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Full text of "L'Allemagne et le Baltikum"

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L'ALLEMAGNE 

ET 

LE   BALTIKUM 


PUBLICATIONS  DU  MÊME  AUTEUR 

RELATIVES    A    LA    GUERRE 


Culture  et  Kultur,  i  vol.  gr.  in-S,  242  p.  Berger-Levrault,  191G.  (Majoration 
non  comprise) 3  fr. 

Des  Conséquences  de  la  Guerre  au  point  de  vue  démographique  : 

I.  Population  et  Guerre,  Bull.  Soc.  d'Anthropologie,  octobre  1916. 
II.  Natalité  et  Guerre,  —  —  février  1917. 

Langue  et  Kultur.  —  Revue  politique  et  littéraire  (Revue  Bleue),  n"  3  et  4, 
1917- 

Judaïsme  et  Kultur,  38  p.  Giard  et  Brière,  191 7 1  fr. 

Le  Germanisme  et  les  Cultures  antiques,  Revue  des.nations  latines.  Florence, 
décembre  191 7. 

Les  Jésuites  et  le  Germanisme,  29  p.  Giard  et  Brière,  1918 1  fr. 

Amérique  latine  et  Europe  occidentale,  i  vol.  in-12,  3oi  p.  Berger-Levrault, 
1918 (Majoration  non  comprise)     3  fr.  50 


GASTON  GAILLARD 


L'ALLEMAGNE 


ET 


LE  BALÏIKUM 


PARIS 

LIBRAIRIE     CHARESLOT 

i36,  Boulevard  Saint-Germain,  i36 
1919 


Copyright  by  Marc  Iinhatis  et  René  Chapelol,  1^19 


sas 


L'ALLEMAGNE  ET  LE  BALTIKUM 


LES  ALLEMANDS 

ET 

LES  POPULATIONS  SLAVES  ET  BALTIQUES 


On  a  pu,  au  cours  des  événements  actuels,  être  surpris  de  la 
facilité  avec  laquelle  les  Slaves,  en  général,  et  les  populations 
allogènes  de  Russie,  dont  nous  nous  occuperons  plus  spéciale- 
ment ici,  semblent  tout  d'abord  s'être  plies  aux  entreprises 
pangermanistes,  avoir  accepté  la  mainmise  allemande,  quelles 
que  soient  les  critiques  qu'on  puisse  adresser  au  régime  auquel 
ils  étaient  soumis  auparavant.  Si  on  s'était  rappelé  quelles 
ont  été  les  relations  historiques  et  ethniques  des  Slaves  et  des 
Allemands,  et,  plus  particulièrement,  celles  des  populations  des 
bords  de  la  Baltique  avec  la  Prusse,  les  affinités  qui  ont  pu  se 
créer  et  en  sont  la  conséquence,  on  en  eut  peut-être  été  étonné 
encore  bien  davantage,  mais,  en  même  temps,  on  eut  mieux 
saisi  leurs  dispositions  véritables  et  les  conditions  matérielles 
qui  leur  étaient  faites,  grâce  à  la  lumière  que  ces  faits  jettent 
sur  leur  situation. 

La  question  des  rapports  du  germanisme  et  du  slavisme  est 
fort  complexe,  et  nous  n'avons  pas  l'intention  de  l'aborder  ici; 
mais  les  observations  que  nous  croyons  intéressantes  de  pré- 
senter, en  ce  qui  touche  la  guerre  actuelle,  en  montrera  préci- 
sément certaines  difficultés.  En  effet,  on  a  vu  une  partie  impor- 
tante de  la  masse  des  populations  slaves  et  allogènes  de  Russie, 
entraînée  par  le  parti  des  barons  baltes  et  les  immigrés  alle- 
mands, ne  montrer  avant  la  guerre  aucune  répugnance  vis-à-vis 


0  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

de  la  domination  allemande  et,  peu  après  ses  débuts,  paraître 
même  préférer  accepter  la  pénétration  germanique  plutôt  que 
de  lutter  pour  son  indépendance  à  côté  des  Alliés,  bien  qu'il 
soit  actuellement  difficile  d'apprécier  ces  faits  avec  exactitude, 
dans  l'ignorance  où  nous  sommes  de  toutes  les  influences  qui 
sont  alors  intervenues  et  qu'il  faille  aussi  tenir  compte  des- 
nécessités  de  la  situation  à  laquelle  ces  pays  se  trouvaient  accu- 
lés, et,  ce  n'est  que  peu  à  peu  qu'une  réaction  de  plus  en  plus 
nette  s'est  progressivement  affirmée.  De  même,  après  une 
longue  période  d'attente  et  de  silence,  les  Slaves  du  Sud,  pour 
des  raisons  identiques,  dressaient  des  revendications  de  plus 
en  plus  énergiques  à  mesure  que  les  événements  de  la  guerre  se 
montraient  de  plus  en  plus  favorables  à  leur  indépendance.  Des 
causes  multiples  et  d'ordres  divers  interviennent  nécessairement 
dans  l'attitude  non  exactement  comparable  de  ces  deux  groupes, 
mais  qu'il  est  cependant  possible  de  rapprocïier.  D'ailleurs,  les 
meurtres  de  von  Mirbach  et  de  von  Eichorn  ont  montré  que  le 
germanisme  ne  pourrait  pas  triompher  aussi  facilement  qu'il 
l'avait  cru,  que  de  graves  difficultés  attendaient  l'Allemagne 
dans  ces  pays  et  que,  si  elle  avait  trouvé  des  complaisances  et 
un  appui  dans  certaines  classes,  la  masse  du  peuple,  ouvriers 
et  surtout  paysans  étaient  prêts  à  se  soulever  contre  ceux  qui  ne 
pouvaient  être  que  des  oppresseurs  et  que  ceux-ci  n'entendaient 
pas  se  soumettre  à  la  domination  allemande,  dès  qu'ils  avaient 
eu  l'espoir  d'en  secouer  le  joug.  A  côté  des  causes  politiques  qui 
ont  agi,  certaines  considérations  démographiques  et  ethnogra- 
phiques peuvent  également  contribuer  à  jeter  quelque  lumière 
sur  les  autres  facteurs  qui  ont  déterminé  cette  situation,  aider  à 
l'expliquer  et  montrer,  en  même  temps,  l'erreur  profonde  de 
la  politique  allemande. 

Les  Slaves  du  Sud  n'ont  pas  été,  dans  une  certaine  mesure, 
sans  subir  l'influence  des  races  méditerranéennes,  grâce  à  l'ac- 
tion qu'ont  exercée  leurs  civilisations  en  même  temps  que  par 
les  relations  qu'ils  ont  entretenues  avec  elles  au  cours  de  l'his- 
toire, et,  par  suite,  ont  été  rendus  plus  accessibles  aux  influen- 
ces occidentales  d'origine  latine;  ces  influences,  si  elles  n'ont 
pas  modifié  leurs  tendances  propres,  peuvent  du  moins  les 
avoir  préparés  à  un  rapprochement  et  à  une  compréhension 
réciproques.  Il  suffit  de  rappeler  la  lutte  des  Slaves  en  Bohême 
et  en  Moravie  contre  le  germanisme,  soit  sous  la  forme  du 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES  7 

protestantisme  allemand,  soit  sous  celle  de  l'immigration  alle- 
mande, qui  aboutit  à  l'insurrection  contre  la  Maison  d'Autriche 
et  se  termina  par  l'assujettissement  de  la  nation  tchèque,  après 
la  bataille  de  la  Montagne-Blanche,  en  1620.  A  la  fin  du  xvni* 
siècle,  les  Tchèques  se  ressaisissent,  une  nouvelle  réaction 
s'opère  et  c'est  grâce  à  l'énergique  résistance  opposée  par  les 
Slovènes  au  germanisme  autrichien  que  les  Allemands  ne  sont 
pas  parvenus  à  étendre  leur  zone  d'influence  depuis  la  mer  du 
Nord  jusqu'à  l'Adriatique  et  à  assurer  leur  domination  sur  ces 
deux  mers. 

Les  Slaves  du  Nord  et  les  populations  allogènes  ont,  au  con- 
traire, tout  au  début,  subi  d'abord  très  durement  la  domination 
allemande,  puis  plus  tard  l'impérialisme  allemand  a  cherché  à 
y  établir  son  influence  et,  par  ailleurs,  l'action  française  du 
xvii^  et  du  xvni*  siècle  n'a  pas  eu  de  prise  sur  leurs  masses 
complètement  fermées  à  notre  civilisation.  En  opposition  aux 
deux  courants  qui  prennent  naissance  au  sein  des  populations 
slaves  et  s'y  propagent,  les  slavophiles  puis  les  panslavistes 
s'efforcent  de  renouer  la  tradition  et  de  rattacher  politiquement 
les  Slaves  du  Sud  aux  Slaves  du  Nord,  et  on  voit,  par  exemple, 
Khomiakov  (i8o/i-i86o)  faire  appel  dans  ses  poésies  populaires 
à  la  fraternité  slave  pour  réunir  les  aigles  slaves.  D'autre  part, 
la  Prusse,  comme  on  l'a  souvent  rappelé  et  comme  nous  allons 
y  revenir  plus  loin,  a  été  en  grande  partie  slavisée.  Mais,  dans 
la  réaction  des  deux  éléments  l'un  sur  l'autre,  c'est  l'élément 
allemand  qui  l'a  emporté  et,  en  définitive,  a  marqué  les  éléments 
slaves  de  certaines  classes  qui  se  sont  mêlées  à  lui.  On  peut  ainsi 
trouver  des  raisons  lointaines,  donner  des  explications  indirectes, 
mais  qu'il  est  fa,ux,  comme  nous  allons  le  montrer,  de  rapporter 
à  des  affinités  ethniques,  à  la  domination  que  les  Allemands 
prétendent  exercer  sur  une  partie  des  populations  slaves  ou 
allogènes  de  la  Baltique,  aux  rapprochements  qu'ils  essaient  de 
réaliser,  aux  liens  économiques  et  moraux  qu'ils  veulent  impo- 
ser, et,  on  voit  par  là  tout  le  danger  que  présenterait  pour  nous, 
pour  tous  les  autres  éléments  européens,  tout  rapprochement 
qui  mettrait  à  profit  les  anciennes  influences  que  les  Allemands 
avaient  acquises  dans  ces  provinces,  en  un  mot  toute  politique 
qui  laisserait  prendre  un  développement  moderne  aux  rapports 
qu'ils  y  ont  autrefois  entretenus  et  permettrait  une  extension 
nouvelle  des  relations  qu'ils  avaient  pu  s'y  créer. 


8  l'allemagne  et  le  baltikum 

Ces  faits,  parmi  beaucoup  d'autres  qui  ne  peuvent  trouver 
place  ici  mais  qu'il  serait  facile  de  produire  à  l'appui,  suffisent, 
comme  nous  allons  le  voir,  pour  montrer  l'erreur  grossière 
que  l'Allemagne  a  commise  en  essayant  de  donner  à  ses  ambi- 
tions pangermanistes  de  prétendues  raisons  ethniques  et  de 
faire  appel  pour  les  justifier  à  un  faux  appareil  scientifique. 

* 
*  * 

A,  de  Quatrefages,  au  début  de  l'opuscule  <(  La  Race  prus- 
sienne »,  dans  lequel  il  réunissait  les  articles  qu'il  avait  publiés 
dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  en  février  1871,  —  et  qui  n'en 
restent  pas  moins  d'actualité,  bien  qu'ils  aient  été  écrits  il  y 
aura  bientôt  cinquante  ans,  —  après  avoir  rappelé  qu'il  s'était 
«  toujours  élevé  contre  les  applications  de  l'anthropologie  à  la 
politique  »,  parce  que  «  ces  applications  reposent  presque  tou- 
jours sur  des  erreurs  »  (i),  faisait  observer  avec  raison  que 
«  l'application  de  l'anthropologie  à  la  politique  n'est  pas  seule- 
ment une  source  d'erreurs,  elle  est  surtout  grosse  de  périls  à 
peu  près  inévitables  »  (2). 

En  effet^  il  serait  souhaitable,  sans  nul  doute,  que  les  condi- 
tions politiques,  les  régimes  tinssent  compte  de  la  race  et  des 
conditions  géographiques,  s'appuyassent  d'abord  sur  des  carac- 
tères naturels,  mais  l'établissement  de  semblables  corrélations 
n'est  plus  aujourd'hui  exactement  réalisable;  il  nous  est  aussi 
impossible  historiquement  que  physiquement  de  revenir  à  un 
tel  état  de  choses  en  toute  équité  et  avec  précision.  De  là  vient 
la  difficulté  de  donner,  par  exemple,  une  signification  exacte 
Qt  concrète  à  la  formule  de  la  «  reconnaissance  des  nationa- 
lités »  ou  de  la  «  liberté  des  peuples  à  disposer  d'eux-mêmes  ». 
L'idée  très  légitime  qu'on  veut  exprimer  ici  fait  appel  à  la 
notion  de  <(  nationalité  »  sous  laquelle  sont  englobés  souvent 
des  populations  très  diverses  ou  à  celle  de  «  peuple  »  qu'il 
devient,  dans  l'état  actuel  des  sociétés,  très  difficile  de  définir 
ethnologiquement  et  qui  se  trouvent  ainsi  toutes  deux  confon- 
dues. 

Que  faut-il  entendre,  en  effet,  par  Allemands,  par  Slaves? 
Quels  ont  été  leurs  rapports  anciens?  Quelles  s-ont  les  diffé- 


(i)  A.  de  Quatrefages,  La  race  prussienne,  1871,  p.  3. 
(2)  M.,  p.  5. 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES  9 

rences  qui  séparent  les  Slaves  et  les  peuples  des  rivages  de  la 
Baltique?  Il  importe  d'examiner  les  réponses  qu'il  est  possible 
de  faire  à  ces  questions,  si  on  veut  juger  exactement  de  la 
situation  qui  revient  à  chacun  d'eux. 

A.  de  Quatrefages,  dans  le  même  opuscule  auquel  nous 
renvoyons,  rappelait  que  :  «  Dans  le  bassin  de  l'Oder  les  popu- 
lations germaniques  se  heurtaient  aux  populations  slaves  »  et 
que  :  «  De  ce  contact  sortit  sans  doute  la  race  mikte  des  Van- 
dales qui,  au  if  siècle  de  notre  ère,  occupait  le  cours  supérieur 
de  l'Elbe  et  dont  le  nom  a  laissé  dans  l'histoire  une  significa- 
tion presque  inutile  à  rappeler  ».  Selon  A.  Maury,  à  qui  il  se 
réfère,  les  Vandales  qui  ont  été  rattachés  tantôt  au  tronc  ger- 
manique, tantôt  à  la  souche  slave,  doivent,  d'après  l'étymologie 
de  leur  nom,  tenir  surtout  de  cette  dernière  (i). 

Toute  la  partie  de  l'Allemagne  du  Nord  qui  s'étend  sur  les 
deux  rives  de  l'Elbe  et  dans  le  bassin  de  la  Saale,  son  affluent, 
entre  l'Elbe,  l'Oder  et  la  Bober,  et  comprend  la  Prusse  occiden- 
tale, le  Holstein,  le  Mecklembourg,  l'île  de  Rugen,  la  Silésie,  la 
Saxe  royale,  la  principauté  d'Anhalt  et  les  autres  petites  princi- 
pautés du  Sud,  furent  autrefois  occupées  par  les  Slaves  et  ne 
paraissent  avoir  été  définitivement  germanisées  qu'au  xiv*  siècle. 

Dans  ces  territoires  anciennement  slaves  ou  ayant  reçu  des 
apports  slaves,  entre  l'Elbe  et  l'Oder,  et  même  dans  ceux  situés 
plus  à  l'est,  des  dialectes  slaves,  malgré  la  germanisation  com- 
plète de  ces  régions,  se  sont  maintenus  sur  certains  points  et, 
en  particulier,  on  en  trouve  les  traces  chez  les  Wendes,  qui 
habitent  le  Spreewald,  à  quelques  lieues  au  sud-est  de  Berlin, 

Les  Slaves  semblent  même  être  venus  beaucoup  plus  loin  à 
l'ouest  et  des  historiens  prétendent  retrouver  dans  Verdun  l'an- 
cienne urbs  sclavorum  des  Romains. 

Mais  on  sait  qu'aux  iv'  et  v*  siècles  de  notre  ère  les  tribus 
germaniques,  à  kur  tour,  se  portèrent,  dans  leurs  migrations, 
à  la  fois  vers  l'ouest  et  vers  le  sud.  De  plus,  les  princes  slaves 
de  Bohême  appelèrent,  aux  xii®  et  xni*  siècles,  des  Allemands 
pour  défricher  les  forêts  des  territoires  de  l'ouest  et  du  nord- 
ouest. 

Tous  les  territoires  situés  à  l'est  de  l'Elbe  et  même,  selon 
plusieurs  auteurs,  ceux  situés  en  deçà  de  ce  fleuve,  au-dessus 


(i)  A.  de  Quatrefages,  La  race  prussienne,  187 1,  p.   17  et  18. 


lO  L'ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

d'une  ligne  allant  jusqu'à  Lunebourg,  dans  le  Hanovre,  et 
Nuremberg,  au  sud,  auraient  été  envahis  par  les  Slaves.  Au 
v^  siècle  de  notre  ère,  ceux-ci  conquièrent  Prague  sur  les 
Germains.  Du  reste,  beaucoup  de  noms  de  villes,  tels  que 
Berlin,  Stettin,  Lubeck,  Dantzig,  Breslau,  etc.,  ne  sont  point 
germaniques  et  indiquent,  comme  l'ont  remarqué  les  histo- 
riens allemands  eux-mêmes,  l'existence  probable  d'anciennes 
colonies  slaves.  En  Saxe,  les  noms  slaves  sont  fort  nombreux. 
Par  exemple  (i)  :  Dresde,  en  allemand  Dresden,  viendrait 
d'une  ancienne  forme  serbe,  Driezdzany,  en  tchèque  Drazdany, 
qui  viendrait  elle-même  d'un  ancien  mot  dronzga,  qui  signifie 
forêt;  Leipzig,  ancienne  forme  de  Lipsk  ou  Lipsko,  nom  donné 
aux  lieux  oii  se  trouvent  des  bois  de  tilleuls  du  slave  Lipa, 
tilleul;  Chemnitz  provient,  sans  doute,  du  mot  kamenica,  de 
kamen,  pierre  et,  par  extension,  mine,  carrière.  Il  en  est  de 
même  pour  beaucoup  d'autres  noms  de  lieux  moins  connus. 
D'ailleurs,  les  Wendes,  qui  appartiennent  à  un  rameau  de  la 
race  slave  et  s'étaient  répandus  de  la  Baltique  aux  Alpes  Carni- 
ques,  occupent  encore  dans  l'Etat  prussien  les  territoires  de  la 
Haute  et  Basse-Lusace.  Primitivement,  ils  habitaient  la  région 
s'étendant  de  la  Saale  thuringienne  à  la  Bober,  au  nord  jus- 
qu'au parallèle  de  Berlin  et  au  sud  jusqu'aux  monts  Métalli- 
ques et  aux  monts  de  Lusace.  Ils  ne  forment  plus  maintenant 
qu'un  îlot  ethnique  entouré  de  tous  côtés  par  les  Allemands. 
Les  Slaves  de  la  Lusace,  en  allemand  Lausitz,  en  serbe  Luzica, 
mot  slave  signifie  pays  marécageux,  et  qui  seraient  encore 
au  noir  ^"e  de  plus  de  i5o.ooo,  bien  qu'une  statistique  alle- 
mande de  1900  donne  le  chiffre  de  98.000,  se  trouvent  actuel- 
lement répartis  entre  la  Saxe  royale,  à  qui  cette  région,  appar- 
tenant à  la  Couronne  de  Bohême,  fut  cédée  en  i635,  et  le 
royaume  de  Prusse.  Ils  s'appelaient  eux-mêmes  Serbjo  et  on  les 
nomme  communément  Sorabes.  En  1795,  Jean  Potocki  publie, 
à  Hambourg,  un  Voyage  dans  quelques  parties  de  la  Basse-Sa^e 
pour  la  recherche  des  antiquités  slaves  ou  wendes,  fait  en  i79U. 
Vers  i8/io,  un  mouvement  national  se  produisit  parmi  eux  et 
les  Wendes  restés  sur  le  territoire  de  la  Saxe  fondèrent,  à  Bau- 
tezen,  une  société  pour  le  développement  de  leur  langue  et  de 
leur  littérature,  Masica  Serbska,  ainsi  qu'une  revue.  Dans  la 


(i)  Cf.  Louis  Léger,  Le  panslavisme   el   Vintérêl  français,   1917,  p.   20-21. 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES 


II 


principauté  d'Anhalt,  le  nom  de  la  ville  de  Zerbst  reproduit 
une  ancienne  forme  slave  désignant  le  lieu  de  réunion  des 
Serbes,  aujourd'hui  disparus  depuis  longtemps  de  cette  région. 
En  Silésie,  des  villes  ont  également  conservé  un  nom  slave  : 
Torgau,  la  ville  des  commerçants;  Glogau,  la  ville  des  houx. 


DISTRIBUTION    DES    SLAVES    AU    IX° 

{d'après  E.  Reclus) 


L    de  P 


1000  kil. 


Le  nom  de  la  Poméranie,  en  allemand  Pommern,  est  lui-même 
un  mot  slave  qui  signifie  littoral,  po,  le  long  de,  more,  la  mer. 
Par  contre,  Moscou  aurait  été  conquis  sur  les  tribus  ouralo- 
altaïques  par  les  Slaves,  refoulés  de  l'ouest  par  les  Allemands. 
Cette  ville,  qui  aurait  été  située  à  l'origine  en  terre  finnoise, 
se  serait  ensuite  trouvée  au  milieu  d'un  territoire  colonisé  par 
les  Slaves.  En  effet,  les  Fenni  orientaux,  qui  s'étendaient  depuis 


12  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

le  confluent  du  Volga  et  de  l'Oka  jusqu'aux  monts  Oural, 
furent  refoulés  dans  la  région  mal  déterminée  que  les  anciens 
nommaient  Sarmatie  européenne  et  qui  s'étendait  entre  la 
Vistule  et  le  Tanais,  et  comprenait  tous  les  pays  de  la  Russie 
situés  de  ce  côté  de  la  mer  Baltique  et  de  la  Pologne. 

E.  Reclus,  qui  donne  la  carte,  reproduite  ci-contre,  permet- 
tant de  se  rendre  compte  de  la  distribution  des  Slaves  au 
IX*  siècle,  faisait  remarquer  qu'  :  <(  Aux  origines  de  l'histoire 
<(  écrite,  c'est-à-dire  il  y  a  neuf  siècles  environ,  les  populations 
u  slavonnes,  plus  puissantes  dans  l'Europe  centrale  qu'elles  ne 
((  le  sont  aujourd'hui,  étaient  en  revanche  beaucoup  moins 
((  nombreuses  dans  les  plaines  orientales  :  elles  n'occupaient 
«  qu'un  cinquième  du  territoire  actuel  de  la  Russie,  et  tout  le 
«  reste  du  pays  appartenait  aux  Lituaniens,  aux  Finnois  et  à  di- 
((  verses  tribus  errantes  ou  fixées  venues  des  steppes  de  l'Asie,  » 
Or,  aujourd'hui  :  «  Les  Russes  et  autres  peuples  slaves  peuplent 
«  les  quatre  cinquièmes  de  l'empire  et  débordent  au  loin  en 
«  Silésie,  au  Turkestan,  dans  les  vallées  du  Caucase.  De  pareil- 
(K  les  annexions  ethnographiques  ont-elles  pu  se  faire  en  neuf 
«  cents  années  sans  que  les  nouveaux  venus  se  soient  intime- 
«  ment  mélangés  avec  les  anciens  habitants  de  la  contrée  »?(i). 

L'ethnographe  et  philologue  estonien,  le  docteur  M.  Weske, 
professeur  de  langues  finnoises  à  l'Université  de  Kasan,  mon- 
tre, dans  un  opuscule  publié  en  russe  en  1888,  que  les  tribus 
finnoises  occupaient  autrefois  toute  la  partie  de  la  Russie  sep- 
tentrionale et  orientale  située  au-dessus  d'une  ligne  droite 
allant  de  Memel  sur  la  mer  Baltique  à  la  mer  Noire.  Cet  auteur 
cite  des  noms  d'origine  finnoise,  de  villes,  de  fleuves,  de 
montagnes,  de  territoires,  etc.,  qui  subsistent  jusque  dans  les 
Gouvernements  de  Kiev  et  de  Kharkov,  tels  que  :  Moscou,  Musta 
joki,  le  fleuve  noir,  Volga,  Walge  joki,  la  rivière  blanche, 
Kama,  Oka,  Wuoksa,  Ilmen,  etc.  Ce  n'est  qu'au  cours  des 
dix  derniers  siècles,  depuis  sa  fondation,  que  la  Russie  a  con- 
quis et  russifié  les  populations  finnoises  dont  il  reste  encore 
quelques  îlots  dans  la  région  du  Volga  :  les  Tchérémisses, 
Tchouvaches,  Mordvines,  Vogules,  etc.,  qui  ont  conservé  leur 
langue,  leurs  coutumes  et  même  une  partie  de  leur  ancienne 
religion  païenne.  Les  oppositions  qui  se  révèlent^ntre  diverses 


(i)  Elisée  Reclus,  Nouvelle  Géographie  Universelle,  1880,  t.  V,  p.   295-296. 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES 


l3 


parties  de  la  population  de  l'ancien  empire  russe  ne  sont  peut- 
être  pas  sans  relation  avec  ces  mouvements  fort  anciens  de 


t.deP_ 


DEPLACEMENT  DES   CENTRES   DE   LA  PUISSANCE   SLAVE 

(d'f'prrs  E.  Reclus) 

25°  50^ 


Confédération  rus'^c    Principauté.*       Pologne  ea  1600.  Jioscovieen  1600-      Petite  Russie, 

avant  l'iuvasion      île   la   dynasiu-  se  rattachant 

des  Tartares           de  Gedimine  it  la  Moscovie 

(iiir  siècle).            (iv  .■siècle).  en  1654i 

1  !  sonoooM 


lOOO  kil. 


populations  d'origine  différente,  avec  l'existence  consécutive 
d'îlots  ethniques,  et  il  est  probable  qu'elles  sont  sous  la  dépen- 
dance des  survivances  que  ces  derniers  ont  laissées. 


là  l'allemagne  et  le  baltikum 

Plus  tard,  il  est  vrai,  les  empereurs  de  la  Maison  de  Saxe, 
puis  les  princes  des  Maisons  guefe,  wettinienne  et  ascanienne  (i), 
entreprirent  avec  cruauté  des  guerres  sanglantes  pour  conqué- 
rir les  pays  situés  entre  l'Elbe  et  l'Oder,  et  au  delà  de  ce 
dernier;  les  Hohenzollern  poursuivirent,  à  leur  tour,  la  con- 
quête de  ces  mêmes  territoires,  pour  y  étendre  et  y  assurer  la 
domination  allemande.  Albert  F"",  dit  l'Ours,  dont  un  descen- 
dant, qui  fut  dernier  grand-maître  de  l'Ordre  teutonique, 
sécularisa  les  domaines  en  i525  et  les  érigea  en  duché  à  son 
profit,  conquit,  vers  ii 60-1 170,  la  ville  de  Brandebourg  et  les 
terres  où  est  aujourd'hui  situé  Berlin,  sur  la  tribu  slave  des 
Wiltzes.  Enfin,  les  chevaliers  de  l'Ordre  teutonique,  que  les 
souverains  polonais  crurent  devoir  favoriser,  ce  qui  ne  peut 
s'expliquer  que  par  des  raisons  religieuses  et  par  la  situation 
difficile  où  se  trouvait  leur  pays  et  peut-être  aussi  par  la  versa- 
lité  de  leur  caractère,  portèrent  avec  la  même  barbarie  la  domi- 
nation allemande  au  delà  de  la  Vistule  et  du  Niémen,  et  même 
de  la  Duna. 

Au  xîif  siècle,  Premysl  Otokar,  roi  de  Bohême  (i253  à  1278) 
encourage  la  colonisation  allemande  en  Moravie  et  ce  n'est  que 
plus  tard,  lorsqu'il  découvre  toute  l'ambition  de  Rodophe  de 
Hasbourg,  qu'il  se  plaint  à  un  cardinal  romain  du  tort  que  les 
Frères  Mineurs  allemands  font  en  Bohême  et  en  Pologne  aux 
Frères  de  langue  slave.  Krijanitch,  prêtre  croate  et  l'un  des  plus 
ardents  apôtres  des  idées  panslavistes  au  xvii*  siècle,  se  rend 
compte  du  danger  de  la  germanisation  et  fait  dire  à  un  des 
interlocuteurs,  Hervoï,  représentant  le  Slave  du  Sud,  qu'il  met 
en  scène  dans  son  traité  De  la  Politique  :  «  Les  Allemands 
((  envahissent  nos  pays,  sous  prétexte  d'y  apporter  les  arts  de  la 
(V  la  paix  et  de  la  guerre.  Ils  viennent  s'établir  chez  nous  avec 
«  leurs  femmes;  mais  ils  ne  trouvent  pas  le  chemin  du  retour. 
u  C'est  ainsi  qu'ils  nous  ont  chassés  de  la  Moravie,  de  la  Pomé- 
u  ranie,  de  la  Silésie,  de  la  Prusse.  En  Bohême,  il  ne  reste  que 
«  peu  de  Slaves  dans  les  villes;  en  Pologne,  elles  sont  complè- 
(;  tement  germanisées  ».  Et  il  ajoute,  nous  contentant  de  rap- 
porter les  paroles  qu'il  met  dans  la  bouche  de  son  personnage 
sans  relever  les  erreurs  de  divers  ordres  qu'il  commet  :  <(  Une 
«  autre  partie  des  Slaves  s'est  établie  sur  les  bords  de  la  mer 


(i)  Cf.  Ernest  Lavisse,   Etude  sur  l'une   des  origines  de   la   monarchie  prussienne 
ou  la  marche  de  Brandebourg  sous  la  dynastie  ascasienne,   1876. 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES  l5 

<(  Baltique,  dans  la  Poméranie,  la  Pologne,  la  Silésie,  la  Bohê- 
<(  me  et  la  Moravie.  Mais,  à  cause  de  leurs  querelles  et  de  leurs 
u  alliances  avec  les  Allemands,  ils  sont  tombés  dans  un  hon- 
«  teux  servage.  Ils  se  sont  germanisés  de  telle  sorte  qu'ils  ne 
«  sont,  aujourd'hui,  ni  Slaves,  ni  Allemands.  Les  Allemands 
«  nous  ont  chassés  des  villes  de  Livonie,  de  Prusse,  de  Pomé- 
u  ranie  et  de  tous  les  rivages  de  cette  mer  naguère  slave, 
<(  aujourd'hui  allemande  »  (i). 

Au  point  de  vue  des  revendications  présentées  actuellement 
par   les    populations    de    l'Europe    orientale,    et   étant   donné 
l'extension  ancienne  des  Lituaniens  de  la  Baltique  à  la  mer 
Noire  et  le  balancement  des  Polonais  à  l'ouest  et  à  l'est  au 
cours   de  l'histoire   que   nous   examinerons   plus   loin,    il  est 
également  intéressant  de  noter  l'existence  d'une  réaction  de 
l'activité  allemande  plus  récente,  mais  de  moindre  importance, 
et   que   les   Allemands,    à   la   fin  du  xvni*   siècle,   vinrent  en 
assez  grand  nombre  dans  la  Russie  du  Sud-Ouest  pour  colo- 
niser les  territoires  connus  sous  le  nom  de  «  Nouvelle  Russie  ». 
Une   partie    de    ces    derniers,    principalement    les    prolétaires 
mennonites   et   quelques  autres   émigrèrent   vers    1874,    mais 
la  plupart  revinrent  ensuite  s'établir  dans  la  Russie  méridio- 
nale. D'après  E.  Reclus  (2)  :  «  En  1789,  ils  fondaient  plusieurs 
«  villages  dans  le-  Gouvernement  de  Yekaterinoslav,  à  l'ouest 
«  des  cataractes  du  Dnieper  et  dans  les  steppes  qui  s'étendent 
((  entre  la  grande  courbe  du  fleuve  et  la  mer  d'Azov,  La  plu- 
«  part  de  ces  immigrants  venaient  du  sud-ouest  et  de  l'ouest 
«  de  l'Allemagne,   de  la  Souabe,   du  Palatinat,  de  la  Hesse; 
«  quelques  Alsaciens  se  sont  également  mêlés  aux  groupes  de 
((  colons.  Des  émigrants  sortis  du  Mecklenburg  et  de  la  Prusse 
«  orientale  lors  des  années  de  disette  ont  aussi  fondé  diverses 
<(  colonies  dans  la  Nouvelle-Russie,  ainsi  que  des  Allemands  de 
«  la  Pologne  et  du  pays  des  Magyars.,..  En  1876,  le  nombre 
(t  des  colonies  allemandes  groupées  et  éparses  dans  les  quatre 
«  gouvernements  de  Yekaterinoslav,  de  Kherson,  de  Tauride 
u  et  de  Bessarabie  s'élevait  à  870  et  les  habitants  y  étaient  plu» 
«  de  200.000,  soit  un  peu  moins  de  la  vingtième  partie  de  la 
«  population  »  (S).  D'autres  émigrants  allemands  venant  de  la 


(1)  D'après  Louis  Léger,   Le  panslavisme  et   Vintérêt  français,  .p.   65-66. 

(2)  E.   Reclus,    Nouvelle   Géographie    Universelle,   t.    V,  p.  5ii-5i3. 

(3)  Peter  Diehl,  Geogr.  und  Statist.  Verein  zu  Frankjuri,  1876. 


i6 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


Poméranie  et  de  la  Prusse  orientale  se  sont  également  établis, 
vers  la  même  époque,  en  Volhynie,  entre  Brest  et  JLoutzk,  aux 
environs  de  Novgrad-Volhynsk  et  de  Berditchev. 

D'après  ce  qu'on  sait  de  ces  migrations,  on  a  pu  soutenir 
qu'en  Allemagne  une  importante  partie  de  la  population,  esti- 
mée au  tiers  par  les  uns  et  même  à  la  moitié  par  les  autres, 
était  d'origine  slave.  Les  populations  de  la  Prusse  orientale, 
dont  une  partie  a  reçu  des  éléments  d'origine  lituanienne,  de 
la  Posnanie,  de  la  Prusse  occidentale,  de  la  Silésie,  de  la  Pomé- 
ranie, du  Brandebourg,  du  Holstein  oriental,  de  la  partie  nord- 
est  du  Hanovre,  de  la  plus  grande  partie  de  la  province  de 
Saxe  et  du  royaume  de  Saxe,  du  duché  d'Altenbourg,  du  nord- 
est  de  la  Bavière,  seraient  celles  qui  auraient  été  plus  particu- 
lièrement affectées  par  ces  apports. 

De  Gobineau,  dont  les  idées,  mal  interprétées,  ont  été  fort 
discutées  et  dont  les  vues  ont  été  déformées  par  les  Allemands 
pour  les  faire  servir  aux  besoins  de  leur  cause,  n'avait  donc 
pas  tort  quand  il  soutenait  que  le  véritable  type  germanique 
devait  se  retrouver  dans  les  pays  Scandinaves  et  en  Angleterre, 
et  que  «  les  populations  de  l'Allemagne,  fortement  imprégnées 
d'éléments  slaves  en  Prusse  et  de  sang  celtique  au  sud,  lui 
paraissaient  très  peu  germanisées  »  (i). 

A.  de  Quatrefages,  parlant  de  ces  populations,  disait  de 
même  :  «  Les  éléments  ethnologiques  de  cette  nation  sont  tout 
autres  que  ceux  qui  ont  donné  naissance  aux  populations 
vraiment  allemandes.  Des  conditions  climatériques  spéciales 
ont  maintenu  et  accentué  les  différences  originelles  »,  et,  il 
concluait  :  «  En  réalité,  au  point  de  vue  anthropologique,  la 
Prusse  est  presque  entièrement  étrangère  à  l'Allemagne  »  (2). 

Ces  observations  générales  nous  semblent  d'autant  plus 
importantes  à  rappeler  que  l'Allemagne  s'appuie  encore  aujour- 
d'hui sur  des  considérations  de  cet  ordre  pour  légitimer  ses 
ambitions.  Un  Allemand,  M.  Félix  Wolff,  qui  croit  pouvoir 
soutenir  que  les  Français  appartiennent  à  une  race  africano- 
berbéroïde,  déclarait  récemment  :  «  Cette  guerre,  quelque 
étrange  que  cela  puise  paraître  aux  personnes  non  initiées 
à  l'anthropologie,  est,  dans  la  pleine  acception  du  mot,  une 


(i)  De  Gobineau,  Essai  sur  l'inégalité  des  races  hamaînes,  t.  IV,  p.   17a. 
(2)  A.  (le  Quatrefages,  La  race  prussienne,  p.  8. 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES  I7 

guerre  des  Européens  (que  représentent  les  Allemands)  contre 
les  Africains  »,  race  qui,  d'après  ce  dernier,  «  de  plus  en  plus 
dominée;  par  sa  mentalité  primitive,  se  complaît  dans  un  état 
d'hostilité  acharnée  contre  les  représentants  du  véritable  esprit 
européen  »  (i). 

*  * 

Lorsqu'on  étudie  plus  spécialement  l'origine  et  l'histoire  des 
populations  de  la  Baltique,  et  qu'on  cherche  à  connaître  exac- 
tement la  place  qu'elles  occupent  par  rapport  aux  Allemands, 
on  voit,  bien  que  la  présence  de  certains  mots  anciens  de  racine 
germanique  mêlés  au  finnois  aient  permis  à  des  auteurs  (2)  de 
soutenir  que  des  populations  allemandes  ont  vécu  autrefois 
dans  les  régions  de  la  Russie  bordant  la  mer  Baltique,  que  si 
ces  populations  ont,  au  cours  de  l'histoire,  entretenu  avec  ces 
derniers  de  nombreuses  relations,  elles  n'ont  cependant  rien 
de  commun  au  point  de  vue  ethnographique.  Déjà  Elisée 
Reclus  s'élevait  contre  cette  erreur  et  écrivait  :  «  On  donne 
parfois  aux  provinces  baltiques  de  l'empire  russe  le  nom  de 
provinces  «  allemandes  »,  mais  bien  à  tort,  car  dans  cette  con- 
trée la  masse  de  la  population  n'jest  aucunement  germanique 
et,  comme  aux  premiers  jours  de  l'invasion,  les  Allemands 
sont  restés  ce  qu'ils  étaient  il  y  a  sept  cents  ans,  des  étrangers. 
Le  pays  appartient  aux  Estes  et  aux  Lettes  par  le  droit  du 
nombre  »  (3). 

Selon  A.  de  Quatrefages  :  «  Des  Finnois,  puis  des  Slaves 
plus  ou  moins  purs,  plus  ou  moins  mélangés,  tels  ont  été,  jus- 
qu'au milieu  du  xif  siècle,  lesi^euls  éléments  ethnologiques  dans 
toute  la  région  comprise  de  l'Estonie  au  Mecklembourg  »  (4). 
Toutefois,  les  Lettons,  les  Lituaniens  qui  occupent  les  territoires 
compris  entre  la  Duna  et  Kœnisberg  ne  peuvent  probablement 
pas  être  classés  parmi  les  Slaves. 

Au  xii^  siècle,  des  Brémois,  sur  un  bâtiment  frété  pour  l'île 
de  Gothland,  atterrirent,  en  ii58,  auprès  des  bouches  de  la 
Dwina  et  les  marchands  de  la  Hanse  vinrent  ensuite  y  trafiquer 


(i)  Also  sprach  Germania  (Ainsi  parlait  l'Allemagne).  Extraits  d'auteurs  alle- 
mands publiés  depuis  la  guerre;  trad.   Jean  Ruplinger. 

(2)  Thomsen,  Ueber  den  Einflusz  der  germanischen  sprachen  auf  die  finniseh- 
lappisrhen. 

0)  Elisée  Reclus.  Nouvelle  Géographie  Universelle,  1880,  t.  V,  p.  867. 

(4)  A.  de  Quatrefages,  La  race  prussienne,  p.  53. 


lô  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

et  y  établir  des  comptoirs  (i).  Dans  l'opuscule  que  nous  avons 
cité  et  auquel  nous  renvoyons,  A.  de  Quatrefages  rappelle,  du 
reste,  toutes  les  entreprises  des  Germains  sur  les  territoires  bal- 
tiques  et  slaves,  et  en  donne  un  aperçu  historique. 

A  la  suite  de  ces  incursions  et  des  conquêtes  des  chevaliers 
de  l'Ordre  teutonique,  il  se  constitua,  dans  les  pays  situés  à 
l'est  de  l'Elbe  et  restés  essentiellement  agricoles,  une  classe 
seigneuriale  allemande  formée  par  les  descendants  des  conqué- 
rants et  qui  resta  profondément  séparée  de  la  population  abo- 
rigène assujettie  par  eux.  Cette  distinction  entre  ces  deux  par- 
ties de  la  population  s'est  nettement  maintenue  jusqu'à  nos 
jours  et  s'est  perpétuée  non  seulement  en  Poméranie,  en  Bran- 
debourg et  en  Silésie,  mais  jusqu'en  Courlande  et  en  Livonie. 

A.  de  Quatrefages  écrivait  à  ce  sujet  :  «  En  passant  défîniti- 
((  vement  aux  mains  d'un  prince  allemand,  en  conservant  à 
«  titre  de  nobles  la  plupart  des  anciens  chevaliers  de  même 
«  origine,  ce  pays  devait  se  germaniser  de  plus  en  plus  dans 
a  les  hautes  classes,  tandis  que  le  fond  de  la  population  restait 
«  le  même.  Toutefois,  l'élément  slavo-finnois,  tel  que  l'avait 
«  fait  la  première  conquête,  fut  loin  de  disparaître,  même 
«  dans  la  noblesse.  L'ancienne  aristocratie  des  Pruczi  n'avait 
a  pas  lutté  pour  son  indépendance  avec  autant  de  persévérance 
«  et  de  ténacité  que  les  populations,  Malte-Brun  revient  sur  ce 
((  point  à  diverses  reprises  et  Cantu  confirme  ses  appréciations 
«  générales  par  une  foule  de  détails.  Une  partie  des  anciens 
«  chefs  avait  accepté  le  joug  de  l'Ordre  teutonique.  Plusieurs 
«  même  étaient  entrés  dans  ses  rangs.  Leurs  descendants  pri- 
<(  rent  aussi  nécessairement  place  »côté  des  chevaliers  germains 
«  sécularisés  et  de  leurs  fils.  Certainement  plus  d'une  famille 
<(  noble  prussienne  a  là  ses  origines...  » 

Les  Borussi  ou  Porussi,  peuple  de  la  Sarmatie,  auquel  la 
Prusse  actuelle  qui  embrasse  des  pays  très  différents  a  em- 
prunté son  nom,  habitaient  sur  les  bords  de  la  Vistule  et  du 
Neman,  Ros  étant  le  nom  lituanien  deNeman,  d'oii  l'appellation 
de  Po-russi,  ou  «  gens  des  bords  du  Bos  ».  Cette  racine  rus  ou 
ros  se  retrouve  du  reste  dans  beaucoup  de  noms  de  lieux,  dans 
l'île  de  Bugen,  en  Poméranie,  en  Lituanie  et  en  Bussie  Blanche. 
Ils  semblent  se  rattacher  aux  peuples  lettons  et  slaves   dont 


(i)  Cantu,  Malte-Brua. 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES  19 

Ptolemée  (i)  fait  mention  et  que  Malte-Brun  range  parmi  ceux 
que  nous  retrouvons  plus  tard  sur  les  confins  de  la  Lituanie  et 
de  la  Prusse  orientale.  Au  début  du  xiii®  siècle,  Conrad,  duc  de 
la  Mazovie,  qui  appartint  de  ii38  à  1029  à  une  branche  de  la 
Maison  royale  des  Piast,  tente,  sans  y  parvenir,  d'assujettir  les 
Porusses  pour  les  convertir  au  christianisme  en  1207.  Il  appelle 
contre  les  Prussiens  qui  menacent  ses  Etats,  les  Porte-Glaives, 
en  i2i5,  et  les  Chevaliers  teutoniques,  en  1226.  Après  une  lutte 
qui  dura  de  1280  à  1288,  ces  derniers  conquièrent  tous  les  terri- 
toires prussiens,  sous  la  conduite  de  leur  grand-maître  Her- 
mann  de  Salza.  L'Ordre,  qui  s'était  installé  à  Marienburg,  en 
1809,  après  avoir  été  obligé  de  quitter  la  Terre-Sainte  en  1290, 
et  avait  d'abord  prospéré,  ne  tarde  pas  à  pérécliter  à  la  suite  des 
guerres  perpétuelles  qu'il  entreprend  contre  la  Lituanie  et  la 
Pologne;  d'autre  part,  les  chevaliers  de  l'Ordre,  qui  exaspèrent 
les  populations  par  leurs  rapines  et  leurs  cruautés,  soulèvent 
une  grande  insurrection,  en  i/iô/i,  sous  le  grand-maître  Louis 
d'Erlischhausen,  et  celles-ci  secouent  le  joug  de  l'Ordre  pour 
se  placer  sous  la  protection  de  la  Pologne.  La  paix  de  Thorn, 
conclue  en  i466,  met  fin  à  la  guerre  et  partage  la  Prusse  en 
deux  parties  :  l'une,  située  à  l'ouest,  la  Prusse  royale,  devient 
partie  du  Royaume  de  Pologne,   et  l'autre  à  l'est,   la*  Prusse 
teutoniquc,  reste  à  l'Ordre,  mais  demeure  sous  la  suzeraineté 
polonaise.   Pour   se   soustraire   à  cette   dernière,   le   Margrave 
Albert  de  Brandebourg,  que  l'Ordre  choisit  pour  grand-maître 
en  i5ii,  par  la  paix  de  Cracovie  conclue  avec  le  roi  Sigismond 
de  Pologne,  en  i525,  transforme  la  Prusse  en  un  duché  sécu- 
lier qu'il  garde  comme  fief  de  la  Pologne  et  qu'il  rend  hérédi- 
taire dans  sa  propre  famille.  Mais  les  électeurs  de  Brandebourg, 
grâce  à  l'influence   qu'ils  acquièrent   dès    1677,    finissent  par 
demeurer  maîtres  de  la  Prusse  en  1618  et,  à  partir  de  cette 
époque,  celle-ci  reste  à  la  Maison  électorale  de  Brandebourg, 
d'abord  comme  fief  polonais  et  ensuite  comme  possession  indé- 
pendante. 

Toutefois,  si  des  représentants  de  ces  anciennes  populations 
ont  pu  s'allier  à  des  germains  et  participer  ainsi  à  la  formation 
de  quelques  familles  prussiennes,  comme  nous  venons  de  voir 
de  Quatrefages  l'avancer,  il  ne  faut  pas  oublier  que  la  guerre 

(i)  Geogr.,  III,   V. 


20  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

entreprise  par  les  Teutoniques  au  xiif  siècle  avec  l'appui  de 
Rome  contre  les  anciens  Borusses,  les  Prussiens  autochthones, 
s'était  achevée  par  l'extermination  presque  complète  de  ces 
derniers.  De  nombreux  colons  allemands  étaient  venus  dans  les 
villes  dotées  de  larges  franchises  et  où  la  population  était  déci- 
mée, et,  plus  tard,  ceux  qui  avaient  échappé  à  ces  massacres 
périrent  pendant  la  terrible  période  de  la  guerre  du  Nord,  en 
sorte  qu'il  n'existe  plus  aujourd'hui  de  véritables  Prussiens  (i). 

Les  Finnois,  les  Finni  de  Tacite,  qui,  au  temps  de  l'Empire 
romain,  s'étendaient  depuis  les  Carpathes  jusqu'au  Volga  et 
furent  ensuite  refoulés  par  les  Goths  aux  ni^  et  iv®  siècles  de 
Jésus-Christ,  ne  sont  plus  actuellement  répandus  que  dans  les 
provinces  d'Ingrie,  de  Livonie  et,  à  la  suite  de  migrations  suc- 
cessives, habitent  actuellement  en  grande  partie  la  région  de 
l'Europe  septentrionale  qui  a  pris  le  nom  de  Finlande.  Cer- 
tains les  considèrent  comme  une  branche  de  la  famille  des 
Huns;  en  tout  cas,  ils  se  joignirent  à  eux  contre  l'Empire  des 
Goths,  en  876,  et,  au  v*  siècle,  prirent  part  avec  ces  derniers 
aux  invasions  de  l'Europe  occidentale. 

Le  nom  de  Finlandais,  de  Finnois,  paraît  être  d'origine  ger- 
manique et  traduit  de  l'appellation  locale  que  les  habitants 
Suomi  donnent  au  pays  Suomen-maa,  c'est-à-dire  «  Pays  des 
Lacs  »,  et  viendrait  de  l'anglo-saxon  /en,  en  français  fagne, 
fange,  marécage.  Cette  étymologie  est  contestée,  mais  d'après 
Elisée  Reclus  (2)  :  «  On  peut  dire,  d'une  manière  générale, 
«  que  les  habitants  actuels  de  la  Finlande  sont  en  majorité 
((  de  souche  ouralo-altaïque  et  qu'ils  sont  étroitement  appa- 
«.  rentes  aux  Magyars,  de  même  qu'aux  peuplades  non  encore 
«  civilisées  des  Tcheremisses,  des  Ostiakes,  des  Vogoules,  des 
«  Samoyèdes.  Ils  sont  évidemment  très  mélangés,  car  le 
«  pays  qu'ils  habitent  et  oii  ils  arrivèrent,  pense-t-on,  vers 
((  la  fin  du  vn®  siècle  ou  vers  le  commencement  du  vm* 
«  a  été  souvent  envahi  et  les  diverses  tribus  qui  s'y  sont 
«  succédé  ont  laissé  leurs  descendants  croisés  avec  la  popula- 
«  tion  actuelle....  Dès  les  premiers  temps  de  la  colonisation, 
((  c'est  avec  les  tribus  orientales  habitant  la  Russie  du  Nord 
«  que  les  colons  finlandais  eurent  leurs  relations  les  plus  fré- 


(i)  Cf.   Emile  Haumant,  La  guerre  da  Nord  el   la  paix  d'Oliva  (i655-i66o). 
(2)  Elisée  Reclus,   Nouvelle   Géographie   Universelle,    1880,   t.  V,  p.   332-333. 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES  21 

('.  quentes,  car  presque  tous  les  objets  trouvés  à  l'est  et  à 
u  l'ouest  du  lac  Ladoga  se  ressemblent  par  la  matière  et  par 
«  le  travail.  Plus  tard,  lors  de  l'âge  de  bronze,  puis  surtout 
((  pendant  le  premier  âge  du  fer,  l'influence  Scandinave  devient 
u  prédominante;  ensuite,  un  nouveau  reflux  historique  ramène 
«  la  civilisation  slave  dans  le  pays  et,  quand  l'histoire  propre- 
a  ment  dite  commence  à  éclairer  la  Finlande,  on  retrouve  les 
«  Scandinaves,  c'est-à-dire  les  peuples  de  l'Occident,  en  con- 
<(  tact  beaucoup  plus  intime  que  les  Russes  avec  les  popula- 
ce tions  de  la  contrée  »  (i). 

Si  divers  noms  de  lieux  permettent  de  retrouver  la  trace  du 
passage  des  Lapons  dans  la  Finlande  méridionale  (2),  cet  auteur 
signale  que  :  «  Dans  les  régions  septentrionales  de  la  Finlande 
«  l'influence  des  Lapons  a  probablement  été  assez  considérable 
((  par  les  croisements  sur  la  population  finnoise  des  Ostrobot- 
«  niens  et  des  Qvâner  (Kainulâiset);  en  18/19,  Andréas  Ware- 
<(  lius  citait  dans  la  province  d'Uleaborg  un  grand  nombre  de 
«  districts  et  de  hameaux  dont  la  population  agricole  était  de 
«  race  mêlée  et  se  servait  encore  partiellement  du  lapon.  Quant 
((  à  la  Finlande  méridionale,  divers  anthropologistes  contestent 
«  encore  qu'elle  ait  été  habitée  autrefois  par  les  Lapons.  Il  est 
«  vrai  que  les  traditions  locales  sont  unanimes  en  faveur  de  cette 
«  hypothèse,  et  les  noms  de  Jaettilâiset,  Hiidet,  Jatulit,  Jotunit, 
«  s'appliqueraient  encore  à  ces  aborigènes  disparus  »  (3). 

Enfin,  —  et  on  verra  plus  loin  l'importance  de  ces  considé- 
rations au  point  de  vue  des  revendications  filandaises,  — 
il  faut  noter,  comme  le  fait  remarquer  E.  Reclus,  "que  parmi 
les  Finlandais  du  Sud  se  rencontrent  deux  types  possédant  cer- 
tains caractères  opposés  :  les  Tavastes,  trapus,  à  la  face  large, 
aux  cheveux  blonds  avec  des  yeux  clairs  à  fente  étroite  et 
parfois  obliques,  et  les  Karéliens,  de  taille  plus  élevée,  aux 
traits  réguliers,  aux  cheveux ,  châtains  et  aux  yeux  gris-bleu 
foncé,  rarement  bridés,  a  Les  premiers  habitent  la  partie  sud- 
a  occidentale  de  la  Finlande,  dans  l'espace  triangulaire  limité 
«  à  l'ouest  et  au  sud  par  les  Suédois  du  littoral,  et  c'est  la 
u  civilisation  Scandinave  qui  exerça  sur  eux  la  plus  grande 
<i  influence,  tandis  que  les  Karéliens  se  sont  trouvés  en  con- 


(i)  Gustaf  Retzius,  Finska  Kranier. 

(2)  Ujfalvy,  Mélanges  altaïques. 

(3)  Elisée  Reclus,  Nouvelle  Géographie  Universelle,  t.  V,  p.  333. 


2  2  ,  L  ALLEMAG.NE    ET    LE    BALTIKUM 

«  tact  surtout  avec  les  Russes.  D'après  van  Haartman,  qui  les 
«  étudia  le  premier,  les  Tavastes,  qui  s'appellent  eux-mêmes 
«  Hamâlâiset,  ce  qui  signifie  peut-être,  —  à  en  juger  par  un 
(I  mot  esthonien,  —  «  Gens  du  Pays  Humide  »,  seraient  les 
K  Finnois  par  excellence  »  (i).  D'après  cet  auteur  :  «  Aux 
((  XI*  et  xii"  siècles,  le  centre  de  la  puissance  des  Hamâlâiset, 
<'  les  Yam  ou  Yem  des  Russes,  paraît  avoir  été  beaucoup  plus  à 
u  l'est,  entre  le  Ladoga  et  la  Dwina;  mais,  attaqués  par  les 
<'  Karéliens  du  Nord,  par  les  Russes  du  Sud,  ils  furent  obligés 
<i  de  se  déplacer;  cependant,  il  existerait  encore  des  Yem,  au 
«  nombre  de  20.000,  dans  les  districts  ori(;ntaux,  vers  Petroza- 
<(  vodsk  et  Belozersk  »  (2), 

Quant  aux  Karéliens  qui  peuplent  la  région  orientale  de  la 
Finlande  et  les  territoires  de  l'Empire  russe  qui  s'étendent  jus- 
que dans  le  voisinage  de  la  mer  Blanche  :  «  L'histoire  les 
((  montre  fréquemment  engagés  en  des  expéditions  de  guerre. 
«  En  1 187  et  1 188,  ils  envahissent  même  la  Suède,  entrent  dans 
H  le  lac  Mâlâren,  incendient  la  ville  de  Sigtuna,  tuent  l'évêque 
«  d'Upsala.  Trois  années  après,  ils  brûlent  Abo  et  détruisent 
«  toutes  les  colonies  suédoises  de  la  Finlande;  puis,  quoique 
<i  baptisés  par  les  Novgorodiens  au  commencement  du  xin^ 
<i  siècle,  ils  leur  font  souvent  la  guerre,  mais  s'unissent  aussi 
<(  à  eux  pour  combattre  les  Suédois  »  (3), 

De  Quatrefages  qui  avait  d'abord  classé  les  Finnois  parmi 
les  allophyles,  admet  ensuite  une  branche  fînnique  et  déclarait 
que  si  les  populations  «  qui  se  rattachent  à  ce  type  sont  loin 
((  d'avoir,  dans  l'histoire  de  l'humanité,  un  rôle  comparable 
((  à  celui  des  peuples  aryans  ou  sémites  »,  elles  ont,  selon  lui, 
«  exercé  une  influence  ethnologique  plus  grande  qu'on  ne 
((  l'admet  d'ordinaire  »,  quoi  qu'on  ne  puisse  «  accepter  aujour- 
<(  d'hui  la  théorie  qui  attribuait  aux  Finnois  seuls  le  premier 
<(  peuplement  de  l'Europe  »  (h).  l\  fait  remarquer  que  :  «  Les 
((  races  finnoises,  représentées  à  l'est  de  l'Oural  moyen  par  les 
<{  Vogouls  et  les  Ostiaks^  occupent  une  aire  considérable  jus- 
«  qu'au  delà  du  Ienisseï,  et  leur  contact  avec  les  Jaunes  a  eu 
«  le  résultat  habituel.  Au  nord,  chez  les  Samoyèdes,  les  mé- 


(1)  Elisée  Reclus,  Nouvelle  Géographie  Universelle,  p.  334- 

(3)  Id.,  p.  337. 

(3)  Id.,  p.  337. 

(.'4)  De  Quatrefages,  Introduction  à  l'Etude  des  races  humaines,  p.  454- 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES  23 

<(  langes  se  sont  multipliés  au  point  que  Middendorff  a  consi- 
«  déré  ces  derniers  comme  une  population  entièrement  mixte, 
«  résultant  du  croisement  des  Finnois  avec  les  Mongols  »  (i). 

D'ailleurs,  bien  que  les  habitants  de  l'Estonie  diffèrent  sin- 
gulièrement des  Finnois  du  Nord  par  leurs- caractères  comme 
par  leur  langue,  un  mouvement  estonien,  que  signalait  déjà 
E.  Reclus  (2),  et  qui  lui  faisait  dire  :  «  C'est  le  commence- 
((  ment  du  «  pan-finnisme  »,  tend  à  rapprocher  l'Estonie  de  la 
Finlande,  et  il  se  pourrait  que  les  événements  actuels  aient, 
par  leurs  répercussions  politiques,  pour  effet  de  lui  donner  un 
nouveau  regain,  comme  nous  le  verrons  plus  loin,  en  parlant 
de  ces  deux  pays.  Toutefois,  ce  mouvement  ïie  se  présente  pas 
sous  la  forme  d'un  impérialisme  et  ne  semble  tendre  actuelle- 
ment qu'au  regroupement  des  terres  et  des  peuples  finnois,  à 
leur  rapprochement,  dans  l'intérêt  de  leur  propre  défense  et 
de  la  consolidation  de  leur  situation. 

((  .Les  Ehstes  »  ou  Estoniens  sont  considérés  par  E.  Reclus  (3) 
comme  «  un  peuple  frère  des  Finnois  »  et,  dit-il,  «  ce  sont  des 
«  Suomi,  par  l'origine  aussi  bien  que  par  la  langue,  comme 
u  les  populations  de  la  «  contrée  des  lacs  et  du  granit  ». 
Ainsi  qu'il  le  fait  remarquer,  «  leur  nom  se  rencontre  dans  un 
«  grand  nombre  de  documents  anciens,  de  Tacite  et  de  Ptolé- 
«  mée  à  Jordanès  et  aux  sagas  Scandinaves,  sous  les  diverses 
((  formes  d'Ostiones,  Aesthieri,  Istes,  Aistones  (4);  les  Lettes 
((  les  appellent  Igaunas  ou  ((  Expulsés  »,  mais  eux-mêmes  se 
((  disent  Tallopoëg,  «  Fils  de  la  Terre  »,  ou  bien  Marah'avas, 
«  Gens  du  Pays  »,  et  ils  sont,  en  effet,  assez  nombreux  pour  se  . 
((  croire  la  population  par  excellence  dans  un  vaste  territoire. 
((  L'espace  qu'ils  occupent  dépasse  de  beaucoup  les  frontières 
((  de  la  province  qui  de  leur  nom  s'appelle  Ehstonie;  ils  sont 
<  même  en  masses  plus  compactes  dans  la  Livonie  du  Nord 
<<  que  dans  la  province  septentrionale  et,  par  de  là  le  Peipous, 
((  jusqu'au  sud  du  lac  de  Pskov,  ils  ont  des  colonies  dans 
((  les  gouvernements  limitrophes,  Saint-Pétersbourg,  Pskov, 
<•  Vitebsk   ». 

Les  Estoniens,  vers  1080,  avaient  été  soumis  par  les  Danois 


(i)  De  Qiiatrefage?,  Introduction  à  l'Etude  des  races  humaines,  p.  /i23-/i2/i 

(a)  E.  Reclus,  Nouvelle  Géographie  Universelle,  t.  V,  p.  869. 

(3)  Id..  p.  367. 

(4")  Richter,  Geschîchte  der  Baliischen  Provinzen. 


24  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

SOUS  le  roi  Canut  IV,  qui  leur  avait  imposé  le  christianisme. 
A  la  fin  du  xif  siècle,  les  chevaliers  de  l'Ordre  teutonique  et 
les  Porte-glaives  de  JLivonie,  comme  nous  allons  le  voir,  s'em- 
parent du  pays,  qu'ils  se  partagent  avec  les  évêques  d'Ungan- 
nie  et  de  Riga.  Vers  12 19,  le  roi  de  Danemark,  Waldemar 
que  l'Estonie  révoltée  avait  appelé,  reprend  une  partie  du  pays 
aux  chevaliers  de  l'Ordre  teutonique  et  le  débarrasse  du  joug 
de  la  féodalité  germanique.  Au  xm®  siècle,  après  une  période 
de  guerre  que  la  domination  allemande  avait  fait  régner  pen- 
dant trente  années,  les  Estoniens  se  soulèvent  de  nouveau  en 
i34o.  Mais  vers  le  milieu  du  xiv®  siècle,  ils  retombent  sous  la 
domination  des  chevaliers  teutons  à  la  suite  du  traité  de 
Marienbourg,  en  i^à'],  par  lequel  Waldemar  IV  leur  vend  la 
Livonie  et  ce  qu'il  possédait  de  l'Estonie;  et  cela  dure  jusqu'en 
1559.  Ce  perpétuel  état  de  guerre,  qui  se  prolongeait  depuis 
des  siècles  entre  les  chevaliers  de  l'Ordre  teutonique  et  les 
Danois,  était  suivi,  au  xvi^  siècle,  de  l'invasion  des  Suédois  en 
Estonie  et  en  Livonie,  qui  devient  également,  en  1682,  une  pos- 
session suédoise,  puis  des  Polonais,  en  Livonie,  vers  i65i.  L'Es- 
tonie se  trouva  alors  rattachée  à  la  Suède  par  le  traité  d'Oliva, 
en  1660.  La  féodalité  allemande  y  resta  néanmoins  toute  puis- 
sante, malgré  l'occupation  suédoise,  et  l'influence  Scandinave 
apporta  avec  Gustave  Wasa  et  Gustave-Adolphe  quelques  jours 
meilleurs  dans  la  sombre  histoire  estonienne.  La  paix  de 
Nystad,  en  1721,  qui  mit  fin  à  la  guerre  entre  Charles  XII  et 
Pierre  P'  et  ratifia  la  conquête  russe  par  la  réunion  de  l'Esto- 
nie à  la  Russie,  brisa  à  nouveau  toutes  les  espérances  des  Esto- 
niens qui,  après  les  guerres  dévastatrices  et  les  pillages  du 
xvm*  siècle,  avaient  vu  leur  nombre  sensiblement  réduit. 

Vers  le  milieu  du  xix*  siècle,  après  l'abolition  de  l'esclavage, 
car  jusqu'en  1816  les  paysans  estoniens  étaient  tous  serfs,  un 
réveil  national  se  produit.  Alexandre  V  et  Alexandre  II  font 
du  reste  preuve  d'une  politique  bienveillante  vis-à-vis  de  ces 
populations;  mais  au  moment  où  le  peuple  estonien,  qui  s'était 
ressaisi  à  la  faveur  de  ces  temps  moins  pénibles,  commence  à 
affirmer  à  nouveau  son  existence,  un  revirement  se  produit 
sous  Alexandre  III  et  l'ère  russe,  qui  s'était  ouverte  sous  de 
mauvais  auspices  avec  Pierre  I"",  continue  de  se  montrer  favo- 
rable aux  barons  baltes  aux  dépens  des  populations  autochtones. 
Le  Gouvernement  russe,  qui  croit  voir  dans  le  développement 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQLES  2  0 

économique  de  ces  régions,  Estonie,  Gourlande,  dans  la  pro- 
pagation des  langues  estonienne  et  lettone  et  de  l'instruction, 
un  danger  pour  les  intérêts  russes,  soutient  alors  la  noblesse 
balte  qui,  sous  le  couvert  d'un  faux  loyalisme,  seconde  avant 
tout  les  intérêts  allemands  et  cherche  par  tous  les  moyens  à  se 
maintenir  en  faveur  à  la  Cour  impériale,  pour  y  servir  les 
plans  pangermanistes.  Après  la  période  de  russification  à 
outrance  commencée  en  1888,  sous  Alexandre  III,  pendant  et 
après  la  révolution  de  1906,  s'ouvre  une  nouvelle  ère  d'oppres- 
sion systématique  à  laquelle  les  barons  baltes  apportent  leur 
aide  et  dont  ils  se  montrent  les  exécuteurs  fidèles,  sachant  bien 
que  l'action  russe  sera  impuissante  et  qu'ils  préparent  ainsi  la 
place  à  l'influence  allemande. 

La  Livonie,  comme  nous  venons  de  le  voir,  était  restée  igno- 
rée des  populations  de  l'Allemagne  jusqu'à  ce  que  des  mar- 
chands de  Brème  y  parviennent  vers  ii58.  Les  Danois  cher- 
chèrent alors  à  y  introduire  le  christianisme  et,  à  la  faveur  do 
ce  dernier,  à  dominer  le  pays  avec  l'aide  des  évêques.Meinhard, 
moine  Augustin  de  Segebert,  nommé  en  11 86  évêque  par 
Urbain  III,  en  est  chassé;  mais,  en  1200,  l'évêque  Albert 
d'Apeldern,  chanoine  de  Brème,  y  fonde  Riga  et  y  crée  l'Ordre 
des  Chevaliers  Porte-glaives.  Ces  derniers,  qui  avaient  entre- 
pris la  conquête  de  la  Livonie  et  cherchaient  à  en  déposséder 
les  Danois,  sont  battus  par  les  Lituaniens,  en  1286,  et  réduits 
à  se  fondre  avec  les  chevaliers  de  l'Ordre  teutonique,  dont  le 
rôle  devient,  à  partir  de  ce  moment,  prépondérant  dans  cette 
partie  de  l'Europe.  Ces  chevaliers  réunissent  à  la  Livonie, 
l'Estonie,  la  Courlande  et  l'île  d'QEsel,  et  leur  puissance  s'étend 
sur  presque  tout  le  littoral  de  la  Baltique.  Celle-ci  atteint  son 
apogée  vers  i4oo  et  décline  ensuite.  Ceci  est  d'autant  plus 
important  au  point  de  vue  de  l'histoire  des  relations  de  ces 
territoires  avec  l'Allemagne  que  les  chevaliers  de  l'Ordre  teuto- 
nique,  après  avoir  été  chassés  d'Asie  à  la  fin  des  Croisades, 
étaient  venus  en  Europe,  où  ils  avaient  acquis  de  vastes  pos- 
sessions en  Allemagne,  en  Hongrie,  en  Transylvanie  et  aussi 
en  Italie,  qu'en  1280  un  duc  Piast  de  Cujavie  les  avait  appelés 
en  Prusse  pour  subjuguer  et  convertir  à  la  fois  les  habitants, 
et  qu'après  avoir  réussi  dans  cette  entreprise,  ils  en  étaient 
restés  maîtres  depuis  cette  époque  jusqu'au  xvf  siècle.  Walter 
de  Plettonberg,   qui  reconstitua  l'Ordre  des  Porte-glaives,  en 


26  l'allemagne  et  le  baltiklm 

i525,  rendit  son  indépendance  à  la  Livonie,  mais  celle-ci  fut 
démembrée  peu  après,  de  ibbg  à  i56i.  L'Estonie  va  au  roi  de 
Suède  Eric  XIV,  l'île  d'QEsel  est  vendue  par  son  évêque  au 
Danemark;  Gotlhard  Kettler,  dernier  grand-maître  de  l'Ordre 
teutonique,  cède  les  droits  de  son  Ordre  sur  la  Livonie  à  Sigis- 
mond-Auguste,  roi  de  Pologne,  mais  garde  la  Courlande  et  la 
Semigale  comme  duché  séculier;  le  reste  est  rattaché  à  la 
Pologne.  Les  Russes,  de  i563  à  1577,  essaient,  à  leur  tour,  d'en 
prendre  une  partie;  mais  la  paix  de  Kicverova-Horka,  en  i582, 
restitue  à  la  Lituanie  la  partie  qu'ils  avaient  conquise  et  qui 
passe  ensuite,  ainsi  que  la  partie  polonaise,  entre  les  mains 
des  Suédois,  par  la  paix  d'Oliva,  en  1660.  En  1689,  un  gentil- 
homme livonien,  qui  avait  été  capitaine  dans  l'armée  suédoise, 
s'efforce  de  soustraire  son  pays  au  joug  suédois;  il  va,  avec  la 
députation  chargée  de  défendre  les  droits  de  la  Livonie,  devant 
Charles  XI  et  adresse,  au  nom  des  nobles  livoniens,  des  pro- 
testations énergiques  au  Gouvernement  suédois  de  Riga.  A 
l'avènement  de  Charles  XII,  il  essaie  de  rattacher  la  Livonie  à 
la  Russie  ou  à  la  Pologne,  toujours  afin  de  soustraire  son  pays 
à  la  domination  suédoise.  Condamné  à  mort,  après  avoir  échoué 
dans  sa  tentative,  il  s'enfuit  en  Courlande  et,  après  diverses 
vicissitudes,  on  le  retrouve  à  la  Cour  du  roi  de  Pologne  comme 
ambassadeur  de  Pierre-le-Grand,  d'oij,  pour  la  délivrance  de 
son  pays,  il  tente  encore  de  fomenter  en  Livonie  une  révolte 
contre  les  Suédois.  A  la  suite  de  ces  manœuvres,  il  finit  par 
s'aliéner  le  roi  Auguste.  Celui-ci,  pour  se  concilier  Charles  XII, 
le  livre  à  ce  monarque,  qui  le  fait  exécuter.  Aujourd'hui,  le 
peuple  qui  donna  son  nom  à  la  Livonie  est  presque  éteint  et 
on  ne  rencontre  plus  les  Lives  qu'en  très  petit  nombre  au  nord 
de  Windau,  dans  la  péninsule  qui  termine  le  Domesnœs. 

Ainsi  que  le  signale  E.  Reclus  (i)  :  «  Le  même  sort  a  frappé 
((  le  peuple  des  Coures  ou  Courons,  —  Kors  des  annales  russes, 
«  Kuren  des  Allemands,  —  qui  a  donné  son  nom  à  la  Cour- 
ce  lande,  à  la  Kurishe  Nehrung  et  au  Kurishe  Haff.  On  croit 
«  qu'ils  étaient  d'origine  finnoise;  mais  au  xif  siècle,  déjà, 
«  ils  étaient  «  lettisés  »,  comme  le  sont  les  descendants  de 
<>•  presque  tous  les  Lives  (2).  Il  existe  encore  un  certain  nom- 


(i)  E.  Reclus,  Nouvelle  Géographie  Vrtiverselle,  1880,  t.  V,  p.  370. 
(2)  Richter,  Geschichte  der  Baltischen  Provinzen. 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES  27 

<(  bre  de  familles  entre  Goldingcn  et  Hasenpoth,  au  nord-est 
«  de  Liban,  qui  se  disent  issues  des  «  rois  Goures  ».  Ces 
«  rois  »,  mentionnés  pour  la  première  fois  en  iSao,  étaient 
<(  des  paysans  libres,  n'ayant  point  à  fournir  de  corvées, 
<'  affranchis  d'impôts  et  du  service  militaire;  ils  avaient  aussi 
«  le  droit  de  chasse  :  l'opinion  générale  est  qu'ils  descendaient 
«  de  chefs  coures  qui  s'étaient  soumis  volontairement  aux 
((  Allemands.  Ils  perdi^^ent  leurs  privilèges  en  i85/i;  mais,  en 
«  i865,  on  en  comptait  encore  plus  de  quatre  cents  dans  sept 
('  villages  ». 

La  Courlande,  dont  on  sait  peu  de  choses  jusqu'au  xm*  siè- 
cle, après  avoir  connu  aussi  l'invasion  des  Danois  avec  le  roi 
Sven  III  Estritson,  vers  IO^l^,  et  Erick-lc-Bon,  vers  iioo,  fut 
également  conquise,  entre  i2A3  et  12/17,  par  les  chevaliers  de 
l'Ordre  teutonique.  Ce  n'est  que  lors  de  la  sécuralisation  de  la 
Livonie  qu'elle  devint  un  duché  vassal  de  l'Etat  lituano-polo- 
nais  et  héréditaire  dans  la  Maison  des  Kettler  (1561-1737).  La 
veuve  du  dernier  duc,  Anne  de  Russie,  —  Maurice  de  Saxe, 
qui  avait  été  désigné  par  les  Etats  de  Courlande  comme  suc- 
cesseur de  ce  dernier,  ayant  été  écarté,  —  donna,  une  fois  deve- 
nue impératrice,  le  duché  à  Biren,  son  favori,  qui  le  transmit  à 
son  fils.  Celui-ci  ayant  abdiqué  en  1795,  Catherine  II  révmit 
alors  la  Courlande  à  la  Russie. 

Les  Lettes  ou  Lettons  habitaient  primitivement  tout  le  pays 
situé  au  sud  de  celui  des  Estes,  c'est-à-dire  les  territoires  situés 
■au  nord  de  la  Prusse  et  du  Niémen.  Comme  le  mentionnait 
E.  Reclus  :  <(  Les  Lettes  ou  Lettons,  qui  ont  déplacé  les 
«  Livonniens  finnois,  sont  des  Aryens  de  langage,  frères  des 
«  Lithuaniens  et  des  anciens  Borusses  ou  Prussiens,  fondus 
(  maintenant  avec  les  Germains  de  l'Europe  centrale.  Ils  se 
«  donnent  à  eux-mêmes  le  nom  de  Latvis,  c'est-à-dire  de 
"  Lithuaniens,  et  leur  ancien  nom  russe,  Letgola,  qui  est  évi- 
((  demment  le  même  mot  que  Latwin-Galas,  signifie  «  Fin  de 
((  la  Lithuanie  »  (i).  Aux  vi*  et  vu*  siècles,  les  tribus  des 
Lettons  et  des  Lèches  envahirent  les  territoires  que  les  anciens 
dénommaient  vaguement  Germanie  et  Scythie  d'Europe,  et  se 
mêlèrent  aux  Slaves  de  la  plaine  :  aux  Polènes  ou  Polonais. 
Peuple  de  race  aryenne,  ces  Letto-Lituaniens  étaient  distincts 


(i)  E.   Reclus,   Nouvelle  Géographie  Universelle,   1880,  t.  V,  p.   870-371. 


20  L  ALLEMAGNE    Eï    LE    BALTIKUM 

des  Slaves,  bien  que  certains  traits  permissent  de  les  croire 
parents. 

De  même,  les  Lituaniens,  bien  que  se  rapprochant  des  Slaves 
par  quelques  caractères,  mais  ressemblant  plus  aux  Germains 
qu'à  ces  derniers,  ont  autrefois  été  classés  par  erreur  parmi 
eux.  Leur  idiome  est,  en  effet,  plus  ancien  que  le  slavon  et 
contient  un  grand  nombre  de  mots  plus  voisins  des  radicaux 
aryens  que  de  ceux  des  langues  slaves. Hlls  occupaient,  avec  les 
anciens  Prussiens,  dont  ils  se  rapprochent,  tout  le  littoral 
de  la  Baltique,  entre  la  Vistule  et  la  Dûna.  D'après  Elisée 
Reclus  (i)  :  «  Ils  s'avançaient  au  loin  dans  l'intérieur,  ainsi 
«  qu'en  témoignent  un  grand  nombre  de  noms  lithuaniens, 
<(  surtout  dans  le  Gouvernement  de  Vitebsk,  et  même  une  de 
i  leurs  tribus,  celle  des  Golad,  habitait  les  bords  de  la  rivière 
«  Porotva,  affluent  de  la  Moskva,  à  l'ouest  du  territoire  oij 
«  s'est  fondée  la  ville  de  Moscou  (2);  peut-être  avait-elle  été 
((  séparée  du  gros  de  la  nation  par  la  colonisation  des  Polot- 
<(  chanes.  On  croit  aussi  les  Krivitchi,  de  Smolensk,  issus  du 
«  mélange  des  Lithuaniens  et  des  Slaves,  leur  nom  rappelant 
«  celui  du  grand-prêtre  des  Lithuaniens,  Krive-Kriveyto.  La 
«  plupart  des  écrivains  slaves  classent  également  parmi  les 
«  Litvines  ces  Yatvagues  ou  Yadzvingues,  qui  occupaient  le 
«  pays  du  Haut  Neman  et  du  Bug,  et  dont  quelques  débris 
«  auraient  survécu,  jusqu'au  xvi^  siècle,  aux  exterminations 
0  qu'en  firent  les  Russes  et  les  Polonais  ». 

Mais,  l'ancienneté  même  de  leur  idiome  permettant  de  sup- 
poser que  les  Lituaniens  sont  venus  en  Europe  antérieurement 
à  la  plupart  des  autres  représentants  de  la  race  aryenne,  ce 
géographe  (3)  fait  remarquer  que  si  les  Lituaniens  ont  précédé 
les  Russes  dans  leur  migration,  «  puisqu'ils  occupent  un  ter- 
ritoire situé  à  l'ouest  des  plaines  moscovites  »,  on  peut  se 
demander,  avec  R.  Virchow  (h),  «  comment  leur  établissement 
((  dans  le  pays  a  pu  se  faire  antérieurement  à  la  venue  des 
«  Germains  et  des  Celtes  peuplant  maintenant  les  régions  du 
((  centre  et  de  l'occident  de  l'Europe,  à  l'occident  de  la  Lithna- 
«  nie.  C'est  par  le  refoulement  latéral  des  émigrants  lithua- 


(i)  Elisée  Reclus,  Nouvelle  Géoqraphie  Universelle,  t.  V,  p.  426-/127. 

(2)  Barsov,  Géographie  historique  russe. 

(3)  Elisée  Reclus,  Nouvelle  Géographie  Universelle,  t.  V,  p.  43o. 
(/i)  R.  Virchow,  Peuples  primilifs  de  l'Europe. 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES  29 

u  niens  que  l'on  s'explique  cette  anomalie  apparente  dans  la 
((  distribution  des  nations  qui  ont  envahi  l'Europe  :  écartés  du 
<(  grand  chemin  des  migrations,  qui  suit  beaucoup  plus  au 
«  sud  le  faîte  de  partage  des  eaux  entre  le  Dnepr  et  le  Neman, 
u  protégés  par  des  marécages,  des  forêts  presque  impénétra- 
u  blés,  défendus  même  à  droite  et  à  gauche  par  des  golfes  et 
((  les  fleuves  puissants  qui  s'y  jettent,  les  Lithuaniens  ont  pu 
u  laisser  passer  outre  de  nombreuses  peuplades  ». 

Il  importe  également,  avec  E.  Reclus,  de  distinguer  chez  les 
Lituaniens  (i)  les  Lituaniens  proprement  dits,  qui  peuplent 
la  partie  orientale  des  provinces  de  Vilno  et  de  Kovno,  et  les 
Zemailey,  Samogitiens  ou  Jmoudes,  les  «  Gens  venus  de  la 
mer  »,  qui  vivent  surtout  dans  le  voisinage  de  la  frontière 
allemande,  car  ainsi  que  nous  le  verrons  par  la  suite,  c'est 
du  côté  de  ces  territoires  que  se  porta  l'effort  des  Allemands  au 
début  de  la  guerre  actuelle,  afin  de  s'assurer  la  possession  du 
littoral  de  la  mer,  dans  le  cas  où  ils  ne  pourraient  pas  conserver 
le  reste  des  territoires  qu'ils  avaient  envahis. 

Au  XI®  siècle,  Rimgaudas  bat  les  Porte-Glaives  au  nord  et  les 
Russes  à  l'est.  Après  la  défaite  que  les  Lituaniens  infligent  aux 
Porte-glaives  sur  le  Niémen  en  1286  et  où  périt  leur  grand- 
maître  Volkwin,  ils  se  fusionnèrent  avec  les  chevaliers  de  l'Or- 
dre teutonique.  Mindaugis,  successeur  d'Ardvila,  qui  repousse 
les  Tartares  en  12/12  et  délivre  de  leur  joug  les  Ruthènes 
et  les  Ukraniens,  se  convertit  en  1262  au  christianisme  avec 
tous  les  grands  du  royaume;  il  reçoit  la  couronne  de  roi  en 
présence  du  supérieur  de  l'Ordre  des  Chevaliers  teutoniques  et 
fonde  un  évêché  dans  la  région  qui  porte  aujourd'hui  le  nom 
de  Vilna.  Mais  bientôt  commencent  les  luttes  des  Lituaniens 
contre  l'Ordre  teutonique.  Ceux-ci  se  voient  forcés  de  prendre 
les  armes  contre  les  Chevaliers  de  l'Ordre,  qui  sont  défaits 
en  1 261,  et  contre  lesquels  les  Prussiens  se  soulèvent  également 
vers  la  même  époque.  Ces  derniers  restent  seuls  à  lutter  contre 
l'Ordre  pour  leur  indépendance  jusqu'à  ce  que  Vitenis,  qui 
réussit  à  s'emparer  du  pouvoir  en  Lituanie,  parte  en  guerre 
contre  les  chevaliers  teutoniques,  qui,  après  avoir  réduit  les 
Prussiens,  menaçaient  la  Lituanie,  et  les  batte  près  de  la  rivière 
de  Treidê.  Au  xuf  siècle,  la  Lituanie  s'agrandit  au  sud  jusqu'au 


(i)  Elisée  Reclus,  Nouvelle  Géographie  Universelle,  t.  V,  p.  ^aS. 


3o  l'allemagne  et  le  baltikum 

delà  du  lac  Pripet,  à  l'ouest  à  une  centaine  de  kilomètres  au 
delà  de  Brest-Litowsk,  et  à  l'est  jusque  près  de  Vitebsk  et 
Smolensk. 

En  i323,  Vilna  est  choisie  comme  capitale  du  grand-duché 
de  Lituanie.  Cependant,  l'Ordre  teutonique  continuait  ses  expé- 
ditions contre  la  Lituanie.  En  1826,  Gediminas,  succ(?sseur  de 
Vitenis,  qui  s'en  était  plaint  au  pape  sans  obtenir  de  résultat, 
continue  la  lutte  contre  l'Ordre  et  établit  la  domination  litua- 
nienne à  l'est  jusqu'au  Dnieper  et  au  sud  presque  jusqu'à  la 
mer  Noire.  Au  xiv®  siècle,  les  Lituaniens  se  rendent  maîtres 
de  vastes'  régions  slavo-ruthènes  :  ils  conquièrent  la  Volhynie 
et  la  Kiovie,  et  écrasent  les  hordes  allemandes  à  Rudava.  La 
Lituanie  renfermait  alors  Kiev  et  tous  les  affluents  du  Dnieper 
jusqu'à  la  Vorskla,  et  sa  frontière  orientale  passait  à  l'est  de 
Toropetz,  Viazna,  Koselsk,  Mtzensk,  Siniovka;  après  la  bataille 
des  Eaux-Bleues,   les  Lituaniens  refoulaient  les  Tartares  jus- 
qu'en Crimée  et  étendaient  leurs  possessions  jusqu'à  la  mer 
Noire.   En  sorte  qu'à  l'époque  d'Algirdas  et  de  Keistutis,   les 
deux  fils  de  Gediminas,  la  Lituanie,  qui  atteint  son  plus  grand 
développement,  s'étend  alors  de  la  mer  Baltique  à  la  mer  Noire. 
Après  la  mort  d'Algirdas,  en  1877,  son  fils  Jogaïla  ou  Jagellon, 
essaie  de  se  rendre  maître  de  toute  la  Lituanie.  Après  diffé- 
rentes alternatives,  il  réussit,  en  i382,  à  s'emparer  de  Keistutis, 
par  suite,  dit-on,  d'un  excès  de  confiance  de  ce  dernier,  et  aussi 
à  faire  prisonnier  son  fils  aîné,  Vytautas,  qui  s'enfuit  de  prison 
avec  l'aide  de  son  épouse.  Jagellon,  devenu  catholique  par  son 
mariage  avec  Hedwige,  en  i386,  en  faisant  de  la  Lituanie  un 
pays  catholique,   l'amène  à  se  poloniser  et  unit  la  Lituanie, 
dont  n'avaient  pu  se  rendre  maîtres  les  Chevaliers  teutoniques, 
à   la   Pologne,    devenue'  hostile  à   ces  derniers    depuis  qu'ils 
l'avaient  dépouillée  de  sa  puissance  maritime  en  s'emparant  de 
l'embouchure  de  la  Vistule.  Puis  il  laisse  la  Lituanie  à  son  frère 
Skirgaïla,    m.ais  colui-ci   se  montre  incapable   de  prendre   en 
main  le  pouvoir  et  cette  orientation  politique  subsiste  même 
après  que  Jagellon,  obligé  de  choisir  entre  les  deux  couronnes, 
eut  laissé  la  Lituanie  à  son  cousin  Vitold,  en  1392,  Celui-ci, 
qui  avait,  paraît-il,  reçu  une  solide  instruction  de  Hanno  de 
Windenheim,  et  savait  l'allemand  et  le  latin,  fait  des  voyages 
dans  l'çuest  et  le  sud  de  l'Europe,  au  cours  desquels  il  apprend 
à  connaître  la  civilisation  de  l'Europe  occidentale.  La  défaite  de 


ALLEMA\DS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES 


3r 


Vitold  sur  la  Vorskla  (1899)  par  les  Tartarcs  tend  encore  à  rap- 
procher la  Lituanie  du  grand-^duché  de  Pologne  en  mettant  fin 
à  ses  agrandissements  à  l'est  dans  les  territoires  russes.  Du  reste, 
malgré  les  influences  de  Cour  qiii  amènent  la  Lituanie  à  adopter 
le  catholicisme,  religion  de  ses  ennemis,  et  bien  que  le  congrès 
polonais  et  lituanien   de  Horodlo,   sur  le  Bug,    en   i4i2,   ait 


LA    LITUANIE    A    L  EPOQUE    DE    VITOLD 


décidé  que  les  Lituaniens  catholiques  auraient  accès  à  toutes 
les  grandes  charges  du  royaume  de  Pologne,  mais  que  celles 
de  Lituanie  ne  seraient  plus  accessibles  qu'à  des  catholiques, 
Vitold  n'aurait  pas  entendu  exactement  travailler  à  l'absorption 
de  la  Lituanie  par  la  Pologne.  Mais  la  situation  de  la  noblesse 
lituanienne  s'amoindrit  alors  et  un  affaiblissement  de  la  nation 
se  produit  par  suite  de  l'isolement  oii  se  trouve  la  première  qui 
est  noyée  au  milieu  des  éléments  étrangers,  et  de  l'absorption 
de  la  seconde  par  ces  derniers.  On  voit  l'influence  polonaise 


32  l'allemagne  et  le  baltikum 

gagner  peu  à  peu  de  plus  en  plus  d'importance  et,  malgré  tous 
ses  efforts,  la  noblesse  lituanienne  se  laisse  pénétrer  par  la 
langue  et  les  mœurs  polonaises.  Cependant,  bien  que  Jagellon 
eut  réuni  les  deux  couronnes  et  que  la  Pologne  considérât 
déjà  les  pays  lituaniens  comme  des  territoires  lui  appartenant, 
la  Lituanie  continue,  jusqu'en  ikkk,  d'avoir  une  administra- 
tion séparée,  avec  ses  ducs.  En  i/iio,  à  la  bataille  de  Grûnwald, 
les  Lituaniens  l'emportent  sur  les  Ordres  allemands  et  les  che- 
valiers teutoniques.  Dans  le  traité  de  1/122,  conclu  avec  l'Ordre, 
la  frontière  actuelle  entre  la  Lituanie  majeure  (russe)  et  la 
Lituanie  prussienne  est  fixée.  Mais  les  Russes,  avec  Ivan  III, 
lui  prennent  la  Severie  et  Smolensk;  la  Volynie,  la  Podolie, 
Kiev,  sont  annexés,  par  la  Pologne,  malgré  les  protestations 
de  ses  alliés  lituaniens  contre  cette  spoliation.  En  1629  parut 
la  première  édition  du  Statut  lituanien,  de  Gostauta,  qui  réunit 
les  anciennes  ordonnances  des  grands-ducs  lituaniens  et  les 
coutumes  du  droit  usuel  lituanien.  Ce  dernier,  qui  se  rap- 
prochait du  droit  Scandinave,  régit  la  législation  de  tout 
le  territoire  de  l'ancienne  Lituanie  historique,  après  son  dé- 
membrement entre  la  Prusse  et  la  Russie,  jusqu'en  i848.  En 
1569,  la  Lituanie  est  définitivement  unie  à  la  Pologne  par  une 
décision  de  la  Diète  de  Lublin  et,  à  partir  de  ce  moment,  en 
partage  toutes  les  vicissitudes.  En  i586,  Rathory,  roi  de  Polo- 
gne et  de  Lituanie,  dont  le  règne  fut  écourté,  dit-on,  par  son 
médecin  Simonius,  fit  une  tentative  contre  le  pouvoir  détenu 
par  les  seigneurs  allemands.  Aux  xvn^  et  xvm®  siècles,  Vilna  est 
dévastée  par  les  Suédois  et  les  Russes,  et,  malgré  sa  résistance, 
tombe  au  pouvoir  de  ces  derniers  le  12  août  179/i.  Lors  du 
premier  démembrement  de  la  monarchi'e  polonaise,  en  1772,  la 
plus  grande  partie  des  territoires  lituaniens  est  rattachée  à  la 
Russie  et  le  reste  lors  des  deuxième  et  troisième  partages.  Seul, 
le  district  de  Gumbinnen  est  donné  à  la  Prusse.  Vilna  est  de 
nouveau  occupé  par  Napoléon  P',  en  181 2,  et  l'empereur  n'y 
revient,  le  6  décembre,  que  pour  se  diriger  vers  Paris,  en  pas- 
sant par  Varsovie  et  Dresde. 

Depuis  le  dernier  partage  de  l'Etat  lituano-polonais,  en  1796, 
jusqu'à  la  dernière  insurrection  de  i863,  le  gouvernement 
impérial  russe  désignait  officiellement  les  trois  gouvernements 
de  Kovna,  Vilna  et  Grodna  sous  le  nom  de  Litovkaja  Gubernija, 
et,  depuis  cette  époque,  les  appelait  Sievero  Zapodnyikrai,  c'est- 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES  33 

à-dire  Pays  du  Nord-Ouest.  Ces  trois  gouvernements  lituaniens 
constituèrent  toujours,  depuis  leur  annexion  à  la  Russie,  une 
unité  administrative,  une  lieutenance  administrée  par  un 
gouverneur  général,  désigné  sous  le  nom  de  Gouvernement 
Général.  Le  gouvernement  lituanien  de  Souvalki,  bien  que 
rattaché  arbitrairement  au  grand-duché  de  Varsovie  par  Napo- 
léon I",  se  considérait  d'après  la  déclaration  de  l'Assemblée 
nationale  des  Lituaniens  de  ce  gouvernement,  en  1906,  comme 
faisant  bien  partie  de  la  Lituanie.  Vilna  fut  le  centre  du  mou- 
vement insurrectionnel  lituanien  de  i83o  et  i863. 

,Les  territoires  de  l'ancienne  Pologne,  peuplés  aujourd'hui 
d'Allemands  et  de  Slaves  germanisés,  étaient  autrefois  habités 
par  des  Slaves,  des  Lèches,  qui  se  distinguaient  des  Slaves 
orientaux.  De  blonds  Mazures,  «  c'est-à-dire  en  lithuanien, 
d'après  Reclus,  des  trapus  »  (i),  qui  vivaient  à  l'est  et  au  nord 
sur  les  frontières  prussiennes,  des  Yatvagues  d'origine  proba- 
blement lituanienne  avec  des  Lituaniens  à  l'est  et  de  Petits- 
Russiens  dans  le  sud  se  sont  mêlés  à  eux.  «  Après  le  passage 
«  des  Mongols,  écrit  Reclus,  les  princes,  et  surtout  les  évêques 
((  et  les  couvents,  firent  appel  aux  colons  allemands  pour  repeu- 
((  pler  les  terres  dévastées  et  leur  accordèrent  de  grands  privi- 
«  lèges,  entre  autres  celui  de  nommer  leur  propre  schultze  et  de 
((  se  gouverner  eux-mêmes  suivant  le  «  droit  teutonique  ». 
((  Plusieurs  villes  furent  également  fondées  par  des  colons  alle- 
«  mands  et  la  plupart  se  régirent  d'après  le  «  droit  de  Magde- 
<(  bourg  »,  droit  de  l'un  des  plus  anciens  municipes  de  l'Alle- 
«  magne  du  Nord,  dont  les  archevêques  avaient  été  jadis  les 
«  chefs  de  l'Eglise  polonaise.  Ce  droit  n'empêcha  point  les  Alle- 
((  mands  des  villes  de  se  «  poloniser  »  peu  à  peu  comme  ceux 
((  des  campagnes.  Au  xiv®  siècle,  les  <(  Souabes  »  étaient  établis 
((  en  Pologne  au  nombre  de  plusieurs  centaines  de  mille,  mais 
<(  ce  premier  élément  germanique  s'est  complètement  fondu 
«  dans  la  population  polonaise  et  catholique  »  (2). 

E.  Reclus  (3)  distingue  dans  l'histoire  de  l'Etat  polonais 
«  deux  périodes  distinctes  d'expansion,  dont  chacune  fut  suivie 
d'une  époque  d'affaiblissement  et  terminée  par  des  partages  », 
et  ces  deux  moments  sont  des  plus  importants  à  noter  au  point 


(i)  Ketrzynski   Des   Mazures,   Poznan,    187s. 

(a)  E.  Reclus,  Nouvelle  Géographie  Universelle,   1880,  t.  V,  p.  396-397. 

(3)  Id.,  p.  388. 


34 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


de  vue  de  l'extension  de  l'influence  slave  et  des  réactions  qui 
s'y  opposèrent.  Ainsi  qu'il  le  fait  remarquer,  «  au  xi"  siècle  et 
<c  au  XII*  siècle,  les  agrandissements  se  firent  surtout  du  côté 
«  de  l'ouest  et  la  Pologne  était  à  l'avant-garde  des  populations 
«  slaves  contre  les  Allemands.  Au  commencement  du  xi^  siècle, 

BALANCEMENT   DE  L'ÉTAT  POLONAIS  A  L'OUEST  ET  A  L'EST 
(d'après  K.  Reclus) 


E.deP 


Limite  des 

Slaves 
ccoidentau; 
au  X"  siècle. 


folonais 
actuels. 


Roysume 

d» 
fioleslas  I 


Conquêtes        Pologne  et     Prusse  vassale 

de  Lithuanie  de 

Boleslas  III.    au  xvn*  s.       la  Pologne. 


Livonie 
polotiaise, 

puis 
suédoise. 


LiTonie 
-et 

Courltnde 
polonaises. 


Roytum* 
actMl, 


io  000  000 
— I 


«  Boleslas  le  Grand  eut  en  sa  possession  la  Moravie,  la  Slova- 
<t  quie,  la  Lusace  et  même  la  Bohême  pendant  une  courte 
«  période  (i).  Vers  les  commencements  de  l'histoire  écrite  du 
((  peuple  polonais,  le  royaume  qui  comprenait  la  Polska  pro- 
«  prement  dite,  c'est-à-dire  les  «  champs  »  de  la  Vistule  et 
«  de  la  Warta,  la  Pologne  actuelle  et  la  Poznanie,  cherchait  à 


(i)  Lelewel,  La  Pologne  an  moyen  âge;  Hilferding,  Histoire  de$  Slaves  baltiques; 
Ouspenskiy,  Les  premières  Monarchies  slaves  du  Nord-Ouest. 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES  35 

«  absorber  les  tribus  parentes  qui  peuplaient  le  territoire  jus- 
<(  qu'à  l'Elbe.  Tantôt  ennemis  des  empereurs  d'Allemagne, 
«  tantôt  subissant  la  fascination  du  <(  saint  Empire  romain  »  et 
Vf  fiers  de  se  dire  ses  vassaux,  les  rois  de  Pologne  réussirent  à 
((  s'emparer  de  presque  tous  les  pays  slaves  de  l'Occident  ». 
Au  contraire,  «  du  xiv®  au  xv^  siècle  le  mouvement  d'annexion 
((  se  porta  du  côté  de  l'Est,  contre  les  Slaves  orientaux  ». 

De  plus,  E.  Reclus  faisait  justement  observer  que  la  destinée 
de  la  Pologne  et  ((  les  balancements  de  ses  frontières  »  à  l'ouest 
et  à  l'est  s'expliquent  en  partie  par  «  les  conditions  géographi- 
<(  ques  du  territoire  qu'elle  occupait  »  (i).  En  effet,  si  au  sud 
et  au  nord  la  Pologne  a  des  frontières  assez  nettes,  <(  à  l'est  et 
((  à  l'ouest  le  pays  est  ouvert,  si  ce  n'est  dans  les  parties  où 
c(  s'étendent  des  marécages  et  de  vastes  forêts  presque  impéné- 
((  trables  :  la  vaste  dépression  qui  a  valu  à  ses  habitants  du 
<(  bassin  de  la  Vistule  leur  nom  de  Polonais  ou  ((  Gens  des 
>.  Plaines  »  se  continue  des  deux  côtés,  en  Allemagne  et  en 
((  Russie;  or,  c'est  précisément  dans  ce  sens,  parallèlement 
u  aux  degrés  de  latitude  qu'ont  lieu  les  mouvements  de  migra- 
<i  tion  et  que  la  pression  des  peuples  les  uns  sur  les  autres  se 
u  fait  de  la  manière  la  plus  énergique.  Par  ces  deux  larges 
((  brèches,  la  frontière  de  la  Pologne  devenait  flottante,  pour 
«  ainsi  dire,  à  la  fois  du  côté  des  Germains  et  du  côté  des 
«  Slaves  orientaux  :  les  incursions  et  les  guerres  déplaçaient 
((  incessamment  des  populations  en  lutte  pour  la  suprématie  ». 

D'autre  part,  et  cette  remarque,  qui  confirme  la  précédente 
on  montrant  la  difficulté  d'assigner  des  frontières  naturelles  à 
la  Pologne  et  achève  d'expliquer  les  vicissitudes  de  ce  pays, 
n'est  pas  sans  intérêt  au  point  de  vue  de  la  question  baltique  : 
((  Par  la  distribution  de  ses  versants  hydrographiques,  la  Polo- 
ci  gne  ne  mérite  qu'en  partie  le  nom  de  <(  Pays  de  la  Vistule  » 
«  qui  lui  a  été  officiellement  imposé.  Toute  la  zone  occidentale, 
((  confinant  à  la  Silésie  et  à  la  Poznanie,  appartient  au  bassin 
<>  de  la  Warta,  c'est-à-dire  de  l'Oder,  et  la  province  de  Suwalki, 
((  dans  la  partie  nord-orientale  de  la  Pologne,  est  sur  le  versant 
'(  du  Neman  (Nemen  en  polonais),  qui  lui  sert  de  limite  à  l'est 
«  et  au  nord;  tout  le  reste  du  territoire  est  arrosé  par  la 
u  Vistule,  le  Narew,  le  Bug  ou  leurs  affluents  »  (2). 


fi)  V.  Reclus,  Nouvelle   Géographie   Universelle,   t.   V,  p.   387-388. 
(2)  Id.,  p.   SgS. 


36  l'allemagne  et  le  baltikum 

On  signalait  récemment  (i),  que  le  comte  Michel  Tysz- 
kievics  avait  découvert,  dans  la  bibliothèque  du  couvent  des 
Bénédictins,  à  Einsidein,  de  vieilles  cartes  des  anciens  terri- 
toires de  la  Baltique  et  de  la  Prusse,  qui  présentaient  un  grand 
intérêt  au  point  des  questions  soulevées  par  la  guerre  actuelle, 
en  établissant  les  limites  historiques  des  anciens  Etats  dont  ils 
dépendaient  autrefois.  Ces  atlas,  et  notamment  l'Atlas  Novus, 
de  Homann,  de  1716,  et  V Atlas  Minor,  de  Vischer,  de  1785, 
donneraient  des  cartes  séparées  et  détaillées  de  la  Pologne,  de  la 
Lituanie,  de  l'Ukraine^  de  la  Finlande,  etc.,  en  qualité  d'Etats 
libres  et  souverains,  et  ornées  de  leurs  armoiries  respectives. 
Ces  cartes  établiraient  l'appartenance  du  pays  de  Cholm  et  de 
la  Galicie  orientale  aux  Ruthènes  (Ukrainiens)  et  celle  de  la 
Russie-Blanche  à  la  Lituanie;  elles  indiqueraient  la  frontière  his- 
torique entre  la  Pologne  et  la  Lituanie,  Vilna  et  Grodno  restant 
en  Lituanie,  l'accès  de  la  mer  pour  la  Lituanie  sur  son  propre 
territoire  et,  pour  la  Pologne,  par  Dantzig;  on  y  verrait  que 
l'Ukraine  et  la  Lituanie  étaient  des  pays  distincts,  comme  la 
Hongrie  ou  la  Moldavie-Valachie  et  la  Finlande,  et  que  la  Russie 
actuelle,  encore  grand-duché  (1785),  car  l'Europe  n'avait  pas 
reconnu  le  titre  d'empereur  que  Pierre-le-Grand  s'était  donné, 
portait  sa  vraie  dénomination  de  Moscovie. 

Herder,  qui,  déjà,  dans  ses  «  Idées  sur  la  philosophie  de  l'his- 
toire de  l'Humanité  »,  se  plaçait  pourtant  au  point  de  vue 
du  Deutschtum,  de  l'allemanité,  écrivait,  à  propos  de  l'histoire 
de  ces  pays  pendant  le  moyen  âge  :  «  Le  sort  des  peuples  sur 
les  bords  de  la  Baltique  constitue  une  triste  page  de  l'histoire  de 
l'humanité....  L'humanité  frissonne  d'horreur  devant  le  sang 
qui  a  été  ici  répandu,  dans  des  guerres  longues  et  sauvages, 
jusqu'à  ce  que  les  Vieux-Prussiens  (Lituaniens)  aient  été  pres- 
que anéantis,  jusqu'à  ce  que  les  Koures  et  les  Lettons  aient  été 
réduits  en  un  esclavage  sous  le  joug  duquel  ils  languissent 
encore  maintenant  »  (2). 

Toutefois,  les  interprétations  fournies  par  les  partis,  selon  les 
besoins  de  leur  politique,  n'étant  pas  conciliables,  il  est  diffi- 
cile de  juger  de  la  véritable  portée  actuelle  soit  de  l'influence 
des  Germano-Baltes,  soit  de  la  russification  qui  commença  vers 


(i)  Journal  de  Genève,  19  octobre  iqiS. 
2)  Herder,  Idées  sur  la  philosophie  de  Vhistoire  de  Vhumanité,  IV»  partie,  liv.  XVI. 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES  87 

1880.  Il  s'étale  là  une  telle  déloyauté  de  part  et  d'autre,  on 
découvre  par  moment  une  telle  partie  liée  des  deux  influences 
qui  veulent  y  prédominer  quand  il  s'agit  d'opprimer  ces  popu- 
lations, qu'on  ne  peut  que  déplorer  la  situation  faite  à  ces  pays, 
oii  subsiste  une  opposition  latente  aussi  bien  contre  le  germa- 
nisme des  barons  baltes  que  contre  le  slavisme  du  régime  russe. 

Nous  voyons,  d'un  côté,  Treitschke  se  plaindre  que  :  «  Le 
((  vainqueur  tient  le  peuple  soumis  à  l'écart  de  ce  qui  est 
«  allemand.  Il  lui  suffit  que  l'Esthonien  remplisse  ses  dures 
u  corvées  et  obéisse.  Ainsi  se  maintient  avec  ténacité  cette 
«  nationalité  illégitime  d'un  peuple  d'esclaves,  tandis  que  le 
«  paysan  allemand,  par  la  langue  allemande,  arrivait  peu  à 
((  peu  à  la  liberté  de  i'Allemagne.  Les  enfants  crient,  les 
u  chiens  se  cachent  en  rampant  lorsqu'un  Allemand  entre 
((  dans  la  hutte,  pleine  de  fumée,  de  l'Esthonien.  Dans  les 
«  nuits  claires  de  l'été  court  et  chaud,  les  malheureux  sont 
u  assis  sous  un  bouleau,  l'arbre  préféré  de  leur  pâle  poésie,  et 
<(  chantent  derrière  le  dos  du  Seigneur  le  chant  de  la  haine 
(.   contre  le  voleur  allemand  de  troupeaux  »  (i). 

De  l'autre,  nous  voyons  les  Allemands  soutenir,  au  sujet 
de  la  russification  qui  se  fît  sentir  à  partir  de  1880,  que  : 
((  Si  cette  brusque  et  violente  destruction  de  tous  les  moyens 
((  allemands  de  culture  n'était  pas  intervenue  comme  une  catas- 
<(  trophe^  il  se  serait  produit  une  germanisation  si  vaste  et 
«  d'une  façon  si  naturelle  que  les  buts  d'avenir  vers  lesquels 
«  tendaient  les  conducteurs  prévoyants  du  développement  de 
«  la  Kultur  dans  les  provinces  baltes  auraient  été  atteints  à  peu 
(;  près  au  moment  où  a  éclaté  la  terrible  guerre  mondiale  »  (2). 

Or,  les  Baltiques  déplorent  préci.sément  que  la  Russie  se  soit 
servie  des  barons  allemands  et  que  ceux-ci  se  soient  mis  à  son 
service  tout  en  soutenant  les  intérêts  pangermanistes.  Ailleurs, 
le  même  auteur  fait  cet  aveu,  qu'il  faut  retenir  :  «  Jusque  vers 
«  1860,  la  plupart  des  Baltes  n'avaient  pas  l'idée  qu'ils  appar- 
«  tenaient  à  la  Russie  »  et  que,  dans  la  suite,  dès  qu'ils  crai- 
gnaient d'y  être  incorporés,  ils  faisaient  appel  aux  Allemands 
pour  les  défendre  :  «  En  conséquence,  on  pensa  que  la  Prusse 
((  et  l'Allemagne,  après  avoir  délivré  le  Schleswig-Holstein  et 


(i)  Treitschke,  «   Das  deutsche  Ordensland   Preussen  »,  dans  Historiche   und  poli- 
tische  Aufsàtze,  1867,  p.   19. 
(2)  Das  neue  Deuischland,  p.  65. 


38  l'allemagne  et  le  baltikum 

((  l'Alsace-Lorraine,  se  souviendraient  aussi  de  leur  ancienne 
«  colonie  de  l'Est  »  (i).  Il  y  a  là,  à  côté  de  la  déloyauté  habi- 
tuelle que  l'Allemagne  a  toujours  montrée,  un  conflit  d'influen- 
ces et  une  complexité  de  faits  qu'il  faut  dissocier  pour  bien 
comprendre  ce  qui  a  dû  se  produire  et  ce  qui  en  résulte. 

La  noblesse  balte,  qui  tenait  à  l'indépendance  dont  elle  jouis- 
sait dans  les  provinces  baltiques,  bien  qu'elle  fût  soutenue  en 
Allemagne,  avait,  en  effet,  pendant  longtemps,  empêché  les 
Lettons  et  les  Estoniens  de  se  germaniser,  et  les  pangermanistes 
actuels  ne  se  sont  pas  privés  de  lui  en  faire  grief.  C'est  seule- 
ment par  la  suite,  devant  raffîrmation  des  nouvelles  tendances 
allemandes,  qu'elle  voulut  bien  travailler  à  cette  germanisation 
et  s'y  employa  par  tous  les  moyens.  Il  en  résultait,  pour  ces 
populations,  une  perpétuelle  situation  équivoque  dans  laquelle 
elles  se  trouvaient  alternativement  exposées  aux  sollicitations 
opposées  et  plus  ou  moins  pressantes  de  l'Allemagne  ou  de  la 
Russie. 

*  * 

Aujourd'hui  encore,  une  séparation  très  nette,  au  point  de 
vue  du  langage  subsiste  parmi  les  différentes  classes  des  popu- 
lations vivant  à  l'est  de  l'Aile,  du  Niémen  et  des  lacs  Mazouri- 
ques,  à  l'est  et  au  sud-est  de  la  Prusse  orientale,  dans  la  Litua- 
nie, la  Courlande,  la  Livonie  et  l'Estonie.  Tandis  que  la 
noblesse,  la  classe  seigneuriale,  le  clergé  et  la  bourgeoisie  des 
villes  parlent  allemand,  les  populations  rurales  utilisent,  selon 
leur  origine,  le  mazourique,  qui  est  un  patois  polonais,  -le 
lituanien,  le  letton^  qui  semblent  être  deux  dialectes  d'une 
même  langue  dont  le  lituanien  serait  le  plus  archaïque,  ou 
l'estonien,  qui  est  un  dialecte  finnois  (2).  L'idiome  des  Lives, 
très  peu  nombreux,  qui  subsiste,  est  fortement  mêlé  d'expres- 
sions et  de  tournures  lettes  (3),  et,  d'autre  part,  <(  la  langue 
((  lettonne  montre  en  Livonie  les  traces  d'un  mélange  avec 
l'élément  fînno-livonien  »  (4). 

A.  de  Quatrefages  insiste  du  reste  sur  l'erreur  où  sont  tombé? 
Adelung  et  Prichard,  pour  qui  les  populations  vivant  de  la 


(i)  Dns  ncue  Deutachland,  p.  54. 

