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L'ALLEMAGNE
ET
LE BALTIKUM
PUBLICATIONS DU MÊME AUTEUR
RELATIVES A LA GUERRE
Culture et Kultur, i vol. gr. in-S, 242 p. Berger-Levrault, 191G. (Majoration
non comprise) 3 fr.
Des Conséquences de la Guerre au point de vue démographique :
I. Population et Guerre, Bull. Soc. d'Anthropologie, octobre 1916.
II. Natalité et Guerre, — — février 1917.
Langue et Kultur. — Revue politique et littéraire (Revue Bleue), n" 3 et 4,
1917-
Judaïsme et Kultur, 38 p. Giard et Brière, 191 7 1 fr.
Le Germanisme et les Cultures antiques, Revue des.nations latines. Florence,
décembre 191 7.
Les Jésuites et le Germanisme, 29 p. Giard et Brière, 1918 1 fr.
Amérique latine et Europe occidentale, i vol. in-12, 3oi p. Berger-Levrault,
1918 (Majoration non comprise) 3 fr. 50
GASTON GAILLARD
L'ALLEMAGNE
ET
LE BALÏIKUM
PARIS
LIBRAIRIE CHARESLOT
i36, Boulevard Saint-Germain, i36
1919
Copyright by Marc Iinhatis et René Chapelol, 1^19
sas
L'ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
LES ALLEMANDS
ET
LES POPULATIONS SLAVES ET BALTIQUES
On a pu, au cours des événements actuels, être surpris de la
facilité avec laquelle les Slaves, en général, et les populations
allogènes de Russie, dont nous nous occuperons plus spéciale-
ment ici, semblent tout d'abord s'être plies aux entreprises
pangermanistes, avoir accepté la mainmise allemande, quelles
que soient les critiques qu'on puisse adresser au régime auquel
ils étaient soumis auparavant. Si on s'était rappelé quelles
ont été les relations historiques et ethniques des Slaves et des
Allemands, et, plus particulièrement, celles des populations des
bords de la Baltique avec la Prusse, les affinités qui ont pu se
créer et en sont la conséquence, on en eut peut-être été étonné
encore bien davantage, mais, en même temps, on eut mieux
saisi leurs dispositions véritables et les conditions matérielles
qui leur étaient faites, grâce à la lumière que ces faits jettent
sur leur situation.
La question des rapports du germanisme et du slavisme est
fort complexe, et nous n'avons pas l'intention de l'aborder ici;
mais les observations que nous croyons intéressantes de pré-
senter, en ce qui touche la guerre actuelle, en montrera préci-
sément certaines difficultés. En effet, on a vu une partie impor-
tante de la masse des populations slaves et allogènes de Russie,
entraînée par le parti des barons baltes et les immigrés alle-
mands, ne montrer avant la guerre aucune répugnance vis-à-vis
0 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
de la domination allemande et, peu après ses débuts, paraître
même préférer accepter la pénétration germanique plutôt que
de lutter pour son indépendance à côté des Alliés, bien qu'il
soit actuellement difficile d'apprécier ces faits avec exactitude,
dans l'ignorance où nous sommes de toutes les influences qui
sont alors intervenues et qu'il faille aussi tenir compte des-
nécessités de la situation à laquelle ces pays se trouvaient accu-
lés, et, ce n'est que peu à peu qu'une réaction de plus en plus
nette s'est progressivement affirmée. De même, après une
longue période d'attente et de silence, les Slaves du Sud, pour
des raisons identiques, dressaient des revendications de plus
en plus énergiques à mesure que les événements de la guerre se
montraient de plus en plus favorables à leur indépendance. Des
causes multiples et d'ordres divers interviennent nécessairement
dans l'attitude non exactement comparable de ces deux groupes,
mais qu'il est cependant possible de rapprocïier. D'ailleurs, les
meurtres de von Mirbach et de von Eichorn ont montré que le
germanisme ne pourrait pas triompher aussi facilement qu'il
l'avait cru, que de graves difficultés attendaient l'Allemagne
dans ces pays et que, si elle avait trouvé des complaisances et
un appui dans certaines classes, la masse du peuple, ouvriers
et surtout paysans étaient prêts à se soulever contre ceux qui ne
pouvaient être que des oppresseurs et que ceux-ci n'entendaient
pas se soumettre à la domination allemande, dès qu'ils avaient
eu l'espoir d'en secouer le joug. A côté des causes politiques qui
ont agi, certaines considérations démographiques et ethnogra-
phiques peuvent également contribuer à jeter quelque lumière
sur les autres facteurs qui ont déterminé cette situation, aider à
l'expliquer et montrer, en même temps, l'erreur profonde de
la politique allemande.
Les Slaves du Sud n'ont pas été, dans une certaine mesure,
sans subir l'influence des races méditerranéennes, grâce à l'ac-
tion qu'ont exercée leurs civilisations en même temps que par
les relations qu'ils ont entretenues avec elles au cours de l'his-
toire, et, par suite, ont été rendus plus accessibles aux influen-
ces occidentales d'origine latine; ces influences, si elles n'ont
pas modifié leurs tendances propres, peuvent du moins les
avoir préparés à un rapprochement et à une compréhension
réciproques. Il suffit de rappeler la lutte des Slaves en Bohême
et en Moravie contre le germanisme, soit sous la forme du
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES 7
protestantisme allemand, soit sous celle de l'immigration alle-
mande, qui aboutit à l'insurrection contre la Maison d'Autriche
et se termina par l'assujettissement de la nation tchèque, après
la bataille de la Montagne-Blanche, en 1620. A la fin du xvni*
siècle, les Tchèques se ressaisissent, une nouvelle réaction
s'opère et c'est grâce à l'énergique résistance opposée par les
Slovènes au germanisme autrichien que les Allemands ne sont
pas parvenus à étendre leur zone d'influence depuis la mer du
Nord jusqu'à l'Adriatique et à assurer leur domination sur ces
deux mers.
Les Slaves du Nord et les populations allogènes ont, au con-
traire, tout au début, subi d'abord très durement la domination
allemande, puis plus tard l'impérialisme allemand a cherché à
y établir son influence et, par ailleurs, l'action française du
xvii^ et du xvni* siècle n'a pas eu de prise sur leurs masses
complètement fermées à notre civilisation. En opposition aux
deux courants qui prennent naissance au sein des populations
slaves et s'y propagent, les slavophiles puis les panslavistes
s'efforcent de renouer la tradition et de rattacher politiquement
les Slaves du Sud aux Slaves du Nord, et on voit, par exemple,
Khomiakov (i8o/i-i86o) faire appel dans ses poésies populaires
à la fraternité slave pour réunir les aigles slaves. D'autre part,
la Prusse, comme on l'a souvent rappelé et comme nous allons
y revenir plus loin, a été en grande partie slavisée. Mais, dans
la réaction des deux éléments l'un sur l'autre, c'est l'élément
allemand qui l'a emporté et, en définitive, a marqué les éléments
slaves de certaines classes qui se sont mêlées à lui. On peut ainsi
trouver des raisons lointaines, donner des explications indirectes,
mais qu'il est fa,ux, comme nous allons le montrer, de rapporter
à des affinités ethniques, à la domination que les Allemands
prétendent exercer sur une partie des populations slaves ou
allogènes de la Baltique, aux rapprochements qu'ils essaient de
réaliser, aux liens économiques et moraux qu'ils veulent impo-
ser, et, on voit par là tout le danger que présenterait pour nous,
pour tous les autres éléments européens, tout rapprochement
qui mettrait à profit les anciennes influences que les Allemands
avaient acquises dans ces provinces, en un mot toute politique
qui laisserait prendre un développement moderne aux rapports
qu'ils y ont autrefois entretenus et permettrait une extension
nouvelle des relations qu'ils avaient pu s'y créer.
8 l'allemagne et le baltikum
Ces faits, parmi beaucoup d'autres qui ne peuvent trouver
place ici mais qu'il serait facile de produire à l'appui, suffisent,
comme nous allons le voir, pour montrer l'erreur grossière
que l'Allemagne a commise en essayant de donner à ses ambi-
tions pangermanistes de prétendues raisons ethniques et de
faire appel pour les justifier à un faux appareil scientifique.
*
* *
A, de Quatrefages, au début de l'opuscule <( La Race prus-
sienne », dans lequel il réunissait les articles qu'il avait publiés
dans la Revue des Deux-Mondes, en février 1871, — et qui n'en
restent pas moins d'actualité, bien qu'ils aient été écrits il y
aura bientôt cinquante ans, — après avoir rappelé qu'il s'était
« toujours élevé contre les applications de l'anthropologie à la
politique », parce que « ces applications reposent presque tou-
jours sur des erreurs » (i), faisait observer avec raison que
« l'application de l'anthropologie à la politique n'est pas seule-
ment une source d'erreurs, elle est surtout grosse de périls à
peu près inévitables » (2).
En effet^ il serait souhaitable, sans nul doute, que les condi-
tions politiques, les régimes tinssent compte de la race et des
conditions géographiques, s'appuyassent d'abord sur des carac-
tères naturels, mais l'établissement de semblables corrélations
n'est plus aujourd'hui exactement réalisable; il nous est aussi
impossible historiquement que physiquement de revenir à un
tel état de choses en toute équité et avec précision. De là vient
la difficulté de donner, par exemple, une signification exacte
Qt concrète à la formule de la « reconnaissance des nationa-
lités » ou de la « liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes ».
L'idée très légitime qu'on veut exprimer ici fait appel à la
notion de <( nationalité » sous laquelle sont englobés souvent
des populations très diverses ou à celle de « peuple » qu'il
devient, dans l'état actuel des sociétés, très difficile de définir
ethnologiquement et qui se trouvent ainsi toutes deux confon-
dues.
Que faut-il entendre, en effet, par Allemands, par Slaves?
Quels ont été leurs rapports anciens? Quelles s-ont les diffé-
(i) A. de Quatrefages, La race prussienne, 1871, p. 3.
(2) M., p. 5.
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES 9
rences qui séparent les Slaves et les peuples des rivages de la
Baltique? Il importe d'examiner les réponses qu'il est possible
de faire à ces questions, si on veut juger exactement de la
situation qui revient à chacun d'eux.
A. de Quatrefages, dans le même opuscule auquel nous
renvoyons, rappelait que : « Dans le bassin de l'Oder les popu-
lations germaniques se heurtaient aux populations slaves » et
que : « De ce contact sortit sans doute la race mikte des Van-
dales qui, au if siècle de notre ère, occupait le cours supérieur
de l'Elbe et dont le nom a laissé dans l'histoire une significa-
tion presque inutile à rappeler ». Selon A. Maury, à qui il se
réfère, les Vandales qui ont été rattachés tantôt au tronc ger-
manique, tantôt à la souche slave, doivent, d'après l'étymologie
de leur nom, tenir surtout de cette dernière (i).
Toute la partie de l'Allemagne du Nord qui s'étend sur les
deux rives de l'Elbe et dans le bassin de la Saale, son affluent,
entre l'Elbe, l'Oder et la Bober, et comprend la Prusse occiden-
tale, le Holstein, le Mecklembourg, l'île de Rugen, la Silésie, la
Saxe royale, la principauté d'Anhalt et les autres petites princi-
pautés du Sud, furent autrefois occupées par les Slaves et ne
paraissent avoir été définitivement germanisées qu'au xiv* siècle.
Dans ces territoires anciennement slaves ou ayant reçu des
apports slaves, entre l'Elbe et l'Oder, et même dans ceux situés
plus à l'est, des dialectes slaves, malgré la germanisation com-
plète de ces régions, se sont maintenus sur certains points et,
en particulier, on en trouve les traces chez les Wendes, qui
habitent le Spreewald, à quelques lieues au sud-est de Berlin,
Les Slaves semblent même être venus beaucoup plus loin à
l'ouest et des historiens prétendent retrouver dans Verdun l'an-
cienne urbs sclavorum des Romains.
Mais on sait qu'aux iv' et v* siècles de notre ère les tribus
germaniques, à kur tour, se portèrent, dans leurs migrations,
à la fois vers l'ouest et vers le sud. De plus, les princes slaves
de Bohême appelèrent, aux xii® et xni* siècles, des Allemands
pour défricher les forêts des territoires de l'ouest et du nord-
ouest.
Tous les territoires situés à l'est de l'Elbe et même, selon
plusieurs auteurs, ceux situés en deçà de ce fleuve, au-dessus
(i) A. de Quatrefages, La race prussienne, 187 1, p. 17 et 18.
lO L'ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
d'une ligne allant jusqu'à Lunebourg, dans le Hanovre, et
Nuremberg, au sud, auraient été envahis par les Slaves. Au
v^ siècle de notre ère, ceux-ci conquièrent Prague sur les
Germains. Du reste, beaucoup de noms de villes, tels que
Berlin, Stettin, Lubeck, Dantzig, Breslau, etc., ne sont point
germaniques et indiquent, comme l'ont remarqué les histo-
riens allemands eux-mêmes, l'existence probable d'anciennes
colonies slaves. En Saxe, les noms slaves sont fort nombreux.
Par exemple (i) : Dresde, en allemand Dresden, viendrait
d'une ancienne forme serbe, Driezdzany, en tchèque Drazdany,
qui viendrait elle-même d'un ancien mot dronzga, qui signifie
forêt; Leipzig, ancienne forme de Lipsk ou Lipsko, nom donné
aux lieux oii se trouvent des bois de tilleuls du slave Lipa,
tilleul; Chemnitz provient, sans doute, du mot kamenica, de
kamen, pierre et, par extension, mine, carrière. Il en est de
même pour beaucoup d'autres noms de lieux moins connus.
D'ailleurs, les Wendes, qui appartiennent à un rameau de la
race slave et s'étaient répandus de la Baltique aux Alpes Carni-
ques, occupent encore dans l'Etat prussien les territoires de la
Haute et Basse-Lusace. Primitivement, ils habitaient la région
s'étendant de la Saale thuringienne à la Bober, au nord jus-
qu'au parallèle de Berlin et au sud jusqu'aux monts Métalli-
ques et aux monts de Lusace. Ils ne forment plus maintenant
qu'un îlot ethnique entouré de tous côtés par les Allemands.
Les Slaves de la Lusace, en allemand Lausitz, en serbe Luzica,
mot slave signifie pays marécageux, et qui seraient encore
au noir ^"e de plus de i5o.ooo, bien qu'une statistique alle-
mande de 1900 donne le chiffre de 98.000, se trouvent actuel-
lement répartis entre la Saxe royale, à qui cette région, appar-
tenant à la Couronne de Bohême, fut cédée en i635, et le
royaume de Prusse. Ils s'appelaient eux-mêmes Serbjo et on les
nomme communément Sorabes. En 1795, Jean Potocki publie,
à Hambourg, un Voyage dans quelques parties de la Basse-Sa^e
pour la recherche des antiquités slaves ou wendes, fait en i79U.
Vers i8/io, un mouvement national se produisit parmi eux et
les Wendes restés sur le territoire de la Saxe fondèrent, à Bau-
tezen, une société pour le développement de leur langue et de
leur littérature, Masica Serbska, ainsi qu'une revue. Dans la
(i) Cf. Louis Léger, Le panslavisme el Vintérêl français, 1917, p. 20-21.
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES
II
principauté d'Anhalt, le nom de la ville de Zerbst reproduit
une ancienne forme slave désignant le lieu de réunion des
Serbes, aujourd'hui disparus depuis longtemps de cette région.
En Silésie, des villes ont également conservé un nom slave :
Torgau, la ville des commerçants; Glogau, la ville des houx.
DISTRIBUTION DES SLAVES AU IX°
{d'après E. Reclus)
L de P
1000 kil.
Le nom de la Poméranie, en allemand Pommern, est lui-même
un mot slave qui signifie littoral, po, le long de, more, la mer.
Par contre, Moscou aurait été conquis sur les tribus ouralo-
altaïques par les Slaves, refoulés de l'ouest par les Allemands.
Cette ville, qui aurait été située à l'origine en terre finnoise,
se serait ensuite trouvée au milieu d'un territoire colonisé par
les Slaves. En effet, les Fenni orientaux, qui s'étendaient depuis
12 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
le confluent du Volga et de l'Oka jusqu'aux monts Oural,
furent refoulés dans la région mal déterminée que les anciens
nommaient Sarmatie européenne et qui s'étendait entre la
Vistule et le Tanais, et comprenait tous les pays de la Russie
situés de ce côté de la mer Baltique et de la Pologne.
E. Reclus, qui donne la carte, reproduite ci-contre, permet-
tant de se rendre compte de la distribution des Slaves au
IX* siècle, faisait remarquer qu' : <( Aux origines de l'histoire
<( écrite, c'est-à-dire il y a neuf siècles environ, les populations
u slavonnes, plus puissantes dans l'Europe centrale qu'elles ne
(( le sont aujourd'hui, étaient en revanche beaucoup moins
(( nombreuses dans les plaines orientales : elles n'occupaient
« qu'un cinquième du territoire actuel de la Russie, et tout le
« reste du pays appartenait aux Lituaniens, aux Finnois et à di-
(( verses tribus errantes ou fixées venues des steppes de l'Asie, »
Or, aujourd'hui : « Les Russes et autres peuples slaves peuplent
« les quatre cinquièmes de l'empire et débordent au loin en
« Silésie, au Turkestan, dans les vallées du Caucase. De pareil-
(K les annexions ethnographiques ont-elles pu se faire en neuf
« cents années sans que les nouveaux venus se soient intime-
« ment mélangés avec les anciens habitants de la contrée »?(i).
L'ethnographe et philologue estonien, le docteur M. Weske,
professeur de langues finnoises à l'Université de Kasan, mon-
tre, dans un opuscule publié en russe en 1888, que les tribus
finnoises occupaient autrefois toute la partie de la Russie sep-
tentrionale et orientale située au-dessus d'une ligne droite
allant de Memel sur la mer Baltique à la mer Noire. Cet auteur
cite des noms d'origine finnoise, de villes, de fleuves, de
montagnes, de territoires, etc., qui subsistent jusque dans les
Gouvernements de Kiev et de Kharkov, tels que : Moscou, Musta
joki, le fleuve noir, Volga, Walge joki, la rivière blanche,
Kama, Oka, Wuoksa, Ilmen, etc. Ce n'est qu'au cours des
dix derniers siècles, depuis sa fondation, que la Russie a con-
quis et russifié les populations finnoises dont il reste encore
quelques îlots dans la région du Volga : les Tchérémisses,
Tchouvaches, Mordvines, Vogules, etc., qui ont conservé leur
langue, leurs coutumes et même une partie de leur ancienne
religion païenne. Les oppositions qui se révèlent^ntre diverses
(i) Elisée Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, 1880, t. V, p. 295-296.
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES
l3
parties de la population de l'ancien empire russe ne sont peut-
être pas sans relation avec ces mouvements fort anciens de
t.deP_
DEPLACEMENT DES CENTRES DE LA PUISSANCE SLAVE
(d'f'prrs E. Reclus)
25° 50^
Confédération rus'^c Principauté.* Pologne ea 1600. Jioscovieen 1600- Petite Russie,
avant l'iuvasion île la dynasiu- se rattachant
des Tartares de Gedimine it la Moscovie
(iiir siècle). (iv .■siècle). en 1654i
1 ! sonoooM
lOOO kil.
populations d'origine différente, avec l'existence consécutive
d'îlots ethniques, et il est probable qu'elles sont sous la dépen-
dance des survivances que ces derniers ont laissées.
là l'allemagne et le baltikum
Plus tard, il est vrai, les empereurs de la Maison de Saxe,
puis les princes des Maisons guefe, wettinienne et ascanienne (i),
entreprirent avec cruauté des guerres sanglantes pour conqué-
rir les pays situés entre l'Elbe et l'Oder, et au delà de ce
dernier; les Hohenzollern poursuivirent, à leur tour, la con-
quête de ces mêmes territoires, pour y étendre et y assurer la
domination allemande. Albert F"", dit l'Ours, dont un descen-
dant, qui fut dernier grand-maître de l'Ordre teutonique,
sécularisa les domaines en i525 et les érigea en duché à son
profit, conquit, vers ii 60-1 170, la ville de Brandebourg et les
terres où est aujourd'hui situé Berlin, sur la tribu slave des
Wiltzes. Enfin, les chevaliers de l'Ordre teutonique, que les
souverains polonais crurent devoir favoriser, ce qui ne peut
s'expliquer que par des raisons religieuses et par la situation
difficile où se trouvait leur pays et peut-être aussi par la versa-
lité de leur caractère, portèrent avec la même barbarie la domi-
nation allemande au delà de la Vistule et du Niémen, et même
de la Duna.
Au xîif siècle, Premysl Otokar, roi de Bohême (i253 à 1278)
encourage la colonisation allemande en Moravie et ce n'est que
plus tard, lorsqu'il découvre toute l'ambition de Rodophe de
Hasbourg, qu'il se plaint à un cardinal romain du tort que les
Frères Mineurs allemands font en Bohême et en Pologne aux
Frères de langue slave. Krijanitch, prêtre croate et l'un des plus
ardents apôtres des idées panslavistes au xvii* siècle, se rend
compte du danger de la germanisation et fait dire à un des
interlocuteurs, Hervoï, représentant le Slave du Sud, qu'il met
en scène dans son traité De la Politique : « Les Allemands
(( envahissent nos pays, sous prétexte d'y apporter les arts de la
(V la paix et de la guerre. Ils viennent s'établir chez nous avec
« leurs femmes; mais ils ne trouvent pas le chemin du retour.
u C'est ainsi qu'ils nous ont chassés de la Moravie, de la Pomé-
u ranie, de la Silésie, de la Prusse. En Bohême, il ne reste que
« peu de Slaves dans les villes; en Pologne, elles sont complè-
(; tement germanisées ». Et il ajoute, nous contentant de rap-
porter les paroles qu'il met dans la bouche de son personnage
sans relever les erreurs de divers ordres qu'il commet : <( Une
« autre partie des Slaves s'est établie sur les bords de la mer
(i) Cf. Ernest Lavisse, Etude sur l'une des origines de la monarchie prussienne
ou la marche de Brandebourg sous la dynastie ascasienne, 1876.
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES l5
<( Baltique, dans la Poméranie, la Pologne, la Silésie, la Bohê-
<( me et la Moravie. Mais, à cause de leurs querelles et de leurs
u alliances avec les Allemands, ils sont tombés dans un hon-
« teux servage. Ils se sont germanisés de telle sorte qu'ils ne
« sont, aujourd'hui, ni Slaves, ni Allemands. Les Allemands
« nous ont chassés des villes de Livonie, de Prusse, de Pomé-
u ranie et de tous les rivages de cette mer naguère slave,
<( aujourd'hui allemande » (i).
Au point de vue des revendications présentées actuellement
par les populations de l'Europe orientale, et étant donné
l'extension ancienne des Lituaniens de la Baltique à la mer
Noire et le balancement des Polonais à l'ouest et à l'est au
cours de l'histoire que nous examinerons plus loin, il est
également intéressant de noter l'existence d'une réaction de
l'activité allemande plus récente, mais de moindre importance,
et que les Allemands, à la fin du xvni* siècle, vinrent en
assez grand nombre dans la Russie du Sud-Ouest pour colo-
niser les territoires connus sous le nom de « Nouvelle Russie ».
Une partie de ces derniers, principalement les prolétaires
mennonites et quelques autres émigrèrent vers 1874, mais
la plupart revinrent ensuite s'établir dans la Russie méridio-
nale. D'après E. Reclus (2) : « En 1789, ils fondaient plusieurs
« villages dans le- Gouvernement de Yekaterinoslav, à l'ouest
« des cataractes du Dnieper et dans les steppes qui s'étendent
(( entre la grande courbe du fleuve et la mer d'Azov, La plu-
« part de ces immigrants venaient du sud-ouest et de l'ouest
« de l'Allemagne, de la Souabe, du Palatinat, de la Hesse;
« quelques Alsaciens se sont également mêlés aux groupes de
(( colons. Des émigrants sortis du Mecklenburg et de la Prusse
« orientale lors des années de disette ont aussi fondé diverses
<( colonies dans la Nouvelle-Russie, ainsi que des Allemands de
« la Pologne et du pays des Magyars.,.. En 1876, le nombre
(t des colonies allemandes groupées et éparses dans les quatre
« gouvernements de Yekaterinoslav, de Kherson, de Tauride
u et de Bessarabie s'élevait à 870 et les habitants y étaient plu»
« de 200.000, soit un peu moins de la vingtième partie de la
« population » (S). D'autres émigrants allemands venant de la
(1) D'après Louis Léger, Le panslavisme et Vintérêt français, .p. 65-66.
(2) E. Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, t. V, p. 5ii-5i3.
(3) Peter Diehl, Geogr. und Statist. Verein zu Frankjuri, 1876.
i6
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
Poméranie et de la Prusse orientale se sont également établis,
vers la même époque, en Volhynie, entre Brest et JLoutzk, aux
environs de Novgrad-Volhynsk et de Berditchev.
D'après ce qu'on sait de ces migrations, on a pu soutenir
qu'en Allemagne une importante partie de la population, esti-
mée au tiers par les uns et même à la moitié par les autres,
était d'origine slave. Les populations de la Prusse orientale,
dont une partie a reçu des éléments d'origine lituanienne, de
la Posnanie, de la Prusse occidentale, de la Silésie, de la Pomé-
ranie, du Brandebourg, du Holstein oriental, de la partie nord-
est du Hanovre, de la plus grande partie de la province de
Saxe et du royaume de Saxe, du duché d'Altenbourg, du nord-
est de la Bavière, seraient celles qui auraient été plus particu-
lièrement affectées par ces apports.
De Gobineau, dont les idées, mal interprétées, ont été fort
discutées et dont les vues ont été déformées par les Allemands
pour les faire servir aux besoins de leur cause, n'avait donc
pas tort quand il soutenait que le véritable type germanique
devait se retrouver dans les pays Scandinaves et en Angleterre,
et que « les populations de l'Allemagne, fortement imprégnées
d'éléments slaves en Prusse et de sang celtique au sud, lui
paraissaient très peu germanisées » (i).
A. de Quatrefages, parlant de ces populations, disait de
même : « Les éléments ethnologiques de cette nation sont tout
autres que ceux qui ont donné naissance aux populations
vraiment allemandes. Des conditions climatériques spéciales
ont maintenu et accentué les différences originelles », et, il
concluait : « En réalité, au point de vue anthropologique, la
Prusse est presque entièrement étrangère à l'Allemagne » (2).
Ces observations générales nous semblent d'autant plus
importantes à rappeler que l'Allemagne s'appuie encore aujour-
d'hui sur des considérations de cet ordre pour légitimer ses
ambitions. Un Allemand, M. Félix Wolff, qui croit pouvoir
soutenir que les Français appartiennent à une race africano-
berbéroïde, déclarait récemment : « Cette guerre, quelque
étrange que cela puise paraître aux personnes non initiées
à l'anthropologie, est, dans la pleine acception du mot, une
(i) De Gobineau, Essai sur l'inégalité des races hamaînes, t. IV, p. 17a.
(2) A. (le Quatrefages, La race prussienne, p. 8.
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES I7
guerre des Européens (que représentent les Allemands) contre
les Africains », race qui, d'après ce dernier, « de plus en plus
dominée; par sa mentalité primitive, se complaît dans un état
d'hostilité acharnée contre les représentants du véritable esprit
européen » (i).
* *
Lorsqu'on étudie plus spécialement l'origine et l'histoire des
populations de la Baltique, et qu'on cherche à connaître exac-
tement la place qu'elles occupent par rapport aux Allemands,
on voit, bien que la présence de certains mots anciens de racine
germanique mêlés au finnois aient permis à des auteurs (2) de
soutenir que des populations allemandes ont vécu autrefois
dans les régions de la Russie bordant la mer Baltique, que si
ces populations ont, au cours de l'histoire, entretenu avec ces
derniers de nombreuses relations, elles n'ont cependant rien
de commun au point de vue ethnographique. Déjà Elisée
Reclus s'élevait contre cette erreur et écrivait : « On donne
parfois aux provinces baltiques de l'empire russe le nom de
provinces « allemandes », mais bien à tort, car dans cette con-
trée la masse de la population n'jest aucunement germanique
et, comme aux premiers jours de l'invasion, les Allemands
sont restés ce qu'ils étaient il y a sept cents ans, des étrangers.
Le pays appartient aux Estes et aux Lettes par le droit du
nombre » (3).
Selon A. de Quatrefages : « Des Finnois, puis des Slaves
plus ou moins purs, plus ou moins mélangés, tels ont été, jus-
qu'au milieu du xif siècle, lesi^euls éléments ethnologiques dans
toute la région comprise de l'Estonie au Mecklembourg » (4).
Toutefois, les Lettons, les Lituaniens qui occupent les territoires
compris entre la Duna et Kœnisberg ne peuvent probablement
pas être classés parmi les Slaves.
Au xii^ siècle, des Brémois, sur un bâtiment frété pour l'île
de Gothland, atterrirent, en ii58, auprès des bouches de la
Dwina et les marchands de la Hanse vinrent ensuite y trafiquer
(i) Also sprach Germania (Ainsi parlait l'Allemagne). Extraits d'auteurs alle-
mands publiés depuis la guerre; trad. Jean Ruplinger.
(2) Thomsen, Ueber den Einflusz der germanischen sprachen auf die finniseh-
lappisrhen.
0) Elisée Reclus. Nouvelle Géographie Universelle, 1880, t. V, p. 867.
(4) A. de Quatrefages, La race prussienne, p. 53.
lô L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
et y établir des comptoirs (i). Dans l'opuscule que nous avons
cité et auquel nous renvoyons, A. de Quatrefages rappelle, du
reste, toutes les entreprises des Germains sur les territoires bal-
tiques et slaves, et en donne un aperçu historique.
A la suite de ces incursions et des conquêtes des chevaliers
de l'Ordre teutonique, il se constitua, dans les pays situés à
l'est de l'Elbe et restés essentiellement agricoles, une classe
seigneuriale allemande formée par les descendants des conqué-
rants et qui resta profondément séparée de la population abo-
rigène assujettie par eux. Cette distinction entre ces deux par-
ties de la population s'est nettement maintenue jusqu'à nos
jours et s'est perpétuée non seulement en Poméranie, en Bran-
debourg et en Silésie, mais jusqu'en Courlande et en Livonie.
A. de Quatrefages écrivait à ce sujet : « En passant défîniti-
(( vement aux mains d'un prince allemand, en conservant à
« titre de nobles la plupart des anciens chevaliers de même
« origine, ce pays devait se germaniser de plus en plus dans
a les hautes classes, tandis que le fond de la population restait
« le même. Toutefois, l'élément slavo-finnois, tel que l'avait
« fait la première conquête, fut loin de disparaître, même
« dans la noblesse. L'ancienne aristocratie des Pruczi n'avait
a pas lutté pour son indépendance avec autant de persévérance
« et de ténacité que les populations, Malte-Brun revient sur ce
(( point à diverses reprises et Cantu confirme ses appréciations
« générales par une foule de détails. Une partie des anciens
« chefs avait accepté le joug de l'Ordre teutonique. Plusieurs
« même étaient entrés dans ses rangs. Leurs descendants pri-
<( rent aussi nécessairement place »côté des chevaliers germains
« sécularisés et de leurs fils. Certainement plus d'une famille
<( noble prussienne a là ses origines... »
Les Borussi ou Porussi, peuple de la Sarmatie, auquel la
Prusse actuelle qui embrasse des pays très différents a em-
prunté son nom, habitaient sur les bords de la Vistule et du
Neman, Ros étant le nom lituanien deNeman, d'oii l'appellation
de Po-russi, ou « gens des bords du Bos ». Cette racine rus ou
ros se retrouve du reste dans beaucoup de noms de lieux, dans
l'île de Bugen, en Poméranie, en Lituanie et en Bussie Blanche.
Ils semblent se rattacher aux peuples lettons et slaves dont
(i) Cantu, Malte-Brua.
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES 19
Ptolemée (i) fait mention et que Malte-Brun range parmi ceux
que nous retrouvons plus tard sur les confins de la Lituanie et
de la Prusse orientale. Au début du xiii® siècle, Conrad, duc de
la Mazovie, qui appartint de ii38 à 1029 à une branche de la
Maison royale des Piast, tente, sans y parvenir, d'assujettir les
Porusses pour les convertir au christianisme en 1207. Il appelle
contre les Prussiens qui menacent ses Etats, les Porte-Glaives,
en i2i5, et les Chevaliers teutoniques, en 1226. Après une lutte
qui dura de 1280 à 1288, ces derniers conquièrent tous les terri-
toires prussiens, sous la conduite de leur grand-maître Her-
mann de Salza. L'Ordre, qui s'était installé à Marienburg, en
1809, après avoir été obligé de quitter la Terre-Sainte en 1290,
et avait d'abord prospéré, ne tarde pas à pérécliter à la suite des
guerres perpétuelles qu'il entreprend contre la Lituanie et la
Pologne; d'autre part, les chevaliers de l'Ordre, qui exaspèrent
les populations par leurs rapines et leurs cruautés, soulèvent
une grande insurrection, en i/iô/i, sous le grand-maître Louis
d'Erlischhausen, et celles-ci secouent le joug de l'Ordre pour
se placer sous la protection de la Pologne. La paix de Thorn,
conclue en i466, met fin à la guerre et partage la Prusse en
deux parties : l'une, située à l'ouest, la Prusse royale, devient
partie du Royaume de Pologne, et l'autre à l'est, la* Prusse
teutoniquc, reste à l'Ordre, mais demeure sous la suzeraineté
polonaise. Pour se soustraire à cette dernière, le Margrave
Albert de Brandebourg, que l'Ordre choisit pour grand-maître
en i5ii, par la paix de Cracovie conclue avec le roi Sigismond
de Pologne, en i525, transforme la Prusse en un duché sécu-
lier qu'il garde comme fief de la Pologne et qu'il rend hérédi-
taire dans sa propre famille. Mais les électeurs de Brandebourg,
grâce à l'influence qu'ils acquièrent dès 1677, finissent par
demeurer maîtres de la Prusse en 1618 et, à partir de cette
époque, celle-ci reste à la Maison électorale de Brandebourg,
d'abord comme fief polonais et ensuite comme possession indé-
pendante.
Toutefois, si des représentants de ces anciennes populations
ont pu s'allier à des germains et participer ainsi à la formation
de quelques familles prussiennes, comme nous venons de voir
de Quatrefages l'avancer, il ne faut pas oublier que la guerre
(i) Geogr., III, V.
20 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
entreprise par les Teutoniques au xiif siècle avec l'appui de
Rome contre les anciens Borusses, les Prussiens autochthones,
s'était achevée par l'extermination presque complète de ces
derniers. De nombreux colons allemands étaient venus dans les
villes dotées de larges franchises et où la population était déci-
mée, et, plus tard, ceux qui avaient échappé à ces massacres
périrent pendant la terrible période de la guerre du Nord, en
sorte qu'il n'existe plus aujourd'hui de véritables Prussiens (i).
Les Finnois, les Finni de Tacite, qui, au temps de l'Empire
romain, s'étendaient depuis les Carpathes jusqu'au Volga et
furent ensuite refoulés par les Goths aux ni^ et iv® siècles de
Jésus-Christ, ne sont plus actuellement répandus que dans les
provinces d'Ingrie, de Livonie et, à la suite de migrations suc-
cessives, habitent actuellement en grande partie la région de
l'Europe septentrionale qui a pris le nom de Finlande. Cer-
tains les considèrent comme une branche de la famille des
Huns; en tout cas, ils se joignirent à eux contre l'Empire des
Goths, en 876, et, au v* siècle, prirent part avec ces derniers
aux invasions de l'Europe occidentale.
Le nom de Finlandais, de Finnois, paraît être d'origine ger-
manique et traduit de l'appellation locale que les habitants
Suomi donnent au pays Suomen-maa, c'est-à-dire « Pays des
Lacs », et viendrait de l'anglo-saxon /en, en français fagne,
fange, marécage. Cette étymologie est contestée, mais d'après
Elisée Reclus (2) : « On peut dire, d'une manière générale,
« que les habitants actuels de la Finlande sont en majorité
(( de souche ouralo-altaïque et qu'ils sont étroitement appa-
«. rentes aux Magyars, de même qu'aux peuplades non encore
« civilisées des Tcheremisses, des Ostiakes, des Vogoules, des
« Samoyèdes. Ils sont évidemment très mélangés, car le
« pays qu'ils habitent et oii ils arrivèrent, pense-t-on, vers
(( la fin du vn® siècle ou vers le commencement du vm*
« a été souvent envahi et les diverses tribus qui s'y sont
« succédé ont laissé leurs descendants croisés avec la popula-
« tion actuelle.... Dès les premiers temps de la colonisation,
(( c'est avec les tribus orientales habitant la Russie du Nord
« que les colons finlandais eurent leurs relations les plus fré-
(i) Cf. Emile Haumant, La guerre da Nord el la paix d'Oliva (i655-i66o).
(2) Elisée Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, 1880, t. V, p. 332-333.
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES 21
('. quentes, car presque tous les objets trouvés à l'est et à
u l'ouest du lac Ladoga se ressemblent par la matière et par
« le travail. Plus tard, lors de l'âge de bronze, puis surtout
(( pendant le premier âge du fer, l'influence Scandinave devient
u prédominante; ensuite, un nouveau reflux historique ramène
« la civilisation slave dans le pays et, quand l'histoire propre-
a ment dite commence à éclairer la Finlande, on retrouve les
« Scandinaves, c'est-à-dire les peuples de l'Occident, en con-
<( tact beaucoup plus intime que les Russes avec les popula-
ce tions de la contrée » (i).
Si divers noms de lieux permettent de retrouver la trace du
passage des Lapons dans la Finlande méridionale (2), cet auteur
signale que : « Dans les régions septentrionales de la Finlande
« l'influence des Lapons a probablement été assez considérable
(( par les croisements sur la population finnoise des Ostrobot-
« niens et des Qvâner (Kainulâiset); en 18/19, Andréas Ware-
<( lius citait dans la province d'Uleaborg un grand nombre de
« districts et de hameaux dont la population agricole était de
« race mêlée et se servait encore partiellement du lapon. Quant
(( à la Finlande méridionale, divers anthropologistes contestent
« encore qu'elle ait été habitée autrefois par les Lapons. Il est
« vrai que les traditions locales sont unanimes en faveur de cette
« hypothèse, et les noms de Jaettilâiset, Hiidet, Jatulit, Jotunit,
« s'appliqueraient encore à ces aborigènes disparus » (3).
Enfin, — et on verra plus loin l'importance de ces considé-
rations au point de vue des revendications filandaises, —
il faut noter, comme le fait remarquer E. Reclus, "que parmi
les Finlandais du Sud se rencontrent deux types possédant cer-
tains caractères opposés : les Tavastes, trapus, à la face large,
aux cheveux blonds avec des yeux clairs à fente étroite et
parfois obliques, et les Karéliens, de taille plus élevée, aux
traits réguliers, aux cheveux , châtains et aux yeux gris-bleu
foncé, rarement bridés, a Les premiers habitent la partie sud-
a occidentale de la Finlande, dans l'espace triangulaire limité
« à l'ouest et au sud par les Suédois du littoral, et c'est la
u civilisation Scandinave qui exerça sur eux la plus grande
<i influence, tandis que les Karéliens se sont trouvés en con-
(i) Gustaf Retzius, Finska Kranier.
(2) Ujfalvy, Mélanges altaïques.
(3) Elisée Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, t. V, p. 333.
2 2 , L ALLEMAG.NE ET LE BALTIKUM
« tact surtout avec les Russes. D'après van Haartman, qui les
« étudia le premier, les Tavastes, qui s'appellent eux-mêmes
« Hamâlâiset, ce qui signifie peut-être, — à en juger par un
(I mot esthonien, — « Gens du Pays Humide », seraient les
K Finnois par excellence » (i). D'après cet auteur : « Aux
(( XI* et xii" siècles, le centre de la puissance des Hamâlâiset,
<' les Yam ou Yem des Russes, paraît avoir été beaucoup plus à
u l'est, entre le Ladoga et la Dwina; mais, attaqués par les
<' Karéliens du Nord, par les Russes du Sud, ils furent obligés
<i de se déplacer; cependant, il existerait encore des Yem, au
« nombre de 20.000, dans les districts ori(;ntaux, vers Petroza-
<( vodsk et Belozersk » (2),
Quant aux Karéliens qui peuplent la région orientale de la
Finlande et les territoires de l'Empire russe qui s'étendent jus-
que dans le voisinage de la mer Blanche : « L'histoire les
(( montre fréquemment engagés en des expéditions de guerre.
« En 1 187 et 1 188, ils envahissent même la Suède, entrent dans
H le lac Mâlâren, incendient la ville de Sigtuna, tuent l'évêque
« d'Upsala. Trois années après, ils brûlent Abo et détruisent
« toutes les colonies suédoises de la Finlande; puis, quoique
<i baptisés par les Novgorodiens au commencement du xin^
<i siècle, ils leur font souvent la guerre, mais s'unissent aussi
<( à eux pour combattre les Suédois » (3),
De Quatrefages qui avait d'abord classé les Finnois parmi
les allophyles, admet ensuite une branche fînnique et déclarait
que si les populations « qui se rattachent à ce type sont loin
(( d'avoir, dans l'histoire de l'humanité, un rôle comparable
(( à celui des peuples aryans ou sémites », elles ont, selon lui,
« exercé une influence ethnologique plus grande qu'on ne
(( l'admet d'ordinaire », quoi qu'on ne puisse « accepter aujour-
<( d'hui la théorie qui attribuait aux Finnois seuls le premier
<( peuplement de l'Europe » (h). l\ fait remarquer que : « Les
(( races finnoises, représentées à l'est de l'Oural moyen par les
<{ Vogouls et les Ostiaks^ occupent une aire considérable jus-
« qu'au delà du Ienisseï, et leur contact avec les Jaunes a eu
« le résultat habituel. Au nord, chez les Samoyèdes, les mé-
(1) Elisée Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, p. 334-
(3) Id., p. 337.
(3) Id., p. 337.
(.'4) De Quatrefages, Introduction à l'Etude des races humaines, p. 454-
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES 23
<( langes se sont multipliés au point que Middendorff a consi-
« déré ces derniers comme une population entièrement mixte,
« résultant du croisement des Finnois avec les Mongols » (i).
D'ailleurs, bien que les habitants de l'Estonie diffèrent sin-
gulièrement des Finnois du Nord par leurs- caractères comme
par leur langue, un mouvement estonien, que signalait déjà
E. Reclus (2), et qui lui faisait dire : « C'est le commence-
(( ment du « pan-finnisme », tend à rapprocher l'Estonie de la
Finlande, et il se pourrait que les événements actuels aient,
par leurs répercussions politiques, pour effet de lui donner un
nouveau regain, comme nous le verrons plus loin, en parlant
de ces deux pays. Toutefois, ce mouvement ïie se présente pas
sous la forme d'un impérialisme et ne semble tendre actuelle-
ment qu'au regroupement des terres et des peuples finnois, à
leur rapprochement, dans l'intérêt de leur propre défense et
de la consolidation de leur situation.
(( .Les Ehstes » ou Estoniens sont considérés par E. Reclus (3)
comme « un peuple frère des Finnois » et, dit-il, « ce sont des
« Suomi, par l'origine aussi bien que par la langue, comme
u les populations de la « contrée des lacs et du granit ».
Ainsi qu'il le fait remarquer, « leur nom se rencontre dans un
« grand nombre de documents anciens, de Tacite et de Ptolé-
« mée à Jordanès et aux sagas Scandinaves, sous les diverses
(( formes d'Ostiones, Aesthieri, Istes, Aistones (4); les Lettes
(( les appellent Igaunas ou (( Expulsés », mais eux-mêmes se
(( disent Tallopoëg, « Fils de la Terre », ou bien Marah'avas,
« Gens du Pays », et ils sont, en effet, assez nombreux pour se .
(( croire la population par excellence dans un vaste territoire.
(( L'espace qu'ils occupent dépasse de beaucoup les frontières
(( de la province qui de leur nom s'appelle Ehstonie; ils sont
< même en masses plus compactes dans la Livonie du Nord
<< que dans la province septentrionale et, par de là le Peipous,
(( jusqu'au sud du lac de Pskov, ils ont des colonies dans
(( les gouvernements limitrophes, Saint-Pétersbourg, Pskov,
<• Vitebsk ».
Les Estoniens, vers 1080, avaient été soumis par les Danois
(i) De Qiiatrefage?, Introduction à l'Etude des races humaines, p. /i23-/i2/i
(a) E. Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, t. V, p. 869.
(3) Id.. p. 367.
(4") Richter, Geschîchte der Baliischen Provinzen.
24 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
SOUS le roi Canut IV, qui leur avait imposé le christianisme.
A la fin du xif siècle, les chevaliers de l'Ordre teutonique et
les Porte-glaives de JLivonie, comme nous allons le voir, s'em-
parent du pays, qu'ils se partagent avec les évêques d'Ungan-
nie et de Riga. Vers 12 19, le roi de Danemark, Waldemar
que l'Estonie révoltée avait appelé, reprend une partie du pays
aux chevaliers de l'Ordre teutonique et le débarrasse du joug
de la féodalité germanique. Au xm® siècle, après une période
de guerre que la domination allemande avait fait régner pen-
dant trente années, les Estoniens se soulèvent de nouveau en
i34o. Mais vers le milieu du xiv® siècle, ils retombent sous la
domination des chevaliers teutons à la suite du traité de
Marienbourg, en i^à'], par lequel Waldemar IV leur vend la
Livonie et ce qu'il possédait de l'Estonie; et cela dure jusqu'en
1559. Ce perpétuel état de guerre, qui se prolongeait depuis
des siècles entre les chevaliers de l'Ordre teutonique et les
Danois, était suivi, au xvi^ siècle, de l'invasion des Suédois en
Estonie et en Livonie, qui devient également, en 1682, une pos-
session suédoise, puis des Polonais, en Livonie, vers i65i. L'Es-
tonie se trouva alors rattachée à la Suède par le traité d'Oliva,
en 1660. La féodalité allemande y resta néanmoins toute puis-
sante, malgré l'occupation suédoise, et l'influence Scandinave
apporta avec Gustave Wasa et Gustave-Adolphe quelques jours
meilleurs dans la sombre histoire estonienne. La paix de
Nystad, en 1721, qui mit fin à la guerre entre Charles XII et
Pierre P' et ratifia la conquête russe par la réunion de l'Esto-
nie à la Russie, brisa à nouveau toutes les espérances des Esto-
niens qui, après les guerres dévastatrices et les pillages du
xvm* siècle, avaient vu leur nombre sensiblement réduit.
Vers le milieu du xix* siècle, après l'abolition de l'esclavage,
car jusqu'en 1816 les paysans estoniens étaient tous serfs, un
réveil national se produit. Alexandre V et Alexandre II font
du reste preuve d'une politique bienveillante vis-à-vis de ces
populations; mais au moment où le peuple estonien, qui s'était
ressaisi à la faveur de ces temps moins pénibles, commence à
affirmer à nouveau son existence, un revirement se produit
sous Alexandre III et l'ère russe, qui s'était ouverte sous de
mauvais auspices avec Pierre I"", continue de se montrer favo-
rable aux barons baltes aux dépens des populations autochtones.
Le Gouvernement russe, qui croit voir dans le développement
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQLES 2 0
économique de ces régions, Estonie, Gourlande, dans la pro-
pagation des langues estonienne et lettone et de l'instruction,
un danger pour les intérêts russes, soutient alors la noblesse
balte qui, sous le couvert d'un faux loyalisme, seconde avant
tout les intérêts allemands et cherche par tous les moyens à se
maintenir en faveur à la Cour impériale, pour y servir les
plans pangermanistes. Après la période de russification à
outrance commencée en 1888, sous Alexandre III, pendant et
après la révolution de 1906, s'ouvre une nouvelle ère d'oppres-
sion systématique à laquelle les barons baltes apportent leur
aide et dont ils se montrent les exécuteurs fidèles, sachant bien
que l'action russe sera impuissante et qu'ils préparent ainsi la
place à l'influence allemande.
La Livonie, comme nous venons de le voir, était restée igno-
rée des populations de l'Allemagne jusqu'à ce que des mar-
chands de Brème y parviennent vers ii58. Les Danois cher-
chèrent alors à y introduire le christianisme et, à la faveur do
ce dernier, à dominer le pays avec l'aide des évêques.Meinhard,
moine Augustin de Segebert, nommé en 11 86 évêque par
Urbain III, en est chassé; mais, en 1200, l'évêque Albert
d'Apeldern, chanoine de Brème, y fonde Riga et y crée l'Ordre
des Chevaliers Porte-glaives. Ces derniers, qui avaient entre-
pris la conquête de la Livonie et cherchaient à en déposséder
les Danois, sont battus par les Lituaniens, en 1286, et réduits
à se fondre avec les chevaliers de l'Ordre teutonique, dont le
rôle devient, à partir de ce moment, prépondérant dans cette
partie de l'Europe. Ces chevaliers réunissent à la Livonie,
l'Estonie, la Courlande et l'île d'QEsel, et leur puissance s'étend
sur presque tout le littoral de la Baltique. Celle-ci atteint son
apogée vers i4oo et décline ensuite. Ceci est d'autant plus
important au point de vue de l'histoire des relations de ces
territoires avec l'Allemagne que les chevaliers de l'Ordre teuto-
nique, après avoir été chassés d'Asie à la fin des Croisades,
étaient venus en Europe, où ils avaient acquis de vastes pos-
sessions en Allemagne, en Hongrie, en Transylvanie et aussi
en Italie, qu'en 1280 un duc Piast de Cujavie les avait appelés
en Prusse pour subjuguer et convertir à la fois les habitants,
et qu'après avoir réussi dans cette entreprise, ils en étaient
restés maîtres depuis cette époque jusqu'au xvf siècle. Walter
de Plettonberg, qui reconstitua l'Ordre des Porte-glaives, en
26 l'allemagne et le baltiklm
i525, rendit son indépendance à la Livonie, mais celle-ci fut
démembrée peu après, de ibbg à i56i. L'Estonie va au roi de
Suède Eric XIV, l'île d'QEsel est vendue par son évêque au
Danemark; Gotlhard Kettler, dernier grand-maître de l'Ordre
teutonique, cède les droits de son Ordre sur la Livonie à Sigis-
mond-Auguste, roi de Pologne, mais garde la Courlande et la
Semigale comme duché séculier; le reste est rattaché à la
Pologne. Les Russes, de i563 à 1577, essaient, à leur tour, d'en
prendre une partie; mais la paix de Kicverova-Horka, en i582,
restitue à la Lituanie la partie qu'ils avaient conquise et qui
passe ensuite, ainsi que la partie polonaise, entre les mains
des Suédois, par la paix d'Oliva, en 1660. En 1689, un gentil-
homme livonien, qui avait été capitaine dans l'armée suédoise,
s'efforce de soustraire son pays au joug suédois; il va, avec la
députation chargée de défendre les droits de la Livonie, devant
Charles XI et adresse, au nom des nobles livoniens, des pro-
testations énergiques au Gouvernement suédois de Riga. A
l'avènement de Charles XII, il essaie de rattacher la Livonie à
la Russie ou à la Pologne, toujours afin de soustraire son pays
à la domination suédoise. Condamné à mort, après avoir échoué
dans sa tentative, il s'enfuit en Courlande et, après diverses
vicissitudes, on le retrouve à la Cour du roi de Pologne comme
ambassadeur de Pierre-le-Grand, d'oij, pour la délivrance de
son pays, il tente encore de fomenter en Livonie une révolte
contre les Suédois. A la suite de ces manœuvres, il finit par
s'aliéner le roi Auguste. Celui-ci, pour se concilier Charles XII,
le livre à ce monarque, qui le fait exécuter. Aujourd'hui, le
peuple qui donna son nom à la Livonie est presque éteint et
on ne rencontre plus les Lives qu'en très petit nombre au nord
de Windau, dans la péninsule qui termine le Domesnœs.
Ainsi que le signale E. Reclus (i) : « Le même sort a frappé
(( le peuple des Coures ou Courons, — Kors des annales russes,
« Kuren des Allemands, — qui a donné son nom à la Cour-
ce lande, à la Kurishe Nehrung et au Kurishe Haff. On croit
« qu'ils étaient d'origine finnoise; mais au xif siècle, déjà,
« ils étaient « lettisés », comme le sont les descendants de
<>• presque tous les Lives (2). Il existe encore un certain nom-
(i) E. Reclus, Nouvelle Géographie Vrtiverselle, 1880, t. V, p. 370.
(2) Richter, Geschichte der Baltischen Provinzen.
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES 27
<( bre de familles entre Goldingcn et Hasenpoth, au nord-est
« de Liban, qui se disent issues des « rois Goures ». Ces
« rois », mentionnés pour la première fois en iSao, étaient
<( des paysans libres, n'ayant point à fournir de corvées,
<' affranchis d'impôts et du service militaire; ils avaient aussi
« le droit de chasse : l'opinion générale est qu'ils descendaient
« de chefs coures qui s'étaient soumis volontairement aux
(( Allemands. Ils perdi^^ent leurs privilèges en i85/i; mais, en
« i865, on en comptait encore plus de quatre cents dans sept
(' villages ».
La Courlande, dont on sait peu de choses jusqu'au xm* siè-
cle, après avoir connu aussi l'invasion des Danois avec le roi
Sven III Estritson, vers IO^l^, et Erick-lc-Bon, vers iioo, fut
également conquise, entre i2A3 et 12/17, par les chevaliers de
l'Ordre teutonique. Ce n'est que lors de la sécuralisation de la
Livonie qu'elle devint un duché vassal de l'Etat lituano-polo-
nais et héréditaire dans la Maison des Kettler (1561-1737). La
veuve du dernier duc, Anne de Russie, — Maurice de Saxe,
qui avait été désigné par les Etats de Courlande comme suc-
cesseur de ce dernier, ayant été écarté, — donna, une fois deve-
nue impératrice, le duché à Biren, son favori, qui le transmit à
son fils. Celui-ci ayant abdiqué en 1795, Catherine II révmit
alors la Courlande à la Russie.
Les Lettes ou Lettons habitaient primitivement tout le pays
situé au sud de celui des Estes, c'est-à-dire les territoires situés
■au nord de la Prusse et du Niémen. Comme le mentionnait
E. Reclus : <( Les Lettes ou Lettons, qui ont déplacé les
« Livonniens finnois, sont des Aryens de langage, frères des
« Lithuaniens et des anciens Borusses ou Prussiens, fondus
( maintenant avec les Germains de l'Europe centrale. Ils se
« donnent à eux-mêmes le nom de Latvis, c'est-à-dire de
" Lithuaniens, et leur ancien nom russe, Letgola, qui est évi-
(( demment le même mot que Latwin-Galas, signifie « Fin de
(( la Lithuanie » (i). Aux vi* et vu* siècles, les tribus des
Lettons et des Lèches envahirent les territoires que les anciens
dénommaient vaguement Germanie et Scythie d'Europe, et se
mêlèrent aux Slaves de la plaine : aux Polènes ou Polonais.
Peuple de race aryenne, ces Letto-Lituaniens étaient distincts
(i) E. Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, 1880, t. V, p. 870-371.
20 L ALLEMAGNE Eï LE BALTIKUM
des Slaves, bien que certains traits permissent de les croire
parents.
De même, les Lituaniens, bien que se rapprochant des Slaves
par quelques caractères, mais ressemblant plus aux Germains
qu'à ces derniers, ont autrefois été classés par erreur parmi
eux. Leur idiome est, en effet, plus ancien que le slavon et
contient un grand nombre de mots plus voisins des radicaux
aryens que de ceux des langues slaves. Hlls occupaient, avec les
anciens Prussiens, dont ils se rapprochent, tout le littoral
de la Baltique, entre la Vistule et la Dûna. D'après Elisée
Reclus (i) : « Ils s'avançaient au loin dans l'intérieur, ainsi
« qu'en témoignent un grand nombre de noms lithuaniens,
<( surtout dans le Gouvernement de Vitebsk, et même une de
i leurs tribus, celle des Golad, habitait les bords de la rivière
« Porotva, affluent de la Moskva, à l'ouest du territoire oij
« s'est fondée la ville de Moscou (2); peut-être avait-elle été
(( séparée du gros de la nation par la colonisation des Polot-
<( chanes. On croit aussi les Krivitchi, de Smolensk, issus du
« mélange des Lithuaniens et des Slaves, leur nom rappelant
« celui du grand-prêtre des Lithuaniens, Krive-Kriveyto. La
« plupart des écrivains slaves classent également parmi les
« Litvines ces Yatvagues ou Yadzvingues, qui occupaient le
« pays du Haut Neman et du Bug, et dont quelques débris
« auraient survécu, jusqu'au xvi^ siècle, aux exterminations
0 qu'en firent les Russes et les Polonais ».
Mais, l'ancienneté même de leur idiome permettant de sup-
poser que les Lituaniens sont venus en Europe antérieurement
à la plupart des autres représentants de la race aryenne, ce
géographe (3) fait remarquer que si les Lituaniens ont précédé
les Russes dans leur migration, « puisqu'ils occupent un ter-
ritoire situé à l'ouest des plaines moscovites », on peut se
demander, avec R. Virchow (h), « comment leur établissement
(( dans le pays a pu se faire antérieurement à la venue des
« Germains et des Celtes peuplant maintenant les régions du
(( centre et de l'occident de l'Europe, à l'occident de la Lithna-
« nie. C'est par le refoulement latéral des émigrants lithua-
(i) Elisée Reclus, Nouvelle Géoqraphie Universelle, t. V, p. 426-/127.
(2) Barsov, Géographie historique russe.
(3) Elisée Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, t. V, p. 43o.
(/i) R. Virchow, Peuples primilifs de l'Europe.
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES 29
u niens que l'on s'explique cette anomalie apparente dans la
(( distribution des nations qui ont envahi l'Europe : écartés du
<( grand chemin des migrations, qui suit beaucoup plus au
« sud le faîte de partage des eaux entre le Dnepr et le Neman,
u protégés par des marécages, des forêts presque impénétra-
u blés, défendus même à droite et à gauche par des golfes et
(( les fleuves puissants qui s'y jettent, les Lithuaniens ont pu
u laisser passer outre de nombreuses peuplades ».
Il importe également, avec E. Reclus, de distinguer chez les
Lituaniens (i) les Lituaniens proprement dits, qui peuplent
la partie orientale des provinces de Vilno et de Kovno, et les
Zemailey, Samogitiens ou Jmoudes, les « Gens venus de la
mer », qui vivent surtout dans le voisinage de la frontière
allemande, car ainsi que nous le verrons par la suite, c'est
du côté de ces territoires que se porta l'effort des Allemands au
début de la guerre actuelle, afin de s'assurer la possession du
littoral de la mer, dans le cas où ils ne pourraient pas conserver
le reste des territoires qu'ils avaient envahis.
Au XI® siècle, Rimgaudas bat les Porte-Glaives au nord et les
Russes à l'est. Après la défaite que les Lituaniens infligent aux
Porte-glaives sur le Niémen en 1286 et où périt leur grand-
maître Volkwin, ils se fusionnèrent avec les chevaliers de l'Or-
dre teutonique. Mindaugis, successeur d'Ardvila, qui repousse
les Tartares en 12/12 et délivre de leur joug les Ruthènes
et les Ukraniens, se convertit en 1262 au christianisme avec
tous les grands du royaume; il reçoit la couronne de roi en
présence du supérieur de l'Ordre des Chevaliers teutoniques et
fonde un évêché dans la région qui porte aujourd'hui le nom
de Vilna. Mais bientôt commencent les luttes des Lituaniens
contre l'Ordre teutonique. Ceux-ci se voient forcés de prendre
les armes contre les Chevaliers de l'Ordre, qui sont défaits
en 1 261, et contre lesquels les Prussiens se soulèvent également
vers la même époque. Ces derniers restent seuls à lutter contre
l'Ordre pour leur indépendance jusqu'à ce que Vitenis, qui
réussit à s'emparer du pouvoir en Lituanie, parte en guerre
contre les chevaliers teutoniques, qui, après avoir réduit les
Prussiens, menaçaient la Lituanie, et les batte près de la rivière
de Treidê. Au xuf siècle, la Lituanie s'agrandit au sud jusqu'au
(i) Elisée Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, t. V, p. ^aS.
3o l'allemagne et le baltikum
delà du lac Pripet, à l'ouest à une centaine de kilomètres au
delà de Brest-Litowsk, et à l'est jusque près de Vitebsk et
Smolensk.
En i323, Vilna est choisie comme capitale du grand-duché
de Lituanie. Cependant, l'Ordre teutonique continuait ses expé-
ditions contre la Lituanie. En 1826, Gediminas, succ(?sseur de
Vitenis, qui s'en était plaint au pape sans obtenir de résultat,
continue la lutte contre l'Ordre et établit la domination litua-
nienne à l'est jusqu'au Dnieper et au sud presque jusqu'à la
mer Noire. Au xiv® siècle, les Lituaniens se rendent maîtres
de vastes' régions slavo-ruthènes : ils conquièrent la Volhynie
et la Kiovie, et écrasent les hordes allemandes à Rudava. La
Lituanie renfermait alors Kiev et tous les affluents du Dnieper
jusqu'à la Vorskla, et sa frontière orientale passait à l'est de
Toropetz, Viazna, Koselsk, Mtzensk, Siniovka; après la bataille
des Eaux-Bleues, les Lituaniens refoulaient les Tartares jus-
qu'en Crimée et étendaient leurs possessions jusqu'à la mer
Noire. En sorte qu'à l'époque d'Algirdas et de Keistutis, les
deux fils de Gediminas, la Lituanie, qui atteint son plus grand
développement, s'étend alors de la mer Baltique à la mer Noire.
Après la mort d'Algirdas, en 1877, son fils Jogaïla ou Jagellon,
essaie de se rendre maître de toute la Lituanie. Après diffé-
rentes alternatives, il réussit, en i382, à s'emparer de Keistutis,
par suite, dit-on, d'un excès de confiance de ce dernier, et aussi
à faire prisonnier son fils aîné, Vytautas, qui s'enfuit de prison
avec l'aide de son épouse. Jagellon, devenu catholique par son
mariage avec Hedwige, en i386, en faisant de la Lituanie un
pays catholique, l'amène à se poloniser et unit la Lituanie,
dont n'avaient pu se rendre maîtres les Chevaliers teutoniques,
à la Pologne, devenue' hostile à ces derniers depuis qu'ils
l'avaient dépouillée de sa puissance maritime en s'emparant de
l'embouchure de la Vistule. Puis il laisse la Lituanie à son frère
Skirgaïla, m.ais colui-ci se montre incapable de prendre en
main le pouvoir et cette orientation politique subsiste même
après que Jagellon, obligé de choisir entre les deux couronnes,
eut laissé la Lituanie à son cousin Vitold, en 1392, Celui-ci,
qui avait, paraît-il, reçu une solide instruction de Hanno de
Windenheim, et savait l'allemand et le latin, fait des voyages
dans l'çuest et le sud de l'Europe, au cours desquels il apprend
à connaître la civilisation de l'Europe occidentale. La défaite de
ALLEMA\DS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES
3r
Vitold sur la Vorskla (1899) par les Tartarcs tend encore à rap-
procher la Lituanie du grand-^duché de Pologne en mettant fin
à ses agrandissements à l'est dans les territoires russes. Du reste,
malgré les influences de Cour qiii amènent la Lituanie à adopter
le catholicisme, religion de ses ennemis, et bien que le congrès
polonais et lituanien de Horodlo, sur le Bug, en i4i2, ait
LA LITUANIE A L EPOQUE DE VITOLD
décidé que les Lituaniens catholiques auraient accès à toutes
les grandes charges du royaume de Pologne, mais que celles
de Lituanie ne seraient plus accessibles qu'à des catholiques,
Vitold n'aurait pas entendu exactement travailler à l'absorption
de la Lituanie par la Pologne. Mais la situation de la noblesse
lituanienne s'amoindrit alors et un affaiblissement de la nation
se produit par suite de l'isolement oii se trouve la première qui
est noyée au milieu des éléments étrangers, et de l'absorption
de la seconde par ces derniers. On voit l'influence polonaise
32 l'allemagne et le baltikum
gagner peu à peu de plus en plus d'importance et, malgré tous
ses efforts, la noblesse lituanienne se laisse pénétrer par la
langue et les mœurs polonaises. Cependant, bien que Jagellon
eut réuni les deux couronnes et que la Pologne considérât
déjà les pays lituaniens comme des territoires lui appartenant,
la Lituanie continue, jusqu'en ikkk, d'avoir une administra-
tion séparée, avec ses ducs. En i/iio, à la bataille de Grûnwald,
les Lituaniens l'emportent sur les Ordres allemands et les che-
valiers teutoniques. Dans le traité de 1/122, conclu avec l'Ordre,
la frontière actuelle entre la Lituanie majeure (russe) et la
Lituanie prussienne est fixée. Mais les Russes, avec Ivan III,
lui prennent la Severie et Smolensk; la Volynie, la Podolie,
Kiev, sont annexés, par la Pologne, malgré les protestations
de ses alliés lituaniens contre cette spoliation. En 1629 parut
la première édition du Statut lituanien, de Gostauta, qui réunit
les anciennes ordonnances des grands-ducs lituaniens et les
coutumes du droit usuel lituanien. Ce dernier, qui se rap-
prochait du droit Scandinave, régit la législation de tout
le territoire de l'ancienne Lituanie historique, après son dé-
membrement entre la Prusse et la Russie, jusqu'en i848. En
1569, la Lituanie est définitivement unie à la Pologne par une
décision de la Diète de Lublin et, à partir de ce moment, en
partage toutes les vicissitudes. En i586, Rathory, roi de Polo-
gne et de Lituanie, dont le règne fut écourté, dit-on, par son
médecin Simonius, fit une tentative contre le pouvoir détenu
par les seigneurs allemands. Aux xvn^ et xvm® siècles, Vilna est
dévastée par les Suédois et les Russes, et, malgré sa résistance,
tombe au pouvoir de ces derniers le 12 août 179/i. Lors du
premier démembrement de la monarchi'e polonaise, en 1772, la
plus grande partie des territoires lituaniens est rattachée à la
Russie et le reste lors des deuxième et troisième partages. Seul,
le district de Gumbinnen est donné à la Prusse. Vilna est de
nouveau occupé par Napoléon P', en 181 2, et l'empereur n'y
revient, le 6 décembre, que pour se diriger vers Paris, en pas-
sant par Varsovie et Dresde.
Depuis le dernier partage de l'Etat lituano-polonais, en 1796,
jusqu'à la dernière insurrection de i863, le gouvernement
impérial russe désignait officiellement les trois gouvernements
de Kovna, Vilna et Grodna sous le nom de Litovkaja Gubernija,
et, depuis cette époque, les appelait Sievero Zapodnyikrai, c'est-
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES 33
à-dire Pays du Nord-Ouest. Ces trois gouvernements lituaniens
constituèrent toujours, depuis leur annexion à la Russie, une
unité administrative, une lieutenance administrée par un
gouverneur général, désigné sous le nom de Gouvernement
Général. Le gouvernement lituanien de Souvalki, bien que
rattaché arbitrairement au grand-duché de Varsovie par Napo-
léon I", se considérait d'après la déclaration de l'Assemblée
nationale des Lituaniens de ce gouvernement, en 1906, comme
faisant bien partie de la Lituanie. Vilna fut le centre du mou-
vement insurrectionnel lituanien de i83o et i863.
,Les territoires de l'ancienne Pologne, peuplés aujourd'hui
d'Allemands et de Slaves germanisés, étaient autrefois habités
par des Slaves, des Lèches, qui se distinguaient des Slaves
orientaux. De blonds Mazures, « c'est-à-dire en lithuanien,
d'après Reclus, des trapus » (i), qui vivaient à l'est et au nord
sur les frontières prussiennes, des Yatvagues d'origine proba-
blement lituanienne avec des Lituaniens à l'est et de Petits-
Russiens dans le sud se sont mêlés à eux. « Après le passage
« des Mongols, écrit Reclus, les princes, et surtout les évêques
(( et les couvents, firent appel aux colons allemands pour repeu-
(( pler les terres dévastées et leur accordèrent de grands privi-
« lèges, entre autres celui de nommer leur propre schultze et de
(( se gouverner eux-mêmes suivant le « droit teutonique ».
(( Plusieurs villes furent également fondées par des colons alle-
« mands et la plupart se régirent d'après le « droit de Magde-
<( bourg », droit de l'un des plus anciens municipes de l'Alle-
« magne du Nord, dont les archevêques avaient été jadis les
« chefs de l'Eglise polonaise. Ce droit n'empêcha point les Alle-
(( mands des villes de se « poloniser » peu à peu comme ceux
(( des campagnes. Au xiv® siècle, les <( Souabes » étaient établis
(( en Pologne au nombre de plusieurs centaines de mille, mais
<( ce premier élément germanique s'est complètement fondu
« dans la population polonaise et catholique » (2).
E. Reclus (3) distingue dans l'histoire de l'Etat polonais
« deux périodes distinctes d'expansion, dont chacune fut suivie
d'une époque d'affaiblissement et terminée par des partages »,
et ces deux moments sont des plus importants à noter au point
(i) Ketrzynski Des Mazures, Poznan, 187s.
(a) E. Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, 1880, t. V, p. 396-397.
(3) Id., p. 388.
34
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
de vue de l'extension de l'influence slave et des réactions qui
s'y opposèrent. Ainsi qu'il le fait remarquer, « au xi" siècle et
<c au XII* siècle, les agrandissements se firent surtout du côté
« de l'ouest et la Pologne était à l'avant-garde des populations
« slaves contre les Allemands. Au commencement du xi^ siècle,
BALANCEMENT DE L'ÉTAT POLONAIS A L'OUEST ET A L'EST
(d'après K. Reclus)
E.deP
Limite des
Slaves
ccoidentau;
au X" siècle.
folonais
actuels.
Roysume
d»
fioleslas I
Conquêtes Pologne et Prusse vassale
de Lithuanie de
Boleslas III. au xvn* s. la Pologne.
Livonie
polotiaise,
puis
suédoise.
LiTonie
-et
Courltnde
polonaises.
Roytum*
actMl,
io 000 000
— I
« Boleslas le Grand eut en sa possession la Moravie, la Slova-
<t quie, la Lusace et même la Bohême pendant une courte
« période (i). Vers les commencements de l'histoire écrite du
(( peuple polonais, le royaume qui comprenait la Polska pro-
« prement dite, c'est-à-dire les « champs » de la Vistule et
« de la Warta, la Pologne actuelle et la Poznanie, cherchait à
(i) Lelewel, La Pologne an moyen âge; Hilferding, Histoire de$ Slaves baltiques;
Ouspenskiy, Les premières Monarchies slaves du Nord-Ouest.
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES 35
« absorber les tribus parentes qui peuplaient le territoire jus-
<( qu'à l'Elbe. Tantôt ennemis des empereurs d'Allemagne,
« tantôt subissant la fascination du <( saint Empire romain » et
Vf fiers de se dire ses vassaux, les rois de Pologne réussirent à
(( s'emparer de presque tous les pays slaves de l'Occident ».
Au contraire, « du xiv® au xv^ siècle le mouvement d'annexion
(( se porta du côté de l'Est, contre les Slaves orientaux ».
De plus, E. Reclus faisait justement observer que la destinée
de la Pologne et (( les balancements de ses frontières » à l'ouest
et à l'est s'expliquent en partie par « les conditions géographi-
<( ques du territoire qu'elle occupait » (i). En effet, si au sud
et au nord la Pologne a des frontières assez nettes, <( à l'est et
(( à l'ouest le pays est ouvert, si ce n'est dans les parties où
c( s'étendent des marécages et de vastes forêts presque impéné-
(( trables : la vaste dépression qui a valu à ses habitants du
<( bassin de la Vistule leur nom de Polonais ou (( Gens des
>. Plaines » se continue des deux côtés, en Allemagne et en
(( Russie; or, c'est précisément dans ce sens, parallèlement
u aux degrés de latitude qu'ont lieu les mouvements de migra-
<i tion et que la pression des peuples les uns sur les autres se
u fait de la manière la plus énergique. Par ces deux larges
(( brèches, la frontière de la Pologne devenait flottante, pour
« ainsi dire, à la fois du côté des Germains et du côté des
« Slaves orientaux : les incursions et les guerres déplaçaient
(( incessamment des populations en lutte pour la suprématie ».
D'autre part, et cette remarque, qui confirme la précédente
on montrant la difficulté d'assigner des frontières naturelles à
la Pologne et achève d'expliquer les vicissitudes de ce pays,
n'est pas sans intérêt au point de vue de la question baltique :
(( Par la distribution de ses versants hydrographiques, la Polo-
ci gne ne mérite qu'en partie le nom de <( Pays de la Vistule »
« qui lui a été officiellement imposé. Toute la zone occidentale,
(( confinant à la Silésie et à la Poznanie, appartient au bassin
<> de la Warta, c'est-à-dire de l'Oder, et la province de Suwalki,
(( dans la partie nord-orientale de la Pologne, est sur le versant
'( du Neman (Nemen en polonais), qui lui sert de limite à l'est
« et au nord; tout le reste du territoire est arrosé par la
u Vistule, le Narew, le Bug ou leurs affluents » (2).
fi) V. Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, t. V, p. 387-388.
(2) Id., p. SgS.
36 l'allemagne et le baltikum
On signalait récemment (i), que le comte Michel Tysz-
kievics avait découvert, dans la bibliothèque du couvent des
Bénédictins, à Einsidein, de vieilles cartes des anciens terri-
toires de la Baltique et de la Prusse, qui présentaient un grand
intérêt au point des questions soulevées par la guerre actuelle,
en établissant les limites historiques des anciens Etats dont ils
dépendaient autrefois. Ces atlas, et notamment l'Atlas Novus,
de Homann, de 1716, et V Atlas Minor, de Vischer, de 1785,
donneraient des cartes séparées et détaillées de la Pologne, de la
Lituanie, de l'Ukraine^ de la Finlande, etc., en qualité d'Etats
libres et souverains, et ornées de leurs armoiries respectives.
Ces cartes établiraient l'appartenance du pays de Cholm et de
la Galicie orientale aux Ruthènes (Ukrainiens) et celle de la
Russie-Blanche à la Lituanie; elles indiqueraient la frontière his-
torique entre la Pologne et la Lituanie, Vilna et Grodno restant
en Lituanie, l'accès de la mer pour la Lituanie sur son propre
territoire et, pour la Pologne, par Dantzig; on y verrait que
l'Ukraine et la Lituanie étaient des pays distincts, comme la
Hongrie ou la Moldavie-Valachie et la Finlande, et que la Russie
actuelle, encore grand-duché (1785), car l'Europe n'avait pas
reconnu le titre d'empereur que Pierre-le-Grand s'était donné,
portait sa vraie dénomination de Moscovie.
Herder, qui, déjà, dans ses « Idées sur la philosophie de l'his-
toire de l'Humanité », se plaçait pourtant au point de vue
du Deutschtum, de l'allemanité, écrivait, à propos de l'histoire
de ces pays pendant le moyen âge : « Le sort des peuples sur
les bords de la Baltique constitue une triste page de l'histoire de
l'humanité.... L'humanité frissonne d'horreur devant le sang
qui a été ici répandu, dans des guerres longues et sauvages,
jusqu'à ce que les Vieux-Prussiens (Lituaniens) aient été pres-
que anéantis, jusqu'à ce que les Koures et les Lettons aient été
réduits en un esclavage sous le joug duquel ils languissent
encore maintenant » (2).
Toutefois, les interprétations fournies par les partis, selon les
besoins de leur politique, n'étant pas conciliables, il est diffi-
cile de juger de la véritable portée actuelle soit de l'influence
des Germano-Baltes, soit de la russification qui commença vers
(i) Journal de Genève, 19 octobre iqiS.
2) Herder, Idées sur la philosophie de Vhistoire de Vhumanité, IV» partie, liv. XVI.
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES 87
1880. Il s'étale là une telle déloyauté de part et d'autre, on
découvre par moment une telle partie liée des deux influences
qui veulent y prédominer quand il s'agit d'opprimer ces popu-
lations, qu'on ne peut que déplorer la situation faite à ces pays,
oii subsiste une opposition latente aussi bien contre le germa-
nisme des barons baltes que contre le slavisme du régime russe.
Nous voyons, d'un côté, Treitschke se plaindre que : « Le
(( vainqueur tient le peuple soumis à l'écart de ce qui est
« allemand. Il lui suffit que l'Esthonien remplisse ses dures
u corvées et obéisse. Ainsi se maintient avec ténacité cette
« nationalité illégitime d'un peuple d'esclaves, tandis que le
« paysan allemand, par la langue allemande, arrivait peu à
(( peu à la liberté de i'Allemagne. Les enfants crient, les
u chiens se cachent en rampant lorsqu'un Allemand entre
(( dans la hutte, pleine de fumée, de l'Esthonien. Dans les
« nuits claires de l'été court et chaud, les malheureux sont
u assis sous un bouleau, l'arbre préféré de leur pâle poésie, et
<( chantent derrière le dos du Seigneur le chant de la haine
(. contre le voleur allemand de troupeaux » (i).
De l'autre, nous voyons les Allemands soutenir, au sujet
de la russification qui se fît sentir à partir de 1880, que :
(( Si cette brusque et violente destruction de tous les moyens
(( allemands de culture n'était pas intervenue comme une catas-
<( trophe^ il se serait produit une germanisation si vaste et
« d'une façon si naturelle que les buts d'avenir vers lesquels
« tendaient les conducteurs prévoyants du développement de
« la Kultur dans les provinces baltes auraient été atteints à peu
(; près au moment où a éclaté la terrible guerre mondiale » (2).
Or, les Baltiques déplorent préci.sément que la Russie se soit
servie des barons allemands et que ceux-ci se soient mis à son
service tout en soutenant les intérêts pangermanistes. Ailleurs,
le même auteur fait cet aveu, qu'il faut retenir : « Jusque vers
« 1860, la plupart des Baltes n'avaient pas l'idée qu'ils appar-
« tenaient à la Russie » et que, dans la suite, dès qu'ils crai-
gnaient d'y être incorporés, ils faisaient appel aux Allemands
pour les défendre : « En conséquence, on pensa que la Prusse
(( et l'Allemagne, après avoir délivré le Schleswig-Holstein et
(i) Treitschke, « Das deutsche Ordensland Preussen », dans Historiche und poli-
tische Aufsàtze, 1867, p. 19.
(2) Das neue Deuischland, p. 65.
38 l'allemagne et le baltikum
(( l'Alsace-Lorraine, se souviendraient aussi de leur ancienne
« colonie de l'Est » (i). Il y a là, à côté de la déloyauté habi-
tuelle que l'Allemagne a toujours montrée, un conflit d'influen-
ces et une complexité de faits qu'il faut dissocier pour bien
comprendre ce qui a dû se produire et ce qui en résulte.
La noblesse balte, qui tenait à l'indépendance dont elle jouis-
sait dans les provinces baltiques, bien qu'elle fût soutenue en
Allemagne, avait, en effet, pendant longtemps, empêché les
Lettons et les Estoniens de se germaniser, et les pangermanistes
actuels ne se sont pas privés de lui en faire grief. C'est seule-
ment par la suite, devant raffîrmation des nouvelles tendances
allemandes, qu'elle voulut bien travailler à cette germanisation
et s'y employa par tous les moyens. Il en résultait, pour ces
populations, une perpétuelle situation équivoque dans laquelle
elles se trouvaient alternativement exposées aux sollicitations
opposées et plus ou moins pressantes de l'Allemagne ou de la
Russie.
* *
Aujourd'hui encore, une séparation très nette, au point de
vue du langage subsiste parmi les différentes classes des popu-
lations vivant à l'est de l'Aile, du Niémen et des lacs Mazouri-
ques, à l'est et au sud-est de la Prusse orientale, dans la Litua-
nie, la Courlande, la Livonie et l'Estonie. Tandis que la
noblesse, la classe seigneuriale, le clergé et la bourgeoisie des
villes parlent allemand, les populations rurales utilisent, selon
leur origine, le mazourique, qui est un patois polonais, -le
lituanien, le letton^ qui semblent être deux dialectes d'une
même langue dont le lituanien serait le plus archaïque, ou
l'estonien, qui est un dialecte finnois (2). L'idiome des Lives,
très peu nombreux, qui subsiste, est fortement mêlé d'expres-
sions et de tournures lettes (3), et, d'autre part, <( la langue
(( lettonne montre en Livonie les traces d'un mélange avec
l'élément fînno-livonien » (4).
A. de Quatrefages insiste du reste sur l'erreur où sont tombé?
Adelung et Prichard, pour qui les populations vivant de la
(i) Dns ncue Deutachland, p. 54.
(2) Cf. A. Meillet, Les langues dans VEarape nouvelle, loi?. P- •^•^-■'^O-
(?>) Cf. E. Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, t. V, p. ?'-o.
(/i) Ritlich, Les Provinces baltiques.
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES Sg
Vistule au Memel résultaient d'un mélange de Slaves et de
Germains, et bien que la linguistique crut voir alors, dans
<( les divers dialectes lithuaniens, des langues entièrement
« slaves, mélangées seulement de quelques mots gothiques »,
tout au plus croit-il pouvoir conclure que « la grande race de
(( ces contrées est probablement elle-même un produit mixte
« dont l'élément slave forme de beaucoup le fond principal.
