de mariage, l'extrait de naissance de ma fille... Ces
papiers sont enfermés dans un petit meuble, dont ma fennne
avait la clef et qui est dans sa chambre. Tu sais que je ne pé-
nètre dans cet appartement, si plein pour moi de souvenirs poi-
gnants, qu'un jour par an, à une date douloureuse. Je ferai
l'effort de devancer Tauniversaire, et demain je chercherai
GS I A LECTURE
parmi ces tristes souvenirs... Pour la première fois, le repos des
reliques sacrées sera troublé. Je ne crois pas avoir besoin de te
dire combien cette espèce d'exhumation me sera pénible... Mais
il le faut... je m'y résoudrai.
Ils n'ajoutèrent pas une parole et descendirent dans la salle à
mauL'cr, où déjà les deux jeunes gens les attendaient. Le déjeu-
ner fut rapide et presque silencieux, puis Talvanne et Rameau
partirent en emmenant Robert. Le soir, l'aliéniste ne parut pas
et le docteur dîna en tête-à-tête avec sa fille. Il l'examinait pen-
dant le repas, étudiant, de ses yeux au regard divinatoire, les
lignes de ce jeune visage qui respirait la santé, admirant les pro-
portions de ce corps élégant et vigoureux.
Adrienne étonnée, se demandait ce que signifiait cette insj)ec-
tion ai)profon(lio. Mais, trop respectueuse pour ({ucstionncr son
père, elle attendait ])atiemment qu'il lui donnât lui-même l'ex-
plication qu'elle désirait. Ce ne fut que remonté dans son cabi-
net fpi'il se décida à parler. Il attira la jeune fille près de lui,
sur nn sièiro lias (pii la mt-ttait presque à ses jucds, et lui i)re-
nant la main :
— J'ai eu ce matin avec ton parrain une importante conversa-
tion dont tu as fait tous les frais.
Et comme elle levait la tête avec une surprise un peu inquiète :
— Ne te touruiente pas, ajouta- t-il. tu sais ({ue notre unique
préoccupation est d'assurer ton bonheur. Tout ce que nous
aurons imaginé, préparé ou souhaité com])tcra pour rien, si tu
nous déclares que nos projets ne te satisfont pas.
Elle sourit, déjà au fait de ce que son père allait lui dire, et,
se levant à demi, penchée sur son épaule, clic l'embrassa ten-
dromrMit.
— Tu viens d'avoir dix-huit ans, reprit le docteur, te voilà
donc grande fille, et tu peux aspirer à une autre existence que
celle qui s'est écoulée pour toi entre deux vieux pas souvent
gais, comme Talvanne et moi...
Cette fois Adrienne ne i)ut garder le silence, et, avec une
tendre vivacité, interrompant son père :
— C'est cependant ainsi ([ue je désirerais continuer à vivre,
dil-ellc de sa douce voix, et je ne crois pas pouvoir être plus
heureuse qu'entre mon cher parrain et toi.
— Tu ne seras certes pas plus aimée, rejjrit Rameau, car
de])uis <pic tu existes, nous avons tout subordonné à toi... Mais,
LE DOCTEUR RAMEAU 69
mon enfant, nous no serons pas éternels, et la tendresse que
nous t'avons vouée viendra forcément, un jour, à te manquer. Il
faut donc que nous songions à ton avenir, et l'avenir d'une jeune
fille, c'est le mariage. Oh! ne crois pas que ce soit sans trouble
que j'aborde cette questitm... Si, auprès de nous, tu t'es jus-
qu'ici trouvée heureuse, en toi nous avons rencontré le dernier
attrait, la suprême consolation que nous gardait la vie... Cette
maison, qui a connu tant de douleurs et de tristesses, par toi
avait reconquis un peu d'animation et de gaieté... Tu en as été
le rayon et le sourire... Aussi, je t'assure bien que la pensée
d'abandonner toute cette joie à un autre nous a serré le cœur.
Mais nous ne sommes pas assez égoïstes pour accepter que tu te
sacrifies à notre bonheur, et nous voulons te donner un com-
pagnon au bras duquel tu pourras marcher en toute sécurité.
— Ainsi vous pensez à vous séparer de moi ?
— Non, ma chère enfant, car j'espère que celui qui sera ton
mari ne me privera pas de ta chère présence... Mais, tu le sais,
la femme doit suivre son époux, et, quand tu seras mariée, si près
de moi que tu sois, tu ne m'appartiendras plus comme aujour-
d'hui... Il y aura toujours, entre toi et moi, la pensée, le souvenir,
ou l'image d'un autre.
Le docteur hocha la tête :
— Et peut-être me fais-je même, en ce moment, d'étranges
illusions : qui sait si déjà?... Oui, Talvanne prétend que ton
cœur n'est plus à nous exclusivement, et que tu aimes...
La main d'Adrienne trembla entre les doigts de Rameau, une
rougeur ardente colora son visage, et elle demeura interdite,
n'osant plus lever les yeux.
— Ce n'est pas un reproche que je te fais, chère petite, reprit
le docteur. A peine est-ce une question que je t'adresse... J'ai
pleine confiance en toi, et je siiis sûr d'avance que, si tes regards
se sont reposés avec complaisance sur quelqu'un, le choix fait par
toi doit être tel que je n'aurai qu'à l'approuver...
— Oh ! mon père, j'en suis bien sûre !
Elle s'arrêta, un peu honteuse de la chaleur avec laquelle elle
venait de prononcer ces paroles. Rameau sourit doucement, et la
forçant à relever sa tête qu'elle tenait maintenant baissée :
— Ainsi, même les meilleures et les plus franches ont leurs
secrets? dit-il. Tu agitais dans ta petite tête des pensées que je
n'avais pas soupçonnées? C'est Talvanne qui a été le plus clair-
70 I.A LECTURF.
voyant : il ne s'est pas trompé ù ton calme apparent, et il avait
deviné ton roman... Voyons, conte-moi \in peu cela... Car, à
présent, je veux tout savoir.
— Oh ! papa, c'est peu compliqué, et nullement romanesque.
Peut-être même me suis-je forgé des illusions et ai-je rêvé toute
seule, car jamais un mot n'a été échangé entre moi et celui dont
tu me parles...
— Quel est-il ?
Elle lova ses yeux bleus tranquilles et purs et dit avec calme,
comme si aucun autre nom ne pouvait tonilxT de sa bouche :
— C'est Robert.
Rameau poussa un soupir de soulagement. Il n'avait i)oint
douté de ce que Talvanne lui affirmait ; cependant il éprouva une
satisfaction profonde à être sûr ([ue l'époux choisi par sa fille était
celui qu'il lui destinait.
— Et tu l'aimes ?
— Je n'ai fait que suivre ton exemple, répondit finement la
jeune fille : tu le traitais comme un fils. J'ai pris du plaisir à le
voir venii" dans cette maison. Il était le compagnon de mes jeux
quand j'étais enfant, il a été l'ami de ma jeunesse, je l'ai toujours
eu près de moi, et, s'il devait s'éloigner, il me semble ({ue j'en
éprouverais un grand chagrin. Excepté mon parrain et toi, je ne
connais personne d'aussi bon que lui. Quand j'avais des peines,
il me consolait. Quand j'étais joyeuse, il en paraissait plus gai.
Tout de lui m'a semblé généreux, délicat et tendre, et si souhaiter
j)asser sa vie auprès de quelqu'un, c'est aimer, alors, oui, mon
père, je l'aime.
Pendant qu'elle parlait, Rameau la regardait, l'écoutait, et le
charme candide qui émanait d'elle le pénétrait d<'-licieusement. Il
ne chercha pas à analyser ses sensations, il les éprouvait exquises,
et il s'y livra sans réserve.
— Et lui, demanda-t-il, crois-tu qu'il t'aime? Te l'a-t-il dit?
— Non, mon père, mais j'ai deviné bien vhe qu'il avait, auprès
de moi, le même i)laisir que je ressentais dans sa compagnie. Il
a une faron de me parler, de me soiu-ire, où son cœur apparaît
tout entier. Lors([ue sa mère est morte, tu t'en souvitms, je suis
allée la veiller avec Rrtsalie. Nous avons trouvé le pauvre Rob<îrt
pleurant tout seul, car il n'avait pas du tout de famille à Paris.
En nous voyant entrer, il a été si ému qu'il ne |)ouvait prononcer
une parole. Il m'a conduite dans la chambre de sa mère et il y
LE DOCTEUR RAMEAU 71
est resté avec moi. Nous étions assis près de la fenêtre, sans
parler, l'un à côté de l'autre. Mais, dans ses yeux, "je lisais sa re-
connaissance. Le soir, au moment où j'allais partir, il a pris une
petite bague ornée d'une perle, la seule que M™® Servant portât,
et il me l'a donnée en disant : « C'est un des souvenirs les plus
précieux r[ue je possède de ma mère, car cette bague, elle l'avait
déjà au doigt ([uand elle était jeune fille, et elle l'a gardée toute
sa vie : acceptez-la, et ne la quittez jamais. » Sa voix tremblait,
j'étais toute troublée, je ne voulais pas recevoir ce bijou, et ce-
pendant j'avais peur, en refusant, de lui faire du chagrin. Alors
il m'a pris doucement la main et il m'a passé, lui-même, le cercle
d'or au doigt. Il m'a regai-dée, triste encore, mais avec un sourire.
Une larme est tombée sur la bague, et il m'a semblé que c'était
le premier anneau d'une chaîne qui nous liait et que rien ne
pourrait liriser. Quand je suis rentrée, je t'ai montré la bague et
je t'ai raconté comment elle était en ma possession. Tu m'as em-
brassée, sans me dire de la rendi^e, et j'ai été bien heureuse, car
j'ai compris, là, que tu ne désapprouvais pas l'affection que j'avais
pour Robert. Pendant son deuil, tu l'as attiré encore plus que par
le passé, et il n'a pas mis de résistance à faire de ta maison la
sienne. Maintenant, je le vois tovis les jours, nous nous promenons
ensemble dans le jardin, nous causons, nous rions, et je suis si heu-
i*eu^e, que je me demande comment je pourrais l'être davantage.
— Ainsi, jamais un mot de lui, qui ait pu te faire comprendre
ses espérances ?
— A quoi bon? dit Adrienne avec sa belle et calme innocence,
nous savons bien ce que nous avons dans le cœur, l'un et l'autre.
— Alors, tu es sûre de lui?
— Oui, mon père, comme il doit être sûr de moi.
— Sans vous être jamais mis d'accord?
— Sans autre accord que celui de nos regards et de nos sou-
rires.
— Alors, tu veux bien devenir sa femme ?
— Oui, mon père, parce qu'il sera pour toi un bon fils, et que
rien ne sera changé dans notre existence. Mon parrain aussi sera
content, car il aime Robert. Oh ! cela est facile à voir : il ne sait
pas dissimuler. Et quand il désapprouve quelque chose, ou sus-
pecte quelqu'un, on s'en aperçoit tout de suite à son attitude. Eh
bien ! il a toujours fait à Robert la même ligure qu'à moi, et il
n'a jamais manqué une occasion de me parler de lui.
72 LA LECTURE
— Alors, tu as jugé (|u'il t'encourageait ?
— Oui, papa, et j'ai été bien contente.
— Et moi, tu ne t'es pas préoccupé de mon opinion?
Adrionne sauta sur les genoux de son père, et, lui apportant
aux lèvres son riant et frais visaee :
— Oh ! toi ! Je savais que tu ne me refuserais pas ce que je te
demanderais bien gentiment !
— Il y va cependant de la tran(|uillité de ta vie, dit le docteur
gravement, et il ne faut pas se décider à la légère. Je crois,
comme toi, que Robert est un l)on et honnête garçon; je sais que,
comme médecin, il est plein d'avenir. Mais si tu soupçonnais
quelles difficultés imprévues peuvent surgir. L'existence est
pleine d'embûches contre lesquelles on ne saurait trop se pré-
munir ! C'est la tâche des vieux parents qui, au prix de cuisants
chagrins, ont acquis de l'expérience. Talvanne et moi, nous con-
fesserons Robert... Et s'il est tel que nous l'espérons, s'il a les
sentiments que nous lui prêtons, eh bien! mon enfant, si cruel
qu'il me paraisse de céder une partie des droits cjue j'ai sur ton
cher petit cceur, je te confierai à lui, et tu seras heureuse !
Et comme Adrienne, les bras autour du cou de son- père, le
couvrait de baisers, dont une part seulement s'adressait bien à
lui, le docteur doucement éloigna sa fille, et, avec un reste d'é-
motion qui faisait trembler sa voix :
— Maintenant, va, ma mignonne, et laisse-moi travailler. Dors
paisiblement, afin f{ue ton amoureux, demain, te trouve les yeux
brillants et les joues fraîches.
La jeune fille souhaita le bonsoir à son père, et, le front rayon-
nant d'une joie tranquille, elle se retira. liesté seul, Iiameau prit
des dossiers sur son bureau et essaya de lire. Mais sa pensée était
distraite, il ne réussit pas à la fixer sur son travail. Les lignes
tracées sur le papier disparurent et, devant ses yeux, il vit un
jeune couple marchant à pas légers, en murmant de tendres
paroles. A cette vue, son cœur se gonfla dans sa poitrine. Une
sorte d'ivresse, qu'il ne connaissait plus depuis bien longtemps,
vint le réchauffer, et il lui sembla que la source des douces émo-
tions, qu'il avait crue tarie à jamais en lui, s'ouvrait de nouveau
jaillissante et féconde.
Il laissa tomber sa tête sur sa poitrine et pensa avec une
sombre ironie que l'homme n'était jamais complètement dégage;
des liens terrestres, et que la joie ou la douleur trouvaient toujours
LE DOCTEUR RAMEAU 73
en lui un terrain préparé pour leurs inépuisables semences.
L'arbre frappé par la foudre et desséché par l'hiver ne rever-
dissait plus, son tronc pourrissait lentement et tombait en pous-
sière pour faire corps avec la masse universelle. Après des
années d'infécondité, il ne se couvrait pas subitement de bour-
ireons et de feuillages, sous la poussée d'une sève nouvelle. Et
lui, tronc depuis si longtemps inerte, voilà qu'il retrouvait la
faculté de sentir, et, par' conséquent, de souffrir. Il se voyait
attaché par de puissantes fibres à des créatures vivantes, et
capable de s'intéresser activement, fiévreusement, aux péripéties
de leur existence. Il s'était cru mort, et il découvrait, plein à la
fois d'horreur et d'un commencement de joie, qu'il vivait et qu'il
pouvait sans doute encore être heureux.
Car ne serait-ce pas une satisfaction profonde que d'assister à
l'épanouissement de cette aimable fille en une adorable femme ?
Ne se réchaufïerait-il pas aux rayons de ce bonheur qui serait
son œuvre? De petits enfants naîtraient, qui grandiraient sous
ses yeux, et, aimants comme leur mère, l'entoureraient de leur
douce tendresse. Un nuage passa devant ses yeux qui se mouil-
lèrent de pleurs. Une voix s'éleva au fond de lui-même qui disait :
« Tu es infidèle au souvenir de la morte. Tu t'étais juré de ne
plus avoir une seule pensée qui lui fût étrangère. Son image
devait être, devant tes yeux, unique, comme celle d'une divinité
à laquelle tu aurais voué tout le reste de tes jours. Et voilà que
tu profanes la solitude où elle était souveraine, et que ton cœur
s'ouvre à de nouvelles affections, ton esprit à de nouvelles
pensées. Tu auras joué, pendant quinze ans, la comédie du deuil
inconsolable, et, en un instant, tu vas rejeter tous tes voiles noirs,
remplacer celle qui semblait, avec elle, avoir emporté ta vie. »
Mais son puissant esprit réagit contre ces impressions.
L'homme, se dit-il, ne doit pas supporter plus qu'un certain faix
de soucis et de douleurs, et il y aurait ingratitude de sa part à se
refuser aux compensations qui lui sont offertes. Que ma fille soit
heureuse et que j'en éprouve une satisfaction profonde, quoi de
plus juste? Si je ne devais pas endurer les tristesses et jouir des
douceurs de la vie, à quoi bon m'avoir fait vivre? D'ailleurs»
pensa-t-il avec un prompt retour à son amer pessimisme, peut-
être l'apparence de ce bonhetir est-elle trompeuse, et qui sait si
je ne suis pas réservé à des chagrins imprévus et cuisants ?
Il rechercha alors tout ce que l'avenir pouvait bien lui préparer
7i LA LEGTUrxK
(le déceptions et de malheurs. Il n'en découvrit pas de plus
affreux que d'être privé de sa fille. Si, dans le changement d'exis-
tence qu'elle allait subir, Adrienne tombait malade et mourait,
que deviendrait-il? Il ne put supporter la pensée du vide et de
la solitude dans lesquels il lui faudrait vivre, et, se levant, il se
promena de long en large dans son cabinet pour distraire son
imagination. Au bout d'un instant, il se sentit plus calme et reprit
son travail.
Le lendemain, en arrivant à dix heures rue Saint-Dominique
pour se mettre aux ordres de son maître, Robert fut éionné de se
voir barrer le chemin par Rosalie. Conune il s'apprêtait à ques-
tioimer, la gouvernante ouvrit la porte du petit salon et le jeune
homme aperçut le docteur Talvanne qui lisait un journal. L'alié-
niste se leva vivement, et, la main tendue :
— Rameau est occupé, dit-il, nous ne pouvons pas enti'erdans
son cabinet. Assieds-toi, tu me liendras compagnie en attendant.
Qu'est-ce qu'il y a de nouveau dans la médecine ? •
— Mais, docteur, ré|)ondit Robert en souriant, je vous crois
beaucoup mieux informé que je ne puis Tètre...
— Pour les choses sérieuses, peut-être, mais non pour les
choses futiles... Raconte-moi les petits potins de l'Ecole... Est-ce
qu'on n'y dit plus de méchancetés, est-ce qu'on n'y plaisante
plus les maîtres ?
— Oh ! si !
— Eh bien ! Va, je t'écoute.
— On dit que le professeur Gazan dem.inde, maintenant, pour
faire les opérations graves dont il a la spécialité, une année du
revenu de son client, comme honoraires. Il a une agence très
sérieuse qui le renseigne sur la fortune des malades, et comme
l'autre jour le mari d'une dame, qu'il venait d'ouvrir et de re-
coudre très habilement, se récriait en déclarant <|u'il n'était pas
aussi riche ((u'(jn croyait, Gazan l'a interrompu en disant sévère-
ment : « Monsieur, vous avez une maison rue de Rivoh' ([ui rap-
porte tant, deux fermes en Normandie qui ra|)port('nt tant, et
tant de titres au porteur... N'espérez pas me trom])er !... » L'au-
trf, atterré, a baissé la tête et s'est exécuté.
— Rend-il l'argent quand l'opération ne réussit pas?
— .lamais ! le malade meurt, et Gazan ne rend pas !
— \'()is-tu, mon garron, ce sont des mœurs nouvelles, dit Tal-
vanne. I)e notre temps, on ne connaissait pas ces façons-là. Au-
LE DOCTEUR RAMEAU 75
trcfois ou faisait de la science; aujourd'hui on l'ait de l'industrie
médicale. L'important est de gagner de l'argent, et, sous ce rap-
j)ort, tu vas être satisfait : j'ai entendu Rameau parler d'une mis-
sion de confiance qu'il a à te donner... Tu partirais pour la Saxe
et tu y resterais six mois. Tu aurais le loisir de préparer ta thèse
d'agrégation et tu serais princièrement payé. Voilà qui n'est pas
à dédaigner !...
Tal vanne aurait pu continuer longtemps sans être interrompu.
Robert ne l'écoutait plus. Il était devenu très rouge, avait baissé
les yeux, comme s'il redoutait de rencontrer le regard du docteur,
et il examinait, avec une attention profonde, une fleur du tapis.
La nouvelle qui venait de lui être donnée, l'avait complètement
étourdi. Depuis deux mois, il n'était jamais sorti de chez lui, pour
se rendre rue Saint-Dominique, sans se dire : « Je vais aujour-
d'hui prendre mon courage à deux mains, et parler sérieusement
au patron. » Parler sérieusement au patron signifiait, pour le
jeune homme, avouer à Rameau qu'il aimait Adrienne et oljtenir
(ju'il la lui donnât pour femme.
Il partait, fermement résolu à affronter l'imposant regard de
son maître. Après tout, la démarche était-elle si pénible? N'était'
il pas traité comme un fils par le grand homme? Certes! Pou-
vait-il douter de sa bienveillance ? En aucune faron ! N'importe !
Il n'en était pas moins le grand homme et, depuis quinze ans
que Robert le voyait tous les jours, il n'avait jamais pu s'haqituer
à ne pas trembler devant lui. Il n'ouvrait jamais la porte du
cabinet dans lequel il savait trouver son maître assis à sa table
de travail, sans ressentir une légère angoisse. Jamais il n'avait
répondu à une question posée par lui, sans être troublé. Il voyait
en Rameau un être d'essence supérieure, avec lequel il était diffi-
cile, sinon impossible, de se familiariser. Il aimait passionnément
sa Ulle,et il ne pouvait se résoudre à la lui demander en mariage.
Pendant que Talvanne lui parlait, il songeait : Qu'est-ce que
cette fantaisie de m'envoyer à l'étranger pendant six mois,
sous couleur de me faire gagner de l'argent, quand il sait que je
m'en soucie fort peu, et de me donner du loisir pour préparer
mon concours, quand il n'ignore pas que j'ai ici tout le temps
nécessaire? Evidennnent, il s'est produit un incident dans la mai"
sc)n. Peut-être a-t-il découvert que j'aime sa fille. Alors il ne vou-
drait donc pas me la donner? Si elle lui avait été demandée par
un autre, et si la demande avait été agréée ?
7G l.A Li:cTri;F
A cette idée, une sueur froide mouilla son front, ses mains
s'agitèrent fébriles, et il eut des tintements dans les oreilles. Un
sentiment de honte l'accabla en pensant qu'il avait levé les yeux
sur la lille de son bienfaiteur, sans être sûr de se voir approuvé
par lui. Il se jugea indélicat et se trouva très malheureux. Si elle
m'aimait, pourtant, se dit-il. Ne pourrions-nous pas vaincre la
résistance de son père? Mais je paraîtrais faire une spéculation.
Elle sera très riche, et moi je suis pauvre. On m'accusera d'avoir
abusé de l'intimité dans laquelle on m'a laissé pénétrer, pour
m'emparer de ce jeune cœur si tendre, de cet esprit si simple.
Il souffrit dans son honnêteté. Et cependant il persistait à
espérer qu'Adrienne l'aimait. Il se rappelait les grâces confiantes,
les attentions affectueuses de la jeune fille. Se pouvait-il qu'elle
appartînt jamais à un autre qu'à son ami d'enfance? Il se révolta :
une colère grandissait au fond de lui. Pourquoi se sacrifierait-il?
Pourquoi laisserait-il, en i)artant, le cham}) libre à un autre? Un
flot de sang lui monta au visage, ses yeux se relevèrent hardis,
il frappa résolument de son poing fermé sur son genou, et, ou-
bliant oîi il était, il cria :
— Non ! Cela ne sera pas !
Il resta stupéfait en entendaul Talvanne lui demander :
— Qu'est-ce qui ne sera pas ?
Il regarda le docteur, et, sortant tout à fait de son rêve, il reprit
possession de lui-même.
— Tu parles tout seul? reprit l'aliéniste, en l'examinant d'un
air moqueur. Ceci rentre dans ma spécialité. "Verrais-tu des êtres
imaginaires et t'entretiendrais-tu avec eux sur le ton de la me-
nace? Tu serais alors sous l'influence du délire de la persécution.
Tu n'ignores pas qu'on en guérit i-arement? En général, les alté-
rations médullaires se produisent rapidement, et le sujet devient
gâteux... De même jiour le délire des grandeurs... Sais-tu ([ue
j)lus les prétentions sont élevées, plus la marche de la maladie
est raj)ide?... TJn malade, i|iii se eroit Napoléon ou Jésus-Christ,
est moins guérissable qu'un autre qui se croirait simplement
Ijcrnadotte ou saint J(>an-Baptisle..,
— Rassurez-vous, interrom|»it Robert en s'efforçant de sourire,
je suis dans mon bon sens. Ou du inoins je crois y être, reprit-il
avec un peu d'amertume. Je pensais simplement ta ce séjour
d'iiiie demi-année en Saxe, et je protestais contre l'idée qu'a eue
mon maître de me rinq)oser...
Il
LE DOCTEUR RAMEAU 77
— Mais je ne crois pas qu'il te Timpose si tu n'en es pas satis-
fait, dit vivement Talvanne. Il m'a paru vouloir te faire une fa-
veur...
— Étrange faveur que de m'éloigner de lui 1
— C'est parce qu'il a confiance en toi (pi'il te charge d'un
traitement difficile.
— Ne peut-il faire soigner son Allemand par un Allemand ?
— Peste ! C'est un archiduc !
— Eh ! quand ce serait un roi?
— Diahle !
Talvanne pinça les lèvres et se frotta les mains, ce qui chez
lui était l'indice d'une aûritation intérieure assez vive. Il se leva
de son fauteuil, et, baissant le ton, comme s'il voulait provoquer
des confidences :
— Tu as donc des raisons décisives pour rester à Paris ?
Robert recrarda fixement l'aliéniste. Celui-là ne lui faisait pas
peur. Il était amical i)Our lui, tendre pour Adrienne. N'y avait-il
pas un coup du sort dans cette rencontre qui le mettait à sa por-
tée, au moment précis où il était si important qu'il déclarât son
amour ? Se confier à Talvanne, c'était se confier à Rameau. Un
quart d'heure après qu'il am*ait tout dit à l'un, l'autre serait
instruit de l'afTaire. Et quel avantage s'il n'était pas désapprouvé
par le parrain! Il aurait un allié très puissant pour défendre sa
cause. Une chaleur bienfaisante revint à son cœur. Sa tête se
dégafrea,il se sentit capable de discuter, de prier, de convaincre.
Pendant que Robert combinait ce plan et le jugeait admirable,
Talvanne se disait : A quoi cet animal peut-il penser? Je lui
porte le coup brutal d'un exil de six mois loin de sa bien-aimée,
il prend feu, proteste, refuse de partir, et puis, quand il faudrait
avouer, le voilà qui se replie sur lui-même et qui devient muet
comme une carpe ! L'occasion est pourtant belle pour se jeter à
mon cou en criant : J'aime votre filleule, et je ne peux pas sup-
porter l'idée de vivre loin d'elle. Qu'on me la donne, ou je vais à
l'hôpital, et, au moyen d'une bonne piqûre anatomique, je me
procure un suicide glorieux, sous les apparences d'un martyre de
la science. Mais voyez s'il parlera ! Et il prétend qu'il est dans son
bon sens. Que serait-ce s'il n'y était pas ! Je ne suis pourtant pas
intimidant ! Allons, il faut que je l'aide et fasse comme Socrate,
qu'on avait surnommé l'accoucheur des esprits... Voyons si
celui-ci résistera au forceps.
78 LV LEcruHr:
— Ainsi, tu es absolument décidé à ne pas quitter Paris ? reprit-
il en regardant Robert d'un air cug-ageant.
— Absolument décidé, répliqua le jeune honnue.
— Quelque amourette, sans doute ?
x\ ces mots, Robert recula de deux pas, et, avec un geste de
l)rotestation indignée :
— J'espère (pic vous ne le croyez pas?
— Alors, c'est donc pour le plaisir de passer, tous les jours,
queb^ues heures dans la compagnie de deux vieux, comme Ra-
meau et moi, que tu refuses une mission ([ui serait un objet
d'envie pour tout homme de ton âge ? \'oilà (|ui est vraiment
flatteur !
Cette fois, Robert sentit l'aiguillon de la raillerie, il sectjua la
tète, ainsi que ])Our i)rendre son élan, mais la confession qu'il
avait à faire lui coûtait tant, (pi'il hésita encore. Talvanne devina
([ue le jeune homme reculait devant l'obligation de brûler ses
vaisseaux. R comprit la crainte affreuse qui le peignait, et allant
sans détour à son aide :
— Allons, bèta, dis-moi donc bravement ce ({ue tu -as sur le
cœur?... Tu sais bien (pie, si ce que tu as rêvé est raisoimable,
tu as le droit de compter sur mon appui, et (pie, si c'est absurde,
tu peux être sûr de mon silence...
A ces paroles si pleines de bonté, deux larmes jaillirent des
yeux de Robert, et, serrant avec effusion les mains du docteur :
— Eh bien! sachez donc tout : j'aime Adrienne, et c'est jjour
cela (|ue je ne veux pas i)artir. Pendant mon absence, (jui sait ce
([ui peut arriver? Suis-je même sûr que déjà son i)ère n'a pas
formé pour elle de> projets qui détruiraient toutes mes espé-
rai! <:es?
Talvanne se frotta les mains, cette fuis, à s'emporter l'épi-
dcrme, puis regardant l'amoureux de sa filleule avec une sévé-
rité soudaine :
— Alil ah! mon ganjon, dilil, t'S visées ne sont pas médio-
cres ! . . .
— Docteur... balbutia le jeune Ikhiiihc.
— Je comprends (pie tu tiennes à rester ici!
— Croyez bien... interjeta Robert Ijouleversé.
— Et (pi'est-ce que pense ma fdleule de tout cela?
— Mais je n'.'d pas prononcé ime parole (pii pût lui faire soup-
çonner les sentiments f^uc j'avais pour elle!
LE DOCTEUR RAMEAU 70
— Et tu la vois tous les jours !
Talvaime fit une i);iu.se, jeta un coup tVœil malicieux sur son
interlocuteur abasourdi, et se mettant à rire :
— Tu es un garçon plein de réserve et tout à fait bien élevé :
reçois mes compliments... Mais es-tu bien sûr, d'autre part, de
ne pas t'ètre montré un peu nigaud?... Quand on aime véritable-
ment une jeune lille, il est méritoire de ne pas troubler sa tran-
quillité en lui adressant des aveux passionnés ; mais qiuind elle
a auprès d'elle un parrain tel que le docteur Talvanne, on est un
fameux Nicodème de ne pas éclairer, de soi-même, la situation
en risquant auprès de celui-ci quelques confidences...
— Que voulez-vous dire ? s'écria Robert.
— Tout simplement ceci : qu'il y a une demi-heure que je fais
les derniers efforts pour t'amener à me conter ce qu'il est néces-
saire que je sache. Maintenant passe devant, Jeannot, et allons
causer avec le père de ta belle.
L'aliéniste donna une tape sur réj^aule du jeune homme et
ouvrant la porte du salon, il le poussa vers le cabinet de Rameau.
Mais Robert, repris de sa frayeur à l'idée de s'expliquer devant
son maître, voulut, dans le couloir, opposer de la résistance. 11
s'arrêta, et, tout effarouché :
— Docteur, je vous en prie, expliquez-moi... Est-ce que vous
croyez que je peux, ainsi, brusquement?...
— ^'eux-tu prendre des aml^assadeurs, comme un prince du
sang!
— Mais que vais-je dire?
— La vérité, toute la vérité, rien que la vérité...
— Qu'est-ce que le docteur va penser?
— Que sa fille est assez gentille pour cpi'il soit naturel qu'on
l'aime.
— Espérez-vous qu'il m'accueillera favorablement ?
— T'y mènerais-jc sans cela?
Cette fois, Robert retrouva un peu de courage et, comme Tal-
vanne ouvrait la porte du cabinet, il le suivit. Vêtu de sa longue
robe noire, sur laquelle tombait sa barbe blanche, Rameau, du
fond de son fauteuil, sans bouger, les regarda venir. Sous ses
sourcils touffus, ses veux brillaient et sa bouche avait un bien-
veillant sourire. L'aliéniste s'avança tout près de lui, et, du geste,
montrant Robert (pii restait immobile :
— Je t'amène ce jeune réfractaire, mais ce n'a pas été sans
80 LA LLICTUHK
peine. J'ai rarement rencontré quelqu'un de plus fermé. Il a fallu
autant d'efforts pour le contraindre à avouer son amour que s'il
s'était au'i d'un crime... N'importe, hahcmns coulîti-ntcm vciun...
Qu'allons nous en faire?
Rameau s'était levé, il s'adossa à la cheminée et, hochant
sa tète grise, il dit :
— Un homme heureux !
Robert i)àlit d'émotion ; il fit entendre une exclamation qui
ressemblait singulièrement à un sanglot, et comme le grand
lionmie lui tendait les bras, il s'y jeta avec une fdiale affection.
— Allons! vuilà qui va bien! s'écria Ta! vanne. Maintenant,
occupons-nous un peu de la demoiselle.
Il sortit, laissant l'élève et le maître en présence. Entre eux
la glace était rompue, et le flot des aveux, trop longtemps re-
tenus par Robert, s'épanchait librement. Il disait tous ses rêves,
tous ses espoirs, toutes ses incertitudes, toutes ses craintes. Et,
dans ces paroles brûlantes, le docteur, avec une douceur mé-
lancolique, retrouvait un écho de sa passion morte. Oui, celui
qui aimait ainsi, aimait sincèrement, profondément, >^uis réserve,
et ne devait jamais changer.
La natui'e délicate et tendre d'Adriennc serait conq)rise par
lui, et leurs deux cœurs battraient à l'unisson de la même ten-
dresse. Aucun germe de désaccord n'existait qui pût les séparer,
comme ils l'avaient été, Conchita et lui, par leurs dissentiments
religieux. Robert, élevé pieusement, avait les sentiments de
l'honnétc hominc à qui, lorsqu'il était enfant, sa mère a appris à
l)rier. Son intelligence, naturelle et acquise, l'avait incité à dis-
cuter avec lui-nirmc, et beaucoup de parties du dogme n'avaient
pas résisté à son libre examen, mais les persécutions violentes
({uc la religion subissait n'avaient fait que raffermir sa foi
ébraidée. En face de l'Église triomphante, il se serait peut-être
émancipé ; devant le culte menacé, il s'était soumis. Le jour où
Adricnne lui demanderait de s'incliner avec elle, il s'inclinerait,
et leur mutuel amour serait foi-tiPié p.ar leur mutuelle croyance.
A cette idée, un soupir gonfla la poitrine de Rameau, et un
amer regret assombrit son front. Ce grand es])rit, qui dominait
de si haut la pensée humaine, maudit, pour un instant, la clair-
voyance souveraine ({ui, en le faisant si supérieur à ses sembla-
bles, l'avait éloitrn»'- du bonheur <pii est dévolu aux humbles et
aux .simples. Il avait, nouveau Prométhée, plongé ses regards
LE DOCTEUR RAMEAU SI
dans les mystères du ciel, et, foudroyé par le malheur, il portait
au flanc une dévorante blessure. Mais n'avait-il pas payé, à lui
seul, la dette de tous les siens, et, pour prix des paternelles
souffrances, Adrienne ne devait-elle pas obtenir une existence
exempte de soucis et de tristesses? Robert la lui promettait avec
une ardeur j)assionnée, et il était i)orté à le croire. La sincérité
éclatait dans ses yeux, comme son amour et sa reconnaissance.
— Mon cher enfant, dit Rameau gravement, je te confie ce que
j'ai de plus précieux au monde. Tu sais combien j'ai été malheu-
reux. Ma fille est le seul être qui me rattache à l'existence. Ainsi
c'est ma vie dont tu vas avoir la garde. Je t'ai instruit, je t'ai
aplani la voie, tu es mon élève et presque mon fils. Ton grand-
père avait été mon bienfaiteur, et je lui ai dû plus que tu ne me
dois toi-même, car, sans moi, tu aurais pu devenir un homme
remarquable, ta famille était en mesure de te donner une bril-
lante éducation, tandis que j'étais l'enfant d'un ouvrier, destiné à
rester grossier, ignorant, et c'est le docteur Servant qui m'a créé
de toutes pièces. Jusqu'à ce matin, je n'étais quitte ni envers les
tiens, ni envers toi, mais je te donne ma fille, et à compter de
cet instant, c'est toi qui deviens mon débiteur.
— Tous mes jours seront employés à essayer de m'acquitter.
— C'est bien! Je te crois et je te remercie.
Ils étaient en face l'un de l'autre, la main dans la main, échan-
geant une chaude étreinte. La isorte s'ouvrit, et, conduite par
Talvaune, Adrienne parut. Son doux visage resplendissait de joie,
et ses yeux ravis allaient de son père à celui qu'elle aimait. Ils
restèrent à se regarder, immobiles, comme s'ils craignaient de
perdre la sensation délicieuse qu'ils éprouvaient tous. Enfin
Rameau tendit les bras à sa fille qui, avec un cri de reconnais-
sance, se laissa aller sur sa poitrine. Le grand homme rapprocha
les fiancés dans la même étreinte, les couvrit de son profond
regard, comme s'il essayait, sur leur front, de lire le secret de
leur destinée, mit leurs mains l'une dans l'autre, et courbant sa
blanche- tête de patriarche :
— Mes enfants, dit-il, soyez heureux !
Ils restèrent les mains unies, se souriant avec un étonnement
joyeux, comme s'ils n'osaient pas encore croire à leur bonheur,
puis, sans une parole, ils sortirent, appuyés l'un sur l'autre, ainsi
qu'ils devaient l'être toute la vie. Au bout d'un instant, leur pas
léger se fit entendre sur le sable du jardin, et les deux vieillards,
LECT. — 4'.'. IX — 6
82 LA LECTURE
le cœur serrr par l'éclosion radieuse de cet amour (|ui leur prenait
à chacun un peu du cœur de leur lîUe, virent les deux jeunes
y:ens qui, parlant à voix basse, le sourire aux lèvres, oublieux de
la terre cîitirre, niarcliaicnt au soleil, parmi les fleurs.
IX
Le lendemain du j(>\u' où llobcrt et Adrienne avaient été
fiancés, Rameau, dè^ le matin, se dirigea vers la chamlu-e mor-
tuaire, dans laquelle il n'enti'ait qu'en trend)lant une fois
cliaq.ue année. La maison était silencieuse. Adrienne travaillait
au rez-de-chaussée, dans son petit salon d'études, et Rosalie, en
voyant le docteur prendre le chemin de l'aj^partement de celle
(pi'elle continuait à pleurer connue lui, s'était sauvée. Rameau
traversa donc solitaire le couloir du premier étaue et arriva, j)àle
et le cœur battant, devant la porte. La clef était dans la serrure,
comme si l'habitante, au lieu d'être partie pour toujours, allait
renti-er d'un instant à l'autre. Le docteur s'arrêta indécis, ])rêt à
remettre sa triste visite à ])lus tard. Mais un elTort de volonté le
l)orta en avant, il ouvrit d'une main ferme et pénétra.
La pièce était dans une obscurité que rendait plus profonde
pour lui le passage subit de la clarté à la nuit. Il resta debout, au
milieu de cette ombre et de ce silence, saisi i)ar la fraîcheur de
cette chambre toujours fermée, tressaillant aux craquements de
la boiserie ébranlée dans son annuelle innnobilité, cherchant d'un
rcirard troublé si personne ne mar<?hait auprès de lui. Ses yeux,
|)eu à peu hal)itués aux ténèbres, commencèrent à distinguer les
formes des meubles. Là, était la table, plus loin, la chaise lontrue
sur laquelle Conchita aimait à s'étendre, laissant s'écouler les
heures. Un lilet de lumière passant par un frou de la persienne
close, allumait une ('-tincelle d'or au sonunet de la i)endule, et,
dans l'enfoncement de l'alcôve, sous .ses rideaux clairs, la masse
du lit s'accusait confusément. Une odeur passée, comme un
|)arfinu de fleurs fauées ou de flaeon de[)uis lonirteuqis débouché,
llottait dans lair. Et, avec horreur, lîauieau se rappela les en-
tassements de bouquets sur la bièi-e, au jour- fatal, et la senteur
fade de ces présents funèbres.
Il se retourna frissonnant, cherchant, sur les tréteaux <!<• bois
recouverts de \ilours semé de larmes, le cercueil mas.sif quicon-
LE DOCTEUR RAMEAU 83
tenait tout ce qu'il avait lo plus aimé sur la terre. L'épouvante de
cette solitude, sur laqu(>lle planait lui^ubrement le souvenir de la
morte, le saisit invincible, et rai)idement, comme s'il se sentait
poursuivi par un spectre, il alla à la fenêtre, l'ouvrit, poussa rude-
ment les volets, et se retourna du côté de la chambre. Elle était
vide, poudreuse, emplie par le soleil ({ui pénétrait à flots, et, sur
la muraille, dans une calme lumière, le portrait de Conchita
souriait mélancolique, sa touffe de « ne m'oubliez pas » à la main.
C'était tout ce qui restait de la femme et de l'ami disparus :
cette toile éclatant.? dansson cadre doré, souvenir navrant, puisque,
perpétuant la beauté du modèle et rappelant le talent du peintre,
il faisait leur perte plus lamentable. Rameau s'oublia dans une
douloureuse contemplation. En un instant, tout le passé appa-
raissait devant lui : époque brillante où il montait vers les
sonuuets dorés par l'aurore, maintenant laissés en arrière et en-
sevelis dans l'ombre du couchant, époque heureuse où il marchait
entre l'amour et l'amitié, tous les deux évanouis ne laissant, au
lieu de l'espérance et de la joie, que le doute et la tristesse.
Il éprouva un invincible accablement. Pourquoi n'était-ce pas
lui qui était parti? Il serait endormi dans la tranquillité du néant
et ne traînerait pas une misérabl*^ existence' désolée par des
regrets inutiles. Ce qu'il avait fait de arand : ses travaux admirés,
ses découvertes fécondes, sa gloire, il l'oubliait, prêt à tout
sacrifier pour quelques heures de ce passé envolé.
Assis près de la table sur laquelle se trouvaient encore, dans
le désordre de l'usage quotidien, les menus objets dont se servait
Conchita, il les regardait avec des yeux pleins de larmes. L'amour
qu'il avait pour sa fille, l'afTcction qui le liait à Talvanne et à
Robert, il ne se souvenait plus de rien, et sa vie lui apparaissait
comme un irouffre noir, dans lecjuel tout ce qui pouvait le rendre
heureux s'était eni-louti pour toujours. Il maniait doucement un
petit ouvrage commencé, sur le canevas duquel l'aiguille de-
meurait piquée, attendant que les doigts qui le tenaient hal:)ituel-
lement vinssent le reprendix.
Il avait vu bien souvent cette broderie dans les mains de
Conchita, il lui semblait qu'elle en portait encore l'empreinte,
qu'elle en irardait la chaleur, qu'elle en conservait le parfum. Il
la porta à ses lèvres et ne put retenir un sanglot. Des pleurs
iilissèrent sur ses joues et tombèrent sur la soie. Il les laissa
couler, sentant un profond soulagement à se montrer si faible,
84 LA LEcriJin:
s'absoi'l)ant tout entier dans sou chagrin, s'y complaisant avec
une sorte de cruel plaisir. 11 était seul, loin des regards, sans
témoins, et avait le droit de s'abandonner comme le dernier des
honnues, de cesser d'être le grand, l'illustre Rameau, pour n'être
plus qu'une brute ivre de larmes, cuvant sa douleur.
Il resta longtemps ainsi. J.a pendule, arrêtée au moment de la
mort, ne parcourait plus de ses aiguilles dorées le cadran d'émail.
Les heures s'écoulaient, et la journée aurait \m passer tout entière
sans que personne se hasardât à franchir le seuil de la chambre
pour appeler celui qui y était enfermé. Les bruits de la maison :
portes poussées discrètement, passage furtif d'un domestique
dans l'escalier, voix étouffées avec précaution, parvenaient confus
jus(|ue-là sans éveiller l'attention de Rameau. Il avait oublié de
manger, son esprit avait déserté son enveloppe matérielle, et,
insoucieux du |)r(''sent, planait dans le passé.
Cependant, peu à jx-u, le soleil disparaissait derrière les grands
arbres de l'esplanade et le jour perdait de son éclat. Le portrait
s'obscurcissait, comme si, devenu plus lointain, ses contours se
fussent noyés dans le vague de la distance. Rame?iu voulut le
mieux regarder, et, se levant, rompit le charme de son rêve. Il se
vit dans la chambre déserte et poussiéreuse, il se souvint qu'il y
avait été conduit par de sérieux motifs, et qu'au lieu de s'engourdir
daiH (le mystiques méditations, il hii fallait faire d'activés et
pénibles recherches. Il secoua sa tête blanche, passa ses nuiins
sur ses yeux él)louis, et, reprenant son sang-froid, il se dirigea
vers la cheminée où, dans une covq^e d'émail, sans qu'une main
les eût touchées depui'^ quin/e ons, les clefs de Conchitn ét.iient
restées.
Il prit le trijusseau dans ses doigts trenibhuils, choisit une
petite clef dorée, s'approcha d'un l)onheur du jour en bois de rose
incrusté de cuivre, lit tomber l'abattînit, garni à Tintérieur de
velours J)leii, et, avec un pieux resi^ect, il ou\iit les tiroirs. Dans
celui du milieu, le pai)ier à lettres liiniué des initiales C. II. était
rangé auprès des cnvelop])es et du lin porteplume en ivoire. Une
photoirraphie de la petite Adrienne, en robe blanche, les jambes
et les bras nus, debout sur un fauteuil, souriait dans un cadre
d'émail. Rameau la prit, et, ;ive.- étonnement, dessous il découvrit
une miniature de Mun/.el.
C'était bien lui, tel (pi'au d<''but de leur amitié, à vingt-cinq
ans, blond, avec ses yeux bleus au regard toujours voilé d'une
LE DOGTEUR^RAMKAU 85
inoxi)lica]jle tristesse. Le portrait était signé du monogramme
que le docteur avait vu si souvent au bas des toiles de petite di-
mension que le peintre brossait pour satisfaire aux commandes
des marchands de tableaux. Comment cette miniature, si conqjlè-
tement en dehors de la manière de Munzel, se trouvait-elle dans
ce tiroir et réunie à la photographie d'Adrierîne ?
L'hostilité si opiniâtre que sa femme montrait à son ami, dans
les premiers temps, revint à la mémoire de Rameau, puis l'apai-
sement qui avait suivi l'envoi du portrait de M™® Etchevarray, et
en lin Tintimité des séances, lorsque Conchita allait poser. Sans
doute, à cette époque, la jeune femme avait vu cette miniature à
l'atelier et l'avait demandée, comme un souvenir de franche
amitié. Mais d'où venait qu'elle ne l'eût point montrée à son mari
et qu'il ignorât qu'elle fût en sa possession ? Pourquoi était-elle
cachée au fond d'un tiroir dans un meuble où jamais personne
ne jetait un rearard?
Qu'aurait-il trouvé de surprenant à ce que Conchita eût obtenu
un portrait de Frantz? Il s'en serait réjoui et aurait pris du plaisir
à le regarder. C'eût été j^our lui un souvenir précieux de l'ami si
tragi(|uement perdu et si amèrement regretté. Mais pourquoi
caché comme un objet défendu? Qu'y avait-il de criminel à
posséder cette image? Et comment, de sa rencontre. Rameau
éprouvait-il de l'émotion? N'aurait-il pas pu aussi bien découvrir
le portrait de Talvanne ?
A cette idée, un pli creusa son front pâli et un amer sourire
crispa ses lèvres. Non! il n'aurait jîas trouvé, dans le tiroir de
Conchita, un portrait de Talvanne, et, s'il l'avait trouvé, son cœur
n'aurait pas battu d'un mouvement plus rapide, une sueur d'an-
goisse n'aurait pas mouillé ses tempes, il n'aurait rien vu là
d'anormal, de louche, de répréhensible. L'honnêteté saine et solide
de son ami aurait tout couvert de son prestige inattacpiable,
tandis que Munzel...
Arrivé à cette conclusion de ses orageuses pensées, Rameau
frappa du pied avec colère, il fit entendre une exclamation qui
résonna dans le silence morne de la chambre, il voulut imposer
à son esprit de repousser ces soupçons plus absurdes encore
([u'odieux; il dit tout haut :
— Allons ! je divague ! Quel poison s'est glissé dans mon
cœur, quelle folie s'est emparée de mon imagination? Frantz?
Autant soupçonner un frère !
8U I.A LECTUHI-:
Il leva les yeux, et ses regards rencontrèrent le portrait de la
ravissante jeune femme qui souriait, son petit bouquet bliu ù la
main. Oh I le doux sourire de cette bouche exquise, le regard
adoré de ces yeux languissants! Pendant des semaines, le peintre
les avait vus, admirés. Il les avait rejjroduits sur la toile et son
pinceau avait modelé tous les contours de ces lèvres amoureuses,
les caressant comme d'un baiser. Etait-il possible qu'il eût con-
templé toutes ces beautés sans devenir éperdument amoureux
du modèl(> ?
Un nuage sombre passa sur l'esprit de Rameau, Mille pensées,
qui ne l'avaient jamais eiTleuré de leur aile de llamme, le brû-
lèrent cruellement. Toutes les préventions de Talvanne au début
de leur liaison avec Munzel, l'animosité de son ami, instinctive;
comme celi<'du chien fidèle; ses avertissem(>nts lorsque Conchita
allait seule à l'atelier de Frantz, tout lui revint précis, terrible,
accablant. Il ne retrouva pas la confiance qui lui faisait accueillir
par des railleries toutes ces suspicions. En un instant, la jalousie
dévorante l'avait détruite de ses ferments mortels. Rameau en-
dura soudainement de telles tortures qu'il fut obligé de faire effort
pour ne pas crier. Il rejeta la miniature qu'il avait aardée entre
ses doigts, puis, avec une fièvre qu'il ne pouvait plus vaincre, il
commenra à fouiller tous les tiroirs, tous les compartiments du
meuble, jetant de côté, d'une main hâtive et brutale, les objets
l'instant d'avant adorés religieusement comme des reli<(ues.
Pris d'une horrible curiosité, il voulait pénétrer les secrets de
la femme près de laquelle il avait vécu pendant dix ans avec
une confiante sérénité. Il violait les mystères de la mort, il pro-
fanait le silence de la tombe, prêt à S(> plaindre que Conchita ne
fût plus là, non pas pour l'aimer, mais pour la (piestionner, l'ef-
frayer, la rudoyer. Toute sa tendresse se tournait en haine, à
l'idée que celle qu'il avait si passionnément regrettée, ((u'il pleu-
rait encore à la minute nuMiie, avait pu le duper, lui dissimuler
un caprice, lui cacher une aventure... Ses poings se crispèrentet
il grinea des dents. Oui, il en était là. Il admettait que la morte
sacrée avait pu être infâme, et il cherchait furieusement les
prcuxes de son crime.
Pour aller plus vite, il sortit les tiroirs de leurs coulisses et les
"lanra sur le tapis, bientôt couvert de rubans, de (leurs sèches, de
menus souvenirs. Ses mains in((uiètes sondaient le bois avec une
adresse de policier. Il semblait avoir l'instinct de la cachette
I
LE DOCTEUR RA^iEAU 87
possible, habilement dissimulée; mais il ne trouvait rien, et sa
colère sans aliments se dévorait elle-même, d'autant plus furieuse
qu'elle devenait moins fondée. Soudain, il poussa un cri. En tà-
tant la paroi intérieure du meuble, ses doigts avaient renconlré
une aspérité et s'y étaient accrochés. Un craquement avait retenti,
et un double fond, ménagé dans l'épaisseur d'une tablette, s'était
démasqué.
Rameau demeura un moment immobile : autant il avait mis
d'ardeur à poursuivi'e la certitude qu'il voulait acquérir, autant
il appréhendait maintenant de la posséder compltte. Le doute le
torturait, mais c'était encore le doute. Devant lui, dans ce recoin
olisf'ur et poudreux, la preuve s'offrait. Il n'avait qu'à allonger
le bras pour s'en emparer, et il hésitait, épouvanté devant ce fait
matériel, devant ce témoignage palpable qui ne lui laisserait
plus de recours et détruirait à jamais son illusion.
Il regarda de loin, attentivement. Un mince patjuet blanc,
entouré d'un ruban fané, se voyait dans l'étroit passage. Lente-
ment il avanna les doigts, le prit, et, sans hâte de l'ouvrir, il alla
se rasseoir près de la fenêtre. Il dénoua posément le ruban, en-
leva l'enveloppe de papier et trouva une vingtaine de lettres. Il
n'en voyait pas l'écriture, et, jusque-là, rien n'accusait Conchita.
Une espérance suprême réchauffa le cœur de Rameau. Si c'étaient
des lettres de son père ou de sa mère, gardées comme de pieux
souvenirs 1
Mais pourquoi les cacher si elles ne contenaient rien de mal ?
Pourquoi ce double fond et pourquoi cette défiance ? Non ! La
correspondance notait point innocente, elle ne venait point, elle
ne pouvait venir d'un autre que d'un amant! Tout l'attestait, le
prouvait, et le nom de l'infâme allait apparaître au bas des lettres
scélérates.
Du bout des doigts, comme s'il touchait à du i)oison, Rameau
(lé{»liaunedes feuilles jaunies, et, avec horreur, il reconnut l'écri-
ture de Munzel. Il voulut lire, et, terri])le, il porta les yeux sur
les lignes accusatrices. C'était la première des lettres remues par
Conchita après le départ de Frantz, et les tristesses de la sépara-
tion y étaient retracées avec une éloquence déchirante. L'amour
é<;latait dans ces pages, mais le remords y était dépeint avec une
])uissance d'expression qui fit frémir Rameau. Certes l'ami était
cou})able,mais la femme, combien davantage ! Toute l'histoire de
la faute était retracée là, en phrases brûlantes de passion et de
88 LA LECTUIU-:
douleur : la tyrannique volonté de la maîtresse, qui rappelait
son amant auprès d'elle, et les protestations enfiévrées du mal-
heureux, pris entre la volupté de ses souvenirs et l'exécration de
sa trahison. Oui, il maudissait sa faihlesse, qui l'avait conduit à
tromper son ami, et il aimait tant qu'il ne pouvait se résoudre à
regretter d'avoir commis l'infamie. Et, torturé par le douhlc re-
gret du bonheur et de l'ignominie, il fuyait par delà les mers,
pour rti'e sûr d'échapper à sa dangereuse ivresse ; il allait morti-
licr sa chair criminelle dans les déserts, isolé, loin des tentations
adultères.
Alors, devant les yeux éclairés de Rameau, tout le passé ap-
parut dans son horrible réalité. Il comprit pourquoi Munzel
pleurait en lui disant qu'il l'aimait toujours tendrement, mais
(ju'une raison impérieuse le contraignait à s'éloigner. Il revit le
front paie du blessé, dans la petite suiferie de Saint-Maur, et les
regards suppliants du mourant dans la chambre de Talvanne à
\'incenncs. Munzel était presque heureux d'expirer sous les yeux
de Hameau, dans ses bras, assisté par lui, comme si, en même
temps que ses soins, il eût reçu son pardon.
De quelle voix il lui jiarlait : oh ! tout ce qu'il y avait de prière,
de regret, de tendresse dans sa voix affaiblie! Oh! Frantz! Com-
pagnon de la jeunesse ! Ami de toutes les heures bonnes et mau-
vaises, si fraternellement traité ])endant tant d'années, était-ce
possible que, i)Our une femme, il eût tout oublié? Quel i)oison
l'amour avait-il donc versé dans son cœur, pour y éteindre tous
les délicats sentiments, toutes les belles fiertés qui donnaient
tant de prix à son amitié? Quoi ! Pour une ivresse si courte et
dont le réveil avait été si cruel, tout trahir, tout profaner! Outra-
ger un homme pour lequel il serait mort sans hésitation! Salir
l'honneur de celui qui .se .serait porté garant j)Our lui, eût-il dû
ris([ucr sa fortune et sa liberté!
Des larmes coulèrent sur les joues de Hameau, non des larmes
d'attendrissement, mais des larmes de chagrin. Sa souffrance
n'était plus physique : il était sans colère. La jalousie ne lui fai-
.sait i)lus bouillonner le sang. L'orage était plus haut : il gron-
dait dans son cerveau. Il pleurait sa foi détruite, ses illusions
envolées. Il n'avait cru qu'à l'huinanité, et l'humanité le trahis-
sait. Il avait fait de riiomme l'unique maître de la nature, et
l'homme en qui il avait placé ses affections les plus vives lui était
démontré misérable et infâme. Alors, que restait-il? Puen.
LE DOCTEUR RAMEAU 89
Il s'adressa désespérément à sa philosophie. Elle demeura im-
puissante. Il lui demanda une consolation, une excuse, une rai-
son, un argument. Elle ne lui fournit pas une réponse qui soula-
geât sa pensée ou qui adoucît son cœur. Sombre, il se dit : Au
moins les fidèles ont Dieu! Puis, par un brusque ressaut de son
esprit rebelle, il protesta aussitôt contre cet abandon de lui-même.
Ce retour à l'idée d'un être supérieur n'était-il pas de la simple
pusillanimité ? Ce besoin de se rattacher à une puissance céleste,
n'était-ce pas la crainte de se voir abandonné et livré à soi-
même? Il en avait ri, de ce besoin, de cette crainte, autrefois, et
aujourd'hui il les subissait. Il était sur le point d'y céder.
L'humiliation de se sentir si faible déchaîna en lui de soudaines
violences. Il ricana amèrement. Ah! ah! les suprêmes secours
de la religion! C'était donc cette angoisse secrète endurée par
lui qui, au moment de quitter la vie, courbait tant d'incrédules
devant un prêtre? Le sentiment de la solitude morale, qui épou-
vantait les plus sceptiques et les poussait à vouloir peupler d'un
Dieu cette solitude, il venait de l'éprouver. Il entra en révolte
contre une si lâche hypocrisie.
Cette religion, qu'on montrait comme la consolation unique,
était-elle autre chose que mensonge et duperie? La dévotion ne
s'alliait-elle pas merveilleusement avec la faute? Il savait ce que
pouvait oser la dévote. Il en avait aimé une, et la piété ne l'avait
pas détournée du vice. Elle l'avait même aidée à s'y livrer : la
certitude de l'absolution rendait la chute si facile ! Un court re-
pentir, quelques prières, et la femme, rassurée, rafraîchie, retour-
nait au mal. Cette périodicité du repentir et du crime n'était-
elle pas ce qu'on pouvait rêver de plus infâme?
Il était, en ce moment, repris de toute sa fureur. Son visauc
pâle était couvert d'une sueur glacée. Il avait l'écume au coin des
lèvres. Il eût tué la coupable s'il l'avait vue apparaître. Il n'ac-
cusait plus Frantz. C'était elle qui était responsable de la forfai-
ture. C'était elle qui y avait entraîné son complice. Il se décou-
vrait, rétrospectivement, haï par elle. Du jour où il avait refusé
de se prêter à ses mystiques fantaisies, elle l'avait rejeté de son
cœur, et, entre elle et lui, sa religion s'était élevée comme une
barrière maudite.
Il marchait à grands pas dans la chambre, heurtant les meu-
bles, sans précaution, sans respect, tout à sa fièvre. Par delà
le tombeau, il poursuivait de sa colère celle qui l'avait trompé.
MO LA LKCTUHK
Il ir(iii\,iit (les agrrravntii»iis à sa faute, il l'accablait do r(>])r()-
clics, d injures, il eût voulu la frapper. Brus([uenu'nt il leva la tète
et ses regards rencontrèrent la toile mauditesur laquelle Concliita
inimua])lement souriait, avec ses fleurs d'amour dans la main.
Il lui sembla ({ue le charmant visage le bravait, (''était à son
amant ({u'elle souriait ainsi, ponsa-t-il. Et toute ma vie j'aurais
cette image, insolenmient adultère, devant les yeux?...
De son cœur, un lli>t enflammé monta à son cerveau. Il poussa
un cri sourd et, d'une main, saisissant le cadre d'or, il l'arracha
du mur et le fit tomber sur le panpiet. Il s'y brisa avec un ef-
froyable bruit, et ses éclats roulèrent de tous côtés, dans un nuage
de poussièri'. A terre, ét(Midu comme un mort, le j^ortrait souriait
toujours. Alors Rameau s'avanra, et, furieusement, de son talon
il frajjpa l'adorable (igure. Surexcité ])ar son action même, il i-e-
doubla, et, avec une frénétique rage de démolir el d'effondrer, il
se mil à piéliner la toile, criant d'une Adix (Mitrecoupée :
— Ti«n>, misérable! Tiens, infâme! Tiens, basse et immonde
créature! Que ne ]iuis-je t'écraser toi-nK'me !
Echevel('', les poings crispés, l'œil injecté de sang, . acharné à
son œuvre ilc destruction, il semblait un fou. Comme il continuait
à crier ses injures, la porte de la chambn^ s'ouvrit, et, amené(> par
l'incjuiétude, tremblante d'émotion, sa fille parut. En la voyant
sur le s<Miil, Rameau recula hagard. Avec un horrible saisisse-
ment, en elle, ainsi éclairée par la |)leine lumière, il avait retromé
Conchita, mais blonde avec des yeux bleus : les cheveux et les
yeux de Mun/.el. Il la (lé\oraii du regard, et Adrienne, ^•oy.•lnt
son ]»ère le visai^e convulsé, les habits en désordre, au niiliiii
d(.' ces décombres, en proie à cette di'uience, n'os.iit f.iire un pas
on avant. Il cria d'ime voix terrible :
— Que viens-tu chercher ici?
La jeune fille pâlit, suppliante; elle ten<lit les bras :
— Mon père...
— Tais-toi ! interrompit-il avec un geste formidable. Pas ce
noml... Pas dans cette chambre infâme! Va-t'en! va-t'en! (pie
je ne te voie plus! tu me fais horreur!
A ces paroles, si différentes de celles que ce père tendrement
aimé lui adres-sait cha({ue jour, Adrienne fit un mouvement,
comme pour chasser une vision terrifiante. Le sang reflua à son
cœur, qui battit à r(''touffer. Elle eut un voile devant les yeux,
LK DOCTEIîi; KAMKAI' 01
ses jamljes plièrent sous elle et une teinte livide s'étendit sur ses
joues :
— Je t'en prie, tu me fais peur!... Qu'y a-t-il donc? balbutia-
t-elle. Pourquoi me repousses-tu? Est-ce que j'ai fait quelque
chose de mal?
— Le mal? Tu en es tout entière l'incarnation! s'écria Rameau
(lunt les yeux égarés flambèrent de fureur. Le mal, tu es son
expression vivante! Le mal, c'est toi! Oui, toi, preuve odieuse
de l'infamie dont tu perpétues le souvenir? Je ne sais à quoi il
tient que je ne t'écrase !
Il l'avait prise par l'épaule et la secouait avec violence. Elle
ne disait plus une parole, épouvantée non pour elle, mais pour
son père. Elle le jugea fou. Une douleur immense emplit son
cœur, des larmes coulèrent sur ses joues, elle n'eut plus la force
de se soutenir et se laissa aller à genoux, comme pour demander
grâce. En l'entendant tomber sur le parquet, Rameau eut un
retour de raison. Il ne vit plus, devant lui, que l'enfant qu'il
avait adorée pendant dix-huit années.
Il lui tendit les bras, voulut la relever, il cria :
— Adrienne?
— Oh ! c'est fini : c'est toi, je retrouve tes regards et ta voix!
fit la jeune fille avec une joie ardente.
Elle essaya de lui passer les bras autour du cou, de s'attacher
à lui, de le reconquérir. Mais, d'un coup d'ojil, il avait parcouru
la chambre. Il avait revu le portrait déchiré, les lettres en lam-
beaux, les meubles abattus. Toute l'horrible vérité s'était
empai'ée de sa pensée; sa figure, en un instant, était redevenue
implacable. Il repoussa l'enfant, s'arracha à son étreinte, et
d'une voix tonnante :
— Arrière ! Point de simagrées ! Je ne veux plus être dupé !
Hors d'ici !
Le bras tendu, sa haute taille redressée, effrayant de colère 1
il montrait la porte.
Georii;es OnxiiT.
o
{A suivre.)
L'ÉDUCATION PHYSIQUE
De ce détail de quelques usages scolaires à l'étranger, cher-
chons à déijfagrr une })hilosophie. Nous verrons d'abord que
l'exercice et le repos alternatifs sont deux impérieux besoins de
l'organisme humain : besoins qu'il faut satisfaire sous peine d'al-
térer et de ruiner la santé de l'individu.
Au commencement et à la fin de la vie, le besoin de repos
domine le besoin d'exercice, jusqu'à ee que, chez le vieillard, il
aboutisse à la mort, repos absolu. Mais, dès les premiers mois de
l'enfance, le besoin d'exercice musculaire se manifeste et va en
croissant jusqu'à l'âge de la puberté.
Le mouvement incessant des membres chez le bébé, l'intensité
surabondante de la vie chez les garçons et les fillettes, se mani-
festant pai- une activité musculaire excessive et continuelle,
montrent assez l'énei-gic de ce besoin et les vives satisfactions
qui en découlent.
A quel point les conditions générales de la vie moderne res-
treignent les occasions naturelles de se donner cet exercice, pour
l'enfant et pour l'adulte, — c'est ce que chacun voit de reste.
Chaque d«''couverte nou\elle de la science, chaque progrès de
l'industrie, cha(iue pas de la civilisation, réduit en quelque sorte
le chani]) de l'action nuisculaire, avec les plaisirs et les bienfaits
qui en résultent pour l'être humain.
C'est pourquoi ri'^tat a le devoir d'obvier à un ordre de choses
si périlleux pour la santé ])ublique, en plaçant le remède à côté
du poison, je veux dire en augmentant les ressources et les faci-
lités offertes à l'exercice artificiel, à proportion des obstacles
ap[)ortés par le j)rogrès des monirs à l'exercice naturel.
L'établissement d'une nouvelle ligne fcrr«'e, d'un tramway,
d'une usine à vapeur devrait donc avoir toujours j)our correctif
et contre-partie l'ouverture d'un nouveau champ d'exercice, d'un
nouveau jardin public, l'inauguration d'un nouveau genre de
gymnastifjuc attrayante.
l/KUnCATION l'IIVSlMli; m
Et cela, non pas seulement dans les villes, mais dans les cam-
pagnes. Car le paysan, comme l'ouvrier et le bourgeois, tend de
jour en jour à moins d'efforts musculaires. Il y a un quart de
siècle à peine, quand il allait au marché, c'était à pied, ses sou-
liers du dimanche au bout d'un bâton, pour les ménager : au-
jourd'hui, c'est sur rails et sans mettre un seul muscle en action.
Comme les autres, il a compris que le temps est de l'argent.
Mais, pas plus que les autres, il ne voit assez clairement que
toute fatigue physique étant un versement à la caisse d'épargne
de la vigueur, réciproquement toute économie de travail est une
perte de valeur personnelle.
Nos pères, plus sages en cela que nous ne le sommes, s'inquié-
taient toujours de faire marcher parallèlement la culture du corps
et celle de l'esprit. Dans les écoles établies par Charlcmagne, les
jeux violents étaient de règle, avec le tir à l'arc, qui est par lui-
même une gymnastique complète. Les maîtres d'alors agissaient
pourtant d'après les seules données de l'expérience, sans con-
naître la théorie de la vie animale, sans rien savoir des fonctions
de la peau, des reins et des autres organes excréteurs, de la nu-
trition, de la circulation et de l'innervation. Comment qualifier le.
triste état où la France d'aujourd'hui laisse végéter sa jeunesse,
elle qui connaît ou devrait connaître, sur ces divers points, les
conclusions de la physiologie moderne?
N'est-il pas démontré que l'exercice est le promoteur le plus
actif et le plus nécessaire de la circulation du sang et dé la nu-
trition cellulaire ? que les poumons et aussi la peau (cette autre
paire de poumons étendue à la surface du corps) gagnent une
énergie plus erande, et, par suite, une intensité d'elïets double
ou triple, à tout effort musculaire? que l'appétit, les bonnes di-
gestions, les sommeils réparateurs, le calme nerveux, la ph'^ni-
tude de la force et de la santé sont incompatibles, surtout chez
les êtres jeunes et ardents, avec la vie sédentaire et l'emprison-
nement?
Que penserait-on d'un père de famille qui obligerait chaque
jour ses enfants à absorber plusieurs grammes d'acide carboni-
que et d'oxyde de carbone ? On le traiterait en empoisonneur ou
en fou, et les cours d'assises lui donneraient le choix entre le
bagne et la camisole de force. C'est pourtant ce que font indirec-
tement et légalement en France, avec les meilleures intentions
du monde, ceux qui placent leurs enfants dans des conditions
94 l.A LECTUIŒ
telles qu'ils emmagasinent et gardent au fond de leurs tissus la
plus grande partie de l'acide carboniqui^ produit chez eux par les
fonctions organiqu(^s.
La vie, réduite à son cxpn^ssion lu plus simple, doit en efïet
être considérée comme une combustion «'opérant aux profondeurs
intimes de l'être, dans tous ses éléments auatomiques.
Cette combustion exige des alimmits variés, oxygène, hydro-
gène, azote et carbone. Elle produit des déchets, de véritables
cendres, que le corps doit expulser, sous peine d'auto-empoison-
nement. Une notable partie de ces déchets, et non pas la moins
toxique, a pour organes excréteurs le poumon et la peau. C'est
celle dont l'exercice musculaire active l'expulsion, par une sorte
de massage naturel. Supprimez ou réduisez cet exercice muscu-
laire, et l'excrétion se fait incomplètement. L'être humain végète
et s'atrophie, parce qu'il croupit, à la lettre, dans l'ordure interne.
A côté de ce péril déjà si grave, l'insuffisance de l'activité
musculaire en entraîne d'autres peut-être plus graves encore. En
détruisant l'équilibre de la vie animale , la paresse physique
engourdit l'intelligence, obscurcit le sens moral, et produit deux
types humains presque aussi misérables l'un que l'autre —
l'obèse et le névropathe : le premier envahi par les tissus de
réserve qu'il a négligé d'expulser et saturé de graisse jusqu'aux
lobes cérébraux ; le second, inconsciente victime d'une accumu-
lation de force nerveuse qui ne s'est pas normalement dépensée,
et qui se traduit par les manifestations morbides de la mélanco-
lie, de l'inappétence, de la couardise et du sadisme.
Le man([ue d'exercice physique a done tous les droits du
monde à être qualifié d'empoisonnement graduel. Et c'est, de
plus, un emj)oisonnement qui mine la vie dans ses sources mêmes,
qui altère et rabougrit non seulement l'individu, mais la race.
Or, la concurrence vitale étant la loi du monde organisé, toute
race ([ui s'affaiblit est condanmée à disjjaraître : l'histoire est là
pour le dire -avec Darwin. On pourrait refaire sur ce thème un
nouveau Discours sur ihiatitin' unircrsrUr et montrer, l'un après
l'autre, les peuples grandissant ([uand ils cultivent les exercices
du corps, baissant et s'effondrant quand ils les négligent.
Heureux <"cux f(ui s'aperçoivent à ])ropos du danger qui les
menace, et d'un vigoureux coup d'épaule savent regagner le
temps perdu! Ce fut toujours le privilège de notre race. Puisse-
t-elle l'avoir conservé !
L'KDUCATION PHYSIQUE 03
En France, la décadence physi(|ue date de loin. Il faut, pour
en trouver les origines, remonter jusqu'au quinzième siècle, aux
guerres péninsulaires et aux mariages royaux qui ont introduit
chez nous, avec les mollesses italiennes, la prétendue Renais-
sance sous laquelle étouffa si longtemps notre génie propre. On
ne saura jamais exactement quel mal a fait aux lettres, aux arts
français et à l'originalité nationale, ce contact d'une civilisation
de seconde main et de second ordre, elle-même copie d'une copie,
et reflet affaibli des imitateurs néo-grecs. Elle pouvait, certes,
avoir sa saveur et sa raison d'être sur le terrain où elle a pris
naissance, mais ne nous en laissera pas moins le deuil éternel de
ce ([ue serait devenu, dans la libre floraison de sa sève, l'école
d'un François Villon, d'un Clouet et d'un Jean Foucquet...
Ce n'est point ici le lieu de discuter ces choses. Encore faut-il
constater qu'au point de vue de la condition physique du peuple
français, l'influence italienne fut désastreuse et qu'il sortit empoi-
sonné de cet embrassement. Lente au début et insidieuse, à raison
des obstacles que lui opposa longtemps la vigoureuse simplicité
des mœurs rurales, ladécfidence n'atteignit d'abord que le monde
de la cour et les classes lettrées. On le vit bien, à la fm du dernier
siècle, quand le paysan français, tout terreux du sillon, promena
par l'Europe le drapeau triomphant de sa révolte. Lui aussi,
pourtant, il devait à son tour subir la contagion; à peine affran-
chi de ses misères et entré dans le droit commun, il éprouva les
atteintes du mal. Ce que les Médicis avaient commencé, ce que
Mazarin avait poursuivi, les Bonaparte l'achevèrent par vingt
années de saignées à blanc, compliquées de quatre-vingt-deux
ans d'emprisonnement scolaire.
Et le malade respire encore! Et il lui reste la volonté de vivre!
Admirons, mais hâtons-nous d'aviser. Il n'est que temps démettre
au service de sa régénération toutes les ressources de la science.
Sans sortir du cadre modeste de ces études, il faut en tirer les
conclusions.
La première sera qu'il y a urgence de donner à tous nos en-
fants, — à ceux de l'école primaire comme à ceux du collège et
du lycée, — l'habitude de ces deux toilettes indispensables, l'une
externe, l'autre interne, qui sont le bain quotidien et l'exercice
musculaire.
La seconde est que cet exercice, pour être pratiqué avec suite,
doit être amusant et constituer une récréation.
illî I.A I.KCTniF.
Ihi attendant l'abolition de rnitcrnat, la réforme immédiate-
ment nécessaire se rédnit donc, en dernière analyse, à mettre
l)artout au service de la population scolaire des terrains de jeux,
découverts et de dimensions suffisantes, avec le matériel indis-
pensable, — balles, ballons, boules, quilles, raquettes, maillets.
Peu imi)orte ù ({uel jeu s'attachera de préférence tel ou tel
eroupe d'enfants. L'essentiel est que ce jeu soit mouvementé,
qu'il les oblige à courir, à sauter, à respirer largement et à
mettre en action le plus de muscles possible; qu'il soit régulier
et courtois, qu'il soit praticable en plein air. S'il est d'origine
française et porte un nom français, il n'en vaudra que mieux.
L'erreur commune est, en effet, de supposer, par une sorte de
superstition, quand il s'agit des jeux anglais, que leur vertu est
exclusive et spécifique, que le cricket seul, par exemple, ou le
football, peuvent donner les résultats voulus.
Il n'en est rien, et tomber dans cette erreur, c'est prendre la
forme pour le fond. Le cricket et le football sont d'excellents
jeux, parce qu'ils sont vifs, intéressants et difficiles; mais per-
sonne n'a le droit de croire leur efficacité supérieure à celle des
vieux jeux français dont ils dérivent, et il n'y a dès lors ni utilité
pi'atique ni convenance nationale à les emprunter à nos voisins.
A quatre-vingts ans passés, M. Gladstone se trouve encore fort
l)ien d'abattre cha([ue jour un chêne à la cognée. Est-ce un motif
suflisant d'introduire ce sport coûteux dans nos écoles?
Soyons Français; soyons-le avec passion, même dans les
petites choses; soyons-le surtout dans les grandes, comme l'édu-
cation de nos (ils, si nous voulons que la France survive, au
milieu des fauves qui rugissent autour d'elle. Au fort de la bataille
que se livrent aujourd'hui les industries, les langues et les armées
rivales, il n'y a pas de concessions sans importance : n'en faisons
pas d'inutiles!
Oue s'il nous faut absolument des modèles, nous pouvons les
trouver dans l'antiquité, plus nobles, plus surs, plus impeccables
qu'au delà de la Manche.
Les Grecs, «pii savaient tout ou qui devinaient tout ce qu'ils
ne .savaient pas, avaient poussé l'I'Mucation physique bien plus
loin qu'aucune nation moderne. Ils jouaient à la balle, au disque
et au palet; ils lançaient le javelot, bandaient l'arc et tiraient
réj)ée; ils connaissaient l'art d'entraîner une poignée d'lK>mmes
pour en arrêter des millions; leurs coureurs annonçaient la vie-
4
L'EDUCATION PHYSIQUE 97
toire de Marathon presque aussi vite que nos télégraphes ; leurs
pugilcs en auraient remontré à tous les prize-fujhtcrs ; ils £;a-
gnaient à l'aviron des batailles navales, et se i)étrissaient en
jileine chair vivante des lutteurs aussi fermes et aussi beaux que
les marbres de Phidias.
Est-ce que cela les empêchait de nous léguer les plus nobles
poèmes en vers et en prose qu'ait jamais connus l'iiumanité ?
Pourquoi nos professeurs et nos savants, éternellement penchés
sur ces textes, en voient-ils toujours la lettre et jamais l'esprit?
Comment n'ont-ils pas compris encore que l'homme complet est
celui qui peut, après Euripide, écrire Iphi<jénie de la même main
qui vient de gagner aux Jeux Olympiques la couronne des
athlètes?
Jeux Olympiques : le mot est dit. Il faudrait avoir les nôtres.
Ce ne sera point assez que l'Education physique entre de gré
ou de force dans nos collèges, qu'elle soit enfin professée dans
les écoles normales, enseignée aux maîtres de demain et mise
au rang qu'elle mérite, — le premier de tous. Le muscle n'échap-
pera à l'injuste et périlleux opprobre qui pèse sur lui qu'au jour
où la Ptépublique française, vraiment athénienne, s'inquiétera de
lui rendre les honneurs souverains.
J'imagine, chaque année, au printemps, un grand concours
athlétique — à la course, au saut, à la balle, à la nage, à l'avi-
ron — où seraient appelés les délégués des écoles de France,
par voie de sélection régionale. Je vois ces champions lutter suc-
cessivement les uns contre les autres, dans une suite de réunions
préparatoires qui feraient les délices et la fortune de Paris ; puis,
progressivement, un nombre limité de vainqueurs restant seuls
en lice pour l'effort final : et le jour de la Fête Nationale, les
triomphateurs recevant comme prix, en séance solennelle, devant
les troupes assemblées et les grands corps élus, des bourses de
voyage, des diplômes (.Vagonothètes ou chefs des jeux publics, des
réductions et dispenses de service actif en temps de paix.
Ce spectacle, peut-être le verrons-nous un jour. Pourquoi pas
cette année même? Il est des remèdes qu'il faut appliquer au plus
vite, quand on en aperçoit la nécessité, de peur de n'avoir plus,
et pour cause, le temps de le faire.
Philippe Daryl.
LECT. — 40. IX — 7
SUR L'EAU
Saint-Tropez, l;^ ovril.
Comme il faisait fort beau ce matin, je partis pour la Char-
treuse de La Verne.
Deux souvenirs m'entraînaient vers cette ruine : celui de la
sensation de solitude infinie et de tristesse inoubUiblf ressentie
dans le cloître perdu, et ])uis celui d'un vieux couple de paysans
chez qui m'avait conduit, l'année d'avant, un ami ([ui me auidait
à travers le pays des Maures.
Assis dans un char à bancs, car la route deviendra bientôt im-
praticable pour une voiture suspendue, je suivis d'abord le golfe
jusqu'au fond. J'apercevais, sur l'autre rive en face, les bois de
pins où la Société essaye encore une station. La j)lag<', d'adleurs,
est admirable et le pays entier magnificjne. La route ensuite
s'enfonce dans les montagnes et bientôt traverse le bourg de
Cogolin. Un peu ])lus loin, je la ([uitte pour prendre un chemin
d<'-fonc('' fiui ressemble à un(> longue ornière. Une rivière, on
plutôt un grand ruisseau, coule à côté, et tous les cent mètres
coupe cette ravine, l'inonde, s'éloigne un jx-u, revient, se trompe
encore, ([uitte son lit et noie la route, puis tombe dans un fossé,
s'égare dans un ehauii) ilc |ti(rres, ])araît soudain devenu sage
et .suit son cours quel<(ue temps; mais, saisi tout à coup par une
l)rus([ue fantaisie, il se précipite de nouveau dans le (theuiin
(pi'il change en mare, où le cheval eufonce jusipi'au poitrail et
la haute voiture jus([u'au coffre.
(1) Voir les numéros des 25 avril, 10 et 25 mai, 10 et 25 juiu 1889.
SUR L'EAU 99
Plus de maisons ; de place en place une hutte de charbonniers.
Les plus pauvres demeurent en des trous. Se figure-t-on que des
hommes habitent en des trous, qu'ils vivent là toute l'année,
cassant du bois et le brûlant pour en extraire du charbon, mangeant
du pain et des oignons, buvant de l'eau et couchant comme les
lapins en leurs terriers, au fond d'une étroite cavei'ne creusé^
dans le «rranit ? On vient d'ailleurs de découvrir, au milieu de ces
vallons inexplorés, un solitaire, un vrai solitaire, caché là depuis
trente ans, ignoré de tous, même des gardes forestiers.
L'existence de ce sauvage, révélée je ne sais par qui, fut signa-
lée sans doute au conducteur de la diligence, qui en parla au
maître de poste, qui en causa avec le directeur ou la directrice
du télégraphe, qui s'étonna devant le rédacteur d'un Petit Midi
quelconque, qui en fit une chronique à sensation reproduite par
toutes les feuilles de la Provence.
La gendarmerie se mit en marche et découvrit le solitaire, sans
l'inquiéter d'ailleurs, ce qui prouve qu'il devait avoir gardé ses
papiers. Mais un photographe, excité par cette nouvelle, se mit
en route à son tour, erra trois jours et trois nuits à travers les
montagnes, et finit par photographier quelqu'un, le vrai soli-
taire, disent les uns, un faux, affirment les autres.
Or, l'an dernier, l'ami qui me révéla ce bizarre pays me fit
voir deux êtres plus curieux assurément que le pauvre diable qui
vint cacher dans ces bois impénétrables un chagrin, un remords,
un désespoir inguérissable, ou peut-être le simple ennui de
vivre.
Voici comment il les avait trouvés. Errant à cheval à ti'avers
ces vallons, il rencontra tout à coup une sorte d'exploitation
prospère, des vignes, des champs et une ferme humble, mais
habitable. Il entra. Une femme le reçut, âgée de soixante-dix ans
environ, une paysanne. >Son homme, assis sous un arbre, se leva
et vint saluer.
— Il est sourd, dit-elle.
C'était un grand vieillard de quatre-vingts ans, étonnamment
fort, droit et beau.
Ils avaient à leur service un valet et une servante. Mon ami,
un peu surpris de rencontrer dans ce désert ces êtres singuliers,
s'informa d'eux. Ils étaient là depuis fort longtemps; on les res-
pectait beaucoup, et ils passaient pour avoir de l'aisance, une
aisance de paysans.
100 LA LECTURE
Il revint les voir plusieurs fois et devint peu à peu le confident
(le la femme. Il lui apportait des journaux, des livres, s'étonnant
de trouver en elle des idées, ou plutôt des restes d'idées qui ne
scml)laicnt point de sa caste. Elle n'était d'ailleurs ni lettrée, ni
intelligente, ni spirituelle, mais semblait avoir, au fond de sa
mémoire, des traces de pensées oubliées, le souvenir endormi
d'une éducation ancienne.
Un jour, elle lui demanda son nom.
— Je m'appelle le comte de X..., dit-il.
Elle reprit, mue par une de ces obscures vanités gîtées au fond
de toutes les âmes :
— Moi aussi, je suis noble!
Puis elle continua, parlant pour la première fois assurément
de cette chose si vieille, inconnue de tous.
— Je suis la fille d'un colonel. Mon mari était sous-officior
dans le régiment que commandait papa. Je suis devenue amou-
reuse de lui, et nous nous sommes sauvés ensemble.
— Et vous êtes venus ici?
— Oui, nous nous cachions.
— Et vous n'avez jamais revu votre famille?
— Oh! non; songez que mon mari était déserteur.
— Vous n'avez jamais écrit à personne?
— Oh! non.
— Et vous n'avez jamais entendu parler de personne de votre
famille, ni de votre pore, ni de votre mère?
— Oh! non! Maman était morte.
— Cette femme avait gardé quehjue chose d'enfantin, l'air naïf
de celles qui se jettent dans l'amour comme dans un précipice.
il demanda encore :
— Vous n'avez jamais raconté cela à personne?
— Oh! non. Je le dis maintenant parce que Maurice est sourd.
Tant qu'il entendait, jcMi'aurais pas osé en parler. Et puis, je n'ai
jamais vu que des paysans depuis que je me suis sauvée.
— Avez-vous été heureuse, au moins?
— Oh! oui, très heureuse. Il m'a rendue très heureuse. Je n'ai
jamais rien regretté.
Et j'avais été voir à mon tour, l'année précédente, cette femme,
ce couple, comme on va visiter une i*elique miraculeuse.
J'avais contemplé, triste, surpris, émerveillé et dégoûté, cette
fille qui avait suivi cet homme, ce rustre, séduite par son uniforme
SUR L'EAU 101
de hussard cavalcadeur, et qui plus tard, sous ses haillons de
paysan, avait continué de le voir avec le dolman bleu sur le dos,
le sabre au flanc, et chaussé de la botte éperonnée qui sonne.
Cependant elle était devenue elle-même une paysanne. Au fond
de ce désert, elle s'était faite à cette vie sans charmes, sans luxe,
sans délicatesse d'aucune sorte, elle s'était pliée à ces habitudes
simples. Et elle Taimait encore. Elle était devenue une femme
du peuple, en bonnet, en jupe de toile. Elle mangeait dans un
plat de terre sur une table de bois, assise sur une chaise de paille,
une bouillie de choux et de pommes de terre au lard. Elle cou-
chait sur une paillasse à son côté.
Elle n'avait jamais pensé à rien, qu'à lui! Elle n'avait regretté
ni les parures, ni les étoffes, ni les élégances, ni la mollesse des
sièges, ni la tiédeur parfumée des chambres enveloppées de
tentures, ni la douceur des duvets où plongent les corps pour le
repos. Elle n'avait eu jamais besoin que de lui ! Pourvu qu'il fût
là, elle ne désirait rien.
Elle avait abandonné la vie, toute jeune, et le monde, et ceux
qui l'avaient élevée, aimée. Elle était venue, seule avec lui, en
ce sauvage ravin. Et il avait été tout pour elle, tout ce qu'on
désire, tout ce qu'on rêve, tout ce qu'on attend sans cesse, tout
ce qu'on espère sans fin. Il avait empli de bonheur son existence,
d'un bout à l'autre. Elle n'aurait pas pu être plus heureuse.
Maintenant j'allais, pour la seconde fois, la revoir avec l'éton-
nemcnt et le vague mépris que je sentais en moi pour elle.
Elle habitait de l'autre côté du mont qui porte la Cliarti*euse de
La Verne, près de la route d'Hyères, où une autre voiture m'atten-
dait, car l'ornière que nous avions suivie cessait tout à coup et
devenait un simple sentier accessible seulement aux piétons et
aux mulets.
Je me mis donc à monter, seul, à pied et à pas lents. J'étais
dans une forêt délicieuse, un vrai maquis corse, un bois de
contes de fées fait de lianes fleuries, de plantes aromatiques aux
odeurs puissantes et de grands arbres magnifiques.
Les granits dans le chemin brillaient et roulaient, et par les
jours entre les branches, j'apercevais soudain de larges vallées
sombres, s'allongeant à perte de vue, pleines de verdure.
J'avais chaud, mon sang vif coulait à travers ma chair, je le
sentais jourir dans mes veines un peu brûlant, rapide, alerte,
rythmé, entraînant comme une chanson, la grande chanson bête
102 LA LECTURE
et gaie de la vie qui s'agite au soleil. J'étais content, j'étais fort,
j'accélérais ma marche, escaladant les rocs, sautant, courant,
découvrant de minute en minute un pays plus large, un gigan-
tesque filet (le vallons déserts où ne montait pas la fumée d'un
seul toit.
Puis, je gagnai la cime, que d'autres cimes, plus hautes, domi-
naient, et après (juelques détours, j'aper(;us sur le flanc de la mon-
tagne en face, derrière une châtaigneraie immense qui allait du
sommet au fond d'une vallée, une ruine noire, un amas de pierres
sombres et de bâtiments anciens supportés par de hautes arcades.
Pour l'atteindre, il fallut contourner un large ravin et traverser
la chàtaiirneraie. Les arbres, vieux comme l'abbave, survivent à
cette morte, énormes, mutilés, agonisants. Les uns sont tombés,
ne })Ouvant plus supporter leur âge ; d'autres, décapités, n'ont ])lus
qu'un tronc creux où se cacheraient dix honunes. Et ils ont l'air
d'une armée formidable de géants antiques et foudroyés ([ui
montent encore à l'assaut du ciel. On sent les siècles et la moisis-
sure, l'antique vie des racines pourries dans ce bois fantastique
où rien ne fleurit plus au i)ied de ces colosses. C'est, entre les
troncs gris, un sol dur de pierres et d'herbes rares.
Voici deux sources captées ou des fontaines j)Our faire boire
les vaches.
J'approche de l'abbaye et je découvre tous les vieux bâti-
ments, dont les plus anciens datent du xii" siècle et dont les plus
récents sont habités par une famille de pâtres.
Dans la première cour on voit, aux traces des animaux, qu'un
reste de vie hante encore ces lieux, i)uis après avoir traversé
des salles croulantes, pareilles à celles de toutes les ruines, on
arrive dans le cloître, long et bas jiromenoir encore couvert,
entourant un ju-éau de ronces et de hautes herbes. Nulle jiart
au monde je n'ai senti sur mon Cd'ur un poids de mélaneolie
aussi lourd (|u'en cet antique et sinistre marchoir de moines.
Certes, la forme des arcades et la proportion du lieu contri-
buent à cette émotion, à ce serrement de cœur, et attristent
l'âme par l'o.'il, connue la linne heureuse d'un monument gai
réjouit la vue. L'honnnc qui a construit cette retraite devait
être un désespéré, pour avoir su créer cette promenade de déso-
lation. On a envie de pleurer entre ces nmrs et de gémir, on a
envie de soulTrii-, d'aviver les plaies de son cu3ur, d'agrandir,
d'élargir ju.squ'à l'inlini tous les chagrins conqjrimés en nous.
SUR L'EAU 103
Je grimpai par une brèche pour voir le paysage au dehors, et
je compris. — Uicu autour de nous, rien que la mort. — Der-
rière l'abbaye, une montagne allant au ciel, autour des ruines la
châtaigneraie, et devant, une vallée, et plus loin, d'autres val-
lées, — des pins, des pins, un océan de pins, et tout à Fliorizon,
encore des pins sur des sonmiets.
Et je m'en allai.
Je traversai ensuite un bois de chênes-liège oîi j'avais eu
l'autre année une surprise émouvante et forte.
C'était par un jour gris, en octobre, au moment où l'on vient
arracher l'écorce de ces arbres pour en faire des bouchons. On
les dépouille ainsi depuis le pied jusqu'aux premières branches,
et le tronc dénudé devient rouge, d'un rouge de sang comme un
membre d'écorché. Ils ont des formes bizarres, contournées, des
allures d'êtres estropiés, épileptiques qui se tordent, et je me
crus soudain jeté dans une forêt de suppliciés, dans une forêt
sanglante de l'enfer où les hommes avaient des racines, où les
corps déformés par les supplices ressemblaient à des arbres, où
la vie coulait sans cesse, dans une souffrance sans fin, par ces
plaies saignantes qui mettaient en moi cette crispation et cette
défaillance que produisent sur les nerveux la vue brusque du
sang, la rencontre imprévue d'un homme écrasé ou tombé d'un
toit. Et cette émotion fut si vive, et cette sensation fut si forte
que je crus entendre des plaintes, des cris déchirants, lointains,
innombrables, et qu'ayant touché, pour raffermir mon cœur, un
de ces arbres, je crus voir, je vis, en la retournant vers moi, ma
main toute rouge.
Aujourd'hui ils sont iruéris — jusqu'au prochain écorchement.
Mais j'aperçois enfin la route qui passe auprès de la ferme où
s'abrita le long bonheur du sous-officier de hussards et de la
lille du colonel.
De loin, je reconnais l'homme qui se promène dans ses
vignes. Tant mieux : la femme sera seule à la maison.
La servante lave devant la porte.
— Votre maîtresse est ici, lui dis-je.
Elle l'épondit d'un air singulier, avec l'accent du Midi.
— Non, ra'sieu, voilà six mois qu'elle n'est plus.
— Elle est morte?
— Oui, m'sieu.
— Et de quoi?
104 LA LF.CTURE
La femme hésita, puis murmura :
— Elle est morte, elle est morte donc.
— Mais de quoi?
— D'une cluite, donc!
— D'une chute, où ça?
— Mais de la fenêtre.
Je donnai vingt sous.
— Racontez-moi, hii dis-je.
Elle avait sans doute grande envie de parler, sans doute aussi
elle avait dû répéter souvent cette histoire depuis six mois, car
elle la récita longuement comme une chose sue et invariable.
Et j'appris que depuis trente ans, l'homme, le vieux, le sourd,
avait une maîtresse au village voisin, et que sa femme l'ayant
a{)pris par hasard d'un charretier qui passait et qui causa de ça,
sans la connaître, s'était sauvée au grenier, éperdue et hurlante,
puis lancée par la fenêtre, non point peut-être par réflexion,
mais affolée par l'horrible douleur de cette surprise qui la jetait
en avant, d'une irrésistible poussée, comme un fouet qui frappe
et déchire. Elle avait gravi l'escalier, franchi la porte, et sans
savoir, sans pouvoir arrêter son élan, continuant à courir devant
elle, avait sauté dans le vide.
Il n'avait rien su, lui, il ne savait pas encore, il ne saurait
jamais puisqu'il était sourd. Sa femme était morte, voilà tout. Il
faiblit bien que tout le monde mourût!
Je le voyais de loin donnant par signes des ordres aux
ouvriers.
Mais j'aperjus la voiture qui m'attendait à l'ombre d'ui\
arbre, et je revins à Saint-Tropez.
Guy DE Maupas.sant.
{A suivre.)
VOYAGE AUTOUll DU DIGTIOiNNAKiE
Affection. — Ce que l'on éprouve quelquefois pour une per-
sonne que l'on a aimée, quand on ne l'aime plus.
Agonie. — Dernier acte d'un drame, premier acte d'un
mystère.
Ami. -- Un homme qui partage votre bonne et votre mauvaise
fortune — la bonne surtout.
Ange. — La femme du voisin.
Avare. — Imbécile qui se laisse mourir de faim pour garder
de quoi vivre.
Bonne compagnie. — Réunion de gens comme il faut, qui s'a-
musent à s'ennuyer ensemble.
Brocanteur. — Un marchand qui vend du neuf pour de l'ancien,
et du vieux pour du neuf.
Cadeau. — Les petits cadeaux entretiennent l'amitié — les
grands entretiennent l'amoiu".
Candidat. — Un homme qui est plat aujourd'liui pour pouvoir
être insolent demain.
Demain-. — Bien qui n'appartient à personne, et dont tout le
monde dispose.
Extravagant. — Un homme qui a le courage de dire ce que
nous pensons.
Fatalité. — La cause de toutes les fautes commises par les
femmes.
Gaze. — Étoffe qui déshabille gracieusement une femme bien
faite.
Guitare. — Un instrument sensible qui pleure quand on le pince.
Importun. — Un homme qui nous a rendu service et dont nous
n'avons plus rien à attendre.
Lnvalide. — Tout ce qui reste d'un héros.
Charles Narrey.
(A suivre.)
JUILLET AUX CHAMPS
JUILLET KN ULALCL
Les immenses plaines du plateau Beauceron sont en ce mois
dans toute leur gloire; c'est l'heure où leur physionomie affecte
son caractère spécial, monotone sans doute, mais non pas sans
irrandeur. On en juge mal, lorsqu'elles Se déroulent comme la
toile d'un gcorama devant la portière du train qui vous emporte
à toute vapeur ; pour en apprécier le charme, pour en goûter la
poésie, il faut suivre un des sentiers poudreux qui sillonnent ces
plaines; perdu entre les haies de chaumes diaprées de coquelicots
et de bluets, on n'aperçoit, lorsqu'une dépression du terrain per-
met au regard de s'étendre, qu'un océan d'épis ondulants (|ui va
jusqu'à l'horizon. Tous les bruits humains se sont tus : on ne
perçoit plus que les cris aigres des grillons et des cigales, et de
temps en temps le trille alerte de l'alouette veillant, dans la voûte
bleue, sur sa nichée ({ui court dans le sillon.
On subit alors une impression reproduisant exactement celle
que l'on éprouve en s'cnfonçant dans une foret, impression mixte
qui se traduit à la fois par une appréhension indéfinie, une vague
mélancolie, et par l'âpre sensation de volupté qui s'attache aux
premiers pas hasardés dans la solitude. Il y a, cependant, une
dissemblance dans l'elTet produit : dans la forêt, les accidents
l)ittores(iues, l'alfirmation grandiose de la puissance de la nature
rapetissent, écrasent Ihonnue (|ui les contemple : il se sent
pyiinn'e; dans ce steppe fertilisé, au contraire, on ne peut
.s'empêcher de mettre la faiblesse humaine en regard de cette
JUILLET AUX CHAMPS 107
mer de moissons, et en songeant (|ue c'est le pygmée qui a fé-
condé cette immensité, un légitime orgueil vous fait relever la
tête, et c'est d'un pas plus ferme et plus fort que l'on poursuit
son chemin.
II
TRAVAUX PRÉPARATOIRES. — MACHINES MOISSONNEUSES
Nous voici à l'heure recueillie, presque solennelle, qui précède
celle de la bataille. Elle est déjà le thème ordinaire des causeries
villageoises, et l'agitation, non seulement de la rue, mais de
cha(|ue chaumière, les bruits caractéristi({ues, qui font résonner
les échos de la vallée, indiquent avec (|uelle ardeur chacun s'y
prépare.
Le charron, le bourrelier, ne pouvant satisfaire aux exigences
de leurs clients, sont aux abois : depuis le matin jusqu'au soir,
le marteau du maréchal frappe en cadence sur son enclume :
ceci, au profit des gros fermiers; car, notre menu monde suffit
au soin d'apprêter ses armes et son fourniment. Celui-ci, assis
devant sa porte, bat sa faux à coups redoublés ; celui-là en renou-
velle les pla[]ons ; un autre ajuste des dents à ses râteaux.
Les femmes prennent une part, peut-être plus active encore,
à ces significatifs préludes. Le linge sèche sur tous les buissons
des alentours, le lavoir communal est envahi ; la lessive est de
rigueur pour tous les ménages ; car on sera deux longs mois sans
avoir le temps d'y penser; et puis, il faut rapiécer laborieusement,
renforcer judicieusement les pauvres nippes qui, avec le mois-
sonneur, vont s'en aller à la fatigue.
En même temps, les routes sont sillonnées par les longues files
des volontaires <{ue les pays des petites cultures prêtent aux
plaines où les bras ne se trouvent pas en proportion des trésors
à engranger. Ils arrivent par petites escouades, déjà bronzés,
tout poudreux : les uns ont au dos un vieux sac de soldat, le plus
souvent un mouchoir suffit à contenir tout leur bagage que
complète l'arme, la faux démontée et presque co(picttement en-
tortillée de (iuel(|ues tresses de paille. Ils s'arrêtent, ils bivoua-
quent sur quehiue place de la ville, déjeunant sobrement de
quelque morceau de pain noir, en attendant le chaland, le fermier
qui débattra longuement avec eux le prix du labeur de l'août,
108 LA LECTURE
prix assez rémunérateur pour que le petit pécule du moissonneur
laide à faire face aux chômages de la saison rigoureuse.
Le blé se coupe à la faucille, à la sape et à la faux. La faucille
peut être maniée par tout le monde, même par les enfants ; elle
donne un bon travail; la céréale ainsi coupée est peu égrenée
et facile à battre; mais cette inéthode est trop lente pour les
grandes cultures, un faucilleur vigoureux ne pouvant abattre que
quinze à dix-huit ares dans sa journée.
La sape, qui s'emploie toujours pour les blés versés, est plus
cxpéditive : un sapeur, sans aide, peut dégarnir près de trente
ares par jour.
La faux fait mieux encore : un faucheur et sa ramasseuse
expédient cinquante ares dans leur journée.
Les salaires, presque toujours payés à la tâche, varient entre
30 et 50 francs par hectare.
Quoique bien lentes à s'implanter dans nos régions, les
machines finiront cependant très certainement par remplacer la
coupe à bras d'homme ; car, si elles vont incomparablement plus
vite, elles travaillent aussi beaucoup plus économiquement. La
faux classique se démodera de plus en plus; la faucille et la sape
survivront seules pour les fauchaisons difficiles.
L'usage des moissonneuses n'est pas aussi moderne que géné-
ralement on le suppose, et nous serions d'autant mieux fondés à
ne pas en répudier l'emploi, que ce sont précisément nos ancêtre.-
qui, les premiers, ont conçu l'idée de cette ingénieuse machine.
Pline et Palladius le constatent : celui-ci décrit la moissonneuse
gauloise, un peu moins compliquée que ses héritières sans doute,
mais n'en remplissant pas moins le but que devaient se proposer
des gens assez riches en fourrages pour dédaigner l'em})loi de la
paille. C'était une boîte rectangulaire, munie d'un brancard et
montée sur deux roues pleines, qui était poussée par un bœuf.
L'arête antérieure de cette gigantesque brouette se terminait par
un régime de dents en fer aiguisées qui, lorsqu'on faisait avancer
la machino, s<-iaicnt ou arrachaient les épis, lesquels tombaient
dans la boite. La paille se coupait sans doute ensuite avec la fau-
cille, ou, plus vraisfuiblablemcnt encore, on la brûlait, suivant
la méthode cxpéditive des laboureurs primitifs.
Nous n'en aurions pas fini aussi vite, et nous nous ferions pro-
bablement moins bien comprendre si nous élevions la prétention
de vous décrire les chefs-d'œuvre de mécanisme que le génie
JUILLET AUX CHAMPS 109
moderne met à la disposition des cultivateurs. Nous nous borne-
rons donc à vous dire que ce fut en 1800, loi'sque l'agriculture
de l'Angleterre se trouva dépourvue de bras par l'émiiïration
irlandaise, qu'un mécanicien nommé Boyce construisit la pre-
mière macliine à couper les céréales, et qui consistait en une
série de faux tournant horizontalement autour d'un axe vertical.
Ce premier essai ne réussit guère, mais l'idée était lancée, elle
lit son chemin. De perfectionnements en perfectionnements, on
arriva aux liombreux et admirables engins dont le travail' rapide
et parfait permet de réaliser cette importante oj^ération avec une
économie notable. Une moissonneuse de petit modèle dégarnit,
en deux heures de travail, 2 hectares 50 ares, au prix de revient,
amortissement compris, de 9 fr. 20 par hectare. Une grande
moissonneuse n'expédie pas moins de 4 hectares dans le même
laps de temps, et le prix de revient s'abaisse à 7 francs par hec-
tare.
III
CHASSE ET PÊCHE
C'est dans le mois de juillet que se tirent les premiers coups de
fusil de la saison. La chasse aux halbrans ouvre le premier jour
du mois dans certains départements, le 15 seulement dans quel-
ques autres, qui nous semblent beaucoup mieux inspirés que les
premiers. Il est bien rare qu'au l'^'" juillet les couvées de canards
soient assez avancées pour pouvoir se mettre à l'essor et voleter
au-dessus des roseaux ; comme dans leur innocence ils ont re-
cours au plus sûr des moyens de salut dont ils disposent et se
décident difficilement à quitter ces joncs où les bateaux ne peu-
vent pas toujours pénétrer, la chasse se métamorphose en une
sorte de pêche au fusil ; les exécutants sont forcés de se mettre
à l'eau quelquefois jusqu'à la ceinture, de patauger dans la vase
pour arriver à canarder, le plus souvent à bout portant, un pauvre
petit d'exécuté qui n'a pas encore dépouillé le duvet de son pre-
mier âge.
Quand on a rompu en visière avec l'adolescence, il devient
difficile de classer un tel exercice parmi les divertissements. En
retardant d'une quinzaine le massacre, on trouve, au contraire,
des objectifs suffisamment emplumés pour s'élancer dans les airs
110 LA LECTURE
et pour se ménager un trépas aussi honorable pour le chasseur
que pour eux-mêmes. Dans les pays d'étangs, en Sologne et dans
la Bresse, il est bien peu de nappes d'eau d'une certaine étendue
qui n'aient leur nichée de canards, surtout lorsque leurs bords
sont i2:arnis d'une épaisse végétation aquatique; leur nombre
serait bien plus considérable si les propriétaires se donnaient la
peine de contribuer au développement de cette population en
lâchant, au printemps, sur leurs étangs, quelques-unes de ces
femelles issues de l'espèce sauvage que l'on élève en Picardie et
qu'on se procure aisément. L'économie rurale devrait peut-être
se soucier davantage de ces éducations libres qui, pour n'avoir
coûté ni frais, ni tracas, n'en donnent pas moins leur proiluit.
Les bords des fleuves et des rivières participent à ce renouveau
de la chasse : les bécasseaux ou culs-blancs y reviennent de Test
dans le courant du mois ; si le butin remplit médiocrement une
carnassière, sa poursuite n'est pas sans agrément. C'est ordi-
nairement le matin, en descendant en bateau le cours de la
rivière, que l'on cherche ce joli et sautillant oiseau sur les berges
et sur les grèves; rien de plus charmant qu'une promenade à
cette heure le long des saules et des peupliers des rives, sur ces
nappes miroitantes de la surface desquelles montent des nuages
de vapeurs transparentes et nacrées, tandis ({ue le soleil levant
— hélas ! quand soleil il y a ! pousse des fusées d'or en fusion
sur les larges bandes brunes que la saulaie y dessine.
C'est le moment où nos voisins exploitent leurs freuries ; la
freurie est le bois où les freux, des oiseaux doués d'une intéres-
sante sociabilité,. se réunissent pour nicher en communauté. Quand
les jeunes freux ont <{uitté le nid, ils continu<'nt pendant (|uel({ues
jours à pei'fhcr sur les arbres où furent leurs berceaux. C'est le
moment que choisissent les gentlemen et même quelques ladies
pour procéder à la chasse de ces nourri.ssons. Il est telle freurie
i(ui, ce jour-là, devient aussi tapageuse qu'un champ de ba-
taille. Les détonations se croisent, se succèdent sans intervalle,
le plomb fouette les cimes sans relâche; sans relâche aussi les
cadavres des freux dégringolent et viennent s'ajouter aux cada-
vres. Les vieux, les pères et les mères désespérés, je le suppose,
mais encore plus terrifiés, se sont d(';rol)és à tire-d'ailes à la cata-
.stniplie ; privée de ses guides, croyant à la fin du monde, la jeu-
nesse se contente de tournoyer, avec de grands cris, au-dessus
de ses repaires, et le fusil peut choisir ses victimes. Franche-
JUILLET AITX CHAMPS 111
ment, nos voisins ont des sports que nous leur envions plus que
celui-là.
L'alouette, une mère Gigogne exemplaire, en est déjà à sa
seconde couvée. Le rossignol est devenu muet. On ne l'entend
pas plus la nuit que le jour; il est devenu père de famille et il
sait que ses enfants préféreront le moindre vermisseau à la plus
mélodieuse de ses chansons; quand il s'agissait de charmer sa
compagne ou de tromper l'ennui que les jours de la couvaison
avaient pour elle, à la bonne heure !
Avec des motifs bien moins honorables, le coucou, de son côté,
se montre moins bavard; on ne l'entend plus guère que le matin
et le soir, et à d'assez longs intervalles ; le coucou a le cœur léger
de tous les célibataires; le vin bu, au diable le verre! La fauvette
grise cessera également de chanter à la fin du mois. Le roucou-
lement de la tourterelle va devenir la note dominante. Aimez-
vous ce refrain doucereux? Pour moi, il me produit l'effet de ces
beaux yeux qui restent tendres et langoureux même quand leur
propriétaire vous demande de lui passer la moutarde. Les ortolans
se montrent en abondance dans le Midi, où les chasseurs au filet
capturent les jeunes de ces oiseaux, qui leur serviront d'appe-
lants l'année suivante.
Au temps où le domaine de la couronne était placé en dehors
du droit commun, les laissez-courre recommençaient avec le mois
de juillet ; ces chasses, auxquelles les officiers de la vénerie étaient
seuls à prendre part, se motivaient par la nécessité de mettre les
meutes en haleine; cependant, telles n'étaient pas les traditions
de l'ancien régime, où Ton attendait que le cerf eût touché au bois,
c'est-à-dire dégagé sa tête de la peau veloutée qui la couvre au
moment du refait, en la frottant contre les arbres, pour le donner
aux chiens.
Si la suppression de ces privilèges a valu à ces nobles animaux
quelques coups de fusil de plus, en revanche, elle leur a assuré
de complets loisirs pendant la période d'été, et ils en usent. Leur
rcfdit est complet, quoiqu'il lui faille encore quinze jours ou trois
semaines pour arriver à sa complète maturité ; ils se tiennent,
en ce moment, dans les alentours des mares et des fontaines,
et recherchent les bons gagnages où ils vont se charger de
venaison.
Quelques daims donnent encore des faons. Les jeunes carnas-
siers sont sortis de la période d'allaitement ; les renardeaux com-
112 L.V LECTURE
niencent à prendre leurs repas aux aJ^ords du terrier, où la nièro
leur partage la proie qu'elle leur rapporte.
Les louveteaux ont quitté le liteau qui leur a servi de berceau,
parcourent leur bois natal, mais sans en sortir, et reçoivent de
leurs' digues parents les i)remières leçons de brigandage, aux
dépens du gibier le plus souvent.
C'est dans ce mois que naissent les petits d'un joli petit ani-
mal, d'un voisinage désagréable pour les propriétaires d'espa-
liers, le loir; le sommeil hivernal qui l'a longtemps soustrait aux
incitations piùntanières, la nécessité de prendre le temps do se
frotter les yeux en s'éveillant, l'ont mis en retard sur tous les
autres quadrupèdes.
La pêche est entrée dans sa période d'activité ; cependant,
lorsqu'une température inclémente a retardé le frai, les poissons
étant sans appétit tant qu'ils se trouvent sous son inlluence, les
profits de la ligne sont encore modestes, au moins pendant la
j)remière moitié du mois. Ce ne sera que le matin et le soir que
l'on pourra réaliser quelques captures; et puis, comme à la chasse
du bécasseau, si bredouille il y a, elle s'encadre si agréablement
à ces heures privilégiées, que l'on ne songe pas à la maudire.
Les lignes de fond tendues pendant la nuit vous donneront des
anguilles en bon nonibre et quelques perches (pii, après le bro-
chet, sont les premières débarrassées, de toute la population aqua-
tique. Les nasses drues prennent du goujon et des anguilles; en
amorçant avec quehfue libéralité et surtout en ajoutant à ses
pelotes une substance sufilsamment odoriférante, l'épervier ramè-
nera force blanchaille; mais, pour que fdets et lignes soient en
mesure de faire merveille, il faut du soleil et de la chaleur.
G. DK CllLUVILLE.
I
Le Gcrant : H. Dutk.citrk. p.ru. - Soc. dimp. pall dliont. ^l;l.)
UN MOiMENT DE COLÈRE
I
Lesdomosti([ues de M. et M"® Escudier, à leur retour du spectacle,
s'aperç;ureut avec étonnement que Monsieur et Madame n'étaieut
pas rentrés. Habituellement, quand Monsieur et Madame dî-
naient en ville, ils renti^aient vers onze heures. La fennne de cham-
bre attendit. A" trois heures du matin, Monsieur rentra seul.
La femme de chambre, stupéfaite, demanda où était Madame.
— Madame ne rentrera pas. Vous pouvez vous coucher.
Le lendemain, les domestiques se levèrent de bonne heure
pour avoir le temps de bavarder sur cet événement. Ils commen-
cèrent par établir les faits : dans la journée de la veille, la femme
de chambre, qui connaissait un auteur dramatique, avait reçu
une loge pour les Bouffes du Sud ; sachant que les maîtres
dînaient en ville, elle avait demandé à Madame la permission de
sortir avec la cuisinière. Monsieur, qui se trouvait là, avait dit
qu'il n'aurait pas besoin du valet de chambre et qu'on pouvait
l'emmener aussi. Toute la domesticité était partie à sept heures,
laissant Madame habillée, prête à sortir, et Monsieur finissant
une lettre. On n'était pas allé chercher de voiture : la place était
à queh[ues pas, et il faisait sec. Depuis ce moment, on ne savait
plus rien. Qu'avait-il pu se passer?
M, et M'"^ Escudier étaient mariés depuis un an. Ils étaient
riches puisqu'ils habitaient, dans le quartier neuf de la plaine
Monceau, un jolip etit hôtel coquettement meublé ; on voyait bien
d'ailleurs que l'argent ne manquait pas : les fournisseurs n'avaient
pas besoin de présenter leur s notes deux fois, et, à table, les
questions pécuniaires n'avaient aucune part dans la conversation.
Mais le ménage était quelquefois orageux. Monsieur était
doux, taciturne et entêté ; jamais il ne s'emportait, mais, quand
une fois il s'était mis dans la tête de ne pas vouloir quelque chose.
LECT. — 50 I^ — ^
114 LA LKCTUHË
il était impossible de le faire céder. Les domestiques ne l'ai-
maient pas, parce qu'il était froid et cassant. Madame était,
naturellement, d'un caractère tout opposé : elle avait beaucoup
de caprices et a|)portait à les satisfaire une passion véhémente ;
elle faisait des scènes, criait, tempêtait, et, en fin de compte,
c'était toujours elle qui souriait la première et venait embrasser
son mari. Elle était jalouse, n'aimait pas que son mari sortît seul,
surtout le soir, et aurait voulu lire toutes les lettres qu'il rece-
vait ; mais il défendait obstinément son indépendance, ne voulait
pas dire d'où il venait, et prétendait rester maître de sa corres-
l)ondance. En somme, les deux époux paraissaient s'adorer;
mais la vie comnmne n'était pas sans diflicultés.
Ils voyaient peu de monde, et la plupart des personnes qui
fré(pientaient la maison étaient de la famille ou des amis de
Monsieur. On entendait (Quelquefois parler des i)arents de
Madame, mais ils ne venaient jamais.
Après avoir commenté toutes ces circonstances, les domestiques
n'y trouvèrent aucune raison de nature à expliquer pourquoi
Madame avait découché. Le valet de chambre n'y tint pas, et
demanda formollement à Monsieur s'il fallait mettre le couvert
de Madame et quand elle reviendrait.
— Continuez le train ordinaire, lui fut- il réj>ondu, et laissez-
moi tranquille.
On mit le couvert de Madame pour déjeuner, puis pour dîner.
A paitir du lendemain, on ne le mit plus.
Monsieur était sombre et ne disait pas une parole ; il restait
absent des journées entières. Deux ou trois personnes parmi
celles ([ui venaient le voir purent le trouver chez lui, mais on ne
sut pas ce (pi'il leur avait dit. Ce mystère devenait insupportable.
La fennne de <hambrc eut l'idée d'aller voir sa camarade de
la maison où M. et M""'" Escudier devaient dîner le jour de l'évé-
nement; elle y aj)prit qu'on les avait attendus jus([u'à huit heures
et qu'on ne les avait pas vus. Peut-être avaient-ils écrit, mais il
n'était [)as anivé de dépèche ce .soir-là. L'absence de Madame
devenait de plus en plus inexplicable. Il fallait qu'il fut survenu
(pielquo chose d'extraordinaire tout de suite après le départ des
domestiques, pour (pic M. et M"" Escudier eussent ainsi manqué
de paiolc Et où avaient-ils dîné? Ce n'était |>as chez eux : .si,
une l'ois s».uls, ils avaient eu la fantaisie de ne pas sortir et de
dîner en tête à tète, ils auraient bousculé le bulTet de la salle à
UN MOMENT DE COLERE lia
manger et l'armoire de l'office : rien n'avait été dérangé. Et puis,
Madame n'avait pas emporté de bagages, pas même une valise,
pas même un sac de nuit. Elle était partie en toilette du soir,
sans rien à la main, et elle n'était pas rentrée.
L'histoire ne tarda pas à se répandre dans le quartier. Elle ne
pouvait intéresser directement que les fournisseurs de la maison,
qui connaissaient M. et M"*® Escudier ; ils disaient que Madame
était une dame bien gentille et qu'elle ne devait pas être heureuse.
Ils en parlèrent à leurs connaissances et J'affaire fît du bruit. Le
peuple aime les choses mystérieuses, mais à condition qu'on
finisse par lui dire le secret ; il consent à suspendre sa curiosité
pendant les actes d'un drame, mais il sait qu'elle sera satisfaite
au cinquième acte. Il veut avoir le dernier mot du mystère.
On se mit donc à chercher ce qu'avait pu devenir M™® Escu-
dier ; on se perdit en conjectures sur ce qui avait dû se passer,
le jom' de sa disparition, entre sept heures du soir et trois heures
du matin; on observa le visage de M, Escudier quand il sor-
tait ou rentrait, et on lui trouva l'air étrangement soucieux. Il
se forma des groupes devant l'hôtel ; on y discutait les circon.
stances possibles de ce drame intime ; des plaisants inventèrent
toute une histoire qu'ils racontaient aux passants, et les sergents
de ville durent intervenir pour faire circuler la foule.
Les gens sérieux du quartier, pères de famille et patentés,
désapprouvaient ces attroupements, mais estimaient que la
justice aurait dû se mêler de l'affaire : il n'est pas admissible
que, dans un- pays civilisé, on puisse faire disparaître sa
femme sans avoir de comptes à rendre à personne. Les gens
riches ont des accointances avec la police et on ne leur demande
rien dans des cas oîi un pauvre diable serait arrêté sans délai.
D'autre part, on s'étonnait que la famille de la jeune femme
n'eût pas encore paru. On peut être brouillé avec ses enfants •
ce n'est pas une raison pour les laisser tuer sans rien dire. Peut-
être les parents de M"® Escudier ne savaient-il pas ce qui s'était
passé. Il aurait dû se trouver quelqu'un pour avoir la charité de
les prévenir. Et les groupes se reformaient aux abords de la
maison, avec des attitudes curieuses et menaçantes; on ne tenait
plus compte des injonctions des agents, et Tordre conmiençaità
être compromis dans la rue, si bien qu'un jour le commissaire
de police se présenta chez M. Escudier.
— Monsieur, lui dit cet habile fonctionnaire, il se produit
110 LA LECTURE
depuis quelques jours, autour de votre maison, un tumulte regret-
table dont je ne m'explique pas bien la cause. J'ai commencé par
envoyer des agents pour dissiper ragglomération du public, mais
les rassemblements se reforment à mesure (ju'on les disperse, et
j'ai dû me préoccuper de ce ([ui les motivait. J'ai recueilli des
rumeurs singulières aux(|uelles je ne puis attacher aucune
créance; mais je voudrais être en mesure d"y réi)ondre, aussi
bien dans votre intérêt ([ue dans celui de Tordre, et je suis venu
pour vous demander qucl({ues explications qui me mettent en.
mesure d'agir en connaissance de cause.
Le cc'inmissaire de police avait eu (|uel({ue peine à arriver au
bout de sa phrase : il s'attendait à être interrompu dès les pre-
miers mots et n'avait pas préparé un discours. Mais il se trouvait
en présence d'un homme impassible qui l'écoutait tout le temps
sans desserrer les lèvres et en le regardant entre les deux yeux.
Lorsqu'il se fut tu, M. Escudier lui répondit :
— J'ai en effet rcinarcjué, monsieur le commissaire, que des
groupes stationnaient devant ma porte; j'ignore ce qui peut y
donner lieu. Je n'en ai jusqu'à présent éprouvé aucun dommage
et je ne formule pas de plainte. Si cela gène la circulation sur la
voie publique, s'il en résulte un trouble quelconque pour la tran-
quillité du quartier, il vous ai)partient sans doute de prendre les
dispositions nécessaires i)our faire cesser cet état de choses. Je
serai charmé, j^our ma part, de n'avoir plus à traverser cette
haie de populaire toutes les fois «{uc je veux entrer ou sortir.
Cela dit, M. Escudier se rencogna dans son fauteuil comme un
honmie qui a fini de parler.
— Permettez-moi de vous faire reman^uer, monsieur, reprit le
commissaire de police très poliment, que la situation actuelle ne
saurait se prolonger. Les attroupements dont vous êtes l'occa-
sion n'ont pas encore un caractère inquiétant: c'est un mouvement
restreint et localisé ; mais si l'on n'y mettait ordre prompteinenl,
l'émotion pourrait se ])ropager dans les quartiers voisins, et, le
jour où l'on saurait qu'il y a ici un commencement d'agitation,
c'est tout Paris «pic vous auriez sous vos fenêtres.
— Je serais vraiment désolé, monsieur le commissaire, ({ue
cela put créer au gouvernement la moindre difficulté, mais ce
n'est pas moi que cela regarde. S'il se produit des désordi'es dans
la rue, vous avez à votre disposition, j>our les prévenir ou les
réprimer, des Ijrigades d'agents de police ; si elles ne suffisent
UN MOMENT DE COLÈRE 117
pas, on n'a qu'à faire venir de la ligne, et, si le mouvement
prend une extension redoutable, on peut employer le canon.
Mais je ne comprends pas pourquoi vous vous adressez à moi
dans cette circonstance. Que voulez-vous que j'y fasse?
— Puisque vous me le demandez, monsieur, je vais vous le
dire : ce qui motive l'émotion de cette foule dont vous avez vous-
même remarqué la présence insolite dans une rue habituellement
tranquille, c'est la disparition de M""* Escudier. Je ne sais ce qui
a pu donner naissance aux bruits qui courent, mais on raconte
que, depuis plusieurs jours, M"^ Escudier n'a pas reparu chez
elle, et l'on va jusqu'à vous accuser d'un crime. Je ne doute
pas que ces rumeurs soient dépourvues de toute vraisemblance ;
mais si vous vouliez bien me dire quelques mots d'explication au
sujet de l'absence de votre femme, je pourrais faire démentir les
récits qui ont cours, rassurer l'opinion publique et calmer une
fâcheuse effervescence.
M. Escudier se leva et, d'une yoix brève, mit fin à la visite en
ces termes :
— Je n'ai pas d'explications à vous donner, monsieur le com-
missaire, sur la disparition de M'"'' Escudier. Le fait qu'elle n'est
pas ici ne saurait constituer à ma charge aucune infraction aux
lois et règlements de police, et, si l'on m'accuse d'un crime, c'est
à l'autorité judiciaire d'en rassembler les preuves.
Le commissaire de police n'avait plus qu'à se retirer; il n'avait
recueilli de sa visite aucun renseignement propre à satisfaire la
curiosité publique; mais, pour mettre sa responsabilité à couvert,
il rédigea un rapport détaillé sur ce qui se disait dans le quar-
tier, sur l'entretien qu'il avait eu avec M. Escudier et sur la
disposition des lieux. Ce fut la première pièce du dossier.
La presse ne pouvait rester longtemps étrangère à ces évé-
nements. Déjà quelques journaux avaient reçu de leurs abonnés
des lettres dans lesquelles ceux-ci se plaignaient qu'on ne fît
jamais mention dans leur journal des accidents et des crimes qu^
se produisaient dans le quartier delà plaine Monceau. Il semblait
que toute la publicité fût réservée pour les quartiers du centre ou
pour quelques faubourgs privilégiés, comme si les difïérentes
parties de la ville n'avaient pas droit au même traitement depuis
l'annexion.
Mais aussitôt que l'affaire eut fait l'objet d'un rapport de police»
les journaux commencèrent à en parler. Ce fut d'abord à mots
118 LA LECTURE
couverts : on se bornait à dire que le plus riche des quartiers
neufs ("tait en proie à une vive émotion, par suite de la dispari-
tion subite et inexpli([uée d'une jeune femme appartenant au
meilleur monde, m.iis qu'on ne voulait pas se faire prématuré-
ment l'écho des graves accusations qui se formulaient tout bas.
Le lendemain, un journal plus hardi, ou plus pressé d'argent,
donna des initiales et imprima tout au long le nom de la rue,
dans le vilain espoir que la famille viendi-ait peut-être lui deman-
der de n'en pas dire davantage. Ce fut la Petite Gazette qn\ donna
les détails les plus complets : un de ses rédacteurs connaissait
l'auteur dramatique (|ui avait donné la loge à la femme de cham-
br<'; il put ainsi se mettre en rapports avec elle, et, grâce aux
indications qu'elle fut ilattée de lui fournir, il fut en mesure
d'annoncer à ses lecteurs que la jeune femme s'apjielait Léonore
et son mari Gustave; il décrivit le mobilier et donna quelques
renseignements sur les habitudes de la maison.
Ce numéro tomba sous les yeux des parents de M""" Escudier;
le père, M. Chanq)ion, accourut chez son rendre et lui demanda
à brùle-pourpoint :
— Ou'avez-vous fait de ma lille?
— Je n'en ai rien fait, monsieur.
— Où est-elle?
— Je n'en sais rien.
— Alors, vous ne voulez rien dire?
— Non, monsieur.
M. Chanqiion comprit tout de suite cpi'il perdrait son temps à
insister; il lit causer les domestiques, se présenta chez le com-
missaire de ])olice, et, après avoir recueilli toutes les indications
possibles, alla trouver le pr(''fet de i)olice.
Celui-ci lui exj)liqua tranquillement qui! va tons les jours des
femmes (pii disparaissent du domicile conjugal; il eut même
l'obligeance de lui communiquer une statisticpui dressée, avec
beaucoup de soin, par un sous-chef de bureau de la Pr{''fecture,
et de laquelle il résultait (pie la moyenne annuelU; de ces dispa-
ritions était beaucoup plus élevée pour les femmes de vingt et un
à trente-cinq ans (jue pour les femmes i)his jeunes ou plus âgées.
Le père,tlésolé,se récria contre l'hypothèse <pie contenait cette
communication; il répondait de sa fille, et d'ailleurs, à supposer
• {u'elle eut volontairement quitté son mari, elle nurait annoncé
son intention ou expliqué sa fuite, elle aurait emporté des bagages
UN MOMENT DE COLERE 1 19
et surtout le mari n'aurait pas accepté ce départ avec une aussi
incroyable résignation. Mais le préfet de police lui imposa ce
dilemme : Ou bien Madame votre fille est partie volontairement;
je vais vous adresser au chef de la police municipale qui mettra
à votre disposition des ai^ents lia])itués à ce genre de recherches;
vous en serez quitte pour ({uelques billets de mille francs, mais
je doute du succès en l'absence de tout indice. Ou bien il y a eu
un crime, comme vous paraissez le croire; je n'ai pas d'éléments
suffisants pour en prescrire spontanément la recherche ; mais
vous pouvez vous adresser au procureur de la République, <jui,
sur votre dénonciation, mettra en mouvement les rouages de la
justice.
C'était bien grave; mais le malheureux père, après en avoir
délibéré avec sa femme et quelques amis, après avoir envoyé à
M. Escudier le notaire de la famille qui ne put obtenir aucun
éclaircissement, pensa qu'il ne pouvait prendre son parti de la
disparition de Léonore, et se décida à saisir l'autorité judiciaire.
Le procureur de la République se fit expliquer la situation.
M. et M™* Champion étaient de riches propriétaires dont Léonore
tétait la fille unique. Ils avaient connu Gustave Escudier à la cam-
pagne chez des amis honorables. Gustave était lui-même d'une
bonne famille qui avait eu de la fortune, mais qui n'en avait plus.
On ne savait rien de fâcheux sur son compte, si ce n'est qu'il était
sans argent et sans position. On n'avait pas cru pouvoir encou-
rager ses assiduités auprès de M"^ Champion ; mais celle-ci s'était
éprise d'une grande passion pour ce beau cavalier. Les parents
avaient refusé de consentir au mariage ; la jevme fille avait déclaré
qu'elle n'aurait jamais d'autre mari. On s'était obstiné de part
et d'autre, et quand, à sa majorité. M'"" Champion avait voulu
passer outre, les parents s'étaient laissé notifier les actes res-
pectueux. Malheureusement, Léonore, une fois majeure, avait la
libre disposition d'une fortune qui lui avait été laissée par sa tante,
et le jeune homme devait bien le savoir. Le mariage s'était fait
contre la volonté, formellement exprimée, des parents, et, depuis
lors, toutes relations avaient été rompues.
On savait, par les domestiques et par les amies d'enfance de
Léonore qui continuaient à la voir, que le ménage était troublé,
qu'il y avait fréquemment des scènes violentes entre les deux
époux. Le mutisme dans lequel se renfermait M. Escudier auto-
risait à tout croire ; car il n'avait aucun intérêt à faire le silence
i:0 LA LECTUHE
sur les torts de sa femme si elle en avait, ()u à cacher les motifs
de son absence s'il les connaissait. Sans doute, il répugnait à
l'esprit d'imputer un assassinat à un homme que son éducation
et son milieu semblaient mettre à ral)ri de pareils soupçons. Mais
il n'était pas impossii)le que cet homme, d'une nature concentrée,
se fût laissé emporter par un mouvement de colère, et que, le
crime conmiis, il eût applujué toutes les ressources d'un esprit
cultivé à en faire disparaître les traces.
Le procureur de la Ilépublique avait peine à croire qu'un
homme dans la situation de M. Escudier eût pu commettre une
action aussi épouvantable; il savait, d'ailleurs, combien il est
difficile de faire disparaître un cadavre. Si le mari était revenu
de voyaize sans sa femme, on aurait pu croire qu'il l'avait jetée
dans un précipice, noyée dans une rivière ou étoulïéeau fond d'un
bois. Mais il n'avait pu sortir de chez lui qu'à sept heures du
.soir; il y était entré à trois heures du matin. Ce n'était pas en
huit heures qu'il avait pu trouver le temps nécessaire à l'exécu-
tion du crime. Seulement, il était légitime d'exiger de lui des
explications sur l'emploi de son temps et sur les causes qu'il
pouvait attribuer lui-même à cette anormale disparition.
Gustave Escudier l'eçut le lendemain l'invitation de se présen-
ter au cabinet du procureur de la I>épubli([uc pour affaire le con-
cernant. Ce magistrat, en le voyant entrer, fut fraijpé de l'expres-
sion de .sombre volonté qui était empreinte sur ce visage; on y
lisait dès l'abord une résolution froide et une pleine possession
de soi-même. Gustave Escudier s'assit sans rien dire, en regar-
dant attentivement le procureur de la Rt'publique. Les deux
hommes s'observaient avant d'en venir aux mains. Le procureur
attendit un instant, dans l'espoir f{ue son vis-à-vis trahirait, par
ses premiers mots, un sentiment qufIcon({ue; mais, le silence se
prolongeant, il dut engager lui-même la conversation.
— Je vous ai fait venir, monsieur, pour vous demander des
explications sur la disparition de M"" Escudier. Je vous préviens
que j'ai été saisi de l'affaire par la famille de votre femme, et
j'espère que vous ne persisterez pas devant moi dans l'attitude
que vous avez eue lors de la visite que vous a faite le commis.saire
de police. Les circonstances (jui ont accompagné cette dispari-
tion sont assez graves pour que la justice ait le devoir de vous
en demander compte.
— Je n'ai pas autre chose à vous dire, monsieur le procureur
UN MOMKXT OR COI.ERF. 121
de la Rcpubli({ue, que ce que j'ai déjà répondu aux per-
sonnes qui m'ont interrogé à ce sujet : je ne sais pas oîi est
M""'- Escudier.
— Dans quelles circonstances est-elle parîie de chez vous?
— Cela ne vous regarde pas.
— Comment, monsieur! s'écria le magistrat interloqué. Vous
oubliez que vous parlez au représentant de la justice : je suis en
mesure de vous en faire souvenir.
— Je ne sais pas à quel titre vous vous permettez de me
questionner sur ce qui se passe chez moi, et je trouve votre
curiosité parfaitement indiscrète.
— Il ne saurait y avoir d'indiscrétion dans l'exercice d'une
mission légale. Je vous invite à me répondre et à le faire conve-
nablement.
— Donnez-moi l'exemple en ne vous mêlant pas de mes affaires
sans en être prié.
— Je suis obligé de me mêler de vos affaires, repartit le pro-
cureur qui commençait à s'impatienter ; avant de donner suite
à la plainte, j'avais désiré en causer avec vous, dans l'espoir que
les explications que vous m'auriez fournies de bon gré m'auraient
mis à même de calmer les angoisses d'une famille justement
alarmée ; mais vos réponses justifient toutes les suppositions.
— De (|uelles suppositions voulez -vous parler? demanda
Gustave Escudier.
— Vous avez tué votre femme.
— Monsieur, vous êtes un impertinent!
— Prenez garde, monsieur : vous outragez un magistrat.
— C'est vous qui m'avez outragé le premier, en dirigeant
contre moi une allégation qui n'est pas de mise entre gens bien
élevés. Désignez-moi deux de vos amis ; je les mettrai en rapport
avec les miens, et nous leur soumettrons le différend.
— Une provocation! C'est bien. Vous pouvez vous retirer. Je
saurai bien vous forcer à répondre.
— Ce n'était pas la peine de me déranger si vous n'aviez pas
autre chose à me dire.
Les deux interlocuteurs se séparèrent froidement.
Le procureur de la République était indigné et exaspéré. Il
avait l'habitude de parler à des gens humbles qui s'efforçaient de
ne pas le contrarier et lui témoignaient une soumission respec-
tueuse, et il ne pouvait admettre la prétention de Gustave Escudier
iù2 LA LECTUHK
(le traiter avec lui d'égal à égal. Il avait été sur le point de le
faire arrêter, séance tenante, sous la prévention d'outrages à un
inaL'istrat dans rcxercicc de ses fonctions; puis il avait craint de
s'engager dans une fâcheuse alTaire en ouvrant des poursuites
sur un incident tout personnel. Il est toujours désagréable d'avoir
à dire (pi'on a été traité de haut en bas.
Il avait d'ailleurs un moyen, parfaitement régulier, de faire
comprendre à son adversaire qu'on ne se joue pas ainsi de la
justice ; c'était de faire suivre à la procédure sa marche normale.
Le jour même, il transmit les pièces au juge d'instruction, avec
.son ré((uisitoiro, et le lendemain le conuuissain^ de police, accom-
pagné de deux aiionts, se présentait chez M. Escudier, porteur
d'un mandat d'amener. Le prévenu ne fit aucune résistance et
aucune observation. Il fut, conformément à la loi, conduit dans
les vingt-quatre heures devant le juge d'instruction, qui lui fit
subir un premier interrogatoii'e.
Interpellé sur le point de savoir s'il voulait réj)ondre, le pré-
venu Escudier déclara <(ue le mandat d'amener avait modifié la
situation : jus({u'alors il avait été un citoyen agissant dans la
plénitude de sa liberté, il avait estimé n'avoir jkxs à ré|)ondre à
des questions qu'on n'avait pas le droit de lui faire et il s'était
conq)i)rté à l'égard des visiteurs, du commissaire de police et du
procureur de la Répul)li({\ie, comme avec des importuns sans man-
dat. Maintenant ({u'il était sous la main de la justice, il n'avait
plus de raisons pour ne pas se prêter à l'accomplissement de
l'oeuvre judiciaire ; il ne se considérait pas vis-à-vis du juge
d'instruction conmic un homme en face d'un honmie, mais comme
un prévenu en face d'un représentant de la l(ti, et il était disposé
à rf'pondre aux questions ipii lui seraient adressées, en tant
(pi'elles se l'attacheraient à la prévention.
En con.séquenre, il déclina ses nom, prénoms, Age, prof(îssion,
demeure et lieu de n.iissance, il nflii-ma ;iu juge d'instruction, qui
le lui demandait, cpi'il savait lire et écrire, cpi'il n'avait jamais
été au Itagne, qu'il avait satisfait .uix obliiratious du sei-vice
militaire et ([u'il ne.se connaissait ])as d'.intécédents judiciaires.
Mais quand U; magistrat instructeui- lui demanda s'il .ivait tué sa
femme, il se b<»rn;i à répondre :
— Non.
— Où est-elle ?
— .le ne sais pa<.
UN MOMENT DE COI.KRE 123
— Quand est-elle partie ?
— Le mardi 14, entre sept heures et sept heures et demie.
— Quelles circonstances ont motivé son départ ?
— Je n'en dois compte à personne.
Le juge d'instruction lui fit remarquer que ce refus systéma-
tique de répondre aggravait singulièrement son cas et constituait
même, à vrai dire, la seule charge sérieuse qui pesât sur lui.
Il répliqua, avec un imperturbable sang-froid, qu'on ne pou-
vait pas le poursuivre pour le fait que sa femme était partie du
domicile commun, et c'était la seule chose qu'il avouât.
— ^'ous m'accusez d'avoir tué ma femme, disait-il ; je le nie.
C'est à vous d'en faire la preuve. Montrez-moi le cadavre. Je ne
peux lias prouver que je n'ai pas tué ma femme; prouvez-moi
que je l'ai tuée.
— Mais quelles raisons avez-vous pour refuser des éclaircisse-
ments qui vous sauveraient d'une accusation capitale ? S'il s'agit
de faits d'une nature délicate ([ui intéressent l'honneur de votre
nom, vous devez avoir assez de confiance dans la justice de
votre pays pour savoir qu'ils ne seront pas divulgués. Le devoir
professionnel du magistrat, aussi bien que son honneur person-
nel, vous en est garant. Si vous ne répondez pas, c'est que vous
avez quelque chose à cacher. Mais il est de votre intérêt de
parler; car ce que vous pouvez avoir à cacher ne serait jamais
aussi grave que ce dont vous êtes accusé.
— Je ne répondrai à aucune question qui ne se rattache pas di-
rectement au fait doni je suis accusé. Alléguez des preuves; j'en
discuterai la valeur. La disparition de ma femme n'est pas une
preuve que je l'aie tuée.
Le juge, à la suite de cet interrogatoire, décerna un mandat
de dépôt contre Escudier et connnença l'instruction.
II
L'émoi du quartier s'était calmé aussitôt qu'on avait su l'arres-
tation d'Escudier; maintenant qu'il était entre les mains de la
justice, on ne doutait pas que la lumière se fît sur cette téné-
breuse affaire. Mais les journaux s'étaient jetés avec avidité sur
cette aventure qui arrivait à point pour défrayer leur rédaction à
un moment où la politique chômait. Ils ouvrirent pour leur jîropre
compte une enquête approfondie et fouillèrent sans scrupules
12i lA I.KCTLIRE
dans la vie la plus intime de toute la famille Champion et de
toute la famille Escudier. On insinua que la fortune de M. Cham-
pion avait j>our origine des fournitures militaires qui avaient
(Ictnné lieu de suspecter sa probité, et l'on découvrit qu'un oncle
de Gustave était mort dans une maison de santé. L'instruction
n'avait pas à s<' préoccuper de ces vains commentaires : elh^ ne
pouvait s'attacher qu'à des faits précis et positifs.
Le juge d'instruction fit d'abord comparaître comme témoins
les domestiques, qui déposèrent ce qu'ils savaient. Ils avaient
assisté à des discussions assez vives qui prenaient généralement
naissance dans la jalousie de Madame ou dans l'irritation de
Monsieur contre les parents de Madame; mais le désaccord ne
s'était jamais manifesté autrement que par des éclats de voix.
Sur les faits qui avaient pu se produire le mardi 14, ils ne
savaient rien, sinon qu'ils étaient partis à sept heures, laissant
M. et M"'° Escudier chez eux, jirêts à sortir, qu'ils ne les avaient
]ias trouvés à leur retour, et (pie Monsieur était rentré .seul à trois
heures du matin. Cependant le ton général de leurs déj^ositions
était défavorable : soit qu'ils n'aimassent pas leur maître, soit
(pi'ils eussent un intérêt d'amour-propre à voir mener à bien une
accusation dont ils avaient fourni les premieis éléments, ils
ex|)rimaient la conviction morah' ([ii'il avait dû se jias.ser quchpie
rhose d'abominable.
Quant aux voisins, personne n'avait remarqué si M. et M"'° Es-
cudier étaient ou non sortis ce soir-là, ensemble ou séparément.
Ladifficult»'' d'établir i-e premier jioint mit en éveil la sagacité du
mairistrat : Escudier, dans les <piel<pies mots ([u'il avait consenti
à dire, avait déclaré qtie sa femme était partie entre sept heures
et sept heures et demie. Puisqu'il le disait, ce devait être faux. Un
homme de .sa trempe n'avait dû rien lais.ser échajiprr par inad-
vertance, et, s'il avait fourni cette indication, cène pouvait «^'tre
que pour égarer l'instruction sur une fausse piste. Alors ce devait
être dans la maison que M"" Escudier avait été assassinée, peut-
être sans préméditation, dans nu moment de colère. Enti-e sept
heures et minuit, heure à lacjuelle étaient rentrés les domesti-
f[ues, l'a.ssassin avait eu liiKj heures pour faire disparaître les
traces de son crime.
Il n'était j)as à croire tpi'il eût transporté le cadavre au dehors :
il n'aurait |)u le porter sur son dos à travers les rues de Paris,
il lui aurait fallu une voiture et il était môme impossible qu'il eût
i
UN MOMENT DE COLÈRE 1:25
introduit ce cadavre dans la voiture et qu'il l'en eût extrait sans
la complicité du cocher. Or il n'avait pas eu le temps de préparer
cette complicité puisqu'il ne savait pas, une heure d'avance, que
tous les domestiques sortiraient ce soir-là. Bien qu'il fût inad-
missible que le cocher eût transporté un cadavre sans s'aperce-
voir de rien, on chercha si une voiture avait chargé ce soir-là
devant la porte ou aux environs, et cette recherclie fut vaine.
Tout donnait donc à penser que le cadavre devait être caché
dans la maison. D'autre part, il y avait une circonstance qui
semblait indi([uer la préméditation : la femme de chambre n'avait
demandé que la permission de sortir avec la cuisinière ; Escudier,
(jui n'était pas bon pour les domestiques, avait spontanément
offert de laisser sortir le valet de chambre. Il avait voulu se
ménager ainsi l'occasion de rester seul avec sa femme.
On fouilla non seulement tous les recoins et toutes les armoires,
de la cave au grenier, mais les barriques et les ballots, on sonda
les murs, on creusa le sol, on leva les lames des parquets et les
marches des escaliers : on ne trouva rien.
Il fallut en revenir à la première hypothèse : c'était qu'Escu-
dier avait emmené sa femme et l'avait attirée dans un endroit
écarté où l'on retrouvei'ait, un jour ou l'autre, le corps dans un
état de décomposition avancée qui ne permettrait plus d'en
constater l'identité. Ce serait un cadavre inconnu à ajouter à
ceux (|u'on retrouve journellement en draguant la Seine ou en
allant dt\jeuner dans les bois. 11 était probable qu'Escudier n'au-
rait pas connnis le crime à Paris même : il devait trop bien savoir
combien il est difficile de cacher longtemps les traces d'un meurtre
sur un territoire qui est continuellement sillonné en tous sens par les
passants et surveillé, sans qu'on s'en doute, par une police dont
l'effectif est celui d'une armée. Il avait même eu le temjjs de
conduire sa femme très loin ; en supposant qu'il lui eût fait pren-
dre un des trains rapides qui s'éloignent de Paris, dans toutes les
directions, vers huit heures, il avait pu, en deux heures, la me-
ner à trente lieues, avoir deux heures devant lui pour accomplir
son criminel dessein, repartir vers minuit et être rentré chez lui
à trois heures du matin. C'était donc dans un rayon de trente
lieues autour de Paris qu'il aurait fallu chercher le cadavre,
c'est-à-dire qu'il n'y avait pas à y songer.
Les parents de Léonore furent entendus à leur tour et firent
porter leur déposition principalement sur les mobiles qu'on pou-
1-26 I.A LECTUIU-:
vait. attribuer au criuie. Ou no pouvait plus l'cxpliijuer par uu
niouvemt'ut subit de fureur, puisque, dans ce cas, le meurtre
aurait été commis sur i)lace et aurait laissé quelques vestiges.
L'hypothèse d'un voyage impliquait une résolution longuement
mûrie et froidement exécutée ; on pouvait croire alors que la
cui)idité n'était pas étrangère à ce lugubre drame : il était plau-
sible qu'Escudier, après avoir fait un mariage très avantageux
sous les apparences d'un mariage d'inclination, eût voulu se
débarrasser de la feunne et garder l'argent. Cela lui était d'autant
plus facile que toute la furtime de Léonore était en titres au
porteur.
Il fallait donc rechercher si les valeurs avaient disparu de la
maison pour être soustraites à la revendication des léL^itimes
héritiers. Le juge d'instruction se transporta au domicile du
prévenu et procéda à une perquisition minutieuse dans tous les
papiers : il trouva la fortune intacte. Mais, au cours de ses re-
cherclies, il mit la main sur une pièce qui était de nature à faire
peser sur Escudier les plus graves suspicions : c'était le testa-
ment de Léonore, ({ui instituait Oustave r'scudier légataire
universel, et qui était daté de six jours avant le crime.
C'était un grand pas que venait de faire l'instruction ; on con-
naissait désormais TinténH qu'avait le mari à supprimer sa
femme. Il y avait cependant une objection, c'est que, pour hé-
riter, il aurait dû produire l'acte de décès de sa femme, et, en la
faisant disparaître, il s'était mis hors d'état de faire dresser cet
acte. Mais il était facile d'y répondre : tant que le décès de
Léonore n'était pas régulièrement constaté, Esi^udier restait en
possession de la fortune, comme administrateur de la commu-
nauté, et personne n'avait rien à lui demaïKler ; si, plus tard, le
décès venait à être établi, le testament était là pour écarter toute
réclamation. C'était même habilement combiné.
Il y avait enfui une circonstance qui aggravait tous les jours la
situation du prévenu. Plus le temps s'écoulait, plus l'affaire avait
de retentissante publicité, plus il devenait impossible de soutenir
que M"" Escudier fût partie de son plein gré. (Quelques journa-
listes, par esprit de contradiction et de paradoxe, avaient entre-
pris de soutenir cette thèse (juc M"" Escudier était allée tout sim-
plement, avec l'assentiment de son mari, faire un voyage dont
ils ne voulaient pas révéler l'objet ; mais cette interprétation ne
tenait pas debout devant les proportions que le procès avait
UN MOMENT DE COLERE 127
prises. Il était évident, en effet, que M'"® Escudier serait re-
venue aussitôt qu'elle eût appris l'accusation dirigée contre son
mari : le jeune ménage ne pouvait avoir aucun intérêt assez im-
portant et assez mystérieux pour être préféré à la liberté, à la
vie et à l'honneur de l'un des époux. Chaquejour apportait donc
une aggravation aux charges redoutables qui pesaient déjà sur
Escudier ; il n'y avait malheureusement qu'une explication au
silence et à l'absence de sa femme : c'est (ju'elle était morte.
Cependant le juge d'instruction hésitait encore : en magistrat
intègre et consciencieux, il s'attachait à découvrir toute la vérité
et il désirait ne clore l'instruction qu'après avoir rassemblé un
faisceau de preuves incontestables. Il avait déjà recueilli les plus
justes présomptions : le fait de la disparition n'avait besoin que
d'être constaté ; l'intérêt du prévenu à commettre le crime était
établi ; l'emploi de son temps pendant la soirée et une partie de
la nuit du mardi 14 n'était pas justifié, et son attitude depuis le
premier jour, avant et pendant l'instruction, était au plus haut
degré compromettante. Mais il manquait le corps du délit ; il n'y
avait pas de pièces à conviction. Ce fut, comme il arrive souvent,
le hasard qui se chargea de combler cette lacune.
Des canotiers qui louvoyaient en joyeuse compagnie aux alen-
tours du pont d'Asnières ramenèrent au bout de leur gaffe un
vêtement de femme qui étonna le personnel de l'embarcation par
sa richesse, inusitée dans ces parages. C'était une sortie de bal
taillée à la dernière mode, en cachemire de l'Inde noir bordé de
passementeries d'or. On porte peu de ces vêtements sur la Seine,
et surtout on ne les y laisse pas tomber. Les demoiselles parlaient
déjà d'en tirer parti, bien qu'il semblât avoir longtemps séjourné
dans l'eau ; mais les jeunes gens, qui étaient sérieux et bons
citoyens, insistèrent pour que cette épave fût déposée chez le
commissaire de police, à défaut d'un bureau des naufragés dans
la région. Ils comptaient d'ailleurs la reprendre au bout d'un
an et un jour.
La sortie de bal, très fripée, fut portée à la préfecture de
police, où elle éveilla l'attention du bureau des objets trouvés, et
elle finit par arriver entre les mains du juge d'instruction. Elle
fut immédiatement reconnue comme ayant appartenu à Léonore :
la couturière qui l'avait confectionnée n'en avait fait qu'une de
ce dessin ; les amies de M""» Escudier se rappelaient la lui avoir
vue, et la femme de chambre témoigna, sous la foi du serment.
128 LA LECTURE
que Madame en était revêtue le mardi 14, à sept heures, au mo-
ment où elle allait sortir. Le ra|)i)ort des experts constata que
l'état de friperie du vêtement correspondait bien à la durée du
séjour qu'il avait dû faire dans l'eau; il aui"aitété dil'licile de s'en
rendre compte par l'étofTc, qui ne pouvait guère être plus
mouillée après plusieurs jours (ju'après plusieurs heures d'im-
mersion, et ({ui d'ailleurs était devenue sèche, lorsqu'elle fut sou-
mise à l'examen des gens de l'art. Mais les procédés merveilleux
dont dispose la science moderne permirent de constater avec une
])récision mathématique l'épaisseur de la couche qu'avait formée
l'oxyde de cuivre sur les passementeries d'or.
Le juge d'instruction fit subir à Escudier un nouvel interro-
gatoire et se heurta encore au même parti pris de mutisme ou de
dénégation.
— Avant de clore l'instruction, dit sévèrement le magistrat,
je Vous invite une dernière l'ois à entrer dans la voie des aveux.
Vous pouvez avoir à invoquer des circonstances de nature à atté
nuer votre culpaJjilité et à vous concilier, dans une certaine
mesure, l'indulgence des juges. En persévérant dans l'incroyable
système que vous avez suivi jusqu'à ce jour, vous ne pouvez, au
contraire, qu'aggraver votre position et encourir les dernières
sévérités de la justice.
Escudier répondit avec une cynique forfanterie :
— Montrt'z-moi le cadavre.
— .le ne puis vous montrer le cadavre ; ou ne l'a pas encore
trouvé, mais on sait déjà où il faut le cherchei-. I']n attendant, je
puis vous montrer ceci.
En disant ces mots, le juge découvrit la sortie de bal qui élait
étalée sur le dossier d'une chaise.
Escudier devint affreusement pâle et faillit s'évanouir, il ne
pouvait détacher ses rcirards de la sortie de bal, et ses yeu\
lixrs au milieu de sa figure livide donnaient à sa physionomie
une expression de terreur ({ui ne pouvait laisser sul)sister aucun
doute.
— ( Ml a-t-on trouvé cela? demanda Escudier d'une voix
étranglée.
— Vous le savez mieux que moi, répondit le juge avec un sou-
rire de satisfaction.
II y eut un moment de silence peiiciant lequel Escudier, atterré,
semblait rouler dans sa tète les plus sinistres souvenirs.
UN MOMENT DE COLERE 129
— Persisterez-vous encore à nier? demanda le magistrat.
— Je persiste à nier.
Uuelques jours après, le dossier était transmis à la «-liambre
des mises en accusation, qui renvoya Escudier devant la cour
d'assises de la Seine.
L'accusé, transféré de la maison d'arrêt de Mazas à la maison
de justice de la Conciergerie, fut interpellé de déclarer le choix
qu'il avait fait d'un conseil pour l'aider dans sa défense ; sur sa
réponse qu'il n'avait fait et n'entendait faire aucun choix, h- juge
délégué par le président de la cour d'assises lui désigna un dé-
fenseur d'office.
C'était maître Bonfils, un jeune avocat de Gascogne qui don-
nait déjà de brillantes espérances par l'accent de sincérité qu'il
apportait à défendre les plus mauvaises causes. Personne n'avait
pu supposer qu'un homme dans la situation d' Escudier ne choi-
sirait pas pour défenseur une des illustrations du barreau, ei le
choix de maître Bonfils éveilla bien des jalousies parmi les jeunes
avocats, qui auraient déployé toutes les ressources de l'intrigue
pour se faire désigner s'ils avaient soupçonné une pareille au-
baine. La cause qui depuis plus de deux mois tenait en haleine
la curiosité publi(|ue était appelée à un énorme retentissement et
devait donner lieu à des débats qui passionneraient non seule-
ment le public, mais le monde élégant. Il ne s'agissait pas là
d'un de ces misérables assassinats qui se plaident devant les
gardes municipaux et quelques rentiers désœuvrés, mais d'un
drame mystérieux dont les acteurs appartenaient à la classe opu-
lente. C'était l'occasion de débuter dans la carrière par un coup
de maître et de conquérir la célébrité en un jour. Aussi ne fut-ce
pas sans une émotion sincère que maître Bonfils parut pour
la première fois devant l'accusé qui devait faire sa fortune.
L'accueil qu'il reçut n'eut rien d'encoui^ageant : si Escudier
n'avait pas choisi d'avocat, c'est qu'il n'en voulait pas avoir.
Le jeune méridional commença par protester avec exubérance
de l'ardente conviction avec la({uelle il entreprenait cette dé-
fense : il n'avait jamais cru à une culpabilité contre laquelle
s'élevaient la naissance, la fortune, l'éducation et le caractère
d'un honnête homme, victime d'une erreur du parquet et abusi-
vement impli([ué dans une poursuite que rien n'autorisait. Il se
faisait fort de réduire en miettes l'accusation péniblement écha-
faudée, avec le concours de témoignages suspects, sur des in-
LECT. — 50. IX — 9
130 LA LECTURE
dices sans valeur. QueUc ;i|)]);nt'iicc y avait-il, en elîet, qu'un
galant homme dont le passé était irréprochable, les goûts sim-
ples et l'honoraltilité au-dessus de toute atteinte, se fût subite-
ment transformé en un odieux scélérat (it n'eût pas craint de
tremper dans le sang ses mains patriciennes ?
— Vous avez raison, répondit Escudier ; je suis de votre avis.
— Je con\prends, ajouta l'orateur, tout ce qu'il y a de délicat
dans la situation (jui m'est faite vis-à-vis d'un client comme
vous ; mais je mettrai tous mes soins à m'acquitter de la dillicile
mission (^ui m'est confiée sans alarmer de justes susce])tibilités.
Je ne vous demanderai de la vérité que ce qui sera strictement
indispensable pour les besoins de la défense ; je devine, sans
que vous ayez besoin d'y faire allusion, (|u'il y a dans votre
affaire un secret de famille, d'honneur ou de conscience : vous
pouvez être assuré que je toucherai cette plaie d'une main dis-
crète. Je n'exposerai au crand jour .des débats que ce qu'il vous
plaira de livrer à la publicité ; mais il est nécessaire (jue, dans
le secret de notre entretien, vous me parliez sans rétitence pour
([ue je puisse imprimer à la défense une direction utile. Il est
bien entendu, n'est-ce pas, que nous plaidons l'innocence absolue?
— Mais, monsieur, répondit le client, je n'ai pas demandé
d'avocat, je m'imagine (jue je saurai me défendre moi-même, et,
tout en vous remerciant de m'avoir exprimé des sentiments
auxquels je ne suis plus habitué depuis mon incarcération, je dé
sire conserver la direction de ma défense.
— Cependant la loi exige que vous soyez assisté par un défen.
seur, à peine de nullité de la procédure.
— Eh bien ! la foinialité se trouve remplie par le fait de votre
désii^nation ; je ne pense pas tjuc l;i Ini prescrives une assistance
matérielle ({ui dégénérerait promptenient <n oljsession.
11 fallut que maître Bonlils, connue les autres, prit son parti
d»; ne rien savoir ; dans ces conditions, la défense devenait sin-
gulièrement difficile. Un avcx-atà ([ui son client ne veut rien dire
se trouve dans une situ.ili<»n ([ui non seulement est grosse de
périls, mais qui fi-ise le ridicule. Ce n'était plus, à proprement
parler, une défense <|u'il y aurait à présenter, mais une sim])le
thèse à soutenir?
Mailro Bonfils passa en revue tous les arguments qu'il y avait
à faire valoir en faveur de son client, mais tout avait été déjà dit
dans la presse et dans les conversations. Où trouver les éléments
U\ MOMFNT DE COLÈRE - 131
d'un succès d'audience ? Comment réfuter l'accusation sans avoir
ni une explication à donner, ni une pièce à produire, ni un té-
moin à décharge à faire entendre ?
Escudier était d'ailleurs l'accusé le plus désagréable quV»n eût
jamais vu à la Conciergerie : il ne causait pas avec son gardien,
n'avait besoin ni de l'aumùnier ni du médecin, et éconduisait sans
ménauements les membres des Sociétés de patronage qui, flairant
en lui un condanmé, se disposaient déjà à le ramener au bien et
à le protéuer lors de sa libération. Malgré tout, son avocat ne se
tint pas pour battu et tâcha de le prendre à revers. 11 vint un
matin lui expliquer que sa conviction s'était modifiée depuis qu'il
avait pris connaissance du dossier et qu'il serait peut-être plus ha-
bile d'avouer le meurtre et de l'expliquer, soit par une provoca-
tion, soit par un accès d'emportement irréfléchi. On pouvait ainsi
obtenir le bénéfice de l'excuse ou des circonstances atténuantes
et en être quitte pour la prison, tandis qu'en niant tout, on s'ex-
posait à irriter le jury et la cour, et l'on risquait, sinon la peine
de mort qui en tout cas serait commuée, au moins les travaux
forcés. 11 y avait enfin une ressource suprême : c'était de ]daider
la folie ; et cette tactique présentait un double avantage : d'abord
l'avocat n'a pas besoin du concours de son client pour soutenir
que celui-ci est fou ; ensuite la démonstration avait été d'avance
rendue facile par l'attitude de l'accusé. Si l'on pouvait seulement
obtenir ({ue le cas fût soumis à l'examen des aliénistes, il faudrait
vraiment jouer de malheur pour n'en pas trouver un qui conclût
à l'irresponsabilité.
Escudier ne se prêta à aucune de ces combinaisons et s'obstina
à décliner toutes les offres de son défenseur.
Eniin l'affaire fut inscrite au rôle des assises et le jour de l'au-
dience arriva.
{A suivre.) Gaston Beroeuet.
LE PROFESSEUR DE MAINTIEN
Les concours du Conservatoire offrent généralement une i>liy-
sionomie ({lu n<- vaiic ])as. Parmi toutes ces jeunes filles (j[ui nous
défilent sous les yeux, il y en a de vraiment jolies ; il y en a même
qui disent très passablement; mais qu'elles marchent donc mal
pour la plujiart ! C'est pitié que de les voir entrer on scène ou en
sortir. Kien d'aisé, de irracieux, ni de noble. Les unes trottent, les
autres ont l'air d'enjamber, à chaque pas, un obstacle; d'autres
ont la mine d'une personne qui s'accroche, aucune ne marche
connue on marche, tout naturellement, pour aller d'un endroit
dans un autre.
PJt comme j'en faisais la remarque à une actrice, aujourd'hui
fort connue, et (pii a jadis passé, elle aussi, par l'enseignement
du Conservatoire : « Il est bien probable, dit-elle, qu'elles ont un
professeur de maintien comme nous, et h- mriiie «|ui nous a
instruites. »
Un professeur <1<' maintien! cela est fort nouveau. J'aurais
compris un maîtres de danse. Car eidin, de quoi s'agit-il? de
rendre le jeu des mend)res souple, agile et élégant; d'habituer le
corps à exécuter avec facilité et grAce des mouvements de toute
sorte; et c'est l'affaire de la danse. Mais la personne avec qui je
causais m apprit que h; professeur de maintien au Conservatoire
avait des visées plus hautes.
Vous vous rappeh'Z, dans la comédie du Uuurijcois (jeiitil-
LE PHOFEySEUR DE M.\[NTIEN lr«
homme, M. Jourdain demandant à son maître de danse comment
il fallait s'y prendre pour faire une révérence à une marquise?
« A une marquise? » dit le professeur.
Et le bourgeois gentilhomme, spécifiant bien, ajoute :
a Oui, à une marquise qui s'appellerait Dorimène. »
Et le maître de danse, qu'on ne prend jamais sans vert, enseigne
à son élève la sorte de révérence qu'il demande.
Eh bien ! le professeur de maintien fait exactement de même au
Conservatoire. Il ne se contente pas d'enseigner à ses élèves des
mouvements généraux, et pour ainsi dire le rythme du corps tout
entier; il leur donne des leçons qui s'appliquent plus particulière-
ment à tel état ou telle circonstance. C'est, ou c'était (car j'ignore
s'il est toujours là) un petit vieux, très vif, très pénétré de son
importance, et qui avait pris l'habitude de tutoyer familièrement
toutes ses écolières :
« Voyons! ma fille, attention. Tu attends ton amant... tu com-
prends bien, ton amant... ce que tu chéris le plus au monde. Il
n'arrive pas, tu es inquiète. Tu fais un pas en avant, comme cela...
tes petits seins doucement agités, comme cela..., bien, labouclie
en forme d'O... un petit 0... Montre tes petites dents blanches...
pas toutes, celles de devant seulement; esquisse un sourire...
comme cela... Tu vois, j'esquisse simplement... et maintenant, les
bias arrondis... très bien.
« Ah i. autre chose!... Il arrive; tu entends son pas, le pas de
ton amant! Naturellement, tu tressailles... Allons! tressaille! la
poitrine en avant, la tête légèrement rejetée en arrière, un petit
mouvement d'épaules... le bras gauche en l'air, arrondi avec
grâce ; tu ramènes ta main droite sur ton petit sein gauche, par
un geste brusque... comme cela... les yeux levés au ciel avec
expression... il faut qu'on voie beaucoup de blanc... très bien...
« Au tour d'une autre, à présent. Toi, mon petit chat, tu vas
être une reine, tu entends bien? une reine, c'est-à-dire tout ce
qu'il y a de plus grand et de plus beau dans le monde. Il faut
donc que tu aies une démarche excessivement noble. Tu t'avances
majestueusement, comme si tu marchais sur des nuages... Marche,
pour voir, comme sur des nuages... Bien... Tu traverses a cour.
Allons, mesdemoiselles, pas de calembour... C'est sérieux, nous
ne sommes pas ici pour faire des jeux de mots. Les courtisans
sont d'un côté, les dames de l'autre, comme c'est l'habitude chez
les souverains. Tu t'avances en tendant la poitrine sans regarder
1-^4 LA LKCTUIU-:
personne, mais tu fais, du côté des lioninics, une légère incli-
naison de tête, et une sorte de révérence très courte du côté des
dames... Fais une courte révérence... Bon! Et maintenant, tu as
à parN-r, je suppose, ;'i ton premier ministre, tu veux renvoyer ta
coiu'... lienvoie ta cour, (]ue je voie counneut tu renverrais ta
cour. »
Lï'lève congédie d'un geste tous les assistants.
« Mais non, répond le maître, ce n'est pas cela. Tu les renvoies
tous ensemble. Ce n'est pas ainsi (qu'une souveraine doit s'y
prendre. Tu congédies d'abord les dames, conmie ceci, d'un geste
gracieux et d'uii bras arrondi que tu déploies lentement. Puis tu
te tournes vers les hommes; tu les regardes à demi, tu tends le
bras tout droit; tu laisses tomber la main en ne pliant que le
]Miigiiet, (|ue tu agites d'un mouvement lent et presque impercep-
tible. Voilà ce qui s'appelle une cour bien renvoyée. »
L'actrice qui nous donnait ces détails excelle en imitations
bui'lesques. Et il fallait la voir, avec cet esprit endiablé des
femmes, reproduire les scènes de sa première jeunesse et les
charger encore. Elle faisait à la fois et les gestes pétulants du
maître et l'air gauche de l'écolière ; elle passait brusquement des
grâces surannées du petit vieux à l'embarras ou au rire étoufïé
d<' la jeune fdle. Il y avait dans tout cela un peu de caricature;
mais on y sentait un fond de vérité.
Il faut convenir ijuc voilà une singulière méthode d'enseigne-
ment. Il n'y aurait i)as de raison, avec ce système, poui- <|u'on
n'apj)rît pas aux élèves du Conservatoire les gestes, attitudes et
grimaces que réclament toutes les cii-constances de la vie : une
fernuK- demandant la grâce de son mari, prés(Mitant un placet au
roi. refusant les propositions d'un séducteur, conmiandant un
jxtulet à la marengo, arrangeant un plat de fraises, se coilïant
tlim chapeau bleu ou cerise, etc., etc. Le cours jjourrait ainsi se
prolonger Inen des années, sans que l'on eût })assé en revue tous
les mouveiuents possibles dans toutes les conditions de l'exis-
tence.
Ces jeunes filles n'auraient |dus ensuite qu'une chose à appren-
dre, c'est à marcher, tout simplement, connue tout le monde
marche, quand on marche pour marcher, et non j)0ur aller au-
devant de son amant ou traverser la cour. Il semble, d'ailleurs,
qu'un maître ne puisse pas rendre grand service en ces sortes de
LE PHOFESSEUU DE MAINTIEN 135
matières. La grâce de la démarche s'api)rend à reuard<.'r com-
ment se présentent les femmes comme il faut. L'exemple est le
meilleur des maîtres. C'est lui qui enseigne à faire la révérence,
et quand on la sait faire, on la proportionne tout naturellement
aux gens à qui on l'adresse, et l'on n'a pas besoin, pour obser-
ver ces distinctions, des le(;ons particulières d'un maître de
maintien.
C'est sans doute à cet enseignement du Conservatoire que nous
devons un certain nombre de gestes convenus qui ont une signi-
fication précise au théâtre, bien que personne ne les fasse jamais
dans le monde. Nestor Roqueplan, dans son livre charmant de
Parîsine, a remarqué, avec beaucoup de finesse, quelques-uns de
ces mouvements qui, par une sorte de convention acce])tée de
tous, prennent un sens à la scène, et dont l'enscmbio compose
un formulaire à l'usage des comédiens.
Boutonner son gant caractérise spécialement le dépit et pré-
cède inévitablement le fameux mouvement oratoire du lorgnon ;
tourner son lorgnon prépare toujours une grande malice et an-
nonce un trait fort piquant. Prendre son chapeau, le porter vio-
lemment sur sa tête et l'enfoncer avec une légère tape sur la
forme exprime qu'on n'est pas content de la dame, ou qu'on va
gifler le monsieur qui cause le grabuge. Si vous voyiez, par une
lucarne de loge, un acteur porter son index au coin de l'œil, y
tracer une virgule et laisser retomber son doigt d'un air de dépit,
vous n'auriez pas besoin d'entendre un mot de la scène pour savoir
qu'il est extrêmement ému, très fâché de l'être, et voudrait que
l'on ne s'en aperçût point,
La fatuité insolente du Richelieu du xvin® siècle se marque
dans un effet de chapeau bien connu. Le comédien prend le claque
de ce temps-là par un coin, le balance un instant, et se l'envoie
sous le bras gauche. Cette mimique se complète toujours par un
petit geste d'époussetage exécuté avec le bout des doigts sur le
jabot, d'où l'acteur chasse les grains noirs de tabac d'Espagne
qui sont censés s'y être arrêtés. La tabatière joue encore un grand
rôle dans les pièces de ce temps-là ; si elle tournait entre les doigts,
elle indiquait une impertinence à dire; en fermer le couvercle
d'un petit coup sec marquait ou une résolution prise ou un trait
vif arrivé à son adresse.
La tabatière a disparu de nos mœurs ; mais la badine, en cer-
tains cas, la remplace sans trop de désavantage. Il faut convenir
13G LA LECTURE
pourtant (jue les comédiens du temps jadis, ayant plus d'acces-
soires à leur disposition, dans leur costume moins simple que le
nôtre, possédaient aussi plus de ces moyens convenus d'expres-
sion. Je parlais de la badine, mais nos pères avaient la canne, et,
au concours du Conservatoire, nous voyons encore un même élève,
qui donne la réplique dans trois scènes de Molière, revenir chaque
fois avec une canne différente. Joindre ses deux mains sur la
pomme de sa canne, placée devant soi, de face, et s'appuyer sur
elle en se courbant à demi signifie au théâtre le désespoir le plus
profond, un découragement absolu; un léger tremblement imprimé
à cette canne marque tantôt une peur bleue, et tantôt une indi-
gnation concentrée; la lever à demi, geste de menace; lafrap])er
d'un coup unique et violent sur le sol accompagne une dénéga-
tion dont on ne démordra point, etc., etc.
Il est bien probable que ce sont là les enseignements du pro-
fesseur de maintien au Conservatoire quand il fait la classe des
hommes. Mais la seule chose qu'il oublie de leur apprendre, tout
comme aux demoiselles, c'est de marcher. Il est vrai que c'est
aussi le i)his difficile.
Francis(pie Sarcev.
MARCEL
(1)
III
MARCEL DE NÉRINS AU DOCTEUR GERBIER
15 juin.
« Je ninnç-o, je dors, je pèche et je me baiûne. J'habite un petit
palais en pleine falaise. Tu es un grand médecin; je t'admire et
je t'aiine.
« Cela dit, les convenances exigent que je te présente mes
deux amis intimes, M. Paul Didier, peintre, et le père Antoine,
pêcheur.
« J'ai dit M. Paul Didier, peintre; j'aurais dû dire peintre et
philosojdie, car mon nouvel ami aurait été dans les temps anciens
le huitième sage de la Grèce. Il gagne six ou huit mille francs
par an avec sa peinture, qui n'est ni bonne, ni mauvaise. Avec
cela, dit-il, il est très riche et fait des économies. Il passe
quatre mois à Paris et huit mois à Yport. Il est logé dans une
petite auberge, oîi j'ai soutenu un combat contre une armée de
souris. M. Didier fait sans cesse l'éloge de cet hôtel invraisem-
blable ; il y est logé, chauffé, éclairé et nourri pour quatre francs
par jour... Oui, mon ami, quatre francs! M. Didier peint réguliè-
rement deux heures tous les matins; puis, sa besogne terminée,
il ht, fume, chasse, pèche, se baigne et se promène. Nous nous
sommes rencontrés sur la falaise le lendemain de mon arrivée à
Yport. Je faisais des efforts désespérés pour allumer un cigare,
le vent impitoyablement éteignait mes pauvres allumettes.
M. Didier m'a olïert son briquet et de l'amadou. Le soir, nous
(1) Voir le numéro du 10 juillet 1889.
138 LA LKCTUIU-:
avons loiiuucincnt causé sur le iralct devant un ùtincelant coucher
de soleil. Il y a une di/.aiiie do jours do cola, et nous sommes
maintenant les meilleurs amis du monde.
« Une (|uerelle a cependant comi)romis notre intimité naissante.
J'ai prié mon nouvel ami de Faire pour moi ({uatre tableaux, des
vues pi-ises dans U'S bois d'Yport, qui sont pleins de petits recoins
merveilleux. Il fallait fixer un prix. Ah! mon cher, si tu avais vu
quelle colère et qu(>lle indignation. — Un tableau de moi, mille
francs, m'a-t-il réi)ondu, jamais de la vie ! Mes tableaux valent
deux cents francs dans les bonnes années : vous aurez mes quatre
tableaux pour huit cents francs, et soyez certain que vous ne
faites pas une brillante affaire. — Mais j'aime beaucoup votre
peinture. — Vous avez tort, ma peinture est parfaitement mé-
diocri'. — Vous me permettrez de trouver que vous avez du talent.
— Vous êtes dans l'erreur. Si j'avais du talent, ce n'est pas mille
francs que je voudrais vendre mes tableaux, c'est vingt mille,
cinquante mille, cent mille francs. Le passable n'existe pas dans
h*s arts. Un tableau est un chef-d'o:ïuvre ou une croûte. Il vaut
tout ou ne vaut rien. Moi, je fais des croûtes, des croûtes hono-
rables, des croûtes qui se laissent regarder et qui ])euvcnt sans
scandale s'accrocher à des clous contre les murs, mais des croûtes
et pas autre chose. Ces croûtes, les marchands me les payent
doux cents francs, et, vous aussi, vous me l(«s j)ayorezdoux cents
francs.
« Il n'y avait pas à insister; j'ai dû céder.
c Voilà mon premier ami.
« Le second est un vieux brav(^ homnie «pii a fait la guerz'e
vous l'Empii'O. qui a <''té sur les pontons en iSl'i, et (pu cei)cn-
d.int ni' racont<' jamais son liistoirc ("est riionnèteté, la dis-
en'-tion et le coiu-airo mêmes. Il a amassé par son travail un
])otit eapital qui lui doime sept ou buit cents francs de rentes.
C'est une grande fortune à Yporf.
'< Didif'r et moi, nous passons truis les joui'S (|uatrc ou cinq
Inures dans le canot du j)èro Antoine.
« Les hal)itués d'Y]iort sont attendus. C'est une \ inutaine de
Parisiens, ])rosque tous peintres ou bonuucs de lettres. Mon ami
Didier m'a déjà réconcilié avec les j)eintres; je te dirai dans un
mois ce que je pense des hommes do lettres. Je te dirai en même
temps ce (pie c'est (pie la manjuise de Treiirny, qui est également
attendue à Yport. Elle est venue ici pour la première fois il y a
MARCliL 139
cinq ou six ans; t-llr était tivs scncusrnu'nt nialude. Ypurt lui u
rendu la santé, et M"' de Treiany a pris Yport eu affcctii»n. Elle
y a lait liàtir d'abord une petite maison, celle que j'ai louée; puis
une plus grande qui vient d'être achevée et qu elle habitera cette
année pour la i)remière lois. Elle est très aimée dans le pays, et
le père Antoine parle de M"* de Treiçny avec un véritable respect.
Didier i)rétcnd qu'elle est e7icore fort belle. Cet eiicore m'inquiète.
Tu sais ce que signifie généralement un encore ainsi placé dans
une phrase. Cependant,pasde jugements téméraires, et si l'amour
me prend, vite je te le ferai savoir... Ah ! mais, ce ne serait pas
là l'amour de ton ordonnance. Je me rappelle tes paroles : Une
honnête fille dont je ferais ma femme. Voilà ce que tu m'as re-
commandé. De ce côté, ce me semble, rien à faire à Yport. Il y a
bien l'exemple des rois ({ui épousaient des bergères, mais les
bergères ici sont des pêcheuses de crevettes, et les pêcheuses de
crevettes... Ah! mon ami, si tu savais ce que c'est que les pê-
cheuses de crevettes ! »
« Tout à toi,
« Marcel de Nérins. »
IV
Vers la iin du mois de juin, \\n matin, Didier était venu déjeu-
ner chez Marcel. Le repas terminé, les deux jeunes gens fumaient
ce ciirare silencieux qui est le conunencement de toute honnête
digestion, quand la vieille Thérèse entra dans le salon.
— Pardon de vous déranger, monsieur, dit-elle à Marcel, mais
c'est votre propriétaire qui est arrivée.
— M'"* de Treigny est ici? demanda Didier.
— Oui, monsieur, depuis hier, répondit Thérèse.
— Eh bien, que nous veut-elle. M""* de Treigny? dit Marcel.
— C'est mademoiselle sa lille qui, l'année dernière, a laissé
ici, dans une armoire, des partitions qu'elle désirerait avoir.
— Il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et à M"* de Treigny
ses partitions, répondit Marcel. Cherchez dans les armoires, Thé-
rèse.
Les partitions furent bientôt trouvées, couvertes d'une belle
poussière, et machinalement, à mesure que Thérèse les tirait de
l'armoire, Marcel les regardait et en disait les titres tout haut :
l')(l LA lec:tuf{E
DoH .liKvi, — le Barhivr, — Caiillaïunc Tell, — la Juive, — ies
Huguenots, — le Comte Orjy, — les Noees de F^igaro.
Il y avait une vinataine <le |)artitions, toutes œuvres niaiiis-
t raies, puis (U-uros eahiers (le inusi([ue classique portant Ics noms
tle Mozart, de Beethoven et de Haydn.
— Voilà de l)iea belles choses, dit Marcel, ([uand Thérèse fut
sortie.
— La petite de Treiauy est hoinie n\usiciennc et a été élevée
dans le respect et dans le culte de la vraie musique, répli([ua
Didier.
— La petite de Treigny! c'est donc une enfant?
— C'est une fillette de quatorze à quinze ans, vive, intelligente,
originale.
— Et la mère?
— La mère est une très belle et très aimable personne. Beau-
eoii]» de charme, d'esprit et de distinction.
— Quel enthousiasme, mon cher; seriez-voiis amoureux?
— Moi, amoureux! non! non! Mon cœur est bien sagement
endormi, et je ne crois pas qu'il se réveille jamais; seulement je
suis peintre, j'ai des yeux, et j'admire respectueusement en M"® de
Treigny une belle taille, une Ix'lle tête et de belles mains.
— Ah! vous regardez les femmes, vous.
— Certes, oui, je les regarde, et je les regarderai tant qu'on
n'aura rien inventé de plus (diarmant. Je ne les aime pas, parce
qu'à mon avis la femme n'«^st ([u'un merveilleux joujou fait pour
Tamusement des grands enfants, et que ces grands enfants sont
des niais dès que l'amour se met de la |»artie. Aussitôt qu'ils ont
en leur possession nue d*- fcs ;idor;ibl('s jxiupr'-es, au lieu de lui
dire tout simplement : Ah! la jolie tète! ah! les grands yeux! ah!
les petits pieds! ah! la peau blanclu! et rose! que vous êtes belle,
madame! montrez votre jolie tête! ouvrez ces irrandsyeux! avan-
cez ces petits jiieds ! ils lui répètent sur tous les tons : .T'ai une âme,
vous avez une àme; ([uelle Ame avez-vons? aimous-nous avec nos
Ames; et autres bêtises. La j)oupée, eomme un<' sotte, se laisse
casser et montre son Ame. Cela fail, tf)ut est perdu. La boîte
était divine, mais elle ('-tait vide! Elle est ouverte, rien! absolu-
ment rien 1 L(^ i^rand enfant d(''Solé s(miet en t(iiète d'uncî autre pou-
pée et reprend son refrain : .l'ai une Aine, et CcCtera, et caetera.
Il y a des gens cpii continuent bravement ccÀ exercice et qui
cherchent éternellement la ])o\ipée idéale. Je ne suis pas de ces
1
MARCEL 141
gens-là. J'ai cassé ({uelques poupées dans ma vie; j'ai vu que le
ramage ne répondait pas au plumage, et j'en ai Uni, grâce au ciel,
avec ces sottes expériences. Mais cela ne m'empêche pas d'ad-
mirer une belle personne tout autant qu'un beau paysage et qu'un
beau coucher de soleil. Sur ce, voici la haute mer et le bon vent;
au diable les femmes 1 Je vois là-bas sur les rochers toute une fa-
mille de goélands (pii nous attend. Prenons nos fusils et partons.
Aussitôt dit, aussitôt fait.
he sentier cpii descendait vers la plage jjordait le jardin de
M"*^ de Treigny, si bien que, i)ar-dessus la haie, les deux amis
purent voir une jeune lille allant et venant, vive et légère, dans
les allées. Tout à coup elle aperçut Didier, reçut un grand salut,
en rendit un petit et disparut sous les arbres.
— C'est M"^ de Treigny? demanda Marcel.
— Oui, c'est M"" Marguerite; mais la voilà toute grande et
presque fennne. Comme une poupée change en une année!
— Elle est assez gentille.
— Elle est plus que gentille. Regardez: elle repai-aît devant la
maison. Elle est vraiment charmante: jolie tournure, tête bien portée.
— Vous connaissez ces dames? vous avez salué tout à l'heure.
— J'ai été présenté, il y a quelques années, à M'"'' de Treigny.
Depuis, elle est venue passer ici tojiis les étés ; je lui fais une visite
à son arrivée, une autre visite avant son départ; j'échange quel-
ques phrases avec elle quand je la rencontre dans le village, et
les convenances sont satisfaites.