(2)  Cf.  A.  Meillet,  Les  langues  dans  VEarape  nouvelle,  loi?.  P-  •^•^-■'^O- 
(?>)   Cf.  E.  Reclus,  Nouvelle  Géographie  Universelle,  t.  V,  p.  ?'-o. 
(/i)  Ritlich,  Les  Provinces   baltiques. 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES  Sg 

Vistule  au  Memel  résultaient  d'un  mélange  de  Slaves  et  de 
Germains,  et  bien  que  la  linguistique  crut  voir  alors,  dans 
<(  les  divers  dialectes  lithuaniens,  des  langues  entièrement 
«  slaves,  mélangées  seulement  de  quelques  mots  gothiques  », 
tout  au  plus  croit-il  pouvoir  conclure  que  «  la  grande  race  de 
((  ces  contrées  est  probablement  elle-même  un  produit  mixte 
«  dont  l'élément  slave  forme  de  beaucoup  le  fond  principal. 
«  L'élément  goth  n'y  est  entré  que  pour  une  faible  part  et  y 
«  a  joué  un  rôle  entièrement  subordonné  »  (i). 

D'autre  part,  les  Estoniens  constituent,  selon  A,  de  Quatre- 
fages,  (de  groupe  finnois  le  plus  compact  et  le  mieux  étudié»  (2) 
et  les  éléments  finnois  qui  ont  dû  occuper  autrefois  des  terri- 
toires bien  plus  étendus  «  tiennent  leur  petit  nombre  et  leur 
«  isolement  actuels,  au  moins  en  grande  partie,  à  des  mélanges 
«  accomplis  au  profit  des  populations  qui  les  ont  comme  sub- 
«  mergés  ».  Il  faisait,  du  reste,  remarquer  que  les  popula- 
tions de  la  famille  linguistique  finnoise  sont  «  partagées  en 
«  une  vingtaine  de  petits  peuples,  qui  ne  comptent  pas  ensem- 
(i  ble  quatre  millions  d'indjvidus,  presque  tous  isolés  géogra- 
phiquement  et  distribués  en  îlots  au  milieu  des  Blancs  aryens 
et  des  Jaunes  »  (3).  Aujourd'hui,  ces  populations  forment  un 
groupe  d'environ  7  millions  d'individus. 

Selon  lui,  les  Lettons  de  la  Livonie  et  de  la  Courlandc  sont 
des  frères  des  Estoniens,  «  amenés  par  n'importe  quelles  cir- 
«  constances  à  adopter  une  langue  étrangère,  sans  perdre  pour 
((  cela  les  caractères  physiques  qui  trahissent  leurs  véritables 
«  affinités  »  (4),  et,  pour  lui,  les  Lettons  comme  les  Estoniens 
ne  sont  ni  des  Germains  ni  des  Slaves.  Dès  le  xn'  siècle,  les 
Lettons  et  les  Estoniens  formaient,  du  reste,  des  peuples  diffé- 
rents ayant  des  dialectes  particuliers. 

D'autre  part,  A.  de  Quatrefages  admet  que  «  les  Esthoniens, 
((  les  Lives,  les  Finnois  de  Courlande,  les  populations  qui  leur 
«  ressemblent  physiquement  et  parlent  comme  eux  une  langue 
«  finnoise,  sont  les  descendants  de  la  petite  race  humaine  qui 
«  a  vécu  en  Europe  pendant  l'époque  quaternaire  »  (5). 


(i)  A.  de  Quatrefages,  La  race  prussienne,  p.  Sa. 
(a)   Id.,  p.   25. 

(3)   /d.,p.    2'i. 

(A)  Id.,  p.  07. 
(5)  Id.,  p.  35-36. 


4o  l'allemagne  et  le  baltikum 

Il  croyait  même  pouvoir  rapprocher  les  Lituaniens  de  cer- 
tains types  de  la  Basse-Bretagne  (i);  seulement,  dit-il,  si  ((  le 
«  mélange  du  sang  finnois  et  du  sang  aryen  s'est  opéré  dans 
«  les  deux  contrées,  dans  le  bassin  de  la  Baltique,  c'est  au 
«  Slave  que  s'est  unie  la  race  allophyle;  c'est  avec  le  Celte 
«  qu'elle  s'est  croisée  chez  nous  »  (2). 

Toutefois,  il  reconnaissait  plus  tard  que  les  affinités  ethniques 
d'après  lesquelles  il  avait  cru  <(  pouvoir  admettre  entre  les 
((  hommes  de  Furfooz  et  les  Estoniens  des  rapports  presque 
«  aussi  étroits  que  ceux  qui  unissent  la  race  de  Grenelle  aux 
«  Lapons  »,  étaient  exagérées.  Néanmoins,  il  ajoutait  :  «  mais 
((  les  ressemblances  que  j'ai  signalées,  entre  autres  l'identité 
«  presque  absolue  des  indices  horizontaux,  n'en  existent  pas 
((  moins.  Aujourd'hui,  je  pense  que,  tout  en  étant  plus  éloi- 
«  gnés  que  je  me  l'étais  imaginé  d'abord,  ces  deux  types  sont 
u  loin  d'être  étrangers  l'un  à  l'autre  et  sont  tout  au  moins 
«  deux  rameaux  de  la  même  branche.  En  somme,  les  races  de 
<(  Furfooz  et  de  Grenelle  forment  une  série  qui  va  de  la  mésati- 
«  céphalie  à  la  brachycéphalie,  touche,  d'un  peu  loin  peut- 
<(  être,  aux  Esthoniens  et  va  se  confondre  avec  les  Lapons.  Or, 
<(  les  Esthoniens,  les  Lapons,  sont  universellement  acceptés 
<(  comme  Finnois.  C'est  donc  bien  à  côté  d'eux  que  je  devais 
«  placer  les  vieux  habitants  des  vallées  de  la  Lesse  et  de  la 
«  Seine  »  (3).  Et  il  insistait  sur  l'importance  des  «  éléments, 
((  bien  nombreux,  bien  divers,  qui,  enchevêtrés  par  les  hasards 
((  de  l'immigration,  brassés  par  la  guerre,  fusionnés  par  la  paix, 
(    ont  donné  naissance  à  nos  populations  européennes  »  (/j). 

On  voit,  par  ce  rapprochement,  l'intérêt  actuel  des  études, 
un  peu  négligées  ou  tout  au  moins  peu  répandues,  qui  essaient 
de  mettre  en  lumière  les  rapports  anciens  et  lointains  des  hom- 
mes. Il  est  donc  bien  évident,  comme  nous  l'avons  rappelé  au 
début,  qu'on  ne  saurait,  d'après  cela  et  plus  particulièrement 
dans  le  cas  qui  nous  occupe,  prétendre  pour  établir  sagement 
une  politique  dans  ces  pays,  s'appuyer  sur  des  considérations 
purement  ethnologiques  sans  risquer  de  se  tromper  grossière- 
ment; on  voit  également  qu'on  ne  peut  davantage  admettre. 


(i)  A.  de  Quatrefages,  La  race  prussienne,  p.  44- 
(^■)  M.,  p.  45. 

(3)  A.  de  Quatrefages,  Introduction  à  Vétude  des  races  humaines,  p.  45i. 

(4)  Id.,  p.  452. 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES  [\l 

d'une  façon  absolue,  d'antagonisme  radical  entre  les  races,  du 
moins  entre  la  plupart,  comme  on  l'a  fait  précisément  pour  les 
races  aryenne  et  finnoise,  et,  par  suite,  combien  l'Allemagne 
est  peu  fondée  à  faire  appel,  à  l'appui  de  sa  politique  panger- 
maniste,  aux  arguments  ethnologiques  auxquels  elle  croit  pou- 
voir avoir  recours  pour  justifier  scientifiquement  ces  ambi- 
tions. 

Du  reste,  A.  de  Quatrefages,  qui  s'est  surtout  appliqué,  dans 
l'opuscule  que  nous  avons  cité,  à  montrer  comment  «  a  pris 
<(  naissance  et  s'est  constituée  la  race  prussienne,  race  parfaite- 
<(  ment  distincte  des  races  germaniques  par  ses  origines  ethni- 
<(  ques  et  par  ses  caractères  acquis  »  (i),  rappelle,  à  ce  propos, 
qu'  «  un  ancien  voyageur  allemand,  Heberstcin,  cité  par  Pri- 
((  chard  (2),  caractérise  la  population  de  la  Prusse  en  disant 
<(  qu'elle  est  composée  de  géants  et  de  nains  ».  Or,  selon  lui, 
((  la  diversité  des  races  est  ici  nettement  accusée  par  l'exagé- 
«  ration  même  de  l'auteur;  et,  certes,  ce  n'est  pas  une  race 
«  naine  que  les  anthropologistes  rattacheront,  soit  aux  Goths, 
<«  soit  aux  Slaves  »  (3). 

D'ailleurs,  la  linguistique  confirmerait  ces  vues  et  «  le  boru- 
<(  sien  ou  vieux-prussien  que  parlait  encore,  vers  la  fin  du 
((  xvn*  siècle,  cette  population  mélangée  de  géants  et  de  nains, 
«  n'était,  à  proprement  parler,  qu'un  dialecte  du  lithua- 
<(  nien  »  (4). 

Les  raisons  que  l'Allemagne  invoque  à  l'appui  de  ses  ambitions 
se  retourneraient  donc  contre  elle,  d'après  l'ethnographie,  et  ce 
sont  les  Lituaniens  qui  pourraient  légitimement  prétendre  faire 
valoir  en  Prusse  les  droits  qu'elle  soutient  avoir  sur  les  habi- 
tants des  provinces  baltes,  D'ailleursj  à  l'heure  actuelle,  les 
districts  de  Tilsitt,  Memel,  Insterburg  et  Gumbinnen,  dans 
la  Prusse  orientale,  sont  encore  en  majorité  peuplés  de  Litua- 
niens qui  ont  réussi  à  maintenir  leur  individualité. 

Sans  doute,  de  Quatrefages  prend  soin  de  faire  observer,  en 
note,  que  cette  manière  de  voir  a  été  contestée.  Il  rappelle  que 
des  auteurs  ont  soutenu  que  les  langues  lituaniennes  ne  conte- 
naient pas  de  mots  finnois,  qu'on  ne  rencontrait  ceux-ci  que. 


(i)  A.  de  Quatrefages,  La  race  prussienne,  p.  80. 

(2)  Herberstein,  Researches  into  the  physical  of  mankind,  t.  IIL 

(3)  A.  de  Quatrefages,  La  race  prussienne,  p.  45-46. 

(4)  Id.,  p.  49- 


42  l' ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

chez  les  Lettons,  voisins  des  Lives  et,  que  certains  admettent 
l'existence  d'éléments  gothiques;  mais  il  fait  remarquer  que, 
selon  d'autres,  «  ces  ressemblances  pourraient  bien  tenir  au 
fonds  commun  de  toutes  les  langues  indo-germaniques  »,  et  le 
terme  indo-germanique  est  toujours  employé  par  les  Alle- 
mands pour  indo-européen.  Il  mentionne  du  reste,  d'après 
Thunmann,  cité  par  Malte-Brun,  l'existence  d'un  îlot  finnois 
dans  la  Prusse  orientale,  vers  1269  (i). 

Un  commentateur  allemand  de  Tacite,  à  propos  des  diverses 
contrées  «  baignées  par  la  mer  Orientale  »,  dont  parle  l'histo- 
rien latin  au  chapitre  l\b  de  sa  Germania,  écrivait  :  «  Nos  con- 
«  naissances  ethnologiques  les  plus  certaines  prouvent  que 
«  ces  peuples  appartenaient  à  la  race  lituanienne  et  sont  les 
«  arrière-ancêtres  des  Prussiens....  Il  est  probable  que  leur 
«  langue  était  la  langue  lithuanienne.  C'est,  en  tout  cas,  une 
«  preuve  décisive  qu'ils  n'étaient  pas  de  race  allemande  »  (2). 

D'ailleurs,  Treitschke,  parlant  de  la  conquête  allemande  du 
moyen  âge,  écrivait  :  «  Après  avoir  écrasé  la  révolte  des 
((  Vieux-Prussiens,  en  1281,  l'Ordre  forma  le  dessein  bien  net 
«  d'exterminer  en  Prusse  les  indigènes  ou  de  les  germaniser,  et 
«  il  atteignit  si  complètement  son  but  que  l'ancienne  langue 
((  lituano-prussienne,  comme  on  le  sait,  était  déjà  en  voie  de 
«  disparaître  du  temps  de  Winrisch's  von  Kniprode  »  (3). 

* 
*  * 

Enfin,  à  l'époque  actuelle,  de  nouveaux  apports  slaves  sont 
venus  ajouter  leur  action  à  celle  de  la  slavisation  ancienne,  et 
cela  dans  des  régions  qui  n'avaient  pas  encore  été  antérieure- 
ment soumises  à  cette  dernière.  L'immigration  d'ouvriers  polo- 
nais, à  laquelle  les  industries  métallurgiques  et  minières  ont 
fait  largement  appel,  et  l'emploi  de  ces  derniers  principalement 
comme  mineurs  dans  les  mines  allemandes,  ont  introduit  un 
nombre  notable  d'éléments  slaves  dans  les  provinces  restées 
plus  particulièrement  allemandes  du  Rheinland  et  de  la  West- 
phalie. 


fi)  A.  de  Quatrefages,  La  race  prussienne,  n.  ^o. 

(2)  D»"    Anton    Banmstarck,    CornelU    Taciti    Germania,    besonders   fiir  ntudirende 
erlântert,   1876. 

(3)  Von    Trcits'chkp,    lotirp    du    5    avril    1868,    dans    Preiissiche    Jahrbiicher,    1868, 
p    255. 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES  43 

De  plus,  rAllemagiie,  qui,  malgré  sa  forte  natalité,  se  trouve 
dans  la  nécessité,  comme  les  autres  pays  en  guerre,  de  s'occu- 
per comment  elle  pourra  remplacer  les  masses  d'hommes 
qu'elle  a  fait  tuer,  tout  le  «  matériel  humain  »  qu'elle  a 
détruit,  ne  craint  pas,  pour  prévenir  la  crise  de  main-d'œuvre 
dont  aura  à  souffrir  son  industrie,  de  proposer  ce  qu'elle  appelle 
des  ((  mariages  de  guerre  »  avec  les  éléments  des  pays  situés 
en  bordure  de  ses  frontières  orientales,  pour  les  coloniser.  Lors 
de  l'assemblée  de  la  Société  des  Agriculteurs  d'Allemagne,  en 
septembre  191 7,  le  comte  de  Schwerin-Putzor  disait  : 

J'estime  que  les  offres  d'emploi  dans  l'agriculture  faites  par  nos  nationaux 
ne  suffiront  pas.  Comment  alors  trouverons-nous  le  supplément  d'ouvriers 
nécessaires  .•*  Il  me  semble  qu'il  n'y  aura  pas  d'autre  moyen  que  de  combler 
les  places  vides  au  moyen  d'ouvriers  slaves  et  qu'il  nous  faudra  marier,  soit 
les  faucheurs  polonais,  soit  les  prisonniers  de  guerre  russes,  «oit  les  Serbes, 
en  un  mot  les  Slaves  qui  sont  actuellement  chez  nous,  afin  de  les  établir 
ensuite  sur  notre  sol.  Ce  sera  regrettable  au  point  de  vue  national,  mais 
nécessité  n'a  point  de  loi  et  il  faut  que  la  terre  allemande  soit  travaillée  et 
cultivée,  fût-ce  à  la  rigueur  avec  des  Slaves. 

Cette  propagande  a  naturellement  été  amenée  à  s'adresser 
surtout  aux  prisonniers  russes  pour  suppléer  à  la  main-d'oéuvre 
agricole  qui  manquait.  Ces  prisonniers  étant  pour  la  plupart 
des  paysans,  ceux-ci  ont  été  détachés  dans  les  fermes  alleman- 
des. Là,  ils  ont  été  bien  accueillis,  constituant  une  main-d'œuvre 
disciplinée  et  d'un  bon  rendement,  et,  ayant  parfois  bénéficié 
d'un  traitement  plus  supportable  que  dans  leur  pays,  on  com- 
prend que  beaucoup  de  ces  Russes  se  soient  mariés  en  Allema- 
gne et  que,  par  suite  de  la  nécessité  011  l'Allemagne  se  trouvait 
placée  de  ne  pas  laisser  son  sol  inculte,  celle-ci  ait  ainsi  consenti 
à  une  nouvelle  slavisation  d'une  partie  de  la  terre  allemande. 


* 


Parlant  du  rôle  ancien  que  l'Allemagne  avait  joué  dans  ces 
pays,  Treitschkc  croyait  pouvoir  écrire  orgueilleusement  :  «  Cr 
((  sont  les  débuts  de  notre  peuple  comme  dompteur  et  commo 
((  dresseur  »,  et,  ainsi  qu'il  le  faisait  remarquer,  on  ne  saurait 
en  effet,  comprendre  son  histoire  ultérieure  a  si  on  ne  se  plonge 
<'  pas  dans  ces  combats  sans  merci  des  races,  combats  dont  les 


kk  l'allemagne  et  le  baltikum 

<(  traces  se  sont  mystérieusement  encore  conservées,  consciem- 
((  ment  ou  inconsciemment,  dans  les  habitudes  de  la  vie  du 
«  peuple  »  (i).  Treitschke  voyait  là  «  le  point  de  départ  de  la 
politique  allemande  de  conquête  ». 

Après  avoir  constaté  qu'une  guerre  s'était  poursuivie  dans 
ces  contrées  <(  d'une  cruauté  monstrueuse  »,  il  proclamait  avec 
fierté  :  <(  Toute  la  dureté  de  notre  propre  peuple  s'affirme  ici, 
((  011  le  conquérant  se  dresse  contre  le  païen  avec  le  triple 
«  orgueil  du  chrétien,  du  chevalier  et  de  l'Allemand  »;  et, 
après  les  meurtres,  les  pillages  et  les  dévastations  accomplis 
par  les  chevaliers  durant  leur  conquête  de  128/1,  il  concluait, 
€n  faisant  ici  un  aveu  qu'on  doit  retenir  :  «  La  nouvelle  Alle- 
((  magne  était  fondée....  La  Prusse  était  germanisée;  mais  en 
«  Courlande,  en  Livonie  et  en  Esthonie  il  y  avait  seulement  une 
«  légère  couche  d'éléments  germaniques  sur  la  masse  des  indi- 
ce gènes  »  (2).  Un  peu  plus  tard,  il  confirme  la  restriction  pré- 
cédente :  «  En  Livonie  et  en  Esthonie,  la  puissance  moins  forte 
«  des  Allemands  ne  pouvait  s'enhardir  jusqu'à  songer  soit  à 
u  anéantir,  soit  à  fondre  les  indigènes.  Elle  dut  se  contenter 
((  de  maintenir  sa  domination  »  (3).  Plus  récemment  encore, 
un  Germano-Balte,  Sylvio  Broederich,  écrivait  :  «  Lorsque 
u  l'Allemand  pénétra  dans  la  terre  magnifique  de  la  mer  Orien- 
((  talc,  il  trouva  les  Koures  et  les  Lives  belliqueux  qui  ne  se 
((  soumirent  pas  et  durent  être  exterminés  »  (/i)-  Et  ces  consta- 
tations faites  par  des  Allemands  sont  à  retenir  pour  juger  pré- 
cisément du  bien-fondé  des  ambitions  pangermanistes  sur  ces 
territoires  en  tant  que  «  terres  allemandes  )>. 

Comme  on  le  voit,  malgré  les  conquêtes  des  chevaliers  teu- 
toniques,  l'Allemagne  n'avait  donc  jamais  eu  qu'une  mainmise 
sur  ces  territoires  et  elle  l'avait  maintenue  par  l'intermédiaire 
des  barons  baltes,  mais  elle  ne  les  avait  pas  véritablement  péné- 
trés de  son  influence.  Ces  peuples,  profondément  meurtris, 
avaient  néanmoins  entièrement  conservé  leurs  caractères  et, 
aujourd'hui,  l'Allemagne,  qui  voulait  définitivement  les  absor- 
ber et  leur  imposer  sa  Kultur  en  détruisant  chez  eux  tout  ce  qui 


(i)  Von  Treitschke,  «  Das  d^utsche  Ordensland  Preiissen  (I^e  pays  de  l'Ordre  alle- 
mand, la  Prusse),  Preuasiche  Jahrbilcher,  1862,  et  réimprimé  dans  Historiche  und 
poUtische  Aufsâtze,  5*  édit.,  p.  9-1 1. 

(2)  Id.,  p.  18. 

(3)  Lettre  du  5  août  1868,  Preussische  Jahrbiicher,  1868,  p.  255. 
(/i)  Das  neue  Deutschland,  1915,  p.  64- 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES 


40 


constituait  leur  originalité,  s'efforçait  de  faire  passer  l'occupa- 
tion de  leurs  territoires  pour  leur  libération  et  interprétait  leur 
annexion  comme  leur  légitime  retour  à  l'Empire  allemand,  en 
sorte  que  l'Empereur  s'écriait,  le  [\  septembre  191 7  :  «  Riga 
est  délivrée  ». 


CARTE  ETHNOGRAPHIQUE  DES  BORDS  DE  LA  BALTIQUE 


1  Grands  i{u.îsiens. 

2  Blancs  lîussiens. 

3  Polonais. 

4  Wéndes. 

o  Tchèques. 


6  Allemands. 

7  Lituaniens. 

8  Lettons. 

9  Estoniens. 
10  Lives. 


11  Finnois. 
IJ  Karéliens. 
13  Lapons. 
Il  Scandinaves. 


On  découvre  ainsi  toute  l'étendue  de  l'erreur  radicale  du 
pangermanisme  allemand  qui,  soutenu  presque  exclusivement 
dans  CCS  pays  par  des  éléments  allemands  pour  la  plupart  d'ori- 
gine non  germanique,  ne  craignait  pas  de  faire  appel,  au  nom 
du  germanisme,  aux  populations  de  race  étrangère  qu'il  dési- 
rait absorber,  et,  en  même  temps,  celle  du  panslavisme  qui  de 
même  prétendait  enchaîner  à  sa  suite  ces  nations  d'origines  très 


46 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


diverses  convoitées  par  l'Allemagne  et  sur  lesquelles  il  ne  l'em- 
pêchait pas  d'étendre  son  emprise.  Sans  parler  de  ce  que  le 
rêve  du  panslavisme  avait  d'utopique  et  de  mystique,  comme 
nous  l'avons  indiqué  au  début,  la  Russie,  agglomérat  de  popu- 
lations appartenant  à  plus  de  cent  cinquante  races  différentes, 
a  méconnu  complètement  ses  intérêts  les  plus  directs  en 
oubliant  tout  ce  que  ses  éléments  slaves  ou  autres  ont  apporté 
aux  Allemands,  les  droits  qu'ils  lui  conféraient,  et,  en  encoura- 
geant, aux  dépens  des  races  allogènes  qui  étaient  les  plus  pro- 
ches des  Slaves,  la  mainmise  allemande  sur  les  populations  de 
la  Baltique  comme  sur  celles  de  ses  autres  frontières  de  l'Est. 


*  * 


Dans  un  livre  anonyme  paru,  en  1900,  par  les  soins  du 
Militdr-Verlag  de  Berlin,  sous  le  titre  Deutschland  bei  Beginn 
des  20.  Jahrunderts  von  einem  Deutschen  (L'Allemagne  au 
début  du  xx"  siècle,  par  un  Allemand),  on  lisait  : 

L'Allemagne  pan  germanique  ne  sera  possible  qu'ime  fois  la  grande  puis- 
sance slave,  la  Russie,  complètement  battue  et  réduite  par  nous.  Lorsque 
les  armées  allemandes  victorieuses  camperont  de  la  Moldavie  à  l'Adriatique, 
il  sera  possible  d'expulser  simplement  de  Cisleithanie  la  population  non 
allemande,  en  la  dédommageant,  il  est  vrai;  mais  il  faudra  faire  table  rase 
et  faire  alors  de  la  colonisation  allemande.  Dans  des  circonstances  si  excep- 
tionnelles, nous  n'hésiterons  pas  à  prendre,  à  la  France  comme  à  la  Russie, 
de  larges  bandes  de  territoire  que  nous  organiserions  en  marches  sur  nos 
frontières  de  l'Est  et  de  l'Ouest.  On  ferait  de  l'évacuation  de  la  population 
étrangère  dans  ces  régions  (qui  auraient  la  plus  vaste  étendue  possible)  et 
sans  doute  aussi  de  son  indemnisation  par  le  gouvernement  vaincu,  une 
condition  de  la  paix.  Alors  nous  coloniserions.  Voilà  comment  nous  nous 
représentons  l'élargissement  de  nos  frontières  en  Europe,  et  notre  population, 
aussi  rapide  accroissement,  en  a  besoin  comme  de  pain....  Un  peuple  qui  a 
supporté  l'incendie  du  Palatinat;  im  peuple  à  qui  les  Tchèques,  depuis  les 
jours  des  Hussites,  ont  créé  des  difficultés  sans  fin;  un  peuple  que  tous  les 
Slaves,  Russes  ou  Polonais,  haïssent  et  harcèlent  de  concert,  a,  de  par  Dieu, 
le  droit  d'agir  ainsi,  selon  des  procédés  sommaires,  mais  certainement  plus 
humains  que  ceux  qu'il  nous  a  fallu  subir  au  temps  de  la  guerre  de  Trente 
Ans  et  sous  Napoléon.... 

Bien  qu'on  ait  écrit  que  les  hobereaux  prussiens  entendent 
aujourd'hui,  par  le  Junkertum,  reprendre  et  faire  revivre  les 
vieux  rêves  féodaux  de  l'ancien  Ordre  teutonique,  les  projets 
de  l'Allemagne  semblent  toutefois,  d'après  les  écrits  des  auteurs 


ALLEMANDS,   SLAVES   ET   PEUPLES   BALTIQUES  /i7 

pangermanistes,  quelque  peu  différents  ou  tout  au  moins  s'être 
transformés;  mais^  pour  être  devenus  plus  insidieux,  ils  n'en 
demeurent  pas  moins  menaçants  pour  les  peuples  de  ces  pays. 
Sans  doute  Friedrich  List,  rappelant  à  l'Allemagne  le  grand 
exemple  que  devait  rester  pour  elle  la  Ligue  hanséatique,  afin 
qu'elle  devienne  une  ((  forte  nationalité  »,  écrivait  :  <(  Com- 
((  bien  facile  encore,  avec  l'aide  de  la  puissance  impériale, 
((  d'atteindre  à  l'unité  nationale  en  faisant  une  seule  nation 
«  des  territoires  de  tout  le  littoral,  depuis  Dunkerque  jusqu'à 
«  Riga  »  (i). 

Mais  pour  l'auteur  de  La  grande  Allejnagne  et  l'Europe  cen- 
trale vers  1950,  parue  à  Berlin  en  iSgS  : 

Les  provinces  baltiques  deviendront  des  duchés  indépendants  —  Esthonie, 
Livonie,  Courlande  et  Lithuanie  —  et  recevront,  sous  la  domination  de 
princes  thuringiens  protestants,  des  constitutions  qui  tiendront  compte  à 
la  fois  de  la  culture  allemande  et  de  la  langue  slave  de  la  majoi'ité  de  la 
population,  et  introduiront  un  régime  bilingue  dans  la  législation  de  l'Admi- 
nistration, l'Eglise  et  l'Ecole;  elles  renonceront  à  entretenir  des  armées  ou 
des  marines,  recevront  des  garnisons  allemandes,  des  postes,  des  télégraphes 
et  des  chemins  de  fer  allemands,  et  pour  le  reste,  deviendront  membres  de 
l'Union  Douanière  Grande- Allemande,  mais  non  de  l'Empire,  ni  de  la  Confé- 
dération pangermanique.  Le  mot  de  Lagarde  vaut  pour  l'Allemagne  orien- 
tale tout  comme  pour  les  Balkans  :  nous  serons  d'autant  mieux  préservés 
contre  le  géant  moscovite  que  nous  aurons  à  nos  côtés  un  nombre  plus 
grand  d'Etats  autonomes  et  vraiment  indépendants  (2). 

De  même  Ernst  Hasse  écrivait  : 

En  ce  qui  concerne  les  provinces  baltiques,  nous  arrivons  aux  résultats 
suivants   : 

1°  L'Empire  allemand  doit  renoncer  a  faire  contre  la  Russie,  et  sans 
prétexte  extérieur,  une  guerre  de  conquête  dont  l'objet  serait  de  reprendre 
les  terres  du  vieil  Ordre  teutonique  le  long  de  la  côte  russe  actuelle. 

2°  Si  l'on  en  vient  à  une  liquidation  à  main  armée  entre  l'Empire  alle- 
mand et  l'Empire  russe,  il  faudra  examiner  la  question  du  détachement  des 
provinces  baltiques,  non  seulement  dans  le  but  d'affaiblir  l'Empire  russe, 
mais  aussi  en  se  fondant  sur  ce  que  ces  pays  n'appartiennent  pas  au  terri- 
toire des  Grands-Russiens  et  que  la  Russie  ne  s'est  pas  montrée  capable 
jusqu'à  présent  de  les  russifier. 

3°   Les   Allemands  devront  saisir  toutes  les  occasions  en   temps  de   paix. 


(i)Friedrich  List,  Système  national  d'Economie  politique,  éd.  Th.  Heberg,  i883, 
p.   38  (d'après  Andler,  Les  origines  du  Pangermanisme). 

(2)  Grossdeutschland  und  Mitieleuropa  um  das  Jahr  1950,  von  einem  Alldeutschen 
■2  te  Aufl.,  Berlin,   1896,  p.  89. 


48  l'allemagne  et  le  baltikum 

comme  en  temps  de  guerre,  pour  rendre  possible  l'autonomie  politique  de 
ces  provinces  et  pour  donner  des  garanties  aux  restes^  de  la  population  alle- 
mande, de  culture  allemande  et  de  religion  évangélique  dans  ces  pays  (i). 

Parlant  ailleurs  de  la  politique  polonaise,  il  préconisait  les 
dispositions  suivantes,   qui  confirment  les  vues  précédentes   : 

Respect  du  territoire  de  la  race  grande-russienne;  par  contre,  nationalisa- 
tion de  tout  le  pays  intermédiaire  entre  le  domaine  de  la  race  allemande  et 
celui  de  la  race  russe,  à  l'exclusion  du  pays  habité  par  les  Polonais;  la  plus 
large  autonomie  possible,  culture  allemande,  mais  pas  de  domination  alle- 
mande [Finlande,  Livonie,  Estonie,  Courlande,  Lituanie,  Ukraine]  (2). 

Pour  Ernst  Hasse,  «  les  terres  coloniales  de  l'avenir  »  offertes 
«  à  la  croissance  des  Etats  nationaux  forts  et  puissants  de  l'ave- 
nir »,  se  composent  ((  des  vastes  territoires  occupés  par  les 
Polonais,  les  Tchèques,  les  Magyars,  les  Slovaques,  les  Slovè- 
nes, les  .Ladins,  les  Rhétiens,  les  Wallons,  les  Lithuaniens,  les 
Esthoniens  et  les  Finlandais  »  (3).  Il  demandait  du  reste  la 
création  d'un  ministre  d'Etat  prussien  pour  les  Marches  (Mar- 
ches de  l'Est  et  du  Nord),  u  étant  donnée  l'attitude  du  premier 
«  ministre  comte  de  Bulow,  qui  a  mis,  le  i3  janvier  1909,  la 
<(  question  des  Marches  de  l'Est  au  centre  de  toute  la  politique 
«  prussienne  et  allemande  »  (.^1))  et  il  les  considérait  comme 
réservée  à  la  colonisation  allemande. 

Cependant  Constantin  Frantz,  après  avoir  insisté  sur  le  dan- 
ger pour  la  Prusse  du  voisinage  de  la  Russie  en  Pologne  et  en 
Lituanie,  et  du  coup  mortel  que  porterait  à  l'Allemagne  la 
perte  de  la  Prusse  orientale,  envisageait  les  avantages  que  pré- 
senterait la  réunion  à  la  Prusse  orientale  des  territoires  russes 
du  Niémen  inférieur  (5).  Revendiquant,  au  nom  des  conquêtes 
des  Chevaliers  teutoniques,  un  droit  ancien  de  l'Allemagne  sur 
les  provinces  russes  de  la  Baltique  (6),  il  demandait  à  l'Allema- 
gne de  revenir  à  la  colonisation  continentale  et  déplorait  qu'elle 
cherchât  à  s'assurer  la  possession  de  colonies  transocéaniennes 


(i)  Ernst  Hasse,  Deutsche  Grenzpolitik,  Munich,  190C,  p.   iio. 

(2)  Id.,  p.    io5. 

(3)  Id..  p.  167. 

(4)  Ernst  Hasse,  Die  Besiedelung  des  deutschen  Volkbodens.  Munich,  tgoS,  p.   i33. 

(5)  Constantin  Franz,  La  politique  allemande  de  l'avenir,  Die  deutsche  PoUtik  der 
Zukunft,   1899,  p.    137. 

(())  Id.,  t.' I,  p.   78. 


ALLEMANDS,    SLAVES   ET   PEUPLES   BALTIQUES  49 

<>  au  lieu  de  tourner  nos  regards  vers  nos  anciennes  et  vérita- 
«  blés  colonies,  qui  sont  tout  à  portée  de  notre  main,  mais  que 
u  nous  avons  perdues,  comme  la  Livonie,  par  exemple....  Si 
«  nous  pouvions  tout  d'abord  recouvrer  seulement  la  Livonie, 
(.  cela  seul  vaudrait  mieux  pour  nous  qu'une  douzaine  d'îles  de 
c(  Samoa  »  (i). 

De  même  Albrecht  Wirth  (2),  qui  préconisait  une  expan- 
sion allemande  au  sud-est,  écrivait  : 

List,  Moltke,  Rodbertus,  Lagarde,  les  milieux  pangermanistes  ont  indiqué 
que  les  fins  de  l'émigration  allemande,  de  l'expansion  allemande  sont  au 
sud-est.  A  quoi  sert,  même  en  mettant  les  choses  au  mieux,  un  pangerma- 
nisme brésilien  ou  sud-africain  ?  Il  peut  servir  beaucoup  à  la  diffusion  de 
la  race  allemande.  Il  n'est  pas  dit  que  ces  groupements  exotiques  ne  se 
développent  pas  dans  le  sens  de  l'autonomie.  Au  contraire,  l'accroissement 
continental  du  sol  allemand  et  la  multiplication  de  la  classe  rurale  alle- 
mande, dont  la  ténacité,  les  capacités  sont  mille  fois  supérieures  à  l'indolence 
obtuse  du  moujik,  formeraient  une  digue  solide  contre  le  flot  montant  de 
nos  ennemis,  une  assise  ferme  de  notre  puissance  qui  s'élève.  Il  nous  faut 
reprendre  l'œuvre  colonisatrice  des  Othons,  des  Saxons  de  Transylvanie,  de 
l'Ordre  tcutonique  et  dos  premiers  rois  de  Prusse.  L'établissement  de  pay- 
sans allemands  sur  la  Volga,  et  le  rôle  croissant  de  l'industrie  et  du  com- 
merce allemands  dans  la  vie  économique  de  la  Russie,  sont  un  bon  com- 
mencement. 

Aussi,  à  partir  de  igiB,  époque  de  la  défaite  de  la  Russie, 
l'état-major  allemand,  puis  le  Gouvernement  allemand,  prati- 
quent une  Randstaatenpolitik,  ou  politique  des  Etats  limitro- 
phes, qui  consiste  à  transformer  en  protectorats  allemands 
toutes  les  provinces  désormais  séparées  de  l'ancien  Empire 
russe. 

Profitant  des  avantages  qu'elle  obtenait  en  Russie  au  cours 
de  la  guerre  actuelle,  par  des  procédés  relevant  plus  de  la 
corruption  que  de  la  stratégie,  et  mettant  plus  en  évidence  la 
perfidie  de  ses  manœuvres  et  la  déloyauté  de  sa  diplomatie 
que  la  supériorité  de  sa  puissance  militaire,  l'Allemagne  cher- 
chait de  nouveau,  d'une  façon  ouverte  et  plus  active  après  s'y 
être  employée  sournoisement,  à  étendre  sa  domination  sur  les 
provinces  baltiques  et  ne  cachait  nullement  ses  visées  sur  leurs 
territoires,  afin  de  s'en  assurer  les  ressources  et  d'établir  son 


(i)  Constantin   Franz,   Die   Well  Politik,  i882-83,  t.  Il,  p.   92. 
(a)  Albrecht   Wirth,    Volhstum  und   Welimacht  in   der   geschichte  2  te   vermehrte 
Aufl,.,  Munich,  1904,  p.   235. 


5o  l'allemagne  et  le  baltikum 

hégémonie  sur  la  mer  Baltique.  La  façon  dont  elle  entendait 
traiter  les  anciennes  provinces  baltiques  rattachées  à  la  Russie  : 
Courlande,  Livonie,  Estonie  et  Lituanie,  son  intervention  en 
Finlande,  l'occupation  des  îles  Aland  après  ses  campagnes 
contre  la  Suède  et  la  Norvège;  ses  menaces  au  Danemark,  qui 
constituaient  une  véritable  offensive  contre  les  Scandinaves  et 
leur  influence  dans  la  Baltique,  révèlent  clairement  que  l'Em- 
pire voulait  faire  de  cette  mer  un  lac  allemand. 

On  lisait  dans  Die  Woche  (i)  que  «  pour  protéger  leur  belle 
((  province  de  la  Prusse  orientale  contre  une  nouvelle  incursion 
((  des  Russes  )),  l'Allemagne  devait  s'assurer  la  possession  de  la 
région  comprise  entre  la  route  Tilsitt-Chalvi  et  le  Niémen  et  la 
Dubissa,  au  moment  où  de  violents  combats  étaient  en  cours 
en  mai   igiB. 

En  juillet  igib,  c'est-à-dire  au  moment  où  les  Allemands 
venaient  à  peine  d'envahir  la  Courlande,  Paul  Rohrach  écri- 
vait, dans  la  revue  La  plus  grande  Allemagne  : 

Ce  qui  €st  plus  important  que  tout  le  reste,  c'est  d'agrandir  le  territoire 
allemand  le  long  de  la  mer  Baltique  et  dans  l 'arrière-pays  qui  est  au  voisi- 
nage immédiat  de  la  côte.  C'est  là  seulement,  en  effet,  qu'on  peut  réaliser 
une  contiguïté  immédiate  avec  l'Allemagne  et  se  garantir  en  même  temps 
contre  la  Russie. 

M.  de  Bethmann-Hollwcg,  dans  un  discours  du  5  avril  1916, 
montrait  que  l'Allemagne  entendait  bien  s'approprier  les  pro- 
vinces baltiques  et  que  leur  annexion  était  d'ores  et  déjà  déci- 
dée. Répondant  à  M.  Asquith,  qui  avait  invoqué,  dans  les  con- 
ditions de  paix  qu'il  considérait  comme  essentielles,  le  principe 
des  nationalités,  le  chancelier  déclarait  : 

S'il  le  fait,  s'il  se  met  à  la  place  de  son  adversaire  invaincu  et  invincible, 
peut-il  admettre  que  l'Allemagne  livre  de  nouveau  les  peuples  délivrés  par 
elle  et  ses  alliés  entre  la  Baltique  et  les  marais  de  Volhynie,  qu'il  s'agisse 
de  Polonais,  de  Lithuaniens,  de  Baltes  ou  de  Lettons,  au  régime  des  réaction- 
naires de  Russie?  (Vifs  applaudissements.)  Non,  messieurs,  il  ne  faut  plus 
que  la  Russie  puisse  faire  marcher  une  seconde  fois  ses  armées  contre  les 
frontières  sans  défense  de  la  Prusse  orientale  et  occidentale.  (Longue  tempête 
d'applaudissements,  bravos  et  battements  de  mains  dans  la  Chambre  et  aux 
tribunes.)  Elle  ne  pourra  pas  une  seconde  fois  se  jeter,  grâce  à  l'argent 
français,  dans  les  pays  de  la  Vistule,  contre  l'Allemagne  sans  défense.... 

(i)  N°  3i,  1915. 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES  5l 

M.  Stresemann,  qui  parlait  ensuite  au  nom  des  nationaux- 
libéraux,  achevait  de  découvrir  les  véritables  intentions  de 
l'Allemagne  en  essayant  de  justifier  l'explosion  soudaine  des 
sentiments  si  vifs  qu'elle  affichait  à  l'égard  des  populations  de 
la  Baltique,  l'intérêt  subit  qu'elle  portait  aux  droits  des  Litua- 
niens, des  Lettons  et  des  Polonais,  et  sa  haine  contre  ((  les 
réactionnaires  russes  »,  dont  elle  avait  utilisé  les  bons  offices. 
C'est  que,  disait-il  : 

Je  considère  les  provinces  baltiques  comme  un  pays  de  culture  allemande. 
On  peut  m'objecter  que  les  Baltes  y  sont  moins  nombreux  que  les  Esthes  et 
les  Lettons.  Mais  ce  n'est  pas  seulement  le  nombre  qui  détermine  le  caractère 
national  d'un  pays,  mais  la  souche  ethnique  qui  lui  donne  l'empreinte  de 
sa  culture  et  de  son  esprit.  {Vive  approbation.)  Ce  sont  nos  Baltes-Allemands 
qui,  à  travers  tous  les  obstacles,  après  que  le  Tsar,  au  mépris  de  sa  parole, 
a  supprimé  leurs  franchises  constitutionnelles,  ont  conservé  jusqu'à  ce  jour 
le  caractère  allemand  de  Liban,  de  Mitau,  de  Riga,  de  Dorpat. 

Le  peuple  allemand  ne  sait  pas  assez  quelle  plénitude  de  vie  intellectuelle 
allemande  on  trouvait  à  Dorpat  dans  les  siècles  passés,  ni  combien  les  pro- 
vinces baltiques  ont  rayonné  jusqu'aujourd'hui  sur  la  culture  allemande,  ni 
combien  les  professeurs  des  Universiléè  allemandes  nous  sont  venus  de  là-bas. 
C'est  de  Dorpat  que  Kant  a  daté  son  premier  ouvrage.  C'est  à  Dorpat,  après 
léna,  que  s'est  fondée  la  deuxième  Burschenschaft  allemande.  Ils  savent  bien 
en  Russie  pourquoi  ils  ont  installé  dans  ces  provinces,  oii  le  Tsar  possède 
de  grandes  terres  domaniales,  plusieurs  centaines  de  mille  de  paysans  russes. 
Il  s'agissait  d'y  briser  le  génie  allemand.  Si  nous  quittions  ces  provinces,  ce 
serait  leur  russification  sans  merci  et  nous  aurions,  devant  l'histoire,  la 
responsabilité  redoutable  d'avoir  abandonné  un  peuple  qui,  à  travers  toutes 
les  difficultés  d'une  vie  de  persécutions,  a  conservé,  malgré  tout,  sa  fidélité 
à  l'Allemagne. 

A  la  fin  de  1916,  on  lisait  dans  le  Lokal  Anzeiger  :  u  Toutes 
«  les  intentions  et  tous  les  efforts  de  l'administration  de  l'Ober- 
«  Ost  ont  pour  but  de  nous  procurer  de  nouveaux  territoires  » 
et  le  Posener  Tagblatt  faisait  remarquer  que  «  la  Lithuanie  et 
('  les  provinces  baltiques  pourraient  compenser  le  déficit  de 
«  l'Allemagne  en  produits  agricoles  ». 

Dans  un  document  rédigé  en  langue  allemande  et  portant 
la  mention  «  strictement  confidentiel  »,  découvert  à  Noyon,  se 
trouvent  résumés,  pour  la  propagande,  tous  les  arguments  que 
l'Allemagne  croyait  pouvoir  faire  valoir  en  faveur  de  l'annexion 
des  provinces  baltiques.  Il  y  était  impudemment  affirmé,  à 
l'appui  de  cette  théorie  : 


52  l' ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

I**  La  culture  des  provinces  baltiques  est  allemande.  Elle  l'est  depuis  que 
s'est  installée  chez  elles  la  première  colonie  allemande,  elle  l'a  été  à  travers 
l'histoire  de  ces  provinces,  aux  époques  polonaise,  suédoise  et  russe;  elle 
l'est  encore  aujourd'hui; 

2"  La  culture  des  Lettons  et  des  Esthoniens  est  également  allemande. 
Ils  la  doivent  aux  Allemands,  principalement  aux  pasteurs,  et  aussi  aux 
nobles,  aux  chevaliers  et  à  la  bourgeoisie  allemande  dans  les  villes.  Les 
provinces  baltiques  sont  les  plus  allemandes  de  toutes  les  terres  frontières 
russes; 

3°  L'influence  russe  ne  s'est  manifestée  chez  elles  que  comme  élément  de 
destruction  et  de  décomposition.  Elle  est  restée  d'ailleurs  toute  de  surface 
et  n'a  été  maintenue  que  par  les  fonctionnaires  russes.  Ceux-ci  disparus,  elle 
tombera  avec  eux; 

4°  Les  Lettons  et  Esthoniens  n'ont  trouvé  nul  appui  dans  l'hinterland 
parce  qu'ils  ne  sont  que  des  peuples  fragmentaires.  L'hinterland  est  habité 
par  d'autres  races,  par  les  Russes,  qui  sont  aussi  loin  des  Lithuaniens  et 
Esthoniens  que  des  Allemands  eux-mêmes; 

5°  Le  pays  est  pi'esque  entièrement  protestant.  Les  Lithuaniens  et  Estho- 
niens sont  donc  protestants  tout  comme  les  Allemands.  Seule,  une  faible 
fraction,  à  part  les  fonctionnaires  russes  immigrés,  est  de  confession  grecque 
orthodoxe.  Cette  fraction  gréco-orthodoxe,  dont  la  conversion  a  été  obtenue 
par  l'artifice  et  la  force,  tend  au  protestantisme  et  s'y  ralliera  certainement 
d'elle-même  quand  elle  aura  sa  liberté  de  conscience. 

6°  Ces  trois  provinces  ne  sont  qu'un  seul  et  unique  champ  de  civilisation  : 
elles  doivent  donc  former  un  tout.  Elles  ont  religion  unique,  langue  unique 
(l'allemand)  et  constitution  unique,  en  laissant  de  côté  quelques  divergences 
locales; 

7°  Les  provinces  baltiques  étant  nos  voisines  immédiates,  nous  pourrons 
nous  y  maintenir  bien  plus  facilement  que  dans  n'importe  quelle  colonie 
d'outre-mer; 

8°  Le  pays  est  peu  peuplé  et  offre  ainsi  des  ressources  considérables  à 
l'immigration  (i). 

Le  professeur  Dietrich  Schœfer,  de  l'Université  de  Berlin,  et 
fondateur  du  »  Comité  indépendant  pour  la  Paix  allemande  », 
publiait  un  appel  dans  lequel  il  attirait  l'attention  sur  l'impor- 
tance des  provinces  baltiques  pour  la  domination  de  la  Bal- 
tique, et  déclarait  : 

L'Angleterre  sait  quelle  est  l'importance  de  ces  provinces.  On  connaît  ses 
efforts  répétés  pendant  plusieurs  siècles  pour  y  prendre  pied. 

L'heure  est  venue  pour  nous  de  prendre  sa  place  ou  d'y  renoncer  pour 
toujours.  La  possession  de  la  partie  la  plus  peuplée  et  la  plus  fertile  des 
côtes  de  la  Baltique  peut  seule  nous  garantir,  dans  le  nord,  un  avenir  écono- 


(i)  D'après  le  Temps,  7  mai  1917. 


ALLEMANDS,    SLAVES    ET    PEUPLES    BALTIQUES  53 

mique  €t  militaire.  Maîtres  de  la  Livonie  et  de  l'Estonie,  nous  pourrons 
exclure  de  la  mer  Baltique  la  puissance  maritime  anglo-américaine  et  nous 
assurer  une  puissance  durable  sur  la  Finlande  qui,  sans  cela,  malgré  tous 
nos  sacrifices,  ne  pourrait  pas  se  soustraire  à  la  puissance  maritime  que 
l'Amérique  et  l'Angleterre  exerceraient  sur  elle  de  leur  côté  (i). 

Enfin,  on  annonçait,  au  début  de  juillet  1918,  que  la  Cham- 
bre de  Commerce  de  Hambourg  avait,  avec  l'approbation  et 
sous  la  direction  des  autorités  militaires  allemandes  adminis- 
trant ces  pays,  envoyé  une  Commission  en  Lituanie,  en  Cour- 
lande,  en  Livonie  et  en  Estonie  pour  étudier  les  conditions 
économiques  locales  et  renforcer  les  relations  commerciales 
avec  les  pays  baltiques.  Au  début  d'août,  à  l'ouverture  d'une 
exposition  livonienne  et  estonienne  qui  avait  été  organisée  à 
Hambourg,  le  prince  Henri  de  Prusse,  suivant  le  Lokal  Anzei- 
ger,  déclarait  que  les  pays  baltiques  seraient,  selon  leur  désir, 
unis  à  tous  égards  et  étroitement  liés  à  l'empire  allemand. 

H  est  clair  que  les  pangermanistes,  sans  parler  des  diverses 
populations  dont  ils  préparaient  l'annexion  :  Flamands,  Lor- 
rains, Alsaciens  à  l'ouest,  éléments  slaves  d'Autriche  au  sud, 
qu'ils  prétendaient  organiser  sous  la  domination  allemande,  en 
«'appuyant  sur  des  raisons  politiques  et  ethniques,  entendaient 
également  à  l'est  réunir  les  territoires  de  la  Baltique  constitués 
par  les  provinces  de  Courlande,  d'Estonie  et  de  Livonie,  pour 
créer  un  «  Baltikum  »  et  en  faire  moins  un  bastion  de  l'Occi- 
dent contre  les  incursions  russes  qu'une  menace  dressée  contre 
la  Russie.  Ce  projet  se  trouvait  nécessairement  faire  partie  de 
leur  vaste  plan  pangermanique  et  l'un  d'eux  a  déclaré  :  «  La 
même  nécessité  qui  nous  entraîne  au  sud-est,  par  les  Balkans 
et  les  Dardanelles,  jusqu'en  Asie  mineure  et  en  Mésopotamie, 
nous  pousse  au  nord,  par  les  provinces  baltiques  et  la  Finlande, 
jusqu'à  la  mer  Blanche  et  aux  rives  de  l'océan  Glacial  ». 


(i)  D'après  le  Temps,  7  mai  1917. 


II 


L'ALLEMAGNE  ET  LES  PEUPLES  DE  LA  BALTIQUE 
PENDANT  LA  GUERRE 


I 

COURLANDE   ET   LIVONIE 
LES   LETTONS   ET   LA   LETTONIE 


Aussitôt  après  l'invasion  des  territoires  lettons,  de  la  Cour- 
lande  et  de  la  Livonie,  les  Allemands  s'empressent  d'y  faire, 
comme  partout,  une  active  propagande  et  inondent  ces  pays 
de  brochures.  Ils  s'emparent  des  fermes  lettones  en  forçant 
les  propriétaires  lettons  à  les  louer  et  à  y  travailler  eux-mêmes 
comme  ouvriers  agricoles.  Par  différentes  mesures,  ils  favo- 
risent, en  même  temps,  les  «migrants  allemands  aux  dépens  des 
ouvriers  et  paysans  lettons,  dont  ils  cherchent  à  déterminer 
l'émigration,  afin  de  les  éliminer.  Ils  fondent  trois  sociétés  pour 
la  colonisation  de  la  Lettonie  :  la  Société  terrienne  pour  les  Sol- 
dats allemands  blessés,  qui  était  plus  spécialement  soutenue 
par  la  Bavière;  la  Société  terrienne  pour  les  Colons  allemands 
de  Russie,  largement  dotée  par  les  capitalistes  allemands  de  la 
Volga,  et,  enfin,  la  Société  terrienne  de  Courlande,  qui  était 
la  plus  importante  et  grâce  à  laquelle  la  noblesse  allemande  de 
Courlande,  qui  se  sentait,  déjà  avant  la  guerre,  menacée  par 
l'esprit  d'entreprise  des  Lettons,  pensait  sauver  sa  situation 
politique  en  procédant,  sur  une  grande  échelle,  au  remplace- 
ment, par  des  émigrés  allemands,  de  la  population  rurale  let- 
tone.  Le  22  septembre  191 7,  la  noblesse  allemande  élisait  une 
Commission  composée  du  baron  N.  Manteuffel,  de  M.  W.  von 


56  l' ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

Hahn  et  de  Silvio  von  Broederich,  le  germano-balte,  ancien 
fonctionnaire  russe  en  Gourlande  et  auteur  du  mémoire  Dos 
neue  Ostland  (La  nouvelle  terre  d'Orient),  pour  élaborer  un 
projet  de  colonisation  de  la  Courlande  par  les  Allemands,  et 
déclarait  que,  si  ce  pays  était  annexé  à  l'Allemagne,  elle  ven- 
drait à  cette  Société,  au  prix  d'avant-guerre,  un  tiers  de  toutes 
ses  terres,  ce  qui  représentait  environ  une  superficie  de  i.ooo 
acres.  La  Saxe  donna  5oo.ooo  mark  et  d'autres  Etats  allemands 
fournirent  des  fonds.  Mais  comme  cette  Société  ne  prospérait 
pas,  le  17  juin  191 8  le  feld-maréchal  Hindenburg  et  le  général 
Halndorf  prenaient  un  décret  lui  conférant  des  droits  excep- 
tionnels pour  une  durée  de  trente  ans,  allant  de  1918  à  ig/iS. 
Cette  Société  obtenait  un  véritable  privilège  relatif  à  l'achat  des 
terres  pour  la  colonisation  allemande,  zu  Besiedelungszwecken;  le 
droit  lui  était  donné  d'intervenir  dans  tous  les  achats  conclus 
et  de  payer,  si  elle  le  jugeait  bon,  la  somme  marquée  dans  les 
contrats,  ou  de  porter  l'affaire  devant  un  Conseil  spécial  qui 
devait  décider  du  prix  dû  par  la  Société  aux  propriétaires  let- 
tons; elle  avait  également  celui  d'acheter  les  terres  vendues  aux 
enchères,  alors  même  que  les  opérations  régulières  avaient  pris 
fin. 

En  même  temps,  dès  le  début  de  l'occupation  allemande, 
le  Gouvernement  impérial  se  hâtait  de  préparer  le  rattache- 
ment des  provinces  baltiques  à  l'Empire.  Les  autorités  alle- 
mandes convoquaient,  le  19  septembre  1917,  à  Mitau,  la  Diète 
de  Courlande,  dans  laquelle  les  grands  propriétaires  allemands 
jouissaient  d'une  prépondérance  marquée.  Après  avoir  assisté 
à  un  office  solennel  dans  l'église  de  la  Trinité,  les  membres  se 
réunissaient  dans  la  sacristie  pour  élire  leur  «  maréchal  », 
M.  Rudolf  von  Hoerner-Ihlen,  et  demandaient  qu'une  autre 
assemblée  lui  fut  substituée  pour  régler  le  sort  du  pays.  Cette 
nouvelle  assemblée  devait,  d'après  l'Agence  Wolff,  comprendre 
quatre-vingts  membres,  dont  trente-sept  seraient  de  grands 
propriétaires  fonciers,  quatre  appartiendraient  à  la  noblesse, 
ce  qui  assurait  une  majorité  aux  Kulturtraeger,  et  les  autres  au 
clergé,  à  la  bourgeoisie  des  villes  et  aux  petits  propriétaires. 

Cette  assemblée,  constituée  par  les  Allemands,  n'était  autre 
que  l'ancien  Landstag,  aux  élections  duquel  participaient 
seulement  les  nobles  immatriculés,  représentant  6  %  de  la 
population,  et  qui,  à  l'occasion,  était  augmenté  de  quelques 


COURLANDE    ET    LIVONIE  67 

représentants  des  villes  et  des  communes.  Du  reste,  un  auteur 
allemand  nous  fournit  lui-même  des  renseignements  sur  la 
manière  dont  on  procédait  pour  ces  élections  :  «  Comme  la 
«  plupart  des  Allemands  sont  propriétaires,  ils  ont  plus  d'avan- 
ce tages  dans  les  élections.  De  plus,  on  a  recours  à  une  manœu- 
((  vre  habile  pour  procurer  aux  Allemands  qui  n'ont  pas  de 
u  biens  immobiliers  le  droit  de  voter.  Ceux  qui  ont  de  grandes 
«  propriétés  les  divisent  et  cèdent  des  parties  ayant  la  valeur 
«  exigée  par  la  loi,  en  sorte  que  ceux  qui  ne  possèdent  rien 
u  jouissent  d'une  propriété  nominale.  De  cette  façon,  on 
((  est  arrivé,  dans  les  grandes  villes,  à  leur  conserver  la  pré- 
ce  pondérance  dans  l'administration  »  (i).  De  plus,  il  ne  faut 
pas  oublier  que  ces  votes  étaient  obtenus  sous  la  pression  des 
armées  d'occupation  et  ne  pouvaient  émaner  que  d'une  frac- 
tion très  petite  de  la  population,  dont  la  plus  grande  partie 
avait  fui  devant  l'envahisseur. 

En  novembre  191 7,  un  Conseil  national  letton  était  consti- 
tué, qui  groupait  autour  de  lui  toutes  les  associations  existantes, 
les  Diètes  locales,  les  partis  politiques,  les  organisations  mili- 
taires, les  corporations,  etc.  Le  Conseil  national  letton  choisis- 
sait, dans  son  sein,  par  voie  d'élections,  le  pouvoir  exécutif.  Le 
collège,  ou  ministère,  était  composé  des  chefs  de  fieuf  départe- 
ments et  cette  administration  élisait  son  siège  à  l'abri  des  forces 
allemandes. 

Dans  ses  sessions  du  16  au  19  novembre  191 7,  du  i5  au 
19  janvier  1918,  il  protestait  contre  la  politique  que  prétendait 
suivre  l'Allemagne  dans  les  pays  lettons. 

Du  reste,  à  la  fin  de  novembre  191 7,  les  Lettons  transmet- 
taient aux  Alliés  l'appel  suivant  : 

Devant  l'Europe  et  les  Alliés,  nous  dressons,  avec  indignation,  notre 
protestation  la  plus  catégorique  contre  l'annexion  de  la  Courlande  à  l'Alle- 
magne et  contre  le  partage  de  la  Lettonie. 

Nous  élevons  une  fois  encore  la  voix  pour  réclamer  notre  liberté  devant 
le  germanisme.  Nous  faisons  appel  aux  puissances  alliées  pour  qu'elles 
protestent  au  nom  des  petites  nationalités  et  comme  défenseurs  de  la  cause 
de  l'humanité. 

Nous  sommes  persuadés  que  la  France  généreuse,  champion  de  la  liberté, 
ne  nous   abandonnera  pas  au  germanisme,   contre   lequel  nous  avons   lutté 


(i)  Tornius,  Die  balfif<chen  Prnvinzen,  p.   71. 


58  l'allemagne  et  le  baltikum 

sans  faiblesse  depuis  sept  cents  ans;  que  la  puissante  Angleterre  n'admettra 
pas  le  rétablissement  de  l'hégémonie  des  Allemands  sur  les  côtes  de  la  Bal- 
tique et  que  l'Amérique  démocrate  ne  permettra  pas  la  mainmise  de  l'auto- 
cratie allemande  sur  les  pays  libres  (i). 

Cet  appel  était  signé  par  le  Conseil  provisoire  de  la  Cour- 
lande,  le  Comité  central  letton  d'Assistance  aux  Réfugiés, 
l'Union  nationale  militaire  lettone,  la  Société  des  Artistes  et 
Ecrivains  lettons;  MM.  Kreisberg  et  Schakste,  députés  de  la 
Courlande  à  la  première  Douma;  Goldmans,  député  de  la  Cour- 
lande  à  la  quatrième  Douma,  et  membre  du  pré-Parlement; 
Carlitz,  député  de  Riga  à  la  quatrième  Douma,  membre  du 
Comité  exécutif  pan-russe  des  Paysans,  et  Tachmanis,  membre 
du  Conseil  nationaliste  de  Russie. 

A  la  fin  de  décembre  1917,  les  journaux  allemands  annon- 
çaient qu'une  délégation  de  la  Diète  de  Courlande  était  arrivée 
à  Berlin  pour  notifier  au  Gouvernement  allemand  que  la  Diète, 
réunie  le  lundi  17  décembre  à  Mitau,  s'était  prononcée  à  l'una- 
nimité en  faveur  d'un  rapprochement  plus  étroit  avec  l'Alle- 
magne. C'était  le  commencement  des  manœuvres  que  le  Gou- 
vernement allemand  allait  entreprendre  pour  dissimuler  les 
annexions  auxquelles  il  voulait  procéder  et  les  présenter  comme 
l'expression  de  la  volonté  des  populations  de  ces  pays. 

Au  lendemain  de  la  signature  de  la  paix  de  Brest-Litowsk, 
le  Vorwœerts  commençait  même  la  publication  d'une  série 
d'articles  d'un  écrivain  letton,  qui  s'efforçait  de  montrer 
qu'une  conformité  d'intérêts  unissait  le  peuple  allemand  au 
peuple  letton  et  qu'ils  devaient  conclure  entre  eux  une  étroite 
union  politique. 

Cette  même  Diète,  dont  nous  avons  indiqué  le  mode  de 
recrutement,  émettait,  au  début  de  mars  iQiS,  un  vote  tendant 
à  offrir  à  l'Empereur  d'Allemagne  la  couronne  ducale  de  Cour- 
lande. On  lisait  dans  le  Lokal  Anzeiger  du  ir>  mars  iç)i8  : 

La  Diète  de  Courlande  s'est  réunie,  à  Mitlau,  le  8  mars.  Il  ne  manquait 
qu'un  seul  membre,  qui  s'était  excusé.  La  Diète  a  voté;  à  l'unanimité,  une 
résolution  par  laquelle  : 

1°  Elle  prie  l'Empereur  d'Allemagne,  roi  do  Prusse,  d'accepter  la  couronne 
ducale  de  Courlande: 

2°  Elle  demande  qu'une  union  aussi  étroite  que  possible  soit  établie  entre 


(i)  A^'cnce  Radio,   aç)  novembre   1917. 


COURLANDE    ET    LIVOME  OQ 

ia  Courlande  et  l'Empire  d'Alkmagne,  grâce  à  la  conclusion  de  conventions 
militaires,  judiciaires,  commerciales  et  ferroviaires; 

3°  Elle  exprime  l'espoir  que  tous  les  pays  baltes  constitueraient  un  Etat 
militaire  qui  serait  rattaché  à  l'Allemagne. 

L'Allemagne  préparerait  en  Livonie  des  manifestations  analogues. 

Cette  information  n'était  pas  sans  provoquer  une  vive  émo- 
tion dans  les  milieux  politiques,  car  l'offre  qu'elle  faisait  con- 
naître ne  pouvant  émaner  de  la  masse  du  peuple  de  ce  pays  et 
provenant  de  l'aristocratie  balte  et  de  quelques  Lettons  ralliés 
à  la  cause  allemande,  il  était  évident  que  la  réponse  qui  serait 
faite  à  ce  vœu  de  la  soi-disant  Diète  de  Courlande  révélerait, 
d'une  façon  peut-être  inopportune,  les  véritables  intentions  de 
l'Allemagne,  et  celle-ci  avait  alors  intérêt  à  ne  pas  préciser  de 
quelle  manière  elle  entendait  régler  définitivement  le  problème 
des  provinces  baltiques.  Aussi,  tandis  qu'une  partie  de  la 
presse  ne  dissimulait  pas  son  mécontentement,  la  presse  con- 
servatrice se  félicitait  de  la  décision  de  la  Diète  et  invitait  le 
Gouvernement  allemand  à  la  ratifier. 

Toutefois,  la  Gazette  cUi  Francfort  (i)  rappelait  que  80  %  de 
la  population  de  la  Courlande  étant  lettone,  la  Diète  actuelle, 
telle  qu'elle  était  composée,  ne  pouvait  représenter  la  volonté 
du  pays  et,  par  conséquent,  n'était  pas  qualifiée  pour  conclure 
avec  l'Allemagne,  au  nom  de  la  Courlande,  un  traité  qui  échap- 
perait au  contrôle  du  Reichstag  et  qui  équivaudrait  à  une 
annexion  pure  et  simple  de  ce  pays.  Elle  écrivait  : 

Mieux  vaudrait  incorporer  franchement  et  simplement  la  Courlande.  Et 
cependant  la  population  aurait  tout  au  moins  dans  ce  cas  la  possibilité  de 
faire  entendre  ses  doléances  auprès  de  l'opinion  publique  allemande.  Sinon, 
on  court  le  risque  de  voir  s'établir  dans  ce  pays  un  régime  où  domineront 
les  militaires  et  les  grands  propriétaires. 

L'empereur  Guillaume  II  répondait  au  Président  de  la  Diète 
par  le  télégramme  suivant  : 

C'est  avec  une  joie  profonde  que  j'ai  reçu  l'hommage  que  vous  m'avez 
adressé  au  nom  de  la  Diète  de  Courlande.  Mon  eœur  est  profondément  ému 
et  plein  de  reconnaissance  envers  Dieu  à  la  pensée  qu'il  m'a  été  donné  de 
sauver  de  la  ruine  une  population  et  une  civilisation  allemandes.  Que  Dieu 
bénisse  votre  pays  auquel  la  loyauté  allemande,  le  courage  allemand  et  la 
ténacité  allemande  ont  imprimé  leur  caractère. 


(i)  Gazette  de  Francfort,  21®  édition,  i3  mars  1918. 


6o  l'allemagne  et  le  baltikum 

Le  chancelier  était  chargé,  au  nom  de  l'Empire  allemand,, 
de  proclamer  la  reconnaissance  de  ce  duché  libre  et  indépen- 
dant, et,  d'après  les  informations  officielles,  d'assurer  son 
appui  à  l'élaboration  d'une  Constitution  prévoyant  la  repré- 
sentation du  pays  sur  une  base  plus  large.  Le  sous-secrétaire 
d'Etat  von  Radowitz  faisait  part  à  la  délégation  du  Conseil 
provincial  de  Courlande  de  la  satisfaction  et  de  l'émotion  avec 
laquelle  l'Empereur  avait  pris  connaissance  du  vœu  qui  lui 
avait  été  exprimé  de  le  voir  prendre  la  couronne  du  grand- 
duché  de  Courlande  et  l'informait  que  le  souverain,  après  en 
avoir  conféré  avec  les  autorités  intéressées,  se  réservait  de 
prendre  seulement  plus  tard  une  décision  qui  serait  commu- 
niquée au  Conseil  provincial.  En  fait,  l'Empereur  ne  croyait 
pas  pouvoir  immédiatement  accepter  l'offre  qui  lui  était  adres- 
sée par  cette  assemblée. 

A  la  séance  du  Reichstag  du  19  mars  1918,  après  l'interven- 
tion de  plusieurs  orateurs  qui  essayaient  de  démentir  que 
l'union  de  la  Courlande  à  l'Allemagne  n'était  désirée  que  par 
les  barons  baltes  et  les  junkers  prussiens,  M,  Ledebour,  au 
nom  des  socialistes  indépendants,  s'élevait  violemment  contre 
la  politique  pratiquée  par  le  Gouvernement  et  les  autorités  mili- 
taires dans  les  provinces  baltiques,  il  déclarait  : 

Lorsque  les  commissions  lettones  ont  voulu,  en  décembre  dernier,  se  réunir 
à  Riga  pour  discuter  du  sort  de  la  Courlande,  on  leur  a  imposé  comme 
condition  l'engagement  de  s'abstenir  de  toute  attaque  contre  l'Empire  alle- 
mand, l'administration  militaire  et  les  autorités.  On  leur  a  remis  un  modèle 
de  résolution  tout  préparé,  oià  était  demandée  une  Constitution  avec  l'appui 
de  l'Allemagne  dans  un  Etat  baltique  indépendant  de  la  Russie. 

Cette  résolution  n'a  été  acceptée  que  par  dix-huit  membres  de  la  Diète. 
L'administration  allemande,  mécontente,  s'est  alors  préoccupée  d'obtenir  le 
vote  d'une  nouvelle  résolution  un  peu  différente.  Pour  cela,  il  n'est  pas  de 
moyen  de  pression  qu'on  ait  négligé.  Les  représentants  des  petits  proprié- 
taires de  la  Diète  ont  été  nommés  par  les  chefs  de  commissions  désignées  par 
les  autorités  allemandes,  sur  la  proposition  des  grands  propriétaires,  et  c'est 
là  ce  qu'on  appelle  une  représentation  du  peuple  courlandais,  et  l'Empereur 
va  devenir  duc  de  Courlande  ! 

En  attendant,  la  violence  l'emporte. 

Les  divers  votes  émis  par  les  Comités  do  Riga  émanaient,  en 
effet,  de  deux  partis  bien  distincts  :  l'un,  germano-balte,  auquel 
se  référait  le  général  Hoffmann,  exprimait  naturellement  le  désir 
de  voir  les  provinces  baltiques  rattachées  à  l'Allemagne;  l'autre, 


COURLANDE    ET    LIVONIE  6l 

qui  reflétait  une  grande  partie  de  l'opinion  lettone,  se  pronon- 
çait pour  runification  du  territoire  letton  et  son  autonomie.  Du 
reste,  le  Conseil  de  Courlande,  élu  par  les  réfugiés  lettons  en 
Russie,  ainsi  que  d'autres  organisations  lettones,  adressaient 
une  protestation  aux  Gouvernements  alliés  contre  les  projets 
allemands  d'annexion. 

On  lisait  dans  la  Gazette  de  Francfort,  qui  donnait  quelques 
précisions  sur  l'attitude  prise  par  le  Gouvernement  impérial 
dans  les  questions  de  la  Courlande,  de  l'Estonie  et  de  la  Livo- 
nie  : 

La  réponse  du  chancelier  Hertling  à  la  délégation  courlandaise,  qui  avait 
pour  mission  d'offrir  à  l'Empereur  allemand,  roi  de  Prusse,  la  couronne 
ducale  de  Courlande,  a  été  on  ne  peut  plus  courtoise  et  bienveillante.  Ces 
déclarations  permettent  de  penser  que,  bien  que  l'intention  du  gouvernement 
soit  d'entendre  les  organes  compétents  de  l'Empire  avant  de  prendre  une 
décision,  les  sphères  gouvernementales  sont  disposées  à  accepter  l'union 
personnelle  avec  le  duché  de  Courlande  et  à  accorder  au  nouvel  Etat  l'appui 
et  la  protection  de  l'Empire  allemand. 

La  question  de  savoir  si  l'union  personnelle  sera  réalisée  au  profit  de  la 
couronne  impériale  ou  à  celui  de  la  couronne  de  Prusse  ne  semble  pas 
avoir  été  résolue  jusqu'à  présent.  Mais  la  réponse  du  chancelier  implique 
déjà  la  reconnaissance  de  l'autonomie  courlandaise.  Rien  ne  s'oppose  donc 
plus  à  ce  que  soient  conclus  avec  le  duché,  conformément  au  vœu  du  Conseil 
de  Courlande,  des  accords  d'ordre  militaire,  douanier,  économique,  ainsi 
qu'un  accord  concernant  la  question  des  transports. 

La  réponse  du  chancelier  passe  sous  silence  le  désir  exprimé  par  la  Diète 
courlandaise  de  voir  réunir  en  un  seul  Etat  baltique  la  Courlande,  l'Esthonie 
et  la  Livonie,  en  rattachant  cet  Etat  unique  à  l'Empire  allemand.  Il  est 
permis  de  supposer,  d'après  les  déclarations  de  M.  de  Hertling  au  Reichstag, 
que  le  gouvernement  n'a  pas  l'intention  de  rattacher  à  l'Empire  l'Esthonie 
et  la  Livonie,  par  des  liens  analogues  à  ceux  qui  y  rattacheront  la  Cour- 
lande. 

Quant  aux  Lithuaniens,  dont  une  délégation  est  attendue  à  Berlin,  ils  ne 
demanderont  sans  doute  pas  l'union  personnelle  avec  l'Empire.  Leur  inten- 
tion est  de  choisir  un  duc  ou  un  prince  comme  souverain  particulier.  Néan- 
moins, il  est  probable  qu'ils  concluront  avec  l'Allemagne  des  accords 
d'ordre  militaire  et  économique  analogues  à  ceux  dont  nous  parlions  plus 
haut. 

Toutefois,  à  la  suite  du  traité  de  Brest-Litowsk,  conclu  le 
3  mars  1918,  et  du  discours  prononcé  par  le  chancelier  comte 
Hertling,  le  19  du  même  mois,  lors  de  la  discussion  en  première 
lecture  de  ce  traité  devant  le  Reichstag,  la  colonie  lettone  de 
Paris  élevait  une  protestation  contre  l'incorporation  de  la  Let- 


62 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


tonie  ou  d'une  partie  du  territoire  letton  à  l'Allemagne,  dans 
laquelle  elle  déclarait  : 

i"  Que  la  Gourlande,  la  Livonic  (partie  sud)  et  la  Latgale  (trois  districts 
du  Gouvernement  de  Vitebsk)  représentent  le  territoire  national  letton  et  que 
seul  le  peuple  letton  a  le  droit  d'en  disposer,  conformément  au  principe  du 
droit  des  peuples  de  disposer  d'eux-mêmes; 

2°  Que  l'élément  d'origine  allemande  ne  représente  sur  le  total  du  terri- 
toire national  letton  que  3,7  %; 

3°  Que  deux  tiers  des  habitants  de  la  Courlande  se  trouvent  encore  comme 
réfugiés  en  Russie  et  que  toutes  leurs  organisations  se  sont,  à  l'unanimité, 
exprimées  pour  une  Lettonie  indivisible  et  autonome  au  sein  des  Etats  fédé- 
ratifs  russes,  ou  bien,  pour  une  Lettonie  indépeiidante  et  neutre,  placée  sous 
des  garanties  internationales; 

4°  Que  ces  résolutions  ont  été,  de  même,  maintes  fois  proclamées  par  tous 
les  partis  politiques  lettons  et  par  toutes  les  organisations  administratives  et 
sociales  de  Riga  et  de  la  Livonie,  en  pleine  liberté  de  conscience,  avant  l'en- 
trée des  troupes  allemandes; 

5°  Qu'enfin,  l'attitude  du  peuple  letton  en  face  des  prétentions  de  libéra- 
tion allemande  est  au  mieux  caractérisée  par  le  fait  que  le  peuple  letton  a 
organisé  en  igiB,  spontanément,  une  armée  nationale,  composée  en  grande 
partie  de  volontaires,  armée  qui  a  combattu  pendant  deux  ans  sur  le  front 
de  Riga  avec  un  héroïsme  admirable,  en  subissant  des  pertes  énormes,  et 
dont  les  restes  continuent  encore  la  lutte  contre  l'impérialisme  allemand. 

Durant  près  d'un  mois,  les  autorités  allemandes  refusèrent 
du  reste  de  laisser  venir  à  Berlin  trois  représentants  de  la  nation 
lettone  appartenant  à  la  délégation  de  Livonie  et  d'Estonie, 
MM.  Tœnnisson,  Menning  et  Martna,  qui  durent  attendre  à 
Copenhague  l'autorisation  d'aller  exposer  au  Gouvernement 
allemand  les  vœux  de  leurs  concitoyens,  et,  c'est  pendant  le 
temps  oii  ces  représentants  lettons  étaient  ainsi  tenus  à  l'écart, 
que  le  prétendu  Conseil  national  de  Livonie,  Estonie,  Riga  et 
Oesel  demandait  le  rattachement  des  pays  baltiques  à  l'Empire 
d'Allemagne  et  que  Guillaume  II  promettait  d'examiner  avec 
bienveillance  cette  requête  inspirée  par  ses  propres  agents.  Lf* 
délégation  lettone  publiait  à  ce  propos  un  mémorandum,  dans 
lequel  elle  rappelait  que  les  autorités  allemandes  avaient 
désarmé  les  troupes  régulières  lettones,  qu'elles  avaient  sus- 
pendu le  Gouvernement  légal  et  national  de  l'Estonie,  et 
qu'elles  avaient  constitué  une  assemblée  factice  qui  représentait 
uniquement  des  minorités. 


(i)  D'après  le  Temps  du  lo  mai  1918. 


COURLANDE    ET    LIVONIE  63 

D'autre  part,  dans  sa  session  du  26  au  29  juin  1918,  le  Con- 
seil national  letton  décidait  de  porter  à  la  connaissance  des 
puissances  de  l'Entente  sa  demande  irréductible  en  faveur  d'une 
Latvia  une  et  indivisible.  Au  mois  de  juillet  1918,  une  protes- 
tation signée  de  MM.  J.  Goldmans,  chef  du  département  des 
Affaires  étrangères,  et  J.  Seskis,  secrétaire,  au  nom  du  Conseil 
national  letton,  était  adressée  à  tous  les  Gouvernements  et  à 
toutes  les  nations  du  monde  entier.  Après  avoir  rappelé,  dans 
ce  document,  la  protestation  énergique  remise  le  k  avril  19 18 
au  chancelier  allemand  par  le  Conseil  national  letton  et  restée 
sans  effet,  le  Conseil  national  letton  dénonçait  le  traité  de 
Brest-Litowsk,  qui  démembrait  le  territoire  de  la  Lettonie  et 
s'élevait  à  nouveau  contre  l'annexion  de  la  Lettonie  à  l'Alle- 
magne et  contre  son  union  personnelle  à  la  Prusse.  11  y  était  dit 
notamment  : 

D'après  ce  traité,  la  Courlande  et  le  département  de  Riga,  y  compris  la 
ville,  sont  soumis  au  protectorat  allemand  et  tout  ce  qui  reste  de  la  Livonie 
lettone  (les  départements  de  Cesis,  de  Valmeera  et  de  Valk)  restera  occupé 
par  les  troupes  allemandes  jusqu'à  ce  que,  «  en  accord  avec  les  désirs  de 
ia  population,  l'ordre  et  la  paix  y  soient  établis  ».  Mais  la  troisième  partie 
de  la  Lettonie,  la  Latgale,  reste  tout  à  fait  à  part.  C'est  ainsi  que  le  territoire 
de  la  Lettonie,  habité  par  un  seul  peuple,  avec  la  même  culture  et  les 
mêmes  buts  politiques,  a  été  divisé  artificiellement  en  trois  paris  entre 
deux  Etats,  sous  des  conditions  politiques  différentes. 

Il  y  était  affirmé  que  :  «  Ni  les  intérêts  économiques,  ni  les 
('  intérêts  sociaux,  ni  la  situation  géographique  ne  lient  orga- 
<;  niquement  la  Lettonie  à  la  Prusse  »  et  que  : 

Pour  dissimuler  leurs  gestes  de  violence  sous  ime  apparence  légale  et  mo- 
rale, les  envahisseurs  se  sont  empressés  de  former  des  Diètes  composées  des 
représentants  de  la  noblesse'  balte  et  des  délégués  nommés  par  eux-mêmes. 
Cette  Diète  s'efforce  de  présenter  au  monde,  sous  une  fausse  lumière,  la 
jeune  politique  lettone  :  elle  supprime  le  droit  qu'a  la  Lettonie  de  disposer 
librement  d'elle-même  et  masque  l'annexion  de  la  Lettonie  à  la  Prusse.  La 
Diète  de  Courlande  décida,  le  8  mars  1918,  de  créer  un  duché  de  Courlande 
et  d'en  offrir  la  couronne  à  la  dynastie  des  Hohenzollern.  Les  représentants 
de  «  la  ville  de  Riga  et  les  trois  Diètes  réunies  de  la  Livonie,  de  Samsala  et 
de  l'Estonie  »,  décidèrent,  le  12  avril,  de  fonder  un  royaume  de  la  Baltique 
et  d'en  offrir  la  couronne  au  Kaiser,  en  concluant  une  union  personnelle 
avec  la  Prusse.  Ensuite,  le  Gouvernement  allemand  a  donné  l'ordre  de 
conclure  une  convention  économique  et  militaire  entre  la  Prusse  et  le  duché 
de  Courlande. 


64  l'allemagne  et  le  baltikum 

Les  Diètes,  organisées  par  la  force  des  envahisseurs,  n'ont  ni  droit  juri- 
dique, ni  droit  moral  pour  parler  au  nom  du  peuple  letton  et  décider  du 
sort  de  la  Lettonie. 

Le  3o  octobre  1918,  dans  un  mémoire  sur  les  aspirations 
politiques  et  l'état  économique  de  la  Latvia  ou  Lettonie,  présenté 
au  Gouvernement  de  Sa  Majesté  britannique,  M.  Z.-A.  Meie- 
rovitz,  membre  et  représentant  plénipotentiaire  du  Conseil 
national  letton  à  Londres,  demandait  que  la  Latvia,  composée 
de  la  Courlande,  du  Latgale,  de  la  Livonie,  —  les  districts  esto- 
niens ayant  été  détachés  de  la  Livonie  par  la  loi  du  22  juin 
1917,  —  et  des  territoires  habités  par  les  Lettons,  fût  reconnue 
comme  un  Etat  souverain  indépendant.  Le  Conseil  national 
letton  y  affirmait  que  la  Latvia  n'avait  pas  reconnu  le  traité  de 
Brest-Litowsk,  du  3  mars  1918,  et  qu'ainsi,  ne  se  considérant 
point  comme  engagé  par  ce  traité,  il  demandait  que  le  sort  de 
la  Latvia  fut  réglé  à  la  Conférence  générale  de  la  paix,  en  colla- 
boration avec  les  délégués  lettons  dûment  accrédités  par  le 
Conseil  national. 

M.  Arthur  James  Balfour  répondait  à  cet  appel  adressé  à  la 
Crande-Bretagne  et  aux  Alliés,  le  11  novembre  191 8,  que  :  «  Le 
((  Gouvernement  de  Sa  Majesté  considérait  avec  la  plus  pro- 
((  fonde  sympathie  les  aspirations  du  peuple  letton  et  son  désir 
<(  de  se  libérer  du  joug  allemand  »  et  qu'  «.  il  était  heureux 
«  d'affirmer  de  nouveau  qu'il  est  prêt  à  reconnaître  le  Conseil 
«  national  letton  comme  un  corps  indépendant  de  fait,  jusqu'à 
<»  ce  que  la  Conférence  de  la  paix  pose  les  bases  d'une  ère  nou- 
«  velle  de  liberté  et  de  bonheur  pour  le  peuple  letton  ». 

Le  2  3  novembre  191 8,  la  Bépublique  de  Lettonie  était  pro- 
clamée à  Riga,  capitale  lettone,  et  M.  K.  Ulmans  en  était 
nommé  président.  Ce  dernier,  qui  avait  dû  émigrer  on  1906  et 
avait  fait  ses  études  à  l'étranger  et  notamment  en  Amérique, 
était  revenu  en  Lettonie  après  1910,  Il  y  était  resté  pendant  la 
guerre  et  avait  été  à  la  tête  de  tous  les  mouvements  d'opposi- 
tion qui  s'étaient  produits  contre  les  mesures  d'oppression  prises 
par  l'envahisseur. 

♦  * 

Les  Lettons,  qui  devraient  s'appeler  Latwiens,  ainsi  qu'ils 
le  désirent,  leur  pays  se  nommant  Latwija  et  non  Lettonia,  et 


LES  LETTONS  ET  LA  LETTONIE  65 

qui  peuplent  aujourd'hui  la  Gourlande  anciennement  habitée 
par  les  Coures  (des  Lives,  comme  nous  l'avons  dit,  subsistent 
encore  dans  la  pointe  au  nord  de  Windau),  le  sud  de  la  Livonie, 
ancienne  terre  des  Lives,  et  la  Latgale,  bien  que  leur  nom  ne 
figure  que  sur  les  cartes  ethnographiques  et  qu'ils  n'aient  pas 
encore  constitué  d'unité  administrative,  se  trouvèrent  donc,  à 
la  suite  des  événements  qui  s'étaient  produits  depuis  la  révolu- 
tion russe,  amenés  à  tenter  de  former  une  unité  économique  et 
naturelle  indépendante,  bien  qu'ils  n'aient  d'abord  cherché  qu'à 
obtenir  tout  au  moins  une  autonomie  dans  un  Etat  fédératif 
russe,  selon  la  Constitution  qui  semblait  alors  devoir  être  celle 
de  la  Russie  reconstituée.  Diverses  manifestations  montraient, 
en  effet,  que  les  Lettons  n'avaient  d'abord  eu  en  vue  que  la  con- 
quête de  leur  indépendance  d'accord  avec  la  démocratie  russe, 
c'est  ce  dont  témoignaient,  par  exemple,  le  discours  du  délé- 
gué du  groupe  de  la  race  lettone  à  la  Douma,  dans  la  séance 
du  8  août  igi/i,  la  lettre  ouverte  des  social-démocrates  lettons 
à  la  social-demokratie  allemande  en  septenîbre  1916  et  les  pro- 
testations du  Comité  letton  de  Suisse  contre  le  prétendu  mani- 
feste de  la  Ligue  des  Allogènes  de  Russie  adressé  à  M.  Wil- 
son  (i). 

La  Courlande  occupant  environ  27.000  kilomètres  carrés,  la 
Livonie  du  Sud  22.000  et  la  Latgale  i3.ooo,  son  territoire  aurait 
une  superficie  de  63. 000  kilomètres  carrés  environ.  Du  reste, 
il  n'y  avait  en  Livonie,  d'après  la  statistique,  que  4,5  %  d'Alle- 
mands en  1771;  vers  i83o,  par  l'effet  de  la  germanisation,  on 
en  comptait  i5  %;  en  1881,  époque  à  laquelle  se  produisit  un 
réveil  national,  il  n'y  en  avait  plus  que  9,7  %  et,  en  1897, 
7,5  %.  L'élément  letton,  qui  s'élève  à  près  de  2  millions,  y 
serait  donc  prépondérant  puisqu'il  représente  environ  75  %  de 
la  population  totale  des  régions  considérées  et  que,  dans  les 
campagnes,  la  population  compterait  95  %  de  Lettons.  La  Let- 
tonie ainsi  constituée  comprendrait,  en  effet,  2.6o5.6oo  habi- 
tants, dont  : 

Lettons 1.978. 460  représentant  75,8  % 

Russes 199.160  —  7j9  % 

Israélites i58.85o  —  6,4  % 


(i)    V.    Un  peuple    menacé,   appel    du   Comité  d'Etudes   de   la   Question    lettone   à 
Genève,  in  Journal  de  Genève,   i5  février  1917. 


66  l'allemagne  et  le  baltikum 

Allemands ii3.3Ao  —  ^,7  % 

Lituaniens,  Polonais,  Esthes, 
et  autres 160.790  —  6,2% 

Dans  la  population  urbaine,  l'élément  letton  entrerait  dans 
une  proportion  variant  de  4o  à  80  %,  selon  les  villes,  et,  par 
exemple,  la  population  de  la  ville  de  Riga  serait,  d'après  les 
données  statistiques  de  191 3,  constituée  de  la  façon  suivante  : 

Lettons 218.097  représentant  42     % 

Russes... 99-6o3          —  19     % 

Allemands 69.016          —  i3     % 

Polonais 47.695          —  9     % 

Israélites 33.65i           —  6,5% 

Lituaniens 25.i5o          —  5>7  % 

Estoniens  et  autres 23.882           —  4,8  % 

Soit  au  total 516.994  habitants 

• 
Ces  populations  ne  sont  d'ailleurs  pas  sans  posséder  certains 

caractères  qui  leur  permettent  légitimement  de  revendiquer  la 
place  qu'elles  désirent  occuper  et  qui  semblent  devoir  leur  per- 
mettre de  la  tenir. 

Déjà  Herder,  qui  cependant  se  place  exclusivement  au  point 
de  vue  du  germanisme,  signalait  chez  eux  un  sens  poétique 
original. 

Au  cours  de  la  période  moderne,  depuis  une  quarantaine 
d'années  et  surtout  dans  les  vingt  dernières,  malgré  les  rigueurs 
du  régime  russe  et  la  domination  de  la  noblesse  balte,  une  vie 
intellectuelle  avait  commencé  à  se  développer  et  un  courant 
national  s'affirmait. 

Après  la  constitution,  en  1862  et  1873,  d'une  administration 
locale  chargée,  pour  la  Livonie  et  la  Courlande,  de  la  direction 
des  écoles  primaires  (i)  dans  les  paroisses,  dans  les  districts  et 
tout  le  gouvernement,  qui  obligeait  les  enfants  de  confession 
luthérienne  à  fréquenter  ces  écoles  pendant  trois  hivers,  le 
Gouvernement  russe,  qui  les  soustrayait  à  l'influence  de  la 
noblesse  balte,  y  rendait  obligatoire  la  langue  russe;  mais  plus 
tard  l'enseignement  du  letton  était  réintroduit  dans  les  deux 
classes  inférieures. 


(1)  V.  Annales  des  nationalités,  juin  igiS. 


LES  LETTONS  ET  LA  LETTONIE  67 

En  1868,  se  fonde  à  Riga  la  Société  lettone  qui  sera  un  centre 
de  vie  lettone  et  autour  de  laquelle  se  multiplient  d'autres  socié- 
tés :  sociétés  de  crédit  mutuel,  de  chants,  etc.  Une  société  let- 
tone d'éducation  et  d'instruction,  constituée  à  Riga  en  1908,  a 
créé,  la  même  année,  quatorze  écoles  populaires  et  une  école 
secondaire  de  filles.  Depuis  la  guerre,  le  Gouvernement  russe 
avait  autorisé  la  création  d'un  gymnase  pour  les  garçons  et 
d'un  autre  pour  les  filles,  et  d'une  université  populaire;  mais 
celle-ci  fut  fermée  par  le  Gouvernement  russe  pendant  l'au- 
tomne 1916.  Des  écoles  lettones  secondaires  ont  également  été 
créées  par  des  initiatives  privées. 

A  côté  des  deux  théâtres,  l'un  allemand  et  l'autre  russe, 
^'xistant  à  Riga,  bien  que  la  population  de  cette  ville  ne  compte 
que  18%  de  Russes  et  i3  %  d'Allemands,  les  Lettons  possédaient 
deux  théâtres;  mais  ce  n'étaient  pas  des  édifices  affectés  unique- 
ment à  cette  destination,  et  bien  que  la  ville  de  Riga  ait  voté 
un  million  de  roubles  il  y  a  une  dizaine  d'années,  pour  la  créa- 
tion d'un  théâtre  letton,  qui  aurait  été  le  troisième,  cdui-ci 
n'est  pas  encore  construit. 

Enfin,  un  grand  nombre  de  sociétés,  qui  révèlent  l'activité 
des  Lettons,  se  sont  fondées  et,  selon  le  titre  symbolique  de 
l'ouvrage  de  l'un  de  leurs  écrivains,  Andreews  Needra,  La 
Fumée  du  défrichement  semble  monter  au-dessus  de  la  Letto- 
nie. Aussi  ce  mouvement,  qui'  se  trouvait  contenu  sous  le 
régime  russe,  n'était  point  sans  inquiéter  les  Allemands.  On 
lisait,  dans  la  Deutsche  Rundschau  (i)  :  «  Le  peuple  letton,  qui 
((  prospère  et  se  développe  avec  force,  constitue  un  danger 
«  sérieux  et  permanent  pour  les  Germano-Baltes,  un  danger 
((  qui,  à  notre  époque,  pourrait  vite  prendre  un  caractère  aigu 
«  si  un  gouvernement,  animé  de  tendances  hostiles  à  l'Alle- 
magne, lui  livrait  libre  carrière  ». 


« 


*  * 


La  guerre,  comme  nous  allons  le  voir,  permettait  à  ce  mou- 
vement de  s'affirmer,  mais  toutefois  au  milieu  de  difficultés 
intérieures  dues  à  la  pénétration  du  bolchevisme  qui,  au  début, 


(i)  Deutsche  Rundschau,  septembre  igiB,  p.  333-334  *:  «  Berôlkerung  und  Wirt- 
schaflsverhâltnisse  der  russichen  Ostseeprovinzen. 


68 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


trouvant  parmi  les  Lettons  de  nombreux  partisans,  risquait 
ainsi  d'en  retarder  la  marche  et  d'en  compromettre  le  dévelop- 
pement. 

Après  l'opposition  que  la  demande  faite  par  les  Lettons  de 
former  des  corps  de  volontaires  avait  rencontrée  auprès  du 
gouverneur  de  Livonie,  le  i3  juillet  igiS,  cette  autorisation, 
sur  l'insistance  du  général  Potapoff,  leur  était  accordée  et  aus- 
sitôt de  nombreux  corps  se  formaient. 

Lors  de  la  retraite  russe,  à  la  fin  de  1916,  ces  populations, 
sentant  la  menace  de  l'asservissement  germanique  et  la  néces- 
sité pour  elles  de  ne  procurer  aucun  avantage  à  l'envahisseur, 
brûlent  leurs  biens,  conformément  aux  ordres  reçus,  et  se 
réfugient  en  Grande-Russie  où,  au  commencement  de  1916,  on 
comptait  786.000  réfugiés  lettons.  En  Gourlaride,  les  récoltes, 
qui  étaient  abondantes,  furent  détruites,  et  les  fermes  et  leur 
matériel  agricole  mis  hors  d'usage.  Les  5o.ooo  hommes  qui 
s'étaient  enrôlés  et  formaient  les  bataillons  lettons,  se  portent 
alors  vers  les  bords  de  la  Dvina  et,  par  leur  tenue  devant  l'en- 
nemi, acquièrent  bientôt  la  réputation  d'être  des  troupes  d'élite. 
Les  batailles  de  décembre  191 6  et  de  janvier-février  191 7  leur 
causent  de  lourdes  pertes.  Seuls  ils  auraient  opposé  une  résis- 
tance à  Wenden,  à  Wolmar,  à  Rejitja  et  à  Pskoff,  que  les  trou- 
pes de  réserve  lettones  auraient  repris  trois  fois  aux  Allemands. 
Mais  voyant  la  lutte  se  prolonger  et  n'apercevant  pas  d'issue 
prochaine  à  la  situation  dans  laquelle  ils  se  trouvaient  engagés, 
las  d'être  toujours  exposés,  découragés  sans  doute  par  les  pertes 
subies  et  mal  informés  peut-être  de  l'énergie  déployée  par  les 
Alliés  sur  le  front  occidental,  leur  effort  leur  semble  vain  et 
leur  fermeté  est  ébranlée.  De  plus,  les  manœuvres  germano- 
philes achèvent  de  jeter  le  trouble  parmi  eux,  les  font  douter 
de  l'utilité  de  leurs  sacrifices,  et  le  bolchevisme  achève  bientôt 
leur  désorganisation. 

En  effet,  lorsque  vient  la  révolution  de  1917,  des  hommes 
nouveaux,  des  Lettons  prennent  en  main  l'administration  publi- 
que; des  organisations  nouvelles  se  constituent  et  les  partis 
politiques  déploient  une  grande  activité  en  vue  des  élections 
au  Conseil  municipal  de  Riga  et  au  Conseil  national  de  Livonie. 
Le  suffrage  universel  donne  aux  Lettons,  dans  ces  élections, 
60  %  des  sièges  au  Conseil  municipal  de  Riga  et  95  %  au 
Conseil  national  de  Livonie.  Le  parti  des  extrémistes,  grâce  à 


LES  LETTONS  ET  LA  LETTONIE  69 

une  active  propagande  par  laquelle  il  exploite  les  pertes  subies 
par  l'armée  lettone,  k  'misère  et  la  famine  venant  -après  une 
offensive  désastreuse,  mais  dont  la  faute  incombait  précisément 
à  la  désorganisation  russe,  dénonce  la  politique  de  Milioukoff 
et  critique  l'attitude  hésitante  de  Kerensky  dans  la  question  des 
nationalités;  ce  parti  gagne,  rapidement,  de  plus  en  plus  de 
terrain  et  prend  peu  à  peu  le  dessus  sur  les  partis  démocrati- 
ques. Une  scission  se  produit  alors  dans  la  nation  :  la  masse 
du  peuple  met  son  espoir  dans  le  parti  maximaliste,  qui  promet 
avec  la  paix  immédiate  du  pain  et  des  terres,  affirme  que  les 
Allemands  évacueront  la  Gourlande  et  que  le  peuple  letton  sera 
libre.  Dans  le  Soviet  des  soldats  lettons,  les  Maximalistes  l'em- 
portent également;  toutefois,  à  côté,  se  forme  une  autre  organi- 
sation appelée  ((  Union  nationale  des  Militaires  lettons  »,  qui 
groupe  les  éléments  anti-maximalistes. 

La  révolution  russe  du  mois  d'octobre  191 7  rendait  donc  plus 
critique  la  situation  matérielle  et  politique  du  pays  letton,  deve- 
nue difficile  depuis  l'invasion  allemande.  Les  chefs  bolchcvistes 
s'appuyant  sur  les  décrets  pris  par  les  Soviets  de  Petrograd, 
relatifs  à  la  propriété  des  terres,  groupaient  une  bonne  partie 
de  la  population  des  campagnes  et  des  villes,  et  mettaient  im- 
médiatement en  application  les  mesures  prises  par  ces  derniers. 
Le  Congrès  des  ouvriers  et  ((  sans  terre  »,  c'est-à-dire  des 
ouvriers  agricoles  ne  possédant  aucune  propriété  foncière,  qui 
se  tint  à  Wolmar,  du  16  au  19  décembre  191 7,  sous  la  direction 
des  Bolchcviki,  abolit  toutes  les  institutions  locales  qui  avaient 
été  élues  par  le  suffrage  universel  :  le  Conseil  du  Gouvernement 
de  Livonie,  les  Conseils  municipaux,  les  Comités  d'approvi- 
sionnement, les  Conseils  des  Communes,  etc.  Ce  Congrès  reti- 
rait le  droit  de  vote  à  l'Union  des  Paysans  lettons,  qui  comp- 
tait environ  /40.000  membres  recrutés  parmi  les  fermiers,  les 
métayers  et  même  les  ouvriers  agricoles  ((  sans  terre  »,  dans  la 
partie  de  la  Lettonie  non  occupée  par  les  Allemands,  comme 
société  contre-révolutionnaire.  Une  garde  rouge  de  campagne, 
à  laquelle  les  troupes  russes  fournissaient  des  armes,  était  orga- 
nisée avec  les  éléments  populaires  les  plus  douteux  et,  après  la 
prise  de  Riga,  le  20  août  191 7,  et  la  retraite  de  l'armée  russe 
qui  s'opéra  dans  le  plus  grand  désordre,  des  criminels  libérés 
des  prisons  et  des  maraudeurs  de  toute  sorte  venaient  s'y 
adjoindre,  qui  terrorisaient  les  populations  et  ruinaient  le  pays. 


70  l'allemagne  et  le  baltikum 

Non  seulement  les  effectifs  des  gardes  rouges  à  Petrograd 
continuèrent  de  comprendre  la  division  des  fusiliers  lettons  et 
les  Bolcheviki  amenèrent  des  soldats  lettons  avec  des  matelots 
et  de  l'artillerie  de  marine  sur  le  chemin  de  fer  de  Vologda, 
mais  à  la  fin  de  1918,  des  éléments  lettons  étaient  choisis  pour 
former  le  noyau  du  corps  de  gendarmerie  de  Petrograd  attaché 
à  la  Commission  extraordinaire  chargée  de  combattre  la  contre- 
révolution  et  à  la  tête  de  laquelle  se  trouvait  le  .Letton  Peters. 
Enfin,  lors  de  l'attaque  de  Riga  par  les  Bolcheviki,  des  unités 
lettones  auraient,  paraît-il,  refusé  de  combattre  ces  derniers  et 
seraient  passées  de  leur  côté. 

Il  paraîtrait,  cependant,  que  c'est  en  partie  à  cause  de  l'inter- 
vention des  Maximalistes  lettons  que  la  paix  n'a  pas  été  signée 
dès  les  premiers  jours  à  Brest-Litowsk,  Lénine,  ayant,  dit-on, 
exprimé  à  plusieurs  reprises  l'avis  de  sacrifier  la  Courlande 
pour  rendre  la  paix  possible  de  suite,  les  Lettons  s'y  opposèrent 
et  comme  la  garde  de  l'Institut  Smolny  était  confiée  à  un 
régiment  letton,  et  que  Stutschka,  leader  des  Maximalistes  let- 
tons, originaire  de  Courlande,  avait  le  portefeuille  de  Commis- 
saire du  peuple  pour  la  justice,  leur  opposition  aurait  eu  du 
poids.  Après  les  premiers  pourparlers  au  cours  desquels  les 
délégués  russes  s'étaient  montrés  conciliants  au  sujet  de  la 
Courlande,  Trotsky  et  Stutschka,  avec  voix  consultative,  se 
seraient  rendus  à  Brest-Litowsk,  oii  Trotsky  aurait  déclaré  que 
sacrifier  la  Courlande  ce  serait  trahir  la  révolution.  Mais  les 
actes  postérieurs  du  Gouvernement  des  Soviets  ne  confirmèrent 
pas  cette  déclaration  et  on  sait  que  ce  dernier  a  depuis  fait 
connaître  au  Gouvernement  allemand  qu'il  se  désintéressait  de 
ce  territoire  comme  de  celui  des  autres  provinces  baltiques.  Les 
Lettons  se  trouvaient  ainsi  leurrés  par  les  Maximalistes,  à  la 
suite  de  la  paix  signée  par  Lénine  et  leur  erreur,  qu'ils  ne  sem- 
blaient pas  reconnaître,  puisque  des  régiments  lettons  conti- 
nuaient de  les  soutenir,  était  d'avoir  mis  leur  confiance  dans  ce 
parti  dont  les  dirigeants  faisaient  le  jeu  de  l'Allemagne  et  placé 
leur  espoir  dans  un  mouvement  qui,  selon  la  doctrine  sovié- 
fiste,  prétendait  également  la  forcer  à  déposer  les  armes. 

Les  troupes  lettones  protestèrent  contre  cette  paix  qui  allait 
à  rencontre  de  l'union  des  nationalités  de  Russie,  proclamée 
au  Congrès  de  Kief  de  septembre  19 17,  et  c'est  en  défenseurs 
d'une  Russie  fédéraliste  que  certains  régiments  lettons  auraient 


LES    LETTOiNS    ET    LA    LETïOME  7I 

dissous  l'Union  militaire  ukrainienne,  qui  s'employait  à  prépa- 
rer une  paix  séparée  et  le  Conseil  estonien  qui  proclamait  son 
indépendance. 

Il  y  a  là,  comme  on  le  voit,  une  situation  confuse,  qu'il  est 
presque  impossible  d'éclaircir  à  l'heure  actuelle  avec  les  rensei- 
gnements que  nous  possédons  jusqu'à  présent,  et  des  raisons 
diverses  font  que  ces  pays,  soit  directement,  soit  par  répercus- 
sion, se  sont  trouvés,  au  cours  des  événements  actuels,  attirés 
plus  ou  moins  fortement  à  des  moments  différents  dans  la 
sphère  d'influence  de  l'Allemagne.  Après  l'Ukraine,  qui  la  pre- 
mière a  trahi  la  cause  commune  et  traité  avec  les  Empires  cen- 
traux, la  Finlande  s'est  faite  complice  de  l'Allemagne.  La 
Pologne  n'a  pas  craint  de  modifier  à  plusieurs  reprises  sa  poli- 
tique, tout  en  se  montrant,  pendant  un  long  temps,  indécise, 
et  on  sait  que  les  troupes  polonaises  de  Dovbor-Yusnicki  ont 
bien  voulu  se  battre  contre  les  Maximalistes,  mais  non  contre 
les  Allemands;  or,  de  même  que  l'attitude  de  la  Finlande  a  pu 
avoir  à  un  moment  une  action  sur  les  Estoniens  et  jusqu'en 
Livonie  et  en  Courlande,  celle  des  Polonais  a  pu  influer  sur 
celle  des  Lituaniens,  malgré  leurs  anciens  dissentiments. 

Après  la  révolution  allemande,  il  se  produisait  dans  les  pays 
lettons  un  retour  offensif  de  la  propagande  bolcheviste,  qui, 
bientôt,  était  suivi  d'une  avance  des  Bolcheviki  à  la  suite  de 
la  retraite  des  troupes  allemandes. 

D'après  une  communication  du  tllonseil  des  soldats  de  Mitau, 
à  la  fin  de  novembre  1918,  le  Parlement  de  tous  les  Conseils  de 
soldats  de  l'Est,  sous  la  présidence  de  M.  Albert,  de  Mitau,  et 
en  présence  du  Commissaire  impérial  pour  les  pays  de  la  Balti- 
que, Auguste  Winnig,  qui,  après  avoir  organisé  à  Libau  un 
soviet  de  matelots,  avait  été  choisi  comme  plénipotentiaire  civil 
et  envoyé  à  Riga  pour  y  constituer  le  Conseil  des  soldats  de  la 
8®  Armée,  siégeait  pour  la  première  fois  dans  cette  ville  le  22 
novembre  1918,  et  trois  cent  soixante  délégués  de  Courlande, 
d'Estonie,  de  Livonie  et  de  Lituanie  assistaient  à  cette  réunion. 
D'après  le  programme  de  Mitau,  ceux-ci  se  mettaient  d'accord 
sur  une  déclaration  affirmant  que  :  «  Les'  Conseils  de  soldats 
ne  feraient  pas  de  politique  et  ne  s'en  occuperaient  que  pour 
appuyer  les  travaux  du  Gouvernement  populaire  ».  Une  com- 
mission de  vingt-cinq  membres  était  nommée,  qui  devait  choi- 
sir dans  son  sein  un  comité  exécutif  de  cinq  membres.  Le  siège 


72  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

de  la  commission  devait  être  Riga.  Tous  les  Conseils  de  l'Est  se 
seraient  joints  au  Conseil  central  des  soldats  de  Kovno. 

Après  le  départ  des  troupes  allemandes,  qui  quittèrent  Reval 
le  4  décembre  1918,  les  Bolchevistes,  redoutant  une  interven- 
tion alliée  et  craignant  que  leur  situation  ne  fut  compromise, 
ordonnèrent  à  leurs  avant-gardes  de  suivre  les  contingents  en 
retraite,  à  une  journée  de  marche.  Les  territoires  abandonnés 
par  les  troupes  allemandes  se  remplirent  bientôt  de  bandes 
bolchevistes,  qui  semaient  la  dévastation  sur  leur  passage.  Les 
Conseils  de  Livonie  et  de  Courlande  adressaient  aux  Alliés  et 
aux  neutres  un  appel  pressant  pour  les  inviter  à  intervenir 
contre  les  Bolcheviki  et  les  informer  que  ceux-ci  avaient  déjà 
commencé  d'envahir  les  provinces  baltiques,  massacrant  les 
habitants  et  incendiant  les  maisons. 

Dans  la  seconde  moitié  de  décembre,  l'avance  des  Bolcheviki 
dans  la  région  de  la  Baltique  revêtait  un  caractère  de  plus  en 
plus  alarmant.  Walk,  importante  station  de  chemin  de  fer  en 
Livonie,  tombait  entre  leurs  mains  et  leurs  troupes,  après  avoir 
traversé  la  Dvina  en  Courlande,  marchaient  sur  Liban.  D'autres 
approchaient  déjà  des  districts  de  Dunabourg  et  de  Vilna,  et 
d'importantes  forces  de  l'armée  rouge,  munies  du  matériel 
d'artillerie  acheté  aux  Allemands,  étaient  en  marche  vers  la 
frontière  allemande. 

Pour  se  rendre  compte  de  l'importance  que  la  prise  de  pos- 
session par  l'Allemagne  de  ces  provinces  baltiques  aurait  au 
point  de  vue  international,  il  suffit  de  rappeler  que  le  tiers 
environ  du  commerce  général  extérieur  de  la  Russie,  soit  3o  % 
des  importations  et  33  %  des  exportations,  s'effectuait  par  Riga, 
Windau,  Liban. 

En  1896,  Riga,  qui  est  devenu  le  premier  port  d'exportation 
de  la  Russie,  assurait  à  lui  seul  i8,5  %  du  trafic  extérieur  russe. 
Depuis  1906,  il  a  pris  le  premier  rang  parmi  les  ports  russes 
dans  le  mouvement  général  du  commerce  extérieur. 

En  191 1,  le  mouvement  commercial  de  Riga  se  chiffrait  par 
334.160.000  roubles.  De  1900  à  191 2,  ce  port  accusait  une 
augmentation  de  trafic  de  72  %  et  avait  à  lui  seul  un  trafic 
aussi  important  que  celui  de  Petrograd,  qui  avait  augmenté 


LES  LETTONS  ET  LA  LETTONIE  78 

de  35  %;  d'Odessa,  qui  s'était  accru  de  i5  %,  et  de  Nicolajew 
réunis. 

Sur  l'ensemble  des  exportations  russes,  20  %  de  celles  qui 
allaient  en  Angleterre  et  11  %  environ  de  celles  qui  allaient 
en  Allemagne  passaient  par  Riga.  D'autre  part,  sur  le  total  des 
importations  en  Russie,  Riga  recevait  11,7  %  des  exporta- 
tions allemandes  et  38,5  %  des  exportations  britanniques. 

Si  au  lieu  du  commerce  général  d'exportation  russe  on 
considère  le  seul  trafic  du  port  de  Riga,  on  voit  que  dans  le 
chiffre  des  exportations  de  ce  port  25  %  partaient  à  destination 
de  l'Allemagne  et  /ji  %  à  destination  de  l'Angleterre,  qui  en 
était  le  principal  client. 

Ainsi,  dès  191 1,  au  point  de  vue  du  trafic  maritime,  Riga 
se  plaçait  avant  Stettin,  qui  tient  le  premier  rang  parmi  les 
ports  allemands  de  la  Baltique.  D'ailleurs,  les  journaux  alle- 
mands, qui  ont  maintes  fois  insisté  sur  l'importance  de  ce  port, 
le  considèrent  comme  le  meilleur  de  la  Baltique  et  ne  cachent 
pas  qu'en  s'en  assurant  la  possession  l'Allemagne  garderait  une 
porte  ouverte  sur  les  vastes  territoires  de  la  Russie;  de  plus,  si 
le  projet  du  oanal  joignant  la  Dvina  au  Don  était  réalisé,  il  est 
probable  que  le  développement  de  Riga  prendrait  des  propor- 
tions encore  plus  considérables. 

Les  ports  de  Windau  et  de  Liban,  qui  ont  été  délaissés  par 
les  Russes,  ne  gèlent  pas  et  sont  également  de  très  bons  ports 
naturels,  qui  sont  appelés  à  prendre  une  importance  de  plus 
en  plus  grande  lorsque  la  vie  économique  de  ces  régions  et 
de  toute  la  Russie  aura  repris.  A  Windau,  aboutit  du  reste  la 
ligne  transibérienne  Windau-Wladivostok. 

Enfin,  ceci  touche  directement  à  la  question  de  la  Baltique  et 
mérite  de  retenir  toute  l'attention,  on  sait  que  les  Allemands, 
dans  le  grand  effort  qu'ils  font  actuellement  en  Ukraine,  étu- 
dient deux  lignes  navigables  reliant  l'Ukraine  et  la  Baltique, 
et  intéressant  ces  régions  au  premier  chef,  l'une  par  le  canal 
du  Dnieper  au  Bug  et  la  Vistule  jusqu'à  Dantzig,  l'autre  jus- 
qu'à Kœnisberg. 