« L'élément goth n'y est entré que pour une faible part et y
« a joué un rôle entièrement subordonné » (i).
D'autre part, les Estoniens constituent, selon A, de Quatre-
fages, (de groupe finnois le plus compact et le mieux étudié» (2)
et les éléments finnois qui ont dû occuper autrefois des terri-
toires bien plus étendus « tiennent leur petit nombre et leur
« isolement actuels, au moins en grande partie, à des mélanges
« accomplis au profit des populations qui les ont comme sub-
« mergés ». Il faisait, du reste, remarquer que les popula-
tions de la famille linguistique finnoise sont « partagées en
« une vingtaine de petits peuples, qui ne comptent pas ensem-
(i ble quatre millions d'indjvidus, presque tous isolés géogra-
phiquement et distribués en îlots au milieu des Blancs aryens
et des Jaunes » (3). Aujourd'hui, ces populations forment un
groupe d'environ 7 millions d'individus.
Selon lui, les Lettons de la Livonie et de la Courlandc sont
des frères des Estoniens, « amenés par n'importe quelles cir-
« constances à adopter une langue étrangère, sans perdre pour
(( cela les caractères physiques qui trahissent leurs véritables
« affinités » (4), et, pour lui, les Lettons comme les Estoniens
ne sont ni des Germains ni des Slaves. Dès le xn' siècle, les
Lettons et les Estoniens formaient, du reste, des peuples diffé-
rents ayant des dialectes particuliers.
D'autre part, A. de Quatrefages admet que « les Esthoniens,
(( les Lives, les Finnois de Courlande, les populations qui leur
« ressemblent physiquement et parlent comme eux une langue
« finnoise, sont les descendants de la petite race humaine qui
« a vécu en Europe pendant l'époque quaternaire » (5).
(i) A. de Quatrefages, La race prussienne, p. Sa.
(a) Id., p. 25.
(3) /d.,p. 2'i.
(A) Id., p. 07.
(5) Id., p. 35-36.
4o l'allemagne et le baltikum
Il croyait même pouvoir rapprocher les Lituaniens de cer-
tains types de la Basse-Bretagne (i); seulement, dit-il, si (( le
« mélange du sang finnois et du sang aryen s'est opéré dans
« les deux contrées, dans le bassin de la Baltique, c'est au
« Slave que s'est unie la race allophyle; c'est avec le Celte
« qu'elle s'est croisée chez nous » (2).
Toutefois, il reconnaissait plus tard que les affinités ethniques
d'après lesquelles il avait cru <( pouvoir admettre entre les
(( hommes de Furfooz et les Estoniens des rapports presque
« aussi étroits que ceux qui unissent la race de Grenelle aux
« Lapons », étaient exagérées. Néanmoins, il ajoutait : « mais
(( les ressemblances que j'ai signalées, entre autres l'identité
« presque absolue des indices horizontaux, n'en existent pas
(( moins. Aujourd'hui, je pense que, tout en étant plus éloi-
« gnés que je me l'étais imaginé d'abord, ces deux types sont
u loin d'être étrangers l'un à l'autre et sont tout au moins
« deux rameaux de la même branche. En somme, les races de
<( Furfooz et de Grenelle forment une série qui va de la mésati-
« céphalie à la brachycéphalie, touche, d'un peu loin peut-
<( être, aux Esthoniens et va se confondre avec les Lapons. Or,
<( les Esthoniens, les Lapons, sont universellement acceptés
<( comme Finnois. C'est donc bien à côté d'eux que je devais
« placer les vieux habitants des vallées de la Lesse et de la
« Seine » (3). Et il insistait sur l'importance des « éléments,
(( bien nombreux, bien divers, qui, enchevêtrés par les hasards
(( de l'immigration, brassés par la guerre, fusionnés par la paix,
( ont donné naissance à nos populations européennes » (/j).
On voit, par ce rapprochement, l'intérêt actuel des études,
un peu négligées ou tout au moins peu répandues, qui essaient
de mettre en lumière les rapports anciens et lointains des hom-
mes. Il est donc bien évident, comme nous l'avons rappelé au
début, qu'on ne saurait, d'après cela et plus particulièrement
dans le cas qui nous occupe, prétendre pour établir sagement
une politique dans ces pays, s'appuyer sur des considérations
purement ethnologiques sans risquer de se tromper grossière-
ment; on voit également qu'on ne peut davantage admettre.
(i) A. de Quatrefages, La race prussienne, p. 44-
(^■) M., p. 45.
(3) A. de Quatrefages, Introduction à Vétude des races humaines, p. 45i.
(4) Id., p. 452.
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES [\l
d'une façon absolue, d'antagonisme radical entre les races, du
moins entre la plupart, comme on l'a fait précisément pour les
races aryenne et finnoise, et, par suite, combien l'Allemagne
est peu fondée à faire appel, à l'appui de sa politique panger-
maniste, aux arguments ethnologiques auxquels elle croit pou-
voir avoir recours pour justifier scientifiquement ces ambi-
tions.
Du reste, A. de Quatrefages, qui s'est surtout appliqué, dans
l'opuscule que nous avons cité, à montrer comment « a pris
<( naissance et s'est constituée la race prussienne, race parfaite-
<( ment distincte des races germaniques par ses origines ethni-
<( ques et par ses caractères acquis » (i), rappelle, à ce propos,
qu' « un ancien voyageur allemand, Heberstcin, cité par Pri-
(( chard (2), caractérise la population de la Prusse en disant
<( qu'elle est composée de géants et de nains ». Or, selon lui,
(( la diversité des races est ici nettement accusée par l'exagé-
« ration même de l'auteur; et, certes, ce n'est pas une race
« naine que les anthropologistes rattacheront, soit aux Goths,
<« soit aux Slaves » (3).
D'ailleurs, la linguistique confirmerait ces vues et « le boru-
<( sien ou vieux-prussien que parlait encore, vers la fin du
(( xvn* siècle, cette population mélangée de géants et de nains,
« n'était, à proprement parler, qu'un dialecte du lithua-
<( nien » (4).
Les raisons que l'Allemagne invoque à l'appui de ses ambitions
se retourneraient donc contre elle, d'après l'ethnographie, et ce
sont les Lituaniens qui pourraient légitimement prétendre faire
valoir en Prusse les droits qu'elle soutient avoir sur les habi-
tants des provinces baltes, D'ailleursj à l'heure actuelle, les
districts de Tilsitt, Memel, Insterburg et Gumbinnen, dans
la Prusse orientale, sont encore en majorité peuplés de Litua-
niens qui ont réussi à maintenir leur individualité.
Sans doute, de Quatrefages prend soin de faire observer, en
note, que cette manière de voir a été contestée. Il rappelle que
des auteurs ont soutenu que les langues lituaniennes ne conte-
naient pas de mots finnois, qu'on ne rencontrait ceux-ci que.
(i) A. de Quatrefages, La race prussienne, p. 80.
(2) Herberstein, Researches into the physical of mankind, t. IIL
(3) A. de Quatrefages, La race prussienne, p. 45-46.
(4) Id., p. 49-
42 l' ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
chez les Lettons, voisins des Lives et, que certains admettent
l'existence d'éléments gothiques; mais il fait remarquer que,
selon d'autres, « ces ressemblances pourraient bien tenir au
fonds commun de toutes les langues indo-germaniques », et le
terme indo-germanique est toujours employé par les Alle-
mands pour indo-européen. Il mentionne du reste, d'après
Thunmann, cité par Malte-Brun, l'existence d'un îlot finnois
dans la Prusse orientale, vers 1269 (i).
Un commentateur allemand de Tacite, à propos des diverses
contrées « baignées par la mer Orientale », dont parle l'histo-
rien latin au chapitre l\b de sa Germania, écrivait : « Nos con-
« naissances ethnologiques les plus certaines prouvent que
« ces peuples appartenaient à la race lituanienne et sont les
« arrière-ancêtres des Prussiens.... Il est probable que leur
« langue était la langue lithuanienne. C'est, en tout cas, une
« preuve décisive qu'ils n'étaient pas de race allemande » (2).
D'ailleurs, Treitschke, parlant de la conquête allemande du
moyen âge, écrivait : « Après avoir écrasé la révolte des
(( Vieux-Prussiens, en 1281, l'Ordre forma le dessein bien net
« d'exterminer en Prusse les indigènes ou de les germaniser, et
« il atteignit si complètement son but que l'ancienne langue
(( lituano-prussienne, comme on le sait, était déjà en voie de
« disparaître du temps de Winrisch's von Kniprode » (3).
*
* *
Enfin, à l'époque actuelle, de nouveaux apports slaves sont
venus ajouter leur action à celle de la slavisation ancienne, et
cela dans des régions qui n'avaient pas encore été antérieure-
ment soumises à cette dernière. L'immigration d'ouvriers polo-
nais, à laquelle les industries métallurgiques et minières ont
fait largement appel, et l'emploi de ces derniers principalement
comme mineurs dans les mines allemandes, ont introduit un
nombre notable d'éléments slaves dans les provinces restées
plus particulièrement allemandes du Rheinland et de la West-
phalie.
fi) A. de Quatrefages, La race prussienne, n. ^o.
(2) D»" Anton Banmstarck, CornelU Taciti Germania, besonders fiir ntudirende
erlântert, 1876.
(3) Von Trcits'chkp, lotirp du 5 avril 1868, dans Preiissiche Jahrbiicher, 1868,
p 255.
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES 43
De plus, rAllemagiie, qui, malgré sa forte natalité, se trouve
dans la nécessité, comme les autres pays en guerre, de s'occu-
per comment elle pourra remplacer les masses d'hommes
qu'elle a fait tuer, tout le « matériel humain » qu'elle a
détruit, ne craint pas, pour prévenir la crise de main-d'œuvre
dont aura à souffrir son industrie, de proposer ce qu'elle appelle
des (( mariages de guerre » avec les éléments des pays situés
en bordure de ses frontières orientales, pour les coloniser. Lors
de l'assemblée de la Société des Agriculteurs d'Allemagne, en
septembre 191 7, le comte de Schwerin-Putzor disait :
J'estime que les offres d'emploi dans l'agriculture faites par nos nationaux
ne suffiront pas. Comment alors trouverons-nous le supplément d'ouvriers
nécessaires .•* Il me semble qu'il n'y aura pas d'autre moyen que de combler
les places vides au moyen d'ouvriers slaves et qu'il nous faudra marier, soit
les faucheurs polonais, soit les prisonniers de guerre russes, «oit les Serbes,
en un mot les Slaves qui sont actuellement chez nous, afin de les établir
ensuite sur notre sol. Ce sera regrettable au point de vue national, mais
nécessité n'a point de loi et il faut que la terre allemande soit travaillée et
cultivée, fût-ce à la rigueur avec des Slaves.
Cette propagande a naturellement été amenée à s'adresser
surtout aux prisonniers russes pour suppléer à la main-d'oéuvre
agricole qui manquait. Ces prisonniers étant pour la plupart
des paysans, ceux-ci ont été détachés dans les fermes alleman-
des. Là, ils ont été bien accueillis, constituant une main-d'œuvre
disciplinée et d'un bon rendement, et, ayant parfois bénéficié
d'un traitement plus supportable que dans leur pays, on com-
prend que beaucoup de ces Russes se soient mariés en Allema-
gne et que, par suite de la nécessité 011 l'Allemagne se trouvait
placée de ne pas laisser son sol inculte, celle-ci ait ainsi consenti
à une nouvelle slavisation d'une partie de la terre allemande.
*
Parlant du rôle ancien que l'Allemagne avait joué dans ces
pays, Treitschkc croyait pouvoir écrire orgueilleusement : « Cr
(( sont les débuts de notre peuple comme dompteur et commo
(( dresseur », et, ainsi qu'il le faisait remarquer, on ne saurait
en effet, comprendre son histoire ultérieure a si on ne se plonge
<' pas dans ces combats sans merci des races, combats dont les
kk l'allemagne et le baltikum
<( traces se sont mystérieusement encore conservées, consciem-
(( ment ou inconsciemment, dans les habitudes de la vie du
« peuple » (i). Treitschke voyait là « le point de départ de la
politique allemande de conquête ».
Après avoir constaté qu'une guerre s'était poursuivie dans
ces contrées <( d'une cruauté monstrueuse », il proclamait avec
fierté : <( Toute la dureté de notre propre peuple s'affirme ici,
(( 011 le conquérant se dresse contre le païen avec le triple
« orgueil du chrétien, du chevalier et de l'Allemand »; et,
après les meurtres, les pillages et les dévastations accomplis
par les chevaliers durant leur conquête de 128/1, il concluait,
€n faisant ici un aveu qu'on doit retenir : « La nouvelle Alle-
(( magne était fondée.... La Prusse était germanisée; mais en
« Courlande, en Livonie et en Esthonie il y avait seulement une
« légère couche d'éléments germaniques sur la masse des indi-
ce gènes » (2). Un peu plus tard, il confirme la restriction pré-
cédente : « En Livonie et en Esthonie, la puissance moins forte
« des Allemands ne pouvait s'enhardir jusqu'à songer soit à
u anéantir, soit à fondre les indigènes. Elle dut se contenter
(( de maintenir sa domination » (3). Plus récemment encore,
un Germano-Balte, Sylvio Broederich, écrivait : « Lorsque
u l'Allemand pénétra dans la terre magnifique de la mer Orien-
(( talc, il trouva les Koures et les Lives belliqueux qui ne se
(( soumirent pas et durent être exterminés » (/i)- Et ces consta-
tations faites par des Allemands sont à retenir pour juger pré-
cisément du bien-fondé des ambitions pangermanistes sur ces
territoires en tant que « terres allemandes )>.
Comme on le voit, malgré les conquêtes des chevaliers teu-
toniques, l'Allemagne n'avait donc jamais eu qu'une mainmise
sur ces territoires et elle l'avait maintenue par l'intermédiaire
des barons baltes, mais elle ne les avait pas véritablement péné-
trés de son influence. Ces peuples, profondément meurtris,
avaient néanmoins entièrement conservé leurs caractères et,
aujourd'hui, l'Allemagne, qui voulait définitivement les absor-
ber et leur imposer sa Kultur en détruisant chez eux tout ce qui
(i) Von Treitschke, « Das d^utsche Ordensland Preiissen (I^e pays de l'Ordre alle-
mand, la Prusse), Preuasiche Jahrbilcher, 1862, et réimprimé dans Historiche und
poUtische Aufsâtze, 5* édit., p. 9-1 1.
(2) Id., p. 18.
(3) Lettre du 5 août 1868, Preussische Jahrbiicher, 1868, p. 255.
(/i) Das neue Deutschland, 1915, p. 64-
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES
40
constituait leur originalité, s'efforçait de faire passer l'occupa-
tion de leurs territoires pour leur libération et interprétait leur
annexion comme leur légitime retour à l'Empire allemand, en
sorte que l'Empereur s'écriait, le [\ septembre 191 7 : « Riga
est délivrée ».
CARTE ETHNOGRAPHIQUE DES BORDS DE LA BALTIQUE
1 Grands i{u.îsiens.
2 Blancs lîussiens.
3 Polonais.
4 Wéndes.
o Tchèques.
6 Allemands.
7 Lituaniens.
8 Lettons.
9 Estoniens.
10 Lives.
11 Finnois.
IJ Karéliens.
13 Lapons.
Il Scandinaves.
On découvre ainsi toute l'étendue de l'erreur radicale du
pangermanisme allemand qui, soutenu presque exclusivement
dans CCS pays par des éléments allemands pour la plupart d'ori-
gine non germanique, ne craignait pas de faire appel, au nom
du germanisme, aux populations de race étrangère qu'il dési-
rait absorber, et, en même temps, celle du panslavisme qui de
même prétendait enchaîner à sa suite ces nations d'origines très
46
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
diverses convoitées par l'Allemagne et sur lesquelles il ne l'em-
pêchait pas d'étendre son emprise. Sans parler de ce que le
rêve du panslavisme avait d'utopique et de mystique, comme
nous l'avons indiqué au début, la Russie, agglomérat de popu-
lations appartenant à plus de cent cinquante races différentes,
a méconnu complètement ses intérêts les plus directs en
oubliant tout ce que ses éléments slaves ou autres ont apporté
aux Allemands, les droits qu'ils lui conféraient, et, en encoura-
geant, aux dépens des races allogènes qui étaient les plus pro-
ches des Slaves, la mainmise allemande sur les populations de
la Baltique comme sur celles de ses autres frontières de l'Est.
* *
Dans un livre anonyme paru, en 1900, par les soins du
Militdr-Verlag de Berlin, sous le titre Deutschland bei Beginn
des 20. Jahrunderts von einem Deutschen (L'Allemagne au
début du xx" siècle, par un Allemand), on lisait :
L'Allemagne pan germanique ne sera possible qu'ime fois la grande puis-
sance slave, la Russie, complètement battue et réduite par nous. Lorsque
les armées allemandes victorieuses camperont de la Moldavie à l'Adriatique,
il sera possible d'expulser simplement de Cisleithanie la population non
allemande, en la dédommageant, il est vrai; mais il faudra faire table rase
et faire alors de la colonisation allemande. Dans des circonstances si excep-
tionnelles, nous n'hésiterons pas à prendre, à la France comme à la Russie,
de larges bandes de territoire que nous organiserions en marches sur nos
frontières de l'Est et de l'Ouest. On ferait de l'évacuation de la population
étrangère dans ces régions (qui auraient la plus vaste étendue possible) et
sans doute aussi de son indemnisation par le gouvernement vaincu, une
condition de la paix. Alors nous coloniserions. Voilà comment nous nous
représentons l'élargissement de nos frontières en Europe, et notre population,
aussi rapide accroissement, en a besoin comme de pain.... Un peuple qui a
supporté l'incendie du Palatinat; im peuple à qui les Tchèques, depuis les
jours des Hussites, ont créé des difficultés sans fin; un peuple que tous les
Slaves, Russes ou Polonais, haïssent et harcèlent de concert, a, de par Dieu,
le droit d'agir ainsi, selon des procédés sommaires, mais certainement plus
humains que ceux qu'il nous a fallu subir au temps de la guerre de Trente
Ans et sous Napoléon....
Bien qu'on ait écrit que les hobereaux prussiens entendent
aujourd'hui, par le Junkertum, reprendre et faire revivre les
vieux rêves féodaux de l'ancien Ordre teutonique, les projets
de l'Allemagne semblent toutefois, d'après les écrits des auteurs
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES /i7
pangermanistes, quelque peu différents ou tout au moins s'être
transformés; mais^ pour être devenus plus insidieux, ils n'en
demeurent pas moins menaçants pour les peuples de ces pays.
Sans doute Friedrich List, rappelant à l'Allemagne le grand
exemple que devait rester pour elle la Ligue hanséatique, afin
qu'elle devienne une (( forte nationalité », écrivait : <( Com-
(( bien facile encore, avec l'aide de la puissance impériale,
(( d'atteindre à l'unité nationale en faisant une seule nation
« des territoires de tout le littoral, depuis Dunkerque jusqu'à
« Riga » (i).
Mais pour l'auteur de La grande Allejnagne et l'Europe cen-
trale vers 1950, parue à Berlin en iSgS :
Les provinces baltiques deviendront des duchés indépendants — Esthonie,
Livonie, Courlande et Lithuanie — et recevront, sous la domination de
princes thuringiens protestants, des constitutions qui tiendront compte à
la fois de la culture allemande et de la langue slave de la majoi'ité de la
population, et introduiront un régime bilingue dans la législation de l'Admi-
nistration, l'Eglise et l'Ecole; elles renonceront à entretenir des armées ou
des marines, recevront des garnisons allemandes, des postes, des télégraphes
et des chemins de fer allemands, et pour le reste, deviendront membres de
l'Union Douanière Grande- Allemande, mais non de l'Empire, ni de la Confé-
dération pangermanique. Le mot de Lagarde vaut pour l'Allemagne orien-
tale tout comme pour les Balkans : nous serons d'autant mieux préservés
contre le géant moscovite que nous aurons à nos côtés un nombre plus
grand d'Etats autonomes et vraiment indépendants (2).
De même Ernst Hasse écrivait :
En ce qui concerne les provinces baltiques, nous arrivons aux résultats
suivants :
1° L'Empire allemand doit renoncer a faire contre la Russie, et sans
prétexte extérieur, une guerre de conquête dont l'objet serait de reprendre
les terres du vieil Ordre teutonique le long de la côte russe actuelle.
2° Si l'on en vient à une liquidation à main armée entre l'Empire alle-
mand et l'Empire russe, il faudra examiner la question du détachement des
provinces baltiques, non seulement dans le but d'affaiblir l'Empire russe,
mais aussi en se fondant sur ce que ces pays n'appartiennent pas au terri-
toire des Grands-Russiens et que la Russie ne s'est pas montrée capable
jusqu'à présent de les russifier.
3° Les Allemands devront saisir toutes les occasions en temps de paix.
(i)Friedrich List, Système national d'Economie politique, éd. Th. Heberg, i883,
p. 38 (d'après Andler, Les origines du Pangermanisme).
(2) Grossdeutschland und Mitieleuropa um das Jahr 1950, von einem Alldeutschen
■2 te Aufl., Berlin, 1896, p. 89.
48 l'allemagne et le baltikum
comme en temps de guerre, pour rendre possible l'autonomie politique de
ces provinces et pour donner des garanties aux restes^ de la population alle-
mande, de culture allemande et de religion évangélique dans ces pays (i).
Parlant ailleurs de la politique polonaise, il préconisait les
dispositions suivantes, qui confirment les vues précédentes :
Respect du territoire de la race grande-russienne; par contre, nationalisa-
tion de tout le pays intermédiaire entre le domaine de la race allemande et
celui de la race russe, à l'exclusion du pays habité par les Polonais; la plus
large autonomie possible, culture allemande, mais pas de domination alle-
mande [Finlande, Livonie, Estonie, Courlande, Lituanie, Ukraine] (2).
Pour Ernst Hasse, « les terres coloniales de l'avenir » offertes
« à la croissance des Etats nationaux forts et puissants de l'ave-
nir », se composent (( des vastes territoires occupés par les
Polonais, les Tchèques, les Magyars, les Slovaques, les Slovè-
nes, les .Ladins, les Rhétiens, les Wallons, les Lithuaniens, les
Esthoniens et les Finlandais » (3). Il demandait du reste la
création d'un ministre d'Etat prussien pour les Marches (Mar-
ches de l'Est et du Nord), u étant donnée l'attitude du premier
« ministre comte de Bulow, qui a mis, le i3 janvier 1909, la
<( question des Marches de l'Est au centre de toute la politique
« prussienne et allemande » (.^1)) et il les considérait comme
réservée à la colonisation allemande.
Cependant Constantin Frantz, après avoir insisté sur le dan-
ger pour la Prusse du voisinage de la Russie en Pologne et en
Lituanie, et du coup mortel que porterait à l'Allemagne la
perte de la Prusse orientale, envisageait les avantages que pré-
senterait la réunion à la Prusse orientale des territoires russes
du Niémen inférieur (5). Revendiquant, au nom des conquêtes
des Chevaliers teutoniques, un droit ancien de l'Allemagne sur
les provinces russes de la Baltique (6), il demandait à l'Allema-
gne de revenir à la colonisation continentale et déplorait qu'elle
cherchât à s'assurer la possession de colonies transocéaniennes
(i) Ernst Hasse, Deutsche Grenzpolitik, Munich, 190C, p. iio.
(2) Id., p. io5.
(3) Id.. p. 167.
(4) Ernst Hasse, Die Besiedelung des deutschen Volkbodens. Munich, tgoS, p. i33.
(5) Constantin Franz, La politique allemande de l'avenir, Die deutsche PoUtik der
Zukunft, 1899, p. 137.
(()) Id., t.' I, p. 78.
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES 49
<> au lieu de tourner nos regards vers nos anciennes et vérita-
« blés colonies, qui sont tout à portée de notre main, mais que
u nous avons perdues, comme la Livonie, par exemple.... Si
« nous pouvions tout d'abord recouvrer seulement la Livonie,
(. cela seul vaudrait mieux pour nous qu'une douzaine d'îles de
c( Samoa » (i).
De même Albrecht Wirth (2), qui préconisait une expan-
sion allemande au sud-est, écrivait :
List, Moltke, Rodbertus, Lagarde, les milieux pangermanistes ont indiqué
que les fins de l'émigration allemande, de l'expansion allemande sont au
sud-est. A quoi sert, même en mettant les choses au mieux, un pangerma-
nisme brésilien ou sud-africain ? Il peut servir beaucoup à la diffusion de
la race allemande. Il n'est pas dit que ces groupements exotiques ne se
développent pas dans le sens de l'autonomie. Au contraire, l'accroissement
continental du sol allemand et la multiplication de la classe rurale alle-
mande, dont la ténacité, les capacités sont mille fois supérieures à l'indolence
obtuse du moujik, formeraient une digue solide contre le flot montant de
nos ennemis, une assise ferme de notre puissance qui s'élève. Il nous faut
reprendre l'œuvre colonisatrice des Othons, des Saxons de Transylvanie, de
l'Ordre tcutonique et dos premiers rois de Prusse. L'établissement de pay-
sans allemands sur la Volga, et le rôle croissant de l'industrie et du com-
merce allemands dans la vie économique de la Russie, sont un bon com-
mencement.
Aussi, à partir de igiB, époque de la défaite de la Russie,
l'état-major allemand, puis le Gouvernement allemand, prati-
quent une Randstaatenpolitik, ou politique des Etats limitro-
phes, qui consiste à transformer en protectorats allemands
toutes les provinces désormais séparées de l'ancien Empire
russe.
Profitant des avantages qu'elle obtenait en Russie au cours
de la guerre actuelle, par des procédés relevant plus de la
corruption que de la stratégie, et mettant plus en évidence la
perfidie de ses manœuvres et la déloyauté de sa diplomatie
que la supériorité de sa puissance militaire, l'Allemagne cher-
chait de nouveau, d'une façon ouverte et plus active après s'y
être employée sournoisement, à étendre sa domination sur les
provinces baltiques et ne cachait nullement ses visées sur leurs
territoires, afin de s'en assurer les ressources et d'établir son
(i) Constantin Franz, Die Well Politik, i882-83, t. Il, p. 92.
(a) Albrecht Wirth, Volhstum und Welimacht in der geschichte 2 te vermehrte
Aufl,., Munich, 1904, p. 235.
5o l'allemagne et le baltikum
hégémonie sur la mer Baltique. La façon dont elle entendait
traiter les anciennes provinces baltiques rattachées à la Russie :
Courlande, Livonie, Estonie et Lituanie, son intervention en
Finlande, l'occupation des îles Aland après ses campagnes
contre la Suède et la Norvège; ses menaces au Danemark, qui
constituaient une véritable offensive contre les Scandinaves et
leur influence dans la Baltique, révèlent clairement que l'Em-
pire voulait faire de cette mer un lac allemand.
On lisait dans Die Woche (i) que « pour protéger leur belle
(( province de la Prusse orientale contre une nouvelle incursion
(( des Russes )), l'Allemagne devait s'assurer la possession de la
région comprise entre la route Tilsitt-Chalvi et le Niémen et la
Dubissa, au moment où de violents combats étaient en cours
en mai igiB.
En juillet igib, c'est-à-dire au moment où les Allemands
venaient à peine d'envahir la Courlande, Paul Rohrach écri-
vait, dans la revue La plus grande Allemagne :
Ce qui €st plus important que tout le reste, c'est d'agrandir le territoire
allemand le long de la mer Baltique et dans l 'arrière-pays qui est au voisi-
nage immédiat de la côte. C'est là seulement, en effet, qu'on peut réaliser
une contiguïté immédiate avec l'Allemagne et se garantir en même temps
contre la Russie.
M. de Bethmann-Hollwcg, dans un discours du 5 avril 1916,
montrait que l'Allemagne entendait bien s'approprier les pro-
vinces baltiques et que leur annexion était d'ores et déjà déci-
dée. Répondant à M. Asquith, qui avait invoqué, dans les con-
ditions de paix qu'il considérait comme essentielles, le principe
des nationalités, le chancelier déclarait :
S'il le fait, s'il se met à la place de son adversaire invaincu et invincible,
peut-il admettre que l'Allemagne livre de nouveau les peuples délivrés par
elle et ses alliés entre la Baltique et les marais de Volhynie, qu'il s'agisse
de Polonais, de Lithuaniens, de Baltes ou de Lettons, au régime des réaction-
naires de Russie? (Vifs applaudissements.) Non, messieurs, il ne faut plus
que la Russie puisse faire marcher une seconde fois ses armées contre les
frontières sans défense de la Prusse orientale et occidentale. (Longue tempête
d'applaudissements, bravos et battements de mains dans la Chambre et aux
tribunes.) Elle ne pourra pas une seconde fois se jeter, grâce à l'argent
français, dans les pays de la Vistule, contre l'Allemagne sans défense....
(i) N° 3i, 1915.
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES 5l
M. Stresemann, qui parlait ensuite au nom des nationaux-
libéraux, achevait de découvrir les véritables intentions de
l'Allemagne en essayant de justifier l'explosion soudaine des
sentiments si vifs qu'elle affichait à l'égard des populations de
la Baltique, l'intérêt subit qu'elle portait aux droits des Litua-
niens, des Lettons et des Polonais, et sa haine contre (( les
réactionnaires russes », dont elle avait utilisé les bons offices.
C'est que, disait-il :
Je considère les provinces baltiques comme un pays de culture allemande.
On peut m'objecter que les Baltes y sont moins nombreux que les Esthes et
les Lettons. Mais ce n'est pas seulement le nombre qui détermine le caractère
national d'un pays, mais la souche ethnique qui lui donne l'empreinte de
sa culture et de son esprit. {Vive approbation.) Ce sont nos Baltes-Allemands
qui, à travers tous les obstacles, après que le Tsar, au mépris de sa parole,
a supprimé leurs franchises constitutionnelles, ont conservé jusqu'à ce jour
le caractère allemand de Liban, de Mitau, de Riga, de Dorpat.
Le peuple allemand ne sait pas assez quelle plénitude de vie intellectuelle
allemande on trouvait à Dorpat dans les siècles passés, ni combien les pro-
vinces baltiques ont rayonné jusqu'aujourd'hui sur la culture allemande, ni
combien les professeurs des Universiléè allemandes nous sont venus de là-bas.
C'est de Dorpat que Kant a daté son premier ouvrage. C'est à Dorpat, après
léna, que s'est fondée la deuxième Burschenschaft allemande. Ils savent bien
en Russie pourquoi ils ont installé dans ces provinces, oii le Tsar possède
de grandes terres domaniales, plusieurs centaines de mille de paysans russes.
Il s'agissait d'y briser le génie allemand. Si nous quittions ces provinces, ce
serait leur russification sans merci et nous aurions, devant l'histoire, la
responsabilité redoutable d'avoir abandonné un peuple qui, à travers toutes
les difficultés d'une vie de persécutions, a conservé, malgré tout, sa fidélité
à l'Allemagne.
A la fin de 1916, on lisait dans le Lokal Anzeiger : u Toutes
« les intentions et tous les efforts de l'administration de l'Ober-
« Ost ont pour but de nous procurer de nouveaux territoires »
et le Posener Tagblatt faisait remarquer que « la Lithuanie et
(' les provinces baltiques pourraient compenser le déficit de
« l'Allemagne en produits agricoles ».
Dans un document rédigé en langue allemande et portant
la mention « strictement confidentiel », découvert à Noyon, se
trouvent résumés, pour la propagande, tous les arguments que
l'Allemagne croyait pouvoir faire valoir en faveur de l'annexion
des provinces baltiques. Il y était impudemment affirmé, à
l'appui de cette théorie :
52 l' ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
I** La culture des provinces baltiques est allemande. Elle l'est depuis que
s'est installée chez elles la première colonie allemande, elle l'a été à travers
l'histoire de ces provinces, aux époques polonaise, suédoise et russe; elle
l'est encore aujourd'hui;
2" La culture des Lettons et des Esthoniens est également allemande.
Ils la doivent aux Allemands, principalement aux pasteurs, et aussi aux
nobles, aux chevaliers et à la bourgeoisie allemande dans les villes. Les
provinces baltiques sont les plus allemandes de toutes les terres frontières
russes;
3° L'influence russe ne s'est manifestée chez elles que comme élément de
destruction et de décomposition. Elle est restée d'ailleurs toute de surface
et n'a été maintenue que par les fonctionnaires russes. Ceux-ci disparus, elle
tombera avec eux;
4° Les Lettons et Esthoniens n'ont trouvé nul appui dans l'hinterland
parce qu'ils ne sont que des peuples fragmentaires. L'hinterland est habité
par d'autres races, par les Russes, qui sont aussi loin des Lithuaniens et
Esthoniens que des Allemands eux-mêmes;
5° Le pays est pi'esque entièrement protestant. Les Lithuaniens et Estho-
niens sont donc protestants tout comme les Allemands. Seule, une faible
fraction, à part les fonctionnaires russes immigrés, est de confession grecque
orthodoxe. Cette fraction gréco-orthodoxe, dont la conversion a été obtenue
par l'artifice et la force, tend au protestantisme et s'y ralliera certainement
d'elle-même quand elle aura sa liberté de conscience.
6° Ces trois provinces ne sont qu'un seul et unique champ de civilisation :
elles doivent donc former un tout. Elles ont religion unique, langue unique
(l'allemand) et constitution unique, en laissant de côté quelques divergences
locales;
7° Les provinces baltiques étant nos voisines immédiates, nous pourrons
nous y maintenir bien plus facilement que dans n'importe quelle colonie
d'outre-mer;
8° Le pays est peu peuplé et offre ainsi des ressources considérables à
l'immigration (i).
Le professeur Dietrich Schœfer, de l'Université de Berlin, et
fondateur du » Comité indépendant pour la Paix allemande »,
publiait un appel dans lequel il attirait l'attention sur l'impor-
tance des provinces baltiques pour la domination de la Bal-
tique, et déclarait :
L'Angleterre sait quelle est l'importance de ces provinces. On connaît ses
efforts répétés pendant plusieurs siècles pour y prendre pied.
L'heure est venue pour nous de prendre sa place ou d'y renoncer pour
toujours. La possession de la partie la plus peuplée et la plus fertile des
côtes de la Baltique peut seule nous garantir, dans le nord, un avenir écono-
(i) D'après le Temps, 7 mai 1917.
ALLEMANDS, SLAVES ET PEUPLES BALTIQUES 53
mique €t militaire. Maîtres de la Livonie et de l'Estonie, nous pourrons
exclure de la mer Baltique la puissance maritime anglo-américaine et nous
assurer une puissance durable sur la Finlande qui, sans cela, malgré tous
nos sacrifices, ne pourrait pas se soustraire à la puissance maritime que
l'Amérique et l'Angleterre exerceraient sur elle de leur côté (i).
Enfin, on annonçait, au début de juillet 1918, que la Cham-
bre de Commerce de Hambourg avait, avec l'approbation et
sous la direction des autorités militaires allemandes adminis-
trant ces pays, envoyé une Commission en Lituanie, en Cour-
lande, en Livonie et en Estonie pour étudier les conditions
économiques locales et renforcer les relations commerciales
avec les pays baltiques. Au début d'août, à l'ouverture d'une
exposition livonienne et estonienne qui avait été organisée à
Hambourg, le prince Henri de Prusse, suivant le Lokal Anzei-
ger, déclarait que les pays baltiques seraient, selon leur désir,
unis à tous égards et étroitement liés à l'empire allemand.
H est clair que les pangermanistes, sans parler des diverses
populations dont ils préparaient l'annexion : Flamands, Lor-
rains, Alsaciens à l'ouest, éléments slaves d'Autriche au sud,
qu'ils prétendaient organiser sous la domination allemande, en
«'appuyant sur des raisons politiques et ethniques, entendaient
également à l'est réunir les territoires de la Baltique constitués
par les provinces de Courlande, d'Estonie et de Livonie, pour
créer un « Baltikum » et en faire moins un bastion de l'Occi-
dent contre les incursions russes qu'une menace dressée contre
la Russie. Ce projet se trouvait nécessairement faire partie de
leur vaste plan pangermanique et l'un d'eux a déclaré : « La
même nécessité qui nous entraîne au sud-est, par les Balkans
et les Dardanelles, jusqu'en Asie mineure et en Mésopotamie,
nous pousse au nord, par les provinces baltiques et la Finlande,
jusqu'à la mer Blanche et aux rives de l'océan Glacial ».
(i) D'après le Temps, 7 mai 1917.
II
L'ALLEMAGNE ET LES PEUPLES DE LA BALTIQUE
PENDANT LA GUERRE
I
COURLANDE ET LIVONIE
LES LETTONS ET LA LETTONIE
Aussitôt après l'invasion des territoires lettons, de la Cour-
lande et de la Livonie, les Allemands s'empressent d'y faire,
comme partout, une active propagande et inondent ces pays
de brochures. Ils s'emparent des fermes lettones en forçant
les propriétaires lettons à les louer et à y travailler eux-mêmes
comme ouvriers agricoles. Par différentes mesures, ils favo-
risent, en même temps, les «migrants allemands aux dépens des
ouvriers et paysans lettons, dont ils cherchent à déterminer
l'émigration, afin de les éliminer. Ils fondent trois sociétés pour
la colonisation de la Lettonie : la Société terrienne pour les Sol-
dats allemands blessés, qui était plus spécialement soutenue
par la Bavière; la Société terrienne pour les Colons allemands
de Russie, largement dotée par les capitalistes allemands de la
Volga, et, enfin, la Société terrienne de Courlande, qui était
la plus importante et grâce à laquelle la noblesse allemande de
Courlande, qui se sentait, déjà avant la guerre, menacée par
l'esprit d'entreprise des Lettons, pensait sauver sa situation
politique en procédant, sur une grande échelle, au remplace-
ment, par des émigrés allemands, de la population rurale let-
tone. Le 22 septembre 191 7, la noblesse allemande élisait une
Commission composée du baron N. Manteuffel, de M. W. von
56 l' ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
Hahn et de Silvio von Broederich, le germano-balte, ancien
fonctionnaire russe en Gourlande et auteur du mémoire Dos
neue Ostland (La nouvelle terre d'Orient), pour élaborer un
projet de colonisation de la Courlande par les Allemands, et
déclarait que, si ce pays était annexé à l'Allemagne, elle ven-
drait à cette Société, au prix d'avant-guerre, un tiers de toutes
ses terres, ce qui représentait environ une superficie de i.ooo
acres. La Saxe donna 5oo.ooo mark et d'autres Etats allemands
fournirent des fonds. Mais comme cette Société ne prospérait
pas, le 17 juin 191 8 le feld-maréchal Hindenburg et le général
Halndorf prenaient un décret lui conférant des droits excep-
tionnels pour une durée de trente ans, allant de 1918 à ig/iS.
Cette Société obtenait un véritable privilège relatif à l'achat des
terres pour la colonisation allemande, zu Besiedelungszwecken; le
droit lui était donné d'intervenir dans tous les achats conclus
et de payer, si elle le jugeait bon, la somme marquée dans les
contrats, ou de porter l'affaire devant un Conseil spécial qui
devait décider du prix dû par la Société aux propriétaires let-
tons; elle avait également celui d'acheter les terres vendues aux
enchères, alors même que les opérations régulières avaient pris
fin.
En même temps, dès le début de l'occupation allemande,
le Gouvernement impérial se hâtait de préparer le rattache-
ment des provinces baltiques à l'Empire. Les autorités alle-
mandes convoquaient, le 19 septembre 1917, à Mitau, la Diète
de Courlande, dans laquelle les grands propriétaires allemands
jouissaient d'une prépondérance marquée. Après avoir assisté
à un office solennel dans l'église de la Trinité, les membres se
réunissaient dans la sacristie pour élire leur « maréchal »,
M. Rudolf von Hoerner-Ihlen, et demandaient qu'une autre
assemblée lui fut substituée pour régler le sort du pays. Cette
nouvelle assemblée devait, d'après l'Agence Wolff, comprendre
quatre-vingts membres, dont trente-sept seraient de grands
propriétaires fonciers, quatre appartiendraient à la noblesse,
ce qui assurait une majorité aux Kulturtraeger, et les autres au
clergé, à la bourgeoisie des villes et aux petits propriétaires.
Cette assemblée, constituée par les Allemands, n'était autre
que l'ancien Landstag, aux élections duquel participaient
seulement les nobles immatriculés, représentant 6 % de la
population, et qui, à l'occasion, était augmenté de quelques
COURLANDE ET LIVONIE 67
représentants des villes et des communes. Du reste, un auteur
allemand nous fournit lui-même des renseignements sur la
manière dont on procédait pour ces élections : « Comme la
« plupart des Allemands sont propriétaires, ils ont plus d'avan-
ce tages dans les élections. De plus, on a recours à une manœu-
(( vre habile pour procurer aux Allemands qui n'ont pas de
u biens immobiliers le droit de voter. Ceux qui ont de grandes
« propriétés les divisent et cèdent des parties ayant la valeur
« exigée par la loi, en sorte que ceux qui ne possèdent rien
u jouissent d'une propriété nominale. De cette façon, on
(( est arrivé, dans les grandes villes, à leur conserver la pré-
ce pondérance dans l'administration » (i). De plus, il ne faut
pas oublier que ces votes étaient obtenus sous la pression des
armées d'occupation et ne pouvaient émaner que d'une frac-
tion très petite de la population, dont la plus grande partie
avait fui devant l'envahisseur.
En novembre 191 7, un Conseil national letton était consti-
tué, qui groupait autour de lui toutes les associations existantes,
les Diètes locales, les partis politiques, les organisations mili-
taires, les corporations, etc. Le Conseil national letton choisis-
sait, dans son sein, par voie d'élections, le pouvoir exécutif. Le
collège, ou ministère, était composé des chefs de fieuf départe-
ments et cette administration élisait son siège à l'abri des forces
allemandes.
Dans ses sessions du 16 au 19 novembre 191 7, du i5 au
19 janvier 1918, il protestait contre la politique que prétendait
suivre l'Allemagne dans les pays lettons.
Du reste, à la fin de novembre 191 7, les Lettons transmet-
taient aux Alliés l'appel suivant :
Devant l'Europe et les Alliés, nous dressons, avec indignation, notre
protestation la plus catégorique contre l'annexion de la Courlande à l'Alle-
magne et contre le partage de la Lettonie.
Nous élevons une fois encore la voix pour réclamer notre liberté devant
le germanisme. Nous faisons appel aux puissances alliées pour qu'elles
protestent au nom des petites nationalités et comme défenseurs de la cause
de l'humanité.
Nous sommes persuadés que la France généreuse, champion de la liberté,
ne nous abandonnera pas au germanisme, contre lequel nous avons lutté
(i) Tornius, Die balfif<chen Prnvinzen, p. 71.
58 l'allemagne et le baltikum
sans faiblesse depuis sept cents ans; que la puissante Angleterre n'admettra
pas le rétablissement de l'hégémonie des Allemands sur les côtes de la Bal-
tique et que l'Amérique démocrate ne permettra pas la mainmise de l'auto-
cratie allemande sur les pays libres (i).
Cet appel était signé par le Conseil provisoire de la Cour-
lande, le Comité central letton d'Assistance aux Réfugiés,
l'Union nationale militaire lettone, la Société des Artistes et
Ecrivains lettons; MM. Kreisberg et Schakste, députés de la
Courlande à la première Douma; Goldmans, député de la Cour-
lande à la quatrième Douma, et membre du pré-Parlement;
Carlitz, député de Riga à la quatrième Douma, membre du
Comité exécutif pan-russe des Paysans, et Tachmanis, membre
du Conseil nationaliste de Russie.
A la fin de décembre 1917, les journaux allemands annon-
çaient qu'une délégation de la Diète de Courlande était arrivée
à Berlin pour notifier au Gouvernement allemand que la Diète,
réunie le lundi 17 décembre à Mitau, s'était prononcée à l'una-
nimité en faveur d'un rapprochement plus étroit avec l'Alle-
magne. C'était le commencement des manœuvres que le Gou-
vernement allemand allait entreprendre pour dissimuler les
annexions auxquelles il voulait procéder et les présenter comme
l'expression de la volonté des populations de ces pays.
Au lendemain de la signature de la paix de Brest-Litowsk,
le Vorwœerts commençait même la publication d'une série
d'articles d'un écrivain letton, qui s'efforçait de montrer
qu'une conformité d'intérêts unissait le peuple allemand au
peuple letton et qu'ils devaient conclure entre eux une étroite
union politique.
Cette même Diète, dont nous avons indiqué le mode de
recrutement, émettait, au début de mars iQiS, un vote tendant
à offrir à l'Empereur d'Allemagne la couronne ducale de Cour-
lande. On lisait dans le Lokal Anzeiger du ir> mars iç)i8 :
La Diète de Courlande s'est réunie, à Mitlau, le 8 mars. Il ne manquait
qu'un seul membre, qui s'était excusé. La Diète a voté; à l'unanimité, une
résolution par laquelle :
1° Elle prie l'Empereur d'Allemagne, roi do Prusse, d'accepter la couronne
ducale de Courlande:
2° Elle demande qu'une union aussi étroite que possible soit établie entre
(i) A^'cnce Radio, aç) novembre 1917.
COURLANDE ET LIVOME OQ
ia Courlande et l'Empire d'Alkmagne, grâce à la conclusion de conventions
militaires, judiciaires, commerciales et ferroviaires;
3° Elle exprime l'espoir que tous les pays baltes constitueraient un Etat
militaire qui serait rattaché à l'Allemagne.
L'Allemagne préparerait en Livonie des manifestations analogues.
Cette information n'était pas sans provoquer une vive émo-
tion dans les milieux politiques, car l'offre qu'elle faisait con-
naître ne pouvant émaner de la masse du peuple de ce pays et
provenant de l'aristocratie balte et de quelques Lettons ralliés
à la cause allemande, il était évident que la réponse qui serait
faite à ce vœu de la soi-disant Diète de Courlande révélerait,
d'une façon peut-être inopportune, les véritables intentions de
l'Allemagne, et celle-ci avait alors intérêt à ne pas préciser de
quelle manière elle entendait régler définitivement le problème
des provinces baltiques. Aussi, tandis qu'une partie de la
presse ne dissimulait pas son mécontentement, la presse con-
servatrice se félicitait de la décision de la Diète et invitait le
Gouvernement allemand à la ratifier.
Toutefois, la Gazette cUi Francfort (i) rappelait que 80 % de
la population de la Courlande étant lettone, la Diète actuelle,
telle qu'elle était composée, ne pouvait représenter la volonté
du pays et, par conséquent, n'était pas qualifiée pour conclure
avec l'Allemagne, au nom de la Courlande, un traité qui échap-
perait au contrôle du Reichstag et qui équivaudrait à une
annexion pure et simple de ce pays. Elle écrivait :
Mieux vaudrait incorporer franchement et simplement la Courlande. Et
cependant la population aurait tout au moins dans ce cas la possibilité de
faire entendre ses doléances auprès de l'opinion publique allemande. Sinon,
on court le risque de voir s'établir dans ce pays un régime où domineront
les militaires et les grands propriétaires.
L'empereur Guillaume II répondait au Président de la Diète
par le télégramme suivant :
C'est avec une joie profonde que j'ai reçu l'hommage que vous m'avez
adressé au nom de la Diète de Courlande. Mon eœur est profondément ému
et plein de reconnaissance envers Dieu à la pensée qu'il m'a été donné de
sauver de la ruine une population et une civilisation allemandes. Que Dieu
bénisse votre pays auquel la loyauté allemande, le courage allemand et la
ténacité allemande ont imprimé leur caractère.
(i) Gazette de Francfort, 21® édition, i3 mars 1918.
6o l'allemagne et le baltikum
Le chancelier était chargé, au nom de l'Empire allemand,,
de proclamer la reconnaissance de ce duché libre et indépen-
dant, et, d'après les informations officielles, d'assurer son
appui à l'élaboration d'une Constitution prévoyant la repré-
sentation du pays sur une base plus large. Le sous-secrétaire
d'Etat von Radowitz faisait part à la délégation du Conseil
provincial de Courlande de la satisfaction et de l'émotion avec
laquelle l'Empereur avait pris connaissance du vœu qui lui
avait été exprimé de le voir prendre la couronne du grand-
duché de Courlande et l'informait que le souverain, après en
avoir conféré avec les autorités intéressées, se réservait de
prendre seulement plus tard une décision qui serait commu-
niquée au Conseil provincial. En fait, l'Empereur ne croyait
pas pouvoir immédiatement accepter l'offre qui lui était adres-
sée par cette assemblée.
A la séance du Reichstag du 19 mars 1918, après l'interven-
tion de plusieurs orateurs qui essayaient de démentir que
l'union de la Courlande à l'Allemagne n'était désirée que par
les barons baltes et les junkers prussiens, M, Ledebour, au
nom des socialistes indépendants, s'élevait violemment contre
la politique pratiquée par le Gouvernement et les autorités mili-
taires dans les provinces baltiques, il déclarait :
Lorsque les commissions lettones ont voulu, en décembre dernier, se réunir
à Riga pour discuter du sort de la Courlande, on leur a imposé comme
condition l'engagement de s'abstenir de toute attaque contre l'Empire alle-
mand, l'administration militaire et les autorités. On leur a remis un modèle
de résolution tout préparé, oià était demandée une Constitution avec l'appui
de l'Allemagne dans un Etat baltique indépendant de la Russie.
Cette résolution n'a été acceptée que par dix-huit membres de la Diète.
L'administration allemande, mécontente, s'est alors préoccupée d'obtenir le
vote d'une nouvelle résolution un peu différente. Pour cela, il n'est pas de
moyen de pression qu'on ait négligé. Les représentants des petits proprié-
taires de la Diète ont été nommés par les chefs de commissions désignées par
les autorités allemandes, sur la proposition des grands propriétaires, et c'est
là ce qu'on appelle une représentation du peuple courlandais, et l'Empereur
va devenir duc de Courlande !
En attendant, la violence l'emporte.
Les divers votes émis par les Comités do Riga émanaient, en
effet, de deux partis bien distincts : l'un, germano-balte, auquel
se référait le général Hoffmann, exprimait naturellement le désir
de voir les provinces baltiques rattachées à l'Allemagne; l'autre,
COURLANDE ET LIVONIE 6l
qui reflétait une grande partie de l'opinion lettone, se pronon-
çait pour runification du territoire letton et son autonomie. Du
reste, le Conseil de Courlande, élu par les réfugiés lettons en
Russie, ainsi que d'autres organisations lettones, adressaient
une protestation aux Gouvernements alliés contre les projets
allemands d'annexion.
On lisait dans la Gazette de Francfort, qui donnait quelques
précisions sur l'attitude prise par le Gouvernement impérial
dans les questions de la Courlande, de l'Estonie et de la Livo-
nie :
La réponse du chancelier Hertling à la délégation courlandaise, qui avait
pour mission d'offrir à l'Empereur allemand, roi de Prusse, la couronne
ducale de Courlande, a été on ne peut plus courtoise et bienveillante. Ces
déclarations permettent de penser que, bien que l'intention du gouvernement
soit d'entendre les organes compétents de l'Empire avant de prendre une
décision, les sphères gouvernementales sont disposées à accepter l'union
personnelle avec le duché de Courlande et à accorder au nouvel Etat l'appui
et la protection de l'Empire allemand.
La question de savoir si l'union personnelle sera réalisée au profit de la
couronne impériale ou à celui de la couronne de Prusse ne semble pas
avoir été résolue jusqu'à présent. Mais la réponse du chancelier implique
déjà la reconnaissance de l'autonomie courlandaise. Rien ne s'oppose donc
plus à ce que soient conclus avec le duché, conformément au vœu du Conseil
de Courlande, des accords d'ordre militaire, douanier, économique, ainsi
qu'un accord concernant la question des transports.
La réponse du chancelier passe sous silence le désir exprimé par la Diète
courlandaise de voir réunir en un seul Etat baltique la Courlande, l'Esthonie
et la Livonie, en rattachant cet Etat unique à l'Empire allemand. Il est
permis de supposer, d'après les déclarations de M. de Hertling au Reichstag,
que le gouvernement n'a pas l'intention de rattacher à l'Empire l'Esthonie
et la Livonie, par des liens analogues à ceux qui y rattacheront la Cour-
lande.
Quant aux Lithuaniens, dont une délégation est attendue à Berlin, ils ne
demanderont sans doute pas l'union personnelle avec l'Empire. Leur inten-
tion est de choisir un duc ou un prince comme souverain particulier. Néan-
moins, il est probable qu'ils concluront avec l'Allemagne des accords
d'ordre militaire et économique analogues à ceux dont nous parlions plus
haut.
Toutefois, à la suite du traité de Brest-Litowsk, conclu le
3 mars 1918, et du discours prononcé par le chancelier comte
Hertling, le 19 du même mois, lors de la discussion en première
lecture de ce traité devant le Reichstag, la colonie lettone de
Paris élevait une protestation contre l'incorporation de la Let-
62
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
tonie ou d'une partie du territoire letton à l'Allemagne, dans
laquelle elle déclarait :
i" Que la Gourlande, la Livonic (partie sud) et la Latgale (trois districts
du Gouvernement de Vitebsk) représentent le territoire national letton et que
seul le peuple letton a le droit d'en disposer, conformément au principe du
droit des peuples de disposer d'eux-mêmes;
2° Que l'élément d'origine allemande ne représente sur le total du terri-
toire national letton que 3,7 %;
3° Que deux tiers des habitants de la Courlande se trouvent encore comme
réfugiés en Russie et que toutes leurs organisations se sont, à l'unanimité,
exprimées pour une Lettonie indivisible et autonome au sein des Etats fédé-
ratifs russes, ou bien, pour une Lettonie indépeiidante et neutre, placée sous
des garanties internationales;
4° Que ces résolutions ont été, de même, maintes fois proclamées par tous
les partis politiques lettons et par toutes les organisations administratives et
sociales de Riga et de la Livonie, en pleine liberté de conscience, avant l'en-
trée des troupes allemandes;
5° Qu'enfin, l'attitude du peuple letton en face des prétentions de libéra-
tion allemande est au mieux caractérisée par le fait que le peuple letton a
organisé en igiB, spontanément, une armée nationale, composée en grande
partie de volontaires, armée qui a combattu pendant deux ans sur le front
de Riga avec un héroïsme admirable, en subissant des pertes énormes, et
dont les restes continuent encore la lutte contre l'impérialisme allemand.
Durant près d'un mois, les autorités allemandes refusèrent
du reste de laisser venir à Berlin trois représentants de la nation
lettone appartenant à la délégation de Livonie et d'Estonie,
MM. Tœnnisson, Menning et Martna, qui durent attendre à
Copenhague l'autorisation d'aller exposer au Gouvernement
allemand les vœux de leurs concitoyens, et, c'est pendant le
temps oii ces représentants lettons étaient ainsi tenus à l'écart,
que le prétendu Conseil national de Livonie, Estonie, Riga et
Oesel demandait le rattachement des pays baltiques à l'Empire
d'Allemagne et que Guillaume II promettait d'examiner avec
bienveillance cette requête inspirée par ses propres agents. Lf*
délégation lettone publiait à ce propos un mémorandum, dans
lequel elle rappelait que les autorités allemandes avaient
désarmé les troupes régulières lettones, qu'elles avaient sus-
pendu le Gouvernement légal et national de l'Estonie, et
qu'elles avaient constitué une assemblée factice qui représentait
uniquement des minorités.
(i) D'après le Temps du lo mai 1918.
COURLANDE ET LIVONIE 63
D'autre part, dans sa session du 26 au 29 juin 1918, le Con-
seil national letton décidait de porter à la connaissance des
puissances de l'Entente sa demande irréductible en faveur d'une
Latvia une et indivisible. Au mois de juillet 1918, une protes-
tation signée de MM. J. Goldmans, chef du département des
Affaires étrangères, et J. Seskis, secrétaire, au nom du Conseil
national letton, était adressée à tous les Gouvernements et à
toutes les nations du monde entier. Après avoir rappelé, dans
ce document, la protestation énergique remise le k avril 19 18
au chancelier allemand par le Conseil national letton et restée
sans effet, le Conseil national letton dénonçait le traité de
Brest-Litowsk, qui démembrait le territoire de la Lettonie et
s'élevait à nouveau contre l'annexion de la Lettonie à l'Alle-
magne et contre son union personnelle à la Prusse. 11 y était dit
notamment :
D'après ce traité, la Courlande et le département de Riga, y compris la
ville, sont soumis au protectorat allemand et tout ce qui reste de la Livonie
lettone (les départements de Cesis, de Valmeera et de Valk) restera occupé
par les troupes allemandes jusqu'à ce que, « en accord avec les désirs de
ia population, l'ordre et la paix y soient établis ». Mais la troisième partie
de la Lettonie, la Latgale, reste tout à fait à part. C'est ainsi que le territoire
de la Lettonie, habité par un seul peuple, avec la même culture et les
mêmes buts politiques, a été divisé artificiellement en trois paris entre
deux Etats, sous des conditions politiques différentes.
Il y était affirmé que : « Ni les intérêts économiques, ni les
(' intérêts sociaux, ni la situation géographique ne lient orga-
<; niquement la Lettonie à la Prusse » et que :
Pour dissimuler leurs gestes de violence sous ime apparence légale et mo-
rale, les envahisseurs se sont empressés de former des Diètes composées des
représentants de la noblesse' balte et des délégués nommés par eux-mêmes.
Cette Diète s'efforce de présenter au monde, sous une fausse lumière, la
jeune politique lettone : elle supprime le droit qu'a la Lettonie de disposer
librement d'elle-même et masque l'annexion de la Lettonie à la Prusse. La
Diète de Courlande décida, le 8 mars 1918, de créer un duché de Courlande
et d'en offrir la couronne à la dynastie des Hohenzollern. Les représentants
de « la ville de Riga et les trois Diètes réunies de la Livonie, de Samsala et
de l'Estonie », décidèrent, le 12 avril, de fonder un royaume de la Baltique
et d'en offrir la couronne au Kaiser, en concluant une union personnelle
avec la Prusse. Ensuite, le Gouvernement allemand a donné l'ordre de
conclure une convention économique et militaire entre la Prusse et le duché
de Courlande.
64 l'allemagne et le baltikum
Les Diètes, organisées par la force des envahisseurs, n'ont ni droit juri-
dique, ni droit moral pour parler au nom du peuple letton et décider du
sort de la Lettonie.
Le 3o octobre 1918, dans un mémoire sur les aspirations
politiques et l'état économique de la Latvia ou Lettonie, présenté
au Gouvernement de Sa Majesté britannique, M. Z.-A. Meie-
rovitz, membre et représentant plénipotentiaire du Conseil
national letton à Londres, demandait que la Latvia, composée
de la Courlande, du Latgale, de la Livonie, — les districts esto-
niens ayant été détachés de la Livonie par la loi du 22 juin
1917, — et des territoires habités par les Lettons, fût reconnue
comme un Etat souverain indépendant. Le Conseil national
letton y affirmait que la Latvia n'avait pas reconnu le traité de
Brest-Litowsk, du 3 mars 1918, et qu'ainsi, ne se considérant
point comme engagé par ce traité, il demandait que le sort de
la Latvia fut réglé à la Conférence générale de la paix, en colla-
boration avec les délégués lettons dûment accrédités par le
Conseil national.
M. Arthur James Balfour répondait à cet appel adressé à la
Crande-Bretagne et aux Alliés, le 11 novembre 191 8, que : « Le
(( Gouvernement de Sa Majesté considérait avec la plus pro-
(( fonde sympathie les aspirations du peuple letton et son désir
<( de se libérer du joug allemand » et qu' «. il était heureux
« d'affirmer de nouveau qu'il est prêt à reconnaître le Conseil
« national letton comme un corps indépendant de fait, jusqu'à
<» ce que la Conférence de la paix pose les bases d'une ère nou-
« velle de liberté et de bonheur pour le peuple letton ».
Le 2 3 novembre 191 8, la Bépublique de Lettonie était pro-
clamée à Riga, capitale lettone, et M. K. Ulmans en était
nommé président. Ce dernier, qui avait dû émigrer on 1906 et
avait fait ses études à l'étranger et notamment en Amérique,
était revenu en Lettonie après 1910, Il y était resté pendant la
guerre et avait été à la tête de tous les mouvements d'opposi-
tion qui s'étaient produits contre les mesures d'oppression prises
par l'envahisseur.
♦ *
Les Lettons, qui devraient s'appeler Latwiens, ainsi qu'ils
le désirent, leur pays se nommant Latwija et non Lettonia, et
LES LETTONS ET LA LETTONIE 65
qui peuplent aujourd'hui la Gourlande anciennement habitée
par les Coures (des Lives, comme nous l'avons dit, subsistent
encore dans la pointe au nord de Windau), le sud de la Livonie,
ancienne terre des Lives, et la Latgale, bien que leur nom ne
figure que sur les cartes ethnographiques et qu'ils n'aient pas
encore constitué d'unité administrative, se trouvèrent donc, à
la suite des événements qui s'étaient produits depuis la révolu-
tion russe, amenés à tenter de former une unité économique et
naturelle indépendante, bien qu'ils n'aient d'abord cherché qu'à
obtenir tout au moins une autonomie dans un Etat fédératif
russe, selon la Constitution qui semblait alors devoir être celle
de la Russie reconstituée. Diverses manifestations montraient,
en effet, que les Lettons n'avaient d'abord eu en vue que la con-
quête de leur indépendance d'accord avec la démocratie russe,
c'est ce dont témoignaient, par exemple, le discours du délé-
gué du groupe de la race lettone à la Douma, dans la séance
du 8 août igi/i, la lettre ouverte des social-démocrates lettons
à la social-demokratie allemande en septenîbre 1916 et les pro-
testations du Comité letton de Suisse contre le prétendu mani-
feste de la Ligue des Allogènes de Russie adressé à M. Wil-
son (i).
La Courlande occupant environ 27.000 kilomètres carrés, la
Livonie du Sud 22.000 et la Latgale i3.ooo, son territoire aurait
une superficie de 63. 000 kilomètres carrés environ. Du reste,
il n'y avait en Livonie, d'après la statistique, que 4,5 % d'Alle-
mands en 1771; vers i83o, par l'effet de la germanisation, on
en comptait i5 %; en 1881, époque à laquelle se produisit un
réveil national, il n'y en avait plus que 9,7 % et, en 1897,
7,5 %. L'élément letton, qui s'élève à près de 2 millions, y
serait donc prépondérant puisqu'il représente environ 75 % de
la population totale des régions considérées et que, dans les
campagnes, la population compterait 95 % de Lettons. La Let-
tonie ainsi constituée comprendrait, en effet, 2.6o5.6oo habi-
tants, dont :
Lettons 1.978. 460 représentant 75,8 %
Russes 199.160 — 7j9 %
Israélites i58.85o — 6,4 %
(i) V. Un peuple menacé, appel du Comité d'Etudes de la Question lettone à
Genève, in Journal de Genève, i5 février 1917.
66 l'allemagne et le baltikum
Allemands ii3.3Ao — ^,7 %
Lituaniens, Polonais, Esthes,
et autres 160.790 — 6,2%
Dans la population urbaine, l'élément letton entrerait dans
une proportion variant de 4o à 80 %, selon les villes, et, par
exemple, la population de la ville de Riga serait, d'après les
données statistiques de 191 3, constituée de la façon suivante :
Lettons 218.097 représentant 42 %
Russes... 99-6o3 — 19 %
Allemands 69.016 — i3 %
Polonais 47.695 — 9 %
Israélites 33.65i — 6,5%
Lituaniens 25.i5o — 5>7 %
Estoniens et autres 23.882 — 4,8 %
Soit au total 516.994 habitants
•
Ces populations ne sont d'ailleurs pas sans posséder certains
caractères qui leur permettent légitimement de revendiquer la
place qu'elles désirent occuper et qui semblent devoir leur per-
mettre de la tenir.
Déjà Herder, qui cependant se place exclusivement au point
de vue du germanisme, signalait chez eux un sens poétique
original.
Au cours de la période moderne, depuis une quarantaine
d'années et surtout dans les vingt dernières, malgré les rigueurs
du régime russe et la domination de la noblesse balte, une vie
intellectuelle avait commencé à se développer et un courant
national s'affirmait.
Après la constitution, en 1862 et 1873, d'une administration
locale chargée, pour la Livonie et la Courlande, de la direction
des écoles primaires (i) dans les paroisses, dans les districts et
tout le gouvernement, qui obligeait les enfants de confession
luthérienne à fréquenter ces écoles pendant trois hivers, le
Gouvernement russe, qui les soustrayait à l'influence de la
noblesse balte, y rendait obligatoire la langue russe; mais plus
tard l'enseignement du letton était réintroduit dans les deux
classes inférieures.
(1) V. Annales des nationalités, juin igiS.
LES LETTONS ET LA LETTONIE 67
En 1868, se fonde à Riga la Société lettone qui sera un centre
de vie lettone et autour de laquelle se multiplient d'autres socié-
tés : sociétés de crédit mutuel, de chants, etc. Une société let-
tone d'éducation et d'instruction, constituée à Riga en 1908, a
créé, la même année, quatorze écoles populaires et une école
secondaire de filles. Depuis la guerre, le Gouvernement russe
avait autorisé la création d'un gymnase pour les garçons et
d'un autre pour les filles, et d'une université populaire; mais
celle-ci fut fermée par le Gouvernement russe pendant l'au-
tomne 1916. Des écoles lettones secondaires ont également été
créées par des initiatives privées.
A côté des deux théâtres, l'un allemand et l'autre russe,
^'xistant à Riga, bien que la population de cette ville ne compte
que 18% de Russes et i3 % d'Allemands, les Lettons possédaient
deux théâtres; mais ce n'étaient pas des édifices affectés unique-
ment à cette destination, et bien que la ville de Riga ait voté
un million de roubles il y a une dizaine d'années, pour la créa-
tion d'un théâtre letton, qui aurait été le troisième, cdui-ci
n'est pas encore construit.
Enfin, un grand nombre de sociétés, qui révèlent l'activité
des Lettons, se sont fondées et, selon le titre symbolique de
l'ouvrage de l'un de leurs écrivains, Andreews Needra, La
Fumée du défrichement semble monter au-dessus de la Letto-
nie. Aussi ce mouvement, qui' se trouvait contenu sous le
régime russe, n'était point sans inquiéter les Allemands. On
lisait, dans la Deutsche Rundschau (i) : « Le peuple letton, qui
(( prospère et se développe avec force, constitue un danger
« sérieux et permanent pour les Germano-Baltes, un danger
(( qui, à notre époque, pourrait vite prendre un caractère aigu
« si un gouvernement, animé de tendances hostiles à l'Alle-
magne, lui livrait libre carrière ».
«
* *
La guerre, comme nous allons le voir, permettait à ce mou-
vement de s'affirmer, mais toutefois au milieu de difficultés
intérieures dues à la pénétration du bolchevisme qui, au début,
(i) Deutsche Rundschau, septembre igiB, p. 333-334 *: « Berôlkerung und Wirt-
schaflsverhâltnisse der russichen Ostseeprovinzen.
68
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
trouvant parmi les Lettons de nombreux partisans, risquait
ainsi d'en retarder la marche et d'en compromettre le dévelop-
pement.
Après l'opposition que la demande faite par les Lettons de
former des corps de volontaires avait rencontrée auprès du
gouverneur de Livonie, le i3 juillet igiS, cette autorisation,
sur l'insistance du général Potapoff, leur était accordée et aus-
sitôt de nombreux corps se formaient.
Lors de la retraite russe, à la fin de 1916, ces populations,
sentant la menace de l'asservissement germanique et la néces-
sité pour elles de ne procurer aucun avantage à l'envahisseur,
brûlent leurs biens, conformément aux ordres reçus, et se
réfugient en Grande-Russie où, au commencement de 1916, on
comptait 786.000 réfugiés lettons. En Gourlaride, les récoltes,
qui étaient abondantes, furent détruites, et les fermes et leur
matériel agricole mis hors d'usage. Les 5o.ooo hommes qui
s'étaient enrôlés et formaient les bataillons lettons, se portent
alors vers les bords de la Dvina et, par leur tenue devant l'en-
nemi, acquièrent bientôt la réputation d'être des troupes d'élite.
Les batailles de décembre 191 6 et de janvier-février 191 7 leur
causent de lourdes pertes. Seuls ils auraient opposé une résis-
tance à Wenden, à Wolmar, à Rejitja et à Pskoff, que les trou-
pes de réserve lettones auraient repris trois fois aux Allemands.
Mais voyant la lutte se prolonger et n'apercevant pas d'issue
prochaine à la situation dans laquelle ils se trouvaient engagés,
las d'être toujours exposés, découragés sans doute par les pertes
subies et mal informés peut-être de l'énergie déployée par les
Alliés sur le front occidental, leur effort leur semble vain et
leur fermeté est ébranlée. De plus, les manœuvres germano-
philes achèvent de jeter le trouble parmi eux, les font douter
de l'utilité de leurs sacrifices, et le bolchevisme achève bientôt
leur désorganisation.
En effet, lorsque vient la révolution de 1917, des hommes
nouveaux, des Lettons prennent en main l'administration publi-
que; des organisations nouvelles se constituent et les partis
politiques déploient une grande activité en vue des élections
au Conseil municipal de Riga et au Conseil national de Livonie.
Le suffrage universel donne aux Lettons, dans ces élections,
60 % des sièges au Conseil municipal de Riga et 95 % au
Conseil national de Livonie. Le parti des extrémistes, grâce à
LES LETTONS ET LA LETTONIE 69
une active propagande par laquelle il exploite les pertes subies
par l'armée lettone, k 'misère et la famine venant -après une
offensive désastreuse, mais dont la faute incombait précisément
à la désorganisation russe, dénonce la politique de Milioukoff
et critique l'attitude hésitante de Kerensky dans la question des
nationalités; ce parti gagne, rapidement, de plus en plus de
terrain et prend peu à peu le dessus sur les partis démocrati-
ques. Une scission se produit alors dans la nation : la masse
du peuple met son espoir dans le parti maximaliste, qui promet
avec la paix immédiate du pain et des terres, affirme que les
Allemands évacueront la Gourlande et que le peuple letton sera
libre. Dans le Soviet des soldats lettons, les Maximalistes l'em-
portent également; toutefois, à côté, se forme une autre organi-
sation appelée (( Union nationale des Militaires lettons », qui
groupe les éléments anti-maximalistes.
La révolution russe du mois d'octobre 191 7 rendait donc plus
critique la situation matérielle et politique du pays letton, deve-
nue difficile depuis l'invasion allemande. Les chefs bolchcvistes
s'appuyant sur les décrets pris par les Soviets de Petrograd,
relatifs à la propriété des terres, groupaient une bonne partie
de la population des campagnes et des villes, et mettaient im-
médiatement en application les mesures prises par ces derniers.
Le Congrès des ouvriers et (( sans terre », c'est-à-dire des
ouvriers agricoles ne possédant aucune propriété foncière, qui
se tint à Wolmar, du 16 au 19 décembre 191 7, sous la direction
des Bolchcviki, abolit toutes les institutions locales qui avaient
été élues par le suffrage universel : le Conseil du Gouvernement
de Livonie, les Conseils municipaux, les Comités d'approvi-
sionnement, les Conseils des Communes, etc. Ce Congrès reti-
rait le droit de vote à l'Union des Paysans lettons, qui comp-
tait environ /40.000 membres recrutés parmi les fermiers, les
métayers et même les ouvriers agricoles (( sans terre », dans la
partie de la Lettonie non occupée par les Allemands, comme
société contre-révolutionnaire. Une garde rouge de campagne,
à laquelle les troupes russes fournissaient des armes, était orga-
nisée avec les éléments populaires les plus douteux et, après la
prise de Riga, le 20 août 191 7, et la retraite de l'armée russe
qui s'opéra dans le plus grand désordre, des criminels libérés
des prisons et des maraudeurs de toute sorte venaient s'y
adjoindre, qui terrorisaient les populations et ruinaient le pays.
70 l'allemagne et le baltikum
Non seulement les effectifs des gardes rouges à Petrograd
continuèrent de comprendre la division des fusiliers lettons et
les Bolcheviki amenèrent des soldats lettons avec des matelots
et de l'artillerie de marine sur le chemin de fer de Vologda,
mais à la fin de 1918, des éléments lettons étaient choisis pour
former le noyau du corps de gendarmerie de Petrograd attaché
à la Commission extraordinaire chargée de combattre la contre-
révolution et à la tête de laquelle se trouvait le .Letton Peters.
Enfin, lors de l'attaque de Riga par les Bolcheviki, des unités
lettones auraient, paraît-il, refusé de combattre ces derniers et
seraient passées de leur côté.
Il paraîtrait, cependant, que c'est en partie à cause de l'inter-
vention des Maximalistes lettons que la paix n'a pas été signée
dès les premiers jours à Brest-Litowsk, Lénine, ayant, dit-on,
exprimé à plusieurs reprises l'avis de sacrifier la Courlande
pour rendre la paix possible de suite, les Lettons s'y opposèrent
et comme la garde de l'Institut Smolny était confiée à un
régiment letton, et que Stutschka, leader des Maximalistes let-
tons, originaire de Courlande, avait le portefeuille de Commis-
saire du peuple pour la justice, leur opposition aurait eu du
poids. Après les premiers pourparlers au cours desquels les
délégués russes s'étaient montrés conciliants au sujet de la
Courlande, Trotsky et Stutschka, avec voix consultative, se
seraient rendus à Brest-Litowsk, oii Trotsky aurait déclaré que
sacrifier la Courlande ce serait trahir la révolution. Mais les
actes postérieurs du Gouvernement des Soviets ne confirmèrent
pas cette déclaration et on sait que ce dernier a depuis fait
connaître au Gouvernement allemand qu'il se désintéressait de
ce territoire comme de celui des autres provinces baltiques. Les
Lettons se trouvaient ainsi leurrés par les Maximalistes, à la
suite de la paix signée par Lénine et leur erreur, qu'ils ne sem-
blaient pas reconnaître, puisque des régiments lettons conti-
nuaient de les soutenir, était d'avoir mis leur confiance dans ce
parti dont les dirigeants faisaient le jeu de l'Allemagne et placé
leur espoir dans un mouvement qui, selon la doctrine sovié-
fiste, prétendait également la forcer à déposer les armes.
Les troupes lettones protestèrent contre cette paix qui allait
à rencontre de l'union des nationalités de Russie, proclamée
au Congrès de Kief de septembre 19 17, et c'est en défenseurs
d'une Russie fédéraliste que certains régiments lettons auraient
LES LETTOiNS ET LA LETïOME 7I
dissous l'Union militaire ukrainienne, qui s'employait à prépa-
rer une paix séparée et le Conseil estonien qui proclamait son
indépendance.
Il y a là, comme on le voit, une situation confuse, qu'il est
presque impossible d'éclaircir à l'heure actuelle avec les rensei-
gnements que nous possédons jusqu'à présent, et des raisons
diverses font que ces pays, soit directement, soit par répercus-
sion, se sont trouvés, au cours des événements actuels, attirés
plus ou moins fortement à des moments différents dans la
sphère d'influence de l'Allemagne. Après l'Ukraine, qui la pre-
mière a trahi la cause commune et traité avec les Empires cen-
traux, la Finlande s'est faite complice de l'Allemagne. La
Pologne n'a pas craint de modifier à plusieurs reprises sa poli-
tique, tout en se montrant, pendant un long temps, indécise,
et on sait que les troupes polonaises de Dovbor-Yusnicki ont
bien voulu se battre contre les Maximalistes, mais non contre
les Allemands; or, de même que l'attitude de la Finlande a pu
avoir à un moment une action sur les Estoniens et jusqu'en
Livonie et en Courlande, celle des Polonais a pu influer sur
celle des Lituaniens, malgré leurs anciens dissentiments.
Après la révolution allemande, il se produisait dans les pays
lettons un retour offensif de la propagande bolcheviste, qui,
bientôt, était suivi d'une avance des Bolcheviki à la suite de
la retraite des troupes allemandes.
D'après une communication du tllonseil des soldats de Mitau,
à la fin de novembre 1918, le Parlement de tous les Conseils de
soldats de l'Est, sous la présidence de M. Albert, de Mitau, et
en présence du Commissaire impérial pour les pays de la Balti-
que, Auguste Winnig, qui, après avoir organisé à Libau un
soviet de matelots, avait été choisi comme plénipotentiaire civil
et envoyé à Riga pour y constituer le Conseil des soldats de la
8® Armée, siégeait pour la première fois dans cette ville le 22
novembre 1918, et trois cent soixante délégués de Courlande,
d'Estonie, de Livonie et de Lituanie assistaient à cette réunion.
D'après le programme de Mitau, ceux-ci se mettaient d'accord
sur une déclaration affirmant que : « Les' Conseils de soldats
ne feraient pas de politique et ne s'en occuperaient que pour
appuyer les travaux du Gouvernement populaire ». Une com-
mission de vingt-cinq membres était nommée, qui devait choi-
sir dans son sein un comité exécutif de cinq membres. Le siège
72 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
de la commission devait être Riga. Tous les Conseils de l'Est se
seraient joints au Conseil central des soldats de Kovno.
Après le départ des troupes allemandes, qui quittèrent Reval
le 4 décembre 1918, les Bolchevistes, redoutant une interven-
tion alliée et craignant que leur situation ne fut compromise,
ordonnèrent à leurs avant-gardes de suivre les contingents en
retraite, à une journée de marche. Les territoires abandonnés
par les troupes allemandes se remplirent bientôt de bandes
bolchevistes, qui semaient la dévastation sur leur passage. Les
Conseils de Livonie et de Courlande adressaient aux Alliés et
aux neutres un appel pressant pour les inviter à intervenir
contre les Bolcheviki et les informer que ceux-ci avaient déjà
commencé d'envahir les provinces baltiques, massacrant les
habitants et incendiant les maisons.
Dans la seconde moitié de décembre, l'avance des Bolcheviki
dans la région de la Baltique revêtait un caractère de plus en
plus alarmant. Walk, importante station de chemin de fer en
Livonie, tombait entre leurs mains et leurs troupes, après avoir
traversé la Dvina en Courlande, marchaient sur Liban. D'autres
approchaient déjà des districts de Dunabourg et de Vilna, et
d'importantes forces de l'armée rouge, munies du matériel
d'artillerie acheté aux Allemands, étaient en marche vers la
frontière allemande.
Pour se rendre compte de l'importance que la prise de pos-
session par l'Allemagne de ces provinces baltiques aurait au
point de vue international, il suffit de rappeler que le tiers
environ du commerce général extérieur de la Russie, soit 3o %
des importations et 33 % des exportations, s'effectuait par Riga,
Windau, Liban.
En 1896, Riga, qui est devenu le premier port d'exportation
de la Russie, assurait à lui seul i8,5 % du trafic extérieur russe.
Depuis 1906, il a pris le premier rang parmi les ports russes
dans le mouvement général du commerce extérieur.
En 191 1, le mouvement commercial de Riga se chiffrait par
334.160.000 roubles. De 1900 à 191 2, ce port accusait une
augmentation de trafic de 72 % et avait à lui seul un trafic
aussi important que celui de Petrograd, qui avait augmenté
LES LETTONS ET LA LETTONIE 78
de 35 %; d'Odessa, qui s'était accru de i5 %, et de Nicolajew
réunis.
Sur l'ensemble des exportations russes, 20 % de celles qui
allaient en Angleterre et 11 % environ de celles qui allaient
en Allemagne passaient par Riga. D'autre part, sur le total des
importations en Russie, Riga recevait 11,7 % des exporta-
tions allemandes et 38,5 % des exportations britanniques.
Si au lieu du commerce général d'exportation russe on
considère le seul trafic du port de Riga, on voit que dans le
chiffre des exportations de ce port 25 % partaient à destination
de l'Allemagne et /ji % à destination de l'Angleterre, qui en
était le principal client.
Ainsi, dès 191 1, au point de vue du trafic maritime, Riga
se plaçait avant Stettin, qui tient le premier rang parmi les
ports allemands de la Baltique. D'ailleurs, les journaux alle-
mands, qui ont maintes fois insisté sur l'importance de ce port,
le considèrent comme le meilleur de la Baltique et ne cachent
pas qu'en s'en assurant la possession l'Allemagne garderait une
porte ouverte sur les vastes territoires de la Russie; de plus, si
le projet du oanal joignant la Dvina au Don était réalisé, il est
probable que le développement de Riga prendrait des propor-
tions encore plus considérables.
Les ports de Windau et de Liban, qui ont été délaissés par
les Russes, ne gèlent pas et sont également de très bons ports
naturels, qui sont appelés à prendre une importance de plus
en plus grande lorsque la vie économique de ces régions et
de toute la Russie aura repris. A Windau, aboutit du reste la
ligne transibérienne Windau-Wladivostok.
Enfin, ceci touche directement à la question de la Baltique et
mérite de retenir toute l'attention, on sait que les Allemands,
dans le grand effort qu'ils font actuellement en Ukraine, étu-
dient deux lignes navigables reliant l'Ukraine et la Baltique,
et intéressant ces régions au premier chef, l'une par le canal
du Dnieper au Bug et la Vistule jusqu'à Dantzig, l'autre jus-
qu'à Kœnisberg.