Marcel et Didier étaient arrivés sur la plage, et bientôt, grâce
au vent favorable ([ui enfla la voile du père Antoine, ils furent en
pleine mer.
La barque qui les enqjortait était honorée de l'attention toute
particulière de Marguerite, ({ui, rentrée dans la maison, disait à
sa mère :
— Maman, si lu veux voir Ion locataire, il est là-bas dans ce
petit bateau.
— Comment, curieuse, tu sais déjà?...
— Oui, maman, c'est un jeune homme qui a tout à fait bon air.
Je l'ai vu sortir de la maison et descendre le sentier. Il était avec
M. Didier. C'est un artiste probablement. Tu ne sais pas son nom?
— Non, mais il est facile de le savoir. La mère Ursule est
ici, fais-la venir, et bien certainement elle pourra répondre à tes
questions.
I
142 LA LECTURE
La mère Ursule était une fenune du pays, tiui aardait pendant
l'hiver les deux maisons de M'"" de Treigny. C'était à elle que
Marcel a\ait eu alïaire.
Ursule riiira.
— Quel est, lui dcnuinda M""' de Treiiiiiy, ce jeune homme qui
SX loué la petite maison verte?
— Oh! madame, e'ost un jeune honune hien hou, ])ien ainial)le
et hien riche. Il a loiu' sans marchander, et il ma donné cent francs
pour moi ; oui. M"* Marguerite, cent francs en or, et de plus...
— C'est hien, interrompit M'"® de Treiany ; mais son nom?
— Son nom, madame^ la mar([uise, son nom? Il m'a dit tle
l'appeler M. Marcel tout simplement; mais il a un autre nom plus
cnmplitpu'', et si madame la marcpiise veut le savoir exactement,
voici le petit écrit qui a été passé pour la location de la maison.
— Prends et regarde, Marguerite, dit la mar([uise à sa fille.
— M. le comte Marcel de Nérins, lut Marguerite ; et elle ajouta :
ce ne doit pas être un artiste.
— Un artiste, dit Ursul<\ Oh! non, mademoiselle r c'est un
jeune homme du grand monde, un monsieur qui ne fait rien. Il
est malade; il est à Ypoit par ordonnance du médecin.
— Et il e.st venu .seul? deinanda Marguerite.
— Tout à fait seul, mademoiselle.
— Il connaît M. Didier?
— Ils sont irrands amis maintenant, mais ils se sont rencontrés
ici, il y a mi mois, pour la première fois.
— Cela suffit, Ursule, je vous remercie.
— ()h! madame l.i mar([uise peut ètic iiMni[nille, dit Ursule en
se retirant, l.i mai>on a un bon locatair(>, hien honnête, hien tran-
(Miille, et, je l(^ répète, hien liclie. Pas |)lus tard «priiier, il jjarlait
de faire venir .ses chevaux et ses voitures.
— (!'est siniruliei-, maman, dit Margueiite dès ((u'Ursule fut
soitie, ce jeune, homme (|ui depuis un niois est tout seul à Y])ort,
— \'oilà hien ma tète de sei/.e ans qui lia vaille. Avant unr.
heure, ce M. de N<''rins sera pour toi le héros my.stérieux et le
prince (.'haruiant d'un eonte de fées.
— Oh! maman, vous êtes méchante. Vous savez hi<'n (pie je ne
pense «uère aux jninces Charmants. J'ai une mère chai'mante,
moi, une mère qui \a m'embrasscr sur les deux joues, et, en
échange, je lui jouerai tout le .second acte de Guilhiume Tell.
M"* de Treiirny embrassa Marifuerite, et, ([uelques minutes
MAHCF.I. 143
après, les mélodies de Rossini étaient déchaînées. An même in-
stant, deux coups de l'eu portaient le trouble et le deuil dans cette
famille de goélands, ipii, imprudemment, avait attendu Marcel
et Didier.
Les huit jours (|ui suivirent l'arrivée à Yport de M'"® de Treigny
s'écoulèrent dans le calme le plus profond. Didier fit sa visite et
proposa à Marcel de le présenter à la marquise. Celui-ci refusa.
— A quoi bon? dit-il, nous péchons des crevettes, nous tuons
des goélands, iu)\is découvrons des fermes inconnues, nous jouons
au piquet et au bezigue, nous fumons d'excellents cigares. Je lis
Musset, George Sand et Henri Heine, vous faites vos tableaux,
le temps est admirable et nous jouissons d'une félicité absolue.
Je n'ai nulle envie, quant à moi, d'aller débiter des fadaises à
j^me ^^, Treiii'nv et de discuter avec M"® Marguerite les a'raves
questions des robes casaques et des chapeaux cloches.
Didier n'insista pas; il n'y eut pas de présentations.
Cependant chaque jour Marcel rencontrait la marquise et sa
fille ; il fut bien forcé de reconnaître que ces deux femmes étaient
charmantes. A les voir toujours ensemble, vêtues de même, l'une
éclatante de jeunesse et de belle humeur, l'autre doucement grave
et sérieuse, on n'aurait pas dit une mère et une fille, mais bien
deux soeurs d'âges et de caractères différents.
Un soir, Didier surprit Marcel regardant longuement M"'^ de
Treigny et sa fille qui étaient assises sur le galet,
— Voulez-vous que je vous présente? lui dit-il en riant.
— Non, cent fois non, répondit Marcel; il est vrai que cqs
femmes sont vraiment séduisantes dans cette demi-clarté du soleil
couchant, mais je suis sûr qu'elles me plairaient moins si je les
connaissais mieux et si je pouvais les voir tout le jf)ur do tout
près.
— Vous êtes admirable avec votre demi-clarté. Ces têtes-là sont
toujours jolies, mon cher, du matin au soir, au soleil et à la lu-
mière. Encore une fois, voulez-vous que je vous présente?
— Encore une fois, non. D'ailleurs elle est absurde, la présen-
tation officielle : « Madame, j'ai l'honneur, » etc..
144 LA LECTURE
— Absurde, soit, mais lu^ccssaire. Altcndriez-vous d'aventure
([uelque occasion chevaleresque de vous offrir aux regards de ces
dames et de vous dévouer pour elles? Nous avons l'incendie, le
cheval emporté, la harque renversée par les flots, et encore ne
faut-il compter que médiocrement sur l'épisode du naufrage; ces
helles personnes nagent admirahlement et peut-être vous repè-
cheraient-elles, au lieu de se laisser repêcher par vous.
La causerie des deux jeunes gens s'égara à la suite de cette
plaisanterie. La nuit vernie, ils rentrèrent. A dire vrai, Marcel
dormit du sommeil le plus paisihle, et s'il rêva, M""® de Treiirny
et Marguerite n'eurent aucune place en ses rêves.
Mais le lendemain il iccdimut que Didier ne l'avait pas trompé
et que ses deux voisines étaient grandes nageuses. Elle se levaient
et se baignaient de bon matin, désirant éviter autant que possible
les regards des vingt-cinq ou trente Parisiens qui, dans l'éclat de
la saison, au moment de la foule, forment toute la colonie d' Yport.
Marcel, de sa fenêtre, les vit monter en costumes de bain dans la
bar(pie du père Antoine, et se aire conduire à une cfrtaine dis-
tance du rivage. Marcel écarta légèrement un rideau, et, prenant
une jumelle, il lorgna. Il fut encore obligé de trouver les deux
baiLHieuses charmantes, malgré cette l)louse et ce pantal(»n, (pii
rendent tant d»; fennnes laides et ridicules. Il était là depuis
({uelques minutes, tout entier à cet agréable spectacle, (puiiul
Didier entra :
— Cette fois, s'écri;i-t-il gaiemeiil, nous êtes i)ris. .le .sais ce
(pie vous regardez, et c'est aujoiu-d'hiii qu(i je v(»us présente.
— Xi aujourd'hui, ni (iemain, ni jamais, réjiondit vivement
Marcel.
— Il .se fâche! il est aniinireiix ! Vivat! vivat! lOllo s'aj)pelle
Jeanne! >>n l'a mariée àdix-.sept ans, ce qui lui |)erniet de n'avoir
que trente-ijuatre ans, malgré cette grande jolit; fille, et, s'il faut
tout vous (lire, j(! la S(>up(;(inne de n'avoir (pie heaucon|) d'estinie
|)our son mari.
Ht d'une voix pai l'ailfnieiit fanss*-, Didier Ut ce (piil put pour
entonner le grand air de GuiUaumc Tell :
D'Allorf, les chemin.s sont ouverts, etc., etc.
Marcel dut prendre la chose gaiement, et les deux jeunes gens
étaient, une heure après, sur la route d'Ltretat. Ils y passèn-nt la
MARCEL 145
journée. Le soir, de retour à Yport, Marcel écrivait deux lettres
à ses amis, Maxime de Brème et Paul de Brivas. Ils eurent
chacun quatre pages dans lesquelles il était question de la pluie,
du beau temps, du ciel, des bois et de la mer; ils curent ensuite
chacun, après ces quatre pages, un post-scriptum de quatre lignes,
ainsi conçu :
(S. Cherche donc à savoir ce que c'est qu'un marquis de Treigny.
— Grande fortune, — belle terre en Bourgogne, — hôtel rue
Saint-Dominique. — La marquise et sa fille sont à Yport, »
Le surlendemain, Marcel recevait les deux lettres suivantes :
(( Voici, mon cher ami, les renseignements que tu me demandes
sur M. de Treiirny. M""® de Treigny a trente-quatre ans, les yeux
noirs et une main célèbre dans tout le faubourg Saint-Germain.
La marquise est fille du général comte de Blézieux qui a com-
mandé à Lille sous la Restauration et qui a été de l'expédition
d'Espagne. Belle parleuse de salon, se mêlant de politique et de
philo.^ophie, le tout en bonne royaliste et en catholique aposto-
lique et romaine. N'aimant pas, n'ayant jamais aimé son mari,
mais ayant beaucoup d'estime et d'affection pour lui. Tu connais
la nuance.
« Des amants, on lui en a prêté, entre autres le petit de Mar-
sac, qui est aujourd'hui secrétaire à Madrid ; c'est un roman ({ui
a duré trois ans, dans le platonisme et la contemplation, disent
les uns ; dans tout le contraire, disent les autres. De Marsac, de
toute façon, serait aujourd'hui complètement oublié et le cœur
de la marquise croiserait en ce moment dans les eaux du Mexi-
que, sur la frégate cuirassée la Gloire, avec M. Robert Grandier,
lieutenant de vaisseau.
« J'ai nommé ton rival. Il paraît que ce n'est pas un honnne
médiocre; trente ans, trois campagnes, autant de blessures, dont
une petite balafre originale en pleine figure. Médaille de Crimée,
médaille de Chine, Légion d'Honneur ; avec tout cela de l'esprit
et une fortune convenable.
« Voilà ton ennemi, voilà le souvenir qu'il faut chasser. L'en-
treprise est séduisante et le succès te fera grand honneur. D'un
côté, le jeune navigateur, avec sa croix, ses médailles, son épée
et sa petite balafre; de l'autre, l'ami Marcel, avec ses grâces
naturelles et... et c'est tout»
LECT. — 50 IX — 10
14G I.A LECTURE
« Tu as devant toi trois mois d'un travail tout à fait inté-
ressant.
« Le mois de juillet aux petits moyens : reaards respectueux,
distractions vagues, soupirs inexpliqués, muettes contemplations,
molles rêveries, etc., etc
« Le mois d'août aux premières audaces : phrases inachevées,
mouvements nerveux, main frémissante passée dans les cheveux,
— dans les tiens, — fausses sorties, serrements de main, regards
fiévreux, soupirs expliqués, etc., etc...
Ci Enlin le mois de septendîre aux dernières témérités : la crise
du désespoir, la grande scène à genoux : — Je meurs à vos pieds.
— Ah! jamais amour jdus ai-dcut. — Main frémissante passée
dans les cheveux... dans les siens... — Partons, et qu'une fuite
rapide... — Non, restez, je vous présenterai à mon mari, c'est uii
homme charmant. — Puis le couplet final et les tlammes do
Bengale. Tu me comprends, Marcel, tu me coinj)rcnds.
« Tel est mon programme, avec lequel j'ai l'honneur d'être ton
vieil ami.
« Maxime du Bhlme.
« P. -S. — Ici, rien de nouveau. De Lancy a quitté Blanche
Taupier, Mousseline a quitté Desvalières, de Lancy a pris Mous-
seline, Blanche Taujjier a pris Desvalières, et tout est pour le
mieux dans ce nouveau quadrille. Gaston a perdu cent cin(|uante
mille francs au baccarat, il y a huit jours, et n'a pas encore payé.
J'ai découvert un certain pantalon d'une nuance vérital)lement
di\ iiif, queh[ue chose entre le café au lait et la noisette, mais ni
riiii ni l'autre; plus énergicjue «fue le café im lait, plus suave que
la noisette. »
— Pardif'U, Maxime a raison, se dit Mai'i.cl, et c'est M'"" de
Treigny (pii... Il avait ouvert la seconde lettre, celle de Paul, et
il lut ce (pii suit :
« Bonne noblesse, grandes relations à Paris, deux millions do
terres en Bourgogne, (llle unirpic, eiu([ cent mille francs de dot.
Epouse, cher ami, épouse les yeux fermés, épouse môme les
yeux ouverts, car on m'assure que M"" de Treii^ny est charmante.
Une jolie fennne, de beaux enfants, une existence calme : voilà
le vrai n'-L'ime pour te guérir. Tu mèneras la, vie que je mène
MARCKL 147
et je te prédis une belle et bonne émotion la première l'ois qu'un
marmot de quinze mois t'appellera papa. J'ai j)assé par là la
semaine dernière et, ma foi, entre nous, je crois que j'ai eu des
larmes dans les yeux.
« Ainsi donc, te voilà pris! La campagne, le ciel bleu, une robe
blanche et la grâce d'une petite fille ont fait ce miracle. Vite des
détails, des détails, des détails pour moi et pour M'"" de Brivas,
qui se promet de renoncer à toutes ses amies intimes et de les
remplacer par une seule qui sera M""^ de Nérins. Nous avons su
déuièler la malice de ton petit post-scriptum, mais cela ne nous
suffit pas. Nous voulons une lettre, une vraie lettre, une longue
lettre.
« Nous avons déjà fixé l'époque du mariage ; il se fera dans la
première quinzaine d'octobre. Voici venir la fin de juin. Tu as
trois mois pour aimer et pour te faire aimer. Songe bien que tu
ne les retrouveras jamais dans ta vie, ces trois mois-là ; et moi
qui les ai eus dans la mienne, je vais te dire comment je les ai
employés.
a Premier mois : embarras réciproque, regards incertains, ha-
bitudes observées, mille petits soins et mille petites joies, un art
infini pour faire accepter une fleur ou un brin d'herbe, les choses
les plus bètes et les plus charmantes du monde, la mère tou-
jours là.
a Deuxième mois : les visites d'un quart d'heure remplacées
par des visites de quatre heures, des écheveaux à dévider, des
broderies à dessiner, un plaisir inouï à écouter les sonates de
Beethoven et les concertos d'Haydn, de longues promenades,
une certaine émotion devant les couchers de soleil et sous les
clairs de lune, la mère quelquefois absente, alors de courts tète-
à-tête pleins de troul)les et de réticences, des mots qui sont sur
les lèvres et (|ui n'osent pas sortir, des mains qui se cherchent
vaguement et qui fuient épouvantées dès qu'elles se rencontrent.
« Troisième mois : les causeries intimes, les projets d'avenir et
déjà les petites conversations de ménage. — Aimez-vous le vert?
-^ Que diriez-vous d'une livrée bleue et blanche, d'un voyage en
Italie et d'un salon rouge et or? — Robert est un joli nom? Et
Gabrielle? — Non, vous n'aimez pas Gabrielle, ne parlons plus
de Gabrielle ! — Les mains continuent à se chercher et s'habi-
tuent à se rencontrer. Les mots terribles, les mots effrayants
font tout doucement et tout naturellem.ent leur petit chemin dans
148 LA LKCTURE
la conversation. La mère souvent absente et souriant lorsque à
son retour elle trouve deux grands enfants sur deux fauteuils
très rapprochés. Le soir, en rentrant chez soi, on emporte une
belle collection de sourires et do rcii'ards. Pas un coin de la
maison, pas une allée du jardin qui ne gardent de douces con-
fidences et qui ne rappellent de chers souvenirs ; le paradis,
enfin, nR)n cher Marcel, le vrai paradis. Le mien a été à Trou-
ville et le tien sera à Yi)ort.
« A. toi,
« Paul DE Brivas.
c P. -8. — Mon <her petit bonhomme, ({ui ne disait que : papa,
vient de faire un grand effort et le mot : maman, a été le prix de
son couraire. Ma femme est ravie, mais moi, faut-il te l'avouer?
Je suis jaloux, horriblement jaloux. »
Voilà bien k'S gens d'esprit, se dit Marcel, après avoir lu cette
dernière lettre; ils torturent le plus innocent des post-scri|)tinu
pour y trouver des choses absurdes. C'est bien là d'ailleurs ce
qu'ils devaient me répondre. L'un, depuis dix ans, patauge .sour-
noisement dans de pitoyaldes intrigues avec des femmes mariées,
des femmes honnêtes jxtur em|)loyer l'expression consacrée.
L'autre a épousé sa cousine, tout comme dans une comédie du
Gymnase; cousin et cousine avaient ensemble, étant cnr.iats,
effeuillé des marguerites, attrapé des papillons et donné du pain
aux canards; c'étaient là des liens indissolubles. Quant à moi,
me voici dans la position la j)lus sotte du monde. Maxime bavar-
dera, Paul bavardera, et avant huit jours tous mes amis .seront
persuadés que je suis fort occupé à roucouler au village, filant le
parfait amour entre deux bcigères. Et tout cela pour ces femmes
que je ne connais |)as, ipu- jr \\r \(iix pas connaître! Non, de par
tous les diabl(>s, (pian<l imu le consi-il municipal d'YjJort, maire
<-t adjoint en tète, viendrait me supplier de me lai.sser. présenter
à cette mar({uis(^ et à sa lille, je refuserais net.
Les pensées de Marcel s'égaraient dans ce lunuologu»' lors<jue
{Kl rut Didier.
— Ne me parliez-vous pas liier, lui dit Marcel, d'aller passer
quehjues jours à Benouville?
— Oui, j'en ai grande envie.
MARCEL 149
— Eh bien, je serai du voyage, si vous voulez partir aujourd'hui
même.
— Partons dans une heure.
— Partons.
Benouville est à trois petites lieues d'Yport. Les deux jeunes
gens tirent la route à pied, en suivant le petit sentier qui, à trois
cents pieds au-dessus de la mer, contourne les falaises. Prome-
nade admirable s'il en fut jamais. D'un côté, la campagne par-
semée de gros bouquets d'arbres abritant contre l'ouiagan les
fermes enfouies dans la verdure, et de l'autre, à perte de vue,
dans mille rayonnements, sous les feux du soleil, la mer : puis le
silence, la solitude et ce grand air pur et vivifiant qu'on ne respire
que sur la falaise. Un douanier blotti dans sa hutte de terre et de
gazon, un enfant qui vous salue au passage d'un sourire craintif,
une vache qui se lève à votre approche et qui vous suit d'un re-
gard vaguement étonné, telles sont les seules rencontres aux-
quelles on soit exposé. Quant à Benouville, c'est peut-être le plus
joli village de France. Derrière un rideau de grands arbres, au-
tour d'une petite église de campagne, toute une nichée de mai-
sonnettes ayant chacune son enclos rempli de pommiers ; meublez
ces chaumières, — le mot n'est pas ridicule ici, — de ces vieux
bahuts et de ces vieilles tables d'autrefois qui ont déjà duré deux
et trois siècles et qui dureront plus longtemps encore que nos
modernes colifichets en bois rose, en carton plâtre et en vieux
chêne neuf; placez au milieu de la pièce principale une grande
table chargée de ces naïves et charmantes faïences qui étalent
glorieusement, parmi des fleurs extravagantes, des oiseaux et
des papillons plus extravagants encore ; puis, quand avec le jour
le travail des champs a fini, asseyez autour de cette table d'où
s'exhale un énergique parfum de choux, de pommes de terre et
de lard, une de ces belles familles qui, tous les vingt ans, donnent
à la France une génération de laboureurs et de soldats ; grand-
père, grand'mère, père, mère et toute une troupe tapageuse de
gros enfants bien affamés ; répétez cinciuante ou soixante fois ce
souper dont la mise en scène est toujours la même, voilà Benou-
ville et voilà cent autres villages que vous découvrirez si l'heu-
reuse fantaisie vous prend un jour de courir à pied, le sac sur le
dos et le bâton à la main, à travers les campagnes normandes.
L'aubergiste de Benouville est le père Isaac. L'arrivée de
trois voyageurs l'embarrasserait fort, car il n'aurait que deux lits
150 I.A LECTURE
à leur olïiii-. L i cuisine est tout à fait champêtre. Les vaches
donnent le lait et le beurre; les poules, des œufs et des petits
poulets fort tendres ; la mère Isaac fait cuire elle-même un pain
excellent ; on peut choisir entre la bière et le cidre ; quant au vin,
il n'y faut pas songer.
Didier s'a|)erçut bien vite que son compagnon était inquiet et
soucieux. Marcel trouva la route longue, le dîner mauvais et sa
chambre triste. Didier ne lui adressa aucune question et la con-
fidence vint d'elle-même. Marcel montra les doux lettres à Didier,
et celui-ci, après les avoir lues :
— Ah ! paidicu, je ne suis qu'un niais ! Le diable m'emporte
si j'avais songé au mariage. Je ne pen.sais pas à cette enfant qui,
l'année dernière, sautait à la corde et faisait des robes pour sa
])oupée. Je ne voyais que la marquise, moi. J'étais stupide. Il y
a en effet deux combinaisons, et votre situation est fort originale.
Rouge ou noir. Pas.se ou mancjue. Pair ou impair. Mère ou
fille. La passion coupable ou l'amour vertueux. Le dénouement
d'un drame de l'Ainhliru '.'U la fin d'une honnête comédie du
Gymnase.
— Mon (lier Didier, je vous en prie...
— De grâce, mon ami, quittez ce ton plaintif et répondez à
cette simple question. Etes-vous amoureux, à droite ou à gauche,
d'un côté ou de l'autre ?
— .Te ne suis pas amoureux.
— Vous en êtes sûr.
— Parfaitement sur.
— I-^li bien, alors, laissez dire vos amis de Paris et admirez
IjjuKpiillement la belle nature.
Maliiié les sages conseils de Didier, l'enthousiasme de Marcel
j)r)ur la l)elle nature était foH diminu*''. Il y avait en lui une
tristesse vague et indéfinie, rarenieni interroin|)ue par les éclats
forcés d'ime gaieté factice.
— Mon camarade î;st amoureux et bien amoureux ; cela est
évident, j)ensa Didier ; il faut le ramener à Yport.
Et le premier, dès le lendemain de l'arrivée à Benouville, Di-
dier parla du d»''part. Marcel se récria :
— Quoi, (h'-jà partir! nous devions rester (pielques jours ici,
Pourrpioi retourner à Yport ? etc., etc., etc., et cent autres
phrases de ee genre.
MARCEL m
Ftiible résistance, qui se laissa vaincre facilement. Leè deux
jeunes gens reprirent le jour même la route d'Yport, et Didier
observa que le pas de Marcel était plus rapide que la veille.
— Dial)le ! se dit-il, le pauvre gan^on est tout à fait pris ! Il
court, le malheureux, il court.
En arrivant à Yport, il trouvèrent Thérèse tout éplorée.
— Ah ! messieurs, leur dit-elle, si vous saviez le malheur ! Le
père Antoine a eu une attaque ce matin, et il paraît qu'il est
bien mal.
Didier avait pour le vieux pêcheur une véritable amitié, et
Marcel, de son côté, avait rapidement pris en affection cet hon-
nête et excellent homme. Aussi tous deux, quoique fatigués et
couverts de la poussière de la route, allèrent-ils immédiatement
chez le père Antoine, (|ui habitait une petite maisonnette au
centre du village. Quand ils entrèrent dans la chambre oiî était
le malade, ils y trouvèrent deux personnes, M""^ de Treigny et
Marguerite.
Ludovic Halévv,
de l'Académie Ffanyaisc.
(A suivre.)
LES i:Cï!l VAINS MODERNES
ALFllED DE MUSSET CHEZ LUI
On ne vient jamais trop tard pour parler d'Alfred de Musset,
bien que, depuis longtemps, amis et ennemis l'aient élevé sur le
pavois ou traîné sur la claie. Il n'est pas d'homme qui ait plus
soulevé de controverses, qu'on ait plus accusé ou plus défendu,
qu'on ait davantage aimé ou plus complètement haï, mais tou-
jours on a laissé dans l'ombre, volontairement ou inconsciemment,
ses meilleurs côtés, pour jeter en pleine lumière ses passions et
ses folies.
Sensible comme un enfant, nerveux comme une fenmie, défiant,
craintif et malade, tel était Musset ([u'on a doté de tous les vices,
tandis qu'il n'en avait qu'un seul, que rien n'a pu guérir, celui de
souffrir moralement de tout.
Né aux grandes heures de l'épopée napoléonienne, dormant son
sommeil d'enfant au Ijruit des fanfares guerrières, épelant ses lettres
dans d'orgueilleux ordres du jour, il grandit dans une atmosphère
énervante nirlée de gloire et d'angoisse où éclataient les cris de
trii>inpli(> des vainijuours et les plaintes des mourants. A ce tu-
nniltc succéda le silence, (juelque chose d'indéfini, de triste, de
sombre (jui parut le néant aux bis de l'Empire. Ils se sentaient
nés pour la guerre, ces enfants de soldats, et voulaient combattre
quand même; ils luttaient contre des idées, perdant chaque jour
un peu de leur foi et de leur espérance. Musset nous le dit dans
la Cnnfrssion d'un enfant du siècle, mais cette rancune origi-
nelle dormit longtemps en lui, elle ne s'éveilla, grondante, que
lorsque son cœur meurtri ne voulut plus croire à rien, et c'est
ALFRED DE MUSSET CHEZ LUI 153
alors qu'il souffrit doublement, trompé par les uns et raillé par
les autres qui ne comprenaient pas, sous son masque de scepti-
cisme, l'être le plus tendre, le plus sincère et le plus malheureux
qui existât.
Prompt à l'admiration, Musset ne la marchanda ni à lord
Byron, ni à Lamartine, ni à Victor Hugo; mais à ses lettres en-
thousiastes, Byron ne répondit pas, Lamartine répondit mal et
Victor Hugo, dans sa grandeur commençante de dieu, s'indigna
de voir ce nouveau venu prendre place si vite dans le cénacle du
romantisme qu'il voulait présider seul. On jalousa le poète, lui qui
n'enviait personne, et les petites méchancetés de coterie poursui-
virent jusque dans la tombe celui qui jeta tant de cris d'amour.
On attaqua l'homme aussi bien que l'écrivain, on osa prétendre
que s'il y a des gens devant lesquels il est prudent de serrer
l'argenterie, il fallait, devant Musset, cacher les jeunes filles,
presque les enfants ; ce qui fut une odieuse calomnie, car si, dans
son incurable ennui, il cherchait chez les filles un instant d'oubli,
s'il y portait une ivresse et une rage passagère de débauche, il a
toujours adoré et respecté la femme, la vraie femme, qu'elle eût
quinze ans ou cinquante.
Qui n'a présents à la mémoire ces vers exquis — de Suzon :
Que notre amour, si lu m'oublies,
Suzoû, dure encore un moment;
Comme un bouquet de fleurs i)Hlies,
Cache-le dans ton sein charmant.
Ailiou ! le bonheur reste au gile;
Le souvenir part avec moi;
Je l'emporterai, ma petite.
Bien loin, bien vite.
Toujours à toi.
Cette adorable poésie et la chanson Bonjour, Suzon, parue
dans le volume posthume, n'ont pas été écrites sans cause, et la
cause, la voici dans toute son étrange saveur.
Musset était en villégiature chez des amis de son oncle,
M. Desherbiers, et charmant, charmeur, entouré déjà d'une
auréole de renommée, il passait en vainqueur, laissant tomber
de ses lèvres des strophes passionnées qui caressaient les femmes
comme une amoureuse déclaration.
Une jeune fille se prit si bien à ce ramage d'oiseau bleu, qu'é-
perdue, elle vint un soir dans la chambre de Musset, toute pâle de
154 LA LECTURE
désirs dans sa robe Manche, les lèvresentr'ouvcrtespour un baiser,
et portant dans ses cheveux blonds une rose prête à s'elfeuiller.
Au lieu d'ouvrir les bras, le poète tomba à genoux, il admira
les beaux cheveux, mais ne les dénoua pas, il respira la rose,
mais n'en arracha pas les pétales parfumés, et serrant les mains
de l'imprudente, il lui parla lonirtemps, tout bas, s'adressant à
son âme sans vouloir prendre son corps.
Pendant huit nuits elle revint, ramenée par l'amour, pendant
huit imits il eut le courage de résister, estimant que profiter de
pareil affolement serait une vilenie déshonorante jjour lui, et
comme épitaplie, il écrivit — Suzon — sur cette tendresse mori-
bonde sans avoir vécu.
Plus tard, répétant mélancoliquement ce vers de la dernière
strophe : — Adieu ! le bonheur reste au gîte, — dont la signiiica-
tion est beaucoup j)lus accentuée qu'elle n'en a l'air, il ajoutait :
« Eh bien, oui, je l'ai laissé au gîte, le bonheur, mais je ne m'en
repens pas, quoiqu'on m'en raille ! »
Qui a parlé de Musset ? Tout le monde : ses intimes et ceux qu'il
ne saluait pas. Chacun a répété ce qu'il croyait être vrai, mais
la seule personne'qui, ayant vécu dix ans près de lui, — les derniè-
res années de sa vie, les i)lus mauvaises — i)ouvait dire toute la
vérité, est restée muette jusqu'à jjrésent. Il s'agit de M"^ Colin,
aujourd'hui M"® Martelet, moitié gouvernante, moitié camarade,
qui l'a aimé d'une affection complexe, — singulier m(''lange de
tendresse maternelle, de protection, de dévouement, de soumission
— qui enveloppe celui qui en est l'objet d'une éternelle caresse. Le
tenq»s et la mort n'effleurent pas ce sejitiment à la fois chaste et
passionné ; tout passe, les autres choses de l'existence s'effacent
peu à peu et disparaissent dans les lointains de la mémoire, mais
lui seul reste, vivaec et lumineux, fidèle par delà le tombeau.
J'ai rencontré M'"« Martelet, je l'ai entendue parler de son
ancien maître avec l'amer reiri'et ((u'on ait souvent mal jugé le
grand poète, et j'ai voulu essayer de faire surgir de ses souvenirs
familiers un Musset inconnu, intime, un Musset du «-oin du feu,
avec ses faibb-sses et ses bontés, se détachant de l'homme de la
légende et y gagnant peut-êtrr.
En 18'i7, M"" Colin ayant quitté la maison de la piincesse de
Salm-Kyrbourir, travaillait en journée chez M""" de Musset. On
n'accordait pas la moindre attention à cette ouvrière discrète et
silencieuse, quand, un jour, Alfred de Musset, sujet à des crises
ALFRED DE MUSSET (JllEZ LUI 15")
nerveuses que la moindre contrariété aggravait, fut ramené chez,
sa mère dans le plus affreux état, criant et délirant. M™* de Musset
fit appeler son médecin habituel, lequel, se trouvant proba-
blement dans une de ces périodes fâcheuses où les médecins,
devenus sceptiques, traitent la médecine de vieille rengaine, se
contenta de regarder le malade se débattre tout vêtu sur le lit, se
gratta le nez et prit son chapeau en annonçant tranquillement
qu'il reviendrait le soir pour opérer une saignée. Adèle Colin ne
souireait plus à son ouvraae, elle avait jeté dé et ciseaux sur h.'
parquet et déshabillait Musset doucement, avec des précau-
tions infinies.
— Monsieur, Monsieur, osa-t-elle dire, si on mettait des sina-
pismes aux jambes ? Voyez donc, la tête de monsieur est en feu !
— Ma foi, faites si bon vous semble, répondit le médecin de
plus en plus détaché des malades de ce monde, mais la saignée
est indispensable. A ce soir.
On parvint à coucher de Musset, mais quoique plus calme, il
ne reconnaissait personne, et sa mère désolée, perdant de son
énergie devant les souffrances de ce fils qu'elle adorait, pria
M"* Colin de rester pour l'aider à soigner le malade. Celle-ci y
consentit, mais ayant horreur de la vue du sang, elle se boucha
les yeux quand le docteur revint armé d'une bonne lancette de
Tolède qui ouvrit bien proprement la veine du poète.
Le sang coula abondamment, l'opérateur fut content, mais il
paraît que le malade ne partageait pas sa manière de voir, car
pendmt trois jours et deux nuits il demeura exaspéré, furieux,
arrachant les bandages de la saignée et demandant à cor et à
ci'is une nourriture qu'on lui refusait obstinément.
M™^ de Musset, étonnée et ravie de trouver une manière
de so'ur de charité, adroite et dévouée, dans une étran-
gère qu'elle connaissait à peine, s'en remettait sur M"® Colin,
pendant la nuit, pour tous les soins nécessaires. On disposait un
en-cas afin que la garde-malade volontaire pût se réconforter
pendant les longues heures de veilles, — généralement un bol de
consommé et quelques pâtisseries.
La troisième nuit, Colin, enfoncée dans un fauteuil placé hors
du cercle de lumière projeté par la lampe, vit Musset se lever et
se promener à travers la chambre. Croyant à un nouvel accès
de délii'e, prête à lui porter secours au premier signe de faiblesse,
elle le suit des yeux et reste confondue en le voyant s'approcher
156 LA LECTURE
(Je la table où était placée la collation, lever avec précaution
la serviette qui recouvrait le gâteau — un de ces gros gâteaux
à la crème qu'on appelle des Saint-Honoré — et se mettre à manger
avec l'appétit d'un pauvre être qu'on nourrit de produits phar-
maceutiques depuis trois fois vingt-'juatre heures. Il dévora tout,
sans en laisser une miette, puis avala le bol de consommé, ce qui
faisait un assez bizarre amalgame.
Colin, pétriliée, le regardait sans oser l>ouger, se disant, avec
désespoir: « Il est perdu, il est perdu !... Le malheureux mange
tout quand le médecin avait défendu qu'il prît quoi que ce soit !...
Ah 1 c'est affreux ! »
Pendant ce temps, Musset se parlait à lui-même. « Que j'ai
bien dîné !... J'en avais besoin I... Et maintenant il me semble
que je vais dormir. »
Recouché en un clin d'œil il s'endormit, et ne sortit de son
sommeil i{\xv le lendemain à midi.
En se réveillant, il demeura stupéfait à la vue de Colin ; il lui
demanda qui elle était, ce qu'elle lui voulnii, ce qu'elle faisait
dans sa chambre, et, renseigné sur ces divers points, il s'habitua
à sa présence et fut le premier à la redemander aux moindres
symptômes de malaise. Ce fut là l'origine de ce dévouement qui
ne devait jamais s'amoindrir et dont la mère du poète garda con-
stamment une profonde reconnaissance à Adèle Colin. Du reste,
en toutes circonstances, celles-ci conserva la ])lus irrande défé-
rence pour M'"' de Musset, elle la consulta toujours, soit de vive
voix, .soit par lettre, et même dans certains cas où il semblait ({ue
la mère dût s'effacer, elle en appela à sesconseils pour éviter à celui
qu'elles aimaient d'une égale affection nu chagrin ou un
«unui.
Des lettres très curieuses de M™" de Musset ti-ouveront leur
place au sujet d'une liaison d<^ son fils avec une actrice de la
Comédie-l''ran(;aise.
Ce n'était pas une sim'-curc ([uc de voidoir rendre la vi(; douce
à ce nerveux. Susceptible à l'excès, doutant des autres comme il
doutait de lui-même, il avait parfois des peines violentes compli-
quées de battements de c<eur désordonnés pour des causes abso-
lument insignifiantes et dont un autre aurait ri. Ainsi, à propos
d'une faute de ponctuation dans ('(irnutsinc, il eut un véritable
accès de colère mêlé de chagrin. M. Véron s'était chargé de cor-
riger les épreuves pour épargner cette besogne à de Musset, un
ALFRED DE MUSSET CHEZ LUI ir.T
peu souffrant, et, par mégarde, il avait placé un — point — malen-
contreux à la place d'une viry;ule.
liulla, (ion Pacs , les Xuits auraient été brûlés sans qu'il en
restât un fragment pour les reconstituer, que Musset n'aurait pas
été plus consterné. Ce point... ce point formidable et fatal le
déshonorait, noyait d'ombre sa gloire de poète, faisait oublier
l'original — point sur un I — de la ballade à la lune! Il semblait
que tout fût dit et que de son œuvre il ne dût rester que Carmo-
sine, crevant les yeux par sa faute de ponctuation.
Ne parvenant pas a le calmer, Colin le décida à écrire à l'au-
teur du méfait, lequel ne se doutait guère de la tempête soulevée
par son inattention. Sa lettre composée pour bien faire com-
prendre à \'éron la grandeur de sa faute, sans toutefois le bles-
ser, fut terminée fort avant dans la soirée. De Musset, ne pous-
sant pas la vindicte jusqu'à vouloir réveiller le coupable, remit
au lendemain l'envoi de la missive ; mais, comme la nuit porte
conseil et calme les nerfs, il refléchit, et la lettre resta entre les
mains de sa gouvernante. En voici la fin d'après l'autographe : « Je
ne saurais vous dire combien cela me désespère, je ne voulais
pas vous en parler, attendu que j'aurais l'air bien mal venu d'avoir
le courage de me plaindre après le soin que je vois que vous avez
bien voulu prendre. Si une faute se trouvait partout ailleurs, je ne
dirais, certes, pas un mot, mais (|ue cela tombe précisément sur
ce vers «juand tout le reste est à merveille, voilà ce qui me fait
une peine aflVeuse. Y a-t-il un moyen quelconque de revenir sur
cette faute, soit par un erratum, soit en réimprimant les vers à
part? Soyez assez bon pour me répondre un mot, je vous en siqi-
plie. J'ai, dans ce moment, la tête d'un malade; j'espère qu'en
tout cas vous ne m'en voudrez pas d'un vrai désespoir dont l'ex-
pression est involontaire. J'espère surtout que vous ne me croirez
pas trop peu reconnaissant de la peine que vous avez prise. »
Cette nervosité exagérée dégénérait parfois en une sorte de
doul)le vue, d'extraordinaire lucidité dont on pourrait douter si elle
n'était affirmée partons ceux qui ont connu le poète. Ainsi, dans
rap|)artement contigu à celui qu'occupait Alfred de Musset, habi-
tait une jeune femme, d'allures assez cavalières, qui se disait
veuve, dans son désir de l'être, mais qui, un beau jour, se retrouva
en possession d'un malheureux mari, retour des colonies où il
était parti dans l'espérance de faire fortune, et qui en revenait
ruiné comme devant, mais de plus vieilli, fourbu, et si avarié que
158 LA LFCTURE
ce n'était i)lus un époux présentable à aucun p^int de vue. La
dame, fort gênée par un personnai;e aussi encombrant, ne cachait
pas son ennui, et, sur l'observation de Colin qu'elle ferait mieux
d'envoyer son mari à l'hôpital, puisqu'elle répugnait à le soigner,
elle répondit avec le plus complet cynisme : « Oh! je le garde,
parce (ju'il n'en a |)as pour longtemps. Puiscpi'il doit mourir,
j'aime mieux voir les choses par moi-même. » Sans doute, i)0ur
être plus sûre qu'il n'en réchapperait pas! Ce mort vivant préoc-
cupait de Musset, son voisinage l'irritait, il souffrait de la pré-
sence, derrière une cloison, de ce fantôme en rupture de cercueil
qui traînait ses os avec des manières d'outre-tombe et semidait
chercher quelqu'un pour lui tenir compagnie sous la terre. Chaque
matin, son premier mot était : « Comment va le voisin? »
— « Mieux, » répondait invariablement sa gouvernantr.
Enfin, le voisin alla tout à fait bien, il fut guéri pour l'éternité,
il mourut, laissant derrière lui le plus parfait contentement, et
M"" Colin, pour épargner à son maître la secousse de se trouver
au milieu des apprêts funèbres, écrivit à M. Desherbiers, en le
priant de venir chercher son neveu, le lendemain de bonne heure.
Mais, pendant la nuit, elle fut éveillée par l'appel désespéré de
la sonnette, et courut, à demi vêtue, dans la chambre de Musset.
Il était sur son lit, hagard, trcmldant, inondé d'une sueur froide,
ses beaux cheveux blonds pres({ue droits sur sa tête, montrant
du doigt, au pied du lit, une chose épouvantable, visible pour lui
seul. « Là, là, un croque-mort!... Il a un drap noir sur le bras, il
me fait signe... il m'attend... il nie dit : « Quand il voiis plaira! »
La gouvernante le rassura comme on rassure un enfant, elle
ouvrit la fenêtre, alluma des bouij;ies, mais ni l'air frais de la nuit,
ni l'éclat des lumières ne put chasser la vision. L'horrible homme
restait toujours en face de Musset, patient , montrant son drap
mortuaire avec satisfaction, comme si c'eût été le plus beau vête-
ment qu'un humain pût revêtir, et le poète, sentant la folie le
gagner, se voilait vainement le visage.
Enlin, Colin s'installa à la place même où surgissait l'appari-
tion, (it Musset lui cria : « Oui, oui, restez-là, je ne le vois plus!...
ne bougez pas... au inoindic mouvement que vous faites, il
revient! »
Et, pendant des iieures, la lirave créature resta immol)ile,
parlant à son maître de mille choses pour le distraire; mais, en
dépit de ses efforts, ce ne fut (|u'au matin que le croque-mort,
ALFRED DE MUSSET CHEZ LUI 159
las, probablement, d'attendre en pure perte un client si récalci-
trant, consentit à disparaître pour de bon.
Quand M. Desherbiers arriva chercher son neveu, il le trouva
encore ému, et c'est d'un accent convaincu et craintif que Musset
lui raconta l'affreux cauchemar dont il avait souffert. Jamais il
ne sut la mort de son voisin, qu'il crut parti à la campagne pour
se remettre.
La sensil)ilité exagérée de Musset s'affirmait à tout propos,
car ce jirétendu scepti([ue avait des ingénuités, quelque chose
de mystérieusement chaste qui résistait aux choses de la vie,
aux souillures de chaque jour, et, en dépit des folies répétées, il
conservait dans son âme, enveloppée de triples voiles, comme
une Isis adorée, une page que lui seul pouvait lire, contenant les
faits intimes et regrettés de sa vie. Autrefois, il s'était pris d'une
belle passion pour une gamine de seize ans, une grisette, une de
ces filles, démodées aujourd'hui, qui s'éprenaient d'une tournui^e
aristocratique, de mains fines et de cheveux bouclés, sans deman-
der que le préféré y ajoutât des titres de rente. Elle était jolie, il
était charmant, et, pendant tout un été, ils promenèrent leurs
joyeuses amours à travers les lilas de Ptomainville et sous les
vieux ar])res de Montmorency.
L'année suivante, les lilas refleurirent, les chênes reprirent
leur robe verte sans revoir les jeunes gens. L'idylle était finie, ils
ne s'aimaient plus, mais de cette liaison sans orages, de cette rup-
ture sans tristesse, Musset conservait un doux souvenir. Il pen-
sait parfois à cette enfant ({ui lui avait jeté son cœur dans un
baiser, et bien longtemps après, parmi les ombres de femmes qui
traversaient sa mémoire, il distinguait encore une vision rapide,
parfumée de jeunesse et de belle humeur : celle de la fillette,
faisant trotter un âne sur les chemins de Montmorency et cro-
quant des cerises dans un rayon de soleil. C'était la vision de ses
vingt ans, alors ({u'il s'éveillait à la gloire, à l'espérance, alors
qu'il ne croyait pas devoir dire un jour :
J'ai perdu ma forco et ma via.
Ce frais souvenir devait sombrer, cette illusion devait être
arrachée au poète, car, un soir, traînant son désœuvrement dans
une maison interlope, il reconnut parmi les filles à vendre —
plus plâtrée, plus fardée, plus vicieuse qu'aucune d'elles — celle
IGO LA LECTURE
qu'il avait aiinée. Son désespoir fut si violent qu'on dut l'emme-
ner, et c'est à i)ropos de cette femme, passée des coteaux de
Montmorency sur les hauteurs du (piarLicr des Martyrs, qu'il
écrivit les vers d<*eliirants du Souve)ur, dont voici la dernière
strophe, toute frémissante de regrets ;
Uu jour je lus aiim-, — j'aimais — elle ùtuii belle :
J'eufouis ce trésor dans mon àme immortelle,
Et je l'emporte à Dieu!
Singulier point de départ pour cette envolée dans le ciel.
De ses amours passionnées avec Lélia, il ne restait qu'une
mutuelle rancune. Et cependant, si, il y avait encore entre eux un
lien de plumes soyeuses, un frémissement d'ailes — un oiseau
donné par l'infidèle — et([ui rappelait au poète le passé disparu, les
heures d'enivrement auxquelles avaient succédé les jours d'aban-
don, si lourds et si mornes. Cet oiseau vint à mourir, et Musset,
tenant le petit cadavre raidi dans sa main, pleura de vraies larmes,
ressentant de nouveau les horreurs de la trahison, les déchire-
ments de la séparation, comme si l'oiseau eût gardé quelque
chose — d'elle.
Alfred de Musset fut blessé à vif par M. .lacquot, qui, sous le
pseudonyme d'Eugène de Mirecourt, écri\ it tant de vilenies sur
.ses contemporains. Aux premières ouvertures du biographe de
fantaisie lui demandant des renseignements sur sa vie, des dates
exactes, Mu.sset répondit, avec une imprudente indignation :
« \'ous voulez parler de moi, vous! C'est trop de sans-gêne, et je
ne vous dirai rien. — A votre aise, mais, en ce cas, je vous érein-
terai. — Si je ne suis éreinté (jue par vous, peu m'imjiorte, vous
n'êtes pas redoutable. Il faut une autre plume que la vôtre pour
cela, et je vous défends d'écrire une ligne sur moi. »
Néanmoins, la biographie parut, le poète en eut l'impression
d'un souillet. Il voulait en demander raison à l'auteur, mais
M. lienoît Champy l'en dissuada, lui disant que la moindre pro-
testation de .sa part mettrait en relief le malpropre petit livre, que
M. Jacquot ne demandait pas mieux rjue d'être attaqué par un
homme de sa valeur, et, à ce propos, il lui rapixîla l'aventure
d'Emile de Girardin entamant un procès .semblable, et n'arri-
vant, pour toute satisfaction, ({u'à faire lire par le monde entier
un pamphlet <|ui, sans cela, aurait pu rester ignoré.
ALFHEl) l)i: MrsSET CHEZ LUI IGl
Musset se rendit à ces excellentes raisons, mais il conserva un
grand ressentiment contre le pseudo de Mirecourt, et commença
une sorte de biographie de Mirecoui't — Réponse de la hrvijère
au berger — où se trouve cette phrase vengeresse : « Aujourd'hui,
tout le monde cherche une ai)parence de vérité, depuis le drama-
turge, qui du moins vous amuse, jusqu'au biographe qui affiche
votre nom sur sa propre infamie, et qui profite du mépris qu'il
inspire pour débiter ses plats mensonges impunément et impu-
demment.
Incapable d'attaquer le premier, Musset n'avait }tas la riposte
légère, mais il était foncièrement l)on et le prouv^ait à tout pro-
pos. Qui ne connaît l'histoire du chien Marzo, un affreux rO([uet
que son extraordinaire intelligence et son attachement pour son
maître ont rendu célèbre?
La chienne d'un cafetier du quai d'Orsay avait perdu sa vertu en
vaguant sur le trottoir; elle était revenue de cette expédition
dans un état fort intéressant , mais qui n'intéressait pas son
maître, ennemi de l'encombrement, et ce farouche vendeur de
bière avait décidé, pour venger la morale canine outragée, de
noyer toute la famille.
Cette décision parut si cruelle au poète, qu'il témoigna le désir
de posséder un jeune chien, et, pour complaire à son client,
M. D... remit à plus tard l'immolation de la coupable.
Quelques semaines après, on apporta à Musset le toutou
réclamé. Né d'un jière de hasard et d'une mèro abâtardie, il était
hideux, si bien que, tout d'abord, Musset regarda avec horreur
son nouveau commensal; mais la compassion l'emporta, il soigna
ce Moïse à quatre pattes sauvé des eaux, l'éleva et en vint à l'ai-
mer, secondé en cela par Colin qui, armée d'un peigne, s'ingé-
niait constamment à donner une tournure plus correcte à ce chien,
genre nouvelles couches.
La petite bête ne fut point ingrate, elle adorait son maître et
M"'^ Colin, et, longtemps après la mort de Musset, Marzo dressait
l'oreille et poussait un gémissement plaintif au seul nom regretté.
Marzo faillit causer une brouille légère entre de Musset et
Alfred Tattet, car ce dernier, ne comprenant pas le sentiment
d'extrême bienveillance qui guidait toujours son ami, le plaisan-
tait souvent hors de propos, et au sujet du chien surtout, ne
cessait de le railler.
(' Il est horrible, cet animal, disait-il, il a l'air d'un chien de
LECT. — 50 IX — Il
162 LA LECTUPxK
])oiiier, d'un barbet d'avcugl(M ^^•yons, mon clicr, débarrassez-
vous de ça bien vite, et je vous donnerai une bète magnific^ue, de
pure race, qui \ ous fera lionneur. »
Mais le poète se fâchait, en venait à accuser son intime cama-
rade de nianijucr de cœur, et s'attachait davantage au pauvre
vilain Marzo.
Ce nom sonore de Marzo avait été donné au chien en mémoire
d'un lion du Jardin des Plantes, lequel, malade, étouffant dans
sa cage étroite, mourant du regret des liorizons sans bornes, des
chaudes nuits d'amour et de bataille, refusait toute nourriture,
pour en fmir plus tôt avec sa vie d'esclave. Alfred de Musset se
promenait souvent au Jaidin des Plantes en compagnie de sa
gouvernante, et le lion, séduit par la voix caressante de M"' Colin,
s'apprivoisa au point de consentir à manger ce qu'elle lui offrait;
il attendait sa venue avec impatience, faisait le beau comme un
chat gigantesque et se laissait caresser. Cela dura quelques
semaines, puis l'infortuné roi du désert mourut, toujours enfermé,
toujours triste et rêvant de son soleil d'Afri(|ue entre les grilles
écrasantes de sa prison.
Ce n'est qu'après le départ définitif de M'"" de Musset pour
Angers ({ue son fils s'installa chez lui. .lusque-là il avait vécu de
la vie de famille, et pendant les absences de sa mère, M"* Colin
était chargée d'écrire chaque jour ce qui se passait (;t recevait
les instructions de M'"" de Musset. Instructions sinirulièrcnient
étendues comme on va le voir.
Depuis un certain temps, Musset était au mieux avec une
actrice de la CJomédie-Française ({iii ])ouvait rivaliser comme
embonpoint avec M"" Allan dont M"'° Brohan, cette lanceuse
de llèches d'or, disait à son fils : « Si tu n'es pas sage, je te
ferai faire le tour de M"" Allan. »
Le poète entreprit ce voyage cinulaire comme un plaisir, non
comme une pi'-nitencc, et tout d'ai)ord, il y trouva tant de char-
mes (pi'il voulut y consacrer ses jours et ses nuits. Un soir donc
que Colin se trouvait seule ù la maison, — tout le monde était au
théâtre — il i-cvint un instant et confia à sa gouvernante qu'il ne
rentrerait pas, étant invité à souper par sa belle amie à qui il ne
pouvait refuser cette satisfaction. En même temps, il pria Colin
de rassurer sa mère si elle s'apercevait de cette escapade. Natu-
rellement, il n'y avait qu'à s'incliner : laiiouvernante pi-omit donc
de faire de son mieux pour éviter toute inquiétude ù M""' de Mii.s-
ALFRED DE MUSSET CHEZ LUI 163
set, mais elle y parvint difllcilement, la mère craignant sans cesse
qu'vm retour de son fils à ses fâcheux excès n'altérât sa santé
toujours délicate. Cependant, M""^ de Musset convint qu'il était
préférable qu'il fût conquis par cette personne, correcte et pas
jeune, plutôt que par une fille dépravée.
Tout arrangé de la sorte, la liaison suivit son cours avec les
querelles et les raccommodements usités, sortes d'épices de cette
cuisine sentimentale ; mais elle durait quand même, et l'été
suivant, Musset alla habiter une maison de campagne louée pour
abriter ses amours.
Voici une lettre écrite par M'"*' de Musset à la gouvernante
<pielques jours après ce nouvel arrangement :
« Je vous remercie, mademoiselle, de me donner des nouvelles
de mon fils ; vos lettres m'ont l'ait du bien, j'en avais grand
besoin, car vous savez dans (jud t'tat je suis partie. La santé
d'Alfred estloin d'être bonne, nous savons que presque toujours la
grande crise est précédée par plusieurs jours de souffrances ; je vous
prie, en conséquence, ma chère mademoiselle Colin, de vous as-
surer de l'état dans lequel il est, même s'il reste chez M""= '^'^*; vous
pouvez, sous le prétexte de lui porter une lettre, s'il en vient pour
lui, aller le voir, et s'il tombe sérieusement malade, vous pouvez
offrir vos services à M""^ * ''*, qui sera bien heureuse de vous trou-
ver, car personne ne sait le soigner comme vous quand il a ses
crises nerveuses.
« Continuez, je vous prie, de m'écrire tous les jours, jusqu'à
ce qu'il soit revenu, ou tout à fait bien ; je suis trop inrjuiètepour
pouvoir me passer de vos lettres. Vous m'obligerez d'y mettre
aussi un mot de M. Paul, comme il se porte bien, s'il est à la
campagne, ou autres choses semblables. »
M"« Colin alla si souvent prendre des nouvelles d'Alfred de
Musset qu'elle finit par demeurer à la campagne, auprès de lui,
sans que M""= *** y trouvât à redire.
C'était à Ville-d'Avray, sous les ombrages de la villa Pradicr;
mais là, plus encore qu'à Paris, un vent de tempête passait à
travers le feuillage, interrompant le duo de baisers, ramenant
les désespérances du poète et les emportements de la coléricfue
émule de Melpomène, si bien que tour à tour les amoureux s'en-
fuyaient en jurant de ne pas revenir.
Resté seul, l'abandonné tendait les bras vers l'ingrat, criait sa
peine et conjurait Colin de réparer le mal. « Cherchez-le ou cher-
IGi LA LECTURE
clirz-la 1... ranicnez-la ou ramenez-lc !... dites-lui que je meurs! »
Et la iidèlc Colin, i)lu.s sc'-rieuse qu'une coulidcnte de tragvdie,
courait à Paris sur les traces du fugitif, battait l'estrade pour le
ressaisir et le ramenait triompludement au logis où, reçu comme
le pigeon île la fal)le, il oubliait dans une ivresse nouvelle l'orage
de la veille, sans vouloir penser à celui du lendemain.
Au milieu de ces émotions, le malaise de Musset continua, au
ûTand cliagrin de la pauvre M"" Colin qui, chez cette dame, n'a-
vait pas le droit d'en agir à sa guise. La maîtresse acceptait dif-
ficilement les avis de la gouvernante, et Musset, victime innocente
de ce parti pris, ne disait rien pour n'affliger ni l'une ni l'autre.
M"'' Colin en référa à M'"'de Musset qui lui répondit ainsi:
« Je suis fâchée, ma bonne mademoiselle Colin, (pie vous pre-
niez du chagrin pour une chose qui n'en vaut pas la peine ; si vous
rédéchissiez que ces soins de M'"" **'''- sont passagers, que c'est
une sorte de fantaisie qui ne peut pas durer, vous en prendriez
plus facilement votre parti. D'abord, vous savez que mon (ils
vous est attaché et qu(^ cet attachement en enterrer», bien d'au-
tres, car les hommes sont changeants ; mais dans tous les tenqis
et à tous les âges ils ont besoin de soins, d'attac^hement, et croyez-
moi, il reviendra toujours à apprécier les vôtres. Je vous recom-
mande donc beaucoup de patience, la i>lus grande douceur.
Soyez sûre qu'avec son caractère tendre et son coup d'o'il à qui
rien n'échappe, il vous saura gré de tous vos sacrifices ; surtout
ne vous plaignez pas et parlez-lui toujours avec amilii'-.
« J'espcrc (jue vous comprcMidrez, ma chcre i\dèle, t\ue les
conseils que je vous donne sont tout dans votre intérêt et dans
celui (le mon lils, car je désire que vous restiez ])rcs de lui.
« Je reviendrai au mois d'août, ainsi vous aurez l»ien la com-
j)laisance d'attendre mon retour qui fera cesser ce qui vous cha-
grine. Continuez dom- à me donner des nouvelles véridiques, mais
I*aul a raison do vous conseiller de ne pas m'ef frayer, car votre
dernière lettre m'avait mis la mort dans l'anus, et j'ai passé une
cruelle nuit ; heureusement (;elle d'hier m'a consoli'-e et celle d'au-
jourd'hui aussi, car ce que je crains le plus, c'est ({u'il soit ma-
lade. Je vous remercie bien de votre exactitude, je serais bien
triste s'il me fallait me passer de vos lettres.
« Adieu, bonne mademoiselle Colin ; soyez a.ssurée (|uejevous ai
obligation de tout ce qu<- vous faites pour bii et que je vous en
remercie de tout coMir. »
Ar.FHEO DK MUSSKT CIIKZ LUI iGo
Un peu plus tard, — Musset était alors chez lui, sa mère ayant
été i-ejoindrc M'"^ Lardin à Angers ; — il retomba gravement
malade, mordu déjà par la terrible hypertrophie du cœur dont il
devait mourir, et le repos le plus absolu lui étant nécessaire, il
fut convenu (|ue sa porte resterait close pour tout ce qui était
susceptible de lui causer la moindre agitation. Mais la comé-
dienne n'entendait pas de cette oreille-là ; elle fit tant, qu'elle
s'implanta dans la place, ne soignant pas Musset, — là, Colin
régnait — mais se faisant dorloter elle-même en dérangeant tout
le monde. La gouvernante témoigna quelque humeur d'être obli-
gée de servir cette dame, lorsqu'elle n'avait pas de trop de tous
ses instants pour les consacrer à son malade ; et là-dessus, sai-
sissant la balle au bond, la maîtresse, enchantée de reprendre
l'avantage perdu, déclara qu'ayant chez elle un personnel plus
nombreux, le poète y serait infiniment mieux traité, qu'elle pour-
rait le veiller sans gêner personne et qu'elle l'emmenait à l'instant.
Sitôt dit, sitôt fait. Avant que le malade ait pu réfléchir à l'o-
ricrinalité de cette proposition, on l'habillait, on le couchait dans
une voiture, pendant que Colin, navrée, rendait les clefs de l'ap-
partement et s'en allait chez sa sœur cacher sa colère et ses in-
quiétudes.
Mais le lendemain matin, dès cinq heures, elle était réveillée
par un exprès porteur d'une lettre de Musset, au bas de laquelle
la dame avait ajouté quelques lignes d'amende honorable.
Voici cette épître désespérée faite en partie double : « Je n'ai
pas fermé l'œil, j'ai les premières attaques de mes délires ; toi
seule les connais, viens, je ne puis me passer de toi.
« Tu m'as fait du mal hier soir, mais j'avoue que je t'en ai fait
beaucoup le premier. Je le regrette, ne m'abandonne pas.
« Venez, mademoiselle Colin, reprenez votre malade, je vous
prie, et je n'irai le voir que le jour où vous m'avertirez que je
peux le faire sans danger pour sa santé et son repos. »
La gouvernante ne se fit pas prier davantage. Modeste dans
son triomphe, elle reprit seule sa place au chevet du malade, qui
lui dit d'un ton mêlé de reproche et de contentement : a Pourquoi
m'avez-vous laissé partir? Je pouvais en mourir. Oh ! je vous ai
appelée toute la nuit. Je criais : Mademoiselle Colin, je veux ma-
demoiselle Colin, si fort et si souvent que je leur ai fait peur...
Fermez la porte, maintenant, on ne m'emmènera plus ! »
Ce désir presque enfantin, d'être toujours soigné par la même
It3(j LA LECTURE
personne, était si grand qu'il arrêta constamment de Musset,
lorsqu'on voulait l'entraîner à se marier. « Non, disait-il, Colin
est au courant de ma maladie, elle sait la diriger et me remettre
en santé, tandis que ma fcnune... ma fenune s'épouvanterait
peut-être, et meconderait à quelque médecin complaisant qui me
rendrait fou, sous prétexte de me guérir. Non, je ne veux pas me
marier ! »
Dans l'idée de crier très fort pour effrayer sa maîtresse et la
punir de l'avoir enlevé aux soins de Colin, il y avait un côté
comi([ue, montrant une des faces peuconnuesdu caractère d'Alfred
de Musset, excessivement gai et amusant lorsque rien n'altérait
son humeur. Parfois même, cette gaieté éclate à travers lu tris-
tesse comme le soleil derrière la pluie ; on en trouve la preuve
dans diverses lettres adressées à M'"« Joubert au sujet de la prin-
cesse Belgiojioso, cette Galathée qui exigeait toutes les adora-
tions sans s'animer jamais. — Ainsi, je me souviens de ces lam-
beaux de phrases, dans une lettre où Musset racontait qu'il avait
été rudoyé par la princesse : « Je sanglotais, les coudes sur mon
lit, les pieds sur ma cravate, les genoux sur mon habit neuf.,.
Ma chambre était un océan d'amertume, j'y piquais des tètes,
l)ir, ploc, Hoc... Après cela, je pleurai encore un peu, mais seu-
lement pour me rafraîchir. >■>
Jean iii: Lîolugogne.
(A suivre.)
LE DOCTEUR RAMEAU
(i)
Adrienne, bouleversée par ce rapide passage de l'espérance
à la plus cruelle déception, ne fit pas entendre un soupir. Elle
blêmit, ses yeux se cernèrent, et, de sa hauteur, elle tomba sur
le plancher. Au même moment, la vieille Rosalie entrait, attirée
par l'éclat des voix. Elle vit la jeune fille étendue au milieu du
mobilier détruit, elle fondit sur elle, ainsi que sur une proie,
l'entoura de ses bras, la tàta, pour s'assurer qu'elle était vivante.
Elle jeta à Rameau un regard suppliant, elle le trouva sombre,
immobile, impassible. Elle dit sourdement :
— Mon Dieu!
Puis, sans une question, sans un appel, sans un mot, elle
enleva l'enfant, et, chargée de son précieux fardeau, passant
devant le père, elle sortit. Derrière la servante, Rameau quitta
la chambre, ferma la porte, mit la clef dans sa poche, et, lente-
ment, se dirigea vers son cabinet, où il disparut.
Rosalie, à travers les couloirs, gagna l'extrémité de la maison.
Arrivée à l'appartement d' Adrienne, elle appela à grands cris,
sans retenue, sans ménagement. Deux femmes accoururent.
Comme elles levaient les bras au ciel, en poussant des hélas, et
se perdaient en questions :
— Taisez-vous, dit rudement la vieille femme de charge en
entrant dans un petit salon. Mademoiselle vient de se trouver
mal... Qu'une de vous prépare son lit, que l'autre descende dire
au cocher d'atteler et d'aller immédiatement chercher le docteur
(1) Voir les numéros des 25 mars, 10 et 25 avril, 10 et 25 mai, 10 et 2.^
juin, et 10 juillet 1889.
1G8 LA LECTURE
Talvanne à Mncennos, au valet de chaml)re de courir chez
M. llobert et de le ramener ù l'instant... Marchez, et pas de dis-
cours : ce n'est ni le lieu, ni le moment.
Elles s'élancèrent. Restée seule, Rosalie déjiosa Adrienne sur
un canapé, et, prenant dans le cabinet de toilette un flacon d'eau
de Coloirne, elle essava de la faire revenir à elle. Ses cheveux
blonds dénoués, les yeux clos et toute paie, comme une jeune
martyre, la jeune fille était si belle (jue la servante s'oublia un
instant à la reirarder. Puis, ressaisie par l'inquiétude, elle lui
mouilla les tempes et la ])aume des mains, la réchauffant, la cou-
vant; elle lui ])arla, l'appelant doucement, maternellement, sans
pouvoir faire cesser son immobilité. Dans la maison, le silence
était redevenu profond. Plus de cris irrités, plus de coups sourds,
plus de piétinements affolés, l^a tempête s'était calmée, mais le
calme rétabli était peut-être encore plus gros de menaces et de
violences.
Un pas rapide, glissant sur le parquet du couloir, fit lever
vivement Rosalie, elle alla ouvrir la porte et se trouva en face
de Ptobert. Il ne questionna pas; elle n'expliqua rien. Il avait vu
la jeune fille, toujours étendue, immobile et froide. Il lui toucha
la main, s'assura (pie le pouls battait. Et, un peu ra.ssuré, il
examina le visage. Les yeux se violaraient et la mâchoire se
contractait pinrant la bouche.
— Donnez-moi de l'éther, dit le jeune homme à la femme de
charge. Elle sortit, et, en un clin d'oil, reparut tenant une bou-
teille et une cuiller. lîobert versa quehjues gouttes, approcha la
cuiller des lèvres d'Adrienne, et lentement, avec effort, parvint
à faire pénétrer la licpieur entre les dents serrées. Une rougeur
empourpra les joues de la malade, elle j)Oussa un soupir et ses
paupières se relevèrent. Elle parut reconnaître celui qui la soi-
gnait, un doidoureux sourire pas.sa sur ses lèvres décolorées, elle
]»àlit de nouveau et resta inerte. L'évanouissement cepen<lant
avait cessé et les mains, tout à riicnre glae('-es et rigides, rede-
venaient moites et souples.
— 11 faudrait la mettre dans son lit, dit l!<j|)ert. Et comme
Rosalie approuvait d'un signe de tête, il ajouta :
— Oîi est son père?
La vieille gouvernante fron(;a le sourcil, elle se recueillit pen-
dant une seconde, comme si elle avait un i;rand parti à |)rendre,
puis sans regarder le jeune homme :
LE DOCTEUR RAMEAU 169
— Monsieur est sorti depuis le déjeuner, répondit-elle froide-
ment. Mais on l'a envoyé prévenir, ainsi que le docteur Tal-
vanne...
Puis, coupant court à des explications difficiles :
— Tenez, prenez l'enfant par les épaules. Nous allons l'em-
porter à nous deux... Elle n'est pas lourde, la chère mignonne...
La porte de la chambre était ouverte. Une chambre tendue de
soie blanche semée de bouquets roses, à meubles laqués blancs,
fraîche, claire, virginale, embaumée d'un léger parfum. Ilobert
y entrait pour la première fois. Il eut le cœur serré. Il lui sembla
«pie cette violation avait la mort pour excuse. Il abaissa ses
regards sur le visage de la jeune iille, il frémit à la pensée ([ue
ces beaux yeux fermés ne se rouvriraient plus jamais. Il voulut
chasser ce funèbre pressentiment. Autour (!<■ lui, il \h tout animé
et riant. Mais, au même instant, un nuage passa devant le soleil,
le ciel s'obscurcit et la chaml)re devint sombre. 11 entendit con-
fusément Rosalie qui Ini disait :
— Retonrnez dans le salon, je vous appellerai aussitôt que je
l'aurai couchée.
Il sortit machinalement, très troublé, commençant à éprouver
une violente inquiétude. Il fit appel à sa science et rechercha,
dans sa mémoire, quelles graves maladies pouvaient avoir, pour
l)remier synqitôme, ime syncope suivie d'un état de prostration
conqdète. Il en trouva vingt. 11 no s'arrêta à aucune certitude.
Il était hésitant, épeuré. Que deviendrais-je, pensa-t-il, si j'étais
ol)lig('' de la soigner? Dans quelles angoisses vivrais-je? Com-
bien «e sav(jir, dont nous sonunes si liers, est limité, et comme
nous en comi)renons l'inanité quand il s'agit d'en tirer parti pour
ceux que nous aimons! Que fera le docteur Rameau? La pensée
({ue le père d'Adrienne allait bientôt arriver et combattre lui-
même la maladie, illumina les ténèbres dans les([uelles il se
débattait. Il avait en son maître une foi si comiilète qu'il retrouva
tout son cahne.
Il se sentit rassuré et tranquille, connue le soldat connnandé
par un général toujours victorieux. Le docteur, d'un coup d'œil
infaillible, établirait le diagnostic. Et, quant aux soins à donner,
son esjM'it, merveilleusement inventif, trouverait certainement
quelque remède .souverain. Tant de fois Rameau avait fait des
miracles, comme les thaumaturges de l'anticpiité, ([ue Robert
éloignait toute crainte, sûr ([u'au moment décisif un ])rodige se
170 LA LECTURE
produirait, qui assurerait le salut de la uialadc. C'était sa fdle!
Do quoi ne se nionfr<'rait-il pas ca])al)ic, Im-scjuc Vvtvo <[\ù lui
était le j)lus cher au monde serait menacé? Souvent, liol^eri le
savait, des médecins, et non des jnoius célèbres, avaient recuit''
devant la responsahiliti'" de soigner leurs femmes t>u hnn'S
enfants. Ils avaient subi ce trouble, cet anéantissement de toutes
les facultés que le jeune hounne avait ressenti si vivement. Mais
Rameau jioux ait-il être accessible à ces fail)lesses? N'était-il pas,
par la force de son caractère et la clart(!' snj)érieure de sou intel-
ligence, au-dessus de l'humanité?
Rosalie, eu traversant le salon, arracha le jeune homme à sa
méditation. Il interrogea du regard la femmi" de charL'"e. Elle
répondit à voix basse :
— L'(Mifant semble dormir. Vous jMnive/: entrer.
Sur l'éjiais tapis, il j)ai\iut sans bruit auprès du lit, et étendue,"
le visage mainieiiant rougi, les yeux toujours fermés, il \ii
Adrienne. Son bras blanc, allongt'- sur le dra|», tressaillait,
comme .si tous les nerfs, mis en mouvement i)ar une agitation
intt'-rieure, en eussent vibré. La respirati(jn était brève, un j)eu
sil'ilant(% les dents toujours serrées par nue \iolente contraclur(\
Cet état, si é\"ideunnent douloureux, ré\eilla les iiupii(''tudes de
Robert. Non, Adrienne ne dormait j)as. Et l'anéantissement dans
le<pu>l elle demeurait plongée attestait en son organisme des
désordres sérieux.
Il se leva et se dirigea vers la fenêtre. Sur l'esplanade des
Inv,'»lides, les soldats faisaient l'exercice, comme tous les jours,
sous l'o'il (''merveille des badauds. Il regarda la |iendule : ime
heure df'jà s'é'tait écoulée, de])uis son arriv<''e dans la mais(»n.
I ne impatience fébrile s'empara de lui. (Jue faisait Rameau,
pour ne pas venir? (Jù était Talvanne? Qu'ordonner, en lem*
absence, et cctmment f)ser s'y décider? Il lui de\int impossible
de rester ainsi seul auprès du lit dans le([ue| ('lait ('tendue, sans
reg.ard et sans i>ensée, la femme (pi'il adorait. Il lui sur le point
de sonner. Le roulement d'une \(iiture dans la cour I arrêta. Il
éprouva iiu soidagement imm('-di.it. Eidin, on lui apportait du
SC(,'ours, il n'allait plus se trouver aban(loun('' à lui-UK^'uie. La
V(»ix de Talvaime, retenti.ssant dans l'escalier, l'amena à la porte
<lu salon. Il ouvrit, et rali(''niste es.soufn('' entra.
— Ah 1 Te voilà, dit-il d'une voix brève. Eh bien? Comment
est-elle?
LE DOCTEUR RAMEAU 171
— Toujours dans le mcuic état. Une sorte de somnolence
fébrile...
Tal vanne interrompit le jeune homme :
— Examinons (^a.
11 passa dans la chambre. A la tète du lit déjà Rosalie l'avait
devancé. Il observa avec attention sa filleule immobile, comme
s'il voulait faire pénétrer son regard au dedans d'elle. Il hocha la
tête, puis souleva délicatement la paupière de la jeune fille. Un
strabisme soudain avait troublé sa vue. Il tâta le front couronné
de cheveux d'or et le trouva brûlant. Il glissa sa main sous la
nuque et la palpa fortement. Adrienne poussa un douloureux
soupir. Le visage de Talvanne se rembrunit, il jeta un coup d'œil
sur la gouvernante et sur Robert. Il les vit anxieux, attendant
son jugement. Il hocha de nouveau la tète, fit entendre une toux
sèche, et murmura :
— Il faut voir...
Puis s'adressant à la vieille servante :
— Où est Rameau?
— Il vient de rentrer à l'instant...
Comme Robert, à ces paroles, manifestait une profonde sur-
prise et s'apprêtait à questionner, elle prit, avec un air d'autorité,
l'aliéniste par le bras et l'attirant à l'écart :
— Descendez le trouver ; il est dans son cabinet, dit-elle d'une
voix tremblante, et tâchez de lui rendre la raison. Il s'est passé
aujoui'd'hui, ici, des choses bien malheureuses... Dieu veuille
que tout cela ne nous coûte pas la vie de notre enfant!...
Talvanne, stupéfait par l'étrangeté de cette confidence, ouvrait
la bouche pour demander à la vieille femme de s'expliquer plus
complètement. Elle parut avoir lu dans sa pensée, et coupant
court à sa curiosité :
— Ce n'est pas à moi ({u'il appartient de vous éclairer... Des-
cendez chez lui... interrogez-le... Il vous contera ce qui s'est
passé, s'il le veut et s'il l'ose!... Oui! Il osera... C'est un homme
terrible!... Et tantôt j'ai cru qu'il allait tuer cette pauvre pe-
tite-là!...
— Tuer! répéta Talvanne en pâlissant : Rosalie, réfléchissez
un peu à ce que vous dites !
— Il ne rétléchissait guère à ce qu'il faisait, lui! répliqua la
gouvernante avec amertume. Il était fou... Fou de colère!...
Elle s'interrompit, puis très grave :
172 LA LKCTURE
— Mais poun|uoi faire peser les fautes sur ceux qui eu sont
innocents?
Elle et lui se regardèrent très émus. Ces mots avaient suffi.
Une mystérieuse communication s'était faite entre eux. En une
seconde tout s'était éclairci, et Talvanne était préparé à ce qu'il
devait entendre. Il fit :
— Ah ! ah !
Et ces deux interjections sianifiaient si bien : « Comment, vous
saviez tant de choses, et depuis si longtemps, sans (pi'il y pa-
rût? » que la vieille femme répondit par un signe de tète afdr-
matif. Talvanne alors se tourna vers Robert resté près du lit de
la malade :
— Attends-moi là, je remonte tout de suite avec Hameau.
— Et, laissant le jeune honnne assisté de la gouvernante, au-
près d'Adrienne, il se dirigea vers le cabinet de son ami.
X
Après ce dernier mouvement de fureur qui l'avait emporté jus-
fiu'aux plus extrêmes violences, Rameau était resté quelque
temi)s dans un état d'immobilité complète. Assis dans un fauteuil
profond, il se sentait accablé de fatigue, et son cerveau lui parais-
sait vide. On lui eût <:rié tout à coup que la maison prenait feu,
ou menaçait de s'écrouler, (pi'il n'eût pas fait un mouvement pour
se lever et fuir. Tout lui était indifférent et le naufrage de sa vie
le laissait anéanti. Qu'avait-il à craindre maintenant? (Jue pou-
vait-il lui arriver qui fût plus atroce que ce qu'il venaitd'endurer?
Sa vie, irrémédiablement l)ris(''e, eùt-elle valu la peine d'être
défendue? Quels regrets aurait-il éprouvés, en fermant les yeux
pour toujours? Il eût cessé dr voir ci^tte terre féconde en mal-
heurs, ce monde tout rempli d'abjections. Il se fût jjlongé déli-
cicu.sement dans le néant, c'est-à-dire dans l'insensibilit*''.
Tout l'avait déçu et trahi, dans cette vie infâme (ju'il maudis-
sait. La destin<''C ne lui avait pas même fait la charité de res-
pecter sa tlernière illusion. Il avait fallu f{u'il subît sa doulou-
reuse passion, qu'il en dégustât le (iel, qu'il en s* ntît tous les
clous, toutes les é|»ines. Il avait été savamment torturé, et ses
bourreaux étaient hors d'atteinte. Pour lui, point de vengeance.
La mort avait tout pris d'avance. Et lui, l'imbécile, pleurant les
LE DOCTEUR RAMEAU 173
tleux coupables do ses larmes les plus amèrcs, il avait tenté l'im-
possil)lc pour adoucir leurs souffrances.
Malédiction! Si c'était à recommencer ! S'il pouvait les tenir là
pour leur cracher son mépris et sa haine, pour jouir de leur au-
iïoisse, pour voir couler sur leur front la sueur glacée de l'épou-
vante. Mais non, ils avaient rendu le dernier soupir entre ses
bras caressants, sous ses yeux consolants, calmes comme si leur
conscicMiee ne leur reprochait rien. Ils étaient morts hypocrites
et menteurs, ainsi (pi'ils avaient vécu. Et lui, qu'allait-il deve-
nir ? Comment trouver l'énergie nécessaire pour supporter ce
dernier éci'oulement? Vivre encore, après tant de déceptions,
lorsque l'existence ne lui offrait plus (pic des tortures? A (pmi
bon? Le repos suprême, voilà ce (pi'il lui fallait.
Et il se le procurerait si facilement! Il n'.nnitque (piehpics
pas à faire, une armoire à ouvrir et, i)armi les substances si
nombreuses qui lui servaient pour ses expériences, il lui suffirait
d'en prendre une, d'en avaler quel(|ues gouttes, et, sans souffrir,
il s'endormirait. Aucun scandale autour de sa tombe. On ne croi-
rait assurément qu'à une congestion cérébrale. D'ailleurs les
traces du poison choisi seraient difficiles à trouver, et sa fin offri-
rait toutes les apparences les plus naturelles.
Il sourit lua'ubrement en se sentant maître de sa destinée. Il
éprouva une S()rte de soulagement, comme après le règlement
d'une situation difficile. Ayant pris le parti de rejeter toutes ses
tristesses et toutes ses douleurs, il les sentit déjà moins vives. Il
retrouva la force de se lever et de faire quelques pas dans son
cabinet. Il laissa tomber, en passant, un coup d'œil sur les pa-
piers qui couvraient son ])ureau, et s(> dit ([u'il n'achèverait pas
le travail commencé. Mais ([u'était-ce que ce travail aiupicl il
avait pris tant d'intérêt? Quelle valeur avait-il? Tout, dans ce
monde infirme, n'était-il pas sujet à l'erreur? Oui pouvait, se
flatter d'avoir raison et de connaître le vrai absolu?
Lentement, plongé dans sa méditation, il gagna son labora-
toire. D'un mouvement machinal, il ouvrit une armoire et, sur
les rayons, examina une cinquantaine de flacons étiquetés de
rouae. Il en saisit un, tout petit, l'étudia au jour, pour s'assurer
qu'il ne se trompait pas, referma son armoire, revint dans son
cabinet, plaça le flacon sur une table, à portée de la main, et
se rassit. Il décida qu'il attendrait une heure, afin de se donner
le temps de chercher s'il n'avait aucune disposition à prendre
17i LA LECTURI-:
avant de disparaître. Il pensa à Talvannc et une ombre passa
sur son front.
Celui-là l'aimait sincèrement et d'une affection profonde, dont il
lui avait fourni des marques à toutes les heures de sa vie. Al-
lait-il donc se séparer de ce fidèle compaunon sans lui laisser
une preuve ([u'il ne l'avait pas oublié? Quoi! Pas un mot, pas
un souvenir, pas une suprême coniidence? A cotte idée que
Talvanne pourrait mcUn' des reproches à sa douleur, le cœur de
Rameau se serra. Il se leva et, s'approchant de son bureau, il
se disposait à écrire à son ami lorsque la porte s'ouvrit et celui-ci
parut.
Ils restèrent un instant à s'observer. Ils étaient presque aussi
pâles l'un que l'autre. Tout à coup les yeux de Talvanne tombè-
rent sur le flacon éti(îU('té de rouge. Il fit deux pas, s'en empara
vivement, lut la désignation, et, avec un cri de reproche, le repo-
sant sur la table :
— Toi, Rameau! Un homme tel que toi?
Le docteur baissa la tète et, sans chercher à nier, d'une voix
si douloureuse qu'elle tira des larmes à son ami, il répondit sim-
plement :
— Je suis si malheureux!
— Mais qu'y a-t-il donc? s'écria Talvanne presque avec co-
lère, tant le chagrin de celui (|u'il aimait plus que lui-même lui
paraissait injuste et cruel.
Un feu sombre s'alluma dans les yeux de Rameau :
— Ce ((u"il y a? Tu vas le savoir.
Il saisit la main de l'aliéniste et, sans ajouter un mot, l'entraî-
nant à sa suite, il sortit, traversa les couloirs, monta l'escalier et
s'arrêta devant la porte de l'appartement de la morte. Avec la
clef qu'il avait emportée, il ouvrit, et repris de sa colère :
— Regarde h-s délais de tout ce que j'entourais d'un <ulte.
Ici, tout est renversé, déchiré, souillé et jn-ofané. l'^li i)ien ! il y
a moins de ruines que dans mon cœur, moins de souillures et de
profanations que dans ma pensée... Tu me demandes ce (ju'il
y a?... La trahison di- l'ami, l'adultère de: la femme. Toute mon
existence salie et déshonorée... Voilà ce qu'il y a!... Cela te
sufllt-il, comme honte et comme douleur? Et ai-je droit, enfin,
quand ces deux misér.ildes sont morts et ne souffrent plus, de
vouloir mourir, à mon tour, pour ne plus souffrir?
— Et qui t'assure, dit gravement Talvannc, (|ue tu ne .«jouf-
LE DOCTEUR RAMEAU 175
friras plus? Qui te prouve qu'ils ne souffrent pas, eux, et horri-
blement ■? Et, quand bien même tu serais cent fois plus à plain-
dre, est-ce une raison pour t'abandonner à ce point? As-tu donc
oublié tout ce qu'il y a autour de toi d'honnête, de bon et de pur?
Je ne compte donc plus, moi ? Et Adrienne?
(iameau fronça le sourcil, baissa la tête, mais ne répondit pas.
Talvanne continua :
— Cette })auvre petite, innocente de tout ce que tu souffres,
pourquoi l'en as-tu rendue responsable ? Est-ce généreux ? Est-ce
raisonnable? Elle n'a eu pour toi, depuis qu'elle existe, que des
caresses et des sourires. Et tu Tas bouleversée, épouvantée, bru-
talisée, ([uand elle te suppliait... Maintenant elle est malade, et
tu en es cause... Rameau, je te suis bien attaché, je suis bien
partial quand il s'aait de toi, mais je ne puis te trouver aucune
excuse.
Le docteur avait écouté impassible. Il garda le silence oljsti-
nément. Talvanne le regardait effrayé :
— Est-ce que tu ne m'as pas entendu? demanda-t-il.
Rameau baissa la tète affirmativement.
— C'est de ta fille que je te parle, reprit Talvanne avec ani-
mation. Comprends-tu? De ta fille...
Le docteur releva son front que des rides profondes sillon-
naient, et d'une voix sourde :
— Ma fille ! répéta-t-il. En es-tu bien sûr?
Le visage de Talvanne devint sévère, et d'un ton ferme :
— Si ton cœur n'a pas devancé ma réponse, tout ce que je te
dirai ne suffira pas à te convaincre. Je changerai donc les termes
dont je me suis servi. Il y a là, sous ton toit, à deux pas, une
créature humaine qui souffre et que tu peux soulager, et je te
demande si, homme, tu vas refuser de paraître à son chevet, si,
médecin, tu vas refuser de la soigner.
Rameau ne répondit pas une parole, mais il sortit et, suivi de
son ami, il se dirigea vers l'appartement de la malade. La porte
était ouverte et, dans l'obscurité du saMn, la lueur d'une lampe,
])lacée sur la cheminée de la chambre, traçait une raie de lu-
mière. Dans cette clarté, au bruit de la marche des deux
hommes, Robert se montra. En reconnaissant Rameau, il ne
sut réprimer un geste de joie, ce geste que le docteur connais-
sait si bien et que chacun faisait, en le voyant apporter ses se-
cours à un être cher, dangereusement menacé. Le maître écarta
170 LA LECTURE
lélrve <[ui s'avançait à sa rencontre, et, lui montrant le sa'.nn,
il (lit d'une voix 1m(\c :
— Kcste là, et attends.
Il fit passer Talvainie, et , à sa suite, entra dans la chanibre.
Adrienne était toujours étendue dans son lit, roulant doidoureu-
scnient sa tête sur son oreiller, comme si elle cherchait la ])osition
la plus propre à câliner sa douleiu'. Ses yeux à demi fermés
étaient sans rc^gard. Une pâleur s'étendait sur son visaue, ae(ni-
sant plus nettement la rigidité de ses traits durs et inunohilcs,
comme ceux d'un mascpu- de pierre. Tahanne s'approcha, et,
montrant la jeune lilleà Hameau :
— Elle paraît souiïrir cruellement, dit-il. Heyarde, la pauvre
petite. Est-ce la même enfant que nous voyions hier, si fraîche,
si rose, si vivante, avec ses belles lèvres souriantes et ses yeux
brillants de joie?
— Non! ce n'est plus la même enfant, dit sourdement Rameau.
— Il a sufli d'un instant, poursuivit Talvanne, pour <|ue cette
viiToureuse santé disparût, ])our (|ue cette fleur de jeunesse se
fanât. Et tout ce mal, enduré par une délicieuse créature ([ue
nous reuardions (V)nuTie la joie de notre vie, c'est de toi ipTil est
\enu !
— De moi ! répéta luiiubrenniit Kameau, sans protester contre
le reproche que lui adressait son ami.
— Va tu l'observes avec des yeux insensil)l(>s, continua lai ii'-.
niste, toi (|iii la couvai>^ hier avec amour; tu restes innnobile et
inactif devant elle, toitpii ;iurais tout al)andonn('' pour courir, si
on (Hait venu t'amioneer «piil lui ('-tait arrivé la moindre chose,
(pi'elle souffrait d'un inoffensif bobo. Si on t'avait ])r(''dit (pie tu
serais si dénaturé, n'aurais-tu pas répondni|ue c'était impossible?
— Je l'aurais r(''pf»ndu.
— Et pourtant cela est. l']t tu raisonnes, et «cependant tu per-
sistes dans ta féroce, soudaine et absurde iiidiff( rence.
Hameau avait fait un p.is de plus vers h- lit, et, d'un (cil fixe,
examinait le \is:iire d Adrienin'. Il prit h- bras de son ami, le
serra avec force, et lui montrant la jeun(! lille :
— Etudie ce front boni !»('•, ces pommettes saillanie> ei i-e nez
di'dieatemeiit reeoiirlu'. Toi, savant, ipii as fait de l'anthropoloiri*^
r('tude de toute ta vie, n'y voi.s-tu pas tous les siL'ues distiiictifs
de la race ospamK^de ? \ Ois ("omme l'oritrine berb("-re est niaivjuée
d.ans eitte fiirure. Les M;iurcs ont passé par là, Talvanne, il n'y
LE DOCTEUR RAMEAU 177
a pas à le nier. Ne sei'ait-ce pas la tête de sa mère, traits pour
traits, si le bas du visage ne trahissait le mélange de la race .
saxonne ? Ce menton, dont la carrure est un peu lourde, n'ac-
cuse-t-il pas le type allemand? Tâte cette tête, maintenant, et tu
y trouveras tous les signes qui caractérisent le sous-brachycé-
pliale... Ah ! ah ! Tu vois que j'ai bien profité de mes discussions
avec toi, et que je sais de quoi je i)arle !... Prends tes mesures,
d'après la méthode de Canq)er, d'après celle de l'Anglais Morton,
ou celle du Franc^ais Broca, et tu ne trouveras pas une autre so-
lution que celle indiquée par moi, ou bien ta science n'est qu'un
vain mot !
— Tu me l'as dit cent fois ! s'écria Talvanne avec désespoir.
Tu n'y as jamais cru ! Vas-tu, pour fournir des arguments à ton
injustice, avoir recours à des théories que tu as toujours réfu-
tées? Rameau, aie pitié de cette enfant et de toi-même... Ne
cède pas à des i)réventions irraisonnées, à des imaginations
folles!...
Rameau baissa la tête, et, avec un calme plus terrible encore
que n'avait été sa colère :
— Ne nie pas la lumière ! Elle nous illumine et il faudrait être
insensé pour ne pas voir ! Les cheveux blonds, les yeux bleus de
celle pour qui tu me pries, ce sont ceux de Munzel... Regarde-
là!... tiens, pendant que son visage se contracte... N'est-ce pas
lui, tel (|u'il était ({uand je l'ai soigné dans la petite chambre de
la rue de La Har])e ?... Elle lui ressemble tant, qu'il est inouï que
je n'en aie pas été frappé plus tôt !... Mais notre misérable es-
pèce est si crédule!... Un enfant ! C'est flatteur pour un homme !
On le croit de soi, tout naturellement, par un stupide orgueil!...
Ah ! ah ! ah !
Il éclata d'un rire déchirant, appuya fortement sa main sur sa
poiti'ine, comme pour com[jriuier une douleur violente qui lui
labourait le cœur, puis il reprit :
— Je l'ai adorée, cette petite fille ! Tu ne peux nier que j'aie
uniquement pensé à elle, pendant les dix-huit ans qu'elle a déjà
vécu. Tu le disais tout à l'heure : c'était ma passion, ma folie. Eh
Ijien ! maintenant, elle me fait horreur et je la hais ! Elle souffre,
et je la regarde souffrir; elle est très malade et va peut-être
mourir, et je ne lèverais pas un doigt pour qu'elle ne mourût
pas ! Elle est née des deux autres, elle est aux deux autres,
qu'elle aille dans la terre avec les deux autres !
LKGT. — 50 i.x — 12
178 LA LKCTURK
— Rameau ! cria Talvanne épouvanté.
— Mon bon ami, poursuivit le docteur, avec un sang-lVoid
liorrible, il nie serait facile d'être hypocrite et de te raconter des
l)alivernes, mais ce serait indigne de toi et de moi. Je te montre
mon cœur à nu, je te traduis ma pensée comi)lète. Je suis peut-
être un monstre; je ne dis pas le contraire ; mais je ne puis être
autrement. .Je hais cet être innocent, pour toutes les caresses ({u'il
m'a volées et {)om' tous les ])aisers (pie j'ai délicieusement posés
sur sa chair odieuse. Voilà dix-huit ans (|ue je suis dupe, c'est
assez !
— Ainsi, tu ne frémis pas à la pensée (qu'elle souffre ?
— De quoi pomTais-je frémir? Quels liens m'attachent à elle?
Kien de moi n'est en elle. J'en suis sûr, et toi aussi. Ce n'est
donc pas mon sang, mes nerfs qui ])ourraient s'émouvoir. Quant
à mon esprit, il est révolté et furieux. Alors, (^ue me demandes-tu?
Talvanne essuya, avec son mouchoir, la sueur qui perlait sur
son front. Il lit un mouvement des lèvres, comme j)our reprendre
sa respiration, puis avec une fermeté voulue :
— Je te demande ton opinion sur sa maladie. C'est une étran-
gère, soit, une indifférente, une ennemie même. N'importe! Tu
es venu à son clievet par considération ])(>ur moi, examine-la.
Ivaiueau s'avanga tout près du lit. Une pâleur plus grande
s'étendit sur son front et ses yeux se creusèrent plus profonds
sous ses épais sourcils. Ses mains tremljlèrent. Cependant il se
j)eiicha sur Adrienne, il approcha son visage du sien, il sentit sa
respiration haletante renvelopj)er. Lu pli i:rave secreu.sa autour
de sa bouche, mais son regard ne se trouhla pas. Il souleva les
pau[)ières de la malade et examina .ses yeux; il prit, entre .ses
doiirts, son bras rond, doux, e^hai-mant, qui hrùlait de fièvre. Il
lui toucha le creu.x de l'estomac et le ventre, lui jialpa la tête,
connue avait déjà l'ait Talvanu<', puis lentement il s'écarta. Il
paraissait calculer des probabilités. Il dit eiilin à voix basse :
— 11 y a, en ce moment, beaucoup d'inllammation cérébrale.
Les méninges .sont fortement prises; mais, ce((uii'st à craindre,
c'est un £iccident intestinal [)ar suite dun brus(pie déplacement
du sang... Demain, ilj)ent y avoir ])éritonite... Si la péritonite se
généralise, il faudra tout «.raindre.
Et connue la figure de Talvanne exprimait Ffîtonnement plus
encore que la crainte, Rameau, avec la traii<piillité endureic d'un
vieux praticien, ajouta ;
LE DOCTEUR RAMEAU 179
— Du reste, fuis appeler qui tu voudras : Larclier, Sourdain
ou Buyot... J'approuve d'avance tout ce qui sera décidé.
— C'est une fai^ou de t'en désintéresser, dit Talvanne avec
amertume.
Rameau ne répondit pas. Il ouvrit la porte, et, apercevant
Robert qui les attendait anxieux :
— Tu peux rentrer chez toi, mon garçon, dit-il d'un ton tran-
chant. TuViendras demain, savoir des nouvelles. Pour l'instant,
il n'y a rien à redouter... Dors tranquille.
Et, passant devant son élève, stupéfait (pi'on Téloignàt au mo-
ment où il était prêt à se dévouer corps et àme, il gagna le cou-
loir oîi le bruit de ses pas se perdit dans Fobscurité. Talvanne,
avec une agitation violente qu'il ne cherchait plus à dissimuler,
s'élança vers Robert, et, lui montrant la direction dans laquelle
s'était éloigné Rameau :
— Suis-le, dit-il vivement, va dans son cabinet, et, quoi qu'il
te dise, ne le quitte pas avant que je vienne te remplacer, va.
Il le poussa presque hors du salon et, voyant le jeune homme
lui obéir sans répliquer, il laissa échapper un soupir de soulage-
ment. Puis, entrant dans le cabinet de toilette, il fit revenir la
vieille Rosalie et l'installa auprès de la malade. Il prit sur la
table du papier, une plume, et commença à rédiger une longue
ordonnance. Pendant qti'il écrivait, la fièvre qui l'avait surexcité
depuis plusieurs heures tombait peu à peu, ses nerfs se déten-
daient, et toute l'horreur de la situation lui apparaissait. Celle
qui soufTrait, celle pour qui il commandait ces remèdes énergiques,
était l'enfantdeson cœur, l'être adorable auquelilavait voué toutes
ses affections et qui emplissait d'intérêt et de joie les dernières
années sohtaires de sa vie de vieux garçon. Deux larmes coulèrent
lentement sur ses joues et tombèrent sur le papier; il les essuya
avec mécontentement, fit un geste de dépit, et ne put étouffer un
sanglot. 11 lui sembla qu'une ombre passait devant ses yeux,
leva la tête et vit la vieille gouvernante qui s'était approchée et
le regardait :
— Vous l'aimez, vous ! dit-elle avec reconnaissance.
— Lui aussi, répondit Talvanne.
Et, comme la femme de charge hochait la tête avec tristesse :
— Il souffre, ajouta-t-il, il souffre injustement et s'en prend à
la terre entière de cette souffrance et de cette injustice.
Mais bientôt il verra clair dans son cœur, et tout changera..;
180 LA LECTURE
— Dieu VOUS entende! Car si tout ne changeait pas, nous n'au-
rions plus, les uns et les autres, beaucoup de bonheur à attendre.
Ils échangèrent un regard. Talvanne et elle s'étaient entendus à
demi-mots. Ainsi, pas une fois, depuis tant d'années, la servante,
si complètement au fait des causes du drame rpii venait de bou-
leverser la maison, n'avait donné à penser, par son ton et par
ses allures, qu'elle eût pénétré le mystère. Elle avait tout su,
tout vu, tout caché, par dévouement pour Conchita et par amour
pour Adrienne.
Le docteur comprit qu'il aurait en llosalie une aide infati-
gable et prête à tous les sacrifices. Par elle, la malade serait
.soignée, jour et nuit, sans une défaillance. Il en sentit un grand
.soulagement. Il pourrait ainsi se consacrer tout entio- à la lutte
qu'il voulait engager avec Rameau. Il se demanda s'il fallait con-
fier à Robert tout ou partie du terrible secret. Il connaissait
assez le jeune homme pour être sûr que sa passion résisterait à
l'épreuve et que rien ne pourrait changer son cœur. D'ailleuj-s,
Adrienne était-elle responsable de la faute qui pesait si lourde-
ment sur elle? Elle était victime d'une implacable fatalité, et
d'autant plus intéressante. Il se dit : Moi, je l'aurais adorée rien
que pour son malheur!
Un .sourire passa .sui- .ses lèvres, il pensa : non, je déraisonne
et je dramati.se. Je l'aurais adorée parce qu'elle est elle, c'est-à-
dire tout ce (pi'on peut rêver de plus charmant, de plus joli et de
plus .séduisant sur la terre. Hélas! Sa mère était ainsi. D'où
toute notre misère. Ce sont de ces femmes qu'on ne peut pas
se défendre d'aimer.
Une autre idée lui \int : I]n ce moment, que doit penser
Robert en face de Rameau hors de lui? Quelles suppositions
étranges peut-il faire? Il est trop intelligent pour ne pas deviner
qu'il se passe ici des événements plus ({u'extraordinaires. Et
(juelles causes leur assigne-t-il? Avoir vu, pendant vingt ans, un
homme donner les preuves de la solidité et de la luciditc"' d'(!sprit
les plus grandes, et, tout à coup, «'onstatcr qu'il se conduit connue
un furieux et comme un fou. Alors il .serait plus prudent de
lui tout laisser entrevoir. Il est de caractère à plaindre sincère-
ment son maître et à le respectcir davantage. Rah! Le mieux sera
de me décider suivant les événements.
Il se leva, et, tendant à la vieille servante l'ordonnance qu'il
avait achevé de rédiger :
LE DOCTEUR RAMEAU 181
— Faites porter ceci à la pharmacie et qu'on attende les mé-
dicaments. Pour l'instant, des compresses d'eau froide sur le
front, et, s'ilsm'vient ([uelque chose, tout de suite i'aites-moi ap-
peler. Je serai en bas, chez le docteur.
Il revint au lit de l'enfant qu'il ne pouvait se résoudre à quitter,
si impérieuse que fût la nécessité qui le conduisait auprès
de Rameau. Il toucha son front toujours brûlant, il tâta son bras
dont la chair lui parut plus moite. Au même moment, dans
l'ombre des blancs rideaux qui protégeaient son sommeil de
vierge, Adricnne ouvrit les yeux. Ses regards vagues essayèrent
de se lixor sur le visage de celui qu'elle voyait debout devant
elle. Ses traits se détendirent et se firent riants, elle interrogea
avec un accent de joie :
— C'est toi, papa?
— Non, ma mignonne, ce n'est pas ton père, fit Talvanne,
mais il était là, il n'y a qu'un instant...
L'expression du visage de la jeune fille redevint grave, souf-
frante, elle roula sa tête sur l'oreiller, avec le même mouvement
douloureux, murmura, comme accablée :
— Ah! parrain, c'est toi? Merci, parrain...
Son accent était si triste, en constatant l'absence de son père,
que Talvanne frissonna. Il lui semljla que l'enfant se sentait
abandonnée, reniée, condamnée, et que l'ombre de la mort s'é-
tendait déjà sur elle. Il se pencha vers le lit, et, tout bas :
— Il reviendra, ma fille, je te le promets. Je lui dirai que tu
l'as demandé, et il reviendra...
Elle agita doucement sa i)auvre tête malade, et, faiblement :
— Oui, parrain, oui... Tu es bien bon, parrain...
L'aliéniste sentit que, s'il restait un instant de plus, il no
pourrait plus contenir l'attendrissement qui le gagnait. Il em-
brassa doucement l'enfant sur le front, et lui dit :
— Tâche de dormir, ma mignonne.
Elle ne répondit pas et ferma les yeux. Sur la pointe des pieds,
pour ne pas la troubler par aucun bruit, Talvanne gagna le
couloir et desceadit chez Rameau. Il était profondément ému,
mais non pas effrayé, à la pensée de l'entretien qu'il allait avoir
avec son vieil ami. Depuis longtemps, cuirassé contre ses vio-
lences,il demeurait sans force contre sa douleur. Et quelle douleur
était la sienne ! Ce grand esprit devait souffrir bien plus qu'un
autre. Toutes émotions se décuplaient, reçues et répercutées par
182 LA LECTURE
un cerveau aussi sensible. Talvanne avait trouvé, en arrivant,
le docteur accal)lé et décidé au suicide ; maintenant, après leur
discussion si rude, était-ce dans la colère ou dans la prostration
qu'il était tombé?
Il avait descendu l'escalier, il approchait du cabinet de Uameau
et, avec inquitHudc, de l'autre côté de la cloison, il lui semblait
comme entendre une voix forte, qui i)arlait sans interruption, pro-
non(;ant un discours. Il eut peur, ('ne sueur Iroide lui mouilla le
Iront. Son ami était-il devenu fou? Il ouvrit vivement, et, assis
dans son fauteuil, séparé de son élève par le large bureau, il vit
le docteur calme, très pâle cependant, mais maître de toute sa
pensée, qui dictait les conclusions d'un rapport. Il ne s'inter-
rompit pas, comme s'il éprouvait une urii,ueilleuse joie à étaler,
devant celui ((ui l'avait vu si faible, son étonnante énergie.
Robert, sombre et préoccupé, laissait errer ses rcy;ards de
Rameau à Talvanne, cherchant le mot de l'énigme qu'on ne lui
expli(|uait pas. Il traça les dernières phrases, et, posant sa i)lume
sur le papier, il resta un instant immobile entre les deux hommes
qui se taisaient. Jamais il n'avait supporté silence si pesant.
Jamais il n'avait enduré pareil malaise. Au lieu de la bonhomie
et de la familiarité (jui existaient habituellement entre les deux
amis, une contrainte et une froideur subite. Que s'était-il passé?
A (pioi attribuer ce changement si brusqu(^? La maladie d'A
drienne en était-elle la cause ou le résuhat? Il lui parut im])OS-
siblc de sortir de la maison, de rentrer chez; lui, de laisser toute
la nuit s'écouler sans obtenir un éclaircissement.
Au même moment, Rameau se levait. Robert comprit qu'il gênait
et que son maître allait le congédier. 11 s'approcha de lui timide-
ment pour lui (Ure adieu. Chaque jour, celui-ci tendait, avec une
bonne i!,ràce afTectueusc, la main à son élève, et lui adressait
quelques aimables paioles. Il se borna à incliner la tète et à dire,
d'une voix sourde : « Bonsoir. « L'étreinte* (lc'ralvanne,parcoutr<',
fut plus chaude et plus nerveuse (|u';i l'ordinaire. Alors, avec un
grand respect, Robert salua son maître, et, se dirigeant vers la
porte, il sortit.
Restés seuls, les deux honnnes s'a.ssirent en face l'im de l'autre.
Le premier regard de Talvanne avait été pour la table, sur
la(]uellc, une heure auparavant, était placé le petit flacon étiqueté
de rouge. Maintenant, il avait disjjaru. Mais le docteur l'avait-il
caché sur lui, où l'ax ait-il remis dans l'armoire? Rcnon(;ait-il à
LE DOCTEUR RAMEAU 183
son indiane projet, ou bien Tajournait-il, pour l'exécuter avec
plus de loisir et de sûreté? Il sembla que Rameau lisait dans la
pensée de son ami. Un pli ironique crispa sa lèvre, il courba son
front dégarni.
— Tu te demandes, avec ennui, ce qu'est devenue la petite
fiole d'acide prussique qui était là, tout à l'heure, dit-il. Je vais
te rassurer : elle est dans le laboratoire. Si, ce soir, tu étais entré
une demi-heure plus tard, tu m'aurais trouvé débarrassé de tous
mes soucis. Tu m'as empêché d'accomplir ma résolution dans le
moment de fièvre où je l'avais prise... A présent, c'est fini:
l'exaltation est tombée. Je vois froidement la situation, et je me
sens le couraire d'y faire face. J'ai eu un instant de faiblesse. . . Que
celui qui n'en eut jamais me méprise.
Talvanne lui prit la main et la serra, avec une sensibilité
presque convulsive. Quel énorme poids de moins sur la poitrine!
Pris entre le père et la fille, aussi inquiet de l'un que de l'autre,
ne pouvant les séparer dans son affection, il avait enduré, pen-
dant toute la soirée, de cruelles tortures. Enfin, d'un côté, il était
dégasié. Son visage exprima une telle satisfaction que Rameau
en fut ému :
— Ne te réjouis pas trop, dit-il. Il eût peut-être mieux valu,
pour toi, que je disparusse... Tu n'avais pas, en moi, un bien
agréable compagnon... Que sera-ce désormais?
— Peux-tu parler ainsi, même légèrement!.., s'écria Tal-
vanne. Oublies-tu que, depuis notre jeunesse, j'ai tourné autour
de toi comme un modeste satellite. Ma lumière et presque ma
vie, je les recevais de toi... Qu'aurais-je été sans ton amitié ? Un
humble gardien d'aliénés, un hôtelier de la démence, logeant et
nourrissant des fous! Tandis que tu as fait de moi, par ton in-
fluence, une manière d'homme de talent. Tu as emprunté à ta
gloire pour me créer une notoriété ; de tes rayons, tu m'as fabri-
qué une auréole, comme on donne un jouet à un enfant. Crois-tu
que je m'y sois jamais trompé ?... Oh! mon vieux compagnon,
si je ne t'étais pas attaché, je serais un ingrat ! Mais, en plus de
ma reconnaissance, tu sais bien que j'ai pour toi une affection
profonde... Je n'avais pas de famille, et tu m'en as tenu lieu...
Toi et les tiens, vous avez été mes vrais parents, d'autant plus
aimés que je vous avais choisis... Et tu me plains d'avoir encore
à vivre auprès de toi ?... Tu crains d'être maussade et de me dé-
plaire, quand moi je te remercie, de tout mon cœur, d'avoir re-
184 LA LECTURE
nonce à me laisser seul ! Va, je suis un bien grand égoïste !...
Peut-être aurais-tu été plus tranquille et plus heureux, réfugié
dans la mort... Mais je n'ai pas pensé à cela, je t'avoue bien sin-
cèrement, je n'ai pensé qu'à moi : si tu m'avais quitté, qu'est-ce
que je serais devenu ?
lîameau, à cette chaude bouffée de tendresse, sentit son cœur,
qu'il croyait glacé, se dilater dans sa poitrine, une rougeur monta
à ses joues pâles, ses yeux brillèrent moins farouches. Il éprouva
une sensation de bien-être qui lui démontra que tout sentiment
humain n'était pas mort en lui. Il se dit : Puisque je suis à la
merci de mon imagination, au point de m'associer aussi vivement
à l'émotion d'un autre, j'aurai encore cruellement à souffrir. Que
faudrait-il donc pour éteindre en moi toute sensil)ilité morale?
Ainsi, au moment où Talvanne se félicitait de l'avoir recon-
quis, il cherchait un moyen de lui échapper. Mais la nature,
rebelle à sa volonté, le maintenait esclave, et il était encore dans
la dépendance de son ami bien plus qu'il ne le pensait. Il suffit
d'un mot pour le lui prouver, en réveillant sa passiQ,a avec une
violence et une acuité nouvelles. Talvanne, imprudenmient en-
traîné par la chaleur de ses sentiments, s'était laissé aller à dire :
— Va, tout ce que tu éprouves depuis ton horrible découverte,
je le comprends : je l'ai éprouvé moi-même, et depuis bien long-
temps, car, ce que tu ignorais, moi, je le savais !...
En une seconde, Hameau se vit emp(»rté de nouveau par le
courant furieux de sa jalousie exaspérée. La phra.se de Talvanne
venait subitement d'évoquer Munzel et Conchita, et de les pré-
senter, à la pensée de celui qu'ils avaient trahi, vivants, heu-
reux, souriants. Le couple infâme passait enlacé, joyeux, dans
une mystérieuse pénombre, et l'imai^ination de Hameau les
jioursuivait de son iiiqilacable et doulourfusc curiosité. Tl dit à
.son ami :
— Ainsi tu connaissais le crime?
— Dej)uis le premier jour.
— Et tu ne m'as pas prévenu, tu ne m'as rien dit, tu n'as rien
fait pour sauvegarder mon honneur ?
Il s'était levé mcna<;ant, redressant ses épaules voûtées, ser-
rant les poings, comme pour écra.ser \rs coupables. Mais il
poussa un grondement de colère impuissante. Les ombres lui
échap|)aicnt et il ne pouvait les étrcindie, les étouffer de ses
mains irritées. Talvaime lui répondit froidement :
LE DOCTEUR RAMEAU 185
— Te prévenir ? Pourquoi ? Pour empoisonner ta vie vingt
ans plus tôt? Jouer, auprès de toi, le rôle d'un lago loyal et
franc? Et à quoi bon ? Le mal était-il réparable? Les coupables
étaient déjà assez malheureux !
— Malheureux?
— Oui, car ils avaient été tous les deux victimes d'une déplo-
rable fatalité. Ils ne s'étaient point cherchés, ils avaient tout fait
pour se fuir. Ils s'aimaient, cependant. Et, par un dernier reste
d'iionnèteté, ils s'efforçaient de se cacher, l'un à l'autre, leur sen-
timent réel, sous une hostilité feinte. Rappelle-toi leur attitude
gênée, leur langage sarcastique...
— Hypocrisie ! Ils voulaient me donner le change !
— Non! Ils étaient sincères. Car j'ai eu les aveux de l'un et
de l'autre. Tu me reprochais, à l'instant, de n'avoir rien fait pour
sauvegarder ton honneur. Eh bien! j'ai risqué de m'aliénera
jamais l'affection de ta femme, par la rudesse et la fermeté de
mon intervention. Je l'ai menacée de frapper Munzel et de le
forcer à se battre avec moi, s'il ne quittait pas sur-le-champ
Paris. Aujourd'hui qu'il n'y a plus à ménager ni lui ni elle, je
puis te dire la vérité absolue. Fà je te jure qu'ils étaient déses-
pérés.
— Oui. De se séparer !
— Non ! Car ce fut Conchita elle-mêmequi ordonna à Munzel
de partir. Ils étaient plus affligés de leur faute, plus honteux de
leur trahison, qu'heureux de leur amour. Le remords empoison-
nait toutes leurs joies. Et pas une des heures qui se sont écou-
lées depuis l'outrage n'a été exempte de ces tortures qui étaient
ta vengeance. Eniin, tu peux te rendre compte des véritables
sentiments de Munzel en te souvenant qu'au moment de mourir
il n'a pas voulu revoir sa complice. Certes, je ne l'ai jamais
aimé, tu le sais, et j'avais un pressentiment du mal qui devait
nous venir de lui, mais je ne puis me refuser à constater qu'il
s'est amèrement repenti. Il ne pensait qu'à toi, il ne voulait que
toi, et cette malheureuse pleurait, de l'autre côté de la porte, à
genoux sur le parquet, proscrite par le mourant, écartée de son
lit d'agonie, comme s'il eût craint, par sa présence, d'être em-
pêché de se réfugier dans ton amitié, ainsi que dans un asile de
clémence et de pardon. Va, ne regrette pas de n'avoir pu te
venger toi-même, apaise ta colère, calme ton ressentiment : ils
se sont punis mieux que tu ne l'aurais pu faire, et tu les tiendrais
I^n LA LF.GTl'RE
là, vivants, que tu ne saurais ètro plus implacablo qu'ils ne l'ont
été pour eux-nirmes.
Rameau avait écouté son auii, la tète cachée entre ses mains,
sans l'intorromprc, comme insensible à tout ce qu'il entendait.
Il laissa s'écouler (pielquos minutes, puisse découvrant le visaire :
— Ah ! J'aurais pu avoir la générosité de les oublier. Mais me
l'ont-ils ])ermis? Leur crime n'a pas été el't'acé par leur mort, il
leur a survécu. La trace en est restée vivante, dans ma maison,
auprès de moi, sous mes yeux. \'^oilà quelle est ma torture la
plus cuisante, ma blessure inguérissable. Cette enfant, que j'ai
adorée, à laquelle j'ai tout rattaché, ({ui était ma consolation et
ma joie, il faut que je m'en détourne avec horreur. Oh ! je ne
puis t'exprimer ce qui se passe en moi depuis cette terrible révé-
lation. Je souffre à devenir fou!... Toutes mes idées se heurtent
avec fureur dans mon cerveau. Par instants, je ine dis que je
suis un monstre de rei)ousser cette innocente créature, je m'ef-
force de me prouver qu'il est impossible que j'aie changé, en un
si court espace de temps. Je l'aimais ce matin, et je la hais ce
soir... C'est le com1)le de rinvraisemblance, de l'insanité, et ce-
pendant cela est. Il a suffi d'une seconde pour enqioisonner cette
tendresse, pour ruiner ce culte... L'idole est à bas, et comment
la relever? J'ai fait a])pel à maphilosofjhie, j'ai invoqué lesdroits
de l'humanité... Tous les principes au nom desquels j'ai agi jus-
(ju'ici se sont ti-ouvés imitiles et vains!... Je ne raisonne plus.
En moi, l'esprit est vaincu, c'est la hôte qui l'emporte et qui
pleure (.-t ([ui crie, parce ({ue son petit, qu'elle aimait, n'est pas
d'elle, n(î la touche plus, et qu'elle est dé.sespérée ! . . .
— A cela, je t'ai déjà répli<jué : Qu'en sais-tu? lit Talvanne.
Comment, toi, savant médecin, habile physiologiste, tu avances
un'pareil fait? Tu es bien hardi! Lîne fenmie a un amant : né-
cessairement, l'enfant qui naît d'elle devra èti-e de cet ho-nime?
C'est là un argument de drame et de roman! Fiction comn)ode,
pour anu'uer une situation. Mais la réalité est moins simple.
Cette femme, (;n effet, a un mari, le([uel la possède au.ssi... Oh !
je te révolte, mais lais.se-moi pôursuivi-c !... Il faut avoir l'iuia-
gination d'un auteur, ou l'aveuglement d'un jaloux, j)our affir-
mer que l'enfant ne sera pas du père. Qu'en sait-on? Et toi, le
premier, ({ui t'autorise à nier que ta fille soit lati(.!nne? Je ne te
fournirai pas des raisons sentimentales. Je ne te dirai pas : Elle
est la fille de ta pensée, il n'y a pas, dans son esprit, une sensa-
LE DOCTEUR RAMEAU 1S7
tion, dans son cœur, une émotion (|ui ne viennent de toi... Non,
je me bornerai ;Y invoquer la simple raison, je pi'endrai à témoin
la nature, et je te crierai de toutes les forces de ma conviction :
Tu te trompes, et ton erreur peut être mortelle pour cette en-
fant, pour toi, pour Robert, pour moi, pour nous tous enfin, qui
l'aimons !
— Et moi je te répondrai, fit Rameau avec une exaltation
nouvelle, que ma conviction est aussi forte que la tienne, et que
rien ne saurait la changer. Non ! Cette enfant n'est pas de mon
sang et il suffit de la voir pour en être sûr. Tout en elle crie la
faute. Elle est l'émanation matérielle et morale du crime. Elle
en a la grâce, la douceur et le charme. Enfant de l'amour, te
dis-je, conçue dans l'ivresse et le frémissement des sens. Ce
n'est pas dans un accouplement résigné et dolent que cette créa-
ture délicieuse a pu être incarnée. C'est la vie ardente et pas-
sionnée qui s'est épanouie en elle. Le plus redoutable témoin qui
s'élève pour l'accuser, c'est elle-même. La fille d'un vieux mari
et d'une jeune femme, cette enfant qui est le printemps en fleurs?
Allons donc ! Quand bien même les circonstances, les dates, ne
s'accorderaient pas si bien pour prouver le contraire, il me .serait
impossible de croire ({uc je suis son père ! Cesse donc de me
traiter comme un vieux fou qui ne demande qu'à se laisser con-
vaincre ; tu as devant toi un homme assez courageux pour re-
garder la vérité en face,
Cette fois, Talvanne comprit qu'il n'y avait plus un mot à
ajouter. Rameau ne se lamentait plus, il avait repris possession
de lui-même et ^a. pensée était aussi lucide que sa parole était
claire. Il continua :
— ■ .J'ai dans ma maison une étrangère à laquelle la loi confère
tous les droits d'une enfant légitime. C'est la plus grande infamie
de l'adultère de créer la situation que j'ai à dénouer. Comment
le ferai-je? C'est ce que je ne sais pas encore, mais ce à quoi je
vais réfléchir.
— Ne prends pas de résolution extrême, supplia Talvanne.
Ménage cette petite : si ce n'est pour elle, que ce soit pour moi.
Tu sais combien je l'aime tendrement. Moi, aucun de mes senti-
ments n'a changé. Si tu ne veux plus la revoir, si sa présence à
tes côtés te paraît insupportable, n'oublie pas que je suis prêt à
me consacrer àelle... Je suis son parrain, j'habite presque la cam-
pagne... Pour colorer, aux yeux du monde, un changement d'exis-
188 LA LECTUHK
tence aussi complet imposé à Adrienne par tes pi-éventions... Oh 1
tu n'obtiendras pas que je dise autrement !... Il nous est facile de
dire qu'elle est malade, anémique, qu'elle a besoin de changer
d'air... Nous pourrons ainsi gagner l'époque de son mariage, à
moins que...
Il s'arrêta, et son visage prit une expression soucieuse.
— A moins que? interrogea Rameau.
— A moins que, poursuivit Tal vanne d'une voix tremblante,
nous n'ayons à la conduire au cimetière, tout simplement, la
pauvre mignonne. La scène d'aujourd'hui a gravement ébranlé
sa santé. Je redoute des comjjlications. Un peu de tendresse et
de bonté seraient les meilleurs remèdes à son mal, et oe sont
justement ceux dont tu me parais le plus décidé à la j)river,..
Il reijarda son ami, et, avec une chaleur et une émotion aux-
quelles, avant le malheur, celui-ci n'eût pas résisté :
— Allons ! Rameau, je t'ai connu un brave homme, au cœur
large et généreux, à l'esprit puissant et profond... Ne peux-tu do-
miner en toi la faiblesse humaine? Ne peux-tu, d'un coup d'aile,
t'enlever bien haut, loin des misères (|ui te salissent, et, })lus
pur, oublier tout ce qui n'est pas l'éternelle et souveraine équité?
En ce moment, tu déchois, tu n'es pas digne de toi-même, et tu
t'en rends compte : c'est de là que vient ta colère. Redresse la
tète, reprends ta place au-dessus des autres hommes. Sois supé-
rieur par la bonté, comme tu l'es par le génie, Adrienne e.st une
étrangère ? Eh bien, au lieu de la repousser, ndopte-la.
Rameau hocha tristement la tète :
— Autrefois, j'aurais dit comme toi, je me serais livré à de
belles théories extra-liumanitaircs. Aujourd'hui, tout est changé.
.le ne suis j)lus en face d'une idée qu'on peut discuter, dévc-
lop|)er en s'exaltaiit ! .le me heurte à un fait, et on ne discute
pas un fait : on le subit. Peut-être, à ma j)lace, ferais-tu ce que
tu me con.seilles. Alors, c'est ([ue tu es meilleur ([ue moi. Je n'en
ai pas la force, et je crois bien que je ne l'aurai jamais, à moins
d'un miracle !...
— Eh bien! dit T.ilvatmc, s'il faut un miracle. Dieu l'accom-
plira !
— Dieu ! répéta soiu'dcment Rameau, Dieu ! Votre dernier
argument à tous, ([uand v(»ns ne savez \A\\<. <|ne dire !
Il ajouta avec lassitude :
— Ah ! Ton Dieu, ((u'il se manifeste donc ! Je lui en saurai
LE DOCTEUR RAMEAU 189
vraiment firré. J'ai bien besoin d'une étoile, pour me guider dans
l'oljscuritô où je me débats !
— Ce guide, Rameau, reprit l'aliéniste, tu l'as, mais tu ne
veux pas en eo moment le suivre. C'est ta conscience.
Il ne donna pas à son ami le loisir de lui répondre, désirant le
laisser sous l'inlluence de ses dernières paroles. Il lui serra la
main avec force, lui dit : « A demain, » accueillit comme un en-
iragement le oui que le docteur fit entendre, et sortit du cabinet.
Dans l'antichambre obscure, une ombre se détacha du niur et
vint à lui. Il reconnut Robert :
— Comment ! tu m'as attendu, dit-il au jeune homme. Depuis
tant de temps ?
— Je suis retourné auprès d'Adrienne, et lui ai fait prendre,
moi-même, les médicaments prescrits... La fièvre est un peu
moins violente, mais la tète n'est pas encore dégagée. . .
— Attendons rciïet de la nuit.
Il saisit Robert par le bras, et s'appuyant sur lui :
— Pourquoi m'as-tu guetté ainsi ?
Celui-ci, embarrassé, garda le silence.
— Allons! reprit l'aliéniste, aie donc le courage de ta curiosité.
— Eh bien ! dit d'une voix étranglée l'amoureux, je désire
apprendre de vous ce qui s'est passé aujourd'hui ; ce qui trouble
si gravement mon maître et ce qui fait tant de mal à Adrienne.
Ils étaient tous les deux dans la rue, sur le trottoir, et le
coupé de Talvanne stationnait devant la porte de l'hôtel :
— Nous allons marcher un peu, dit le docteur à son cocher.
Et la voiture les suivant, ils s'engagèrent sur la place des In-
valides. Robert o])servait Talvanne avec attention. Brusquement
l'aliéniste s'arrêta, regardant fixement son compagnon :
— Si Adrienne n'était pas la fille de Rameau, qu'est-ce que tu
dirais ?
Ceux qui aiment ont une sorte de divination. On eût pu croire
que Robert pressentait ce ([ue le docteur s'apprêtait à lui de-
mander. Il répondit vivement, comme si d'ailleurs son cœur avait
préparé la réponse :
— Eh ! que m'importe qu'elle soit la fille de Pierre ou de Paul,
orpheline ou héritière? Pourvu qu'elle soit elle, cela me suffira :
je l'aime !
La fleure de Talvanne s'épanouit, il serra joyeusement le bras
l'X) l.A M-;CTUIiK
— A lu bonne heure! l'arlcz-nioi des amoureux pour ex})riiner
nettement leur ])ensée. Tu es nn gentil garçon, que j'aimais bien
hier, mais que, ce soir, j'aime encore bien davantage. Maintenant
écoute-moi, je vais t'expliquer le mystère.
La nuit était douce, un vent léger faisait bruire les feuilles des
arbres, et, dans le ciel, des milliers d'étoiles scintillaient froides
et lumineuses. Le docteur leur lança un coup d'œil pensif et
nuuMnura :
— Ce diable de Hameau qui réclame une étoile... Ce n'est pas
l'étoile (|ui man([uc, hélas !... ce sont les yeux i)Our la voir 1
Il allongea le pas, s'engagea sur le quai, et, toujours suivi de
sa voiture, commença le récit qu'il avait promis à Robert.
{A suivre.)
Georges Oiini^t.
VOYAGE AUTOUR DU DIGTIOlNNAIRE
(t)
LvcLEN. — Petit bonhomme qui apprend à aj)pren(lrc (pie
nionsicui' son père est un imbécile.
Mélodie. — Une oasis dans notre désert musical.
Moi. — Tout 1 Plus un personnage est petit, plus son moi est
grand.
Nid. — Demeure tapissée d'ombre et de mystère qui vaut mieux
que le plus beau des palais pendant qu'elle et lui s'aiment. Une
niche dès qu'ils ne s'aiment plus.
Médaillon. — Boîte en or dans laquelle on met des cheveux
que l'on donne à la femme qu'on aime — quand il y a des dia-
mants autour du bijou, les cheveux ont plus de valeur.
Maître de musique. — Un monsieur qui, sous prétexte d'en-
seigner la clé de sol à une jeune fille, lui apprend souvent à
prendre la clé des champs.
Pardon. — Rémission d'une faute qui vous autorise à en com-
mettre une nouvelle.
P-M HOUILLE. — Ronde militaire instituée pour indi(pier aux
voleui-s l'endroit où ils peuvent tran<{uillement exercer leur petite
industrie.
Pensionnat. — Lieu où les jeunes filles apprennent quelques-
unes des choses qu'elles doivent savoir et beaucoup qu'elles de-
vraient Ignorer,
Pied. — Rien n'est plus séduisant qu'un petit pied bien blano
et bien cambré. Cependant, quand une femme a une jolie figure,
un grand pied ne l'empêche pas de faire son chemin.
Hlèteuse. — Mendiante riche qui fait la charité avec l'argent
des autres.
Ramollissement. — Les suites d'un l'eu d'artifice trop prolongéi
Charles Narrev;
(1) Voir le numéro du 10 juillet 1889.
L'ÉLÉPHANT ET LA 15ALEINË
La fonnidablc lutte depuis si loagt(niips prévue entre le Co-
losse Russe et le puissant Empire Britannique est-elle sur le point
de se produire? Le terrible Combat de l'Eléphant et de la Baleine,
annoncé par le chancelier d'Allemairne, va-t-il enfin commencer?
De quelle influence le chemin de fer Transcaspien pèsera-t-il
dans la balance?
Au commencement de l'année 18^<2, le i^^énéral Sobolew reçut
à Saint-Pétcrsbouri!,' une assez curieuse visite, celle de ^L Henri
Marvin. M. Marvin est un Anglais ({ui s'est fait dans son pays
une spécialité de l'Asie centrale. Il a publié sur cette question,
d'un intérêt si grand pour les Anglais, avec des titres à sensa-
tion : Marche en avant des Russes sur l'hidr. — Merv, reine du
monde. — Les Russes aux portes de Ilèrat, — une série de
volumes, dont les premiers ont fait un certain bruit qui depuis
.s'est calmé.
Le général .Sobolew, un des ulHcicrs russes les plus versés
dans les questions asiatiques, a écrit une histoire des invasions
dans l'Inde dont notre Revue Militaire dr lijtranyer a entrepris
la traduction. Cette étude développée, (jui remonte tlans le passé
jusqu'aux tenqis préhistori([ues, n'est pas simplement un ouvrage
«l'érudition. Dans la pr/face de son livre, l'ancien chef du dépar-
tement asiati(pic (L- Sainl-I'/tfM-sbourir a j)ris soin d'avertir ses
lecteurs que les préoccupatirnis de l'avenir lui ont surtout mis la
plume à la main et lui ont fait reclinrcher, dans l'histoire des
campairnes de Sémiramis, de Sésostris, d'Alexandre, de Gengis-
Khan, de Tamerlan, du sultan Baber et de Nadir-Shah, des
L'KLEPIIANT ET LA BALEINK 198
cnseignenic'uts pour les futurs coïK^uérants de l'Inde... s'il vient
à s'en rencontrer de nouveaux.
M. Marvin, comme M. Arminius Vambéry, s'est donné pour
mission de sonner sans cesse la cloche d'alarme et de convaincre
ses compatriotes c|ue « le feu est à leur maison de l'Inde ».
Le journaliste Marvin, venu à Saint-Pétersbourg en 1882, visita
successivement tous les personnages civils et militaires dont il
juîreait à proi)OS de recueillir les opinions relativement à l'Asie
centrale. De ces interviews successifs il a rapporté en Angleterre
un gros volume, persuadé qu'enfin, grâce à la complaisance des
Russes, mais surtout à sa propre perspicacité, il connaissait la
pensée du cabinet de Saint-Pétersbourg. '
Le général commença à dire à M. Marvin qu'il achevait en ce
moment pour le ministère de la guerre un rapport officiel en
six volumes sur la guerre afghane.
« Ce travail, ajouta-t-il, m'a occupé deux ans. C'est une
grosse besogne. Les matériaux sont si nombreux! Vous étiez
plus à l'aise, vous, quand vous avez écrit votre histoire de la
campagne de Skobelew. Vous ne vous êtes pas noyé dans un
pareil déluge d'informations...
— Le ton de l'ouvrage serait-il hostile à l'Angleterre?
— Pas le moins du monde... Pourquoi donc nous quereller?
Xe pouvons-nous pas vivre en paix dans l'Asie centrale? »
Tous les officiers russes appuyèrent sur le sentiment exprimé
par le général.
Un vieil officier fit même à ce propos une violente sortie.
« — Nous n'avons pas l'envie d'envahir les Indes. Elles sont
trop loin. Nous ne pourrions pas y pénétrer.
— Pardon! pardon! répliqua vivement le général Sobolew,
soyons exacts, s'il vous plaît. Nous le pouvons, mais nous n'a-
vons pas besoin de le faire. Mais je répète que nous le pou-
vons.
— Naturelleiuent, répliquai-je. La possibilité d'envahir les
Indes est un premier point. Décider de le faire en est un autre.
Je crois môme que la Russie réussirait dans cette entreprise.
Cependant nous avons des hommes d'Etat en Angleterre, le duc
d'Argyll, par exemple, qui affirment le contraire.
— Ils ont tort, dit Sobolew. Car si Nadir-Shah a pu marcher
d'Askabad sur Bokhara d'une part, d'autre part sur Mcclied,
Ilérat et Kandahar, nous pouvons en faire autant.
LKGT. — 50 i\ — 13
l'Ji l.A LKCTUKE
— Certainement! répli(|uèi'ent tous les oriicicrs présents. »
Et on convint une fois pour toutes que la Russie pouvait, si
elle en avait le désir, envahir les Indes.
Le projet d'une exi)édition commune aux Indes a rapproché
une fois déjà, au connnencement de ce siècle, la France et la
Russie, l'empereur Napoléon et le tsar Paul. Pkis tard, l()rs({ue
notre politique se sépara malheureusement de la Ptussie, ce projet
d'une invasion de l'Inde par la France seule pour y renverser
la puissance de l'Ani^leterre persista dans l'esprit de Napoléon
et reçut même un commencement d'exécution.
Il en existe des preuves nombreuses dans la Correspondance.
Le 4 mai 1807, Napoléon signait au camp do Finkcnstein avec
Mirza-Ri/a-Khan, andjassadeur de Feth-Ali-Sh;di, un traité avec
la Perse. L'envoi d'une mission diplomatique et militaii-e dont le
commandement fut donné à son aide de camp, le ij,énéral Gar-
dane, avait été décidé dès le 12 avril. Mais le décret ne fut pas
imprimé et resta dans le carton des affaires secrètes jusqu'au
14 juin.
La mission militaire fut composée d'onieiers d'élite, braves,
intelligents et jeunes, parmi lesquels plusieurs ont été célèbres
plus tard. Nous citerons MM. Fabvier et Tré/el. Le j^remier
mourut pour l'indi'îpendance de la Grèce; le second a été gouver-
neur général de l'Aluérie et. ministre de la Guerre.
Le nom du général Gardann était honorablement connu dans
les ?]chelles du Levant et en Asie, où sa famille avait longtemps
occupé des fonctions consulaires.
Par le traité siuné, la Perse prenait vis-à-vis de la r^rance
l'engagement de déclarer immédiatfmient la guerre aux Aniilais;
d'expulser tous les Anglais de son territoire et tous les agents de
cette nation; de s'entendre innnédiatement avec les Afghans,
les Mabrottcs et autres peuples du Kandahar pour marcher sur
les possessions anglaises de l'ind*;; enfin, de donner j)assage à
une armée française, si Napob'-on envoyait un corps d'armée aux
Indes.
L'étude de cette inqtortante (juestion avait ocujx' jx-rsonnel-
Icmcnt l'Fnqiereur, dont la pensée était toujours attirée vers
l'Orient. ( 'était le même ollicier d'artillerie qui, aux jours tour-
mentés de la Révolution français',-, avait demandé l'autorisation
de prendre du service dans l'armée turque; (pii plus tard général
à
i;i:lkpiiant et la bai.i:ink 195
Bonaparte, étant obligé par Sydney-Smith de lever le siège de
Saint- Jean-d'Acre, dit : « Cet homme m'a fait manquer ma for-
tune. » Devenu empereur des Français, il rêvait de renouveler
les campagnes d'Alexandre et d'aller frapper l'Angleterre au
cœur dans sa puissance de l'Inde.
La funeste campagne de Russie en 1812 empêcha Napo-
léon P*" de donner suite à ses projets. La mission Gardane,
malirré ses reconnaissances détaillées, ses préparatifs de tous
genres qui sont conservés précieusement à notre Dépôt de la
Guerre, ne fut pas suivie d'effet. Et après 1815, après les ambas-
sades de Moriev, d'Elphinstone et d'Hartford Jones, l'influence
française disparut à la cour de Téhéran.
Voyons à présent si la Russie a le dessein d'envahir aujour-
d'hui l'Inde anglaise.
Tout d'abord, c'est un devoir strict d'honnêteté pour l'obser-
vateur impartial, do reconnaître que la Russie est arrivée au-
jourd'hui en Asie au but avoué qu'elle poursuivait depuis vingt
ans sans relâche, en proclamant hardiment et à l'avance ce qu'elle
comptait faire. Ses diplomates et ses généraux l'ont toujours
bien servie.
Pendant cette longue période, aucun ministre britannique n'a
réussi à faire échec aux tentatives russes ni à retarder une
marche dont la direction et les objectifs étaient loyalement an-
noncés par les Russes. Les diplomates et les généraux de l'An-
gleterre l'ont mal servie.
Le chemin de fer qui devait passer par la vallée del'Euphrate
et faire communiquer l'Asie Mineure avec le golfe Persique —
instrument puissant dans les mains anglaises — est resté à l'état
de projet et n'a pas répondu au chemin de fer Transcaspien
achevé « dans sa partie menaçante » depuis trois années. L'an-
nexion si pompeusement annoncée de Hérat n'a pas répondu
davantage à l'annexion de Merv. Bien plus, l'Angleterre a éva-
cué Kandahar. Pendant ce temps, la Russie obtenait du schuhde
Perse l'abandon de Vieux-Sarakhs et se faisait autoriser diplo-
matiquement à l'annexer à son empire.
Que conclure de ce qui précède ? Que les Russes agissent pen-
dant que les Anglais parlent ou écrivent... sans agir.
Le résultat de la politique russe en Asie pendant ces vingt
dernières années a été de relier territorialement le gouvernement
lOG LA LECTUIIE
du Turkestan avec la i)rovince Transcaspicnnc, séparées à pré-
sent Tune de l'autre par TAmou-Daria.
Nous considérons, confornicnicnt à la réalité des faits, le Kha-
nat de Bokhara comme une province russe médiatisée.
Le chemin de fer Transcaspien vient de souder ces deux pro-
vinces par un ruban de fer tout prêt à se déi'ouler encore. Cette
marche en avant continue à rapprocher les Russes de l'Inde,
soit qu'ils partent de la mer d'Aral ou de la mer Caspienne. C'est
ainsi qu'au grand émoi des Anglais, inquiets pour leur puissance
hindoustanique, les Russes ont occupé successivement les routes
qui conduisent du Turkestan et de la Transcaspicnne dans l'Inde.
Indiquons-les en passant. Ce sont les routes naturelles des peu-
ples. Elles ont été le chemin des invasions ; elles sont aujourd'hui
des voies commerciales.
1» Du Turkestan, deux routes principales mènent dans l'Inde.
L'une commence à Samarkand, passe par les terres d'IIissar,
atteint l'Amou-Daria et se dirige de là vers les passes occiden-
tales de rriindou-Koosch. — L'autre part de la province russe
du Ferghana, franchit les monts Altaï, débouche sur le haut pla-
teau du Pamir et, passant par les cols orientaux de l'Indou-
Koosch, aboutit à la vallée de Kounar, qui appartient au bassin
de rindus, puis({u'il se jette dans la rivière de Kaboul, en avant
de Djelalabad, au nord-nord-ouest du défilé de Kheyber.
2° De la Transcaspicnne partent deux routes vers l'Inde. —
L'une va d'Ou/oun-xVda par Asterabad et Meched à Hérat ; —
l'autre par Mikhaïlowsk, Kizil-Arvat et Merv, également à llérat.
Les Anglais ont toujours été très nerveux en ce qui concerne
les affaires d'Afghanistan. Depuis les incidents de Pendjeh et le
combat de Dach-Képri, le cauchemar de llérat a remplacé celui
de Merv et n'a pas calmé la Mn-vositc anglaise, suivant le mot
diin liomme politique. Après Merv, llérat est devenu la clef de
l'Inde. Ce cjui faisait dire spirituellement à un de mes amis :
— On abuse singulièrement, en ce qui concerne l'Inde, de l'ap-
pellation rli'f. Il y a autant de clefs de l'Inde que de routes pour
s'y rendre.
Pendant ce temps, les alarmistes MM. Marvhi, Vambéry et
leurs amis ne cessaient de ci'ier que « le feu était à la maison ».
Donnons-en diverses preuve^?. Xous ne reviendrons pas sur
M. Marvin et sur ses ouvrages.
à
L'ELEPHANT ET LA BALEINE IÙ7
M. Arminius Vambéry, le voyageur en Asie centrale, le Faux
Derviche, aujourd'hui président de la Société de Géographie de
Buda-Pest, a examiné dans ses nombreuses publications, ainsi
que dans ses conférences de Hongrie et d'Angleterre, les condi-
tions de la « Lutte future pour la possession de l'Inde », titre
d'un de ses derniers ouvrages.
M. Vambéry engage :
... tous les partis en Angleterre à recoQnaitre l'évidence des projets hos-
tiles de la Russie contre l'Inde et à regarder comme une simple mystifica-
tion le prétexte d'œuvre humanitaire et civilisatrice mis en avant par cette
puissance; enfin à abandonner tout espoir d'une mutuelle entente dans
l'avenir.
Voilà une affirmation précise et pleine de menace. Mais
M. Vambéry est-il sûr d'être resté impartial, et croit-il être dans
la vérité quand il a tracé de la société russe tout entière le por-
trait suivant ?
... Une société où font défaut les principes essentiels de l'administration;
où la concussion, le vol, la corruption sont à l'ordre du jour; où le fonc-
tionnaire civil ou militaire ne cherche que .son intérêt personnel et n'a
aucune idée du devoir, de l'honnêteté et du patriotisme...
Nos lecteurs seront peut-être désireux de connaître aussi l'o-
pinion du Faux Derviche sur l'armée russe. Voici son opinion :
... De malheureux esclaves enrôlés de force par un pouvoir despotique,
sous ks ordres d'officiers élevés au milieu du jeu, de la déljauchc, adonnés
aux plaisirs de tous genres, que peut à peine animer le noble souffle de
l'Jiomme libre.
Cette double appréciation donne une singulière idée de l'im-
partialité de M. Vambéry, que les exagérations de sa haine ont
emporté très loin au delà des limites du bon sens et de la saine
raison.
Il est vrai que des Anglais, au tempérament plus calme que
celui du bouillant Hongrois, lui ont écrit après ses conférences et
ses livres pour le rappeler à la réahté de la situation. M. xVrm.
Vambéry a loyalement enregistré ces réponses dans son livre.
Un Anûrlais lui écrit :
O'
Je vous donne le conseil de garder pour vous votre manière de voir sur
la politique anglaise en Asie, bien que vous soyez, sans aucun doute, un
homme fort habile. Nous avons chez nous, grâce à Dieu, des hommes qui
sont peut-être aussi prévoyants que vous vous vantez de l'être.
198 LA LECTURE
Un autre, plus sévère, écrit ce qui suit, rcproiUiit naïvement
par le voyaijeur hongrois :
Yuus est-il jamais arrive de p^jiiscr ({iic le peuple anglais, dans toutes les
elassos, i)uuvait se l'urmer une opinion é<'lairée sur le eoullil entre l'An-
gleterre et la llussie, sans le seeours dun étranger, voyageant même,
depuis un (piail de siècle, dans quehpies parties de soa territoire? l)\io
penserait le peuple hongrois d'un Anglais venant lui doaner des conseils,
même dans une coaféreucc, si la Hongrie se trouvait en conflit avec un
autre i)ays?
Le parti libéral anglais voit cependant d'un œil beaucou}) plus
calme les accroissements successifs de territoires en Asie, de la
Russie. M. Gladstone, en effet, s'ex|)rimait ainsi dans un dis-
cours resté célèbre, le 27 novcml^re 1870 :
L'extension territoriale de la llussie ne m'efl'raye en aucune' manière., Ce
sont, selon moi. des craintes de vieilles femmes.
Le duc d'Argyll avait écrit (juelques années au])ara\ ant :
Mon oi>inion a toujours été <iu(.' la comjuète par la lUissiè des 'l'elikc^-
TurUomans et de toutes les tribus de l'Asie centrale était inévitaljle. Je
soutenais, eu outre, que la civilisation et le commerce ni- i)euveDtsc dcve-
lopjier dans ce ]>ays (pi'après la concpiêti-. Sur ce terrain comme sur liien
rl'autres, il était à la fois inutile et peii digne de jtrotester sans cesse con-
tre des progrès cpie l'on ne |>ouvait empèdier et que l'inlérêl de l'Iuima-
inté ne saurait nous faire regretter.
Un autre homme d'Etat anglais, mis au courant des affaires
asiatiques, sir George Campljcll, a dit un jour :
Je serais très heureux si nous nous ljor.iio:is :\ vouloir faire sentir les
effets de notre i>uissancc et de notre autorité dans l'Inde, sans dépasser
les frontières ethnographiques de cet empire: frontières si nettement déli-
mitées par le cours de l'Indus; si nous adoptions vis-.ù-vis dt; l'Aiglianis-
tan une politique sage et rationnelle qui consisterait à rendre à l'émir les
vallées de l'eshawer, de Kolnt et de Havou. En agissant ainsi, nous réus-
sirions à nous assurer l'allianci' de l'Afghanistan, surtout si nous nous
gardions d'intervenir dans les affaires de ce pays...
In arrangement entre les deux «rrands pays est préférable
pour 11 civilisation et la i)ai\ «n Asir.
N;q)oléon Nt:v.
{A suivri\ )
LES PAYSANS
Le village s'éveille à la corne du pâtre,
Les bêtes et les uens sortent de leur logis ;
On les voit cheminer sous le brouillard l)leuùtre,
Dans le frisson mouillé des alisiers rougis.
Par les sentiers pierreux et les branches froissées,
Coupeurs de bois, faucheurs de foin, semeurs de blé,
Ptuminant lourdement de confuses pensées,
Marchent, le front courbé sur leur poitrail hàlé.
Paysans, race antique à la glèbe asservie,
Le soleil cuit vos reins, le froid tord vos genoux :
Pourtant, si l'on pouvait recommencer sa vie,
Frères, je voudrais naître et grandir parmi vous!
Pétri de votre sang, nourri dans un village,
Ptespirant des odeurs d'étable et de fenil.
Et courant en plein air comme un poulain sauvage
Qui se vautre et bondit dans les pousses d'avril.
J'aurais on moi peut-être alors assez de sève.
Assez de flamme au cœur et d'énergie au corps
Pour chanter dio-nement le monde qui s'élève
Et dont vous serez, vous, les maîtres durs et forts.
Car votre règne arrive, ô paysans de France ;
Le penseur voit monter vos flots lointains encor.
Comme on voit s'éveiller dans une plaine immense
L'ondulation calme et lente des blés d'or.
200 LA LECTURE
L'avenir est à vous, car vous vivez sans cesse
Accouplés à la terre, et sur son large sein
Vous buvez à longs traits la force et la jeunesse
Dans un ombrassmiont laborieux et sain.
Le vieux monde se meurt. Dans les plus nobles veines
Le sang bleu des aïeux, appauvri, s'est figé,
Et le prestige ancien des races souveraines
Comme un soleil mourant dans l'ombre s'est plongé.
L'avenir est à vous !... Nos écoles sont pleines
De fils de vignerons et de lils de fermiers;
Trempés dans l'air des bois et les eaux des fontaines,
Ils sont partout en nombre et partout les premiers.
Salut I vous arrivez, nous partons. Vos fenêtres
S'ouvrent sur le plein jour, les nôtres sur la nuit...
Ne nous imitez pas, quand vous serez uos maîtres,
Demeurez dans vos champs où le grand soleil luit.
Ne reniez jamais vos simples origines,
Soyez comme le chêne au tronc noueux et dur :
Dans la terre enfoncez vaillamment vos racines,
Tandis que vos rameaux verdissent dans l'azur.
Car la terre qui fait mûrir les moissons blondes
Et dans les pampres verts monter l'àme du vin,
La terre est la nourrice aux mamelles fécondes ;
Celui-là seul est fort qui boit son lait divin.
Pour avoir dédaigné ses rudes embrassades.
Nous n'avons ])lus aux mains qu'un laml)eaude pouvoir.
Et, jmrciis désormais à des enfants malados.
Ayant peur d'obvMr et n'osant plus vouloir.
Nous attendons, tremblants rt la mine effarée.
L'heure où vous tous, bouviers, laboureurs, viirnerons.
Vous répandrez partout comme un raz de marée
\'os flots victorieux où nous disparaît mns.
André Tmf.urh.t.
LE CHEVALIER DES TOUCHES
(1)
VI
TNE HALTE ENTRE LES DEUX EXPEDITIONS
Mademoiselle de Percy s'arrêta un instant encore. Le Bacchus
d'or moulu sonna de son timbre flùté et argentin. Il s'en allait
dérivant vers minuit, l'heure, dit-on, des spectres... Et n'étaient-
ce pas des spectres, en effet, que ces gens du passé, rassemblés
dans ce petit salon à l'air antique, et qui parlaient entre eux de
leur jeunesse évanouie et des nobles choses qu'ils avaient vues
mourir?... Ursule et Sainte de Touffedelys pouvaient bien, elles
surtout, faire l'effet de deux spectres ; pauvres fantômes doux !
Pâles et séchées sous leurs cheveux pâles, elles tenaient toujours
dans leurs doigts amincis ces écrans transparents dont la gaze
verte, tamisant la lueur du feu qui s'éteignait, jetait à leurs
visaues exsana-ucs un reflet de lune de cimetière... Le baron de
Fierdrap, l'abbé et sa .^œur, d'une couleur plus chaude, d'yeux
plus brillants, semblaient plus vivants, plus passionnés; mais, au
fond, n'agitaient-ils pas des souvenirs aussi vains que ces fan-
tômes de nuit qui se dissipent à l'aube?... Et Aimée elle-même,
la plus jeune d'entre eux, dont la beauté disait éloquemment
qu'elle était moins avancée dans la vie, Aimée, penchée sur son
feston auquel elle ne pensait pas, Aimée la solitaire et la silen-
cieuse par la surflité, dont l'âme cherchait une autre âme dans la
mort, n'était elle pas encore, d'eux tous, la plus morte et la plus
du pays des rêves?
« Ce fut un grand jour à Touffedelys, — reprit M"® de Percy,
— que le jour qui précéda notre départ pour Coutances, et,
pour moi, je vivrais cent ans, que je me rappellerais le plus léger
(1) Voir les numéros des 10 et 25 mai, 10 et 25 juin, et 10 juillet 18S9.
202 LA LKCTURE
détail <1(' cette ospèco de \(illéc d'ariiK^s ! On commença, ])ien
eiilfiidii, par panser les blesses, les lilessés (pii plaisantaient et
riaient de leurs blessures, la nieilleun» manière de s'en parer! L(^
plus blessé de tous, et pour cette raison celui ([ni de tons plai-
santait et piaffait davantag(% était M. de Cantilly, à »{ui, par
parenthèse, \ons donnâtes si joliment \olre mouchoir à la Marie-
Antoinette, ma chère Sainte! Vous le ra]ipel(^z-v()us? Oui! n'est-
ce pas? Il n'(Hit (pi'à vous i.lir<' galanuncnt ; <■ Si \()iis voidez (pie
« mon bras ne me l'asx- plus souffrir, mademoiselle, d<>inie/,-moi
a votre mouchoir de cou pour eu l'aire une éehai'pe. Mon auti'e
« bras n'en ira (|ue mieux ! » Et vous, sans vous faire prier da-
vantau'c, vous l'ùtàtes de votre cou, mon innoc(Mite, et vous le lui
donnâtes, tiède de vos épaules. Après les blessés, on s'occupa des
armes. Ces armes, que nous avions cachées, et en réserve, dans
ce château, tombé, à ce (ju'il sendjlait, en (pienouille, furent mises
en état di' bien faire. Une vingtaine de belles mains, parmi
les(pielles il y avait les deux belles qui festonnent là-bas, sous
cette lanq)e, M. de Fierdrap, se noircirent à faire des cartouches
pour nos lirmimes. Nous étions à peu pi'ès, à ce moment-là, une
(juinzaine de femmes à Touffedelys. O'^it)!'!'^'^ ''"^ Douze n'iuissent
j)as l'éussi dans leur entre])rise sur Des Touches, nous avions
(rin(piiétu(le sur leur sort une fois passée et l'événement comui)
repris cette aaieté ({ui nous revenait toujours après les eata-
stroj)hes, et (pu est [)eut-être l'obstination de l'espérance! Toutes,
nous avion-- foi en nos lu'ros. « Ils n'ont i)as réussi hier, eh bien,
« ils réussiidiit demain! » disions-nous, et ehacune de vous
autres, (jin étiez plus fennnes([ue moi, mesdemoiselles, retrouvait
les rires et les léii'crs propos de la jeunesse, au milieu de nos
trucri'icres occupations.
« Aimée elle-m(''me, loujour< sérieuse ('ounne une icine, mais
(pii avait vu revenir de la pninii're expédition son fiancé sans
une seule l)lessure, s'épauoiui, malgr"é sa réseiNc, dans nu sen-
timent (pii était plus «pic de l'amour, — ipii était de la fierté
lieureuse ! Oui! le seul jourKi'i j'.ii vu Aimée, celte uia^ui(i(pie
i'(»se fermée et toute sa vie resté(! en bouton, nous montrer im peu
de l'intérieur de son calice, fut ce jour (pii |)récé(la notre départ
pour Coutances et le malhem' (pii allait la frapper.
« Nid pressentiment ne l'avertit de ce (pu devait sitôt suivre...
et (piand M. Jarqnest, triste ce jour-là |dus ipie les autres joins
paiini ses conqiairnons joyeux, nous dit, à lui, -on pressentiment.
LE CHEVALIER DES TOUCHES 203
e'cst-à-diro qu'il mourrait dans cette seconde exp(klition... »
— « Oui ! — interrompit jM"* Ursule de Touffedelys, — c'est à
moi (ju'il le dit et à Phœljé de Thiboutot, qui étions ses voisines
à tal)l(', au souper après lc(|uel vous deviez partir dans la nuit.
On était au dessert. Tous ces messieurs, très animés, parlaient
du lendemain eomuu^ d'un jour de fête. On avait Ini à la santé du
Roi et à l'enlèvement du chevalier Des Touches. Lui stul,
M. Jacques, restait sombre, son verre plein. Phœbc de Thiboutot,
qui n'était que depuis peu à Touffedelys, et qui, d'ailleurs, était
légèrement follette, lui dit, comme une enfant qu'elle était : —
« Pourquoi êtes-vous si triste, vous ? Vous ne croyez donc pas
« au succès de l'enlèvement du chevalier?... » — Et il lui ré-
pondit en regardant Aimée, comme si cela expliquait tout : —
« Pardon, mademoiselle ; je crois très fort à l'enlèvement de
« Des Touches, mais je suis sur que j'y mourrai. » — « Alors,
« pourquoi y allez-vous ?» — lui dis-je. Car après tout ce qu'il
avait fait et ce qu'on racontait de lui, dans le Maine, il n'y avait
pas à douter de sa grande ])ravoure. Mais je me sentis coupée
par le ton qu'il prit, et je me souviendrai toujours de l'expression
de sa figure, quand il me répondit : — « Mademoiselle, c'est une
« raison de plus ! »
« Eh bien, — reprit M"" de Percy, — ce pressentiment de
M. Jacques, qui fut un avertissement de sa destinée, ce pressen-
timent dont j'aurais haussé les épaules alors et auquel j'ai bien
pensé sérieusement depuis, Aimée ne le partagea pas, et elle
crut, sans doute, qu'eue pourrait le luiôterdu cœur en réalisant,
comme elle lit ce soir-là, l'idée qui devait le plus enivrer un
homme épris comme il l'était et lui faire oublier toutes les
chances de l'avenir dans la minute présente, qui lui apportait un
tel bonheur! A partir du jour où elle nous avait appris, avec la
simplicité d'un amour si résolu et si dévoué dans une âme aussi
pudique que l'était la sienne, que sa foi était engagée à
M. Jacques, tout avait été dit et compris entre elle et nous...
Elle, elle était trop imposante dans sa réserve, et nous, nous
étions trop confiants dans la noblesse de son àme, pour lui
adresser jamais la moindre question sur M. Jacques. Quoi qu'il
fût, il avait l'honneur d'être le fiancé d'Aimée de Spens, et cela
suffisait... Mais ce jour-là. Aimée voulut qu'il fût davantage.
Elle voulut qu'il fût son mari aux yeux de tous, et que le ma-
riage, impossil)le dans ce temps où il n'y avait plus de chapelle
204 LA LECTURE
à ToufTedelys pour le faire et à dix lieues à la ronde de prêtre
pour le célébrer, s'accomplît au moins, par la promesse et par le
serment, devant ces dix hommes, ses frères d'armes, avec ([ui,
peut-être, le lendemain, il allait mourir. »
— « Eh 1 elle commence à m'intéressi-r , Nolre demoiselle
Aimée ! » — fit candidement le baron de Fierdrap.
— « C'est bien heureux! — dit plaisamment Tabbé. — Pr>'fères-
tu encore ton dauphin, qui n'en était pas un, ô pêcheur plein <le
sagacité !... »
« Ah! elle vous intéresse?... — dit impétueusement M"* de
Percy, qui tira son histoire des parenthèses de l'interruption,
comme elle tirait son aiizuille à laine de sa tapisserie. — Je ne
m'en étonne pas, monsieur de Fierdrap ! Nous n'avons vu agir
([u'une fois cette Aimée, et c'était ce soir-là, et je vous jure que,
ce soir-là, elle ne descendit pas sa race... Cette soirée paya toute
sa vie. Toute sa vie de])uis a été le malheur, le veuvage, la sur-
dité, un bniit de feston dein-ière Iciiucl un cache sa rêvt'He et la
pauvreté d'une violette an pied d'un tnmbcau; mais, ce soir-là,
où cllf vouhit se fiancer pubHquement à M. Jncqucs «-omme elle
s'y était déjà fianct'-e en secret, elle nous donna, en une fois, la
mesure de ce qu'elle aurait pu être si, conune à tant d'autres, le
cadre des circonstances ne lui avait ])as mnnqui'' et n'eût pas été
plus |K'tit (ju'elle !
« Ce qu'elle avait voulu eut lieu i-oinnic elle l'avait voulu, et
doiuia un caractère dCxaltatiou nouvelle à cette j{)urn(''e d'en-
thousiasme et de joie virile. AIuk'-c nav.iil. -lil à personne le j)i-o-
jet qui devait dr)nner à riioniiiie dont elle était ainu'-e un bonhi-ur
à essuyer toutes .ses tristesses et à lui mettre au rnnii les rayon-
nements des cœurs heureux. — Avait-elle entendu ce (pie
M. .InrfiitpH vous avait i-épondu, Ursvde, ou même avait-elle be-
soin de rentendrepour savoir ce ((u'il y avait dans ce cœur trist(>
où elle vivait?... Mais toujotu's est-il ([u'elle se leva de table peu
d'instanis après, et f[ue sa meilleure amie, .Jeanne de Montevreux,
la suivit. (»ii n'y prit pas garde ; on ])arlail de rcxf)éditioii du
lendemain et de ce départ attendu, soidtaiti'-, ([ui aurait lien dans
quehjues heures... lorsque, au bout d'un certain temps qu'on ne
calcula pas, elle rentra avec Jeanne de Montevreux dans la salle
de ToulTedelys. En rentrant, dès le seuil, elle nons fit l'effet d'une
a|»i)arition. Ce n'était plus la même fennue. Elle était tout en
blanc et en voile... Et, par la manière dont elle marcha vers la
LE CHEVALIER DES TOUCHES 205
lal>le OÙ nous étions, nous sentunes, et moi toute la piN^niière,
baron, que quehfue chose de a"rand allait se passer.
« — Messieurs, — dit-elle d'une voix altérée, pleine dï-niotion,
<i mais de résolution aussi, — vous allez partir tout à l'heui-e.
« Quand reviendrez-vous et combien reviendrez-vous ?.,. Dieu
« seul le sait. Un de vous, de douze ({ue vous étiez, n'est ])as
« revenu d'Avranches. Il peut en manquer encore un... peut-être
V plusieurs, à votre prochain retour. Eh bien, j'ai voulu, pendant
« ({ue vous êtes tous ici encore, vous prier d'être les témoins de
« mon mariage avec 3/. Jacques... Acceptez-vous ?... »
« Elle dit si bien cela, cette Aimée ! elle fut si bien la comtesse
Aimée-Isabelle de Spens, en disant ces simples paroles, que,
sous le dais féodal de sa maison, elle n'aurait pas été plus com-
tesse... et que tous, romanesques comme des héros, se levèrent
spontanément et l'acclamèrent, quoique plusieurs d'entre eux
fussent devenus pâles ; car, je vous l'ai déjà dit, monsieur de
Fierdrap, tous Taimaient... avec un espoir fou ou sans espoir...
mais tous l'aimaient ; et, je crois vous l'avoir dit encore, sa cou-
sine, madame de Portelance, m'a assuré qu'ils avaient tous de-
mandé sa main.
Œ Quand elle eut fini de parler, je regardai M. .Jacques. Vous
savez! il ne me plaisait pas. Mais, dans ce moment-là, j'en fus
contente ; sa physionomie était indescriptible. Dieu m'est témoin
que si elle lui avait mis une covn-onne de roi sur la tète, il n'au-
rait pas eu l'air plus fier !...
« Surpris, plussurj)ris qu'eux, il s'était levé avec les auti-es, et
il alla, en chancelant, à elle...
— « Voici ma main qui est à vous ! » lui dit-elle en la lui ten-
dant.
c( Peut-être serait-il tombé de joie et d'orgueil à ses pieds, mais
il se retint à cette main.
-^ « Soyez témoins, messieurs, — dit-elle, encore plus touchante
ff et plus majestueuse à chaque mot, — que moi, Aimée-Isabelle
« de Spens, comtesse de Spens, marquise de Lathallan, ici pré-
« sente, je prends aujourd'hui pour époux et pour maître
c M. Jacques, actuellement soldat au service de Sa Majesté notre
« Roi. Forcée par la nécessité de ces tristes temps, qui n'ont plus
ni églises, ni prêtres, d'attendre des jours meilleurs pour ratifier
« et consacrer l'engagement solennel que je contracte aujour-
V d'iiui, j'ai voulu au moins devant vous, qui êtes chrétiens et
('
■206 LA LECrUKIi:
« gentilshommes, — et des chrétiens, en temps d'épreuve, sont
<f presque des prêtres! — jurer, en pleine liberté dame, obéis-
« sance et (idclilé à M. .Jdcqucs, et lui engager ma foi et ma vie. »
« Ils se tenaient, tous deux, Tun à côté de l'autre, elle splen-
dide, et lui comme éclairé de sa splendeur.
— « Et — dit-elle avec la tristesse du regret — il n'y a pas
seulement une croix sur lac^uelle je puisse prononcer mon ser-
nu-nt !
— « Si 1 madame, — reprit fougueusement Beaumont, qui eut
une idée de soldat. — Croise ton épée avec la mienne ! » — dit-il
à La Varesnerie, qui était en face de lui.
« Et ils les croisèrent. Et cela fit une croix.
« Et, devant ces deux lames nues entre-croisées (jui i)0uvaient
être rouires dans quelques heures, Aimée de Spens et M. Juaiues
se jurèrent l'un à l'autre ce qu'ils se seraient juré devant un autel,
si à Toulïedelys il y avait eu un autel encore. Et tout cela fut si
rapide et si sublime dans sa rapidité, monsieur de Fierdrap,
qu'après trente ans ce moment-là m'est resté llamboyant dans la
pensée, comme l'éclair de ces deux épées qui leur tomba sur le
front, à ces deux fiancés d'avant la l^ataille, déliancés par la
mort, le lendemain !
— « ^'oilà de belles noces 1 » — lit La Lo<:lionuièrc, qui était
le plus jeune dos Douze. — Mais on danse aux noces. Si nous
dansions ? »
Cette idée tomba comme une étincelle sur la poudre dans ces
esprits qui flambaient à toute étincelle. En un clin d'œil, la table
fut enlevée et chacun d'eux surplace, tenant sur le poing sa dan-
.seuse. S'il y avait là des cœurs brisés, h-s jambes ne l'étaient
pas, et ils dansèrent... connue ils s'étaient battus à la foire
d'Avranches; et ils cassèrent des bras encore, mais ce furent les
deux miens... »
— (' Connnent?... a — lit le baron de Fierdrap, qui, de ce
coup, ne comprit pas, et dont le ur/. devint le plus beau point
dexdamation (jui ait jamais dessiné son crochet sous la girollée
d'une engelure.
— « Oui ! ban m, — reprit-elle; — car c'est moi qu Iles lis danser
comme des jicrdus jus(pi'à trois luunvs du matin, sans reprendre
lialfine. C*»'*st moi qui fus Ir mén<'-tri«r de cetto noce. Quoique j«'
ne fusse pas alors, grâce à la iruorre, aussi ventripotente qu'au-
jourd'hui, je n'avais pas cependant, dès ce temps-là, une taille de
LE CHEVALIER DES TOUCHES "207
danseuse, et je n'étais guère bonne <|u'à faire, clans un coin de
bal, un ménétrier. Je jouais assez bien du violon, comme beaucoup
de fennnes de ma jeunesse ; car vous vous rappelez, baron, que
les femmes du siècle passé eurent un j<^ur la fantaisie de jouer du
violon, et qu'elles inventèrent même une manière d'en jouer
qu'elles appelaient : jouer par-dessus viole, et qui consistait à
tenir son instrument sur le genou, maintenu par la main gauche
qui arrondissait le bras, pendant que la droite menait magistra-
lement l'archet, dans une pose de sainte Cécile. C'était même
assez gracieux, cela, quand on était jolie ; mais vous vous doutez
bien que ce n'était pas ainsi que je jouais. J'aurais fait,
moi, une drùle de sainte Cécile 1 Je n'étais pas si fière de
montrer mon gros bras, qu'on voyait déjà bien assez, et je
n'avais pas de menton à gâter. Je tenais donc mon violon et
j'en jouais comme j'ai fait tant de choses... comme un homme.
Et c'est ainsi que j'en jouai à cette noce d'Aimée, qui a été
mon dernier coup d'archei dans ce monde. Je ne touche plus
maintenant à cet alto qui allait si bien à ma figure de polichi-
nelle, disiez-vous, mon frère, et je me suis punie, en l'accrochant
à mon lambris, d'avoir, à cette noce d'Aimée, si follement accom-
pagné les derniers moments de son bonheiu* et sonné si joyeuse-
ment une agonie. »
— « Tu es une bonne fille, après tout, Percy, que le bon Dieu
a mise dans le fond d'un vaillant homme ! » — dit l'abbé, que sa
sœur touchait, malgré lui .. Elle n'avait plus sa fanfare de voix.
Les ciseaux ne battaient plus au.c champs.
« Et en effet, — reprit-elle, — c'était une agonie, mais qui
donc, excepté M. Jacques, qui peut-être n'y pensait plus, aurait
eu l'idée de la mort sous la joie de ce singuher bal de noces,
animé par l'enthousiasme des cœurs et les grandioses illusions
du courage?... Aimée, selon l'usage, l'avait ouvert en dansant la
première contredanse avec celui dont elle venait de faire son
éi)oux. Elle avait désiré qu'on ne l'appelât cette nuit-là que
Madame Jacques, et nous ne lui donnâmes pas d'autre nom. Elle
y resta, éblouissante, dans cette robe de mariée, dont elle a fait
plus tard un suaire pour l'homme heureux qu'elle tenait alors
par la main... Vers trois hcxires du matin, il fallut songer au dé-
part et à l'expédition projetée. Je changeai tout à coup l'air de
la contredanse que je jouai-^ :
— (c Voici la diane qui sonne, messieurs 1 b — leur dis-je, en
208 LA LEGTUIŒ
attaquant brusquement un air niilitairc et royaliste que nous
avions souvent ilianté.
« Va\ trois secondes, chacun fut prêt. J'allai prendre les vête-
ments de Chouan sous lesquels j'avais fait, en divers temps, plus
d'une exprdition nocturne. Le seul plan que nous eussions alors
était de niarrher réunis jusqu'au grand jour, pour nous disper.ser
et nous rejoindre près de Coutances, dans la campagne, à une
l)lace que La Varesnerie, qui connaissait bien le ])ays, nous indi-
(|ua, chez des paysans sûrs, Chouans même à l'occasion, et où
nous pourrions cacher nos armes. Deux ou trois au plus d'entre
nous devaient se risquer dans la ville et prendre des renseigne-
ments sur le prisonnier et sur la prison.
(f C'était à la tombée de la nuit que nous avions résolu de nous
armer et d'entrer dans Coutances ; car avec une ville aussi calin(\
où la moindre chose était toujours sur le i)oint de faire événe-
ment, et qui, de plus, avait i)our se garder une forte garnison
d'infanterie, ce n'était vraiment ({uc pendant la nuit, et par sur-
prise, ([u'on pouvait enlever Des Touches. »
VII
LA SECONDE EXI-ÉUITluN
(' Kien de ]>articulier, monsieur de Fierdrap, ne mar({ua l'es-
pèce de marche forcée que nous fîmes de Touffedelys à Cou-
tances, — continua la vieille chroniqueuse, ({ui avait repris son
aplomb un instant troublé, à présent et à mesure qu'elle entrait
dans le récit d'un fait de guerre auquel elle avait pris part et qui
lui faisait dire nous avec un bonheur qui touchait presque à la
.sensualité. — Dans ces temps-là, les routes étaient plus mau-
vaises (ju'aujourd'hui, et, pour cette raison, bien moins fréquen-
tées. Daillcurs, ce n'était pvs la route départementale, qu'on
appelait la grande route, que nous avions pri.se. La grande route
voyait deux fois par jour la diligence, escortée de gendarmes à
cheval; car les Chouans avaient une idée qui motivait cette ban-
doulière de gendarmes : c'est qiK- la guerre paye partout la
guerre, et (jue l'argent du irouvcrncment <[u'ils voulaient mettre
par terre leur appartenait. Malgré ce principe, ce jour-là nous
avions évité soigneusement cette diligence et ses gendarmes
protecteurs, et nous avions jjris la Iravcvse, qu'en notre qualité
LE CHEVALIEU DES TOUCHES 209
de Chouans nous connaissions très bien, pour l'avoir longtemps
pratiquée... Nous arrivâmes donc d'assez bonne heure chez les
paysans de La Varesnerie, et bien nous prit de n'avoir rencontré
sur notre route personne de contrariant et d'avoir eu la jambe
assez leste, malgré la danse d'où nous sortions, puisque, à
notre arrivée, ces paysans, qui demeuraient à un quart de lieue
des faubourgs de la ville, nous apprirent que Des Touches avait
été condamné la veille au soir par le tribunal révolutionnaire de
Coutances, et qu'il devait être raccourci le lendemain. Il paraît,
du reste, qu'il s'était conduit avec le tribunal révolutionnaire de
manière à exaspérer davantage un fanatisme de haine politique
qni n'avait pourtant pas besoin d'être exaspéré. Avec le carac-
tère incompressible qui était le sien et qu'il ne démentit jamais,
il avait dédaigné de répondre aux questions des juges, et il était
resté ferme etrcltelle àtoutes les interrogations et même à toutes
les supplications de ceux-là qui semblaient prendre intérêt à son
destin, leur imposant un silence qu'il ne rompit point, même par
un cri ou par un soupir, et une impassibilité de sauvage... De
pareilles nouvelles, confirmées d'ailleurs parles deux ou trois
d'entre nous qui étaient entrés dans Coutances, et qui avaient vu
la guillotine déjà dressée et prête sur la place des exécutions ,
nous mettaient dans la nécessité d'agir comme la foudre et de ne
plus compter que sur l'énergie seule, l'énergie en ligne droite
et courte, qui n'avait plus le temps de se replier dans la ruse
(comme on l'avait fait à Avranches) et qui devait tout simplifier,
comme le coup droit dans le maniement de l'épée, par la rapidité
de son action.
— « Il n'y a pas deux partis à prendre, — nous dit M. Jacques,
« et c'était à tous notre avis. — Il faut, cette nuit, à l'heure oîi la
« ville commencera d'être endormie, tenter d'ensemble une
« brusque entrée dans la prison et y prendre ou en délivrer Des
« Touches par la force. Ce sera rude, messieurs ! La prison est
« située au centre de trois cours spacieuses qui s'enveloppent
« les unes les autres. Dans la première et la plus extérieure de
« ces cours, est une sentinelle qui, en tirant son coup de fusil,
« fera sortir tout le corps de garde placé dans la rue à côté, le-
« quel^ en faisant décharge sur nous, fera venir à son tour
(f toute la garnison de la ville. Si les bourgeois s'en mêlent, ils
« peuvent nous jeter par leurs fenêtres les premières choses
« venues qui leur tomberont sous la main, ou par leurs portes
LECT. — 50 IX — li
£1C LA LECTUIIE
« cntre-bàillécs nous fusiller au détour de ces rues dont nous
« ne eonuaissons pas le roseau,
— « iJourreau ! — s'écria Dcsfontainos, dont c'était le juron,
« — (|uol programme! — Il trouvait Vinel-Aunis charmant et
« il l'imitait. Il en était le clair de lune. — Nous dansions hier
« soir, camarades, — ajouta-t-il, — nous pourrions bien la
« danser cette nuit.
— « Vous faites le plan de l'ennemi, monsieur, — dit La Va-
« resneric à M. Jacques, — mais le nôtre, monsieur, quel est-il ?
— « Le nôtre — répondit M. Jacrpxcs — est celui des boulets,
« des obus et des balles, qui entrent partout et brisent tout, quand
« ils ne sont pas aplatis.
— <f Eh bien, — dit Juste Le Breton, dont le surnom était « le
« Téméraire », — soyons donc des projectiles, et entrons! »
« J'ai toujours dans les oreilles — continua M'" de Percy — la
voix claire de Juste Le Breton, quand il dit ce mot d^entrons ! qui
fut réalisé quelques heures après ; car nous entrâmes, et même
nous sortîmes, ce qui était plus fort. Je n'ai jamais entendu de
plus joyeux son de trompette ! Juste Le Breton était vraiment
heureux de ce que venait de dire M. Jacques. Nous autres, les
dix autres, nous n'en souffrions pas ; nous n'en tremblions pas ;
mais Juste, il en était heureux. C'était un contempteur absolu de
toute prudence, que ce Juste Le Breton. L'idée qu'il n'y avait
plus dans cette question de renlcvcmcnt de Des Touches que la
force, et qu'en fait de stratagèmes et de précautions humaines
nous étions au bout du fossé et qu'il n'y avait plus qu'à sauter,
cette idée, formidable aux plus l^raves, le ravissait! J'ai vu bien
des gens braves dans ma vie, je n'en ai pas vu exactement de ce
genre de bravoure-là. M. Jacques, qui avait le génie du général
sous rofficicr intrépide. Des Touches lui-même, cet liomme
inouï parmi les énergiques, qui n'a peut-être jamais senti en
toute sa vio un seul battement de cœur clans sa poitrine de mar-
bre, admettaient, en une foulo de circonstances, la prudence
humaine; mais Juste Le Breton, jamais! Ils l'appelaient le Té-
méraire; ils auraient tout aussi bien pu l'appeler : « Rien d'im-
possible ! » Voulez-vous en juger? Un jour, ici, sur la place du
Château, il était entré à cheval che/- un de ses amis, qui logeait
Hôtel de la l'osie, et, ayant monté ainsi les quatre étages, il avait
forcé à sauter par la fenêtre son cheval, qui, en tombant, se
brisa trois jambes et s'ouvrit le poitrail, mais sur lequel il resta
LE CHEVALIER DES TOUCHES 211
vissé, les éperons enfoncés jusqu'à la botte, n'ayant pas, pour
son compte, une égratignure ! »
— ce Deux secondes de sensation d'hippogriffe, — ditral)])c;
— mais l'hippogriffe avait des ailes, ce qui fait le Roger de
l'Ariostc d'un mérite moins grand que ton héros, mademoiselle
ma sœur. »
« Une autre fois, — reprit-elle, toute palpitante du succès de
celui que son frère venait d'appeler son héros, — s'ennuyant chez
un de ses amis un jour de pluie (je crois que c'était chez ce coq
batailleur de Fermanville), il lui dit : « Si nous nous battions
pour passer le temps ! » car, à cette époque-là, on était ainsi à
Valognes: on y tuait le temps à coups d'épée. Et Fermanville
n'ayant pas d'autre objection à faire à cette proposition qu'il n'y
avait là qu'un seul sabre : « Prends la lame et laisse-moi le four-
reau, » dit Juste; et comme l'autre, qui avait du cœur, ne voulait
pas de ce partage. Juste Le Breton le força bien à se servir de
la lame ; car il se jeta sur lui et l'écharpa avec le fourreau. »
— « Je ne ferai plus de réflexions, Percy, — dit l'abbé éter-
nellement taquin, — parce que tu me donnerais encore une anec-
dote sur ton favori Juste, et Fierdrap, qui tortille son manchon
d'impatience, attendrait son histoire trop longtemps. »
— a J'ai fini, — dit-elle, mais ce n'était pas une digression, mon
frère. Il fallait bien, dans l'intérêt même de mon histoire, que
je vous fisse comprendre ce Juste Le Breton, qui aimait le dan-
ger, non pas comme on aime sa maîtresse; car on la trouve tou-
jours assez jolie... »
— « Et assez dangereuse, » — fit cette fine langue d'abbé.
— « Tandis que lui — continua-t-elle — ne trouvait jamais le
danger assez grand, comme il le prouva, du reste, une fois de
plus, ce jour-là, dans cette affaire de Des Touches, où il l'aug-
menta par une imprudence qui fut la cause de la mort de M.Jac-
ques, et qui pouvait nous faire, dans les murs de Coutances,
massacrer tous jusqu'au dernier ! »
Elle dit cela ardemment, comme elle disait tout, cette vieille
lionne ; mais au ton qu'elle avait, on voyait bien qu'elle ne gar-
dait pas grande rancune à son sublime cerveau brûlé de Juste
Le Breton!
« C'est entre onze heures et minuit — reprit-elle — que nous
quittâmes la ferme des Maugcr, ces paysans de La Varcsnerie
qui nous avaient donné asile. Nous la quittâmes pour n'y pas
212 I.A I.KCTUFŒ
revenir. Si nous réussissions, nous ne pouvions ramener Des
Touches dans un endroit si près de la ville ; si nous ne pouvions
pas réussir, nul des Douze ne devait revenir, ni là ni ailleurs.
Nous avions, cliacun, une bonne carabine très courte, avec de la
poudre et des balles en suflisance, et, à la ceinture, un couteau à
éventrer les sanuliers. Seul, Cantillv, à cause de son bras en
écharpe, dans votix mouchoir, Sainte, avait des pistolets au lieu
de carabine. Il marchait, lui, le pistolet à la main. Lorsipie nous
sorthncs de la ferme des Mauger, un traître de clair de lune fit
dire à notre loustic en second de Desfontaines :
— « Phœbé pour Phœbé, j'aimn-ais mieux pour cette nuit
M"" Phœbé de Thiboutot que celle-là! »
« Cette lune de mauvais augure pouvait, en effet, nous jouer
plus d'un méchant tour. Mais, en nous approchant de la ville,
nous fûmes un peu rassurés par un petit brouillard qui commença
à s'élever du sol, comme la fumée d'un feu de tourbière dans un
champ. Nous eûmes l'espoir que ce brouillard s'épaissirait assez,
du moins, pour qu'on ne pût rien distinguer de bien Jiet dans
ces rues de Coutances, plus étroites que celles d'Avranches, ]>ar
conséquent plus plongées dans l'ombre tombant des maisons.
Nous entrâmes dans la ville à minuit moins un cpiart, qui tinta à
la cathédrale et que répétèrent pour les échos seuls les autres
horloges de cette ville, qui doi-mait comme une assemblée de
justes, quoi(pie ce fût une ville tle coquins révolutionnaires. Les
rues étaient nuiettes; pas un «hat n'y passait. Que lut-il arrivé
de nous tous, de Des Touches, de notre projet, si nous avions
rencontré seulement une patrouille? Nous savions bien ce qui,
dans ce cas, serait arrivé; luais nous n'avions la liberté d'aucun
choix : il fallait aller, s'exposer à tout, jouer son va-lout enfin,
ou, pas de milieu, demain Des Touches serait guillotiné! Heu-
reusement, nous n'aperçûmes pas l'ombre d'une patrouille dans
cette ville, morte de sommeil. Des réverbères très rares, et à de
grandes distances les uns des autres, treml)laient au vent à
l'angle des rues. Suspendus à de longues iierches noires trans-
versales coupées par une solive, et figui-ant un T inachevé, ils
avaient assez l'air de |)Otenccs. Tout «ela ('-(ait morne, mais peu
effrayant. Nous enfilâmes une rue, ])uis une autre. Toujours
même silence et même .solitude. La lune, qui se jjrouillait de
plus en plus, se r(>gardait encore un peu dans les vitres des
fenêtres, derrière lesquelles on ne voyait pas même la lueiu-
LE f.IIEVALIER DES TOUCHES 213
d'une veilleuse expirante. Nous assoupissions le bruit de nos pas
en marchant.
« Le moment était pour nous si solennel, monsieur de Fier-
di-ap, que j'ai gardé les moindres impressions de cette nocturne
entrée dans Coutanccs, et le long de ces rues où nous avancions
comme sur une trappe dont on se défie et qui peut s'ouvrir tout à
coup et vous avaler, et que je me rappelle parfaitement une
vieille femme en cornette de nuit et en serre-tête, le seul être
vivant de cette ville ensevelie tout entière dans ses maisons
comme dans des tombes, laquelle, à la fenêtre d'un haut étage,
vidait, au clair de la lune, une cuvette avec précaution et mys-
tère, et mettait à cela une telle lenteur, que les gouttes du liquide
qu'elle versait auraient eu le temps de se cristalliser avant de
tomber sur le sol, s'il avait fait un peu plus froid. Elle en accom-
pagnait la chute de l'avertissement charitable : « Gare l'eau !
gare l'eau! » prononcé d'une voix tremblotante, qu'elle veloutait
pour n'éveiller personne, et qui disait à quel point elle était
consciencieuse dans ce qu'elle faisait, et même timorée. A chaque
goutte qui tombait ou q-ui ne tombait pas, elle répétait du même
ton dolent son « Gare Veau! » monotone... Nous nous rangeâmes
contre le mur d'en face, craignant qu'elle ne nous aperçût...
Mais, trop occupée pour cela, elle continua d'épancher sa source
éternelle, en disant toujours son « Gare l'eau ! »
— « Dans mon pays, — dit à voix basse La Bochon-
nière. — les moulins à eau s'appellent des Ecoute- s' il-
pleut; mais, du a diable! en voilà un comme je n'en avais
jamais vu.
— « Cela l'étonnerait un peu si, d'une balle, on lui cassait sa
« cuvette au rez de la main, » — lit Cantilly, très fort au pistolet,
qui jetait en l'air une paire de gants et la perçait d'une balle
avant qu'elle ne fût retombée.