"jk  l'allemagne  et  le  baltikum 

II 
ESTONIE 


Au  mois  d'avril  1917,  les  renseignements  communiqués  par 
le  Service  de  propagande  allemand  semblaient  indiquer  que 
l'Allemagne  entendait  procéder  en  Estonie  comme  elle  venait 
de  faire  en  Courlande  et,  par  le  même  jeu,  réaliser  l'incorpora- 
tion de  ses  territoires  en  se  servant  d'assemblées  inconnues 
jusqu'alors  et  qui,  bien  que  constituées  par  une  aristocratie 
terrienne  d'origine  et  d'affinités  allemandes,  prétendaient  expri- 
mer les  volontés  populaires.  Mais  pour  se  rendre  exactement 
compte  des  plans  pangermanistes  dans  les  provinces  baltiques,  et 
plus  particulièrement  en  Estonie,  et  des  manœuvres  auxquelles 
l'Allemagne  allait  se  livrer  pour  les  réaliser,  il  est  nécessaire 
d'examiner  la  situation  faite  à  ce  pays  par  la  guerre  et  eelle 
dans  laquelle  il  allait  se  trouver  après  la  révolution  russe. 

Dès  les  premiers  jours  de  la  déclaration  de  guerre,  toutes 
les  parties  de  la  population  estonienne  se  montrèrent  unanimes 
pour  déclarer  qu'il  fallait  appeler  tous  les  hommes  sous  les 
armes,  afin  de  défendre  le  pays  contre  l'Allemand,  qui,  s'il  y 
avait  été  soutenu  sous  le  régime  tsariste  et  avait  pu  ainsi  y 
prendre  pied,  n'en  était  pas  moins  l'ennemi  historique.  L'Esto- 
nie, avec  sa  population  de  deux  millions  environ  d'habitants, 
donna  plus  de  200.000  hommes  à  la  Russie. 

La  révolution  de  191 7,  puis  les  paroles  que  M,  Kerensky, 
représentant  du  nouveau  Gouvernement,  adressait,  au  mois 
d'avril  191 7,  aux  milliers  d'Estoniens  assemblés  pour  l'entendre 
devant  le  théâtre  national  de  Reval,  ranimaient  les  espoirs  de 
L'Estonie  désireuse  de  recouvrer  la  liberté  et  l'indépendance. 
«  Esthoniens,  vous  êtes  libres  de  venir  avec  nous  ou  de  suivre 
votre  chemin  »,  s'était  écrié  M.  Kerensky,  et  la  foule  avait 
répondu  :  «  Nous  irons  avec  vous  »  et  avait  porté  sur  ses  épaules 
à  travers  la  ville  le  représentant  du  peuple  russe. 

A  la  suite  de  ces  événements,  le  Gouvernement  provisoire 
russe,  sous  le  ministère  Lvov-Kerensky,  procédait  à  une  modi- 
fication de  la  division  administrative  dos  provinces  baltiques  : 


ESTONIE  75 

il  réunissait,  par  un  décret  en  date  du  3o  mars/ 12  avril  191 7, 
la  partie  septentrionale  de  la  Livonie  à  l'ancien  gouvernement 
d'Estonie,  conformément  à  leurs  relations  ethnographiques,  les 
Lettons  étant  voisins  des  Estoniens,  et,  toute  la  compétence  du 
Gouvernement  autonome  et  de  l'administration  locale  était 
concentrée  dans  les  mains  d'un  commissaire  et  du  Conseil 
national. 

Ce  Conseil  national.  Conseil  du  pays  estonien  (Maapâew)  et 
l'administration  locale  qui  étaient  octroyés  à  l'Estonie  par  ces 
nouvelles  dispositions  étaient  élus  au  suffrage  universel,  dans 
tous  les  districts  de  population  estonienne,  d'après  les  principes 
démocratiques  les  plus  libéraux. 

Un  décret  introductoire  à  la  précédente  loi  était  ratifié  le 
22  juin/5  juillet  1917  et  le  Conseil  national  se  réunissait  pour 
la  première  fois  le  i/i4  juillet  de  la  même  année.  Le  Congrès 
national  des  Estoniens,  dispersés  d^ans  toute  la  Russie,  qui  se 
tint  le  6/18  juillet  1917,  reconnut  également  ce  Conseil  comme 
représentation  nationale. 

Cette  représentation  nationale,  indépendante  et  légale,  du 
peuple  estonien,  avait  entre  autres  tâches  celle  d'élaborer  pour 
l'Estonie  un  projet  de  gouvernement  autonome  sur  la  base  du 
suffrage  universel,  égal,  direct,  secret  et  proportionnel,  sans 
distinction  de  sexe.  Dans  le  décret  introductoire,  il  avait  été 
déclaré  que  ce  projet  devait  être  soumis  à  la  ratification  du 
Gouvernement  provisoire  russe,  avec  l'avis  du  ministre  des 
Affaires  intérieures.  Le  commissaire  du  Gouvernement  russe 
en  Estonie  ne  devait  que  veiller  à  la  légalité  des  actes  du  Con- 
seil national.  En  fait,  le  Conseil  national  reçut  la  direction  des 
affaires  des  mains  de  l'administration  gouvernementale  et  des 
Landstags.  Il  promulgua  les  lois  réglant  la  vie  locale  et  fut 
considéré  comme  l'organe  suprême  du  pays. 

On  peut  dire  qu'à  cette  époque  l'Estonie  se  regardait  comme 
un  Etat  confédéré  de  la  Russie,  car  l'autonomie  accordée  par 
le  Gouvernement  provisoire  russe,  en  avril  1917,  n'avait  d'abord 
été  envisagée  que  dans  les  limites  d'une  fédération  républicaine 
des  Etats  russes,  et,  ce  n'est  que  devant  la  crainte  d'une  occu- 
pation allemande  que  le  désir  d'une  complète  indépendance 
devint  générale.  Seuls  quelques  membres  de  la  noblesse  et  une 
partie  de  la  bourgeoisie  allemande,  qui  représentaient  à  peine 
5  %  de  la  population,  souhaitaient  l'union  avec  l'Allemagne. 


7^  l'allemagne  et  le  baltikum 

Et  encore,  en  avril  191 7,  ceux-ci  étaient,  paraît-il  (i),  égale- 
ment partisans  de  l'autonomie  et  ce  ne  serait  que  plus  tard,  à 
la  faveur  du  renversement  de  la  situation  militaire  qui  leur 
donnait  l'espoir  de  rétablir  leur  propre  position  détruite  par  la 
révolution,  qu'ils  auraient  changé  d'opinion. 

Mais  l'Estonie,  qui,  dès  le  début  de  la  guerre,  semblait  avant 
tout  avoir  désiré  que  son  armée  servit  à  la  défense  de  son  sol, 
voyait  de  ce  côté  ses  aspirations  non  satisfaites.  Pendant  le 
ministère  Kerensky,  comme  au  temps  de  Nicolas  II,  la  ques- 
tion d'une  armée  nationale  dont  la  constitution  aurait  tout  au 
moins  été  une  confirmation  de  la  reconnaissance  de  l'indépen- 
dance estonienne,  alors  même  qu'elle  ne  lui  aurait  pas  permis 
de  protéger  seule  l'intégrité  de  son  territoire,  restait  sans 
solution.  Peu  avant  l'invasion  allemande,  les  Estoniens,  à  la 
suite  de  nombreuses  et  incessantes  démarches,  arrivaient,  en 
septembre  191 7,  avant  la  contre-révolution  bolcheviste,  à 
former  une  première  division  estonienne  et  entreprenaient, 
avant  la  paix  de  Brest-Litowsk,  la  formation  d'une  deuxième 
division,  La  Russie,  qui  était  déjà  profondément  troublée  et 
était  entrée  dans  une  période  de  complète  décomposition, 
n'avait  presque  pas  contribué  à  l'équipement  et  à  l'armement 
de  ces  troupes,  dont  les  frais  auraient  été  principalement  cou- 
verts par  des  souscriptions  volontaires. 

La  contre-révolution  bolcheviste,  qui  déposa  le  Gouverne- 
ment provisoire  russe  le  26  octobre/7  novembre  1917  à  Petro- 
grad,  mettait  non  seulement  le  Conseil  du  pays  estonien  dans 
l'impossibilité  d'établir  un  pouvoir  central,  mais  imposait  à 
l'Estonie  des  commissaires  du  peuple,  dont  le  premier  soin  était 
de  dissoudre  le  Conseil  national  et  de  supprimer  le  Gouverne- 
ment autonome  par  la  force  armée.  Les  Bolcheviki  tentaient 
même  de  provoquer  des  dissentiments  entre  les  différents  élé- 
ments de  la  population  des  provinces  baltiques,  en  faisant 
participer  des  détachements  lettons  à  l'arrestation  d'officiers 
estoniens  à  Dorpat,  Fellin,  Wesenberg  et,  dans  cette  entreprise, 
il  était  possible  de  trouver  sinon  la  preuve  de  l'action  alle- 
mande à  qui  ces  procédés  sont  familiers,  du  moins  d'en  soup- 
çonner les  agissements.  En  même  temps,  la  presse  démocrati- 
que était  supprimée  et  les  journalistes  arrêtés.  Les  délégués. 


(i)  Frankfurter  Zeitung,  i"  juin  1018.  Interview  du  socialiste  estonien  Martna. 


ESTONIE 


77 


nommés  par  le  Conseil  national,  qui  devaient  aller  demander 
aux  Gouvernements  alliés  de  reconnaître  l'indépendance  de 
l'Estonie  et  solliciter  leur  appui  à  la  fois  contre  l'anarchie  russe 
et  l'invasion  allemande,  étaient  déclarés  hors  la  loi.  Les  Bolche- 
viki  cherchaient  à  incorporer  les  troupes  estoniennes  dans  les 
gardes  rouges,  à  l'aide  de  promesses  ou  sous  le  coup  de  la 
menace,  et,  pendant  ce  temps,  une  armée  russe  de  200.000 
hommes  dévastait  le  pays  et  dévalisait  les  populations. 

Après  la  paix  de  Brest-Litowsk,  les  bandes  de  soldats  et  de 
matelots  russes  se  retiraient  et,  devant  la  menace  d'invasion 
de  plus  en  plus  précise  créée  par  l'avance  allemande,  les  trou- 
pes estoniennes  brisaient  le  pouvoir  bolcheviste  pour  enlever 
à  l'Allemagne  tout  prétexte  d'intervention. 

S'appuyant  sur  le  droit  des  nationalités  à  décider  elles-mêmes 
de  leur  propre  sort,  affirmé  par  les  puissances  de  l'Entente  et 
reconnu  à  l'Estonie  à  la  suite  de  la  révolution  russe  par  le 
nouveau  Gouvernement  des  soviets  qui,  d'après  le  décret  du 
4/17  novembre  1917,  accordait  aux  peuples  le  droit  de  dis- 
poser d'eux-mêmes  et  même  de  se  séparer  de  la  Russie,  le 
Conseil  national,  conformément  à  l'arrêté  de  septembre  1917, 
avait  préparé  un  projet  relatif  à  la  constitution  future  de  l'Esto- 
nie et  examiné  la  convocation  d'une  assemblée  constituante 
estonienne.  Par  suite  de  la  crise  dans  laquelle  se  débattait  le 
nouveau  régime  révolutionnaire  et  la  désorganisation  de  l'ar- 
mée russe,  le  Conseil  du  pays  estonien,  réuni  à  Reval  le  15/28 
novembre  191 7,  décidait  do  proclamer  l'indépendance  de  l'Esto- 
nie et  de  constituer  un  Gouvernement  provisoire.  Cette  assem- 
blée s'arrêtait  aux  dispositions  suivantes  : 

1°  Pour  déterminer  la  forme  future  du  gouvernement  et  créer  un  pouvoir 
démocratique  souverain  en  Estonie,  de  même  que  pour  résoudre  toutes  les 
questions  ultérieures,  il  y  a  lieu  de  convoquer  une  assemblée  constituante 
estonienne; 

2"  Le  Conseil  du  pays  se  proclame  l'unique  dépositaire  du  pouvoir  suprême 
en  Estoftie;  ses  décisions  et  prescriptions  sont  obligatoires  pour  tous  les 
habitants  du  pays,  jusqu'à  la  convocation  de  l'assemblée  constituante.  Cette 
assemblée  sera  élue  directement  par  la  voie  du  suffrage  démocratique  et, 
après  avoir  déterminé  un  mode  de  gouvernement,  elle  créera  définitivement 
le  pouvoir  législatif  et  administratif; 

3°  Pendant  l'interruption  de  ses  sessions,  le  Conseil  du  pays  remet  à  la 
présidence  du  Conseil,  en  même  temps  qu'à  l'administration  du  pays  et  au 
Comité  des  Anciens,  le  droit  de  prendre  et  publier  des  décisions  et  prescrip- 


78  l'aLLEMAGNE    et    le    BALTIKUM 

tions  extraordinaires,  dans  le  but  de  régulariser  les  formes  de  la  vie  publique 
dans  le  pays  et  de  les  faire  exécuter  en  attendant  leur  confirmation  définitive 
par  le  Ck)nseil  du  pays. 

Le  Conseil  national  considérait  qu'il  lui  incombait,  comme 
organe  démocratique  et  indépendant,  d'élaborer  un  projet  de 
constitution,  puisque  le  pouvoir  central  de  Russie  n'existait  plus^ 
et  celui-ci  ne  pouvant  par  suite  ratifier  ce  projet,  il  se  pro- 
clamait l'unique  pouvoir  souverain  et  laissait  dans  l'intervalle 
des  sessions  l'exercice  des  droits  souverains  à  un  comité  choisi 
parmi  les  membres  de  la  présidence  du  Conseil,  les  anciens  du 
Conseil  national  et  les  membres  de  l'administration  du  pays. 

Le  10/24  janvier  1918,  après  avoir  examiné  la  situation 
créée  par  l'indiscipline  des  troupes  russes,  l'anarchie  du  régime 
qui  menaçait  les  ressources  de  la  population  et  la  fortune  du 
pays,  et  avoir  envisagé  la  possibilité  d'une  occupation  par  les 
troupes  allemandes  qui  pouvaient,  quand  elles  voudraient,  par 
suite  de  la  désorganisation  de  l'armée  russe,  envahir  l'Estonie 
sans  rencontrer  de  résistance  et  en  faire  une  province  alle- 
mande, l'assemblée  générale  du  Comité  des  Anciens  et  de 
l'administration  du  pays,  ainsi  que  les  représentants  des  partis 
politiques  et  des  détachements  de  troupes  estoniennes,  qui 
s'étaient  aussi  assuré  l'appui  inoral  de  tous  les  partis  politiques 
du  pays,  à  l'exception  des  Bolcheviki,  se  réunissaient  à  Reval 
et  rédigeaient  une  proclamation  au  vote  de  laquelle  ne  pre- 
naient pas  part  ces  derniers.  Dans  cette  proclamiation  étaient 
rappelés  les  desiderata  qu'ils  avaient  précédemment  exprimés 
les  15/28  novembre  1917  et  10  janvier  igiS.etque  nous  venons 
d'exposer  ci-dessus,  afin  de  faire  connaître  aux  puissances  étran- 
gères, par  une  déclaration  publique,  la  situation  actuelle  de 
l'Estonie,  en  même  temps  que  ses  aspirations,  et  que  ce  pays 
n'entendait  point  que  son  sort  fût  laissé  à  la  discrétion  de  l'Alle- 
magne ou  qu'il  fût  réglé  par  un  «  référendum  »  organisé  sous 
le  contrôle  allemand. 

A  la  fin  de  ce  mémorandum,  il  était  dit,  sous  forme  de 
conclusion,  qu'une  Estonie  indépendante  n'empêcherait  en 
rien  «  le  commerce  mondial  d'entretenir  de  libres  relations  avec 
la  Russie  et  que  ce  pays,  se  trouvant  par  sa  situation  être  le 
débouché  naturel  des  grands  marchés  russes,  serait  un  terrain 
favorable  au  développement  de  ce  commerce  mondial  ».  Il 
apparaissait,  en  effet,  intéressant  au  premier  chef  que  les  ports 


ESTONIE  '79 

importants  de  l'Estonie  sur  la  Baltique  :  Reval,  Pernau,  Narva, 
Kielkond,  ne  tombassent  point  aux  mains  de  l'Allemagne.  Il  y 
était  également  laissé  entendre  que  l'Estonie  pourrait  «  entrer 
en  relations  plus  étroites  avec  d'autres  puissances  »  et  que  ces 
questions  seraient  résolues  <(  dès  qu'elle  aurait  acquis  son  indé- 
pendance par  l'organe  de  son  Assemblée  constituante  ou  par 
un  référendum  pris  en  toute  liberté  ». 


Le  pays  des  Estoniens,  qui  s'étend  au  nord  du  pays  des  Let- 
tons sur  un  espace  de  47.000  kilomètres  carrés  environ  au  bord 
de  la  mer  Baltique,  entre  le  golfe  de  Finlande,  la  rivière 
Narowa,  le'  lac  Peîpus  et  le  golfe  de  Riga,  comprenant  l'ancien 
gouvernement  d'Estonie  et  la  partie  septentrionale  du  gouverne- 
ment de  Livonic,  avec  les  îles  de  Moonsund,  est  habité,  comme 
nous  l'avons  vu,  par  une  population  d'origine  ougro-finnoise 
de  un  million  et  demi  d'habitants,  dont  90  %  sont  Estoniens, 
/i  %  Russes  et  les  2  %  restant  composés  de  Suédois,  de  Lettons, 
de  Polonais,  de  Juifs  et  d'éléments  d'autre  origine.  Plus  de 
Boo.ooo  Estoniens  ont,  en  outre,  dû  chercher  asile  dans  les 
plaines  de  Russie,  en  Sibérie,  au  Caucase  ou  ont  émigré  en 
Amérique  et  en  Australie.  Ces  émigrants  sont  pour  la  plupart 
des  agriculteurs  qui  se  sont  trouvés  forcés  de  quitter  l'Estonie 
parce  que  60  à  70  %  du  sol  est  la  propriété  personnelle  de  deux 
cents  familles  de  barons  allemands,  alors  que  7^  %  de  la  popu- 
lation vit  dans  les  villages.  D'après  une  statistique  de  1897,  il  y 
avait  en  Livonie  908.744  cultivateurs  et,  parmi  ceux-ci,  40.694 
familles  ou  environ  222.970  individus  possédant  la  terre,  tandis 
que  les  685.774  autres  ne  possédaient  pas  de  terre  et  étaient 
obligés  de  travailler  comme  ouvriers  agricoles  ou  d'aller  cher- 
cher leur  vie  ailleurs. 

Par  sa  situation  géographique,  autant  que  par  le  dévelop- 
pement dont  sa  vie  intérieure  et  économique  est  susceptible, 
et  qui  lui  permettrait  de  former  une  unité  nationale  indépen- 
dante, en  même  temps  que  par  la  cohésion  ethnique  de  sa 
population,  on  comprend  que  les  Estoniens, aient  formé  depuis 
longtemps  le  projet  de  constituer  un  Etat  indépendant  dont 
l'étendue  territoriale,  plus  grande  que  celle  du  Danemark,  de 


8o 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


la  Hollande  ou  de  la  Belgique,  est  capable  de  nourrir  environ 
quatre  millions  d'habitants,  et  qu'ils  aient  profité  des  événe- 
ments actuels,  qui  entraîneront  un  remaniement  de  la  carte  du 
monde,  pour  présenter  leurs  aspirations. 

Au  reste,  l'Estonie  a  conservé  toutes  ses  traditions  et  fait 
preuve  d'une  très  grande  vitalité,  malgré  les  dures  épreuves 
qu'elle  a  traversées  au  cours  de  son  histoire  et,  plus  récem- 
ment, malgré  la  situation  qui  lui  était  faite  dans  l'empire  russe. 
Malgré  la  politique  réactionnaire  des  ministres  Tolstoï,  Delia- 
nov,  Kasso  et  Schwartz,  sous  l'administration  desquels  le  nom- 
bre des  illettrés  était  passé  de  5  %  à  i5  %  en  une  vingtaine 
d'années,  et  qui  avait  forcé  une  partie  de  la  classe  instruite  à 
chercher  hors  du  pays  une  position  quand  ce  n'était  pas  seule- 
ment la  sécurité,  la  Russie  n'était  pas  parvenue  à  empêcher 
cette  province  de  conserver  son  art  et  sa  littérature  populaires. 
Malgré  les  prikases  qui  défendaient  dans  les  écoles  primaires  et 
secondaires  de  répandre  la  langue  estonienne,  en  une  quinzaine 
d'années  des  sociétés  estoniennes  d'instruction  populaire,  dont 
les  membres  étaient  des  paysans,  des  ouvriers  qui  ne  versaient 
que  des  cotisations  annuelles  d'un  rouble,  réussissaient  à  fonder 
quelques  dizaines  d'écoles  de  langue  estonienne.  Il  est  même 
curieux  de  noter  à  ce  propos  que  Kerensky  décrétait,  en  191 7, 
que  le  russe  était  la  langue  officielle  et  à  son  défaut  l'allemand, 
si  le  russe  n'était  pas  compris,  et  ce  n'est  qu'en  troisième  lieu 
et  si  les  "deux  premières  ne  pouvaient  pas  être  entendues,  que 
les  langues  parlées  dans  les  provinces  baltiques  étaient  admises. 
Des  théâtres  nationaux  avaient  été  construits  avec  des  sous- 
criptions recueillies  de  la  même  manière,  des  banques  de  crédit 
mutuel  avaient  été  fondées  et  même  des  expositions  d'art  esto- 
nien avaient  été  organisées.  Bien  que  les  gouverneurs  russes 
aient  eu  recours  aux  amendes  quand  ce  n'était  pas  à  l'empri- 
sonnement des  rédacteurs,  pour  étouffer  la  presse  naissante, 
cela  n'avait  pas  empêché,  au  cours  des  quarante  dernières 
années,  à  plus  de  trente  journaux  de  se  créer,  et  le  nombre  des 
lecteurs  de  quelques-uns  d'entre  eux  était  monté  à  /io  et  même 
60.000.  Enfin,  en  dehors  de  Reval,  qui  est  un  grand  port  de  la 
Baltique,  l'Estonie  a  d'autres  villes  importantes  comme  Tartu 
ou  Dorpat  (Youriew),  qui  possède  une  ancienne  université, 
Pernau  et  Narva,  qui  sont  des  centres  manufacturiers  et  mari- 
times;  Kurcsaare  (Ârensburg)  et  Hapsal   qui   sont  des   places 


ESTONIE  8l 


bien  connues,  Wiljandi  (Fellin),  centre  de  production  du  Iki, 
Rakwere  (Wesenberg),  centre  de  production  du  ciment. 


*  * 


Mais,  malgré  la  volonté  des  Estoniens,  exprimée  à  plusieurs 
reprises  par  les  représentants  qu'ils  avaient  élus,  la  noblesse 
allemande  établie  en  Estonie  décidait,  le  28  janvier  1918,  d'en 
appeler  au  Gouvernement  allemand  et  l'invitait  à  occuper  mili- 
tairement  le    pays.    Une    protestation   énergique    contre    cette 
démarche  était  présentée  le  li  février  au  Gouvernement  de  Ber- 
lin par  le  représentant  diplomatique  du  Gouvernement  provi- 
soire d'Estonie  à  Stockholm.  Les  partis  politiques  et  les  asso- 
ciations d'Estonie  appuyaient  cette  protestation  par  un  mani- 
feste publié  le  7  février  contre  les  prétentions  allemandes  sur 
les  îles  d'OEsel,   Dago,   Moon  et  sur  l'ensemble  du  territoire 
estonien.  Ce  manifeste,  signé  par  le  Comité  directeur  des  trou- 
pes estoniennes,  le  Parti  estonien  socialiste  révolutionnaire,  le 
Parti    social-démocratique,    le    Parti    estonien    démocratique, 
l'Union  des  Paysans  de  l'Estonie,  l'Union  agricole  estonienne, 
l'Union  de  l'indépendance  estonienne  et  la  Société  des  Habi- 
tants des  îles  occupées  par  les  troupes  allemandes,  était  com- 
muniqué aux   ambassadeurs  de  Grande-Bretagne,   de  France, 
d'Italie,  des  Etats-Unis  et  du  Japon,  aux  ministres  de  Belgique, 
de  Serbie,  de  Suède,  de  Norvège,  du  Danemark,  d'Espagne  et 
du  Portugal,  au  bureau  de  la  presse  américaine,  à  la  rédaction 
des  journaux  de  l'Entente  en  Russie  :  le  Daily  News,  le  Times 
et  le  Temps.  Elle  était  rédigée  dans  les  termes  suivants  : 

Nous  déclarons  par  la  présente  que  le  peuple  esthonien  tout  entier  consi- 
dère comme  une  grossière  violation  de  ses  droits  souverains  la  séparation 
forcée  des  îles  esthoniennes  :  Œsel,  Dago,  Moon,  etc.,  habitées  par  les  popu- 
lations esthoniennes,  du  reste  de  l'Esthonie,  considérée  comme  un  tout  indé- 
pendant. Le  peuple  esthonien  proteste  de  toutes  ses  forces  contre  la  réunion 
de  ses  îles  à  l'Allemagne,  à  quelque  égard  et  sous  quelque  prétexte  que  ce 
soit. 

Il  exige  que,  conformément  aux  droits  qu'ont  les  peuples  de  décider  de 
leur  sort,  il  lui  soit  exclusivement  réservé  la  future  destinée  politique  de  ces 
îles,  ainsi  que  de  toute  l'Esthonie,  en  exprimant  sincèrement  sa  volonté 
par  la  voix  de  ses  organes  autorisés  et  par  la  voix  du  plébiciste. 

De  plus,  pour  assurer  la  liberté  du  suffrage,  les  troupes  des  deux  puis- 
sances belligérantes,  tant  allemandes  que  russes,  devront  évacuer  les  îles 
aussi  bien  que  le  continent  d'Esthonie. 


82  l'allemagne  et  le  baltikum 

Cette  protestation  devait  primitivement  être  formulée  par  la 
Constituante  estonienne,  dont  la  réunion  avait  été  projetée 
pour  le  28  février,  mais  qui  se  trouva  désorganisée  par  les 
Bolcheviki  et  la  marche  de  l'armée  allemande  sur  Reval.  A 
cette  date,  les  troupes  allemandes  n'occupaient  pas  encore 
l'Estonie,  mais  un  mois  plus  tard  elles  l'envahissaient. 

Après  la  reprise  des  hostilités  avec  la  Russie,  les  troupes  alle- 
mandes traversaient  le  Moonsund  et  occupaient  Verder,  Leal, 
etc.,  sous  le  prétexte  de  combattre  les  éléments  bolchevistes 
qui  avaient  proscrit  la  noblesse  allemande  d'Estonie. 

Le  2 4  février,  les  derniers  représentants  des  Bolcheviki  en 
Estonie,  qui  s'y  étaient  livrés  à  une  active  propagande  et 
avaient  mené  une  agitation  au  seul  profit  de  l'Allemagne,  quit- 
taient le  pays  et  se  rendaient  à  Helsingfors  à  bord  des  navires 
russes.  A  la  même  date,  et  par  conséquent  après  l'éloignement 
des  représentants  du  Gouvernement  des  soviets  russes  et  avant 
l'invasion  des  Allemands,  le  Conseil  national  proclamait  l'Esto- 
nie «  République  démocratique  indépendante  et  neutre  ».  Un 
nouveau  gouvernement  provisoire  de  la  République  estonienne 
se  constituait  et  entrait  officiellement  en  fonction.  II  était 
composé  de  : 

M.  Konstantin  Pats,  membre  du  Conseil  du  pays,  premier 
ministre,  ministre  de  l'Intérieur  et  du  Corrimerce; 

M.  Jiiri  Wilms,  membre  du  Conseil  du  pays,  adjoint  au  pre- 
mier ministre,  ministre  de  la  Justice; 

M,  Jaan  Poska,  représentant  d'Estonie  à  l'Assemblée  consti- 
tuante russe,  ministre  des  Affaires  étrangères; 

M.  Andres  Larko,  général,  ministre  de  la  Guerre; 

M.  Johan  Kukk,  membre  du  Conseil  du  pays,  ministre  des 
Finances  et  des  Domaines  publics; 

M.  Jaan  Raamot,  membre  du  Conseil  du  pays,  ministre  de 
l'Agriculture; 

M.  Ferdinand  Petersen,  ministre  des  Transports; 

M.  Willem  Maasik,  membre  du  Conseil  du  pays,  ministre 
au  Travail  et  de  la  Prévoyance  sociale; 

M.  Peter  Pôld,  membre  du  Conseil  du  pays,  ministre  de 
l'Instruction  publique. 

•  La    république    estonienne    proclamée,    assurait   des   droits 
égaux  à  tous  les  citoyens,  quelles  que  soient  leur  nationalité, 
leurs  croyances  ou  leurs  opinions  politiques,  et,  le  Gouverne- 
il 


ESTONIE  83 

ment  formait  aussitôt  une  garde  civile  qui,  dès  le  premier  jour, 
commençait  le  désarmement  de  la  garde  rouge.  A  la  suite  des 
mesures  prises  immédiatement  par  le  Gouvernement,  celui-ci 
réussissait  à  ramener  momentanément  l'ordre  dans  le  pays. 
Les  confiscations  et  les  réquisitions  opérées  par  les  Bolcheviki 
étaient  annulées  et  les  biens  privés  rendus  à  leurs  proprié- 
taires. 

Mais  les  Allemands  continuaient  à  avancer.  Déjà,  dans  l'île 
de  Moon,  deux  compagnies  estoniennes  avaient  dû  assurer 
seules  la  retraite  de  deux  régiments  russes  et  les  troupes  esto- 
niennes ne  pouvaient  songer  à  résister  aux  forces  allemandes 
bien  supérieures. 

Le  25  février  191 8,  les  troupes  allemandes  entraient  à  Reval. 
Elles  envahissaient  tout  le  pays  qu'elles  occupaient  militaire- 
ment; les  autorités  allemandes  commençaient  par  supprimer 
l'organisation  démocratique  et  le  Gouvernement  estonien  se 
trouvait  ainsi  privé  de  tout  pouvoir. 

Dès  l'entrée  des  troupes  allemandes  à  Reval,  l'administration 
militaire  faisait  savoir  qu'elle  ne  reconnaissait  pas  le  Gouver- 
nement estonien,  et  celui-ci  était  suspendu.  Le  conseil  muni- 
cipal était  dissous;  sur  l'ordre  du  colonel  Berring,  la  direction 
des  affaires  municipales  était  remise  à  un  conseil  composé  de 
vingt-quatre  membres  choisis  parmi  les  Germano-Baltes.  Dans 
plusieurs  villes,  les  conseils  municipaux  étaient  également  rele- 
vés de  leur  fonction  par  les  Allemands  et  le  lieutenant-général 
von  Seckendorff  ordonnait  que  les  maires  qui  étaient  en  fonc- 
tion avant  le  i"  mars  191 7  reprissent  la  direction  des  muni- 
cipalités avec  huit  conseillers  municipaux  désignés  par  les 
autorités  allemandes.  A  Dorpat,  un  marchand  allemand  était 
également  nommé  maire.  Dans  tous  les  villages,  les  conseils 
établis  sur  la  base  de  la  loi  électorale  des  communes  étaient 
dissous  et  le  cens  électoral  de  191 4  était  rétabli. 

Bien  que  le  chancelier  Hertling  ait  présenté  au  Reichstag 
l'action  militaire  en  Estonie  et  en  Livonie  comme  une  «  mesure 
de  secours  entreprise  au  nom  de  l'humanité  »,  le  général  von 
Seckendorff  n'avait  cure  de  ces  déclarations  et,  à  la  séance 
d'ouverture  d'une  assemblée  qu'il  avait  convoquée  par  ordre, 
déclarait  que  les  troupes  allemandes  resteraient  en  Estonie 
«  pour  une  protection  de  longue  durée  ».  La  pression  exercée 
par  les  autorités  militaires  n'était  pai^,  du  reste,  sans  susciter 


Sli  L'ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

des  commentaires,  même  dans  la  presse  allemande,  où  certains 
organes  jugeaient  cette  manière  de  faire  inopportune  et  péril- 
leuse. Dans  le  Berliner  Tageblatt,  M.  Hans  Vorst  dénonçait  la 
politique  suivie  dans  ce  pays  par  l'Allemagne  comme  contraire 
non  seulement  aux  stipulations  du  traité  de  Brest-Litowsk  qui 
venait  d'être  signé,  mais  aux  intérêts  allemands  en  même 
temps  qu'aux  intérêts  estoniens  en  faveur  desquels  l'Allemagne 
prétendait  intervenir  et  qu'elle  soutenait  vouloir  sauvegarder. 

Dans  ces  conditions,  la  convocation  d'une  assemblée  consti- 
tuante estonienne  était,  on  le  conçoit,  pratiquement  impossible, 
d'autant  plus  que  les  élections  n'avaient  pas  pu  être  terminées 
avant  l'invasion  allemande.  Celles-ci  permettaient  toutefois  de 
juger  de  l'opinion  estonienne  et  constituaient,  en  quelque 
sorte,  un  référendum  sur  l'indépendance  de  l'Estonie,  puisque 
70  %  des  électeurs  avaient  voté  pour  l'indépendance  absolue  et 
les  autres  pour  l'établissement  d'une  république  autonome  fai- 
sant partie  d'une  confédération  russe.  D'ailleurs,  le  commande- 
ment militaire  allemand  déclarait  qu'il  ne  pouvait  plus  être 
question  de  la  convocation  de  la  Diète  estonienne,  pas  plus  que 
des  autres  libertés  obtenues  par  la  révolution  de  191 7  et  qu'il 
considérait  l'annexion  comme  légitime. 

Dès  l'entrée  en  Estonie  des  troupes  allemandes,  la  presse 
estonienne  est  supprimée.  Plus  tard,  trois  quotidiens  purent 
paraître  à  nouveau,  un  à  Reval  et  deux  à  Tartu.  De  ces  trois 
feuilles,  l'une  cessa  de  paraître  à  partir  du  28  mai.  VEesti 
Paevaleht,  le  Quotidien  estonien,  était  publié  à  Petrograd. 

Le  censeur  allemand  exigeait  que  les  articles  portant  sur  la 
question  baltique  envoyés  au  journal  par  le  bureau  de  la  presse 
allemande  fussent  reproduits  sans  aucun  commentaire  de  la 
rédaction  et  sans  que  la  moindre  indication  permît  de  se  rendre 
compte  de  la  source  de  ces  articles  officiels.  Comme  une  de  ces 
communications,  publiée  dans  une  gazette  de  Tartu,  était  pré- 
cédée de  quelques  lignes  indiquant  son  origine,  celles-ci  furent 
supprimées  et  la  presse  allemande  cita  ce  fait  pour  donner  un 
exemple  de  l'état  d'esprit  qui  régnait  dans  la  presse  estonienne. 
Du  reste,  l'oppression  exercée  sur  la  presse  était  telle  qu'une 
publication  purement  technique,  faite  par  l'Union  centrale  des 
Agriculteurs,  fut  interdite. 

Toutes  les  organisations,  toutes  les  associations  étaient  sup- 
primées. 


ESTONIE  85 

Dans  les  écoles,  toute  propagande  nationale  était  sévèrement 
défendue,  ainsi  que  l'enseignement  de  l'histoire  estonienne. 
Du  reste,  la  langue  allemande  devenait  la  langue  officielle,  bien 
que  le  nombre  des  Allemands  à  Reval  ne  représentât,  d'après 
le  recensement  d'avril  1918,  que  7,2  %  des  habitants.  L'alle- 
mand était  obligatoirement  enseigné  dans  toutes  les  écoles, 
même  communales,  et  la  presse  allemande  annonçait  qu'il  allait 
devenir  la  langue  d'enseignement  dans  les  écoles  secondaires. 

L'Université  de  Tartu  (Dorpat)  était  germanisée.  La  corres- 
pondance ne  pouvait  plus  se  faire  qu'en  allemand  et  toutes  les 
lettres  étaient  censurées. 

Des  Allemands  étaient  nommés  juges  et  les  jugements  rédi- 
gés en  langue  allemande  étaient  rendus  selon  les  lois  crimi- 
nelles allemandes.  La  vie  publique  était  entravée  par  une  série 
d'ordonnances  draconiennes  et  la  population  devait  subir 
toutes  sortes  de  vexations. 

Les  directeurs  et  fonctionnaires  du  service  estonien  d'appro- 
visionnement étaient  révoqués  pour  avoir  remis  à  l'autorité 
militaire  une  pétition  attirant  son  attention  sur  les  défauts  que 
[présentaient  des  ordonnances  et  qui  rendaient  leur  application 
difficile. 

Le  président  du  conseil  municipal  de  Tartu,  M.  Olesk,  avo- 
cat, qui  avait  protesté  contre  la  sujétion  de  la  ville  et  contre 
l'imposition  de  la  langue  allemande  comme  langue  officielle, 
était  arrêté  avec  quarante-neuf  autres  personnes,  à  la  suite  de 
la  découverte,  au  coin  d'une  rue,  d'une  affiche  soi-disant  pro- 
vocante. Ailleurs,  le  commandant  décrétait  que  les  habitants, 
y  compris  les  enfants,  devaient  le  saluer  respectueusement, 
sous  la  menace  de  peines  diverses. 

La  situation  devenait  de  plus  en  plus  dure  en  Estonie,  à  la 
suite  des  succès  que  les  Allemands  remportaient  à  ce  moment 
en  Occident.  Mais  l'influence  du  Conseil  national  sur  l'opinion 
publique  et  surtout  sur  les  paysans,  restait  considérable. 

En  mars,  les  Allemands  commencèrent  à  acheter  des  terres 
aux  réfugiés  estoniens  ruinés.  Pour  parer  à  cette  mainmise  alle- 
mande, le  Conseil  national  estonien  décida  que  quiconque  ven- 
drait des  terres  à  un  Allemand  ou  à  un  étranger  serait  déclaré 
traître  à  son  pays,  mis  à  l'index  et  passible  d'une  peine  après 
la  guerre.  Dès  que  cette  mesure  eut  été  édictée,  la  vente  des 
terres  cessa. 


86  l'allemagne  et  le  baltikum 

Le  Conseil  national  estonien  tentait  de  se  réunir  le  5  avril 
191 8  et  demandait  au  chancelier  et  à  l'autorité  militaire  *  alle- 
mande les  sauf-conduits  nécessaires;  ils  lui  étaient  refusés.  Il 
se  réunit  quand  même  secrètement,  mais  un  lieutenant  alle- 
mand se  présenta  pour  dissoudre  l'assemblée.  En  sa  présence, 
celle-ci  protesta  contre  les  mesures  allemandes  et  les  atteintes 
portées  à  la  volonté  nationale  et  sa  protestation  fut  remise  au 
chancelier  qui  en  accusa  réception. 

L'arrestation  de  M.  Pats,  premier  ministre  du  Gouvernement 
provisoire,  prenait  une  signification  particulière  du  fait  de  sa 
personnalité  et  mettait  à  nu  les  intentions  de  l'Allemagne  dans 
ce  pays.  En  1905,  alors  qu'il  était  maire  de  Reval,  M.  Pats' 
avait,  en  effet,  été  condamné  à  mort  par  contumace  par  un 
conseil  de  guerre,  dont  le  président  se  trouvait  être  un  baron 
balte  adjudant  dans  l'armée  russe.  Après  avoir  vécu  en  exil 
jusqu'en  1909  et  avoir  ensuite,  après  la  révolution  de  191 7, 
joué  un  rôle  important  comme  président  du  Comité  estonien 
de  défense  nationale,  il  avait  été  arrêté  par  les  Bolcheviki,  dès 
leur  arrivée  au  pouvoir.  Aussitôt  après  la  retraite  de  ces  der- 
niers et  leur  expulsion  devant  l'avance  allemande,  le  Conseil 
national  estonien  lui  confiait  la  formation  du  Gouvernement 
piovisoire. 

Au  cours  de  ce  même  mois  d'avril  191 8,  M.  Peet,  jurisconsulte 
à  l'administration  municipale  de  Reval,  adressait  au  commande- 
ment allemand  une  demande  de  démission,  donnant  pour  mo- 
tif de  sa  décision  la  dissolution  du  conseil  municipal  élu  légale- 
ment d'après  les  ordonnances  du  Gouvernement  provisoire,  et 
la  nomination  par  l'autorité  allemande  de  nouveaux  conseillers 
choisis  dans  les  milieux  allemands. 

M,  Peet,  ayant  fait  remarquer,  dans  cette  lettre,  qu'il  y  avait 
violation  de  la  Convention  de  La  Haye  et  du  traité  russo-alle- 
mand de  Brest-Litowsk,  et  que,  jurisconsulte,  il  ne  pouvait, 
dans  ces  conditions,  continuer  l'exercice  de  ses  fonctions,  était 
arrêté  et  traduit  devant  le  conseil  de  guerre  de  Reval.  Le  con- 
seil ne  put  rien  trouver  dans  ses  termes  qui  portât  atteinte 
aux  armées  allemandes  et  on  lui  permit  de  regagner  son  domi- 
cile, en  l'avertissant  d'attendre  le  verdict  chez  lui.  Mais,  le  len- 
demain soir,  un  officier  allemand  so  présentait,  accompagné 
d'un  agent  de  la  police  secrète  allemande.  Tous  deux  déclarè- 
rent à  M.  Peet  qti'il  devait  immédiatement  adresser  à  l'autorité 


ESTONIE  87 

militaire  une  lettre  d'excuse,  dans  laquelle  il  se  dédirait  de 
tout  ce  qu'il  avait  écrit  pour  motiver  sa  démission.  Sur  son 
refus,  ils  lui  firent  savoir  qu'il  avait  une  demi-heure  pour  se 
préparer  à  partir  pour  Riga.  Il  ne  lui  fut  même  pas  permis  de 
mettre  en  ordre  ses  affaires,  ni  de  revoir  ses  parents  et  ses 
amis.  Les  Allemands  l'internaient  dans  un  camp  de  prisonniers 
de  guerre  en  Courlande,  dans  lequel  les  conditions  de  déten- 
tion étaient  très  rigoureuses,  sous  l'accusation  d'avoir  organisé 
en  Estonie  la  résistance  passive  contre  l'Allemagne. 

Les  Landtags  ou  Diètes  d'Estonie  et  de  Livonie,  dont  les 
Allemands  invoquaient  à  chaque  instant  les  délibérations,  com- 
posées en  majorité  de  représentants  de  la  noblesse  allemande 
fixée  dans  ces  pays,  et  dont  la  constitution  ne  reposait  sur 
aucun  droit  réel,  n'étaient  donc  nullement  qualifiés  pour  parler 
au  nom  de  leurs  populations  et  présenter  leurs  véritables  reven- 
dications. A  l'instigation  des  autorités  militaires,  elles  n'en  for- 
mulaient pas  moins  des  vœux  ou  prenaient  des  résolutions  au 
nom  de  ces  populations,  dans  le  but  de  faciliter  la  réalisation 
des  aspirations  pangermanistes  par  l'établissement  d'un  régime 
d'union  personnelle  de  l'Estonie  avec  la  Prusse,  et,  la  propa- 
gande germanique  usait  de  tous  les  moyens  pour  obtenir  toutes 
les  adhésions  qu'elle  pouvait  recueillir,  en  demandant  au  plus 
grand  nombre  possible  de  personnes  d'apposer  leur  signature 
au  bas  des  décisions  prises  par  ces  assemblées,  afin  de  les 
authentifier  et  de  leur  donner  l'autorité  nécessaire.  L'Allema- 
gne ne  répugnait  à  aucune  manœuvre  et  continuait  à  se  livrer 
à  toutes  les  tentatives  pour  égarer  le  monde  sur  les  dispositions 
et  la  volonté  des  populations  de  ces  pays. 

La  plus  remarquable  de  ces  tentatives  est  celle  faite  à  l'assem- 
blée de  Livonie,  tenue  à  Riga  le  10  avril  1918.  Les  élections 
pour  la  nomination  des  délégués  à  cette  assemblée  furent  com- 
mencées sans  que  rien  ait  été  préalablement  annoncé  sur  son 
but  ou  sa  mission.  Aussi,  des  maires  ruraux,  qui  devaient  élire 
des  délégués,  refusèrent  de  prendre  part  aux  élections  et  décla- 
rèrent qu'ils  n'avaient  pas  été  élus  par  les  communes  pour 
résoudre  des  questions  de  politique  générale,  mais  qu'à  cet  effet 
l'année  précédente  avait  été  élu  légalement  le  Conseil  national 
estonien,  auquel  on  devait  donner  la  possibilité  de  se  réunir. 

Avant  la  première  séance,  un  pasteur  vint  s'enquérir  de  l'atti- 
tude que  les  maires  allaient  prendre.  Il  déclara  que  l'assemblée 


88 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


de  Livonie  devait  se  prononcer  sur  le  retour  sous  le  régime  russe 
ou  la  séparation.  Il  expliquait  qu'il  était  impossible  de  rester 
sous  la  domination  russe,  mais  que  les  organes  politiques 
propres  de  l'Estonie  ne  sauraient  protéger  son  indépendance; 
qu'on  ne  pouvait  se  tourner  vers  la  Suède,  état  neutre,  et  que, 
l'Angleterre  étant  trop  loin,  il  ne  restait  d'autre  moyen  que  de 
s'entendre  avec  l'Allemagne.  A  la  première  réunion,  les  délégués 
estoniens  déclarèrent  vouloir  conférer  entre  eux  sur  la  question 
de  la  séparation  de  leur  pays  et  de  la  Russie.  Des  agents  allemands, 
des  pasteurs,  des  étudiants,  etc.,  menaient  une  active  campagne 
autour  d'eux  pour  les  engager  à  voter  pour  la  séparation,  con- 
formément au  vœu  de  l'Allemagne.  Lorsqu'ils  purent,  enfin, 
délibérer  seuls,  ils  conclurent  unanimement  qu'ils  n'avaient  pas 
le  droit  de  décider  du  sort  de  l'Estonie,  mais  que  l'on  devait  don- 
ner à  tout  le  peuple  estonien  ou  à  ses  représentants  la  possibi- 
lité d'exprimer  sa  volonté,  et  qu'il  ne  pouvait  même  pas  être 
question  de  réunir  le  peuple  estonien  au  peuple  letton,  selon  le 
désir  exprimé  par  la  Courlande  et  la  ville  de  Riga. 

Une  résolution  fut  votée  dans  ce  sens,  qui  devait  être  présen- 
tée à  l'assemblée  comme  déclaration  commune  de  tous  les 
maires  et  insérée  dans  les  comptes  rendus  des  séances. 

L'assemblée  fut  ouverte  par  l'autorité  militaire  allemande  de 
Riga,  représentée  par  un  général  accompagné  de  deux  officiers. 
Le  général  fit  une  déclaration  par  laquelle  il  annonçait  que,  la 
veille,  l'Estonie  s'était  séparée  unanimement  de  la  Russie,  bien 
qu'à  Reval  comme  à  Riga,  les  Estoniens  aient  refusé  de  parti- 
ciper aii  vote  de  l'assemblée;  puis  il  fit  procéder  à  l'élection  du 
président  de  l'assemblée.  Sur  la  proposition  de  plusieurs  Alle- 
mands, le  baron  Stâel-Holstein  fut  élu.  Celui-ci,  dans  un  long 
discours,  remercia  l'armée  allemande  pour  la  délivrance  de 
l'Estonie  et  les  services  rendus  au  pays. 

Ce  discours  fut  traduit  en  letton  et  en  estonien,  car  la  plu- 
part des  maires  ne  comprenaient  pas  l'allemand;  mais  il  était 
visible  que  les  organisateurs  de  cette  assemblée  désiraient  trai- 
ter en  allemand  les  questions  qui  lui  étaient  soumises  et  avaient 
hâte  de  les  résoudre  avant  que  les  membres  ne  fussent  mis 
exactement  au  courant  des  faits.  Dans  ce  but,  le  président  pro- 
posa de  résoudre  affirmativement  la  question  de  la  séparation 
de  la  Livonie  et  de  la  Russie. 

Un  des  délégués  estoniens  déclara  au  nom  de  tous  ses  collé- 


ESTONIE  89 

gues  qu'ils  ne  pouvaient  prendre  part  ni  aux  délibérations,  ni 
aux  votes  de  l'assemblée,  car  n'appartenant  pas  au  Gouverne- 
ment de  Livonie,  mais  à  l'Estonie  unifiée,  ils  ne  se  considéraient 
pas  autorisés  à  formuler  des  résolutions  au  nom  de  cette  der- 
nière, et  que  cela  incombait  à  ses  représentants  élus,  auxquels 
on  devait  permettre  de  se  réunir.  Le  président  de  l'assemblée 
ayant  refusé  de  recevoir  la  résolution  votée  par  ces  délégués,  la 
séance  fut  suspendue  au  milieu  de  menaces  adressées  aux  Esto- 
niens. A  la  reprise  de  la  séance,  le  président  n'ayant  traduit  en 
allemand  que  quelques  phrases  de  la  déclaration  des  maires 
estoniens,  bien  qu'une  traduction  in  extenso  lui  eut  été  remise, 
ceux-ci  voulurent  alors  quitter  la  salle.  Quelques-uns  déjà 
étaient  sortis  quand  le  baron  Stâel-Holstein  le  leur  interdit,  au 
nom  de  l'autorité  militaire,  et  ordonna  de  fermer  les  portes.  Les 
maires  restés  dans  la  salle  protestèrent  et  déclarèrent  qu'ils  ne 
prendraient  pas  part  au  vote.  Aucun  compte  rendu  ne  fut  fait 
de  cette  réunion. 

Après  la  séance,  le  général  allemand  essaya  de  savoir  quel 
était  l'auteur  de  la  déclaration;  il  fit  des  menaces,  puis,  n'étant 
pas  parvenu  à  ses  fins,  invita  les  délégués  à  agir  sur  l'opinion 
au  cours  de  réunions  publiques;  les  délégués  ayant  riposté  que 
les  réunions  étaient  interdites,  le  soir  celles-ci  étaient  de  nou- 
veau permises. 

Dans  leur  déclaration  devant  cette  assemblée,  les  maires 
estoniens  avaient  insisté  sur  ce  point  qu'ils  n'avaient  pas  le 
droit  de  modifier  la  décision  du  Conseil  national  qui,  en  qua- 
lité de  représentant  légitime  du  peuple  estonien,  et  se  basant 
sur  le  décret  du  Gouvernement  russe  actuel  accordant  aux 
peuples  le  droit  de  décider  eux-mêmes  de  leur  sort,  avait  pro- 
clamé l'Estonie  république  démocratique  indépendante,  et  que, 
d'autre  part,  pour  fixer  la  nature  des  relations  que  l'Estonie 
entendait  avoir  avec  l'Allemagne  ou  quelque  autre  des  Etats 
voisins  de  la  Baltique,  le  peuple  estonien  ne  voulait  prendre  de 
décision  que  par  la  voie  d'une  représentation  indépendante, 
élue  librement  par  lui. 

Une  protestation  contre  la  réunion  de  ces  Diètes  et  leurs 
décisions,  contenant  un  exposé  détaillé  de  la  véritable  situa- 
tion des  populations  vis-à-vis  d'elles,  fut  envoyée  au  Gouverne- 
ment allemand,  le  21  mars  1918,  par  les  soins  de  la  délégation 
estonienne  en  Suède,  et  une  nouvelle  protestation  contre  les 


QO  l'aLLEMAGNE  et  le  BALTIKUM 

propositions  faites  par  les  Diètes  estonienne  et  livonienne,  en 
vue  d'une  union  avec  la  Prusse  fut,  le  i3  avril,  présentée  au 
chancelier  et  au  secrétaire  d'Etat  des  Affaires  étrangères  de 
l'Empire  allemand  par  la  délégation  estonienne,  à  Christiania. 
Nédhimoins,  au  milieu  d'avril,  on  mandait  officiellement  de 
Berlin  que  le  Conseil  national  de  Livonie,  d'Estonie,  de  Riga 
et  d'Œsel,  réuni  au  château  de  Riga,  avait  pris,  par  acclama- 
tion, les  décisions  suivantes  (i)  : 

L'assemblée  demande  à  l'Empereur  allemand  :  i°  de  maintenir  continuelle- 
ment la  Livonie  et  l'Estonie  sous  sa  protection  militaire  et  de  les  soutenir 
efficacement  dans  la  réalisation  définitive  de  leur  séparation  avec  la  Russie; 
2°  exprime  le  vœu  qu'on  forme  de  la  Livonie  et  de  l'Estonie,  de  la  Cour- 
lande,  des  îles  s'y  rattachant  et  de  la  ville  de  Riga  un  Etat  constitutionnel 
monarchique  unique,  avec  Constitution  et  administration  uniques;  que  cet 
Etat  soit  lié  à  l'Empire  allemand  par  une  union  personnelle  avec  le  Roi  de 
Prusse;  que  l'Empereur  allemand  daigne  entendre  ce  vœu  des  populations 
des  provinces  baltiques  et  le  réaliser;  3°  demande  à  l'Empereur  allemand  de 
rendre  possible  l'institution  des  organisations  nationales  en  Livonie  et  en 
Estonie,  afin  d'administrer  ces  deux  provinces  jusqu'au  groupement  des 
provinces  baltiques  réunies;  4°  demande  que  des  conventions  monétaires, 
de  transports,  de  douanes,  de  poids  et  mesures  soient  conclues  entre  l'Empire 
allemand,  le  Royaume  de  Prusse  et  l'Etat  à  former  avec  les  provinces  bal- 
tiques. 

Dans  le  même  temps,  on  annonçait  également  que  le  chan- 
celier devait  recevoir,  au  grand  quartier  général,  une  déléga- 
tion des  provinces  de  Livonie  et  d'Estonie,  qui,  sous  la  con- 
duite du  baron  Dollinghausen,  lui  transmettrait  les  vœux  de 
ces  pays;  mais  les  prétendus  vœux  dont  cette  délégation  se 
chargeait  n'étaient  autres  que  ceux  de  ces  Diètes  baltiques, 
assemblées  aristocratiques  composées,  ainsi  que  nous  venons 
de  le  voir,  d'éléments  totalement  étrangers  aux  populations 
dont  elles  se  donnaient  comme  les  représentants  et  au  sujet 
desiquelles  le  Post,  de  Munich,  écrivait  : 

Quels  sont  tous  ces  éléments  qui  ont  voulu,  avec  tant  d'ardeur,  faire  de 
la  Livonie,  de  l'Estonie,  de  la  Courlande,  des  îles  de  la  côte  et  de  la  ville 
de  Riga  un  seul  Etat,  qui  serait  une  monarchie  constitutionnelle  rattachée  à 
l'Allemagne?  Voici  les  chiffres  fournis  par  l'Agence  Wolff  :  la  Diète  de 
Livonie,  d'Estonie,  de  Riga  et  d'Œsel  se  compose  de  cinquante-huit  membres 
nommés  par  les  assemblées  locales   :   la  noblesse   a   nommé  trois  délégués 


(i)  D'après  le  Temps  du  i5  avril  1918. 


ESTONIE  9 1 

allemands;  les  propriétaires  fonciers,  treize  Allemands;  les  communes  rurales 
ont  treize  représentants,  dont  neuf  sont  Estoniens  et  quatre  Lettons;  les 
villes  ont  vingt  délégués  (treize  Allemands,  deux  Estoniens',  cinq  Lettons); 
l'Université  de  Dorpat  a  un  représentant,  qui  est  Allemand;  le  territoire  de 
Petschory  est  représenté  par  un  Letton;  le  clergé  par  quatre  Allemands,  deux 
Estoniens  et  un  Letton. 

Ainsi,  la  noblesse  allemande,  les  propriétaires  fonciers  allemands,  les 
délégués  municipaux  de  race  allemande,  les  membres  allemands  du  clergé 
représentent  actuellement  un  peuple  qui  se  compose,  en  son  écrasante  ma- 
jorité, d'éléments  non  allemands.  Les  classes  privilégiées  allemandes  de 
Livonie  et  d'Estonie  ont  exprimé  leurs  désirs  personnels.  Elles  correspondent 
à  peu  près  aux  anciennes  classes  sociales  du  moyen  âge  :  la  noblesse,  le 
clergé  et  les  villes.  On  a  l'audace  de  considérer  cette  résolution  des  classes 
possédantes  comme  l'expression  du  «  droit  des  peuples  à  disposer  d'eux- 
mêmes  ».   Conception  du  droit  bien  prussienne  ! 

r 

A  la  suite  de  la  publication  de  ces  informations  par  la  presse 
allemande,  les  représentants  du  Gouvernement  provisoire  esto- 
nien, MM.  Charles-Robert  Pusta,  Antoine  Piip  et  Edouard  Wirgo, 
adressaient  à  la  Russie,  en  même  temps  qu'à  toutes  les  autres 
puissances,  un  nouveau  mémorandum,  en  date  du  8  mai  1918, 
dans  lequel  ils  leur  demandaient  de  reconnaître  immédiatement 
l'indépendance  de  l'Estonie  et  la  compétence  du  Parlement 
général  démoeratique  estonien,  pour  décider  seul,  à  l'exclusion 
des  différentes  assemblées  de  la  noblesse  estonienne  et  livo- 
nienne,  du  futur  régime  politique  du  pays  et  de  sa  situation  au 
point  de  vue  du  droit  international.  En  vertu  du  précédent 
mémorandum  du  Conseil  estonien  et  à  la  suite  des  faits  nou- 
veaux qu'ils  exposaient,  ils  demandaient  à  ces  gouvernements  : 

1°  De  reconnaître  l'indépendance  de  la  République  démocra- 
tique estonienne  dans  ses  frontières  ethnographiques,  y  com- 
pris les  îles  du  Moonsund; 

2°  De  reconnaître  le  Gouvernement  provisoire  nommé  par 
le  Conseil  du  pays  estonien  comme  le  seul  pouvoir  exécutif  du 
pays; 

3°  De  reconnaître  à  l'Estonie  le  droit  de  participer  à  la  Con- 
férence générale  de  la  paix,  afin  qu'elle  puisse  y  défendre  ses 
intérêts  et  soumettre  à  la  Conférence  un  projet  relatif  à  la 
reconnaissance  par  les  puissances  de  la  neutralité  de  la  Répu- 
blique estonienne  et  aux  garanties  internationales  de  cette  neu- 
tralité. 

A  la  suite  de  la  remise  de  ce  mémorandum  sur  la  situation 
politique  de  l'Estonie,  par  MM.  Antonius  Piip,  représentant  du 


92  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

Gouvernement  provisoire  estonien  à  Londres,  Edward  Wirgo  et 
Gh.-R.  Pusta.  M,  Arthur  James  Balfour  déclarait  dans  sa 
réponse,  en  date  du  3  mai  1918  : 

It  gave  me  much  pleasure  to  receive  your  récent  visit,  and  I  take  this 
opportunity  of  assuring  you  that  His  Majesty's  Government  greet  with 
sympathy  the  aspirations  of  the  Esthonian  people  and  are  glad  to  reaffirm 
their  readiness  to  grant  provisional  récognition  to  the  Esthonian  National 
Council  as  a  de  facto  independent  body,  until  the  Peace  Ckînferenoe  takes 
place,  when  the  future  status  of  Esthonia  ought  to  be  settled  as  far  as 
possible  in  accordance  with  the  wishes  of  the  population.  It  would  obviously 
be  impossible  for  His  Majesty's  Government  at  the  présent  time  to  guarantee 
to  Ethonia  the  right  to  participa  te  at  the  Peace  Conférence,  bu  at  any  such 
Conférence  His  Majesty's  Government  will  do  their  utmost  to  secure  thaï 
the  above  principle  is  applied  to  Esthonia. 

M,  Charles-Robert  Pusta,  représentant  du  Gouvernement 
provisoire  estonien  à  Paris,  qui  avait  fait  auprès  de  M.  le  Minis- 
tre des  Affaires  étrangères  la  même  démarche,  en  vue  d'obtenir 
la  reconnaissance  par  la  France  de  la  République  estonienne, 
recevait  de  M.  Stephen  Pichon,  le  i3  mai  1918,  une  réponse 
011  il  était  dit  notamment  : 

C'est  avec  une  très  sincère  sympathip  que  la  France  salue  les  aspirations 
de  la  nation  estonienne,  et  je  suis  heureux  de  vous  affirmer  à  nouveau  que 
le  Gouvernement  de  la  iRépublique  est  prêt  à  reconnaître  provisoirement  le 
Conseil  national  estonien  comme  une  organisation  indépendante  de  fait, 
jusqu'à  ce  que  la  Conférence  de  la  paix  permette  d'établir  définitivement 
le  futur  statut  de  l'Estonie,  conformément  aux  vœux  de  la  population. 

Le  (gouvernement  français  fera,  d'ailleurs,  tout  ce  qu'il  pourra  pour  que, 
le  moment  venu,  le  peuple  estonien  soit  en  mesure  de  présenter  l'exposé  de 
ses  revendications. 

J'ajoute  que  le  Gouvernement  français  réserve  tous  ses  droits  en  ce  qui 
concerne  la  participation  de  votre  pays  au  règlement  ultérieur  de  la  dette 
étrangère  de  la  Russie. 

M.  S.  Sonnino  répondait  peu  après,  le  29  mai  1918,  dans 
un  sens  analogue,  au  nom  du  Gouvernement  italien,  à  qui  la 
même  communication  avait  été  faite  : 

II  R.  Governo,  fedele  aie  tradizioni  dell'Italia,  è  lieto  di  esprimere  le  sue 
vive  simpatie  per  le  aspirazioni  del  popolo  estoniano  verso  la  libertà.  II  R. 
Governo  è  dispoto  a  riconoscere  provisoriamente  il  Consiglio  Nazionale 
estoniano  come  una  organizzazio  ne  indipendente  di  fatte,  ma  non  pu6  dare 
alcun  affîdamento  pel  riconoscimento  délia  futura  indipendanza  délie  State 


ESTONIE  98 

di  Estonia  essendo  questa  una  queslione,  corne  le  altre  analoghe  concernanti 
provincie  vicine,  che  devra  essere  riservata  aile  decisioni  délie  Potenze  in 
occasione  del  Congresso  délia  Pace.  Gli  Alleati  considerano  la  pace  di  Brest- 
Litowsk  corne  non  avvenuta  e  portante  ogni  sistemazione  definitiva  délie 
regioni  che  formavano  parte  deU'Impero  Russo  deve  riservarsi  al  Congresso 
délia  Pace.  Per  questo  motivo  l'Italia  non  ha  riconosciuto  fîno  ad  ora  alcuno 
dei  nuovi  Governi  sorti  in  Russia.  D'altra  parte  le  S.  V.  111°'®  possono 
ritenere  per  certo  che,  in  seno  al  Congresso  délia  pace,  l'Italia  non  man- 
cherà  di  sostenere  i  principii  generali  di  giustizia  e  di  liberté  pei  quali  essa 
ha  preso  le  armi. 

Intanto  il  Regio  Governo  confîda  che  il  Consiglio  Nazionale  e  il  popolo 
dell 'Estonia  faranno  tutto  il  possibile  per  salvaguardare  la  loro  patria  da 
ogni  dipendenza  dalla  Germania. 

Un  courant  d'opinion  se  manifestait  cependant  en  Allemagne 
contre  ces  annexions.  Après  le  Vorwaerts,  qui  estimait  que  les 
protestations  auxquelles  se  référait  la  note  remise  par  M.  Joffé 
reflétaient  l'opinion  générale  du  pays,  là  Gazette  de  Francfort  (i) 
s'élevait  contre  l'intervention  allemande  dans  les  affaires  d'Esto- 
nie et  de  Livonie.  On  y  lisait  : 

Le  problème  baltique  va  recevoir  bientôt  une  solution  définitive.  L'attitude 
prise  par  le  Gouvernement  impérial  est  en  contradiction  avec  le  traité  de 
Brest-Litowsk  et  risque  d'amener  les  conséquences  les  plus  graves.  Nous 
avouons  que  le  rôle  que  certains  groupes  voudraient  faire  jouer  à  l'Allema- 
gne, dans  l'affaire  de  Livonie  et  d'Esthonie,  ne  nous  touche  nullement. 

On  ne  peut  encore  se  rendre  compte  de  toutes  les  conséquences  de  la 
paix  de  Brest-Litowsk,  mais  une  chose  est  claire  :  les  plénipotentiaires 
russes  ne  l'ont  signée  que  parce  qu'ils  y  étaient  contraints.  Le  comte 
Hertling  a  dit,  après  la  signature  du  traité,  que  l'Allemagne  désirait  entre- 
tenir des  relations  étroites  et  amicales,  non  seulement  avec  les  peuples 
baltiques,  mais  aussi  avec  la  Russie.  Or,  si  la  Russie  peut,  sans  que  sa  vie 
soit  mise  en  danger,  supporter  les  nouveaux  coups  qu'on  voudrait  lui  infliger, 
elle  peut  très  bien  ne  pas  témoigner  à  notre  égard  de  sentiments  amicaux  et 
pacifiques.  Il  est  absolument  invraisemblable  que  la  Russie  se  console  jamais 
de  la  perte  de  la  côte  baltique.  Sa  vie  économique  serait  privée  de  tout 
débouché  maritime  et  sa  liberté  d'action  politique  en  serait  &  l'avenir  para- 
lysée. 

C'était  le  moment  où  la  National  Zeitung  montrait  le  danger 
de  la  haine  que  l'Allemagne  avait  soulevée  dans  le  monde,  et 
ne  craignait  pas  de  dire  que  ses  victoires  ne  lui  donneraient 
pas  la  paix. 


(i)  3o  Mai  1918. 


9^  l'allemagne  et  le  baltikum 

Devant  les  difficultés  qu'elle  voyait  surgir  à  l'Est,  malgré 
les  traités  qu'elle  avait  conclus,  l'Allemagne  ne  craignait  pas, 
du  reste,  pour  y  faire  face,  de  revenir  sur  ses  paroles  ou  ses 
conventions.  Sans  se  soucier  des  nouveaux  rapports  avec  les 
provinces  baltiques  ou  avec  l'Ukraine  qu'elle  avait  essayé  d'éta- 
blir mais  dont  elle  sentait  la  précarité  et  qui  passaient  ainsi  au 
second  plan  dans  ses  préoccupations,  elle  n'envisageait  plus  que 
la  situation  générale  qui  lui  était  faite  à  l'Est  et  ne  s'embarras- 
sait d'aucune  considération.  On  lisait,  dans  un  article  de  la 
Gazette  de  Voss  paru  au  mois  de  juillet  191 8,  sous  la  signature 
de  M.  Georg  Bernhard  : 

Ce  qui  importe,  c'est  notre  politique  à  l'égard  de  la  Russie  et  non  nos 
relations  avec  les  Etats  frontières  de  l'Est.  D'ailleurs,  le  sort  de  ces  Etats 
ne  pourra  être  définitivement  décidé  que  lorsque  nos  rapports  avec  la 
Russie  seront  suffisamment  éclaircis.  Comment  ces  rapports  seront-ils  renou- 
velés ?  Quand  cette  transformation  aura-t-elle  lieu  ?  Tels  sont  les  problèmes 
essentiels  qui  se  posent  à  notre  future  politique. 

A  la  suite  des  négociations  qui  s'étaient  poursuivies  à  Berlin 
entre  les  représentants  russes  et  les  délégués  allemands  au  sujet 
de  la  paix  de  Brest-Litowsk,  la  Strassburger  Post  faisait  savoir, 
à  la  fin  de  juillet,  que  le  Soviet,  ayant  consenti  à  ce  que  la 
Livonie  et  l'Estonie  soient  détachées  de  la  Russie,  cette  décision 
avait  pour  conséquence  de  modifier  les  dispositions  prises  aupa- 
ravant par  le  Gouvernement  allemand  en  vue  de  l'organisation 
des  territoires  occidentaux  des  confins  russes.  La  Courlande 
serait  détachée  du  territoire  d'administration  militaire  connu 
sous  le  nom  d'Ober-Ost  et  unie  à  la  Livonie  et  à  l'Estonie  pour 
former  un  gouvernement  général  qui  préparerait  l'unification 
de  ces  territoires  et  l'organisation  d'un  «  Baltikum  ». 

Suivant  un  télégramme  du  2  août,  le  général  von  Harbou 
devait  être  nommé  chef  de  l'administration  militaire  dans  le 
nouveau  territoire  ainsi  formé; 

Les  autorités  militaires  allemandes  ayant,  d'autre  part,  inter- 
dit aux  Estoniens  de  venir  exposer  leurs  doléances  à  Berlin, 
MM.  Tœnisson,  Kull,  Martna  et  Menning,  dont  nous  avons 
relaté  plus  haut  les  mésaventurt's  lors  de  leurs  démarches 
auprès  du  Gouvernement  allemand  en  faveur  des  populations 
lettones,  s'étaient,  comme  délégués  de  la  Diète  estonienne,  qui, 
bien  qu'assemblée  élue,  se  trouvait  dans  l'impossibilité  de  déli- 


ESTONIE  95 

bérer  sous  le  régime  de  roccupation  allemande,  rendus  à 
Stockholm,  d'où,  au  début  de  juillet  19 18,  ils  avaient  adressé 
une  protestation  au  Gouvernement  allemand.  Dans  cette  pro- 
testation, les  délégués  estoniens  déclaraient  que  la  façon  dont 
l'occupation  de  leur  pays  était  effectuée,  en  vertu  du  traité  de 
Brest-Litowsk,  méconnaissait  la  volonté  des  populations  et  vio- 
lait les  droits  de  l'Estonie.  Alors  que  cette  occupation  ne  devait 
avoir  que  le  caractère  d'une  mesure  de  police,  les  autorités 
allemandes,  après  avoir  institué  une  véritable  dictature  mili- 
taire, opprimaient  le  Gouvernement  estonien  et  l'administra- 
tion conimunale,  abolissaient  la  liberté  de  la  presse  et  exer- 
çaient une  pression  violente  pour  obliger  les  habitants  à  accep- 
ter le  rattachement  de  leur  pays  à  l'empire  allemand.  Les  délé- 
gués estoniens  demandaient  instamment  que  le  Gouvernement 
national  d'Estonie  soit  remis  en  fonction  et  que  la  Diète  soit 
appelée  à  statuer  sur  le  régime  qu'il  convenait  d'instituer. 

A  la  suite  des  négociations  russo-allemandes  supplémentaires 
qui  venaient  d'avoir  lieu  à  la  fin  d'août  1918,  et  dont  une  partie 
concernait  l'Estonie,  les  représentants  officiels  de  la  Diète  et  du 
Gouvernement  estonien  dissous  par  les  Allemands  adressaient 
aux  représentants  diplomatiques  des  pays  belligérants  et  neu- 
tres, à  Copenhague,  en  même  temps  qu'au  Gouvernement 
danois,  une  nouvelle  protestation  dans  laquelle  ils  faisaient 
savoir,  au  nom  de  la  République  estonienne,  que  tout  traité 
conclu  entre  le  Gouvernement  allemand  et  les  Soviets  russes 
touchant  le  statut  de  l'Estonie,  sans  le  consentement  formel  de 
la  représentation  du  peuple  estonien  et  du  Gouvernement  pro- 
visoire, était  considéré  par  eux  comme  nul. 

Les  représentants  autorisés  du  Conseil  national  et  du  Gou- 
vernement provisoire  d'Estonie,  à  la  suite  de  la  décision  du 
Gouvernement  allemand,  prise  d'accord  avec  le  Gouvernement 
des  Soviets  russes  qui  reconnaissait  la  séparation  de  l'Estonie 
et  de  la  Livonie  d'avec  la  Russie  et  leur  soi-disant  «  indépen- 
dance »,  de  créer  pour  les  pays  baltiques  un  gouvernement 
général  chargé  de  préparer  leur  incorporation  dtéfînitive  à 
l'Allemagne,  protestaient  avec  la  dernière  énergie,  au  nom  du 
peuple  estonien  contre  cet  acte  du  Gouvernement  des  Soviets 
russes  par  une  note,  en  date  du  7  août  191 8,  remise  à  tous  les 
ambassadeurs  des  Gouvernements  alliés  et  neutres.  Il  y  était 
dit  : 


■Q&  l'allema.gne  et  le  baltikum 

Ainsi,  sur  la  demande  de  l'Allemagne,  le  Gouvernement  des  Soviets  arra- 
che le  dernier  voile  qui  couvrait  le  traité  de  paix  de  Brest 4.itowsk,  et,  se 
raillant  impudemment  des  aspirations  des  pays  baltiques  à  la  liberté,  les 
vend  à  l'Allemagne,  qui  conclue  le  marché  sans  consulter  les  peuples  vic- 
times. Sous  prétexte  de  la  défendre,  celui-ci  a  fait  dévaster  l'Estonie  par 
une  armée  considérable  jusqu'à  l'invasion  allemande,  puis  a  abandonné  au 
puissant  ennemi  la  petite  armée  et  le  peuple  estoniens,  et  s'arroge  mainte- 
nant le  droit  de  décider  du  sort  de  ce  peuple. 

Le  Gouvernement  allemand  qui,  après  avoir,  par  les  déclarations  de  son 
chancelier  et  de  «es  ministres,  prétendu  reconnaître  le  droit  des  peuples  de 
disposer  d'eux-mêmes,  a  passé  sous  silence  toutes  les  protestations  des  repré- 
sentants légaux  de  l'Estonie,  ne  fait,  par  ce  nouvel  arrangement,  qu'ajouter 
un  crime  de  plus  à  ceux  dont  il  s'est  rendu  coupable  envers  l'humanité.  Le 
peuple  estonien,  en  gardant  intact  sa  foi  indélébile,  persiste  à  croire  que 
lorsque  sonnera  l'heure  de  la  justice,  on  n'oubliera  pas  le  crime  perpétré  à 
ses  dépens  par  l'Allemagne. 

Vers  la  même  époque,  on  assurait  que  les  autorités  alleman- 
des en  Estonie  enrôlaient  de  force  des  recrues  et  que  la  popula- 
tion était  soumise  à  un  véritable  régime  de  terreur. 

En  réponse  au  mémorandum  que  M.  Piip,  représentant 
diplomatique  d'Estonie  à  Londres,  adressait  au  Gouvernement 
britannique,  au  mois  de  septembre  1918,  pour  lui  exposer  la 
situation  politique  de  ce  pays,  M.  Balfour  lui  faisait  savoir  : 

Le  Gouvernement  de  Sa  Majesté  refuse  absolument  au  Gouvernement 
allemand  tout  droit  d'exercer  une  souveraineté  quelle  qu'elle  soit  sur  l'Estho- 
nie  ou  d'en  disposer  d'une  manière  quelconque.  Aucune  paix  ne  pourra 
donner  satisfaction  à  l'Angleterre  qui  ne  comportera  pas  ce  principe.  Jusque- 
là,  toute  tentative  de  la  part  de  l'Allemagne  de  procéder  à  un  recrutement 
forcé  en  Esthonie  ou  de  décréter  toute  autre  mesure  d'oppression  contre  les 
Esthoniens  sans  leur  consentement,  ne  pourra  être  considérée  que  comme 
un  acte  d'usurpation  et  de  tyrannie.  Le  Gouvernement  de  Sa  Majesté  est,  en 
outre,  d'avis  que  le  droit  de  disposer  d'elle-même  appartient  à  l'Esthonie 
autant  qu'à  tout  autre  pays. 

Toutefois,  il  ajoutait  :  «  Le  Gouvernement  de  Sa  Majesté 
estime  cependant  que  les  conditions  d'application  de  ce  prin- 
cipe ne  pourront  être  déterminées  d'une  façon  définitive  que 
conformément  aux  décisions  générales  prises  par  la  Conférence 
de  la  paix  ».  Et  il  terminait  en  exprimant  toute  sa  sympathie 
pour  les  aspirations  nationales  du  peuple  estonien  et  en  affir- 
mant qu'  ((  il  s'opposera  absolument  à  tout  essai  d'imposer  à 
l'Estonie,  pendant  ou  après  la  guerre,  un  régime  politique  qui 


ESTONIE  97 

ne  soit  pas  conforme  aux  désirs  de  sa  population  et  qui  limi- 
terait son  droit  de  disposer  d'elle-même  ». 

M.  Charles  R.  Pusta,  délégué  du  Gouvernement  estonien  en 
France,  dans  une  note  en  date  du  19  octobre,  faisant  suite  à 
celle  qu'il  lui  avait  remise  le  6  mai  dernier,  faisait  connaître  à 
M.  Stephen  Pichon,  ministre  des  Affaires  étrangères,  les  modi- 
fications que  la  situation  de  l'Estonie  avait  subies  depuis  cette 
époque.  Il  rappelait  que  les  Allemands,  après  l'échec  de  leur 
tentative  faite  en  vue  d'obtenir  du  peuple  estonien,  par  l'inter- 
médiaire des  assemblées  de  Riga  et  de  Reval,  convoquées  par 
ordre  au  mois  d'avril  dernier,  une  ratification  de  la  réunion 
de  l'Estonie'à  la  Prusse,  avaient  demandé  aux  Bolcheviki  russes 
la  revision  de  ce  traité,  et  qu'à  la  suite  de  cette  revision  faite 
à  Berlin  les  représentants  du  Gouvernement  des  Soviets  russes 
avaient  reconnu  que  l'Estonie  et  la  Livonie  se  trouvant  déga- 
gées de  la  souveraineté  russe,  elles  pouvaient  entrer  directe- 
ment en  relation  avec  la  Russie  par  leurs  représentants.  Mais 
les  Allemands  empêchant  le  Conseil  national  et  le  Gouverne- 
ment provisoire  nommé,  le  2 4  février  dernier,  par  ee  conseil, 
représentation  légale  du  peuple  estonien,  d'exercer  tout  pou- 
voir et  prétendant  que  l'ancienne  souveraineté  de  la  Russie 
était  passée  aux  Landtags,  formés  de  barons  baltes,  qui,  d'après 
eux,  devaient  continuer  de  constituer  la  représentation  légale 
de  ce  pays,  M.  Pusta  demandait  à  la  France,  qui,  avec  l'Angle- 
terre et  l'Italie,  avaient  reconnu  au  peuple  estonien  le  droit  de 
décider  de  sa  future  Constitution,  de  reconnaître  son  indépen- 
dance d'une  manière  explicite.  Il  écrivait  : 

L'Esthonie,  n'étant  pas  reconnue  formellement,  de  droit  indépendante,  n'a 
pas  tous  les  moyens  possibles  de  se  défendre  contre  l'emprise  allemande. 
Cette  situation  difficile  ne  peut  que  faire  accroître  les  sentiments  d'abandon 
et  de  désillusion  du  peuple  esthonien. 

Sans  aucun  doute,  les  Allemands  tireront  parti  de  ces  sentiments  et  l'on 
peut  prévoir  une  nouvelle  campagne,  de  nouvelles  propositions  de  leur 
part.  Ils  ne  manqueront  pas  d'effrayer  le  peuple  avec  l'idée  que  les  Alliés  ne 
veulent  que  replacer  l'Esthonie  sous  la  domination  de  la  Russie  anarchique  ou 
réactionnaire. 

Dans  sa  réponse,  en  date  du  6  novembre  1918,  M.  S.  Pichon 
informait  M.  Pusta  ((  que  le  Gouvernement  français  ne  recon- 
naîtra aucun  des  traités  germano-russes  qui  ont  prétendu  dis- 
poser du  sort  de  l'Estonie  sans  son  consentement,  et  qu'il  tien- 

7 


4)8  l'allemagne  et  le  baltikum 

dra  pour  non  avenues  les  mesures  ordonnées  par  les  assemblées 
constituées  et  réunies  par  l'envahisseur  ».  11  faisait  du  reste 
.remarquer  que  <(  les  succès  définitifs  des  armées  alliées  sur  les 
fronts  d'Occident  et  d'Orient  ne  peuvent  manquer  d'entraîner 
à  très  brève  échéance  une  libération  complète  de  l'Estonie  et 
permettre  à  ses  organes  nationaux  d'exercer,  en  toute  indépen- 
dance, leur  activité  ».  Et  il  ajoutait  : 

Je  ne  doute  pas  qu'en  entretenant  dans  ces  idées  vos  compatriotes,  vous 
ne  preniez  à  tâche  de  les  convaincre  que  les  Gouvernements  de  l'Entente, 
qui  sont  décidés  à  les  sauver  de  l'emprise  allemande,  se  contrediraient  eux- 
mêmes  et  manqueraient  aux  grands  principes  pour  lesquels  ils  combattent 
s'ils  acceptaient  de  laisser  imposer  à  l'Esthonie  un  régime  âe  domination, 
de  désordre  ou  de  contrainte. 

Le  Gouvernement  français  adhère  à  cet  égard  aux  vues  exprimées  par  le 
Gouvernement  britannique  et  s'associe  aux  déclarations  que  le  Foreign  Office, 
dans  sa  lettre  du  lo  septembre,  a  faites  à  M.  Piip,  délégué  d'Esthonie  à 
Londres. 

En  reconnaissant  l'existence  de  facto  du  Gouvernement  provisoire  estho- 
nien,  les  Alliés  ont  marqué  de  la  façon  la  plus  nette  leur  sympathie  pour 
les  revendications  de  votre  pays;  ils  ont  manifesté  leur  volonté  de  l'aider 
et  de  le  défendre  contre  l'oppression  allemande  et  ils  se  sont  engagés  à 
régler,  au  moment  de  la  paix  générale,  le  sort  de  l'Esthonie,  en  tenant 
compte  des  vœux  des  populations  librement  et  régulièrement  exprimés. 

D'autre  part,  les  Estoniens  qui  avaient  en  masse  quitté  leur 
pays  devant  l'invasion  allemande  et  avaient  émigré  en  Russie, 
remettaient,  entre  temps,  à  M.  Noulens,  ambassadeur  de  France 
en  Russie,  une  énergique  protestation  contre  la  politique  alle- 
mande de  violence  et  d'oppression  pratiquée  en  Estonie  depuis 
le  traité  de  Rrest-Litowsk.  Cette  protestation,  adressée  au 
monde  entier,  disait  en  substance  : 

L'autorité  militaire  allemande  veut  faire  entrer  de  force  la  civilisation  ger- 
manique dans  le  pays.  L'allemand  devient  obligatoire  dans  les  écoles  et 
l'administration.  La  liberté  de  parole,  l'inviolabilité  personnelle  n'existent 
plus.  Le  développement  économique  est  brisé.  Le  chômage  sévit  d'une  façon 
intense  et  la  famine  apparaît  menaçante. 

Le  «  Conseil  du  pays  »,  représentant  légitime  du  peuple,  n'a  pas  le  droit 
de  siéger.  La  justice  nationale  est  remplacée  par  des  conseils  de  guerre  alle- 
mands. 

La  véritable  Diète  nationale,  qui  siégea  du  i®'  juin  au  i5  novembre  ifti?, 
avait  eu  le  temps  d'organiser  la  vie  du  pays  d'après  les  principes  stables  du 
droit  civil,  aussi  les  Estoniens  ont-ils  refusé  de  siéger  dans  le  «  Landtag  » 
servile  créé  par  les  Allemands. 


ESTONIE  99 

Les  Estoniens  réclament  la  convocation  d'une  Assemblée  constituante, 
qui  seule  aura  le  droit  de  statuer  sur  le  sort  de  l'Estonie  et  de  son  peuple  (i). 

Aussi,  malgré  les  démarches  faites  par  le  professeur  Schutz- 
Goeveruitz,  membre  du  Reichstag,  envoyé  en  mission  à  Reval 
par  le  Gouvernement  allemand  auprès  du  Gouvernement  esto- 
nien, dans  le  but  d'obtenir  de  ce  dernier  qu'il  sollicite  le  main- 
lien  des  troupes  allemandes  en  Estonie,  sous  prétexte  de  proté- 
ger la  population  contre  les  Bolcheviki,  le  Gouvernement  pro- 
visoire estonien  faisait  savoir  au  Gouvernement  impérial  qu'il 
entendait  rétablir  l'ordre  lui-même  avec  les  forces  estoniennes 
et  qu'il  demandait  le  retrait  immédiat  des  troupes  allemandes. 

Vers  la  même  époque,  une  dépêche  de  Stockholm  annonçait 
que  M.  Dellingshausen,  président  du  Landsrath  de  Riga,  qui 
s'était  déjà  employé  précédemment  à  conduire  auprès  du  chan- 
celier les  délégués  des  Diètes  baltiques,  s'était  rendu  à  Berlin 
pour  présenter  au  nouveau  Gouvernement  allemand  les  pro- 
testations de  la  noblesse  balte,  qui  tenait  à  affirmer  de  nouveau 
son  opposition  à  l'indépendance  des  populations  estoniennes  et 
lettones,  et  réclamait,  en  même  temps,  le  rattachement  des 
provinces  baltiques  à  la  Russie,  où  elle  demandait  la  restaura- 
tion de  la  monarchie.  Du  reste,  d'après  ces  mêmes  informa- 
tions, de  nombreux  conciliabules  en  vue  de  rétablir  l'Empire 
russe  auraient  eu  lieu,  à  Helsingfors  et  à  Reval,  entre  les  auto- 
rités allemandes  et  les  barons  baltes.  On  pouvait  voir,  dans  ces 
diverses  tentatives,  les  dernières  manœuvres  par  lesquelles 
l'Allemagne  essayait  de  se  procurer  à  l'Est  la  situation  que  ni 
sa  force  militaire  ni  les  traités  qu'elle  avait  imposés  n'étaient 
parvenus  à  lui  assurer. 

Bien  que  l'évacuation  immédiate  de  l'Estonie  par  les  troupes 
allemandes  n'ait  pas  été  prévue  dans  les  conditions  de  l'armis- 
tice du  II  novembre  igi8,  les  Allemands,  qui  sentaient  la 
haine  que  la  population  nourrissait  contre  eux,  se  préparèrent 
à  quitter  le  pays  et  essayèrent  de  s'entendre  avec  le  Gouverne- 
ment provisoire  estonien  en  lui  proposant  de  lui  remettre  tous 
les  pouvoirs  civils  et  militaires.  Le  Gouvernement  estonien 
demanda,  comme  conditions  préliminaires,  l'évacuation  immé- 
diate du  territoire  par  les  troupes  allemandes,  la  libération  de 


(i)  Le  Temps,  4  octobre  1918. 


lOO  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

tous  les  prisonniers  estoniens,  la  cessation  de  toute  réquisition 
et  la  restitution  en  bon  état  des  armes  et  munitions  prises  aux 
troupes  estoniennes. 

Les  Allemands  remirent  les  pouvoirs,  le  i/i  novembre,  entre 
les  mains  du  Gouvernement  estonien  et  ce  même  jour  la  Répu- 
blique estonienne  était  proclamée  à  Reval. 

Mais  la  réquisition  des  vivres  et  des  matières  premières  n'en 
continuait  pas  moins  et  des  trains  chargés  de  vivres  passaient 
par  Walk,  sous  la  protection  de  mitrailleuses. 

Malgré  l'armistice,  et  à  la  suite  des  événements  qui  s'étaient 
déroulés  en  Allemagne,  le  service  allemand  de  propagande 
faisait  du  reste  savoir  que  le  Gouvernement  populaire  allemand 
n'entendait  aucunement  abandonner  les  intérêts  de  la  popula- 
tion allemande  des  pays  baltiques  et  qu'il  prétendait  continuer 
à  y  soutenir  les  intérêts  allemands.  Ce  service  ne  craignait  pas 
d'annoncer  que  ((  l'ancienne  représentation  nationale  balte  » 
protestait  contre  la  création  de  nouveaux  Etats  dans  les  terri- 
toires voisins  de  la  Baltique,  «  avant  que  tous  les  groupes  des 
populations  et  des  nationalités  qui  y  vivent  aient  été  consultés  » . 

M.  Winnig,  chef  des  Syndicats  ouvriers  de  Hambourg, 
envoyé  comme  haut-commissaire  et  représentant  le  nouveau 
Gouvernement  allemand,  remettait  une  note  à  la  nouvelle 
République  estonienne,  dans  laquelle  il  était  dit  que  tous  les 
habitants  de  l'Estonie,  de  souche  et  de  langue  allemandes,  se 
trouvaient  sous  la  protection  de  l'Etat  populaire  allemand.  Il 
déclarait  compter  que  ceux  des  habitants  d'Estonie  qui,  pen- 
dant l'occupation,  s'étaient  rangés  du  côté  des  autorités  alle- 
mandes et  avaient  pris  fait  et  cause  pour  leur  politique  ne 
seraient  point  inquiétés. 

D'accord  avec  les  Allemands,  les  Bolcheviki  profitaient  du 
retrait  des  troupes  allemandes  pour  envahir  immédiatement 
l'Estonie.  Le  Gouvernement  estonien  proclamait  la  mobilisa- 
tion; mais  celle-ci  ne  pouvait  s'effectuer  que  très  lentement,  vu 
le  manque  d'armes  et  l'entrave  méthodique  que  les  Allemands 
y  apportaient. 

Dans  la  seconde  moitié  de  novembre,  une  armée  rouge,  com- 
posée de  6,000  matelots  russes,  deux  régiments  d'infanterie, 
600  cavaliers  avec  12  canons  de  campagne  et  5  pièces  lourdes, 
après  avoir  bombardé  Narva,  passait  la  rivière  du  même  nom 
et   occupait   immédiatement   la   ville,    après   l'évacuation   des 


ESTONIE  lOI 

Allemands.  Les  Bolcheviki  russes  s'y  livraient  au  pillage  et  à 
l'incendie,  au  viol  -des  femmes  et  au  massacre  de  la  population, 
A  Asserin,  port  situé  sur  le  golfe  de  Finlande,  à  l'ouest  de 
Narva,  où  ils  avaient  réussi  à  débarquer,  soutenus  par  des 
contre-torpilleurs,  ils  se  livraient  aux  mêmes  exactions.  Le 
25  novembre,  la  situation  devenait  également  dangereuse  du 
côté  de  Pskow,  où  les  troupes  russes  dites  contre-révolution- 
naires passaient  dans  les  rangs  des  Bolcheviki  et  massacraient 
tous  les  éléments  bourgeois.  D'autre  part,  les  Allemands  baltes 
se  rangeaient  du  côté  des  contre-révolutionnaires  russes,  espé- 
rant par  leur  aide  renverser  le  Gouvernement  estonien  et  s'em- 
parer du  pouvoir.  Sous  prétexte  de  combattre  le  bolchevisme, 
mais  dans  ce  but,  les  autorités  militaires  allemandes  avaient, 
du  reste,  organisé  plusieurs  détachements  dirigés  par  les  barons 
baltes. 

Les  Allemands,  pendant  ce  temps,  coupaient  la  voie  ferrée  et 
le  télégraphe  entre  Reval  et  Sonda,  station  à  l'ouest  de  Narwa, 
interrompant  ainsi  les  communications  entre  la  capitale  et  le 
front,  et,  en  quittant  l'Estonie,  emmenaient  avec  eux  tout  le 
matériel  roulant  du  pays. 

Peu  après,  on  annonçait  également  la  prise  par  les  Bolche- 
viki de  Dwinsk,  que  les  troupes  allemandes  avaient  abandon- 
née et  où  les  nombreux  prisonniers  de  guerre  qui  rentraient 
causaient  de  grands  troubles. 

On  rapportait  que  le  commandant  de  l'armée  maximaliste 
russe  du  Nord  avait  engagé  les  Bolcheviki  à  envahir  les  pro- 
vinces baltiques,  afin  de  se  procurer  des  approvisionnements. 
La  situation  était  d'autant  plus  critique,  d'après  ce  que  faisait 
connaître  le  bureau  de  la  presse  baltique  de  Reval,  que  le  front 
de  la  Narva  avait  été  en  partie  abandonné  par  les  Allemands, 
qui  demandaient  à  rentrer  dans  leurs  foyers,  et  que  ceux-ci 
n'avaient  opposé  une  résistance  aux  Bolcheviki  que  pour  con- 
server leurs  stocks  d'approvisionnements. 

Cependant,  suivant  un  radiotélégramme  du  Gouvernement 
russe,  le  journal  Izvestia  publiait  un  décret  du  Conseil  des  com- 
missaires du  peuple  reconnaissant  l'indépendance  de  la  Répu- 
blique d'Estonie.  D'après  ce  décret,  le  Gouvernement  du  Soviet 
russe  ordonnait  aux  autorités  civiles  et  militaires  russes  d'Esto- 
nie de  soutenir  l'autorité  du  Conseil  d'Estonie  dans  la  lutte 
pour  la  libération  du  pays  et  la  Banque  du  Peuple  devait  avan- 


I02  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

cer  une  somme  de   lo  millions  de  roubles  au  Conseil  de  la 
République  d'Estonie  (i). 

Le  social-démocrate  Winnig,  contrairement  aux  engage- 
ments pris  par  l'Allemagne  de  rendre  les  produits  réquisition- 
nés, déclarait,  le  22  novembre,  qu'il  lui  fallait  des  vivres  et 
qu'il  ne  pouvait  mettre  fin  aux  réquisitions.  Il  faisait  savoir 
que  tous  les  dépôts  remplis  d'objets  pillés  étaient  la  propriété 
des  troupes  d'occupation  et  adressait  des  menaces  à  l'Estonie 
en  cas  d'opposition.  D'énormes  stocks  de  matières  textiles  pil- 
lées dans  les  fabriques  de  Narva  étaient  confisqués;  des  trains 
allemands,  sous  la  protection  des  mitrailleuses,  évacuaient  les 
marchandises  volées  et  les  Allemands  prenaient  le  contrôle  des 
télégraphes  et  des  téléphones.  Le  Gouvernement  bolcheviste 
contraignait  tous  les  hommes,  de  18  à  43  ans,  à  prendre  du 
service  dans  l'armée  et  on  croyait  savoir  que  les  Bolcheviki 
voulaient  tenter  d'occuper  Reval  avant  l'arrivée  de  la  flotte  bri- 
tannique. 

Par  un  accord  entre  le  Conseil  national  et  tous  les  partis 
politiques,  sauf  les  Germano-Baltes  et  les  Bolcheviki,  un  nou- 
veau Cabinet  de  coalition  s'était  constitué,  à  la  présidence 
duquel  était  appelé  M.  Constantin  Pats,  arrêté  au  début  de 
l'invasion  allemande  et  qui  venait  d'être  libéré  le  19  novembre. 
La  moitié  des  membres  de  ce  Cabinet  appartenait  aux  partis 
bourgeois,  les  autres  aux  partis  travailliste  et  socialiste,  et 
avaient  été,  pour  la  plupart,  maltraités  par  les  Allemands.  II. 
était  composé  de  : 

MM.  Constantin  Pats,  président,  provisoirement  ministre  de 
la  Guerre; 

Jaan  Poska,  ministre  des  Affaires  étrangères; 

Peet,  ministre  de  l'Intérieur; 

Jaakson,  ministre  de  la  Justice; 

Strandman,  ancien  président  du  Conseil  national,  mi- 
nistre de  l'Agriculture; 

Kukk,  ministre  des  Finances; 

Kœstner,  ministre  du  Commerce  et  de  l'Industrie; 

Luts,  ministre  de  l'Instruction  publique; 

Raamot,  ministre  du  Ravitaillement; 

Rei,  ministre  du  Travail; 

Saekk,  ministre  des  Voies  de  communication. 


(i)  Le   Temps,   12  décembre  1918. 


•  ESTONIE  I03 

Une  délégation  estonienne,  envoyée  à  Stockholm  au  début 
de  décembre,  faisait  savoir  au  Gouvernement  suédois  et  aux 
Puissances  alliées  que,  sans  aide,  l'Estonie  ne  pouvait  pas  arrê- 
ter l'invasion,  car  elle  ne  possédait  pas  un  nombre  suffisant  de 
fusils  et  leur  demandait  de  lui  fournir  des  armes  et  des  muni- 
tions contre  les  Bokheviki,  qui  menaçaient  le  nouvel  Etat 
estonien. 

Cette  délégation  estonienne  remettait  «gaiement  à  la  léga- 
tion allemande  de  Stockholm  une  note  de  protestation  contre 
les  menées  des  autorités  et  des  troupes  allemandes  d'Estonie, 
qui  n'avaient  pas  observé  les  conditions  de  l'accord  signé  entre 
l'Estonie  et  l'Allemagne. 

Le  Gouvernement  provisoire  de  la  République  estonienne 
avait,  en  effet,  passé,  le  i*'  novembre  1918,  à  Riga,  .avec 
les  représentants  du  Gouvernement  allemand,  une  convention 
selon  laquelle  l'Allemagne  devait  restituer  à  l'armée  estonienne, 
pour  défendre  le  pays  contre  l'invasion  bolcheviste,  les  canons 
et  les  fusils  qui  lui  avaient  été  précédemment  enlevés.  Mais  le 
Gouvernement  de  Berlin  avait  refusé  de  ratifier  la  convention; 
aucun  canon  n'avait  été  restitué  aux  Estoniens,  et  3. 000  fusils 
seulement  leur  avaient  été  rendus  sur  environ  So.ooo  qui  leur 
avaient  été  pris. 

Avant  l'invasion  allemande,  les  troupes  estoniennes,  plus  ou 
moins  bien  organisées,  comprenaient  quatre  régiments  d'infan- 
terie, un  régiment  de  cavalerie,  une  brigade  d'artillerie,  un 
bataillon  du  génie  et  des  compagnies  de  fusiliers  marins.  Le 
Gouvernement  ne  pouvait  donc  organiser  et  mettre  sur  pied, 
en  quelques  semaines,  que  deux  à  trois  divisions,  et  à  condition 
qu'un  envoi  d'armes  et  de  munitions  lui  fut  rapidement  fait. 

Néanmoins,  les  forces  estoniennes,  réorganisées  en  toute  hâte 
par  le  Gouvernement  estonien,  presque  sans  armes  et  sans  mu- 
nitions, n'ayant  pas  de  canons,  luttèrent  opiniâtrement  contre 
l'envahisseur  bolcheviste,  qu'elles  repoussèrent  deux  fois  dans 
un  corps  à  corps  près  de  Waiwara,  à  3o  kilomètres  à  l'ouest  de 
Narva.  Les  Bolcheviki  se  préparaient  à  reprendre  par  mer  cette 
ville,  ainsi  que  Tewe,  et  3. 000  d'entre  eux  voulaient  débarquer 
à  Reval;  mais  une  démonstration  navale  des  Alliés,  en  rade  de 
Reval  et  dans  le  golfe  de  Finlande,  coupait  court  à  cette  ten- 
tative. 

L'escadre  anglaise  quittait  Reval  le  i5  décembre  1918.  E>ans 


lO/i  l' ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM  » 

les  derniers  jours  de  ce  mois,  on  apprenait  que  Dorpat  avait 
été  occupé  par  les  Bolcheviki  russes,  que  la  gare  de  Walk 
avait  été  prise  par  eux,  que  le  village  de  Rujen  avait  été  occupa 
par  les  Bolcheviki  lettons  et  que  sur  le  front  de  Wesenberg 
les  forces  estoniennes  battaient  en  retraite.  D'après  un  commu- 
niqué russe,  le  3o  décembre,  les  détachements  bolchevistes 
s'étaient  avancés  jusqu'à  la  ligne  Loksa-Kolk. 

Mais  dès  que  l'Estonie  eut  reçu  des  munitions  et  de  l'artille- 
rie, la  situation,  tout  en  restant  grave,  se  fit  moins  critique, 
sa  défense  devenant  plus  effective.  Des  contingents  qui  furent 
débarqués  déblayèrent  les  péninsules  de  Juminda  et  de  Paeris- 
pea,  faisant  des  prisonniers  et,  au  cours  d'un  raid  naval  britan- 
nique à  l'île  Wulf,  le  commissaire  naval  bolcheviste  Raskolni- 
koff  était  fait  prisonnier.  > 

D'autre  part,  on  apprenait  d'Helsingfors  que  des  partisans 
finlandais  de  l'Estonie  recrutaient  des  volontaires  en  Finlande 
pour  lui  venir  en  aide  contre  les  Bolcheviki,  et  le  Gouverne- 
ment finlandais  faisait  des  ouvertures  dans  ce  sens  à  l'Estonie. 
La  Diète  d'Estonie  acceptait  avec  empressement  l'aide  qui  lui 
était  offerte  et  lorsque  le  vapeur  transportant  le  premier  contin- 
gent de  volontaires  finlandais  arriva  à  Reval,  le  lundi  3o  dé- 
cembre, le  premier  ministre,  M.  Paets,  après  lui  avoir  souhaité 
la  bienvenue,  déclarait  que  ((  les  fondations  de  l'édifice  qui 
doit  consacrer  l'union  des  deux  nations  sœurs  venaient  ainsi 
d'être  posées  ». 

La  fraction  socialiste  de  la  Diète  estonienne  et  le  Comité  cen- 
tral socialiste  d'Estonie  s'adressaient  également  au  Conseil  du 
parti  socialiste  suédois  pour  lui  demander  de  venir  au  secours 
de  la  démocratie  estonienne.  Une.  demande  identique  était 
adressée  au  Congrès  du  parti  socialiste  finlandais,  réuni  à 
Helsingfors  pendant  les  (fêtes  de  Noël,  et  les  socialistes  finlan- 
dais appuyaient  cet  appel  auprès  du  Conseil  du  parti  socia- 
liste suédois. 


LITUANIE  lOa 

III 

LITUANIE 


L'Allemagne  ne  dissimulait  pas  davantage  les  visées 
annexionnistes  qu'elle  poursuivait  en  Lituanie,  ni  l'exploita- 
tion économique  de  ce  pays,  qu'elle  prétendait  organiser  à 
son  profit. 

La  revue  Die  Woche,  n°  3i,  igiS,  exposait  les  raisons  pour 
lesquelles  les  Allemands  combattaient  avec  tant  d'acharnement 
pour  la  possession  de  ces  territoires  : 

Entre  le  pays  de  l'Ordre  allemand  et  la  contrée  des  anciens  Chevaliers 
Porte-glaives  s'enfonce,  en  forme  de  coin,  le  grand-duché  de  Lithuanie,  dont 
la  partie  septentrionale,  le  grand-duché  de  Samogitie,  touche  à  la  Cour- 
lande.  Vers  la  fin  du  moyen  âge,  ce  grand-duché,  avant  son  union  avec  la 
Pologne,  était  très  puissant  et  sa  force  militaire  pouvait  rivaliser  avec  celle 
du  pays  des  chevaliers  allemands.  Etant  demeuré  encore  païen  pendant  très 
longtemps,  ce  pays  n'offrait  pas,  à  cette  époque,  un  terrain  propice  pour  la 
fondation  de  couvents  allemands. 

Si  la  grande  bataille  livrée  par  les  Lituaniens  près  de  Rudava,  dans  la 
région  de  Samland,  en  Prusse  orientale,  en  1870,  n'avait  pas  pu  mettre  fin  aux 
victoires  et  aux  luttes  d'extermination  de  l'Ordre  contre  les  anciens  Prus- 
siens, cette  masse  compacte  de  Lituaniens  aurait  empêché  à  elle  seule  une 
pénétration  plus  avancée  des  Allemands  vers  l'Est.  Les  nobles  d'origine 
allemande,  en  Courlande,  Livonie,  Esthonie,  ne  sont  plus  venus  par  terre, 
mais  par  mer.  Une  grande  brèche  s'ouvre  donc  ici.  A  l'intérieur  de  ce  pays 
est  situé  Chavli,  à  peu  près  sur  la  ligne  de  partage  des  eaux  de  la  Venta  et 
de  la  Dubissa.  De  là,  la  grand 'route  remonte  vers  Mitau  et  (Riga,  et  desc^end 
vers  Tilsitt  par  Taurrogen. 

Le  Berliner  Lokal-Anzeiger  montrait  le  prix  que  les  Alle- 
mands attachaient  au  point  de  vue  économique  à  la  possession 
des  territoires  lituaniens  :  ((  Tous  les  produits  imaginables  que 
«  possède  le  pays  doivent  être  enlevés  complètement  et  aussi 
u  rapidement  que  possible....  Un  département  des  matières 
«  premières  et  du  commerce  s'occupe  de  l'utilisation  des  res- 
«  sources  du  pays,  tandis  que  tous  les  matériaux  destinés  à 
«  l'Allemagne  pour  y  être  vendus  sont  acquis  par  voie  de 
<(  réquisition  ot  exportés  »  (i). 


(i)   Eine  Fahrt  Durch  Ober-Ost,   17  décembre   19 16. 


io6 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


La  Kolnische  Zeitung  (i)  avouait  que  «  la  Lituanie  était  déjà 
((  pour  rAllemiagne  en  même  temps  une  ((  Nahrungsmittel- 
u  quelle  und  ein  industrielles  Absatzgebiet  »,  une  source  d'ap- 
provisionnement en  vivres  et  un  marché  industriel,  et  Die  Ger- 
mania  déclarait  que  «  des  merveilles  ont  été  accomplies  en 
i<.  Lituanie  dans  ce  domaine  )>  (2). 

La  Badische  Landeszeitung ,  de  Carlsruhe,  du  2  janvier  19 17, 
écrivait  de  même  :  «  Dans  l'intérêt  de  l'armée  et  pour  décharger 
«.  l'Allemagne,  ce  pays  doit  être  exploité  jusqu'à  l'extrême  ». 

Le  Posener  TagblaU  du  5  janvier  191 7,  dans  un  article  inti- 
tulé «  La  nourriture  du  peuple  allemand  et  les  provinces  balti- 
ques  »,  insistait  à  nouveau  sur  l'importance  de  l'annexion  de 
la  Lituanie  pour  l'avenir  économique  de  l'Allemagne  : 

En  Orient,  il  y  a  de  vastes  territoires  qui,  annexés  par  l'Allemagne,  lui 
permettraient  de  se  moquer  des  projets  de  l'affamer  comme  ceux  tramés 
aujourd'hui  par  ses  ennemis....  La  Lithuanie  et  les  provinces  baltiques  pour- 
raient compenser  le  déficit  de  l'Allemagne  en  produits  agricoles  et,  au  point 
de  vue  de  l'économie  politique  allemande,  constitueraient  un  complément 
convenable,  grâce  à  l'excédent  de  produits  dont  elles  disposent  et  dont 
l'Allemagne  a  le  plus  grand  besoin  :  les  céréales  pour  le  pain,  la  viande  et 
les  graisses. 

Le  Berliner  Lokal-Anzeiger,  du  10  janvier  191 7,  affirmait 
ouvertement  les  convoitises  allemandes  :  «  Toutes  les  intentions 
((  et  les  efforts  de  l'administration  de  l'Ober-Ost  tendent  vers  le 
«  but  de  nous  procurer  de  nouveaux  territoires  ». 

Tous  les  partis  politiques  allemands  et  leurs  organes,  sans 
oublier  ceux  du  centre  catholique  allemand,  qui  fit  publier  un 
nombre  considérable  d'articles  et  d'ouvrages  en  vue  de  l'an- 
nexion de  la  Lituanie  (3),  y  compris  aussi  ceux  du  Gouverne- 
ment, soutinrent  énergiquement  les  plans  d'annexion,  de  colo- 
nisation et  d'exploitation  de  cette  province,  ou  tout  au  moins 
de  la  Courlande,  du  Gouvernement  de  Kovna  — improprement 
dénommé  à  lui  seul  Litauen  —  d'une  partie  de  celui  de  Vilna 
et  de  celui  de  Souvalki. 

Une  revue  hebdomadaire,  Der  Osten,  était  créée  à  Berlin  par 
une  société  pangermaniste,  dans  le  but  de  montrer  au  peuple 


(0  i3  Décembre  1916. 
(■>)  a/j  Décembre  1916. 
(.-.)  V.  Johannes  Vronka,  Kurland  und  Litauen,  1916,  Freiburg.  i  Br. 


LITUANIE  107 

allemand  tout  l'intérêt  de  la  conquête  des  territoires  de  l'Est, 
et  tout  particulièrement  de  la  Courlande  et  de  la  Lituanie, 
«  Ein  Zukunftsland  »,  un  pays  d'avenir,  suivant  le  titre  même 
d'un  livre  très  répandu  et  préfacé  par  le  prince  Ysenburg  von 
Birstein. 

Pour  exposer  complètement  toutes  les  tentatives  faites  par 
l'Allemagne  dans  le  but  d'absorber' ces  pays  d'une  façon  détour- 
née, il  suffit,  du  reste,  de  rappeler  comment  elle  y  procédait 
pendant  leur  occupation. 

Le  haut  commandement  allemand  du  front  oriental,  ne  pou- 
vant venir  à  bout  de  la  résistance  passive  des  Lituaniens,  ni 
par  les  menaces  ni  par  les  promesses,  avait  tenté  de  faire  miroi- 
ter à  leurs  yeux  un  projet  de  reconstitution  de  leur  vie  natio- 
nale en  autorisant  la  création  d'un  «  conseil  d'hommes  de  con- 
fiance »,  et  leur  avait  ainsi  laissé  entrevoir  tout  d'abord  la 
possibilité  de  reconnaître  leur  autonomie  sous  forme  de  grand- 
duché.  Le  I®'"  septembre  1917,  le  prince  d'Ysenburg,  gouver- 
neur de  la  Lituanie,  convoquait  à  Vilna  une  trentaine  de 
personnalités  à  qui  il  faisait  espérer  une  résurrection  de  leur 
pays  en  leur  proposant  de  voter  un  programme  d'  «  indépen- 
dance nationale  »  qui  n'était,  en  somme,  que  la  mise  en  com- 
mun avec  l'Allemagne  de  toute  l'administration  militaire  et  de 
l'organisation  civile,  et  revenait  à  la  fusion  de  la  force  armée, 
à  l'accaparement  des  chemins  de  fer  et  à  l'assimilation  du 
système  douanier.  Les  délégués  qui,  bien  que  choisis,  se  ren- 
daient compte  que  l'acceptation  d'un  semblable  programme 
revenait  à  rayer  la  Lituanie  de  la  carte  de  l'Europe,  firent  des 
réserves.  On  devine  sous  l'influence  de  quelle  pression,  sous 
le  coup  de  quelles  menaces  une  assemblée  ainsi  constituée 
pouvait  être  appelée  à  délibérer,  et  que  s'il  lui  était  permis  de 
prononcer  la  séparation  de  la  Lituanie  et  de  la  Russie,  ce  ne 
pouvait  être  qu'au  profit  de  l'Allemagne  et  au  prix  de  conven- 
tions militaires,  politiques,  économiques  et  douanières  toutes 
en  sa  faveur,  ce  qu'aucun  véritable  Lituanien  ne  pouvait  accep- 
ter sans  trahir  le  sentiment  général  du  pays. 