"jk l'allemagne et le baltikum
II
ESTONIE
Au mois d'avril 1917, les renseignements communiqués par
le Service de propagande allemand semblaient indiquer que
l'Allemagne entendait procéder en Estonie comme elle venait
de faire en Courlande et, par le même jeu, réaliser l'incorpora-
tion de ses territoires en se servant d'assemblées inconnues
jusqu'alors et qui, bien que constituées par une aristocratie
terrienne d'origine et d'affinités allemandes, prétendaient expri-
mer les volontés populaires. Mais pour se rendre exactement
compte des plans pangermanistes dans les provinces baltiques, et
plus particulièrement en Estonie, et des manœuvres auxquelles
l'Allemagne allait se livrer pour les réaliser, il est nécessaire
d'examiner la situation faite à ce pays par la guerre et eelle
dans laquelle il allait se trouver après la révolution russe.
Dès les premiers jours de la déclaration de guerre, toutes
les parties de la population estonienne se montrèrent unanimes
pour déclarer qu'il fallait appeler tous les hommes sous les
armes, afin de défendre le pays contre l'Allemand, qui, s'il y
avait été soutenu sous le régime tsariste et avait pu ainsi y
prendre pied, n'en était pas moins l'ennemi historique. L'Esto-
nie, avec sa population de deux millions environ d'habitants,
donna plus de 200.000 hommes à la Russie.
La révolution de 191 7, puis les paroles que M, Kerensky,
représentant du nouveau Gouvernement, adressait, au mois
d'avril 191 7, aux milliers d'Estoniens assemblés pour l'entendre
devant le théâtre national de Reval, ranimaient les espoirs de
L'Estonie désireuse de recouvrer la liberté et l'indépendance.
« Esthoniens, vous êtes libres de venir avec nous ou de suivre
votre chemin », s'était écrié M. Kerensky, et la foule avait
répondu : « Nous irons avec vous » et avait porté sur ses épaules
à travers la ville le représentant du peuple russe.
A la suite de ces événements, le Gouvernement provisoire
russe, sous le ministère Lvov-Kerensky, procédait à une modi-
fication de la division administrative dos provinces baltiques :
ESTONIE 75
il réunissait, par un décret en date du 3o mars/ 12 avril 191 7,
la partie septentrionale de la Livonie à l'ancien gouvernement
d'Estonie, conformément à leurs relations ethnographiques, les
Lettons étant voisins des Estoniens, et, toute la compétence du
Gouvernement autonome et de l'administration locale était
concentrée dans les mains d'un commissaire et du Conseil
national.
Ce Conseil national. Conseil du pays estonien (Maapâew) et
l'administration locale qui étaient octroyés à l'Estonie par ces
nouvelles dispositions étaient élus au suffrage universel, dans
tous les districts de population estonienne, d'après les principes
démocratiques les plus libéraux.
Un décret introductoire à la précédente loi était ratifié le
22 juin/5 juillet 1917 et le Conseil national se réunissait pour
la première fois le i/i4 juillet de la même année. Le Congrès
national des Estoniens, dispersés d^ans toute la Russie, qui se
tint le 6/18 juillet 1917, reconnut également ce Conseil comme
représentation nationale.
Cette représentation nationale, indépendante et légale, du
peuple estonien, avait entre autres tâches celle d'élaborer pour
l'Estonie un projet de gouvernement autonome sur la base du
suffrage universel, égal, direct, secret et proportionnel, sans
distinction de sexe. Dans le décret introductoire, il avait été
déclaré que ce projet devait être soumis à la ratification du
Gouvernement provisoire russe, avec l'avis du ministre des
Affaires intérieures. Le commissaire du Gouvernement russe
en Estonie ne devait que veiller à la légalité des actes du Con-
seil national. En fait, le Conseil national reçut la direction des
affaires des mains de l'administration gouvernementale et des
Landstags. Il promulgua les lois réglant la vie locale et fut
considéré comme l'organe suprême du pays.
On peut dire qu'à cette époque l'Estonie se regardait comme
un Etat confédéré de la Russie, car l'autonomie accordée par
le Gouvernement provisoire russe, en avril 1917, n'avait d'abord
été envisagée que dans les limites d'une fédération républicaine
des Etats russes, et, ce n'est que devant la crainte d'une occu-
pation allemande que le désir d'une complète indépendance
devint générale. Seuls quelques membres de la noblesse et une
partie de la bourgeoisie allemande, qui représentaient à peine
5 % de la population, souhaitaient l'union avec l'Allemagne.
7^ l'allemagne et le baltikum
Et encore, en avril 191 7, ceux-ci étaient, paraît-il (i), égale-
ment partisans de l'autonomie et ce ne serait que plus tard, à
la faveur du renversement de la situation militaire qui leur
donnait l'espoir de rétablir leur propre position détruite par la
révolution, qu'ils auraient changé d'opinion.
Mais l'Estonie, qui, dès le début de la guerre, semblait avant
tout avoir désiré que son armée servit à la défense de son sol,
voyait de ce côté ses aspirations non satisfaites. Pendant le
ministère Kerensky, comme au temps de Nicolas II, la ques-
tion d'une armée nationale dont la constitution aurait tout au
moins été une confirmation de la reconnaissance de l'indépen-
dance estonienne, alors même qu'elle ne lui aurait pas permis
de protéger seule l'intégrité de son territoire, restait sans
solution. Peu avant l'invasion allemande, les Estoniens, à la
suite de nombreuses et incessantes démarches, arrivaient, en
septembre 191 7, avant la contre-révolution bolcheviste, à
former une première division estonienne et entreprenaient,
avant la paix de Brest-Litowsk, la formation d'une deuxième
division, La Russie, qui était déjà profondément troublée et
était entrée dans une période de complète décomposition,
n'avait presque pas contribué à l'équipement et à l'armement
de ces troupes, dont les frais auraient été principalement cou-
verts par des souscriptions volontaires.
La contre-révolution bolcheviste, qui déposa le Gouverne-
ment provisoire russe le 26 octobre/7 novembre 1917 à Petro-
grad, mettait non seulement le Conseil du pays estonien dans
l'impossibilité d'établir un pouvoir central, mais imposait à
l'Estonie des commissaires du peuple, dont le premier soin était
de dissoudre le Conseil national et de supprimer le Gouverne-
ment autonome par la force armée. Les Bolcheviki tentaient
même de provoquer des dissentiments entre les différents élé-
ments de la population des provinces baltiques, en faisant
participer des détachements lettons à l'arrestation d'officiers
estoniens à Dorpat, Fellin, Wesenberg et, dans cette entreprise,
il était possible de trouver sinon la preuve de l'action alle-
mande à qui ces procédés sont familiers, du moins d'en soup-
çonner les agissements. En même temps, la presse démocrati-
que était supprimée et les journalistes arrêtés. Les délégués.
(i) Frankfurter Zeitung, i" juin 1018. Interview du socialiste estonien Martna.
ESTONIE
77
nommés par le Conseil national, qui devaient aller demander
aux Gouvernements alliés de reconnaître l'indépendance de
l'Estonie et solliciter leur appui à la fois contre l'anarchie russe
et l'invasion allemande, étaient déclarés hors la loi. Les Bolche-
viki cherchaient à incorporer les troupes estoniennes dans les
gardes rouges, à l'aide de promesses ou sous le coup de la
menace, et, pendant ce temps, une armée russe de 200.000
hommes dévastait le pays et dévalisait les populations.
Après la paix de Brest-Litowsk, les bandes de soldats et de
matelots russes se retiraient et, devant la menace d'invasion
de plus en plus précise créée par l'avance allemande, les trou-
pes estoniennes brisaient le pouvoir bolcheviste pour enlever
à l'Allemagne tout prétexte d'intervention.
S'appuyant sur le droit des nationalités à décider elles-mêmes
de leur propre sort, affirmé par les puissances de l'Entente et
reconnu à l'Estonie à la suite de la révolution russe par le
nouveau Gouvernement des soviets qui, d'après le décret du
4/17 novembre 1917, accordait aux peuples le droit de dis-
poser d'eux-mêmes et même de se séparer de la Russie, le
Conseil national, conformément à l'arrêté de septembre 1917,
avait préparé un projet relatif à la constitution future de l'Esto-
nie et examiné la convocation d'une assemblée constituante
estonienne. Par suite de la crise dans laquelle se débattait le
nouveau régime révolutionnaire et la désorganisation de l'ar-
mée russe, le Conseil du pays estonien, réuni à Reval le 15/28
novembre 191 7, décidait do proclamer l'indépendance de l'Esto-
nie et de constituer un Gouvernement provisoire. Cette assem-
blée s'arrêtait aux dispositions suivantes :
1° Pour déterminer la forme future du gouvernement et créer un pouvoir
démocratique souverain en Estonie, de même que pour résoudre toutes les
questions ultérieures, il y a lieu de convoquer une assemblée constituante
estonienne;
2" Le Conseil du pays se proclame l'unique dépositaire du pouvoir suprême
en Estoftie; ses décisions et prescriptions sont obligatoires pour tous les
habitants du pays, jusqu'à la convocation de l'assemblée constituante. Cette
assemblée sera élue directement par la voie du suffrage démocratique et,
après avoir déterminé un mode de gouvernement, elle créera définitivement
le pouvoir législatif et administratif;
3° Pendant l'interruption de ses sessions, le Conseil du pays remet à la
présidence du Conseil, en même temps qu'à l'administration du pays et au
Comité des Anciens, le droit de prendre et publier des décisions et prescrip-
78 l'aLLEMAGNE et le BALTIKUM
tions extraordinaires, dans le but de régulariser les formes de la vie publique
dans le pays et de les faire exécuter en attendant leur confirmation définitive
par le Ck)nseil du pays.
Le Conseil national considérait qu'il lui incombait, comme
organe démocratique et indépendant, d'élaborer un projet de
constitution, puisque le pouvoir central de Russie n'existait plus^
et celui-ci ne pouvant par suite ratifier ce projet, il se pro-
clamait l'unique pouvoir souverain et laissait dans l'intervalle
des sessions l'exercice des droits souverains à un comité choisi
parmi les membres de la présidence du Conseil, les anciens du
Conseil national et les membres de l'administration du pays.
Le 10/24 janvier 1918, après avoir examiné la situation
créée par l'indiscipline des troupes russes, l'anarchie du régime
qui menaçait les ressources de la population et la fortune du
pays, et avoir envisagé la possibilité d'une occupation par les
troupes allemandes qui pouvaient, quand elles voudraient, par
suite de la désorganisation de l'armée russe, envahir l'Estonie
sans rencontrer de résistance et en faire une province alle-
mande, l'assemblée générale du Comité des Anciens et de
l'administration du pays, ainsi que les représentants des partis
politiques et des détachements de troupes estoniennes, qui
s'étaient aussi assuré l'appui inoral de tous les partis politiques
du pays, à l'exception des Bolcheviki, se réunissaient à Reval
et rédigeaient une proclamation au vote de laquelle ne pre-
naient pas part ces derniers. Dans cette proclamiation étaient
rappelés les desiderata qu'ils avaient précédemment exprimés
les 15/28 novembre 1917 et 10 janvier igiS.etque nous venons
d'exposer ci-dessus, afin de faire connaître aux puissances étran-
gères, par une déclaration publique, la situation actuelle de
l'Estonie, en même temps que ses aspirations, et que ce pays
n'entendait point que son sort fût laissé à la discrétion de l'Alle-
magne ou qu'il fût réglé par un « référendum » organisé sous
le contrôle allemand.
A la fin de ce mémorandum, il était dit, sous forme de
conclusion, qu'une Estonie indépendante n'empêcherait en
rien « le commerce mondial d'entretenir de libres relations avec
la Russie et que ce pays, se trouvant par sa situation être le
débouché naturel des grands marchés russes, serait un terrain
favorable au développement de ce commerce mondial ». Il
apparaissait, en effet, intéressant au premier chef que les ports
ESTONIE '79
importants de l'Estonie sur la Baltique : Reval, Pernau, Narva,
Kielkond, ne tombassent point aux mains de l'Allemagne. Il y
était également laissé entendre que l'Estonie pourrait « entrer
en relations plus étroites avec d'autres puissances » et que ces
questions seraient résolues <( dès qu'elle aurait acquis son indé-
pendance par l'organe de son Assemblée constituante ou par
un référendum pris en toute liberté ».
Le pays des Estoniens, qui s'étend au nord du pays des Let-
tons sur un espace de 47.000 kilomètres carrés environ au bord
de la mer Baltique, entre le golfe de Finlande, la rivière
Narowa, le' lac Peîpus et le golfe de Riga, comprenant l'ancien
gouvernement d'Estonie et la partie septentrionale du gouverne-
ment de Livonic, avec les îles de Moonsund, est habité, comme
nous l'avons vu, par une population d'origine ougro-finnoise
de un million et demi d'habitants, dont 90 % sont Estoniens,
/i % Russes et les 2 % restant composés de Suédois, de Lettons,
de Polonais, de Juifs et d'éléments d'autre origine. Plus de
Boo.ooo Estoniens ont, en outre, dû chercher asile dans les
plaines de Russie, en Sibérie, au Caucase ou ont émigré en
Amérique et en Australie. Ces émigrants sont pour la plupart
des agriculteurs qui se sont trouvés forcés de quitter l'Estonie
parce que 60 à 70 % du sol est la propriété personnelle de deux
cents familles de barons allemands, alors que 7^ % de la popu-
lation vit dans les villages. D'après une statistique de 1897, il y
avait en Livonie 908.744 cultivateurs et, parmi ceux-ci, 40.694
familles ou environ 222.970 individus possédant la terre, tandis
que les 685.774 autres ne possédaient pas de terre et étaient
obligés de travailler comme ouvriers agricoles ou d'aller cher-
cher leur vie ailleurs.
Par sa situation géographique, autant que par le dévelop-
pement dont sa vie intérieure et économique est susceptible,
et qui lui permettrait de former une unité nationale indépen-
dante, en même temps que par la cohésion ethnique de sa
population, on comprend que les Estoniens, aient formé depuis
longtemps le projet de constituer un Etat indépendant dont
l'étendue territoriale, plus grande que celle du Danemark, de
8o
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
la Hollande ou de la Belgique, est capable de nourrir environ
quatre millions d'habitants, et qu'ils aient profité des événe-
ments actuels, qui entraîneront un remaniement de la carte du
monde, pour présenter leurs aspirations.
Au reste, l'Estonie a conservé toutes ses traditions et fait
preuve d'une très grande vitalité, malgré les dures épreuves
qu'elle a traversées au cours de son histoire et, plus récem-
ment, malgré la situation qui lui était faite dans l'empire russe.
Malgré la politique réactionnaire des ministres Tolstoï, Delia-
nov, Kasso et Schwartz, sous l'administration desquels le nom-
bre des illettrés était passé de 5 % à i5 % en une vingtaine
d'années, et qui avait forcé une partie de la classe instruite à
chercher hors du pays une position quand ce n'était pas seule-
ment la sécurité, la Russie n'était pas parvenue à empêcher
cette province de conserver son art et sa littérature populaires.
Malgré les prikases qui défendaient dans les écoles primaires et
secondaires de répandre la langue estonienne, en une quinzaine
d'années des sociétés estoniennes d'instruction populaire, dont
les membres étaient des paysans, des ouvriers qui ne versaient
que des cotisations annuelles d'un rouble, réussissaient à fonder
quelques dizaines d'écoles de langue estonienne. Il est même
curieux de noter à ce propos que Kerensky décrétait, en 191 7,
que le russe était la langue officielle et à son défaut l'allemand,
si le russe n'était pas compris, et ce n'est qu'en troisième lieu
et si les "deux premières ne pouvaient pas être entendues, que
les langues parlées dans les provinces baltiques étaient admises.
Des théâtres nationaux avaient été construits avec des sous-
criptions recueillies de la même manière, des banques de crédit
mutuel avaient été fondées et même des expositions d'art esto-
nien avaient été organisées. Bien que les gouverneurs russes
aient eu recours aux amendes quand ce n'était pas à l'empri-
sonnement des rédacteurs, pour étouffer la presse naissante,
cela n'avait pas empêché, au cours des quarante dernières
années, à plus de trente journaux de se créer, et le nombre des
lecteurs de quelques-uns d'entre eux était monté à /io et même
60.000. Enfin, en dehors de Reval, qui est un grand port de la
Baltique, l'Estonie a d'autres villes importantes comme Tartu
ou Dorpat (Youriew), qui possède une ancienne université,
Pernau et Narva, qui sont des centres manufacturiers et mari-
times; Kurcsaare (Ârensburg) et Hapsal qui sont des places
ESTONIE 8l
bien connues, Wiljandi (Fellin), centre de production du Iki,
Rakwere (Wesenberg), centre de production du ciment.
* *
Mais, malgré la volonté des Estoniens, exprimée à plusieurs
reprises par les représentants qu'ils avaient élus, la noblesse
allemande établie en Estonie décidait, le 28 janvier 1918, d'en
appeler au Gouvernement allemand et l'invitait à occuper mili-
tairement le pays. Une protestation énergique contre cette
démarche était présentée le li février au Gouvernement de Ber-
lin par le représentant diplomatique du Gouvernement provi-
soire d'Estonie à Stockholm. Les partis politiques et les asso-
ciations d'Estonie appuyaient cette protestation par un mani-
feste publié le 7 février contre les prétentions allemandes sur
les îles d'OEsel, Dago, Moon et sur l'ensemble du territoire
estonien. Ce manifeste, signé par le Comité directeur des trou-
pes estoniennes, le Parti estonien socialiste révolutionnaire, le
Parti social-démocratique, le Parti estonien démocratique,
l'Union des Paysans de l'Estonie, l'Union agricole estonienne,
l'Union de l'indépendance estonienne et la Société des Habi-
tants des îles occupées par les troupes allemandes, était com-
muniqué aux ambassadeurs de Grande-Bretagne, de France,
d'Italie, des Etats-Unis et du Japon, aux ministres de Belgique,
de Serbie, de Suède, de Norvège, du Danemark, d'Espagne et
du Portugal, au bureau de la presse américaine, à la rédaction
des journaux de l'Entente en Russie : le Daily News, le Times
et le Temps. Elle était rédigée dans les termes suivants :
Nous déclarons par la présente que le peuple esthonien tout entier consi-
dère comme une grossière violation de ses droits souverains la séparation
forcée des îles esthoniennes : Œsel, Dago, Moon, etc., habitées par les popu-
lations esthoniennes, du reste de l'Esthonie, considérée comme un tout indé-
pendant. Le peuple esthonien proteste de toutes ses forces contre la réunion
de ses îles à l'Allemagne, à quelque égard et sous quelque prétexte que ce
soit.
Il exige que, conformément aux droits qu'ont les peuples de décider de
leur sort, il lui soit exclusivement réservé la future destinée politique de ces
îles, ainsi que de toute l'Esthonie, en exprimant sincèrement sa volonté
par la voix de ses organes autorisés et par la voix du plébiciste.
De plus, pour assurer la liberté du suffrage, les troupes des deux puis-
sances belligérantes, tant allemandes que russes, devront évacuer les îles
aussi bien que le continent d'Esthonie.
82 l'allemagne et le baltikum
Cette protestation devait primitivement être formulée par la
Constituante estonienne, dont la réunion avait été projetée
pour le 28 février, mais qui se trouva désorganisée par les
Bolcheviki et la marche de l'armée allemande sur Reval. A
cette date, les troupes allemandes n'occupaient pas encore
l'Estonie, mais un mois plus tard elles l'envahissaient.
Après la reprise des hostilités avec la Russie, les troupes alle-
mandes traversaient le Moonsund et occupaient Verder, Leal,
etc., sous le prétexte de combattre les éléments bolchevistes
qui avaient proscrit la noblesse allemande d'Estonie.
Le 2 4 février, les derniers représentants des Bolcheviki en
Estonie, qui s'y étaient livrés à une active propagande et
avaient mené une agitation au seul profit de l'Allemagne, quit-
taient le pays et se rendaient à Helsingfors à bord des navires
russes. A la même date, et par conséquent après l'éloignement
des représentants du Gouvernement des soviets russes et avant
l'invasion des Allemands, le Conseil national proclamait l'Esto-
nie « République démocratique indépendante et neutre ». Un
nouveau gouvernement provisoire de la République estonienne
se constituait et entrait officiellement en fonction. II était
composé de :
M. Konstantin Pats, membre du Conseil du pays, premier
ministre, ministre de l'Intérieur et du Corrimerce;
M. Jiiri Wilms, membre du Conseil du pays, adjoint au pre-
mier ministre, ministre de la Justice;
M, Jaan Poska, représentant d'Estonie à l'Assemblée consti-
tuante russe, ministre des Affaires étrangères;
M. Andres Larko, général, ministre de la Guerre;
M. Johan Kukk, membre du Conseil du pays, ministre des
Finances et des Domaines publics;
M. Jaan Raamot, membre du Conseil du pays, ministre de
l'Agriculture;
M. Ferdinand Petersen, ministre des Transports;
M. Willem Maasik, membre du Conseil du pays, ministre
au Travail et de la Prévoyance sociale;
M. Peter Pôld, membre du Conseil du pays, ministre de
l'Instruction publique.
• La république estonienne proclamée, assurait des droits
égaux à tous les citoyens, quelles que soient leur nationalité,
leurs croyances ou leurs opinions politiques, et, le Gouverne-
il
ESTONIE 83
ment formait aussitôt une garde civile qui, dès le premier jour,
commençait le désarmement de la garde rouge. A la suite des
mesures prises immédiatement par le Gouvernement, celui-ci
réussissait à ramener momentanément l'ordre dans le pays.
Les confiscations et les réquisitions opérées par les Bolcheviki
étaient annulées et les biens privés rendus à leurs proprié-
taires.
Mais les Allemands continuaient à avancer. Déjà, dans l'île
de Moon, deux compagnies estoniennes avaient dû assurer
seules la retraite de deux régiments russes et les troupes esto-
niennes ne pouvaient songer à résister aux forces allemandes
bien supérieures.
Le 25 février 191 8, les troupes allemandes entraient à Reval.
Elles envahissaient tout le pays qu'elles occupaient militaire-
ment; les autorités allemandes commençaient par supprimer
l'organisation démocratique et le Gouvernement estonien se
trouvait ainsi privé de tout pouvoir.
Dès l'entrée des troupes allemandes à Reval, l'administration
militaire faisait savoir qu'elle ne reconnaissait pas le Gouver-
nement estonien, et celui-ci était suspendu. Le conseil muni-
cipal était dissous; sur l'ordre du colonel Berring, la direction
des affaires municipales était remise à un conseil composé de
vingt-quatre membres choisis parmi les Germano-Baltes. Dans
plusieurs villes, les conseils municipaux étaient également rele-
vés de leur fonction par les Allemands et le lieutenant-général
von Seckendorff ordonnait que les maires qui étaient en fonc-
tion avant le i" mars 191 7 reprissent la direction des muni-
cipalités avec huit conseillers municipaux désignés par les
autorités allemandes. A Dorpat, un marchand allemand était
également nommé maire. Dans tous les villages, les conseils
établis sur la base de la loi électorale des communes étaient
dissous et le cens électoral de 191 4 était rétabli.
Bien que le chancelier Hertling ait présenté au Reichstag
l'action militaire en Estonie et en Livonie comme une « mesure
de secours entreprise au nom de l'humanité », le général von
Seckendorff n'avait cure de ces déclarations et, à la séance
d'ouverture d'une assemblée qu'il avait convoquée par ordre,
déclarait que les troupes allemandes resteraient en Estonie
« pour une protection de longue durée ». La pression exercée
par les autorités militaires n'était pai^, du reste, sans susciter
Sli L'ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
des commentaires, même dans la presse allemande, où certains
organes jugeaient cette manière de faire inopportune et péril-
leuse. Dans le Berliner Tageblatt, M. Hans Vorst dénonçait la
politique suivie dans ce pays par l'Allemagne comme contraire
non seulement aux stipulations du traité de Brest-Litowsk qui
venait d'être signé, mais aux intérêts allemands en même
temps qu'aux intérêts estoniens en faveur desquels l'Allemagne
prétendait intervenir et qu'elle soutenait vouloir sauvegarder.
Dans ces conditions, la convocation d'une assemblée consti-
tuante estonienne était, on le conçoit, pratiquement impossible,
d'autant plus que les élections n'avaient pas pu être terminées
avant l'invasion allemande. Celles-ci permettaient toutefois de
juger de l'opinion estonienne et constituaient, en quelque
sorte, un référendum sur l'indépendance de l'Estonie, puisque
70 % des électeurs avaient voté pour l'indépendance absolue et
les autres pour l'établissement d'une république autonome fai-
sant partie d'une confédération russe. D'ailleurs, le commande-
ment militaire allemand déclarait qu'il ne pouvait plus être
question de la convocation de la Diète estonienne, pas plus que
des autres libertés obtenues par la révolution de 191 7 et qu'il
considérait l'annexion comme légitime.
Dès l'entrée en Estonie des troupes allemandes, la presse
estonienne est supprimée. Plus tard, trois quotidiens purent
paraître à nouveau, un à Reval et deux à Tartu. De ces trois
feuilles, l'une cessa de paraître à partir du 28 mai. VEesti
Paevaleht, le Quotidien estonien, était publié à Petrograd.
Le censeur allemand exigeait que les articles portant sur la
question baltique envoyés au journal par le bureau de la presse
allemande fussent reproduits sans aucun commentaire de la
rédaction et sans que la moindre indication permît de se rendre
compte de la source de ces articles officiels. Comme une de ces
communications, publiée dans une gazette de Tartu, était pré-
cédée de quelques lignes indiquant son origine, celles-ci furent
supprimées et la presse allemande cita ce fait pour donner un
exemple de l'état d'esprit qui régnait dans la presse estonienne.
Du reste, l'oppression exercée sur la presse était telle qu'une
publication purement technique, faite par l'Union centrale des
Agriculteurs, fut interdite.
Toutes les organisations, toutes les associations étaient sup-
primées.
ESTONIE 85
Dans les écoles, toute propagande nationale était sévèrement
défendue, ainsi que l'enseignement de l'histoire estonienne.
Du reste, la langue allemande devenait la langue officielle, bien
que le nombre des Allemands à Reval ne représentât, d'après
le recensement d'avril 1918, que 7,2 % des habitants. L'alle-
mand était obligatoirement enseigné dans toutes les écoles,
même communales, et la presse allemande annonçait qu'il allait
devenir la langue d'enseignement dans les écoles secondaires.
L'Université de Tartu (Dorpat) était germanisée. La corres-
pondance ne pouvait plus se faire qu'en allemand et toutes les
lettres étaient censurées.
Des Allemands étaient nommés juges et les jugements rédi-
gés en langue allemande étaient rendus selon les lois crimi-
nelles allemandes. La vie publique était entravée par une série
d'ordonnances draconiennes et la population devait subir
toutes sortes de vexations.
Les directeurs et fonctionnaires du service estonien d'appro-
visionnement étaient révoqués pour avoir remis à l'autorité
militaire une pétition attirant son attention sur les défauts que
[présentaient des ordonnances et qui rendaient leur application
difficile.
Le président du conseil municipal de Tartu, M. Olesk, avo-
cat, qui avait protesté contre la sujétion de la ville et contre
l'imposition de la langue allemande comme langue officielle,
était arrêté avec quarante-neuf autres personnes, à la suite de
la découverte, au coin d'une rue, d'une affiche soi-disant pro-
vocante. Ailleurs, le commandant décrétait que les habitants,
y compris les enfants, devaient le saluer respectueusement,
sous la menace de peines diverses.
La situation devenait de plus en plus dure en Estonie, à la
suite des succès que les Allemands remportaient à ce moment
en Occident. Mais l'influence du Conseil national sur l'opinion
publique et surtout sur les paysans, restait considérable.
En mars, les Allemands commencèrent à acheter des terres
aux réfugiés estoniens ruinés. Pour parer à cette mainmise alle-
mande, le Conseil national estonien décida que quiconque ven-
drait des terres à un Allemand ou à un étranger serait déclaré
traître à son pays, mis à l'index et passible d'une peine après
la guerre. Dès que cette mesure eut été édictée, la vente des
terres cessa.
86 l'allemagne et le baltikum
Le Conseil national estonien tentait de se réunir le 5 avril
191 8 et demandait au chancelier et à l'autorité militaire * alle-
mande les sauf-conduits nécessaires; ils lui étaient refusés. Il
se réunit quand même secrètement, mais un lieutenant alle-
mand se présenta pour dissoudre l'assemblée. En sa présence,
celle-ci protesta contre les mesures allemandes et les atteintes
portées à la volonté nationale et sa protestation fut remise au
chancelier qui en accusa réception.
L'arrestation de M. Pats, premier ministre du Gouvernement
provisoire, prenait une signification particulière du fait de sa
personnalité et mettait à nu les intentions de l'Allemagne dans
ce pays. En 1905, alors qu'il était maire de Reval, M. Pats'
avait, en effet, été condamné à mort par contumace par un
conseil de guerre, dont le président se trouvait être un baron
balte adjudant dans l'armée russe. Après avoir vécu en exil
jusqu'en 1909 et avoir ensuite, après la révolution de 191 7,
joué un rôle important comme président du Comité estonien
de défense nationale, il avait été arrêté par les Bolcheviki, dès
leur arrivée au pouvoir. Aussitôt après la retraite de ces der-
niers et leur expulsion devant l'avance allemande, le Conseil
national estonien lui confiait la formation du Gouvernement
piovisoire.
Au cours de ce même mois d'avril 191 8, M. Peet, jurisconsulte
à l'administration municipale de Reval, adressait au commande-
ment allemand une demande de démission, donnant pour mo-
tif de sa décision la dissolution du conseil municipal élu légale-
ment d'après les ordonnances du Gouvernement provisoire, et
la nomination par l'autorité allemande de nouveaux conseillers
choisis dans les milieux allemands.
M, Peet, ayant fait remarquer, dans cette lettre, qu'il y avait
violation de la Convention de La Haye et du traité russo-alle-
mand de Brest-Litowsk, et que, jurisconsulte, il ne pouvait,
dans ces conditions, continuer l'exercice de ses fonctions, était
arrêté et traduit devant le conseil de guerre de Reval. Le con-
seil ne put rien trouver dans ses termes qui portât atteinte
aux armées allemandes et on lui permit de regagner son domi-
cile, en l'avertissant d'attendre le verdict chez lui. Mais, le len-
demain soir, un officier allemand so présentait, accompagné
d'un agent de la police secrète allemande. Tous deux déclarè-
rent à M. Peet qti'il devait immédiatement adresser à l'autorité
ESTONIE 87
militaire une lettre d'excuse, dans laquelle il se dédirait de
tout ce qu'il avait écrit pour motiver sa démission. Sur son
refus, ils lui firent savoir qu'il avait une demi-heure pour se
préparer à partir pour Riga. Il ne lui fut même pas permis de
mettre en ordre ses affaires, ni de revoir ses parents et ses
amis. Les Allemands l'internaient dans un camp de prisonniers
de guerre en Courlande, dans lequel les conditions de déten-
tion étaient très rigoureuses, sous l'accusation d'avoir organisé
en Estonie la résistance passive contre l'Allemagne.
Les Landtags ou Diètes d'Estonie et de Livonie, dont les
Allemands invoquaient à chaque instant les délibérations, com-
posées en majorité de représentants de la noblesse allemande
fixée dans ces pays, et dont la constitution ne reposait sur
aucun droit réel, n'étaient donc nullement qualifiés pour parler
au nom de leurs populations et présenter leurs véritables reven-
dications. A l'instigation des autorités militaires, elles n'en for-
mulaient pas moins des vœux ou prenaient des résolutions au
nom de ces populations, dans le but de faciliter la réalisation
des aspirations pangermanistes par l'établissement d'un régime
d'union personnelle de l'Estonie avec la Prusse, et, la propa-
gande germanique usait de tous les moyens pour obtenir toutes
les adhésions qu'elle pouvait recueillir, en demandant au plus
grand nombre possible de personnes d'apposer leur signature
au bas des décisions prises par ces assemblées, afin de les
authentifier et de leur donner l'autorité nécessaire. L'Allema-
gne ne répugnait à aucune manœuvre et continuait à se livrer
à toutes les tentatives pour égarer le monde sur les dispositions
et la volonté des populations de ces pays.
La plus remarquable de ces tentatives est celle faite à l'assem-
blée de Livonie, tenue à Riga le 10 avril 1918. Les élections
pour la nomination des délégués à cette assemblée furent com-
mencées sans que rien ait été préalablement annoncé sur son
but ou sa mission. Aussi, des maires ruraux, qui devaient élire
des délégués, refusèrent de prendre part aux élections et décla-
rèrent qu'ils n'avaient pas été élus par les communes pour
résoudre des questions de politique générale, mais qu'à cet effet
l'année précédente avait été élu légalement le Conseil national
estonien, auquel on devait donner la possibilité de se réunir.
Avant la première séance, un pasteur vint s'enquérir de l'atti-
tude que les maires allaient prendre. Il déclara que l'assemblée
88
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
de Livonie devait se prononcer sur le retour sous le régime russe
ou la séparation. Il expliquait qu'il était impossible de rester
sous la domination russe, mais que les organes politiques
propres de l'Estonie ne sauraient protéger son indépendance;
qu'on ne pouvait se tourner vers la Suède, état neutre, et que,
l'Angleterre étant trop loin, il ne restait d'autre moyen que de
s'entendre avec l'Allemagne. A la première réunion, les délégués
estoniens déclarèrent vouloir conférer entre eux sur la question
de la séparation de leur pays et de la Russie. Des agents allemands,
des pasteurs, des étudiants, etc., menaient une active campagne
autour d'eux pour les engager à voter pour la séparation, con-
formément au vœu de l'Allemagne. Lorsqu'ils purent, enfin,
délibérer seuls, ils conclurent unanimement qu'ils n'avaient pas
le droit de décider du sort de l'Estonie, mais que l'on devait don-
ner à tout le peuple estonien ou à ses représentants la possibi-
lité d'exprimer sa volonté, et qu'il ne pouvait même pas être
question de réunir le peuple estonien au peuple letton, selon le
désir exprimé par la Courlande et la ville de Riga.
Une résolution fut votée dans ce sens, qui devait être présen-
tée à l'assemblée comme déclaration commune de tous les
maires et insérée dans les comptes rendus des séances.
L'assemblée fut ouverte par l'autorité militaire allemande de
Riga, représentée par un général accompagné de deux officiers.
Le général fit une déclaration par laquelle il annonçait que, la
veille, l'Estonie s'était séparée unanimement de la Russie, bien
qu'à Reval comme à Riga, les Estoniens aient refusé de parti-
ciper aii vote de l'assemblée; puis il fit procéder à l'élection du
président de l'assemblée. Sur la proposition de plusieurs Alle-
mands, le baron Stâel-Holstein fut élu. Celui-ci, dans un long
discours, remercia l'armée allemande pour la délivrance de
l'Estonie et les services rendus au pays.
Ce discours fut traduit en letton et en estonien, car la plu-
part des maires ne comprenaient pas l'allemand; mais il était
visible que les organisateurs de cette assemblée désiraient trai-
ter en allemand les questions qui lui étaient soumises et avaient
hâte de les résoudre avant que les membres ne fussent mis
exactement au courant des faits. Dans ce but, le président pro-
posa de résoudre affirmativement la question de la séparation
de la Livonie et de la Russie.
Un des délégués estoniens déclara au nom de tous ses collé-
ESTONIE 89
gues qu'ils ne pouvaient prendre part ni aux délibérations, ni
aux votes de l'assemblée, car n'appartenant pas au Gouverne-
ment de Livonie, mais à l'Estonie unifiée, ils ne se considéraient
pas autorisés à formuler des résolutions au nom de cette der-
nière, et que cela incombait à ses représentants élus, auxquels
on devait permettre de se réunir. Le président de l'assemblée
ayant refusé de recevoir la résolution votée par ces délégués, la
séance fut suspendue au milieu de menaces adressées aux Esto-
niens. A la reprise de la séance, le président n'ayant traduit en
allemand que quelques phrases de la déclaration des maires
estoniens, bien qu'une traduction in extenso lui eut été remise,
ceux-ci voulurent alors quitter la salle. Quelques-uns déjà
étaient sortis quand le baron Stâel-Holstein le leur interdit, au
nom de l'autorité militaire, et ordonna de fermer les portes. Les
maires restés dans la salle protestèrent et déclarèrent qu'ils ne
prendraient pas part au vote. Aucun compte rendu ne fut fait
de cette réunion.
Après la séance, le général allemand essaya de savoir quel
était l'auteur de la déclaration; il fit des menaces, puis, n'étant
pas parvenu à ses fins, invita les délégués à agir sur l'opinion
au cours de réunions publiques; les délégués ayant riposté que
les réunions étaient interdites, le soir celles-ci étaient de nou-
veau permises.
Dans leur déclaration devant cette assemblée, les maires
estoniens avaient insisté sur ce point qu'ils n'avaient pas le
droit de modifier la décision du Conseil national qui, en qua-
lité de représentant légitime du peuple estonien, et se basant
sur le décret du Gouvernement russe actuel accordant aux
peuples le droit de décider eux-mêmes de leur sort, avait pro-
clamé l'Estonie république démocratique indépendante, et que,
d'autre part, pour fixer la nature des relations que l'Estonie
entendait avoir avec l'Allemagne ou quelque autre des Etats
voisins de la Baltique, le peuple estonien ne voulait prendre de
décision que par la voie d'une représentation indépendante,
élue librement par lui.
Une protestation contre la réunion de ces Diètes et leurs
décisions, contenant un exposé détaillé de la véritable situa-
tion des populations vis-à-vis d'elles, fut envoyée au Gouverne-
ment allemand, le 21 mars 1918, par les soins de la délégation
estonienne en Suède, et une nouvelle protestation contre les
QO l'aLLEMAGNE et le BALTIKUM
propositions faites par les Diètes estonienne et livonienne, en
vue d'une union avec la Prusse fut, le i3 avril, présentée au
chancelier et au secrétaire d'Etat des Affaires étrangères de
l'Empire allemand par la délégation estonienne, à Christiania.
Nédhimoins, au milieu d'avril, on mandait officiellement de
Berlin que le Conseil national de Livonie, d'Estonie, de Riga
et d'Œsel, réuni au château de Riga, avait pris, par acclama-
tion, les décisions suivantes (i) :
L'assemblée demande à l'Empereur allemand : i° de maintenir continuelle-
ment la Livonie et l'Estonie sous sa protection militaire et de les soutenir
efficacement dans la réalisation définitive de leur séparation avec la Russie;
2° exprime le vœu qu'on forme de la Livonie et de l'Estonie, de la Cour-
lande, des îles s'y rattachant et de la ville de Riga un Etat constitutionnel
monarchique unique, avec Constitution et administration uniques; que cet
Etat soit lié à l'Empire allemand par une union personnelle avec le Roi de
Prusse; que l'Empereur allemand daigne entendre ce vœu des populations
des provinces baltiques et le réaliser; 3° demande à l'Empereur allemand de
rendre possible l'institution des organisations nationales en Livonie et en
Estonie, afin d'administrer ces deux provinces jusqu'au groupement des
provinces baltiques réunies; 4° demande que des conventions monétaires,
de transports, de douanes, de poids et mesures soient conclues entre l'Empire
allemand, le Royaume de Prusse et l'Etat à former avec les provinces bal-
tiques.
Dans le même temps, on annonçait également que le chan-
celier devait recevoir, au grand quartier général, une déléga-
tion des provinces de Livonie et d'Estonie, qui, sous la con-
duite du baron Dollinghausen, lui transmettrait les vœux de
ces pays; mais les prétendus vœux dont cette délégation se
chargeait n'étaient autres que ceux de ces Diètes baltiques,
assemblées aristocratiques composées, ainsi que nous venons
de le voir, d'éléments totalement étrangers aux populations
dont elles se donnaient comme les représentants et au sujet
desiquelles le Post, de Munich, écrivait :
Quels sont tous ces éléments qui ont voulu, avec tant d'ardeur, faire de
la Livonie, de l'Estonie, de la Courlande, des îles de la côte et de la ville
de Riga un seul Etat, qui serait une monarchie constitutionnelle rattachée à
l'Allemagne? Voici les chiffres fournis par l'Agence Wolff : la Diète de
Livonie, d'Estonie, de Riga et d'Œsel se compose de cinquante-huit membres
nommés par les assemblées locales : la noblesse a nommé trois délégués
(i) D'après le Temps du i5 avril 1918.
ESTONIE 9 1
allemands; les propriétaires fonciers, treize Allemands; les communes rurales
ont treize représentants, dont neuf sont Estoniens et quatre Lettons; les
villes ont vingt délégués (treize Allemands, deux Estoniens', cinq Lettons);
l'Université de Dorpat a un représentant, qui est Allemand; le territoire de
Petschory est représenté par un Letton; le clergé par quatre Allemands, deux
Estoniens et un Letton.
Ainsi, la noblesse allemande, les propriétaires fonciers allemands, les
délégués municipaux de race allemande, les membres allemands du clergé
représentent actuellement un peuple qui se compose, en son écrasante ma-
jorité, d'éléments non allemands. Les classes privilégiées allemandes de
Livonie et d'Estonie ont exprimé leurs désirs personnels. Elles correspondent
à peu près aux anciennes classes sociales du moyen âge : la noblesse, le
clergé et les villes. On a l'audace de considérer cette résolution des classes
possédantes comme l'expression du « droit des peuples à disposer d'eux-
mêmes ». Conception du droit bien prussienne !
r
A la suite de la publication de ces informations par la presse
allemande, les représentants du Gouvernement provisoire esto-
nien, MM. Charles-Robert Pusta, Antoine Piip et Edouard Wirgo,
adressaient à la Russie, en même temps qu'à toutes les autres
puissances, un nouveau mémorandum, en date du 8 mai 1918,
dans lequel ils leur demandaient de reconnaître immédiatement
l'indépendance de l'Estonie et la compétence du Parlement
général démoeratique estonien, pour décider seul, à l'exclusion
des différentes assemblées de la noblesse estonienne et livo-
nienne, du futur régime politique du pays et de sa situation au
point de vue du droit international. En vertu du précédent
mémorandum du Conseil estonien et à la suite des faits nou-
veaux qu'ils exposaient, ils demandaient à ces gouvernements :
1° De reconnaître l'indépendance de la République démocra-
tique estonienne dans ses frontières ethnographiques, y com-
pris les îles du Moonsund;
2° De reconnaître le Gouvernement provisoire nommé par
le Conseil du pays estonien comme le seul pouvoir exécutif du
pays;
3° De reconnaître à l'Estonie le droit de participer à la Con-
férence générale de la paix, afin qu'elle puisse y défendre ses
intérêts et soumettre à la Conférence un projet relatif à la
reconnaissance par les puissances de la neutralité de la Répu-
blique estonienne et aux garanties internationales de cette neu-
tralité.
A la suite de la remise de ce mémorandum sur la situation
politique de l'Estonie, par MM. Antonius Piip, représentant du
92 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
Gouvernement provisoire estonien à Londres, Edward Wirgo et
Gh.-R. Pusta. M, Arthur James Balfour déclarait dans sa
réponse, en date du 3 mai 1918 :
It gave me much pleasure to receive your récent visit, and I take this
opportunity of assuring you that His Majesty's Government greet with
sympathy the aspirations of the Esthonian people and are glad to reaffirm
their readiness to grant provisional récognition to the Esthonian National
Council as a de facto independent body, until the Peace Ckînferenoe takes
place, when the future status of Esthonia ought to be settled as far as
possible in accordance with the wishes of the population. It would obviously
be impossible for His Majesty's Government at the présent time to guarantee
to Ethonia the right to participa te at the Peace Conférence, bu at any such
Conférence His Majesty's Government will do their utmost to secure thaï
the above principle is applied to Esthonia.
M, Charles-Robert Pusta, représentant du Gouvernement
provisoire estonien à Paris, qui avait fait auprès de M. le Minis-
tre des Affaires étrangères la même démarche, en vue d'obtenir
la reconnaissance par la France de la République estonienne,
recevait de M. Stephen Pichon, le i3 mai 1918, une réponse
011 il était dit notamment :
C'est avec une très sincère sympathip que la France salue les aspirations
de la nation estonienne, et je suis heureux de vous affirmer à nouveau que
le Gouvernement de la iRépublique est prêt à reconnaître provisoirement le
Conseil national estonien comme une organisation indépendante de fait,
jusqu'à ce que la Conférence de la paix permette d'établir définitivement
le futur statut de l'Estonie, conformément aux vœux de la population.
Le (gouvernement français fera, d'ailleurs, tout ce qu'il pourra pour que,
le moment venu, le peuple estonien soit en mesure de présenter l'exposé de
ses revendications.
J'ajoute que le Gouvernement français réserve tous ses droits en ce qui
concerne la participation de votre pays au règlement ultérieur de la dette
étrangère de la Russie.
M. S. Sonnino répondait peu après, le 29 mai 1918, dans
un sens analogue, au nom du Gouvernement italien, à qui la
même communication avait été faite :
II R. Governo, fedele aie tradizioni dell'Italia, è lieto di esprimere le sue
vive simpatie per le aspirazioni del popolo estoniano verso la libertà. II R.
Governo è dispoto a riconoscere provisoriamente il Consiglio Nazionale
estoniano come una organizzazio ne indipendente di fatte, ma non pu6 dare
alcun affîdamento pel riconoscimento délia futura indipendanza délie State
ESTONIE 98
di Estonia essendo questa una queslione, corne le altre analoghe concernanti
provincie vicine, che devra essere riservata aile decisioni délie Potenze in
occasione del Congresso délia Pace. Gli Alleati considerano la pace di Brest-
Litowsk corne non avvenuta e portante ogni sistemazione definitiva délie
regioni che formavano parte deU'Impero Russo deve riservarsi al Congresso
délia Pace. Per questo motivo l'Italia non ha riconosciuto fîno ad ora alcuno
dei nuovi Governi sorti in Russia. D'altra parte le S. V. 111°'® possono
ritenere per certo che, in seno al Congresso délia pace, l'Italia non man-
cherà di sostenere i principii generali di giustizia e di liberté pei quali essa
ha preso le armi.
Intanto il Regio Governo confîda che il Consiglio Nazionale e il popolo
dell 'Estonia faranno tutto il possibile per salvaguardare la loro patria da
ogni dipendenza dalla Germania.
Un courant d'opinion se manifestait cependant en Allemagne
contre ces annexions. Après le Vorwaerts, qui estimait que les
protestations auxquelles se référait la note remise par M. Joffé
reflétaient l'opinion générale du pays, là Gazette de Francfort (i)
s'élevait contre l'intervention allemande dans les affaires d'Esto-
nie et de Livonie. On y lisait :
Le problème baltique va recevoir bientôt une solution définitive. L'attitude
prise par le Gouvernement impérial est en contradiction avec le traité de
Brest-Litowsk et risque d'amener les conséquences les plus graves. Nous
avouons que le rôle que certains groupes voudraient faire jouer à l'Allema-
gne, dans l'affaire de Livonie et d'Esthonie, ne nous touche nullement.
On ne peut encore se rendre compte de toutes les conséquences de la
paix de Brest-Litowsk, mais une chose est claire : les plénipotentiaires
russes ne l'ont signée que parce qu'ils y étaient contraints. Le comte
Hertling a dit, après la signature du traité, que l'Allemagne désirait entre-
tenir des relations étroites et amicales, non seulement avec les peuples
baltiques, mais aussi avec la Russie. Or, si la Russie peut, sans que sa vie
soit mise en danger, supporter les nouveaux coups qu'on voudrait lui infliger,
elle peut très bien ne pas témoigner à notre égard de sentiments amicaux et
pacifiques. Il est absolument invraisemblable que la Russie se console jamais
de la perte de la côte baltique. Sa vie économique serait privée de tout
débouché maritime et sa liberté d'action politique en serait & l'avenir para-
lysée.
C'était le moment où la National Zeitung montrait le danger
de la haine que l'Allemagne avait soulevée dans le monde, et
ne craignait pas de dire que ses victoires ne lui donneraient
pas la paix.
(i) 3o Mai 1918.
9^ l'allemagne et le baltikum
Devant les difficultés qu'elle voyait surgir à l'Est, malgré
les traités qu'elle avait conclus, l'Allemagne ne craignait pas,
du reste, pour y faire face, de revenir sur ses paroles ou ses
conventions. Sans se soucier des nouveaux rapports avec les
provinces baltiques ou avec l'Ukraine qu'elle avait essayé d'éta-
blir mais dont elle sentait la précarité et qui passaient ainsi au
second plan dans ses préoccupations, elle n'envisageait plus que
la situation générale qui lui était faite à l'Est et ne s'embarras-
sait d'aucune considération. On lisait, dans un article de la
Gazette de Voss paru au mois de juillet 191 8, sous la signature
de M. Georg Bernhard :
Ce qui importe, c'est notre politique à l'égard de la Russie et non nos
relations avec les Etats frontières de l'Est. D'ailleurs, le sort de ces Etats
ne pourra être définitivement décidé que lorsque nos rapports avec la
Russie seront suffisamment éclaircis. Comment ces rapports seront-ils renou-
velés ? Quand cette transformation aura-t-elle lieu ? Tels sont les problèmes
essentiels qui se posent à notre future politique.
A la suite des négociations qui s'étaient poursuivies à Berlin
entre les représentants russes et les délégués allemands au sujet
de la paix de Brest-Litowsk, la Strassburger Post faisait savoir,
à la fin de juillet, que le Soviet, ayant consenti à ce que la
Livonie et l'Estonie soient détachées de la Russie, cette décision
avait pour conséquence de modifier les dispositions prises aupa-
ravant par le Gouvernement allemand en vue de l'organisation
des territoires occidentaux des confins russes. La Courlande
serait détachée du territoire d'administration militaire connu
sous le nom d'Ober-Ost et unie à la Livonie et à l'Estonie pour
former un gouvernement général qui préparerait l'unification
de ces territoires et l'organisation d'un « Baltikum ».
Suivant un télégramme du 2 août, le général von Harbou
devait être nommé chef de l'administration militaire dans le
nouveau territoire ainsi formé;
Les autorités militaires allemandes ayant, d'autre part, inter-
dit aux Estoniens de venir exposer leurs doléances à Berlin,
MM. Tœnisson, Kull, Martna et Menning, dont nous avons
relaté plus haut les mésaventurt's lors de leurs démarches
auprès du Gouvernement allemand en faveur des populations
lettones, s'étaient, comme délégués de la Diète estonienne, qui,
bien qu'assemblée élue, se trouvait dans l'impossibilité de déli-
ESTONIE 95
bérer sous le régime de roccupation allemande, rendus à
Stockholm, d'où, au début de juillet 19 18, ils avaient adressé
une protestation au Gouvernement allemand. Dans cette pro-
testation, les délégués estoniens déclaraient que la façon dont
l'occupation de leur pays était effectuée, en vertu du traité de
Brest-Litowsk, méconnaissait la volonté des populations et vio-
lait les droits de l'Estonie. Alors que cette occupation ne devait
avoir que le caractère d'une mesure de police, les autorités
allemandes, après avoir institué une véritable dictature mili-
taire, opprimaient le Gouvernement estonien et l'administra-
tion conimunale, abolissaient la liberté de la presse et exer-
çaient une pression violente pour obliger les habitants à accep-
ter le rattachement de leur pays à l'empire allemand. Les délé-
gués estoniens demandaient instamment que le Gouvernement
national d'Estonie soit remis en fonction et que la Diète soit
appelée à statuer sur le régime qu'il convenait d'instituer.
A la suite des négociations russo-allemandes supplémentaires
qui venaient d'avoir lieu à la fin d'août 1918, et dont une partie
concernait l'Estonie, les représentants officiels de la Diète et du
Gouvernement estonien dissous par les Allemands adressaient
aux représentants diplomatiques des pays belligérants et neu-
tres, à Copenhague, en même temps qu'au Gouvernement
danois, une nouvelle protestation dans laquelle ils faisaient
savoir, au nom de la République estonienne, que tout traité
conclu entre le Gouvernement allemand et les Soviets russes
touchant le statut de l'Estonie, sans le consentement formel de
la représentation du peuple estonien et du Gouvernement pro-
visoire, était considéré par eux comme nul.
Les représentants autorisés du Conseil national et du Gou-
vernement provisoire d'Estonie, à la suite de la décision du
Gouvernement allemand, prise d'accord avec le Gouvernement
des Soviets russes qui reconnaissait la séparation de l'Estonie
et de la Livonie d'avec la Russie et leur soi-disant « indépen-
dance », de créer pour les pays baltiques un gouvernement
général chargé de préparer leur incorporation dtéfînitive à
l'Allemagne, protestaient avec la dernière énergie, au nom du
peuple estonien contre cet acte du Gouvernement des Soviets
russes par une note, en date du 7 août 191 8, remise à tous les
ambassadeurs des Gouvernements alliés et neutres. Il y était
dit :
■Q& l'allema.gne et le baltikum
Ainsi, sur la demande de l'Allemagne, le Gouvernement des Soviets arra-
che le dernier voile qui couvrait le traité de paix de Brest 4.itowsk, et, se
raillant impudemment des aspirations des pays baltiques à la liberté, les
vend à l'Allemagne, qui conclue le marché sans consulter les peuples vic-
times. Sous prétexte de la défendre, celui-ci a fait dévaster l'Estonie par
une armée considérable jusqu'à l'invasion allemande, puis a abandonné au
puissant ennemi la petite armée et le peuple estoniens, et s'arroge mainte-
nant le droit de décider du sort de ce peuple.
Le Gouvernement allemand qui, après avoir, par les déclarations de son
chancelier et de «es ministres, prétendu reconnaître le droit des peuples de
disposer d'eux-mêmes, a passé sous silence toutes les protestations des repré-
sentants légaux de l'Estonie, ne fait, par ce nouvel arrangement, qu'ajouter
un crime de plus à ceux dont il s'est rendu coupable envers l'humanité. Le
peuple estonien, en gardant intact sa foi indélébile, persiste à croire que
lorsque sonnera l'heure de la justice, on n'oubliera pas le crime perpétré à
ses dépens par l'Allemagne.
Vers la même époque, on assurait que les autorités alleman-
des en Estonie enrôlaient de force des recrues et que la popula-
tion était soumise à un véritable régime de terreur.
En réponse au mémorandum que M. Piip, représentant
diplomatique d'Estonie à Londres, adressait au Gouvernement
britannique, au mois de septembre 1918, pour lui exposer la
situation politique de ce pays, M. Balfour lui faisait savoir :
Le Gouvernement de Sa Majesté refuse absolument au Gouvernement
allemand tout droit d'exercer une souveraineté quelle qu'elle soit sur l'Estho-
nie ou d'en disposer d'une manière quelconque. Aucune paix ne pourra
donner satisfaction à l'Angleterre qui ne comportera pas ce principe. Jusque-
là, toute tentative de la part de l'Allemagne de procéder à un recrutement
forcé en Esthonie ou de décréter toute autre mesure d'oppression contre les
Esthoniens sans leur consentement, ne pourra être considérée que comme
un acte d'usurpation et de tyrannie. Le Gouvernement de Sa Majesté est, en
outre, d'avis que le droit de disposer d'elle-même appartient à l'Esthonie
autant qu'à tout autre pays.
Toutefois, il ajoutait : « Le Gouvernement de Sa Majesté
estime cependant que les conditions d'application de ce prin-
cipe ne pourront être déterminées d'une façon définitive que
conformément aux décisions générales prises par la Conférence
de la paix ». Et il terminait en exprimant toute sa sympathie
pour les aspirations nationales du peuple estonien et en affir-
mant qu' (( il s'opposera absolument à tout essai d'imposer à
l'Estonie, pendant ou après la guerre, un régime politique qui
ESTONIE 97
ne soit pas conforme aux désirs de sa population et qui limi-
terait son droit de disposer d'elle-même ».
M. Charles R. Pusta, délégué du Gouvernement estonien en
France, dans une note en date du 19 octobre, faisant suite à
celle qu'il lui avait remise le 6 mai dernier, faisait connaître à
M. Stephen Pichon, ministre des Affaires étrangères, les modi-
fications que la situation de l'Estonie avait subies depuis cette
époque. Il rappelait que les Allemands, après l'échec de leur
tentative faite en vue d'obtenir du peuple estonien, par l'inter-
médiaire des assemblées de Riga et de Reval, convoquées par
ordre au mois d'avril dernier, une ratification de la réunion
de l'Estonie'à la Prusse, avaient demandé aux Bolcheviki russes
la revision de ce traité, et qu'à la suite de cette revision faite
à Berlin les représentants du Gouvernement des Soviets russes
avaient reconnu que l'Estonie et la Livonie se trouvant déga-
gées de la souveraineté russe, elles pouvaient entrer directe-
ment en relation avec la Russie par leurs représentants. Mais
les Allemands empêchant le Conseil national et le Gouverne-
ment provisoire nommé, le 2 4 février dernier, par ee conseil,
représentation légale du peuple estonien, d'exercer tout pou-
voir et prétendant que l'ancienne souveraineté de la Russie
était passée aux Landtags, formés de barons baltes, qui, d'après
eux, devaient continuer de constituer la représentation légale
de ce pays, M. Pusta demandait à la France, qui, avec l'Angle-
terre et l'Italie, avaient reconnu au peuple estonien le droit de
décider de sa future Constitution, de reconnaître son indépen-
dance d'une manière explicite. Il écrivait :
L'Esthonie, n'étant pas reconnue formellement, de droit indépendante, n'a
pas tous les moyens possibles de se défendre contre l'emprise allemande.
Cette situation difficile ne peut que faire accroître les sentiments d'abandon
et de désillusion du peuple esthonien.
Sans aucun doute, les Allemands tireront parti de ces sentiments et l'on
peut prévoir une nouvelle campagne, de nouvelles propositions de leur
part. Ils ne manqueront pas d'effrayer le peuple avec l'idée que les Alliés ne
veulent que replacer l'Esthonie sous la domination de la Russie anarchique ou
réactionnaire.
Dans sa réponse, en date du 6 novembre 1918, M. S. Pichon
informait M. Pusta (( que le Gouvernement français ne recon-
naîtra aucun des traités germano-russes qui ont prétendu dis-
poser du sort de l'Estonie sans son consentement, et qu'il tien-
7
4)8 l'allemagne et le baltikum
dra pour non avenues les mesures ordonnées par les assemblées
constituées et réunies par l'envahisseur ». 11 faisait du reste
.remarquer que <( les succès définitifs des armées alliées sur les
fronts d'Occident et d'Orient ne peuvent manquer d'entraîner
à très brève échéance une libération complète de l'Estonie et
permettre à ses organes nationaux d'exercer, en toute indépen-
dance, leur activité ». Et il ajoutait :
Je ne doute pas qu'en entretenant dans ces idées vos compatriotes, vous
ne preniez à tâche de les convaincre que les Gouvernements de l'Entente,
qui sont décidés à les sauver de l'emprise allemande, se contrediraient eux-
mêmes et manqueraient aux grands principes pour lesquels ils combattent
s'ils acceptaient de laisser imposer à l'Esthonie un régime âe domination,
de désordre ou de contrainte.
Le Gouvernement français adhère à cet égard aux vues exprimées par le
Gouvernement britannique et s'associe aux déclarations que le Foreign Office,
dans sa lettre du lo septembre, a faites à M. Piip, délégué d'Esthonie à
Londres.
En reconnaissant l'existence de facto du Gouvernement provisoire estho-
nien, les Alliés ont marqué de la façon la plus nette leur sympathie pour
les revendications de votre pays; ils ont manifesté leur volonté de l'aider
et de le défendre contre l'oppression allemande et ils se sont engagés à
régler, au moment de la paix générale, le sort de l'Esthonie, en tenant
compte des vœux des populations librement et régulièrement exprimés.
D'autre part, les Estoniens qui avaient en masse quitté leur
pays devant l'invasion allemande et avaient émigré en Russie,
remettaient, entre temps, à M. Noulens, ambassadeur de France
en Russie, une énergique protestation contre la politique alle-
mande de violence et d'oppression pratiquée en Estonie depuis
le traité de Rrest-Litowsk. Cette protestation, adressée au
monde entier, disait en substance :
L'autorité militaire allemande veut faire entrer de force la civilisation ger-
manique dans le pays. L'allemand devient obligatoire dans les écoles et
l'administration. La liberté de parole, l'inviolabilité personnelle n'existent
plus. Le développement économique est brisé. Le chômage sévit d'une façon
intense et la famine apparaît menaçante.
Le « Conseil du pays », représentant légitime du peuple, n'a pas le droit
de siéger. La justice nationale est remplacée par des conseils de guerre alle-
mands.
La véritable Diète nationale, qui siégea du i®' juin au i5 novembre ifti?,
avait eu le temps d'organiser la vie du pays d'après les principes stables du
droit civil, aussi les Estoniens ont-ils refusé de siéger dans le « Landtag »
servile créé par les Allemands.
ESTONIE 99
Les Estoniens réclament la convocation d'une Assemblée constituante,
qui seule aura le droit de statuer sur le sort de l'Estonie et de son peuple (i).
Aussi, malgré les démarches faites par le professeur Schutz-
Goeveruitz, membre du Reichstag, envoyé en mission à Reval
par le Gouvernement allemand auprès du Gouvernement esto-
nien, dans le but d'obtenir de ce dernier qu'il sollicite le main-
lien des troupes allemandes en Estonie, sous prétexte de proté-
ger la population contre les Bolcheviki, le Gouvernement pro-
visoire estonien faisait savoir au Gouvernement impérial qu'il
entendait rétablir l'ordre lui-même avec les forces estoniennes
et qu'il demandait le retrait immédiat des troupes allemandes.
Vers la même époque, une dépêche de Stockholm annonçait
que M. Dellingshausen, président du Landsrath de Riga, qui
s'était déjà employé précédemment à conduire auprès du chan-
celier les délégués des Diètes baltiques, s'était rendu à Berlin
pour présenter au nouveau Gouvernement allemand les pro-
testations de la noblesse balte, qui tenait à affirmer de nouveau
son opposition à l'indépendance des populations estoniennes et
lettones, et réclamait, en même temps, le rattachement des
provinces baltiques à la Russie, où elle demandait la restaura-
tion de la monarchie. Du reste, d'après ces mêmes informa-
tions, de nombreux conciliabules en vue de rétablir l'Empire
russe auraient eu lieu, à Helsingfors et à Reval, entre les auto-
rités allemandes et les barons baltes. On pouvait voir, dans ces
diverses tentatives, les dernières manœuvres par lesquelles
l'Allemagne essayait de se procurer à l'Est la situation que ni
sa force militaire ni les traités qu'elle avait imposés n'étaient
parvenus à lui assurer.
Bien que l'évacuation immédiate de l'Estonie par les troupes
allemandes n'ait pas été prévue dans les conditions de l'armis-
tice du II novembre igi8, les Allemands, qui sentaient la
haine que la population nourrissait contre eux, se préparèrent
à quitter le pays et essayèrent de s'entendre avec le Gouverne-
ment provisoire estonien en lui proposant de lui remettre tous
les pouvoirs civils et militaires. Le Gouvernement estonien
demanda, comme conditions préliminaires, l'évacuation immé-
diate du territoire par les troupes allemandes, la libération de
(i) Le Temps, 4 octobre 1918.
lOO L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
tous les prisonniers estoniens, la cessation de toute réquisition
et la restitution en bon état des armes et munitions prises aux
troupes estoniennes.
Les Allemands remirent les pouvoirs, le i/i novembre, entre
les mains du Gouvernement estonien et ce même jour la Répu-
blique estonienne était proclamée à Reval.
Mais la réquisition des vivres et des matières premières n'en
continuait pas moins et des trains chargés de vivres passaient
par Walk, sous la protection de mitrailleuses.
Malgré l'armistice, et à la suite des événements qui s'étaient
déroulés en Allemagne, le service allemand de propagande
faisait du reste savoir que le Gouvernement populaire allemand
n'entendait aucunement abandonner les intérêts de la popula-
tion allemande des pays baltiques et qu'il prétendait continuer
à y soutenir les intérêts allemands. Ce service ne craignait pas
d'annoncer que (( l'ancienne représentation nationale balte »
protestait contre la création de nouveaux Etats dans les terri-
toires voisins de la Baltique, « avant que tous les groupes des
populations et des nationalités qui y vivent aient été consultés » .
M. Winnig, chef des Syndicats ouvriers de Hambourg,
envoyé comme haut-commissaire et représentant le nouveau
Gouvernement allemand, remettait une note à la nouvelle
République estonienne, dans laquelle il était dit que tous les
habitants de l'Estonie, de souche et de langue allemandes, se
trouvaient sous la protection de l'Etat populaire allemand. Il
déclarait compter que ceux des habitants d'Estonie qui, pen-
dant l'occupation, s'étaient rangés du côté des autorités alle-
mandes et avaient pris fait et cause pour leur politique ne
seraient point inquiétés.
D'accord avec les Allemands, les Bolcheviki profitaient du
retrait des troupes allemandes pour envahir immédiatement
l'Estonie. Le Gouvernement estonien proclamait la mobilisa-
tion; mais celle-ci ne pouvait s'effectuer que très lentement, vu
le manque d'armes et l'entrave méthodique que les Allemands
y apportaient.
Dans la seconde moitié de novembre, une armée rouge, com-
posée de 6,000 matelots russes, deux régiments d'infanterie,
600 cavaliers avec 12 canons de campagne et 5 pièces lourdes,
après avoir bombardé Narva, passait la rivière du même nom
et occupait immédiatement la ville, après l'évacuation des
ESTONIE lOI
Allemands. Les Bolcheviki russes s'y livraient au pillage et à
l'incendie, au viol -des femmes et au massacre de la population,
A Asserin, port situé sur le golfe de Finlande, à l'ouest de
Narva, où ils avaient réussi à débarquer, soutenus par des
contre-torpilleurs, ils se livraient aux mêmes exactions. Le
25 novembre, la situation devenait également dangereuse du
côté de Pskow, où les troupes russes dites contre-révolution-
naires passaient dans les rangs des Bolcheviki et massacraient
tous les éléments bourgeois. D'autre part, les Allemands baltes
se rangeaient du côté des contre-révolutionnaires russes, espé-
rant par leur aide renverser le Gouvernement estonien et s'em-
parer du pouvoir. Sous prétexte de combattre le bolchevisme,
mais dans ce but, les autorités militaires allemandes avaient,
du reste, organisé plusieurs détachements dirigés par les barons
baltes.
Les Allemands, pendant ce temps, coupaient la voie ferrée et
le télégraphe entre Reval et Sonda, station à l'ouest de Narwa,
interrompant ainsi les communications entre la capitale et le
front, et, en quittant l'Estonie, emmenaient avec eux tout le
matériel roulant du pays.
Peu après, on annonçait également la prise par les Bolche-
viki de Dwinsk, que les troupes allemandes avaient abandon-
née et où les nombreux prisonniers de guerre qui rentraient
causaient de grands troubles.
On rapportait que le commandant de l'armée maximaliste
russe du Nord avait engagé les Bolcheviki à envahir les pro-
vinces baltiques, afin de se procurer des approvisionnements.
La situation était d'autant plus critique, d'après ce que faisait
connaître le bureau de la presse baltique de Reval, que le front
de la Narva avait été en partie abandonné par les Allemands,
qui demandaient à rentrer dans leurs foyers, et que ceux-ci
n'avaient opposé une résistance aux Bolcheviki que pour con-
server leurs stocks d'approvisionnements.
Cependant, suivant un radiotélégramme du Gouvernement
russe, le journal Izvestia publiait un décret du Conseil des com-
missaires du peuple reconnaissant l'indépendance de la Répu-
blique d'Estonie. D'après ce décret, le Gouvernement du Soviet
russe ordonnait aux autorités civiles et militaires russes d'Esto-
nie de soutenir l'autorité du Conseil d'Estonie dans la lutte
pour la libération du pays et la Banque du Peuple devait avan-
I02 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
cer une somme de lo millions de roubles au Conseil de la
République d'Estonie (i).
Le social-démocrate Winnig, contrairement aux engage-
ments pris par l'Allemagne de rendre les produits réquisition-
nés, déclarait, le 22 novembre, qu'il lui fallait des vivres et
qu'il ne pouvait mettre fin aux réquisitions. Il faisait savoir
que tous les dépôts remplis d'objets pillés étaient la propriété
des troupes d'occupation et adressait des menaces à l'Estonie
en cas d'opposition. D'énormes stocks de matières textiles pil-
lées dans les fabriques de Narva étaient confisqués; des trains
allemands, sous la protection des mitrailleuses, évacuaient les
marchandises volées et les Allemands prenaient le contrôle des
télégraphes et des téléphones. Le Gouvernement bolcheviste
contraignait tous les hommes, de 18 à 43 ans, à prendre du
service dans l'armée et on croyait savoir que les Bolcheviki
voulaient tenter d'occuper Reval avant l'arrivée de la flotte bri-
tannique.
Par un accord entre le Conseil national et tous les partis
politiques, sauf les Germano-Baltes et les Bolcheviki, un nou-
veau Cabinet de coalition s'était constitué, à la présidence
duquel était appelé M. Constantin Pats, arrêté au début de
l'invasion allemande et qui venait d'être libéré le 19 novembre.
La moitié des membres de ce Cabinet appartenait aux partis
bourgeois, les autres aux partis travailliste et socialiste, et
avaient été, pour la plupart, maltraités par les Allemands. II.
était composé de :
MM. Constantin Pats, président, provisoirement ministre de
la Guerre;
Jaan Poska, ministre des Affaires étrangères;
Peet, ministre de l'Intérieur;
Jaakson, ministre de la Justice;
Strandman, ancien président du Conseil national, mi-
nistre de l'Agriculture;
Kukk, ministre des Finances;
Kœstner, ministre du Commerce et de l'Industrie;
Luts, ministre de l'Instruction publique;
Raamot, ministre du Ravitaillement;
Rei, ministre du Travail;
Saekk, ministre des Voies de communication.
(i) Le Temps, 12 décembre 1918.
• ESTONIE I03
Une délégation estonienne, envoyée à Stockholm au début
de décembre, faisait savoir au Gouvernement suédois et aux
Puissances alliées que, sans aide, l'Estonie ne pouvait pas arrê-
ter l'invasion, car elle ne possédait pas un nombre suffisant de
fusils et leur demandait de lui fournir des armes et des muni-
tions contre les Bokheviki, qui menaçaient le nouvel Etat
estonien.
Cette délégation estonienne remettait «gaiement à la léga-
tion allemande de Stockholm une note de protestation contre
les menées des autorités et des troupes allemandes d'Estonie,
qui n'avaient pas observé les conditions de l'accord signé entre
l'Estonie et l'Allemagne.
Le Gouvernement provisoire de la République estonienne
avait, en effet, passé, le i*' novembre 1918, à Riga, .avec
les représentants du Gouvernement allemand, une convention
selon laquelle l'Allemagne devait restituer à l'armée estonienne,
pour défendre le pays contre l'invasion bolcheviste, les canons
et les fusils qui lui avaient été précédemment enlevés. Mais le
Gouvernement de Berlin avait refusé de ratifier la convention;
aucun canon n'avait été restitué aux Estoniens, et 3. 000 fusils
seulement leur avaient été rendus sur environ So.ooo qui leur
avaient été pris.
Avant l'invasion allemande, les troupes estoniennes, plus ou
moins bien organisées, comprenaient quatre régiments d'infan-
terie, un régiment de cavalerie, une brigade d'artillerie, un
bataillon du génie et des compagnies de fusiliers marins. Le
Gouvernement ne pouvait donc organiser et mettre sur pied,
en quelques semaines, que deux à trois divisions, et à condition
qu'un envoi d'armes et de munitions lui fut rapidement fait.
Néanmoins, les forces estoniennes, réorganisées en toute hâte
par le Gouvernement estonien, presque sans armes et sans mu-
nitions, n'ayant pas de canons, luttèrent opiniâtrement contre
l'envahisseur bolcheviste, qu'elles repoussèrent deux fois dans
un corps à corps près de Waiwara, à 3o kilomètres à l'ouest de
Narva. Les Bolcheviki se préparaient à reprendre par mer cette
ville, ainsi que Tewe, et 3. 000 d'entre eux voulaient débarquer
à Reval; mais une démonstration navale des Alliés, en rade de
Reval et dans le golfe de Finlande, coupait court à cette ten-
tative.
L'escadre anglaise quittait Reval le i5 décembre 1918. E>ans
lO/i l' ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM »
les derniers jours de ce mois, on apprenait que Dorpat avait
été occupé par les Bolcheviki russes, que la gare de Walk
avait été prise par eux, que le village de Rujen avait été occupa
par les Bolcheviki lettons et que sur le front de Wesenberg
les forces estoniennes battaient en retraite. D'après un commu-
niqué russe, le 3o décembre, les détachements bolchevistes
s'étaient avancés jusqu'à la ligne Loksa-Kolk.
Mais dès que l'Estonie eut reçu des munitions et de l'artille-
rie, la situation, tout en restant grave, se fit moins critique,
sa défense devenant plus effective. Des contingents qui furent
débarqués déblayèrent les péninsules de Juminda et de Paeris-
pea, faisant des prisonniers et, au cours d'un raid naval britan-
nique à l'île Wulf, le commissaire naval bolcheviste Raskolni-
koff était fait prisonnier. >
D'autre part, on apprenait d'Helsingfors que des partisans
finlandais de l'Estonie recrutaient des volontaires en Finlande
pour lui venir en aide contre les Bolcheviki, et le Gouverne-
ment finlandais faisait des ouvertures dans ce sens à l'Estonie.
La Diète d'Estonie acceptait avec empressement l'aide qui lui
était offerte et lorsque le vapeur transportant le premier contin-
gent de volontaires finlandais arriva à Reval, le lundi 3o dé-
cembre, le premier ministre, M. Paets, après lui avoir souhaité
la bienvenue, déclarait que (( les fondations de l'édifice qui
doit consacrer l'union des deux nations sœurs venaient ainsi
d'être posées ».
La fraction socialiste de la Diète estonienne et le Comité cen-
tral socialiste d'Estonie s'adressaient également au Conseil du
parti socialiste suédois pour lui demander de venir au secours
de la démocratie estonienne. Une. demande identique était
adressée au Congrès du parti socialiste finlandais, réuni à
Helsingfors pendant les (fêtes de Noël, et les socialistes finlan-
dais appuyaient cet appel auprès du Conseil du parti socia-
liste suédois.
LITUANIE lOa
III
LITUANIE
L'Allemagne ne dissimulait pas davantage les visées
annexionnistes qu'elle poursuivait en Lituanie, ni l'exploita-
tion économique de ce pays, qu'elle prétendait organiser à
son profit.
La revue Die Woche, n° 3i, igiS, exposait les raisons pour
lesquelles les Allemands combattaient avec tant d'acharnement
pour la possession de ces territoires :
Entre le pays de l'Ordre allemand et la contrée des anciens Chevaliers
Porte-glaives s'enfonce, en forme de coin, le grand-duché de Lithuanie, dont
la partie septentrionale, le grand-duché de Samogitie, touche à la Cour-
lande. Vers la fin du moyen âge, ce grand-duché, avant son union avec la
Pologne, était très puissant et sa force militaire pouvait rivaliser avec celle
du pays des chevaliers allemands. Etant demeuré encore païen pendant très
longtemps, ce pays n'offrait pas, à cette époque, un terrain propice pour la
fondation de couvents allemands.
Si la grande bataille livrée par les Lituaniens près de Rudava, dans la
région de Samland, en Prusse orientale, en 1870, n'avait pas pu mettre fin aux
victoires et aux luttes d'extermination de l'Ordre contre les anciens Prus-
siens, cette masse compacte de Lituaniens aurait empêché à elle seule une
pénétration plus avancée des Allemands vers l'Est. Les nobles d'origine
allemande, en Courlande, Livonie, Esthonie, ne sont plus venus par terre,
mais par mer. Une grande brèche s'ouvre donc ici. A l'intérieur de ce pays
est situé Chavli, à peu près sur la ligne de partage des eaux de la Venta et
de la Dubissa. De là, la grand 'route remonte vers Mitau et (Riga, et desc^end
vers Tilsitt par Taurrogen.
Le Berliner Lokal-Anzeiger montrait le prix que les Alle-
mands attachaient au point de vue économique à la possession
des territoires lituaniens : (( Tous les produits imaginables que
« possède le pays doivent être enlevés complètement et aussi
u rapidement que possible.... Un département des matières
« premières et du commerce s'occupe de l'utilisation des res-
« sources du pays, tandis que tous les matériaux destinés à
« l'Allemagne pour y être vendus sont acquis par voie de
<( réquisition ot exportés » (i).
(i) Eine Fahrt Durch Ober-Ost, 17 décembre 19 16.
io6
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
La Kolnische Zeitung (i) avouait que « la Lituanie était déjà
(( pour rAllemiagne en même temps une (( Nahrungsmittel-
u quelle und ein industrielles Absatzgebiet », une source d'ap-
provisionnement en vivres et un marché industriel, et Die Ger-
mania déclarait que « des merveilles ont été accomplies en
i<. Lituanie dans ce domaine )> (2).
La Badische Landeszeitung , de Carlsruhe, du 2 janvier 19 17,
écrivait de même : « Dans l'intérêt de l'armée et pour décharger
«. l'Allemagne, ce pays doit être exploité jusqu'à l'extrême ».
Le Posener TagblaU du 5 janvier 191 7, dans un article inti-
tulé « La nourriture du peuple allemand et les provinces balti-
ques », insistait à nouveau sur l'importance de l'annexion de
la Lituanie pour l'avenir économique de l'Allemagne :
En Orient, il y a de vastes territoires qui, annexés par l'Allemagne, lui
permettraient de se moquer des projets de l'affamer comme ceux tramés
aujourd'hui par ses ennemis.... La Lithuanie et les provinces baltiques pour-
raient compenser le déficit de l'Allemagne en produits agricoles et, au point
de vue de l'économie politique allemande, constitueraient un complément
convenable, grâce à l'excédent de produits dont elles disposent et dont
l'Allemagne a le plus grand besoin : les céréales pour le pain, la viande et
les graisses.
Le Berliner Lokal-Anzeiger, du 10 janvier 191 7, affirmait
ouvertement les convoitises allemandes : « Toutes les intentions
(( et les efforts de l'administration de l'Ober-Ost tendent vers le
« but de nous procurer de nouveaux territoires ».
Tous les partis politiques allemands et leurs organes, sans
oublier ceux du centre catholique allemand, qui fit publier un
nombre considérable d'articles et d'ouvrages en vue de l'an-
nexion de la Lituanie (3), y compris aussi ceux du Gouverne-
ment, soutinrent énergiquement les plans d'annexion, de colo-
nisation et d'exploitation de cette province, ou tout au moins
de la Courlande, du Gouvernement de Kovna — improprement
dénommé à lui seul Litauen — d'une partie de celui de Vilna
et de celui de Souvalki.
Une revue hebdomadaire, Der Osten, était créée à Berlin par
une société pangermaniste, dans le but de montrer au peuple
(0 i3 Décembre 1916.
(■>) a/j Décembre 1916.
(.-.) V. Johannes Vronka, Kurland und Litauen, 1916, Freiburg. i Br.
LITUANIE 107
allemand tout l'intérêt de la conquête des territoires de l'Est,
et tout particulièrement de la Courlande et de la Lituanie,
« Ein Zukunftsland », un pays d'avenir, suivant le titre même
d'un livre très répandu et préfacé par le prince Ysenburg von
Birstein.
Pour exposer complètement toutes les tentatives faites par
l'Allemagne dans le but d'absorber' ces pays d'une façon détour-
née, il suffit, du reste, de rappeler comment elle y procédait
pendant leur occupation.
Le haut commandement allemand du front oriental, ne pou-
vant venir à bout de la résistance passive des Lituaniens, ni
par les menaces ni par les promesses, avait tenté de faire miroi-
ter à leurs yeux un projet de reconstitution de leur vie natio-
nale en autorisant la création d'un « conseil d'hommes de con-
fiance », et leur avait ainsi laissé entrevoir tout d'abord la
possibilité de reconnaître leur autonomie sous forme de grand-
duché. Le I®'" septembre 1917, le prince d'Ysenburg, gouver-
neur de la Lituanie, convoquait à Vilna une trentaine de
personnalités à qui il faisait espérer une résurrection de leur
pays en leur proposant de voter un programme d' « indépen-
dance nationale » qui n'était, en somme, que la mise en com-
mun avec l'Allemagne de toute l'administration militaire et de
l'organisation civile, et revenait à la fusion de la force armée,
à l'accaparement des chemins de fer et à l'assimilation du
système douanier. Les délégués qui, bien que choisis, se ren-
daient compte que l'acceptation d'un semblable programme
revenait à rayer la Lituanie de la carte de l'Europe, firent des
réserves. On devine sous l'influence de quelle pression, sous
le coup de quelles menaces une assemblée ainsi constituée
pouvait être appelée à délibérer, et que s'il lui était permis de
prononcer la séparation de la Lituanie et de la Russie, ce ne
pouvait être qu'au profit de l'Allemagne et au prix de conven-
tions militaires, politiques, économiques et douanières toutes
en sa faveur, ce qu'aucun véritable Lituanien ne pouvait accep-
ter sans trahir le sentiment général du pays.