« Nous rîmes et nous passâmes, oubliant la bonne femme en
tournant le coin de la rue et en nous trouvant nez à nez avec la
guillotine, droite et menaçante devant nous, attendant son
homme... Embuscade funèbre! C'était la place des exécutions.
La prison n'était pas loin de là. Nous descendîmes, comme des
gens qui dévalent à l'abîme, cette rue qui va de la prison à
la place de l'échafaud, et qu'on appelle dans toute la ville la rue
Monte-à-Re(jret, cette rue qu'il nous fallait empêcher Des Touches
de monter le lendemain ! La prison blanchissait au bout de cette
214 LA LKCTUUE
espèce de boyau sombre, sur une autre place. Nous nous arrô-
tàmcs... le temps de respirer. »
Elle contait comme quelqu'un qui a vécu de la vie de son conte.
L'abbé et le baron, eux, ne respiraient plus.
« Ali! c'était le moment, — fit-clle, — le moment terrible où
l'on va casser le vitrage et où l'on serait perdu si, en le brisant,
une seule vitre allait faire du bruit!... La scntii:ielle, dans sa
houppelande bleue, se promenait nonchalamment, son fusil
penché dans l'angtC de son bras, de l'un à l'autre côté du porche,
comme un cliapier d'église, à vêpres. Le dernier rayon vacillant
de cette lune, qui devait ressembler une heure aj^rès à un chau*
dron de bouillie froide et qui nous rendit ce dernier service, tom-
bait en plein dans la figure du soldat en faction et l'empêchait
de distinguer nos om])rcs moljilcs dans roml)re arrêtée des mai-
sons.
— « Je me cliarac de la sentinelle, » dit à voix basse Juste
Le Breton à M. Jacques, et d'un bond il fut sur elle et l'enleva,
houppelande, fusil, homme et tout, et disparut avec ce paquet
sous le porche de la prison, en nous faisant le passage libi'e.
Comment s'y était-il pris, ce diable de Juste?... Mais la sentinelle
n'avait pas poussé un seul cri.
— « Il l'aura poignardée! — lit M. Jaaiucs. — Allons! c'est à
« notre tour, messieurs. Nous pouvons avancer... »
« Et tous, avec lui, serrés les uns contre les autres comme les
grains d'une grappe, nous nous précipitâmes sous le porche
nettoyé par Juste, et nous entrâmes dans la première cour de la
prison.
« C'était une cour parfaitement ronde, dont l'enceinte inté-
rieure rcssemljlait à la cour d'un cloître, avec des arcades très
basses et des piliers trapus. Elle était vide. Où était passé Juste?...
Nous fouilliimcs du regard sous ces arcades noires où l'on ne
voyait rien, entre ces piliers blancs où il avait porte peut-être la
sentinelle égorgée; mais, l)ah ! il saurait bien nous retrouver, et
nous franchîmes au pas accéléré la deuxième cour, aussi déserte
que la première, pour arriver d'une haleine à la prison qui était
au fond de la troisième... Ah! nous allions vite. Nous avions aux
reins la pique de la nécessité! Nous vîmes vaciller une lueur à
un petit corps de bâtiment avancé attenant à la geôle, et qui
res.scmblait h ce qu'on appelle, en terme de construction mili-
taire, une poivrière. Le geôlier n'était pas couché. Ce n'était
LE CIIKVALIER DES TOUCHES 215
plus l'énergique Ilocson d'Avranches, avec son cœur désolé et
implacable; c'était tout simplement, celui-là, une bête brute à
bonnet l'ouge, savetier, pour les gens de la ville, entre deux
tours de clef. Comme c'était jour de décade ce jour-là, et qu'il
avait à livrer le lendemain des chaussures à ses pratiques, il
veillait... Sa femme et sa fille, une enfant de treize ans, dor-
maient dans une espèce de soupente très élevée et à laquelle on
montait avec une échelle. Nous vîmes tout cela à travers une
vitre crasseuse qu'une lampe à crochet éclairait d'un jour rouge
et fumeux... Nous ne le prévînmes pas; nous ne l'appelâmes pas;
nous ne fi"appàmes pas doucement à sa porte; mais, poussés par
cette nécessité d'agir à la inaniève des boulets, comme l'avait dit
M. Jacques, des onze crosses de nos carabines, qui ne firent
qu'un seul coup dans cette porte, nous la fîmes voler sur ses
gonds et nous tomljàmcs comme un tonnerre sur cet homme,
terrassé d'abord, puis relevé de terre, mis sur ses pieds et tenu
au collet par deux poignes vigoureuses, avec injonction, le cou-
teau sur le cœur, de livrer ses clefs et de nous conduire à Des
Touches. Vous le savez, monsieur de Fierdrap, les Chouans
avaient une renommée sinistre, et parfois ils l'avaient méritée.
On les voyait toujours un peu à la lueur des horribles feux qu'ils
allumaient sous les pieds des Bleus. L'épouvante publique leur
donnait un des noms du diable : on les appelait Gnlle-pieds. Nous
profitâmes de cette affreuse réputation des Chouans pour terrifier
le misérable que nous tenions, et Campion, qui avait les sourcils
barrés et la face terrible, le menaça de le faire griller comme un
marcassin de basse-cour si seulement il osait résister. Il ne
résista pas. Il était dissous par la surprise et par la peur, une
peur idiote et livide. Il livra ses clefs, et, traîné par deux d'entre
nous, il nous mena au cachot de Des Touches. Sa femme et sa
fille étaient restées, plus mortes que vives, dans leur soupente;
mais pour qu'elles ne descendissent pas et n'allassent pas avertir,
nous renversâmes l'échelle. La terreur leur coupait la gorge.
Elles ne crièrent pas; mais elles auraient crié, que peu nous
importait! Ce n'était pas comme la sentinelle. Les murs de la
prison étaient épais. Il y avait trois cours, toutes trois désertes.
On n'aurait pas entendu leurs cris,
J. Barbey d'Aurevilly.
{A suivre.)
SUR L'EAU
(1)
11 a\nl.
J'allais me coucher liicr soir, bien qu'il fût à peine neuf heures,
quand on me remit un télégramme.
Un ami, un de ceux que j'aime, me disait : « Je suis ;\ Monte-
Carlo, pour quatre jours, et je t'envoie des dépêches dans tous
les ports de la côte. Viens donc me retrouver. »
Et voilà ({ue le désir de le voir, le désir de causer, de rire, de
parler du monde, des choses, des gens, de médire, de potiner,
de juger, de blâmer, de supposer, de l)avarder, s'alluma en moi
comme un incendie. Le matin même j'aurais été exaspéré de ce
rappel, et, ce soir, j'en étais ravi; j'aurais voulu déjà être là-
bas, voir la grande salle du restaurant pleine de monde,
entendre cette rumeur de voix uù les chifiVes de la roulette
dominent toutes les phrases comme le Dominns vohiscwn des
offices divins.
J'appelai Bernard.
— Nous partirons vers quatre lieures du matin pour Monaco,
lui dis-jc.
Il réj)ondit avec philosophie :
— S'il fait beau, monsieur.
— Il fera i)eau.
— C'est que le barom«"'tre baisse.
— Bah! Il remontera.
Le matelot souriait de son .sourire inrn'duh'.
(l) Voir les numéros des 25 avril, 10 et 25 mai, 10 et 25 juin, et 10 juil-
let 1889.
SUR L'EAU 217
Je me couchai et je m'endormis.
Ce fut moi qui réveillai les hommes. Il faisait som])re,
quelques nuées cachaient le ciel. Le baromètre avait encore
])aissé.
Les deux matelots remuaient la tète d'un air méfiant.
Je répétais :
— Bah! il fera beau. Allons, en route !
Bernard disait :
— Quand je peux voir au large, je sais ce que je fais; mais
ici, dans ce port, au fond de ce golfe, on ne sait rien, monsieur,
on ne voit rien ; il y aurait une mer démontée que nous ne le
saurions pas.
Je répondais :
— Le baromètre a baissé, donc nous n'aurons pas de vent
d'est. Or, si nous avons le vent d'ouest, nous pourrons nous
réfugier à A^ay, qui est à six ou sept milles.
Les hommes ne semblaient pas rassurés ; cependant ils se pré-
paraient à partir.
— Prenons-nous le canot sur le pont ? demanda Bernard.
— Non. Vous verrez qu'il fera beau. Gardons-le à la traîne,
derrière nous.
Un quart d'heure plus tard, nous quittions le port, et nous nous
engagions dans la sortie du golfe, poussés par une brise inter-
mittente et légère.
Je riais.
— Eh bien 1 vous voyez qu'il fait beau.
Nous eûmes bientôt franchi la tour noire et blanche bâtie sur
la basse Rabiou, et bien que protégé par le cap Camarat, qui
s'avance au loin dans la pleine mer, et dont le feu à éclats api)a-
raissait de minute en minute, le Bd-Ami était déjà soulevé par
de longues vagues puissantes et lentes, ces collines d'eau qui
marchent l'une derrière l'autre, sans bruit, sans secousse, sans
écume, menaçantes sans colère, effrayantes par leur tranquillité.
On ne voyait rien, on sentait seulement les montées et les
descentes du vacht sur cette mer remuante et ténébreuse.
Bernard disait :
— Il y a eu gros vent au large cette nuit, monsieur. Nous
aurons de la chance si nous arrivons sans misère.
Le jour se levait, clair, sur la foule agitée des vagues, et nous
regardions tous les trois au large si la bourrasque ne reprenait pas.
218 LA LECTURE
Cependant le bateau allait vite, vent arrière et poussé par la
mer. Déjà nous nous trouvions par le travers d'Agay, et nous
délibérâmes si nous ferions route vers Cannes, en prévision du
mauvais temps, ou vers Nice, en passant au large des îles.
Bcrnaixl préférait entrer à Cannes; mais comme la brise ne
Iraichissait pas, je me décidai pour Nice.
Pendant ti'ois lieures tout alla bien, quoique le pauvre petit
yacbt roulât comme un boucbon dans cette houle profunde.
Quiconque n'a pas vu cette mer du large, cette mer de mon-
tagnes qui vont d'une course rapide et pesante, séparées par des
vallées qui se déplacent de seconde en seconde, comblées et
reformées sans cesse, ne devine pas, ne soupçonne pas la force
mystérieuse, redoutable, terri liante et siqjcrbe des Ilots.
Notre petit canot nous suivait loin derrière nous, au bout d'une
amarre de quarante mètres, dans ce chaos licpiide et dansant.
Nous le perdions de vue à tout moment, puis soudain il repa-
raissait au sommet d'une vague, nageant comme un gros oiseau
blanc.
Voici Cannes, là-bas, au fond de son golfe, Saintllonorat,
avec sa tour debout dans les flots, devant nous, le cap d'Antibes.
La brise fraîchit peu à peu, et sur la crête des vagues les
moutons apparaissent, ces moutons neigeux qui vont si vite
et dont le troupeau illimité court, sans pâtre et sans chien, sous
le ciel infini.
Bernard me dit :
— C'est tout juste si nous gagnerons Antibes.
En effet, les coups de mer arrivent, brisant sur nous, avec un
bruit violent, inexprimable. Les rafales brusques nous l)0usculent,
nous jettent dans les trous béants d'où nous sortons en nous re-
dres.sant avec des secousses terribles.
Le pic est amené, mais le gui à chaque oscillation du yacht
touche les vagues, seml)le prêt à arracher le mât qui va s'envoler
avec sa voile, nous laissant seuls, flottant, perdus sur l'eau fu-
rieuse.
Jiernard crie :
— Le canot, monsieur.
Je me retourne. L'nc vague monstrueuse l'emplit, le roule,
l'enveloppe dans sa bave comme si elle le dévorait, et brisant
l'amarre qui l'attache h nous, le garde, à moitié coulé, noyé,
SUR L'EAU 219
proie conquise, vaincue, qu'elle va jeter aux roches, là-bas, sur
le cap.
Les minutes semblent des heures. Rien à faire, il faut aller, il
faut gagner la pointe devant nous, et, quand nous l'aurons
doublée, nous serons à, l'abri, sauvés.
Enfin, nous l'atteignons 1 La mer à présent est calme, unie,
protégée par la longue bande de roches et de terres qui forme le
cap d'Antibes.
Le port est là, dont nous sommes partis depuis quelques jours
à peine, bien que je croie être en route depuis des mois, et nous
y entrons comme midi sonne.
Les matelots, revenus chez eux, sont radieux, quoique Bernard
répète à tout moment :
— Ah! monsieur, notre pauvre petit canot, ça me fait gros
cœur, de l'avoir vu périr comme ça !
Je pris donc le train de quatre heures pour aller dîner avec
mon ami dans la principauté de Monaco.
Je voudrais avoir le loisir de parler longuement de cet Etat
surprenant, moins grand qu'un village de France, mais où l'on
trouve un souverain absolu, des évoques, une armée de jésuites
et de séminaristes plus nombreuse que celle du Prince, une
artillerie dont les canons sont presque rayés, une étiquette plus
cérémonieuse que celle de feu Louis XIV, des principes d'auto-
rité plus despotiques que ceux de Guillaume de Prusse, joints
à une tolérance magnifique pour les vices de l'humanité, dont
vivent le souverain, les évêques, les jésuites, les séminaristes,
les ministres, l'armée, la magistrature, tout le monde.
Saluons d'ailleurs ce bon roi pacifique qui, sans peur des in-
vasions et des révolutions, règne en paix sur son heureux petit
peuple au milieu des cérémonies d'une cour où sont conservées
intactes les traditions des quatre révérences, des vingt-six baise-
mains et de toutes les formules usitées autrefois autour des Grands
Dominateurs.
Ce monarque pourtant n'est point sanguinaire ni vindicatif;
et quand il bannit, car il bannit, la mesure est appliquée avec
des ménagements infinis.
En faut-il donner des preuves ?
Un joueur obstiné, dans un jour de déveine, insulta le sou-
verain. Il fut expulsé par décret.
Pendant un mois il rôda autour du Paradis défendu, craignant
220 LA LECTURE
le glaive de l'archange, sous la forme du sabre d'r.n gendarme.
Vn jour enfin il s'enhardit, franchit la frontière, gagne en trente
secondes le cœur du pays, pénètre dans le Casino. Mais soudain
un fonctionnaire l'arrête :
— X'ctcs-vous pas banni, monsieur?
— Oui, monsieur, mais je repars par le premier train.
— Oh ! en ce cas, fort bien, monsieur, vous pouvez entrer.
Et chaque semaine il revient ; et chaque fois le môme fonction-
naire lui pose la môme question, à laquelle il répond de la même
far on.
La justice peut-elle être plus douce?
Mais, une des années dernières, un cas lort grave cl loiit
nouveau se produisit dans le royaume.
Un assassinat eut lieu.
Un homme, un monégasque, pas un de ces étrangers errants
qu'on rencontre par légions sur ces côtes, un mari, dans un moment
de colère, tua sa femme.
Oh ! il la tua sans raison, sans prétexte acceptable. L'émotion
fut unanime dans toute la principauté.
La (.'our suprême se réunit pour juger ce cas exi;cptionnel
(jamais un assassinat n'avait eu lieui, et le misérable fut con-
damné à mort à l'unanimité.
Le souverain indigné ratifia l'arrêt.
Il ne restait jîlus qu'à exécuter le criminel. Alors une diKî-
culté surgit. Le pays ne possédait ni bouiTeau ni guillotine.
Que faire? Sur l'avis du ministre dos affaires étrangères, le
.prince entama des négociations avec le gouvernement franijais
pour obtenir le prêt d'un coupeur de têtes avec son appareil.
1)0 longues délibérations eurent lieu au ininistère à Paris. On
ré|)ondit enfin en envoyant la note des frais pour déjjlacement
des bois et du praticien. Le tout montait h seize mille francs.
8a Majesté monégasque songea fiiie l'opération lui coûterait
Iticn rhcr; l'assassin ne valait certes pas ce prix. Seize mille
francs poui- le cou d'un drùlc ! Ah ! mais non.
()n adressa alors la même demande au gouvernement italien.
Un roi, un frère ne se montrerait pas sans doute si exigeant
(ju'unc répul)lique.
Le gouvernement italien envoya un mémoire qui montait à
douze mille francs.
Douze mille francs ! Il faudrait prélever un impôt nouveau, un
SUR L'EAU 221
impôt de deux francs par tète d'iiabitant. Cela suffirait pour
amener des troid)les inconnus dans l'Etat.
On songea à faire décapiter le gueux par un simple soldat.
Mais le général, consulté, répondit en hésitant que ses hommes
n'avaient peut-être pas une prati(|ue suffisante de l'arme blanche
pour s'acquitter d'une tâche demandant une grande expérience
dans le maniement du sabre.
Alors le prince convoqua de nouveau la Cour suprême et lui
soumit ce cas embarrassant.
On délibéra longtemps, sans découvrir aucun moyen pratique.
Enfin le premier président proposa de commuer la peine de mort
en celle de prison perpétuelle, et la mesure fut adoptée.
Mais on ne possédait pas de prison. Il fallut en installer une,
et un geôlier fut nommé, qui prit livraison du prisonnier.
Pendant six mois, tout alla bien. Le captif dormait tout le
jour sur une paillasse dans son réduit, et le gardien en faisait
autant sur une chaise devant la porte en regardant passer les
voyageurs.
Mais le prince est économe, c'est là son moindre défaut, et il
se fait rendre compte des plus petites dépenses accomj^lies dans
son État (la liste n'en est pas longue). On lui remit donc la note
des frais relatifs à la création de cette fonction nouvelle, à l'en-
tretien de la prison, du prisonnier et du veilleur. Le traitement
de ce dernier grevait lourdement le budget du souverain.
Il fit d'abord la grimace ; mais quand il songea que cela pouvait
durer toujours (le condamné était jeune), il prévint sonministredela
justice d'avoir à prendre des mesures pour supprimer cette dépense.
Le ministre consulta le président du tribunal, et tous deux
convinrent qu'on supprimerait la charge de geôlier. Le pri-
sonnier, invité à se garder tout seul, ne pouvait manquer de
s'évader, ce qui résoudrait la question à la satisfaction de tous.
Le geôlier fut donc rendu à sa famille, et un aide de cuisine du
palais resta chargé simplement de porter, matin et soir, la nour-
riture du coupable. Mais celui-ci ne fit aucune tentative pour
reconquérir sa liberté.
Or, un jour, comme on avait négligé de lui fournir ses aliments,
on le vit arriver tranquillement pour les réclamer; et il prit dès
lors rhabitude, afin d'éviter une course au cuisinier, de venir aux
heures des repas manger au palais avec les gens de service, dont
il devint l'ami.
222 LA LECTURE
Après le déjeuner, il allait faire un tour jusqu'à Monte Carlo.
Il entrait parfois au Casino risquer cinq francs sur le tapis vert.
Quand il avait gagné, il s'offrait un bon dîner dans un hôtel en
renom, puis il revenait dans sa prison, dont il fermait avec soin
la porte au dedans.
Il ne découcha pas une seule fois.
La situation devenait difficile, non pour le condamné, mais
pour les juges.
La Cour se réunit de nouveau, et il fut décidé qu'on inviterait
le criminel à sortir des États de Monaco.
Lorsqu'on lui signifia cet arrêt, il répondit simplement :
« Je vous trouve plaisants. Eh bien, qu'est-ce que je devien-
drai, moi ? Je n'ai plus de moyen d'existence. Je n'ai jilus de
famille. Que voulez-vous que je fasse ? J'étais condamné à mort.
Vous ne m'avez pas exécuté. Je n'ai rien dit. Je suis ensuite con-
damné à la prison perpétuelle et remis aux mains d'un geùHer.
Vous m'avez enlevé mon gardien. Je n'ai rien dit encore.
« Aujourd'hui, vous voulez me chasser du pays. Ah ! mais
non. Je suis prisonnier, votre prisonnier, jugé et condamné ])ar
vous. J'accomijhs ma peine fidèlement. Je reste ici. »
La Cour suprême fut atterrée. Le prince eut une colère terrible
et ordonna de prendre des mesures.
On se remit à délibérer.
Alors, il fut décidé qu'on offrirait au coupable une pension de
six cents francs pour aller vivre à l'étranger.
Il accepta.
Il a loué un petit enclos à cinq minutes do l'Etat de son ancien
souverain, et il vit heureux sur sa terre, cultivant quebpies lé-
gumes et méprisant les potentats.
Mais la Cour de Monaco, instruite un peu tard par cet exemple,
s'est décidée à traiter avec le gouvernement français ; maintenant
elle nous livre ses condanmés que nous mettons à l'ombre,
moyennant une pension modique.
On peut voir, aux archives judiciaires de la j)rincipauté, l'arrêt
qui règle la pension du drôle eu l'oljjigeruit à sortir du territoire
monégasque.
En face du palais du prince se dresse rétal)lissement rival, la
IlouleMe. Aucune haine d'ailieiu-s, aucune liostilité *!<• l'un à
l'autre, car celui-ci .soutient celui là (pii le protège. Exemple ad-
mirable, exemple unique de deux familles voisines et puissantes
SUR L'EAU 223
vivant en paix dans un petit État, exemple Lien fait pour effacer
le souvenir des Capulcts et des Montaigus. Ici, la maison souve-
raine, et là la maison de jeux, l'ancienne et la nouvelle société
fraternisant au bruit de l'or.
Autant les salons du prince sont d'un accès difficile, autant,
ceux du Casino sont ouverts aux étrangers.
Je me rends à ces derniers.
Un bruit d'argent, continu comme celui des flots, un bruit
profond, léger, redoutable, em])lit l'oreille dès l'entrée, puis em-
plit l'âme, remue le cœur, trouble l'esprit, affole la pensée. Par-
tout on l'entend, ce bruit qui chante, qui crie, qui appelle, qui
tente, qui déchire.
Autour des tables, un peuple affreux de joueurs, l'écume des
continents et des sociétés, mêlée avec des princes, ou rois futurs,
des femmes du monde, des bourgeois, des usuriers, des fdles
fourbues, un mélange, unique sur la terre, d'hommes de toutes
les races, de toutes les castes, de toutes les sortes, de toutes les
provenances, un musée de rastaquouères russes, brésiliens, chi-
liens, italiens, espagnols, allemands, de vieilles femmes à cabas,
de ieunes drôlesses portant au poignet un petit sac où sont enfer-
més des clefs, un mouchoir et trois dernières pièces de cent sous
destinées au tapis vert quand on croira sentir la veine.
Je m'approche de la première table et je vois... pâlie, le front
plissé, la lèvre dure, la figure entière, crispée et méchante... la
jeune femme de la baie d'Agay, la belle amoureuse du bois enso-
leillé et du doux clair de lune. Assis devant elle, il est là, lui,
nerveux, la main posée sur quelques louis.
— Joue sur le premier carré, dit-elle.
Il demande avec angoisse :
— Tout ?
— Oui, tout.
Il pose les louis, en petit tas.
Le croupier fait tourner la roue. La bille court, danse, s'arrête.
— Rien ne va plus, jette la voix, qui reprend au bout d'un
instant :
— Vingt-huit.
La jeune femme tressaille, et, d'un ton dur et bref :
— Viens-t'en.
Il se lève, et, sans la regarder, la suit, et on sent qu'entre eux
quelque chose d'affreux a surgi.
224 l'A LECTURE
Quelqu un dit :
— Bonsoir l'amour. Ils n'ont pas l'air d'accord aujourd'hui.
Une main me frappe sur l'épaule. Je me retourne. C'est mon
ami
Il me reste à demander pardon pour avoir ainsi parlé de moi.
J'avais écrit pour moi seul ce journal de rêvasseries, ou plutôt
j'avais profité de ma solitude ilottante pour arrêter les idées
errantes qui traversent notre esprit comme des oiseaux.
On me demande de publier ces pages sans suite, sans compo-
sition, sans art, qui vont Tune derrière l'autre sans raison et
finissent brusquement, sans motif, parce qu'un coup de vent a
terminé mon voyage.
Je cède à ce désir. J'ai peut-être tort.
Guy Dii Maupassant.
Le Gérant : H. Dutertre. i-ar». - soc. din.].. i-all uui'o.nt. ici.)
-5
y
FORT GOMME LA MORT
PREMIÈRE PARTIE
I
Le jour tombait dans le vaste atelier par la baie ouverte du
plafond. C'était un grand carré de lumière éclatante et bleue, un
trou clair sur un infini lointain d'azur, où passaient, rapides, des
vols d'oiseaux.
Mais à peine entrée dans la haute pièce sévère et drapée, la
clarté joyeuse du ciel s'atténuait, devenait douce, s'endormait
sur les étofTes, allait mourir dans les portières, éclairait à peine
les coins sombres où, seuls, les cadres d'or s'allumaient comme
des feux. La paix et le sommeil semblaient emprisonnés là dedans,
la paix des maisons d'artistes où l'âme humaine a travaillé. En
ces murs que la pensée habite, où la pensée s'agite,- épuise en
des efforts violents, il semble que tout soit las, accablé, dès
qu'elle s'apaise. Tout semble mort après ces crises dévie; et tout
repose, les meubles, les étoffes, les grands personnages inachevés
sur les toiles, comme si le logis entier avait souffert de la fatigue
du maître, avait peiné avec lui, prenant part, tous les jours, à sa
lutte recommencée. Une vague odeur engourdissante de pein-
ture, de térébenthine et de tabac flottait, captée par les tapis et
les sièges; et aucun autre bruit ne troublait le lourd silence, que
les cris vifs et courts des hirondelles qui passaient sur le châssis
ouvert, et la longue rumeur confuse de Paris à peine entendue
par dessus les toits. Rien ne remuait que la montée intermittente
d'un petit nuage de fumée bleue s'élcvant vers le plafond à chaque
bouflée de cigarette qu'Olivier Bcrtin, allongé sur son divan,
soufflait lentement entre ses lè\res.
Le regard perdu dans le ciel lointain, il cherchait le sujet d'un
LECT. — 51 IX — 15
226 LA LECTURE
nouveau tableau. Qu'allait-il faire? Il n'en savait rien encore.
Ce n'était point d'ailleurs un artiste résolu et sûr de lui, mais un
inquiet dont l'inspiration indécise hésitait sans cesse entre toutes
les manifestations de l'art. Riche, illustre, ayant conquis tous
les honneurs, il demeurait, vers la fin de sa vie, l'homme qui ne
sait pas encore au juste vers quel idéal il a marché. Il avait été
prix de Rome, défenseur des traditions, évocateur, après tant
d'autres, des grandes scènes de l'histoire ; puis, modernisant ses
tendances, il avait peint des hommes vivants avec des souvenirs
classiques. Intelligent, enthousiaste, travailleur tenace au rêve
changeant, épris de son art qu'il connaissait à merveille, il avait
acquis, grâce à la Hncsse de son esprit, des qualités d'exécution
remarquables et une grande souplesse de talent née en partie de
ses hésitations et de ses tentatives dans tous les genres. Peut-
être aussi l'engouement brusque du monde pour ses œuvres élé-
gantes, distinguées et correctes, avait-il inlluencô sa nature en
l'empêchant d'être ce qu'il serait normalement devenu. Depuis
le triomphe du début, le désir de plaire toujours le troublait sans
qu'il s'en rendît compte, modifiait secrètement sa voie, atténuait
ses convictions. Ce désir de plaire, d'ailleurs, apparaissait chez
lui sous toutes les formes et avait contribué beaucoup à sa
gloire.
L'aménité de ses manières, toutes les habitudes de sa vie, le
soin qu'il prenait de sa personne, son ancienne réputation de
force et d'adresse, d'homme d'épée et de cheval, avaient fait un
cortège de petites notoriétés à sa célébrité croissante. Après
Çlèopàtre, la première toile qui l'illustra jadis, Paris brusque-
ment s'était épris de lui, l'avait adopté, fêté, et il était devenu
soudain un de ces brillants artistes mondains qu'on rencontre au
bois, que les salons se disputent, (jue l'Institut accueille dès leur
jeunesse. Il y était entré en conquérant avec l'approbation de la
ville entière.
La fortune l'avait conduit ainsi jusqu'aux approches delà vieil-
lesse, en le choyant et le caressant.
Donc, sous rinflucncc de la belle journée qu'il .sentait épanouie
au dehors, il cherchait un sujet poéticjue. Un peu engourdi d'ail-
leurs par sa cigarette et son déjeuner, il rêvassait, le regard en
l'air, esquissant dans l'azur des ligures rapides, des femmes gra-
cieuses dans »me allée du bois ou sur le trottoir d'une rue, des
amoureux au bord de l'eau, toutes les fantaisies galantes où se
FORT COMME LA MORT 227
complaisait sa pensée. Les images changeantes se dessinaient
au ciel, vagues et mobiles dans l'hallucination colorée de son
œil ; et les hirondelles qui rayaient l'espace d'un vol incessant
de flèches lancées semblaient vouloir les effacer en les biffant
comme des traits de plume.
Il ne trouvait rien ! Toutes les figures entrevues ressemblaient
à quelque chose qu'il avait fait déjà, toutes les femmes apparues
étaient les filles ou les soeurs de celles qu'avait enfantées son ca-
price d'artiste ; et la crainte encore confuse, dont il était obsédé
depuis un an, d'être vidé, d'avoir fait le tour de ses sujets, d'avoir
tari son inspiration, se précisait devant cette revue de son
œuvre, devant cette impuissance à rêver du nouveau, à décou-
vrir de l'inconnu.
Il se leva mollement pour chercher dans ses cartons parmi ses
projets délaissés s'il ne trouverait point quelque chose qui éveil-
lerait une idée en lui.
Tout en soufflant sa fumée, il se mit à feuilleter les esquisses,
les croquis, les dessins qu'il gardait enfei'més en une grande
armoire ancienne ; puis, vite dégoûté de ces vaines recherches,
l'esprit meurtri par une courbature, il rejeta sa cigarette, siffla
un air qui courait les rues, et, se baissant, ramassa sous une
chaise un pesant haltère qui traînait.
Ayant relevé de l'autre main une draperie voilant la glace qui
lui servait à contrôler la justesse des poses, à vérifier les perspec-
tives, à mettre à l'épreuve la vérité, et s'étant placé juste en
face, il jongla en se regardant.
Il avait été célèbre dans les ateliers pour sa force, puis dans le
monde pour sa beauté. L'âge, maintenant, pesait sur lui, l'a-
lourdissait. Grand, les épaules larges, la poitrine pleine, il avait
pris du ventre comme un ancien lutteur, bien qu'il continuât à
faire des armes tous les jours et à monter à cheval avec assi-
duité. La tête était restée remarquable, aussi belle qu'autrefois,
bien que différente. Les cheveux blancs, cji'us et courts, avivaient
son œil noir sous d'épais sourcils gris. Sa moustache forte, une
moustache de vieux soldat, était demeurée presque brune et
donnait à sa figure un rare caractère d'énergie et de fierté.
Debout devant la glace, les talons unis, le corps droit, il fai-
sait décrire aux deux boules de fonte tous les mouvements
ordonnés, au bout de son bras musculeux, dont il suivait d'un
regard complaisant l'effort tranquille et puissant.
228 LA LECTURE
Mais soudain, au fond du miroir où se reflôtait l'atelier tout
entier, il vit remuer une portière, puis une tête de femme parut,
rien qu'une tête qui regardait. Une voix, derrière lui, demanda :
— On est ici ?
Il répondit : — Présent — en se retournant. Puis jetant son
haltère sur le tapis, il courut vers la porte avec une soujjlessc un
peu forcée.
Une femme entrait, en toilette claire. Quand ils se furent serré
la main :
— \'ous vous exerciez, dit-elle.
— Oui, dit-il, je faisais le paon, et je me suis laissé sur-
prendre.
Elle rit et reprit :
— La loge de votre concierge était vide, et, comme je vous
sais toujours seul à cette heure-ci, je suis entrée sans me faire
annoncer.
11 la regardait.
— Bigre! comme vous êtes belle. (Jucl chic!
— Oui, j'ai une robe neuve. La trouvez-vous jolie?
— Charmante, d'une grande harmonie. Ah ! on peut dire qu'au-
jourd'hui on a le sentiment des nuances.
Il tournait autour d'elle, tapotait l'étoffe, modifiait du bout des
doigts l'ordonnance des plis, en homme qui sait la toilette comme
un couturier, ayant employé, durant toute sa vie, sa pensée d'ar-
tiste et ses muscles d'athlète à raconter, avec la barbe mince des
pinceaux, les modes changeantes et délicates, à révéler la gràco
féminine enfermée et captive en des armures de velours et de
soie ou sous la neige des dentelles.
Il finit par déclarer :
— C'est très réussi. Ça vous va très bien.
Elle se laissait admirer, contente d'être jolie et de lui plaire.
Plus toute jeune, mais encore belle, pas très grande, un peu
forte, mais fraîche, avec cet éclat qui donne à la chair de qua-
rante ans une saveur de maturitf'-, elle avait l'air d'une de ces
roses qui s'épanouissent indéfiniment jusqu'à ce que, trop
fieuries, elles tombent en une heure.
Elle gardait sous ses cheveux bloiuls la grâce alerte et jeune
de ces Parisiennes qui ne vieillissent pas, qui portent en elles
une force surprcn.-intf de vie, une provision inépuisable de résis-
tance, «'t qui, pcn'Iant vingt ans, restent pareilles, indestruc-
FOliT COMME LA MORT 220
tiblos et triompliantes, soigneuses avant tout de leur corps et
économes de leur santé.
Elle leva son voile et murmura :
— Eh bien, on ne m'embrasse pas?
— J'ai fumé, dit-il.
— Elle fit : — Pouah. — Puis, tendant ses lèvres : — Tant pis.
Et leurs bouches se rencontrèrent.
Il enleva son ombrelle et la dévêtit de sa jaquette printanière,
avec des mouvements prompts et sûrs, habitués à cette ma-
nœuvre familière. Comme elle s'asseyait ensuite sur le divan, il
demanda avec intérêt :
— Votre mari va bien?
— Très bien, il doit même parler à la Chambre en ce mo-
ment.
— Ah ! Sur quoi donc?
— Sans doute sur les betteraves ou les huiles de colza, comme
toujours.
Son mari, le comte de Guilleroy, député de l'Eure, s'était fait
une spécialité de toutes les questions agricoles.
Mais ayant aperçu dans un coin une esquisse qu'elle ne connais-
sait pas, elle traversa l'atelier en demandant :
— Qu'est-ce que cela ?
— Un pastel que je commence, le portrait de la princesse de
Ponté ve.
— Vous savez, dit-elle gravement, que si vous vous remettez
à fajre des portraits de femme, je fermerai votre atelier. Je sais
trop où. ça mène, ce travail-là.
— Oh ! dit-il, on ne fait pas deux fois un portrait d'Any.
— Je l'espère bien.
Elle examinait le pastel commmencé en femme qui sait les
questions d'art. Elle s'éloigna, se rapprocha, fit un abat-jour de
sa main, chercha la place d'où l'esquisse était le mieux en lumière,
puis elle se déclara satisfaite.
— Il est fort bon. Vous réussissez très bien le pastel.
Il murmura, flatté :
— Vous trouvez ?
— Oui, c'est un art délicat où il faut beaucoup de distinction.
Ça n'est pas fait pour les maçons de la peinture.
Depuis douze ans, elle accentuait son penchant vers l'art dis-
tingué, combattait ses retours vers la simple réalité, et par des
230 LA LECTURE
considérations d'élégance mondaine, clic le poussait tendrement
vers un idéal de grâce un peu maniéré et factice.
Elle demanda :
— Comment est elle, la princesse?
Il dut lui donner mille détails de toute sorte, ces détails minu-
tieux où se complaît la curiosité jalouse et subtile des femmes,
en passant des remarques sur la toilette aux considérations sur
l'esprit.
Et soudain :
— Est-elle coquette avec vous ?
Il rit et jura que non.
Alors, posant ses deux mains sur les épaules du j)eintre, elle
le regarda fixement. L'ardeur de l'interrogation faisait frémir la
pujjille ronde au milieu de l'iris bleu tache d'imperceptibles
points noirs comme des éclaboussurcs d'encre.
Elle murmura de nouveau :
— Bien vrai, elle n'est pas coquette?
— Oh! bien vrai.
Elle ajouta ;
— Je suis tranquille, d'ailleurs. Vous n'aimerez plus que moi
maintenant. C'est fini, fini pour d'autres. Il est trop tard, mon
pauvre ami.
Il fut effleuré par ce léger frisson qui frôle le cœur des hommes
mûrs quand on leur parle de leur âge, et il murmura :
— Aujourd'hui, demain, comme hier, il n'y a eu et il n'y aura
que vous en ma vie, Any.
Elle lui prit alors le bras, et retournant vers le divan, lo fit
asseoir à côté d'elle.
— A quoi pensiez-vous?
— Je cherche un sujet de tableau.
— Quoi donc ?
— Je ne sais pas, puisque je cherche.
— Ou'avez-vous fait ces jours-ci ?
Il dut lui raconter toutes les visites qu'il avait reçues, les dîners
et les soirées, les conversations et les potins. Ils s'intéressaient
l'un et l'autre d'ailleurs à toutes ces choses futiles et familières
de l'existence mondaine. Les petites rivalités, les liaisons connues
ou soupçonnées, les jugements tout faits, mille fois redits, mille
fois entendus, sur les mêmes personnes, les mêmes événements
et les mêmes oj>inions, emportaient et noyaient leurs esprits dans
FORT COMME LA MORT 231
ce fleuve trouble et agité qu'on appelle la vie parisienne. Con-
naissant tout le monde, dans tous les mondes, lui comme artiste
devant qui toutes les portes s'étaient ouvertes, elle comme femme
d'un député conservateur, ils étaient exercés à ce sport de la cau-
serie française fine, banale, aimablement malveillante, inutile-
ment spirituelle, vulgairement distinguée qui donne une répu-
tation particulière et très enviée à ceux dont la langue s'est as-
souplie à ce bavardage médisant.
— Quand venez-vous dîner? demanda-t-elle tout à coup.
— Quand vous voudrez. Dites votre jour.
— Vendredi. J'aurai la duchesse de Mortemain, les Corbelle
et Musadieu pour fêter le retour de ma fillette, qui arrive ce soir.
Mais ne le dites pas. C'est un secret.
— Oh! mais oui, j'accepte. Je serai ravi de retrouver Annette.
Je ne l'ai pas vue depuis trois ans.
— C'est vrai ! Depuis trois ans !
Elevée d'abord à Paris chez ses parents, Annette était devenue
l'affection dernière et passionnée de sa grand'mère. M™'' Paradin,
qui, presque aveugle, demeurait toute l'année dans la propriété
de son gendre, au château de Roncières, dans l'Eure. Peu à peu,
la vieille femme avait gardé de plus en plus l'enfant près d'elle,
et comme les Guilleroy passaient presque la moitié de leur vie
en ce domaine où les appelaient sans cesse des intérêts de toute
sorte, agricoles ou électoraux, on avait fini par ne plus amener
à Paris que de temps en temps la petite fillette, qui préférait
d'ailleurs la vie libre et remuante de la campagne à la vie cloîtrée
de la ville.
Depuis trois ans elle n'y était pas venue une seule fois, la com-
tesse préférant l'en tenir tout à fait éloignée, afin de ne point
éveiller en elle un goût nouveau avant le jour fixé pour son en-
trée dans le monde. M"'' de Guilleroy lui avait donné là-bas
deux institutrices fort diplômées, et elle multipliait ses voyages
auprès de sa mère et de sa fille. Le séjour d' Annette au château
était d'ailleurs rendu presque nécessaire par la présence de la
vieille femme.
Autrefois, Olivier Bertin allait chaque été passer six semaines
ou deux mois àPtoncières ; mais, depuis trois ans, des rhumatismes
l'avaient entraîné en des villes d'eaux lointaines qui avaient tel-
lement ravivé son amour de Paris, qu'il ne le pouvait plus quitter
en y rentrant.
232 LA LECTURK
La jeune fillo, on principe, n'aurait dû revenir qu'à l'automne,
mais son père avait brusquement conçu un projet de mariage
pour elle, et il la rappelait afin qu'elle rencontrât immédiatement
celui qu'il lui destinait comme fiancé, le marquis de Farandal.
Cette com])inaison, d'ailleurs, était tenue très secrète, et seul
Olivier Bertin en avait reru la confidence de M"'" de Guilleroy.
Donc il demanda :
— Alors l'idée de votre mari est bien arrêtée ?
— Oui, je la crois même très heureuse.
Puis ils parlèrent d'f.utres choses.
Elle revint à la peinture et voulut le décider à faire un Christ.
Il résistait, jugeant qu'il y en avait assez par le monde ; mais
elle tenait ])on, obstinée, et elle s'impatientait,
— Oh ! si je savais dessiner, je vousiuontrerais ma pensée ; ce
serait très nouveau, très hardi. On le descend de la croix, et
l'homme qui a détaché les mains laisse échapper tout le haut du
corps. Il tombe et s'abat sur la foule, qui lève les bras pour le re-
cevoir et le soutenir. Comprenez- vous bien?
Oui, il comprenait ; il trouvait même la conception originale,
mais il se sentait dans une veine de modernité, et, comme son
amie était étendue sur le divan, un pied tombant, chaussé
d'un fin soulier, et donnant à l'œil la sensation de la chair à
travers le bas presque transparent, il s'écria :
— Tenez, tenez, voilà ce qu'il faut peindre, voilà la vie: un
pied de femme au bord d'une robe ! On peut mettre tout là de-
dans, de la vérité, du désir, de la poésie. Rien n'est plus gra-
cieux, plus joli qu'un pied de femme, et quel mystère ensuite :
la jambe cachée, perdue et devinée sous cette étoile !
S'étant assis par terre, à la tur({ue, il saisit le soulier et l'en-
leva; et le pied, sorti dosa gaine de cuir, s'agita comme une
petite bête remuante, surprise d'être laissée libre.
Bertin répétait :
— Est-ce fin, et distingue, et matériel, plus matériel que la
main. Montrez votre main, Any!
Elle avait de longs gants, montant jusipi'au coude. Pour en
ôter un, elle le i)rit tout en haut par le bord et vivement le fit
glisser, en le retournant à la façon d'une peau de serpent qu'on
arrache. Le bras apparut pâle, gras, rond, dévêtu si vite qu'il
fit surgir l'idée d'une nudité complète et hardie.
Alors elle tendit sa main fu la laissant pendre au bout du
FORT COMME LA MORT 233
poia-net. Les ])agucsbrillaicntsur ses doigts lilancs; et les ongles
roses, très effilés, semblaient des griffes amoureuses poussées au
bout de cette mignonne patte de femme.
Olivier Bertin, doucement, la maniait en l'admirant. Il faisait
remuer les doigts comme des joujoux de chair, et il disait :
— Quelle drôle de chose! Quelle drôle de chose! Quel gentil
petit membre, intelh'gent et adroit, qui exécute tout ce qu'on veut,
des livres, de la dentelle, des maisons, des pyramides, des loco-
motives, de la pâtisserie, ou des caresses, ce qui est encore sa
meilleure besogne.
Il enlevait les bagues une à une, et comme l'alliance, un fil
d'or, tombait à son tour, il murmura, en souriant :
— La loi. Saluons.
— Bête ! dit-elle, un peu froissée.
Il avait toujours eu l'esprit gouailleur, cette tendance française
qui môle une apparence d'ironie aux sentiments les plus sérieux,
et souvent il la contristait sans le vouloir, sans savoir saisir les
distinctions subtiles des femmes, et discerner les limites des dé-
partements sacrés, comme il disait. Elle se fâchait surtout chaque
fois qu'il parlait avec une nuance de blague familière de leur liai-
son si longue qu'il affirmait être le plus bel exemple d'amour du
dix-neuvième siècle. Elle demanda après un silence :
— Vous nous mènerez au vernissage, Annette et moi ?
— Je crois bien.
Alors elle l'interrogea sur les meilleures toiles du prochain
Salon, dont l'ouverture devait avoir lieu dans quinze jours.
Mais soudain, saisie peut-être par le souvenir d'une course
oubliée :
— Allons, donnez- moi mon soulier. Je m'en vais.
Il jouait rêveusement avec la chaussure légère en la tournant
et la retournant dans ses mains distraites.
Il se pencha, baisa le pied qui semblait flotter entre la robe et
le tapis et qui ne remuait plus, un peu refroidi par l'air, puis il
le chaassa ; et M"^ de Guilleroy, s'étant levée, alla vers la table
où traînaient des papiers, des lettres ouvertes, vieilles et ré-
centes, à côté d'un encrier de peintre où l'encre ancienne était
séchée. Elle regardait d'un œil cui'ieux, touchait aux feuilles,
les soulevait pour voir dessous.
Il dit en s'approchant d'elle :
— Vous allez déranger mon désordre.
234 LA LECTURE
Sans répondre, elle demanda :
— Quel est ce monsieur qui veut acheter vos Ba/gineuse.'î ?
— Un Américain que je ne connais pas.
— Avez- vous consenti pour la Chanteuse des rues?
— Oui. Dix mille.
— Vous avez bien fait. C'était gentil, mais pas exceptionnel.
Adieu, cher.
Elle tendit alors sa joue, qu'il effleura d'un calme baiser ; et
elle disparut sous la portière, après avoir dit, à mi-voix:
— Vendredi, huit heures. Je ne veux point que vous me recon-
duisiez. Vous le savez bien. Adieu.
Quand elle fut partie, il ralluma d'abord une cigarette, puis
se mit à marcher à pas lents à travers son atelier. Tout le passé
de cette liaison se déroulait devant lui. Il se rappelait les détails
lointains disparus, les recherchait en les enchaînant l'un à l'autre,
s'intéressait tout seul à cette chasse aux souvenirs.
C'était au moment où il venait de se lever comme un astre sur
l'horizon du Paris artiste, alors que les peintres avaient accaparé
toute la faveur du public et peuplaient un quartier d'hôtels ma-
gnifiques gagnés en quelques coups de pinceau.
Bertin, après son retour de Rome, en 18G4, était demeuré
quelques années sans succès et sans renom; puis soudain, en
18G8, il exposa sa Cléopâtre et fut en quelques jours porté aux
nues par la critique et le public.
En 1872, après la guerre, après que la mort d'Henri Rcgnault
eut fait à tous ses confrères une sorte de piédestal de gloire, une
Jocaste, sujet hardi, classa Bertin parmi les audacieux, bien que
son exécution sagement originale le fît goûter quand même par
les acadi;miques. En 1873, une première médaille le mit hors
concours avec sa., Juive d' Alger, qu'il donna au retour d'un voyage
en Afrique; et un portrait de la princesse de Salia, en 1874, le lit
considérer, dans le monde élégant, comme le premier portraitiste
de son époque. De ce jour, il devint le peintre chéri de la Pari-
sienne et des Parisiennes, l'interprète le plus adroit et le plus
ingénieux de leur grùce, de leur tournure, de leur nature. En
f[uclques mois, toutes les femmes en vue à Paris sollicitèrent la
faveur d'être reproduites par lui. Il se montra difficile et se fit
payer fort cher.
Or, comme il était à la mode et faisait des visites à la façon
d'un simple homme du monde, il aperçut un jour, chez la du-
FORT COMME LA MORT 235
chesse de Mortemain, une jeune femme en grand deuil, sortant
alors qu'il entrait, et dont la rencontre sous une porte l'éblouit
d'une jolie vision de grâce et d'élégance.
Ayant demandé son nom, il apprit qu'elle s'appelait la com-
tesse de Guilleroy, femme d'un hobereau normand, agronome et
député, qu'elle portait le deuil du père de son mari, qu'elle était
spirituelle, très admirée et recherchée.
Il dit aussitôt, encore ému de cette apparition qui avait séduit
son œil d'artiste:
Ah ! en voilà une dont je ferais volontiers le portrait.
Le mot dès le lendemain fut répété à la jeune femme, et il
reçut, le soir même, un petit billet teinté de bleu, très vaguement
parfumé, d'une écriture régulière et fine, montant un peu de
gauche à droite, et qui disait :
« Monsieur,
« La duchesse de Mortemain sort de chez moi et m'assure que
vous seriez disposé à faire, avec ma pauvre figure, un de vos
chefs-d'œuvre. Je vous la confierais bien volontiers si j'étais
certaine que vous n'avez point dit une parole en l'air et que vous
voyez en moi quelque chose qui puisse être reproduit et idéalisé
par vous.
« Croyez, Monsieur, à mes sentiments très distingués.
« Anne de Guilleroy. »
Il répondit en demandant quand il pourrait se présenter chez
la comtesse, et il fut très simplement invité à déjeuner le lundi
suivant.
C'était au premier étage, boulevard Malesherbes, dans une
grande et luxueuse maison moderne. Ayant traversé un vaste
salon tendu de soie bleue à encadrements de bois, blancs et or,
on fit entrer le peintre dans une sorte de boudoir à tapisseries du
siècle dernier, claires et coquettes, ces tapisseries à la Watteau,
Iaux nuances tendres, aux sujets gracieux, qui semblent faites,
dessinées et exécutées par des ouvriers rêvassant d'amour.
Il venait de s'asseoir quand la comtesse parut. Elle marchait
si légèrement qu'il ne l'avait point entendue traverser l'apparte-
ment voisin, et il fut surpris en l'apercevant. Elle lui tendit la
23G LA LECTURE
Alors, c'est vrai, dit-elle, que vous voulez bien faire mon
portrait.
— J'en serai très heureux, Madame.
Sa robe noire, étroite, la faisait très mince, lui donnait l'air
tout jeune, un air grave pourtant que démentait sa tète sou-
riante, toute éclairée par ses cheveux blonds. Le comte entra,
tenant par la main une petite fille de six ans.
M'""^ de Guilleroy présenta :
— Mon mari.
C'était un homme de petite taille, sans moustaches, aux joues
creuses, ombrées, sous la peau, par la barbe rasée.
11 avait un peu l'air d'un prêtre ou d'un acteur, les cheveux
longs rejetés en arrière, des manières polies, et autour de la
bouche deux grands plis circulaires descendant des joues au
menton et qu'on eût dit creusés par l'habitude de parler en
public.
Il remercia le peintre avec une abondance de phrases qui révé-
lait l'orateur. Depuis longtemps il avait envie de faire faire le
portrait de sa femme, et certes, c'est M. Olivier Bcrtin qu'il
aurait choisi, s'il n'avait craint un refus, car il savait coml)icn
il était liarcelé de demandes.
Il fut donc convenu, avec beaucoup de politesses de part et
d'autre, qu'il amènerait dès le lendemain la comtesse à l'atelier.
Il se demandait cependant, à cause du grand deuil qu'elle por-
tait, s'il ne vaudrait pas mieux attendre, mais le peintre déclara
qu'il voulait traduire la première émotion rerue et ce contraste
saisissant de la tête si vive, si fine, lumineuse sous la chevelure
dorée, avec le noir austère du vêtement.
Elle vint donc le lendemain avec son mari, et les jours sui-
vants avec sa fille, qu'on asseyait devant une table chargée de
livres d'images.
Olivier Bertin, selon sa coutume, se montrait fort réservé. Les
femmes du monde l'inquiiHaient un peu, car il ne les connaissait
guère. Il les supposait en même temps rouées et niaises, hypo-
crites et dangereuses, fiililes et encombrantes. Il avait eu, chez
les femmes du demi-monde, des aventures rapides dues à sa
renommée, à son esprit amusant, à sa taille d'athlète élégant et
à sa figure énergique et brune. Il ks préférait donc et aimait
avec elles les libres allures et les libres propos, accoutumé aux
mœurs faciles, drolatiques et joyeuses des ateliers et des coulis-
FORT CÛMML; la mort 237
SCS qu'il fréquentait. Il allait dans le monde pour la gloire et non
pour le cœur, s'y plaisait par vanité, y recevait des félicitations
et des commandes, y faisait la roue devant les belles dames com-
})limenteuses, sans jamais leur faire la cour. Ne se permettant
point près d'elles les plaisanteries hardies et les paroles poivrées,
il les jugeait bégueules, et passait pour avoir bon ton. Toutes les
fois qu'une d'elles était venue poser chez lui, il avait senti, mal-
gré les avances qu'elle faisait pour lui plaire, cette disparité de
race qui empêche de confondre, bien qu'ils se mêlent, les artistes
et les mondoins. Derrière les sourires et derrière l'admiration,
qui chez les femmes est toujours un peu factice, il devinait l'ob-
scure réserve mentale de l'être qui se juge d'essence supérieure.
Il en résultait chez lui un petit sursaut d'orgueil, des manières
plus respectueuses, presque hautaines, et à côté d'une vanité dis-
simulée de parvenu traité en égal par des princes et des princes-
ces, une fierté d'homme qui doit à son intelligence une situation
analogue à celle donnée aux autres par leur naissance. On
disait de lui avec une légère surprise : « Il est extrêmement
bien élevé! » Cette sui'prise, qui le flattait, le froissait en même
temps, car elle indiquait des frontières.
La gravité voulue et cérémonieuse du peintre gênait un peu
M™" de Guilleroy, qui ne trouvait rien à dire à cet homme si froid,
réputé spirituel.
Après avoir installé sa petite fille, elle venait s'asseoir sur un
fauteuil auprès de l'esquisse commencée, et elle s'efforçait, selon
la recommandation de l'artiste, de donner de l'expression à sa
physioriomie
Vers le milieu de la quatrième séance, il cessa tout à coup de
peindre et demanda :
— Qu'est-ce qui vous amuse le plus dans la vie ?
Elle demeura embarrassée.
— Mais je ne sais pas! Pourquoi cette question?
Il me faut une pensée heureuse dans ces yeux-là, et je ne l'ai
pas encore vue.
— Eh bien, tâchez de me faire parler, j'aime beaucoup causer.
— Vous êtes gaie ?
— Très gaie.
— Causons, Madame.
Il avait dit « causons. Madame » d'un ton très grave; puis, se
remettant à peindre, il tàta avec elle quelques sujets, cherchant
238 LA LECTURE
un point sur lequel leurs esprits se rencontreraient. Ils commen-
cèrent par échanger leurs observations sur les gens qu'ils con-
naissaient, puis ils parlèrent d'eux-mêmes, ce qui est toujours la
plus agréable et la plus attachante des causeries.
En se retrouvant le lendemain, ils se sentirent plus à l'aise, et
Bcrtin, voyant qu'il plaisait et qu'il amusait, se mit à raconter
des détails de sa vie d'artiste, mit en liberté ses souvenirs avec
le tour d'esprit fantaisiste qui lui était particulier.
Accoutumée à l'esprit composé des littérateurs de salon, elle
fut surprise par cette verve un peu folle, qui disait les choses
franchement en les éclairant d'une ironie, et tout de suite elle
répliqua sur le même ton, avec une grâce fine et hardie.
En huit jours elle l'eut compris et séduit par cette bonne
humeur, cette franchise et cette simplicité. Il avait complètement
oublié ses préjugés contre les femmes du monde, et aurait volon-
tiers affirmé qu'elles seules ont du charme et de l'entrain. Tout
en peignant, debout devant sa toile, avançant et reculant avec des
mouvements d'homme qui combat, il laissait coulor ses pensées
familières, comme s'il eût connu depuis longtemps cette jolie
femme blonde et noire, faite de soleil et de deuil, assise devant lui,
qui riait en l'écoutant et qui lui répondait gaiement avec tant
d'animation qu'elle perdait la pose à tout moment.
Tantôt il s'éloignait d'elle, fermait un o?il, se penchait pour
bien découvrir tout l'ensemble de son modèle, tantôt il s'appro-
chait tout près pour noter les moindres nuances de son visage,
les plus fuyantes expressions, et saisir et i-endre ce qu'il y a
dans une figure de femme de plus que l'apparence visible, cette
émanation d'idéale beauté, ce reflet de quel({ue chose qu'on ne
sait pas, l'intime et redoutable grâce propre i\ chacune, qui fait
que celle-là sera aimée éperdumcnt par l'un et non par l'autre.
Un après-midi, la petite fille vint se planter devant la toile,
avec un grand sérieux d'enfant, et demanda :
— C'est maman, dis?
Il la prit dans ses bras pour l'embrasser, flatté de cet hom-
mage naïf à la ressemblance de son œuvre.
Un autre jour, comme clic paraissait très tranquille, on l'en-
tendit tout à coup déclarer d'une petite voix triste:
— Maman, je m'ennuie.
Et le peintre fut tellement énui par cette première plainte, qu'il
fit apporter, le lendemain, tout un magasin de jouets à l'atelier.
FORT COMME LA MORT 239
La petite Annette étonnée, contente et toujours réfléchie, les
mit en ordre avec grand soin, pour les prendre l'un après l'autre,
suivant le désir du moment. A dater de ce cadeau, elle aima le
peintre, comme aiment les enfants, de cette amitié animale et
caressante qui les rend si gentils et si capteurs des âmes.
M"® de Guilleroy prenait goût aux séances. Elle était fort
désœuvrée, cet hiver-là, se trouvant en deuil ; donc, le monde et
les fêtes lui manquant, elle enferma dans cet atelier tout le souci
de sa vie.
Fille d'un commeri^ant parisien fort riche et hospitalier, iport
depuis plusieurs années, et d'une femme toujours malade que le
soin de sa santé tenait au lit six mois sur douze, elle était
devenue, toute jeune, une parfaite maîtresse de maison, sachant
recevoir, sourire, causer, discerner les gens, et distinguer ce
qu'on devait dire à chacun, tout de suite à l'aise dans la vie,
clairvoyante et souple. Quand on lui présenta comme fiancé le
comte de Guilleroy, elle comprit aussitôt les avantages que ce
mariage lui apporterait, et les admit sans aucune contrainte, en
fille i-éfléchie, qui sait fort bien qu'on ne peut tout avoir, et
qu'il faut faire le bilan du bon et du mauvais en chaque situa-
tion.
Lancée dans le monde, recherchée surtout parce qu'elle était
jolie et spirituelle, elle vit beaucoup d'hommes lui faire la cour
sans perdre une seule fois le calme de son cœur, raisonnable
comme son esprit.
Elle était coquette, cependant, d'une coquetterie agressive et
prudejite qui ne s'avançait jamais trop loin. Les compliments lui
plaisaient, les désirs éveillés la caressaient, pourvu qu'elle pût
paraître les ignorer ; et quand elle s'était sentie tout un soir dans
un salon encensée par les hommages, elle dormait bien, en
lemme qui a accompli sa mission sur terre. Cette existence, qui
durait à présent depuis sept ans, sans la fatiguer, sans lui pa-
raître monotone, car elle adorait cette agitation incessante du
monde, lui laissait pourtant parfois désirer d'autres choses. Les
hommes de son entourage, avocats politiques, financiers ou gens
de cercle désœuvrés, l'amusaient un peu comme des acteui's ; et
elle ne les prenait pas trop au sérieux, bien qu'elle estimât leurs
fonctions, leurs places et leurs titres.
Le peintre lui plut d'abord par tout ce qu'il avait en lui de
nouveau pour elle. Elle s'amusait beaucoup dans l'atelier, riait
\
240 LA LECTURE
de tout son cœur, se sentait s])itituellc, et lui savaitgrcde l'agrû-
ment qu'elle prenait aux séances. 11 lui plaisait aussi parce qu'il
était beau, fort et célèbre ; aucune femme, bien qu'elles préten-
dent, n'étant indifférente à la beauté pliysicpie et à la gloire
Flattée d'avoir été remarquée par cet expert, disposée à le juger
fort bien à son tour, elle avait découvert chez lui une pensée
alerte et cultivée, de la délicatesse, de la fantaisie, un vrai
charme d'intelligence et une parole colorée, qui semblait éclairer
ce qu'elle exprimait.
Une intimité rapide naquit entre eux, et la poignée de main
qu'ils se donnaient quand elle entrait semblait mêler quelque
chose de leur cœur un peu plus chaque jour.
Alors, sans aucun calcul, sans aucune détermination réfléchie,
elle sentit croître en elle le désir natui cl de le séduire, et y céda.
Elle n'avait rien prévu, rien combiné; elle fut seulement coquette,
avec plus de grâce, comme on l'est par instinct envers un homme
qui vous plaît davantage que les autres ; et elle mit dans toutes
ses manières avec lui, dans ses regards et ses sourires, cette glu
de séduction que répand autour d'elle la femme en qui s'éveille
le besoin d'être aimée.
Elle lui disait des choses flatteuses qui signifiaient : « Je vous
trouve fort bien, Monsieur », et elle le faisait parler longtemj)s,
pour lui montrer, en l'écoutant avec attention, combien il lui
inspirait d'intérêt. Il cessait de peindre, s'asseyait près d'elle, et,
dans cette surexcitation d'esprit que provoque l'ivresse déplaire,
il avait des crises de poésie, de drôlerie ou de philosophie, suivant
les jours.
Elle s'amusait quand il était gai; quand il était profontl, elle
tâchait de le suivre en ses dévcloi)pements, sans y parvenir tou-
jours ; et lorsqu'elle j^ensait à autre chose, elle semblait l'écouter
avec des airs d'avoir si bien compris, de tant jouir de cette ini-
tiation, qu'il s'exaltait à la regarder l'entendre, ému d'avoir
découvert une àmc fine, ouverte et docile, en qui la pensée tom-
bait comme une graine.
Le portrait avançait et s'annon^jait fort bien, le peintre étant
arrivé à l'état d'c'-motion nécessaire pour découvrir toutes les
qualités de son modèle, et les exprimer avec l'ardeur convaincue
qui est l'inspiration des vrais artistes.
Penché vers elle, épiant tous les mouvements de sa figure,
toutes les colorations de sa chair, toutes les ombres de la peau,
FORT COMME LA MORT 241
toutes les expressions et les transparences des yeux, tous les
secrets de sa physionomie, il s'était imprégné d'elle comme une
époniïc se gonfle d'eau ; et transportant sur sa toile cette émana-
tion de charme trou]>lant que son regard recueillait, et qui cou-
lait, ainsi qu'une onde, de sa pensée à son pinceau, il en demeu-
rait étourdi, grisé, comme s'il avait bu de la grâce de femme.
Elle le sentait s'éprendre d'elle, s'amusait à ce jeu, à cette vic-
toire de plus en plus certaine, et s'y animait elle-même.
Quelque chose de nouveau donnait à son existence une saveur
nouvelle, éveillait en elle une joie mystérieuse. Quand elle en-
tendait parler de lui, son cœur battait un peu plus vite, et elle
avait envie de dire, — une de ces envies qui ne vont jamais
jusqu'aux lèvres — : « Il est amoureux de moi. » Elle était
contente quand on vantait son talent, et plus encore peut-être
quand on le trouvait beau. Quand elle pensait à lui, toute seule,
sans indiscrets pour la troubler, elle s'imaginait vraiment s'être
fait là un bon ami, qui se contenterait toujours d'une cordiale
poignée de mains.
Lui, souvent, au milieu de la séance, posait brusquement la
palette sur son escabeau, allait prendre en ses bras la petite
Annette, et tendrement l'embrassait sur les yeux ou dans les
cheveux, en regardant la mère, comme pour dire :
« C'est vous, ce n'est pas l'enfant que j'embrasse ainsi. »
De temps en temps, d'ailleurs, M"'* de Guilleroy n'amenait plus
sa fille, et venait seule. Ces jours-là on ne travaillait guère, on
causait davantage.
Elle fut en retard un après-midi. Il faisait froid. C'était à la fin
de février. Olivier était rentré de bonne heure, comme il faisait
maintenant, chaque fois qu'elle devait venir, car il espérait
toujours qu'elle arriverait en avance. En l'attendant, il marchait
de long en large et il fumait, et il se demandait, surpris de se
poser cette question poiir la centième fois depuis huit jours :
« Est-ce que je suis amoureux? » Il n'en savait rien, ne l'ayant
pas encore été vraiment. Il avait eu des caprices très vifs, même
assez longs, sans les prendre jamais pour de ramoui\ Aujourd'hui,
il s'étonnait de ce qu'il sentait en lui.
L'aimait-il? Certes, il la désirait à peine, n'ayant point réflé-
chi à la possibilité d'une possession. Jusqu'ici, dès qu'une femme
lui avait plu, le désir l'avait aussitôt envahi, lui faisant tendre les
mains vers elle, comme pour cueillir un fruit, sans que sa pensée
LECT. — 51 i:: _ iG
I
2Î2 LA LECTURE
intime eût été jamais profondément troublée par son absence ou
par sa présence.
Le désir de celle-ci l'avait à peine effleuré, et semblait blotti,
caclic derrière un autre sentiment plus puissant, encore obscur et
à peine éveillé. Olivier avait cru que l'amour commençait par des
rêveries, par des exaltations poétiques. Ce qu'il éprouvait, au
contraire, lui paraissait provenir d'une émotion indéfinissable,
bien plus physique que morale. Il était nerveux, vibrant, inquiet
comme lorsqu'une maladie germe en nous. Rien de douloureux
cependant ne se mêlait à cette fièvre du sang qui agitait aussi sa
pensée, par contagion. Il n'ignorait pas que ce trouble venait de
M"® de Guilleroy, du souvenir qu'elle lui laissait et de l'attente
de son retour. Il ne se sentait pas jeté vers elle par un élan de
tout son être, mais il la sentait toujours présente en lui, comme
si elle ne l'eût pas quitté; elle lui abandonnait quelque chose d'elle
en s'en allant, quelque chose de subtil et d'inexprimable. Quoi?
Etait-ce de l'amour? Maintenant, il descendait en son propre
cœur pour voir et pour comprendre. Il la trouvait charmante,
mais elle ne répondait pas au type de la femme idéale que son
espoir aveugle avait créé. Quiconque api^elle l'amour a prévu
les qualités morales et les dons physiques de celle qui le séduira ;
et M"" de Guilleroy, bien qu'elle lui plût infiniment, ne lui parais-
sait pas être celle-là.
Mais pourquoi l'occupait-elle ainsi, plus que les autres, d'une
façon différente, incessante?
Etait-il tombé simplement dans le piège tendu de sa coquet-
terie, qu'il avait flairé et compris depuis longtemps, et, circon-
venu par ses manœuvres, subissait-il l'influence de cette fasci-
nation spéciale que donne aux femmes la volonté de plaire ?
Il marchait, s'asseyait, repartait, allumait des cigarettes et les
jetait aussitôt; et il regardait à tout instant l'aiguille de sa pen-
dule, allant vers l'heure ordinaire d'une façon lente et immuable.
Plusieurs fois déjà, il avait hésité à soulever, d'un coup d'on.
gle, le verre bombé sur les deux flèches d'or qui tournaient, et à
pousser la grande du bout du doigt jusqu'au cliiffre qu'elle
atteignait si paresseusement.
Il lui semblait que cela suffirait pour que la porte s'ouvrît et
que l'attendue apparût, trompée et appelée par cette ruse. Puis
il s'était mis à sourire de cette envie enfantine obstinée et dérai-
sonnable.
FORT COMME LA MORT 243
Il se posa enfin cette question : « Pourrai-je devenir son
amant? » Cette idée lui parut singulière, peu réalisable, guère
poursuivable aussi à cause des complications qu'elle pourrait
amener dans sa vie.
Pourtant cette femme lui plaisait beaucoup, et il conclut :
« Décidément, je suis dans un drôle d'état. »
La pendule sonna, et le bruit de l'heure le fit tressaillir, ébran-
lant ses nerfs plus que son âme. Il l'attendit avec cette impa-
tience que le retard accroît de seconde en seconde. Elle était tou-
jours exacte ; donc, avant dix minutes, il la verrait entrer. Quand
les dix minutes furent passées, il se sentit tourmenté comme à
l'approche d'un chagrin, puis irrité qu'elle lui fît perdre du temps,
puis il comprit brusquement que si elle ne venait pas, il allait
beaucoup souffrir. Que ferait-il? Il l'attendrait! — Non, — il sor-
tirait, afin que si, par hasard, elle arrivait fort en retard, elle
trouvât l'atelier vide.
Il sortirait, mais quand? Quelle latitude lui laisserait-il? Ne
vaudrait-il pas mieux rester et lui faire comprendre, par quelques
mots polis et froids, qu'il n'était pas de ceux qu'on fait poser ?
Et si elle ne venait pas ? Alors il recevrait une dépêche, une
carte, un domestique ou un commissionnaire ? Si elle ne venait
pas, qu'allait-il faire? C'était une journée perdue : il ne pourrait
plus travailler. Alors?... Alors il lirait prendre de ses nouvelles,
car il avait besoin de la voir.
C'était vrai, il avait besoin de la voir, un besoin profond, op-
pressap.t, harcelant. Qu'était cela? de l'amour? Mais il ne se sen-
tait ni exaltation dans la pensée, ni emportement dans les sens,
ni rêverie dans l'âme, en constatant que, si elle ne venait pas
ce jour-là, il souffrirait beaucoup.
Le timbre de la rue retentit dans l'escalier du petit hôtel, et
Olivier Bertin se sentit tout à coup un peu haletant, puis si
joyeux, qu'il fit une pirouette en jetant sa cigarette en l'air.
Elle entra; elle était seule.
Il eut une grande audace, immédiatement.
— Savez-vous ce que je me demandais en vous attendant ?
— Mais non, je ne sais pas.
— Je m.e demandais si je n'étais pas amoureux de vous.
— Amoureux de moi ! vous devenez fou !
Mais elle souriait, et son sourire disait : « C'est gentil, je suis
très contente.»
244 LA LECTURE
Elle reprit :
— Voyons, vous n'êtes pas sérieux; pourquoi faites-vous cette
plaisanterie ?
Il répondit :
— Je suis très sérieux, au contraire. Je ne vous affirme pas
que je suis amoureux de vous, mais je me demande si je ne suis
pas en train de le devenir.
— Qu'est-ce qui vous fait penser ainsi?
— Mon émotion quand vous n'êtes pas là, mon bonheur quand
vous arrivez.
Elle s'assit :
— Oh ! ne vous inquiétez pas pour si peu. Tant que vous dor-
mirez bien et que vous dînerez avec appétit, il n'y aura pas de
danger.
Il se mit à rire.
— Et si je perds le sommeil et le manger !
— Prévenez-moi.
— Et alors ?
— Je vous laisserai guérir en paix.
— Merci bien.
Et sur le thème de cet amour, ils marivaudèrent tout l'après-
midi. Il en fut de même les jours suivants. Acceptant cela comme
une drôlerie spirituelle et sans importance, elle le questionnait
avec bonne humeur en entrant.
— Comment va votre amour aujourd'hui ?
Et il lui disait, sur un ton sérieux et léger, tous les progrès de
ce mal, tout le travail intime, continu, profon<l do la tendresse
qui naît et grandit. Il s'analysait minutieusement devant elle,
heure par heure, depuis la séparation de la veille, avec une faron
l)adinc de professeur qui fait un cours ; et elle l'écoutait inté-
ressée, un peu émue, troublée aussi par celte histoire qui sem-
blait celle d'un livre dont elle était l'héroïne. Quand il avait énu-
méré, avec des airs galants et dégagés, tous les soucis dont il
devenait la proie, sa voix, par moments, se faisait tremblante en
cxpi-imant par un mot ou seulement par une intonation l'endolo-
rissement de son cœur.
Et toujours elle l'interrogeait, vibrante do curiosité, les yeux
fixés sur lui, l'oreille avide do ces choses un peu inquiétantes à
entendre, mais si charmantes à écouter.
Quelquefois, en venant près d'elle pour rectifier la pose, il lui
FORT COMME LA MORT 245
prenait la main et essayait de la baiser. D'un mouvement vif elle
lui ôtait ses doigts des lèvres, et fronçant un peu les sourcils :
— Allons, travaillez, disait-elle.
Il se remettait au travail, mais cinq minutes ne s'étaient pas
écoulées sans qu'elle lui posât une question pour le ramener
adroitement au seul sujet qui les occupât.
En son cœur maintenant elle sentait naître des craintes. Elle
voulait bien être aimée, mais pas trop. Sure de n'être pas en-
traînée, elle redoutait de le laisser s'aventurer trop loin, et de le
perdre, forcée de le désespérer après avoir paru l'encourager.
S'il avait fallu cependant renoncer à cette tendre et marivau-
dante amitié, à cette causerie qui coulait, roulant des parcelles
d'amour comme un ruisseau dont le sable est plein d'or, elle
aurait ressenti un gros chagrin, un chagrin pareil à un déchire-
ment.
Quand elle soi'tait de chez elle pour se rendre à l'atelier du
peintre, une joie l'inondait, vive et chaude, la rendait légère et
joyeuse. En posant sa main sur la sonnette de l'hùtel d'Olivier,
son cœur battait d'impatience, et le tapis de l'escalier était le
plus doux que ses pieds eussent jamais pressé.
Cependant Bertin devenait sombre, un peu nerveux, souvent
irritable.
Il avait des impatiences aussitôt comprimées, mais fréquentes.
Un jour, comme elle venait d'entrer, il s'assit à côté d'elle, au
lieu de se mettre à peindre, et il lui dit :
— Madame, vous ne pouvez ignorer maintenant que ce n'est
pas une plaisanterie, et que je vous aime follement.
Troublée par ce début et voyant venir la crise redoutée, elle
essaya de l'arrêter, mais il ne l'écoutait plus. L'émotion débor-
dait de son cœur, et elle dut l'entendre, pâle, tremblante, anxieuse.
GUV DE Maupassant.
{A suivre.)
MARCEL
(1)
VI
Quelques jours après, les lettres suivantes voyageaient sur lu
ruute de Paris :
Yport, 16 juillet.
« Mon cher ami,
« Fais expédier immédiatement à Yport, on grande vitesse,
un piano, le plus élégant, le plus cher, le meilleur des pianos.
Je t'ouvre un crédit illimité. Que cet envoi soit fait au nom de
M, Antoine Journet. C'est mon ami, le vieux pêcheur.
« Merci, et à toi.
« Marcdl. »
Paris, 17 juillet.
« Le piano est en route, mais je demande l'explication du
rébus.
« Gerbier. »
Yport, 18 juillet,
(' Voici, mon cher ann*, l'explication demandée :
« Lundi dernier, la fantaisie nous était venue, à Didier et à.
moi, d'aller passer un jour à Benouville, un amour de petit vil-
(1) Voir les numéros des 10 et Ji5 juillet 1889.
MARCEL 247
lagc à deux lieues d'ici. Le lendemain, en revenant à Yport,
nous apprenons que notre vieil ami, le père Antoine, est en
danger de mort ; il avait eu dans la nuit une attaque d'apo-
plexie. Nous courons chez le pauvre cher homme, et, au chevet
de son lit, nous trouvons installées M""" et M"" de Treigny. Le
père Antoine est un vieux sournois ; s'il ne raconte pas ses campa-
gnes, il ne raconte pas davantage les actes de dévouement dont
est pleine sa vaillante et laborieuse existence. Didier, qui cepen-
dant est presque du pays, ne savait pas que le père Antoine
avait sauvé la vie à M"* de Treigny. Petite fille encore et com-
mençant à peine à nager, elle s'était un jour imprudemment
éloignée du rivage ; ses forces la trahirent ; elle était déjà roulée
et emportée par les vagues, quand le père Antoine, se jetant à la
mer, malgré ses soixante-quinze ans, avait d'un bras jeune
encore arraché la pauvre enfant à une mort certaine. Voilà ce
que M"'° de Treigny nous a raconté, et voilà pourquoi elle était
accourue à la première nouvelle de la maladie du père Antoine.
« Le vieux pêcheur était étendu sur son lit, sans voix, sans
regard, sans mouvement ; un sourire errait cependant sur ses lè-
vres essayant de nous remercier de notre présence. Nous avons
passé près de lui une partie de la journée ; nous parlions peu et
à demi-voix. A cinq heures, une sœur de charité est arrivée de
Fécamp. M"^ de Treigny et sa fille se sont retirées. Didier et
moi, nous sommes partis quelques instants après.
€ Le lendemain, à une heure, nous nous retrouvions tous les
quatre chez notre malade, et nous avions la joie de le voir sou-
riant et ranimé. Le médecin avait déclaré que l'accident n'aurait
pas de suites graves et que notre vieil ami, après quelques jours
de repos, serait rendu à sa vie ordinaire. Cette bonne nouvelle
fait disparaître toute tristesse, la conversation s'engage libre et
facile, je regarde et j'étudie M"* de Treigny et sa fille de plus
près et plus attentivement que je n'avais pu le faire jusque-là ;
bref, dans le cadre original de cette chaumière de pêcheur, je
découvre deux femmes charmantes.
« Oh ! oh ! docteur Gerbier, il ne faut pas ici prendre un air
de malice et vous livrer à des suppositions téméraires. Je n'ai pas
dit : une femme, mais bien : deux femmes, oui, deux femmes
toutes deux également jolies, spirituelles, séduisantes, et, qui plus
est, toutes deux également jeunes, à ce qu'il m'a paru. Didier doit
se tromper quand il affirme qu'il y a là une mère et une fille. Ma
248 LA LECTURK
(.k)ul)lc admiration est donc parfakcniciit innocente, car, si en
grannnairc denx néûations valent une aflirmation, deux affirma-
tions, en amour, valent une négation.
« Après trois ou quatre heures de bavardage, nous sommes
partis tous les quatre, et tout naturellement, en se séparant, on
s'est dit : à demain. C'est alors que l'idée du piano m'est venue à
l'esprit. Pour(]uoi? Parce que le tour de la conversation avait
oliligé M"° de Treigny à avouer qu'elle jouait iiassahlcmcnt du
piano. M"'« de Treigny avait cru pouvoir déclarer qu'il y avait un
peu de modestie dans ce passablement.
— a Ah ! si le père Antoine avait un piano ! s'était écrié Di-
dier.
— « Oui, mais il n'en a pas, avait répondu M""^ de Treigny.
<r Les choses en étaient restées là.
ft Tu comj)rends tout maintenant. Hier matin, arrivée, débal-
lage, installation du piano. Il fallait voir les grands yeux du père
Antoine, qui, assis dans son fauteuil, près de la fenêtre, nous re-
gardait faire, Didier et moi. Nous avons trouvé pour le piano une
belle place au milieu des filets et des vieux meubles du pêcheur.
Le fier instrument, majestueusement campé sur ses jambes de
palissandre sculpté, paraissait surpris, presque offensé, de se
trouver en si pauvre et si étrange compagnie. A deux heures ces
dames sont entrées. Coup de théâtre ! M""' de Treigny m'a accusé
d'extravagance, et M '" Marguerite de trahison ; puis elle a ajouté
que jamais, jamais, au grand jamais, elle n'oserait, devant moi,
mettre les doigts sur un piano.
« Mais cette inébranlable résolution n'a pu tenir contre nos
instances et nos prières ; un quart d'heure après, le piano chi
père Antoine était déclaré excellent. Ce concert inattendu a fait
émeute dans le village. La porte et les deux fenêtres de la mai-
sonnette du père Antoine étaient ouvertes sur la rue. Tous les
enfants du pays sont arrivés au grand galop de leurs petites
jumlies ; bambins et bambines regardaient et écoutaient ; c'étaient
des cris, et des rires et des joies ! J'ai fait une distribution de
pièces de dix sous, qui a porté au coml)le le délire de cette jeune
troupe, et, sur l'invitation de Didier, elle a entonné un chœur :
l'Ane de Manjoton, la ronde populaire du pays :
tjuaiui Mar;.,'oti'ii \;i-l-;iu iiinuliii,
Le prend son bel âne Martin
MARCEL 2i0
Le prend son sac, sa corde,
Maritin, rolin, digue, din, din, din;
Le prend son sac, sa corde,
Pour s'en aller au moulin.
Ah!
« Je te fais grâce des vingt autres coui)lcts. Pendant que nos
chanteurs criaient, riaient et se démenaient à qui mieux mieux,
Mlle Marguerite leur faisait un bel accompagnement sur le piano.
J'en ai encore les oreilles brisées.
Moulin, meunier, n'moudrez-vous pas ;
Vot'moulin n'est y pas graina;
Attachez votre n'àne
Maritin, etc., etc.
« C'est le second couplet. Et voilà comment ton piano a fait
son début dans la maisonnette du père Antoine.
A toi de cœur,
Marcel. »
VII
Une semaine suffit au rétablissement du père Antoine. Les
jours alors pour Marcel se suivirent et se ressemblèrent, faciles,
heureux, rapides.
Marcel et Didier partaient ensemble de grand matin, tantôt à
pied, tantôt en canot, tantôt dans un poney-chaise que Maixel
avait fait venir de Paris ; l'arrivée à Yport de cette étrange
petite voiture avait été un véritable événement. Le plus souvent,
les deux amis emportaient leur déjeuner; ils choisissaient quel-
que ti'ou dans les rochers, quelque fen'ne isolée perdue dans les
blés et les pommiers, quelque clairière bien verte et bien tran-
quille au milieu des bois. Ils s'arrêtaient là. Didier dessinait ; il y
avait toujours des modèles de bonne volonté : une roche, un arbre,
une vache ou un gamin. Marcel lisait, puis on déjeunait gaiement
et de bel appétit. Cela fait, on se couchait dans l'herbe ou sur le
galet, et, après une heure de demi-sommeil mêlé de rêvei'ies et de
causeries à bâtons rompus, on reprenait le chemin d'Yport.
Didier rentrait chez lui et travaillait. Marcel allait chez M™^ de
250 LA LECTURE
Trcigny. Marguerite, le voyant venir, (juittait son piano et coui'ait
lui ouvrir la porte du salon. Un joyeux sourire et mille questions
saluaient Marcel à son entrée. La marquise, qui lisait étendue
sur une chaise longue près de la fenêtre, quittait son livre et ten-
dait la main à Marcel. Après quelques phrases échangées, M'"' de
Treigny prenait son ouvrage, toujours le même, de gros bas de
laine qu'elle tricotait pour les pauvres. Marguerite retournait à
la partition qu'elle avait abandonnée pour recevoir Marcel, et
celui-ci allait et venait de la fenêtre au piano. On lui avait
découvert une foule de petits talents qui dormaient en lui et qui,
tout naturellement, l'occasion aidant, s'étaient réveillés. Il dessi-
nait un peu ; il avait un fdet de voix assez agréable et ne chantait
pas trop maladroitement ; il avait même été forcé d'avouer
qu'étant enfant il avait pris quelques leçons de piano, et il en
était venu à jouer à quatre mains avec Marguerite les concertos
d'Haydn et les sonates de Beethoven. Ajoutez à cela mille occu-
pations diverses : le roman nouveau à lire à haute voix, les
échevcaux à dévider, certain petit chien blanc que Marguerite
adorait et avec lequel il fallait jouer quand il était de bonne hu-
meur, un gros perroquet gris qui était extrêmement bavard et
aux questions duquel il fallait répondre, le dé qui tombait toujours
et que toujours il fallait ramasser, les pelotons de laine qui allaient
sans cesse se perdre sous les meubles et qu'il fallait retrouver, et
bien d'autres choses encore.
En somme, toute la besogne d'un héros de proverbe. Marcel
s'en acquittait simplement, gaiement et aussi aisément que si
toute sa vie il eût fait ce métier délicat. Il était contiuu(;llement
en mouvement, empressé, affairé, très désireux de plaire et y
réussissant pleinement. Pour lui, entre ces deux femmes, pas un
instant de gêne et d'ennui. Toutesdeux lui plaisaientégalcinentpar
des grâces et des mérites différents. De M"" de Ti'eigny, il aimait
le charme pensif et recueilli, la beauté grave, un peu rêveuse, près
de son déclin, mais en ce moment em-ore dans tout son charme;
il aimait sa conversation calme, sérieuse, triste parfois, mais
cela sans amertume et sans prétention ; en elle rien de faux, rien
de forcé; sa mélancolie était parfaitement naturelle; dès qu'on
lui parlait, elle en sortait de bonne grâce et sans effort, puis, aban-
donnée à elle-même, elle y revenait par une pente douce, à peine
sensible. M"* de TroÎLrny était une énigme pour Marcel. Avait-elle
aimé? avait-elle souffert? était-elle heureuse? Que fallait-il penser
MARCEL 251
de cette apparente tranquillité? Etait-ce regret, bonheur ou rési-
gnation? Marcel ne le savait pas et ne voulait pas le savoir. Il
aurait p<i écrire à Paris, s'informer, demander ce que le monde
pensait et disait de M™^ de Treigny, apprendre quel rôle avaient
réellement joué dans sa vie MM. de Marsac et Grjrîidier. La lettre
de Maxime était bien vague à cet égard, et d'ailleurs Maxime
n'était qu'un étourdi sans cervelle et sans jugement. Mais, encore
une fois, Marcel ne voulait pas déchirer ce voile qui était entre
lui et M""* de Treigny ; elle lui plaisait ainsi dans ce demi-jour ;
il y avait là des ombres que lui-même voulait percer et dissiper.
Quant à Marguerite, il la voyait en pleine lumière. Jamais
jeune âme et beauté jeune ne s'étaient montrées à lui avec un
pareil abandon et dans un tel épanouissement. C'était un printemps
dans toute sa nouveauté, un mois de mai prodigue de ses pre-
miers parfums et de ses premières splendeurs. Le bouton se
faisait fleur, la petite fille devenait jeune fdle. Elle était encore
enfant, elle était déjà femme. Ses grâces se développaient en
foule, en désordre, au hasard ; il y avait du bruit et du tapage
dans cette explosion de jeunesse. La sève montait et bouillon-
nait, animant le regard, illuminant le front, donnant au sourire
un charme nouveau, faisant circuler un sang plus riche et plus
ardent sous cette peau transparente. Puis quelle joie et quelle
ardeur de vivre ! quelle ingénuité et quelle franchise ! Une âme
qui pensait tout ce que la bouche disait, des lèvres qui répétaient
tout ce qui était dans le cœuri Et qu'y avait-il dans ce cœur?
Mille sentiments confus, inexpliqués, perdus dans la chaste inno-
cence. De là des rêveries et des tristesses d'un moment, des
naïvetés adorables et terribles et par dessus tout la plus folle et
la plus piquante étourderie. Marguerite n'était pas de ces filles
qui, dès leur première robe longue, sont préoccupées et attristées
par cette pensée : trouver un mari, et le trouver riche; pour ces
fiUes-là, entre l'enfance et la jeunesse, pas de halte, pas de repos.
Dès que paraît la femme, commence le manège des airs sérieux,
des sourires embarrassés et des fausses pudeurs. Fortune, esprit,
beauté, Marguerite avait tout, et sa mère, qui l'adorait, lui pev-
mettait de s'abandonner librement à toutes ses gaietés et à toutes
ses fantaisies. M™° de Treigny savait bien que les maris ne man-
queraient pas et que le jour viendrait toujours trop vite où sa
lille lui serait enlevée. Aussi Marguerite ignorait-elle les phrases
classiques : « Tenez-vous droite. — Ne courez pas ainsi. — Ne
2Ô2 LA LECTURE
riez pas, ce n'est plus de votre âge. — Ne soyez pas familière
avec les jeunes i^ens, etc., etc., etc. Elle entrait dans la vie
comme un papillon dans un jardin, curieuse, ravie, éblouie, ne
voyant autour d'elle que des fleurs et des gazons et voltigeant
joyeusement sous le soleil et le ciel bleu.
A ces deux femmes si différentes l'une de l'autre, Marcel ne
montrait pas le même homme. Il avait \ingt ans avec Marguerite,
il en avait quarante avec M™= de Treigny.
Marcel n'avait jamais été jeune; en entrant dans la vie, il s'était
trouvé dans une société d'hommes plus âgés que lui, et avec eux
il s'était perdu dans la brutalité des plaisirs faciles. Il n'avait
jamais été sous le charme honnête et tranquille d'une affection
dégagée de toute pensée matérielle. 11 découvrait près de Mar-
guerite tout un monde de joies inconnues ou dédaignées. Pour
plaire à une enfant, lui-même, joyeusement, redevenait enfant.
Il relut un soir la lettre de Paul de Brivas, et il fut forcé de
reconnaître qu'il y avait des prédictions fort exactes dans cette
lettre qui d'abord lui avait paru tout à fait ridicule. Los embarras
réciproques, les habitudes observées, la joie de recevoir ou do
faire accepter une petite fleur, les écheveaux à dévider, les bro-
deries à dessiner, tout cela s'était réalisé et avait pris dans sa
vie une place importante. Marcel ne se rendait pas compte à lui-
même de ces impressions si nouvelles pour lui; il ne cherchait
pas à analyser le caractère de cette sympathie qui chaque jour
insensiblement le rapprochait de M"" de Treigny. La jeunesse et
la gaieté de Marguerite mettaient de la jeunesse et de la gaieté
dans sa vie. C'était là ce qui lui apparaissait avec évidence, et
pour le moment il ne désirait rien de plus.
Il y avait moins de naïveté dans le penchant qui l'attirait vers
M""' de Treigny, et de ce côté l'homme qui avait vécu, l'homme
qui avait connu le plaisir, l'homme enfin se retrouvait par instants
dans .Marcel, et avec une certaine vivacité. C'est alors que M'"" de
Treigny aurait pu surprendre dans les yeux de Marcel une ex-
liression et une ardeur (jui ne se trouvaient jamais dans les
innocents et paisibles regards adressés à Marguerite.
Quand le matin, en compagnie de Didier, Marcel, l'esprit libre
et le cœur léger, s'en allait marcher sur la falaise, dans le grand
air et sous le .soleil, c'était toujours l'image de Marguerite qui se
(h'ssinait et flottait devant sa pensée. Mais lor.sque, dans la nuit,
Marcel, .se réveillant dans un malaise v.iirue ci inexpliqué, se trou-
MARCEL 253
vait en proie aux visions confuses et clésonlonnccs de l'insonniie,
CCS visions étaient pleines du souvenir de M"*" de Treigny.
Cependant, également partagé entre ces deux affections rpii,
chaque jour, pénétraient plus profondément en son cœur, Marcel
était heureux.
VIII
Mais, hélas! il n'est pas de plaisir qui ne passe. Marcel sentit
bientôt que son bonheur était incomplet. Le trouble et l'agitation
entrèrent dans sa vie. Quand M"'* de Treio-nv et Marguerite
étaient près de lui, il s'abandonnait tout entier à la joie de les
voir et de les entendre ; mais il fallait les quitter, et c'étaient
alors de longs accès de douleur et de mélancolie. Les tristesses
de Marcel n'échappèrent pas à Didier ; il s'en inquiéta, et crut
devoir provoquer les confidences de son ami.
— Marcel, lui dit il un soir, soyez sincère et parlez-moi à
cœur ouvert. Vous êtes amoureux?
— Eh bien ! oui, répondit vivement Marcel, je suis amoureux,
mais je le suis d'une manière étrange, qui m'étonne, qui m'effraye.
Je n'aime pas l'une de ces deux femmes, je les aime toutes les
deux !
— Cela, mon cher, est une extravagance. Vous n'avez pas en-
core entièrement dépouillé le vieil homme. Vous êtes arrivé avec
un absurde parti pris contre l'amour et contre les femmes. Il n'y
avait en vous que désillusions, désenchantements. Vous étiez un
cœur de pierre. Ce cœur de pierre s'est attendri ; mais alors, par
un reste de paradoxe, vous avez inventé je ne sais quelle pensée
bizarre on partie double, passion qui n'a rien d'humain, passionqui
ne peut exister, passion qui n'existe pas. Vous êtes bien forcé d'a-
vouer que vous aimez, — l'évidence parle et vous dénonce, —
mais vous ne voulez pas aimer comme tout le monde. Vous dé-
clariez que l'amour n'avait jamais troublé votre vie, et vous vous
plaignez maintenant d'être déchiré par lui de deux côtés à la fois
et avec une égale violence. Si vous ne chassez pas de votre esprit
cette folle imagination, vous réussirez à vous rendre parfaitement
malheureux.
— Je vous dis ce qui est.
254 LA LECTURE
— Non, cela n'est pas. Celle de ces deux femmes que vous
aimez réellement est celle que le bon sens et la raison vous per-
mettent, vous ordonnent d'aimer. Laissez là toute fausse honte et
descendez en vous-même. Vous y trouverez un sentiment vrai,
une passion honnête, et vous cesserez devons en défendre comme
d'un crime. Il n'est pas de fille plus charmante et plus désirable
que cette petite Marguerite. Epousez, mon cher, épousez! Ah!
c'est un dénouement usé, rebattu, je le sais bien! Se marier dans
les conditions réglées par la loi, se marier dans une affreuse
mairie, devant un affreux maire qui, la veille, a marié votre
tailleur et qui, le lendemain, mariera votre domestique, oui, c'est
là une nécessité atrocement vulgaire; je ne le nie pas; mais que
voulez- vous ? les aventures étranges et chevaleresques ne sont
plus de ce temps. Et après tout, ceux à qui ce prosaïque dix-
neuvième siècle offre le bonheur, ceux-là n'ont pas trop le droit
de se plaindre. C'est encore quelque chose que le bonheur... Je
parle comme une romance, mais je suis dans la raison et dans la
vérité. Je me serais, moi, parfaitement résigné à être heureux si
j'avais eu seulement une dizaine de mille livres de rente. Il y a de
par le monde une charmante fille que j'ai aimée de tout mon
cœur et qui aurait mis le bonheur dans ma vie ; mais je ne pou-
vais lui faire partager ma pauvreté et la jeter dans les hasards
de mon existence; je me suis enfoncé dans le célibat, et je n'en
sortirai plus, maintenant que mes cheveux grisonnent et que
j'ai pris toutes les manies du vieux garçon. Voilà ma confession;
je ne la ferais pas atout le monde, car bien des gens se moqueraient
de moi s'ils savaient que j'ai rêvé la douceur du pot-au-feu. Quant
avons, que diable! soyez heureux et faites le bonheur de cette
enfant, qui ne demande qu'à vous aimer. Donnea-moi vos pleins
pouvoirs, je cours chez M"* de Tivigny, j'aborde franchement la
question, et dans un mois vous vous mariez ici, sans tapage et
sans bruit, dans la petite église de notre village.
— Vous avez peut-être raison.
— Oui certainement, j'ai raison... Mais il se fait tard, et je
rentre chez moi sur ces sages paroles. Promettez-moi seulement
de renoncer à ce double marivaudage, qui est une véritable folie.
A partir de demain, vous ne regarderez plus, vous n'écouterez
plus que Marguerite. Quant à M"" de Trcigny, j'en fais mon
affaire. Elle aime à bavarder. Je me sacrifierai. Je vais me préci-
piter cette nuit dans les deux derniers numéros de la Revue des
MARCEL 255
Deux Mondes et me préparer à soutenir héroïquement toute espèce
de conversation littéraire, philosophique, rehgieuse et musicale.
Je veux demain éblouir votre belle-mère, — votre bcllc-mère,
entendez- vous? — par l'éloquence et la variété de mes discours.
Au revoir, mon ami, et dormez bien.
Marcel dormit très mal. Il fit un rêve absurde. Il épousait Mar-
guerite en pleine cathédrale. Les cierges étincelaient, les orgues
chantaient, les cloches sonnaient. Didier, en uniforme de suisse,
frappait régulièrement de sa hallebarde les dalles de l'église et
parcourait la nef en répétant : « Pour les pauvres, s'il vous plaît ! »
Le père Antoine officiait et prononçait un discours qui attendris-
sait tout l'auditoire. La cérémonie terminée, les amis et les
parents envahissaient la sacristie, et là, devant cinq cents per-
sonnes, Marcel tombait aux genoux de M"* de Treigny, en s'é-
criant: « Il y a erreur, madame, c'est vous que j'aime! »
Marcel se réveilla dans ce malaise odieux qui suit un cau-
chemar.
— Au diable ces deux femmes, se dit-il. C'est ce fou de Didier
qui m'a mis en tête toutes ces extravagances avec son éternel re-
frain : « Vous êtes amoureux ! vous êtes amoureux ! vous êtes
amoureux !» Il a su même, hier soir, m'arracher je ne sais quel
aveu. Non, pardieu, je ne suis pas amoureux, mais je crois que
je le deviendrais si je restais un jour de plus dans ce maudit petit
village.
Marcel se leva et ouvrit une fenêtre. Les étoiles se perdaient
une à une dans les lueurs de l'aube naissante. Les vents étaient
silencieux et les vagues mouraient légèrement sur le galet dans
un murmure presque insensible. Marcel trouva que ce petit bruit
était odieux. Il sortit et alla réveiller Didier qui, lui, avait dormi
et dormait encore du plus paisible sommeil.
— Eh! qu'arrive-t-il ? s'écria Didier, surpris de cette visite
matinale de Marcel.
— Il arrive que nous partons.
— Pour Benouville?... Encore!
— Non, pour Paris.
— Pour Paris ! Quelle folie !
— C'est la chose la plus sérieuse du monde.
— Aller à Paris en plein mois d'août !
— Je vous invite à souper ce soir au Café Anglais.
— Qu'est-ce que vous dites ?
2ÔG LA LECTURE
— Je dis que je suis faticné de cette existence platonique et
contemplative. J'ai la nostalgie de Paris. Je veux revoir le bou-
levard des Italiens, Orphée aux Enfers, le petit nez de Muguette,
l'avenue de l'Impératrice et le Chapeau de paille d'Italie. Je veux
ce soir manger des écrcvisses, boire du vin de Champagne et
respirer à pleins poumons, dans une atmosphère étouffante, les
parfums combinés du gaz, des truffes et de la poudre de riz. Je
veux me griser à fond et de toutes les manières. Et vous aussi,
mon cher, vous vous griserez ; car, bon gré, mal gré, je vous
emmène.
— Jamais de la vie ! Je suis bien ici, j'y reste, et j'y attendrai
votre retour.
— Je ne reviendrai pas.
— Vous reviendrez. Vous n'avez pas pu rester deux jours ù
Benouville, vous ne pourrez pas rester un jour à Paris.
— Ah ! par exemple, je vous jure bien...
— Ne jurez pas et partez, puisque c'est votre fantaisie, seu-
lement permettez-moi de vous dire au revoir.
— Adieu !
— Au revoir !
Une heure après, Marcel était sur la route de Paris. Une dé-
pêche télégra])luqucle précédait. Elle était adressée à Muguette,
et ainsi connue : « Je serai ce soir à minuit au Café Anglais ;
invitez vos amies et mes amis. »
Les amies et les amis furent exacts. Une trentaine de per-
sonnes en belle humeur fêtaient à l'heure dite le retour de l'en-
fant prodigue. Les plaisanteries ne furent pas épargnées à
Marcel. — Que diable faisais-tu là-bas? — Quelle était la ber-
gère? — Il aimait la fille d'un vieux pêclicur !... — Mais le père,
un brave marin... et mille autres facéties de ce genre. Marcel
laissa dire sans se fâcher et se railla lui-même de la meilleure
grâce. Il mangea des écrevisscs, il but énormément de vin de Cham-
pagne, il adressa à Mousseline les compliments les plus délicats
et, à trois heures du matin, il était parfaitement gris. Il se jeta
sur un canapé et s'abandonna à cette rêverie vague qui accompagne
une ivresse de boinieconq;)agriie.
— Voilà le bonheur, se disait-il, le vrai bonheur. J'ai soupe
divinement et je me sens ab.solument détaché des choses de ce
monde, mes amis jouent au baccarat, Muguette me regarde avec
MARCEL 257
une extrême bienveillance, et Mugiiette est une fort jolie per-
sonne.
Cette jolie personne quittait fréquemment la table de jeu et,
venant à Marcel: J'ai tout perdu, lui disait-elle d'un petite voix
plaintive. Marcel réparait en souriant les désastres du baccarat.
Il chargeait de mélancolie et de tendresse les regards qu'il en-
voyait à Muguette, il faisait des efforts inouïs pour la trouver
charmante et pour se persuader à lui-même qu'il en était éper-
dument amoureux.
Mais voici que tout à coup, par une étrange métamorphose,
Muguette cessa d'être Muguette. Sa robe blanche très décolletée
se changea en une robe de mousseline rose bien connue de Marcel.
Cette robe rose enveloppait discrètement de petites épaules fines
et délicates. De cette robe rose sortait une tête jeune et chaste
qui ne garda pas le sourire provocant et la mine effrontée de
Muguette. C'était Marguerite, Marguerite elle-même qui appa-
raissait à Marcel dans les nuages de l'ivresse.
Marc(.'l se leva et passa dans un petit salon voisin de la salle
de jeu. La partie était fort animée. La chance avait tourné et
Muguette gagnait. Personne ne s'occupait de Marcel. Il sonna,
demanda une carafe et la vida d'un seul trait. Puis il descendit
les escaliers quatre à quatre, se jeta dans sa voiture et se fit con-
duire au chemin de. fer. Un train partait à six heures pour Fé-
camp, et, à midi, Marcel arrivait à Yport. En descendant de voi-
ture, il rencontra M""* de Treigny et Marguerite.
— D'où venez-vous? lui demanda la marquise. Hier on n'a
pas entendu parler de vous, et vous reparaissez avec un visage
de l'autre monde.
— Un peu de fatigue, répondit Marcel. J'arrive de Paris.
— De Paris.
— Une affaire imprévue...
— Rien de fâcheux au moins.
— Non, madame, rien de fâclieux.
— Mais vous avez passé la nuit, grâce à ce voyage préci-
pité.
— Mon Dieu oui, toute la nuit.
— Il faut vous reposer.
— Me reposer? oh! certainement... mais vous sortez, vous,
madame.
— Nous allons marcher dans les bois.
LECT. — 51 IX — 17
258 LA LECTURE
— Marcher dans les bois. Eh bien, je crois que rien ne me
reposera mieux qu'une grande promenade à pied dans les
bois.
— Vous croyez ? s'écria Marguerite en riant.
— J'en suis sûr.
— Eh bien ! venez alors, dit M"® de Treigny. On ne vous la
refuse pas, votre grande promenade.
Marcel se sentait revivre. Il ne chei'cha pas à combattre la vé-
ritable émotion qui lui scri'a le cœur quand il revit ces allées
déjà tant de fois parcourues et toutes pleines pour lui de milh'
charmants souvenirs. Il regardait M""' de Treigny. Il regardait
Marguerite. Il retrouvait son bonheur et sa vie.
Cependant Muguctte rentrait chez elle après di.K heures de
baccarat. Elle avait gagné quelques milliers de francs, et, mal-
gré cela, il y avait un peu de colère dans sa jolie tète.
— Quel original que ce Marcel! se disait-elle. Partir ainsi sans
crier gare. Il y a eu dans sa fuite quelque chose d'iiumiliant pour
moi. C'est un fou, un véritable fou, et un maladroit par dessus
le marché, car il m'avait bien prêté cent cinquante louis, et, de
gaieté de cœur, il a perdu rintérct de son argent.
Ludovic Halévy,
do l'Académie Française.
{A suivre).
KLÉBEU, HOCHE ET MARCEAU
J'aime ces trois noms purs : Kléber, Hoche et Marceau,
Noms (le francs plébéiens à voix mâle et sonore,
Qui de la République ont salué l'aurore,
Et d'un généreux sang baptisé son berceau.
La stratégie antique et sa froide routine
Disparaissaient devant l'écharpe aux trois couleurs.
Ainsi qu'à Jeanne d'Arc partant de Vaucouleurs,
Un cœur sacré battait dans leur chaude poitrine.
Au printemps de la vie acclamés généraux,
Ces enrôlés d'hier, ces jeunes volontaires,
S'imposaient au respect des plus vieux militaires,
Et d'un geste évoquaient un peuple de héros.
Leurs soldats les suivaient avec idolâtrie.
Au drapeau palpitaient l'Espérance et la Foi.
Heureux de bien mourir, car ils savaient pourquoi.
Ils expiraient vainqueurs au seuil de la patrie.
De Flandre et de Champagne et du pays Lorrain
A grands pas comme en fête ils marchaient aux frontières
Et réveillaient en chœur, de leurs chansons guerrières.
Les plus vaillants échos de la Meuse et du Ilhin.
La grande Ere du monde attendait leur venue ;
Pour ces premiers combats d'enfants prédestinés
Ils tombaient, de lauriers et de fleurs couronnés,
Dans leur grâce héroïque et leur gloire ingénue.
Et quelques ans plus tard, Harold le pèlerin,
Un fier poète errant qui venait d'Angleterre,
En s'arrêtant près d'eux, trop ému pour se taire
Les immortalisait de son chant souverain.
André Lemoyng.
UiN MOMENT DE COLÈRE
(i)
III
On n'avait jamais vu dans le prétoire une foule jikis nombreuse
et plus Ijrillante. Le président des assises s'était presque brouillé
avec plusieurs belles dames à qui il avait refusé des billets ; il
en avait cependant donné beaucoup i)lus cpril n'y avait de places
disponibles, et l'ouverture des débats fut retardée de trois quarts
d'heure par la difficulté de ])lacer le public à Inllets. Il avait bien
fallu réserver un certain espace pour le public légal, celui qui
entre après avoir fait queue ; on avait triplé l'emplacement attri-
bué aux journalistes, et les syndicats de la presse se plaignaient
encore. Le banc des avocats était envahi par des robes de cou-
leurs plus claires, et il fallut employer la force pour empêcher des
femmes adorables d'aller s'asseoir sur le banc affecté aux cri-
minels.
Tout ce monde remuait et causait bruyamment au lieu d'ob-
server la gravité silencieuse qui convient à l'appareil de justice ;
toute la solennité d'une salle d'assises et la perspective d'une con-
damnation cai)itale ne suffisent pas à rendre sérieux un public où
les sexes sont mélangés.
L'ordre se rétablit au moment où la cour entra ; mais, un in-
stant après, toutes les tètes se penrhèrent curieu cment en avant,
et l'on faillit monter sur les cliais(;s pour mieux voii' l'accusé, (jui
était introduit, libre, entre deux gardes. Le greffier, au milieu
d'un grand silence, donna lecture à haute voix de l'an'êt qui rcii-
(I) Voir lo num6ro du 25 juillet 1883.
UN momI':nt de colliu-: 2G1
voyait EscuJierà la cour d'assises et de l'acte d'accusation. Pen-
dant cette lecture, on eut le temps d'observer l'accusé.
C'était un homme d'environ trente-deux ans, vêtu sans recher-
che, mais avec élégance. Il n'avait pas cru devoir modilier sa
tenue habituelle et revêtir ces habits sombres par lesquels beau-
coup d'accusés semblent se désigner eux-mêmes à la sévérité des
lois et se préparer à l'uniforme des prisons. Il avait un pantalon
gris, un gilet blanc, une jaquette noire et une cravate de foulard
bleu à pois blancs. Quand il se déganta, on remarqua qu'il por-
tait encore son alliance, et plusieurs personnes virent là une bra-
vade. Sa taille était au-dessus de la moyenne et indiquait une
force musculaire peu comm.une qui avait dû faciliter l'accomplis-
sement de son crime. Ses cheveux châtain foncé étaient drus et
taillés en brosse ; il ne portait de sa barbe que la moustache, as-
sez longue, et toute sa physionomie, dure et hautaine, respirait
une sauvage énergie. Le rictus de ses lèvres avait particulière-
ment quelque chose d'étrange qui causait une impression pénible.
Il se tenait très droit et regardait en face, sans sourciller, la
cour, le jury et le public.
Le conseiller qui présidait cette session d'assises était un homme
poli et bienveillant qui s'adressait toujours aux accusés avec une
grande douceur. Il leur demandait d'un air caressant tous les
renseignements de nature à les compromettre et les encourageait
d'un sourire paternel à livrer leur tête ; il apportait jusque dans
la lecture de l'arrêt une grâce si exquise et une voix si mélodieuse
qm plusieurs condamnés s'y étaient trompés et avaient cru à leur
acquittement. Homme du monde avant tout, il redoubla de pré-
venances envers l'accusé de distinction qu'il avait devant lui.
— Monsieur, lui dit-il, avez-vous des observations à présenter
sur la lecture que vous venez d'entendre ?
— Oui, monsieur le président, répondit Escudier: c'est un
tissu d'absm^dités.
— Nous allons vous entendre ; mais j'ai le devoir de vous rap-
peler qu'il est de votre propre intérêt de vous exprimer avec mo-
dération sur les actes de la procédure. Vous avez la parole.
— Monsieur le président, messieurs, je devais aller dîner avec
M™* Escudier chez des amis, le mardi 14. En attendant le moment
du départ, j'écrivais une lettre, lorsque ma femme, qui était prête,
vint me chercher dans mon cabinet ; elle s'assit pendant que je
mettais l'adresse et me demanda à qui j'écrivais. Je lui répondis
2Gi LA LKOTURE
que ma lettre n'avait rien qui \>ùi rintéresser. Elle insista pour
savoir à qui était adressée ma lettre et je persistai à ne pas le lui
dire. Elle se fâcha et me dit qu'elle était 1res mallicureuse, que
je n'avais pas d'égards pour elle, qu'elle s'était brouillée avec sa
l'amille pour m'épouser, qu'elle n'avait plus que moi au monde et
que je me plaisais ù la faire souffrir, que j'avais certainement une
intrigue, puisque je sortais quelquefois sans elle et que je lui ca-
chais soigneusement ma correspondance. Je lui répondis qu'elle
s'exagérait son malheur et mes torts, que je n'avais pas d'autre
souci que de la rendre heureuse, mais que je croyais pouvoir
concilier cette constante préoccupation avec le droit de sortir seul
et d'écrire ou de recevoir des lettres. Je ne fus pas assezheureux
pour la convaincre, car elle s'emporta violemment, me dit des
choses désobligeantes sur la disproportion de nos fortunes et me
déclara ne pouvoir supporter plus longtemps les conditions d'exis-
tence que je lui faisais. J'opposais un grand calme à cet accès de
mauvaise humeur : j'eus peut-être le tort d'en sourire. Alors sa
colère j^rit un caractère encore plus aigu, et elle me dit qu'elle
voulait me quitter. Je lui répondis : « Ce sera comme il vous
plaira. » Alors elle se leva, s'avança vers moi d'un air menaçant
et me dit : a Ilépétez ce que vous venez de dire et je m'en
vais immédiatement ; répétez-le, osez donc le répéter ! » Ce n'é-
tait pas la première fois que M""* Escudicr me faisait une scène
de ce genre ; elle m'avait déjà menacé de quitter la maison, et je
l'avais calmée par des paroles affectueuses ; mais la répétition de
cette menace m'agaça, et, ne voulant pas qu'elle se reproduisît
tous les jours, au plus léger dissentiment, je répétai : « Ce sera
comme il vous plaira ». Elle sortit aussitôt de mon cabinet. J'au-
rais voulu attendre qu'elle revînt d'elle-même ; mais ce débat avait
duré quelques instants et nous commencions à être en retard pour
le dîner ; je pris le parti d'aller la chercher : elle n'était pas dans
sa chambre, et j'eus beau fouiller toute la maison, je ne la retrou-
vai pas : elle était partie. Je ne l'ai pas revue depuis lors.
Un murmure d'incrédulité accueillit ce récit, débité d'une voix
uniforme, qui ne laissait percer aucune trace d'émotion.
— ^'^otrc explication, reprit le président, aurait pu avoir une
apparence assez vraisemblable si elle s'était produite dès l'ori-
gine ; mais elle est bien tardive : vous avez eu tout le temps de
préparer une fable ingénieuse. Pouripioi n'avez- vous pas, dès le
UN MOMENT DE COLERE 263
début, raconté les faits sous cette forme qui pouvait alors sem-
bler plausible ?
— Je n'ai pas jugé à propos de mettre les domestiques au cou-
rant d'une discussion intime, et je croyais que M™* Escudier, après
quelques heures ou tout au moins quelques jours de réflexion,
serait rentrée à la maison.
— Vous auriez pu tout au moins leur dire qu'elle était allée
faire un voyage.
— Je n'avais aucune raison pour dire un mensonge et pour
rendre des comptes à mes domestiques.
— Soit. Mais vous avez opposé le même silence au commissaire
de police quand il est venu, dans l'intérêt de l'ordre public, sol-
liciter de vous une explication qui mît fin à des bruits d'une ex-
trême gravité.
— Le commissaire de police s'y est mal pris ; il aurait dû dis-
perser les attroupements par la force au lieu d'ajouter foi à des
soupçons ridicules. Quand j'ai vu qu'il n'était pas éloigné d'ac-
corder une certaine créance à ces rumeurs, il ne m'a pas plu
de me justifier. Un honnête homme ne doit pas être à la merci
de la sottise des badauds. Tout le quartier était ameuté pour me
faire parler : je n'ai pas voulu donner raison au nombre contre le
droit.
— Cette obstination était déjà singulière, mais elle est devenue
tout à fait inexplicable quand vous vous êtes trouvé en présence
du procureur de la République : il ne s'agissait plus alors de ce
que vous appelez la sottise des badauds. C'était un magistrat qui
vous interrogeait.
— Il m'interrogeait à titre officieux, puisque je n'étais pas en-
core l'objet de poursuites. J'avais donc le droit de ne pas lui
répondre. Cependant je lui aurais répondu, pour avoir la paix,
s'il n'avait pas été insolent avec moi.
— Comment ! insolent ?
— Il ma dit que j'avais tué ma femme. On ne peut rien dire de
plus malhonnête. Vous avez le droit de me le dire maintenant,
monsieur le président, parce que je suis accusé dans les formes
légales, et je me plais à constater que vous m'interrogez poliment.
Mais, en dehors de la procédure, je ne permets à personne de
me tenir un pareil langage.
— C'est un tort. Je sais bien que les jurés sont de braves
gens, étrangers aux principes du droit et faciles à influencer j^ar
2Gi LA LECTURE
la mise en scène; mais c'est trop compter sur leur crcdulité que
de leur demander une condamnation pour assassinat sans justi-
fier du décès de la victime.
Ce fut malheureusement sur celte réponse que fut clos l'inter-
rogatoire, et il en résulta une impression fâcheuse sur l'esprit
des jurés.
On procéda ensuite à l'audition des témoins. Ils étaient tous
à charge ; aucun témoin n'avait été cité à la requête de ia défense.
On entendit .successivement les domestiques d'Escudier, les
parents et les amies de Léonorc, le commissaire de police, les
fournisseurs du quartier et la couturière qui avait fait la sortie
de bal. Sauf sur le fait du meurtre, qui n'avait pas eu de témoins,
toutes ces dépositions furent accablantes.
Les domestiques ne croyaient pas qu'Escudier fût resté chez,
lui jusfju'à onze heures du soir : les lampes de son cabinet n'a-
vaient pas été allumées et les bougies avaient été retrouvées
plus longues qu'elles n'auraient dû être après avoir brûlé quatre
heures. Tout le monde avait remarqué l'attitude sournoise et
embarrassée de l'accusé pendant les journées qui avaient suivi
le mardi 14 ; les parents et les amies insistèrent sur l'ignorance
où ils avaient été laissés de la disparition de Léonore jusqu'au
jour où ils en avaient été informés par le bruit public, et il n'y
eut qu'une voix pour déclarer ([ue M"" Escudier, honnête et
bonne comme elle était, attachée à son mari par une affection
qui ne s'était jamais démentie, était incapable, quel([ues torts
qu'il eût pu avoir et qu'elle eût i)u lui supposer, de laisser peser
sur lui une accusation injuste.
Maître Bondis tenta encore une fois de prendre la parole pour
relever des contradictions et des invraisemblances dans ces
témoignages. Devant l'opposition persistante de l'accusé, il dut
renoncer à déployer ses talents, et, voyant que chacune de ses
tentatives était accueillie par des éclats de gaieté au banc des
avocats et jusque dans les rangs du public, il prit définitivement
le parti de se taire. (Juoi qu'il advînt du procès, c'était désormais
pour lui une cause perdue.
Enfin l'avocat général se leva pour appuyer l'accusation.
L'organe du ministère public, après avoir rappelé le soin qu'avait
pris l'accusé d'éloigner les domestiques, et l'obscurité qui régnait
sur l'emploi de son temps, le mardi 14, de sept heures du soir à
trois heures du matin, (it remarquer que, les jours suivants, au
•UN MOMENT DE COLKIîE 2G5
lieu de mctti'e tout en mouvement pour retrouver sa femme,
comme cela eût été naturel, Escudier avait fui la rencontre do
ses amis et de toutes 1rs personnes qui, dans l'hypothèse d'un
départ, auraient pu lui fournir quelques indications ; qu'il s'était
renfermé dans un mutisme obstiné, avait fait de longues absences
pendant lesquelles il avait sans doute cherché à s'assurer que
rien ne pouvait traliir le secret de son crime, et, malgré toutes
les apparences d'un fang-froid affecté, n'avait pas réussi à cacher
le .trouble de son àme et les atteintes du remords.
« Heureusement la juste explosion du sentiment public était
venue mettre la justice sur les traces du forfait, et ce que
l'accusé, dans sa hautaine jactance, appelait de la sottise ou de
la niaiserie, c'était la manifestation spontanée de l'indignation
générale, l'expression légitime de cet instinct populaire qui ne
se trompe jamais.
ft En fallait-il d'autres preuves que la découverte inopinée,
pour ainsi dire providentielle, de la sortie de bal que portait la
victime le jour de sa disparition ? On n'avait pas même essayé
de produire une supposition quelconque pour expliquer comment
ce vêtement, dont l'identité était établie par des témoignages
irrécusables, avait pu se retrouver dans la Seine.
« Et dès lors il était facile de reconstituer la scène du meurtre.
Escudier, sous un prétexte fallacieux, avait entraîné sa femme
sans méfiance sur les berges désertes qui s'étendent entre le
viaduc du Point-du-Jour et le pont d'Asnières ; à la faveur de la
nuit pt de l'éloignement de toute habitation, il avait étouffé ses
cris, entravé ses mouvements, et n'avait pas eu de peine à la
précipiter dans le fleuve, dont les eaux n'avaient pas encore
rendu le cadavre, peut-être lesté d'un poids considérable ; mais
la pelisse, mal atlachce, avait roulé plus loin et constituait dé-
sormais une pièce à conviction plus que suffisante.
« Le mobile du crime ? Mais il était dénoncé, signé pour ainsi
dire par la victime, qui, dans l'ingénuité de son cœur, avait dis-
posé de tous ses biens en faveur d'un époux adoré. Pouvait-elle
soupçonner, la pauvre et charmante créature, qu'en accomplis-
sant cet acte de généreuse prévoyance, elle allait d'elle-même
au-devant de la plus effroyable des morts : être tué par ce qu'on
aime !
« C'était en vain que l'accusé espérait en imposer à la justice
par l'attitude narquoise et provocante qu'il avait gardée depuis
L
20G LA LECTURE
les premiers pas de l'instruction jusqu'aux débats solennels de
la cour d'assises. S'il avait refusé de s'expliquer, s'il s'opposait
à ce que son avocat prît la parole et s'il gardait encore le silence
sur les points les plus essentiels de la cause, c'est qu'il se rendait
compte du danger auquel pouvait l'exposer le moindre écart de
langage. Mais la sagesse du jury ne se laisserait pas égarer par
cette vaine tactique.
« Il n'y avait qu'un témoignage qui pût sauver Escudier de
l'accusation terrible qui pesait sur lui : c'était celui de M'"" Es-
cudier. Un monstre ne l'aurait pas refusé dans une circonstance
pareille, et si M"^^ Escudier, dont personne n'avait contesté les
hautes vertus, ne venait pas elle-même crier contre l'accusation,
c'est qu'elle avait cessé de vivre. La justice des hommes ne pou-
vait avoir trop de rigueur pour un crime accompli dans d'aussi
odieuses conditions. »
La réponse d' Escudier est assez courte pour pouvoir être re-
produite en entier :
«t Messieurs les jurés, le hasard du tirage au sort ;i réuni sur
votre banc douze citoyens étrangers les uns aux autres, appar-
tenant aux professions et aux classes les plus diverses, générale-
ment occupés de tout autre chose que de psychologie criminelle
et mal préparés sans doute à discerner le vrai du faux, au milieu
des habiletés d'un ministère public longuement exercé et sous
l'impression d'un appareil judiciaire qu'on se plaît à rendre
solennel pour frapper vos imaginations. Vous seriez donc bien
excusables s'il vous arrivait parfois d'acquitter des criminels ou
de condamner des innocents. Mais l'aiïaire qui vous est soumise
aujourd'hui est trop simple pour que votre conscience puisse
s'égarer, et il ne vous faudra pas de grands efforts do bon sens
pour écarter une accusation à laquelle manque le premier élé-
ment de vraisemblance.
« On vous demande de déclarer que j'ai tué ma femme, et l'on
est dans l'impossibilité de représenter le cadavre ou même un
seul morceau du cadavre de ma prétendue victime. On n'est
seulement pas en mesure de faire dresser son acte de décès, dr,
sorte que, si je voulais me remarier aujourd'hui, l'officier de
l'état civil refuserait de procéder à la célébration en alléguant
que je ne suis pas veuf, alors qu'un autre représentant de la loi
m'impute la mort de ma femme. Il y a là une contradiction (jui
n'échappera pas à votre sagacité. Je vous prie donc de me ren-
UN MOMENT DE COLÈRE 2G7
dre promptcmeut à mes affaires et de retourner aux vôtres. »
Ce discours était d'une incroya])le maladresse : il laissait per-
cer pour l'institution du jury une sorte de mépris que l'accusé
aurait dû, au contraire, s'attacher soigneusement à dissimuler.
L'avocat général profita de cette faute: il se garda bien d'uçcr
de son droit de réplique et laissa clore les débats pour que le
jury délibérât sous cette impression.
IV
Bien qu'Escudier n'eût réclamé le concours de personne, il
avait des amis et des parents qui n'avaient pu le voir sous le
coup d'une accusation sans se préoccuper de le sauver. Les uns
étaient convaincus de son innocence, les autres ne savaient trop
que penser; mais tous crurent qu'il était du devoir de l'amitié
de venir à l'aide de l'accusé, innocent ou counable. Ils auraient
voulu se faire citer comme témoins à décharge afin d'avoir l'oc-
casion d'attester leur estime et leur sympathie pour Escudicr,
l'honorabilité de sa vie antérieure et plusieurs faits de nature à
jeter un jour favorable sur son caractère ; mais l'accusé n'avait
voulu faire citer personne.
Aussitôt qu'ils connurent la liste de trente-six jurés qui pou-
vaient être appelés à siéger dans l'affaire, ils résolurent de tenter
une démarche auprès de ceux des jurés qui seraient de leur monde.
Il se trouva justement que l'un des jurés, M. Michelin, grand
industriel, avait eu des relations personnelles avec Escudier :
c'était une circonstance qui pouvait avoir le plus heureux effet,
car on sait que, dans les délibérations d'un jury, il suffit souvent
qu'un membre prenne la parole le premier et soutienne une opi-
nion, pour avoir les plus grandes chances d'entraîner la conviction
de ses collègues.
On alla trouver confidentiellement M. Michelin, non pas dans
le dessein de peser sur sa conscience, mais pour appeler son
attention sur les points importants qui pourraient être dénaturés
ou tenus dans l'ombre au cours des débats et pour le mettre en
garde contre les préventions qui se feraient jour autour de lui.
M. Michelin n'avait pas encore été juré, et il désirait depuis
longtemps avoir l'occasion de remplir cette mission, qui est la plus
haute et la plus difficile des obligations civiques, en même temps
qu'elle constitue la plus lourde des responsa])ilités. Il accueillit
2ù8 LA LECTURE
avec une extrême réserve et avec un peu de hauteur la dcmar-
clie qui était faite auprès de lui. lise rappelait avoir connu Escu-
dier, Lien qu'il ne l'eût pas vu depuis quelque temps; mais toat
ce qu'on put obtenir de lui, ce fut la promesse qu'il examinerait
avec le soin le plus scrupuleux toutes les circonstances de la cause
et qu'il s'inspirerait à la fois de la justice et de l'équité.
Le matin de l'affaire, on attendit avec impatience le tirage au
sort qui devait désigner les douze jurés auxquels serait remis le
sort d'Escudier. Le nom de M. Michelin sortit. C'était d'un bon
augure.
Les autres jurés étaient un architecte, un marchand de vin, un
chef de bureau en retraite, un herboriste, un cafetier, un proprié-
taire, un commandant de l'armée territoriale, un charcutier, un
ébéniste, un crémier et un professeur de danse.
Ce fut l'herboriste qui se plaignit le premier de l'inconcevable
attitude de l'accusé, et, aussitôt que cette corde eut été touchée,
il y eut une sorte de haro contre Escudier.
l'iusicurs jurés relevèrent avec amertume ce qu il y avait de
blessant dans le discours qu'il avait prononcé : s'il avait cru
intimider le jury par ses sarcasmes et son air de supériorité, il
s'était étrangement abusé : on pouvait appartenir à des profes-
sions et même à des classes différentes et se rencontrer dans un
sentiment commun quand il s'agissait dose prononcer, en àmect
conscience, sur la réalité d'un fait. Les jurés n'étaient pas assez
simples pour se laisser éblouir par l'élociucnce d'un avocat géné-
ral ou i)ar l'apparat de la justice; mais ils ne devaient pas non
plus tomber dans les pièges que leur tendait l'aristocratique
dédain d'un coupable astucieux. Il n'était pas besoin d'avoir fait
des études spéciales sur la psychologie criminelle pour faire la
distinction entre un honnête homme injustement accusé qui se
serait récrié, aurait protesté avec indignation, oùt su trouver des
accents émus pour parler de son mallu-ur, et un homme vicieux,
corrompu jusqu'à la moelle, qui répondait avec une perverse
désinvolture aux pressantes objurgations de la conscience publi-
que et se défendait avec une assurance et une méthode mille fois
plus compromettantes que le trouble et l'incohérence. Il n'était
pas jusqu'à l'argument sur lequel l'accusé prétendait étayer sa
défense qui ne semblât une outrageante ironie. C'était se moquer
de la justice que de réclamer la production de l'acte de décès
quand ou en avait soi-même rendu la dô.-laralion impossible en
UN MOMEiNT DE COLÈRE 209
faisant disparaître le corps dont il aurait fallu constater l'iden-
tité.
Quand M. Michelin vit la tournure que prenait la délibération,
il pensa que c'était le cas d'intervenir pour combattre le déplo-
rable effet d'une défense mal inspirée et pour ramener les esprits
à une appréciation plus calme des faits matériels. Mais, au
moment d'entrer dans cette voie, il se mit en garde contre la i^ar-
tiale indulgence que pouvaient lui suggérer ses anciennes rela-
tions avec l'accusé; il craignit de faire fléchir l'impérieux devoir
de lajustice sociale devant les faiblesses d'une sympathie person-
nelle ; il ne voulut pas faillir à la redoutable magistrature dont
il était investi- par la loi, il se dit que, son inclination naturelle
étant d'un côté, son devoir était nécessairement de l'autre. Il garda
le silence.
Le jury entra alors dansl'examen détaillé des faits, et au cours
de la discussion qui s'ouvrit sur la première question : a L'accusé
est-il coupable? « les opinions individuelles se firent connaître.
D'après les arguments produits de part et d'autre, il était aisé de
se rendre compte de la conviction de chacun des membres du
jury.
M. Michelin constata avec un sentiment d'angoisse qu'il y avait
si.K jurés convaincus de la culpabilité d'Escuxlier; cinq autres se
prononçaient nettement pour le défaut de preuves, c'est-à-dire en
faveur de l'acquittement. Il était le douzième : c'était de sorf vote
qu'allait dépendre le verdict. S'il déclarait : « Non, l'accusé n'est
pas coupable », il n'y avait pas de majorité. On était six contre
six. Escudier était acquitté. Si au contraire il disait oui, Escu-
dier était condamné, à la majorité de sept voix contre cinq.
Ce fut un moment solennel. Dans le cours de sa carrière indus-
trielle, de sa vie de famille et dans l'exercice de ses dx'oits poli-
tiques, M. Michelin avait eu à assumer à plusieurs reprises de
graves responsabilités; jamais il ne s'était trouvé en présence
d'une conjoncture aussi poignante. Condamner un ami, n'était-ce
pas le plus cruel des supplices ? L'acquitter, n'était-ce pas trahir
le plus saint des mandats, céder à une lâche complaisance pour
des affections privées ou des recommandations indiscrètes ?
Il aurait fallu faire abstraction de tous ces éléments de déci-
sion et s'inspirer exclusivement des faits acquis au procès ; mais
ces faits disparaissaient presque au milieu des graves problèmes
qui agitaient la conscience de M. Michelin. A vrai dire, il ne sa-
270 LA LECTURE
vait pas si Escudier était innocent ou coupable ; il no se rappe-
lait plus ni les événements ni les arguments : le combat qui se
livrait ilans son âme avait un objet supérieur. Il s'agissait de
savoir qui l'emporterait, des sentiments les plus chers de l'iiomme
ou des devoirs les plus sacrés du citoyen.
Quand on dépouilla le vote, il se trouva sept bulletins qui
déclaraient l'accuse coupable.
La discussion s'ouvrit ensuite sur l'admission des circonstances
atténuantes. M. Michelin prit le premier la parole pour les faire
admettre : son premier vote lui pesait, il avait à cœur d'en atté-
nuer l'effet dans la mesure compatil)le avec son devoir, et reculait
devant l'idée de l'expiation suprême. L'admission des eircon-
stances atténuantes répondait d'ailleurs à la répulsion qu'il avait
toujours professée pour l'application de la peine de mort.
On lui répondit que, d'après les dispositions expresses de la
loi, les jurés manquent à leur premier devoir lorsque, pensant
aux dispositions des lois pénales, ils considèrent les suites que
pourra avoir, par rapport à l'accusé, la déclaration qu'ils ont à
faire. En fait, on faisait remarquer que, l'accusé étant reconnu
coupable d'avoir assassiné sa femme, il était diflicile de trouver,
soit dans la personne de l'accusé, soit dans l'accomplissement du
crime, une circonstance quelconque de nature à atténuer la cul-
pabilité.
Mais cette opinion extrême ne prévalut pas; ceux mêmes qui
l'avaient soutenue finirent par reconnaître que la non-découverte
du cadavre, sans constituer à propi'ement parler des circonstances
atténuantes, devait cependant en faciliter l'admission, et ce fut
à l'unanimité que l'accusé obtint ce bénéfice.
A la reprise de l'audience, Escudier fut ramené pour entendre
la déclaration du jury, qui fut accueillie dans la salle par des
applaudissements aussitôt réprimés. Il ne broncha pas. Sur la
demande du président, il déclara n'avoir rien à dire sur l'appli-
cation de la peine, et, conmie tous les condamnés, protesta encore;
une fois de son innocence. Le président annonça que la cour
allait se retirer, pour délil)érer, dans la chambi'c du conseil.
A ce moment, un tumulte se produisit à la porte d'entrée des
billets réservés. Au même instant, l'huissier de la cour remet-
tait un billet au président, et celui-ci avait à peine eu le temps
d'en prendre connaissance quand les rangs des assistants s'ou-
vrirent pour laisser passer une jeune femme élégante et très
UN MOMENT DE COLÈRE 271
émue qui s'avança jusque dans l'espace laissé vide devant la cour
en disant :
— C'est moi qui suis la victime.
— Léonore ! s'écria joyeusement Escudier.
— Gustave ! répondit-elle.
Ils voulaient se jeter dans les bras l'un de l'autre ; de sévères
municipaux, esclaves d'une consigne aveugle, les en empêchèrent.
Cet incident jeta la plus grande perturbation dans la procédure.
Le public, avec la moljilité qui lui est propre, eut un revirement
complet et se déclara hautement en faveur de l'accusé : les jurés
avaient une attitude piteuse qui faisait mal à voir ; les avocats
s'esclaffaient de rire, et la cour elle-même était visiblement
troublée.
Cependant le président ne perdit pas la tête et, quand il eut
obtenu le silence, il exposa clairement la situation.
Le verdict du jury était pi'oclamé et ne pouvait être soumis à
aucun recours. La déclaration de culpabilité était donc irrévo-
cable. Seulement, l'arrivée de M""^ Escudier constituait un élé-
ment nouveau dont il pouvait y avoir lieu de tenir compte, dans
une large mesure, pour l'application de la peine.
En conséquence, le président ordonna, en vertu de son pou-
voir discrétionnaire, que le témoin serait entendu, à titre de ren-
seignements.
Il fallait d'abord constater l'identité de la personne qui se pré-
sentait ; sa déclaration et celle de l'accusé, qui pouvaient avoir
été ctmcertées, n'offraient pas une garantie suffisante. On fit
revenir les témoins, et ils furent unanimes à reconnaître que
c'était bien M™* Escudier qui était devant eux.
Après cette constatation, Escudier, dont le mauvais caractère
ne se démentit pas môme dans cette extrémité, prétendit que sa
femme n'avait pas de déposition à faire et qu'elle ne devait compte
qu'à lui de l'emploi de son temps pendant cette absence. Mais la
curiosité du public était à ce point surexcitée qu'il y aurait eu de
graves désordres à craindre si l'audience avait été levée dans ces
conditions. M""® Escudier, invitée à s'expliquer, déposa en ces
termes :
— J'étais outrée du sang-froid avec lequel mon mari, lorsque je
lui avais parlé de m'en aller, m'avait répondu : « Ce sera comme
il vous plaira ». Je le défiai de répéter cette phrase, pensant qu'il
ne la répéterait pas. Il la répéta. Je rentrai dans ma chambi-e
272 LA LECTrRE
pour prendre mou porte-monnaie et je sortis immédiatement de
la maison dans un moment de colère.
« Une fois dehors, je ne savais plus que faire. Je ne pouvais
pas retourner auprès de ma famille, que je n'avais pas vue depuis
mon mariage, et je ne voulais pas aller chez aucune de mes amies
parce qu'elles auraient essayé d'amener une réconciliation que
j'étais résolue à ne pas accepter.
« Je me décidai à me réfugier chez ma nourrice, qui est mariée
à un pêcheur dans un petit village sur la côte de Normandie ;
je me fis conduire à la gare Saint-Lazare : mais, en prenant mon
billet, je m'aperçus que ma toilette ne convenait pas à un voyage
en chemin de fer et à un séjour dans un village de pauvre marins.
Il ne me restait que quehpies minutes avant le départ du train ;
je n'avais pas le temps de me composer un trousseau, mais j'a-
chetai dans un magasin de la place du Havre un waterproof et
une capeline. J'étais ainsi couverte de la tête aux pieds et je pou-
vais voyager ; pour le reste, j'avais le temps d'y penser. Dans le
compartiment des dames seules il n'y avait que moi. Ma sortie de
bal me gênait. Je reconnus, au roulement du train, que nous étions
sur un pont ; j'abaissai la glace de la portière, je roulai ma
pelisse et je la lançai dans la Seine.
« Au bord de la mer, j'ai longtemps réfléchi. Tous les jours
j'avais envie d'écrire à mon mari ; mais lui écrire, c'était revenir.
J'avais toujours fait le premier pas vers la réconciliation à la
suite dos petites discussions que nous avions eues ; je ne voulais
plus le faire. Je me <lisais bien ({ue, pour qu'il vînt me chercher,
il fallait au moins qu'il sut où j'étais; mais je ne pouvais le lui
faire savoir sans avoir l'air de revenir la première ; lui écrire où
j'étais, c'eût été lui dire de venir me retrouver. Je ne voulais pas.
Je pensais bien que cette situation ne pourrait toujours diu-er,
mais je ne voyais pas de mal à ce qu'elle se prolongeât ; je me
calmais peu à peu et je n'étais pas fûchée ([ue mon mari vécût
f[uelque temps sans moi, pour voir la différence, dt même qu'il
fût inquiet : c'était trop juste.
« Je n'ai rien su de l'accusation jjortée contre lui. lieux ou troi-<
fois j'ai entendu annoncer le journal ]»ar un petit garçon qui le
vendait. La première fois, en entendant crier : Le drame d ;
Courcdlca, une femme du grand monde assassinée -par son m.ari !
J'ai eu l'idée d'acheter le journal ; mais le marchand a passé d'un
autre côté et je n'y ai plus pensé. Il ne pouvait pas me venir à
UN iMOMENT DE COLl-.P.Ë 273
l'esprit que c'était moi qui avais été assassinée. Dans la chaumicro
et sur la plage où je vivais, personne ne s'en est occupé. On par-
lait des grains et de la marée.
« Ce matin, quand je me suis levée, tout d'un cûui) ronnui
m'a prise : je me suis dit que c'était assez, et je suis partie. J'ai
trouvé la maison fermée ; on m'a tout appris, et me voilà. »
Après avoir entendu ces explications, la cour se retira dans la
cliani]-)]"C du conseil. Pendant (pa'cUc délibérait, des discussions
animées s'ouvrirent dans la salle, notamment entre les membres
du barreau. Condamner Escudier, même au minimum de la
peine, même avec la certitude que la clémence du Président do
la Pvépublique arrêterait sans délai l'effet de la condamnation,
c'eût été d'un effet déplorable. D'autre part, il était impossible
d'acquitter un accusé déclaré coupaljle par le jury.
11 y a, heureusement, dans le code d'instruction criminelle un
article 352, qui est ainsi conçu :
« Si les juges sont unanimement convaincus que les jurés, tout
en observant les formes, se sont trompés au fond, la cour décla-
rera qu'il est sursis au jugement et renverra l'affaire à la session
suivante pour èlre soumise à un nouveau jury dont ne pourra
faire partie aucun des premiers jurés. »
C'était le cas d'appliquer cette disposition, la cour devant être
unanimement convaincue désormais qu'Escudier n'était pas cou-
pable.
On faisait remarquer que cette solution aurait pour consé-
quence de prolonger la détention préventive. Le ministère public
ne pouvait pas abandonner la poursuite : il n'est pas admissible
en effet qu'un accusé, après avoir été de la part du jury l'objet
d'une déclaration de culpabilité, puisse être soustrait au juge-
ment de ses pairs parle bon vouloir du j^arquet. L'affaire devait
rester en l'état jusqu'à la prochaine session et revenir tout en-
tière devant le nouveau jury, qui aurait à statuer dans sa souve-
raineté. En attendant cette prochaine session, on n'avait pas le
droit de lever Técrou.
Et alors, n'était-il pas plus avantageux pour l'accusé que la
cour prononçât contre lui une condamnation de pure forme, qui
aurait laissé au chef de l'Etat la faculté d'exercer immédiate-
ment son droit de grâce et aurait permis de remettre l'accusé en
liberté dès le lendemain ?
Mais cette manière d'opérer exposerait encore l'accusé à un
LECT. 51 IX — 18
274 LA LECTURE
certain risque. Sans doute il y avait toutes les raisons de suppo-
ser que raccuse, condamne dans de pareilles conditions, serait
l'objet d'une mesure de faveur ; mais enfin, le Président de la
République est maître absolu de son droit de grîicc, et personne
n'a le droit de lui demander compte de la façon dont il l'exerce.
D'autre part, la grâce peut bien supprimer l'effet de la condam-
nation, mais elle n'efface pas la condamnation elle-même. Escu-
dier ne serait pas allé aux galères, mais il aurait été un forçat
libéré.
Pour sortir du procès complètement indemne, il lui aurait
fallu, au contraire, décliner le bénéfice d'une mesure gracieuse
et engager la difficile procédure d'une demande en revision. Le
succès n'en était pas douteux ; mais il ne pouvait être obtenu
qu'au prix de longs délais, puisque l'affaire aurait dû être ren-
voyée à une autre cour. C'était donc le sursis au jugement qui
était encore la solution la plus favorable.
Ce fut en effet le parti auquel la cour s'arrêta.
Kscudicr fut réintégré en prison ; mais on fit tout ce que les
rèirlemcnts permettent de faire pour adoucir la rigueur de cette
nouvelle détention préventive : on le laissa commander ses dîners
au restaurant et on lui permit de voir sa femme.
Si c'eût été en province, il en aurait eu pour trois mois ; il
avait la chance d'être devant la cour d'assises de la Seine, où les
sessions ne durent que quinze jours.
A l'expiration de ce délai, il fut ramené devant la cour d'as-
sises, toujours sous l'inculpatirtn d'avoir assassiné sa femme,
mais assisté par elle, et le ministère public, représenté par un
autre avocat général, déclara s'en rapporter à ra])préciation du
nouveau jury.
Escudier fut acquitté.
Par compensation aux longs et cruels ennuis qu'il avait eu à
su])porter, il vit renaître le calme dans son ménage ; mais sa
considération a reçu ciuclque atteinte. lia comparu en cour d'as-
sises, et il ne peut ])as contester lui-même qu'il a été déclaré
coupable par un jiu-y. Il en reste toujours quelque chose.
Gaston Dergeugt.
ALFRED DE MUSSET CHEZ LUI
(1)
C'est absolument drôle. Et cette protestation écrite sur l'angle
d'une cheminée, tout en écoutant un envoyé de Btdoz qui lui ré-
clamait une ijoésie promise.
Buloz, ma dernièi'c heure est-elle donc venue ?
Dois-je enfin vous compter parmi mes ennemis?
N'est-il plus rien d'humain au fond d'une revue?
Et toute charité vous est-elle inconnue,
Vous qui disiez jadis être de mes amis,
De demander des vers que je vous ai promis?
Vous ne savez donc pas dans quelle conjecture
Phébus vient, sous vos traits, me pousser un cartel.
O Dieu, sans mon respect pour la magistrature,
Si le gouvernement et la littérature
Reconnaissaient encor quelqu'un dans ce vieux ciel,
J'invoquerais un dieu si je savais lequel !
Rimer, ô mon ami! vous voulez que je rime!
Vous, à votre âge, un homme à qui j'ai cru la maiu,
Sinon pleine d'écus, pure de sang humain!
Vous qu'on voit en public feindre l'horreur du crime,
Vous que Brindeau conseille et Sainte-Beuve échine (?)
M'enjuiudre de rimer du jour au leudcmain !
Ne dirait-on pas que cela a été écrit par un joyeux et spiritue
écolier, raillant sans méchanceté ceux qui passent en le cou-
doyant? Du reste, dans le courant de la vie ordinaire, Musset
obéissait assez facilement à cette malice un peu puérile qui cor-
rigeait ce que son humeur avait trop souvent de sombre et d'at-
tristant.
M"*= Colin, gouvernante et secrétaire, avait sous ses ordres une
grosse fille forte à l'ouvrage, mais assez stupide, et fort souvent
(1) Voirie numéro du 25 juillet 1889.
I
27G l.A LKCTUnE
il était nécessaire qu'elle allât jeter un coup d'œil à la cui.siiic
pour que le dîner fût réussi. Un jour, écrivant sous la dictée de
Musset, elle fut appelée par la domestique, et, devinant la chose
grave, elle quitta vivement la plume pour aller saisir la cuillère
à rai^oût. Avant de ceindre le Liane tablier, elle entra dans un
cabinet noir où l'on déposait les provisions, et le poète, qui l'avait
suivie, furieux d'être dérangé mal à j^ropos, tourna vivement la
clef dans la serrure, la retira et retourna chez lui, sans songer
que cette plaisanterie pouvait compromettre son repas. Colin,
heureusement, était au courant de ce que contenait le cabinet ;
elle chercha à tâtons, trouva un tournevis, s'en servit fort hal)i~
lement pour démonter et rajuster la serrure, alla confectionner la
sauce du turbot dans les règles de l'art et revint gravement rc-
joinch'c son maître. Il se promenait de long en large dans le
salon, riant tout seul ù l'idée du bon tour de gamin qu'il venait
de jouer; aussi fut-il stupéfait en apercevant dans une glace Colin
lui emboîtant le pas.
Il fallut lui expliquer le jeu du tournevis, et il demeura déconfit
en apprenant que ce petit instrument bien manié peut donner la
clef des champs aux femmes, malgré les jaloux et malgré les
verrous.
Musset n'aimait pas à monter la garde. L'obligation de revêtir
l'enivrant costume de garde national, de coiffer sa tète, où chan-
tait la Muse, d'un shako à pompon, d'astiquer son fusil et de
traîner des souliers à clous devant les monuments de Paris,
n'avait rien de bien sédui.sant; aussi cherchait-il tous les moyens
d'esquiver la corvée du citoyen-soldat.
Un jour donc, le médecin des gardes nationaux lui délivra un
certificat d'exemption, bien libellé en termes sentencieux et mé-
dicaux, et Colin fut chargée de porter ce bon billet chez le sergent-
major de la compagnie. Cet im])ortant personnage étant absent,
sa femme reçut le certificat en jurant de le remettre à qui de
droit.
Au bout de «pielques semaines, Musset se trouva désagréable-
ment rappelé à ses devoirs militaires par un ordre de se rendre
devant le conseil de disci])line pour avoir manqué à monter sa
garde.
Au rei;u de ce poulet, son premier soin fut de s'en prendre à
Colin. Qu'avait-cllc fait de l'exemption?... à (pii l'avaitelle re-
mise ?... La gouvernante attesta ses grands dieux qu'elle l'avait
AT.FRED DE MUSSET CHEZ LUI 277
donnée à la propre épouse du propre sergent-major d'Alfred de
Musset, et, forte de son innocence, elle retourna d'un pied léger
chez le supérieur hiérarchique du poète. Toujours sorti, ce dé-
fenseur des droits publics était encore représenté par sa moitié,
laquelle, fort penaude, confessa qu'cUeavait oublié de remettre le
certificat à son mari et que, de plus, elle ignorait complètement
ce qu'il était devenu.
Cela ne faisait pas l'affaire de Colin, qui voyait déjà son maître
traîné aux Gémonies, et elle exigea une attestation prouvant que
M. de Musset n'était pas coupable.
En effet, la femme du sergent-major, en un beau style de
cuisinière et avec une orthographe des plus fantaisistes, mais
avec une sincérité prouvant son bon cœur, avoua sa négligence
qui lavait Musset de l'accusation de s'être dérobé au service de
la patrie.
Colin revint triomphante, croyant en avoir fini avec ses tribu-
lations. Hélas, elle comptait sans son hôte, car Musset, énervé
par tout cet embarras, lui déclara qu'il ne se présenterait pas au
conseil de discipline et qu'elle pouvait s'y rendre si bon lui sem-
blait, elle et son attestation.
— Mais, Monsieur...
Monsieur lui tourna le dos d'une façon si décidée, que, jugeant
inutile de discuter, la gouvernante se résigna, non sans une cer-
taine horreur, toutefois, à paraître devant le conseil.
An jour indiqué, elle était là, seule, au milieu de tous les uni-
formes, et au nom d'Alfred de Musset, elle répondit : Présent !
avec l'assurance d'un vieux grognard.
A l'aspect de la jeune femme, messieurs les juges ouvrirent do
grands yeux charmés, peu habitués qu'ils étaient à voir des
accusés de cette allure, mais le billet que leur tendait Colin les
ramena à des idées plus sérieuses, et leur courroux tomba sur le
sergent-major ou plutôt sur sa femme. Le guerrier n'était pas
content, il voulut ergoter ; seulement ce fut en vain, le fait était
patent, il lui fallut courber la tète, et de Musset, réhabilité en la
personne de Colin, put dormir tranquille.
Il fut obhgé, certain soir, d'assister à un banquet offert par la
dixième légion des gardes nationaux à un escadron de dragons.
Ils étaient aimables, ces dragons, mais sentaient un peu la caserne,
si bien qu'au dessert Musset demanda la permission de s'en aller.
On la lui accorda. Bien mieux, le poète étant placé dans le demi-
278 LA LECTURE
cercle formé par la table en fer à cheval, ses proches voisins,
pour lui épargner un détour, l'enlevèrent avec précaution et le
passèrent par dessus la table à leurs compagnons qui le posèrent
à terre en l'acclamant.
Musset alla à la Comcdic-Franraise, où M"*^ Colin l'attendait
dans une baignoire. Là, Apollon toujours empêtré sous la défro-
que de Mars, quitta son shako, son sabre et s'empressa de gagner
les coulisses. Il s'y trouva si bien qu'il oublia, et sa coiffure, et
son arme, et Colin !
Celle-ci , fidèle à la consigne, attendit que — les dernières
chandelles fussent éteintes, — mais enfin, il fallut s'en aller, et le
shako sous un bras, le sabre sous l'autre, elle regagna le quai
Voltaire. A la porte, elle rencontra son maître qui rentrait très
perplexe. Il ne s'inquiétait pas de sa gouvernante, — les femmes
se perdent toujours et se retrouvent constamment, — mais il
était en peine de son fourniment, se demandant avec émoi s'il
l'avait laissé aux mains de ses bons amis les dragons.
Du reste, rien n'étonnait plus Colin qui, dès son entrée défini-
tive chez de Musset, avec mission de le soigner attentivement,
avait vu disparaître son maître pendant plusieurs jours sans qu'il
prévînt de son départ, et que de nombreuses incartades avaient
blasée sur tout événement. Absent, Musset donnait de ses nou-
velles par de laconiques billets apportés par un commissionnaire
et dont voici quelques copies :
« Je prie M"* Colin de m'envoyer vingt-cinq francs. Je la prie
aussi de m'envoyer mes souliers vei*nis les plus larges. »
a Je prie M"" Colin de m'envoyer un mouchoir et une pièce de
vingt francs. »
« Comme il est possible que je rentre ce soir, je prie M"'^ Colin
de mettre la clef dans le colTre à bois. »
Il était ici ou là. Parfois dans les endroits équivoques où la
Bête victorieuse mène le branle de la folie pendant que l'Esprit
s'endort, souvent chez une amie fidèle qui pardonnait ses écarts.
Jamais, par exemple, on ne dut le chercher chez M"" L. C, une
superbe muse, d'un caractère de fourmi, qui ne lui prêta .son
amour pendant trois jours que contre une reconnaissance de cinf|
cents francs.
Le p(.K'te jura de ne pas la revoir, mais la fausse amoureuse,
mise en û;oût par l'homme et par l'argent, revint à la charge de
telle fa<,on (j[ue de Musset, exaspéré, descendit chez son concierge
ALFRED DE MUSSET CHEZ LUI 279
le portrait de la dame, en donnant l'ordre le plus formel de ne
jamais laisser entrer l'original. La muse faillit en éclater de
rage,etunjour, for(^^ant toutes les consignes, passant presque sur
le corps de Colin, elle arriva jusqu'à Musset, auquel elle fit une
scène abominable, le bloquant dans un coin de la cbambrc en
criant avec de terribles roulements d'r : — Mon porrrtrrait, rends-
moi mon porrrtrrait ! !
Musset s'était blessé, à l'annulaire droit, avec un éclat de
cristal, et, sans vouloir d'autre pansement qu'une bande de toile
autour du doigt, il sortit. Mais un mauvais vent le prit à la porte,
le poussa, le traîna sans relâche durant trois jours sans qu'il
donnât autrement signe d'existence que par une de ces courtes
lettres dont j'ai parlé plus haut.
La gouvernante, seule au logis et fort inquiète, écrivit à
M. Déslierbiers, le priant d'agir au mieux pour savoir où se
trouvait son neveu. Mais le vieil oncle, prudent comme ceux qui
ont beaucoup vécu, beaucoup vu, et sachant par expérience qu'il
n'est pas urgent de courir après l'Enfant Prodigue pour qu'il
revienne, répondit en ces termes :
« Je crois, ma chère Demoiselle, que ce que nous avons de mieux
à faire est de nous tenir tranquilles. Puisque les personnes qui
vous ont envoyé un exprès ne vous ont pas fait dire de venir
auprès d'Alfred, c'est que son indisposition, s'il est indisposé,
n'estpas dangereuse, car, danslecas contraire, elles ne voudraient
pas encourir une responsabilité qui pourrait les conduire très
loin.
« Tranquillisons-nous donc et attendons ; si d'ici à quelques
jours Alfred n'est pas rentré, il faudra bien savoir où il est.
« J'aurais désiré que vous eussiez demandé au commission-
naire le numéro de la maison et la rue où demeure cet ami, chez
lequel il s'est retiré.
« Ptecevez, ma chère Adèle, l'assurance de mes sentiments.
DÉSHERBIERS.
« 10 Janvier 1851. »
L'événement lui donna raison, car le poète revint de son expé-
dition très content et disant, avec sa fatuité à la fois discrète et
effrontée, comme celle de Ptichelieu, qu'une charmante femme
l'avait enlevé au seuil de la maison et chambré pendant tout le
temps de son absence.
280 LA I.IXTURE
L'explication pouvait être vraie, car Miisfct n'en était pas à ses
débuts galants, mais en tout cas le résultat produit par cette
amoureuse conversation trop prolongée n'était i")as heureux :
Musset avait une forte fièvre, et la blessure de son doigt, absolu-
ment négligée, ne se trouvait pas en bonne voie de guérison. Au
contraire, à peine le linge qui la couvrait fut-il enlevé que le
sang jaillit avec violence, éclaboussant de mille points vermeils
le marbre de la cheminée.
— C'est une hémorragie, dit le poète pris d'une certaine in-
quiétude, l'artère doit être atteinte, demandez un médecin.
En arrivant, le médecin, un ami de Musset qu'il appelait
familièrement — le Parnasse — trouva la chose grave. Il bous-
cula un peu son malade, lui disant que la vie qu'il menait était
absurde et qu'il avait une fièrc chance d'être rentré clicz lui, une
pareille hémorragie pouvant rapidement devenir mortelle faute
de soins. Il appliqua des tampons d'amadou sur la plaie et revint
un peu plus tard pour effectuer la ligature de l'artère.
Ce médecin avait un léger défaut ; il aimait la mise en scène
chirurgicale, dramatisait plus que de raison le bistouri, et n'ap-
pliquait pas un emplâtre sans faire croire au lamentable souffre
douleur qu'il cour))ait sous l'autorité du codex, que son cas étai*
une question de vie ou de mort. Il aurait volontiers revêtu la robe
noire et le bonnet pointu, sans oublier la grosse écritoirc et la
plume d'oie nécessaires pour rédiger de formidables ordonnances,
s'il avait pensé que cet attirail renouvelé de Diafoirus en imposât
davantage à ses patients, et même avec son ami, il ne négligea
pas le petit coup de tam-tam charlatanesque.
Il revint flanqué de deux infirmir'rscn tablier blanc, et l'appa-
rition de ces gaillards d'ampiiithéàtre dont l'un surtout, très
grand, rouge de cheveux et tanné de peau, évoquait plutôt des
idées de pugilat que de pansement, causa une violente émotion
au poète. L'idée que ces individus allaient le toucher, le manier,
lit naître en lui une terreur irraisonnée et, tout tremblant, il
tourna vers Colin un regard d'enfant peureux, si triste et si
suppliant que celle-ci, prenant en pitié les souffrances morales de
.son maître, fit sortir les infirmiers et déclara au médecin qu'il
valait mieux renoncer à ro])ération que de la pratiquer dans de
l)areilles conditions.
Le docteur, très vexé de voir lui échapper une si belle occasion
de réclame, s'emporta, déclara — au Parnasse — qu'il allait
ALFRED DE MUSSET CHEZ LUI 281
volontairement courir de grands risques si l'hcmorragie reve-
nait, que Colin était folle de l'encourager dans une si sotte
frayeur, et que, pour lui, il dégageait sa responsabilité, puisqu'on
ne voulait pas suivre ses prescriptions.
On fit donc une simple cautérisation, on enveloppa la main
malade de linges épais, et pendant un demi mois on veilla jour et
nuit pour parer à tout accident. La guérison arriva enfin, mais
la convalescence fut longue. C'est à cette époque que Musset
écrivit ou plutôt dicta Carmosine dont il ne traça pas une ligne,
ce qui fut cause pour lui d'un singulier embarras compliqué d'un
peu de remords.
M. Véron, en payant très largement Carmosine, avait demandé
à garder le manuscrit qu'il croyait écrit par l'auteur, et le poète
avait consenti, sans réfléJur que l'autographe qu'il livrait au
directeur du Constitutionnel était des plus fantaisistes. Ce n'est
que plus tard qu'il se rappela n'en pas avoir tracé un traître mot,
et n'osant pas revenir sur ce sujet délicat, il ressentit longtemps
une sorte de honte d'avoir inconsciemment trompé un homme
qui lui témoignait beaucoup d'amitié.
M'"" Colin essayait de le rassurer en lui disant : « Mais, Mon-
sieur, tranquillisez- vous donc, M. Véron doit bien savoir que le
manuscrit n'est pas de votre main, quoique l'écriture ressemble
un peu à la vôtre ; d'abord, il y a trop de fautes d'orthographe
pour qu'il en doute un seul instant. »
Il est probable que l'idée des fautes nombreuses dont était
ém.iiUée Carmosine pouvait difficilement adoucir les inquiétudes
de Musset, qui se trouvait ainsi sous la double et désagréable
inculpation, ou d'avoir trompe Véron ou de manquer d'ortho-
graphe, mais il se consola en pensant que Véron n'avait peut-
être pas assez d'orthographe lui-même pour s'apercevoir de la
vérité.
Quoi qu'il en soit, instruit ou non, Véron ne fit jamais la
moindre allusion à ce — truquage — involontaire du manuscrit
qu'il possédait.
Jean de Bouugogxe.
(A suivre).
LE DOCTEUR RAMEAU
(1)
XI
Dans' le cabinet de Rameau, trois médecins étaient réunis en
consulto.tion : tous trois comptaient parmi les plus célèbres pra-
ticiens de l'Europe. Talvanne, adossé à la cbeminée, à trois pas
du fauteuil de son ami, écoutait les conclusions formulées par le
])rofcsscur Lemarcliand, spécialiste pour les maladies de poitrine,
qui a découvert le bacille de la phtisie. Celui-ci parlait d'une voix
lente, debout, et avec des gestes attristés, s'adressant à la fois
à ses confrères, pour les prendre à témoin, et au père, pour im-.
plorer son indulgence.
— Mon cher ami, nous ne savons que penser. La maladie nous
échappe. Les symptômes en sont extrêmement divers... Il y avait,
hier, héinatocèle caractérisée, avec accompagnement de périto-
nite... Aujourd'hui, il n'y a plus trace d'inllammation dans le
ventre, et la fièvre augmente avec troubles de la vue et de l'ouïe...
En même temps, des accidents cérébraux se manifestent, et Tal-
vanne persiste à redouter une méningite...
Les trois consultants s'examinèrent anxieusement. Ils s'agitè-
rent, conmie faisant un effort pour sortir des ténèbres au milieu
desquelles ils se débattaient, ils soujjirèront, mais gardèrent le
silence. Leur physionomie était lugubre. Us se sentaient impuis-
sants, et, en face de leur collègue, de leur ami, dont la fdle, remise
à leurs soins, souffrait d'un mal qu'ils ne savaient point définir
et qui empirait d'iieure en heure, ils éprouvaient une sorte de
honte. Laisser mourir un malade vulgaire, passe encore. Mais
l'unique enfant du professeur Rameau I C'était un déni de capa-
cité qui devait flétrir la Faculté tout entière. Et ils restaient
(11 Voir les numéros des 25 mars, 10 et 25 avril, 10 et 25 mai, 10 et
2o juin, 10 et 25 juillet 1880.
J
LE DOCTEUR RAMEAU 283
assis devant le bureau, absorl)és, sinistres dans leurs vêtements
noirs : la livrée du médecin, qui semble toujours porter un deuil
présent ou futur.
— La maladie vous échappe, dit alors Talvanne, parce que son
siège est dans la pensée. Vous avez à combattre une affection
produite par une commotion morale, par un saisissement violent.
N'espérez pas la réduire par des moyens thérapeutiques ordi-
naires... Point de ventouses, comme notre confrère le proposait
tout à l'heure : la perte de sang anémierait fâcheusement la ma-
lade. Pas de bains froids : il n'y a pas trace de fièvre typhoïde.
Des calmants, du repos ; en un mot, le moins de médecine pos-
sible. Ils se regardèrent tous, tant l'ironie était aiguë. Mais Ra-
meau, enfoncé dans son fauteuil, ne sourcilla point. Ils se levè-
rent et vinrent lui serrer la main. Ils dirent :
— Attendons le développement de la maladie. A demain matin.
Et, comme des ombres, ils sortirent du cabinet, laissant Pta-
meau et Talvanne en présence.
— Et voilà l'élite de la science médicale moderne ! dit l'alié-
niste en haussant les épaules. Pauvre humanité, qui est tribu-
taire de ces gaillards-là ! Leurs malades guérissent parce qu'ils
le veulent bien. Cela me rappelle ce que me disait ce pauvre doc-
teur Bouvey, dont j'étais l'interne à Saint-Louis : « Dans mon
service, j'ai deux salles pleines de malades. Ceux qui sont dans
la première, je les soigne comme on l'enseigne à l'école; ceux
qui sont dans la seconde, je leur fais boire de l'eau sucrée : il en
guérit autant d'un côté que de l'autre ! » Celui-là était franc, il ne
droguait pas! C'étaient toujours les médicaments d'évités !
Il fit quelques pas du côté de la fenêtre, revint vers son ami,
se planta devant lui, et changeant de ton :
— Je sais bien ce qu'il lui faut, à notre malade, et ce qui la
guérirait mieux que tous leurs remèdes...
Il s'arrêta, et regardant Rameau fixement :
— C'est ta présence.
Et comme celui-ci restait immobile et silencieux :
— Tu ne veux pas monter avec moi chez elle? demanda-t-il
d'un ton suppliant.
Le docteur répondit non, de la tête. La figure de Talvanne
s'assombrit et son regard s'éteignit, comme s'il regardait au
dedf.ns de lui-même ; il demeura absorbé pendant quelques mi-
nutes, puis vivement :
284 LA LECTURE
— Tu le devrais, quand ça ne serait que par amour-propre pro-
fessionnel! Tu vois bien que tous ces grands médecins, tes rivaux,
si jaloux de toi, ne sont pas en état de formuler un diagnostic
certain... Ils errent, ils tâtonnent... S'ils n'avaient pas affaire à
Adrienne, et si je ne m'y étais pas opposé, ils se seraient déjà
livrés à des essais de traitement qui auraient mis la pauvre en-
fant à la torture... Toi, si tu voulais t'en mêler, non seulement
tu découvrirais ce qu'ils ne savent pas voir, mais tu appliquerais
la vraie médication... Quelle leçon à leur donner, et dans ta propre
maison! Rameau, je t'en prie, viens...
Le docteur baissa la tête sur sa poitrine, pour ne pas voir son
ami, et ne répondit pas. Celui-ci laissa échapper un geste de
découragement.
— Mon Dieu! j'use, avec toi, de tous les moyens, même de la
ruse, et tu restes inébranlable! Que faut-il donc te dire pour
t'apitoyer? Tu m'aimes pourtant, moi, tu aimes Robert, qui est
comme un fou et qui mourra de chagrin si nous ne sauvons pas
Adrienne. Je tejure qu'il n'y a que toi qui puisses la sauver. Nous
sommes tous des ânes, il n'y a que toi qui sais !.. Est-ce possible
que nous ayon^s, sous la main, le seul médecin qui existe au
monde, et qu'il nous refuse, à nous, ce qu'il a tant de fois accordé
à des étrangers, jiour de l'argcut!... Mais c'est donc vi'aimcnt de
la haine qui te dévore le cœur?... Tu me l'as dit, mais je ne voulais
pas le croire. Phrases de colères, paroles échappées à la fièvre,
me disais-je, il se laissera fléchir. Et tu demeures dur et froid
comme la pierre! Tu n'es donc pas de notre espèce, tu n'as donc
rien d'humain? Tu me fais peur, à moi, qui ai passé toute ma
vie auprès de toi, et qui ai eu la superstition de ta grandeur et
de ta bonté! V^oyons, Rameau, mon cher et vieil ami, si tu voulais
seulement m'accoinpagner jusqu'à sa chambre, si tu la revoyais,
ne fût-ce qu'une seconde, tu aurais pitié d'elle... Nos collègues
en ont eu le cœur bouleversé, et ils ne la connaissent pas! Ils ne
savent pas combien elle est douce, gentille et tendre. Une enfant
qui a été notre joie, que nous écoutions respirer, quand elle était
petite, tant nous avions peur qu'elle ne fût malade, et tu vas la
laisser mourir? Car, je te le dis, moi, elle va mourir, et mourir de
toi!... Entends-tu? I']llc ne demande, elle n'appelle que toi.
Quand elle sort de son horrible sommeil, si douloureux, et qu'elle
reprend sa raison, elle te cherche, et c'est le tourment de ne pas
te voir auprès d'elle qui la replonge dans le délire... Tu la tues!...
LE DOCTEUR RAMEAU 285
Si tu veux te débarrasser d'elle, tu as pris le bon moyen! Elle ne
résistera pas à ta dureté. Tu n'en as pas pour longtemps, et, dans
trois ou quatre jours, ce sera fini!... Rameau, tu me comprends
bien, n'est-ce pas? Fini! Nous la clouerons dans un cercueil et
on la descendi'a dans la terre. Alors nous resterons seuls! Oh!
non pas ensemble! Car, je t'en préviens, je te fuirai comme
un monstre ! Tu me feras horreur. Je ne vivrai certainement pas
avec un meurtrier... Et tu seras un meurtrier!
Il se laissa tomber accablé, pâle, haletant, à côté de Rameau.
Celui- ci paraissait vraiment n'avoir plus rien d'humain, ainsi que
le lui avait reproché son ami. Son front, jaune comme de l'ivoire,
brillait à la clarté de la lampe ; sa barbe blanche couvrait sa poi-
trine, semblable à une nappe d'argent, et ses paupières, char-
bonnées par l'insomnie, étaient baissées, comme s'il dormait.
Seules ses mains, posées sur les bras de son fauteuil, étaient agi-
tées par un léger tremblement qui accusait une violente émotion
intérieure.
— Rameau, m'entends-tu? reprit Talvanne. Réponds-moi!
— Je t'ai laissé maître dans ma propre maison, dit alors le
docteur, sans lever les yeux, sans que sa figure perdît rien de sa
froideur et de sa rigidité. Fais ce que tu veux, appelle qui tu veux.
Décide, ordonne. Riais ne m'en demande pas davantage. Tu as
exigé que je vive et je t'ai dit que tu avais eu tort. Tu vois, déjà
tu en es presque aux regrets !
L'aliéniste frappases deux mains avec force l'une contre l'autre,
et, avec une irritation qu'il n'essayait pas de contenir :
— Je ne te reconnais plus ! Pensées, langage, ce n'est plus toi I
Un homme peut-il changer ainsi, en si peu de temps ! On dirait
que tu joues un hoi-rible rôle ! Voyons, pour la dernière fois, cède
à ma prière. Fais-moi la charité d'un peu de pitié pour cette
enfant.
Rameau répondit :
— Ne réclame pas de moi ce que je n'ai point la force de faire!
Talvanne se dressa devant son ami, pâle comme s'il allait mourir,
et, avec un accent qui exprimait l'atroce déchirement de son
cœur :
Tu es un mauvais homme, s'écria-t-il. Oui, un mauvais homme I
Tu ne me verras plus chez toi. Adieu !
Et il sortit sans regarder derrière lui, Pvameau ne fit pas un
geste, ne dit pas un mot, pour retenir l'ami de toute sa vie. Mais,
28G LA LECTURE
quand la porte se fut refermée sur lui, il poussa un long soupir
et des larmes coulèrent de ses yeux rougis sur sa barbe de neige,
ainsi qu'un flot amer.
Talvanne, exaspéré, avait gravi l'escalier en quelques enjam-
bées. Il avait retrouvé son agilité déjeune homme. On eût dit qu'il
courait annoncer une heureuse nouvelle. Arrivé à la porte do
l'appartement d'Adrienne, il s'arrêta. Son excitation aerveuse
tomba brusquement et l'horreur de sa situation lui apparut.
Rameau refusait de tenter personnellement quoi que ce fût pour
celle qu'il avait chassée de son cœur en un instant et pour tou-
jours. Et lui, Talvanne, avait pris l'engagement de le ramener
au chevet de la malade. Comme il l'avait dit à son ami, l'enfant
ne pensait qu'à son père, ne cherchait que son père, ne deman-
dait que son père. Elle mourait de s'être vue l'cpoussée par lui.
La blessure dont les médecins constataient les ravages, sans en
pouvoir deviner la cause, avait été faite par la main furieuse de
Rameau brutalisant Adrienne, et elle était au cœur. Seul le
père pouvait panser cette plaie et la guérir. Et il ne le voulait
pas.
Donc c'était fini, et, dans les angoisses d'un délire sans cesse
grandissant, dans les tortures d'une fièvre qui brûlait son cer-
veau, la pauvre petite, victime innocente de la faute, était con-
damnée à s'éteindre. Qu'allait répondre Talvanne quand la malade
lui adresserait la même question, qu'elle ne se lassait pas de ré-
péter, depuis la première heure : Pourquoi papa ne vient-il pas ?
Il lui faudrait encore mentir, comme il avait menti j^endant deux
jours.
11 en vint à souhaiter que sa filleule dormît do cet affreux som-
meil plein de torpeur, et cependant hanté de cauchemars
effrayants, qui la faisaient appeler, supplier et crier, comme si
elle apercevait de menaçantes figures, comme si elle était mêlée
à des scènes de violence. Ef il la reconstituait bien, la scène ; il
la connaissait, la figure. Une chambre pleine de débris, et Ra-
meau échevelé, écumant, terrible, voilà ce qu'elle voyait tou-
jours, ce qui lui arrachait, d'une voix angoissée, ces pai'olcs, tou-
jours les mêmes :
— Papa! oh! papa, pardonne-inni !... Si tu as du chagrin, ce
n'est pas de ma faute !... Paj)a, ne nu- fais pas de mal !
Et elle priait si doucement que Talvanne, eu l'écoutant, avait
les larmes aux yeux et que Hubert rugissait de colère et de dou-
LE DOCTEUR RAMEAU 2S7
leur, se rongeant les poings clans son exaspérante inutilité. Pren-
dre la souffrance de cette créature adorée, se sacrifier pour elle,
mourir pour lui éviter une douleur : voilà ce que rêvaient ces
doux hommes, le parrain et le fiancé. Et ils étaient impuissants.
Tandis qu'un homme qui, d'un geste, d'un mot, pouvait sauver
cette martyre, s'entêtait férocement à ne pas faire ce geste, à ne
pas dire ce mot, immobilisé, figé, pétrifié, dans une folie super-
naturelle qui lui avait stérilisé le cerveau et le cœur.
Et il n'y avait rien à tenter auprès de lui de plus que ce qu'avait
risqué Talvanne. Nul raisonnement, nulle supplication, nulle
violence. On aurait pris un pistolet, on le lui aurait mis sur le
front en criant : « Sauve-la, ou je te tue ! » Il aurait répondu :
« Béni soyez- vous, tuez-moi ; c'est tout ce que je demande 1 »
Rien ! rien ! L'arsenal des moyens humains était épuisé. Il fallait
s'en remettre à la Providence, et compter sur la nature.
Hors de lui, prêt à tout, tant il souffrait de sa fureur concen-
trée, Talvanne ce^îendant ne déses^^érait pas encore. Il ne savait
d'oi!i viendrait le secours, mais il en attendait un. Le miracle,
dont il avait parlé à Rameau se produirait. Un coup de foudre
rouvrirait dans ce cœur la source tarie de la bonté. Il était im-
possible qu'il n'arrivât point quelque chose. Il ne voyait pas
Adrienne morte.
Et pourtant, elle était mourante, et il se rappelait, frappé du-
rement par ce souvenir, la prédiction, déjà en partie réalisée,
faite par Conchita devant le lit de mort de Munzel : « Tout ce qui
a approché Fim^iic a été frappé... Il a tout corrompu, autour de
lui, do son mortel poison... » Tous ils avaient succombé comme
elle l'avait dit, et maintenant c'était le tour de l'enfant. Il lui
sembla voir la jeune femme, toute noire, étendant le bras, avec
une flamme prophétique dans les yeux. Mais il secoua la tête et
chassa ces pensées. II se trouva, avec surprise, dans le corridor,
au haut de l'escalier, devant le salon, dans une obscurité com-
plète. Il y avait peut-être une demi-heure qu'il était là. Il gagna
la chambre d'Adrienne, sur la pointe du pied. A sa vue, Robert,
assis près de la cheminée, se leva, et, sans parler, d'un geste l'in-
terrogeant :
— Impossible de le décider, répondit le docteur.
— Et si j'y allais, moi ? demanda le jeune homme.
— Ce serait, à mon avis, inutile. Réservons, en tous cas, ce
dernier effort pour une heure suprême. Après ce que je l'ai con-
288 LA I.KC.TUIIE
traint à écouter, que lui clirais-tu ((ni ()oui"rait le frapper? Non!
Le coup qui l'atteint a brisé les liens qui l'attachaient à nous.
Nous n'avons plus affaire à un homme. 11 n'est plus touché par
nos misères. Il n'entend plus et ne comprend plus nos arguments.
Je suis navré, je ne croyais pas ma vieillesse réservée à une pa-
reille épreuve? Et Adrienne, comment est-elle?
— Elle se plaint de violentes douleurs dans le cerveau, et la
lumière affecte cruellement sa vue... Elle ne peut la supporter...
— A-t-ellc eu encore des hallucinations ?
— Oui, pendant son sommeil. En se réveillant^ toujours la
même préoccupation.
— Son père ?
— Oui. Voilà ({u'il est huit heures. \'ous ave/, passé ces deux,
nuits auprès d'elle, vous devriez rentrer chez vous, et vous re-
poser. Moi je veillerai avec Rosalie...
— Soit ! mais je ne partirai ([u'à minuit.
Il s'approcha du lit. Un souffle irrégulier et pénible sifflaitdans
l'ombre des rideaux, et un murmure de vagues paroles se faisait
entendre. Talvanne se pencha, et ses yeux, s'habituant à l'obscu-
rité, distinguèrent les traits de sa filleule ravagés par la souf-
france. De cette fraîcheur rosée, qui donnait tant d'éclat à son
visage, il ne restait plus trace. Une pâleur, marbrée de rouge
aux pommettes, s'étendait sur ses joues, et sa mâchoire, toujours
contractée, se creusait émaciéc. Ses lèvres, bridées par la fièvre,
lais.saient échapper des mots, toujours les menées, qui accusaient
une préoccupation incessante. Une sueur perlait à ses tempes.
Ses membres s'agitaient sous ses draps, comme si elle était dans
un brasier.
Talvanne hocha la tète, poussa un soupir et vint s'asseoir au-
près de llobert. Ils demeurèrent silencieux à écouter le tic tac
monotone de la pendule. Vers huit heures et demie, la porte
s'ouvrit doucement et la vieille llosalie parut. Elle s'approcha,
et, d'une voix basse, avertit les deux hommes qu'elles leur avait
fait monter à dîner dans le salon.
— C'est le dîner de Monsieur, dit-elle avec un geste apitoyé.
Il n'y a pas touclu';...
Et cnnnnc Talvanne ne bougeait j)as :
— Il faut prendre des forces, ajouta-t-elle tristement, vous en
aurez besoin.
Ils se levèrent, et, précédés par la vieille servante, ils passèrent
LE DOCTEUR RAMEAU 280
dans le salon, où, sur un gaéridon, le couvert était mis. Et
tristes, mortellement, ils s'attablèrent, en face l'un de l'autre,
dans cette maison où ils avaient, tant de fois, dîné gais et heureux.
Dans son cabinet. Rameau, depuis le départ de Talvanne,
n'avait pas fait un mouvement. Il paraissait ne plus vivre. Ren-
versé sur le dossier de son fauteuil, il réfléchissait. La gouver-
nante était venue plusieurs fois le prier de manger. Elle avait
voulu placer une table à portée de sa main. Le front du maître
s'était creusé d'un pli plus profond, il avait murmuré avec impa-
tience : « Emportez cela », et était retombé dans son orageuse
méditation. Vêtu de sa grande robe noire, au milieu de ses li-
vres, pensif et coui'bé, on eût dit le vieux Faust cherchant les
problèmes mystérieux de l'existence humaine.
Depuis deux jours et deux nuits, il n'avait pas fermé les yeux,
et, l'esprit cependant lucide et actif, il lui semblait que plus ja-
mais il n'aurait besoin de sommeil. 11 avait calculé, plein de joie,
que le reste de sa vie s'userait plus vite, dans cet énervement,
et, avec une âpre application, il s'était remis à songer à son mal-
heur. Peu à peu, sa pensée s'était envolée au-dessus de la
terre, et il avait perdu le sentiment du réel.
11 se sentait emporté dans des espaces immenses, comme s'il
eût été impalpable et aérien. Tout ce qui était autour de lui dis-
paraissait et il montait toujours, soulevé par de puissantes ailes.
Il s'était élevé ainsi jusqu'aux solitudes célestes, où les poètes
font planer les âmes des morts, et, comme Francesca et Paolo,
enlacés dans une étreinte éternelle et sanglante, il avait aperçu
Munzel et Conchita, plaintifs et désolés, attachés l'un à l'autre
par le remords de leur crime. Il ne pouvait détoui-ner d'eux ses
regards, et une douleur immense l'oppressait. Il voulait les re-
joindre, mais la distance, entre eux et lui, restait toujours la
môme. Il s'acharnait à les poursuivre, ils fuyaient éperdus dans
l'immensité déserte, et de longs voiles noirs flottaient funèbres
derrière eux. Aucune fatigue et pourtant aucune trêve. Il lui
semblait qu'il les chasserait ainsi, toujours, avec le sauvage
désir de les atteindre pour les juger et les punir.
Des heures s'écoulèrent sans qu'il cessât d'être en proie à sa
redoutable folie. Il oubliait la vie, le monde, les siens, et, perdu
dans son rêve, il n'existait plus que par le cerveau, Rosalie entra
dans son cabinet, il ne l'entendit pas. Elle lui parla, le suppliant
de se coucher, de ne pas demeurer assis, toujours à la même
LECT. 31 - IX — 19
200 LA I.KCTURE
place, il ne lui répondit pas. La maison, peu à peu, devint silen
cieuse et obscure comme un tombeau. Talvanne était parti, la
nuit s'écoulait et, à la lueur des lampes, qui commençaient à
pâlir. Rameau songeait toujours, les yeux fixes, le front baissé,
la bouche menaçante.
Deux heures sonnèrent à la pendule. Une sensation de froid,
première impression vitale que le sombre penseur eût éprouvée
depuis quarante-huit heures, le fit fi'issonner. Il jeta un regard
trouble autour de lui, vit son feu éteint, son cabinet désert, la
nuit profonde. Le souvenir de ses douleurs présentes lui revint.
Une rapide vision lui montra la chambre blanche, dans laquelle
souffrait, mourait Ach-icnne, et une douleur lancinante lui tra-
versa le cœur comme un trait aigu. Il pensa qu'il n'était pas
seul à gémir et qu'il se plongeait dans un anéantissement volon-
taire, qui n'était qu'un monstrueux égoïsme. Mais aussitôt uti
flot de colère troubla de nouveau son esprit. Il se révolta contre
la pitié qui avait osé lui faire entendre sa voix. Il n'admit pas
qu'une souffrance pût être égale à la sienne. Qu'importaient les
autres? N'était-il pas seul, maintenant, et du fait même de la
faute? Quels liens la faiblesse humaine lui conseillait-elle de re-
nouer? Ceux de l'infamie dont il était la victime? Non ! Non ! Il
ne serait pas si lâche !
Il se leva et marcha d'un pas pesant et engourdi. Tout se tai-
sait. Il était isolé, matériellement aussi bien que moralement.
Le vide, qu'il avait étendu autour de lui, par sa violence et sa
dureté, demeurait complet. Il se sentit abandonné autant qu'il
abandonnait les autres. Talvanne, lui-même, n'avait-il pas dit
qu'il ne reviendrait pas? Talvanne! Etait-ce possible? Et que
serait la dernière luuire de Rameau, sans l'ami fidèle pour lui
fermer les yeux ? Seul, comme un paria volontaire, n'était-ce
pas ce qu'il avait voulu ?
Lentement il se dirigea vers la porte de son cabinet et l'ouvrit.
