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Full text of "La logic subjective de Hegel"

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University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/lalogicsubjectivOOhege 


23    183 


LA 


LOGIQUE   SUBJECTIVE 


PARIS.  —  TYP.   DK    P1LLET  HLS  AÎNÉ,    RUE   DES  GR.-jU.'GUSTISS,  D. 


LA 


LOGIQUE  SUBJECTIVE 

DE 

HEGEL 


TRAIH'ITK     PAR 


H.   SLOMAN  et  J.  WALLON 


QUELQUES  REMARQUES,    PAR  H.  S. 


PARIS 

LIBRAIRIE    PHILOSOPHIQUE    DE    LADRANGE 

RUE    SAINT-ASDRÉ-DES-AR'JS    i  ! 

185  4 


3 


PRÉFACE. 


Ce  travail,  commencé  en  Allemagne,  n'était  d'abord 
qu'une  analyse  succincte  de  la  logique  subjective  de  Hegel, 
et  ne  devait  point  voir  le  jour.  Je  l'avais  entrepris  pour 
un  Anglais  de  mes  amis  qui  désirait  Fétudier  dans  sa 
langue  maternelle.  Je  m'aperçus  bientôt  que  cette  version 
de  l'allemand  dans  une  langue  latine  rendait  le  texte  plus 
intelligible  à  mes  propres  yeux,  et  pour  cela  je  continuai 
de  m'y  intéresser.  Plus  tard ,  ayant  été  conduit  à  vivre 
quelques  années  à  Paris,  j'eus  occasion  d'en  causer  avec 
M.  Wallon,  dont  je  venais  de  lire  les  premières  études  de 
Philosophie.  Il  me  décida,  par  ses  instances,  et  sans  croire 
engager  par  là  sa  foi  ni  ses  opinions,  à  remettre  avec  lui, 
en  français,  cette  analyse  de  Hegel,  qui  devint  alors  une 
véritable  traduction  dans  laquelle  toutes  les  idées,  sinon 
toutes  les  phrases  du  philosophe,  sont  fidèlement  et  scru- 
puleusement reproduites  (1). 

Hegel  est  souvent  très-clair,  mais  parfois  aussi  il  se 
plonge  dans  des  abstractions  insaisissables.  On  s'est  rap- 
pelé qu'Homère,  lorsqu'il  décrit  un  sentiment  ou  une 
chose  inusitée,  s'écrie  parfois  :  C'est  ainsi  que  cela  se 

(1)  Le  texte  français  étant  arrêté,  il  était  si  facile  d'en  donner  une 
édition  anglaise,  qu'un  voyage  à  Londres  a  suffi  pour  cela.  Elle  pa- 
raît (sous  le  même  titre  que  celle-ci)  chez  John  Chapman,  à  Lon- 
dres. 

a 


ii  PRÉFACE. 

nomme  chez  les  dieux  immortels,  mais  les  mortels  lui 
donnent  un  autre  nom,  et  l'on  a  dit  que  Hegel  parlait  aussi 
ces  deux  langues,  tantôt  celle  des  dieux  immortels  et  tan- 
tôt celle  des  hommes.  La  vigueur  de  son  esprit  relevait 
souvent  à  des  hauteurs  inaccessibles  à  toutes  les  langues, 
même  à  la  langue  allemande  qui  s'est  prêtée  depuis  trois 
siècles  à  tant  de  systèmes,  et  s'est  accommodée  à  de  si 
grandes  abstractions.  Aujourd'hui  cependant  on  commence 
à  le  mieux  comprendre  ;  car  depuis  que  ce  philosophe  allait , 
un  manuscrit  sous  le  bras,  et  le  jour  de  la  bataille  d'iéna, 
cherchant  par  les  rues  de  cette  ville  un  éditeur  pour  son 
premier  ouvrage ,  la  phénoménologie  de  l'esprit,  un  demi- 
siècle  s'est  écoulé  ;  on  l'a  étudié,  on  l'a  compris,  et  l'on 
est  parvenu  à  pouvoir  le  traduire  après  l'avoir  suffisamment 
approfondi. 