D'ailleurs, la délégation du Conseil national suprême de
Lituanie qui, au moment du triomphe de la révolution russe,
avait télégraphié au Gouvernement provisoire pour lui faire
part de sa sympathie pour le nouveau régime : « Malgré la
muraille de ifer qui nous sépare de la Russie révolutionnaire,
io8
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
toutes nos aspirations tendent vers vous », adressait, en octobre
1917, la réponse suivante aux propositions allemandes :
Après avoir pris connaissance de l'acte du commandant en chef du front
oriental allemand, autorisant la formation d'un conseil des hommes de
confiance de Lithuanie, nous protestons contre cet acte d'humiliation
du peuple lithuanien et nous affirmons qu'il ne peut être question de
confiance à l'égard du gouvernement d'occupation allemande en Lithuanie,
dont le chef, le prince Ysenburg, est considéré par tout le peuple Lithuanien
comme un bourreau qui a introduit en Lithuanie la peine capitale, les peines
corporelles, le servage, les déportations, les travaux forcés; qui a foulé aux
pieds toutes les lois et a suspendu complètement la vie économique de notre
patrie.
Sans doute, dès l'entrée des Allemands en Lituanie, et sur-
tout après l'occupation de Vilna, les autorités qui étaient res-
tées dans le pays avaient senti la nécessité d'un organe qui put
servir d'intermédiaire entre les autorités militaires allemandes
et les populations du territoire occupé; mais les démarches
faites dans ce but auprès de l'administration allemande, qui
semblait vouloir les décourager en faisant la sourde oreille,
restèrent sans résultat. Il est probable que, pendant l'été de
19 16, les Allemands, qui occupaient la plus grande partie de
la Lituanie cherchèrent, de leur côté, à former un Landesrath
avec les éléments disposés à entrer en contact avec eux. Ce
n'est que lorsque les Lituaniens eurent maintes fois renouvelé
leurs démarches et que les autorités allemandes eurent vaine-
ment essayé de constituer un conseil dont elles pussent dispo-
ser, que l'Allemagne finit par consentir à la création d'un
organe dont les micmbres ne devaient pas être exclusivement
des notables désignés par l'administration allemande, mais qui
serait composé de représentants librement choisis par les Litua-
niens.
Dans les premiers jours d'août 1917, à l'instigation des habi-
tants de Vilna, s'était, en effet, formé un comité d'organisation
où tous les partis lituaniens étaient représentés. Devant les
difficultés auxquelles il s'était heurté, le prince d'Ysenburg
élargit le recrutement de la première assemblée qu'il avait voulu
constituer et accepta d'y faire entrer les membres de ce comité
d'organisation. Cette sorte de Diète, qui rappelait l'ancienne
Diète de Lituanie disparue depuis plus d'un siècle, comprenait
deux cent quinze membres appartenant à tous les partis et
LITUANIE 109
choisis dans toutes les classes. Cette assemblée se prononça à
l'unanimité pour la restauration d'un Etat lituanien indépen-
dant; elle désigna les membres qui devaient faire partie du
conseil sur la constitution duquel elle devait se prononcer et
qui fut institué sous le nom de Conseil d'Etat, en lituanien
« Taryba ». Au début, celle-ci ne fut point toutefois sans ren-
contrer une certaine opposition dans le pays.
Les organisations lituaniennes de Russie, de Suisse et d'Amé-
rique ratifièrent la création de ce conseil et participèrent à la
définition de sa compétence. Il fut alors reconnu que les pou-
voirs de la Taryba devaient s'étendre à : l'assistance publique, la
fixation des dommages de guerre, la reconstitution en général,
l'instruction publique, les cultes, le régime des associations et
des sociétés, la presse et les publications, les pétitions et plain-
tes, les finances (création d'une Banque nationale), le commerce
et l'industrie, la justice, la police, l'administration locale (con-
trôle des autorités et juridictions), la réforme agraire, la resti-
tution des domaines de l'ancien Etat lituanien, l'élaboration de
la Constitution de l'Etat,
Les autorités militaires allemandes qui traitaient la Lituanie
en pays conquis, tout en n'admettant pas son indépendance,
approuvaient toutefois la constitution de cette assemblée,
croyant pouvoir compter sur sa docilité. D'ailleurs, les déci-
sions de la Taryba se trouvaient, en fait, soumises à l'autorité
du Gouvernement allemand et celle-ci ne pouvait se faire illu-
sion sur la souveraineté de ses droits et l'étendue réelle de ses
pouvoirs.
Après les débats qui avaient lieu au Roichstag, vers la fin de
191 7 et au cours desquels les socialistes allemands avaient
dénoncé le traitement infligé par les autorités allemandes aux
Lituaniens, la Germania annonçait que le prince d'Ysenburg,
chef de l'administration civile de Lituanie, devait quitter son
poste; mais la Deutsche Zeitung protestait immédiatement
contre cette retraite, qu'elle interprétait comme une concession
faite aux partis advers. On y lisait :
Quiconque a voyagé en Lithuanie sait que les intérêts allemands y étaient
autrefois mieux protégés que dans le Gouvernement général de Pologne. La
retraite d'Ysenburg fera plaisir à Kohn, à Erzberger, aux juifs lithuaniens
et surtout aux Polonais de Lithuanie comme aux Polonais du Gouvernement
de Varsovie. C'est une raison pour tous les bons Allemands de déplorer ce
qui se passe.
IIO L'ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
La conférence lituanienne qui se réunissait à Berne, en dé-
cembre 191 7, et à laquelle assistaient les membres du Conseil
national suprême de Lituanie, votait les résolutions suivantes
qui étaient portées officiellement à la connaissance des auto-
rités allemandes d'occupation :
1° La Conférence lithuanienne adhère à la résolution de la Diète lithua-
nienne de Vilna, réclamant l'indépendance absolue de la Lithuanie, qui
devra être constituée en un Etat indépendant, gouverné démocratiquement;
a° La Conférence lithuanienne, considérant que la « Taryba » (Consei'
d'Etat) foimera le noyau du futur Gouvernement de la Lithuanie indépen-
dante, reconnaît qu'elle doit avoir une compétence aussi large que le per-
met l'état de guerre actuel, notamment : assistance publique; fixation des
dommages de guerre; reconstitutions en général; instruction publique; cultes;
régime des associations et des sociétés; presse et publications; pétitions et
plaintes; finances (création d'une Banque nationale); commerce et industrie;
justice; police; administration locale (contrôle des autorités et juridictions);
agriculture (réforme agraire, restitution des biens de l'ancien État lithuanien);
élaboration de la Constitution de l'Etat.
La Conférence adhère à la résolution de la Diète de Vilna sur les points
relatifs aux droits des minorités;
3° Considérant que l'enseignement doit être, à tous ses degrés, adapté
aux conditions et aux besoins vitaux d'un pays, la Conférence lithuanienne
de Berne demande à cette fin que l'organisation, l'administration et le con-
trôle de l'enseigriement en Litliuanie soient entièrement remis aux mains
de la « Taryba », qui veillera, en outre, à ce que le dit enseignement soit
donné, de l'école primaire à l'université incluse, en langue lithuanienne,
l'allemand ne devant être que facultatif,
La nation lithuanienne, eu égard à son développement intellectuel et aux
exigences qui résulteront de la restauration de l'Etat, ne saurait se passer
d'un établissement d'enseignement supérieur. La conférence recommande
à la « Taryba » de prendre toutes les mesures nécessaires en vue du réta-
blissement de l'Université de Vilna, dans le plus bref délai possible;
4° Considérant que certaines personnalités et certains groupes ethniques
minoritaires de Lithuanie ont créé et entretiennent un mouvement qui va à
rencontre des aspirations lithuaniennes, mouvement qui a trouvé son expres-
sion la plus frappante dans le mémoire de quarante-quatre notabilités polo-
naises domiciliées en Lithuanie, réclamant à Bethmann-Hollweg l'annexion
pure et simple de la Lithuanie à la Pologne, la Conférence lithuanienne de
Berne stigmatise énergiquement de pareilles manifestations et l'agitation dont
elles procèdent, et constatant que de pareilles menées tombent sous le coup
de la vindicte des lois, demande à la (( Taryba » de prendre telles mesures
que de droit et de déférer les coupables à la justice pour crime de haute
trahison ;
5" Considérant la situation déplorable dans laquelle se trouve, au point
de vue moral et religieux, le diocèse de Vîlna, à la suite des menées et
intrigues du genre de celles susindiquées, menées et intrigues panpolonaises
LITUANIE ■ II I
auxquelles l'administrateur actuel du diocèse, malgré son. caractère sacer-
dotal, consent à se prêter, la Conférence lithuanienne de Berne demande à
la « Taryba » d'obtenir, dans le plus bref délai, la nomination d'un nouvel
évoque au siège de Vilna, et de réaliser, tant par elle-même que par accord
avec les autorités ecclésiastiques suprêmes, toutes les réformes nécessaires à
la cessation d'un pareil état de choses.
Considérant que, dans le diocèse de Seinai, la polonisation est l'œuvre
de membres du clergé de l'Eglise catholique qui, entre autres, utilisent tout
particulièrement à cette fin les séminaires ecclésiastiques institués pour la
formation des clercs, et que, dans le diocèse de Kaunas, la propagande pan-
polonaise s'est ouvertement affichée dans les édifices consacrés au culte,
dont ce n'est à aucun titre la destination, la Conférence lithuanienne de
Berne demande à la « Taryba » de prendre les mesures énergiques appro-
priées à cette situation anormale pour y mettre un terme; insiste, en outre,
auprès de la (c Taryba » pour qu'elle veille, avec un soin équitable mais
jaloux, au maintien du patrimoine moral et matériel de la Lithuanie et de
son peuple (i).
Du reste, d'après le mémoire présenté par la Militàr Verwal-
tung Ober-Ost à l'épiscopat catholique, il n'y avait pas à s'y
tromper. Là, comme partout ailleurs, l'Allemagne se servait
des différents éléments les uns contre les autres, cherchait à les
opposer pour neutraliser leurs tendances et pratiquait un per-
pétuel jeu de bascule, car il était évident que le but définitif
de la politique allemande était, sur la frontière de l'Est, de
paraître soutenir les Lituaniens, en s'en servant au besoin
contre les Polonais, pour les refouler ensuite au plus grand
avantage de la colonisation allemande.
Au début de février 1918, le Conseil d'Etat lituanien, sié-
geant à Vilnas, démentait formellement qu'une députation
quelconque, composée de Lituaniens, ait été envoyée à Varso-
vie au Conseil de régence de Pologne, pour engager des pour-
parlers en vue d'une union de la Lituanie avec ce pays, et tous
les partis politiques lituaniens semblaient d'ailleurs unanimes
sur ce point. L'union de Lublin, qui se tint sous la pression de
la noblesse polonaise et contrairement au vœu de la majorité
des Lituaniens, même d'une grande partie des magnats litua-
niens, eut des conséquences trop funestes pour leur pays, de
sorte qu'instruits par l'expérience, les Lituaniens paraissent
nettement décidés à orienter leur politique dans une autre
direction. Ils revendiquent avant tout pour leur pays le prin-
(i) D'après le Temps, 21 décembre 1917.
112 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
cipe de l'indépendance et leurs sympathies semblent acquises à
l'idée d'une fédération avec leurs frères de race, les Lettons.
D'après l'interview que Mgr Karewizic accordait à l'un des
rédacteurs politiques du Lokal Anzeiger (i), à la suite des entre-
tiens qu'il avait eus au grand quartier général et à Berlin, il
semble bien que, sous l'influence du centre catholique alle-
mand, quelques membres du clergé lituanien se soient montrés
partisans d'un compromis avec l'Allemagne, convaincus que
celle-ci serait forcée, tôt ou tard, de faire droit aux légitimes
aspirations des Lituaniens auxquels des membres influents du
centre avaient promis leur appui bienveillant.
On lisait, en effçt, dans le Lokal Anzeiger :
Je suis venu, disait l'évêque, pour démontrer aux autorités allemandes
que le moment est venu de créer un Etat lituanien indépendant, qui, natu-
rellement, demandera Vappui de V Allemagne. J'ai remis, à ce sujet, un
mémorandum au chancelier. Les Lituaniens estiment que le moment est
arrivé de créer dans leur pays des institutions analogues à celles qui ont été
données à la Pologne, pour le moment où le calme et l'ordre seront rétablis.
Nous songeons pour la Lituanie à un Etat monarchique édifié sur des bases
chrétiennes et conservatrices. On sait que chez nous les populations ont des
idées extrêmement religieuses et conservatrices. Peu nombreux sont les élé-
ments qui menèrent l'agitation en faveur d'une réunion à la Russie. C'est
donc à cette agitation qu'il faut couper court en créant, dès maintenant,
un Etat lituanien indépendant en relations directes avec l'Allemagne. J'ai
trouvé auprès des autorités allemandes un grand empi-essement. Elles ont
promis d'examiner les propositions avec une grande bienveillance et je
crois pouvoir espérer une décision très prochaine. Il est probable que la
question lituanienne a été étudiée de concert par le chancelier et M. de
Kûhlmann au grand quartier général.
Il est évident que l'Allemagne entendait exploiter à son profit
le sincère attachement des Lituaniens à leur foi catholique,
cruellement persécutée jadis par l'orthodoxie officielle russe.
Elle comptait utiliser la grande influence religieuse et politique
du clergé lituanien pour rendre sympathique au peuple l'idée
d'une monarchie à la tête de laquelle un prince catholique
allemand aurait été naturellement placé.
Le II février 1918, le Conseil national suprême de Lituanie
en Suisse, chargé de la sauvegarde des intérêts extérieurs de
l'Etat lituanien, et d'accord avec la « Taryba » de Vilnius,
(i) Lokal Anzeiger, i4 février 1018.
LITUANIE 116
remettait, à toutes les missions accréditées à Berne, une décla-
ration dans laquelle il leur communiquait la décision prise par
cette dernière.
Par cette déclaration, le Conseil invitait tous les Etats à recon-
naître l'indépendance de la Lituanie et faisait ressortir que
la population lituanienne, malgré l'oppression qu'elle avait
subie pendant de longues années, avait conservé sa vitalité et
maintenu son caractère national. Après avoir invoqué le droit
des peuples à l'autonomie, il demandait que le nouvel Etat soit
reconnu avec Vilnius, nouvelle appellation lituanienne de
Vilna, pour capitale et soit affranchi de toute obligation envers
ses voisins.
A la même époque, des patriotes lituaniens et lettons, réunis
en Suisse, faisaient, de leur côté, la communication suivante,
dans laquelle était affirmée comme nécessaire la solidarité entre
les Lettons et les Lituaniens (i).
Les représentants et hommes d'action à l'étranger, lithuaniens et lettons,
se rendant compte de la gravité du moment présent pour l'avenir de leur
pays, se sont réunis, les 8 et 9 février 1918, en Suisse, à Berne, en une
conférence pour coordonner davantage leurs efforts en vue de Ja réalisation
des aspirations nationales et politiques dos deux peuples frères, et, après
examen de la situation de leur patrie, ont adopté les résolutions suivantes :
1. Considérant que les intérêts vitaux des Lithuaniens et des Lettons
exigent, surtout à l'heure actuelle, une action concertée des deux peuples
frères, la Conférence, tout en s'associant aux décisions des assemblées natio-
nales légitimes, ainsi que des partis politiques, demande : a) l'unifica-
tion de toutes les parties du territoire national de la Lithuanie, ainsi que
de la Lettonie; 6) le droit, pour ces pays, de disposer librement de leur sort,
par la voie plébiscitaire, droit qui ne peut s'exercer sans l'évacuation des
troupes d'occupation étrangères.
2. La Conférence, après avoir examiné la situation actuelle de la Lithuanie
et de la Lettonie, ainsi que la situation des pays belligérants, décide : a) de
protester avec la dernière énergie contre toutes les tentatives de l'Allemagne,
qui se sont manifestées surtout ces derniers temps, d'annexer leur patrie;
b) elle proteste contre toute usurpation des droits du peuple letton par les
corps et les assemblées représentatifs nouvellement créés en Courlande et en
Livonie, ces corps étant nommés uniquement par les autorités d'occupation
allemandes pour servir les desseins de la politique germanique; toutes les
décisions prises en faveur de l'Allemagne doivent être considérées nulles et
non avenues.
3. La Conférence proteste contre l'emploi de la force, ainsi que contre
(i) Journal de Genève, i3 février 1918.
Il4 l' ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
l'exercice de toute autre influence sur l'opinion publique dans les pays occu-
pés en vue de leur annexion.
4. De plus, les membres de la Conférence demandent de mettre en état de
participer au droit de disposer du sort de leur pays tous leurs compatriotes
retenus à l'étranger par la force ou les événements de la guerre.
5. Etant donné que des masses de populations lithuaniennes et lettones
ont été évacuées en Allemagne en vue de les forcer aux travaux publics,
la Conférence proteste de toutes ses forces contre une pareille violation du
droit international et réclame le rapatriement immédiat de ses compatriotes.
6. Enfin, étant donnée la situation actuelle des pays belligérants et vu
les dangers que présentent pour les peuples particuliers leurs tentatives de
conclure la paix séparée, la Conférence affirme que les droits des Lithua-
niens et des Lettons ne peuvent être suffisamment garantis que dans un
congrès de paix réuni avec la participation légitime de tous les peuples
intéressés directement à la guerre actuelle.
Pour se faire une idée exacte de la politique suivie par TAUe-
magne dans ces pays, il faut rappeler quelle importance pre-
nait pour cette dernière le problème lituanien et celui de la
constitution d'un Etat lituanien au moment 011 elle se hâtait
de procéder à des agrandissementé successifs aux dépens des
territoires limitrophes.
Lorsque le prince Ysenburg von Birstein fut mis à la tête
de l'administration lituanienne à Tiltsitt, le i" août 191 5, tan-
dis que le Landrat von Gossler était transféré au poste de chef
de l'administration en Courlande, ses pouvoirs ne s'étendaient
que sur un tout petit territoire. L'année suivante, au 3o avril
1916, il avait plus de 3 9. 000 kilomètres carrés à administrer et
il transportait le siège de son administration à Kovno. Celle-ci
était ensuite transférée à Vilna, chef-lieu de la région de (( Vilna-
Souvalki », comprenant plus de 26.000 kilomètres carrés. Les
autorités allemandes décidaient, au début de 1918, de grouper
les arrondissements d'administration militaire jusqu'ici indé-
pendants de Lituanie et de la région de Bielostock-Grodno, qui
comprend 26.800 kilomètres carrés, en un seul arrondissement,
dit de Lituanie, avec siège à Vilnius, qui aurait une superficie
d'environ 91.000 kilomètres carrés, avec cinq ou six millions
d'habitants. Au début, le Gouvernement d'occupation alle-
mand, ne sachant s'il pourrait conserver tous les territoires
lituaniens pour les annexer, avait cru habile d'appliquer plus
particulièrement le nom de Lituanie au seul Gouvernement de
Kovno. En effet, depuis le xuf siècle, le pays essentiellement
lituanien de la Samogitie ayant été convoité par les Allemands
LITUANIE 110
pour assurer les communications entre la Prusse orientale et
la Courlande, dans laquelle ceux-ci voyaient la plus vieille
colonie allemande, « ein altes deutsches Kulturland», et un
avant-poste du germanisme, « ein Vorposten des Deutschtum »,
k territoire administratif de la Lituanie fut constitué en déta-
chant de cette dernière une bande de terre de quelques kilomè-
tres de large en bordure de la côte, afin de couper la Lituanie
de la mer et de s'assurer une communication entre la Prusse
orientale et la Courlande. L'ancien district de Krétinga était
découpé par eux de façon à incorporer toute la région côtière
de Polanga à la Courlande, alors que les Lituaniens sont très
nombreux dans cette région, Kleipéda (Memel), en Lituanie
prussienne, est le débouché naturel de la Lituanie sur la Balti-
que, et toute la région de l'embouchure du Niémen, habitée
par les Lituaniens, ainsi que l'étroite bande de terre entre le
Kurische-Nehrung, qui ferme le Kurisches haff , revient de droit
à la Lituanie qui possède les neuf dixièmes du cours de ce
fleuve. D'ailleurs, ce qui confirme bien ces vues, parmi les
nouvelles voies de chemins de fer que les Allemands ont créées
en Lituanie pendant la guerre, une ligne a été établie pour
relier l'embranchement prussien de Tilsitt - Stallupônen à
Chavli, station de la ligne Vilna-Libau, et une autre pour relier
le port de Memel, en territoire prussien, à ce même port de
Libau situé dans l'ancien territoire de Courlande.
A dater du i*"" février 191 8, les administrations de Lituanie
et de Bielostock-Grodno étaient réunies en un unique orga-
nisme, sous la dénomination officielle d' « administration mili-
taire de Lituanie », avec siège à Vilnius, divisé en deux sec-
tions : Lituanie du Nord, dans les limites de l'administration
actuelle de la Lituanie, avec siège à Vilnius, et Lituanie du
Sud, dans les limites de l'administration actuelle de Bielostock-
Grodno, avec siège à Bielostock. C'était reconnaître implicite-
ment, mais d'une façon complète, les territoires susceptibles
ethnographiquement d'être rattachés à la Lituanie et, par cela
même en écarter les aspirations polonaises. En effet, la Lituanie
qui comprend les territoires désignés par les Allemands sous
le nom d'Ober-Ost, abréviation de Oberbefhelshaber, désignant
le commandement général d'Orient et tout ce qui en dépend,
composée de quatre gouvernements : Kovna, oîi se trouve une
majorité de Lituaniens catholiques romains et une nombreuse
Il6 l' ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
population juive dans les villes et les bourgades; Vilna et
Souvalki peuplés de Lituaniens, et Grodna, dans lequel des
Blancs-Ruthènes se mêlent à de nombreux Lituaniens, aurait
une étendue de 182.900 kilomètres carrés, avec une population
de 6.822.000 habitants, d'après les statistiques de 1910. La
Lituanie et la Courlande ont ensemble une étendue de 1 52. 600
kilomètres carrés, avec une population de 6.789.000 habitants.
Sans doute, le Gouvernement allemand, qui se trouvait
engagé vis-à-vis de la Pologne par l'acte du 5 novembre 191 7,
ne paraissait pas ouvertement suivre cette politique ou tout au
moins faisait semblant de ne pas la soutenir délibérément;
mais, le i4 mars 1918, reconnaissant qu'une union était seule
possible avec la Lituanie, le chancelier promettait de recon-
naître son indépendance le 22 mars, jour de la célébration de
sa fête nationale. Le dimanche 2/i mars, le chancelier de l'Em-
pire recevait une délégation de la Diète de Lituanie et, au nom
et sur l'ordre de l'Empereur, comme représentant constitution-
nel de l'empire allemand, lui faisait la déclaration suivante :
La Diète de Lituanie, représentant légitime du peuple lituanien, a pro-
clamé, le II décembre 191 7, la restauration de la Lituanie en un Etat indé-
pendant uni à l'Empire allemand par une alliance étroite et perpétuelle, et
par des conventions militaire, commerciale, douanière et monétaire. Elle a
invoqué, pour la restauration de l'Etat lituanien, la protection et le secours
de l'Empire allemand. Aussi, après que la Lituanie a été dégagée du lien
qui la rattachait à un autre Etat, l'Empire allemand la reconnaît, en se
basant sur les déclarations qui viennent d'être rappelées de la Diète litua-
nienne, comme un Etat libre et indépendant.
Le chancelier allemand prenait un soin particulier à rappeler
à la délégation lituanienne les fameuses conditions imposées
par le gouvernement allemand pour la restauration d'un Etat
lituanien, bien que ces conditions n'aient jamais été acceptées
par les représentants légitimes du peuple lituanien, qui refu-
saient de se faire l'instrument d'une annexion déguisée de leur
pays à l'Empire allemand.
Du reste, les autorités militaires allemandes ne tenaient
aucun compte de ces promesses et n'en continuaient pas moins
à méconnaître les aspirations de ce pays et à le traiter comme
s'il était directement rattaché à l'empire. Le maréchal Hinden-
burg organisait la colonisation de la Lituanie et de la Cour-
lande au profit des vétérans allemands, et ordonnait que tout
LITUANIE
117
propriétaire de plus de 36o hectares de terre en cédât un tiers,
à titre onéreux, à une commission spéciale de colonisation alle-
mande.
Dès le début de l'occupation, les gens capables de travailler,
dépourvus d'ouvrage, étaient contraints par les autorités à aller
travailler même en dehors de la localité qu'ils habitaient; ceux
qui refusaient pouvaient être déportés de force et se voir infli-
ger jusqu'à trois ans de prison ou une amende pouvant attein-
dre 10.000 mark (i), bien que l'Agence Wolff déclarât que les
Lituaniens n'étaient nullement contraints de se rendre en Alle-
magne, mais qu'ils étaient mis seulement dans l'obligation
d'effectuer les travaux prescrits pour remédier à la misère
générale, et que c'était exclusivement en ayant recours à l'em-
bauchage volontaire que l'Allemagne s'était procurée de la
main-d'œuvre dans les territoires occupés.
La Francfurter Zeitung, du i3 février 1917, laissait cepen-
dant entendre, à propos de l'administration allemande en Litua-
nie, que le problème des sociétés de colonisation et toutes les
questions d'amélioration de l'immigration allemande pren-
draient ultérieurement une importance de plus en plus grande.
Un grave conflit s'élevait, du reste, à ce sujet entre le Conseil
d'Etat lituanien et les autorités allemandes d'occupation, à la
fin de janvier 1918. Le Conseil d'Etat ayant demandé l'évacua-
tion du territoire lituanien par les armées d'occupation et exigé
le retour des prisonniers lituaniens détenus en Allemagne et en
Autriche, au nombre d'environ 60.000, les Gouvernements aus-
tro-allemands prétendaient restreindre ses pouvoirs et nom-
maient deux officiers, le capitaine Gilza et le lieutenant Kûgler
comme représentants du gouvernement d'occupation au Con-
seil d'Etat. Cette assemblée fit entendre une protestation éner-
gique contre cette ingérence qui portait atteinte à la souve-
raineté de la nation lituanienne, et signifia qu'elle démission-
nerait in corpore si sa protestation restait sans effet. Un peu
plus tard, au cours des séances tenues les ^^ et 25 avril 1918
par la Commission plénière du Reichstag, pour la discussion
du budget de la guerre, le député du centre Erzberger se plai-
gnait que les députés allemands ne pussent aller en Lituanie
et qu'on ne permît point à la délégation lituanienne de se
rendre en Allemagne.
(i) M. Ragana, La Lituanie sous la botte allemande.
ii8
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
Les revendications lituaniennes ayant rencontré des sympa-
thies parmi les représentants de la majorité au Reichstag, le
Gouvernement allemand, dominé par les pangermanistes et le
parti militaire, voulait éviter de se trouver entraîné par un
courant d'opinion et, dans ce but, s'efforçait d'empêcher tous
rapports entre la Taryba lituanienne et les représentants du
centre catholique et les socialistes qui, à plusieurs reprises, pro-
testèrent au Reichstag contre le régime d'oppression imposé
aux Lituaniens par les autorités militaires d'occupation.
La Freie Zeitung, de Berne, au mois d'avril 1918, dévoilait,
du reste, toute l'hypocrisie dont était empreinte la fameuse
demande que, selon l'Agence Wôlff, « toutes les classes » de la
Courlande auraient adressée à l'Empereur pour le « conjurer
de revêtir la dignité de duc de Courlande et de ne point
repousser les mains qui se tendent vers les frères allemands »,
et montrait quels étaient les plans véritables de l'Etat prus-
sien vis-à-vis des populations autochtones de cette contrée.
D'après le même journal, dans une communication faite devant
la première Chambre bavaroise, le conseiller impérial von Buhl
aurait déclaré que 200.000 hectares de terres de la Couronne
devaient servir à donner aux colons des fermes avec 20 hectares
de terrain, et qu'en outre la Diète de Courlande aurait pris, à
l'unanimité, la décision de mettre à la disposition des colons
un tiers de la grande propriété, soit environ /joo.ooo hectares
au prix d'avant-guerre de 5oo mark l'hectare. L'organe des
démocrates allemands se demandait quels pouvaient bien être
les colons dont il était question, et écrivait :
Ce ne sont sûrement pas les Lettons qui, jusqu'ici, ont été exploités de la
façon la plus scandaleuse par les barons baltes, ces Lettons maintenus dans
Id misère et dans la sujétion et qu'on laissait, pendant la guerre, périr
comme fugitifs sur le pavé de Riga !
Bien au contraire, on veut s'emparer de la propriété des Lettons, de leur
patrie, on veut les en chasser pour faire place aux colons allemands émigrés
du sud de la Russie. Les Lettons doivent s'attendre à l'avenir à une politique
pire que celle suivie pour les marches orientales de la Russie; la Courlande
sera ouverte aux intrus étrangers, auxquels toute la protection possible sera
accordée dans le but d'opprimer la population indigène attachée à la glèbe.
Et voilà ce qu'ose la Prusse, malgré l'échec de sa politique honteuse de
destruction et d'oppression appliquée à la Posnanie depuis un siècle !
Or, un professeur, M. Max Weber, démontrait, peu de temps
LITUANIE 1 1 9
auparavant, dans la Gazette de Francfort, que l'Allemagne ne
possédait pas assez d'hommes pour exploiter ses propres pro-
vinces de l'Est et rappelait que, pour remédier à ce manque de
main-d'œuvre, elle devait, chaque année, engager plus d'un
million de journaliers agricoles russes et faire appel à un nom-
bre considérable d'ouvriers polonais pour les industries de la
Westphalie.
D'autre part, malgré le traité de Brest-Litowsk en Lituanie,
malgré la cessation de l'état de guerre entre ce pays et l'Alle-
magne, malgré la reconnaissance de l'indépendance lituanienne
par l'Allemagne et les promesses faites au Comité « Lituania »
par le général Friedrich, non seulement le rapatriement des
prisonniers lituaniens n'avait pas encore commencé au début
de juin 1918, mais l'Allemagne continuait à les astreindre aux
travaux les plus pénibles. A la suite de ces faits, un conflit
s'élevait entre les autorités lituaniennes et le gouvernement
militaire allemand.
Dlailleurs, les représentants autorisés du peuple lituanien
n'avaient pu obtenir de Berlin qu'il leur fût permis d'envoyer
une, délégation à Brest-Litowsk pour prendre la défense des
intérêts de leur pays. Il devenait de plus en plus évident que
l'Allemagne n'admettait le droit des peuples à disposer d'eux-
mêmes qu'en faveur de l'Empire allemand. A la suite de la
signature du traité de Brest-Litowsk, la tension s'accentua pro-
fondément et les protestations des organes lituaniens contre le
régime inique imposé à leur pays devinrent presque inces-
santes, les Lituaniens étant persuadés qu'ils n'avaient plus à
compter que sur eux-mêmes, en raison du silence que les Alliés
gardaient au sujet des questions intéressant l'Europe orientale.
Au début de mai 1918, le commissaire allemand pour les
provinces baltiques, comte Keyserling, usa de tels procédés
tyranniques à l'égard des populations soi-disant autonomes
qu'ils provoquèrent des protestations dont l'écho parvint au
Reichstag et qu'il dut démissionner. Les conditions dans les-
quelles celui-ci prenait sa retraite, qu'on attribuait à un désac-
cord avec les autorités de l'Empire sur l'étendue de ses attribu-
tions, laissaient suffisamment entendre qu'elle n'était pas étran-
gère à ces faits.
D'ailleurs, au mois de mai 1918, un décret de l'Empereur
allemand, en dépit des déclarations précédentes qu'il infîrm'ait,
1 20 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
consacrait d'une manière déguisée l'annexion effective et défi-
nitive de la Lituanie à l'Empire allemand. Ce décret stipulait :
Nous, Guillaume, par la grâce de Dieu, empereur d'Allemagne et roi de
Prusse, faisons savoir que nous avons ordonné à notre chancelier d'annon-
cer au nom de l'Empire allemand et comme suite à la volonté exprimée par
ie Conseil régional de Lituanie, le ii décembre 191 7, que nous reconnaissons
la Lituanie comme. Etat libre et indépendant, et que nous lui conférons la
protection de l'Empire allemand, auquel elle sera rattachée par une alliance
d'une solidité éternelle et des conventions spéciales dans le domaine mili-
taire, économique, douanier, des communications et des monnaies.
Nous posons toutefois cette condition première que les conventions à
signer tiendront autant compte des intérêts de l'Allemagne que de ceux de
la Lituanie et que la Lituanie participera également aux charges de guerre
(Kriegslasten) de l'Allemagne, qui servent aussi à sa libération.
Nous donnons à notre chancelier pleins pouvoirs pour prendre les mesures
qu'il jugera utiles aux fins d'établissement de relations d'alliances fermes
avec l'Empire allemand et des conventions nécessaires (i).
La Gazette de Cologne, au début d'une étude sur 1' (( Etat
lituanien », écrivait du reste (2) :
La Lituanie forme un arc de cercle qui enveloppe la frontière de la
Prusse orientale et elle est, par conséquent, le pays indiqué pour protéger
la frontière de l'Empire allemand à l'Est. Le rattachement étroit de la Litua-
nie à l'Allemagne est imposé par les considérations de sécurité les plus
élémentaires.
Les Lituaniens accueillaient avec indignation le décret de
l'Empereur et faisaient remarquer à nouveau que le vœu soi-
disant exprimé, le 11 décembre 191 7, par le « Conseil régional
de Lituanie », ne pouvait rencontrer à aucun prix l'approbation
de la nation, qui s'opposait de toutes ses forces à échanger une
domination étrangère contre une autre.
En maintes occasions, le Gouvernement allemand fît le
silence sur les protestations énergiques de la Taryba, dénatura
même ses tendances pour abuser l'opinion publique en Alle-
magne et chez les Gouvernements -alliés, et faire croire à une
harmonie complète de vues avec Berlin. Il semblait dans les
intentions allemandes de laisser supposer aux Alliés que le
peuple lituanien s'orientait nettement vers l'Allemagne, afin de
(i) D'après le Temps, ih mai 1918.
(2) 17 Mai 1918.
LITUANIE 121
détourner de lui leurs sympathies et surtout de le priver de
l'appui des démocraties occidentales.
Le Conseil national lituanien de Suisse adressait à toutes les
chancelleries une protestation eontre le décret impérial.
Des émissaires allemands (i) se rendaient, en juin 1918,
en Lituanie pour faire de la propagande parmi les populations
en faveur de l'union avec la Prusse. A leur tête se trouvait un
gros propriétaire foncier, nommé Ertel, d'origine allemande,
du district de Siauliai. Vingt mille Lituaniens se rendirent dans
cette dernière ville pour assister à une réunion qui y était con-
voquée, sous le prétexte de prendre une décision en vue d'atté-
nuer les réquisitions en Lituanie; mais, lorsque ceux-ci eurent
connaissance du véritable motif de cette convocation, ils atta-
quèrent ces agents allemands, qui durent s'enfuir en automo-
bile sous la protection de la gendarmerie de l'Ober-Ost.
A peu près à la même date, le Conseil national lituanien
communiquait la protestation suivante, où il affirmait à nou-
veau que la Lituanie ne voulait pas être annexée par l'Alle-
magne :
Prenant en considération :
1° Que la Lituanie, par les actes divers (11 et 25 décembre 1917) de ses
organes compétents (<( Taryba » et Conseil national) s'est séparée de la
Russie; ^
2° Que le traité de Brest en Lituanie, par une commune reconnaissance
des belligérants — l'Allemagne aussi bien que la Russie — a consacré cette
situation;
3° Que le Gouvernement allemand a reconnu la Lituanie comme Etat
libre et indépendant, par l'acte du 28 mars 1918, signé du chancelier de
l'Empire, avec le consentement du Reichstag, et par une déclaration solen-
nelle de l'Empereur, portée officiellement à la connaissance de la « Taryba »
le 4 mai;
4" Que M. de Kuhlmann, secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, à la
date du 24 juin, a dit au Reichstag : « Je ne veux pas m'étendre sur les
questions de l'organisation future de la Lituanie et de la Courtaude, qui
relèvent principalement du domaine de l'organisation intérieure, car ces
questions, sous nombre de rapports, sont aussi de la compétence des auto-
rités intérieures. C'est ce qu'exprime la présence au secrétariat de l'Intérieur
d'un commissaire impérial spécial, auquel le soin de ces questions d'orga-
nisation future a été confié de façon particulière ».
Le Conseil national lituanien, chargé de veiller aux intérêts suprêmes de
ta patrie lituanienne et pouvant le faire en toute indépendance, fait remar-
(i) Gazettt de Lausanne, 3o juillet 1918.
122 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
quer que M. de Kuhlmann se met ainsi en contradiction absolue avec le
traité et les actes précédents, que sa déclaration officielle relative à la
Lituanie est d'autant plus inadmissible qu'elle semble préjuger sous forme
de faits des résultats en désaccord avec le droit des Lituaniens à l'indépen-
dance complète, à maintes reprises proclamé et reconnu par le Gouverne-
ment impérial lui-même; qu'enfin le rappel à Berlin de M. de Falkenhausen ,
sans avoir donné à la « Taryba » des pouvoirs suffisants, comme le rattache-
ment de M. de Falkenhausen au secrétariat de l'Intérieur et non à celui des
Affaires étrangères, constituent autant d'indications de tendances annexion-
nistes auxquelles les Lituaniens sont bien décidés à s'opposer de toutes leurs
forces et par tous les moyens (i).
On apprenait, dans l'avant-dernière semaine de juillet 1918,
que le Conseil international de Lituanie devait se réunir à
Lausanne pour examiner les moyens à mettre en œuvre pour
assurer à la Lituanie une organisation permanente en tant
que nation libre d'Europe. Trois Américains de descendance
lituanienne devaient venir y représenter la colonie des Etats-
Unis, qui comprend près d'un million de Lituaniens, et con-
vaincre les populations lituaniennes que ce n'est qu'en s'unis-
sant aux Alliés et en suivant les principes énoncés par M. W.
Wilson qu'ils pouvaient parvenir à constituer une république
lituanienne indépendante. Au mois de mai 191 8, une déléga-
tion du Conseil national lituanien, représentant environ 700.000
Lituaniens sur le million de Lituaniens vivant aux Etats-Unis
et dont 25.000 combattaient en France dans les rangs de l'ar-
mée américaine, était venue, du reste, exposer à M. Wilson
leurs revendications et leur désir de voir leur pays natal
reconnu comme Etat libre et indépendant de la domination
allemande ou de toute autre puissance, M. Wilson, après l'avoir
remerciée de l'aide loyale que les citoyens lituaniens avait
apportée aux Etats-Unis, avait assuré cette délégation que ceux-
ci accorderaient toutes lés facilités au Conseil lituanien pour
lui permettre d'organiser et de stimuler l'opposition à la domi-
nation allemande en Lituanie, Au mois d'octobre, on annonçait
que les 60.000 Lituaniens des Etats-Unis qui s'étaient enrôlés
dans l'armée américaine allaient être formés en un corps spé-
cial qui combattrait sous les couleurs lituaniennes et améri-
caines,
A la suite de cette démarche auprès de M, W. Wilson, le
(i) Le Tempa, lo jtiillef 1918.
LITUANIE 123
Conseil national lituanien d'Amérique faisait publier par le
bureau d'information lituanien la communication suivante,
élaborée par le bureau du grand Congrès lituanien d'Amérique,
qui venait de se tenir à New-York :
Le Congrès national lituanien d'Amérique, représentant du million de
Lituaniens émigrés aux Etats-Unis, s'est engagé, par tous les moyens à sa
disposition, à rétablir la Lituanie dans sa souveraine indépendance et à la
libérer de la domination allemande.
Une délégation du dit Congrès, que le président Wilson a reçue, a recueilli
de lui les promesses les plus formelles d'appui effectif en vue de la recons-
titution d'une Lituanie réellement indépendante, ainsi que les assurances les
plus positives de représentations énergiques des intérêts lituaniens au Congrès
général de la paix, pour soustraire la Lituanie à toute emprise germanique.
Le Conseil national lituanien de Suisse faisait, de son côté,
les nouvelles déclarations suivantes :
1° Le peuple lituanien a le plus ferme désir de vivre en ternies de bon
voisinage et d'amitié avec tous ses voisins et, en particulier, avec ceux de
l'Ouest; mais il considère que cela ne pourra être le cas que pour autant
que ses droits souverains seront intégralement respectés;
2° Sans entrer d'ores et déjà dans les détails de l'acte de reconnaissance,
1'? peuple lituanien croit devoir dire qu'il ressent comme une injustice d'être
contraint de participer aux charges d'une guerre qu'il n'a ni voulue, ni
déclarée, ni dirigée, à laquelle, par conséquent, il a dû prendre part malgré
lui et dont les conséquences, en se déroulant sur son territoire, ont porté à
sa prospérité une atteinte si profonde qu'il lui faudra de longues années de
labeur acharné pour s'en remettre;
3° La reconnaissance officielle devrait se traduire sans relard en faits
positifs, à commencer par l'établissement d'un gouvernement lithuanien,
réellement indépendant, ainsi que par la transmission entre ses mains de
tous les pouvoirs souverains qu'implique une indépendance véritable.
Dès le mois de février 1918, la Gazette officielle de Saxe
démentait la nouvelle que le royaume de Saxe ait déposé au
Conseil fédéral de l'Empire' une demande tendant à obtenir
qu'un membre de la dynastie saxonne fût mis sur le trône de
Lituanie, tout en laissant entendre que des pourparlers avaient
lieu en ce sens. On avait songé, parait-il, au prince Frédéric-
Christian, second fils du Roi, alors âgé de vingt-quatre ans.
Déjà, sous le chancelier Bethmann-Hollweg, il avait été ques-
tion d'offrir la couronne de Pologne au frère du Roi de Saxe,
le prince Jean-Georges.
La Deutsche Zeitiing écrivait :
124
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
L'union personnelle des royaumes de Saxe et de Lithuanie serait contraire
aux intérêts allemands. L'exemple de la Roumanie, à qui la Maison des
Hobenzollern a donné un roi et qui s'est tournée si vite contre l'Allemagne,
est un avertissement.
Un prince allemand, appelé au trône d'une Lithuanie autonome et indé-
pendante, cesserait d'être Allemand dès son avènement et serait forcé de céder
aux inHuences non allemandes.
Dans ce cas, en Lithuanie, la Maison princière serait polonisée dès la
deuxième ou troisième génération et, par suite de la composition des classes
supérieures de la société, il en serait de même du pays.
Par contre, les Dernières Nouvelles de Leipzig, à propos du
séjour du prince héritier de Saxe à Berlin, préconisait le rat-
tachement de la Lituanie au royaume de Saxe et donnait les
raisons suivantes à cette annexion :
Il est nécessaire qu'un prince allemand, pouvant compter sur l'appui
que lui fournit l'Etat confédéré auquel il appartient et sur celui de l'Empire,
règne désormais sur la Lithuanie, afin d'empêcher, dans ce pays, toute agi-
tation antiallemande.
A ce point de vue, la Saxe est le seul pays qui doive entrer en ligne de
compte. En effet, devant l'accroissement des autres Etats allemands, la Saxe
est peu privilégiée. Elle a le droit de demander une extension de son activité,
car ses frontières sont trop étroites pour son développement économique;
l'harmonie n'y existe plus entre l'agriculture et l'industrie. Enfin, la dynas-
tie saxonne, appartenant à la confession catholique, pourra plus facilement
régner sur ce pays catholique.
Et, comme conclusion à cet article, ce journal soutenait
qu'un esprit de sage décentralisation devait permettre aux
Etats confédérés d'étendre à l'extérieur leur activité et d'appli-
quer au dehors les principes qui ont fait la force de l'Empire
allemand, en assurant son expansion.
Le consentement donné par l'Allemagne à la création d'un
gouvernement civil en Lituanie se trouvant intimement lié à
l'acceptation par les Lituaniens du principe monarchique et
de l'élection d'un prince allemand comme roi, la Taryba litua-
nienne résolut de porter son choix sur un candidat qui ne fût
pas celui de l'officialité allemande, c'est-à-dire du parti pan-
germaniste. Craignant de se voir imposer un prince de la
famille royale de Prusse ou de Saxe, en vue d'une union per-
sonnelle avec l'un ou l'autre de ces deux Etats, on dit que les
Lituaniens pensèrent tourner la difficulté en appelant au trône
un prince des Etaté du Sud.
LITUANIE 125
Le i8 juillet, on mandait de Stuttgart que le Conseil d'Etat
lituanien, la Taryba, réuni à Vilna, avait décidé d'offrir la
couronne de Lituanie au duc Guillaume d'Urach, qui, bien que
VAlmanach de Gotha ne mentionne pas la filiation lituanienne
de ce personnage, serait un descendant de l'ancienne famille
royale lituanienne de Mindove et, pour cette raison, il devait
prendre le nom de Mindove II, en mémoire du roi Mindove I",
un des héros populaires de la Lituanie au moyen âge. Quelques
jours après, le service allemand de propagande faisait publier
un démenti à cette information. La Gazette de l'Allemagne du
Nord, organe officieux du gouvernement, après avoir dit qu'une
partie de la Diète lituanienne se serait, sans l'assentiment de
l'Allemagne, constituée en Conseil d'Etat et aurait choisi le duc
d'Urach à l'insu du Gouvernement allemand, déclarait qu'il
n'y avait encore rien de décidé au sujet du règlement définitif
de la question lituanienne ni au sujet de l'union personnelle
entre la Lituanie et la Saxe.
Cette élection du duc d'Urach par la Taryba troublait les
relations de l'Allemagne avec la Lituanie et amenait une cer-
taine tension entre les deux gouvernements, car Berlin enten-
dait imposer aux Lituaniens un roi de son choix, qui se serait
fait l'instrument docile du Drang nach Osten en Lituanie et de
la plus grande Germanie. La presse allemande déniait toute
autorité à cette assemblée et l'attaquait violemment. Malgré les
protestations du Conseil national lituanien, qui ne se laissait
point déconcerter par ces attaques et ripostait, la presse litua-
nienne était réduite au silence et les écoles lituaniennes fer-
mées. On put croire, à ce moment, que le mécontentement de
l'Allemagne était dû au déplaisir qu'elle éprouvait de la dési-
gnation du duc d'Urach, qui n'était pas un des candidats offi-
ciels. Mais, à la suite de la résistance lituanienne et sans qu'on
put exactement y rapporter le changement intervenu dans la
politique allemande, on voyait l'Allemagne toujours prête à
créer des différends ou à semer, selon ses besoins, des inimi-
tiés, s'employer à rapprocher la Lituanie de la Pologne, qu'il
lui fallait reconnaître et dont elle voulait s'assurer l'amitié, afin
de livrer la Lituanie aux Polonais pour prix de leur acceptation
du régime allemand.
Il est nécessaire de dire que le duc Guillaume d'Urach est
apparenté à un degré assez éloigné à la famille royale de Wur-
126
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKLM
temberg et que sa candidature, qui avait été très activement
soutenue par M, Mathias Erzbeerger, wurtembergeois et catho-
lique, représentant une circonscription du Wurtemberg au
Reichstag et qui aurait été consulté par le parti catholique sur
le choix du candidat, se trouvait en compétition avec celle
d'un prince de la Maison de Saxe, le prince Frédéric-Christian,
âgée de ik ans, second fils du roi et de l'ex-reine devenue
M"^ Louise Toselli. Le projet de cette union personnelle, soumis
à la Diète saxonne par le Gouvernement saxon, n'avait pas
obtenu le suffrage de la majorité. Une partie des députés s'y
était montrée hostile, une minorité seulement s'était prononcée
en faveur d'une union personnelle entre la Saxe et la Lituanie,
tout en s'opposant à la candidature de ce prince. Il est certain
qu'en donnant cours à ces nouvelles tout en s'opposant aux
projets qu'elles faisaient connaître, l'Allemagne permettait aux
partis pangermanistes d'affirmer leurs prétentions, et qu'ainsi,
en faisant d'une façon détournée échec au mouvement démo-
cratique indépendant et en remettant tout en question, elle
leur donnait partiellement satisfaction.
Au cours de la polémique qui avait eu lieu à ce sujet,
le Journal populaire de Saxe, organe catholique de Dresde, à
la fin de mai, répondait à M. Erzberger, qui avait déclaré,
dans la Gazette populaire de Cologne, absurde de mettre sur le
trône de Lituanie un monarque saxon et de gouverner ce pays
à la mode de Dresde :
Erzberger n'a évidemment aucune idée du projet qu'on envisage. Nous
allons l'éclairer. Dans de nombreux milieux de Saxe, d'Allemagne, de Ikrlin
et de Lithuanie, on désire une union personnelle de la Saxe avec la Lithuanie,
c'est-à-dire que le roi de Saxe serait en même temps duc de Lithuanie. Mais,
en aucun cas, le Gouvernement saxon ne gouvernerait la Lithuanie. Il y
aurait un Gouvernement lithuanien avec le roi de Saxe à sa tête.
Et le Berliner Tageblott, qui relevait les déclarations du
journal saxon, écrivait :
On ne peut plus guère douter que la solution saxonne du problème lithua-
nien ne soit très avancée. Espérons que le Reichstag ne sera pas placé
devant le fait accompli. Nous voulons vivre avec le peuple lithuanien en
paix et en amitié, et entretenir avec lui des relations économiques aussi
étroites que possible. Pour le reste, nous voulons le laisser disposer lui-
même de son sort et nous ne nous en mêlerons aussi peu que possible.
LITUANIE 127
Le Deutsche Kurier (i), pour justifier cette solution du pro-
blème lituanien, s'efforçait même de rattacher la question de
l'union personnelle de la Lituanie avec la Saxe au partage de
l'Alsace-Lorraine entre la Prusse et la Bavière, bien que, sui-
vant les Neueste Nachrichten, le premier ministre de Bavière,
M. de Dandl, se soit prononcé pour l'union personnelle de
l'Alsace-Lorraine avec la Bavière et que le vice-chancelier von
Payer ait préconisé cette solution à Munich et à Stuttgart. On
y lisait :
Le partage de l'Alsace-Lorraine entre la Prusse et la Bavière nous obligera
cl donner des compensations aux Etats confédérés. La Saxe recevrait ainsi
ia Lituanie, mais au lieu de l'union personnelle dont il était précédemment
question, on envisage également la possibilité d'une union réelle plus favo-
rable aux intérêts de la Saxe.
La Lituanie constituerait tout d'abord une sorte de colonie saxonne et
recevrait plus tard son statut politique qui lui assurerait des droits égaux
à ceux des Etats confédérés de l'Allemagne.
Les Lituaniens se montraient surpris de la façon dont l'Alle-
magne agissait en la circonstance, malgré ses déclarations'
antérieures. Après avoir, lors de la constitution de la Taryba, à
la suite de la conférence qui se tint à Vilnius du 17 au 22 sep-
tembre 191 7, exigé la reconnaissance de cette assemblée par
les organisations lituaniennes à l'étranger et en avoir fait
dépendre le fonctionnement, l'Allemagne prétendait que cet
organisme, qui était intervenu à Stockholm, en septembre, et
à Berne, en octobre 191 7, était sans pouvoirs et elle feignait de
le considérer comme une corporation ou tout au plus une Diète
provinciale. Non seulement l'Allemagne manquait une fois de
plus à ses engagements, mais on pouvait se demander si elle
ne montrait pas, en la circonstance, une singulière duplicité,
car, manquant d'indications précises sur le groupe politique
qui prit l'initiative de cette décision et sur la nature des suf-
frages qu'elle recueillit, il est permis de se demander si des
influences étrangères n'intervinrent pas auprès de ce dernier
en faveur de l'établissement d'une monarchie, bien que cette
élection ne fût, en somme, pas conforme aux vues pangerma-
nistes. L'Allemagne avait préconisé l'établissement d'une mo-
narchie en Lituanie dans l'espoir que ce projet tournerait
(i) Mai 1918.
128
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
uniquement à son profit; mais lorsqu'elle se vit jouée par les
Lituaniens désireux d'échapper à la tutelle prussienne ou
saxonne, elle contesta l'autorité de la Taryba lituanienne et
l'étendue de ses pouvoirs.
Le chancelier impérial ne disait-il pas, le 21 novembre 1917 :
Nous respectons le droit de la Lituanie à disposer d'elle-même. Nous atten-
dons qu'elle se soit donné elle-même la forme d'Etat qui convient à sa situa-
tion, à ses tendances et à sa civilisation.
Et M. de Kiihlmann, chancelier d'Etat aux Affaires étran-
gères, n'avait-il pas déclaré, devant le Reichstag, en ce qui
concerne la constitution de la Taryba et sa compétence :
M. le député David a montré que l'organe représentatif en Lituanie, qui
est le seul dont la responsabilité nous incombe, puisque nous ne pouvons
pas prendre de responsabilités en ce qui concerne la composition des orga-
nismes qui ont précédemment existé, est formé d'une manière véritablement
normale et honorable, car on s'est efforcé, autant que possible, d'y repré-
senter toutes les classes et toutes les tendances du peuple lituanien. Mes-
sieurs, la conclusion que j'en tire est que vous devez avoir confiance en
nous, car partout où nous continuons à travailler, nous le ferons sur le
modèle et avec les principes que nous avons employés pour la constitution
du corps représentatif lituanien.
Le Gouvernement allemand, instrument du parti militaire et
des hobereaux, s'efforçait de sauver les apparences aux yeux de
la majorité du Reichstag et lui faisait croire que le peuple
lituanien était l'objet d'une bienveillante sollicitude « des auto-
rités militaires » en Lituanie, conformément au vœu du Gou-
vernement allemand.
En réalité, une comédie se jouait tout simplement pour abu-
ser le Reichstag et l'opinion publique allemande sur la véritable
attitude des autorités militaires d'occupation et les secrets des-
seins de la chancellerie impériale.
Le fait suivant en est une confirmation. Lorsque le comte
Czernin, ancien négociateur austro-hongrois de la paix de
Brest-Litowsk, venait, quelques jours avant la fin de juillet,
déclarer à la Chambre des Seigneurs d'Autriche « que la réu-
nion de la Lituanie et de la Courlande à l'Allemagne s'est
opérée sur le désir direct de ces dernières », le Conseil national
lituanien crut devoir démentir de la façon la plus catégorique
cette assertion de l'ancien ministre et déclarer que le sort de
la Lituanie, qui revendique son indépendance, ne saurait être
LITUANIE
129
réglé qu'au Congrès général de la paix, d'accord avec tous les
belligérants.
Quant à la Courlande, on ne saurait prendre en considéra-
tion le désir d'une infime minorité, comme celle constituée par
les barons baltes d'origine étrangère, qui représentent à peine
5 % de la population, en face des protestations des Lettons qui
composent la majorité de la population autochtone.
Le vice-chancelier von Payer, dans le discours qu'il pronon-
çait devant la grande commission du Reichstag, le 25 septem-
bre 1918, laissait percer, du reste, une certaine déconvenue à
la suite de la décision prise par la Diète lituanienne. Il décla-
rait, en effet, que (( le choix d'un monarque entrepris naguère,
avant qu'une entente ait été faite sur les conventions, apparaît
dans tous les cas comme prématuré ». Et ses paroles, en même
temps qu'elles dissimulaient mal un certain mécontentement,
faisaient clairement entendre que l'Allemagne ne renonçait pas
à ses projets et entendait conserver en Lituanie une influence
prépondérante.
Elle ne voulait pas permettre qu'un Gouvernement civil
lituanien, ayant à sa tête, il est vrai, un prince catholique
allemand, mais un homme capable d'être dominé par les diri-
geants de la politique lituanienne, pût arriver à prendre en
main le pouvoir complet dans le pays 011 le régime militaire
institué par Hindenburg et Ludendorff avait si bien servi les
buts intéressés du Gouvernement allemand, tendant à faire de
la Lituanie une sorte de colonie allemande, un pays de protec-
torat en même temps qu'une marche militaire destinée à pro-
téger la frontière prussienne contre une nouvelle invasion mos-
covite, ainsi qu'à servir en même temps de u pont » pour
assurer les communications entre la Prusse et les anciennes
colonies des provinces baltiques (i).
D'ailleurs, — et ceci fournit une indication sur les difficultés
de la situation fort complexe où la Lituanie se débattait en
montrant en même temps que ses hésitations les orientations
successives de sa politique, — une entrevue avait lieu, tout au
début de septembre 191 8, à Brest-'Litowsk, entre les délégués
de la Taryba et les représentants de l'Ukraine, en vue d'éla-
borer un projet d'alliance offensive et défensive entre la Litua-
(0 G. Rivas. La Lituanie sous le jouQ allemand. Lausanne, iqiS.
i3o
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
nie et l'Ukraine, destinée à sauvegarder les intérêts mutuels de
la Lituanie et de l'Ukraine, notamment dans la question de
Kholm, ainsi que dans celles de la Galicie orientale et du gou-
vernement de Cardinas. Les deux Etats alliés, comptant une
population totale de 60 millions d'habitants et qui pourraient
lever, le cas échéant, 6 millions d'hommes, devaient ainsi
former une barrière allant de la mer Baltique à la mer Noire.
Toutefois, la situation de la population en Lituanie devenait
très critique et, sur le rapport d'un délégué du Comité de
secours immédiats, qui revenait, au mois de septembre 19 18,
de visiter la Pologne et la Lituanie, la population ouvrière se
trouvait dans la misère à la suite de la cessation à peu près
générale du travail, due au manque de matières premières et
de machines. A Vilna, on estimait que sur les 5o.ooo ouvriers
juifs que comptent les faubourgs, 40.000 se trouvaient dans
une misère affreuse. Le taux de la mortalité y aurait dépassé
18 % et la mortalité infantile s'y serait élevée, pendant le mois
de juillet, à 5o %.
Au milieu d'octobre 1918, après la réponse de M. W. Wilson
à l'Allemagne et lorsque la victoire des Alliés apparaissait
certaine, le Gouvernement lituanien, à la suite des difficultés
continuelles qu'il avait avec l'administration militaire alle-
mande d'occupation et des luttes incessantes qu'il devait sou-
tenir contre elle à cause du inauvais vouloir et de l'intransi-
geance de son chef, le général von Tiesler, décida de rompre
les relations avec le gouvernement d'occupation. Cette infor-
mation faisait savoir que la Taryba déclarait compter sur les
puissances de l'Entente pour assurer en toute justice le salut
de la Lituanie au Congrès de la paix. Cette déclaration retirait
toute autorité à une démarche qui, d'après un télégramme de.
Stockholm, aurait été faite par une délégation de la Diète de
Lituanie auprès du représentant d'un gouvernement neutre,
pour lui demander d'intervenir auprès du président Wilson
afin que les troupes allemandes continuassent d'occuper les
territoires lituaniens, sous le prétexte que ces derniers ris-
quaient d'être exposés à subir les désordres bolchevistes si cette
occupation n'était pas maintenue. Il n'était pas douteux que
cette démarche, — si jamais elle eut lieu, — avait été faite à
l'instigation des Allemands, désireux de prolonger leur occupa-
tion pour continuer d'exploiter le pays, tout en s'efforçant de
LITUANIE 1 3 1
paraître céder aux vœux des populations. Le bureau de presse
lituanien publiait, du reste, le ik octobre, une information
suivant laquelle la Taryba avait demandé au chancelier alle-
mand l'évacuation immédiate par les troupes allemandes du
territoire lituanien, ainsi que la mise en liberté de tous les
ressortissants lituaniens encore retenus prisonniers en Alle-
magne.
Au moment oij le chancelier prononçait son second discours
devant le Reichstag, après l'envoi de la deuxième note alle-
mande à M. Wilson, l'Agence Wolff (i) faisait savoir que celui-
ci avait reçu une délégation de la Taryba lituanienne, venue
pour lui exposer les vœux du peuple lituanien touchant la nou-
velle organisation de l'Etat lituanien, et qu'il avait déclaré à
ces délégués que « l'Empire allemand laisserait au peuple
lithuanien le soin de se donner une constitution et de fixer ses
relations avec les Etats voisins ».
La note ajoutait :
Les autorités impériaks n'ont pas l'intention de fixer elles-mêmes les
frontières de la Lithuanie et de la Pologne. On a l'intention de laiï^ser toute
latitude dans le domaine législatif au Gouvernement lithuanien. Ce sera la
tâche de la Taryba de former ce gouvernement provisoire, en y faisant
entrer des représentants de toutes les classes et de toutes les nationalités de
la population. Le transfert promis par le Gouvernement allemand de l'admi-
nistration des autorités militaires aux autorités civiles a déjà commencé à
s'effectuer.
Mais l'Allemagne, qui, sous la pression des événements, se
voyait dans la nécessité de modifier son attitude, se montrait
cependant encore rebelle sur la question de l'évacuation : elle
répondait à ce sujet dans les termes équivoques et par les pro-
messes mensongères auxquels elle avait recours dans toutes ses
tractations. Elle tâchait d'atermoyer; elle présentait le retrait
des troupes qu'elle avait partiellement entrepris comme dû à
une initiative impériale, alors que cette décision ne pouvait
provenir que de la nécessité pour elle de récupérer toutes ses
forces et n'avait jamais été dans ses intentions, et, en même
temps, elle affirmait impudemment se trouver dans l'ohligation
d'en laisser malgré elle une partie pour répondre aux besoins
du pays et donner satisfaction aux vœux de la population :
(i) Journal de Genève, 28 octobre 1918.
i32 l'allemagne et le baltikum
Quoique les autorités impériales désirent retirer le plus rapidement pos-
sible toutes les troupes allemandes de la Lithuanie, elles sont cependant dispo-
sées, pour répondre aux vœux souvent exprimés dans ce pays, de laisseî'
temporairement des troupes et des moyens de transport dans ce pays. Le
Gouvernement lithuanien provisoire devra créer une troupe de police et de
milice.
Au milieu de novembre 1918, le bureau d'information de
Lituanie faisait connaître que tout le pays était en révolte, que
les paysans, se joignant aux bandes cachées dans les forêts,
attaquaient les trains qui transportaient en Allemagne les vivres
et les différents objets réquisitionnés, et que diverses rencontres
avaient eu lieu entre ces derniers et les troupes allemandes. Les
chefs des principaux partis convoquaient une assemblée natio-
nale qui décidait de constituer un gouvernement provisoire,
comprenant un ministère de onze membres appelés à procéder
à la convocation, dans le plus bref délai, d'une Constituante
lituanienne, sur la base du suffrage universel le plus étendu.
En même temps, le Conseil national de Lituanie demandait
au bureau d'information lituanien (i) de faire connaître le
télégramme qu'il venait d'adresser au chancelier Ebert, à
Berlin, le priant de faire cesser toute réquisition, tout séques-
tre, de mettre fin aux dévastations des forêts qui continuaient,
malgré la clause i/i de l'armistice, d'arrêter l'exportation en
Allemagne du matériel de chemin de fer, des appareils télé-
phoniques et télégraphiques, et d'empêcher le démantèlement
des places lituaniennes.
La situation de la Lituanie, qui semblait s'être eclaircie dans
la seconde moitié de 1918, redevenait profondément troublée
au moment même où elle pouvait espérer voir son indépen-
dance bientôt réalisée. A mesure que s'effectuait, dans les pro-
vinces baltiques, le retrait des troupes allemandes et l'avance
des troupes bolchevistes, que .nous avons précédemment suivie
en Estonie, en Livonie et en Courlande, la menace d'une liai-
son entre les Bolcheviki russes et les Allemands se précisait.
Bien qu'une fraction des partis révolutionnaires allemands put
se réjouir de la venue des Bolcheviki, alors qu'une autre par-
tic de l'opinion, qui leur avait, il est vrai, montré une com-
(i) Journal de Genève, 26 novembre 1918.
\
LITUANIE l33
plaisance singulière lorsqu'il s'agissait d'encourager le mouve-
ment bolcheviste pour désorganiser la Russie, ne fut pas sans
en éprouver quelque inquiétude, les Allemands semblaient
tendre la main au bolchevisme plutôt que de remettre aux
mai«s des populations qui les habitent les territoires qu'ils
opprimaient. L'armée Falkenhayn, qui de Minsk, dont les Bol-
cheviki prenaient possession le i3 décembre, se repliait sur
Viina, se laissait corrompre par la propagande bolcheviste et
leur chef, qui semJDlait s'y résigner, assistait même à la pre-
mière réunion de leur soviet. L'armée Hoffmann, qui avait
son quartier général à Kovno, après avoir dû évacuer toutes les
positions qu'elle occupait en Lituanie devant la colère des popu-
lations, se retirait peu après vers Insterburg, pour se réfugier
en Prusse, et les Allemands laissaient aux Bolcheviki le maté-
riel qu'ils ne pouvaient emporter dans leur mouvement de
retraite ou que la discipline, qui s'était relâchée, leur faisait
abandonner sur place quand ils ne le vendaient point. Ayant
refusé de livrer Vilna aux troupes polonaises après avoir paru
s'y prêter, les Allemands y laissaient s'établir le Gouvernement
soviétique de M. Kapsoukas. Pendant ce temps, les Allemands
massaient, du reste, des troupes dans la Pologne prussienne et,
de même qu'au xviii® et au xix* siècle, la politique de l'Alle-
magne révolutionnaire restait celle de l'Allemagne impériale;
elle continuait à vouloir partager la Pologne et les territoires
voisins avec la puissance russe, alors même que celle-ci était
devenue bolcheviste, sans paraître voir le danger d'une sem-
blable compromission, et, pour garder Posen et Dantzig, elle
se résignait provisoirement à renoncer à la Lituanie et aux
anciennes provinces russes de la Baltique, quitte à entreprendre
de nouveau à y assurer, dès qu'elle le pourrait, la domination
allemande et y reprendre le rêve du Baltikum.
Une délégation du Gouvernement provisoire lituanien venait,
à la fin de décembre 1918, demander à la France et à ses
Alliés d'établir sur les côtes de la Baltique des bases de ravi-
taillement et des centres de résistance pour aider les Lituaniens
à arrêter les Bolcheviki, qui envahissaient la Lituanie à me-
sure que les troupes allemandes évacuaient ses territoires, et
déclaraient d'ores et déjà que la Lituanie devait faire partie de
la République russe des Soviets, sans en avoir consulté les
populations.
i34 l'allemagne et le baltikum
*
* *
La question lituanienne n'est donc pas sans présenter quel-
que diffîeulté.
D'ailleurs, si on se place au point de vue historique, la
Lituanie ne répond pas à une notion territoriale précise puis-
qu'elle comprenait autrefois, comme nous l'avons vu au début
de cette étude, des territoires très étendus et des populations
très diverses, qui prétendent, à juste titre, recouvrer également
leur autonomie. Au xv^ siècle, sous le règne de Vitold, la
Lituanie englobait, en effet, l'Ukraine et s'étendait jusqu'au
Dniester et à la mer Noire. Mais, par contre, il n'est pas exact,
comme on l'a fait, d'invoquer les anciennes relations politiques
de la Lituanie pour mettre en doute la légitimité du mouvement
lituanien et ne le faire remonter qu'à une date récente. Il est
certain que les événements actuels ont donné une force nou-
velle au courant d'opinion qui s'était mianifesté auparavant
depuis une cinquantaine d'années et plus particulièrement
depuis la révolution de igoS, qu'ils lui ont fourni l'occasion de
prendre une extension plus grande et qu'il a reçu des éléments
lituaniens émigrés un appui extérieur non négligeable, mais
il semble que ce serait également une erreur de prétendre qu'il
a été suscité par les nombreux Lituaniens immigrés aux Etats-
Unis et est dû exclusivement à leur action.
Les frontières de la Lituanie, de même que celles do la
Pologne, sont actuellement difficiles à déterminer au point de
vue ethnographique comme au point de vue politique par suite
des balancements de l'Etat polonais à l'ouest et à l'est, et des
extensions successives de la Lituanie au cours de l'histoire.
Celle-ci, comme l'écrivait E. Reclus, a est une appellation
« historique dont la valeur a constamment varié suivant les
« conquêtes, les alliances et les partages » dont elle a été l'objet,
et qu'il importe de ne pas confondre avec celle de <( Pays des
Lithuaniens », désignant, ainsi que nous l'avons montré au
début, les territoires occupés par les Lituaniens.
En effet, « tandis que la Litva proprement dite, c'est-à-dire
(( la contrée que peuplent les Lithuaniens d'origine et de lan-
ce gage, ne comprend actuellement qu'une faible partie de la
(' Russie occidentale dans les bassins de la Diina et du Neman,
<( le nom de Lithuanie, au point de vue historique, s'est appli-
LITUANIE l35
que à une étendue de pays beaucoup plus considérable.
Comme la Pologne, la Lithuanie était un Etat aux frontières
changeantes dont les dominateurs eurent l'ambition de pos-
séder toute la région des plaines slaves entre la mer Baltique
et le Pont-Euxin; commandant d'ailleurs à des populations
en grande majorité russes, les princes de Lithuanie revendi-
quaient aussi le titre de souverains de la Russie. Avant son
union avec la Pologne, l'Etat lithuanien s'étendit en travers
du continent d'une mer à l'autre, et ses princes pénétraient
en Crimée pour en ramener des captifs; au xv^ siècle, le
nom de Lithuanie s'appliquait à tout le pays qui s'étend de
la Duna à la mer Noire et du Bug occidental à l'Oka. Pour
les Russes de Moscou, les Slaves de Minsk, de Kiyev et de
Smolensk étaient des Lithuaniens. Au x\f siècle, après
l'union définitive avec la Pologne, l'appellation de « princi-
pauté » de Lithuanie ne fut conservée que pour la vraie
Lithuanie de langue et la Russie Blanche; même encore, il
est d'usage, en Pologne comme en Russie, d'appeler <( Lithua-
niens » les Slaves Blancs-Russiens de l'ancienne Lithuanie
politique, en désignant du nom de (( Jmoudes » les Lithua-
niens proprement dits. Après le partage de la Pologne, ce
nom de Lithuanie resta aux provinces de Grodno et de Vilno,
et bien que l'empereur Nicolas en ait défendu l'usage officiel,
en i8/io, ce nom continue d'être employé de nos jours, quoi-
que dans un sens très vague, et s'applique d'ordinaire aux
trois gouvernements de Kovno, de Vilno et de Grodno. Ce
dernier, qui fut peuplé jadis de Yatvagues, peut-être Lithua-
niens, n'appartient plus ethnographiquement à la Lithuanie;
il faut y voir plutôt le pays aux contours vagues de la « Rus-
sie Noire », peuplée surtout de Blancs-Russiens et de Petits-
Russiens. Mais le Gouvernement de Vitebsk pourrait y être
rattaché à meilleur droit, puisqu'il a de i5o.ooo à 200.000
Lettons catholiques dans ses districts occidentaux; cependant,
la majorité de la population y est composée de Blancs-Rus-
siens » (i).
Parlant des populations de ces trois provinces, il ajoutait :
<( Des Allemands et des Lettes dans le voisinage du littoral
« baltique et de la Dûna; des Polonais, surtout dans la pro-
(i) Elisée Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, 1880, t. V, p. 420.
i36
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
« vince de Vilno; des Russes de diverses dénominations,
<i Blancs, Noirs et Petits; des Juifs groupés dans les villes
PAYS DES LITHUANIENS ET PHINCIPAUTE DE LITUUAME
{fl'npris E. Reclus)
E deP 90' 30'
40'
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I 1 1 1 I ri t
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*« I* iiècle.
Letto-Litbuuileas
«u iix* ùècle
Licnuanie Lithuania
au IV* s)6cle dans l'État polonais
P.v.Uth„«.en. BS ^ ^3 ^ ^
occupés par le» AUemasds, te& foioaait, les Ualo-&uises, les B'elu-Austes tes Vclilto-Kus*««
1 : tSOOOOOO
« comme en des ruches d'où ils vont incessamment butiner
u dans les campagnes environnantes; enfin, quelques commu-
« nautés de Tartares, tanneurs et trafiquants, ayant gardé leurs
« pratiques mahométanes, mais parlant le polonais, tels sont,
LITUANIE l37
« avec les Lithuaniens, les habitants des trois provinces de
« Kovno, Vilno et Grodno. Par un bizarre contraste, tandis que
(( les Tartares ne parlent plus leur langue, les Karaïtes de la
«. Lithuanie parlent encore le tartare de Crimée. C'est que,
« venus ou transportés les uns et les autres de cette péninsule
(( aux temps de la domination lithuanienne, les Tartares
« entrèrent pour la plupart comme guerriers dans les rangs
(( de la noblesse, et durent se poloniser par le contact inces-
« sant avec leurs camarades » (i).
Les aspirations actuelles des Lituaniens semblent, il est vrai,
devoir faciliter le règlement de leur sort, puisqu'ils ne deman-
dent que la constitution d'une Lituanie composée de territoires
purement lituaniens, comprenant, il est vrai, comme capitale, la
ville de Vilna, fortement polonisée et où on compte plus de 70.000
Juifs. Tant que l'Allemagne a cru pouvoir compter sur la Litua-
nie et en disposer, qu'elle n'a pas été amenée à reconnaître l'in-
dépendance de la Pologne, qu'elle a cru pouvoir combattre les
Polonais, elle s'est montrée partisante d'une semblable solution.
Mais lorsqu'elle a reconnu la nécessité pour elle de s'entendre
avec les Polonais par suite de la politique suivie par les Alliés,
ne voulant en aucun cas rendre aux Grands-Russes la Russie
Blanche qui s'étend jusqu'à Vitebsk, Smolensk et Mohilef, et
pour contrebalancer l'influence que pouvait acquérir la Polo-
gne, suivant en cela les habitudes de sa diplomatie, elle s'est
montrée favorable à la constitution d'une Grande Lituanie qui
comprendrait les territoires situés à l'Est et peuplés en majorité
de Blancs-Ruthènes, dont les sympathies ne vont pas aux Polo-
nais et qui se montrent plutôt favorables aux Lituaniens, comme
le prouvent les déclarations faites par leurs représentants en
ipoB et pendant la guerre actuelle. Dans cette solution, les
Lituaniens auraient, par contre, le désavantage de ne plus
avoir la majorité.
D'autre part, le Gouvernement de Berlin, ainsi qu'il l'a laissé
entendre à plusieurs reprises, ne voulant, sous aucun prétexte,
du voisinage de la Russie, s'est montré partisan pour cette rai-
son de la création d'un royaume de Pologne, et les Allemands
ont cru devoir favoriser les Blancs-Ruthènes et les Polonais au
détriment des Lituaniens, et essayer de déterminer un mouve-
(1) id., p. 433.
l38 l' ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
ment séparatiste dans les Gouvernements blancs-ruthènes de
Minsk, Mohilew, Smolensk et Vitebsk, qui ont appartenu autre-
fois à la Lituanie. Le manifeste des empereurs d'Allemagne et
d'Autriche, du 5 novembre 191 6, ayant laissé pendante la ques-
tion des frontières du nouveau royaume de Pologne à l'Est et
au Nord, les Polonais, à la faveur de ces circonstances, se sont
empressés de développer leur activité en Lituanie et des agents
ont fondé, depuis l'occupation allemande et avec l'autorisation
des autorités militaires allemandes, de nombreuses écoles polo-
naises dans le district de Vilna et dans le Gouvernement de
Grodna, afin de modifier le caractère du pays et de se trouver
ainsi en meilleure posture pour faire valoir, au moment de la
paix, les revendications de la Pologne sur ces territoires de la
Lituanie.
■ Par l'instabilité que créerait pour la Lituanie une telle situa-
tion, cette solution qui semble donner satisfaction aux Polo-
nais, également peu désireux d'avoir une frontière commune
avec les Bolcheviki, et présenter l'avantage de rattacher à la
Lituanie des territoires qui, étant donnée l'insuffisance de leur
développement politique, ne sont pas susceptibles de former
un Etat indépendant, ne paraît malheureusement pas devoir
assurer davantage l'avenir de ces populations en établissant
d'une façon sûre un équilibre définitif dans l'Europe orientale.
De plus, si on se réfère aux revendications présentées par
une fraction de l'opinion polonaise relatives aux territoires tou-
chant la Baltique, la partie septentrionale de la Prusse orientale
avec Kœnigsberg et Tilsit se trouverait coupée de la Poméranie
et du reste des Etats prussiens, et les Lituaniens réclament pour
eux cette partie de la Prusse orientale qui ne pourrait plus
continuer à participer à la vie politique de l'Allemagne une
fois la Pologne ainsi reconstituée. Il est vrai que, d'après des
données statistiques prussiennes de 1900 relatives au recense-
ment de la population d'après la langue maternelle (i), la
Lituanie prussienne compterait /ii5./iii habitants, dont 120.693
Lituaniens, soit 29,1 %. La population lituanienne des dix
cercles ou arrondissements (Kreise) serait la suivante : Tilsit
(Tilzé, en lituanien), 27.00/1, soit 38 %; Heydekrug (Silo, Kar-
ciama), 26.362, soit 61,9 %; Memel (Klaïpéda), •?.!xJ\^lv, soit
(i) D'après le D' Franz Tcfziicr.
LITUANIE iSg
17,1 %; Ragnit (Ragaïne;, i6.^iû, soit 27 %; Labgava Labiau-
est), 10.060, soit 3o%; Niederung(Pascalné), 9.680, soit 19,2%;
Pilkallen (Pilkalnis), 4.607, soit 10 %; Goldap, 4oo, soit, 4,3 %;
Stallupœnen, i.3o2, soit 3 %, Insterbourg (Isrutis\ 44o, soit
1,6%. Mais, si lesiLituaniens ne représentent d'après ces chiffres
que 29,1 % du total de la population de ces dix cercles de la
Prusse orientale, la population rurale compte 5o à 60 % environ
de Lituaniens. Ceci est vrai surtout des arrondissements de
Memel, Keydekrug, Tilsit, Ragnit et Labiau-est, où, sauf les
trois villes de Memel, Tilsit et Ragnit, les Lituaniens forme-
raient 64,22 % de l'ensemble de la population et il est certain
que Labgava (Labiau), Veluva (Wehlau), Isrutis (Insterbourg),
Dorkiemis (Darchmen), Goldape (Goldap) sont des terres litua-
niennes. Du reste, les Lituaniens de Prusse orientale, qui esti-
ment que leur nombre est beaucoup plus élevé, ont, depuis la
révolution allemande, constitué un Conseil national, à la pré-
sidence duquel ils ont appelé le D'' W. Gaïgalat (Gaigalaitis),
ancien membre de la Chambre prussienne, partisan convaincu
de la réunion de la Lituanie mineure (prussienne) à la Lituanie
majeure (russe).
Enfin, lorsque M. Wilson se fut déclaré partisan de la réu-
nion de la Lituanie prussienne au futur Etat lituanien, toute
la presse allemande, la Francfiirter Zeitung, le Tag, la Feuille,
de Genève, élevèrent de véhémentes protestations. L'ancien
dictateur des vivres Batocki protestait également contre cette
désannexion et de sévères représailles étaient immédiatement
effectuées en Prusse orientale. La langue lituanienne était ban-
nie des écoles, différentes personnalités appartenant à l'ensei-
gnement ou à la presse étaient emprisonnées ou emmenées à
l'intérieur de l'Allemagne; des agents se répandaient dans le
pays, qui faisaient signer de force des protestations, comme
cela s'est produit à Gumbinnen et à Tilsit, contre l'adjonction
des territoires prussiens à la Lituanie. Malgré toutes ces manœu-
vres, les Lituaniens de la Prusse orientale n'en comptent pas
moins être désannexés de cette dernière et rentrer dans le sein
du futur Etat lituanien, en lui apportant le port de Mémel, où
débouche le Niémen, qui est la principale artère de ce pays et
qui lui permettra d'acheminer jusqu'à la mer, à travers son
propre territoire, les richesses de son sol et les produits de son
activité.
i4o l'allemagne et le baltikum
IV
POLOGNE
Le groupement de territoires réalisé, au début de 1918, par
les autorités allemandes en Lituanie n'était pas, comme nous
l'avons vu plus haut, sans éveiller les légitimes appréhensions
des Polonais, et la répartition des territoires que l'Allemagne
Cintendait faire entre la Lituanie et la Pologne dans son projet
de reconstitution de cette dernière, n'était pas sans intéresser
la Lituanie et déterminer à nouveau les Polonais à présenter
des revendications.
Au début de janvier 1918, dans le manifeste que le Conseil
polonais de l'Union des partis remettait aux représentants des
alliés et des neutres, celui-ci rappelait que :
Pendant la guerre précédente, de nombreuses déclarations des représen-
tants légaux de toutes les parties de la Pologne, aussi bien en Russie qu'en
Allemagne et en Autriche, affirmèrent catégoriquement que le but immuable
de leurs efforts était un Etat polonais indépendant, réunissant tous les terri-
toires polonais possédant un libre accès à la mer.
Il protestait contre les pourparlers de paix entrepris par les
commissaires du peuple russe avec les Empires centraux, qui,
en décidant du sort de la Pologne par un traité séparé entre la
Russie et les Etats qui l'ont partagée et opprimée, (( plaçaient
la nation polonaise dans une situation rendant impossible la
défense du droit à l'indépendance et à la réunion intégrale »,
et, après avoir rappelé que « la question polonaise ne pouvait
être résolue qu'au Congrès international de la paix et avec
l'assentiment des représentants légaux de la nation polonaise »,
déclarait que :
La nation polonaise n'acceptera jamais un tel traité et ne cessera pas de
lutter par tous les moyens possibles pour l'indépendance totale, la réunion
intégrale et le libre accès à la mer.
D'autre part, M. W. Wilson, au treizième des quatorze points
qu'il avait envisagés dans ses conditions de paix, stipulait :
POLOGNE 1 k I
Un Etat polonais indépendant devra être créé, qui comprendra les terri-
toires habités par des populations indiscutablement polonaises, auxquelles on
devra assurer un libre accès à la mer; leur indépendance politique et écono-
mique, aussi bien que leur intégrité territoriak, devront être garanties par
un accord international.