Il marchait sans lumière : tous les coins de la maison lui étaient
familiers. Son pied trouvait le chemin sans aucun secours des
yeux. Il traversa le couloir et arriva devant l'escalier qui con-
dL'isj<it à l'appartement d'Adrienne. Le silence partout. Pas une
allée et venue, à l'étage supérieur, qui décelât la veille, les soins
donnés à la malade. Etait-elle délaissée, elle aussi? Un frisson
passa dans les veines de Hameau: Si tout était fini? Si elle était
morte V
LE DOCTEUR RAMEAU 291
Dans les ténèbres, il commença à gravir les marches de l'es-
calier. Il montait, attiré par une curiosité qu'il ne savait plus
vaincre. Devant qui allait-il se présenter? Qu'allait-il voir? Des
gens écrasés par le chagrin ? Un corps frêle et blême, dans un
lit entouré de clartés funéraires. Et des soupirs, et des prières, et
des larmes! Il montait toujours. Il parvint jusqu'au salon qui
était ouvert ; il entra, et, par la porte de la chambre entre-bâillée,
il vit une mince raie de lumière, il entendit une voix sourde qui
semblait psalmodier. Il fit un pas de plus, approcha son visage
de l'ouverture et regarda.
Auprès du lit, presque sous les rideaux, éclairé par la faible
et tremblante lueur d'une veilleuse, Robert était assis. C'était
lui qui parlait, et celle à qui il s'adressait ne l'entendait pas.
Elle était toujours plongée dans ce même effrayant délire, qui ne
cessait, par courts intervalles, que pour la laisser, après, plus
dolente et plus prostrée, dans une sûre et lente extinction de la
vie. Et, pour l'arracher à ce sommeil qui semblait l'avant-coureur
de la mort, le fiancé lui parlait, la priait, avec une tendresse ar-
dente et désolée. Dans cette obscurité, au milieu de ce silence,
c'était un spectacle à la fois touchant et sinistre que celui de ce
vivant, qui essayait de réveiller cette demi-morte par des paroles
d'amour.
D'une oreille avide, R,ameau écoutait. Sûr d'être seul, puisque
Talvanne était parti, Rosalie couchée, et le père obstinément
enfermé dans sa haineuse abstention, Robert, penché sur la
main inerte d'Adrienne, laissait déborder son cœur :
— Est-ce possible que nous devions te perdre, toi si douce, si
bonne et si tendre ? Que sera notre vie lorsque tu ne seras plus
là? Que de regrets, quel désespoir pour ceux qui t'auront laissée
partir ! On mesurera le vide que fera ton absence, on voudra te
rappeler, te ravoir, mais tu n'entendras plus... Et il sera trop
tard ! Cependant, il suffirait d'une lueur de raison, au travers
d'une démence inexplicable, pour que tu sois sauvée... Si celui
que tu appelles sans cesse, quand tu n'es pas immobile comme
en ce moment, consentait à venir, s'il oubliait les torts, dont tu
n'es pas responsable, pour ne se souvenir que de ta grâce et de
ta tendresse, tu vivrais, car tu ne souffres que de sa colère et tu
ne mourras que de son abandon. Et moi, je suis condamné à
assister à cette injustice, à supporter cette iniquité, et je ne puis
rien pour toi !... Tu m'aimes pourtant, mais l'amour que tu as
892 LA LECTURE
pour celui qui te tue est le plus fort ! Chère petite, ta main est
brûlante de lièvre. M'entends-tu? Réveille-toi, ne reste pas là,
toujours, à murmurer des mots qu'on devine... Ton père vien-
dra... Oui, je le su])plierai à genoux... Ton parrain n'a pas su
lui parler... Il a été violent et dur !... Ce n'était pas ainsi qu'il
fallait prendre le maître... Il n'aurait pas résisté à des larmes...
Et je l'attendrirai, moi, ou bien c'est qu'il n'aura plus de cœur
dans la poitrine... Oh! chère Adrienne, devant quoi reculerais-je
pour te procurer un apaisement?... C'est une telle torture pour
moi de te voir souffrir et d'être incapable de te soulager... Je
paierais de ma vie le pouvoir de te sauver!... Te haïr, toi?...
Pour je ne sais quelle ancienne folie ! Mais demain, guérie,
vaillante, heureuse, lu m'abandonnerais, pour en aimer un autre,
que je n'essayerais pas de te faire du mal... Je mourrais de dou-
leur et de désespoir, voilà tout, en souhaitant ton bonheur et ta
joie. Te haïr ! Est-ce possible ? Déraison passagère. Ne nous
quitte pas, sois patiente, attends : il te reviendra et tu n'auras
plus de chagrin, nous ne verrons plus, dans tes yeux, que de la
gaieté, et, sur ta bouche, que des sourires...
Exalté, il pressait la main de la jeune fille dans ses doigts,
comme s'il eût voulu lui prendre son mal et lui -donner sa santé.
Il sentit cette main s'agiter dans la sienne, il se souleva et vit
les yeux d'Adrienne ouverts dans la nuit. Elle se tourna avec
effort et, reconnaissant son ami, elle dit :
— C'est toi, Robert !... Parrain n'est plus là?
Elle eut une hésitation, puis, plus que faiblement:
— Et papa, où est-il ? Je voudrais bien le voir...
— Il était là, tout à l'heure, ma chérie, mais tu dormais, ré-
pondit le jeune homme.
Elle eut un navrant sourire:
— Oui, il vient pendant que je dors... Vous me le dites... Mais
je ne le trouve jamais là, quand je me réveille...
Elle se tut pendant quelques secondes, puis avec un accent
déchirant :
— Et cela me fait tant de peine ! Tant de peine! Hélas!...
Ses yeux se troublèrent, sa tête retomba sur l'oreiller, elle
murmura i)lusieurs fois : hélas !... Et le délire la reprit.
Robert, désespéré, pencha son front brûlant sur la main qu'elle
n'avait pas retirée, et Ranioan l'entenflit (jui sanglotait. Alors,
plus courbé, plus sombre, plus malheureux, presque effrayé,
LE DOCTEUR RAMEAU 293
fuyant le tableau de ces angoisses et de ces douleurs, dans l'om-
bre, comme un coupable, le docteur redescendit, du même pas,
l'escalier et rentra dans son cabinet.
Il marcha : il ne pouvait plus tenir en place et une agitation
violente bouillonnait en lui. Sa pensée avait pris un autre cours.
Elle n'évoquait plus Conchita et Munzel. Le couple adultère
avait disparu, c'était la petite malade, dont il était si près maté-
riellement et si loin moralement, qui occupait son esprit. Il
voyait la chambre blanche, et, sous les rideaux qui avaient tant
de fois abrité le paisible et riant repos de l'enfant, il entendait
le halètement d'un sommeil douloureux et effrayant. C'était la
même douce créature, si tendrement aimée, dont les baisers lui
remuaient le cœur, qui souffrait, et il n'essayait pas de la
guérir.
Il tenta de discuter avec lui-même. Il se dit : Que m'importe
cette fille? je ne la connais pas. S'il ne fallait pas donner au
monde des explications devant lesquelles je recule, je l'aurais
mise hors de chez moi. Je ne l'aime pas, je ne peux l'aimer. Ce
serait une duperie ajoutée à tant d'autres. Aimer la bâtarde de
cette misérable et de son amant? Accepter la honte, l'approuver?
Ah! ah! Il ne manquerait plus que cela ! Mais je serais vraiment
tombé en enfance ! Allons ! Pas de faiblesse ! On a pu me désho-
norer, je ne me déshonorerai pas moi-même !
Une voix s'éleva, au fond de lui, pour la première fois et timide
encore, qui répondit : « Qui le saura? Talvanne ! Il t'a supplié
d'être miséricordieux. Robert? Il passera sa vie à te bénir. » Mais
aussitôt il se révolta contre cette lâche conseillère, il protesta
qu'il ne suivrait pas ses perfides et doucereux avis. Il voulut se
cuirasser plus complètement d'indifférence, mais il ne put y
réussir. Vainement il s'efforça de penser à autre chose, d'atta-
cher son imagination à un sujet différent, toujours il était ramené
à ce tableau lamentable de la petite malade, brûlée par de fié-
vreux cauchemars, dans son lit blanc fait pour les songes heu-
reux. L'obsession grandissait sans cesse, et d'une façon singu-
lière. Il éprouvait un violent désir de savoir ce qui se passait.
Il fut sur le point de sonner pour demander des nouvelles. Et
ce n'était pas un retour de tendresse : il ne se sentait pas entraîné
vers l'enfant. Il lui semblait que, guérie, il se fût désintéressé
d'elle. Mais elle souffrait et il se disait : Je ne pense à elle que
parce qu'elle souffre. Il éprouva du soulagement, quand il eut
294 LA LEGTUHE
trouvé cette explication à son trouble. Il se rassit dans son fau-
teuil profond, aux premières lueurs du jour, et ouvrit la fenêtre.
L'air pur lui fit du bien. Il respira délicieusement et revint à sa
table, sur laquelle il prit un livre. Justju'au déjeuner il lut paisi-
blement.
Rosalie, avec un étonnement épouvanté, le vit calme, comme
si rien d'anormal ne fût arrivé. Elle avait compté sur une détente
des nerfs lassés, pour amener une révolution dans l'état d'esprit
de son maître. Et soudainement, à l'heure où elle le croyait abattu
et à la merci de son entourage, il se redressait plus solide et plus
puissant. Elle se demanda quel pacte il avait conclu avec les êtres
invisibles, pour posséder ces ressources mystérieuses. Elle lui
apporta, sur un plateau, son repas habituel : de la viande froide
et des fruits. Il mangea quelques bouchées et but un verre d'eau.
Il n'avait pas encore fait entendre le son de sa voix quand elle
se disposa à s'éloigner. Il attendit qu'elle fût à la porte, pour se
décider à lui adresser la question qui brûlait ses lèvres :
— Le docteur Talvanne est-il là ?
Elle répondit :
— Oui, monsieur, il est là-haut avec Robert.
Elle ne prononça pas le nom d'Adrienne, elle ne dit pas ; chez
votre fille. Là-haut — voilà tout. N'était-ce pas cela qu'il voulait
savoir? Elle fut tentée d'ajouter : et cela va mal. l^lle se retint.
La figure de Rameau s'était contractée, et, de pâle, était devenue
livide. DHui geste impatient, il ordonna à la gouvernante de
sortir.
Ainsi, Talvanne avait exécuté sa menace : il ne revenait plus
chez son ami. Il était clicz sa filleule, là-haut, mais il ne s'était
pas arrêté au premier étage, pour serrer la main de son vieux
camarade. C'était la première fois depuis quarante ans. Il res-
sentit une profonde tristesse. Il avait écouté tout ce que lui avait
(lit Talvanne, mais il n'avait jias cru à sa rancune. Il se dit: A
l)résent je suis bien seul. Tout me manque en même tem[)S, et je
ne puis me retenir à rien. C'est le vide com[)]ct et définitif.
Il vit tout désert et désolé autour de lui. Une impression na-
vrante s'imposa à son esprit. Il eut comme le vertige, et, avec un
grand trouble, il se demanda si le sentiment qu'il éprouvait n'était
pas de la peur. Une oppression inconnue lui serrait le cœur. Il
était mécontent des autres et de lui-même. Un poids très lourd
l'étouffait, et il eut le soupron que c'était un remords. Il s'indigna
LE DOCTEUR RAMEAU 2'J5
à cette pensée. Un remords de quoi? Qu'avait-il fait? Était-il
donc coupable? Il sourit amèrement : Pauvre humanité, ballottée
toujours sur Tocéan des rêves, et terrifiée par la réalité. Fai-
blesse, faiblesse et rien que faiblesse ! Un changement dans sa
vie, une modification dans ses habitudes, et lui-même, l'esprit
fort, il perdait l'équilibre de ses facultés. Talvanne le boudait,
et cette hostilité momentanée le conduisait à broyer du noir, à
ressentir des inquiétudes d'enfant qui craint les fantômes. Toute
cette tristesse, toute cette mélancolie : fantômes de son imagina-
tion. Il suffisait de les regarder de près pour les dissiper et les
anéantir.
Il s'efforça, pendant les longues heures de cette journée, de se
fortifier moralement. Il y mit une grande volonté et beau-
coup de courage. Il y parvint, après de violents efforts. Il put
passer son examen de conscience et se juger aussi innocent, en-
vers les autres, que les autres avaient été coupables envers lui.
Il compta sur l'équité naturelle de Talvanne et espéra que son
ami lui reviendrait. Il retrouva toute sa fermeté et décida qu'il
avait agi comme il devait agir. Il reçut ses confrères qui se pré-
sentaient pour la consultation quotidienne, ne parut pas remar-
quer que l'aliéniste ne les avait pas accompagnés. Il parla méde-
cine, discuta le traitement indiqué, accepta les encouragements
qu'on lui donnait, et joua, avec une affreuse liberté d'esprit, son
rôle de père.
Mais, vers six heures, quand la nuit descendit et que l'ombre
remplaça le jour, il fut, de nouveau, envahi par l'inquiétude. Il
ne put rester immobile, et recommença à marcher avec agita-
tion. Il souua pour avoir de la lumière, et, comme Rosalie lui
préparait ses lampes, il demanda pour la seconde fois :
— Est-ce que le docteur Talvanne est là ?
La servante le regarda, étonnée, et avec un ton de reproche :
— Oh! monsieur, depuis ce matin il n'a pas quitté de là-
naut.
Toujours « là-haut » ; point : mademoiselle, comme elle disait
autrefois, cérémonieusement, ou familièrement : Adrienne. Là-
haut ! Rameau s'arrêta devant la vieille femme et s'aperçut, tout
à coup, que deux grosses larmes lui coulaient des yeux sur les
joues. Il sentit sa respiration qui s'embarrassait dans sa poitrine,
il dem.anda d'une voix tremblante ;
— Est-ce que cela va plus mal ?
£06 LA LECTURE
A ces mots, Rosalie éclata, et, bégayant d'émotion :
— Oh! monsieur, monsieur!... Une petite que nous avons
élevée dans la plume et le coton... Une princesse n'aurait pas été
plus choyée!... Et la voir s'en aller si misérablement... Mon
Dieu ! est-ce qu'il faudra la perdre, comme nous avons déjà
perdu sa mère !
En entendant ces paroles. Rameau se rappela que c'était à
celle qui pleurait là, devant lui, qu'il avait confié la tâche d'ac-
compagner Conchita chez Munzel. Il ne vit plus en elle la fidèle
servante, tremblant pour la vie de l'enfant aimée, mais la com-
plaisante infâme des amours de la femme coupable. Il lui jeta un
regard qui la fit frissonner, et, d'une voix tranchante:
— Vous qui conduisiez la mère chez son amant, vous savez
l)icn que la fille n'est pas de moi ! Quelle comédie jouez-vous
pour m'apitoycr? Vous étiez comme les autres... Vous saviez
tout, n'est-ce pas?
— Sur mon salut éternel, ce n'est qu'en mourant que la pauvre
madame m'a tout dit... J'aurais donné ma vie pour que cela ne
fût pas !
— Hypocrisie et mensonge! cria Rameau. Sortez d'ici !...
Elle recula effrayée, joignit les mains, et suppliante :
— Mais la pauvre petite, si innocente!...
R,ameau répondit avec fureur :
— Ce sont les gens comme vous qui m'éloignent d'elle ! Allez-
vous-en !
Il fit un pas en avant, avec un air si terrible qu'elle n'osa pas
dire un mot de plus et sortit. Quand il fut seul, les battements
tumultueux de sou cœur l'effrayèrent. Il se croyait redevenu plus
maître de lui. Un mot inopportun, une demande intempestive,
et sa violence l'avait encore emporté. Et contre qui ? Contre
la femme dont il avait été en mesure, depuis vingt-cinq ans,
d'apprécier l'infatigable dévouement. Etait-elle coupable d'un
inallieur qu'elle n'avait pu empêcher? Oh ! elle ne mentait pas,
il le savait.
Il retomba dans sa tristesse, en .se découvrant si dé.sarmé et si
faible. Un domestique lui apporta son dîner auquel il ne toucha
pas. C'en était fait de sa supériorité d'esprit qui le mettait au-
dessus des compromissions. En uu instant, il redevint un
liomme semblable aux autres, à la merci de la chaleur de .son
sang et de la sensibilité de ses nerfs. Il demeura sombre, la tête
LE DOCTEUR RAMEAU 297
inclinée, roulant dans son cerveau d'orageuses pensées. Il se
sentait très chancelant, depuis qu'il n'avait plus à craindre les
assauts de Talvanne. Sa dernière révolte avait été provoquée par
l'intervention de Rosalie. Poussé dans ses derniers retranche-
ments, il se défendait avec énergie. Relégué dans la solitude et
le silence, sa résistance tombait. Il était fort contre les autres,
point contre lui-même.
Invinciblement, comme la veille, le besoin de connaître ce qui
se passait dans la maison s'imposa à son esprit. Le tableau de la
pauvre petite malade, ayant auprès d'elle Robert qui la suppliait
de ne pas mourir, s'évoqua de nouveau, et la voix insidieuse qui
lui avait déjà parlé à l'oreille, se fit encore entendre : « Contente
donc ton désir. Sors d'ici, va t'informer, qui le saura? » Toujours
cette hypocrite conseillère qui le poussait à la lâcheté ! Il s'in-
digna, et, tout haut, comme s'il s'adressait à quelqu'un de pré-
sent, et, pourtant, d'invisible, il dit :
— Je n'irai pas !
Et les heures s'écoulèrent. Il entendit sonner minuit. Le si-
lence, autour de lui, était complet. Les voitures avaient cessé de
rouler dans la rue. Pas un bruit, pas un souffle : la solitude. On
eût pu croire qu'un ordre avait été donné pour que le passage
fût libre, devant lui, s'il voulait monter. Il ouvrit sa fenêtre : son
front brûlait. La lune pâle etpureargentaitles massifs du jardin.
Un rossignol se mit à vocaliser dans les lilas, et les trilles de
l'amoureux ailé faisaient un si violent contraste avec la sépul-
crale tristesse qui entourait Rameau, qu'il lui sembla que l'oiseau
chantait sur une tombe. Il ne voulut pas l'entendre davantage et
repoussa sa fenêtre.
Hésitant encore, il marcha de long en large, tenaillé par
l'envie de monter. Puis, brusquement, il sortit. Il suivit, dans
l'obscurité, le couloir, gravit l'escalier, arriva à l'étage supérieur,
entra, sans bruit, dans le salon, et vit la porte de la chambre en-
trebâillée, comme la veille. Il entendit parler, il approcha. Un
homme était assis, près de la lampe, dans un fauteuil, mais ce
n'était pas Robert, c'était Talvanne. Le vieillard, fatigué par les
veilles, brisé par les émotions, n'avait pu vaincre sa lassitude,
et s'était endormi. Les paroles entendues, c'était la malade qui
les prononçait, dans son inguérissable délire, se plaignant tou-
jours, et plus amaigrie, plus blême, plus dévorée par la fièvre.
Rameau franchit le seuil de la chambre, sur la pointe du pied,
208 LA LECTURE
ainsi qu'un voleur. Il alla jusqu'au lit, et, debout, tout près de
l'enfant, il osa la regarder. Les ravages de la maladie lui appa-
rurent terribles, trahissant un affaiblissement profond, présa-
geant une catastrophe prochaine. Les yeux de la douce créature
étaient fermés, il ne vit pas leur couleur bleue, qui lui rappelait
l'ami infâme. Ses cheveux blonds étaient noyés dans l'ombre, il
ne vit pas leur ton d'or, qui criait l'adultère. Il ne distine:ua que
la bouche souffrante, dont les lèvres, entre deux baisers, lui
avaient dit tant de tendresses. Il n'aperçut que les pauvres
petites mains, agitées d'un tremblement fébrile, ces mains cares-
santes qui passaient, si délicieusement, dans sa barbe blanrhe.
Il frissonna de regret, de douleur et de désir. Ce front pâle ten-
tait sa lèvre, il eût voulu l'embrasser, comme autrefois. Et cepen-
dant il lui faisait horreur !
II se tordit les mains d'angoisse. Oh ! Le supplice, la malédic-
tion, de ne pouvoir pas se laisser tomber à genoux devant ce lit
d'agonie, de n'avoir pas le droit de l'entourer de ses bras, comme
d'une barrière vivante contre la more! Oh! Les misérables, qui
avaient empoisonné son cœur, souillé sa pensée, détruit toutes
ses croyances et creusé cet abîme de honte et de dégoût entre
lui et l'enfant qu'il avait adorée ! Un flot de colère monta aux
lèvres de Rameau, et là, en face de leur fille mourante, il prit les
deux coupables à témoin de leur infamie.
Tout à coup, il frémit jusqu'au fond des entrailles. Une voix
s'était élevée, disant avec un accès de joie inexprimable :
— Oh! Papa! C'est toi! Enfin!
Uouleversé, Rameau voulut faire un pas en arrière; mais la
petite main tremblante l'avait saisi, et il en sentait la brùluro
sur .son bras. Il vit les regards d'Adrienne fixés sur les siens.
Mais il ne pouvait juger si les yeux de l'enfant étaient bleus,
tant ils étaient voilés i)ar les larmes. Il essaya encore de se
dégager, mais la voix s'éleva, de nouveau, plus touchante :
— Oh! Papa, je t'en supi)lie, ne me quitte pas !
Il s'arrêta, immobile, ojipressé, les oreilles pleines de bour-
donnements. Ses jambes brisées par l'émotion se dérobaient sous
lui. La voix se fit entendre encore, mais plus faible, et il sembla
à Rameau que c'était celle d'Adrienne toute petite, alors qu'elle
était encore sa fille, et qu'il la veillait, pendant ses premières
maladies :
— Oh! Papa, j'ai bien mal... bien mal! Et ni parrain, ni
LE DOCTEUR RAMEAU 299
Robert, ni tes amis n'y peuvent rien... Toi! oli! toi, si tu m'aimais
comme avant...
Elle se souleva sur son coude, et, avec une expression déchi-
rante :
— Je ne voudrais pourtant pas vous quitter!... Je voudrais
vivre!... Oh! Papa, toi qui as toujours sauvé tous tes malades,
dis, est-ce que tu vas laisser mourir ton enfant?
A ces mots, le cœur trop gonflé de Rameau éclata dans un
sanglot. Il s'abattit au pied du lit, comme un chêne brisé par la
foudre, et, pleurant les seules bonnes larmes qu'il eût répandues
depuis qu'il souffrait tant, il pressa l'enfant contre sa poitrine
avec des caresses folles, balbutiant :
— Non! Non! ma chérie, ma mignonne, ma seule adoration
sur la tei-re, tu ne mourras pas... Tu vivras pour me consoler...
pour m'aimer !
Elle dit très doucement :
— Oh! C'est toi maintenant... Je te retrouve... c'est toi!... Il
ne faut plus me laisser dormir, car, vois-tu, j'ai de mauvais
songes, où il me semble que tu mo repousses et que tu me
menaces.
— Ne crains plus rien... Tu dormiras, mais pour mieux
guérir !
Il était debout, redressant sa haute taille, semblant défier la
mort, tel qu'il apparaissait au clievet des malades, ainsi qu'un
sauveur. Adrienne lui souriait. Il lui posa les mains sur le front,
et, au bout d'un instant, calme, les traits détendus, comme si
une volonté souveraine eût commandé à son mal, elle reposait.
Il la contempla, un instant, avec une ivresse profonde, puis,
s'étant retourné, il se trouva en face de Talvanne qui le regar-
dait. Rameau leva un doigt pour lui commander le silence. Alors
l'aliéniste s'approcha de son ami, et, le saisissant, il l'embrassa
de toute sa force. Les deux hommes restèrent, en face l'un de
l'autre, la main dans la main, le visage illuminé par la joie.
Enfin, attirant le docteur dans le salon , Talvanne, les yeux
riants, lui murmura, avec un soupir d'allégement :
— A présent, n'est-ce pas, je crois que je peux aller me
coucher?
Ptameau inclina la tête, répondit tout bas : « A demain » et
quittant son ami, vint se rasseoir au pied du lit d' Adrienne.
SOO LA LECTURE
XII
Talvanne, qui faisait d'habitude si bon marclié de sa science
médicale, s'était montré grand médecin le jour où il avait dé-
claré à ses illustres confrères que le mal dont souffrait Adricnne
avait son siège dans la pensée et que ce n'était pas avec des
topiques plus ou moins violents qu'il fallait le combattre. A
partir du moment oîi Rameau s'était installé à son chevet,
Adrienne, qui, jusque-là, semblait ne pas opposer de résistance
à la maladie, s'était rattachée ardemment à l'existence, et, en
quelques jours, avait été hors d'affaire. Sous le regard de son
l)èrc, elle s'était ranimée, comme une plante frileuse aux rayons
du soleil. Maintenant elle est en convalescence, très faible, très
blanche, brisée encore des violences de la fièvre, mais jouissant
délicieusement de son retour à la vie.
Tant que l'enfant avait été en danger. Rameau ne l'»vait pas
quittée, la soignant avec cette clairvoyance géniale qui lui avait
valu son universelle renommée. Suivant la maladie pas à pas, il
l'avait domptée, s'appliquant à deviner les crises, afin de les
combattre avant même qu'elles eussent le temps d'éclater. Il
avait ainsi rendu, à la santé de la jeune fdle, sa régularité, un
instant si gravement troublée, et il la voyait, avec bonheur,
sortir de cette dangereuse épreuve, plus développée et plus
vigoureuse.
Jour et nuit, il s'était prodigué avec Talvanne, Robert ot
Rosalie, admirant la discrétion avec laquelle ils affectaient tous
de ne pas soupçonner le drame, qui avait bouleversé l'existence
du père et compromis celle de la fille. Mais quand Adrienne,
étendue sur une chaise longue, devant la fenêtre, n'eut plus
besoin que de repos et de calme, le docteur rentra dans son
cabinet, et, seul en face de lui-même, s'efforça de comprendre
l'/volution qui s'était opérée dans ses idées.
Rameau n'était pas de ces esprits vulgaires qui se résignent
devant le fait accompli sans tenter d'en découvrir les causes et
d'en mesurer la portée. En une seconde, il avait vu chanceler
sa volonté, changer ses résolutions, et il prétendait analyser les
mouvements de son être qui avaient favorisé celte volte-face
inattendue. Il n'éprouvait aucune honte de s'être démenti lui-
môme, il ne regrettait pas sa capitulation, il en était heureux.
LE DOCTEUR RAMEAU 301
Il avait retrouvé la plénitude de sa tendresse pour Adrienne,
quoiqu'il eût la certitude qu'elle n'était pas sa fille. Peut-être
même l'aimait-il davantage, comme si, par cette conquête
morale, elle se fût emparée de lui plus solidement.
Un très grand trouble était dans son esprit et toutes ses théories
sur l'amativité étaient renversées. Son matérialisme était aux
prises avec le problème suivant : voici une enfant, à laquelle je
ne suis attaché par aucun lien de la chair, que je devrais haïr,
car elle est la preuve matérielle de mon malheur et de ma honte,
et une force invincible me lie à elle. Est-ce donc l'habitude de
l'aimer, cette occupation constante que j'ai prise d'elle depuis sa
naissance? Alors je chérirais en elle ma propre bonté, et je lui
saurais gré des soins que je lui ai prodigués ? Un si banal atta-
chement, fondé sur des raisons si basses, aurait-il pu résister à
l'horreur de la révélation qui m'a été faite, à la colère qu'elle
m'a inspirée? Non!
Et il demeurait pensif, en face de cet énigme d'un amour pour
ainsi dire imposé à son cœur, par un pouvoir inexpliqué et
contre l'autorité duquel il ne pouvait réagir. Il eut un sentiment
d'inquiétude. Il lui sembla que l'édilice de ses convictions trem-
blait sur sa base. Arrivé au déclin de la vie, retiré des luttes,
fort de son inébranlable foi, il avait cru posséder une sécurité
intellectuelle absolue. Il était sûr d'avoir tout expérimenté, tout
examiné, tout jugé, dans le domaine de l'homme. Il s'imaginait
donc pouvoir s'arrêter, comme un voyageur au haut d'une
colline lentement et laborieusement gravie, jeter un regard pai-
sible sur le chemin suivi et se reposer dans une quiétude com-
plète.
Et voilà que, subitement, les bornes du territoire parcouru
s'éloignaient, les horizons reculaient, à perte de vue, et Rameau
se trouvait, avec stupeur, devant une étendue beaucoup plus
vaste que tout ce qu'il avait exploré. Ou plutôt, ces espaces,
qui s'élargissaient à ses yeux, comme si un voile se fût tout
à coup déchiré, il commençait à le comprendre, ces espace»
n'étaient pas insoupçonnés par lui, mais il en avait volontaire-
ment détourné ses regards pour ne pas les voir. Le champ du
matérialisme était sa possession, sa conquête, et, arrivé au but,
brusquement, comme Moïse sur le mont Nébo, il apercevait
toute une contrée nouvelle, terre promise dont il avait nié l'exis-
tence et qui se déroulait devant lui, monde du spiritualisme,
S02 LA LECTURE ^
mille fois plus fécond et plus resplendissant que tout ce qu'il
avait admiré jusqu'alors.
Avec un frémissement d'initiation inattendue, il eut la vision
radieuse et sublime. C'était bien le pays où la beauté était plus
chaste, la vertu plus douce et l'amour plus pur. Admirable pays
de l'idéal, où le bonheur durait éternel et où, dans la trancpiillc
lumière, le doute disparaissait, comme un nuage dissipé par le
soleil. Rameau, ébloui par les clartés qui pénétraient en lui,
essaya de se dérober à leurs flammes. Il voulut fuir, redescendre
dans son ombre. L'immensité, au travers de laquelle il se sentait
emporté, lui fit peur, il aspira à la terre. Il fit un effort pour
rentrer dans l'ordre des faits matériels. Il se calma, se reprit,
et, certain qu'il n'était victime d'aucun sortilège, affermissant
sa raison, il essaya de discuter.
S'il admettait un principe supérieur à la matière, il était donc
conduit à reconnaître ce qu'il avait nié de toutes les forces de son
orgueil humain : l'existence d'une âme. Il se mit à rire amère-
ment. Une àme? Où était-elle? Dans quelle partie du corps se
logeait-elle? De quel organe était-elle le moteur? l'^tait-ce dans
son cerveau qu'elle résidait? Etait-ce son cœur qu'elle mettait en
mouvement? Allons! Il savait bien que c'était impossible! Son
âme, c'était son intelligence, l'ensemble de ses idées, développées
et acquises par le travail, le perfectioimement de ses instincts
l)hysi(|ues, grandis et épurés jusqu'à devenir des qualités morales.
L'âme? C'était la mise en mouvement de son libre arbitre et de
sa volonté. Pas autre chose.
Et cependant, avec stupeur, il se rapi)clait que sa volonté était
de haïr Adricnne; que, livré à son libre arbitre, il se fût détourné
d'elle avec horreur, et que pourtant une force, qu'il n'avait point
su (It'îHnir, mais à laquelle il obéissait malgré lui, l'avait conduit
au fhcvet de l'enfant issue delà faute, et lui avait imposé la com-
passion, pour le jeter enfin, tremblant et pénétre de tendresse,
aux i)ieds de celle qu'il devait et qu'il voulait haïr. Et il l'aimait.
(Je n'avait pas été une surprise d'un instant, une seconde d'atten-
drissement provoqué par un ébranlement des nerfs, mais un élan
de miséricorde, profond et durable, comme un flot vivifiant large-
ment répandu. Il l'aimait, et, il le sentait bien, toute sa vie il
continuerait de l'aimer.
Quelle puissance supérieure avait donc ouvert cette source sa-
crée qui rafraîchissait sa pensée? A (picUe force, latente en lui,
LE DOCTEUR RAMEAU 303
cette puissance s'était-elle adressée? Oh! Qu'on l'appelât son
intelligence ou son âme, elle existait, elle brûlait, inij)alpable et
divine, et ce n'était ni le hasard des éléments ni la science des
hommes qui avaient pu la créer.
Enlevé de nouveau en plein ciel, Rameau ne voulut plus en
descendre. Il sentit déborder en lui un enthousiasme inconnu,
s'allumer une ivresse délicieuse. Il lui sembla que son front brû-
lait, comme si sa pensée s'exaltait, et tout son être s'emplissait
d'une joie surhumaine. Toutes ses convictions anciennes, il les
junca fausses, toutes ses doctrines lui apparurent vaines. Autour
de lui, il ne vit plus que des décombres stériles et des ruines
poudreuses. La certitude d'un être supérieur, principe de toute
irrandeur, de toute pitié et de tout amour, lui ai:»parut. Avec un
cri d'ineffable bonheur, il confessa son aveuglement, et ouvrit ses
yeux à la nouvelle lumière.
Deux mois plus tard, par un beau jour de la fm de juillet,
l'église Sainte-Clotilde était pleine de tout ce que Paris comp-
tait d'artistes et de savants, venus pour assister au mariage de
M'ie Adrienne Rameau et du docteur Robert Servant. La foule,
écrasée dans la nef et les bas-côtés, refluait jusque dans la rue.
Par la grande porte, restée ouverte, on apercevait le chœur res-
plendissant de clartés, et on entendait les derniers accords de la
marche nuptiale.
Le cortège achevait d'entrer, et, précédée par les deux suisses,
frappant les dalles du manche de leur hallebarde, la fiancée, au
bras de son père, traversait la nef, au milieu d'un murmure
caressant longuement prolongé. Son teint rosé et ses cheveux
blonds transparaissaiimt sous la blancheur de son voile. Elle
marchait gracieuse et lente, les yeux baissés dans un recueille-
ment grave, sans entendi'e aucune des louanges que méritait sa
beauté. Rameau, très pâle, mais souriant et l'air heureux, allait
comme au triomphe, portant haut sa belle tête couronnée de
cheveux blancs. Derrière lui, Talvanne et Robert, et la longue
file de parents et d'amis, saluant sur leur parcours, entre les
rangées des chaises, les figures de connaissance. Et, jetant avec
un éclat joyeux ses pompeuses harmonies, l'orgue, qui chantait,
exaltait les cœurs, comme les fleurs partout répandues, les cierges
étoilant l'obscurité, éblouissaient les yeux.
I
304 LA LECTURE
Arrivés à leurs sièges d'apparat, les mariés se placèrent, et la
cérémonie commença. En face du chœur, côte à côte, un peu
séparés de leur famille, glorieusement assis sur des fauteuils do-
rés, ils étaient déjà unis dans une méditation recueillie. Le prêtre
à l'autel lisait les textes sacrés, et le silence s'était fait profond
sous la voûte, troublé seulement par le roulement des voitures
et le murmure étouffé des curieux dans la rue.
Talvanne, assis auprès de Rameau, comme un frère, regardait
avec complaisance le jeune couple, admirait la beauté de la
femme et la gracieuse tournure du mari. Et, pensant à tout ce
qu'il avait fallu d'efforts pour ol)teiiir qu'ils fussent heureux, il
bénissait la Providence, qui avait souverainement manife.sté sa
volonté. Après tant d'épreuves, on était au port, et on avait
assez souffert : c'était fini, il ne devait plus y avoir, dans l'avenir,
que de la tranquillité et de la joie.
Au même instant, le prêtre, à pas mesurés, descendit de l'au-
tel pour unir les jeunes époux. Le voile d'Adrienne rt-Ievé lais-
sait voir son visage incliné dans une fervente prière. A la ques-
tion : Prenez- vous pour époux... elle répondit un : oui, très
distinct, et son regard, un peu détourné, se fixa sur son père, pour
lui offrir tout le bonheur qui s'épanouissait en elle.
Ce bleu regard exprimait une tendresse si profonde, que le
cœur de Pvamcau eut une palpitation exquise. En même temps,
le soleil, illuminant les vitraux du chœur, vint caresser de ses
rayons la tète blonde d'Adrienne, et l'éclaira comme d'une gloire
d'or. Elle api)arut ainsi, transfigurée, presque isolée dans une
lumière divine, semblable aune jeune sainte descendue au milieu
des hommes. Rameau, malgré ces yeux d'azur et ces blonds che-
veux, ne vit plus en elle l'enfant issue de la faute, mais un ange qui
lui avait été envoyé pour le consoler de ses tourments. Tout ce qui
restait d'amer et de douloureux en lui se fondit dans une extase
délicieuse, et, plein d'une humble reconnaissance, il se courba.
Talvanne, entendant Ranuîau parler tout bas, se pencha pour
écouter, et il distingua ces mots murmurés avec ferveur :
— Mon Dieu!... Mon Dieu!...
C'était l'athée qui priait.
Georges Ounet.
lliN
PAPILLONS NOIRS
Ne rends pas le mal pour le mal, c'est une bassesse.
Mais ne rends pas non plus le bien pour le mal, c'est une
lâcheté.
Les observations, les pensées, les axiomes n'instruisent pas ;
ils expliquent et consolent.
Ne cherche pas les raisons des méchants, puisqu'ils n'ont que
des prétextes.
Combien d'illustres et bonnes renommées tiennent à l'aî't
d'une draperie, à la hauteur d'un piédestal. De rares initiés
murmurent en passant avec un tranquille sourire : « Farceur ! »
La confiance en soi-même est la force des esprits supérieurs.
Cela devient la présomption quand il s'agit des sots et des
incapables.
Quand un changement de position met en lumière la valeur de
quehju'un, ceux qui n'avaient pas su la deviner prétendent que
les événements l'ont transformée.
Le dilettantisme est la plaie de l'art.
Tout finit par mentir autour des menteurs.
Regretter ceux dont l'amitié nous a fait défaut, c'est une vertu
d'inférieur.
Les gens supérieurs aiment les sentiments des autres à leur
égard. Aussi les indignes tombent-ils de leur cœur sans secousse,
comme un fruit piqué tombe de l'arbre.
Quand le deuil et la ruine ont remplacé les fêtes, la routo
s'allonge qui menait jadis à l'hospitalière maison.
Olivier Chantal.
LECT. 5i IX — 20
LE CHEVALIER DES TOUCHES <*'
s
VII
LA SECONDE EXPEDITION (SUUe).
« Vive le Roi! » fimes-nous en entrant Jans le cachot de Des
Touches... Prisonnier une semaine à Avranches, prisonnier h.
Coutances depuis quelques jours, maltraité par ses ennemis, qui
voulaient broyer son énergie sous les tortures de la faim et le
montrer sur l'échafaud dans une déshonorante faiblesse, De
Touches était assis sur une espèce de soubassement de pierre
tenant au mur de la prison et qui avait la forme d'une huche, lié
de chaînes, mais fort calme.
V II savait les chances de la guerre comme il savait les incon-
stances de la vague, ce partisan et ce pilote! Pris un jour, délivré
l'autre, repris peut-être! il avait usé cette pensée...
« — Eh bien, — dit-il avec son beau sourire, — ce ne sera pas
« pour demain encore! Tenez! — ajouta-til, — déferrez cette
" main et je vous aiderai pour le reste. »
ff II avait tordu la chaîne qui attachait ses deux bras, mais,
]>incés dans des bracelets d'acier qui paralysaient, on les com-
primant, le jeu de ses muscles, il n'avait pas pu la briser.
« — Non ! chevalier, — lui dit M. Jacques, — scier tout cela
" serait trop long. Nous sommes pressés, nous vous enlèverons
« avec vos fers ! »
« Et comme il avait été dit, il fut fait, baron de Fierdrap !
(l) Voir les numéros des 10 et 25 mai, 10 et 25 juin, 10 et 25 juillet 1889,
LE CHEVALIER DES TOUCHES 807
Trois d'entre nous le prirent sur leurs épaules et l'emportèrent,
comme sur un pavois.
« Nous roulâmes sur la dalle de cette prison, à la place de Des
Touches, le geôlier, auquel nous laissâmes la vie, mais que, par
prudence, nous renfermâmes à double tour dans le cachot. Je
mets plus de temps à vous conter toutes ces choses que nous
n'en mîmes à les exécuter. Les zigzags de l'éclair ne sont pas
plus rapides. Nous retraversâmes les trois grandes cours, tou-
jours solitaires ; mais à la rue... à la rue, le danger allait recom-
mencer !
« Et cependant, tout était au mieux ! Nous tenions Des Tou-
ches ! La lune n'était plus qu'un œil vide. Elle tachait le ciel au
lieu de l'éclairer, et le brouillard commençait à mettre, entre les
objets et nous, comme une espèce de voile de soie... Les profils
des maisons fondaient dans la vapeur. Nous reprîmes les rues
que nous avions suivies déjà, toujours sans rencontrer personne.
Hasard prodigieux ! C'était presque de la féerie ! Cette ville,
immobile dans son sommeil, semblait enchantée. Quand nous
repassâmes dans la rue de la bonne femme qui vidait sa cuvette,
elle était encore à la même place, faisant le geste de la vider
toujours. Nous la vîmes moins à cause du brouillard ; mais elle
disait, sans discontinuer, son « Gare l'eait! » prudent et plaintif.
Etait-ce une statue qui parlait ? Ce que nous entendîmes tout à
coup l'interrompit-elle ? Dans l'immense silence de la ville, un
coup da fusil éclata.
«• — Armons nos carabines, messieurs, et garde à nous! » —
dit M. Jacques.
<( — Et gare les balles ! dit Desfontaines. — Ce n'est plus
« Gare l'eau ! »
a Presque au même instant, une autre détonation plus âpre
déchira plus cruellement l'air et fit vibrer l'espace.
« — Ceci est la carabine de Juste Le Breton ! » — dit M. Jacques,
qui la reconnut avec son oreille militaire.
« Il n'avait pas prononcé ces mots que Juste, lancé comme
un tigre, tombait parmi nous et disait de sa voix claire :
« — Doublez le pas ! voici les Bleus ! «
« Or, sachez ce qui s'était passé, M. de Fierdrap ! Le « Témé-
raire » qui n'avait pas volé son nom, au lieu de poignarder la
sentinelle, ainsi que l'instinct de la guerre l'avait fait croire à
M. Jacques, l'avait portée vivante, à bout de bras, sous les ar-
308 LA LECTURE
cades de la prison. Sûr de sa force, et aimant à jouer avec elle,
il avait eu le dédain généreux de ne pas tuer cet homme, et il
l'avait tenu dans l'impossibilité absolue de pousser un cri, tant
de sa formidable main il l'avait étreint à la gorge ! et il était
resté ainsi, l'étreignant, tout le temps que nous avions mis à en-
lever Des Touches. Du fond de son arceau et de ces ténèbres, il
nous avait vus repasser dans la cour avec le prisonnier, et, pour
nous donner le temps de faire sûrement notre retraite, il avait
continué de maintenir la sentinelle dans cette situation, terrible
pour tous les deux. Quant il nous crut assez loin de la prison
pour n'avoir plus rien à craindre, il la lâcha et pensa l'avoir
étouffée. En effet, ruse ou douleur d'avoir senti si longtemps le
carcan de cette main de fer, elle était tombée au pied de Juste,
qui s'en alla. Mais, une fois parti, la sentinelle, fidèle à sa con-
signe, s'était relevée, avait ramassé son fusil et tiré pour appeler
le corps de garde aux armes.
R Juste était alors au haut de la rue Monte-à-regret.
« — Ah ! — pensa-t-il, — j'ai fait une faute d'avoir épargné
(( cette canaille, mais elle va le payer ! »
« Et il redescendit la rue, et, à soixante pas, malgré le brouil-
lard, il étendit raide morte la sentinelle qui rechargeait son arme,
et il prit sa volée pour nous rejoindre et nous avertir.
« Mais le feu était à la poudre ! On entendait des roulements
de tambour du côté du quartier de la ville que nous venions de
quitter. Nous hâtions le pas.
(( Derrière nous, â l'extrémité d'une des rues que nous enfi-
lions, nous vîmes une troupe que nous crûmes les gens du corps
de garde, et c'étaient eux probaltlcmont. Ils s'avançaient avec
précaution ; car ils ne savaient pas notre nombre... « Qui vive! »
firent-ils en s'approchant ; mais tous, excepté ceux qui portaient
Des Touches, nous leur répondîmes par une décharge de cara-
bines, qui leur dit, du reste, avec une clarté suffisante, que nous
étions les CharaevrH (ht Roi !
« Eux aussi tirèrent. Nous sentîmes le vent de leurs balles,
qui ricochèrent contre les murs, mais ne nous tuèrent personne.
11 était évident pour nous, â la mollesse de leur poursuite, que
ces hommes qui marchaient sur nous attendaient du renfort de
la garnison réveillée, et cette circonstance nous doima de l'a-
vance, et probablement nous sauva. Tout en marchant presque
à la course, partout où nous apercevions un réverbère, d'un
LE CHEVALIER DES TOUCHES 309
coup do feu il était cassé ! L'obscurité pleuvait donc dans ces
vues étroites, où la plus forte troupe n'aurait pu déployer qu'un
très petit front. C'était là pour nous un avantage. Ceux qui por-
taient Des Touches étaient couverts par les neuf autres, qui, de
minute en minute, se retournaient et tiraient en se retournant.
Nous touchions à la porte du faubourg de la ville, et il était
temps. Au centre de Coutances s'élevait un grand tumulte. On
entendait distinctement les cris : « Aux armes ! » lia ville était
debout. Ceux qui, derrière nous, avançaient, ne prenaient que le
temps de recharger leurs armes. A la dernière décharge qu'ils
firent sur nous, fatalité ! M. Jacques s'abattit, après avoir deux
l'ois tourné sur lui-même comme une toupie. J'étais près de lui
quand il tomba.
« — Oh ! son pressentiment ! » — pensai-je.
« Et l'idée d'Aimée me traversa le cœur.
« — Est-il mort? » — dis-je à Juste Le Breton, qui l'avait relevé.
« — Mort ou non, — répondit-il, — nous ne le laisserons pas
aux Bleus, qui se vengeraient de nous en fusillant son ca-
davre \ » — Et le levant, de ses deux bras d'Hercule, il le coucha
sur les épaules de ceux-là qui portaient Des Touches, lequel eut
ainsi un camarade de pavois 1
w Vingt minutes après, la ville était déjà loin, noyée dans son
brouillard et dans son bruit, et nous en pleine campagne, avec
notre double fardeau. Nous n'avions été ni traqués, ni coupés,
mais nous allions l'être, si la rue du faubourg n'avait pas fini.
Dans la campagne, le brouillard était encore plus épais que dans
la ville. Une fois sortis des rues, les Bleus, qui nous poursui-
vaient, ne pouvaient savoir la direction que nous allions prendre.
D'ailleurs, la campagne, le hallier, le buisson, les routes perdues,
tout cela nous connaissait. Nous étions des Chouans !
« La Varesnerie, qui savait le pays par cœur, nous fit prendre
par les terres labourées. Puis nous ouvrîmes une ou deux bar-
rières fermées seulement avec des couronnes de bois tord, et
nous entrâmes dans des chemins qui ressemblaient à des or-
nières. Au bout de deux heures de marche à peu près, nous des-
cendîmes dans un bas-fond où coulait une rivière au bord de
laquelle était amarré un grand bateau destiné à charrier cet en-
grais que dans le pays on nomme le tayigue et qu'on tire au gre-
lin, le long d'un chemin de halagc, parallèle à la rivière dans
toute sa longueur.
310 LA LECTURE
ff C'est dans ce grand bateau que ceux qui portaient Des
Touches et M. Jacques les déposèi'ent, et c'est là que nous res-
tâmes à attendre le jour, heureux d'avoir délivré l'un, mais le
cœur glacé d'avoir perdu l'autre. Quand le jour vint nous prendre,
nous pûmes juger de la blessure de M. Jacques. Il avait reçu
une balle en plein cœur. Nous l'enterrâmes au bord de cette ri-
vit-re inconnue, cet inconnu dont nous ne savions rien, sinon
qu'il était un héros 1 Avant de l'étendre dans la fosse que nous
lui creusâmes avec nos couteaux de chasse, je coupai à son bras
le bracelet que lui avait tressé Aimée, de ses cheveux plus purs
que l'or, et dont le sang qui le couvrait allait faire pour elle une
relique sacrée. Sans prêtres, loin de tout, nous lui rcndhnes le
seul honneur que des soldats puissent rendre à un soldat, en le
saluant une dernière fois du feu de nos carabines, et en parfu-
mant le gazon sous lequel il allait dormir de celte odeur de la
poudre qu'il avait toujours respirée ! »
— « Il n'est pas à plaindre, — dit M. de Fierdrap, qui crut
répondre à la pensée secrète de mademoiselle de Percy. — Il est
mort de la mort d'un Chouan, et il a été enterré au pied d'un
buisson comme un Cliouan, sa vraie place ! tandis que Des Tou-
ches, que l'abbé vient de voir sur la place des Capucins, est pro-
bal)Ienient fou, errant, miséral)le, et que Jean Cottereau, qui a
nommé la Cliouannerie et qui est resté seul de six frères et sœurs,
tués à la bataille ou à la guillotine, est mort le cœur brisé par
les maîtres qu'il avait servis, auxquels il a vainement demandé,
pauvre grand cœur romanesque, le simple droit, ridicule main-
tenant, de porter l'épée ! L'abbé a raison : ils mourront comme
les Stuarts. »
Mademoiselle de Percy n'eut pas le courage de protester une
seconde fois contre l'opinion de ces blessés de la Fidélité atteints
au cœur, qui, comme l'abbé et le baron, se plaignaient entre
eux des Bourbons comme on se plaindrait d'une maîtresse; car
se plaindre de sa maîtresse est peut-être une manière de plus de
l'adorer !
» Après les derniers devoirs rendus â M. Jacques, — reprit la
conteuse, — nous pensâmes à délivrer de ses fers le chevalier
Des Touches, que nous avions assis et appuyé, dans le bateau à
tangue, contre le mât auquel on attache le grelin. Ceux qui l'a-
vaient pris lui avaient fait comme une espèce de camisole de
force avec des chaînes croisées et recroisées, et ils les avaient ser-
LE CHEVALIER DES TOUCHES 311
rées au point de produire l'engourdissement le plus douloureux
en cet homme svelte et souple dans les membres duquel dormait
une force qui avait ses réveils, comme le lion. Avec son instinct
et son amour du combat, il avait dû furieusement souffrir d'en-
tendre passer les balles autour de lui sur les épaules de ses com-
pairnons, et de n'en pouvoir cracher une seule à l'ennemi ; mais
la marque distinctive du courage de Des Touches, c'était la pa-
tience de l'animal ou du sauvage sous la circonstance qui l'é-
crase. C'était un Indien que cet homme de Granville ! Il avait
jusque-là, dans la marche et dans la nuit, souffert de ses chaînes
en silence, mais depuis qu'il faisait jour et que nous n'avions
plus l'ennemi aux talons, il devait avoir hâte d'être délivré du poids
écrasant de ses fers. Tout à l'heure, il faudrait reprendre notre
route, et lui, libre, serait un fier soldat de plus, si nous étions
attaqués, d'aventure, dans notre retour à Touffedelys. Nous
essayâmes donc de forcer et de rompre toute cette ferraille ;
mais, n'ayant que nos couteaux de chasse et les chiens de nos
carabines, une telle besogne menaçait d'être longue et peut-être
impossible, quand un de ces hasards, comme il ne s'en rencontre
([u'à la guerre, nous tira de l'embarras dans lequel nous nous
trouvions alors. »
— « Ah ! c'est l'histoire de Couyart ! » — dit en se remuant
voluptueusement dans sa bergère mademoiselle Sainte de Touffe-
delys, comme si on lui avait débouché sous le nez un flacon de
l'odeur qu'elle eût préférée.
On voyait que cette histoire, dont l'héroïsme n'agitait pas beau-
coup son cervelet, tombait enfin dans des proportions qui lui
plaisaient. Tout est relatif dans ce monde. Le temps avait croisé
le cygne des anciens jours d'une pauvre oie, qui n'eût pas sauvé
le Capitole. Mademoiselle de Touffedelys s'était presque animée...
Couyart était son horloger.
— « Il est venu encore ce matin remonter la pendule, » — dit
profondément cette observatrice ineffable.
Elle portait un vieil et grand intérêt à ce Couyart, qui croyait
aux revenants comme elle et qui l'entretenait perpétuellement,
lorsqu'il venait remonter le Bacchus d'or moulu, de tous ceux
qu'il voyait partout ; car cela lui était habituel, àce brave homme.
Il ne pouvait sortir même dans sa cour pour ce que vous savez,
sans en voir 1 C'était un homme timide, scrupuleux, au parler
doux, qui parlait comme il marchait, dans des chaussons de ve-
S12 LA LECTURE
lours de laine qu'il portait toujours, par respect pour le glacis du
parquet des salons dont il remontait les pendules. Il était délicat
et nerveux, blanc de visage comme une vieille femme, et, quoi-
que chauve du front et du crdne, coiffé assez drôlement à la Titus
d'un reste de cheveux sur l'occiput et sur les oreilles, qu'il pou-
drait par l'unique raison que c'était la mode des gens comme il
f<iut, avant cette malheureuse révolution... Il avait, disait-il, tou-
jours été aristocrate. Avec ses pratiques, — et c'était toute la no-
blesse de Valognes, — il était de cette timidité qui flatte les
princes quand un homme ne sait plus trouver ses mots devant
eux. Exquise llatterie ! Elle lui était naturelle.
Il coupotait ses phrases des hem! hein! de l'embarras, et les
commençait par des or donc impossibles ; ce qui prouvait que
les rouages de la mécanique ne donnent pas les habitudes du
raisonnement. Lorsqu'il ne travaillait pas à ses montres, assis,
debout, en marchant, il frottait éternellement, avec satisfaction,
l'une contre l'autre, ses mollettes et pâlottes mains d'horloger,
accoutumées à tenir des choses délicates et fragiles, et'il faisait le
bonheur des enfants de la rueSiquet et de la rue des Religieuses,
(juand, en revenant de l'école, ils se groupaient au vitrage de sa
bouti([ue pour le voir, devant son établi couvert d'un papier blanc
et de verres à pattes sous lesquels il mettait les rouages de ses
montres, absorbé tout entier dans sa loupe et cherchant ce qu'il
appelait un échappement.
VIII
LU MOULIN liLliU
Mademoiselle de Pcrcy passa naturellement par dessus la
réflexion de l'ingénue mademoiselle Sainte de Tuuffedclys, et
elle continua :
« Pendant (|ue nous nous eiïorcions, baron, de délivrer Des
Touches de ses chaînes, et je vous jure que cela nous parut un
instant plus difficile que son enlèvement, nous vîmes poindre de
loin un homme le long du chemin de halage. Saint-Germain, qui
avait l'œil d'une vedette, l'avisa le premier (|ui s'en venait tran-
quillement de notre coté, et quand je dis tranquillement, je dis
trop : il n'était déjà plus tramiuille. Ce groupe d'hommes que
nous formions de si bon matin, au bord de cette rivière qui ne
LE CHEVALIER DES TOUCHES 313
voyait pas d'ordinaire grand monde sur ses bords, ce groupe
armé, dont le soleil qui se levait, en dissipant le brouillard, faisait
étincelcr les carabines, inquiétait cet homme aux pas circonspects
et presque cauteleux ; car vous savez connue il marche, Sainte?
Je l'ai toujours vu le même, ce Couyart ! Il était là, au bord
de cette rivière oîi je le voyais pour la première fois, comme ici,
dans votre salon, quand il y vient pour la pendule. Oui ! notre
groupe, dont il ne se rendait pas de loin très bien compte, l'in-
quiétait et le fit même se retourner, comme un chat prudent qui
voit le danger et qui l'évite, et remonter le chemin de halage.
— « On ne s'en va pas comme cela, mon mignon, — dit Saint-
» Germain, — quand on a le bonheur de rencontrer des Chasseurs
« da Roi avant son déjeuner, et je te promets que tu n'iras dire
« à personne ce matin que tu nous as vus ! »
V Et il arma sa carabine et il l'ajusta.
« Il allait lui mettre certainement une balle au beau milieu des
deux épaules, quand La Varesnei"ie, qui travaillait à casser une
vis, avec le dos de son couteau de chasse, dans un des ferrements
de Des Touches, releva de ce couteau le canon de la carabine :
« — Laisse cette bécasse ! — lui dit-il. — Ce n'est pas un
espion. C'est Couyart, Couyart de Marchessieux, qui s'en
revient de Marchessieux à Coutances, où il est compagnon hor-
loger chez Le Calus, sur la place de la Cathédrale, vis-à-vis de
l'hôtel de Crux. Je le connais, c'est un royaliste. Il m'a bien
des fois remonté ma montre de chasse. Il arrive comme la
marée en carême ! C'est peut-être Dieu qui nous l'envoie ; car
un ouvrier horloger doit toujours avoir quelque outil ou quel-
que ressort de montre dans sa poche, et il va probablement
nous donner le coup de main dont nous avons besoin dans l'en-
diablée besogne de cette ferraille. »
« Et conmie il voyait que l'homme, craignant quelque encom-
bre, s'était retourné, il éleva la voix et courut à lui :
« — Hé ! Couyart, — lit-il, — hé ! hé ! Couyart ! Ce sont des
amis ! »
« L'horloger s'arrêta ; et, deux secondes après, nous le vîmes,
chapeau bas, devant La Varesnerie, qui l'amena à nous, toujours
chapeau bas. »
« Il n'était pas encore très rassuré ; mais quand son petit œil
d'oiseau pris, que l'on tient dans sa main, eut fait circulairement
le tour de notre groupe :
314 LA LECTURE
« — Eh! mon Dieu ! — dit-il, — c'est donc vous aussi, mon-
« sieur de Bcaumont? et vous aussi, monsieur Lottin de La Bo-
« chonnière (qui, de vrai, s'appelait Lottin)? et c'est vous aussi,
« monsieur Desfontaines ? Or donc, j'ai bieu l'honneur de vous
« présenter mes très humbles civilités et respects, et je vous prie
« de croire, or donc, que je... hem ! ne pensais du tout pas...
a hem ! hem ! à vous rencontrer de si bon matin,
« — Oui ! c'est un peu jour pour nous, qui sommes les cheva-
« liers de la Belle-r]loile, — dit La Varesnerie, — mais avant
« tout, le service du Roi ! C'est le service du Roi qui nous a fait
« passer la nuit à Coutances, et voilà pourquoi nous ne sommes
« pas encore rentrés quand le soleil qui se lève marque l'heure
« de notre couvre-feu, à nous. Vous êtes un bon royaliste, Couyart,
« et vous apprendrez avec plaisir que nous avons fait de la bcso-
« gne cette nuit à Coutances ; mais, mon brave Couyart, nous
« avons besoin de vous, ce matin, pour l'achever.
tt — De moi, monsieur? — fit l'horloger, cette créature de
f douceur et de paix, qui se voyait au milieu de nous tous,
« appuyés sur des carabines. — Je ne vois pas, hem ! très bien,
« hem ! hem ! comme je... pourrais... Est-ce pour l'heure? — fit-
<' il en se ravisant. — Or donc, j'ai l'heure, — et il lança la plai-
« santerie inféodée à l'horlogerie depuis la fabrication de la pre-
« mière horloge : — Je règle le soleil.
« — Tenez ! Couyart, — dit La Varesnerie ; — écartez- vous un
(' peu, messieurs ! — car nous lui cachions le bateau à tangue et
« Des Touches. Et il montra alors à riiorlogcr ébahi, dont les
(' yeux devinrent ronds ainsi que sa bouche, le chevalier comme
(' emmailloté dans ses fers. — Tenez! voilà notre besogne et la
« vôtre. Vous devez certainement avoir des outils de votre état
tf sur vous, quelque lime ou un ressort de montre, ce qui vaudrait
« encore mieux. Eh bien, mon fils, limez-nous toute cette enragée
« ferraille-lù, et vous poui-rez vous vanter, quand le Roi re-
« viendra, d'avoir été l'un des libérateurs de Des Touches ! »
« Et voilà, baron, conune il le fut, à sa manière, ce Couyart,
comme nous, nous l'avions été à la notre ! La Varesnerie avait
prévu juste. Couyart, il nous le dit, avait toujours un tas d'outils
dans ses poches.
« — Travaillez donc, mon brave garçon, — fit La Varesnerie,
« — et soyez tranquille; je vous jure par Dieu et par tous les
« saints du calendrier que personne ne vous donnera de distrac-
LE CHEVALIER DES TOUCHES 315
« tions pendant que vous travaillerez I Vous ne serez pas inter-
« rompu, allez 1 Ceci nous regarde, de vous préserver des im-
« portuns. »
« Et nous battîmes un peu l'estrade autour de lui pendant qu'il
travaillait. Ce travail, que nous n'aurions jamais pu faire sans
lui, dura une moitié de journée. Jamais montre ou horloge, pré-
tendit-il, ne lui avait donné plus de tablature et de tintoin que
ces maudites chaînes, mais il y mit la patience d'un homme jDa-
tient, qui m'étonne toujours beaucoup, moi, et il y ajouta celle
d'un horloger, qui m'est, pour celle-là, tout à fait incompréhen-
sible ! Ce fut dur, mais il y parvint. Il s'en tira à son honneur.
Mais la peine que cela lui coûta marqua tellement dans sa vie,
à ce pauvre Couyart, que depuis ce temps-là, quand il voulait
parler ou d'un raccommodage compliqué dans ses horlogeries,
ou de quelque chose prodigieusement difficile en soi, il disait
invariablement toujours: « C'est difficile, ça, comme de scier les
fers de Des Touches!
« Tout cela est à présent bien loin de nous, monsieur de Fier-
drap, et le temps, qui a mis son éteignoir sur nos jeunesses, a si
bien éteint l'éclat que nous avons eu et le bruit que nous avons
fait dans les jours lointains d'autrefois, que cette locution de
Couyart : difficile comme de scier les fers de Des Touches », cette
locution qui passe pour un tic de langage du pauvre homme,
personne ne sait plus ce qu'elle veut dire ; mais nous trois,
Ursule, Sainte et moi, nous le savons ! »
Ce n'était pas la première fois qu'une note mélancolique vibrait
dans l'histoire de cette noble vieille fille, d'ordinaire si peu mé-
lancolique ; mais ce n'était là jamais qu'une note qui passait vite
dans ce récit, animé par la gaieté d'un cœur si vaillant.
« Quant au chevalier Des Touches, — reprit-elle après le
temps d'étouffer seulement un soupir, — dès qu'il fut rentré dans
sa liberté et dans sa force, il nous remercia avec courtoisie. Il
nous serra la main à tous. Quand il prit la mienne, comme à l'un
des Douze, il me reconnut sous ces habits d'homme que j'avais
déjà portés dans d'autres circonstances, mais sous lesquels il ne
m'avait pas vue encore. Il ne s'en étonna pas. Qui s^étonnait do
quelque chose dans ce temps? Il savait que j'aimais les fusils
plus que les fuseaux. Et quelle meilleure occasion pour satisfaire
ce goût-là que la nécessité de vivre de cette vie armée de par-
tisans, qui était alors notre vie?
316 LA LECTURE
« — Messieurs, nous dit-il, le Roi vous doit un serviteur qui
« va recommencer son service. Ce soir, j'aurai repris la mer. Le
« soleil va bientôt décliner; mais il est trop liant encore pour
« que nous puissions nous montrer sur les chemins, réunis et en
« armes. Il faut nous égailler. Seulement, dans deux heures,
« nous pouvons nous rejoindre à ce moulin à vent qui est ici à
« votre droite, sur une hauteur, et qui la couronne, et je vous y
« donne rendez-vous.
« — C'est le Moulin hleu, — dit La Varesnerie.
« — Bleu, en elTet, — reprit sombrement Des Touches;
« car c'est dans ce moulin-là, messieurs, que les Bleus m'ont
« pris par trahison et vous ont donné la peine de me reprendre.
« J'ai juré dans mon cœur que je leur payerai, argent comp-
« tant, cette peine qu'ils vous ont donnée. J'ai juré — fit-il d'une
(' voix éclatante comme un cuivre — que je vengerai la mort de
a M. Jacques. Vous verrez si je tiendrai mon serment ! Avant
« ((ue ce soleil, qui dit trois heures d'après-midi, ait disparu
« sous l'horizon, et moi dans la brume des côtes d'Angleterre, je
(' vous donne ma parole de Chouan que le Moulin bleu sera dc-
« venu le Moulin rouge, et que, dans la mémoire des gens de
« ces parages, il ne portera plus d'autre nom ! »
« Je le regardais pendant qu'il parlait, et jamais, avec sa taille
étreinte dans la ceinture de .sa jaquette de pilote, il n'avait été
plus l'homme de son nom de guerre, la Guêpe; la guêpe qui
tirait son dard et qui veut du sang ! Il me rappelait aussi ces
lions passant de blason, au ràblc étroit et nerveux comme celui
des plus fines panthères, et ongle, à ce qu'il semble, pour tout
déchirer. Sa figure de femme, que je n'aimais pas, mais que je ne
pouvais m'empècher de trouver belle, respirait, soufflait, aspirait
avec une telle férocité la vengeance qu'elle était cent fois plus
terrible que si elle avait été de la plus crdne virilité.
« Tous les Douze, nous tombâmes sous l'action de ce visage
do Némésis. Mais La Varesnerie eut probablement la prévision
du quelque chose d'épouvantable, qui -devait amener d'abomi-
nables représailles et noircir un peu davantage la noire réputa-
tion des Chouans, qui l'était bien assez comme cela.
« — Et si nous n'allions pas à votre rendez-vous, monsieur?
« demanda La Varesnerie, — qu'en arriverait-il?
a — Rien, monsieur ! — fit fièrement Des Touches, et dans le
« gonflement de ses narines je vis passer comme le vent de
LE CHEVALIER DES TOUCHES 317
« l'épée. — Je vous voulais pour témoins d'une justice, mais
« je n'ai besoin de personne pour foire moi-même ce que j'ai
« résolu.
« La Varesnerie réfléchit un instant. Il y avait du chef dans
cette tète de La Varesnerie. Il était jeune. Quelque temps après
cette époque, M de Frotté le nomma major.
« — Seul contre plusieurs peut-être, murmure-t-il. — Non !
« monsieur, nous vous avons sauvé et nous vous devons au Roi.
« Nous irons tous, n'est-ce pas, messieurs ?
« Nous en convînmes, baron, et nous nous quittâmes, en pre-
nant des sentiers différents. Je m'en allai, moi, avec ce Juste Le
Breton, que vous avez appelé mon favori, mon frère. Vous avez
raison ; il l'était, et je n'ai pas besoin d'ajouter le honni soit qui
mal y pense / car avec les grâces de ma personne, qui pouvait
mal penser de moi ? Juste me disait en marchant :
« — Que va-t-il faire, le chevalier Des Touches? Il a les ou-
« trages de deux emprisonnements accumulés sur un cœur dia-
« blement altier. »
« Juste, comme moi, s'intéressait à Des Touches parce qu'il
ne voyait en lui que ce que j'y voyais uniquement: l'homme de
guerre, indifférent à tout ce qui n'était pas la guerre et ses fa-
rouches ambitions !
« — Ils l'ont pris par trahison, — continuait Juste. — Il a été
« livré aux Bleus; mais quand? et comment? et à quel moment?
« Car Des Touches, c'est la vigilance et c'est l'insomnie ! »
« Nous étions si préoccupés de ce qui allait suivre, que nous
remontâmes, sans nous apercevoir de la longueur du chemin, les
pentes de la hauteur où se trouvait perché le Moulin hleu, comme
on l'appelait dans le pays. En proie au magnétisme de la curio-
sité, de l'idée fixe, du lieu qu'on n'a pas vu et qu'on veut voir,
attirés par ce lieu, presque aspirés, comme un enfant qui tombe
dans la vague du bord est aspiré par la mer, nous arrivâmes les
premiers au lieu du rendez-vous, et nous nous tînmes à quelque
distance du moulin à vent en question, attendant nos compa-
gnons, et, probablement avant eux. Des Touches.
« C'était un endroit bien tranquille. Sa hauteur était le ré-
sultat d'un mouvement de terrain très doux, mais très continu,
qui, par conséquent, ne semblait rien pour les pieds une fois
qu'on l'avait atteinte, mais qui était beaucoup pour les yeux,
quand, en se retournant, on regardait derrière soi la route par
318 LA LECTURE
laquelle on était venu. La surface de toute cette hauteur était
revêtue d'une herbe courte, mais assez verte. Il y paissait chi-
chement deux ou trois brebis. Il n'y avait là ni un arbre, ni un ai'-
buste, ni une haie, ni un fossé, ni une butte, ni quoi que ce soit
qui j)ùt faire obstacle au vent, qui était le roi là, qui jouait là
parfaitement à son aise et faisait tourner son moulin avec un
mouvement d'une lenteur silencieuse. Rien ne craquait ni ne
grinçait dans ce moulin aux vastes ailes, dont les toiles tendues
palpitaient parfois à certains souffles plus forts, comme
des voiles de navire ! C'était donc là le Moulin bleu. Poun|uoi
l'appelait-on bleu?... Etait-ce parce que la porte, les volets, la
roue qui fait tourner le toit, et jusqu'à la girouette, tout était de
ce bleu qu'on a nommé longtemps bleu de perruquier, par la
raison que les perruquiers, depuis saint Louis, dit-on, en badi-
geoiinaient leurs boutiques ?
« Tout ce qui n'était pas la muraille du moulin et ses ailes
était de ce bleu pimpant et joyeux qui paraissait plus clair dans
le bleu plus foncé du ciel et dans cette chaude lumière que lui
envoyait un soleil de cinq heures du soir, qui ne le dorait pas
encore. Pourquoi (out ce bleu inconnu aux moulins de la Nor-
mandie? Etait-ce pour justifier le jeu de mots, recherché de
tous les populaires? C'était le Moulin bleu, c'est-à dire le moulin
qui n'était pas blanc! Le moulin patriote! La porte coupée
faisait en même temps porte et fenêtre, et la partie qui faisait
fenêtre était ouverte. Du reste, personne : ni meunier, ni meu-
nière : rien que le moulin dans son large tournoiement solitaire,
dont la rotation semblait s'accomplir au fond d'un sac d'ouate,
tant elle glissait dans le silence ! et dont les ailes, courant comme
les heures, les unes après les autres, dans ce tournoiement pla-
cide et mesuré, ne tremblaient même pas !
« Ce ne fut pas long, ce silence... Un pizzirnto de violon s'en-
tendit et passa par la porte à moitié ouverte. Maigre et aigre,
c'était une chanterelle qui s'éveillait sous une main qui dormait
encore..., une main de meunier qui a de la farine de son moulin
dans les oreilles, et qui pour cela ne s'entend pas!
(t — Quel bon air a ce moulin de la trahison ! — dit Juste. —
«■ Je ne suis pas surpris que Des Touches lui-même s'y soit
« trompé ! »
c Cependant, le pizzicato continuait incertain, vague, endormi,
et perceptible seulement à cause du profond silence de cotte
LE CHEVALIER DES TOUCHES 319
après-midi d'été et de ce moulin, qui semblait tourner dans le
vide ! Il y avait vraiment de quoi vous l'aire partager cette sen-
sation de somnolence dans laquelle évidemment se trouvait
plongé ce meunier invisible, qui rêvait de jouer plutôt qu'il ne
jouait.
« C'est à ce moment d'une sensation unique pour moi, M. de
Fierdrap, quand je pense à ce qui l'a suivi, que Des Touches,
que nous attendions avec impatience, parut seul sur la piètre
pelouse de cette hauteur. Il devançait les dix autres des Douze,
mais il vit que nous étions là. Juste Le Breton et moi. Il nous fit
le signe du silence. Il était sans armes et il avait les mains vides.
Depuis que nous l'avions quitté, il n'avait pas arraché dans une
haie de quoi se faire seulement un bâton !
« Il ouvrit la porte au loquet du moulin et entra... Nous n'en-
tendîmes plus le pizzicato... cela s'arrêtant comme une montre
qui faisait, il n'y a qu'une minute, tac, tac, et qui ne va plus... «
« — Eh bien, ni toi non plus ! — dit l'abbé à sa sœur, ([ui
s'était arrêtée, humant l'impression qu'elle produisait; car elle
voyait bien qu'elle en produisait une sur M. de Fierdrap et sur
son frère. — Va donc ! ma sœur. Va donc 1 et ne nous brûle pas
à petit feu. »
« — Ce sont nos amis, » — fit Juste Le Breton, qui les vit
venir, — reprit-elle, — à cet instant que je puis appeler suprême
à présent, mais qui n'était alors rempli que d'une anxiété sans
nom.
« Quand ils arrivcfent sur la hauteur et qu'il nous aper-
çurent :
c( — Nous venons au rendez-vous, — dit La Varesnerie. —
Où est le chevalier ?
« — Le voici ! » — lui répondis-je, attendu que depuis qu'il
était dans le moulin, mes yeux n'avaient cessé de rester braqués
sur la porte laissée ouverte derrière lui.
« Il en sortait. Mais pouvait-on dire qu'il était avec quelqu'un?
Il tenait par le cou, dans ses deux mains dont il lui faisait une
cravate, le meunier du Moulin bleu, grand et pansu, et qu'il
traînait ainsi après lui, dans la poussière.
(( — Diable ! — fit Desfontaines (toujours Vinel-Aunis) ; — le
<( moulin n'est plus bleu tout seul, c'est aussi le meunier ! »
(f. Quand Des Touches parut sur le seuil du moulin silencieux,
d'oii personne ne sortit que lui et ce meunier, qui ne semblait
320 LA LECTURE
pas peser aux mains qui l'agrafaient, nous crûmes que c'était
fini... qu'il l'avait tué... et c'était déjà assez tragique, n'est-ce pas,
baron ? Mais, bah ! nous allions avoir tout à l'heure un bien
autre tragique sous les yeux !
« Le meunier s'était évanoui sous les serres de Des Touches.
Son sang, — c'était comme un tonneau plein jusqu'à la bonde
que cet homme apoplectique, — son sang l'étoulïait, mais il
vivait sans connaissance, et le chevalier Des Touches, qui con-
naissait la proportion de la force de son effort à la force de son
ennemi, le chevalier Des Touches savait que cet homme immo-
bile vivait...
« — Messieurs, — dit-il, — c'est le traître, c'est le Judas qui
(( m'a livré aux Bleus ! Tout ce qui a été massacré à Avranchos,
« Vinel-Aunis probablement tué, M. Jacques frappé cette nuit et
(( enterré par vous ce matin, et quinze jours où ils m'ont fait
« boire l'outrage comme l'eau et dévorer comme du pain les plus
" infâmes traitements, tout cela doit être mis au CQ/iipte de cet
0 homme que voilà, et dont le supplice m'appartient... »
« Nous écoutions, croyant qu'il allait faire appel à nos cara-
bines, mais il tenait toujours dans ses mains fermées le cou de
cet homme, dont le corps pendait sur le sol et dont il avait la
tête énorme appuyée sur sa cuisse, comme si c'eût été un tam-
bour.
« — Messieurs, — rcprit-il ; il avait peut-être, avec la lucidité
« du sang-froid qu'il gardait au milieu de tout cela, vu quelques-
« unes de nos mains se crisper sur le cryion des carabines, —
(' gardez votre poudre pour des soldats... Souvenez-vous, mon-
« sieur de La Varesncrie, que je n'ai voulu les Douze de la Dé-
« livrance que pour être les témoins de la Justice ! Moi seul, je
« me charge du châtiment... Pierre le Grand, qui me valait bien,
0 que je sache, a été souvent, dans sa vie, à la même minute, le
(' juge et le bourreau. »
« Nul de nous, qui l'entendions et qui le regardions, ne com-
pronions ce qu'il voulait faire ; mais pour tenter seulement de
faire ce à quoi il pensait, il fallait être un miracle de force... Il
fallait être ce qu'il était!... Il resta, d'une main tenant cette tête
de taureau du meunier, et il la plaça entre ses deux genoux, on
montant brutalement à cheval sur sa nuque... Nous crûmes qu'il
allait la luxer. Mais ce n'était pas cela encore, monsieur de Fier-
drap ! Ce meunier avait une ceinture, une de ces ceintures comme
LE CHEVALIER DES TOUCHES 321
en portent encore les paysans de Normandie, tricots flexibles et
forts ipii soutiennent les reins de ces hommes de peine, et nous
dîmes : « Il va l'étrangler ! » en lui voyant dénouer cette cein-
ture de son autre main. Mais à chaque geste, nous nous trom-
pions !
« Non ! ce fut quelque chose d'inattendu et de stupéfiant. Il
prit, ayant l'homme entre les genoux, une des ailes du moulin
qui passait et il l'arrêta net dans son passage ! Ce fut si magni-
fique de force que nous nous écriâmes...
« Il tenait toujours son aile avec ses deux mains.
8 — On vous cite M. Juste Le Breton, — lui dit-il, — comme
« un des plus forts poignets de tout le Cotentin. Eh bien, se-
« riez-vous homme à me tenir une seule minute cette aile de
« mouhn que je viens d'arrêter?... »
« Juste ne résista pas. Des Touches le saisissait par son amour,
son idolâtrie de sa force, par cet enivrement de la Force dont il
a été puni plus tard, en tombant sous une blessure de rien...
Juste prit avec orgueil l'aile du moulin des mains du chevalier,
et, sous le coup de cette rivalité qui décuple les forces humaines,
il la contint. Il la contint pendant le temps que Des Touches lia
avec sa ceinture le meunier, qu'il avait couché sur toute la lon-
gueur de cette aile, laquelle, dès qu'elle ne fut plus contenue,
reprit son grand mouvement, mesuré et silencieux.
« Ah ! c'était là un carcan étrange, n'est-il pas vrai, baron ?
une exposition comme on n'en avait jamais vu, que cet homme
lié sur son aile de moulin, qui tournait toujours! Le mouvement,
l'air qu'il coupait en décrivant ainsi dans les airs le grand orbe
de cette aile, qui l'y faisait monter tout à coup pour en redes-
cendre, et en redescendre pour y monter encore, le firent revenir
à lui. Il rouvrit les yeux. Le sang, qui menaçait de lui faire
éclater la face comme le vin trop violent fait éclater le muid, lui
retomba le long de son corps et il pâlit... Des Touches eut un
mot de marin.
« — C'est le mal de mer qui commence, » fit-il cruellement,
« Le meunier, qui avait d'abord ouvert les yeux, les referma
comme s'il eût voulu se soustraire à l'horrible sensation de cet
abîme d'air qu'il redescendait sur l'aile, l'implacable aile de ce
moulin, remontant éternellement pour redescendre, et redescen-
dant pour remonter... Le soleil, qui binllait en face, dut mêler la
férocité de son éblouissement à la torture de cet étrange suppli-
LECT. 51 IX — 21
S22 LA LECTURE
cié, qui allait ainsi par les airs ! Le malheureux avait commencé
par crier comme une orfraie (ju'on égorge, quand il avait repris
connaissance; mais bientôt, il ne cria plus... Il perdit l'énergie
même du cri... l'énergie du lâche ! et il s'affaissa sur cette toile
blanche de l'aile du moulin, comme sur un grabat d'agonie. Je
crois vraiment que ce qu'il souffrait était inexprimable... Il suait
de grosses gouttes, que l'on voyait d'en bas reluire au soleil sur
ses tempes... Ces messieurs regardaient, les yeux secs, la lèvre
contractée, impassibles. Mais moi, monsieur de Fierdrap (et, mor-
dicu ! c'était pour la première fois de ma vie !), je sentais que je
n'étais pas tout à fait aussi honunc que je le croyais. Ce qu'il y
avait de femme caché en moi s'émut, et je ne pus m'empècher
de dire à ce terrible vengeur de chevalier Des Touches :
V — Pour Dieu ! chevalier, abrégez un pareil supplice. »
« Et je lui tendis ma carabine, à lui qui était désarmé.
« — Pour Dieu donc et pour vous, mademoiselle 1 — répondit-
« il. — Vous avez fait assez cette nuit même, pour que je ne
« puisse vous rien refuser. »
» Et, se plarant bien en face, à trente pas, avec l'adresse d'un
homme qui tuait au vol les hirondelles de mer dans un canot ({ue
la vague balançait comme une escarpolette, il tira son coup de
carabine si juste, ({uand l'aile du moulin passa devant lui, que
riionmic étendu sur cette cible mobile fut percé d'outre en outre,
dans la poitrine.
« Le sang ruissela sur la blanche aile qu'il empourpra, et un
jet furieux (pii jaillit, comme l'eau d'une pompe, de ce corps
puissamment sanguin, tacha la nuiraille d'une plaque rouge. Il
n'avait pas menti, le chevalier Des Touches ! Il venait de changer
ce riant et calme Moulin bleu en un « ffrayant moulin rouge. S'il
existe encore, ce moulin, qui fut le théâtre du supplice d'un traître
dont la trahison dut avoir des détails (pie nous n'avons jamais
sus, mais bien horribles, pour rendre un homme si imi)lacable,
on doit l'appeler encore le Maulin du Sniuj... On ne sait plus
probablement la main qui l'a versé; on ne .sait plus pourcpioi il
fut versé, ce sang qui tache ce mur sinistre ; mais il doit y être
visible toujours, et il parlera encore longtemps, dans un vague
terrible, d'une chose affreuse qui se .sera passée là, quand il n'y
aura plus personne de vivant pour la raconter ! »
— (' C'était décidément, un rude homme (pie la belle Hélène ! »
— fit pcnsivem(;nt l'abbé.
LE CHEVALIER DES TOUCHES 323
<f Le rade homme, mon frère, n'était pas encore apaisé après
cette vengeanceet ce supplice, — continua niademoiselle de Perçy.
Nous crûmes qu'il l'était... Il nous détrompa quelques instants
après. Nous ([uittàmes ensemble cette hauteur pour retourner, les
uns à Toulfedelys, les autres où ils voudraient, puisque nous
avions réussi dans notre seconde expédition. C'étaient les der-
niers pas que nous faisions en troupe. Comme l'avait dit cet exact
chevalier Des Touches, le soleil n'était pas encore tombé sous
l'horizon. Déjà loin sur les routes d'en bas, moi (|ui marchais à
côté de Juste Le Breton, je me retournai et jetai un dernier re-
gard sur la hauteur abandonnée... Le soleil, qui rougissait
comme s'il eût été humilié de se baisser vers la terre, envovait
comme un regard de sang à ce moulin de sang. . . Le vent qui
venait de la mer, de cette mer qu'allait tout à l'heure reprendre
Des Touches, faisait tourner plus vite dans le lointain les ailes
de ce mouhn à vent qui roulait dans l'air assombri son cadavre,
quand je crus voir, de son toit pointu, se lever des colonnettes de
fumée. Je le dis dans les rangs.
« — Il n'y a que le feu qui purifie ! » dit Des Touches.
« Et il nous apprit qu'il avait mis le feu dans l'intérieur du
moulin, et le Chouan qui ne défaillait jamais en lui, ajouta avec
le joyeux accent de la guerre :
« — Ce sera de la farine de moins pour le dîner des patriotes ! »
« Le feu avait couvé depuis que nous étions partis, et quand
la flamme s'élança de l'amoncellement de fumée qui s'était fait
tout à coup sur la hauteur et qui l'avait cachée :
« — On allume des cierges pour les morts, — dit Des Touches ;
— voici le mien pour M. Jacques ! Cette nuit, dans les brumes
de la Manche, j'aimerai à en suivre longtemps la lueur. »
J. Barbey d'Aurevilly.
{A suivre).
L'ÉLÉPHANT ET LA BALEINE
11)
Les cabinets de Saint-Pétersbourg et de Saint-James venant
à s'entendre sur la question afghane-indienne, c'est l'ouverture
de débouchés nouveaux à l'industrie, aux produits européens.
Ce sont de nouvelles communications ouvertes entre l'Europe et
l'Asie par le chemin de fer Transcaspien anglo-russe ; des régions
jusqu'alors livrées à l'anarchie et au désordre sont pacifiées; des
peuplades abandonnées à elles-mêmes ne vivant que de rapines,
se déchirant entre elles parce qu'aucune d'elles ne peut imposer
son autorité, civilisées, seront l'objet d'un partage entre ces deux
puissances (2).
Peu soucieux des inquiétudes anglaises plus factices que réelles,
les Russes n'ont pas cessé de poursuivre leur marche en avant.
Aussi habiles que leurs diplomatcîs, les généraux russes ont su
tirer parti de cet état d'esprit de l'Angleterre. En lS6i, le même
général Skobelew, l'interlocuteur de Marvin, écrivait ce qui suit :
Nous sommes persuadés que le vôritaljle moyen d'obtenir la parlio
nord du Bositliore est de menacer la domination anglaise aux Indos.
Si, en 18j3, nous avions occupé les positions dont nous nous sommes
emparés seulement en 1871, la guerre de Crimée n'aurait pas eu limi.
Si, en 1878, nous n'avions pas été aussi forts dans le Turiiestan, l'Angle-
terre n'aurait pas assisté, les bras croisés, à notre dernière lutte avec la
Turcjuie.
Le général Skobelew émettait la même idée d'une manière
plus ferme encore dans une lettre dont nous extrayons le pas-
sage que voici :
(1) Voir le numéro du 25 juillet 1«89.
2) Mackcûsic-Wallacc. La Rusde et les Rusics, tomo II.
I
L'ELEPHANT ET LA BALEINE 325
La Russie a jusqu'ici rencontré sur sa route un compétiteur dangereux
et imissant clans l'Augletcrre... Psous ne pouvons l'atteindre qu'en la frap-
pant au cœur, c'est-à-dire dans l'Inde... Nous occupons réellement une
position menaçante à la frontière de l'Afghanistan. Les Anglais sont un
peuple pratique. Quand ils verront que nous sommes décidés à leur tenir
fêle et à ne pas nous laisser effrayer par leurs menaces, ils arriveront bien-
tôt à une entente. La possibilité d'une invasion aux Indes est une source
d'anxiété pour l'Angleterre, et avec raison; car ce serait un coup mortel
porté à l'influence britannique.
Quelle est, ab.straction faite des projets hostiles ou non de la
Russie, vis-à-vis de l'Inde anglaise, la situation militaiva actuelle
i'é.sultant de la construction du Transcaspicn ?
Un des jeunes officiers supérieurs distingués de notre armée,
M. le commandant de Beylié, breveté d'état-major, a visité l'Inde
anglaise en 1884, et le Turkestan russe et la province Transcas-
pienne en 1888. Il a pu se faire, sur place, une opinion très réflé-
cliic de la situation exacte des deux partis. Dans une brochure
fort intéressante et très étudiée parue à son retour, sous ce titre :
L'Inde sera-t-elle Russe ou Anglaise? mon excellent ami de Beylié
a serré de près la question qui nous occupe. Ses conclusions, dans
le cas d'une guerre anglo-russe, sont même si exactement les
nôtres que nous sommes heureux de les reproduire ici (1) :
1° Une armée de 10,000 à 12,000 hommes pourrait occuper Hérat aussi,
mais après la déclaration de guerre. Cette armée resterait quelque temps
isolée. Elle serait soutenue par plusieurs milliers de Tekkés et peut-être
par .'os troupes régulières persanes, qui valent peu de chose ;
2« L'envoi à Hérat d'une armée de 60,000 hommes et la constitution sur
ce point d'une base d'opérations contre l'Angleterre sont liés, d'une manière
absolue, à la construction d'un chemin de fer de Kizil-Arvat à Saraklis, et,
plus pratiquement, à Hérat. Nous assisterons donc quelque jour à deux
opérations distinctes. A la suite d'un démêlé avec la ville de Hérat, ce point
sera occupé brusquement par des troupes russes dont les avant-postes ne
sont plus qu'à quelques jours de marche. L'effectif de ces troupes russes
peut être minime. Les Anglais ne pourront absolument pas s'opposer à ce
mouvement à cause de leur éloiiinement. 11 est du reste probable qu'ils
auront, à cet instant précis, des occupations ailleurs (2).
(1) Dans sa brochure écrite en 18S4, le commandant de Beylié étudiait les
deux cas : 1° avant l'achèvement du Transcaspicn (la guerre éclatant en
ISSl); 2° après l'aclièvement du Transcaspicn vers Sarakhs. C'est ce der-
nier cas que nous étudions.
(2) Les travaux de fortifications d'Hérat et de Balkh ont été poussés très
activement en 1S86. Trois à quatre mille hommes y étaient employés sous
la direction d'officiers et d'ingénieurs anglais envoyés de Calcutta. Outre ces
326 LA LECTURE
Deux ou trois ans après cet évéuement, une route carrossable, ou mieux
encore une voie ferrée reliera Hérat à la Caspienne. Alors, mais seulement
alors, les Russes, en possession d'une base solide de concentration, pour-
ront marcher en avant et gagner avec 60,000 hommes de troupes régulières
(au plus), et 200,000 Turkomans et Afghans, la base ou le relai suivant,
c'est-à-dire la ligne Kandahar-Kaboul. Sur cette dernière ligne, l'Angleterre
est en état de faire une résistance sérieuse. Puis l'Indus sera franclii, et tout
sera fini.
Outre les raisons purement militaires que nous venons d'ex-
poser, il est d'autres motifs d'ordre moral qui préoccupent dans
l'Inde le cabinet britannique d'une manière plus immédiate.
Pourquoi les Anglais mettent-ils si peu d'enthousiasme à
accepter les avances du général Annenkow qui les presse, au nom
des intérêts supérieurs de la civilisation, d'unir leurs efforts à
ceux de la Russie ?
Les Anglais, insulaires dans l'Inde derrière les hautes chaînes
de montagnes qui environnent la Péninsule comme dans leur île,
répugnent à l'idée de raccorder en Afghanistan le réseau indien
au réseau russe, à l'aide du chemin de fer transcaspien et de la
ligne de Sibi prolongée. C'est pourtant une grande et noble en-
treprise.
Ils veulent rester (.-liez eux dans Tlnde, ne voyant pas plus de
nécessité à la pénétration d'une ligne ferrée dans l'Inde, par une
brèche de l'IIindo-Koosch ou du Paropamisus, (|u'au tunnel à
travers la Manche entre l'Angleterre et le continent.
Les hommes d'Etat britannicfues ne craignent pas d'avouer que
ces relations permanentes ne pourraient être que désagréables
{}(np<ilnl<iUle) à l'Angleterre. Le gouvernement de la reine était
résolu à s'y opposer de toutes ses forces. Il a fort mal accueilli
les f)uvertures de M. de Losseps ([ui, en l!^7;}, voulait construire
le chemin de fer r'enti'al-Asi.itiqiie eiiti'f> l'Indfî et la Ilussie
d'Asie.
Les Anglais ont-ils rai.son ? Dans quelle mesure une pareille
fortifications, on a construit une large cliausséc pour relier les deux villes,
fhaussée qui passera |)nr Meimcné, (|uo l'on a aussi l'intention de fortifier.
Le gouvernement a achelé les maisons de campagne qui se Irouvont au
nord et à l'est d'Hérat et qui seront rasées pour permettre rétablissement
d'un vaste glacis que los Anglais fint promis de ( onstruiro. A lîaikh, on
creuse un canal qui arm'm r.i V>-n\\ de r.\niou-l)ari.'i d.ins l.-s fr)ssés qui en-
tourent la ville.
l'p:lephant et la hai^eine 327
éventualité est-elle redoutable pour l'Angleterre, dangereuse pour
la sécurité de son empire des Indes ?
Ici éclate le fort et le faillie de cette puissance extraordinaire
de la nation anglaise aux Indes, qu'un choc violent peut ébranler.
L'Angleterre a dû sa force à son privilège de nation insulaire :
immunité vraiment précieuse, consacrée par dix siècles d'histoire,
et qui a frappé ce peuple d'une manière indélébile et lui a donné
certains avantages, résultant de sa situation exceptionnelle.
L'intérêt de l'Angleterre, quel que soit le parti au pouvoir, est
de conserver cette situation unique de puissance insulaire, qui
fait d'elle, à une infinité de points de vue, une sorte de Chine
Occidentale, et lui permet de vivre comme elle l'entend, repliée
sur elle-même.
Par la prise de contact avec une puissance européenne, com-
mencerait pour l'Angleterre une ère sinon de difficultés insurmon-
tables, tout au moins de préoccupations et de soucis inconnus
contre lesquels protestent tous les instincts et toute la personne
de l'Anglais : le service obligatoire, l'impôt du sang, les gros
effectifs, les gros budgets, les grands travaux de défense, bref
toutes ces charges résultant des frontières et des idées qui les
traversent ; aux({uelles sont assujetties depuis tant d'années les
autres nations européennes — qui cependant n'ont pas à défendre
contre les convoitises d'un puissant voisin un empire de deux cent
cinquante millions d'âmes.
Pour ces motifs, la prise de contact avec la Russie en Afgha-
nistan, fût-ce même par une simple ligne de chemin de fer, est
redoutée par le cabinet de Saint-James, qui craint même le « tuyau
de pipe » à travers la Manche, pour employer l'expression pitto-
resque de M. de Lesseps.
Mais cette crainte est-elle réellement justifiée? Nous ne le
croyons pas... L'influence qui domine en Afghanistan n'est pas
une influence russe. Les ingénieurs qui ont fortifié Hérat et l'ont
si abondamment pourvue de matériel et de munitions de guerre,
sont-ils en effet des ingénieurs russes ? Sont-ce des officiers de
cosaques, les résidents politiques ou simplement les militaires en
mission qui sillonnent les diverses provinces de l'Emirat de
Kaboul, développant partout les moyens de défense, armant les
populations de fusils à tir rapide et apprenant aux Afghans la
tactique européenne ? Les proclamations enflammées adressées
à diverses reprises par l'Emir de Kaboul aux populations sou-
828 LA LECTURE
mises à son autorité n'ont pas été dictées à Saint-Pétersbourg,
mais bien à Calcutta ou à Londres.
L'invasion de l'Inde par les Russes n'est donc pas — pour qui
examine avec sang-froid la question — ce que les Anglais redou-
tent le plus... Les Russes d'ailleurs s'en défendent. Pourquoi
suspecter leur loyauté? J'estime qu'il faut les croire. Kn outre,
si séduisante que puisse être cette magnirupic entreprise, la con-
quête de l'immense péninsule indienne pourrait entraîner la
Russie dans d'inextricables difficultés. Elle serait le départ d'une
série d'aventures, dont il serait téméraire de préjuger les consé-
quences. Notre siècle ne les verra pas.
A notre avis, la Russie ne rêve pas — quant à présent — la
conquête des Indes. Mais, subissant la loi naturelle de son déve-
loppement économique, elle ne peut se contenter des territoires
qu'elle occupe actuellement en Asie. Elle doit se développer vers
la mer. De même que Saint-Pétersbourg a été « une fenêtre
ouverte sur l'Europe, » la Russie a besoin « d'une fenèti-e ouverte
sur la mer des Indes. » Son but est d'arriver un jour — à travers
la Perse — vers Bassora et Bender-Abbassi.
A l'heure actuelle, Sa Majesté le Shah est un instrument docile
entre les mains de la Ru.ssie ; un vassal obéi.ssant du Tzar (jui a
placé et maintenu sur le trône ce souverain, répondant de la sorte
à la sujétion anglaise de l'Emir Abdurrahman et à son entre-
vue à Rawal-Pindi avec le vice-roi des Indes. On ignore géné-
ralement que la Russie entretient depuis plusieurs années une
brigade cosaque composée de quatre régiments et trois batteries
d'artillerie à cheval qui sont en permanence à Téhéran. Le com-
mandant des cosaques était l'année dernière M. le colonel Kara-
vaïew. Le chef de Tartillorie était un officier de l'artillerie à
cheval de la garde, devenu co.saquc pour la circonstance,
M. Bliime, qui est le cousin de Lady Dulferin et dont la sœur a
épousé le marquis Simonctti de Rome, chef de la maison de
Brazza. Sans exagérer les faits, ce point de départ d'une occu-
pation militaire ne peut-il être considéré comme la marque d'une
suzeraineté analogue à celle de Bokhara?
A la mort du Shah actuel, verrons-nous se renouveler les faits
qui ont marqué l'avènement de Saïd-Abdul-Akkad, émir de
Bokhara? Un résident russe, avec les pouvoirs les plus étendus,
analogues à ceux de M. Tcharikovv, remplacera-t-il à Téhéran,
L'ÉLÉPHANT ET LA BALEINE 329
près le successeur de Nasser-Eddin, l'ambassadeur que la Russie
y entretient, ainsi que les autres puissances européennes ?
Que dirait l'Angleterre ? Ferait-elle pour cette raison la guerre
à la Russie?
L'Europe même, en présence d'un tel événement, protesterait-
elle? La Perse est bien excentrique par rapport au rayon d'action
des puissances ? Et si, au lieu d'un gouvernement faible, appau-
vri, ne donnant ni sécurité ni richesse, la Russie apportait avec
elle les progrès qu'elle a réalisés en Asie Centrale, n'y aurait-il
pas là de sérieux avantages pour la civilisation générale de l'hu-
manité ?
Ce sont là des considérations qui me sont entièrement person-
nelles. Je ne suis allé les puiser dans aucune chancellerie. Par
cela même, elles ont chance peut-être de se réaliser u \ jour.
Elles résultent pour moi de l'examen attentif de la question de
l'Asie Centrale, autant que j'ai pu m'en rendre compte à l'heure
actuelle, avec les seuls éléments d'informations dont j'ai pu dis-
poser.
Ces événements ne trouveraient pas à leur réalisation des
obstacles insurmontables.
Dans la première partie de son tracé, jusqu'à Kizil-Arvat et
au-delà, le Transcaspien longe la frontière de Perse, déterminée
par une série de collines successives. Le mot que me dit un jour
un di])lomate étranger me revient à l'esprit : « Après la mort du
Shah actuel, la frontière de Perse fondra dans l'Asie Russe comme
du sucre dans un verre. » Je résumerai ma pensée d'une manière
analogue, en disant à mon tour : « La Perse est pour la Russie
un fruit mûr qui tombera dans sa main le jour où elle voudi'a. »
Ainsi se passeraient sans doute les événements si rien ne venait
mettre obstacle à leur réalisation. Mais, en politique, il faut
compter avec certaines influences intéressées à brouiller les
cartes... et les puissances! Voilà pourquoi le duel de 1' « Eléphant
et de la Baleine » n'en demeure pas moins une éventualité redou-
table, si l'on songe que les événements d'Europe, auxquels sera
mêlée l'Angleterre, auront en Asie Centrale une répercussion
immédiate et forcée.
330 LA LECTURE
Que la Russie et l'Aiiirleterre se tiennent en garde contre les
avis, les promesses ou les conseils partis de Berlin. C'est là sur-
tout, plus que dans les vallées de l'Afghanistan, qu'est le dan-
ger !
Les Allemands, ridicules inventeurs des «ennemis héréditaires »,
sont pour le monde, à l'heure actuelle, un danger permanent. Us
jouent dans l'Europe contemporaine le rôle du Matamore de la
comédie italienne. Par leurs insolentes provocations, ils fatiguent
sans résultats les nations calmes et intelligentes, occupées à de
plus hauts desseins.
Tant que les Allemands garderont en Europe l'attitude qu'ils
ont prise, nul ne pourra répondre de la paix du lendemain. La
postérité, qui ne s'incline pas devant les gloires d'un jour, saura
remettre à sa vraie place ce peuple turbulent et farouche, pétri
d'orgueil et de haine.
Quoi qu'il en soit, les deux grandes nations, la Russie et l'An-
gleterre, ont joué dans l'histoire un assez beau rôle pour que
l'Europe civilisée suive avec un intérêt anxieux cette phase
nouvelle de leur action réciproque dans l'Asie Centrale. Il serait
profondément regrettable, ainsi que me le disait si justement
l'illustre irénéral Skobelew, de voir ces deux puissants empii-es se
disputer pour « quelques peuplades asiatiques ». Notre monde
moderne n'accepte plus ces guerres de sauvage dont la pensée ne
saurait plus gcM-nier que dans les cerv(>aux tudes([ues, fermés l'i
présent à toutes les nobles conceptions du ])rogrès et de la civi-
lisation.
Terminons donc cette étude sur l'Asie Centrale par le consolant
espoir d'une solution paeifi((ue. Elle empêchera de se produire
le furieux combat de « l'Eléphant et de la Baleine » ([ue nous a
prédit le chancelier de fer, dont les rêves sanglants sont allés se
fixer, ce jour-là, jusqu'aux lointaines frontières de l'Asie Russe
et de l'Inde Anglaise.
Napoléon Nky.
AOUT AUX CHAMPS
I
LES MEULES DE BLÉ
En ce mois d'août, les alentours des villages et des fermes des
pays de o-randes cultures sont jalonnés de meules de paille ou de
irerbes non battues, qui ont pour mission de suppléer à l'msuffi-
sance des £i-ranges. Malheureusement, en cela comme en beaucoup
d'autres détails agricoles, nous nous en tenons à des méthodes
surannées que leurs inconvénients, pas plus que les progrès réa-
lisés chez nos voisins, ne nous décident à abandonner.
La plupart du temps, ces énormes emmagasinements d'élé-
ments si éminemment inflammables sont placés à courte distance
des routes et des chemins. Comme une meule bien faite, c'est-à-
dire s'élargissant à son sommet, représente le meilleur des abris
contre la pluie, il arrive, très souvent, qu'un passant y cherche
un asile. Si ce passant veut tromper l'ennui d'une trop longue
station, en savourant quelques bonnes pipes, il arrive, parfois,
qu'il allume le parapluie par ricochet; mais, comme la meule est
ordinairement assurée, la mésaventure ne corrige personne. L'as-
surance est pour beaucoup dans l'insouciance avec laquelle le
cultivateur choisit l'emplacement sur lequel il entassera une
partie de sa récolte.
Si sain que soit le sol qui portera la meule, on en forme la
base avec une couche de litière ; mais elle est trop souvent mal
éta]>he et ne suffit pas toujours à garantir de l'humidité les lits
inférieurs des gerbes, sm'tout si elle doit soutenir l'assaut des
pluies de l'automne et des neiges de l'hiver.
Cette base devient bientôt le repaire de myriades de rongeurs :
332 LA LECTURE
rats, souris et mulots qui, comme leur camarade du fromage, y
trouvent à la fois le vivre et le couvert. Leurs ravages sont consi-
dt'-rables : nous nous souvenons d'avoir assisté à une démolition
d'un de ces édifices de blé, dans lequel on tua cent cinquante-
deux rats, gros, moyens et petits, auxquels, sans s'en douter, je
supi)ose, le fermier accordait, depuis six mois, la plus écossaise
des hospitalités. Si les dimensions moyennes de nos meules sont
généralement convenables, l'élévation de gerbes à une hauteur de
plus de 7 à 8 mètres nécessite l'installation d'un système de
poulies; elles sont, généralement, aussi imparfaitement construites
et surtout mal couvertes. Pour en avoir fini plus tôt, on donne
peu d'inclinaison au faîtage, qui devrait former un angle de
70 degrés; ce qu'on économise de temps, on le rembourse, avec
intérêts, en grains et en paille avariés.
Plus pratiques que nous en toutes choses, les Anglais ont, dans
leurs bonnes fermes, un enclos spécial, réservé à l'emmagasine-
ment des fourrages et des céréales sous la forme de meules. Un
petit chemin de fer, avec wagonnets à plate forme, dessert cette
cour des meules ; un réseau de rails, qui part de la voie principale,
aboutit, d'un côté, à chacune de ses deux parties, tandis que cette
voie maîtresse conduit soit aux granges, soit à la halle du battage.
Quelles que soientses proportions, il suffit d'une journée, de peu de
bi-as et de peu de frais, pour défaire une de ces meules et la trans-
porter à l'abri.
Les meules anglaises ne reposent point sur la terre : elles ont
pour base des espèces de piliers en mai;onncrie, ayant la forme
d'un cône renversé, sur lesquels il est impossible aux souris de
grimper. On établit sur ces piliers une sorte de plate-forme avec
des barres de fer, et c'est sur cette plate-forme que l'on dresse les
gerbes. A la petite voie ferrée près, ce .système est aussi simple
que peu dispendieux; il remédie à toutes les imperfections ilu
nôtre : il donne la sécurité, il assure la parfaite conservation du
dépôt dans son intégrité; les frais d'installation se récupèrent par
r<''conomie j)ermanente de la main-d'( ouvre; nos cultivateurs se
trouveraient bien de l'adopter. C'est surtout en agriculture, ime
industrie qui vit de menues économies, qu'il faut, le plus possible,
profiterdes améliorations réalisées parle voisin. Grâce à la presse,
les laboureurs de toutes les nations vivant pour ainsi dire porte
à porte, il n'est plus permis à personne de s'attarder dans la rou-
tine.
AOUT AUX CHAMPS ZSi
II
LES BLÉS DE SEMENCE
Quand il s'agit de se procurer son blé de semence, le cultiva-
teur le choisit lourd, bien nourri, parfaitement mùr, net et dégagé
de toute graine étrangère. Mais il est une autre considération qui
domine les premières : le blé resemé plusieurs années de suite
dans les mêmes terres passant pour voué à la dégénérescence, il
faudrait, semble-t-il, renouveler celui que l'on destine aux semailles,
le demander à un autre sol, à un climat différent, et, par consé-
quent, l'acheter.
Il est incontestable que, dans certains cas, il y a profit à
demander à des semences d'élite, ayant végété dans d'autres
conditions culturales, sous d'autres influences atmosphériques,
une recrudescence de vigueur pour des plantes altérées par une
culture plus ou moins répétée, plus ou moins soignée surtout.
Cependant, c'est à tort que l'on en conclut la nécessité de ces
mutations tantôt annuelles, tantôt bisannuelles; le plus souvent,
et pour le plus grand nombre de ceux qui les pratiquent, elles
sont absolument illusoires. En effet, il est bien peu d'acheteurs
qui s'inquiètent sérieusement de la composition du sol qui a pro-
duit ces céréales de semence, de la différence qu'il présente avec
celui où il s'agit de les introduire : elles sont étrangères, cela
suffit. Cette qualité, il ne manque même pas de cas où elle est
usurpée : que devient alors Finfluencc qu'elles doivent exercer
sur la dégénérescence ?
Pourquoi alors chaque cultivateur ne se pourvoirait-il pas lui-
même de ce blé de semence? Pourquoi n'appliquerait-on pas à
la reproduction des végétaux cette sélection qui a donné de si écla-
tants résultats dans la constitution des races de bestiaux en Angle-
terre ? Serait-il plus difficile de créer et de fixer des types végé-
taux en les triant, en les traitant avec des soins particuliers, qu'il
ne l'a été de créer et de fixer les espèces animales ; et alors de
n'avoir recours aux changements de semence que pour les cas où
l'on aurait à introduire des variétés particulièrement recomman-
dables et d'une supériorité bien établie?
« Nous voudrions, dit M. Joigneaux, qui, rompant en visière
avec la routine, préconise cette méthode, nous voudrions que
chaque fermier réservât une certaine quantité de terrain pour la
334 LA LECTURE
production spéciale de la semence des céréales de toutes sortes.
Nous voudrions que ce terrain fût riche en vieil engrais, bien
préparé par les labours et les hersages, qu'on l'ensemençùt en
lignes de fa(;on à pouvoir y pratiquer aisément les sarclages et
les binages, et qu'entre deux planches, ou sillons de céréales, il
y eût une planche consacrée à la culture d'une plante très peu
développée en hauteur, de manière que l'air et la chaleur, circu-
lant en toute liberté, favorisassent la végétation sur tous les
points. Nous aurions ainsi des tiges d'une belle venue, des épis
superbes et des grains de choix, incontestablement.
« Nous croyons que, pour fabriquer de la graine de céréales
dans la perfection, on devrait, sous les climats favorables, les
semer d'abord en pépinière, comme nous semons le colza, puis
les repiquer pied à pied, à 12 ou 15 centimètres de distance. Les
céréales repiquées donneront toujours de plus beaux épis et de
plus beaux grains que les céréales semées à demeure. »
Ce sont là, il est vrai, des attentions auxqu(.'lles nos cultiva-
teurs ne sont guère habitués ; mais nous croyons, avec M. Joi-
gneaux, qu'ils seraient largement récompensés parles rendements
supérieurs qu'ils s'assureraient en se décidant à se livrer à la
culture spéciale des céréales porte-graines.
Du reste, l'expérience de la valeur de la sélection appli({uée
au froment n'est point à faire, elle a été faite. M. Eugène Gayot
a vu, à l'exposition de Kensington, en 18G2, un blé « généalo-
gique » très amélioré par une sélection éclairée et persistante de
la semence, sous le rapport de la fécondité et du développement
des qualités particulières à cette céréale.
Le lot consistait en épis, en grains de la première semence,
clioisie elle-même parmi le plus beau froment de Nursery, puis
ceux qui en étaient nés pendant quatre générations consécutives.
Au point de départ, on comptait dix-sept épis pour un grain ; on en
avait obtenu successivement trente-neuf, puis cinquante-deux,
puis quatre-vingts. La progression des grains par épi n'avait pas
été moins remarquable : on en comptait quarante-cinq dans l'épi
original, et, dans les suivants, suivant l'ordre de leur production :
.soixante-seize, quatre-vingt-onze, cent vingt-trois. Ainsi, au
moyen de la sélection, la longueur des épis avait été doublée,
leurcontenu pres(pie triplé, et leur faculté de multiplication aug-
mentée huit fois. Si la méthode est rationnelle, l'antécédent n'est
pas moins décisif.
AOUT AUX CHAMPS 335
III
LA GRÊLE
Lorsque, après une de ces journées qui font dire aux esprits
facétieux du village que les poules vont pondre des œufs durs,
un orage s'est abattu sur les petits vignobles et que la pluie a
été accompagnée d'une grêle abondante, c'est une grande désola-
tion chez les vignerons.
Vous venez de voir l'âpre énergie que déploie le paysan quand
il s'agit de mettre en sûreté ses gerbes, son trésor; il attache un
bien autre prix à sa vendange. La vigne, c'est à la fois son bien
et son luxe avec son orgueil ; dans le centre, il y est d'autant plus
attaché que cet enfant malingre et souffreteux lui coûte plus de
soins, plus de labeurs, lui cause plus de soucis qu'aucun autre et
l'en récompense moins souvent par ses produits. Si parcimo-
nieux que soit le tempérament rustique, ce n'est pas seulement
la valeur réelle du vin qu'il perd qui lui tient au cœur, c'est aussi
la confusion de l'échec qu'il subit dans une bataille où vingt dé-
faites antérieures n'ont fait que surexciter son acharnement. De
son champ ravagé, il se consolera à la longue; mais il faut
entendre l'amertume avec laquelle un vieux vigneron parle de
l'année où les ceps surchargés ont vu en quelques instants leurs
innombrables grappes changées par la grêle en purée de verjus.
Il semblerait qu'ils ont le sentiment de ce que le caractère natio-
nal doii à la boisson généreuse que nous fournit le raisin.
Nous nous souvenons d'avoir lu, dans la Gazette du Villarie,
une très intéressante communication adressée à M. P. Joigneaux.
Des céréales endommagées par la grêle ayant été données en
pâture à des bestiaux, ceux-ci s'en trouvèrent incommodés. Les
vétérinaires appelés partagèrent l'opinion rustique que cette grêle
communique quelquefois à ce qu'elle a touché des principes dé-
létères susceptibles de le rendre impropre à l'alimentation. Cette
croyance populaire doit être très générale, puisque nous l'avons
retrouvée dans la Beauce, où l'on nous a affirmé que les grêlons
renferment un « venin » qui frappe de mort tous les fruits qu'ils
effleurent. Sans prétendre le moins du monde donner une solu-
tion de ce difficile problème, le savant agronome dit que cette
influence pernicieuse peut s'expliquer par la présence, dans la
haute atmosphère où se forment les nuages glacés, de corpus-
33G LA LECTURE
culcs, peut-ùtrc de microbes, dont la dilatation de l'air par la
chaleur a favorisé l'ascension, et que dans leur congélation les
vapeurs aiiucuscs des nuages entraînent avec elles.
Nous avons été témoin d'un fait qui pourraitjustifier cette sup-
position. Nous avons vu, il y a quelques années, un grand champ
de haricots qui avait essuyé une gi-cle abondante, mais bénigne,
puisqu'elle n'en avait troué que quelques feuilles, et qui n'en fut,
pas moins perdu. Il continua de végéter languissant, mais les
Heurs en boutons avortèrent; il n'en donna que peu d'autres, et
ce qu'on en vit resta stérile. Il est vrai que l'on peut attribuer ce
résultat au brusque changement de température qui avait désor-
ganisé les tendres tissus de ces plantes, autant qu'au venin de la
grêle. D'un autre côté, si venin il y a, comment pouvons-nous
manger, sans en être malades, les salades et les fraises, qui ont
])arfaitement subi le funeste contact? Bien mieux, quel est celui
d'entre nous qui, étant enfant, n'a pas mis et laissé fondre quel-
ques grêlons dans sa bouche?
La croyance signalée est trop universellement efc trop profon-
dément répandue pour ne pas s'appuyer sur une série de faits ;
évidemment, les présomptions de M. Joigneaux, qui est peut-être
l'observateur agricole le plus expérimenté et le plus sagace de
ce temps-ci, ont de grandes probabilités pour elles, mais tout
cela n'en est pas moins terriblement ténébreux. Cette poussière
animée, ce monde des invisibles (jui nous enveloppe, nous en-
serre, nous assiège, et dont chaque atome a le but déterminé de
destruction de quelqu'un ou de quelque chose, complique singu-
lièrement le problème, déjà passablement ardu, du méi^anisme
de notre monde. Le génie humain a déjà surpris beaucoup de ses
secrets, mais décidément ce beaucoup n'est rien auprès de ce qui
lui reste à pénétrer.
G. DK CUEUVILI.IÎ.
(yl suivre).
Le Cc'ranl : H. Duteutue. Fad». - imp. pjiw. dwmtp (Ci.)
,-'
BONHEUli INTIME
I
Nous étions en deuil de ma mère, morte au dernier automne,
et nous passions l'hiv^er à la campagne, Katia, Sonia et moi.
Katia était une vieille commensale. Elle avait été notre gou-
vernante et nous avait toutes élevées. Et en ce qui la touche,
mes souvenirs et mon affection datent de si loin qu'il m'est
impossible à moi-même de déterminer oîi ils commencent.
Sonia était ma sœur cadette.
L'hiver fut triste et morne pour nous, dans notre antique mai-
son de Prokovsk. Parfois, le vent était si grand, le froid si âpre,
que la neige s'amoncelait jusqu'à la hauteur des fenêtres; les
vitres étaient ternes et couvertes de givi-e le plus souvent, et de
toute la saison nous ne pûmes pour ainsi dire ni sortir ni risquer
une promenade. Nous avions rarement des visites, et les per-
sonne.-5 qui nous en faisaient n'apportaient ni gaieté ni animation
chez nous. Toutes prenaient des airs dolents, parlaient à voix
discrète, comme tenues dans la crainte de réveiller quelqu'un;
elles se gardaient bien de rire, mais en revanche soupiraient,
pleuraient môme à l'occasion, surtout si elles venaient à aperce-
voir la petite Sonia, vêtue de noir.
Dans la maison, tout rappelait encore la mort; l'atmosphère
était comme saturée de ti"istesse, imprégnée des horreurs du tré-
pas. La chambre de ma mèi'e restait close, et, tout en éprouvant
une douleur aiguë à l'aspect de cette porte fermée, quelque chose
me poussait à jeter un regard dans cette pièce quand je passais
devant, chaque soir, pour gagner mon lit.
Je comptais alors dix-sept ans, et ma mère était sur le point
d'aller se fixer à la ville pour y terminer mon éducation, lorsque
la mort la surprit. Le chagrin que je ressentis de cotte perte fut
LECT. — 5-2 IX — 22
S38 LA LECTURE
très grand. Néanmoins, j'avouerai franchement que, malgré ce
chacrin, il m'eût été très pénible, à moi qui étais jeune et que l'on
disait belle, de passer un second hiver à la campagne, dans les
mêmes conditions de solitude et de désœuvrement.
Enfin, vers la sortie de l'hiver, ce sentiment de désolation,
d'isolement et d'ennui, pour être sincère, devint tel que je ne
quittai i)lus la chambre, négligeant la lecture et abandonnant
mon piano.
Si Katia m'excitait à réagir, à m'occuper de telle ou telle
chose, je répondais : Cela ne me dit pas, je ne puis pas... mais
intérieurement j'ajoutais : A quoi bon? Pourquoi faire ceci ou
cela, si mes plus belles années doivent s'écouler dans cette e.vis-
tcnce stérile? A quoi bon! Et à cette question je ne trouvais
d'autre réponse que des larmes.
On m'a dit qu'à cette époque j'avais beaucoup maigri et enlaidi :
cette circonstance me laissait alors complètement indifférente.
Pourquoi et pour qui aurais-je pu m'en préoccuper? Il me sem-
blait que ma vie entière était vouée à cet isolement et à cet ennui
mortel aifxqucls je n'avais ni la force ni le désir de m'arrachcr.
L'hiver approchait de sa fin, lorsque Katia prit de l'inquiétude à
mon égard et résolut de me faire voyager, coûte que coûte. Mais
il fallait, pour ce faire, de l'argent; or, nous savions à peine ce
qui nous revenait par suite du décès de ma mère, et nous atten-
dions de jour en jour notre tuteur, qui avait l'intention d'examiner
et de régler nos affaires. Enfin, ce tuteur arriva en mars.
— Grâce à Dieu, dit une fois Katia comme j'errais de chambre
en chambre, le cerveau vide, le cœur mort, grâce à Dieul Serge
Michaïlovitch est ici. Il a fait prévenir qu'il dînerait avec nous.
Sccouc-toi un peu, ma chère Mâcha; que penscrait-il de toi
autrement? Il vous aime tant toutes les deux.
Serge Michaïlovitch était notre proche parent; déplus, quoique
plus jeune que mon père, il avait été très lié avec celui-ci. Non
seulement sa venue modifiait tous nos jîlans et nous assurait la
po.ssibilité de quitter le pays, mais de tout temps j'avais été haln-
tuée à le chérir et à le respecter; en me donnant le conseil de
« me secouer », Katia savait fort bien que, de toutes nos connai.s-
sances, Serge Michaïlovitch était la personne devant lacpiolle
j'eu.s.se le plus regretté de me montrer sous un jour défavorable.
Mon alïection pour lui n'avait rien de commun avec celle que
tous à la maison lui témoignaient, depuis Katia et Sonia — sa
BONHEUR INTIME 339
filleule — jusqu'au dernier des domestiques; ce sentiment avait
pris pour moi une importance exceptionnelle après un mot que
ma mère avait prononcé en ma présence. Elle m'avait dit : C'est
un mari comme lui que je voudrais pour toi. Le souhait m'avait
semblé bizarre, voire même désagréable, car mon idéal avait
une autre tournure. Ce héros de mes rêves était jeune, élancé,
maigre, pâle et mélancolique; au contraire, Serge Michaïlovitch
n'était plus un jeune homme, il était grand, vigoureux et tou-
jours gai, suivant ce que j'avais remarqué. Néanmoins, ce mot
de ma mère n'avait pas été perdu pour moi. Six ans aupa-
ravant, Serge me tutoyait, jouait avec moi et m'appelait sa
« petite violette », et ce n'était pas sans une certaine frayeur
que parfois je m'étais interrogée sur ma conduite probable pour
le cas où il voudrait faire sa femme de moi.
Serge Michaïlovitch parut peu de temps avant le dîner, auquel
Katia avait ajouté un plat d'épinards et un gâteau à la crème
pour la circonstance. D'une fenêtre, je l'avais vu ari'iver en traî-
neau; mais à peine avait-il tourné l'angle de la maison, que je
courus au salon pour n'avoir point l'air de le guetter et de l'at-
tendre.
Mais quand j'entendis sa voix sonore, ses pas et ceux de Katia
dans le vestibule, je ne pus y t^nir davantage et j'allai à sa ren-
contre. Il avait la main de Katia dans la sienne et causait avec
elle, tout en souriant. En m'apercevant, il se tut et resta un
instant immobile à me considérer attentivement, sans me saluer.
L'embarras me prit et je me sentis rougir.
Est-ce bien possible que ce soit vous, vraiment? dit-il enfin
avec sa cordialité habituelle, et, se dégageant, il vint à moi.
Peut-on se transformer à ce point! Hier vous n'étiez qu'une
petite violette, et aujourd'hui vous voilà une rose épanouie.
De sa large main, il enveloppa la mienne, et la serra avec tant
d'elîusion et d'impétuosité qu'il m'en fit presque mal. J'avais
pensé qu'il la baiserait, et déjà je m'étais penchée vers lui ; mais
il se contenta de la serrer de nouveau en plongeant dans mes
yeux son regard heureux. Je ne l'avais pas revu de six ans et je
le trouvais bien changé aussi, vieilli, hàlé, laissant pousser sa
barbe, ce qui ne lui allait pas très bien. Cependant, il avait tou-
jours les mêmes allures simples, le même visage franc et loyal,
aux traits accentués, les mêmes yeux brillants d'intelligence, le
même sourire plein de grâce, — un sourire d'enfant.
340 LA LECTURE
Au l>out (le cinq minutes, il n'était déjà plus un visiteur quel-
conque; il se conduisait en ami de la maison avec nous tous, y
compris les domestiques, qui, par un empressement marqué,
manifestaient leur plaisir de sa présence. Sa conduite n'était pas
cependant celle d'un voisin se croyant obligé à prendre des airs
de condoléance; il causait, faisait preuve d'entrain. Il ne risqua
pas un seul mot ayant rapjîort à ma mère, de sorte que cette
indilïércnce me parut d'abord singulière et me froissa. Bientôt,
je reconnus que, s'il agissait ainsi, c'était non par indifférence,
mais avec intention, et je lui en eus de la gratitude.
Le soir, Kalia servit le thé au salon, comme c'était la coutume
du vivant de ma mère. Sonia et moi, nous prîmes place auprès
d'elle, tandis que Serge Michaïlovitcli allait et venait en fumant
dans une pipe de mon père retrouvée j^ar notre vieux Gregor.
— Que de terribles changements il s'est produit dans cette
maison! dit Serge, s'arrêtant tout à coup.
— Oui, répondit Katia avec un soupir.
Et recouvrant le samovar, elle regarda notre hôte, déjà prête
à fondre en larmes.
— Vous souvenez-vous encore de votre père? reprit-il, s'adres-
sant à moi.
— Peu.
— Comme ce serait beau pour vous s'il vivait encore... et Serge
avait un regard voilé qui se perdait par dessus ma tète. J'aimais
beaucoup votre ])ère, ajouta-t-il plus bas encore, et ses yeux*
prircnt un éclat humide.
— Et voilà que Dieu nous a rej)ris maman aussi! fit Sonia, qui
jeta sa serviette sur la bouilloire jiour prendre son mouchoir et
se mettre à pleurer.
— Oui, oui, que de terribles changements dans cette maison,
répéta-t-il en se détournant. Allons, Sonia, viens me faire voir
tes joujoux, continua-t-il après un .silence, tout en passant à
rantichambre.
Los larjnes aux yeux, je le suivis du regard.
— Quel ami précieux ! dit Katia.
Et, en effet, je sentis cette sympathie profonde d'un homme
étranger me gagner le cœur et me faire grand bien.
Nous entendîmes les rires de Sonia jouant avec lui. Je lui
envoyai une tasse de thé. Peu après, il se mit au piano et martela
complaisamment les touches avec les petites mains de ma sceur.
BONHEUR INTIME 341
— Maria Alexandrovna, me cria-t-il, venez donc nous faire un
peu de musique.
Il me fut agréable de lui voir prendre ce ton amical et familier
pour me demander cela, et, me levant aussitôt, je répondis à son
appel.
— Tenez, cela, ajouta-t-il en ouvrant Beethoven à l'adaçio de
la sonate Quasi xina fantasia. Voyons ce que vous savez faire.
Il prit sa tasse et se retira dans un coin de la pièce. Je ne sais
comment cela se produisit, mais il me sembla impossible de lui
refuser ce plaisir ou de me faire prier, sous prétexte que je jouais
mal. Aussitôt, je me mis au piano et je commençai de mon
mieux, bien que je le susse dilettante de grand goût. Cet adagio
me rappela la conversation que nous avions eue avant le thé, et
le résultat fut que je m'en tirai assez honorablement. Néanmoins,
il ne voulut point me laisser exécuter le scherzo.
— Non, dit-il, se rapprochant, vous ne pouvez pas le jouer
convenablement, laissons-le. Mais l'adagio est bien, il me semble
que vous avez des dispositions pour la musique.
Cet éloge sincère me causa une telle joie que je rougis vive-
ment. Il y avait un charme tout nouveau pour moi à le voir, lui,
l'ami et l'égal de mon père, me traiter sur le pied de l'égaUtc et
non plus en petite fille comme autrefois.
Katia s'en fut mettre Sonia au lit, et nous restâmes seuls dans
l'antichambre.
Il me parla de mon père, me raconta l'heureuse existence qu'ils
avaient menée ensemble alors que j'avais encore des devoirs à
faire et des poupées à habiller, et ces récits me montrèrent dans
mon père l'homme simple et bon que je n'y avais jamais soup-
çonné. Il s'informa aussi de ce que j'aimais, de ce que je lisais,
de ce que j'avais l'intention de faire, et il me donna différents
conseils. Maintenant, il n'était plus pour moi un camarade très
gai, uniquement, mais un homme grave, plein de franchise et
d'affection, pour lequel j'éprouvais un respect et une sympathie
involontaires.
Ceci me procura une sensation très douce et très agréable, et,
cependant, une vague oppression me tenait pendant que nous
causions. Chacun de mes mots me faisait hésiter : je désirais tant
mériter son amour que j'avais, non pour moi-même, mais parce
que j'étais la fille de mon père.
Lorsque Katia fut revenue auprès de nous, elle se plaignit à
342 LA LECTURE
notre hôte de mon apathie, à laquelle je n'avais fait aucune allu-
sion jusqu'à présent.
— Alors, elle a négligé de me communiquer la chose la plus
importante, répliqua-t-il avec un sourire, tout en me désignant
d'un mouvem(mt de la tête, gros de reproches.
— Qu'aurais-jc dit? Je ne puis rien vous apprendre, si ce n'est
que je m'ennuie. Mais cela disparaîtra.
Et déjà j'avais la conviction que mon ennui disparaîtrait réel-
lement, qu'il avait disparu pour ne jamais revenir.
— Cela va mal quand on ne sait pas supporter la solitude.
Vous êtes une jeune fille instruite, pourtant.
— Je le pense, ripostai-je en souriant.
— Mais vous êtes tout simplement une petite demoiselle ne
trouvant la vie supportal)le que pour autant qu'elle soit admirée,
perdant courage dès qu'elle se voit seule, ne sachant plus rien
faire de bien alors. Vous voulez paraître, pas autre chose.
— Vous avez là une jolie opinion de moi, répliquai -je, pour
dire quelque chose.
— Oui, reprit-il après un silence, ce n'est pas en vain sans
doute que vous ressemblez à votre père. Il y a quelque chose
en V0U5...
Et son regard attentif et affectueux me fit plaisir, tout en me
plongeant dans un embarras singulier. Je remarquai pour la
première fois un assombrissement, presque de la tristesse, sur
ce visage si joyeux, dans ces yeux brillant d'un éclat à eux
particulier.
— Vous ne devez pas, vous ne pouvez pas vous ennuyer. Vous
avez vos livres, vos travaux, la musique, pour laquelle vous êtes
douée. Vous avez toute votre vie à préparer, si vous ne voulez
pas vous exposer à des regrets plus tard, — et dans un an il
serait trop tard.
Il me parlait comme un père ou comme un oncle, et je sentais
tous les efforts faits par lui pour donner à ses paroles l'accent
qui leur convenait. Je fus un peu froissée de constater à quel
point il me supposait au-dessous de lui, et flattée en môme temps
de toute la peine qu'il croyait devoir se donner à propos de moi.
Pendant le reste de la soirée, il s'entretint de nos affaires
avec Katia.
— Et maintenant, adieu, mes chères amies, dit-il enfin, et il
se leva et vint me prendre la main.
BONHEUR INTIME 843
— Quand nous revcrrons-nous? demanda Katia.
— Au printemps, répondit-il sans abandonner ma main; il
faut que j'aille voir à Danilovka (notre seconde propriété) ce qui
s'y passe; je prendrai les mesures qui seront nécessaires, et
ensuite je partirai pour Moscou, — mes intérêts personnels l'exi-
gent. Nous ne nous reverrons qu'à la belle saison.
— !N^is pourquoi voulez -vous rester si longtemps loin de
nous? fis-je, presque avec tristesse.
J'avais espéré le voir tous les jours, et déjà l'abattement me
reprenait à l'idée que mon ennui pouvait reparaître. Sans doute,
il s'en aperçut à mon regard ou au son de ma voix, car il me dit :
— Oui, essayez de vous occuper et chassez-moi toutes ces
lubies, répliqua-t-il d'un ton qui me sembla trop calme et trop
froid ; et il poursuivit, sans me regarder, en lâchant ma main : au
printemps, je vous examinerai.
Nous l'accompagnâmes à l'antichambre, où il mit de la hâte
à endosser sa fourrure. Son regard semblait toujours m'éviter.
— Il se donne une peine bien inutile, pensai -je, comment
peut- il s'imaginer que ce soit pour moi un si grand bonheur
d'être regardée par lui? Il est bon, très bon... mais c'est tout.
Cependant , nous fûmes longtemps avant de pouvoir nous en-
dormir, Katia et moi. Nous ne cessions de causer, — non de lui,
mais de la façon dont nous vivrions au prochain été, de l'endroit
où nous passerions l'hiver. Je ne me posais plus la terrible ques-
tion : à quoi bon? Déjà, je trouvai tout simple et tout naturel de
vivre uniquement pour être heureuse et d'espérer pour moi-même
tout un avenir de bonheur, — absolument comme si notre vieille
maison de Prokovsk se fût brusquement remplie de lumière et
de vie.
II
Le printemps arriva; mon ennui n'avait pas reparu. Il avait
fait place à une de ces mélancolies rêveuses faites d'espérances
indécises et de désirs ébauchés. Mais j'avais complètement
renoncé à mon ancienne existence : je m'occupais de Sonia, je
faisais de la musique ou je lisais. Souvent, je descendais au jar-
din, errant pendant des heures entières à travers les allées, res-
tant assise sur un banc. Dieu sait à quoi je songeais, ce dont je
rêvais et ce que j'espérais.
ni 4 LA LECTURE
Parfois, quand il y avait clair de lune, je passais des nuits
entières à la fenêtre de ma chambre; parfois encore, je me
glissais doucement, afin de n'être point surprise par Katia, et je
m'en allais, en simple costume de nuit, jusqu'à l'étang, par les
herbes toutes chargées de rosée. Un soir même, je gagnai les
champs et fis le tour du parc. Aujourd'hui, j"ai quelque peine à
me souvenir de ces rêveries, bien plus encore à les comjî|"endre,
ces rêveries dont se nourrissait mon imagination à cette époque.
Et si je réussis à les faire surgir à nouveau devant mes yeux, je
crois difTicilcment que j'aie pu jadis m'y abandonner, tant elles
étaient étranges.
Serge Michaïlovitch fut de retour vers la fin de mai, ainsi qu'il
l'avait annoncé.
La première fois qu'il nous rendit visite, c'était le soir, à une
heure à laquelle nous ne l'attendions plus. Nous étions sur la
terrasse, prêtes à prendre le thé. Déjà le jardin avait retrouvé
toute sa beauté, et dans les bosquets des rossignols avaient pris
poste, célébrant le printemps. Çà et là des touffes de lilas se
couvraient de grappes aux teintes blanchâtres ou violacées, s'ap-
prêtant à épanouir leurs fleurs élégantes, et le feuillage des
allées de bouleaux semblait transparent, tout criblé des rayons
du soleil couchant. La terrasse restait dans l'ombre, une ombre
fraîche, et une forte rosée tombait sur les gazons. Derrière nous,
dans la cour, les bruits mourants du jour s'éteignaient dans les
l)cuglements des animaux rentrant à l'étable. Le pauvre Nikone,
qui est à demi idiot, passait et repassait avec un arrosoir, et des
cercles noirs, tracés dans la terre nouvellement remuée, se
creusaient autour des pieds de dahlias, sous le jet d'eau froide.
Devant nous le samovar brillait et chantait sur un plateau, entre
le crémier, des gâteaux et des pâtisseries. Katia remplit les tasses
tandis que, mise en appétit par un bain, je mangeais une tranche
de pain sur laquelle s'éten<lriit une épaisse couche de crème nou-
velle, .le portais une blouse de toile à larges manches; un foulard
blanc était roule autour de mes cheveux tout humides.
Katia fut la première à le voir.
— Ah ! Serge Michaïlovitch! s'écria-t-elle, nous parlions de
vous.
.Tf me levai et je voulus m'esquiver pour aller faire toilette, mais
il me retint au moment où je franchissais la porte.
— Pourquoi tant de cérémonies à la campagne? dit-il avec un
BONFIEUR INTIME 345
sourire, tout en regardant mon foulard ; vous ne vous gênez pas
pour Gregor : suis-jc donc moins que Gregor pour vous ?
En même temps je crus remarquer qu'il m'examinait d'un air
tout autre que l'air habituel de Gregor, et je me sentis mal à l'aise.
— Je reviens dans un instant, répondis-je en me retirant.
— Qu'allez- vous faire! me cria-t-il encore; avec votre foulard,
vous ressemblez à une paysanne.
— De quelle singulière façon il me regardait, pensai-je tout en
craûrnant ma chambre et en chanû-eant de vêtements. Enfin, Dieu
merci, le voilà revenu, et il fera un peu plus gai et uii peu plus
animé dans la maison.
Après avoir jeté un coup d'œil sur mon miroir, je redescendis
joyeusement l'escalier, sans songer à dissimuler mon empres-
sement, desorte que j'arrivai hors d'haleine sur la terrasse. Il avait
pris place à la table et s'entretenait d'affaires avec Katia. Quand
il m'aperçut, il continua de pai'ler, après avoir souri. D'après lui,
l'exploitation de nos propriétés marchait à merveille. Nous pas-
serions la belle saison à la cami:)agne, mais en hiver nous irions
nous fixer à Saint-Pétersbourg pour y terminer l'éducation de
Sonia, ou nous voyagerions, à notre gré.
— Que ce serait beau si vous vouliez venir avec nous, dit Katia ;
voyager seules, nous croirons être perdues dans un grand bois.
— Ah! que ne puis-je faire le tour du monde avec vous! ré-
pliqua-t-il moitié sérieux, moitié badin.
— Eh bien! faisons le tour du monde, proposai-je.
— Et ma mère ? Et mes biens ? Laissons cela et racontez-moi
comment vous avez passé tout ce temps. Etes-vous encore re-
tombée dans vos idées noires ?
Lorsque je lui appris que, môme en son absence, je m'étais
occupée et que je n'avais éprouvé aucun ennui, il me prodigua
des félicitations, il me flatta de la voix comme si j'eusse été une
enfant et comme s'il eût eu des droits à me traiter ainsi. Je crus
devoir m' étendre longuement, minutieusement, sur tout ce que
j'avais fait de bien, et je l'honorai d'autant de franchise qu'un con-
fesseur, ce qui peut-être ne lui causa pas un extrême plaisir. La
soirée était si belle que nous restâmes sur la terrasse après le thé,
et la conversation m'intéressait au point que je ne me rendis point
compte du grand silence qui nous enveloppait. Des parfums
affluaient de tous côtés et les gazons brillaient sous la rosée; tout
près de nous un rossignol chantait dans un lilas, se taisant quand
346 LA LECTURE
nos voix se faisaient entendre, et le ciel, tout allumé d'étoiles,
semblait se pencher sur nous. Une chauve-souris, égarée sous la
tente qui abritait la terrasse, se mit à tournoyer silencieusement
autour de moi : ce fut ce qui me fit constater la tombée de la nuit.
Je me reculai, et déjà j'allais pousser un cri, lorsque l'animal prit
son vol et s'enfonc^a dans le clair-obscur du parc.
— J'aime beaucoup votre maison, dit tout à coup Serge Mi-
chaïlovitch, sans aucune transition; il me semble que je resterais
toute ma vie sur cette terrasse.
— Eh bien! restons-y, répliqua Katia.
— Oui, restons-y, mais la vie ne s'immobilise pas, malheureu-
semtnt.
— Pourquoi ne vous mariez-vous pas? Vous feriez un bon mari.
— Vous croyez cela parce que je reste volontiers assis ! ripos-
ta-t-il en riant. Non, Catherine Carlovna, le temps du mariage est
loin, pour moi comme pour vous. Depuis longtemps on ne me con-
sidère plus comme unépouseur; moi-même, j'ai depuis longtemps
perdu l'habitude d'y penser, et je m'en trouve bien.
Il me sembla que ces derniers mots n'étaient pas prononcés
d'un ton naturel.
— Comment, vous voilà blasé, à trente-six ans !
— Sans doute, blasé au point que je ne désire plus qu'une
chose : le repos, et je ne suis pas, connne vous voyez, dans les
dispositions requises pour un mari. Mais il n'en est pas de même
pour Mâcha, ajouta-t-il en me désignant de la tête : ce sont des
j)ersonnes de son âge qui se marient. Quant aux gens comme
vous et moi, ils n'ont plus qu'à être heureux du bonheur des
autres.
Il y avait dans sa voix une certaine mélancolie, un effort sur
lui-même, qui ne passèrent pas inap'^rçus pour moi. Serge garda
un instant le silence, que ni Katia ni moi ne songeâmes à rompre.
— Tenez, poursuivit-il en se retournant vers la table, ligurcz-
vous que j'aie la malheureuse pensée d'épouser une jeune fille
de dix-sept ans, Mâcha, par exemple... Maria Alcxandrovna.
L'exemple est très joli, il est très bien choisi ; je ne pouvais pas
en trouver de plus joli...
J'eus un commencement de sourire, mais je ne parvins pas à
comprendre en quoi l'exemple était si bien choisi.
— Eh bien! dites-moi franchement, la main sur la conscience.
.SI ce ne serait pas un grand malheur pour vous de lier votre
BONHEUR INTIME S'i7
existence à celle d'un homme déjà âgé et fatigué qui ne désire
plus que le repos, tandis que vous, vous avez mille autres désirs
et ne songez qu'à aller Dieu sait où !
Je devins toute confuse et ne répondis pas, ne sachant vraiment
que répondre.
— Remarquez que ceci n'est pas une demande en mariage,
reprit-il, riant encore ; mais, fi^anchement, est-ce à un mari de ce
genre que vous rêvez le soir en errant seule dans les allées du
jardin? Ne serait-ce pas un grand malheur pour vous?
— Un grand malheur, pas précisément...
— Mais pas un grand bonheur non plus, n'est-ce pas, voulez-
vous dire ?
— Oui, mais je puis me tromper.
— Vous voyez, Katia ! Et elle a parfaitement raison, et je lui
suis très reconnaissant de sa franchise... D'ailleurs, le malheur
serait encore plus grand pour moi.
— Quel oi'iginal vous êtes! Vous ne changerez jamais, riposta
Katia en se levant pour s'occuper du souper.
Après son départ, nous demeurâmes tous deux silencieux, tandis
que le plus grand calme régnait autour de nous. Seul le rossignol
avait repris son chant, non plus par phrases hésitantes et coupées
comme auparavant, mais en notes soutenues. Sa voix harmo-
nieuse emplissait le jardin tout entier, et pour la première fois un
autre rossignol lui répondit au loin, dans la direction du ravin.
Alors celui qui était dans notre voisinage se tut comme s'il eût
écouté, puis il recommença, enflant la voix, précipitant la cadence,
affirmant magistralement sa souveraineté dans ce monde nocturne
où nous n'étions que des étrangers. Le jardinier passa pour se
rendre à la serre où il couchait, et le bruit de ses pas se perdit peu
à peu dans l'éloignement. Deux coups de sifïlet aigus arrivèrent
de la montagne jusqu'à nous, puis tout retomba dans le silence.
Puis les feuilles furent prises d'une sorte de frissonnement à peine
sensible, la tente se gonfla et ondula au-dessus de nos têtes, et
des boufïées de parfums exhalées soudain s'élevèrent jusqu'à
nous. Tout ce silence me devint insupportable enfin, mais je ne
savais que dire pour le rompre. Je le regardai et je vis ses yeux,
qui brillaient dans la pénombre, fixés sur moi.
— Qu'il fait bon vivre ! murmura-t-il.
Je soupirai profondément, sans en connaître le motif.
— Qu'avez- vous ? demanda-t-il.
3 18 LA LECTURE
— Qu'il fait ])on vivre ! répétai-je.
Et nous redevînmes muets, et je fus en proie au même malaise
qu'auparavant. Une pensée roulait incessamment à travers mon
cerveau, la douleur que je lui avais causée en lui laissant en-
tendre que je le trouvais vieux. Je n'eusse pas demandé mieux
que de lui dire quelques mots alTectueux, mais le début me ren-
dait perplexe.
— Allons, adieu ! reprit-il tout à coup en se levant, ma mcre
m'attend à souper. Je l'ai à peine entrevue aujourd'hui.
— J'aurais voulu vous jouer une nouvelle sonate.
— Ce sera pour une autre fois, répliqua-t-il assez froidement,
à ce que je crus entendre.
— Adieu.
Maintenant ma conviction de l'avoir froissé s'accrut et me
plongea dans une véiitable tristesse. Katia et moi, nous descen-
dîmes le perron avec lui et nous restâmes dans la cour à le suivre
des yeux jusqu'au moment où il eut disparu.
Lorsque le bruit des sabots de son cheval ne parvint plus à mon
oreille, je remontai sur la terrasse, et là, le regard perdu dans les
profondeurs du jardin et les flots du brouillard nocturne, je restai
immobile, écoutant et regardant ce que je voulais voir et ce que
je voulais entendre... Il revint une seconde, puis une troisième
fois, et le sentiment pénible que j'avais éprouvé à la suite de notre
singulier entretien disparut complètement pour ne jamais me
reprendre.
Pendant l'été, il nous rendit deux visites, quelquefois trois, par
semaine. Je m'étais à ce point habituée à lui, que vivre seule me
devenait pénible s'il restait absent plus longtemps que de cou-
ttnne. Alors intérieurement je m'emportais contre lui et je déclarais
chose injuste de sa part de me laisser ainsi dans l'abandon. Il
s'était place vis-à-vis de mcji sur le pied d'un camarade très
anVctucux ; il me questionnait sans ambages, exigeait des ré-
ponses sans détours, me conseillait, m'encourageait, me blâmait
parfois, et parfois aussi m'imposait une certaine réserve.
Mais en dépit de tous les elTorts tentés par lui pour se mettre à
mon niveau et à ma portée, je sentis que tout un monde était en
lui dans lequel il ne jugeait pas nécessaire de m'introduirc, et ceci
plus que toute autre chose doublait mon respect pour lui, tout en
m'attirant vers lui. Je savais, pour l'avoir ouï dire par Katia et
des voisins, rju'cn sus des soins réclamés par sa mère, avec laquelle
BONIIEUlî INTIME M'd
il vivait seul, par sa fortune, qu'il gérait lui-même, et par notre
tutelle, il se trouvait engagé dans des différends nobiliaires qui lui
valaient nombre de désagréments. Mais de ses soucis, do ses
projets, de ses espérances, je n'avais jamais rien pu apprendre
de lui. Aussitôt que j'essayais d'amener la convei'sation sur ces
choses, il fronçait les sourcils d'une façon à lui comme pour dire :
je vous en prie, laissons cela, que vous importe ! et il changeait
de thème immédiatement. En premier lieu, cette conduite m'avait
froissée, mais par la suite je m'habituai à ne plus parler avec lui
que de moi et de ce qui se rapportait à moi; finalement, je n'y vis
plus rien que de naturel.
11 montrait la plus complète indifférence, voire môme un certain
dédain, pour mes avantages extérieurs, et si cette manière d'agir
m'avait déplu au commencement, elle ne tarda pas à me toucher
fort agréablement. Jamais il ne laissait deviner ni par un mot ni
par un regard que j'étais belle. Au contraire, son front se plissait
quand on faisait en sa présence l'éloge de ma beauté. Il aimait à
me signaler mes défauts et à me taquiner à ce sujet. Les robes à
la mode et les coiffures savantes dont Katià tenait à me parer aux
jours de fête n'excitaient que sa verve moqueuse, et Katia s'en
affectait beaucoup. Moi-même, j'en avais conçu d'abord du dépit,
non sans raison. Katia était fermement convaincue que je plaisais à
Serge Michaïlovitch, et elle ne pouvait comprendre pourquoi il ne
voulait pas que cette jeune fdle qui lui plaisait parût sous son jour
le plus avantageux. Bientôt je vis ce qu'il avait à cœur : il eût été
heureux de ne me voir aucune coquetterie. Lorsque j'en fus bien
certaine, je ne gardai plus l'ombre même d'une coquetterie dans
ma toilette, ma coiffure ou ma conduite; je me lis très simple, —
coquettei'ie d'un autre genre, puisque à cette époque je ne pou-
vais avoir déjà le goût de la simplicité.
Je savais qu'il m'aimait, — comme on aime une enfant ou comme
l'on aime une femme ? Je ne me l'étais pas demandé. Cet amour
m'était cher, et comme je sentais que pour lui j'étais au-dessus de
toutes les autres jeunes filles, je devais naturellement désirer
qu'il gardât toujoui's cette illusion. Et je le trompais, incon-
sciemment. Mais en le trompant, je devenais meilleure. Je
pressentais qu'il était plus digne et préférable pour moi de lui
faire connaître les qualités de mon âme que celles de mon corps.
Quels que pussent être mes cheveux, mon visage, mes mains,
mes manières, il pouvait les apprécier à un seul coup d'oeil, et
350 LA LECTURE
alors même que j'eusse voulu le trompei* sur ce point, il ne m'eût
pas été possible d'y rien ajouter. Quant à mon âme, il l'ignorait
parce qu'il l'aimait, parce qu'elle se développait, parce qu'il m'était
plus facile de l'induire en erreur à propos d'elle et que réellement
je le faisais. De quel soulagement ne fus-je pas pénétrée lorsciue
je me fus clairement rendu compte de cette situation. Ces troubles
auxquels j'étais si souvent en proie, ce besoin de mouvement qui
m'étouffait, disparurent complètement. Je sus que, debout devant
lui ou assise auprès de lui, les cheveux lissés ou relevés, j'étais
toujours sous son regard, et je m'imaginai qu'il devait être content
de moi autant que je l'étais moi-même. Je crois que s'il lui fût
venu à l'idée de me dire : vous êtes belle ! comme tout le monde,
je crois que j'en eusse éprouvé de l'irritation. Mais quelle joie,
quelle douce sensation se glissait dans mon âme quand, sur un
mot dit par moi, il me regardait longuement et ajoutait d'une voix
émue à laquelle il s'efforrait de donner un ton badin :
— Oui, oui, il y a quelque chose en vous. Vous êtes une excel-
lente fille, il faut que je l'avoue.
Et d'où me venait cet éloge qui me remplissait de bonheur et
d'orgueil? Tantôt pour avoir laissé entendre que je partageais
l'affection de Gregor pour sa petite-fille, tantôt pour avoir été
remuée jusqu'aux larmes par une poésie ou un roman, tantôt pour
avoir préféré Mozart à Schulhuf. J'admirais le tact extraordinaire
qui alors me faisait dire ou faire ce qui était bien, alors que je n'a-
vais encore aucune notion exacte du bien ni du beau. La plupart
de mes anciennes habitudes et de mes anciens goûts lui déplai-
saient. Un seul mouvement de ses sourcils, un seul regard suffi-
sait pour me faire comprendre que ce que j'allais dire lui serait
désagréable ; qu'il prît un certain air de pitié ou de dédain, et je
croyais ne i)lus aimer une chose (pii longtemps m'avait été chère.
Lorsqu'il me donnait un conseil, je me figurais savoir ce qu'il
voulait me dire. Il jn'interrogcait d'un regard qu'il plongeait au
fond de mes prunelles, et ce regard y faisait monter la pensée qu'il
désirait connaître. Je n'étais plus maîtresse de mes idées ni de
mes sensations, car ses sensations et ses idées passaient en moi,
devenaient miennes et embellissaient ma vie. Et sans me rendre
compte de la transformation, je vis toutes choses sous un autre
jour, aussi bien Katia que nos gens, Sonia que moi-même et mes
occupations.
Des livres que je lisais auti'efois pour combattre mon ennui
BONHEUR INTIME 351
de^^n^ent une source des joies les plus pures, uniquement parce
que nous en parlions ensemble, que nous les parcourions en-
semble, qu'il me les apportait. Autrefois les leçons que je donnais
à Sonia étaient pour moi une lourde tâche, reprise par simple
acquit de conscience ; mais maintenant qu'il y assistait, c'était
une de mes jouissances les plus vives de suivre les progrès de
Sonia.
Apprendre un morceau de musique entier avait été une chose
impossible pour moi jadis ; maintenant que j'avais la certitude
d'être écoutée par lai, l'espoir d'un compliment de lui, rien ne
m.e rebutait plus. Quarante fois de suite je recommençais le
même passage, de sorte que la pauvre Katia en fut réduite à
se mettre un tampon de ouate dans les oreilles ; moi, au contraire,
je ne songeais point à m'impatienter. Mes anciennes sonates me
parurent exprimer de nouveaux sentiments. Cette bonne Katia.
que je connaissais et que j'aimais autant que moi-même, s'était
transformée à mes yeux. Maintenant je comprenais que ce n'était
nullement une obligation pour elle d'être pour nous ce qu'elle
avait été, une mère, une amie et une esclave tout à la fois ; je
sentais tout ce qu'il y avait en elle de dévouement et d'abnéga-
tion et je ne l'en aimais que davantage.
Il m'enseigna aussi à considérer nos paysans, nos drorovées
et nos servantes à un point de vue bien différent de celui que
j'avais toujours eu. Si ridicule que cela puisse paraître, je comp-
tais dix-sept ans et cependant j'avais vécu au milieu d'eux en
leur restant plus étrangère qu'avec nombre depersonnes que je n'a-
vais jamais vues; jamais je ne m'étais dit que ces gens pouvaient
aimer, souffrir, espérer comme moi. Notre jardin, nos bois, nos
champs que je connaissais depuis si longtemps cependant, prirent
des aspects nouveaux et révélèrent des beautés inconnues à mes
yeux. Ce n'était pas sans raison qu'il affirmait un seul bonheur
certain en ce monde, celui de vivre pour les autres. Je n'avais
pas compris tout d'abord, mais peu à peu ce principe était entré
en moi. En un mot, il m'avait initiée à une vie nouvelle pleine de
douces jouissances, sans que rien eût été modifié ou ajouté à mon
existence ordinaire: il m'avait simplement rendue sensible au
point de percevoir les moindres sensations. Un écho avait tou-
jours dormi en moi et il avait suffi de l'arrivée de Serge Michaï-
lovitch pour éveiller cet écho, le faire parler et remplir mon âmo
de bonheur.
352 LA LECTURE
Souvent, au cours de cet été, je montai à ma chambre, je me
jetai sur mon lit et, à la place de mon ancien abattement, une
inquiétude me tenait : celle de ma félicité présente. Il m'était par-
fois impossible de m'endormir; alors je me relevais, je m'asseyais
sur le lit deKatia et je lui faisais part de mon bonheur, ce dont
j'eusse pu facilement me dispenser, car ce bonheur était assez
visible, assez manifeste. Elle aussi m'avouait qu'elle se sentait
parfaitement heureuse et elle m'embrassait. Je la croyais sans
peine/ rien de plus naturel, de plus logique pour moi que nous
fussions tous heureux. Mais le bonheur de Katia ne l'empêchait
nullement d'avoir sommeil ; alors elle faisait mine de se fâcher,
me renvoyait et s'endormait. Moi au contraire je songeais à tout
ce qui contribuait à mon bonheur. Quelquefois je descendais de
mon lit pour prier de nouveau et ma prière était faite suivant ma
jn'opre inspiration, dans mon élan de gratitude vers Dieu pour
toute la félicité qu'il me donnait. Alors tout était silencieux dans
ma chambre où je n'entendais plus que la respiration calme et
régulière de Katia endormie ; je me retournais en murmurant
quelques paroles en faisant le signe de la croix et en baisant le
petit crucifix attaché à mon cou. Les portes étaient fermées, les
volets étaient clos; un bourdonnement de mouche se débattant
dans un coin parvenait seul à mon oreille. J'aurais voulu ne
jamais quitter cette chambre, ri jamais voir revenir le jour qui
dissiperait ces sentiments et détruirait cette situation d'àme. Il
me semljlait que mes rêves, mes pensées et mes prières étaient
autant d'êtres animés qui vivaient avec moi dans cette obscurité,
entouraient mon lit, planaient au-dessus de ma tête. Mais
chacune de mes pensées était une pensée à lui comme chacune de
mes impressions me venait de lui. J'ignorais alors que ceci était
tout simplement de l'amour, je croyais que cet état de choses
durerait toujours et que je ne serais pas tenue à abandonner
quelque partie do mi)i-niême en compensation de ce que je rece-
vais.
L. Tolstoï.
\^A suivre.)
PRIX DE VERS LATINS
Pourquoi l'on parlait réformes universitaires à la fin de ce
souper, je n'en sais rien du tout. Le fait est qu'on en parlait,
et qu'il y eut un bel éclat de rire quand Octave du Guselle s'é-
cria d'un air mélancolique :
— Pauvres vers latins ! C'est moi qui les regrette.
Lui, Octave, regretter les vers latins 1 ! Car il n'y mettait au-
cune ironie. Il semblait réellement triste. On voyait qu'il était
.sincère. Il avait donc aimé les vers latins, lui. Octave, lui, le bou-
diné! On n'en revenait pas. Cela demandait une explication.
— Raconte-nous ça, hein? Il doit y avoir une histoire là-des-
sous.
Il alluma un partagas et raconta.
« Oui, j'ai été au grand concours, moi. Octave, tel que vous me
voyez. Et envers latins! Et j'y ai obtenu... Mais n'anticipons pas.
Donc, me voici dans la salle Gerson, comme bouche-trou de
Stanislas. On n'était pas fort, en ce temps-là, à Stanislas. C'est
vous dire si j'étais faiblard, moi le bouche-trou.
Tout de même, ça m'amusait, d'être au grand concours. Une
nouveauté, pour moi. Vous pensez! Un panier garni de victuail-
les fines, avec bouteille de Pomard, et café froid. Comme pour
une partie en chemin de fer! Comme aux vacances dernières
avec ma petite tante Mélanie.
Ah! ma petite tante Mélanie! Une tante à la mode de Breta-
gne, plutôt cousine. Mais jolie! jolie à la mode parisienne. Vingt-
sept ans, et veuve. Un teint de roussi, des cheveux d'or ébou-
riffés, et un rire que mon professeur de piano comparait à une
gamme chromatique ascendante.
Si je l'aimais, si je l'adorais, ma petite tante Mélanie, vous
voyez ça d'ici, n'est-ce pas? Ah! c'est elle que j'aurais voulu
LECT. — 52 IX — 23
iJûi LA LECTURE
chanter en vers, en vers français, bien plutôt que de mettre le
çàble transatlantique en vers latins! Car on nous avait donné,
I)Our matière à traiter, le câble transatlantique. Mais, pas plus
en vers français qu'en vers latins, je n'étais un trapu (c'est ainsi
qu'on appelait les forts, chez nous). Aussi, je me contentai de
ne pas parler du càblc en hexamètres, et de rêvasser à ma pe-
tite tante en simple prose.
Un mot surtout me revenait, un mot prononcé par elle, et qui
me tracassait fort. L'an dernier, monsieur Durand, le voisin du
château, le maire de Saint-Rémy, le gros homme, l'ancien mar-
chand de bœufs, avait fait demander sa main, et avait carréaiont
offert, pour l'avoir, ses huit millions. Ma petite tante Mélanic
avait refusé en disant :
— Je n'aimerai jamais qu'un homme distingué.
Qu'entendait-elle, au juste, par un homme distingué? Je
croyais bien le savoir jusqu'à jjrésent. Mais, aujourd'hui, j'en
doutais.
Jusqu'à présent, le type de l'honnne distingué me semblait
être mon cousin Adalbcrt deChameroguc, capitaine d'état-major
en démission, sportman, toujours vêtu à la mode de demain,
gros joueur, adoré des femmes, et légèrement dégarni au som-
met du crâne. Avec ses toilettes irréprochables, son monocle,
ses racontars, il incarnait pour moi le chic et la distinction.
Tout à coup, je venais de concevoir un autre distin<iuè. C'était
mou voisin de table, un Charlcmagne, le nommé Hillou.
A l'appel de son nom, j'avais entendu dire et répéter par tout
le monde :
— Ça, c'est l'élève le plus disiinguc du concours. On n'a ja-
mais vu un élève plus dùtinr)uê.
Quoi ! plus distingué qu'Adalbert, alors? Voyons un peu.
liiflou était petit, maigre, crasseux. Ses cheveux longs et
gras lui tombaient sur le cou. Ses ongles étaient noirs.
— C'est vou><, lui dis-jc, c'est bien vous qui êtes Rillou, le fa-
meux Kiflou, l'élève le plus distiuiiur?
Il me regarda d'un air irogueuard, connue s'il me trouvait stu-
pide, et me répondit :
— Oui, c'est moi Itiflou. Ça coûte deux sous pour voir la bête
curieuse. Et toi, qui cs-tu?
Il me tutoyait, comme ça, du premier coup! Je pris ma figure
la plus aristocratique pour lui riposter ;
PRIX DE VERS LATINS 355
— Monsieur, je m'appelle Octave du Guselle.
— Ali! fit-ill Est-ce que du Guselle s'écrit en deux mots?
— Oui.
— Et tu as le sac? Tu es riche, enfm?
— Oui.
— Tant mieux pour toi.
Puis il se mit à piocher ses vers latins, me laissant à mes ré-
flexions. Car je réfléchissais. C'était donc ça, un élève distingué?
La distinction consistait donc à être intelligent, à avoir des suc-
cès, des prix? Hélas! moi qui n'étais que simple bouche-trou!
N'importe! je veux être aimé de ma tante Mélanie, je le veux.
A moi Quicherat! A moi les dactyles et les spondées. Il me faut
le prix de vers latins !
Au diable ! Je pensais trop à ma petite tante pour pouvoir
m'enthousiasmer à propos du câble transatlantique! Puis, je n'a-
vais pas du tout le truc des vers latins. Ça ne venait pas.
Onze heures, midi, sonnèrent. Plus que trois heures à potas-
ser! Et ma page n'était encore qu'une broussaille informe de ra-
tures.
Pviflou, lui, avait déjà fini ses quatre-vingts vers, et il mangeait
philosophiquement une sardine avant de se mettre à fignoler sa
pièce. En voilà une pièce qui devait être bien! Sûrement il au-
rait le prix, cet animal-là !
Et moi ! moi ! Un grand désespoir me vint. Non, décidément,
je ne serais jamais assez distingué pour être aimé de ma petite
tante Mélanie.
— Tu ne manges donc pas? me dit Riflou.
Il jetait des yeux de chat gourmand sur mon panier, si délica-
tement garni.
— Non, lui répondis-je, je n'ai pas faim, je suis trop triste.
Il avait l'air bon, malgré sa laideur. Mon cœur était gros. Je
lui racontai mon infortune. En même temps, je tirais de mon
panier une cuisse de canard et la fameuse bouteille.
— Tiens, lui lis-je, si tu en veux, prends ça.
Je l'avais tutoyé aussi ; et, tandis qu'il se régalait, je continuai
mes jérémiades amoureuses. Ah! si j'avais le prix! Elle m'aime-
rait!
— Tu l'auras peut-être. Fais voir tes vers.
Je lui passai mon brouillon, subrepticement. Il faisait, en les
856 LA LECTURE
lisant, une moue de connaisseur. Il finit par me dire qu'ils étaient
pleins de fautes.
— Tu vois bien, lui dis-je, je ne suis pas distingue, moi.
Le professeur qui nous surveillait nous imposa silence. Je gri-
gnotai mélancoliquement un peu de foie gras, je Lus un doigt de
vin, puis je passai tout le reste à Ilillou, et je me remis avec
rage à la besogne.
Hélas ! quand sonna l'heure fatale, l'heure de donner sa co-
pie, je n'avais fait qu'un informe gribouillage. Je le déchirai et
ne donnai rien. Je trahissais les espérances de Stanislas, et je
renonçais définitivement à être jamais l'homme distingué qu'ai-
merait ma petite tante Mélanie.
Un mois après, je reçus le petit billet d'invitation ù la distri-
bution des prix du concours général.
Ah bah ! Je tombai de mon haut. Il devait y avoir erreur. Ma
famille était stupéfaite. Moi, je croyais rêver. Naturellement, je
ne m'étais pas vanté d'avoir déchiré ma copi(\
— Et c'est en vers latins ? dit mon père. Ah çà ! mon gaillard,
tu es donc fort en vers latins ?
Mon Dieu! oui, il faut croire que j'étais fort, puisque je trou-
vais le moyen d'avoir quelque chose sans avoir rien fait. Juge
un peu, si j'avais remis une copie! Mon Dieu! oui, j'étais fort!
car le jour de la distribution, en pleine Sorbonne, on put enten-
dre retentir ces paroles mémorables :
Vers latins : premier Prix, du GiiseUe (Octave).
Et j'eus le mot de l'énigme en traversant la foule pour aller
chercher mes livres. Comme je passais parmi les Charlemagne,
je me sentis prendre la main par quelqu'un. C'était mon voisin
du concours, c'était le brave garçon qui avait mis mon nom au
lieu du sien sur sa copie. Et il me dit, avec une petite larme au
coin de l'ojil :
— Elle te trouvera distingué, va! Elle t'aimera.
Octave se versa un verre de kummel et conclut :
— Comprenez-vous maintenant pourquoi les vers latins...?
— Mais pardon, fit quelqu'un, la petite tante Mélanie a donc,..?
— Messieurs, reprit Octave, je ne suis pas un fat.
Puis, avec un regard au ciel, il ajouta :
— En amour, il ne s'agit que d'être audacieux. Qu'importe ce
qui vous donne de l'audace? Sans ce i)rix de vers latins...
Jean IUcuh-xn.
POURQUOI L'EXPOSITION
EST COMME ELLE EST
Los journaux publient chaque jour le nombre des entrées. II
serait puéril d'ajouter aucune parole à ces chiffres formidables
pour certifier le succès inouï de l'Exposition. La tour Eiffel est
gigantesque et le prestige de l'Exposition est irrésistible : ce sont
des vérités du même genre. S'il reste quelqu'un qui ne les voit
point, c'est qu'il n'a point d'yeux.
A quoi tient ce prestige? Évidemment à ses qualités pitto-
resques; elle est extrêmement attrayante aux yeux. Et à quoi
tiennent ces qualités pittoresques? A cinq ou six idées neuves et
heureuses, à cinq ou six trouvailles qui en ont déterminé l'appa-
rence extérieure. Supposez que ces quelques idées n'aient pas
été conçues, il n'y a plus de merveille. On n'en aurait pas moins
fait l'Exposition, puisqu'on avait résolu de la faire; mais, du mo-
ment qu'on n'inventait pas, on n'aurait pu que répéter les Expo-
sitions précédentes; elle aurait été banale et quelconque.
Il m'a semblé que la reconnaissance publique s'était beaucoup
trop inégalement répartie entre ces trouveurs d'idées à qui l'Ex-
position de 1889 est redevable de son originalité; et j'ai cru inté-
ressant de rechercher à travers les documents par quelles phases
d'incubation l'Exposition a passé et par quelles collaborations
successives elle a été amenée à la forme définitive qui a été
réalisée sous la direction de M. Alphand et qui suscite aujour-
d'hui une admiration universelle.
On ne sait pas bien qui en a lancé tout d'abord le projet. Quel-
ques hommes politiques réunis au mois de mai 1884 par une cé-
rémonie industrielle à la salle Wagram, parmi lesquels se trou-
vait M. Jules Ferry, président du conseil, croyaient avoir été
les premiers à en parler. Mais M. Berger, qui avait pris part à
toutes les Expositions précédentes et qui devait devenir l'infati-
gable directeur de l'exploitation de l'Exposition actuelle, a ré-
358 LA LECTURE
clame la priorité. C'était une idée en l'air et bien naturelle que
(le célébrer ainsi le centenaire de 1789.
Les faiseurs de plans se mirent aussitôt à l'œuvre et disputèrent
dans les journaux jusqu'à ce qu'une commission de préparation,
nommée par M. Ilouvier le 8 novembre 1884, les appelât à com-
paraître devant elle. Il n'y eut de débats sérieux qu'entre deux
des emplacements proposés. Des personnes considérables, préoc-
cupées des dimensions, que l'on voulait immenses, recomman-
daient Courbevoie, où l'on disposait d'un terrain pour ainsi dii'c
illimité. Mais la commission, craignant que Paris se désinté-
ressât d'une Exposition située hors de ses murs, se prononça
pour le Cliamp-de-Mars.
L'emplacement arrêté, on discuta le plan, et je crois bien que
c'est à ce moment que le sort de l'Exposition Tut décidé. Si elle
est belle, c'est à cause des résolutions qui furent prises.
M. Alphand, toujours dans l'intention de faire grand, propo-
sait de couvrir entièrement le Champ-de-Mars. On eût obtenu
ainsi un espace abrité d'une étendue sans précédent, mais ce
n'eût été, comme dans les Expositions précédentes, qu'un pâté
compact, un énorme hangar à la physionomie extérieure duquel
il eût été bien difficile de donner quelque intérêt. M. Antonin
Proust, au contraire, avait eu une idée d'artiste, l'idée de dis-
poser les bâtiments de l'Exposition autour d'un jardin central.
Il y voyait un double avantage : l'avantage immédiat d'obtenir
de grandioses perspectives d'architecture, effet qui n'avait été
recherché encore dans aucune exposition, et l'avantage plus loin-
tain de construire sur la droite et sur la gauche du jardin des
édifices que l'on pourrait conserver et qui seraient le legs de
l'Exposition de 1889, comme le palais du Trocadéro a été le legs
do l'Exposition de 1878.
M. Antonin Proust avait communiqué son idée à M. Dutert,
l'architecte aujourd'hui célèbre, et M. Dutert l'avait développée
dans un plan détaillé qui fut soumis à la commission.
Un schéma un peu grossier en a été publié dans le Fvjavo du
21 mars 1885; on y voit les bâtiments de 1 Exposition tracés à
peu de chose près tels qu'ils ont été construits depuis : un palais
sur chaque côté du jardin, les industries diverses au fond, et
derrière les industries diverses, le palais des Machines. La ter-
rasse à balustrade, cette disposition si somptueusement décora-
tive renouvelée des palais italiens et du Luxembourg, y est déjà
POURQUOI L'EXPOSITION EST COMME ELLE EST 359
prévue. La seule différence consiste en ce que, pour prolon-
ger leurs perspectives jusqu'aux plus grandes profondeurs,
MM. Proust et Dutert partageaient l'emplacement des indus-
tries diverses en deux par une très large allée découverte con-
duisant au palais des Machines, et reculaient le dôme central
jusqu'à ce palais.
Ce plan fut adopté et, dans un rapi)ort inséré au Journal Of-
ficiel du 14 mars 1885, M. Antonin Proust le présenta au ministre
comme l'expression des vœux de la commission.
Supposez au contraire qu'il eût été rejeté, et par les consé-
quences, jugez de ce qu'une idée neuve peut contenir en germe !
Tous les arrangements dont il est le support disparaissent natu-
rellement avec lui. Plus de façades en fer à cheval étalées en un
immense décor ; plus de palais variés, plus de jardin central où
la foule séjourne, se délasse et s'égaye sans quitter l'Exposition;
plus de fontaines lumineuses au cœur même du Champ de Mars ;
plus d'illuminations le soir faisant courir leurs cordons de lu-
mière depuis le dôme central jusqu'au palais du Trocadéro en
passant par la tour Eiffel. En un mot, tous les enchantements de
l'Exposition actuelle s'évanouissent, car c'est ce plan qui les a
rendus possibles.
Parmi les innombrables spectateurs qui, du pied de la tour
Eiffel, contemplent la splendide ordonnance déroulée devant
leurs yeux, combien savent à qui l'invention est due ?
Aucun, probablement.
Et cette ignorance est bien injuste.
Si le plan Proust-Dutert contient déjà tous les palais, il y
manque cependant une des attractions de l'Exposition, et non
la moindre, la tour Eiffel même.
Cette pauvre tour Eiffel, aujourd'hui si glorieuse, elle est
venue au monde au milieu des hostiUtcs et des mépris. Les uns
voulaient la reléguer à Courbevoie, les autres consentaient à
lui accorder le Trocadéro. Mais personne n'en voulait au Champ-
de-Mars. C'est à M. Lockroy, devenu ministre du commerce, que
revient le mérite de l'y avoir placée. L'idée en paraissait mon-
strueuse à beaucoup de gens : on n'a pas oublié une protestation
signée de noms fort illustres dans les arts et dans la littérature,
où cette aversion s'exprimait avec une énergie toute romantique.
3G0 LA LECTURE
M. Lockroy eut à la faire triompher successivement dans deux
commissions.
D'alDord dans la commission parlementaire, qui, avant de pro-
poser à la Chamlirc le vote d'une subvention de 17 millions,
avait voulu examiner les projets. Plus tard, dans la commission
de contrôle et des finances, appelée aussi commission des 43
parce qu'elle fut formée de 43 membres désignés à raison d'un
membre par million pour les trois pouvoirs qui ont constitué le
capital de l'Exposition, l'Etat, la ville de Paris et l'Association
de garantie. Un des membres de la commission l'aida beaucoup
par un brillant discours. Tout le monde était d'accord qu'il fallait
frapper les esprits par quelque chose d'extraordinaire, expliqua-
t-il; M. Eiffel ne demandait que 1,500,000 francs de subvention
pour élever sa tour ; si on rejetait son offre, il en coûterait bien
davantage pour donner à l'Exposition le caractère exceptionnel
que l'on souhaitait. Cet argument rallia la majorité.
Entre temps, la construction des palais de l'Exposition avait
été mise au concours. Los conditions imposées aux concurrents
reproduisaient les dispositions du plan Proust-Dutert en y ajou-
tant que la tour Eiffel, campée devant le pont d'Iéna, servirait
d'entrée à l'Exposition.
Les trois projets de MM. Dutert, Formigé et Sauvestre furent
primés. Le plan de l'Exposition subit alors une dernière mo-
dification. Pour lui donner la forme symbolique d'un arc de
triomphe couché sur le sol, M. Lockroy supprima l'allée qui
devait partager rcm])lacement des industries diverses et décida
de le fermer par une façade continue qui deviendrait la façade
principale.
La construction des palais des Beaux-Arts et des Arts Libé-
raux fut confiée à M. Formigé, celle du palais des Machines à
M. Dutert, celle du palais des Industries diverses à M. Bouvard,
collaborateur de ^L Alphand dans les services de la Ville, bien
qu'il n'eût pas concouru.
Je lisais, dans un des derniers numéros de VEnniclnpcdle.
cVarchitccturef un curieux article : un architecte distingué,
M. Chaine, y confessait franchement que le public ne s'intéresse
point à l'architecture conternporaine, et il se demandait avec
j»lus de franchi.se encore si cette indifférence ne provient pas de
ce que l'architecture contemporaine n'est pas intéressante. Eh
POURQUOI L'EXPOSITION EST COMME ELLE E?T 361
bien, MM. Formigé et Dutert ont opéré cette réconciliation du
public et de l'architecture souhaitée par M. Chaine. Leurs
œuvres émeuvent et passionnent les visiteurs ; elles sont popu-
laires, et une bonne part du succès de l'Exposition leur revient.
L'enfantement du palais des Machines a été des plus labo-
rieux, et si les procès-verbaux de la commission des 43 étaient
publiés, on y verrait avec quelle peine une idée neuve s'impose
à la timidité ordinaire des esprits. La commande primitivement
faite à M. Dutert supposait un vaisseau à trois nefs qui ne se fût
distiniïué des constructions semblables que par ses proportions.
Mais M. Dutert était résolu à construire un vaisseau unique.
Frappé des arcs colossaux que M. Eiffel avait obtenus à l'aide
du fer,à Gara])it et sur le Douro, il avait conçu le projet d'appro-
prier à un édifice ces dimensions inusitées. Après de longues
recherches, il inventa ces sortes d'ogives surbaissées dont la
courbe puissante s'enlève si légèrement vers le ciel; le palais
des Machines était trouvé ; l'esquisse en fut déQuitivouient ar-
rêtée au mois de février 1887. Seulement il fallait la faire
accepter, et vaincre de nouveau la coalition des timides ; ce ne
fut pas facile. La sous-commission qui l'examina la première
s'effraya de son audace et la rejeta. Par bonheur, la commission,
entraînée par M. Lockroy et par ceux de ses membres qui
étaient acquis d'avance aux propositions extraordinaires, ne
ratifia point ce vote. Il en est de ce palais des Machines comme
de la tour Eiffel ; aujourd'hui qu'ils sont debout, défendant leur
cau>e par leur seul aspect, toutes les critiques se sont tues ; ils
n'ont plus que des admirateurs.
Mais les admirateurs n'adressent pas toujours leur admiration
à qui de droit.
L'École centrale des Arts et Manufactures a dans le palais des
Arts Libéraux une exposition où l'on voit des photographies du
palais des Machines à divers degrés d'avancement. Sur ces
photographies sont collées des pancartes ainsi libellées : « Con-
struction de la galerie des Machines ; ingénieur en chef, M. Con-
tamin ; ingénieur en chef adjoint, M. Charton ; ingénieur ordi-
naire, M. Pierron. » De M. Dutert, pas la moindre trace. Beau-
coup de passants qui ne sont point renseignés sur l'histoire de
l'Exposition (et combien peu de gens le sont!) en concluent que
M. Contamin est l'auteur du palais des Machines... J'ai vu des
personnes qui, lorsqu'on les détrompait , étaient fort irritées
SG2 LA LECTURE
d'avoir été les dupes de ces pancartes. Il suffit de signaler à
l'Ecole Centrale la méprise à laquelle sa rédaction donne lieu
pour qu'elle la corrige.
RIM, Contaniin, Charton ct-Picrron ont été des auxiliaires de
M. Dutert très précieux pour les calculs de la résistance des
fers. Ils ne sont pour rien dans rarcliitccturc du palais, dont
toutes les foinnes ont été dessinées par M. Dutert et sont sorties
de son cerveau.
Voici donc les grandes conceptions originales de ri'^xposition,
les raisons fondamentales de sa beauté , les quelques idées
neuves dont les inventeurs ne sauraient être oubliés sans in-
justice ;
Le plan à vastes perspectives de MM. Proust et Dutert.
La tour Eiffel.
La construction de la tour Eiffel au Cliampde-Mars duc à
M. Lockroy.
Les palais gracieux et riants de M. Formigé.
Le hardi et grandiose palais des Machines de M. Dutert.
Ce sont les causes pour lesquelles les esprits sérieux sont
séduits aussi vivement que les esprits frivoles. Il s'y en ajoute
beaucoup de secondaires. L'Exposition de 1880 a eu du bonheur.
Tout y est bien venu conmie sous une heureuse étoile. Les répu-
bliques espagnoles ayant demandé des locaux distincts, MM. Al-
phand et Berger ont imaginé cet amusant pêle-mêle de pavillons
qui s'en vont flans un pittoresque désordre de l'avenue de La
Motte-Piquet au quai d'Orsay ; la liberté laissée à chaque pays
de construire à son gré y a multiplié les types d'architectures ;
on parcourt toute la gamme des styles depuis la légèreté arabe
de la rue du Caire jusqu'au sombre et puissant palais mexicain.
Le pourtour continu dos cafés et des restaurants, autre idée de
MM. Al])haiHl et Berger, entretient en permanence, autour des
palais, la gaie animation dn la foule. La fontaine lumineuse, em-
prunt('-c à Londres j)ar M. Alphand, est une féerie. Les miracles
de véirétation qu'ojicrent chacjuc jour IfS jardiniers de M. Al-
phand en sont une autre. lOnlin, il s'est trouvé que nos cinq
principales possessions se sont fait représenter à l'esplanade des
Invalides par des palais qui sont d'admirables échantillons des
arts de l'Orient et de l'Extrême-Orient.
Paul Bourde.
FORT COMME LA MORT
)T (^)
(Suite.)
Il parla longtemps, sans rien demander, avec tendresse, avec
tristesse, avec une résignation désolée ; et elle se laissa prendre
les mains qu'il conserva dans les siennes. Il s'était agenouillé
sans qu'elle y prît garde, et avec un regard d'halluciné, il la sup-
pliait de ne pas lui faire de mal! Quel mal? Elle ne comprenait
pas et n'essayait pas de comprendre, engourdie dans un cha-
grin cruel de le voir souffrir, et ce chagrin était presque du
Ijonheur. Tout à coup, elle vit des larmes dans ses yeux et fut
tellement émue, qu'elle fit : « Oh ! » prête à l'embrasser comme
on embrasse les enfants qui pleurent. Il répétait d'une voix très
douce : « Tenez, tenez, je souffre trop », et tout à coup, gagnée par
cette douleur, par la contagion des larmes, elle sanglota, les
nerfs affolés, les bras frémissants, prêts à s'ouvrir.
Quand elle se sentit tout à coup enlacée par lui et baisée pas-
sionnément sur les lèvres, elle voulut crier, lutter, le repousser,
mais elle se jugea perdue tout de suite, car elle consentait en
résistant, elle se donnait en se débattant, elle l'étreignait en
criant : « Non, non, je ne veux pas. »
Elle demeura ensuite bouleversée, la figure sous ses mains,
puis tout à coup, elle se leva, ramassa son chapeau tombé sur le
tapis, le posa sur sa tête et se sauva, malgré les supplications
d'Olivier qui la retenait par sa robe.
Dès qu'elle fut dans la rue, elle eut envie de s'asseoir au bord
du trottoir, tant elle se sentait écrasée, les jambes rompues. Un
fiacre passait, elle l'appela et dit au cocher : « Allez doucement,
promenez-moi oîi vous voudrez. » Elle se jeta dans la voiture,
(1) Voir lo numéro du 10 août 1889.
3G4 LA LECTURE
referma la portière, se blottit au fond, se sentant seule derrière
les glaces relevées, seule pour songer.
Pendant quelques minutes, elle n'eut dans la tête que le bruit
des roues et les secousses des cahots. Elle regardait les maisons,
les gens à pied, les autres en fiacre, les omnibus, avec des yeux
vides qui ne voyaient rien; elle ne pensait à rien non plus, comme
si elle se fût donné du temps, accordé un répit avant d'oser réllé-
cliir à ce qui s'était passé.
Puis, comme elle avait l'esprit prompt et nullement lâche, elle
se dit : « Voilà, je suis une femme perdue.» Et pendant quelques
minutes encore, elle demeura sous l'émotion, sous la certitude;
du malheur irréparable, épouvantée comme un homme tombé
d'un toit et qui ne remue point encore, devinant qu'il a les jambes
brisées et ne le voulant point constater.
Mais au lieu de s'affoler sous la douleur qu'elle attendait et
dont elle redoutait l'atteinte, son cœur, au sortir de cette cata-
strophe, restait calme et paisible ; il battait lentement, doucement,
après cette chute dont son âme était accablée, et ne semblait
point prendre part à l'effarement de son esprit.
Elle répéta, à voix haute, comme pour l'entendre et .s'en con-
vaincre : « Voilà, je suis une femme perdue. » Aucun écho de
souffrance ne répondit dans sa chair à cette plainte de sa con-
science.
l*]lle se laissa bercer quelque temps par le mouvement du
fiacre, remettant à tout à l'heure les raisonnements qu'elle aurait
à faire sur cette situation cruelle. Non, elle ne souffrait pas. Elle
avait peur de penser, voilà tout, peur de savoir, de comprendre
et de réfléchir; mais, au contraire, il lui semblait sentir dans
l'être obscur et impénétrable que crée on nous la lutte incessante
de nos penchants et de nos volontés, une invraisemblable quiétude.
Après une demi-heure, peut-être, de cet étrange repos, com-
prenant enfin que le désespoir appelé ne viendrait pas, elle secoua
cette torpeur et murnuira : « C'est drôle, je n'ai presque pas de
chagrin. »
Alors elle commença à. se faire des reproches. Une colère .s'éle-
vait en elle, contre son aveuglement et sa faiblesse. Comment
n'avait-elle pas prévu cela? compris que l'heure de cette lutte
devait venir? que cet homme lui plaisait assez pour la rendre
h\che ? et que dans les cœurs les plu^ droits le désir .souffle parfois
comme un coup de vent qui emporte la volonté ?