D'ailleurs,  la  délégation  du  Conseil  national  suprême  de 
Lituanie  qui,  au  moment  du  triomphe  de  la  révolution  russe, 
avait  télégraphié  au  Gouvernement  provisoire  pour  lui  faire 
part  de  sa  sympathie  pour  le  nouveau  régime  :  «  Malgré  la 
muraille  de  ifer  qui  nous  sépare  de  la  Russie  révolutionnaire, 


io8 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


toutes  nos  aspirations  tendent  vers  vous  »,  adressait,  en  octobre 
1917,  la  réponse  suivante  aux  propositions  allemandes  : 

Après  avoir  pris  connaissance  de  l'acte  du  commandant  en  chef  du  front 
oriental  allemand,  autorisant  la  formation  d'un  conseil  des  hommes  de 
confiance  de  Lithuanie,  nous  protestons  contre  cet  acte  d'humiliation 
du  peuple  lithuanien  et  nous  affirmons  qu'il  ne  peut  être  question  de 
confiance  à  l'égard  du  gouvernement  d'occupation  allemande  en  Lithuanie, 
dont  le  chef,  le  prince  Ysenburg,  est  considéré  par  tout  le  peuple  Lithuanien 
comme  un  bourreau  qui  a  introduit  en  Lithuanie  la  peine  capitale,  les  peines 
corporelles,  le  servage,  les  déportations,  les  travaux  forcés;  qui  a  foulé  aux 
pieds  toutes  les  lois  et  a  suspendu  complètement  la  vie  économique  de  notre 
patrie. 

Sans  doute,  dès  l'entrée  des  Allemands  en  Lituanie,  et  sur- 
tout après  l'occupation  de  Vilna,  les  autorités  qui  étaient  res- 
tées dans  le  pays  avaient  senti  la  nécessité  d'un  organe  qui  put 
servir  d'intermédiaire  entre  les  autorités  militaires  allemandes 
et  les  populations  du  territoire  occupé;  mais  les  démarches 
faites  dans  ce  but  auprès  de  l'administration  allemande,  qui 
semblait  vouloir  les  décourager  en  faisant  la  sourde  oreille, 
restèrent  sans  résultat.  Il  est  probable  que,  pendant  l'été  de 
19 16,  les  Allemands,  qui  occupaient  la  plus  grande  partie  de 
la  Lituanie  cherchèrent,  de  leur  côté,  à  former  un  Landesrath 
avec  les  éléments  disposés  à  entrer  en  contact  avec  eux.  Ce 
n'est  que  lorsque  les  Lituaniens  eurent  maintes  fois  renouvelé 
leurs  démarches  et  que  les  autorités  allemandes  eurent  vaine- 
ment essayé  de  constituer  un  conseil  dont  elles  pussent  dispo- 
ser, que  l'Allemagne  finit  par  consentir  à  la  création  d'un 
organe  dont  les  micmbres  ne  devaient  pas  être  exclusivement 
des  notables  désignés  par  l'administration  allemande,  mais  qui 
serait  composé  de  représentants  librement  choisis  par  les  Litua- 
niens. 

Dans  les  premiers  jours  d'août  1917,  à  l'instigation  des  habi- 
tants de  Vilna,  s'était,  en  effet,  formé  un  comité  d'organisation 
où  tous  les  partis  lituaniens  étaient  représentés.  Devant  les 
difficultés  auxquelles  il  s'était  heurté,  le  prince  d'Ysenburg 
élargit  le  recrutement  de  la  première  assemblée  qu'il  avait  voulu 
constituer  et  accepta  d'y  faire  entrer  les  membres  de  ce  comité 
d'organisation.  Cette  sorte  de  Diète,  qui  rappelait  l'ancienne 
Diète  de  Lituanie  disparue  depuis  plus  d'un  siècle,  comprenait 
deux  cent  quinze  membres  appartenant  à  tous  les  partis  et 


LITUANIE  109 

choisis  dans  toutes  les  classes.  Cette  assemblée  se  prononça  à 
l'unanimité  pour  la  restauration  d'un  Etat  lituanien  indépen- 
dant; elle  désigna  les  membres  qui  devaient  faire  partie  du 
conseil  sur  la  constitution  duquel  elle  devait  se  prononcer  et 
qui  fut  institué  sous  le  nom  de  Conseil  d'Etat,  en  lituanien 
«  Taryba  ».  Au  début,  celle-ci  ne  fut  point  toutefois  sans  ren- 
contrer une  certaine  opposition  dans  le  pays. 

Les  organisations  lituaniennes  de  Russie,  de  Suisse  et  d'Amé- 
rique ratifièrent  la  création  de  ce  conseil  et  participèrent  à  la 
définition  de  sa  compétence.  Il  fut  alors  reconnu  que  les  pou- 
voirs de  la  Taryba  devaient  s'étendre  à  :  l'assistance  publique,  la 
fixation  des  dommages  de  guerre,  la  reconstitution  en  général, 
l'instruction  publique,  les  cultes,  le  régime  des  associations  et 
des  sociétés,  la  presse  et  les  publications,  les  pétitions  et  plain- 
tes, les  finances  (création  d'une  Banque  nationale),  le  commerce 
et  l'industrie,  la  justice,  la  police,  l'administration  locale  (con- 
trôle des  autorités  et  juridictions),  la  réforme  agraire,  la  resti- 
tution des  domaines  de  l'ancien  Etat  lituanien,  l'élaboration  de 
la  Constitution  de  l'Etat, 

Les  autorités  militaires  allemandes  qui  traitaient  la  Lituanie 
en  pays  conquis,  tout  en  n'admettant  pas  son  indépendance, 
approuvaient  toutefois  la  constitution  de  cette  assemblée, 
croyant  pouvoir  compter  sur  sa  docilité.  D'ailleurs,  les  déci- 
sions de  la  Taryba  se  trouvaient,  en  fait,  soumises  à  l'autorité 
du  Gouvernement  allemand  et  celle-ci  ne  pouvait  se  faire  illu- 
sion sur  la  souveraineté  de  ses  droits  et  l'étendue  réelle  de  ses 
pouvoirs. 

Après  les  débats  qui  avaient  lieu  au  Roichstag,  vers  la  fin  de 
191 7  et  au  cours  desquels  les  socialistes  allemands  avaient 
dénoncé  le  traitement  infligé  par  les  autorités  allemandes  aux 
Lituaniens,  la  Germania  annonçait  que  le  prince  d'Ysenburg, 
chef  de  l'administration  civile  de  Lituanie,  devait  quitter  son 
poste;  mais  la  Deutsche  Zeitung  protestait  immédiatement 
contre  cette  retraite,  qu'elle  interprétait  comme  une  concession 
faite  aux  partis  advers.  On  y  lisait  : 

Quiconque  a  voyagé  en  Lithuanie  sait  que  les  intérêts  allemands  y  étaient 
autrefois  mieux  protégés  que  dans  le  Gouvernement  général  de  Pologne.  La 
retraite  d'Ysenburg  fera  plaisir  à  Kohn,  à  Erzberger,  aux  juifs  lithuaniens 
et  surtout  aux  Polonais  de  Lithuanie  comme  aux  Polonais  du  Gouvernement 
de  Varsovie.  C'est  une  raison  pour  tous  les  bons  Allemands  de  déplorer  ce 
qui  se  passe. 


IIO  L'ALLEMAGNE  ET  LE  BALTIKUM 

La  conférence  lituanienne  qui  se  réunissait  à  Berne,  en  dé- 
cembre 191 7,  et  à  laquelle  assistaient  les  membres  du  Conseil 
national  suprême  de  Lituanie,  votait  les  résolutions  suivantes 
qui  étaient  portées  officiellement  à  la  connaissance  des  auto- 
rités allemandes  d'occupation  : 

1°  La  Conférence  lithuanienne  adhère  à  la  résolution  de  la  Diète  lithua- 
nienne de  Vilna,  réclamant  l'indépendance  absolue  de  la  Lithuanie,  qui 
devra  être  constituée  en  un  Etat  indépendant,  gouverné  démocratiquement; 

a°  La  Conférence  lithuanienne,  considérant  que  la  «  Taryba  »  (Consei' 
d'Etat)  foimera  le  noyau  du  futur  Gouvernement  de  la  Lithuanie  indépen- 
dante, reconnaît  qu'elle  doit  avoir  une  compétence  aussi  large  que  le  per- 
met l'état  de  guerre  actuel,  notamment  :  assistance  publique;  fixation  des 
dommages  de  guerre;  reconstitutions  en  général;  instruction  publique;  cultes; 
régime  des  associations  et  des  sociétés;  presse  et  publications;  pétitions  et 
plaintes;  finances  (création  d'une  Banque  nationale);  commerce  et  industrie; 
justice;  police;  administration  locale  (contrôle  des  autorités  et  juridictions); 
agriculture  (réforme  agraire,  restitution  des  biens  de  l'ancien  État  lithuanien); 
élaboration  de  la  Constitution  de  l'Etat. 

La  Conférence  adhère  à  la  résolution  de  la  Diète  de  Vilna  sur  les  points 
relatifs  aux  droits  des  minorités; 

3°  Considérant  que  l'enseignement  doit  être,  à  tous  ses  degrés,  adapté 
aux  conditions  et  aux  besoins  vitaux  d'un  pays,  la  Conférence  lithuanienne 
de  Berne  demande  à  cette  fin  que  l'organisation,  l'administration  et  le  con- 
trôle de  l'enseigriement  en  Litliuanie  soient  entièrement  remis  aux  mains 
de  la  «  Taryba  »,  qui  veillera,  en  outre,  à  ce  que  le  dit  enseignement  soit 
donné,  de  l'école  primaire  à  l'université  incluse,  en  langue  lithuanienne, 
l'allemand  ne  devant  être  que  facultatif, 

La  nation  lithuanienne,  eu  égard  à  son  développement  intellectuel  et  aux 
exigences  qui  résulteront  de  la  restauration  de  l'Etat,  ne  saurait  se  passer 
d'un  établissement  d'enseignement  supérieur.  La  conférence  recommande 
à  la  «  Taryba  »  de  prendre  toutes  les  mesures  nécessaires  en  vue  du  réta- 
blissement de  l'Université  de  Vilna,  dans  le  plus  bref  délai  possible; 

4°  Considérant  que  certaines  personnalités  et  certains  groupes  ethniques 
minoritaires  de  Lithuanie  ont  créé  et  entretiennent  un  mouvement  qui  va  à 
rencontre  des  aspirations  lithuaniennes,  mouvement  qui  a  trouvé  son  expres- 
sion la  plus  frappante  dans  le  mémoire  de  quarante-quatre  notabilités  polo- 
naises domiciliées  en  Lithuanie,  réclamant  à  Bethmann-Hollweg  l'annexion 
pure  et  simple  de  la  Lithuanie  à  la  Pologne,  la  Conférence  lithuanienne  de 
Berne  stigmatise  énergiquement  de  pareilles  manifestations  et  l'agitation  dont 
elles  procèdent,  et  constatant  que  de  pareilles  menées  tombent  sous  le  coup 
de  la  vindicte  des  lois,  demande  à  la  ((  Taryba  »  de  prendre  telles  mesures 
que  de  droit  et  de  déférer  les  coupables  à  la  justice  pour  crime  de  haute 
trahison  ; 

5"  Considérant  la  situation  déplorable  dans  laquelle  se  trouve,  au  point 
de  vue  moral  et  religieux,  le  diocèse  de  Vîlna,  à  la  suite  des  menées  et 
intrigues  du  genre  de  celles  susindiquées,  menées  et  intrigues  panpolonaises 


LITUANIE  ■  II  I 

auxquelles  l'administrateur  actuel  du  diocèse,  malgré  son.  caractère  sacer- 
dotal, consent  à  se  prêter,  la  Conférence  lithuanienne  de  Berne  demande  à 
la  «  Taryba  »  d'obtenir,  dans  le  plus  bref  délai,  la  nomination  d'un  nouvel 
évoque  au  siège  de  Vilna,  et  de  réaliser,  tant  par  elle-même  que  par  accord 
avec  les  autorités  ecclésiastiques  suprêmes,  toutes  les  réformes  nécessaires  à 
la  cessation  d'un  pareil  état  de  choses. 

Considérant  que,  dans  le  diocèse  de  Seinai,  la  polonisation  est  l'œuvre 
de  membres  du  clergé  de  l'Eglise  catholique  qui,  entre  autres,  utilisent  tout 
particulièrement  à  cette  fin  les  séminaires  ecclésiastiques  institués  pour  la 
formation  des  clercs,  et  que,  dans  le  diocèse  de  Kaunas,  la  propagande  pan- 
polonaise  s'est  ouvertement  affichée  dans  les  édifices  consacrés  au  culte, 
dont  ce  n'est  à  aucun  titre  la  destination,  la  Conférence  lithuanienne  de 
Berne  demande  à  la  «  Taryba  »  de  prendre  les  mesures  énergiques  appro- 
priées à  cette  situation  anormale  pour  y  mettre  un  terme;  insiste,  en  outre, 
auprès  de  la  (c  Taryba  »  pour  qu'elle  veille,  avec  un  soin  équitable  mais 
jaloux,  au  maintien  du  patrimoine  moral  et  matériel  de  la  Lithuanie  et  de 
son  peuple  (i). 

Du  reste,  d'après  le  mémoire  présenté  par  la  Militàr  Verwal- 
tung  Ober-Ost  à  l'épiscopat  catholique,  il  n'y  avait  pas  à  s'y 
tromper.  Là,  comme  partout  ailleurs,  l'Allemagne  se  servait 
des  différents  éléments  les  uns  contre  les  autres,  cherchait  à  les 
opposer  pour  neutraliser  leurs  tendances  et  pratiquait  un  per- 
pétuel jeu  de  bascule,  car  il  était  évident  que  le  but  définitif 
de  la  politique  allemande  était,  sur  la  frontière  de  l'Est,  de 
paraître  soutenir  les  Lituaniens,  en  s'en  servant  au  besoin 
contre  les  Polonais,  pour  les  refouler  ensuite  au  plus  grand 
avantage  de  la  colonisation  allemande. 

Au  début  de  février  1918,  le  Conseil  d'Etat  lituanien,  sié- 
geant à  Vilnas,  démentait  formellement  qu'une  députation 
quelconque,  composée  de  Lituaniens,  ait  été  envoyée  à  Varso- 
vie au  Conseil  de  régence  de  Pologne,  pour  engager  des  pour- 
parlers en  vue  d'une  union  de  la  Lituanie  avec  ce  pays,  et  tous 
les  partis  politiques  lituaniens  semblaient  d'ailleurs  unanimes 
sur  ce  point.  L'union  de  Lublin,  qui  se  tint  sous  la  pression  de 
la  noblesse  polonaise  et  contrairement  au  vœu  de  la  majorité 
des  Lituaniens,  même  d'une  grande  partie  des  magnats  litua- 
niens, eut  des  conséquences  trop  funestes  pour  leur  pays,  de 
sorte  qu'instruits  par  l'expérience,  les  Lituaniens  paraissent 
nettement  décidés  à  orienter  leur  politique  dans  une  autre 
direction.  Ils  revendiquent  avant  tout  pour  leur  pays  le  prin- 


(i)   D'après  le  Temps,  21  décembre  1917. 


112  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

cipe  de  l'indépendance  et  leurs  sympathies  semblent  acquises  à 
l'idée  d'une  fédération  avec  leurs  frères  de  race,  les  Lettons. 

D'après  l'interview  que  Mgr  Karewizic  accordait  à  l'un  des 
rédacteurs  politiques  du  Lokal  Anzeiger  (i),  à  la  suite  des  entre- 
tiens qu'il  avait  eus  au  grand  quartier  général  et  à  Berlin,  il 
semble  bien  que,  sous  l'influence  du  centre  catholique  alle- 
mand, quelques  membres  du  clergé  lituanien  se  soient  montrés 
partisans  d'un  compromis  avec  l'Allemagne,  convaincus  que 
celle-ci  serait  forcée,  tôt  ou  tard,  de  faire  droit  aux  légitimes 
aspirations  des  Lituaniens  auxquels  des  membres  influents  du 
centre  avaient  promis  leur  appui  bienveillant. 

On  lisait,  en  effçt,  dans  le  Lokal  Anzeiger  : 

Je  suis  venu,  disait  l'évêque,  pour  démontrer  aux  autorités  allemandes 
que  le  moment  est  venu  de  créer  un  Etat  lituanien  indépendant,  qui,  natu- 
rellement, demandera  Vappui  de  V Allemagne.  J'ai  remis,  à  ce  sujet,  un 
mémorandum  au  chancelier.  Les  Lituaniens  estiment  que  le  moment  est 
arrivé  de  créer  dans  leur  pays  des  institutions  analogues  à  celles  qui  ont  été 
données  à  la  Pologne,  pour  le  moment  où  le  calme  et  l'ordre  seront  rétablis. 
Nous  songeons  pour  la  Lituanie  à  un  Etat  monarchique  édifié  sur  des  bases 
chrétiennes  et  conservatrices.  On  sait  que  chez  nous  les  populations  ont  des 
idées  extrêmement  religieuses  et  conservatrices.  Peu  nombreux  sont  les  élé- 
ments qui  menèrent  l'agitation  en  faveur  d'une  réunion  à  la  Russie.  C'est 
donc  à  cette  agitation  qu'il  faut  couper  court  en  créant,  dès  maintenant, 
un  Etat  lituanien  indépendant  en  relations  directes  avec  l'Allemagne.  J'ai 
trouvé  auprès  des  autorités  allemandes  un  grand  empi-essement.  Elles  ont 
promis  d'examiner  les  propositions  avec  une  grande  bienveillance  et  je 
crois  pouvoir  espérer  une  décision  très  prochaine.  Il  est  probable  que  la 
question  lituanienne  a  été  étudiée  de  concert  par  le  chancelier  et  M.  de 
Kûhlmann  au  grand  quartier  général. 

Il  est  évident  que  l'Allemagne  entendait  exploiter  à  son  profit 
le  sincère  attachement  des  Lituaniens  à  leur  foi  catholique, 
cruellement  persécutée  jadis  par  l'orthodoxie  officielle  russe. 
Elle  comptait  utiliser  la  grande  influence  religieuse  et  politique 
du  clergé  lituanien  pour  rendre  sympathique  au  peuple  l'idée 
d'une  monarchie  à  la  tête  de  laquelle  un  prince  catholique 
allemand  aurait  été  naturellement  placé. 

Le  II  février  1918,  le  Conseil  national  suprême  de  Lituanie 
en  Suisse,  chargé  de  la  sauvegarde  des  intérêts  extérieurs  de 
l'Etat  lituanien,   et  d'accord  avec  la   «  Taryba  »  de  Vilnius, 


(i)  Lokal  Anzeiger,  i4  février   1018. 


LITUANIE  116 

remettait,  à  toutes  les  missions  accréditées  à  Berne,  une  décla- 
ration dans  laquelle  il  leur  communiquait  la  décision  prise  par 
cette  dernière. 

Par  cette  déclaration,  le  Conseil  invitait  tous  les  Etats  à  recon- 
naître l'indépendance  de  la  Lituanie  et  faisait  ressortir  que 
la  population  lituanienne,  malgré  l'oppression  qu'elle  avait 
subie  pendant  de  longues  années,  avait  conservé  sa  vitalité  et 
maintenu  son  caractère  national.  Après  avoir  invoqué  le  droit 
des  peuples  à  l'autonomie,  il  demandait  que  le  nouvel  Etat  soit 
reconnu  avec  Vilnius,  nouvelle  appellation  lituanienne  de 
Vilna,  pour  capitale  et  soit  affranchi  de  toute  obligation  envers 
ses  voisins. 

A  la  même  époque,  des  patriotes  lituaniens  et  lettons,  réunis 
en  Suisse,  faisaient,  de  leur  côté,  la  communication  suivante, 
dans  laquelle  était  affirmée  comme  nécessaire  la  solidarité  entre 
les  Lettons  et  les  Lituaniens  (i). 

Les  représentants  et  hommes  d'action  à  l'étranger,  lithuaniens  et  lettons, 
se  rendant  compte  de  la  gravité  du  moment  présent  pour  l'avenir  de  leur 
pays,  se  sont  réunis,  les  8  et  9  février  1918,  en  Suisse,  à  Berne,  en  une 
conférence  pour  coordonner  davantage  leurs  efforts  en  vue  de  Ja  réalisation 
des  aspirations  nationales  et  politiques  dos  deux  peuples  frères,  et,  après 
examen  de  la  situation  de  leur  patrie,  ont  adopté  les  résolutions  suivantes  : 

1.  Considérant  que  les  intérêts  vitaux  des  Lithuaniens  et  des  Lettons 
exigent,  surtout  à  l'heure  actuelle,  une  action  concertée  des  deux  peuples 
frères,  la  Conférence,  tout  en  s'associant  aux  décisions  des  assemblées  natio- 
nales légitimes,  ainsi  que  des  partis  politiques,  demande  :  a)  l'unifica- 
tion de  toutes  les  parties  du  territoire  national  de  la  Lithuanie,  ainsi  que 
de  la  Lettonie;  6)  le  droit,  pour  ces  pays,  de  disposer  librement  de  leur  sort, 
par  la  voie  plébiscitaire,  droit  qui  ne  peut  s'exercer  sans  l'évacuation  des 
troupes  d'occupation  étrangères. 

2.  La  Conférence,  après  avoir  examiné  la  situation  actuelle  de  la  Lithuanie 
et  de  la  Lettonie,  ainsi  que  la  situation  des  pays  belligérants,  décide  :  a)  de 
protester  avec  la  dernière  énergie  contre  toutes  les  tentatives  de  l'Allemagne, 
qui  se  sont  manifestées  surtout  ces  derniers  temps,  d'annexer  leur  patrie; 
b)  elle  proteste  contre  toute  usurpation  des  droits  du  peuple  letton  par  les 
corps  et  les  assemblées  représentatifs  nouvellement  créés  en  Courlande  et  en 
Livonie,  ces  corps  étant  nommés  uniquement  par  les  autorités  d'occupation 
allemandes  pour  servir  les  desseins  de  la  politique  germanique;  toutes  les 
décisions  prises  en  faveur  de  l'Allemagne  doivent  être  considérées  nulles  et 
non  avenues. 

3.  La   Conférence  proteste  contre  l'emploi  de  la  force,  ainsi  que  contre 


(i)  Journal  de  Genève,  i3  février  1918. 


Il4  l' ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

l'exercice  de  toute  autre  influence  sur  l'opinion  publique  dans  les  pays  occu- 
pés en  vue  de  leur  annexion. 

4.  De  plus,  les  membres  de  la  Conférence  demandent  de  mettre  en  état  de 
participer  au  droit  de  disposer  du  sort  de  leur  pays  tous  leurs  compatriotes 
retenus  à  l'étranger  par  la  force  ou  les  événements  de  la  guerre. 

5.  Etant  donné  que  des  masses  de  populations  lithuaniennes  et  lettones 
ont  été  évacuées  en  Allemagne  en  vue  de  les  forcer  aux  travaux  publics, 
la  Conférence  proteste  de  toutes  ses  forces  contre  une  pareille  violation  du 
droit  international  et  réclame  le  rapatriement  immédiat  de  ses  compatriotes. 

6.  Enfin,  étant  donnée  la  situation  actuelle  des  pays  belligérants  et  vu 
les  dangers  que  présentent  pour  les  peuples  particuliers  leurs  tentatives  de 
conclure  la  paix  séparée,  la  Conférence  affirme  que  les  droits  des  Lithua- 
niens et  des  Lettons  ne  peuvent  être  suffisamment  garantis  que  dans  un 
congrès  de  paix  réuni  avec  la  participation  légitime  de  tous  les  peuples 
intéressés  directement  à  la  guerre  actuelle. 

Pour  se  faire  une  idée  exacte  de  la  politique  suivie  par  TAUe- 
magne  dans  ces  pays,  il  faut  rappeler  quelle  importance  pre- 
nait pour  cette  dernière  le  problème  lituanien  et  celui  de  la 
constitution  d'un  Etat  lituanien  au  moment  011  elle  se  hâtait 
de  procéder  à  des  agrandissementé  successifs  aux  dépens  des 
territoires  limitrophes. 

Lorsque  le  prince  Ysenburg  von  Birstein  fut  mis  à  la  tête 
de  l'administration  lituanienne  à  Tiltsitt,  le  i"  août  191 5,  tan- 
dis que  le  Landrat  von  Gossler  était  transféré  au  poste  de  chef 
de  l'administration  en  Courlande,  ses  pouvoirs  ne  s'étendaient 
que  sur  un  tout  petit  territoire.  L'année  suivante,  au  3o  avril 
1916,  il  avait  plus  de  3 9. 000  kilomètres  carrés  à  administrer  et 
il  transportait  le  siège  de  son  administration  à  Kovno.  Celle-ci 
était  ensuite  transférée  à  Vilna,  chef-lieu  de  la  région  de  ((  Vilna- 
Souvalki  »,  comprenant  plus  de  26.000  kilomètres  carrés.  Les 
autorités  allemandes  décidaient,  au  début  de  1918,  de  grouper 
les  arrondissements  d'administration  militaire  jusqu'ici  indé- 
pendants de  Lituanie  et  de  la  région  de  Bielostock-Grodno,  qui 
comprend  26.800  kilomètres  carrés,  en  un  seul  arrondissement, 
dit  de  Lituanie,  avec  siège  à  Vilnius,  qui  aurait  une  superficie 
d'environ  91.000  kilomètres  carrés,  avec  cinq  ou  six  millions 
d'habitants.  Au  début,  le  Gouvernement  d'occupation  alle- 
mand, ne  sachant  s'il  pourrait  conserver  tous  les  territoires 
lituaniens  pour  les  annexer,  avait  cru  habile  d'appliquer  plus 
particulièrement  le  nom  de  Lituanie  au  seul  Gouvernement  de 
Kovno.  En  effet,  depuis  le  xuf  siècle,  le  pays  essentiellement 
lituanien  de  la  Samogitie  ayant  été  convoité  par  les  Allemands 


LITUANIE  110 

pour  assurer  les  communications  entre  la  Prusse  orientale  et 
la  Courlande,    dans   laquelle   ceux-ci   voyaient   la  plus   vieille 
colonie  allemande,   «  ein  altes  deutsches  Kulturland»,   et  un 
avant-poste  du  germanisme,  «  ein  Vorposten  des  Deutschtum  », 
k  territoire  administratif  de  la  Lituanie  fut  constitué  en  déta- 
chant de  cette  dernière  une  bande  de  terre  de  quelques  kilomè- 
tres de  large  en  bordure  de  la  côte,  afin  de  couper  la  Lituanie 
de  la  mer  et  de  s'assurer  une  communication  entre  la  Prusse 
orientale  et  la  Courlande.  L'ancien  district  de  Krétinga  était 
découpé  par  eux  de  façon  à  incorporer  toute  la  région  côtière 
de  Polanga  à  la  Courlande,  alors  que  les  Lituaniens  sont  très 
nombreux  dans   cette  région,    Kleipéda  (Memel),  en   Lituanie 
prussienne,  est  le  débouché  naturel  de  la  Lituanie  sur  la  Balti- 
que, et  toute  la  région  de  l'embouchure  du  Niémen,  habitée 
par  les  Lituaniens,  ainsi  que  l'étroite  bande  de  terre  entre  le 
Kurische-Nehrung,  qui  ferme  le  Kurisches  haff ,  revient  de  droit 
à  la  Lituanie  qui  possède  les  neuf  dixièmes  du  cours  de  ce 
fleuve.   D'ailleurs,   ce  qui  confirme  bien  ces  vues,   parmi  les 
nouvelles  voies  de  chemins  de  fer  que  les  Allemands  ont  créées 
en  Lituanie  pendant  la  guerre,  une  ligne  a  été  établie  pour 
relier    l'embranchement    prussien    de    Tilsitt  -  Stallupônen    à 
Chavli,  station  de  la  ligne  Vilna-Libau,  et  une  autre  pour  relier 
le  port  de  Memel,  en  territoire  prussien,  à  ce  même  port  de 
Libau  situé  dans  l'ancien  territoire  de  Courlande. 

A  dater  du  i*""  février  191 8,  les  administrations  de  Lituanie 
et  de  Bielostock-Grodno  étaient  réunies  en  un  unique  orga- 
nisme, sous  la  dénomination  officielle  d'  «  administration  mili- 
taire de  Lituanie  »,  avec  siège  à  Vilnius,  divisé  en  deux  sec- 
tions :  Lituanie  du  Nord,  dans  les  limites  de  l'administration 
actuelle  de  la  Lituanie,   avec  siège  à  Vilnius,  et  Lituanie  du 
Sud,  dans  les  limites  de  l'administration  actuelle  de  Bielostock- 
Grodno,  avec  siège  à  Bielostock.  C'était  reconnaître  implicite- 
ment, mais  d'une  façon  complète,   les  territoires  susceptibles 
ethnographiquement  d'être  rattachés  à  la  Lituanie  et,  par  cela 
même  en  écarter  les  aspirations  polonaises.  En  effet,  la  Lituanie 
qui  comprend  les  territoires  désignés  par  les  Allemands  sous 
le  nom  d'Ober-Ost,  abréviation  de  Oberbefhelshaber,  désignant 
le  commandement  général  d'Orient  et  tout  ce  qui  en  dépend, 
composée  de  quatre  gouvernements  :  Kovna,  oîi  se  trouve  une 
majorité  de  Lituaniens  catholiques  romains  et  une  nombreuse 


Il6  l' ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

population  juive  dans  les  villes  et  les  bourgades;  Vilna  et 
Souvalki  peuplés  de  Lituaniens,  et  Grodna,  dans  lequel  des 
Blancs-Ruthènes  se  mêlent  à  de  nombreux  Lituaniens,  aurait 
une  étendue  de  182.900  kilomètres  carrés,  avec  une  population 
de  6.822.000  habitants,  d'après  les  statistiques  de  1910.  La 
Lituanie  et  la  Courlande  ont  ensemble  une  étendue  de  1 52. 600 
kilomètres  carrés,  avec  une  population  de  6.789.000  habitants. 
Sans  doute,  le  Gouvernement  allemand,  qui  se  trouvait 
engagé  vis-à-vis  de  la  Pologne  par  l'acte  du  5  novembre  191 7, 
ne  paraissait  pas  ouvertement  suivre  cette  politique  ou  tout  au 
moins  faisait  semblant  de  ne  pas  la  soutenir  délibérément; 
mais,  le  i4  mars  1918,  reconnaissant  qu'une  union  était  seule 
possible  avec  la  Lituanie,  le  chancelier  promettait  de  recon- 
naître son  indépendance  le  22  mars,  jour  de  la  célébration  de 
sa  fête  nationale.  Le  dimanche  2/i  mars,  le  chancelier  de  l'Em- 
pire recevait  une  délégation  de  la  Diète  de  Lituanie  et,  au  nom 
et  sur  l'ordre  de  l'Empereur,  comme  représentant  constitution- 
nel de  l'empire  allemand,  lui  faisait  la  déclaration  suivante  : 

La  Diète  de  Lituanie,  représentant  légitime  du  peuple  lituanien,  a  pro- 
clamé, le  II  décembre  191 7,  la  restauration  de  la  Lituanie  en  un  Etat  indé- 
pendant uni  à  l'Empire  allemand  par  une  alliance  étroite  et  perpétuelle,  et 
par  des  conventions  militaire,  commerciale,  douanière  et  monétaire.  Elle  a 
invoqué,  pour  la  restauration  de  l'Etat  lituanien,  la  protection  et  le  secours 
de  l'Empire  allemand.  Aussi,  après  que  la  Lituanie  a  été  dégagée  du  lien 
qui  la  rattachait  à  un  autre  Etat,  l'Empire  allemand  la  reconnaît,  en  se 
basant  sur  les  déclarations  qui  viennent  d'être  rappelées  de  la  Diète  litua- 
nienne, comme  un  Etat  libre  et  indépendant. 

Le  chancelier  allemand  prenait  un  soin  particulier  à  rappeler 
à  la  délégation  lituanienne  les  fameuses  conditions  imposées 
par  le  gouvernement  allemand  pour  la  restauration  d'un  Etat 
lituanien,  bien  que  ces  conditions  n'aient  jamais  été  acceptées 
par  les  représentants  légitimes  du  peuple  lituanien,  qui  refu- 
saient de  se  faire  l'instrument  d'une  annexion  déguisée  de  leur 
pays  à  l'Empire  allemand. 

Du  reste,  les  autorités  militaires  allemandes  ne  tenaient 
aucun  compte  de  ces  promesses  et  n'en  continuaient  pas  moins 
à  méconnaître  les  aspirations  de  ce  pays  et  à  le  traiter  comme 
s'il  était  directement  rattaché  à  l'empire.  Le  maréchal  Hinden- 
burg  organisait  la  colonisation  de  la  Lituanie  et  de  la  Cour- 
lande  au  profit  des  vétérans  allemands,  et  ordonnait  que  tout 


LITUANIE 


117 


propriétaire  de  plus  de  36o  hectares  de  terre  en  cédât  un  tiers, 
à  titre  onéreux,  à  une  commission  spéciale  de  colonisation  alle- 
mande. 

Dès  le  début  de  l'occupation,  les  gens  capables  de  travailler, 
dépourvus  d'ouvrage,  étaient  contraints  par  les  autorités  à  aller 
travailler  même  en  dehors  de  la  localité  qu'ils  habitaient;  ceux 
qui  refusaient  pouvaient  être  déportés  de  force  et  se  voir  infli- 
ger jusqu'à  trois  ans  de  prison  ou  une  amende  pouvant  attein- 
dre 10.000  mark  (i),  bien  que  l'Agence  Wolff  déclarât  que  les 
Lituaniens  n'étaient  nullement  contraints  de  se  rendre  en  Alle- 
magne, mais  qu'ils  étaient  mis  seulement  dans  l'obligation 
d'effectuer  les  travaux  prescrits  pour  remédier  à  la  misère 
générale,  et  que  c'était  exclusivement  en  ayant  recours  à  l'em- 
bauchage volontaire  que  l'Allemagne  s'était  procurée  de  la 
main-d'œuvre  dans  les  territoires  occupés. 

La  Francfurter  Zeitung,  du  i3  février  1917,  laissait  cepen- 
dant entendre,  à  propos  de  l'administration  allemande  en  Litua- 
nie, que  le  problème  des  sociétés  de  colonisation  et  toutes  les 
questions  d'amélioration  de  l'immigration  allemande  pren- 
draient ultérieurement  une  importance  de  plus  en  plus  grande. 

Un  grave  conflit  s'élevait,  du  reste,  à  ce  sujet  entre  le  Conseil 
d'Etat  lituanien  et  les  autorités  allemandes  d'occupation,  à  la 
fin  de  janvier  1918.  Le  Conseil  d'Etat  ayant  demandé  l'évacua- 
tion du  territoire  lituanien  par  les  armées  d'occupation  et  exigé 
le  retour  des  prisonniers  lituaniens  détenus  en  Allemagne  et  en 
Autriche,  au  nombre  d'environ  60.000,  les  Gouvernements  aus- 
tro-allemands prétendaient  restreindre  ses  pouvoirs  et  nom- 
maient deux  officiers,  le  capitaine  Gilza  et  le  lieutenant  Kûgler 
comme  représentants  du  gouvernement  d'occupation  au  Con- 
seil d'Etat.  Cette  assemblée  fit  entendre  une  protestation  éner- 
gique contre  cette  ingérence  qui  portait  atteinte  à  la  souve- 
raineté de  la  nation  lituanienne,  et  signifia  qu'elle  démission- 
nerait in  corpore  si  sa  protestation  restait  sans  effet.  Un  peu 
plus  tard,  au  cours  des  séances  tenues  les  ^^  et  25  avril  1918 
par  la  Commission  plénière  du  Reichstag,  pour  la  discussion 
du  budget  de  la  guerre,  le  député  du  centre  Erzberger  se  plai- 
gnait que  les  députés  allemands  ne  pussent  aller  en  Lituanie 
et  qu'on  ne  permît  point  à  la  délégation  lituanienne  de  se 
rendre  en  Allemagne. 


(i)  M.  Ragana,  La  Lituanie  sous  la  botte  allemande. 


ii8 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


Les  revendications  lituaniennes  ayant  rencontré  des  sympa- 
thies parmi  les  représentants  de  la  majorité  au  Reichstag,  le 
Gouvernement  allemand,  dominé  par  les  pangermanistes  et  le 
parti  militaire,  voulait  éviter  de  se  trouver  entraîné  par  un 
courant  d'opinion  et,  dans  ce  but,  s'efforçait  d'empêcher  tous 
rapports  entre  la  Taryba  lituanienne  et  les  représentants  du 
centre  catholique  et  les  socialistes  qui,  à  plusieurs  reprises,  pro- 
testèrent au  Reichstag  contre  le  régime  d'oppression  imposé 
aux  Lituaniens  par  les  autorités  militaires  d'occupation. 

La  Freie  Zeitung,  de  Berne,  au  mois  d'avril  1918,  dévoilait, 
du  reste,  toute  l'hypocrisie  dont  était  empreinte  la  fameuse 
demande  que,  selon  l'Agence  Wôlff,  «  toutes  les  classes  »  de  la 
Courlande  auraient  adressée  à  l'Empereur  pour  le  «  conjurer 
de  revêtir  la  dignité  de  duc  de  Courlande  et  de  ne  point 
repousser  les  mains  qui  se  tendent  vers  les  frères  allemands  », 
et  montrait  quels  étaient  les  plans  véritables  de  l'Etat  prus- 
sien vis-à-vis  des  populations  autochtones  de  cette  contrée. 
D'après  le  même  journal,  dans  une  communication  faite  devant 
la  première  Chambre  bavaroise,  le  conseiller  impérial  von  Buhl 
aurait  déclaré  que  200.000  hectares  de  terres  de  la  Couronne 
devaient  servir  à  donner  aux  colons  des  fermes  avec  20  hectares 
de  terrain,  et  qu'en  outre  la  Diète  de  Courlande  aurait  pris,  à 
l'unanimité,  la  décision  de  mettre  à  la  disposition  des  colons 
un  tiers  de  la  grande  propriété,  soit  environ  /joo.ooo  hectares 
au  prix  d'avant-guerre  de  5oo  mark  l'hectare.  L'organe  des 
démocrates  allemands  se  demandait  quels  pouvaient  bien  être 
les  colons  dont  il  était  question,  et  écrivait  : 

Ce  ne  sont  sûrement  pas  les  Lettons  qui,  jusqu'ici,  ont  été  exploités  de  la 
façon  la  plus  scandaleuse  par  les  barons  baltes,  ces  Lettons  maintenus  dans 
Id  misère  et  dans  la  sujétion  et  qu'on  laissait,  pendant  la  guerre,  périr 
comme  fugitifs  sur  le  pavé  de  Riga  ! 

Bien  au  contraire,  on  veut  s'emparer  de  la  propriété  des  Lettons,  de  leur 
patrie,  on  veut  les  en  chasser  pour  faire  place  aux  colons  allemands  émigrés 
du  sud  de  la  Russie.  Les  Lettons  doivent  s'attendre  à  l'avenir  à  une  politique 
pire  que  celle  suivie  pour  les  marches  orientales  de  la  Russie;  la  Courlande 
sera  ouverte  aux  intrus  étrangers,  auxquels  toute  la  protection  possible  sera 
accordée  dans  le  but  d'opprimer  la  population  indigène  attachée  à  la  glèbe. 
Et  voilà  ce  qu'ose  la  Prusse,  malgré  l'échec  de  sa  politique  honteuse  de 
destruction  et  d'oppression  appliquée  à  la  Posnanie  depuis  un  siècle  ! 

Or,  un  professeur,  M.  Max  Weber,  démontrait,  peu  de  temps 


LITUANIE  1 1 9 

auparavant,  dans  la  Gazette  de  Francfort,  que  l'Allemagne  ne 
possédait  pas  assez  d'hommes  pour  exploiter  ses  propres  pro- 
vinces de  l'Est  et  rappelait  que,  pour  remédier  à  ce  manque  de 
main-d'œuvre,  elle  devait,  chaque  année,  engager  plus  d'un 
million  de  journaliers  agricoles  russes  et  faire  appel  à  un  nom- 
bre considérable  d'ouvriers  polonais  pour  les  industries  de  la 
Westphalie. 

D'autre  part,  malgré  le  traité  de  Brest-Litowsk  en  Lituanie, 
malgré  la  cessation  de  l'état  de  guerre  entre  ce  pays  et  l'Alle- 
magne, malgré  la  reconnaissance  de  l'indépendance  lituanienne 
par  l'Allemagne  et  les  promesses  faites  au  Comité  «  Lituania  » 
par  le  général  Friedrich,  non  seulement  le  rapatriement  des 
prisonniers  lituaniens  n'avait  pas  encore  commencé  au  début 
de  juin  1918,  mais  l'Allemagne  continuait  à  les  astreindre  aux 
travaux  les  plus  pénibles.  A  la  suite  de  ces  faits,  un  conflit 
s'élevait  entre  les  autorités  lituaniennes  et  le  gouvernement 
militaire  allemand. 

Dlailleurs,  les  représentants  autorisés  du  peuple  lituanien 
n'avaient  pu  obtenir  de  Berlin  qu'il  leur  fût  permis  d'envoyer 
une,  délégation  à  Brest-Litowsk  pour  prendre  la  défense  des 
intérêts  de  leur  pays.  Il  devenait  de  plus  en  plus  évident  que 
l'Allemagne  n'admettait  le  droit  des  peuples  à  disposer  d'eux- 
mêmes  qu'en  faveur  de  l'Empire  allemand.  A  la  suite  de  la 
signature  du  traité  de  Brest-Litowsk,  la  tension  s'accentua  pro- 
fondément et  les  protestations  des  organes  lituaniens  contre  le 
régime  inique  imposé  à  leur  pays  devinrent  presque  inces- 
santes, les  Lituaniens  étant  persuadés  qu'ils  n'avaient  plus  à 
compter  que  sur  eux-mêmes,  en  raison  du  silence  que  les  Alliés 
gardaient  au  sujet  des  questions  intéressant  l'Europe  orientale. 

Au  début  de  mai  1918,  le  commissaire  allemand  pour  les 
provinces  baltiques,  comte  Keyserling,  usa  de  tels  procédés 
tyranniques  à  l'égard  des  populations  soi-disant  autonomes 
qu'ils  provoquèrent  des  protestations  dont  l'écho  parvint  au 
Reichstag  et  qu'il  dut  démissionner.  Les  conditions  dans  les- 
quelles celui-ci  prenait  sa  retraite,  qu'on  attribuait  à  un  désac- 
cord avec  les  autorités  de  l'Empire  sur  l'étendue  de  ses  attribu- 
tions, laissaient  suffisamment  entendre  qu'elle  n'était  pas  étran- 
gère à  ces  faits. 

D'ailleurs,  au  mois  de  mai  1918,  un  décret  de  l'Empereur 
allemand,  en  dépit  des  déclarations  précédentes  qu'il  infîrm'ait, 


1 20  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

consacrait  d'une  manière  déguisée  l'annexion  effective  et  défi- 
nitive de  la  Lituanie  à  l'Empire  allemand.  Ce  décret  stipulait  : 

Nous,  Guillaume,  par  la  grâce  de  Dieu,  empereur  d'Allemagne  et  roi  de 
Prusse,  faisons  savoir  que  nous  avons  ordonné  à  notre  chancelier  d'annon- 
cer au  nom  de  l'Empire  allemand  et  comme  suite  à  la  volonté  exprimée  par 
ie  Conseil  régional  de  Lituanie,  le  ii  décembre  191 7,  que  nous  reconnaissons 
la  Lituanie  comme. Etat  libre  et  indépendant,  et  que  nous  lui  conférons  la 
protection  de  l'Empire  allemand,  auquel  elle  sera  rattachée  par  une  alliance 
d'une  solidité  éternelle  et  des  conventions  spéciales  dans  le  domaine  mili- 
taire, économique,  douanier,  des  communications  et  des  monnaies. 

Nous  posons  toutefois  cette  condition  première  que  les  conventions  à 
signer  tiendront  autant  compte  des  intérêts  de  l'Allemagne  que  de  ceux  de 
la  Lituanie  et  que  la  Lituanie  participera  également  aux  charges  de  guerre 
(Kriegslasten)  de  l'Allemagne,  qui  servent  aussi  à  sa  libération. 

Nous  donnons  à  notre  chancelier  pleins  pouvoirs  pour  prendre  les  mesures 
qu'il  jugera  utiles  aux  fins  d'établissement  de  relations  d'alliances  fermes 
avec  l'Empire  allemand  et  des  conventions  nécessaires  (i). 

La  Gazette  de  Cologne,  au  début  d'une  étude  sur  1'  ((  Etat 
lituanien  »,  écrivait  du  reste  (2)  : 

La  Lituanie  forme  un  arc  de  cercle  qui  enveloppe  la  frontière  de  la 
Prusse  orientale  et  elle  est,  par  conséquent,  le  pays  indiqué  pour  protéger 
la  frontière  de  l'Empire  allemand  à  l'Est.  Le  rattachement  étroit  de  la  Litua- 
nie à  l'Allemagne  est  imposé  par  les  considérations  de  sécurité  les  plus 
élémentaires. 

Les  Lituaniens  accueillaient  avec  indignation  le  décret  de 
l'Empereur  et  faisaient  remarquer  à  nouveau  que  le  vœu  soi- 
disant  exprimé,  le  11  décembre  191 7,  par  le  «  Conseil  régional 
de  Lituanie  »,  ne  pouvait  rencontrer  à  aucun  prix  l'approbation 
de  la  nation,  qui  s'opposait  de  toutes  ses  forces  à  échanger  une 
domination  étrangère  contre  une  autre. 

En  maintes  occasions,  le  Gouvernement  allemand  fît  le 
silence  sur  les  protestations  énergiques  de  la  Taryba,  dénatura 
même  ses  tendances  pour  abuser  l'opinion  publique  en  Alle- 
magne et  chez  les  Gouvernements  -alliés,  et  faire  croire  à  une 
harmonie  complète  de  vues  avec  Berlin.  Il  semblait  dans  les 
intentions  allemandes  de  laisser  supposer  aux  Alliés  que  le 
peuple  lituanien  s'orientait  nettement  vers  l'Allemagne,  afin  de 


(i)  D'après  le  Temps,  ih  mai   1918. 
(2)  17  Mai  1918. 


LITUANIE  121 

détourner  de  lui  leurs  sympathies  et  surtout  de  le  priver  de 
l'appui  des  démocraties  occidentales. 

Le  Conseil  national  lituanien  de  Suisse  adressait  à  toutes  les 
chancelleries  une  protestation  eontre  le  décret  impérial. 

Des  émissaires  allemands  (i)  se  rendaient,  en  juin  1918, 
en  Lituanie  pour  faire  de  la  propagande  parmi  les  populations 
en  faveur  de  l'union  avec  la  Prusse.  A  leur  tête  se  trouvait  un 
gros  propriétaire  foncier,  nommé  Ertel,  d'origine  allemande, 
du  district  de  Siauliai.  Vingt  mille  Lituaniens  se  rendirent  dans 
cette  dernière  ville  pour  assister  à  une  réunion  qui  y  était  con- 
voquée, sous  le  prétexte  de  prendre  une  décision  en  vue  d'atté- 
nuer les  réquisitions  en  Lituanie;  mais,  lorsque  ceux-ci  eurent 
connaissance  du  véritable  motif  de  cette  convocation,  ils  atta- 
quèrent ces  agents  allemands,  qui  durent  s'enfuir  en  automo- 
bile sous  la  protection  de  la  gendarmerie  de  l'Ober-Ost. 

A  peu  près  à  la  même  date,  le  Conseil  national  lituanien 
communiquait  la  protestation  suivante,  où  il  affirmait  à  nou- 
veau que  la  Lituanie  ne  voulait  pas  être  annexée  par  l'Alle- 
magne : 

Prenant  en  considération  : 

1°  Que  la  Lituanie,  par  les  actes  divers  (11  et  25  décembre  1917)  de  ses 
organes  compétents  (<(  Taryba  »  et  Conseil  national)  s'est  séparée  de  la 
Russie;  ^ 

2°  Que  le  traité  de  Brest  en  Lituanie,  par  une  commune  reconnaissance 
des  belligérants  —  l'Allemagne  aussi  bien  que  la  Russie  —  a  consacré  cette 
situation; 

3°  Que  le  Gouvernement  allemand  a  reconnu  la  Lituanie  comme  Etat 
libre  et  indépendant,  par  l'acte  du  28  mars  1918,  signé  du  chancelier  de 
l'Empire,  avec  le  consentement  du  Reichstag,  et  par  une  déclaration  solen- 
nelle de  l'Empereur,  portée  officiellement  à  la  connaissance  de  la  «  Taryba  » 
le  4  mai; 

4"  Que  M.  de  Kuhlmann,  secrétaire  d'Etat  aux  Affaires  étrangères,  à  la 
date  du  24  juin,  a  dit  au  Reichstag  :  «  Je  ne  veux  pas  m'étendre  sur  les 
questions  de  l'organisation  future  de  la  Lituanie  et  de  la  Courtaude,  qui 
relèvent  principalement  du  domaine  de  l'organisation  intérieure,  car  ces 
questions,  sous  nombre  de  rapports,  sont  aussi  de  la  compétence  des  auto- 
rités intérieures.  C'est  ce  qu'exprime  la  présence  au  secrétariat  de  l'Intérieur 
d'un  commissaire  impérial  spécial,  auquel  le  soin  de  ces  questions  d'orga- 
nisation future  a  été  confié  de  façon  particulière  ». 

Le  Conseil  national  lituanien,  chargé  de  veiller  aux  intérêts  suprêmes  de 
ta  patrie  lituanienne  et  pouvant  le  faire  en  toute  indépendance,  fait  remar- 


(i)  Gazettt  de  Lausanne,  3o  juillet   1918. 


122  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

quer  que  M.  de  Kuhlmann  se  met  ainsi  en  contradiction  absolue  avec  le 
traité  et  les  actes  précédents,  que  sa  déclaration  officielle  relative  à  la 
Lituanie  est  d'autant  plus  inadmissible  qu'elle  semble  préjuger  sous  forme 
de  faits  des  résultats  en  désaccord  avec  le  droit  des  Lituaniens  à  l'indépen- 
dance complète,  à  maintes  reprises  proclamé  et  reconnu  par  le  Gouverne- 
ment impérial  lui-même;  qu'enfin  le  rappel  à  Berlin  de  M.  de  Falkenhausen , 
sans  avoir  donné  à  la  «  Taryba  »  des  pouvoirs  suffisants,  comme  le  rattache- 
ment de  M.  de  Falkenhausen  au  secrétariat  de  l'Intérieur  et  non  à  celui  des 
Affaires  étrangères,  constituent  autant  d'indications  de  tendances  annexion- 
nistes auxquelles  les  Lituaniens  sont  bien  décidés  à  s'opposer  de  toutes  leurs 
forces  et  par  tous  les  moyens  (i). 

On  apprenait,  dans  l'avant-dernière  semaine  de  juillet  1918, 
que  le  Conseil  international  de  Lituanie  devait  se  réunir  à 
Lausanne  pour  examiner  les  moyens  à  mettre  en  œuvre  pour 
assurer  à  la  Lituanie  une  organisation  permanente  en  tant 
que  nation  libre  d'Europe.  Trois  Américains  de  descendance 
lituanienne  devaient  venir  y  représenter  la  colonie  des  Etats- 
Unis,  qui  comprend  près  d'un  million  de  Lituaniens,  et  con- 
vaincre les  populations  lituaniennes  que  ce  n'est  qu'en  s'unis- 
sant  aux  Alliés  et  en  suivant  les  principes  énoncés  par  M.  W. 
Wilson  qu'ils  pouvaient  parvenir  à  constituer  une  république 
lituanienne  indépendante.  Au  mois  de  mai  191 8,  une  déléga- 
tion du  Conseil  national  lituanien,  représentant  environ  700.000 
Lituaniens  sur  le  million  de  Lituaniens  vivant  aux  Etats-Unis 
et  dont  25.000  combattaient  en  France  dans  les  rangs  de  l'ar- 
mée américaine,  était  venue,  du  reste,  exposer  à  M.  Wilson 
leurs  revendications  et  leur  désir  de  voir  leur  pays  natal 
reconnu  comme  Etat  libre  et  indépendant  de  la  domination 
allemande  ou  de  toute  autre  puissance,  M.  Wilson,  après  l'avoir 
remerciée  de  l'aide  loyale  que  les  citoyens  lituaniens  avait 
apportée  aux  Etats-Unis,  avait  assuré  cette  délégation  que  ceux- 
ci  accorderaient  toutes  lés  facilités  au  Conseil  lituanien  pour 
lui  permettre  d'organiser  et  de  stimuler  l'opposition  à  la  domi- 
nation allemande  en  Lituanie,  Au  mois  d'octobre,  on  annonçait 
que  les  60.000  Lituaniens  des  Etats-Unis  qui  s'étaient  enrôlés 
dans  l'armée  américaine  allaient  être  formés  en  un  corps  spé- 
cial qui  combattrait  sous  les  couleurs  lituaniennes  et  améri- 
caines, 

A  la  suite  de  cette  démarche  auprès  de  M,  W.  Wilson,  le 


(i)  Le  Tempa,  lo  jtiillef  1918. 


LITUANIE  123 

Conseil  national  lituanien  d'Amérique  faisait  publier  par  le 
bureau  d'information  lituanien  la  communication  suivante, 
élaborée  par  le  bureau  du  grand  Congrès  lituanien  d'Amérique, 
qui  venait  de  se  tenir  à  New-York  : 

Le  Congrès  national  lituanien  d'Amérique,  représentant  du  million  de 
Lituaniens  émigrés  aux  Etats-Unis,  s'est  engagé,  par  tous  les  moyens  à  sa 
disposition,  à  rétablir  la  Lituanie  dans  sa  souveraine  indépendance  et  à  la 
libérer  de  la  domination  allemande. 

Une  délégation  du  dit  Congrès,  que  le  président  Wilson  a  reçue,  a  recueilli 
de  lui  les  promesses  les  plus  formelles  d'appui  effectif  en  vue  de  la  recons- 
titution d'une  Lituanie  réellement  indépendante,  ainsi  que  les  assurances  les 
plus  positives  de  représentations  énergiques  des  intérêts  lituaniens  au  Congrès 
général  de  la  paix,  pour  soustraire  la  Lituanie  à  toute  emprise  germanique. 

Le  Conseil  national  lituanien  de  Suisse  faisait,  de  son  côté, 
les  nouvelles  déclarations  suivantes  : 

1°  Le  peuple  lituanien  a  le  plus  ferme  désir  de  vivre  en  ternies  de  bon 
voisinage  et  d'amitié  avec  tous  ses  voisins  et,  en  particulier,  avec  ceux  de 
l'Ouest;  mais  il  considère  que  cela  ne  pourra  être  le  cas  que  pour  autant 
que  ses  droits  souverains  seront  intégralement  respectés; 

2°  Sans  entrer  d'ores  et  déjà  dans  les  détails  de  l'acte  de  reconnaissance, 
1'?  peuple  lituanien  croit  devoir  dire  qu'il  ressent  comme  une  injustice  d'être 
contraint  de  participer  aux  charges  d'une  guerre  qu'il  n'a  ni  voulue,  ni 
déclarée,  ni  dirigée,  à  laquelle,  par  conséquent,  il  a  dû  prendre  part  malgré 
lui  et  dont  les  conséquences,  en  se  déroulant  sur  son  territoire,  ont  porté  à 
sa  prospérité  une  atteinte  si  profonde  qu'il  lui  faudra  de  longues  années  de 
labeur  acharné  pour  s'en  remettre; 

3°  La  reconnaissance  officielle  devrait  se  traduire  sans  relard  en  faits 
positifs,  à  commencer  par  l'établissement  d'un  gouvernement  lithuanien, 
réellement  indépendant,  ainsi  que  par  la  transmission  entre  ses  mains  de 
tous  les  pouvoirs  souverains  qu'implique  une  indépendance  véritable. 

Dès  le  mois  de  février  1918,  la  Gazette  officielle  de  Saxe 
démentait  la  nouvelle  que  le  royaume  de  Saxe  ait  déposé  au 
Conseil  fédéral  de  l'Empire'  une  demande  tendant  à  obtenir 
qu'un  membre  de  la  dynastie  saxonne  fût  mis  sur  le  trône  de 
Lituanie,  tout  en  laissant  entendre  que  des  pourparlers  avaient 
lieu  en  ce  sens.  On  avait  songé,  parait-il,  au  prince  Frédéric- 
Christian,  second  fils  du  Roi,  alors  âgé  de  vingt-quatre  ans. 
Déjà,  sous  le  chancelier  Bethmann-Hollweg,  il  avait  été  ques- 
tion d'offrir  la  couronne  de  Pologne  au  frère  du  Roi  de  Saxe, 
le  prince  Jean-Georges. 

La  Deutsche  Zeitiing  écrivait  : 


124 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


L'union  personnelle  des  royaumes  de  Saxe  et  de  Lithuanie  serait  contraire 
aux  intérêts  allemands.  L'exemple  de  la  Roumanie,  à  qui  la  Maison  des 
Hobenzollern  a  donné  un  roi  et  qui  s'est  tournée  si  vite  contre  l'Allemagne, 
est  un  avertissement. 

Un  prince  allemand,  appelé  au  trône  d'une  Lithuanie  autonome  et  indé- 
pendante, cesserait  d'être  Allemand  dès  son  avènement  et  serait  forcé  de  céder 
aux  inHuences  non  allemandes. 

Dans  ce  cas,  en  Lithuanie,  la  Maison  princière  serait  polonisée  dès  la 
deuxième  ou  troisième  génération  et,  par  suite  de  la  composition  des  classes 
supérieures  de  la  société,  il  en  serait  de  même  du  pays. 

Par  contre,  les  Dernières  Nouvelles  de  Leipzig,  à  propos  du 
séjour  du  prince  héritier  de  Saxe  à  Berlin,  préconisait  le  rat- 
tachement de  la  Lituanie  au  royaume  de  Saxe  et  donnait  les 
raisons  suivantes  à  cette  annexion  : 

Il  est  nécessaire  qu'un  prince  allemand,  pouvant  compter  sur  l'appui 
que  lui  fournit  l'Etat  confédéré  auquel  il  appartient  et  sur  celui  de  l'Empire, 
règne  désormais  sur  la  Lithuanie,  afin  d'empêcher,  dans  ce  pays,  toute  agi- 
tation antiallemande. 

A  ce  point  de  vue,  la  Saxe  est  le  seul  pays  qui  doive  entrer  en  ligne  de 
compte.  En  effet,  devant  l'accroissement  des  autres  Etats  allemands,  la  Saxe 
est  peu  privilégiée.  Elle  a  le  droit  de  demander  une  extension  de  son  activité, 
car  ses  frontières  sont  trop  étroites  pour  son  développement  économique; 
l'harmonie  n'y  existe  plus  entre  l'agriculture  et  l'industrie.  Enfin,  la  dynas- 
tie saxonne,  appartenant  à  la  confession  catholique,  pourra  plus  facilement 
régner  sur  ce  pays  catholique. 

Et,  comme  conclusion  à  cet  article,  ce  journal  soutenait 
qu'un  esprit  de  sage  décentralisation  devait  permettre  aux 
Etats  confédérés  d'étendre  à  l'extérieur  leur  activité  et  d'appli- 
quer au  dehors  les  principes  qui  ont  fait  la  force  de  l'Empire 
allemand,  en  assurant  son  expansion. 

Le  consentement  donné  par  l'Allemagne  à  la  création  d'un 
gouvernement  civil  en  Lituanie  se  trouvant  intimement  lié  à 
l'acceptation  par  les  Lituaniens  du  principe  monarchique  et 
de  l'élection  d'un  prince  allemand  comme  roi,  la  Taryba  litua- 
nienne résolut  de  porter  son  choix  sur  un  candidat  qui  ne  fût 
pas  celui  de  l'officialité  allemande,  c'est-à-dire  du  parti  pan- 
germaniste.  Craignant  de  se  voir  imposer  un  prince  de  la 
famille  royale  de  Prusse  ou  de  Saxe,  en  vue  d'une  union  per- 
sonnelle avec  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  Etats,  on  dit  que  les 
Lituaniens  pensèrent  tourner  la  difficulté  en  appelant  au  trône 
un  prince  des  Etaté  du  Sud. 


LITUANIE  125 

Le  i8  juillet,  on  mandait  de  Stuttgart  que  le  Conseil  d'Etat 
lituanien,  la  Taryba,  réuni  à  Vilna,  avait  décidé  d'offrir  la 
couronne  de  Lituanie  au  duc  Guillaume  d'Urach,  qui,  bien  que 
VAlmanach  de  Gotha  ne  mentionne  pas  la  filiation  lituanienne 
de  ce  personnage,  serait  un  descendant  de  l'ancienne  famille 
royale  lituanienne  de  Mindove  et,  pour  cette  raison,  il  devait 
prendre  le  nom  de  Mindove  II,  en  mémoire  du  roi  Mindove  I", 
un  des  héros  populaires  de  la  Lituanie  au  moyen  âge.  Quelques 
jours  après,  le  service  allemand  de  propagande  faisait  publier 
un  démenti  à  cette  information.  La  Gazette  de  l'Allemagne  du 
Nord,  organe  officieux  du  gouvernement,  après  avoir  dit  qu'une 
partie  de  la  Diète  lituanienne  se  serait,  sans  l'assentiment  de 
l'Allemagne,  constituée  en  Conseil  d'Etat  et  aurait  choisi  le  duc 
d'Urach  à  l'insu  du  Gouvernement  allemand,  déclarait  qu'il 
n'y  avait  encore  rien  de  décidé  au  sujet  du  règlement  définitif 
de  la  question  lituanienne  ni  au  sujet  de  l'union  personnelle 
entre  la  Lituanie  et  la  Saxe. 

Cette  élection  du  duc  d'Urach  par  la  Taryba  troublait  les 
relations  de  l'Allemagne  avec  la  Lituanie  et  amenait  une  cer- 
taine tension  entre  les  deux  gouvernements,  car  Berlin  enten- 
dait imposer  aux  Lituaniens  un  roi  de  son  choix,  qui  se  serait 
fait  l'instrument  docile  du  Drang  nach  Osten  en  Lituanie  et  de 
la  plus  grande  Germanie.  La  presse  allemande  déniait  toute 
autorité  à  cette  assemblée  et  l'attaquait  violemment.  Malgré  les 
protestations  du  Conseil  national  lituanien,  qui  ne  se  laissait 
point  déconcerter  par  ces  attaques  et  ripostait,  la  presse  litua- 
nienne était  réduite  au  silence  et  les  écoles  lituaniennes  fer- 
mées. On  put  croire,  à  ce  moment,  que  le  mécontentement  de 
l'Allemagne  était  dû  au  déplaisir  qu'elle  éprouvait  de  la  dési- 
gnation du  duc  d'Urach,  qui  n'était  pas  un  des  candidats  offi- 
ciels. Mais,  à  la  suite  de  la  résistance  lituanienne  et  sans  qu'on 
put  exactement  y  rapporter  le  changement  intervenu  dans  la 
politique  allemande,  on  voyait  l'Allemagne  toujours  prête  à 
créer  des  différends  ou  à  semer,  selon  ses  besoins,  des  inimi- 
tiés, s'employer  à  rapprocher  la  Lituanie  de  la  Pologne,  qu'il 
lui  fallait  reconnaître  et  dont  elle  voulait  s'assurer  l'amitié,  afin 
de  livrer  la  Lituanie  aux  Polonais  pour  prix  de  leur  acceptation 
du  régime  allemand. 

Il  est  nécessaire  de  dire  que  le  duc  Guillaume  d'Urach  est 
apparenté  à  un  degré  assez  éloigné  à  la  famille  royale  de  Wur- 


126 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKLM 


temberg  et  que  sa  candidature,  qui  avait  été  très  activement 
soutenue  par  M,  Mathias  Erzbeerger,  wurtembergeois  et  catho- 
lique, représentant  une  circonscription  du  Wurtemberg  au 
Reichstag  et  qui  aurait  été  consulté  par  le  parti  catholique  sur 
le  choix  du  candidat,  se  trouvait  en  compétition  avec  celle 
d'un  prince  de  la  Maison  de  Saxe,  le  prince  Frédéric-Christian, 
âgée  de  ik  ans,  second  fils  du  roi  et  de  l'ex-reine  devenue 
M"^  Louise  Toselli.  Le  projet  de  cette  union  personnelle,  soumis 
à  la  Diète  saxonne  par  le  Gouvernement  saxon,  n'avait  pas 
obtenu  le  suffrage  de  la  majorité.  Une  partie  des  députés  s'y 
était  montrée  hostile,  une  minorité  seulement  s'était  prononcée 
en  faveur  d'une  union  personnelle  entre  la  Saxe  et  la  Lituanie, 
tout  en  s'opposant  à  la  candidature  de  ce  prince.  Il  est  certain 
qu'en  donnant  cours  à  ces  nouvelles  tout  en  s'opposant  aux 
projets  qu'elles  faisaient  connaître,  l'Allemagne  permettait  aux 
partis  pangermanistes  d'affirmer  leurs  prétentions,  et  qu'ainsi, 
en  faisant  d'une  façon  détournée  échec  au  mouvement  démo- 
cratique indépendant  et  en  remettant  tout  en  question,  elle 
leur  donnait  partiellement  satisfaction. 

Au  cours  de  la  polémique  qui  avait  eu  lieu  à  ce  sujet, 
le  Journal  populaire  de  Saxe,  organe  catholique  de  Dresde,  à 
la  fin  de  mai,  répondait  à  M.  Erzberger,  qui  avait  déclaré, 
dans  la  Gazette  populaire  de  Cologne,  absurde  de  mettre  sur  le 
trône  de  Lituanie  un  monarque  saxon  et  de  gouverner  ce  pays 
à  la  mode  de  Dresde  : 

Erzberger  n'a  évidemment  aucune  idée  du  projet  qu'on  envisage.  Nous 
allons  l'éclairer.  Dans  de  nombreux  milieux  de  Saxe,  d'Allemagne,  de  Ikrlin 
et  de  Lithuanie,  on  désire  une  union  personnelle  de  la  Saxe  avec  la  Lithuanie, 
c'est-à-dire  que  le  roi  de  Saxe  serait  en  même  temps  duc  de  Lithuanie.  Mais, 
en  aucun  cas,  le  Gouvernement  saxon  ne  gouvernerait  la  Lithuanie.  Il  y 
aurait  un  Gouvernement  lithuanien  avec  le  roi  de  Saxe  à  sa  tête. 

Et  le  Berliner  Tageblott,  qui  relevait  les  déclarations  du 
journal  saxon,  écrivait  : 

On  ne  peut  plus  guère  douter  que  la  solution  saxonne  du  problème  lithua- 
nien ne  soit  très  avancée.  Espérons  que  le  Reichstag  ne  sera  pas  placé 
devant  le  fait  accompli.  Nous  voulons  vivre  avec  le  peuple  lithuanien  en 
paix  et  en  amitié,  et  entretenir  avec  lui  des  relations  économiques  aussi 
étroites  que  possible.  Pour  le  reste,  nous  voulons  le  laisser  disposer  lui- 
même  de  son  sort  et  nous  ne  nous  en  mêlerons  aussi  peu  que  possible. 


LITUANIE  127 

Le  Deutsche  Kurier  (i),  pour  justifier  cette  solution  du  pro- 
blème lituanien,  s'efforçait  même  de  rattacher  la  question  de 
l'union  personnelle  de  la  Lituanie  avec  la  Saxe  au  partage  de 
l'Alsace-Lorraine  entre  la  Prusse  et  la  Bavière,  bien  que,  sui- 
vant les  Neueste  Nachrichten,  le  premier  ministre  de  Bavière, 
M.  de  Dandl,  se  soit  prononcé  pour  l'union  personnelle  de 
l'Alsace-Lorraine  avec  la  Bavière  et  que  le  vice-chancelier  von 
Payer  ait  préconisé  cette  solution  à  Munich  et  à  Stuttgart.  On 
y  lisait  : 

Le  partage  de  l'Alsace-Lorraine  entre  la  Prusse  et  la  Bavière  nous  obligera 
cl  donner  des  compensations  aux  Etats  confédérés.  La  Saxe  recevrait  ainsi 
ia  Lituanie,  mais  au  lieu  de  l'union  personnelle  dont  il  était  précédemment 
question,  on  envisage  également  la  possibilité  d'une  union  réelle  plus  favo- 
rable aux  intérêts  de  la  Saxe. 

La  Lituanie  constituerait  tout  d'abord  une  sorte  de  colonie  saxonne  et 
recevrait  plus  tard  son  statut  politique  qui  lui  assurerait  des  droits  égaux 
à   ceux  des  Etats   confédérés  de  l'Allemagne. 

Les  Lituaniens  se  montraient  surpris  de  la  façon  dont  l'Alle- 
magne agissait  en  la  circonstance,  malgré  ses  déclarations' 
antérieures.  Après  avoir,  lors  de  la  constitution  de  la  Taryba,  à 
la  suite  de  la  conférence  qui  se  tint  à  Vilnius  du  17  au  22  sep- 
tembre 191 7,  exigé  la  reconnaissance  de  cette  assemblée  par 
les  organisations  lituaniennes  à  l'étranger  et  en  avoir  fait 
dépendre  le  fonctionnement,  l'Allemagne  prétendait  que  cet 
organisme,  qui  était  intervenu  à  Stockholm,  en  septembre,  et 
à  Berne,  en  octobre  191 7,  était  sans  pouvoirs  et  elle  feignait  de 
le  considérer  comme  une  corporation  ou  tout  au  plus  une  Diète 
provinciale.  Non  seulement  l'Allemagne  manquait  une  fois  de 
plus  à  ses  engagements,  mais  on  pouvait  se  demander  si  elle 
ne  montrait  pas,  en  la  circonstance,  une  singulière  duplicité, 
car,  manquant  d'indications  précises  sur  le  groupe  politique 
qui  prit  l'initiative  de  cette  décision  et  sur  la  nature  des  suf- 
frages qu'elle  recueillit,  il  est  permis  de  se  demander  si  des 
influences  étrangères  n'intervinrent  pas  auprès  de  ce  dernier 
en  faveur  de  l'établissement  d'une  monarchie,  bien  que  cette 
élection  ne  fût,  en  somme,  pas  conforme  aux  vues  pangerma- 
nistes.  L'Allemagne  avait  préconisé  l'établissement  d'une  mo- 
narchie en   Lituanie    dans    l'espoir    que    ce   projet   tournerait 

(i)  Mai   1918. 


128 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


uniquement  à  son  profit;  mais  lorsqu'elle  se  vit  jouée  par  les 
Lituaniens  désireux  d'échapper  à  la  tutelle  prussienne  ou 
saxonne,  elle  contesta  l'autorité  de  la  Taryba  lituanienne  et 
l'étendue  de  ses  pouvoirs. 

Le  chancelier  impérial  ne  disait-il  pas,  le  21  novembre  1917  : 

Nous  respectons  le  droit  de  la  Lituanie  à  disposer  d'elle-même.  Nous  atten- 
dons qu'elle  se  soit  donné  elle-même  la  forme  d'Etat  qui  convient  à  sa  situa- 
tion, à  ses  tendances  et  à  sa  civilisation. 

Et  M.  de  Kiihlmann,  chancelier  d'Etat  aux  Affaires  étran- 
gères, n'avait-il  pas  déclaré,  devant  le  Reichstag,  en  ce  qui 
concerne  la  constitution  de  la  Taryba  et  sa  compétence  : 

M.  le  député  David  a  montré  que  l'organe  représentatif  en  Lituanie,  qui 
est  le  seul  dont  la  responsabilité  nous  incombe,  puisque  nous  ne  pouvons 
pas  prendre  de  responsabilités  en  ce  qui  concerne  la  composition  des  orga- 
nismes qui  ont  précédemment  existé,  est  formé  d'une  manière  véritablement 
normale  et  honorable,  car  on  s'est  efforcé,  autant  que  possible,  d'y  repré- 
senter toutes  les  classes  et  toutes  les  tendances  du  peuple  lituanien.  Mes- 
sieurs, la  conclusion  que  j'en  tire  est  que  vous  devez  avoir  confiance  en 
nous,  car  partout  où  nous  continuons  à  travailler,  nous  le  ferons  sur  le 
modèle  et  avec  les  principes  que  nous  avons  employés  pour  la  constitution 
du  corps  représentatif  lituanien. 

Le  Gouvernement  allemand,  instrument  du  parti  militaire  et 
des  hobereaux,  s'efforçait  de  sauver  les  apparences  aux  yeux  de 
la  majorité  du  Reichstag  et  lui  faisait  croire  que  le  peuple 
lituanien  était  l'objet  d'une  bienveillante  sollicitude  «  des  auto- 
rités militaires  »  en  Lituanie,  conformément  au  vœu  du  Gou- 
vernement allemand. 

En  réalité,  une  comédie  se  jouait  tout  simplement  pour  abu- 
ser le  Reichstag  et  l'opinion  publique  allemande  sur  la  véritable 
attitude  des  autorités  militaires  d'occupation  et  les  secrets  des- 
seins de  la  chancellerie  impériale. 

Le  fait  suivant  en  est  une  confirmation.  Lorsque  le  comte 
Czernin,  ancien  négociateur  austro-hongrois  de  la  paix  de 
Brest-Litowsk,  venait,  quelques  jours  avant  la  fin  de  juillet, 
déclarer  à  la  Chambre  des  Seigneurs  d'Autriche  «  que  la  réu- 
nion de  la  Lituanie  et  de  la  Courlande  à  l'Allemagne  s'est 
opérée  sur  le  désir  direct  de  ces  dernières  »,  le  Conseil  national 
lituanien  crut  devoir  démentir  de  la  façon  la  plus  catégorique 
cette  assertion  de  l'ancien  ministre  et  déclarer  que  le  sort  de 
la  Lituanie,  qui  revendique  son  indépendance,  ne  saurait  être 


LITUANIE 


129 


réglé  qu'au  Congrès  général  de  la  paix,  d'accord  avec  tous  les 
belligérants. 

Quant  à  la  Courlande,  on  ne  saurait  prendre  en  considéra- 
tion le  désir  d'une  infime  minorité,  comme  celle  constituée  par 
les  barons  baltes  d'origine  étrangère,  qui  représentent  à  peine 
5  %  de  la  population,  en  face  des  protestations  des  Lettons  qui 
composent  la  majorité  de  la  population  autochtone. 

Le  vice-chancelier  von  Payer,  dans  le  discours  qu'il  pronon- 
çait devant  la  grande  commission  du  Reichstag,  le  25  septem- 
bre 1918,  laissait  percer,  du  reste,  une  certaine  déconvenue  à 
la  suite  de  la  décision  prise  par  la  Diète  lituanienne.  Il  décla- 
rait, en  effet,  que  ((  le  choix  d'un  monarque  entrepris  naguère, 
avant  qu'une  entente  ait  été  faite  sur  les  conventions,  apparaît 
dans  tous  les  cas  comme  prématuré  ».  Et  ses  paroles,  en  même 
temps  qu'elles  dissimulaient  mal  un  certain  mécontentement, 
faisaient  clairement  entendre  que  l'Allemagne  ne  renonçait  pas 
à  ses  projets  et  entendait  conserver  en  Lituanie  une  influence 
prépondérante. 

Elle  ne  voulait  pas  permettre  qu'un  Gouvernement  civil 
lituanien,  ayant  à  sa  tête,  il  est  vrai,  un  prince  catholique 
allemand,  mais  un  homme  capable  d'être  dominé  par  les  diri- 
geants de  la  politique  lituanienne,  pût  arriver  à  prendre  en 
main  le  pouvoir  complet  dans  le  pays  011  le  régime  militaire 
institué  par  Hindenburg  et  Ludendorff  avait  si  bien  servi  les 
buts  intéressés  du  Gouvernement  allemand,  tendant  à  faire  de 
la  Lituanie  une  sorte  de  colonie  allemande,  un  pays  de  protec- 
torat en  même  temps  qu'une  marche  militaire  destinée  à  pro- 
téger la  frontière  prussienne  contre  une  nouvelle  invasion  mos- 
covite, ainsi  qu'à  servir  en  même  temps  de  u  pont  »  pour 
assurer  les  communications  entre  la  Prusse  et  les  anciennes 
colonies  des  provinces  baltiques  (i). 

D'ailleurs,  —  et  ceci  fournit  une  indication  sur  les  difficultés 
de  la  situation  fort  complexe  où  la  Lituanie  se  débattait  en 
montrant  en  même  temps  que  ses  hésitations  les  orientations 
successives  de  sa  politique,  —  une  entrevue  avait  lieu,  tout  au 
début  de  septembre  191 8,  à  Brest-'Litowsk,  entre  les  délégués 
de  la  Taryba  et  les  représentants  de  l'Ukraine,  en  vue  d'éla- 
borer un  projet  d'alliance  offensive  et  défensive  entre  la  Litua- 


(0  G.  Rivas.  La  Lituanie  sous  le  jouQ  allemand.  Lausanne,  iqiS. 


i3o 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


nie  et  l'Ukraine,  destinée  à  sauvegarder  les  intérêts  mutuels  de 
la  Lituanie  et  de  l'Ukraine,  notamment  dans  la  question  de 
Kholm,  ainsi  que  dans  celles  de  la  Galicie  orientale  et  du  gou- 
vernement de  Cardinas.  Les  deux  Etats  alliés,  comptant  une 
population  totale  de  60  millions  d'habitants  et  qui  pourraient 
lever,  le  cas  échéant,  6  millions  d'hommes,  devaient  ainsi 
former  une  barrière  allant  de  la  mer  Baltique  à  la  mer  Noire. 

Toutefois,  la  situation  de  la  population  en  Lituanie  devenait 
très  critique  et,  sur  le  rapport  d'un  délégué  du  Comité  de 
secours  immédiats,  qui  revenait,  au  mois  de  septembre  19 18, 
de  visiter  la  Pologne  et  la  Lituanie,  la  population  ouvrière  se 
trouvait  dans  la  misère  à  la  suite  de  la  cessation  à  peu  près 
générale  du  travail,  due  au  manque  de  matières  premières  et 
de  machines.  A  Vilna,  on  estimait  que  sur  les  5o.ooo  ouvriers 
juifs  que  comptent  les  faubourgs,  40.000  se  trouvaient  dans 
une  misère  affreuse.  Le  taux  de  la  mortalité  y  aurait  dépassé 
18  %  et  la  mortalité  infantile  s'y  serait  élevée,  pendant  le  mois 
de  juillet,  à  5o  %. 

Au  milieu  d'octobre  1918,  après  la  réponse  de  M.  W.  Wilson 
à  l'Allemagne  et  lorsque  la  victoire  des  Alliés  apparaissait 
certaine,  le  Gouvernement  lituanien,  à  la  suite  des  difficultés 
continuelles  qu'il  avait  avec  l'administration  militaire  alle- 
mande d'occupation  et  des  luttes  incessantes  qu'il  devait  sou- 
tenir contre  elle  à  cause  du  inauvais  vouloir  et  de  l'intransi- 
geance de  son  chef,  le  général  von  Tiesler,  décida  de  rompre 
les  relations  avec  le  gouvernement  d'occupation.  Cette  infor- 
mation faisait  savoir  que  la  Taryba  déclarait  compter  sur  les 
puissances  de  l'Entente  pour  assurer  en  toute  justice  le  salut 
de  la  Lituanie  au  Congrès  de  la  paix.  Cette  déclaration  retirait 
toute  autorité  à  une  démarche  qui,  d'après  un  télégramme  de. 
Stockholm,  aurait  été  faite  par  une  délégation  de  la  Diète  de 
Lituanie  auprès  du  représentant  d'un  gouvernement  neutre, 
pour  lui  demander  d'intervenir  auprès  du  président  Wilson 
afin  que  les  troupes  allemandes  continuassent  d'occuper  les 
territoires  lituaniens,  sous  le  prétexte  que  ces  derniers  ris- 
quaient d'être  exposés  à  subir  les  désordres  bolchevistes  si  cette 
occupation  n'était  pas  maintenue.  Il  n'était  pas  douteux  que 
cette  démarche,  —  si  jamais  elle  eut  lieu,  —  avait  été  faite  à 
l'instigation  des  Allemands,  désireux  de  prolonger  leur  occupa- 
tion pour  continuer  d'exploiter  le  pays,  tout  en  s'efforçant  de 


LITUANIE  1 3 1 

paraître  céder  aux  vœux  des  populations.  Le  bureau  de  presse 
lituanien  publiait,  du  reste,  le  ik  octobre,  une  information 
suivant  laquelle  la  Taryba  avait  demandé  au  chancelier  alle- 
mand l'évacuation  immédiate  par  les  troupes  allemandes  du 
territoire  lituanien,  ainsi  que  la  mise  en  liberté  de  tous  les 
ressortissants  lituaniens  encore  retenus  prisonniers  en  Alle- 
magne. 

Au  moment  oij  le  chancelier  prononçait  son  second  discours 
devant  le  Reichstag,  après  l'envoi  de  la  deuxième  note  alle- 
mande à  M.  Wilson,  l'Agence  Wolff  (i)  faisait  savoir  que  celui- 
ci  avait  reçu  une  délégation  de  la  Taryba  lituanienne,  venue 
pour  lui  exposer  les  vœux  du  peuple  lituanien  touchant  la  nou- 
velle organisation  de  l'Etat  lituanien,  et  qu'il  avait  déclaré  à 
ces  délégués  que  «  l'Empire  allemand  laisserait  au  peuple 
lithuanien  le  soin  de  se  donner  une  constitution  et  de  fixer  ses 
relations  avec  les  Etats  voisins  ». 

La  note  ajoutait  : 

Les  autorités  impériaks  n'ont  pas  l'intention  de  fixer  elles-mêmes  les 
frontières  de  la  Lithuanie  et  de  la  Pologne.  On  a  l'intention  de  laiï^ser  toute 
latitude  dans  le  domaine  législatif  au  Gouvernement  lithuanien.  Ce  sera  la 
tâche  de  la  Taryba  de  former  ce  gouvernement  provisoire,  en  y  faisant 
entrer  des  représentants  de  toutes  les  classes  et  de  toutes  les  nationalités  de 
la  population.  Le  transfert  promis  par  le  Gouvernement  allemand  de  l'admi- 
nistration des  autorités  militaires  aux  autorités  civiles  a  déjà  commencé  à 
s'effectuer. 

Mais  l'Allemagne,  qui,  sous  la  pression  des  événements,  se 
voyait  dans  la  nécessité  de  modifier  son  attitude,  se  montrait 
cependant  encore  rebelle  sur  la  question  de  l'évacuation  :  elle 
répondait  à  ce  sujet  dans  les  termes  équivoques  et  par  les  pro- 
messes mensongères  auxquels  elle  avait  recours  dans  toutes  ses 
tractations.  Elle  tâchait  d'atermoyer;  elle  présentait  le  retrait 
des  troupes  qu'elle  avait  partiellement  entrepris  comme  dû  à 
une  initiative  impériale,  alors  que  cette  décision  ne  pouvait 
provenir  que  de  la  nécessité  pour  elle  de  récupérer  toutes  ses 
forces  et  n'avait  jamais  été  dans  ses  intentions,  et,  en  même 
temps,  elle  affirmait  impudemment  se  trouver  dans  l'ohligation 
d'en  laisser  malgré  elle  une  partie  pour  répondre  aux  besoins 
du  pays  et  donner  satisfaction  aux  vœux  de  la  population  : 


(i)  Journal  de  Genève,  28  octobre  1918. 


i32  l'allemagne  et  le  baltikum 

Quoique  les  autorités  impériales  désirent  retirer  le  plus  rapidement  pos- 
sible toutes  les  troupes  allemandes  de  la  Lithuanie,  elles  sont  cependant  dispo- 
sées, pour  répondre  aux  vœux  souvent  exprimés  dans  ce  pays,  de  laisseî' 
temporairement  des  troupes  et  des  moyens  de  transport  dans  ce  pays.  Le 
Gouvernement  lithuanien  provisoire  devra  créer  une  troupe  de  police  et  de 
milice. 

Au  milieu  de  novembre  1918,  le  bureau  d'information  de 
Lituanie  faisait  connaître  que  tout  le  pays  était  en  révolte,  que 
les  paysans,  se  joignant  aux  bandes  cachées  dans  les  forêts, 
attaquaient  les  trains  qui  transportaient  en  Allemagne  les  vivres 
et  les  différents  objets  réquisitionnés,  et  que  diverses  rencontres 
avaient  eu  lieu  entre  ces  derniers  et  les  troupes  allemandes.  Les 
chefs  des  principaux  partis  convoquaient  une  assemblée  natio- 
nale qui  décidait  de  constituer  un  gouvernement  provisoire, 
comprenant  un  ministère  de  onze  membres  appelés  à  procéder 
à  la  convocation,  dans  le  plus  bref  délai,  d'une  Constituante 
lituanienne,  sur  la  base  du  suffrage  universel  le  plus  étendu. 

En  même  temps,  le  Conseil  national  de  Lituanie  demandait 
au  bureau  d'information  lituanien  (i)  de  faire  connaître  le 
télégramme  qu'il  venait  d'adresser  au  chancelier  Ebert,  à 
Berlin,  le  priant  de  faire  cesser  toute  réquisition,  tout  séques- 
tre, de  mettre  fin  aux  dévastations  des  forêts  qui  continuaient, 
malgré  la  clause  i/i  de  l'armistice,  d'arrêter  l'exportation  en 
Allemagne  du  matériel  de  chemin  de  fer,  des  appareils  télé- 
phoniques et  télégraphiques,  et  d'empêcher  le  démantèlement 
des  places  lituaniennes. 

La  situation  de  la  Lituanie,  qui  semblait  s'être  eclaircie  dans 
la  seconde  moitié  de  1918,  redevenait  profondément  troublée 
au  moment  même  où  elle  pouvait  espérer  voir  son  indépen- 
dance bientôt  réalisée.  A  mesure  que  s'effectuait,  dans  les  pro- 
vinces baltiques,  le  retrait  des  troupes  allemandes  et  l'avance 
des  troupes  bolchevistes,  que  .nous  avons  précédemment  suivie 
en  Estonie,  en  Livonie  et  en  Courlande,  la  menace  d'une  liai- 
son entre  les  Bolcheviki  russes  et  les  Allemands  se  précisait. 
Bien  qu'une  fraction  des  partis  révolutionnaires  allemands  put 
se  réjouir  de  la  venue  des  Bolcheviki,  alors  qu'une  autre  par- 
tic  de  l'opinion,  qui  leur  avait,  il  est  vrai,  montré  une  com- 


(i)  Journal  de  Genève,  26  novembre  1918. 
\ 


LITUANIE  l33 

plaisance  singulière  lorsqu'il  s'agissait  d'encourager  le  mouve- 
ment bolcheviste  pour  désorganiser  la  Russie,  ne  fut  pas  sans 
en  éprouver  quelque  inquiétude,  les  Allemands  semblaient 
tendre  la  main  au  bolchevisme  plutôt  que  de  remettre  aux 
mai«s  des  populations  qui  les  habitent  les  territoires  qu'ils 
opprimaient.  L'armée  Falkenhayn,  qui  de  Minsk,  dont  les  Bol- 
cheviki  prenaient  possession  le  i3  décembre,  se  repliait  sur 
Viina,  se  laissait  corrompre  par  la  propagande  bolcheviste  et 
leur  chef,  qui  semJDlait  s'y  résigner,  assistait  même  à  la  pre- 
mière réunion  de  leur  soviet.  L'armée  Hoffmann,  qui  avait 
son  quartier  général  à  Kovno,  après  avoir  dû  évacuer  toutes  les 
positions  qu'elle  occupait  en  Lituanie  devant  la  colère  des  popu- 
lations, se  retirait  peu  après  vers  Insterburg,  pour  se  réfugier 
en  Prusse,  et  les  Allemands  laissaient  aux  Bolcheviki  le  maté- 
riel qu'ils  ne  pouvaient  emporter  dans  leur  mouvement  de 
retraite  ou  que  la  discipline,  qui  s'était  relâchée,  leur  faisait 
abandonner  sur  place  quand  ils  ne  le  vendaient  point.  Ayant 
refusé  de  livrer  Vilna  aux  troupes  polonaises  après  avoir  paru 
s'y  prêter,  les  Allemands  y  laissaient  s'établir  le  Gouvernement 
soviétique  de  M.  Kapsoukas.  Pendant  ce  temps,  les  Allemands 
massaient,  du  reste,  des  troupes  dans  la  Pologne  prussienne  et, 
de  même  qu'au  xviii®  et  au  xix*  siècle,  la  politique  de  l'Alle- 
magne révolutionnaire  restait  celle  de  l'Allemagne  impériale; 
elle  continuait  à  vouloir  partager  la  Pologne  et  les  territoires 
voisins  avec  la  puissance  russe,  alors  même  que  celle-ci  était 
devenue  bolcheviste,  sans  paraître  voir  le  danger  d'une  sem- 
blable compromission,  et,  pour  garder  Posen  et  Dantzig,  elle 
se  résignait  provisoirement  à  renoncer  à  la  Lituanie  et  aux 
anciennes  provinces  russes  de  la  Baltique,  quitte  à  entreprendre 
de  nouveau  à  y  assurer,  dès  qu'elle  le  pourrait,  la  domination 
allemande  et  y  reprendre  le  rêve  du  Baltikum. 

Une  délégation  du  Gouvernement  provisoire  lituanien  venait, 
à  la  fin  de  décembre  1918,  demander  à  la  France  et  à  ses 
Alliés  d'établir  sur  les  côtes  de  la  Baltique  des  bases  de  ravi- 
taillement et  des  centres  de  résistance  pour  aider  les  Lituaniens 
à  arrêter  les  Bolcheviki,  qui  envahissaient  la  Lituanie  à  me- 
sure que  les  troupes  allemandes  évacuaient  ses  territoires,  et 
déclaraient  d'ores  et  déjà  que  la  Lituanie  devait  faire  partie  de 
la  République  russe  des  Soviets,  sans  en  avoir  consulté  les 
populations. 


i34  l'allemagne  et  le  baltikum 


* 
*  * 


La  question  lituanienne  n'est  donc  pas  sans  présenter  quel- 
que diffîeulté. 

D'ailleurs,  si  on  se  place  au  point  de  vue  historique,  la 
Lituanie  ne  répond  pas  à  une  notion  territoriale  précise  puis- 
qu'elle comprenait  autrefois,  comme  nous  l'avons  vu  au  début 
de  cette  étude,  des  territoires  très  étendus  et  des  populations 
très  diverses,  qui  prétendent,  à  juste  titre,  recouvrer  également 
leur  autonomie.  Au  xv^  siècle,  sous  le  règne  de  Vitold,  la 
Lituanie  englobait,  en  effet,  l'Ukraine  et  s'étendait  jusqu'au 
Dniester  et  à  la  mer  Noire.  Mais,  par  contre,  il  n'est  pas  exact, 
comme  on  l'a  fait,  d'invoquer  les  anciennes  relations  politiques 
de  la  Lituanie  pour  mettre  en  doute  la  légitimité  du  mouvement 
lituanien  et  ne  le  faire  remonter  qu'à  une  date  récente.  Il  est 
certain  que  les  événements  actuels  ont  donné  une  force  nou- 
velle au  courant  d'opinion  qui  s'était  mianifesté  auparavant 
depuis  une  cinquantaine  d'années  et  plus  particulièrement 
depuis  la  révolution  de  igoS,  qu'ils  lui  ont  fourni  l'occasion  de 
prendre  une  extension  plus  grande  et  qu'il  a  reçu  des  éléments 
lituaniens  émigrés  un  appui  extérieur  non  négligeable,  mais 
il  semble  que  ce  serait  également  une  erreur  de  prétendre  qu'il 
a  été  suscité  par  les  nombreux  Lituaniens  immigrés  aux  Etats- 
Unis  et  est  dû  exclusivement  à  leur  action. 

Les  frontières  de  la  Lituanie,  de  même  que  celles  do  la 
Pologne,  sont  actuellement  difficiles  à  déterminer  au  point  de 
vue  ethnographique  comme  au  point  de  vue  politique  par  suite 
des  balancements  de  l'Etat  polonais  à  l'ouest  et  à  l'est,  et  des 
extensions  successives  de  la  Lituanie  au  cours  de  l'histoire. 
Celle-ci,  comme  l'écrivait  E.  Reclus,  a  est  une  appellation 
«  historique  dont  la  valeur  a  constamment  varié  suivant  les 
«  conquêtes,  les  alliances  et  les  partages  »  dont  elle  a  été  l'objet, 
et  qu'il  importe  de  ne  pas  confondre  avec  celle  de  <(  Pays  des 
Lithuaniens  »,  désignant,  ainsi  que  nous  l'avons  montré  au 
début,  les  territoires  occupés  par  les  Lituaniens. 

En  effet,  «  tandis  que  la  Litva  proprement  dite,  c'est-à-dire 
((  la  contrée  que  peuplent  les  Lithuaniens  d'origine  et  de  lan- 
ce gage,  ne  comprend  actuellement  qu'une  faible  partie  de  la 
('  Russie  occidentale  dans  les  bassins  de  la  Diina  et  du  Neman, 
<(  le  nom  de  Lithuanie,  au  point  de  vue  historique,  s'est  appli- 


LITUANIE  l35 

que  à  une  étendue  de  pays  beaucoup  plus  considérable. 
Comme  la  Pologne,  la  Lithuanie  était  un  Etat  aux  frontières 
changeantes  dont  les  dominateurs  eurent  l'ambition  de  pos- 
séder toute  la  région  des  plaines  slaves  entre  la  mer  Baltique 
et  le  Pont-Euxin;  commandant  d'ailleurs  à  des  populations 
en  grande  majorité  russes,  les  princes  de  Lithuanie  revendi- 
quaient aussi  le  titre  de  souverains  de  la  Russie.  Avant  son 
union  avec  la  Pologne,  l'Etat  lithuanien  s'étendit  en  travers 
du  continent  d'une  mer  à  l'autre,  et  ses  princes  pénétraient 
en  Crimée  pour  en  ramener  des  captifs;  au  xv^  siècle,  le 
nom  de  Lithuanie  s'appliquait  à  tout  le  pays  qui  s'étend  de 
la  Duna  à  la  mer  Noire  et  du  Bug  occidental  à  l'Oka.  Pour 
les  Russes  de  Moscou,  les  Slaves  de  Minsk,  de  Kiyev  et  de 
Smolensk  étaient  des  Lithuaniens.  Au  x\f  siècle,  après 
l'union  définitive  avec  la  Pologne,  l'appellation  de  «  princi- 
pauté »  de  Lithuanie  ne  fut  conservée  que  pour  la  vraie 
Lithuanie  de  langue  et  la  Russie  Blanche;  même  encore,  il 
est  d'usage,  en  Pologne  comme  en  Russie,  d'appeler  <(  Lithua- 
niens »  les  Slaves  Blancs-Russiens  de  l'ancienne  Lithuanie 
politique,  en  désignant  du  nom  de  ((  Jmoudes  »  les  Lithua- 
niens proprement  dits.  Après  le  partage  de  la  Pologne,  ce 
nom  de  Lithuanie  resta  aux  provinces  de  Grodno  et  de  Vilno, 
et  bien  que  l'empereur  Nicolas  en  ait  défendu  l'usage  officiel, 
en  i8/io,  ce  nom  continue  d'être  employé  de  nos  jours,  quoi- 
que dans  un  sens  très  vague,  et  s'applique  d'ordinaire  aux 
trois  gouvernements  de  Kovno,  de  Vilno  et  de  Grodno.  Ce 
dernier,  qui  fut  peuplé  jadis  de  Yatvagues,  peut-être  Lithua- 
niens, n'appartient  plus  ethnographiquement  à  la  Lithuanie; 
il  faut  y  voir  plutôt  le  pays  aux  contours  vagues  de  la  «  Rus- 
sie Noire  »,  peuplée  surtout  de  Blancs-Russiens  et  de  Petits- 
Russiens.  Mais  le  Gouvernement  de  Vitebsk  pourrait  y  être 
rattaché  à  meilleur  droit,  puisqu'il  a  de  i5o.ooo  à  200.000 
Lettons  catholiques  dans  ses  districts  occidentaux;  cependant, 
la  majorité  de  la  population  y  est  composée  de  Blancs-Rus- 
siens »  (i). 

Parlant  des  populations  de  ces  trois  provinces,  il  ajoutait  : 

<(  Des  Allemands  et  des  Lettes  dans  le  voisinage  du  littoral 

«  baltique  et  de  la  Dûna;  des  Polonais,  surtout  dans  la  pro- 


(i)  Elisée  Reclus,  Nouvelle  Géographie   Universelle,   1880,  t.  V,  p.   420. 


i36 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


«  vince    de    Vilno;    des    Russes    de    diverses    dénominations, 
<i  Blancs,    Noirs   et   Petits;  des   Juifs   groupés   dans  les   villes 


PAYS   DES   LITHUANIENS   ET   PHINCIPAUTE    DE   LITUUAME 

{fl'npris  E.  Reclus) 
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*«  I*  iiècle. 


Letto-Litbuuileas 
«u  iix*  ùècle 


Licnuanie  Lithuania 

au  IV*  s)6cle  dans  l'État  polonais 


P.v.Uth„«.en.        BS  ^  ^3  ^  ^ 

occupés  par  le»  AUemasds,      te&  foioaait,      les  Ualo-&uises,  les  B'elu-Austes    tes  Vclilto-Kus*«« 

1  :  tSOOOOOO 


«  comme  en  des  ruches  d'où  ils  vont  incessamment  butiner 
u  dans  les  campagnes  environnantes;  enfin,  quelques  commu- 
«  nautés  de  Tartares,  tanneurs  et  trafiquants,  ayant  gardé  leurs 
«  pratiques  mahométanes,  mais  parlant  le  polonais,  tels  sont, 


LITUANIE  l37 

«  avec  les  Lithuaniens,  les  habitants  des  trois  provinces  de 
«  Kovno,  Vilno  et  Grodno.  Par  un  bizarre  contraste,  tandis  que 
((  les  Tartares  ne  parlent  plus  leur  langue,  les  Karaïtes  de  la 
«.  Lithuanie  parlent  encore  le  tartare  de  Crimée.  C'est  que, 
«  venus  ou  transportés  les  uns  et  les  autres  de  cette  péninsule 
((  aux  temps  de  la  domination  lithuanienne,  les  Tartares 
«  entrèrent  pour  la  plupart  comme  guerriers  dans  les  rangs 
((  de  la  noblesse,  et  durent  se  poloniser  par  le  contact  inces- 
«  sant  avec  leurs  camarades  »  (i). 

Les  aspirations  actuelles  des  Lituaniens  semblent,  il  est  vrai, 
devoir  faciliter  le  règlement  de  leur  sort,  puisqu'ils  ne  deman- 
dent que  la  constitution  d'une  Lituanie  composée  de  territoires 
purement  lituaniens,  comprenant,  il  est  vrai,  comme  capitale,  la 
ville  de  Vilna,  fortement  polonisée  et  où  on  compte  plus  de  70.000 
Juifs.  Tant  que  l'Allemagne  a  cru  pouvoir  compter  sur  la  Litua- 
nie et  en  disposer,  qu'elle  n'a  pas  été  amenée  à  reconnaître  l'in- 
dépendance de  la  Pologne,  qu'elle  a  cru  pouvoir  combattre  les 
Polonais,  elle  s'est  montrée  partisante  d'une  semblable  solution. 
Mais  lorsqu'elle  a  reconnu  la  nécessité  pour  elle  de  s'entendre 
avec  les  Polonais  par  suite  de  la  politique  suivie  par  les  Alliés, 
ne  voulant  en  aucun  cas  rendre  aux  Grands-Russes  la  Russie 
Blanche  qui  s'étend  jusqu'à  Vitebsk,  Smolensk  et  Mohilef,  et 
pour  contrebalancer  l'influence  que  pouvait  acquérir  la  Polo- 
gne, suivant  en  cela  les  habitudes  de  sa  diplomatie,  elle  s'est 
montrée  favorable  à  la  constitution  d'une  Grande  Lituanie  qui 
comprendrait  les  territoires  situés  à  l'Est  et  peuplés  en  majorité 
de  Blancs-Ruthènes,  dont  les  sympathies  ne  vont  pas  aux  Polo- 
nais et  qui  se  montrent  plutôt  favorables  aux  Lituaniens,  comme 
le  prouvent  les  déclarations  faites  par  leurs  représentants  en 
ipoB  et  pendant  la  guerre  actuelle.  Dans  cette  solution,  les 
Lituaniens  auraient,  par  contre,  le  désavantage  de  ne  plus 
avoir  la  majorité. 

D'autre  part,  le  Gouvernement  de  Berlin,  ainsi  qu'il  l'a  laissé 
entendre  à  plusieurs  reprises,  ne  voulant,  sous  aucun  prétexte, 
du  voisinage  de  la  Russie,  s'est  montré  partisan  pour  cette  rai- 
son de  la  création  d'un  royaume  de  Pologne,  et  les  Allemands 
ont  cru  devoir  favoriser  les  Blancs-Ruthènes  et  les  Polonais  au 
détriment  des  Lituaniens,  et  essayer  de  déterminer  un  mouve- 

(1)  id.,  p.  433. 


l38  l' ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

ment  séparatiste  dans  les  Gouvernements  blancs-ruthènes  de 
Minsk,  Mohilew,  Smolensk  et  Vitebsk,  qui  ont  appartenu  autre- 
fois à  la  Lituanie.  Le  manifeste  des  empereurs  d'Allemagne  et 
d'Autriche,  du  5  novembre  191 6,  ayant  laissé  pendante  la  ques- 
tion des  frontières  du  nouveau  royaume  de  Pologne  à  l'Est  et 
au  Nord,  les  Polonais,  à  la  faveur  de  ces  circonstances,  se  sont 
empressés  de  développer  leur  activité  en  Lituanie  et  des  agents 
ont  fondé,  depuis  l'occupation  allemande  et  avec  l'autorisation 
des  autorités  militaires  allemandes,  de  nombreuses  écoles  polo- 
naises dans  le  district  de  Vilna  et  dans  le  Gouvernement  de 
Grodna,  afin  de  modifier  le  caractère  du  pays  et  de  se  trouver 
ainsi  en  meilleure  posture  pour  faire  valoir,  au  moment  de  la 
paix,  les  revendications  de  la  Pologne  sur  ces  territoires  de  la 
Lituanie. 

■  Par  l'instabilité  que  créerait  pour  la  Lituanie  une  telle  situa- 
tion, cette  solution  qui  semble  donner  satisfaction  aux  Polo- 
nais, également  peu  désireux  d'avoir  une  frontière  commune 
avec  les  Bolcheviki,  et  présenter  l'avantage  de  rattacher  à  la 
Lituanie  des  territoires  qui,  étant  donnée  l'insuffisance  de  leur 
développement  politique,  ne  sont  pas  susceptibles  de  former 
un  Etat  indépendant,  ne  paraît  malheureusement  pas  devoir 
assurer  davantage  l'avenir  de  ces  populations  en  établissant 
d'une  façon  sûre  un  équilibre  définitif  dans  l'Europe  orientale. 
De  plus,  si  on  se  réfère  aux  revendications  présentées  par 
une  fraction  de  l'opinion  polonaise  relatives  aux  territoires  tou- 
chant la  Baltique,  la  partie  septentrionale  de  la  Prusse  orientale 
avec  Kœnigsberg  et  Tilsit  se  trouverait  coupée  de  la  Poméranie 
et  du  reste  des  Etats  prussiens,  et  les  Lituaniens  réclament  pour 
eux  cette  partie  de  la  Prusse  orientale  qui  ne  pourrait  plus 
continuer  à  participer  à  la  vie  politique  de  l'Allemagne  une 
fois  la  Pologne  ainsi  reconstituée.  Il  est  vrai  que,  d'après  des 
données  statistiques  prussiennes  de  1900  relatives  au  recense- 
ment de  la  population  d'après  la  langue  maternelle  (i),  la 
Lituanie  prussienne  compterait  /ii5./iii  habitants,  dont  120.693 
Lituaniens,  soit  29,1  %.  La  population  lituanienne  des  dix 
cercles  ou  arrondissements  (Kreise)  serait  la  suivante  :  Tilsit 
(Tilzé,  en  lituanien),  27.00/1,  soit  38  %;  Heydekrug  (Silo,  Kar- 
ciama),   26.362,   soit  61,9  %;  Memel  (Klaïpéda),   •?.!xJ\^lv,   soit 


(i)  D'après  le  D'  Franz  Tcfziicr. 


LITUANIE  iSg 

17,1  %;  Ragnit  (Ragaïne;,  i6.^iû,  soit  27  %;  Labgava  Labiau- 
est),  10.060,  soit  3o%;  Niederung(Pascalné),  9.680,  soit  19,2%; 
Pilkallen  (Pilkalnis),  4.607,  soit  10  %;  Goldap,  4oo,  soit,  4,3  %; 
Stallupœnen,  i.3o2,  soit  3  %,  Insterbourg  (Isrutis\  44o,  soit 
1,6%.  Mais,  si  lesiLituaniens  ne  représentent  d'après  ces  chiffres 
que  29,1  %  du  total  de  la  population  de  ces  dix  cercles  de  la 
Prusse  orientale,  la  population  rurale  compte  5o  à  60  %  environ 
de  Lituaniens.  Ceci  est  vrai  surtout  des  arrondissements  de 
Memel,  Keydekrug,  Tilsit,  Ragnit  et  Labiau-est,  où,  sauf  les 
trois  villes  de  Memel,  Tilsit  et  Ragnit,  les  Lituaniens  forme- 
raient 64,22  %  de  l'ensemble  de  la  population  et  il  est  certain 
que  Labgava  (Labiau),  Veluva  (Wehlau),  Isrutis  (Insterbourg), 
Dorkiemis  (Darchmen),  Goldape  (Goldap)  sont  des  terres  litua- 
niennes. Du  reste,  les  Lituaniens  de  Prusse  orientale,  qui  esti- 
ment que  leur  nombre  est  beaucoup  plus  élevé,  ont,  depuis  la 
révolution  allemande,  constitué  un  Conseil  national,  à  la  pré- 
sidence duquel  ils  ont  appelé  le  D''  W.  Gaïgalat  (Gaigalaitis), 
ancien  membre  de  la  Chambre  prussienne,  partisan  convaincu 
de  la  réunion  de  la  Lituanie  mineure  (prussienne)  à  la  Lituanie 
majeure  (russe). 

Enfin,  lorsque  M.  Wilson  se  fut  déclaré  partisan  de  la  réu- 
nion de  la  Lituanie  prussienne  au  futur  Etat  lituanien,  toute 
la  presse  allemande,  la  Francfiirter  Zeitung,  le  Tag,  la  Feuille, 
de  Genève,  élevèrent  de  véhémentes  protestations.  L'ancien 
dictateur  des  vivres  Batocki  protestait  également  contre  cette 
désannexion  et  de  sévères  représailles  étaient  immédiatement 
effectuées  en  Prusse  orientale.  La  langue  lituanienne  était  ban- 
nie des  écoles,  différentes  personnalités  appartenant  à  l'ensei- 
gnement ou  à  la  presse  étaient  emprisonnées  ou  emmenées  à 
l'intérieur  de  l'Allemagne;  des  agents  se  répandaient  dans  le 
pays,  qui  faisaient  signer  de  force  des  protestations,  comme 
cela  s'est  produit  à  Gumbinnen  et  à  Tilsit,  contre  l'adjonction 
des  territoires  prussiens  à  la  Lituanie.  Malgré  toutes  ces  manœu- 
vres, les  Lituaniens  de  la  Prusse  orientale  n'en  comptent  pas 
moins  être  désannexés  de  cette  dernière  et  rentrer  dans  le  sein 
du  futur  Etat  lituanien,  en  lui  apportant  le  port  de  Mémel,  où 
débouche  le  Niémen,  qui  est  la  principale  artère  de  ce  pays  et 
qui  lui  permettra  d'acheminer  jusqu'à  la  mer,  à  travers  son 
propre  territoire,  les  richesses  de  son  sol  et  les  produits  de  son 
activité. 


i4o  l'allemagne  et  le  baltikum 

IV 
POLOGNE 


Le  groupement  de  territoires  réalisé,  au  début  de  1918,  par 
les  autorités  allemandes  en  Lituanie  n'était  pas,  comme  nous 
l'avons  vu  plus  haut,  sans  éveiller  les  légitimes  appréhensions 
des  Polonais,  et  la  répartition  des  territoires  que  l'Allemagne 
Cintendait  faire  entre  la  Lituanie  et  la  Pologne  dans  son  projet 
de  reconstitution  de  cette  dernière,  n'était  pas  sans  intéresser 
la  Lituanie  et  déterminer  à  nouveau  les  Polonais  à  présenter 
des  revendications. 

Au  début  de  janvier  1918,  dans  le  manifeste  que  le  Conseil 
polonais  de  l'Union  des  partis  remettait  aux  représentants  des 
alliés  et  des  neutres,  celui-ci  rappelait  que   : 

Pendant  la  guerre  précédente,  de  nombreuses  déclarations  des  représen- 
tants légaux  de  toutes  les  parties  de  la  Pologne,  aussi  bien  en  Russie  qu'en 
Allemagne  et  en  Autriche,  affirmèrent  catégoriquement  que  le  but  immuable 
de  leurs  efforts  était  un  Etat  polonais  indépendant,  réunissant  tous  les  terri- 
toires polonais  possédant  un  libre  accès  à  la  mer. 

Il  protestait  contre  les  pourparlers  de  paix  entrepris  par  les 
commissaires  du  peuple  russe  avec  les  Empires  centraux,  qui, 
en  décidant  du  sort  de  la  Pologne  par  un  traité  séparé  entre  la 
Russie  et  les  Etats  qui  l'ont  partagée  et  opprimée,  ((  plaçaient 
la  nation  polonaise  dans  une  situation  rendant  impossible  la 
défense  du  droit  à  l'indépendance  et  à  la  réunion  intégrale  », 
et,  après  avoir  rappelé  que  «  la  question  polonaise  ne  pouvait 
être  résolue  qu'au  Congrès  international  de  la  paix  et  avec 
l'assentiment  des  représentants  légaux  de  la  nation  polonaise  », 
déclarait  que  : 

La  nation  polonaise  n'acceptera  jamais  un  tel  traité  et  ne  cessera  pas  de 
lutter  par  tous  les  moyens  possibles  pour  l'indépendance  totale,  la  réunion 
intégrale  et  le  libre  accès  à  la  mer. 

D'autre  part,  M.  W.  Wilson,  au  treizième  des  quatorze  points 
qu'il  avait  envisagés  dans  ses  conditions  de  paix,  stipulait  : 


POLOGNE  1 k I 

Un  Etat  polonais  indépendant  devra  être  créé,  qui  comprendra  les  terri- 
toires habités  par  des  populations  indiscutablement  polonaises,  auxquelles  on 
devra  assurer  un  libre  accès  à  la  mer;  leur  indépendance  politique  et  écono- 
mique, aussi  bien  que  leur  intégrité  territoriak,  devront  être  garanties  par 
un  accord  international. 

Et,  dans  le  message  adressé  au  peuple  polonais  au  sujet  du 
programme  Wilson,  et  dont  le  bureau  polonais  de  la  presse  à 
Berne  annonçait  avoir  communication  en  date  du  7  octobre, 
le  Conseil  de  régence  ne  négligeait  point  cette  revendication 
essentielle  et  déclarait  : 

En  ce  qui  concerne  la  Pologne,  ces  principes  réclament  la  création  d'un 
Etat  polonais  indépendant,  comprenant  tous  les  territoires  polonais  ayant  un 
accès  libre  à  la  mer  et  dont  l'indépendance  politique  et  économique,  ainsi 
que  l'intégrité  territoriale  doivent  être  garanties  par  les  traité:*  internatio- 
naux. 