Et, dans le message adressé au peuple polonais au sujet du
programme Wilson, et dont le bureau polonais de la presse à
Berne annonçait avoir communication en date du 7 octobre,
le Conseil de régence ne négligeait point cette revendication
essentielle et déclarait :
En ce qui concerne la Pologne, ces principes réclament la création d'un
Etat polonais indépendant, comprenant tous les territoires polonais ayant un
accès libre à la mer et dont l'indépendance politique et économique, ainsi
que l'intégrité territoriale doivent être garanties par les traité:* internatio-
naux.
Au début d'octobre 1918, lors de la discussion à la Chambre
des députés de Vienne de la déclaration gouvernementale, les
Polonais présentaient également une motion, par laquelle ils
réclamaient le rétablissement de l'Etat polonais dans son indé-
pendance et dans toutes ses parties, avec un accès particulier
à la mer,
L'Allemagne n'en continuait pas moins à refuser obstinément
à la Pologne de faire droit à ses revendications touchant un
accès à la mer par la Vistule au port de Dantzig. A la suite de
la déclaration faite le mercredi ^3 octobre 1918, à la séance du
Reichstag, par M. Stichel, Polonais, le D' Soif, secrétaire d'Etat
aux Affaires étrangères, s'appuyant sur des considérations
ethnographiques et faisant faussement appel à des raisons his-
toriques, puisque c'est grâce au démembrement de la Pologne
que la réunion des deux Prusse a pu s'opérer et que c'est en
paiement de sa complicité que la Prusse en a reçu une partie,
croyait pouvoir répondre :
Si l'orateur polonais revendique pour la Pologne la ville de Dantzig, par
exemple, où l'élément polonais se trouve dans la proportion de 2 à 3 %
seulement, il se met en contradiction flagrante avec M. Wilson, qui demande
uniquement la réunion à la Pologne indépendante des régions dont la popu-
lation est indubitablement polonaise. Il n'est dit nulle part dans le pro-
gramme Wilson que des populations incontestablement allemandes doivent
être attribuées à l'Etat polonais. Interprété de cette manière, le passage du
programme Wilson relatif à Vaccès libre et assuré à la mer, non pas dans
lia l'allemagne et le baltikum
le sens d'un accoi'd international, mais dans 'le sens de la conquête d'un
pays de populations étrangères, cela est en contradiction avec le principe
de libre disposition proclamé par M. Wilson.
Lors de la discussion générale, le député Noske déclarait :
((Nous ne renoncerons jamais à la ville allemande deDantzig».
M. Maryan Seyda, ancien directeur de l'Agence centrale polo-
naise à Lausanne et membre du Comité national polonais à
Paris, dans une interview, ne dissimulait pas que le désir
des Polonais était de réunir les trois tronçons de l'ancien
royaume, y compris la Pologne allemande qui, par la Vistule,
donne accès à la mer Baltique.
L'accès à la mer, réclamé dans toutes ces déclarations par la
Pologne, est la seule de ses revendications que nous retenons,
puisque c'est la seule qui se rapporte à la question de la Bal-
tique, que nous nous sommes plus particulièrement proposés
d'étudier.
Les revendications de la Pologne relatives à l'accès à la
mer Baltique portent sur les territoires situés sur la rive droite
et la rive gauche de la Vistule, depuis Bromberg jusqu'à
Dantzig, et toute la partie méridionale de la Prusse orientale,
située au sud d'une ligne qui, tirée de la limite occidentale de
l'ancien gouvernement de Souvalki vers la Vistule, passerait
approximativement, en allant de l'est à l'ouest au sud des villes
de Goldap, Angerburg, Loetzen, Rastenburg, au nord d'Allens-
tein et au sud de Deutsch-Eylau. Toutefois, une partie de l'opi-
nion polonaise ne revendique pas seulement, à l'ouest des
embouchures de la Vistule, la province actuelle de la Prusse
occidentale, mais encore les trois arrondissements de Butow,
Lembork (Lauenberg) et Slupsk, en Poméranie, habités en
grande partie par une population kassoube, que les Allemands
ne sont pas parvenus à germaniser entièrement, et, vers l'est,
réclame le territoire qui appartenait à la Pologne avant 1772.
Tout en reconnaissant la légitimité des revendications de la
Pologne touchant l'accès à la mer par les territoires qui lui
appartiennent ethnographiquement, de son côté, le Conseil
national de Lituanie prenait soin de déclarer, dans un ordre du
jour, que l'accès de la Pologne à la mer ne pourra se faire par
les anciens territoires lituaniens, ainsi que les Polonais l'ont
laissé entendre dans plusieurs déclarations relatives à la partie
septentrionale de la Prusse orientale, que les Lituaniens s'y
POLOGNE l43
opposent et que la Pologne, en partie pays du bassin de la
Vistule, n'a rien à voir avec celui du Niémen,
C'est, en effet, par Dantzig, Gdansk en polonais, qui compte
aujourd'hui 168.000 habitants et doit devenir son principal
débouché maritime, que la Pologne, et par elle une partie de
l'Europe orientale, pourra trafiquer par mer avec l'Europe occi-
dentale, d'autant que des canaux réunissent la Vistule à l'Oder,
au Niémen et au Dnieper, par le Pripet,
Cette question de l'accès à la mer se présente du reste sinon
comme la plus importante des revendications de la Pologne,
du moins comme celle qui peut avoir l'action la plus décisive
pour son indépendance. Sans faire état d'arguments histori-
ques qui gardent toute leur valeur, et pour n'envisager qu'au
point de vue actuel cette face de la question polonaise,
cette revendication se présente, en effet, comme une des plus
essentielles, si la Pologne veut recouvrer une indépendance
complète.
La position géographique de la Pologne et les relations natu-
relles qui, pour elle, en dépendent avec les autres peuples de
la Russie et de la Baltique, montrent que son indépendance
est incompatible avec son rattachement à l'Europe centrale et
qu'il est de toute nécessité pour elle que ses territoires ne
soient point englobés à l'Ouest et au Nord par l'Allemagne,
Alors qu'une Pologne reconstituée, comprenant les territoires
de la Poznanie, de l'ancienne Prusse royale avec Thorn et
Dantzig, et de la Galicie autrichienne, ainsi qu'une partie des
deux Silésie, et liée politiquement avec les pays qui l'avoisinent
à l'Est, pourrait avoir une existence propre, une Pologne réduite
à ce qu'en fît le Congrès de Vienne, sans recouvrer les terri-
toires dont l'Autriche et la Prusse l'ont dépouillée, et dont ceux
pris par la Prusse lui donnaient libre accès à la mer, ne pour-
rait se suffire à elle-même et prétendre à l'indépendance.
Aussi, quels que soient les égards auxquels les Polonais aient
été tenus à un certain moment, on ne comprend pas qu'ils n'aient
point vu l'erreur que commettait, par exemple. M, Warclaw
Sieroszewski et qu'ils aient même prêté l'oreille à ses sugges-
tions, quand, après la proclamation de la soi-disant autonomie
octroyée à la Pologne par les Empires centraux, il disait aux
Polonais réunis à Lausanne que la Pologne devait rester partie
intégrante du Mittel-Europa et que c'était pour elle le moyen
^kk l'allemagne et le baltikum
de devenir <( un Etat économiquement et politiquement indé-
pendant ». Après le démembrement et le partage de son pays,
c'était en consacrer définitivement la ruine en renonçant à
toutes ses légitimes aspirations.
Sans doute, au cours des pourparlers politiques et militaires
qui s'étaient poursuivis dans les réunions tenues à Berlin au
commencement de novembre 191 7, on laissait entendre qu'un
droit illimité de navigation sur la Vistule serait accordé à la
Pologne; mais, en même temps, le point de vue autrichien
annexant la <( Pologne du Congrès » à la Galicie et donnant à
l'empereur Charles la couronne de Pologne, semblait prévaloir.
Mais, de même que l'Allemagne s'y était employée ailleurs,
elle essayait de créer des compétitions et profitait du méconten-
tement résultant de la remise indéfinie du règlement de la
question polonaise pour brouiller encore la situation. Le vice-
président de l'Ostmarkenverein, Raschdau, déclarait, au mois
de janvier 1918, que, puisqu'il n'était plus possible d'éviter
la création d'un Etat polonais, il fallait tout au moins se servir
contre les Polonais des Lituaniens et des Ruthènes, qui tous ne
se montraient pas foncièrement hostiles aux influences alleman-
des. De même qu'elle avait irrité la Pologne contre l'Ukraine
avec le territoire de Cholm, et cette dernière contre la Rouma-
nie en lui donnant la Bessarabie pour dédommager les Rou-
mains des conquêtes hongroises et bulgares, on prétend qu'elle
n'avait pas été sans chercher à entretenir l'opposition existant
entre les Lituaniens et les Polonais, afin d'empêcher indirecte-
ment la Pologne de rentrer en possession des territoires contes-
tés qui lui donneraient accès à la mer. Elle suggérait, en même
temps, aux Polonais de revendiquer, en compensation des
avantages qu'elle comptait prendre, des territoires blancs-
ruthènes et, de cette façon, détourner contre la Pologne les ran-
cunes de la Russie reconstituée. Toute cette politique n'avait
d'autre but que de tenir divisées ces populations, afin qu'au-
cune puissance ne s'établisse à l'Est ou qu'aucun groupe de
nations ne se forme capable de faire contrepoids à l'Allemagne.
A la suite de ces manœuvres, le Conseil national lituanien
envoyait, au mois d'avril 1918, au chancelier von Hertling, aux
députés Erzberger, Naumann, Scheidemann, Westarp et au
gouverneur général de Lituanie et de Courlande von Kaiser-
lingk, une déclaration ainsi conçue :
POLOGNE l45
D'après les résultats actuclJemont connus des pourparlers entre l'Allema-
gne et la Pologne, on accorderait aux Polonais un accroissement de territoire
dans l'Est sous la forme d'une cession totale ou partielle des Gouvernements
essentiellement historiques de Grodno et de Minsk, le premier étant en
totalité elhnographiquement lituanien, et le second en partie. A cette occa-
sion, le Conseil national lithuanien porte à votre connaissance que le peuple
lituanien considère ce projet comme une menace pour son existence, qu'il
proteste de toute son énergie contre une pareille convention et qu'il défendra
l'intégrité de son territoire par tous les moyens se trouvant à sa disposition.
D'autre part, le D'' V. Bartuska, au sujet d'une lettre publiée
par le Temps du ii mars 191 8 et réclamant « le rétablissement
de la Pologne une et indivisible, puissante, la Pologne de
1772 », écrivait, au nom du Bureau d'information de Lituanie,
établi à Lausanne :
Nous exprimons toutes nos sympathies au rétablissement de la Pologne,
une, indivisible et même puissante, à condition que cela soit dans ses fron-
tières ethnographiques. Quant au rétablissement de la Pologne de 1772, cela
ne pourrait se faire qu'en lésant les intérêts vitaux de notre pays, car, dans
ce cas-là, toute la Lituanie devrait être absorbée par la future Pologne. Cela
serait absolument contraire au droit des peuples de disposer d'eux-mêmes,
droit universellement reconnu et proclamé....
Tous les Lituaniens sont décidés à vivre leur propre vie et nous ne croyons
pas que les puissances de l'Entente, qui ont été les premières à proclamer
le droit des nationalités, veuillent forcer la Lituanie à faire partie de la
Pologne contre sa volonté (i).
Mais l'opinion polonaise ne semblait pas disposée ni à aban-
donner ces vues ni à se laisser égarer par les tentatives alle-
mandes, et certains de ses représentants n'en continuaient pas
moins, tout en maintenant ces revendications, non seulement à
ne pas s'opposer à une entente avec la Lituanie, mais à paraître
même la rechercher en la croyant possible.
Déjà au mois de février 191 8, dans une interview donnée
fi VEpoca, sur les événements relatifs à la Pologne, le député
Jean Famorski, chef du parti national polonais, membre du
Parlement de Vienne et de la Diète de Lemberg, qui, même si
on tient compte de sa situation au Parlement autrichien, sem-
blait cependant renoncer un peu légèrement aux droits de la
Pologne sur la Prusse orientale, déclarait :
La Pologne vise, avant tout, l'intégrale reconstitution de son territoire, en
abandonnant seulement la Prusse orientale, qui est en majorité allemande.
(i) Le Temps, 6 avril 19 18
10
i/i6 l'allemagne et le baltikum
L'Autriche devrait donc céder la Galicie et la Silésie de Teschen. Une fois
ainsi reconstituée, la Pologne aurait des forces suffisantes pour s'opposer à
l'expansion allemande, à condition que la Lituanie fut indépendante et alliée
de la Pologne, et que la Roumanie fut reconstituée dans les frontières
réclamées par ses droits ethnographiques, ce qui la porterait à avoir des
frontières communes avec la Pologne. De cette façon, on formerait une
digue de la mer Baltique à la mer Noire, et cette digue pourrait arrêter
l'expansion allemande vers l'Orient. A cette digue pourrait s'appuyer aussi
l'Etat tchèque.
Enfin, au moment où l'Allemagne s'efforçait d'entretenir des
malentendus et de susciter des conflits entre les peuples des
anciennes provinces russes, et plus spécialement entre la Polo-
gne et la Lituanie, le D'" Antoine Viskout, qui semble en la cir-
constance avoir exclusivement agi de son propre mouvement
et n'avoir, en tous cas, reçu aucun mandat d'un comité litua-
nien, écrivait au Journal de Genève (i), soi-disant au nom d'une
petite fraction de l'opinion lituanienne, afin de lui signaler
l'intérêt qu'il y aurait pour les représentants des différents peu-
ples de l'ancien Etat lituano-polonais à former, en Suisse, un
comité qui étudierait les questions internationales concernant
les intérêts communs de ces deux peuples. Il estimait qu'une
collaboration des Lituaniens et des Polonais, sous la forme
d'une Union fédérative établie sur le principe de l'égalité des
deux peuples, pourrait créer, en dehors du joug allemand, une
situation qui leur donnerait satisfaction et, dans l'avenir, évi-
terait entre eux toutes sources de conflit possible. Les Lituaniens
voyaient, non sans raison, dans cette initiative une nouvelle ten-
tative de la minorité réactionnaire et des, propriétaires fonciers
polonais établis en Lituanie, et, se montraient fermement oppo-
sés à cette combinaison dans laquelle ils croyaient découvrir
un piège dangereux parce qu'ils y retrouvaient les vues propres
au panpolonisme soutenues par le Père Ledochowski et le parti
catholique polonais. M, Maryan Seyda, dans l'interview que
nous relatons plus haut, souhaitait de même que les territoires
faisant autrefois partie de la République de Pologne, accrus des
districts lituaniens de la Prusse orientale constituassent un Etat
lituanien indépendant et disait que cet Etat, placé dans une
situation pou avantageuse par suite de sa position géographi-
que, peu étendu et comptant comparativement un petit nombre
(i) Journal de Genève, 19 avril 1918.
POLOGNE l47
d'habitants, avait tout intérêt à unir ses forces à celles de la
Pologhe. Pour qui a suivi les manifestations successives des
revendications de la Lituanie, il va sans dire que ce n'est pas
de ce côté que semble s'orienter la politique de ce pays et que
seule, de l'avis des Lituaniens, une minorité de Polonais, sous
l'influence de Varsovie, affectent des sentiments amicaux pour
renouveler la tentative de l'Union de Lublin. Les Lituaniens
sont désireux d'entretenir des relations de bon voisinage avec
les Polonais, mais à aucun prix ils ne veulent d'une ingérence
polonaise directe ou indirecte dans leurs affaires, et, pour éli-
miner toute cause de complications à l'avenir, ils cherchent à
éviter toute union qui serait d'ailleurs contraire aux vœux des
populations et aux intérêts politiques de la Lituanie. C'est ce
dont témoignent la proitestation lituano-ukrainienne signée par
la rédaction de Pro-Lituania et de l'Ukraine, ainsi que les réso-
lutions de la Conférence des Patriotes lituaniens réunis à Berne
du i^"^ au 5 mars 1916.
La revendication d'un débouché maritime pour la Pologne
figure également dans le manifeste électoral que tous les partis
politiques, y compris celui des ouvriers et celui des paysans,
représentant les trois tronçons de la Pologne, à l'exception
des socialistes, lançait, à la fin de 1918, à l'approche des
élections à la Diète polonaise. On y lisait : « Nous sommes
également certains que la raison politique et la justice rétabli-
ront pour nous une Pologne ayant accès à la mer et possédant
son qncien port de Dantzig ».
Malgré certaines divergences de vues quant à l'attribution
des territoires et à la délimitation des frontières entre la Litua-
nie et la Pologne, les tendances à la conciliation qui s'étaient
affirmées et la compréhension réciproque de leurs intérêts
communs semblaient néanmoins devoir faciliter un règlement
équitable de leur situation. Mais, d'une part, étant donnés les
dissentiments existant entre les Lituaniens et les Polonais, et,
d'autre part, les affî.nités des Lettons et des Lituaniens, il sem-
ble qu'une entente doive plutôt se faire avec ces derniers et
que, de cette façon seulement, puisse se constituer une situa-
tion stable. Sans doute, les Lituaniens, en proclamant roi un
duc allemand, avaient créé une situation difficile non pas seu-
lement pour eux-mêmes, mais pour les Polonais; toutefois,
lorsque le prince Radziwill, dans l'interview qu'il accordait au
i48 l'allemagne et le baltikum
représentant du Fremdenblatt, dans la dernière quinzaine
d'août 1918, avant de quitter Vienne, déclarait que des ques-
tions importantes devaient être résolues avant que l'élection
d'un roi put être envisagée en Pologne et, qu'en tous cas, il
avait reçu les assurances des gouvernements de Berlin et de
Vienne qu'ils n'influeraient pas sur l'élection, il était possible
de voir là une manœuvre polonaise destinée à égarer l'opinion
et peut-être ce geste d'indépendance n'était fait que pour mas-
quer les plans des impérialistes polonais désireux d'imposer à
la Lituanie l'union en même temps qu'un roi commun.
La question de l'accès à la mer qui, pour la Pologne, est
donc une des plus essentielles et se trouve par conséquent
avoir une grande importance au point de vue du règlement de
la question baltique, se présente, comme on le voit, d'une façon
difficile et elle revêt un caractère encore plus complexe, si on se
rappelle les anciens rapports des Scandinaves avec les Slaves
de Pologne et le rôle important que jouait alors la puissance
polonaise sur presque tous les rivages de la Baltique, depuis la
Finlande jusqu'à l'Oder.
On sait que Sigismond, à peine nommé roi de Pologne, à
qui son oncle Charles, un des fils de Gustave Wasa, qui n'avait
eu en héritage que le duché de Sudermanie, enleva la cou-
ronne, s'était engagé, par un traité avec les Etats de Suède, à
venir y passer une année sur cinq et que, n'ayant pas rempli
cet engagement pendant quinze ans, par suite des guerres que
soutint alors la Pologne contre les Turcs, les Busses et les
Tartares, il avait voulu se faire remplacer par un Sénat. Mais
quand les grands et les prélats du royaume avaient appris que
ce Sénat s'était embarqué à Dantzig pour Stockholm, ils avaient
offert l'autorité royale à Charles et avaient fait recevoir à coups
de canon le navire sur lequel avait pris passage la délégation
de Sigismond. Gustave-Adolphe, qui recommençait la guerre
avec la Pologne, en 1620, deux ans après l'armistice qu'il avait
conclu en 1618, prenait Biga, ville luthérienne qui ne voulait
point se séparer du royaume polonais, entrait en Courlande et
s'emparait de Mitau. Aux termes du nouvel armistice de six
ans, qu'il concluait le 26 septembre 1629, avec Sigismond, les
Suédois gardaient la Livonie.
On -ne peut donc oublier l'ancienne participation de la Polo-
gne à la domination de la Baltique dans le règlement de toutes
POLOGNE 1^9
les questions qui touchent au problème de cette mer, et sans
laquelle l'équilibre ne semble pas devoir s'établir sur ses rives
orientales. Tous les peuples riverains, et spécialement des Scan-
dinaves, s'ils ne veulent pas laisser l'Allemagne y devenir
maître, devraient donc, par suite de leurs anciennes relations,
ne pas plus se désintéresser de la question de la Pologne que
de toutes celles qui touchent à la Baltique.
Quant à la France, sa politique à l'égard de la Pologne et
la position qu'elle prenait dans la question du retour de Dàntzig
aux Polonais, était de nouveau nettement affirmée à la séance
de la Chambre des députés du 29 décembre 191 8, par M. Ste-
phen Pichon, qui déclarait : « Nous voulons une Pologne
intégralement restaurée, avec un libre accès à la mer »,
Il n'est pas sans intérêt de rappeler ce qu'un écrivain alle-
mand, Ernst Moritz Arndt, après avoir montré l'importance des
frontières naturelles des Etats et insisté sur les conditions géo-
graphiques dont ils dépendent, soutenait, au commencement
du XIX* siècle, à propos de la Pologne. Préoccupé avant tout de
la destinée de rAUemagne et regrettant qu'elle n'ait pas béné-
ficié des avantages que de longues communications maritimes
avaient procurés à d'autres nations, il écrivait : « Il faut que
(( chaque pays, si la nature n'y a pas mis d'obstacles, obtienne
<( sa mer : car par le commerce, par l'activité et l'industrie
u qu'elle suscite, la mer est le plus grand instrument de
c, culture » (i). Puis, faisant une application de cette vue géné-
rale, il ajoutait :
La Pologne ne sut pas reconnaître que son devoir de nation était avant tout
de défendre sa frontière maritime et d'en chasser les Chevaliers teutoniques.
Cette négligence fut cause de la mort de la Pologne. Lorsqu'au xvhi« siècle
la Prusse et la Russie s'emparèrent complètement de son domaine maritime,
— car géographiquement le nord de la mer Noire appartient pour la plus
grande partie à la iRussie, — autant valait dire que la Pologne n'existait
plus; sans mer, entourée de puissants voisins, n'ayant aucun instrument de
culture supérieure, n'ayant pour la défendre aucune des frontières assurées
par la Nature, il lui était impossible de devenir jamais quelque chose : elle
devait disparaître tôt ou tard (2).
(i) Ernst Moritz Arndt, Germanîen und Europa, i8o3, p. 827.
(2) Id., p. 329.
i5o
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
V
SUÈDE
Sans entrer ici dans un exposé complet de la politique suivie
par la Suède depuis le commencement de la guerre, il est
indispensable, par suite du rôle qu'elle a toujours joué dans
la Baltique et qui lui revient, d'en montrer les erreurs et de
faire voir que, pour des raisons diverses et qui toutes ne sau-
raient se justifier, non seulement elle n'a pas adopté dès le
début et délibérément l'attitude qui répondait à sa situation,
mais a laissé libre cours aux manœuvres allemandes, quand
elle ne s'y est pas complaisamment prêtée.
Tout d'abord, il faut tenir compte du ressentiment violent
que la Suède nourrissait contre la Russie, et qu'elle considé-
rait, non à tort, le slavisme comme un grand danger. Cette
russophobie est à l'origine de la sympathie qu'elle a montrée
pour la cause germanique et, en l'empêchant de comprendre
comment les nations européennes occidentales avaient pu
s'allier à. la Russie, elle eut pour conséquence de la faire se
tourner vers l'Allemagne. Bien qu'on puisse déplorer certaines
conséquences de cette ailliance et qu'on doive à juste titre adres-
ser plus d'un reproche au régime tsariste, il n'en est pas moins
vrai, lorsqu'on se remémore encore la répartition des influences
et la situation internationale en Europe à l'époque où elle fut
conclue, que, plus que jamais, celle-ci se présente à la lumière
des événements- actuels comme une vue politique qui eut le mé-
rite, quels qu'aient été ses inconvMiients à divers points de vue,
d'entrevoir la nécessité de faire échec à l'Est au mouvement
germanique, et, l'erreur des pays qui, comme la Suède, n'en
ont pas exactement compris le sens est précisément de ne pas
s'être rendu compte qu'elle pouvait, tout en contenant le dan-
ger du slavisme par le contrepoids qu'y apportaient les nati«nS
libérales de l'Europe occidentale, parer au mal plus grand et
plus immédiat qui pouvait provenir, un jour ou l'autre, du
danger allemand. On peut juger aujourd'hui de la gravité de
ce dernier, si l'Allemagne avait pu associer la masse slave à la
SUÈDE l5l
puissance germanique. L'Europe occidentale, et c'est ce que ne
semblent pas avoir compris les Scandinaves, ne pouvait, par
son influence, que peser dans un sens favorable sur les ten-
dances du régime russe, alors que l'Allemagne, par son organi-
sation militaire et ses vues politiques, ne pouvait au contraire
que les aggraver pour les Russes et les rendre plus détestables
encore pour les autres peuples voisins, et, du reste, une partie
des Slaves du Sud s'était déjà rendu compte de ces consé-
quences avant la guerre.
En second lieu, la Suède n'avait pas été sans éprouver un vif
ressentiment à l'égard de la Norvège, lors de la séparation en
190,5, et bien -que ce règlement ait créé une situation satisfai-
sante pour l'un et l'autre pays, la Suède s'était alors tournée
vers la Finlande, sur qui le joug russe pesait lourdement et
où les nombreux Suédois qui y étaient établis disposaient d'une
action prépondérante, en sorte que l'animosité dont était animé
le nationalisme suédois pouvait légitimement trouver dans cet
état de choses des raisons politiques et à la fois des raisons de
sentiment pour s'exalter à nouveau. Cette orientation politique
n'était pas, du reste, étrangère à l'influence allemande qui
avait pris pied dans les pays Scandinaves et avait tout intérêt à
encourager cette animosité contre la Russie. La Suède, bien
qu'elle dut savoir, par les expériences de sa propre histoire,
qu'elle n'avait jamais eu d'ennemi plus dangereux que l'Alle-
magne, se trouvait ainsi amenée à conserver, sous les dehors
de la neutralité, de vives sympathies et une admiration pour
cette dernière. Il ne faut pas oublier, d'autre part, que la reine
est Badoise et que, par cette parenté, des relations intimes
s'étaient créées entre la Cour de Stockholm et celle de Berlin.
De plus, parmi le monde des affaires, un violent mécon-
tentement s'était élevé contre l'Angleterre qui, en maintenant
énergiquement le blocus, l'avait empêché de tirer tout le profit
qu'il avait espéré recueillir de la guerre à l'abri de la neu-
tralité.
Pour bien comprendre l'attitude de la Suède, il faut, en
outre, tenir compte de la situation politique intérieure que
nous ne pouvons exposer ici tout au long. Il suffit de rappeler
que, jusqu'en 191 1, la droite, qui l'emportait, s'appuyait entiè-
rement sur l'Allemagne; que le Cabinet de gauche de M, Staaff,
qui avait fondé en 1882 une société d'études, Verdandi, centre
l52 L'ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
du mouvement libéral, avait été renversé le k février 191 4 et
remplacé, au mépris des droits constitutionnels, par un minis-
tère de droite à la tête duquel était M. L. de Hammarskjôid,
qui resta au pouvoir jusqu'au 3o mars 191 7. Lorsque la guerre
éclata, à la suite d'une déclaration faite spontanément à Stock-
holm par les représentants de l'Entente, informant le Gouver-
nement suédois que les trois puissances qui y adhéraient res-
pecteraient l'intégrité de la Suède si elle restait neutre, l'Alle-
magne somma cette dernière d'intervenir. Peu après, le Gou-
vernement suédois ayant déclaré sa neutralité dans le conflit,
le Gouvernement de Berlin, sans s'engager lui-même, se con-
tentait de prendre acte de cette déclaration et, grâce aux com-
plaisances que le Cabinet de M. L. de Hammarskjôid montra
pour l'Allemagne, la neutralité de la Suède fut peut-être plus
utile à cette dernière qu'une intervention, en lui donnant des
facilités pour la conduite de la guerre sous-marine, en la ravi-
taillant aux dépens de la population Scandinave et en lui pro-
curant indirectement sur l'Atlantique le seul accès maritime
qu'elle pouvait utiliser, tout en isolant l'Europe occidentale de
la Russie, en même temps qu'elle assurait la sécurité des trans-
ports entre la péninsule Scandinave et l'Allemagne par la fer-
meture de la Baltique.
Bien que ce Cabinet ne représentât qu'une minorité et n'eût
pas par conséquent de véritable autorité, son chef, qui appar-
tenait à un parti opposé au maintien de la neutralité suédoise,
ne craignit pas de se présenter comme celui d'un Cabinet de
neutralité. Aussi, maintint-il une neutralité purement fictive.
Non seulement il montra de eoupables complaisances vis-à-vis
de l'Allemagne, mais loin de désavouer les étranges natio-
nalistes suédois (i), qui s'intitulent activistes {•?) et qui ne
répugnaient pas à demander à l'Allemagne une tradition et
une doctrine, il les introduisait dans les conseils de l'Etat,
Enfin, la question finlandaise servait de prétexte à ces derniers
pour soutenir ouvertement la politique de l'Allemagne, favori-
ser les manœuvres germaniques et, redoutant une paix russo-
allemande qui serait faite à leurs dépens, bien qu'ils ne pussent
se faire d'illusion sur le double jeu de l'Allemagne, après avoir
(i) Lucien Maury. Le nationalisme suédois et la guerre. Pari?, loiS-
(2) V. La politique étrangère de la Suède à la lumière de la guerre mondiah.
juin igi5, non signé.
SUEDE
l53
contribué à un rapprochement suédo-allemand, ils s'em-
ployaient si activement à préparer le soulèvement finlandais
qu'ils n'étaient point sans gêner l'action de cette dernière.
Dès le début, la presse avait réclamé à grands cris l'inter-
vention de la Suède dans le conflit mondial, aux côtés de
l'Allemagne; les journaux de droite avaient ensuite continué
d'exciter à la guerre et la prolongation de cette campagne, ses
efforts soutenus, permettaient de croire que si la ténacité des
agents allemands ne se lassait point, c'est qu'une partie de la
presse suédoise restait docile à leurs inspirations et qu'ils y
trouvaient des complaisances.
Plus tard, la Suède se prête à toutes les manœuvres paci-
fistes tentées par le Gouvernement allemand pour faire avorter
la guerre, qu'il avait espéré courte, et conclure la paix au plus
grand dommage des nations libres attaquées par l'Allemagne,
avant qu'une décision, qui ne pouvait qu'être à son désavan-
tage en se faisant attendre, soit intervenue.
Mais en octobre 191 7, à la suite des élections et aussi du
scandale produit par la découverte des dépêches du comte
Luxbourg, acheminées par l'intermédiaire de l'ambassade de
Suède au Gouvernement allemand, M. de Hammarskjôld se
trouvait dans l'obligation de quitter le pouvoir et un ministère
Eden, dans lequel trois socialistes entraient à côté de Branting,
qui avait eu à lutter contre les adversaires que l'Allemagne lui
suscitait dans son propre parti, revenait à une conception
plus saine de la neutralité suédoise et rendait d'autant plus
probable une modification de l'orientation politique suédoise
qu'une partie du peuple suédois n'avait point partagé les vues
du précédent Cabinet et ne les avait pas suivies. On sait,
d'autre part, que le prince héritier, qui est marié à une
Anglaise, fait montre de tendances très libérales.
Même après les défaites allemandes de juillet et août 1918,
une partie de la presse suédoise ne renonçait pas à sa première
attitude et renouvelait les manœuvres qu'elle avait déjà entre-
prises en faveur de l'Allemagne. Vers le milieu de septembre,
les deux principaux organes activistes suédois, VAftonblad et
les ]\yn Dagligt Allehanda, préconisaient énergiquement une
médiation neutre en faveur d'une paix de compromis. UAfton-
hlad nn craignait même pas de menacer le Cabinet de Stock-
holm s'il n'assumait pas, en la circonstance, le rôle d'intermé-
i54
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
diairc et soutenait qu'un Gouvernement neutre, en refusant de
prendre l'initiative de négociations pour la paix, donnait par
ce seul fait son appui à l'Entente contre l'AUemagne. Au mois
d'octobre 1918, des informations faisaient encore savoir que le
Gouvernement suédois continuait ses démarches en vue d'orga-
niser une conférence des neutres. En même temps qu'ils pour-
suivaient cette campagne, VAjftonblad et les Nya Dagligt Alle-
handa attaquaient très violemment tous les Alliés, en essayant
de semer la défiance parmi eux et de désagréger Le bloc de
l'Entente. VAftonblad accusait, par exemple, les Etats-Unis
d'être le véritable obstacle à la paix. Ce journal allait même
jusqu'à injurier le président Wilson, en sorte que le chargé
d'affaires des Etats-Unis devait appeler sur ce fait l'attention du
ministre de la Justice de Suède. Dans les Nya Dagligt Aile-
handa, M. Ernst Liljedahl prétendait que la France était com-
plètement menée par la Grande-Bretagne et que, sans elle, elle
aurait depuis longtemps signé la paix.
A la fm de septembre 1918, on mandait de Tien-Tsin à
Tokio que les Tchèques avaient arrêté la mission suédoise de
la Croix-Rouge à Irkoutsk, qu'ils soupçonnaient d'agir pour le
compte des intérêts allemands et de s'employer à remettre à
Pékin des fonds venant de Berlin (i).
Plus récemment, à la fin de décembre, lorsqu'on annonçait
l'expulsion de l'envoyé bolcheviste Vorovski, qui dirigeait en
Suède la propagande internationale, un radiotélégramme, lancé
par la station de Stockholm pour la légation de Suède à Petro-
grad et signé par le ministre suédois des Affaires étrangères,
faisait savoir qu'il n'était pas question de l'expulsion de
M. Vorovski,
A cette même date, le journal suédois Politiken, qui insérait
une lettre de Uitvinof aux Gouvernements alliés et à M, Wilson,
leur demandant, au nom du Gouvernement de Moscou, l'ou-
verture de négociations de paix, publiait, en même temps, une
interview du même personnage qui insistait pour que le Gou-
vernement suédois retirât son décret d'expulsion des représen-
tants du Gouvernement de Moscou, la Scandinavie étant la der-
nière porte ouverte par laquelle la Russie pouvait communi-
quer avec le reste du monde.
(i) Les Débats, 28 septembre 1918.
SUÈDE l55
Toutefois, les trois royaumes que constituaient les pays
Scandinaves sentaient la nécessité de se rapprocher et, devant
les événements actuels, de maintenir entre eux une étroite
collaboration. A la fin de novembre 191 7, pour la première
fois depuis la rupture de l'Union suédo-norvégienne, en 1905,
le roi de Suède Gustave rendait visite au roi Haakon, à Chris-
tiana, 011 il n'était pas revenu depuis qu'il était prince royal de
Suède et de Norvège, et y rencontrait le roi Christian X de
Danemark, frère du roi Haakon de Norvège. Le soir, au dîner
de gala qui avait lieu au palais, le mardi 26 novembre, le roi
Haakon disait, dans un toast, au roi Gustave :
Nous avons eu le bonheur de pouvoir nous tenir en dehors de la guerre.
Pour nos deux pays, une époque si sinistre n'a pas été sans influencer nos
relations mutuelles. Déjà, le 8 août 1914, nos gouvernements pouvaient
annoncer qu'en tout cas nous pouvions être sûrs qu'aucun de nous ne per-
mettrait qu'on se servît de lui contre l'autre.
Dans sa réponse au roi de Norvège, le roi Gustave, évoquant
le souvenir de leur ancêtre commun, le maréchal de France
Bernadotte, qui monta sur le trône de Suède sous le nom de
Charles XIV ou Charles-Jean, et qui devint également roi de
Norvège après la paix de Kiel, en i8i/i, et faisant allusion à sa
parenté avec le roi de Danemark, les rois Haakon et Christian
étant les fils de la reine douairière Louise de Danemark, fille
de Charles XV et veuve de Frédéric VHI, déclarait notamment,
en proposant une union nouvelle entre les trois royaumes :
Votre Majesté et le peuple norvégien comprendront sans doute les senti-
ments que j'éprouve en venant aujourd'hui dans ce pays, que cinq de mes
prédécesseurs, et moi-même en qualité de régent, avons gouverné pen-
dant l'espace de quatre-vingt-dix années. Je manquerais à la vérité envers
moi-même et envers l'Histoire si je disais que l'oubli a pu se faire déjà
fur les événements de igoô. La rupture de l'union fondée par Charles XIV
Jean, l'homme éminent dont Votre Majesté, aussi bien que moi-même, des-
cendons en droite ligne, a infligé à l'idée d'union dans notre presqu'île
Scandinave une blessure profonde, à la guérison de laquelle je souhaite vive-
ment pour ma part de pouvoir contribuer.
Voilà pourquoi, Sire, je suis venu, aujourd'hui, dans cette ville, afin de
dire à Votre Majesté et au peuple naguère uni au mien : a Formons une
union nouvelle, d'une espèce autre que l'ancienne, une union fondée sur la
i56 l'allemagne et le baltikum
compréhension mutuelle et la communauté de sentiments, et qui aura, je
me plais à l'espérer, un caractère de vitalité plus durable que celle qui
existait auparavant.
La première condition pour qu'il en soit ainsi sera surtout, dans ces
circonstances si difficiles au point de vue de la politique extérieure , de
nous tenir fidèlement côte à côte, pour sauvegarder et maintenir la neutralité
stricte et impartiale que les trois royaumes Scandinaves ont proclamée dans
la guerre actuelle.
Dans la présence de mon bon ami et parent, le roi Christian de Dane-
mark, je vois la preuve certaine et le gage assuré de l'adhésion et de l'appro-
bation qu'il donne à la conviction qui m'anime de la nécessité pour les pays
du Nord de se prêter un mutuel appui.
Chacune de nos trois nations est petite par elle-même, mais ensemble
nous constituons une force avec laquelle il faut compter lorsqu'il s'agit de
U sauvegarde et du maintien de notre indépendance, et de notre droit à
disposer librement de nos destinées. Tendons-nous donc mutuellement la
main en témoignage de notre ferme volonté de travailler dans cet esprit
pour le bonheur et la prospérité de nos trois peuples.
Au cours de cette réunion des trois souverains Scandinaves
dans la capitale norvégienne, les gouvernements se mirent
d'accord pour que les relations de sympathie et de confiance
qui existaient entre les trois royaumes, quelles que soient les
formes qu'elles devaient prendre par la suite, fussent mainte-
nues conformément aux déclarations faites antérieurement et
à la politique suivie jusqu'à présent. Les trois royaumes expri-
maient leur ferme intention de faire tous leurs efforts pour
maintenir chacun leur neutralité vis-à-vis de toutes les puis-
sances belligérantes et le désir que des représentants spéciaux
étudiassent les moyens à mettre en œuvre afin qu'au cours
des difficultés actuelles, les trois pays se prêtent une mutuelle
assistance en se fournissant réciproquement les marchandises
dont ils avaient besoin et que leurs échanges pussent s'opérer
plus facilement et d'une manière plus active. On examina
même la possibilité d'introduire dans la législation de chacun
des trois pays une disposition accordant certaines facilités pour
les citoyens des deux autres. Cependant, la question de la neu-
tralité à laquelle les gouvernements de ces pays semblaient
persister à s'attacher, alors que la notion de neutralité violée
par l'Allemagne était de plus en plus rendue précaire par les
événements et n'était plus soutenable vis-à-vis de l'Allemagne,
retenait leurs préoccupations et ils se mettaient d'accord pour
continuer les travaifx préparatoires entrepris en vue de la sau-
SUÈDE 167
vegarde des soi-disant intérêts communs des Etats neutres, au
moment où la guerre cesserait et après le rétablissement de la
paix.
Au milieu de septembre 191 8, une nouvelle rencontre avait
lieu entre les trois souverains Scandinaves. La visite du roi de
Norvège au roi de Suède, qui venait aussi pour la première
fois à Stockholm depuis la séparation des deux royaumes, don-
nait lieu à de grandes manifestations de solidarité entre les
deux peuples comme entre leurs souverains. Le roi Haakon
visitait la capitale suédoise et le roi Gustave, avec une haute
compréhension politique des intérêts des deux Etats Scandi-
naves dans la situation actuelle, donnait à cette rencontre un
caractère de solennité en même temps que de sympathie qui
ne pouvait avoir qu'une influence des plus heureuses sur l'ave-
nir des relations des deux pays.
Au dîner offert au roi Haakon, le lundi 16 septembre, à
Stockholm, le roi de Suède, dans le discours qu'il adressait au
roi de Norvège, n'omettait point, après avoir rappelé les bonnes
relations de leurs peuples, de faire allusion aux liens qui les
unissaient également aux Danois, et déclarait :
La visite de Votre Majesté est une nouvelle preuve et un gage nouveau
du fait que notre commun désir d'établir entre nos deux peuples de bonnes
et amicales relations s'est réalisé à l'avantage et pour le bien tant de notre
pvays que de celui de la nation danoise, qui nous tient de si près. En
demeurant unis, en nous prêtant un mutuel appui, en nous attachant à
nous comprendre les uns les autres, nous traverserons plus aisément les
temps difficiles que nous vivons et ceux non moins difficiles peut-être qui
viendront. J'ai le ferme espoir qu'entre les peuples du Nord les liens se
resserreront de plus en plus et que nous constituerons ainsi un bienfait pour
nos peuples et nos pays.
Aux vœux exprimés par le roi Gustave, le roi de Norvège
répondait en des termes qui témoignaient de l'accord des deux
nations Scandinaves :
Je suis venu ici renouveler, au nom du peuple norvégien, l'expression de
sa gratitude pour la visite que Votre Majesté fit à la Norvège l'année der-
nière, une gratitude profondément ressentie par tous les Norvégiens. La
main que le roi de Suède a tendue alors au peuple norvégien fut acceptée
avec une unanimité qui distingue une nation libre et avec l'espoir justifié
d'une bonne entente mutuelle dans l'avenir. Je ne puis m 'empêcher, en ce
moment, de rendre hommage à la mémoire de l'homme qui, au milieu de
i58
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
circonstances difficiles, a fait preuve d'une magnanimité et d'une prudence
qui permirent à nos deux peuples de continuer à vivre en paix dans la
péninsule, et au cours de l'œuvre de développement de nos deux nations
profondément civilisées, accomplit son vœu admirable pour la prospérité
des deux peuples frères. L'Histoire conservera, en conséquence, avec une
gratitude vénérée, le nom du roi Oscar.
Je crois que les bonnes relations qui ont prévalu pendant les années de
guerre entre nos deux peuples, continueront pour le plus grand bien et le
bonheur de nos deux peuples.
Nous pouvons donc envisager l'avenir avec confiance, tout en conservant
notre neutralité au milieu de la guerre qui a mis en jeu la prospciité de
tant des plus grandes nations, mais que les peuples Scandinaves ont été à
même d'éviter jusqu'ici.
La signification de cette visite, intéressant la coopération des
deux peuples de la péninsule Scandinave, se trouvait accrue
du fait que les deux rois qui venaient de se rencontrer à
Stockholm se rendaient ensuite à Copenhague auprès du roi
Christian X, bien qu'on assurât que cette entrevue des souve-
rains, qui succédait à la réunion de la conférence interparle-
mentaire Scandinave, n'aurait point de signification politique,
ayant un caractère purement privé et qu'aucun membre des
trois gouvernements n'y assisterait.
Le 25 septembre, le roi Haakon arrivait à Sorgenfri, rési-
dence d'été de la famille royale danoise et, le ?p,, le roi
Gustave, qui était venu à bord du cuirassé Sverige, se rendait
au château d'Amalienborg, résidence royale de Copenhague.
Un lunch y réunissait, le jour même, les trois souverains et,
le soir, un dîner de gala y était donné en leur honneur.
Malgré les anciennes rivalités des Suédois et des Danois, qui
se disputèrent autrefois le commerce et la domination de la Bal-
tique, leurs peuples frères semblaient comprendre la nécessité
de faire bloc devant les prétentions désordonnées du pangerma-
nisme, maintenant que le danger du slavismc ne leur appa-
raissait plus si menaçant, et quelle que soit la situation difficile
du Danemark vis-à-vis de l'Allemagne.
On peut se* demander ce que la Suède, plus particulièrement,
qui devait se rappeler que Frédéric II préparait le démembre-
ment de ses territoires en même temps que ceux de la Pologne,
pensait du nouvel état de choses créé dans la Baltique et de la
situation que rAllemagne s'y était faite par les traités de Brest-
IJtowsk, par les conventions supplémentaires d'août 1918 rela-
SUEDE loy
tives aux provinces baltiques et par son intervention en Fin-
lande. Il est probable qu'elle devait voir sans satisfaction et non
sans inquiétude, par l'assession d'un prince allemand au trône
de Finlande, ce pays qui avait été si longtemps uni au sien et
pensait recouvrer son indépendance, entrer sous la domination
allemande et la Baltique devenir, dans sa plus grande partie,
un lac allemand. Il est certain que les peuples Scandinaves et
ceux des provinces baltiques s'en préoccupaient et le National
Tidende rapportait, dans la première semaine de septembre,
que la Commission interparlemcntaire Scandinave avait reçu la
délégation estonienne de Copenhague pour une communica-
tion confidentielle qui ne pouvait qu'avoir trait à la question
de la Baltique.
A l'occasion des événements actuels, il n'est peut-être pas
inutile de rappeler un des moments les plus décisifs de l'his-
toire des pays Scandinaves. Gustave-Adolphe, roi de Suède, à
laquelle Gustave Wasa avait imposé le protestantisme, après
s'être dressé contre la Pologne catholique et avoir pris pied dans
le Nord de l'Europe, bien qu'il ait vu les princes luthériens
d'Allemagne lui offrir d'entrer dans leur union, oubliant l'an-
cienne rivalité de la Suède et du Danemark, et soupçonnant
l'ambition de la Maison de Brandebourg, encore obscure, fai-
sait la paix avec la Pologne et, grâce à la diplomatie de Riche-
lieu, qui avait à se défendre contre la Maison d'Autriche, entrait
en lutte contre l'Empire, en entraînant avec lui le Danemark,
les villes de la Hanse, les villes impériales et plusieurs princes
d'Allemagne, On sait que Gustave-Adolphe et son armée,
débarqués à Pecnemunde, le i6 juillet i63o, après la cam-
pagne de i63i, se trouvait maître, avec ses alliés, de toute
l'Allemagne, — et on se souvient qu'aux envoyés de Francfort-
sur-le-Mcin, qui venaient parlementer, il avait répondu ces
paroles, qui montrent quel traitement demandait déjà l'Alle-
magne : (( Je voudrais pouvoir vous épargner, mais l'Alle-
magne est un malade qui ne peut être guéri que par de violents
remèdes ».
Par ces précédents historiques qui sont présents à toutes les
mémoires, se trouve précisé le rôle que les Scandinaves peuvent
être appelés à jouer dans la question de la Baltique, sans
oublier celui qu'ils peuvent par cela même avoir dans celle de
la Pologne, comme nous l'avons vu précédemment. Se souve-
i6o l'allemagne et le baltikum
nant de leur propre histoire et des vues de leurs grands
hommes d'Etat, on voit dans quels sens et avec quel poids,
bien qu'ils aient cru devoir conserver leur neutralité, ils pour-
raient du moins intervenir dans les décisions qui régleront les
questions des provinces baltiques et de la Pologne, et auxquelles
ils ne sauraient rester indifférents.
FINLANDE l6l
VI
FINLANDE
Les ambitions allemandes ne s'arrêtaient pas à la Courlande
et à l'Estonie, et visaient également la Finlande. L'Allemagne
profitait de la défection russe et du démembrement consécutif
au mouvement bolcheviste pour prendre pied en Finlande,
principalement par l'intermédiaire de l'élément finnois dont
elle encourageait les revendications et ainsi cherchait à sous-
traire l'ancien duché suédois aux influences Scandinaves qui
y avaient toujours subsisté, afin de pouvoir, après s'être rendu
maître de la partie méridionale de la Baltique, intervenir dans
sa partie septentrionale et faire de cette mer un lac allemand.
A la faveur des événements actuels, l'élément finnois se
prêtait à la pénétration de l'influence allemande, s'il ne s'em-
ployait pas à la faciliter aux dépens de l'influence suédoise qui,
jusqu'alors, était dominante, car il estimait de cette façon la
refouler à son plus grand profit, sans se rendre compte qu'en
menant ce jeu l'influence finnoise comme l'influence suédoise
risquaient fort d'être complètement absorbées par celle de
l'Allemagne. La Finlande, sur une population de près de quatre
millions d'habitants, compte, en effet, trois millions de Finnois
et environ /ioo.ooo Suédois, qui constituaient l'élément cultivé
de la population et y jouaient un rôle prépondérant. En 1862,
un décret interdisait de publier des livres en finnois, excepté
les livres religieux, et jusqu'en 1886 le suédois demeura la
langue officielle. A la suite d'un mouvement contre cet état de
choses, auquel du reste l'élément suédois donnait son appro-
bation, en sorte qu'il conservait la majorité dans le Gouver-
nement finlandais, une situation égale était faite aux deux
langues. Les fonctionnaires devaient connaître le finnois et le
suédois, et tout acte officiel devait être rédigé dans la langue
de celui qui en faisait la demande, mesures qui sont encore
aujourd'hui en vigueur. Cette lutte entre les deux éléments de
la population s'apaise pendant l'oppression russe en ipoB. Lors
do la transformation du Parlement en une seule Chambre,
102 L'ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
l'élément suédois perdait sa prépondérance politique, alors
que dans l'ancienne il avait la majorité dans deux Etats sur
quatre.
Toutefois, l'Allemagne avait déjà pris pied commercialement
et moralement en Finlande, mais on ne peut pas dire que, jus-
qu'alors, son emprise s'étendait véritablement sur ce pays et
que son influence y prédominait. Certains éléments finlandais
paraissaient même s'en défendre.
Avant la guerre, plus de ko % de l'importation finlandaise
était, en effet, de provenance allemande, et parmi les publi-
cations de l'Université d'Helsingfors, 67 étaient publiées en
langue finnoise, 52 en suédois, 27 en langues diverses et 122
en allemand. Il serait cependant inexact de conclure de ces
chiffres à une ingérence anticipée de l'Allemagne et de conclure
immédiatement à une sujétion allemande. Si l'importation
allemande était si considérable, c'est qu'une ligne directe de
navigation entre l'Allemagne et Helsingfors permettait aux
Finlandais de se procurer très rapidement, par colis postaux,
les objets dont ils avaient besoin et qu'ils n'auraient pu obte-
nir que plus difficilement et au bout d'un temps beaucoup plus
long en s'adressant à d'autres pays d'Europe. Au reste, une
ligne directe est actuellement à l'étude entre la Finlande, les
provinces baltiques et plusieurs pays de l'Europe occidentale,
parmi lesquels figure la France, pour concurrencer l'Allema-
gne sur le marché de ces régions. Quant au chiffre des publi-
cations faites en allemand, il faut savoir que le finnois ne
permettant pas aux étudiants finlandais de prendre contact
avec la science ou la littérature européenne, auxquelles cette
langue est étrangère, ou d'y faire connaître leurs travaux, et le
suédois, pour la même raison, ne leur ouvrant que les pays
Scandinaves, la jeunesse universitaire se portait vers l'étude de
la langue allemande qui était plus répandue et s'efforçait de
publier ses thèses dans cette dernière, afin de rendre plus facile
leur diffusion dans les principaux pays de culture européenne,
d'y prendre position et d'accéder ainsi au mouvement général
des idées. Maintenant cela ne veut pas dire que le prestige de
la science allemande, qu'ici même certains n'ont pas craint
d'accréditer, n'ait été pour rien dans ce choix. Mais conclure
de ce fait à une véritable influence allemande, ce serait peut-
être accorder à cette dernière une force qu'elle n'avait pas
FINLANDE l63
encore prise dans ce pays, et s'il est certain que ces disposi-
tions et celles tenant aux rapports géographiques étaient favo-
rables à son extension, il faut bien dire que là comme ailleurs,
et dans des pays bien plus grands, rien n'était fait pour la
contrebalancer, qu'elle ne s'y heurtait à aucun courant con-
traire et que, pour notre part, nous n'avons rien tenté pour
l'entraver.
Il est vrai également qu'au début de la guerre une légion
d'environ 3.ooo hommes, comprenant des volontaires finlan-
dais et des ouvriers travaillant en Suède et en Norvège, se for-
mait et se rendait en Allemagne pour se joindre aux armées
impériales. Mais il faut savoir que la décision de ces volontaires
semble avant tout avoir été déterminée par la haine enracinée
dans ce pays, comme dans les autres provinces baltiques,
contre le régime d'oppression tsariste. et nous avons déjà
montré quelle était la force de ce sentiment. En combattant à
côté de l'Allemagne contre la Russie, ces volontaires pensaient
combattre contre le régime russe et croyaient, par une singu-
lière méprise, que c'était lutter pour leur indépendance. Peut-
être aussi étaient-ils convaincus que l'Allemagne était seule
capable de libérer la Finlande, partageant en cela, avec beau-
coup d'autres, les illusions que l'Allemagne avait su donner
par le prestige de son organisation militaire et l'activité de ses
agents, et qu'elle encourageait ensuite par de fallacieuses pro-
messes. Ce raisonnement simpliste, dont ils ont pu depuis
juger la fausseté semble malheureusement être celui qui a
déterminé leur erreur.
Au mois de mars 191 7, on apprenait que le prétendu baron
Rautenfels, l'agent allemand qui, profitant de l'office de cour-
rier impérial dont il était chargé pour transporter des explosifs
en Norvège, avait été expulsé de Christiania, en compagnie de
deux Finlandais, à la suite de la découverte de bombes placées
dans la valise diplomatique, et qui était en réalité un officier
allemand du nom de Lerich, avait été envoyé d'Allemagne en
Finlande. Il était arrivé à Stockholm en novembre 1916 et,
depuis, y avait habité, faisant de fréquents voyages à Hapa-
randa, Berlin, Copenhague et Christiania, recevant un volu-
mineux courrier et particulièrement de nombreuses visites de
voyageurs venant de Finlande, 011 il avait vécu plusieurs
années. Sa mission semblait être d'agir sur l'opinion finlan-
l64 l' ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
daise au profit de l'Allemagne, en l'excitant contre les Etats
Scandinaves, si on en juge par le ton provocant adopté alors
par certains journaux finlandais à l'égard de la Suède et de la
Norvège.
D'après l'enquête menée en Norvège, l'organisation terro-
riste établie par les Allemands pour entraver les communica-
tions avec les pays alliés et dont les ramifications s'étendaient
sur toute la Scandinavie, était montée avec le concours de
Finlandais et particulièrement de Finnois. Deux de ces sujets
finlandais appartenant à la bande de dynamiteurs chargée
d'opérer en Norvège pour le compte de l'Allemagne, étaient,
d'après le Tidenens Tegn, arrêtés, au milieu de 191 7, à Kirke-
naes, le grand établissement industriel créé à l'extrémité nord-
est de la Norvège, sur les bords de l'océan Glacial, à quelques
kilomètres de la frontière russe. Après s'être d'abord occupés
en Finlande de recruter des adhérents, ils avaient, en décem-
bre 191 6, apporté huit bombes à Vardœ, le port norvégien
situé à l'est du cap Nord, en relations fréquentes avec Kola et
Arkhangel, afin de faire sauter des navires à destination de la
Russie. L'entreprise ayant échoué, ces deux individus avaient
été renvoyés à Kirkenaes, pour tenter un nouveau coup dans
ces parages et, suivant toute vraisemblance, contre le chemin
de fer de Kola.
Enfin, M™^ Kolontaï, léniniste, qui siège parmi les membres
du Comité exécutif, serait d'origine finnoise.
On disait, d'autre part, que des agents allemands travaillaient
activement à mettre le Gouvernement finlandais dans la main
de celui de Berlin et à le détacher de la Russie, afin de faire
échec, dans ce pays, à la République russe, en la menaçant
même d'un soulèvement si l'Allemagne n'obtenait pas les avan-
tages qu'elle désirait. Il paraît en tous cas probable qu'il y eut
des conversations avec un groupe finlandais habitant Stock-
holm qui entreprit, prétendent les Finlandais, de négocier sans
mandat et sans appui, mais dont les événements n'ont fait
malheureusement que favoriser les plans.
♦
* *
Quel que soit l'étonnement qu'on éprouve devant la poli-
tique suivie par la Finlande, la situation qui lui était faite dans
FINLAXDE l65
l'Empire russe, et dont elle avait souffert, permet cependant de
comprendre comment elle se trouvait préparée à adopter la
voie où elle s'est engagée. On voit comment, au moment où
l'Allemagne, enivrée par ses succès orientaux, après avoir dis-
socié la Russie en se servant des Bolcheviki et, conformément
à ses procédés, cherchait à créer une menace pour tous les Etats
Scandinaves, bien qu'elle ne tînt cependant pas à se brouiller
avec eux et qu'elle essayât de les attirer dans sa sphère d'in-
fluence, la Finlande pouvait profiter de certaines circonstances
pour accepter un rapprochement avec cette dernière, qu'elle
croyait seule capable de lui assurer l'indépendance, en tendant
à l'isoler de la Suède tout en la libérant du joug russe.
La Finlande avait, en effet, beaucoup à se plaindre de la
Russie. Après la guerre russo-suédoise de 1808-1809, à la fin
de laquelle Napoléon fait don à Alexandre P' de la Finlande
envahie par ses armées, cette dernière est arrachée à la Suède
qui l'avait conquise aux xn® et xm" siècles et qui, depuis le xiv",
participait par ses représentants à la législation et à l'élection
du roi dans le royaume de Suède. Les Finlandais, qui étaient
liés par toute leur histoire aux Suédois et par l'intermédiaire
desquels ils avaient été mis en contact avec la civilisation
occidentale, ne pouvaient accepter d'être aussi brusquement
rattachés aux Russes, dont la langue était étrangère aussi bien
aux éléments finnois qu'aux éléments suédois de la Finlande,
et passer brutalement du régime constitutionnel de la Suède
sous l'autocratie de la Russie. Sans doute, Alexandre I*' procla-
mait, le i5 mars 1809, une sorte de charte fondamentale de
l'autonomie finlandaise et ouvrait la Diète, à Borga, en décla-
rant, conformément à ses engagements antérieurs, qu'il enten-
dait conserver (( les lois et la constitution du pays, les droits et
privilèges de tous les Etats, en général, et de chaque citoyen,
en particulier »; mais ce manifeste n'était qu'un prograniime
et le régime qu'il préconisait ne devait être introduit qu'en
1910. Ses successeurs, Nicolas V"", Alexandre II et Alexandre III,
prenaient soin de donner les mêmes assurances aux Finlandais.
Mais Nicolas II, par le manifeste impérial du i5 février 1899,
prétendait introduire une distinction dans les questions légis-
latives entre celles touchant la Finlande et celles intéressant
l'empire, dont il se réservait l'appréciation, et ainsi portait
atteinte à la Constitution finlandaise. La Diète était déchue de
i66 l'allemagne et le baltikum
son rang d'assemblée délibérative et n'avait plus que voix con-
sultative, en sorte que toute la législation finlandaise dépendait
du pouvoir autocratique du tsar et devenait soumise à la
bureaucratie russe. Malgré les protestations des Finlandais,-
Nicolas II refusait de recevoir leurs délégués; une adresse,
dont l'initiative avait été prise par des personnalités françaises
et qui lui avait été présentée par une députation internationale,
n'obtenait pas un meilleur accueil. L'assassinat du gouverneur
général Bobrikoff révélait le mécontentement profond produit
par ces mesures et de nouvelles dispositions étaient prises le
/i novembre 1905, qui rétablissaient en Finlande l'ancien état
de choses. La Diète finlandaise dotait de suite le pays d'une
représentation populaire, avec une Chambre unique, les droits
de vote et d'éligibilité étant égaux pour tous les citoyens et
citoyennes, et se hâtait d'accomplir des réformes politiques et
sociales dans un sens démocratique. Mais les éléments réaction-
naires hostiles à la Finlande reprenaient peu à peu leur
influence. Le 5 mai 1908, Stolypine demandait à la Douma
son concours pour « soutenir contre la Finlande les droits
historiques de souveraineté de la Russie » et, par la publication
des règlements du 20 mai 1908, rouvrait le conflit politique
russo-finlandais. Le 2 juin 1908, Nicolas II sanctionnait un
décret attribuant au Conseil des ministres russe le contrôle
suprême de la législation et de l'administration qui dépendaient
directement du souverain. Le 3o juin 19 10, la loi dite de légis-
lation d'Empire, votée par la Douma malgré les protestations
de l'opposition qui quitta la salle des séances, reprenant les
principes du manifeste de 1899, étendait au grand-duché de
Finlande les lois et ordonnances de la Russie, et ruinait l'effet
des précédentes mesures en reportant aux organes législatifs
russes toute autorité dans les questions finlandaises. De plus,
l'appui donné aux Finlandais par les libéraux et les socialistes
russes n'était pas sans nuire à leur cause auprès du gouverne-
ment du Tsar. On put croire, un moment, à la suite des décla-
rations des Gouvernements de l'Entente visant le droit et la
liberté des petites nations, que la guerre amènerait la cessation
du régime d'oppression et de russification, et, après la procla-
mation du grand-duc Nicolas aux Polonais, on s'attendit à
une manifestation analogue en faveur de la Finlande. Mais, dès
le mois de septembre 191/j, le général Seyn recevait les mêmes
FINLANDE 167
pouvoirs illimités que Bobrikoff et le peuple finlandais, irrité
par les mesures que ce dernier avait prises, accueillait avec
satisfaction le manifeste du 20 mars 1917, par lequel le Gou-
vernement provisoire russe, issu de la révolution, établissait
en Finlande l'ordre légal existant avant 1899, Il était dit dans
cette proclamation : « Par acte gouvernemental, nous assurons
solennellement l'inviolabilité du droit d'autonomie intérieur
au développement national et à l'usage de ses propres langues,
droit qui, conformément à la Constitution, revient au peuple
de Finlande. Nous exprimons, en outre, le ferme espoir que le
respect des lois unira désormais la Russie et la Finlande dans
une amitié réciproque, et cela pour le bonheur des peuples
libres de Russie et de Finlande ».
Toutefois, Kerensky, arguant que la Constituante avait seule
le droit de transférer les droits appartenant au souverain de la
Finlande au gouvernement du pays, refusait pendant plusieurs
mois de ratifier ces promesses et de donner satisfaction aux
revendications finlandaises. Enfin, le Gouvernement provisoire
se décidait à soumettre à l'examen de la Diète un projet de
loi, mais ce projet, tout en comportant une certaine extension
des droits de la Finlande, réservait au Gouvernement russe la
décision en dernier ressort dans toutes les questions extérieures,
diplomatiques et militaires qui l'intéressaient.
Le 18 juillet 191 7, à l'instigation des soldats russes du Soviet
de Petrograd, cantonnés à Helsingfors, la majorité socialiste à
la Diète de Finlande votait, par 166 voix contre 55, un projet
de loi relatif à la constitution du pouvoir en Finlande, qui,
sauf une restriction insérée en ce qui concernait la question
de la politique extérieure et d'ordre militaire, et une autre
stipulation peu claire, proclamait en fait l'indépendance de la
Finlande et attribuait à la Diète, au moins en ce qui concernait
les affaires intérieures du pays, des pouvoirs législatifs et admi-
nistratifs souverains.
D'après ce vote, la Diète nommait le pouvoir exécutif en
Finlande. Il était temporairement remis au Sénat, qui consti-
tuait le pouvoir exécutif et gouvernemental en Finlande, et
dont les membres étaient désignés et renvoyés par la Diète.
Tous les droits anciens que l'Empereur tenait de la Constitu-
tion finlandaise en sa qualité de grand-duc de Finlande et que
le Gouvernement provisoire» russe n'allait pas tarder à reven-
i68
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
diquer, passaient à la Diète, et les partis démocrate et activiste,
dont les sympathies allaient très nettement vers l'Allemagne,
passaient pour s'être déjà entendus en secret sur tout ce qui
avait trait au poste et aux fonctions de gouverneur russe en
Finlande. Mais le projet contenant cette stipulation et voté par
une majorité qui restait discutée, ne devait jamais être appli-
qué.
Le soir du 19 juillet, à la première séance que tint la Diète
de la Finlande autonome, le vice-président du Sénat, M. Tokoï,
socialiste, déclarait à la Diète, en son nom et au nom de ses
collègues, qu'en présence des nouvelles conditions politiques,
les membres du gouvernement résignaient leurs fonctions et
mettaient leurs postes à la disposition de la Diète. Mais celle-ci,
sur la proposition de M. Ayroll, chef de la fraction socialiste
démocrate, priait les membres du gouvernement de rester au
pouvoir jusqu'à l'organisation par la Diète d'une nouvelle
administration du pays.
Le 20 juillet avait lieu la proclamation de l'indépendance de
la Finlande.
Devant cette situation, le Gouvernement provisoire russe, au
début d'août 191 7, répondait à ce vote par la dissolution de la
Diète de Finlande et, en vue de la promulgation de cette
mesure, communication en était donnée aux Finlandais d'Hel-
singfors par le gouverneur général, qui prenait soin de faire
ressortir que le gouvernement, après avoir épuisé tous les
moyens pour arriver à un accord et ne voulant pas employer la
force, croyait devoir faire appel au peuple finlandais en recou-
rant à de nouvelles élections.
Dans une réunion commune tenue par le Soviet et les comi-
tés navals et régimentaires, en présence du gouverneur géné-
ral, du commandant de la flotte, du vice-président du Sénat,
M. Tokoï, et du leader des socialistes démocrates finnois,
M. Suttenen, après de vifs débats, des résolutions étaient votées
affirmant que :
I ° Tous les citoyens russes doivent obéir aux ordres du Gou-
vernement provisoire, qui est l'organe légitime de la démocra-
tie révolutionnaire russe;
2° La démocratie finlandaise a commis une erreur en procla-
mant son autonomie sans accord préalable avec la démocratie
russe;
FINLANDE 169
3° La seule issue à la situation serait une commission mixte
comprenant en nombre égal des représentants des démocraties
russe et finnoise pour le règlement du conflit.
Le Sénat, siégeant sous la présidence du gouverneur général,
décidait de promulguer, à la majorité de 7 voix contre 6 socia-
listes, le manifeste du Gouvernement provisoire avisant la
population de la dissolution de la Diète et chargeant le Sénat
de la faire publier. Cette décision était communiquée à la
Diète et le président socialiste, sans donner lecture de ce mani-
feste, déclarait que les travaux de la Diète étaient suspendus
jusqu'à nouvel ordre.
Ce manifeste était conçu dans les termes suivants :
Le Gouvernement provisoire a reçu l'adresse de la Diète de Finlande, datée
du 25 juillet, ainsi que le texte des résolutions prises par elle de son
propre chef, relativement à l'exercice du pouvoir suprême en Finlande.
Selon la Constitution, la Finlande jouit de l'autonomie intérieure exclusi-
vement dans les limites des rapports juridiques établis entre elle et la
Russie, dont le principe fondamental a consisté toujours dans la commu-
nauté d'une personne investie du pouvoir gouvernemental suprême. A la
suite de l'abdication du dernier empereur, toute la plénitude du pouvoir
lui appartenant, y compris les droits du grand-duc de Finlande, ont pu
passer uniquement au Gouvernement provisoire investi par le peuple russe
du pouvoir suprême, sinon les droits du grand-duc devraient être considérés
comme lui appartenant jusqu'à ce jour.
Le Gouvernement provisoire, qui a prêté publiquement serment de sauve-
garder les droits du peuple à la puissance russe, ne peut pas renoncer à ses
droits jusqu'à l'Assemblée constituante. Continuant à considérer comme son
devoir et l'objet de ses soucis de sauvegarder le développement des droits de
l'autonomie intérieure de la Finlande, conformément au manifeste publié
par lui le 20 mars 191 7, le Gouvernement provisoire, en même temps, ne
peut pas reconnaître à la Diète finlandaise le droit, de son propre chef, de
préjuger la volonté future de l'Assemblée constituante russe et d'annuler le
mandat du pouvoir russe dans les questions de législation et d'administration
de la Finlande.
Néanmoins, les décisions prises par la Diète modifient dans leur essence
même les rapports juridiques réciproques de la Russie et de la Finlande, et
portent atteinte à la base de la Constitution finlandaise en vigueur.
Que le peuple finlandais lui-même escompte donc son sort. Celui-ci ne
peut se décider que d'un commun accord avec le peuple russe.
Ayant ordonné, par conséquent, de procéder à de nouvelles élections dans
]e délai le plus rapproché, le i" et le 2 octobre 1917, le Gouvernement
provisoire a jugé bon de dissoudre la Diète, convoquée par lui le 4 avril
191 7, et de fixer la convocation de la nouvelle Diète au plus tard au
ï*' novembre 19 17.
Par conséquent, toutes les personnes qui seront élues en qualité de députés
1 70 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
de la Diète, devront arriver à Helsingfors un jour qui sera fixé spécialement,
afin d'y exercer leurs obligations, conformément au statut de la Diète.
Lors de l'ouverture de la Diète, celle-ci sera saisie par le gouvernement,
conformément aux lois en vigueur, d'un projet de loi relatif au règlement
des affaires intérieures de la Finlande.
La majorité socialiste, se refusant toutefois à considérer la
Diète comme dissoute, et les partis d'opposition manifestant
même l'intention de poursuivre la session interrompue dans
une autre ville finlandaise, le Gouvernement provisoire
envoyait à Helsingfors un régiment de cosaques et d'auto-
mitrailleuses. Des assemblées populaires adressaient à la Diète
des vœux lui demandant de ne pas se considérer comme dis-
soute et de se réunir dans une autre ville.
Le 29 août 191 7, une centaine de députés socialistes, ou
appartenant à d'autres fractions de la Diète, tentaient de péné-
trer dans la salle des séances, mais des troupes y avaient été
envoyées et une sentinelle les empêchait d'y arriver. M. Man-
ner, président de la Diète, protestait contre ces mesures auprès
du gouverneur général, qui portait cette protestation à la con-
naissance du Gouvernement provisoire.
Les socialistes, disent leurs adversaires, auraient voulu pro-
fiter de la majorité éphémère que rabstention des partis bour-
geois aux élections de 191 6 leur avait procurée pour faire passer
en Finlande une nouvelle Constitution, et conformément à la
tactique des luttes politiques et à l'attitude habituelle des partis,
ils les accusaient d'avoir essayé de le faire au profit du mouve-
ment révolutionnaire russe qu'ils avaient tendance à opposer à
l'ordre allemand alors que l'Allemagne s'employait à le déchaî-
ner et bien que sa menace ne se fut point encore fait nettement
sentir. D'autre part, la dissolution décidée par le Gouvernement
russe, et que les socialistes n'acceptaient pas, aurait, d'après
leurs adversaires, été approuvée par la majorité de la popula-
tion du pays. Les nouvelles élections donnaient la majorité aux
partis bourgeois, constitués par le parti national suédois, le
parti jeune-finnois et vieux-finnois, et le parti agraire composé
de petits propriétaires fonciers.
Dans la résolution votée au congrès socialiste finlandais qui
se tenait au mois de septembre 1917, les socialistes finlandais
déclaraient, en ce qui concerne les relations entre la Finlande
et la Russie, que la population finlandaise n'éprouvait aucune
FINLANDE I 7 I
aversion pour le peuple russe; ils affirmaient que la Finlande,
république indépendante, demandait seulement à vivre libre-
ment à côté d'une Russie libre, qu'elle ne voulait même pas
essayer de s'en isoler économiquement et que, ne jugeant pas
utile d'entretenir une armée permanente, il serait injuste que
la Russie revendiquât le droit d'entretenir des garnisons dans
les territoires finlandais. 11 était dit dans ce document :
Les relations entre les deux pays doivent être réglementées à l'amiable et
en tenant compte des intérêts réciproques. Cependant, nous ne pouvons
pas laisser au Gouvernement russe la faculté de dissoudre la Diète finlandaise,
ni celle d'en contrôler les travaux. Nos représentants doivent avoir le droit
de disposer librement des finances du pays, de lever des impôts, d'organiser
les douanes, car il serait inadmissible que nos ressources financières fussent
exploitées au profit du capitalisme russe au lieu d'être utilisées pour favoriser
le développement du peuple finlandais.
Pour la même raison, c'est à notre gouvernement que doit appartenir
exclusivement la nomination des fonctionnaires, et c'est notre Parlement
qui doit édicter les réformes indispensables à l'amélioration matérielle et
morale de la situation de la classe ouvrière.
En un mot, la social-démocratie finlandaise ne veut pas que le pays soit
en tutelle et revendique, dans sa plénitude, l'indépendance politique.
Le i*' novembre 191 7, la nouvelle Diète se réunissait et le
Gouvernement russe lui soumettait un projet de loi concernant
les relations entre la Finlande et la Russie, élaboré par le
Gouvernement finlandais, qui lui accordait une autonomie
complète pour ses affaires intérieures, tout en réservant la
compétence du Gouvernement russe pour les affaires exté-
rieures. Mais survint le renversement du Gouvernement provi-
soire russe par les Maximalistes. Alors, en face de l'extension
prise par le mouvement bolcheviste, qui devenait menaçant,
devant le mécontentement soulevé par les excès commis par les
troupes russes cantonnées sur le territoire finlandais et qui y
avaient établi un véritable régime de terreur par suite du man-
que d'énergie des autorités russes, la Finlande se trouvant sans
organe tutélaire du pouvoir suprême après le renversement du
gouvernement légal en Russie, l'indépendance de la Républi-
que finlandaise était proclamée, le 5 décembre, devant la Diète
•par le président du u Sénat », c'est-à-dire par le chef du gou-
vernement établi à Helsingfors. La Diète proposait de déléguer
le gouvernement à un Directoire composé de trois membres, ce
qui ne fut point réalisé et, comme nous allons le voir, celle-ci
172 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
se retournait contre le Gouvernement des Bolcheviki et la Fin-
lande se séparait de la Russie.
Déjà, avant la révolution, les activistes suédois et finlandais,
qui entretenaient des relations avec l'Allemagne en vue d'un
débarquement allemand et d'une marche sur Petrograd, avaient
tramé toutes sortes d'intrigues; mais c'est surtout à partir de la
fin de 191 7, à la faveur de la révolution russe qui commençait
5 pénétrer en Finlande, qu'on voit l'Allemagne, qui n'avait
cessé d'agir activement par ses agents de Stockholm et d'Hapa-
randa, se livrer à toutes sortes de manœuvres à Helsingfors,
Tammerfors et, bientôt, y intervenir ouvertement.
Les partis finlandais, dont les tendances s'étaient exaspérées
au souffle de la révolution russe et les dissentiments avaient
été envenimés par le travail obscur des agents allemands, ne
tardaient pas à livrer la Finlande aux dissensions intestines.
A la fin de 191 7, les Bolcheviki entreprenaient de fomenter
la Révolution rouge en Finlande et leur but était, par la
Finlande, de l'étendre aux pays Scandinaves et, par eux, à toute
l'Europe. Le plan des Rouges, conformément à l'idée bolche-
viste, était, au commencement de février 1918, de déterminer
simultanément un mouvement révolutionnaire dans plusieurs
pays, et le Gouvernement bolcheviste, derrière lequel se dissi-
mulait la main allemande, fournissait aux chefs des révolu-
tionnaires tous les moyens en vue de mener à bien cette entre-
prise et mettait à leur disposition les ressources nécessaires
pour sa réussite. D'après une interview prise par un des rédac-
teurs de VIsviestiya, organe officiel du gouvernement de
Lénine, M. Kullervo Manner, un des chefs des Rouges finlan-
dais (i), affirmait que le prolétariat finlandais, malgré sa
défaite, était résolu à ne pas abandonner ses projets et que
son échec était dû exclusivement au fait qu'une collaboration
révolutionnaire dans le Centre et l'Ouest de l'Europe n'avait pas
été réalisée à temps; il déplorait l'incoordination des mouve-
ments qui s'étaient produits dans plusieurs pays à des moments
différents, et dont il grossissait singulièrement l'importance.
Il faut dire que le parti socialiste finlandais, d'après sa com-
position, ne pouvait, paraît-il, être exactement comparé au
parti de même nuance d'autres pays : on ne trouvait point,
(i) Voir Suometar, 8 juin 1918.
FINLANDE 1 73
parmi ses membres, de personnalités marquantes aussi nom-
breuses, ni dans son sein ila même organisation; il se serait,
avant tout, présenté eomme un parti révolutionnaire s'oppo-
sant simplement et brutalement aux partis bourgeois et il
n'allait pas tarder à recevoir des Bolcheviki les inspirations les
plus fâcheuses. A la population de manœuvres et d'illettrés qui
en formait la majorité se joignaient bientôt toutes sortes d'élé-
ments douteux, et, aux soldats bolchevistes russes incapables
de jouir encore de la liberté qui fomentaient des intrigues et
entretenaient l'agitation, se mêlait un millier de condamnés de
droit commun qui avaient été relâchés par un décret d'am-
nistie.
L'anarchie russe, qui devait nécessairement avoir une réper-
cussion en Finlande, s'étendait rapidement à la faveur de ces
circonstances et les méfaits commis par les troupes maxima-
listcs, la famine qui sévissait, le mécontentement produit dans
les milieux socialistes par la perte de la majorité que ce parti
avait obtenue à la Diète la première fois, créaient une atmo-
sphère favorable à un mouvement populaire. Les Rouges, dési-
rant appliquer en Finlande les idées des Bolchevistes russes,
commencent par perquisitionner dans toutes les maisons bour-
geoises pour prendre les armes qu'ils espéraient y trouver et se
procurer des vivres, et ces perquisitions n'étaient que le pré-
texte d'odieuses violations de domicile; puis, à l'instigation de
Trotzky, et sûrs de pouvoir compter, le cas échéant, sur les
troupes russes, le 27 janvier 1918, chassent le Sénat d'Helsing-
fors et s'emparent du pouvoir. Ils prennent possession des
chemins de fer, de la poste et du télégraphe, des administra-
tions et des banques, et instituent un nouveau gouvernement
composé de sept journalistes, d'un menuisier, d'un ajusteur et
d'un ouvrier mécanicien. Ce gouvernement déclarait dans une
proclamation :
Il faut prendre les mesures les plus énergiques pour transformer toute
l'organisation d'Etat, anéantir la bureaucratie et les anciens instruments
d'oppression; les impôts doivent peser exclusivement sur les riches exploi-
teurs, les fermiers doivent être délivrés du pouvoir des propriétaires, les
capitaux des banques être placés sous le contrôle social pour dominer rapide-
ment le capital industriel et commercial (i).
(i) D'après M. Henry Laporte, Quatre mois de bolchevisme (Russie, Finlande),
janvier-avril 1918. Le Correspondant, 10 juin' 1918, p. 909.
174 l'allemagne et le baltikum
Cependant tout le parti social-démocrate ne paraît pas avoir
approuvé le mouvement qui amena ce coup d'Etat et déchaîna
la Révolution rouge. Celui-ci aurait été l'œuvre d'un petit
groupe qui se serait mis à la tête du parti, sans consulter son
conseil ni le groupe parlementaire, d'après certaines protes-
tations qui se sont produites depuis et sans qu'on puisse juger si
ces protestations, qui n'ont pas été formulées en décembre 1917
ou janvier 1918, alors qu'elles auraient pu être utiles, n'ont pas
été tardivement présentées par suite de la tournure prise par
les événements et afin de dégager la responsabilité du parti
socialiste. Le Dr. Ryôma, qui appartient à ce parti, dans une
brochure intitulée Les Evénements de la Révolution, critiquait
sévèrement cette entréprise et déplorait les procédés à l'aide
desquels elle avait été conduite : arrestation de conseillers
municipaux, grève de la police, accaparement de vivres, crimes
commis par les gardes rouges, procédés mensongers, déforma-
tion des événements et des idées auxquels les promoteurs de
cette agitation ne craignaient pas d'avoir recours. Il écrivait :
(( Ces demi-mensonges étaient caractéristiques pour le parti
social-démocrate à tel point que les ouvriers finirent par croire
qu'ils étaient indispensables : quiconque ne les pratiquait pas
était considéré comme un naïf et un suspect ».
Dans une brochure intitulée Que devient le Mouvement
ouvrier en Finlande? deux anciens députés socialistes, MM. V.
Blomqvist et 0. Piisinen, écrivaient également : « Le parti
social-démocrate a été envahi par des éléments sortis du bas-
fonds de la société; ce sont eux et la soldatesque russe qui
l'ont entraîné sur le chemin de la violence » (i).
Les Rouges, sous la direction de MM. Manner, président de
la Diète, et Tokoï, président du Conseil, mais dont le chef
nominal était M. Haapalainen et dont les troupes étaient, en
partie, dirigées par des officiers bolchevistes russes, installaient
un gouvernement à Helsingfors, puis, après l'arrivée des Alle-
mands, se réfugiaient à Viborg; et les Blancs, dont M. Svinhuf-
vud devenait le chef, et le général Mannerheim prenait le com-
mandement militaire, installaient le leur à Vasa, sur le golfe de
Bothnie. Le départ de M. Svinhufvud, qui se tenait caché à
Helsingfors, avait été facilité par l'intervention de quelques-
(i) Vasa, mars 1918, p. 6.