FORT COMME LA MORT 365
Mais quand elle se fut durement réprimandée et méprisée, elle
se demanda avec terreur ce qui allait arriver.
Son premier projet fut de rompre avec le peintre et de ne le
plus jamais revoir.
A peine eut-elle pris cette résolution que mille raisons vinrent
aussitôt la combattre.
Comment expliquerait-elle cette brouille ? Que dirait-elle à son
mari ? La vérité soupçonnée ne serait-elle pas cliuchotée, puis
répandue partout ?
Ne valait-il pas mieux, pour sauver les apparences, jouer
vis-à-vis d'Olivier Bertin lui-même l'hypocrite comédie de l'in-
différence et de l'oubli, et lui montrer qu'elle avait effacé cette
minute de sa mémoire et de sa vie ?
Mais le pourrait-elle ? aurait-elle l'audace de paraître ne se
rappeler rien, de regarder, avec un élonncment indigné en lui
disant : « Que me voulez-vous ? » l'homme dont vraiment elle
avait partagé la l'apide et brutale émotion ?
Elle réfléchit longtemps et s'y décida néanmoins, aucune
autre solution ne lui paraissant possible.
Elle irait chez lui le lendemain, avec courage, et lui ferait
comprendre aussitôt ce qu'elle voulait, ce qu'elle exigeait de lui.
11 fallait que jamais un mot, une allusion, un regard, ne pût lui
rappeler cette honte.
Après avoir souffert, car il souffrirait aussi, il en prendrait
assurément son parti, en homme loyal et bien élevé, et demeu-
rerait dans l'avenir ce qu'il avait été jusque-là.
Dès que cette nouvelle résolution fut arrêtée, elle donna au
cocher son adresse, et rentra chez elle, en proie à un abattement
profond, à un désir de se coucher, de ne voir personne, de dor-
mir, d'oublier. S'étant enfermée dans sa chambre, elle demeura
jusqu'au dîner étendue sur sa chaise longue, engourdie, ne vou-
lant plus occuper son âme de cette pensée pleine de dangers.
Elle descendit à l'heure précise, étonnée d'être si calme et
d'attendre son mari avec sa figure ordinaire. Il parut, portant
dans ses bras leur fille ; elle lui serra la main et embrassa l'en-
fant, sans qu'aucune angoisse l'agitât,
M. de Guilleroy s'informa de ce qu'elle avait fait. Elle répon-
dit avec indifférence, qu'elle avait posé comme tous les jours,
— Et le portrait, est-il beau ? dit-il.
— Il vient fort bien.
366 LA LECTURE
A son tour, il parla de ses affaires qu'il aimait raconter en
mangeant, de la séance de la Chambre et de la discussion du
projet de loi sur la falsification des denrées.
Ce bavardage, qu'elle supportait bien d'ordinaire, l'irrita, lui
fit regarder avec plus d'attention l'homme vulgaire et phraseur
cpii s'intéressait à ces choses ; mais elle souriait en l'écoutant, et
répondait aimablement, plus gracieuse même que de coutume,
plus complaisante pour ces banalités. Elle pensait en le regar-
dant : « Je l'ai trompé. C'est mon mari, et je l'ai trompé. Est-ce
bizarre? Rien ne peut plus empêcher cela, rien ne peut plus ef-
facer cela ! J'ai fermé les yeux. J'ai consenti pendant quelques
secondes, pendant quelques secondes seulement, au baiser d'un
homme, et je ne suis plus une honnête femme. Quelques se-
condes dans ma vie, quelques secondes qu'on ne peut supprimer,
ont amené pour moi ce petit fait irréparable, si grave, si court,
un crime, le plus honteux pour une femme... et je n'éprouve point
de désespoir. Si on me l'eût dit hier, je ne l'aurais pas cru. Si on
me l'eût affirme, j'aurais aussitôt songé aux affreux remords
dont je devrais être aujourd'iuii déchirée. Et je n'en ai pas, pres-
que pas. »
M. de Guilleroy sortit ai)rès dîner, comme il faisait presque
tous les jours.
Alors elle prit sur ses genoux sa petite fille et pleura en l'em-
brassant ; elle pleura des larmes sincères, larmes de la con-
science, non point larmes du cœur.
Mais elle ne dormit cruère.
Dans les ténèbres de sa chambre, elle se tourmenta davantage
des dangers que pouvait lui créer l'attitude du peintre ; et la
peur lui vint de l'entrevue du lendemain et des choses qu'il lui
faudrait dire, en le regardant en face.
Levée t«)t, elle demeura sur sa chaise longue durant toute la
matinée, s'effurçant de prévoir ce qu'elle avait à craindre, ce
qu'elle aurait à répondre, d'être prête pour toutes les sur-
prises.
Elle partit de bonne, heure, afin de réfléchir encore en mar-
chant.
Il ne l'attendait guère et se demandait, depuis la veille, ce
qu'il devait faire vis-à-vis d'elh'.
Après son départ, après cette fuite, à laquelle il n'avait pas
osé s'opposer, il était demeuré seul, écoutant encore, bien qu'elle
FORT COMME LA MORT 3G7
fût loin déjà, le bruit de ses pas, de sa robe, et de la porte re-
tombant, poussée par une main éperdue.
Il restait debout, plein d'une joie ardente, profonde, bouil-
lante. Il l'avait prise, elle ! Cela s'était passé entre eux ! Était-ce
possible ? Après la surprise de ce triomphe, il le savourait, et
pour le mieux goûter, il s'assit, se coucha presque sur le divan
où il l'avait possédée.
Il y resta longtemps, plein de cette pensée qu'elle était sa
maîtresse, et qu'entre eux, entre cette femme qu'il avait tant
désii'ée et lui, s'était noué en quelques moments le lien mysté-
rieux qui attache secrètement deux êtres l'un à l'autre. Il gar-
dait en toute sa chair encore frémissante le souvenir aigu de
l'instant rapide où leurs lèvres s'étaient rencontrées, où leurs
corps s'étaient unis et mêlés pour tressaillir ensemljlc du grand
frisson de la vie.
Il ne sortit point ce soir-là, pour se repaître de cette pensée ;
il se coucha tôt, tout vibrant de bonheur.
A peine éveillé, le lendemain, il se posa cette question: « Que
dois-je faire? » A une cocotte, à une actrice, il eût envoyé des
fleurs ou même un bijou; mais il demeurait torturé de perplexité
devant cette situation nouvelle.
Assurément, il fallait écrire. Quoi ?... Il griffonna, ratura, dé-
chira, recommença vingt lettres, qui toutes lui semblaient bles-
santes, odieuses, ridicules.
Il ourait voulu exprimer en termes délicats et charmeurs la
reconnaissance de son âme, ses élans de tendresse folle, ses of-
fres de dévouement sans fm ; mais il ne découvrait, pour dire
ces choses passionnées et pleines de nuances, que des phrases
connues, des expressions banales, grossières ou puériles.
Il renonça donc à l'idée d'écrire, et se décida à l'aller voir, dès
que l'heure de la séance serait passée, car il pensait bien qu'elle
ne viendrait pas.
S'enfermant alors dans l'atelier, il s'exalta devant le portrait,
les lèvres chatouillées de l'envie de se poser sur la peinture où
quelque chose d'elle était fixé ; et de moment en moment, il re-
gardait dans la rue par la fenêtre. Toutes les robes apparues au
loin lui donnaient un battement de cœur. Vingt fois il crut la
reconnaître, puis, quand la femme aperçue était passée, il s'as-
seyait un moment, accablé comme après une déception.
308 LA LECTURE
Soudain, il la vit, douta, prit sa jumelle, la reconnut, et bou-
leversé par une émotion violente, s'assit pour l'attendre.
Quand elle entra, il se précipita sur les genoux et voulut lui
prendre les mains ; mais elle les retira brusquement, et conmie
il demeurait à ses pieds, saisi d'angoisse et les yeux, levés vers
elle, elle lui dit avec hauteur :
— Que faites-vous donc. Monsieur, je ne comprends pas cette
attitude?
Il balbutia :
— Oh ! Madame, je vous en supplie...
Elle l'interrompit durement.
— Relevez-vous, vous êtes ridicule.
Il se releva, effaré, murmurant :
— Qu'avez-vous? Ne me traitez pas ainsi, je vous aune !...
Alors, en quelques mots rapides et secs, elle lui signifia sa
volonté, et régla la situation.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire ! Ke me parlez
jamais de votre amour, ou je quitterai cet atelier pour n'y point
revenir. Si vous oubliez, une seule fois, cette condition de ma
présence ici, vous ne me reverrez plus.
Il la regardait, affolé par cette dureté qu'il n';ivait point pré-
vue ; puis il comprit et murmura :
— J'obéirai, Madame.
Elle répondit :
— Très bien, j'attendais cela de vous ! Maintenant travaillez,
car vous êtes long à finir ce portrait.
Il prit donc sa palette et se mit à peindre ; mais sa main
tremblait, ses yeux trouljlés regardaient sans voir; il avait envie
de pleurer, tant il se sentait le cœur meurtri.
Il essaya de lui parler ; elle répondit à peine. Conmie il tentait
de lui dire une galanterie sur son teint, elle l'arrêta d'un ton si
cassant qu'il eut tout à, coup une de ces fureurs d'amoureux qui
changent en haine la tendresse. Ce fut, dans son âme et dans
son corps, une grande secousse nerveuse, et tout de suite, sang
transition, il la détesta. Oui, oui, c'était bien cela, la femme !
Elle était pareille aux autres, elle aussi! Pourquoi pas? Elle
était fausse, changeante et faible comme toutes. Elle l'avait at-
tiré, séduit par des ruses de fille, cherchant à l'affohîr sans rien
donner ensuite, le provoquant pour se refuser, employant pour
lui toutes les manœuvres des lâches coquettes qui semblent tou-
FORT COMME LA MORT 369
jours prêtes à se dévêtir, tant que l'homme qu'elles rendent pa-
reil aux chiens des rues n'est pas haletant de désir.
Tant pis pour elle, après tout ; il l'avait eue, il l'avait prise.
Elle pouvait éponger son corps et lui répondre insolemment,
elle n'effacerait rien, et il l'oublierait, lui. Vi'aiment, il aurait
fait une belle folie en s'embarrassant d'une maîtresse pareille qui
aurait mangé sa vie d'artiste avec des dents capricieuses de jolie
femme.
Il avait envie de siffler, ainsi qu'il faisait devant ses modèles ;
mais comme il sentait son énervement grandir et qu'il redoutait
de faire quelque sottise, il abrégea la séance, sous prétexte d'un
rendez-vous. Quand ils se saluèrent en se séparant, ils se
croyaient assurément plus loin l'un de l'autre que le jour où ils
s'étaient rencontrés chez la duchesse de Mortemain.
Dès qu'elle fut paiiie, il prit son chapeau et son pardessus et
il sortit. Un soleil froid, dans un ciel bleu ouaté de brume,
jetait sur la ville une lumière pâle, un peu fausse et triste.
Lorsqu'il eut marché quelque temps, d'un pas rapide et irrité,
en heurtant les passants, pour ne point dévier de la ligne droite,
sa grande fureur contre elle s'émietta en désolations et en regrets.
Après qu'il se fut répété tous les reproches qu'il lui faisait, il
se souvint, en voyant passer d'autres femmes, combien elle était
jolie et séduisante. Comme tant d'autres qui ne l'avouent point,
il avait toujours attendu l'impossible rencontre, l'affection rare,
unique, poétique et passionnée, dont le rêve plane sur nos
cœurs. N'avait-il pas failli trouver cela ? N'était-ce pas elle qui
lui aurait donné ce presque impossible bonheur? Pourquoi donc
est-ce que rien ne se réalise ? Pourquoi ne peut-on rien saisir de
ce qu'on poursuit, ou n'en atteint-on que des parcelles, qui ren-
dent plus douloureuse cette chasse aux déceptions?
Il n'en voulait plus à la jeune femme, mais à la vie elle-même.
Maintenant qu'il raisonnait, pourquoi lui en aurait-il voulu à
elle ? Que pouvait-il lui reprocher, après tout ? — d'avoir été
aimable, bonne et gracieuse pour lui — tandis qu'elle pouvait
lui repi'ocher, elle, de s'être conduit comme un malfaiteur !
Il rentra plein de tristesse. Il aurait voulu lui demander par-
don, se dévouer pour elle, faire oublier, et il chercha ce qu'il
pourrait tenter pour qu'elle comprît combien il serait, jusqu'à la
mort, docile désormais à toutes ses volontés.
Or, le lendemain, elle arriva accompagnée de sa fille, avec un
LECT. — 52, IX — 24
370 LA LECTURE
sourire si morne, avec un air si chagrin, que le peintre crut voir
clans ces pauvres yeux Ijleus, jusque-là si gais, toute la peine,
tout le remords, toute la désolation de ce cœur de femme. Il fut
remué de pitié, et pour qu'elle oubliât, il eut pour elle, avec une
délicate réserve, les plus fines prévenances. Elle y répondit avec
douceur, avec bonté, avec l'attitude lasse et brisée d'une femme
qui souffre.
Et lui, en la regardant, repris d'une folle idée de l'aimer et
d'être aimé, il se demandait comment elle n'était pas plus fâchée,
comment elle pouvait revenir encore, l'écouter et lui répondre,
avec ce souvenir entre eux.
Du moment qu'elle pouvait le revoir, entendre sa voix et sup-
porter en face de lui la pensée unique qui no devait pas la quit-
ter, c'est qu'alors cette pensée ne lui était pas devenue odieuse-
ment intolérable. Quand une femme hait l'homme qui l'a violée,
elle ne peut plus se trouver devant lui sans que cette haine éclate.
Mais cet homme ne i:)eut non plus lui demeurer indifférent. Il
faut qu'elle le déleste ou qu'elle lui pardonne. Et quand elle
pardonne cela, elle n'est pas loin d'aimer.
Tout en peignant avec lenteur, il raisonnait par petits argu-
ments précis, clairs et sûrs ; il se sentait lucide, fort, maître à
jn'ésent des événements.
Il n'avait qu'à être prudent, (pi'à être patient, qu'à être dévoué,
et il la reprendrait, un jour ou l'autre.
Il sut attendre. Pour la rassui-er et la reconquérir, il eut des
ruses à son tour, des tendresses dissimulées sous d'apparents
remords, des attentions hésitantes et des attitudes indifférentes.
Ti'anquille dans la certitude du bonheur prochain, (|uelui impor-
tait un peu plus tôt, un peu plus tard. Il ('-prouvait même un
plaisir bi/.arre et raffiné à ne se point presser, à la guetter, à se
dire : « Elle a peur, » on la voyant venir toujours avec son en-
fant.
Il sentait qu'entre eux se faisait un lent travail de rapproche-
ment, et que dans les regards de la comtesse quol([ue chose
d'étrange, de contraint, de douloureusement doux, apparaissait,
cet appel d'une àme qui lutte, d'une volonté qui défaille et qui
semble dire : « Mais, force-moi donc ! »
Au bout de quelque temps, elle revint seule, rassurée par sa
réserve. Alors, il la traita en amie, en camarade, lui parla de sa
vie, de ses projets, de son art, comme à un frère.
FORT COMME LA MORT 371
Séduite par cet abandon, elle prit avec joie ce rôle de conseil-
lère, flattée qu'il la distinguât ainsi des autres femmes et con-
vaincue que son talent gagnerait de la délicatesse à cette inti-
mité intellectuelle. Mais à force de la consulter et de lui montrer
de la déférence, il la fit passer, naturellement, des fonctions de
conseillère au sacerdoce d'inspiratrice. Elle trouva charmant
d'étendre ainsi son influence sur le grand homme, et consentit
à peu près à ce qu'il l'aimât en artiste, puisqu'elle inspirait ses
œuvres.
Ce fut un soir, après une longue causerie sur les maîtresses
des peintres illustres, qu'elle se laissa glisser dans ses bras.
Elle y resta, cette fois, sans essayer de fuir, et lui rendit ses
baisers.
Alors, elle n'eut plus de remords, mais le vague sentiment
d'une déchéance, et pour répondre aux reproches de sa raison,
elle crut à une fatalité. Entraînée vers lui par son cœur qui était
vierge, et par son âme qui était vide, la chair conquise par la
lente domination des caresses, elle s'attacha peu à peu, comme
s'attachent les femmes tendres, qui aiment pour la première
fois.
Chez lui, ce fut une crise d'amour aigu, sensuel et poétique.
Il lui semblait parfois qu'il s'était envolé, un jour, les mains
tendues, et qu'il avait pu étreindre à pleins bras le rêve ailé et
magnifique qui plane toujours sur nos espérances.
Il avait fini le portrait de la comtesse, le meilleur, certes,
qu'il eut peint, car il avait su voir et fixer ce je ne sais quoi
d'inexprimable que presque jamais un peintre ne dévoile, ce
reflet, ce mystère, cette physionomie de l'âme qui passe, insai-
sissable, sur les visages.
Puis des mois s'écoulèrent, et puis des années qui desserrèrent
à peine le lien qui unissait l'un à l'autre la comtesse de Guilleroy
et le peintre Olivier Bertin. Ce n'était plus chez lui l'exaltation
des premiers temps, mais une affection calmée, profonde, une
sorte d'amitié amoureuse dont il avait pris l'habitude.
Chez elle, au contraire, grandit sans cesse l'attachement pas-
sionné, l'attachement obstiné de certaines femmes qui se donnent
à un homme pour tout à fait et pour toujours. Honnêtes et droites
dans l'adultère comme elles auraient pu l'être dans le mariage,
elles se vouent à une tendresse unique dont rien ne les détour-
nera. Non seulement elles aiment leur amant, mais elles veulent
872 LA LECTURE
l'aimer, et les yeux uniquement sur lui, elles occupent telle-
Mient leur cœur de sa pensée, que rien d'étranger n'y peut plus
entrer. Elles ont lié leur vie avec résolution, comme on se lie les
mains, avant de sauter à l'eau du haut d'un pont, lorsqu'on sait
nager et qu'on veut mourir.
Mais à partir du moment où la comtesse se fut donnée ainsi,
elle se sentit assaillie de craintes sur la constance d'Olivier Ber-
tin. Rien ne le tenait que sa volonté d'homme, son caprice, son
goût passager pour une femme rencontrée un jour comme il en
avait déjà rencontré tant d'autres ! Elle le sentait si libre et si
facile à tenter, lui qui vivait sans devoirs, sans habitudes et sans
scrupules, comme tous les hommes ! Il était beau garçon, célèbre,
recherché, ayant à la portée de ses désirs vite éveillés toutes les
femmes du monde dont la pudeur est si fragile, et toutes les
femmes d'alcôve ou de théâtre prodigues de leurs faveurs avec
des gens comme lui. Une d'elles, un soir, après souper, pouvait
le suivre et lui plaire, le prendre et le garder.
Elle vécut donc dans la terreur de le perdre, épiant ses allures,
ses attitudes, bouleversée par un mot, pleine d'angoisse dès qu'il
admirait une autre femme, vantait le charme d'un visage, ou la
i!;ràce d'une tournure. Tout ce qu'elle ignorait de sa vie la faisait
trembler, et tout ce qu'elle en savait l'épouvantait. A chacune de
leurs rencontres, elle devenait ingénieuse à l'interroger, sans
qu'il s'en aperçût, pour lui faire dire ses opinions sur les gens
qu'il avait vus, sur les maisons où il avait dîné, sur les impres-
sions les plus légères de son esprit. Dès qu'elle croyait deviner
l'influence possible de quelqu'un, elle la combattait avec une
prodigieuse astuce, avec d'innombrables ressources.
Oh ! souvent elle pressentit ces courtes intrigues, sans racines
profondes, qui durent huit ou quinze jours, de temps en temps,
dans l'existence de tout artiste en vue.
Elle avait, pour ainsi dire, l'intuition du danger, avant même
d'être prévenue de l'éveil d'un désir nouveau chez Olivier, i)ar
l'air de fête que prennent les yeux et le visage d'un honnne que
surexcite une fantaisie galante.
Alors elle commençait à souffrir ; elle ne dormait plus que
des sommeils troublés par les tortures du doute. Pour le sur-
prendre, elle arrivait chez lui sans l'avoir prévenu, lui jetait des
questions qui semblaient naïves, tàtait son cœur, écoutait sa
FORT COMME LA MORT ^73
pensée, comme on tùte, comme on écoute, pour connaître le mal
caché dans un être.
Et elle pleurait sitôt qu'elle était seule, sûre qu'on allait le lui
prendre cette fois, lui voler cet amour à qui elle tenait si fort
parce qu'elle y avait mis, avec toute sa volonté, toute sa force
d'affection, toutes ses espérances et tous ses rêves.
Aussi, quand elle le sentait revenir à elle, après ces rapides
éloignements, elle éprouvait à le reprendre, à le reposséder
comme une chose perdue et retrouvée, un bonheur muet et pro-
fond qui parfois, quand elle passait devant une église, la jetait
dedans pour remercier Dieu,
La préoccupation de lui plaire toujours, plus qu'aucune autre,
et de le garder contre toutes, avait fait de sa vie entière un conr
bat ininterrompu de coquetterie. Elle avait lutté pour lui, devant
lui, sans cesse, par la grâce, par la beauté, par l'élégance. Elle
voulait que partout où il entendrait parler d'elle, on vantât son
charme, son goût, son espi-it et ses toilettes. Elle voulait plaire
aux autres pour lui et les séduire afin qu'il fût fier et jaloux
d'elle. Et chaque fois qu'elle le devina jaloux, après l'avoir fait
un peu souffrir, elle lui ménageait un triomphe qui ravivait son
amour en excitant sa vanité.
Puis, comprenant qu'un homme pouvait toujours rencontrer,
par le monde, une femme dont la séduction physique serait plus
puissante, étant nouvelle, elle eut recours à d'autres moyens :
elle le flatta et le gâta.
D'une façon discrète et continue, elle fit couler l'éloge sur lui ;
elle le berça d'admiration et l'enveloppa de compliments, afin
que, partout ailleurs, il trouvât l'amitié et même la tendresse un
peu froides et incomplètes, afin que si d'autres l'aimaient aussi,
il finît par s'apercevoir qu'aucune ne le comprenait comme elle.
Elle fit de sa maison, de ses deux salons où il entrait si sou-
vent, un endroit où son orgueil d'artiste était attiré autant que
son cœur d'homme, l'endroit de Paris où il aimait le mieux
venir parce que toutes ses convoitises y étaient en même temps
satisfaites.
Non seulement, elle apprit à découvrir tous ses goûts, afin de
lui donner en les rassasiant chez elle, une impression de bien-
être que rien ne remplacerait, mais elle sut en faire naître de
nouveaux, lui créer des gourmandises de toute sorte, matérielles
ou sentimentales, des habitudes de petits soiiis, d'affection,
tJ74 LA LECTURE
d'adoration, de flatterie ! Elle s'efforça de séduire ses yeux par
des élégances, son odorat par des parfums, son oreille par des
compliments et sa bouche par des nourritures.
Mais lorsqu'elle eut mis en son âme et en sa chair de céliba-
taire égoïste et fêté une multitude de petits besoins tyranniques,
lors([u'ellc fut bien certaine qu'aucune maîtresse n'aurait conmie
elle le souci de les surv-eiller et de les entretenir pour le liiroter
par toutes les menues jouissances de la vie, elle eut peur tout à
coap, en le voyant se dégoûter de sa propre maison, se plaindre
sans cesse de vivre seul, et, ne pouvant venir chez elle qu'avec
toutes les réserves imposées par la société, chercher au Cercle,
chercher partout les moyens d'adoucir son isolement, elle eut
peur qu'il ne songeât au mariage.
En certains jours, elle souffrait tellement de toutes ces inquié-
tudes, qu'elle désirait la vieillesse pour en avoir fini avec cette
angoisse-là, et se reposer dans une affection refroidie et calme.
Les années passèrent, cependant, sans les désunir. La chaîne
attachée par elle était solide, et elle en refaisait les anneaux à
mesure qu'ils s'usaient. Mais toujours soucieuse, elle surveillait
le cœur du peintre comme on surveille un enfant qui traverse une
rue pleine de voitures, et chaque jour encore elle redoutait l'évé-
nement inconnu, dont la menace est suspendue sur nous.
Le comte, sans soupçons et sans jalousie, trouvait naturelle
cette intimité de sa femme et d'un artiste fameux qui était reçu
|)artout avec de grands égards. A force de se voir, les deux
hommes, habitués l'un ù l'autre, avaient fini par s'aimer.
II
Quand Bertin entra le vendredi soir chez son amie, où il devait
dîner pour fêter le retour d'Annette de Guilleroy, il ne trouva
encore, dans le petit salon Louis XV, «(^[ue M. de Musadicu, qui
venait d'arriver.
C'était un vieil homme d'esprit, qui aurait pu devenir peut-
être un homme de valeur, et qui ne se consolait point de ce qu'il
n'avait pas été.
Ancien conservateur des musées impériaux, il avait trouvé
moyen de se faire renommer inspecteur des Beaux-Arts sous la
Républi<[ue, ce qui ne l'empêchait pas d'être, avant tout, l'ami
FORT COMME LA MORT ^75
dcsPnnccs, de tous les Princes, des Princesses et des Duchesses
de raristocratic européenne, et le protecteur juré des artistes de
toute sorte. Doué d'une intelligence alerte, capable de tout entre-
voir, d'une grande facilité de parole qui lui permettait de dire
avec agrément les choses les plus ordinaires, d'une souplesse de
pensée qui le mettait à l'aise dans tous les milieux, et d'un flair
subtil de diplomate qui lui faisait juger les hommes à première
vue, il promenait de salon en salon, le long des jour^^ et des soirs,
son activité éclairée, inutile et bavarde.
Apte à tout faire, semblait-il, il parlait de tout avec un sem-
blant de compétence attachant et une clarté de vulgarisateur qui
le faisait fort apprécier des femmes du monde, à qui il rendait les
services d'un bazar roulant d'érudition. Il savait, en effet, beau-
coup de choses, sans avoir jamais lu que les livres indispensa-
bles ; mais il était au mieux avec les cinq Académies, avec tous
les savants, tous les écrivains, tous les érudits spécialistes, qu'il
écoutait avec discernement. Il savait oublier aussitôt les explica-
tions trop techniques ou inutiles à ses relations, retenait fort bien
les autres, et prêtait à ces connaissances ainsi glanées un tour
aisé, clair et bon enfant, (pi les rendait faciles à comprendre
comme des fabliaux scientifiques. Il donnait l'impression d'un
entrepôt d'idées, d'un de ces vastes magasins où l'on ne rencontre
jamais les objets rares, mais où tous les autres sont à foison, à
bon marché, de toute nature, de toute origine, depuis les ustensi-
les de ménage jusqu'aux vulgaires instruments de physique
amusante ou de chirurgie domestique.
Les peintres, avec qui ses fonctions le laissaient en rapport
constant, le blaguaient et le redoutaient. Il leur rendait, d'ail-
leurs, des services, leurfaisait vendre des tableaux, les mettait en
relations avec le monde, aimait les présenter, les protéger, les
lancer, semblait se vouer à une œuvre mystérieuse de fusion entre
les mondains et les artistes, se faisait gloire de connaître intime-
ment ceux-ci, et d'entrer famiUèrement chez ceux-là, de déjeuner
avec le prince de Galles, de passage à Paris, et de dîner, le soir
même, avec Paul Aielemans, Olivier Bertin et Amaury Plaidant.
Bei-tin, qui l'aimait assez, le trouvant drôle, disait de lui :
« C'est l'encyclopédie de Jules Verne, reliée en peau d'âne ! »
Les deux hommes se serrèrent la main, et se mirent à parler de
la situation politique, des bruits de guerre que Musadieu jugeait
alarmants, pour des raisons évidentes qu'il exposait fort bien,
37(i LA LECTUlîH
l'Allemagne ayant tout intérêt à nous écraser et à hâter ce
moment attendu depuis dix-huit ans par M. de Bismarck; tandis
qu'OlivicrBertin prouvait, pardes arguments irréfutables, queces
craintes étaient chimériques, l'Allemagne ne pouvant être assez
folle pour compromettre sa conquête dans une aventure toujours
douteuse, et le Chancelier assez imprudent pour risquer, aux der-
niers jours de sa vie, son œuvre et sa gloire d'un seul coup.
M. de Musadieu, cependant, semblait savoir des choses qu'il
ne voulait pas dire. Il avait vu d'ailleurs un ministre dans la
journée et rencontré le grand-duc Wladimir, revenu de Cannes,
la veille au soir.
L'artiste résistait, et, avec une ironie tranquille, contestait la
compétence des gens les mieux informés. Derrière toutes ces
rumeurs, on préparait des mouvements de bourse ! Seul, M. de
Bismarck devait avoir là-dessus une opinion arrêtée, peut-être.
M. de Guilleroy entra, serra les mains avec empressement, en
s'excusant, par phrases onctueuses, de les avoir laisses seuls.
— Et vous, mon cher député, demanda le peintre, que pensez-
vous des bruits de guerre ?
M. de Guilleroy se lança dans un discours. Il en savait plus que
personne comme membre de la Chambre, et cependant il n'é-
tait pas du même avis que la plupart de ses collègues. Non, il
ne croyait pas à la probal)ilité d'un conflit prochain, ù moins
qu'il ne fût provof{ué par la turbulence française et par les rodo-
montades des soi-disant patriotes de la ligue. Et il lit de M. de
Bismarck un portrait à grands traits, un portrait à la Saint-Simon.
Ccthojnme-là, on ne voulait pas le comprendre, parce qu'on prête
toujours aux autres sa propre manière de penser, et qu'on les
croit prêts à faire ce qu'on aurait fait à leur place. M. de Bismarck
n'était pas un diplomate faux et menteur, mais un franc, un bru-
tal, qui criait toujours la vérité, annonçait toujours ses intentions.
« .le veux la paix, » dit-il. C'était vrai, il voulait la paix, rien que
la paix, et tout le prouvait d'une façon aveuglante depuis dix-huit
ans, tout, jusqu'à ses armements, jusqu'à ses alliances, jus([u'à
ce faisceau de peuples unis contre notre impétuosité. M. de Guil-
Icroj' conclut d'un ton profond, convaincu : « C'est un grand
liomme, un très grand hommf qui désire la tranquillité, mais qui
croit seulement aux menaces et aux moyens violents pour l'obtenir.
I']n somme. Messieurs, un grand barbare. »
— Qui veut la fin veut les moyens, reprit M. de Musadicu. Je
FORT COMME LA MORT 377
VOUS accorde volontiers qu'il adoi'e la paix si vous me concédez
qu'il a toujours envie de faire la guerre pour l'obtenir. C'est. là
d'ailleurs une vérité indiscutable et phénoménale : on ne fait la
guerre en ce monde que pour avoir la paix !
Un domestique annonçait : — Madame la duchesse de Morte-
main.
Dans les deux battants de la porte ouverte, apparut une grande
et forte femme, qui entra avec autorité.
Guilleroy, se précipitant, lui baisa les doigts et demanda :
— Comment allez- vous. Duchesse ?
Les deux autres hommes la saluèrent avec une certaine familia-
rité distinguée, car la duchesse avait des façons d'être cordiales
et brusques.
Veuve du général duc de Mortemain, mère d'une fille unique
mariée au prince de Saba, fille du marquis de Farandal, de
grande origine et royalement riche, elle recevait dans son hôtel
de la rue de Varenne toutes les notoriétés du monde entier, qui
se rencontraient et se complimentaient chez elle. Aucune Altesse
ne traversait Paris sans dîner à sa table, et aucun homme ne
pouvait faire parler de lui sans qu'elle eût aussitôt le désir de
le connaître. Il fallait qu'elle le vît, qu'elle le fît causer, qu'elle
le jugeât. Et cela l'amusait beaucoup, agitait sa vie, alimen-
tait cette flamme de cmnosité hautaine et bienveillante qui brûlait
en elle.
Elle s'était à peine assise, quand le même domestique cria: —
Monsieur le baron et madame la baronne de Corbelle.
Ils étaient jeunes, le baron chauve et gros, la baronne fluette,
élégante, très brune.
Ce couple avait une situation spéciale dans l'aristocratie fran-
çaise, due uniquement au choix scrupuleux de ses relations. De
petite noblesse, sans valeur, sans esprit, mû dans tous ses actes
par un amour immodéré de ce qui est sélect, comme il faut et
distingué, il était parvenu, à force de hanter uniquement les
maisons les plus princières, à force de montrer ses sentiments
royalistes, pieux, corrects au suprême degré, à force de respecter
tout ce qui doit être respecté, de mépriser tout ce qui doit être
méprisé, de ne jamais se tromper sur un point des dogmes mon-
dains, de ne jamais hésiter sur un détail d'étiquette, à passer
aux yeux de beaucoup pour la fine fleur du high life. Son opinion
formait une sorte de code du comme il faut, et sa présence dans
3/8 LA LEGTURK
une maison constituait paur elle un vrai titre d'honorabililc.
J>es Corbelle étaient parents du comte de Guilleroy.
— Eh bien, dit la duchesse étonnée, et votre femme?
— Un instant, un petit instant, demanda le comte. Il y a une
surprise, elle va venir.
Quand M™« de Guilleroy, mariée depuis un mois, avait fait son
entrée dans le monde, elle fut présentée à la duchesse de Morte-
main, qui tout de suite l'aima, l'adonta, la patronna.
Depuis vingt ans, cette amitié ne s'était point démentie, et
quand la duchesse disait « ma petite », on entendait encore en
sa voix l'émotion de cette toipiade subite et persistante. C'est chez
ell<' qu'avait eu lieu la rencontre du peintre et delà comtesse.
Musadieu s'était approché, il demanda :
— La duchesse a-t-elle été voir l'exposition des Intem-
pérants ?
— Non, qu'est-ce que c'est?
— Un groupe d'artistes nouveaux, des impressionnistes ù l'état
d'ivresse. Il y en a deux très forts.
La grande dame murmura avec dédain :
— Je n'aime pas les plaisanteries de ces messieurs.
Autoritaire, brusque, n'admettant guère d'autre opinion que la
sienne, fondant la sienne uniquement sur la conscience de sa
situation sociale, considérant, sans bien s'en i-endre compte, les
artistes et les savants comme des mercenaires intelligents, char-
gés par Dieu d'amuser les gens du monde ou de leur rendre des
s(M"vices, elle ne donnait d'autre base àsesjugementsque le degré
(rétonnemcnt et de plaisir irraisonné que lui procurait la vue
d'une chose, la lecture d'un livre ou le récit d'une découverte.
Grande, forte, lourde, rouge, parlant haut, elle passait pour
avoir grand air parce que rien ne la troublait, qu'elle osait tout
dire et protégeait le monde entier, les princes détrônés, par ses
réceptions en leur honneur, et même le Tout-Puissant par ses
largesses au clergé et ses dons aux églises.
Musadieu reprit :
— La duchesse sait-elle ({u'on croit avoir arrêté l'assassin de
Marie Landjourg?
Son intérêt s'éveilla brusquement, et elle répondit?
— Non, racontez-moi ça !
Et il narra les détails. Haut, très maigre, i)ortant un gilet
blanc, de petits diamants comme boutons de chemise, il parlait
FORT COMME LA MORT 379
sans gestes, avec un air correct qui lui tiermettait de dire les
choses très osées dont il avait la spécialité. Fort myope, il sem-
blait, malgré son pince-nez, ne jamais voir personne, et quand il
s'asseyait, on eût dit que toute l'ossature de son corps se courbait
suivant la forme du fauteuil. Son torse plié devenait tout petit,
s'affaissait comme si la colonne vertébrale eût été en caoutchouc ;
ses jambes croisées l'une sur l'autre semblaient deux rubans en-
roulés, et ses longs bras retenus par ceux du siège, laissaient
pendre des mains pâles, aux doigts interminables. Ses cheveux
et sa moustache teints artistement, avec des mèches blanches
habilement oubliées, étaient un sujet de plaisanterie fréquent.
Comme il expliquait à la duchesse que les bijoux de la fille
publique assassinée avaient été donnés en cadeau, par le meur-
trier présumé, à une autre créature de mœurs légères, la porte du
grand salon s'ouvrit de nouveau, toute grande, et deux femmes
en toilette de dentelle blanche, blondes, dans une crème de ma-
lines, se ressemblant comme deux sœurs d'âge très différent,
l'une un peu trop mûre, l'autre un peu trop jeune, l'une un peu
trop forte, l'autre un peu trop mince, s'avancèrent en se tenant
par la taille et en souriant.
On cria, on applaudit. Personne, sauf Olivier Bertin, ne savait
le retour d'Annette de Guilleroy, et l'apparition de la jeune fille
à côté de sa mère qui, d'un peu loin, semblait presque aussi
fraîche et même plus belle, car, fleur trop ouverte, elle n'avait
pas fini d'être éclatante, tandis que l'enfant à peine épanouie,
commençait seulement à être jolie, les fit trouver charmantes
toutes les deux.
La duchesse ravie, battant des mains, s'exclamait:
— Dieu ! qu'elles sont ravissantes et amusantes l'une à côté de
l'autre ! R,egardez donc, Monsieur de Musadieu, comme elles se
ressemblent !
On comparait ; deux opinions se formèrent aussitôt. D'après
Musadieu, les Corbelle et le comte de Guilleroy, la comtesse et
sa fille ne se ressemblaient que par le teint, les cheveux, et sur-
tout les yeux qui étaient tout à fait les mêmes, également tachetés
de points noirs, pareils à des minuscules gouttes d'encre tom-
bées sur l'iris bleu. Mais d'ici peu, quand la jeune fille serait de-
venue une femme, elles ne se ressembleraient presque plus.
D'après la duchesse, au contraire, et d'après Olivier Bertin,
380 LA LECTURE
elles étaient en tout semblables, et seule la différence d'âge les
faisait paraître différentes.
Le peintre disait :
— Est-elle changée, depuis trois ans ? Je ne l'aurais pas re-
connue, je ne vais plus oser la tutoyer.
La comtesse se mit à rire.
— Ah ! par exemple ! Je voudrais bien vous voir dire (.< vous »
à Annette.
La jeune fille, dont la future crànerie apparaissait sous des
airs timidement espiègles, reprit :
— C'est moi qui n'oserai plus dire « tu » à M. Bertin.
Sa mère sourit.
— Garde cette mauvaise habitude, je te la permets. Vous re-
ferez vite connaissance.
Mais Annette remuait la tête. ^
— Non, non. Ça me gênerait.
La duchesse, l'ayant embrassée, l'examinait en coimaisscusc
intéressée.
— Voyons, petite, regarde-moi bien en face. Oui, tu as tout à
fait le môme regard que ta mère ; tu seras pas mal dans quelque
temps, quand tu auras pris du brillant. Il faut engraisser, pas
beaucoup, mais un peu ; tu es maigrichonne.
La comtesse s'écria :
— Oh ! ne lui dites pas cela.
— Et pourquoi ?
— C'est si agréable d'être inince ! Moi je vais me faire
maigrir.
Mais M"'" de Mortcmain se fâcha, oubliant, dans la vivacité de
.sa colère, la présence d'une fdlctte.
— Ah toujours ! vous en êtes toujours à la mode des os, parce
qu'on les habille mieux que la chair. Moi je suis de la génération
«les femmes grasses ! Aujourd'hui c'est la génération des femmes
maigres ! Ça me fait jjensor aux vaches d'Egypte. Je ne com-
prends pas les hommes, par exenq)le, qui ont l'air d'admirer vos
carcasses. De notre temps, ils demandaient mieux.
Elle .se tut au milieu des sourires, puis reprit :
— Regarde ta maman, petite, elle est très bien, juste à point,
imite-la.
On passait dans la salle à manger. Lorsqu'on fut assis, Musa-
dieu reprit la discussion.
FORT COMME LA MORT 381
— Moi, je dis que les hommes doivent être maigres, parce
qu'ils sont faits pour des exercices qui réclament de l'adi-esse et
de l'agilité, incompatibles avec le ventre. Le cas des femmes est
un peu différent. Est-ce pas votre avis, Corbelle ?
Corbelle fut perplexe, la duchesse étant forte, et sa propre
femme plus que mince I Mais la baronne vint au secours de son
mari, et résolument se prononça pour la sveltesse. L'année
d'avant, elle avait dû lutter contre un commencement d'embon-
point, qu'elle domina très vite.
M"'* de Guilleroy demanda :
— Dites comment vous avez fait.
Et la baronne expliqua la méthode employée par toutes les
femmes élégantes du jour. On ne buvait pas en mangeant. Une
heure après le repas seulement, on se permettait une tasse de thé,
très chaud, brCdant. Cela réussissait à tout le monde. Elle citait
des exemples étonnants de grosses femmes, devenues, en trois
mois, plus fines que des lames de couteau. La duchesse exaspérée
s'écria :
— • Dieu! que c'est bête de se torturer ainsi ! Vous n'aimez rien,
mais rien, pas même le Champagne. Voyons, Bertin, vous qui
êtes artiste, qu'en pensez-vous ?
— Mon Dieu, Madame, je suis peintre, je drape, ça m'est
égal! Si j'étais sculpteur, je me plaindrais.
— Mais vous êtes homme, que préférez-vous ?
— Moi?... une... élégance un peu nourrie, ce que ma cuisinière
appelle un bon petit poulet de grain. Il n'est pas gras, il est plein
et fin.
La comparaison fit rire ; mais la comtesse incrédule regardait
sa fille et murmurait :
— Non, c'est très gentil d'être maigre, les femmes qui restent
maigres ne vieillissent pas.
Ce point-là fut encore discuté et partagea la société. Tout le
monde, cependant, se trouva à peu près d'accord sur ceci :
qu'une personne très grasse ne devait pas maigrir trop vite.
Cette observation donna lieu à une revue des femmes connues
dans le monde et à de nouvelles contestations sur leur
grâce, lem* chic et leur beauté. Musadieu jugeait la blonde
marquise de Lochrist incomparablement charmante, tandis que
Bertin estimait sans rivale M'^'^ Mandelière, brune, avec son front
582 LA LECTURE
lias, ses yeux sombres et sa bouche un peu grande, où ses dents
semblaient luire.
Il était assis à côté de la jeune fdle, et tout à coup, se tournant
vers elle :
— Écoute bien, Nanette. Tout ce que nous disons là, tu l'en-
tendras répéter au moins une îoh par semaine, jusqu'à ce que
tu sois vieille. En huit jours tu sauras par cœur tout ce qu'on pense
dans le monde, sur la politique, les femmes, les pièces de théâtre
et le reste. Il n'y aura qu'à changer les noms des gens ou les
titres des œuvres de temps en temps. Quand tu nous auras
tous entendus exposer et défendre notre opinion, tu choisiras
paisiblement la tienne parmi celles qu'on doit avoir, et puis
tu n'auras plus besoin de penser à rien, jamais ; tu n'auras qu'à
te reposer.
La petite, sans répondre, leva sur lui un œil malin, où vivait
une intelligence jeune, alerte, tenue en laisse et prête à partir.
Mais la duchesse et Musadieu, qui jouaient aux idées comme
on joue à la balle, sans s'apercevoir qu'ils se renvoyaient tou-
jours les mêmes, protestèrent au nom de la pensée et de l'activité
humaines.
Alors Bertin s'efforça de démontrer combien l'intclliiïence des
gens du monde, même les plus instruits, est sans valeur, sans
nourriture et sans portée, combien leurs croyances sont pauvre-
ment fondées, leur attention aux choses de l'esprit faible et indif-
férente, leurs goûts sautillants et douteux.
i^aisi par un de ces accès d'indignation à moitié vrais, à moitié
factices, que provoque d'abord le désir d'être éloquent, et tpi'é-
chauffe tout à coup un jugement clair, ordinairement obscurci
par la bienveillance, il montra comment les gens qui ont pour
unique occupation dans la vie de faire des visites et de dîner en
ville, se trouvent devenir, par une irrésistible fatalité, des êtres
légers et gentils, mais banals, qu'agitent vaguement des soucis,
des croyances et des appétits superliciels.
Il montra que rien chez eux n'est profond, ardent, sincère, que
leur culture intellectuelle étant nulle, et leur érudition un simple
vernis, ils demeurent, en somme, des mannequins qui donnent
l'illusion et font les gestes d'êtres d'élite qu'ils ne sont pas. Il
prouva que les frêles racines de leurs instincts ayant poussé
dans les conventions, et non dans les réalités, ils n'aiment rien
véritablement, que le luxe même de leur existence est une satis-
FOUT COMME LA MORT 383
faction de vanité et non l'apaisement d'un besoin raffiné de leur
corps, car on mange mal chez eux, on y boit de mauvais vins
payés fort chers.
— Ils vivent, disait-il, à côté de tout, sans rien voir et rien
pénétrer à côté de la science qu'ils ignorent ; à côté do la nature
qu'ils ne savent pas regarder ; à côté du bonheur, car ils sont
impuissants à jouir ardemment de rien ; à côté de la beauté du
monde ou de la beauté de l'art, dont ils parlent sans l'avoir décou-
verte, et même sans y croire, car ils ignorent l'ivresse de goûter
aux joies de la vie et de l'intelligence. lis sont incapables de s'atta-
cher à une chose jusqu'à l'aimer uniquement, de s'intéresser à
rien jusqu'à être illuminés par le bonheur de comprendre.
Le baron de Corbelle crut devoir prendre la défense de la
bonne compagnie.
Il le fit avec des arguments inconsistants et irréfutables, de ces
arguments qui fondent devant la raison comme la neige au feu,
et qu'on ne peut saisir, des arguments absurdes et triomphants
de curé de campagne qui démontre Dieu. Il compara, pour finir,
les gens du monde aux chevaux de course qui ne servent à rien,
à vrai dire, mais qui sont la gloire de la race chevaline.
Bei'tin, gêné devant cet adversaire, gardait maintenant un
silence dédaigneux et poli. Mais, soudain, la bêtise du baron
l'irrita, et interrompant adroitement son discours, il raconta, du
lever jusqu'au coucher, sans rien omettre, la vie d'un homme bien
élevé.
Tous les détails finement saisis dessinaient une silhouette irré-
sistiblement comique. On voyait le monsieur habillé par son valet
de chambre, exprimant d'abord au coiffeur qui venait le raser
quelques idées générales, puis, au moment de la promenade
matinale, interrogeant les palefreniers sur la santé des chevaux,
puis trottant par les allées du bois, avec l'unique souci de saluer
et d'être salué, puis déjeunant en face de sa femme, sortie en
coupé de son côté, et ne lui parlant que pour énumérer le nom
des personnes aperçues le matin, puis allant jusqu'au soir, de
salon en salon, se retremper l'intelligence dans le commerce de
ses semblables, et dînant chez un prince où était discutée l'atti-
tude de l'Europe, pour finir ensuite la soirée au foyer de la danse,
à l'Opéra, où ses timides prétentions de viveur étaient satisfaites
innocemment par l'apparence d'un mauvais lieu.
384 LA LECTURE
Le portrait était si juste^ sans que l'ironie en fût blessante pour
personne, qu'un rire courait autour de la table.
La duchesse, secouée par une gaieté retenue de grosse per-
sonne, avait dans la poitrine de petites secousses discrètes. Elle
dit enfin :
— Non, vraiment, c'est trop drôle, vous me ferez mourir de
rire.
Berlin, très excité, riposta :
— Oh ! Madame, dans le monde on ne meurt pas de rire. C'est
à peine si on rit. On a la complaisance, par bon goût, d'avoir l'air
de s'amuser et de faire semblant de rire. On imite assez bien la
grimace, on ne fait jamais la chose. Allez dans les théâtres popu-
laires, vous verrez rire. Allez chez les bourgeois qui s'amusent,
vous verrez rire jusqu'à la suffocation ! Allez dans les chambrées
de soldats, vous verrez des hommes étranglés, les yeux pleins
de larmes, se tordre sur leur lit devant les farces d'un loustic.
Mais dans nos salons on ne rit pas. Je vous dis qu'on fait le simu-
lacre de tout, mémo du rire.
Musadieu l'arrêta :
— Permettez ; vous êtes sévère ! Vous-même, mon cher, il me
semble pourtant que vous ne dédaignez pas ce monde que vous
raillez si bien.
Bertin sourit.
— Moi, je l'aime.
— Mais alors ?
— Je me méprise un peu conmie un métis de race douteuse.
— Tout cela, c'est de la pose, dit la duchesse.
Et comme il se défendait de poser, elle termina la discussion
en déclarant que tous les artistes aimaient à faire prendre aux
gens des vessies pour des lanternes.
La conversation, alors, devint générale, effleura tout, banale
et douce, amicale et discrète, et, comme le dîner touchait à sa fin,
la comtesse, tout à coup, s'écria, en montrant ses verres pleins
devant elle :
— Eh bien, je n'ai rien bu, rien, pas une goutte, nous verrons
si je maigrirai.
La duchesse, furieuse, voulut la forcer à avaler une gorgée ou
deux d'eau minérale ; ce fut en vain, et elle s'écria :
— Oh! la sotte ! voilà que sa fille va lui tourner la tête. Je vous
en prie, Guilleroy, empêchez votre femme do faire cette folie.
FORT COMME LA MORT 385
Le comte, en train d'expliquer à Musadieu le système d'une
batteuse mécanique inventée en Amérique, n'avait pas entendu.
— Quelle folie, duchesse ?
— La folie de vouloir maigrir.
Il jeta sur sa femme un regard bienveillant et indifférent.
— C'est que je n'ai pas pris l'habitude de la contrarier.
La comtesse s'était levée en prenant le bras de son voisin ; le
comte offrit le sien à la duchesse, et on passa dans le grand salon,
le boudoir du fond étant réservé aux réceptions de la journée.
C'était une pièce très vaste et très claire. Sur les quatre
murs, de larges et beaux panneaux de soie bleu pâle à dessins
anciens enfermes en des encadrements blancs et or prenaient
sous la lumière des lampes et du lustre une teinte lunaire
douce et vive. Au milieu du principal, le portrait de la com-
tesse par Olivier Bertin semblait habiter, animer l'apparte-
ment. Il V était chez lui, mêlait à l'air même du salon son sourire
de jeune femme, la grâce de son regard, le charme léger de ses
cheveux blonds. C'était d'ailleurs presque un usage, une sorte de
pratique d'urbanité, comme le signe de croix en entrant dans les
églises, de complimenter le modèle sur l'œuvre du peintre chaque
fois qu'on s'arrêtait devant.
Musadieu n'y manquait jamais. Son opinion de connaisseur
commissionné par l'Etat ayant une valeur d'expertise légale, il
se faisait un devoir d'affirmer souvent, avec conviction, la supé-
riorité de cette peinture.
— Vraiment, dit-il, voilà le plus beau portrait moderne que je
connaisse. Il y a là-dedans une vie prodigieuse.
Le comte de Guilleroy, chez qui l'habitude d'entendre vanter
cette toile avait enraciné la conviction qu'il possédait un chef-
d'œuvre, s'approcha pour renchérir, et, pendant une minute ou
deux, ils accumulèrent toutes les formules usitées et techniques
pour célébrer les qualités apparentes et intentionnelles de ce
tableau.
Tous les yeux, levés vers le mur, semblaient ravis d'admira-
tion, et Olivier Bertin, accoutumé à ces éloges, auxquels il ne
prêtait guère plus d'attention qu'on ne fait aux questions sur la
santé, après une rencontre dans la rue, redressait cependant la
lampe à réflecteur placée devant le portrait pour l'éclairer, le
domestique l'ayant posée, par négligence, un peu de travers.
ECT. — 52 IX — 25
886 LA LECTURE
Puis on s'assit, et le -comte s'étant approché de la duchesse,
elle lui dit :
— Je crois que mon neveu va venir me chercher et vous deman-
der une tasse de thé.
Leurs désirs, depuis quelque temps, s'étaient rencontrés et
devinés, sans qu'ils se les fussent encore confiés, même par des
sous-entendus.
Le frère de la duchesse de Mortemain, le marquis de Faranda),
après s'être entièrement ruiné au jeu, était mort d'une chute de
cheval, en laissant une veuve et un fils. Agé maintenant do vingt-
huit ans, ce jeune homme, un des plus convoités meneurs de cotil-
lon d'Europe, car on le faisait venir parfois à Vienne et à Londres
pour couronner par des tours de valse des bals princiers, bien
qu'à peu près sans fortune, demeurait par sa situation, par sa
famille, par son nom, par ses parentés presque royales, un des
hommes les plus recherchés et les plus enviés de Paris.
Il fallait affermir cette gloire trop jeune, dansante et sportive,
et après un mariage riche, très riche, remplacer les succès mon-
dains par des succès politiques. Dès qu'il serait député, le mar-
quis deviendrait, par ce seul fait, une des colonnes du trône futur,
un des conseillers du roi, un des chefs du parti.
La duchesse, bien renseignée, connaissait l'énorme fortune du
comte de Guiileroy. thésaurisateur prudent, logé dans un simple
appartement quand il aurait pu vivre en grand seigneur dans un
des plus beaux hôtels de Paris. Elle savait ses spéculations tou-
jours heureuses, son flair subtil de financier, sa participation aux
affaires les plus fructueuses lancées depuis dix ans, et elle avait
eu la pensée de faire épouser à son neveu la fille du député nor-
mand, à qui ce mariage donnerait une influence prépondérante
dans la société aristocratique de l'entourage des princes, riuille-
roy, qui avait fait un mariage riche et multiplié par son adresse
une belle fortune personnelle, couvait maintenant d'autres ambi-
tions.
Il croyait au retour du roi et voulait, ce jour-là, être en mesure
de profiter de cet événement de la façon la plus complète.
Simple député, il ne comptait pas pour grand'chose. Beau-porc
du marcpiis de Farandal, dont les aïeux avaient été les familiers
fidèles et préférés de la maison royale de France, il montait au
premier rang.
L'amitié de la duchesse pour sa femme prêtait en outre à cette
FORT COMME LA MORT 887
union un caractère d'intimité très précieux, et par crainte qu'une
autre jeune fille se rencontrât qui plût subitement au marquis, il
avait fait revenir la sienne afin de hâter les événements.
M""* de Mortemain, pressentant ses projets et les devinant, y
pi'ètait une complicité silencieuse, et, ce jour-là même, bien qu'elle
n'eût pas été prévenue du brusque retour de la jeune fille, elle
avait engagé son neveu à venir chez les Guilleroy, afin de l'ha-
bituer, peu à peu, à entrer souvent dans cette maison.
Pour la première fois, le comte et la duchesse parlèrent à mots
couverts de leurs désirs, et en se quittant, un traité d'alliance
était conclu.
On riait à l'autre bout du salon. M. de Musadieu racontait
à la baronne de Corbelle la présentation d'une ambassade nègre
au Président de la République, quand le marquis de Farandal
fut annoncé.
Il parut sur la porte et s'arrêta. Par un geste de bras rapide et
familier, il posa un monocle sur son œil droit, l'y laissa comme
pour reconnaître le salon où il pénétrait, mais pour donner peut-
être, aux gens qui s'y trouvaient^ le temps de le voir, et pour
mai-quer son entrée. Puis, par un imperceptible mouvement de
la joue et du sourcil, il laissa retomber le morceau de verre au
bout d'un cheveu de soie noire, et s'avança vivement vers M"* de
Guilleroy, dont il baisa la main tendue, en s'inclinant très bas. Il
en fit autant pour sa tante, puis il salua en serrant les autres
mains, pliant de l'un à l'autre avec une élégante aisance.
C'était un grand garçon à moustaches rousses, un peu chauve
déjà, taillé en officier, avec des allures anglaises de sportman.
On sentait, à le voir, un de ces hommes dont tous les membres
sont plus exercés que la tête, et qui n'ont d'amour que pour les
choses où se développent la force et l'activité physiques. Il était
instruit pourtant, car il avait appris et il apprenait encore chaque
jour, avec une grande tension d'esprit, tout ce qu'il lui serait
utile de savoir plus tard : l'histoire, en s'acharnant sur les dates
et en se méprenant sur les enseignements des faits, et les no-
tions élémentaires d'économie politique nécessaires à un député,
l'A B G de la sociologie à l'usage des classes dirigeantes.
Musadieu l'estimait, disant : « Ce sera un homme de valeur. »
Bertin appréciait son adresse et sa vigueur. Ils allaient à la
même salle d'armes, chassaient ensemble souvent, et se rencon-
traient à cheval dans les allées du bois. Entre eux était donc née
388 LA LECTURE
une sympathie de goûts communs, cette franc-maçonnerie in-
stinctive que crée entre deux hommes un sujet de conversation
tout trouvé, agréable à l'un comme à l'autre.
Quand on présenta le marquis à Annette de Guilleroy, il eut
brusquement le soupçon des combinaisons de sa tante, et,
après s'être incliné, il la parcourut d'un regard rapide d'ama-
teur.
Il la jugea gentille, et surtout pleine de promesses, car il avait
tant conduit de cotillons qu'il s'y connaissait en jeunes filles, et
pouvait prédire presque à coup sûr l'avenir de leur beauté, comme
un expert qui goûte un vin trop vert.
Il échangea seulement avec elle quelques phrases insigni-
fiantes, puis s'assit auprès de la baronne de Corbelle, afin de
potiner à mi-voix.
On se retira de bonne heure, et quand tout le monde fut parti,
l'enfant couchée, les lampes éteintes, les domestiques remontés
en leurs chambres, le comte de Guilleroy, marchant à travers le
salon, éclairé seulement par deux bougies, retint longtemps la
comtesse ensommeillée sur un fauteuil, pour développer ses
espérances, détailler l'attitude à garder, prévoir toutes les com-
binaisons, les chances et les précautions à prendre.
Il était tard quand il se retira, ravi d'adleurs de sa soirée, et
murmurant :
— Je crois bien que c'est une affaire faite.
Guy DE Maupassant.
{A suivre.)
LE COQUILLAGE
Jo^au de l'Océan, gracieux coquillage
Qui semblés le berceau d'un lutin de la mer,
Ou l'esquif échoué d'une Ondine en voyage,
C'est donc ici que t'a jeté le flot amer !
Pourquoi? Tu ne le sais. Sur la grève sonore
Tu gis, taché de sable et d'un limon impur ;
Et l'on peut voir à peine, inerte madrépore,
Luire encor tes contours d'or, de nacre et d'azur.
Mais tu vis! Je t'écoute... Il me semble, ô merveille !
Que ton sein agité résonne entre mes doigts ;
J'entends s'en exhaler, en approchant l'oreille,
De plaintives clameurs, des sons confus, des voix.
J'écoute de plus près : une rumeur profonde
Domine incessamment le chant triste ou joyeux,
Et dans ton sein étroit, c'est l'Océan qui gronde,
Qui gronde continu, sourd et mystérieux.
Reste là sur le bord, buccin aux longs murmures ;
Le flux t'a porté là : le reflux t'y prendra ;
La vague en t'emportant lavera tes souillures
Et dans l'immensité profonde te perdra !
Ah ! l'homme est comme toi, pauvre perle marine,
Jeté par une vague au terrestre élément,
Et quand il penche aussi son front sur sa poitrine,
Mille voix de son cœur montent confusément...
Hélas ! et comme toi, sur son triste rivage
Il attend, tout souillé de limon et souffrant,
Que le reflux le prenne à la terrestre plage,
Et l'emporte à jamais dans l'éternel courant !
Louis Ratisbonne.
MARCEL
(1)
IX
Marcel retomba dans son agitation et clans ses perplexités. Il
y avait certainement de la folie dans la situation de son esprit et
de son cœur. Cependant il ne faut pas condamner Marcel sans
chercher s'il n'y avait pas un peu de raison dans sa déraison.
Le jour où un homme a trente ans, il arrive à une époque cri-
tique et décisive de sa vie. Sa jeunesse est finie. Il peut, il est
vrai, la prolonger contre la nature : il peut se persuader à lui-
mOme que les plaisirs et les amours faciles ne lui ont pas encore
donné tout ce qui est en eux. Au lieu de s'attacher sérieusement
à une femme ou à une maîtresse, il peut continuer à chercher
des maîtresses parmi les femmes. Il est des jeunes gens de
soixante ans que ce triste métier n'a pas encore découragés ; ils
luttent péniblement contre la vieillesse et contre le ridicule ; c'est
d'eux que Joubcrt a pu dire : « Le châtiment de ceux qui ont
trop aimé les femmes est de les aimer toute leur vie. »
Cette pensée si juste et si profonde peut se retourner contre
d'autres hommes qui se mettent également hors la nature. On
peut dire que le châtiment de ceux qui n'ont pas assez aimé les
femmes est de cesser de les aimer avant l'âge. Ces gens trop
rai.sonnablcs se sont toujours gardés de toute surprise, de tout
entraînement de cœur ; de vingt à trente ans, ils ont pu consentir
à aimer les femmes qui étaient à leur porte et sous leur main, les
fenmics qui ne leur demandaient ni trop de temps ni trop d'ar-
gent. La trentaine arrive, et alors ils déclarent hautement que
l'amour est une convention, qu'on ne peut se passer ni de ses
journaux le matin, ni du cours de la bourse à quatre heures, ni
(1) Voir les numéros des 10 et 25 juillet, cl 10 août 1889.
t
MARCEL 391
d'un whist le soir ; mais qu'on peut à merveille se passer de
femmes. Et froidement ils mettent en pratique cette paisible
théorie. Bien des jeunes gens ont le courage de se faire ainsi
vieux garçons avant l'heure, et il faut reconnaître qu'ils ne sont
pas précisément malheureux ; il y a en effet une certaine douceur
dans la satisfaction de petites maniesbien réglées etbien ordonnées ;
mais le bonheur, le vrai bonheur n'est pas dans la régularité de
ces existences mécaniques.
Marcel, lui, jusqu'à trente ans, n'avait donné dans aucune
extrémité. Nous avons dit qu'il n'avait jamais eu les femmes en
haute estime. Mais enfm les Nadèjes et les Muguettes, qui sont
des femmes après tout, et même de très agréables femmes, avaient
tenu dans sa vie une place considérable. Marcel pouvait ne pas
croire à l'amour, mais il avait gardé des souvenirs qui l'obli-
geaient de croire au plaisir. En arrivant à Yport, il avait eu un
accès de sauvagerie, et, de très bonne foi, il avait déclaré qu'il
renonçait aux femmes à tout jamais. Le courant de la vie avait
bien vite emporté cette héroïque résolution. M""" de Treigny et
Marguerite s'étaient trouvées là pour faire connaître à Marcel
le charme et la toute-puissance de la femme sur un cœur jeune
et bien placé ; mais en lui révélant qu'il pouvait, qu'il devait
aimer, elles lui avaient montré deux routes différentes, toutes les
deux inconnues à Marcel et qui toutes les deux étaient dignes de
le tenter.
Une maîtresse d'un côté, une femme de l'autre. La maîtresse,
cette fois, n'était plus une jolie fille faisant commerce de sa
bonne humeur et de sa beauté : c'était une femme intelligente,
riche, distinguée ; une femme qui apporterait à celui qu'elle
aimei-ait une affection pure de toute idée de calcul et d'intérêt :
une femme qui s'exposerait, qui se perdrait peut-être par son
amour; une femme enfm qui aimerait pour lui-même l'homme
qu'elle choisirait. Cette dernière phrase a tant servi qu'elle est
devenue prodigieusement ridicule, et cependant, comment mieux
rendre un sentiment si naturel et si humain?
Mais, d'autre part, quel bonheur comparable à celui que Marcel
commençait à entrevoir ! Prendre une jeune fille, et, de ses lèvres
juscfue-là froides et innocentes, arracher le premier un baiser
brûlant et passionné ! Avoir la fleur de son corps, la fleur de son
âme! Cette pensée faisait battre le cœur de Marcel, mais sans
dissiper toutes ses préventions contre le mariage. Il y voyait en-
892 LA LECTURE
core une condamnation à l'amour forcé à perpétuité... Certes, se
(lisait-il, je suis capable d'aimer ardemment Marguerite. Mais
quel mot terrible que ce mot : toujours, sans lequel ne va pas le
mariage !
Tels étaient les émotions et les désirs qui agitaient le cœur de
Marcel. Tels étaient les deux amours qui se partageaient sa
pensée.
Quelques jours de calme apparent suivirent le retour de Marcel
à Yport. Un événement imprévu vint précipiter la marche des
choses.
C'était dans les derniers jours du mois d'août : Marcel et Di-
dier avaient dîné chez M""" de Treigny et se préparaient à se re-
tirer, quand la marquise les arrêtant :
— J'ai à faire une annonce comme au théâtre, leur dit-elle,
et à réclamer l'indulgence, toujours comme au théâtre, .l'attends
demain M. de Luzenay, un des amis de M. de Treigny. M. de Lu-
zenay, qui vient passer quelques jours à Yport, est un très
aimable et très excellent homme. Mais je vous préviens qu'il
ne faut chercher dans sa conversation rien d'original ni de trans-
cendant. Il est en outre quelque peu entêté dans ses idées.
— Il a raison d'y tenir s'il en a peu, interrompit Didier.
— Voilà déjà une parole coupable, monsieur Didier, dit la
marquise en riant. Soyez plus généreux demain, je vous en
]»rie.
Didier promit de ménager M. de Luzenay, et les deux amis
sortirent. Dès (]u'ils se trouvèrent dans le jardin :
— Il paraît, dit Marcel, que nous verrons demain un vérital)lc
idiot.
— Idiot est sévère, répliqua Didier, disons imbécile et n'en
parlons plus.
— Que diable cet imbécile vient-il faire ici ?
— 01) ! oh ! il y a de la jalousie dans cette question-là !
La jalousie se déclara bel et bien le lendemain, quand Marcel
vit que M. de Luzenay accablait M"'° de Treigny des compli-
ments les ])lus fades, et ne s'occupait millement de Marguerite ;
iincien familier de la maison, il l'avait connue toute petite, la tu-
toyait encore et la traitait comme un enfant. Tous ses regards
allaient à M"" de Treigny, et, avec les regards, des soupirs tout
à fait ridicules, mais tout à fait significatifs. Ce manège, qui du
reste gênait et chagrinait visiblement M"" de Treigny, jeta Mar-
MARCEL 393
ccl dans une véritable exaspération. Il n'avait plus un regard,
plus une parole pour Marguerite, qui cependant, grâce à M. de
Luzenay, lui appartenait tout entière. Le supplice de Marcel
avait duré deux jours, quand un matin il accueillit Didier par
ces paroles :
— Je suis fui'ieux et ravi ; furieux, car les assiduités de M. de
Luzenay près de M""® de Treigny me donnent une violente envie
de le jeter par la fenêtre ; ravi, car je vois enfin clair dans mes
sentiments : c'est M"° de Treigny que j'aime, puisque la présence
de cet être absurde me met ainsi à la torture. Vous pouvez, mon
cher ami, me rendre un fort grand service. Allez trouver le Lu-
zenay et invitez-le à venir avec nous aujourd'hui tirer des
mouettes et des goélands sur la côte. Notre imbécile est grand
chasseur, il acceptera, comptant nous éblouir par son adresse.
Au moment du départ je serai fatigué, souffrant, malade et...
— Et moi, j'emmènerai le Luzenay !
— C'est cela même. Vous lui ferez faire trois ou quatre lieues
dans le galet, et moi pendant ce temps...
— Oui, oui, pendant ce temps... Je comprends à merveille.
Mais êtes-vous sûr d'avoir un tète-à-tête?
— Absolument sûr. Tous les jours, de midi à deux heures
Marguerite s'enferme dans sa chambre avec son institutrice.
C'est à midi que j'irai chez la marquise, elle sera seule, et alors...
— Et alors, faites-vous le serment d'être énergique et violent,
jurez-vous de faire quelque chose de décisif et d'irrévocable?
— Je le jure !
— Fort bien. Moi, je me dévoue et je vais inviter le Luzenay.
— Le plan de Marcel se réalisa sans encombre. Didier partit
héroïquement seul avec M. de Luzenay ; il était déterminé à ne
pas dire une parole, et il comptait que le silence rendrait son
malheur supportable ; mais il se trouva que M. de Luzenay était
dans un jour de verve et de bavardage. Il parlait, parlait, parlait;
Didier était obligé de répondre.
— Il faut absolument que je fasse taire ce misérable, se dit-il
après un quart d'heure de cette terrible conversation ; il s'agit
de l'étourdir et de l'abattre par quelques paradoxes de choix.
Didier attencUt l'occasion propice qui, grâce au ciel, se pré-
senta bientôt. M. de Luzenay avait apporté au service d'admira-
tions toutes faites, une série de phrases charmantes, celle-ci, entre
autres, qui au bord de la mer lui était d'un usage continuel :
391 LA LECTURE
— Quel tableau grandiose ! Comment, en présence d'un tel
spectacle, douter de l'existence de Dieu et de l'immortalité de
l'àme ?
— Voilà de grandes questions, monsieur, répliqua Didier, et,
si vous le voulez bien, nous nous y arrêterons quelques instants.
L'existence de Dieu d'abord ! Oui, certes, je crois en Dieu. J'y
crois par un sentiment inné qui est en moi, mais j'y crois aussi
par esprit d'opposition aux misérables tendances de notre misé-
rable siècle. L'irréligion était bien portée il y a une centaine
d'années. Elle était le fait d'esprits délicats et distingués. Mais,
depuis la révolution de 1789, l'impiété s'est prodigieusement en-
canaillée, et l'athéisme lui-même a cessé d'être une doctrine
avouable. Des attaques systématiques ont été dirigées contre la
religion, et la presse, cette fâcheuse invention, a traité la divinité
avec une inqualifiable irrévérence. II ne faut pas donner dans
ces opinions banales et vulgaires. Il faut croire, et je crois ; seu-
lement, il me semble qu'il est permis d'adresser à Dieu un re-
proche, un léger reproche. On le loue sans cesse d'avoir fait le
monde en huit jours. Il y a eu là certainement une louable acti-
vité. Dieu a mis une certaine coquetterie à faire très vite une
besogne considérable. Coquetterie regrettable ! Si Dieu, au lieu
de se dépêcher de la sorte, avait mis quinze jours, trois semaines,
un mois même à faire le monde, le monde aurait été mieux
fait. Les hommes auraient été moins bêtes et moins laids, les
femmes plus jolies et cependant plus fidèles, la mer et le ciel
dont vous admiriez tout à l'heure les charmes et la splendeur
auraient eu encore plus d'éclat et de magnificence. Tout, enfin,
aurait pris sur la terre un caractère d'ordre et de correction qui
manque à l'imparfaite création. C'est pour cela que je dois
pouvoir exprimer, avec une respectueuse fermeté, le regret
d'une précipitation qui fait notre infirmité dans cette vie et qui
compromet notre sahit dans l'autre monde. N'est-ce pas votre
sentiment, monsieur?
Didier déljita sans sourciller et sans broncher cette extrava-
gante tirade. M. de Luzenay ébahi, confondu, murmura vague-
ment ces mots :
— Vous me prenez à l'improviste... Je n'avais jamais consi-
déré...
— Eh bien, vous y songerez. Cela mérite réflexion. J'arrive
maintenant à l'immortalité de l'àme, et c'est par une question
MARCEL 395
que je vous réponds. Et le singe, vous demanderai-je, lui accor-
dez-vous une âme immortelle? Non, n'est-ce pas? Eh bien,
cherchez, je vous prie, où commence l'homme et où finit le singe.
Les naturalistes nous déclarent que les Hottentots, qui ne sont
ni hommes ni singes, rendent la limite insaisissable. Partez de là
et concluez : Où commence l'immortalité de l'âme ? Où finit-elle?
Vous me dites — (M. de Luzenay ne disait plus rien) — que je
suis supérieur au singe par cela seul que j'ai la conscience de ma
supériorité. Mais comment savez-vous ce qui se passe dans la
tête de ce pauvre singe que vous traitez avec tant de légèreté ?
Peut-être a-t-il pour l'homme un mépris parfaitement explicable.
Libre, agile et bondissant dans ses forêts, le singe doit avoir une
triste opinion de notre force et de notre adresse, quand il nous
voit ramper péniblement sur la terre et lui tendre lâchement de
misérables pièges. Et quand nous l'enfermons dans une cage,
quand nous l'attachons par une chaîne à un bâton, que doit-il
penser de notre intelligence et de notre humanité ? Pourquoi,
dans son injuste et douloureuse captivité, n'entendrait-il pas
une voix qui crierait à sa conscience de singe persécuté : « L'é-
ternité te vengera de la cruauté des hommes, et toi, glorieuse-
ment, parmi des harmonies et des extases célestes, tu seras in-
troduit dans le paradis des singes ! » N'est-ce pas encore là,
monsieur de Luzenay, une idée qui ne blesse aucunement la jus-
tice et la raison ?
M. de Luzenay ne comprenait et n'entendait plus rien. — Je
me promène avec un fou, pensa-t-il, le mieux est de me taire ;
et, voyant une mouette sur la pointe d'un rocher :
— Il y a un coup de fusil à tirer de ce côté, dit-il.
La conversation s'endormit pour ne plus se réveiller.
Marcel, en ce moment, faisait son entrée dans le salon de
M"® de Treigny. Il la trouva seule et doucement attendrie par la
lecture d'un des admirables romans de George Sand. Les stores
baissés ne laissaient pénétrer dans le salon qu'une lumière dis-
crète, et l'ombre savante de ce demi-jour protégeait contre un
examen trop minutieux la beauté languissante de M"" de Trei-
gny. De grands vases pleins de fleurs répandaient des parfums
légèrement enivrants, et la mer murmurait au loin un merveil-
leux accompagnement à des paroles d'amour.
Aussi les paroles d'amour seraient-elles venues naturellement
et sans efforts aux lèvres de Marcel, s'il s'était laissé aller à la
396 LA LECTURE
tentation du premier mouvement ; mais il fallait de l'adresse et
de la prudence. L'entreprise, en effet, était des plus délicates.
D'ordinaire, on n'arrive pas ainsi tout d'un coup et par une brusque
résolution à une scène décisive ; on y est amené lentement, gra-
duellement, par une pente douce ; on a essayé le terrain à cha-
que pas. Le grand art est de ne jamais laisser voir à une femme le
moment où elle devient sérieusement coupable en vous écoutant.
11 faut que ce qu'elle a laissé dire la veille l'oblige en quelque
sorte à entendre ce qu'on lui dira le lendemain. Toute surprise
est mauvaise. La femme s'inquiète, réfléchit, raisonne ; elle a le
temps de se reconnaître, et si elle n'est pas disposée à s'aban-
donner, une phrase, une seule phrase peut tout perdre, dite trop
vite ou dite maladroitement. La limite doit être imperceptible,
insaisissable entre les paroles banales et les paroles sérieuses.
Ces gradations savantes avaient manqué à Marcel, qui était
condamné à une démarche imprévue et périlleuse.
Marcel fut vérital)lement remarquable au début de ce redou-
table entretien. Il sut rester maître de lui, dirigea froidement la
conversation, et fit faire par M"'® de Treigny les questions aux-
quelles il avait des réponses toutes prêtes. Ce qu'il dit, nous ne
le redirons pas. Ce n'étaient que paroles connues sur des airs
connus. Les mots tristesse et mélancolie revenaient sans cesse
dans des phrases agréablement nuageuses. Pourquoi cette tris-
tesse, pourquoi cette mélancolie? demandait M™* de Treigny.
Je ne sais, répondit d'abord Marcel ; puis, peu à peu, il laissa
voir un coin de sa pensée. Ce grand amour de la nature, qui s'é-
tait emparé de lui, à son arrivée à Yport, diminuait chaque jour.
Les bois, les falaises, la mer, tout ce qui l'avait charmé et ravi,
tout cela n'était plus qu'un cadre, et à ce cadre un tableau
manquait.
Marcel développa ce thème rebattu avec infiniment de grâce
et d'habileté. L'attention de M""" de Treigny l'encourageait et
l'excitait. Il était écouté, et favoraljleinent écouté. On souriait
doucement tout en feignant de ne pas comprendre ; on ne té-
moignait ni défiance ni inquiétude. Il n'y avait pas à hésiler, et,
dans ce cadre vide, il fallait placer le portrait de M'"" de
Treigny.
Marcel rassemblait tout son courage ; une petite émotion qui
n'était pas désagréable lui serrait doucement la gorge et le
cœur ; il était en ce moment pleinement convaincu de son
MARCEL 897
amour pour M™' de Treigny ; il allait parler et parler très nette-
ment, lorsque la chose la plus simple et la plus naturelle vint
jeter le désarroi dans son éloquence.
Marguerite était dans sa chambre, et sa chambre était exac-
tement au-dessus du salon où se trouvaient Marcel et M"® de
Treigny. Rien jusque-là n'avait trahi la présence de Marguerite,
mais voici que subitement éclata une véritable tempête de pré-
ludes fantasques et joyeux. Les notes et les phrases se pressaient,
se heurtaient, folles, incohérentes, désordonnées ; toute la jeu-
nesse de Marguerite était dans ce concert inattendu qui traver-
sait les murs et le plafond.
— Bon, dit M""^ de Treigny, vous étiez en pleine rêverie et
voici que le piano de Marguerite vous fait un accompagnement
qui jure avec votre chanson. Ces petites filles sont terribles ! Il
faut prévenir Marguerite et lui demander des airs tendres et
mélancoliques. Qu'en pensez-vous, monsieur de Nérins?
— Mon Dieu !... madame... Je pense... balbutia Marcel.
Il était réellement troublé et ne put finir sa phrase. Il avait
voulu oublier Marguerite, il y avait réussi, il le croyait du moins,
et tout à coup, grâce à ce piano, à cet absurde piano, le souve-
nir de Marguerite s'imposait à son esprit. Elle était là sous ses
yeux.
— Eh mais ! continua M'"* de Treigny en souriant, vous
paraissez sérieusement dérouté. Faut-il vous remettre dans
voti e chemin ? Vous en étiez à un cadre vide, vous parliez d'y
mettre quelque chose. C'est bien cela, n'est-ce pas? Eh bien !
précisez ce quelque chose,
Marguerite en ce moment vint au secours de Marcel. L'ordre
se fit dans sa bruyante improvisation, le tapage cessa, une
grande phrase sentimentale se développa largement sur le piano.
Marcel retrouva son calme et sa présence d'esprit. M™^ de Trei-
gny lui demandait de préciser. Il précisa. Le quelque chose
était une femme, une femme aimée, adorée, etc., etc., etc. Cette
femme, Marcel ne la nomma pas, mais il parla de son amour
avec un véritable accent de sincérité et d'abandon. M""' de Trei-
gny le laissait dire, et Marcel inquiet l'observait attentivement.
Il fut évident pour lui qu'il y avait de l'émotion chez la mar-
quise, mais une émotion sans trouble et sans colère. Quand il
eut fini de parler, M™° de Treigny lui répondit avec le plus pai'
sible et le plus honnête des sourires :
308 LA LECTURE
— Ne prenez pas la peine de me dire le nom de cette femme,
je la connais.
— Ah ! vous avez deviné... vous ne pouviez vous tromper...
— Les yeux d'une mère ne se trompent jamais...
— Une mère... ah ! vous croyez...
— Mais ce n'est pas à moi, je pense, que s'adressait cette
déclaration.
— Certainement non... cependant...
Pour le coup, Marcel perdait la tête. Une des portes du salon
s'ouvrit et Marguerite entra.
— Vous ici, monsieur de Nérins ! s'écria-t-ellc joveusement •
par quel miracle ! Je vous croyais occupé à guerroyer contre les
mouettes.
— Non, j'ai laissé ces messieurs...
— Vous avez bien fait, et je m'empare de vous. Vous avez dû
entendre ce que je jouais tout à l'heure. C'était une mélodie de
Schubert dont je vous parlais hier. Je viens de la retrouver.
Elle s'était cachée dans la partition des Huguenots. Elle est
adorable, et vous la chanterez à merveille. Je vais vous la
chercher.
Pas maintenant, mademoiselle, je vous en prie.
— Si fait! si fait ! tout de suite !
— Je suis fatigué, souffrant ; c'est pour cela que j'ai aban-
donné ces messieurs, et, en ce moment, un certain malaise...
Mais le grand air me remettra, et je vous demande la permission...
— Vous êtes en effet d'une pâleur... vous no pouvez partir
ainsi.
— Ne retiens pas M. de Nérins, ma chère enfant, dit M™« de
Treigny ; il n'est pas sérieusement malade, grâce au ciel ; il a
seulement besoin de se remettre, et je sui-; sûre que demain il
ne restera rien de cette indisposition passagère.
Ces mots furent prononcés d'une manière parfaitement signi-
ficative pour Marcel. Il sortit, et rentra chez lui. Didier l'at-
tcnrlait.
— Eh bien ? dit-il on voyant entrer Marcel.
— Eh bien ! répondit celui-ci, voulez-vous partir demain pour
Constantinople ?
— Pour Constantinople ! Tout est donc fini ?
— Tout, absolument tout !
— Vous avez reçu votre congé ?
MARCEL 399
— Pas précisément, mais peu importe... Je veux partir^ je
veux aller loin, très loin.
— Il faut au moins que je sache ce qui s'est passé ; nous
reparlerons ensuite de Constantinople.
— Ce qui s'est passé ! Vous m'avez vu partir. Avec quelle
résolution, vous le savez. J'arrive ; M^^e de Treigny était seule.
La conversation s'est engagée, et je vous assure que je n'ai
manqué ni de calme^ ni de courage. Tout allait bien. Je parlais,
on m'écoutait. J'amenais diplomatiquement la déclaration de la
fin. Tout à coup, mon cher ami, un concert éclate au-dessus de
ma tête. C'était Marguerite qui, avec fureur, s'escrimait sur son
piano. Marguerite ! Elle était en ce moment à mille lieues de ma
pensée ! Cette infernale musique allait, allait toujours ! Elle se
calme enfm. Mon trouble cesse, et, par un effort désespéré, d'un
seul trait, je la fais, cette terrible déclaration. M'"^ de Treigny
l'accepte en souriant.
— Eh bien ! Je ne vois pas...
— Attendez ! Elle l'accepte pour sa fille ! Toutes mes paroles
avaient porté à faux! Ce n'est pas tout encore... Marguerite
entre dans le salon, et de nouveau je me trouve entre ces deux
femmes ! comprenez- vous ? Alors, je n'ai plus rien vu, plus rien
entendu, rien, si ce n'est une phrase très sèche de M'"^ de Trei-
gny qai me permettait de m'enfuir; ce que j'ai fait, et me voici.
Je suis désespéré. Il y a dans ma tête une folie, une véritable
folie, et M"^^ de Treigny a vu clair dans mon extravagance. C'est
pour cela qu'il faut que je parte. Ou bien l'absence me fera ou-
blier ces deux femmes ; ou bien, de ces deux amours qui me
tiennent le cœur en ce moment, un seul amour se dégagera,
évident et sincère. Je vous en prie, venez avec moi. Nous visite-
rons l'Egypte, la Syrie, la Turquie. C'est un admirable voyage
pour un peintre.
— Je le sais parbleu bien, et je me suis toujours promis de ne
pas mourir sans avoir vu un vrai soleil dans un vrai ciel bleu.
J'ai pour cela dans un tiroir quelques billets de mille francs qui
n'attendent qu'une occasion, mais l'occasion n'est pas bonne
avec vous. Vous ferez un déplorable compagnon de voyage.
Vous ne serez pas à Marseille, que déjà vous voudrez revenir,
et vous me parlerez sans cesse...
— Le voyage durera six mois, et je ne vous dirai pas un mot
de mon amour... de mes amours. Cela, je vous le jure.
400 LA LECTURE
— Partons, répondit Didier ; nous verrons bien si vous tien-
drez parole.
X
Marcel tint parole. Six mois après, vers le milieu du mois de
février, Marcel et Didier s'embarquèrent à Alexandrie pour
revenir en France. Sur le bateau qui les ramenait, se trouvaient
un jeune liomme et une jeune femme, de nouveaux mariés, per-
dus dans l'extase de leur bonheur. Ils avaient fait un loni?
voyage. Ils s'aimaient au départ ; ils s'adoraient au retour. Il y
avait dans leur tendresse une grâce et un abandon qui gagnè-
rent le cœur de Marcel. La vérité était là.
Les côtes de France se dessinaient à l'horizon, quand Marcel^
prenant le bras de Didier :
— Puis-je maintenant, lui dit-il, aborder le sujet défendu ?
— Eh bien ! répliqua Didier, que s'est-il passé dans ce cœur
combattu, et que comptez-vous faire maintenant ?
— Me jeter dans le premier train pour Paris, courir chez ma
tante de Servieux, et la prier d'aller sans retard demander
pour son neveu la main de M"° de Treigny.
— \'oilà qui est bien dit, mon cher ami, et je bénis ces deux
petits tourtci'caux, qui sont assurément pour quelque chose
dans ces sages idées.
Le lendemain, à neuf heures du soir, Marcel faisait son entrée
dans l'hôtel de sa lantc. M"^^ (\q Servieux était à l'Opéra.
Marcel courut à l'Opéra.
— Mon neveu ! s'écria M"^'' de Servieux en le voyant entrer
dans sa loge. Eh ! mon Dieu! d'où sors-tu dans ce costume
extravagant ?
Marcel avait encore ses habits de voyage, et sur ses habits la
poussière de la route.
J'arrive à l'instant d'Alexandrie, répondit-il, c'est mon excuse.
— D'Alexandrie ! On n'a pas d'idée de ça! C'est en Egypte,
n'est-ce pas, Alexandrie ?
— Oui, ma tante.
— On revient d'Egypte aujourd'hui comme on revenait autre-
fois de Versailles ou de Saint-Germain ! .Je ne puis me faire à
ces mœurs-là. Eh hicn, qu'y a-t-il do nouveau en Egypte ?
MARCEL 401
N'est-ce pas tic ce côté-lù qu'on est en train de percer l'isthme
de Suez ?
Marcel ne répondit pas. Il ne voyait plus rien, ni le public,
ni la salle, ni les danseuses ; il n'entendait plus rien, ni l'or-
chestre, ni les questions de sa tante. M'"" de Treigny et Mar-
guerite étaient là devant lui, dans une loge faisant face à la
loge de M"i° de Servieux. La beauté de Marguerite avait pris
des grâces nouvelles, et Marcel éperdu, ravi, regardait cette
tète charmante qui lui était ainsi rendue, tout à coup, par sur-
prise, par enchantement.
— Eh bien! tu ne me réponds pas, lui dit M™^ de Servieux. Je
te demande des nouvelles de l'isthme de Suez.
— Pardonnez-moi, ma tante; c'est que je regardais une per-
sonne que je n'ai pas vue depuis longtemps et que j'ai grand plai-
sir à revoir.
— Quelque créature, n'est-ce pas?
— Oh! ma tante, que dites- vous là?
— Eh! quelle indignation! Nous reviendrais- tu vertueux et
repentant? L'Egypte aurait-elle fait ce miracle? Allons, montre-
la-moi, ton admiration.
— C'est M"® de Treigny, vous devez la connaître.
— M"® de Treigny! Bon, voilà qu'il me parle de M'^^ ^q Trei-
gny ! Je n'y pensais plus et il m'en parle ! Je sais bien qu'elle est
là, en face, mais je ne veux pas la regarder.
— Eh! que vous a-t-elle fait, ma tante! dit Marcel fort sur-
pris.
— Ce qu'elle m'a fait. Mais elle m'obligera un des jours de la
semaine prochaine à me lever à dix heures du matin.
— Parce que?
— Parce qu'elle se marie à onze heures avec le fils d'une
vieille amie à moi, avec le petit de Castellas. Il est là dans la
loge, avec un air triomphant. Se marier à onze heures, réveiller
les gens avant le jour, quelle indignité ! On devrait se marier le
soir, ici, à l'Opéra, à grand orchestre, avec des danses et des
chœurs. Cela serait plus gai et plus commode... Eh bien, con-
tinua M"*" de Servieux en regardant Marcel, qu'est-ce que tu as,
toi? Tu es blanc comme un linge.
— C'est la chaleur... oui, c'est cela... et puis le gaz... Je n'ai
plus l'habitude... et alors...
LECT. — 52 IX — 2g
4U2 LA LECTURE
— La chaleur', la chaleur! Tu as dû en voir bien d'autres en
ÉgyiUe !
— Ce n'est rien, ma tante, je nie remets... vous disiez?...
— Je ne sais plus, moi.
— Vous parliez, je crois, du mariage de M"« de Treigny.
Est-ce qu'il est sérieusement résolu?
— Je t'ai dit qu'il avait lieu la semaine prochaine.
— Oui, c'est vrai, vous me l'avez dit. Mais je ne le connais
pas, moi, ce M. de Castellas. Montrez-le-moi, je vous prie, ma
tante !
— Il est dans la loge.
— C'est qu'il y a deux messieurs dans cette loge.
— Oui, en effet! Ah! cela, c'est trop fort! M. de Castellas est
le petit blond, et l'autre... l'autre... c'est un vrai scandale!
une partie à quatre ! La petite et son fiancé, la mère et son
amant 1
— Oh ! ma tante !
— Mais, ma parole d'honneur! tu as rapporté d'Egypte des
étonncments de l'autre monde. Est-ce que tu crois que les femmes
ont tout d'un coup renoncé?... Non, mon cher, les choses sont
ce qu'elles étaient avant ton départ, et M. Robert Grandier,..
— Ah! c'est M. Robert Grandier?
— Oui, le marin. Il est revenu du Mexique, il y a un mois. Il
en est revenu tout glorieux. Le Monilew a parlé de son courage.
On l'a nommé officier de la Légion d'Honneur et capitaine de fré-
gate. M™° de Treigny ne pouvait faire moins que le gouverne-
ment, et elle aussi a cru devoir lui donner de l'avancement. Elle
est heureuse, sa fille le sera, et voilà la morale du siècle... Tiens,
elle t'a découvert, M'"" de Treigny, sa lorgnette est braquée sur
nous.
— Décidément, ma tante, ce malaise... il m'est inqiossible de
rester plus longtemps...
— Eh bien! sauve-toi. J'espère que tu viendras dîner demain
avec moi?
— Oui, ma tante, balbutia Marcel.
— Ah ! dis donc, tu sais, je suis enchantée de te revoir, grand
enfant.
Marcel sortit. Il alla devant lui au hasard dans les rues. Il
marcha pendant deux heures, se trouva devant son hôtel, le
MARCEL 403
reconnut et rentra chez lui. Il se jeta sur un canapé et s'en-
dormit.
XI
A huit heures du matin, il entrait comme un ouragan dans le
cabinet de Gerbier, et avec une véritable colère :
— Sais-tu ce qui se passe? lui dit-il. Tu m'as envoyé à Yport,
j'y ai trouvé deux femmes...
— Je sais tout cela, interrompit Gerbier, tu les as aimées
toutes les deux et tu as pi-omené tes deux amours dans le monde
entier. Après?
— Apres! je reviens à Paris déterminé à épouser M"® de
Treigny.
— Eh bien?
— Eh bien, elle se marie la semaine prochaine.
— Reste la mère.
— La mère a pris un amant. Je suis au désespoir, mon cher,
j'ai le cœur brisé!
— Le cœur brisé! le cœur brisé! c'est une phrase, cela! ap-
porte-le un peu ici, sous ma main, ton cœur, pour que je voie
s'il est réellement brisé. Je n'étais pas très content de lui quand
tu es parti il y a six mois, il avait une manière de sauter qui me
déplaisait. Eh! mais, quel changement! voilà le cœur le plus
sage et le mieux réglé !
— x\h! laisse-moi...
— Pardon, tu entres ici furieux et tu viens tragiquement me
rendre responsable de tes peines d'amour. Tes extravagances
sentimentales ne sont pas mon affaire, à moi. Tu es un malade
qui m'a demandé la santé et la vie; je suis, moi, un médecin qui
examine froidement un malade, et voici ce que je vois : au lieu
de l'homme pâle, languissant, épuisé, qui me disait : « Je n'ai
plus de jambes, plus d'appétit, plus de sommeil, plus rien enfin »,
je vois un gaillard droit et robuste comme un jeune chêne. Le
teint est chaud, l'œil vivant, la voix ranimée, et je parie, misé-
rable ingrat, que tu manges comme un ogre et que tu dors à
poings fermés. Est-ce vrai cela, oui ou non?
— Cela est vrai, mais...
— Je n'ai pas fini. Tu me disais encore : « Je ne sais pas, je
ne peux pas aimer. » Et maintenant, de quoi te plains-tu? D'ai-
404 LA LECTURE
mer, d'aimer ardemment, avec fièvre, avez désespoir, duiincr
deux femmes en même temps. Tout renaît, tout revit en toi, le
corps et l'âme. Et tu m'accuses, moi qui t'ai guéri, trop bien
peut-être; voilà mon seul crime. Je t'ai arraché à une existence
mauvaise, moralement et physiquement, Je t'ai mis en présence
de la vraie nature et de sentiments vrais. L'idée honnête et rai-
sonnaljlc du mariage a pu entrer dans ton esprit et te faire battre
le cœur. Le mariage rêvé se trouve impossil)le aujourd'hui, mais,
si tu le veux bien, tu retrouveras facilement une autre Margue-
rite et tu lui apporteras, grâce à moi, entends-tu? grâce à moi,
une âme saine dans un corps sain. En attendant, il y a un
entr'acte à remplir dans ta vie. Il ne faut pas t'abandonner ù un
absurde et stérile chagrin. Comment se nommait cette petite
Ariane ébouriffée que tu as délaissée l'année dernière ?
— Muguette.
— Muguette, c'est cela. Eh bien, va voir M""^ Muguette.
— Quoi! tu me conseilles sérieusement d'aller...
— Je ne te le conseille pas, je te l'ordonne.
— Mais elle m'ennuyait très fort, cette Muguette, quand je
suis parti.
— Elle ne t'ennuiera plus maintenant.
— Tu crois?
— Je t'en réponds.
— Je vais chez Muiiuette.
Marcel fut reçu avec enthousiasme.
— Est-ce bien vous, grand extravagant? s'écria Muguette.
Vous êtes allé à Constantinople? Que dites-vous des fenmies
turques?
— Je dis que les Parisiennes sont charmantes et que vous
êtes la plus jolie des Parisiennes.
— Eh Ijien! la plus jolie des Parisiennes vous doit trois mille
francs. Avez- vous ])cnsé à cela en Turquie? Si je n'étais pas
une lionnête femme, cependant, ils étaient perdus, vos trois mille
francs!
Et, lui tendant une petite joue rose et provocante :
— Prenez un à-compte, lui dit-elle, un premier à-compte.
Ludovic IIalévy,
do l'Académie Française.
FIN
LE GRILLON
C'était le soir. La journée avait été chaude et ensoleillée, suc-
cédant à une série de joui'S pluvieux, et définitivement venait
d'inaugurer l'été si longtemps attendu. Les chardonnerets, les
fauvettes, les pinsons, les merles chantaient encore, quoique le
soleil fût couché, infatigables dans leur joie et dans leurs chan-
sons; les nids foisonnaient dans les taillis; au sommet des grands
arbres, les pigeons ramiers roucoulaient leur refrain doux et mé-
lancolique; au delà du bois, à l'horizon lointain, on voyait la
pleine lune se lever dans une atmosphère onduleuse et transpa-
rente, et, tout près de la villa, dans les bosquets les plus proches,
la voix inimitable du rossignol modulait en mille variations har-
monieuses le premier chant de la nuit.
Par intervalles, le silence était absolu, et c'est à peine si l'oreille
attentive percevait un bruit de feuillage ou le choc d'un insecte
dont le vol venait heurter quelque branche; pourtant alors on
pouvait saisir parfois un lointain bourdonnement d'ailes produit
par des troupes de hannetons, qui traversaient l'air encore éclairé
des derniers rayons du jour. Puis, tout retombait dans le silence,
les dernières notes d'oiseaux semblaient s'endormir avec eux, et
le rossignol reprenait son hymne à l'amour.
Cependant, parmi les foins coupés, dans les herbes, à travers
les clairières du bois, le fond de la mélodie générale, le véritable
chant perpétuel de cette soirée était le murmure du grillon. Les
dernières strophes de la fauvette, les reprises du rossignol, les
roucoulements de la tourterelle, les bourdonnements d'insectes,
les appels monosyllabiques du crapaud jetés dans l'ombre comme
406 LA LECTURE
le son d'une petite cloche, le coassement même des grenouilles
dans la vallée, tout cela, à certains moments, s'arrêtait, comme
pour écouter, puis reprenait comme une sorte de chœur champêtre,
comme un accompagnement irrégulicr et bizarre au chant conti-
nuel du grillon; sa voix humhlc, tranquille, modeste, semblait
celle de l'ombre et de la nuit, mais, dans ce milieu, elle régnait
en souveraine et donnait la note exacte de cet instant, lors môme
que toutes les autres restaient silencieuses.
J'écoutai le grillon, je me souvins de l'avoir entendu en ballon,
de plus de huit cents mètres de distance ; je me souvins aussi
qu'il parle sans voix, que sa bouche est muette, et qu'il est an-
térieur de plusieurs millions d'années aux êtres qui les premiers
ont chanté sur la terre (son apparition date de l'époque primaire
des âges géologiques, tandis que celle des premiers oiseaux ne
date que de l'époque secondaire) ; je me souvins aussi des douces
heures d'enfance, des contes de la veillée par lesquels nos grand'-
mères savaient si affectueusement, si tendrement bercer nos pre-
miers ans, au coin du feu derrière lequel le grillon chantait aussi ;
j'associai le temps passé à l'heure présente; le petit grillon soli-
taire cessa de m'être indifférent, et j'écoutai sa voix en songeant
à ceux qui ne sont plus, à ceux qui dorment sous l'herbe du ci-
metière et près desquels le grillon chante encore.
Alors les voix de la nature se firent entendre à ma pensée sous
un sens qui m'était toujours reste caché. Elles me parlèrent un
lan L'âge et je le compris. Le grillon qui cherche la chaleur dans
le four du boulanger et qui préfère au soleil moderne l'obscurité
de la nuit, l'ombre crépusculaire ou le demi-jour des épaisses
broussailles, se croit toujours sous la chaude et sombre atmo-
sphère de la forêt primaire qui abrita son berceau. A l'époque où
cet ancêtre des insectes vint pour la première fois frotter ses ély-
tres sonores dans le silence des paysages naissants, le soleil était
immense, mais néljuleux, et la terre était plus chauile que de nos
jours. Il n'y avait encore ni saisons ni climats. Temj)érature tiède
et constante, l'atmosphère des premiers jours étant une serre
chaude. Jusqu'à lui, la nature était restée muette; il est, avec la
cigale, le patriarclie du chant; la vie terrestre n'avait encore pro-
duit que des espèces inférieures, des zoophytes, des mollusques,
quchiues annelés, arachnides, myriapodes, et une seule classe de
vertébrés, celle des poissons (encore n'étaient-ce que les poissons
LE GRILLON 407
cartilagineux, ganoïtles au squelette inachevé) ; monde de sourds-
muets, ou à peu près.
Le grillon, la cigale, la blatte, la libellule sont les plus anciens
insectes dont on ait retrouvé quelques débris fossiles, dès les an-
tiques terrains formés pendant la période dévonienne, précédant
même l'ère des immenses forêts carbonifères ; cet âge paraît an-
térieur de dix millions d'années à l'humanité. Les insectes supé-
rieurs, les élégants papillons, les industrieuses abeilles, les in-
telligentes fourmis, les hyménoptères, diptères et lépidoptères ne
sont arrivés que bien des siècles plus tard, avec le développement
progressif des espèces. Le grillon paraît être le premier vivant
qui se soit fait entendre. A défaut de la voix, qui n'existait pas
encore, il frotta ses élytres, et, pour la première fois, dit aux pre-
miers êtres qui pouvaient l'entendre : « Je suis là ! »
Les voix ont des tons comme les couleurs ; les unes sont claires,
les autres sombres ; d'autres sont incolores et comme grises : le
cri monotone et simple du grillon champêtre est un cri gris. Du
même ton est son intelligence. Slultior gryllo ! plus fou qu'un
grillon, disaient il y a deux mille ans les Latins. Tout primitif,
incapable de ruse, il se laisse prendre au piège le plus enfantin.
Sa voix seule semble son appel et sa défense ; au moindre bruit,
il se tait, écoute un instant, puis reprend bientôt son murmure.
C'est comme un écho des âges évanouis, un lointain souvenir
du passé. L'insecte primitif nous raconte toute l'histoire de la
nature. Il a assisté successivement à toutes les époques de l'évo-
lution progressive du monde. Il a été témoin de la formation des
continents, il a vu plusieurs fois la France où nous sommes,
émerger au-dessus des eaux, redescendre et remonter encore. Il
a vu de siècles en siècles l'aspect du monde se transformer par
d'étranges métamorphoses, les batraciens ses contemporains, les
grenouilles, les crapauds, les salamandres, les labyrinthodontes
(ces grenouilles plus grosses que des boeufs), régner en souve-
rains sur les rivages, vers les flots couri'oucés, au milieu des tem-
pêtes, au sein des forêts naissantes, cherchant à dominer les
tumultes du vent et des orages par leurs premiers cris inarti-
culés — et quels cris ! imaginons des bœufs qui se mettraient à
coas::er!
Des forêts immenses préparaient les houilles, des futaies gigan-
tesques croissaient au milieu des bois impénétrables, des fougères
merveilleuses inauguraient l'ère du monde végétal, au sein duquel
408 LA LECTURE
se développaient et pullulaient les premiers insectes. Mais alors,
ni les fleurs ni les oiseaux n'étaient encore éclos. Monde sauvage
et formidable auquel succéda un monde plus formidable encore,
celui de l'époque secondaire, celui des icldli^'osaures, des plésio-
saures, des iguanodons, des mégalosaurcs, des atlantosaures,
géants de trente mètres de longueur, colosses pesant jusqu'à
trente mille kilogrammes : ils paissaient dans les forêts sombres,
le long des fleuves, faisant craquer sous leurs pieds énormes, les
arbustes d'en bas, tandis qu'au-dessus d'eux les reptiles volants,
les ptérodactiles, chauves-souris géantes, vespertillons des rêves
de la terre , commcnraient le vol en sautant gauchement do
branche en branche, ou en se retenant aux rudes parois des ro-
chers.
Le grillon sait-il que nous existons? Non, assurément. Ses
congénères et lui vivent comme autrefois. Il entretient dans le
silence du soir un bruit primitif dépourvu démodulations, comme
au temps oîi il murmurait seul au monde avec le vent des soli-
tudes; la blatte, sa parente, dévore la farine du boulanger comme
elle dévorait celle des plantes de l'époque primaire; le ver luisant
n'a pas éteint la petite lampe qu'il portait avec lui dans les forets
secondaires; la grenouille coasse encore comme au temps des
labyrinthodontes; dans les bourdonnements des insectes du soir,
nous reconnaissons leur joie instinctive de retrouver l'ombre cré-
pusculaire des temps primitifs, et dans cette confusion de bruits
et d'harmonies, nous pouvons percevoir la note de chaque âge,
l'écho de chacune des étapes des progrès de la vie sur la terre.
Et comment ne les reconnaîtrions-nous pas? comment ne les
sentirions-nous pas? L'homme n'est-il pas le dernicr-né et le
résumé suprême de la création tout entière? Ne tenons-nous pas
à la nature par mille liens que nul ne saurait rompre? La solitude
des l)ois, la fraîcheur des vallées, les parfums de la prairie, le
gazouillement des sources, les tableaux de la mer, l'aspect des
montagnes ne nous parlent-ils pas un mystérieux langage, dans
lequel nous retrouvons comme tm niii-oir do nos pensées, comme
un écho de nos rêves?
11 me sembla donc, en entendant le doux concert du soir, que
j'étais tran.sporté de plusieurs millions d'années antérieurement
à la création de l'homme, en cette lointaine époque primaire où
la force vitale de la planète terrestre était surtout représentée
LE GRILLON 409
par deux grands systèmes d'organisations; dans les eaux, les
premiers vertébrés, les poissons; sur la terre, les premières
plantes, les végétaux cryptogames, sans fleurs, sans parfums et
sans fruits.
Nous sommes au milieu de la foi^êt du grillon. Comme les ani-
maux de cet âge, les plantes primitives sont humbles, dépourvues
de fleurs — ces couchettes nuptiales — et leur nom de crypto-
games (noces cachées) symbolise précisément cet état. Pas de
sexes séparés! Organes si bien dissimulés, si petits, si microsco-
piques, si discrets, que naguère encore d'éminents botanistes
doutaient de leur existence.
Alors point de fleurs, point de coquetterie, point de parfums,
point d'ivresse, point d'attraction, point d'attouchements! amour
de mollusques, de crustacés, de poissons ! Mais la nature inquiète
s'élève bientôt vers un idéal à la fois plus poétique et plus sen-
sible. Des cryptogames sortiront les phanérogames, comme des
invertébrés sont sortis les vertébrés. Le pistil va naître, les éta-
mines le chercheront, la poussière fécondante viendra, par un
contact mystérieux, réveiller l'ovule virginal et transformer la
plante. Du champignon, la vie s'élève à la rose; l'argile tend vers
l'ange.
L'existence et la séparation des sexes eussent été, du reste, té-
méraires dès ces commencements : les êtres ne pensaient pas du
tout. Si les sexes contraires ne s'étaient jamais rencontrés et
réunis, la vie eût vite disparu. N'est-ce pas déjà une grande har-
diesse d'avoir donné aux végétaux supérieurs — mais pourtant
toujours fixés au sol par des racines — des sexes séparés? Beau-
coup de plantes solitaires ne sont jamais fécondées. On connaît
l'histoire de ce dattier femelle, planté à Otrante, qui resta stérile
jusqu'à l'époque où un dattier mâle situé à Brindes put élever sa
cime au-dessus des arbres voisins et confier au vent sa précieuse
poussière fécondante. Sans le vent et sans les insectes, bien des
fleurs mourraient délaissées et infécondes.
Ainsi le bruissement du grillon, le murmure crépusculaire de
cet ancien témoin des âges disparus fit passer devant mes yeux
toute l'histoire. L'insecte, l'oiseau, le reptile, le quadrupède, le
mammifère m'apparurent chacun avec ses instincts d'origine ex-
pliqués par cette origine même.
Les termites liment le bois depuis des millions d'années, pour
410 LA LECTURE
en manger la sciure, sans se pi'éocciiper des aliments modernes,
parce qu'ils sont nés dans les vieux Lois entassés au fond des
forêts vierges de l'âge primaire ; quand les forêts ont manqué, ils
s'en sont pris aux industries humaines, mais ce sont toujours des
mangeurs de bois. Les libellules cherchent toujours une pi'oie vi-
vante dans le monde des insectes aquatiques, parce qu'à l'époque
de leur création il n'y avait pas encore de fleurs. Le papillon, au
contraire, né après la fleur, va se plonger dans les corolles et
s'envelopper des parfums du pollen. Les métamorphoses de l'in-
secte résument l'histoire de la nature vivante ; la chenille gros-
sière, rampante et rongeuse, représente l'âge primaire; le papil-
lon élégant, aérien, fleur vivante, est de l'âge tertiaire. L'hiron-
delle, qui fit ses premiers nids sur une île de terre, continue à
les fabriquer de terre comme autrefois. Les migrations des oi-
seaux s'expliquent par la jonction de l'Europe à l'Afrique, au
temps de la mer Miocène ; la Méditerranée s'est creusée depuis,
mais ils savent qu'ils retrouveront au delà une terre hospitalière.
La toison de la brebis lui a été donnée en même temps que celle
du mammouth, pendant la période glaciaire ; alors l'éléphant et
le rhinocéros vivaient ensemble, et l'on retrouve souvent leurs
ossements réunis dans les cavernes quaternaires. Aujourd'hui
encore, dans les jungles de l'Afrique et de l'Asie, ils restent unis
par l'instinct d'une amitié lointaine. Si, au contraire, le chien et
le chat manifestent l'un pour l'autre une aversion devenue pro-
verbiale, c'est qu'autrefois leurs ancêtres préhistoriques se dé-
voraient entre eux. Le singe aux longs bras est conforme au
monde des forêts inextricables, de branches et de lianes, le long
de.s<|uels il glissait suspendu et balancé. Ainsi, tout être semble
porter en soi, dans sa forme, dans ses instincts, dans son langage,
l'empreinte de l'époque qui lui a donné naissance.
Pendant que ces réflexions avaient traversé ma pensée, la lune
s'était lentement élevée dans le ciel comme une hostie immense
venant dominer et bénir le monde endormi ; ses rajons versaient
silencieusement dans l'air une frémissante rosée de lumière, les
villages disparaissaient dans l'ombre du soir, et le grillon infa-
tigaljle chantait toujours son chant des premiers âges du monde.
Tout se taisait, comme au cimetière; et lui seul racontait à sa
manière l'antiquité de la vie.
Mais, tout à coup, frappé sans doute, à travers le feuillage,
LE GRILLON 411
par un éclatant rayon de lumière, le rossignol reprit de sa voix
si claire, si limpide et si pure sa chanson un instant interrompue,
tantôt lançant des notes fantastiques aux étoiles, tantôt roucou-
lant des modulations mélancoliques, variant de mille nuances son
infatigable discours.
« Oh ! disait-il, toutes les voix de la nature s'effacent devant
la mienne, oubliez le passé, je suis la vie, je suis l'amour, je
chante le progrès divin et je suis ton précurseur, ô merveilleuse
voix humaine. Si la nature est belle, c'est parce que l'humanité
la comprend. Nous tous, oiseaux, insectes, animaux des bois et
des déserts, nous ne sommes arrivés sur la terre avant vous que
pour préparer votre règne, et nous autres, oiseaux supérieurs, le
comprenons si bien, que nous préférons vos bosquets aux soli-
tudes, et que souvent — dans nos heures de loisir — c'est pour
vous que nous chantons. Quelquefois même vos concerts nous
mettent en voix. Mais ne soyez pas ingrats; n'oubliez pas trop
votre meilleure amie, la Nature, cette jeune mère toujours char-
mante; ne passez pas votre vie entre des murs de pierre, ne res-
pirez pas toujours la poussière de vos industries, ne vous atro-
phiez pas dans l'insipide bruit des villes, revenez-nous quelque-
fois et demeurez avec nous dans l'atmosphère pure et parfumée
des champs et des bois. Toutes les voix de la nature vous invi-
tent à apprécier la beauté de l'univers qui vous environne; c'est
une intéressante histoire; comprenez-la, et vivez encore un peu
comne nous dans le calme bonheur de la simplicité. »
Ainsi chantait le rossignol. Il me semble que son langage com-
plétait celui du grillon, et je restai longtemps encore à les écou-
ter tour à tour, sans envier l'ambition des hommes qui les en-
serre dans la gloire inquiète des forums ou des trônes.
Camille Flammarion,
LE CIIEVÂLTEU DES TOUCHES*"
IX
IIISTOIUE d'une rougeur
ft Cependant, après avoir marché quel(|uc temps encore, —
continua toujours M"'= de Percy, — nous arrivâmes à une
étoile formée par plusieurs routes qui se croisaient et qui condui-
saient aux différentes villes et bourgades de la contrée. C'était là
qu'on devait se séparer, après la dernière poignée de mains. Les
uns prirent la route de Granvillc et d'Avranclies, les autres s'en
allèrent du côté de Vire et de Mortain. On convint de se réunir
à Touffodelys, s'il devait y avoir bientôt une nouvelle levée
d'armes. Des Touches prit, lui, la route qui menait directement
à la côte. Juste Le Breton et moi fûmes les seuls d'entre les
Douze qui restâmes jusqu'au dernier moment avec cet homme,
l'objet pour nous d'un intérêt devenu tragique et d'une curiosité
qui n'a jamais été entièrement satisfaite. Nous devions revenir à
'l'duffedelys par les Miellés, comme on appelle ces grèves, et en
suivant la mer et sa longue ligne sinueuse. (Juand nous sortîmes
des terres labourées pour entrer dans les sables, la nuit était
tombée et la lune avait eu le temps de se lever. C'était le cheva-
lier qui nous menait, comme quelqu'un qui sait où il va. Avec son
expérience de marin, il connaissait, à une minute près, l'heure de
la marée qui devait le porter en Angleterre. Nous avions pensé,
(1) Voir los numéros des 10 cl 25 mai, 10 et 25 juin, 10 et 25 juillet, et
10 août 1869.
LE CHEVALIER DES TOUCHES il3
sans avoir eu besoin de nous le dire, qu'il avait à son comman-
dement quelque pêcheur dévoué sur cette côte écartée. Mais quel
ne fut pas notre étonnement, quand la dernière dune que nous
montâmes avec lui nous permit de découvrir la mer, battant son
plein, brillante et calme, sur une ligne immense, mais profondé-
ment solitaire. Il n'y avait là ni un être vivant qui attendit Des
Touches, ni une barque, couchée à la grève, qu'on pût mettre à
flot et qui pût l'emporter.
« — Ah ! — dit-il presque joyeusement, — aujourd'hui je suis,
« par Dieu ! bien sûr qu'il n'y a pas d'espions dans la grève.
« Depuis ma prison ils ont pu dormir, et ils n'ont pas encore eu
« la nouvelle de ma délivi-ance, qui va les réveiller du péché de
« paresse. Ils me croient guillotiné de ce matin, et prennent
« campos, messieurs les gardes-côtes ! »
— « Quels veaux maï-ins ! — interrompit M. de Fierdrap, qui,
en sa qualité de grand pêcheur, ne pouvait souffrir aucune sur-
veillance maritime, de quelque nature qu'elle pût être. — Ils
ont toujours été les mêmes, sous tous les régimes, ces soldats
amphibies ! Avant la Révolution, il fallait, pour obtenir la croix
de Saint-Louis, si l'on n'avait pas fait d'action d'éclat, vingt-
cinq ans de service comme officier ; mais dans les gardes-côtes,
il en fallait cinquante. Cela les classait.
— « Oui ! — dit M'^* Ursule, assez indifférente pour l'ins-
tant à l'honneur militaire, et qui dit oui comme elle aurait dit
non ; — mais qu'ils avaient donc un joli uniforme, avec leurs
habits blancs à retroussis vert de mer ! » — ajouta-t-elle, rêveuse.
Elle revoyait peut-être cet uniforme-là sur quelque tournure qui
lui avait plu dans sa jeunesse, et tout cela passait comme une
mouette dans une brume, au fond du brouillard gris de ses pau-
vres petits souvenirs.
Mais M"^ de Percy se souciait bien des rêves de M"« Ursule et
des haines méprisantes du baron de Fierdrap. Elle passa donc
outre et reprit :
<f — Mais comment vous embarquerez-vous, chevalier? — lui
« dis-je, — je ne vois pas une planche sur cette grève, et vous
« n'avez pas le projet peut-être d'aller de la côte de P'rancc à la
« côte d'Angleterre à la nage?
« — On pourrait y aller, — me dit-il sérieusement ; qui sait s'il
« ne s'en sentait pas la force ? — Mais, mademoiselle, s'il n'y a
€ pas de planches sur la grève, il y en a dessous. »
41 i LA LECTURE
ff Alors, nous connûmes la prudence et l'esprit de ressource de
cet homme, né pour la guerre de partisan. Il avait cette mémoire
des lieux qui fait le pilote, et il ne l'avait pas que sur la mer. Il
s'orienta sur le sol où nous étions, et tira de la ceinture de sa
jaquette une serpette, qu'il avait prise dans le moulin, sans
doute ; car les Bleus n'auraient pas osé laisser à un pareil homme
seulement la pointe d'une lame de couteau. Et il se mit, avec
cette serpette, à creuser le sable, comme font les pêcheurs de
lançon. »
— « On ferait mieux de dire les chasseurs, — inicrromiiit
M. de Fierdrap, sérieux comme un dogme. — Je n'ai jamais
compris la pêche sans de l'eau. »
« En quelques secondes, — reprit la conteuse, — Des Touches
eut déterré une bêche, et dix minutes après, il eut déterré son
canot. C'est lui-même qui l'avait ensablé à cette place lors de
son dernier débarquement. C'était sa coutume, nous dit-il. Il ne
se confiait jamais à personne.
<t Obligé d'entrer dans les terres pour y porter à tel ou tel en-
droit les dépêches dont il était chargé, il ne pouvait laisser ce
canot, qu'il avait fait lui-même, à un amarrage quelconque, oîi les
gardes-côtes l'auraient surpris. — Quand il l'eut déterré, il le
porta à la mer, et pour cela il n'eut pas besoin de toute sa force.
C'était une plume que ce canot. Il sauta sur cette plume, qui se
mit à danser mollement sur la vague. Il était déjà redevenu « la
Guêpe » , il allait redevenir « le Farfadet ! »
« Il maintenait de sa rame, piquée dans le sol, la barque qui
s'enlevait sur la vague comme un cheval ardent qui piaffe.
« — Adieu, mademoiselle ! et vous aussi, monsieur Juste Le
(' Breton ! — nous dit-il, debout sur l'avant de .sa barque, et il
« nous salua de la main. — Quand nous reverrons-nous ? et
« même nous reverrons-nous? Les paysans sont las ; la guerre
« lléchit. Ne parlent-ils pas là-bas de pacification encore?... Il
«f faudrait qu'un des princes vînt ici pour tout rallumer... et il
« n'en viendra pas ! — ajouta-t-il avec une expression méprisante
« qui me fit mal, et que j'ai bien des fois rencontrée sur les lèvres
« de serviteurs pourtant fidèles — (et elle jeta un regard de
ff reproche à son frère). — Je n'en amènerai pas un à cette côte
ot dans ce canot qui y apporta M. Jacques. Si cette guerre finit,
<f que devicndr-ns-nous ? du moins, moi, qni ne suis propre
LE CHEVALIER DES TOUCHES 415
« qu'à la guerre. J'irai me faire tuer quelque part, et cette côtc-
« ci n'entendra plus parler de Des Touches ! »
« Nous lui renvoyâmes son adieu.
«f — Il est temps de partir, — fit-il, — voici le reflux. »
« Il cessa de maintenir la barque mobile sur le flot écumeux du
bord, et d'un de ces nerveux coups de rames comme il savait en
donner, il la fit monter sur cette mer qui le connaissait, et dis-
parut entre deux vagues, pour reparaître, comme un oiseau
marin, qui plonge en volant et se relève, en secouant ses ailes.
C'était à se demander qui des deux reprenait l'autre : si c'était
lui qui reprenait la mer, ou si la mer le reprenait ! Nous le sui-
vîmes des yeux par ce clair de lune, qui rendait les ondulations
de l'eau lumineuses ; ipais la houle, qu'il trouva quand il fut au
large, finit par nous cacher cette espèce de pirogue de si peu de
bois qu'il montait, ce mince canot presque fantastique ! Le Far-
fadet s'était évanoui... Nous nous dirigeâmes vers Touffcdelys
par les dunes ; il faisait superbe. J'ai vu rarement, dans ma vie
de Chouanne à la belle étoile, une plus belle nuit. Nous enten-
dions de moins en moins le bruit de la mer, qui s'éloignait et qui
commençait à découvrir ses premières roches. Du côté des terres,
tout était calme : la brise de la mer mourait à la grève, les arbres
étaient immobiles. Sur la hauteur, dans le lointain bleuâtre,
achevait de brûler, en silence et sans secours, le moulin à vent
solitaire que l'incendie avait mutilé et qui n'avait plus que trois
ailes, qui tournaient encore. Placées de manière à être atteintes
les dernières par la flamme, elles avaient fini par s'enflammer.
L'une d'elles avait brûlé plus vite* que les autres, mais les trois
autres avaient pris aussi, et elles flambaient, et, en tournant, leur
roue faisait pleuvoir des étincelles, comme, dans l'après-midi,
elle avait fait pleuvoir du sang. Quoiqu'il fût déjà loin en mer à
cette heure, le terrible brûleur de ce moulin pouvait le voir se
consumant dans cet air sans vent, avec sa flamme droite comme
celle d'un flambeau, par cette nuit transparente qui n'avait pas
une vapeur, — chose rare sur la Manche, cette mer verte comme
un herbage dont les brumes seraient la rosée. Je ne sais quelle
tristesse me saisit, moi, la grosse rieuse. La femme, que j'avais
sentie en moi, quand j'avais vu Des Touches si cruel, je la res-
sentis encore qui revenait sous mes habits de Chouan... La pitié
m'inondait le cœur pour Aimée, à qui j'allais avoir à apprendre
416 LA LECTURE
la mort de 3/. Jacques, cette mort que Des Touches avait vengée,
ce qui ne la consolerait pas ! »
M"° de Percy s'arrêta cette fois, comme quelqu'un qui a fini
son histoire. Elle rejeta les ciseaux dont elle avait gesticulé dans
les tapisseries, empilées avec leur laine sur le guéridon.
— « Voilà, baron — dit-elle à M. de Fierdrap, — cette histoire
de l'enlèvement de Des Touches que mon frère vous avait pro-
mise.
— Et que vous avez fort bien narrée, ma chère Percy, » — fit
M"" Sainte, qui, voulant être aimable, lui envoya de sa bouche
innocente l'éloge cruel de ce mot déshonorant.
Mais le baron de Fierdrap, qui avait parlé si légèrement du
chagrin d'Aimée, l'anti-sentimental pêcheur de dards, — qui no
se souciait guère de ceux de l'amour, disait l'abbé, quand il
était en verve de calembredaines, — le baron de Fierdrap était
devenu tendre; il était redevenu le baron Hylas, et il voulut qu'on
lui parlât d'Aimée.
« Ce fut moi — lui dit donc M"° de Percy — qui lui appris
la mort de son fiancé. I']llo pâlit comme si elle allait mourir
elle-même et elle s'enferma pour cacher ses larmes. Chez
Aimée, vous l'avez vu, baron, tout porte en dedans, et le dehors
ne perd jamais son calme. La seule chose extérieure de ce cha-
grin, renfermé dans son cœur comme une relique dans une châsse
scellée, fut la funèbre fantaisie de faire déterrer celui qu'elle ap-
pelait son mari du pied du buisson où nous l'avions couché, et de
le rouler dans cette robe de noces qu'elle avait portée un seul
soir et qu'elle lui tailla en linceul.
« Plus tard, lorsque les prêtres furent revenus et les églises
rouvertes, pieuse comme elle est, ne pouvant supporter l'idée de
ne pas reposer un jour près de lui, elle le fit transporter en terre
sainte. Tout cela eut lieu, baron, sans éclat, sans retentissement,
pour l'apaLsement de son cœur, dont elle couvre le navremcnt
sous des sourires qui entr'ouvri raient le ciel à des malheureux
moins malheureux qu'elle. Quand, au milieu de son désespoir et
de cette pâleur qu'elle a gardée toujours de])uis cette époque, —
car elle n'a jamais repris entièrement cet incarnat de cœur de
rose-mousse entr'ouverte qui la faisait la rose reine des roses de
\'alogncs, où la moindre des filles des rues éblouit de fraîcheur,
— on lui apprit que Des Touches était sauve, elle eut encore ce
LE CHEVALIER DES TOUCHES 417
coup de soleil inexplicable qui la faisait devenir une statue de
corail vivant.
« Et inexplicable elle est restée, monsieur de Fierdrap, cette
rougeur inouïe ! Les années sont venues, le temps a marché, la
vie n'est plus pour elle qu'un grand silence dans une seule pensée,
la surdité, l'isolante surdité, a bâti son mur entre elle et les autres
et l'a renfe)^iée dans sa tour, comme elle dit. Eh bien, que le
nom de Des Touches, dont on parle bien peu maintenant, soit
dit par hasard devant elle, et que ce jour-là soit aussi un jour où
elle entende, la rougeur reparaîtra brûlante sur ces tempes d'une
pureté de fille morte vierge, et où les cheveux blancs, si elle n'é-
tait pas blonde, auraient commencé à glisser leurs pointes argen-
tées. C'est incroyable, baron, mais cela est. Tenez! je ne voudrais
jamais lui faire volontairement la moindre peine, à cette noble
fille, mais si je n'étais pas retenue par cette crainte, et que, me
levant de ma place, j'allasse jusqu'à elle qui travaille à son feston
sous cette lampe depuis trois heures sans avoir entendu un seul
mot de ce que nous avons dit, et que je lui criasse à l'oreille :
— « Aimée, le chevalier Des Touches n'est pas mort! L'abbé
vient de le rencontrer sur la place... »
« Parions, baron, que la rougeur, l'inexplicable rougeur repa-
raîtrait sur le visage de la fiancée de M. Jacques, qui n'a jamais
aimé que lui... »
— « Je ne dis pas non, — dit l'abbé profondément. — Cela est
sûr qu'elle aimait M. Jacques. Mais qui sait — fit-il, en baissant
la voix, précaution inutile pour elle, mais comme s'il avait craint
pour lui-même ce qu'il disait... — si, par impossible, elle n'était
pas aussi pure... »
Et il s'arrêta, n'osant pas achever, ayant, cet abbé grand sei-
gneur, non plus peur seulement de sa parole, mais de sa pensée,
— « Oh! mon frère!... » — dit M"® de Percy, avec un cri mé-
langé du sentiment de l'horreur et de l'impossibilité delà chose,
en frappant le parquet d'un pied de reine Berthe indigné.
Et les deux Touffcdelys elles-mêmes, devenues des sensitives,
car la bêtise a parfois de ces moments-là où elle devient sensible,
avaient reculé leurs fauteuils avec une énergie de croupe ver-
tueuse qui disait combien la pensée de l'abbé les scandalisait.
L'abbé n'acheva pas... Il en avait assez dit. Le prêtre est tou-
jours le plus profond des moralistes. Le regard, aiguisé par la
confession, va toujours plus avant que celui des autres hommes.
LKGT. — 52 IX — 27
418 LA LECTURE
Le Zahuri, dit-on, voit le cadavre à travers les gazons qui le
couvrent. Le prêtre, c'est le Zahuri de nos cœurs.
Il regarda le baron de Ficrdrap, qui cligna, mais qui, lui aussi,
n'ajouta pas une syllabe. Ce l'ut un point d'orgue singulier. Le
tonneau de Bacchus sonna deux heures. Les chiens de M. Mesnil.
houseau ne hurlaient plus. Le silence, que ne fouettait plus la
pluie, s'entassait au dehors et tombait dans ce salon, dont lo
feu était éteint et dont le grillon, celte cigale de l'âtre, que
M"« Sainte appelait un criquet, s'était endormi.
— « Tiens! — dit le baron de Fierdrap, — je n'ai pas pris
mon thé, de toute cette histoire l » — Il ouvrit sa théière et y plon-
gea son nez. L'eau, à force de bouillir, s'était évaporée.
— « Image de tout ! — fit l'abbé très grave. — Allons-nous-
en, Ficrdrap! laissons ces demoiselles se coucher. Nous avons
fait une vraie débauche de causerie, ce soir. »
— « Il n'est pas tous les jours fête, — dit le baron. — Seule-
ment, j'ai une dialîle d'envie d'être à demain. Puisque tu es sur
de l'avoir vu ce soir sur la place des Capucins, nous aurons peut-
être demain des nouvelles du chevalier Des Touches. »
Et ils s'en allèrent, M"° de Pcrcy ayant englouti sa vaste
personne et son baril oriental sous son coqueluchon de tire-
taine. L'abbé, qui avait plus raison que jamais de l'appeler
« son gendarme », lui prit le bras d'autorité, et lui chantonna à
demi-voix, en traînant ses sabots par les rues, les premières pa-
roles d'une chanson qu'il avait faite, un jour, pour elle :
Je connais un militaire
Qui va disant son bréviaire,
Et qui, dans son régiment,
N'a qu'un soldat, seulement...
C'est une fille un peu fière!
Plan, r'iantanpian! r'iantanplan, plan, plan!
Le baron avait abumé, comme l'abbé, sa lanterne, et tous
les trois ils reconduisirent pompeusement jusqu'à son couvent
M"" Aimée, à laf[Uflle, par déférence pour une telle pension-
naire, les Dames Bernardines avaient accordé la permission de
rentrer tard. L'abbé, sa sœur et le baron, étaient plus ou moins
impressionnés par cette histoire d'un des héros de leur jeunesse,
mais ils l'étaient moins h coup sûr qu'itJie autre j)ersonne qui était
là, et dont je n'ai rien dit encore. Dans l'attention qu'ils don-
LE CHEVALIER DES TOUCHES 419
naient à ce qu'ils disaient, ils l'avaient oubliée et j'ai fait comme
eux... Cette autre personne n'était qu'un enfant, auquel ils n'a-
vaient pas pris garde, tant ils étaient à leur histoire! et lui, tran-
quille, sur son tabouret, au coin de la cliemiuéc contre le marbre
de laquelle il posait une tète bien prématurément pensive. Il
avait environ treize ans, l'âge où, si vous êtes sage, on oublie de
vous envoyer coucher dans les maisons où l'on vous aime! Il
l'avait été, ce jour-là, par hasard peut-être, et il était resté dans
ce salon antique, regardant et gravant dans sa jeune mémoire ces
figures comme on n'en voyait que rarement dans ce temps-là, et
comme maintenant on n'en voit plus, s'intéressant déjà à ces
types dans lesquels la bonhomie, la comédie et le burlesque se
mêlaient, avec tant de caractère, à des sentiments hauts et
grands! Or, si elle vous a intéressé, c'est bien heureux pour cette
histoire; car sans lui elle serait enterrée dans les cendres du
foyer éteint des demoiselles de Touffedelys, dont la famille
n'existe plus et dont la maison de la rue des Carmélites, à ces
cousines de Tourville, est habitée par des Anglaises en passage
à Valognes, et personne au monde n'aurait pu vous la raconter
et vous la finir! puisque, vous venez de le voir, cette histoire
n'était pas finie. M"® de Percy ne l'avait pas achevée, et elle
ne l'acheva jamais. Elle en était restée à cette rougeur sur
laquelle l'abbé avait mis avec un seul mot une lumière qui avait
révolté sa sœur. M"* de Percy avait foi en Aimée, et les senti-
ments de cette âme robuste ne chancelaient point. Aimée de
Spens garda son secret, et M"^ de Percy garda son respect pour
Aimée. Elle mourut la croyant la Vierge-Veuve, comme elle
l'appelait, digne d'entrer au ciel avec deux palmes, les deux
palmes des deux sacrifices accomplis! L'abbé, qui avait le tact
d'un grand esprit, ne fit jamais une réflexion et ne parla jamais
du chevalier Des Touches à mademoiselle de Spens, qui, ayant
perdu les Touffedelys après M"^ de Percy, se cloîtra sans pren-
dre le voile et ne sortit plus de son couvent.
Mais l'enfant dont j'ai parlé grandit, et la vie, la vie passionnée
avec ses distractions furieuses et les horribles dégoûts qui les
suivent, ne put jamais lui faire oublier cette impression d'en-
fance, cette histoire faite, comme un thyrse, de deux récits
entrelacés, l'un si fier et l'autre si triste! et tous les deux, comme
tout ce qui est beau sur la terre et qui périt sans avoir dit son
dernier mot, n'ayant pas eu de dénoûment! Qu'était devenu le
420 LA LECTURE
chevalier Des Touches?... Le lendemain, sur lequel le baron de
Fierdrap comptait pour avoir de ses nouvelles, n'en donna point.
Nul dans Valoirncs n'avait connaissance du chevalier Des Touches,
et cependant l'abbé n'était pas un rêveur qui voyait à son coude
ses rêves comme mesdemoiselles de Toulïcdelys et Couyart. Il
avait vu Des Touches. C'était donc une réalité. Il était donc passé
par Valognes. Mais il était passé... D'un autre côté, quel était,
dans la vie de cette belle et pure Aimée de Spens, cet autre
mystère qui s'appelait aussi Des Touches?... Deux questions sus-
pendues éternellement au dessus de deux images, et auxquelles,
après plus de vingt années, vaincue par l'acharnement du souve-
nir, la circonstance répondit. Qui sait? A force de penser à une
chose, on crée peut-être le hasard.
Le hasard m'apprit, en effet, parce que je n'avais jamais cessé
de penser à cet homme et de m'informer de son destin, qu'il vivait. . .
et que mon grand abbé de Percy ne s'était pas trompé quand il
l'avait vu et qu'il l'avait pris pour un fou. De Valognes, qu'il
avait traversé, comme le roi Lear, par la pluie et par la tempête,
revenant d'Angleterre, échappant à ceux ([ui le gardaient et le
ramenaient dans son pays, il était allé tomber dans une famille
qu'il avait épouvantée de la folie furieuse dont il était transporté.
L'ambition trahie, les services méconnus, la cruauté du sort,
qui prend parfois les mains les plus aimées pour nous frapper,
tout cela avait fait de cet homme, froid comme Clarvcrhouse, un
fou à camisole de force, dont la vigueur irrésistible offrait le dan-
ger d'un fléau. On l'avait téiiélu-eusemcnt interné dans une mai-
son de fous, où il vivait depuis plus de vingt ans. Je sus tout cela
peu à peu, par kunbeaux, comme on apprend des choses qu'on
vous cache. Mais quand je le sus, je me jurai de me donner la vue
de cet honune, qu'une femme qui l'avait connu avait mis sa force
d'impression à me peindre comme l'eût peint un poète. L'état dans
lequel je trouverais cet homme héroïque, mort tout entier et pour-
rissant dans le plus affreux des sépulcres : une maison de fous!
était une raison de plus pour m'en donner le spectacle. C'est si
bon de tremper son cœur dans le m'''i)ris des choses humaines, et
entre toutes, de la gloire, qui gasconne avec ceux qui se fient ù
elle et qui croient qu'elle ne peut tromper!
Il fut donc un jour où je pus le voir, ce chevalier Des Touches,
et raccorder dans ma pensée sa forme jeune, svelte et terrible,
comme celle de Pcrsée qui coupe la tête à la Gorgone, et la figure
LE CHEVALIER DES TOUCHES 421
d'un vieillard dégrade par l'âge, la folie, tous les écrasements de
la destinée. Ce que je fis pour cela est inutile à dire, mais je pus
le voir... Je le trouvai assis sur une pierre, car depuis longtemps
il n'était plus fou à lier, dans une cour carrée, très propre et très
blanche, avec des arceaux à l'entour. Depuis qu'ii n^êtait plus
méchant, on l'avait retiré des cabanons et on le laissait vaguer
dans cette cour, oîi des paons tournaient autour d'un bassin bordé
de plates-bandes qui étalaient des nappes de fleurs rouges. Il les
regardait ces fleurs rouges, avec ses yeux d'un bleu de mer, vides
de tout, excepté d'une flamme qui brûlait là sans pensée, comme
un feu abandonné où pei'sonne ne se chauffe plus . La beauté de la
belle Hélène, de cet homme qui avait été plus cclestement beau que
la belle Aimée, avait dit M"^ de Percy, était détruite, radicale-
ment détruite, mais non sa force. Il était encore vigoureux, mal-
gré l'épuisement de vingt ans de folie qui auraient consumé tout
homme moins robuste. Il était vêtu tout en molleton bleu, avec
des boutons d'or et un foulard de Jersey au cou, comme un mate-
lot; et c'était bien cela : il avait l'air d'un vieux matelot, qui
attend à terre et qui s'y ennuie. Le médecin me dit que l'àî^e
venant et les furies ayant été remplacées par de la démence, le
désordre le plus profond et le plus irrémédiable s'était fait dans
ses facultés ; qu'il se croyait gouverneur de ville, âgé de deux mille
ans, et que certainement je n'en tirerais pas un éclair de lucidité.
Mais je n'y allai point par quatre chemins, et, d'emblée, je lui dis
brusquement :
— « C'est donc vous, chevalier Des Touches I »
Il se leva de son arceau comme si je l'eusse appelé, et m'ôtant
sa casquette de cuir verni, il me montra un crâne chauve et lisse
comme une bille de billard.
— « C'est singulier, — dit le docteur, — je n'aurais jamais pensé
qu'il eût répondu à son nom, tant il a perdu la mémoire ! »
Mais moi que ceci animait :
— « Vous souvenez-vous — lui dis-je à bout portant — de votre
enlèvement de Coutanccs, monsieur Des Touches?... »
Il regardait dans l'air comme s'il y voyait quelque chose.
— a Oui!... — dit-il, cherchant un peu, — Coutances! et, —
ajouta-t-il sans chercher, — et le juge qui m'a condamné à mort,
le coquin de... ! »
Il le nomma. C'était encore un nom porté dans la contrée, et son
4fî2 LA LECTURE
œil bleu de mer darda un rayon de phosphore et de haine impla-
cable.
— « Et d'Aimée de Spens, vous en souvenez-vous? » fis-je en-
core, coup sur coup, craignant que le fou ne revînt et voulant
frapper de ce dernier souvenu- sur le timbre muet de cette mé-
moire usée, qu'il fallait réveiller.
Il tressaillit.
— « Oui encore, aussi!... — Iit-il, et ses yeux avaient comme
un afflux de pensées. — Aimée de Spens, qui m'a sauvé la vie!
La ])elle Aimée ! »
Ah! je tenais peut-être l'histoire que M"® de Percy n'avait pas
finie... Et cette idée me donna la volonté magnétique qui dompte
une minute les fous et les fait obéir.
— « Et comment s'y prit-elle pour cela, monsieur Des Touches?
Allons, dites!
— Oh! — dit-il (je lui avais enfin passé mon âme dans la poi-
trine, à force de volonté!), nous étions seuls à Bois-Frelon, vous
savez?... près d'Avranches... Tout le monde parti... Les Bleus
vinrent comme ils venaient souvent, à petits pas... Ils cernèrent
la maison... C'était le soir. Je me serais bien fait tuer, risquant
tout, tirant par les fenêtres comme à la Faulx, mais j'avais mes
dépêches. Elles me brûlaient... Frotté attendait. Ils l'ont tué,
Frotté, n'est-ce pas vrai?... »
Je tremblai que l'idée de Frotté ne l'entraînât trop loin de ce
que je voulais qu'il me dît.
— a Tué, fusillé! — lui dis-jc. — Mais Aimée!... »
Va je lui secouai durement le bras.
— « Ah ! — rrprit-il, — elle pria Dieu... entr'ouvrit les rideaux
pour qu'ils la vissent bien... C'était l'heure de se coucher... Elle
se déshabilla. Elle se mit toute nue. Ils n'auraient jamais cru
qu'un homme était là, et ils s'en allèrent. Ils l'avaient vue... Moi
aussi... Elle était bien belle!... rouge comme les fleurs que voilà! »
— désignant les fleurs du parterre.
Et son œil redevint vide et atone, et il se mit à divaguer.
Mais je ne craignais plus sa folie. Je tenais mon histoire! Ce
peu «le mots me suffisait. Je reconstituais tout. J'étais un Cuvier!
Il était donc vrai, rabi)é avait tort. Sa sœur avait raison. La veuve
de M. Jacques était toujours la Vierge- Veuve! Aimée était pure
comme un lis! Seulement, elle avait sauvé la vie à Des Touches
comme jamais femme ne l'avait sauvée à personne... Elle la lui
LE CHEVALIER DES TOUCHES 423
avait sauvée en outrageant elle-même sa pudeur. Quand, à
travers la fenêtre, les Bleus virent, du dehors où ils étaient em-
busqués, cette chaste femme qui allait dormir, et qui ôtait un à
un ses voiles, comme si elle avait été sous l'œil seul de Dieu, ils
n'eurent plus de doute; personne ne pouvait être là, et ils étaient
partis : Des Touches était sauvé! Des Touches, qui, lui aussi,
l'avait vue, comme les Bleus... qui, jeune alors, n'avait peut-être
pas eu la force de fermer les yeux pour ne pas voir la beauté de
cette fille sublime, qui sacrifiait, pour le sauver, le velouté im-
maculé des fleurs de son âme et la divinité de sa pudeur ! Prise
entre cette pudeur si délicate et si fière et cette pitié qui fait qu'on
veut sauver un homme, elle avait hésité... Oh! elle avait hésité,
mais, enfin, elle avait pris dans sa main pure ce verre de honte
et l'avait bu. M"* de Sombreuil n'avait bu qu'un verre de sang
pour sauver son père! Depuis, peut-être. Aimée avait souffert
autant qu'elle?... Ces rougeurs, quand Des Touches était là, et
qui la couvraient tout entière à son nom seul , qui ne l'avaient
jamais inondée d'un flot plus vermeil qne le jour où M"'' de Percy
avait dit, sans le savoir, le mot qui lui rappelait le malheur de sa
vie : « Des Touches sera votre témoin ! » ces rougeurs étaient le
signe, toujours prêt à reparaître, d'un supplice qui durait tou-
jours dans sa pensée, et qui, à chaque fois que le sang offensé la
teignait de son oflense, rendait son sacrifice plus beau!
J'avoue que je m'en allai de cette maison de fous ne pensant
plus qu'à Aimée de Spens. J'avais presque oublié Des Touches...
Avant de sortir de sa cour, je me retournai pour le voir. . . Il s'était
rassis sous son arceau, et, de cet œil qui avait percé la brume, la
distance, la vague, le sang ennemi, la fumée du combat, il ne
regardait plus que ces fleurs rouges auxquelles il venait de com-
parer Aimée, et, dans l'abstraction de sa démence, peut-être ne
les voyait-il pas?..,
J. Barbey d'Aurevilly.
FIN
k
A TRAVERS L'EXPOSITION
II faudrait des années et des volumes pour étudier les innom-
brables richesses d'art et d'industrie qui s'étalent au Champde-
Mars. On sort de là avec une véritable tourmente d'idées dans la
cervelle, un ouragan de sensations, une sorte d'ivresse et d'étour-
dissement. Les pensées, pressées, confuses, tourbillonnent autour
du bec de la plume en une sarabande folle.
Pour une chose (|ue l'on peut dire, vingt sont omises, cent échap-
pent. Ainsi, parmi les noms des promoteurs de l'Exppsition, on
a presque partout, par une légèreté que nous souhaiterions excu-
sable, omis de désigner à la gratitude publique le nom de M. Loc-
kroy. 11 ne faut pas oublier que le plus ardent apôtre, l'apôtre de
la première licure a été M. Lockroy, alors ministre. Des premiers,
il a été un adhérent enthousiaste et a bataillé pour cette tour
Eiffel qui, telle quelle, est une des puissantes, sinon la plus puis-
sante des attractions du Champ-dc-Mars.
On a pu estimer un peu vive la réplique à la fameuse protes-
tation, réplique pour laquelle la plume ministérielle s'était trem-
pée dans l'encre mordante du journaliste; mais à présent que la
tour aide, contribue au succès de l'entreprise nationale, il y a
simple équité à s'incliner. C'est donc un hommage mérité que
nous rendons ici à l'esprit d'initiative manifesté par M. Lockroy,
à l'activité développée par lui dans le lancement premier. Il a
été à la peine, il a le droit d'être à l'honneur. Il nous semble que
plusieurs s'en inquiètent trop peu, et parmi ceux-là nous ne serons
pas compté.
L'honneur de cette belle réussite est assez grand pour que
chacun puisse en prendre la part qui lui revient. r]n effet, l'Expo-
sition est pleine de trouvailles ingénieuses où se montrent cette
souplesse d'imagination, ce savoir-faire artiste qui sont un des
apanages de notre race. Il y a là quelque chose qui ne s'enseigne
guère et n'en est que plus précieux. La langue parisienne possède
I
A TRAVERS L'EXPOSITION 425
une expression spéciale pour noter ces bonheurs de conception,
(.rinveation : « C'est trouvé, » dit-elle, par un tour analogue <à
celui qui faisait dire au xvii® siècle : « C'est rencontré. »
Une de ces trouvailles est l'Exposition de l'esplanade des
Invalides, si amusante, si instructive, bien chez elle, malgré quel-
ques intrus qui, dans la couleur locale, semblent des exilés.
Quand on a passé la porte du quai d'Orsay, — pleine de fan-
taisie avec cette banderole chatoyante de drapeaux descendant
des piliers aux aiguilles bizarres qui surgissent entre quatre cor-
nes retroussées, — on se croirait à quelques mille lieues de France.
Savez-vous que le monochromisme de la Belle-Jardinière fait
piètre figure parmi ces costumes bariolés oîi les colorations éclatent
comme des fanfares. Nos architectes arborent l'étendard de la
polychromie : à quand les tailleurs? Le Parisien à l'Exposition
coloniale semble un geai égaré au milieu d'une troupe de perro-
quets ou de faisans dorés. Les coureurs annamites, qui traînent
le léger « pouss-pouss », ont dans le dos de grands pains à
cacheter orangés qui, je le déclare, sont humiliants pour notre
pauvreté somptuaire. Ajoutons à cela qu'aux Invalides l'épiderme
humain passe lui-même par tous les tons de la gamme des couleurs
sur ces visages exotiques.
Une question inquiétante se pose ici. Des visiteurs ou des...
visités, quels sont les « exposés » ? Tandis que la curiosité pousse
les badauds à s'accouder sur les barrières à claire-voie, nos
« coloniaux » vont et viennent, vaquent à leurs petites occupa-
tions avec un flegme superbe, avec une tranquillité d'indifférence
qui, si l'on y prend garde, n'ont rien que de peu flatteur pour les
badauds. Quand parfois ils lèvent les yeux sur ces derniers, il
n'y a dans l'expression du regard, rien qui sente l'admiration
étonnée pour notre civilisation, pour ce « xix* siècle » européen
dont nous sommes si fiers. Êtes-vous bien sûr que ces demi-bar-
bares nous envient ou nous jalousent? Pour notre compte, c'est
plutôt la négation que nous tiendrions pour probable.
Mais ne courons pas le risque de discréditer auprès de nos
lecteurs cette jolie exposition coloniale. Car elle est jolie à ravir.
Si l'idée de réunir, dans une sorte d'autonomie et d'unité, les
diverses expositions des colonies, était déjà par soi une invention
des plus heureuses, il semble qu'en outre chacun ait rivalisé
d'émulation pour créer, dans ce domaine commun, des sortes
d'épisodes, des coins originaux, des particularités aimables.
426 LA LECTURE
Peut-être, dès le début, n'avait-on pas compté sur une réussite
pareille : cette hypothèse expliquerait la présence de plusieurs
installations qui n'ont qu'an rapport fort lointain avec les colonies.
Comment justifier en effet ce panorama du Tout-Paris dans un
endroit où un panorama du Tout-Orient eût été moins dépaysé?
Serait-ce par hasard ce voisinage qui ferait tort à M. Castellani,
autrefois mieux inspiré ? A ceux qui s'étonneraient par surcroît
de trouver ici l'exposition du Ministère de la Guerre, qu'il suffise
de répondre que l'exhibition entière des Invalides est le fait du
département de la Guerre, de la Marine et des Colonies.
Pour ne plus nous occuper que de ces dernières, nous dirons
vite un mot du palais de la Guerre. La construction est d'un
jjeau dessin. Notons comljien celte architecture monochrome,
aux ligues absolument classiques, gagne singulièrement à sa con-
frontation avec la polychromie monumentale du milieu exotique
où on l'a construite. La façade de cent cinquante mètres s'ouvre,
au centre et aux deux extrémités, par trois grands portiques à
allures d'arcs de triomphe, unis par deux enfdades de baies
cintrées, séparées par dos colonnes et surmontées d'un demi-
étage attique plein. En avant, se dresse un porclie avec deux
tours cylindriques coiffées de toits coniques, à créneaux et meur-
trières, rappelant les fortifications d'autrefois. De l'intérieur du
palais, des collections qui y sont exposées, nous ne dirons rien.
Cela nous entraînerait hors de notre sujet. Contentons-nous de
signaler de très jolies séries d'armes japonaises, manches de
couteaux, gardes de sabres, poignards où nous retrouvons l'ex-
traordinaire talent des orfèvres de Nippon avec leur émaux, leurs
incrustations de métaux de tons différents, tout cela marqué de
cette finesse spirituelle de décoration menue qui est l'âme de l'art
japonais.
Traversons maintenant l'allée centrale qu'abrite l'élégant vé-
lum de M. Ali)hand : c'est un saut de quelques mille lieues que
cette enjambée.
Devant nous, le palais central des Colonies avec son dôme do
trente mètres, ses murs de bois sur un soubassement de pierre.
La couleur générale en est peu aimable, et nous n'aimons guère
ces fenêtres de grandes dimensions coupées à mi-corps par la
descente du toit. Que dire de ces cartouches bizarres où l'on
s'étonne de voir des fragments de motifs décoratifs occidentaux
bien déplacés ?
A TRAVERS L'EXPOSITION 427
Plus gai dans sa tonalité, plus dégagé dans ses lignes est le
charmant palais Tunisien dû à M. Saladin. La cour intérieure,
avec sa mosaïque, sa fontaine et sa colonnade, est caractéristi-
que. Les salles quioccupeat la constructionsont bien aménagées.
Après avoir observé curieusement les produits exposés, cette
orfèvrerie repoussée d'un dessin un peu lourd, ces étoffes légères
où le clinquant et les fils d'or font passer des éclairs, continuez
jusqu'à la salle carrée du fond où, dans le haut, de jolis vitraux
mêlent leurs notes joyeuses à la clarté venue d'en bas : c'est un
régal de lumière blonde, douce, apaisée et rêveuse.
Si nous avons à poser plus que de fortes réserves pour le tapage
architectural auquel s'est livré M. Ballu dans son palais de la
République Argentine, nous n'avons que des compliments à lui
adresser pour son pavillon Algérien : la galerie-portique à arca-
des arabes est d'un effet très heureux. Ce qui nous plaît surtout
dans la conception, c'est l'habileté avec laquelle l'auteur, dans
un monument relativement petit, a su varier les points de vue,
donner du pittoresque à ses façades, sans outrance pourtant et
dans des lignes très calmes. Les aspects différents se marient
fort bien, et cependant l'un ne répète pas l'autre; c'est très artiste.
Le palais Annamite et le palais de Cochinchine, de MM. Vil-
dieu et Foulhoux, sont dans une note plus criarde qui seyait au
type recherché. Des deux, nous préférons le premier. Il y a là,
dans le décor des panneaux, des décorations d'un travail bien
amusant. Les visiteurs de la première heure s'arrêtaient devant
ces ouvriers indigènes, flegmatiques, peu hâtifs, indifférents aux
regards : lentement, lentement, les petits morceaux de faïence
bleutée s'encastraient dans le plâtre, s'y scellaient, disposés en
rocailles montantes ou en tiges capricieuses d'arbres fantastiques.
Le peintre venait: après avoir médité, il traçait d'une main assu-
rée, sans reprises, d'un trait vagabond mais ininterrompu, un
dessin qui complétait lïncrustation brillante, ajoutait des bran-
ches au tronc, y ouvrait des fleurs, y faisait voleter des oiseaux.
Au dessin en noir, qui avait marqué les lignes et les silhouettes,
succédait le travail du pinceau aux colorations franches, hardies,
emprisonnant des lumières. Sur le pavillon de M. Foulhoux,
nous rencontrons une ornementation différente, plus proche de
la chinoise avec ses personnages pansus à figures de magots sur
des chevaux étiques.
Les constructions dont nous venons de parler sont des palais,
428 LA LECTURE
des pavillons, des œuvres types d'un art avance. Sans doute nos
architectes ont eu à faire preuve d'originalité en groupant, dans
un ensemble d'un style donné, des cléments qui rappelassent les
constructions indigènes du peuple dont les produits devaient s'y
abriter. Mais au-dessous viennent les races demeurées primitives:
on ne pouvait rester sincère qu'en s'adressant aux indigènes eux-
mêmes. C'est ce qu'on a dû faire dans l'installation des cases,
campements, villages des Sénégalais, Alfourous, Néo-Calédoniens,
Pahouins, Gabonais. C'est la face peut-être la plus intéressante
et sûrement la plus originale de l'exposition de l'esplanade des
Invalides. Le Louvre, dans les salles de son Musée de Marine,
présente de nombreuses et jolies réductions des diverses habita-
tions des peuplades sauvages : mais, outre que ce sont des réduc-
tions à une échelle fort amoindrie, elles ne nous donnent pas
idée de la vie domestique des habitants. A l'Exposition, les vil-
lages ont leurs habitants authentiques, d'une nationalité léga-
lisée. Plusieurs vivent là côte à côte, qui auparavant étaient aus-
si éloignés les uns des autres qu'ils l'étaient tous de la terre de
France. Un riverain du Congo s'y côtoie avec son antipode. Ils
se comprennent aussi peu l'un l'autre qu'ils nous comprennent et
sont compris de nous. Les géographes, pour peu qu'ils soient
férus d'ethnographie, s'en donnent à cœur joie en vous débitant
une foule de vocables d'allures étranges, dont l'onomatopée
revendique la plus grande part. Nos exotiques emporteront-ils
autant de français qu'ils nous laisseront de pahouin et d'alfourou,
— nous n'en jurerions point.
Cette ferveur pour le ternie propre, indigène, est amusante en
soi. Pour peu que cela continue, nous sommes menacés d'une in-
vasion d'un nouveau genre. Les gens qui parlent de souk et de
sak deviennent de moins en moins rares. Tel exprime son avis sur
les Koubasqui ont leur saveur et leur charme.
Les « mihrab » auraicnl-ils vos préférences? Celui-là vous
(juittc pour rentrer dîner à son gourbi. Les miradors, ma chère,
les miradors! Peut-on bien être Parisien et ignorer les lougans I
Autant confesser alors qu'on est sans idée sur les kampongs.
Nous rougirions pour le lecteur si le tata lui était inconnu. Quant
aux moucharabichs, c'est la monnaie courante de la conversation,
et le moindre gamin de l'asphalte parisien vous en dessinera sur
le mur.
{A suivre.) Paul IIouaix.
UNE TABLE D'HOTE
AUX BAINS DE MER
Comme tous les ans, à cette époque, les hôtels regorgent de
monde. C'est tellement passé dans leurs habitudes qu'on n'y fait
plus attention. Les annexes même des maisons et les chambres
annexées sont occupées, vous répondent les directeurs ou direc-
trices d'hôtel. Ils doivent même ajouter, à l'époque des courses
— c'est devenu un cliché — qu'on a été obligé d'installer des
dortoirs dans le salon et dans les vestibules. C'est le comble de la
prospérité pour les hôtels ; c'est le douze cents francs de plus que
le maximum des directeurs de théâtres puffîstes.
Ce n'est qu'au moment des repas que toute la société d'un hô-
tel se trouve réunie. Principalement le soir, au dîner. Le matin
on est en excursions, en pique-nique, ou on reste au lit et on se
fait servir dans sa chambre. Bien des gens ne prennent leur
repas à la table d'hôte que le soir. C'est encore au dîner qu'on a
quelque cliance de voir les personnes étrangèi'es à l'hôtel, les
célébrités de la saison, qui ont fait retenir des tables dans la
journée et viennent en bande, pour se faire admirer par la galerie,
dîner en partie fine.
En Suisse, dans les hôtels de Lucerne, d'Interlaken, du Righi,
à Biarritz encore, fréquentés exclusivement par les plus riches
étrangers des cinq parties du monde, le coup d'oeil qu'offre tous
les soirs une table est vraiment féerique. Les femmes sont pres-
que en robe de bal ou tout au moins de soirée. Elles déploient
430 LA LECTURE
une telle élégance, un tel luxe dans leurs toilettes, qu'on croirait
assister à un véritable festin. C'est à cette table qu'elles espè-
rent, les unes décrocher, par leurs charmes ou leurs séductions,
un mari, un titre ou des millions ; les autres, moins ambitieuses,
par leur esprit ou leur amabilité, l'homme sérieux, le banquier,
l'ami enfin qui acquittera l'inévitable facture du couturier. C'est
en général en vue de payer leurs tailleurs qu'elles travaillent,
qu'elles se sont livrées à des déplacements et des villégiatures
aussi éloignés.
Sans franchir la frontière, restons chez nous. Prenons le bain
(le mer que vous voudrez. Entrons dans le premier hôtel venu.
Il est six heures. On sonne le premier coup du dîner. Nous avons
le temps de nous laver les mains, de choisir notre place, si c'est
possible, et de commander notre vin et notre eau minérale...
Le service se faisant avec une lenteur désespérante, on peut
regarder à loisir autour de soi et étudier les différents types qui
composent invariablement une table d'hôte. C'est un acte de la
comédie balnéaire, peut-être le plus réussi, le plus amusant, dont
tous les rôles sont tenus avec talent. Vous y trouvez tous les
emplois : la Grande Coquette, la Falcon, le Grand Premier Rôle,
l'Ingénue, les Amoureux, les Mères, Pères nobles, les Geof-
froy, etc., etc., comme au Théâtre-Français, au Gymnase et au
Palais-Royal. La distribution des rôles peut changer, mais les
emplois du répertoire restent toujours les mêmes.
L'emploi de Grande Coquette de table d'hôte, par exemple,
qui tour à tour a été tenu, on sait avec quel succès, par les ba-
ronnes hongroises, comtesses polonaises et princesses valaques,
a passé exclusivement aux mains des Américaines. Elles sont
même seules aujourd'hui titulaires de l'emploi. Chaque table
d'hôte, du plus humble au plus splendidc hôtel, a son Américaine,
sa beauté, par saison. Est-elle fille, est-elle veuve? On l'ignore.
La voici qui fait son entrée — clic fait toujours des entrées —
généralement au milieu du second service. La claque est rem-
placée par un murmure bienveillant. La beauté est en grande
toilette, toutes voiles dehors. Elle prend des airs de reine, mais
elle sait « tempérer sa majesté par un doux sourire » qu'elle laisse
tomber sur ses humbles sujets. Toute la table est tentée de se
lever et de s'excuser de ne pas l'avoir attendue. On oublie com-
plètement qu'elle, comme tout le monde, paye ses petits 18 francs
par jour. On recueille ses moindres paroles. Weurth est un de
UNE TABLE D'HOTE AUX BAINS DE MER 431
ses thèmes favoris. Ou elle vient d'écrire à Weurth ou Weurth
lui a écrit. Elle cite volontiers les plus grands noms de l'armo-
riai. Si elle est triste, tout le monde prend l'air morose. Est-elle
gaie, enjouée, la conversation générale se ressent de sa belle hu-
meur. Toute la partie masculine de la table, depuis les collégiens
en rupture de tunique jusqu'aux pères nobles, est amoureuse
d'elle. Elle enflamme les podagres et ressuscite les paralytiques.
Un beau soir, on apprendra qu'elle a levé le pied en devant
1,500 francs à l'hôtel et en laissant de nombreux créanciers
admirateurs, et ses malles, qu'on a trouvées remplies de galets
entourés soigneusement de papier et roulés dans des couvertures.
Le Grand Premier Rôle d'homme est aussi tenu par un étran-
ger, un Italien, prince naturellement. On le voit peu. C'est à
peine s'il dîne deux ou trois fois pendant la saison à la table
d'hôte. Pour qu'il y dîne, il faut qu'il y ait quelque chose à faire.
Il dîne en ville ou se fait servir dans sa chambre. Il vit en très
mauvais termes avec la Grande Coquette. Il joue à peu près le
même jeu. Il n'enlève pas, mais se fait enleverpar quelque vieille
folle. On apprend généralement le véritable nom du prince ita-
lien par les comptes rendus de la cour d'assises, quelques mois
plus tard. Il s'appelait Trifouillard et était garçon d'hôtel à
Monte-Carlo.
S'il n'y a le plus souvent qu'un grand rôle d'homme et un grand
rôle de femme par hôtel, les Ingénues, au contraire, pullulent.
Là, entre papa et maman, nous avons l'Ingénue genre mouton,
qui baisse les yeux et rougit en regardant le fond de son assiette.
La pauvre petite a l'air d'une enfant battue. Quand elle voit son
père ou sa mère lever le bras, immédiatement, par sentiment de
protection, elle met sa main devant sa figure. Elève de Marmon-
tel et de Chaplin, elle ne joue pas plus mal qu'une autre le Me-
nuet de Boccherini et l' Oiseau prophète de Schumann, et peint
sur porcelaine la Jeune Fille à la bulle de savon. On ne lui a ja-
mais vu desserrer les dents, ce qui lui a valu la réputation d'être
la jeune fille la mieux élevée de l'hôtel. Elle se taira encore da-
vantage pour mériter cette réputation.
Nous avons encore l'Ingénue ou la mondaine malgré elle, va-
riété très répandue aujourd'hui. Quand on vous a fait l'éloge
d'une jeune fille qu'on vous destine, avez-vous remarqué qu'on
ne manque jamais de vous dire qu'elle a les goûts les plus sérieux
du monde ? Vous objectez que vous la voyez tous les soirs au
432 LA LECTURE
hal, à rOpéra, au Cii'(jiic, aux Courses, aux Eaux. — C'est pour
sa mère qu'elle y va 1 Elle a horreur du monde. C'est une chose
convenue aujourd'hui que toutes les jeunes fdles sont graves,
sérieuses, et que leurs mères sont de vieilles folles. La jeune In-
génue grave et sérieuse doit bien souffrir, car elle est en parties
du matin au soir, change cinq ou six fois de costumes par jour,
ne man({uc pas une représentation ou une sauterie de Casino. On
l'y traîne. C'est j)Our sa mère ! Bon petit cœur !
Cette demoiselle qui boit dans le verre de son voisin est une
autre espèce d'Ingénue. C'est l'Ingénue-Virago. Elle a énormé-
ment navii2;ué. Anirlaise ou Améiùcaine. Elle a de vinirt-huit à
trente-sept ans, met du rouge sur ses lèvres, et envoie promener
sa mère. Elle fait partie de la bande où l'on s'amuse. Elle a déjà
l'ait toutes les eaux d'Allemagne et les plages normandes. Elle
essaye de la Bretagne. Ne se mariera pas ou fera un beau
mariage.
Il y a encore l'Ingénue genre soubrette, qui voyage en garçon
avec son frère. Elle est blonde et ébouriffée. La toilette est le
moindre de ses soucis. C'est à qui fera mettre son couvert à côté
du sien. Elle saura bien vous faire changer de place si vous ne
lui convenez pas. Elle raconte tout ce qui lui passe par la tête.
On lui fait dire des horreurs. La table est partagée en deux
camps : ceux ([ni la trouvent charmante et qui aiment cette fran-
chise exempte de bégiiculerie; ceux qui la déclarent souveraine-
ment mal élevée, vulgaire et commune comme du pain d'orge.
La Grande Coquette prétend que c'est une échappée de quelque
petit théâtre d'opérette, et ([u'il est honteux d'avoir des gens
comme <;a dans un hôtel respectable où il y a des jeunes filles.
Pas plus au théâtre que dans les tables d'hôte, il n'y a d'âge
pour remplir les rôles d'amoureux. Comme à la Comédie-Fran-
çaise, où cet emploi sympathi([ue est tenu ou par les jeunes prix
du Conservatoire ou par la fleur du sociétariat dans tout son
épanouissement, dans les hôtels les rôles d'amoureux sont aussi
souvent joués par de jeunes et naïfs potaches que par do vieux
beaux sanglés, corsctés, peints et reteints. Il faut reconnaître que
ce sont ceux-ci qui ont le i)lus de succès. Les jeunes ou vieilles
premières du monde, comme le public, conservent un culte pour
les anciennes gloires. Avouons aussi que les jeunes débutants
sont quelquefois bien mauvais.
L'emploi des Mères, des Duègnes, est tenu de différentes
UNE TABLE D'HOTE AUX BAINS DE MER 433
façons. Vous avez la mère à moustaches et à bonnet à fleurs qu
a cessé de plaire, — a-t-elle jamais plu? — et la mère à taille
élancée, aux cheveux noircissant tous les ans, qui ne cessei*a
lamais de plaire. Il y a encore la mère dramatique à la Dorval, à
La Pasca, qui vibre et lance des imprécations, et la bonne maman
de Vaudeville à papillottes, qui donne des leçons de morale à sa
nUe en faisant une bande de tapisserie.
Plus loin, cette grosse dame en blanc, comme une vestale, vous
représente une ancienne forte chanteuse qui a remporté jadis de
grands succès à la Nouvelle-Orléans. Elle ne voyage jamais sans
une immense couronne de papier doré qu'elle se fait jeter quand
elle chante pour quelque bonne œuvre. Depuis qu'elle a cessé de
chanter, on ne chante plus. Le chant s'est arrêté sur son dernier
vieux trille. Elle débine tout le monde. — Vous aimez M""® Car-
valho?... La Patti? une serinette... Krauss? on ne voulait plus
l'écouter pendant le Congrès de Vienne... Nilsson, usée, archi-
usée, etc., etc. Mais elle raconte, à qui ne veut pas l'entendre,
qu'on dételait ses chevaux à Batavia!!! Elle a chanté, le 15 août,
pour la fête de la sainte Vierge, un Ave Maria que les baigneurs
commencent à connaître. Elle allait répéter tous les jours à
l'église. Elle voudrait bien organiser quelque chose au bénéfice
des pauvres. Elle a justement apporté un costume de Rosine et
une vieille robe de chambre dans laquelle elle a fait mourir quel-
quefois la Traviata à... Batavia. Si on pouvait monter un acte!
Elle demande à tout le monde si on a de la voix. — Vous devez
avoir de la voix.
Chaque table d'hôte qui a quelque souci de sa dignité doit
encore posséder, sous peine de déchoir : un couple de vieux
Anglais qui rient tout le temps de ce qu'ils disent, dévorent avec
un appétit désordonné, et se précipitent, au grand désespoir des
hôteliers, sur les dessorts inamovibles qui devraient faire toute la
saison, tels qu'amandes sèches, noisettes, biscuits pétrifiés, petits
fours roses à la pous:ïière, chiens en sucre. Ils dissimulent leur
rapt dans leur poche, et savourent ces petites iniquités dans leur
chambi'e, avec leur tea; deux jeunes Anglaises, leurs filles, im-
palpables, aesthetic dans l'àme avec des sun-flovers au corsage
et cinquante hangles d'argent au bras;
Un vieil Américain qui ne dit pas un mot de français, mais qui
paye du Champagne à toute la table aux grands anniversaires
de la jeune Amérique : à la naissance, à la première dent, à la
LECT. — 52 IX — 28
434 LA LECTURE
première culotte de \\''asliinii,ton. Il ne voyage jamais sans ses
drapeaux et en pavoise ses fenêtres;
L'n jeune prodige, soit màlc, soit femelle, (|ui dél)ite des songes
et des ral)les à volonté. Enfant chéri de toute la table, tellement
chéri qu'il ne se passe pas de semaine <{u'il n'ait une indigestion.
On colporte les mots du prodige! Heureuse mère!
Quelques rôles à manteaux et parapluies, c'est-à-dire de ces
hommes obligeants dont les fonctions consistent à porter les
cliàles, les ombrelles de ces dames ;
Un ménage ({ui n'est pas marié ou qui l'est seulement pour la
saison. Personne n'en sait rien, mais cela se dit tout bas. Les
uns prétendent que ce n'est ])as sa femme, les autres, que ce
n'est pas son mari ;
Une famille de fondation <|ui vient lous les étés depuis un
nombre incalculable d'années. Comme ils sont nombreux et qu'ils
viennent tous les ans, on les a pris à i)rix réduit. Aussi font-ils
l'article siu' la plage et tàchent-ils d'enlever du monde aux autres
hôtels. Ils ne se plaignent que d'une chose, c'est qu'on en donne
trop, et ils se deinnndent t."»ut liant comment les patrons peuvent
s'en tirer;
Un bon curé (jui ne ih'teste pas la petite gauloiserie et (pii
ébouriffe la galerie par son assiduité auprès de la forte chanteuse
iju'il Voudrait comeitir;
Un monsieur qui grogne tout le temps et (jui porte la parole
pour se plaindre de la nourriture au nom de toute la table;
Un aulre monsieur (jui répète à satiété (ju'il n'aime pas tous
ces plats-h'i, ({u'il en préférerait un seul qui fût bon;
Une dame (pii est si boune musirictinc \)ouv iaivc aaatcr le soir,
aider la digestion et commencer le juano aux enfants. l']lle rentre
ilans la catégorie des grandes utilités, dans les rôles à manteaux
et à j^arapluies;
Un \ ieil universitaire, professeur r(>traité, ]>almé, (pi'on a in-
titulé à riiôtel le dernier causeur, jtaree qu'il se plaint éternelle-
ment (|u'oii ne cause plus en Franee. Un de ses dadas favoris est
que l'art est <lans le marasme. Admii-atcur fanatique de M'"" J)a-
morcau, il n'.i jamais pu se consoler de sa mort;
Enlin deux types absolument autochtones des tables d'hôte,
les messieurs (jui se mettent en colère pendant chaque repas
pan;e qu'on a ouvert ou fermé une fenêtre, et menacent de quitter
riiôtel, et les persoimes qui protestent contre l'introduction de la
UNE TABLE D'HOTE AUX BAINS DE MER 435
musique pendant les repas sous les traits d'un violoniste et d'une
harpiste raclant la Valse des roses et une mosaïque sur Norma.
On prend le café par petits groupes sur la terrasse ou dans le
jardin. La grande coquette revct une somptueuse sortie de bal,
et, suivie du chœur des adorateurs, se rend au Casino. Les An-
glais remontent chez eux prendre leur brandy. Le ménage mor-
ganatique se met à son aise, va s'installer sur le parapet du quai
et fume des pipes et cigarettes jusqu'à onze heures du soir.
Les personnes qui craignent l'air du soir, les pères et mères
nobles généralement, restent à l'hôtel. Elles font salon pendant
que les ingénues se promènent sous la surveillance d'une vieille
tante qui sert de chaperon. La maman du prodige, avant de l'en-
voyer coucher, lui fait réciter un monologue de Coquelin cadet !
Ensuite, comme on dit, on fait un peu de musique. La dame qui
est si bonn-e musicienne joue deux ou trois morceaux de son ré-
pertoire et accompagne la Falcon, qui ameute tout le quartier de-
vant les fenêtres du salon en glapissant le grand air de la Reine
de Chypre, le Gondolier dans sa pauvre nacelle, ou les variations
de Rhode, si elle se croit en voix. Les grands artistes ne se font
jamais prier. Oh! non.
Le vieil universitaire est dans la joie. Adossé à la cheminée,
une main enfoncée dans le gilet, il savoure ces mélodies. Quand
la cantatrice a fini de chanter, il va lui offrir son bras et lui avoue,
en lui baisant la main, que personne ne lui a fait autant de
plaisir depuis M'""' Stolz!
Inauth.
LES ECRIVAINS MODERNES
ALFRED DE MUSSET CHEZ LUI
:i)
Le manque de fortune coupa souvent les ailes à lu fanlaisio do
Musset. Inhabile à demander quelque faveur, répivgnaat aux
moyens mesquins ou hardis, il souffi-it de la médiocrité sans vou-
loir mettre en action ces paroles qu'il prête à Raphaël, s'adres-
sant à Maclriavel :
O médiocrité, celui qui pour tout bien
T'apporte à ce tripot dégoûtant de la vie,
Est bieu poltron au jeu, s'il ne dit : Tout ou rien.
Jamais il ne connut le prix de l'argent, le jetant aux quatre
vents de ses caprices avec l'insouciance et la générosité d'un
grand seigneur qu'il était. Souvent gêné, il garda toujours son
extrême délicatesse, que n'ont jamais niée ses contcmj)orains, et
qui se montrait à tout propos, même dans des détails de peu
d'importance.
Ainsi, ayant découvert chez un marchand de bric à brac une
superbe garniture de cheminée dont le prix de cinq cents francs
ne lui parut pas exagéré, il envoya immédiatement sa gouver-
nante avec ordre d'acheter au plus vite pendule et flambeaux.
M"" Colin, en femme pratique, manœuvra si bien qu'elle ne paya
le tout (]ue quatre cents francs, et revint radieuse, espérant des
compliments pour son habileté commerciale.
Bien au contraire, elle fut accueillie par les plus violents re-
proches de son maître, qui l'accusa d'avoir profité de la gêne
d'un pauvre marchand, déclara ({ue c'était honteux et que s'il
croyait que cet homme pût le reconnaître pour le premier ama-
(1) Voir les numéros des 25 juillet et 10 août 1889.
ALFRED DR MUSSET CHEZ LUI «7
teur, il lui renverrait immédiatement les cent francs diminués
sur le prix qu'il avait d'abord accepté.
Musset se trouvait en relations absolument banales avec un
individu, nommé Santiago ou quelque chose d'approchant, un
rastaquouère de haut vol, qui promenait à travers la jeunesse
gaie de l'époque ses façons exotiques et ses grâces familières.
Sans trop savoir d'où il avait surgi, on le tolérait, comme on fait
toujours à Paris pour les inconnus jusqu'à ce" qu'une incartade
quelconque les force à disparaître, et Musset le rencontrant sur
le boulevard marcha avec lui. Tout en causant, ils firent du
chemin, se trouvèrent devant la maison qu'habitait Santiago, et
celui-ci insista tellement pour que le poète montât un instant chez
lui, il le pria avec de si grandes démonstrations, que Musset
n'ayant, du reste, aucune raison pour refuser, le suivit dans un
coquet appartement où ils furent reçus par une délicieuse créa-
ture, jolie, aimable, qui tourna autour du visiteur avec les
allures câlines d'une chatte. La causerie reprit de plus belle,
fouettée par la présence de la belle fille, on but d'une liqueur
aussi capiteuse que ses yeux, on étala des cartes pour montrer
à Musset différents tours de passe-passe en usage aux pays enso-
leillés que le Code ne gêne pas trop, et une heure après, le poète,
pensif et vexé, regagnait sa demeure en se demandant comment
il avait pu perdre trois cents francs puisqu'il n'avait pas joué.
Jamais il ne put se faire une réponse satisfaisante. Toujours
est -il que, circonvenu par Santiago qui prétendait lui avoir
gacné quinze louis, il avait signé à ce rufiantune reconnaissance
qu'on lui présenta bel et bien à l'échéance, sans la moindre ver-
gogne, et qu'il dut payer mélancoliquement, tout en se promet-
tant de se défier à l'avenir des hidalgos d'outre-monts et des
jolies coquines qui manient les cartes avec la dextérité des bohé-
miennes de grand chemin.
Ce n'est pas seulement des étrangers qu'il aurait du se méfier,
le cher poète, c'est surtout de lui-même, qui fut souvent son pire
ennemi, car il y avait deux hommes en lui, dont l'un tuait
l'autre, éteignait sa pensée, sans qu'il trouvât la force de se
révolter, de se ressaisir à temps pour éviter la chute dont il sai-
gnait le lendemain.
Certes, le poète eut des défaillances dont le souvenir jette une
ombre sur le rayonnement de sa gloire, mais est-il utile qu'on
étale de douloureuses faiblesses? et des contemporains de Musset
438 LA LECTURE
qui eux-mêmes ne sont pas sans péché, n'auraient-ils pas dû
laisser tomber l'oubli, comme un voile discret, sur des fautes
qu'ils se sont plus, au contraire, à aggraver? Il n'est pas jusqu'à
M'"° Joubert, celle qu'il appelait — sa marraine — qui n'ait livré
à la publicité un sonnet écrit dans une heure noire, aveu terrible
arraché par le découragement à un Chérubin détraqué, et sur
lequel sa tant aimée marraine aurait dû garder un éternel
silence, par délicate pitié sinon par tendresse.
Et cependant malgré ses écarts, malgré ses défauts, malgré
ses boutades capricieuses, ceux qui aimaient Musset l'aimaient
bien, l'aimaient profondément, parce que le comprenant, ils
voyaient au loin, dans son cœur troublé par tant de tempêtes,
un coin très lumineux qui les retenait toujours.
Il y avait en lui Une grande puissance de séduction, et ce
charme particulier se retrouve, distinct de son génie, dans toutes
ses œuvres ; c'est lui qui nous captive, qui nous fait rêver, qui
nous fait soupirer selon que les vers du poète chantent ou
pleurent. Quelle que soit la page qu'on parcourt, elle fait vibrer
un sentiment réel, elle est vivante, elle touche à quchpie chose
qui a toujours existé et ne mourra jamais tant que l'humanité
aura un cœur brûlé de passion.
(j'a donc été mal à propos qu'on a reproché à Alfred de Musset
ffuelques é[)isodes de sa vie privée qui ne regardaient que lui-
même. Ces épisodes risqués ne nous ont-ils pas vahi, beaucoup
de ses plus belles pages? Arsène Houssaye, qui l'a vu à l'œuvre,
n'a-t-il pas dit en toute justice : « Tout homme est doué d'une
passion irrésistible qu'on pourrait appeler la soif de l'infini pour
parer la marchandise. Il on e^t qui cherchent l'ivresse dans le
vin, comme Noé; dans la femme, comme Salomon. Ne voyez
])as là un appétit purement humain ou purement charnel. Ce n'est
(pie le point do départ — ivresse du vin ou ivresse de l'amoui- —
d'une aspiration plus haute. Si nos passions étaient circonscrites
dans l'atmosphère terrestre, tout homme s'emprisonnerait avec
elles, sans chercher plus loin ; mais elles nous entraînent toujours
vers un monde extra-humain. Ijns griseries du vin et les grise-
ries de la femme nous font dieux un instant. C'est la porte ou-
verte des destinées entrevues, des horizons de pourpre et d'or
(|ui nous promettent un lendomain. Voilà imunpioi les ivrognes
ne pensent pas d'eux-mêmes tout le mal qu'ils entendent dire. .le
crois même qu'ils plaignent ces sages imperturbables, lesquels
ALFRED DE MUSSET CHEZ LUI 439
tuent en eux la petite bête qui fait marcher la pendule. Alfred
de Musset n'était pas de ces sages-là. Il eût même dédaigné de
signer les sentences des sept sages de la Grèce ; mais ceux qui
l'accusent d'avoir pris trop souvent le chemin du café de la llé-
ffence et de la rue des Jeux de l'amour et du hasard ne savent
pas que, comme Hoffmann et Edgard Poe, il ne cherchait là que
les visions et les sensations d'un monde supernaturel. »
Les parents d'Alfred de Musset eurent pour lui la plus sincère
tendresse, c'était naturel ; mais voici une lettre d'Alfred Arago
prouvant combien ses avnis tenaient à son affection, malgré la
grande susceptibilité qu'il apportait dans ses rapports avec eux.
Cette lettre fut écrite au sujet d'un mauvais propos que des gens
amateurs de discorde avaient rapporté à Musset comme venant
d' Arago.
« Mon cher Alfred, j'ai pour votre caractère l'estime la plus
profonde, pour votre talent Tadmiration que vous savez. J'étais
heureux, plus que je ne puis dire, de ce brin d'amitié que vous
aviez bien voulu me donner, je m'en parais avec orgueil, et j'au-
rais tenu, moi, sur votre compte, des propos inconsidérés?
« Je le dis hautement, parce que j'en suis sur, jamais ma
bouche n'a proféré une parole offensante pour votre personne.
« Laissez-moi donc protester de toutes mes forces contre une
pareille imputation.
« Maintenant, me sera-t-il échappé dans la conversation entre
amis communs, un mot qui, mal rapporté (comme toujours), ait
]»u vous déplaire ? je l'ignore. Je viens en tout cas vous prier
loyalement d'accepter mes excuses. — Alfred, dans certaines cir-
constances, j'ai la conscience d'avoir donné la preuve du dévoue-
ment que je vous ai voué, — que ne m'est-il permis d'être plus
explicite? cela vous éclairerait tout à fait, j'en ai la confiance, et
vous verriez que si j'étais fier, à bon droit, de votre amitié, je
savais aussi comprendre les devoirs qu'elle imposait à ceux que
vous vouliez bien en honorer; torts réels ou imaginaires, le jour
où vous les aurez pardonnes, vous aurez fait un heureux, je vous
le jure. Vous me retirez votre amitié? j'en suis profondément
navré : quant à moi, je vous aimerai malgré vous.
« Alfred Arago. »
11 est certain que l'homme auquel on adressait une pareille
lettre savait prendre et garder, quand même, l'estime et la ten-
440 LA LECTURE
dresse de ceux qui le connaissaient, et c'est une réponse victo-
rieuse aux détracteurs qui ont voulu représenter Musset comme
un abandonné, traînant sa déchéance au milieu de l'indifférence
méprisante de toute une société.