Au  début  d'octobre  1918,  lors  de  la  discussion  à  la  Chambre 
des  députés  de  Vienne  de  la  déclaration  gouvernementale,  les 
Polonais  présentaient  également  une  motion,  par  laquelle  ils 
réclamaient  le  rétablissement  de  l'Etat  polonais  dans  son  indé- 
pendance et  dans  toutes  ses  parties,  avec  un  accès  particulier 
à  la  mer, 

L'Allemagne  n'en  continuait  pas  moins  à  refuser  obstinément 
à  la  Pologne  de  faire  droit  à  ses  revendications  touchant  un 
accès  à  la  mer  par  la  Vistule  au  port  de  Dantzig.  A  la  suite  de 
la  déclaration  faite  le  mercredi  ^3  octobre  1918,  à  la  séance  du 
Reichstag,  par  M.  Stichel,  Polonais,  le  D'  Soif,  secrétaire  d'Etat 
aux  Affaires  étrangères,  s'appuyant  sur  des  considérations 
ethnographiques  et  faisant  faussement  appel  à  des  raisons  his- 
toriques, puisque  c'est  grâce  au  démembrement  de  la  Pologne 
que  la  réunion  des  deux  Prusse  a  pu  s'opérer  et  que  c'est  en 
paiement  de  sa  complicité  que  la  Prusse  en  a  reçu  une  partie, 
croyait  pouvoir  répondre   : 

Si  l'orateur  polonais  revendique  pour  la  Pologne  la  ville  de  Dantzig,  par 
exemple,  où  l'élément  polonais  se  trouve  dans  la  proportion  de  2  à  3  % 
seulement,  il  se  met  en  contradiction  flagrante  avec  M.  Wilson,  qui  demande 
uniquement  la  réunion  à  la  Pologne  indépendante  des  régions  dont  la  popu- 
lation est  indubitablement  polonaise.  Il  n'est  dit  nulle  part  dans  le  pro- 
gramme Wilson  que  des  populations  incontestablement  allemandes  doivent 
être  attribuées  à  l'Etat  polonais.  Interprété  de  cette  manière,  le  passage  du 
programme  Wilson  relatif  à  Vaccès  libre  et  assuré  à  la  mer,  non  pas  dans 


lia  l'allemagne  et  le  baltikum 

le  sens  d'un  accoi'd  international,  mais  dans  'le  sens  de  la  conquête  d'un 
pays  de  populations  étrangères,  cela  est  en  contradiction  avec  le  principe 
de  libre  disposition  proclamé  par  M.  Wilson. 

Lors  de  la  discussion  générale,  le  député  Noske  déclarait  : 
((Nous  ne  renoncerons  jamais  à  la  ville  allemande  deDantzig». 

M.  Maryan  Seyda,  ancien  directeur  de  l'Agence  centrale  polo- 
naise à  Lausanne  et  membre  du  Comité  national  polonais  à 
Paris,  dans  une  interview,  ne  dissimulait  pas  que  le  désir 
des  Polonais  était  de  réunir  les  trois  tronçons  de  l'ancien 
royaume,  y  compris  la  Pologne  allemande  qui,  par  la  Vistule, 
donne  accès  à  la  mer  Baltique. 

L'accès  à  la  mer,  réclamé  dans  toutes  ces  déclarations  par  la 
Pologne,  est  la  seule  de  ses  revendications  que  nous  retenons, 
puisque  c'est  la  seule  qui  se  rapporte  à  la  question  de  la  Bal- 
tique, que  nous  nous  sommes  plus  particulièrement  proposés 
d'étudier. 

Les  revendications  de  la  Pologne  relatives  à  l'accès  à  la 
mer  Baltique  portent  sur  les  territoires  situés  sur  la  rive  droite 
et  la  rive  gauche  de  la  Vistule,  depuis  Bromberg  jusqu'à 
Dantzig,  et  toute  la  partie  méridionale  de  la  Prusse  orientale, 
située  au  sud  d'une  ligne  qui,  tirée  de  la  limite  occidentale  de 
l'ancien  gouvernement  de  Souvalki  vers  la  Vistule,  passerait 
approximativement,  en  allant  de  l'est  à  l'ouest  au  sud  des  villes 
de  Goldap,  Angerburg,  Loetzen,  Rastenburg,  au  nord  d'Allens- 
tein  et  au  sud  de  Deutsch-Eylau.  Toutefois,  une  partie  de  l'opi- 
nion polonaise  ne  revendique  pas  seulement,  à  l'ouest  des 
embouchures  de  la  Vistule,  la  province  actuelle  de  la  Prusse 
occidentale,  mais  encore  les  trois  arrondissements  de  Butow, 
Lembork  (Lauenberg)  et  Slupsk,  en  Poméranie,  habités  en 
grande  partie  par  une  population  kassoube,  que  les  Allemands 
ne  sont  pas  parvenus  à  germaniser  entièrement,  et,  vers  l'est, 
réclame  le  territoire  qui  appartenait  à  la  Pologne  avant  1772. 

Tout  en  reconnaissant  la  légitimité  des  revendications  de  la 
Pologne  touchant  l'accès  à  la  mer  par  les  territoires  qui  lui 
appartiennent  ethnographiquement,  de  son  côté,  le  Conseil 
national  de  Lituanie  prenait  soin  de  déclarer,  dans  un  ordre  du 
jour,  que  l'accès  de  la  Pologne  à  la  mer  ne  pourra  se  faire  par 
les  anciens  territoires  lituaniens,  ainsi  que  les  Polonais  l'ont 
laissé  entendre  dans  plusieurs  déclarations  relatives  à  la  partie 
septentrionale  de  la  Prusse  orientale,  que  les  Lituaniens  s'y 


POLOGNE  l43 

opposent  et  que  la  Pologne,  en  partie  pays  du  bassin  de  la 
Vistule,  n'a  rien  à  voir  avec  celui  du  Niémen, 

C'est,  en  effet,  par  Dantzig,  Gdansk  en  polonais,  qui  compte 
aujourd'hui  168.000  habitants  et  doit  devenir  son  principal 
débouché  maritime,  que  la  Pologne,  et  par  elle  une  partie  de 
l'Europe  orientale,  pourra  trafiquer  par  mer  avec  l'Europe  occi- 
dentale, d'autant  que  des  canaux  réunissent  la  Vistule  à  l'Oder, 
au  Niémen  et  au  Dnieper,  par  le  Pripet, 

Cette  question  de  l'accès  à  la  mer  se  présente  du  reste  sinon 
comme  la  plus  importante  des  revendications  de  la  Pologne, 
du  moins  comme  celle  qui  peut  avoir  l'action  la  plus  décisive 
pour  son  indépendance.  Sans  faire  état  d'arguments  histori- 
ques qui  gardent  toute  leur  valeur,  et  pour  n'envisager  qu'au 
point  de  vue  actuel  cette  face  de  la  question  polonaise, 
cette  revendication  se  présente,  en  effet,  comme  une  des  plus 
essentielles,  si  la  Pologne  veut  recouvrer  une  indépendance 
complète. 

La  position  géographique  de  la  Pologne  et  les  relations  natu- 
relles qui,  pour  elle,  en  dépendent  avec  les  autres  peuples  de 
la  Russie  et  de  la  Baltique,  montrent  que  son  indépendance 
est  incompatible  avec  son  rattachement  à  l'Europe  centrale  et 
qu'il  est  de  toute  nécessité  pour  elle  que  ses  territoires  ne 
soient  point  englobés  à  l'Ouest  et  au  Nord  par  l'Allemagne, 
Alors  qu'une  Pologne  reconstituée,  comprenant  les  territoires 
de  la  Poznanie,  de  l'ancienne  Prusse  royale  avec  Thorn  et 
Dantzig,  et  de  la  Galicie  autrichienne,  ainsi  qu'une  partie  des 
deux  Silésie,  et  liée  politiquement  avec  les  pays  qui  l'avoisinent 
à  l'Est,  pourrait  avoir  une  existence  propre,  une  Pologne  réduite 
à  ce  qu'en  fît  le  Congrès  de  Vienne,  sans  recouvrer  les  terri- 
toires dont  l'Autriche  et  la  Prusse  l'ont  dépouillée,  et  dont  ceux 
pris  par  la  Prusse  lui  donnaient  libre  accès  à  la  mer,  ne  pour- 
rait se  suffire  à  elle-même  et  prétendre  à  l'indépendance. 

Aussi,  quels  que  soient  les  égards  auxquels  les  Polonais  aient 
été  tenus  à  un  certain  moment,  on  ne  comprend  pas  qu'ils  n'aient 
point  vu  l'erreur  que  commettait,  par  exemple.  M,  Warclaw 
Sieroszewski  et  qu'ils  aient  même  prêté  l'oreille  à  ses  sugges- 
tions, quand,  après  la  proclamation  de  la  soi-disant  autonomie 
octroyée  à  la  Pologne  par  les  Empires  centraux,  il  disait  aux 
Polonais  réunis  à  Lausanne  que  la  Pologne  devait  rester  partie 
intégrante  du  Mittel-Europa  et  que  c'était  pour  elle  le  moyen 


^kk  l'allemagne  et  le  baltikum 

de  devenir  <(  un  Etat  économiquement  et  politiquement  indé- 
pendant ».  Après  le  démembrement  et  le  partage  de  son  pays, 
c'était  en  consacrer  définitivement  la  ruine  en  renonçant  à 
toutes  ses  légitimes  aspirations. 

Sans  doute,  au  cours  des  pourparlers  politiques  et  militaires 
qui  s'étaient  poursuivis  dans  les  réunions  tenues  à  Berlin  au 
commencement  de  novembre  191 7,  on  laissait  entendre  qu'un 
droit  illimité  de  navigation  sur  la  Vistule  serait  accordé  à  la 
Pologne;  mais,  en  même  temps,  le  point  de  vue  autrichien 
annexant  la  <(  Pologne  du  Congrès  »  à  la  Galicie  et  donnant  à 
l'empereur  Charles  la  couronne  de  Pologne,  semblait  prévaloir. 

Mais,  de  même  que  l'Allemagne  s'y  était  employée  ailleurs, 
elle  essayait  de  créer  des  compétitions  et  profitait  du  méconten- 
tement résultant  de  la  remise  indéfinie  du  règlement  de  la 
question  polonaise  pour  brouiller  encore  la  situation.  Le  vice- 
président  de  l'Ostmarkenverein,  Raschdau,  déclarait,  au  mois 
de  janvier  1918,  que,  puisqu'il  n'était  plus  possible  d'éviter 
la  création  d'un  Etat  polonais,  il  fallait  tout  au  moins  se  servir 
contre  les  Polonais  des  Lituaniens  et  des  Ruthènes,  qui  tous  ne 
se  montraient  pas  foncièrement  hostiles  aux  influences  alleman- 
des. De  même  qu'elle  avait  irrité  la  Pologne  contre  l'Ukraine 
avec  le  territoire  de  Cholm,  et  cette  dernière  contre  la  Rouma- 
nie en  lui  donnant  la  Bessarabie  pour  dédommager  les  Rou- 
mains des  conquêtes  hongroises  et  bulgares,  on  prétend  qu'elle 
n'avait  pas  été  sans  chercher  à  entretenir  l'opposition  existant 
entre  les  Lituaniens  et  les  Polonais,  afin  d'empêcher  indirecte- 
ment la  Pologne  de  rentrer  en  possession  des  territoires  contes- 
tés qui  lui  donneraient  accès  à  la  mer.  Elle  suggérait,  en  même 
temps,  aux  Polonais  de  revendiquer,  en  compensation  des 
avantages  qu'elle  comptait  prendre,  des  territoires  blancs- 
ruthènes  et,  de  cette  façon,  détourner  contre  la  Pologne  les  ran- 
cunes de  la  Russie  reconstituée.  Toute  cette  politique  n'avait 
d'autre  but  que  de  tenir  divisées  ces  populations,  afin  qu'au- 
cune puissance  ne  s'établisse  à  l'Est  ou  qu'aucun  groupe  de 
nations  ne  se  forme  capable  de  faire  contrepoids  à  l'Allemagne. 

A  la  suite  de  ces  manœuvres,  le  Conseil  national  lituanien 
envoyait,  au  mois  d'avril  1918,  au  chancelier  von  Hertling,  aux 
députés  Erzberger,  Naumann,  Scheidemann,  Westarp  et  au 
gouverneur  général  de  Lituanie  et  de  Courlande  von  Kaiser- 
lingk,  une  déclaration  ainsi  conçue  : 


POLOGNE  l45 

D'après  les  résultats  actuclJemont  connus  des  pourparlers  entre  l'Allema- 
gne et  la  Pologne,  on  accorderait  aux  Polonais  un  accroissement  de  territoire 
dans  l'Est  sous  la  forme  d'une  cession  totale  ou  partielle  des  Gouvernements 
essentiellement  historiques  de  Grodno  et  de  Minsk,  le  premier  étant  en 
totalité  elhnographiquement  lituanien,  et  le  second  en  partie.  A  cette  occa- 
sion, le  Conseil  national  lithuanien  porte  à  votre  connaissance  que  le  peuple 
lituanien  considère  ce  projet  comme  une  menace  pour  son  existence,  qu'il 
proteste  de  toute  son  énergie  contre  une  pareille  convention  et  qu'il  défendra 
l'intégrité  de  son  territoire  par  tous  les  moyens  se  trouvant  à  sa  disposition. 

D'autre  part,  le  D''  V.  Bartuska,  au  sujet  d'une  lettre  publiée 
par  le  Temps  du  ii  mars  191 8  et  réclamant  «  le  rétablissement 
de  la  Pologne  une  et  indivisible,  puissante,  la  Pologne  de 
1772  »,  écrivait,  au  nom  du  Bureau  d'information  de  Lituanie, 
établi  à  Lausanne  : 

Nous  exprimons  toutes  nos  sympathies  au  rétablissement  de  la  Pologne, 
une,  indivisible  et  même  puissante,  à  condition  que  cela  soit  dans  ses  fron- 
tières ethnographiques.  Quant  au  rétablissement  de  la  Pologne  de  1772,  cela 
ne  pourrait  se  faire  qu'en  lésant  les  intérêts  vitaux  de  notre  pays,  car,  dans 
ce  cas-là,  toute  la  Lituanie  devrait  être  absorbée  par  la  future  Pologne.  Cela 
serait  absolument  contraire  au  droit  des  peuples  de  disposer  d'eux-mêmes, 
droit  universellement  reconnu  et  proclamé.... 

Tous  les  Lituaniens  sont  décidés  à  vivre  leur  propre  vie  et  nous  ne  croyons 
pas  que  les  puissances  de  l'Entente,  qui  ont  été  les  premières  à  proclamer 
le  droit  des  nationalités,  veuillent  forcer  la  Lituanie  à  faire  partie  de  la 
Pologne  contre  sa  volonté  (i). 

Mais  l'opinion  polonaise  ne  semblait  pas  disposée  ni  à  aban- 
donner ces  vues  ni  à  se  laisser  égarer  par  les  tentatives  alle- 
mandes, et  certains  de  ses  représentants  n'en  continuaient  pas 
moins,  tout  en  maintenant  ces  revendications,  non  seulement  à 
ne  pas  s'opposer  à  une  entente  avec  la  Lituanie,  mais  à  paraître 
même  la  rechercher  en  la  croyant  possible. 

Déjà  au  mois  de  février  191 8,  dans  une  interview  donnée 
fi  VEpoca,  sur  les  événements  relatifs  à  la  Pologne,  le  député 
Jean  Famorski,  chef  du  parti  national  polonais,  membre  du 
Parlement  de  Vienne  et  de  la  Diète  de  Lemberg,  qui,  même  si 
on  tient  compte  de  sa  situation  au  Parlement  autrichien,  sem- 
blait cependant  renoncer  un  peu  légèrement  aux  droits  de  la 
Pologne  sur  la  Prusse  orientale,  déclarait  : 

La  Pologne  vise,  avant  tout,  l'intégrale  reconstitution  de  son  territoire,  en 
abandonnant  seulement  la  Prusse  orientale,  qui  est  en  majorité  allemande. 


(i)  Le  Temps,  6  avril  19 18 

10 


i/i6  l'allemagne  et  le  baltikum 

L'Autriche  devrait  donc  céder  la  Galicie  et  la  Silésie  de  Teschen.  Une  fois 
ainsi  reconstituée,  la  Pologne  aurait  des  forces  suffisantes  pour  s'opposer  à 
l'expansion  allemande,  à  condition  que  la  Lituanie  fut  indépendante  et  alliée 
de  la  Pologne,  et  que  la  Roumanie  fut  reconstituée  dans  les  frontières 
réclamées  par  ses  droits  ethnographiques,  ce  qui  la  porterait  à  avoir  des 
frontières  communes  avec  la  Pologne.  De  cette  façon,  on  formerait  une 
digue  de  la  mer  Baltique  à  la  mer  Noire,  et  cette  digue  pourrait  arrêter 
l'expansion  allemande  vers  l'Orient.  A  cette  digue  pourrait  s'appuyer  aussi 
l'Etat  tchèque. 

Enfin,  au  moment  où  l'Allemagne  s'efforçait  d'entretenir  des 
malentendus  et  de  susciter  des  conflits  entre  les  peuples  des 
anciennes  provinces  russes,  et  plus  spécialement  entre  la  Polo- 
gne et  la  Lituanie,  le  D'"  Antoine  Viskout,  qui  semble  en  la  cir- 
constance avoir  exclusivement  agi  de  son  propre  mouvement 
et  n'avoir,  en  tous  cas,  reçu  aucun  mandat  d'un  comité  litua- 
nien, écrivait  au  Journal  de  Genève  (i),  soi-disant  au  nom  d'une 
petite  fraction  de  l'opinion  lituanienne,  afin  de  lui  signaler 
l'intérêt  qu'il  y  aurait  pour  les  représentants  des  différents  peu- 
ples de  l'ancien  Etat  lituano-polonais  à  former,  en  Suisse,  un 
comité  qui  étudierait  les  questions  internationales  concernant 
les  intérêts  communs  de  ces  deux  peuples.  Il  estimait  qu'une 
collaboration  des  Lituaniens  et  des  Polonais,  sous  la  forme 
d'une  Union  fédérative  établie  sur  le  principe  de  l'égalité  des 
deux  peuples,  pourrait  créer,  en  dehors  du  joug  allemand,  une 
situation  qui  leur  donnerait  satisfaction  et,  dans  l'avenir,  évi- 
terait entre  eux  toutes  sources  de  conflit  possible.  Les  Lituaniens 
voyaient,  non  sans  raison,  dans  cette  initiative  une  nouvelle  ten- 
tative de  la  minorité  réactionnaire  et  des,  propriétaires  fonciers 
polonais  établis  en  Lituanie,  et,  se  montraient  fermement  oppo- 
sés à  cette  combinaison  dans  laquelle  ils  croyaient  découvrir 
un  piège  dangereux  parce  qu'ils  y  retrouvaient  les  vues  propres 
au  panpolonisme  soutenues  par  le  Père  Ledochowski  et  le  parti 
catholique  polonais.  M,  Maryan  Seyda,  dans  l'interview  que 
nous  relatons  plus  haut,  souhaitait  de  même  que  les  territoires 
faisant  autrefois  partie  de  la  République  de  Pologne,  accrus  des 
districts  lituaniens  de  la  Prusse  orientale  constituassent  un  Etat 
lituanien  indépendant  et  disait  que  cet  Etat,  placé  dans  une 
situation  pou  avantageuse  par  suite  de  sa  position  géographi- 
que, peu  étendu  et  comptant  comparativement  un  petit  nombre 


(i)  Journal  de  Genève,  19  avril  1918. 


POLOGNE  l47 

d'habitants,  avait  tout  intérêt  à  unir  ses  forces  à  celles  de  la 
Pologhe.  Pour  qui  a  suivi  les  manifestations  successives  des 
revendications  de  la  Lituanie,  il  va  sans  dire  que  ce  n'est  pas 
de  ce  côté  que  semble  s'orienter  la  politique  de  ce  pays  et  que 
seule,  de  l'avis  des  Lituaniens,  une  minorité  de  Polonais,  sous 
l'influence  de  Varsovie,  affectent  des  sentiments  amicaux  pour 
renouveler  la  tentative  de  l'Union  de  Lublin.  Les  Lituaniens 
sont  désireux  d'entretenir  des  relations  de  bon  voisinage  avec 
les  Polonais,  mais  à  aucun  prix  ils  ne  veulent  d'une  ingérence 
polonaise  directe  ou  indirecte  dans  leurs  affaires,  et,  pour  éli- 
miner toute  cause  de  complications  à  l'avenir,  ils  cherchent  à 
éviter  toute  union  qui  serait  d'ailleurs  contraire  aux  vœux  des 
populations  et  aux  intérêts  politiques  de  la  Lituanie.  C'est  ce 
dont  témoignent  la  proitestation  lituano-ukrainienne  signée  par 
la  rédaction  de  Pro-Lituania  et  de  l'Ukraine,  ainsi  que  les  réso- 
lutions de  la  Conférence  des  Patriotes  lituaniens  réunis  à  Berne 
du  i^"^  au  5  mars  1916. 

La  revendication  d'un  débouché  maritime  pour  la  Pologne 
figure  également  dans  le  manifeste  électoral  que  tous  les  partis 
politiques,  y  compris  celui  des  ouvriers  et  celui  des  paysans, 
représentant  les  trois  tronçons  de  la  Pologne,  à  l'exception 
des  socialistes,  lançait,  à  la  fin  de  1918,  à  l'approche  des 
élections  à  la  Diète  polonaise.  On  y  lisait  :  «  Nous  sommes 
également  certains  que  la  raison  politique  et  la  justice  rétabli- 
ront pour  nous  une  Pologne  ayant  accès  à  la  mer  et  possédant 
son  qncien  port  de  Dantzig  ». 

Malgré  certaines  divergences  de  vues  quant  à  l'attribution 
des  territoires  et  à  la  délimitation  des  frontières  entre  la  Litua- 
nie et  la  Pologne,  les  tendances  à  la  conciliation  qui  s'étaient 
affirmées  et  la  compréhension  réciproque  de  leurs  intérêts 
communs  semblaient  néanmoins  devoir  faciliter  un  règlement 
équitable  de  leur  situation.  Mais,  d'une  part,  étant  donnés  les 
dissentiments  existant  entre  les  Lituaniens  et  les  Polonais,  et, 
d'autre  part,  les  affî.nités  des  Lettons  et  des  Lituaniens,  il  sem- 
ble qu'une  entente  doive  plutôt  se  faire  avec  ces  derniers  et 
que,  de  cette  façon  seulement,  puisse  se  constituer  une  situa- 
tion stable.  Sans  doute,  les  Lituaniens,  en  proclamant  roi  un 
duc  allemand,  avaient  créé  une  situation  difficile  non  pas  seu- 
lement pour  eux-mêmes,  mais  pour  les  Polonais;  toutefois, 
lorsque  le  prince  Radziwill,  dans  l'interview  qu'il  accordait  au 


i48  l'allemagne  et  le  baltikum 

représentant  du  Fremdenblatt,  dans  la  dernière  quinzaine 
d'août  1918,  avant  de  quitter  Vienne,  déclarait  que  des  ques- 
tions importantes  devaient  être  résolues  avant  que  l'élection 
d'un  roi  put  être  envisagée  en  Pologne  et,  qu'en  tous  cas,  il 
avait  reçu  les  assurances  des  gouvernements  de  Berlin  et  de 
Vienne  qu'ils  n'influeraient  pas  sur  l'élection,  il  était  possible 
de  voir  là  une  manœuvre  polonaise  destinée  à  égarer  l'opinion 
et  peut-être  ce  geste  d'indépendance  n'était  fait  que  pour  mas- 
quer les  plans  des  impérialistes  polonais  désireux  d'imposer  à 
la  Lituanie  l'union  en  même  temps  qu'un  roi  commun. 

La  question  de  l'accès  à  la  mer  qui,  pour  la  Pologne,  est 
donc  une  des  plus  essentielles  et  se  trouve  par  conséquent 
avoir  une  grande  importance  au  point  de  vue  du  règlement  de 
la  question  baltique,  se  présente,  comme  on  le  voit,  d'une  façon 
difficile  et  elle  revêt  un  caractère  encore  plus  complexe,  si  on  se 
rappelle  les  anciens  rapports  des  Scandinaves  avec  les  Slaves 
de  Pologne  et  le  rôle  important  que  jouait  alors  la  puissance 
polonaise  sur  presque  tous  les  rivages  de  la  Baltique,  depuis  la 
Finlande  jusqu'à  l'Oder. 

On  sait  que  Sigismond,  à  peine  nommé  roi  de  Pologne,  à 
qui  son  oncle  Charles,  un  des  fils  de  Gustave  Wasa,  qui  n'avait 
eu  en  héritage  que  le  duché  de  Sudermanie,  enleva  la  cou- 
ronne, s'était  engagé,  par  un  traité  avec  les  Etats  de  Suède,  à 
venir  y  passer  une  année  sur  cinq  et  que,  n'ayant  pas  rempli 
cet  engagement  pendant  quinze  ans,  par  suite  des  guerres  que 
soutint  alors  la  Pologne  contre  les  Turcs,  les  Busses  et  les 
Tartares,  il  avait  voulu  se  faire  remplacer  par  un  Sénat.  Mais 
quand  les  grands  et  les  prélats  du  royaume  avaient  appris  que 
ce  Sénat  s'était  embarqué  à  Dantzig  pour  Stockholm,  ils  avaient 
offert  l'autorité  royale  à  Charles  et  avaient  fait  recevoir  à  coups 
de  canon  le  navire  sur  lequel  avait  pris  passage  la  délégation 
de  Sigismond.  Gustave-Adolphe,  qui  recommençait  la  guerre 
avec  la  Pologne,  en  1620,  deux  ans  après  l'armistice  qu'il  avait 
conclu  en  1618,  prenait  Biga,  ville  luthérienne  qui  ne  voulait 
point  se  séparer  du  royaume  polonais,  entrait  en  Courlande  et 
s'emparait  de  Mitau.  Aux  termes  du  nouvel  armistice  de  six 
ans,  qu'il  concluait  le  26  septembre  1629,  avec  Sigismond,  les 
Suédois  gardaient  la  Livonie. 

On  -ne  peut  donc  oublier  l'ancienne  participation  de  la  Polo- 
gne à  la  domination  de  la  Baltique  dans  le  règlement  de  toutes 


POLOGNE  1^9 

les  questions  qui  touchent  au  problème  de  cette  mer,  et  sans 
laquelle  l'équilibre  ne  semble  pas  devoir  s'établir  sur  ses  rives 
orientales.  Tous  les  peuples  riverains,  et  spécialement  des  Scan- 
dinaves, s'ils  ne  veulent  pas  laisser  l'Allemagne  y  devenir 
maître,  devraient  donc,  par  suite  de  leurs  anciennes  relations, 
ne  pas  plus  se  désintéresser  de  la  question  de  la  Pologne  que 
de  toutes  celles  qui  touchent  à  la  Baltique. 

Quant  à  la  France,  sa  politique  à  l'égard  de  la  Pologne  et 
la  position  qu'elle  prenait  dans  la  question  du  retour  de  Dàntzig 
aux  Polonais,  était  de  nouveau  nettement  affirmée  à  la  séance 
de  la  Chambre  des  députés  du  29  décembre  191 8,  par  M.  Ste- 
phen  Pichon,  qui  déclarait  :  «  Nous  voulons  une  Pologne 
intégralement  restaurée,  avec  un  libre  accès  à  la  mer  », 

Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  rappeler  ce  qu'un  écrivain  alle- 
mand, Ernst  Moritz  Arndt,  après  avoir  montré  l'importance  des 
frontières  naturelles  des  Etats  et  insisté  sur  les  conditions  géo- 
graphiques dont  ils  dépendent,  soutenait,  au  commencement 
du  XIX*  siècle,  à  propos  de  la  Pologne.  Préoccupé  avant  tout  de 
la  destinée  de  rAUemagne  et  regrettant  qu'elle  n'ait  pas  béné- 
ficié des  avantages  que  de  longues  communications  maritimes 
avaient  procurés  à  d'autres  nations,  il  écrivait  :  «  Il  faut  que 
((  chaque  pays,  si  la  nature  n'y  a  pas  mis  d'obstacles,  obtienne 
<(  sa  mer  :  car  par  le  commerce,  par  l'activité  et  l'industrie 
u  qu'elle  suscite,  la  mer  est  le  plus  grand  instrument  de 
c,  culture  »  (i).  Puis,  faisant  une  application  de  cette  vue  géné- 
rale, il  ajoutait  : 

La  Pologne  ne  sut  pas  reconnaître  que  son  devoir  de  nation  était  avant  tout 
de  défendre  sa  frontière  maritime  et  d'en  chasser  les  Chevaliers  teutoniques. 
Cette  négligence  fut  cause  de  la  mort  de  la  Pologne.  Lorsqu'au  xvhi«  siècle 
la  Prusse  et  la  Russie  s'emparèrent  complètement  de  son  domaine  maritime, 
—  car  géographiquement  le  nord  de  la  mer  Noire  appartient  pour  la  plus 
grande  partie  à  la  iRussie,  —  autant  valait  dire  que  la  Pologne  n'existait 
plus;  sans  mer,  entourée  de  puissants  voisins,  n'ayant  aucun  instrument  de 
culture  supérieure,  n'ayant  pour  la  défendre  aucune  des  frontières  assurées 
par  la  Nature,  il  lui  était  impossible  de  devenir  jamais  quelque  chose  :  elle 
devait  disparaître  tôt  ou  tard  (2). 


(i)  Ernst  Moritz  Arndt,  Germanîen   und  Europa,  i8o3,  p.  827. 
(2)  Id.,  p.  329. 


i5o 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 
V 

SUÈDE 


Sans  entrer  ici  dans  un  exposé  complet  de  la  politique  suivie 
par  la  Suède  depuis  le  commencement  de  la  guerre,  il  est 
indispensable,  par  suite  du  rôle  qu'elle  a  toujours  joué  dans 
la  Baltique  et  qui  lui  revient,  d'en  montrer  les  erreurs  et  de 
faire  voir  que,  pour  des  raisons  diverses  et  qui  toutes  ne  sau- 
raient se  justifier,  non  seulement  elle  n'a  pas  adopté  dès  le 
début  et  délibérément  l'attitude  qui  répondait  à  sa  situation, 
mais  a  laissé  libre  cours  aux  manœuvres  allemandes,  quand 
elle  ne  s'y  est  pas  complaisamment  prêtée. 

Tout  d'abord,  il  faut  tenir  compte  du  ressentiment  violent 
que  la  Suède  nourrissait  contre  la  Russie,  et  qu'elle  considé- 
rait, non  à  tort,  le  slavisme  comme  un  grand  danger.  Cette 
russophobie  est  à  l'origine  de  la  sympathie  qu'elle  a  montrée 
pour  la  cause  germanique  et,  en  l'empêchant  de  comprendre 
comment  les  nations  européennes  occidentales  avaient  pu 
s'allier  à.  la  Russie,  elle  eut  pour  conséquence  de  la  faire  se 
tourner  vers  l'Allemagne.  Bien  qu'on  puisse  déplorer  certaines 
conséquences  de  cette  ailliance  et  qu'on  doive  à  juste  titre  adres- 
ser plus  d'un  reproche  au  régime  tsariste,  il  n'en  est  pas  moins 
vrai,  lorsqu'on  se  remémore  encore  la  répartition  des  influences 
et  la  situation  internationale  en  Europe  à  l'époque  où  elle  fut 
conclue,  que,  plus  que  jamais,  celle-ci  se  présente  à  la  lumière 
des  événements-  actuels  comme  une  vue  politique  qui  eut  le  mé- 
rite, quels  qu'aient  été  ses  inconvMiients  à  divers  points  de  vue, 
d'entrevoir  la  nécessité  de  faire  échec  à  l'Est  au  mouvement 
germanique,  et,  l'erreur  des  pays  qui,  comme  la  Suède,  n'en 
ont  pas  exactement  compris  le  sens  est  précisément  de  ne  pas 
s'être  rendu  compte  qu'elle  pouvait,  tout  en  contenant  le  dan- 
ger du  slavisme  par  le  contrepoids  qu'y  apportaient  les  nati«nS 
libérales  de  l'Europe  occidentale,  parer  au  mal  plus  grand  et 
plus  immédiat  qui  pouvait  provenir,  un  jour  ou  l'autre,  du 
danger  allemand.  On  peut  juger  aujourd'hui  de  la  gravité  de 
ce  dernier,  si  l'Allemagne  avait  pu  associer  la  masse  slave  à  la 


SUÈDE  l5l 

puissance  germanique.  L'Europe  occidentale,  et  c'est  ce  que  ne 
semblent  pas  avoir  compris  les  Scandinaves,  ne  pouvait,  par 
son  influence,  que  peser  dans  un  sens  favorable  sur  les  ten- 
dances du  régime  russe,  alors  que  l'Allemagne,  par  son  organi- 
sation militaire  et  ses  vues  politiques,  ne  pouvait  au  contraire 
que  les  aggraver  pour  les  Russes  et  les  rendre  plus  détestables 
encore  pour  les  autres  peuples  voisins,  et,  du  reste,  une  partie 
des  Slaves  du  Sud  s'était  déjà  rendu  compte  de  ces  consé- 
quences avant  la  guerre. 

En  second  lieu,  la  Suède  n'avait  pas  été  sans  éprouver  un  vif 
ressentiment  à  l'égard  de  la  Norvège,  lors  de  la  séparation  en 
190,5,  et  bien  -que  ce  règlement  ait  créé  une  situation  satisfai- 
sante pour  l'un  et  l'autre  pays,  la  Suède  s'était  alors  tournée 
vers  la  Finlande,  sur  qui  le  joug  russe  pesait  lourdement  et 
où  les  nombreux  Suédois  qui  y  étaient  établis  disposaient  d'une 
action  prépondérante,  en  sorte  que  l'animosité  dont  était  animé 
le  nationalisme  suédois  pouvait  légitimement  trouver  dans  cet 
état  de  choses  des  raisons  politiques  et  à  la  fois  des  raisons  de 
sentiment  pour  s'exalter  à  nouveau.  Cette  orientation  politique 
n'était  pas,  du  reste,  étrangère  à  l'influence  allemande  qui 
avait  pris  pied  dans  les  pays  Scandinaves  et  avait  tout  intérêt  à 
encourager  cette  animosité  contre  la  Russie.  La  Suède,  bien 
qu'elle  dut  savoir,  par  les  expériences  de  sa  propre  histoire, 
qu'elle  n'avait  jamais  eu  d'ennemi  plus  dangereux  que  l'Alle- 
magne, se  trouvait  ainsi  amenée  à  conserver,  sous  les  dehors 
de  la  neutralité,  de  vives  sympathies  et  une  admiration  pour 
cette  dernière.  Il  ne  faut  pas  oublier,  d'autre  part,  que  la  reine 
est  Badoise  et  que,  par  cette  parenté,  des  relations  intimes 
s'étaient  créées  entre  la  Cour  de  Stockholm  et  celle  de  Berlin. 

De  plus,  parmi  le  monde  des  affaires,  un  violent  mécon- 
tentement s'était  élevé  contre  l'Angleterre  qui,  en  maintenant 
énergiquement  le  blocus,  l'avait  empêché  de  tirer  tout  le  profit 
qu'il  avait  espéré  recueillir  de  la  guerre  à  l'abri  de  la  neu- 
tralité. 

Pour  bien  comprendre  l'attitude  de  la  Suède,  il  faut,  en 
outre,  tenir  compte  de  la  situation  politique  intérieure  que 
nous  ne  pouvons  exposer  ici  tout  au  long.  Il  suffit  de  rappeler 
que,  jusqu'en  191 1,  la  droite,  qui  l'emportait,  s'appuyait  entiè- 
rement sur  l'Allemagne;  que  le  Cabinet  de  gauche  de  M,  Staaff, 
qui  avait  fondé  en  1882  une  société  d'études,  Verdandi,  centre 


l52  L'ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

du  mouvement  libéral,  avait  été  renversé  le  k  février  191 4  et 
remplacé,  au  mépris  des  droits  constitutionnels,  par  un  minis- 
tère de  droite  à  la  tête  duquel  était  M.  L.  de  Hammarskjôid, 
qui  resta  au  pouvoir  jusqu'au  3o  mars  191 7.  Lorsque  la  guerre 
éclata,  à  la  suite  d'une  déclaration  faite  spontanément  à  Stock- 
holm par  les  représentants  de  l'Entente,  informant  le  Gouver- 
nement suédois  que  les  trois  puissances  qui  y  adhéraient  res- 
pecteraient l'intégrité  de  la  Suède  si  elle  restait  neutre,  l'Alle- 
magne somma  cette  dernière  d'intervenir.  Peu  après,  le  Gou- 
vernement suédois  ayant  déclaré  sa  neutralité  dans  le  conflit, 
le  Gouvernement  de  Berlin,  sans  s'engager  lui-même,  se  con- 
tentait de  prendre  acte  de  cette  déclaration  et,  grâce  aux  com- 
plaisances que  le  Cabinet  de  M.  L.  de  Hammarskjôid  montra 
pour  l'Allemagne,  la  neutralité  de  la  Suède  fut  peut-être  plus 
utile  à  cette  dernière  qu'une  intervention,  en  lui  donnant  des 
facilités  pour  la  conduite  de  la  guerre  sous-marine,  en  la  ravi- 
taillant aux  dépens  de  la  population  Scandinave  et  en  lui  pro- 
curant indirectement  sur  l'Atlantique  le  seul  accès  maritime 
qu'elle  pouvait  utiliser,  tout  en  isolant  l'Europe  occidentale  de 
la  Russie,  en  même  temps  qu'elle  assurait  la  sécurité  des  trans- 
ports entre  la  péninsule  Scandinave  et  l'Allemagne  par  la  fer- 
meture de  la  Baltique. 

Bien  que  ce  Cabinet  ne  représentât  qu'une  minorité  et  n'eût 
pas  par  conséquent  de  véritable  autorité,  son  chef,  qui  appar- 
tenait à  un  parti  opposé  au  maintien  de  la  neutralité  suédoise, 
ne  craignit  pas  de  se  présenter  comme  celui  d'un  Cabinet  de 
neutralité.  Aussi,  maintint-il  une  neutralité  purement  fictive. 
Non  seulement  il  montra  de  eoupables  complaisances  vis-à-vis 
de  l'Allemagne,  mais  loin  de  désavouer  les  étranges  natio- 
nalistes suédois  (i),  qui  s'intitulent  activistes  {•?)  et  qui  ne 
répugnaient  pas  à  demander  à  l'Allemagne  une  tradition  et 
une  doctrine,  il  les  introduisait  dans  les  conseils  de  l'Etat, 
Enfin,  la  question  finlandaise  servait  de  prétexte  à  ces  derniers 
pour  soutenir  ouvertement  la  politique  de  l'Allemagne,  favori- 
ser les  manœuvres  germaniques  et,  redoutant  une  paix  russo- 
allemande  qui  serait  faite  à  leurs  dépens,  bien  qu'ils  ne  pussent 
se  faire  d'illusion  sur  le  double  jeu  de  l'Allemagne,  après  avoir 


(i)  Lucien   Maury.   Le  nationalisme  suédois  et  la  guerre.   Pari?,   loiS- 
(2)  V.   La  politique   étrangère  de   la  Suède  à  la  lumière   de   la  guerre   mondiah. 
juin   igi5,  non  signé. 


SUEDE 


l53 


contribué  à  un  rapprochement  suédo-allemand,  ils  s'em- 
ployaient si  activement  à  préparer  le  soulèvement  finlandais 
qu'ils  n'étaient  point  sans  gêner  l'action  de  cette  dernière. 

Dès  le  début,  la  presse  avait  réclamé  à  grands  cris  l'inter- 
vention de  la  Suède  dans  le  conflit  mondial,  aux  côtés  de 
l'Allemagne;  les  journaux  de  droite  avaient  ensuite  continué 
d'exciter  à  la  guerre  et  la  prolongation  de  cette  campagne,  ses 
efforts  soutenus,  permettaient  de  croire  que  si  la  ténacité  des 
agents  allemands  ne  se  lassait  point,  c'est  qu'une  partie  de  la 
presse  suédoise  restait  docile  à  leurs  inspirations  et  qu'ils  y 
trouvaient  des  complaisances. 

Plus  tard,  la  Suède  se  prête  à  toutes  les  manœuvres  paci- 
fistes tentées  par  le  Gouvernement  allemand  pour  faire  avorter 
la  guerre,  qu'il  avait  espéré  courte,  et  conclure  la  paix  au  plus 
grand  dommage  des  nations  libres  attaquées  par  l'Allemagne, 
avant  qu'une  décision,  qui  ne  pouvait  qu'être  à  son  désavan- 
tage en  se  faisant  attendre,  soit  intervenue. 

Mais  en  octobre  191 7,  à  la  suite  des  élections  et  aussi  du 
scandale  produit  par  la  découverte  des  dépêches  du  comte 
Luxbourg,  acheminées  par  l'intermédiaire  de  l'ambassade  de 
Suède  au  Gouvernement  allemand,  M.  de  Hammarskjôld  se 
trouvait  dans  l'obligation  de  quitter  le  pouvoir  et  un  ministère 
Eden,  dans  lequel  trois  socialistes  entraient  à  côté  de  Branting, 
qui  avait  eu  à  lutter  contre  les  adversaires  que  l'Allemagne  lui 
suscitait  dans  son  propre  parti,  revenait  à  une  conception 
plus  saine  de  la  neutralité  suédoise  et  rendait  d'autant  plus 
probable  une  modification  de  l'orientation  politique  suédoise 
qu'une  partie  du  peuple  suédois  n'avait  point  partagé  les  vues 
du  précédent  Cabinet  et  ne  les  avait  pas  suivies.  On  sait, 
d'autre  part,  que  le  prince  héritier,  qui  est  marié  à  une 
Anglaise,  fait  montre  de  tendances  très  libérales. 

Même  après  les  défaites  allemandes  de  juillet  et  août  1918, 
une  partie  de  la  presse  suédoise  ne  renonçait  pas  à  sa  première 
attitude  et  renouvelait  les  manœuvres  qu'elle  avait  déjà  entre- 
prises en  faveur  de  l'Allemagne.  Vers  le  milieu  de  septembre, 
les  deux  principaux  organes  activistes  suédois,  VAftonblad  et 
les  ]\yn  Dagligt  Allehanda,  préconisaient  énergiquement  une 
médiation  neutre  en  faveur  d'une  paix  de  compromis.  UAfton- 
hlad  nn  craignait  même  pas  de  menacer  le  Cabinet  de  Stock- 
holm s'il  n'assumait  pas,  en  la  circonstance,  le  rôle  d'intermé- 


i54 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


diairc  et  soutenait  qu'un  Gouvernement  neutre,  en  refusant  de 
prendre  l'initiative  de  négociations  pour  la  paix,  donnait  par 
ce  seul  fait  son  appui  à  l'Entente  contre  l'AUemagne.  Au  mois 
d'octobre  1918,  des  informations  faisaient  encore  savoir  que  le 
Gouvernement  suédois  continuait  ses  démarches  en  vue  d'orga- 
niser une  conférence  des  neutres.  En  même  temps  qu'ils  pour- 
suivaient cette  campagne,  VAjftonblad  et  les  Nya  Dagligt  Alle- 
handa  attaquaient  très  violemment  tous  les  Alliés,  en  essayant 
de  semer  la  défiance  parmi  eux  et  de  désagréger  Le  bloc  de 
l'Entente.  VAftonblad  accusait,  par  exemple,  les  Etats-Unis 
d'être  le  véritable  obstacle  à  la  paix.  Ce  journal  allait  même 
jusqu'à  injurier  le  président  Wilson,  en  sorte  que  le  chargé 
d'affaires  des  Etats-Unis  devait  appeler  sur  ce  fait  l'attention  du 
ministre  de  la  Justice  de  Suède.  Dans  les  Nya  Dagligt  Aile- 
handa,  M.  Ernst  Liljedahl  prétendait  que  la  France  était  com- 
plètement menée  par  la  Grande-Bretagne  et  que,  sans  elle,  elle 
aurait  depuis  longtemps  signé  la  paix. 

A  la  fm  de  septembre  1918,  on  mandait  de  Tien-Tsin  à 
Tokio  que  les  Tchèques  avaient  arrêté  la  mission  suédoise  de 
la  Croix-Rouge  à  Irkoutsk,  qu'ils  soupçonnaient  d'agir  pour  le 
compte  des  intérêts  allemands  et  de  s'employer  à  remettre  à 
Pékin  des  fonds  venant  de  Berlin  (i). 

Plus  récemment,  à  la  fin  de  décembre,  lorsqu'on  annonçait 
l'expulsion  de  l'envoyé  bolcheviste  Vorovski,  qui  dirigeait  en 
Suède  la  propagande  internationale,  un  radiotélégramme,  lancé 
par  la  station  de  Stockholm  pour  la  légation  de  Suède  à  Petro- 
grad  et  signé  par  le  ministre  suédois  des  Affaires  étrangères, 
faisait  savoir  qu'il  n'était  pas  question  de  l'expulsion  de 
M.  Vorovski, 

A  cette  même  date,  le  journal  suédois  Politiken,  qui  insérait 
une  lettre  de  Uitvinof  aux  Gouvernements  alliés  et  à  M,  Wilson, 
leur  demandant,  au  nom  du  Gouvernement  de  Moscou,  l'ou- 
verture de  négociations  de  paix,  publiait,  en  même  temps,  une 
interview  du  même  personnage  qui  insistait  pour  que  le  Gou- 
vernement suédois  retirât  son  décret  d'expulsion  des  représen- 
tants du  Gouvernement  de  Moscou,  la  Scandinavie  étant  la  der- 
nière porte  ouverte  par  laquelle  la  Russie  pouvait  communi- 
quer avec  le  reste  du  monde. 


(i)  Les  Débats,  28  septembre   1918. 


SUÈDE  l55 


Toutefois,  les  trois  royaumes  que  constituaient  les  pays 
Scandinaves  sentaient  la  nécessité  de  se  rapprocher  et,  devant 
les  événements  actuels,  de  maintenir  entre  eux  une  étroite 
collaboration.  A  la  fin  de  novembre  191 7,  pour  la  première 
fois  depuis  la  rupture  de  l'Union  suédo-norvégienne,  en  1905, 
le  roi  de  Suède  Gustave  rendait  visite  au  roi  Haakon,  à  Chris- 
tiana,  011  il  n'était  pas  revenu  depuis  qu'il  était  prince  royal  de 
Suède  et  de  Norvège,  et  y  rencontrait  le  roi  Christian  X  de 
Danemark,  frère  du  roi  Haakon  de  Norvège.  Le  soir,  au  dîner 
de  gala  qui  avait  lieu  au  palais,  le  mardi  26  novembre,  le  roi 
Haakon  disait,  dans  un  toast,  au  roi  Gustave  : 

Nous  avons  eu  le  bonheur  de  pouvoir  nous  tenir  en  dehors  de  la  guerre. 
Pour  nos  deux  pays,  une  époque  si  sinistre  n'a  pas  été  sans  influencer  nos 
relations  mutuelles.  Déjà,  le  8  août  1914,  nos  gouvernements  pouvaient 
annoncer  qu'en  tout  cas  nous  pouvions  être  sûrs  qu'aucun  de  nous  ne  per- 
mettrait qu'on  se  servît  de  lui  contre  l'autre. 

Dans  sa  réponse  au  roi  de  Norvège,  le  roi  Gustave,  évoquant 
le  souvenir  de  leur  ancêtre  commun,  le  maréchal  de  France 
Bernadotte,  qui  monta  sur  le  trône  de  Suède  sous  le  nom  de 
Charles  XIV  ou  Charles-Jean,  et  qui  devint  également  roi  de 
Norvège  après  la  paix  de  Kiel,  en  i8i/i,  et  faisant  allusion  à  sa 
parenté  avec  le  roi  de  Danemark,  les  rois  Haakon  et  Christian 
étant  les  fils  de  la  reine  douairière  Louise  de  Danemark,  fille 
de  Charles  XV  et  veuve  de  Frédéric  VHI,  déclarait  notamment, 
en  proposant  une  union  nouvelle  entre  les  trois  royaumes  : 

Votre  Majesté  et  le  peuple  norvégien  comprendront  sans  doute  les  senti- 
ments que  j'éprouve  en  venant  aujourd'hui  dans  ce  pays,  que  cinq  de  mes 
prédécesseurs,  et  moi-même  en  qualité  de  régent,  avons  gouverné  pen- 
dant l'espace  de  quatre-vingt-dix  années.  Je  manquerais  à  la  vérité  envers 
moi-même  et  envers  l'Histoire  si  je  disais  que  l'oubli  a  pu  se  faire  déjà 
fur  les  événements  de  igoô.  La  rupture  de  l'union  fondée  par  Charles  XIV 
Jean,  l'homme  éminent  dont  Votre  Majesté,  aussi  bien  que  moi-même,  des- 
cendons en  droite  ligne,  a  infligé  à  l'idée  d'union  dans  notre  presqu'île 
Scandinave  une  blessure  profonde,  à  la  guérison  de  laquelle  je  souhaite  vive- 
ment pour  ma  part  de  pouvoir  contribuer. 

Voilà  pourquoi,  Sire,  je  suis  venu,  aujourd'hui,  dans  cette  ville,  afin  de 
dire  à  Votre  Majesté  et  au  peuple  naguère  uni  au  mien  :  a  Formons  une 
union  nouvelle,  d'une  espèce  autre  que  l'ancienne,  une  union  fondée  sur  la 


i56  l'allemagne  et  le  baltikum 

compréhension  mutuelle  et  la  communauté  de  sentiments,  et  qui  aura,  je 
me  plais  à  l'espérer,  un  caractère  de  vitalité  plus  durable  que  celle  qui 
existait  auparavant. 

La  première  condition  pour  qu'il  en  soit  ainsi  sera  surtout,  dans  ces 
circonstances  si  difficiles  au  point  de  vue  de  la  politique  extérieure ,  de 
nous  tenir  fidèlement  côte  à  côte,  pour  sauvegarder  et  maintenir  la  neutralité 
stricte  et  impartiale  que  les  trois  royaumes  Scandinaves  ont  proclamée  dans 
la  guerre  actuelle. 

Dans  la  présence  de  mon  bon  ami  et  parent,  le  roi  Christian  de  Dane- 
mark, je  vois  la  preuve  certaine  et  le  gage  assuré  de  l'adhésion  et  de  l'appro- 
bation qu'il  donne  à  la  conviction  qui  m'anime  de  la  nécessité  pour  les  pays 
du  Nord  de  se  prêter  un  mutuel  appui. 

Chacune  de  nos  trois  nations  est  petite  par  elle-même,  mais  ensemble 
nous  constituons  une  force  avec  laquelle  il  faut  compter  lorsqu'il  s'agit  de 
U  sauvegarde  et  du  maintien  de  notre  indépendance,  et  de  notre  droit  à 
disposer  librement  de  nos  destinées.  Tendons-nous  donc  mutuellement  la 
main  en  témoignage  de  notre  ferme  volonté  de  travailler  dans  cet  esprit 
pour  le  bonheur  et  la  prospérité  de  nos  trois  peuples. 

Au  cours  de  cette  réunion  des  trois  souverains  Scandinaves 
dans   la   capitale   norvégienne,    les   gouvernements   se   mirent 
d'accord  pour  que  les  relations  de  sympathie  et  de  confiance 
qui  existaient  entre  les  trois  royaumes,  quelles  que  soient  les 
formes  qu'elles  devaient  prendre  par  la  suite,  fussent  mainte- 
nues conformément  aux  déclarations  faites  antérieurement  et 
à  la  politique  suivie  jusqu'à  présent.  Les  trois  royaumes  expri- 
maient leur  ferme  intention  de  faire  tous  leurs  efforts  pour 
maintenir  chacun  leur  neutralité  vis-à-vis  de  toutes  les  puis- 
sances belligérantes  et  le  désir  que  des  représentants  spéciaux 
étudiassent  les  moyens   à  mettre  en  œuvre   afin  qu'au  cours 
des  difficultés  actuelles,  les  trois  pays  se  prêtent  une  mutuelle 
assistance  en  se  fournissant  réciproquement  les  marchandises 
dont  ils  avaient  besoin  et  que  leurs  échanges  pussent  s'opérer 
plus   facilement   et  d'une   manière   plus    active.    On   examina 
même  la  possibilité  d'introduire  dans  la  législation  de  chacun 
des  trois  pays  une  disposition  accordant  certaines  facilités  pour 
les  citoyens  des  deux  autres.  Cependant,  la  question  de  la  neu- 
tralité à  laquelle     les  gouvernements  de  ces  pays  semblaient 
persister  à  s'attacher,  alors  que  la  notion  de  neutralité  violée 
par  l'Allemagne  était  de  plus  en  plus  rendue  précaire  par  les 
événements  et  n'était  plus  soutenable  vis-à-vis  de  l'Allemagne, 
retenait  leurs  préoccupations  et  ils  se  mettaient  d'accord  pour 
continuer  les  travaifx  préparatoires  entrepris  en  vue  de  la  sau- 


SUÈDE  167 

vegarde  des  soi-disant  intérêts  communs  des  Etats  neutres,  au 
moment  où  la  guerre  cesserait  et  après  le  rétablissement  de  la 
paix. 

Au  milieu  de  septembre  191 8,  une  nouvelle  rencontre  avait 
lieu  entre  les  trois  souverains  Scandinaves.  La  visite  du  roi  de 
Norvège  au  roi  de  Suède,  qui  venait  aussi  pour  la  première 
fois  à  Stockholm  depuis  la  séparation  des  deux  royaumes,  don- 
nait lieu  à  de  grandes  manifestations  de  solidarité  entre  les 
deux  peuples  comme  entre  leurs  souverains.  Le  roi  Haakon 
visitait  la  capitale  suédoise  et  le  roi  Gustave,  avec  une  haute 
compréhension  politique  des  intérêts  des  deux  Etats  Scandi- 
naves dans  la  situation  actuelle,  donnait  à  cette  rencontre  un 
caractère  de  solennité  en  même  temps  que  de  sympathie  qui 
ne  pouvait  avoir  qu'une  influence  des  plus  heureuses  sur  l'ave- 
nir des  relations  des  deux  pays. 

Au  dîner  offert  au  roi  Haakon,  le  lundi  16  septembre,  à 
Stockholm,  le  roi  de  Suède,  dans  le  discours  qu'il  adressait  au 
roi  de  Norvège,  n'omettait  point,  après  avoir  rappelé  les  bonnes 
relations  de  leurs  peuples,  de  faire  allusion  aux  liens  qui  les 
unissaient  également  aux  Danois,  et  déclarait  : 

La  visite  de  Votre  Majesté  est  une  nouvelle  preuve  et  un  gage  nouveau 
du  fait  que  notre  commun  désir  d'établir  entre  nos  deux  peuples  de  bonnes 
et  amicales  relations  s'est  réalisé  à  l'avantage  et  pour  le  bien  tant  de  notre 
pvays  que  de  celui  de  la  nation  danoise,  qui  nous  tient  de  si  près.  En 
demeurant  unis,  en  nous  prêtant  un  mutuel  appui,  en  nous  attachant  à 
nous  comprendre  les  uns  les  autres,  nous  traverserons  plus  aisément  les 
temps  difficiles  que  nous  vivons  et  ceux  non  moins  difficiles  peut-être  qui 
viendront.  J'ai  le  ferme  espoir  qu'entre  les  peuples  du  Nord  les  liens  se 
resserreront  de  plus  en  plus  et  que  nous  constituerons  ainsi  un  bienfait  pour 
nos  peuples  et  nos  pays. 

Aux  vœux  exprimés  par  le  roi  Gustave,  le  roi  de  Norvège 
répondait  en  des  termes  qui  témoignaient  de  l'accord  des  deux 
nations  Scandinaves  : 

Je  suis  venu  ici  renouveler,  au  nom  du  peuple  norvégien,  l'expression  de 
sa  gratitude  pour  la  visite  que  Votre  Majesté  fit  à  la  Norvège  l'année  der- 
nière, une  gratitude  profondément  ressentie  par  tous  les  Norvégiens.  La 
main  que  le  roi  de  Suède  a  tendue  alors  au  peuple  norvégien  fut  acceptée 
avec  une  unanimité  qui  distingue  une  nation  libre  et  avec  l'espoir  justifié 
d'une  bonne  entente  mutuelle  dans  l'avenir.  Je  ne  puis  m 'empêcher,  en  ce 
moment,  de  rendre  hommage  à  la  mémoire  de  l'homme  qui,  au  milieu  de 


i58 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


circonstances  difficiles,  a  fait  preuve  d'une  magnanimité  et  d'une  prudence 
qui  permirent  à  nos  deux  peuples  de  continuer  à  vivre  en  paix  dans  la 
péninsule,  et  au  cours  de  l'œuvre  de  développement  de  nos  deux  nations 
profondément  civilisées,  accomplit  son  vœu  admirable  pour  la  prospérité 
des  deux  peuples  frères.  L'Histoire  conservera,  en  conséquence,  avec  une 
gratitude  vénérée,  le  nom  du  roi  Oscar. 

Je  crois  que  les  bonnes  relations  qui  ont  prévalu  pendant  les  années  de 
guerre  entre  nos  deux  peuples,  continueront  pour  le  plus  grand  bien  et  le 
bonheur  de  nos  deux  peuples. 

Nous  pouvons  donc  envisager  l'avenir  avec  confiance,  tout  en  conservant 
notre  neutralité  au  milieu  de  la  guerre  qui  a  mis  en  jeu  la  prospciité  de 
tant  des  plus  grandes  nations,  mais  que  les  peuples  Scandinaves  ont  été  à 
même   d'éviter   jusqu'ici. 

La  signification  de  cette  visite,  intéressant  la  coopération  des 
deux  peuples  de  la  péninsule  Scandinave,  se  trouvait  accrue 
du  fait  que  les  deux  rois  qui  venaient  de  se  rencontrer  à 
Stockholm  se  rendaient  ensuite  à  Copenhague  auprès  du  roi 
Christian  X,  bien  qu'on  assurât  que  cette  entrevue  des  souve- 
rains, qui  succédait  à  la  réunion  de  la  conférence  interparle- 
mentaire Scandinave,  n'aurait  point  de  signification  politique, 
ayant  un  caractère  purement  privé  et  qu'aucun  membre  des 
trois  gouvernements  n'y  assisterait. 

Le  25  septembre,  le  roi  Haakon  arrivait  à  Sorgenfri,  rési- 
dence d'été  de  la  famille  royale  danoise  et,  le  ?p,,  le  roi 
Gustave,  qui  était  venu  à  bord  du  cuirassé  Sverige,  se  rendait 
au  château  d'Amalienborg,  résidence  royale  de  Copenhague. 
Un  lunch  y  réunissait,  le  jour  même,  les  trois  souverains  et, 
le  soir,  un  dîner  de  gala  y  était  donné  en  leur  honneur. 

Malgré  les  anciennes  rivalités  des  Suédois  et  des  Danois,  qui 
se  disputèrent  autrefois  le  commerce  et  la  domination  de  la  Bal- 
tique, leurs  peuples  frères  semblaient  comprendre  la  nécessité 
de  faire  bloc  devant  les  prétentions  désordonnées  du  pangerma- 
nisme, maintenant  que  le  danger  du  slavismc  ne  leur  appa- 
raissait plus  si  menaçant,  et  quelle  que  soit  la  situation  difficile 
du  Danemark  vis-à-vis  de  l'Allemagne. 

On  peut  se* demander  ce  que  la  Suède,  plus  particulièrement, 
qui  devait  se  rappeler  que  Frédéric  II  préparait  le  démembre- 
ment de  ses  territoires  en  même  temps  que  ceux  de  la  Pologne, 
pensait  du  nouvel  état  de  choses  créé  dans  la  Baltique  et  de  la 
situation  que  rAllemagne  s'y  était  faite  par  les  traités  de  Brest- 
IJtowsk,  par  les  conventions  supplémentaires  d'août  1918  rela- 


SUEDE  loy 

tives  aux  provinces  baltiques  et  par  son  intervention  en  Fin- 
lande. Il  est  probable  qu'elle  devait  voir  sans  satisfaction  et  non 
sans  inquiétude,  par  l'assession  d'un  prince  allemand  au  trône 
de  Finlande,  ce  pays  qui  avait  été  si  longtemps  uni  au  sien  et 
pensait  recouvrer  son  indépendance,  entrer  sous  la  domination 
allemande  et  la  Baltique  devenir,  dans  sa  plus  grande  partie, 
un  lac  allemand.  Il  est  certain  que  les  peuples  Scandinaves  et 
ceux  des  provinces  baltiques  s'en  préoccupaient  et  le  National 
Tidende  rapportait,  dans  la  première  semaine  de  septembre, 
que  la  Commission  interparlemcntaire  Scandinave  avait  reçu  la 
délégation  estonienne  de  Copenhague  pour  une  communica- 
tion confidentielle  qui  ne  pouvait  qu'avoir  trait  à  la  question 
de  la  Baltique. 

A  l'occasion  des  événements  actuels,  il  n'est  peut-être  pas 
inutile  de  rappeler  un  des  moments  les  plus  décisifs  de  l'his- 
toire des  pays  Scandinaves.  Gustave-Adolphe,  roi  de  Suède,  à 
laquelle  Gustave  Wasa  avait  imposé  le  protestantisme,  après 
s'être  dressé  contre  la  Pologne  catholique  et  avoir  pris  pied  dans 
le  Nord  de  l'Europe,  bien  qu'il  ait  vu  les  princes  luthériens 
d'Allemagne  lui  offrir  d'entrer  dans  leur  union,  oubliant  l'an- 
cienne rivalité  de  la  Suède  et  du  Danemark,  et  soupçonnant 
l'ambition  de  la  Maison  de  Brandebourg,  encore  obscure,  fai- 
sait la  paix  avec  la  Pologne  et,  grâce  à  la  diplomatie  de  Riche- 
lieu, qui  avait  à  se  défendre  contre  la  Maison  d'Autriche,  entrait 
en  lutte  contre  l'Empire,  en  entraînant  avec  lui  le  Danemark, 
les  villes  de  la  Hanse,  les  villes  impériales  et  plusieurs  princes 
d'Allemagne,  On  sait  que  Gustave-Adolphe  et  son  armée, 
débarqués  à  Pecnemunde,  le  i6  juillet  i63o,  après  la  cam- 
pagne de  i63i,  se  trouvait  maître,  avec  ses  alliés,  de  toute 
l'Allemagne,  —  et  on  se  souvient  qu'aux  envoyés  de  Francfort- 
sur-le-Mcin,  qui  venaient  parlementer,  il  avait  répondu  ces 
paroles,  qui  montrent  quel  traitement  demandait  déjà  l'Alle- 
magne :  ((  Je  voudrais  pouvoir  vous  épargner,  mais  l'Alle- 
magne est  un  malade  qui  ne  peut  être  guéri  que  par  de  violents 
remèdes  ». 

Par  ces  précédents  historiques  qui  sont  présents  à  toutes  les 
mémoires,  se  trouve  précisé  le  rôle  que  les  Scandinaves  peuvent 
être  appelés  à  jouer  dans  la  question  de  la  Baltique,  sans 
oublier  celui  qu'ils  peuvent  par  cela  même  avoir  dans  celle  de 
la  Pologne,  comme  nous  l'avons  vu  précédemment.  Se  souve- 


i6o  l'allemagne  et  le  baltikum 

nant  de  leur  propre  histoire  et  des  vues  de  leurs  grands 
hommes  d'Etat,  on  voit  dans  quels  sens  et  avec  quel  poids, 
bien  qu'ils  aient  cru  devoir  conserver  leur  neutralité,  ils  pour- 
raient du  moins  intervenir  dans  les  décisions  qui  régleront  les 
questions  des  provinces  baltiques  et  de  la  Pologne,  et  auxquelles 
ils  ne  sauraient  rester  indifférents. 


FINLANDE  l6l 

VI 

FINLANDE 


Les  ambitions  allemandes  ne  s'arrêtaient  pas  à  la  Courlande 
et  à  l'Estonie,  et  visaient  également  la  Finlande.  L'Allemagne 
profitait  de  la  défection  russe  et  du  démembrement  consécutif 
au  mouvement  bolcheviste  pour  prendre  pied  en  Finlande, 
principalement  par  l'intermédiaire  de  l'élément  finnois  dont 
elle  encourageait  les  revendications  et  ainsi  cherchait  à  sous- 
traire l'ancien  duché  suédois  aux  influences  Scandinaves  qui 
y  avaient  toujours  subsisté,  afin  de  pouvoir,  après  s'être  rendu 
maître  de  la  partie  méridionale  de  la  Baltique,  intervenir  dans 
sa  partie  septentrionale  et  faire  de  cette  mer  un  lac  allemand. 

A  la  faveur  des  événements  actuels,  l'élément  finnois  se 
prêtait  à  la  pénétration  de  l'influence  allemande,  s'il  ne  s'em- 
ployait pas  à  la  faciliter  aux  dépens  de  l'influence  suédoise  qui, 
jusqu'alors,  était  dominante,  car  il  estimait  de  cette  façon  la 
refouler  à  son  plus  grand  profit,  sans  se  rendre  compte  qu'en 
menant  ce  jeu  l'influence  finnoise  comme  l'influence  suédoise 
risquaient  fort  d'être  complètement  absorbées  par  celle  de 
l'Allemagne.  La  Finlande,  sur  une  population  de  près  de  quatre 
millions  d'habitants,  compte,  en  effet,  trois  millions  de  Finnois 
et  environ  /ioo.ooo  Suédois,  qui  constituaient  l'élément  cultivé 
de  la  population  et  y  jouaient  un  rôle  prépondérant.  En  1862, 
un  décret  interdisait  de  publier  des  livres  en  finnois,  excepté 
les  livres  religieux,  et  jusqu'en  1886  le  suédois  demeura  la 
langue  officielle.  A  la  suite  d'un  mouvement  contre  cet  état  de 
choses,  auquel  du  reste  l'élément  suédois  donnait  son  appro- 
bation, en  sorte  qu'il  conservait  la  majorité  dans  le  Gouver- 
nement finlandais,  une  situation  égale  était  faite  aux  deux 
langues.  Les  fonctionnaires  devaient  connaître  le  finnois  et  le 
suédois,  et  tout  acte  officiel  devait  être  rédigé  dans  la  langue 
de  celui  qui  en  faisait  la  demande,  mesures  qui  sont  encore 
aujourd'hui  en  vigueur.  Cette  lutte  entre  les  deux  éléments  de 
la  population  s'apaise  pendant  l'oppression  russe  en  ipoB.  Lors 
do   la   transformation   du   Parlement  en   une   seule  Chambre, 


102  L'ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

l'élément  suédois  perdait  sa  prépondérance  politique,  alors 
que  dans  l'ancienne  il  avait  la  majorité  dans  deux  Etats  sur 
quatre. 

Toutefois,  l'Allemagne  avait  déjà  pris  pied  commercialement 
et  moralement  en  Finlande,  mais  on  ne  peut  pas  dire  que,  jus- 
qu'alors, son  emprise  s'étendait  véritablement  sur  ce  pays  et 
que  son  influence  y  prédominait.  Certains  éléments  finlandais 
paraissaient  même  s'en  défendre. 

Avant  la  guerre,  plus  de  ko  %  de  l'importation  finlandaise 
était,  en  effet,  de  provenance  allemande,  et  parmi  les  publi- 
cations de  l'Université  d'Helsingfors,  67  étaient  publiées  en 
langue  finnoise,  52  en  suédois,  27  en  langues  diverses  et  122 
en  allemand.  Il  serait  cependant  inexact  de  conclure  de  ces 
chiffres  à  une  ingérence  anticipée  de  l'Allemagne  et  de  conclure 
immédiatement  à  une  sujétion  allemande.  Si  l'importation 
allemande  était  si  considérable,  c'est  qu'une  ligne  directe  de 
navigation  entre  l'Allemagne  et  Helsingfors  permettait  aux 
Finlandais  de  se  procurer  très  rapidement,  par  colis  postaux, 
les  objets  dont  ils  avaient  besoin  et  qu'ils  n'auraient  pu  obte- 
nir que  plus  difficilement  et  au  bout  d'un  temps  beaucoup  plus 
long  en  s'adressant  à  d'autres  pays  d'Europe.  Au  reste,  une 
ligne  directe  est  actuellement  à  l'étude  entre  la  Finlande,  les 
provinces  baltiques  et  plusieurs  pays  de  l'Europe  occidentale, 
parmi  lesquels  figure  la  France,  pour  concurrencer  l'Allema- 
gne sur  le  marché  de  ces  régions.  Quant  au  chiffre  des  publi- 
cations faites  en  allemand,  il  faut  savoir  que  le  finnois  ne 
permettant  pas  aux  étudiants  finlandais  de  prendre  contact 
avec  la  science  ou  la  littérature  européenne,  auxquelles  cette 
langue  est  étrangère,  ou  d'y  faire  connaître  leurs  travaux,  et  le 
suédois,  pour  la  même  raison,  ne  leur  ouvrant  que  les  pays 
Scandinaves,  la  jeunesse  universitaire  se  portait  vers  l'étude  de 
la  langue  allemande  qui  était  plus  répandue  et  s'efforçait  de 
publier  ses  thèses  dans  cette  dernière,  afin  de  rendre  plus  facile 
leur  diffusion  dans  les  principaux  pays  de  culture  européenne, 
d'y  prendre  position  et  d'accéder  ainsi  au  mouvement  général 
des  idées.  Maintenant  cela  ne  veut  pas  dire  que  le  prestige  de 
la  science  allemande,  qu'ici  même  certains  n'ont  pas  craint 
d'accréditer,  n'ait  été  pour  rien  dans  ce  choix.  Mais  conclure 
de  ce  fait  à  une  véritable  influence  allemande,  ce  serait  peut- 
être   accorder  à  cette  dernière   une  force  qu'elle  n'avait  pas 


FINLANDE  l63 

encore  prise  dans  ce  pays,  et  s'il  est  certain  que  ces  disposi- 
tions et  celles  tenant  aux  rapports  géographiques  étaient  favo- 
rables à  son  extension,  il  faut  bien  dire  que  là  comme  ailleurs, 
et  dans  des  pays  bien  plus  grands,  rien  n'était  fait  pour  la 
contrebalancer,  qu'elle  ne  s'y  heurtait  à  aucun  courant  con- 
traire et  que,  pour  notre  part,  nous  n'avons  rien  tenté  pour 
l'entraver. 

Il  est  vrai  également  qu'au  début  de  la  guerre  une  légion 
d'environ  3.ooo  hommes,  comprenant  des  volontaires  finlan- 
dais et  des  ouvriers  travaillant  en  Suède  et  en  Norvège,  se  for- 
mait et  se  rendait  en  Allemagne  pour  se  joindre  aux  armées 
impériales.  Mais  il  faut  savoir  que  la  décision  de  ces  volontaires 
semble  avant  tout  avoir  été  déterminée  par  la  haine  enracinée 
dans  ce  pays,  comme  dans  les  autres  provinces  baltiques, 
contre  le  régime  d'oppression  tsariste.  et  nous  avons  déjà 
montré  quelle  était  la  force  de  ce  sentiment.  En  combattant  à 
côté  de  l'Allemagne  contre  la  Russie,  ces  volontaires  pensaient 
combattre  contre  le  régime  russe  et  croyaient,  par  une  singu- 
lière méprise,  que  c'était  lutter  pour  leur  indépendance.  Peut- 
être  aussi  étaient-ils  convaincus  que  l'Allemagne  était  seule 
capable  de  libérer  la  Finlande,  partageant  en  cela,  avec  beau- 
coup d'autres,  les  illusions  que  l'Allemagne  avait  su  donner 
par  le  prestige  de  son  organisation  militaire  et  l'activité  de  ses 
agents,  et  qu'elle  encourageait  ensuite  par  de  fallacieuses  pro- 
messes. Ce  raisonnement  simpliste,  dont  ils  ont  pu  depuis 
juger  la  fausseté  semble  malheureusement  être  celui  qui  a 
déterminé  leur  erreur. 

Au  mois  de  mars  191 7,  on  apprenait  que  le  prétendu  baron 
Rautenfels,  l'agent  allemand  qui,  profitant  de  l'office  de  cour- 
rier impérial  dont  il  était  chargé  pour  transporter  des  explosifs 
en  Norvège,  avait  été  expulsé  de  Christiania,  en  compagnie  de 
deux  Finlandais,  à  la  suite  de  la  découverte  de  bombes  placées 
dans  la  valise  diplomatique,  et  qui  était  en  réalité  un  officier 
allemand  du  nom  de  Lerich,  avait  été  envoyé  d'Allemagne  en 
Finlande.  Il  était  arrivé  à  Stockholm  en  novembre  1916  et, 
depuis,  y  avait  habité,  faisant  de  fréquents  voyages  à  Hapa- 
randa,  Berlin,  Copenhague  et  Christiania,  recevant  un  volu- 
mineux courrier  et  particulièrement  de  nombreuses  visites  de 
voyageurs  venant  de  Finlande,  011  il  avait  vécu  plusieurs 
années.  Sa  mission  semblait  être  d'agir  sur  l'opinion  finlan- 


l64  l' ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

daise  au  profit  de  l'Allemagne,  en  l'excitant  contre  les  Etats 
Scandinaves,  si  on  en  juge  par  le  ton  provocant  adopté  alors 
par  certains  journaux  finlandais  à  l'égard  de  la  Suède  et  de  la 
Norvège. 

D'après  l'enquête  menée  en  Norvège,  l'organisation  terro- 
riste établie  par  les  Allemands  pour  entraver  les  communica- 
tions avec  les  pays  alliés  et  dont  les  ramifications  s'étendaient 
sur  toute  la  Scandinavie,  était  montée  avec  le  concours  de 
Finlandais  et  particulièrement  de  Finnois.  Deux  de  ces  sujets 
finlandais  appartenant  à  la  bande  de  dynamiteurs  chargée 
d'opérer  en  Norvège  pour  le  compte  de  l'Allemagne,  étaient, 
d'après  le  Tidenens  Tegn,  arrêtés,  au  milieu  de  191 7,  à  Kirke- 
naes,  le  grand  établissement  industriel  créé  à  l'extrémité  nord- 
est  de  la  Norvège,  sur  les  bords  de  l'océan  Glacial,  à  quelques 
kilomètres  de  la  frontière  russe.  Après  s'être  d'abord  occupés 
en  Finlande  de  recruter  des  adhérents,  ils  avaient,  en  décem- 
bre 191 6,  apporté  huit  bombes  à  Vardœ,  le  port  norvégien 
situé  à  l'est  du  cap  Nord,  en  relations  fréquentes  avec  Kola  et 
Arkhangel,  afin  de  faire  sauter  des  navires  à  destination  de  la 
Russie.  L'entreprise  ayant  échoué,  ces  deux  individus  avaient 
été  renvoyés  à  Kirkenaes,  pour  tenter  un  nouveau  coup  dans 
ces  parages  et,  suivant  toute  vraisemblance,  contre  le  chemin 
de  fer  de  Kola. 

Enfin,  M™^  Kolontaï,  léniniste,  qui  siège  parmi  les  membres 
du  Comité  exécutif,  serait  d'origine  finnoise. 

On  disait,  d'autre  part,  que  des  agents  allemands  travaillaient 
activement  à  mettre  le  Gouvernement  finlandais  dans  la  main 
de  celui  de  Berlin  et  à  le  détacher  de  la  Russie,  afin  de  faire 
échec,  dans  ce  pays,  à  la  République  russe,  en  la  menaçant 
même  d'un  soulèvement  si  l'Allemagne  n'obtenait  pas  les  avan- 
tages qu'elle  désirait.  Il  paraît  en  tous  cas  probable  qu'il  y  eut 
des  conversations  avec  un  groupe  finlandais  habitant  Stock- 
holm qui  entreprit,  prétendent  les  Finlandais,  de  négocier  sans 
mandat  et  sans  appui,  mais  dont  les  événements  n'ont  fait 
malheureusement  que  favoriser  les  plans. 

♦ 
*  * 

Quel  que  soit  l'étonnement  qu'on  éprouve  devant  la  poli- 
tique suivie  par  la  Finlande,  la  situation  qui  lui  était  faite  dans 


FINLAXDE  l65 

l'Empire  russe,  et  dont  elle  avait  souffert,  permet  cependant  de 
comprendre  comment  elle  se  trouvait  préparée  à  adopter  la 
voie  où  elle  s'est  engagée.  On  voit  comment,  au  moment  où 
l'Allemagne,  enivrée  par  ses  succès  orientaux,  après  avoir  dis- 
socié la  Russie  en  se  servant  des  Bolcheviki  et,  conformément 
à  ses  procédés,  cherchait  à  créer  une  menace  pour  tous  les  Etats 
Scandinaves,  bien  qu'elle  ne  tînt  cependant  pas  à  se  brouiller 
avec  eux  et  qu'elle  essayât  de  les  attirer  dans  sa  sphère  d'in- 
fluence, la  Finlande  pouvait  profiter  de  certaines  circonstances 
pour  accepter  un  rapprochement  avec  cette  dernière,  qu'elle 
croyait  seule  capable  de  lui  assurer  l'indépendance,  en  tendant 
à  l'isoler  de  la  Suède  tout  en  la  libérant  du  joug  russe. 

La  Finlande  avait,   en  effet,   beaucoup  à  se  plaindre  de  la 
Russie.  Après  la  guerre  russo-suédoise  de  1808-1809,  à  la  fin 
de  laquelle  Napoléon  fait  don  à  Alexandre  P'  de  la  Finlande 
envahie  par  ses  armées,  cette  dernière  est  arrachée  à  la  Suède 
qui  l'avait  conquise  aux  xn®  et  xm"  siècles  et  qui,  depuis  le  xiv", 
participait  par  ses  représentants  à  la  législation  et  à  l'élection 
du  roi  dans  le  royaume  de  Suède.  Les  Finlandais,  qui  étaient 
liés  par  toute  leur  histoire  aux  Suédois  et  par  l'intermédiaire 
desquels   ils   avaient   été  mis   en   contact   avec   la   civilisation 
occidentale,   ne  pouvaient  accepter  d'être  aussi  brusquement 
rattachés  aux  Russes,  dont  la  langue  était  étrangère  aussi  bien 
aux  éléments  finnois  qu'aux  éléments  suédois  de  la  Finlande, 
et  passer  brutalement  du  régime  constitutionnel  de  la  Suède 
sous  l'autocratie  de  la  Russie.  Sans  doute,  Alexandre  I*'  procla- 
mait, le  i5  mars  1809,  une  sorte  de  charte  fondamentale  de 
l'autonomie  finlandaise  et  ouvrait  la  Diète,  à  Borga,  en  décla- 
rant, conformément  à  ses  engagements  antérieurs,  qu'il  enten- 
dait conserver  ((  les  lois  et  la  constitution  du  pays,  les  droits  et 
privilèges  de  tous  les  Etats,  en  général,  et  de  chaque  citoyen, 
en  particulier  »;  mais  ce  manifeste  n'était  qu'un  prograniime 
et  le  régime  qu'il  préconisait  ne  devait  être  introduit  qu'en 
1910.  Ses  successeurs,  Nicolas  V"",  Alexandre  II  et  Alexandre  III, 
prenaient  soin  de  donner  les  mêmes  assurances  aux  Finlandais. 
Mais  Nicolas  II,  par  le  manifeste  impérial  du  i5  février  1899, 
prétendait  introduire  une  distinction  dans  les  questions  légis- 
latives entre  celles  touchant  la  Finlande  et  celles  intéressant 
l'empire,   dont  il  se  réservait  l'appréciation,  et  ainsi   portait 
atteinte  à  la  Constitution  finlandaise.  La  Diète  était  déchue  de 


i66  l'allemagne  et  le  baltikum 

son  rang  d'assemblée  délibérative  et  n'avait  plus  que  voix  con- 
sultative, en  sorte  que  toute  la  législation  finlandaise  dépendait 
du  pouvoir  autocratique  du  tsar  et  devenait  soumise  à  la 
bureaucratie  russe.  Malgré  les  protestations  des  Finlandais,- 
Nicolas  II  refusait  de  recevoir  leurs  délégués;  une  adresse, 
dont  l'initiative  avait  été  prise  par  des  personnalités  françaises 
et  qui  lui  avait  été  présentée  par  une  députation  internationale, 
n'obtenait  pas  un  meilleur  accueil.  L'assassinat  du  gouverneur 
général  Bobrikoff  révélait  le  mécontentement  profond  produit 
par  ces  mesures  et  de  nouvelles  dispositions  étaient  prises  le 
/i  novembre  1905,  qui  rétablissaient  en  Finlande  l'ancien  état 
de  choses.  La  Diète  finlandaise  dotait  de  suite  le  pays  d'une 
représentation  populaire,  avec  une  Chambre  unique,  les  droits 
de  vote  et  d'éligibilité  étant  égaux  pour  tous  les  citoyens  et 
citoyennes,  et  se  hâtait  d'accomplir  des  réformes  politiques  et 
sociales  dans  un  sens  démocratique.  Mais  les  éléments  réaction- 
naires hostiles  à  la  Finlande  reprenaient  peu  à  peu  leur 
influence.  Le  5  mai  1908,  Stolypine  demandait  à  la  Douma 
son  concours  pour  «  soutenir  contre  la  Finlande  les  droits 
historiques  de  souveraineté  de  la  Russie  »  et,  par  la  publication 
des  règlements  du  20  mai  1908,  rouvrait  le  conflit  politique 
russo-finlandais.  Le  2  juin  1908,  Nicolas  II  sanctionnait  un 
décret  attribuant  au  Conseil  des  ministres  russe  le  contrôle 
suprême  de  la  législation  et  de  l'administration  qui  dépendaient 
directement  du  souverain.  Le  3o  juin  19 10,  la  loi  dite  de  légis- 
lation d'Empire,  votée  par  la  Douma  malgré  les  protestations 
de  l'opposition  qui  quitta  la  salle  des  séances,  reprenant  les 
principes  du  manifeste  de  1899,  étendait  au  grand-duché  de 
Finlande  les  lois  et  ordonnances  de  la  Russie,  et  ruinait  l'effet 
des  précédentes  mesures  en  reportant  aux  organes  législatifs 
russes  toute  autorité  dans  les  questions  finlandaises.  De  plus, 
l'appui  donné  aux  Finlandais  par  les  libéraux  et  les  socialistes 
russes  n'était  pas  sans  nuire  à  leur  cause  auprès  du  gouverne- 
ment du  Tsar.  On  put  croire,  un  moment,  à  la  suite  des  décla- 
rations des  Gouvernements  de  l'Entente  visant  le  droit  et  la 
liberté  des  petites  nations,  que  la  guerre  amènerait  la  cessation 
du  régime  d'oppression  et  de  russification,  et,  après  la  procla- 
mation du  grand-duc  Nicolas  aux  Polonais,  on  s'attendit  à 
une  manifestation  analogue  en  faveur  de  la  Finlande.  Mais,  dès 
le  mois  de  septembre  191/j,  le  général  Seyn  recevait  les  mêmes 


FINLANDE  167 

pouvoirs  illimités  que  Bobrikoff  et  le  peuple  finlandais,  irrité 
par  les  mesures  que  ce  dernier  avait  prises,  accueillait  avec 
satisfaction  le  manifeste  du  20  mars  1917,  par  lequel  le  Gou- 
vernement provisoire  russe,  issu  de  la  révolution,  établissait 
en  Finlande  l'ordre  légal  existant  avant  1899,  Il  était  dit  dans 
cette  proclamation  :  «  Par  acte  gouvernemental,  nous  assurons 
solennellement  l'inviolabilité  du  droit  d'autonomie  intérieur 
au  développement  national  et  à  l'usage  de  ses  propres  langues, 
droit  qui,  conformément  à  la  Constitution,  revient  au  peuple 
de  Finlande.  Nous  exprimons,  en  outre,  le  ferme  espoir  que  le 
respect  des  lois  unira  désormais  la  Russie  et  la  Finlande  dans 
une  amitié  réciproque,  et  cela  pour  le  bonheur  des  peuples 
libres  de  Russie  et  de  Finlande  ». 

Toutefois,  Kerensky,  arguant  que  la  Constituante  avait  seule 
le  droit  de  transférer  les  droits  appartenant  au  souverain  de  la 
Finlande  au  gouvernement  du  pays,  refusait  pendant  plusieurs 
mois  de  ratifier  ces  promesses  et  de  donner  satisfaction  aux 
revendications  finlandaises.  Enfin,  le  Gouvernement  provisoire 
se  décidait  à  soumettre  à  l'examen  de  la  Diète  un  projet  de 
loi,  mais  ce  projet,  tout  en  comportant  une  certaine  extension 
des  droits  de  la  Finlande,  réservait  au  Gouvernement  russe  la 
décision  en  dernier  ressort  dans  toutes  les  questions  extérieures, 
diplomatiques  et  militaires  qui  l'intéressaient. 

Le  18  juillet  191 7,  à  l'instigation  des  soldats  russes  du  Soviet 
de  Petrograd,  cantonnés  à  Helsingfors,  la  majorité  socialiste  à 
la  Diète  de  Finlande  votait,  par  166  voix  contre  55,  un  projet 
de  loi  relatif  à  la  constitution  du  pouvoir  en  Finlande,  qui, 
sauf  une  restriction  insérée  en  ce  qui  concernait  la  question 
de  la  politique  extérieure  et  d'ordre  militaire,  et  une  autre 
stipulation  peu  claire,  proclamait  en  fait  l'indépendance  de  la 
Finlande  et  attribuait  à  la  Diète,  au  moins  en  ce  qui  concernait 
les  affaires  intérieures  du  pays,  des  pouvoirs  législatifs  et  admi- 
nistratifs souverains. 

D'après  ce  vote,  la  Diète  nommait  le  pouvoir  exécutif  en 
Finlande.  Il  était  temporairement  remis  au  Sénat,  qui  consti- 
tuait le  pouvoir  exécutif  et  gouvernemental  en  Finlande,  et 
dont  les  membres  étaient  désignés  et  renvoyés  par  la  Diète. 
Tous  les  droits  anciens  que  l'Empereur  tenait  de  la  Constitu- 
tion finlandaise  en  sa  qualité  de  grand-duc  de  Finlande  et  que 
le  Gouvernement  provisoire»  russe  n'allait  pas  tarder  à  reven- 


i68 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


diquer,  passaient  à  la  Diète,  et  les  partis  démocrate  et  activiste, 
dont  les  sympathies  allaient  très  nettement  vers  l'Allemagne, 
passaient  pour  s'être  déjà  entendus  en  secret  sur  tout  ce  qui 
avait  trait  au  poste  et  aux  fonctions  de  gouverneur  russe  en 
Finlande.  Mais  le  projet  contenant  cette  stipulation  et  voté  par 
une  majorité  qui  restait  discutée,  ne  devait  jamais  être  appli- 
qué. 

Le  soir  du  19  juillet,  à  la  première  séance  que  tint  la  Diète 
de  la  Finlande  autonome,  le  vice-président  du  Sénat,  M.  Tokoï, 
socialiste,  déclarait  à  la  Diète,  en  son  nom  et  au  nom  de  ses 
collègues,  qu'en  présence  des  nouvelles  conditions  politiques, 
les  membres  du  gouvernement  résignaient  leurs  fonctions  et 
mettaient  leurs  postes  à  la  disposition  de  la  Diète.  Mais  celle-ci, 
sur  la  proposition  de  M.  Ayroll,  chef  de  la  fraction  socialiste 
démocrate,  priait  les  membres  du  gouvernement  de  rester  au 
pouvoir  jusqu'à  l'organisation  par  la  Diète  d'une  nouvelle 
administration  du  pays. 

Le  20  juillet  avait  lieu  la  proclamation  de  l'indépendance  de 
la  Finlande. 

Devant  cette  situation,  le  Gouvernement  provisoire  russe,  au 
début  d'août  191 7,  répondait  à  ce  vote  par  la  dissolution  de  la 
Diète  de  Finlande  et,  en  vue  de  la  promulgation  de  cette 
mesure,  communication  en  était  donnée  aux  Finlandais  d'Hel- 
singfors  par  le  gouverneur  général,  qui  prenait  soin  de  faire 
ressortir  que  le  gouvernement,  après  avoir  épuisé  tous  les 
moyens  pour  arriver  à  un  accord  et  ne  voulant  pas  employer  la 
force,  croyait  devoir  faire  appel  au  peuple  finlandais  en  recou- 
rant à  de  nouvelles  élections. 

Dans  une  réunion  commune  tenue  par  le  Soviet  et  les  comi- 
tés navals  et  régimentaires,  en  présence  du  gouverneur  géné- 
ral, du  commandant  de  la  flotte,  du  vice-président  du  Sénat, 
M.  Tokoï,  et  du  leader  des  socialistes  démocrates  finnois, 
M.  Suttenen,  après  de  vifs  débats,  des  résolutions  étaient  votées 
affirmant  que  : 

I  °  Tous  les  citoyens  russes  doivent  obéir  aux  ordres  du  Gou- 
vernement provisoire,  qui  est  l'organe  légitime  de  la  démocra- 
tie révolutionnaire  russe; 

2°  La  démocratie  finlandaise  a  commis  une  erreur  en  procla- 
mant son  autonomie  sans  accord  préalable  avec  la  démocratie 
russe; 


FINLANDE  169 

3°  La  seule  issue  à  la  situation  serait  une  commission  mixte 
comprenant  en  nombre  égal  des  représentants  des  démocraties 
russe  et  finnoise  pour  le  règlement  du  conflit. 

Le  Sénat,  siégeant  sous  la  présidence  du  gouverneur  général, 
décidait  de  promulguer,  à  la  majorité  de  7  voix  contre  6  socia- 
listes, le  manifeste  du  Gouvernement  provisoire  avisant  la 
population  de  la  dissolution  de  la  Diète  et  chargeant  le  Sénat 
de  la  faire  publier.  Cette  décision  était  communiquée  à  la 
Diète  et  le  président  socialiste,  sans  donner  lecture  de  ce  mani- 
feste, déclarait  que  les  travaux  de  la  Diète  étaient  suspendus 
jusqu'à  nouvel  ordre. 

Ce  manifeste  était  conçu  dans  les  termes  suivants  : 

Le  Gouvernement  provisoire  a  reçu  l'adresse  de  la  Diète  de  Finlande,  datée 
du  25  juillet,  ainsi  que  le  texte  des  résolutions  prises  par  elle  de  son 
propre  chef,  relativement  à  l'exercice  du  pouvoir  suprême  en  Finlande. 

Selon  la  Constitution,  la  Finlande  jouit  de  l'autonomie  intérieure  exclusi- 
vement dans  les  limites  des  rapports  juridiques  établis  entre  elle  et  la 
Russie,  dont  le  principe  fondamental  a  consisté  toujours  dans  la  commu- 
nauté d'une  personne  investie  du  pouvoir  gouvernemental  suprême.  A  la 
suite  de  l'abdication  du  dernier  empereur,  toute  la  plénitude  du  pouvoir 
lui  appartenant,  y  compris  les  droits  du  grand-duc  de  Finlande,  ont  pu 
passer  uniquement  au  Gouvernement  provisoire  investi  par  le  peuple  russe 
du  pouvoir  suprême,  sinon  les  droits  du  grand-duc  devraient  être  considérés 
comme  lui  appartenant  jusqu'à  ce  jour. 

Le  Gouvernement  provisoire,  qui  a  prêté  publiquement  serment  de  sauve- 
garder les  droits  du  peuple  à  la  puissance  russe,  ne  peut  pas  renoncer  à  ses 
droits  jusqu'à  l'Assemblée  constituante.  Continuant  à  considérer  comme  son 
devoir  et  l'objet  de  ses  soucis  de  sauvegarder  le  développement  des  droits  de 
l'autonomie  intérieure  de  la  Finlande,  conformément  au  manifeste  publié 
par  lui  le  20  mars  191 7,  le  Gouvernement  provisoire,  en  même  temps,  ne 
peut  pas  reconnaître  à  la  Diète  finlandaise  le  droit,  de  son  propre  chef,  de 
préjuger  la  volonté  future  de  l'Assemblée  constituante  russe  et  d'annuler  le 
mandat  du  pouvoir  russe  dans  les  questions  de  législation  et  d'administration 
de  la  Finlande. 

Néanmoins,  les  décisions  prises  par  la  Diète  modifient  dans  leur  essence 
même  les  rapports  juridiques  réciproques  de  la  Russie  et  de  la  Finlande,  et 
portent  atteinte  à  la  base  de  la  Constitution  finlandaise  en  vigueur. 

Que  le  peuple  finlandais  lui-même  escompte  donc  son  sort.  Celui-ci  ne 
peut  se  décider  que  d'un  commun  accord  avec  le  peuple  russe. 

Ayant  ordonné,  par  conséquent,  de  procéder  à  de  nouvelles  élections  dans 
]e  délai  le  plus  rapproché,  le  i"  et  le  2  octobre  1917,  le  Gouvernement 
provisoire  a  jugé  bon  de  dissoudre  la  Diète,  convoquée  par  lui  le  4  avril 
191 7,  et  de  fixer  la  convocation  de  la  nouvelle  Diète  au  plus  tard  au 
ï*'  novembre  19 17. 

Par  conséquent,  toutes  les  personnes  qui  seront  élues  en  qualité  de  députés 


1 70  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

de  la  Diète,  devront  arriver  à  Helsingfors  un  jour  qui  sera  fixé  spécialement, 
afin  d'y  exercer  leurs  obligations,  conformément  au  statut  de  la  Diète. 

Lors  de  l'ouverture  de  la  Diète,  celle-ci  sera  saisie  par  le  gouvernement, 
conformément  aux  lois  en  vigueur,  d'un  projet  de  loi  relatif  au  règlement 
des  affaires  intérieures  de  la  Finlande. 

La  majorité  socialiste,  se  refusant  toutefois  à  considérer  la 
Diète  comme  dissoute,  et  les  partis  d'opposition  manifestant 
même  l'intention  de  poursuivre  la  session  interrompue  dans 
une  autre  ville  finlandaise,  le  Gouvernement  provisoire 
envoyait  à  Helsingfors  un  régiment  de  cosaques  et  d'auto- 
mitrailleuses. Des  assemblées  populaires  adressaient  à  la  Diète 
des  vœux  lui  demandant  de  ne  pas  se  considérer  comme  dis- 
soute et  de  se  réunir  dans  une  autre  ville. 

Le  29  août  191 7,  une  centaine  de  députés  socialistes,  ou 
appartenant  à  d'autres  fractions  de  la  Diète,  tentaient  de  péné- 
trer dans  la  salle  des  séances,  mais  des  troupes  y  avaient  été 
envoyées  et  une  sentinelle  les  empêchait  d'y  arriver.  M.  Man- 
ner,  président  de  la  Diète,  protestait  contre  ces  mesures  auprès 
du  gouverneur  général,  qui  portait  cette  protestation  à  la  con- 
naissance du  Gouvernement  provisoire. 

Les  socialistes,  disent  leurs  adversaires,  auraient  voulu  pro- 
fiter de  la  majorité  éphémère  que  rabstention  des  partis  bour- 
geois aux  élections  de  191 6  leur  avait  procurée  pour  faire  passer 
en  Finlande  une  nouvelle  Constitution,  et  conformément  à  la 
tactique  des  luttes  politiques  et  à  l'attitude  habituelle  des  partis, 
ils  les  accusaient  d'avoir  essayé  de  le  faire  au  profit  du  mouve- 
ment révolutionnaire  russe  qu'ils  avaient  tendance  à  opposer  à 
l'ordre  allemand  alors  que  l'Allemagne  s'employait  à  le  déchaî- 
ner et  bien  que  sa  menace  ne  se  fut  point  encore  fait  nettement 
sentir.  D'autre  part,  la  dissolution  décidée  par  le  Gouvernement 
russe,  et  que  les  socialistes  n'acceptaient  pas,  aurait,  d'après 
leurs  adversaires,  été  approuvée  par  la  majorité  de  la  popula- 
tion du  pays.  Les  nouvelles  élections  donnaient  la  majorité  aux 
partis  bourgeois,  constitués  par  le  parti  national  suédois,  le 
parti  jeune-finnois  et  vieux-finnois,  et  le  parti  agraire  composé 
de  petits  propriétaires  fonciers. 

Dans  la  résolution  votée  au  congrès  socialiste  finlandais  qui 
se  tenait  au  mois  de  septembre  1917,  les  socialistes  finlandais 
déclaraient,  en  ce  qui  concerne  les  relations  entre  la  Finlande 
et  la  Russie,  que  la  population  finlandaise  n'éprouvait  aucune 


FINLANDE  I  7  I 

aversion  pour  le  peuple  russe;  ils  affirmaient  que  la  Finlande, 
république  indépendante,  demandait  seulement  à  vivre  libre- 
ment à  côté  d'une  Russie  libre,  qu'elle  ne  voulait  même  pas 
essayer  de  s'en  isoler  économiquement  et  que,  ne  jugeant  pas 
utile  d'entretenir  une  armée  permanente,  il  serait  injuste  que 
la  Russie  revendiquât  le  droit  d'entretenir  des  garnisons  dans 
les  territoires  finlandais.  11  était  dit  dans  ce  document  : 

Les  relations  entre  les  deux  pays  doivent  être  réglementées  à  l'amiable  et 
en  tenant  compte  des  intérêts  réciproques.  Cependant,  nous  ne  pouvons 
pas  laisser  au  Gouvernement  russe  la  faculté  de  dissoudre  la  Diète  finlandaise, 
ni  celle  d'en  contrôler  les  travaux.  Nos  représentants  doivent  avoir  le  droit 
de  disposer  librement  des  finances  du  pays,  de  lever  des  impôts,  d'organiser 
les  douanes,  car  il  serait  inadmissible  que  nos  ressources  financières  fussent 
exploitées  au  profit  du  capitalisme  russe  au  lieu  d'être  utilisées  pour  favoriser 
le  développement  du  peuple  finlandais. 

Pour  la  même  raison,  c'est  à  notre  gouvernement  que  doit  appartenir 
exclusivement  la  nomination  des  fonctionnaires,  et  c'est  notre  Parlement 
qui  doit  édicter  les  réformes  indispensables  à  l'amélioration  matérielle  et 
morale  de  la  situation  de  la  classe  ouvrière. 

En  un  mot,  la  social-démocratie  finlandaise  ne  veut  pas  que  le  pays  soit 
en  tutelle  et  revendique,  dans  sa  plénitude,  l'indépendance  politique. 

Le  i*'  novembre  191 7,  la  nouvelle  Diète  se  réunissait  et  le 
Gouvernement  russe  lui  soumettait  un  projet  de  loi  concernant 
les  relations  entre  la  Finlande  et  la  Russie,  élaboré  par  le 
Gouvernement  finlandais,  qui  lui  accordait  une  autonomie 
complète  pour  ses  affaires  intérieures,  tout  en  réservant  la 
compétence  du  Gouvernement  russe  pour  les  affaires  exté- 
rieures. Mais  survint  le  renversement  du  Gouvernement  provi- 
soire russe  par  les  Maximalistes.  Alors,  en  face  de  l'extension 
prise  par  le  mouvement  bolcheviste,  qui  devenait  menaçant, 
devant  le  mécontentement  soulevé  par  les  excès  commis  par  les 
troupes  russes  cantonnées  sur  le  territoire  finlandais  et  qui  y 
avaient  établi  un  véritable  régime  de  terreur  par  suite  du  man- 
que d'énergie  des  autorités  russes,  la  Finlande  se  trouvant  sans 
organe  tutélaire  du  pouvoir  suprême  après  le  renversement  du 
gouvernement  légal  en  Russie,  l'indépendance  de  la  Républi- 
que finlandaise  était  proclamée,  le  5  décembre,  devant  la  Diète 
•par  le  président  du  u  Sénat  »,  c'est-à-dire  par  le  chef  du  gou- 
vernement établi  à  Helsingfors.  La  Diète  proposait  de  déléguer 
le  gouvernement  à  un  Directoire  composé  de  trois  membres,  ce 
qui  ne  fut  point  réalisé  et,  comme  nous  allons  le  voir,  celle-ci 


172  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

se  retournait  contre  le  Gouvernement  des  Bolcheviki  et  la  Fin- 
lande se  séparait  de  la  Russie. 

Déjà,  avant  la  révolution,  les  activistes  suédois  et  finlandais, 
qui  entretenaient  des  relations  avec  l'Allemagne  en  vue  d'un 
débarquement  allemand  et  d'une  marche  sur  Petrograd,  avaient 
tramé  toutes  sortes  d'intrigues;  mais  c'est  surtout  à  partir  de  la 
fin  de  191 7,  à  la  faveur  de  la  révolution  russe  qui  commençait 
5  pénétrer  en  Finlande,  qu'on  voit  l'Allemagne,  qui  n'avait 
cessé  d'agir  activement  par  ses  agents  de  Stockholm  et  d'Hapa- 
randa,  se  livrer  à  toutes  sortes  de  manœuvres  à  Helsingfors, 
Tammerfors  et,  bientôt,  y  intervenir  ouvertement. 

Les  partis  finlandais,  dont  les  tendances  s'étaient  exaspérées 
au  souffle  de  la  révolution  russe  et  les  dissentiments  avaient 
été  envenimés  par  le  travail  obscur  des  agents  allemands,  ne 
tardaient  pas  à  livrer  la  Finlande  aux  dissensions  intestines. 

A  la  fin  de  191 7,  les  Bolcheviki  entreprenaient  de  fomenter 
la  Révolution  rouge  en  Finlande  et  leur  but  était,  par  la 
Finlande,  de  l'étendre  aux  pays  Scandinaves  et,  par  eux,  à  toute 
l'Europe.  Le  plan  des  Rouges,  conformément  à  l'idée  bolche- 
viste,  était,  au  commencement  de  février  1918,  de  déterminer 
simultanément  un  mouvement  révolutionnaire  dans  plusieurs 
pays,  et  le  Gouvernement  bolcheviste,  derrière  lequel  se  dissi- 
mulait la  main  allemande,  fournissait  aux  chefs  des  révolu- 
tionnaires tous  les  moyens  en  vue  de  mener  à  bien  cette  entre- 
prise et  mettait  à  leur  disposition  les  ressources  nécessaires 
pour  sa  réussite.  D'après  une  interview  prise  par  un  des  rédac- 
teurs de  VIsviestiya,  organe  officiel  du  gouvernement  de 
Lénine,  M.  Kullervo  Manner,  un  des  chefs  des  Rouges  finlan- 
dais (i),  affirmait  que  le  prolétariat  finlandais,  malgré  sa 
défaite,  était  résolu  à  ne  pas  abandonner  ses  projets  et  que 
son  échec  était  dû  exclusivement  au  fait  qu'une  collaboration 
révolutionnaire  dans  le  Centre  et  l'Ouest  de  l'Europe  n'avait  pas 
été  réalisée  à  temps;  il  déplorait  l'incoordination  des  mouve- 
ments qui  s'étaient  produits  dans  plusieurs  pays  à  des  moments 
différents,  et  dont  il  grossissait  singulièrement  l'importance. 

Il  faut  dire  que  le  parti  socialiste  finlandais,  d'après  sa  com- 
position, ne  pouvait,  paraît-il,  être  exactement  comparé  au 
parti  de  même  nuance  d'autres  pays   :  on  ne  trouvait  point, 


(i)  Voir  Suometar,  8  juin  1918. 


FINLANDE  1 73 

parmi  ses  membres,  de  personnalités  marquantes  aussi  nom- 
breuses, ni  dans  son  sein  ila  même  organisation;  il  se  serait, 
avant  tout,  présenté  eomme  un  parti  révolutionnaire  s'oppo- 
sant  simplement  et  brutalement  aux  partis  bourgeois  et  il 
n'allait  pas  tarder  à  recevoir  des  Bolcheviki  les  inspirations  les 
plus  fâcheuses.  A  la  population  de  manœuvres  et  d'illettrés  qui 
en  formait  la  majorité  se  joignaient  bientôt  toutes  sortes  d'élé- 
ments douteux,  et,  aux  soldats  bolchevistes  russes  incapables 
de  jouir  encore  de  la  liberté  qui  fomentaient  des  intrigues  et 
entretenaient  l'agitation,  se  mêlait  un  millier  de  condamnés  de 
droit  commun  qui  avaient  été  relâchés  par  un  décret  d'am- 
nistie. 

L'anarchie  russe,  qui  devait  nécessairement  avoir  une  réper- 
cussion en  Finlande,  s'étendait  rapidement  à  la  faveur  de  ces 
circonstances  et  les  méfaits  commis  par  les  troupes  maxima- 
listcs,  la  famine  qui  sévissait,  le  mécontentement  produit  dans 
les  milieux  socialistes  par  la  perte  de  la  majorité  que  ce  parti 
avait  obtenue  à  la  Diète  la  première  fois,  créaient  une  atmo- 
sphère favorable  à  un  mouvement  populaire.  Les  Rouges,  dési- 
rant appliquer  en  Finlande  les  idées  des  Bolchevistes  russes, 
commencent  par  perquisitionner  dans  toutes  les  maisons  bour- 
geoises pour  prendre  les  armes  qu'ils  espéraient  y  trouver  et  se 
procurer  des  vivres,  et  ces  perquisitions  n'étaient  que  le  pré- 
texte d'odieuses  violations  de  domicile;  puis,  à  l'instigation  de 
Trotzky,  et  sûrs  de  pouvoir  compter,  le  cas  échéant,  sur  les 
troupes  russes,  le  27  janvier  1918,  chassent  le  Sénat  d'Helsing- 
fors  et  s'emparent  du  pouvoir.  Ils  prennent  possession  des 
chemins  de  fer,  de  la  poste  et  du  télégraphe,  des  administra- 
tions et  des  banques,  et  instituent  un  nouveau  gouvernement 
composé  de  sept  journalistes,  d'un  menuisier,  d'un  ajusteur  et 
d'un  ouvrier  mécanicien.  Ce  gouvernement  déclarait  dans  une 
proclamation  : 

Il  faut  prendre  les  mesures  les  plus  énergiques  pour  transformer  toute 
l'organisation  d'Etat,  anéantir  la  bureaucratie  et  les  anciens  instruments 
d'oppression;  les  impôts  doivent  peser  exclusivement  sur  les  riches  exploi- 
teurs, les  fermiers  doivent  être  délivrés  du  pouvoir  des  propriétaires,  les 
capitaux  des  banques  être  placés  sous  le  contrôle  social  pour  dominer  rapide- 
ment le  capital  industriel  et  commercial  (i). 


(i)  D'après    M.    Henry    Laporte,    Quatre    mois   de   bolchevisme   (Russie,    Finlande), 
janvier-avril  1918.  Le  Correspondant,  10  juin' 1918,  p.  909. 


174  l'allemagne  et  le  baltikum 

Cependant  tout  le  parti  social-démocrate  ne  paraît  pas  avoir 
approuvé  le  mouvement  qui  amena  ce  coup  d'Etat  et  déchaîna 
la  Révolution  rouge.  Celui-ci  aurait  été  l'œuvre  d'un  petit 
groupe  qui  se  serait  mis  à  la  tête  du  parti,  sans  consulter  son 
conseil  ni  le  groupe  parlementaire,  d'après  certaines  protes- 
tations qui  se  sont  produites  depuis  et  sans  qu'on  puisse  juger  si 
ces  protestations,  qui  n'ont  pas  été  formulées  en  décembre  1917 
ou  janvier  1918,  alors  qu'elles  auraient  pu  être  utiles,  n'ont  pas 
été  tardivement  présentées  par  suite  de  la  tournure  prise  par 
les  événements  et  afin  de  dégager  la  responsabilité  du  parti 
socialiste.  Le  Dr.  Ryôma,  qui  appartient  à  ce  parti,  dans  une 
brochure  intitulée  Les  Evénements  de  la  Révolution,  critiquait 
sévèrement  cette  entréprise  et  déplorait  les  procédés  à  l'aide 
desquels  elle  avait  été  conduite  :  arrestation  de  conseillers 
municipaux,  grève  de  la  police,  accaparement  de  vivres,  crimes 
commis  par  les  gardes  rouges,  procédés  mensongers,  déforma- 
tion des  événements  et  des  idées  auxquels  les  promoteurs  de 
cette  agitation  ne  craignaient  pas  d'avoir  recours.  Il  écrivait  : 
((  Ces  demi-mensonges  étaient  caractéristiques  pour  le  parti 
social-démocrate  à  tel  point  que  les  ouvriers  finirent  par  croire 
qu'ils  étaient  indispensables  :  quiconque  ne  les  pratiquait  pas 
était  considéré  comme  un  naïf  et  un  suspect  ». 

Dans  une  brochure  intitulée  Que  devient  le  Mouvement 
ouvrier  en  Finlande?  deux  anciens  députés  socialistes,  MM.  V. 
Blomqvist  et  0.  Piisinen,  écrivaient  également  :  «  Le  parti 
social-démocrate  a  été  envahi  par  des  éléments  sortis  du  bas- 
fonds  de  la  société;  ce  sont  eux  et  la  soldatesque  russe  qui 
l'ont  entraîné  sur  le  chemin  de  la  violence  »  (i). 

Les  Rouges,  sous  la  direction  de  MM.  Manner,  président  de 
la  Diète,  et  Tokoï,  président  du  Conseil,  mais  dont  le  chef 
nominal  était  M.  Haapalainen  et  dont  les  troupes  étaient,  en 
partie,  dirigées  par  des  officiers  bolchevistes  russes,  installaient 
un  gouvernement  à  Helsingfors,  puis,  après  l'arrivée  des  Alle- 
mands, se  réfugiaient  à  Viborg;  et  les  Blancs,  dont  M.  Svinhuf- 
vud  devenait  le  chef,  et  le  général  Mannerheim  prenait  le  com- 
mandement militaire,  installaient  le  leur  à  Vasa,  sur  le  golfe  de 
Bothnie.  Le  départ  de  M.  Svinhufvud,  qui  se  tenait  caché  à 
Helsingfors,   avait  été  facilité  par  l'intervention  de  quelques- 


(i)  Vasa,    mars    1918,    p.    6. 


FINLANDE  1 76 

un  de  ses  amis.  Ceux-ci,  s'étant  fait  passer  pour  des  Bolche- 
vistes,  aidèrent  à  le  capturer  et  à  l'emmener  à  bord  d'un  navire 
de  guerre  qui  devait  le  conduire  à  Petrograd,  mais,  en  cours 
de  route  —  on  peut  toutefois  se  demander  avec  quelle  aide  et 
d'où  vint  la  facilité  qui  lui  fut  donnée  pour  cette  navigation  — 
ces  mêmes  hommes  for.cent,  par  la  menace,  le  commandant  à 
diriger  le  navire  sur  Reval.  11  y  débarque,  gagne  la  Suède  et  de 
là  repasse  en  Finlande.  Déporté  en  Sibérie  lors  du  mouvement 
de  1905  et  revenu  en  Finlande  en  1917,  on  aurait  pu  croire  que 
ce  dernier  allait  s'employer  à  la  défense  de  son  pays  et  travail- 
ler à  son  indépendance,  mais  on  le  voyait  immédiatement 
s'engager  dans  la  voie  contraire. 