FINLANDE 1 76
un de ses amis. Ceux-ci, s'étant fait passer pour des Bolche-
vistes, aidèrent à le capturer et à l'emmener à bord d'un navire
de guerre qui devait le conduire à Petrograd, mais, en cours
de route — on peut toutefois se demander avec quelle aide et
d'où vint la facilité qui lui fut donnée pour cette navigation —
ces mêmes hommes for.cent, par la menace, le commandant à
diriger le navire sur Reval. 11 y débarque, gagne la Suède et de
là repasse en Finlande. Déporté en Sibérie lors du mouvement
de 1905 et revenu en Finlande en 1917, on aurait pu croire que
ce dernier allait s'employer à la défense de son pays et travail-
ler à son indépendance, mais on le voyait immédiatement
s'engager dans la voie contraire.
Il faut rappeler, pour aider à comprendre l'enchaînement
des événements qui vont se dérouler, qu'à l'automne 191 7 les
Finlandais, prévoyant un débarquement allemand en Finlande
et la marche des Allemands sur Petrograd, craignaient que,
sous la pression des forces allemandes, les troupes russes se
retirassent en dévastant le pays, comme elles l'avaient fait
ailleurs, et, pour y parer, des corps secrets de protection
avaient été formés, qui devinrent le noyau de l'armée blanche
dont allait se servir le gouvernement de M. Svinhufvud.
N'ayant pas été dans l'obligation de lever des hommes, n'ayant
pas souffert de la guerre, n'ayant pas de raisons directes de se
dresser contre l'Allemagne, il n'est pas surprenant que les
Finlandais, bien que cela ne parte évidemment pas d'un senti-
ment très généreux, n'aient songé d'abord qu'à sauvegarder
leur pays, et, d'autre part, le ressentiment qu'ils conservaient
contre l'oppression russe et qui ne les avait point fait participer
à la guerre aux côtés de la Russie, ne leur permettait pas
davantage de comprendre comment la guerre devait être pour-
suivie contre les Allemands, étant donnée leur manière de la
conduire et, par suite, ils ne pouvaient y entrer, ou tout au
moins y participer de la même manière que les adversaires de
l'Allemagne. Si, n'ayant pas compris le sens du grand mouve-
ment qui se dessinait dans le monde contre l'Allemagne, ils
n'ont pas été guidés par des considérations plus générales et
plus élevées, ils n'ont fait en cela, — ce qui n^Bst évidemment
pas à leur éloge, — que suivre, comme d'autres peuples, leur
intérêt immédiat sans se soucier de l'avenir de leur pays qu'ils
compromettaient, et les difficultés que cette politique allait leur
1/6 l'allemagne et le baltikum
créer montrent le vice de la situation dans laquelle ils se trou-
vaient placés. Les seules raisons qui puissent être invoquées à
leur décharge sont que l'éloignement pouvait changer pour eux
la perspective des événements qui bouleversaient l'Europe et
que leur animosité justifiée contre l'oppression russe mettait
une sorte d'écran entre eux et ces derniers.
Le général finlandais Mannerheim, qui vint de Russie, put,
avec des volontaires et en capturant par surprise les troupes
russes cantonnées dans les provinces d'Ostrobothnie et de
Carélie, se procurer les armes qui lui manquaient complète-
ment au début, organiser les troupes blanches et repousser les
premières attaques des Rouges, A la fin de janvier et au com-
mencement de février 191 8, il crée une base d'opérations
ayant Vasa comme centre, relie les deux provinces les plus
riches et 011 la disette était la moins grande, d'Ostrobothnie et
de Carélie, et maintient par la prise d'Uleiiborg et de Tornéa
toutes les communications avec la Suède. Mais ce n'est que
vers le milieu de mars que l'organisation de son armée est
assez avancée pour lui permettre d'entreprendre une offensive
dirigée contre Tammerfors. La lutte entre les Rouges, qui
avaient une armée de 70.000 hommes environ, et les Rlancs,
qui n'étaient d'abord que quelques milliers mais dont le nom-
bre s'éleva rapidement grâce aux renforts de toutes sortes que
se procura le général Mannerheim et au concours d'éléments
étrangers qu'il allait obtenir, dura de février à mai 19 18, et la
Finlande, pendant ces tristes mois, connut toutes les horreurs
de la guerre civile.
Dans un meeting d'ouvriers tenu à Stockholm dans les pre-
miers jours de février, M. Branting se prononçait pour la mé-
diation de la Suède entre les deux partis de la guerre civile en
Finlande et déclarait qu'il ne pouvait pas croire que les ouvriers
finnois s'opposeraient à des mesures prises dans ce but ou que,
parmi les Blancs, des hommes conscients de leur responsabilité
ne verraient point le tort que pourrait porter à la jeune nation
de la Finlande la continuation de la guerre civile. Une résolu-
tion était adoptée protestant contre toute intervention armée,
exhortant le gouvernement à faire une tentative de conciliation
et invitant les socialistes finnois à ne pas s'opposer à une mé-
diation éventuelle de la part de la Suède.
Les gardes blancs avaient tout d'abord eu facilement raison
FINLANDE
177
des garnisons russes d'Ostrobothnie, de Carélie et de Savolax;
mais dans le Sud, les Rouges, à qui les Russes avaient fourni
une puissante artillerie, opposaient une énergique, résistance.
D'autre part, les Russes, qui tenaient la forteresse de Sveaborg,
pouvaient bombarder Helsingfors et détruire la ville. A ce
moment critique, les Allemands, d'accord avec le gouverne-
ment de M. Svinhufvud, qui, devant ces difficultés, avait fait
appel à l'Allemagne, commencent à débarquer dans le Sud de
la Finlande, le 3 avril, à Hangœ, port 011 d'importants travaux
de fortifications maritimes avaient été entrepris sous le régime
tsariste et situé à l'entrée du golfe de Finlande, à environ
120 kilomètres à l'ouest de la ville d'Helsingfors, avec laquelle
elle est reliée par une ligne de chemin de fer longeant la côte.
De là ils marchent sur la capitale et s'en emparent. Quand les
Rouges voient leur défaite certaine, ils se livrent à toutes sortes
de déprédations, d'atrocités et, pendant les dernières semaines
de la guerre, dévastent les contrées du Sud, les plus fertiles du
pays, détruisent ou emportent des stocks de blé considérables
et se livrent à des violences sur les personnes.
Pour justifier cet appel à l'Allemagne et expliquer ce recours
à une intervention étrangère, les Rlancs affirmaient que la
Finlande, acculée à une situation très critique, n'aurait pu,
dans ce moment de détresse, se libérer des Rolcheviki par ses
propres forces; selon une déclaration du général Mannerheim,
la Finlande, seule, n'aurait pu y parvenir, au bout d'un temps
bien plus long, qu'en y mettant un prix excessif, et l'interven-
tion allemande n'aurait fait qu'abréger la crise et éviter une
effusion de sang plus grande. Quelles qu'aient été les raisons
qui amenèrent, comme nous allons le voir, le gouvernement
blanc à prendre ce parti et les voies qu'il employa pour se pro-
curer ce secours, l'intervention allemande lui assurait le pou-
voir en l'aidant à maîtriser les Rouges, et l'Allemagne n'était
pas sans y trouver son avantage. La situation était donc fort
complexe, car la Finlande, après avoir espéré que la révolution
russe lui permettrait de recouvrer son indépendance, voyait le
mouvement bolcheviste lui apporter le désordre et raviver l'ani-
mosité et la méfiance des Finlandais à l'égard de la Russie.
Alors, contre ee mouvement dont il était possible de trouver en
Allemagne quelques-unes des causes qui en avaient favorisé le
déchaînement et qui la contaminait, la Finlande, à la suite du
12
170 .. L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
renversement de la situation politique créée en Russie, n'avait
plus hésité à faire appel à l'étranger et à recourir à l'Allemagne
pour se libérer. Elle permettait ainsi à l'Allemagne de s'em-
ployer maintenant ouvertement contre les Rouges dont celle-ci
s'était servi auparavant pour prendre pied dans ce pays.
Il est difficile de dégager actuellement les conditions réelles
dans lesquelles l'intervention allemande a eu lieu et nous
manquons encore actuellement de renseignements certains à
ce sujet. On dit que, dans le cours de février 1918, au milieu
de la guerre civile finlandaise, le Gouvernement des Blancs,
par l'intermédiaire de M. Gripenberg, ministre finlandais à
Stockholm, avait d'abord demandé verbalement des armes à la
Suède et sollicité son appui militaire, mais que le Cabinet sué-
dois, présidé par M. Eden, refusa d'intervenir. Préoccupé sans
doute du maintien de la Suède en dehors du conflit, il estimait
qu'en asquiesçant à cette demande il risquait de compromettre
la neutralité suédoise et, en se chargeant de coopérer à cette
opération de police, il craignait une rencontre de la Suède avec
l'Allemagne qui, étant données les circonstances, s'emparerait
du prétexte d'aider au rétablissement de l'ordre pour intervenir
et entrer dans le pays, comme elle venait de le faire en
Ukraine, et, à ce moment, le Cabinet suédois semblait consi-
dérer à tort le danger allemand dans la Baltique comme un
moindre mal à côté de celui d'être entraîné dans le conflit
mondial. Une intervention en Finlande aurait, à son avis,
comporté non seulement l'entrée de la Suède en guerre contre
les Maximalistes russes, mais aussi une action entreprise en
collaboration inévitable avec l'Allemagne, puisque la mener
sans elle ce n'aurait pu être que la faire contre elle, et que
la Suède ne voulait point s'y risquer. Enfin, les tendances
socialistes de quelques membres influents du ministère de
M. Eden, qui est le chef du parti libéral, n'étaient peut-être pas
sans l'Mvoir incité à maintenir à tout prix la Suède en dehors
de la guerre, bien qu'il y fut laissé libre cours aux manœuvres
des Germanophiles et que celles-ci n'aient pas été sans prolon-
ger le conflit ou créer des situations excessivement critiques
comme colles qu'elles avaient amenées en encourageant le mou-
vement bolcheviste. Une intervention effective de k Suède aurait
pu cependant être assez facilement résolue et aurait certaine-
ment contribué à la terminaison rapide de la guerre en Fin-
FINLANDE I79
lande, car l'Allemagne, qui était très occupée par les affaires
russes et préparait une grande offensive sur le front occidental,
se serait sans doute bien volontiers dispensée d'y envoyer des
troupes. La Finlande, déçue par la fin de non recevoir opposée
par la Suède, se serait alors tournée vers l'Allemagne et aurait,
par une note en date du 20 février, renouvelé sa demande à la
Suède, en même temps qu'elle s'adressait à cette dernière. Quel-
ques journaux finlandais et les activistes suédois exploitaient
le refus de la Suède en faveur de l'Allemagne et prétendaient,
ce qui ne semblait qu'une explication fournie pour les besoins
de la cause et destinée à couvrir ses entreprises, qu'en agissant
comme il l'avait fait le Gouvernement de Stockholm avait jeté
la Finlande dans les bras de l'Allemagne.
M. Eden répondait à ce grief en révélant, dans son discours
de Linkôping du 20 mars 1918, qu'une demande d'interven-
tion avait été adressée par les Blancs à l'Allemagne, en même
temps qu'à la Suède et que, par conséquent, le refus de cette
dernière ne pouvait avoir déterminé la demande des Blancs à
Berlin. S'il en avait bien été ainsi et si la demande avait été
double, le Cabinet suédois paraissait mal fondé à chercher de
ce côté une excuse, car l'Allemagne ne pouvait en prendre
ombrage et il ne pouvait rien avoir à redouter du Cabinet de
Berlin, dont une démarche unilatérale aurait pu seule éveiller
la susceptibilité; en dépit des raisons qu'il invoquait, il se trou-
vait placé dans la meilleure position pour ne pas se désintéres-
ser de la Finlande et, au besoin, faire prévaloir ses vues en
toute liberté. Du reste, le Gouvernement finlandais croyait
devoir contester l'assertion présentée par la Suède pour se déga-
ger et déclarait qu'il était à même de prouver qu'il n'avait fait
appel à l'Allemagne qu'après le refus de Stockholm.
D'après une étude publiée sous le titre : « L'aide suédoise en
Finlande », dans la revue Svensk Tidskrift (i), par le lieute-
nant-colonel comte Archibald Douglas, un des officiers suédois
engagés dans l'armée finlandaise, qui fît partie, dès le début de
la guerre de l'état-major du général Mannerheim, il ressort que
le général Mannerheim s'était opposé, devant le Sénat, à toute
intervention étrangère officielle, aussi bien suédoise qu'alle-
mande, et aurait déclaré qu"'il était à même d'agir avec les
(0 Voir Stockiwlm Dagblad, 5 juillet 1918.
i8o l'allemagne et le baltikum
forces dont il disposait, à condition que des armes et des muni-
tions lui fussent fournies rapidement en quantité suffisante et
qu'on facilitât de toutes manières l'engagemenl, des volontaires
suédois. Le Sénat ne partagea pas cette manière de voir et ne
se rangea pas à son avis. De son côté, la Suède se montrait très
peu disposée à fournir des armes et des munitions, et à donner
des facilités aux volontaires qui voulaient s'engager. Toutefois,
en dehors de la (( brigade suédoise », qui n'était qu'un mot et
n'aurait compté, contrairement à ce qui a été dit, que quelques
centaines de volontaires suédois, des officiers suédois faisant
fonction d'instructeurs de l'infanterie, tel que le colonel comte
Adolf Hamilton, et des officiers suédois attachés au grand quar-
tier général et aux états-majors, rendirent de grands services.
On peut se demander, en tous cas, pourquoi la Finlande ne
s'était point adressée à l'Entente. Il n'est pas possible, en effet,
d'invoquer la distance et les difficultés que soulevait la ques-
tion de l'intervention des Alliés, alors qu'ils avaient des dépôts
dans des régions voisines et qu'ils préparaient l'établissement
d'un point d'appui sur la côte mourmane; on ne peut trouver
comme raison de l'attitude de la Finlande, en dehors de
l'extrême détresse oii elle se trouvait, que sa crédulité en la
puissance du militarisme prussien, qui préparait alors l'offen-
sive grâce à laquelle l'Allemagne comptait terminer victorieuse-
ment la guerre.
Dans l'exposé qu'il faisait, au début de mai 1918, devant la
grande Commission du Reichstag au sujet de l'organisation
des Etats détachés de la Russie, M. von Payer disait, à propos
de l'intervention allemande :
On nous a reproché d'y être intervenus pour y jouer un rôle d'agent de
police. Nous nous réjouissons d'avoir, par notre intervention, assuré la liberté
et l'indépendance de la Finlande; mais la véritable idée de notre intervention
a été, au fond, de créer dans le Nord un état de paix définitif, militairement
comme économiquement. Ce n'a pas été malheureusement le cas jusqu'ici,
car malgré la reconnaissance d'un gouvernement finlandais indépendant, les
comités anarchistes révolutionnaires de marins et soldats russes ont continué
leurs menées. I>e Russie, on a envoyé des armes, des munitions et des troupes
pour soutenir les bandes de soldats russes.
La Diète et le Sénat finlandais ont protesté à plusieurs reprises auprès du
Gouvernement russe et réclamé le retrait de ces troupes de la Finlande indé-
pendante, ou du moins la cessation des violences de ces troupes. Rien n'a été
fait. Finalement, le président du comité local russe a même déclaré la guerre
3 la Finlande....
FINLANDE l8l
Cela prouve qu'il ne s'agit pas d'une immixtion dans les affaires intérieures
de la Finlande, mais d'une véritable lutte de la Russie pour ravir à la
Finlande sa liberté avec l'aide des anarchistes finlandais. Cela a été reconnu
expressément même du côté socialiste.
Le gouvernement légal finlandais nous a demandé de venir. Ce gouverne-
ment a été reconnu par la Suède, la Norvège, la France, l'Espagne et nous-
mêmes. Il a même un représentant en Angleterre. Nous ne voulions pas, en
pénétrant dans le pays, nous immiscer dans les affaires intérieures de la
Finlande. Nous n'avons pas davantage besoin de le faire en ce moment.
Le développement ultérieur des choses est une affaire purement finlandaise.
Et il ajoutait, mettant en valeur les conséquences de l'inter-
vention allemande mais démasquant en même temps la poli-
tique allemande en cherchant à la légitimer :
Nous voulions, par notre intervention, obtenir seulement des garanties
politiques et militaires et la paix dans la Baltique, ce à quoi nous sommes
arrivés d'une façon assez marquée. Nous avons conclu avec la Finlande des
traités intérieurs bien compris des deux parties et qui contribueront à déve-
lopper entre l' Allemagne et la Finlande les relations actives, économiques et
politiques, existant déjà actuellement.
Nous croyons avoir rendu à la Suède un service très appréciable par la
libération de la Finlande. La création d'une digue tournée vers l'est est
notre but politique à l'est et continuera aussi dans l'avenir à viser le déve-
loppement des relations amicales avec les peuples finlandais et suédois. En
ce qui concerne l'Estonie et la Livonie, nous avons pu rapporter la partie
esssentielle des déclarations que le chancelier a faites au grand quartier, au
nom de l'Empereur, à la députation de l'Estonie et de la Livonie.
Ces deux pays doivent d'abord apporter de la clarté dans leurs rapports
avec la Russie, ce en quoi nous les appuierons très volontiers. Ensuite, ils
doivent, à mon avis, établir leurs gouvernements de représentation populaire
sur des bases plus larges. Mais c'est là l'affaire intérieure de ces deux Etats,
et dans laquelle nous ne nous mêlerons pas.
Du reste, les journaux conservateurs suédois n'étaient pas
sans témoigner une certaine inquiétude devant la prépondé-
rance que l'Allemagne devait recueillir en Scandinavie et dans
les pays de la Baltique du fait de son intervention en Finlande.
Le Stockholms Dagblad publiait un article de tête commentant
les déclarations de l'amiral Lindman, ancien président du
Conseil et chef des conservateurs à la Chambre des députés,
faites le 20 février, qui, tout en faisant des réserves au sujet
de l'intervention armée, estimait que le gouvernement devait
seconder plus efficacement la Finlande pour y contre-balancer
l'influence allemande et pour empêcher les Finlandais de se
l82
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
jeter complètement dans les bras de l'Allemagne. Les journaux
radicaux exprimaient la même crainte et V Aftontidning écri-
vait
En trouvant son soutien chez l'Allemagne, la Finlande tombera par la
force des choses et par gratitude naturelle complètement sous l'influence
allemande, avec le résultat de rendre impossible l'adhésion espérée de la
Finlande au groupement Scandinave. Le Finlande ira son chemin en dehors
des trois Etats Scandinaves et personne en Suède ne méconnaît les dangers
d'une pareille orientation.
Il est vrai qu'à ce moment les puissances occidentales, trop
occupées ailleurs et ne déployant pas la même activité diplo-
matique que l'Allemagne, ne firent, paraît-il, aucun geste pout
encourager l'intervention suédoise.
Au mois de juin 1918, le gouvernement de M. Svinhufvud
signait même un traité avec, l'Allemagne, qui compromettait
l'indépendance de la Finlande. D'après l'article i^' de ce traité,
les parties contractantes déclaraient « que l'état de guerre
n'existe pas entre l'Allemagne et la Finlande et qu'elles sont
décidées à vivre dorénavant en paix et amitié l'une avec
l'autre ».
Or, comme partie de l'Empire russe, on pouvait sans doute
soutenir que la Finlande faisait partie des belligérants, mais
il n'y avait jamais eu d'hostilités effectives entre la Finlande
et l'Allemagne, et si quelques volontaires s'étaient enrôlés dans
l'armée russe, il n'y avait jamais eu de troupes finlandaises
mobilisées par les autorités russes; en dehors de ces derniers
et des 3 à fi.ooo Finlandais qui s'étaient engagés dans les armées
allemandes, la Finlande n'avait en rien participé à la guerre.
Il y était également stipulé : « L'Allemagne s'emploiera
à faire reconnaître l'autonomie et l'indépendance de la Fin -
lande par toutes les puissances », ce qui semblait devoir diffi-
cilement s'accorder avec les clauses du traité de Brest-Litowsk,
puisque l'Allemagne n'avait pas pris les mêmes engagements
vis-à-vis des autres pays baltiques. De plus, d'après le même
article, la Finlande ne devait, en revanche, « céder aucune
partie de ses possessions à une puissance étrangère et n'accor-
der aucun droit de servitude sur les domaines soumis à sa
souveraineté, sans un accord préalable avec l'Allemagne », et
cette stipulation était évidemment destinée à empêcher la Fin-
FINLANDE l83
lande de régler directement avec la Suède la question des
îles Aland. Enfin, d'après les autres clauses de cette conven-
tion, le Gouvernement de Berlin acquérait une sorte de pouvoir
de contrôle sur les décisions du Gouvernement finlandais, tout
en se l'associant. Le traité de commerce conclu en même temps
mettait, au point de vue économique, la nouvelle république
sous la dépendance de l'Empire allemand et faisait de la Fin-
lande un instrument dans la main de l'Allemagne.
M. Hjalmar Branting, le leader du parti socialiste suédois,
dans un article publié par le Social-Democraten de Stockholm,
en mars 1918, déclarait, du reste, au sujet des agissements
germanophiles en Finlande, que les éléments les plus influents
de toutes les classes finlandaises, chez les Blancs comme chez
les Bouges, étaient depuis longtemps complètement acquis à
l'Allemagne. M. Branting affirmait, d'autre part, que l'idéal
des Finlandais n'était pas la formation d'un nouvel Etat sep-
tentrional indépendant, mais consistait dans la création d'un
Etat vassal de l'Allemagne, sous la suprême protection du
« prince le plus puissant de la religion évangélique », selon les
propres paroles employées peu de temps auparavant par un
membre du Gouvernement finlandais.
Dans la lettre qu'un des quatre membres du Gouvernement
de Wasa adressait au chancelier de l'Empire allemand, et dont
les Dernières Nouvelles de Munich publiaient un extrait, on
lisait, en effet :
Le Gouvernement finlandais ose espérer que S. M. l'Empereur, en sa
qualité de plus puissant protecteur de la culture germanique et de la foi
évangélique, voudra, à la prochaine Conférence de la paix, appuyer les
efforts du peuple finlandais pour obtenir le droit de se développer pacifique-
ment.
L'Empereur saura exiger que toutes les troupes russes évacuent définitive-
ment la Finlande et les forteresses encore occupées par les Russes; il vou-
dra bien demander que les armes données aux émeutiers soient restituées au
gouvernement régulier et que les revendications finlandaises reçoivent com-
plètement satisfaction.
Or, dans le moment même 011 cet appel était adressé à Guil-
laume II, comme protecteur et chef suprême de la foi évangé-
lique, une délégation finlandaise s'efforçait d'obtenir, à Bome,
l'appui du Saint-Siège. On pouvait être tenté de juger sévère-
ment la politique de M. Svinhufvud d'après ce que permettait
i84
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
de soupçonner le rapprochement de ces faits de l'attitude favo-
rable que le Vatican n'avait pas cessé de garder à l'égard des
Empires centraux. Mais, paraît-il, il n'y aurait eu là qu'une sim-
ple coïncidence et aucun rapport n'aurait existé entre les deux
démarches. Celle faite auprès du Saint-Siège aurait été propo-
sée par la délégation elle-même, envoyée à Londres, en décem-
bre 1917, pour obtenir la reconnaissance de l'indépendance de
la Finlande, et aurait été entreprise à l'instigation d'une per-
sonnalité finlandaise qui aurait conseillé à un de ses membres
d'aller jusqu'à Rome. Les journaux catholiques, qui ne man-
quaient pas de signaler cette démarche faite par un Etat pro-
testant, s'en servaient pour montrer quel était le poids de
l'autorité morale du Saint-Siège et, par suite, la valeur de la
politique suivie par le Vatican; il était difficile de juger exac-
tement de son sens et de sa portée.
Aussi, bien que cette façon de présenter les choses ne soit
pas entièrement conforme à ce que nous savons des véritables
motifs qui, au début, ont amené les volontaires finlandais à
s'enrôler dans l'armée allemande et de la sympathie pour l'Alle-
magne affirmée en Suède par haine du slavisme, M. Branting
pouvait-il écrire :
L'orientation germanophile de la Finlande, qui s'était montrée déjà au
début de la guerre par la formation des régiments de chasseurs finlandais
au service de l'Allemagne, a eu également sa répercussion en Suède; tout le
mouvement activiste et germanophile en Suède était inspiré surtout par des
agitateurs finlandais, travaillant en étroite collaboration avec les chefs de
ce mouvement en Suède, comme le prouvent les documents secrets publiés
par les révolutionnaires russes.
Les Finlandais pouvaient, il est vrai, très facilement, retour-
ner l'argument et prétendre, non sans raison, que le mouve-
ment germanophile en Finlande avait été en grande partie
déclanché par des agitateurs suédois.
Au cours des séances que la commission plénière du
Reichstag tenait les ik et 26 avril 1918, et où la politique
suivie par le haut commandement dans les régions occupées
de l'ancienne Russie et le régime imposé par les autorités
militaires rencontrait une vive opposition de la part de certains
membres, le député socialiste Cohn demandait des éclaircisse-
ments sur les buts stratégiques et politiques que le gouverne-
ment se proposait en Finlande :
FINLANDE
l8&
Les militaires allemands ne doivent pas se prêter à un étranglement du
mouvement qui se produit dans ce pays en faveur de la liberté. En Ukraine,
le général von Eichhorn a institué une dictature militaire qui nous empê-
chera d'en tirer des approvisionnements.
Le député socialiste majoritaire Scheidemann, après avoir
critiqué la politique ukrainienne du gouvernement, qui ne
favorisait que les intérêts de la grande propriété, ajoutait :
Quant à l'intervention en Finlande, elle n'est en réalité qu'une immixtion
dans une guerre civile en faveur d'un parti déterminé; elle n'a rien à voir
avec l'exécution des stipulations du traité de paix.
Le député socialiste minoritaire Haase, lors du débat qui
s'ouvrait après les déclarations de von Kiihlmann, déclarait :
Ce qui se passe en Finlande est une tragédie sans nom; le peuple finlandais
n'oubliera jamais que des agents soudoyés par l'Allemagne ont appelé les
armées allemandes dans le pays et déchaîné la plus effroyable des guerres
civiles. Soixante-treize mille ouvriers finlandais ont été emprisonnés, des
milliers d'entre eux ont été fusillés en masse. Cinquante députés de la Diète
finlandaise ont été arrêtés, beaucoup d'entre eux passés par les armes. Les
Finlandais ont donné à la ville de Sveaborg, où ont eu lieu des massacres, le
nom de Golgotha. L'homme qui gouverne avec l'aide des troupes allemandes,
le dictateur Svinhufvud, est responsable de ces orgies sanguinaires. Il a
déjà reçu sa récompense : il est décoré de la Croix-de-Fer.
M. Sirola, ex-ministre des Affaires étrangères de Finlande
sous le Gouvernement bolchevik, publiait de Moscou, où 41
était réfugié, un appel à l'opinion socialiste du monde entier
contre l'Allemagne, dans lequel, après avoir accusé la majorité
social-démocrate' allemande, il s'écriait :
L'Allemagne, grâce à ses agents, a provoqué la guerre civile en Finlande
pour y intervenir. Dans ce pays, jusqu'ici le plus démocratique du monde,
elle a installé un régime de terreur, où les travailleurs sont privés de droits
politiques et fusillés sans procès par milliers. Pour couronner son œuvre,
l'Allemagne se dispose à y instaurer la monarchie. Or, contre ces crimes, la
social-démocratie d'Allemagne n'a pas même élevé la voix.
Le parti agrarien, représentant la démocratie paysanne, ne
tardait pas, en effet, à s'élever contre la propagande en faveur
du maintien de la monarchie menée par le parti monarchiste,
chez qui s'affirmaient des sympathies allemandes. Une opposi-
tion grandissait contre ces projets monarchiques et celle-ci
i86
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
menaçait de mener, s'il était nécessaire, une active campagne
pour sauver le régime républicain.
Lorsque les troupes du Gouvernement finlandais, avec les
forces allemandes, l'eurent emporté, le gouvernement de
M. Svinhufvud, d'accord avec le parti favorable à l'Allemagne
qui l'avait soutenu, essayait de profiter de sa victoire et d'en
finir avec ses adversaires. Les uns prétendent qu'à la terreur
rouge succéda une terreur blanche non moins effroyable que
la première; d'autres, et on voit combien il est difficile de
relater seulement les événements actuels d'une façon impar-
tiale et, à plus forte raison, de porter actuellement sur eux un
jugement motivé, qu'il n'y eut aucun acte de violence. Des
informations faisaient cependant connaître que des milliers de
prisonniers avaient été fusillés simplement parce qu'ils étaient
soupçonnés d'avoir des idées socialistes et que les gardes blancs
du gouvernement de M. Svinhufvud, après avoir tué sans merci
tous les membres du parti démocratique, avaient commencé le
massacre des prisonniers. D'après un message signé de la
(( Commission centrale des ouvriers finlandais » (i), à Lahti,
ces troupes exterminaient en un jour cent cinquante-huit fem-
mes qui étaient emprisonnées. Soixante-dix mille habitants
environ, appartenant en majorité au parti démocrate social,
dont trente mille civils, étaient incarcérés et soumis à un traite-
ment brutal aggravé par une nourriture insuffisante et impro-
pre à l'alimentation.
On annonçait que les gardes blancs s'étaient rendus coupa-
bles d'exécutions sommaires (2) et en masse, que des prison-
niers moururent de faim, que dans les camps de concentra-
tion, à Jacobstadt particulièrement, régnait des maladies épi-
démiques qui faisaient un grand nombre de victimes, et que
dans la prison de Sveaborg, près d'Helsingfors, la mortalité
était excessivement élevée.
Un conservateur finlandais, M. Hjalmar Linder, grand pro-
priétaire en Finlande et ancien chambellan à la Cour de Russie,
dans un article publié par VHufvudstadsbladet, faisait un som-
bre tableau des actes commis par les Blancs et suppliait ces
derniers de renoncer à la répression sanguinaire vis-à-vis de
(0 Le Temps, 3i mai 1918.
(5) Le Temps, 26 juin 1918.
FINLANDE 187
leurs adversaires. Il déplorait d'autant plus sévèrement ces
exactions qu'il reprochait aux Blancs, qui avaient assuré par la
force l'établissement d'un gouvernement conforme à leurs
vues, de poursuivre les Rouges parce qu'ils avaient pareille-
ment tenté d'instaurer, par un coup d'Etat, un régime poli-
tique conforme à leurs idées (i). Une partie de la presse finlan-
daise s'élevait contre ces accusations, qu'elle déclarait mal fon-
dées, et, pour beaucoup, la protestation de M. Hjalmar Linder,
qui semblait mal placé pour prendre parti en faveur des
ouvriers rouges, restait, à tout le moins, équivoque.
Les Blancs, — et on peut juger d'après cela de l'excitation
des esprits, — répondaient que s'il y avait eu des faits regret-
tables, les excès commis se trouvaient légitimes par les crimes
des Rouges; ils faisaient valoir qu'à Jacobstadt, par exemple, oi^i
des prisonniers auraient été victimes de mauvais traitements
ou seraient morts de privations, il n'y avait pas de camp de
concentration, mais seulement un poste de triage, que les per-
sonnes détenues n'étaient autres que des prisonniers de guerre
internés dans les camps, et que si leur régime laissait à désirer,
celui du reste de la population n'était pas moins déplorable,
par suite de la détresse profonde qui régnait en Finlande. Un
communiqué du Gouvernement blanc faisait savoir que, d'après
une enquête faite à Jacobstadt, aucun prisonnier n'était mort
de faim (2).
Néanmoins, il n'est pas douteux que les Allemands se ser-
virent du mouvement bolcheviste dans les manœuvres poursui-
vies par leur diplomatie en Finlande et que des émissaires bol-
chevistes prêchèrent la révolution au prolétariat finlandais au
moment oii l'Allemagne conçut le projet d'occuper la Finlande.
La lettre de Tokoï, le leader social-démocrate de Finlande, en
fait foi. Mais lorsque les Allemands furent intervenus en Fin-
lande, il est également certain qu'ils s'employèrent, après avoir
suscité une violente réaction, à la rendre la plus féroce possible,
et que les Bolcheviki, à l'instigation de l'Allemagne, retirèrent
non seulement leur concours aux révolutionnaires finlandais
mais les empêchèrent de retourner en Russie.
Le trouble profond produit par la Révolution finlandaise et
(i) D'après le Temps, 28 juin 1918.
(2) Siwmetar, 29 mai 1918.
i88 l'allemagne et le baltikum
l'agitation consécutive à la politique suivie par le gouverne-
ment de. M. Svinhufvud avait des conséquences déplorables
pour la Finlande, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur.
A l'intérieur, elle suscitait une lutte violente entre les élé-
ments finnois et Scandinaves dont se compose la population,
— et qui jusque-là vivaient en bonne intelligence, — et l'élé-
ment finnois le plus nombreux, puisqu'il constitue les cinq
sixièmes de la population, entrait en compétition avec l'élé-
ment Scandinave qui forme le sixième restant. A l'extérieur,
cette situation, qui avait sa répercussion de l'autre côté de la
Baltique, ne faisait qu'aggraver la tension existant entre la
Suède et la Finlande, et qui ne pouvait qu'être déplorable pour
cette dernière. L'établissement de l'indépendance de la Fin-
lande qui se faisait à l'instigation de l'Allemagne au lieu de
s'opérer en coopération avec la Suède comme l'espéraient les
Scandinaves prouvait que le nouvel Etat finlandais non seule-
ment ne se considérait pas comme appartenant au groupe des
pays Scandinaves, mais entendait se constituer au profit des
Finnois contre les Scandinaves. La question des îles Aland
achevait, comme nous le verrons plus loin, d'envenimer le
conflit. Le panfinnisme ou panfenisme, qui s'affirmait, détermi-
nait ainsi une lutte intérieure et mettait en œuvre un mouve-
ment ethnique.
Bien que les nationalistes et les conservateurs suédois se
soient fait les apôtres du pangermanisme et que les activistes
suédois, sous prétexte de défendre les droits de la Finlande
menacés par le tsarisme, aient failli entraîner leur pays dans
le conflit européen aux côtés de l'Allemagne, les Finnois, forts
de leur supériorité numérique, entendaient mettre fin à la
politique suédoise de l'ancien grand-duché, en réduisant à
l'impuissance la population Scandinave qui, en dépit de son
infériorité numérique continuait de garder l'influence poli-
tique qu'elle avait toujours détenue. En conséquence, les natio-
nalistes finnois, qui se faisaient l'instrument aveugle des Alle-
mands, signifiaient aux Suédois de Finlande que n'étant qu'une
minorité dans le pays et en quelque sorte étrangère, ils ne
sauraient garder l'influence politique dont ils avaient joui jus-
qu'à présent, et la commission constitutionnelle élaborait un
projet restreignant les droits politiques des Finlandais de lan-
gue Scandinave, En présence de cette décision, les Suédois de
FINLANDE 189
l'autre côté de la Baltique ne pouvaient rester sans protester et
le Stockholms Dagblad demandait au Gouvernement suédois de
se montrer irréductible au sujet de la question des îles Aland
qui venait envenimer cette querelle et de mener une action
énergique pour soustraire la population de ces îles Aland, pres-
que entièrement suédoises, à la domination finnoise. De plus,
d'après VAftenpost, il se formait à Stockholm une société desti-
née à faire œuvre de colonisation Scandinave sur la rive orien-
tale de la Baltique. Le but de cette société était d'acquérir des
terres en Finlande et de les remettre ensuite à des colons sué-
dois qui n'auraient pas le moyen de les acquérir. Son action
devait principalement s'exercer dans les départements d'Abo,
de Nyland et de Wasa, c'est-à-dire dans le sud-ouest de la
Finlande, oîj l'élément suédois constitue une importante mino-
rité.
Après la révolution rouge, les dissentiments entre Finnois
et Suédois de nouveau soulevaient également la question de la
langue. Le gouvernement avait inséré dans un projet de loi
qui ne fut ni discuté ni voté une clause donnant des garanties
constitutionnelles aux Suédois quant à la langue. Ce projet
comportait une nouvelle division administrative tenant compte
des frontières linguistiques et les provinces de langue Scandi-
nave acquéraient de ce chef une administration purement sué-
doise. Les recrues suédoises devaient servir dans des troupes
suédoises commandées en langue suédoise.
Alors qu'au mois de décembre 191 7 le président du Sénat
finlandais avait transmis à tous les Gouvernements alliés une
déclaration pour leur faire part de la décision du chef du Gou-
vernement finlandais de soumettre à la Diète un projet de loi
constitutionnel instituant la Finlande indépendante, et que
la Diète, deux jours après la proclamation de l'indépendance,
avait adopté en principe le régime républicain, au milieu de
juin 19 18, des dépêches d'Helsingfors annonçaient que le gou-
vernement avait présenté à la Diète une proposition de main-
tien du gouvernement monarchique, projet comportant, il est
l'rai, des modifications notables et d'ordre libéral restreignant
les pouvoirs du souverain. Cette proposition, qui était com-
battue par le parti agraire, dont les membres appartenant au
Cabinet avaient donné leur démission et par le seul socialiste
siégeant encore à la Diète, était appuyée par une fraction du
190 l'allemagne et le baltikum
parti des Jeunes-Finlandais, qui publiait un manifeste signé
par cent dix-huit de ses adhérents, tandis que l'autre fraction
s'y montrait opposée. Ce mouvement semblait destiné à amener
un prince allemand sur le trône finlandais et, d'après le cor-
respondant du Moming Post à Stockholm, l'élection d'un
Hohenzollern aurait même été une des conditions mises par
l'Allemagne pour intervenir en Finlande. On disait que l'Em-
pereur briguait le trône, à Helsingfors, pour le prince Oscar
de Prusse, son cinquième fils, qui avait épousé morganatique-
ment la comtesse de Bassewitz, le 3i juillet 191 4, et qu'il avait
été pressenti à ce sujet. A propos de cette candidature, le
journal suédois Afion-Tidningen écrivait, au début de mars
1918 :
Une grande partie des gardes blancs désire que la Finlande devienne un
royaume ayant à sa tête le prince royal allemand, car ce changement est
de nature à fortifier l'esprit guerrier du peuple, et le parti conservateur,
d'autre part, pense qu'il aiderait à étouffer les tendances révolutionnaires
des classes populaires.
Le prince Oscar a épousé morganatiquement la comtesse de Bassevilz, qui
n'était pas de sang princier, et les éléments conservateurs croient que sa
candidature aura l'appui des citoyens modérés, partisans de la République.
Mais, au mois de juillet, une note d'allure officieuse parue
dans le journal suédois Nya Dagligt Allehanda, et qui était
vraisemblablement de source allemande, faisait savoir que
l'empereur Guillaume retirait la candidature de son fils Oscar
au trône de Finlande. La raison du retrait de cette candidature
semblait être que la Diète finlandaise n'ayant donné que quatre
voix de majorité au projet d'établissement de la monarchie,
celui-ci se trouvait, par conséquent, n'avoir même pas réuni le
tiers des voix, puisque les socialistes étaient exclus, et la famille
impériale, quelles que fussent ses ambitions, jugeait prudent,
sans doute, de ne pas se compromettre dans une aventure où
elle risquait un échec.
A peine la candidature du prince Oscar de Prusse était-elle
écartée que celle du grand-duc de Mecklembourg-Schwerin
était mise sur les rangs.
Quelques journaux favorables aux partisans du régime mo-
narchiste, voulant impressionner l'opinion publique, faisaient
alors savoir que l'Allemagne allait adresser au Gouvernement
finlandais une sommation pour l'amener à instituer la monar-
FINLANDE 1 9 I
chie et que, si la Finlande n'acceptait pas d'établir la royauté
et de recevoir un roi allemand, elle se réservait de retirer ses
troupes et de laisser le pays à ses luttes intérieures, c'est-à-dire
d'abandonner les Blancs aux représailles des Rouges, ou d'éta-
blir une dictature militaire allemande. Mais il semblait diffi-
cile que les Allemands se résolussent si facilement à évacuer la
Finlande au moment où ils pensaient s'en servir comme base
pour atteindre la côte mourmane, et l'Allemagne, qui n'avait
sans doute plus les moyens d'établir une dictature militaire,
avait tout avantage à maintenir le protectorat déguisé qu'elle
exerçait.
Il était évident, par ailleurs, que le développement de l'agi-
tation antimilitariste, qui régnait depuis le début de la guerre
dans le Nord de la Norvège, par suite du mécontentement résul-
tant des charges militaires imposées par le maintien de la neu-
tralité, n'était pas étrangère à l'action du parti bolchevik fin-
landais et d'agents allemands. L'Allemagne, qui voulait disso-
cier les influences Scandinaves tant norvégienne que suédoise
tout en les ménageant et en s'assurant de leurs sympathies,
afin de mieux pouvoir réaliser ses projets en Finlande, avait
tout intérêt à aggraver cette situation en s'abritant sous le cou-
vert des revendications finnoises et sous le prétexte de leur
prêter son appui. On annonçait, après l'intervention allemande,
que la Finlande menaçait la partie ouest de la côte mourmanne
et le district norvégien de Sydvaranger, qui est limitrophe de
la Russie, au nord-est, et, au mois de mars 1918, on prétendait
que, dans les milieux gouvernementaux, il était sérieusement
question de demander à la Norvège la cession du bassin infé-
rieur de la rivière Paatsjoki jusqu'à l'océan Glacial, l'embi^i-
chure de cette rivière s'ouvrant dans une région toujours libre
de glace, où la Finlande se proposait de créer un port qui
serait relié par voie ferrée à l'intérieur du pays. Mais il n'y
aurait eu, paraît-il, en la circonstance, qu'une initiative privée,
et les troupes gouvernementales auraient reçu, d'après leNorges
Handels og Sjœfortstidning, l'ordre de ne pas franchir la fron-
tière russe. J^e Dr. Renwall, qui avait pris le titre de « comman-
dant supérieur des chasseurs lapons », envoyés en Laponie pour
la défense de la frontière, aurait, de son propre chef, opéré en
dehors des autorités finlandaises et agit contrairement à leurs
ordres, ce qui, paraît-il, lui valut de très vives critiques de la
192 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM ,
part de ses compatriotes. .L'opinion norvégienne n'était pas
toutefois sans s'émouvoir de ces projets que, sans doute, l'Alle-
magne stimulait et soutenait pour assurer son crédit en Fin-
lande et derrière lesquels elle cachait très vraisemblablement
ses propres ambitions. Le Dagens Nyheter, journal libéral de
Stockholm, écrivait :
Le programme allemand de Bagdad au cap Nord a rencontré des obstacles
vers le sud; mais à travers la Finlande, l'Allemagne tend vers le nord un
bras menaçant. Il est temps pour les peuples Scandinaves de comprendre que
le péril russe s'est transformé en péril finno-allemand (i).
On sait, en effet, que des deux côtés de la ligne frontière qui
sépare la Finlande de la Russie vit une population de race et de
langue finnoise qui, pour la Carélie russe, s'élève à environ
deux à trois cent mille âmes. Bien que les gardes blancs, au
cours des événements actuels aient poursuivi des gardes rouges
finnois, au nombre d'environ i.3oo, jusqu'à Kandalakcha, où
ceux-ci se réfugièrent, la Finlande n'a dernièrement exprimé
aucune revendication à ce sujet et il est seulement permis de
dire qu'une partie de l'opinion finlandaise, d'accord en cela
avec les populations finnoises qui ont à plusieurs reprises expri-
mé le désir d'être rattachées à la Finlande, souhaiterait de voir
remplacer la ligne de la frontière actuelle par une nouvelle
ligne suivant la frontière linguistique. Mais certains Finlandais,
par une confusion que d'abord les rouges cherchèrent à créer
puis qui fut ensuite propagée par les blancs et n'était peut-
être pas étrangère aux suggestions allemandes, présentaient cet
agrandissement territorial de la Finlande par le rattachement
de la Carélie comme s'il s'agissait de la réunion des deux parties
d'une ancienne province partagée autrefois entre la Russie et
la Finlande.
De même, d'après une autre thèse finlandaise, en compensa-
tion de la cession des terrains de la manufacture d'armes de
Systerboëck, situés entre Viborg et Saint-Pétersbourg, faite en
vertu du décret du i5 décembre 186 4, il aurait été promis à
la Finlande un territoire de valeur équivalente situé soit près
de la frontière, entre le Gouvernement de Pctrograd et la Fin-
lande, soit sur la côte de la mer Glaciale, à l'est de la rivière
(i) Dagens Nyhellr, 8 mars IQ18.
FINLANDE igS
de Jacob, qui forme, à la suite de celle de Paats, la frontière
entre la Norvège et la Russie au nord de la Finlande et à l'est
de la baie de Stolboa. Ce règlement n'ayant pas été réalisé sous
le règne d'Alexandre II, la Diète demandait, en 1882, à l'empe-
reur Alexandre III, qui ne donna également aucune suite à cette
demande, d'attribuer la partie du Gouvernement d'Arkhangel
comprise entre la frontière norvégienne et une ligne de démar-
cation allant directement de Kondosvach (en finnois Konnas-
tunturi) sur une distance de trois milles (3o verstes) au petit
lac constituant la source de la rivière de Paats, de ce lac à
quatre milles en avant dans la direction est-nord-est jusqu'au
bras occidental de la rivière de Petchenga (en finnois Petsamo),
puis le long de cette rivière jusqu'au fond du fiord de Pet-
chenga, et de là, en coupant la partie occidentale, de la pres-
qu'île des Pêcheurs jusqu'à la mer.
La cession de ce territoire, dit « territoire de Petchenga »,
était faite, en février 1918, par le Gouvernement bolchevik au
Gouvernement rouge d'Helsingfors, et cette dernière était stipu-
lée dans les propositions présentées au milieu de 1918, par les
Bolcheviki au Gouvernement allemand. Le Gouvernement blanc
de M. Svinhufvud, qui n'était que l'instrument de l'Allemagne,
maintenait à son tour les mêmes revendications sur la Carélie
russe et sur la côte mourmane en se référant au précédent traité
conclu par le pouvoir rouge et par lequel les Maximalistes
russes reconnaissaient, comme faisant partie de l'ancien grand-
duché, la Carélie, c'est-à-dire la province maritime limitrophe
qui borde une partie de l'océan Arctique. D'après certaines
informations, les convoitises du nouvel Etat finlandais s'éten-
daient à la presqu'île de Kola et jusqu'aux provinces russes
d'Olonetz et d'Arkhangel. D'accord avec l'Allemagne qui cher-
chait alors à consolider sa domination en Estonie et dans la
Livonie, il envisageait la création d'une grande Finlande com-
prenant les territoires que nous venons d'énumérer et qui vien-
drait ainsi confiner directement avec l'Allemagne (i), établie
sur l'autre rive du golfe de Finlande.
La Finlande, qui n'atteint nulle part la mer Glaciale, puis-
que sa frontière septentrionale se trouve coiffée par la Norvège,
se montrait naturellement très désireuse de voir cette compen-
(i) V. Daily Chronicle, avril 1918.
13
194 l' ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
sation lui être enfin accordée, et on comprendra qu'elle tienne
à ce droit si celui-ci est bien établi. De tous temps, paraît-
il (i), et à la suite d'une convention tacite entre la Suède et
le Danemarck- Norvège, les Lapons finlandais, moyennant le
paiement d'une contribution, avaient libre accès à la mer pour
y exercer la pêche, et le littoral limitrophe de la Finlande était
considéré comme étant commun aux Finlandais et aux Norvé-
giens. Le traité de Tâyssinà, de lôgô, puis le traité du 2 octobre
1761, conclu à Strômstad entre la Suède, à laquelle la Finlande
•était alors rattachée, et le Danemark-Norvège, en vue de régler
la frontière entre les deux royaumes, accordait aux Lapons sué-
dois et finlandais le droit de « se servir de la terre et des eaux »
sur la côte de la mer Glaciale. En outre, le territoire situé sur
la côte sud de Varanger était considéré comme la propriété
commune des Etats avoisinants. Partagée, par le traité de 1826,
entre la Norvège et la Russie, sans qu'aucune partie en fût
attribuée à la Finlande, cette ancienne communauté, à la suite
de la fermeture, en i852, de la frontière finlandaise aux Lapons
norvégiens qui, auparavant, pendant une partie de l'année,
avaient l'habitude de mener leurs rennes chercher pâture en
territoire finlandais, fut abolie et, par un décret norvégien,
l'accès de la côte norvégienne fut en même temps interdit aux
étrangers, en sorte que les Lapons finlandais, qui se trouvaient
dans l'impossibilité de continuer leur élevage, émigrèrent et se
firent Norvégiens, Ce libre accès à la côte, qui était si précieux
pour les populations du Nord de la Finlande, leur était rendu
par l'empereur Nicolas I" qui, par un décret du 11 juillet i85/i,
accordait aux Lapons finlandais le droit de pêcher et de faire
la chasse aux phoques le long de la côte russe limitrophe à la
Norvège, dans le Gouvernement d'Arkhangel, Enfin, par le
traité conclu le 3o novembre i855, avec la France et l'Angle-
terre, qui redoutaient les entreprises auxquelles la Russie pour-
rait se livrer au détriment des pays Scandinaves, la Suède et
la Norvège s'engageaient non seulement à ne céder à la Russie
aucune partie du territoire des royaumes unis, mais encore à
n'accorder à cette dernière aucun droit de pâturage, de pêche
ou de chasse le long de la côte suédo-norvégienne.
(i) Arthur Langfors. La question de Petchenga. Mercure de France, août 1918,
p. 552.
FINLANDE I gb
11 est intéressant de noter, à propos de ces revendications
territoriales, que quelques Finlandais, si nous sommes bien
informés, ont émis l'avis de proposer à la Norvège de lui céder
la longue pointe de la Laponie finlandaise qui s'enfonce dans
son territoire en échange de la partie de la côte norvégienne
située sur le fjord de Varanger. Cette modification de fron-
tière, qui semble légitime et ne devoir léser aucun droit, à
moins que la Finlande ne devienne pas réellement indépen-
dante et reste sous la domination allemande, aurait entre autres
avantages celui de rendre directes les relations de la Norvège
septentrionale avec la Baltique, soit par la Suède, soit par la
Finlande, et de faciliter la prolongation d'une ligne de chemin
de fer qui, longeant la frontière des trois Etats, aboutirait à la
côte arctique.
Il était donc permis de se demander, puisque la Finlande se
plaçait sous l'égide allemande, si, en revendiquant le territoire
de Petchenga, qui est situé à quelques centaines de kilomètres
à l'ouest d'Alexandrovsk, point terminus du chemin de fer de
la côte mourmane, elle ne cherchait point à atteindre par là
cette voie stratégique avant que ne puissent l'occuper les
troupes anglaises et françaises, et à accaparer au profit de ses
ambitions ce débouché sur la côte septentrionale.
11 est plus probable, — la rectification de frontière relative
à la côte septentrionale ayant l'avantage de procurer à la Fin-
lande un débouché sur l'océan Arctique, — que les Allemands
avaient formé le projet, à la faveur de ces revendications, de
s'assurer d'abord, par l'intermédiaire de la Finlande, dont ils
disposaient, une base sur la côte arctique, quitte ensuite à
s'en servir contre les établissements de la côte mourmane et
le chemin de fer d'Alexandrovsk. Ces projets n'étaient point
sans retenir l'attention de la Norvège et celle de la Suède, bien
que celle-ci parut s'intéresser davantage à la question des îles
Aland, ainsi que nous le verrons plus loin; cependant ni l'une
ni l'autre ne semblaient se rendre compte de la situation que
l'Allemagne pouvait ainsi acquérir dans la Baltique, par l'inter-
médiaire de la Finlande et qu'en prenant pied sur la côte de
l'océan Glacial, elle se trouvait à même d'atteindre les intérêts
de la Norvège septentrionale et de menacer d'une façon indi-
recte la position maritime et commerciale de la Suède dans la
Baltique. Des tractations secrètes ayant eu lieu entre le Comité
19^ l'allemagne et le baltikum
central exécutif des Soviets et l'Allemagne pour permettre à
cette dernière de se rendre maître du Mourman, en sorte que
M. Martoff, qui n'avait pas encore été exclu du Comité, pou-
vait, dans la séance du i5 mai 1918, élever une protestation à
ce sujet, il n'était pas surprenant que des pourparlers analogues
aient été engagés avec la Finlande oii l'Allemagne, après s'être
servie du mouvement bolcheviste pour déterminer la révolution
rouge, n'avait pas tardé à donner son appui au Gouvernement
blanc contre celui-ci.
Le Tidens Tegn, qui donnait des détails sur l'expédition
finno-allemande projetée vers la côte mourmane, indiquait
qu'elle devait suivre la vallée du Kemi-Jokki qui, après avoir
traversé la Laponie finlandaise, débouche à l'extrémité septen-
trionale du golfe de Bothnie. D'après ce journal, 12.000 Alle-
mands se trouvaient concentrés à Kemi, petite ville située à
l'embouchure même du Kemi-Jokki. A 200 Iiilomètres plus au
nord, à Rovaniemi, était posté un second groupe, fort de
5.000 Allemands et Finnois, qui avait envoyé sur les bords du
grand lac Enara un détachement de 600 Allemands et Finnois,
dont les « chasseurs lapons » du docteur Renwall. Cette ligne
d'opérations, écrivait-il, avait été choisie en raison de l'exis-
tence d'une voie ferrée entre Kemi et Rovaniemi, rattachée au
reste du réseau finlandais et constituant l'amorce d'un chemin
de fer que le Gouvernement russe se proposait de pousser jus-
qu'à l'océan Glacial avant qu'il eût entamé la construction de la
ligne de Kola. D'autre part, les Allemands travaillaient à la
construction d'un chemin de fer à voie étroite destiné à prolon-
ger la ligne Kemi-Rovaniemi jusqu'au lac Enara et un embran-
chement devait ensuite être poussé en direction de Kanda-
latchka, vers la mer Blanche. L'établissement de cette voie était
rendu des plus faciles par les travaux exécutés en igiô-iô par
les Russes qui avaient ouvert des « routes d'hiver » à travers la
forêt, entre Petschenga, Kandalatchka, Rovaniemi, par lesquelles
les armes et les munitions débarquées sur la côte de l'océan
Glacial, étaient acheminées par traîneaux vers le terminus sep-
tentrional du réseau finlandais. D'après VAftenpost, l'effort des
Germano-Finnois devait avoir lieu plus au sud à travers la
Carélie, en direction de Petrozavodsk et du lac Onega, de ma-
nière à couper la ligne au sud de Kem et de la mer Blanche.
Les projets de l'Allemagne : conquête économique de la
FINLANDE
197
Finlande, qui devait servir de base pour la conquête du Nord
de la Russie, se trouvaient du reste confirmés par le traité de
commerce conclu en juin 1918 et dont l'article 2 accordait aux
Allemands le même traitement et les mêmes droits qu'aux
Finlandais.
Le journal socialiste Politiken, qui avait des sources d'infor-
mation dans les milieux socialistes indépendants d'Allemagne,
affirmait, en outre, qu'une convention secrète existait entre
l'Allemagne et la Finlande, qui avait été cachée même à la Diète
de Finlande et aux termes de laquelle <( le Gouvernement fin-
landais s'engageait à faire voter par la Diète l'établissement de
la monarchie sous une dynastie allemande; à placer les forces
militaires de Finlande sous l'autorité de chefs allemands; à
ne céder en aucune circonstance les îles d'Aland à la Suède; à
permettre à l'Allemagne d'utiliser ces îles ou une partie de
la côte j^eur faisant vis-à-vis comme base navale, et aussi à
employer le débouché que la Finlande pouvait se procurer sur
l'océan Arctique comme port commercial et de navigation, et
à prendre des mesures efficaces pour combattre l'anarchie ».
Toutefois cette information était démentie par le Gouvernement
finlandais.
Des députés finlandais assuraient également que le Gouver-
nement de Berlin avait même déclaré qu'il considérait le vote
d'une Constitution républicaine comme un acte d'hostilité et
avait, en quelque sorte, sommé la Finlande d'avoir à adopter
de suite une organisation monarchique. Le Sénat, sans tenir
compte des antipathies très fortes d'une partie importante de la
Diète et de la masse de l'opinion à l'égard des projets monar-
chiques, se rangeant à l'avis de la majorité de cette assemblée,
telle qu'elle se trouvait alors composée après l'exclusion des
membres socialistes qui formaient presque la moitié de l'assem-
blée, se prononçait contre l'ajournement de la question jusqu'à
de nouvelles élections et tentait de faire reviser la Constitution
par la Diète nouvelle. Ses membres n'en prétendaient pas
moins, comme l'un d'eux le fit dans un discours, qu'ils étaient
convaincus que l'opinion du pays était avec eux et que, du
reste, ce qui était malheureusement vrai, ceux qui avaient fait
la révolution rouge avaient prouvé leur incapacité de s'occuper
des affaires publiques et ceux qui les avaient élus leur manque
de maturité politique. Les organes du parti suédois et du parti
19^ L'ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
vieux-finnois, et, d'une façon générale, toute l'opinion conser-
vatrice, se prononçaient ouvertement pour une monarchie;
seuls, les organes des agrariens, ainsi que l'organe jeune-fm-
nois, radical bourgeois, qui défendait la république, protes-
taient, les journaux socialistes ayant été supprimés.
On prétendait aussi que le général allemand von der Golt:&
avait adressé au Sénat une mise en demeure catégorique d'avoir
à établir sans délai le' régime monarchique, faute de quoi les
troupes allemandes laisseraient le gouvernement et le pays à la
merci des révolutionnaires. L'état-major finlandais du district
d'Helsingfors aurait conseillé de résister à cette sommation,
mais l'état-major général, qui était dans la main des Alle-
mands, insista pour qu'on donnât une réponse affirmative. En
tous cas, les Allemands avaient, paraît-il, laissé entendre que
si on acceptait un prince allemand ils se montreraient géné-
reux et aideraient la Finlande à conquérir la Carélie, et les Fin-
landais auraient été alléchés par cette proposition.
La Commission législative de la Diète décidait, par g voix
contre 8, de passer à la discussion du projet de Constitution et
le gouvernement, qui ne semblait pas vouloir recourir à de
nouvelles élections ni consulter le peuple par un référendum
qui ne pouvait se faire sans une nouvelle loi, persistait à
demander à la Diète actuelle, qui était incomplète et ne repré-
sentait plus par conséquent la volonté des Finlandais, de voter
le maintien de la monarchie.
Le projet de Constitution du nouveau Gouvernement finlan-
dais soumis, le II juin, à la Diète finlandaise à Helsingfors,
contenait les principales dispositions suivantes :
La Finlande est une monarchie libre, indivisible et constitutionnelle sous
un souverain héréditaire appartenant à la foi évangélique. La majorité du
monarque et du prince héritier est fixée à l'âge de dix-huit ans. Le roi
décidera de la politique de la Finlande à l'égard des puissances étrangères,
mais tous les traités publics devront être ratifiés par la Diète, à moins que
la Constitution n'en décide autrement. Le roi ne peut commencer de guerre
offensive sans le consentement du Parlement. Le pouvoir exécutif appartient
au roi, les pouvoirs législatifs au roi et au Riksdag conjointement, les
pouvoirs judiciaires à des tribunaux indépendants. Le roi ne peut être en
même temps souverain d'un autre Etat. Il devra choisir comme membre du
Conseil d'Etat des citoyens nés en Finlande et connus pour leur intégrité et
leurs capacités d'action.
Devant les tribunaux, on pourra faire usage librement de la langue finnoise
FINLANDE IQ^
et de la langue suédoise. L'Etat devra veiller d'une manière égale à l'éduca-
tion des populations de langue finnoise et suédoise.
Le Riksdag représente le peuple de Finlande. Le roi a le veto absolu sur
toutes les lois; néanmoins les lois constitutionnelles relatives à l'organisation
de l'armée, de la mariné et même les lois auxquelles le roi aura opposé son
veto recevront force de loi, si, après de nouvelles élections, elles sont approu-
vées par le Riksdag à une majorité des deux tiers des votants au moins.
Les divisions administratives des pays seront, autant que possible, définies
en tenant compte de la langue finnoise ou suédoise parlée par les habitants.
Jusqu'à ce qu'une loi en ait décidé autrement, les étrangers pourront être
employés dans l'armée.
Ce projet rappelait, en ce qui touche les attributions du roi,
les Constitutions des trois pays Scandinaves; par contre, on
remarquait que la faculté, qui y figurait, d'employer dans
l'armée les services des étrangers n'existait pas dans ces pays
et que cette disposition, bien qu'elle visât à la fois les Alle-
mands et les Suédois, s'appliquait présentement avant tout et
par la force des choses aux Allemands; elle révélait ainsi la
force de l'union que la Finlande avait contractée avec l'Alle-
magne et dont elle ne s'était peut-être pas tout d'abord rendu
entièrement compte.
Le 7 août 1918, l'assemblée finlandaise se réunissait pour
discuter en troisième lecture le projet du maintien de la monar-
chie présenté par le gouvernement de M. Svinhufvud, dont la
politique continutiit à s'appuyer sur cette erreur que l'Alle-
magne était seule capable d'assurer l'avenir de la Finlande.
Toutes les dispositions utiles, sinon légales, semblaient avoir
été prises pour que la monarchie soit définitivement maintenue
par cette assemblée au cours de cette réunion. A cette séance,
le chef du gouvernement, M. Paasikivi, prenait la parole au nom
du régent Svinhufvud, pour appuyer le projet. M. Alkio, chef
du groupe agrarien, déclarait que les membres de son parti
étaient partisans de l'orientation allemande dans la politique
extérieure du pays, mais qu'ils voulaient la république. Ceux-
ci avaient, du reste, déjà insisté pour que cette question soit
tranchée par voie plébiscitaire. E|es représentants du parti
vieux-finnois invitaient instamment la Diète à voter le projet
en objectant que le fait de se prononcer pour la république
revenait à se prononcer contre l'Allemagne. En réponse à
M. Stahberg, chef des jeunes-finnois et des républicains, qui
déclarait voter contre la déclaration d'urgence, M. Schyberg-
200 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
son, Suédois, soutenait qu'il «tait de toute nécessité de prendre
une décision.
M. Hahl, du parti agrarien, s'élevait contre la propagande
faite dans le pays par les membres du gouvernement et les
partisans de la monarchie, ainsi que sur la pression exercée
auprès des membres de la Diète par les influences étrangères;
il dénonçait les menaces de dictature militaire de source alle-
mande et protestait contre l'achat des journaux finlandais par
des étrangers pour soutenir leur politique.
Après de vifs débats qui durèrent neuf heures, la Diète votait
sur l'urgence et se prononçait, par 76 voix contre 82, dont
vingt-six agrariens, quatre jeunes-finnois, un suédois et le seul
député socialiste siégeant à la Diète du fait de l'exclusion dont
avait été l'objet l'opposition socialiste et des poursuites exercées
contre le plus grand nombre des membres de ce parti.
Peu de temps après, le Soclal-Democraten (i), se faisant
l'écho des graves accusations qui étaient lancées contre le Gou-
vernement finlandais, à propos de la situation faite au parti
socialiste à la Diète, écrivait :
Alors qu'autrefois kur groupe comptait quatre-vingt-douze représentants,
un seul d'entre eux assiste aujourd'hui aux séances du Parlement. Un cer-
tain nombre d'entre eux se sont réfugiés à l'étranger; cinq sont morts.
Malgré les réclamations répétées, ils n'ont pas été remplacés, alors que les
députés décédés appartenant aux partis bourgeois sont remplacés immédiate-
ment.
Parmi les députés arrêtés, il se trouve treize socialistes, contre lesquels il
a été impossible d'entamer une action pour participation à la révolution.
Deux d'entre eux ont été remis en liberté, mais on leur a interdit de prendre
part aux séances de la Diète. Les députés socialistes ont été arrêtés en viola-
tion de l'immunité parlementaire.
La majorité nécessaire, qui est des cinq sixièmes, n'ayant
pas été obtenue, le projet qui avait échoué ne pouvait plus être
présenté de nouveau à la Diète qu'après des élections générales.
Les partisans de la monarchie ne se tenaient pas néanmoins
pour battus et, à l'issue de ce vote, tenaient une séance de nuit
dans l'ancien palais de la Diète pour rédiger une pétition
demandant l'application de l'article 38 de la Constitution
finlandaise de 1772, qui permet d'élire un roi à la majorité
(i) 9 septembre 1918.
FINLANDE 20I
simple. Cette pétition devait être présentée à la Diète dès le
lendemain 8 août. Or, si on a pu soutenir à tort que les nouveaux
monarchistes finlandais, en invoquant une des dispositions de
la Constitution de 1772, faisaient appel non à une Constitution
finlandaise, mais à une Constitution suédoise appliquée au
grand-duché de Finlande, qui faisait alors partie de la Suède,
il n'en est pas moins vrai, bien que cette Constitution ait été
confirmée en 1809 comme étant celle de la Finlande, qu'au
nom de l'indépendance de ce pays ils croyaient pouvoir s'auto-
riser des stipulations de cette Constitution d'origine suédoise,
qui retirait précisément à la Finlande le commencement d'au-
tonomie que Gustave-Adolphe avait commencé à lui donner
pour imposer à ce pays un roi allemand.
La Diète décidait, par 64 voix contre l\o, de renvoyer à la
Commission de législation la motion présentée par soixante-
huit députés, demandant qu'on procédât à l'élection du souve-
rain suivant les dispositions de l'article 38 de la Constitution.
L'Agence Wolff faisait connaître que cette Commission avait
adopté la proposition tendant à ce que l'élection royale ait lieu
conformément à l'article 38 de l'ancienne Constitution, par
9 voix contre 8, et que la question serait résolue dans une
séance plénière du Landtag qui devait avoir lieu le 10, le J^and-
tag entrant le lendemain en vacances et devant être convoqué,
au début de septembre, en session extraordinaire pour l'élection
royale.
Le lendemain, on apprenait que la Diète finlandaise s'était
prononcée en faveur de l'établissement du régime monarchi-
que, par une majorité de quatorze voix, et que l'élection du
futur souverain, qui devait être un prince allemand, était ren-
voyée au mois d'octobre. Lors de ce vote, la Diète ne comptait
que cent deux membres au lieu de deux cents et les républi-
cains, qui protestaient contre cette décision, ne pouvaient
npprouvcr ce nouveau projet, qu'ils qualifiaient de coup d'Etat,
puisqu'il était contraire aux vœux qu'ils avaient exprimés
auparavant.
Il était de toute évidence que ce vote avait été obtenu sous
l'influence des autorités allemandes, sans que le véritable désir
du pays ait pu être constaté. On mandait même de Stockholm
que le Gouvernement allemand avait envoyé à Helsingfors
trois forts détachements munis de mitrailleuses destinés, avec
202 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
les deux croiseurs et les trois torpilleurs qui se trouvaient
devant la capitale finlandaise, à exercer de concert une pres-
sion en vue d'imposer à la Finlande un roi allemand. Naturel-
lement, les Finlandais se défendaient, on le comprend, d'avoir
subi un pareil affront et déclaraient qu'il n'y avait aucun rap-
port entre la présence de ces bâtiments en rade de Helsingfors
et l'élection. Cela est fort possible et il est probable que la
pression allemande ne se fit point sentir alors d'une façon
aussi brutale, car à ce moment tardif elle aurait risqué d'être
inefficace ou de produire un mécontentement qui, en se tour-
nant contre les buts qu'elle visait, aurait constitué une lourde
faute politique; il paraît bien plus vraisemblable que cette
pression dût s'exercer énergiquement lors de la promesse de
l'intervention allemande et qu'à ce moment tout dût être réglé.
Toutefois, bien que l'emploi de semblables procédés fut tout
à fait dans la manière allemande, la préparation de l'avène-
ment d'un roi allemand en Finlande présentait à cette époque
d'autant plus de difficultés que l'Allemagne sentait sa position
ébranlée aussi bien à l'Est que dans l'Ouest, qu'à ce moment
on annonçait le déplacement de Lénine et Trotzki en même
temps que le retour de Helfferich à Berlin à la suite de l'agita-
tion profonde de la Russie et le début du recul des armées
allemandes en France.
Aussi l'Allemagne se montrait-elle pressée d'en finir, et le
service de la propagande allemande publiait, le 12 août, un
télégramme d'après lequel le bruit courait à Helsingfors que la
Diète avait été convoquée en session extraordinaire pour le
27 août, afin de procéder à l'élection royale.
On recommençait naturellement à discuter sur le choix du
candidat au trône et il semblait que la candidature la plus
probable était maintenant celle du grand-duc Adolphe de
Mecklembourg-Schwerin, oncle de la reine de Danemark et de
la femme du Kronprinz allemand. On assurait même que le
grand-duc était venu incognito à Helsingfors, oii il avait eu
des entretiens avec M. Svinhufvud et d'autres personnalités.
La Gazette de Francfort faisait toutefois entendre que les
bases juridiques sur lesquelles reposait la décision de la Diète
finlandaise étaient très fragiles et en critiquait la légalité. Elle
faisait valoir que non seulement de nouvelles élections assure-
raient de nombreuses voix socialistes et radicales qui se mon-
FINLANDE 20â
treraient fermement républicaines, mais que même dans les
milieux bourgeois l'idée républicaine faisait de grands pro-
grès et que, dans ces conditions, un roi ne pouvait être qu'un
étranger intronisé par une minorité dont les adversaires ne
manqueraient pas de dire qu'il est à la solde de l'étranger et
elle laissait nettement entendre que le prince allemand qui
répondrait à l'appel du Gouvernement d'Helsingfors assume-
rait par conséquent une lourde charge et rencontrerait immé-
diatement des hostilités qui deviendraient bientôt une nouvelle
source de difficultés pour la politique allemande.
Le Volksblatt de Halle, organe minoritaire, s'élevait contre
les entreprises allemandes en Finlande et protestait contre l'éta-
blissement d'une monarchie finlandaise, en même temps que
contre les mesures sanglantes prises pour étrangler la révolu-
tion :
Le monarque, quel qu'il soit, qui sera appelé par la monarchie bourgeoise
de Finlande prendra sa part de responsabilité. Quiconque entreprendra de
défendre Svinhufvud et «es complices, supportera les conséquences des mas-
sacres sans nom qui ont été commis dans ce pays.
Le Munchner Post, organe majoritaire, critiquait également
l'intervention allemande en Finlande et faisait remarquer com-
bien était faible la partie de la population qui avait consenti à
coopérer avec les Allemands :
Même les quelques activistes qui travaillent d'accord avec les autorités
militaires allemandes ne sont pas sûrs; ils veulent soulager leur pays de
l'occupation, mais dès qu'on leur aura rendu quelque liberté, ils changeront
leur programme.
En fait, personne ne marche sincèrement et franchement avec les Alle-
mands. Toutes les monarchies dont on parle ne subsisteront qu'autant
qu'elles seront menées par la force allemande. Leur existence suppose l'éta-
blissement d'un régime militaire éprouvé de la part de l'Allemagne; elle
suppose, en outre, la victoire écrasante de l'Allemagne sur tous ses adver-
saires. Dans ces conditions, le peuple allemand a-t-il envie de faire encore
la guerre pendant des années, seulement pour permettre à quelque Charles-
Auguste-Théodore ou à quelque Frédéric-Henri-Guillaume-Ernest de se main-
tenir sur le petit trône qu'on lui aura industriellement charpenté ? Un gou-
vernement qui conserverait une lueur de raison laisserait toutes oes questions
en suspens jusqu'au moment de la Conférence générale de la paix.
Dans le même temps, le journal suédois Dagens Nyheter
croyait savoir que les troupes allemandes et finlandaises
204 l'Allemagne et le baltikum
étaient occupées à des préparatifs d'ordre militaire le long
de la frontière norvégienne et que tout le district était
sous le contrôle militaire allemand. Or, le Hufvudstadsbladet,
qui était cependant ultra-germanophile, publiait, peu de jours
après (i), un article de fond dans lequel il s'élevait contre toute
aventure militaire hors des frontières de la Finlande, notam-
ment en Carélie, On y lisait :
Un accord pacifique avec la Russie et les puissances de l'Entente est la
solution la plus désirable. L'entrée en guerre de la Finlande, même si cela
devait nous rapporter la Carélie orientale, serait un très grand malheur.
Puisse ce malheur ne pas se produire par suite d'actes hostiles venant de
notre part !
Un mouvement d'opinion, qui semblait s'étendre assez rapi-
dement, commençait à se manifester contre toute participation
directe de l'armée finlandaise à la guerre et ce revirement ne
paraissait pas étranger à l'annonce des défaites allemandes
sur le front occidental. Du reste, un vif mécontement régnait
parmi les populations finlandaises contre les soldats et les
marins allemands, et celui-ci allait en s'accentuant. Même cer-
tains journaux germanophiles, comme le Hufvudstadsbladet ,
par exemple, se plaignaient qu'en dépit de la prohibition de
l'exportation des marchandises finlandaises les soldats et les
marins allemands continuassent à accaparer les chaussures, les
vêtements et bien d'autres objets usuels pour les emporter en
Allemagne à bord de leurs navires. Une vive échauffourée se
produisait dans le port d'Helsingfors entre des douaniers et les
marins d'un navire de guerre allemand, qui voulaient embar-
quer une grande quantité de marchandises. D'après ces indices,
un revirement semblait donc devoir se produire et le ministre
de la Guerre finlandais ordonnait que la langue finnoise soit
dorénavant employée comme langue officielle pour les com-
mandements d'armée.
Néanmoins, une délégation, nommée par le gouvernement
de M. Svinhufvud, composée du sénateur Talas, des anciens
sénateurs Frey et Nevanlinna, et du baron von Bonsdorff, était
partie pour Berlin, oii elle était arrivée le 28 août, afin de
prendre part aux délibérations relatives au choix d'un candidat
(i) a3 Août 1918
FINLANDE 2O0
allemand au tronc de Finlande. Après l'annonce de la candi-
dature d'un prince de Hohenzollern, le prince Oscar, puis de
son renoncement au trône de Finlande; de celle du duc Adol-
phe-Frédéric de Mecklembourg, le bruit courait qu'il était
maintenant question d'un prince de Hesse, du prince Frédéric-
Charles de Hesse, né en 1868, qui avait épousé, en iSgS, la
princesse Marguerite de Prusse, sœur de Guillaume II. Le
prince Frédéric-Charles, qui est général prussien, chef du
i^'' régiment d'infanterie, et a quatre fils, dont l'aîné est
aujourd'hui âgé de vingt-deux ans, est le frère cadet du land-
grave Alexandre-Frédéric de Hesse, chef de la ligne de l'an-
cienne Hesse électorale (Hesse-Cassel), un des petits trônes indé-
pendants d'Allemagne que la Prusse a renversés en 1866, après
Sadowa, pour s'annexer leurs sujets.
Le parti monarchiste se montrait consterné du refus du duc
Adolphe-Frédéric de Mecklembourg-Schwerin, et les journaux
monarchistes, qui se livraient à de nombreux commentaires,
croyaient devoir l'attribuer à des intrigues de personnes dont
la responsabilité n'était pas engagée en la circonstance, à moins
que ce ne soit au manque d'habileté des membres de la dépu-
tation chargés d'offrir le trône au duc. En réalité, il semblait
que ce dernier avait refusé l'offre qui lui était faite d'abord
parce que les partisans de la monarchie en Finlande étaient
une minorité, qu'il devait savoir mieux que personne à la solde
de l'Allemagne, et, en second lieu, que la Constitution finlan-
daise limiterait rigoureusement ses pouvoirs.
Le Lokal-Anzeiger du 2/i août, qui faisait connaître que le
duc Adolphe-Frédéric de Mecklembourg avait été <( proposé »
aux Finlandais par un souverain auquel il croyait devoir recon-
naître un sens politique très avisé, déplorait que certaines
influences aient amené l'échec de cette candidature. Ce journal
faisait tardivement remarquer, à ce propos, que l'Empereur
s'était opposé à ce que le nom du prince Oscar de Prusse fut mis
en avant. Il ajoutait que le Prince Frédéric-Guillaume de Prusse,
fils de l'ancien régent de Brunswick, et le prince Albert de
Prusse n'avaient pas montré de goût pour le trône de Finlande
et faisait allusion, en terminant, à une nouvelle candidature,
sans désigner autrement la personnalité qu'il visait.
VHufvudstadsbladet d'Helsingfors se faisait également l'écho
du soi-disant désappointement des Finlandais à la suite du
2o6 l'allemagnk et le baltikum
refus du duc Adolphe-Frédéric de Mecklembourg d'accepter le
trône qui lui était offert et déclarait avoir la preuve que « des
intrigues avaient été ourdies par des milieux irresponsables »
contre cette candidature.
Par contre, la Gazette de Voss confirmait que le parti répu-
blicain s'était opposé à l'élection du duc de Mecklembourg
comme roi de Finlande et avait menacé le Sénat de recourir à
une opposition révolutionnaire s'il persistait à vouloir imposer
ce prince. D'ailleurs, un certain nombre d'hommes politiques
linlandais s'étaient joints aux républicains afin de faire échee
à cette candidature, pour la raison qu' « étant partisans d'une
monarchie constitutionnelle, ils ne pouvaient admettre l'éléva-
tion au trône de Finlande d'un prince appartenant à la famille
la plus réactionnaire du monde », Les grands-duchés de
Mecklembourg-Schwerin et de Mecklembourg-Strelitz sont, en
effet, des monarchies absolues où toute tentative de faire abou-
tir un régime constitutionnel a échoué par la résistance de la
noblesse de ces deux Etats.
Tout au commencement de septembre, on annonçait que le
régent de Finlande, M. Svinhufvud, s'était rendu incognito
€n mission spéciale à Berlin pour régler définitivement la ques-
tion des candidats au trône de Finlande. Le ii septembre, on
apprenait que le prince de Saxe était en Finlande.
A la même date, une note officieuse du Bureau d'informa-
tion finlandais, Finska Notisbyran, faisait savoir que le prince
Frédéric-Charles de Hesse avait déclaré accepter la couronne
de Finlande et que la Diète finlandaise se réunirait le 26 sep-
tembre. Déjà, le 25 août, le Lokal-Anzeiger avait annoncé que
la Diète se réunirait à la mi-septembre et fixerait la date de
l'élection du monarque.
En même temps qu'il faisait connaître que le professeur
Holma avait été envoyé d'Helsingfors à Darmstadt pour ensei-
gner la langue finlandaise au prince Frédéric-Charles de Hesse,
le Vorvœrts publiait une protestation finlandaise contre l'avè-
nement au trône de ce prince, prétendant que l'agitation
monarchiste en Finlande avait été créée par l'état-major alle-
mand et se terminant par une déclaration oii il était dit que les
Finlandais ne pouvaient reconnaître ce dernier comme leur roi
et en appelaient à la souveraineté nationale. Ce journal écri-
vait, au sujet de la candidature de ce prince :
FINLANDE 2O7
Le beau-frère de l'Empereur n'a pas pu avoir le temps de se rendre compte
de la chose hasardeuse qu'il entreprend : s'il devient roi de Finlande, ce sera
contre la volonté du peuple finlandais. Nous ne pouvons que répéter que
toute prolongation de la guerre pour des visées dynastiques est des plus
impopulaires, et que le peuple n'est nullement disposé à verser une seule
goutte de sang allemand pour la splendeur royale.
Le 2 2 septembre, la Frankfurter Volkstimme annonçait que
le prince Frédéric-Charles de Hesse avait été prié par le grand
quartier général de laisser en suspens la question du trône
finlandais et de consentir à n'accepter que la fonction d'admi-
nistrateur du royaume pour cinq ans, sans faire connaître la
réponse de ce dernier.
Néanmoins, à Helsingfors, les monarchistes continuaient
d'affirmer que, le 26 septembre, la Diète finlandaise élirait à
une grande majorité le prince Frédéric-Charles de Hesse. Une
note officieuse de la Gazette de Cologne laissait toutefois enten-
dre qu'il était possible, au moment où le Gouvernement alle-
mand cherchait un rapprochement avec les socialistes et à
constituer un Cabinet de concentration, que la candidature
du prince de Hesse fut retirée à la dernière heure.
En effet, on apprenait que la Diète s'était bien réunie le
vendredi 27, pour résoudre la question constitutionnelle, mais
que l'élection du prince de Hesse, qui avait été annoncée
comme certaine la semaine dernière, devenait problématique
et que la session durerait environ une semaine. L'avance des
Alliés à l'Est ne raffermissait sans doute pas la confiance des
Finlandais dans la force allemande, et la défaite des Turcs et
des Bulgares leur révélait le danger qu'il y avait pour les petites
nations à lier leur sort à celui de l'Empire allemand.
D'autre part, le congrès des socialistes rouges finnois, réuni
à Moscou, décidait, bien que ce projet parut difficile à mettre
à exécution, que le prolétariat devait accaparer le pouvoir si
on voulait éviter l'institution d'une dictature révolutionnaire
comme celle existant en Russie, et qu'il y avait lieu de com-
mencer de suite à créer l'agitation nécessaire et à faire des
préparatifs énergiques en vue d'une nouvelle révolution en
Finlande,
L'opposition rencontrée par l'action que les Alliés étaient
amenés à entreprendre sur la côte moi^rmane achevait de
révéler l'orientation de la politique suivie par le gouvernement
208
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
de M. Svinhufvud et combien l'influence allemande était puis-
sante auprès de lui. Toutefois, ce qui semble bien invraisem-
blable, les Finlandais soutenaient, pour leur défense, qu'ils
avaient cru au début que cette action était dirigée contre eux et
menaçait leurs intérêts.