Il se retira à l'écart pendant les dernières années de sa vie,
mais on ne le repoussa pas. On l'oublia, voilà tout, puisqu'il
voulait être oublié, ce double malade qui se regardait mourir
et voyait fuir en même temps la Muse inspirée de sa jeunesse,
tour à tour coquette et tragique, <|ui dicta La Coupe et les Lèvres
après avoir chanté des chansons de page amoureux.
Mais, en s'envolant, son génie laissait encore tomber des
perles d'un bel orient, qu'elles fussent trempées de larmes ou
irisées par un clair rayon de lumière. Sur des feuilles volantes,
souvent froissées et déchirées comme si le poète, désespérant de
se retrouver tout entier, eût cherché à s'anéantir complètement,
on recueillit des strophes exquises, des pensées larges, émues,
généreuses, mais douloureuses et portant le sceau d'une déses-
pérance qui suivait son cours fatal, comme un torrent, sans
jamais pouvoir remonter à sa source.
Toujours, cependant, apparaît, semblable à une clarté d'aube
dans la nuit, ce profond amour de la femme, ce respect délicat
qui, s'alliant étrangement à sa coquette audace, a fait de lui le
poète inimitable, l'irrésistible coufjuérant du féminin qu'il en-
traîne d'un coup d'aile dans les horizons bleus du rêve, dans les
sphères lumineuses de la passion, qui n'est passion, justement,
que parce qu'elle fait pleurer. N'y a-t-il pas une volupté terrible à
soulïrir par l'amour? N'est-ce pas une âpre joie que cette [)our-
suite acharnée après un bonheur fugitif, insaisissable qui se dérobe
lorsqu'on croit enlin le saisir? Et le cœur meurtri, plein de
craintes, déchiré par la jalousie ou par le regret, ne dit-on pas
malgré tout : « J'aime mon malheur et n'en veux pas guérir! »
Jusqu'à la mort, Musset a aimé son malheur, il n'a jamais voulu
gviérir de ses désirs, de ses angoisses, de ses déceptions, que
venait toujours dorer un beau reflet d'idéale poésie; et s'il n'écri-
vait plus avec la plume enfiévrée d'autrefois, il traçait encore
des vers où l'on sentait revivre, avec sa force et sa grâce, le
poète marque par la gloire.
Le poète sentait les battements do son cœur s'arrêter, il devi-
nait la fin prochaine, et, pris d'«!fi"roi au seuil du terrible inconnu,
redoutant la solitude éternelle, lui qui vivait presque seul, il
ALFRED DE MUSSET CHEZ LUI 4M
demandait qu'on ne le délaissât pas quand il dormirait son der-
nier sommeil.
« Il faut aller voir les morts », disait-il. Et ces simples mots,
souvent répétés, montraient toute l'horreur dont son âme était
pleine, toute l'angoisse qui décuplait la tristesse de ses derniers
moments.
Pauvre Musset ! Si son esprit délivré planait au-dessus du
modeste cor])inard qui emportait son corps à travers Paris, il
a dû trembler d'être à jamais abandonné en voyant pour tout
cortège funèbre, vingt-sept personnes. Vmgt-sept personnes
pour suivre le cercueil d'un des plus grands poètes du siècle !
Il est vrai que dès le lendemain on rendit justice à celui qui
venait de disparaître, on lui promit l'immortalité, on ne contesta
plus sa gloire. Et ceux-là même qui, de parti pris, comme Lamar-
tine, avaient douté de son génie, se décidèrent à le reconnaître.
Lamartine , néanmoins , y mit une certaine mauvaise grâce
mélangée de perfides réticences qui indignèrent plus les amis de
Musset que n'aurait pu le faire une complète protestation. On
peut en juger par ce passage d'une lettre de M""" de Musset :
« Depuis votre première lettre, ma chère Mademoiselle Colin,
j'ai fait venir de Nantes à Pornic où nous sommes depuis quel-
({ues jours, le dix-neuvième entretien de cet homme que je
m'abstiendrai de qualifier pour ne pas céder à mon indignation.
Quoique je n'aie pas connaissance du précédent numéro, je trouve
celui-ci tellement révoltant d'injustice, de sottise ou d'outrecui-
dance, que je suis outrée de n'être qu'une femme et de ne pouvoir
lui répondre en faisant ressortir l'ineptie dont il fait preuve.
Comment! un homme qui se dit poète et qui ose se proclamer le
frère en âme et en génie du premier écrivain du siècle, avoue à
la face du monde entier qu'en 1857 il n'avait pas lu une ligne de
celui qu'il se permet de juger, de critiquer, de rabaisser au-des-
sous des auteurs les plus médiocres! Oh! je ne me laisse pas
prendre aux déclamations de la fin de sa brochure et que la
honte seule lui inspire ; n'y croyez pas non plus, pauvre Adèle,
Cet homme orgueilleux croit encore, avec son pathos, se placer
au-dessus de celui dont il dédaigna la prose qu'il n'a pas lue, et
dont il voudrait réduire les œuvres à un tout petit volume, en
supprimant les contes d'Espagne, les chansons et tout ce qui ne
rentre pas dans sa vie de capucinade affectée.
« Heureusement, il a eu la niaiserie de remplir sa brochure de
442 LA LECTURK
citations si l)t'lles ([u'elles donnent à chaque page un dcmcnti à
ses assertions et qu'elles les écrasent conii)lètenient. Je pourrais
donc lui pardonner par mépris, car il s'est déshonoré lui-même,
s'il n'avait eu l'insolence de se comparer à mon fils pour les sen-
timents ; cette àme étroite, envieuse et enivrée d'orgueil a-t-elle
la moindre affinité avec l'àme élevée, généreuse et vraie dont
nous seules avons connu toute la grandeur?
« L'article de M. Guttinguer est une réfutation complète des
insolences et des inepties de M. de Lamartine, et je crois que ce
dernier doit être écrasé; il y verra que son invocation menson-
gère, après mille injures, ne trompe personne, et M. Guttinguer
lui dit bien <{ue la haine et l'envie ne pourront rien trouver do
plus perfide que ces prétendus éloges par lesquels il t(^rmine sa
diatribe. Veillons donc sur sa mémoire, avertissez son frère de
tout ce que vous trouverez qui en vaille la peine, mais il y a des
attaques tellement méprisables qu'il faut bien les laisser passer;
les relever, ce serait leur donner de la valeur. »
Ainsi disait M™® de Musset. Elle n'y va pas de main morW^
]»our venger son fils. Injustice des deux côtés !
Dans l'exagération de son amour maternel. M"" de Musset
avait pourtant raison : le temps a conlii-mé ses paroles, car au-
jourd'lmi les atta({ues se sont tues, on ne revient ])lus que par
habitude sur tant de choses reprochées à l'homme, et on laisse
enfin au poète sa r<^nomméo intai^to, chacjuc jour plus pure et
j-)liis crrandissanto.
Il faut aller voir les morts ! a dit Musset. On \aàson tom-
beau. On obéit au vu'u suprême du cliannant poète de la jeu-
nes.se et de l'amoiu-, on va rêver sous le saule éploré qui abrite
sa tombe, et l'on répète comme un dernier honunage à celui (|iii
craignait si fort d'être seul dans l.i unit du sépnlirc, ces vers
mélancoliques gravés sur la pieri-e funéraire :
Rappelle-toi, quand sous la finido terro
Mon cœur hrisi- ])oiu' toujuurs durmii;!,
liappellc-toi, quand la Heur solitaire
Sur mon tomhoau douccnient s'ouvrira.
Je ne te verrai plus, mais mon Ame immoilelle
Koviendra pr'-s do toi eomme une so iir fidèle.
Iv-outc dans la nuit
Une voix qui {^cmit :
Kappelle-toi.
.Iran hi", l'>()niK;of;\K.
AOUT AUX CHAMPS
y
LKS OUAflES
Nous sommes heureux de constater que les développements de
l'instruction, les conseils de la presse, les leçons de l'almanacli,
— un auxiliaire qu'il ne faut pas dédaigner en matière de pro-
grès, — ont fini par décider nos populations à rompre avec une
habitude dont d'innombrables catastrophes n'avaient pas réussi
à les dégoûter, celle de s'abriter sous les arbres, quand l'éclair
sillonnait la nue. Aujourd'hui, en pareil cas, hommes, femmes,
enfants, ne se laissent plus tenter par ces fallacieux parapluies,
si voisins qu'ils soient de leur champ d'œuvre : vous les voyez se
construire en toute hâte, à l'aide de quelques gerbes qu'ils oppo-
sent au vent, un réduit où ils s'entassent, et, au besoin, tendre
philosophiquement le dos à l'ondée. A la bonne heure! Mieux
vaut une douche tiède que de courir la chance d'être foudroyé ;
mais quand on pense qu'il n'a pas fallu moins de soixante ans
d'efforts pour décider ces braves gens à un choix aussi logique,
on a la mesure de la persévérance avec laquelle la moindre des
améliorations culturales demande à être propagée.
Nous avons sous les yeux une statistique qui, pour dater d'un
peu loin, n'en démontre pas moins combien, parmi les victimes
de la foudre, n'ont eu à accuser que leur imprudence. Cette sta-
tistique, présentée à l'Académie des sciences par M. le docteur
(1) Voir le numéro du 10 août 1889.
444 LA LECTURE
Boudin, établit que de 1835 à 18G3, c'cst-à-dirc dans une période
de vingt-neuf années, la foudre a atteint mortellement 2, 23S per-
sonnes. Le maximum annuel a été de 111, le minimum de 48. Si
au chiffre des morts on ajoute celui des blessés, le nombre total
de ces victimes arrive à 6,714, et parmi elles, 1,700 ont été at-
teintes sous des arbres. Ajoutons que cette note contient des
détails assez curieux pour être relevés. La foudre est galante,
vous en seriez-voiis douté? Le beau sexe est bien plus que le
nôtre à l'abri des atteintes du fluide. Sur 880 personnes foudroyées
de 1851 à ISG'i, il s'est trouvé Gi7 hommes ; et seulement 233 fem-
mes. Le docteur Boudin paraît disposé à faire honneur de cette
immunité aux vêtements de soie que portent souvent celles-ci.
Dans les années où les orages sont nombreux, cette observa-
tion est de natui'e à donner au débit de ces étoffes une impulsion
que nous serions désolés de contrecarrer ; aussi, ce sera bien
discrètement que nous ajouterons que la nature des occupations
masculines, en retenant constamment les hommes au dehor.'*,
n'est peut-être pas tout à fait étrangère à la prédilection désa-
gréable que le feu du ciel manifeste pour eux. Il y a aussi inéga-
lité dans la répartition régionale des cas de foudroiement ; ils
sont plus nombreux dans les départements montagneux, les
llautes-Alpes, la Lozère, les Hautes-Pyrénées, etc. ; les pays de
j)laines sont ])lus épargnés. M. le docteur Boudin cite encore
deux personnes qui ont été plusieurs fois fra()pées delà foudre
dans le cours de leur existence; l'une d'elles le fut trois fois, et
trois fois dans des logements différents. Cette trij)le récidive fut-
elle un effet du hasard ou la conséquence de l'organisation spé-
ciale de ce privilégié, voilà ce qui eût été intéressant à élucider.
« C'est un grand ouvrier de folies que l'esprit humain », a dit
Montaigne. Nous avons connu une vieille fille <{ue la terreur <lu
tonnerre avait rendue absolument maniaque. 11 n'est pas besoin
(le dire qu'elle avait abusé de tous les moyens de défense et de
préservation ; son toit, hérissé de |)aratonnerres, ressemblait à
une pelote gigantcs([ue ; cela ne la rassurait pas encore, elle
avait fait installer dans sa cave une énorme cloche de verre sous
laquelle, au moindre nuage suspect, elle se blottissait, se cachant,
par surcroît, sous une couverture d'un triple taffetas ; enfin, tant
que durait l'orage, elle exigeait que ses domestiques fissent cer-
cle autour d'' la cloche préservatrice, en mêlant leurs oraisons à
celles qu'elle-même elle récitait. Une année que cette corvée, en
AOUT AUX CHAMPS 445
se renouvelant, avait mis ces malheureux sur les dents, un d'eux
imairina d'installer dans le grenier un tonnerre de comédie, à
l'aide d'une plaque de tôle, et avec lequel il donnait la réplique
à celui d'en haut, et accentuait ses effets ; puis, à un moment
convenu, au moment où la foudre éclatait en cascades invraisem-
blables et où la malheureuse demoiselle s'engouffrait sous sa
couverture, l'un deux, faisant partir un innocent pétard, renversa
la cloche qui se brisa. Ses gens la croyaient guérie, car ils lui
avaient unanimement affirmé que c'était précisément sur sa mai-
son de verre quils avaient vu tomber la foudre sous la forme
d'une boule de feu ; mais, beaucoup plus logique qu'ils ne l'avaient
supposé, cette maîtresse folle conclut que, puisqu'en somme elle
en avait été quitte pour la peur, sa précaution était bonne ; elle
commanda une autre cloche et plus que jamais elle continua d'y
chercher la sécurité.
CHASSE ET PECHE
En août, les cerfs dont la tête est plus avancée ont déjà touché
aux bois ; les autres l'aui'ont dégarnie de la peau veloutée qui
l'enveloppe avant que le mois soit fini ; à ce dernier moment, les
vieux cerfs commenceront à raire : ces cris rauques, qui produi-
sent un si éti'ange effet quand on les entend au milieu du double
silence des bois et de la nuit, sont le prélude de la période des
amours si tourmentées et quelquefois si meurtrières de leur es-
pèce. A cette époque aussi, les chevreuils subissent une crise
analogue, bien qu'elle ne donne jamais de résultats, et qu'on a
appelée le faux rut ; on met cette anomalie à profit dans certains
pays pour les attirer à l'aide d'un appeau, et, cela va sans dire,
pour les assassiner. Les chasseurs de chamois entrent en cam-
pagne le 15 août, campagne nécessairement très courte et que
les neiges ne tarderont guère à clore.
Le mouvement rétrograde des migrateurs est déjà nettement
dessiné. Les coucous nous ont quittés, bien que l'on rencontre
quelquefois un retardataire, mais leurs chants ont absolument
cessé. Les martinets vont les suivre. La petite fauvette à poitrine
jaune et le bec-figue gobe-mouches s'en vont ; le rossignol a
quitté les bois pour se rapprocher des champs où il branche dans
/,'iG LA LECTURE
les haies, sa dernière étape avant le départ. Les ortolans passent
du noid au sud et les bisets traversent le Midi de l'est ù l'ouest.
L'alouette l'ait sa troisième et dernière couvée.
Dès le 13 août, les plus hâtées parmi les cailles se sont mises
en route pour rAfri(iue ; heureusement leur armée est longue à
défiler et, au mois d'octobre, on glanera encore (juelques retar-
dataires. Les pluviers-guignards passent dans notre pays pendant
le mois d'août, trop tôt, hélas ! pour que nous puissions faire
iréqucnmient connaissance avec cet excellent gibier. Enfin, vers
la lin du mois, nous verrons apparaître les premiers vols de cigo-
gnes et de grues qui se dirigeront vers le sud.
La situation du gibier sédentaire commence à devenir fortement
tendue. Cette forêt d'épis, ces nappes de luzerne et de trèfles à
la v('i:étati()n luxuriante qu'il a pu accepter comme spécialement
créés pour lui ménager des asiles, tombent tour à tour sous la
faux ou sous la faucille ; cette destruction successive de tous ses
asiles doit lui apprendre que les temps sont proches ; mais, à
part quelques vieux routiers auxquels six mois de quiétude n'ont
point fait perdre la mémoire, la jeunesse du poil et de la i)lume
oppose à ces avertissements d'en haut autant de dédain que le
Pharaon aux œuvres de la verge de Moïse. Les perdreaux, ce-
pendant, sont entrés dans la période de la puberté ; ils sont brè-
ches, disent les gardes, c'est-à-dire que les i)lumes de leurs queues
tombent pour faire place à d'autres.
Malgré ce commencement de prise de possession de l'uniforme,
ils constituent encore un assez pauvre manger ; chacun s'empres-
sr-rait <le répudier ces carcasses à jK.'ine garnies d'une chair
molle dans laquelle on démêle un vague parfum de fourmis, si
les intéressés n'avaient |)as eu l'adresse de décerner à ce piteux
i-ôti le titre irrc'-sistible de primeur. l'^lle a un tel |»restige, cette
étiquette, que je ne sais pas trop ce qu'on ne ferait |)as accepter
à certaines gens en leui" affirmant qu'ils seront les seuls à en
manger.
Aussi, si vous ne tenez j).'is essentiellement à ce quf; ceux de
de c«'S oiseaux ({ue vous possédez aient l'insigne honneur d'être
discrètement offerts, sous ce glorieux titre, par un garçon de
restaurant, à quelque client plus largement doté en écus qu'en
intelliirence, c'est le moment de veiller énergi(|uement à leur
conservation.
Vos jeunes compagnies sont sous le coup de deux dangers, le
AOUT AUX CHAMPS 447
traîneau et la pantière. Le traîneau à perdrix est un filet à mailles
carrées de trente à quarante mètres de longueur et de quatre à
einq mètres de lariie. Deux perches sont ajustées aux deux cô-
tés de la largeur ; elles serviront à soutenir le traîneau que l'on
tient raide et dans une position à demi-verticale, de manière à
rendre sensible toute secousse ([ui se produirait sur la nappe.
La partie inférieure est garnie de petits bouclions de paille qui,
en traînant sur la terre, décident le gibier à se lever.
Lorsque les perdrix, en se mettant à l'essor, frappent la nappe,
les porteurs rendent la main afin de donner au filet assez dr jeu
pour que k's oiseaux se maillent, puis, par un mouvement simul-
tané, ils abattent le traîneau et vont prendre possession de la
capture. Deux hommes suffisent au maniement d'un traîneau. La
pantière, au contraire, exige une équipe assez nombreuse.
Elle consiste en une suite quelquefois très considérable de
pièces de. filet à mailles simples, mais jouant sur un maitre,
comme dans les panneaux et dans les bourses à lapin, et à l'aide
desquelles les braconniers enveloppent une grande surface, ou
barrent un des côtés d'une plaine. La pantière se tend à l'aide
de fiches assez élevées pour développer sa hauteur sans raidir
ses mailles ; le çaaître supérieur repose seul sur ces fiches. Lors-
que la pantière est montée, l'éf^uipe qui la sert se divise.
Un nombre d'hommes proportionné à l'étendue qu'embrassent
les filets se rasent derrière eux; les autres battent la plaine en
convergeant sur la pantière. Lorsqu'une compagnie de perdrix
donne dans l'immense nappe, la trépidation qu'elle lui imprime
dégaire le maître supérieur, et le filet, retombant sur les oiseaux,
les envelopi)e. Le surveillant arrive, leur brise le crâne entre ses
dents et redresse rapidement le iilet pour une seconde prise. Une
pantière peut détruire une douzaine de compagnies dans une
seule nuit.
L'épinage est la plus énergique des défenses que l'on puisse
utiliser contre le traîneau, mais il n'est réellement préservateur
qu'à la condition d'avoir été l'objet de soins tout particuliers.
Généralement, on emploie des épines trop élevées et trop flexi-
bles. Des épines hautes de trois ou quatre pieds, mais rameuses,
hérissées, les porcs-épics du règne végétal, sont ce qui convient
le mieux au but que l'on se propose. Au risque de payer quel-
ques bras de plus, il serait bon d'exiger des hommes chargés de
ce travail qu'ils laissassent au pied de chaque rameau un rudi-
448 LA LKCTURE
nient de branche qui, lorsque la terre aurait été fortement tassée
autour du brin, oiïi"irait une résistance considérable à la main
qui tenterait de les arracher.
Nous recommanderons encore d'entretenir, concurremment
avec cet épinage fixe, une certaine quantité d'épines roulantes
jetées tout simplement sur le sol. Elles constituent un très puis-
sant obstacle au jeu de tous les outils du braconnage. Lorsque,
dans une de ses menées, le filet les ramasse, elles s'enchevêtrent
si bien dans le réseau, que très souvent les braconniers préfèrent
renoncer à leur entreprise plutôt que de perdre leur temps en
essayant de le dégager.
Quant à la pantière, nous ne connaissons contre elle qu'un
seul remède : une surveillance rigoureuse et des patrouilles avec
renfort d'auxiliaires toutes les nuits où la clarté de la lune sera
assez vive pour permettre l'emploi de ce redoutable engin.
G. DE CÙERVILLB.
Le Gérant : H. Ditertbe. ^tt^.. - lœp. p»ta dwow (a)
^•J\
xf
COMMENT J'AI PUIS LES TUILERIES
LE 4 SEPTEMBRE
Je suivais le courant qui, par la rue Royale, portait les curieux
à la Chambre des Députés. Il se brisa contre un courant contraire,
qui, de la place de la Concorde, refluait tout à coup sur les bou-
levards, propageant les nouvelles. « La Cliambre n'existait plus.
— La déchéance de l'Empire était proclamée. — Le général
Trochu constituait un Gouvernement provisoire à l'IIotcl de
Ville! » — Tous ces bruits, jetés à la foule, ne provoquaient ni
joie ni colère. Ils étaient accueillis par cette sorte d'hébétement
qui, depuis la veille, était sur tous les visages et signifiait claire-
ment : — « Qu'importe? — Après Sedan, on peut s'attendre à
tout. »
Sur la place de la Concorde, peu de monde ; le gros des curieux
s'étant écoulé vers l'Hôtel de Ville, par les quais et la rue de
Rivoli. Le groupe le plus inquiétant stationnait devant la grille
du pont Tournant, qu'il s'effort^ait d'ouvrir, toutes les sentinelles
ayant disparu. — Je vis là Armand Gouzien, le nez en l'air, con-
templant un individu qui, perché sur l'un des pilastres, frappait
à grands coups de maillet l'aigle doré du couronnement. L'aigle
tomba, blessant au front l'un des curieux qui applaudissaient à
sa chute. Au même instant, la grille étant forcée, trois cents per-
sonnes au plus, dont nous étions, Gouzien et moi, pénétrèrent
dans le jardin. Le reste se tint prudemment sur la place. Ceux
mêmes qui avaient franchi la grille se groupèrent entre les deux
terrasses, sans oser s'aventurer jusqu'au bassin.
LECT. — 53 IX — 29
450 LA LECTUIÎE
Cotte timidité subite avait sa cause. Au moment môme où la
grille était forcée, un détachement de la Garde Impériale se mas'
sait devant la grande porte du Palais, puis, immobile, attendait
là, solidement, l'arme au pied.
Gouzien me dit à l'oreille, en me serrant le bras :
— « Que va-t-il se passer?»
— a Bon, lid dis-je. C'est fatal! Un coup de feu éclatera quel-
que part. La Garde ripostera et couchera sur le sol deux ou trois
morts que l'on promènera par les i-ues. Les fusils sortiront de
tous côtés. On assiégera les Tuileries. La Garde se fera tuer
jusqu'au dernier homme; mais le Palais sera pris, dévasté, bridé.
J'ai vu le sac des Tuileries en 48. — Vn beau spectacle et qui
fait lionneur au peuple français!... .Sil faut revoir de telles cho-
ses!... » — v Et notez, me dit Gouzien, (|ue le drapeau flotte tou-
jours là haut, et que l'Impératrice est encore aux Tuileries. »
Cependant l'agitation autour de nous s'accentuait de plus en
plus. Ilevenus de leur premier effroi, les envahisseurs semblaient
s'exciter à l'attaque, et leur nombre grossissait à vue d'œil.
— « Cela se gâte, murmura Gouzien, et connnence à sentir la
poudre. » — « Voulez-vous, lui dis-jc, que nous tâchions de sauver
les Tuileries à nous deux? » — « Certes! — Mais connnent?» —
« Allons trouver celui qui les commande. Qu'il fasse rentrer lu
Gai'de et la remplace par des Gardes nationaux ou des mobile 5.
Jamais la foule ne tirera sur eux; et c'est fait. » — « \'ous avez
raison ; mais il faut que ces gensdà nous lais.scnt le temps d'agir. »
— « Parlez-leur en conséquence. » — a Pourquoi ])as vous-même? »
— « Non! Vous plutôt! N'ous êtes grand, de belle mine; vous
leur imposerez plus que moi. Mais ne manquez pas de les appe-
ler : « Citoyens! »
Gouzien, s'adressant à la foule, lit appel aux plus belles notes
de sa voix, et lança un : a Citoyens!... » ([m tourna toutes les
têtes de notre côté.
— « Citoyens ! rfjirit-il, vous êtes justement surpris que le
jardin no soit i)as libre, et qiie la force armée nous en interdise
rentrée. — (Murmure d'assentiment.) — La llévolution est faite,
et par con.séquent le pcu])le a le droit d'entrer dans les Tuileries,
pius(|uc les Tuileries sont à lui. — (Vive approbation.) — La
Garde Impériale n'a |»his de raison d'être, car il n'y aplusd'J']m-
pire. — (Bravo! bravo! ) — En consé<iuence, nous vous propo-
sons, le citoyen Sardou et moi, d'aller réclamer la retraite de ces
COMMF.NT J'AI Ii!is LES TUILERIES 4GI
soldats. — (Eiïct prodigieux.) — Seulement, il faut que vous
nous promettiez de ne pas faire un pas avant notre l'ctour. Pen-
sez qu'un seul coup de feu, parti au hasard, peut entraîner des
désastres. Ne donnez le prétexte à aucun malentendu ; et atten-
dez-nous ici tranquillement. »
La proposition est acclamée. — « Oui, oui, allez! Allez! —
Nous vous attendrons! » — « Allons », dis-je à Gouzicn!
Et, suivis par les regards curieux de tout ce monde, nous
entrons dans la grande avenue, nous dirigeant vers le Palais.
La chose est si nouvelle et si imprévue, que nous faisons les
premiers pas en silence, tout à l'émotion de l'aventure. — La
grande allée s'ouvre devant nous, déserte, en plein soleil. Et les
soldats qui, de loin, dans ce large espace vide et nu, voient ces
deux pauvres petites ombres marcher sur le Palais, comme deux
fourmis à l'assaut d'une borne, se demandent assurément
quelle farce nous jouons là. — La pensée qu'ils pourraient l^ien
prendre la chose de travers nous frappe tous deux au même
instant. Insensiblement nous avons déserté le milieu de l'allée,
inclinant vers la droite, et tout prêts à nous réfugier derrière un
tronc d'arbre, au premier symptôme inquiétant. Un mouvement
très marqué, qui se produit sur le front de bataille, nous décide
à éclairer la garnison sur nos intentions pacifiques. « Peut-être,
dit Gouzien, serait-il bon de leur faire entendre que nous sommes
ici en parlementaires! » — « J'y pensais », lui dis-je.
Et tirant mon mouchoir, j'improvise avec ma canne un petit
drapeau. Gouzien fait de même et, un peu rassurés, nous rega-
gnons le milieu de l'avenue.
C'est alors que nous sommes rejoints par un lieutenant de la
Garde mobile, qui, jusque-là, nous a suivis prudemment à l'abri
des arbres, et qui vient, dit-il, s'associer à notre généreuse mis-
sion. Il est assez mal reçu, la présence de son uniforme altérant
un peu le caractère de notre ambassade.
Enfin voici l'avenue franchie, puis les parterres; — et nous
tournons le bassin qui précède le jardin réservé. — Là, je re-
garde tout au loin, vers la place de la Concorde, et je vois nos
gens groupés autour du grand bassin. Ils ont tenu parole,
— Nous ne sommes plus qu'à quelques pas de la grille réservée.
Elle est fermée. — Devant nous, la Garde est immobile. —
Seuls, des officiers vont et viennent : puis deux habits noirs
apparaissent subitement.. Un vieux gardien à moustaches grises
4.V2 LA LECTURE
S3 détache en avant, suivi de deux autres plus jeunes, et se trouve
à la grille en minnc temps que nous.
« Que voulez-vous? » dit-il brus([uemcnt.
L'accueil est déplaisant, et ce brave homme fait du zèle mal à
propos. Nous lui répondons tranrpiillcment que nous n'avons pas
affaire à lui, mais au commandant du palais.
« Au général McUinet? »
— « Ah! s'écrie Gouzien, c'est le général Mellinet? Tant mieux,
je suis connu de lui. Allez lui dire, je vous prie, que deux per-
sonnes sollicitent l'honneur de lui parler : MM. Victorien Sardou
et Armand Gouzien; voici nos cartes. »
Notre homme, à qui ces deux noms ne sont pas tout à fait
inconnus, sans qu'il sache précisément s'ils ne sont pas ceux de
deux malfaiteurs, prend nos cartes, puis se retourne :
« Voici le général ! »
En effet, le général vient à nous, suivi d'un officier et d'un
personnage en redingote. Cette redingote, je ne l'ai su que plus
tard, est à M. de Lesseps, que je ne connais pas, chose curieuse,
et que je vois là pour la première fois.
Quant au général, il semltlc fort ému et en proie à une sourde
colère.
« Que voulez-vous de moi, messieurs? s'éoric-l-il après un coup
d'œil rapide à nos cartes... J'ai fait un serment et je le tiendrai,
.MOI ! »
La colère a sa raison d'être et le moi est significatif, Le brave
général est .sous le coup de cette nouvelle que le général Trochu,
attendu aux Tuileries, est en ce moment à l'IIùtel de \'\\h\
<f Général, lui dit Gouzien, il n'est pas cpiestion de trahir votre
serment. Lf)in d(j là! Votre devoir est de protéger les Tuile-
ries... » — « <-)ui, monsieur, et je le ferai !... »
Ici, le mobile veut placer son mot et s'écrie que les Tuileries
étant au peuj)le, le peuple...
C'est la phrase mrme de Gouzien; mais, bonne à une extrémité
des Tuileries, elle est détestable à l'autre. Nous lui coupons vi-
vement la i»arrilo. Il va tout gâter et je m'écrie :
a Que vous sauviez le palais, général, c'est ])récisément notre
désir. Mais si vous le faites sans mort d'homme, vous n'en serez
pas fâché, n'est-ce pas? » — « Non, certes. » — Eh bien, reprend
Gouzien, permettez-nous de vous en indiquer le moyen; mais,
avant tout, l'Impératrice est-elle encore au château? » — « Non;
COMMKNT J'AI PRIS LES TUILERIES 45rî
elle vient de partir. » — « Alors, général, amenez le di'apeau. —
Puis remplacez la carde impériale par des gardes nationaux et
des mobiles. — Et soyez sûr que le palais sera respecté. »
Le ûrénéral réfléchit. Ceux qui l'entourent semblent approuver
nos conseils.
« Je ne vois rien, dit-il, qui s'oppose à ce que vous dites. J'ai
là, sous la main, des gardes nationaux, à la place Vendôme, et
des mobiles au Carrousel. Je préfère les mobiles. »
— « D'autant, dit Gouzicn, qu'ils sont plus rapprochés et que le
temps presse. »
En eiïet, pendant cet entretien, les choses, derrière nous, ont
déjà changé d'aspect. Tandis que nous montions la grande
allée, bon nombre d'impatients nous ont suivis de loin par une
marche de flanc, se faufilant à l'abri des grands arbres. Arrêtés
à la lisière des quinconces pour y attendre l'effet de notre dé-
marche, dès qu'ils nous ont yvl conférer avec des uniformes, ils
ont comiiris que tout péril de fusillade était écarté; et, se risquant
en plein soleil, ils viennent à nous d'un pas rapide. Rassuré par
ce mouvement, le gros des envahisseurs, resté au pont Touiniant,
s'est mis en marche à son tour. Dans quelques minutes, la foule
nous aura rejoints. Le général a donné rapidement ses ordres;
il ne s'agit plus que desavoir qui sera première à la grille : de la
iiarde mobile ou de la foule.
« Dans ce cas-là, général, dis-je, il n'y a qu'une ressource : le
discours. — Haranguez tout ce monde-là et amusez le tapis, pour
donner aux mobiles le temps d'arriver. »
— « Une chaise ! ^) crie le général.
Un gardien avise une cliaise dans un massif, s'élance et l'ap-
porte. Il est temps. Un premier groupe d'une vingtaine de
personnes nous coudoie. Au même instant le drapeau est
amené.
« Messieurs, dit le général debout sur sa chaise, le palais est
vide ; l'Impératrice n'est plus là. Mais j'ai pour devoir de faire
respecter les Tuileries et je compte pour cela sur votre civisme,
la sagesse du peuple, etc., etc., » et autres rengaines que le
général débite fort habilement, du reste, et auxquelles il ne croit
pas plus que ceux qui l'écoutent. Pour moi, je n'écoute guère.
Une seule pensée me préoccupe : les mobiles tardent bien!...
Déjà la harangue tire en longueur, quand la garde impériale
s'ébranle tout à coup et rentre dans le palais. Son départ est
454 LA LECTURE
salué par une immense clameur. C'est la foule qui vient de tour-
ner le bassin et qui arrive au pas de course, se croyant déjà
maîtresse des Tuileries. Au même instant, les mobiles débou-
chent du vestibule, courant, eux aussi, la baïonnette en avant et
s'échelonnant sur deux rancs, entre le palais et la grille, comme
s'ils n'avaient pour but que d'empêcher l'envahissement des
jardins. Le général saute à bas de sa chaise et s'éloigne avec
(louzien. La grille est ouverte, le flot des envahisseurs court au
palais, qu'on semble lui ouvrir, escalade les marches, s'élance
dans le vestibule avec des cris de joie ; mais là, partout, se con-
tinue sans interruption la double haie des gardes mobiles, qui ne
laisse de libre qu'un large couloir entre deux rangs de fusils.
Emportés par leur élan et forcés d'aller droit devant eux jusqu'à
la sortie, nos braillards se retrouvent sur l'autre l'ace du palais,
dans la cour du Carrousel, tout surpris de s'y voir; et, dé(;us,
ahuris, comprenant qu'ils sont joués, s'en vont piteusement, les
mains dans leurs poches. L'affaire est manquée.
Alors, constatant que nous n'avons pas perdu notre temps,
Gouzien et moi, j'allume une cigarette et fais volte-face joour
m'en aller par où je suis venu.
Et je me trouve nez à nez avec un ignoble voyou qui me dit
avec un mauvais regard :
« — Ah! mallieur, va! Vous aviez bien besoin de vous mêler
de (;a, vous! »
V. Sardou,
ic l'Acadcmio Française.
r.ONIIEUU INTIME
(i)
III
Un jour après dîner, nous descendîmes au jardin, Katia et moi,
et nous allâmes nous asseoir sur un hanc placé au pied d'un til-
leul. C'était notre endroit favori, car do là notre regard embras-
sait une grande étendue. Serge Micliaïlovitch n'était pas venu
depuis trois jours, et nous l'attendions d'autant plus sûrement
qu'il avait annoncé son arrivée à l'intendant et son intention
d'examiner la moisson avant qu'elle fût rentrée. Vers deux
heures, nous les vîmes arpenter un champ de seigle; Katia me
regarda en souriant et lui envoya des pêches et des cerises qu'il
aimait heaucoup. Puis elle se réinstalla sur le banc et ne tarda
pas à somnoler. Je cassai une branche dont les feuilles luisaient
de sève, et, tout en continuant ma lecture, j'éventai doucement
Katia. Néanmoins je ne perdais pas de vue le sentier par lequel il
devait venir. Sonia était fort absorbée par son ardeur à établir une
tente de verdure pour sa poupée entre deux racines du tilleul.
Il faisait une chaleur lourde, sans un souffle d'air, et les nuages,
qui enserraient l'horizon depuis le matin, s'étaient rapprochés,
entassés, nous menaçant d'un orage. J'étais énervée comme je le
suis toujours dans de pareilles circonstances. Mais, api'ès midi, les
nuages s'étaient dispersés, le ciel s'était dégagé, le soleil avait
reparu ; seul, un point noir était resté au loin, attirant l'attention
par un grondement de tonnerre et un bleuissement d'éclair qui
en venaient parfois. Nous n'avions certainement plus rien à
craindre pour la journée. Sur la route qui apparaissait de place
en place derrière la verdure, un bruit de voitures se faisait en-
tendre, bruit lent et sourd des véhicules chargés, vacarme rapide
des chariots à vide sur lesquels flottaient les chemises des mois-
it) Voir le numéro du 25 août 1889.
.'i55 I.A LECTURE
sonneurs. La poussière soulevée en tôui'])illons ne s'abattait ni ne
s'envolait: elle restait comme suspendue dans l'air, i:)ar dessus la
liaio, entre les feuilles transparentes des arbres. Plus loin, dans
la direction de la grange, des voix se mêlaient, d'autres bruits do
roues se confondaient, les gerbes volaient de main en main, s'en-
tassant, formant d'énormes meules sur lesquelles passait le va-et-
vient des paysans.
Devant moi, dans la campagne, des cbariots s'avnnçaicnt éga-
lement, les gerbes jaunes s'enlevaient, et des grincements de
roues, des appels, des chansons venaient jusqu'à moi. Tandis que
d'un côté le champ se faisait de plus en plus désert, je distinguais
à droite les robes claires des femmes liant les gerbes et les grou-
pant, et il me semblait assister à la transformation de l'été en
automne. La poussière et la chaleur avaient tout envahi, à l'ex-
ception de notre coin favori, et, dans cette chaleur et cette pous-
sière, sous un soleil de feu, tout un monde de travaille::iirs causait,
riait, s'agitait. Je regardai Katia qui sommeillait sous son mou-
choir de batiste, les cerises (]ui brillaient dans une assiette, l'eau
claire de la carafe dans laquelle un raj^on se brisait, et j'éprouvai
lUK; él range sensation de bien-être.
— Qu'y l'aire? me dis-je, est-ce ma faute si je suis heureuse?
Mais comment ce bonheur s'épanchera-t-il? A qui se vouer, se
dévouer?
Déjà le soleil touchait la cime des bouleaux de l'allée, la pous-
sière tombait, et le paysage s'égayait sous la Imnièro oldifpie du
couchant; les nuages avaient complètement disparu. Près d(! la
grange, trois autres meules dressaient hur pointe, et des hommes
en descendaient. Des femmes chantaiiMit en revenant du travail,
le râteau sur l'épaule, des liens à la ceinture et Serge Michaïlo-
vitch ne venait pxs, bien que depuis longtemps je lui eusse vu
dévaler la colline. Somlain il parut à l'extrémité de l'allée, sur un
jioint auquel je ne l'attendais pas: il avait sans doute tourné le
ravin. Il accourut vers moi, tête nue, le visage rayonnant, mais,
cpiand il remarqua que ma compagne était endormie, il pinça les
lèvres, cligna les yeux et s'approcha sur la pointe des pieds.
Aussitôt je reconnus qu'il était dans cette heureuse disposition
d'esprit où il se sentait une joie sans bornes et que nous autres
nous désignions sous le nom d'enthousiasme effréné. Il rappelait
alors quelque écolier échappé à la férule 'lu maître, et des pieds à
la tète il était tout entier à son bonheur, à son insouciance d'enfant.
DONIIEUU INTIME 457
— Bonsoir, petite violette. Comment va? bien? domanda-t-il
en me serrant la main; moi, excessivement bien : il nie semble
que j'ai (Quinze ans, que je jouerais volontiers au cheval et que
je grimperais à un arbre avec infiniment de plaisir,
— Avec une joie effrénée? fis-je, sentant que cette joie me ga-
2-nait aussi.
— Oui, répondit-il en clignant un œil et en faisant les plus sé-
rieux efforts pour ne point éclater de rire, mais pourquoi ne
laissez- vous pas tranquille le nez de Katia Karlowna?
En effet, sans y prèteraucune attention, j'avais continué à éven-
ter Katia, mais j'avais fait tomber son mouchoir et je lui effleu-
rais le visage maintenant. Je me mis à rire.
— Katia soutiendra qu'elle n'a pas dormi, murmurai-je comme
si j'eusse craint de la réveiller, mais en réalité c'était pour avoir
le plaisir de parler à voix basse avec lui. Il m'imita, se contentant
de remuer les lèvres comme si j'eusse poussé la précaution au
point de n'émettre aucun son. I*uis, apercevant les cerises, il
s'en empara, faisant mine de les prendre à la dérobée, et il courut
à Sonia. Malheureusement il s'assit sur la poupée et Sonia se
fâcha. Il réussit à obtenir la paix en proposant un jeu dans
lequel il s'agissait tout simplement de voir qui mangerait le plus
vite les cerises.
— Voulez-vous que j'aille vous en chercher d'autres? lui dis-jc,
ou plutôt, si nous y allions ensemble ?
Il reprit l'assiette sur laquelle il posa la poupée, et nous nous
dirigeâmes vers les serres. Sonia courut après lui en riant et le
tira par le pan de son habit afin qu'il lui rendît la poupée. Il
s'exécuta, et, se tournant de mon côté :
— Pourquoi ne voulez-vous pas avouer que vous êtes une vio-
lette? reprit-il à demi-voix, encore bien qu'il n'y eût plus autour
de nous personne à laisser dormir ; lorsque je me suis approché
de vous après avoir supporté toute cette chaleur, toute cette
poussière et toute cette fatigue, j'ai respiré un délicieux parfum
de violette; non pas cette violette à l'odeur très capiteuse, mais,
vous savez, celle qui naît dans l'ombre et embaume les premiers
gazons à la fonte des neiges.
— Mais, dites-moi, comment marche l'exploitation ? repris-je
pour dissimuler le trouble agréable que m'avaient causé ses der-
niers mots.
4r.8 LA LECTURE
— A merveille. Ces gens sont à l'abri de tout reproche. Et
plus on les connaît, plus on les aime.
— Oui, oui, aussi quand j'ai vu tout à l'heure la façon dont ils
travaillaient, j'ai senti quelque chose comme un remords de les
voir tant peiner pendant que moi je suis si heureuse, si...
— Ne jouez pas avec ces sentiments, ma chère amie, dit-il,
m'interromi)ant d'une voix grave tout en me regardant affec-
tueusement, ils sont sacres. Dieu vous garde de jamais tirer
vanité de ces choses.
— Je n'eu parle qu'à vous.
— Oui, je lésais. Eh Lien, et les cerises?
Les serres étaient fermées; déplus, tous les jardiniers, envoyés
aux champs, étaient absents encore. Sonia se précipita à la rc-
clierclie de la clef, mais sans attendre davantage il s'aida d'un
arbre et sauta à l'intérieur.
— \^oulez-vous me donner l'assiette? me cria-t-il.
— Non, j'aime mieux les (.nicillir moi-même. Je vais chercher
la clef; on dirait que Sonia ne la trouve pas.
Mais au même instant, l'idée me vint devoir ce<iu'il fais.iitlà,
la mine qu'il avait, bref de l'observer alors qu'il se croyait abso
lument seul. Peut-être aussi tenais-je à ne pas le perdre de vue
un seul instant. Je lis le tour sur la pointe des jiieds jusqu'à un
endroit où le mur était moins haut, je montai sur un tonneau
vide et je me penchai. Du regard je parcourus l'intérieur où les
cerisiers dressaient leurs vieux troncs tortueux, étalant leur feuil-
lage épais sur lequel se détachaient les bouquets de cerises, et,
glissant ma tête sous le fdet tendu au-dessus de la serre, je pus
voir Serge Michaïlovitch assis sous un cerisier. Il croyait sans
doute que j'étais partie et qu'il était bien seul; il s'était décou-
vert et avait fermé les yeux et roulait mafliinalcmrnt entre ses
doigts une l)Oule de gomme végétale. Tout à coup, il haussa les
épaidcs, ouvrit les yeux et laissa échapper un mot, tout bas, en
.souriant. Ce mot et ce sourire étaient si peu en harmf)nie avec
lui-même que j'eus honte de l'avoir épié, j'avais cru lui entr-ndro
dire Maclia! l'^t je ponsais que c'était impossible. Chère Mâcha,
répétat-il d'une voix plus faible, avec; plus de tendresse encore,
mais cette fois je comjtris les deux mots. Mon cœur battit avec
une telle violence, je fus prise d'une telle émotion et envaliie sou-
dain par une telle joie, que je dus me cramponner à la muraille
pour ne pas tomber. Il entendit le bruit, regarda autour de lui
DOXIIFX'R INTIME 459
d'un air effrayé et devint rouge comme un enfant. Il voulut par-
ler mais il ne put y parvenir ; sa rougeur augmentait toujours.
Cependant il sourit en m'apcrcevant et je souris également. Son
visage rayonnait, ce n'était plus là un vieil oncle me prodiguant
des conseils et des encouragements, mais bien l'homme, jeune
autant que moi, m'aimant et me craignant autant que je le crai-
gnais et que je l'aimais. Nous nous regardions, sans rien dire.
Brusquement il fronça les sourcils, l'éclat de ses yeux et la ten-
dresse de son sourire disparurent. Il reprit une mine calme et
paternelle comme si nous eussions commis quelque faute, qu'il fût
redevenu maître delui-mêmeet qu'il voulût m'en voir faire autant.
— Descendez, vous pourriez vous faire mal, dit-il, et remettez
vos cheveux en ordre. Si vous vous voyiez.
Pourquoi dissimule-t-il ainsi? Pourquoi me fait-il souffrir?
pensai-je. Et j'éprouvai le désir de mettre le comble à son embar-
ras et de savoir jusqu'où allait mon empire sur lui.
— Non, je veux cueillir des cerises, répliquai-je, et, saisissant
une branche voisine, je m'élançai sur le mur.
Avant qu'il eût eu le temps de venir à mon aide, j'avais sauté
et je me trouvais à côté de lui.
— Quelle folie! s'écria-til en s'efforçant de cacher son émotion
sous un air contrarié. Vous auriez pu vous blesser. Et mainte-
nant comment allez- vous sortir d'ici ?
Sa confusion n'avait fait qu'augmenter, mais, à présent au lieu
de m'amuser, elle me parut jaénible. Bientôt je la partageai ; je
me suis éloignée de lui, et, ne sachant plus que dire, je me mis à
cueillir des cerises dont avant peu je ne sus plus que faire. Je
m'adressai des reproches et regrettai ma conduite, craignant déjà
d'avoir déchu dans son estime par la manière dont j'avais agi.
Nous gardions le silence et une oppression nous serrait l'âme.
Enfin Soniii revint avec la clef et nous tira de cette situation
désagréable. Mais pendant longtemps encore nous évitâmes de
nous parler, et de préférence nous causions avec Sonia.
Je me calmai lorsque je me retrouvai auprès de Katia, laquelle
nous assura n'avoir pas dormi un seul instant et avoir tout en-
tendu; lui-même essaya de reprendre avec moi ses airs protec-
teurs et paternels; cet essai n'aboutit pas. Pour ma part, j'avais
encore trop en mémoire les termes de tel singulier entretien qui
datait de quelques jours seulement. Katia avait prétendu qu'il
/iGO LA LECTURE
est plus facile pour l'homme que pour la f(Mnmc d'éprouver do
l'amour et de révéler cet amour.
— Un homme peut dire qu'il aimo, une femme ne le peut pas,
avait conclu Katia.
— Et moi, mon avis est qu'un homme ne peut ni ne doit dire
qu'il aime, avait répliqué Serge Michaïlovitch.
— Pourquoi donc? avais-je demandé.
— Parce qu'il dit toujours un mensonge en ce cas. Voilà une
jolie découverte pour un homme, s'apercevoir qu'il aime. Comme
s'il n'avait qu'à dire : j'aime, pour qu'aussitôt le fait se produise :
une, deux, j'aime, comme s'il n'avait qu'à prononcer le mot pour
qu'instantanément quelque chose d'extraordinaire, un miracle,
eût lieu. Il me semhle que les gens avouant solennellement leur
amour par un : je vous ainie, ou se trompent ou trompent les
autres, ce qui est encore pis.
— Mais comment une femme saura-t-elle qu'on l'ainic si on ne
le lui dit pas? avait riposté Katia.
— Je l'ignore: chacun a sa manière de s'exprimer, mais il y a
des sentiments que l'on devine instantanément. Quand je lis un
roman, je ne puis m'cmi)ècher de songera l'air emharrassé du
lieutenant Strelski ou d'Alfred au m )ment oi!i il dit : Eléonore,
je t'aime. Peut-être se figurc-t-il qu'un événement extraordi-
naire va se produire; mais rien, ni pour lui, ni pour elle. Leurs
yeux, leurs bouches, leurs nez, bref, tout en eux reste le môme.
J'avais alors attribui'; un sens sérieux à cette iilaisantcrie,
Katia ne nous permettait guère de nous occuper de héros de
romans.
— Toujours des paradoxes ! .s'écria-t-elle. Voyons, soyez franc:
n'avez- vous jamais dit : Je vous aime, à une femme.
— Jamais je ne l'ai dit, jamais je ne me suis agenouillé devant
une femme et je ne le ferai jamais, r<';p!iqua-t-il en souriant.
— Oh! il n'a pas besoin de me le dire, p'usai-je, il m'aime et je
le sais. Tous ses efforts pour paraître indifférent ne m'enlèveront
pas cette conviction.
Le soir démon escapado, il me parla i^ou; mais dans chacun
des mots qu'il adressa à Sonia ou à Katia, dans chacun de ses
mouvements, dans chacun de ses regards, son amour se tra-
hissait et je ne pouvais en douter. La seule chose qui me chagri-
nât et me causât du dépit , c'était (ju'il crût nécessaire de
feindre et de jouer l'indifférent. Tout était si simple, si clair, et
BÛXIIEUII INTIME 4G1
il nous eût été si facile d'être libres de toute contrainte et heu-
reux — si heureux !
Cependant j'étais torturée par le souvenir de ce que j'avais
fait aujourd'hui, dans la serre, absohiment comme si c'eût été un
crime ; je craignais d'avoir perdu son estime et d'avoir encouru
son blâme. Après le dîner, je me dirigeai vers le piano ; il me
suivit.
— Jouez-moi quelque chose : il y a si longtemps que je ne vous
ai pas entendue, me dit-il lorsqu'il m'eut rejoint au salon.
— Volontiers... Serge Michaïlovitch, répondis-je en le regar-
dant liien en face : vous ne m'en voulez pas ?
— Pourquoi vous en voudrais-jc?
— Pour vous avoir désobéi cet après-midi, répliquai-je en
rougissant.
Il me comprit, et, hochant la tète, se mit à sourire. Et ce sou-
rire m'avoua que, s'il m'en avait voulu quelque peu, il ne se sen-
tait plus maintenant la force de m'en vouloir.
— C'est fini, n'est-ce pas? nous sommes toujours bons amis,
repris-je en m'asseyant au piano.
— Certainement.
Deux bougies m'éclairaient ; le reste de la pièce très haute et
très grande était plongé dans une douce olîscurité. Les fenêtres
ouvertes laissaient voir les splendeurs d'une nuit superbe, et le
silence imposant qui planait autour de nous était à peine troublé
de temps à autre par le pas furtif de Katia traversant le salon
ou un hennissement du cheval de Serge Michaïlovitch qui était
attaché dans la cour et creusait la terre d'un pied impatient. Il
s'assit derrière moi, de sorte que je ne pouvais le voir, mais par-
tout je sentais sa présence, dans l'ombre de la pièce, les sons
qui l'emplissaient et jusqu'en moi-même. Chacun de ses mouve-
ments et chacun de ses regards pénétraient dans mon cœur, au-
tant cpie si je les eusse vus.
Je jouai une sonate de Mozart, que j'avais étudiée pendant
son absence ; je ne pensais pas à la musique, et cependant je
crois que je jouai bien et que le morceau lui plut. J'éprouvai
quelque chose du plaisir qu'il devait ressentir, et j'avais la sensa- .
tion du regard qu'il attachait sur moi. Tout en laissant glisser
machinalement mes doigts sur les touches, je me retournai in-
volontairement de son côté. .Sa tête, qu'il avait appuyée sur sa
main, se dessinait sur le fond clair de la nuit, et ses yeux qui
4G2 LA LECTURE
rayonnaient ne me perdaient pas de vue. Je souris en rencon-
trant ses yeux et je cessai de jouer. Il sourit aussi, et d'un geste
de la tète me désigna le cahier, comme pour me demander de
continuer. Ouand j'eus fini, la lune brillait de tout son éclat et
inondait le tapis d'une lumineuse blancheur.
Katia fut d'avis que j'agissais contre tout bon sens, car je m'é-
tais arrêtée au milieu du plus beau passage ;elle assura que j'avais
très mal joué. Il protesta, disant que je n'avais jamais fait montre
d'un aussi beau talent, et, se levant, il se promena du salon à
l'antichambre et de l'antichambre au salon; chacpie fois il me
regardait et me souriait. Je souriais aussi, j'étais même disposée
à rire aux éclats, tant j'étais heureuse de ce qui s'était passé dans
la journée et le soir même. Connue la porte le dérobait un instant
à mes yeux, je me jetai dans les bras de Katia et l'eml^rassai
dans le cou, avec emportement, puis aussitôt je repris mon sé-
rieux, faisant les plus laborieux efforts pour réprimer les élans
de ma joie.
— Qu'a-t-elle donc ce soir? lui demanda Katia.
Mais il ne répondit pas, se contentant de sourire : il savait
très bien ce que j'avais.
— \'oyez donc, quelle nuit ! dit-il, arrêté devant la fenêtre du
balcon donnant sur le jardin.
Nous le rejoignîmes et nous vîmes en effet une de ces nuits
comme je n'en ai jamais revu plus tard. La lune entraînée dans sa
course était maintenant derrière la maison, cachée à nos regards,
et l'ombre du toit s'allonii-eait sur le sal)le des chemins et le ixazou
de la pelouse. Tout le reste était noyé de lumière, criblé de gouttes
de rosée que le clair de lune faisait scintiller. Une largo allée
bordée de fleurs, striée d'un côté par l'ombre des dahlias, se
perdait au loin, semblable à une autre voie lactée. Le toit de la
serre surgissait derrière les arljres, et du ravin montait une brume
flottanto «pii se condensait do |dus en plus. Il y avait sous les
feuillages de tels jeux de lumière et d'omljre qu'on eût cru voir
df merveilleuses voûtes élégantes et éthi'-rées, se balançant l('gè-
rementdans les airs. A droite, devant le logis, tout était sombre,
vatruc, jti'csque sinistre, et de tout ce noir jaillissait, fantasti(|ue,
la cime d'un peuplier blanc terminé en un panache qui semblait
prêta s'envoler au premier souffle de vent.
— Allons faire un tour de promenade, dis-jc.
BONHEUR INTIME 403
Katia y consentit ; elle me lit remarquer que je devrais chaus-
ser des galoches avant de sortir.
— C'est inutile, répondis-je, Serge Michaïlovitch me donnera
son bras.
Absolument comme si cela eût sulll pour m'empôcher de me
mouiller les pieds. Mais en ce moment l'objection n'étonna per-
sonne et nous la trouvâmes naturelle. Jamais il ne m'avait offert
le bras ; je m'en emparai et la chose ne parut pas le surprendre.
Nous traversâmes la terrasse et je sentis que cet air, ce jardin,
ce ciel n'étaient plus pour moi ce qu'ils avaient toujours été.
Lorsque j'eus devant moi l'allée que nous allions prendre, je crus
que nous ne pourrions nous avancer davantage, que le royaume
du réel finissait là, et que désormais tout resterait ainsi, immuable
dans sa beauté. Mais plus nous marchions, plus l'invisible mu-
raille se reculait, et il me semblait que je retrouvais des objets
depuis longtemps familiers. C'était bien un chemin que nous
avions sous les pieds, des zones d'om])re et de lumière que nous
franchissions, des feuilles mortes qui craquaient sous nos pas,
des branches d'arbres qui nous effleuraient le visage. C'était
bien lui qui allait lentement à côté de moi, soutenant mon bras
d'un air attentif, et c'était aussi Katia dont les chaussures criaient
à mon oreille. Et ce devait être la lune qui versait sur nous cette
lumière blanche, à travers la ramure immobile... Mais le rêve se
refermait sans cesse sur nous et il m'était difficile de penser à
la réalité.
— Ah ! une grenouille ! s'écria une voix.
— Qui dit cela ?.., Pourquoi ? me dis-je ; puis je me souvins que
la voix était celle de Katia et que Katia avait toujours eu peur
des grenouilles. Je regardai à mes pieds : une minuscule gre-
nouille sauta et retomba devant moi, mettant son ombre mince
sur le fond clair du chemin.
— Vous n'en avez donc pas peur? me demanda Serge Mi-
chaïlovitch.
Je le regardai : nous étions arrêtés à un endroit découvert et
son visage m'apparut en pleine clarté, un visage si beau, si heu-
reux !... Vous n'en avez donc pas peur? avait-il dit; mais il avait
prononcé ces mots comme s'il m'eût avoué : Je t'aime, chère
enfant, je t'aime, je t'aime ! Et son regard et sa main me confir-
maient que je n'étais pas dans l'erreur; et l'air, la lumière et
l'omln-e me le confirmaient aussi.
464 LA LECTURE
Nous parcourûmes ainsi tout le jardin : Katia, essoufflée par
la fatigue, n'allait plus qu'à petits pas. Enlin elle nous rappela
qu'il était temps de rentrer et j'eus pitié d'elle. Pourquoi n'ô-
prouve-t-elle pas ce que nous éprouvons? songcai-je. Pourqu'^i
tous les honnnes ne sont-ils pas jeunes et heureux comme nous
par une nuit semblable? Nous rentrâmes; mais il resta encore
longtemps avec nous, bien que tout dormît dans la maison, que
le coq chantât, que son cheval hennît et piaffât avec plus d'im-
patience. Katia oublia de nous faire rcmarcjiuer qu'il était tard,
et nous restâmes ainsi à causer des choses les plus indifférentes
jusque vers trois heures. Les coqs avaient chante nomljrc de fois
déjà, et le jour commençait à poindre quand il se retira. Il prit
congé de nous de la môme fa^^on cpi'il le faisait habituellement,
sans rien ajouter de particulier, mais je savais que désormais il
était à moi et que je n'avais pas à craindre de le perdre. Aussitôt
((ue je me fus dit que je l'aimais, je confessai tout à Katia. Elle
fut heureuse et touchée de cette marque de confiance, mais
l'excellente nature ne put fermer l'œil de la nuit; moi je restai sur
la terrasse ou je descendis au jardin, reprenant les mêmes allées
que nous avions suivies ensemble, me répétatit chacun de ses
mots, me re})résenlant chacun de ses mouvements.
Je ne pus dormir, et pour la première fois de ma vie j'assistai
à l'apparition de l'aurore et au lever du soleil : jamais je n'ai eu
plus tard semblable nuit. Mais pinn-quoi ne m'a-t-il pas dit qu'il
m'aime? Pourquoi suscile-t-il des diffi'-ultés à j)laisir? Pourtpioi
se dit-il vieux alors (]uc je le trouve si simple et si beau ? Pour-
quoi perd-il un temps si précieux que nous, ne regagnerons ja-
mais? (Ju'il parle d(inc, qu'il parle, (pi'il prenne ma main dans
la sienne et que, ])aissant la t<He et rougissant, il dise: je t'aime!
Et alors moi je lui dirai tout... ou, non, je ne lui dirai rien, je le
serrerai dans mes bras, je me collerai contre sa poitrine et je
l>leurerai...
Puis tout à coup une pensée me venait : Si je me trompais...
s'il ne m'aimait pas?...
Mes propres sentiments m'effrayeront : Dieu sait où ils pou-
vaient me l'onduire ! Je me souvins de notre trouble à tous
deux lorsque je l'avais rejoint dans la serre et mon cœur se serra
mes yeux se remplirent de larmes : y ma mis à prier. Alors une;
idée singulière me traversa l'esprit, me rendit le calme et quelque
espoir : je pris la résolution de jeûner jusqu'à mon anniversaire,
BONHEUR INTIME 4G5
jour auquel je communierais. Le même jour, je ferais en sorte
de devenir sa fiancée...
Pourquoi? Comment cela se ferait-il? Je l'ignorais, mais j'étais
persuadée que cela serait.
Entre temps, le jour avait pris tout son éclat, et la maison s'a-
nimait déjà au réveil des domestiques : je regagnai ma
chambre.
On était au carême de l'Assomption, et personne ne fut surpris
de ce que je voulais m'acquittcr de mes devoirs religieux.
Serge Michaïlovitch n'était pas venu une seule fois de toute la
semaine. Loin de m'en étonner, de m'en inquiéter ou de lui en
voidoir, j'en fus contente; je ne l'attendais que pour mon anniver-
saire. Pendant cette semaine, je m'étais levée tôt, et pendant que
l'on attelait, je me promenais au jardin, réfléchissant à ce que
j'avais fait la veille et à ce que je devais faire pour être satisfaite
de ma journée et ne me rendre coupable d'aucun péché. Cela me
semblait si facile alors, en me surveillant un peu. La voiture prête,
j'y prenais pjlace avec Katia, ou une bonne, et nous nous en allions
à l'église, distante de trois verstes. En y arrivant, je me rappelais
qu'on prie là pour tous ceux qui y pénètrent avec la crainte de
Dieu, et je m'efforçai de m'élever jusqu'à ce sentiment tout en
gravissant les deux marches de pierre du parvis, envahies par
les herbes.
A ce moment de la journée, il n'y avait ordinairement qu'une
dizaine de personnes, paysans ou serfs de la cour, se préparant
également à la confession. Je m'appliquai de mon mieux à ré-
pondre humblement à leur salut et je m'approchais du tiroir con-
tenant les cierges — ce qui me semblait une hardiesse de ma part
— afin d'en recevoir quelques-uns de la main du vieux soldat,
remplissant les fonctions de staroste , et j'allais les placer devant
les saintes images. Par la grande entrée du sanctuaire, j'aperce-
vais la nappe d'autel, brodée par ma mère, et, au-dessus de l'ico-
nostase, les deux anges étoiles qui m'avaient paru si gigantesques
au temps où j'étais toute petite iille, puis encore plus haut la co-
lombe dans sa gloire dorée, qui avait tant occupé jadis ma jeune
imagination. Je voyais derrière la grille du chœur, les fonts bap-
tismaux sur lesquels j'avais tenu nombre d'enfants de nos serfs,
après y avoir moi-même été baptisée.
Puis survenait le vieux prêtre, portant une étole taillée dans le
drap mortuaire de mon père ; il commençait le service divin de
LECT. — 53 IX — 30
406 LA LECTURE
cette voix que j'avais toujours entendue chez nous aux heures
solennelles, soit que ce fût après la naissance de Sonia ou à pro-
pos de la mort de mon père et de ma mère. Puis le chantre re-
prenait d'une autre voix, qui m'était tout aussi familière, et je
retrouvais là aussi cette même vieille que j'avais toujours vue
prosternée, accotée à la muraille, le regard voilé de larmes et
fixé sur l'une des images, ses mâchoires sans dents rcnmécs par
une prière qu'elle marmottait à voix basse. Ce n'était plus ime
simple curiosité ou des souvenirs qui me rapprochaient de cc5
choses et de ces êtres; maintenant, ils avaient leur importance
pour moi, comme si une mystérieuse valeur leur eût été donnée,
soudainement.
Je suivais attentivement les prières qui étaient récitées et je
mettais toute ma ferveur dans les répons. Loi'sque je ne compre-
nais pas, j'invoquais Dieu, le suppliant de m'éclairer; ou je rem-
plaçais ce qui restait lettre morte pour moi, par une. oraison de-
mandée à ma propre inspiration. Quand on passait aux actes de
contrition, je pensais à mon passé, et cet innocent passé d'enfant
me paraissait très noir, comparé à l'état dans lequel je me trouvais
présentement: je pleurais et j'avais frayeur de moi-même. Mais
en même temps, je sentais que le pardon avait tout effacé; et si
mes péchés eussent été plus grands, le repentir n'en eût été que
plus doux. Le service divin terminé, le prêtre disait : que la béné-
diction du Seigneur soit sur vous! et aussitôt j'avais en moi la
sensation de cette bénédiction, une sorte de bien-être délicieux
s'emparait de moi : on eût dit que la lumière et la chaleur péné-
traient à flots dans mon cœur.
Si le prêtre s'approchait ensuite de moi et s'informait de mon
désir de voir célébrer vêpres à la maison et de l'heure convena])le,
je le remerciais humblement de ce cfu'il voulait faire pour moi et
je lui déclarais que je viendrais à l'égli.sc moi-même.
— Vous pensez vous donner cette peine? ajoutait-il.
Et je ne savais que répondre, craignant de pécher par orgueil.
Je renvoyais toujours la voiture si Katia ne m'accompagnait
pas et je revenais à pied, saluant tout le monde avec effusion,
recherchant les occasions de venir en aide à nos semblables, de
leur donner un conseil, de leur faire queh^ue sacrifice, entrant
dans l'ornière pour leur abandonner le chemin propre.
Un soir, j'entendis l'intendant raconter à Katia qu'un paysan
du nom de Semen, était venu lui demander une planche pour la
BONHEUR INTIME 467
tombe de sa fille, et un rouble argent, afin de faire dire une
messe; il avait donné ce qu'on lui réclamait.
— Il est donc bien pauvre? fis-je.
— Très pauvre, mademoiselle, il n'a pas même de sel.
Mon cœur se serra ; cependant, je fus heureuse d'avoir eu con-
naissance de cette misère. Je laissai croire à Katia que j'allais
me promener et je montai dans ma chambre; je pris toutes mes
économies (peu de chose, mais tout ce que je possédais) et, après
avoir fait le signe de la croix, je traversai la terrasse et le jardin,
me dirigeant vers la chaumière de Semen. Elle était à l'extrémité
du village; sans être vue de personne, je m'approchai de la
fenêtre, j'y déposai l'argent, et je frappai. Quelqu'un sortit ; j'en-
tendis grincer la porte, une voix m'appeler ; mais je m'étais sauvée,
tremblante autant qu'une criminelle, et je courus d'une haleine
jusqu'à la maison. Katia s'enquit où j'avais été, et ce que j'avais :
je ne compris rien de ce qu'elle me dit, et je ne lui donnais au-
cune réponse. Tout cela me semblait si insignifiant! Je m'enfer-
mai dans ma chambre, et je me mis à marcher de long en larce;
il m'était absolument impossible de faire ou de penser quelque
chose, de me rendre compte de ce que j'éprouvais. Je me figurai
la joie de cette malheureuse famille, l'expansion de reconnais-
sance qu'ils auraient eue pour leur bienfaiteur, et j'avais presque
un regret de n'avoir point remis cet argent à eux-mêmes. Je
songeai à ce que dirait Serge Michaïlovitch , en apprenant cette
aventure, et je me félicitai de ce qu'il ne la connaîtrait jamais.
Une telle allégresse s'empara de moi, je fus tellement imprégnée
de ma perfection, et de la perfection des autres hommes , je vis le
monde entier sous un jour si favorable, que l'idée de la mort sur-
git en moi comme la vision d'un bonheur. Je souriais, je priais,
je pleurais, et en ce moment j'aimais avec une ardeur extrême et
tous mes semblables, et moi-même. Je pris l'Evangile, et je com-
mençai à lire; plus je lisais, plus le livre devenait intelligible
pour moi, plus je trouvais simple et touchante l'histoire de cette
vie sublime, infinie, la profondeur des sentiments et des pensées
contenus dans l'enseignement du Sauveur. Puis, si je quittais le
livre pour considéi'cr le milieu dans lequel je me mouvais, les
choses se simplifiaient, s'expliquaient. Il me parut difficile de ne
pas être bon, au contraire, facile d'aimer tous les hommes et do
s'attirer l'amour de chacun. Tous étaient si bons et si affectueux
pour moi, Sonia elle-même à qui je donnais toujours des leçons,
4G8 LA LECTURE
était devenue tout autre avec moi : elle s'efforçait sérieusement
de comj)rendre, de me procurer de la satisfaction, et de ne ])lus
m'occasionner de peines. Ce que j'étais pour les autres, les autres
l'étaient pour moi. Puis, passant à mes ennemis, dont je voulais
obtenir le pardon avant de m'approcher de la Sainte Table, je
jiic souvins d'une jeune fille, dont je m'étais moquée, un an au-
paravant, en présence de plusieurs personnes, et qui depuis lors
ne venait plus à la maison. Je lui écrivis pour lui avouer mes
torts, et lui demander de me pardonner. Elle me répondit en
implorant elle-même un pardon, et en m'accordant le mien. Je
pleurai de joie, en parcourant ces lignes très simples 'dans les-
quelles je croyais voir l'expression d'une grande àme. Ma bonne
pleura aussi, lorsque je lui demandai pardon. Pourquoi étaient-ils
donc tous ainsi avec moi? Qu'avais-je fait pour mériter tant d'affec-
tion? Involontairement je songeai à Serge Michaïlovitch, et ma
pensée s'attarda auprès de lui,malgrcmoi. D'ailleurs, je ne consi-
dérai pas ceci comme une faute. Sans doute, je ne m'occupais plus
autant de lui maintenant, que dans cette nuit où j'avais appris
(|u'il m'aimait. A présent, il était un autre moi-même, et tout ce
qui concernait mon avenir, le concernait aussi : l'oppression que
j'avais éprouvée en sa présence, n'était plus qu'un souvenir vague.
Maintenant, j'étais son égale, et des hauteurs où je planais en ce
moment, je le comprenais parfaitement. Je voyais clair dans tout
ce qui m'avait paru inipénétral)le jusqu'alors. Je comprenais
pourquoi il assurait que le seul bonlicur certain, c'est de vivre
pour les autres, et je partageais son opinion.
Il me semblait qu'à nous deux, nous jouirions d'une félicité
immense et douce. Je ne pensais plus aux voyages, au grand
monde, au luxe; je ne désirais plus qu'une existence très calme,
toute de famille, à la campagne, dans une perpétuelle abnégation
de soi-même, un amour inébranlable, une gratitude inexprimable
pour les bontés de la Providence.
Ainsi que je me l'étais proposé, je lis mes dévotions le jour
anniversaire de ma naissance. Mon cœur était plein d'un tel
ravissement quand je sortis de l'église, que des craintes in-
cessantes me revenaient — craintes pour ma vie, pour mes sen-
sations, pour tout ce qui pouvait troubler ce ravissement. Mais à
peine avions-nous mis pied à terre devant le perron , que le pont
retentit au passairc d'un cabriolet bien connu : aussitôt j'aperçus
Serge Michaïlovitch.
DONEIEUR INTIME 4G9
Il me félicita et nous entrâmes ensemble au salon. Depuis que
je le connaissais, je n'avais jamais été aussi sûre de moi en sa
présence que ce jour-là. Je sentais que je portais en moi un monde
inconnu auquel il devait être étranger; je n'éprouvais pas le
moindre trouble. Sans doute il le remarqua; il se montra d'une
déférence excessive , presque timide. Je voulus me mettre au
piano, mais il le ferma et glissa la clef dans sa poche.
— Ne gâtez pas votre situation d'esprit, me dit-il, vous avez en
vous une musique avec laquelle toutes les harmonies terrestres
ne peuvent entrer en comparaison.
Je lui fus reconnaissante de ces paroles, et cependant j'eus une
déception à le voir pénétrant aussi facilement ce qui devait rester
un mystère pour tous.
Au dîner, il nous annonça qu'il venait me présenter ses com-
pliments, et me faire ses adieux en même temps, car il partait
le lendemain pour Moscou. Il regarda Katia, puis il me jeta un
coup d'œil furtif comme s'il eût craint de voir une vive émotion se
trahir sur mon visage. Cependant, je n'éprouvai ni trouble ni sur-
prise; je ne lui demandai même pas s'il serait longtemps absent :
je savais, j'étais certaine qu'il ne partirait pas. D'où me venait
cette certitude? Aujourd'hui il m'est impossible de le deviner;
mais alors il me semblait savoir tout, le présent et l'avenir. Je
me trouvais dans une de ces extases qui donnent la raison de ce
qui a été et de ce qui sera, voire même de la façon dont les cho-
ses arriveront. Il comptait se retirer immédiatement; mais Katia,
nous ayant laissés seuls après table pour aller faire sa sieste, il
dut attendre qu'elle reparût pour prendre congé d'elle. Comme
les rayons du soleil nous aveuglaient dans le salon, nous pas-
sâmes sur la terrasse.
Nous étions à peine assis, que j'engageai hardiment l'entretien
qui allait décider du destin de mon amour. .Je commençai donc à
* parler au moment où nous fûmes installés , ni plus tôt ni plus
tard : rien n'avait été dit entre nous qui eût pu m'empêcher d'ex-
primer ce que je voulais exprimer. Je ne comprenais pas où j'a-
vais puisé ce sang froid, cette netteté d'expression dont je dispo-
sais : on eût dit que ce n'était pas moi qui parlais, que j'obéissais
à une force indépendante de ma volonté. Serge Michaïlovitch
avait pris place en face de moi, et accoudé sur la balustrade, il
effeuillait machinalement une branche de lilas. Lorsque je pris la
parole, il lâcha le rameau et posa la tête sur une main ; ce main-
470 LA LECTURE
tien était celui d'un homme très agité tout autant que d'un in-
différent.
— Pourquoi voulez-vous partir? dcmandai-je résolument, et
je le regardai fixement.
— Des affaires ! répliqua-t-il après un silence, tout en baissant
les veux.
Je compris qu'il lui serait très difficile de me donner un men-
songe sur une question posée aussi carrément.
— Ecoutez, rcpris-je, vous savez ce qu'est la journée pour moi :
c'est un jour solennel à plus d'un titre. Si je vous interroge ainsi,
ce n'est pas simplement pour vous montrer combien je m'inté-
resse à vous — vous n'ignorez pas que je suis habituée à vous
et que je vous aime — mais c'est parce qu'il faut que je sache.
Pourquoi partez-vous ?
— Il m'en coûte de vous dire la vérité... de ne point vous ca-
cher la cause véritable de mon départ. Cette semaine, j'ai
beaucoup pensé à vous et à moi et le l'ésultat est celui-ci : il
faut que je parte... Vous comprenez pourquoi... et si vous
m'aimez, vous ne m'en demanderez pas davantage.
De la main, il s'essuya le front et se couvrit les yeux.
— Il m'en coûte... vous le savez...
Mon cœur se mit à battre avec violence.
— Je ne sais rien, dis-je, je ne puis rien savoir. Mais pour
l'amour de Dieu, je vous en conjure, parlez ! je puis tout entendre,
je serai calme...
Il me regarda, et changeant de posture, reprit sa branche de
lilas.
— Du reste, reprit-il après un nouveau silence en essayant de
raffermir sa voix, bien que ce soit à la fois absurde et impos-
sible d'exprimer ces choses par des mots, je tenterai de vous
faire comprendre, quoi qu'il m'en coûte...
Et son front se plissa comme s'il eût ressenti en ce moment
une vive douleur physique.
— Eh bien ? fis-je.
— r'igurez-vous un honimc, nommé A... — déjà âgé, déjà dé-
sillusionné, et une jeune fille, nommée B... — jeune, heureuse,
ignorante du mondr- et de la vie. Par suite de différentes cir-
constances, A... aime B... comme si elle était sa fille, mais jamais
il ne s'est avisé de supposer qu'il pourrait l'aimer autrement.
Il se tut ; moi, je ne dis rien.
BONHEUR INTIME 471
— Mais, continua-t-il d'un ton soudain dégagé, sans me re-
garder, mais A... avait oublié que B... était jeune, que pour elle
l'exi-stcnce n'était encore qu'un jeu, qu'il l'aimerait p jut-être
d'un autre amour dont elle pourrait s'amuser. Alors un beau
jour, il s'aperçut qu'un nouveau sentiment, quelque chose comme
le remords, s'était glissé en lui et il eut peur; — il eut peur de
voir rompre les ^anciennes relations d'amitié, et il résolut de
s'éloigner avant que ces relations se fussent altérées.
Et de nouveau, dans un mouvement qui affectait d'être ma-
chinal, il se couvrit les yeux.
-^ Pourquoi craignait-il d'aimer d'un autre amour ? demandai-
je en refoulant mon émotion; — ma voix était basse, mais as-
surée.
Sans doute, il crut y démêler une accentuation ironique, car il
répondit d'un air froissé :
— Vous êtes jeune, je ne le suis plus. Il vous est permis de
jouer, mais je dois songer à autre chose. Ne jouez pas avec moi,
j'en souffrirais et vous pourriez le regretter un jour — voilà
comment A parla. Mais tout ceci est enfantin. Vous compren-
drez maintenant pourquoi je pars... N'en parlons plus, je vous
en prie.
— Mais si, mais si, parlons-en ! m'écriai-je, des larmes dans
la voix. L'aimait-il? ne l'aimait-il pas? S'il ne l'aimait pas,
pourquoi jouait-il avec elle comme avec une enfant ?
— Oui, oui, A... fut coupable, répliqua-t-il avec vivacité, mais
tout ceci eut une fm : ils se séparèrent... bons amis.
— Mais, c'est épouvantable ! Et il n'y avait pas d'autre fm ?
demandai-je, effrayée moi-même de ce que je disais.
— Oui, il y avait une autre solution, reprit-il en baissant sa
main et en me regardant fixement, il y avait deux dénouements ,
possibles, mais, pour l'amour de Dieu, ne m'interrompez plus et
écoutez-moi tranquillement... Les uns disent — et il eut un
sourire douloureux et mélancolique — les uns disent qu'A...
a perdu la tête, qu'A... a aimé B... à la folie, qu'il le lui a avoué
et qu'elle en a ri. Pour elle, ce n'avait été qu'un simple badinage,
alors que pour lui, c'était la chose la plus grave de toute sa vie...
Je frémis et je voulus lui faire remarquer qu'il ne devait pas
■ se permettre de me faire agir ainsi. Mais il n'y consentit pas, et,
posant sa main sur la mienne :
— Attendez, poursuivit-il d'une voix tremblante, d'autres affir-
472 LA LECTURE
ment qu'elle a eu pitié de lui, que la mallicurcuse enfant s'est
imaginée, dans son inexpérience, pouvoir l'aimer, et qu'elle est
devenue sa femme. Lui, insensé, a cru... oui, il a cru qu'une
nouvelle vie était possible pour lui, mais bientôt il a reconnu
qu'elle l'avait trompé comme lui l'avait trompée... Restons-en
là...
\'isiblemcnt, il ne put en dire davantage ; il se rassit en face
de moi. Il avait dit : restons-en là, mais je vis bien qu'il atten-
dait une réponse. Je voulus parler, mais je n'y réussis pas, tant
j'avais la gorge serrée.
Je le regardai : il était pâle et sa lèvre tremblait. Je me sentis
une pitié infinie pour lui ; je fis un nouvel effort et je parvins
à rompre un silence qui in'étouffait ; je dis d'une voix calme et
retenue qui menaçait de se briser d'un instant à l'autre :
— Il y a une troisième solution; — je m'arrêtai, mais il se tut
et je dus continuer; — cette troisième solution, c'est qu'il ne l'ai-
mait pas et qu'elle fut malheureuse, très malheureuse. Il crut
avoir le droit de l'abandonner; bien plus, il fut fier de cet acte. Si
quelqu'un pensait à se jouer de l'autre, c'était vous et non moi.
Dès le premier jour, je vous ai aimé, oui aimé; — et ce dernier
mot fut jeté comme dans un cri qui m'effraya moi-même.
Serge s'était levé brusquement ; il était plus pâle, ses lèvres
tremblaient plus fortement, et deux grosses larmes roulèrent sUr
SCS joues.
— C'était mal ! rcpris-ie avec emportement, car je sentais que
le dépit et les pleurs m'étouffaient, et, me levant au.ssi pour me
retirer, j'ajoutai : et pourquoi ?
Mais il me retint, et bientôt sa tête repo.sa sur mes genoux, il
couvrit mes mains de baisers.
— Si j'avais su, mon Dieu I murmura-t-il.
— L'ai-je mérité? di.s-je encore.
Et je sentis mon âme pleine d'une ivresse qui a disparu pour
ne jamais revenir.
Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, que Sonia courait
annoncer à Katia et à toute la maison, (j[ue Mâcha épousait Serge
Miohaïlovitch.
L. Tolstoï.
(/l suivre.)
LES DANSEUSES JAVANAISES
Grâce à la vapeur, les communications sont devenues si faciles
entre la France et l'Afrique, que l'exposition algérienne et tuni-
sienne a été comme la mise au point d'images un peu vagues,
mais formées pourtant d'après des documents sérieux. Le temps
n'est plus où nos papas confondaient, étant enfants, les diffé-
rentes races mahométanes, et les habillaient uniformément de
larges culottes et de vestes ornées, dans le dos, d'un soleil doré.
Imitant le Tartarin d'Alphonse Daudet, on aurait volontiers —
il y a quelques années — noyé sous la même et commode déno-
mination de Teurs tous les fds du Prophète, quelle que fût leur
origine : Turcs, Syriens, Algériens, Marocains ou Tunisiens.
Les chéchias, les burnous, les costumes voyants, les larges
ceintures, les babouches, n'ont donc pas produit sur la foule un
grand étonnoment ; les spahis, les turcos, les marchands de la
rue de Rivoli, la Ijellc Fatma, les fantasias de l'Hippodrome,
avaient donné un avant-goût de tout cela au public. Certes, le
spectacle l'intéresse et l'attire, car, je l'ai dit, il est aussi exact,
aussi intelligemment présenté que possible ; mais l'effet produit
par le Kampong javanais est tout autre, et, le tourniquet passé,
on entonnerait volontiers l'air chanté par Vasco de Gama, dans
l'Africaine, lorsqu'il aborde dans le pays inconnu où règne
Sélika.
Java, en effet, c'est bien loin ! Quels types ont ses habitants ?
Quels vêtements portent-ils ? Comment sont construites leurs
liabitations ? De quoi se nourrissent-ils ? Quels sont leurs mœurs,
leurs usages, leur vie intime ? Autant de questions laissant per-
plexes les boulevardiers qui ont négligé les études ethnographi-
ques et ethnologiques et qui sont plus ferrés sur les toilettes de
47 i LA LECTURK
Sarah Bcrnliardt que sur la silliouette des élégantes de Batavia.
Le comité chargé de l'installation néerlandaise à l'Esplanade
des Invalides a suivi scrupuleusement le programme tacite, mais
inexorable, qui semble avoir été imposé à tous dans cette Expo-
sition universelle, oîi l'on sent dominer cette soif de vérité qui
sera la caractéristique de la fin du dix-neuvième siècle.
Singulièrement aidé par les connaissances spéciales et l'intel-
ligencô de M. Richard — colon qui a vécu dix-sept ans à Java —
les organisateurs n'ont pas cherché à procurer l'illusion, plus ou
moins parfaite, de l'existence dans l'île océanienne ; ils ont voulu
mieux: ils ont été prendre un coin de ce pays — habitants et
habitations — et ils l'ont transplanté en ftlein Paris, à quelques
mètres de la place de la Concorde.
A peine débarquée, avant même de se reposer des treize mille
deux cents et quelques kilomètres qu'elle venait d'avaler, la ca-
ravane, qui est composée de quarante hommes et do vingt
femmes, a dû s'occuper de se construire un gîte. Inutile d'ajou-
ter que la couleur locale interdisant la collaboration d'ouvriers
européens, le village ou kampong a été entièrement élevé par
les Javanais, livrés à leurs propres ressources, et sans autres
outils qu'un couperet appelé bendo et une sorte de couteau
nommé pissoraoute.
Les matériaux employés sont d'ailleurs fort élémentaires : le
bambou et la feuille de palmier font seuls les frais des construc-
tions qui se tiennent sans boulons, sans équerres, sans clous,
sans un millimètre de fer, uniquement par des assemblages et
un système très ingénieux de liens en cordes végétales.
S'il n'existait pas, ce bienheureux bambou, les Javanais l'au-
raient certainement inventé, car la place tenue par lui dans
l'existence de ces braves gens est telle qu'il serait impossible de
les priver de cet inappréciable roseau. Ce serait pour eux la
fin du monde.
Aimez-vous le haynhou? On en a mis partout.
Les poteaux et la charpente sont en gros bambous ; ou enqiloie
les moyens bambous pour les murs, les chevrons, les portes, les
planchers. Quant aux petits, ils servent à confectionner les usten-
siles de ménage, les outils, les remplis.sages, les charnières.
Jusqu'aux instruments de musique, — les ang-klon^ — qui sont
confectionnés avec les tiges de la précieuse plante !
L'effet, d'ailleurs, est loin d'être désagréable.
LES DANSEUSES JAVANAISES 475
Quoique les maisonnettes formant le Kampong présentent
différents spécimens de constructions de l'arcliipel, elles mesurent
à peu près la même hauteur et sont bâties de la môme façon.
Elles ont une tonalité Llonde et une élégance simple d'un charme
réel.
Les murs — ou du moins ce qui en fait office — se composent
d'une sorte de clayonnage tressé, en damier régulier, avec des
écorces de bambou et des feuilles de palmier à sucre. Les toits,
extrêmement saillants, sont recouverts ou de brindilles qui res-
semblent à notre chaume, ou de gros copeaux de bambous for-
mant tubes, ou de feuilles sèches. Ces huttes n'ont pas de fenê-
tres et leur aménagement intérieur est des plus sommaires : un
plancher en bambou tressé élevé de douze ou quinze centimètres
au-dessus du sol; un mince matelas de crin et, plus souvent, de
feuilles sèches ; quelques caisses ; des cordes sur lesquelles sont
jetés des vêtements, et c'est tout.
La vie, du reste, se passe dehors. A Batavia, à Sourabaya,
à Samarang, oîi le thermomètre se tient pendant six mois de
l'année à 53 degrés, on ne reste dans sa demeure que pour dor-
mir. Au Kampong de l'esplanade des Invalides, les artisans tra-
vaillent dans la rue, sous l'auvent fait par la toiture, ou — dans
quelques chaumières plus aisées — à l'ombre de pittoresques
portiques formés par des bambous qui ont la grosseur d'un arbre.
L'aspect du village est aussi vai-ié qu'amusant.
A l'extrémité du Kampong, les Koltlù — cuisinières — s'oc-
cupent à préparer le repas commun de toute la petite colonie :
du riz, serré dans un récipient en bambou tressé, qui cuit à la
vapeur d'un vaste chaudron au-dessus duquel il est suspendu.
Ici, une ménagère, assise sur ses talons, raccommode ses
bardes, en couvrant de sa complète indifférence les curieux qui
l'entourent.
Là, des ouvriers, vêtus d'un pantalon de toile peinte et, hélas 1
de l'affreuse jaquette bleu marin que notre pudibonde civilisa-
tion leur a imposée, fabriquent sur le seuil de leur maisonnette,
et tressent des chapeaux avec de la paille de riz coupée en minces
lanières.
Plus loin, un couple vénérable qui évoque l'idée d'un Monsieur
et d'une Madame Denis exotiques, tellement les visages sont
ridés, les mains flétries, les tempes dégarnies, cartonnent, impas-
sibles, en se servant de cartes qui n'ont aucune ressemblance
476 LA LECTURE
avec celles de Charles VI et d'Odette. Le Philcmon javanais, —
à moins que ce ne soit Baucis, et à première vue on s'y trompe,
car les mentons du mari et de la femme sont agrémentés des
mêmes poils gris, — a le nez surmonte d'énormes lunettes en
cuivre qui accentuent la ressemblance de notre frère jaune avec
certains singes savants du cirque Coclierie.
En face, une indigène, répondant au nom de M' Prède, se
taille un joli succès, grâce à la façon dont elle enjolive les innom-
brables mouchoirs qu'on lui confie. Cette matrone, qui doit bien
gagner, entre parenthèse, une quai'antaine de francs par jour
avec les largesses des visiteurs, est accroupie près d'un fourneau
sur lequel mijote de la cire fondue. De cette mixture, elle em-
plit une espèce de minuscule entonnoir emmanché au bout d un
bambou, et, sur l'étofl'c, elle trace mille dessins variés — arabes-
ques, fleurs, plantes, animaux fantaisistes — avec le bec recourbé
de l'instrument qui laisse couler un filet de cire mince comme un
trait de crayon. Sans tracé préalable, sans hésitations, sans
erreurs, la main va, vient, descend, remonte, court, avec une dex-
térité prodigieuse. Cette artiste primitive couvre ainsi de dessins
des cotonnades qui, trempées ensuite dans la teinture, prennent
la couleur voulue, en laissant en blanc les parties enduites de
cire dont les menus contours présentent un naïf et bizarre décor.
M' Prède est une étoile au Kampong ; mais cette étoile pâlit,
je le confesse, devant les danseuses javanaises qui, d'ailleurs,
n'ont pas en ce moment de rivales possibles â l'Exposition Uni-
verselle. Aucun spectacle n'est à la fois plus inattendu, plus
curieux, plus attirant, plus extraordinaire; nos yeux d'Occiden-
taux blasés sont hypnotisés par ce troul)lant kaléidoscope qui
grise et fascine comme le parfum empoisonné d'une fleur de
manccnilier.
Le corps de ballet se compose de cin({ femmes et d'un homme,
personnage effacé qui danse seulement avec la BongQcnf) ; cette
bayadèrc populaire, tant soit peu courtisane, va, modt.-stement
habillée, de village en village, là où on l'appelle et où on la paie.
Tout autres sont les quatre Tatidah, Sarrkiem, Thamina,
Soukia et Ouakiham,-dont la plus jeune a douze ans et l'aînée
seize. Elles .sont la propriété de Manka Negara, prince indé-
pendant qui les a choisies parmi son corps de ballet composé de
soixante sujets et qui ne les a prêtées que grâce à l'active inter-
vention de M. Cores de Vries, délégué du comité néerlandais.
LES DANSEUSES JAVANAISES 477
dont le père a rendu les plus importants services à la colonie et
dont le nom est vénéré de ces peuplades, remplies de recon-
naissance naïve pour un de leurs bienfaiteurs. Les artistes, les
amoureux de nouveau, ceux qui sont saturés de la chorégraphie
mathématique et bourgeoise d'Excelsior, sauront donc un gré
infini au jeune et sympathique commissaire qui a su mener à
bien la difficile mission dont il était chargé.
Les Tandak sont nées dans la forteresse du sultan, d'où elles
ne sont jamais sortie? et qu'elles ne quitteront que pour épouser
à l'époque indiquée par les rites, un lipmme de leur pays do
Djogjakarta, la patrie sacrée des danseuses.
A Java, la profession de ballerine n'implique nullement la vie
joyeuse et les mœurs passablement folichonnes des jeunes per-
sonnes vouées, en Europe, au culte de Terpsichore. L'existence
retirée et chaste que mènent ces vierges, leur naissance, leur situa-
tion à la cour, sont au contraire la cause d'un profond respect
et d'un véritable prestige, que l'on comprendra quand on saura
que des mères, des femmes, des sœurs, des filles de princes, ont
été danseuses — Tandak seulement bien entendu — et que Nanka
Negara lui-même a esquissé, dans sa jeunesse, quelques pas de-
vant son auguste père.
Les danses exécutées par ces corps de ballets spéciaux présen-
tent, il est vrai, un sentiment essentiellement national qui doit
peser sur le jugement de la foule et prêter à leurs interprètes une
sorte de caractère mystique et sacré.
Le : danseuses javanaises sont revêtues de somptueux costumes
reproduisant presque identiquement certains bas-reliefs trouvés
dans les ruines Khmers, bas-reliefs qui doivent remonter au
deuxième siècle avant Jésus-Christ. On sait que les premiers
édifices Khmers, quoique élevés dans le Cambodge Siamois, ont
été. édifiés par Préa-Thong, fils exilé d'un souverain de Delhi, qui
conserva précieusemejit et le culte et les traditions de sa patrie.
L'influence de cette admirable et puissante civilisation indienne
se retrouve donc aussi bien en Asie qu'en Océanie, influence
tenace que le temps, les guerres, les révolutions, les invasions,
les mélanges de sang, les changements de religion, n'ont pu en-
tièrement déraciner. Le respect du passé, qui semble inhérent à
la race jaune, a dû, il est vrai, considérablement contribuer à
cette cristallisation cérébrale. On ne s'imagine pas, en effet, à
quel point la tradition est encoi-e omnipotente à Java, même au-
478 LA LECTURE
près des castes supérieures, intelligentes et relativement in-
struites.
Un fait probant entre autres :
Pendant le séjour de M. Cores de Vries à la cour de Nanka
Negara, dont l'étiquette aurait, paraît-il, donné l'aspect d'un roi
constitutionnel sans prétention à Louis XIV, un cavalier entouré
d'une brillante escorte vint excuser son puissant et sérénissime
maître, le résident voisin, de ne pouvoir assister au tournoi au-
quel l'avait convié le sultan. Celui-ci reçut l'envoyé avec l'éclat
du faste oriental, et le chargea d'exprimer au résident le profond
chagrin que cette absence inopinée lui causait. Or, il y a deux
siècles que le tournoi en question n'a plus lieu à Djogjakarta ;
mais, depuis deux cents ans, et régulièrement une fois par semaine,
le prince résident s'excuse auprès de son voisin qui lui retourne
cérémonieusement l'assurance de ses regrets. Ainsi le veut la
tradition. Voilà certes qui fera paraître fade la légende des sen-
tinelles dont on avait oublié de changer la consigne, et qui em-
pêchèrent, pendant dix ans, de s'asseoir sur vm banc, fiaîchement
peint lors du premier factionnaire.
Cette horreur du changement expliquera jusqu'à un certain
point l'impression indéfinissable ressentie à la vue des danseuses
du sultan javanais.
D'un corselet de soie sans manches sortent des torses graciles,
des épaules délicates, des corps souples, des formes d'une exquise
et indécise mièvrerie, qui paraissent hésiter enti'e l'enfance et la
puberté. La peau nue est enduite d'un fard composé de poudre
de riz, de safran et de fleurs sauvages. Sous le pagne d'étoffe
])récieuse qui est roulé autour des hanches et descend aux che-
villes, on aperçoit une courte culotte de velours qui s'arrête aux
genoux ; une ceinture richement brodée serre la taille et flotte
entre les jambes ; les bras grêles sont cerclés de lourds bracelets,
les cous fléchissent sous les colliers et les l)ijoux ; les têtes sont
casquéns de tiares sacerdotales à la silhouette capricieuse, au ci-
mier emplumé, aux frontaux paliennnent fouillés «pii font penser
à Salambo — la vierge moitié reine et moitié prêtresse — et aux
affolantes hallucinations de Gustave Moreau. Une de ces coiffures
est en or massif; les autres sont en cuir doré et garni de pierres
précieuses.
Mais l'orchestre — le Gamclang — prélude.
Les musiciens jouent sur des xylophones et des jeux de gongs
LES DANSEUSES JAVANAISES 479
de diiïérentes dimensions posés sur des pieds en bois peints et
artistiquement sculptés ; ils modulent une mélopée monotone et
mélancolique qui ne manque ni de charme ni de poésie.
Aussitôt les danseuses se lèvent, les quatre statues s'animent.
Sans bruit, sans un sourire, sans qu'un muscle de leur visage
tressaille, elle commencent une pantomime lente, grave, nua-
geuse, à peine ébauchée, scandée de poses hiératiques qui leur
donnent l'aspect d'idoles.
Elles glissent dans une marche de rêve, les pieds presque im-
mobiles, imposant aux torses des ondulations de reptile, agitant
mollement les bras, donnant une intensité extraordinaire d'ex-
pression aux mains, tantôt menaçantes et tantôt caressantes,
agressives ou enlaçantes, haineuses et tendres, passionnées et
parlantes. Sarrkiem, Thamina, Soukia et Ouakiham tournent
doucement, sans efforts, les yeux d'émail fixés dans le vide; d'un
fireste lanoruide, enfantin ou lascif, elles écartent leurs ceintures,
puis s'en couvrent chastement les épaules. Et leur pantomime
raconte, sous une forme S3'mbolique, les jours heureux d'autrefois,
les légendes sacrées, la vie et les amours de leurs rois, les hauts
faits de leurs héros, les splendeurs à jamais éteintes de la race
hindoue. Il y a une navrance si résignée au fond de ces danses
bercées par le rythme pleurard du Gamelang que, peu à peu, l'on
se sent gagné par une tristesse ambiante indéfinissable.
C'est là, je dois le dire, un sentiment fort inconscient, car,
aussitôt sorties de leur rôle, ces demoiselles du corps de ballet de
Nanka-Negara rient, jouent et caquètent sur un ton nasillard qui
rappelle le cri des perroquets. Elles sont très fières de leurs cos-
tumes, qu'elles gardent avec un soin jaloux, et ont le plus grand
amour pour leurs petites personnes ; elles se baignent deux fois
par jour, suivant du reste, en cela, les habitudes des habitants
du Kampong en particulier, et des Javanais en général, qui sont
d'une propreté, je dirais presque exagérée, car ces usages aqua-
tiques compliquent singulièrement la vie intime et le service des
domestiques. Ces soins minutieux de toilette ont, il est vrai, l'avan-
tage de maintenir dans un état de santé exceptionnel la caravane
qui n'a jamais jusqu'ici soufîert, à Paris, que du froid, et à laquelle
notre gris printemps a souvent fait regretter le soleil torride de
Batavia.
Les jours pluvieux de mai, rien n'était plus curieux que de
voir le corps de ballet de sa hautesse Manka-Negara se rendre,
480 LA LECTURE
de la salle du concert, à la case qui lui est réservée à l'extrémité
du Kampono:, et où ces demoiselles habitent avec la sœur, le père
et la mère de l'une d'elles. Aucune affinité avec M. et M'"^ Car-
dinal.
' Gênées par les mules auxquelles leurs pieds, ordinairement nus,
ne sont pas habitués, elles marchent maladroitement, cahotant,
sautillant, cherchant à éviter les flaques de boue où. elles patau-
gent malgré elles, serrant sur leurs épaules qui frissonnent de
mauvais châles achetés chez le mercier du coin, qui jurent étran-
gement à côté de ces splendides costumes exotiques. Avec ces
Ijhuiics, ces ors, ces chatoiements, cette orgie de couleurs bario-
lées, elles ont l'aspect de ces pauvres petits oiseaux des trttpiques
mélancoliquement pelotonnés dans une cage, qui paraissent si
désorientés et si grelottants.
Touchées de leurs mines piteuses, des dames du faubourg ont
envoyé, il y a un mois, de luxueuses sorties de bal à Sarrkiem,
Thamina, Soukia et Ouakiham. Les Javanaises ont été comljlécs
de joie par ce cadeau, mais elles gardent leurs tricots à 25 sous.
Les sorties de bal ont été soigneusement placées dans des caisses
où est empilé tout ce qui leur appartient, et il ne serait guère
prudent d'ailer y fouiller. Un curieux qui avait tenté, en leur
absence, d'explorer ces mystérieuses malles, fut surpris par elles,
et ces jeunes chats sauvages faillirent lui faire un mauvais parti.
La race est d'ailleurs d'une rapacité à rendre jaloux nos pay-
sans. Ainsi, l'administration du Kampong fournissait à M'Prcdc,
la dessi)i'ilric(2 dont j'ai parlé plus haut, les deux ou trois sous de
charbon qu'elle use pour faire fondre .sa cire. Voyant que l'ingé-
nieuse personne gagnait quarante et parfois cinquante francs
par jour, le gérant résolut de lais.ser à sa charge l'achat du com-
bustible. Indignée, cette pratique perso.ine n'alluma plus son four-
neau et, par des gestes désespérés, fit comprench-c aux visiteurs
qu'elle manquait d'argent pour s'acheter du charbon. Naturelle-
ment, h's pièces blanches pleuvaient; mais l'arlniinistration céda
pour mettre fin à ce .système de mendicité, et M'i^rède put amas-
ser ses bénéfices sans grever son budget de cette forte dépense
de deux sous par jour.
Frautz Jourdain.
FORT COMME LA MORT'"
III
« Quand viendrc2-vous, mon ami? Je ne vous ai pas aperça
depuis trois jours, et cela me semble long . Ma jllle }}i'occiipe beau-
coup, mais vous savez que je ne peux plus me passer de vous. »
Le peintre, qui crayonnait des esquisses, cherchant toujours
un sujet nouveau, rehit le billet de la comtesse, puis ouvrant le
tiroir d'un secrétaire, il l'y déposa sur un amas d'autres lettres
entassées là depuis le commencement de leur liaison.
Ils s'étaient accoutumés, grâce aux facilités de la vie mon-
daine, à se voir presque chaque jour. De temps en temps, elle
venait chez lui, et le laissant travailler, s'asseyait pendant une
heure ou deux dans le fauteuil où elle avait posé jadis. Mais
comme elle craignait un peu les remarques des domestiques, elle
préférait pour ces rencontres quotidiennes, pour cette petite mon-
naie de l'amour, le recevoir chezelle, ou le retrouver dans un salon.
On arrêtait un peu d'avance ces combinaisons, qui semblaient
toujours naturelles à M. de Guilleroy.
Deux fois par semaine au moins le peintre dînait chez la com-
tesse avec quelques amis; le lundi, il la saluait régulièrement
dans sa loge à l'Opéra ; puis ils se donnaient rendez-vous dans
telle ou telle maison, où le hasard les amenait à la même heure.
Il savait les soirs où elle ne sortait pas, et il entrait alors prendre
une tasse de thé chez elle, se sentant chez lui près de sa robe, si
tendrement et si sûrement logé dans cette affection mûrie, si cap-
turé par l'habitude de la trouver quelque part, de passer à côté
d'elle quelques instants, d'échanger quelques paroles, de mêler
quelques pensées, qu'il éprouvait, bien ([ue la flamme vive de
sa tendresse fût depuis longtemps apaisée, un besoin incessant de
la voir.
(1) Voir les numéi'os des 10 et 25 août 18S9.
LECT. — 5a IX — 31
482 LA LECTURE
Le désir de la famille, d'une maison animée, habitée, du repas
en commun, des soirées où l'on cause sans fatigue avec des i^ons
di^puis longtemps connus, ce désir du contact, du coudoiement,
de l'intimité qui sommeille en tout cœur humain, et que tout
vieux garçon promène, de porte en porte, chez ses amis où il
installe un peu de lui, ajoutait une force d'égoïsme ù ses senti-
ments d'affection. Dans cette maison où il était aime, gâte, où il
trouvait tout, il pouvait encore reposer et dorloter sa solitude.
Depuis trois jours il n'avait pas revu ses amis, que le retour
de leur fille devait agiter beaucoup, et il s'ennuyait déjà, un peu
facile môme qu'ils ne l'eussent point appelé plus tôt, et mettant
une certaine discrétion à ne les point solliciter le premier.
La lettre de la comtesse le souleva comme un coup de fouet.
Il était trois heures de l'après-midi. Il se décida immédiatement
à se rendre chez elle pour la trouver avant qu'elle sortît.
Le valet de chambre parut, appelé par un coup de sonnette.
— Quel temps, Joseph?
— Très beau, Monsieur.
— Chaud?
— Oui, Monsieur.
— Gilet blanc, jaquette bleue, chapeau gris.
Il avait toujours une tenue très élégante; mais bien qu'il fût
li.'ibillé par un tailleur au style correct, la façon seule dont il
portait ses vêtements, dont il marchait, le ventre sanglé dans un
gilet blanc, le chapeau de feutre gris, haut de forme, un peu re-
jeté en arrière, semblait révéler tout de suite qu'il était artiste et
célibataire.
Quand il arriva chez la comtesse, on lui dit qu'elle se prépa-
rait à faire une promenade au bois. Il fut mécontent et attendit.
Selon son habitude^, il se mit à marcher ù travers le salon,
allant d'un siège à l'autre ou des fenêtres aux murs, dans la
grande pièce assombrie par Ips rideaux. Sur les tables légères,
aux pieds dorés, des bibelots de tout<s sortes, inutiles, jolis et
coûteux, traînaient dans un d(''Sordre «-herché. C'étaient de petites
boîtes anciennes en or travaillé, des tabatières à miniatures, des
statuettes d'ivoire, puis des objets en argent mat tout à f:i.it
modernes, d'une drôlerie sévère, où apparaissait le goût anglais:
un minuscule poêle de cuisine, et dessus, un chat buvant dans
une casserole, un étui à cigarettes, simulant un gros pain, une
cafetière pour mettre des allumettes, et puis dans un écrin toute
FORT COMME LA MORT /i83
une parure de poupée, colliers, bracelets, bagues, broches, bou-
cles d'oreilles avec des brillants, des saphirs, des rubis, des éme-
raudes, microscopique fantaisie qui semblait exécutée par des
bijoutiers de Lilliput.
De temps en temps^ il touchait un objet, donné par lui, à
quehjue anniversaire, le prenait, le maniait, l'examinait avec
une indifférence rêvassante, puis le remettait à sa place.
Dans un coin, (quelques livres rarement ouverts, reliés avec
luxe, s'offraient à la main sur un guéridon porté par un seul
pied, devant un petit canapé de forme ronde. On voyait aussi sur
ce meuble la Revue des Deux-Mondes, un peu fripée, fatiguée,
avec des pages cornées, comme si on l'avait lue et relue, puis
d'autres pu'olications non coupées, les Arts modernes, qu'on doit
recevoir uniquement à cause du prix, l'abonnement coûtant
quatre cents francs par an, et la Feuille libre, mince plaquette
à couverture bleue, où se répandent les poètes les j)lus récents
qu'on appelle les « Enervés ».
Entre les fenêtres, le bureau de la comtesse, meuble coquet du
dernier siècle, sur lequel elle écrivait les réponses aux questions
pressées apportées pendant les réceptions. Quelques ouvrages
encore sur ce bureau, les livres familiers, enseigne de l'esprit et
du cœur de la femme: Musset, Manon Lescaut, Werther; et,
pour montrer qu'on n'était pas étranger aux sensations compli-
quées et aux mystères de la psychologie, les Fleurs du mal, le
Rouge et le Noir, la Femme au xviii" siècle, Adolphe.
A côté des volumes, un charmant miroir à main, chef-
d'œuvre d'orfèvrerie, dont la glace était retournée sur un carré
de velours bi'odé, afin qu'on pût admirer sur le dos un curieux
travail d'or et d'argent.
Bertin le prit et se regarda dedans. Depuis quelques années,
il vieillissait terriblement, et bien qu'il jugeât son visage plus
original qu'autrefois, il commençait à s'attrister du poids do
ses joues et des plissures de sa peau.
Une porte s'ouvrit derrière lui.
— Bonjour, Monsieur Berlin, disait Annette.
— Bonjour, petite, tu vas bien?
— Ti'ès bien, et vous?
— Comment, tu ne me tutoies pas, décidément?
— Non, vrai, ça me gène.
— Allons donc!
/i8i I,A LECTURE
— Oui, ça me gêne. Vous m'intimidez.
— Pourquoi ça?
— Parce que... parce que vous n'êtes ni assez jeune ni as?ez
vieux !...
Le peintre se mit à rire.
— Devant cette raison, je n'insiste point.
Elle rougit tout à coup, jusqu'à la peau blanche où poussent
les premiers cheveux, et reprit, confuse :
— Maman m'a chargée de vous dire qu'elle descendait tout
de suite, et de vous demander si vous vouliez venir au bois de
Boulogne avec nous,
— Oui, certainement. Vous êtes seules?
— Non, avec la duchesse de Mortemain.
— Très bien, j'en suis.
— Alors, vous permettez que j'aille mettre mon chapeau?
— Va, mon enfant !
Comme elle sortait, la comtesse entra, voilée, prête à partir.
Elle tendit ses mains.
— On ne vous voit plus! Qu'est-ce que vous faites?
— .Je ne voulais pas vous gêner en ce moment.
Dans la façon dont elle prononça « Olivier », elle mit tous ses
reproches et tout son attachement.
— Vous êtes la meilleure femme du niundc, dit-il, ému par
l'intonation de son nom.
Cette petite querelle de cœur fiiiii' et arrangée, elle reprit sur
le ton des causeries mondaines :
— Nous allons aller chercher la ducliesse à son hôtel, et
puis, nous ferons un tour de bois. Il va falloir montrer tout ça à
Nanette.
Le landau attendait sous la porte cochcre.
lîertin s'assit en face des deux fennnrs, et la voiture partit au
milieu du bruit des chevaux piaffant sous la voûte sonore.
Le long du grand boulevard descendant vers la Madeleine,
toute la gaîté du printemps nouveau semblait tombée du ciel sur
les vivants.
L'air tiède et le solrjl donnaient aux hommes des airs de fête,
aux femmes des airs fl'amour, fais:xi''nt cabrioler les gamins et
les marmitons blancs qui avaient déi)0sé leurs corbeilles sur les
bancs pour courir et jouer avec leurs frères, les jeunes voyous.
Les chiens sem])laient pressés; les serins des concierges s'égo-
FORT COMME LA MORT 485
sillaient; seules les vieilles rosses attelées aux fiacres allaient
toujours (le leui* allure accablée, de leur trot de moribonds.
La comtesse murmura :
— Oh ! le beau jour, qu'il fait bon vivre I
Le peintre, sous la grande lumièi'e, les contemplait l'une
auprès do l'autre, la mère et la fille. Certes, elles étaient diffé-
rentes, mais si pareilles en même temps que celle-ci était bien
la continuation de celle-là, faite du même sang, de la même
chair, animée de la même vie. Leurs yeux surtout, ces yeux
bleus éclaboussés de gouttelettes noires, d'un bleu si frais chez
la fille, un peu décoloré chez la mère, fixaient si bien sur lui le
même regard, quand il leur parlait, qu'il s'attendait à les en-
tendre lui répondre les mômes choses. Et il était un peu sur-
pris de constater, en les faisant rire et bavarder, qu'il y avait
devant lui deux femmes très distinctes, une qui avait vécu et
une qui allait vivre. Non, il ne prévoyait pas ce que deviendrait
cetteenfant,quandsajeuneintelligence, influencée par des goûts
et des instincts encore endormis, aurait poussé, se serait ou-
verte au milieu des événements du monde. C'était une jolie pe-
tite personne nouvelle, prête aux hasards et à l'amour, ignorée
et ignorante, qui sortait du port comme un navire, tandis que sa
mère y revenait, ayant traversé l'existence et aimé !
Il fut attendri à la pensée que c'était lui qu'elle avait choisi et
qu'elle préférait encore, cette femme toujours jolie, bercée en ce
landau, dans l'air tiède du printemps.
Comme il lui jetait sa reconnaissance dans un regard, elle le
devina, et il crut sentir un remerciement dans un frôlement do
sa robe.
A son tour, il murmura :
— Oh ! oui, quel beau jour !
Quand on eut pris la duchesse, rue de Varenne, ils filèrent
vers les Invalides, traversèrent la Seine et ira^nèrent l'avenue
des Champs-Elysées, en montant vers l'Arc de Triomphe de
l'Étoile, au milieu d'un flot de voitures.
La jeune fille s'était assise près d'Olivier, à reculons, et elle
ouvrait, sur ce fleuve d'équipages, des yeux avides et naïfs. De
temps en temps, quand la duchesse et la comtesse accueillaient
un salut d'un court mouvement de tête, elle demandait : « Qui
est-ce? » Il nommait « les Pontaiglin », ou « les Puicelci », ou
« la comtesse de Lochrist », ou « la belle M""^ Mandelière ».
48o LA I.ECTCRE
On suivait à présent ravonuc du Bois de Boulogne, au milieu
du bruit et de l'agitation des roues. Les équipages, un peu moins
serrés qu'avant l'Arc de Triomphe, semblaient lutter dans une
course sans fin. Les fiacres, les landaus lourds, les huit-ressorts
solennels se dépassaient tour à tour, distancés soudain par une
Victoria rapide, attelée d'un seul trotteur, emportant avec une
vitesse folle, à travers toute cette foule roulante, bourgeoise ou
aristocrate, à travers tous les mondes, toutes les classes, toutes
les liiérarchies, une femme jeune, indolente, dont la toilette
claire et hardie jetait aux voitures qu'elle frôlait un étrange par-
fum de fleur inconnue.
— Cette dame-là, qui est-ce? demandait Annette.
— Je ne sais pas, répondait Bertin, tandis que la duchesse et la
comtesse échangeaient un sourire.
Les feuilles poussaient, les rossignols familiers de ce jardin
parisien chantaient déjà dans la jeune verdure, et quand on eut
pris la file au pas, en approchant du lac, ce fut de voilure à voi-
ture un échange incessant de saints, de sourires et de paroles ai-
mables, lorsque les roues se toucliaicnt. Cela, maintenant, avait
l'air du glissement d'une flotte de barques où étaient assis des
dames et des messieurs très sages. La duchesse, dont la tête à
tout instant se penchait devant les chapeaux levés ou les fronts
inclinés, paraissait passer une revue et se remémorer ce qu'elle
savait, ce qu'elle pensait et ce qu'elle su]^posait des gens, à me-
sure qu'ils défilaient devant elle.
— Tiens, petite, revoici la belle M'"* Mandelière, la beauté de
la Républi(jue.
Dans une voiture légère et coquette, la beauté de la Répu-
blique laissait admirer, sous une apparente indifférence pour
cette gloire indiscutée, ses grands yeux sombres, son front bas
sous un casque de cheveux noii's, et sa bouche volontaire, un
peu trop foi'tc.
— Très belle tout ilc même, dit Bertin.
La comtesse n'aimait pas l'entendre vanter d'autres femmes.
Elle haussa doucement les épaules et ne répondit rien.
Mais la jeune fille, chez qui s'éveilla soudain l'instinct des ri-
valités, osa dire :
— Moi, je ne trouve point.
Le peintre se retourna.
— Quoi, tu ne la trouves point belle?
FORT COMME LA MOUT 4S7
— Non, elle a l'air trempée dans l'encre.
La duchesse riait, ravie.
— Bravo, petite, voilà six ans que la moitié des hommes de
Paris se pâme devant cette négresse ! Je crois qu'ils se moquent
de nous. Tiens, regarde plutôt la comtesse de Lochrist.
Seule dans un landau avec un caniche blanc, la comtesse,
fine comme une miniature, une blonde aux yeux bruns, dont les
lignes délicates, depuis cinq ou six ans également, servaient de
thème aux exclamations de ses partisans, saluait, un sourire fixé
sur la lèvre.
Mais Nanette ne se montra pas encore enthousiaste.
— Oh ! lit-elle, elle n'est plus bien fraîche.
Bertin, qui d'ordinaire dans les discussions quotidiennement
revenues sur ces deux rivales, ne soutenait point la comtesse, se
fdcha soudain de cette intolérance de gamine.
— Bigre, dit-il, qu'on l'aime plus ou moins, elle est charmante,
et je te souhaite de devenir aussi jolie qu'elle.
— Laissez donc, reprit la duchesse, vous remarquez seulement
les femmes quand elles ont passé trente ans. Elle a raison, cette
enfant, vous ne les vantez que défraîchies.
Il s'écria :
— Permettez, une femme n'est vraiment belle que tard, lors-
que toute son expression est sortie.
Et développant cote idée que la première fraîcheur n'est que
le vernis de la beauté qui mûrit, il prouva que les hommes du
monde ne se trompent pas en faisant peu d'attention aux jeunes
femmes dans tout leur éclat, et qu'ils ont raison de ne les pro-
clamer a belles » qu'à la dernière période de leur épanouisse-
ment.
La comtesse, flattée, murmurait :
— Il est dans le vrai, il juge en artiste. C'est très gentil, un
jeune visage, mais toujours un peu banal.
Et le peintre insista, indiquant à quel moment une figure,
perdant peu à peu la grâce indécise de la jeunesse, prend sa forme
définitive, son caractère, sa physionomie.
Et, à chaque parole, la comtesse faisait « oui » d'un petit ba-
lancement de tète convaincu ; et jslus il affirmait, avec une cha-
leur d'avocat qui plaide, avec une animation de suspect qui sou-
tient sa cause, plus elle l'approuvait du regard et du geste,
comme s'ils se fussent alliés pour se soutenir contre un danger,
488 LA LECTURE
pour se défendre contre une opinion menaçante et fausse. An-
nette ne les écoutait guère, tout occupée à regarder. Sa figure
souvent rieu-^e était devenue grave, et elle ne disait plus rien,
étourdie de joie dans ce nniuviMucnt. Ce soleil, ces feuilles, ces
voitures, cetle belle vie riche et gaie, tout cela c'était pour elle.
Tous les jours, elle pourrait venir ainsi, connue à son tour,
saluée, enviée ; et des honnnes, en la montrant, diraient peut-être
qu'elle était belle. Elle cherchait ceux et celles qui lui parais-
saient les plus élégants, et demandait toujours leurs noms, sans
s'occuper d'autre chose que de ces syllabes assemblées qui, par-
fois, éveillaient en elh^ un écho de respect et d'admiration, ([uand
elle les avait lues souvent dans les journaux ou dans l'histoire.
Elle ne s'accoutumait pas à ce délilé de célébrités, et ne pouvait
même croire tout à fait qu'elles fussent vraies, comme si elle eût
assisté à quelque représentation. Les fiacres lui inspiraient un
mépris mêlé de dégoût, la gênaient et l'irritaient, et elle dit sou-
dain :
— Je trouve qu'on ne devrait laisser venir ici que les voitures
de maître.
Dertin répondit :
— Eh bien, Mademoiselle, que fait-on de l'égalité, de la liberté
et de la fraternité?
I']llc eut une moue qui signifiait « à d'autres » et reprit :
— Il y aurait un bois pour les fiacres, celui de Vincennes,
par exenqjle.
— Tu retardes, petite, et tu ne sais pas encore que nous na-
geons en pleine démocratie. D'ailleurs, si tu v(mix voir le bois
pur de tout mélange, viens le matin, tu n'y trouveras que la
Heur, la fine fleur de la société.
Va il fit un tableau, un de ceux qu'il peignait si bi(Mi, du bois
matinal avec ses cavaliers et ses amazones, de ce club des plus
choisis où tout le monde se connaît par ses noms, petits noms,
parentés, titres, qualités et vices, comme si tous vivaient dans
le même quartier ou dans la même petite ville.
— Y venez-vous souvent? dit-elle.
— Très souvent ; c'est vraiment ce qu'il y a de plus charmant
à Paris.
— \Vjus montez à cheval, le matin!
— Mais oui.
— Et puis, l'après-midi, vous faites des visites?
FOUT COMME LA MORT 483
— Oui.
— Alors, quand est-ce que vous travaillez?
— Mais je travaille... quelquelbis, et puis j'ai choisi une spé-
cialité suivant mes goûts! Comme je suis peintre de belles dames,
il laiit bien que je les voie et que je les suive un peu partout.
Elle murmura, toujours sans rire :
— A pied et à cheval ?
Il jeta vers elle un rci^ard oblique et satisfait, qui semblait
dire : Tiens, tiens, déjà de l'esprit, tu seras très bien, toi.
Un souffle d'air froid passa, venu de très loin, de la grande
campagne à peine éveillée encore ; et le bois entier frémit, ce
bois co({uet, frileux et mondain.
Pendant qud({ues secondes, ce frisson fit trembler les maigres
feuilles sur les arbres et les étoffes sur les épaules. Toutes les
femmes, d'un mouvement presque pareil, ramenèrent sur leurs
bras et sur leur gorge le vêtement tombé derrière elles ; et les
chevaux se mirent à trotter d'un bout à l'autre de l'allée, comme
si la brise aigre, qui accourait, les eût fouettés en les touchant.
On rentra vite au milieu d'un bruit argentin de gourmettes se-
couées, sous une ondée oblique et rouge du soleil couchant.
— Est-ce que vous retournez chez vous ? dit la comtesse au
peintre, dont elle savait toutes les habitudes.
— Non, je vais au Cercle.
— Alors, nous vous déposons en passant?
— Ça me va, merci bien.
— Et quand nous invitez-vous à déjeuner avec la duchesse?
— Dites votre jour.
Ce peintre attitré des Parisiennes, que ses admirateurs avaient
Ijaptisé « un \A''atteau réaliste »et que ses détracteurs appelaient
(( photographe de robes et manteaux », recevait souvent, soit à
d('>jeuner, soit à dîner, les belles personnes dont il avait repro-
duit les traits, et d'autres encore, toutes les célèbres, toutes les
connues, qu'amusaient beaucoup ces petites fêtes dans un hôtel
de garron.
— Après-demain ! Ça vous va-t-il, après-demain, ma chère
duchesse ? demanda M""' de Guilleroy.
— Mais oui, vous êtes charmante! M. Bertin ne pense jamais
à moi, pour ces parties-là. On voit bien que je ne suis plus jeune.
La comtesse, habituée à considérer la maison de l'artiste un
peu comme la sienne, reprit :
i
'iOO LA LECTURE
— Ivicn que nous quatre, les quatre du landau, la duchesse,
Annctte, moi et vous, n'est-ce pas, grand artiste?
— lîien que nous, dit-il en descendant, et je vous ferai faire
des écrevisses à l'alsacienne.
— Uli ! vous allez donner des passions à la petite.
Il saluait, debout à la portière, puis il entra vivement dans le
vestibule de la grande porte du Cercle, jeta son pardessus et sa
canne à la compagnie de valets de pied qui s'étaient levés comme
des soldats au passage d'un ofQcier, puis il monta le large esca-
lier, passa devant une autre brigade de domestiques en culottes
courtes, poussa une porte et se sentit soudain alerte comme un
jeune homme en entendant, au bout du couluir, un bruit continu
de fleurets heurtes, d'appels de pied, d'exclamations lancées par
des voix fortes : Touché. — A moi. — Passé. — J'en ai. — Touché.
— A vous.
Dans la salle d'armes, les tireurs, vêtus de toile grise,
avec leur veste de peau, leurs pantalons serrés aux chevilles, une
sorte de tablier tombant sur le ventre, un bras en l'air, la main
repliée, et dans l'autre main rendue énorme par le gant, le mince
et souple fleui'et, s'allongeaient et se redressaient avec une
brusque souplesse de pantins mécaniques.
D'autres se reposaient, causaient, encore essoulllés, rouges,
en sueur, un mouchoir à la main pour éponger leur front et
leur cou ; d'autres, assis sur le divan carré qui faisait le tour de
la grande salle, regardaient les assauts. Liverdy contre Landa,
et le maître du Cercle, Taillade contre le grand Rocdiane.
Bertin, souriant^ chez lui, serrait les mains.
— Je vous retiens, lui cria le baron de Baverie.
— Je suis à vous, mon cher.
Et il passa dans le cabinet de toilette pour se déshabiller.
Depuis longtemps, il ne s'était senti aussi agile et vigoureux,
et, devinant qu'il allait faire un excellent assaut, il se hâtait
avec une impatience d'écolier qui va jouer. Des qu'il eut devant
lui son adversaire, il l'attaqua avec une ardeur exti'ême, et, en
dix minutes, l'ayant touché onze fois, le fatigua si bien, que le
baron demanda grâce. Puis il tira avec Punisimont et avec son
confrère Amaury Maldant.
La douche froide, ensuite, glanant sa chair haletante, lui rap-
pela les bains de la vingtième année, quand il piquait des tètes
FORT COMME LA MORT 491
dans la Seine, du haut des ponts de la banlieue, en plein automne,
pour rpater les bourgeois.
— Tu dînes ici ? lui demandait Maldant.
— Oui.
— Nous avons une table avec Livcrdy, Rocdiane et Landa,
dépêche-toi, il est sept heures un quart.
La salle à manger, pleine d'hommes, bourdonnait.
Il y avait là tous les vagabonds nocturnes de Paris, des désœu-
vrés et des occupés, tous ceux qui, à partir de sept heures du
soir, ne savent plus que faire et dînent au Cercle pour s'accro-
cher, grâce au hasard d'une rencontre, à quelque chose ou à
quelqu'un.
Quand les cinq amis se furent assis, le banquier Liverdy, un
honunede quarante ans, vigoureux et trapu, dit à Berlin :
— Vous étiez enragé, ce soir.
Lo peintre répondit :
— Oui, aujourd'hui, je ferais des choses surprenantes.
Les autres sourirent, et le paysagiste Amaury Maldant, un
petit maigre, chauve, avec une barbe grise, dit d'un air lin :
— Moi aussi, j'ai toujours un retour de sève en Avril ; ça me
fait pousser quelques feuilles, une demi -douzaine au plus, puis ça
coule en sentiment ; il n'y a jamais de fruits.
Le marquis de R,ocdiane et le comte de Landa le plaignirent.
Plus âgés que lui, tous deux, sans qu'aucun œil exercé pût fixer
leur âge, hommes dî cercle, de cheval et d'épée à qui les exer-
cices incessants avaient fait des corps d'acier, ils se vantaient
d'être plus jeunes, en tout, que les polissons énervés de la géné-
ration nouvelle.
Rocdiane, de bonne race, fréquentant tous les salons, mais
suspect de tripotages d'argent de toute nature, ce qui n'était pas
étonnant, disait Bertin, après avoir tant vécu dans les tripots,
marié, séparé de sa femme qui lui payait une rente, administra-
teur de banques belges et portugaises, portait haut, sur sa figure
énergique de Don Quichotte, un honneur un peu terni de gentil-
homme à tout faire que nettoyait, de temps en temps, le sang
d'une piqûre en duel.
Le comte de Landa, un bon colosse, fier de sa taille et de ses
épaules, bien que marié et père de deux enfants, ne se décidait
qu'à grand'peine à dîner chez lui trois fois par semaine, et restait
492 LA LKGTUHE
au Cercle, les autres jours, avec ses amis, après la séance de la
salle d'armes.
— Le Cercle est une famille, disait-il, la famille de ceux qui
n'en ont pas encore, de ceux qui ncw auront jamais, et de ceux
qui s'ennuient dans la leur.
La conversation, partie sur le chapitre femmes, roula d'anec-
dotes en souvenii's et de souvenirs en vantcrics jusqu'aux conll-
dences indiscrètes.
Le marquis de Rocdiane laissait soupçonner ses maîtresses
par des indications précises, femmes du monde dont il ne disait
pas les noms, aPm de les faire mieux deviner. Le banquier Livcrdy
désignait les siennes par leurs prénoms. Il racontait : « J'étais au
mieux, en ce momentdà, avec la fenune d'un diplomate. Or, un
soir, en la quittant, je lui dis : ma petite Marguerite... » Il s'ar-
rêtait au milieu des sourires, puis reprenait : « Ilcin! j'ai laissé
échapper quelque chose. On devrait prendre l'habitude d'appeler
toutes les femmes Sophie. »
Olivier Bertin, très réservé, avait coutume de déclarer, quand
on l'interrogeait :
— Moi, je me contente de mes modèles.
On f('ignaitde le croire, et Landa, un sinqde coureur de fdles,
s'exaltait à la pensée de tous les jolis morceaux qui trottent jiar
les rues, et de toutes les jeunes personnes déshabillées devant le
peintre, à dix francs l'heure.
A mesure que les bouteilles se vidaient, tous ces grisons, comme
les appelaient les jeunes du Cercle, tous ces grisons, dont la face
rougissait, s'allumaient, secoués de désirs réchauffés et d'ar-
dours férmcntées.
Ilocdiane, après le café, tomijait dans des indiscrétions plus
véridiques, et oubliait les fenunns du monde pour célébrer les
simples cocottes.
— Paris, disait-il, un verre de kummcl à la main, la seule ville
où un homme ne vieillisse pas, la seule où, à cinquante ans,
]»oiirvu qu'il soit solide et bien conservé, il trouvera toujours
une gamine de dix-huit ans, jolie comme un ange, pour l'aimer.
Landa, retrouvant son Iloc liane d'après les liqueurs, l'approu-
vait avec enthousiasme, énumérait les petites fdles qui l'adoraient
encore tous les jours.
Mais Liverdy, plus sceptique et prétendant savoir exactement
ce que valent les femmes, murmurait :
FORT COMME LA MOHT 493
— Oui, elles VOUS le disent, qu'elles vous adorent.
Landa riposta :
— Elles me le prouvent, mon cher.
— Ces preuves-là ne comptent pas.
— Elles me suffisent.
Rocdiane criait :
— Mais elles le pensent, sacrcbleu ! Croyez-vous qu'une jolie
petite gueuse de vingt ans, qui fait la fête depuis cinq ou six ans
déjà, la fête à Paris, où toutes nos moustaches lui ont appris et
gâté le goût des baisers, sait encore distinguer un homme de
trente d'avec un homme de soixante? Allons donc! quelle
blague! Elle en a trop vu et trop connu. Tenez, je vous parie
qu'elle aime mieux, au fond du cœur, mais vraiment mieux, un
vieux banquier qu'un jeune gommeux. Est-ce qu'elle sait, est-ce
qu'elle réfléchit à ça? Est-ce que les hommes ont un âge, ici?
Eh ! mon cher, nous autres, nous rajeunissons en blanchissant,
et plus nous blanchissons, plus on nous dit qu'on nous aime, plus
on nous le montre et plus on le croit.
Ils se levèrent de table, congestionnés et fouettés par l'alcool,
prêts à partir pour toutes les conquêtes, et ils comniengaient à
délibérer sur l'emploi de leur soirée. Bertin parlait du Cirque,
Rocdiane de l'Hippodrome, Maldant de l'Éden et Landa des
Folies-Bergère, quand un bruit de violons qu'on accorde, léger,
lointain, vint jusqu'à eux.
— Tiens, il y a donc musique aujourd'hui au Cercle, dit
Pt0c> liane.
— Oui, répondit Bertin, si nous y passions dix minutes avant
de sortir?
— Allons.
Ils traversèrent un salon, la salle de billard, une salle de jeu,
puis arrivèrent dans une sorte de loge dominant la galerie des
musiciens. Quatre messieurs, enfoncés en des fauteuils, atten-
daient déjà d'un air recueilli, tandis qu'en bas, au milieu des
rangs de sièges vides, une dizaine d'autres causaient, assis ou
debout.
Le chef d'orchestre tapait sur le pupitre à petits coups de son
archet : on commença.
Olivier Bertin adorait la musique, comme on adore l'opium.
Elle le faisait rêver.
Dès que le flot sonore des instruments l'avait touché, il se sen-
404 LA LECTURE
tait emporté dans une sorte d'ivresse nerveuse qui rendait son
corps et son intelligence incroyablement vibrants. Son imagina-
tion s'en allait comme une folle, grisée par les mélodies, à tra-
vers des songeries douces et d'agréables rêvasseries. Les yeux
fermés, les jambes croisées, les bras mous, il écoutait les sons et
voyait des choses qui passaient devant ses yeux et dans son
esprit.
L'orchestre jouait une symphonie d'Haydn^ et le peintre, dès
qu'il eut baissé ses paupières sur son regard, revit le bois, la
foule des voitures autour de lui, et, en face, dans le landau, la
comtesse et sa fille. 11 entendait leurs voix, suivait leurs paroles,
sentait le mouvement de la voiture, respirait l'air plein d'odeur
de feuilles.
Trois fois, son voisin, lui parlant, interrompit cette vision, qui
recommença trois fois, comme recommence, après une traversée
en mer, le roulis du bateau dans l'immobilité du lit.
Puis elle s'étendit, s'allongea en un voyage lointain, avec les
deux femmes assises toujours devant lui, tantôt en chemin do
fer, tantôt à la table d'hôtels étrangers. Dui'ant toute la durée
de l'exécution musicale, elles l'accompagnèrent ainsi, comme si
elles avaient laissé, durant cette promenade au grand soleil,
l'image de leurs deux vi.sages empreinte au fond de son œil.
Un silence, puis un bruit de .'^ièges remués et de voix chassè-
rent cette vapeur de songe, et il aperçut, sommeillant autour
de lui, ses quatre amis en des postures naïves d'attention chan-
gée en sommeil.
Quand il les eut réveillés :
-^ Eh bien ! que faisons-nous maintenant? dit-il.
— Moi, répondit avec franchise llocdianc, j'ui envie de dormir
ici encore un peu.
— Et moi aussi, reprit Landa.
Dertin se leva :
— VAi bien, moi, je rentre, je suis un i)f'U las.
Il se sentait, an contraire, fort anime'-, mais il désirait s'en
aller, par crainte des fins de soirée qu'il c(innais>;ait si l)ien au-
tour de la table de baccara du Cercle.
Il rentra donc, et, h- lendemain, après une nuit de nerfs, une
de ces nuits qui nv-ttent les artistes dans cet état d'activité cé-
rébrale bai)tisée inspiration, il se décida à ne pas sortir et à
travailler jusqu'au soir.
FORT COMME LA MORT 495
Ce fut une journée excellente, une de ces journées de produc-
tion facile, où l'idée semble descendre dans les mains et se fixer
d'elle-mcnie sur la toile.
Les portes closes, séparé du monde, dans la tranquillité de
l'hôtel fermé pour tous, dans la paix amie de l'atelier, l'œil clair,
l'esprit lucide, surexcité, alerte, il goûta ce bonheur donné aux
seuls artistes d'enfanter leur œuvre dans l'allégresse. Rien
n'existait plus pour lui, pendant ces heures de travail, que le
morceau de toile où naissait une image sous la caresse de ses
pinceaux, et il éprouvait, en ses crises de fécondité, une sensa-
tion étrange et bonne de vie abondante qui se grise et se répand.
Le soir il était brisé comme après une saine fatigue, et il se
coucha avec la pensée agréable de son déjeuner du lendemain,
La table fut couverte de fleurs, le menu très soigné pour
M"® de Guilleroy, gourmande raffinée, et malgré une résistance
énergique, mais courte, le peintre força ses convives à boire du
Champagne.
— La petite sera ivre ! disait la comtesse.
La duchesse indulgente répondait :
— Mon Dieu ! il faut bien l'être une première fois.
Tout le monde, en retournant dans l'atelier, se sentait un peu
agité par cette gaieté légère qui soulève comme si elle faisait
pousser des ailes aux pieds.
La duchesse et la comtesse, ayant une séance au comité des
Mères françaises, devaient reconduire la jeune fille avant de se
rendre à la Société, mais Bertin offrit de faire un tour à pied
avec elle, en la ramenant boulevard Malesherbes; et ils sortirent
tous les deux.
— Prenons par le plus long, dit-elle.
— Veux-tu rôder dans le parc Monceau ? c'est un endroit très
gentil ; nous regarderons les mioches et les nourrices.
— Mais oui, je veux bien.
Ils franchirent, par l'avenue Vélasquez, la grille dorée et mo-
numentale qui sert d'enseigne et d'entrée à ce bijou de parc
élégant, étalant en plein Paris sa grâce factice et verdoyante,
au milieu d'une ceinture d'hôtels princiers.
Le long des larges allées, qui déploient à travers les pelouses
et les massifs leur courbe savante, une foule de femmes et
d'hommes, assis sur des chaises de fer, regardent défiler les
passants tandis que, par les petits chemins enfoncés sous les
40G LA LKCiLKH
onil)rngos et serpentant comme dçs ruisseaux, un peuple d'en-
fants grouille dans le sable, court, saute à la corde sous l'œil
indolent des nourrices ou sous le regard inquiet des mères. Les
arbres énormes, arrondis en dôme comme des monuments de
feuilles, les marronniers géants dont la lourde verdure est
érlabousséc de grap})es rouges ou blanches, les sycomores dis-
tingués, les platanes décoratifs avec leur tronc savamment tour-
menté, ornent en des perspectives séduisantes les grands gazons
onduleux.
Il fait chaud, les tourterelles roucoulent dans les feuillaires et
voisinent de cime en cime, tandis que les moineaux se baiu;nent
dans l'arc-en-ciel dont le soleil enlumine la poussière d'eau des
arrosages égrenée sur l'herbe fine. Sur leurs socles. Tes statues
blanches semblent heureuses dans cette fraîcheur verte. Un
jeune gardon de marbre retire de son pied une épine introu-
vable, comme s'il s'était piqué tout à l'heure en courant ai)rès la
Diane qui fuit là-bas vers le petit lac emprisonné daiiS les bos-
quets oîi s'abrite la ruine d'un temple.
D'autres statues s'embrassent, amoureuses et froides, au bord
des massifs, ou bien rêvent, un genou dans la main. Une cas-
cade écume et roule sur de jolis rochers. Un arbre, tronqué
comme une colonne, porte un lierre ; un tombeau porte une in-
scription. Les fûts de pierre dressés sur les gazons ne rappellent
guère plus l'Acropole que cet élégant petit parc ne rapj)elle les
forêts sauvages.
C'est l'endroit artificiel et charmant où les gens de ville vont
contempler des fleurs élevées en des serres, et admirer, comme
on admire au théâtre le spectacle de la vie, cette aimable repré-
sentation que donne, en plein Paris, la belle nature.
Olivier iJertin, depuis des années, venait prcs(pie chaque jour
en ce lieu préféré, pour y regarder les Parisiennes se mouvoir
en leur vrai cadre, a C'est un parc fait pour la toilette, disait-il ;
les gens mal mis y fout horreur. » I*]t il y rôdait pendant des
heure-!, en connaissait toutes les i)lantes et tous les promeneurs
habituel-;.
Il marchait à côté d'Annetto, le loug des allées, l'œil distrait
par la vie bariolée et remuante du jardin.
— Oh! l'amour, cria-t cllc-
Eilc contemplait un petit garçon à boucles blondes qui la re-
gardait de ses yeux bleus, d'un air étonné et ravi.
FORT COMME LA MORT 497
Pais, elle passa une revue de tous les enfants ; et le plaisir
|u'rHe avait à voir ces vivantes poupées enrubannées la rendait
bavarde et communicative.
Elle marchait à petits pas, disait à Bertin ses remarques, ses
réflexions sur les petits, sur les nourrices, sur les mères. Les
enfants gros lui arrachaient des exclamations de joie, et les en-
fants pâles l'apitoyaient.
Il l'écoutait, amusé par elle plus que par les mioches, et sans
oublier la peinture, murmurait : « C'est délicieux ! » en songeant
qu'il devrait faire un exquis tableau, avec un coin du parc et un
bouquet de nourrices, de mères et d'enfants. Comment n'y
avait-il pas songé ?
— Tu aimes ces galopins-là? dit-il.
— Je les adore.
A la voir les regarder, il sentait qu'elle avait envie de les
prendre, de les embrasser, de les manier, une envie matérielle et
tendre de mère future ; et il s'étonnait de cet instinct secret, ca-
ché en cette chair de femme.
Comme elle était disposée à parler, il l'interrogea sur ses
goûts. Elle avoua des espérances de succès et de gloire mondaine
avec une naïveté gentille, désira de beaux chevaux, qu'elle con-
naissait presque en maquignon, car l'élevage occupait une par-
tie des fermes de Roncières ; et elle ne s'inquiéta guère plus d'un
fiancé que de l'appartement qu'on trouverait toujours dans la
multitude des étages à louer.
Ils o.pprochaient du lac où deux cygnes et six canards flottaient
doucement, aussi propres et calmes que des oiseaux de porce-
laine, et ils passèrent devant une jeune femme assise sur une
chaise, un livre ouvert sur les genoux, les yeux levés devant elle,
l'àme envolée dans sa songerie.
Elle ne bougeait pas plus qu'une figure de cire. Laide, humble,
vêtue en fille modeste qui ne songe point à plaire, une institu-
trice peut-être, elle était partie pour le R,êve, emportée par une
phrase ou par un mot qui avait ensorcelé son cœur. Elle conti-
nuait, sans doute, selon la poussée de ses espérances,, l'aventure
commencée dans le livre.
Bertin s'arrêta, surpris :
— C'est beau, dit-il, de s'en aller comme ça.
Ils avaient passé devant elle. Ils retournèrent et revinrent en-
LECT. — 53 IX — 32
498 LA LECTURE
core sans qu'elle les aperçût, tant elle suivait de toute son atten-
tion le vol lointain de sa pensée.
Le peintre dit à Annetto :
— Dis donc, petite ! est-ce que ça t'ennuierait de me poser une
figure, une fois ou deux ?
— Mais non, au contraire !
— Regarde bien cette demoiselle qui se promène dans l'idéal.
— Là, sur cette chaise?
— Oui. Eh bien! tu t'asseoiras aussi sur une chaise, tu ouvriras
un livre sur tes genoux et tu tâcheras de faire comme elle. As-tu
quelquefois rêvé tout éveillée ?
— Mais, oui.
— A quoi ?
Et il essaya de la confesser sur ses promenades dans le bleu ;
mais elle ne voulait point répondre, détournait ses questions, re-
gardait les canards nager après le pain que leur jetait une dame,
et semblait gênée comme s'il eût touché en elle à quelque
chose de sensible.
Puis, pour changer de sujet, elle raconta sa vie à Roncières,
parla de sa grand'mcre à qui elle faisait de longues lectures à
liante voix, tous les jours, et qui devait être bien seule et bien
triste maintenant.
Le peintre, en l'écoutant, se sentait gai comme un oiseau, gai
comme il ne l'avait jamais été. Tout ce qu'elle lui disait, tous
les menus et futiles et médiocres détails de cette simple exis-
tence de fillette l'amusaient et l'intéressaient.
— Asseyons nous, dit-il.
Ils s'assirent auprès de l'eau. Et les deux cygnes s'en vinrent
flotter devant eux, espérant quel({ue nourriture.
Bertin sentait en lui s'éveiller des souvenirs, ces souvenirs
disparus, noyés dans l'oubli et qui soudain reviennent, on ne sait
pourquoi. Ils surgissaient rapides, de toutes sortes, si nombreux
en même temps, qu'il éprouvait la sensation d'une main remuant
la vase de sa mémoire.
Il cherchait pourquoi avait lieu ce bouillonnement de sa vie
ancienne que plusieurs fois déjà, moins qu'aujourd'hui cependant,
il avait senti et remarqué. Il existait toujours une cause à ces
évocations sul)itcs, une cause matérielle et simple, une odeur, un
parfum souvent. Que de fois une robe de femme lui avait jeté au
passage, avec le souille évaporé d'une essence, tout un rappel
FORT COMME LA MORT 499
d'événements eiïacés ! Au fond des vieux flacons de toilette, il
avait retrouvé souvent aussi des parcelles de son existence ; et
toutes les odeurs errantes, celles des rues, des champs, des mai-
sons, des meubles, les douces et les mauvaises, les odeurs
chaudes des soirs d'été, les odeurs froides des soirs d'hiver, rani-
maient toujours chez lui de lointaines réminiscences, comme si
les senteurs gardaient en elles les choses mortes embaumées, à la
façon des aromates qui conservent les momies.
Etait-ce l'herbe mouillée ou la fleur des marronniers qui rani-
mait ainsi l'autrefois? Non. Alors, quoi? Etait-ce à son œil
qu'il devait cette alerte? Qu'avait-il vu? Rien. Parmi les per-
sonnes rencontrées, une d'elles peut-être ressemblait à une figure
de jadis, et, sans qu'il l'eût reconnue, secouait en son cœur
toutes les cloches du passé.
N'était-ce pas un son, plutôt? Bien souvent un piano entendu par
hasard, une voix inconnue, même un orgue de Barbarie jouant
sur une place un air démodé, l'avaient brusquement rajeuni de
vingt ans, en lui gonflant la poitrine d'attendrissements oubliés.
Mais cet appel continuait, incessant, insaisissable, presque
irritant. Qu'y avait-il autour de lui, près de lui, pour raviver de
la sorte ses émotions éteintes ?
— Il fait un peu frais, dit-il, allons-nous-en.
Ils se levèrent et se remirent à marcher.
Il regardait sur les bancs les pauvres assis, ceux pour qui la
chaise était une trop forte dépense.
A.nnette, maintenant, les observait aussi et s'inquiétait de leur
existence, de leur profession, s'étonnait qu'ayant l'air si misé-
rable ils vinssent paresser ainsi dans ce beau jardin public.
Et plus encore que tout à l'heure, Olivier remontait les années
écoulées. Il lui semblait qu'une mouche ronflait à ses oreilles et
les emplissait du bourdonnement confus des jours finis.
La jeune fille, le voyant rêveur, lui demanda :
— Qu'avez-vous? vous semblez triste.
Et il tressaillit jusqu'au cœur. Qui avait dit cela? Elle ou sa
mère ? Non pas sa mère avec sa voix d'à présent, mais avec sa
voix d'autrefois, tant changée qu'il venait seulement de la recon-
naître. Il répondit en souriant :
— Je n'ai rien, tu ni'arauses beaucoup, tu es très gentille, tu
me rappelles ta maman.
Comment n^avait-il pas remarqué plus vite cet étrange écho
500 LA LECTURK
(le la parole jadis si familière, qui sortait à présent de ces lèvres
nouvelles"?
— Parle encore, dit-il.
— De quoi ?
— Dis-moi ce que tes institutrices t'ont fait apprendre. Les
aimais-tu?
Elle se remit à bavarder.
Et il écoutait, saisi par un trouble croissant, il épiait, il atten-
dait, au milieu des phrases de cette fillette presque étrangère à
son cœur, un mot, un son, un rire, qui semblaient restés dans
sa gorge depuis la jeunesse de sa mère. Des intonations, parfois,
le faisaient frémir d'étonnement. Certes, il y avait entre leurs
paroles des dissemblances telles qu'il n'en avait pas, tout de
suite, remarqué les rapports, telles que, souvent même, il ne les
confondait plus du tout ; mais cette différence ne rendait que
plus saisissants les brusques réveils du parler maternel. Jus-
qu'ici, il avait constaté la ressemblance de leurs visages d'un œil
amical et curieux, mais voilà que le mystère de cetti? voix res-
suscitée les mêlait d'une telle façon qu'en détournant la tête
pour ne plus voir la jeune fille, il se demandait par moments si ce
n'était pas la comtesse qui lui parlait ainsi, douze ans plus tôt.
Puis, lorsqu'halluciné par cette évocation il se retournait vers
elle, il retrouvait encore, à la rencontre de son regard, un peu
de cette défaillance que jetait en lui, aux premiers temps de leur
tendresse, l'œil de la mère.
Ils avaient fait déjà trois fois le tour du parc, repassant tou-
jours devant les mêmes personnes, les mêmes nourrices, les
luêmes enfants.
Annette, à présent, inspectait les hôtels qui entourent ce jar-
din, et demandait les noms de leurs habitants.
Elle voulait tout savoir sur toutes ces gens, interrogeait avec
une curiosité vorace, semblait emplir de renseignements sa mé-
moire de femme, et, la figure éclairée par l'intérêt, écoutait des
yeux autant que de l'oreille. Mais en arrivant au pavillon (jui
sépare les deux portes sur le boulevard extérieur, Bertins'apci'(;ut
que quatre heures allaient sonner.
— Oh ! dit-il, il faut rentrer.
Et ils gagnèrent doucement le l)oulevard Malesherbes.
Guy DE Maupassant.
(A suivre.)
RIEN DES AGENCES
Vous avez pu lire plusieurs fois, cet été, à la quatrième page
d'un journal (12 francs la ligne) cette annonce conçue dans un
style hiéroglyphique, justifié d'ailleurs par l'élévation du tarif
précité :
« Dem. de prov., jol., dist., av. 300,000 fr., ép. mons. 35 a.,
milit., magist., hahit. Paris. Ptien des ag. Ecr, p. rest. Made-
leine T. T. 333. »
Tout n'était pas ahsolument vrai dans V avertissement qui
précède.
Elodie Rabotteau, le parti désigné, était demoiselle bien réel-
lement et l'est encore, hélas ! Provinciale, elle l'est aussi, puisque
son père remplit, à Saint-Colomban, un obscur chef-lieu de can-
ton de la Beauce, les fonctions de juge de paix.
Mais, entre nous: 1° elle n'est pas jolie; 2° elle manque abso-
lument de distinction ; 3° les 300,000 francs sus-mentionnés sont
principalement des espérances, basées sur l'héritage d'un oncle,
célibataire il est vrai, mais à peine âgé de quarante ans, et solide
comme un pont.
Quant au : rien des agences, c'est encore une odieuse trom-
perie.
M. T. T. 333, en réalité Théodore Tardivel, fait le métier de
marier les gens, ni plus ni moins que M. de Foy, de discrète
5C2 LA LIXTURK
mémoire. Mais cet industriel a reconnu que certains clients nour-
rissent contre les agences des préventions insurmontables. On
trouve, de même, des raffinés qui ne monteraient pas, pour un
empire, dans un fiacre, à cause des numéros rouges peints sur la
caisse. Pour ceux-là, on a inventé la « voiture de cercle ». Cela
coûte plus cher, c'est aussi sale, et cela ne va pas plus vite ; mais
il n'y a pas de numéros rouges : rien des agences ! Tardivel n'a
pas de local pour les entrevues, et fait tout par correspondance.
Un matin du mois d'août dernier, le juge Rabottcau dit à sa
femme :
— Tardivel m'écrit ce matin une longue lettre que je te résume.
Il est très fort, ce gaillard-là. Voici la chose : les manœuvres
commencent dans huit jours, et Saint-Colomban est désigné pour
loger une demi-batterie d'arlillerie. Cette demi-batterie est com-
mandée par le capitaine Lecomte; ce capitaine cherche à se marier
en province. Tu vois la situation?
— Parfaitement. Mais cet officier, me dis-tu, veui habiter la
province et nous voulons marier Elodie à Paris, afin do nous y
retirer ensuite? J'entrevois là une difficulté.
— Tu entrevois toujours des difficultés. Marlons-lcs d'abord.
Je ferai attacher notre gendre au fort de Vincenncs, avec l'appui
du député. Noms habiterons près de la Bastille, et tout sera pour
Je mieux. Ne songe, pour le moment, qu'à donner à la maison
un peu d'apparence. Il faudra, demain, conduire Elodie à Clià-
teaudun pour lui faire faire une robe. En même temps, tu diras
qu'on vienne accorder le piano. Il faudrait trouver aussi une
seconde servante pour que la cuisinière n'apporte pas les plats
à table.
— .Mon Dieu! gémit M"* Rabotteau, quelle dépense!
— Je ne dis pas le contraire. Mais veux-tu ou ne veux-tu pas
marier ÉlocHc? La voilà dans ses vingt-six ans. Il y en a huit
(juc nous l'offrons à tous les célibataires jeunes ou mûrs de la
contrée, sans parler des veufs. Une occasion s'offre, il faut en
profiler. Allons! ma bonne, remue-toi. Je m'entendrai avec le
inaire pour qu'on nous fasse loger ce capitaine.
Le premier septembre, pendant toute la matinée, le canon
tonna dans la vaste plaine qui entoure Saint-Colomban ; puis, vers
quatre heures du soir, on signala l'approche de la demi-batterie.
r.IEN DES AGENCES 503
La maison du juge de paix, de la cave au grenier, était sous
les armes. La chambre du capitaine était parée, soignée, confor-
table, comme celle d'un évoque en tournée de confirmation. Il y
avait, dans l'écurie, une litière d'un mètre d'épaisseur pour les
chevaux. Et la toile métallique, qui voilait les mystères de la
cuisine, n'empêchait pas des parfums pleins de promesses de
venir coquctcr avec les passants de la grande route.
Bientôt le capitaine parut à la grille de bois blanc qui servait
de limite à ce paradis terrestre en miniature. La mise en scène
avait été réglée d'avance. Rabotteau, sous l'acacia taillé en boule,
lisait la Revue des Deux-Mondes. Sa femme, non loin de lui, cou-
pait des raisins à la treille jaunissante, et, derrière les rideaux de
mousseline blanche de la fenêtre du salon, Élodie, prévenue par
un signal convenu, lançait, avec l'énergie du désespoir, cette
phrase, qui est la plus mauvaise action de la vie d'Ambroise
Thomas :
C'est là que je voudrais vi-i-vre !
Aim-m-mer, aimer ou mour-i-ir ! .
Au bruit des sabots du cheval, le juge de paix quitta sa Revue,
et sa femme abandonna ses raisins.
Déjà le capitaine était devant eux, son képi à la main:
— Madame, commença-t-il en saluant, permettez-moi de me
présenter moi-même. Je suis...
— Oh ! vous êtes tout présenté, monsieur Lecomte. Nous vous
attendions.
L'officier s'inclina avec un sourire et serra la main de Rabot-
teau. Puis on l'introduisit au salon, à la grande confusion
d'Élodie qui interrompit brusquement son air, toute rougissante,
comme si elle eût été à cent lieues de se douter qu'un capitaine
d'artillerie dût mettre le pied ce jour-là dans le périmètre du can-
ton où son père rendait la justice.
L'officier, en homme discret, voulait manger à l'hôtel ; mais
on lui fit comprendre que ce serait une de ces injures qui ne se
pardonnent pas.
— Vous partagerez notre modeste ordinaire, lui dit M"^ Ra-
botteau. On ne mettra pas un bœuf de plus pour vous.
Inutile de dire que le dîner fut un festin. Au dessert, ces quatre
personnes semblaient se connaître depuis dix ans, et le capitaine
r>Ol LA LECTURE
triom])liait sur toute la ligne. De fait, il était difficile de rencon-
trer un homme plus charmant. Il avait tout pour lui. Très joli
garçon, rcmarcjuahlcmcnt élevé, instruit, intelligent; un témoin
désintéressé n'aurait pu lui reprocher qu'une chose: c'était pré-
cisément d'être au-dessus du milieu où il se trouvait. Mais le
« milieu » n'en jugeait point ainsi, bien entendu.
A dix heures, il demanda la permission de se retirer.
— Comment donc, cher monsieur Lecomte, dit M""'" Ra-
botteau. Après une journée si fatigante ! J'espère que vous dor-
mirez bien sous notre toit modeste.
Dans le téte-à-tête de l'alcôve nuptial, les deux époux échan-
gèrent leurs impressions.
— Ce serait un rêve, déclara madame. Il a l'air si doux, et de
si bonnes manières ! Pas traîneur de sabre le moins du monde.
Et je suis sûr que cet homme-16, possède quelque fortune. Il a
donné quarante sous au garde-champêtre qui lui a montré le
chemin de chez nous.
— Ma bonne amie, tout cela n'a rien d'étonnant. On reconnaît
entre tous un officier sorti de l'Ecole Polytechnique. Ils sont sé-
rieux, rangés, tranquilles. As-tu remarqué qu'il a eu le bon goût
de ne pas faire la moindre allusion à ses projets de mariage ?
On eût j)u réjtondre à Rabotteau qu'il y avait une bonne rai-
son à cette réserve du capitaine. Ses hôtes avaient parlé tout le
temps.
A quatre heures du matin, quand l'officier descendit pour
monter à cheval, le juge de paix l'attendait pour le faire dé-
jeuner. Le soir, ce fut une nouvelle édition des folies de Bal-
thazar. Poliment, Lecomte pria la belle r'.lodie de se mettre au
piano. Elle chanta :
Cours, mon aiguille, dans la laine.
A son tour, le jeune honnne fut invile à se faire entendre. Il
obéit sans se faire prier. Il avait une voix superbe. Puis il joua,
avec un réel talent, une romance sans paroles de Mcndelssohr..
Le père et la mèi'w d'Elodie étaient ravis. Quant à celle-ci, elle
sentait des ailes lui pousser derrière les épaules. Deux jours
après, Rabotteau mit adroitement la question sur le mariage des
officiers, et feignit de le coml)attre. Lecomte eut un sourire si-
gnificatif et s'indigna poliment des théories de son hôte. Il ajouta
RIEN DES AGENCES 503
que, durant la guerre, les officiers mariés avaient fait leur de-
voir encore mieux, que les autres, si c'était possible.
Cette nuit-là, personne ne put fermer l'œil dans la famille.
Elodie moins que les autres, comme de juste.
— Tant mieux si cela se fait ! dit M™® Rabotteau à son
mari, car, d'après mes calculs, ces huit jours nous coûteront au
moins 40L) francs.
— On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs, répondit
sentencieusement le juge.
Il avait écrit en secret à Tardivel, en lui disant : « Votre Le-
comte est charmant. Il fait absolument notre affaire. Faut-il le
mettre sur la voie? »
Taixlivel avait répondu :
c( N'ayez l'air de rien. Quand il sera revenu, je le verrai. Je me
charge de tout. »
Cei^endant le dernier jour des manœuvres était arrivé.
Ce soir-là, la cuisinière des Rabotteau avait tenté un effort
suprême, destiné, selon toute apparence, à être couronné de
succès. Mais, hélas! à l'heure ordinaire, le cheval du capitaine
revint à l'écurie, conduit en main par l'ordonnance. Elolie, qui
guettait le retour de son fiancé (on l'appelait ainsi dans la
maison) derrière ses persiennes, se précipita dans le jardin en
poussant un cri d'angoisse :
— Grand Dieu! est-il blessé?
— Non, mademoiselle, répondit le brosseur en souriant d'un
air drôle. Que le capitaine, sa santé est dans le statu quo. Seule-
ment qu'il faut dire au papa de ne pas l'attendre pour la
soupe.
— Il ne vient pas dîner !
— Non, mademoiselle, il lîne au Cheval blanc et il y couche
simultanément. Que je vais lui porter ses effets de lingerie aus-
sitôt que j'aurai dessellé Cocotte.
Elolie, toute pâle, courut prévenir sa mère.
— Ciel ! s'écria celle ci, quelle mésaventure ! Un homard de
huit francs. Mais que se passe-t-il? Si nous faisions parler le
brosseur ?
— Gardons-nous en bien, ma bonne, répondit le juge de paix.
Grâce à l'habitude de la discipline et à la salle de police, ces
serviteurs militaires sont les âmes damnées de leurs maîtres.
50G LA LECTURK
Vous ne sauriez rien et vous feriez tout manc^ucr, peut-être. De-
main, je m'informerai moi-même.
Le dîner du trio fut ln2:ul)re.
Le lendemain matin, de bonne heure, llabotteau demandait à
l'hôtelier du Cheval blanc, affolé par la présence chez lui d'une
douzaine d'officiers de tout grade :
— Pourriez-vous me dire si le capitaine d'artillerie qui logeait
chez moi...
— Voyez au n'' 8, monsieur le juge. Le capitaine est encore
dans son appartement, car les manœuvres sont finies d'hier.
Pardon si je ne puis vous conduire moi-même. Je suis dans le
coup de feu.
Kabotteau monta l'escalier de bois, entra dans le couloir où
s'ouvraient des portes blanches, toutes pareilles, avec de gros
chiffres peints en noir. Il allait frapper à celle qui portait le
n° 8, mais soudain il recula comme s'il eût aperçu un tigre sur
le paillasson. Ce n'était pas un tigre, pourtant, qu'il avait vu.
C'était, tout à côté d'une paire de bottes encore armées de leurs
éperons, une mignonne paire de bottines doublées intérieure-
ment en soie rose ; des bottines grandes comme rien, cambrées,
élégantes, impertinentes ; des bottines qui font dire sans qu'on
risque de se tromper : « Il y aura tout à l'heure le pied d'une
jolie femme là-dedans. »
Oui; mais pour lo moment, la jolie femme était... ailleurs.
Malheureuse Élodie! Pauvre M'"® Rabotteau ! Canaille de
Tardivel! Monstre éhonté de Lecomte ! Ah ! oui, parlons-en, des
officiers qui sortent de l'Ecole Polytechnitiue !
Au même instant, la clef tourna à l'intérieur de la porte n° 8.
On put voir l'huis s'entrebâiller timidement. D'abonl, une
main sortit, très blanche et toute petite, la main de ces bot-
tines. Puis le poignet vint, rond et fin, avec un joli bracelet. Puis
un bras rose qui s'allongeait, qui s'allongeait... Non, jamais
Ilaljottcau n'avait vu un bras comme celui-là, et, si l'autre était
pareil, comme tout permettait de le croire, ce misérable Lecomte
était un misérable bien heureux.
Cependant le bras, le poignet, la main et les bottines se re-
plièrent en bon ordre, la porte s'était refermée, et le juge de paix
restait là, se trouvant lui-même assez sot, mais avec un vague
RIEN DES AGENCES 507
besoin de dresser un pi'ocès-vcrbal contre quelqu'un pour détour-
nement de gendre.
Toutefois, le cas n'étant prévu par aucun article du Code, il
lui fallut bien rentrer chez lui.
— Eh bien? crièrent en même temps les deux femmes qui
l'attendaient sur la route.
— Ce Lecomte est un vaurien, dit-il entre ses dents. Va dans
ta chambre, Elodie. J'ai besoin de causer avec ta mère.
Alors Rabotteau, les yeux encore brillants, — de colère, sans
doute, — raconta à sa fidèle moitié ce qu'il venait de voir.
— Oh ! gémit la bonne dame. A-t-on idée d'un scandale pa-
reil ? Joli exemple pour Saint-Colomban ! Qu'allons-nous dire à
Elodie ? Pauvre enfant ! ce monstre lui plaisait ! Ah ! vous pouvez
faire vos compliments à votre Tardivel ! Mais, j'y pense, il y a
une lettre de lui au courrier.
Sur la table, en effet, le juge de paix trouva une missive de:
Rien des agences.
« Je n'y comprends plus rien, disait-on. Vous prétendez avoir
Lecomte chez vous. Or, ce dernier m'écrit qu'il s'est cassé la
jambe et qu'un de ses camarades l'a remijlacé aux manœuvres.
Un mot d'explication, s'il vous plaît. »
— C'est un peu fort! exclama la mère d'Élodie. Je l'ai appelé
tout le temps monsieur Lecomte, et il n'a pas réclamé. A votre
place, j'écrirais au ministre de la sruerre.
— Cela demande réflexion, dit Rabotteau. C'est G:rave de faire
passer un officier en conseil de guerre pour une frasque déjeune
homme. D'ailleurs, il ne partira pas, j'imagine, sans venir nous
dire adieu ; et alors, nous verrons.
En effet, dans l'après-midi, le faux Lecomte sonna à la bar-
rière de bois. Mais, ô comble d'impertinence ! il donnait le bras
à une élégante de première volée, la dame aux bottines, indubi-
tablement.
— Justine! vociféra M ""^ Rabotteau. N'ouvrez pas! Dites
à ces personnes, à travers la grille, que tout le monde est sorti.
Puis, se retournant vers son mari :
— Vous n'êtes pas suffoqué d'indignation ? Vous pouvez
rester là, tranquille, en face de cette insulte ? Moi, monsieur Ra-
botteau, si j'étais homme, les choses ne se passeraient pas ainsi !
— Mais, ma bonne amie, je suis magistrat, j'ai soixante-sept
ans, et le maniement des armes m'est inconnu.
008 LA LECTURE
Au même instant Justine rentra, portant une carte avec ce
nom :
LE COMTE DE PREBOIS
CAPITAINE d'artillerie
En bas, était écrit au crayon:
« Mille regrets et mille excuses de vous avoir faussé compagnie,
hier soir. Madame de Prébois est venue me surprendre et n'a pas
voulu être indiscrète, en augmentant le dérangement que vous
causait déjà ma présence. Elle aurait eu le plus grand plaisir à
faire la connaissance de ces dames. Tous mes remerciements
pour votre excellente hospitalité. »
Madame Rabotteau relut la carte, puis elle dit, d'un air pro-
fondément découragé :
— Je comprends maintenant pourquoi ce militaire ne bronchait
pas quand nous l'appelions monsieur le comte. Cette pauvre
Elodie n'a jamais eu de chance !
Léon DE TlNSEAU.
EN ALGER
« Le nombre des Franoais de France
« qui ont visité l'Algérie s'accroît
« chaque jour, et cependant on peut
« dire que la masse de la nation ignore
« profondément notre France afri-
« cainc. » — (Pierre Foncin, Choses
et Livres de l'Afrique française.)
Sur la mer, droit devant nous, quelque chose à l'horizon.
La ligne monotone qui sépare les eaux des cieux est diffuse,
comme rompue ; au lieu de la ténuité des choses qui se mêlent
et des couleurs qui se confondent, il se forme un ton plus solide,
plus résistant. — C'est Minorque qui nous barre le chemin et
que notre route coupe en deux.
La terre indistincte monte sur les flots, elle grandit, ses lignes
s'affermissent ; nous voyons bientôt les montagnes, les vallées
qui les creusent, les falaises qui surplombent la mer. A l'ouest,
un mont ardu, coupé droit, de forme nette et dure : des deux
côtés les pointes de l'île à pic sur les flots. — Nous approchons,
les détails apparaissent : on voit le ressac de la mer battre la
falaise triste qui cède, qui s'effrite et se dégrade. Elle est brune
ou rougeàtre, vilaine de ton, mauvaise d'aspect, on n'y voit ni
fente ni fissure par oîi l'équipage d'un bateau jeté là pourrait
grimper. Nous tournons un cap sur lequel se montre une sorte
de fortification. Tout change. La falaise inhospitalière reste au
nord où elle élève contre le vent la barrière de son mur. A
l'abri, l'île étend ses plaines couvertes de verdure et d'arbres.
Mais la culture n'apparaît qu'au loin, défiante du vent salé de
la mer. — Partout des pins ronds comme une balle d'enfant :
on dirait des pelotes fichées sur un tapis vert avec une épingle.
510 LA LECTURE
Après le cap, un golfe étroit, tortueux, bleu et profond. Tout
au fond, Mahon la blanche, ville de neige, première lueur
d'Orient qui frappe nos regards. Nonchalante, elle s'étend à
demi sur une colline, et baigne ses pieds dans l'eau. — Comme
on doit vivre tranquille dans cette bourgade ensoleillée ! Nous
voudrions descendre, voir de près cette féerie de lumière,
écouter les guitares sous les balcons fleuris ! Mais nous mar-
chons vite, le golfe se ferme, un îlot surmonte d'un phare fuit
derrière nous et semble se coller à la terre. De nouveau tout
se môle, les vallées se comljlent, les montagnes s'aplatissent,
une teinte violacée envahit l'île qui s'abaisse, s'abaisse, se
diaphanise et disparaît.
Nous voici revenus dans la route monotone, isolés au grand
soleil, perdus sur la mer « invendangeable ! » Les yeux se
fatiguent de l'étendue des flots, ils s'inquiètent de cet azur
insondable, terne et glauque troublé par l'ombre des abîmes
sur lesquels nous sommes suspendus. — Puis voici le soir,
le vent s'apaise, la mer tombe, ses sombres collines s'apla-
nissent, et le sillage du navire trouble seul la tranquillité des
eaux.
Pourtant, il passait des souffles qui ne ridaient plus la mer,
des souffles aussi doux que des caresses, haleine du grand conti-
nent de feu qui nous respirait au visage en des soupirs
infiniment alanguis. — En môme tcnqDS se répandaient des
parfums nouveaux, des parfums que nous n'avions jamais sentis.
Tantôt ils étaient vifs et forts comme celui du raisin foulé dans
la cuve, tantôt d'une exquise ténuité, comme un vague mélange
d'oranger et de myrte. Ils nous révélaient l'inconnu, et nous les
respirions avec bonheur, car ils étaient pour nous le premier
accueil de cette prestigieuse Afrique dont nous attendions tant
de merveilles.
Très bas sur la mer, des feux : on les dirait flottants au ras
des eaux. A gauche Malifou, à droite Pointe Pescade, au milieu
les fanaux rouges et verts d'Alger qui veillent sur l'entrée du
port. Au-dessus de ceux-ci, comme dans Te ciel, des milliers de
points brillants ainsi que des lucioles, lumières de la ville, des
rues et des maisons. — Nous décrivons une immense courbe
pour entrer dans le port, dont les jetées s'ouvrent comme deux
bras pour nous recevoir. La ville apparaît comme un triangle
de lait sur la colline qui la supporte. — Dans la nuit, sous la
EN ALGER LU
grande lune, c'est une vision saisissante. La colline est noire,
et serre la ville dans un cadre d'ébène. La ville est d'une telle
blancheur qu'elle paraît éclairée en elle-même. Au crépuscule,
les carrières de Carrare donnent cette sensation.
Le débarquement est une bousculade : serrez bien vos valises,
tenez bien vos paquets ; surveillez de sang-froid tout ce que
feront vos porteurs arabes ; ils sont d'une incomparable
dextérité I
C'est par le Palais du Gouvernement que nous entrons en
Algéiùe et en Orient, dans cet Orient inconnu, insoupçonné,
surprenant pour ceux-là même qui croient l'avoir le mieux
pressenti. — Les descriptions, les tableaux, les gravures, les
photographies ont vulgarisé en Finance tous les aspects de
l'Algérie ; il n'est personne qui ne se soit fait une idée d'Alger,
de ses monuments, de ses maisons et de tous ses aspects. Mais
la réalité dépasse ce que l'on a prévu. — Le palais Malakoff est
une maison mauresque ancienne ; elle n'est pas considérable,
mais on a eu le bon goût de la laisser comme elle était, et de ne
pas la moderniser pour les besoins du service. Elle est donc
telle qu'au temps de la conquête. Il est superflu de la décrire,
car elle étonnera toujours, même après leurs lectures, ceux qui
la verront pour la première fois. — L'inattendu de cette archi-
tecture arabe tient à la grâce exquise et originale des
arrangements, et à la prodigieuse intensité des couleurs. Ici, tout
est marbre et faïence peinte ; tout est d'un éclat et d'une fraîcheur
de rêve. L'œil charmé ne cherche plus à comprendre les inven-
tions du dessin, non plus qu'à suivre les dédales de cette
architecture faite exprès pour dérouter le regard ébloui. De
sveltes colonnes unissent les marbres des cours intérieures aux
marbres des galeries. De tous côtés s'ouvrent des couloirs, des
chambres où vous surprennent des recoins inattendus, vides et
inexpliqués aujourd'hui, mais qui abritaient jadis les trônes ou
les sophas. Aux murs sont des placards tout petits, très élégants,
avec des portes sculptées menu, d'un travail de patience ; les
vieilles serrures y tiennent toujours, mais usées et branlantes,
serrures qui se sont fermées sur les secrets des sultanes, et qui
gardent aujourd'hui des paperasses administratives ! Un de ces
placards résiste quand on veut l'ouvrir; si l'on force, la cage
tout entière fait une révolution dans le mur en pivotant sur un
512 LA LECTURE
axe invisible, et laisse voir un trou béant. Un sou jeté dans
l'ouverture met trois secondes à toucher le fond. Oubliettes ?
Entrée secrète pour les mystères du harem ? On ne sait trop.
De la terrasse du Palais, le regard embrasse toute la ville
avec ses environs. Elle est sur le côté d'une baie qui semble
circulaire avec des rivages tout unis, mais qui est, en réalité,
déchiquetée par cent golfes ravissants.
L'impression du premier coup d'œil, c'est le bleu et le blanc.
La mer et le ciel forment un amalgame de deux tons; la mer est
la plus pâle, comme du lait où serait tombée une goutte de l'azur
profond du ciel. — La ville est purement blanche en haut, chez
les Arabes, moins étincelante en bas, chez les chrétiens. —
Autour et au delà du Palais les maisons montent, montent en
désordre la côte escarpée. Il semble qu'elles se bousculent pour
arriver premièi'Cs en haut et voir j)lus tôt la mer qu'elles regar-
dent les unes par dessus les autres, presque sans avoir l'air, par
de petites fenêtres dont beaucoup ne sont pas plus grandes
qu'une feuille de papier à lettre. Toutes ces maisons sont carrées,
à terrasses, et ressemblent à des dés. Sur beaucoup de terrasses,
un dé plus petit est posé, étage en plus, belvédère. — On ne
voit dans toute la ville qu'un arbre : c'est un cyprès noir, aigu,
vigoureux, qui pointe un peu au-dessus du palais : on n'en voit
pas le pied, on le dirait planté à môme dans une maison, comme
une aigrette sur un turban. — A droite, la cathédrale qu'on
toucherait de la main, mosquée convertie de force au catholi-
cisme, semblc-t-il, car les deux architectures, la chrétienne
et la musulmane, s'y mêlent dans le plus mauvais goût. — En
face, séparé par une petite place, l'évêché, ancien palais
mauresque, conservé absolument intact, bloc blanc, carré, fermé,
où les moucharabis de i)ois sont encore aux fenêtres et défendent
les lévites des hardiesses de la rue, comme ils en protégeaient
les femmes autrefois. — Plus bas, les hautes maisons euro-
péennes, grandes, superbes, insignifiantes et banales, comme à
Lyon, comme à Paris. Par delà, le port, avec ses jetées, connue
des antennes, gardant de trop rares vaisseaux. — A gauche,
l'ancien arsenal des beys, qui fut un fort espagnol et qui n'est
plus qu'une caserne. Puis la mer, la mer partout comme fond
de tableau, et tellement légère de ton, qu'au premier regard on
ne l'aperroit pas, on la prend pour le vide du ciel. — Au
couchant, la vue ne soi-t pas de la ville, qui prend des entasse-
EN ALGER 513
ments de carrière; mais à l'orient, la pente s'abaisse pour laisser
voir la campagne. C'est d'abord Mustapha, neuf et rouge, dans
une verdure prodigieuse, puis des collines vêtues de bosquets,
toutes parsemées de villas ; en troisième plan, des montagnes
nettement violettes, avec des formes brusques et tourmentées,
par dessus lesquelles nagent à l'infini les monts de Kabylie
couverts de neige, argent étincelant, diaphanisé dans l'azur.
Très bas, à l'extrême droite, la pointe de Matifou. — Tout cela
sous une lumière radieuse qui fait plus que d'éclairer les choses,
qui semble les pénétrer, et si doucement que, malgré la crudité
des blancs, l'œil ne s'irrite ni ne se fatigue. Ce pays est merveil-
leux, et nous commençons à comprendre cet oubli do la patrie
chez tant de colons qui, partis le cœur brisé pour l'exil, se sont
fait un foyer préféré sur ce rivage enchanteur.
Dehors, dans les rues, tout de suite une double impression :
surprise très vive des gens, de leur type, de leurs costumes, —
désappointement de voir partout un mélange général de l'élément
oriental avec l'européen. Trop de Roumis, trop de cafés, trop
d'épiceries, trop de maisons banales à quatre étages, trop de voi-
tures, trop de tramways. Un pan de la robe de Marseille dépasse
trop ostensiblement sous le manteau d'Alger ! — Il faut donc
s'abstraire de ce côté vulgaire de la ville, de cette affligeante
l)igarrure, de ces odieux vêtements sortis des manufactures eu-
ropéennes, et s'absorber dans les choses indigènes. — Tout le
monde a vu des Arabes, ne fût-ce que ceux du Palais-Royal,
ceux de Gavarni « qui, dit-il, vendent des choses qui sentent bon,
« rue de Rivoli, et qui puent chez le monde! » Le costume n'est
donc pas une surprise, mais ce qui en est une, c'est de le voir à
toute une population. Il se produit alors un effet bien réel, auquel
nul n'échappe, c'est qu'on se sent" certainement dépaysé. —
Vingt-huit degrés de chaleur à l'ombre, en mars, alors que nous
avons laissé hier la France sous une couche de neige et de glace,
achèvent de nous donner ce sentiment.
L'élément fondamental du costumeindigène dans toute l'Afrique
française est une longue chemise à manches courtes ou sans
manches, appelée gandourah, serrée par une ceinture. Beaucoup
n'ont que cela comme vêtement et s'en contentent. Les jambes
se voient dessous, et d'un ton qui fait croire à des bas : il faut
quelques minutes de promenade pour se délaire de cette illusion!
LKCT. — 53 • IX — 33
514 LA LECTURE
— On ajoute à la gandourah, — qui pourtant suffit seule, — se-
lon son caprice ou ses ressources, un pantalon large, un gilet,
une veste, une calotte, un voile sur la tête tombant au-dessous
des épaules, un turban par dessus le voile, des cordes innombra-
bles en poil de chameau sur le turban, un burnous blanc, ou
deux, ou trois, ou de multicolores, des bas en coton, en laine, ou
en cuir rouge du Maroc, enfin, des babouches, accessoire de luxe
et de fantaisie, qui ne se présente jamais à l'Arabe avec le carac-
tère d'un objet de nécessité, même pour le Kabyle courant sur
les cailloux. — Nous avons vu un jour des jeunes gens qui
jouaient au palet près de l'ancien arsenal, et qui avaient choisi
pour emplacement le milieu de la chaussée récemment chargé
de grès arkose : ils se promenaient là-dessus pieds nus comme
sur un tapis! Les babouches ne servent donc à rien, comme
chaussures ; c'est un ornement. Il est vrai qu'on les utilise encore
d'une façon bien inattendue pour un Européen; on s'en sert
comme d'oreiller ! On les met l'une sur l'autre et l'on y ap])uie la
tête pour dormir, là, en pleine rue, à la mode indigène! — Quel-
quefois, on n'a qu'une babouche, cela ne fait rien, on la porte à
un seul pied, sans prétention, comme cela, tout bonnement! —
Sauf les vestes et les gilets qui sont souvent en soie, et parfois
fort riches, les vêtements sont en laine blanohe. Chez les gens
aisés, on les lave, et on en change. Dans la basse classe, quand
ou a endossé une gandourah ou un burnous, on ne les quitte plus
jamais, ni le jour, ni la nuit, puis(iu'on ne se déshabille pas pour
se coucher. On obtient parce procédé continu des haillons auprès
desquels nos toiles à laver par terre qui n'auraient que quelques
mois d'usage, seraient de précieuses brocatelles! Quand il y a par
trop de trous, cela se racconunode avec de la ficelle, et le pro-
priétaire paraît vêtu de filet. Un bon burnous se transmet de père
en fils à plusieurs générations. Les burnous faits dans le pays
sont très solides et résistent à une succession de possesseurs.
Mais ceux qui sont fabriqués en France ou en Angleterre, où l'on
commence à en tisser beaucoup, n'ont pas cette qualité. — Il faut
dire aussi que ce n'est pas le travail de son propriétaire qui usera
le vêtement : il enveloppe le cor])s, c'est tout. A l'extérieur, rien
ne le frotte, rien ne l'entame, dans l'éternelle oisiveté de sou
maître.
Il résulte de tout cela un étalage de haillons incomparables,
une saleté énorme, quelque chose qui sort de la banalité. On en
ï
EN ALGER 515
est frappé, touché même, parce que, jugeant ce peuple avec nos
propres idées, il nous semble qu'il dédaigne cet apprêt du vête-
ment, souci de femme, préoccupation peu digne d'un guerrier.
On voit ces grands gaillards drapés dans des guenilles sans
formes et sans nom, avec un aspect grave, un air de majesté ; les
plis du vêtement sont nol)les, ils sont harmonieux et rehaussent
la foi'me généralement belle des corps ; l'ensemble vous frappe,
on juge de l'homme sur cet aspect, on le juge même comme si
c'était un Européen, on lui prête les sentiments que son attitude
révélerait chez un Européen : on le trouve majestueux, imposant,
supérieur aux mesquines préoccupations de la vie matérielle, dé-
daigneux d'une recherche qui serait un amoindrissement! En
réalité, on a devant soi un personnage absolument malpropre,
malpropre par paresse, qui n'a rien dédaigné, parce qu'il ne sait
même pas ce que c'est que le dédain, incapable d'avoir une idée
de sa malpropreté, noblement drapé, parce que les plis des
étoffes épaisses drapent bien tout ce qu'elles revêtent, fût-ce un
mannequin! — On s'y est laissé prendre, et il en est résulté, vis-
à-vis des indigènes, une sentimentalité fausse qui a peut-être été
le plus grand obstacle au développement premier de la coloni-
sation.
A tous les coins de rue, le long de tous les pans de murs,
vous voyez des arabes accroupis. Ils ne font rien et ne parlent
pas. Ils ne dorment pas toujours non plus, ils regardent droit
devant eux, dans le vide, dans le néant. Leurs yeux sont grands
et noirs, ce qui donne à leur regard beaucoup de caractère,
coinme à celui des cerfs ou des antilopes. Le bon Européen voit
dans ce regard le signe d'une haute pensée et conclut que l'Arabe
est un méditatif, un contemplatif; il est saisi de respect, presque
d'admiration, puis il traite l'Arabe d'après ce jugement. — Il en
est peu de plus faux et qui puissent avoir de plus mauvaises
conséquences sur les rapports des chrétiens avec les musulmans.