Il  faut  rappeler,  pour  aider  à  comprendre  l'enchaînement 
des  événements  qui  vont  se  dérouler,  qu'à  l'automne  191 7  les 
Finlandais,  prévoyant  un  débarquement  allemand  en  Finlande 
et  la  marche  des  Allemands  sur  Petrograd,  craignaient  que, 
sous  la  pression  des  forces  allemandes,  les  troupes  russes  se 
retirassent  en  dévastant  le  pays,  comme  elles  l'avaient  fait 
ailleurs,  et,  pour  y  parer,  des  corps  secrets  de  protection 
avaient  été  formés,  qui  devinrent  le  noyau  de  l'armée  blanche 
dont  allait  se  servir  le  gouvernement  de  M.  Svinhufvud. 
N'ayant  pas  été  dans  l'obligation  de  lever  des  hommes,  n'ayant 
pas  souffert  de  la  guerre,  n'ayant  pas  de  raisons  directes  de  se 
dresser  contre  l'Allemagne,  il  n'est  pas  surprenant  que  les 
Finlandais,  bien  que  cela  ne  parte  évidemment  pas  d'un  senti- 
ment très  généreux,  n'aient  songé  d'abord  qu'à  sauvegarder 
leur  pays,  et,  d'autre  part,  le  ressentiment  qu'ils  conservaient 
contre  l'oppression  russe  et  qui  ne  les  avait  point  fait  participer 
à  la  guerre  aux  côtés  de  la  Russie,  ne  leur  permettait  pas 
davantage  de  comprendre  comment  la  guerre  devait  être  pour- 
suivie contre  les  Allemands,  étant  donnée  leur  manière  de  la 
conduire  et,  par  suite,  ils  ne  pouvaient  y  entrer,  ou  tout  au 
moins  y  participer  de  la  même  manière  que  les  adversaires  de 
l'Allemagne.  Si,  n'ayant  pas  compris  le  sens  du  grand  mouve- 
ment qui  se  dessinait  dans  le  monde  contre  l'Allemagne,  ils 
n'ont  pas  été  guidés  par  des  considérations  plus  générales  et 
plus  élevées,  ils  n'ont  fait  en  cela,  —  ce  qui  n^Bst  évidemment 
pas  à  leur  éloge,  —  que  suivre,  comme  d'autres  peuples,  leur 
intérêt  immédiat  sans  se  soucier  de  l'avenir  de  leur  pays  qu'ils 
compromettaient,  et  les  difficultés  que  cette  politique  allait  leur 


1/6  l'allemagne  et  le  baltikum 

créer  montrent  le  vice  de  la  situation  dans  laquelle  ils  se  trou- 
vaient placés.  Les  seules  raisons  qui  puissent  être  invoquées  à 
leur  décharge  sont  que  l'éloignement  pouvait  changer  pour  eux 
la  perspective  des  événements  qui  bouleversaient  l'Europe  et 
que  leur  animosité  justifiée  contre  l'oppression  russe  mettait 
une  sorte  d'écran  entre  eux  et  ces  derniers. 

Le  général  finlandais  Mannerheim,  qui  vint  de  Russie,  put, 
avec  des  volontaires  et  en  capturant  par  surprise  les  troupes 
russes  cantonnées  dans  les  provinces  d'Ostrobothnie  et  de 
Carélie,  se  procurer  les  armes  qui  lui  manquaient  complète- 
ment au  début,  organiser  les  troupes  blanches  et  repousser  les 
premières  attaques  des  Rouges,  A  la  fin  de  janvier  et  au  com- 
mencement de  février  191 8,  il  crée  une  base  d'opérations 
ayant  Vasa  comme  centre,  relie  les  deux  provinces  les  plus 
riches  et  011  la  disette  était  la  moins  grande,  d'Ostrobothnie  et 
de  Carélie,  et  maintient  par  la  prise  d'Uleiiborg  et  de  Tornéa 
toutes  les  communications  avec  la  Suède.  Mais  ce  n'est  que 
vers  le  milieu  de  mars  que  l'organisation  de  son  armée  est 
assez  avancée  pour  lui  permettre  d'entreprendre  une  offensive 
dirigée  contre  Tammerfors.  La  lutte  entre  les  Rouges,  qui 
avaient  une  armée  de  70.000  hommes  environ,  et  les  Rlancs, 
qui  n'étaient  d'abord  que  quelques  milliers  mais  dont  le  nom- 
bre s'éleva  rapidement  grâce  aux  renforts  de  toutes  sortes  que 
se  procura  le  général  Mannerheim  et  au  concours  d'éléments 
étrangers  qu'il  allait  obtenir,  dura  de  février  à  mai  19 18,  et  la 
Finlande,  pendant  ces  tristes  mois,  connut  toutes  les  horreurs 
de  la  guerre  civile. 

Dans  un  meeting  d'ouvriers  tenu  à  Stockholm  dans  les  pre- 
miers jours  de  février,  M.  Branting  se  prononçait  pour  la  mé- 
diation de  la  Suède  entre  les  deux  partis  de  la  guerre  civile  en 
Finlande  et  déclarait  qu'il  ne  pouvait  pas  croire  que  les  ouvriers 
finnois  s'opposeraient  à  des  mesures  prises  dans  ce  but  ou  que, 
parmi  les  Blancs,  des  hommes  conscients  de  leur  responsabilité 
ne  verraient  point  le  tort  que  pourrait  porter  à  la  jeune  nation 
de  la  Finlande  la  continuation  de  la  guerre  civile.  Une  résolu- 
tion était  adoptée  protestant  contre  toute  intervention  armée, 
exhortant  le  gouvernement  à  faire  une  tentative  de  conciliation 
et  invitant  les  socialistes  finnois  à  ne  pas  s'opposer  à  une  mé- 
diation éventuelle  de  la  part  de  la  Suède. 

Les  gardes  blancs  avaient  tout  d'abord  eu  facilement  raison 


FINLANDE 


177 


des  garnisons  russes  d'Ostrobothnie,  de  Carélie  et  de  Savolax; 
mais  dans  le  Sud,  les  Rouges,  à  qui  les  Russes  avaient  fourni 
une  puissante  artillerie,  opposaient  une  énergique,  résistance. 
D'autre  part,  les  Russes,  qui  tenaient  la  forteresse  de  Sveaborg, 
pouvaient  bombarder  Helsingfors  et  détruire  la  ville.  A  ce 
moment  critique,  les  Allemands,  d'accord  avec  le  gouverne- 
ment de  M.  Svinhufvud,  qui,  devant  ces  difficultés,  avait  fait 
appel  à  l'Allemagne,  commencent  à  débarquer  dans  le  Sud  de 
la  Finlande,  le  3  avril,  à  Hangœ,  port  011  d'importants  travaux 
de  fortifications  maritimes  avaient  été  entrepris  sous  le  régime 
tsariste  et  situé  à  l'entrée  du  golfe  de  Finlande,  à  environ 
120  kilomètres  à  l'ouest  de  la  ville  d'Helsingfors,  avec  laquelle 
elle  est  reliée  par  une  ligne  de  chemin  de  fer  longeant  la  côte. 
De  là  ils  marchent  sur  la  capitale  et  s'en  emparent.  Quand  les 
Rouges  voient  leur  défaite  certaine,  ils  se  livrent  à  toutes  sortes 
de  déprédations,  d'atrocités  et,  pendant  les  dernières  semaines 
de  la  guerre,  dévastent  les  contrées  du  Sud,  les  plus  fertiles  du 
pays,  détruisent  ou  emportent  des  stocks  de  blé  considérables 
et  se  livrent  à  des  violences  sur  les  personnes. 

Pour  justifier  cet  appel  à  l'Allemagne  et  expliquer  ce  recours 
à  une  intervention  étrangère,  les  Rlancs  affirmaient  que  la 
Finlande,  acculée  à  une  situation  très  critique,  n'aurait  pu, 
dans  ce  moment  de  détresse,  se  libérer  des  Rolcheviki  par  ses 
propres  forces;  selon  une  déclaration  du  général  Mannerheim, 
la  Finlande,  seule,  n'aurait  pu  y  parvenir,  au  bout  d'un  temps 
bien  plus  long,  qu'en  y  mettant  un  prix  excessif,  et  l'interven- 
tion allemande  n'aurait  fait  qu'abréger  la  crise  et  éviter  une 
effusion  de  sang  plus  grande.  Quelles  qu'aient  été  les  raisons 
qui  amenèrent,  comme  nous  allons  le  voir,  le  gouvernement 
blanc  à  prendre  ce  parti  et  les  voies  qu'il  employa  pour  se  pro- 
curer ce  secours,  l'intervention  allemande  lui  assurait  le  pou- 
voir en  l'aidant  à  maîtriser  les  Rouges,  et  l'Allemagne  n'était 
pas  sans  y  trouver  son  avantage.  La  situation  était  donc  fort 
complexe,  car  la  Finlande,  après  avoir  espéré  que  la  révolution 
russe  lui  permettrait  de  recouvrer  son  indépendance,  voyait  le 
mouvement  bolcheviste  lui  apporter  le  désordre  et  raviver  l'ani- 
mosité  et  la  méfiance  des  Finlandais  à  l'égard  de  la  Russie. 
Alors,  contre  ee  mouvement  dont  il  était  possible  de  trouver  en 
Allemagne  quelques-unes  des  causes  qui  en  avaient  favorisé  le 
déchaînement  et  qui  la  contaminait,  la  Finlande,  à  la  suite  du 

12 


170  ..  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

renversement  de  la  situation  politique  créée  en  Russie,  n'avait 
plus  hésité  à  faire  appel  à  l'étranger  et  à  recourir  à  l'Allemagne 
pour  se  libérer.  Elle  permettait  ainsi  à  l'Allemagne  de  s'em- 
ployer maintenant  ouvertement  contre  les  Rouges  dont  celle-ci 
s'était  servi  auparavant  pour  prendre  pied  dans  ce  pays. 

Il  est  difficile  de  dégager  actuellement  les  conditions  réelles 
dans  lesquelles  l'intervention  allemande  a  eu  lieu  et  nous 
manquons  encore  actuellement  de  renseignements  certains  à 
ce  sujet.  On  dit  que,  dans  le  cours  de  février  1918,  au  milieu 
de  la  guerre  civile  finlandaise,  le  Gouvernement  des  Blancs, 
par  l'intermédiaire  de  M.  Gripenberg,  ministre  finlandais  à 
Stockholm,  avait  d'abord  demandé  verbalement  des  armes  à  la 
Suède  et  sollicité  son  appui  militaire,  mais  que  le  Cabinet  sué- 
dois, présidé  par  M.  Eden,  refusa  d'intervenir.  Préoccupé  sans 
doute  du  maintien  de  la  Suède  en  dehors  du  conflit,  il  estimait 
qu'en  asquiesçant  à  cette  demande  il  risquait  de  compromettre 
la  neutralité  suédoise  et,  en  se  chargeant  de  coopérer  à  cette 
opération  de  police,  il  craignait  une  rencontre  de  la  Suède  avec 
l'Allemagne  qui,  étant  données  les  circonstances,  s'emparerait 
du  prétexte  d'aider  au  rétablissement  de  l'ordre  pour  intervenir 
et  entrer  dans  le  pays,  comme  elle  venait  de  le  faire  en 
Ukraine,  et,  à  ce  moment,  le  Cabinet  suédois  semblait  consi- 
dérer à  tort  le  danger  allemand  dans  la  Baltique  comme  un 
moindre  mal  à  côté  de  celui  d'être  entraîné  dans  le  conflit 
mondial.  Une  intervention  en  Finlande  aurait,  à  son  avis, 
comporté  non  seulement  l'entrée  de  la  Suède  en  guerre  contre 
les  Maximalistes  russes,  mais  aussi  une  action  entreprise  en 
collaboration  inévitable  avec  l'Allemagne,  puisque  la  mener 
sans  elle  ce  n'aurait  pu  être  que  la  faire  contre  elle,  et  que 
la  Suède  ne  voulait  point  s'y  risquer.  Enfin,  les  tendances 
socialistes  de  quelques  membres  influents  du  ministère  de 
M.  Eden,  qui  est  le  chef  du  parti  libéral,  n'étaient  peut-être  pas 
sans  l'Mvoir  incité  à  maintenir  à  tout  prix  la  Suède  en  dehors 
de  la  guerre,  bien  qu'il  y  fut  laissé  libre  cours  aux  manœuvres 
des  Germanophiles  et  que  celles-ci  n'aient  pas  été  sans  prolon- 
ger le  conflit  ou  créer  des  situations  excessivement  critiques 
comme  colles  qu'elles  avaient  amenées  en  encourageant  le  mou- 
vement bolcheviste.  Une  intervention  effective  de  k  Suède  aurait 
pu  cependant  être  assez  facilement  résolue  et  aurait  certaine- 
ment contribué  à  la  terminaison  rapide  de  la  guerre  en  Fin- 


FINLANDE  I79 

lande,  car  l'Allemagne,  qui  était  très  occupée  par  les  affaires 
russes  et  préparait  une  grande  offensive  sur  le  front  occidental, 
se  serait  sans  doute  bien  volontiers  dispensée  d'y  envoyer  des 
troupes.  La  Finlande,  déçue  par  la  fin  de  non  recevoir  opposée 
par  la  Suède,  se  serait  alors  tournée  vers  l'Allemagne  et  aurait, 
par  une  note  en  date  du  20  février,  renouvelé  sa  demande  à  la 
Suède,  en  même  temps  qu'elle  s'adressait  à  cette  dernière.  Quel- 
ques journaux  finlandais  et  les  activistes  suédois  exploitaient 
le  refus  de  la  Suède  en  faveur  de  l'Allemagne  et  prétendaient, 
ce  qui  ne  semblait  qu'une  explication  fournie  pour  les  besoins 
de  la  cause  et  destinée  à  couvrir  ses  entreprises,  qu'en  agissant 
comme  il  l'avait  fait  le  Gouvernement  de  Stockholm  avait  jeté 
la  Finlande  dans  les  bras  de  l'Allemagne. 

M.  Eden  répondait  à  ce  grief  en  révélant,  dans  son  discours 
de  Linkôping  du  20  mars  1918,  qu'une  demande  d'interven- 
tion avait  été  adressée  par  les  Blancs  à  l'Allemagne,  en  même 
temps  qu'à  la  Suède  et  que,  par  conséquent,  le  refus  de  cette 
dernière  ne  pouvait  avoir  déterminé  la  demande  des  Blancs  à 
Berlin.  S'il  en  avait  bien  été  ainsi  et  si  la  demande  avait  été 
double,  le  Cabinet  suédois  paraissait  mal  fondé  à  chercher  de 
ce  côté  une  excuse,  car  l'Allemagne  ne  pouvait  en  prendre 
ombrage  et  il  ne  pouvait  rien  avoir  à  redouter  du  Cabinet  de 
Berlin,  dont  une  démarche  unilatérale  aurait  pu  seule  éveiller 
la  susceptibilité;  en  dépit  des  raisons  qu'il  invoquait,  il  se  trou- 
vait placé  dans  la  meilleure  position  pour  ne  pas  se  désintéres- 
ser de  la  Finlande  et,  au  besoin,  faire  prévaloir  ses  vues  en 
toute  liberté.  Du  reste,  le  Gouvernement  finlandais  croyait 
devoir  contester  l'assertion  présentée  par  la  Suède  pour  se  déga- 
ger et  déclarait  qu'il  était  à  même  de  prouver  qu'il  n'avait  fait 
appel  à  l'Allemagne  qu'après  le  refus  de  Stockholm. 

D'après  une  étude  publiée  sous  le  titre  :  «  L'aide  suédoise  en 
Finlande  »,  dans  la  revue  Svensk  Tidskrift  (i),  par  le  lieute- 
nant-colonel comte  Archibald  Douglas,  un  des  officiers  suédois 
engagés  dans  l'armée  finlandaise,  qui  fît  partie,  dès  le  début  de 
la  guerre  de  l'état-major  du  général  Mannerheim,  il  ressort  que 
le  général  Mannerheim  s'était  opposé,  devant  le  Sénat,  à  toute 
intervention  étrangère  officielle,  aussi  bien  suédoise  qu'alle- 
mande, et  aurait  déclaré  qu"'il  était  à  même   d'agir  avec  les 


(0  Voir  Stockiwlm  Dagblad,   5  juillet    1918. 


i8o  l'allemagne  et  le  baltikum 

forces  dont  il  disposait,  à  condition  que  des  armes  et  des  muni- 
tions lui  fussent  fournies  rapidement  en  quantité  suffisante  et 
qu'on  facilitât  de  toutes  manières  l'engagemenl,  des  volontaires 
suédois.  Le  Sénat  ne  partagea  pas  cette  manière  de  voir  et  ne 
se  rangea  pas  à  son  avis.  De  son  côté,  la  Suède  se  montrait  très 
peu  disposée  à  fournir  des  armes  et  des  munitions,  et  à  donner 
des  facilités  aux  volontaires  qui  voulaient  s'engager.  Toutefois, 
en  dehors  de  la  ((  brigade  suédoise  »,  qui  n'était  qu'un  mot  et 
n'aurait  compté,  contrairement  à  ce  qui  a  été  dit,  que  quelques 
centaines  de  volontaires  suédois,  des  officiers  suédois  faisant 
fonction  d'instructeurs  de  l'infanterie,  tel  que  le  colonel  comte 
Adolf  Hamilton,  et  des  officiers  suédois  attachés  au  grand  quar- 
tier général  et  aux  états-majors,  rendirent  de  grands  services. 

On  peut  se  demander,  en  tous  cas,  pourquoi  la  Finlande  ne 
s'était  point  adressée  à  l'Entente.  Il  n'est  pas  possible,  en  effet, 
d'invoquer  la  distance  et  les  difficultés  que  soulevait  la  ques- 
tion de  l'intervention  des  Alliés,  alors  qu'ils  avaient  des  dépôts 
dans  des  régions  voisines  et  qu'ils  préparaient  l'établissement 
d'un  point  d'appui  sur  la  côte  mourmane;  on  ne  peut  trouver 
comme  raison  de  l'attitude  de  la  Finlande,  en  dehors  de 
l'extrême  détresse  oii  elle  se  trouvait,  que  sa  crédulité  en  la 
puissance  du  militarisme  prussien,  qui  préparait  alors  l'offen- 
sive grâce  à  laquelle  l'Allemagne  comptait  terminer  victorieuse- 
ment la  guerre. 

Dans  l'exposé  qu'il  faisait,  au  début  de  mai  1918,  devant  la 
grande  Commission  du  Reichstag  au  sujet  de  l'organisation 
des  Etats  détachés  de  la  Russie,  M.  von  Payer  disait,  à  propos 
de  l'intervention  allemande  : 

On  nous  a  reproché  d'y  être  intervenus  pour  y  jouer  un  rôle  d'agent  de 
police.  Nous  nous  réjouissons  d'avoir,  par  notre  intervention,  assuré  la  liberté 
et  l'indépendance  de  la  Finlande;  mais  la  véritable  idée  de  notre  intervention 
a  été,  au  fond,  de  créer  dans  le  Nord  un  état  de  paix  définitif,  militairement 
comme  économiquement.  Ce  n'a  pas  été  malheureusement  le  cas  jusqu'ici, 
car  malgré  la  reconnaissance  d'un  gouvernement  finlandais  indépendant,  les 
comités  anarchistes  révolutionnaires  de  marins  et  soldats  russes  ont  continué 
leurs  menées.  I>e  Russie,  on  a  envoyé  des  armes,  des  munitions  et  des  troupes 
pour  soutenir  les  bandes  de  soldats  russes. 

La  Diète  et  le  Sénat  finlandais  ont  protesté  à  plusieurs  reprises  auprès  du 
Gouvernement  russe  et  réclamé  le  retrait  de  ces  troupes  de  la  Finlande  indé- 
pendante, ou  du  moins  la  cessation  des  violences  de  ces  troupes.  Rien  n'a  été 
fait.  Finalement,  le  président  du  comité  local  russe  a  même  déclaré  la  guerre 
3  la  Finlande.... 


FINLANDE  l8l 

Cela  prouve  qu'il  ne  s'agit  pas  d'une  immixtion  dans  les  affaires  intérieures 
de  la  Finlande,  mais  d'une  véritable  lutte  de  la  Russie  pour  ravir  à  la 
Finlande  sa  liberté  avec  l'aide  des  anarchistes  finlandais.  Cela  a  été  reconnu 
expressément  même  du  côté  socialiste. 

Le  gouvernement  légal  finlandais  nous  a  demandé  de  venir.  Ce  gouverne- 
ment a  été  reconnu  par  la  Suède,  la  Norvège,  la  France,  l'Espagne  et  nous- 
mêmes.  Il  a  même  un  représentant  en  Angleterre.  Nous  ne  voulions  pas,  en 
pénétrant  dans  le  pays,  nous  immiscer  dans  les  affaires  intérieures  de  la 
Finlande.  Nous  n'avons  pas  davantage  besoin  de  le  faire  en  ce  moment. 

Le  développement  ultérieur  des  choses  est  une  affaire  purement  finlandaise. 

Et  il  ajoutait,  mettant  en  valeur  les  conséquences  de  l'inter- 
vention allemande  mais  démasquant  en  même  temps  la  poli- 
tique allemande  en  cherchant  à  la  légitimer  : 

Nous  voulions,  par  notre  intervention,  obtenir  seulement  des  garanties 
politiques  et  militaires  et  la  paix  dans  la  Baltique,  ce  à  quoi  nous  sommes 
arrivés  d'une  façon  assez  marquée.  Nous  avons  conclu  avec  la  Finlande  des 
traités  intérieurs  bien  compris  des  deux  parties  et  qui  contribueront  à  déve- 
lopper entre  l' Allemagne  et  la  Finlande  les  relations  actives,  économiques  et 
politiques,  existant  déjà  actuellement. 

Nous  croyons  avoir  rendu  à  la  Suède  un  service  très  appréciable  par  la 
libération  de  la  Finlande.  La  création  d'une  digue  tournée  vers  l'est  est 
notre  but  politique  à  l'est  et  continuera  aussi  dans  l'avenir  à  viser  le  déve- 
loppement des  relations  amicales  avec  les  peuples  finlandais  et  suédois.  En 
ce  qui  concerne  l'Estonie  et  la  Livonie,  nous  avons  pu  rapporter  la  partie 
esssentielle  des  déclarations  que  le  chancelier  a  faites  au  grand  quartier,  au 
nom  de  l'Empereur,  à  la  députation  de  l'Estonie  et  de  la  Livonie. 

Ces  deux  pays  doivent  d'abord  apporter  de  la  clarté  dans  leurs  rapports 
avec  la  Russie,  ce  en  quoi  nous  les  appuierons  très  volontiers.  Ensuite,  ils 
doivent,  à  mon  avis,  établir  leurs  gouvernements  de  représentation  populaire 
sur  des  bases  plus  larges.  Mais  c'est  là  l'affaire  intérieure  de  ces  deux  Etats, 
et  dans  laquelle  nous  ne  nous  mêlerons  pas. 

Du  reste,  les  journaux  conservateurs  suédois  n'étaient  pas 
sans  témoigner  une  certaine  inquiétude  devant  la  prépondé- 
rance que  l'Allemagne  devait  recueillir  en  Scandinavie  et  dans 
les  pays  de  la  Baltique  du  fait  de  son  intervention  en  Finlande. 
Le  Stockholms  Dagblad  publiait  un  article  de  tête  commentant 
les  déclarations  de  l'amiral  Lindman,  ancien  président  du 
Conseil  et  chef  des  conservateurs  à  la  Chambre  des  députés, 
faites  le  20  février,  qui,  tout  en  faisant  des  réserves  au  sujet 
de  l'intervention  armée,  estimait  que  le  gouvernement  devait 
seconder  plus  efficacement  la  Finlande  pour  y  contre-balancer 
l'influence  allemande  et  pour  empêcher  les  Finlandais  de  se 


l82 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


jeter  complètement  dans  les  bras  de  l'Allemagne.  Les  journaux 
radicaux  exprimaient  la  même  crainte  et  V Aftontidning  écri- 


vait 


En  trouvant  son  soutien  chez  l'Allemagne,  la  Finlande  tombera  par  la 
force  des  choses  et  par  gratitude  naturelle  complètement  sous  l'influence 
allemande,  avec  le  résultat  de  rendre  impossible  l'adhésion  espérée  de  la 
Finlande  au  groupement  Scandinave.  Le  Finlande  ira  son  chemin  en  dehors 
des  trois  Etats  Scandinaves  et  personne  en  Suède  ne  méconnaît  les  dangers 
d'une  pareille  orientation. 

Il  est  vrai  qu'à  ce  moment  les  puissances  occidentales,  trop 
occupées  ailleurs  et  ne  déployant  pas  la  même  activité  diplo- 
matique que  l'Allemagne,  ne  firent,  paraît-il,  aucun  geste  pout 
encourager  l'intervention  suédoise. 

Au  mois  de  juin  1918,  le  gouvernement  de  M.  Svinhufvud 
signait  même  un  traité  avec,  l'Allemagne,  qui  compromettait 
l'indépendance  de  la  Finlande.  D'après  l'article  i^'  de  ce  traité, 
les  parties  contractantes  déclaraient  «  que  l'état  de  guerre 
n'existe  pas  entre  l'Allemagne  et  la  Finlande  et  qu'elles  sont 
décidées  à  vivre  dorénavant  en  paix  et  amitié  l'une  avec 
l'autre  ». 

Or,  comme  partie  de  l'Empire  russe,  on  pouvait  sans  doute 
soutenir  que  la  Finlande  faisait  partie  des  belligérants,  mais 
il  n'y  avait  jamais  eu  d'hostilités  effectives  entre  la  Finlande 
et  l'Allemagne,  et  si  quelques  volontaires  s'étaient  enrôlés  dans 
l'armée  russe,  il  n'y  avait  jamais  eu  de  troupes  finlandaises 
mobilisées  par  les  autorités  russes;  en  dehors  de  ces  derniers 
et  des  3  à  fi.ooo  Finlandais  qui  s'étaient  engagés  dans  les  armées 
allemandes,  la  Finlande  n'avait  en  rien  participé  à  la  guerre. 

Il  y  était  également  stipulé  :  «  L'Allemagne  s'emploiera 
à  faire  reconnaître  l'autonomie  et  l'indépendance  de  la  Fin  - 
lande  par  toutes  les  puissances  »,  ce  qui  semblait  devoir  diffi- 
cilement s'accorder  avec  les  clauses  du  traité  de  Brest-Litowsk, 
puisque  l'Allemagne  n'avait  pas  pris  les  mêmes  engagements 
vis-à-vis  des  autres  pays  baltiques.  De  plus,  d'après  le  même 
article,  la  Finlande  ne  devait,  en  revanche,  «  céder  aucune 
partie  de  ses  possessions  à  une  puissance  étrangère  et  n'accor- 
der aucun  droit  de  servitude  sur  les  domaines  soumis  à  sa 
souveraineté,  sans  un  accord  préalable  avec  l'Allemagne  »,  et 
cette  stipulation  était  évidemment  destinée  à  empêcher  la  Fin- 


FINLANDE  l83 

lande  de  régler  directement  avec  la  Suède  la  question  des 
îles  Aland.  Enfin,  d'après  les  autres  clauses  de  cette  conven- 
tion, le  Gouvernement  de  Berlin  acquérait  une  sorte  de  pouvoir 
de  contrôle  sur  les  décisions  du  Gouvernement  finlandais,  tout 
en  se  l'associant.  Le  traité  de  commerce  conclu  en  même  temps 
mettait,  au  point  de  vue  économique,  la  nouvelle  république 
sous  la  dépendance  de  l'Empire  allemand  et  faisait  de  la  Fin- 
lande un  instrument  dans  la  main  de  l'Allemagne. 

M.  Hjalmar  Branting,  le  leader  du  parti  socialiste  suédois, 
dans  un  article  publié  par  le  Social-Democraten  de  Stockholm, 
en  mars  1918,  déclarait,  du  reste,  au  sujet  des  agissements 
germanophiles  en  Finlande,  que  les  éléments  les  plus  influents 
de  toutes  les  classes  finlandaises,  chez  les  Blancs  comme  chez 
les  Bouges,  étaient  depuis  longtemps  complètement  acquis  à 
l'Allemagne.  M.  Branting  affirmait,  d'autre  part,  que  l'idéal 
des  Finlandais  n'était  pas  la  formation  d'un  nouvel  Etat  sep- 
tentrional indépendant,  mais  consistait  dans  la  création  d'un 
Etat  vassal  de  l'Allemagne,  sous  la  suprême  protection  du 
«  prince  le  plus  puissant  de  la  religion  évangélique  »,  selon  les 
propres  paroles  employées  peu  de  temps  auparavant  par  un 
membre  du  Gouvernement  finlandais. 

Dans  la  lettre  qu'un  des  quatre  membres  du  Gouvernement 
de  Wasa  adressait  au  chancelier  de  l'Empire  allemand,  et  dont 
les  Dernières  Nouvelles  de  Munich  publiaient  un  extrait,  on 
lisait,  en  effet  : 

Le  Gouvernement  finlandais  ose  espérer  que  S.  M.  l'Empereur,  en  sa 
qualité  de  plus  puissant  protecteur  de  la  culture  germanique  et  de  la  foi 
évangélique,  voudra,  à  la  prochaine  Conférence  de  la  paix,  appuyer  les 
efforts  du  peuple  finlandais  pour  obtenir  le  droit  de  se  développer  pacifique- 
ment. 

L'Empereur  saura  exiger  que  toutes  les  troupes  russes  évacuent  définitive- 
ment la  Finlande  et  les  forteresses  encore  occupées  par  les  Russes;  il  vou- 
dra bien  demander  que  les  armes  données  aux  émeutiers  soient  restituées  au 
gouvernement  régulier  et  que  les  revendications  finlandaises  reçoivent  com- 
plètement satisfaction. 

Or,  dans  le  moment  même  011  cet  appel  était  adressé  à  Guil- 
laume II,  comme  protecteur  et  chef  suprême  de  la  foi  évangé- 
lique, une  délégation  finlandaise  s'efforçait  d'obtenir,  à  Bome, 
l'appui  du  Saint-Siège.  On  pouvait  être  tenté  de  juger  sévère- 
ment la  politique  de  M.  Svinhufvud  d'après  ce  que  permettait 


i84 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


de  soupçonner  le  rapprochement  de  ces  faits  de  l'attitude  favo- 
rable que  le  Vatican  n'avait  pas  cessé  de  garder  à  l'égard  des 
Empires  centraux.  Mais,  paraît-il,  il  n'y  aurait  eu  là  qu'une  sim- 
ple coïncidence  et  aucun  rapport  n'aurait  existé  entre  les  deux 
démarches.  Celle  faite  auprès  du  Saint-Siège  aurait  été  propo- 
sée par  la  délégation  elle-même,  envoyée  à  Londres,  en  décem- 
bre 1917,  pour  obtenir  la  reconnaissance  de  l'indépendance  de 
la  Finlande,  et  aurait  été  entreprise  à  l'instigation  d'une  per- 
sonnalité finlandaise  qui  aurait  conseillé  à  un  de  ses  membres 
d'aller  jusqu'à  Rome.  Les  journaux  catholiques,  qui  ne  man- 
quaient pas  de  signaler  cette  démarche  faite  par  un  Etat  pro- 
testant, s'en  servaient  pour  montrer  quel  était  le  poids  de 
l'autorité  morale  du  Saint-Siège  et,  par  suite,  la  valeur  de  la 
politique  suivie  par  le  Vatican;  il  était  difficile  de  juger  exac- 
tement de  son  sens  et  de  sa  portée. 

Aussi,  bien  que  cette  façon  de  présenter  les  choses  ne  soit 
pas  entièrement  conforme  à  ce  que  nous  savons  des  véritables 
motifs  qui,  au  début,  ont  amené  les  volontaires  finlandais  à 
s'enrôler  dans  l'armée  allemande  et  de  la  sympathie  pour  l'Alle- 
magne affirmée  en  Suède  par  haine  du  slavisme,  M.  Branting 
pouvait-il  écrire  : 

L'orientation  germanophile  de  la  Finlande,  qui  s'était  montrée  déjà  au 
début  de  la  guerre  par  la  formation  des  régiments  de  chasseurs  finlandais 
au  service  de  l'Allemagne,  a  eu  également  sa  répercussion  en  Suède;  tout  le 
mouvement  activiste  et  germanophile  en  Suède  était  inspiré  surtout  par  des 
agitateurs  finlandais,  travaillant  en  étroite  collaboration  avec  les  chefs  de 
ce  mouvement  en  Suède,  comme  le  prouvent  les  documents  secrets  publiés 
par  les  révolutionnaires  russes. 

Les  Finlandais  pouvaient,  il  est  vrai,  très  facilement,  retour- 
ner l'argument  et  prétendre,  non  sans  raison,  que  le  mouve- 
ment germanophile  en  Finlande  avait  été  en  grande  partie 
déclanché  par  des  agitateurs  suédois. 

Au  cours  des  séances  que  la  commission  plénière  du 
Reichstag  tenait  les  ik  et  26  avril  1918,  et  où  la  politique 
suivie  par  le  haut  commandement  dans  les  régions  occupées 
de  l'ancienne  Russie  et  le  régime  imposé  par  les  autorités 
militaires  rencontrait  une  vive  opposition  de  la  part  de  certains 
membres,  le  député  socialiste  Cohn  demandait  des  éclaircisse- 
ments sur  les  buts  stratégiques  et  politiques  que  le  gouverne- 
ment se  proposait  en  Finlande  : 


FINLANDE 


l8& 


Les  militaires  allemands  ne  doivent  pas  se  prêter  à  un  étranglement  du 
mouvement  qui  se  produit  dans  ce  pays  en  faveur  de  la  liberté.  En  Ukraine, 
le  général  von  Eichhorn  a  institué  une  dictature  militaire  qui  nous  empê- 
chera d'en  tirer  des  approvisionnements. 

Le  député  socialiste  majoritaire  Scheidemann,  après  avoir 
critiqué  la  politique  ukrainienne  du  gouvernement,  qui  ne 
favorisait  que  les  intérêts  de  la  grande  propriété,  ajoutait  : 

Quant  à  l'intervention  en  Finlande,  elle  n'est  en  réalité  qu'une  immixtion 
dans  une  guerre  civile  en  faveur  d'un  parti  déterminé;  elle  n'a  rien  à  voir 
avec  l'exécution  des  stipulations  du  traité  de  paix. 

Le  député  socialiste  minoritaire  Haase,  lors  du  débat  qui 
s'ouvrait  après  les  déclarations  de  von  Kiihlmann,  déclarait  : 

Ce  qui  se  passe  en  Finlande  est  une  tragédie  sans  nom;  le  peuple  finlandais 
n'oubliera  jamais  que  des  agents  soudoyés  par  l'Allemagne  ont  appelé  les 
armées  allemandes  dans  le  pays  et  déchaîné  la  plus  effroyable  des  guerres 
civiles.  Soixante-treize  mille  ouvriers  finlandais  ont  été  emprisonnés,  des 
milliers  d'entre  eux  ont  été  fusillés  en  masse.  Cinquante  députés  de  la  Diète 
finlandaise  ont  été  arrêtés,  beaucoup  d'entre  eux  passés  par  les  armes.  Les 
Finlandais  ont  donné  à  la  ville  de  Sveaborg,  où  ont  eu  lieu  des  massacres,  le 
nom  de  Golgotha.  L'homme  qui  gouverne  avec  l'aide  des  troupes  allemandes, 
le  dictateur  Svinhufvud,  est  responsable  de  ces  orgies  sanguinaires.  Il  a 
déjà  reçu  sa  récompense  :  il  est  décoré  de  la  Croix-de-Fer. 

M.  Sirola,  ex-ministre  des  Affaires  étrangères  de  Finlande 
sous  le  Gouvernement  bolchevik,  publiait  de  Moscou,  où  41 
était  réfugié,  un  appel  à  l'opinion  socialiste  du  monde  entier 
contre  l'Allemagne,  dans  lequel,  après  avoir  accusé  la  majorité 
social-démocrate' allemande,  il  s'écriait  : 

L'Allemagne,  grâce  à  ses  agents,  a  provoqué  la  guerre  civile  en  Finlande 
pour  y  intervenir.  Dans  ce  pays,  jusqu'ici  le  plus  démocratique  du  monde, 
elle  a  installé  un  régime  de  terreur,  où  les  travailleurs  sont  privés  de  droits 
politiques  et  fusillés  sans  procès  par  milliers.  Pour  couronner  son  œuvre, 
l'Allemagne  se  dispose  à  y  instaurer  la  monarchie.  Or,  contre  ces  crimes,  la 
social-démocratie  d'Allemagne  n'a  pas  même  élevé  la  voix. 

Le  parti  agrarien,  représentant  la  démocratie  paysanne,  ne 
tardait  pas,  en  effet,  à  s'élever  contre  la  propagande  en  faveur 
du  maintien  de  la  monarchie  menée  par  le  parti  monarchiste, 
chez  qui  s'affirmaient  des  sympathies  allemandes.  Une  opposi- 
tion  grandissait   contre   ces   projets   monarchiques   et   celle-ci 


i86 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


menaçait  de  mener,  s'il  était  nécessaire,  une  active  campagne 
pour  sauver  le  régime  républicain. 

Lorsque  les  troupes  du  Gouvernement  finlandais,  avec  les 
forces  allemandes,  l'eurent  emporté,  le  gouvernement  de 
M.  Svinhufvud,  d'accord  avec  le  parti  favorable  à  l'Allemagne 
qui  l'avait  soutenu,  essayait  de  profiter  de  sa  victoire  et  d'en 
finir  avec  ses  adversaires.  Les  uns  prétendent  qu'à  la  terreur 
rouge  succéda  une  terreur  blanche  non  moins  effroyable  que 
la  première;  d'autres,  et  on  voit  combien  il  est  difficile  de 
relater  seulement  les  événements  actuels  d'une  façon  impar- 
tiale et,  à  plus  forte  raison,  de  porter  actuellement  sur  eux  un 
jugement  motivé,  qu'il  n'y  eut  aucun  acte  de  violence.  Des 
informations  faisaient  cependant  connaître  que  des  milliers  de 
prisonniers  avaient  été  fusillés  simplement  parce  qu'ils  étaient 
soupçonnés  d'avoir  des  idées  socialistes  et  que  les  gardes  blancs 
du  gouvernement  de  M.  Svinhufvud,  après  avoir  tué  sans  merci 
tous  les  membres  du  parti  démocratique,  avaient  commencé  le 
massacre  des  prisonniers.  D'après  un  message  signé  de  la 
((  Commission  centrale  des  ouvriers  finlandais  »  (i),  à  Lahti, 
ces  troupes  exterminaient  en  un  jour  cent  cinquante-huit  fem- 
mes qui  étaient  emprisonnées.  Soixante-dix  mille  habitants 
environ,  appartenant  en  majorité  au  parti  démocrate  social, 
dont  trente  mille  civils,  étaient  incarcérés  et  soumis  à  un  traite- 
ment brutal  aggravé  par  une  nourriture  insuffisante  et  impro- 
pre à  l'alimentation. 

On  annonçait  que  les  gardes  blancs  s'étaient  rendus  coupa- 
bles d'exécutions  sommaires  (2)  et  en  masse,  que  des  prison- 
niers moururent  de  faim,  que  dans  les  camps  de  concentra- 
tion, à  Jacobstadt  particulièrement,  régnait  des  maladies  épi- 
démiques  qui  faisaient  un  grand  nombre  de  victimes,  et  que 
dans  la  prison  de  Sveaborg,  près  d'Helsingfors,  la  mortalité 
était  excessivement  élevée. 

Un  conservateur  finlandais,  M.  Hjalmar  Linder,  grand  pro- 
priétaire en  Finlande  et  ancien  chambellan  à  la  Cour  de  Russie, 
dans  un  article  publié  par  VHufvudstadsbladet,  faisait  un  som- 
bre tableau  des  actes  commis  par  les  Blancs  et  suppliait  ces 
derniers  de  renoncer  à  la  répression  sanguinaire  vis-à-vis  de 


(0  Le    Temps,  3i    mai    1918. 
(5)  Le  Temps,  26  juin  1918. 


FINLANDE  187 

leurs  adversaires.  Il  déplorait  d'autant  plus  sévèrement  ces 
exactions  qu'il  reprochait  aux  Blancs,  qui  avaient  assuré  par  la 
force  l'établissement  d'un  gouvernement  conforme  à  leurs 
vues,  de  poursuivre  les  Rouges  parce  qu'ils  avaient  pareille- 
ment tenté  d'instaurer,  par  un  coup  d'Etat,  un  régime  poli- 
tique conforme  à  leurs  idées  (i).  Une  partie  de  la  presse  finlan- 
daise s'élevait  contre  ces  accusations,  qu'elle  déclarait  mal  fon- 
dées, et,  pour  beaucoup,  la  protestation  de  M.  Hjalmar  Linder, 
qui  semblait  mal  placé  pour  prendre  parti  en  faveur  des 
ouvriers  rouges,  restait,  à  tout  le  moins,  équivoque. 

Les  Blancs,  —  et  on  peut  juger  d'après  cela  de  l'excitation 
des  esprits,  —  répondaient  que  s'il  y  avait  eu  des  faits  regret- 
tables, les  excès  commis  se  trouvaient  légitimes  par  les  crimes 
des  Rouges;  ils  faisaient  valoir  qu'à  Jacobstadt,  par  exemple,  oi^i 
des  prisonniers  auraient  été  victimes  de  mauvais  traitements 
ou  seraient  morts  de  privations,  il  n'y  avait  pas  de  camp  de 
concentration,  mais  seulement  un  poste  de  triage,  que  les  per- 
sonnes détenues  n'étaient  autres  que  des  prisonniers  de  guerre 
internés  dans  les  camps,  et  que  si  leur  régime  laissait  à  désirer, 
celui  du  reste  de  la  population  n'était  pas  moins  déplorable, 
par  suite  de  la  détresse  profonde  qui  régnait  en  Finlande.  Un 
communiqué  du  Gouvernement  blanc  faisait  savoir  que,  d'après 
une  enquête  faite  à  Jacobstadt,  aucun  prisonnier  n'était  mort 
de  faim  (2). 

Néanmoins,  il  n'est  pas  douteux  que  les  Allemands  se  ser- 
virent du  mouvement  bolcheviste  dans  les  manœuvres  poursui- 
vies par  leur  diplomatie  en  Finlande  et  que  des  émissaires  bol- 
chevistes  prêchèrent  la  révolution  au  prolétariat  finlandais  au 
moment  oii  l'Allemagne  conçut  le  projet  d'occuper  la  Finlande. 
La  lettre  de  Tokoï,  le  leader  social-démocrate  de  Finlande,  en 
fait  foi.  Mais  lorsque  les  Allemands  furent  intervenus  en  Fin- 
lande, il  est  également  certain  qu'ils  s'employèrent,  après  avoir 
suscité  une  violente  réaction,  à  la  rendre  la  plus  féroce  possible, 
et  que  les  Bolcheviki,  à  l'instigation  de  l'Allemagne,  retirèrent 
non  seulement  leur  concours  aux  révolutionnaires  finlandais 
mais  les  empêchèrent  de  retourner  en  Russie. 

Le  trouble  profond  produit  par  la  Révolution  finlandaise  et 


(i)  D'après    le  Temps,   28   juin    1918. 
(2)  Siwmetar,  29  mai  1918. 


i88  l'allemagne  et  le  baltikum 

l'agitation  consécutive  à  la  politique  suivie  par  le  gouverne- 
ment de.  M.  Svinhufvud  avait  des  conséquences  déplorables 
pour  la  Finlande,  aussi  bien  à  l'intérieur  qu'à  l'extérieur. 

A  l'intérieur,  elle  suscitait  une  lutte  violente  entre  les  élé- 
ments finnois  et  Scandinaves  dont  se  compose  la  population, 
—  et  qui  jusque-là  vivaient  en  bonne  intelligence,  —  et  l'élé- 
ment finnois  le  plus  nombreux,  puisqu'il  constitue  les  cinq 
sixièmes  de  la  population,  entrait  en  compétition  avec  l'élé- 
ment Scandinave  qui  forme  le  sixième  restant.  A  l'extérieur, 
cette  situation,  qui  avait  sa  répercussion  de  l'autre  côté  de  la 
Baltique,  ne  faisait  qu'aggraver  la  tension  existant  entre  la 
Suède  et  la  Finlande,  et  qui  ne  pouvait  qu'être  déplorable  pour 
cette  dernière.  L'établissement  de  l'indépendance  de  la  Fin- 
lande qui  se  faisait  à  l'instigation  de  l'Allemagne  au  lieu  de 
s'opérer  en  coopération  avec  la  Suède  comme  l'espéraient  les 
Scandinaves  prouvait  que  le  nouvel  Etat  finlandais  non  seule- 
ment ne  se  considérait  pas  comme  appartenant  au  groupe  des 
pays  Scandinaves,  mais  entendait  se  constituer  au  profit  des 
Finnois  contre  les  Scandinaves.  La  question  des  îles  Aland 
achevait,  comme  nous  le  verrons  plus  loin,  d'envenimer  le 
conflit.  Le  panfinnisme  ou  panfenisme,  qui  s'affirmait,  détermi- 
nait ainsi  une  lutte  intérieure  et  mettait  en  œuvre  un  mouve- 
ment ethnique. 

Bien  que  les  nationalistes  et  les  conservateurs  suédois  se 
soient  fait  les  apôtres  du  pangermanisme  et  que  les  activistes 
suédois,  sous  prétexte  de  défendre  les  droits  de  la  Finlande 
menacés  par  le  tsarisme,  aient  failli  entraîner  leur  pays  dans 
le  conflit  européen  aux  côtés  de  l'Allemagne,  les  Finnois,  forts 
de  leur  supériorité  numérique,  entendaient  mettre  fin  à  la 
politique  suédoise  de  l'ancien  grand-duché,  en  réduisant  à 
l'impuissance  la  population  Scandinave  qui,  en  dépit  de  son 
infériorité  numérique  continuait  de  garder  l'influence  poli- 
tique qu'elle  avait  toujours  détenue.  En  conséquence,  les  natio- 
nalistes finnois,  qui  se  faisaient  l'instrument  aveugle  des  Alle- 
mands, signifiaient  aux  Suédois  de  Finlande  que  n'étant  qu'une 
minorité  dans  le  pays  et  en  quelque  sorte  étrangère,  ils  ne 
sauraient  garder  l'influence  politique  dont  ils  avaient  joui  jus- 
qu'à présent,  et  la  commission  constitutionnelle  élaborait  un 
projet  restreignant  les  droits  politiques  des  Finlandais  de  lan- 
gue Scandinave,  En  présence  de  cette  décision,  les  Suédois  de 


FINLANDE  189 

l'autre  côté  de  la  Baltique  ne  pouvaient  rester  sans  protester  et 
le  Stockholms  Dagblad  demandait  au  Gouvernement  suédois  de 
se  montrer  irréductible  au  sujet  de  la  question  des  îles  Aland 
qui  venait  envenimer  cette  querelle  et  de  mener  une  action 
énergique  pour  soustraire  la  population  de  ces  îles  Aland,  pres- 
que entièrement  suédoises,  à  la  domination  finnoise.  De  plus, 
d'après  VAftenpost,  il  se  formait  à  Stockholm  une  société  desti- 
née à  faire  œuvre  de  colonisation  Scandinave  sur  la  rive  orien- 
tale de  la  Baltique.  Le  but  de  cette  société  était  d'acquérir  des 
terres  en  Finlande  et  de  les  remettre  ensuite  à  des  colons  sué- 
dois qui  n'auraient  pas  le  moyen  de  les  acquérir.  Son  action 
devait  principalement  s'exercer  dans  les  départements  d'Abo, 
de  Nyland  et  de  Wasa,  c'est-à-dire  dans  le  sud-ouest  de  la 
Finlande,  oîj  l'élément  suédois  constitue  une  importante  mino- 
rité. 

Après  la  révolution  rouge,  les  dissentiments  entre  Finnois 
et  Suédois  de  nouveau  soulevaient  également  la  question  de  la 
langue.  Le  gouvernement  avait  inséré  dans  un  projet  de  loi 
qui  ne  fut  ni  discuté  ni  voté  une  clause  donnant  des  garanties 
constitutionnelles  aux  Suédois  quant  à  la  langue.  Ce  projet 
comportait  une  nouvelle  division  administrative  tenant  compte 
des  frontières  linguistiques  et  les  provinces  de  langue  Scandi- 
nave acquéraient  de  ce  chef  une  administration  purement  sué- 
doise. Les  recrues  suédoises  devaient  servir  dans  des  troupes 
suédoises  commandées  en  langue  suédoise. 

Alors  qu'au  mois  de  décembre  191 7  le  président  du  Sénat 
finlandais  avait  transmis  à  tous  les  Gouvernements  alliés  une 
déclaration  pour  leur  faire  part  de  la  décision  du  chef  du  Gou- 
vernement finlandais  de  soumettre  à  la  Diète  un  projet  de  loi 
constitutionnel  instituant  la  Finlande  indépendante,  et  que 
la  Diète,  deux  jours  après  la  proclamation  de  l'indépendance, 
avait  adopté  en  principe  le  régime  républicain,  au  milieu  de 
juin  19 18,  des  dépêches  d'Helsingfors  annonçaient  que  le  gou- 
vernement avait  présenté  à  la  Diète  une  proposition  de  main- 
tien du  gouvernement  monarchique,  projet  comportant,  il  est 
l'rai,  des  modifications  notables  et  d'ordre  libéral  restreignant 
les  pouvoirs  du  souverain.  Cette  proposition,  qui  était  com- 
battue par  le  parti  agraire,  dont  les  membres  appartenant  au 
Cabinet  avaient  donné  leur  démission  et  par  le  seul  socialiste 
siégeant  encore  à  la  Diète,  était  appuyée  par  une  fraction  du 


190  l'allemagne  et  le  baltikum 

parti  des  Jeunes-Finlandais,  qui  publiait  un  manifeste  signé 
par  cent  dix-huit  de  ses  adhérents,  tandis  que  l'autre  fraction 
s'y  montrait  opposée.  Ce  mouvement  semblait  destiné  à  amener 
un  prince  allemand  sur  le  trône  finlandais  et,  d'après  le  cor- 
respondant du  Moming  Post  à  Stockholm,  l'élection  d'un 
Hohenzollern  aurait  même  été  une  des  conditions  mises  par 
l'Allemagne  pour  intervenir  en  Finlande.  On  disait  que  l'Em- 
pereur briguait  le  trône,  à  Helsingfors,  pour  le  prince  Oscar 
de  Prusse,  son  cinquième  fils,  qui  avait  épousé  morganatique- 
ment  la  comtesse  de  Bassewitz,  le  3i  juillet  191 4,  et  qu'il  avait 
été  pressenti  à  ce  sujet.  A  propos  de  cette  candidature,  le 
journal  suédois  Afion-Tidningen  écrivait,  au  début  de  mars 
1918   : 

Une  grande  partie  des  gardes  blancs  désire  que  la  Finlande  devienne  un 
royaume  ayant  à  sa  tête  le  prince  royal  allemand,  car  ce  changement  est 
de  nature  à  fortifier  l'esprit  guerrier  du  peuple,  et  le  parti  conservateur, 
d'autre  part,  pense  qu'il  aiderait  à  étouffer  les  tendances  révolutionnaires 
des  classes  populaires. 

Le  prince  Oscar  a  épousé  morganatiquement  la  comtesse  de  Bassevilz,  qui 
n'était  pas  de  sang  princier,  et  les  éléments  conservateurs  croient  que  sa 
candidature  aura  l'appui  des  citoyens  modérés,  partisans  de  la  République. 

Mais,  au  mois  de  juillet,  une  note  d'allure  officieuse  parue 
dans  le  journal  suédois  Nya  Dagligt  Allehanda,  et  qui  était 
vraisemblablement  de  source  allemande,  faisait  savoir  que 
l'empereur  Guillaume  retirait  la  candidature  de  son  fils  Oscar 
au  trône  de  Finlande.  La  raison  du  retrait  de  cette  candidature 
semblait  être  que  la  Diète  finlandaise  n'ayant  donné  que  quatre 
voix  de  majorité  au  projet  d'établissement  de  la  monarchie, 
celui-ci  se  trouvait,  par  conséquent,  n'avoir  même  pas  réuni  le 
tiers  des  voix,  puisque  les  socialistes  étaient  exclus,  et  la  famille 
impériale,  quelles  que  fussent  ses  ambitions,  jugeait  prudent, 
sans  doute,  de  ne  pas  se  compromettre  dans  une  aventure  où 
elle  risquait  un  échec. 

A  peine  la  candidature  du  prince  Oscar  de  Prusse  était-elle 
écartée  que  celle  du  grand-duc  de  Mecklembourg-Schwerin 
était  mise  sur  les  rangs. 

Quelques  journaux  favorables  aux  partisans  du  régime  mo- 
narchiste, voulant  impressionner  l'opinion  publique,  faisaient 
alors  savoir  que  l'Allemagne  allait  adresser  au  Gouvernement 
finlandais  une  sommation  pour  l'amener  à  instituer  la  monar- 


FINLANDE  1 9  I 

chie  et  que,  si  la  Finlande  n'acceptait  pas  d'établir  la  royauté 
et  de  recevoir  un  roi  allemand,  elle  se  réservait  de  retirer  ses 
troupes  et  de  laisser  le  pays  à  ses  luttes  intérieures,  c'est-à-dire 
d'abandonner  les  Blancs  aux  représailles  des  Rouges,  ou  d'éta- 
blir une  dictature  militaire  allemande.  Mais  il  semblait  diffi- 
cile que  les  Allemands  se  résolussent  si  facilement  à  évacuer  la 
Finlande  au  moment  où  ils  pensaient  s'en  servir  comme  base 
pour  atteindre  la  côte  mourmane,  et  l'Allemagne,  qui  n'avait 
sans  doute  plus  les  moyens  d'établir  une  dictature  militaire, 
avait  tout  avantage  à  maintenir  le  protectorat  déguisé  qu'elle 
exerçait. 

Il  était  évident,  par  ailleurs,  que  le  développement  de  l'agi- 
tation antimilitariste,  qui  régnait  depuis  le  début  de  la  guerre 
dans  le  Nord  de  la  Norvège,  par  suite  du  mécontentement  résul- 
tant des  charges  militaires  imposées  par  le  maintien  de  la  neu- 
tralité, n'était  pas  étrangère  à  l'action  du  parti  bolchevik  fin- 
landais et  d'agents  allemands.  L'Allemagne,  qui  voulait  disso- 
cier les  influences  Scandinaves  tant  norvégienne  que  suédoise 
tout  en  les  ménageant  et  en  s'assurant  de  leurs  sympathies, 
afin  de  mieux  pouvoir  réaliser  ses  projets  en  Finlande,  avait 
tout  intérêt  à  aggraver  cette  situation  en  s'abritant  sous  le  cou- 
vert des  revendications  finnoises  et  sous  le  prétexte  de  leur 
prêter  son  appui.  On  annonçait,  après  l'intervention  allemande, 
que  la  Finlande  menaçait  la  partie  ouest  de  la  côte  mourmanne 
et  le  district  norvégien  de  Sydvaranger,  qui  est  limitrophe  de 
la  Russie,  au  nord-est,  et,  au  mois  de  mars  1918,  on  prétendait 
que,  dans  les  milieux  gouvernementaux,  il  était  sérieusement 
question  de  demander  à  la  Norvège  la  cession  du  bassin  infé- 
rieur de  la  rivière  Paatsjoki  jusqu'à  l'océan  Glacial,  l'embi^i- 
chure  de  cette  rivière  s'ouvrant  dans  une  région  toujours  libre 
de  glace,  où  la  Finlande  se  proposait  de  créer  un  port  qui 
serait  relié  par  voie  ferrée  à  l'intérieur  du  pays.  Mais  il  n'y 
aurait  eu,  paraît-il,  en  la  circonstance,  qu'une  initiative  privée, 
et  les  troupes  gouvernementales  auraient  reçu,  d'après  leNorges 
Handels  og  Sjœfortstidning,  l'ordre  de  ne  pas  franchir  la  fron- 
tière russe.  J^e  Dr.  Renwall,  qui  avait  pris  le  titre  de  «  comman- 
dant supérieur  des  chasseurs  lapons  »,  envoyés  en  Laponie  pour 
la  défense  de  la  frontière,  aurait,  de  son  propre  chef,  opéré  en 
dehors  des  autorités  finlandaises  et  agit  contrairement  à  leurs 
ordres,  ce  qui,  paraît-il,  lui  valut  de  très  vives  critiques  de  la 


192  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM  , 

part  de  ses  compatriotes.  .L'opinion  norvégienne  n'était  pas 
toutefois  sans  s'émouvoir  de  ces  projets  que,  sans  doute,  l'Alle- 
magne stimulait  et  soutenait  pour  assurer  son  crédit  en  Fin- 
lande et  derrière  lesquels  elle  cachait  très  vraisemblablement 
ses  propres  ambitions.  Le  Dagens  Nyheter,  journal  libéral  de 
Stockholm,  écrivait  : 

Le  programme  allemand  de  Bagdad  au  cap  Nord  a  rencontré  des  obstacles 
vers  le  sud;  mais  à  travers  la  Finlande,  l'Allemagne  tend  vers  le  nord  un 
bras  menaçant.  Il  est  temps  pour  les  peuples  Scandinaves  de  comprendre  que 
le  péril  russe  s'est  transformé  en  péril  finno-allemand  (i). 

On  sait,  en  effet,  que  des  deux  côtés  de  la  ligne  frontière  qui 
sépare  la  Finlande  de  la  Russie  vit  une  population  de  race  et  de 
langue  finnoise  qui,  pour  la  Carélie  russe,  s'élève  à  environ 
deux  à  trois  cent  mille  âmes.  Bien  que  les  gardes  blancs,  au 
cours  des  événements  actuels  aient  poursuivi  des  gardes  rouges 
finnois,  au  nombre  d'environ  i.3oo,  jusqu'à  Kandalakcha,  où 
ceux-ci  se  réfugièrent,  la  Finlande  n'a  dernièrement  exprimé 
aucune  revendication  à  ce  sujet  et  il  est  seulement  permis  de 
dire  qu'une  partie  de  l'opinion  finlandaise,  d'accord  en  cela 
avec  les  populations  finnoises  qui  ont  à  plusieurs  reprises  expri- 
mé le  désir  d'être  rattachées  à  la  Finlande,  souhaiterait  de  voir 
remplacer  la  ligne  de  la  frontière  actuelle  par  une  nouvelle 
ligne  suivant  la  frontière  linguistique.  Mais  certains  Finlandais, 
par  une  confusion  que  d'abord  les  rouges  cherchèrent  à  créer 
puis  qui  fut  ensuite  propagée  par  les  blancs  et  n'était  peut- 
être  pas  étrangère  aux  suggestions  allemandes,  présentaient  cet 
agrandissement  territorial  de  la  Finlande  par  le  rattachement 
de  la  Carélie  comme  s'il  s'agissait  de  la  réunion  des  deux  parties 
d'une  ancienne  province  partagée  autrefois  entre  la  Russie  et 
la  Finlande. 

De  même,  d'après  une  autre  thèse  finlandaise,  en  compensa- 
tion de  la  cession  des  terrains  de  la  manufacture  d'armes  de 
Systerboëck,  situés  entre  Viborg  et  Saint-Pétersbourg,  faite  en 
vertu  du  décret  du  i5  décembre  186 4,  il  aurait  été  promis  à 
la  Finlande  un  territoire  de  valeur  équivalente  situé  soit  près 
de  la  frontière,  entre  le  Gouvernement  de  Pctrograd  et  la  Fin- 
lande, soit  sur  la  côte  de  la  mer  Glaciale,  à  l'est  de  la  rivière 


(i)  Dagens  Nyhellr,  8  mars   IQ18. 


FINLANDE  igS 

de  Jacob,  qui  forme,  à  la  suite  de  celle  de  Paats,  la  frontière 
entre  la  Norvège  et  la  Russie  au  nord  de  la  Finlande  et  à  l'est 
de  la  baie  de  Stolboa.  Ce  règlement  n'ayant  pas  été  réalisé  sous 
le  règne  d'Alexandre  II,  la  Diète  demandait,  en  1882,  à  l'empe- 
reur Alexandre  III,  qui  ne  donna  également  aucune  suite  à  cette 
demande,  d'attribuer  la  partie  du  Gouvernement  d'Arkhangel 
comprise  entre  la  frontière  norvégienne  et  une  ligne  de  démar- 
cation allant  directement  de  Kondosvach  (en  finnois  Konnas- 
tunturi)  sur  une  distance  de  trois  milles  (3o  verstes)  au  petit 
lac  constituant  la  source  de  la  rivière  de  Paats,  de  ce  lac  à 
quatre  milles  en  avant  dans  la  direction  est-nord-est  jusqu'au 
bras  occidental  de  la  rivière  de  Petchenga  (en  finnois  Petsamo), 
puis  le  long  de  cette  rivière  jusqu'au  fond  du  fiord  de  Pet- 
chenga, et  de  là,  en  coupant  la  partie  occidentale,  de  la  pres- 
qu'île des  Pêcheurs  jusqu'à  la  mer. 

La  cession  de  ce  territoire,  dit  «  territoire  de  Petchenga  », 
était  faite,  en  février  1918,  par  le  Gouvernement  bolchevik  au 
Gouvernement  rouge  d'Helsingfors,  et  cette  dernière  était  stipu- 
lée dans  les  propositions  présentées  au  milieu  de  1918,  par  les 
Bolcheviki  au  Gouvernement  allemand.  Le  Gouvernement  blanc 
de  M.  Svinhufvud,  qui  n'était  que  l'instrument  de  l'Allemagne, 
maintenait  à  son  tour  les  mêmes  revendications  sur  la  Carélie 
russe  et  sur  la  côte  mourmane  en  se  référant  au  précédent  traité 
conclu  par  le  pouvoir  rouge  et  par  lequel  les  Maximalistes 
russes  reconnaissaient,  comme  faisant  partie  de  l'ancien  grand- 
duché,  la  Carélie,  c'est-à-dire  la  province  maritime  limitrophe 
qui  borde  une  partie  de  l'océan  Arctique.  D'après  certaines 
informations,  les  convoitises  du  nouvel  Etat  finlandais  s'éten- 
daient à  la  presqu'île  de  Kola  et  jusqu'aux  provinces  russes 
d'Olonetz  et  d'Arkhangel.  D'accord  avec  l'Allemagne  qui  cher- 
chait alors  à  consolider  sa  domination  en  Estonie  et  dans  la 
Livonie,  il  envisageait  la  création  d'une  grande  Finlande  com- 
prenant les  territoires  que  nous  venons  d'énumérer  et  qui  vien- 
drait ainsi  confiner  directement  avec  l'Allemagne  (i),  établie 
sur  l'autre  rive  du  golfe  de  Finlande. 

La  Finlande,  qui  n'atteint  nulle  part  la  mer  Glaciale,  puis- 
que sa  frontière  septentrionale  se  trouve  coiffée  par  la  Norvège, 
se  montrait  naturellement  très  désireuse  de  voir  cette  compen- 


(i)     V.  Daily  Chronicle,  avril  1918. 

13 


194  l' ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

sation  lui  être  enfin  accordée,  et  on  comprendra  qu'elle  tienne 
à  ce  droit  si  celui-ci  est  bien  établi.  De  tous  temps,  paraît- 
il  (i),  et  à  la  suite  d'une  convention  tacite  entre  la  Suède  et 
le  Danemarck- Norvège,  les  Lapons  finlandais,  moyennant  le 
paiement  d'une  contribution,  avaient  libre  accès  à  la  mer  pour 
y  exercer  la  pêche,  et  le  littoral  limitrophe  de  la  Finlande  était 
considéré  comme  étant  commun  aux  Finlandais  et  aux  Norvé- 
giens. Le  traité  de  Tâyssinà,  de  lôgô,  puis  le  traité  du  2  octobre 
1761,  conclu  à  Strômstad  entre  la  Suède,  à  laquelle  la  Finlande 
•était  alors  rattachée,  et  le  Danemark-Norvège,  en  vue  de  régler 
la  frontière  entre  les  deux  royaumes,  accordait  aux  Lapons  sué- 
dois et  finlandais  le  droit  de  «  se  servir  de  la  terre  et  des  eaux  » 
sur  la  côte  de  la  mer  Glaciale.  En  outre,  le  territoire  situé  sur 
la  côte  sud  de  Varanger  était  considéré  comme  la  propriété 
commune  des  Etats  avoisinants.  Partagée,  par  le  traité  de  1826, 
entre  la  Norvège  et  la  Russie,  sans  qu'aucune  partie  en  fût 
attribuée  à  la  Finlande,  cette  ancienne  communauté,  à  la  suite 
de  la  fermeture,  en  i852,  de  la  frontière  finlandaise  aux  Lapons 
norvégiens  qui,  auparavant,  pendant  une  partie  de  l'année, 
avaient  l'habitude  de  mener  leurs  rennes  chercher  pâture  en 
territoire  finlandais,  fut  abolie  et,  par  un  décret  norvégien, 
l'accès  de  la  côte  norvégienne  fut  en  même  temps  interdit  aux 
étrangers,  en  sorte  que  les  Lapons  finlandais,  qui  se  trouvaient 
dans  l'impossibilité  de  continuer  leur  élevage,  émigrèrent  et  se 
firent  Norvégiens,  Ce  libre  accès  à  la  côte,  qui  était  si  précieux 
pour  les  populations  du  Nord  de  la  Finlande,  leur  était  rendu 
par  l'empereur  Nicolas  I"  qui,  par  un  décret  du  11  juillet  i85/i, 
accordait  aux  Lapons  finlandais  le  droit  de  pêcher  et  de  faire 
la  chasse  aux  phoques  le  long  de  la  côte  russe  limitrophe  à  la 
Norvège,  dans  le  Gouvernement  d'Arkhangel,  Enfin,  par  le 
traité  conclu  le  3o  novembre  i855,  avec  la  France  et  l'Angle- 
terre, qui  redoutaient  les  entreprises  auxquelles  la  Russie  pour- 
rait se  livrer  au  détriment  des  pays  Scandinaves,  la  Suède  et 
la  Norvège  s'engageaient  non  seulement  à  ne  céder  à  la  Russie 
aucune  partie  du  territoire  des  royaumes  unis,  mais  encore  à 
n'accorder  à  cette  dernière  aucun  droit  de  pâturage,  de  pêche 
ou  de  chasse  le  long  de  la  côte  suédo-norvégienne. 


(i)  Arthur   Langfors.   La  question  de   Petchenga.   Mercure   de  France,  août   1918, 
p.  552. 


FINLANDE  I gb 

11  est  intéressant  de  noter,  à  propos  de  ces  revendications 
territoriales,  que  quelques  Finlandais,  si  nous  sommes  bien 
informés,  ont  émis  l'avis  de  proposer  à  la  Norvège  de  lui  céder 
la  longue  pointe  de  la  Laponie  finlandaise  qui  s'enfonce  dans 
son  territoire  en  échange  de  la  partie  de  la  côte  norvégienne 
située  sur  le  fjord  de  Varanger.  Cette  modification  de  fron- 
tière, qui  semble  légitime  et  ne  devoir  léser  aucun  droit,  à 
moins  que  la  Finlande  ne  devienne  pas  réellement  indépen- 
dante et  reste  sous  la  domination  allemande,  aurait  entre  autres 
avantages  celui  de  rendre  directes  les  relations  de  la  Norvège 
septentrionale  avec  la  Baltique,  soit  par  la  Suède,  soit  par  la 
Finlande,  et  de  faciliter  la  prolongation  d'une  ligne  de  chemin 
de  fer  qui,  longeant  la  frontière  des  trois  Etats,  aboutirait  à  la 
côte  arctique. 

Il  était  donc  permis  de  se  demander,  puisque  la  Finlande  se 
plaçait  sous  l'égide  allemande,  si,  en  revendiquant  le  territoire 
de  Petchenga,  qui  est  situé  à  quelques  centaines  de  kilomètres 
à  l'ouest  d'Alexandrovsk,  point  terminus  du  chemin  de  fer  de 
la  côte  mourmane,  elle  ne  cherchait  point  à  atteindre  par  là 
cette  voie  stratégique  avant  que  ne  puissent  l'occuper  les 
troupes  anglaises  et  françaises,  et  à  accaparer  au  profit  de  ses 
ambitions  ce  débouché  sur  la  côte  septentrionale. 

11  est  plus  probable,  —  la  rectification  de  frontière  relative 
à  la  côte  septentrionale  ayant  l'avantage  de  procurer  à  la  Fin- 
lande un  débouché  sur  l'océan  Arctique,  —  que  les  Allemands 
avaient  formé  le  projet,  à  la  faveur  de  ces  revendications,  de 
s'assurer  d'abord,  par  l'intermédiaire  de  la  Finlande,  dont  ils 
disposaient,  une  base  sur  la  côte  arctique,  quitte  ensuite  à 
s'en  servir  contre  les  établissements  de  la  côte  mourmane  et 
le  chemin  de  fer  d'Alexandrovsk.  Ces  projets  n'étaient  point 
sans  retenir  l'attention  de  la  Norvège  et  celle  de  la  Suède,  bien 
que  celle-ci  parut  s'intéresser  davantage  à  la  question  des  îles 
Aland,  ainsi  que  nous  le  verrons  plus  loin;  cependant  ni  l'une 
ni  l'autre  ne  semblaient  se  rendre  compte  de  la  situation  que 
l'Allemagne  pouvait  ainsi  acquérir  dans  la  Baltique,  par  l'inter- 
médiaire de  la  Finlande  et  qu'en  prenant  pied  sur  la  côte  de 
l'océan  Glacial,  elle  se  trouvait  à  même  d'atteindre  les  intérêts 
de  la  Norvège  septentrionale  et  de  menacer  d'une  façon  indi- 
recte la  position  maritime  et  commerciale  de  la  Suède  dans  la 
Baltique.  Des  tractations  secrètes  ayant  eu  lieu  entre  le  Comité 


19^  l'allemagne  et  le  baltikum 

central  exécutif  des  Soviets  et  l'Allemagne  pour  permettre  à 
cette  dernière  de  se  rendre  maître  du  Mourman,  en  sorte  que 
M.  Martoff,  qui  n'avait  pas  encore  été  exclu  du  Comité,  pou- 
vait, dans  la  séance  du  i5  mai  1918,  élever  une  protestation  à 
ce  sujet,  il  n'était  pas  surprenant  que  des  pourparlers  analogues 
aient  été  engagés  avec  la  Finlande  oii  l'Allemagne,  après  s'être 
servie  du  mouvement  bolcheviste  pour  déterminer  la  révolution 
rouge,  n'avait  pas  tardé  à  donner  son  appui  au  Gouvernement 
blanc  contre  celui-ci. 

Le  Tidens  Tegn,  qui  donnait  des  détails  sur  l'expédition 
finno-allemande  projetée  vers  la  côte  mourmane,  indiquait 
qu'elle  devait  suivre  la  vallée  du  Kemi-Jokki  qui,  après  avoir 
traversé  la  Laponie  finlandaise,  débouche  à  l'extrémité  septen- 
trionale du  golfe  de  Bothnie.  D'après  ce  journal,  12.000  Alle- 
mands se  trouvaient  concentrés  à  Kemi,  petite  ville  située  à 
l'embouchure  même  du  Kemi-Jokki.  A  200  Iiilomètres  plus  au 
nord,  à  Rovaniemi,  était  posté  un  second  groupe,  fort  de 
5.000  Allemands  et  Finnois,  qui  avait  envoyé  sur  les  bords  du 
grand  lac  Enara  un  détachement  de  600  Allemands  et  Finnois, 
dont  les  «  chasseurs  lapons  »  du  docteur  Renwall.  Cette  ligne 
d'opérations,  écrivait-il,  avait  été  choisie  en  raison  de  l'exis- 
tence d'une  voie  ferrée  entre  Kemi  et  Rovaniemi,  rattachée  au 
reste  du  réseau  finlandais  et  constituant  l'amorce  d'un  chemin 
de  fer  que  le  Gouvernement  russe  se  proposait  de  pousser  jus- 
qu'à l'océan  Glacial  avant  qu'il  eût  entamé  la  construction  de  la 
ligne  de  Kola.  D'autre  part,  les  Allemands  travaillaient  à  la 
construction  d'un  chemin  de  fer  à  voie  étroite  destiné  à  prolon- 
ger la  ligne  Kemi-Rovaniemi  jusqu'au  lac  Enara  et  un  embran- 
chement devait  ensuite  être  poussé  en  direction  de  Kanda- 
latchka,  vers  la  mer  Blanche.  L'établissement  de  cette  voie  était 
rendu  des  plus  faciles  par  les  travaux  exécutés  en  igiô-iô  par 
les  Russes  qui  avaient  ouvert  des  «  routes  d'hiver  »  à  travers  la 
forêt,  entre  Petschenga,  Kandalatchka,  Rovaniemi,  par  lesquelles 
les  armes  et  les  munitions  débarquées  sur  la  côte  de  l'océan 
Glacial,  étaient  acheminées  par  traîneaux  vers  le  terminus  sep- 
tentrional du  réseau  finlandais.  D'après  VAftenpost,  l'effort  des 
Germano-Finnois  devait  avoir  lieu  plus  au  sud  à  travers  la 
Carélie,  en  direction  de  Petrozavodsk  et  du  lac  Onega,  de  ma- 
nière à  couper  la  ligne  au  sud  de  Kem  et  de  la  mer  Blanche. 

Les   projets   de   l'Allemagne    :   conquête  économique  de  la 


FINLANDE 


197 


Finlande,  qui  devait  servir  de  base  pour  la  conquête  du  Nord 
de  la  Russie,  se  trouvaient  du  reste  confirmés  par  le  traité  de 
commerce  conclu  en  juin  1918  et  dont  l'article  2  accordait  aux 
Allemands  le  même  traitement  et  les  mêmes  droits  qu'aux 
Finlandais. 

Le  journal  socialiste  Politiken,  qui  avait  des  sources  d'infor- 
mation dans  les  milieux  socialistes  indépendants  d'Allemagne, 
affirmait,  en  outre,  qu'une  convention  secrète  existait  entre 
l'Allemagne  et  la  Finlande,  qui  avait  été  cachée  même  à  la  Diète 
de  Finlande  et  aux  termes  de  laquelle  <(  le  Gouvernement  fin- 
landais s'engageait  à  faire  voter  par  la  Diète  l'établissement  de 
la  monarchie  sous  une  dynastie  allemande;  à  placer  les  forces 
militaires  de  Finlande  sous  l'autorité  de  chefs  allemands;  à 
ne  céder  en  aucune  circonstance  les  îles  d'Aland  à  la  Suède;  à 
permettre  à  l'Allemagne  d'utiliser  ces  îles  ou  une  partie  de 
la  côte  j^eur  faisant  vis-à-vis  comme  base  navale,  et  aussi  à 
employer  le  débouché  que  la  Finlande  pouvait  se  procurer  sur 
l'océan  Arctique  comme  port  commercial  et  de  navigation,  et 
à  prendre  des  mesures  efficaces  pour  combattre  l'anarchie  ». 
Toutefois  cette  information  était  démentie  par  le  Gouvernement 
finlandais. 

Des  députés  finlandais  assuraient  également  que  le  Gouver- 
nement de  Berlin  avait  même  déclaré  qu'il  considérait  le  vote 
d'une  Constitution  républicaine  comme  un  acte  d'hostilité  et 
avait,  en  quelque  sorte,  sommé  la  Finlande  d'avoir  à  adopter 
de  suite  une  organisation  monarchique.  Le  Sénat,  sans  tenir 
compte  des  antipathies  très  fortes  d'une  partie  importante  de  la 
Diète  et  de  la  masse  de  l'opinion  à  l'égard  des  projets  monar- 
chiques, se  rangeant  à  l'avis  de  la  majorité  de  cette  assemblée, 
telle  qu'elle  se  trouvait  alors  composée  après  l'exclusion  des 
membres  socialistes  qui  formaient  presque  la  moitié  de  l'assem- 
blée, se  prononçait  contre  l'ajournement  de  la  question  jusqu'à 
de  nouvelles  élections  et  tentait  de  faire  reviser  la  Constitution 
par  la  Diète  nouvelle.  Ses  membres  n'en  prétendaient  pas 
moins,  comme  l'un  d'eux  le  fit  dans  un  discours,  qu'ils  étaient 
convaincus  que  l'opinion  du  pays  était  avec  eux  et  que,  du 
reste,  ce  qui  était  malheureusement  vrai,  ceux  qui  avaient  fait 
la  révolution  rouge  avaient  prouvé  leur  incapacité  de  s'occuper 
des  affaires  publiques  et  ceux  qui  les  avaient  élus  leur  manque 
de  maturité  politique.  Les  organes  du  parti  suédois  et  du  parti 


19^  L'ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

vieux-finnois,  et,  d'une  façon  générale,  toute  l'opinion  conser- 
vatrice, se  prononçaient  ouvertement  pour  une  monarchie; 
seuls,  les  organes  des  agrariens,  ainsi  que  l'organe  jeune-fm- 
nois,  radical  bourgeois,  qui  défendait  la  république,  protes- 
taient, les  journaux  socialistes  ayant  été  supprimés. 

On  prétendait  aussi  que  le  général  allemand  von  der  Golt:& 
avait  adressé  au  Sénat  une  mise  en  demeure  catégorique  d'avoir 
à  établir  sans  délai  le'  régime  monarchique,  faute  de  quoi  les 
troupes  allemandes  laisseraient  le  gouvernement  et  le  pays  à  la 
merci  des  révolutionnaires.  L'état-major  finlandais  du  district 
d'Helsingfors  aurait  conseillé  de  résister  à  cette  sommation, 
mais  l'état-major  général,  qui  était  dans  la  main  des  Alle- 
mands, insista  pour  qu'on  donnât  une  réponse  affirmative.  En 
tous  cas,  les  Allemands  avaient,  paraît-il,  laissé  entendre  que 
si  on  acceptait  un  prince  allemand  ils  se  montreraient  géné- 
reux et  aideraient  la  Finlande  à  conquérir  la  Carélie,  et  les  Fin- 
landais auraient  été  alléchés  par  cette  proposition. 

La  Commission  législative  de  la  Diète  décidait,  par  g  voix 
contre  8,  de  passer  à  la  discussion  du  projet  de  Constitution  et 
le  gouvernement,  qui  ne  semblait  pas  vouloir  recourir  à  de 
nouvelles  élections  ni  consulter  le  peuple  par  un  référendum 
qui  ne  pouvait  se  faire  sans  une  nouvelle  loi,  persistait  à 
demander  à  la  Diète  actuelle,  qui  était  incomplète  et  ne  repré- 
sentait plus  par  conséquent  la  volonté  des  Finlandais,  de  voter 
le  maintien  de  la  monarchie. 

Le  projet  de  Constitution  du  nouveau  Gouvernement  finlan- 
dais soumis,  le  II  juin,  à  la  Diète  finlandaise  à  Helsingfors, 
contenait  les  principales  dispositions  suivantes  : 

La  Finlande  est  une  monarchie  libre,  indivisible  et  constitutionnelle  sous 
un  souverain  héréditaire  appartenant  à  la  foi  évangélique.  La  majorité  du 
monarque  et  du  prince  héritier  est  fixée  à  l'âge  de  dix-huit  ans.  Le  roi 
décidera  de  la  politique  de  la  Finlande  à  l'égard  des  puissances  étrangères, 
mais  tous  les  traités  publics  devront  être  ratifiés  par  la  Diète,  à  moins  que 
la  Constitution  n'en  décide  autrement.  Le  roi  ne  peut  commencer  de  guerre 
offensive  sans  le  consentement  du  Parlement.  Le  pouvoir  exécutif  appartient 
au  roi,  les  pouvoirs  législatifs  au  roi  et  au  Riksdag  conjointement,  les 
pouvoirs  judiciaires  à  des  tribunaux  indépendants.  Le  roi  ne  peut  être  en 
même  temps  souverain  d'un  autre  Etat.  Il  devra  choisir  comme  membre  du 
Conseil  d'Etat  des  citoyens  nés  en  Finlande  et  connus  pour  leur  intégrité  et 
leurs  capacités  d'action. 

Devant  les  tribunaux,  on  pourra  faire  usage  librement  de  la  langue  finnoise 


FINLANDE  IQ^ 

et  de  la  langue  suédoise.  L'Etat  devra  veiller  d'une  manière  égale  à  l'éduca- 
tion des  populations  de  langue  finnoise  et  suédoise. 

Le  Riksdag  représente  le  peuple  de  Finlande.  Le  roi  a  le  veto  absolu  sur 
toutes  les  lois;  néanmoins  les  lois  constitutionnelles  relatives  à  l'organisation 
de  l'armée,  de  la  mariné  et  même  les  lois  auxquelles  le  roi  aura  opposé  son 
veto  recevront  force  de  loi,  si,  après  de  nouvelles  élections,  elles  sont  approu- 
vées par  le  Riksdag  à  une  majorité  des  deux  tiers  des  votants  au  moins. 

Les  divisions  administratives  des  pays  seront,  autant  que  possible,  définies 
en  tenant  compte  de  la  langue  finnoise  ou  suédoise  parlée  par  les  habitants. 

Jusqu'à  ce  qu'une  loi  en  ait  décidé  autrement,  les  étrangers  pourront  être 
employés  dans  l'armée. 

Ce  projet  rappelait,  en  ce  qui  touche  les  attributions  du  roi, 
les  Constitutions  des  trois  pays  Scandinaves;  par  contre,  on 
remarquait  que  la  faculté,  qui  y  figurait,  d'employer  dans 
l'armée  les  services  des  étrangers  n'existait  pas  dans  ces  pays 
et  que  cette  disposition,  bien  qu'elle  visât  à  la  fois  les  Alle- 
mands et  les  Suédois,  s'appliquait  présentement  avant  tout  et 
par  la  force  des  choses  aux  Allemands;  elle  révélait  ainsi  la 
force  de  l'union  que  la  Finlande  avait  contractée  avec  l'Alle- 
magne et  dont  elle  ne  s'était  peut-être  pas  tout  d'abord  rendu 
entièrement  compte. 

Le  7  août  1918,  l'assemblée  finlandaise  se  réunissait  pour 
discuter  en  troisième  lecture  le  projet  du  maintien  de  la  monar- 
chie présenté  par  le  gouvernement  de  M.  Svinhufvud,  dont  la 
politique  continutiit  à  s'appuyer  sur  cette  erreur  que  l'Alle- 
magne était  seule  capable  d'assurer  l'avenir  de  la  Finlande. 
Toutes  les  dispositions  utiles,  sinon  légales,  semblaient  avoir 
été  prises  pour  que  la  monarchie  soit  définitivement  maintenue 
par  cette  assemblée  au  cours  de  cette  réunion.  A  cette  séance, 
le  chef  du  gouvernement,  M.  Paasikivi,  prenait  la  parole  au  nom 
du  régent  Svinhufvud,  pour  appuyer  le  projet.  M.  Alkio,  chef 
du  groupe  agrarien,  déclarait  que  les  membres  de  son  parti 
étaient  partisans  de  l'orientation  allemande  dans  la  politique 
extérieure  du  pays,  mais  qu'ils  voulaient  la  république.  Ceux- 
ci  avaient,  du  reste,  déjà  insisté  pour  que  cette  question  soit 
tranchée  par  voie  plébiscitaire.  E|es  représentants  du  parti 
vieux-finnois  invitaient  instamment  la  Diète  à  voter  le  projet 
en  objectant  que  le  fait  de  se  prononcer  pour  la  république 
revenait  à  se  prononcer  contre  l'Allemagne.  En  réponse  à 
M.  Stahberg,  chef  des  jeunes-finnois  et  des  républicains,  qui 
déclarait  voter  contre  la  déclaration  d'urgence,  M.   Schyberg- 


200  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

son,  Suédois,  soutenait  qu'il  «tait  de  toute  nécessité  de  prendre 
une  décision. 

M.  Hahl,  du  parti  agrarien,  s'élevait  contre  la  propagande 
faite  dans  le  pays  par  les  membres  du  gouvernement  et  les 
partisans  de  la  monarchie,  ainsi  que  sur  la  pression  exercée 
auprès  des  membres  de  la  Diète  par  les  influences  étrangères; 
il  dénonçait  les  menaces  de  dictature  militaire  de  source  alle- 
mande et  protestait  contre  l'achat  des  journaux  finlandais  par 
des  étrangers  pour  soutenir  leur  politique. 

Après  de  vifs  débats  qui  durèrent  neuf  heures,  la  Diète  votait 
sur  l'urgence  et  se  prononçait,  par  76  voix  contre  82,  dont 
vingt-six  agrariens,  quatre  jeunes-finnois,  un  suédois  et  le  seul 
député  socialiste  siégeant  à  la  Diète  du  fait  de  l'exclusion  dont 
avait  été  l'objet  l'opposition  socialiste  et  des  poursuites  exercées 
contre  le  plus  grand  nombre  des  membres  de  ce  parti. 

Peu  de  temps  après,  le  Soclal-Democraten  (i),  se  faisant 
l'écho  des  graves  accusations  qui  étaient  lancées  contre  le  Gou- 
vernement finlandais,  à  propos  de  la  situation  faite  au  parti 
socialiste  à  la  Diète,  écrivait  : 

Alors  qu'autrefois  kur  groupe  comptait  quatre-vingt-douze  représentants, 
un  seul  d'entre  eux  assiste  aujourd'hui  aux  séances  du  Parlement.  Un  cer- 
tain nombre  d'entre  eux  se  sont  réfugiés  à  l'étranger;  cinq  sont  morts. 
Malgré  les  réclamations  répétées,  ils  n'ont  pas  été  remplacés,  alors  que  les 
députés  décédés  appartenant  aux  partis  bourgeois  sont  remplacés  immédiate- 
ment. 

Parmi  les  députés  arrêtés,  il  se  trouve  treize  socialistes,  contre  lesquels  il 
a  été  impossible  d'entamer  une  action  pour  participation  à  la  révolution. 
Deux  d'entre  eux  ont  été  remis  en  liberté,  mais  on  leur  a  interdit  de  prendre 
part  aux  séances  de  la  Diète.  Les  députés  socialistes  ont  été  arrêtés  en  viola- 
tion de  l'immunité  parlementaire. 

La  majorité  nécessaire,  qui  est  des  cinq  sixièmes,  n'ayant 
pas  été  obtenue,  le  projet  qui  avait  échoué  ne  pouvait  plus  être 
présenté  de  nouveau  à  la  Diète  qu'après  des  élections  générales. 
Les  partisans  de  la  monarchie  ne  se  tenaient  pas  néanmoins 
pour  battus  et,  à  l'issue  de  ce  vote,  tenaient  une  séance  de  nuit 
dans  l'ancien  palais  de  la  Diète  pour  rédiger  une  pétition 
demandant  l'application  de  l'article  38  de  la  Constitution 
finlandaise  de  1772,  qui  permet  d'élire  un  roi  à  la  majorité 


(i)  9  septembre  1918. 


FINLANDE  20I 


simple.  Cette  pétition  devait  être  présentée  à  la  Diète  dès  le 
lendemain  8  août.  Or,  si  on  a  pu  soutenir  à  tort  que  les  nouveaux 
monarchistes  finlandais,  en  invoquant  une  des  dispositions  de 
la  Constitution  de  1772,  faisaient  appel  non  à  une  Constitution 
finlandaise,  mais  à  une  Constitution  suédoise  appliquée  au 
grand-duché  de  Finlande,  qui  faisait  alors  partie  de  la  Suède, 
il  n'en  est  pas  moins  vrai,  bien  que  cette  Constitution  ait  été 
confirmée  en  1809  comme  étant  celle  de  la  Finlande,  qu'au 
nom  de  l'indépendance  de  ce  pays  ils  croyaient  pouvoir  s'auto- 
riser des  stipulations  de  cette  Constitution  d'origine  suédoise, 
qui  retirait  précisément  à  la  Finlande  le  commencement  d'au- 
tonomie que  Gustave-Adolphe  avait  commencé  à  lui  donner 
pour  imposer  à  ce  pays  un  roi  allemand. 

La  Diète  décidait,  par  64  voix  contre  l\o,  de  renvoyer  à  la 
Commission  de  législation  la  motion  présentée  par  soixante- 
huit  députés,  demandant  qu'on  procédât  à  l'élection  du  souve- 
rain suivant  les  dispositions  de  l'article  38  de  la  Constitution. 

L'Agence  Wolff  faisait  connaître  que  cette  Commission  avait 
adopté  la  proposition  tendant  à  ce  que  l'élection  royale  ait  lieu 
conformément  à  l'article  38  de  l'ancienne  Constitution,  par 
9  voix  contre  8,  et  que  la  question  serait  résolue  dans  une 
séance  plénière  du  Landtag  qui  devait  avoir  lieu  le  10,  le  J^and- 
tag  entrant  le  lendemain  en  vacances  et  devant  être  convoqué, 
au  début  de  septembre,  en  session  extraordinaire  pour  l'élection 
royale. 

Le  lendemain,  on  apprenait  que  la  Diète  finlandaise  s'était 
prononcée  en  faveur  de  l'établissement  du  régime  monarchi- 
que, par  une  majorité  de  quatorze  voix,  et  que  l'élection  du 
futur  souverain,  qui  devait  être  un  prince  allemand,  était  ren- 
voyée au  mois  d'octobre.  Lors  de  ce  vote,  la  Diète  ne  comptait 
que  cent  deux  membres  au  lieu  de  deux  cents  et  les  républi- 
cains, qui  protestaient  contre  cette  décision,  ne  pouvaient 
npprouvcr  ce  nouveau  projet,  qu'ils  qualifiaient  de  coup  d'Etat, 
puisqu'il  était  contraire  aux  vœux  qu'ils  avaient  exprimés 
auparavant. 

Il  était  de  toute  évidence  que  ce  vote  avait  été  obtenu  sous 
l'influence  des  autorités  allemandes,  sans  que  le  véritable  désir 
du  pays  ait  pu  être  constaté.  On  mandait  même  de  Stockholm 
que  le  Gouvernement  allemand  avait  envoyé  à  Helsingfors 
trois  forts  détachements  munis  de  mitrailleuses  destinés,  avec 


202  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

les  deux  croiseurs  et  les  trois  torpilleurs  qui  se  trouvaient 
devant  la  capitale  finlandaise,  à  exercer  de  concert  une  pres- 
sion en  vue  d'imposer  à  la  Finlande  un  roi  allemand.  Naturel- 
lement, les  Finlandais  se  défendaient,  on  le  comprend,  d'avoir 
subi  un  pareil  affront  et  déclaraient  qu'il  n'y  avait  aucun  rap- 
port entre  la  présence  de  ces  bâtiments  en  rade  de  Helsingfors 
et  l'élection.  Cela  est  fort  possible  et  il  est  probable  que  la 
pression  allemande  ne  se  fit  point  sentir  alors  d'une  façon 
aussi  brutale,  car  à  ce  moment  tardif  elle  aurait  risqué  d'être 
inefficace  ou  de  produire  un  mécontentement  qui,  en  se  tour- 
nant contre  les  buts  qu'elle  visait,  aurait  constitué  une  lourde 
faute  politique;  il  paraît  bien  plus  vraisemblable  que  cette 
pression  dût  s'exercer  énergiquement  lors  de  la  promesse  de 
l'intervention  allemande  et  qu'à  ce  moment  tout  dût  être  réglé. 
Toutefois,  bien  que  l'emploi  de  semblables  procédés  fut  tout 
à  fait  dans  la  manière  allemande,  la  préparation  de  l'avène- 
ment d'un  roi  allemand  en  Finlande  présentait  à  cette  époque 
d'autant  plus  de  difficultés  que  l'Allemagne  sentait  sa  position 
ébranlée  aussi  bien  à  l'Est  que  dans  l'Ouest,  qu'à  ce  moment 
on  annonçait  le  déplacement  de  Lénine  et  Trotzki  en  même 
temps  que  le  retour  de  Helfferich  à  Berlin  à  la  suite  de  l'agita- 
tion profonde  de  la  Russie  et  le  début  du  recul  des  armées 
allemandes  en  France. 

Aussi  l'Allemagne  se  montrait-elle  pressée  d'en  finir,  et  le 
service  de  la  propagande  allemande  publiait,  le  12  août,  un 
télégramme  d'après  lequel  le  bruit  courait  à  Helsingfors  que  la 
Diète  avait  été  convoquée  en  session  extraordinaire  pour  le 
27  août,  afin  de  procéder  à  l'élection  royale. 

On  recommençait  naturellement  à  discuter  sur  le  choix  du 
candidat  au  trône  et  il  semblait  que  la  candidature  la  plus 
probable  était  maintenant  celle  du  grand-duc  Adolphe  de 
Mecklembourg-Schwerin,  oncle  de  la  reine  de  Danemark  et  de 
la  femme  du  Kronprinz  allemand.  On  assurait  même  que  le 
grand-duc  était  venu  incognito  à  Helsingfors,  oii  il  avait  eu 
des  entretiens  avec  M.   Svinhufvud  et  d'autres  personnalités. 

La  Gazette  de  Francfort  faisait  toutefois  entendre  que  les 
bases  juridiques  sur  lesquelles  reposait  la  décision  de  la  Diète 
finlandaise  étaient  très  fragiles  et  en  critiquait  la  légalité.  Elle 
faisait  valoir  que  non  seulement  de  nouvelles  élections  assure- 
raient de  nombreuses  voix  socialistes  et  radicales  qui  se  mon- 


FINLANDE  20â 

treraient  fermement  républicaines,  mais  que  même  dans  les 
milieux  bourgeois  l'idée  républicaine  faisait  de  grands  pro- 
grès et  que,  dans  ces  conditions,  un  roi  ne  pouvait  être  qu'un 
étranger  intronisé  par  une  minorité  dont  les  adversaires  ne 
manqueraient  pas  de  dire  qu'il  est  à  la  solde  de  l'étranger  et 
elle  laissait  nettement  entendre  que  le  prince  allemand  qui 
répondrait  à  l'appel  du  Gouvernement  d'Helsingfors  assume- 
rait par  conséquent  une  lourde  charge  et  rencontrerait  immé- 
diatement des  hostilités  qui  deviendraient  bientôt  une  nouvelle 
source  de  difficultés  pour  la  politique  allemande. 

Le  Volksblatt  de  Halle,  organe  minoritaire,  s'élevait  contre 
les  entreprises  allemandes  en  Finlande  et  protestait  contre  l'éta- 
blissement d'une  monarchie  finlandaise,  en  même  temps  que 
contre  les  mesures  sanglantes  prises  pour  étrangler  la  révolu- 
tion : 

Le  monarque,  quel  qu'il  soit,  qui  sera  appelé  par  la  monarchie  bourgeoise 
de  Finlande  prendra  sa  part  de  responsabilité.  Quiconque  entreprendra  de 
défendre  Svinhufvud  et  «es  complices,  supportera  les  conséquences  des  mas- 
sacres sans  nom  qui  ont  été  commis  dans  ce  pays. 

Le  Munchner  Post,  organe  majoritaire,  critiquait  également 
l'intervention  allemande  en  Finlande  et  faisait  remarquer  com- 
bien était  faible  la  partie  de  la  population  qui  avait  consenti  à 
coopérer  avec  les  Allemands  : 

Même  les  quelques  activistes  qui  travaillent  d'accord  avec  les  autorités 
militaires  allemandes  ne  sont  pas  sûrs;  ils  veulent  soulager  leur  pays  de 
l'occupation,  mais  dès  qu'on  leur  aura  rendu  quelque  liberté,  ils  changeront 
leur  programme. 

En  fait,  personne  ne  marche  sincèrement  et  franchement  avec  les  Alle- 
mands. Toutes  les  monarchies  dont  on  parle  ne  subsisteront  qu'autant 
qu'elles  seront  menées  par  la  force  allemande.  Leur  existence  suppose  l'éta- 
blissement d'un  régime  militaire  éprouvé  de  la  part  de  l'Allemagne;  elle 
suppose,  en  outre,  la  victoire  écrasante  de  l'Allemagne  sur  tous  ses  adver- 
saires. Dans  ces  conditions,  le  peuple  allemand  a-t-il  envie  de  faire  encore 
la  guerre  pendant  des  années,  seulement  pour  permettre  à  quelque  Charles- 
Auguste-Théodore  ou  à  quelque  Frédéric-Henri-Guillaume-Ernest  de  se  main- 
tenir sur  le  petit  trône  qu'on  lui  aura  industriellement  charpenté  ?  Un  gou- 
vernement qui  conserverait  une  lueur  de  raison  laisserait  toutes  oes  questions 
en  suspens  jusqu'au  moment  de  la  Conférence  générale  de  la  paix. 

Dans  le  même  temps,  le  journal  suédois  Dagens  Nyheter 
croyait    savoir    que    les    troupes    allemandes    et    finlandaises 


204  l'Allemagne  et  le  baltikum 

étaient  occupées  à  des  préparatifs  d'ordre  militaire  le  long 
de  la  frontière  norvégienne  et  que  tout  le  district  était 
sous  le  contrôle  militaire  allemand.  Or,  le  Hufvudstadsbladet, 
qui  était  cependant  ultra-germanophile,  publiait,  peu  de  jours 
après  (i),  un  article  de  fond  dans  lequel  il  s'élevait  contre  toute 
aventure  militaire  hors  des  frontières  de  la  Finlande,  notam- 
ment en  Carélie,  On  y  lisait  : 

Un  accord  pacifique  avec  la  Russie  et  les  puissances  de  l'Entente  est  la 
solution  la  plus  désirable.  L'entrée  en  guerre  de  la  Finlande,  même  si  cela 
devait  nous  rapporter  la  Carélie  orientale,  serait  un  très  grand  malheur. 
Puisse  ce  malheur  ne  pas  se  produire  par  suite  d'actes  hostiles  venant  de 
notre  part  ! 

Un  mouvement  d'opinion,  qui  semblait  s'étendre  assez  rapi- 
dement, commençait  à  se  manifester  contre  toute  participation 
directe  de  l'armée  finlandaise  à  la  guerre  et  ce  revirement  ne 
paraissait  pas  étranger  à  l'annonce  des  défaites  allemandes 
sur  le  front  occidental.  Du  reste,  un  vif  mécontement  régnait 
parmi  les  populations  finlandaises  contre  les  soldats  et  les 
marins  allemands,  et  celui-ci  allait  en  s'accentuant.  Même  cer- 
tains journaux  germanophiles,  comme  le  Hufvudstadsbladet , 
par  exemple,  se  plaignaient  qu'en  dépit  de  la  prohibition  de 
l'exportation  des  marchandises  finlandaises  les  soldats  et  les 
marins  allemands  continuassent  à  accaparer  les  chaussures,  les 
vêtements  et  bien  d'autres  objets  usuels  pour  les  emporter  en 
Allemagne  à  bord  de  leurs  navires.  Une  vive  échauffourée  se 
produisait  dans  le  port  d'Helsingfors  entre  des  douaniers  et  les 
marins  d'un  navire  de  guerre  allemand,  qui  voulaient  embar- 
quer une  grande  quantité  de  marchandises.  D'après  ces  indices, 
un  revirement  semblait  donc  devoir  se  produire  et  le  ministre 
de  la  Guerre  finlandais  ordonnait  que  la  langue  finnoise  soit 
dorénavant  employée  comme  langue  officielle  pour  les  com- 
mandements d'armée. 

Néanmoins,  une  délégation,  nommée  par  le  gouvernement 
de  M.  Svinhufvud,  composée  du  sénateur  Talas,  des  anciens 
sénateurs  Frey  et  Nevanlinna,  et  du  baron  von  Bonsdorff,  était 
partie  pour  Berlin,  oii  elle  était  arrivée  le  28  août,  afin  de 
prendre  part  aux  délibérations  relatives  au  choix  d'un  candidat 


(i)  a3  Août   1918 


FINLANDE  2O0 

allemand  au  tronc  de  Finlande.  Après  l'annonce  de  la  candi- 
dature d'un  prince  de  Hohenzollern,  le  prince  Oscar,  puis  de 
son  renoncement  au  trône  de  Finlande;  de  celle  du  duc  Adol- 
phe-Frédéric de  Mecklembourg,  le  bruit  courait  qu'il  était 
maintenant  question  d'un  prince  de  Hesse,  du  prince  Frédéric- 
Charles  de  Hesse,  né  en  1868,  qui  avait  épousé,  en  iSgS,  la 
princesse  Marguerite  de  Prusse,  sœur  de  Guillaume  II.  Le 
prince  Frédéric-Charles,  qui  est  général  prussien,  chef  du 
i^''  régiment  d'infanterie,  et  a  quatre  fils,  dont  l'aîné  est 
aujourd'hui  âgé  de  vingt-deux  ans,  est  le  frère  cadet  du  land- 
grave Alexandre-Frédéric  de  Hesse,  chef  de  la  ligne  de  l'an- 
cienne Hesse  électorale  (Hesse-Cassel),  un  des  petits  trônes  indé- 
pendants d'Allemagne  que  la  Prusse  a  renversés  en  1866,  après 
Sadowa,  pour  s'annexer  leurs  sujets. 

Le  parti  monarchiste  se  montrait  consterné  du  refus  du  duc 
Adolphe-Frédéric  de  Mecklembourg-Schwerin,  et  les  journaux 
monarchistes,  qui  se  livraient  à  de  nombreux  commentaires, 
croyaient  devoir  l'attribuer  à  des  intrigues  de  personnes  dont 
la  responsabilité  n'était  pas  engagée  en  la  circonstance,  à  moins 
que  ce  ne  soit  au  manque  d'habileté  des  membres  de  la  dépu- 
tation  chargés  d'offrir  le  trône  au  duc.  En  réalité,  il  semblait 
que  ce  dernier  avait  refusé  l'offre  qui  lui  était  faite  d'abord 
parce  que  les  partisans  de  la  monarchie  en  Finlande  étaient 
une  minorité,  qu'il  devait  savoir  mieux  que  personne  à  la  solde 
de  l'Allemagne,  et,  en  second  lieu,  que  la  Constitution  finlan- 
daise limiterait  rigoureusement  ses  pouvoirs. 

Le  Lokal-Anzeiger  du  2/i  août,  qui  faisait  connaître  que  le 
duc  Adolphe-Frédéric  de  Mecklembourg  avait  été  <(  proposé  » 
aux  Finlandais  par  un  souverain  auquel  il  croyait  devoir  recon- 
naître un  sens  politique  très  avisé,  déplorait  que  certaines 
influences  aient  amené  l'échec  de  cette  candidature.  Ce  journal 
faisait  tardivement  remarquer,  à  ce  propos,  que  l'Empereur 
s'était  opposé  à  ce  que  le  nom  du  prince  Oscar  de  Prusse  fut  mis 
en  avant.  Il  ajoutait  que  le  Prince  Frédéric-Guillaume  de  Prusse, 
fils  de  l'ancien  régent  de  Brunswick,  et  le  prince  Albert  de 
Prusse  n'avaient  pas  montré  de  goût  pour  le  trône  de  Finlande 
et  faisait  allusion,  en  terminant,  à  une  nouvelle  candidature, 
sans  désigner  autrement  la  personnalité  qu'il  visait. 

VHufvudstadsbladet  d'Helsingfors  se  faisait  également  l'écho 
du  soi-disant   désappointement  des   Finlandais  à   la   suite    du 


2o6  l'allemagnk  et  le  baltikum 

refus  du  duc  Adolphe-Frédéric  de  Mecklembourg  d'accepter  le 
trône  qui  lui  était  offert  et  déclarait  avoir  la  preuve  que  «  des 
intrigues  avaient  été  ourdies  par  des  milieux  irresponsables  » 
contre  cette  candidature. 

Par  contre,  la  Gazette  de  Voss  confirmait  que  le  parti  répu- 
blicain s'était  opposé  à  l'élection  du  duc  de  Mecklembourg 
comme  roi  de  Finlande  et  avait  menacé  le  Sénat  de  recourir  à 
une  opposition  révolutionnaire  s'il  persistait  à  vouloir  imposer 
ce  prince.  D'ailleurs,  un  certain  nombre  d'hommes  politiques 
linlandais  s'étaient  joints  aux  républicains  afin  de  faire  échee 
à  cette  candidature,  pour  la  raison  qu'  «  étant  partisans  d'une 
monarchie  constitutionnelle,  ils  ne  pouvaient  admettre  l'éléva- 
tion au  trône  de  Finlande  d'un  prince  appartenant  à  la  famille 
la  plus  réactionnaire  du  monde  »,  Les  grands-duchés  de 
Mecklembourg-Schwerin  et  de  Mecklembourg-Strelitz  sont,  en 
effet,  des  monarchies  absolues  où  toute  tentative  de  faire  abou- 
tir un  régime  constitutionnel  a  échoué  par  la  résistance  de  la 
noblesse  de  ces  deux  Etats. 

Tout  au  commencement  de  septembre,  on  annonçait  que  le 
régent  de  Finlande,  M.  Svinhufvud,  s'était  rendu  incognito 
€n  mission  spéciale  à  Berlin  pour  régler  définitivement  la  ques- 
tion des  candidats  au  trône  de  Finlande.  Le  ii  septembre,  on 
apprenait  que  le  prince  de  Saxe  était  en  Finlande. 

A  la  même  date,  une  note  officieuse  du  Bureau  d'informa- 
tion finlandais,  Finska  Notisbyran,  faisait  savoir  que  le  prince 
Frédéric-Charles  de  Hesse  avait  déclaré  accepter  la  couronne 
de  Finlande  et  que  la  Diète  finlandaise  se  réunirait  le  26  sep- 
tembre. Déjà,  le  25  août,  le  Lokal-Anzeiger  avait  annoncé  que 
la  Diète  se  réunirait  à  la  mi-septembre  et  fixerait  la  date  de 
l'élection  du  monarque. 

En  même  temps  qu'il  faisait  connaître  que  le  professeur 
Holma  avait  été  envoyé  d'Helsingfors  à  Darmstadt  pour  ensei- 
gner la  langue  finlandaise  au  prince  Frédéric-Charles  de  Hesse, 
le  Vorvœrts  publiait  une  protestation  finlandaise  contre  l'avè- 
nement au  trône  de  ce  prince,  prétendant  que  l'agitation 
monarchiste  en  Finlande  avait  été  créée  par  l'état-major  alle- 
mand et  se  terminant  par  une  déclaration  oii  il  était  dit  que  les 
Finlandais  ne  pouvaient  reconnaître  ce  dernier  comme  leur  roi 
et  en  appelaient  à  la  souveraineté  nationale.  Ce  journal  écri- 
vait, au  sujet  de  la  candidature  de  ce  prince  : 


FINLANDE  2O7 

Le  beau-frère  de  l'Empereur  n'a  pas  pu  avoir  le  temps  de  se  rendre  compte 
de  la  chose  hasardeuse  qu'il  entreprend  :  s'il  devient  roi  de  Finlande,  ce  sera 
contre  la  volonté  du  peuple  finlandais.  Nous  ne  pouvons  que  répéter  que 
toute  prolongation  de  la  guerre  pour  des  visées  dynastiques  est  des  plus 
impopulaires,  et  que  le  peuple  n'est  nullement  disposé  à  verser  une  seule 
goutte  de  sang  allemand  pour  la  splendeur  royale. 

Le  2  2  septembre,  la  Frankfurter  Volkstimme  annonçait  que 
le  prince  Frédéric-Charles  de  Hesse  avait  été  prié  par  le  grand 
quartier  général  de  laisser  en  suspens  la  question  du  trône 
finlandais  et  de  consentir  à  n'accepter  que  la  fonction  d'admi- 
nistrateur du  royaume  pour  cinq  ans,  sans  faire  connaître  la 
réponse  de  ce  dernier. 

Néanmoins,  à  Helsingfors,  les  monarchistes  continuaient 
d'affirmer  que,  le  26  septembre,  la  Diète  finlandaise  élirait  à 
une  grande  majorité  le  prince  Frédéric-Charles  de  Hesse.  Une 
note  officieuse  de  la  Gazette  de  Cologne  laissait  toutefois  enten- 
dre qu'il  était  possible,  au  moment  où  le  Gouvernement  alle- 
mand cherchait  un  rapprochement  avec  les  socialistes  et  à 
constituer  un  Cabinet  de  concentration,  que  la  candidature 
du  prince  de  Hesse  fut  retirée  à  la  dernière  heure. 

En  effet,  on  apprenait  que  la  Diète  s'était  bien  réunie  le 
vendredi  27,  pour  résoudre  la  question  constitutionnelle,  mais 
que  l'élection  du  prince  de  Hesse,  qui  avait  été  annoncée 
comme  certaine  la  semaine  dernière,  devenait  problématique 
et  que  la  session  durerait  environ  une  semaine.  L'avance  des 
Alliés  à  l'Est  ne  raffermissait  sans  doute  pas  la  confiance  des 
Finlandais  dans  la  force  allemande,  et  la  défaite  des  Turcs  et 
des  Bulgares  leur  révélait  le  danger  qu'il  y  avait  pour  les  petites 
nations  à  lier  leur  sort  à  celui  de  l'Empire  allemand. 

D'autre  part,  le  congrès  des  socialistes  rouges  finnois,  réuni 
à  Moscou,  décidait,  bien  que  ce  projet  parut  difficile  à  mettre 
à  exécution,  que  le  prolétariat  devait  accaparer  le  pouvoir  si 
on  voulait  éviter  l'institution  d'une  dictature  révolutionnaire 
comme  celle  existant  en  Russie,  et  qu'il  y  avait  lieu  de  com- 
mencer de  suite  à  créer  l'agitation  nécessaire  et  à  faire  des 
préparatifs  énergiques  en  vue  d'une  nouvelle  révolution  en 
Finlande, 

L'opposition  rencontrée  par  l'action  que  les  Alliés  étaient 
amenés  à  entreprendre  sur  la  côte  moi^rmane  achevait  de 
révéler  l'orientation  de  la  politique  suivie  par  le  gouvernement 


208 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


de  M.  Svinhufvud  et  combien  l'influence  allemande  était  puis- 
sante auprès  de  lui.  Toutefois,  ce  qui  semble  bien  invraisem- 
blable, les  Finlandais  soutenaient,  pour  leur  défense,  qu'ils 
avaient  cru  au  début  que  cette  action  était  dirigée  contre  eux  et 
menaçait  leurs  intérêts. 