Selon une dépêche de Stockholm au Times, en date du
26 août, M, Sario, qui, après avoir été attaché au service de la
propagande en Allemagne, était devenu sous-secrétaire d'Etat
aux Affaires étrangères de Finlande lors de l'arrangement
conclu entre la Finlande et l'Allemagne, et qui, depuis, était
ministre sans portefeuille, déclarait à un représentant de la
presse, au sujet de l'initiative prise par les Alliés à Mourmansk,
que le Gouvernement finlandais comptait sur l'appui de l'Alle-
magne. Il disait notamment :
La Finlande observe avec une extrême attention le moutement des troupes
anglaises dans la Carélie septentrionale et orientale. Le Gouvernement finlan-
dais a résolu de réorganiser l'armée finlandaise promptement. Nous venons
d'appeler sous les armes les classes 1896, 1896 et 1894. La Finlande n'admet-
tra pas de se soumettre aux conditions posées par l'Entente; nous ne change-
xons pas de politique à l'égard de l'Allemagne. Notre attitude dépendra de
celle de l'Angleterre, Nous pouvons, de toute façon, compter sur l'appui de
l'Empire allemand.
La presse finlandaise n'accueillait cependant pas unanime-
ment ces déclarations d'une façon favorable. Du reste, en
réponse à la protestation du Gouvernement finlandais auprès
des délégations des puissances occidentales à Stockholm contre
la violation de neutralité commise vers Kuolajœrvi, le consul
anglais donnait connaissance d'une déclaration de son gouver-
nement d'après laquelle les troupes commandées par des chefs
alliés n'avaient jamais cherché à traverser la frontière finlan-
daise ni effectué aucune attaque contre la Finlande, et ces chefs
militaires avaient reçu l'ordre catégorique d'éviter de violer la
frontière de Finlande.
Peu après, à la suite des échecs subis en France par l'Alle-
magne et de la crise de ses effectifs, la légation allemande à
Helsingfors, suivant les instructions de son gouvernement,
remettait au Gouvernement finlandais une déclaration l'infor-
mant que les troupes allemandes, afin d'épargner à la Finlande
et à la Suède d'être impliquées dans des complications de
guerre, ne pénétreraient pas en Carélie orientale, si l'Angle-
FIMLANDE 2O9
terre et les autres puissances de l'Entente s'engageaient expres-
sément à évacuer la Garélie et la côte mourmane, et à en retirer
leurs troupes dans un délai qui était à fixer.
Les éditoriaux du Hufvudstadsbladet et du Helsingen Sano-
mat constataient que les assurances données par l'Allemagne
au Gouvernement des Soviets contre toute attaque de la
Finlande pendant les opérations russes contre l'Entente et
contre un nouveau démembrement de la Russie, enchaînaient
la liberté d'action de la Finlande.
Il était assez curieux, et cela était bien dans sa manière, de
voir l'Allemagne, dont les forces en Finlande devaient atteindre
55.000 hommes et n'étaient que de i3.ooo tout au plus, dans
l'impossibilité où elle se trouvait d'envahir la Carélie, chercher
par des moyens détournés et sous conditions à inviter les Alliés
à évacuer cette région.
Certaines informations révélaient, du reste, que l'Allemagne,
à la suite de son intervention, déployait en Finlande une
grande activité tant au point de vue économique qu'au point
de vue moral, soit par la reprise d'affaires anciennes, soit par
la création de nouvelles. Une société, qui comptait les Krupp,
d'Essen, et la (( Finlande Industrikontor » parmi ses action-
naires, se formait pour la recherche des gisements de minerai
en Finlande. Un peu plus tard, une autre information faisait
connaître que Krupp avait également constitué en Finlande
une société, au capital de 2 millions de mark, pour l'exploita-
tion des mines de Jussaro et s'était intéressé à la société « Fin-
lande-Malmundersnocking » au capital de 2 millions de mark,
dont le but est l'exploitation des minerais de fer déjà connus et
la recherche de nouveaux gisements qui puissent concurrencer
le minerai suédois. Bien que l'Allemagne ait déjà pris de
nombreuses parts dans lis entreprises suédoises, dans la crainte
que la Suède ne modifiât l'orientation de sa politique, elle
cherchait à mettre la main sur les minerais finlandais. Une
compagnie allemande achetait un théâtre finlandais et des
négociations étaient engagées pour l'acquisition d'autres éta-
blissements en vue de servir à la propagande allemande. Enfin,
vers la fin de septembre, on annonçait d'Helsingfors (i)
que plusieurs personnalités politiques, notamment le régent
(i) Le Temps, 27 septembre 1918.
U
2IO L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
Svinhufvud, le Gouvernement de la province d'Helsingfors et
le recteur de l'Université venaient de fonder une société fin-
lando-germanique en vue de « fortifier les liens moraux et poli-
tiques unissant la Finlande à l'Allemagne », et que M. Svin-
hufvud et M. Brueck, plénipotentiaire allemand, en avaient
accepté la présidence d'honneur.
Jusqu'alors, tout le trafic des voyageurs et des marchandises,
ainsi que le service postal entre la Finlande et l'Europe cen-
trale et occidentale, qui n'empruntait pas les lignes de navi-
gation desservant Stettin, Lubeck, Copenhague et Hull était
acheminé à travers la Suède par la grande ligne ferrée qui la
traverse du nord au sud. Des services réguliers de vapeurs
amenaient les voyageurs et les sacs de dépêches à Stockholm,
d'oii ils étaient ensuite dirigés vers le Danemark et l'Allemagne.
Il était même question, selon un récent projet finlandais, d'éta-
blir après la guerre un service de bacs transbordeurs entre les
deux rives du golfe de Bothnie, passant à travers l'archipel
Aland et aboutissant à Abo, tandis que le trafic suédois tendait
plutôt à emprunter la voie Riga ou Baltish-Port. D'autre part,
de nombreux navires suédois allaient prendre les produits de
l'ancien grand-duché de Finlande pour les transporter dans les
ports étrangers ou rapporter de ces derniers les marchandises
qui y étaient importées. Or, on apprenait, dans le courant de
1918, que l'Allemagne cherchait à détourner tout le trafic
finlandais avec l'étranger par la côte orientale de la Baltique
et à le faire passer par l'Estonie et la Livonie, qu'elle détenait,
afin de l'accaparer. Le Tidens Tegn, de Christiania, annonçait
qu'un service de bacs transbordeurs allait prochainement fonc-
tionner entre Helsingfors et Reval, en sorte que les convois
pourraient directement passer du réseau finlandais sur celui
de la rive sud du golfe de Finlande, jans rompre charge, et
continuer jusqu'à la frontière allemande par Dorpat, Riga,
Dwinsk. Deux lignes allemandes de navigation, dont l'une par-
tait de Lubeck et l'autre de Stettin, étaient mises, en même
temps, en exploitation pour desservir toute la côte de la Bal-
tique jusqu'à Reval en plus de la ligne finlandaise d'Helsing-
fors à Stettin. D'un autre côté, d'après Nationaltidende (i), la
direction des chemins de fer suédois faisait connaître qu'elle
(i) 22 Juillet 1918.
FINLAINDE 2 I 1
avait examiné la création d'une voie ferrée Berlin-Helsingfors,
via Reval, dont le parcours s'effectuerait en trente heures, et
que des négociations avec les autorités allernandes, qui se mon-
traient favorables à ce projet par suite du raccourcissement
très notable du voyage qu'il réalisait, étaient en cours à Berlin.
En dehors de l'amélioration indiscutable qu'elle apporterait
aux relations actuelles, il est certain que la création de cette
ligne ne pouvait que servir les plans pangermanistes. M. Sario,
dans son livre Die ISordische Bruche (Le Pont du Nord), ne
s'appliquait-il pas à démontrer que la Finlande devait devenir
le lien de l'entente entre la Scandinavie et une Allemagne qui
devait s'étendre de la Méditerranée à l'océan Arctique. Tout en
tenant compte de la part d'exagération propre à toutes les vues
de ce genre qui ont été émises du côté allemand, il n'en est pas
moins évident que l'Allemagne, par sa situation, se trouve
favorisée de ce côté et qu'elle peut légitimement retirer de
grands avantages de l'établissement prochain de ces relations
rapides.
Ces faits, en montrant à la Suède la mauvaise orientation de
sa politique, devait lui faire regretter certaines de ses complai-
sances pour l'Allemagne, dont quelques-unes, comme celles
•relatives à l'affaire Luxburg, ne furent ni à son honneur ni à
soiî profit, et lui faire voir avec quelle âpreté l'Allemagne
entendait poursuivre la réalisation de ses plans pangermanistes
sans même savoir gré au Cabinet de Stockholm des services
que celui-ci avait pu lui rendre à certains moments.
Les nations Scandinaves n'avaient pas été toutefois sans se
rendre compte du danger que les plans allemands en Finlande
présentaient pour leurs propres intérêts. Dès le début de mars
1918, les Danois, Suédois et Norvégiens se mettaient d'accord
pour envoyer en Finlande une commission chargée d'étudier
l'état économique du pays, et cette commission, comprenant
six membres, soit deux députés délégués par chacun des trois
gouvernements, devait vraisemblablement avoir une mission
jbolitique et devait se proposer de rechercher les moyens de
faire rentrer la Finlande dans la sphère d'action du groupe des
Etats Scandinaves, dont elle se trouve appelée à faire partie
par sa situation géographique, ses intérêts économiques et ses
affinités.
Plus récemment, M, Petren, ministre suédois, r!ans le dis-
212 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
cours qu'il prononçait, le dimanche 8 septembre 1918, à la
réunion du parti libéral à Esloef, en Suède méridionale, après
avoir fait l'exposé du travail accompli par le Cabinet suédois
pendant sa première année d'existence et, à propos de la ques-
tion de l'intervention de la Finlande, constaté qu'en dépit des
protestations de ses adversaires politiques le gouvernement avait
persisté dans l'attitude qu'il avait prise d'accord avec la majo-
rité de la nation, déclarait avoir confiance que l'animosité qui
se manifestait en Finlande contre la Suède disparaîtrait quand
on se serait rendu compte que l'attitude de la Suède est justifiée
et que de bonnes relations seront de nouveau établies entre les
deux pays.
D'autre part, selon des informations données par la presse
suédoise à la fin d'août, le Gouvernement finlandais aurait
récemment sondé l'opinion estonienne en vue d'amener un
rapprochement entre l'Estonie et la Finlande, et de déterminer
une union. Sans doute, il était probable que derrière cette ini-
tiative se dissimulait une manœuvre allemande, comme on l'a
aussitôt soupçonné, car l'Allemagne s'étant toujours heurtée
dans ses projets d'annexion à la presque unanimité de l'opinion
estonienne, elle cherchait à atteindre ses buts par des voies
détournées. Dans l'état où étaient les choses quand cette sug-
gestion était faite, une union fmlando-estonienne aurait eu, en
effet, pour conséquence de mettre l'Estonie dans le même état
de vassalité que la Finlande à l'égard de l'Allemagne. Mais,
étant mal informés de l'état de l'opinion de ces pays, il nous
est difficile de juger des mobiles véritables qui ont déterminé
ces démarches, et il ne serait pas invraisemblable qu'une partie
de la Finlande, à mesure que se développaient les événements,
se soit rendu compte en partie de la situation désastreuse à
laquelle sa politique risquait de la mener en ce qui concerne le
problème de la Baltique. Cette démarche pouvait donc être à
double face. Aussi, très justement, M. Virgo, membre du Gou-
vernement provisoire estonien, faisait à ce sujet, dans le
Dagens Nyheter, la déclaration suivante :
Ce projet d'union avec la Finlande ne pourrait être pris en considération
par les Estoniens que le jour où la Finlande serait un Etat réellement libre
et indépendant, et non plus un simple pays vassal de l'Allemagne.
Le Gouvernement finlandais croyait, de son côté, devoir
FINLANDE 2lS
démentir les informations précédentes; mais, de part et d'autre,
tout en restant sur les positions prises, on semblait ne point
exclure l'idée d'un tel rapprochement et en méconnaître
l'intérêt.
M. von Hintze, sous-secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères,
dans le discours qu'il prononçait le 25 septembre 1918 devant
la grande commission du Reichstag, en résumant à sa manière
la politique adoptée par la Finlande, et tout en s'efforçant à
cette occasion de dégager la responsabilité de la famille impé-
riale, ne dissimulait pas l'appui que l'Allemagne lui avait
accordé et l'approbation qu'elle donnait aux décisions prises
par le gouvernement de M. Svinhufvud, touchant l'établisse-
ment du régime monarchique :
Dans le nord, l'un des Etats qui ont suscité plus spécialement notre intérêt
la Finlande, fait les premiers pas pour se consolider au point de vue poli-
tique. Déjà au mois de mai de cette année, le général Mannerheim a déclaré
à Helsingfors que, pour la Finlande, l'établissement de la monarchie était le
fondement de sa prospérité. La constitution finlandaise prévoit la Finlande
comme Etat monarchique. L'administrateur d'Etat Svinhufvud a déclaré,
vers la fin du mois de mai : Le seul chemin pour assurer l'indépendance et
la liberté de la Finlande est une monarchie constitutionnelle établie au-dessus
de toutes les divergences de partis. J'insiste particulièrement là-dessus pour
montrer quelles bases possède la monarchie finlandaise, parce que nous
prévoyons l'objection d'après laquelle nous nous serions efforcés de pousser
la Finlande au régime monarchique. Cela n'est pas le cas.
Par la suite, le Gouvernement finlandais s'est tourné vers l'Allemagne en
demandant un prince de la Maison royale ou un des fils de l'Empereur
comme monarque. Pour des raisons diverses, l'Empereur n'a pas cru devoir
donner suite à cette demande. On dit alors au Gouvernement finlandais que
la question de la forme d'Etat était une affaire propre du Gouvernement
finlandais. Sur la base de la constitution de 1772, de nouvelles mesures ont
été prises par le Gouvernement, qui tendaient à donner à la Finlande la
forme étatiste qui lui avait été promise. Sur le désir du Gouvernement
finlandais, nous avons fait déclarer par notre ministre à Helsingfors que
toute immixtion dans la question constitutionnelle était exclue pour nous,
mais que, néanmoins, l'Allemagne saluerait avec sympathie le maintien de
la. constitution monarchiste constitutionnelle en Finlande.
Aussi, comme on pouvait le prévoir d'après les négociations
engagées et l'orientation donnée par le Sénat à la politique
finlandaise, le 10 octobre, après une séance secrète qui dura
depuis une heure de l'après-midi jusqu'à neuf heures du soir,
avec quelques interruptions, la Diète, se basant sur l'article 38
de la Constitution de 1772, procédait à l'élection du roi et dési-
2i4 l'allemagne et le baltikum
gnait le prince Frédéric-Charles de Hesse. Les députés devant
exprimer leur vote en s€ levant de leur siège, les agrariens
€t quelques républicains peu nombreux manifestèrent leur
volonté de ne pas prendre part à cette élection en restant assis.
A la suite de cette séance, le prince Frédéric-Charles de Hesse
était, par conséquent, élu roi de Finlande, la succession au
trône était assurée à ses descendants et la présidence de la
Diète était chargée de prendre les dispositions nécessaires pour
l'exécution de cette décision.
Les socialistes finlandais réfugiés en Suède tenaient, le soir
même, une importante réunion et celle-ci était unanime à
-déclarer que la décision prise par la Diète était opposée à la
volonté du peuple et ne représentait qu'une solution éphémère.
Ils affirmaient que la Finlande était un pays foncièrement répu-
blicain, que la volonté de son peuple était de le rester, et
l'ordre du jour voté par cette réunion disait : « Ce n'est que
grâce à l'appui prêté par l'Allemagne aux miliciens de la garde
blanche, qui représentent la minorité bourgeoise des villes,
qu'on a pu lui imposer un roi ».
Toutefois, la Gazette de l'Allemagne du Nord croyait devoir
faire remarquer à propos de l'attribution de la couronne de
Finlande au prince de Hesse que le Gouvernement allemand
n'avait exercé aucune action sur la Diète de Finlande, ni quant
au choix du titulaire ni quant à la date de l'élection.
En tous cas l'heure était bien mal choisie et la décision prise
par le Gouvernement finlandais qui, dans cette circonstance
comme dans celles qui l'avaient précédée, était ou mal infor-
mé ou bien complètement aveuglé par les influences alleman-
des, ne faisait, au moment oij l'Allemagne était battue par les
Alliés et demandait la paix, que rendre plus désastreuse, en la
confirmant, l'erreur qu'il avait commise.
En effet, à la suite du vote émis par la Diète finlandaise
régulièrement constituée, l'indépendance de la Finlande avait
été d'abord reconnue, parmi les nations alliées ou neutres, par
la France de jure et de facto, par l'Angleterre de facto avec
promesse de le faire de jure, par la Suède, la Norvège, le Dane-
mark, l'Espagne, la Suisse et la Hollande; aussi, quels qu'aient
-été les griefs de la Finlande contre la Russie, on comprenait
mal l'attitude qu'elle conservait à l'égard des nations de l'En-
tente et la sympathie sans réserve qu'elle continuait de mon-
FINLANDE 2l5
trer à l'Allemagne. Mais depuis, par des mesures prises d'une
façon illégale, bien que le Gouvernement finlandais ait pré-
tendu les justifier, et qui constituaient un véritable coup d'Etat,
la substitution du maintien de la monarchie à la république
avait été décidée contrairement à la légalité, et un prince alle-
mand avait été appelé, au mépris du droit et des intérêts fin-
landais, à monter sur le trône du royaume finlandais. Il deve-
nait donc impossible aux pays qui avaient reconnu l'indépen-
dance de la Finlande de consacrer une pareille situation par
l'établissement de relations diplomatiques officielles avec le
gouvernement d'Helsingfors, et ils ne pouvaient, en aucun cas,
consentir à reconnaître une monarchie se donnant pour souve-
rain un prince originaire d'un Etat avec lequel elles étaient
en guerre. Devant ces faits, le Gouvernement français se
croyait dans l'obligation de rompre ses relations avec la Fin-
lande le i5 novembre 1918 et de ne laisser à Helsingf ors qu'un
agent dont les fonctions avaient toujours été et restaient d'ordre
consulaire, et qui avait seulement pour mission d'assurer la
protection de ses nationaux et la défense de leurs intérêts.
■ Le Gouvernement finlandais n'était pas, du reste, sans
s'apercevoir des difficultés devant lesquelles il se trouvait placé
du fait de la politique qu'il avait adoptée, et la situation géné-
rale devenait en Finlande très incertaine.
Après la capitulation de la Bulgarie et les événements mili-
taires du front occidental, l'opinion publique finlandaise com-
mençait à se rendre compte du danger de la politique où s'était
engagé le Sénat, et un revirement s'y faisait sentir. Sans doute,
les organes officiels persistaient dans leur attitude germano-
phile et, — ce qu'il importe de noter et confirme ce que nous
avons laissé entendre au sujet de la part d'influence qui restera
malgré tout dévolue à l'Allemagne dans ces pays, par suite de
sa situation géographique et de ses rapports commerciaux, —
VTJ'Uvudstadsbladet déclarait qu'aucun changement dans la
situation allemande ne pouvait modifier l'orientation de la
politique de la Finlande, puisque l'Allemagne resterait quand
même, après la guerre, la plus forte puissance baltique et
<iu'elle devait, par conséquent, cultiver son amitié. Mais le
parti agrarien accentuait son opposition au gouvernement et
un nouveau courant d'opinion se faisait sentir, qui soutenait
qu'il fallait chercher en Suède un appui capable de remplacer
2l6
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
celui que le gouvernement avait demandé à l'Allemagne, et il
est certain que cette politique était celle que la Finlande aurait
toujours dû suivre.
Les Nya Dagligt Allenhanda du i/i octobre annonçaient que
les troupes allemandes étaient en train d'évacuer la Finlande
et, d'autre part, que le Gouvernement finlandais avait appelé à
Helsingfors le général Mannerheim qui, comme on le sait, se
trouvait en disponibilité, sans laisser entendre si c'était pour
lui confier une mission politique ou militaire.
En tous cas, il semblait douteux que le prince de Hesse se
rendît à Helsingfors et on lisait dans la Gazette de l'Allemagne
du Nord :
A l'occasion d'une visite à Berlin, Frédéric-Charles de Hesse a déclaré, il
y a quelques jours, qu'il n'accepterait en aucun cas immédiatement la
couronne de Finlande, mais que «a décision dépendait de la marche des
événements. L'accession au trône ne pourrait avoir lieu au plus tôt que dans
deux ans. Un gouvernement intérimaire doit être constitué en attendant.
Le prince a relevé qu'il n'avait nullement l'intention de s'imposer à la
Finlande.
Le i/i octobre, on mandait d'Helsingfors que quarante mem-
bres socialistes du Landtag finlandais, accusés de haute trahi-
son, avaient été condamnés à la peine de mort et les autres à
des peines d'emprisonnement variant de deux ans à perpétuité.
M. Svinhufvud, chef du gouvernement, donnait sa démission
le i3 novembre 1918 et il semblait qu'aucune divergence d'opi-
nion ne devait se produire, lors de l'élection d'un nouveau chef
du pouvoir fixée au jeudi 19 décembre, quant à la nomination
du général Mannerheim, car on espérait que les négociations
que ce dernier poursuivait alors à Londres et à Paris amène-
raient une solution favorable des questions politiques les plus
importantes pour la Finlande.
Dans le même moment, d'après une information publiée par
le Dagens Nyheter (i), M. Trépof menait en Suède une action
énergique en vue de constituer en Russie un gouvernement
impérialiste destiné à remplacer celui des Bolcheviki. Le
Social Democraten, dans son éditorial, se déclarait en mesure
de confirmer, d'après des renseignements émanant de source
sûre, les assertions du Dagens Nyheter et affirmait que non
(i) II Décembre 1918.
FINLANDE 217
seulement M. Trépof travaillait à une réaction tsariste en Rus-
sie, mais encore que cette tentative était appuyée par le Gou-
vernement finlandais qui avait déjà versé une somme de
5oo.ooo mark et avait promis de fournir encore un million et
demi. Ce journal protestait violemment contre cette collabo-
ration des anciens impérialistes russes et du gouvernement
finlandais; il exprimait l'espoir qu'à brève échéance les
gouvernements démocratiques déclareraient formellement qu'ils
n'avaient rien de commun avec les intrigues russes nouées à
Stockholm; il s'élevait contre toute idée d'intervention et
concluait que la Suède, ayant rompu tous rapports avec la
Russie bolcheviste, elle n'avait pas à appuyer une action qui,
en irritant la nation russe, ne pouvait servir d'autres intérêts
que ceux des Bolcheviki.
Malgré les circonstances anormales dans lesquelles avaient
lieu les élections municipales en Finlande, au milieu de décem-
bre 1918, puisque tous les journaux socialistes avaient été
supprimés et que des milliers de socialistes étaient privés du
droit de vote, le parti socialiste remportait un succès considé-
rable et le Social Demokraten y voyait la preuve que le gouver-
nement du général Mannerheim n'avait pas la majorité du
peuple avec lui.
Le 22 novembre, on apprenait que le général Mannerheim
avait accepté d'être le chef de l'Etat et qu'une transformation
complète du gouvernement était imminente. Le général Theo-
leff, ministre de la Guerre, qui avait affiché des sentiments
germanophiles, donnait sa démission à la suite du retrait des
troupes allemandes.
Le 26 novembre, un nouveau Gouvernement finlandais était
constitué par le régent Mannerheim. Ce nouveau gouverne-
ment, qui se donnait comme un gouvernement de coalition,
était composé de six républicains et de sept monarchistes. Il
semblait avoir été constitué dans le but de remplacer par des
hommes nouveaux les membres de l'ancien Cabinet que leur
politique vis-à-vis de l'Allemagne avait discrédités, afin de per-
mettre à la Finlande d'obtenir de l'Entente le ravitaillement
dont elle avait besoin.
Le Carrière delta SeiSi croyait cependant pouvoir écrire,
commentant la formation du nouveau Gouvernement finlan-
dais :
2l8
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
Il signifie donc le passage de la période monarchiste de l'influence alle-
mande à la période démocratique de l'orientation ententophile de la Fin-
lande. Tous les partis bourgeois et démocratiques y «ont représentés à
l'exception du groupe radical et du groupe agraire, lesquels voulaient abso-
lument dans le gouvernement une majorité républicaine. L'inspirateur du
nouveau Cabinet paraît être le général Mannerheim, lequel est parti pour
Londres pour conclure un aecord entre la Finlande politiquement renouvelée
et l'Entente. La formation du nouveau Gouvernement finlandais marque la
complète faillite de la politique du parti germanophile, lequel est tombé
avec la puissance militaire de l'Allemagne, sur laquelle il s'appuyait aveu-
glément.
D'après les communications faites à la presse, les principaux
points du programme de ce nouveau gouvernement étaient
d'obtenir la reconnaissance de l'indépendance de la Finlande
par les grandes puissances, si possible avant la Conférence
générale de la paix; d'avoir une politique étrangère finlandaise
neutre; de préserver l'intégrité territoriale; de résoudre la ques-
tion de la Carélie orientale par des négociations; de réagir
contre le mouvement révolutionnaire de l'Est et, en même
temps, de rétablir le plus tôt possible les conditions normales
intérieures, particulièrement en ce qui concernait le ravitaille-
ment; enfin, de proposer de nouvelles élections générales pour
la Diète, auxquelles le gouvernement décidait de procéder dans
le courant de février ou de mars.
Toutefois, des personnalités qui avaient suivi une politique
pro-allemande se retrouvaient dans ce Cabinet : M. Ingman, à
qui était confié la présidence du Conseil, avait été le chef de
la délégation qui s'était rendue à Francfort pour inviter le
prince de Hesse, beau-frère de Guillaume II, à accepter le trône
de Finlande; le ministre de l'Intérieur du nouveau gouverne-
ment, M. Tulenheimo, faisait partie de la même délégation et
demeura plusieurs semaines auprès du prince de Hesse pour le
mettre au courant des affaires finlandaises; le sous-secrétaire
d'Etat aux Finances, M. Vennola, n'avait pas moins été mêlé au
mouvement pangermaniste. Enfin, M. Enckell, ancien ministre
de Finlande à Petrograd, était chargé du portefeuille des
Affaires étrangères.
D'ailleurs, les démarches que les barons baltes, après s'être
appuyés sur l'Allemagne impériale pour étouffer la démocratie
dans les pays baltiques, chargeaient le nouveau gouvernement
finlandais de faire auprès de la monarchie anglaise, afin d'obte-
FINLANDE
219
nir de cette dernière la protection qu'ils avaient cherchée aupa-
ravant auprès du Gouvernement d'Helsingfors, montraient que
les dispositions du Gouvernement du général Mannerheim, qui
ne comprenait ni socialistes ni agrariens, n'étaient pas radica-
lement changées et qu'il conservait, de même que celui de
M. Svinhufvud, une tendance monarchique. M. Hjaîmar Bran-
ting, dans le Social Demokraten de Stockholm, citait, en atta-
quant violemment ses signataires, un document récemment
remis au Gouvernement suédois par la noblesse balte pour être
transmis au Gouvernement britannique, dans lequel celle-ci
réclamait le maintien de ses privilèges fondé sur un acte passé
entre la Suède et la Russie à Neptar, en 1728, et déclarait illé-
gaux tous les changements survenus depuis cette date, notam-
ment pendant la révolution russe.
Des manifestations se produisaient à Helsingfors, soit en
l'honneur du général allemand von der Goltz, soit pour pro-
tester contre les conditions d'armistice imposées par les Alliés
à l'Allemagne. Les autorités municipales de cette ville présen-
taient au commandant en chef des troupes allemandes une
adresse lui exprimant la gratitude de la cité pour les services
rendus à la Finlande et 200.000 mark lui étaient remis pour
être distribués aux familles des soldats tués ou blessés à Hel-
singfors au cours des engagements qualifiés de combats pour
(( la libération » de la Finlande.
D'autre part, le général von der Goltz, qui commandait le
corps expéditionnaire allemand, annonçait à ses soldats qu'on
les démobiliserait sur place et qu'ils auraient la faculté de
rester individuellement en Finlande. Le i^' et le 3^ régiment de
uhlans allemands, casernes à Viborg, étant demeurés fidèles à
l'Empereur, les marins de la flotte allemande refusèrent de les
ramener en Allemagne, fces troupes allemandes devaient,
avant la mi-décembre, quitter la Finlande et eelle-ci devait
faire savoir, avant le 8 décembre, si elle désirait garder les
officiers allemands comme instructeurs, auquel cas la qualité
'de citoyens finlandais serait accordée à ces officiers.
2 20 l'aLLEMAGNE ET LE BALTIKUM
VII
LES ILES ALAND
Après la guerre malheureuse de 1808-1809, la Suède avait
été obligée de céder à la Russie la Finlande avec les îles
Aland, qui étaient habitées exclusivement par des Suédois et
qui avaient appartenu à la Suède dès les temps les plus reculés.
En effet, comme l'écrit E. Reclus : u La population de
« l'archipel Aland, que les Scandinaves possédaient déjà en
« ii3o, est entièrement suédoise; de même celle qui habite
« quelques-unes des îles d'Abo et la région du littoral, au sud
« de Gamla Karleby : naguère le finnois y était aussi peu connu
« que le russe. Dès le milieu du xiif siècle, la colonisation
« suédoise avait commencé dans le pays à la suite des conquê-
« tes de Birger Jarl et dans les siècles suivants elle ne cessa
« d'augmenter, grâce aux franchises commerciales et aux pri-
(( vilèges de toute nature accordés aux Scandinaves » (i).
Mais, d'après lui, de même que les îles situées en face de.
l'Estonie, « par leurs contours et leur relief, aussi bien que
« par la nature de leurs roches, sont évidemment une même
'( terre » (2), les îles Aland continuent en mer l'angle sud-
occidental du pays et en sont comme le prolongement géolo-
gique (3).
Cet archipel, qui se compose de près de trois cents îles ou
îlots, compte environ 25. 000 habitants; la plus grande, l'île
Aland proprement dite, a 89 kilomètres sur 3i, elle commande
l'entrée du golfe de Bothnie et forme une sorte de défense
naturelle à Stockholm, la capitale de la Suède, dont elle n'est
distante que d'environ 70 kilomètres. Par la possession de ces
îles, la Russie s'assurait ainsi la pleine et sûre propriété de la
Finlande. On conçoit donc que la question des îles Aland n'ait
cessé, depuis cette époque, d'être une des préoccupations cons-
tantes de la politique suédoise.
(i) E. Reclus. Nouvelle Géographie universelle, t. V, p. 34o
(2) /d., p. 367.
(3) Id., p. 3i8.
LES ILES ALAND 221
Dès i834, la Russie, qui appréhendait une rupture avec
l'Angleterre, entreprit de mettre en état de défense Bomar-
sund, port le plus important situé au milieu de la côte orien-
tale et dont la construction de la forteresse demanda près de
vingt ans. Ces travaux n'avaient pas été sans inquiéter très
vivement la Suède. Aussi, lorsque, en i85/i, pendant la guerre
de Crimée, une flotte anglo-française détruisit ces fortifica-
tions à peine terminées, la Suède ne cacha pas sa satisfaction
de cette victoire étrangère qui réduisait à néant les inquiétudes
que la construction de la forteresse de Bomarsund avait pu lui
donner pour sa sécurité nationale. On dit même que, plus
tard. Napoléon III se serait montré tout disposé à restituer à la
Suède les îles Aland, que son oncle avait données à la Russie
comme les clefs de la Finlande et en même temps que cette
dernière. Mais Oscar I*"' craignit, paraît-il, un retour offensif
de la Russie à un moment favorable et une convention anglo-
franco-russe, du 3o mars i856, annexée au traité de Paris,
prescrivait seulement que les îles Aland <( ne seront pas forti-
fiées et. qu'il n'y sera maintenu n'y créé aucun établissement
militaire ou naval ».
Après la guerre russo-japonaise et la destruction de la flotte
russe, la Russie, alors maîtresse de la Baltique, redoutant une
attaque de l'Allemagne, qui travaillait activement à accroître
sa puissance maritime, établit un projet de fortification des îles
Aland. Mais comme la convention figurant au traité de Paris
était toujours valable, M. Isvolsky, vers la fin de 1907, deman-
dait aux signataires de cet acte l'abrogation des stipulations
restreignant la liberté d'action de la Russie dans cet archipel.
Nous savons aujourd'hui, d'après les déclarations de
M. Trotzky, relatives à un accord russo-allemand de 1907,
recueillies par le correspondant du journal socialiste Politiken
au début de février 1918 et d'après la publication des archives
secrètes russes, que l'Allemagne ne se serait pas montrée hos-
tile à la demande de la Russie et que si le traité de Paris fut
maintenu, il l'a été non à cause de l'opposition de l'Allemagne,
mais par suite du mécontentement provoqué en Suède : ce
pays voyait dans la modification des stipulations qui y figu-
raient sinon une atteinte du moins une menace non illusoire
à son indépendance. L'Angleterre et la France, qui ne pou-
vaient légitimement négliger l'opinion suédoise et ne pas
'-^2 2 l'aLLEMAGNE ET LE BALTIKUM
reconnaître la justesse de ses revendications, acceptèrent l'abro-
gation des stipulations du traité de i856, mais à la condition
que la Russie obtienne le consentement de la Suède.
La politique secrète suivie par l'Allemagne en 1907, comme
on l'a fait remarquer à ce sujet, bien que cela ne puisse plus
surprendre après ce que nous avons appris de sa diplomatie
depuis la guerre, se montre singulièrement contradictoire avec
ses actes officiels d'alors. Le 2 novembre 1907, elle signait, en
effet, le traité relatif à l'intégrité de la Norvège et, le 28 avril
1908, la déclaration qui garantissait le statu quo territorial sur
les rives de la Baltique. Or, il est clair qu'en autorisant com-
plaisamment la Russie à fortifier les îles Aland, le Gouverne-
ment de Berlin travaillait au contraire à détruire le stata quo
dans la Baltique et à menacer les Etats Scandinaves. Mais,
comme le faisait observer M. Trotzky, lui-même, au moment
oii les Allemands occupaient les îles qui ferment le golfe de
Riga et commandent une partie importante de la Baltique, l'équi-
libre s'y trouvait bien autrement compromis aujourd'hui qu'il
ne l'aurait été en 1907, si la Russie avait fortifié à cette époque
les îles Aland avec l'assentiment de l'Allemagne.
On prétend cependant que si les voix Scandinaves deman-
dant la participation de la Suède aux côtés des Allemands
furent si nombreuses au commencement de la guerre actuelle,
la raison en est dans la manière dont fut menée la campagne
diplomatique de 1 907-1 908, que la presse allemande sut utiliser
au profit de l'Empire, en attribuant faussement à l'attitude de
l'Allemagne l'échec de la demande présentée par M. Isvolsky.
Mais, au cours de la guerre actuelle, la Russie s'est de bonne
heure trouvée dans l'obligation de fortifier les îles Aland
pour les mettre à l'abri de l'occupation allemande qu'elles
avaient failli subir dès le 20 août 191/i. Bien que ces mesures
prises au commencement de 19 16 fussent déclarées provisoires
et que promesse fut faite de mettre hors d'état ces travaux de
défense après le rétablissement de la paix, elles n'étaient pas
sans inquiéter à nouveau les Suédois et sans réveiller les
anciens dissentiments. Elles avaient pour effet de maintenir
un courant d'opinion en faveur de l'Allemagne et de déchaîner
une violente campagne dans les journaux qui lui étaient favo-
rables.
Dans une brochure, La Suède devant l'action décisive,.
LES ILES ALAND
^2%
publiée par le général Rappc, cet officier demandait la neutra-
lisation immédiate des îles Aland. Dans une autre, le major-
général Nordensvan demandait à la Suède de s'en emparer par
un coup de force. Le colonel suédois Grill montrait, de son
côté, comment les îles Aland pouvaient être utilisées comme
base en vue d'une attaque contre Stockholm et Gefle.
La presse allemande, venant à la rescousse des journaux
suédois favorables à l'Allemagne, appuyait leur campagne en
faveur des intérêts de la Suède, qu'ils déclaraient dangereuse-
ment menacés.
La Gazette de Francfort (i) écrivait au sujet de la situation
des îles Aland :
Ces îles, formant un pont, mènent directement de la Finlande jusqu'au
centre du pays allongé qu'est la Suède. Par oe pont, les Russes arrivent au
voisinage immédiat de la capitale suédoise. Sur les îles Aland, la Russie
peut édifier, contre le Roi de Suède, un donjon dressé devant le palais royal
de Stockholm.
La Gazette de Cologne déclarait que la Suède se trouvait
« menacée directement par des ouvrages qui dominent ses
côtes •» (2), et dans la Deutsche Zeitung (3) on lisait, sous la
signature du comte Reventlow, cette suggestion belliqueuse à
peine déguisée :
Les îles Aland sont pour la Suède et toute la Scandinavie ce que sont
les Détroits pour la Turquie. Les Turcs savent où sont leurs intérêts. Les
Suédois comprendront-ils les leurs ?
Or, le samedi 2 mars 1918, M. de Lucius, ministre d'Alle-
magne à Stockholm, portait à la connaissance du ministre des
Affaires étrangères de Suède que l'Allemagne avait l'intention
d'envoyer, sur la demande du Gouvernement finlandais, c'est-
à-dire du Sénat de M. Svinhufvud, qui s'appuyait sur l'armée
blanche, des troupes en Finlande pour y réprimer la révolte
qui y régnait, et, que pour ces troupes, l'Allemagne, avec le
consentement de la Finlande, se servirait, au cours de leurs
opérations, des îles Aland.
(i) Gazelle de Francfort, 7 mai 1918.
(2) Gazette de Cologne, 9 mai 1918.
(3) Deutsche Tageszeitung, 9 mai 1918.
2 24 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
On sait, comme nous l'avons rappelé, que la Suède avait
répondu au Gouvernement finlandais, lorsqu'il avait été
obligé de quitter Helsingfors sous la pression de l'armée
maximaliste, qu'elle ne croyait pas devoir intervenir dans
ses luttes intérieures, mais qu'elle avait envoyé, de sa propre
initiative, des bâtiments de commerce pour recueillir ceux de
ses nationaux qui étaient en péril et pour délivrer l'archipel
Aland des éléments d'agitation qui l'infestaient. En consé-
quence, l'Allemagne déclarait, pour ne pas entraver la tâche
humanitaire assumée par la Suède aux îles Aland, qu'elle se
limiterait à utiliser ces îles pour y organiser une simple étape
nécessaire à l'expédition militaire qu'elle entreprenait. L'Alle-
magne assurait également la Suède qu'elle n'avait pas d'ambi-
tion territoriale sur ces îles et que la question de l'archipel
Aland devrait être réglée dans une entente étroite avec la Suède.
Toutefois, le Gouvernement suédois, tout en prenant acte de
ces déclarations, croyait devoir présenter les objections les
plus sérieuses à l'utilisation éventuelle et même limitée de
l'archipel Aland qui, en dehors de la gêne que cette utilisa-
tion apporterait à la tâche assumée par la Suède en vue de la
protection de la population, aurait l'inconvénient de les faire
entrer dans la zone des opérations de guerre.
Peu après, les Allemands débarquaient 2.000 hommes et
les cuirassés Westfalen et Rheinland, ainsi que huit transports,
prenaient leur mouillage près de l'île Eckeraî, dans laquelle
ils construisaient des baraquements; le vendredi 8 mars, un
engagement naval avait lieu au sud d'Aland, pendant lequel
deux transports russes étaient coulés pas des destroyers alle-
mands.
Sans doute, le représentant en Suède du Gouvernement légal
finlandais, M. Gripenberg, soutenait qu'il n'avait pas été tenu
au courant des négociations qui avaient eu lieu entre son gou-
vernement et la Suède au sujet de l'envoi d'un détachement
suédois dans les îles Aland, et déclarait aux journaux suédois
dégager toute sa responsabilité en ce qui concernait leur éva-
cuation par les (( gardes blancs » partisans de son gouverne-
ment. Mais le Gouvernement suédois, dans une note par
laquelle il entendait rétablir les faits, répondait à ces déclara-
tions destinées à couvrir l'attitude du Gouvernement finlan-
dais et à justifier l'intervention des troupes allemandes qu'il
LES ILES AL AND 2 25
avait sollicitée. Il résultait de cette pièce que le représentant
finlandais à Stockholm aurait bien eu communication de toutes
les négociations concernant les îles Aland, qu'il avait lui-même
adressé un message radiotélégraphique aux « gardes blancs »
pour les inviter à évacuer les îles et qu'il avait approuvé le
débarquement éventuel des troupes suédoises.
Dans l'article paru dans le Social Democraten, de Stockholm,
que nous avons précédemment cité, M. Hjalmar Branting,
déclarait que :
La délégation du Gouvernement finlandais de M. Svinhufvud était allée
à Berlin demander l'occupation immédiate des îles Aland par l'Allemagne,
et que, si tous les partis suédois étaient d'accord sur une question, c'était
bien sur celle des îles Aland, qui, d'après le désir unanime de toute la
nation suédoise, devaient rester non fortifiées en dehors de la sphère d'in-
fluence de n'importe quelle grande puissance. Néanmoins, les délégués du
nouvel Etal, qui devaifc être le quatrième Etat Scandinave, sont accourus à
Berlin pour demander, derrière le dos de la Scandinavie, que les îles Aland
fussent immédiatement occupées par la première puissance militaire de la
Baltique. 'Cette conduite de la part de la Finlande rappelle la trahison
finlandaise du xVin* siècle (i).
Cette déclaration très nette, se terminant toutefois par une
allusion qui, malgré la violence de la forme, n'en restait pas
moins contestable au point de vue finlandais, n'était point faite
pour calmer l'opinion finlandaise et faire baisser le ton de la
discussion.
*
* *
La question des îles Aland, déjà fort complexe, revêtait
donc un caractère encore plus épineux et se présentait d'une
façon plus difficile par suite des circonstances qui la remettaient
actuellement en discussion; mais il semblait que, si elle passait
par une phase aiguë, c'est que les pays qu'elle intéressait ne
l'envisageaient pas du véritable point de vue auquel ils auraient
dû se placer : celui de l'avenir de la Baltique. Il est certain
que la Suède, comme nous l'avons vu par l'exposé historique
brièvement esquissé plus haut, peut invoquer des raisons à la
fois ethnographiques, puisque leur population est presque
(i) D'après le Temps, 4 mars 19 18.
226
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
entièrement d'origine suédoise; politiques, puisqu'elles lui ont
été autrefois rattachées, et, enfin, stratégiques, par suite de leur
situation. Mais il faut dire aussi que les îles Aland ont depuis
longtemps appartenu au point de vue administratif à la Fin-
lande, qui, elle-même, forma de très bonne heure une unité
territoriale, et, d'autre part, il est probable, d'après les faits
historiques et archéologiques que nous connaissons, que ces
îles réalisèrent de tout temps une unité collective et adminis-
trative qui put, au cours des siècles et par le sort des armes,
être soumise à la domination suédoise, mais ne semble jamais
avoir été incorporée à une province suédoise quelconque située
à l'ouest de la mer d'Aland, et que, d'après les documents les
plus anciens qu'on possède, elle ne fit point partie d'autres
juridictions.
Les Finlandais font, en effet, valoir que les relations histori-
ques de l'archipel Aland et de la Suède proprement dite, d'un
côté, et, de l'autre, avec le reste de la Finlande justifient leur
point de vue.
Conquise par les Suédois à la suite de plusieurs croisades
entreprises au xii^ et au xiii® siècles, la Finlande reçut de
ceux-ci, en même temps que la religion, ses institutions et ses
lois, et, à dater du milieu du xiv* siècle, il n'exista plus aucune
différence politique entre la Suède et la Finlande, qui, à partir
de cette époque, forma une partie du royaume suédois. Mais
bien que la Finlande fût, au point de vue juridique, complète-
ment assimilée à la Suède proprement dite par suite de ses
conditions géographiques et économiques, elle constitua de
très bonne heure une unité territoriale distincte. La grande
majorité des habitants de Finlande appartenait à une autre
race que ceux de la Suède proprement dite; les intérêts matériels
des deux pays ne pouvaient par cela même être concordants sur
tous les points et les provinces finlandaises, à raison de leur
position géographique éloignée, se trouvaient naturellement
amenées à former bientôt un groupe à part. Cette distinction
entre la Suède proprement dite et la Finlande, déterminée par
ces circonstances et en partie aussi par des destinées historiques
différentes, se trouva confirmée non seulement par la recon-
naissance faite à la Finlande, en i58i, du titre de grand-duché,
mais encore dans les lois où Suède et Finlande, Suédois et
Finlandais étaient souvent nommés côte à côte.
LES ILES ALAND 227
Cette position spéciale dans le royaume do Suède, la Fin-
lande la conserva tant que dura l'union avec la Suède. Or, les
îles Aland faisaient partie de cette unité territoriale complète
et distincte de la même façon et au même titre que toutes les
autres provinces du grand-duché. Prises en possession par une
population de race et langue suédoises à peu près à la même
époque que les côtes du continent finlandais, les îles Aland
ne se trouvaient pas avoir sous ce rapport une situation privi-
légiée.
A l'appui de leurs revendications, les Finlandais rappellent
que d'après ce que nous connaissons de l'organisation juridique
des îles Aland, elles ne faisaient pas partie d'autres juridic-
tions, et que si nous ne savons rien de la dépendance ecclé-
siastique à laquelle elles étaient rattachées avant le commen-
cement du XIV* siècle, nous n'ignorons pas qu'elles faisaient
à cette époque partie du diocèse d'Abo. En i326 (i), le bailli
de Finlande parle de « Alandia » comme faisant partie du
Gouvernement d'Abo, et ceci est confirmé par un décret
de i33/i concernant la perception des impôts en Finlande. Il
semble également avéré que les îles Aland étaient considé-
rées comme partie intégrante du diocèse et du bailliage de
l'Est dans la patente de 1862, qui, sans énumérer les pro-
vinces, accorde aux habitants de la Finlande le droit de parti-
ciper à l'élection du roi de Suède. En i/j35, lors de la division
en deux du bailliage finlandais, il fut expressément stipulé que
les îles Aland faisaient partie du bailliage finlandais du Nord.
Plus tard, quand, en i556, le roi Gustave P'" bailla à féage à
son fils Jean le duché de Finlande, les limites de celui-ci englo-
baient aussi les îles Aland. Celles-ci furent également com-
prises dans le nouveau grand-duché de Finlande, créé en i58i,
et les armes de Finlande datant de cette époque en portent
encore la preuve dans le nombre des roses qu'elles contiennent
et dont chacune correspond à une des neuf provinces du grand-
duché. En conformité avec ces mesures, la lettre patente de
1618, instituant la Cour d'appel d'Abo, comprend les îles
Aland dans la juridiction de cette dernière; de >même, la
Constitution suédoise de i63/i stipule expressément qu'elles
font partie du Gouvernement d'Abo. Pendant toute la durée de
(i) D'après M. Bruno Lesch.
2 28 l'allemagne et le baltikum
la domination suédoise, les îles Aland, dans tous les documents
officiels, sont considérées comme rattachées au territoire finlan-
dais. Enfin, les Finlandais tirent encore une preuve que les îles
Aland faisaient bien partie de l'unité territoriale constituée
par la Finlande avant 1809 du fait que leurs habitants se
sont trouvés, par suite de l'incapacité du royaume de Suède à
étendre sa défense jusqu'à eux pendant la plupart des guerres
entre la Suède et la Russie, dans l'obligation de partager avec
les habitants de la Finlande les souffrances des occupations
russes. Aussi, en 1809, contribuaient-ils, avec leurs frères du
continent finlandais, à poser les bases du nouveau régime
inauguré à la Diète de Borgo, déjà avant la signature de la
paix de Fridrikshamn, le 17 septembre 1809. Sans doute, la
Suède se montrait, en 1809, peu disposée à céder les îles
Aland, mais on ne saurait tirer de ce fait, comme on l'a
tenté, un argument sérieux en faveur du règlement de la ques-
tion au profit de cette dernière et, selon la thèse soutenue par
les Finlandais, il serait même possible de faire remonter aux
négociations qui eurent lieu à cette époque, l'origine de la
discussion actuelle.
D'après eux, il ressort, en effet, du programme des plénipo-
tentiaires suédois que la Suède ne désirait garder Aland ni
pour des raisons d'ordre ethnographique ni parce qu'elle esti-
mait que ces îles devaient faire plutôt partie du territoire de
la Suède que de celui de la Finlande.
Les Suédois, disent-ils, espéraient garder la moitié de la Fin-
lande et ne céder du terrain que peu à peu, sous la pression des
Russes. De même que le territoire du golfe de Bothnie, les îles
Aland constituant une position de retraite, mais d'une valeur
stratégique plus grande que celui-là, les Russes, qui connais-
saient aussi bien que les Suédois cette valeur stratégique, furent
intraitables et les plénipotentiaires suédois, après avoir fait
une dernière tentative en vue d'empêcher du moins la fortifi-
cation de l'archipel Aland par les Russes, se seraient vu forcés
de céder. Les Russes n'auraient fait de concessions qu'en ce
qui concerne le nord, en laissant les Suédois garder le territoire
situé entre les rivières de Kalix et de Tornea.
Enfin, les Finlandais font remarquer, en vue des négocia-
tions qui auront lieu, que la situation se trouve aujourd'hui
entièrement changée. Tandis qu'à Fridrickshamn et à Paris
LES ILES ALAND 229
il s'agissait d'un litige entre la Suède et la Russie, et que le
droit historique était du côté de la Suède, ce qui fut du reste
reconnu par les Finlandais, aujourd'hui la Suède se trouve
avoir en face d'elle, comme partie adverse, le nouvel Etat
indépendant de la Finlande qui reste, malgré sa transforma-
tion, lié à son histoire, et, du point de vue finlandais, la
Finlande qui, en 1809, fut séparée de la Suède, constituerait,
à leur avis, — à l'exception du territoire de la frontière au
nord, qui jusque-là avait fait partie de la Bothnie occidentale,
— une unité complète qu'on ne peut aujourd'hui dissocier.
* *
Il est donc difficile de soutenir que les 25.000 Alandais
constituant la population suédoise de ces îles, que rien ne
distingue géographiquement de la Finlande, doivent se séparer
de cette dernière plutôt que les autres Finlandais de nationalité
suédoise qui habitent la côte et l'archipel finlandais, depuis la
rivière de Kymmene jusqu'à la mer d'Aland, et de la presqu'île
de Sideby jusqu'à la rivière de Gamla-Kareby, et dont le chiffre
se monte à environ 875.000. Ce qui importe donc et ce que
n'auraient pas dû perdre de vue la Suède et la Finlande dans
cette question, c'est l'intérêt qu'elle présente pour elles deux, et
son règlement devrait être d'autant plus facile entre elles
qu'ayant des intérêts communs elles doivent pratiquer une
politique commune et, par conséquent, arriver facilement à
un accord. iDans le discours du trône qu'il prononçait le
i5 janvier 1918, le Roi de Suède déclarait, du reste, en ce
sens, que « l'indépendance de la Finlande facilitera une solu-
tion faite pour satisfaire la Suède dans la question des îles
Aland » et annonçait qu' « il avait pris les mesures pour pré-
parer cette solution ».
Dans le traité signé à Brest-Litowsk, au début de mars 1918,
il était stipulé à l'article 6 :
Les îles Aland seront aussitôt évacuées par les troupes russes et par la
garde rouge. La flotte russe et les forces maritimes russes quitteront aussi
immédiatement les ports finlandais..,. Les fortifications élevées sur les îles
Aland devront disparaître aussitôt que possible.
Un accord particulier devra intervenir entre l'Allemagne, la Russie, la
Finlande et la Suède au sujet de l'absence permanente de fortifications sur
23o
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
ces îles, ainsi qu'au sujet de la situation dans laquelle elles se trouveront au
point de vue militaire et naval.
Les contractants sont d'accord pour admettre que les autres pays riverains
de la mer Baltique pourraient encore être appelés à participer aux négocia-
tions à ce sujet, sur le désir exprimé par l'Allemagne.
En attendant la solution à intervenir, cette question des îles
Aland ne faisait malheureusement qu'aviver l'opposition qui
se manifestait en Finlande contre la Suède. Le journal finlan-
dais Abo Underàttelser attaquait violemment la presse suédoise
pour les revendications qu'elle formulait au sujet de ces îles
et déclarait que la Finlande ne pourrait jamais renoncer à leur
possession et que seules la guerre ou la pression des grandes
puissances pourraient l'obliger à changer d'attitude.
Le Stockholms-Tidning répondait que, dans cette question,
la politique suédoise s'inspirait du droit d€s peuples à disposer
d'eux-mêmes, mis en avant par toutes les nations : les Alan-
dais ayant par un référendum exprimé, presqu'à l'unanimité,
leur volonté d'être rattachés à leur patrie d'origine, à laquelle
ils restaient liés par la race et par la langue; il faisait valoir
que les socialistes suédois soutenaient également que la question
d' Aland ne pouvait être considérée comme réglée de cette
manière. Ce journal citait le discours prononcé récemment par
le ministre de la Marine, baron Palmstjerna, député socialiste
de Stockholm, lequel rappelait la réponse du roi Gustave à la
délégation alandaise, en décembre 191 7, et affirmait que la
démocratie suédoise suivait avec sympathie les efforts de la
population suédoise des îles Aland pour défendre sa nationalité.
Le Stockholms Daghl{id, organe conservateur, se réjouissait
de i'attitude des socialistes et estimait, de même, que tous les
partis suédois devaient faire l'accord sur cette question.
Des négociations entre la Suède, la Finlande et l'Allema-
gne, relatives à la démolition des fortifications des îles Aland,
étaient ouvertes, le 21 août, à Mariehamn, sous la présidence
du gouverneur TroUe, membre de la délégation suédoise, et
les négociateurs, après avoir visité différents points fortifiés,
partaient, le lundi 26 août, à bord du navire de guerre suédois
Psilander, à destination de Stockholm, où les négociations
devaient se poursuivre. Mais le commissaire russe aux Affaires
étrangères, Tchitcherine, adressait aux délégations une pro-
testation contre les délibérations en cours entre la Suède,
LES ILES ALAND 23 1
l'Allemagne et la Finlande, relatives à la démolition des
fortifications des îles Aland, dans laquelle il déclarait que le
démantèlement des forts qui appartenaient à la Russie était
incompatible avec les relations amicales existant entre l'Alle-
magne et la Russie. Une protestation était également envoyée
au ministre suédois à Helsingfors. A la suite de ces incidents,
les travaux de la commission étaient ajournés, afin de per-
mettre aux membres finlandais et allemands de conférer, avec
leurs gouvernements respectifs. La députation finlandaise par-
tait, le 7 septembre, pour Helsingfors, d'où elle devait revenir
le i6 pour la reprise des travaux.
Enfin, d'après le journal Hufvadstadsbladet, organe germa-
nophile d'Helsingfors, au cours des négociations relatives aux
traités complémentaires de la paix de Brest-Litowsk, qui se
sont poursuivies vers la même époque à Berlin, les délégués
russes auraient proposé, comme condition de la cession de la
Carélie orientale à la Finlande, que celle-ci accorde aux sujets
suédois, notamment à ceux qui habitent les îles Aland, le
droit de disposer d'eux-mêmes au point de vue national.
La population de l'archipel Aland, par l'intermédiaire de ses
délégués, faisait, dans la seconde moitié de décembre 1918,
une démarche auprès du Président des Etats-Unis et des
Gouvernements de France, d'Italie et de Grande-Bretagne, en
vue d'obtenir que la question du régime futur de l'archipel
soit résolue d'une manière conforme au vœu manifesté par les
habitants. Dans ce but, le Gouvernement suédois faisait expri-
mer au Gouvernement finlandais, par le ministre suédois à
Helsingfors, son désir de voir la population des îles Aland
appelée à se prononcer par un vote offrant des garanties suffi-
santes, et créant une obligation pour la Suède et la Finlande,
sur le régime futur de l'archipel.
D'après les commentaires des organes des différents partis,
fa presse suédoise appuyait d'une façon à peu près unanime la
thèse soutenue par le Gouvernement suédois. Les deux autres
pays Scandinaves étaient d'ailleurs favorables aux revendica-
tions suédoises et se montraient d'accord sur cette question.
232 l'allemagne et le baltikum
Vlll
DANEMARK
.L'attitude que l'Allemagne a prise à plusieurs reprises vis-à-
vis du Danemark confirme également la politique que nous
venons de lui voir poursuivre chez les autres nations rive-
raines de la Baltique et révèle tout le développement qu'elle
entendait donner de ce côté à ses plans pangermanistes.
On sait que le Slesvig du Nord est habité par une population
entièrement danoise de langue, de nationalité et d'aspirations,
s'élevant à 200.000 âmes environ, et que la Prusse et l'Autriche
se sont engagées, par le traité de Prague, conclu à la suite de la
guerre austro-prussienne de 1866 et instituant la souveraineté
prussienne sur les duchés du Slesvig et de Holstein et le
Lauenbourg arrachés au Danemark en i86/i, à lui rétrocéder
les districts septentrionaux, c'est-à-dire la région située au
nord de Flensborg, si leurs populations en manifestaient le
désir par un vote librement exprimé.
Le traité de Vienne du 3o octobre 186/1, conclu entre le
Danemark, d'une part, la Prusse et l'Autriche, de l'autre, stipu-
lait, en effet, dans son article 3 :
Le Roi de Danemark renonce à tous ses droits sur les duchés de Slesvig,
de Holstein et de Lauenbourg en faveur de l'Empereur d'Autriche et du
Roi de Prusse, en s'engageant à reconnaître les dispositions que leurs dites
Majestés prendront à l'égard de ces duchés.
Mais le traité de Prague du 2 3 août 1866, conclu sur les
instances du Gouvernement français, auquel l'Autriche s'était
adressé, après Sadowa, pour obtenir sa médiation au sujet du
partage des territoires ravis au Danemark, stipulait dans son
article 5, introduit sur la demande de Napoléon III, que la
Prusse devait consulter les habitants du Slesvig septentrional
à propos du règlement définitif du sort de ce pays :
L'Empereur d'Autriche transfère au Roi de Prusse tous les droits que la
paix de Vienne du 3o octobre i864 lui avait reconnus sur les duchés du
DANEMARK 233
Sksvig et de Holstein, avec cette réserve que les populations des districts du
nord du Slesvig seront de nouveau réunies au Danemark, si elles en expri-
ment le désir, par un vote librement émis.
On sait que ce plébiscite n'eut jamais lieu et que, l'Autriche
renonçant à cette disposition qui n'avait pas été insérée en sa
faveur en ï864, cette obligation imposée à la Prusse était abro-
gée d'une façon tout à fait arbitraire, en 1878, par une conven-
tion austro-prussienne. Le 11 octobre 1878, un traité était de
nouveau conclu à Vienne entre la Prusse et l'Autriche, et dans
son article i'"" les deux parties contractantes déclaraient l'ar-
ticle 5 du traité de Prague abrogé, en précisant que les stipula-
tions concernant le plébiscite dans le Slesvig du Nord « cessent
d'être valables ».
Or, le bruit d'une cession au Danemark du Slesvig septen-
trional s'étant répandu au mois de novembre 191 5, l'oberpraesi-
dent, M. de Moltke, le président supérieur de la province prus-
sienne du Slesvig-Holstein, déclarait ce dernier sans fondement
et ne manquait pas de faire ressortir que de telles nouvelles ne
pouvaient être lancées que par les ennemis de l'Empire. A la
fin de décembre 191 7, cette rumeur, qui n'était pas étouffée,
était de nouveau propagée et le bruit se répandait que seul
le département de Haderslev serait cédé par un traité. M. de
Moltke opposait à nouveau un démenti catégorique à cette
information par une déclaration intitulée : u Encore une fois,
le Slesvig du Nord restera allemand », qui était publiée dans
les journaux de cette province.
On se souvient des sommations allemandes adressées au
Danemark et le déchaînement de la presse allemande contre
lui au début de mars 191 7, à propos du bâtiment espagnol,
VIgotz Mendi, capturé par le Wolf et doté par lui d'un équi-
page de prise, qui s'était échoué sur le littoral danois. L'équi-
page de prise étant descendu à terre était arrêté et interné con-
formément à l'article 9.1 de la Convention i3 de La Haye et à
la loi danoise du 2 août 191 4, mais le Gouvernement allemand
exigeait aussitôt qu'il fût relâché. En réponse à la réclamation
du Cabinet de Berlin, demandant la libération des marins et,
de plus, une indemnité, le Cabinet de Copenhague alléguait
le droit international; mais le chancelier Hertling n'avait cure
des stipulations qu'on lui opposait. Tous les journaux alle-
mands étaient remplis de menaces à l'égard du Danemark. Le
234
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
Nouveau Journal de Stuttgart écrivait, par exemple, à propos
de cet incident germano-danois : <( Le peuple allemand tout
entier se tient derrière son gouvernement et, d'accord avec lui,
exige que le Danemark nous donne complète satisfaction ».
Il semblait que l'Allemagne cherchât, par cette violente ten-
tative d'intimidation, non seulement à atteindre et à effrayer
derrière le Danemark les divers Etats neutres qui, suivant les
accords intervenus, mettaient une partie de leur flotte commer-
ciale au service des Alliés, mais qu'elle voulût, désirant orga-
niser sous sa domination une confédération de la Baltique, que
le Danemark y donnât son adhésion de gré ou de force, de
façon à entraîner celle de la Suède. L'Allemagne s'empressait
de saisir cet incident, afin de pouvoir, avec sa déloyauté coutu-
mière et ses procédés ordinaires, en prendre prétexte pour
amorcer, s'il le fallait, un conflit, donner ainsi un fondement
à une intervention ou au besoin justifier une agression.
La Post, journal conservateur libre, qui soutenait les vues
du parti militaire, demandait, du reste, au mois de mars de
cette année (i), que l'amirauté allemande, moyennant une
indemnité accordée au Danemark, établisse son contrôle sur le
détroit du Sund, qui se trouve entre l'île danoise de Seeland et
la côte de Suède, et est le principal accès commercial de la
Baltique, que commande Copenhague, la capitale même du
Danemark. L'Allemagne, après s'être ainsi assurée de l'entrée
de la Baltique, se trouverait par cela même en être complète-
ment maîtresse.
Au mois d'octobre 1918, des informations de source alle-
mande revenaient sur la question du Slesvig et annonçaient
que le Danemark devait prendre, à ce sujet, l'initiative d'entrer
en pourparlers avec l'Allemagne. Presque en même temps, la
Gazette de l'Allemagne du Nord laissait entendre que le Gou-
vernement allemand tenait à ce que cette question ne soit pas
discutée par l'ensemble des belligérants lors de la paix, et
désirait qu'elle soit réglée directement.
Sous le titre « Schlesvig du Nord )>, on y lisait :
La presse Scandinave, en particulier la presse danoise, s'occupe très active-
ment, ces derniers jours, de la question du Slesvig du Nord. Certaines feuilles
"Scandinaves s'efforcent de faire considérer cette question comme de nature
(i) Posl, 22 mars 1918.
DANEMARK 235
à être discutée aux pourparlers de paix et de vouloir soumettre au jugement
de nos adversaires une question qui concerne l'Allemagne et un de nos
voisins très neutre et très ami. Il serait bon que les journaux dont il s'agit
se rendent bien compte que de telles questions ne sont pas faites pour sim-
plifler la situation.
Il apparaissait clairement que l'Allemagne essayait de pren-
dre les devants pour régler cette question à son avantage, et,
par cette manœuvre tardive, elle pensait affirmer devant l'opi-
nion publique des alliés et des neutres qu'elle était prête à
donner satisfaction aux revendications danoises et témoigner
ainsi, devant les menaces des Alliés à l'égard de l'impérialisme
prussien, du changement de sa politique et de la transforma-
tion de son régime qu'elle affectait d'avoir déjà réalisé. Mais
cette note était à la fois un aveu et prouvait que, si l'Allemagne,
contrainte de céder, se préparait à faire semblant de modifier
son attitude, elle n'entfendait en somme rien abandonner de ses
prétentions et se préparait à recourir aux procédés tortueux
qui lui sont habituels pour les défendre. Du reste, on croyait
savoir que des démarches avaient été faites à ce propos auprès
de certaines personnalités danoises et que la Sozial-demokratie
qui, en la personne des socialistes majoritaires qui ont tou-
jours soutenu l'impérialisme pangermaniste, participait depuis
quelques jours au gouvernement, se serait servie des relations
politiques et financières qu'elle entretenait avec des socialistes
danois pour intervenir, afin de pouvoir invoquer ces démarches
devant l'opinion américaine comme une preuve de la « démo-
cratisation » de l'Allemagne et de la réforme de son régime
politique. On mandait, d'autre part, que le Gouvernement
danois n'avait fait aucune démarche à Berlin et que la propa-
gande allemande avait simplement cherché à créer dans la
presse étrangère un malentendu destiné à compromettre l'atti-
tude du Danemark et à faire croire que celui-ci était sur le
point de conclure un arrangement spécial et séparé avec l'Alle-
magne. En tous cas, cette question, qui, par suite du sens pris
par la guerre, revêtait aujourd'hui un caractère international,
ne pouvait plus être réglée par des concessions séparées et des
ententes particulières conclues entre un Etat neutre et un des
belligérants dont la parole ne pouvait plus compter, et cela à
l'occasion du conflit qu'il avait lui-même déchaîné et dans
lequel il était vaincu.
236
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
Le Gouvernement danois avait adopté comme ligne de
conduite de ne faire aucune déclaration publique avant que
les habitants du Slesvig du Nord eux-mêmes eussent manifesté
leur résolution de décider de leur destinée future d'après le
principe de la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes. Mais
comme les deux parties belligérantes avaient déclaré qu'elles
approuvaient ce principe, les membres des deux Chambres du
Rigsdag, après avoir conféré avec le gouvernement dans une
séance secrète tenue le i3 octobre, avaient voté la déclaration
suivante :
Après avoir reçu les renseignements du Cabinet, le Rigsdag, dans une
séance commune, déclare : i" Qu'il y a entente complète pour continuer la
politique de neutralité, égale pour tous, à laquelle le peuple entier a donné
son approbation; 2° Qu'il n'y a pas d'autre modification dans la situation
actuelle du Slesvig qu'un ordre de choses conforme au principe des natio-
nalités qui répond aux désirs, sentiments et intérêts du peuple; 3° Que, au
cours de la prochaine réalisation de ce principe des nationalités — liberté
pour les peuples de disposer d'eux-mêmes — approuvé par les parties belli-
gérantes, il fallait désirer une solution telle que les rapports avec une quel-
conque des parties par lesquelles est fondée la sûreté future de la nouvelle
union ne subissent aucun préjudice.
Du reste, d'après le Berliner Tagehlatt (i), on disait, dans
les milieux parlementaires, que la note du Danemark sur le
Slesvig avait reçu l'appui des Gouvernements suédois et norvé-
gien. Les journaux suédois et norvégiens soutenaient que cette
question regardait tous les Scandinaves et M, Branting écrivait
dans le Social-Democraten que si elle ne figurait pas au nom-
bre des quatorze conditions stipulées dans la réponse de
M. Wilson, elle était implicitement comprise dans son pro-
gramme.
Enfin, à la suite des déclarations et les critiques formulées
par les différents partis parlementaires après le discours du
prince-chancelier, le 28 octobre 1918, et après que M. Haase
eut dit que « la question du Slesvig du Nord devait être résolue
avant qu'elle ne devienne un problème de la paix », M. Hansen,
Danois, représentant du Slesvig au Reichstag, demandait, au
nom de la justice et du droit, l'exécution du paragraphe 5
du traité de Prague, et proposait d'entreprendre le règlement
(i) 21 Octobre 1918.
DANEMARK '2?>-J
définitif de la question du Slesvig septentrional lors de la con-
clusion de la paix.
Le lendemain, au début de la séance du jeudi a/j octobre,
le Dr. Soif, secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, déclarait,
en réponse aux protestations de M. Hansen :
Le gouvernement est obligé de considérer comme erronés les faits juridi-
ques soutenus par le député Hansen et d'après lesquels les territoires septen-
trionaux du Slesvig seraient, en vertu du traité de Prague, en droit de
réclamer le bénéfice d'un plébiscite. La paix de Prague, d'après les prin-
cipes les plus généraux du droit des gens, n'établit d'obligations qu'à
l'égard des deux parties contractantes. Or, l'Autriche, par l'accord de 1878,
a renoncé à la clause qui prévoyait un plébiscite dans le Slesvig septentrio-
nal. Le Gouvernement viennois a reconnu lui-même cet effet en signant le
traité de 1907, dit traité des optants. (Protestations chez les socialisfcs indé-
pendants.)
Cette argumentation^ présentée par le secrétaire d'Etat aux
Affaires étrangères allemand pour justifierle refus de l'Empire
d'accorder aux populations danoises du Slesvig du Nord le
droit de se prononcer par un plébiscite sur leur réunion au
Danemark, était établie, comme on l'a fait remarquer (i), sur
une fausse interprétation des textes des traités que nous avons
rappelés plus haut. Le Dr. Soif confondait délibérément le
point de vue du Gouvernement danois, qui a toujours reconnu
que le traité de Prague ne lui conférait aucun droit, et le point
de vue des Slesvicois, qui n'ont jamais été consultés sur l'abro-
gation de l'article 5 et qui, par suite, n'ont jamais pu renoncer
à en profiter. D'autre part, l'article 5 étant une promesse faite
aux populations danoises des districts du Nord du Slesvig, on
ne peut admettre que l'abolition du traité passé en leur faveur
soit valable sans leur consentement.
Enfin, le Dr. Soif cherchait encore, par une autre confusion,
à justifier sa thèse et à prouver que l'article 5 était définitive-
ment abrogé, en invoquant le traité du 11 janvier 1907 passé
entre le Danemark et la Prusse, à propos des <( sans patrie »
du Slesvig du Nord (c'est-à-dire des enfants slesvicois qui ont,
après la guerre de i86/{, opté pour l'indigénat danois) et conclu
(( après que les frontières entre la Prusse et le Danemark ont
(i) Cf. F. de Jessen : « M. Soif et la question du Slesvig ». Le Temps, 27 octo-
bre 1918.
238 l'allemagne et le baltikum
été fixées par le traité de Vienne du 3o octobre i864 et par les
dispositions prises par la Prusse et l'Autriche à la suite de ce
dernier traité ».
Cette déclaration, concernant le Gouvernement danois, les
Slesvicois qui n'ont pas été partie contractante à ce traité du
II janvier 1907, n'ont pu renoncer par cet acte au droit de
disposer librement d'eux-mêmes.
En même temps que paraissaient les déclarations de M. II. P.
Hansen, les journaux anglais annonçaient que parmi les con-
ditions de paix devaient figurer le retour au Danemark du
Slesvig et l'internationalisation du canal de Kiel. On annonçait
également que, de leur côté, les grands partis politiques danois,
le centre gauche et les conservateurs, qui possèdent la majorité
au Rigsdad, avaient demandé, en vue des grandes décisions à
prendre dans un avenir prochain, la constitution d'un gouver-
nement de concentration et l'institution d'une commission par-
lementaire pour collaborer avec le gouvernement dans le règle-
ment de la situation politique internationale créée par les vic-
toires des grandes puissances démocratiques.
Le même jour 011 M. H. P. Hansen soutenait, devant le
Reichstag les revendications des populations danoises, le mi-
nistre des Affaires étrangères de Danemark, au cours d'une
réunion commune des deux Chambres du Rigsdad tenue à huis
clos, faisait un exposé général de la situation internationale,
et traitait tout particulièrement de ses conséquences quant à
l'état de la question du Slesvig septentrional. Après la suspen-
sion de séance qui suivit le discours du ministre, pour per-
mettre aux partis de délibérer, la motion suivante, qui ne
faisait aucune allusion à l'article 5 du traité de Prague et se
référait uniquement aux principes soutenus par M. Wilson,
était votée lors de la reprise de la séance :
Les membres du iRigsdag, après avoir entendu l'exposé du gouvernement,
jnsj?tcnt aujourd'hui comme auparavant pour qu'une égale neutralité envers
toutes les puissances forme la seule base de l'attitude politique du Danemark
et déclarent que le peuple danois, pour la réalisation de ses espoirs nationaux,
compte sur la juste exécution du principe national reconnu par les deux
groupes de belligérants, à savoir le droit des peuples de disposer d'eux-
mêmes.
A la suite des articles publiés par M. Branting au sujet des
revendications danoises, un certain nombre de journaux aile-
DANEMARK :)39
mands se livraient à de violentes protestations et déclaraient
qu'on ne pouvait point permettre aux étrangers de s'ingérer
ainsi dans les affaires de Prusse. Le Sonderburger Zeitung,
organe officieux du Gouvernement prussien de l'île d'Als,
située dans la partie danoise du Slesvig et où les Allemands
avaient établi une base navale pour sous-marins et petits bâti-
ments de guerre, écrivait :
A oe Suédois insolent, nous devons crier : « A bas les pattes ». Pour
l'Allemagne, il n'existe -pas de question de Slesvig. Cette affaire regarde
l'Allemagne seule et non pas les germanophobes de l'espèce de M. Branting.
Et M. Branting faisait remarquer, dans le Social Demokra-
ten, combien il était singulier de voir les journaux allemands
refuser de permettre aux Danois du Slesvig de disposer d'eux-
mêmes, quelques semaines à peine après l'acceptation des prin-
cipes de M. Wilson par l'Allemagne.
Sans doute, d'après la Gazette de Francjort, M. Soif, secré-
taire d'Etat aux Affaires étrangères, dans une lettre en date du
i4 novembre adressée à M. H, -P. Hansen et dont ce dernier
donnait lecture au cours d'une réunion, annonçait que le
Gouvernement allemand, conformément au programme de
M, Wilson, était d'avis que la question du Slesvig du Nord
devait être résolue d'après le principe du droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes, et M. H. -P. Hansen faisait connaître
que, d'après les termes de cette lettre, le ministre du Danemark
à Berlin serait chargé par le Gouvernement allemand d'inviter
le Gouvernement danois à rentrer en possession du Slesvig du
Nord si la population se prononçait, comme il n'était pas dou-
teux, en faveur de son retour au Danemark. Mais on ne pou-
vait procéder à un plébiscite tant que le Slesvig septentrional
était occupé par la Prusse. L'article V du traité de Prague de
i866, sur lequel se fonde le droit des Danois du Slesvig à se
prononcer sur leur sort, parle seulement des « districts du
Nord » et, par conséquent, il était d'abord indispensable de
préciser quelles seront les limites des territoires sur lesquels une
consultation des populations devra avoir lieu si elle est jugée
nécessaire par les parties intéressées, car, dans le cas où on
permettrait de voter aux habitants de la partie située au sud de
la frontière linguistique que nous avons indiquée, il est à pré-
sumer que beaucoup d'Allemands préféreraient, sans nul doute,
^40 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
être rattachés au Danomark pour des raisons économiques et
par suite dos conditions de vie moins difficiles que celles créées
par la guerre en Allemagne. Aussi les Danois soutiennent-ils
que la question du Slesvig doit être réglée par la Conférence
de la paix et qu'un accord spécial passé entre le Gouvernement
danois et le Gouvernement allemand n'est pas admissible au
point de vue international et n'est guère désirable au point de
vue danois parce qu'il risquerait de rester inopérant.
A la suite d'une réunion des représentants des Danois du
Slesvig à Aabenraa (Apenrade), M. P. -H. Hansen transmettait,
le i8 novembre au ministre du Danemark à Berlin, une adresse
dans laquelle les populations danoises du Slesvig du Nord
demandaient au Gouvernement danois d'accepter la partie
danoise de ce duché et priaient le Gouvernement danois de bien
vouloir faire les démarches nécessaires auprès du futur Con-
grès de la paix pour régler d'une façon définitive la question
du Slesvig septentrional.
En réponse à cette adresse, M. de Scavenius, ministre des
Affaires étrangères, exprimait, dans un mémoire envoyé à
M. H. -P. Hansen, la satisfaction profonde que lui causait cette
communication, ainsi que la résolution prise dans le même
sens, le 17 novembre, par l'Association des Electeurs du Slesvig
du Nord :
Le Gouvernement danois a été informé avec une profonde satisfaction que
l'organisation politique des Danois du Slesvig septentrional, l'Association
des Electeurs du Slesvig septentrional, dans sa résolution du 17 novembre,
s'est prononcée pour la solution de la question qui s'harmonise avec le vœu,
le sentiment et l'intérêt du peuple danois, interprétés par les membres du
Rigsdad dans sa réunion secrète du 23 novembre.
Il s'adressera maintenant aux gouvernements des puissances associées pour
obtenir la reconnaissance du droit des Danois du Slesvig septentrional, pen-
dant les négociations de paix, en informant en même temps le ministre
des Affaires étrangères de la République allemande.
Le Gouvernement danois exprime la confiance profonde que le vœu
brûlant de tous les Danois d'être réunis est près d'être rempli.
Pour définir exactement les revendications danoises et com-
prendre pourquoi le Danemark les restreint dans les limites où
nous le voyons se tenir, il importe de rappeler les circonstances
historiques dans lesquelles le Holstein a été réuni au Dane-
mark et les conditions ultérieures qui en ont résulté pour le
DAKEMARK 24 1
Slesvig. Au XV® siècle, vers i46o, Christian V fit la conquête
du Holstein et celle-ci eut pour résultat d'amener les seigneurs
allemands du Holstein à acquérir des propriétés dans le Slesvig,
La porte fut ainsi ouverte à la pénétration allemande sur les
territoires exclusivement danois. En i864 (i), la frontière lin-
guistique du Sud passait au nord de Flensborg, descendait à
environ quinze kilomètres au sud pour former une poche et
remontait près de Tonder. Naturellement, l'Allemagne s'efforça
par tous les moyens de germaniser cette poche, de sorte que
maintenant la frontière linguistique part bien encore du nord
de Flensborg, mais va presque en ligne droite à Tonder. Les
écrivains pangermanistes n'avaient du reste pas plus dissimulé
0 l'égard du Danemark que des autres pays de la Baltique les
projets qu'ils préconisaient. Ernst Hasse écrivait (i) :
Dans la Marche du Nord en Slesvig, il est absolument nécessaire que le
Cîouvernement encourage la germanisation et l'établissement des colons alle-
mands, car la germanisation de cette Marche est constamment remise en
question et ralentie par les excitations venues du dehors. La survivance
d'une race danoise séparée n'offrirait pas les mêmes dangers que celle d'un
polonisme slave à l'Est, puisque les Danois sont des Germains comme les
Allemands et ne se distinguent pas comme race, et peu comme langue, des
Bas Allemands du Slesvig.
Cet auteur oubliait que les Allemands par leurs nombreux
mélanges et leur profonde slavisation sont loin d'être restés de
véritables Germains.
La population des districts du Nord, c'est-à-dire de ceux
situés au-dessus de la frontière linguistique indiquée sur la
carte ci -jointe, parle danois, excepté un petit nombre de
magistrats, de fonctionnaires et d'immigrés allemands. Flens-
borg a 67.000 habitants, dont 8.000 Danois, qui demandent à
pouvoir voter avec le Slesvig du Nord. Cette frontière linguis-
tique se confond du reste avec une frontière naturelle qui la
consolide et a sans doute joué un rôle dans cette délimitation;
elle part de la baie de Kobbcrmôllebùgt et suit la rivière
Krusaa. Bien qu'au point de vue historique et au point de vue
du droit, le Danemark puisse donc revendiquer tout le Slesvig
et le Holstein, il ne les comprend pas dans ses revendications
(i) M. Mackeprang, Nordlesvig , 1864-1909.
(3) Ernst Hasse, die Besiedelung des deutsche Volksbodens, Munich, lyoô, p. i/ii-
1<!
2/12
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
actuelles. Les raisons pour lesquelles il ne réclame pas ces
territoires est que la portion qui reste au-dessous de la fron-
tière linguistique actuelle lui apporterait un nombre considé-
FRONTIÈRE LINGUISTIQUE DU DANEMARK
rable d'Allemands et que si le Danemark s'étendait jusqu'à
l'Edjer, sa population se trouverait compter 35o.ooo Allemands
pour 3.5i5.ooo habitants environ, soit 738%. Pour cette
raison, le Danemark, désireux de rester indépendant et libre,
ne tient pas à recevoir cet apport qui aurait pour lui plusieurs
DANEMARK 243
conséquences désavantageuses. Au point de vue politique, ces
éléments allemands amèneraient un déséquilibre dans sa situa-
tion intérieure; au point de vue économique, la concurrence
de l'Allemagne, qui s'est développée park>ut d'une façon agres-
sive, menacerait ses marchés; enfin, au point de vue politique,
le Danemark ne pourrait empêcher ces éléments allemands,
fort nombreux par rapport à la masse des éléments purement
danois et dont on connaît l'active propagande, d'être représen-
tés dans le gouvernement. La politique du Danemark se trou-
verait insensiblement amenée à suivre celle de l'Allemagne, à
lier ses intérêts aux intérêts germaniques et ne pourrait s'oppo-
ser à l'envahissement de ses territoires par des éléments alle-
mands de plus en plus nombreux.