« Contemplatif, méditatif! » Allons au fond des choses. Si
l'Arabe médite et contemple, sur quoi médite-t-il? Que contemple-
t-il? Après avoir médité, l'on conclut, après avoir contemplé, l'on
agit. L'esprit humain ne se contente pas de se replier sur lui-
même : s'il lui faut subir l'immobilité extérieure durant le temps
où il se recueille, c'est qu'il est semblable à un ressort enroulé,
qui se détendra avec plus de force au moment de l'action. Des-
cartes médite enfermé dans son poêle, mais il en sort pour émou-
L
516 LA LECTURE
voir son siècle; Newton contemple sous son pommier, mais il
enseigne ensuite à l'humanité éblouie la course des mondes dans
l'univers! Nous ne comprenons pas la méditation sans l'action,
ni la contemplation dont rien ne doit sortir : elles sont suspectes,
rt contre nature. — Mais nous montons trop haut. Si nous pou-
vons, à la rigueur, trouver chez les Arabes aisés, qui ont reçu de
leur famille, avec le dépôt des traditions, une éducation poussée
jusqu'à une instruction passable, des sentiments d'une certaine
valeur, rien qui les rappelle ne se rencontre chez les gens du
peuple, ni même chez ceux de la classe moyenne. Ceux-ci ont
l'immobilité béate du chameau, le plus con^cmp/atif des auiinaux,
et l'un des plus stupides en même temps! Ils ne pensent à rien,
voilà le secret de cette émouvante attitude! — Il faut insister :
quel serait l'objet des méditations de l'Arabe, puisqu'il ne parle
ni n'agit? Bien loin de combiner dos idées, il ne parait même pas
en avoir. Sur quoi rélléohirait-il? Sur quoi établirait-il des théo-
ries, puisque les éléments fondamentaux des ces opérations pa-
raissent lui manquer absolument? — Beaucoup d'àmes sensibles
disent que l'Arabe triste et doux pense à sa liberté perdue, et rcve
à sa délivrance. Supposition de haute fantaisie! Que l'Arabe des
grandes tentes dont les aïeux ont jadis commandé en chef, espère
et se souvienne; que celui dont la famille, riche avant la conquête,
est aujourd'hui tombée dans la détresse, en garde rancune au
vain([ucur, c'est fort possible; mais l'Arabe dos rues, ce méditatif
du pan de mur et du quai, ne se soucie guère de savoir ([ucis sont
ses maîtres, et pas plus à Alger qu'à Damas, à Tunis (pià
Alexandrie; il n'aime pas le roumi parce qu'il a contre lui un
insurmontable préjugé de race et de religion; mais quant à
prendre cette haine pour l'objet de hautes spéculations métai)hy-
si(|ues, c'est une autre affaire! — Et puis, on ne peut contempler
toujours, c'est surhumain, et pourtant l'Arabe conserve indélini-
nient cette même attitude, à décontenancer un fakir! 11 ne fait
rien, absolument rien, il ne pense à rien, absolument à rien. Son
idéal est presque celui des dieux d'IIomèrc o>. aaxapot Oeot, (pii
parlent et qui ne font rien. Encore y a-t-il cette dillérence (juc
les dieux bienheureux parlaient, tandis que nos gens sont plus
oisifs encore, puisqu'ils ne parlent même pas!
Un matin que nous allions prendre le train avant l'aube, nous
vîmes, sans trop y prendre garde, étendus sur le trottf)ir, devant
la gare, une quarantaine de paquets longs, semblables à des
EN ALGER 517
sacs de pommes de terre. L'un de nous marcha par hasard sur
un de CCS paquets; cela remua, cria et se leva; c'étaient des
Arabes qui avaient couché là à la belle étoile, mais au sec. Nous
les regardâmes alors plus attentivement, celui surtout que nous
avions dérangé, ce qui fit qu'à notre retour, à midi, il nous fut
aisé de les reconnaître : ils avaient fait pendant ce temps l'effort
de se lever, de se traîner jusque le long du mur et de s'y adosser !
— Un jour, en montant à la casbah, nous nous trouvâmes avec
un homme qui menait par la main un petit enfant de cinq à six;
ans. Quand ils furent tout à fait en haut, près de la prison civile,
l'homme s'assit sur l'herbe et plaça l'enfant entre ses jambes
croisées. Comme nous avions fait une partie du chemin à leur
côté, nous les remarquâmes. L'homme ne parlait pas à l'enfant
et ne jouait pas avec lui. Le petit s'accroupit et ne bougea plus.
Longtemps nous les regardâmes, ils ne firent pas un geste, et
n'échangèrent pas une parole. Nous redescendîmes en ville vers
midi. A cinq heures du soir, un hasard nous ramena près de la
prison civile, où nous retrouvâmes l'homme et l'enfant dans leur
même attitude, toujours immobiles comme des sphinx de granit!
Voilà l'inertie des Arabes ! Ils vivent, cela leur suffit !
A force d'avoir pris certaines attitudes de repos depuis des
siècles, ils paraissent avoir subi des changements de structure
anatomique qui les leur facilitent. Un Européen aurait bien de la
peine à se mettre dans ces poses, et à coup sûr, il ne saurait les
conserver longtemps, si par hasard il les avait prises. Ainsi, il.5
s'accroupissent le menton sur les genoux durant des journées
entières; ou bien ils se couchent tout leur long, les jambes per-
pendiculaires à la rue, au pied d'un mur contre lequel ils renver-
sent seulement la nuque, pour avoir la tête plus haute que les
jambes. Aucun de nous ne demeurerait ainsi pendant plus de
quelques minutes : les Arabes paraissent parfaitement à leur aise
ainsi durant plusieurs heures ! — Cette violente passion pour
l'immobilité de tout son être commence chez l'Arabe dès la plus
tendre enfance. C'est un phénomène d'ata%'isme quia des racines
dans le passé le plus reculé. Les enfants se drapent comme les
hommes dans leur petit burnous, ils s'accroupissent comme eux
dans n'importe quel coin et s'y tiennent.
Cunisset-Carnot.
(A suivre.)
LA VOIX
... J'habitais en ce temps-là une maison haute de six étages,
que desservait un de ces escaliers tournoyants et vertigineux
suggérés par l'àpreté bourgeoise des })ropriétaires. L'architecte
qui avait disposé les marches étroites et la rampe oscillante par
lesquelles on montait dans cette vision de rêve, comprit, à n'en
pas douter, les exigences de négoce et les besoins de gain qui
sont les considérations déterminantes de ce quartier commerçant,
d'industries individuelles et de métiers en cliaml)res. Pas un cen-
timètre carré ou cube de l'espace n'avait été perdu. Le nécessaire,
mais rien que le nécessaire, était concédé aux occupants des ma-
gasins et des logements accumulés à perte de vue depuis le sol
jusqu'aux nuages. Les couloirs restreints comme des paliers
offraient au regard incertain une extraordinaire multiplication
de portes couvertes d'étiquettes, de noms, d'indications de toutes
sortes. Les fenêtres minuscules, harmonisées avec le style de la
bâtisse, laissaient passer une lumière suffisante pour tâtonner,
et empêchaient l'emploi du gaz en plein jour. Los prises d'air
scientiliqucmcntcombinécs fournissaient juste la ration d'oxygène
indispensable ù la respiration. Enfin, la largeur de l'escalier,
strictement mesurée, permettait lacirculation difficile des meubles
démontés, dévissés, fractionnés à l'infini, et le passage simultané
de deux personnes mal nourries, très niinces, se rencontrant au
hasard des ascensions et des dégringolades.
Entre ces murs prêts à se rejoindre, sur ces degrés en spirale,
dans ces conditions d'exiguité et de clair obscur, les frôlements
et les contacts rendus inévitables, il devenait presque impossible
de ne pas remarquer les gens que l'on heurtait à un détour de ce
LA VOIX 519
boyau. Pourtant, dans la concentration de pensée, dans la soli-
tude sociale où je vivais alors, je prêtais peu d'attention aux al-
lants et venants qui pouvaient toucher indifféremment au cercle
extérieur de mon existence. Parti dès le matin pour battre la
ville ou errer aux champs, je ne rentrais que le soir à mon sixième
étage, pour travailler, portes et volets clos, insensible aux bruits
de la ménagerie humaine au milieu de laquelle je m'étais installé
une halte suffisante. Descendu, léger de préoccupations, et re-
monté, lourd des pensées puisées au dehors, je ne passais à tra-
vers la cage invraisemblablement resserrée de cet escalier que
comme le seau filant à vide et revenant lentement entre les lon-
gues et cylindriques parois d'un puits. Très jeune, d'ailleurs, et
peu préoccupé des réalités tangibles, il ne me serait pas venu à
l'esprit que je n'avais qu'à ramener mes regards sur les êtres et
les choses qui m'environnaient immédiatement pour y trouver
toutes les étrangetés d'existence dont se repaît l'avidité de l'ob-
servateur.
Je laissais donc passer sans les voir les à peu près d'élégances
des premiers étages et les livrées besogneuses des hauteui'S, je
ne fixais en aucune façon mon intérêt sur l'incessant manège des
commis, des hommes de peine, des couturières à la journée, des
rapporteurs d'ouvrages, des quelques bonnes déambulant par la
maison, lorsque, subitement, un jour, mon attention fut comme
violée par une silhouette qui traversa le champ de ma vision. Je
descendais, et j'entendais, depuis un instant, le pas d'une montée,
un pas lent, régulier, appuyé et mécanique. Quand l'être entendu
au-dessus de moi bougea dans la pénombre, je me l'angeai comme
je le faisais d'habitude sur le passage des gens chargés de far-
deaux. Ce fut une femme qui passa près de moi, et certes elle
força à s'ouvrir démesurément mes yeux ordinairement distraits.
Je n'avais jamais encore croisé mes pas avec ceux de cette appa-
rition falote. Presque naine, mal équarrie, les jambes courtes,
les bras longs pendant droit contre le corps, elle semblait une
vignette échappée d'un conte allemand, une de ces fantaisies de
crayon oii les membres et le tronc sont en désaccord. On aurait
pu croire à des soudures de hasard chez cet être vivant qui sem-
blait avoir été fabriqué dans un hôpital avec des rognures d'hu-
manité. L'ensemble faisait songer à un grossier coulissage, à un
fruste emboîtement, à un mauvais mécanisme. Les jambes ren-
trées dans le corps, les mains ballantes, s'agitant parfois pour
520 LA LECTURE
tàtcr au hasard la rampe ou la muraille, cette femme non réussie
marchait avec raideur d'un rhytme largement scandé qui la se-
couait tout entière. Elle défila devant moi comme une pièce de
bois automatique, sans paraître se douter de ma présence, sans
rien répondre aux quelques mots d'excuses que je murmurai en
m'adossant au mur du couloir. VAle eut vite disparu, et il fallait
le dessin accusé de cette tournure pour qu'elle se gravât incffa-
çablement de la sorte dans ma mémoire. Au-dessus de ce corps
tout d'une venue, je n'avais vu furtivement qu'une tête droite, un
œil fixe et blanc, une physionomie vaguement angulaire et rous-
sâtre. Je restai un moment à écouter le pas qui résonnait et se
perdait dans cet escalier obscur et tirebouchonnant comme l'es-
calier du clocher d'une cathédrale.
Evidemment non, je n'avais pas encore rencontré cette prome-
neuse machinale etsomnambulique. Etait-elle emménagée depuis
peu, et sans que je fisse attention aux appels des déménageurs
et au bruit des meubles cognés? Vivait-elle dans son coin, sor-
tant et rentrant à d'autres heures que les miennes? Ou bien n'c-
tait-ce qu'une ouvrière de passage ou une visiteuse d'un jour,
venant à de rares intervalles, et que je ne reverrais peut-ctie
plus? Elle ne portait aucun paquet, et les pauvres gens qui tra-
vaillent tout le jour ne reçoivent guère de visites. Je crus donc
plutôt à une locataire nouvelle. Mais, malgré l'éveil de ma cu-
riosité, je ne questionnai pas, je ne manifestai par rien le violent
désir intellectuel d'espionnage auquel j'étais en proie. Je n'avais
jamais eu avec les concierges de l'innneuble que la conversation
strictement utile, et je n'échangeais guère avec mes voisins, de
sédentaires fabricants sans cesse à leur établi, que des banales
l>aroles, des bonjours et des bonsoirs, des constatations de pluies
et de beaux temps.
Je ne pris donc aucune résolution. Et pourtant, sans un acte
de volonté de ma part, j'arrivai à être renseigné par moi-même.
A ce moment, revenant chez moi au moment du repas de midi, il
m'arriva, dans les couloirs et dans l'escalier, et aussi dans les
rues environnantes, de rcn<-<iiiti< r de nouveau l,i rcmiuc' {jortant
ordinairement entre ses mains une boîte à lail, ini bol de bouil-
lon, un pot de lentilles où trempait un morceau de viande ])oiiil-
lie. Je ne tardai pas à la soupçonner de prati([ucs dévotieuses.
Certains soirs de ce printemps jilein de douceur, dans les ombres
vaguement teintées des ors et des violets (|ue laisse traîner der-
LA VOIX 621
rière lui le soleil, j'aperçus une silhouette bien reconnaissable
rùdant le long des murs gris de l'église et du couvent tout
])roclies, disparaissant par la porte d'un bas-côté, parlementant
à travers le grillage d'un judas. Je la vis, d'ailleurs, un matin,
remontant le faubourg, avec une brassée de rameaux à bénir, et
je commençai à être fixé sur le genre de ses occupations. Veuve
ou vieille fille, sans doute, confite en prières, gagnant les quel-
ques sous de sa subsistance à être donneuse d'eau bénite, épous-
scteuse de chaises, brûleuse de cierges, c'est surtout ce jour-là,
le dimanche des Rameaux, que son visage vu en pleine lumière
se révéla immédiatement laid, non de la laideur ordinaire qui
provient d'un dérangement de la physionomie ou de l'épanouis-
sement d'un sentiment mauvais, mais de cette laideur où il sem-
ble qu'une volonté se soit acharnée à tuer l'expression, à com-
])liquer une face humaine d'animalité. Un front bas, planté de
durs cheveux d'un roux décoloré, une mâchoire, des pommettes,
un menton osseux, et, sur tout cela, le faible éclairage de deux
yeux couverts d'une buée, presque vides de regards. La démarche
toujours la même, une démarche aux enjambées lourdes et
lentes, un pas saccadé et retentissant.
Je ne pensais plus à la malheureuse, lui donnant à peu près la
même attention qu'à un phénomène forain, un peu de dégoût se
mêlant à mon apitoiement, lorsqu'un fait inexplicable vint bruta-
lement troubler mon indifférence, ressaisir toute ma sensitivité
éparse, et troubler jusqu'en ses profondeurs mon existence dor-
mante.
Je lisais, un soir, dans ma chambre, à la dernière lueur du
jour tombant, à peine distrait par les cris des hirondelles reve-
nues, quand un bruit de conversation vint, d'abord confusément,
murmurer à mon oreille. Je ne m'occupais pas immédiatement de
savoir d'où venait ce bruit, par qui il était proféré, dans cette
maison ordinairement bruyante de chants, de cris, de coups de
marteau, de grincements de machines. Mais je ne pus bientôt
m'empêcher de i-essentir qu'une douceur me coulait dans l'oreille,
venant de ces paroles indistinctes comme des mots chuchotes.
Puis la sensation s'accrut. Une résonnance étrangement musi-
cale passait à travers le mur, puis une autre, puis une autre en-
core, faisant penser à ces sortes d'instruments qu'on accorde au
début d'un concert, et qui sont les préludes des harmonies fu-
tures. Mais c'était, à n'en pas douter, une parole hmiiaine qui se
522 LA LECTURE
faisait entendre. Je me levai, vraiment ému, sensible comme je
le suis aux différences des accents et aux timbres des voix. Je
m'approchai du mur, une frêle cloison lattée et plâtrée, et j'y
collai mon oreille. Ce fut une merveilleuse volupté que je n'avais
encore jamais éprouvée. Je m'appliquai à écouter, avec une fré-
nésie intérieure r[ui me faisait battre le cœur tumultueusement.
Oui, c'était bien d'un concert qu'il s'agissait, et du plus inattendu
des concerts I Une voix extraordinaire emplissait l'étroit atelier
de mon voisin, une voix grave, dominatrice, qui sonnait comme
dans les échos d'un palais de marbre, qui s'élevait et battait l'air
comme le chant éperdu d'un rossignol, dans un parc, la nuit, ([ui
s'alanguissait et mourait comme la phrase sans lin d'un violon-
celle. Les comparaisons les plus dissemblables s'épuisent à vou-
loir décrire cette voix bien supérieure à un orchestre, cette dou-
ble voix surprenante qui passait, sans liaisons perceptibles, de
l'alto au mezzo-soprano, qui résumait tout à tour et presque à la
fois tous les instruments, les profonds, les vibrants, les subtils,
et qui y ajoutait ce charme vivant d'un bruit délicieux passant
par une bouche de chair ! Je me serrai contre la muraille comme
si j'avais voulu m'y incruster. La mince maçonnerie filtrait les
sons, me dardait les plus aigus au cerveau, faisait descendre les
plus graves en moi comme un fleuve d'ondes sonores. Je ne re-
prenais possession de moi que lorsque la voix se taisait. Il y avait
alors en mon intelligence et dans mes sens un moment d'arrêt
pendant lequel, au repos, je ne percevais rien des dialogueurs
vulgaires qui répondaient ou qui interrogeaient. La voix reprenait,
et alors avec elle mon attention passionnée. Je ne comprenais
pas ce qui se disait, malgré tout l'éclat de cette parole inouïe. Je
n'étais affecté que par ce chant profond, que mon oreille n'avait
jamais entendu. Les mots qui m'arrivaicnt me semblaient se déta-
cher comme des rappels mélodi({ues sur la trame d'une sym-
phonie. Enfin, la conversation tomba, il y eut un bruit de chaises
remuées, en même temps qu'un rire comme je n'aurais pas cru
qu'il en existât; un rire éparpillé en pluie de pièces d'or, tintant à
la façon d'un f)rodigieux harmonica, s'élevait, s'épandait, finale
de cet incompréhensible opéra à une seule voix, joué dans la mise
en scène de ce sixième étage.
Des pas allèrent vers la porte. Je me jetai hors de chez moi,
déterminé à entendre de nouveau et à voir. J'arrivai à temps pour
regarder sortir du logement de mes voisins une bonne en tablier
LA VOIX £23
blanc, assez belle fille, et la femme déjà rencontrée. Elles se tu-
rent en m'apercevant, et tournèrent l'angle assomliri du couloir.
Je les suivis, je m'en gageai à leur suite dans ce corridor où je n'a-
vais jamais pénétré. Je ne vis plus personne, aucune tache re-
muante sur un fond obscur. Mais j'entendis des pas faisant crier
des planches de sapin mal jointes. Je m'avançai et heurtai bien-
tôt du pied une sorte d'échelle presque verticale à peine visible
dans le gris du soir tombant de greniers poussiéreux. La maison
avait donc un septième étage insoupçonné de moi. Les deux fem-
mes montaient. Elles disparurent dans un jour évanoui, sans une
parole. Je rentrai perplexe, énervé, guettant le moindre éveil
dans le silence rétabli. Un pas, bientôt, redescendit, se rappro-
cha. Je me montrai, décidé à tout pour savoir, pour sortir de ma
souffrante incertitude. Ce fut la bonne en tablier blanc qui sortit
de l'ombre. Sûrement c'était cette brune robuste qui avait cette
musique dans la voix et dans le rire. Je lui adressai une question
oiseuse, je lui demandai l'heure, je crois. Elle rougit, sourit, eut
un regard vacillant, crut peut-être à un commencement de pour-
suite, et répondit d'une voix où grasseyait un désagréable accent
des provinces centrales. Je m'étais trompé. Mais alors !.. Quelle
pensée me traversa l'esprit ! Je me précipitai presque follement
chez mon voisin, perdant conscience de mes actes, déterminé à
toutes les démarches irrégulières pour savoir à qui appartenait
la voix qui me résonnait encore dans la tête. L'homme et la
femme étaient seuls, et je leur connaissais à tous deux la traî-
namc prononciation parisienne. Il n'y avait plus d'hésitation
possible. Celle qui m'avait pénétré d'un charme irrésistible,
qui m'avait enveloppé d'une atmosphère impossible à dissiper,
c'était la singulière et tâtonnante personne sans regard et sans
sexe.
L'étendue de mon malheur m'apparut illimitée, car la vision
corporelle évoquée ne put faire évanouir l'impression de ravisse-
ment qui me possédait tout entier. Je commençai une conversa-
tion précipitée, sans raîBon ni transition, et qui aurait révélé
l'incompréhensible trouble où je me ti'ouvais à des gens plus
perspicaces que mes interlocuteurs. Eux ne s'aperçurent de rien.
L'homme continua à façonner un objet enserré dans l'étau. La
femme, tout en s'occupant par la chambre, me fournit complai-
samment tous les renseignements que j'exigeai, d'une voix pres-
que brève, sur la maison et ses locataires. Elle me décrivit bientôt,
C24 LA LECTUPE
avec un flux bavard, tous les logements et tous les habitants,
pivscnts et passés, et je dus la laisser me dérouler cet historique
d'une maison de Paris jusqu'à ce ({u'clle en fût arrivée à ce sep-
tième étage dont les fenêtres à tabatière s'ouvraient comme des
couvercles de trappes, à même le toit, en plein ciel. J'y mis une
animation qui excita celle de ma partenaire, et j'appris bientôt,
à travers les ronflements du tour, une partie de ce qui inquiétait
si cruellement ma curiosité.
Ce grenier situé au-dessus des chambres basses et lambrissées
du sixième étage, ce galetas dont j'ignorais l'existence, était ha-
bité par une colonie de très anciennes veuves, de vieilles filles
délaissées, d'infirmes sédentaires, tout un monde inscrit au bu-
reau de bienfaisance, nourri de portions échangées contre des
bons dans les fourneaux économiques. Il y avait là de pâles et
fluettes bonnes femmes en bonnets noirs, servantes retirées du
service, vivant de pensions de quinze francs par mois faites par
des maîtres charitables, soutenant pendant trois jours leurs car-
casses réduites avec un pot-au-feu de douze sous. Celle qui han-
tait ma pensée n'était classée dans aucune catégorie. On savait
qu'elle ne faisait rien, on ne savait pas si elle avait jamais fait
quelque chose. On ignorait son âge. Peut-être avait-elle cinquante
ans, peut-être n'en avait-elle que vingt-cinq. Sa vue était faible
et lui interdisait le travail suivi, mais peut-être y avait-il là quel-
que feinte, car elle filait par les escaliers et par les rues avec une
rectitude et une assurance surprenantes, bien qu'elle fit mouvoir
lentement ses courtes et massives jambes, qu'elle mît ses pieds
l'im devant l'autre avec un aplomb plein de prudence. Perpé-
tuelle quémandeuse, incessante habituée des églises, elle ne ren-
trait jamais sans un butin, obtenait de fréquentes doubles rations,
attirait à elle des attentions exceptionnelles. L'horloger des sœurs
venait tous les (juinzc jours remonter sa pendule ; le coiffeur qui
avait la clientèle dévote peignait et arrangeait sa chevelure, vc-
loutait son visage d'un soupçon de fleur de riz; des dames bien-
fai.santos lui donnaient des chiffons de leurs toilettes défraîchies.
Elle mangeait comme une ogresse et se parait comme une
coquette. Elle portait des vieux bas de soie rapiécés et des bot-
tines à boutons, et, son jupon d son caraco passés, elle se
mettait sur la tête, au lieu d'un bonnet, un chapeau, avec un
voile traînant dans le dos, (pii lui donnait le genre d'une pau-
vresse, buveuse de gin, de Londres. Il fut ajouté (qu'elle se trou-
LA VOI?C 52D
blait, qu'elle minaudait, qu'elle était comme hors d'elle-mèmo
aussitôt qu'uu homme lui adressait la parole.
De sa voix, il ne fut pas question un seul instant. Je restai, sur
ce sujet, dans la plus artificieuse réserve, me gardant Lien do
risquer la moindre allusion, ne semblant m'intércsser qu'à la
rouerie de cette indigente. Il était sûr que mes voisins n'avaient
rien remarqué de cette voix extra -humaine qui avait remué le
plus profond de mon être. Ils firent même observer avec une cer-
taine ironie que, depuis quelques jours, la femme, tr^s attifée,
avait choisi une place à la chapelle, contre un pilier, et s'en allait
chaque soir chanter avec les jeunes filles du mois de Marie.
Je me retirai en prenant l'air le plus indifférent dont je pus
revêtir mon inquiétude nerveuse. R,entré chez moi, je m'effor.jai
de juger froidement l'état dans lequel je me trouvais, mais je ne
pus y parvenir. J'étais sous l'empire d'un désir impérieux à satis-
faire. Il me fallut obéir à l'impulsion qui entraînait ma volonté.
Les jours suivants furent employés à cherclier les moyens d'at-
tirer chez moi, pour la posséder à moi seul, pour m'en lasser jus-
qu'à satiété, cette Voix, cette incompréhensible Voix, ([ui me
suivait de son accompagnement dans mes marches, qui éclatait
dans le sommeil agité de mes nuits. J'étais dans l'inconnu, et ne
savais si tout prétexte me serait bon pour capter le bizarre indi-
vidu, peut-être farouche, dont je ne connaissais que par à peu
près le caractère et les habitudes, dont j'ignorais, en somme,
la substance. Je me promis d'agir, malgré tout, à la première
rencontre.
J'agis, en effet. Un soir que la femme passait devant ma porte,
je lui proposai d'entrer et de prendre ce qui serait à sa conve-
nance parmi les ustensiles et les loques hors d'usage que m'avait
laissés ma famille. Elle enti*a sans mot dire, de son pas lourd, et
se dirigea dans tous les sens comme une bête furetante. Je ne lui
livrai mes rebuts que parcimonieusement, voulant pouvoir l'at-
tirer de nouveau. Elle avait le sang aux pommettes, ses mouve-
ments étaient fébriles, et quoique j'évitai de faire peser sur elle
l'investigation de mon regard, je ne pus lui arracher que quel-
ques monosyllabes, mais ces monosyllabes nettement timbrés,
jetés comme par une trompette de précieux métal, m'entraient
au cœur et faisaient tressauter mon organisme exaspéi^é et suffo-
quant.
Elle fut ainsi pendant quelques jours, ne se livrant pus plus,
{.2G LA LECTURE
ne parlant pas davantage, mais revenant. Mes provisions de ru-
bans fanés et de velours fatigués commen(;aient à s'épuiser,
lorsque, d'une parole brusque et enchanteresse, elle me proposa,
en échange de mes cadeaux, de donner à mon ménage les quel-
ques soins obligatoires, et de faire à mon linge, malgré la fatigue
doses yeux, les reprises indispensables. La maison oîi je logeais
et la pauvreté de mon intérieur autorisaient suffisamment cette
offre de services de la part d'une fille vivant de charités. J'ac-
ceptai. Et depuis, à l'heure que j'avais choisie, elle vint chez moi
toucher aux choses de ses lourdes mains.
C'était le soir que j'avais indiqué pour ces visites, l'heure apai-
sée <[ui paît du moment où le soleil se couche et qui va jus(|u'à
la demi-obscurité où l'on allume les lampes. Je ne pouvais me
résoudre à voir dans la pleine clarté cette vulgarité et cette lai-
deur. Le visage repoussait vérital)lemcnt mes yeux s'ils se ha-
sardaient à le fixer. Les oreilles distantes de la tète, le nez; l)ratal,
l'ossature de fauve, étaient une des plus tristes déformations de
la face humaine qui se pût voir. Les yeux sans couleur, mornes
comme d'immobiles étangs, donnaient une sorte de vertige à les
contempler. La bouche même, qui aurait dû être façonnée pc iu-
les sons qu'elle émettait, la bouche était molle et sans dessin,
s'ouvrait sur des dents irrégulières. A regarder ainsi cette femme
toujours coiflée d'un chapeau, comme quebiucs folles de la Sal-
pètrière, mon cœur se soulevait, j'étais envahi par un dégoût
inqiossible à réduire. Les [)remiers jours, j'eus peine à subir jus-
qu'au bout sa présence. Mais qu'elle se mît à parler, j'oujjliais
tout. Et bientôt, faite à mes allures, prise par la douceur de ma
chambre rougeoyante des feux du couchant, elle se montra l'in-
tarissable causeuse qu'elle était, elle se mit à parler dès en en-
trant pour ne cesser qu'en s'en allant, dans le coidoir où je la
suivais, comme mené en laisse par les chaînes d'or de sa voix.
Mais qu'était-ce donc que cette voix surnaturelle? Quelle con-
formation la produisait? Quelles cordes de métal se tendaient
dans ce gosier? De quel cristal, de quel diamant inconnus se
composaient le larynx mystérieux générateur de tels sons, la
glotte céleste qui les émettait? Et comment ce chant n'expirait-il
pas au contact de ces joues et de cette bouche? comment vibrait-
il de cette force au contact de cette respiration? Il fallait renoncer
à rexi)liquer. Occupé en apparence à lire ou à écrire, je n'osais
lever l/s yeux, je me bornais à ranimer d'un mot la convcisation
LA VOIX 527
quand elle menaçait de tomber. Cet accident, d'ailleurs, était
rare. Laraccommodeuse qui s'acharnait sur l'usure d'un mouchoir
ou d'une chemise, parlait, parlait infatigablement.
J'écoutais. C'était toujours ce verbe, harmonieux et varié, qui
m'avait conquis, tantôt léger comme une brise, de liaisons
douces comme des soupirs, le plus souvent autoritaire, impé-
rieux, plein comme un jeu d'orgue, grave, élevé, pathétique,
précipité, comme le langage d'une àme passionnée. Par moments
se suivaient les variations vives, les finesses changeantes d'un
hymne clair qui monterait toujours plus haut dans un air subtil,
puis les articulations nettes et profondes d'un chœur à l'unisson
qui retentirait dans une crypte. Je ne me lassais pas, enfoui dans
le coin le plus obscur de ma chambre, d'écouter déferler les
vagues d'harmonie contenues en cette déguenillée qui cousait
péniblement, dans la lueur dernière du crépuscule mourant à la
fenêtre.
Aujourd'hui que tout cela est bien passé, je ne puis me rap-
peler sur quelles banales paroles courait la modulation de cette
voix. Le savais-je seulement alors, pendant les instants de ce
printemps horrible et délicieux? Ai-je seulement une minute
prêté attention au sens de ces bavardages si magnifiquement et
si inconsciemment orchestrés ?
Il me semble maintenant, à distance, que les mots n'étaient
pas absolument dénués d'intérêt, et que la triste créature avait
le caractère fier, un peu exalté et farouche de beaucoup de mi-
sérables internés dans la vie, ayant longtemps ressassé une
pensée fixe, montrés au doigt comme des maniaques. Elle me
rappelait un peu, par ses allures, des coureurs et des coureuses
de landes que j'avais vus, errants, chantonnants et mélanco-
liques, dans les étendues semées de pierres levées qui environ-
nent les hameaux bretons, entre Plouescat et Lesneven. C'est
évidemment là, dans ces plaines grisâtres, pointillées de l'or des
genêts, voilées de deuil par la floraison violette des bruyères,
qu'elle aurait dû vivre son existence méprisée ; c'est en gardant
les chèvres et en filant la laine, au milieu des galets, près d'une
mer désolée, qu'elle aurait dû soliloquer ses réflexions, dire de
mornes complaintes, enfler sa voix comme une des vagues pi'O-
chaines, pour la stupeur du voyageur immobilisé à un détour du
sentier. Mais alors, que m'importait ce qui avait été et ce qui
avait pu être ! Je ne m'informai pas du pays oîi la femme était
528 LA LECTURE
née, je ne sus rien de sa vie antérieure, je n'appris pas son Aqc,
je ne lui demandai même pas son nom. Kn proie à une véritable
obsession, j'attendais tout le jour qu'elle lût venue, et l'heure de
nos étranges rendez-vous arrivée, il me suffisait qu'elle fût là et
qu'elle parlât. Je me laissais aller à tous les contourncments des
phrases mélodiques qui voletaient, tournoyaient par ma cham-
bre, se brisaient au plafond bas, s'enfuyaient à tire d'aile par la
fenêtre ouverte dans l'air ensanijlanté de la fin du jour. Je tom-
bais dans des songeries creuses comme des abîmes, d'où l'ana-
lyse était absente. Je recourais à des enfantillages pour exalter
ma sensation ; je me donnais comme thème musical à développer
une phrase de Beethoven, ou de Chopin, ou de Wagner, selon
la disposition où j'étais et le son particulier de la voix de ma
ponctuelle visiteuse. Je finis par me rendre à l'église, aux heures
du soir où chantaient les confréries blanches et bleues, devant
l'autel de la Vierge, braisillant de lumière. I^t là encore, je fus
en proie à des ravissements excessifs. Je distinguais la voix, la
seule voix qui répondait à ma pensée iu(iuiète, je la distinguais
au milieu de tous les chœurs et à travers tous les accompagne-
ments. Cette voix seule emplissait l'église, s'enroulait aux piliers,
vibrait aux verrières, assaillait les voûtes. Qu'elle parcourût les
plus graves registres, qu'elle descendît dans ces caveaux de la
nuisique où s'espacent si mngislralement les notes des plain-
chants du x" siècle, ou qu'elle voltigeât sur les cimes les plus
aiguës, les plus aériennes, avec des roucoulements de tourte-
relle blessée, c'était elle (jue j'entendais, elle qui était, par une
sorte de bizarre transposition, visible pour les yeux de mon
esprit.
C'est en revenant d'une de ces soirées énervantes que je com-
pris, avec une épouvante honteuse, le vrai caractère de l'inquié-
tude maladive par la(|uelle j'étais possédé. Je me sentis i)cnctr(.T
jjar un indéfinissable sentiment de jalousie (jui mêlait à la fois le
présent et l'avenir de ma vie. La conviction se fit en moi que
cette voix, découverte par moi, m'appartenait, et j'eus un empor-
tement à la voir prodiguée à d'autres, donnée à cette aisance in-
dilTérente des offices nocturnes, offerte à cette religion insen-
sible. Je me voyais, plus tard, affranchi des ennuis journaliers,
donnant à quelques rares artist(S, ou plutôt, oui, gardant égoïs-
tement i)f>ur moi, pour moi seul, cette jouissance d'entendre,
dans un milieu savamment disposé, derrière un rideau tremblant,
LA VOIX 529
cotte voix, cette voix unique, dire les vers et la prose de quelques
poètes, les mélopées de quelques musiciens. Et j'eus la nette et
subite conviction de cette chapelle me volant l'essentiel de mon
bonheur futur.
C'est alors que la vérité m'apparut.
Mon inquiétude était une inquiétude d'amant. Mes pressenti-
ments, mes arrangements d'avenir étaient les preuves de l'in-
dissoluble attachée qui liait mon être à cette voix. Une sueur me
glaça quand je me trouvai ainsi vis-à-vis de moi-même, comme
si je m'étais regardé dans une glace. J'eus peur, et j'imposai si
Icnce à ma raison qui balbutiait quelques objections. Non, je ne
voulus m'arrêter à examiner ni l'avilissement physique ni la
basse condition. Certes, il était des amoureuses plus belles, il en
était de plus élégantes. Mais laquelle aurait pu mettre en paral-
lèle ce que cette méprisée possédait, seule entre toi-ites les
femmes? Eh bien! oui, je me l'avouais avec un orgueil où entrait
une rage, oui, je l'aimais pour sa voix. Pourquoi pas? D'autres
aiment bien pour deux yeux, pour deux pauvres yeux bleus
ou noirs, ou pour une chevelure un peu longue, ou pour une
rangée de dents blanches, ou pour les bras, ou pour les jambes,
ou pour les seins, ou pour de l'esprit, ou pour de la bonté. Qu'on
leur fasse donc, à ceux-là, quelque représentation, qu'on fasse
valoir que tout le reste manque, et que la laideur est installée à
demeure sur ces visages qu'ils adorent et qu'ils baisent. Peut-
être l'avoueront-ils, mais aussi comme ils célébreront la qualité
qui l<;s a conquis, le charme qui les a embaumés vivants, qui a
fixé, momifié leur vie aux pieds de l'idole. Ils ont trouvé, ces
alchimistes, le creuset où l'amour renaît sans cesse, et tout ce
que recherchent les autres hommes ne leur est rien. J'étais ainsi.
Moi aussi, j'avais trouvé, et je voulais m'en tenir à ma trouvaille.
J'étais asservi jîar cette voix loin de laquelle je devenais déses-
péré et fébrile. Je sentais qu'il me la faudrait toujours et quand
même. Sans doute, je ne découvrirais pas à cette passion l'issue
ordinairement recherchée ; l'idée de la possession de cette fennue
me causait une véritable horreur. Mais la communion charnelle,
telle qu'elle existait entre nous, m'apparaissait suffisamment ir-
ritante et voluptueuse. C'est à la suite de ces réflexions que le
lendemain, songeant à tout ce qui m'avait longtemps oppressé
pendant la douloureuse insomnie de la nuit, quand celle qui m'en-
chantait fit son entrée et vint s'asseoir dans l'embrasure accou-
LECT. — 53 IX — 34
530 L\ LECTURE
tumée, j'essayai d'une sorte d'accouplement de nos voix. De ma
parole timide et grêle, je m'elforçai de pénétrer la splendeur
stupéfiante de cet organe qui évoquait de la chair, du marbre et
du métal. Mais non, cette union était impossible; il fallait laisser
la double voix à ses duos de tète et de poitrine, à ses phrases
alternées, coupées par des expirations qui ressemblaient aux
derniers soupirs d'une femme en amour. Notre union à demi-
matérielle, à demi-spirituelle, le lien s'établissait — par quelles
voies ignorées ? — de cette parole de llamme à mon cerveau fié-
vreux.
Je vécus ainsi tout ce mois de mai, ne sachant à quoi me résou-
dre, passant des accès volontaires aux découragements, vivant
dans le monde exalté du cauchemar, ou sommeillant dans le
calme lourd de la prostration.
Ce fut, je n'en doute plus maintenant, cette manière d'élre
irrésolue qui amena la fin de cette liaison en laquelle se résol-
vaient mes jours. Toujours cette pensée empoisonnera ma vie.
Un soir, celle que j'espérais ne vint pas. J'attendis une heure,
deux heui-es, entr'ouvrant ma porte, écoutant les bruits, comme
un amant souiîrant du retard de sa maîtresse. Rien. Je me hasar-
dai, à pas furtifs, sur l'escalier bj-anlant et criant du septième
étage. Je rampai à travers un dédale de couloirs bas plafonnés.
Une porte était ouverte. Le jour finissant <à l'horizon et la montée
de la lune dans l'espace éclairaient une chambre, une cliambre
vide. Pas un meuble, les quatre murs. Je n'eus pas un instant de
doute. C'était elle qui avait habité cette soupente, c'était elle qui
était partie. Je redescendis. Ma voisine montrait sa tête
curieuse, observait mes allées et venues. Que m'importait! Je
m'arrêtai sur .son palier, j'écoutai le récit qu'elle me fit, avec les
enjambements de mots, le frémissement heureux particulier aux
bavardes. Oui, celle que je réclamais avait quitté la maison dans
la journée. Le déménagement n'avait été ni long ni compliqué.
Les meubles et les nippes avaient tenu dans une voiture à bras.
Et encore, ils auraient bien jju être enlevés par le crochet du
commissionnaire! Où elle était allée? Chez les religieuses, dans
la maison fermée, verrouillée, cloîtrée. Oui, à demeure, pour
toujours. On ne sortait plus de cette habitation de recluses. Sur
la recommandation d'un confesseur, on avait eu pitié de la pau-
vresse', on allait en faire une sorte de béguine, une demi-sœur
en tablier et en coiffe blanche. Elle aurait sa cellule, s'occupe-
LA VOIX 531
rait dans la journée à quelques tranquilles ouvrages, ne repa-
raîtrait jamais au dehors. Les cours et les jardins suffisaient aux
promenades. Ah ! et comprenez-vous cela, ces dames, qui ne
franchissent jamais le seuil de leur couvent, qui ne reçoivent
personne, qui ne laissent même pas entrer chez elles à l'heure de
leur messe, ont spécifié que la nouvelle venue chanterait aux
offices, dans la tribune de l'orgue, tous les matins, tous les
soirs, à chaque cérémonie, aux ténèbres pendant la semaine
sainte, à la messe, aux vêpres, aux compiles, au salut du diman-
che, aux matines de chaque nuit.
Si je comprenais! Ma jalousie des soirs de mai était justifiée.
L'Église, pour laquelle la charmeuse chantait, avait entendu. Et
voici que la maison silencieuse, verrouillée, morte, me ravissait
l'abjecte et ensorceleuse créatux'el On avait fait d'elle l'objet d'un
rapt, on me la prenait sans qu'il y ait eu entre nous un avertis-
sement, un adieu ! On l'emprisonnait, on élevait un mur entre
elle et moi! Quels jours, quelles soirées, je passai à rôder autour
de cette demeure sourde et muette! Aujourd'hui, après que la
résignation a passé sur moi comme l'étalement d'une haute
marée, aujourd'hui encore, à de certaines heures, surtout pen-
dant la durée intermédiaire du crépuscule, il se lève en moi
d'alîreux regrets, de furieux désirs, et je cours jusqu'à ces murs,
jusqu'à ces barreaux, voulant une dernière fois entendre la Voix,
— cette Voix dont j'ai la nostalgie, qui m'a rendu insensible à
toute joie des yeux, et même, ô abomination ! à toute satisfaction
de l'intelligence, — cette Voix qui, en partant, a fait la solitude
dans mon cerveau et dans mon cœur.
Gustave Geffroy.
PROFESSION DE FOI DU CANDIDAT
Mes chers concitoyens, j'aspire
A l'honneur de représenter
L'arrondissement de l'Empire
Que j'ai le bonheur d'habiter.
Vous me connaissez, je l'espère :
Etant de mil huit cent vingt-six,
Pour les jeunes, je suis un père.
Pour les anciens, je suis un fds.
Je ne ferai pas les promesses
Dont abuse tel candidat
Qui ne fait valoir ses richesses
Que pour leur devoir son mandat.
J'ai sur lui ce grand avantage
Que vos intérêts sont les miens :
Les connaissant, je les partage;
Les partageant, j? les soutiens.
Vos pavés, vos canaux, vos roules,
Auront droit à mes premiers soins ;
Vos doctrines, je les ai toutes,
Je sais par cnuir tous vos besoins.
.Je respecte la loi frane.aisc
(Jiii lait envie à l'étranger,
M.iis, si vous la trouvez inauvaiso,
Je suis tout j)rèt à la changer.
Je veux, pour sortir de la crise.
Trouver ce (pt'nu a tant chcrclié :
La hausse de la marchandise
Avec la vie à bon marché j
PROFESSION DE FOI DU CANDIDAT 633
Je veux les libertés entières
Avec un gouvernement fort ,
L'élargissement des frontières,
Sans guerre et d'un commun accord ;
L'instruction obligatoire,
Sans contraindre qui que ce soit ;
Je veux la paix avec la gloire.
Et le sabre à côté du droit ;
L'agriculture, l'industrie,
Les foins, les lins, les vins, les blés,
Et la grandeur de la patrie...
Je veux tout ce que vous voulez.
Faut-il maintenant que je dise
Mes principes les plus secrets?
Dût-on accuser ma franchise.
Je suis un homme de progrès.
De progrès, messieurs, c'est-à-dire
D'amour, de lumière et de foi.
Si ce rude aveu peut me nuire.
Qu'au moins les bons votent pour moi !
Si j'en connaissais un plus juste
Qui se présentât aujourd'hui,
A l'instar de Philippe-Auguste,
Je m'effacerais devant lui.
D'après cela, n'est-il pas juste
Que tous mes concurrents, en chœur,
A l'instar de Philippe-Auguste,
Se désistent en ma faveur ? .
Un mot, un seul mot pour la femme,
Dont les droits ne sont pas écrits :
Ils sont écrits dans mon programme
A régal de ceux des maris.
J'attends avec quelque espérance
Vos vœux librement exprimes.
Puisque vous avez l'assurance
Qu'en me nommant vous vous nommez.
Gustave Nadaud.
A TRAVERS L'EXPOSITION'"
Il y aurait mauvaise grâce à plaisanter plus longtemps, d'au-
tant qu'en sonmic cette leçon de géographie en action est une
chose bonne et profitable. Ces réalités, mises sous les yeux des
enfants, leur ouvrent l'esprit, leur montrent que tout cela existe
cil dehors du monde de leurs livres. Les réflexions qui ne peu-
vent manquer de surgir mûriront rinteliigence adolescente et
aideront puissamment à préciser, à incarner, à matérialiser dans
le fait vu et touché, les données demeurées vagues de cette géo-
grajihie que l'oji a eu raison de dévelo|)por si fortement dans le
programme de nos collèges et de nos lycées. Nous n'abandonne-
rons pas ce chapitre des « Enfants à l'Exposition » sans indiquer
le fruit qu'ils peuvent recueillir do nombreuses promenades tant
au Champ-de-Mars qu'aux Invalides.
Ces promenades seront aussi fécondes par les questions qui se
poseront à l'intelligence de l'enfant lui-même que par les réponses
plus ou moins complètes et justes ({ue les parents seront suscep-
tibles d'y faire. Nous venons de parler de l'Exposition coloniale
en ce sens. Une visite dans les salles du Musée de Marine au
Louvre fonncra un indispensable compl<'3mcnt. Sans médire en
rien de ri']xpositi()n où tout le monde va, on peut dire qu'il y a
au Louvre de noinl)reuses salles (il y en a sept, consacrées à l'eth-
nographie) que peu de oei'sonncs fréquentent. L'industrie chi-
noise, japonaise, indienne, les habitations sauvages, les tissus,
armes, bijoux, y sont représentés par d'innombrables documents.
L'immense salle du Musée ethnographique fondé en 1850 ren-
ferme une collection des plus riches et des plus précieuses.
1) Voir le numéro du 25 août 1889.
A TRAVERS L'EXPOSITION 535
La série de l'histoire de l'habitation humaine au Champ-de-
Mars sera encore un enseignement excellent pour nos collégiens.
C'est d'ailleurs une des pensées les plus heureuses de l'Expo-
sition : on a songé aux enfants. La sphère terrestre réduite au
millionième a été conçue pour eux, et c'est pour eux qu'a été con-
struit ce Palais des Enfants, d'une imagination ingénieuse, d'une
architecture spirituellement appropriée, avec ses chevaux de bois,
ses moulins, ses polichinelles figurant dans la décoration carac-
téristique : un bon morceau dû à un jeune, à M. Emile Ulmann.
Revenons à l'Esplanade. S'il y en a en effet pour les petits, il
y en a pour les grands.
Entrons dans le Kampong ou Kampoun. Nous voici à Java,
s'il vous plaît. Une mélopée étrange, une musique morne, mais
accaparante, obsédante, se fait entendre sur un i-ythme traînard
aux timbres bizarres, en même temps métalliques et sourds. Len-
tement cadencée, la phrase, incessamment répétée sur ces trois
notes, échos de la nuit de Valpurgis, conduit la danse de quatre
bayadères vêtues d'étoffes bigarrées, et coiffées de sortes de dia-
dèmes à plaques d'or estampées d'où sort la chevelure, noire de
jais, retroussée en queue d'oiseau. Les danseuses, le visage im-
passible, indifférent, d'une expression alanguie, fatiguée, pres-
que immobiles, ne meuvent que leurs bras maigres dont la peau
jaune est encore jaunie par des préparations cosmétiques. Les
pieds ne bougent que par des mouvements secs des chevilles,
tandis que les mains aux quatre doigts se replient, se courbent,
se tordent en évolutions lentes autour de l'articulation du poignet.
Le corps demeure presque sans mouvement; en somme, ce sont
surtout les mains qui... dansent.
Nous nous imaginons peu volontiers une Terpsichore... ma-
nuelle. Pourtant, le spectacle nous a semblé intéressant dans son
charme mystérieux. Cette position des mains avec les quatre
doigts immobiles, tendant à se replier en arrière et ne laissant
agir que le pouce, nouS a rappelé le geste, si gracieux, des
femmes dans les bas-reliefs grecs de la période archaïque, qui se
termine à Phidias. C'est avec un geste absolument pareil, c'est
avec ces doigts serrés et légèrement retournés que, d'une main
raide, les déesses pincent et tirent en arrière le voile qui leur
couvre la tête.
Combien d'ailleurs l'habitude, notre « seconde nature », agit
puissamment siu* nous : nous ne concevons pas aisément qu'il
536 LA LECTURE
puisse y avoir d'autres moyens d'expression que ceux dont nous
nous servons journellement. Et encore, en ce point, nous leur-
rons-nous à plaisir, faute d'un peu de réflexion. Notre étonne-
ment devrait en effet étonner, car nous-mêmes nous employons
les gestes de la main pour une innombrable série d'opérations
de langage visuel. Montaigne, dans un chapitre célèbre de ses
Essais, n'a pas laissé échapper cette curieuse observation.
Ne pourrait-on également trouver, dans le geste de nos dan-
seuses du Kampong néerlandais, l'explication d'un autre pro-
blème antique ? Parmi les pointures découvertes dans les hypo-
gées de Carneto (province de Rome), il en est une oii est repré-
senté un banquet funèbre : c'est un des plus intéressants monu-
ments de ce puissant art étrusque qui a précédé l'art romain et
l'art grec. Cinq personnages sont couchés, le buste presque droit,
sur deux lits près de deux tables servies par un esclave, taudis
qu'un personnage, couronné de laurier, joue de la double flûte.
Les cinq personnages, parmi lesquels se distingue une fournie,
font avec les mains qu'ils dressent, tournent, meuvent autour de
l'articulation du poignet, exactement les mêmes gestes que nos
bayadères du Kampong néerlandais, et visiblement suivent la
cadence musicale, sans que rien indique que ce soient là des
gestes de conversation. Ne pourrait-on estimer que nos Etrus-
ques, appropriant ces gestes à la musique, dansent des mains
comme les Javanaises de l'Esplanade des Invalides?
Nous donnons la réflexion pour a qu'elle vaut : nous lui de-
vrons une facile transition pom' arriver à l'habitation étrusque et
à l'Histoire de l'habitation humaine reconstituée en bois, peaux,
pif-rre, chaume et plâtre, par M. Garnier. On a fait grand bruit
autour de l'œuvre de l'éminent artiste, qui a eu ses détracteurs.
Les brocarts et les quolibets n'ont pas manqué sur sa route, mais
sur une route de trionq)hateur. Sans doute, il y a de riiypothcse
dans les reconstitutions : mais pouvait-il y avoir partout de ma-
nifestes certitudes? On a pu discuter' certains types donnés.
Cela n'empêche aucunement le travail de M. Garnier d'être des
|)lus intéressants et de former une des attractions de l'IOxposi-
lion. C'est, en effet, une des parties les plus visitées du Champ-
de-Mars.
Par une malice du hasard ou par une confrontation curieuse,
si l'on préfère, les habitations res.suscitées par M. Garnier nous
donnent les diverses phases du développement historique de l'ar-
A TRAVERS L'EXPOSITION S37
chitecture, au pied même, à cent mètres à peine de cette Tour
Eiffel, symbole de l'art du fer, caractéi'istique de notre siècle. Il
y a là un enseignement de choses, une le(;on vue qui est préfé-
rable à la lecture de tous les documents imaiïinables écrits ou
imprimes. Que les savants hochent un peu la tète, retournent à
leurs textes, notent du doigt tel détail contestable. Est-on pour
cela en droit de mettre en doute l'utilité d'une telle reconstitution
pour l'instruction du jjublic ? Le succès est indiscutable, et cela
n'est pas ce qui est en question : l'affluence de la foule répond
pour nous. Quant à l'enseignement qui ressort du spectacle, il
nous semble, lui aussi, indéniable, et c'est pour cela que plus haut
nous conseillions fortement à nos jeunes gens de longues prome-
nades dans ces parages.
Puisque l'habitation étrusque nous a servi de transition, com-
mençons par elle. Les motifs architecturaux, la décoration, les
pilastres en sont empruntés évidemment à ces peintures étrus-
ques des hypogées de Carneto, auxquelles nous faisions allusion
tout à l'heure. Les meubles, avec leurs sortes de maigres ba-
lustres à profils compliqués de courbes concaves, sont rétablis
d'après les mêmes documents. Nous regrettons de n'en avoir pas
trouvé avec ces supports en forme de pieds d'animaux, formes
par lesquelles, comme en beaucoup d'autres points, l'art de la
Toscane primitive se rapproche de l'art oriental, et particulière-
ment de l'égyptien. Ces artistes étaient d'ailleurs des hommes
peu ordinaires. Leur influence subsiste encore, non pas modifiée,
trachiite, métamorphosée par les époques intermédiaires, mais
telle quelle, et dans sa pureté initiale. Il ne faut pas oublier que
Benvenuto Cellini, consulté par le pape sur la possibihté de co-
pier les bijoux étrus({ues, répondit avec une modestie dont il n'é-
tait pas coutumier : « L'Art étrusque, c'est l'art inimitable. »
Cette influence persistante, demeurée vivace après tant et tant
de siècles, nous allons la retrouver en pénétrant dans la maison
romaine. Nous ne voulons pas parler de l'habitation elle-même,
bien que les Romains en ce sens aient beaucoup appris des Étrus-
ques, à qui ils ont emprunté la voûte caractéristique peu employée
par les Grecs. Mais on a installé, dans la Domus tempore divi
AuQiisti, une boutique où un industriel italien expose des repro-
ductions de bronzes antiques à patine factice, à côté de bijoux de
corail et de bijoux où le métal joue le principal rôle. Ces bijoux
sont en tout et pour tout, non seulement inspirés de l'art étrus-
538 LA LECTURE
que, mais des copies des œuvres étrusques dans l'art du métal
précieux. Notre Louvre possède, en ce genre, une collection des
plus riches, dans la petite salle qui est entre la salle des Sept
Cheminées {Radeau de la Méduse) et la Rotonde qui précède la
galerie d'Apollon.
La Maison romaine avec son seuil au Salve en mosaïque, son
atrium, son impluvium, l'autel du Genius familians, est aussi
intéressante à l'extérieur par ses peintures murales, son jardinet,
sa muraille couverte d'annonces, de réclames, d'inscriptions et
de dessins improvisés. Le petit autel avec les deux serpents
est copié de Pompéi. Les deux serpents étaient un symbole ad-
ministratif ; ils correspondaient à l'ordonnance de police qui
prescrit de respecter les murs. Pinge duos angues : pueri ultra
mejite, dit quelque part le satiri([ue Perse.
Les reconstitutions préhistoriques, et notamment l'habitation
lacustre, excitent vivement la curiosité publique. C'est là surtout
que l'hypothèse a eu à combler les trous de données plus qu'in-
suffisantes. Les types empruntés à l'architecture des sauvages
ont abouti à quelques morceaux beaucoup trop restreints, si l'on
se lançait dans cette voie un peu vaste. Nous reviendrons à des
modèles d'un enseignement plus utile, en même temps que plus
sûr, avec l'habitation gallo-romaine, où l'art nouveau, l'art chré-
tien, se montre constructeur hésitant, se parant des dépouilles
de l'antiquité, utilisant les colonnes tronquées et encastrant des
débris de chapiteaux dans les appareils de briques aux couches
alternées avec la pierre.
Nos élèves d'humanités feront œuvre méritoire en emportant
leur lexique pour traduire l'inscription de la maison grecque,
cette sentence emjiruntée à nous ne savons quel auteur : « La
grande paix enfante richesse pour les mortels. » De même la de-
meure byzantine exercera leur sagacité dans l'interprétation de
ces vœux de bonheur exprimés avec des abréviations oii trébu-
cheront peut-être nos hellénistes. Le joli groupe formé par les
maisons romane, gothique et renaissance, sera d'une contempla-
tion moins périlleuse pour eux : adieu le grec, adieu le latin,
adiou les inscriptions !
L'idée primitive comprenait l'installation d'intérieurs où au-
r.'ijnt travaillé des ouvriers vêtus de costumes de l'époque. Nous
croyons qu'on y a renoncé : la réalisation était malaisée. Nous
avons bien vu vendre, dans les habitations gauloises, un breu-
A TRAVERS L'EXPOSITION 539
vaee qui, à grand renfort d'explications, a la prétention (aussi
difficile à appuyer qu'à réfuter) de ressusciter l'antique cervoise
que buvaient nos aïeux chevelus. Mais le pittoresque en ce sens
a dû s'arrêter là, et nous avons eu à nous étonner en lisant un
écriteau dans la demeure étrusque d'un ancien sujet de
Porsenna : « Bock à 30 c. » Le couteau de Scévola serait tombé
à moins.
Quoi qu'il en soit, remercions M. Garnier d'avoir aussi habile-
ment mis à exécution une idée dont la primeur nous semble
pourtant appartenir à la conférence faite au Palais du Trocadéro
par M. Lucas en 1878.
Une de ces trouvailles heureuses, dont nous avons parlé et
dont l'Exposition actuelle abonde, est d'avoir entouré les con-
structions d'une flore appropriée. C'est encore là un véritable
tour de force, une manière de petit miracle dont on se rend peu
compte, que le public aper(;oit peu et n'admire pas assez.
A l'Esplanade des Invalides, on peut, dans un petit pavillon,
voir les plans exposés par la Société de Fertilisation et de Colo-
nisation du Sahara. Cette courageuse entreprise, qui a pour but
la « conquête du désert », crée des oasis, perce des puits, fer-
tilise, bâtit, peuple et rend habitables les solitudes de l'Oued-
Rir' au sud de Biskra. Sans vouloir comparer les grandes choses
à de moindres, on peut dire que le Champ-de-Mars était un
véritable Oued-Piir' en plein Paris. En contemplant le résultat
de la métamorphose actuelle, il faut faire de véritable efforts
d'imagination pour se rappeler l'état antérieur de ce grand rec-
tangle de terrain abandonné, sablonneux, au sol galeux, flétri,
sec, foulé. C'est là où il n'y avait rien, que l'on a fait surgir ce
tout comme d'un coup de baguette magique. Le mot transfor-
mation n'est pas juste en la cir:onstance; c'est création qui est
le mot propre. Il a fallu peiner avec la pioche et la bêche, crever,
retourner, transporter les terres, apporter les éléments nourri-
ciers qui manquaient pour la végétation future. Cette opération
gigantesque de vallonnements, de nivellements, a dû s'accomplir
à travers les plâtras, les chariots, les tombereaux qui sillon-
naient en tous sens, venant de tous les coins de l'horizon, avec
les pierres, les fers, les matériaux nécessaires à l'édification des
palais destinés aux exhibitions. Des besognes diverses s'entre-
croisaient dans le pêle-mêle d'une activité sans égale. Il en est
résulté ces dispositions merveilleuses de pelouses, de corbeilles,
5i0 LA LKCTUnE
de fourrés, bordant les allées sinueuses, s'alignant le long des
parterres rectangulaires, montant en collines minuscules, des-
cendant dans la courbe gracieuse des gazons jusqu'aux bords
veloutés des lacs improvisés, étonnés île se trouver là. Pour ces
plantations, le jardinier en chef, M. Laforcade, a dû dépeujjlcr
de près de mille variétés d'arbres et d'arbustes la pé])inicrc
municipale d'Auteuil. C'est une multitude, une foule végétale
qui s'est emparée du Champ-de-Mars et lui a donné la parure du
plus somptueux jardin.
L'Exposition Florale, très habilement disséminée dans les pla-
tebandes, y a contribué richement. Partout les fleurs, les plantes,
les arbustes, tendent leurs bijoux vivants et parfumés. Toute la
joaillerie de l'été a donné et ouvert ses vitrines. C'est comme uu
retour, une réconciliation fraternelle où la flore vient retrouver
chez lui cet art décoratif (pii n'est rien sans elle, son appui, son
soutien. La flore est en effet la source de presque toutes nos créa-
tions d'art. L'architecture lui emprunte le bois et peut-être lui
a-t-elle emprunté ses formes mêmes, puisque l'arcdde du plein
cintre vient peut-être de la jonction de deux tiges d'arbi'cs
repliées l'une sur l'autre, puiscpie l'ogive n'est peut-être que le
résultat du rapprochement de deux faîtes d'arbres. Que serait
l'art décoratif sans la flore? C'est elle qui, depuis près de vingt-
cinq siècles, prête l'acanthe flexible à l'ornement des chapiteaux
corinthiens. Le moyen âge sculpte d'après la flore les fantaisies
de ses ornements architecturaux. L'orfèvrerie imite les fruits et
les fleurs depuis les Étrusques. L'art égyptien est dominé par la
fleur de lotus. Partout, sculpture, ciselure, broderie, tapisserie,
dentelles, tissus, partout la flore. Nous la retrouvons étudiée,
dessinée, géométrisée, « stylisée », selon le terme technique,
dans ces compositions d'élèves de nos écoles d'art décoratif,
compositions qui raniment l'espoir et la confiance dans le triom-
phe prochain et éclatant de l'art français (comme on peut s'en
assurer dans les salles abritées sous la galerie de la face nord-
ouest du Pavillon des Ijeaux-Arts).
L'Exposition florale ouvre les cassolettes de ses <{uatre mille
c\n([ cents rosiers au Trocadéro. Partout dans le Jardin central,
les rhododendrons marient leurs verdures aux magnolias ve-
loutés et aux houx raides comme des fers forgés.
Il y avait un clioix à faire pour la disposition générale. Adop-
tcrait-on le jardin anglais ou le jardin français? Un a eu raison
A TRAVERS L'EXPOPITION 541
de ne pas se montrer exclusif. La partie centrale, partie où il
était nécessaire de laisser la vue se développer au loin sans
gêne ni obstacle, a été abandonnée à la sincérité linéaire du
jardin français, si ample, si grand, avec la franchise de ses ali-
gnements et de ses angles droits. Les parterres du centre étaient
imposés : le visiteur devait pouvoir embrasser d'un coup d'œil
l'économie de l'ensemble du palais. Et d'ailleurs il ne faut pas
médire du jardin français. La disparition des grandes pro-
priétés, le morcellement qui répartit avec avarice des espaces
de quelques mètres carrés de surface, rend plus rare l'emploi de
ce mode de décoration. Mais sur les grandes superficies, là où il
peut se développer librement, c'est en vain qu'on tenterait de
rivaliser avec sa majesté large et royale. On peut ouvrir les
œuvres de Bérain, le célèbre dessinateur de la fin du règne de
Louis XIV, on y rencontrera de merveilleuses vues de jardins
français.
Le jardin anglais est relativement récent, car il ne date que de
quelque cent ans. La publication d'un ouvrage anglais sur la
Chine, vers la fin du siècle dernier, avait mis à la mode les kios-
ques, les ponts rustiques, les ruisseaux sinueux. On donna d'abord
à ces jardins avec allées serpentines, le nom de jardins à la chi-
noise. La mode passa la Manche et se répandit sur le continent,
L'Angleterre était le point de départ de la propagande et de la dif-
fusion : d'où le nom actuel. Le nouveau système avait son charme
indiscutable. On était las de la ligne droite et de l'angle droit.
Les surfaces plates avaient fini leur temps. La courbe domina à
son tour. Les pelouses se varièrent en bosses et creux. Le caprice
donnait la main à la fantaisie. Et puis, quelle heureuse appro-
priation aux espaces minuscules! Qu'était-ce que ces jardins qui
laissaient voir le mur, qui se terminaient tout d'un coup, sans
préparation, qui avouaient la petitesse du terrain? Par des tri-
cheries aimables, les allées s'allongèrent à plaisir, promenant
les pas en des circuits sans fin. Le jardin français avec ses allées
droites était propre à des courses de gens hâtés : le jardin anglais
trompait le promeneur, le forçant aux détours, masquant les
points d'arrivée de ses sentiers, multipliant les pas, fécond en
cachettes mystérieuses, en ombres de grottes et de bosquets.
Vous voulez aller de ce point à celui-là? Voyez avec quelle grâce
perfide le chemin abuse de vous, vous accapare, vous retient,
tournant à droite, évoluant à gauche, aboutissant le plus tard
5i2 LV I. ROTURE
qu'il est possible. Là où il y a des petitesses à voiler, des insuffi-
sances d'espaces à esquiver, là est le triomphe du jardin anglais.
Voilà pour([uoi on l'a laissé régner là où il le devait, sur les
deux côtés de la tour Eilïel. Il en résulte une impression de
fourmillement, de confusion, de pêle-mêle : on n'est jamais sûr
d'avoir tout vu. Mais c'est un fourmillement de multiplicité, lais-
saut malgré cela, à chaque partie, sa vie propre et distincte. Ima-
ginez combien autrement les palais seraient bousculés, les uns
sur les autres, faisant tas, tandis que, derrière les verdures arron-
dissant leurs cimes, les bùti méats surgissent, éclatants d'une
blancheur contrastant ou rivalisant par les couleurs de leur poly-
chromie.
Le rôle des fleurs à l'Exposition nous a amené au Champ-de-
Mars. Kestons-y pour dire quelques mots de la rue du Caire.
Sans doute l'Egypte n'est pas une colonie française, et à ce titre
elle ne pouvait pas figurer à l'Esplanade des Invalides. Pour-
tant, entre son exotisme et l'exotisme de là-l)as, il y a un lien,
et on ne saurait parler de l'Exposition coloniale sans mentionner
la reconstitution de cette rue étroite étranglée dans le haut par
l'avancement des balcons fermés. Ces balcons, grillés par l'en-
trelacement d'une multitude de petits balustres de bois, sont
destinés aux femmes, qui peuvent ainsi voir sans être vues. Il
y a là, paraît-il, des morceaux authenticpies acquis avec de
grandes diflicultés et amenés à grands frais. Là-dessous, dans
des ombres reculées, s'ouvrent des boutiques où sont exposés et
mis en vente des objets qui ne donnent qu'une idée fort mé-
diocre des arts de l'Orient : l'autorisation de vendre a été cause
de ces étalages auxquels nos bazars n'ont rien à envier. Cela
rappelle les boutiques de nos magasins japonais de l'avenue de
rOi)éra. Il serait injuste de juger de l'art indou, ou l'art persan,
voire marocain, par ces exhibitions de colifichets à bas prix. Le
souvenir du Pavillon où l'on admirait, en 1<S7(S, les collections du
Prince de Galles, suffit à réhabiliter ces artisans-artistes de
l'Asie occidentale et méridionale, experts dans les dentelh>s
orfévrées de leurs fdigranes et dans les incrustations ingé-
nieuses des superbes damasquines, sans parler de leurs tissus
aux souplesses soyeuses.
Paul RouAix.
LA GELINOTTE
Le docteur Save, son gendre Philippe et moi, nous faisions
l'ouverture de la chasse au pied de la Dent de Lanfont, l'un de
ces derniers matins de septembre. Au moment oîi nous longions
un petit bois de sapins et de vernes qui s'étend sur l'un des re-
vers de la gorge, un oiseau assez gros se leva du milieu du
fourré et rasa d'une aile bruyante les cimes des sapins rabou-
gris. Le docteur le mit en joue et tira.
— Touché! s'écria-t-il triomphant, tandis que l'oiseau tombait
lourdement sur l'herbe du pâtis.
Il courut ramasser son gibier.
— C'est une gelinotte, ajouta-t-il en revenant vers nous et en
soufflant sur les plumes brunes et grises du gallinacée ; elle est
dodue et bien en point et nous la dégusterons dès demain...
Puisque vous êtes ici, Philippe, reprit-il ironiquement en se
tournant vers son gendre, elle n'aura pas le sort de celle de Tan
dernier.
— • Celle de l'an dernier ? répondit Philippe de l'air de quel-
qu'un qui ne comprend pas ; je vous avoue que je n'en n'ai au-
cun souvenir.
— Vraiment? Attendez ! je vais vous rafraîchir la mémoire...
A.sseyons-nous et je vous conterai l'histoire de ma gelinotte de
l'an passé ; elle vous prouvera, une lois de plus, qu'il y a fort
loin de la coupe aux lèvres...
Nous nous étions assis en rond sur une pelouse épaisse et
moussue, tandis qu'autour de nous les chiens, étendus de tout
leur long, le museau sur les pattes, happaient machinalement
des mouches imaginaires. L'endroit était parfaitement choisi
544 LA LECTURE
pour faire une halte cl écouter une histoire. Derrière nous, le
petit bois de verncs allonacait son ombre légère, semée au
moindre vent de taches ensoleillées. En face, les pentes presque
à pic des pâturages remontaient brusquement jusqu'aux formi-
dables dents rocheuses du Lanfont, d'où tombait une ombre plus
épaisse, d'un bleu noir. Tout au fond, la gorge, en se précipitant
vers Bluiïy, se rétrécissait en une verte coulée couverte de hauts
sapins, où chantait d'une voix flûtée une source invisible. Sur
les pàtis coupés çà et là de grandes gentianes jaunes, un profond
silence planait, à peine interromi)u par la lime aiguë de la mé-
sange serrurière ou le sourd bruissement des sauterelles.
— Donc, reprit le docteur Save d'un ton légèrement gouailleur,
l'an dernier à pareille époque, je m'en revenais d'une de mes
tournées professionnelles à travers les hameaux épars dans la
montagne. En descendant de Rovagny, je rencontrai un de mes
clients, le père Jacquemet, coureur de bois et braconnier incorri-
gible. Du plus loin qu'il me vit, il me cria :
— Monsieur le docteur, je viens justement tout droit du Vivier
et j'y ai laissé quelque chose pour vous entre les mains de
M'^'" Save.
— Quoi donc, père Jacquemet?
— Une gelinotte que j'ai tuée hier au Plan de V Ecureuil... Je
sais (pie vous êtes friand de ce gihier-là et je me suis dit en le
ramassant : « Voilà de quoi faire un rôti pour M. Save. »
Je remerciai chaudement le bonhomme. Il m'avait en effet pris
par mon faible; j'aime la gelinotte, d'autant que c'est, chez
nous, un gibier assez rare. Aussi, tout en continuant mes visites,
j(; me pourléchais d'avance en songeant au dîner qui m'attendait.
Je voyais ma gelinotte bardée de lard, déii(3atement enveloppée
de feuilles de vigne et naissant douillettement à un feu de bois.
Je me la représentais d('!Jà couchée dans un piaf long, dorée à
point, succulente, rebondie, exhalant un fumet savoureux, et je
l'arrosais en imagination de quelques gouttes de jus de citron,
afin de mieux développer l'arôme de cette chair fondante, fine-
ment imjjrégnée d'un léger parfum de bourgeon de sapin.
Tout en parlant, la physionomie gourmande du docteur s'allu-
mait, ses yeux Ideus pétillaient et il passait sensuellement sa
main sur ses lèvres humides.
— Cette perspective, conlinua-t-il, me fai.sait prendre en pa-
LA GELINOTTE 545
tience mes stations dans les hameaux de la montagne, le bavar-
dage interminable des vieilles femmes, les cris des marmots que
je médicamentais. Tout à travers mes pansements, mes auscul-
tations et mes ordonnances, je songeais en mon par-dedans :
« Tu aui^as une gelinotte à tca souper ! » et cela m'emplissait de
bonne humeur et de mansuétude...
Je revins très tard au logis, un peu moulu par les cahots de
ma voiture, mais soutenu intérieurement par l'espoir affriolant
de cette gelinotte. Dès que la jument fut dételée et remisée en
son écurie, après m'être déchaussé, lavé et enveloppé dans ma
robe de chambre, j'entrai en chantonnant dans la salle à manger
où le couvert était déjà mis et oîi M""® Save m'attendait.
— Quel est le menu pour ce soir ? demandai-je en prenant un
petit air indifférent.
— Mon ami, répondit tranquillement M'"® Save, nous avons
le restant du gigot d'hier et des artichauts à l'huile et au
vinaigre.
Je souris dédaigneusement, comme un homme qui sait à quoi
s'en tenir, et je repris :
— Tout cela est bon comme entrée de jeu, ma chère amie.
Mais le plat de résistance, le rôti?...
— Quel rôti?... Il n'y a point de rôti.
— Comment*?... Et la gelinotte?
— Quelle gelinotte? murmura ma femme en rougissant un tan-
tinet, malgré son aplomb.
— Eh ! la gelinotte que le père Jacquemet a apportée... Je l'ai
rencontré ce matin et il m'a dit qu'il venait de te la remettre en
mains propres.
— Ah! répliqua M™^ Save d'un air distrait, la gelinotte!...
En effet... je me souviens.
— Eh bien? m'écriai-je impatienté.
— Eh bien ! je l'ai envoyée à notre gendre... J'ai pensé qu'à
Paris ce gibier est rare et cher, et je l'ai expédiée aux enfants
par le premier train...
Je vous avoue, mon cher Philippe, que tout d'abord je donnai
au diable les gendres trop aimés de leur belle-mère. J'étais fu-
rieux de m'êti-e leurré tout le jour de cette gelinotte... Mais enfin,
après vous avoir maudit vingt-quatre heures, je vous ai par-
donné... Etait-elle bonne, au moins?...
LECT. ^53 IX — 35
546 LA LECTURE
— Beau-père, répondit gravement Philippe, je ne sais si elle
était bonne ou mauvaise... Je vous jure mes grands dieux que
je n'ai jamais tâté de votre gibier.
— Voilà qui est fort ! s'exclama l'impétueux docteur. Voyons,
je puis vous préciser la date... C'était le 8 septembre, jour de la
Nativité !...
— Ni ce jour-là ni un autre, je n'ai vu de gelinotte sur ma
table... Demandez à ma femme!...
Comme le docteur brûlait d'éclaircir le mystère de la gelinotte,
nous rentrâmes au Vivier. On n'attendait plus que nous pour le
déjemier. A peine Philippe eut-il déplié sa serviette qu'il inter-
pella sa jeune femme :
— Marthe, le docteur a tué ce matin une gelinotte... Et, à ce
propos, te souviens-tu que ta mère t'en ait expédié une l'an der-
nier ? Es-tu sûre qu'elle nous soit parvenue ?
— Je crois bien qu'elle lui est parvenue! s'écria M""' Save;
j'ai encore l'accusé de réception et le docteur en a assez bou-
gonné!... Tu te rappelles, Marton, c'était le jour de la petite
Notre-Dame ?
— Oui, effectivement, je me rappelle, dit négligemment la
jeune femme.
— Mais, répartit Philippe, nous ne l'avons pa^ mangée, cette
gelinotte, et tu ne m'en as jamais parlé !
— Non, mon ami, je voulais faire une politesse au médecin
qui a soigné baby, et je la lui ai envoyée aussitôt après l'avoir
reçue...
— Enfin, soupira railleusement le docteur, celui-là était peut-
être célibataire !... E.s])érons qu'il aura mangé la gelinotte.
André Tiieuiuet.
LE PEIGNOIR ROSE
DE MADAME BONAPARTE
Un soir, chez M""" de Fonfrède, autour de la table somptueuse
qui réunissait toutes les Merveilleuses du Directoire, on n'aurait
jamais cru que la F'rance venait de subir la Terreur, la famine
et la banqueroute. Devant ces gourmandises arrachées aux pro-
fondeurs des lacs ou aux cimes des monts, faisan d'Ecosse et
carpe de Genève, ces pyramides de fruits exotiques, ananas des
lies et raisins de Judée, on oubliait le temps, si proche encore,
où uu pot-au-feu coûtait quinze cents francs en assignats et où
chaque convive apportait son pain aux dhiers priés.
Quelles toilettes insensées éclairait le grand lustre en cristal
de roche descendant du plafond jusqu'au milieu du surtout en
porcelaine de Saxe ! M""® Tallien portait ce soir-là sur elle de
cjuoi racheter une abbayt ou un bien d'émigré : péplum de gaze
lamée d'argent qui ne gazait rien et soulignait voluptueusement
ce que le journaliste Mercier appelait les Réservoirs de la Mater-
nité ; au cou, aux bras et aux doigts des pieds nus, les pattes de
derrière, pour parler le langage un peu vif d'une satire contem-
poraine, des diamants gros comme des noisettes. Elle ne redou-
tait rien, l'amazone de la prison des Carmes qui avait dans ses
beaux cheveux ncirs un poignard pour se tuer en prévision de
l'échafaud. Maïa Garât, le ministre, était placé à merveille ce
soir-là entre Thérézia Tallien et une autre éclaireuse de la mode,
■^[me Hamclin, cfui ne craignait pas non plus les coups d'audace ^
648 LA LECTURE
n'avait-ellc pas osé paraître au bal d'Idalic sans le vêtement qui
est la base de tout costume habillé ou née-liiré? Plus loin, la
majestueuse comtesse de Cambis, la mignonne M™° de Noailles
et la divine Château-Renaud, qui défaisait avec l'aide de deux
galants Muscadins ses gants lilas à vingt-cinq boutons, la seule
chose montante dans toute sa toilette. La veille, chez Barras,
après un souper des plus gais, cette Muscadine avait parié que
son léger costume, bagues et cothurnes y compris, pesait moins
que deux écus de six livres. Elle s'était déshabillée séance tenante
et avait gagné son pari. Etonnez-vous donc, quand les costumes
étaient si peu lourds, que les femmes fussent si légères !
Une très jeune personne, nouvellement débarquée de la pro-
vince, Sophie Gay, regardait, tout éblouie, ces splendeurs pari-
siennes ; ses yeux ne pouvaient se détacher d'une femme assise
à la place d'honneur en face de la maîtresse du logis : c'était
M'"^ Bonaparte, alors en pleine lune de miel, séduisante à miracle
et vêtue d'un péplum moins indiscret que tous les autres, un
jaloux y mettant bon ordre. Bonaparte était aussi invité ; mais,
sur la prière de Joséphine, on avait passé dans la salle à manger
sans attendre le jeune général, que les Directeurs venaient do
nommer chef de l'armée d'Italie.
Il arriva enfm au rôti et, sans faire la moindre excuse, s'assit
à la place qu'on lui avait réservée auprès de M"® de Fonfrède.
A coup sûr, la toilette n'était pour rien dans ce retard ; les che-
veux du guerrier, gras, aplatis, tombaient sans poudre sur une
redingote grise, négligemment serrée à la taille par un cordon
de soie auquel pendait un sabre. Les Muscadins échangèrent avec
leurs Impossibh's un sourire railleur, tandis que l'étourdie Caro-
line Ilamclin interpellait le nouveau venu d'un bout de la table
à l'autre :
— Ah ! général, on voit bien qu'on ne se bat pas ici; vous vous
êtes fait attendre.
A cette .saillie, le visage sombre de Bonaparte se détendit un
instant pour reprendre aussitôt la même expression.
Le mai-quis de Livry se pencha vers Sophie Gay, sa voisine :
— S'il faut en croire les théories de Lavater, voilà un petit
gaillard qui ne doit pas être commode.
— Mais on prétend qu'il est aux genoux de sa femme et qu'elle
en fait tout ce qui lui plaît.
— Allons donc ! avec ce front et ce profil, on n'obéit à per-
à
LE PEIGNOIR ROSE DE MADAME BONAPARTE 549
sonne. Un feu de paille, d'ailleurs, que l'amour d'un homme de
vingt-huit ans pour une femme de trente-quatre ans. Celle-là ne
les paraît pas, j'en conviens, mais impossible de m'en faire
accroire, à moi, sur les questions d'âge.
M. de Livry, la plus mauvaise langue de tout Paris, cotait,
sans se tromper jamais, si bien conservées qu'elles fussent, les
dames à leur nombre exact d'années, et ce petit talent de société
ne lui faisait pas beaucoup d'amies.
Toutes les flatteries et les coquetteries de M""' de Fonfrède y
échouèrent : le général Bonaparte s'obstinait à garder le silence,
et la maîtresse de maison, impatientée, hâta la fin du dîner. On
se leva de table pour passer dans un salon rempli de jonquilles,
d'héliotropes et de jacinthes, un vrai nid à migraines, si bien
que Joséphine se trouva mal au bout de quelques instants. On
l'emporta sur un divan dans le boudoir de M""" de Fonfrède, et on
s'empressa de dénouer sa ceinture à l'antique.
— Ce ne sera rien, mesdames, dit Thérézia Tallien d'un air
entendu ; Joséphine a en ce moment d'excellentes raisons pour
s'évanouir.
Bonaparte avait suivi les dames. Tandis que M""^ Tallien par-
lait, la physionomie du généi'al s'illumina soudain ; ces espérances
de paternité prochaine semblaient le ravir, et son regard se posa
avec tendresse sur celle qui venait de rouvrir languissamment les
yeux. D'une main tremblante encore. M™® Bonaparte chercha à
son cou le collier qu'on avait détaché au moment de l'évanouis-
sement et jeté sur une console en forme de lyre.
— L'unique présent de noces du héros, dit tout bas M™^ Hame-
Im en touchant dédaigneusement le bijou; il ne s'est pas ruiné !
Une chaîne de cheveux rattachée par une plaque d'or émaillée
sur laquelle vous pouvez lire ces mots gravés : « Au Destin ! »
Bonaparte s'était approché de sa femme ; il lui dit quelques
mots à l'oreille et la baisa au front ; puis, sans répondre aux
adieux de M'""' Tallien ni même saluer les dames, il sortit vive-
ment, pour se rendre au Luxembourg chez Barras.
— Décidément, dit, en rentrant dans le salon, la belle Château-
P.,enaud au comte de Tilly, c'est un sauvage que votre Bonaparte;
je suis sûre qu'il ne sait pas même danser la Monaco.
En effet, cet homme ne savait ni danser, ni faire la révérence;
mais, en quelques mois, il prenait l'Italie, l'Egypte, et prouvait
à l'Europe que la France était la première des nations.
550 LA LECTURE
Moins de deux ans après co dînor, où il avait fait si triste
figure, nous le retrouvons premier Consul ; le destin s'était cliarii;é
de récompenser l'offrande du héros. Joséphine n'avait pas la
permission de voir ses amies ni de fréquenter la Redonte inau-
gurée par M. de Livry. I"]lle s'en dédommageait, tout le monde
le sait, en faisant une dépense enragée ; elle adorait surtout les
bijoux et entassait, dans ses écrins, diadèmes, ceintures, bagues
et bracelets. Son compte chez le bijoutier en renom, M. Nitot,
montait à une somme considérable. Celui-ci, après avoir été le
plus j)atient des créanciers, se décida enfin à demander une au-
dience à M"" Bonaparte. Elle lerenut un matin, à la Malmaison,
dans le petit salon bleu du rez-de-chaussée qui précédait sa
chambre à coucher, et, avec le plus charmant sourire :
— Si vous venez me demander de l'argent. Monsieur Nitot,
vous tombez mal ; je suis affreusement gênée, il faut me faire
crédit quelques mois encore. Soyez tranquille , vous serez
payé jusqu'au dernier écu.
— Je n'ai garde d'en douter et je serais désolé de paraître
importun à Madame IJonaparte ; mais qu'elle daigné songer que
j'ai fait beaucoup de crédits tous ces temps-ci ; les rentrées sont
dilliciles, et je me trouve à la veille d'une échéance importante.
— Merci de la préférence que vous m'accordez ; PauUne vous
doit presque autant que moi ; pourquoi ne pas vous adresser à
elle?
— Madame Bonaparte sait bien que ce serait difficile ; sa belle-
sœur est au Cap, à deux mille lieues d'ici.
— C'est juste, et moi qui suis h la Malmaison, je dois payer
pour toute la famille. Voyons, monsieur Nitot, à combien se
monté le chiffre formidable de mes dettes?
— Quarante mille livres, environ. Madame, et si vous pouviez
au moins me donner un a<^-ompte de vingt mille livres...
— Vous n'y pensez pas, bon Dieu ! où les prcndrais-je, vos
vingt mille Ivres?
— Le premier Consul ne pourrait-il...
— Mon mari ! imj)ossibIe ! Hier, justement, il m'a fait un ser-
mon ! j'ai promis de me corriger et de ne plus faire de dettes.
En ce moment, le son des trompettes arriva par la fenêtre ou-
verte et les tand)ours battirent aux champs.
Joséphine tressaillit.
LE PEIGNOIR ROSE DE MADAME RONAPARTE Dm
— Quelle surprise ! Le premier Consul ! Je ne l'attendais que
pour dîner.
M. Nitot avait trop le sentiment des convenances pour ne pas
comprendre que son audience était finie ; il s'inclina profondé-
ment et gagnait déjà la porte lorsque M'"® Bonaparte le rappela.
— Votre situation me touche véritablement, monsieur Nitot ;
je suis bien pour quelque chose dans vos inquiétudes financières
et je voudrais essayer de les soulager. J'ai mon idée. Entrez dans
ce cabinet, et surtout ne bougez pas.
En achevant ces mots, elle poussa le Itijouticr dans un réduit
où les garçons d'appartement accrochaient plumeaux et balais.
Puis, revenant vers une psyché, près de la fenêtre, elle jeta un
coup d'œil sur son négligé de batiste rose, garni de malines,
prit au hasard un livre qui traînait sur un guéridon et s'étendit
sur le canapé dans une pose aussi naturelle que gracieuse. Cette
mise en scène à peine terminée, on entendit dans le salon voi-
sin la voix la plus fausse de France fredonner un air de Zéniire ci
Azor, la porte s'ouvrit et le premier Consul entra gaiement.
— Déjà levée, ma petite femme ; quel miracle ! fit-il au milieu
d'un long baiser promené du front jusqu'aux lèvres.
— J'avais deviné que tu viendrais déjeuner ce matin, Napo-
léone, murmura la créole en se renversant avec abandon sur
l'épaule de son mari.
L'espoir et le courage revenaient au cœur de Joséphine. Les
caresses du maître étaient de bon augure; il y avait dans l'année
quelques semaines au plus, alors que les arbres verdissaient et
que les petits oiseaux faisaient leurs nids, où cet homme de
bronze subissait d'une façon absolue l'influence féminine.
— Tu as raison de te lever de bonne heure, reprit-il ; tu es
fraîche comme Hébé ce matin. Comme c'est gentil, la batiste
rose sur une peau blanche !
Il enveloppa Joséphine d'un regard amoureux, essayant d'ou-
vrir davantage le peignoir. Il y allait en conquérant habitué à ce
que rien ne lui résiste ; le tissu fragile se déchira.
Joséphine fit une moue irrésistible.
— A quoi penses-tu ! mon beau peignoir tout neuf, le chef-
d'œuvre de M"" Germon !
— Parbleu ! le grand mal ! elle sera enchantée d'en refaire un
autre, la voleuse !
552 LA LECTURE
Et le premier Consul mit derechef un baiser sur la brcclie qu'il
venait d'ouvrir.
Dans son refuge, M. Nitot ne perdait pas un mot du dialogue
et tremblait de tous ses membres. Être là derrière cette porte,
surprendre cet aigle en flagrant délit de tendresse conjugale, il y
avait de quoi frémir.
Un silence dans le petit salon ; quelques minutes s'écoulèrent ;
puis la voix de Bonaparte, vibrante et saccadée, frappa de nou-
veau les oreilles bourdonnantes de l'infortuné Nitot.
— Adieu, je me sauve là-haut travailler avec Rapp jusqu'au
déjeuner.
— Auparavant, signe-moi le bon de vingt mille livres que tu
viens de me promettre.
— Comment! moi? je t'ai promis vingt mille livres? Tu i'as
rêvé, joli masque.
— Non pas, tout à l'heure ; je te l'ai demandé bien bas et tu as
dit oui.
— Vraiment, madame l'enjôleuse? En ce cas, vite la plume et
l'encre, je suis pressé.
Il griffonna deux lignes à l'adresse du ban(|uier Ilaingucrlot
et, se tournant vers Joséphine :
— Es-tu contente à présent? Que les femmes viennent encore
se plaindre qu'on ne fasse pas toutes leurs volontés ! Mais, je t'en
avertis, c'est la dernière fois, n'y reviens plus.
Il s'éloigna en fredonnant le même air de Zémire etAzor. José-
phine se précipita vers le cabinet noir pour délivrer le prisonnier
et, lui tendant le papier signé par le premier Consul :
— Tenez, monsieur Nitot, j'ai réussi, c'est une chance ; j'avais
grand'peur, je jouais une grosse partie.
— Et moi donc ! murnuu-a le bijoutier en s'essuyant le front.
C'est égal, disait-il bien des années après, au bibliophile
Jacob — duquel nous tenons cette anecdote — s'il m'avait en-
tendu bouger, si j'avais seulement renversé un plumeau, il était
capable de jn'envoyer prisonnier d'l']tat au Mont-Saint-Michel.
Mary Summer.
SEPTEMBRE AUX CHAMPS
I-V LESSIVE AU VILLAGE
Il n'est pas rare que le premier frisson de l'automne vienne
nous surprendre au milieu du plus radieux peut-être des enso-
leillements de l'été. En ce mois de septembre, il suffit parfois
d'un orage pour bouleverser la température ; on étouffait la veille,
le lendemain, au soir, on réclame le renfort d'un paletot. 11 en est
de ces prémices de l'hiver comme du premier cheveu blanc : la
menace qu'il représente impressionne plus désagréablement que
sa réalisation. Déjà fini, ce temps des journées longues et illu-
minées, des soirées tièdes, des nuits étoilées, des amours et des
petits pois! On a beau faire flèche de philosoplùe, il est impossible
de songer, sans quelque tristesse, à ce qui va leur succéder. Mais
il faut bien que je l'avoue, ce découragement en face des jîrésages
de la saison rigoureuse est un des travers de l'âge mur; celui-ci
hait l'automne, non pas tant parce que le déclin lui rappelle le
sien, que parce qu'une voix instinctive lui dit : Dans sept mois, à
l'heure de la résurrection, seras-tu là pour y assister?
La jeunesse insouciante, dont le cœur garde un reflet du ré-
jouissant soleil, est absolument insensible aux vicissitudes des
saisons. Le paysan les voit également venir avec une parfaite
indifférence, mais pour d'autres raisons. La température fait par-
tie de son outillage, l'atmosphère est un des rouages de sa ma-
chine; tout ce qu'il leur demande, c'est de fonctionner pour la
n:,/i LA LECTURE
plus grande prospérité de sa fabrication spéciale. Que lui parlez-
vous de beau temps? Il ne conn-aît, lui, que le bon temps, et le
bon temps c'est tour à tour le soleil, la pluie, la bise, la gelée, la
neige, selon que la terre réclame les offices des uns ou des autres,
et le paysan a raison.
En ce moment, nous tenons du bon temps : ces nuages qui
courent bas, chassés par les rafales, ces averses ([ui se succèdent
et contre lesquelles nous autres, oisifs, ou peu s'en faut, nous
pestons, vont humecter la terre et faciliter le dernier labour qui
précédera les semailles d'automne; cette bise aigre, qui soulève
si désagréablement la coiffure du chasseur arpentant h\ plaine,
vient à souhait pour sécher les pommes de terre que l'on arrache
et permettra de les enlever rapidement ; la vigne elle-même, dont
les fruits sont en maturation, n'a pas à s'en plaiudre; il n'est
truère que la ménagère, ([ui va entamer l'importante opération de
la lessive, pour souhaiter le retour du soleil.
Les Parisiennes seraient bien étonnées des proportions que
peut affecter une petite affaire qu'elles traitent toutes les semaines,
en moins de dix minutes, avec une femme armée d'un panier. De
toutes les vieilles traditions rustiques, celle du linge est la plus
tenace et reste la plus religieusement conservée. La paysanne a
abandonné sa coiffure nationale, elle taille ses robes sur quelques
vieux patrons des femmes de la ville, elle porte des paletots, des
bonnets fleuris, des bottines, elle garnit ses robes de volants, elle
s'agrémente d'un ruban dans le dos, mais elle garde sa vénéra-
tion, son culte pour le linge; il n'a pas cessé d'être l'objet de
toutes ses convoitises, de toutes ses ambitions. Un jeune ménage
boira de l'eau pendant un an pour mettre une douzaine de che-
mises ou quelques paires de draps dans l'armoire. 11 y a des
femmes de journaliers mieux fournies, sur ce point, (jue bien des
bourgeoises en robes de soie ; ce sera toujours à grossirlc trousseau
que seront consacrées les économies de ce couple économe.
Cette armoire où elle entasse ses trésors, la paysanne ne l'ouvre
pas sans un certain recueillement ; c'est avec une sorte d'extase
qu'elle contemple ces piles de grosso toile, si artistcment ran-
g<;es, éblouis.santcs de ])lancheur; il semble qu'elle s'enivre de la
balsamique odeur de lessive, accentuée par le parfum d'iris qui
.s'en exhale, et je doute fort que jamais entassement de pièces
monnayées ait provoqué un aussi sincère épanouissement de
satisfaction et d'orgueil.
SEPTEMBRE AUX CHAMPS ^^îS
Elle no pout manquer d'être jalouse de la conservation d'ob-
jets auxquels elle attache un tel prix, cette paysanne; elle sait
que le lavaire est bien plus à redouter pour eux que l'usage ; aussi
espace-t-elle ses lessives autant que les ressources de la fameuse
armoire le lui permettent, et les réduit-elle, si elle le peut, à deux
par an. Après la moisson, la grande œuvre est de rigueur.
Quinze jours à l'avance, elle est le sujet permanent de tous les
entretiens; la ménagère suppute, en soupirant, ce qu'il lui en
coûtera en journées de femmes, en savon, etc.; elle exalte les
peines, les fatigues qui l'attendent, un peu pour humilier la frac-
tion masculine de la famille qui se figure toujours qu'elle seule a
du mal en ce bas monde. Quand les travaux préparatoires de
l'échangeage sont commencés, elle gourmande le mari pour qu'il
façonne le bois nécessaire ; à l'entendre, jamais elle n'en aura
assez; mais ces liommes sont si insoucieux des soins de l'inté-
rieur! La veille du grand jour, le cuvier, lavé, rincé et surrincé,
est installé sur son trépied dans la chambre, entre les lits et la
cheminée, remplissant tout l'espace libre de sa majestueuse
rotondité.
Après en avoir garni le fond de sarments, soigneusement con-
servés pour cet usage, qui ont pour mission d'empêcher que l'ori-
fice d'écoulement ne s'engorge, la femme y entasse son linge
pièce à pièce, avec des précautions minutieuses, et en le char-
geant d'une cendre de bois scrupuleusement tamisée. Le lende-
main, avant l'aube, l'immense chaudron est accroché à la cré
maillère, le feu s'allume et caresse ses flancs noircis. Ah! ce n'est
plus ie feu pauvreteux par lequel on essaye, en hiver, de réchauf-
fer ses membres engourdis, deux tisons fumeux qui se baisent;
la grande cheminée flamboie; la flamme vive, ardente, monte
jusqu'à son manteau; le bois craque et pétille, projetant des mil-
liers d'étincelles, dont quelques-unes, se fixant sur la couche
rugueuse de la suie, en illuminent les sillons; le chaudron com-
mence à gronder sourdement ; le tuyau de décharge est fixé au
trou du cuvier, assujetti sur les traverses d'une chaise, et bientôt,
quand se produit l'ébuUition, la grande maîtresse de l'œuvre, sa
couleuse à la main, entame solennellement l'opération.
Vers le midi, quand les fils et le père reviendront des champs,
elle sera dans son plein. Les flambées de l'âtre n'ont rien perdu
de leur activité; aux bouillonnements du chaudron se mêle le
murmure du filet de lessive que le^tuyau lui ramène. La cou-
556 LA LECTURE
leiise, de son côte, va et vient sans relâche; des nuages d'une
buée épaisse, s'élevant de cette montagne de linge, ont rempli la
chambre d'un brouillard opaque et tiède, à travers lequel passent
et repassent comme des ombres les femmes aux bras nus, aux
visages empourprés, aux fronts ruisselants de sueur. Bien mal
avisés ils seront, les pauvres gens, s'ils s'avisent de parler de
soupe à ces lessiveuses affairées :
— De la soupe ! s'écrie immédiatement une voix aigre et criarde,
nous avons bien le temps d'y penser à votre soupe ; vous croyez
peut-être que nous nous amusons? Vous ferez comme nous, vous
vous en passerez aujourd'hui, de soupe !
Quoi qu'on en ait dit de la brutalité du paysan, il est bien rare
qu'il réplique; cette incarnation du travail en respecte toujours
les exigences. 11 prend silencieusement un morceau de pain, du
fromage dans la huche, et le mange, assis avec résignation sur
le pas de la porte, pour ne pas gêner les femmes.
La lessive n'est que le second acte d'une pièce qui en a quatre
et quelquefois cinq. Après celui-là viendra le blanchissage, une
fête au grand air celle-là, toujours joyeuse, bien qu'elle soit sou-
vent plus laborieuse et plus pénible que l'autre tableau; le lavoir
communal, au bord de la rivière, avec encadrement de saules
grisâtres se détachant sur la tonalité ferme des aunes et des peu-
pliers, en est le théâtre. Je n'oserais pas vous jurer que les per-
sonnages en scène sont très sensibles aux charmes du décor; la
douce musique des joncs murmurants, les feux capricieux des
rayons tamisés par-le feuillage couvrant la nappe brune de flam-
boyantes mouchetures, les laissent absolument indifférents; mais
le lavoir représente au village ce que, dans un style en passe de
devenir mondain, on appelle la halle aux potins. Tout en secouant,
en tordant la toile bise d'un poignet vigoureux, dames et demoi-
.selles épluchent rigoureusement les faits et gestes des voisins, et
surtout des voisines; les méchants propos pleuvent aussi drus,
aussi serrés que les coups de battoir; les torchons sortiront de là
plus nets que les réputations ; et la médisance a de tels charmes
pour la villageoise que, ([ucUe quesoitsa fatigue, elle considérera
toujours la journée au lavoir comme une partie de plaisir.
Après, viendront le séchage, le pliage, le repassage des pièces
les plus fines, travaux complémentaires qui prendront encore
une grande quinzaine ; jiuis, 1<; linge triomi)halement réintégré
dans son sanctuaire, fournira une nouvelle série de jouissances
SEPTEMDRK AUX CHAMPS " rr.7
à sa propriétaire qui, le jour où elle entrebâillera l'armoire tlc-
vaiit un profane, ne manfj-uera jamais de s'écrier avec un accent
légèrement ému :
— Flairez-moi cela, et dites-moi si votre linge de Paris a un
goût qui ressemble à celui-là! Sans compter que voilà des draps
qui ont servi à ma grand'mèrc et qui dureront encore plus que
moi. Ah ! c'est que nous autres, nous ne mettons pas d'infamies
dans notre lessive, comme vos blanchisseuses !
La blanchisseuse de Paris est la bête noire de la paysanne : le
vol, l'assassinat pourraient la laisser froide; mais brûler du linge
avec le chlore, jugez donc !
Il n'est donc pas besoin d'ajouter qu'elle reste absolument
réfractaire aux inventions de l'industrie moderne en ce qui con-
cerne son travail favori. La lessiveuse économique, elle la traite
irrévérencieusement de sale marmite. A-t-elle tort, a-t-elle raison?
Nous ne sommes pas compétents pour en décider, et nous ne nous
permettrons de hasarder qu'une simple réflexion. Depuis quel-
ques années, l'économie est devenue le mot d'ordre du progrès ;
avec les lessiveuses économiques précitées, il nous a dotés du
fourneau, de la rôtissoire économiques, du beurre économique, du
vin, de la bougie, du sucre, que sais-je encore? tous plus écono-
miques les uns que les autres ; cette économie resplendissant sur
toute la ligne, n'est-on pas en droit de se demander comment il
se peut faire que la vie devienne de plus en plus dispendieuse ?
II
LE PREMIER FEU
Le paysage s'est singulièrement assombri. Les journées sont
encore tièdes, mais le matin, quand le soleil se lève, il lutte
longtemps avant de percer le rideau de vapeurs qui enveloppe
l'horizon, et les soirées sont franchement froides. La végétation
a perdu son activité, son oeuvre annuelle est accomplie et son
iléclin ne tardera guère à s'accuser par la coloration automnale
du feuilla2;e qui donnera à la vallée sa physionomie la plus pit-
toresque. Les plantes herbacées conservent seules la puissance
de leur tonalité : l'éternelle histoire de la vitalité des humbles.
Les grands peupliers auront perdu de leur parure, que les prés
558 LA LEGTUHK
qu'ils encadrent garderont longtemps encore une verdure plus
intense qu'elle ne l'était au printemps.
Nous n'avons pas encore trop à nous plaindre, car nous pouvions
être privés beaucoup plus tôt de tout ombrage. Le 9 août 1863,
à la suite d'une chaleur étouffante qui avait régné sur Paris, tous
les marronniers de la grande allée de l'Observatoire, au Luxem-
bourg, perdirent en une nuit toutes leurs feuilles qui, la veille
encore, étaient parfaitement vertes, et, sans remonter aussi loin,
des cas de véritable insolation ont été observés chez des véirétaux.
pendant l'été de 1883.
Nous voilà donc en route pour l'hiver, il faut en prendre notre
})arti. La résignation nous sera d'autant plus facile que les deux
mois qui nous en séparent ne nous semblent pas les moins
agréables de la vie des champs ; nous ne trouvons point du tout
mal avisés ceux qui les préfèrent à ces journées caniculaires où ia
respiration exige un effort, où l'on transpire rien que pour ôtcr
son chapeau. Si la tiède soirée en plein air a ses charmes, est-ce
que la flambée dansant joyeusement dans l'àtre, lorsqu'on la re-
trouve au retour soit de la promenade, soit de la chasse, n'a pas
les siens? Ce qui me console quand je suis moudlé, nous disait
un vieux chasseur au marais, c'est la pensée de la volupté que je
vais trouver à me sécher. La vérité est que le bonheur est fait de
ces contrastes.
Le soir, quand il rentre fatigué, quelquefois mouillé, soit des
champs, soit de la chasse, lo campagnard commence à trouver
une certaine volupté dans la station au coin de l'àtre.
Bien entendu, aux champs, nous n'admettons pas d'autre feu
(pie le feu de bois.
Nous n'aimons guère le fourneau de fonte trônant dans toutes
les cuisines, sous prétexte d'économie ; la cheminée moderne ne
nous semble pas mériter plus d'indulgence. Malgré son luxueux
encadrement de marbre, de bois sculpté, ses tablettes de tapis-
serie ou de brocart, ce trou de la muraille, chichement mesuré,
toujours par économie, n'est en réalité qu'une contrefaçon de la
chaufferette. Son rideau ventilateur facilite singulièrement l'al-
lumage, elle distribue une plus forte somme de calorique et sup-
prime quelquefois la fumée ; sur ces points, les progrès sont
incontestables.
Oui, le chnrbon de terre est un progrès; à ce titre, nous som-
mes pour lui pleins de respect; il nous semble que c'est tout ce
SEPTEMBRE AUX CHAMPS 559
qu'il est en droit d'exiger. C'est Lien assez de le subir quand les
devoirs sociaux nous l'imposent ; il n'est point assez aimable pour
prétendre au huis clos de l'intimité. Ce combustriel fournit un
feu bête comme tous les violents, il vous rôtit le nez, sous pré-
texte de vous réchauffer les tibias ; il force à recourir à l'écran
qui, en vous préservant de ses brutales caresses, vous dérobe la
vue si réjouissante de la flamme; il empeste par dessus le mar-
ché : aussi faut-il laisser ce prétexte à migraine à la forge, à
l'usine, ses domaines. Le véritable feu du solitaire, c'est le bois :
une allumette sous le faisceau de brindilles, et il aura un com-
pagnon avec lequel le tête-à-tête sera plein de charme et d'im-
pi'évu.
Elles ont des voix, ces bûches empilées dans le foyer, des voix
qui d'abord s'exhalent en plaintes, en murmures, puis chantent
par les mille languettes bourdonnantes de leurs flammes ; elles
deviennent de plus en plus bavardes à mesure que la combus-
tion s'active, comme un interlocuteur qu'anime la contradiction ;
elles rendent des craquements semblables à un rire féminin, elles
crépitent, elles pétillent en projetant des milliers d'étincelles, et
tout cela en vous donnant une chaleur douce, continue, si agréa-
ble que ce n'est jamais sans regret que vous la quittez pour
gagner votre lit, cette bienfaisante cheminée.
Oh! la flambée, cette flamme alerte et capricieuse qui dentelle
si gaiement le noir conduit oii elle s'engouffre, et qui représente
la poésie du feu, comme les rayons qui illuminent sont la poésie
du soleil. Elle était le charme de l'antique et haute cheminée
que l'on ne retrouve plus guère que dans les chaumières au-
jourd'hui. Un demi-fagot brûlait à l'aise dans son vaste foyer,
sur ces grands chenets dont le fer poli semblait s'embraser à ses
reflets. A mesure que le sang circulait plus rapide dans les
membres réchauffés, on subissait Fattraction de la pittoresque
« gallée »; on éprouvait une jouissance positive, mais indéfinis-
sable, à contempler le papiilotement de ces jets éblouissants
s'élcvant du brasier, à entendre les crépitements des brins se
tordant à ses caresses. Les chiens eux-mêmes ne paraissaient pas
insensibles à leurs agréments; gravement assis sur leur queue,
et si près de la flamme, que de leurs poils humides montait une
buée qui les enveloppait, on eût dit, aux regards mélancoliques
avec lesquels ils la suivaient dans ses jeux, qu'ils y trouvaient
quelque intérêt.
560 LA LECTURE
De tous les animaux domestiques, le chien et le chat sont les
seuls qui aient appris de nous à se chauffer. Nous ne jurerions
pas, cependant, qu'ils apprécient ce que nous appelions tout à
l'heure la poésie du feu. Nous étant fait une loi de ne jamais sur-
faire l'intelligence des animaux, nous avouerons même qu'ils
nous ont paru en comprendre très imparfaitement les effets. Il
est très probable que vous pourrez cribler les chiens do coups
de bottes sans les décider à quitter une si agréable place. Un
minuscule charbon en roulant du foyer dans leur direction réus-
sira à les mettre en déroute. Pour renvoyer cet épouvantai!
d'où il est venu, il suffirait d'un simple mouvement de leur
patte; jamais vous ne les verrez le hasarder. Il y a bien là-dessus
une histoire d'un chien auquel son maître avait commandé de
rapporter une braise incandescente et qui obéit, après l'avoir
prcalal)lenient éteinte avec l'arrosoir de la nature. Mais si elle
n'a pas été empruntée aux aventures du baron de Munchhauscn,
elle est parfaitement digne d'y figurer. Soyez sûrs que les dépos-
sédés de tout à l'heure attendront, avec quelque? impatience
sans doute, mais avec une parfaite résignation, que le charl)oii
ait perdu sa coloration menaçante pour revenir à la rôtissoire.
Le chien ne joue jamais avec le feu ; en cela, il se montre [iliis
avisé que ses maîtres.
G. DE CUERVILI.E.
Le Gi'raiil : \\. lIlTEIHnE. ParU. — Imp. Paui Dbpont (Cl.)
STRASS ET DIAMANTS
I
Le Guide-Joanne est un beau livre, encore qu'il manque un
peu de suite. A cela près, il enseigne maintes choses qu'on n'a plus
guère le temps d'apprendre ailleurs : l'histoire, la géographie,
l'architecture, l'économie i^olitique, la théologie, la navigation,
sans compter l'art d'éviter les ampoules. Non seulement il vous
guide ù travers les sites entrevus par la portière du sleeping-car,
mais encore il vous décrit ceux qui vous échappent : ce soa(,
hélas! les plus intéressants et les plus nombreux.
Sans cet utile compagnon, le voyageur j^longé dans la nuit
d'un tunnel, sous le dernier contrefort des monts Cantal, ne se
douterait guère qu'il a, sur la tête, un paysage merveilleux et
les ruines historiques du château de Vitrac. Il se douterait encore
moins qu'Enguerrand de Vitrac accompagna Raymond de Tou-
louse en Terre Sainte et qu'on trouve dans cette maison : un
grand maître de Rhodes sous Charles VI, un pape au xv« siècle,
un amiral qui se fit Turc un peu plus tard, un gouverneur d'Au-
vergne pour Sa Majesté Louis XIII, une abbesse de Chelles, une
dame d'honneur qui procura quelques nuits d'insomnie à M"^ de
Montespan, sans parler d'illustrations moins éclatantes.
Dans une des précédentes éditions, la notice que je résume
se terminait par ces mots effacés depuis : Famille éteinte. C'était
une erreur, largement compensée, il faut le reconnaître. Car des
centaines de famille roulent aujourd'hui leurs armoiries dans les
rues et leurs titres dans les salons, bien qu'elles soient aussi
éteintes que le plus froid des volcans d'Auvergne.
LKGT. — 54 IX — 36
562 LA LrcTURE
Les Vitrac existaient encore en 1875^ mais si peu, qu'il faut
excuser le Guide- Joanne.
On les trouvait alors, non plus à la Cour — ce qui n'est pas
entièrement leur faute — mais derrière un grillage, en la per-
sonne d'un grand jeune homme pâle, très beau, encore plus
timide, ayant cet air détaché de tout, particulier aux êtres qui
n'ont rien et s'attendent à vieillir sans se voir plus riches, par
indolence ou par vertu, souvent par tous les deux.
Ce jeune homme était René de Vitrac, le dernier de sa maison,
aussi seul au monde que s'il eût été un enfant trouvé, et moins
favorisé sous certains rapports. Il disait avec une amertume un
peu trop résignée :
— Au moins, si je sortais de l'hospice, aurais-je quelque chance
de me découvrir des parents millionnaires !
Il s'en fallait d'un million que les siens l'eussent été jamais.
Toutefois, c'est un tort qu'il n'aurait pas pu leur reprocher, même
s'il en avait eu envie, car il les avait perdus dans sa première
enfance, et le dernier descendant d'une race presque princière
entrait dans la vie sous de tels auspices que les âmes charitables
disaient en le voyant :
— Pauvre petit ! Si Dieu voulait le prendre, ce serait une
grande bénédiction.
D'autres (pie les Vitrac ont passé par là, dans notre beau pays
de France. Le teiups fait de la besogne, surtout quand il est aidé
par la guillotine et quelques bonnes lois sur les biens des proscrits,
appliquées avec intelligence. Pour peu que la fatalité s'en môle,
qu'un intendant fasse fortune trop vite, qu'un oncle ne meure
pas assez tôt, qu'un banquier se sente l'humeur voyageuse et
qu'un jeune marquis s'avise d'adorer le sexe charmant, l'utilité
du Guide-Joanne apparaît dans toute son étendue. Il reste une
ruine, avec ces mots : Excursion recommandée. Mais qui songe
à faire l'excursion? Pas même l'intéressé : tel était le cas de
Uené de Vitrac.
De sa troisième à sa dou/.ième anné<;, un vieux curé qui Inivait
de l'eau et portait un cilice lui prêcha le néant des grandeurs hu-
maines, ce qui était prêcher un converti. Ensuite, le saint homme
étant allé recevoir là-haut le ])rix de ses vertus, notre jeune
ascète fut mis dans un lycée dont le régime alimentaire lui parut
une orgie à côté de celui qu'il <piittait. Il entendit moins parler
de Dieu et servit moins souvent la messe, mais, par contre, jus-
STRASS ET DIAMANTS 563
qu'à sa dix-huitième année, on lui démontra par A -j- B que les
nobles en généi'al, et les Vitrac en particulier, n'avaient pas volé
certains désagréments survenus vers la fin du dernier siècle. On
ne lui laissa même point ignorer que si la France était encore de-
bout malgré leurs dents, il fallait qu'elle eût la vie dure.
Le pauvre Vitrac sortit de là tout désorienté, l'esprit confondu,
le cœur vidé de toute tradition et de tout orgueil, en un mot dans
l'état de faiblesse, quant au moral, où se trouve un corps humain
qui a passé par la purgation, puis par la saignée. Use demandait
avec terreur, non seulement ce qu'il allait manger, mais encore
s'il pourrait être bon à quelque chose pour son pays, lorsque les
Prussiens, par la voix de leurs canons, lui fournirent la double
réponse qu'il cherchait. Il se battit fort convenablement, mais
sans pouvoir se défaire de sa déplorable timidité. Quand on lui
criait, au milieu d'un engagement à l'arme blanche : « Bravo,
Vitrac! » ou bien «. Prenez donc garde, voua allez vous faire
tuer! » il rougissait jusqu'au blanc des yeux, comme une servante
arrivée de la campagne le matin, qui fait de la casse sur une
étagère.
Un jour, pendant une charge, son colonel commit l'imprudence
de lui dire :
— Vitrac, mon garçon, vous viendrez me trouver ce soir, avant
mon rapport.
Il perdit si bien la tête qu'il se trouva tout à coup, Dieu sait
comment, seul au milieu de gens qu'il ne connaissait pas et qui
fmirtiit par le prendre, son cheval étant mort et son sabre cassé
vers la poignée.
Il perdit du coup ses galons de brigadier, mais il gagna une
échancrure profonde à l'épaule dont il fut soigné en Allemagne,
c'est-à-dire à l'allemande. Aussi, quand il revint en France, on
le mit à la réforme, ce qui revenait à le mettre à la diète, vu son
esprit d'intrigue et ses dispositions naturelles pour le métier de
solliciteur.
Fort heureusement, un capitaine qu'il avait connu à l'hôpital
prussien, sollicita pour lui et le fit entrer aux Finances, car s'il
ne pouvait plus tenir une arme, il pouvait encore tenir une plume.
Dieu merci !
Bientôt ce casseur de sabres se révéla comme le modèle des
ronds de cuir, et tel fut le bonheur de son avancement rapide
qu'il arriva, en cinq ans, au bureau des Transferts de la Bourse,
564 LA LKCTL'HE
avec deux cent cinquante francs par mois et l'estime de ses chefs.
On ne lui laissa point ignorer, d'ailleurs, qu'il était là pour
longtemps ; mais il avait été si pou gûté par le sort qu'il était loin
d'estimer qu'on dût le plaindre. Il était maître chez lui, dans son
bureau où le sous-chef n'entrait pas deux fois -par semaine. Et il
avait lui-même un inférieur, simple expéditionnaire, dont Tori-
urine valait l'intelligence et dont les saillies continuelles auraient
abruti un Descartes ou un Newton.
La pièce où ces deux forçats de l'administration passaient leur
vie, était une sorte de soupente, prise dans l'épaisseur de l'enta-
blement de la Bourse, à la façon de ces caches mystérieuses dis-
simulées autrefois dans les recoins des berlines de poste. Le pla-
fond, peu élevé, paraissait plus bas encore quand on quittait
l'immensité des autres parties du palais, tellement qu'on n'y
pénétrait pas, surtout pour la première fois, sans rentrer d'in-
stinct la tête dans les épaules. Chaque jour, le matin et l'après-
midi, Larceveau, le second employé, répétait la môme pantomime
plaisante qui consistait h gagner sa place, courbé en deux, connue
s'il avait marché dans le boyau d'une mine.
D'ailleurs le vrai public ne fréquentait guère ce réduit, où l'on
voyait seulement les garçons des agents de change, venant ap-
porter ou reprendre les titres de rente au porteur passés en
d'autres mains. Le dernier des Vitrac y séjournait huit heures
par jour en été, saison pondant laquelle le gaz devenait inutile
vers midi, sauf en cas de pluie. Mais, en hiver, il s'y tenait fort
avant dans la soirée, à cause du brasier généreusement entre-
tenu par Larceveau. Une fois, même, il y passa toute la nuit,
sans dîner, le courage lui manquant pour gagner son bouillon
Duval, puis sa chandire des Batignollcs, à pied, jusqu'à la che-
ville dans la neige fondante. Il aurait sans doute recommencé,
tant il fut ravi de cette idée ingénieuse. Malheureusement un
gardien le découvrit, le dénonça, et Vitrac dut prouver devant le
chef du p( rsonnel que son but n'était pas de s'enfuir avec la
caisse, toujours i/arnie de deux ou trois inillions de titres.
Le paysage qu'il avait sous les yeux, quand il les levait de son
papier, consistait flans un des cliaiiitcaux de la colonnade ; en-
core ne pouvait- il en embrasser qu'une i)artie, vu les dimensions
de la fenêtre et le rapprochement de rol)jet. Le panorama était
restreint pour un homme qui aurait dû vivre dans un château
d'où l'on découvrait à l'oiil nu les clochers de dix-neuf villages;
STRASS ET DIAMANTS 565
mais, heureusement, ce détail était ignoré de lui. Au bout d'un
an, il connaissait son chapiteau comme le laboureur connaît le
citl. Il disait à Larceveau :
— Nous aurons de la pluie demain, le chapiteau suinte.
Ou bien :
— J'ai rarement vu l'atmosphère aussi pure que ce matin.
J'aurais compté les brins de paille du nid d'hirondelles.
De son côté Larceveau, quand le temps était clair, sortait une
jumelle marine de son tiroir, et la braquait longuement sur les
feuilles d'acanthe en se pâmant d'admiration. Cette facétie, à
chaque instant répétée, lui semblait extrêmement spirituelle.
Quant à Vitrac, un dernier trait peindra l'anémie progressive
de son intelligence : il commençait à rire des mots de Larceveau !
Ce bohème, d'ailleurs, était le seul être humain qui pût lui fournir
quelque prétexte à rire. Vitrac ne possédait pas un ami, et seu-
lement une amie, toute platonique, dans la personne d'une jeune
femme qui le servait chaque soir au « bouillon ». Mais celle-là
ne le faisait pas rire ; elle l'intimidait un peu avec son air doux
et ses grands yeux honnêtes où flottait l'éternel Qui sait? du re-
gard de certaines blondes. A force d'échanger une phrase entre
chaque plat, ce qui faisait deux fois par jour, il sut bientôt qu'elle
était mariée et fort attachée à son époux et à ses devoirs. Il la
traitait constamment avec cette grande politesse qu'il avait con-
servée du bon vieux temps — comme son château — sans se
douter qu'il l'avait encore. Jamais il ne lui avait demandé le nom
de son mari, mais il s'était arrangé pour qu'elle sût le sien. Il
dînait Je meilleur appétit quand une bouche humaine avait pro-
noncé les deux syllabes qui lui faisaient un 77101 .•
— Le consommé nature, monsieur de Vitrac, ou avec des
pâtes ?
Si vous saviez à quoi peut conduire le parfait isolement quand
il écrase de son poids maudit une âme faible ! Tel vous étonne
par la bassesse de ses goûts, tel se dégrade à vos yeux par son
cynisme. Vous croyez qu'ils se ruent vers le vice aliject ? Point :
ce qu'ils cherchent, c'est de s'entendre appeler par leur nom, à
certaines heures...
5G6 LA LECTURE
II
Bien des mois après son arrivée aux Transferts, Vitrac eut
une grande surprise en voyant un jour la partie supérieure d'une
l'emme élégante remplir — fort agréablement — le cadre de son
guichet. De son côté, la dame éprouva quelque étonnement de
voir un homme jeune et très beau derrière les mailles de fil de
fer. Depuis six mois que la défense de ses intérêts l'obligeait à
se promener devant des cages du môme genre, elle n'était guère
habituée à y voir cliantcr de pareils oiseaux.
Les a'Taires de M"'° Rose Lcpiez, née Courteplisse, autrefois
plus connue sous un pseudonyme de théâtre, consistaient dans
un héritage de six cent mille francs qu'elle venait de faire et qui
lui avait donné bien du mal. Certains neveux de province, sur-
tout quand ils sont dans la gêne et chargés d'enfants, ne compren-
nent pas quelle influence l'amour de l'art et l'admiration pour
la beauté peuvent exercer sur le testament d'un oncle céliba-
taire.
Aussi Rose avait dû prouver devant la justice que le testateur,
de son vivant baron Sabart, était sain de corps, libre d'esprit et
dégagé de toute captation, quand il avait laissé son bien à la
grande artiste sans laquelle, dix ou douze ans plus tôt, il n'y
avait pas de bonne féerie. La chose, au dire de certaines gens,
n'aurait pas été toute seule si les Sabart, collatéraux et point
barons, mais simples petits bourgeois d'Angoulême, avaient eu
de quoi payer leur avocat. Les malheureux étendaient la lessive
dans leur salon, n'ayant pas de quoi payer leur blancliisseuse.
Au moment psychologique, un gâteau de cent mille francs, jeté
à propos, vint leur fermer la bouche et leur remplir l'estomac.
Rose Lepicz, victorieuse, coucha sur les positions de l'ennemi,
ce qui, d'ailleurs, n'était pas sa première victoire.
Do cette lutte relativement courte, mais acharnée, elle rappor-
tait une défiance que je veux croire injuste contre les gens
d'affaires, et une connaissance approfondie de la politesse des
bureaucrates. Cependant sa défiance l'emportait encore sur son
antipathie. Aussi employait-elle à surveiller en personne ses
alTaires les heures autrefois remplies par le dévouement et le culte
de la vieillesse. Il s'agissait ce jour -là de faire inscrire à son nom
un titre de quinze mille francs de rente française, le plus beau
STRASS ET DIAMANTS 567
fleuron de sa nouvelle couronne. Après avoir contrôlé successi-
vement son notaire par son avoué et son avoué par son agent
de change, elle contrôlait celui-ci par le bureau des Transferts»
c'est-à-dire par Vitrac.
Si la bonne mine du jeune homme Timpressionna favorable-
ment, elle fut absolument confondue par sa distinction et sa po-
litesse. Le ciel me préserve de dire que Sabart n'était pas dis-
tingué. Il l'était autant que peut l'être un gentilhomme qui
compte deux quartiers de noblesse (car il n'avait pas dix-sept
ans que les Sabart étaient déjà nobles, de par Louis-Philippe).
Quant à sa politesse, il est permis d'en juger par son testament.
D'ailleurs Rose Lepiez ne s'en était pas tenue au seul Sabart en
matière de relations avec l'aristocratie. Elle avait reçu, en fait
de procédés, tout ce qu'une femme comme elle peut recevoir
d'hommes supérieurs par l'éducation, depuis les coups de cha-
peau jusqu'aux coups de cravache. Mais Vitrac lui fit goûter
pour la première fois — elle avouait trente-deux ans! — les
délices d'un salut pour grandes dames. Le malheureux n'en avait
pas d'autres dans son répertoire, et il ne les plaçait pas souvent.
Ce galant bureaucrate offrit son fauteuil, après en avoir re-
tourné le coussin d'un geste qui sentait l'ancienne cour d'une
lieue. Lui-même se tint debout, par respect d'abord, et aussi
parce qu'il n'osait usurper l'unique chaise restée libre, celle de
Larceveau qui n'était pas rentré, mais pouvait survenir d'un
instant à l'autre. Alors, en face du chapiteau harmonieusement
doré par le soleil couchant, le marquis et la comédienne causè-
rent, mais autrement, il faut l'avouer, que ne causent d'habitude
les marquis et les comédiennes. Tous deux étaient intimidés,
l'une parce qu'elle en savait trop, l'autre parce qu'il n'en savait
pas assez ; toutefois, ce ne fut pas Vitrac qui se rassura le pre^
mier, quoique ce fût lui qui causât le plus.
Rose trouva le moyen de mettre un quart d'heure pour obtenir
des renseignements qui demandaient bien trois minutes. Quand
l'audience fut terminée :
— Monsieur, dit-elle, grâce à vous je connais mon affaire sur
le bout du doigt. C'est pain bénit qu'embrouiller une pauvre
femme seule au monde, et plus d'un ne s'en est pas fait faute
avec moi. Je voudrais que l'on me dise pour quelle raison je
vous écoute comme un frère, les yeux fermés, moi qui suis si
défiante !
538 LA LFCTURE
— Madame, répondit Vitrac, je n'ai jamais trompé personne.
Seulement...
Il se tut comme saisi par l'énormité de ce qu'il allait dire ;
mais Rose n'aime point qu'on s'arrête à moitié route.
— Seulement? insista-t-cUe.
— Seulement, si c'est là votre façon de fermer les yeux, jo
voudrais bien les voir quand ils s'ouvrent.
Voici un exemple de ce que les romanciers nomment l'ata-
visme. Vitrac madrigalisait comme d'autres volent, sans avoir
jamais appris. Quelque grand-père coureur de ruelles, sans
doute.
Bien lui en prit de s'adresser à une femme qui avait de la
tenue, c'est-à-dire un hôtel et des rentes. Quelques années plus
tôt, Dieu sait ce qui serait arrivé. Rose perdait la tête pour un
compliment bien tourné, quand le complimenteur était tourné
comme Vitrac. Mais elle songea qu'une femme ne doit pas laisser
voir tout ce qu'elle pense, lorsqu'une voiture et deux chevaux
l'attendent dans la rue. Elle se leva, toujours graeieuse, avec
l'indulgence digne d'une grande dame qui veut bien être sourde
à .ses heures. Toutefois on pouvait juger qu'elle n'était point
offensée, car elle demanda :
— Si j'avais encore besoin de vous pour cesmalhenireux titres,
à quelle adresse faudrait-il vous écrire?
Le jeune homme traça deux lignes sur un papier et les remit
à Rose. Elle déchiffra le nom, dévisagea de nouveau le jeune
commis, plia la note et la mit dans son corsage. Toujours l'ata-
visme! Tenez pour certain qu'il y avait eu f[uel(|ue soubrette
chez les Courteplisse.
Elle .sortit, reconduite jusque .sur le palier dont elle balayait
la poussière avec les dentelles noires de sa toilette demi-deuil.
Une heure après, Larceveau rentrait de .«-on absence; mais,
pendant cette heure-là, je ne me charge pas de dire lequel avait
été le plus absent, de Larceveau ou de Vitrac.
Celui-ci fut sur le point de raconter à son camarade l'honneur
inaccoutumé qu'avait reçu le bureau. Il n'en fit rien, sachant par
expérience quelles plai.santerics il allait entendre. Les calem-
bours de Larceveau, passe encore ! Mais sa façon de parler des
femmes, Vitrac ne parvenait point à s'y faire. D'ailleurs, il au-
rait fallu confesser (jue l'inconnue n'avait point dit son nom, et
cette réserve, tout en faveur de la visiteuse, diminuait un peu
STRASS P:T diamants 501)
l'intérêt de la visite. Enfin, ce jeune rêveur — car il le devint
tout à coup — désirait d'instinct garder son secret, tout mni!jre
qu'il pût être. Il rêva d'abord sans bien savoir à quoi, puis, le
soir au « bouillon », son amie au bonnet de tulle ayant remar-
qué sa mine préoccupée, il se persuada qu'il était amoureux et
que le coup de foudre comptait une victime de plus. De fait il
ne dormit guère et passa la nuit à évoquer le souvenir de cha-
cune de ces quinze minutes qui ne ressemblaient — du moins
c'était son opinion — à aucune des autres minutes de sa vie.
Toutefois, quand il pensait à la dame aux titres, ce n'était pas
sa bouche qu'il voyait, un peu grande, avec des lèvres très
rouges qui savaient, à cette heure, cacher les pei'Ies de l'écrin
comme jadis elles savaient les découvrir. Il ne voyait même pas
ses yeux qu'il avait loués, noirs, hardis, travaillés selon les
règles de l'art, un peu durs à cause du contraste des cheveux
jaunes... il les voyait, ceux-là. Quelle rare nuance ! Il voyait le
chapeau (pii les couvrait, un rien ; mais on apprend plus vite à
tirer de son bloc une femme de marbre qu'à coiffer de ces riens
une femme vivante. Il voyait le satin du corsage, le velours du
manteau, les dentelles de la jupe, le vernis surnaturel du soulier,
l'éclair rosé de la soie tendue sur la cheville.
Au fond, ce qui le charmait dans cette inconnue, c'était son
luxe et non pas sa personne, car il coudoyait chaque matin des
légions de grisettes plus belles, plus jeunes et non moins liien-
veillantes. Mais ces sœurs en pauvreté lui rappelaient trop ce
dont il souffrait lui-même, les unes par leur vertueuse misère,
les autres par leur élégance de pacotille. Rose, au contraire, lui
rendait ce luxe qui avait entouré pendant des siècles la race dont
d était sorti. C'était comme une vague et imparfaite vision de la
patrie perdue, et ce qu'il prenait pour le trouble rêveur d'un
amoureux n'était que la nostalgie d'un exilé.
En très peu de jours il se sentit moins de courage et d'élasti-
cité dans l'àme. Sa pauvreté pesa plus lourdement sur son épaule
et, pour la première fois, il s'en révolta comme d'une injustice.
Les misérables distractions de sa vie lui semblèrent des ii^onies
poignantes. L'intérêt de son amie du « bouillon » lui apparut
comme le comble du ridicule, partagé d'ailleurs avec une
vingtaine de compagnons d'empoisonnement.
Enfin les calembours de Larceveau devinrent pour ses nerfs
le type de la bêtise humaine.
570 LA LECTURE
Le premier pas étant fait dans la voie du découragement, il en
vint à se dire que la vie était un bien fort discutable, si elle de-
vait se passer pour lui, comme tout portait à le croire, en face
d'im chapiteau corinthien, à dix-huit mètres au-dessus du niveau
de l'asphalte... Qu'aurait-il dit, le malheureux, s'il avait su quels
gages toucliait le cocher de Rose !
Vous jugez bien qu'il s'était demandé cent fois qui pouvait être
la radieuse inconnue dont l'apparition avait troubV't son humble
repos. Mais, pour décider cette question, les termes de compa-
raison lui manquaient. Mettez un diamant dans les mains d'un
charbonnier des Ardennes, et faites-lui jug r si cet objet brillant
vient du Brésil ou du Cap... ou d'une fabrique de strass. L'expé-
rience de Vitrac allait bien jusqu'à savoir qu'il existe deux caté-
gories d'élégantes, généralement faciles à confondre. Mais il
n'était jamais entré dans un salon ni dans un ])oudoir, et cela
pour plusieurs raisons, dont une tellement bonne q'a'jl est superflu
de chercher les autres.
Toutefois, il se doutait bien, par une vague intuition, que la
dame aux titres n'appartenait pas au meilleur monde ; mais il
était à cent lieues de soupçonner qu'elle appartînt au plus mau-
vais. Durant sa visite, elle n'avait parlé que do testament et de
contrat de mariage. Ne sont-ce point là deux brevets de régula-
rité, sinon de vertu? Vitrac fit l'impossible — pendant tout un
dimanche — pour retrouver son inconnue; puis il y renonça,
moitié par fatigue, moitié par paresse. Il faut dire qu'il n'était
pas bien sûr de ne pas l'avoir rencontrée au Bois, oiî il avait vu
le retour des courses, car il avait éprouvé une douzaine de chocs
on apercevant une douzaine de chapeaux, une douzaine de paires
d'yeux noirs et une douzaine de tignasses jaunes qui lui rappe-
laient, à s'y tromper, l'image bien-aimée. Il revint à Paris non
seulement avec une terrible migraine, mais aussi avec une inrli-
gestion — morale s'entend. Vous est-il arrivé, dans un âge
tendre, d'avaler beaucoup de parts du gâteau des Rois, dans un
espoir aml)iticux mais non réalisé? Le malheureux Vitrac, lui
aussi, s'était bourré. Et il n'était pas sûr de n'avoir point avalé
la fève !
STRASS ET DIAMANTS 571
III
Rose Lepicz songeait encore à son jeune admirateur quand
elle rentra chez elle, c'est-à-dire chez Sabart, bien que le do-
micile mortuaire fût au bout du monde, à Passy, rue de la Fai-
sanderie. On doit même ajouter, à l'honneur de Vitrac, qu'elle
était alors déterminée à faire « une bêtise ». Heureusement cer-
taine visite qui l'attendait l'empêcha d'écrire la lettre composée
en route. Dieu sait ce que Vitrac serait aujourd'hui si ces vingt
lignes avaient été mises à la poste. Le soir, en se couchant, elle
était revenue tout entière à des idées sérieuses qui la hantaient
depuis que ses affaires prenaient définitivement bonne tournure.
Ces idées se résument en quelques mots : elle voulait qu'on
l'appelât Madame la comtesse — et l'être effectivement.
En femme prudente, elle avait gardé pour elle ces flatteuses
dispositions à l'égard de l'aristocratie, car elle voulait faire son
choix à tète reposée et non pas, comme telles de ses amies,
acheter chat en poche. Elle entendait que le chat fût de ceux qui
croquent les souris, non seulement les fortunes et, pour bien des
raisons, il n'y avait point péril en la demeure.
Elle en était là quand sa visite au bureau des Transferts
l'avait mise à deux doigts de sa perte. Le lendemain de ce fa-
meux jour, la camériste de la future comtesse trouva, sur le
tapis, un papier qui était tombé là, quelques heures plus tôt,
d'ailleurs que de la lune. Elle le déplia, le repassa sur son genou,
en prit lecture comme il convenait, et le rangea soigneusement
quand elle vit que c'était une adresse.
« Pour que Madame prenne le nom, la rue et le numéro d'un
Monsieur, pensa-t-elle, il faut que Madame ait de bonnes rai-
sons. »
Si bonnes qu'elles fussent — ou si mauvaises — l'adresse
resta dans sa cachette jusqu'au jour où elle en fut tirée par un
ami de la maison qui avait la manie de fouiller partout. Dieu me
préserve de dire qu'il en avait le droit !
Cet honnête homme — car il l'était : on en trouve partout —
possédait une fortune assez ronde. Malheureusement il était
père, ce qui le gênait pour faire son testament, et, quant à faire
des comtesses, la chose lui était plus impossible encore, le seul
titre en sa possession étant celui de notaire honoraire. Son nom
572 LA LECTURE
était Flamcl, et, chose à peine vraiseml)lal)le, il n'affirmait pas
comme authcntirpie sa parenté avec l'illustre Nicolas, roi des
alchimistes. Toutefois, quand un flatteur tranchait la question
devant lui dans le sens de l'affirmative, il se taisait discrètement
et rougissait de plaisir.
On ne pouvait lui reprocher d'autre grief que d'aller trop sou-
vent chez Rose ; mais , interpellé sur cette faiblesse, il vous
aurait répondu :
— Je suis veuf et vous ne trouverez pas dans Paris une fille
mieux élevée que la mienne. En second lieu, je fus le notaire de
feu Sabart, puis son ami, et par conséquent l'ami de sa meil-
leure amie. Enfin cette jeune femme a de l'esprit, elle est char-
mante, et l'on dîne chez elle comme nulle part. Subsidiairement,
je suis notaire et non pas moine; j'ai fait vœu de probité et je
l'ai tenu : l'honorariat ne se donne pas pour des prunes. Mais
quant aux autres vœux, serviteur! J'aurais craint de ne pas si
bien les tenir.
On n'a pas dirigé pendant un quart de siècle Vunb des grandes
études de Paris sans connaître quelque peu son nobiliaire.
Flamel savait le sien sur le bout du doigt, car il avait la bosse
des généalogies. Cependant l'ennui qu'il éprouva en lisant
l'adresse de Vitrac n'avait rien de généalogique. Il demanda,
un peu oppressé, en mettant le papier sous le nez de Rose :
— Qu'est-ce que c'est encore que ce jeune homme?
— Où prenez-vous que c'est un jeune homme? répondit l'ex-
diva, sans se troubler le moins du monde.
— Naturellement ; ce doit être un centenaire. Mais encore,
que fait-il?
— Je crois qu'il est à la Bourse.
Un l)oursier! Jolie réponse pour calmer les nerfs d'un ami de
Rose! L'ancien notaire dit entre ses dents :
— Je parie qu'il s'appelle de Vitrac comme moi. Ces richards
de la coulisse ont maintenant la manie d'arborer de faux noms.
— Soyez sans crainte. Ce n'est pas un richard, protesta fiu-
irénue qui était dans un de. ses jours de patience. C'est un pauvre.
Il iloit gagner dans les trois cents francs par mois, comme
petit employé d'un Ijureau de la l'ourse oîi mes affaires m'ont
conduite.
Flamcl se sentit c.ilmiîdans l'instant, car il ('stait habitué à ces
alertes, toujours prnmptement dissipées.
STRASS ET DIAMANTS 573
— Alors, dit-il, ce doit êti'e un vrai Vitrac. Et si c'est un
Vitrac, c'est un marquis. Mais jt; croyais la famille éteinte.
Rose eut un éclair dans les yeux et devint fort distraite, si
bien que Flamel crut qu'on le boudait pour sa curiosité. Quand
il rei?a£rna sa maison de la Chaussée-d'Antin, dont il habitait le
premier étage, M""" Lepiez était encore plongée dans sa rêverie.
Elle en sortit bientôt, sonnant sa femme de chambre qui avait de
l'orthographe et une écriture superbe, — l'instruction se répand,
Dieu merci ! — elle dicta ce billet :
« Madame veuve Lepiez, née de Courteplisse, serait fort obligée
à M. Ptcné de Vitrac, s'il voulait bien prendre la peine de passer
chez elle demain vers six heures du soir,' pour nouveaux rensei-
gnements. Mille souvenirs distingués. »
Le lendemain, quand l'heureux mortel « distingué » par Rose
vint prendre son service à la Bourse, il trouva le bureau tout
embaumé d'un parfum qu'il connaissait. En même temps, Lar-
ceveau lui criait en lui tendant une enveloppe :
— Dites donc, de Vitrac, quand vous l'aurez lue, vous me la
donnerez pour que je la jette dans mon linge. Prenez garde, mon
cher, une lettre de sachet I Vous irez à la Bastille, la Bastille du
Sérail...
La cascade continua sur ce ton pendant quelque temps; Vitrac,
ravi dans sa lecture, ne l'entendait même pas. Il relut deux fois
avec une agréable perplexité. Les renseignements dont on parlait,
n'étaient-ils pas un prétexte ?
Non, pensa-t-il sans fatuité. On n'aurait pas mis une semaine
à me faire venir. On est libre, puisque le mari est défunt. Et
cependant, quelles explications peut-on désirer encore?... Enlin,
dans quelques heures, tout s'éclaircira.
Il mit la lettre dans sa poche à la grande indignation de Lar-
ceveau.
— Moi, je vous montre toutes celles qu'on m'écrit dans le même
genre, dit ce personnage.
Avec un sourire tant soit peu hautain, Vitrac releva le mot :
— Dans le même genre! Oh! pas tout à tait.
Larceveau, piqué au vif, le traita d' « épateur ». Mais au fond,
il se sentait impressionné par ce silence derrière lequel il devinait
a la femme du monde », ce mythe à jamais rêv^é. D'ailleurs il avait
examiné l'adresse, car il s'occupait de graphologie, et, du premier
574 LA LECTURE
coup, il avait reconnu la main d'une femme altière, passionnée,
ayant depuis sa naissance l'habitude des grandeurs.
Vitrac sortit plus tôt que d'iiabitude, ayant à rentrer chez lui
pour faire sa toilette. A l'heure prescrite il était rue de la Faisan-
derie, où le gentleman en habit noir qu'il trouva sur le perron de
l'hôtel ne fut pas sans mettre à l'épreuve sa perspicacité. On croit
volontiers dans la bureaucratie, et même parfois dans la littéra-
ture,que la culotte courte et l'aiguillette sont l'attribut nécessain-
de la haute domesticité. L'habit noir, heureusement, s'avança vers
le nouveau venu avec des intentions sur lesquelles il n'y avait pas
à se méprendre. Vitrac laissa cueillir son pardessus avec fermeté
bien qu'il connût, en ce moment, l'amertume d'initier un sul);».!-
terne richement vêtu aux défaillances secrètes d'une doublure
fatiguée.
Mais il avait besoin de toute son attention pour de nouvelles
épreuves autrement délicates. Il s'agissait de bien entrer et sur-
tout de ne pas mal sortir.
Cet inexpérimenté n'était pas un ignorant, car il possédait sur
le bout du doigt Feuillet, sans parler des auteurs moindres. Il
savait que le salon d'une jolie femme est une mer semée d'écueils,
mais d'écueils sur lesquels il faut savoir se briser à l'heure conve-
nable. Comme tous les Français de son âge, il était, par avance,
de l'avis de Jacques de Lerne, et tout à fait incapable de survivre
à r « Adieu!... Imbécile!... » tombé d'une jolie bouche. Pendant
la longue course qu'il venait de faire, le malheureux s'était dit :
« Hélas! comment s'y prendre pour n'être ni un goujat ni un
niais, bien que, de ces deux forfaits, je devine aisément lequel
est impardonnable. Les auteurs sont d'accord là-dessus. Mais,
Seigneur! ([u'il y a loin de la théorie à la pratique! Ah! si elle
avait auprès d'elle une mère ou des enfants, comme ce serait plus
commode — pour la première fois. »
Rose n'avait pas d'enfants auprès d'elle, et pour cause. Quant à
sa mère, depuis des années la digne femme ne mettait plus les
pieds au salon, car il faut convenir que l'ancienne actrice avait
une rare tenue. Dès le premier pas qu'il fit dans la vaste pièce,
où la ricliesse criarde de Sabart fraternisait de son mieux avec
l'opulence austère de Flaniel, Vitrac se sentit rassuré. Mais il
estima qu'il l'était trop, tant il est vrai que nous nous pla'guons
toujours de quelque chose. Il reconnut à peine l'inconnue pim-
pante de son bureau dans cette femme sérieuse qui, vêtue d'étolîes
STRASS ET DIAMANTS 575
sombres à croire que Sabart venait de mourir une seconde fois le
matin, tricotait une brassière d'enfant pauvre, sous la lumière do
l'unique lampe. Tout au moins elle tenait un tricot sur ses genoux,
avec de longues aiguilles menaçantes comme des baïonnettes ;
mais Vitrac put être fier du charme de sa conversation. Ni ce
jour-là ni les autres, il ne vit le pieux tissu avancer d'une maille.
— Asseyez-vous, Monsieur, dit la dame sans tendre la main,
et pardonnez-moi de vous avoir fait venir. C'est votre faute. Vous
êtes si C03iiplaisant et si bien informé sur toutes les questions qui
m'occupent ! Et puis les hommes d'affaires ne pensent qu'à leur
intérêt, quand ils ont devant eux une femme comme moi, toute
seule au monde et subitement enrichie. Voulez-vous me contiimer
le secours de vos conseils ?
Vitrac répondit que ses conseils ne valaient pas grand'chose,
ce qui était à la fois véritable et modeste. Il ajouta qu'il les
offrait de bon cœur pour ce qu'ils pouvaient valoir, et, sans autre
préambule, un enti'etien de chiffres commença. Vers les sept
heures du soir, le conseiller de Rose Lepiez n'avait guère donné
de conseils, mais il savait à un centime près le chiffre et la com-
position de la fortune de sa cliente. Tant pour l'iiôtel de la rue
de la Faisanderie, tant pour la maison de rapport de la rue
Saint-Denis, tant pour une bicoque et un clos de vigne dans la
banlieue de Beaune, tant pour les titres de rente, obligations de
chemins de fer, valeurs diverses... total : huit cent mille francs
en sonmie ronde ; Vitrac savait à quoi s'en tenir.
On oubliait de mentionner dans cet inventaire de fort beaux
bijoux dans lesquels Sabart n'avait rien à voir, pas plus, d'ailleurs,
que dans la maison de la rue Saint-Denis et dans une faible partie
de l'actif du portefeuille. Rose Lepiez, en bonne chrétienne, vou-
lait que sa main droite oubliât ce qu'avait reçu sa main gauche ;
mais il faut croire que, de son passage au théâtre, elle avait
rapporté autre chose que des bouquets. Quoi qu'il en soit, elle
eut le bon goût de laisser les oi-igines de propi'iété dans le vague
et de tout mettre sur le compte du défunt.
— Vous étiez sa proche parente ? questionna Vitrac avec can-
deur.
— Ch! c'est tout une histoire, lit Rose en ébauchant un sourire
attendri. Je vous la dirai tout à l'heure, au dessert. Car vous
dînez avec moi. Au point où nous en sommes, la chose n'a rien
de romanesque.
LA LEGTUIÎE
IV
Elle sonna; l'iiabit noir i)arut.
— Florimond, un couvert pour Monsieur.
— Bien, Madame.
Tout cela aisé, naturel, facile. Vitrac pensa qu'il aimerait être
riche, lui aussi, pour pouvoir, sans tâter sa poche, garder un ami
à dhier de temps à autre. Mais, dès qu'il fut à table, il coiiiprit
que le mot : diner^ comme beaucoup de mots, change de signili-
cation suivant les milieux.
Il faut le dire à sa louange, le i)laisir de la bonne chère ne pas-
sait qu'en second lieu pour lui. S'il avait dû choisir entre le menu
de Ptose servisurle marbre du « bouillon » et le menu du « bouillon >>
servi dans la salle à manger de Rose, il n'eût pas hésité : c'est la
deuxième combinaison qu'il aurait choisie.
Mais les deux réunis ! Mais Tor liquide du consommé dans
l'émail éblouissant de la porcelaine ! Mais le perdreau truffé sur le
plat d'argent! Mais le vin de Sabart, — un connaisseur celui-là!
— dans le cristal aux mille facettes brillantes! Mais lui-même,
\'itrac, installé sur une chaise moelleuse en face d'une corbeille
d'orchidées fantastiques!...
Sur un seul point il regrettait quel([uc chose. Le repas était
fini. Les domestiques s'étaient retirés, laissant sur la table le café,
des liqueurs sans nombre, un assortiment de cigares et l'inévita-
ble bougie allumée dans le chandelier d'or. Ce déploiement sentait
un peu trop le cabinet particulier, mais, pour de bonnes raisons,
l'idée du rapprochement ne pouvait venir au convive. L'ingrat
songeait à part lui :
« Quel dommage qu'cife n'ait pas dix ans de moins et l'humeur
un peu plus folâtre! a
Passe pour les dix ans, mais quant à l'humeur !... Ce que c'est
que de man(|ucr de coup d'œil et d'expéiience !
\'itrac avait pris un cigare sans trop se faire prier. Très froide-
ment, pour ne rien perdre de sa jouissance, il étudiait cet arôme
inconnu connue il ;(vait étudié les vins et les plats, autant de con-
naissances nouvelles. Vous n'auriez pas trouvé dans tout Paris
un homme mieux fait pour apjirécier ce luxe, et liose, qui s'y
connaissait, jugea que l'heure des éj)anchements était venue.
STRASS ET DIAMANTS 577
Elle prit une cigarette égyptienne, et, tout en l'approchant de
la bougie :
— Vous n'êtes point scandalisé ? demanda-t-elle. Aujourd'hui
les plus grandes dames fument — dans l'intimité, bien en-
tendu.
Vitrac exprima d'un geste que — dans l'intimité — il pardon-
nait facilement cette infraction à l'étiquette. Elle reprit avec un
soupir de regret, plus modeste que sincère :
— Et puis, mon Dieu ! il s'en faut terriblement que je sois une
grande dame !
Alors, très naturellement, par petits morceaux, de l'air incon-
scient d'une personne qui dit ses secrets sans s'en apercevoir,
elle raconta sa vie, édition corrigée ad usum juventutis.
Mariée jeune, très heureuse avec l'homme qu'elle aimait, une
seule année lui avait ravi la fortune d'abord, puis son époux
terrassé par le chagrin, 11 fallait vivre. On l'avait assurée sou-
vent, dans ses jours de prospérité, qu'elle jouait avec une rare
perfection les rôles de jeune première sur les tréteaux mondains.
Après ses malheurs, poussée vers le théâtre par ses meilleurs
amis, elle avait eu d'abord une révolte à cette idée. Mais quelles
révoltes ne soumet pas la misère !
— Un beau jour, dit-elle, en contemplant sa cigarette d'un air
tragique, le théâtre me parut un asile d'honneur à côté d'autres
solutions que des voix infâmes me proposaient. Là, pendant plu-
sieurs années, sans autre protection que la garde d'une vieille
parente qui ne me quittait pas, j'ai gagné ma vie modestement,
car il faut bien vous avouer que les brillantes prédictions de mes
amis ne se sont point réalisées. Je ne m'en plains pas. Si j'étais
devenue célèbre, c'est-à-dire entourée, n'aurais-je pas, comme
tant d'autres, succombé à l'enivrement de la fortune ?
Vitrac écoutait l'histoire poliment, mais avec un sentiment
tout autre que le plaisir. Il avait cru manger le dîner et fumer le
cigare d'une bourgeoise riche, un peu passée, honnête sans bé-
gueulerie, médiocrement amusante, mais pleine de cordialité. Au
lieu de cela, il trouvait une comédienne de second ordre, retirée
des affaires. Il l'eût comprise un peu folle, sinon débraillée, leste
en paroles et libre eh gestes, vêtue d'une robe moins sombre que
celle qui l'engonçait jusqu'au menton. Si peu versé qu'il fût dans
la science de la vie, ce type mélangé et confus le déroutait. Il dit
LECT. — 54 IX — 37
578 LA LECTURE
sans conviction, et légèrement engourdi par le cigare autant
que par l'histoire un peu longue :
— Vous avez dû beaucoup souffrir d'être obligée d'en venir là.
M""* Lepiez trouva que son confident se hâtait trop d'avoir pitié
d'elle. Ses yeux, dont Vitrac ne remarquait point l'éclat, brillèrent
d'une flamme différente ; ses lèvres se pincèrent. Elle répondit
en dévisageant son convive :
— Pas plus que vous pour en venir oij vous êtes, monsieur le
mai'quis.
Du coup Vitrac se trouva bien réveillé, car c'était la première
fois de sa vie qu'on lui donnait son titre, caché d'abord par orgueil
et par économie, puis oublié dans l'indifférence d'une résignation
trop complète. Avec plus de curiosité que de déplaisir, il répon-
dit :
— Comment savez-vous ce qui est ignoré de tout le monde ?
— Donnez-moi le ])ras, dit-elle en se levant pour passer au
salon. Vous allez voir qu'il n'est pas bien difficile d'être rensei-
gné sur les de Vitrac.
Elle prit sur la table un annuaire de la noblesse dont une seule
page était coupée, et, d'une voix recueilHe, soulignant chaque
mention d'un mouvement de tête, elle donna lecture au jeune
marquis de la généalogie de sa maison, depuis Enguerrand, le
compagnon et le lieutenant de Raymond de Toulouse, tomljé
dans la plaine d'Ascalon, jusqu'à Louis-Jacques-René de Vitrac,
né le 13 avril 18G0, chef du nom et des armes et dernier membre
vivant de la famille.
Debout devant la cheminée, légèrement étourdi de se trouver
depuis trois heures dans un pays complètement nouveau, le jeune
homme assistait, comme dans un rêve, au défilé de tous ces
irrands de la terre. Il écoutait le bruit lointain de ce flot glorieux
d'illustrations qui venait mourir sur une rive déserte, en y laissant
une épave à peine visible, un nom qui paraissait très court, tout
petit et tout nu à côté des autres : le sien.
La lecture finie, Vitrac parut hésiter. Allait-il se redresser en
disant avec orgueil : « I']h bien ! tout est perdu, mais l'honneur
me reste! » Aliait-il se mettre à pleurer comme un enfant qu'il
était presque encore? Il n'était pas assez simple pour l'un, pas
assez grand pour l'autre. Il avait, de sa race, le sang pur mais
non point l'éducation, pas même le souvenir d'une noble parole
entendue. C'était un pessimiste comme tous les hommes de son
STRASS ET DIAMANTS 570
âge qu'il avait connus ; mais celui-là, du moins, avait de bonnes
raisons pour trouver l'existence amère. Il parla en pessimiste, et,
se moquant de lui-même avec le ton gouailleur d'un Larceveau
quelconque :
— Louis-Jacques-René de Vitrac, employé au ministère des
finances, bureau des Transferts, palais de la Bourse, aux appoin-
tements de mille écus, proposé pour une gratification d'un dou-
zième, acheva-t-il, en parodiant Templiase de la lectrice.
Toutefois il n'était pas si gai qu'il voulait le paraître. Rose Lc-
piez s'en aperçut, vint à lui, et prenant sa main :
— Courage ! dit-elle. Moi, je n'ai pas toujours gagné mille écus.
Vous êtes si jeune encore ! l'avenir est devant vous.
Il se taisait. Un peu timidement elle ajouta :
— Cela vous ferait-il du bien de savoir qu'à partir de cette
heure vous avez une amie ?
Subitement, sa voix était devenue chaude, presque tendre, et
Vitrac n'était point blasé sur cette musique toujours douce à en-
tendre pour un homme de cet âge, si imparfait que soit l'instru-
ment.
— Cela me fait du bien, dit-il serrant la main de sa nouvelle
amie. Vous êtes bonne, merci !
De fait, il se sentait réconforté ; mais l'idée ne lui vint pas que
le dîner de Rose et le vin de Sabart étaient pour beaucoup dans
ce retour à la vie. La conversation reprit, plus intime. A son tour,
Vitrac dit son histoire avec le triple agrément de la donner sans
coupures, de la x'aconter dans un bon fauteuil, et de pouvoir se
livrer h son sujet sans être refroidi par la « blague parisienne »
d'un Larceveau disposé à rire de tout.
Eu commençant, Ptose l'appelait « Monsieur le marquis » d'un
air moitié sérieux, moitié plaisant. Puis, l'intimité s'accroissant
très vite, il devint « mon cher marquis », et enfin « marquis » ;
tout cela dit aisément, sans la moindre affectation, par une per-
sonne habituée aux titres des autres, en attendant mieux. Quant
à Vitrac, il s'habituait à son marquisat presque aussi vite que
s'il l'eût acheté le matin.
Vers dix heures et demie, Rose lui montra la pendule :
— Je vous renvoie, car on se couche de bonne heure à la cam-
pagne. J'espère que j'aurai bientôt de bonnes nouvelles à vous
donner.
Il sourit, croyant qu'il s'agissait de nouvelles concernant les
580 LA LECTURE
afïaires de son amie; puis, après un fraternel shake hands, il s'en
fut prendre à la porte du Buis le train ([ui devait le déposer aux
Batiî;nolIcs. Connue il tournait dans l'avenue, un coupé de Cercle
ipii lilait bon train, et qui portait Flamel et sa fortune, faillit
l'écraser. Vitrac n'était pas curieux et n'eut pas l'idée d'attendre
pourvoir où s'arrêtait la voiture. On l'eût bien étonné en lui di-
sant quel rôle ce voyageur pressé devait jouer dans sa vie.
Le lendemain, en arrivant au bureau, Vitrac avait la mine si
longue que Larceveau s'esclaffa de rire.
— Oh ! là là ! glapit cet inférieur sans respect. Je ne vous de-
mande pas si vous avez porté vous-même la réponse au poulet
qui sentait si bon. Quelle noce, mes enfants ! J'en ai mal aux
cheveux rien que de vous voir.
Vitrac haussa les épaules et ne répondit pas, moitié par dédain,
moitié parce qu'il eût été fort embarrassé de répondre. Il savait
mieux que personne combien il s'en était fallu que la « noce » en
question lut échevelée. Cependant il se sentait vingt fois plus las,
plus dégoûté de tout, qu'il ne l'était au h.ndemam de ses très
rares escapades de jeune homme. Ce n'était pas le remords, puis-
qu'il n'avait pas commis l'ombre d'un péché. Ce n'était pas l'amour,
car depuis qu'il avait vu Rose dans son cadre de bourgeoise opu-
lente, mais désabusée ou convertie, ses idées folles semblaient
avoir crevé comme des bulles de savon.
La vérité, c'est que la misère lui semblait moins supportable.
Jadis il la portait mal, comme un fardeau troj) lourd. A cette
heure, il la traînait comme un boulet. On aurait dit qu'il venait de
j)erdre à l'instant tous ces biens auxquels il avait goûté la veille.
Il s'enfonça dans son découragement de même que le bufile har-
celé par les mouches dans son fossé pl( in de vase. En quelques
jours, un travail funeste s'accomplit dans son être moral; on pou-
vait prévoir qu'il en serait vite à ce point où il n'est pas bon pour
l'iiomme drlrc tenté ! Ibnircusement que le diable trouve à qui
parler, de temps à autre.
Léon i)i; TiNSEAU.
(.1 suivre.)
LE BRACONNAGE
Que la chasse soit ouverte ou fermée, les restaurateurs à la
mode n'en inscrivent pas moins sur leurs menus le gibier à poil
et à plume.
A diverses reprises, le ministère de l'intérieur, le préfet de
police ont voulu réagir contre cet abus sans jamais y parvenir.
En temps prohibé, la consommation de gibier de provenance
française n'est pas aussi commune que pourraient le faire suppo-
ser les cartes de certains restaurants : ceux-ci s'approvisionnent
de pièces de venaison, expédiées de l'étranger par autorisation
spéciale, et moyennant certaines formalités toujours scrupuleu-
sement remplies ; quelquefois, le gibier figurant sur les tables
se compose de pâtés et autres conserves dont aucune loi n'inter-
dit le colportage.
Des éleveurs, installés dans Paris ou aux environs, fournissent
également aux amateurs des volatiles vendus vivants, et cela à
titre d'oiseaux de luxe ou d'agrément, mais qui en réalité sont
livrés à la consommation pendant la clôture de la chasse.
Le braconnage se développe d'une manière inquiétante pour
le dépeuplement du gibier de toute nature, et les braconniers
deviennent une légion. Les porteurs de fusils sont les plus dan-
gereux, mais les moins destructeurs ; les autres nantis de fdets,
de lacets, de pièges que l'industrie met à leur service, forment
la majorité. Il y a des filets fabriqués avec de la soie écrue, de
provenance japonaise, et cette soie, remarquable par sa légèreté,
sa finesse, sa solidité, permet de transporter facilement, et sans
danger, cinquante mètres carrés de filets. C'est le comble de la
perfection.
582 LA LECTURE
En général, le braconnier est hardi, entreprenant, robuste, et
possède des connaissances cynégétiques ; il aime passionnément
la chasse, autant par profit que par indépendance, et ne voulant
relever d'aucun maître, il n'exei'cc jamais sa véritable profes-
sion. Aussi, est-il considéré comme un ennemi redoutable et
redouté, parcourant les champs à ses risques et périls, ne pou-
vant voir ni sentir l'ombre ou la présence de l'autorité.
Dans les campagnes, ou l'appelle vulgairement : " méchant à
l'homme ». On pourrait ajouter : « à riiumanité », car j'en ai vu
peu aimer leur femme et leurs enfants. Plus ses condamnations
auiinicntent, plus il s'endurcit, et cela explique la quantité de
crimes qu'il commet, souvent afin d'échapper à une légère
répression.
Les braconniers n'ont pas tous la même aptitude ; beaucoup
sont des spécialistes ; les uns se livrent à la chasse aux per-
dreaux dits trinsmarts ; aux perdrix dites galines, et aux fai-
sans dits cocos. Les autres pratiquent la chasse aux lièvres dits
capucins et aux kq iiis de garenne dits ouchetraques ou go-
driots.
Les véritables braconniers ont quatre manières différentes de
s'enqiarer habilement des perdreaux et des perdrix, et peuvent
dépeupler une chasse en quelques jours.
Voici leur manière de procéder : dans la première opiîration,
ils se servent d'un traîneau ou filet de trente mètres de longueur
sur une largeur de quatre mètres. A chaque extrémité, une perche
est placée et maintenue par les braconniers. Derrière le filet, on
a le soin d'attacher do la paille soufrée, préférable à l'ordinaire,
parce qu'elle se tient raide; cette paille, une fois le traîneau mis
en marche, rase la terre, et son bruit fait lever les perdrix. Le
braconnier qui le premier les entend voltiger, sonne .son cama-
rade en tirant la perche de son côté. A ce signal, tous deux met-
tent bas le filet })(jur démailler les oiseaux, leur briser la tète
d'un coup de dent et les dissimuler dans un corset en toile placé
sous leurs vêtements.
Les braconniers ne vont ])as au iiasard, dans la plaine, ils
s'assurent d'abord de la présence du gibier en allant au rappel.
Au crépuscule, la perdrix mâle appelle la femelle, et ce sont
ses cris qui révèlent son existence. A la nuit close, on les cap-
ture.
La seconde chasse, dite à la « pantière », se pratique à l'aide
LE BHACONNAGK 583
de plusieurs filets, tendus en l'air, au moyen de perches fichées
au sol. Les braconniers sont au nombre de quatre ou cinq, de
façon que les filets puissent avoir une très grande étendue. Ils
s'éloignent de cette tente d'un nouveau genre et font le rabat en
frappant les mains ou en tapant sur leurs cuisses. Cette chasse
n'a lieu qu'au moment de la pleine lune, c'est-à-dire quatre jours
avant son plein et quatre joui^s après, en tout, huit nuits ; pen-
dant cette période de temps, on a l'ombre de son corps devant
soi, et les oiseaux en l'air l'ont sous eux. En s'élevant de terre,
les perdrix prennent un vol rapide, long, parce qu'elles ont peur
de leur ombre, et c'est ainsi qu'elles vont s'emmailler aux filets
suspendus. Par ce moyen, dans une seule nuit, des braconniers
s'emparèrent de quarante-deux perdrix.
Le partage réalisé, ils se séparent et se rendent isolément à
la piole (auberge) afin de nettoyer leur cliaussure, précaution
nécessaire pour éviter les regards curieux des gendarmes.
C'est le piolcur ou cabaretier qui protège les braconniers en
cachant leurs engins, leurs fusils ; et les habitants des villages,
des hameaux, les ménagent également par crainte. Ils sont
avertis de l'arrivée des agents et l'un d'eux arrêté disait , à un
commissaire de police: on m'a trompé sur l'endroit où se trou-
vaient les gendarmes.
Il est difficile de prendi^e les braconniers en flagrant délit de
chasse à la pantière, et le meilleur moyen, le moins périlleux,
consiste à les arrêter au passage. 11 ne faut pas oublier de dire
que les agents de la force publique restent quelquefois un an
sans connaître leur défilé.
Pour la troisième chasse, celle au hallier, on se sert d'un filet
à petites bourses, d'une longueur de dix mètres sur trente cen-
timètres de hauteur. C'est le plus meurtrier des pièges, et peu
de braconniers en font usage, par cette excellente raison que le
paysan pratique cette chasse sur une vaste échelle. En travaillant
aux champs, surtout au huttage de ses pommes de terre, il s'as-
sure de la présence des couvées, qui sont à l'état de poussins ;
il tend alors son filet dit tramail et conduit à la main les poussi-
aées dans les petites bourses désignées plus haut.
Les oiseaux rapportés au domicile du capteur sont élevés et
vendus quand ils ont atteint une grosseur suffisante.
Malgré les surveillances soutenues, le paysan madré se laisse
5SA LA LECTURE
rarement surprendre, et, comme pour les braconniers, c'est à la
rencontre qu'il faut le saisir.
La quatrième chasse ne s'opère qu'en temps de neige, à l'aide
de lacets fabriqués avec des crins blancs fixés en grande quan-
tité à un cordon bien tendu. Au bout des crins on attache du
petit l)lé, et les perdrix, en venant le manger, se prennent les
pattes dans les lacets.
La chasse aux faisans dits cocos exige l'emploi d'un filet trian-
gulaire tenu à chaque extrémité par un braconnier. Celui placé
derrière fait lever le gibier qui se tient dans les champs de blé
avoisinant les bois. Il sonne ses camarades, et tous les trois
posent simultanément le filet sur le sol pour retirer dessous cinq,
six et quelquefois une douzaine de faisandeaux.
Par un temps clair, lorsqu'il n'y a j^Ius de feuilles aux arbres,
les faisans se branchent, et passent à l'état de comètes, selon le
dire des braconniers, qui en profitent pour les tuer; mais le clair
de lune n'est favorable à leurs exploits qu'après de fortes pluies
ayant suffisamment mouillé les feuilles mortes, car alors ce
genre de gallinacé ne trouvant plus de nid sec se réfugie dans
les branches.
«
Les alouettes sont prises de la même façon cjuc les perdreaux,
mais en employant le filet à petites mailles.
Les cailles sont autrement chassées; la destruction en est
rapide et facile. Les braconniers, en plaine, ont sur les bras des
filets mesurant six mètres carrés, et par un appeau ils imitt-nt
les cris de la femelle. Les mâles ne se font point attendre, alors
les capteurs étendent sur le sol les (ilels comme un drap mor-
tuaire et se placent dessous tout en continuant à manœuvrer
l'appeau. Les cailles arrivent, montent sur eux et .se laissent
j) rendre à la main.
Pour chasser le lapin de garenne, il faut absolument connaître
les bonnes tentes, afin do ne pas perdre un temps précieux, ni
inquiéter le gibier qui ne sortirait i)lus du bois-
Le vent est indispensable pour cette chasse, car il joue le prin-
cipal rôle.
Dans leurs promenades de jour, les braconniers cherchent à
découvrir les bonnes tentes, et le nombre des terriers con.statés
par eux, sur la lisière des bois, leur inditpie laquantité de lapins.
Avant de tendre le filet, ils s'assurent d'où vient le vent, là ré.->ide
LE BRACONNAGE 585
le point essentiel. Si le gibier sort du bois et qu'il ait le vent
contre lui, la tente sei'a fructueuse.
En effet, les lapins se trouvant à 150 ou 200 mètres n'entendxnit
pas les opérateurs tendre les filets le long des fossés entourant le
bois. Ces filets, appelés panneaux, ont ordinairement cent mètres
de longueur sur un mèti-e de hauteur, et leur système d'applica-
tion ressemble à celui employé pour la chasse dite « à la pan-
tière ».
Les fortes gelées persistantes qui durcissent la terre obligent
les braconniers à se servir de tiges de fer au lieu de fiches de
bois, les filets devant toujours être solidement attachés. Ce pre-
mier travail exécuté, les rabatteurs, à l'aide de bâtons, frappent
sur le sol et mettent, par ce bruit inusité, les lapins en fuite.
Ceux-ci, en regagnant le bois, se précipitent dans les filets; mais
les gardes, aussi malins, aussi experts, en bons routiers, con-
naissent aussi bien que les braconniers tous les détails de cette
chasse, se placent sous bois et débusquent quelquefois les rabat-
teurs en s'emparant des engins et du gibier.
La chasse aux lièvres s'exerce de la même manière.
On prend communément les lièvres et les lapins avec des col-
lets fabriqués en fil de laiton, et posés sur les passages ou devant
les terriers. Cette chasse simple, pratique, est celle du paysan
qui, dans ses champs de blé, place des collets retenus par de
forts pi.juets ne permettant pas au lièvre une fois pris de s'échap-
per. La nuit, il va ramasser le gibier, vendu d'avance, ou qu'on
marige en famille.
Le braconnage a toujours existé; mais il est devenu une plaie
de notre époque, et les braconniers imaginent les ruses les plus
ingénieuses, continuellement nouvelles, pour introduire en fraude
dans Paris le produit de leurs vols. Les uns prennent hardiment
le chemin de fer, de préférence le dernier train du soir. Après
avoir franchi les fortifications, ils jettent le gibier au compère
aposté à un endroit convenu. D'autres, pour le gros gibier, s'en-
tendent avec des mariniers dirigeant sur la capitale des bateaux
pleins de bois, de pierres ou de saljle, et la cachette habilement
dissimulée échappe aux investigations du personnel de l'octroi.
Certains ont recours aux rouhers, conduisant dans la nouvelle
banlieue des voitures chargées de paille, de foin et autres mar-
chandises encombrantes, au milieu desquelles perdreaux, faisans,
lièvres et chevreuils sont soigneusement cachés. Pour les décou-
583 LA LECTURE
vrir, il faudrait opérer le déchargement complet de la voiture.
Enliiidcs caisses ou des paniers, expédiés en grande vitesse par
chemins de fer, contiennent tout autre chose que ce que la feuille
d'expédition indique, et servent à introduire le gibier en fraude.
Il est impossible aux préposés de l'octroi de visiter et de fouil-
ler en détail chaque colis renfermant des denrées alimentaires, le
temps et le personnel restreint ne le permettent pas, puis les
affaires en souffi'iraient et cela porterait un grand [)réjudice aux
destinataires comme aux expéditeurs.
Aux halles centrales, toutes les marchandises doivent être
livrées à heure fixe.
En dehors de ces moyens, il en existe d'autres; ainsi deux
braconniers ou colporteurs s'entendent à l'avance, étudient le
fonctionnement des trains de nuit surveillés par les employés de
l'octroi, le long des fortifications, et à l'heure où ils sont sûrs de
ne pas être surpris par la ronde, l'un d'eux monte sur le talus
des remparts, d'où il déroule une corde à laquelle son acolyte,
aposté dans le fossé extérieur, attache le gibier qui est hissé sans
difficulté à l'intérieur de Paris.
Le colportage est tout aussi facile, et, comme l'introduction,
insaisissable.
Jamais les braconniers ou leurs mandataires ne portent eux-
mêmes le gibier dans les restaurants où il se consomme; c'est
alors qu'apparaît le colporteur parisien, habitant près des bar-
rières, affilié à ses nombreux camarades des départements de
Seine, Seine-et-Oise et Seine-et-Marne, où la multiplication du
gibier de prix, élevé à grands frais par une alimentation spéciale,
a pour effet d'augmenter le nombre des panneauteurs. L'homme
porte le gibier sous sa longue blouse, la femme l'attache sous
ses jupons. Ce sont eux qui le débitent aux grands marchands de
volailles, et ceux-ci ont en dehors de leurs bouliipies des ca-
chettes, soit en ville, soit dans des caves, ou bien encore chez
des parents, des amis, des voisins, complaisants et intéressés.
On paye aussi le concierge qui reste discret.
Les commandes partent de l'endroit où se trouve le dépôt, et
une cave du palais sénatorial a longtemj)S servi de réserve à un
marchand de volailles du marché Saint-Germain et à un restau-
rateur de la rue de Vaugirard.
Des surveillances établies aux abords des établissements pour
la vente du gibier à des restaurateurs en renom ne produisent
LE BRACONNAGE 587
aucun résultat, car sans être certains du fait, les agents ne peu-
vent et ne doivent fouiller les nombreuses caisses et paniers dans
lesquels on dissimule les marchandises prohibées. Comment de-
viner que tel ou tel colis renferme du gibier, quand l'individu
qui l'apporte a l'apparence, les allures d'un homme de peine ou
d'un gari;on limonadier?
Le colportage est encore plus difficile à réprimer que le bra-
connage. Il faudrait, pour enrayer l'un et l'autre, sévir contre
les restaurateurs qui livrent à la consommation des pièces de
venaison défendues et chez lesquels il est facile de constater les
délits, puisque le gibier est tenu à la disposition des consomma-
teurs peu regardants sur le prix.
Il y a quelques années, les principaux marchands de volailles
avaient pris la résolution de ne plus traiter d'affaires de gibier
durant la fermeture de la chasse ; mais graduellement ils y ont
renoncé en raison du tort que leur causaient des concurrents
moins scrupuleux et qui avaient fini par accaparer leur clientèle.
Il est vrai que le service de la sûreté possède une brigade spé-
ciale pour la répression du braconnage. Elle se compose de trois
agents, dont l'un a le grade de brigadier. Sa mission, sur la de-
mande de la Société centrale des Chasseurs, consiste à se rendre
en province pour y faire des recherches et signaler aux autorités
municipales les individus détenteurs d'engins de chasse prohibés
ou de gibier après la clôture.
Les renseignements sont difficiles à obtenir, le paysan est
défiiuit, et la présence d'un étranger le rend encore plus ciixon-
spect.
Pour obtenir quelques indications sur les braconniers de pro-
fession, l'agent doit avoir l'air méfiant, farouche, et l'apparence
d'un malfaiteur, d'un contrebandier; il doit craindre, détester
les gendarmes, et, à toute occasion, manifester des sentiments
d'hostilité contre les riches. Sa tenue doit ressembler à celle d'un
crève-la-faim, et ses repas, composés d'aliments grossiers, ne
peuvent être absorbés que dans des cabarets connus pour y rece-
voir des personnes mal famées. Il peut de la sorte, ayant en sa
possession quelques objets pouvant passer pour de la contre-
bande, parcourir la contrée qui lui est assignée et arriver à con-
naître les braconniers. Quand il se présente officiellement aux
autorités locales, il se heurte à des i-efus qu'on ne prend même
pas la peine de dissimuler.
588 LA Li:CTUl{K
L'année dcrniè-rc, le brigadier des chasses, porteur d'une
commission roijatoire, se présente chez le maire de hi comniur"^,
de P..., pour le requérir en vue d'une perquisition chez un bra-
connier. Il lui fut répondu par cet officier de l'état civil, (prêtant
atteint de douleurs il ne pouvait lui prêter son concours, et il
l'envoya chez l'adjoint, qui, à son tour, répondit qu'ayant des
douleurs tout comme monsieur le maire, il ne voulait pas com-
promettre sa popularité et sa réélection par une perquisition
chez un homme dont la femme tenait un cabaret.
La Société centrale des Chasseurs pour la répression du bra-
connage a été reconnue d'utilité publique ; il était temps, le gibier
allait manquer. En 18GG, la France en produisait encore pour
soixante millions ; la production a diminué de moitié. Depuis 1879,
on acliète en Angleterre, en Allemagne et en Italie pour dix
millions de gibier à cause de la diminution des espèces sur notre
territoire. Aujourd'hui, il a doublé de prix, et dans dix ans, si
cela continue, il sera introuvable, et nous n'aurons plus sur nos
marchés que des produits étrangers.
Cette société dépense beaucoup d'argent et ses résultats sont
médiocres. Aidée par les agents, elle a d'abord appris que la
porte était depuis longtemps ouverte au braconnage. Tout le
favorise. Ce que l'on fait à Paris est dérisoire. Dans les envi-
rons les gendarmes, comme les gardiens de la ])aix, paraissent
être occupés ailleurs qu'à leur véritable besogne de protection.
Les procès-verbaux deviennent rares, ce qui n'est pas une
raison pour établir que le nombre des braconniers diminue.
En province, préfets, sous-préfets, maires, conseillers munici-
paux donnent des instructions aux gardes cham])Otres pour rester
aveugles ; les élections deviennent variables, nombreuses, et le
mot d'ordre est conciliation. En revanche, le caporal et les deux
soldats, composant la brigade des chasses, ont souvent surpris,
chassant sans permis, des juges de paix, des adjoints aux maires
et des cultivateurs aisé.s, qui se faisaient les complices des bra-
conniers.
Si le braconnier est le cousin du voleur, les chasseurs endurcis,
en les grattant légèrement, dcvi'-nnont petits-cousins du bracon-
nier; quel est celui qui n'a pas un j)eu franchi la lisière delà loi
du 3 mai iHii?
Les arrêtés d'ouverture et de fermeture du la chasse ne sont
pas affichés dans la généralité des conununesct le paysan, finaud
LE BRACONNAGE 589
donne pour excuse, lorsqu'il est pris, que le gibier est à tout le
monde.
Les préfets de police, en voici treize en dix-huit ans, ont clier-
clié vainement à poursuivre l'exécution de la loi s'appliquant au
gibier vendu, acheté, transporté dans le département de la Seine.
Des difficultés incessantes se sont produites et la première, la
principale, émanait de la préfecture elle-même. Les commissaires
de police avaient reçu des instructions pour prêter un concours
immédiat, sitiyi aux agents spéciaux de la police des chasses;
mais ceux-ci n'étant porteurs d'aucun mandat de perquisition
nominatif, il y avait impossibilité pour ces magistrats de se trans-
porter dans les maisons signalées pour y saisir le gibier en
dépôt. L'obtention de ce mandat nécessite des formalités : il faut
un rapport, et, comme la routine ne perd jamais ses droits, ce
rapport subissait la lenteur d'un train omnibus par son passage
à toutes les stations hiérarchiques et administratives, trois
journées n'étaient pas suffisantes pour le rédiger, le viser et le
présenter à la signature préfectorale.
Le retour de ce mandat était fait avec plus de raj)idité, il met-
tait vingt-quatre heures pour pénétrer au service de la sûreté, et
à l'arrivée des inspecteurs chez le délinquant, le gibier signalé
était cuit, mangé et digéré.
Dix-neuf fois sur vingt, le vendeur était averti des mesures que
l'on se disposait à prendre contre lui, aussi attendait-il en sou-
riant l'arrivée de son commissaire de police, avec lequel il a d'or-
dinaire d'excellentes relations.
En province, il faut une semaine pour obtenir du juge d'in-
struction, seul compétent, la pièce de justice nécessaire aux agents
opérateurs, et les engins, filets, collets, ont disparu quand le
maire se décide à faire son devoir.
Avant la célèbre nuit du 4 août 1789, le droit de chasse était
uniquement royal. On pendait, dit-on, sans jugement, aux carre-
fours des forêts, les braconniers surpris en flagrant délit. C'est à
leur tour de tuer leurs ennemis naturels : les gendarmes et les
gardes-chasse. Pour échapper à un procès-verbal, la vie de ces
gardiens de la propriété est constamment menacée par l'audace
toujours croissante de ce genre de malfaiteurs ne craignant pas
de commettre un assassinat lorsqu'il s'agit d'assurer l'impunité à
leur déht.
Les chroniqueurs du temps ne disent pas combien de bracon-
500 i.A LF.CTunn:
niers ont été branches autrefois, mais les statistiques judiciaires
actuelles établissent aujourd'hui les crimes qu'ils commettent, et
ces crimes ont pris des proportions singulières.
Les braconniers incorrigibles, d'une adresse remarquable, se
défendent comme des bêtes fauves, et tuent sans merci. Il faut
vivre... Toujours la doctine de Darwin. Pour eux, leurs amis,
leurs défenseurs, la loi de 1844 est encore un restant de privilèg<'
monarclùque. La chasse, par ses époques déterminées d'ouver-
ture et de fermeture, exige certaines clauses à observer, notam-
ment le port d'armes ; ils prétendent qu'un gouvernement démo-
cratique ne doit avoir qu'un but : celui de supprimer les entraves.
Ils veulent la liberté entière, a])Solue, du cabaret, de la chasse et
de la pèche. C'est le moyen, disent-ils, d'anéantir le braconnage
et la fraude.
Si l'on examinait à fond les individus auxquels la loi refuse le
permis de chasse, et qui cependant en sont détenteurs, on pour-
rait, sans aucune espèce de parti pris, en supprimer la moitié.
Parmi nos magistrats inamovibles figurent des récidivistes en
matière de délit de chasse et de pêche ; ils ont la conscience de
ne point poursuivre un pauvre diable de braconnier, mais cela
les amène également à ne point se prononcer sur les receleurs,
maîtres d'hôtels, marchands de comestibles et propriétaires de
tables d'hôte. Aussi gibier vivant ou mort, cuit ou conservé, tout
cela circule librement.
Le restaurateur renommé fait vivre vingt braconniers ; il ne
court aucun risque et a tous les bénéfices. Une fois retiré des
affaires, l'ambition s'empare de lui ; il devient maire, conseiller
général, et trouve le moyen de faire rougir sa boutonnière pour
récompenser sa discrétion. 11 a connu, en servant de lin gibier,
le secret de tant de petits mystères... galants.
En signalant le mal, il faudrait pouvoir désigner le remède, et
par malheur ce remède n'est pas encore découvert, ou s'il existe
il n'est pas praticable.
Voici pourquoi : le braconnage met en présence quatre indivi-
dualités : les tueurs, les colporteurs, les vendeurs, les acheteurs
ou consommateurs. Tous sont coupables au même degré. Cepen-
dant certaines spécialités de vendeurs et les consommateurs, ne
sont point poursuivis comme complices des bracoimiers ; en les
punissant, on paralyserait dans sa ])lus grande partie la vitalité
du braconnage. On pourrait tentf;r d'amender les formalités et
LE BRACONNAGE 591
mettre en application l'article 9 de la loi des 19-22 juillet 1791,
donnant droit à tous les officiers de police judiciaire de constater
dans les cafés, cabarets, boutiques, les contraventions aux règle-
ments sur la salubrité des comestibles, des médicaments, enfin à
ce qui touche aux substances prohibées.
Cela est simple, rationnel, et ne se fera pas sous prétexte que
cette loi, mise avec soin en réserve par les divers gouvernements
qui se succèdent depuis près d'un siècle, peut amener des abus
par son usage permanent.
On sait cependant, au moment opportun, exhumer une vieille
loi, un ancien décret, comme cela s'est produit au conseil
d'État, le 8 août 1888, à l'égard de M. R-., sujet français, que le
résident général du Tonkin a expulsé de son territoire en vertu
des dispositions combinées de l'édit de juin 1778, de la loi du
28 mai 1836, et des décrets des 27 janvier et 8 février 1886.
A propos de l'expulsion d'un citoyen français de notre terri-
toire, cet édit de Louis XVI, appliqué sous la troisième Répu-
blique, rend songeur.