Selon  une  dépêche  de  Stockholm  au  Times,  en  date  du 
26  août,  M,  Sario,  qui,  après  avoir  été  attaché  au  service  de  la 
propagande  en  Allemagne,  était  devenu  sous-secrétaire  d'Etat 
aux  Affaires  étrangères  de  Finlande  lors  de  l'arrangement 
conclu  entre  la  Finlande  et  l'Allemagne,  et  qui,  depuis,  était 
ministre  sans  portefeuille,  déclarait  à  un  représentant  de  la 
presse,  au  sujet  de  l'initiative  prise  par  les  Alliés  à  Mourmansk, 
que  le  Gouvernement  finlandais  comptait  sur  l'appui  de  l'Alle- 
magne. Il  disait  notamment  : 

La  Finlande  observe  avec  une  extrême  attention  le  moutement  des  troupes 
anglaises  dans  la  Carélie  septentrionale  et  orientale.  Le  Gouvernement  finlan- 
dais a  résolu  de  réorganiser  l'armée  finlandaise  promptement.  Nous  venons 
d'appeler  sous  les  armes  les  classes  1896,  1896  et  1894.  La  Finlande  n'admet- 
tra pas  de  se  soumettre  aux  conditions  posées  par  l'Entente;  nous  ne  change- 
xons  pas  de  politique  à  l'égard  de  l'Allemagne.  Notre  attitude  dépendra  de 
celle  de  l'Angleterre,  Nous  pouvons,  de  toute  façon,  compter  sur  l'appui  de 
l'Empire  allemand. 

La  presse  finlandaise  n'accueillait  cependant  pas  unanime- 
ment ces  déclarations  d'une  façon  favorable.  Du  reste,  en 
réponse  à  la  protestation  du  Gouvernement  finlandais  auprès 
des  délégations  des  puissances  occidentales  à  Stockholm  contre 
la  violation  de  neutralité  commise  vers  Kuolajœrvi,  le  consul 
anglais  donnait  connaissance  d'une  déclaration  de  son  gouver- 
nement d'après  laquelle  les  troupes  commandées  par  des  chefs 
alliés  n'avaient  jamais  cherché  à  traverser  la  frontière  finlan- 
daise ni  effectué  aucune  attaque  contre  la  Finlande,  et  ces  chefs 
militaires  avaient  reçu  l'ordre  catégorique  d'éviter  de  violer  la 
frontière  de  Finlande. 

Peu  après,  à  la  suite  des  échecs  subis  en  France  par  l'Alle- 
magne et  de  la  crise  de  ses  effectifs,  la  légation  allemande  à 
Helsingfors,  suivant  les  instructions  de  son  gouvernement, 
remettait  au  Gouvernement  finlandais  une  déclaration  l'infor- 
mant que  les  troupes  allemandes,  afin  d'épargner  à  la  Finlande 
et  à  la  Suède  d'être  impliquées  dans  des  complications  de 
guerre,  ne  pénétreraient  pas  en  Carélie  orientale,  si  l'Angle- 


FIMLANDE  2O9 

terre  et  les  autres  puissances  de  l'Entente  s'engageaient  expres- 
sément à  évacuer  la  Garélie  et  la  côte  mourmane,  et  à  en  retirer 
leurs  troupes  dans  un  délai  qui  était  à  fixer. 

Les  éditoriaux  du  Hufvudstadsbladet  et  du  Helsingen  Sano- 
mat  constataient  que  les  assurances  données  par  l'Allemagne 
au  Gouvernement  des  Soviets  contre  toute  attaque  de  la 
Finlande  pendant  les  opérations  russes  contre  l'Entente  et 
contre  un  nouveau  démembrement  de  la  Russie,  enchaînaient 
la  liberté  d'action  de  la  Finlande. 

Il  était  assez  curieux,  et  cela  était  bien  dans  sa  manière,  de 
voir  l'Allemagne,  dont  les  forces  en  Finlande  devaient  atteindre 
55.000  hommes  et  n'étaient  que  de  i3.ooo  tout  au  plus,  dans 
l'impossibilité  où  elle  se  trouvait  d'envahir  la  Carélie,  chercher 
par  des  moyens  détournés  et  sous  conditions  à  inviter  les  Alliés 
à  évacuer  cette  région. 

Certaines  informations  révélaient,  du  reste,  que  l'Allemagne, 
à  la  suite  de  son  intervention,  déployait  en  Finlande  une 
grande  activité  tant  au  point  de  vue  économique  qu'au  point 
de  vue  moral,  soit  par  la  reprise  d'affaires  anciennes,  soit  par 
la  création  de  nouvelles.  Une  société,  qui  comptait  les  Krupp, 
d'Essen,  et  la  ((  Finlande  Industrikontor  »  parmi  ses  action- 
naires, se  formait  pour  la  recherche  des  gisements  de  minerai 
en  Finlande.  Un  peu  plus  tard,  une  autre  information  faisait 
connaître  que  Krupp  avait  également  constitué  en  Finlande 
une  société,  au  capital  de  2  millions  de  mark,  pour  l'exploita- 
tion des  mines  de  Jussaro  et  s'était  intéressé  à  la  société  «  Fin- 
lande-Malmundersnocking  »  au  capital  de  2  millions  de  mark, 
dont  le  but  est  l'exploitation  des  minerais  de  fer  déjà  connus  et 
la  recherche  de  nouveaux  gisements  qui  puissent  concurrencer 
le  minerai  suédois.  Bien  que  l'Allemagne  ait  déjà  pris  de 
nombreuses  parts  dans  lis  entreprises  suédoises,  dans  la  crainte 
que  la  Suède  ne  modifiât  l'orientation  de  sa  politique,  elle 
cherchait  à  mettre  la  main  sur  les  minerais  finlandais.  Une 
compagnie  allemande  achetait  un  théâtre  finlandais  et  des 
négociations  étaient  engagées  pour  l'acquisition  d'autres  éta- 
blissements en  vue  de  servir  à  la  propagande  allemande.  Enfin, 
vers  la  fin  de  septembre,  on  annonçait  d'Helsingfors  (i) 
que  plusieurs  personnalités  politiques,  notamment  le  régent 


(i)  Le   Temps,   27  septembre   1918. 

U 


2IO  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

Svinhufvud,  le  Gouvernement  de  la  province  d'Helsingfors  et 
le  recteur  de  l'Université  venaient  de  fonder  une  société  fin- 
lando-germanique  en  vue  de  «  fortifier  les  liens  moraux  et  poli- 
tiques unissant  la  Finlande  à  l'Allemagne  »,  et  que  M.  Svin- 
hufvud et  M.  Brueck,  plénipotentiaire  allemand,  en  avaient 
accepté  la  présidence  d'honneur. 

Jusqu'alors,  tout  le  trafic  des  voyageurs  et  des  marchandises, 
ainsi  que  le  service  postal  entre  la  Finlande  et  l'Europe  cen- 
trale et  occidentale,  qui  n'empruntait  pas  les  lignes  de  navi- 
gation desservant  Stettin,  Lubeck,  Copenhague  et  Hull  était 
acheminé  à  travers  la  Suède  par  la  grande  ligne  ferrée  qui  la 
traverse  du  nord  au  sud.  Des  services  réguliers  de  vapeurs 
amenaient  les  voyageurs  et  les  sacs  de  dépêches  à  Stockholm, 
d'oii  ils  étaient  ensuite  dirigés  vers  le  Danemark  et  l'Allemagne. 
Il  était  même  question,  selon  un  récent  projet  finlandais,  d'éta- 
blir après  la  guerre  un  service  de  bacs  transbordeurs  entre  les 
deux  rives  du  golfe  de  Bothnie,  passant  à  travers  l'archipel 
Aland  et  aboutissant  à  Abo,  tandis  que  le  trafic  suédois  tendait 
plutôt  à  emprunter  la  voie  Riga  ou  Baltish-Port.  D'autre  part, 
de  nombreux  navires  suédois  allaient  prendre  les  produits  de 
l'ancien  grand-duché  de  Finlande  pour  les  transporter  dans  les 
ports  étrangers  ou  rapporter  de  ces  derniers  les  marchandises 
qui  y  étaient  importées.  Or,  on  apprenait,  dans  le  courant  de 
1918,  que  l'Allemagne  cherchait  à  détourner  tout  le  trafic 
finlandais  avec  l'étranger  par  la  côte  orientale  de  la  Baltique 
et  à  le  faire  passer  par  l'Estonie  et  la  Livonie,  qu'elle  détenait, 
afin  de  l'accaparer.  Le  Tidens  Tegn,  de  Christiania,  annonçait 
qu'un  service  de  bacs  transbordeurs  allait  prochainement  fonc- 
tionner entre  Helsingfors  et  Reval,  en  sorte  que  les  convois 
pourraient  directement  passer  du  réseau  finlandais  sur  celui 
de  la  rive  sud  du  golfe  de  Finlande,  jans  rompre  charge,  et 
continuer  jusqu'à  la  frontière  allemande  par  Dorpat,  Riga, 
Dwinsk.  Deux  lignes  allemandes  de  navigation,  dont  l'une  par- 
tait de  Lubeck  et  l'autre  de  Stettin,  étaient  mises,  en  même 
temps,  en  exploitation  pour  desservir  toute  la  côte  de  la  Bal- 
tique jusqu'à  Reval  en  plus  de  la  ligne  finlandaise  d'Helsing- 
fors à  Stettin.  D'un  autre  côté,  d'après  Nationaltidende  (i),  la 
direction  des  chemins  de  fer  suédois  faisait  connaître  qu'elle 


(i)  22  Juillet   1918. 


FINLAINDE  2  I  1 

avait  examiné  la  création  d'une  voie  ferrée  Berlin-Helsingfors, 
via  Reval,  dont  le  parcours  s'effectuerait  en  trente  heures,  et 
que  des  négociations  avec  les  autorités  allernandes,  qui  se  mon- 
traient favorables  à  ce  projet  par  suite  du  raccourcissement 
très  notable  du  voyage  qu'il  réalisait,  étaient  en  cours  à  Berlin. 
En  dehors  de  l'amélioration  indiscutable  qu'elle  apporterait 
aux  relations  actuelles,  il  est  certain  que  la  création  de  cette 
ligne  ne  pouvait  que  servir  les  plans  pangermanistes.  M.  Sario, 
dans  son  livre  Die  ISordische  Bruche  (Le  Pont  du  Nord),  ne 
s'appliquait-il  pas  à  démontrer  que  la  Finlande  devait  devenir 
le  lien  de  l'entente  entre  la  Scandinavie  et  une  Allemagne  qui 
devait  s'étendre  de  la  Méditerranée  à  l'océan  Arctique.  Tout  en 
tenant  compte  de  la  part  d'exagération  propre  à  toutes  les  vues 
de  ce  genre  qui  ont  été  émises  du  côté  allemand,  il  n'en  est  pas 
moins  évident  que  l'Allemagne,  par  sa  situation,  se  trouve 
favorisée  de  ce  côté  et  qu'elle  peut  légitimement  retirer  de 
grands  avantages  de  l'établissement  prochain  de  ces  relations 
rapides. 

Ces  faits,  en  montrant  à  la  Suède  la  mauvaise  orientation  de 
sa  politique,  devait  lui  faire  regretter  certaines  de  ses  complai- 
sances pour  l'Allemagne,  dont  quelques-unes,  comme  celles 
•relatives  à  l'affaire  Luxburg,  ne  furent  ni  à  son  honneur  ni  à 
soiî  profit,  et  lui  faire  voir  avec  quelle  âpreté  l'Allemagne 
entendait  poursuivre  la  réalisation  de  ses  plans  pangermanistes 
sans  même  savoir  gré  au  Cabinet  de  Stockholm  des  services 
que  celui-ci  avait  pu  lui  rendre  à  certains  moments. 

Les  nations  Scandinaves  n'avaient  pas  été  toutefois  sans  se 
rendre  compte  du  danger  que  les  plans  allemands  en  Finlande 
présentaient  pour  leurs  propres  intérêts.  Dès  le  début  de  mars 
1918,  les  Danois,  Suédois  et  Norvégiens  se  mettaient  d'accord 
pour  envoyer  en  Finlande  une  commission  chargée  d'étudier 
l'état  économique  du  pays,  et  cette  commission,  comprenant 
six  membres,  soit  deux  députés  délégués  par  chacun  des  trois 
gouvernements,  devait  vraisemblablement  avoir  une  mission 
jbolitique  et  devait  se  proposer  de  rechercher  les  moyens  de 
faire  rentrer  la  Finlande  dans  la  sphère  d'action  du  groupe  des 
Etats  Scandinaves,  dont  elle  se  trouve  appelée  à  faire  partie 
par  sa  situation  géographique,  ses  intérêts  économiques  et  ses 
affinités. 

Plus  récemment,  M,  Petren,  ministre  suédois,  r!ans  le  dis- 


212  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

cours  qu'il  prononçait,  le  dimanche  8  septembre  1918,  à  la 
réunion  du  parti  libéral  à  Esloef,  en  Suède  méridionale,  après 
avoir  fait  l'exposé  du  travail  accompli  par  le  Cabinet  suédois 
pendant  sa  première  année  d'existence  et,  à  propos  de  la  ques- 
tion de  l'intervention  de  la  Finlande,  constaté  qu'en  dépit  des 
protestations  de  ses  adversaires  politiques  le  gouvernement  avait 
persisté  dans  l'attitude  qu'il  avait  prise  d'accord  avec  la  majo- 
rité de  la  nation,  déclarait  avoir  confiance  que  l'animosité  qui 
se  manifestait  en  Finlande  contre  la  Suède  disparaîtrait  quand 
on  se  serait  rendu  compte  que  l'attitude  de  la  Suède  est  justifiée 
et  que  de  bonnes  relations  seront  de  nouveau  établies  entre  les 
deux  pays. 

D'autre  part,  selon  des  informations  données  par  la  presse 
suédoise  à  la  fin  d'août,  le  Gouvernement  finlandais  aurait 
récemment  sondé  l'opinion  estonienne  en  vue  d'amener  un 
rapprochement  entre  l'Estonie  et  la  Finlande,  et  de  déterminer 
une  union.  Sans  doute,  il  était  probable  que  derrière  cette  ini- 
tiative se  dissimulait  une  manœuvre  allemande,  comme  on  l'a 
aussitôt  soupçonné,  car  l'Allemagne  s'étant  toujours  heurtée 
dans  ses  projets  d'annexion  à  la  presque  unanimité  de  l'opinion 
estonienne,  elle  cherchait  à  atteindre  ses  buts  par  des  voies 
détournées.  Dans  l'état  où  étaient  les  choses  quand  cette  sug- 
gestion était  faite,  une  union  fmlando-estonienne  aurait  eu,  en 
effet,  pour  conséquence  de  mettre  l'Estonie  dans  le  même  état 
de  vassalité  que  la  Finlande  à  l'égard  de  l'Allemagne.  Mais, 
étant  mal  informés  de  l'état  de  l'opinion  de  ces  pays,  il  nous 
est  difficile  de  juger  des  mobiles  véritables  qui  ont  déterminé 
ces  démarches,  et  il  ne  serait  pas  invraisemblable  qu'une  partie 
de  la  Finlande,  à  mesure  que  se  développaient  les  événements, 
se  soit  rendu  compte  en  partie  de  la  situation  désastreuse  à 
laquelle  sa  politique  risquait  de  la  mener  en  ce  qui  concerne  le 
problème  de  la  Baltique.  Cette  démarche  pouvait  donc  être  à 
double  face.  Aussi,  très  justement,  M.  Virgo,  membre  du  Gou- 
vernement provisoire  estonien,  faisait  à  ce  sujet,  dans  le 
Dagens  Nyheter,  la  déclaration  suivante  : 

Ce  projet  d'union  avec  la  Finlande  ne  pourrait  être  pris  en  considération 
par  les  Estoniens  que  le  jour  où  la  Finlande  serait  un  Etat  réellement  libre 
et  indépendant,  et  non  plus  un  simple  pays  vassal  de  l'Allemagne. 

Le   Gouvernement  finlandais   croyait,   de   son   côté,   devoir 


FINLANDE  2lS 

démentir  les  informations  précédentes;  mais,  de  part  et  d'autre, 
tout  en  restant  sur  les  positions  prises,  on  semblait  ne  point 
exclure  l'idée  d'un  tel  rapprochement  et  en  méconnaître 
l'intérêt. 

M.  von  Hintze,  sous-secrétaire  d'Etat  aux  Affaires  étrangères, 
dans  le  discours  qu'il  prononçait  le  25  septembre  1918  devant 
la  grande  commission  du  Reichstag,  en  résumant  à  sa  manière 
la  politique  adoptée  par  la  Finlande,  et  tout  en  s'efforçant  à 
cette  occasion  de  dégager  la  responsabilité  de  la  famille  impé- 
riale, ne  dissimulait  pas  l'appui  que  l'Allemagne  lui  avait 
accordé  et  l'approbation  qu'elle  donnait  aux  décisions  prises 
par  le  gouvernement  de  M.  Svinhufvud,  touchant  l'établisse- 
ment du  régime  monarchique  : 

Dans  le  nord,  l'un  des  Etats  qui  ont  suscité  plus  spécialement  notre  intérêt 
la  Finlande,  fait  les  premiers  pas  pour  se  consolider  au  point  de  vue  poli- 
tique. Déjà  au  mois  de  mai  de  cette  année,  le  général  Mannerheim  a  déclaré 
à  Helsingfors  que,  pour  la  Finlande,  l'établissement  de  la  monarchie  était  le 
fondement  de  sa  prospérité.  La  constitution  finlandaise  prévoit  la  Finlande 
comme  Etat  monarchique.  L'administrateur  d'Etat  Svinhufvud  a  déclaré, 
vers  la  fin  du  mois  de  mai  :  Le  seul  chemin  pour  assurer  l'indépendance  et 
la  liberté  de  la  Finlande  est  une  monarchie  constitutionnelle  établie  au-dessus 
de  toutes  les  divergences  de  partis.  J'insiste  particulièrement  là-dessus  pour 
montrer  quelles  bases  possède  la  monarchie  finlandaise,  parce  que  nous 
prévoyons  l'objection  d'après  laquelle  nous  nous  serions  efforcés  de  pousser 
la  Finlande  au  régime  monarchique.  Cela  n'est  pas  le  cas. 

Par  la  suite,  le  Gouvernement  finlandais  s'est  tourné  vers  l'Allemagne  en 
demandant  un  prince  de  la  Maison  royale  ou  un  des  fils  de  l'Empereur 
comme  monarque.  Pour  des  raisons  diverses,  l'Empereur  n'a  pas  cru  devoir 
donner  suite  à  cette  demande.  On  dit  alors  au  Gouvernement  finlandais  que 
la  question  de  la  forme  d'Etat  était  une  affaire  propre  du  Gouvernement 
finlandais.  Sur  la  base  de  la  constitution  de  1772,  de  nouvelles  mesures  ont 
été  prises  par  le  Gouvernement,  qui  tendaient  à  donner  à  la  Finlande  la 
forme  étatiste  qui  lui  avait  été  promise.  Sur  le  désir  du  Gouvernement 
finlandais,  nous  avons  fait  déclarer  par  notre  ministre  à  Helsingfors  que 
toute  immixtion  dans  la  question  constitutionnelle  était  exclue  pour  nous, 
mais  que,  néanmoins,  l'Allemagne  saluerait  avec  sympathie  le  maintien  de 
la.  constitution  monarchiste  constitutionnelle  en  Finlande. 

Aussi,  comme  on  pouvait  le  prévoir  d'après  les  négociations 
engagées  et  l'orientation  donnée  par  le  Sénat  à  la  politique 
finlandaise,  le  10  octobre,  après  une  séance  secrète  qui  dura 
depuis  une  heure  de  l'après-midi  jusqu'à  neuf  heures  du  soir, 
avec  quelques  interruptions,  la  Diète,  se  basant  sur  l'article  38 
de  la  Constitution  de  1772,  procédait  à  l'élection  du  roi  et  dési- 


2i4  l'allemagne  et  le  baltikum 

gnait  le  prince  Frédéric-Charles  de  Hesse.  Les  députés  devant 
exprimer  leur  vote  en  s€  levant  de  leur  siège,  les  agrariens 
€t  quelques  républicains  peu  nombreux  manifestèrent  leur 
volonté  de  ne  pas  prendre  part  à  cette  élection  en  restant  assis. 

A  la  suite  de  cette  séance,  le  prince  Frédéric-Charles  de  Hesse 
était,  par  conséquent,  élu  roi  de  Finlande,  la  succession  au 
trône  était  assurée  à  ses  descendants  et  la  présidence  de  la 
Diète  était  chargée  de  prendre  les  dispositions  nécessaires  pour 
l'exécution  de  cette  décision. 

Les  socialistes  finlandais  réfugiés  en  Suède  tenaient,  le  soir 
même,  une  importante  réunion  et  celle-ci  était  unanime  à 
-déclarer  que  la  décision  prise  par  la  Diète  était  opposée  à  la 
volonté  du  peuple  et  ne  représentait  qu'une  solution  éphémère. 
Ils  affirmaient  que  la  Finlande  était  un  pays  foncièrement  répu- 
blicain, que  la  volonté  de  son  peuple  était  de  le  rester,  et 
l'ordre  du  jour  voté  par  cette  réunion  disait  :  «  Ce  n'est  que 
grâce  à  l'appui  prêté  par  l'Allemagne  aux  miliciens  de  la  garde 
blanche,  qui  représentent  la  minorité  bourgeoise  des  villes, 
qu'on  a  pu  lui  imposer  un  roi  ». 

Toutefois,  la  Gazette  de  l'Allemagne  du  Nord  croyait  devoir 
faire  remarquer  à  propos  de  l'attribution  de  la  couronne  de 
Finlande  au  prince  de  Hesse  que  le  Gouvernement  allemand 
n'avait  exercé  aucune  action  sur  la  Diète  de  Finlande,  ni  quant 
au  choix  du  titulaire  ni  quant  à  la  date  de  l'élection. 

En  tous  cas  l'heure  était  bien  mal  choisie  et  la  décision  prise 
par  le  Gouvernement  finlandais  qui,  dans  cette  circonstance 
comme  dans  celles  qui  l'avaient  précédée,  était  ou  mal  infor- 
mé ou  bien  complètement  aveuglé  par  les  influences  alleman- 
des, ne  faisait,  au  moment  oij  l'Allemagne  était  battue  par  les 
Alliés  et  demandait  la  paix,  que  rendre  plus  désastreuse,  en  la 
confirmant,  l'erreur  qu'il  avait  commise. 

En  effet,  à  la  suite  du  vote  émis  par  la  Diète  finlandaise 
régulièrement  constituée,  l'indépendance  de  la  Finlande  avait 
été  d'abord  reconnue,  parmi  les  nations  alliées  ou  neutres,  par 
la  France  de  jure  et  de  facto,  par  l'Angleterre  de  facto  avec 
promesse  de  le  faire  de  jure,  par  la  Suède,  la  Norvège,  le  Dane- 
mark, l'Espagne,  la  Suisse  et  la  Hollande;  aussi,  quels  qu'aient 
-été  les  griefs  de  la  Finlande  contre  la  Russie,  on  comprenait 
mal  l'attitude  qu'elle  conservait  à  l'égard  des  nations  de  l'En- 
tente et  la  sympathie  sans  réserve  qu'elle  continuait  de  mon- 


FINLANDE  2l5 

trer  à  l'Allemagne.  Mais  depuis,  par  des  mesures  prises  d'une 
façon  illégale,  bien  que  le  Gouvernement  finlandais  ait  pré- 
tendu les  justifier,  et  qui  constituaient  un  véritable  coup  d'Etat, 
la  substitution  du  maintien  de  la  monarchie  à  la  république 
avait  été  décidée  contrairement  à  la  légalité,  et  un  prince  alle- 
mand avait  été  appelé,  au  mépris  du  droit  et  des  intérêts  fin- 
landais, à  monter  sur  le  trône  du  royaume  finlandais.  Il  deve- 
nait donc  impossible  aux  pays  qui  avaient  reconnu  l'indépen- 
dance de  la  Finlande  de  consacrer  une  pareille  situation  par 
l'établissement  de  relations  diplomatiques  officielles  avec  le 
gouvernement  d'Helsingfors,  et  ils  ne  pouvaient,  en  aucun  cas, 
consentir  à  reconnaître  une  monarchie  se  donnant  pour  souve- 
rain un  prince  originaire  d'un  Etat  avec  lequel  elles  étaient 
en  guerre.  Devant  ces  faits,  le  Gouvernement  français  se 
croyait  dans  l'obligation  de  rompre  ses  relations  avec  la  Fin- 
lande le  i5  novembre  1918  et  de  ne  laisser  à  Helsingf ors  qu'un 
agent  dont  les  fonctions  avaient  toujours  été  et  restaient  d'ordre 
consulaire,  et  qui  avait  seulement  pour  mission  d'assurer  la 
protection  de  ses  nationaux  et  la  défense  de  leurs  intérêts. 
■  Le  Gouvernement  finlandais  n'était  pas,  du  reste,  sans 
s'apercevoir  des  difficultés  devant  lesquelles  il  se  trouvait  placé 
du  fait  de  la  politique  qu'il  avait  adoptée,  et  la  situation  géné- 
rale devenait  en  Finlande  très  incertaine. 

Après  la  capitulation  de  la  Bulgarie  et  les  événements  mili- 
taires du  front  occidental,  l'opinion  publique  finlandaise  com- 
mençait à  se  rendre  compte  du  danger  de  la  politique  où  s'était 
engagé  le  Sénat,  et  un  revirement  s'y  faisait  sentir.  Sans  doute, 
les  organes  officiels  persistaient  dans  leur  attitude  germano- 
phile et,  —  ce  qu'il  importe  de  noter  et  confirme  ce  que  nous 
avons  laissé  entendre  au  sujet  de  la  part  d'influence  qui  restera 
malgré  tout  dévolue  à  l'Allemagne  dans  ces  pays,  par  suite  de 
sa  situation  géographique  et  de  ses  rapports  commerciaux,  — 
VTJ'Uvudstadsbladet  déclarait  qu'aucun  changement  dans  la 
situation  allemande  ne  pouvait  modifier  l'orientation  de  la 
politique  de  la  Finlande,  puisque  l'Allemagne  resterait  quand 
même,  après  la  guerre,  la  plus  forte  puissance  baltique  et 
<iu'elle  devait,  par  conséquent,  cultiver  son  amitié.  Mais  le 
parti  agrarien  accentuait  son  opposition  au  gouvernement  et 
un  nouveau  courant  d'opinion  se  faisait  sentir,  qui  soutenait 
qu'il  fallait  chercher  en  Suède  un  appui  capable  de  remplacer 


2l6 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


celui  que  le  gouvernement  avait  demandé  à  l'Allemagne,  et  il 
est  certain  que  cette  politique  était  celle  que  la  Finlande  aurait 
toujours  dû  suivre. 

Les  Nya  Dagligt  Allenhanda  du  i/i  octobre  annonçaient  que 
les  troupes  allemandes  étaient  en  train  d'évacuer  la  Finlande 
et,  d'autre  part,  que  le  Gouvernement  finlandais  avait  appelé  à 
Helsingfors  le  général  Mannerheim  qui,  comme  on  le  sait,  se 
trouvait  en  disponibilité,  sans  laisser  entendre  si  c'était  pour 
lui  confier  une  mission  politique  ou  militaire. 

En  tous  cas,  il  semblait  douteux  que  le  prince  de  Hesse  se 
rendît  à  Helsingfors  et  on  lisait  dans  la  Gazette  de  l'Allemagne 
du  Nord  : 

A  l'occasion  d'une  visite  à  Berlin,  Frédéric-Charles  de  Hesse  a  déclaré,  il 
y  a  quelques  jours,  qu'il  n'accepterait  en  aucun  cas  immédiatement  la 
couronne  de  Finlande,  mais  que  «a  décision  dépendait  de  la  marche  des 
événements.  L'accession  au  trône  ne  pourrait  avoir  lieu  au  plus  tôt  que  dans 
deux  ans.  Un  gouvernement  intérimaire  doit  être  constitué  en  attendant. 
Le  prince  a  relevé  qu'il  n'avait  nullement  l'intention  de  s'imposer  à  la 
Finlande. 

Le  i/i  octobre,  on  mandait  d'Helsingfors  que  quarante  mem- 
bres socialistes  du  Landtag  finlandais,  accusés  de  haute  trahi- 
son, avaient  été  condamnés  à  la  peine  de  mort  et  les  autres  à 
des  peines  d'emprisonnement  variant  de  deux  ans  à  perpétuité. 

M.  Svinhufvud,  chef  du  gouvernement,  donnait  sa  démission 
le  i3  novembre  1918  et  il  semblait  qu'aucune  divergence  d'opi- 
nion ne  devait  se  produire,  lors  de  l'élection  d'un  nouveau  chef 
du  pouvoir  fixée  au  jeudi  19  décembre,  quant  à  la  nomination 
du  général  Mannerheim,  car  on  espérait  que  les  négociations 
que  ce  dernier  poursuivait  alors  à  Londres  et  à  Paris  amène- 
raient une  solution  favorable  des  questions  politiques  les  plus 
importantes  pour  la  Finlande. 

Dans  le  même  moment,  d'après  une  information  publiée  par 
le  Dagens  Nyheter  (i),  M.  Trépof  menait  en  Suède  une  action 
énergique  en  vue  de  constituer  en  Russie  un  gouvernement 
impérialiste  destiné  à  remplacer  celui  des  Bolcheviki.  Le 
Social  Democraten,  dans  son  éditorial,  se  déclarait  en  mesure 
de  confirmer,  d'après  des  renseignements  émanant  de  source 
sûre,   les  assertions  du  Dagens  Nyheter  et  affirmait  que  non 


(i)  II  Décembre  1918. 


FINLANDE  217 

seulement  M.  Trépof  travaillait  à  une  réaction  tsariste  en  Rus- 
sie, mais  encore  que  cette  tentative  était  appuyée  par  le  Gou- 
vernement finlandais  qui  avait  déjà  versé  une  somme  de 
5oo.ooo  mark  et  avait  promis  de  fournir  encore  un  million  et 
demi.  Ce  journal  protestait  violemment  contre  cette  collabo- 
ration des  anciens  impérialistes  russes  et  du  gouvernement 
finlandais;  il  exprimait  l'espoir  qu'à  brève  échéance  les 
gouvernements  démocratiques  déclareraient  formellement  qu'ils 
n'avaient  rien  de  commun  avec  les  intrigues  russes  nouées  à 
Stockholm;  il  s'élevait  contre  toute  idée  d'intervention  et 
concluait  que  la  Suède,  ayant  rompu  tous  rapports  avec  la 
Russie  bolcheviste,  elle  n'avait  pas  à  appuyer  une  action  qui, 
en  irritant  la  nation  russe,  ne  pouvait  servir  d'autres  intérêts 
que  ceux  des  Bolcheviki. 

Malgré  les  circonstances  anormales  dans  lesquelles  avaient 
lieu  les  élections  municipales  en  Finlande,  au  milieu  de  décem- 
bre 1918,  puisque  tous  les  journaux  socialistes  avaient  été 
supprimés  et  que  des  milliers  de  socialistes  étaient  privés  du 
droit  de  vote,  le  parti  socialiste  remportait  un  succès  considé- 
rable et  le  Social  Demokraten  y  voyait  la  preuve  que  le  gouver- 
nement du  général  Mannerheim  n'avait  pas  la  majorité  du 
peuple  avec  lui. 

Le  22  novembre,  on  apprenait  que  le  général  Mannerheim 
avait  accepté  d'être  le  chef  de  l'Etat  et  qu'une  transformation 
complète  du  gouvernement  était  imminente.  Le  général  Theo- 
leff,  ministre  de  la  Guerre,  qui  avait  affiché  des  sentiments 
germanophiles,  donnait  sa  démission  à  la  suite  du  retrait  des 
troupes  allemandes. 

Le  26  novembre,  un  nouveau  Gouvernement  finlandais  était 
constitué  par  le  régent  Mannerheim.  Ce  nouveau  gouverne- 
ment, qui  se  donnait  comme  un  gouvernement  de  coalition, 
était  composé  de  six  républicains  et  de  sept  monarchistes.  Il 
semblait  avoir  été  constitué  dans  le  but  de  remplacer  par  des 
hommes  nouveaux  les  membres  de  l'ancien  Cabinet  que  leur 
politique  vis-à-vis  de  l'Allemagne  avait  discrédités,  afin  de  per- 
mettre à  la  Finlande  d'obtenir  de  l'Entente  le  ravitaillement 
dont  elle  avait  besoin. 

Le  Carrière  delta  SeiSi  croyait  cependant  pouvoir  écrire, 
commentant  la  formation  du  nouveau  Gouvernement  finlan- 
dais : 


2l8 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


Il  signifie  donc  le  passage  de  la  période  monarchiste  de  l'influence  alle- 
mande à  la  période  démocratique  de  l'orientation  ententophile  de  la  Fin- 
lande. Tous  les  partis  bourgeois  et  démocratiques  y  «ont  représentés  à 
l'exception  du  groupe  radical  et  du  groupe  agraire,  lesquels  voulaient  abso- 
lument dans  le  gouvernement  une  majorité  républicaine.  L'inspirateur  du 
nouveau  Cabinet  paraît  être  le  général  Mannerheim,  lequel  est  parti  pour 
Londres  pour  conclure  un  aecord  entre  la  Finlande  politiquement  renouvelée 
et  l'Entente.  La  formation  du  nouveau  Gouvernement  finlandais  marque  la 
complète  faillite  de  la  politique  du  parti  germanophile,  lequel  est  tombé 
avec  la  puissance  militaire  de  l'Allemagne,  sur  laquelle  il  s'appuyait  aveu- 
glément. 

D'après  les  communications  faites  à  la  presse,  les  principaux 
points  du  programme  de  ce  nouveau  gouvernement  étaient 
d'obtenir  la  reconnaissance  de  l'indépendance  de  la  Finlande 
par  les  grandes  puissances,  si  possible  avant  la  Conférence 
générale  de  la  paix;  d'avoir  une  politique  étrangère  finlandaise 
neutre;  de  préserver  l'intégrité  territoriale;  de  résoudre  la  ques- 
tion de  la  Carélie  orientale  par  des  négociations;  de  réagir 
contre  le  mouvement  révolutionnaire  de  l'Est  et,  en  même 
temps,  de  rétablir  le  plus  tôt  possible  les  conditions  normales 
intérieures,  particulièrement  en  ce  qui  concernait  le  ravitaille- 
ment; enfin,  de  proposer  de  nouvelles  élections  générales  pour 
la  Diète,  auxquelles  le  gouvernement  décidait  de  procéder  dans 
le  courant  de  février  ou  de  mars. 

Toutefois,  des  personnalités  qui  avaient  suivi  une  politique 
pro-allemande  se  retrouvaient  dans  ce  Cabinet  :  M.  Ingman,  à 
qui  était  confié  la  présidence  du  Conseil,  avait  été  le  chef  de 
la  délégation  qui  s'était  rendue  à  Francfort  pour  inviter  le 
prince  de  Hesse,  beau-frère  de  Guillaume  II,  à  accepter  le  trône 
de  Finlande;  le  ministre  de  l'Intérieur  du  nouveau  gouverne- 
ment, M.  Tulenheimo,  faisait  partie  de  la  même  délégation  et 
demeura  plusieurs  semaines  auprès  du  prince  de  Hesse  pour  le 
mettre  au  courant  des  affaires  finlandaises;  le  sous-secrétaire 
d'Etat  aux  Finances,  M.  Vennola,  n'avait  pas  moins  été  mêlé  au 
mouvement  pangermaniste.  Enfin,  M.  Enckell,  ancien  ministre 
de  Finlande  à  Petrograd,  était  chargé  du  portefeuille  des 
Affaires  étrangères. 

D'ailleurs,  les  démarches  que  les  barons  baltes,  après  s'être 
appuyés  sur  l'Allemagne  impériale  pour  étouffer  la  démocratie 
dans  les  pays  baltiques,  chargeaient  le  nouveau  gouvernement 
finlandais  de  faire  auprès  de  la  monarchie  anglaise,  afin  d'obte- 


FINLANDE 


219 


nir  de  cette  dernière  la  protection  qu'ils  avaient  cherchée  aupa- 
ravant auprès  du  Gouvernement  d'Helsingfors,  montraient  que 
les  dispositions  du  Gouvernement  du  général  Mannerheim,  qui 
ne  comprenait  ni  socialistes  ni  agrariens,  n'étaient  pas  radica- 
lement changées  et  qu'il  conservait,  de  même  que  celui  de 
M.  Svinhufvud,  une  tendance  monarchique.  M.  Hjaîmar  Bran- 
ting,  dans  le  Social  Demokraten  de  Stockholm,  citait,  en  atta- 
quant violemment  ses  signataires,  un  document  récemment 
remis  au  Gouvernement  suédois  par  la  noblesse  balte  pour  être 
transmis  au  Gouvernement  britannique,  dans  lequel  celle-ci 
réclamait  le  maintien  de  ses  privilèges  fondé  sur  un  acte  passé 
entre  la  Suède  et  la  Russie  à  Neptar,  en  1728,  et  déclarait  illé- 
gaux tous  les  changements  survenus  depuis  cette  date,  notam- 
ment pendant  la  révolution  russe. 

Des  manifestations  se  produisaient  à  Helsingfors,  soit  en 
l'honneur  du  général  allemand  von  der  Goltz,  soit  pour  pro- 
tester contre  les  conditions  d'armistice  imposées  par  les  Alliés 
à  l'Allemagne.  Les  autorités  municipales  de  cette  ville  présen- 
taient au  commandant  en  chef  des  troupes  allemandes  une 
adresse  lui  exprimant  la  gratitude  de  la  cité  pour  les  services 
rendus  à  la  Finlande  et  200.000  mark  lui  étaient  remis  pour 
être  distribués  aux  familles  des  soldats  tués  ou  blessés  à  Hel- 
singfors au  cours  des  engagements  qualifiés  de  combats  pour 
((  la  libération  »  de  la  Finlande. 

D'autre  part,  le  général  von  der  Goltz,  qui  commandait  le 
corps  expéditionnaire  allemand,  annonçait  à  ses  soldats  qu'on 
les  démobiliserait  sur  place  et  qu'ils  auraient  la  faculté  de 
rester  individuellement  en  Finlande.  Le  i^'  et  le  3^  régiment  de 
uhlans  allemands,  casernes  à  Viborg,  étant  demeurés  fidèles  à 
l'Empereur,  les  marins  de  la  flotte  allemande  refusèrent  de  les 
ramener  en  Allemagne,  fces  troupes  allemandes  devaient, 
avant  la  mi-décembre,  quitter  la  Finlande  et  eelle-ci  devait 
faire  savoir,  avant  le  8  décembre,  si  elle  désirait  garder  les 
officiers  allemands  comme  instructeurs,  auquel  cas  la  qualité 
'de  citoyens  finlandais  serait  accordée  à  ces  officiers. 


2  20  l'aLLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

VII 

LES  ILES  ALAND 


Après  la  guerre  malheureuse  de  1808-1809,  la  Suède  avait 
été  obligée  de  céder  à  la  Russie  la  Finlande  avec  les  îles 
Aland,  qui  étaient  habitées  exclusivement  par  des  Suédois  et 
qui  avaient  appartenu  à  la  Suède  dès  les  temps  les  plus  reculés. 

En  effet,  comme  l'écrit  E.  Reclus  :  u  La  population  de 
«  l'archipel  Aland,  que  les  Scandinaves  possédaient  déjà  en 
«  ii3o,  est  entièrement  suédoise;  de  même  celle  qui  habite 
«  quelques-unes  des  îles  d'Abo  et  la  région  du  littoral,  au  sud 
«  de  Gamla  Karleby  :  naguère  le  finnois  y  était  aussi  peu  connu 
«  que  le  russe.  Dès  le  milieu  du  xiif  siècle,  la  colonisation 
«  suédoise  avait  commencé  dans  le  pays  à  la  suite  des  conquê- 
«  tes  de  Birger  Jarl  et  dans  les  siècles  suivants  elle  ne  cessa 
«  d'augmenter,  grâce  aux  franchises  commerciales  et  aux  pri- 
((  vilèges  de  toute  nature  accordés  aux  Scandinaves  »  (i). 
Mais,  d'après  lui,  de  même  que  les  îles  situées  en  face  de. 
l'Estonie,  «  par  leurs  contours  et  leur  relief,  aussi  bien  que 
«  par  la  nature  de  leurs  roches,  sont  évidemment  une  même 
'(  terre  »  (2),  les  îles  Aland  continuent  en  mer  l'angle  sud- 
occidental  du  pays  et  en  sont  comme  le  prolongement  géolo- 
gique (3). 

Cet  archipel,  qui  se  compose  de  près  de  trois  cents  îles  ou 
îlots,  compte  environ  25. 000  habitants;  la  plus  grande,  l'île 
Aland  proprement  dite,  a  89  kilomètres  sur  3i,  elle  commande 
l'entrée  du  golfe  de  Bothnie  et  forme  une  sorte  de  défense 
naturelle  à  Stockholm,  la  capitale  de  la  Suède,  dont  elle  n'est 
distante  que  d'environ  70  kilomètres.  Par  la  possession  de  ces 
îles,  la  Russie  s'assurait  ainsi  la  pleine  et  sûre  propriété  de  la 
Finlande.  On  conçoit  donc  que  la  question  des  îles  Aland  n'ait 
cessé,  depuis  cette  époque,  d'être  une  des  préoccupations  cons- 
tantes de  la  politique  suédoise. 


(i)  E.  Reclus.  Nouvelle  Géographie  universelle,  t.  V,  p.   34o 

(2)  /d.,  p.  367. 

(3)  Id.,  p.  3i8. 


LES    ILES    ALAND  221 

Dès  i834,  la  Russie,  qui  appréhendait  une  rupture  avec 
l'Angleterre,  entreprit  de  mettre  en  état  de  défense  Bomar- 
sund,  port  le  plus  important  situé  au  milieu  de  la  côte  orien- 
tale et  dont  la  construction  de  la  forteresse  demanda  près  de 
vingt  ans.  Ces  travaux  n'avaient  pas  été  sans  inquiéter  très 
vivement  la  Suède.  Aussi,  lorsque,  en  i85/i,  pendant  la  guerre 
de  Crimée,  une  flotte  anglo-française  détruisit  ces  fortifica- 
tions à  peine  terminées,  la  Suède  ne  cacha  pas  sa  satisfaction 
de  cette  victoire  étrangère  qui  réduisait  à  néant  les  inquiétudes 
que  la  construction  de  la  forteresse  de  Bomarsund  avait  pu  lui 
donner  pour  sa  sécurité  nationale.  On  dit  même  que,  plus 
tard.  Napoléon  III  se  serait  montré  tout  disposé  à  restituer  à  la 
Suède  les  îles  Aland,  que  son  oncle  avait  données  à  la  Russie 
comme  les  clefs  de  la  Finlande  et  en  même  temps  que  cette 
dernière.  Mais  Oscar  I*"'  craignit,  paraît-il,  un  retour  offensif 
de  la  Russie  à  un  moment  favorable  et  une  convention  anglo- 
franco-russe,  du  3o  mars  i856,  annexée  au  traité  de  Paris, 
prescrivait  seulement  que  les  îles  Aland  <(  ne  seront  pas  forti- 
fiées et. qu'il  n'y  sera  maintenu  n'y  créé  aucun  établissement 
militaire  ou  naval  ». 

Après  la  guerre  russo-japonaise  et  la  destruction  de  la  flotte 
russe,  la  Russie,  alors  maîtresse  de  la  Baltique,  redoutant  une 
attaque  de  l'Allemagne,  qui  travaillait  activement  à  accroître 
sa  puissance  maritime,  établit  un  projet  de  fortification  des  îles 
Aland.  Mais  comme  la  convention  figurant  au  traité  de  Paris 
était  toujours  valable,  M.  Isvolsky,  vers  la  fin  de  1907,  deman- 
dait aux  signataires  de  cet  acte  l'abrogation  des  stipulations 
restreignant  la  liberté  d'action  de  la  Russie  dans  cet  archipel. 
Nous  savons  aujourd'hui,  d'après  les  déclarations  de 
M.  Trotzky,  relatives  à  un  accord  russo-allemand  de  1907, 
recueillies  par  le  correspondant  du  journal  socialiste  Politiken 
au  début  de  février  1918  et  d'après  la  publication  des  archives 
secrètes  russes,  que  l'Allemagne  ne  se  serait  pas  montrée  hos- 
tile à  la  demande  de  la  Russie  et  que  si  le  traité  de  Paris  fut 
maintenu,  il  l'a  été  non  à  cause  de  l'opposition  de  l'Allemagne, 
mais  par  suite  du  mécontentement  provoqué  en  Suède  :  ce 
pays  voyait  dans  la  modification  des  stipulations  qui  y  figu- 
raient sinon  une  atteinte  du  moins  une  menace  non  illusoire 
à  son  indépendance.  L'Angleterre  et  la  France,  qui  ne  pou- 
vaient   légitimement    négliger   l'opinion   suédoise   et   ne    pas 


'-^2  2  l'aLLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

reconnaître  la  justesse  de  ses  revendications,  acceptèrent  l'abro- 
gation des  stipulations  du  traité  de  i856,  mais  à  la  condition 
que  la  Russie  obtienne  le  consentement  de  la  Suède. 

La  politique  secrète  suivie  par  l'Allemagne  en  1907,  comme 
on  l'a  fait  remarquer  à  ce  sujet,  bien  que  cela  ne  puisse  plus 
surprendre  après  ce  que  nous  avons  appris  de  sa  diplomatie 
depuis  la  guerre,  se  montre  singulièrement  contradictoire  avec 
ses  actes  officiels  d'alors.  Le  2  novembre  1907,  elle  signait,  en 
effet,  le  traité  relatif  à  l'intégrité  de  la  Norvège  et,  le  28  avril 
1908,  la  déclaration  qui  garantissait  le  statu  quo  territorial  sur 
les  rives  de  la  Baltique.  Or,  il  est  clair  qu'en  autorisant  com- 
plaisamment  la  Russie  à  fortifier  les  îles  Aland,  le  Gouverne- 
ment de  Berlin  travaillait  au  contraire  à  détruire  le  stata  quo 
dans  la  Baltique  et  à  menacer  les  Etats  Scandinaves.  Mais, 
comme  le  faisait  observer  M.  Trotzky,  lui-même,  au  moment 
oii  les  Allemands  occupaient  les  îles  qui  ferment  le  golfe  de 
Riga  et  commandent  une  partie  importante  de  la  Baltique,  l'équi- 
libre s'y  trouvait  bien  autrement  compromis  aujourd'hui  qu'il 
ne  l'aurait  été  en  1907,  si  la  Russie  avait  fortifié  à  cette  époque 
les  îles  Aland  avec  l'assentiment  de  l'Allemagne. 

On  prétend  cependant  que  si  les  voix  Scandinaves  deman- 
dant la  participation  de  la  Suède  aux  côtés  des  Allemands 
furent  si  nombreuses  au  commencement  de  la  guerre  actuelle, 
la  raison  en  est  dans  la  manière  dont  fut  menée  la  campagne 
diplomatique  de  1 907-1 908,  que  la  presse  allemande  sut  utiliser 
au  profit  de  l'Empire,  en  attribuant  faussement  à  l'attitude  de 
l'Allemagne  l'échec  de  la  demande  présentée  par  M.  Isvolsky. 
Mais,  au  cours  de  la  guerre  actuelle,  la  Russie  s'est  de  bonne 
heure  trouvée  dans  l'obligation  de  fortifier  les  îles  Aland 
pour  les  mettre  à  l'abri  de  l'occupation  allemande  qu'elles 
avaient  failli  subir  dès  le  20  août  191/i.  Bien  que  ces  mesures 
prises  au  commencement  de  19 16  fussent  déclarées  provisoires 
et  que  promesse  fut  faite  de  mettre  hors  d'état  ces  travaux  de 
défense  après  le  rétablissement  de  la  paix,  elles  n'étaient  pas 
sans  inquiéter  à  nouveau  les  Suédois  et  sans  réveiller  les 
anciens  dissentiments.  Elles  avaient  pour  effet  de  maintenir 
un  courant  d'opinion  en  faveur  de  l'Allemagne  et  de  déchaîner 
une  violente  campagne  dans  les  journaux  qui  lui  étaient  favo- 
rables. 

Dans    une    brochure,    La   Suède    devant    l'action    décisive,. 


LES    ILES    ALAND 


^2% 


publiée  par  le  général  Rappc,  cet  officier  demandait  la  neutra- 
lisation immédiate  des  îles  Aland.  Dans  une  autre,  le  major- 
général  Nordensvan  demandait  à  la  Suède  de  s'en  emparer  par 
un  coup  de  force.  Le  colonel  suédois  Grill  montrait,  de  son 
côté,  comment  les  îles  Aland  pouvaient  être  utilisées  comme 
base  en  vue  d'une  attaque  contre  Stockholm  et  Gefle. 

La  presse  allemande,  venant  à  la  rescousse  des  journaux 
suédois  favorables  à  l'Allemagne,  appuyait  leur  campagne  en 
faveur  des  intérêts  de  la  Suède,  qu'ils  déclaraient  dangereuse- 
ment menacés. 

La  Gazette  de  Francfort  (i)  écrivait  au  sujet  de  la  situation 
des  îles  Aland  : 

Ces  îles,  formant  un  pont,  mènent  directement  de  la  Finlande  jusqu'au 
centre  du  pays  allongé  qu'est  la  Suède.  Par  oe  pont,  les  Russes  arrivent  au 
voisinage  immédiat  de  la  capitale  suédoise.  Sur  les  îles  Aland,  la  Russie 
peut  édifier,  contre  le  Roi  de  Suède,  un  donjon  dressé  devant  le  palais  royal 
de  Stockholm. 

La  Gazette  de  Cologne  déclarait  que  la  Suède  se  trouvait 
«  menacée  directement  par  des  ouvrages  qui  dominent  ses 
côtes  •»  (2),  et  dans  la  Deutsche  Zeitung  (3)  on  lisait,  sous  la 
signature  du  comte  Reventlow,  cette  suggestion  belliqueuse  à 
peine  déguisée  : 

Les  îles  Aland  sont  pour  la  Suède  et  toute  la  Scandinavie  ce  que  sont 
les  Détroits  pour  la  Turquie.  Les  Turcs  savent  où  sont  leurs  intérêts.  Les 
Suédois  comprendront-ils  les  leurs  ? 

Or,  le  samedi  2  mars  1918,  M.  de  Lucius,  ministre  d'Alle- 
magne à  Stockholm,  portait  à  la  connaissance  du  ministre  des 
Affaires  étrangères  de  Suède  que  l'Allemagne  avait  l'intention 
d'envoyer,  sur  la  demande  du  Gouvernement  finlandais,  c'est- 
à-dire  du  Sénat  de  M.  Svinhufvud,  qui  s'appuyait  sur  l'armée 
blanche,  des  troupes  en  Finlande  pour  y  réprimer  la  révolte 
qui  y  régnait,  et,  que  pour  ces  troupes,  l'Allemagne,  avec  le 
consentement  de  la  Finlande,  se  servirait,  au  cours  de  leurs 
opérations,  des  îles  Aland. 


(i)  Gazelle    de   Francfort,    7    mai   1918. 

(2)  Gazette  de  Cologne,  9  mai  1918. 

(3)  Deutsche   Tageszeitung,  9  mai   1918. 


2  24  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

On  sait,  comme  nous  l'avons  rappelé,  que  la  Suède  avait 
répondu  au  Gouvernement  finlandais,  lorsqu'il  avait  été 
obligé  de  quitter  Helsingfors  sous  la  pression  de  l'armée 
maximaliste,  qu'elle  ne  croyait  pas  devoir  intervenir  dans 
ses  luttes  intérieures,  mais  qu'elle  avait  envoyé,  de  sa  propre 
initiative,  des  bâtiments  de  commerce  pour  recueillir  ceux  de 
ses  nationaux  qui  étaient  en  péril  et  pour  délivrer  l'archipel 
Aland  des  éléments  d'agitation  qui  l'infestaient.  En  consé- 
quence, l'Allemagne  déclarait,  pour  ne  pas  entraver  la  tâche 
humanitaire  assumée  par  la  Suède  aux  îles  Aland,  qu'elle  se 
limiterait  à  utiliser  ces  îles  pour  y  organiser  une  simple  étape 
nécessaire  à  l'expédition  militaire  qu'elle  entreprenait.  L'Alle- 
magne assurait  également  la  Suède  qu'elle  n'avait  pas  d'ambi- 
tion territoriale  sur  ces  îles  et  que  la  question  de  l'archipel 
Aland  devrait  être  réglée  dans  une  entente  étroite  avec  la  Suède. 
Toutefois,  le  Gouvernement  suédois,  tout  en  prenant  acte  de 
ces  déclarations,  croyait  devoir  présenter  les  objections  les 
plus  sérieuses  à  l'utilisation  éventuelle  et  même  limitée  de 
l'archipel  Aland  qui,  en  dehors  de  la  gêne  que  cette  utilisa- 
tion apporterait  à  la  tâche  assumée  par  la  Suède  en  vue  de  la 
protection  de  la  population,  aurait  l'inconvénient  de  les  faire 
entrer  dans  la  zone  des  opérations  de  guerre. 

Peu  après,  les  Allemands  débarquaient  2.000  hommes  et 
les  cuirassés  Westfalen  et  Rheinland,  ainsi  que  huit  transports, 
prenaient  leur  mouillage  près  de  l'île  Eckeraî,  dans  laquelle 
ils  construisaient  des  baraquements;  le  vendredi  8  mars,  un 
engagement  naval  avait  lieu  au  sud  d'Aland,  pendant  lequel 
deux  transports  russes  étaient  coulés  pas  des  destroyers  alle- 
mands. 

Sans  doute,  le  représentant  en  Suède  du  Gouvernement  légal 
finlandais,  M.  Gripenberg,  soutenait  qu'il  n'avait  pas  été  tenu 
au  courant  des  négociations  qui  avaient  eu  lieu  entre  son  gou- 
vernement et  la  Suède  au  sujet  de  l'envoi  d'un  détachement 
suédois  dans  les  îles  Aland,  et  déclarait  aux  journaux  suédois 
dégager  toute  sa  responsabilité  en  ce  qui  concernait  leur  éva- 
cuation par  les  ((  gardes  blancs  »  partisans  de  son  gouverne- 
ment. Mais  le  Gouvernement  suédois,  dans  une  note  par 
laquelle  il  entendait  rétablir  les  faits,  répondait  à  ces  déclara- 
tions destinées  à  couvrir  l'attitude  du  Gouvernement  finlan- 
dais et  à  justifier  l'intervention  des  troupes  allemandes  qu'il 


LES    ILES    AL AND  2  25 

avait  sollicitée.  Il  résultait  de  cette  pièce  que  le  représentant 
finlandais  à  Stockholm  aurait  bien  eu  communication  de  toutes 
les  négociations  concernant  les  îles  Aland,  qu'il  avait  lui-même 
adressé  un  message  radiotélégraphique  aux  «  gardes  blancs  » 
pour  les  inviter  à  évacuer  les  îles  et  qu'il  avait  approuvé  le 
débarquement  éventuel  des  troupes  suédoises. 

Dans  l'article  paru  dans  le  Social  Democraten,  de  Stockholm, 
que  nous  avons  précédemment  cité,  M.  Hjalmar  Branting, 
déclarait  que  : 

La  délégation  du  Gouvernement  finlandais  de  M.  Svinhufvud  était  allée 
à  Berlin  demander  l'occupation  immédiate  des  îles  Aland  par  l'Allemagne, 
et  que,  si  tous  les  partis  suédois  étaient  d'accord  sur  une  question,  c'était 
bien  sur  celle  des  îles  Aland,  qui,  d'après  le  désir  unanime  de  toute  la 
nation  suédoise,  devaient  rester  non  fortifiées  en  dehors  de  la  sphère  d'in- 
fluence de  n'importe  quelle  grande  puissance.  Néanmoins,  les  délégués  du 
nouvel  Etal,  qui  devaifc  être  le  quatrième  Etat  Scandinave,  sont  accourus  à 
Berlin  pour  demander,  derrière  le  dos  de  la  Scandinavie,  que  les  îles  Aland 
fussent  immédiatement  occupées  par  la  première  puissance  militaire  de  la 
Baltique.  'Cette  conduite  de  la  part  de  la  Finlande  rappelle  la  trahison 
finlandaise  du  xVin*  siècle  (i). 

Cette  déclaration  très  nette,  se  terminant  toutefois  par  une 

allusion  qui,  malgré  la  violence  de  la  forme,  n'en  restait  pas 

moins  contestable  au  point  de  vue  finlandais,  n'était  point  faite 

pour  calmer  l'opinion  finlandaise  et  faire  baisser  le  ton  de  la 

discussion. 

* 
*  * 

La  question  des  îles  Aland,  déjà  fort  complexe,  revêtait 
donc  un  caractère  encore  plus  épineux  et  se  présentait  d'une 
façon  plus  difficile  par  suite  des  circonstances  qui  la  remettaient 
actuellement  en  discussion;  mais  il  semblait  que,  si  elle  passait 
par  une  phase  aiguë,  c'est  que  les  pays  qu'elle  intéressait  ne 
l'envisageaient  pas  du  véritable  point  de  vue  auquel  ils  auraient 
dû  se  placer  :  celui  de  l'avenir  de  la  Baltique.  Il  est  certain 
que  la  Suède,  comme  nous  l'avons  vu  par  l'exposé  historique 
brièvement  esquissé  plus  haut,  peut  invoquer  des  raisons  à  la 
fois    ethnographiques,    puisque    leur    population    est    presque 


(i)  D'après  le  Temps,  4  mars  19 18. 


226 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


entièrement  d'origine  suédoise;  politiques,  puisqu'elles  lui  ont 
été  autrefois  rattachées,  et,  enfin,  stratégiques,  par  suite  de  leur 
situation.  Mais  il  faut  dire  aussi  que  les  îles  Aland  ont  depuis 
longtemps  appartenu  au  point  de  vue  administratif  à  la  Fin- 
lande, qui,  elle-même,  forma  de  très  bonne  heure  une  unité 
territoriale,  et,  d'autre  part,  il  est  probable,  d'après  les  faits 
historiques  et  archéologiques  que  nous  connaissons,  que  ces 
îles  réalisèrent  de  tout  temps  une  unité  collective  et  adminis- 
trative qui  put,  au  cours  des  siècles  et  par  le  sort  des  armes, 
être  soumise  à  la  domination  suédoise,  mais  ne  semble  jamais 
avoir  été  incorporée  à  une  province  suédoise  quelconque  située 
à  l'ouest  de  la  mer  d'Aland,  et  que,  d'après  les  documents  les 
plus  anciens  qu'on  possède,  elle  ne  fit  point  partie  d'autres 
juridictions. 

Les  Finlandais  font,  en  effet,  valoir  que  les  relations  histori- 
ques de  l'archipel  Aland  et  de  la  Suède  proprement  dite,  d'un 
côté,  et,  de  l'autre,  avec  le  reste  de  la  Finlande  justifient  leur 
point  de  vue. 

Conquise  par  les  Suédois  à  la  suite  de  plusieurs  croisades 
entreprises  au  xii^  et  au  xiii®  siècles,  la  Finlande  reçut  de 
ceux-ci,  en  même  temps  que  la  religion,  ses  institutions  et  ses 
lois,  et,  à  dater  du  milieu  du  xiv*  siècle,  il  n'exista  plus  aucune 
différence  politique  entre  la  Suède  et  la  Finlande,  qui,  à  partir 
de  cette  époque,  forma  une  partie  du  royaume  suédois.  Mais 
bien  que  la  Finlande  fût,  au  point  de  vue  juridique,  complète- 
ment assimilée  à  la  Suède  proprement  dite  par  suite  de  ses 
conditions  géographiques  et  économiques,  elle  constitua  de 
très  bonne  heure  une  unité  territoriale  distincte.  La  grande 
majorité  des  habitants  de  Finlande  appartenait  à  une  autre 
race  que  ceux  de  la  Suède  proprement  dite;  les  intérêts  matériels 
des  deux  pays  ne  pouvaient  par  cela  même  être  concordants  sur 
tous  les  points  et  les  provinces  finlandaises,  à  raison  de  leur 
position  géographique  éloignée,  se  trouvaient  naturellement 
amenées  à  former  bientôt  un  groupe  à  part.  Cette  distinction 
entre  la  Suède  proprement  dite  et  la  Finlande,  déterminée  par 
ces  circonstances  et  en  partie  aussi  par  des  destinées  historiques 
différentes,  se  trouva  confirmée  non  seulement  par  la  recon- 
naissance faite  à  la  Finlande,  en  i58i,  du  titre  de  grand-duché, 
mais  encore  dans  les  lois  où  Suède  et  Finlande,  Suédois  et 
Finlandais  étaient  souvent  nommés  côte  à  côte. 


LES    ILES    ALAND  227 

Cette  position  spéciale  dans  le  royaume  do  Suède,  la  Fin- 
lande la  conserva  tant  que  dura  l'union  avec  la  Suède.  Or,  les 
îles  Aland  faisaient  partie  de  cette  unité  territoriale  complète 
et  distincte  de  la  même  façon  et  au  même  titre  que  toutes  les 
autres  provinces  du  grand-duché.  Prises  en  possession  par  une 
population  de  race  et  langue  suédoises  à  peu  près  à  la  même 
époque  que  les  côtes  du  continent  finlandais,  les  îles  Aland 
ne  se  trouvaient  pas  avoir  sous  ce  rapport  une  situation  privi- 
légiée. 

A  l'appui  de  leurs  revendications,  les  Finlandais  rappellent 
que  d'après  ce  que  nous  connaissons  de  l'organisation  juridique 
des  îles  Aland,  elles  ne  faisaient  pas  partie  d'autres  juridic- 
tions, et  que  si  nous  ne  savons  rien  de  la  dépendance  ecclé- 
siastique à  laquelle  elles  étaient  rattachées  avant  le  commen- 
cement du  XIV*  siècle,  nous  n'ignorons  pas  qu'elles  faisaient 
à  cette  époque  partie  du  diocèse  d'Abo.  En  i326  (i),  le  bailli 
de  Finlande  parle  de  «  Alandia  »  comme  faisant  partie  du 
Gouvernement  d'Abo,  et  ceci  est  confirmé  par  un  décret 
de  i33/i  concernant  la  perception  des  impôts  en  Finlande.  Il 
semble  également  avéré  que  les  îles  Aland  étaient  considé- 
rées comme  partie  intégrante  du  diocèse  et  du  bailliage  de 
l'Est  dans  la  patente  de  1862,  qui,  sans  énumérer  les  pro- 
vinces, accorde  aux  habitants  de  la  Finlande  le  droit  de  parti- 
ciper à  l'élection  du  roi  de  Suède.  En  i/j35,  lors  de  la  division 
en  deux  du  bailliage  finlandais,  il  fut  expressément  stipulé  que 
les  îles  Aland  faisaient  partie  du  bailliage  finlandais  du  Nord. 
Plus  tard,  quand,  en  i556,  le  roi  Gustave  P'"  bailla  à  féage  à 
son  fils  Jean  le  duché  de  Finlande,  les  limites  de  celui-ci  englo- 
baient aussi  les  îles  Aland.  Celles-ci  furent  également  com- 
prises dans  le  nouveau  grand-duché  de  Finlande,  créé  en  i58i, 
et  les  armes  de  Finlande  datant  de  cette  époque  en  portent 
encore  la  preuve  dans  le  nombre  des  roses  qu'elles  contiennent 
et  dont  chacune  correspond  à  une  des  neuf  provinces  du  grand- 
duché.  En  conformité  avec  ces  mesures,  la  lettre  patente  de 
1618,  instituant  la  Cour  d'appel  d'Abo,  comprend  les  îles 
Aland  dans  la  juridiction  de  cette  dernière;  de  >même,  la 
Constitution  suédoise  de  i63/i  stipule  expressément  qu'elles 
font  partie  du  Gouvernement  d'Abo.  Pendant  toute  la  durée  de 


(i)  D'après  M.  Bruno  Lesch. 


2  28  l'allemagne  et  le  baltikum 

la  domination  suédoise,  les  îles  Aland,  dans  tous  les  documents 
officiels,  sont  considérées  comme  rattachées  au  territoire  finlan- 
dais. Enfin,  les  Finlandais  tirent  encore  une  preuve  que  les  îles 
Aland  faisaient  bien  partie  de  l'unité  territoriale  constituée 
par  la  Finlande  avant  1809  du  fait  que  leurs  habitants  se 
sont  trouvés,  par  suite  de  l'incapacité  du  royaume  de  Suède  à 
étendre  sa  défense  jusqu'à  eux  pendant  la  plupart  des  guerres 
entre  la  Suède  et  la  Russie,  dans  l'obligation  de  partager  avec 
les  habitants  de  la  Finlande  les  souffrances  des  occupations 
russes.  Aussi,  en  1809,  contribuaient-ils,  avec  leurs  frères  du 
continent  finlandais,  à  poser  les  bases  du  nouveau  régime 
inauguré  à  la  Diète  de  Borgo,  déjà  avant  la  signature  de  la 
paix  de  Fridrikshamn,  le  17  septembre  1809.  Sans  doute,  la 
Suède  se  montrait,  en  1809,  peu  disposée  à  céder  les  îles 
Aland,  mais  on  ne  saurait  tirer  de  ce  fait,  comme  on  l'a 
tenté,  un  argument  sérieux  en  faveur  du  règlement  de  la  ques- 
tion au  profit  de  cette  dernière  et,  selon  la  thèse  soutenue  par 
les  Finlandais,  il  serait  même  possible  de  faire  remonter  aux 
négociations  qui  eurent  lieu  à  cette  époque,  l'origine  de  la 
discussion  actuelle. 

D'après  eux,  il  ressort,  en  effet,  du  programme  des  plénipo- 
tentiaires suédois  que  la  Suède  ne  désirait  garder  Aland  ni 
pour  des  raisons  d'ordre  ethnographique  ni  parce  qu'elle  esti- 
mait que  ces  îles  devaient  faire  plutôt  partie  du  territoire  de 
la  Suède  que  de  celui  de  la  Finlande. 

Les  Suédois,  disent-ils,  espéraient  garder  la  moitié  de  la  Fin- 
lande et  ne  céder  du  terrain  que  peu  à  peu,  sous  la  pression  des 
Russes.  De  même  que  le  territoire  du  golfe  de  Bothnie,  les  îles 
Aland  constituant  une  position  de  retraite,  mais  d'une  valeur 
stratégique  plus  grande  que  celui-là,  les  Russes,  qui  connais- 
saient aussi  bien  que  les  Suédois  cette  valeur  stratégique,  furent 
intraitables  et  les  plénipotentiaires  suédois,  après  avoir  fait 
une  dernière  tentative  en  vue  d'empêcher  du  moins  la  fortifi- 
cation de  l'archipel  Aland  par  les  Russes,  se  seraient  vu  forcés 
de  céder.  Les  Russes  n'auraient  fait  de  concessions  qu'en  ce 
qui  concerne  le  nord,  en  laissant  les  Suédois  garder  le  territoire 
situé  entre  les  rivières  de  Kalix  et  de  Tornea. 

Enfin,  les  Finlandais  font  remarquer,  en  vue  des  négocia- 
tions qui  auront  lieu,  que  la  situation  se  trouve  aujourd'hui 
entièrement  changée.   Tandis   qu'à  Fridrickshamn  et  à  Paris 


LES    ILES    ALAND  229 

il  s'agissait  d'un  litige  entre  la  Suède  et  la  Russie,  et  que  le 
droit  historique  était  du  côté  de  la  Suède,  ce  qui  fut  du  reste 
reconnu  par  les  Finlandais,  aujourd'hui  la  Suède  se  trouve 
avoir  en  face  d'elle,  comme  partie  adverse,  le  nouvel  Etat 
indépendant  de  la  Finlande  qui  reste,  malgré  sa  transforma- 
tion, lié  à  son  histoire,  et,  du  point  de  vue  finlandais,  la 
Finlande  qui,  en  1809,  fut  séparée  de  la  Suède,  constituerait, 
à  leur  avis,  —  à  l'exception  du  territoire  de  la  frontière  au 
nord,  qui  jusque-là  avait  fait  partie  de  la  Bothnie  occidentale, 
—  une  unité  complète  qu'on  ne  peut  aujourd'hui  dissocier. 

*  * 

Il  est  donc  difficile  de  soutenir  que  les  25.000  Alandais 
constituant  la  population  suédoise  de  ces  îles,  que  rien  ne 
distingue  géographiquement  de  la  Finlande,  doivent  se  séparer 
de  cette  dernière  plutôt  que  les  autres  Finlandais  de  nationalité 
suédoise  qui  habitent  la  côte  et  l'archipel  finlandais,  depuis  la 
rivière  de  Kymmene  jusqu'à  la  mer  d'Aland,  et  de  la  presqu'île 
de  Sideby  jusqu'à  la  rivière  de  Gamla-Kareby,  et  dont  le  chiffre 
se  monte  à  environ  875.000.  Ce  qui  importe  donc  et  ce  que 
n'auraient  pas  dû  perdre  de  vue  la  Suède  et  la  Finlande  dans 
cette  question,  c'est  l'intérêt  qu'elle  présente  pour  elles  deux,  et 
son  règlement  devrait  être  d'autant  plus  facile  entre  elles 
qu'ayant  des  intérêts  communs  elles  doivent  pratiquer  une 
politique  commune  et,  par  conséquent,  arriver  facilement  à 
un  accord.  iDans  le  discours  du  trône  qu'il  prononçait  le 
i5  janvier  1918,  le  Roi  de  Suède  déclarait,  du  reste,  en  ce 
sens,  que  «  l'indépendance  de  la  Finlande  facilitera  une  solu- 
tion faite  pour  satisfaire  la  Suède  dans  la  question  des  îles 
Aland  »  et  annonçait  qu'  «  il  avait  pris  les  mesures  pour  pré- 
parer cette  solution  ». 

Dans  le  traité  signé  à  Brest-Litowsk,  au  début  de  mars  1918, 
il  était  stipulé  à  l'article  6  : 

Les  îles  Aland  seront  aussitôt  évacuées  par  les  troupes  russes  et  par  la 
garde  rouge.  La  flotte  russe  et  les  forces  maritimes  russes  quitteront  aussi 
immédiatement  les  ports  finlandais..,.  Les  fortifications  élevées  sur  les  îles 
Aland  devront  disparaître  aussitôt  que  possible. 

Un  accord  particulier  devra  intervenir  entre  l'Allemagne,  la  Russie,  la 
Finlande  et  la  Suède  au  sujet  de  l'absence  permanente  de  fortifications  sur 


23o 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


ces  îles,  ainsi  qu'au  sujet  de  la  situation  dans  laquelle  elles  se  trouveront  au 
point  de  vue  militaire  et  naval. 

Les  contractants  sont  d'accord  pour  admettre  que  les  autres  pays  riverains 
de  la  mer  Baltique  pourraient  encore  être  appelés  à  participer  aux  négocia- 
tions à  ce  sujet,  sur  le  désir  exprimé  par  l'Allemagne. 

En  attendant  la  solution  à  intervenir,  cette  question  des  îles 
Aland  ne  faisait  malheureusement  qu'aviver  l'opposition  qui 
se  manifestait  en  Finlande  contre  la  Suède.  Le  journal  finlan- 
dais Abo  Underàttelser  attaquait  violemment  la  presse  suédoise 
pour  les  revendications  qu'elle  formulait  au  sujet  de  ces  îles 
et  déclarait  que  la  Finlande  ne  pourrait  jamais  renoncer  à  leur 
possession  et  que  seules  la  guerre  ou  la  pression  des  grandes 
puissances  pourraient  l'obliger  à  changer  d'attitude. 

Le  Stockholms-Tidning  répondait  que,  dans  cette  question, 
la  politique  suédoise  s'inspirait  du  droit  d€s  peuples  à  disposer 
d'eux-mêmes,  mis  en  avant  par  toutes  les  nations  :  les  Alan- 
dais  ayant  par  un  référendum  exprimé,  presqu'à  l'unanimité, 
leur  volonté  d'être  rattachés  à  leur  patrie  d'origine,  à  laquelle 
ils  restaient  liés  par  la  race  et  par  la  langue;  il  faisait  valoir 
que  les  socialistes  suédois  soutenaient  également  que  la  question 
d' Aland  ne  pouvait  être  considérée  comme  réglée  de  cette 
manière.  Ce  journal  citait  le  discours  prononcé  récemment  par 
le  ministre  de  la  Marine,  baron  Palmstjerna,  député  socialiste 
de  Stockholm,  lequel  rappelait  la  réponse  du  roi  Gustave  à  la 
délégation  alandaise,  en  décembre  191 7,  et  affirmait  que  la 
démocratie  suédoise  suivait  avec  sympathie  les  efforts  de  la 
population  suédoise  des  îles  Aland  pour  défendre  sa  nationalité. 

Le  Stockholms  Daghl{id,  organe  conservateur,  se  réjouissait 
de  i'attitude  des  socialistes  et  estimait,  de  même,  que  tous  les 
partis  suédois  devaient  faire  l'accord  sur  cette  question. 

Des  négociations  entre  la  Suède,  la  Finlande  et  l'Allema- 
gne, relatives  à  la  démolition  des  fortifications  des  îles  Aland, 
étaient  ouvertes,  le  21  août,  à  Mariehamn,  sous  la  présidence 
du  gouverneur  TroUe,  membre  de  la  délégation  suédoise,  et 
les  négociateurs,  après  avoir  visité  différents  points  fortifiés, 
partaient,  le  lundi  26  août,  à  bord  du  navire  de  guerre  suédois 
Psilander,  à  destination  de  Stockholm,  où  les  négociations 
devaient  se  poursuivre.  Mais  le  commissaire  russe  aux  Affaires 
étrangères,  Tchitcherine,  adressait  aux  délégations  une  pro- 
testation   contre   les    délibérations   en    cours   entre   la    Suède, 


LES    ILES    ALAND  23 1 

l'Allemagne  et  la  Finlande,  relatives  à  la  démolition  des 
fortifications  des  îles  Aland,  dans  laquelle  il  déclarait  que  le 
démantèlement  des  forts  qui  appartenaient  à  la  Russie  était 
incompatible  avec  les  relations  amicales  existant  entre  l'Alle- 
magne et  la  Russie.  Une  protestation  était  également  envoyée 
au  ministre  suédois  à  Helsingfors.  A  la  suite  de  ces  incidents, 
les  travaux  de  la  commission  étaient  ajournés,  afin  de  per- 
mettre aux  membres  finlandais  et  allemands  de  conférer,  avec 
leurs  gouvernements  respectifs.  La  députation  finlandaise  par- 
tait, le  7  septembre,  pour  Helsingfors,  d'où  elle  devait  revenir 
le  i6  pour  la  reprise  des  travaux. 

Enfin,  d'après  le  journal  Hufvadstadsbladet,  organe  germa- 
nophile d'Helsingfors,  au  cours  des  négociations  relatives  aux 
traités  complémentaires  de  la  paix  de  Brest-Litowsk,  qui  se 
sont  poursuivies  vers  la  même  époque  à  Berlin,  les  délégués 
russes  auraient  proposé,  comme  condition  de  la  cession  de  la 
Carélie  orientale  à  la  Finlande,  que  celle-ci  accorde  aux  sujets 
suédois,  notamment  à  ceux  qui  habitent  les  îles  Aland,  le 
droit  de  disposer  d'eux-mêmes  au  point  de  vue  national. 

La  population  de  l'archipel  Aland,  par  l'intermédiaire  de  ses 
délégués,  faisait,  dans  la  seconde  moitié  de  décembre  1918, 
une  démarche  auprès  du  Président  des  Etats-Unis  et  des 
Gouvernements  de  France,  d'Italie  et  de  Grande-Bretagne,  en 
vue  d'obtenir  que  la  question  du  régime  futur  de  l'archipel 
soit  résolue  d'une  manière  conforme  au  vœu  manifesté  par  les 
habitants.  Dans  ce  but,  le  Gouvernement  suédois  faisait  expri- 
mer au  Gouvernement  finlandais,  par  le  ministre  suédois  à 
Helsingfors,  son  désir  de  voir  la  population  des  îles  Aland 
appelée  à  se  prononcer  par  un  vote  offrant  des  garanties  suffi- 
santes, et  créant  une  obligation  pour  la  Suède  et  la  Finlande, 
sur  le  régime  futur  de  l'archipel. 

D'après  les  commentaires  des  organes  des  différents  partis, 
fa  presse  suédoise  appuyait  d'une  façon  à  peu  près  unanime  la 
thèse  soutenue  par  le  Gouvernement  suédois.  Les  deux  autres 
pays  Scandinaves  étaient  d'ailleurs  favorables  aux  revendica- 
tions suédoises  et  se  montraient  d'accord  sur  cette  question. 


232  l'allemagne  et  le  baltikum 

Vlll 

DANEMARK 


.L'attitude  que  l'Allemagne  a  prise  à  plusieurs  reprises  vis-à- 
vis  du  Danemark  confirme  également  la  politique  que  nous 
venons  de  lui  voir  poursuivre  chez  les  autres  nations  rive- 
raines de  la  Baltique  et  révèle  tout  le  développement  qu'elle 
entendait  donner  de  ce  côté  à  ses  plans  pangermanistes. 

On  sait  que  le  Slesvig  du  Nord  est  habité  par  une  population 
entièrement  danoise  de  langue,  de  nationalité  et  d'aspirations, 
s'élevant  à  200.000  âmes  environ,  et  que  la  Prusse  et  l'Autriche 
se  sont  engagées,  par  le  traité  de  Prague,  conclu  à  la  suite  de  la 
guerre  austro-prussienne  de  1866  et  instituant  la  souveraineté 
prussienne  sur  les  duchés  du  Slesvig  et  de  Holstein  et  le 
Lauenbourg  arrachés  au  Danemark  en  i86/i,  à  lui  rétrocéder 
les  districts  septentrionaux,  c'est-à-dire  la  région  située  au 
nord  de  Flensborg,  si  leurs  populations  en  manifestaient  le 
désir  par  un  vote  librement  exprimé. 

Le  traité  de  Vienne  du  3o  octobre  186/1,  conclu  entre  le 
Danemark,  d'une  part,  la  Prusse  et  l'Autriche,  de  l'autre,  stipu- 
lait, en  effet,  dans  son  article  3  : 

Le  Roi  de  Danemark  renonce  à  tous  ses  droits  sur  les  duchés  de  Slesvig, 
de  Holstein  et  de  Lauenbourg  en  faveur  de  l'Empereur  d'Autriche  et  du 
Roi  de  Prusse,  en  s'engageant  à  reconnaître  les  dispositions  que  leurs  dites 
Majestés  prendront  à  l'égard  de  ces  duchés. 

Mais  le  traité  de  Prague  du  2  3  août  1866,  conclu  sur  les 
instances  du  Gouvernement  français,  auquel  l'Autriche  s'était 
adressé,  après  Sadowa,  pour  obtenir  sa  médiation  au  sujet  du 
partage  des  territoires  ravis  au  Danemark,  stipulait  dans  son 
article  5,  introduit  sur  la  demande  de  Napoléon  III,  que  la 
Prusse  devait  consulter  les  habitants  du  Slesvig  septentrional 
à  propos  du  règlement  définitif  du  sort  de  ce  pays  : 

L'Empereur  d'Autriche  transfère  au  Roi  de  Prusse  tous  les  droits  que  la 
paix  de  Vienne  du  3o  octobre   i864  lui  avait  reconnus  sur  les  duchés  du 


DANEMARK  233 

Sksvig  et  de  Holstein,  avec  cette  réserve  que  les  populations  des  districts  du 
nord  du  Slesvig  seront  de  nouveau  réunies  au  Danemark,  si  elles  en  expri- 
ment le  désir,  par  un  vote  librement  émis. 

On  sait  que  ce  plébiscite  n'eut  jamais  lieu  et  que,  l'Autriche 
renonçant  à  cette  disposition  qui  n'avait  pas  été  insérée  en  sa 
faveur  en  ï864,  cette  obligation  imposée  à  la  Prusse  était  abro- 
gée d'une  façon  tout  à  fait  arbitraire,  en  1878,  par  une  conven- 
tion austro-prussienne.  Le  11  octobre  1878,  un  traité  était  de 
nouveau  conclu  à  Vienne  entre  la  Prusse  et  l'Autriche,  et  dans 
son  article  i'""  les  deux  parties  contractantes  déclaraient  l'ar- 
ticle 5  du  traité  de  Prague  abrogé,  en  précisant  que  les  stipula- 
tions concernant  le  plébiscite  dans  le  Slesvig  du  Nord  «  cessent 
d'être  valables  ». 

Or,  le  bruit  d'une  cession  au  Danemark  du  Slesvig  septen- 
trional s'étant  répandu  au  mois  de  novembre  191 5,  l'oberpraesi- 
dent,  M.  de  Moltke,  le  président  supérieur  de  la  province  prus- 
sienne du  Slesvig-Holstein,  déclarait  ce  dernier  sans  fondement 
et  ne  manquait  pas  de  faire  ressortir  que  de  telles  nouvelles  ne 
pouvaient  être  lancées  que  par  les  ennemis  de  l'Empire.  A  la 
fin  de  décembre  191 7,  cette  rumeur,  qui  n'était  pas  étouffée, 
était  de  nouveau  propagée  et  le  bruit  se  répandait  que  seul 
le  département  de  Haderslev  serait  cédé  par  un  traité.  M.  de 
Moltke  opposait  à  nouveau  un  démenti  catégorique  à  cette 
information  par  une  déclaration  intitulée  :  u  Encore  une  fois, 
le  Slesvig  du  Nord  restera  allemand  »,  qui  était  publiée  dans 
les  journaux  de  cette  province. 

On  se  souvient  des  sommations  allemandes  adressées  au 
Danemark  et  le  déchaînement  de  la  presse  allemande  contre 
lui  au  début  de  mars  191 7,  à  propos  du  bâtiment  espagnol, 
VIgotz  Mendi,  capturé  par  le  Wolf  et  doté  par  lui  d'un  équi- 
page de  prise,  qui  s'était  échoué  sur  le  littoral  danois.  L'équi- 
page de  prise  étant  descendu  à  terre  était  arrêté  et  interné  con- 
formément à  l'article  9.1  de  la  Convention  i3  de  La  Haye  et  à 
la  loi  danoise  du  2  août  191 4,  mais  le  Gouvernement  allemand 
exigeait  aussitôt  qu'il  fût  relâché.  En  réponse  à  la  réclamation 
du  Cabinet  de  Berlin,  demandant  la  libération  des  marins  et, 
de  plus,  une  indemnité,  le  Cabinet  de  Copenhague  alléguait 
le  droit  international;  mais  le  chancelier  Hertling  n'avait  cure 
des  stipulations  qu'on  lui  opposait.  Tous  les  journaux  alle- 
mands étaient  remplis  de  menaces  à  l'égard  du  Danemark.  Le 


234 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


Nouveau  Journal  de  Stuttgart  écrivait,  par  exemple,  à  propos 
de  cet  incident  germano-danois  :  <(  Le  peuple  allemand  tout 
entier  se  tient  derrière  son  gouvernement  et,  d'accord  avec  lui, 
exige  que  le  Danemark  nous  donne  complète  satisfaction   ». 

Il  semblait  que  l'Allemagne  cherchât,  par  cette  violente  ten- 
tative d'intimidation,  non  seulement  à  atteindre  et  à  effrayer 
derrière  le  Danemark  les  divers  Etats  neutres  qui,  suivant  les 
accords  intervenus,  mettaient  une  partie  de  leur  flotte  commer- 
ciale au  service  des  Alliés,  mais  qu'elle  voulût,  désirant  orga- 
niser sous  sa  domination  une  confédération  de  la  Baltique,  que 
le  Danemark  y  donnât  son  adhésion  de  gré  ou  de  force,  de 
façon  à  entraîner  celle  de  la  Suède.  L'Allemagne  s'empressait 
de  saisir  cet  incident,  afin  de  pouvoir,  avec  sa  déloyauté  coutu- 
mière  et  ses  procédés  ordinaires,  en  prendre  prétexte  pour 
amorcer,  s'il  le  fallait,  un  conflit,  donner  ainsi  un  fondement 
à  une  intervention  ou  au  besoin  justifier  une  agression. 

La  Post,  journal  conservateur  libre,  qui  soutenait  les  vues 
du  parti  militaire,  demandait,  du  reste,  au  mois  de  mars  de 
cette  année  (i),  que  l'amirauté  allemande,  moyennant  une 
indemnité  accordée  au  Danemark,  établisse  son  contrôle  sur  le 
détroit  du  Sund,  qui  se  trouve  entre  l'île  danoise  de  Seeland  et 
la  côte  de  Suède,  et  est  le  principal  accès  commercial  de  la 
Baltique,  que  commande  Copenhague,  la  capitale  même  du 
Danemark.  L'Allemagne,  après  s'être  ainsi  assurée  de  l'entrée 
de  la  Baltique,  se  trouverait  par  cela  même  en  être  complète- 
ment maîtresse. 

Au  mois  d'octobre  1918,  des  informations  de  source  alle- 
mande revenaient  sur  la  question  du  Slesvig  et  annonçaient 
que  le  Danemark  devait  prendre,  à  ce  sujet,  l'initiative  d'entrer 
en  pourparlers  avec  l'Allemagne.  Presque  en  même  temps,  la 
Gazette  de  l'Allemagne  du  Nord  laissait  entendre  que  le  Gou- 
vernement allemand  tenait  à  ce  que  cette  question  ne  soit  pas 
discutée  par  l'ensemble  des  belligérants  lors  de  la  paix,  et 
désirait  qu'elle  soit  réglée  directement. 

Sous  le  titre  «  Schlesvig  du  Nord  )>,  on  y  lisait  : 

La  presse  Scandinave,  en  particulier  la  presse  danoise,  s'occupe  très  active- 
ment, ces  derniers  jours,  de  la  question  du  Slesvig  du  Nord.  Certaines  feuilles 
"Scandinaves  s'efforcent  de  faire  considérer  cette  question  comme  de  nature 


(i)  Posl,  22  mars  1918. 


DANEMARK  235 

à  être  discutée  aux  pourparlers  de  paix  et  de  vouloir  soumettre  au  jugement 
de  nos  adversaires  une  question  qui  concerne  l'Allemagne  et  un  de  nos 
voisins  très  neutre  et  très  ami.  Il  serait  bon  que  les  journaux  dont  il  s'agit 
se  rendent  bien  compte  que  de  telles  questions  ne  sont  pas  faites  pour  sim- 
plifler  la  situation. 

Il  apparaissait  clairement  que  l'Allemagne  essayait  de  pren- 
dre les  devants  pour  régler  cette  question  à  son  avantage,  et, 
par  cette  manœuvre  tardive,  elle  pensait  affirmer  devant  l'opi- 
nion publique  des  alliés  et  des  neutres  qu'elle  était  prête  à 
donner  satisfaction  aux  revendications  danoises  et  témoigner 
ainsi,  devant  les  menaces  des  Alliés  à  l'égard  de  l'impérialisme 
prussien,  du  changement  de  sa  politique  et  de  la  transforma- 
tion de  son  régime  qu'elle  affectait  d'avoir  déjà  réalisé.  Mais 
cette  note  était  à  la  fois  un  aveu  et  prouvait  que,  si  l'Allemagne, 
contrainte  de  céder,  se  préparait  à  faire  semblant  de  modifier 
son  attitude,  elle  n'entfendait  en  somme  rien  abandonner  de  ses 
prétentions  et  se  préparait  à  recourir  aux  procédés  tortueux 
qui  lui  sont  habituels  pour  les  défendre.  Du  reste,  on  croyait 
savoir  que  des  démarches  avaient  été  faites  à  ce  propos  auprès 
de  certaines  personnalités  danoises  et  que  la  Sozial-demokratie 
qui,  en  la  personne  des  socialistes  majoritaires  qui  ont  tou- 
jours soutenu  l'impérialisme  pangermaniste,  participait  depuis 
quelques  jours  au  gouvernement,  se  serait  servie  des  relations 
politiques  et  financières  qu'elle  entretenait  avec  des  socialistes 
danois  pour  intervenir,  afin  de  pouvoir  invoquer  ces  démarches 
devant  l'opinion  américaine  comme  une  preuve  de  la  «  démo- 
cratisation »  de  l'Allemagne  et  de  la  réforme  de  son  régime 
politique.  On  mandait,  d'autre  part,  que  le  Gouvernement 
danois  n'avait  fait  aucune  démarche  à  Berlin  et  que  la  propa- 
gande allemande  avait  simplement  cherché  à  créer  dans  la 
presse  étrangère  un  malentendu  destiné  à  compromettre  l'atti- 
tude du  Danemark  et  à  faire  croire  que  celui-ci  était  sur  le 
point  de  conclure  un  arrangement  spécial  et  séparé  avec  l'Alle- 
magne. En  tous  cas,  cette  question,  qui,  par  suite  du  sens  pris 
par  la  guerre,  revêtait  aujourd'hui  un  caractère  international, 
ne  pouvait  plus  être  réglée  par  des  concessions  séparées  et  des 
ententes  particulières  conclues  entre  un  Etat  neutre  et  un  des 
belligérants  dont  la  parole  ne  pouvait  plus  compter,  et  cela  à 
l'occasion  du  conflit  qu'il  avait  lui-même  déchaîné  et  dans 
lequel  il  était  vaincu. 


236 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


Le  Gouvernement  danois  avait  adopté  comme  ligne  de 
conduite  de  ne  faire  aucune  déclaration  publique  avant  que 
les  habitants  du  Slesvig  du  Nord  eux-mêmes  eussent  manifesté 
leur  résolution  de  décider  de  leur  destinée  future  d'après  le 
principe  de  la  liberté  des  peuples  à  disposer  d'eux-mêmes.  Mais 
comme  les  deux  parties  belligérantes  avaient  déclaré  qu'elles 
approuvaient  ce  principe,  les  membres  des  deux  Chambres  du 
Rigsdag,  après  avoir  conféré  avec  le  gouvernement  dans  une 
séance  secrète  tenue  le  i3  octobre,  avaient  voté  la  déclaration 
suivante   : 

Après  avoir  reçu  les  renseignements  du  Cabinet,  le  Rigsdag,  dans  une 
séance  commune,  déclare  :  i"  Qu'il  y  a  entente  complète  pour  continuer  la 
politique  de  neutralité,  égale  pour  tous,  à  laquelle  le  peuple  entier  a  donné 
son  approbation;  2°  Qu'il  n'y  a  pas  d'autre  modification  dans  la  situation 
actuelle  du  Slesvig  qu'un  ordre  de  choses  conforme  au  principe  des  natio- 
nalités qui  répond  aux  désirs,  sentiments  et  intérêts  du  peuple;  3°  Que,  au 
cours  de  la  prochaine  réalisation  de  ce  principe  des  nationalités  —  liberté 
pour  les  peuples  de  disposer  d'eux-mêmes  —  approuvé  par  les  parties  belli- 
gérantes, il  fallait  désirer  une  solution  telle  que  les  rapports  avec  une  quel- 
conque des  parties  par  lesquelles  est  fondée  la  sûreté  future  de  la  nouvelle 
union  ne  subissent  aucun  préjudice. 

Du  reste,  d'après  le  Berliner  Tagehlatt  (i),  on  disait,  dans 
les  milieux  parlementaires,  que  la  note  du  Danemark  sur  le 
Slesvig  avait  reçu  l'appui  des  Gouvernements  suédois  et  norvé- 
gien. Les  journaux  suédois  et  norvégiens  soutenaient  que  cette 
question  regardait  tous  les  Scandinaves  et  M,  Branting  écrivait 
dans  le  Social-Democraten  que  si  elle  ne  figurait  pas  au  nom- 
bre des  quatorze  conditions  stipulées  dans  la  réponse  de 
M.  Wilson,  elle  était  implicitement  comprise  dans  son  pro- 
gramme. 

Enfin,  à  la  suite  des  déclarations  et  les  critiques  formulées 
par  les  différents  partis  parlementaires  après  le  discours  du 
prince-chancelier,  le  28  octobre  1918,  et  après  que  M.  Haase 
eut  dit  que  «  la  question  du  Slesvig  du  Nord  devait  être  résolue 
avant  qu'elle  ne  devienne  un  problème  de  la  paix  »,  M.  Hansen, 
Danois,  représentant  du  Slesvig  au  Reichstag,  demandait,  au 
nom  de  la  justice  et  du  droit,  l'exécution  du  paragraphe  5 
du  traité  de  Prague,  et  proposait  d'entreprendre  le  règlement 


(i)  21  Octobre   1918. 


DANEMARK  '2?>-J 

définitif  de  la  question  du  Slesvig  septentrional  lors  de  la  con- 
clusion de  la  paix. 

Le  lendemain,  au  début  de  la  séance  du  jeudi  a/j  octobre, 
le  Dr.  Soif,  secrétaire  d'Etat  aux  Affaires  étrangères,  déclarait, 
en  réponse  aux  protestations  de  M.  Hansen  : 

Le  gouvernement  est  obligé  de  considérer  comme  erronés  les  faits  juridi- 
ques soutenus  par  le  député  Hansen  et  d'après  lesquels  les  territoires  septen- 
trionaux du  Slesvig  seraient,  en  vertu  du  traité  de  Prague,  en  droit  de 
réclamer  le  bénéfice  d'un  plébiscite.  La  paix  de  Prague,  d'après  les  prin- 
cipes les  plus  généraux  du  droit  des  gens,  n'établit  d'obligations  qu'à 
l'égard  des  deux  parties  contractantes.  Or,  l'Autriche,  par  l'accord  de  1878, 
a  renoncé  à  la  clause  qui  prévoyait  un  plébiscite  dans  le  Slesvig  septentrio- 
nal. Le  Gouvernement  viennois  a  reconnu  lui-même  cet  effet  en  signant  le 
traité  de  1907,  dit  traité  des  optants.  (Protestations  chez  les  socialisfcs  indé- 
pendants.) 

Cette  argumentation^  présentée  par  le  secrétaire  d'Etat  aux 
Affaires  étrangères  allemand  pour  justifierle  refus  de  l'Empire 
d'accorder  aux  populations  danoises  du  Slesvig  du  Nord  le 
droit  de  se  prononcer  par  un  plébiscite  sur  leur  réunion  au 
Danemark,  était  établie,  comme  on  l'a  fait  remarquer  (i),  sur 
une  fausse  interprétation  des  textes  des  traités  que  nous  avons 
rappelés  plus  haut.  Le  Dr.  Soif  confondait  délibérément  le 
point  de  vue  du  Gouvernement  danois,  qui  a  toujours  reconnu 
que  le  traité  de  Prague  ne  lui  conférait  aucun  droit,  et  le  point 
de  vue  des  Slesvicois,  qui  n'ont  jamais  été  consultés  sur  l'abro- 
gation de  l'article  5  et  qui,  par  suite,  n'ont  jamais  pu  renoncer 
à  en  profiter.  D'autre  part,  l'article  5  étant  une  promesse  faite 
aux  populations  danoises  des  districts  du  Nord  du  Slesvig,  on 
ne  peut  admettre  que  l'abolition  du  traité  passé  en  leur  faveur 
soit  valable  sans  leur  consentement. 

Enfin,  le  Dr.  Soif  cherchait  encore,  par  une  autre  confusion, 
à  justifier  sa  thèse  et  à  prouver  que  l'article  5  était  définitive- 
ment abrogé,  en  invoquant  le  traité  du  11  janvier  1907  passé 
entre  le  Danemark  et  la  Prusse,  à  propos  des  <(  sans  patrie  » 
du  Slesvig  du  Nord  (c'est-à-dire  des  enfants  slesvicois  qui  ont, 
après  la  guerre  de  i86/{,  opté  pour  l'indigénat  danois)  et  conclu 
((  après  que  les  frontières  entre  la  Prusse  et  le  Danemark  ont 


(i)  Cf.  F.  de  Jessen  :  «  M.  Soif  et  la  question  du  Slesvig  ».  Le  Temps,  27  octo- 
bre 1918. 


238  l'allemagne  et  le  baltikum 

été  fixées  par  le  traité  de  Vienne  du  3o  octobre  i864  et  par  les 
dispositions  prises  par  la  Prusse  et  l'Autriche  à  la  suite  de  ce 
dernier  traité  ». 

Cette  déclaration,  concernant  le  Gouvernement  danois,  les 
Slesvicois  qui  n'ont  pas  été  partie  contractante  à  ce  traité  du 
II  janvier  1907,  n'ont  pu  renoncer  par  cet  acte  au  droit  de 
disposer  librement  d'eux-mêmes. 

En  même  temps  que  paraissaient  les  déclarations  de  M.  II.  P. 
Hansen,  les  journaux  anglais  annonçaient  que  parmi  les  con- 
ditions de  paix  devaient  figurer  le  retour  au  Danemark  du 
Slesvig  et  l'internationalisation  du  canal  de  Kiel.  On  annonçait 
également  que,  de  leur  côté,  les  grands  partis  politiques  danois, 
le  centre  gauche  et  les  conservateurs,  qui  possèdent  la  majorité 
au  Rigsdad,  avaient  demandé,  en  vue  des  grandes  décisions  à 
prendre  dans  un  avenir  prochain,  la  constitution  d'un  gouver- 
nement de  concentration  et  l'institution  d'une  commission  par- 
lementaire pour  collaborer  avec  le  gouvernement  dans  le  règle- 
ment de  la  situation  politique  internationale  créée  par  les  vic- 
toires des  grandes  puissances  démocratiques. 

Le  même  jour  011  M.  H.  P.  Hansen  soutenait,  devant  le 
Reichstag  les  revendications  des  populations  danoises,  le  mi- 
nistre des  Affaires  étrangères  de  Danemark,  au  cours  d'une 
réunion  commune  des  deux  Chambres  du  Rigsdad  tenue  à  huis 
clos,  faisait  un  exposé  général  de  la  situation  internationale, 
et  traitait  tout  particulièrement  de  ses  conséquences  quant  à 
l'état  de  la  question  du  Slesvig  septentrional.  Après  la  suspen- 
sion de  séance  qui  suivit  le  discours  du  ministre,  pour  per- 
mettre aux  partis  de  délibérer,  la  motion  suivante,  qui  ne 
faisait  aucune  allusion  à  l'article  5  du  traité  de  Prague  et  se 
référait  uniquement  aux  principes  soutenus  par  M.  Wilson, 
était  votée  lors  de  la  reprise  de  la  séance  : 

Les  membres  du  iRigsdag,  après  avoir  entendu  l'exposé  du  gouvernement, 
jnsj?tcnt  aujourd'hui  comme  auparavant  pour  qu'une  égale  neutralité  envers 
toutes  les  puissances  forme  la  seule  base  de  l'attitude  politique  du  Danemark 
et  déclarent  que  le  peuple  danois,  pour  la  réalisation  de  ses  espoirs  nationaux, 
compte  sur  la  juste  exécution  du  principe  national  reconnu  par  les  deux 
groupes  de  belligérants,  à  savoir  le  droit  des  peuples  de  disposer  d'eux- 
mêmes. 

A  la  suite  des  articles  publiés  par  M.  Branting  au  sujet  des 
revendications  danoises,  un  certain  nombre  de  journaux  aile- 


DANEMARK  :)39 

mands  se  livraient  à  de  violentes  protestations  et  déclaraient 
qu'on  ne  pouvait  point  permettre  aux  étrangers  de  s'ingérer 
ainsi  dans  les  affaires  de  Prusse.  Le  Sonderburger  Zeitung, 
organe  officieux  du  Gouvernement  prussien  de  l'île  d'Als, 
située  dans  la  partie  danoise  du  Slesvig  et  où  les  Allemands 
avaient  établi  une  base  navale  pour  sous-marins  et  petits  bâti- 
ments de  guerre,  écrivait  : 

A  oe  Suédois  insolent,  nous  devons  crier  :  «  A  bas  les  pattes  ».  Pour 
l'Allemagne,  il  n'existe -pas  de  question  de  Slesvig.  Cette  affaire  regarde 
l'Allemagne  seule  et  non  pas  les  germanophobes  de  l'espèce  de  M.  Branting. 

Et  M.  Branting  faisait  remarquer,  dans  le  Social  Demokra- 
ten,  combien  il  était  singulier  de  voir  les  journaux  allemands 
refuser  de  permettre  aux  Danois  du  Slesvig  de  disposer  d'eux- 
mêmes,  quelques  semaines  à  peine  après  l'acceptation  des  prin- 
cipes de  M.  Wilson  par  l'Allemagne. 

Sans  doute,  d'après  la  Gazette  de  Francjort,  M.  Soif,  secré- 
taire d'Etat  aux  Affaires  étrangères,  dans  une  lettre  en  date  du 
i4  novembre  adressée  à  M.  H, -P.  Hansen  et  dont  ce  dernier 
donnait  lecture  au  cours  d'une  réunion,  annonçait  que  le 
Gouvernement  allemand,  conformément  au  programme  de 
M,  Wilson,  était  d'avis  que  la  question  du  Slesvig  du  Nord 
devait  être  résolue  d'après  le  principe  du  droit  des  peuples  à 
disposer  d'eux-mêmes,  et  M.  H. -P.  Hansen  faisait  connaître 
que,  d'après  les  termes  de  cette  lettre,  le  ministre  du  Danemark 
à  Berlin  serait  chargé  par  le  Gouvernement  allemand  d'inviter 
le  Gouvernement  danois  à  rentrer  en  possession  du  Slesvig  du 
Nord  si  la  population  se  prononçait,  comme  il  n'était  pas  dou- 
teux, en  faveur  de  son  retour  au  Danemark.  Mais  on  ne  pou- 
vait procéder  à  un  plébiscite  tant  que  le  Slesvig  septentrional 
était  occupé  par  la  Prusse.  L'article  V  du  traité  de  Prague  de 
i866,  sur  lequel  se  fonde  le  droit  des  Danois  du  Slesvig  à  se 
prononcer  sur  leur  sort,  parle  seulement  des  «  districts  du 
Nord  »  et,  par  conséquent,  il  était  d'abord  indispensable  de 
préciser  quelles  seront  les  limites  des  territoires  sur  lesquels  une 
consultation  des  populations  devra  avoir  lieu  si  elle  est  jugée 
nécessaire  par  les  parties  intéressées,  car,  dans  le  cas  où  on 
permettrait  de  voter  aux  habitants  de  la  partie  située  au  sud  de 
la  frontière  linguistique  que  nous  avons  indiquée,  il  est  à  pré- 
sumer que  beaucoup  d'Allemands  préféreraient,  sans  nul  doute, 


^40  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

être  rattachés  au  Danomark  pour  des  raisons  économiques  et 
par  suite  dos  conditions  de  vie  moins  difficiles  que  celles  créées 
par  la  guerre  en  Allemagne.  Aussi  les  Danois  soutiennent-ils 
que  la  question  du  Slesvig  doit  être  réglée  par  la  Conférence 
de  la  paix  et  qu'un  accord  spécial  passé  entre  le  Gouvernement 
danois  et  le  Gouvernement  allemand  n'est  pas  admissible  au 
point  de  vue  international  et  n'est  guère  désirable  au  point  de 
vue  danois  parce  qu'il  risquerait  de  rester  inopérant. 

A  la  suite  d'une  réunion  des  représentants  des  Danois  du 
Slesvig  à  Aabenraa  (Apenrade),  M.  P. -H.  Hansen  transmettait, 
le  i8  novembre  au  ministre  du  Danemark  à  Berlin,  une  adresse 
dans  laquelle  les  populations  danoises  du  Slesvig  du  Nord 
demandaient  au  Gouvernement  danois  d'accepter  la  partie 
danoise  de  ce  duché  et  priaient  le  Gouvernement  danois  de  bien 
vouloir  faire  les  démarches  nécessaires  auprès  du  futur  Con- 
grès de  la  paix  pour  régler  d'une  façon  définitive  la  question 
du  Slesvig  septentrional. 

En  réponse  à  cette  adresse,  M.  de  Scavenius,  ministre  des 
Affaires  étrangères,  exprimait,  dans  un  mémoire  envoyé  à 
M.  H. -P.  Hansen,  la  satisfaction  profonde  que  lui  causait  cette 
communication,  ainsi  que  la  résolution  prise  dans  le  même 
sens,  le  17  novembre,  par  l'Association  des  Electeurs  du  Slesvig 
du  Nord  : 

Le  Gouvernement  danois  a  été  informé  avec  une  profonde  satisfaction  que 
l'organisation  politique  des  Danois  du  Slesvig  septentrional,  l'Association 
des  Electeurs  du  Slesvig  septentrional,  dans  sa  résolution  du  17  novembre, 
s'est  prononcée  pour  la  solution  de  la  question  qui  s'harmonise  avec  le  vœu, 
le  sentiment  et  l'intérêt  du  peuple  danois,  interprétés  par  les  membres  du 
Rigsdad  dans  sa  réunion  secrète  du  23  novembre. 

Il  s'adressera  maintenant  aux  gouvernements  des  puissances  associées  pour 
obtenir  la  reconnaissance  du  droit  des  Danois  du  Slesvig  septentrional,  pen- 
dant les  négociations  de  paix,  en  informant  en  même  temps  le  ministre 
des  Affaires  étrangères  de  la  République  allemande. 

Le  Gouvernement  danois  exprime  la  confiance  profonde  que  le  vœu 
brûlant  de  tous  les  Danois  d'être  réunis  est  près  d'être  rempli. 

Pour  définir  exactement  les  revendications  danoises  et  com- 
prendre pourquoi  le  Danemark  les  restreint  dans  les  limites  où 
nous  le  voyons  se  tenir,  il  importe  de  rappeler  les  circonstances 
historiques  dans  lesquelles  le  Holstein  a  été  réuni  au  Dane- 
mark et  les  conditions  ultérieures  qui  en  ont  résulté  pour  le 


DAKEMARK  24 1 

Slesvig.  Au  XV®  siècle,  vers  i46o,  Christian  V  fit  la  conquête 
du  Holstein  et  celle-ci  eut  pour  résultat  d'amener  les  seigneurs 
allemands  du  Holstein  à  acquérir  des  propriétés  dans  le  Slesvig, 
La  porte  fut  ainsi  ouverte  à  la  pénétration  allemande  sur  les 
territoires  exclusivement  danois.  En  i864  (i),  la  frontière  lin- 
guistique du  Sud  passait  au  nord  de  Flensborg,  descendait  à 
environ  quinze  kilomètres  au  sud  pour  former  une  poche  et 
remontait  près  de  Tonder.  Naturellement,  l'Allemagne  s'efforça 
par  tous  les  moyens  de  germaniser  cette  poche,  de  sorte  que 
maintenant  la  frontière  linguistique  part  bien  encore  du  nord 
de  Flensborg,  mais  va  presque  en  ligne  droite  à  Tonder.  Les 
écrivains  pangermanistes  n'avaient  du  reste  pas  plus  dissimulé 
0  l'égard  du  Danemark  que  des  autres  pays  de  la  Baltique  les 
projets  qu'ils  préconisaient.  Ernst  Hasse  écrivait  (i)  : 

Dans  la  Marche  du  Nord  en  Slesvig,  il  est  absolument  nécessaire  que  le 
Cîouvernement  encourage  la  germanisation  et  l'établissement  des  colons  alle- 
mands, car  la  germanisation  de  cette  Marche  est  constamment  remise  en 
question  et  ralentie  par  les  excitations  venues  du  dehors.  La  survivance 
d'une  race  danoise  séparée  n'offrirait  pas  les  mêmes  dangers  que  celle  d'un 
polonisme  slave  à  l'Est,  puisque  les  Danois  sont  des  Germains  comme  les 
Allemands  et  ne  se  distinguent  pas  comme  race,  et  peu  comme  langue,  des 
Bas  Allemands  du  Slesvig. 

Cet  auteur  oubliait  que  les  Allemands  par  leurs  nombreux 
mélanges  et  leur  profonde  slavisation  sont  loin  d'être  restés  de 
véritables  Germains. 

La  population  des  districts  du  Nord,  c'est-à-dire  de  ceux 
situés  au-dessus  de  la  frontière  linguistique  indiquée  sur  la 
carte  ci -jointe,  parle  danois,  excepté  un  petit  nombre  de 
magistrats,  de  fonctionnaires  et  d'immigrés  allemands.  Flens- 
borg a  67.000  habitants,  dont  8.000  Danois,  qui  demandent  à 
pouvoir  voter  avec  le  Slesvig  du  Nord.  Cette  frontière  linguis- 
tique se  confond  du  reste  avec  une  frontière  naturelle  qui  la 
consolide  et  a  sans  doute  joué  un  rôle  dans  cette  délimitation; 
elle  part  de  la  baie  de  Kobbcrmôllebùgt  et  suit  la  rivière 
Krusaa.  Bien  qu'au  point  de  vue  historique  et  au  point  de  vue 
du  droit,  le  Danemark  puisse  donc  revendiquer  tout  le  Slesvig 
et  le  Holstein,  il  ne  les  comprend  pas  dans  ses  revendications 


(i)  M.  Mackeprang,  Nordlesvig ,   1864-1909. 

(3)  Ernst  Hasse,  die  Besiedelung  des  deutsche  Volksbodens,  Munich,  lyoô,  p.   i/ii- 

1<! 


2/12 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


actuelles.  Les  raisons  pour  lesquelles  il  ne  réclame  pas  ces 
territoires  est  que  la  portion  qui  reste  au-dessous  de  la  fron- 
tière linguistique  actuelle  lui  apporterait  un  nombre  considé- 


FRONTIÈRE    LINGUISTIQUE    DU    DANEMARK 


rable  d'Allemands  et  que  si  le  Danemark  s'étendait  jusqu'à 
l'Edjer,  sa  population  se  trouverait  compter  35o.ooo  Allemands 
pour  3.5i5.ooo  habitants  environ,  soit  738%.  Pour  cette 
raison,  le  Danemark,  désireux  de  rester  indépendant  et  libre, 
ne  tient  pas  à  recevoir  cet  apport  qui  aurait  pour  lui  plusieurs 


DANEMARK  243 

conséquences  désavantageuses.  Au  point  de  vue  politique,  ces 
éléments  allemands  amèneraient  un  déséquilibre  dans  sa  situa- 
tion intérieure;  au  point  de  vue  économique,  la  concurrence 
de  l'Allemagne,  qui  s'est  développée  park>ut  d'une  façon  agres- 
sive, menacerait  ses  marchés;  enfin,  au  point  de  vue  politique, 
le  Danemark  ne  pourrait  empêcher  ces  éléments  allemands, 
fort  nombreux  par  rapport  à  la  masse  des  éléments  purement 
danois  et  dont  on  connaît  l'active  propagande,  d'être  représen- 
tés dans  le  gouvernement.  La  politique  du  Danemark  se  trou- 
verait insensiblement  amenée  à  suivre  celle  de  l'Allemagne,  à 
lier  ses  intérêts  aux  intérêts  germaniques  et  ne  pourrait  s'oppo- 
ser à  l'envahissement  de  ses  territoires  par  des  éléments  alle- 
mands de  plus  en  plus  nombreux. 