Mais si les raisons que le Danemark invoque pour limiter
ses revendications au Slesvig du Nord sont fort plausibles, il
importe néanmoins, au point de vue de la question de la Bal-
tique et pour empêcher l'Allemagne de prendre possession de
cette mer, que cette partie du territoire danois ne reste pas
entre ses mains et qu'elle ne puisse plus, par le canal de Kiel,
rester maîtresse des communications de la Baltique avec la mer
du Nord, dans le cas oii les détroits lui seraient fermés. Pour
éviter le danger que créerait le maintien de la situation exis-
tante et écarter la menace que l'Allemagne pourrait ainsi con-
tinuer à faire peser sur tous les peuples riverains de la Balti-
que, on a proposé dans la presse anglaise, au cas où tous ces
territoires ne reviendraient pas au Danemark, la neutralisation
du canal de l'Empereur-Guillaume, ainsi que celle de la zone
bordant ce canal au nord du Holstein et de celle située au sud
du Slesvig s'étendant depuis ce canal jusqu'à la frontière lin-
guistique que nous venons d'indiquer.
D'autre part, l'Angleterre, d'après une déclaration récente
d'un ministre britannique, n'ayant pas l'intention de revendi-
quer Héligoland, qu'elle céda jadis à Guillaume II contre une
partie du Zanzibar et qui défend les abords du canal de Kiel,
l'opinion de certains pays baltiques est que, dans ce cas, ces
territoires devraient être placés dans une situation telle que
cette porte de leur mer qu'est le canal de l'Empereur-Guillaume
puisse être toujours maintenue ouverte, afin de garantir le
libre passage dans la Baltique par le chemin le plus court.
On se rappelle, en effet, que, pendant la guerre actuelle,
244 l'Allemagne et le baltikum
les trois bras de mer donnant accès à la Baltique, sans parler
du canal de Kiel qui constituait un quatrième passage, étaient
fermés par l'Allemagne. Dès le mois d'août 191 4, l'Allemagne
avait menacé le Danemark d'une nouvelle invasion pour l'obli-
ger à barrer lui-même ses eaux territoriales par des mines et
avait en même temps exercé une pression très violente sur la
Suède, qui possède une rive du Sund, pour que le Gouverne-
ment de Stockholm ferme de même la passe de Kogrund, der-
nière route par laquelle les Alliés pouvaient pénétrer dans la
Baltique. D'autre part, l'amirauté allemande avait établi une
base sous-marine à Soenderborg, dans le détroit du petit Belt
qui longe l'île d'Als, enlevée au Danemark par la Prusse en
1864, et, si le grand Belt passe uniquement entre des îles
danoises, il débouche en face d'une position allemande : l'île
Fehmarn, dépendance du Slesvig, conquise également par la
Prusse, comme Als, en 1864.
La neutralisation du canal et des territoires voisins ne parais-
sant pas une solution offrant des garanties suffisantes, on a
proposé (i), pour éviter le renouvellement d'une pareille situa-
tion, la création d'un Etat hanséatique, confédéré, embrassant
les trois Républiques de Brème, Hambourg et Lubeck, et com-
prenant, en outre, la Frise orientale, les deux tronçons du
grand-duché d'Oldenbourg, la partie nord du Hanovre qui se
trouve entre la lande de Lunebourg et la mer, le Holstein, le
Lauenbourg et le sud du Slesvig, mais qui ne paraît pas davan-
tage capable d'établir une protection suffisante et de constituer
une garantie effective. Enfin, — et on voit par le nombre des
solutions proposées la difficulté de cette question, — on a sug-
géré le désarmement et la neutralisation complète de la mer
Baltique, afin de rendre du même coup complètement inutile le
canal de Kiel qui ne possède qu'une importance militaire et
no peut avoir une valeur commerciale en raison des frais qu'il
entraîne et des taxes de navigation qui frapperaient les navires
empruntant cette voie navigable.
(i) Le Temps, ai février 1918.
III
PANGERMANISME ET PANSLAVISME
L'Allemagne ne saurait donc attendre ce qu'elle espérait de
la désagrégation de la Russie à laquelle elle a activement aidé
par ses manœuvres, ni compter pour le renforcement du bloc
austro-allemand sur l'apport de ces populations slaves, allo-
gènes ou finnoises, si celles-ci savent adopter à temps la seule
politique qui, d'après leur histoire, peut assurer leur indépen-
dance en sauvegardant leur dignité. En effet, si la Russie,
comme le disait M. Balfour au cours des débats sur l'ajourne-
ment de la Chambre des Communes, au mois d'août 1918,
« ne devait plus constituer qu'une sorte d'arrière-pays pour
l'Allemagne, ce serait une calamité pour l'humanité »,
De même qu'en 1871, M. A. de Quatrefages écrivait, à propos
des Allemands : « La victoire assure-t-elle du moins la supré-
matie à leur race? Pas davantage ». On peut affirmer, aujour-
d'hui, que la lutte engagée par l'Allemagne, et dont elle ne sor-
tira pas victorieuse malgré ses efforts formidables, sera encore
d'un moindre profit pour eux si même elle n'est pas totalement
désastreuse. Comme il l'écrivait alors et comme il en est de
même aujourd'hui : (( Appelés à cette croisade par la Prusse,
ils ont accepté la domination de cette puissance et relevé pour
elle VEmpire germanique. La Prusse ne se laissera pas dépos-
séder » (i). Seulement, aujourd'hui, il est permis d'avancer
qu'elle pourrait, d'après l'issue probable des événements, s'y
trouver contrainte.
(i) A. de Quatrefages. La race prussienne, p. 8.
246
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
Ce ne sont pas les seules conclusions que A, de Quatrefages
tirait de ces considérations anthropologiques et les difficultés
de la situation ethnique à l'est de l'Europe ne lui avait pas
échappées. De Quatrefages, dont il nous faut, à ce propos, sou-
ligner la clairvoyance et la justesse de vues, terminait, en effet,
son étude en posant les questions suivantes qui non seulement
revêtent une nouvelle actualité, mais se présentent aujourd'hui
dans toute leur acuité et que nous ne pouvons mieux faire
que de rappeler à la fin de ces considérations. Il écrivait, en
1871 : (( La Russie assistera-t-elle à ce triomphe du pangerma-
nisme sans élever la voix au nom du panslavisme? Ne voudra-
t-elle pas appliquer, à son tour, mais à son profit, les doctrines
allemandes? Dans les conflits possibles soulevés par ces préten-
tions, que fera la Prusse? Tournera-t-elle ses canons contre sa
redoutable voisine? Ou bien, invoquant alors des affinités de
races, comme elle invoque aujourd'hui les affinités de langage,
resserrera-t-elle les liens qui existent déjà? Les races slavo-
finnoises voudront-elle régner à la fois sur les Germains et
les JLatins? Et le monde, ainsi partagé, se soumettra-t-il en
silence? » (i).
Nous connaissons aujourd'hui l'attitude prise par le panger-
manisme à l'égard des Slaves et des races allogènes; nous savons
comment ceux-ci entendent, à leur tour, agir vis-à-vis du pan-
germanisme, et nous sommes fixés sur la position que le
monde entend prendre devant les événements que leur conflit
a déchaînés.
Toutefois, les anciens rapports des Slaves et des populations
de l'Allemagne par suite des dispositions de l'esprit slave ont
créé des affinités entre le slavisme, dont l'essentiel appartient
aux Slaves du Nord, et le germanisme, alors que les Slaves du
Sud, comme nous l'avons fait remarquer au début de cette
étude, ayant été attirés vers les nations méditerranéennes, en
ont subi depuis longtemps les influences et se sont trouvés
amenés par les affinités contraires qu'elles ont développées chez
eux à se ranger du côté de l'Entente. Il est probable que même
si ces tendances s'atténuent, elles n'en laisseront pas moins
subsister des dispositions dont il faudra toujours lenir compte.
Le tsar Alexis Mikaïlovitch ne semble-t-il pas avoir cherché
(i) A. de Quatrefages, La race prussienne, p. io5.
PANGERMANISME ET PANSLAVISME 2/17
surtout chez les Allemands les éléments de eivilisation qui
manquaient au peuple russe? Le comte Witte ne considérait-il
pas une politique d'entente avec les grandes démocraties de
l'Occident comme fatale à l'existence de l'Empire russe, c'est-
à-dire, avant tout, peut-être à celle de son monarque et de sa
dynastie, et croyant fermement que la Russie, après une
période d'anarchie, renouerait sa traditionnelle amitié avec les
puissances centrales, il était convaincu qu'elle devait, pour la
sécurité de son avenir, lier sa politique à la leur. Bien plus, au
milieu d'août 1918, quelque surprenante que parut cette nou-
velle, une fraction du parti cadet ne craignait pas de déter-
miner une scission et de se prononcer en faveur d'un rap-
prochement avec l'Allemagne. M. Milioukof approuvait les
membres ukrainiens du parti cadet qui s'étaient ralliés à cette
politique et l'ancien ministre des Affaires étrangères, dans une
déclaration publiée dans le Vetcherni Tchars, soutenait que
l'attitude des cadets ukrainiens « se justifiait par la nécessité
de réagir d'une façon rationnelle sur des événements qui se
sont produits en dehors de notre volonté ». Peu après, on
apprenait, au mois d'octobre 191 8, que ce dernier s'avouait
partisan non seulement d'entrer en relation avec les Alle-
mands, mais de les appeler pour rétablir l'ordre et créer un
nouveau pouvoir, croyant que l'Allemagne, qui avait travaillé
au démembrement et à la décomposition de la Russie, aiderait
au rétablissement d'une Russie unifiée et que celle-ci pourrait
ensuite s'échapper des griffes de l'Allemagne, pourvu qu'elle
conservât certains des avantages que lui conférait le traité de
Brest-Litowsk qui, d'après lui, pourraient devenir alors matière
à concessions. Enfin, Lénine et son entourage préconisaient une
alliance germano-russe en faveur de laquelle les agents bolche-
vistes en Allemagne déployaient une grande activité.
D'ailleurs, ce n'est en somme ni l'influence Scandinave, ni
l'influence grecque ou byzantine qui semble surtout avoir agi
sur l'orientation du développement de la Russie, mais bien
plutôt l'influence des marchands des villes hanséatiques. Par
la mainmise des trafiquants allemands sur le commerce russe,
se produisit en Russie un mouvement opposé à la russifieation
et tout d'abord cette action se présente bien plutôt avec un
caractère antislave que comme une tendance favorable à l'euro-
péanisation. Plus tard, cette influence allemande, en se mon-
248
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
trant, pour son plus grand bénéfice, favorable au tsarisme, ne
pouvait qu'agir dans le même sens. Au reste, un Bielinsky,
disciple de Fichte et de ScKelling, et un Bakounine, qui fut un
admirateur et un ami de Karl Marx, achevèrent sinon de
mettre, en partie, l'esprit russe sous l'influence de la pensée
allemande, du moins d'assurer la prédominance de cette der-
nière.
Le bolchevisme, qui est venu depuis, en se croyant appelé à
une rénovation mondiale faite par les Slaves et en se présen-
tant ainsi comme une forme nouvelle du panslavisme, s'est
montré en somme, par les fins qu'il envisage comme par ses
moyens, comparable à un certain point de vue au pangerma-
nisme, qui entendait parvenir à la germanisation du monde.
Chez l'un et chez l'autre se révèle le même désir de réaliser
une transformation du monde en vue de sa domination, et,
dans le recours au terrorisme pratiqué par les Bolcheviki, se
retrouve un sentiment comparable à celui qui fait que les
Allemands croient à la vertu invincible de la fureur teuto-
nique, en sorte qu'on découvre dans ces deux dispositions les
restes d'une même mentalité primitive.
Mais néanmoins, il existe, antérieurement au conflit actuel,
et celui-ci ne fera point disparaître cet état de choses, une
opposition foncière, irréductible, entre le panslavisme et le pan-
germanisme (i) en même temps qu'entre ces deux conceptions
et celle de la civilisation de l'Europe occidentale, et cette oppo-
sition a d'autres raisons que celles d'ordre ethnique qui ont pu
intervenir et que nous venons d'essayer de mettre en lumière,
des raisons profondes d'ordre moral qui ne sont point toutefois
sans en dépendre.
JLe sens du mouvement slaviste, à la suite des premières ten-
tatives de r (( intelligentsia », la classe instruite russe, qui prit
naissance avec Pouchkine et Griboïedov au commencement du
XIX* siècle, se précise avec Eugène Onegine. Mais, même chez
les écrivains russes, qui étaient de filiation étrangère, comme
un Pouchkine qui était d'origine abyssine, un Lermontov qui
avait du sang écossais, un Andreew qui était le fils d'une Polo-
naise et un Grigorovitch qui était celui d'une émigrée fran-
çaise, on ne retrouve dès leurs premières œuvres aucune trace
(i) Cf. Constantin Frantz, La Politique allemande de l'avenir, t. I, p. 78.
PANGERMANISME ET PANSLAVISME 249
d'occidentalisme; ils ne possèdent véritablement aucun carac-
tère européen occidental et semblent avoir acquis de suite un
caractère purement slave. Malgré leur xénomanie, leur passion
pour les étrangers, les Slaves restent en dehors des influences
occidentales et y demeurent indifférents. Même les écrivains
russes qui reflètent plus ou moins les tendances occidentales,
les zapadnik, c'est-à-dire les champions de l'occidentalisme,
depuis Yvan Khvorostinine jusqu'à Dostoïevski, en passant par
Krijanik qui, d'origine étrangère, se montre au xvii* siècle
contempteur du byzantinisme et partisan des idées françaises,
n'ont pas été à proprement parler des agents d'européanisation
et on a même pu présenter ce dernier comme le premier pan-
slaviste. Une exaltation mystique jointe à la versatilité passionnée
et à l'espèce de nonchalance orientale qui semble plus particu-
lièrement être le propre du caractère des Slaves et surtout des
Grands-Russes prend bientôt corps en une doctrine, se systéma-
tise et s'affirme de plus en plus à mesure que ces esprits neufs
s'appliquent et se cultivent. On parle alors du Gore ot ouma,
le mal de trop d'esprit, et, parmi les protagonistes de ces idées,
il en est qui soutiennent, comme Ahsakov et Komiakov, mal-
gré les objections d'autres comme le critique Bielinski, que le
jour de la Russie est venu, qu'elle doit maintenant prendre
position et jouer à son tour un rôle prépondérant, que toute
neuve encore et non corrompue par la culture des vieilles
nations de l'Europe elle est désignée pour fonder un nouvel
état de choses qui doit se substituer à la civilisation « pourrie »
de l'Europe occidentale; elle croit pouvoir réaliser cette rénova-
tion en s'appuyant sur le vague sentiment de fraternité et de
piété qui vient compliquer ce mouvement dès que Tourguenev
et Grigorovitch eurent fait sentir aux promoteurs de ces idées
la nécessité de tenir compte des aspirations populaires. Chez
Dostoïevski, on trouve l'affirmation de la supériorité des ins-
tincts naïfs et primitifs des masses russes, du mysticisme slave
sur l'intellectualisme de l'Europe occidentale, sur la pourri-
ture occidentale. D'autres, cependant, comme Tourguenef, plus
mesurés, plus fins, dont l'esprit était moins loin du nôtre, ont
critiqué ces dispositions qui, en niant la nécessité de la science
et le rôle de l'art, arrivent à la négation de toute culture. C'est
ce que montre son personnage Potoughine, qui est son porte-
parole dans Fumée. Chez un autre de ses personnages, le
250 l' ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
nihiliste Bazarof (i), il a peint un des partisans de celle ma-
nière de voir, un de ceux qui repoussent, a priori, tout ce qui
a été dit ou fait avant eux et dénie toute valeur à la science
comme à la tradition. A côté des slavophiles ou, plus exacte-
ment, des slavianophiles russes, qui se montrèrent soucieux
de conserver l'esprit vieux-russe en l'opposant à l'esprit de
l'Europe occidentale et se présentent comme des ennemis de
l'influence et des doctrines religieuses de l'Occident, les pan-
slavistes, qu'il est faux de confondre avec ceux-ci ainsi qu'on
l'a fait parfois, ne sont pas sans s'appuyer sur ces tendances
conservatrices et religieuses pour développer leurs vues poli-
tiques et asseoir leurs conceptions sociales. Certains, comme
Pogodine, ont du reste été à la fois l'un et l'autre. Ainsi un
mouvement se constitue, un fanastime mystique, qui exalte
les appétits les plus bas et les déchaîne au nom d'une prétendue
rénovation sociale et d'une rédemption humaine, se propage
dans les masses russes; le vague sentiment qui secoue leur tor-
peur et anime leur ignorance prend une forme messianique
qui aboutit bientôt à une espèce d'impérialisme prolétarien,
puisque le rapprochement ridicule de ces deux mots permet
seul d'exprimer l'absurdité de ce que le bolchevisme prétend
être. Les chefs maximalistes entendaient du reste étendre cette
rénovation aux questions confessionnelles et transformer en
même temps l'ordre religieux. D'après les journaux allemands,
le commissariat ecclésiastique du Gouvernement maximaliste
de Moscou publiait un décret qui supprimait toutes les reli-
gions pour les remplacer par une religion unique, un néo-
christianisme, seule reconnue par l'Etat. Cet illuminisme
démagogique, qui se répandait très rapidement grâce à l'acti-
vité de la propagande bolcheviste et aux moyens de corruption
dont elle disposait, était également partagé par certains éléments
socialistes d'autres nations européennes, et ceux-ci, bien qu'ils
soutinssent le bolchevisme tout en ne paraissant point désirer
qu'il fût d'abord imposé à l'Allemagne qui voulait bien s'en
servir mais ne semblait nullement pressée de l'adopter pour
elle-même, prétendaient que la soviétisation était le seul
remède au conflit qui mettait le monde entier en guerre et à
la erise qui en résultait pour toutes les nations. On juge quel
(i) Pères et Enfants
PANGERMANISME ET PANSLAVISME 25 1
effet désastreux pouvait avoir le triomphe d'^un semblable mou-
vement d'origine slave et combien il était encore rendu plus
néfaste par tout ce que le pangermanisme, qui restait l'ennemi
du panslavisme, pouvait en recueillir en aidant à son extension.
Aussi, au début du xix* siècle, dans son histoire de Pougatcheff,
Pouchkine écrivait déjà : « Que Dieu nous préserve de l'émeute
russe impitoyable et absurde ».
Bien que de venue récente dans la société européenne, les
Slaves se croyaient ainsi prédestinés à lui apporter une réno-
vation. On retrouve ce vague caractère à la fois mystique et
humanitaire à côté du sentiment religieux le plus médiocre et
considérablement aggravé dans ce qu'il y a précisément de
plus discutable chez Tolstoï. Le bolchevik V. Bonch Bruevïch,
secrétaire du gouvernement de .Lénine et de Trotsky, s'était
fait admettre dans les confréries tolstoïennes et on peut
se demander si ce n'est pas indirectement par le tolstoïsme,
par la déformation à laquelle peut facilement se prêter cette
doctrine, qu'il a été amené à accéder aux théories maximalistes
et si sa pratique ne l'a pas préparé à les recevoir. Cette préten-
tion est rendue plus détestable encore par les tendances affir-
mées par le bolchevisme, et cette nouvelle manifestation de
l'esprit russe, qui nous en révèle les caractères les plus fon-
ciers, achève de nous montrer combien il est éloigné de l'esprit
occidental et reste par conséquent impénétrable à la plupart
de ses conceptions. En cela, et au point de vue général de la
culture, on peut dire que celui-ci se présente comme un dan-
ger international. Dans une étude intitulée « Une vue plus
profonde sur la guerre », M"* Ellen Key écrivait :
Le Russe a k sentiment que son peuple ne possède pas l'esprit créateur
de la civilisation occidentale; il n'en hait que davantage cette civilisation,
et d'autant plus qu'elle est plus voisine de lui. Voilà l'explication psycholo-
giqye de l'oppression aussi mal avisée que violente dont a souffert la
Finlande. Partout où l'autonomie a été supprimée en dépit d'engagements
formels, les lois et les règlements sont ouvertement violés; la religion, la
langue, les efforts de la culture sont persécutés; la liberté, la vie, les pro-
priétés, l'honneur sont le jouet de la violence et du bon plaisir. L'incerti-
tude, l'inconstance et l'infidélité définis sont aux yeux du Russe, l'ordre du
monde, tandis que nous y verrions, nous, Occidentaux, les plus intolérables
ennemis de l'existence (i).
(i) M"» Ellen Key, En djupare syn pâ krigel (Une vue plus profonde sur la
guerre). Stockholm, 19 16.
252
L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
C'est bien en vue de réaliser, conformément à ces disposi-
tions, un nouvel ordre social que se fait la révolution russe. La
façon générale dont ce mouvement se produit au début, la
fureur enthousiaste avec laquelle il se propage, l'unanimité
qu'il réalise seraient incompréhensibles si on ne tenait pas
compte de ces dispositions latentes. Aussi, cette révolution
crut-elle, du moins un moment, pouvoir entraîner l'Allemagne
dressée contre l'Europe occidentale dans un grand mouvement
révolutionnaire, afin de créer un monde démocratique nou-
veau, car, bien que les promoteurs de ce mouvement aient dû
savoir à quoi s'en tenir à ce sujet et se soient montrés par leurs
manœuvres trop intéressés au succès de l'Allemagne pour être
sincères, il semble certain qu'une grande partie de la masse du
peuple était convaincue. Cependant, il est surprenant que tous
les Russes se soient mépris à ce point sur la politique alle-
mande, car Paul Rohrach ne se gênait pas pour écrire alors,
au sujet de la révolution russe : (( Si la transformation se
faisait pacifiquement, les peuples allogènes ne se sépareraient
pas de la Russie », et ce que voulait l'Allemagne pangerma-
niste, comme le disait le même auteur, c'était d'éviter « le
triomphe d'une tendance qui ferait de la Russie un Etat natio-
nal » (i), afin de profiter de sa désorganisation et de sa décom-
position pour s'en rendre entièrement maître. Mais l'action alle-
mande en poussant à l'aggravation de la situation créée par
l'établissement du régime maximaliste tendait à précipiter les
mouvements particularistes, et l'Allemagne à qui ce danger
pour ses projets pangermanistes ne pouvait échapper, ne sem-
blait point en apprécier la force à sa juste valeur ou se croyait
certaine de pouvoir le maîtriser à temps.
De la façon dont se présente ce mouvement social qui paraît
à son origine dériver du mouvement religieux « vieux-
croyant » et n'être, à un certain degré, qu'un retour à la sim-
plicité et l'égalité évangéliques malgré la forme révolution-
naire et politique qu'il a prise ensuite, il est possible de le rap-
procher d'autres grands mouvements qui se produisirent au
cours de l'histoire et de montrer qu'il procède des mêmes ten-
dances. N'est-ce point, dans un sens comparable, au nom d'idées
aussi sommaires que celles des révolutionnaires russes, en
(i) Paul Rohrach, Russland und Wir, p. 52-53.
PANGERMANISME ET PANSLAVISME 253
tenant compte bien entendu des moyens mis en œuvre, des
cireonstances et de l'esprit qui l'animait, que nous avons vu,
à la fin du monde antique, le christianisme prétendre rénover
tout l'ordre social et ne réussir qu'à faire sommeiller pendant
plusieurs siècles la culture et le génie antiques. Ce n'est que par
l'assimilation qui s'est produite entre le paganisme et le chris-
tianisme, par les éléments qu'il a recueillis malgré lui de l'hé-
ritage de l'antiquité, qu'il a su utiliser ou qui se sont imposés
à lui par leur valeur, qu'il est arrivé à ce qu'il est devenu
plus tard. Ne voyant que le vice de toutes les influences qui
rongent les sociétés à leur déclin dans leur incapacité à faire
le départ entre ce que les anciennes civilisations avaient acquis,
ce qui a fait leur grandeur et ce qui l'emporte au moment de
leur décadence, les partisans de la religion nouvelle croyaient
pouvoir soutenir : nous sommes des ignorants, il est vrai, mais
nous ne sommes point corrompus par votre vieux monde,
notre ignorance est un gage de la pureté de nos intentions et
du bien-fondé de nos revendications. Cette erreur est celle que
nous voyons également reparaître, du moins en partie, parmi
la masse des luthériens, et qui est un des facteurs du succès de
la doctrine de Luther : nous allons tout reprendre et tout
interpréter à notre guise; et la Réforme arrêta le grand mouve-
ment païen et rationaliste de la Renaissance qui, par réaction
contre le catholicisme, avait repris le dessus et devait ouvrir
la voie au monde moderne en le rattachant directement au
monde antique et en le faisant profiter de ses acquisitions.
Mais, dans la Réforme, intervient une autre tendance; ce mou-
vement se complique bientôt d'une tendance plus élevée qui
s'affirme surtout avec les réformistes français et limite l'action
néfaste de ce point de vue simpliste : un élément libéral y est
introduit, qui se développera et caractérisera plus tard l'esprit
protestant, un élément de libre discussion et rationaliste, dû
précisément au mouvement antérieur des idées et auquel l'esprit
cultivé des promoteurs de la Réforme, et plus spécialement de
ses promoteurs français, n'avait naturellement pas pu se sous-
traire.
Mais le mouvement bolcheviste ayant pris naissance et se
développant non seulement en dehors de ces influences mais
directement contre elles, on ne saurait rien en attendre de sem-
blable. On pouvait même avancer que si ce mouvement, qui
-^04 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
différait profondément de ceux animés jjar l'esprit socialiste,
réussissait, il ne pouvait que produire un nouveau recul de la
civilisation et aggraver la situation des sociétés humaines déjà
compromise par suite du sens pris par leur évolution.
On touche ici à ce qui, dès l'origine, a vicié d'une façon radi-
cale la politique suivie à l'égard de la Russie, ce qui a rendu
précaire tout rapprochement, toute alliance de l'Occident avec
les Slaves, bien que nous ayons montré plus haut (i) la néces-
sité qui a poussé à pratiquer une semblable politique et même
l'avantage que nous avons pu en retirer. Cette orientation poli-
tique était évidemment regrettable et déjà Auguste Comte (2)
écrivait : « Cette déviation des gouvernements occidentaux se
('. trouva bientôt aggravée par leur disposition à subordonner
« leur politique collective au concours d'une puissance essen-
« tiellement orientale (la Russie) dès lors admise à leurs déli-
« bérations communes, dont la présidence nominale lui fut
(( souvent déférée. La similitude des croyances officielles cons-
(( tituant la seule source d'un tel rapprochement, il offrait, par
u cela même, un caractère nécessairement rétrograde, en
« secondant les tendances vers la restauration factice d'une
(> foi déchue. Mais ce titre était plus apparent que réel, puis-
ai qu'il devait aussitôt rappeler les justes antipathies de l'Occi-
(( dent envers l'Eglise grecque. Quoique les réactions entre
« l'islamisme et le catholicisme aient, depuis le moyen âge,
(( intimement lié les destinées des Turcs et des Occidentaux, la
<( politique ottomane s'abstint toujours d'une telle intervention,
<( Si la Russie eût imité cette sagesse, en sentant qu'il n'appar-
u tient jamais aux populations arriérées de régler les peuples
« avancés, son gouvernement, progressif au dedans, n'aurait
(.<. point altéré ce caractère en devenant, en dehors, le principal
« espoir d'une rétrogradation impossible ».
D'autre part, le député allemand Hecker, dans un discours
qu'il prononçait à la Chambre badoise au cours de l'année
18/16, dénonçait le danger dont l'Allemagne était menacée par
le panslavisme. « Le panslavisme grandit si rapidement qu'on
(^ peut craindre de le voir prendre bientôt dans le monde le
u rôle dominateur enlevé aux Romains et à la race germa-
(i) Voir p. i46.
(a) Politique positive, t. III, p. 609. Paris, août i853>
PANGERMANISME ET PANSLAVISME 200
« nique » (i). Ceci explique peut-être pourquoi F Allemagne
n'a pas craint de recourir au bolchevisme pour ruiner défini-
tivement la puissance des Slaves du Nord et les empêcher, en
se joignant aux Slaves du Sud, d'être à même de faire échec
à ses projets pangermanistes.
On voit donc tout le danger que présentait le panslavisme
par les affinités progermaines dont les dispositions naturelles
des Slaves tendaient à le doter, malgré l'opposition du panger-
manisme à l'égard du panslavisme, et, en même temps, le péril
qu'il créait par la nouvelle forme révolutionnaire qu'il revêtait
avec le bolchevisme et la déplorable influence qu'il pouvait
ainsi exercer sur le monde s'il l'emportait avec la complicité de
l'Allemagne.
En effet, devant le panslavisme se dressait précisément le
pangermanisme qui, pour des raisons en partie comparables :
supériorité morale et physique tenant à la fameuse pureté du
sang germanique et à sa valeur originelle, mais aussi pour
d'autres très différentes : organisation, force militaire et puis-
sance technique, prétendait pareillement non seulement sup-
planter toute la civilisaiton occidentale et ce qui constitue
l'esprit européen, mais absorber aussi les peuples neufs qui,
comme ceux de la Russie, en étaient restés à l'écart. En face
des aspirations populaires russes, des sentiments obscurs qui
animaient les masses slaves, une caste allemande, solidement
établie dans la nation et qui s'était assurée le pouvoir politique,
entendait donner la formule nouvelle d'un Etat tout puissant
qui, à l'aide d'une force militaire à la constitution de laquelle
seraient employés toutes les ressources économiques et tous
les procédés modernes de l'industrie, assurerait à son profit
l'extension de sa conception impérialiste. Cette seconde concep-
tion était, dans une certaine mesure, plus dangereuse encore
que l'autre, car étant celle d'un peuple instruit et puis-
samment organisé, elle avait plus de chance de l'emporter. Le
panslavisme se trouvait ainsi s'opposer au pangermanisme dans
les conditions les plus défavorables pour y réussir, mais ces
deux conceptions ne s'en montraient pas moins susceptibles de
se combiner du fait qu'elles étaient toutes deux inconciliables
avec la civilisation de l'Europe occidentale et elles risquaient
(i) Cité par Cyprien Robert, Le monde slave, son présent, son passé et son avenir,
2 vol., Paris, i852.
256 l'allemagne et le baltikum
de devenir pour celle-ci une menace des plus sérieuses si elles
parvenaient à s'appuyer l'une sur l'autre pour la détruire.
Le sort du pangermanisme comme celui du panslavisme
paraît donc réglé et ces deux conceptions, du moins dans la
forme qu'elles ont revêtue quant au germanisme et au slavis-
me, ont vécu ainsi que tous les impérialismes qui, s'ils ne sont
pas détruits, semblent universellement condamnés. Du reste,
comme nous l'avons indiqué au début de cette étude, non seu-
lement le panslavisme n'était pas soutenablc, puisqu'il enten-
dait, au point de vue russe, réunir plus d'une centaine de
peuples différents, la plupart non slaves, au nom du slavisme;
mais les Slaves eux-mêmes, par les régions très vastes et très
diverses où ils se sont fixés, constituent des éléments ethniques
qui, bien qu'appartenant à la même souche primitive, n'ont
plus les mêmes affinités et ne peuvent plus être confondus
pour être indistinctement associés. L'une et l'autre conception
ne sont donc plus à même de l'emporter sur la conception
européenne contre laquelle elles s'insurgeaient pour des raisons
différentes et de manières diverses, et qui après s'être étendue
jusque dans le nouveau monde, tend à y dominer. Il ne semble
pas plus permis au pangermanisme de l'emporter, contre
toutes ses espérances, sur les populations que le panslavisme
voulait retenir sous sa domination, pour ne nous occuper ici
que des populations qu'intéresse la question de la Baltique et
que l'Allemagne désirait s'annexer, qu'au panslavisme d'absor-
ber les populations très diverses et très nombreuses englobées
dans l'Empire russe. Celles-ci, selon leurs affinités originelles
ou les facilités qu'elles trouveront auprès des autres peuples
pour la sécurité de leur indépendance ou le libre développe-
ment de leur génie, rentreront dans la sphère d'influence des
grandes nations européennes ou asiatiques.
Mais l'un et l'autre restent un danger pour l'Europe et, par
conséquent, pour le monde. L'Allemagne est encore à craindre
en ce qu'elle est susceptible de réorganiser la Russie et, dans
le cas où l'Europe la laisserait y procéder, elle aurait bien vite
fait de devenir menaçante et de reprendre ses rêves de domina-
tion mondiale; la Russie, par le bolchevisme qui l'a menée à
la ruine après |a défaite, serait à même, si on y prend garde,
de déchaîner à nouveau sur le monde un bouleversement géné-
ral et de désorganiser l'Europe.
PANGERMANISME ET PANSLAVISME 267
h'Evening Sun, de New-York, écrivait au milieu de décembre
1918 :
L'Allemagne ne peut trouver aucun ami hors de Russie, de même que les
Bolcheviki ne peuvent compter sur des sympathies autres qu'allemandes.
Les deux nations sont poussées l'une vers l'autre et, sous une tyrannie mille
fois plus arbitraire que l'autocratie, elles formeraient une dangereuse combi-
naison.
IV
PANGERMANISME ET BALTIKUM
Bien que les Allemands aient soutenu, avec une insuppor-
table prétention, avoir conservé dans toute sa pureté le sang
germanique,. en posséder seul le vénitable héritage et, de ce fait,
^'attribuent faussement une supériorité indiscutable, ce sang
germanique ne paraît donc être ni celui qui l'a réellement
emporté en Allemagne, ni celui qui domine dans les territoires
qu'elle projette de s'annexer à l'Est. Aussi, de Quatrefages avait-
il raison d'écrire : « La véritable Allemagne a cependant accepté
la Prusse pour souveraine. Elle en avait le droit incontestable-
ment. Mais peut-être eût-elle agi autrement si elle n'avait été
entraînée par une erreur anthropologique. Non contente de
subordonner les Germains aux Slavo-Finnois, l'Allemagne a
épousé les haines et servi les instints de ceux qu'elle a mis à
sa tête. Là est le tort qu'elle regrettera un jour amèrement, la
faute qu'elle expiera.... N'a-t-elle vraiment aucun soupçon des
formidables problèmes qu'elle a contribué à poser .►* » (i).
Mais les arguments que l'Allemagne ne s'est pas lassée de
produire sous toutes les formes à l'appui de ces assertions, les
rapprochements historiques, ethnologiques que la science alle-
mande s'est efforcée laborieusement d'établir, mais à faux,
n'ont pas été sans influer sur les peuples d'origines diverses de
ces régions qui, «'étant plus ou moins laissés prendre aux gros-
sières assimilations allemandes, ont cru de leur intérêt de se
(i) A. de Quatrefages, La race prussienne, 1871, p. io3.
26o l'allemagne et le baltikum
tourner vers l'Allemagne et pour leur sauvegarde de se solida-
riser avec elle puisque, par la communauté d'origine qu'elle
soutenait, leur destinée se trouverait naturellement liée à la
sienne.
Or, pour s'en tenir aux raisons ethniques que nous venons
d'examiner, on voit que pour ces mêmes raisons invoquées
par l'Allemagne et qui se retournent contre elle quand elles
sont exactement présentées, ce sont les peuples qu'elle prétend
absorber qui, par la participation qu'ils ont fournie à sa consti-
tution et spécialement à celle de la Prusse, pourraient servir
à justifier leur domination sur elle.
Le problème pourrait, d'après ce que nous avons vu au
début de cette étude sur la constitution de la race prussienne,
se poser d'une façon toute différente de celle dont les Alle-
mands le présentent et les Slaves pourraient retourner contre
les Allemands des arguments de même ordre que ceux qu'ils
invoquent. Renan le faisait remarquer, en 1871, dans une de
ses lettres à Strauss : « L?s noms de Vienne, de Worms, de
« Mayence sont gaulois; nous ne vous réclamerons jamais des
« villes; mais si, un jour, les Slaves viennent revendiquer la
« Prusse proprement dite, la Poméranie, la Silésie, Berlin,
« pour la raison que tous ces noms sont slaves; s'ils font sur
« l'Elbe et sur l'Oder ce que vous avez fait sur la Moselle; s'ils
« pointent sur la carte les villages obotrites ou vénètes, qu'au-
« rez-vQjus à dire? »
En tout cas, ces raisons sont suffisantes pour permettre à ces
populations de vouloir se soustraire à toute domination alle-
mande, de revendiquer leur indépendance et de prétendre légi-
timement à la domination de la Baltique. Le rêve de l'Alle-
magne était, en effet, après avoir entièrement soustrait les côtes
orientales de la Baltique aux populations baltiques : Lituaniens,
Estoniens, Lettons, Finnois, d'en refouler les Scandinaves,
c'est-à-dire ceux qui s'apparentent aux véritables Germains au
degré le plus proche, pour se rendre maître des deux rives de
cette mer intérieure, car il ne faut pas oublier que toutes les
provinces situées à l'est et à l'ouest du golfe de Bothnie étaient
exclusivement suédoises, que la Finlande n'a été que peu à peu
détournée dernièrement de la sphère d'influence de la Suède,
et que ces deux pays étaient politiquernent régis au xviii^ siècle
par les Constitutions suédoises de 1772 et 1789.
PANGERMANISME ET BALTIKUM 26 1
Non seulement des Slaves, des Borusses et des Lituaniens.,
comme nous venons de le voir, ont, en effet, fortement contri-
bué à la constitution de l'élément prussien moderne, mais des
éléments finnois joints à ces Slaves se sont mêlés aux mar-
chands de la Hanse de la Baltique et aux chevaliers de l'Ordre
teutonique pour constituer le véritable fonds de la Prusse. C'est
cet élément prussien, qui n'a rien de germanique, qui, à son
tour, a le plus énergiquement réagi sur les divers éléments
slaves et autres qu'il a incorporés et qu'il tend à dominer, et
ceci explique comment la Prusse, après avoir ainsi acquis une
action prépondérante sur toute l'Allemagne, entend l'étendre
sur les territoires limitrophes de la Baltique.
Sans doute, dans la constitution de beaucoup d'autres
nations sont également entrés des éléments très divers, mais
si nous avons cru devoir insister sur ce point, c'est que l'Alle-
magne attache une grande importance, attribue une valeur
dominante à cette soi-disant pureté de sa race, et que celles-ci,
bien qu'elles ne prétendent pas à fe même homogénéité ethni-
que, présentent une cohésion politique bien plus grande. Ceci
permet de comprendre comment l'Allemagne, quoi que cer-
tains Etats maintiennent leur forme constitutive et possèdent,
par exemple,, une diplomatie particulière, comme la Bavière,
peut être complètement prussifiée mais ne possède en somme
qu'une forme fédérative artificielle et n'est parvenue à s'assi-
miler aucune des nations qu'elle s'est annexée.
Comme on le voit, les Hessois que Saint Boniface avait évan-
gélisés, les Saxons- Aryens, descendants d'Arminius qui battait
les légions de Varus, ne sont pas ceux qui l'ont emporté en
Allemagne.
L'Allemagne ne paraît donc plus en rien germanique, elle
est avant tout prussienne; quel que soit son orgueil, elle se
révèle comme constituée par la race la moins pure, la popula-
tion la moins homogène résultant de la confluence d'éléments
très divers. L'exaspération du pangermanisme, sa fièvre de
domination, la forme aiguë et paroxystique qu'il a revêtue,
trahit peut-être le sentiment obscur de -l'échec de tout ce qui
est foncièrement germanique, de la perte de ce qui constituait
réellement le germanisme.
La défaite de l'Allemagne moderne, l'abolition de la domi-
nation prussienne pourrait seule permettre une renaissance du
563 l'allemagne et le baltikum
véritable germanisme qui serait aussi souhaitable pour l'avenir
de l'Allemagne que pour la tranquillité du monde.
Le poète Georg Herweg n'écrivait-il pas :
Die Wacht an Rhein wird nicht geniigen,
Dor schlimmste Feind steht an der Spree.
(La garde du Rhin sera insuffisante,
Le pire ennemi est sur la Sprée.)
Et Maximilien Harden, dans un article de la Zukanft, écri-
vait récemment :
L'esprit vieiix-pnissien a vaincu l'esprit allemand; il l'a soumis, l'a réduit
en esclavage et jamais son emprise n'a été plus fatale qu'aujourd'hui. Le
mauvais goût de l'Allemand moderne, c'est ce teutonisme vertueux qui a
toute l'Histoire contre lui et que la pudeur aussi devrait combattre. Son
âme dominée par un impératif besoin d'esclave, qui se résume en ces
deux mots : « Agenouille-toi ! » Il incline machinalement l'échiné devant
lés honneurs, les titres, les regards condescendants qu'on daigne abaisser
sur lui (i).
D'ailleurs, dans sa folie de conquête, le pangermanisme ne
paraissait même pas se soucier de rester d'accord avec les pré-
tentions qu'il émettait : il se montrait tantôt inconséquent et
tantôt contradictoire.
D'un côté, il ne répugnait point à recourir à des procédés
qui étaient capables d'altérer très rapidement la pureté de ce
fameux sang allemand, si on admet qu'elle existe, en faisant
appel à l'appoint que les Slaves ou les populations de la Bal-
tique, puisqu'il n'est question ici que de ces dernières, pou-
vaient apporter à l'Allemagne pour réparer les pertes auxquelles
elle avait consenti sans ménagement.
De l'autre, bien qu'elle ait été profondément slavisée et ait
reçu en même temps des apports de la famille finnoise, la
Prusse pangermaniste, bien que non germanique, se dressait
cependant au nom du germanisme contre les Slaves, de même
que devant les populations baltiques," et entraînait contre eux
les Austro-Allemands.
Aussi, dans le même article de la Zukunft que nous venons
de citer, et dans lequel il critiquait très durement la politique
(i) Zukiwft, août iç)i8.
PANGERMANISME ET BALTIKUM 263
alleman<le aussi bien vis-à-vis de la Russie qu'à l'égard des
peuples anglo-saxons, M. Maximilien Harden se demandait :
Au moment où l'incendie de haines slaves venues des quatre coins de la
Russie peut flamber en une seule gerbe immense, comment nos dirigeants
pensent-ils à échafauder des trônes, à les garnir, à fonder un ordre politique
que les 94 % des habitants de ces pays repoussent et n'accepteront jamais!
Nos dirigeants veulent-ils favoriser les plans de l'adversaire et réunir en un
brasier toutes les flammes, flammèches, étincelles, qui fusent, brillent ou
couvent entre Vladivostok et Sébastopol, entre Mourmansk et Fiume ?
*
* *
C'est pourquoi M. Balfour, dans le discours qu'il prononçait
au début d'août 1918, au cours des débats sur l'ajournement de
la Chambre des Communes, en réponse aux efforts faits par les
pacifistes, précisait, en soulignant toute sa gravité, la situation
créée par l'Allemagne dans l'Est de l'Europe et, dans une vue
d'ensemble, il montrait comment se pose la question des pro-
vinces baltiques qui se trouve englobée dans le problème plus
général de l'Europe orientale :
Sur la frontière orientale, l'Allemagne offre un exemple plus frappant
encore de la mise en pratique de ses théories, quand elle en a la puissance.
L'Allemagne exerce maintenant son influence depuis le nord de la Finlande
jusqu'à la mer Noire, grâce à l'effondrement de la Russie. L'Allemagne se
présente à la Finlande comme un libérateur et le pire sort qui puisse être
réservé à un pays réduit à l'esclavage par l'Allemagne, c'est celui d'être
libéré par elle. (Hilarité.)
La Finlande se trouve maintenant dans les griffes de l'Allemagne, qui
entend déterminer et lui imposer le gouvernement qu'elle doit avoir, la
dépouillant de son cuivre et d'autres matières, ne lui fournissant pas de
vivres, mais au contraire, installant chez elle des garnisons allemandes,
essayant de l'entraîner dans la guerre et de l'employer comme un instru-
ment pour exécuter de nouvelles agressions contre la Russie et pour s'oppo-
ser à l'action des puissances sur lesquelles la Russie doit compter pour sa
régénération.
Un peu plus au sud se trouvent les provinces baltiques et les peuples
estonien, letton, lituanien, polonais et ukrainien. Sans aucune hésitation
ni pitié, l'Allemagne s'efforce, par tous les moyens en son pouvoir, par la
force, par des traités extorqués, d'amener ces peuples sous la domination
militaire et économique allemande, de façon à en faire ses sous-ordres en
matière commerciale et de les amener à lui fournir des troupes pour la
guerre.
L'Allemagne est tellement déterminée à maintenir ces pays sous son joug
et à modifier à sa guise la carte de cette partie de l'Europe qu'elle a pris
264 l' ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
bien soin de ne pas arranger cette carte d'après les frontières nationales
ethniques, mais de l'établir de telle façon que, sans appui, l'échafaudage
qu'elle a édifié tomberait en pièces.
Je ne puis concevoir une paix que puissent accepter les puissances de
l'Entente et qui laisserait subsister cet état de choses sans y avoir remédié.
En dehors de ce que présentent de légitime les revendica-
tions de ces pays, il y a non seulement un intérêt général
européen, mais encore un intérêt russe, bien que le Gouverne-
ment des Soviets ait déclaré formellement qu'il se désintéres-
sait des anciennes provinces russes de la Baltique, à ne pas
laisser l'Allemagne mettre la main sur ces provinces pour faire
de la Baltique un lac allemand et, comme elle se le propose,
de se servir de leurs territoires pour les aménager en un bas-
tion occidental contre la Bussie. Sans doute, les slavophiles ont
déploré depuis longtemps, et non sans raison, la poussée russe
v.ers la Baltique et même certains n'ont pas craint de qualifier
de grave erreur politique la pensée de Pierre le Grand. Petro-
grad est, du reste, une ville internationale, bureaucratique et
non vraiment russe, et le Gouvernement russe qui se constitua
à Samara parut de même se désintéresser des provinces balti-
ques. Mais si un Etat russe moderne sans débouchés sur la
Baltique, qui n'aurait plus Petrograd et son port militaire,
pourrait, sinon difficilement se constituer, du moins pouvoir
vivre, de même les provinces baltiques séparées d'un arrière-
pays qui ne fournirait plus à leurs ports de nombreux éléments
de trafic, ne paraissent pas des pays capables de se développer
isolément. Il importe donc, même si l'autonomie de ces pro-
vinces est réalisée, si ces pays acquièrent une indépendance
complète, qu'une entente s'établisse entre elles et la Russie.
C'est pourquoi la Russie, quelle que soit la manière dont elle
se reconstituera, ne peut rester indifférente à l'organisation de
ces territoires, négliger les nombreux problèmes que pose la
question de la Baltique et elle a un intérêt primordial à parti-
ciper à cette organisation et à se créer, avec ces derniers, sous
une forme ou sous une autre, des liens économiques et poli-
tiques. En effet, même défaite à l'Ouest, l'Allemagne resterait
victorieuse en partie si les circonstances lui fournissaient l'oc-
casion d'acquérir une influence prépondérante dans la Baltique,
car sa situation lui permettrait alors, après en avoir éliminé
les influences Scandinaves ou les avoir absorbées, de mettre la
PANGERMANISME ET BALTIKUM
265
main sur la Russie ou du moins de la tenir sous sa dépendance,
quelle que soit la constitution territoriale de la Russie de
demain.
Le problème de la Baltique se présente donc comme un pro-
blème essentiellement européen, c'est-à-dire intéressant la vie
et la culture de la vieille Europe, et c'est pourquoi il importe
tant qu'il ne reçoive point une solution germanique. C'est ce
que les Anglais semblent avoir compris les premiers. Il est
encore un problème essentiellement européen en ce qu'il se
rattache à la question russe et que, par là, il touche également
à l'existence de la civilisation européenne,, étant données les
tendances affirmées par le mouvement bolcheviste et l'essor
que l'industrie américaine compte prendre dans les territoires
russes, si on en juge d'après les acquisitions qu'elle y a faites
depuis la guerre. Enfin, un rapprochement économique et
social entre l'Allemagne et la Russie serait un grand danger
pour la nouvelle Europe, car l'Allemagne pourrait trouver dans
ce rapprochement les conditions nécesaires à la reconstitution
de sa puissance économique et de sa force militaire.
De leur côté, les pays baltiques, dans le cas oii ils se sépare-
raient définitivement de la Russie et ne rentreraient pas dans
le groupement fédéral d'une nouvelle Russie, devront, pour
se maintenir contre les empiétements de l'Allemagne et assurer
leur indépendance, former un groupe d'Etats unis entre eux
ou constituer divers groupes selon leur position géographique
ou leurs avantages économiques. Du reste, une partie éclairée
de l'opinion russe s'est montrée partisan d'une Pologne indé-
pendante reconstituée dans ses frontières ethnographiques,
avec qui la Russie pourrait renouer des relations et, en ce qui
concerne les populations allogènes qui faisaient partie de l'an-
cien empire russe, reconnaît leur droit à l'indépendance et à
un libre développement national, dans la mesure de leurs
droits légitimes fondés sur des considérations ethnographiques
et historiques, en tenant compte des conditions nouvelles dans
lesquelles se trouvera la Russie reconstituée et des nouveaux
rapports que celle-ci sera dans l'obligation d'entretenir avec
elles. En tout cas, il est nécessaire que les Slaves de Russie,
de même que ces populations, ne retombent point dans leurs
erreurs anciennes et mettent fin aux discordes qui leur ont été
si funestes.
266
L ALLEMAGNE ET LE BALTÏKUM
Afin que la mer Baltique ne devienne ni une mer russe ni
un lac allemand, on peut se demander si tous les peuples rive-
rains qui veulent sauvegarder leur liberté et se mettre à l'abri
du danger de la désorganisation de la Russie et à l'écart de la
domination allemande, les Suédois, les Danois, les Finlandais,
les Estoniens, les Lettons, les Lituaniens, les Polonais, qui
attendent de la conclusion de la paix un débouché sur la Bal-
tique, et jusqu'aux Norvégiens que la solidarité de leurs inté-
rêts doit maintenir à côté de leurs frères Scandinaves — car il
ne faut pas oublier que Sven Hedin écrivait, en 1912, que la
Russie qui s'étendait du Pacifique à la Baltique devait s'étendre
jusqu'à l'Atlantique — ne doivent pas s'unir pour réaliser une
ligue ou union de la Baltique. M. Pusta, un des premiers, a
préconisé la création d'un pareil groupement et en a montré
l'intérêt. Si la diversité des races des populations de ces pays
ne semble pas permettre la constitution d'une fédération, tou-
tefois une union, une ligue réalisant la coordination politique
et économique de ces peuples semblerait devoir être des plus
avantageuses pour la sauvegarde de leur indépendance et la
garantie de leur développement économique.
D'ailleurs, le Danemark, la Norvège et la Suède, d'une part,
sont unis au point de vue économique comme à celui de la
culture.
De l'autre, la Finlande, l'Estonie et la Lettonie semblent
devoir réaliser un autre groupement car, bien que la Finlande
et l'Estonie tendent plus particulièrement à se rapprocher,
l'Estonie et la I^ttonie ont intérêt à se lier économiquement.
Enfin, dans la Baltique méridionale, à côté de la Pologne, la
Lituanie peut envisager un rapprochement avec la Lettonie,
ainsi que le laissent entrevoir les tendances.qui se sont déjà affir-
mées et dont témoignent les résolutions votées par la Confé-
rence letto-lituanienne qui s'est tenue à Berne les 5 et 6 août
1916. D'après les chiffres donnés par la Commission russe cen-
trale de statistique pour ipiB, la population s'élevait à i.i.H.S.^oo
habitants pour laLivonie, 8i3.3oo pour laCourlande, 1.871.^(00
pour Kovno, 2.09/4.300 pour Grodno, 2.083.9,00 pour Vilna,
6/i8.ioo pour Souwalki et 600.000 pour la Lituanie mineure
constituant la Prusse orientale, soit au total 10. 62/1.500 habi-
tants. Si on retranche de ce chiffre celui de la population polo-
naise et de la noblesse lituanienne polonisée, auxquelles liberté
PANGERMANISME ET BALTIKUM 267
serait laissée de retourner dans leur pays d'origine ou d'élec-
tion, il reste un chiffre d'environ lo millions de XiCtto-Litua-
niens. Un Etat letto-lituanien qui grouperait toutes ces popu-
lations que rapprochent des affinités de race et de langue aurait
l'avantage de constituer un Etat suffisamment étendu et peuplé
pour jouir d'une situation stable entre les deux puissances
slaves limitrophes et en maintenir l'équilibre.
De plus, une société qui a pris le nom d' <( Union suédo-
lituanienne » s'est formée à Stockholm et se propose de déve-
lopper les relations entre les nations lituanienne, finlandaise et
Scandinave. .
Au milieu de novembre 191 8, un message de Riga à Copen-
hague annonçait que les Conseils d'Estonie, de Courlande, de
Livonie et de l'îlt^ d'OEsel avaient décidé de former un gouver-
nement unique et de proposer la constitution d'un Etat baltique
qui engloberait ces différentes provinces.
Le Dr Ehrenberg, professeur à l'Université d'Heidelberg,
qui ne dissimulait en rien les espoirs que l'Allemagne nourris-
sait du côté de l'Europe orientale, écrivait dans la Gazette
de Vosse, au mois d'août 1918 :
La destinée allemande a décidément sa voie en Orient. De nouvelles frac-
tions du peuple allemand, de nouvelles villes du territoire allemand, de
nouvelles branches dans l'activité économique allemande auront à l'avenir
la prédominance dans notre existence nationale. Ce sont celles qu'intéressent
les relations avec la Russie. Quant à l'Ouest, quant à l'Atlantique et à l'Amé-
rique, tournons leur le dos. L'Occident est pour nous une province perdue
de l'univers. Nous n'y serons, dans Vavenir, que tolérés. Mais en Orient nous
sommes les pionniers de la vie, les champions historiques et, par le chemin
de l'Orient, nous nous trouverons un jour, bien loin de notre point de
■départ, face à face avec notre grand ennemi occidental, avec l'Amérique.
C'est qu'à partir de la deuxième paix de Brest de Lituanie,
signée le 3 mars 1918, l'Allemagne se trouvait avoir à sa dispo-
sition tous les territoires détachés de la Russie, et, les délégués
de tous ces peuples ou leurs gouvernements provisoires pou-
vaient croire, grâce à l'active propagande de ses agents et
devant la stagnation de la situation militaire sur le front occi-
dental avant l'offensive de août-septembre 1918 qui permettait
alors, à ceux qui n'avaient pas suivi de très près les événements"
occidentaux et n'avaient pas compris qu'elle était l'enjeu de la
guerre, de croire à une victoire allemande, se tournaient vers
208 l'allemagne et le baltikum
elle afin d'obtenir un appui et la consolidation de leur situation
nouvelle sans paraître se rendre compte que l'Allemagne était
la première à vouloir l'exploiter à son profit. Pour ne parler
que des nations de la Baltique, et en laissant de côté l'Ukraine
qui, depuis longtemps, était tombée dans le piège et s'était
livrée la première à l'Allemagne, mais devait bientôt manœu-
vrer pour en secouer le joug, la Pologne orientait sa politique
vers l'Allemagne, qui lui avait été toujours hostile, après avoir
regardé du côté de l'Autriche. En effet, au 5 novembre 1916,
l'Allemagne s'en étant remise à l'Autriche pour résoudre le
problème polonais, la Pologne, devant le déchaînement de la
révolution maximaliste peu de jours après, s'était adressée à
la Double-Monarchie et le Conseil d'Etat polonais et le minis-
tère Kucharzewski cherchaient à s'adapter de leur mieux à
cette nouvelle situation et à s'entendre avec Vienne. Mais à la
suite de l'effondrement de la Russie, l'Allemagne craignait
bientôt qu'en travaillant à l'union de la Pologne et de l'Autri-
che et, par conséquent, d'une entente avec les Slaves de la
Double-Monarchie, elle travaillât elle-même contre son projet
d'union centre-européenne et risquât de grouper contre elle les
sentiments communs et les préventions de ses populations, et
de faire ainsi échec à sa propre puissance. A la suite de la
signature du traité du 9 février par le comte Czernin, qui
commettait la faute d'attribuer le territoire de Cholm à
l'Ukraine, le ministère Kucharzewski démissionnait et, par
réaction contre l'Autriche, les sentiments de la Pologne, la
pression des agents allemands aidant, se retournaient vers
l'Allemagne et ses dispositions tendaient à s'appuyer sur les
intérêts allemands. Après la deuxième paix de Brest, le 3 mars
1918, un ministère, adapté à cette situation nouvelle, qui se
constituait à Varsovie, ayant à sa tête M. Steczkowski, un acti-
viste connu, ami du comte Roniker, adoptait avant tout comme
programme d'arriver à une reconnaissance internationale par
une organisation intérieure garantie par des arrangements avec
l'Allemagne, qui assurerait les droits et les intérêts de la Pologne.
Le comte Hertling, qui s'efforçait de masquer la politique
annexionniste de l'Allemagne, dans le discours qu'il pronon-
çait, le 19 mars 1918, devant le Reichstag, lors de la discussion*
en première lecture du traité de paix conclu avec la Russie, le
3 mars 1918, à Brest-Litowsk et ratifié le 16, déclarait :
PANGERMANISME ET BALTIKUM 269
Comme vous le remarquerez immédiatement, le traité ne contient aucune
condition déshonorante pour la Russie, aucune demande écrasante d'indem-
nité de guerre, aucune annexion violente de territoires russes. Si un certain
nombre de territoires limitrophes se séparent de l'Etat russe, cela correspond
au désir propre, reconnu par la Russie, de ces pays. A leur égard, nous
adoptons le même point de vue que j'exposai déjà précédemment, à savoir
que, sous la puissante protection de l'Empire allemand, ils peuvent se
donner une forme constitutionnelle qui réponde à leur situation, à leurs
tendances, à leur civilisation, les intérêts allemands étant naturellement sau-
vegardés.
Puis, passant en revue la situation qui se trouvait faite à
chacun de ces pays par ce traité, et considérant d'abord celle
faite à la Gourlande et à la Lituanie, il disait :
C'est en Gourlande que l'évolution est la plus avancée. Comme on le
sait, une députation envoyée par le Conseil national de Courlande, en sa
qualité de corps constitué reconnu comme qualifié, arriva il y a quelques
jours; elle déclara que le pays rompait ses attaches constitutionnelles anté-
rieures et exprima le désir d'une union économique, militaire et politique
étroite avec l'Allemagne.
Dans la réponse que l'Empereur me chargea de donner, en ma qualité de
représentant de l'Empire, dans les questions de droit international, je recon-
nus l'indépendance de la Courlande. Je pris connaissarioe avec joie et avec
des remerciements du rapprochement désiré avec l'Empire allemand, rap-
prochement répondant aux anciennes relations intellectuelles datant de
plusieurs siècles, mais je réservai notre décision définitive sur son organi-
sation politique jusqu'à ce que la situation s'y soit consolidée et que des
organismes constitutionnels qualifiés aient pris position.
En ce qui concerne la Lithuanie, une résolution, prévoyant une union
intime avec l'Empire allemand, aux points de vue économique et militaire,
fut déjà prise l'année dernière. J'attends très prochainement une députation
du Conseil national de Lithuanie, qui doit de nouveau communiquer cette
décision. La reconnaissance de la Lithuanie comme Etat constitutioniiel
indépendant s'ensuivrait également.
Nous attendons tranquillement le développement ultérieur de cette évolu-
tion politique.
Il ajoutait, en ce qui concerne les autres provinces baltiques
et la Pologne :
La situation est autre en Livonie et en Esthonie.
Ces deux pays se trouvent à l'est de la frontière convenue dans le traité
de paix, mais ils seront, comme il est stipulé à l'article 6 du traité, occupés
par une force de police allemande jusqu'à ce que la sécurité y soit garantie
par leurs propres organisations nationales et l'ordre constitutionnel rétabli.
.2']0 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
Le moment viendra ensuite pour ces pays de décider de leur nouvelle orien-
tation politique. Nous espérons et nous souhaitons là aussi que des relations
amicales s'établiront avec l'Empire allemand, mais de telle façon que cela
n'exclue pas les relations pacifiques et amicales avec la Russie.
Elncore quelques mots sur la Pologne qui, à la vérité, n'est pas expressé-
ment nommée dans le traité de paix. Comme on le sait, ce fut la procla-
mation des deux Empereurs, du 5 novembre 1916, qui annonça à tout le
monde l'indépendance de ce pays; il s'ensuit que le nouvel Etat ne peut
être organisé d'une façon plus approfondie que sur les bases de négociations
communes entre l'Allemagne et l 'Autriche-Hongrie, d'une part, et la Polo-
gne, d'autre part.
Des suggestions venant des milieux politiques polonais ont été faites lécem-
ment au gouvernement et aux membres du Reichstag pour l'organisation de
nos relations dans l'avenir.
Nous examinerons volonticre si, et dans quelle mesure, ces propositions
sont conciliables avec les intentions des deux gouvernements, de vivre avec
le nouvel Etat d'une façon permanente dans de bonnes relations de voisi-
nage, en ayant des garanties pour la sauvegarde de nos intérêts.
Ainsi l'Allemagne prétendait, dans tous les pays séparés de
la République des Soviets : en Finlande, en Estonie, en Cour-
lande, en Livonie, en Lituanie, en Pologne comme en Ukraine,
jouer un rôle tutélaire, et cela conformément aux vœux des
populations de ces pays. Un mois après le traité complémen-
taire de Brest d'août 1918, M. von Hintze, secrétaire d'Etat aux
Affaires étrangères, qui prenait la parole le 25 septembre 1918
devant la grande Commission du Reichstag sur la politique
extérieure, croyait pouvoir dire au sujet des provinces balti-
ques :
Tous les nouveaux Etats limitrophes nous tendent les mains. Les uns pour
offrir la paix et l'amitié, les autres pour demander notre protection. Ces Etats
limitrophes n'ont pas voulu se mêler à la révolution russe et ils ont voulu en
être préservés. En partie dans notre propre intérêt, en partie par compassion,
nous avons accordé notre protection à ces Etats. En conséquence, nous avons
dû protéger avec nos troupes des régions auxquelles nous n'avions jamais songé
précédemment. Partout et toujours, nous nous sommes heurtés à ces bandes
bolchevistes dont les imes obéissaient aux oixires de leur gouvernement et les
autres opéraient pour leur propre compte. Il n'entrait pas dans les vues des
troupes allemandes de prendre possession de territoires russes; mais les peuples
eux-mêmes nous demandaient notre protection. Par la force des choses et en
raison de la résistance que nous avons rencontrée, nous nous sommes vu
contraints d'agir comme nous l'avons fait. La situation ainsi créée devait
être légalisée. C'est pour cela que nous avons conclu le traité complémen-
taire. Dans la paix de Brest-Litowsk, nous avions stipulé que nous protége-
rions î'Esthonie avec nos forces de police aussi longtemps qu'elle ne serait
PANGERMANISME ET BALTIKUM 27I
pas en mesure de le faire avec ses propres moyens. Dans le traité complémen-
taire, la Russie a accepté de reconnaître ces Etats qui, par conséquent, sont
devenus autonomes (i).
Le vice-chancelier von Payer, qui prenait la parole après
M, von Hintze, confirmait les projets de l'Allemagne en expo-
sant de quelle façon elle entendait régler le sort de ces pays et
comment elle entendait traiter leurs représentants :
Les conditions de droit public dans la Baltique, la Courlande, la Livonie
et l'Esthonie n'ont pu être réglées jusqu'à présent. Ce n'est que dans le
traité complémentaire de Brest-Litowsk, ratifié il y a quelques semaines,
que la Russie a donné son assentiment à l'indépendance de ces Etats. La
situation future de ces pays, situation politique et de droit public repose
dans leurs mains. D'après notre idée, les intérêts des deux parties seraient
le mieux servis si nous nous entendions tout d'abord sur les conventions
nécessaires pour régler les rapports d'Etat et de droit public. Il s'agit de la
conclusion d'une alliance générale et de la conclusion d'accords dans la
question de la protection et de l'égalité des droits de poste, de télégraphe,
de douane, d'impôts, de mesures et de poids, sans parler de conventions
sur les sujets militaires et maritimes. Nos projets sont presque définitifs. Les
pourparlers peuvent commencer immédiatement. Nous n'avons pas l'inten-
tion de laisser ces trois pays continuer à vivre comme trois pays individuels.
Ils doivent, et comme il me semble, veulent se réunir, étant donnée qu'une
séparation tenant compte des intérêts ethnographiques est pour ainsi dire
impossible. Les pourparlers ne seront que provisoires. Pour le règlement
définitif, il sera ratifié par le gouvernement de cet Etat en foi'mation. Au
règlement provisoire, cet Etat serait représenté d'une manière qui ne con-
viendrait peut-être pas aux conceptions modernes de gouvernement et aux
représentants du peuple. Il s'agit d'une représentation assez considérable.
Malgré cela, cette représentation, pour autant qu'il s'agit de l'Esthonie,
serait violemment combattue par ce qui subsiste de ce Landrat d'Esthonie
qui n'existe plus en fait.
La question nous touche directement. Nous devons nous en tenir à la
représentation qui est là. La tâche évidente de tout gouvernement à venir
sera de procurer aux lai-ges couches de la population une représentation
certaine, juste et adéquate. Quant au gouvernement futur dans la Baltique,
les opinions, là-bas comme en Allemagne, diffèrent. Le fait que le Landrat
a été unanime pour proposer une union directe avec la Prusse s'oppose aux
courants qui ont travaillé pour la forme d'Etat républicain. Une décision ne
pont aboutir que lorsqu'une décision aura eu lieu. Si aucune décision ne
doit être imposée au peuple. l'Allemagne aurait naturellement ses intérêts à
garantir.
(i) D'rtprès le Journal de Genève du 27 septembre 1918.
272 L ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
Vis-à-vis de la Lituanie, M, von Payer ne se montrait pas
moins net et prétendait y maintenir avec non moins d'énergie
les intérêts de l'Empire :
Depuis le i*"^ août, une administration séparée a été instituée pour les
intérêts de la Baltique et de la Lituanie, administration érigée notamment
sur le modèle d'une administration civile. Dans les pays de la Baltique, il
existe au-dessous du chef de l'administration tout d'abord une administra-
tion centrale, puis à nouveau trois administrations provinciales à chacune
desquelles est subordonné un chef d'administration provincial, et au-dessous
de ceux-ci se trouvent à nouveau des districts avec des chefs d'administration
de district à leur tête.
A la tête et aux côtés de cette organisation, se trouve encore un commis-
saire impérial non militaire pour les territoires baltes et la Lituanie. Le
règlement de la situation en Lituanie ne s'est malheureusement pas effectué
avec la rapidité espérée, mais ici également l'évolution se mettra en mou-
vement tout d'abord par l'entente préalable comme aussi pour l'organisation
du futur gouvernement. Un organe existe en Lituanie, mais cet .organe a
pareillement provoqué des réclamations. Il se compose de vingt membres
de différentes opinions politiques, mais il comprend une représentation à peine
suffisante des paysans lituaniens, et aucune représentation des minorités
nationales. Le gouvernement de l'Empire est aussi à cet égard d'accord
qu'après entente intervenue sur la question des conventions ce sera l'affaire
de la représentation du pays de pourvoir à un gouvernement où les intérêts
dynastiques ne doivent jouer aucun rôle, mais où l'Empire a à considérer
les désirs éventuels de la population pour autant que ses intérêts le lui
permettent.
Le choix d'un monarque entrepris naguère, avant qu'une entente soit
faite sur les conventions, apparaît dans tous les cas comme prématuré. En
Lituanie aussi, dans tous les districts, l'institution de conseillers de districts
parmi les habitants du pays a été établie. Ces conseillers se trouvent à côté
du chef de l'administration de district dans toutes les questions importantes.
On ne peut certainement pas parler de l'annexion de ces pays, si nous ne
pouvons par leur accorder ce qu'ils n'ont du reste pas demandé du tout,
toute liberté d'action, sans nous prendre nous-mêmes en considération. Ils
bénéficieront par contre de gros avantages par suite de leur alliance avec
nous.
Après avoir répondu aux attaques dirigées contre lui à propos
de son discours de Stuttgart et soutenu que les accords de
Brest-Litowsk devaient être maintenus et même n'avaient pas
à être soumis à la Conférence de la paix lors de la conclusion
de la paix, dite a paix mondiale », il affirmait :
Les Etats frontières doivent être séparés de la Russie. Ils sont trop petits
pour former des Etats indépendants. Aucun Etat se trouvant à leur frontière
ne peut supporter qu'ils folâtrent tantôt à droite, tantôt à gauche, suivant leur
PANGERMANISME ET BALTIKUM 278
plaisir ou leurs caprices et qu'ils agissent de leur propre chef. Mais ils veulent
«e rapprocher de l'Allemagne, bien qu'au cours de la guerre et par suite
de notre occupation militaire ils aient eu beaucoup à souffrir.
Nous ne pouvons que saluer avec satisfaction, si étant séparés de la Russie,
ils, cherchent à protéger notre patrie au lieu de la menacer.
Et concluait :
Les Etats frontières se sont séparés de la Russie et se sont tournés vers
nous sur la base du droit de libre disposition inné en eux, et qui leur
a été expressément reconnu. Cela se rapporte aussi à la Pologne.
L'action des Alliés ne devait pas tarder à faire échec à tous
les plans allemands; la défaite de l'Allemagne, qui laissait
entrevoir aux peuples qu'elle voulait asservir leur libération
prochaine et la garantie de leur indépendance, ruinait ses pro-
jets annexionnistes et, après le discours que prononçait le
prince-chancelier, le 28 octobre, devant le Reichstag, au mo-
ment de l'envoi de la seconde réponse allemande à M, Wilson,
le député minoritaire Haase déclarait : <( La politique de l'Alle-
magne à l'Est a fait complètement fiasco. Qu'est-ce que nos
troupes ont encore à faire en Pologne et dans les pays bal-
tiques.»^ »
Mais les revendications actuelles de ces pays, en même temps
qu'elles s'opposent aux doctrines impérialistes comme aux vues
internationalistes, quelles que soient les complaisances qu'ils
aient manifestées à un certain moment en faveur des Maxima-
listes et qui tiennent peut-être plus à leur ignorance de nos
tendances et à l'influence qu'ont pu par suite y prendre les
vues panslavistes qu'à leurs dispositions foncières, font entre-
voir les difficultés qu'il faudra surmonter pour remédier à
leur situation présente et tout ce qu'il leur faudra faire par
elles-mêmes. Leurs populations devront être assez sages pour ne
point vouloir exploiter démesurément les avantages légitimes
qu'elles peuvent retirer des circonstances actuelles et ne pas
commettre la faute, après avoir un temps ménagé l'Allemagne,
de ne point s'affirmer nettement favorables aux Alliés, de s'em-
barrasser de l'attitude de ces derniers vis-à-vis d'elle par réac-
tion contre la prépondérance que leur donnera la victoire, ce
qui serait encore continuer à la servir, alors qu'ils sont les
seuls capables de maintenir la liberté et l'indépendance que
ceux-ci leur auront procurées.
2 7^1 l'allemagne et le baltikum
Une autre difficulté tient encore à ce que dans ces pays
existent des populations diverses et il importe pour l'avenir que
l'hétérogénéité de ces populations, malgré la redistribution des
territoires qui sera faite, ne soit pas la source de nouveaux
conflits.
Mais, comme l'écrivait justement, à un point de vue géné-
ral, M. J. de Morgan : « Les conditions de stabilité de la vieille
Europe sont ancrées à un tel point dans le système que con-
damnent aujourd'hui la morale et l'intérêt publics, qu'il sera
malaisé d'accorder, dès maintenant, aux diverses familles
ethniques les satisfactions auxquelles elles ont droit. Chaque
Etat, qu'il soit très grand ou plus modeste, a, par un travail
séculaire, organisé sa vie en se basant sur l'ancien régime des
Etats, et rompre avec ces traditions, sans transition, serait
vouer à la ruine la plupart des grandes puissances. L'émanci-
pation des peuples doit donc être, dans la plupart des cas, une
opération de longue haleine » (i).
Il est bon, à ce propos, de ne pas oublier qu'il peut se consti-
tuer, du moins dans une certaine mesure et dans certaines
circonstances, des groupes sociaux, nationaux, ne s'appuyant
pas exclusivement sur des caractères ethniques. M, Miguel
Lemos, qui le faisait remarquer à propos du Portugal, écri-
vait : (( Nous assistons ainsi à ce curieux phénomène de la
formation et du développement d'une nation à part, en dehors
de toute variété ethnographique, distincte du reste de l'Espa-
gne, à la formation, en un mot, de ce que M. Laffitte a appelé
une race sociologique. Tout en conservant des caractères com-
muns avec la population espagnole, les Portugais, par une
suite de modifications politiques et sociales, arrivèrent à un étal
complet de différenciation nationale. Non seulement le nou-
veau noyau devint politiquement autonome, mais des tradi-
tions locales et distinctes prirent naissance, et une nouvelle
langue se développa dans ce coin de la péninsule » (2).
Toutefois, comme cet auteur l'indiquait, il semble que cor-
rélativement à ce groupement, et par suite des conditions phy-
siques et morales qui l'ont déterminé, ces mêmes conditions
aient créé une sorte de différenciation secondaire d'où sont
sortis le type et la nation portugais.
(i) J. fie Morgan, Exmi xur les nationalités, 1917, p. 42.
(■>) Miguel Lemos, Luis de Camoens, 1880, p. 276.
PANGERMANISME ET BALTIKUM 276
Il écrivait, en effet : <( Le Portugal acheva de se caractériser
lorsque tous les éléments qui avaient concouru à sa naissance
furent rendus convergents et homogènes par le sentiment
d'une fonction générale distincte. Dès lors, il fut impossible,
soit par la violence, soit par la persuasion, de le réincorporer
à la monarchie espagnole dont il était sorti » (i).
La constitution des deux Etats Scandinaves, sans parler des
Danois qui sont de même origine, est un exemple à la fois plus
récent et qui est plus près des peuples dont il est question ici.
Il ajoutait, — et c'est pourquoi nous avons cru intéressant
de rappeler cet exemple, quels que soient les points de vue
contraires qui aient été soutenus et les réserves qu'il y aurait
lieu de faire au sujet des pays qu'il cite, par suite de leur degré
de développement ou des difficultés où se sont trouvés ceux qui
sont restés neutres au coiirs du conflit actuel, — (( ce fait indes-
tructible, il faut l'accepter comme un des résultats fondamen-
taux de l'évolution ibérique et comme un cas anticipé de l'ave-
nir normal où les grandes nationalités actuelles, pour obéir
aux besoins d'un régime industriel et pacifique, se résoudront
on un certain nombre de petites patries qui se suffiront à elles-
mêmes, comme le Portugal, la Hollande, la Suisse et la Bel-
gique » (2).
Il semble que ces prévisions puissent, dans certains cas et
plus spécialement pour les différents éléments qui ont affirmé
leurs caractères au sein des diverses grandes nations auxquelles
ils étaient incorporés et dont certains viennent d'être plus spé-
cialement étudiés ici, se trouver réalisées à la suite du remar-
niement du monde qui sera consécutif à la guerre actuelle et
au regroupement des populations auquel il donnera lieu. Cet
auteur s'arrêtait même à une conception analogue en somme
à celle de la Société des Nations, lui laissant la responsabilité
de tout ce que cette idée généreuse a malheureusement encore
d'utopique et de chimérique, car il serait indispensable qu'une
unanimité morale, dont nous sommes loin, fût d'abord réalisée,
afin qu'elle puisse s'appuyer sur cet accord : « Une doctrine
universelle, commune, générale, reliant toutes les diversités
nationales; des gouvernements ternporels, locaux et distincts
(i) Miguel Lemos, Luis de Camoens, 1880, p. 277.
(2) Id., p. 277.
276 l' ALLEMAGNE ET LE BALTIKUM
dirigeant chaque patrie, concluait-il, voilà la solution de l'ave-
nir vers lequel nous marchons » (i).
Toutefois, on voit quelle serait l'erreur commise si, au nom
du principe que l'Allemagne invoquait faussement à son profit,
on voulait repartir tous ces territoires exclusivement selon les
races, car sans faire entrer en ligne de compte les mélanges
qui se sont effectués et les fusions qui se sont produites entre
ces populations comme entre celles des Balkans, et qui ont
rendu si difficile toute assimilation, ce serait retomber dans
l'erreur, que nous signalions au début, de toute politique qui
prétendrait se fonder sur des raisons purement ethniques et qui
ne peut le faire qu'à faux. On ne peut s'appuyer exclusivement
sur des considérations de cet ordre. Dans le remaniement et
la redistribution de ces territoires rendus nécessaires à la suite
du bouleversement résultant de la guerre déchaînée par l'Alle-
magne et à la politique qu'elle entendait suivre aussi bien à
l'Ouest qu'à l'Est, il importera de tenir compte, ici comme
ailleurs, des influences séculaires, des affinités en même temps
que de la volonté des populations et des conditions actuelles du
développement moderne de leur vie économique. La nécessité
de tenir compte de ces diverses considérations fait que, au
point de vue général, le prétendu droit des peuples de disposer
d'eux-mêmes ne se présente pas dans les conditions actuelles de
leur vie d'une façon absolue, et précisément dans une Société
des nations leur droit, comme celui des individus dans toute
société véritable, se trouve limité par des considérations de
sécurité réciproque, d'équilibre, se trouve restreint par des
obligations sociales et reste soumis à des règles de convenance
et d'ordre.
Enfin, la transplantation d'éléments étrangers sur un sol
après l'expropriation et la spoliation de ceux qui y vivaient ne
confère pas aux pays dont ils sont originaires des droits sur
ces territoires. On a vu par ce qui s'est passé en Pologne et en
Alsace-Lorraine que la transplantation d'éléments allemands
n'est pas parvenue à faire de ces pays des territoires allemand?
et qu'en arrachant les populations à leur sol natal pour y ins-
taller des Allemands, l'Allemagne n'a pas créé par ces procédés
de nouvelles terres allemandes. Ce procédé semble, en outre,
(x) Id., p. 377-378.
PANGERMANISME ET BALTIKUM 277
d'autant plus critiquable de la part de l'Allemagne, que la qua-
lité des éléments soi-disant allemands qu'elle transplantait était
très contestable, étant donnée la composition de sa population
et que la Prusse a eu de tous temps recours à la colonisation
pour le peuplement d'une partie de ses provinces centrales et
orientales, du Brandebourg, ou pour remédier aux ravages des
guerres comme ceux de la guerre de Trente Ans (i). Elle n'a
cependant pas reculé devant les moyens les plus barbares ou les
plus violents. On sait, d'après des documents officiels, que le
Gouvernement prussien a, en vertu des cinq lois de « colonisa-
tion » votées en 1886 et 191 3, disposé de 55o millions de mark
pour peupler d'Allemands les provinces polonaises de la Prusse
et que la loi de 1908 lui a même donné le droit d'exproprier les
habitants polonais. Jusqu'en 1916, la Commission de colonisa-
tion aurait, d'après ces dispositions, acheté plus de 450. 000 hec-
tares et parmi les colons qu'elle a établis ^ur ces terres, les deux
tiers environ auraient été recrutés non pas même parmi les
Allemands qui vivaient dans les provinces polonaises, mais
dans le reste de l'Allemagne ou à l'étranger.
On voit quelle ampleur revêt le problème de la Baltique et
on semble jusqu'ici en avoir à tort trop négligé l'examen par
suite des événements formidables qui se déroulaient dans l'ouest
de l'Europe et en menaçaient plus directement les peuples; on
se rend compte de la gravité qu'il revêt pour les populations
allogènes des provinces baltiques de la Russie en même temps
que pour les Scandinaves, et de l'intérêt qu'il présente au point
de vue de l'équilibre de l'Europe. Mais si ces populations allo-
gènes et les Scandinaves, du moins en partie, n'ont point vu
combien pouvaient être déplorables pour eux-mêmes les réper-
cussions de leur politique et ont pu pendant longtemps croire
que leurs intérêts et leurs affinités devaient les rapprocher de
l'Allemagne, ou tout au moins ont cru en la puissance du
militarisme allemand peut-être pour ne pas avoir à en redouter
la menace, notre diplomatie aussi n'a peut-être pas suivi d'assez
près les questions Scandinaves et baltiques. Peut-être lui aurait-
il été profitable, conformément à ses traditions et à la brillante
politique qu'elle suivit au xvii" siècle, qu'elle y portât de nou-
(i) Cf. Georges Pariset, UEtat et les Eglises en Prusse sous Frédéric-Guillaume Z*""
(1713-17/io), chapitre IV, Les Colons, p. 782.
'2'j8 l'Allemagne et le baltikum
veau toute son attention. Richelieu l'avait fort bien compris en
travaillant avec un prince protestant à inquiéter l'Empire ger-
manique et sa politique se justifiait aussi bien à l'égard de la
France, dont il assurait les frontières, que vis-à-vis de toute
l'Europe qu'il voulait délivrer de sa menace, car, ainsi qu'il
l'écrivait dans ses Mémoires, déjà : <( Le joug de l'Empire était
alors si lourd dans toute l'Europe ».
TABLE DES MATIÈRES
I. — Les Allemands, les Slaves et les peuples baltiques 5
II. — L'Allemagne et les peuples baltiques pendant la guerre...
I. Courlande et Livonie, les Lettons et la Lettonie..... 55
II. Estonie 74
III. Lituanie io5
IV. Pologne i4p
V. Suède i5o
VI. Finlande i6i
VII. Les îles Aland 220
Vni. Danemark 282
III. -^ Pangermanisme et panslavisme 245
IV . — Pangermanisme et baltikum 269
Marc Imhaas et René Chapelot, imprimeurs, Nancy et Paris
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BL'iDJNG SECT. MAY 241973