Mais le véritable motif de l'inexécution des lois pour le colpor-
tage et la vente du gibier, le voici :
Dans une perquisition opérée sur un mandat nominatif, il a été
saisi chez un des principaux marchands de gibier, des cailles,
des perdreaux, des faisans. C'était une commande que l'on allait
livrera M. Thiers, alors président du pouvoir exécutif. Les pièces
saisies furent envoyées, conformément aux instructions adminis-
tratives, dans un hôpital, à l'Hôtel-Dieu. Le commerçant prit
peur, et un avocat, député radical, se chargea de sa défense.
Chose rare, l'affaire n'a pas été classée; mais le procès-verbal,
en opérant son mouvement lent et ascensionnel, a bifurqué pour
une destination jusqu'ici restée inconnue. Le malheureux com-
missaire de police, attaché aux délégations sjoécialcs et judiciaires,
qui avait procédé à la saisie, dressé l'acte, n'a jamais pensé arri-
ver à sa retraite. Il aurait dû, disait un jeune secrétaire du ca-
binet ministériel, mettre des pains à cacheter sur ses lunettes et
donner un iaisser-passcr au gibier qui devait, le soir, figurer au
dîner officiel d'un président de République. Le magistrat avait
exagéré l'étendue de sa mission: ne s'était-il pas avisé de relever
sur les livres de livraisons, les dates, les noms, les adresses des
acheteurs de perdreaux, cailles, faisans, pendant les mois d'avril,
mai, juin, juillet, août, époque de fermeture pour la chasse?
502 LA LECTURE
Parmi bien des personnalités figuraient les noms de plusieurs
fonctionnaires faisant partie de l'état-major de la préfecture de
police. L'individu chargé de prévenir le marchand de gibier
s'était trompé de jour, il avait annoncé la visite domiciliaire du
commissaire pour le lendemain.
Ce qui est arrivé pour le président de la République peut se
présenter pour le ministre des affaires étrangères, et le meilleur
remède de l'administration supérieure pour éviter les conflits est
de s'abstenir ; cependant, avec un peu de fermeté, il serait si
facile de faire respecter la loi !
La lutte de la gendarm 'rie et des gardes-chasse contre les
braconniers restera toujours vive et remplie d'épisodes sanglants
dont quelques-uns viennent de temps à autre se dérouler en cour
d'assises. Les jurés prennent maintenant l'habitude d'écarter les
tentatives de meurtre. Quant à la police correctionnelle, elle
relève à peine le simple délit de chasse sans permis.
Il devient donc inutile et dangereux de troubler les braconniers
au cours de leurs opérations nocturnes ; gendarmes et gardes
forestiers en font trop souvent, hélas ! la ti'iste expérience, et si,
aux abords des bois, on entend un coup de feu retentir dans le
silence de la nuit, c'est, le plus souvent, une tombe qui s'ouvre
pour l'un de ces modestes serviteurs d'une loi que nos gouver-
nants ne se sentent pas le courage de faire appliquer.
G. Mack.
FORT COMME LA MORT
(1)
III (Suite)
Quand il eut quitte la jeune fille, le peintre descendit vers la
place de la Concorde, pour faire une visite sur l'autre rive de la
Seine.
Il chantonnait, il avait envie de courir, il aurait volontiers
sauté par dessus les bancs, tant il se sentait agile. Paris lui pa-
raissait radieux, plus joli que jamais. « Décidément, pensait-il,
le printemps revernit tout le monde. »
Il était dans une de ces heures où l'esprit excité comprend tout
avec plus de plaisir, où l'œil voit mieux, semble plus impression-
nable et plus clair, où l'on goûte une joie plus vive à regarder et
à sentir, comme si une main toute-puissante venait de rafraîchir
toutes les couleui'S de la terre, de ranimer tous les mouvements
des êtres, et de remonter en nous, ainsi qu'une montre qui s'ar-
rête, l'activité des sensations.
Il pensait, en cueillant du regard mille choses amusantes : —
« Dire qu'il y a des moments où je ne trouve pas de sujets à
peindre ! »
Et il se sentait l'intelligence si libre et si clairvoyante, que
toute son œuvre d'artiste lui parut banale, et qu'il concevait une
nouvelle manière d'exprimer la vie, plus vraie et plus originale.
Et soudain, l'envie de rentrer et de travailler le saisit, le fit re-
tourner sur ses pas et s'enfermer dans son atelier.
Mais dès qu'il fut seul en face de la toile commencée, cette ardeur
(1) Voir les numéros des 10 et ~5 août et 10 septembre 1889.
LECT. — 54 i:i — 38
594 LA LECTURE
qui lui brûlait le sang tout à l'heure, s'apaisa tout à coup. Il se
sentit las, s'assit sur son divan et se remit à rêvasser.
L'espèce d'indifférence heureuse dans laquelle il vivait, cette
insouciance d'homme satisfait dont presque tous les besoins sont
apaisés, s'en allait de son cœur tout doucement, comme si quelque
chose lui eût manqué. Il sentait sa maison vide, et désert son
grand atelier. Alors, en regardant autour de lui, il lui sembla
voir passer l'ombre d'une femme dont la présence lui était douce.
Depuis longtemps, il avait oublié les impatiences d'amant qui
attend le retour d'une maîtresse, et voilà que, subitement, il la
sentait éloignée et la désirait près de lui avec un énervement de
jeune homme.
Il s'attendrissait à songer combien ils s'étaient aimés, et il re-
trouvait en tout ce vaste appartement où elle était si souvent
venue, d'innombrables souvenirs d'elle, de ses gestes, de ses
paroles, de ses baisers. Il se rappelait certains jours, certaines
heures, certains moments ; et il sentait autour de lui le frôlement
de ses caresses anciennes.
Il se releva, ne pouvant plus tenir en place, et se mit à mar-
cher en songeant de nouveau ([ne, malgré cette liaison dont son
existence avait été remplie, il demeurait bien seul, toujours seul.
Après les longues heures de travail, quand il regardait autour
de lui, étourdi par ce réveil de l'homme qui rentre dans la vie, il
ne voyait et ne sentait que des murs à la portée de sa main et de
sa voix. Il avait dû, n'ayant pas de femme en sa maison et ne
pouvant rencontrer qu'avec des précautions de voleur celle
(ju'il aimait, traîner ses heures désœuvrées en tous les lieux
publics où l'on trouve, où l'on achète, des moyens quelconques
de tuer le temps. Il avait des habitudes au Cercle, des habitudes
au Cirque et à l'Hippodrome, à jour fixe, des habitudes à l'Opéra,
des habitudes un peu partout, pour ne pas rentrer chez lui, où
il serait demeuré avec joie sans doute s'il y avait vécu près
d'elle.
Autrefois, en certaines heures de tendre alTolement, il avait
souffert d'une façon cruelle de ne i)Ouvoir la prendre et la garder
avec lui ; puis son ardeur se modérant, il avait accepté sans ré-
volte leur séparation et sa liberté; maintenant, il les regrettait de
nouveau comme s'il recommençait à l'aimer.
Et ce retour do tendresse l'envahissait ainsi brusquement,
presque sans raison, parce qu'il faisait beau dehors, et, i)eut-être,
FORT COMME LA MORT 595
parce qu'il avait reconnu tout à l'heure la voix rajeunie de cette
femme. Combien peu de chose il faut pour émouvoir le cœur
d'un homme, d'un homme vieillissant, chez qui le souvenir se
fait regret !
Comme autrefois, le besoin de la revoir lui venait, entrait dans
son esprit et dans sa chair à la façon d'une fièvre ; et il se mit à
penser à elle un peu comme font les jeunes amoureux, en l'exal-
tant en son cœur et en s'exaltant lui-même pour la désirer davan-
tage ; puis il se décida, bien qu'il l'eût vue dans la matinée, à
aller lui demander une tasse de thé, le soir même.
Les heures lui parurent longues, et, en sortant pour descendre
au boulevard Malesherbes, une peur vive le saisit de ne pas
la trouver et d'être forcé de passer encore cette soirée tout seul,
comme il en avait passé bien d'autres, pourtant.
A sa demande : — « La comtesse est-elle chez elle ?» — le
domestique répondant ; — « Oui, Monsieur » — fit entrer de la
joie en lui.
Il dit, d'un ton radieux : — « C'est encore moi » — en appa-
raissant au seuil du petit salon où les deux femmes travaillaient
sous les abat-jour roses d'une lampe à double foyer en métal
anglais, portée sur une tige haute et mince.
La comtesse s'écria :
— Comment, c'est vous ! Quelle chance !
— ■ Mais oui. Je me suis senti très solitaire, et je suis venu.
— Comme c'est gentil !
— - Vous attendez quelqu'un?
— Non..., peut-être..., je ne sais jamais.
Il s'était assis et recrardait avec un air de dédain le tricot cris
en grosse laine qu'elles confectionnaient vivement au moyen de
longues aiguilles en bois.
Il demanda :
— Qu'est-ce que cela?
— Des couvertures.
— De pauvres ?
— Oui, bien entendu.
— C'est très laid.
— C'est très chaud.
— Possible, mais c'est très laid, surtout dans un appartement
Louis XV, où tout caresse l'œil. Si ce n'est pour vos pauvres,
vous devriez, pour vos amis, faire des charités plus élégantes.
MG LA LECTURE
— Mon Dieu, les hommes 1 — dit-cUc en haussant les épaules
— mais on en prépare partout en ce moment, de ces couver-
tures-là.
— Je le sais bien, je le sais trop. On ne peut plus faire une vi-
site le soir, sans voir traîner cette affreuse loque grise sur les plus
jolies toilclles et sur les meubles les plus co(]ucts. On a, ce prin-
temps, la bienfaisance de mauvais goût.
La comtesse, pour juger s'il disait vrai, étendit le tricot qu'elle
tenait sur la chaise de soie inoccupée à côté d'elle, puis elle con-
vint avec indifférence :
— Oui, en effet, c'est laid.
Et elle se remit à travailler. Les deux têtes voisines, penchées
sous les deux lumières toutes proches, recevaie)it dans les che-
veux une coulée de lueur rose qui se répandait sur la chair des
visages, sur les robes et sur les mains remuantes ; et elles regar-
daient leur ouvrage avec cette attention légère et continue des
femmes habituées à ces besognes des doigts, que l'œil suit sans
que l'esprit y songe.
Aux quatre coins de l'appartement, quatre autres lampes, en
porcelaine de Chine, i>ortées sur des colonnes anciennes de liois
doré, répandaient sur les tapisseries une lumière douce et régu-
lière, atténuée par îles transparents de dentelle jetés sur les
globes.
Bertin prit un siège très bas, un fauteuil nain, où il pouvait
tout juste s'asseoir, mais qu'il avait toujours préféré pour causer
avec la comtesse, en demeurant presque à ses pieds.
Elle lui dit :
— '■ Vous avez fait une longue j)r(aiiena(le avec Nané, tantôt
dans le parc.
— Oui, nous avons bavardé comme de vieu'i amis. Je l'aime
l)eaucoui), votre fdle. Elle vous ressemble tout à fait. Quand elle
j)rononcc certaines phrases, on croirait([ue vous avez oulilié votre
voix dans sa bouche.
— Mon mari me l'a déjà dit bien souvent.
Il les regardait, travailler, baignées dans la clarté des lampes,
et la pensée dont il souffrait souvent, dont il avait encore souf-
fert dans le jour, le souci de son hôld désert, immobile, silen-
cieux, froid, quel qjie soit le temps, (|uel que soit le feu des che-
miiu'«< it, du calorifère, le chagiina connue si, pour la première
luis, il conq)rcnait bien son isolement.
FOUT COMMH LA MOr.T ^^97
Oh ! comme il aurait décidément voulu ètro le mari de cette
femme, et iKm son amant! Jadis il désirait l'enlever, la prendre
à cet homme, la lui voler complètement. Aujourd'hui, il le jalou-
sait, ce mari trompé, qui était installé près d'elle pour toujours,
dans les habitudes de sa maison et dans le càlinement de son
contact. En la regardant, il se sentait le cœur tout rempli de
choses anciennes revenues qu'il aurait voulu lui dire. Vraiment
il l'îiimait bien encore, môme un peu plus, beaucoup plus au-
jourd'hui qu'il n'avait fait depuis longtemps ; et ce besoin de lui
exi)rimcr ce rajeunissement dont elle serait si contente, lui fai-
sait désirer qu'on envoyât se coucher la jeune fille, le plus vite
possible.
Obsédé par cette envie d'être seul avec elle, de se rapprocher
jusqu'à ses genoux où il poserait sa tête, de lui prendre les mains
dont s'échapperaient la couverture du pauvre, les aiguilles de
bois, et la pelote de laine qui s'en irait sous un fauteuil au bout
d'un fil déroulé; il regardait l'heure, ne parlait plus guère et
truuvait que vraiment on a lort d'habituer les fillettes à passer
la soirée avec les grandes personnes.
Des pas troublèrent le silence du salon voisin, et le domes-
tique, dont la tête apparut, annonça :
— M. de Musadieu.
Olivier Bertin eut une petite rage comprimée, et, quand il
serra la main de l'inspecteur des Beaux-Arts, il se sentit une
envie de le prendre par les épaules et de le jeter dehors.
Musadieu était plein de nouvelles : le ministère allait tomber,
et on chuchotait un scandale sur le marquis de Rocdiane. Il
ajouta en regardant la jeune fille : « Je conterai cela un peu
plus tard. »
La comtesse leva les yeux sur la pendule et constata que dix
heures allaient sonner.
— Il est temps de te cou'.-her, mon enfant, dit-elle à sa fille.
Annette, sans répondre, plia son tricot, roula sa laine, baisa
sa mère sur les joues, tendit la main aux deux hommes et s'en
alla prestement, comme si elle eût glissé sans agiter l'air eu
passant.
Quand elle fut sortie :
— Eh bien, votre scandale ? demanda la comtesse.
On prétendait que le marquis de Rocdiane, séparé à l'amiable
de sa femme qui lui payait une l'ente jugée par lui insuffisante,
598 LA LECTURE
avait trouvé, pour la faire doubler, un moyen sûr et singulier.
La marquise, suivie sur son ordre, s'était laissé surprendre en
flagrant délit, et avait dû racheter par une pension nouvelle le
procès-verbal dressé par le commissaire de police.
La comtesse écoutait, le regard curieux, les mains immobiles,
tenant sur ses genoux l'ouvrage interrompu.
Bertin, que la pi'éscnce de ^lusadieu exaspérait depuis le dé-
part de la jeune lille, se fâcha, et affirma avec une indignation
d'homme qui sait et qui n'a voulu parler à personne de cette ca-
lomnie, que c'était là un odieux mensonge, un de ces honteux
potins que les gens du monde ne devraient jamais écouter ni
répéter. Il se fâchait, debout maintenant contre la cheminée,
avec des airs nerveux d'homme disposé à faire de cette histoire
une question personnelle.
Roediane était son ami, et si on avait pu, en certains cas, lui
reprocher sa légèreté, on ne pouvait l'accuser ni même le soup-
ronncr d'aucune action vraiment suspecte. Musadieu, surpris et
embarrassé, se défendait, reculait, s'excusait,
— Permettez, disait-il, j'ai entendu ce propos tout à l'heure
chez la duchesse de Wortemain.
Bertin demanda :
— Qui vous a raconté cela? Une fcMumo, sans doute?
— Non, pas du tout, le marquis de Farandal.
Et le peintre, crispé, répondit :
— Cela ne m'étonne pas de lui!
Il y eut un silence. La comtesse se remit à travailler. Puis
Olivier reprit d'une voix calmée :
— Je sais pertinemment que cela est faux.
Il ne savait rien, entendant parler pour la première lois de
cette aventure.
Musadieu se pr(''i»nrait une retraite, sentant la situation dan-
gereuse, et il parlait déjà de s'en aller pour faire une visite aux
Corbelle, quand le comt(^ fie Guiller(»y parut, revenant de dîner
en ville.
Bertin se rassit, accablé, désespérant à présent de se débar-
rasser du mari.
— Vous ne savez pas, dit le comte, le gros scandale qui court
ce soir?
Comme personne ne répondait, il reprit :
— 11 paraît que Ptocdiane a surpris sa f'uune en conversa-
FORT COMME LA MORT 599
tion criminolle et lui fait payer fort cher cette indiscrétion.
Alors Bcrtin, avec des airs désolés, avec du chagrin dans la
voix et dans le geste, posant une main sur le genou de Guilleroy,
répéta en ternies amicaux ce que tout à l'heure il avait paru
jeter au visage de Musadieu.
Et le comte, à moitié convaincu, fâché d'avoir répété à la légère
une chose douteuse et peut-être compromettante, plaidait son
ignorance et son innocence. On raconte en effet tant de choses
fausses et méchantes !
Soudain, tous furent d'accord sur ceci : que le monde accuse,
soupçonne et calomnie avec une déplorable facilité. Et ils paru-
rent convaincus tous les quatre, pendant cinq minutes, que tous
les propos chuchotes sont mensonges, que les femmes n'ont
jamais les amants qu'on leur suppose, que les hommes ne font
jamais les infamies qu'on leur prête, et que la surface, en somme,
est bien plus vilaine que le fond.
Bertin, qui n'en voulait plus à Musadieu depuis l'arrivée de
Guillero}', lui dit des choses flatteuses, le mit sur les sujets qu'il
préférait, ouvrit la vanne de sa faconde. Et le comte semblait
content comme un homme qui porte partout avec lui l'apaisement
et la cordialité.
Deux domestiques, venus à pas sourds sur les tapis, entrèrent
portant la table à thé où l'eau bouillante fumait dans un joli
appareil tout brillant, sous la flamme bleue d'une lampe à esprit-
de-vin.
La comtesse se leva, prépara la boisson chaude avec les pré-
cautions et les soins que nous ont apportés les Russes, puis offrit
une tasse à Musadieu, une autre à Bertin, et revint avec
des assiettes contenant des sandwichs aux foies gras et de
menues pâtisseries autrichiennes et anglaises.
Le comte s'étant approché de la table mobile où s'alignaient
aussi des sirops, des liqueurs et des verres, fit un grog, puis, dis-
crètement, glissa dans la pièce voisine et disparut.
Bertin, de nouveau, se trouva seul en face de Musadieu, et le
désir soudain le reprit de pousser dehors ce gêneur qui, mis en
verve, pérorait, semait des anecdotes, répétait des mots, en fai-
sait lui-même. Et le peintre, sans cesse, consultait la pendule,
dont la longue aiguille approchait de minuit. La comtesse vit son
regard, comprit qu'il cherchait à lui parler, et, avec cette adresse
des femmes du monde habiles à changer par des nuances le ton
600 r.A I.ECTrRE
d'une causeine et l'amosplièrc d'un srdon, à faire comprendre,
sans rien dire, qu'on doit rester ou qu'on doit partir, elle répan-
dit, par sa seule attitude, par l'air de son visage et l'ennui de
ses yeux, du froid autour d'elle comme si elle venait d'ouvrir une
fenêtre.
Musadieu sentit ce courant d'air glaçant ses idées, et, sans
qu'il se demandât pourquoi, l'envie se fit en lui de se lever et do
s'en aller.
Berlin, par savoir-vivre, imita son mouvement. Les deux hom-
mes se retirèrent ensemble en traversant les deux salons, suivis
par la comtesse qui causait toujours avec le peintre. Elle le retint
sur le seuil de l'antichambre pour une explication quelconque,
pendant que Musadieu, aidé d'un valet de pied, endossait son
paletot. Comme M™* de Guilleroy pai'lait toujours à Bertin, l'in-
specteur des Beaux-Arts, ayant attendu quelques secondes devant
la porte de l'escalier tenue ouverte par l'autre domestique, se
décida à sortir seul pour ne point rester debout en face du valet.
La porte fut doucement refermée sur lui, et la comtesse dit à
l'artiste avec une parfaite aisance :
— Mais, au fait, pourquoi partez-vous si vite Vil n'est pas
minuit. Restez donc encore un peu.
Et ils rentrèrent ensemble dans le petit salon.
Dès qu'ils furent assis :
— Dieu ! que cet animal m'agaçait ! dit-il.
— Et pourquoi ?
-- Il me prenait un ixii de vous.
— Oh ! pas beaucoup.
— C'est possible, mais il me gênait.
— Vous êtes jaloux ?
— Ce n'est pas être jaloux que de trouver un homme cncom-
lirant.
Il avait repris son j)ctit fauteuil, et, tout près (relie maintenant,
il maniait entre ses doigts rétoffe de sa robe en lui disant quel
souCnc rhau'l lui passait dans le cœur, ce jour-là.
Elle écoutait, surprise, ravie, et doucement elle posa une main
dans ses cheveux l)lancs qu'elle caressait doucement, comme
pour le remercier.
— Je voudrais tant vivre près de vdus ! dit-il.
Il songeait toujours à ce mari couché, endormi sans doute dans
une chambre voisine, et il reprit :
FORT COMME T.A MORT C.Ol
— II n'y a vraiment que le mariage pour unir deux existences.
Elle murmura :
— Mon i)auvi'e ami ! — pleine de pitié pour lui, et aussi pour
elle.
Il avait posé sa joue sur les genoux delà comtesse, et la regar-
dait avec tendresse, avec une tendresse un peu mélancolique, un
peu douloureuse, moins ardente que tout à l'heure, quand il était
séparé d'elle par sa fille, son mari et Musadieu.
Elle dit, avec un sourire, en promenant toujours ses doigts
légers sur la tête d'Olivier :
— Dieu, que vous êtes hlanc ! Vos derniers cheveux noirs ont
disparu.
— Hélas ! je le sais, ça va vite.
Elle eut peur de l'avoir attristé.
— Oh ! vous étiez gris très jeune, d'ailleurs. Je vous ai toujours
connu poivre et sel.
— Oui, c'est vrai.
Pour effacer tout à fait la nuance de regret qu'elle avait pro-
voquée, elle se pencha, et, lui soulevant la tête entre ses deux
mains, mit sur son front des baisers lents et tendres, ces longs
baisers qui semblent ne pas devoir finir.
Puis ils se regardèrent, cherchant à voir au fond de leurs yeux
le reflet de leur affection.
— Je voudrais bien, dit-il, passer une journée entière près de
vous.
Il se sentait tourmenté obscurément par d'inexprimables be-
soins d'intimité.
Il avait cru, tout à l'heure, que le départ des gens qui étaient
là suffirait à réaliser ce désir éveillé depuis le matin, et mainte-
nant qu'il demeurait seul avec sa maîtresse, qu'il avait sur le
front la tiédeur de ses mains, et contre la joue, à travers sa robe,
la tiédeur de son corps, il retrouvait en lui le même trouble, la
même envie d'amour inconnue et fuyante.
Et il s'imaginait à présent que, hors cette maison, dans les bois
peut-être où ils seraient tout à fait seuls, sans personne autour
d'eux, cette inquiétude de son cœur serait satisfaite et calmée.
Elle répondit :
— Que vous êtes enfant ! Mais nous nous voyons presque cha-
que jour.
Il la supplia de trouver le moyen de venir déjeuner avec lui.
602 LA LECTURE
quelque part aux environs Je Paris, comme ils avaient fait jadis
quatre ou cinq fois.
Elle s'étonnait de ce caprice si difficile à réaliser, maintenant
que sa fille était revenue.
Elle essayerait cependant dès que son mari irait aux Ronces,
mais cela ne pourrait se faire qu'après le vernissage qui avait
lieu le samedi suivant.
— Et d'ici là, dit-il, quand vous verrai-je?
— Demain soir, chez les Corbelle. Venez en outre ici, jeudi, à
trois heures, si vous êtes libre, et je crois que nous devons dîner
ensemble vendredi chez la duchesse.
— Oui, parfaitement.
Il se leva.
— Adieu.
— Adieu, mon ami.
Il restait debout sans se décider à partir, car il n'avait presque
rien trouvé de tout ce qu'il était venu lui dire, ot sa pensée restait
pleine de choses inexprimées, gonflée d'effusions vagues qui n'é-
taient point sorties.
Il répéta « Adieu », en lui prenant les mains.
— Adieu mon ami.
— Je vous aime.
Elle lui jeta un de ces sourires où une femme montre à un
homme, on une seconde, tout ce qu'elle a donné.
Le cœur vibrant, il répéta pour la troisième fois :
— Adieu.
Et il partit.
IV
On ont dit q\ie toutes les voitures de Paris faisaient, ce jour-là,
un pèlerinage au I*alais de l'Industrie. Dès neuf heures du matin,
elles arrivaient par toutes les rues, par les avenues et les ponrs,
vers cette halle aux beaux-arts où le Tout-Paris artiste invitnii
le Tout-Paris mondain à assister au vernissage simulé de trois
mille (juatre cents tableaux.
Une queue de foule se pressait aux portes, et, dédaigneuse d(
la sculpture, montait de suite aux galeries de peinture. Déjà, en
gravissant les marches, on levait les yeux vers les toiles expo-
FORT COMME LA MORT 603
sces sur les murs de l'escalier où l'on accroche la catégorie spé-
ciale des peintres de vestibule qui ont envoyé soit des œuvres
de proportions inusitées, soit des œuvres qu'on n'a pas osé
refuser. Dans le salon carré, c'était une bouillie de monde grouil-
lante et bruissante. Les peintres, en représentation jusqu'au soir,
se faisaient reconnaître à leur activité, à la sonorité de leur voix,
à l'autorité de leurs gestes. Ils commençaient à traîner des amis
par la manche vers les tableaux qu'ils désignaient du bras, avec
des exclamations et une mimique énergique de connaisseurs. On
en voyait de toutes sortes, de grands à longs cheveux, coiffés de
chapeaux mous gris ou noirs, de formes inexprimables, larges et
ronds comme des toits, avec des bords en pente ombrageant le
torse entier de l'homme. D'autres étaient petits, actifs, fluets ou
trapus, cravatés d'un foulard, vêtus de vestons ou ensaqués en
de singuliers costumes spéciaux à la classe des rapins.
Il y avait le clan des élégants, des gommeux, des artistes du
boulevard, le clan des académiques, corrects et décorés de roset-
tes rouges, énormes ou microscopiques, selon leur conception de
l'élégance et du bon ton, le clan des peintres bourgeois assistés
de la famille entourant le père comme un chœur triomphal.
Sur les quatre panneaux géants, les toiles admises à l'honneur
du salon carré éblouissaient, dès l'entrée, par l'éclat des tons et
le flamboiement des cadres, par une crudité de couleurs neuves,
avivéf^s par le vernis, aveuglantes sous le jour brutal tombé d'en
haut.
Le portrait du Président de la République faisait face à la
porte, tandis que, sur un autre mur, un général chamarré d'or,
coiffé d'un chapeau à plumes d'autruche et culotté de drap rouge,
voisinait avec des nymphes toutes nues sous des saules et avec
un navire en détresse presque englouti sous une vague. Un évêque
d'autrefois excommuniant un roi barbare, une rue d'Orient
pleine de pestiférés morts, et l'Ombre du Dante en excursion
aux Enfers, saisissaient et captivaient le regard avec une violence
irrésistible d'expression.
On voyait encore, dans la pièce immense, une charge de cava-
lerie, des tirailleurs dans un bois, des vaches dans un pâturage,
deux seigneurs du siècle dernier se battant en duel au coin d'une
rue, une folle assise sur une borne, un prêtre administrant un
mourant, des moissonneurs, des rivières, un coucher de soleil,
un clair de lune, des échantillons enfin de tout ce qu'on fait, de
C04 L.\ LECTURE
(ont ce qno font et de toit co quo feront los poiniros jusqu'au
(lornicr jour du niondo.
Olivier, an milien d'iui ij.i()ii]ie de confrères ('('•lM)res, nicmhres
do rinstilnt et du Jnry, étdmngeait avec eux des opinions. Un
malaise l'opprcssail, uuc inqniélndc sur son cenvrc exposée
dont, mal^rré les félicitations empressées, il ne sentait pas le
s.ici'ès.
Il s'élanea. La duchesse de Mortcmain apparaissait à la porte
d'entrée.
Mlle demanda :
— Est-ce que la comtesse n'est pas arrivée?
— Je ne l'ai pas vue.
— Et M. de Musadicu?
— Non pins.
-- Il m'avait ]")romis d'être à dix heures an haut de resralici'
])()urme gnider dans les salles.
— \'oule7,-vous me permettre de le remplacer, duchesse?
— Non, non. Vos amis ont besoin de vous. No«is vous re-
verrons tout à l'heure, car je compte (|ue nous déjeunerons cu-
scmhle.
Musadieu accourait. Il avait été retenu qnchfucs minutes à 1 i
sculpture et s'excusait, essoufflé d(''jà. Il disait :
— Par iei, duchesse, par ici, nous commençons h droite
Us venaient de disparaître dans un remous de têtes, quand la
comtesse de Guillcroy, tenant par le bras sa lille, entra, cher-
chant du reirard Olivier Bertin.
Il les vit, les rejoii,mit, et, les saluant :
— Dieu, ((u'clles sont jolies! dit-il. \'rai, Nancttc embellit
beaucouj). En huit jours, elle a changé.
Il la regardait de son o'il observateur. Il ajouta :
— Les lignes sont plus douces, plus fondues, h; teint plus
lumineux. Elle est dcyix bien moins petite lille et bien plus Pari-
sienne.
Mais soudain il revint à la grande affaire du jour
— Commençons à droite, nous allons rejoindre la duchesse.
La comtesse, au courant de toutes les choses de la peinture et
préoccupée comme un exposant, drmanda :
— Que dit-on?
— Ileau salon. Le iJonnat remarquable, deux excellents Caro
lus Duran, un Puvis de Chavannes admirable, un lioU très
Fi^IîT COMMl': LA MOIIT G05
ûtonnant, très neuf, un Gcrvrx exquis, et beaucoup d'autres,
des Béraud, des Gaziu, des Ducz, des tas de bennes cboscs
en lin.
— Et vous, dit-elle.
— On me l'ait des compliments, mais je ne suis pas content.
— Vous n'êtes jamais content.
— Si, quelquelbis. Mais aujourd'hui, vrai, je crois (pic j'ai
raison.
— Pourquoi?
— Je n'en sais rien.
— Allons voir.
Quand ils arrivèrent devant le tableau — deux petites paysan-
nes prenant un bain dans un ruisseau — un groupe arrêté l'ad-
mirait. Elle en fut joyeuse, et tout bas :
— Mais il est délicieux, c'est un bijou; vous n'avez rien fait de
mieux.
Il se serrait contre elle, l'aimant, reconnaissant de cliaque
mot qui calmait une souffrance, pansait une plaie. Et des rai-
sonnements rapides lui couraient dans l'esprit pour le convaincre
qu'elle avait raison,' qu'elle devait voir juste avec ses yeux
intelligents de Parisienne. Il oubliait, pour rassurer ses craintes,
que depuis douze ans il lui reprochait justement d'admirer trop
les mièvreries, les délicatesses élégantes, les sentiments expri-
més, les nuances bâtardes de la mode, et jamais l'art, l'art seul,
l'art dégagé des idées, des tendances et des préjugés mon-
dains.
Les entraînant plus loin : « Continuons, » dit-il. Et il les pro-
mena pendant fort longtemps de salle en salle en leur montrant
les toiles, leur expliquant les sujets, heureux entre elles, heureux
par elles.
Soudain, la comtesse demanda :
— Quelle heure est-il?
— Midi et demi.
— Uli! Allons vite déjeuner. La duchesse doit nous attendre
chez Ledoycn, où elle m'a chargée de vous amener, si nous ne la
retrouvions pas dans les salles.
Le restaurant, au milieu d'un îlot d'arbres et d'arbustes, avait
l'air d'une ruche trop pleine et vibrante. Un bourdonnement
confus de voix, d'appels, de cliquetis de verres et d'assiettes
voltigeait autour, en sortait par toutes les fenêtres et toutes les
GOG LA LECTURE
portes grandes ouvertes. Les tables, pressées, entourées de gens
en train de manger, étaient répandues par longues liles dans les
chemins voisins, à droite et à gauche du passage étroit où les
garrons couraient, assourdis, alTolés, tenant à bout de bras des
plateaux chargés de viandes, de poissons ou de fruits.
Sous la galerie circulaire, c'était une telle multitude d'hommes
et de femmes qu'on eût dit une pâte vivante. Tout cela riait,
appelait, buvait et mangeait, mis en gaieté par les vins et inondé
d'une de ces joies qui tombent sur Paris, en certains jours, avec
le soleil.
Un iiarçon fit montor la comtesse, Annette et Bcrtin dans le
salon réservé où les attendait la duchesse.
En y entrant, le peintre apen^ut, à côté de sa tante, le marquis
de Farandal, empressé et souriant, tendant les bras pour rece-
voir les ombrelles et les manteaux de la comtesse et de sa fille.
Il en ressentit un tel déplaisir, qu'il eut envie, soudain, de dire des
choses irritantes et brutales.
La duchesse expliquait la rencontre de son neveu et le départ
de Musadieu emmené par le ministre des Beaux-Arts; et Bcrtin,
à la pensée que ce bellâtre de marquis devait épouser Annette,
qu'il était venu pour elle, qu'il la regardait déjà comme des-
tinée à sa couche, s'énervait et se révoltait comme si on eût
méconnu et violé ses droits, des droits mystérieux et sacrés.
Dès qu'on fut à table, le marquis, placé à côté de la jeune fille,
s'occupa d'elle avec cet air empressé des hommes autorisés à
faire leur cour.
Il avait des regards curieux qui semblaient au peintre hardis
et investigateurs, des sourires presque tendres et satisfaits, une
galanterie familière et officielle. Dans ses manières et ses paroles
apparaissait déjà quelque chose de décidé comme l'annonce d'une
prochaine prise de possession.
La duchesse et la comtesse semblaient ])rotéger et approuver
cette allure de prétendant, et avaient l'une pour l'autre des coups
d'œil de complicité.
Aussitôt le déjeuner fini, on retourna à l'Exposition. C'était
dans les salles une telle mêlée de foule, qu'il semblait impossii)le
d'y pénétrer. Une chaleur d'humanité, une odeur fade de robes
et d'habits vieillis sur le corps faisaient là-dedans une atmo-
sphère écœurante et lourde. On ne regardait plus les tableaux,
mais les visages et les toilettes, on cherchait les gens connus; et
FORT COMME LA MOUT 607
parfois une poussée avait lieu dans cette masse épaisse entr'ou-
verte un moment pour laisser passer la haute échelle double des
vernisseurs qui criaient : « Attention, messieurs; attention, mes-
dames. »
Au bout de cinq minutes, la comtesse et Olivier se trouvaient
séparés des autres. Il voulait les chercher, mais elle dit, en s'ap-
puyant sur lui :
— Ne sommes-nous pas bien? Laissons-les donc, puisqu'il est
convenu que si nous nous perdons, nous nous retrouverons à
quatre heures au buffet.
— C'est vrai, dit-il.
Mais il était absorbé par l'idée que le marquis accompagnait
Annette et continuait à marivauder près d'elle avec sa fatuité
galante.
La comtesse murmura :
— Alors, vous m'aimez toujours?
Il répondit, d'un air préoccupé :
— Mais oui, certainement.
Et il cherchait, par dessus les têtes, à découvrir le chapeau gris
de M. de Farandal.
Le sentant distrait et voulant ramener à elle sa pensée, elle
reprit ;
— Si vous saviez comme j'adore votre tableau de cette année.
C'est votre chef-d'œuvre.
Il sourit, oubliant soudain les jeunes gens pour ne se souvenir
que de son souci du matin.
— Vrai? vous trouvez?
— Oui, je le préfère à tout.
— Il m'a donné beaucoup de mal.
Avec des mots câlins, elle l'enguirlanda de nouveau, sachant
bien, depuis longtemps, que rien n'a plus de puissance sur un
artiste que la flatterie tendre et continue. Capté, ranimé, égayé
par ces paroles douces, il se remit à causer, ne voyant qu'elle,
n'écoutant qu'elle dans cette grande cohue flottante.
Pour la remercier, il murmura près de son oreille :
— J'ai une envie folle de vous embrasser...
Une chaude émotion la traversa, et, levant sur lui ses yeux
brillants, elle répéta sa question :
— Alors, vous m'aimez toujours ?
r,08 LA LKCTURE
Et il répondit avec Tintonatiuii qu'elle voulait et qu'elle n'avait
point entendue tout à l'heure :
— Oui, je vous aime, ma chère Any.
— Venez souvent me voirie soir, dit-elle. Maintenant (|uc j'ai
ma fille, je ne sortirai pas beaucoup.
Depuis qu'elle sentait en lui ce réveil inattendu de tendresse,
un grand bonheur l'agitait. Avec les cheveux tout blancs d'Oli-
vier et l'ajiaiscment des années, elle redoutait moins à présent
qu'd fût séduit par une autre femme, mais elle craignait affreu-
sement qu'il se mariât, par horreur de la solitude. Cette peur an-
cienne déjà, grandissait sans cesse, faisait naître en son esprit
des combinaisons irréalisables afin de l'avoir près d'elle le plus
possible et d'éviter qu'il passât de longues soirées dans le froid
silence de son hôtel vide. Ne le pouvant toujours attirer et retenir,
elle lui suggérait des distractions, l'envoyait au théâtre, le pous-
sait dans le monde, aimant mieux le savoir au milieu des femmes
que dans la tristesse de sa maison.
Elle reprit, répondant à sa secrète pensée :
— Ah ! si je pouvais vous garder toujours, comme je vous gâ-
terais ! Promettez-moi de venir très souvent, puisque je ne sorti-
rai plus guère.
— .le vous le promets.
Une voix murmura près de son oreille :
— Maman.
La comtesse tressaillit, se retourna. Annettc, la duchesse et
le marquis venaient de les rejoindre.
— Il est (j[uatre heures, dit la duchesse, je suis très fatiguée et
j'ai envie de m'en aller.
La comtesse reprit :
— Je m'en vais aus.si, je n'en puis plus.
Ils gagnèrent l'escalier intérieur qui part des galeries où s'ali-
gnent les dessins et les aquarelles et domine l'immense jardin
vitré où sont exposées les ojuvrcs de sculpture.
De la plate-forme de cet escalier, on apercevait d'un bout à
l'autre la serre géante pleine de statues dressées dans les che-
mins, autour des massifs d'arbustes verts et au-dessus de la foule
qui couvrait le sol des allées de son flot remuant et noir. Les
marbres jaillissaient de cette nappe sombre de chapeaux et d'é-
paules, en la trouant en mille endroits, et semblaient lumineux,
tant ils étaient blancs.
FOUT COMME LA MOT.T . 600
Comme Bertin saluait les femmes à la porte de sortie, M"^ de
Guilleroy lui demanda tout bas :
— Alors, vous venez ce soir ?
— Mais oui.
Et il rentra dans l'Exposition pour causer avec les artistes des
impressions de la journée.
Les peintres et les sculpteurs se tenaient par groupes autour
des statues, devant le buffet, et là, on discutait, comme tous les
ans, en soutenant ou en attaquant les mûmes idées, avec les mê-
mes arguments sur des œuvres à peu près pareilles. Olivier qui,
d'ordinaire, s'animait à ces disputes, ayant la spécialité des ri-
postes et des attaques déconcertantes et une réputation de théo-
ricien spirituel dont il était fier, s'agita pour se passionner, mais
les choses qu'il répondait, par habitude, ne l'intéressaient pas
plus que celles qu'il entendait, et il avait envie de s'en aller, de
ne plus écouter, de ne plus comprendre, sachant d'avance tout
ce qu'on dirait sur ces antiques questions d'art dont il connais-
sait toutes les faces.
11 aimait ces choses pourtant, et les avait aimées jusqu'ici d'une
façon presque exclusive, mais il en était distrait ce jour-là par
une de ces préoccupations légères et tenaces, un de ces petits
soucis qui semblent ne nous devoir point toucher et qui sont là
malgré tout, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, piqués dans la
pensée comme une invisible épine enfoncée dans la chair.
Il avait même oublié ses inquiétudes sur ses baigneuses pour
ne se souvenir que de la tenue déplaisante du marquis auprès
d'Annette. Que lui importait, après tout? Avait-il un droit ?
Pourquoi aurait-il voulu empêcher ce mariage précieux, décidé
d'avance, convenable sur tous les points ? Mais aucun raisonne-
ment n'efTaçait cette impression de malaise et de mécontente-
ment qui l'avait saisi en voyant le Farandal parler et sourire en
fiancé, en caressant du regard le visage de la jeune fille.
Lorsqu'il entra, le soir, chez la comtesse, et qu'il la retrouva
seule avec sa fille, continuant sous la clarté des lampes leur tricot
pour les malheureux, il eut grand'peine à se garder de tenir sur
le marquis des propos moqueurs et méchants, et de découvrir
aux yeux d'Annette toute sa banalité voilée de chic.
Depuis longtemps, en ces visites après dîner, il avait souvent
des silences un peu somnolents etdes poses abandonnées de vfe'l
ami qui ne se gêne plus. Enfoncé dans son fauteuil, les jambes
LECT. — 54 IX — 39
GIO l.A LECTURE
croisées, la tète en arrière, il rêvassait en parlant et reposait dans
cette tranciuille intimité son corps et son esprit. Mais voilà que
soudain, lui revinrent cet éveil et cette activité des hommes qui
font des frais pour plaire, que préoccupe ce qu'ils vont dire, et
qui cherchent devant certaines personnes des mots plus brillants
ou plus rares pour parer leurs idées et les rendre coquettes. Il ne
laissait plus traîner la causerie, mais la soutenait et l'activait, la
fouillant avec sa verve, et il éprouvait, quand il avait fait par-
tir d'un franc rire la comtesse et sa fille, ou quand il les sentait
émues, ou quand il les voyait lever sur lui des yeux surpris, ou
quand elles cessaient de trvivailler pour l'écouter, un chatouille-
ment de plaisir, un petit frisson de succès qui le payait de sa
peine.
11 revenait maintenant chaque fois qu'il les savait seules, et
jamais, peut-être, il n'avait passé d'aussi douces soirées.
M""^ de Guillcroy, dont cette assiduité apaisait les craintes
constantes, faisait, pour l'attirer et le retenir, tous ses efforts.
Elle refusait des dîners en ville, des bals, des représentations,
afin d'avoir lajoie de jeter dans la boîte du télégraphe, en sortant
à trois heures, la petite dépèche bleue qui disait : « A tantôt. »
Dans les premiers temps, voulant lui donner plus vite le tète-à-
tètc qu'il dé.sirait, elle envoyait coucher sa fille dès que dix heu-
res commençaient à sonner. Puis, voyant un jourqu'il s'en éton-
nait et demandait en riant (pi'on ne traitât plus Annette en petite
enfant pas sage, elle accorda un petit quart d'heure de grâce,
puis une demi-heure, puis une heure. Il no restait pas longtemps
d'oilleurs après que la jeune lille était partie, comme si la moitié
du <harme qui le tenait dans ce salon venait de sortir avec elle,
Approfhnnt aussitôt des pieds de la comtesse le petit siège bas
qu'il préf('rait, il s'asseyait tout près d'elle et posait, par mo-
ments,avec un mouvement câlin, une joue contre ses genoux. VA\g
lui donnait une de ses mains, qu'il tenait dans les siennes, et sa
fièvre d'esprit tondjant soudain, il cessait de parler et semblait
se repo.ser dans un tendre silence de l'effoit «pi'il avait fait.
Elle conq)iit bien, ])ca à j)eu, avec son flair de femme, qu'An-
nette l'attirait presque autant qu'elle-même. Elle n'en fut point
fâchée, heureuse qu'il pût trouver entre elles quehjue chose de
la famille dont elle l'avait privé ; et elle l'emprisonnait le plus
possible entre elles deux, jouant à la maman jiour (|u'il se crût
presque père de cette fillette et ([u'une nu.inee nouvelle de ten-
FORT COMME LA MORT 611
dresse s'ajoutât à tout ce qui le captivait dans cette maison.
Sa coquetterie, toujours éveillée, mais inquiète depuis qu'elle
sentait, de tous les côtés, comme des piqûres presque imper-
ceptibles encore, les innombrables attaques de l'âge, prit une al-
lure plus active. Pour devenir aussi svelte qu'Annette, elle con-
tinuait à ne point boire, et l'amincissement réel de sa taille lui
rendait en effet sa tournure de jeune fille, tellement que, de dos,
on les distinguait à peine ; mais sa figure amaigrie se ressentait
de ce régime. La peau distendue se plissait et prenait une nuance
jaunie qui rendait plus éclatante la fraîcheur superbe de l'en-
fant. Alors elle soigna son visage avec des procédés d'actrice, et
bien qu'elle se créât ainsi au grand jour une blancheur un peu
suspecte, elle obtint aux lumières cet éclat factice et charmant
qui donne aux femmes bien fardées un incomparable teint.
La constatation de cette décadence et l'emploi de cet artifice
modifièrent ses habitudes. Elle évita le plus possible les compa-
raisons en plein soleil et les rechercha à la lumière des lampes
qui lui donnaient un avantage. Quand elle se sentait fatiguée,
pâle, plus vieillie que de coutume, elle avait des migraines com-
plaisantes qui lui faisaient manquer des bals ou des spectacles ;
mais les jours où elle se sentait en beauté, elle triomphait et jouait
à la grande sœur avec une modestie grave de petite mère. Afin
de porter toujours des robes presque pareilles à celles de sa fille,
elle lui donnait des toilettes de jeune femme, un peu graves pour
elle ; et Annette, chez qui apparaissait de plus en plus un carac-
tère enjoué et rieur, les portait avec une vivacité pétillante ([ui la
rendait plus gentille encore. Elle se prêtait de tout son cœur aux
manèges coquets de sa mère, jouait avec elle, d'instinct, de pe-
tites scènes de grâce, savait l'embrasser à propos, lui enlacer la
taille avec tendresse, montrer par un mouvement, une caresse,
quelque invention ingénieuse, combien elles étaient jolies toutes
les deux et combien elles se ressemblaient.
Olivier Bertin, à force de les voir ensemble et de les comparer
sans cesse, arrivait presque, par moments, à les confondre. Quel-
quefois, si la jeune fille lui parlait alors qu'il regardait ailleurs,
il était foixé de demander : « Laquelle a dit cela ? » Souvent
même, il s'amusait à jouer ce jeu de la confusion quand ils étaient
seuls tous les trois dans le salon aux tapisseries Louis XV. Il
fermait alors les yeux et les priait de lui adresser la même ques-
tion l'une après l'autre d'abord, puis en changeant l'ordre des in-
C12 LA LKCTURF.
tcrrogations, afin qu'il reconnût les voix. Elles s'essayaient avec
tant d'adresse à trouver les mûmes intonations, à dire les mô-
mes phrases avec les mêmes accents, que souvent il ne devinait
pas. Elles étaient parvenues, en vérité, à prononcer si pareille-
ment, que les domestiques répondaient» Oui, madame » à la jeune
niio et « Oui, mademoiselle » à la mère.
A force de s'imiter par amusement et de copier leurs mouve-
ments, elles avaient acquis ainsi une telle similitude d'allures et
de gestes, que M. de Guilleroy lui-même, quand il voyait passer
l'une ou l'autre dans le fond sombre du salon, les confondait à
tout instant et demandait : « Est-ce toi Annette, ou est-ce ta
maman ? »
De cette ressemblance naturelle et voulue, réelle et travaillée,
était née dans l'esprit et dans le ca:ur du peintre l'impression
bizarre d'un être double, ancien et nouveau, très connu et prescpie
ignoré, de deux corps faits l'un après l'autre avec la même chair,
de la même femme continuée, rajeunie, redevenue ce qu'elle
avait été. Et il vivait près d'elles, partagé entre les deux, incjuiet,
troublé, sentant pour la mère ses ardeurs réveillées et couvrant
la lillc d'une obscure tendresse.
Guy DU Maupassant.
(.1 s^ livre.)
BONHEUR INTIME
(1)
Nous n'avions aucun motif de reculer notre mariage ; de plus,
nous étions loin de le désirer. Sans doute, Katia insista pour
aller à Moscou faire de nombreux achats et commander le trous-
seau ; la mère de Serge insista également pour que son fils fît
l'acquisition d'une voiture neuve, d'un nouveau mobilier, et rem-
plaçât les tapisseries de toute la maison, mais nous tînmes, lui
et moi, à ce que tout cela fût remis à plus tard, et la noce célébrée
quinze jours après mon anniversaire, sans bruit, sans corbeille,
sans invités, sans festin, sans Champagne, sans aucun des ingré-
dients dont un mariage est ordinairement agrémenté.
Serge Michaïlovitch me fit part du mécontentement de sa mère
à ce propos. Pas de musique, pas d'avalanches de caisses, pas de
maison bouleversée ! Elle ne comprenait pas cela ; elle eût voulu
que la noce de son fils ressemblât à la sienne, qui avait coûté
trente mille roubles. Elle mettait à sac nombre de coffres et
tenait de véritables conseils avec Mariouchka, la femme de
charge, au sujet de certains taj^is, certains rideaux, certaine
argenterie absolument indispensables à notre bonheur, paraît-il.
Katia n'en faisait pas moins avec ma bonne Kousminichna, et
sur ce point elle était loin d'entendre plaisanterie. Avec la con-
viction que, sous prétexte de parler d'avenir, Serge et moi nous
11) Voir les numéros des 25 août ot 10 septembre 1889.
G14 LA LKCTURE
ne nous disions que des tendresses, ainsi que le voulait d'ailleurs
la circonstance, clic était persuadée que notre bonheur futur dé-
pendait de la bonne façon de mon linçe et de la régularité
d'ourlet des serviettes et des nappes. Il s'établit entre Prokovsk
et Nikolsk un échange quotidien de communications secrètes sur
les préparatifs, et bien que la mère de Serge et Katia eussent
l'air d'être intimement liées, il se dégageait de leurs rapports une
diplomatie scr.éc et légèrement hostile.
Tatiana Semenovna avait conservé les manières de voir d'un
temps passé ; c'était une femme J'ordre et de principes. Serge
l'aimait non seulement parce que sa qualité de lils lui en faisait
un devoir, mais encore parce qu'il la considérait comme la femme
la meilleure, la i)lus intelligente, la plus aimante et la plus
aimable qu'il y eût au monde. Elle s'était toujours montrée bonne
pour nous, surtout pour moi ; elle fut donc heureuse que son fils
m'épousât. Mais lorsque je lui rendis visite, avant notre mariage,
elle me donna à entendre — du moins je le crus — qu'il eût pu
faire un meilleur parti, et que je lui devais de la reéonnaissance.
Je la compris fort bien et fus du même avis.
Pendant ces deux dernières semaines, nous nous vîmes
tous les jours. 11 arrivait pour le dîner et restait juscjuc vers
minuit. Mais, bien qu'il eût assuré et que je fusse convaincue
qu'il n'eût pu vivre loin de moi, il ne passait jamais la journée
tout entière avec moi et il s'efforçait de ne pas négliger ses af-
faires. Nos rapports extérieurs furent ce qu'ils avaient été tou-
jours ; nous continuâmes à nous dire vous. Il ne me baisait pas
même la main et évitait de se trouver seul avec moi. On eût dit
qu'il craignait d'être emporté par un accès de cette tendresse
fougueuse qui lui était propre. Je ne sais lequel de nous deux
avait changé, mais je me sentais son égale maintcnant.il n'avait
plus rien de cette simplicité forcée qui me déplaisait en lui, et
cet homme, qui m'avait inspiré tant de respect et de crainte, était
devenu un véritable enfant tout transporté de bonheur. C'est un
homme, tout simplement, me disais-je. Je voyais clair en lui, je
le connaissais entièrement et je trouvais que tout dans sa nature
était en harmonie avec la mienne. Les plans ([u'il formait pour
notre avenir correspondait.^nt exactement aux miens — avec cette
différence rju'il les concevait mieux et les exposait en meilleurs
termes.
Le temps fut mauvais pendant toute cette (Quinzaine et nous ne
BONHEUR INTIME 615
sortîmes guère ; pour causer à notre aise, nous avions choisi le
coin entre la fenêtre et le piano. Les vitres posées sur le noir de
la nuit reflétaient la lumière des bougies et sonnaient parfois
sous les gouttes de pluie. Dehors, l'eau dévalait le long des gout-
tières et tombait bruyamment dans les flaques. Une humidité
pénétrante montait vers nous, faisant paraître notre retraite plus
claire, plus chaude, plus agréable.
— Savez-vous que j'ai sur le cœur quelque chose dont je vou-
drais vous parler, me dit-il un soir que nous étions restés seuls
dans notre coin, plus tard que de coutume. Pendant que vous
jouiez, j'y ai réfléchi longuement.
— Ne me dites rien, je sais tout.
— Vous avez raison ; n'en parlons plus.
— Si, tout de même. Qu'est-ce que c'est ?
— Eh bien, vous souvenez-vous de l'histoire d'A... et de B...
que je vous ai racontée ?
— Comment ne me souviendrais-je pas de cette sotte histoire.
Il n'est pas trop tôt qu'elle soit finie.
— Il s'en est fallu de peu que je brise de mes mains mon propre
bonheur. C'est vous qui m'avez sauvé. Mais le plus grave, c'est
qu'alors j'ai menti constamment. Voilà ce qui me pèse, et main-
tenant je voudrais vous avouer toute la vérité.
— Ah ! je vous en prie, n'en faites rien.
— N'ayez crainte, reprit-il en souriant, je voudrais me justi-
fier. En commençant, j'avais l'intention d'engager une discus-
sion.
— Pourquoi? Il ne faut jamais de discussion.
— Je m'en tire si mal ! Quand, après toutes mes désillusions
et toutes mes déceptions, je revins à la campagne, je me dis que
désormais c'en était fait pour moi de l'amour, qu'il ne me restait
pins rien, si ce n'est des devoirs. Je fus longtemps sans me
rendre compte de mes sentiments pour vous et du résultat qui
pouvait en advenir. Tour à tour, j'espérai et je désespérai ;
parfois il me semblait que vous jouiez à la coquette, parfois il me
venait un doute ; bref, je ne savais que faire. Mais après cette
soirée — vous vous souvenez? — cette soirée où nous allâmes
nous promener au jardin, mon bonheur m'effraya, tant il me
parut grand, infmi. Qu'arriverait-il si je me permettais d'espérer.
Naturellement, je ne songeais qu'à ma propre personne, en par-
fait égoïste que j'étais.
GKi LA LECTURE
Un instant il se tut et me regarda avant de poursuivre.
— Mais ce n'était pas tout à fait absurde ce que je vous disais;
les choses pouvaient tourner ainsi et j'avais tout à craindre pour
moi-même. Je recevais tant de vous et je vous donnais si peu !
Vous êtes encore une enfant, un bouton de rose qui attend son
épanouissement ; vous en êtes à votre premier amour, tandis que
moi...
— Oui, dites-moi la vérité ! m'écriai-je, mais j'eus peur de ce
cpi'il allait me répondre et j'ajoutai : non, non, ne me dites rien.
— Vous voudriez savoir si j'ai déjà aimé ailleurs, n'est-ce
pas? reprit-il, devinant ma pensée, eh bien ! je puis vous l'as-
surer : je n'ai jamais aimé, je n'ai jamais rien éprouvé d'ana-
logue à ce que je ressens en ce moment...
Mais tout à coup un souvenir parut l'oppresser.
— Ici même, il me fallait votre cœur pour avoir le droit de
vous aimer, et il me fallait bien réfléchir avant de vous avouer
que je vous aimais... Que vous apporté-je? L'amour... sans
doute...
— Est-ce donc si peu de chose ? demandai-je en le regar-
dant.
— Oui, peu de chose, chère amie, bien peu de chose pour
vous. Vous êtes jeune, vous êtes belle... Souvent l'excès de bon-
hcnu* m'empêche de dormir et je songe à l'existence commune qui
nous attend. J'ai beaucoup vécu, et cependant il me semble que
je viens de découvrir ce qui est indispensable au bonheur. Une
vie retirée, très calme, dans une solitude champêtre avec la pos-
siltilité défaire beaucoup de bien autour de nous, parmi ceux qui
y sont sensibles et à f[ui on en témoigne si peu ; puis du travail,
un travail utile, des distractions, la nature, des livres, la musi-
({uo, l'amour du prochain : voilà ma lélicité, une félicité comme
jamais je n'en ai rêvé de i)lus parfaite. Et puis, au dessus de
tout cela, une compagne comme vous, une famille — tout ce que
riionmie peut désirer.
— Oui.
— Oui, pour moi qui ai ma jeunesse dans mon passé, mais non
pour vous. Vous ne connaisse/, pas encore la vie, vous auriez pu
chercher le bonheur dans d'autres conditions et peut-être l'eus-
siez-vous trouvé. Aujourd'hui tout cela vous paraît le bonhrnr
parce que vous m'aimez.
— Non, je n'ai jamais aimé ni désiré autre chose que ce bon-
BONHEUR INTIME 017
heur paisible et intime, et vous n'avez fait qu'exprimer ma
pensée.
— Vous vous l'imaginez, ma chère amie. Mais en réalité, c'est
bien peu de chose pour vous. Vous êtes jeune et belle, répéta •
t-il avec insistance.
Je commençais à sentir quelque irritation de le voir se refuser
à me croire et, jusqu'à un certain point, me faire un reproche
de ma jeunesse et de ma beauté.
— Eh bien ! pourquoi m'aimez-vous? demandai-je avec hu-
meur, est-ce pour ma jeunesse ou pour moi-même?
— Je ne sais, mais je vous aime,répliqua-t-il, en fixant sur moi
ses yeux ardents et fascinateurs.
Je gardai le silence, et machinalement je le regardai. Soudain
un phénomène bizarre se manifesta : je cessai de voir ce qui
m'entourait, son visage lui-même s'effaça, je ne distinguai plus
que ses grands yeux tournés vers moi. Puis il me sembla que
leur regard descendait jusqu'au plus profond de mon être ; je me
troublai, tout disparut et je dus fermer les paupières pour dissi-
per la sensation d'extase et de terreur que ses yeux avaient fait
surgir en moi.
La veille du jour arrêté pour notre mariage, le temps se rassé-
réna vers le soir et nous eûmes la première nuit claire et froide
de l'automne. L'air redevint limpide et le jardin s'offrit à nos
regards nettement. Les arbres étaient dépouillés, les tons rouilles
de l'arrière-saison dominaient partout ; le ciel était pur, calme et
rigide. J'allai me reposer avec la joie de voir le temps si bien
disposé pour mon mariage ; quand je me réveillai, de très bonne
heure, la pensée que « c'était aujourd'hui » ne laissa pas que de
me causer une certaine frayeur et quelque étonnement.
Je descendis au jardin. Le soleil venait de se lever et ses pre-
miers rayons tombaient à travers les branches dénudées des
tilleuls. Des feuilles mortes jonchaient Tallée. Les fruits du sor-
bier avaient rougi, tandis que les dahlias étaient noirs et recro-
quevillés par le froid. Une gelée blanche s'étendait sur la pelouse
comme une couche d'argent, et, dans le ciel transparent, on n'eût
pu voir un seul nuage.
— C'est donc bien pour aujourd'hui ? me dis-je, ne pouvant
croire encore à mon bonheur; ainsi demain, je ne serai plus ici,
je me réveillerai dans cette belle maison de Nikolsk ? Je ne l'at-
tendi-ai donc plus, je ne parlerai donc plus de lui avec Katia,
618 LA LECTURE
chaque soir, chaque nuit ? Je ne me mettrai plus au piano \n'cs
de lui clans notre salon? Je ne mai'cherai plus à côté de lui, toute
peureuse dans les nuits noires ?
Et je me souvins que la veille au soir il était venu pour la der-
nière fois, que Katia m'avait même obligée à essayer ma robe de
mariée en disant : « C'est pour demain. » De sorte que parfois je
croyais et qu'en d'autres moments je doutais. Allait-il falloir dé-
sormais vivre près d'une bcllc-mèrc, sans Nadcjda, sans Gregor,
sans Katia ? Je n'embrasserais plus ma vieille bonne à l'heui'e de
me mettre au lit, et elle ne me bénirait plus comme elle avait cou-
tume de le faire en me disant : « Dormez bien, mademoiselle ! »
Je ne donnerais plus de leçons à Sonia, je ne jouerais plus avec
elle, je ne cognerais plus à la muraille pour l'appeler, je n'enten-
di'ais plus son rire d'enfant. Etait-ce bien aujourd'hui que mes
espérances et mes désirs allaient prendre corps, qu'une nouvelle
vie commencerait pour moi? Et cette nouvelle vie devait-elle du-
rer toujours? J'attendais avec impatience la venue de Serge Mi-
chaïlovitch.
Il arriva tôt et à peine fut-il là, que j'eus aussitôt la certitude
d'être sa femme le jour même, et dès lors cette pensée n'eut plus?
rien d'effrayant pour moi. Avant le dîner nous nous rendîmes à
l'église, afin de prier pour mon père défunt. Oue ne vit-il encore !
jne di<ais-je en revenant à la maison, et je m'a])[)uyaissurlebras
de celui qui avait été son meilleur ami. Pendant (pie j'étais restée
la tête courbée vers les dalles glacées, je m'étais tant appliquée
à ressusciter l'image de mon père, que je crus vraiment sentir
son àme planer sur nous et bénir mon choix. Ce souvenir, ces
espérances, ce bonheur et cette tristesse, se fondaient eu mol
dans une sorte d'attendrissement grave. Et ce sentiment était en
])l('ii>c harmonie avec le calme du ciel, la solitude des champs, la
j)àleuv de ce soleil anémlipie dont les rayons s'elTorçaient en vain
de colorer mes joues. On eût dit que celui aux côtés duquel je
marchais, comprenait ce qui se passait en moi et y prenait part.
Il s'avançait, silencieux et lent; son visage, que j'examinais à la
dérobée de temps à autre, avait une expression grave, ni joyeuse
ni triste, à l'unisson de ce que .sentait mon cœur et de ce que di-
sait le paysage. Tout à coup il se tourna vers moi et je vis qu'il
voulait me parler.
— Un jour il nv dit eu plaisantant : « Tu devrais épouser
Mâcha. »
DONHEUH INTIME OI'J
— Qu'il serait heureux s'il était là ! répliquai-jc en serrant plus
ftirt le bras sur lequel reposait le mien.
— Oui, alors vous n'étiez encore qu'une enfant. Je baisais vos
yeux parce qu'ils ressemblaient aux cieux. J'étais bien loin de
soupçonner que plus tard ils me seraient si chers, à cause de
moi-même. Je vous appelais Mâcha, tout simplement.
— - Tutoyez-moi.
— J'allais le faire comme si tu n'étais bien à moi qu'à partir de
cet instant.
Et son regard tranquille et heureux se reposa avec tendresse
sur le mien.
D'un côté s'étendait devant nous un champ de chaume qui par-
tait du ravin et montait jusqu'à la forêt. Un paysan marchait
derrière sa charrue et traçait une bande plus sombre qui allait
s'élargissant de plus en plus; un troupeau de chevaux
quittait la lisière et venait à nous. De l'autre côté, les semailles
d'ixiver commençaient à germer et à glacer de vert le terrain se
déroulant jusqu'à notre jardin, derrière lequel apparaissait la
maison. Aux rayons pâles du soleil se mêlaient de longs fils qui
flottaient dans l'air, recouvraient le chaume, s'accrochaient à nos
vêtements et à nos cheveux. Lorsque nous parlions, nos voix
avaient une sonorité comme si les sons fussent restés suspendus
au-dessus de nos têtes, comme si nous eussions été seuls dans ce
vaste monde, sous ce ciel immuable, dans cette lumière sans
chaleur. Volontiers aussi, je l'eusse tutoyé, mais je n'y parvenais
pas.
— Pourquoi marches-tu si vite? deraandai-je enfin tout bas,
en rougissant malgré moi.
Il ralentit le pas et me regarda plus tendrement encore.
Quand nous rentrâmes, la mère de Serge était arrivée ainsi
que les quelques personnes auxquelles nous n'avions pu nous
dispenser d'adresser une invitation. Jusqu'au moment où, la cé-
rémonie terminée, je montai en voiture, je n'eus plus l'occasion
d'être seule avec lui. L'église était presque déserte. Un seul coup
d'œil suffit pour apercevoir Tatiana Semenovna, installée sur un
tapis; près du chœur, Katia coiffée de son bonnet à rubans lilas,
puis quelques drocoviés m'examinant curieusement. Je ne le vis
pas, lui, mais j'avais conscience de son voisinage. Je suivis l'office
et je répétai les paroles des prières, mais elles ne trouvèrent au-
cun écho dans mon àme. Il m'était impossible de prier. Vague-
C20 LA lecturp:
ment je regardais les images, les cierges, la croix ornant le dos
de la chasuble de rofficiant, puis une fenêtre, mais je ne compre-
nais rien. Tout au plus percevais-je qu'il se passait quelque chose
d'extraordinaire en ce moment. Quand le prêtre se retourna pour
me souhaiter d'être heureuse, pour me rappeler qu'il m'avait
baptisée; quand Tatiana et Katia vinrent m'cnil)rasscr, que la
voix de Gregor m'invita à monter en voiture, je fus prise d'éton-
nement et d'effroi à l'idée que tout était déjà fini et que cependant
rien d'extraordinaii'e ne s'était produit et que je n'avais rien
éprouvé de la sainteté du sacrement. Nous échangeâmes un bai-
ser, etce baiser me parut si singuher, si étranger à mes sentiments,
qu'involontairement je me dis : « Et c'est tout ? » Nous sortmies.
Le roulement de la voiture retentit jus([u'au fond des voûtes do
l'église; un air frais me caressa le visage, pendant qu'il se cou-
vrait de son chapeau et m'instaUait sur la banquette. A travers
la glace, je vis passer la lune froide dans un halo brumeux. Il
s'assit près de moi et referma la portière ; j'en ressentis un contre-
coup au cœur, comme si la fermeté avec laquelle il avait agi
m'eût blessée. La voix de Katia me recommanda de me couvrir
la tête, les roues dansèrent sur des cailloux, puis l'oulèrent dou-
cement sur un chemin uni et la course s'accéléra. Blottie dans un
angle, je contemplais les champs blanchis par la lune blafarde et
la route qui .semblait fuir dans le lointain. Et je me répétais :
« Voilà donc tout ce que me réservait ce moment — ce moment
dont j'attendais de si grandes choses ! » Et je me sentais humiliée
et froissée d'être si seule avec lui, si près de lui. Je nie retournai
l)Our lui adresser la parole, mais aucun mot ne sortit de mes lè-
vres. On eût dit que toute ma tendresse s'était (!'vanouie, pour
faire place au sentiment de l'offense reçue et de la terreur éprou-
vée.
— Jusqu'au dernier moment, j'ai douté que cela pût être, dit-il
doucement, répondant à mon regard.
— Moi... j'ai peur... je ne sais pounpioi.
— Comment, peur de moi, chère Mâcha? reprit-il en saisissant
ma main et en se penchant vers moi.
Ma main resta inerte dans la sienne nt un froid douloureux me
traversa le cœur.
— Oui, murmurai-je.
Puis, mon cœur se reprit à battre plus fort, ma main se ré-
chauffa et étrcignit la sienne, mes yeux cherchèrent les siens
BONHEUR INTIME G21
dans l'ombre et je sentis que je n'avais plus aucune peur de lui.
Un nouvel amour plus ardent, plus puissant, s'éveillait en moi :
j'élais à lui tout entière, et j'étais heureuse de cette possession.
VI
Des jours, des semaines, deux mois complets s'écoulèrent dans
une existence paisible, à notre insu pom* ainsi dire, et cependant
les sensations, les émotions et les ivresses de ces deux mois eus-
sent pu suffire à une existence. Notre vie à la campagne n'était
pas la réalisation exacte du rêve que nous avions fait, mais elle
était plus belle encore que nous ne l'avions rêvée. Ce n'était pas
l'existence austère toute consacrée au travail, au devoir, au dé-
vouement, à l'abnégation que je m'étais arrangée avant mon ma-
riage : c'était plutôt une jouissance égoïste, exclusive de notre
amour, le désir d'être toujours aimée, des joies sans cause et sans
fin, un oubli absolu des choses de ce monde. Sans doute, il res-
tait (pielquefois à sa chambre pour un motif ou l'autre, allait à la
ville ou s'occupait de son domaine, mais je voyais bien tout ce
qu'il lui fallait d'efforts pour s'arracher à moi. Lui-même m'avoua
plus tard que là où je n'étais pas, tout lui semblait vide, morne,
sans aucun intérêt pour lui.
Il en était de même pour moi, je lisais, je faisais de la musique,
je m'occupais avec Tatiana Semenovna, mais uniquement parce
que tout cela se rapportait plus ou moins à lui et lui faisait plai-
sir. Dès qu'il s'agissait d'une chose ne se conciliant plus avec sa
pensée, mes mains retombaient et l'idée qu'il pouvait y avoir
quelque chose en dehors de lui, me semblait ridicule. Peut-être
ceci était-il un sentiment égoïste et coupable, mais il me rendait
heureuse et me mettait au-dessus des vulgarités de la vie. Lui
seul existait pour moi et je le considérais comme l'être le plus
beau et le meilleur qu'il y eût sur la terre; je ne pouvais donc
vivre que pour lui, que pour rester moi-même ce que j'étais pour
lui. Il voyait en moi la plus belle des femmes, douée de toutes
les perfections, et je m'efforçais d'être cette femme, pour le meil-
leur des hommes.
Un jour il entra dans ma chambre au moment où j'étais en
prière. Je le regardai sans m'interrompre ; il s'assit et ouvrit un
C22 LA LECTURE
livre. Mais je sentis qu'il avait les yeux fixés sur moi ; je me re-
tournai : il sourit, je fis comme lui et il me fut impossible de prier
plus longtemps.
— As-tu prié? dcmandai-jc.
— Oui, continue, je reviendrai.
— Mais tu pries vraiment, j'espère ?
Il voulut s'esquiver sans répondre, mais je le retins
— Cher, viens prier avec moi^ pour me faire plaisir.
Il prit place à côté de moi, laissa tomber ses bras, gauchement,
et se mit à lire, en bredouillant. De temps à autre il me regardait
comme pour me demander de venir à son aide. Quand il eut fini,
j'éclatai de rire et je l'embrassai.
— Mignonne, il me semble que j'ai dix ans ! dit-il, tout rouge
encore, en me baisant la main.
Notre demeure était une de ces antiques habitations qui ont
abrité sous leur toit plusieurs générations d'une môme race. De
toutes choses s'exhalaient des souvenirs bons et purs qui deve-
naient les miens, en quelque sorte, dès que j'eus franchi le seuil ;
Tatiana Somenovna y maintenait sévèrement un règlement de
vie à l'ancienne mode. On ne pouvait affirmer que tout était beau
et élégant; mais du personnel aux repas, sans oublier l'ameu-
blement, tout était abondant, simple et propre, tout inspirait la
considération. Les meubles du salon étaient disposés avec symé-
trie ; les parois étaient ornées de tableaux et le parquet dispa-
raissait sous un tapis qu'agrémentaient des paysages. Un vieux
piano, deux chiffonniers de styles différents, des sofas, des gué-
ridons do marqueterie complétaient ce mobilier. Ma chambre, à
laquelle Tatiana avait donné toutes ses attentions, était un ras-
semblement de toutes les époques et de toutes les manières. Il y
avait entre autres un antique trumeau qui m'avait causé d'abord
quelque effarement, mais qui bientôt me fut cher autant qu'un ami.
La voix de Tatiana Semenovna ne se faisait jamais entendre
et cependant tout marchait régulièrement conmie dans une hor-
Iniro bien réglée, malgré la quantité de personnes au moins inu-
tiles. Mais ces innombrables domestiques portaient des chaus-
sures sans talons qui ne produisaient aucun bruit — Tatiana
allirmait (|uo rien n'était plus désagréable en ce monde que le
craquement des semelles et le tapotement des talon'* — tous ces
domc.-sti(|ues semblaient fiers de leurs fonctions. Ils tremblaient
devant la vieille dame et prenaient des airs protecteurs envers
BONHEUR INTIME GiS
moi et mon mari. Ils s'acquittaient de leurs besognes avec un
zèle remarquable. Le samedi soir on lavait tous les parquets, on
battait tous les tapis, et le premier de chaque mois il y avait
service divin et bénédiction de l'eau. A la fête de Tatiana et de
son fils — ainsi qu'à la mienne désormais — un banquet était
offert aux voisins et les choses allaient ainsi depuis longtemps,
elles avaient toujours été ainsi depuis aussi longtemps que Ta-
tiana Semenovna se souvenait.
Mon mari ne se mêlait pas du ménage ; il ne s'occupait que
des travaux du dehors, mais il s'en occupait très activement. Il
se levait de bonne heure, même en hiver, de sorte que le plus
souvent il était déjà sorti quand je me réveillais. Ptcgle frénérale
il l'evenait pour le thé — que nous prenions seuls — et, malgré
les fatigues et les soucis que cause une grande exploitation, il
était presque toujours dans cette heureuse situation d'esprit que
nous appelions transport frénétique. Fréquemment je lui deman-
dais de me raconter ce qu'il avait fait dans sa matinée, et alors il
me narrait les choses les plus invraisemblables qui nous forçaient
à éclater de rire. Si j'exigeais un rapport sérieux, il me le don-
nait, avec un sourire mal refoulé. Alors je regardais ses yeux, je
suivais les mouvements de ses lèvres, mais je ne comprenais
i"ien : j'étais heureuse de le voir et d'entendre sa voix.
— Eh bien, qu'ai-je dit? R,épète-lc moi, ajoutait-il.
Mais je ne pouvais rien répéter. Fait assez étrange, il ne parlait
ni de moi ni de lui, mais toujours d'un tiers. Beaucoup plus tard
je commençai à m'initier à ses travaux et à m'y intéresser.
Tatiana Semenovna était invisible jusqu'au dîner. Elle prenait
le thé seule et nous envoyait le bonjour par un messager. Dans
notre petit monde si heureux et si jeune elle avait une place
toute spéciale. Aussi avais-je peine à retenir un éclat de rire fou
quand sa feinme de chambre, les bras croisés sur la poitrine,
nous annonçait gravement que madame l'avait chargée de s'in-
former si nous avions bien reposé après notre promenade de la
veille, et en outre de porter à notre connaissance que madame
avait eu des douleurs et qu'un imbécile de chien avait aboyé la
nuit et l'avait empêchée de dormir ; de plus elle avait mission de
nous demander notre avis sur le gâteau qui avait été cuit par
Nicolas, à titre d'essai, Nicolas s'en était assez bien tiré pour la
pâtisserie, mais que, quant aux ])iscuits...
Nous étions rarement ensemble avant le dîner. Je faisais de la
02i LA LECTURE
musique ou je lisais, seule ; mon mari écrivait ou sortait, mais
nous nous réunissions vers quatre heures au salon. Maman quit-
tait sa chambre et nous voyions aussi apparaître des gentils-
hommes pauvres ou des pèlerins, car la maison en hébergeait
toujours deux ou trois au moins. Suivant une ancienne habitude,
mon mari offrait le bras à sa mère quand nous passions à la salle
à manger, mais elle exigeait que je prisse l'autre, et nous avions
])eaucoup de peine régulièrement, à franchir la porte.
Tatiana Semenovna présidait le repas et la conversation prenait
im ton grave, posé, presque solennel. Les quelques propos, moins
doctes, que nous échangions mon mari et moi, apportaient seuls
un peu de diversion agréable dans ces séances gastronomiques.
Parfois l'entretien s'animait entre la mère et le fils, à propos
d'opinions différentes ; je trouvais un plaisir très vif à ces petites
discussions, dans lesquelles se manifestait hautement l'amour
tendre et profond que les deux adversaires avaient l'un pour
l'autre. Après le dîner, maman s'installait dans un grand fauteuil,
râpait son tabac ou coupait les derniers livres arrivés. Nous
lisions à haute voix ou nous allions nous mettre au piano, dans le
grand salon.
Nous fîmes beaucoup de lectures en commun à cette époque,
mais notre plus cher passe-temps fut toujours la musique, (jui
chaque fois faisait résonner de nouvelles cordes dans notre cœur
et nous révélait l'un à l'autre sous un nouveau jour. Quand je
rej)renais nos morceaux favoris, il s'asseyait à quelque distance,
sur un sopha où je pouvais le voir à peine, et par suite d'une cer-
taine délicatesse il s'efforçait de dissimuler l'impression que mon
jeu produisait sur lui. Souvent je me levais au moment où il s'y
attendait le moins et je courais à lui pour chercher sur son visage
les traces de son émotion, surprendre l'éclat prcsijue surnaturel
de ses yeux voilés qu'il essayait en vain de me dérober.
Maman eut maintes fois l'envie de venir voir si nous étions
bir-u dans le grand salon, mais la crainte de nous déranger la
retenait sans doute. Cependant je la vis à différentes reprises
traverser la pièce d'un air dégagé, comme si elle ne nous remar-
«juait pas ; je savais qu'elle devait avoir ses raisons pour aller ii
sa ehamlïi'c et en ressortir aussi i-apidement.
Le soir, je servais le thé dans le grand salon et la réunion était
complète. Ces assemblées imposantes devant le samovar élince-
lant et mes fonctions d'éehanson mo causèrent longtemps le plus
BONHEUR INTIME 625
vif émoi. Il me semblait toujours que j'étais trop jeune, trop
étourdie pour mériter l'insigne honneur de tourner le robinet d'un
samovar de cette taille, pour placer les tasses sur le plateau du
domestique en disant : Pour Pierre Ivanovitcli, pour Marie Mi-
nitclma ! m'informer si le thé était assez sucré, envoyer du sucre
aux gens de service.
— Parfait ! parfait ! tout comme une dame ! s'exclamait parfois
mon mari, et mon trouble ne faisait qu'en augmenter.
Après le thé, maman faisait une patience ou demandait à Marie
Minitclma de lui tirer les cartes ; puis elle nous embrassait et
nous bénissait : nous nous retirions ensuite dans notre apjiarte-
ment. Recelé o-énérale, nous prolona-ions notre veillée en tête-à-tcte
au delà de minuit ; c'étaient nos heures les plus douces et les
meilleures.
Il me racontait son passé, nous faisions des projets, nous phi-
losophions, ayant soin de baisser le ton afin de n'être point en-
tendus à l'étage par Tatiana Semenovna, qui voulait nous savoir
au lit de bonne heure. Parfois alors la faim nous reprenait et nous
allions rendre visite au buffet ou réclamer sous la protection de
Nikita un souper froid que nous emportions dans ma chambre.
Mon mari et moi nous vivions presque en étrangers dans cette
grande maison dans laquelle planaient au-dessus de toutes choses
l'esprit routinier de Tatiana Semenovna et les traditions de famille.
Comme ma belle-mère, les domestiques, les meubles, les tableaux
m'insj)iraient du respect, voire môme une certaine crainte. Je
sentais que ni moi ni mon mari n'étions à notre place et que nous
avions à nous montrer attentifs et circonspects. Je me souviens
maintenant que cette régularité sévère et imperturbable, cette
abondance de gens désœuvrés et curieux nous pesaient lourde-
ment, mais, en revanche, resserraieut plus fortement notre amour.
Et lui et moi nous nous gardions bien de laisser deviner que quel-
que chose nous déplaisait.
On eût dit aussi que son mari s'efforçait de ne pas voir ce qui
était mal. C'est ainsi que Dinitri Sidoraff, un domestique de
maman, qui était fumeur enragé, avait l'habitude d'entrer dans le
cabinet de mon mari et d'y prendre du tabac quand nous étions
au grand salon après le dîner. Rien n'était plus singulier que
l'air joyeusement effaré de mon mari quand il venait à moi, sur
la pointe du pied, et me désignait du geste et du l'egard Dinitri
Sidoraff bien éloigné de se savoir pris en flagrant délit. Et lors-
LECT. — 54 IX — 40
G2(J LA LKCTURE
que Dinitri so retirait sans nous avoir aperçus, mon mari mo
jurait que tout s'était passé sans encombre, que j'étais une char-
mante créature — et il m'embrassait. Parfois je me sentais irritée
de ce calme, de cette tolérance, de cette indifférence; j'oubliais
que j'agissais de même et je prenais cela pour de la faiblesse.
— Est-ce donc un enfant pour n'oser vouloir? me disais-je.
— Oh! ma chère Mâcha, répliqua-t-il, un jour que je lui avais
laissé voir mon étonnemont à ce sujet, comment être mécontent
d'une chose ou d'une autre quand on est aussi heureux que je le
suis? Il est infiniment plus facile de céder aux autres que de les
faire céder, j'en ai la conviction depuis longtemps; il n'y a pas
de situation dans laquelle on ne puisse trouver le bonheur. Nous
sommes si bien! Je ne puis plus me fâcher; il n'y a plus de mal
pour moi ; je ne vois plus que du triste ou de l'amusant. Mais,
avant tout, je pense que le mieux est l'ennemi du bien. Croirais-
tu que, en entendant sonner, en ouvrant une lettre, en me réveil-
lant même, j'ai peur — peur de vivre, peur de voir survenir des
transformations dans notre existence? Car, jamais nous ne pour-
rons être plus heureux que maintenant.
J'étais de son avis sous ce rapport, mais je ne le comprenais
pas entièrement. J'étais complètement heureuse, il me semblait
que tout devait aller ainsi pour nous, ne pouvait aller autre-
ment; que les autres hommes étaient lioureux aussi, mais d'un
bonheur différent et moins parfait.
Deux mois s'écoulèrent, et Tliivcr nous ramena le froid et les
tourmentes de neige. Bien que Serge Michaïlovitch restât près
de moi, je commençai à é])rouver le sentiment de l'isolement, à
sentir que notre vie se répétait sans cesse, que rien de nouveau
ne .se présentait ni j)our moi ni pour lui, mais qu'au contraire
nous revenions en arrière, vers d'anciens buts. Il s'occupa plus
(jne jamais de ses travaux et il me sembla garder au fond de son
àuir un monde dont l'entrée m'était interdite. Son calme
immuable m'exaspérait. Je ne l'aimais pas moins qu'autrefois et
je n'étais pas moins li<urcuse de posséder son amour, mais le
mien restait au mêm(^ point, ne grandissant plus, permettant à
une sensation nouvelle et iiujuiétante do se glisser dans mou
cœur. C'était peu pour moi de continuer à aimer après avoir
connu la joie d'aimer pour la première fois. Il me fallait le mou-
vement, l'agitation, le danger, le sacrifice, pour d(jnner des
preuves de mon amour; il y avait en moi une accumulation de
BONHEUR INTIME G27
forces que notice existence paisible et régulière ne m'offrait pas
l'occasion de dépenser.
J'avais des accès de tristesse que je m'efforçais de lui cacher
comme autant de fautes, des explosions de gaieté et de folle ten-
dresse, qui l'effrayaient. De même qu'autrefois il m'étudiait sans
cesse et un jour il me proposa de partir pour la ville ; je le priai
de n'en rien faire, de ne l'ien changer à notre vie, de ne point
toucher à notre bonheur. En effet, j'étais heureuse tout en souf-
frant de ce que ce bonheur n'exigeait de moi aucune peine, aucun
dévouement, alors que le besoin de peiner et de me dévouer (|ui
était en moi réclamait impérieusement un champ d'action. Je
l'aimais, et je voyais bien que pour lui j'étais tout, mais j'eusse
voulu voir surgir des obstacles entre nous, afin de montrer que
je l'aimais malgré tout. Mon cerveau et mon cœur n'étaient plus
occupés que de cela; il y avait encore cependant la jeunesse qui
aspirait à l'activité — une activité qui m'était refusée.
Pourquoi m'avait-il dit que nous partirions pour la ville quand
je voudrais? Ne m'avait-il pas dit aussi, ou du moins n'avais-je
pas compris^ à ses dires, que ces aspirations étouffantes étaient
une chimère, un défaut même, que le sacrifice tant désiré par
moi était là sous ma main, qu'il consistait dans le refoulement
de ces aspirations et de ces désirs? La pensée qu'il m'était pos-
sible de me débarrasser de ma mélancolie en allant nous fixer à
la ville me passait par la tête involontairement. Mais, en partant
je le séparais de tout ce qui lui était cher et j'avais scrupule de
voir ce déchirement se produire à cause de moi.
Le temps marchait et la neige s'amoncelait contre les murs de
Nikolsk. Et nous étions toujours seuls, tout en tête-à-tête, tandis
que là-bas dans les bruits et les gloires du monde des hommes
s'agitaient, souffraient, vivaient, ignorant notre existence et
notre abandon. La situation était d'autant plus critique pour moi
que je sentais chaque jour augmenter la force des habitudes dans
lesquelles notre vie se moulait peu à peu. Nous perdions notre
liberté de sensations qui se pliait de plus en plus à la marche
méthodique et monotone de notre existence. Être gais le matin,
solennels au dîner, affectueux le soir : nous ne sortions plus
de là.
— Bien agir, me disais-je, c'est très beau de bien agir et de
vivre honnêtement, mais nous avons le temps, et il y a encore
autre chose que je me sens la force et Fenvie de faire.
028 LA LKCTL'III':
Il me fallait la lutte : j'avais liàte de voir mes sentiments devo-
nii' notre guide dans la vie au lieu d'attendre que la vie dii-ii^eàt
nos sentiments. J'aurais voulu m'avancer avec lui au bord d'un
abîme et lui dire : Un pas et je tombe, je suis perdue! être
témoin de sa pâleur, del'etTort dans lequel il m'aurait enlevée de
son ]jras vigoureux pour m'emporter où il eût jugé bon, comme
on emporte une proie.
Cet état ne tarda pas à exercer son influence sur ma santé et
mes nerfs devinrent malades.
Un matin je me trouvai plus mal encore que de coutume. Mou
mari rentra de mauvaise bumeur, ce qui ne lui arrivait pas sou-
vent. Je m'en aperçus aussitôt et je m'informai de ce qui l'avait
contrarié ; il ne voulut point me l'apprendre, sans doute, car il
me répondit évasivement, assurant que l'affaire ne valait pas la
peine d'en parler. Plus tard, je sus que l'espravrik avait fait
appeler plusieurs de nos paysan^ et, par animosité contre mon
mari, avait exigé d'eux quelque cbose d'illégal, au moyen de
menaces. Mon mari n'avait pu digérer ce procédé, et, comme tout
cela était assez misérable et assez ridicule en somme, il avait
cru inutile de me le raconter. Je crus qu'il ne voulait pas m'en
parler parce qu'il me considérait comme une enfant incapable de
comprendre ce (pii l'intéressait, lui. Je m'écartai sans dire mot et
je fis demander à Maria Minitcbna, eu visite chez nous, de venir
prend 11- le thé.
Aj)rès le thé que je pris rapidement, j'entraînai Maria Minit-
'•Ima au grand salon et j'enirageai avec elle une conversation
quelconque qui, certainement, ne pouvait avoir grand attrait
pour elle. Mon mari passa dans sa chambre tout en se retour-
nant à différentes rei)rises pour nous regarder. Je ne sais pour-
quoi, mais ces regards excitaifut ma (li'inangeaison de ])arler et
de i-ire. Je trouvais ou uc |)eut plus comi(]ue ce que je disais et
ce f(ue répondait ma conq)ague. Enfin, il se retira chez lui et s'y
enferma. Dès r[U(> je n(; l'entendis plus, toute ma verve disparut,
de sorte qut; Maria Minitchna me regarda avec étonnement et me
demamla ce que j'avais. Au lieu de répliquer, je m'assis sur le
sojjlia, toute prête à foudre eu larmes.
— (Jiiclle siugidière iflée, pensai-je, de me faire sentir que
c'est une bagatelle; il doit .se dire ({ue je ne comprends j)as.
Qu'a-t-il besoin de m'Iunnilier avec son calme hautain, de me
montrer qu'il a tonjnm-, raison contre moi. N'ai-je pas raison
BONHEUR INTIME 6f29
aussi, moi, de m'ennuyer, de ne voir que du vide autour de moi,
de vouloir vivre enfin, de ne pas rester immol)ile sur place à
regarder fuir le temps? Je veux aller en avant, tous les jours,
constamment ; je veux du nouveau pendant que lui prétend pren-
dre racine ici et m'y retenir auprès de lui. Et pourtant qu'il serait
facile pour lui de me donner satisfaction, qu'il vienne avec moi,
qu'il soit pour moi ce que je suis pour lui. Qu'il ne se cache plus,
qu'il ne se dissimule plus, qu'il se montre tel qu'il est réellement.
Voilà ce qu'il exige de moi et ce qu'il n'exige pas de lui-même.
Je sentis des larmes gonller mes paupières, un poids m'écra-
ser le cœur et une amertume sourdre en moi contre moi. J'eus
peur de moi-même et je courus le rejoindre. Il était assis et écri-
vait ; lorsqu'il m'entendit, il releva la tète, froidement, poliment,
puis continua son travail. Ce mouvement me déplut, et au lieu
de m'approcher de lui, je restai debout près de sa table et j'ouvris
un livre que je commen(^-ai à feuilleter. Il se tourna de mon côté
et me regarda une seconde fois.
— Mâcha, tu as quelque chose, me dit-il.
— Jolie question! D'où te vient tant d'amabilité? répondis-je
d'un regard.
Alors il secoua la tète et me sourit d'un air à la fois tendre et
craintif, mais pour la première fois son sourire ne provoqua pas
le mien.
— Et toi, qu'as-tu ? Pourquoi ne veux-tu pas me le dire ?
repris-je.
— Une histoire stupide... un simple désagrément. Si tu y tiens,
je puis te la raconter. Deux de nos paysans...
— Pourquoi ne l'as-tu pas fait avant le thé, quand je te l'ai
demandé ?
— J'étais en colère et j'aurais pu te dire quelque sottise.
— Mais c'est quand je t'ai interrogé que tu aurais dû tout me
dire.
— Pourquoi ?
— Pourquoi t'imagines-tu que je ne puisse t'ètre utile en
rien?
— Comment, je m'imagine cela ? fit-il en jetant sa plume. Je
crois tout simplement qu'il m'est impossible de vivre sans toi et
je te répète que non seulement tu es ma collaboratrice mais que
c'est par toi que tout se fait. Quelle singulière idée tu as, ajouta-
t-il en riant, je ne vis qu'en toi, je ne vois rien qu'en toi, et si je
R30 LA LECTURE
trouve quelque cliose de bien et de beau, c'est parce que tu
es là !
— Oui, je sais tout cela, je suis une brave enfant qu'il est in-
dispensable de rassurer, répliquai-je d'une voix telle qu'il me
regarda d'un air surpris et m'examina comme s'il ne m'eût
jamais vue, mais j'en ai assez de ce calme plat, plus qu'assez.
— Eh bien, écoute donc ce dont il s'agit, dit-il vivement comme
pour ne pas me laisser le tem^xs de finir, écoute et dis-moi ce que
tu en penses.
— Non, je ne veux plus rien entendre maintenant.
Bien que j'eusse tout entendu avec plaisir, je préférai le faire
sortir de sa quiétude habituelle.
— Je ne veux pas jouer à la vie, rcpris-je, je veux vivre — et
vivre autant que toi.
Sur ses traits si mobiles où se reflétait la plus légère émo-
tion, je pus lire la souffrance et une attention excessivement
tendue.
— Je veux vivre, comme toi, dans les mêmes conditions que
toi...
Mais je ne pus achever tant sa douleur me parut aiguë. Il
garda un instant le silence.
— Et en quoi ne te trouves-tu pas dans les mêmes conditions
que moi? demanda-t-il. Le cas de l'espravrik et des paysans
ivres me regardait et non toi.
— Oui, mais il n'y a pas que ce cas.
— Pour l'amour de Dieu, comprends-moi bien, mon cœur ! Je
sais que toute agitation serait funeste à notre bonheur, je sais
cela par expérience : je t'aime et je voudrais t'éviter toute agita-
tion. Mon devoir est l;'i ; ne m'empêche donc pas de l'accom-
plir.
— Tu as toujours raison, dis-je sans le regarder.
Le dépit me reprenait en présence de la paix et de la sérénité
qui régnaient en lui, alors que je sentais quelque chose comme
un remords naître en moi.
— Mâcha, qu'as-tu? Il ne s'agit pas pour l'instant de savoir
si j'ai tort ou raison ; il s'agit d'une chose toute différente — de
ce que tu as contre moi. Ne parle pas maintenant ; réfléchis et
alors dis-moi toute ta p)ensée. Tu es mécontente de moi et ce ne
peut être sans motif, mais démontre-moi en quoi j'ai été injuste
envers toi.
BONHEUR INTIME 631
Comment aiirais-je pu lui exprimer ce qui n'était encore que
lointaine confusion dans mon àme ? Mais l'idée qu'il m'avait de-
vinée, que j'étais là devant lui comme une enfant, que je ne pou-
vais rien faire qu'il ne comprît et qu'il n'eût prévu, cette idée
m'irrita.
— Je n"ai rien contre toi, ripostai-je, mais je m'ennuie et je
voudrais ne plus m'ennuyer. Mais toi tu prétends que tout est
bien. Tu as raison, encore raison.
Tout en parlant je le regardai et je constatai que cette fois
j'avais atteint mou but. C'en était fait de son beau calme, et la
crainte et la souffrance étaient les seuls sentiments trahis par sa
physionomie expressive.
— Mâcha, reprit-il d'une voix émue et tremblante, tout ceci
n'est pas un jeu. Il y va de notre bonheur. Je te prie de ne
pas en finir immédiatement et de m'écouter. Pourquoi me tor-
turer ainsi ?
— Je sais que tu auras raison, fis-je l'interrompant, n'ajoute
rien : tu as raison.
Et j'avais pris un ton si glacial que c'était non moi, mais un
démon logé en moi qui parlait. Je me mis à pleurer et je me
sentis un peu soulagée. Il restait silencieux à côté de moi, me
plaignant sans doute, tandis que j'avais honte et dépit de ma
conduite ; il ne pouvait que me regarder d'un œil sévère et trou-
blé. Je me retournai et je vis son regard reposant sur moi, plein
de douceur et de tendresse comme pour me demander pardon.
Alors je pris sa main et je lui dis :
— Pardonne-moi, je ne savais ce que je disais.
— Mais moi, je le sais et tu avais raison.
— Qu'était-ce donc?
— Que nous devions partir pour Pétersbourg. Nous n'avons
plus rien à faire ici.
— Comme tu voudras.
— Pardonne-moi, dit-il en me serrant dans ses bras et en me
donnant un baiser, j'avais tort.
Ce soir-là je restai plus longtemps que d'habitude au piano ;
lui, allait et venait à travers le salon en se paillant bas : c'était
une chose qui lui arrivait fréquemment. Lorsque je lui demandais
ce qu'il avait dit, il devenait pensif en me le répétant. Le plus
souvent c'étaient des vers ; quelquefois un mot amusant. Mais à ces
mots je reconnaissais l'état de son âme.
632 LA LECTURE
Que viens-tu de dire ? lui demandais-jc.
Il s'arrêta et, après avoir songé un instant, il se mit à rire et
nie cita ces deux vers de Termontoff :
Appeler la tempête ! avait-il donc pensé
Trouver le calme en elle, cet inseusé î
— Non, il n'est pas homme simplement, me dis-je, il voit tout,
il sait tout. Comment ne l'aimerais-je pas?
Je me levai, et, lui prenant le bras, je marchai à coté de lui en
m'efforçant de mesurer mon pas sur le sien.
— Eh l)icn ? fit-il pendant qu'il me regardait en souriant.
— Eh Lien ? répétai-jc à voix basse.
11 me sembla qu'une joie immense se répandait en nous. Nos
yeux brillèrent, notre démarche se fit plus légère, et, ù la grande
stupéfaction de Gregor, à l'étonnemcnt de maman absorbée par
sa patience, nous traversâmes toutes les pièces pour gagner la
salle à manger. Arrivés là, nous nous arrêtâmes, et, nous regar-
dant, nous éclatâmes de rire.
Quinze jours plus tard nous nous installâmes ù Pétersbourg
bien avant les fêtes.
L. Tolstoï.
(.1 suivre.)
FIN DE SAISON
Octobre vient : de nos plages,
Comme des oiseaux surpris,
Les Parisiens volages
S'en retournent vers Paris.
Sur la a'rève, en lon^-ues files.
Veuves de baigneurs mouillés,
Les cabines immobiles
Ont des airs apitoyés ;
Au Casino, qui naguère
S'emplissait de gais flonflons,
A peine si quelqu'un erre
Dans le vide des salons ;
Sur la table de lecture.
Le journal tant retenu
S'olfre — vulgaire pâture —
Au premier passant venu ;
Avec un regret sonore.
Dans les galets entassés
Le flot glisse, et cherche encore
Les beaux corps qu'il a-bercés ;
0 mer, éternelle amie !
Par cet automne éclatant,
Rêveuse et presque endormie,
Jamais je ne t'aimai tant !
Gli LA LECTURE
Loin des foules affolées
Qui chaque été, mêniement,
Sur tes plages violées
Jettent leur encombrement.
Aussi prends-tu pour leur plaire,
A ces derniers amoureux,
La toilette la plus claire,
Et les tons les plus joyeux.
Sous cette brume ténue
Que met sur toi le matin.
Tu leur dis la bienvenue
D'un air discret et mutin ;
Quand par les midis splendidos,
Tu t'étales au soleil.
Pour les fêter tu te rides
D'un beau sourire vermeil ;
Et, quand le couchant te grise
De flots d'ocre et de carmin,
Tu semblés, coquette exquise.
Leur murmurer : « A domain ! »
Mais en vain ta voix supplie.
En vain tu fais les yeux doux ;
Alors même qu'on l'oublie,
Paris vit toujours on nous.
La grand' ville nous appelle;
Trop faibles pour résister,
O mer, compagne fidèle,
Nous t'allons bientôt quilter !
Nous allons quitter tes plages,
Tes grèves de sable uni.
Tes grands ciels, où les nuages
S'entassent à rinfmi ;
La brise aux senteurs salées
Dont le poumon se gonlla,
FIN DE SAISON 035
Tes grandes vagues perlées...
Nous quitterons tout cela,
Pour ces plaisirs qu'on renomme,
Ces beaux plaisirs de l'hiver :
Le vieux whist qui vous assomme
En face d'un vieux partner ;
Les grands dîners d'étiquette
Avec des gens inconnus,
Où la gastrite vous guette
Sous les roses des menus.
Oui! c'est pour toutes ces joies
Que nous te quittons, ô mer,
Jusqu'à ce que tu nous voies
Revenir vers ton flot clair,
Sur tes belles grèves roses
A l'impalpable gra^der,
Soigner nos folles névroses
Et nos rhumes de janvier !
Jacques Normand.
SEPTEMliRE AU BOUl) DE LA MER
Radieux sont ces derniers jours de septembre : ils nous font
jilus dure la rentrée ù Paris. Attardons-nous encore ici, puisque
nos beaux jours sont comptés.
La brise est nord-ouest, fraîche et vive. Le ciel, d'un senl ton
bleu velouté, semble frotté par quelque maître du pastel, tant il
est fondu et doux ù l'œil, et sur ce fond moelleux se découpe la
ville, avec ses toits de toutes formes, roux, bruns et verts, que
domine la tour Saint-Jacques. Confus dans le lointain, et comme
vu dans l'eau tremblante, le vieux château profile ses onil>i'(>s
éuormes sur le flanc de la falaise, et la vallée d'Arqués, \)vo-
foude et fleurie, s'ouvre sur l'Lden normand. C'est Dieppe, cité
des gens hardis, et d'où sont sorties les premières flottes fran-
çaises.
De tous nos ports, Dieppe est celui (|ui a le mieux con.servé
son caractère, ou, si vous voulez, qui s'est le moins haussman-
nisé ' aussi est-ce celui que je préfère. Comparez Cherbourt,',
Brest ou Le Havre, avec les tableaux que Joseph Vcrnet nous en
a laissés, vous n'en retrouverez même pas riiiii)ression. La seule
vue (!(• Dieppe témoigne encore de la conscience de l'artiste ; telle
il Ta peinte, telle elle est demeurée. J'aime ces villes, trop rares
peut-être, où l'imagination retrouve le passé sans effort. Il y a
pour l'àme une consolation à constater que tout établissement
humain ne périt point avec la génération qui l'a conçu et bâti,
et la jnoiudrc défaite du temps nous est douce dans l'éternel
combat qu'il livre à nos travaux sans espérance.
Les matins sont charmants sur les ports ; tout y prend, aux
premiers rayons, une couleur, un relief et une vie extraordi-
SEPTEMHHK AU liOliD DE LA MllK 637
naires. Je n'ai jamais compris que les personnes forcées de se
retirer, pour un motif ou pour un autre, du grand mouvement
parisien dont on médit sans cesse et qu'on regrette toujours, s'en
aillent vivre dans ces villes de province navrantes, où l'on vé-
gète, les fenêtres closes, dans la routine, les cancans et l'ennui,
quand il y a des ports de mer si vivants, si mouvementés et four-
millant d'aspects divers et de drames sans cesse renouvelés.
C'est ici vraiment le paradis des flâneurs.
Voici d'abord les bassins ; c'est là que débouchent toutes les
rues de la ville, là que se concentrent toutes ses activités. Sur
les bords encombrés de ballots vont et viennent les douaniers,
leurs pics à la main. Les curieux, par groupes, badaudent et
stationnent on ne sait pourquoi, devant on ne sait quoi, peut-
être rien, regardent et dissertent. C'est l'heure delà marée mon-
tante. Les écluses, hermétiquement closes, mais fissurées par le
poids énorme d'eau qu'elles retiennent, laissent échapper des
cascades bruissantes et savonneuses, tandis que la nappe de
vase disparaît peu à peu sous le flux envahissant. Ce n'est rien
ce spectacle, et on ne peut s'en arracher ; mille images mytholo-
giques vous viennent à la tête, et des métaphores dignes de Boi-
leau, de Versailles et de ce xvn'' siècle qui a si bien parlé de
l'Eau. L'avant-garde de Tritons soufflant dans leur conque, et
le chœur des Néréides attelées au char d'Amphitrite! — Pardieu,
ces divinisations n'étaient point si sottes : elles imprimaient aux
choses une majesté que la poétique moderne n'a pas remplacée,
et dont la métaphysique ne nous dédommage point. Pour moi,
pendant un instant, j'ai positivement -vu entrer dans les bassins
de Dieppe le char d'Amphitrite, et les Tritons, et les Néréides,
et j'ai cru que le char allait s'embourber dans la vase.
A cet appel de la mer qui les vient chercher jusque dans le
port et les soulève gaiement sur leurs ancres, comme pour leur
faire honte, les bàteaux-pècheurs commencent à s'agiter confu-
sément. Pareilles aux jeunes forêts, les mâtures se balancent et
secouent leurs pavillons ; les voiles pendues se gonflent sous la
corde aux baisers du vent qui les invite, et sur toute leur longueur
les carènes crient, et, lasses du repos, semblent s'étirer. Vous ne
verriez pas alors un seul marin tenir dans sa maison. Tous sont là,
grands et petits, et les enfants et les femmes, prêts à partir ou
à aider ceux qui partent, attentifs aux moindres devoirs de cette
fraternité qui en fait une famille d'êtres meilleurs que les autres.
638 LA LECTURE
Les canots s'entrecroisent, et, d'une barque à l'autre, vont tirant
des cordages ou portant des signaux. Dans les cales, s'empilent
les filets, les lignes et les paniers ; on se hèle, on crie, on se dé-
mène, et la rade s'emplit d'un immense murmui-e. Tout à l'heure
les écluses s'ouvriront, et ce petit remorqueur, qui chaufïe là-
bas, traînera toutes ces coquilles de noix jusqu'à l'entrée de la
mer, comme un enfant ses joujoux au bout d'une ficelle, et là, il
les livrera à elles-mêmes et à la grâce de Dieu !
Il y a trois sortes de pèches en usage sur nos eûtes normandes :
la pèche à la ligne, la pêche au fdet dormmit et la pêche au
chalut.
La ligne se divise en deux espèces : la sédentaire et la fiot-
iante. Toutes deux sont garnies d'hameçons. La flottante est
spéciale à la pêche au maquereau ; la sédentaire, à tous les pois-
sons qui se tiennent plus px'ofondément dans la mer.
Le filet se subdivise en mannets, en senyies et en folles. La
folle est un filet de soixante-quinze à trois cents pieds de lon-
gueur sur six de hauteur. On le laisse à la mer quelques jours,
fixé par un lest de galets ; il sert à prendre les homards, les
tourteaux et les poissons plats, tels que raies et turbots. La
seuïie ne mesure guère que trente pieds carrés, et, par consé-
quent, ne descend pas au fond de la mer. Etendues côte à côte
sur une largeur de deux ou trois kilomètres, les sennes sont spé-
ciales à la prise du hareng. Le mannet compte environ cinquante
pieds de long sur treize de hauteur seulement ; il demeure à la
surface du fiot et vise surtout le maquereau.
Quant au chalut, c'est un filet terrible, de trente pieds de lar-
geur sur soixante de longueur, fait en forme de sac et muni à
son extrémité d'une chaîne de fer. Attaché derrière le bateau,
qui vogue à pleines voiles, il racle impitoyablement le sol sous-
marin, en ratisse le sable comme on fait dos allées d'un parc, et
ramasse tout ce qu'il rencontre, poissons, mollusques, crustacés,
épaves, cadavres, varechs, et jusqu'à la bourbe, s'il s'en trouve.
Il est juste d'ajouter que dans cette pêche au chalut la quantité
nuit à la qualité, et que ses produits sont moins estimés que ceux
de la pêche à la ligne.
Mais les écluses se sont ouvertes, et lentement le niveau s'est
établi entre les bassins et la mer. Les bar^pies ont hissé leurs
voiles multicolores: on dirait qu'une nuée de papillons gigan-
tesques s'abat sur la ville. La cloche du port sonne à toutes vo-
SEPTEMIUIE AU DORD DE EA MER 639
lées. Battant l'eau verte, le petit remorqueur s'avance lestement,
et la flottille se range en file den-ière lui. C'est le moment de
courir aux jetées.
Le hasard nous conduit sur celle du Pollet, et le premier spec-
tacle qui s'y offre à nous, est celui d'un groupe de pêcheuses en-
tourant une tireuse de cartes. La commère, sous son bonnet à
larges barbes plissées, affecte un air assez bonasse ; notre pré-
sence ne l'effarouche point ; elle se contente de lever sur nous ses
petits yeux gris de sorcière, mais sans s'interrompre le moins du
monde dans ses prédictions de bonne aventure. Il paraît, d'ail-
leurs, que le temps est au beau dans le ciel de la magie, et que
les pêcheurs j^artent sous une combinaison d'astres favorables,
car toutes les bonnes femmes qui l'entourent ont la mine réjouie
de dévotes qui sortent de confesse.
Le chenal est sillonné de petits canots, menés les uns à la
rame, les autres à la godille, qui zigzaguent, s'entre-croisent, et
d'un bord à l'autre semblent vouloir tendre je ne sais quelle toile
d'araignée sur le passage du petit remorqueur. Des marmots de
dix ans, agiles comme des singes, descendent par des échelles
des jetées, sautent dans les embarcations qui passent, traversent
et vont regrimper de l'autre côté, pour le seul plaisir. Un vieux
Pelletais, en bonnet de coton, jette, d'un bras lassé, son filet
par dessus bord, telum sine idu, et s'accoude en songeant sans
doute aux belles pêches de sa jeunesse. Mais le petit remorqueur
s'engage dans le chenal, suivi de sa flottille blanche ; il siffle
comuie un petit fifre de régiment et se donne des airs d'impor-
tance. Hâtons le pas si nous ne voulons pas qu'il nous dé-
passe.
Savez-vous rien de plus propre qu'une jetée ? Celle du Pollet
rivaliserait avec le salon le mieux tenu. Et il ne faudrait pas
croire que le vent et la vague se chargent seuls de son entretien.
Les Pelletais sont fiers de leur jetée et ils l'aiment; c'est sur elle,
en effet, que leur vie se passe, et que tout bien comme tout mal
leur arrive .
La jetée, c'est encore la terre ferme, mais c'est déjà le pont du
bâtiment. Avez-vous remarqué qu'on ne marche pas sur une
jetée du même pas que sur un autre plancher ? Quoi qu'on fasse,
on se sent déjà dans la mer.
Mais, devant nous, quels sont ces enfants et ces femmes atte-
lés à une corde et marchant au pas sur le rythme d'un cantique
OiO LA LECTURE
dolent? Ils vont, eux aussi, vers la nier, courbés et tirant une
petite barque, à la voile couleur d'amadou, montée par deux
liommes et un enfant. Le petit remorqueur' passe devant elle,
traînant victorieusement ses dix ou douze Jjateaux, et semble
railler le piteux balage de la petite barque solitaire. Ah ! par
exemple, il ne sera pas dit qu'elle en souffrira l'injure. Bas l'ha-
bit, et ferme des bras ! Nous nous accrochons à la corde et nous
voilà faisant métier de francs PoUetais. Petite barque, couleur
d'amadou, tu entreras dans la mer avant cette file de fainéants,
ou le sang nous jaillira des veines. Hardi, ]Mesdamj3s, nous ga-
gnons du terrain ; et vous hissez les voiles, le vent est bon et
l'élan est donné. Nous arrivons au bout de la jetée, la corde s'en-
roule autour du cabestan mobile ; un dernier effort, lâchez tout
maintenant ! La vapeur est vaincue 1 La petite barque est en této,
elle entre dans la mer en faisant des révérences.
Cet effort nous a fatigués ; nous nous asseyons sur le banc cir-
culaire qui borde la jetée, et nous regardons, mêlés à ces femmes
inquiètes, dont le cœur ne s'habitue jamais à cqs départs quoti-
diens des êtres chers. A l'horizon, une nuée de voiles blanches,
que nous prenons d'abord ])our des mouettes ; à gauche, sur la
grève, un chantier de construction où, tout iliunu'néc par le soleil,
une l)arquc à demi terminée reluit et ponctue le ciel d'un demi-
cercle d'or, et sur lu j( lée, les cabestans, pareils à des canons
enfoncés dans le sol, la culasse en l'air.
.Il' me suis accoudé au bord de la jetée et je me suis demandé
d'où nous vient cette insatiable curiosité cpii nous porte à demeu-
rer des jours entiers, assis sur les grè\es, à regarder les vairues
tomber uniformément l'une sur l'autre. Il n'est personne qui
n'ait fait cette remai'(pie sur lui-même; dès que l'on met le pied
sur les galets, il n'est pas d'autre plaisir ou d'autre occupation
({ui tienne contre II faut rester là, dominé par \c bruit, Ir nu>u-
Miucnt et la couleur monotones de la mer. C'est comme un \e li-
tige. L'àme la mf)ins contemplative ne s'arrache qu'à regret à
cette active oisiveté, et les artistes ne peuvent dérober leurs
sens, toujours en éveil, aux beatités sond)res de la li^rande Si-
rène.
l']t il ne faut pas croire que les habitants des côtes, marins et
pêcheurs, se désaccoutument jamais de la mer et en perdent
l'émotion. Le vieillard d*- quatre-vingts ans (pii a vu cinquante-
huit mille quatre cents fois le flot monter et redescendre sur sa
SEPTEMBRE AU BORD DE LA MER 641
grève natale, s'informe encore sur son lit de mort de la dernière
marée, qu'il entend gémir au dehors. J'ai vu à Dieppe, sur la
jetée du Pollet, une vieille pleurer en regardant la mer, et comme
je lui demandais quelle était la cause de sa douleur :
« Ah ! mon jeune Monsieur, fit-elle avec un soupir, la mer est
triste ! »
Assurément, la mer est triste, et c'est encore une de ses fasci-
nations. Cet énorme monde d'eau, toujours agité, toujours so-
nore, fécond en monstres et en dangers, étend trop loin pour nos
regards bornés ses plaines d'amertume. Sa grande ligne verte
d'horizon nous dérobe quelque chose que nous nous sentons le
droit de connaître ; elle barre le ciel trop formellement ; elle nous
sépare trop de frères inconnus. Les hardis steamers qui bravent
son immensité fuyante vont moins vite que nos désirs, et celui
qui regarde trop l'Océan n'a point ouvert impunément les yeux ;
le vent des voyages emporte son àme, et le voilà tombé parmi
ceux qui rêvent qu'il y a encore des Amériques à découvrir.
Oui, la mer est triste ; furieuse ou reposée, elle ne nous rappelle
que désastres et engloutissements. Lorsqu'elle se retire, laissant
à découvert ses rochers chevelus entre lesquels grouille le
peuple ensablé des crabes louches, des mollusques gluants, des
scies aux dents venimeuses, elle rappelle cette entrée de l'enfer
dantesque, défendue par des bêtes indescriptibles, amphibies
stygiennes de l'onde noire et du feu. Heureux si, dans le sombre
peuplement de cette végétation visqueuse, on ne rencontre pas
quelque débris d'une fortune engouffrée, quelque épave d'une
espérance submergée, une preuve enfin de l'immortelle haine
que l'eau nous a vouée dès les premiers jours de la création !
Emile Bergerat.
IX — 41
EN ALGEU
> (M
De là une cliosc monstrueuse: les petits Arabes ne jouent pasi
Les bruyantes troupes qu'on rencontre par les rues sont des
Maltais, des Juifs, des Européens ; ceux des Arabes ne font
point de jeux. Une poussée par ci par là, luie dégringolade des
rues de la vieille ville, et c'est tout.
Que font-ils dans les maisons? Nous ne le savons pas, car
aucun de nous, — pas plus que personne, d'ailleurs, — n'y a
pénétré. Mais, dans la rue, nous n'avons jamais vu aucun enfant
avec un joujou. Pas de sabre ni de fusil de bois aux mains des
garçons, pas de poupée sur les bras des fdlettes, pas de sifllet,
pas de tambour, pas de musique, lud de ces mille riens qui
représentent tout aux yeux des enfants, morceaux de bois deve-
nus cbevaux, cliameaux, bourricos, lambeaux d'étoffe simulant
des draperies et des tentes, éplucbures représentant des dînettes,
etc., etc. — Non, rien de tout cela, et cliez ce peuple que l'on
veut à tout prix se représenter comme dévoré par une ardente
imagination, l'être Imaginatif par excellence, l'ejifant, n'a pas
d'imagination !
Nous n'échafaudons point de système et nous ne clierclions pas
à arranger les cliosos eu vue d'une théorie préconçue. Nous avons
été surpris les premiers de ce que nous avons constaté ; mais
nous ne faisons que rapporter les faits sans les interpréter et ce
sont eux qui nf)us conduisent à cette conclusion forcée, que
l'Arabe est dominé par une passion unique et invincible, une
insurmontable paresse, — paresse intellectuelle et paresse pby-
sique. L'esprit de l'Arabe est accroupi comme son corps, et depuis
si longtemps, qu'il est ankylosé: il ne se redressera plus 1 — La
(1) Voir le numéro du 10 septembre 18S9.
EN ALGER 643
preuve qu'il en est bien ainsi, c'est que la vie de l'intelligence
arabe est arrêtée, que la source en est tarie, et que depuis le
douzième siècle la civilisation arabe ne produit plus rien, qu'elle
n'a rien ajouté au trésor commun de l'humanité.
Laissons de côté les arts plastiques, cette race n'en a pas le
sentiment, et au surplus le Coran défend la représentation de ce
qui vit. Les Arabes se sont confinés, — et encore pour un temps
seulement, temps bien passé aujourd'hui, — dans un art unique,
l'architecture. Là même ils n'excellent pas ; ils ont fait de l'élé-
gant, du gracieux, du brillant, du joli, du très joli même, jamais
de grandiose, jamais rien qui révèle l'élévation de la pensée, sans
en excepter les grandes mosquées de Kairouan ou de Cordoue. —
Quant aux sciences et aux lettres, plus de médecins après Avi-
cenne Alducassis et Averroès, plus de philosophes après Algazali
et Alhendi, plus d'astronomes après All)utegni, plus de poètes
après Harriri, séparé lui-même d'Antar par un hiatus de quatre
cents ans !
Plus rien, absolument plus rien, pas une étincelle, pas une
lueur ! Voici tantôt dix siècles que dure ce sommeil ininterrompu,
dix siècles que l'homme demeure étendu dehors le long des rues
au pied des murailles, chez lui sur des coussins dans l'abrutisse-
ment du gynécée ou du harem! Huit cents ans sans poésie, sans
musique, sans théâtre, sans sciences, sans lettres, sans arts !
Huit cents ans pendant lesquels ce peuple ne fait plus rien sur
terre que d'attendre la mort !
Sans doute les causes de cet état de choses sont complexes et
multiples. Il en est deux pourtant qui apparaissent au premier
coup d'œil, môme pour un observateur superficiel, tel qu'un tou-
riste de passage. La première est la religion de Mahomet, dont
les tendances fatalistes arrêtent nécessairement tout effort de
l'individu. A quoi bon, en effet, se donner tant de peine ? Ce qui
est écrit est écrit, rien ne peut le changer ! La dangereuse parole
du catholique est ici prise au pied de la lettre, « l'homme s'agite.
Dieu le mène ! » Pourquoi donc s'agiter ? Ne vaut-il pas mieux
laisser faire, puisque rien ne saurait modifier le résultat? Une
celle doctrine devait nécessairement arrêter la vie de ses adeptes :
c'est bien ce qui est arrivé. — La civilisation arabe d'avant flsla-
misme était plus brillante peut-être que ne fut celle qui en sortit.
Au temps de la guerre sainte, quand les croyants enflammés de
fanatisme et de courage se répandaient sur le monde pour le
044 LA LECTURE
baptiser dans le sang, il leur fallait agir, et il fallait à leur action
l'appui de ce qui peut soutenir une conquête. Ils devaient être plus
forts que les peuples soumis, non seulement par le fer, mais aussi
par l'Idée. Ils cultivaient donc les sciences qu'ils avaient reçues
de leurs ancêtres prcislamitcs, car elles étaient un instrument
indispensal)lo, même au point de vue matériel, pour l'extension
de leurs armes. — Quand leur essor fut arrêté, quand les bornes
furent posées au Coran dans le monde latin, et que le monde
oriental fut définitivement conquis, les effets de la croyance
fataliste ne furent pas longs à se faire sentir. Les Arabes s'aban-
donnèi-ent, et le rayon qui devait éclairer lo monde s'éteignit
pour toujours.
La seconde cause qui apparaît tout de suite de cette léthargie
du peuple arabe, découle encore de la religion, non plus directe*
ment, et comme un résultat immédiat d'une doctrine appliquée,
mais par voie de conséquence. Cette cause, c'est la répulsion pro-
fonde qu'inspire à l'Arabe tout contact avec un autre peuple.
Cette répulsion, qui a évidemment pris sa source dans ses préju-
gés religieux, a fini par passer dans son sang. C'est depuis long-
temps une horreur de race, d'où il résulte qu'aucun croisement
ne vient changer les instincts acquis et infuser à ce peuple en
décadence un sang nouveau qui le ramènerait peut-être vers
l'action.
Ce qui est certain, c'est que depuis plus de mille ans le peuple
arabe n'a subi aucune modification, n'a fait aucun progrès. Il est
aujourd'hui ce qu'il était hier, et cela, dans tous les ordres d'idées
possibles, depuis les choses de la vie intellectuelle, jusqu'aux
détails vulgaires de son existence matérielle. Entouré de civilisa-
lions qui se sont développées sous ses yeux, il ne les a ni suivies
ni comprises, il ne leur a emprunté ni une idée, ni même un
procédé industriel. Il demeure immobile au milieu du monde
nouveau qui s'agite autour de lui, comme un îlot de granit résiste,
isolé dans l'océan, à l'éternel assaut des vagues sans être entamé.
Les autres peuples vivent et se transforment : il ne bouge ni ne
s'émeut; il reste pris dans son .sommeil de plomb comme le^ gens
du château enchanté que nous montre le conte de la Belle au
Bois Dormant. Qui donc l'éveillera, si jamais il s'éveille?
Telle est la misère morale de ce peuple.
En est-il plus malheureux, et devons-nous le plaindre? Devons*
EN ALGER 645
aous regretter pour lui — qui ne regrette rien — sa splendeur
passée? Devons-nous déplorer son inertie? En un mot, devons-
nous nous apitoyer sur son sort? Non, car nous avons la convic-
tion profonde que les Arabes sont aussi heureux que n'importe
quel peuple plus civilisé. — Donner une définition du bonheur
est une chose périlleuse, d'abord pai'ce qu'il n'y en aura jamais
de complète. Désignons par ce mot de « bonheur » un état au-
quel peuvent aspirer tous les hommes, isolés ou groupés en
nation, état dans lequel se rencontrerait un minimum de toutes
les mauvaises chances courues par l'humanité. Hé bien! les
Arabes approchent de ce minimum autant que qui que ce soit,
sinon davantage.
En tant que nation, rien ne les menace. Ils n'ont aucun souci
de politique extérieure; ils n'ont à redouter ni guerre ni invasion.
A l'intérieur, ne formant pas un peuple organisé dont tous les
éléments sont réunis par le sentiment d'une responsaliilité com-
mune, ils ne subissent aucun des événements qui atteignent les
autres nations. Surtout ils ne sont travaillés par aucun de ces
besoins de changements, de ces rêves d'améliorations, de ces
chimères de progrès qui nous i*endent si malheureux! Nulle crise
sociale, nulle catastrophe financière ne peut les frapper. Ils n'ont
rien à craindre des autres ni d'eux-mêmes, et ne doivent re-
douter que les fléaux de la nature : sort commun à tous les
hommes.
Le? conditions de bonheur que réunissent les Arabes en tant
qu'individus sont plus complètes encore. En effet, ils n'ont aucun
besoin et ils ont supprimé l'amour! Ils vivent donc sans passions
et sans désirs, sans rêver d'un plus grand bien-être, sans espérer
un changement dans leurs conditions. Rien ne les trouble. Tout
est bien comme cela est. — Et si, changeant notre définition du
bonheur, nous la remplacions par celle-ci : « que le bonheur con-
siste à être content de son sort, » il est certain que personne sur
la terre ne réunirait mieux que l'Arabe tous les éléments de cette
formule.
Il n'a, disons-nous, aucun besoin. Ne revenons pas sur ce que
nous savons de son vêlement et de l'insouciance a])soIue qu'il en
a. Il se contente d'une loque, et celui qui en est couvert n'inspire
à ses compatriotes, même aux plus l'iches, ni répulsion, ni mo-
querie. On voit des personnages élégants, vêtus avec une re-
cherche et un luxe réels, se promener amicalement en compagnie
C46 LA LECTURE
de misérables sordides sans inèmc se douter du contraste. Brum-
mel donne le bras à Jean Hiroux, cela ne choque personne là-
bas. Il n'y a pas cette mauvaise honte du pau\'rc et de sa misère
étalée. Et c'est peut-être une manifestation d'exquise charité que
cette éijalité absolue dans les dehors.
Quant au coucher, nous savons que la voûte étoilée semble à
l'Arabe un abri suffisant, et qu'il trouve dans le pavé des rues
ou dans l'asphalte des trottoirs, de confortables matelas.
Pour la nourriture, c'est encore mieux. On ne sait littéralement
pas de quoi vivent les Arabes. Interrogez sur ce mystère les plus
anciens colons, aucun ne pourra vous donner d'explication com-
plète. On dit bien que l'Arabe est d'une invraisemblable sobriété,
qu'il se contente pour sa journée de quelques figues ou d'une
poignée de couscoussou. Soit. Mais encore faut-il se procurer
cette poignée de couscoussou et cette demi-douzaine de figues.
Par quel artifice clandestin y arrive-t-il? Nous ne l'avons pas
découvert. — Les grosses besognes du port, l'œuvre des porte-
faix, le travail d'entretien des rues, les commissions, les ouvrages,
en un mot, qui n'exiacnt ni mise de fonds, ni apj)rcntissage, ni
aptitudes spéciales, sont faits par les Mzabites, les Maltais ouïes
Européens : jamais un Arabe ne s'en bouge, jamais il ne demande
à cet effort son pain quotidien. — La vie de l'Arabe des champs
se comprend d'elle-même, qu'il soit pasteur ou agriculteur; mais,
encore une fois, l'honnne des villes semble vivre par une grâce
spéciale, comme les petits oiseaux du ciel!
La charité y aide; les Arabes entre eux se soutiennent, les
riches donnent aux pauvres sans se soucier d'encourager leur
paresse. Mais tous les pauvres n'ont pas un riche qui les entre-
tienne. Comment donc vivent ceux qui n'en ont pas? On nous a
(jit^ — et c'est d'un vieil Algérien que nous tenons ce renseigne-
ment, que nous donnons pour ce qu'il vaut, — que nous nous
trompions, qu'il n'y avait pas de pauvres, que beaucoup de ces
gens en guenilles étendus par les rues étaient des loqueteux
volontaires, que la plupart étaient proprii'-taires, qui d'une rnai-
.^on, qui d'inic Ijaraque, qui d'un bout de jardin, et que c'étaient
d'insouciants rentiers! Après tout, c'est possible : tout est pos-
sible avec cette étonnante population! En .somme, elle applique le
système de Diogène, mais sans ostentation, et paraît s'en trouver
à merveille.
EN ALGEP. 647
Tout se réunit d'ailleurs à Alger pour permettre à l'homme
une vie facile. Le climat est d'une rare clémence. De ce que l'on
est en Afrique, il ne s'ensuit pas qu'un soleil de feu dévore la
terre embrasée. Non, la mer est là comme un régulateur : elle
fait alterner sa brise avec celle du sud, haleine de la fournaise.
Il en résulte des variations qui ne sont jamais extrêmes, et qui
donnent, tout le long du littoral, une température moyenne
agréable à tous les tempéraments. Jamais il ne fait froid à Alger ;
jamais non plus il n y fait trop longtemps chaud. — On s'y dé-
fend d'ailleurs aisément contre les températures extrêmes, du
moins dans la ville ai-abe, car les maisons de Paris ou de Lj^on,
qui constituent le quartier européen, ne peuvent, avec leurs
murs légers et leurs hautes ouvertures, répondre à aucune des
exigences du climat. Elles laissent les gens à la merci du soleil
et de la poussière. — Les maisons mauresques au contraire sont
merveilleusement appropriées aux besoins de leurs habitants.
Elles sont toutes en gros murs, toujours fermées de partout,
avec des fenêtres à peine grandes comme une de nos vitres,
yeux de viuie plutôt qu'ouvertures. Toutes les pièces prennent
le jour et l'air sur une cour intérieure, et tous les toits sont en
terrasse. On a donc dans les cours, dans les appartements, et
sur les toits, une véritable échelle mobile de la température, et
l'on se tient, selon le besoin, au degré que l'on désire.
Les rues sont de même, car dans leur désordre peut-être voulu,
dans leur inextricable enchevêtrement, il n'y en a pas une qui
soit droite, pas une qui n'offre cent coins d'ombre et cent coins
de soleil au choix des habitants. — Beaucoup sont des passages
voûtés sous lesquels règne une précieuse fraîcheur. Peu sont
assez larges pour qu'on y marche plus de trois de front : toutes
grimpent et souvent ne sont que des escaliers. Dans ce cas, sur
chaque marche il y a un Aralje qui somnole sous les pieds des
passants et qu'il faut enjamber pour monter plus haut!
Les maisons sont toutes pittoresques ; il n'y a de banales que
les ciu'opéennes. Dans beaucoup, le premier étage surplombe le
rez-de-chaussée, sur lequel il s'appuie par un rang pu deux de
bâtons, oui, de bâtons à peine plus gros que le bras! Enfm, cela
tient, c'est l'essentiel! Les autres étages sont établis de même, et
comme de l'autre côté de la rue c'est tout pareil, les maisons
s'avancent à la rencontre l'une de l'autre, en sorte qu'au premier
on peut se donner la main, s'embrasser au second, et, plus haut,
648 LA LECTURE
entrer de plain-pied chez les voisins ! — Toutes peintes en blanc,
ces maisons, en blanc cru, à la chaux vive, sans un grain de gris.
C'est une cruauté pour les yeux, mais cela donne des oppositions
d'ombre et de lumière qu'on ne voit que là. Fête de la couleur!
D'ailleurs, tout accroche l'œil dans ces rues pittoresques, depuis
ces portes mauresques admirablement sculptées qui vous arrê-
tent à chaque pas, jusqu'à ces moucharabis anciens qui décou-
pent sur le bleu du ciel la fine trame de leur grillage.
On ne voit que le dehors, car on n'entre pas chez les Arabes,
En revanche, les maisons juives sont aisément ouvertes. Toutes
semblables. Partout les mêmes faïences prestigieuses d'éclat et
de ton, partout des marbres et des colonnes, partout aussi, dans
cet admirable cadre des cours intérieures, des gens sordides,
une malpropreté plus atroce encore que dans la rue, mais par-
tout, en revanche, des enfants d'une saisissante beauté. Comment
ces mêmes enfants peuvent-ils devenir ces horribles vieilles mé-
gères, ces hommes ral)ougris et déjetés qui sont leurs grands-
parents? Darwui l'aurait en vain cherché! La marmaille grouille
là-dedans comme des lapins dans un clu])ier. Les enfants sont
plus mal tenus et plus malpropres, si c'est possible, que ceux des
Ai'abes; mais du moins ils vivent, ils remuent, ils s'agitent dans
les jeux bruyants de leur âge, avec des regards pleins d'animation
et, déjà, de malignité.
L'aspect de cette architecture i)ri véc est inhospitalier et défiant :
il décèle à la fois la jalousie des maîtres de harems et les précau:
tions obligées des temps d'insécurité. — Nulle maison n'offre
accès d'emblée. Ouvrez la porte : vous êtes en face d'un mur.
A droite ou à gauche s'ouvre un couloir qui conduit à la cour
intérieure, mais souvent après avoir fait un second coude. Ou
bien, c'est un escalier qui monte devant vous tout droit, avec des
marches hautes et raides, doubles dos nôtres, qui offriraient une
périlleuse escalade à l'an-ivant hostile.
Les portes arabes sont fermées ave<; un hixu de précautions
prodigieux. C'est une végétation touffue de serrures et de ver-
rous <{ui s'enchevêtrent. A pi-emière vue, un serrurier européen
y perdrait son trousseau de rossignols. — Plusieurs fois, nous
avons vu le maître du logis rentrer chez lui. Il fra])pe, ou plutôt
il gratte d'une certaine façon très discrète : du dedans, on intci--
roge par un seul mot, il répond d'un monosyllabe à demi-voix;
on entend tirer les barres, grincer des ferrures, puis la porte
EN ALGER 6'j9
s'ouvre juste pour lui livrer passage, et se referme si vivement
que l'on n'aper.^oit jamais le bras qui la pousse ! On aime à se le
représenter rond et blanc dans ce mystère impénétré où sont
tenues les femmes, mais ce ne sont que conjectures, tant elles
sont bien gardées! — Les gens du pays, les vieux colons qui sont
là depuis les premiers temps de l'occupation, ont eu peut-être
quelque occasion de pénétrer dans les intérieurs arabes, mais ce
qu'il y a de certain aujourd'hui, c'est que, quand on demande si
la visite en est possible, on se heurte à une insurmontable oppo-
sition.
Non, l'on ne voit jamais les femmes arabes. Où les peintres
qui nous les montrent les ont-ils aperçues? Après une enquête
approfondie sur le sujet, nul de nous n'a trouvé la solution du
problème. Nous pensons que l'on peint des femmes à peu près
arabes ! Les véritables Arabes ont pu être vues dans leurs appar-
tements lors de la conquête par le sac des villes et les boulever-
sements de la force, mais, depuis, les harems se sont refermés,
et jamais plus nul œil indiscret n'en a pénétré les mystères. —
On voit les juives, dont le type est charmant et doit d'ailleurs se
rapprocher beaucoup de celui des Mauresques. On voit aussi les
prostituées. Elles pullulent dans la casbah : mais ce doit être là,
comme dans toutes les grandes villes, une population cosmopo-
lite dont les Allemandes font une bonne proportion.
En résumé, on ne voit pas les honnêtes femmes arabes à Alger.
Elles ne sont cependant pas cloîtrées. Elles sortent môme beau-
coup. Elles vont en bandes aux cimetières et aux bains. Elles se
rendent visite. Elles se promènent pour prendre l'air sur les
hauteurs qui dominent la ville. Quelques vieilles les conduisent,
ou bien un homme qui se donne l'air le moins accommodant qu'il
peut. Mais elles ne mettent le pied dans la rue qu'après s'être
soigneusement voilées, mot qui ne fait pas comprendre la chose
quand on le prend dans son sens usuel, européen. Si l'on se
repx'ésentait une femme avec la tète entourée d'une gaze qui laisse
transparaître quelque chose de sa beauté, ou même de sa forme,
on serait loin de compte : voilée veut dire enveloppée, entortillée
des pieds à la tète dans une étoffe blanche et opaque qui ne laisse
apercevoir ni une lueur de chair, ni une mèche de cheveux. On
voit les chevilles, et encore pas toujours. De plus, par une fente
transversale apparaissent les yeux avec l'édair du regard. Très
beau ce regard, noir, profond, velouté. Les yeux sont grands, les
G50 LA LECTURE
paupières transparentes et veinées, les sourcils d'un arc net et
charmant, avec souvent au milieu une étoile d'azur tatouée. Évi-
demment, l'art n'est pas étranger à l'iniprcssion favorable qu'on
éprouve; mais, malgré cela, on fait toujours à la personne qui
montre de si beaux yeux le crédit de croire qu'elle est jolie! Et
peut-être sont-elles toutes jolies, car tous les yeux que l'on voit
sont superbes. — Parfois, ce paquetage de calicot s'entr'ouvre,
jamais à la hauteur de la figure par exemple, la voilée fait quel-
ques mouvements comme pour arranger une étoffe ou nouer un
cordon, et l'on aperçoit, sous sa carapace , des vêtements splen-
dides, étincclants d'or et de soie. — Cette mode de transformer
les femmes en un long paquet blanc résulte d'abord, à coup sûr,
de la jalousie masculine ; mais elle durera longtemps, car elle sera
énergiquement défendue par les femmes laides et vieilles qui y
trouvent leur bénéfice, puisque toutes portent la même livrée
que la jeunesse et la beauté.
Mais si les Arabes sont soustraites aux regards de tout autre,
homme que leur seigneur et maître, il ne faut pas en conclure
que celui-ci réussit toujours à retenir le ])onheur captif au fond
de son harem. Il s'y passe souvent d'étranges scènes, parfois de
dramatiques. Aussi les divorces ne sont pas rares, sans parler
des autres procès. — Les femmes ont l'accès des tribunaux. Il y
a pour elles une logette grillée dans les prétoires. — Dans une
de nos premières promenades par la ville, nous vunes beaucoup
de gens qui entraient dans une maison mauresque. Nous les sui-
vîmes et nous nous trouvâmes dans une délicieuse cour inté-
rieure, toute tapissée de faïences anciennes, couverte d'un toit
de verre, dans une galerie de laquelle le juge de paix tenait son
audience. Quand nous entrâmes, des plaideurs argumentaient
l'un contre l'autre en araljc avec une violence telle, que nous
crûmes d'abord qu'ils allaient en venir aux mains, tandis que
nous étions révoltés par l'impassibilité de l'assistance, qui ne
paraissait pas s'émouvoir. Mais on nous assura que ces indigènes
s'expliquaient fort trauipiillement et que s'ils étaient seulement
en cfdèrc, nous verrions bien autre chose! — Après ceux-là, tout
le monde regarda du cô(é de la logette ou était une femme voilée
dont on venait d'appeler l'affaire. Elle plaidait, paraît-il, contre
son mari, et n'avait, — nous en jugeâmes, — nul besoin d'avo-
cats pour le noircir ! Jamais nous n'ouïmes un moulin à paroles
tourner avec cette rapidité ! Elle appuyait son éloquence de
EN ALGER 651
gestes furieux en brandissant une de ses babouches. Etait-ce un
symbole, un rite, ou bien une simple distraction ? Personne ne
sut nous le dire sur le coup, et nous oubliâmes plus tard de vé-
rifier ce point de jurisprudence.
C'est en sortant de cette justice de paix que nous fîmes nos
premières visites aux mosquées. Nous avions une certaine im-
patience de voir ces sanctuaires mystérieux dont l'accès est en-
touré, pour les infidèles, de tant de précautions. Nous fûmes fort
déçus dès la première où nous nous présentâmes. D'abord tous
nous nous apprêtions bravement à enlever nos chaussures à la
porte ; mais un des gardiens s'avança et nous fit comprendre
qu'il est des accommodements avec le ciel de tous les pays,
c'est-à-dire que nous pouvions entrer chaussés, à condition tou-
tefois de ne pas marcher sur les tapis, et de reconnaître, par un
pourboire légitime, la gracieuseté de cette dispense. — Nous
rêvions d'ulémas farouches regardant les roumis de travers
dans l'ardeur de leur fanatisme, et nous trouvions des gardiens
de musée comme les touristes en rencontrent partout. — Désil-
lusion ! — Ensuite nous nous attendions à voir, comme dans
nos églises, sinon des oljjets d'art, puisque le génie arabe les
ignore, du moins des choses précieuses, des étoffes rares, des
tapis merveilleux, de somptueux mausolées. Rien de pareil. Par
terre, de pauvres nattes ; au plafond, de pauvres lampes ; dans
les coins, des tombeaux de bois, simulacres de sépulcres recou-
vei'ts d'étoffes communes, voire de cotonnade anglaise ! Nul em-
blème, rien qui parle aux yeux, rien qui cache la nudité des
murs, le vide de rédifice, le néant des mystères ! — Pourtant
quelques-unes de ces mosquées ne sont pas absolument sans
grandeur. Leur étendue, l'élévation de leurs voûtes, l'ombre qui
les envahit, produisent un peu l'effet religieux de nos cathédrales.
Ici comme là-bas, l'homme religieux semble avoir peur de la lu-
mière ; il n'ose se montrer à son Dieu dans le grand jour, il se
glisse dans l'ombre pour le prier et pour lui cacher autant qu'il
le peut sa face de pécheur !
Une de ces mosquées mérite une mention à part, c'est celle de
Sidi-Abd Er Rhaman, ainsi nommée à cause d'un des plus saints
marabouts qui y sont enterrés. — Au lieu d'un lourd édifice à
coupole, elle se compose d'une série de petits bâtiments jetés
comme à la volée dans un enclos d'arbres et de fleurs. Ces pa-
C52 LA LECTURE
villons se touchent par un côté ou par un bout et paraissent com-
muniquer tous les uns avec les autres. Cette disposition donne à
rintcricur une quantité de coins obscurs propres aux cérémonies
et à la prière. Nous n'y vîmes d'ailleurs rien de plus que dans
les autres, — des lampes, des nattes, des tombeaux de bois gar-
nis d'étoffes criai'des et d'amulettes ou de ces chapelets que les
musulmans, les catholiques et d'autres encore emploient pour
ne pas s'embrouiller dans le compte des choses qu'ils demandent
à Dieu. — Mais ù l'extérieur cette mosquée est exquise. Son archi-
tecture est légère et gracieuse. Elle est délicatement ornée sans
trop de recherche, et sans la profusion qui fatigue. Son minaret,
léger et tout blanc, s'élève dans l'azur comme la prière virginale
d'une âme sans péché. Son jardin est plein de fleurs et d'oi-
seaux, c'est une oasis dans le désert de pierres qui l'entoure, un
coin de paix et de repos, comme un cimetière de campagne. Aussi
nombre de saints marabouts, de savants docteurs — ce qui est
presque la même chose, — et de personnages célèbres sont ve-
nus là dormir leur sommeil éternel. — Leurs tombeaux sont mo-
destes et tiennent peu de place ; quatre pieds sur deux. Ils sont
entourés de pierres posées sur la tranche et ajustées, formant
une sorte de compartiment à ciel ouvert. Une plaque d'ardoise
plantée à la tète, et aussi parfois aux pieds, est taillée en vague
forme de turban. Ces plaques sont couvertes d'inscriptions, avec,
comme partout, les éloges du mort. Sur beaucoup de tombes il
y a de petites augettes ; les unes sont disposées de façon à re-
cueillir l'eau de pluie, afin que les oiseaux y viennent boire ;
dans les autres une main pieuse est chargée de placer le grain
pour leur nourriture. Les morts l'ont ordonné ainsi afin de faire
encore quelque bien après avoir vécu. Ce détail est à la fois en-
fantin et touchant. Mais si les morts voient encore ce qui se
passe, combien doivent être doux à leur tombe ces foulées d'oi-
seaux et ces battements d'ailes! — Le plus pur symbole de l'âme
inconnue et indéfinissable sera toujours l'oiseau envolé vers les
cieux!
Nous avons quel(pic ])eine à quitter ces lieux paisibles ; le so-
leil calcine Alger étincelant, et il fait si bon sous ces frais om-
brages ! Tout y est si tranquille que la vie semble s'y recueillir
dans l'immobilité. — Le gardien nous laisse aller pour s'endor-
mir au coin d'un mur; dans sa maison nous apercevons une
vieille femme accroupie, fermant les yeux, immobile comme un
EN ALGER 653
bouddha de bronze ; leur petit chevreau dort couché en rond à la
façon des chats, au lieu de bondir et de brouter ; et leurs poules,
dont l'ingouvernable turbulence n'aurait sans doute pas respecté
le repos général, sont attachées aux arbres par la patte avec des
ficelles !
A la sortie, nous sommes assaillis par une troupe de mendiants
qui nous attend et nous guette depuis que nous sommes entrés.
Jamais nous ne vàiies pareille réunion de loques informes et in-
nombrables ! Dans le tas il y a des femmes sans âge, sans sexe,
sans voiles aussi, hélas ! même où ils seraient le plus néces-
saires et après être passés par les amphithéâtres de Paris,
nous n'imaginions pas que l'animal humain pût fournir de si
horribles spécimens en sa décrépitude ! — Tous ces mendiants
se bousculent, se poussent jusque dans vos jambes, vous tou-
chent de la main, se complaignent sur leur infortune avec une
voix éclatante et rauque, la plupart vous crient en fi-ançais :
« Merci, merci ! » avant qu'on leur ait rien donné. Ils nous mon-
trent ainsi tout le cas qu'ils font de notre langue en se servant
gracieusement du mot qui leur est le plus agréable à prononcer.
— Nous nous arrachons malaisément à leur reconnaissance pour
continuer notre promenade. Où irons-nous maintenant ? Peu
importe ; tout est pour nous inattendu.
Prenons cette rue qui monte, elle va, comme toujours, nous
conduire à la casbah. Mais ce n'est point une rue silencieuse et
murée, c'est une voie commerçante avec une série de petites bou-
tiques larges de deux mètres à peine et remplies de marchan-
dises de toute sorte. L'étalage est fait sur des planches inclinées
et beaucoup aussi dans la rue. C'est un encombrement sans
ordre et sans art ; la sincérité de la marchandise apparaît crû-
ment sous la lumière. INIais par où entre-t-on dans ces bouti-
ques ? On n'y voit pas de porte, et l'éventaire tient toute la
devanture. C'est prodigieux de simplicité ; une corde terminée
par un nœud est fixée à une traverse au-dessus des marchandi-
ses ; quand le marchand veut passer de sa boutique dans la rue
ou réciproquement, il empoigne la corde, s'enlève à la force du
poignet, et franchit, avec l'agilité d'un singe, l'amoncellement
de ses richesses.
Cunisset-Carnot,
(A suivre.)
LES PAYSANS
Un pauvre paysan meurt-il, ce n'est pas lui que l'on plaint
(plaindre veut dire aussi regretter, dans notre langage limousin\
mais sa femme, ses enfants, le bien qu'il laisse en désarroi. Pour
un peu, l'on ensevelirait avec le défunt sa maison entière, tant
les suilees sont dans la nature.
Le facteur rural. — Citadins, accoutumés aux gâteries de la po.^te
qui vous choie à toutes heures, vous ne soupçonnez point la
grande place que le facteur rural tient dans notre existence, à
nous, campagnards ; combien il est attendu avec Impatience, et
salué avec émotion, quand il apparaît une fois le jour, avec sa
casquette réglementaire, sa blouse bleue et ce sac de cuir qui
contient tant de secrets.
L'on s'inquiète et l'on espère tandis qu'on est jeune. L'on croit
encore aux longs souvenirs, aux chances propices : « Je puis
apprendre tout à coup que j'ai fini d'être inutile et obscur. La
Providence est une bonne mère. La Fortune est aveugle, dit-on ;
à ce compte, elle est exempte de préférences. Peut-être ai-je
enfin cagné à cette loterie qui tire tantôt celui-ci, tantôt celui-là
du milieu de la foule, et l'introduit brusquement de la salle d'at-
tente oîi l'on aèche sur pied, en la salle d'honneur promise aux
heureux. »
On frappe !... C'est lui ! J'ouvre vite. Et lettres, journaux, bro-
chures m'em})lissent la main. A une curiosité générale succède
une curiosité restreinte, vive d'autant.
J'emporte à l'écart mon aubaine. Naturellement, je cours au
plus intéressant...
— Quoi de nouveau à Paris, la ville capricieuse et terrible? Et
ma pauvre petite ville natale, si humble en France, si grande
en mon cœur, est-elle tranquille ? Un tel est malade, tel autre
est mort... Mon meilleur camarade d'enfance se marie : joie et
patience au couple nouveau !...
LES PAYSANS G55
Le facteur est reparti me disant un bonsoir auquel, trop distrait,
j'ai peu répondu. Avant sa venue, j'espérais, je craignais. Je
recommencerai ainsi demain, toujours : craindre, espérer, n'est-
ce pas toute la vie ; et l'homme fait-il autre chose sur terre
qu'attendre toujours un bonheur qui ne vient jamais ?
Le monde qui est en moi, de pensée en pensée, comme d'ondu-
lation en ondulation une eau profonde s'est troublé ; mon âme
est autre qu'il y a un instant ; les choses changent autour de
moi.
Ainsi un humble facteur relie ma solitude à l'univers
entier; grâce à lui rien d'humain ne m'est étranger. Un pauvre
homme qui ne se doute de rien, me fait au cœur cette impression
profonde ; la voix de cet être chétif m'émeut à l'envi d'une belle
musique ou d'une poésie puissante.
Le paysan a un second chez soi où il ne se plaît pas moins
qu'en l'autre, c'est le champ de foire.
Vendre n'importe quoi, n'importe comment, à n'importe qui,
voilà en trois mots toute la diplomatie du paysan à la foire.
Tel paysan passerait pour moins fin, si on l'avait cru moins
bcte.
Ni la ville n'ôte, ni la campagne ne donne la solitude ; la soli-
tude est en nous.
Le paysan meurt de faim toute sa vie pour avoir de quoi vivre
après sa mort.
Le saint goûte la mort, le philosophe la boit, le paysan
l'avale.
Que le bon Dieu m'accorde un jour de quitter la campagne ; et
la campagne, dès lors, vue à travers mes souvenirs, à travers
mes regrets peut-être, aura pour moi des charmes ; comme ces
visages de parents qui nous furent sévères, et qui nous paraissent
si doux à regarder lorsqu'ils ne sont plus.
Joseph Roux.
UNE LONNE FORTUNE
Nous étions entre intimes. On parlait de Miellé, le dccoupeur
sinistre que la police est allée chercher au fond d'un village de
l'Aube.
— Si l'on s'était trompé? dit l'un de nous.
— Com.ment cela ?
— Oui. Si au lieu d'arrêter le coupable, on avait mis la main
sur un brave garçon parfaitement innocent ?
— Allons donc ! c'est impossible.
— Je vous demande pardon, répliqua Louis. J'ai été victime
d'une erreur pareille. Et même dans des circonstances assez
comiques. Pas sur le moment, par exemple ! L'été précédent,
j'avais rencontré aux eaux de L*** une jeune femme de Dijon. Les
villes d'eaux ont été inventées pour le désespoir des maris. Une
femme est .seule, elle s'ennuie. La sérénité des champs la trouble,
la beauté des ciels...
— Pas de description. L'iiistoire 1
— Curieux ! Soit. J'abrêgo. Je ne vous raconterai ni mes assi-
duités, ni les progrès insensibles que je faisais dans le cœur de
la belle baigneuse. Même la pudeur m'oblige à jeter un voile
sur...
— La saison est do vingt et un jours! riposta le capitaine
Gustave avec sa brutalité soldatesque. Sept jours de cour, sept
jours d'entente mutuelle et sei)t jours où l'on se prépare à se
quitter, Passe tout de suite au huitième jour !
UNE BONNE FORTUNE G57
— Pas du tout, dit Louis un peu piqué. Tu te trompes. Nous
étions fort épris l'un de l'autre. Quelle ravissante femme ! Elle
s'appelait Henriette. Douce, tendre, amoureuse... Et quelles
jolies phrases elle me débitait : « Je ne vivais pas avant de te
connaître!... Si tu savais comme l'on s'ennuie à Dijon!... » Son
mari était magistrat : juge d'instruction près le tribunal de la
vieille cité bourguignonne. Elle vivait là toute l'année avec son
époux. Un homme grave, sérieux, glacial, qui aurait vendu sa
place au paradis pour un siège de conseiller à la cour. Avec cela,
jaloux et pointilleux à l'excès. Pauvre petite femme ! La pensée
de notre séparation prochaine la désolait. Comment nous revoir ?
Elle n'avait guère l'occasion de venir à Paris, et moi je ne con-
naissais personne à Dijon. Nos adieux furent trempés de larmes.
« — Ecoute, me dit-elle, il me serait impossible de te perdre.
Tiens-toi prêt à tout événement. Je vais chercher un moyen de
nous retrouver. » Elle partit, et ma foi, je demeurai tout ti-iste.
Je rêvais d'elle, je pensais à elle. Je revoyais toujours sa mi-
gnonne petite personne, et sa fine tête blonde, et ses yeux bleu
pervenche. J'entendais son rire alerte qui partait en fusées dé-
couvrant de jolies quenottes blanches. Enfin j'étais prêt à toutes
les folies.
II
Henriette m'écrivait souvent. Elle était forcée à beaucoup de
prudt nce. A cause du juge d'instruction ! Elle signait ses lettres:
« Auguste ! » Je signais les miennes : « Augustine ! » Enfin, les
semaines s'écoulaient, et elle n'avait pas encore trouvé le moyen
de nous réunir. Tout à coup, un matin, je reçus ce billet très
court : « Jeudi prochain, prenez l'express de Dijon qui part de
Paris à 11 h. 15, station de Blaisy-Bas. J'y serai. » Pas d'autre
explication. Mais j'étais si amoureux ! Le jeudi, à cinq heures
du soir, je descendais à Blaisy-Bas. C'est la dernière station où
s'arrête l'express avant d'arriver à Dijon. Un peu à gauche, au
bas d'une montée abrupte, attendait une vieille pataclie jaune et
rouge. Et par l'étroite portière du coupé, j'apercevais le fin pro-
fil d'Henriette. D'un bond, je courus vers elle. Elle me serra la
main nerveusement, en cachette. Et d'une voix rapide : « N'ayons
pas l'air de nous connaître. »
Le capitaine Gustave éclata de rire :
IX — 42
658 LA LECTURE
— Toujours la même chose, ces bonnes fortunes ! Six heures
de chemin de fer pour s'entendre dire : « N'ayons pas l'air de
nous connaître ! »
— Et la suite ! dit Louis en soupirant. C'est que nous n'étions
pas seuls dans le coupé. Il y avait un troisième voyageur, gai,
rieur, bon enfant. Il fredonnait des chansons de café-concert, et
semblait un joyeux compagnon. « Remontez le collet de votre
paletot ! » me dit Henriette en tremblant. Et elle-même rabattait
son voile blanc, de telle façon qu'on ne pouvait nous reconnaître
ni l'un ni l'autre. Le conducteur de la patache allait et venait
devant ses chevaux, quand le patron de l'auberge lui cria :
« — Eh! Antoine? vous savez qu'Eustache se terre de vos
côtés ! Ne vous effrayez pas, la petite dame. Eustache est un an-
cien soldat qui a coupé en morceaux une vieille femme dePouilly,
à six heures d'ici. »
« — Bah ! qu'il se teiTe ou non, la police le trouvera bon ! »
répliqua notre compagnon de voyage en riant. Et il chantait en
se dancUnant :
J'peux pas ! J'peux pas
Lûcher la colonne!
Henriette profita d'un moment où il tournait le dos pour me
glisser à l'oreille : « Surtout ne me dites pas un mot ! » Et de
Blaisy-Bas à Saint-Seine-l' Abbaye (quatre lieues en montant !)
nous fîmes le voyage, raides comme des pieux, sans nous
parler. Notre compagnon dormait.
III
Louis s'était arrêté un instant.
— Ah! mes amis, reprit-il, si jamais vous avez un rendez-
vous d'amour dans un village. Dieu vous garde de Saint-Scine-
l'Abbaye ! A neuf heures du soir, Henriette et moi nous étions
réunis dans sa chambre. Elle se jeta dans mes bras : « Comme
je t'aime ! » me disait-elle. Je la serrais amoureusement contre
moi... Soudain, un tonnerre éclate dans la pièce voisine. Une
voix de basse-taille chantait :
J'peux pas ! J'peux pas
Lâcher la colonne !
UNE BONNE FORTUNE 659
C'est ça qui glace un élan d'amour !
— Parlons bas, murmura-t-elle ; la cloison est si mince...
Elle disait cela avec une rougeur qui la rendait encore plus
charmante. Je la tenais entre mes bras, et tout bas, très bas :
« Je suis si heureux de te revoir ! Je n'ai pas vécu pendant que
nous étions séparés... » Henriette s'abandonnait doucement à mes
caresses, quand tout à coup elle s'écria, en bondissant : « — Il
V a quelque chose dans la muraille ! » J'écoutai. C'était comme
le grignotemcnt d'une souris. Encore notre voisin ! Celui « qui
ne pouvait pas Idcher la colonne... » Il forait un trou dans le mur
avec une vrille !
— Jamais je n'oserai rester ici ! me dit tout bas Henriette, qui
grelottait la peur.
Je tâchai de la rassurer, d'être éloquent et... persuasif. J'y
arrivai presque. Elle redevenait douce et caressante. Nous
avions éteint la bougie pleurarde qui nous éclairait. Tout près
l'un de l'autre, nous savourions les exquises délices de l'amour
défendu et partagé, quand une voix cria : « Il s'est sauvé de la
chambre ! » Et c'étaient des allées, des venues, des piétinements,
des cris, des : « Oh ! » des : « Ah ! » comme si un bataillon ca-
sernait dans l'auberge.
— Ah ! mon Dieu ! s'écria la malheureuse Henriette, on nous
trouvei'a ensemble !... Je suis perdue !
— Ne crains inen. Je vais m'évader.
— Par où ?
Et, en effet, le couloir était plein de monde. Ma foi, je n'hésitai
pas. La chambre était au rez-de-chaussée. J'ouvris la fenêtre et
je sautai dans la cour. J'avais gagné déjà un petit potager qui
s'étendait derrière l'écurie, quand une main s'abattit sur mon
épaule. Et la voix sonore d'un gendarme me dit : « Eustache, au
nom de la loi, je vous arrête ! »
IV
— On te prenait pour l'assassin ! s'écria Gustave en éclatant
de rii'e...
— Parfaitement.
— Mais tu n'avais qu'à dire...
— Dire quoi? La justice française est unique au monde.
Avec elle, le raisonnement s'appelle de l'insolence ; le silence, de
CCO LA LECTURE
la duplicité ; et la logi(iuc, de la préméditation. Jusqu'à
preuve du contraire, j'était bel et bien Eustache. Cet Eustache
qui avait découpé une vieille femme en morceaux ! Ainsi j'étais
venu de Paris pour goûter les joies d'une nuit d'amour... Et l'on
m'enfermait dans une étable avec un gendarme en faction à la
porte! Au petit jour, nouveau supi^lice. Je partais à pied, pour
Dijon (7 lieues !) les menottes aux mains, et sous un soleil de
plomb. Dans mon malheur, j'avais une consolation. Personne
ne m'avait vu parler à Henriette. On ignorait que nous nous con-
nussions, et elle ne serait pas inquiétée. N'importe. Il allait bien,
le rendez-vous d'amour ! En arrivant à Dijon, j'appris que j al-
lais être mis au secret. Je n'en sortirais que pour comparaître
devant M. F..., le juge d'instruction. Le propre mari d'Hen-
riette ! Je le jugeai au premier coup d'œil : un homme raide, sec,
prétentieux et bête.
— Vous soutenez que vous n'êtes pas Eustache?
— Mais, non! mille fois non !
— Et que vous êtes M. Louis M... ?
— Oui!
— Alors, que faisiez-vous à Saint-Scine-l'Abba^-e ?
Je ne pouvais pourtant pas lui dire : « J'étais avec votre
femme... » Je gardai le silence.
— On ne me trompe jamais ! prononça-t-il sévèrement. De-
main, j'aurai de quoi vous confondre !
Et on me remit au secret, où je restai trois jours et trois nuits.
Je me consolais en pensant qu'Henriette me récompenserait de
mon héroïsme. Ne m'étais-je pas dévoué pour elle? Le matin
du quatrième jour, je voyais entrer dans ma prison M. F..., de-
venu soudain affable et gracieux.
— Que d'excuses je vous dois ! me dit-il. Vous êtes bien
M. Louis M... L'assassin est arrêté. Il est écroué dans le cachot
voisin du votre. Tenez ! l'entendcz-vous ?
Une voix de basse-taille chantait :
J'pcux pas! Xpcux pas
Làclicr la colonne !
— Voilà ce qui nous a abusés, continua M. F... Nous savions
qu'Eustache était accompagné de sa maîtresse, une femme de
mauvaise vie. Il paraît même qu'elle se trouvait en même temps
\
UNE BONNE FORTUNE Cul
que vous à Saint-Seine. Est-ce que vous l'avez vue ? Pourriez-
vous donner son signalement ?
Il me demandait le signalement de sa femme !
— Toujours est-il que le lendemain, cette créature avait dis-
paru. Je vous en prie encore, agréez toutes mes excuses, et
faites-moi l'honneur de dîner ce soir chez moi. Je vous présen-
terai à M™" F..., qui sera charmée de vous connaître... Enfin,
l'assassin est arrêté. On ne me trompe jamais.
— Eh bien ! interrompit le capitaine Gustave, tout a fini pour
le mieux. Lié avec le mari, tu pouvais revoir la femme ?
— Attends la fin. Le soir, en effet, je dînais chez M. F... Hen-
riette paraissait toute naturelle. Assez froide, pourtant. Après le
repas, comme elle m'apportait une tasse de café, elle me dit tout
bas :
— Adieu, monsieur. Je vous déteste !
Elle avait eu si peur, qu'elle ne me l'a jamais pardonné... Et
voilà, mes bons amis, ce qu'on appelle une bonne fortune !
Albert Delpit.
LA SOUTANE
Quand on apprit à Baume-les-Dames que le pauvre Antoine
Foulon — Toto-Foulon comme on l'appelait en classe — avait
quitté la soutane pour rentrer dans le siècle, il y eut un cri
d'effroi parmi les gens pieux que sa défection atterrait. Foulon,
neveu du prêtre, avait suivi une vocation, longuement préparée
par six ans de petit séminaire à Ornans, et trois ans de maîtrise
à Besançon. Il avaitétésagementconseillé, doucement conduit, et
point du tout forcé dans sa détermination. Six semaines avant
qu'il reçût les ordres, son oncle voyant ce caractère un peu en
clessous tourner à la tristesse et aux préoccupations, l'avait ex-
horté à réfléchir. Son père, un vieux vigneron, l'avait engagé à
tout lâcher, plutôt que de faire un auquel en soutane, la pire
engeance selon lui, Toto-Fouion n'avait donc point d'excuse.
Au moment de sa désertion, l'ablîé Foulon habitait à Besançon,
dans la rue Poitune, une petite chambre que lui louait au mois
la mère Jeanet, moyennant le prix modique de 70 francs, nour-
riture du soir comprise. Le matin, l'abbé s'arrangeait connue il
pouvait, tantôt déjeunant chez Tun, tantôt coilationnant chez
l'autre, et maigrissant un peu à ce régime inégal. Les méchantes
langues de la ville assuraient bien que d'autres motifs faisaient
saillir les os du pauvre abbé, mais dans les rues de Besançon,
surtout dans la petite rue de Poitune, les cancans ont beau jeu
de porte à porte et de trapon à traj>on. Il s'ensuivait que malgré
des bruits officieux, sournoisement colportés parmi les salons de
l'archevêché, l'abbé n'avait point été inqui -té, et les donneurs de
conseils et d'avis en étaient pour leurs frais. Certaine bigote, plus
LA SOUTANE G.43
hardie qu'il n'était de raison, avait même reçu de son directeur
une semonce si verte, qu'elle n'avait plus ajouté foi à rien, niant
l'évidence, puisqu'elle habitait sur le carré de Toto-Foulon.
La vérité est cependant que l'abbé s'était dévoyé subitement,
du jour au lendemain, brûlé comme une phalène maladroite aux
yeux de la petite Jeanet. Un matin il s'était réveillé homme, et
ce réveil l'avait foudroyé net. Quand le samedi de l'Ascension, la
vieille loueuse frappa à la porte de l'abbé, il était parti laissant
la clef à la serrure, une lettre sur la table et 30 francs sur la che-
minée. Comme l'abbé ne lui devait rien plus, et que la lettre expli-
quait suffisamment son voyage, la bonne dame ne s'en émut point
outre mesure; elle n'apprit que longtemps après, avec nous tous,
que Tolo-Foulon était à Paris, courant les rues et gourgandinant.
La dévote éconduite lui avait raconté le tout un soir, en mettant
les points sur les i, ce qui valut à la jeune fille, cause involon-
taire de tout ceci, une solide réprimande avec beaucoup de
menaces.
Toto-Foulon était tombé à Paris -en plein quartier Latin,
cherchant des leçons pour vivre et geignant famine. En atten-
dant que sa tonsure repoussât, il portait une calotte anglaise qui
ne le quittait pas plus que son ombre. Il avait enfermé sa sou-
tane dans un petit placard d'hôtel, guettant l'occasion de la ven-
dre ou de la jeter, mais cette occasion ne se présenta point. Un
jour l'abbé rencontra quelque bonne âme qui lui procura de l'ou-
vrage et l'emmena chez lui ; on lui offrait une chambre dans la
maison, on l'habillait plus décemment, et on lui donnait une
centaine de francs par mois.
Foulon chargea sa soutane dans une serviette, la mit sous son
bras, et, comme il était grand jour, et qu'il ne put la jeter à la
Seine en passant, il dut la caser n'importe où dans la chambre
qu'on lui donnait.
Au bout d'un an, la soutane était toujours dans sa serviette,
mangée aux rats et moisissant derrière le Ht où il l'avait cachée.
Elle devenait d'autant plus encombrante, que l'abbé avait des
projets sur la jeune fille de ses protecteurs, et que la vieille dé-
froque l'eût pu trahir et vendre à jamais. Car Foulon n'avait rien
avoué, il comptait sur l'avenir pour aplanir la route, et d'ailleurs
il n'était point tombé en maison si farouche qu'on eût pu s'efîrayer
beaucoup de sa situation ; il ne craignait que le rire, le rire fou de
la jeune fille découvrant un jour sa soutane. Son esprit franc
C64 LA LECTURE
comtois peu endurant se fût mal accommodé de ces plaisanteries;
il résolut donc d'en finir une bonne fois, et de friler dans sa che-
minée la soutane graisseuse et moisie. Il le fit un soir.
C'était en juillet et il dut fermer ses fenêtres pour commencer
l'œuvre. Il se calfeutra, entassa papiers sur papiers dans la che-
minée, et sur ce foyer étendit le drap, sans trop le presser, pour
que la flamme y mordît plus sûrement. Le papier brûla très vite
et sans fumée, mais quand l'étoffe fut touchée elle se vengea du
délaissement et de l'ingratitude, en jetant partout des fusées
blanches que le malheureux fut impuissant à réprimer. Courant
au plafond, rejetées au sol, passant par les fentes de la porte et
des fcnclrcs, les fumées de graisse et de laine brûlée s'échappèrent
par les escaliers, les corridors, léchant les murailles et empuan-
tissant tout. Le pis fut bien que le pauvre Toto ne pensait point
à ce désastre et continuait son travail, à demi suffoqué, et tous-
sant à outrance. Il fourgonnait stoïquement le drap, le secouait
pour qu'il se consumât, et suait à grosses gouttes dans cette
atmosphère d'Achéron.
Quand l'odeur eut suffisamment rempli tous les étages, on
commença à s'émouvoir, à parlementer dans les escaliers, puis
l'on sut bientôt d'où sortait la fumée. Les protecteurs de Toto,
la jeune fille en tête, accoururent et frappèrent à la porte avec
énergie. Surpris dans sa besogne, noir de suie et couvert d'eau,
l'abbé demeura pétrifié devant sa cheminée, comme si on l'eût
surpris en quelque crime affreux. Il ne répondit point aux appels
et se tapit dans l'angle d'une armoire, pom- ([u'on ne le vît point
par le trou de la serrure. Peine perdue, la porte céda sous la
pression de vingt personnes effarées et un môme cri d'horreur
sortit de toutes les bouches béantes :
Il fait cuire quelqu'un !
Il ne faisait cuire personne, il brûlait simplement de vieux pa-
piers et une vieille redingote. Il l'assurait avec un tremblement
nerveux qui n'échappa point. Il y a du louche dans l'histoire !
assurait quelqu'un, et comme on reconnut que ladite redingote
était bel et bien une soutane salie, on bâtit un drame <|ui prit
consistance. D'ailleurs, Toto-I''oulon se défendait do ])his en plus
mal; au lieu d'avouer tout simplement l'aventure, il voulut expli-
quer, se coupa, se démentit, et finit par pleurer comme une Ma-
deleine.
Je le revis un jour à Baume-les-Dames après son histoire. II
LA SOUTANE 6G5
avait fait deux mois de prison préventive, pour n'avoir voulu
donner ni son adresse ni son lieu d'origine. Un beau jour il avait
fini par avouer tout, et on l'avait renvoyé à Baume, où son père
était mort de honte en le revoyant. Toto-Foulon, qui frisait la
trentaine, paraissait alors plus de quarante ans; il portait longue
sa barbe noire, et avait conservé son air en dessous. Depuis, il
avait tenté de tout sans succès, poursuivi par la haine du clergé
et le mépris des gens. Une fois, il s'était improvisé farinier, ce
qui avait fait bien rire.
— Il est comme les corbeaux, disait-on, il blanchit en devenant
vieux.
Un soir de printemps qu'on l'avait remercié de sa maison et
de son moulin, le pauvre diable rentra dans sa petite chambre
désespéré.
C'était au premier avril, et l'année s'annonçait toute gaie et
chaude, les oiseaux piaillaient sous sa fenêtre ouverte. Tout à
coup en ouvrant sa porte, il aperçut une soutane râpée, pendue
au plafond de sa chambre, et balancée par le courant d'air.
C'était la manière des gens de Baume de lui rappeler que tout
dans la vie n'est que misère; c'était un poisson d'avril brutal
comme une gifle. Toto ne souffla mot pendant deux jours. On
s'en inquiéta à la fin et on monta : la porte non fermée laissa
entrer tout le monde.
A la poutrelle du plafond la soutane était toujours pendue,
seulement il y avait quelqu'un dedans...
Henri Boucuot.
ÉTUDES ET PllOxMENADES EiN FORÊT
LES CIlARBOiNNIERS
Au mois d'août, si vous vous êtes égaré dans les bois à la
chute du jour, n'avez-vous pas senti parfois une acre odeur de
fumée, et ne vous est-il pas arrivé de tomber tout à coup sur un
étrange et pittoresque atelier de nocturnes travailleurs?
A travers les baliveaux clair-semés d'une coupe récemment
exploitée, cinq ou six tertres coniques s'élèvent au-dessus du
sol et jettent une lumière rouge et vacillante, sur laquelle s'enlè-
vent en noir les minces fûts des bouleaux et les silhouettes des
ouvriers qui vont et viennent, silencieux comme des sentinelles.
Tout autour de la coupe, éclairée par un flamboiement fantastique,
la grande forêt muette étend comme une ceinture d'ombre.
C'est la vente des charbonniers.
Parmi les hôtes de la forêt, le charbonnier occupe une place à
part. Il a une vie et des mœurs originales, qui méritent d'être
étudiées de près.
Vers la fin de l'été, quand les bois exploités en hiver ont déjà
eu le temps de sécher, le charbonnier arrive sur la vente avec sa
famille et ses ouvriers, et la fabrication commence.
Le premier soin du maître est la recherche d'un emplacement
favorable, d'un bon cuisage, abrité du vent, à proximité des
rondes forestières et point trop rapproché du taillis, car les incen-
LES CHARBONNIERS 607
dies sont à redouter et les gardes ne plaisantent pas. Le choix du
bois de charbonnage vient ensuite. On peut faire du charbon avec
toutes les essences, mais non du charbon d'égale qualité. Après le
charbon de bois dur (chêne, épine, etc.), qui donne beaucoup de
chaleur, celui de hêtre, de charme ou de châtaignier est réputé
le meilleur; puis viennent les charbons de bois blanc : tremble,
tilleul, bouleau, etc., qui sont surtout propres à adoucir les mé-
taux qu'on travaille.
Une fois remplacement prêt et les bois choisis, le charbonnier
dresse le fourneau. C'est une opération délicate où il faut à la
fois de la science, de l'intuition et de l'adresse, — presque une
œuvre d'art. — Il s'agit de construire une demeure où le bois soit
pénétré par le feu sans subir le contact de l'air, et où sa mysté-
rieuse métamorphose puisse s'accomplir lentement et sûrement.
Sur l'emplacement nettoyé et aplani, le maître compte huit
enjambées ; ce sera le diamètre du fourneau circulaire ; au centre,
il enfonce, ainsi qu'un mât, une forte perche de douze à quinze
pieds. Les premiers bâtons ou attelles dont il entoure le mât doivent
être secs et fendus par quartiers, le haut appuyé contre la perche.
Tout autour, il place une rangée de rondins, puis une deuxième,
une troisième, et ainsi de suite jusqu'à l'extrémité de la circon-
férence. Entre chaque rangée concentrique, il a soin de ménager
un vide qu'il remplit de ramilles sèches et d'une combustion facile.
C'est là le premier lit, dont la forme géométrique ressemble aux
grandes toiles ourdies en rosace par les araignées d'automne.
Hélas ! la vie du charbonnier est semblable aussi à celle de la
besoigneuse arag-ne. Ce sont les mêmes incertitudes et les mêmes
angoisses ; les mêmes labeurs sans cesse recommencés ; les mêmes
batailles pour conquérir le pain de chaque jour. Un oiseau, d'un
coup d'aile, peut déchirer la toile de l'araignée; un orage et un
coup de vent peuvent ruiner l'opération du charbonnier.
Sur ce premier lit, le maître en élève, dans le même ordre, un,
deuxième qui se nomme Véclisse, et qui continue ainsi, en ré-
trécissant les rangées circulaires de façon que l'ensemble du
fourneau affecte la forme d'un énorme pain de sucre. Le troisième
lit s'appelle le grand haut ; le quatrième étage et le cinquième
reçoivent le nom de petit haut.
Voilà Vempilage terminé. Il s'agit maintenant d'habiller le four-
neau d'un épais vêtement qui mette le charbon à l'abri de l'air
6C8 LA LECTURE
extérieur. Le cliarljonnier couvre les bois empilés d'une garniture
de ramilles, puis il applicpie, par dessus, une couche de terre
humide d'environ quatre pouces; en Un il répand sur le tout une
cendre noire, extraite du sol de cpielque ancienne charbonnière et
qui se nomme le frasil. Le sommet du fourneau reste découvert.
A travers certaines ouvertures ménagées à la base, on met le feu
aux ramilles sèches du premier lit; le courant d'air s'établit par
le haut, et le fourneau s'allume...
Alors seulement commencent les dures fatigues et les pénibles
angoisses du métier. Il faut surveiller le charbon le jour et la
nuit avec une patience et une attention de tous les instants. Le
maître et les ouvriers se relayent sans relâche autour des four-
neaux. La hutte, oîi ils vont prendre tour à tour quelques heures
de repos, s'élève non loin des charbonnières ; elle en a la forme
conique, et elle est revêtue d'une couche de terre où poussent
des pavots et des campanules sauvages. C'est là que se fait toute
la cuisine du chantier; là que la mère allaite les enfants, nés
presque tous dans les bois. Le soir, tandis que le souper cuit
en plein air, on entend parfois la ménagère qui berce un marmot
en chantant lentement une vieille complainte. La flanuue des four-
naises promène ses rouges lueurs sur cette scène familière, et
tout en haut, les étoiles entre les branches des hêtres clignent
leurs yeux d'or. L'enfant sourit aux étoiles, cligne des yeux
comme elles et s'assoupit, pendant que la mère pour.suit sa chanson
et que le père mange à la hàle un morceau en regardant le jyeliot
qui s'endort.
Mais cette douce contemplation ne l'arrête guère. Le charbon-
nier a de graves soucis en tête; il met les bouchées doubles et
retourne à son charbon, cet autre enfant gâté qu'il faut veiller
sans cesse. Dès que le fourneau est Cf»mplètement embrasé, c'est-
à-dire quand la fumée, blanche d'abord, devient plus brune et
plus acre, il faut bou<her avec do la terre les ouvertures du haut
et du bas. De temps en temps aussi on doit nourrir le fourneau,
en remplissant les vides produits par la combustion au inoyen de
quelques pancrées de vieux charbrm. Douze heures environ après
avoir bouché les ouvertures, on redonne un peu d'air au charbon,
en pratiquant (]uelques trous dans la couche de terre. Il faut
que le charbonnier soit toujours maître de son feu. Si le charbon
gronde, c'est que la cuisson va trop vite, et alors, à l'aide du
LES CIIARBOXNIKRS 6G0
râteau, il applique de la terre ou du frasil sur les moindres ou-
vevtures. Si le vent s'élève, autre souci; il faut abriter le fourneau
avec de grandes claies d'osier. Pour accélérer le refroidissement,
les ouvriers regarnissent l'enveloppe avec des pelletées de terre.
Enfin, après de longues heures, l'opération est achevée. Le four-
neau s'affaisse lentement, on l'éventre d'un seul côté et le
charbon paraît : noir comme une mûre sauvage, lourd et sonnant
clair comme de l'argent. L'extraction se fait la nuit, afin qu'on
puisse mieux distinguer les morceaux qui ne seraient pas com-
plètement éteints. Au matin arrive la charrette traînée par quatre
chevaux; on emplit la hamie à ras bords ; puis par les chemins
herbeux de la vente, on l'emmène vers les villes, et longtemps
dans les grands bois sonores on entend rouler la banne pleine
de charbon.
Cette vie de labeurs anxieux et de veilles solitaires donne au
charbonnier un caractère taciturne et méditatif. Alerte et maigre
d'ordinaire, la figure tannée et noircie, il reste silencieux
pendant de longues heures et n'a aucune des façons expansives
et bruyantes de ses voisins les bûcherons et les garde-ventes. Il
se mêle peu aux convei'sations, les nouvelles de la ville ne l'in-
téressent guère, et les bruits du dehors viennent rarement jusqu'à
lui. Mais la foret est sa maison, et il la connaît bien. Le charbon-
nier est un observateur, et pour lui la nature forestière n'a point
de secrets. Il sait le nom et le vol des oiseaux, les mœurs des
fauves, les vertus des plantes. Il se connaît en champignons mieux
qu'un botaniste, et, dans ses jours de bonne humeur, il confec-
tionne pour sa femme et ses enfants des rôties de ceps et des
civets d'écureuil, dont un gourmet se lécherait les doigts. Sa
famille est tout pour lui. Dans sa vie errante et libre à travers la
forêt, sa femme et ses enfants le suivent partout. Le charbonnier
a grandi dans les bois, les muguets ont souri à ses honnêtes
amours, ses marmots ont eu la bruyère pour berceau, la forêt
est le témoin de ses rares bonheurs et de ses fréquentes anxiétés,
et c'est en pleine forêt qu'il meurt, hélas ! bien souvent avant l'âge
de la retraite. Les stations de jour à l'ardeur des fournaises, les
veillées pendant les nuits humides, les tracas de toute sorte lui font
une vieillesse précoce. Un soir il s'alite sur la paille de sa hutte
et ne se relève plus.
Je me rappelle, par une matinée d'octobre, avoir rencontré
670 LA LECTURE
dans une tranchée l'humble convoi d'un de ces rudes travailleurs.
La bière, posée sur une charrette, s'en allait en cahotant vers
le cimetière du village voisin. La veuve et les fils suivaient, et
sur les planches du cercueil les feuilles tombantes glissaient
comme pour donner une caresse d'adieu au mort... Et tout en
regardant la charrette s'enfoncer dans la brume, je me disais que
ce n'était pas juste, et que cet obscur héros de la vie forestière
méritait une sépulture plus en harmonie avec son existence.
J'aurais voulu que cet homme, né dans les bois, reposât en
pleine forêt, sous la terre noire d'une de ses anciennes fournaises.
Sur la fosse, ses compagnons et ses apprentis auraient allumé
un grand fourneau rempli d'attelles de hêtres artistement em-
pilées, et tandis que le charbon aurait cuit en grondant, l'âme
du vieux charbonnier se serait envolée au ciel avec la fumée.
André Tiieuriet,
Le Ct'rant : H. Ditektae.
TABLE DES MATIÈRES
Du 9« volume (10 juillet à 25 septembre 1889).
POESIES
André Lemoyne Klcber, Hoche et Marceau 259
Gustave Nadaud Profession de foi du Candidat 532
Jacques Normand Fin de Saison 633
Sully-Prudhomme La Marée 58
André Theuriet Les Paysans 199
Louis Ratisdonne Le Coquillage 389
ROMANS
J. Barbey d'Aurevilly. Le Chevalier Des Touches 45, 201, 306, 412
Ludovic Halévy Marcel 5, 137. 246, 390
Guy DE Maupassant. . . Fort comme la Mort 235, 363, 481 593
Georges Ohnet Le Docteur Rameau 65, 167 282
Léon de TiNSEAU Strass et Diamants 561
L. Tolstoï Bonheur intime 337, 455 613
NOUVELLES, CONTES ET RÉCITS
Gaston Bergeret Un moment de Colère 113 260
Henri Bouchot La Soutane 662
Gustave Geffroy La Voia; 518
Octave Mirceau Histoire d'une Minute 60
André Theuriet La Gelinotte 543
Jean Richepin Pri^ de Vers Latins 353
PENSÉES, OBSERVATIONS ET MAXIMES
Olivier Ghantal Papillons Noirs 305
Charles Narrey Autour du Dictionnaire 105 191
Joseph Roux Les Paysans 654
672 TAULE DES MATIÈRES
ÉTUDES MORALES ET HISTORIQUES
Philippe D.\nYi L'Éducation physique 92
G. Macé Le Braconnage 581
Napulcon Ney L'Éléphant et la Baleine 192 324
FANTAISIES HUMORISTIQUES
Emile Beugerat Septembre au Bord de la Mer 636
Alljcrt Delpit Vne bonne Fortune 656
iNALTii L'ne Table d'Hôte aux Bains de Mer 429
Francisque Sarcev Le Professeur de Maintien 132
Léoa DE TiNSEAU Rien des Agences 501
L'EXPOSITION UNIVERSELLE
Paul Bourde Pourquoi l'Exposition est comme elle est.. 357
Erant/, Jourdain Les Danseuses Javanaises 473
Paul llouAix A tracers l'Exposition... 424 534
Jules Simon La Fête et la Force 29
SOUVENIRS CONTEMPORAINS
Paul BouRGET J. Barbey d'AurecilUj 34
Jcau DE BouRGOGNi... . . Alfred de Musset chez lui 152, 275 436
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Guy DE Maupassan r. . . Sur l'Eau 93 216
ACTUALITÉS SCIENTIFIQUES
Camille Flammarion. . . Le Grillon 405
CHASSE, PÈCHE, VIE CHAMPETRE
G. DE Ciierville Juillet aux Champs 106
— Août — 331 443
— Septembre — 553
André TiiEuuiEr Les Charbonniers 666
l'uri». — Société d'Impnoierie PAUL DUPOM, 4, rue du Bouloi (Cl.) 7o.8.b'J.
AP
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t.9
La Lecture
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