Mais  si  les  raisons  que  le  Danemark  invoque  pour  limiter 
ses  revendications  au  Slesvig  du  Nord  sont  fort  plausibles,  il 
importe  néanmoins,  au  point  de  vue  de  la  question  de  la  Bal- 
tique et  pour  empêcher  l'Allemagne  de  prendre  possession  de 
cette  mer,  que  cette  partie  du  territoire  danois  ne  reste  pas 
entre  ses  mains  et  qu'elle  ne  puisse  plus,  par  le  canal  de  Kiel, 
rester  maîtresse  des  communications  de  la  Baltique  avec  la  mer 
du  Nord,  dans  le  cas  oii  les  détroits  lui  seraient  fermés.  Pour 
éviter  le  danger  que  créerait  le  maintien  de  la  situation  exis- 
tante et  écarter  la  menace  que  l'Allemagne  pourrait  ainsi  con- 
tinuer à  faire  peser  sur  tous  les  peuples  riverains  de  la  Balti- 
que, on  a  proposé  dans  la  presse  anglaise,  au  cas  où  tous  ces 
territoires  ne  reviendraient  pas  au  Danemark,  la  neutralisation 
du  canal  de  l'Empereur-Guillaume,  ainsi  que  celle  de  la  zone 
bordant  ce  canal  au  nord  du  Holstein  et  de  celle  située  au  sud 
du  Slesvig  s'étendant  depuis  ce  canal  jusqu'à  la  frontière  lin- 
guistique que  nous  venons  d'indiquer. 

D'autre  part,  l'Angleterre,  d'après  une  déclaration  récente 
d'un  ministre  britannique,  n'ayant  pas  l'intention  de  revendi- 
quer Héligoland,  qu'elle  céda  jadis  à  Guillaume  II  contre  une 
partie  du  Zanzibar  et  qui  défend  les  abords  du  canal  de  Kiel, 
l'opinion  de  certains  pays  baltiques  est  que,  dans  ce  cas,  ces 
territoires  devraient  être  placés  dans  une  situation  telle  que 
cette  porte  de  leur  mer  qu'est  le  canal  de  l'Empereur-Guillaume 
puisse  être  toujours  maintenue  ouverte,  afin  de  garantir  le 
libre  passage  dans  la  Baltique  par  le  chemin  le  plus  court. 

On  se  rappelle,  en  effet,   que,   pendant  la  guerre  actuelle, 


244  l'Allemagne  et  le  baltikum 

les  trois  bras  de  mer  donnant  accès  à  la  Baltique,  sans  parler 
du  canal  de  Kiel  qui  constituait  un  quatrième  passage,  étaient 
fermés  par  l'Allemagne.  Dès  le  mois  d'août  191 4,  l'Allemagne 
avait  menacé  le  Danemark  d'une  nouvelle  invasion  pour  l'obli- 
ger à  barrer  lui-même  ses  eaux  territoriales  par  des  mines  et 
avait  en  même  temps  exercé  une  pression  très  violente  sur  la 
Suède,  qui  possède  une  rive  du  Sund,  pour  que  le  Gouverne- 
ment de  Stockholm  ferme  de  même  la  passe  de  Kogrund,  der- 
nière route  par  laquelle  les  Alliés  pouvaient  pénétrer  dans  la 
Baltique.  D'autre  part,  l'amirauté  allemande  avait  établi  une 
base  sous-marine  à  Soenderborg,  dans  le  détroit  du  petit  Belt 
qui  longe  l'île  d'Als,  enlevée  au  Danemark  par  la  Prusse  en 
1864,  et,  si  le  grand  Belt  passe  uniquement  entre  des  îles 
danoises,  il  débouche  en  face  d'une  position  allemande  :  l'île 
Fehmarn,  dépendance  du  Slesvig,  conquise  également  par  la 
Prusse,  comme  Als,  en  1864. 

La  neutralisation  du  canal  et  des  territoires  voisins  ne  parais- 
sant pas  une  solution  offrant  des  garanties  suffisantes,  on  a 
proposé  (i),  pour  éviter  le  renouvellement  d'une  pareille  situa- 
tion, la  création  d'un  Etat  hanséatique,  confédéré,  embrassant 
les  trois  Républiques  de  Brème,  Hambourg  et  Lubeck,  et  com- 
prenant, en  outre,  la  Frise  orientale,  les  deux  tronçons  du 
grand-duché  d'Oldenbourg,  la  partie  nord  du  Hanovre  qui  se 
trouve  entre  la  lande  de  Lunebourg  et  la  mer,  le  Holstein,  le 
Lauenbourg  et  le  sud  du  Slesvig,  mais  qui  ne  paraît  pas  davan- 
tage capable  d'établir  une  protection  suffisante  et  de  constituer 
une  garantie  effective.  Enfin,  —  et  on  voit  par  le  nombre  des 
solutions  proposées  la  difficulté  de  cette  question,  —  on  a  sug- 
géré le  désarmement  et  la  neutralisation  complète  de  la  mer 
Baltique,  afin  de  rendre  du  même  coup  complètement  inutile  le 
canal  de  Kiel  qui  ne  possède  qu'une  importance  militaire  et 
no  peut  avoir  une  valeur  commerciale  en  raison  des  frais  qu'il 
entraîne  et  des  taxes  de  navigation  qui  frapperaient  les  navires 
empruntant  cette  voie  navigable. 


(i)  Le  Temps,   ai   février   1918. 


III 


PANGERMANISME   ET   PANSLAVISME 


L'Allemagne  ne  saurait  donc  attendre  ce  qu'elle  espérait  de 
la  désagrégation  de  la  Russie  à  laquelle  elle  a  activement  aidé 
par  ses  manœuvres,  ni  compter  pour  le  renforcement  du  bloc 
austro-allemand  sur  l'apport  de  ces  populations  slaves,  allo- 
gènes ou  finnoises,  si  celles-ci  savent  adopter  à  temps  la  seule 
politique  qui,  d'après  leur  histoire,  peut  assurer  leur  indépen- 
dance en  sauvegardant  leur  dignité.  En  effet,  si  la  Russie, 
comme  le  disait  M.  Balfour  au  cours  des  débats  sur  l'ajourne- 
ment de  la  Chambre  des  Communes,  au  mois  d'août  1918, 
«  ne  devait  plus  constituer  qu'une  sorte  d'arrière-pays  pour 
l'Allemagne,  ce  serait  une  calamité  pour  l'humanité  », 

De  même  qu'en  1871,  M.  A.  de  Quatrefages  écrivait,  à  propos 
des  Allemands  :  «  La  victoire  assure-t-elle  du  moins  la  supré- 
matie à  leur  race?  Pas  davantage  ».  On  peut  affirmer,  aujour- 
d'hui, que  la  lutte  engagée  par  l'Allemagne,  et  dont  elle  ne  sor- 
tira pas  victorieuse  malgré  ses  efforts  formidables,  sera  encore 
d'un  moindre  profit  pour  eux  si  même  elle  n'est  pas  totalement 
désastreuse.  Comme  il  l'écrivait  alors  et  comme  il  en  est  de 
même  aujourd'hui  :  ((  Appelés  à  cette  croisade  par  la  Prusse, 
ils  ont  accepté  la  domination  de  cette  puissance  et  relevé  pour 
elle  VEmpire  germanique.  La  Prusse  ne  se  laissera  pas  dépos- 
séder »  (i).  Seulement,  aujourd'hui,  il  est  permis  d'avancer 
qu'elle  pourrait,  d'après  l'issue  probable  des  événements,  s'y 
trouver  contrainte. 


(i)  A.  de  Quatrefages.  La  race  prussienne,  p.  8. 


246 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


Ce  ne  sont  pas  les  seules  conclusions  que  A,  de  Quatrefages 
tirait  de  ces  considérations  anthropologiques  et  les  difficultés 
de  la  situation  ethnique  à  l'est  de  l'Europe  ne  lui  avait  pas 
échappées.  De  Quatrefages,  dont  il  nous  faut,  à  ce  propos,  sou- 
ligner la  clairvoyance  et  la  justesse  de  vues,  terminait,  en  effet, 
son  étude  en  posant  les  questions  suivantes  qui  non  seulement 
revêtent  une  nouvelle  actualité,  mais  se  présentent  aujourd'hui 
dans  toute  leur  acuité  et  que  nous  ne  pouvons  mieux  faire 
que  de  rappeler  à  la  fin  de  ces  considérations.  Il  écrivait,  en 
1871  :  ((  La  Russie  assistera-t-elle  à  ce  triomphe  du  pangerma- 
nisme sans  élever  la  voix  au  nom  du  panslavisme?  Ne  voudra- 
t-elle  pas  appliquer,  à  son  tour,  mais  à  son  profit,  les  doctrines 
allemandes?  Dans  les  conflits  possibles  soulevés  par  ces  préten- 
tions, que  fera  la  Prusse?  Tournera-t-elle  ses  canons  contre  sa 
redoutable  voisine?  Ou  bien,  invoquant  alors  des  affinités  de 
races,  comme  elle  invoque  aujourd'hui  les  affinités  de  langage, 
resserrera-t-elle  les  liens  qui  existent  déjà?  Les  races  slavo- 
finnoises  voudront-elle  régner  à  la  fois  sur  les  Germains  et 
les  JLatins?  Et  le  monde,  ainsi  partagé,  se  soumettra-t-il  en 
silence?  »  (i). 

Nous  connaissons  aujourd'hui  l'attitude  prise  par  le  panger- 
manisme à  l'égard  des  Slaves  et  des  races  allogènes;  nous  savons 
comment  ceux-ci  entendent,  à  leur  tour,  agir  vis-à-vis  du  pan- 
germanisme, et  nous  sommes  fixés  sur  la  position  que  le 
monde  entend  prendre  devant  les  événements  que  leur  conflit 
a  déchaînés. 

Toutefois,  les  anciens  rapports  des  Slaves  et  des  populations 
de  l'Allemagne  par  suite  des  dispositions  de  l'esprit  slave  ont 
créé  des  affinités  entre  le  slavisme,  dont  l'essentiel  appartient 
aux  Slaves  du  Nord,  et  le  germanisme,  alors  que  les  Slaves  du 
Sud,  comme  nous  l'avons  fait  remarquer  au  début  de  cette 
étude,  ayant  été  attirés  vers  les  nations  méditerranéennes,  en 
ont  subi  depuis  longtemps  les  influences  et  se  sont  trouvés 
amenés  par  les  affinités  contraires  qu'elles  ont  développées  chez 
eux  à  se  ranger  du  côté  de  l'Entente.  Il  est  probable  que  même 
si  ces  tendances  s'atténuent,  elles  n'en  laisseront  pas  moins 
subsister  des  dispositions  dont  il  faudra  toujours  lenir  compte. 
Le  tsar  Alexis  Mikaïlovitch  ne  semble-t-il  pas  avoir  cherché 


(i)  A.  de  Quatrefages,  La  race  prussienne,  p.  io5. 


PANGERMANISME    ET    PANSLAVISME  2/17 

surtout  chez  les  Allemands  les  éléments  de  eivilisation  qui 
manquaient  au  peuple  russe?  Le  comte  Witte  ne  considérait-il 
pas  une  politique  d'entente  avec  les  grandes  démocraties  de 
l'Occident  comme  fatale  à  l'existence  de  l'Empire  russe,  c'est- 
à-dire,  avant  tout,  peut-être  à  celle  de  son  monarque  et  de  sa 
dynastie,  et  croyant  fermement  que  la  Russie,  après  une 
période  d'anarchie,  renouerait  sa  traditionnelle  amitié  avec  les 
puissances  centrales,  il  était  convaincu  qu'elle  devait,  pour  la 
sécurité  de  son  avenir,  lier  sa  politique  à  la  leur.  Bien  plus,  au 
milieu  d'août  1918,  quelque  surprenante  que  parut  cette  nou- 
velle, une  fraction  du  parti  cadet  ne  craignait  pas  de  déter- 
miner une  scission  et  de  se  prononcer  en  faveur  d'un  rap- 
prochement avec  l'Allemagne.  M.  Milioukof  approuvait  les 
membres  ukrainiens  du  parti  cadet  qui  s'étaient  ralliés  à  cette 
politique  et  l'ancien  ministre  des  Affaires  étrangères,  dans  une 
déclaration  publiée  dans  le  Vetcherni  Tchars,  soutenait  que 
l'attitude  des  cadets  ukrainiens  «  se  justifiait  par  la  nécessité 
de  réagir  d'une  façon  rationnelle  sur  des  événements  qui  se 
sont  produits  en  dehors  de  notre  volonté  ».  Peu  après,  on 
apprenait,  au  mois  d'octobre  191 8,  que  ce  dernier  s'avouait 
partisan  non  seulement  d'entrer  en  relation  avec  les  Alle- 
mands, mais  de  les  appeler  pour  rétablir  l'ordre  et  créer  un 
nouveau  pouvoir,  croyant  que  l'Allemagne,  qui  avait  travaillé 
au  démembrement  et  à  la  décomposition  de  la  Russie,  aiderait 
au  rétablissement  d'une  Russie  unifiée  et  que  celle-ci  pourrait 
ensuite  s'échapper  des  griffes  de  l'Allemagne,  pourvu  qu'elle 
conservât  certains  des  avantages  que  lui  conférait  le  traité  de 
Brest-Litowsk  qui,  d'après  lui,  pourraient  devenir  alors  matière 
à  concessions.  Enfin,  Lénine  et  son  entourage  préconisaient  une 
alliance  germano-russe  en  faveur  de  laquelle  les  agents  bolche- 
vistes  en  Allemagne  déployaient  une  grande  activité. 

D'ailleurs,  ce  n'est  en  somme  ni  l'influence  Scandinave,  ni 
l'influence  grecque  ou  byzantine  qui  semble  surtout  avoir  agi 
sur  l'orientation  du  développement  de  la  Russie,  mais  bien 
plutôt  l'influence  des  marchands  des  villes  hanséatiques.  Par 
la  mainmise  des  trafiquants  allemands  sur  le  commerce  russe, 
se  produisit  en  Russie  un  mouvement  opposé  à  la  russifieation 
et  tout  d'abord  cette  action  se  présente  bien  plutôt  avec  un 
caractère  antislave  que  comme  une  tendance  favorable  à  l'euro- 
péanisation.  Plus  tard,  cette  influence  allemande,  en  se  mon- 


248 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


trant,  pour  son  plus  grand  bénéfice,  favorable  au  tsarisme,  ne 
pouvait  qu'agir  dans  le  même  sens.  Au  reste,  un  Bielinsky, 
disciple  de  Fichte  et  de  ScKelling,  et  un  Bakounine,  qui  fut  un 
admirateur  et  un  ami  de  Karl  Marx,  achevèrent  sinon  de 
mettre,  en  partie,  l'esprit  russe  sous  l'influence  de  la  pensée 
allemande,  du  moins  d'assurer  la  prédominance  de  cette  der- 
nière. 

Le  bolchevisme,  qui  est  venu  depuis,  en  se  croyant  appelé  à 
une  rénovation  mondiale  faite  par  les  Slaves  et  en  se  présen- 
tant ainsi  comme  une  forme  nouvelle  du  panslavisme,  s'est 
montré  en  somme,  par  les  fins  qu'il  envisage  comme  par  ses 
moyens,  comparable  à  un  certain  point  de  vue  au  pangerma- 
nisme, qui  entendait  parvenir  à  la  germanisation  du  monde. 
Chez  l'un  et  chez  l'autre  se  révèle  le  même  désir  de  réaliser 
une  transformation  du  monde  en  vue  de  sa  domination,  et, 
dans  le  recours  au  terrorisme  pratiqué  par  les  Bolcheviki,  se 
retrouve  un  sentiment  comparable  à  celui  qui  fait  que  les 
Allemands  croient  à  la  vertu  invincible  de  la  fureur  teuto- 
nique,  en  sorte  qu'on  découvre  dans  ces  deux  dispositions  les 
restes  d'une  même  mentalité  primitive. 

Mais  néanmoins,  il  existe,  antérieurement  au  conflit  actuel, 
et  celui-ci  ne  fera  point  disparaître  cet  état  de  choses,  une 
opposition  foncière,  irréductible,  entre  le  panslavisme  et  le  pan- 
germanisme (i)  en  même  temps  qu'entre  ces  deux  conceptions 
et  celle  de  la  civilisation  de  l'Europe  occidentale,  et  cette  oppo- 
sition a  d'autres  raisons  que  celles  d'ordre  ethnique  qui  ont  pu 
intervenir  et  que  nous  venons  d'essayer  de  mettre  en  lumière, 
des  raisons  profondes  d'ordre  moral  qui  ne  sont  point  toutefois 
sans  en  dépendre. 

JLe  sens  du  mouvement  slaviste,  à  la  suite  des  premières  ten- 
tatives de  r  ((  intelligentsia  »,  la  classe  instruite  russe,  qui  prit 
naissance  avec  Pouchkine  et  Griboïedov  au  commencement  du 
XIX*  siècle,  se  précise  avec  Eugène  Onegine.  Mais,  même  chez 
les  écrivains  russes,  qui  étaient  de  filiation  étrangère,  comme 
un  Pouchkine  qui  était  d'origine  abyssine,  un  Lermontov  qui 
avait  du  sang  écossais,  un  Andreew  qui  était  le  fils  d'une  Polo- 
naise et  un  Grigorovitch  qui  était  celui  d'une  émigrée  fran- 
çaise, on  ne  retrouve  dès  leurs  premières  œuvres  aucune  trace 


(i)  Cf.  Constantin  Frantz,  La  Politique  allemande  de  l'avenir,  t.  I,  p.  78. 


PANGERMANISME    ET    PANSLAVISME  249 

d'occidentalisme;  ils  ne  possèdent  véritablement  aucun  carac- 
tère européen  occidental  et  semblent  avoir  acquis  de  suite  un 
caractère  purement  slave.  Malgré  leur  xénomanie,  leur  passion 
pour  les  étrangers,  les  Slaves  restent  en  dehors  des  influences 
occidentales  et  y  demeurent  indifférents.  Même  les  écrivains 
russes  qui  reflètent  plus  ou  moins  les  tendances  occidentales, 
les  zapadnik,  c'est-à-dire  les  champions  de  l'occidentalisme, 
depuis  Yvan  Khvorostinine  jusqu'à  Dostoïevski,  en  passant  par 
Krijanik  qui,  d'origine  étrangère,  se  montre  au  xvii*  siècle 
contempteur  du  byzantinisme  et  partisan  des  idées  françaises, 
n'ont  pas  été  à  proprement  parler  des  agents  d'européanisation 
et  on  a  même  pu  présenter  ce  dernier  comme  le  premier  pan- 
slaviste.  Une  exaltation  mystique  jointe  à  la  versatilité  passionnée 
et  à  l'espèce  de  nonchalance  orientale  qui  semble  plus  particu- 
lièrement être  le  propre  du  caractère  des  Slaves  et  surtout  des 
Grands-Russes  prend  bientôt  corps  en  une  doctrine,  se  systéma- 
tise et  s'affirme  de  plus  en  plus  à  mesure  que  ces  esprits  neufs 
s'appliquent  et  se  cultivent.  On  parle  alors  du  Gore  ot  ouma, 
le  mal  de  trop  d'esprit,  et,  parmi  les  protagonistes  de  ces  idées, 
il  en  est  qui  soutiennent,  comme  Ahsakov  et  Komiakov,  mal- 
gré les  objections  d'autres  comme  le  critique  Bielinski,  que  le 
jour  de  la  Russie  est  venu,  qu'elle  doit  maintenant  prendre 
position  et  jouer  à  son  tour  un  rôle  prépondérant,  que  toute 
neuve  encore  et  non  corrompue  par  la  culture  des  vieilles 
nations  de  l'Europe  elle  est  désignée  pour  fonder  un  nouvel 
état  de  choses  qui  doit  se  substituer  à  la  civilisation  «  pourrie  » 
de  l'Europe  occidentale;  elle  croit  pouvoir  réaliser  cette  rénova- 
tion en  s'appuyant  sur  le  vague  sentiment  de  fraternité  et  de 
piété  qui  vient  compliquer  ce  mouvement  dès  que  Tourguenev 
et  Grigorovitch  eurent  fait  sentir  aux  promoteurs  de  ces  idées 
la  nécessité  de  tenir  compte  des  aspirations  populaires.  Chez 
Dostoïevski,  on  trouve  l'affirmation  de  la  supériorité  des  ins- 
tincts naïfs  et  primitifs  des  masses  russes,  du  mysticisme  slave 
sur  l'intellectualisme  de  l'Europe  occidentale,  sur  la  pourri- 
ture occidentale.  D'autres,  cependant,  comme  Tourguenef,  plus 
mesurés,  plus  fins,  dont  l'esprit  était  moins  loin  du  nôtre,  ont 
critiqué  ces  dispositions  qui,  en  niant  la  nécessité  de  la  science 
et  le  rôle  de  l'art,  arrivent  à  la  négation  de  toute  culture.  C'est 
ce  que  montre  son  personnage  Potoughine,  qui  est  son  porte- 
parole  dans   Fumée.   Chez   un    autre   de    ses    personnages,   le 


250  l' ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

nihiliste  Bazarof  (i),  il  a  peint  un  des  partisans  de  celle  ma- 
nière de  voir,  un  de  ceux  qui  repoussent,  a  priori,  tout  ce  qui 
a  été  dit  ou  fait  avant  eux  et  dénie  toute  valeur  à  la  science 
comme  à  la  tradition.  A  côté  des  slavophiles  ou,  plus  exacte- 
ment, des  slavianophiles  russes,  qui  se  montrèrent  soucieux 
de  conserver  l'esprit  vieux-russe  en  l'opposant  à  l'esprit  de 
l'Europe  occidentale  et  se  présentent  comme  des  ennemis  de 
l'influence  et  des  doctrines  religieuses  de  l'Occident,  les  pan- 
slavistes,  qu'il  est  faux  de  confondre  avec  ceux-ci  ainsi  qu'on 
l'a  fait  parfois,  ne  sont  pas  sans  s'appuyer  sur  ces  tendances 
conservatrices  et  religieuses  pour  développer  leurs  vues  poli- 
tiques et  asseoir  leurs  conceptions  sociales.  Certains,  comme 
Pogodine,  ont  du  reste  été  à  la  fois  l'un  et  l'autre.  Ainsi  un 
mouvement  se  constitue,  un  fanastime  mystique,  qui  exalte 
les  appétits  les  plus  bas  et  les  déchaîne  au  nom  d'une  prétendue 
rénovation  sociale  et  d'une  rédemption  humaine,  se  propage 
dans  les  masses  russes;  le  vague  sentiment  qui  secoue  leur  tor- 
peur et  anime  leur  ignorance  prend  une  forme  messianique 
qui  aboutit  bientôt  à  une  espèce  d'impérialisme  prolétarien, 
puisque  le  rapprochement  ridicule  de  ces  deux  mots  permet 
seul  d'exprimer  l'absurdité  de  ce  que  le  bolchevisme  prétend 
être.  Les  chefs  maximalistes  entendaient  du  reste  étendre  cette 
rénovation  aux  questions  confessionnelles  et  transformer  en 
même  temps  l'ordre  religieux.  D'après  les  journaux  allemands, 
le  commissariat  ecclésiastique  du  Gouvernement  maximaliste 
de  Moscou  publiait  un  décret  qui  supprimait  toutes  les  reli- 
gions pour  les  remplacer  par  une  religion  unique,  un  néo- 
christianisme, seule  reconnue  par  l'Etat.  Cet  illuminisme 
démagogique,  qui  se  répandait  très  rapidement  grâce  à  l'acti- 
vité de  la  propagande  bolcheviste  et  aux  moyens  de  corruption 
dont  elle  disposait,  était  également  partagé  par  certains  éléments 
socialistes  d'autres  nations  européennes,  et  ceux-ci,  bien  qu'ils 
soutinssent  le  bolchevisme  tout  en  ne  paraissant  point  désirer 
qu'il  fût  d'abord  imposé  à  l'Allemagne  qui  voulait  bien  s'en 
servir  mais  ne  semblait  nullement  pressée  de  l'adopter  pour 
elle-même,  prétendaient  que  la  soviétisation  était  le  seul 
remède  au  conflit  qui  mettait  le  monde  entier  en  guerre  et  à 
la  erise  qui  en  résultait  pour  toutes  les  nations.  On  juge  quel 


(i)  Pères   et   Enfants 


PANGERMANISME    ET    PANSLAVISME  25 1 

effet  désastreux  pouvait  avoir  le  triomphe  d'^un  semblable  mou- 
vement d'origine  slave  et  combien  il  était  encore  rendu  plus 
néfaste  par  tout  ce  que  le  pangermanisme,  qui  restait  l'ennemi 
du  panslavisme,  pouvait  en  recueillir  en  aidant  à  son  extension. 
Aussi,  au  début  du  xix*  siècle,  dans  son  histoire  de  Pougatcheff, 
Pouchkine  écrivait  déjà  :  «  Que  Dieu  nous  préserve  de  l'émeute 
russe  impitoyable  et  absurde  ». 

Bien  que  de  venue  récente  dans  la  société  européenne,  les 
Slaves  se  croyaient  ainsi  prédestinés  à  lui  apporter  une  réno- 
vation. On  retrouve  ce  vague  caractère  à  la  fois  mystique  et 
humanitaire  à  côté  du  sentiment  religieux  le  plus  médiocre  et 
considérablement  aggravé  dans  ce  qu'il  y  a  précisément  de 
plus  discutable  chez  Tolstoï.  Le  bolchevik  V.  Bonch  Bruevïch, 
secrétaire  du  gouvernement  de  .Lénine  et  de  Trotsky,  s'était 
fait  admettre  dans  les  confréries  tolstoïennes  et  on  peut 
se  demander  si  ce  n'est  pas  indirectement  par  le  tolstoïsme, 
par  la  déformation  à  laquelle  peut  facilement  se  prêter  cette 
doctrine,  qu'il  a  été  amené  à  accéder  aux  théories  maximalistes 
et  si  sa  pratique  ne  l'a  pas  préparé  à  les  recevoir.  Cette  préten- 
tion est  rendue  plus  détestable  encore  par  les  tendances  affir- 
mées par  le  bolchevisme,  et  cette  nouvelle  manifestation  de 
l'esprit  russe,  qui  nous  en  révèle  les  caractères  les  plus  fon- 
ciers, achève  de  nous  montrer  combien  il  est  éloigné  de  l'esprit 
occidental  et  reste  par  conséquent  impénétrable  à  la  plupart 
de  ses  conceptions.  En  cela,  et  au  point  de  vue  général  de  la 
culture,  on  peut  dire  que  celui-ci  se  présente  comme  un  dan- 
ger international.  Dans  une  étude  intitulée  «  Une  vue  plus 
profonde  sur  la  guerre  »,  M"*  Ellen  Key  écrivait  : 

Le  Russe  a  k  sentiment  que  son  peuple  ne  possède  pas  l'esprit  créateur 
de  la  civilisation  occidentale;  il  n'en  hait  que  davantage  cette  civilisation, 
et  d'autant  plus  qu'elle  est  plus  voisine  de  lui.  Voilà  l'explication  psycholo- 
giqye  de  l'oppression  aussi  mal  avisée  que  violente  dont  a  souffert  la 
Finlande.  Partout  où  l'autonomie  a  été  supprimée  en  dépit  d'engagements 
formels,  les  lois  et  les  règlements  sont  ouvertement  violés;  la  religion,  la 
langue,  les  efforts  de  la  culture  sont  persécutés;  la  liberté,  la  vie,  les  pro- 
priétés, l'honneur  sont  le  jouet  de  la  violence  et  du  bon  plaisir.  L'incerti- 
tude, l'inconstance  et  l'infidélité  définis  sont  aux  yeux  du  Russe,  l'ordre  du 
monde,  tandis  que  nous  y  verrions,  nous,  Occidentaux,  les  plus  intolérables 
ennemis  de  l'existence  (i). 


(i)  M"»    Ellen    Key,    En    djupare   syn    pâ    krigel   (Une    vue   plus   profonde  sur  la 
guerre).  Stockholm,  19 16. 


252 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 


C'est  bien  en  vue  de  réaliser,  conformément  à  ces  disposi- 
tions, un  nouvel  ordre  social  que  se  fait  la  révolution  russe.  La 
façon  générale  dont  ce  mouvement  se  produit  au  début,  la 
fureur  enthousiaste  avec  laquelle  il   se  propage,    l'unanimité 
qu'il  réalise   seraient  incompréhensibles  si  on   ne   tenait  pas 
compte  de   ces  dispositions   latentes.    Aussi,   cette   révolution 
crut-elle,  du  moins  un  moment,  pouvoir  entraîner  l'Allemagne 
dressée  contre  l'Europe  occidentale  dans  un  grand  mouvement 
révolutionnaire,   afin  de  créer  un   monde  démocratique  nou- 
veau, car,  bien  que  les  promoteurs  de  ce  mouvement  aient  dû 
savoir  à  quoi  s'en  tenir  à  ce  sujet  et  se  soient  montrés  par  leurs 
manœuvres  trop  intéressés  au  succès  de  l'Allemagne  pour  être 
sincères,  il  semble  certain  qu'une  grande  partie  de  la  masse  du 
peuple  était  convaincue.  Cependant,  il  est  surprenant  que  tous 
les  Russes  se  soient  mépris  à  ce  point  sur  la  politique  alle- 
mande, car  Paul  Rohrach  ne  se  gênait  pas  pour  écrire  alors, 
au   sujet  de  la  révolution  russe    :   ((    Si  la  transformation  se 
faisait  pacifiquement,  les  peuples  allogènes  ne  se  sépareraient 
pas  de  la  Russie  »,  et  ce  que  voulait  l'Allemagne  pangerma- 
niste,   comme  le  disait  le  même  auteur,   c'était  d'éviter   «  le 
triomphe  d'une  tendance  qui  ferait  de  la  Russie  un  Etat  natio- 
nal »  (i),  afin  de  profiter  de  sa  désorganisation  et  de  sa  décom- 
position pour  s'en  rendre  entièrement  maître.  Mais  l'action  alle- 
mande en  poussant  à  l'aggravation  de  la  situation  créée  par 
l'établissement  du  régime  maximaliste  tendait  à  précipiter  les 
mouvements  particularistes,   et  l'Allemagne  à  qui  ce  danger 
pour  ses  projets  pangermanistes  ne  pouvait  échapper,  ne  sem- 
blait point  en  apprécier  la  force  à  sa  juste  valeur  ou  se  croyait 
certaine  de  pouvoir  le  maîtriser  à  temps. 

De  la  façon  dont  se  présente  ce  mouvement  social  qui  paraît 
à  son  origine  dériver  du  mouvement  religieux  «  vieux- 
croyant  »  et  n'être,  à  un  certain  degré,  qu'un  retour  à  la  sim- 
plicité et  l'égalité  évangéliques  malgré  la  forme  révolution- 
naire et  politique  qu'il  a  prise  ensuite,  il  est  possible  de  le  rap- 
procher d'autres  grands  mouvements  qui  se  produisirent  au 
cours  de  l'histoire  et  de  montrer  qu'il  procède  des  mêmes  ten- 
dances. N'est-ce  point,  dans  un  sens  comparable,  au  nom  d'idées 
aussi    sommaires   que   celles   des    révolutionnaires   russes,    en 


(i)  Paul  Rohrach,  Russland  und   Wir,  p.   52-53. 


PANGERMANISME    ET    PANSLAVISME  253 

tenant  compte  bien  entendu  des  moyens  mis  en  œuvre,  des 
cireonstances  et  de  l'esprit  qui  l'animait,  que  nous  avons  vu, 
à  la  fin  du  monde  antique,  le  christianisme  prétendre  rénover 
tout  l'ordre  social  et  ne  réussir  qu'à  faire  sommeiller  pendant 
plusieurs  siècles  la  culture  et  le  génie  antiques.  Ce  n'est  que  par 
l'assimilation  qui  s'est  produite  entre  le  paganisme  et  le  chris- 
tianisme, par  les  éléments  qu'il  a  recueillis  malgré  lui  de  l'hé- 
ritage de  l'antiquité,  qu'il  a  su  utiliser  ou  qui  se  sont  imposés 
à  lui  par  leur  valeur,   qu'il  est  arrivé  à   ce  qu'il  est  devenu 
plus  tard.  Ne  voyant  que  le  vice  de  toutes  les  influences  qui 
rongent  les  sociétés  à  leur  déclin  dans  leur  incapacité  à  faire 
le  départ  entre  ce  que  les  anciennes  civilisations  avaient  acquis, 
ce  qui  a  fait  leur  grandeur  et  ce  qui  l'emporte  au  moment  de 
leur  décadence,  les  partisans  de  la  religion  nouvelle  croyaient 
pouvoir  soutenir  :  nous  sommes  des  ignorants,  il  est  vrai,  mais 
nous   ne   sommes   point   corrompus   par  votre   vieux   monde, 
notre  ignorance  est  un  gage  de  la  pureté  de  nos  intentions  et 
du  bien-fondé  de  nos  revendications.  Cette  erreur  est  celle  que 
nous  voyons  également  reparaître,  du  moins  en  partie,  parmi 
la  masse  des  luthériens,  et  qui  est  un  des  facteurs  du  succès  de 
la   doctrine   de  Luther    :   nous  allons   tout  reprendre   et   tout 
interpréter  à  notre  guise;  et  la  Réforme  arrêta  le  grand  mouve- 
ment païen  et  rationaliste  de  la  Renaissance  qui,  par  réaction 
contre  le  catholicisme,  avait  repris  le  dessus  et  devait  ouvrir 
la  voie   au  monde  moderne  en  le  rattachant  directement  au 
monde  antique  et  en  le  faisant  profiter  de  ses  acquisitions. 
Mais,  dans  la  Réforme,  intervient  une  autre  tendance;  ce  mou- 
vement se  complique  bientôt  d'une  tendance  plus  élevée  qui 
s'affirme  surtout  avec  les  réformistes  français  et  limite  l'action 
néfaste  de  ce  point  de  vue  simpliste  :  un  élément  libéral  y  est 
introduit,  qui  se  développera  et  caractérisera  plus  tard  l'esprit 
protestant,  un  élément  de  libre  discussion  et  rationaliste,  dû 
précisément  au  mouvement  antérieur  des  idées  et  auquel  l'esprit 
cultivé  des  promoteurs  de  la  Réforme,  et  plus  spécialement  de 
ses  promoteurs  français,  n'avait  naturellement  pas  pu  se  sous- 
traire. 

Mais  le  mouvement  bolcheviste  ayant  pris  naissance  et  se 
développant  non  seulement  en  dehors  de  ces  influences  mais 
directement  contre  elles,  on  ne  saurait  rien  en  attendre  de  sem- 
blable. On  pouvait  même  avancer  que  si  ce  mouvement,  qui 


-^04  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

différait  profondément  de  ceux  animés  jjar  l'esprit  socialiste, 
réussissait,  il  ne  pouvait  que  produire  un  nouveau  recul  de  la 
civilisation  et  aggraver  la  situation  des  sociétés  humaines  déjà 
compromise  par  suite  du  sens  pris  par  leur  évolution. 

On  touche  ici  à  ce  qui,  dès  l'origine,  a  vicié  d'une  façon  radi- 
cale la  politique  suivie  à  l'égard  de  la  Russie,  ce  qui  a  rendu 
précaire  tout  rapprochement,  toute  alliance  de  l'Occident  avec 
les  Slaves,  bien  que  nous  ayons  montré  plus  haut  (i)  la  néces- 
sité qui  a  poussé  à  pratiquer  une  semblable  politique  et  même 
l'avantage  que  nous  avons  pu  en  retirer.  Cette  orientation  poli- 
tique était  évidemment  regrettable  et  déjà  Auguste  Comte  (2) 
écrivait  :  «  Cette  déviation  des  gouvernements  occidentaux  se 
('.  trouva  bientôt  aggravée  par  leur  disposition  à  subordonner 
«  leur  politique  collective  au  concours  d'une  puissance  essen- 
«  tiellement  orientale  (la  Russie)  dès  lors  admise  à  leurs  déli- 
«  bérations  communes,  dont  la  présidence  nominale  lui  fut 
((  souvent  déférée.  La  similitude  des  croyances  officielles  cons- 
((  tituant  la  seule  source  d'un  tel  rapprochement,  il  offrait,  par 
u  cela  même,  un  caractère  nécessairement  rétrograde,  en 
«  secondant  les  tendances  vers  la  restauration  factice  d'une 
(>  foi  déchue.  Mais  ce  titre  était  plus  apparent  que  réel,  puis- 
ai qu'il  devait  aussitôt  rappeler  les  justes  antipathies  de  l'Occi- 
((  dent  envers  l'Eglise  grecque.  Quoique  les  réactions  entre 
«  l'islamisme  et  le  catholicisme  aient,  depuis  le  moyen  âge, 
((  intimement  lié  les  destinées  des  Turcs  et  des  Occidentaux,  la 
<(  politique  ottomane  s'abstint  toujours  d'une  telle  intervention, 
<(  Si  la  Russie  eût  imité  cette  sagesse,  en  sentant  qu'il  n'appar- 
u  tient  jamais  aux  populations  arriérées  de  régler  les  peuples 
«  avancés,  son  gouvernement,  progressif  au  dedans,  n'aurait 
(.<.  point  altéré  ce  caractère  en  devenant,  en  dehors,  le  principal 
«  espoir  d'une  rétrogradation  impossible  ». 

D'autre  part,  le  député  allemand  Hecker,  dans  un  discours 
qu'il  prononçait  à  la  Chambre  badoise  au  cours  de  l'année 
18/16,  dénonçait  le  danger  dont  l'Allemagne  était  menacée  par 
le  panslavisme.  «  Le  panslavisme  grandit  si  rapidement  qu'on 
(^  peut  craindre  de  le  voir  prendre  bientôt  dans  le  monde  le 
u  rôle  dominateur  enlevé  aux  Romains  et  à  la  race  germa- 


(i)  Voir  p.    i46. 

(a)  Politique  positive,  t.  III,  p.  609.  Paris,  août  i853> 


PANGERMANISME    ET    PANSLAVISME  200 

«  nique  »  (i).  Ceci  explique  peut-être  pourquoi  F  Allemagne 
n'a  pas  craint  de  recourir  au  bolchevisme  pour  ruiner  défini- 
tivement la  puissance  des  Slaves  du  Nord  et  les  empêcher,  en 
se  joignant  aux  Slaves  du  Sud,  d'être  à  même  de  faire  échec 
à  ses  projets  pangermanistes. 

On  voit  donc  tout  le  danger  que  présentait  le  panslavisme 
par  les  affinités  progermaines  dont  les  dispositions  naturelles 
des  Slaves  tendaient  à  le  doter,  malgré  l'opposition  du  panger- 
manisme à  l'égard  du  panslavisme,  et,  en  même  temps,  le  péril 
qu'il  créait  par  la  nouvelle  forme  révolutionnaire  qu'il  revêtait 
avec  le  bolchevisme  et  la  déplorable  influence  qu'il  pouvait 
ainsi  exercer  sur  le  monde  s'il  l'emportait  avec  la  complicité  de 
l'Allemagne. 

En  effet,  devant  le  panslavisme  se  dressait  précisément  le 
pangermanisme  qui,  pour  des  raisons  en  partie  comparables  : 
supériorité  morale  et  physique  tenant  à  la  fameuse  pureté  du 
sang  germanique  et  à  sa  valeur  originelle,  mais  aussi  pour 
d'autres  très  différentes  :  organisation,  force  militaire  et  puis- 
sance technique,  prétendait  pareillement  non  seulement  sup- 
planter toute  la  civilisaiton  occidentale  et  ce  qui  constitue 
l'esprit  européen,  mais  absorber  aussi  les  peuples  neufs  qui, 
comme  ceux  de  la  Russie,  en  étaient  restés  à  l'écart.  En  face 
des  aspirations  populaires  russes,  des  sentiments  obscurs  qui 
animaient  les  masses  slaves,  une  caste  allemande,  solidement 
établie  dans  la  nation  et  qui  s'était  assurée  le  pouvoir  politique, 
entendait  donner  la  formule  nouvelle  d'un  Etat  tout  puissant 
qui,  à  l'aide  d'une  force  militaire  à  la  constitution  de  laquelle 
seraient  employés  toutes  les  ressources  économiques  et  tous 
les  procédés  modernes  de  l'industrie,  assurerait  à  son  profit 
l'extension  de  sa  conception  impérialiste.  Cette  seconde  concep- 
tion était,  dans  une  certaine  mesure,  plus  dangereuse  encore 
que  l'autre,  car  étant  celle  d'un  peuple  instruit  et  puis- 
samment organisé,  elle  avait  plus  de  chance  de  l'emporter.  Le 
panslavisme  se  trouvait  ainsi  s'opposer  au  pangermanisme  dans 
les  conditions  les  plus  défavorables  pour  y  réussir,  mais  ces 
deux  conceptions  ne  s'en  montraient  pas  moins  susceptibles  de 
se  combiner  du  fait  qu'elles  étaient  toutes  deux  inconciliables 
avec  la  civilisation  de  l'Europe  occidentale  et  elles  risquaient 


(i)  Cité  par  Cyprien  Robert,  Le  monde  slave,  son  présent,  son  passé  et  son  avenir, 
2  vol.,  Paris,  i852. 


256  l'allemagne  et  le  baltikum 

de  devenir  pour  celle-ci  une  menace  des  plus  sérieuses  si  elles 
parvenaient  à  s'appuyer  l'une  sur  l'autre  pour  la  détruire. 

Le  sort  du  pangermanisme  comme  celui  du  panslavisme 
paraît  donc  réglé  et  ces  deux  conceptions,  du  moins  dans  la 
forme  qu'elles  ont  revêtue  quant  au  germanisme  et  au  slavis- 
me,  ont  vécu  ainsi  que  tous  les  impérialismes  qui,  s'ils  ne  sont 
pas  détruits,  semblent  universellement  condamnés.  Du  reste, 
comme  nous  l'avons  indiqué  au  début  de  cette  étude,  non  seu- 
lement le  panslavisme  n'était  pas  soutenablc,  puisqu'il  enten- 
dait, au  point  de  vue  russe,  réunir  plus  d'une  centaine  de 
peuples  différents,  la  plupart  non  slaves,  au  nom  du  slavisme; 
mais  les  Slaves  eux-mêmes,  par  les  régions  très  vastes  et  très 
diverses  où  ils  se  sont  fixés,  constituent  des  éléments  ethniques 
qui,  bien  qu'appartenant  à  la  même  souche  primitive,  n'ont 
plus  les  mêmes  affinités  et  ne  peuvent  plus  être  confondus 
pour  être  indistinctement  associés.  L'une  et  l'autre  conception 
ne  sont  donc  plus  à  même  de  l'emporter  sur  la  conception 
européenne  contre  laquelle  elles  s'insurgeaient  pour  des  raisons 
différentes  et  de  manières  diverses,  et  qui  après  s'être  étendue 
jusque  dans  le  nouveau  monde,  tend  à  y  dominer.  Il  ne  semble 
pas  plus  permis  au  pangermanisme  de  l'emporter,  contre 
toutes  ses  espérances,  sur  les  populations  que  le  panslavisme 
voulait  retenir  sous  sa  domination,  pour  ne  nous  occuper  ici 
que  des  populations  qu'intéresse  la  question  de  la  Baltique  et 
que  l'Allemagne  désirait  s'annexer,  qu'au  panslavisme  d'absor- 
ber les  populations  très  diverses  et  très  nombreuses  englobées 
dans  l'Empire  russe.  Celles-ci,  selon  leurs  affinités  originelles 
ou  les  facilités  qu'elles  trouveront  auprès  des  autres  peuples 
pour  la  sécurité  de  leur  indépendance  ou  le  libre  développe- 
ment de  leur  génie,  rentreront  dans  la  sphère  d'influence  des 
grandes  nations  européennes  ou  asiatiques. 

Mais  l'un  et  l'autre  restent  un  danger  pour  l'Europe  et,  par 
conséquent,  pour  le  monde.  L'Allemagne  est  encore  à  craindre 
en  ce  qu'elle  est  susceptible  de  réorganiser  la  Russie  et,  dans 
le  cas  où  l'Europe  la  laisserait  y  procéder,  elle  aurait  bien  vite 
fait  de  devenir  menaçante  et  de  reprendre  ses  rêves  de  domina- 
tion mondiale;  la  Russie,  par  le  bolchevisme  qui  l'a  menée  à 
la  ruine  après  |a  défaite,  serait  à  même,  si  on  y  prend  garde, 
de  déchaîner  à  nouveau  sur  le  monde  un  bouleversement  géné- 
ral et  de  désorganiser  l'Europe. 


PANGERMANISME    ET    PANSLAVISME  267 

h'Evening  Sun,  de  New-York,  écrivait  au  milieu  de  décembre 
1918  : 

L'Allemagne  ne  peut  trouver  aucun  ami  hors  de  Russie,  de  même  que  les 
Bolcheviki  ne  peuvent  compter  sur  des  sympathies  autres  qu'allemandes. 
Les  deux  nations  sont  poussées  l'une  vers  l'autre  et,  sous  une  tyrannie  mille 
fois  plus  arbitraire  que  l'autocratie,  elles  formeraient  une  dangereuse  combi- 
naison. 


IV 


PANGERMANISME   ET   BALTIKUM 


Bien  que  les  Allemands  aient  soutenu,  avec  une  insuppor- 
table prétention,  avoir  conservé  dans  toute  sa  pureté  le  sang 
germanique,. en  posséder  seul  le  vénitable  héritage  et,  de  ce  fait, 
^'attribuent  faussement  une  supériorité  indiscutable,  ce  sang 
germanique  ne  paraît  donc  être  ni  celui  qui  l'a  réellement 
emporté  en  Allemagne,  ni  celui  qui  domine  dans  les  territoires 
qu'elle  projette  de  s'annexer  à  l'Est.  Aussi,  de  Quatrefages  avait- 
il  raison  d'écrire  :  «  La  véritable  Allemagne  a  cependant  accepté 
la  Prusse  pour  souveraine.  Elle  en  avait  le  droit  incontestable- 
ment. Mais  peut-être  eût-elle  agi  autrement  si  elle  n'avait  été 
entraînée  par  une  erreur  anthropologique.  Non  contente  de 
subordonner  les  Germains  aux  Slavo-Finnois,  l'Allemagne  a 
épousé  les  haines  et  servi  les  instints  de  ceux  qu'elle  a  mis  à 
sa  tête.  Là  est  le  tort  qu'elle  regrettera  un  jour  amèrement,  la 
faute  qu'elle  expiera....  N'a-t-elle  vraiment  aucun  soupçon  des 
formidables  problèmes  qu'elle  a  contribué  à  poser .►*  »  (i). 

Mais  les  arguments  que  l'Allemagne  ne  s'est  pas  lassée  de 
produire  sous  toutes  les  formes  à  l'appui  de  ces  assertions,  les 
rapprochements  historiques,  ethnologiques  que  la  science  alle- 
mande s'est  efforcée  laborieusement  d'établir,  mais  à  faux, 
n'ont  pas  été  sans  influer  sur  les  peuples  d'origines  diverses  de 
ces  régions  qui,  «'étant  plus  ou  moins  laissés  prendre  aux  gros- 
sières assimilations  allemandes,  ont  cru  de  leur  intérêt  de  se 


(i)  A.  de  Quatrefages,  La  race  prussienne,   1871,  p.    io3. 


26o  l'allemagne  et  le  baltikum 

tourner  vers  l'Allemagne  et  pour  leur  sauvegarde  de  se  solida- 
riser avec  elle  puisque,  par  la  communauté  d'origine  qu'elle 
soutenait,  leur  destinée  se  trouverait  naturellement  liée  à  la 
sienne. 

Or,  pour  s'en  tenir  aux  raisons  ethniques  que  nous  venons 
d'examiner,  on  voit  que  pour  ces  mêmes  raisons  invoquées 
par  l'Allemagne  et  qui  se  retournent  contre  elle  quand  elles 
sont  exactement  présentées,  ce  sont  les  peuples  qu'elle  prétend 
absorber  qui,  par  la  participation  qu'ils  ont  fournie  à  sa  consti- 
tution et  spécialement  à  celle  de  la  Prusse,  pourraient  servir 
à  justifier  leur  domination  sur  elle. 

Le  problème  pourrait,  d'après  ce  que  nous  avons  vu  au 
début  de  cette  étude  sur  la  constitution  de  la  race  prussienne, 
se  poser  d'une  façon  toute  différente  de  celle  dont  les  Alle- 
mands le  présentent  et  les  Slaves  pourraient  retourner  contre 
les  Allemands  des  arguments  de  même  ordre  que  ceux  qu'ils 
invoquent.  Renan  le  faisait  remarquer,  en  1871,  dans  une  de 
ses  lettres  à  Strauss  :  «  L?s  noms  de  Vienne,  de  Worms,  de 
«  Mayence  sont  gaulois;  nous  ne  vous  réclamerons  jamais  des 
«  villes;  mais  si,  un  jour,  les  Slaves  viennent  revendiquer  la 
«  Prusse  proprement  dite,  la  Poméranie,  la  Silésie,  Berlin, 
«  pour  la  raison  que  tous  ces  noms  sont  slaves;  s'ils  font  sur 
«  l'Elbe  et  sur  l'Oder  ce  que  vous  avez  fait  sur  la  Moselle;  s'ils 
«  pointent  sur  la  carte  les  villages  obotrites  ou  vénètes,  qu'au- 
«  rez-vQjus  à  dire?  » 

En  tout  cas,  ces  raisons  sont  suffisantes  pour  permettre  à  ces 
populations  de  vouloir  se  soustraire  à  toute  domination  alle- 
mande, de  revendiquer  leur  indépendance  et  de  prétendre  légi- 
timement à  la  domination  de  la  Baltique.  Le  rêve  de  l'Alle- 
magne était,  en  effet,  après  avoir  entièrement  soustrait  les  côtes 
orientales  de  la  Baltique  aux  populations  baltiques  :  Lituaniens, 
Estoniens,  Lettons,  Finnois,  d'en  refouler  les  Scandinaves, 
c'est-à-dire  ceux  qui  s'apparentent  aux  véritables  Germains  au 
degré  le  plus  proche,  pour  se  rendre  maître  des  deux  rives  de 
cette  mer  intérieure,  car  il  ne  faut  pas  oublier  que  toutes  les 
provinces  situées  à  l'est  et  à  l'ouest  du  golfe  de  Bothnie  étaient 
exclusivement  suédoises,  que  la  Finlande  n'a  été  que  peu  à  peu 
détournée  dernièrement  de  la  sphère  d'influence  de  la  Suède, 
et  que  ces  deux  pays  étaient  politiquernent  régis  au  xviii^  siècle 
par  les  Constitutions  suédoises  de  1772  et  1789. 


PANGERMANISME    ET    BALTIKUM  26 1 

Non  seulement  des  Slaves,  des  Borusses  et  des  Lituaniens., 
comme  nous  venons  de  le  voir,  ont,  en  effet,  fortement  contri- 
bué à  la  constitution  de  l'élément  prussien  moderne,  mais  des 
éléments  finnois  joints  à  ces  Slaves  se  sont  mêlés  aux  mar- 
chands de  la  Hanse  de  la  Baltique  et  aux  chevaliers  de  l'Ordre 
teutonique  pour  constituer  le  véritable  fonds  de  la  Prusse.  C'est 
cet  élément  prussien,  qui  n'a  rien  de  germanique,  qui,  à  son 
tour,  a  le  plus  énergiquement  réagi  sur  les  divers  éléments 
slaves  et  autres  qu'il  a  incorporés  et  qu'il  tend  à  dominer,  et 
ceci  explique  comment  la  Prusse,  après  avoir  ainsi  acquis  une 
action  prépondérante  sur  toute  l'Allemagne,  entend  l'étendre 
sur  les  territoires  limitrophes  de  la  Baltique. 

Sans  doute,  dans  la  constitution  de  beaucoup  d'autres 
nations  sont  également  entrés  des  éléments  très  divers,  mais 
si  nous  avons  cru  devoir  insister  sur  ce  point,  c'est  que  l'Alle- 
magne attache  une  grande  importance,  attribue  une  valeur 
dominante  à  cette  soi-disant  pureté  de  sa  race,  et  que  celles-ci, 
bien  qu'elles  ne  prétendent  pas  à  fe  même  homogénéité  ethni- 
que, présentent  une  cohésion  politique  bien  plus  grande.  Ceci 
permet  de  comprendre  comment  l'Allemagne,  quoi  que  cer- 
tains Etats  maintiennent  leur  forme  constitutive  et  possèdent, 
par  exemple,,  une  diplomatie  particulière,  comme  la  Bavière, 
peut  être  complètement  prussifiée  mais  ne  possède  en  somme 
qu'une  forme  fédérative  artificielle  et  n'est  parvenue  à  s'assi- 
miler aucune  des  nations  qu'elle  s'est  annexée. 

Comme  on  le  voit,  les  Hessois  que  Saint  Boniface  avait  évan- 
gélisés,  les  Saxons- Aryens,  descendants  d'Arminius  qui  battait 
les  légions  de  Varus,  ne  sont  pas  ceux  qui  l'ont  emporté  en 
Allemagne. 

L'Allemagne  ne  paraît  donc  plus  en  rien  germanique,  elle 
est  avant  tout  prussienne;  quel  que  soit  son  orgueil,  elle  se 
révèle  comme  constituée  par  la  race  la  moins  pure,  la  popula- 
tion la  moins  homogène  résultant  de  la  confluence  d'éléments 
très  divers.  L'exaspération  du  pangermanisme,  sa  fièvre  de 
domination,  la  forme  aiguë  et  paroxystique  qu'il  a  revêtue, 
trahit  peut-être  le  sentiment  obscur  de  -l'échec  de  tout  ce  qui 
est  foncièrement  germanique,  de  la  perte  de  ce  qui  constituait 
réellement  le  germanisme. 

La  défaite  de  l'Allemagne  moderne,  l'abolition  de  la  domi- 
nation prussienne  pourrait  seule  permettre  une  renaissance  du 


563  l'allemagne  et  le  baltikum 

véritable  germanisme  qui  serait  aussi  souhaitable  pour  l'avenir 
de  l'Allemagne  que  pour  la  tranquillité  du  monde. 
Le  poète  Georg  Herweg  n'écrivait-il  pas  : 

Die  Wacht  an  Rhein  wird  nicht  geniigen, 
Dor  schlimmste  Feind  steht  an  der  Spree. 

(La  garde  du  Rhin  sera  insuffisante, 
Le  pire  ennemi  est  sur  la  Sprée.) 

Et  Maximilien  Harden,  dans  un  article  de  la  Zukanft,  écri- 
vait récemment   : 

L'esprit  vieiix-pnissien  a  vaincu  l'esprit  allemand;  il  l'a  soumis,  l'a  réduit 
en  esclavage  et  jamais  son  emprise  n'a  été  plus  fatale  qu'aujourd'hui.  Le 
mauvais  goût  de  l'Allemand  moderne,  c'est  ce  teutonisme  vertueux  qui  a 
toute  l'Histoire  contre  lui  et  que  la  pudeur  aussi  devrait  combattre.  Son 
âme  dominée  par  un  impératif  besoin  d'esclave,  qui  se  résume  en  ces 
deux  mots  :  «  Agenouille-toi  !  »  Il  incline  machinalement  l'échiné  devant 
lés  honneurs,  les  titres,  les  regards  condescendants  qu'on  daigne  abaisser 
sur  lui  (i). 

D'ailleurs,  dans  sa  folie  de  conquête,  le  pangermanisme  ne 
paraissait  même  pas  se  soucier  de  rester  d'accord  avec  les  pré- 
tentions qu'il  émettait  :  il  se  montrait  tantôt  inconséquent  et 
tantôt  contradictoire. 

D'un  côté,  il  ne  répugnait  point  à  recourir  à  des  procédés 
qui  étaient  capables  d'altérer  très  rapidement  la  pureté  de  ce 
fameux  sang  allemand,  si  on  admet  qu'elle  existe,  en  faisant 
appel  à  l'appoint  que  les  Slaves  ou  les  populations  de  la  Bal- 
tique, puisqu'il  n'est  question  ici  que  de  ces  dernières,  pou- 
vaient apporter  à  l'Allemagne  pour  réparer  les  pertes  auxquelles 
elle  avait  consenti  sans  ménagement. 

De  l'autre,  bien  qu'elle  ait  été  profondément  slavisée  et  ait 
reçu  en  même  temps  des  apports  de  la  famille  finnoise,  la 
Prusse  pangermaniste,  bien  que  non  germanique,  se  dressait 
cependant  au  nom  du  germanisme  contre  les  Slaves,  de  même 
que  devant  les  populations  baltiques,"  et  entraînait  contre  eux 
les  Austro-Allemands. 

Aussi,  dans  le  même  article  de  la  Zukunft  que  nous  venons 
de  citer,  et  dans  lequel  il  critiquait  très  durement  la  politique 


(i)  Zukiwft,  août   iç)i8. 


PANGERMANISME  ET  BALTIKUM  263 

alleman<le  aussi  bien  vis-à-vis  de  la  Russie  qu'à  l'égard  des 
peuples  anglo-saxons,  M.  Maximilien  Harden  se  demandait  : 

Au  moment  où  l'incendie  de  haines  slaves  venues  des  quatre  coins  de  la 
Russie  peut  flamber  en  une  seule  gerbe  immense,  comment  nos  dirigeants 
pensent-ils  à  échafauder  des  trônes,  à  les  garnir,  à  fonder  un  ordre  politique 
que  les  94  %  des  habitants  de  ces  pays  repoussent  et  n'accepteront  jamais! 
Nos  dirigeants  veulent-ils  favoriser  les  plans  de  l'adversaire  et  réunir  en  un 
brasier  toutes  les  flammes,  flammèches,  étincelles,  qui  fusent,  brillent  ou 
couvent  entre  Vladivostok  et  Sébastopol,  entre  Mourmansk  et  Fiume  ? 

* 
*  * 

C'est  pourquoi  M.  Balfour,  dans  le  discours  qu'il  prononçait 
au  début  d'août  1918,  au  cours  des  débats  sur  l'ajournement  de 
la  Chambre  des  Communes,  en  réponse  aux  efforts  faits  par  les 
pacifistes,  précisait,  en  soulignant  toute  sa  gravité,  la  situation 
créée  par  l'Allemagne  dans  l'Est  de  l'Europe  et,  dans  une  vue 
d'ensemble,  il  montrait  comment  se  pose  la  question  des  pro- 
vinces baltiques  qui  se  trouve  englobée  dans  le  problème  plus 
général  de  l'Europe  orientale  : 

Sur  la  frontière  orientale,  l'Allemagne  offre  un  exemple  plus  frappant 
encore  de  la  mise  en  pratique  de  ses  théories,  quand  elle  en  a  la  puissance. 
L'Allemagne  exerce  maintenant  son  influence  depuis  le  nord  de  la  Finlande 
jusqu'à  la  mer  Noire,  grâce  à  l'effondrement  de  la  Russie.  L'Allemagne  se 
présente  à  la  Finlande  comme  un  libérateur  et  le  pire  sort  qui  puisse  être 
réservé  à  un  pays  réduit  à  l'esclavage  par  l'Allemagne,  c'est  celui  d'être 
libéré  par  elle.  (Hilarité.) 

La  Finlande  se  trouve  maintenant  dans  les  griffes  de  l'Allemagne,  qui 
entend  déterminer  et  lui  imposer  le  gouvernement  qu'elle  doit  avoir,  la 
dépouillant  de  son  cuivre  et  d'autres  matières,  ne  lui  fournissant  pas  de 
vivres,  mais  au  contraire,  installant  chez  elle  des  garnisons  allemandes, 
essayant  de  l'entraîner  dans  la  guerre  et  de  l'employer  comme  un  instru- 
ment pour  exécuter  de  nouvelles  agressions  contre  la  Russie  et  pour  s'oppo- 
ser à  l'action  des  puissances  sur  lesquelles  la  Russie  doit  compter  pour  sa 
régénération. 

Un  peu  plus  au  sud  se  trouvent  les  provinces  baltiques  et  les  peuples 
estonien,  letton,  lituanien,  polonais  et  ukrainien.  Sans  aucune  hésitation 
ni  pitié,  l'Allemagne  s'efforce,  par  tous  les  moyens  en  son  pouvoir,  par  la 
force,  par  des  traités  extorqués,  d'amener  ces  peuples  sous  la  domination 
militaire  et  économique  allemande,  de  façon  à  en  faire  ses  sous-ordres  en 
matière  commerciale  et  de  les  amener  à  lui  fournir  des  troupes  pour  la 
guerre. 

L'Allemagne  est  tellement  déterminée  à  maintenir  ces  pays  sous  son  joug 
et  à  modifier  à  sa  guise  la  carte  de  cette  partie  de  l'Europe  qu'elle  a  pris 


264  l' ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

bien  soin  de  ne  pas  arranger  cette  carte  d'après  les  frontières  nationales 
ethniques,  mais  de  l'établir  de  telle  façon  que,  sans  appui,  l'échafaudage 
qu'elle  a  édifié  tomberait  en  pièces. 

Je   ne  puis   concevoir  une  paix  que   puissent   accepter    les   puissances  de 
l'Entente  et  qui  laisserait  subsister  cet  état  de  choses  sans  y  avoir  remédié. 

En  dehors  de  ce  que  présentent  de  légitime  les  revendica- 
tions de  ces  pays,  il  y  a  non  seulement  un  intérêt  général 
européen,  mais  encore  un  intérêt  russe,  bien  que  le  Gouverne- 
ment des  Soviets  ait  déclaré  formellement  qu'il  se  désintéres- 
sait des  anciennes  provinces  russes  de  la  Baltique,  à  ne  pas 
laisser  l'Allemagne  mettre  la  main  sur  ces  provinces  pour  faire 
de  la  Baltique  un  lac  allemand  et,  comme  elle  se  le  propose, 
de  se  servir  de  leurs  territoires  pour  les  aménager  en  un  bas- 
tion occidental  contre  la  Bussie.  Sans  doute,  les  slavophiles  ont 
déploré  depuis  longtemps,  et  non  sans  raison,  la  poussée  russe 
v.ers  la  Baltique  et  même  certains  n'ont  pas  craint  de  qualifier 
de  grave  erreur  politique  la  pensée  de  Pierre  le  Grand.  Petro- 
grad  est,  du  reste,  une  ville  internationale,  bureaucratique  et 
non  vraiment  russe,  et  le  Gouvernement  russe  qui  se  constitua 
à  Samara  parut  de  même  se  désintéresser  des  provinces  balti- 
ques.  Mais  si  un  Etat  russe  moderne  sans  débouchés  sur  la 
Baltique,  qui  n'aurait  plus  Petrograd  et  son  port  militaire, 
pourrait,  sinon  difficilement  se  constituer,  du  moins  pouvoir 
vivre,  de  même  les  provinces  baltiques  séparées  d'un  arrière- 
pays  qui  ne  fournirait  plus  à  leurs  ports  de  nombreux  éléments 
de  trafic,  ne  paraissent  pas  des  pays  capables  de  se  développer 
isolément.  Il  importe  donc,  même  si  l'autonomie  de  ces  pro- 
vinces est  réalisée,  si  ces  pays  acquièrent  une  indépendance 
complète,  qu'une  entente  s'établisse  entre  elles  et  la  Russie. 
C'est  pourquoi  la  Russie,  quelle  que  soit  la  manière  dont  elle 
se  reconstituera,  ne  peut  rester  indifférente  à  l'organisation  de 
ces  territoires,  négliger  les  nombreux  problèmes  que  pose  la 
question  de  la  Baltique  et  elle  a  un  intérêt  primordial  à  parti- 
ciper à  cette  organisation  et  à  se  créer,  avec  ces  derniers,  sous 
une  forme  ou  sous  une  autre,  des  liens  économiques  et  poli- 
tiques. En  effet,  même  défaite  à  l'Ouest,  l'Allemagne  resterait 
victorieuse  en  partie  si  les  circonstances  lui  fournissaient  l'oc- 
casion d'acquérir  une  influence  prépondérante  dans  la  Baltique, 
car  sa  situation  lui  permettrait  alors,  après  en  avoir  éliminé 
les  influences  Scandinaves  ou  les  avoir  absorbées,  de  mettre  la 


PANGERMANISME    ET    BALTIKUM 


265 


main  sur  la  Russie  ou  du  moins  de  la  tenir  sous  sa  dépendance, 
quelle  que  soit  la  constitution  territoriale  de  la  Russie  de 
demain. 

Le  problème  de  la  Baltique  se  présente  donc  comme  un  pro- 
blème essentiellement  européen,  c'est-à-dire  intéressant  la  vie 
et  la  culture  de  la  vieille  Europe,  et  c'est  pourquoi  il  importe 
tant  qu'il  ne  reçoive  point  une  solution  germanique.  C'est  ce 
que  les  Anglais  semblent  avoir  compris  les  premiers.  Il  est 
encore  un  problème  essentiellement  européen  en  ce  qu'il  se 
rattache  à  la  question  russe  et  que,  par  là,  il  touche  également 
à  l'existence  de  la  civilisation  européenne,,  étant  données  les 
tendances  affirmées  par  le  mouvement  bolcheviste  et  l'essor 
que  l'industrie  américaine  compte  prendre  dans  les  territoires 
russes,  si  on  en  juge  d'après  les  acquisitions  qu'elle  y  a  faites 
depuis  la  guerre.  Enfin,  un  rapprochement  économique  et 
social  entre  l'Allemagne  et  la  Russie  serait  un  grand  danger 
pour  la  nouvelle  Europe,  car  l'Allemagne  pourrait  trouver  dans 
ce  rapprochement  les  conditions  nécesaires  à  la  reconstitution 
de  sa  puissance  économique  et  de  sa  force  militaire. 

De  leur  côté,  les  pays  baltiques,  dans  le  cas  oii  ils  se  sépare- 
raient définitivement  de  la  Russie  et  ne  rentreraient  pas  dans 
le  groupement  fédéral  d'une  nouvelle  Russie,  devront,  pour 
se  maintenir  contre  les  empiétements  de  l'Allemagne  et  assurer 
leur  indépendance,  former  un  groupe  d'Etats  unis  entre  eux 
ou  constituer  divers  groupes  selon  leur  position  géographique 
ou  leurs  avantages  économiques.  Du  reste,  une  partie  éclairée 
de  l'opinion  russe  s'est  montrée  partisan  d'une  Pologne  indé- 
pendante reconstituée  dans  ses  frontières  ethnographiques, 
avec  qui  la  Russie  pourrait  renouer  des  relations  et,  en  ce  qui 
concerne  les  populations  allogènes  qui  faisaient  partie  de  l'an- 
cien empire  russe,  reconnaît  leur  droit  à  l'indépendance  et  à 
un  libre  développement  national,  dans  la  mesure  de  leurs 
droits  légitimes  fondés  sur  des  considérations  ethnographiques 
et  historiques,  en  tenant  compte  des  conditions  nouvelles  dans 
lesquelles  se  trouvera  la  Russie  reconstituée  et  des  nouveaux 
rapports  que  celle-ci  sera  dans  l'obligation  d'entretenir  avec 
elles.  En  tout  cas,  il  est  nécessaire  que  les  Slaves  de  Russie, 
de  même  que  ces  populations,  ne  retombent  point  dans  leurs 
erreurs  anciennes  et  mettent  fin  aux  discordes  qui  leur  ont  été 
si  funestes. 


266 


L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTÏKUM 


Afin  que  la  mer  Baltique  ne  devienne  ni  une  mer  russe  ni 
un  lac  allemand,  on  peut  se  demander  si  tous  les  peuples  rive- 
rains qui  veulent  sauvegarder  leur  liberté  et  se  mettre  à  l'abri 
du  danger  de  la  désorganisation  de  la  Russie  et  à  l'écart  de  la 
domination  allemande,  les  Suédois,  les  Danois,  les  Finlandais, 
les  Estoniens,  les  Lettons,  les  Lituaniens,  les  Polonais,  qui 
attendent  de  la  conclusion  de  la  paix  un  débouché  sur  la  Bal- 
tique, et  jusqu'aux  Norvégiens  que  la  solidarité  de  leurs  inté- 
rêts doit  maintenir  à  côté  de  leurs  frères  Scandinaves  —  car  il 
ne  faut  pas  oublier  que  Sven  Hedin  écrivait,  en  1912,  que  la 
Russie  qui  s'étendait  du  Pacifique  à  la  Baltique  devait  s'étendre 
jusqu'à  l'Atlantique  —  ne  doivent  pas  s'unir  pour  réaliser  une 
ligue  ou  union  de  la  Baltique.  M.  Pusta,  un  des  premiers,  a 
préconisé  la  création  d'un  pareil  groupement  et  en  a  montré 
l'intérêt.  Si  la  diversité  des  races  des  populations  de  ces  pays 
ne  semble  pas  permettre  la  constitution  d'une  fédération,  tou- 
tefois une  union,  une  ligue  réalisant  la  coordination  politique 
et  économique  de  ces  peuples  semblerait  devoir  être  des  plus 
avantageuses  pour  la  sauvegarde  de  leur  indépendance  et  la 
garantie  de  leur  développement  économique. 

D'ailleurs,  le  Danemark,  la  Norvège  et  la  Suède,  d'une  part, 
sont  unis  au  point  de  vue  économique  comme  à  celui  de  la 
culture. 

De  l'autre,  la  Finlande,  l'Estonie  et  la  Lettonie  semblent 
devoir  réaliser  un  autre  groupement  car,  bien  que  la  Finlande 
et  l'Estonie  tendent  plus  particulièrement  à  se  rapprocher, 
l'Estonie  et  la  I^ttonie  ont  intérêt  à  se  lier  économiquement. 

Enfin,  dans  la  Baltique  méridionale,  à  côté  de  la  Pologne,  la 
Lituanie  peut  envisager  un  rapprochement  avec  la  Lettonie, 
ainsi  que  le  laissent  entrevoir  les  tendances.qui  se  sont  déjà  affir- 
mées et  dont  témoignent  les  résolutions  votées  par  la  Confé- 
rence letto-lituanienne  qui  s'est  tenue  à  Berne  les  5  et  6  août 
1916.  D'après  les  chiffres  donnés  par  la  Commission  russe  cen- 
trale de  statistique  pour  ipiB,  la  population  s'élevait  à  i.i.H.S.^oo 
habitants  pour  laLivonie,  8i3.3oo  pour  laCourlande,  1.871.^(00 
pour  Kovno,  2.09/4.300  pour  Grodno,  2.083.9,00  pour  Vilna, 
6/i8.ioo  pour  Souwalki  et  600.000  pour  la  Lituanie  mineure 
constituant  la  Prusse  orientale,  soit  au  total  10. 62/1.500  habi- 
tants. Si  on  retranche  de  ce  chiffre  celui  de  la  population  polo- 
naise et  de  la  noblesse  lituanienne  polonisée,  auxquelles  liberté 


PANGERMANISME  ET  BALTIKUM  267 

serait  laissée  de  retourner  dans  leur  pays  d'origine  ou  d'élec- 
tion, il  reste  un  chiffre  d'environ  lo  millions  de  XiCtto-Litua- 
niens.  Un  Etat  letto-lituanien  qui  grouperait  toutes  ces  popu- 
lations que  rapprochent  des  affinités  de  race  et  de  langue  aurait 
l'avantage  de  constituer  un  Etat  suffisamment  étendu  et  peuplé 
pour  jouir  d'une  situation  stable  entre  les  deux  puissances 
slaves  limitrophes  et  en  maintenir  l'équilibre. 

De  plus,  une  société  qui  a  pris  le  nom  d'  <(  Union  suédo- 
lituanienne  »  s'est  formée  à  Stockholm  et  se  propose  de  déve- 
lopper les  relations  entre  les  nations  lituanienne,  finlandaise  et 
Scandinave.  . 

Au  milieu  de  novembre  191 8,  un  message  de  Riga  à  Copen- 
hague annonçait  que  les  Conseils  d'Estonie,  de  Courlande,  de 
Livonie  et  de  l'îlt^  d'OEsel  avaient  décidé  de  former  un  gouver- 
nement unique  et  de  proposer  la  constitution  d'un  Etat  baltique 
qui  engloberait  ces  différentes  provinces. 

Le  Dr  Ehrenberg,  professeur  à  l'Université  d'Heidelberg, 
qui  ne  dissimulait  en  rien  les  espoirs  que  l'Allemagne  nourris- 
sait du  côté  de  l'Europe  orientale,  écrivait  dans  la  Gazette 
de  Vosse,  au  mois  d'août  1918  : 

La  destinée  allemande  a  décidément  sa  voie  en  Orient.  De  nouvelles  frac- 
tions du  peuple  allemand,  de  nouvelles  villes  du  territoire  allemand,  de 
nouvelles  branches  dans  l'activité  économique  allemande  auront  à  l'avenir 
la  prédominance  dans  notre  existence  nationale.  Ce  sont  celles  qu'intéressent 
les  relations  avec  la  Russie.  Quant  à  l'Ouest,  quant  à  l'Atlantique  et  à  l'Amé- 
rique, tournons  leur  le  dos.  L'Occident  est  pour  nous  une  province  perdue 
de  l'univers.  Nous  n'y  serons,  dans  Vavenir,  que  tolérés.  Mais  en  Orient  nous 
sommes  les  pionniers  de  la  vie,  les  champions  historiques  et,  par  le  chemin 
de  l'Orient,  nous  nous  trouverons  un  jour,  bien  loin  de  notre  point  de 
■départ,  face  à   face  avec  notre   grand   ennemi  occidental,  avec   l'Amérique. 

C'est  qu'à  partir  de  la  deuxième  paix  de  Brest  de  Lituanie, 
signée  le  3  mars  1918,  l'Allemagne  se  trouvait  avoir  à  sa  dispo- 
sition tous  les  territoires  détachés  de  la  Russie,  et,  les  délégués 
de  tous  ces  peuples  ou  leurs  gouvernements  provisoires  pou- 
vaient croire,  grâce  à  l'active  propagande  de  ses  agents  et 
devant  la  stagnation  de  la  situation  militaire  sur  le  front  occi- 
dental avant  l'offensive  de  août-septembre  1918  qui  permettait 
alors,  à  ceux  qui  n'avaient  pas  suivi  de  très  près  les  événements" 
occidentaux  et  n'avaient  pas  compris  qu'elle  était  l'enjeu  de  la 
guerre,  de  croire  à  une  victoire  allemande,  se  tournaient  vers 


208  l'allemagne  et  le  baltikum 

elle  afin  d'obtenir  un  appui  et  la  consolidation  de  leur  situation 
nouvelle  sans  paraître  se  rendre  compte  que  l'Allemagne  était 
la  première  à  vouloir  l'exploiter  à  son  profit.  Pour  ne  parler 
que  des  nations  de  la  Baltique,  et  en  laissant  de  côté  l'Ukraine 
qui,  depuis  longtemps,  était  tombée  dans  le  piège  et  s'était 
livrée  la  première  à  l'Allemagne,  mais  devait  bientôt  manœu- 
vrer pour  en  secouer  le  joug,  la  Pologne  orientait  sa  politique 
vers  l'Allemagne,  qui  lui  avait  été  toujours  hostile,  après  avoir 
regardé  du  côté  de  l'Autriche.  En  effet,  au  5  novembre  1916, 
l'Allemagne  s'en  étant  remise  à  l'Autriche  pour  résoudre  le 
problème  polonais,  la  Pologne,  devant  le  déchaînement  de  la 
révolution  maximaliste  peu  de  jours  après,  s'était  adressée  à 
la  Double-Monarchie  et  le  Conseil  d'Etat  polonais  et  le  minis- 
tère Kucharzewski  cherchaient  à  s'adapter  de  leur  mieux  à 
cette  nouvelle  situation  et  à  s'entendre  avec  Vienne.  Mais  à  la 
suite  de  l'effondrement  de  la  Russie,  l'Allemagne  craignait 
bientôt  qu'en  travaillant  à  l'union  de  la  Pologne  et  de  l'Autri- 
che et,  par  conséquent,  d'une  entente  avec  les  Slaves  de  la 
Double-Monarchie,  elle  travaillât  elle-même  contre  son  projet 
d'union  centre-européenne  et  risquât  de  grouper  contre  elle  les 
sentiments  communs  et  les  préventions  de  ses  populations,  et 
de  faire  ainsi  échec  à  sa  propre  puissance.  A  la  suite  de  la 
signature  du  traité  du  9  février  par  le  comte  Czernin,  qui 
commettait  la  faute  d'attribuer  le  territoire  de  Cholm  à 
l'Ukraine,  le  ministère  Kucharzewski  démissionnait  et,  par 
réaction  contre  l'Autriche,  les  sentiments  de  la  Pologne,  la 
pression  des  agents  allemands  aidant,  se  retournaient  vers 
l'Allemagne  et  ses  dispositions  tendaient  à  s'appuyer  sur  les 
intérêts  allemands.  Après  la  deuxième  paix  de  Brest,  le  3  mars 
1918,  un  ministère,  adapté  à  cette  situation  nouvelle,  qui  se 
constituait  à  Varsovie,  ayant  à  sa  tête  M.  Steczkowski,  un  acti- 
viste connu,  ami  du  comte  Roniker,  adoptait  avant  tout  comme 
programme  d'arriver  à  une  reconnaissance  internationale  par 
une  organisation  intérieure  garantie  par  des  arrangements  avec 
l'Allemagne,  qui  assurerait  les  droits  et  les  intérêts  de  la  Pologne. 
Le  comte  Hertling,  qui  s'efforçait  de  masquer  la  politique 
annexionniste  de  l'Allemagne,  dans  le  discours  qu'il  pronon- 
çait, le  19  mars  1918,  devant  le  Reichstag,  lors  de  la  discussion* 
en  première  lecture  du  traité  de  paix  conclu  avec  la  Russie,  le 
3  mars  1918,  à  Brest-Litowsk  et  ratifié  le  16,  déclarait  : 


PANGERMANISME  ET  BALTIKUM  269 

Comme  vous  le  remarquerez  immédiatement,  le  traité  ne  contient  aucune 
condition  déshonorante  pour  la  Russie,  aucune  demande  écrasante  d'indem- 
nité de  guerre,  aucune  annexion  violente  de  territoires  russes.  Si  un  certain 
nombre  de  territoires  limitrophes  se  séparent  de  l'Etat  russe,  cela  correspond 
au  désir  propre,  reconnu  par  la  Russie,  de  ces  pays.  A  leur  égard,  nous 
adoptons  le  même  point  de  vue  que  j'exposai  déjà  précédemment,  à  savoir 
que,  sous  la  puissante  protection  de  l'Empire  allemand,  ils  peuvent  se 
donner  une  forme  constitutionnelle  qui  réponde  à  leur  situation,  à  leurs 
tendances,  à  leur  civilisation,  les  intérêts  allemands  étant  naturellement  sau- 
vegardés. 

Puis,  passant  en  revue  la  situation  qui  se  trouvait  faite  à 
chacun  de  ces  pays  par  ce  traité,  et  considérant  d'abord  celle 
faite  à  la  Gourlande  et  à  la  Lituanie,  il  disait  : 

C'est  en  Gourlande  que  l'évolution  est  la  plus  avancée.  Comme  on  le 
sait,  une  députation  envoyée  par  le  Conseil  national  de  Courlande,  en  sa 
qualité  de  corps  constitué  reconnu  comme  qualifié,  arriva  il  y  a  quelques 
jours;  elle  déclara  que  le  pays  rompait  ses  attaches  constitutionnelles  anté- 
rieures et  exprima  le  désir  d'une  union  économique,  militaire  et  politique 
étroite  avec  l'Allemagne. 

Dans  la  réponse  que  l'Empereur  me  chargea  de  donner,  en  ma  qualité  de 
représentant  de  l'Empire,  dans  les  questions  de  droit  international,  je  recon- 
nus l'indépendance  de  la  Courlande.  Je  pris  connaissarioe  avec  joie  et  avec 
des  remerciements  du  rapprochement  désiré  avec  l'Empire  allemand,  rap- 
prochement répondant  aux  anciennes  relations  intellectuelles  datant  de 
plusieurs  siècles,  mais  je  réservai  notre  décision  définitive  sur  son  organi- 
sation politique  jusqu'à  ce  que  la  situation  s'y  soit  consolidée  et  que  des 
organismes  constitutionnels  qualifiés  aient  pris  position. 

En  ce  qui  concerne  la  Lithuanie,  une  résolution,  prévoyant  une  union 
intime  avec  l'Empire  allemand,  aux  points  de  vue  économique  et  militaire, 
fut  déjà  prise  l'année  dernière.  J'attends  très  prochainement  une  députation 
du  Conseil  national  de  Lithuanie,  qui  doit  de  nouveau  communiquer  cette 
décision.  La  reconnaissance  de  la  Lithuanie  comme  Etat  constitutioniiel 
indépendant  s'ensuivrait  également. 

Nous  attendons  tranquillement  le  développement  ultérieur  de  cette  évolu- 
tion politique. 

Il  ajoutait,  en  ce  qui  concerne  les  autres  provinces  baltiques 
et  la  Pologne  : 

La  situation  est  autre  en  Livonie  et  en  Esthonie. 

Ces  deux  pays  se  trouvent  à  l'est  de  la  frontière  convenue  dans  le  traité 
de  paix,  mais  ils  seront,  comme  il  est  stipulé  à  l'article  6  du  traité,  occupés 
par  une  force  de  police  allemande  jusqu'à  ce  que  la  sécurité  y  soit  garantie 
par  leurs  propres  organisations  nationales  et  l'ordre  constitutionnel  rétabli. 


.2']0  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

Le  moment  viendra  ensuite  pour  ces  pays  de  décider  de  leur  nouvelle  orien- 
tation politique.  Nous  espérons  et  nous  souhaitons  là  aussi  que  des  relations 
amicales  s'établiront  avec  l'Empire  allemand,  mais  de  telle  façon  que  cela 
n'exclue  pas  les  relations  pacifiques  et  amicales  avec  la  Russie. 

Elncore  quelques  mots  sur  la  Pologne  qui,  à  la  vérité,  n'est  pas  expressé- 
ment nommée  dans  le  traité  de  paix.  Comme  on  le  sait,  ce  fut  la  procla- 
mation des  deux  Empereurs,  du  5  novembre  1916,  qui  annonça  à  tout  le 
monde  l'indépendance  de  ce  pays;  il  s'ensuit  que  le  nouvel  Etat  ne  peut 
être  organisé  d'une  façon  plus  approfondie  que  sur  les  bases  de  négociations 
communes  entre  l'Allemagne  et  l 'Autriche-Hongrie,  d'une  part,  et  la  Polo- 
gne, d'autre  part. 

Des  suggestions  venant  des  milieux  politiques  polonais  ont  été  faites  lécem- 
ment  au  gouvernement  et  aux  membres  du  Reichstag  pour  l'organisation  de 
nos  relations  dans  l'avenir. 

Nous  examinerons  volonticre  si,  et  dans  quelle  mesure,  ces  propositions 
sont  conciliables  avec  les  intentions  des  deux  gouvernements,  de  vivre  avec 
le  nouvel  Etat  d'une  façon  permanente  dans  de  bonnes  relations  de  voisi- 
nage, en  ayant  des  garanties  pour  la  sauvegarde  de  nos  intérêts. 

Ainsi  l'Allemagne  prétendait,  dans  tous  les  pays  séparés  de 
la  République  des  Soviets  :  en  Finlande,  en  Estonie,  en  Cour- 
lande,  en  Livonie,  en  Lituanie,  en  Pologne  comme  en  Ukraine, 
jouer  un  rôle  tutélaire,  et  cela  conformément  aux  vœux  des 
populations  de  ces  pays.  Un  mois  après  le  traité  complémen- 
taire de  Brest  d'août  1918,  M.  von  Hintze,  secrétaire  d'Etat  aux 
Affaires  étrangères,  qui  prenait  la  parole  le  25  septembre  1918 
devant  la  grande  Commission  du  Reichstag  sur  la  politique 
extérieure,  croyait  pouvoir  dire  au  sujet  des  provinces  balti- 
ques  : 

Tous  les  nouveaux  Etats  limitrophes  nous  tendent  les  mains.  Les  uns  pour 
offrir  la  paix  et  l'amitié,  les  autres  pour  demander  notre  protection.  Ces  Etats 
limitrophes  n'ont  pas  voulu  se  mêler  à  la  révolution  russe  et  ils  ont  voulu  en 
être  préservés.  En  partie  dans  notre  propre  intérêt,  en  partie  par  compassion, 
nous  avons  accordé  notre  protection  à  ces  Etats.  En  conséquence,  nous  avons 
dû  protéger  avec  nos  troupes  des  régions  auxquelles  nous  n'avions  jamais  songé 
précédemment.  Partout  et  toujours,  nous  nous  sommes  heurtés  à  ces  bandes 
bolchevistes  dont  les  imes  obéissaient  aux  oixires  de  leur  gouvernement  et  les 
autres  opéraient  pour  leur  propre  compte.  Il  n'entrait  pas  dans  les  vues  des 
troupes  allemandes  de  prendre  possession  de  territoires  russes;  mais  les  peuples 
eux-mêmes  nous  demandaient  notre  protection.  Par  la  force  des  choses  et  en 
raison  de  la  résistance  que  nous  avons  rencontrée,  nous  nous  sommes  vu 
contraints  d'agir  comme  nous  l'avons  fait.  La  situation  ainsi  créée  devait 
être  légalisée.  C'est  pour  cela  que  nous  avons  conclu  le  traité  complémen- 
taire. Dans  la  paix  de  Brest-Litowsk,  nous  avions  stipulé  que  nous  protége- 
rions î'Esthonie  avec  nos  forces  de  police  aussi  longtemps  qu'elle  ne  serait 


PANGERMANISME    ET    BALTIKUM  27I 

pas  en  mesure  de  le  faire  avec  ses  propres  moyens.  Dans  le  traité  complémen- 
taire, la  Russie  a  accepté  de  reconnaître  ces  Etats  qui,  par  conséquent,  sont 
devenus  autonomes  (i). 

Le  vice-chancelier  von  Payer,  qui  prenait  la  parole  après 
M,  von  Hintze,  confirmait  les  projets  de  l'Allemagne  en  expo- 
sant de  quelle  façon  elle  entendait  régler  le  sort  de  ces  pays  et 
comment  elle  entendait  traiter  leurs  représentants  : 

Les  conditions  de  droit  public  dans  la  Baltique,  la  Courlande,  la  Livonie 
et  l'Esthonie  n'ont  pu  être  réglées  jusqu'à  présent.  Ce  n'est  que  dans  le 
traité  complémentaire  de  Brest-Litowsk,  ratifié  il  y  a  quelques  semaines, 
que  la  Russie  a  donné  son  assentiment  à  l'indépendance  de  ces  Etats.  La 
situation  future  de  ces  pays,  situation  politique  et  de  droit  public  repose 
dans  leurs  mains.  D'après  notre  idée,  les  intérêts  des  deux  parties  seraient 
le  mieux  servis  si  nous  nous  entendions  tout  d'abord  sur  les  conventions 
nécessaires  pour  régler  les  rapports  d'Etat  et  de  droit  public.  Il  s'agit  de  la 
conclusion  d'une  alliance  générale  et  de  la  conclusion  d'accords  dans  la 
question  de  la  protection  et  de  l'égalité  des  droits  de  poste,  de  télégraphe, 
de  douane,  d'impôts,  de  mesures  et  de  poids,  sans  parler  de  conventions 
sur  les  sujets  militaires  et  maritimes.  Nos  projets  sont  presque  définitifs.  Les 
pourparlers  peuvent  commencer  immédiatement.  Nous  n'avons  pas  l'inten- 
tion de  laisser  ces  trois  pays  continuer  à  vivre  comme  trois  pays  individuels. 
Ils  doivent,  et  comme  il  me  semble,  veulent  se  réunir,  étant  donnée  qu'une 
séparation  tenant  compte  des  intérêts  ethnographiques  est  pour  ainsi  dire 
impossible.  Les  pourparlers  ne  seront  que  provisoires.  Pour  le  règlement 
définitif,  il  sera  ratifié  par  le  gouvernement  de  cet  Etat  en  foi'mation.  Au 
règlement  provisoire,  cet  Etat  serait  représenté  d'une  manière  qui  ne  con- 
viendrait peut-être  pas  aux  conceptions  modernes  de  gouvernement  et  aux 
représentants  du  peuple.  Il  s'agit  d'une  représentation  assez  considérable. 
Malgré  cela,  cette  représentation,  pour  autant  qu'il  s'agit  de  l'Esthonie, 
serait  violemment  combattue  par  ce  qui  subsiste  de  ce  Landrat  d'Esthonie 
qui  n'existe  plus  en  fait. 

La  question  nous  touche  directement.  Nous  devons  nous  en  tenir  à  la 
représentation  qui  est  là.  La  tâche  évidente  de  tout  gouvernement  à  venir 
sera  de  procurer  aux  lai-ges  couches  de  la  population  une  représentation 
certaine,  juste  et  adéquate.  Quant  au  gouvernement  futur  dans  la  Baltique, 
les  opinions,  là-bas  comme  en  Allemagne,  diffèrent.  Le  fait  que  le  Landrat 
a  été  unanime  pour  proposer  une  union  directe  avec  la  Prusse  s'oppose  aux 
courants  qui  ont  travaillé  pour  la  forme  d'Etat  républicain.  Une  décision  ne 
pont  aboutir  que  lorsqu'une  décision  aura  eu  lieu.  Si  aucune  décision  ne 
doit  être  imposée  au  peuple.  l'Allemagne  aurait  naturellement  ses  intérêts  à 
garantir. 


(i)  D'rtprès  le  Journal  de  Genève  du   27  septembre  1918. 


272  L  ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

Vis-à-vis  de  la  Lituanie,  M,  von  Payer  ne  se  montrait  pas 
moins  net  et  prétendait  y  maintenir  avec  non  moins  d'énergie 
les  intérêts  de  l'Empire  : 

Depuis  le  i*"^  août,  une  administration  séparée  a  été  instituée  pour  les 
intérêts  de  la  Baltique  et  de  la  Lituanie,  administration  érigée  notamment 
sur  le  modèle  d'une  administration  civile.  Dans  les  pays  de  la  Baltique,  il 
existe  au-dessous  du  chef  de  l'administration  tout  d'abord  une  administra- 
tion centrale,  puis  à  nouveau  trois  administrations  provinciales  à  chacune 
desquelles  est  subordonné  un  chef  d'administration  provincial,  et  au-dessous 
de  ceux-ci  se  trouvent  à  nouveau  des  districts  avec  des  chefs  d'administration 
de  district  à  leur  tête. 

A  la  tête  et  aux  côtés  de  cette  organisation,  se  trouve  encore  un  commis- 
saire impérial  non  militaire  pour  les  territoires  baltes  et  la  Lituanie.  Le 
règlement  de  la  situation  en  Lituanie  ne  s'est  malheureusement  pas  effectué 
avec  la  rapidité  espérée,  mais  ici  également  l'évolution  se  mettra  en  mou- 
vement tout  d'abord  par  l'entente  préalable  comme  aussi  pour  l'organisation 
du  futur  gouvernement.  Un  organe  existe  en  Lituanie,  mais  cet  .organe  a 
pareillement  provoqué  des  réclamations.  Il  se  compose  de  vingt  membres 
de  différentes  opinions  politiques,  mais  il  comprend  une  représentation  à  peine 
suffisante  des  paysans  lituaniens,  et  aucune  représentation  des  minorités 
nationales.  Le  gouvernement  de  l'Empire  est  aussi  à  cet  égard  d'accord 
qu'après  entente  intervenue  sur  la  question  des  conventions  ce  sera  l'affaire 
de  la  représentation  du  pays  de  pourvoir  à  un  gouvernement  où  les  intérêts 
dynastiques  ne  doivent  jouer  aucun  rôle,  mais  où  l'Empire  a  à  considérer 
les  désirs  éventuels  de  la  population  pour  autant  que  ses  intérêts  le  lui 
permettent. 

Le  choix  d'un  monarque  entrepris  naguère,  avant  qu'une  entente  soit 
faite  sur  les  conventions,  apparaît  dans  tous  les  cas  comme  prématuré.  En 
Lituanie  aussi,  dans  tous  les  districts,  l'institution  de  conseillers  de  districts 
parmi  les  habitants  du  pays  a  été  établie.  Ces  conseillers  se  trouvent  à  côté 
du  chef  de  l'administration  de  district  dans  toutes  les  questions  importantes. 
On  ne  peut  certainement  pas  parler  de  l'annexion  de  ces  pays,  si  nous  ne 
pouvons  par  leur  accorder  ce  qu'ils  n'ont  du  reste  pas  demandé  du  tout, 
toute  liberté  d'action,  sans  nous  prendre  nous-mêmes  en  considération.  Ils 
bénéficieront  par  contre  de  gros  avantages  par  suite  de  leur  alliance  avec 
nous. 

Après  avoir  répondu  aux  attaques  dirigées  contre  lui  à  propos 
de  son  discours  de  Stuttgart  et  soutenu  que  les  accords  de 
Brest-Litowsk  devaient  être  maintenus  et  même  n'avaient  pas 
à  être  soumis  à  la  Conférence  de  la  paix  lors  de  la  conclusion 
de  la  paix,  dite  a  paix  mondiale  »,  il  affirmait  : 

Les  Etats  frontières  doivent  être  séparés  de  la  Russie.  Ils  sont  trop  petits 
pour  former  des  Etats  indépendants.  Aucun  Etat  se  trouvant  à  leur  frontière 
ne  peut  supporter  qu'ils  folâtrent  tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche,  suivant  leur 


PANGERMANISME    ET    BALTIKUM  278 

plaisir  ou  leurs  caprices  et  qu'ils  agissent  de  leur  propre  chef.  Mais  ils  veulent 
«e  rapprocher  de  l'Allemagne,  bien  qu'au  cours  de  la  guerre  et  par  suite 
de  notre  occupation  militaire  ils  aient  eu  beaucoup  à  souffrir. 

Nous  ne  pouvons  que  saluer  avec  satisfaction,  si  étant  séparés  de  la  Russie, 
ils,  cherchent  à  protéger  notre  patrie  au  lieu  de  la  menacer. 

Et  concluait  : 

Les  Etats  frontières  se  sont  séparés  de  la  Russie  et  se  sont  tournés  vers 
nous  sur  la  base  du  droit  de  libre  disposition  inné  en  eux,  et  qui  leur 
a  été  expressément  reconnu.  Cela  se  rapporte  aussi  à  la  Pologne. 

L'action  des  Alliés  ne  devait  pas  tarder  à  faire  échec  à  tous 
les  plans  allemands;  la  défaite  de  l'Allemagne,  qui  laissait 
entrevoir  aux  peuples  qu'elle  voulait  asservir  leur  libération 
prochaine  et  la  garantie  de  leur  indépendance,  ruinait  ses  pro- 
jets annexionnistes  et,  après  le  discours  que  prononçait  le 
prince-chancelier,  le  28  octobre,  devant  le  Reichstag,  au  mo- 
ment de  l'envoi  de  la  seconde  réponse  allemande  à  M,  Wilson, 
le  député  minoritaire  Haase  déclarait  :  <(  La  politique  de  l'Alle- 
magne à  l'Est  a  fait  complètement  fiasco.  Qu'est-ce  que  nos 
troupes  ont  encore  à  faire  en  Pologne  et  dans  les  pays  bal- 
tiques.»^  » 

Mais  les  revendications  actuelles  de  ces  pays,  en  même  temps 
qu'elles  s'opposent  aux  doctrines  impérialistes  comme  aux  vues 
internationalistes,  quelles  que  soient  les  complaisances  qu'ils 
aient  manifestées  à  un  certain  moment  en  faveur  des  Maxima- 
listes  et  qui  tiennent  peut-être  plus  à  leur  ignorance  de  nos 
tendances  et  à  l'influence  qu'ont  pu  par  suite  y  prendre  les 
vues  panslavistes  qu'à  leurs  dispositions  foncières,  font  entre- 
voir les  difficultés  qu'il  faudra  surmonter  pour  remédier  à 
leur  situation  présente  et  tout  ce  qu'il  leur  faudra  faire  par 
elles-mêmes.  Leurs  populations  devront  être  assez  sages  pour  ne 
point  vouloir  exploiter  démesurément  les  avantages  légitimes 
qu'elles  peuvent  retirer  des  circonstances  actuelles  et  ne  pas 
commettre  la  faute,  après  avoir  un  temps  ménagé  l'Allemagne, 
de  ne  point  s'affirmer  nettement  favorables  aux  Alliés,  de  s'em- 
barrasser de  l'attitude  de  ces  derniers  vis-à-vis  d'elle  par  réac- 
tion contre  la  prépondérance  que  leur  donnera  la  victoire,  ce 
qui  serait  encore  continuer  à  la  servir,  alors  qu'ils  sont  les 
seuls  capables  de  maintenir  la  liberté  et  l'indépendance  que 
ceux-ci  leur  auront  procurées. 


2  7^1  l'allemagne  et  le  baltikum 

Une  autre  difficulté  tient  encore  à  ce  que  dans  ces  pays 
existent  des  populations  diverses  et  il  importe  pour  l'avenir  que 
l'hétérogénéité  de  ces  populations,  malgré  la  redistribution  des 
territoires  qui  sera  faite,  ne  soit  pas  la  source  de  nouveaux 
conflits. 

Mais,  comme  l'écrivait  justement,  à  un  point  de  vue  géné- 
ral, M.  J.  de  Morgan  :  «  Les  conditions  de  stabilité  de  la  vieille 
Europe  sont  ancrées  à  un  tel  point  dans  le  système  que  con- 
damnent aujourd'hui  la  morale  et  l'intérêt  publics,  qu'il  sera 
malaisé  d'accorder,  dès  maintenant,  aux  diverses  familles 
ethniques  les  satisfactions  auxquelles  elles  ont  droit.  Chaque 
Etat,  qu'il  soit  très  grand  ou  plus  modeste,  a,  par  un  travail 
séculaire,  organisé  sa  vie  en  se  basant  sur  l'ancien  régime  des 
Etats,  et  rompre  avec  ces  traditions,  sans  transition,  serait 
vouer  à  la  ruine  la  plupart  des  grandes  puissances.  L'émanci- 
pation des  peuples  doit  donc  être,  dans  la  plupart  des  cas,  une 
opération  de  longue  haleine  »  (i). 

Il  est  bon,  à  ce  propos,  de  ne  pas  oublier  qu'il  peut  se  consti- 
tuer, du  moins  dans  une  certaine  mesure  et  dans  certaines 
circonstances,  des  groupes  sociaux,  nationaux,  ne  s'appuyant 
pas  exclusivement  sur  des  caractères  ethniques.  M,  Miguel 
Lemos,  qui  le  faisait  remarquer  à  propos  du  Portugal,  écri- 
vait :  ((  Nous  assistons  ainsi  à  ce  curieux  phénomène  de  la 
formation  et  du  développement  d'une  nation  à  part,  en  dehors 
de  toute  variété  ethnographique,  distincte  du  reste  de  l'Espa- 
gne, à  la  formation,  en  un  mot,  de  ce  que  M.  Laffitte  a  appelé 
une  race  sociologique.  Tout  en  conservant  des  caractères  com- 
muns avec  la  population  espagnole,  les  Portugais,  par  une 
suite  de  modifications  politiques  et  sociales,  arrivèrent  à  un  étal 
complet  de  différenciation  nationale.  Non  seulement  le  nou- 
veau noyau  devint  politiquement  autonome,  mais  des  tradi- 
tions locales  et  distinctes  prirent  naissance,  et  une  nouvelle 
langue  se  développa  dans  ce  coin  de  la  péninsule  »  (2). 

Toutefois,  comme  cet  auteur  l'indiquait,  il  semble  que  cor- 
rélativement à  ce  groupement,  et  par  suite  des  conditions  phy- 
siques et  morales  qui  l'ont  déterminé,  ces  mêmes  conditions 
aient  créé  une  sorte  de  différenciation  secondaire  d'où  sont 
sortis  le  type  et  la  nation  portugais. 


(i)  J.   fie  Morgan,  Exmi  xur  les  nationalités,   1917,  p.  42. 
(■>)  Miguel  Lemos,  Luis  de  Camoens,  1880,  p.  276. 


PANGERMANISME    ET    BALTIKUM  276 

Il  écrivait,  en  effet  :  <(  Le  Portugal  acheva  de  se  caractériser 
lorsque  tous  les  éléments  qui  avaient  concouru  à  sa  naissance 
furent  rendus  convergents  et  homogènes  par  le  sentiment 
d'une  fonction  générale  distincte.  Dès  lors,  il  fut  impossible, 
soit  par  la  violence,  soit  par  la  persuasion,  de  le  réincorporer 
à  la  monarchie  espagnole  dont  il  était  sorti  »  (i). 

La  constitution  des  deux  Etats  Scandinaves,  sans  parler  des 
Danois  qui  sont  de  même  origine,  est  un  exemple  à  la  fois  plus 
récent  et  qui  est  plus  près  des  peuples  dont  il  est  question  ici. 
Il  ajoutait,  —  et  c'est  pourquoi  nous  avons  cru  intéressant 
de  rappeler  cet  exemple,  quels  que  soient  les  points  de  vue 
contraires  qui  aient  été  soutenus  et  les  réserves  qu'il  y  aurait 
lieu  de  faire  au  sujet  des  pays  qu'il  cite,  par  suite  de  leur  degré 
de  développement  ou  des  difficultés  où  se  sont  trouvés  ceux  qui 
sont  restés  neutres  au  coiirs  du  conflit  actuel,  —  ((  ce  fait  indes- 
tructible, il  faut  l'accepter  comme  un  des  résultats  fondamen- 
taux de  l'évolution  ibérique  et  comme  un  cas  anticipé  de  l'ave- 
nir normal  où  les  grandes  nationalités  actuelles,  pour  obéir 
aux  besoins  d'un  régime  industriel  et  pacifique,  se  résoudront 
on  un  certain  nombre  de  petites  patries  qui  se  suffiront  à  elles- 
mêmes,  comme  le  Portugal,  la  Hollande,  la  Suisse  et  la  Bel- 
gique »  (2). 

Il  semble  que  ces  prévisions  puissent,  dans  certains  cas  et 
plus  spécialement  pour  les  différents  éléments  qui  ont  affirmé 
leurs  caractères  au  sein  des  diverses  grandes  nations  auxquelles 
ils  étaient  incorporés  et  dont  certains  viennent  d'être  plus  spé- 
cialement étudiés  ici,  se  trouver  réalisées  à  la  suite  du  remar- 
niement  du  monde  qui  sera  consécutif  à  la  guerre  actuelle  et 
au  regroupement  des  populations  auquel  il  donnera  lieu.  Cet 
auteur  s'arrêtait  même  à  une  conception  analogue  en  somme 
à  celle  de  la  Société  des  Nations,  lui  laissant  la  responsabilité 
de  tout  ce  que  cette  idée  généreuse  a  malheureusement  encore 
d'utopique  et  de  chimérique,  car  il  serait  indispensable  qu'une 
unanimité  morale,  dont  nous  sommes  loin,  fût  d'abord  réalisée, 
afin  qu'elle  puisse  s'appuyer  sur  cet  accord  :  «  Une  doctrine 
universelle,  commune,  générale,  reliant  toutes  les  diversités 
nationales;  des  gouvernements  ternporels,   locaux  et  distincts 


(i)  Miguel  Lemos,  Luis  de  Camoens,  1880,  p.  277. 
(2)  Id.,  p.  277. 


276  l' ALLEMAGNE    ET    LE    BALTIKUM 

dirigeant  chaque  patrie,  concluait-il,  voilà  la  solution  de  l'ave- 
nir vers  lequel  nous  marchons  »  (i). 

Toutefois,  on  voit  quelle  serait  l'erreur  commise  si,  au  nom 
du  principe  que  l'Allemagne  invoquait  faussement  à  son  profit, 
on  voulait  repartir  tous  ces  territoires  exclusivement  selon  les 
races,  car  sans  faire  entrer  en  ligne  de  compte  les  mélanges 
qui  se  sont  effectués  et  les  fusions  qui  se  sont  produites  entre 
ces  populations  comme  entre  celles  des  Balkans,  et  qui  ont 
rendu  si  difficile  toute  assimilation,  ce  serait  retomber  dans 
l'erreur,  que  nous  signalions  au  début,  de  toute  politique  qui 
prétendrait  se  fonder  sur  des  raisons  purement  ethniques  et  qui 
ne  peut  le  faire  qu'à  faux.  On  ne  peut  s'appuyer  exclusivement 
sur  des  considérations  de  cet  ordre.  Dans  le  remaniement  et 
la  redistribution  de  ces  territoires  rendus  nécessaires  à  la  suite 
du  bouleversement  résultant  de  la  guerre  déchaînée  par  l'Alle- 
magne et  à  la  politique  qu'elle  entendait  suivre  aussi  bien  à 
l'Ouest  qu'à  l'Est,  il  importera  de  tenir  compte,  ici  comme 
ailleurs,  des  influences  séculaires,  des  affinités  en  même  temps 
que  de  la  volonté  des  populations  et  des  conditions  actuelles  du 
développement  moderne  de  leur  vie  économique.  La  nécessité 
de  tenir  compte  de  ces  diverses  considérations  fait  que,  au 
point  de  vue  général,  le  prétendu  droit  des  peuples  de  disposer 
d'eux-mêmes  ne  se  présente  pas  dans  les  conditions  actuelles  de 
leur  vie  d'une  façon  absolue,  et  précisément  dans  une  Société 
des  nations  leur  droit,  comme  celui  des  individus  dans  toute 
société  véritable,  se  trouve  limité  par  des  considérations  de 
sécurité  réciproque,  d'équilibre,  se  trouve  restreint  par  des 
obligations  sociales  et  reste  soumis  à  des  règles  de  convenance 
et  d'ordre. 

Enfin,  la  transplantation  d'éléments  étrangers  sur  un  sol 
après  l'expropriation  et  la  spoliation  de  ceux  qui  y  vivaient  ne 
confère  pas  aux  pays  dont  ils  sont  originaires  des  droits  sur 
ces  territoires.  On  a  vu  par  ce  qui  s'est  passé  en  Pologne  et  en 
Alsace-Lorraine  que  la  transplantation  d'éléments  allemands 
n'est  pas  parvenue  à  faire  de  ces  pays  des  territoires  allemand? 
et  qu'en  arrachant  les  populations  à  leur  sol  natal  pour  y  ins- 
taller des  Allemands,  l'Allemagne  n'a  pas  créé  par  ces  procédés 
de  nouvelles  terres  allemandes.  Ce  procédé  semble,  en  outre, 

(x)  Id.,  p.   377-378. 


PANGERMANISME  ET  BALTIKUM  277 

d'autant  plus  critiquable  de  la  part  de  l'Allemagne,  que  la  qua- 
lité des  éléments  soi-disant  allemands  qu'elle  transplantait  était 
très  contestable,  étant  donnée  la  composition  de  sa  population 
et  que  la  Prusse  a  eu  de  tous  temps  recours  à  la  colonisation 
pour  le  peuplement  d'une  partie  de  ses  provinces  centrales  et 
orientales,  du  Brandebourg,  ou  pour  remédier  aux  ravages  des 
guerres  comme  ceux  de  la  guerre  de  Trente  Ans  (i).  Elle  n'a 
cependant  pas  reculé  devant  les  moyens  les  plus  barbares  ou  les 
plus  violents.  On  sait,  d'après  des  documents  officiels,  que  le 
Gouvernement  prussien  a,  en  vertu  des  cinq  lois  de  «  colonisa- 
tion »  votées  en  1886  et  191 3,  disposé  de  55o  millions  de  mark 
pour  peupler  d'Allemands  les  provinces  polonaises  de  la  Prusse 
et  que  la  loi  de  1908  lui  a  même  donné  le  droit  d'exproprier  les 
habitants  polonais.  Jusqu'en  1916,  la  Commission  de  colonisa- 
tion aurait,  d'après  ces  dispositions,  acheté  plus  de  450. 000  hec- 
tares et  parmi  les  colons  qu'elle  a  établis  ^ur  ces  terres,  les  deux 
tiers  environ  auraient  été  recrutés  non  pas  même  parmi  les 
Allemands  qui  vivaient  dans  les  provinces  polonaises,  mais 
dans  le  reste  de  l'Allemagne  ou  à  l'étranger. 

On  voit  quelle  ampleur  revêt  le  problème  de  la  Baltique  et 
on  semble  jusqu'ici  en  avoir  à  tort  trop  négligé  l'examen  par 
suite  des  événements  formidables  qui  se  déroulaient  dans  l'ouest 
de  l'Europe  et  en  menaçaient  plus  directement  les  peuples;  on 
se  rend  compte  de  la  gravité  qu'il  revêt  pour  les  populations 
allogènes  des  provinces  baltiques  de  la  Russie  en  même  temps 
que  pour  les  Scandinaves,  et  de  l'intérêt  qu'il  présente  au  point 
de  vue  de  l'équilibre  de  l'Europe.  Mais  si  ces  populations  allo- 
gènes et  les  Scandinaves,  du  moins  en  partie,  n'ont  point  vu 
combien  pouvaient  être  déplorables  pour  eux-mêmes  les  réper- 
cussions de  leur  politique  et  ont  pu  pendant  longtemps  croire 
que  leurs  intérêts  et  leurs  affinités  devaient  les  rapprocher  de 
l'Allemagne,  ou  tout  au  moins  ont  cru  en  la  puissance  du 
militarisme  allemand  peut-être  pour  ne  pas  avoir  à  en  redouter 
la  menace,  notre  diplomatie  aussi  n'a  peut-être  pas  suivi  d'assez 
près  les  questions  Scandinaves  et  baltiques.  Peut-être  lui  aurait- 
il  été  profitable,  conformément  à  ses  traditions  et  à  la  brillante 
politique  qu'elle  suivit  au  xvii"  siècle,  qu'elle  y  portât  de  nou- 


(i)  Cf.  Georges  Pariset,  UEtat  et  les  Eglises  en  Prusse  sous  Frédéric-Guillaume  Z*"" 
(1713-17/io),  chapitre  IV,  Les  Colons,  p.   782. 


'2'j8  l'Allemagne  et  le  baltikum 

veau  toute  son  attention.  Richelieu  l'avait  fort  bien  compris  en 
travaillant  avec  un  prince  protestant  à  inquiéter  l'Empire  ger- 
manique et  sa  politique  se  justifiait  aussi  bien  à  l'égard  de  la 
France,  dont  il  assurait  les  frontières,  que  vis-à-vis  de  toute 
l'Europe  qu'il  voulait  délivrer  de  sa  menace,  car,  ainsi  qu'il 
l'écrivait  dans  ses  Mémoires,  déjà  :  <(  Le  joug  de  l'Empire  était 
alors  si  lourd  dans  toute  l'Europe  ». 


TABLE    DES    MATIÈRES 


I.  —  Les  Allemands,  les  Slaves  et  les  peuples  baltiques 5 

II.  —  L'Allemagne  et  les  peuples  baltiques  pendant  la  guerre... 

I.  Courlande  et  Livonie,  les  Lettons  et  la  Lettonie.....  55 

II.  Estonie 74 

III.  Lituanie io5 

IV.  Pologne i4p 

V.  Suède i5o 

VI.  Finlande i6i 

VII.  Les  îles  Aland 220 

Vni.  Danemark 282 

III.  -^  Pangermanisme  et  panslavisme 245 

IV .  —  Pangermanisme  et  baltikum 269 


Marc  Imhaas  et  René  Chapelot,  imprimeurs,  Nancy  et  Paris 


'^ 


BL'iDJNG  SECT.  MAY  241973