Mais  il  est  clair,  par  ce  qui  précède,  qu'on  ne  saurait  le 
traduire  à  la  lettre  ou  mot  à  mot,  comme  on  le  fait  des  au- 
tres livres  de  science  ;  et  que  cette  traduction ,  fût-elle 
possible ,  nul  ne  voudrait  la  lire.  A  l'appui  de  cette  opi- 
nion, qui  ne  doit  surprendre  que  ceux  qui  ne  connaissent 
point  la  langue  et  la  philosophie  allemandes,  nous  in- 
voquerons le  témoignage  des  écrivains  qui  se  sont  occu- 
pés jusqu'ici  de  travaux  analogues,  et  particulièrement  ce- 
lui de  deux  hommes  dont  l'autorité  est  irrécusable.  «  Hegel, 
«dit  M.  Wilm ,  est  dans  son  langage  et  dans  toute  sa  ma- 
«  nière  d'être  et  de  sentir,  le  plus  Allemand  des  penseurs 
«  de  l'Allemagne.  11  est  par  cela  même  le  plus  intraduisi- 
«  ble  des  écrivains.  11  se  sert  d'une  foule  de  mots  arbitrai- 
«  renient  composés,  qui  se  refusent  à  toute  version  directe, 
«  et  qui,  le  plus  souvent,  ne  peuvent  être  rendus  en  fran- 
«  çais  par  des  circonlocutions  qu'aux  dépens  de  la  précision 
«  et  quelquefois  de  la  clarté  et  de  la  fidélité  (1).  » 

M.  Bénard,  l'habile  et  persévérant  traducteur  du  cours 
d'Esthétique  de  Hegel,  travail  qui  a  obtenu  l'année  der- 
nière un  prix  de  trois  -mille  francs  de  l'Acadénie  des 
sciences  morales  et  politiques ,  comme  ouvrage  utile  aux 
mœurs,  dit  dans  sa  préface  :  «  Nous  sommes  persuadé 
«  qu'une  traduction  complète  et  littérale  serait  barbare  et 
«  inintelligible.  »  Et  encore  :  «  Le  style  de  Hegel,  par  ses 

il)  tlist.  de  la  j.h.  ail.,  t.  111,  p.  383. 


PUEFACE.  m 

«  qualités  comme  par  ses  défauts,  est  fait  pour  rebuter  le 
«  traducteur  le  plus  habile  et  le  plus  opiniâtre.  » 

En  présence  de  ces  témoignages  dont  on  ne  saurait  mettre 
en  doute  la  grande  autorité,  nous  n'avons  qu'à  répéter  de 
nouveau  que  notre  version  est  à  la  fois  plus  et  moins  qu'une 
traduction.  Celle  du  cours  d'Esthétique  est  plus  littérale 
que  la  nôtre,  et  si  M.  Bénard  voulait  en  donner  une  sem- 
blable de  la  logique ,  nous  serions  les  premiers  à  nous  en 
réjouir;  nous  aimons  même  à  espérer  que  le  disciple  fran- 
çais de  Hegel,  s'il  me  permet  de  lui  donner  ce  nom,  entre- 
prendra tôt  ou  tard  cet  important  travail  s'il  croit  pouvoir 
le  conduire  à  bonne  fin.  Loin  de  vouloir  dire  par  là  que  sa 
traduction  de  l'Esthétique  laisse  quelque  chose  à  désirer , 
nous  voulons  au  contraire  faire  observer  que  la  logique,  et 
surtout  la  logique  objective  de  Hegel,  offrent  de  plus  grandes 
difficultés  que  les  autres  parties  de  sa  philosophie,  ainsi  que 
M.  Bénard  l'a  reconnu  lui-même  lorsqu'il  les  a  comparées. 

Le  public,  qui  s'inquiète  peu  de  ces  difficultés,  répond  à 
cela  :  «  Que  me  fait  la  logique?  Je  n'en  veux  pas  plus  que 
«  de  la  métaphysique  ;  et  si  celle  de  Hegel  est  aussi  méta- 
«  physique,  je  n'en  veux  doublement  pas!  » 

Mais  quand  bien  même  la  philosophie  de  Hegel  serait 
fausse,  elle  vaudrait  encore  mieux  que  toutes  les  autres, 
parce  qu'elle  résout  plus  vite  ces  objections.  Avec  autant 
de  simplicité  que  de  raison,  son  auteur  prouve  très-bien 
que  la  métaphysique  est  tout  à  fait  inévitable.  «  Quand  un 
«  botaniste,  dit-il,  un  médecin,  un  mathématicien  ou  un 
«  savant  quelconque  parle  d'une  force  ou  de  la  matière,  etc., 
«  il  peut  bien  croire  qu'il  est  hors  de  la  métaphysique,  mais 
«  en  vérité  cela  n'est  pas,  car  en  prononçant  ces  mots  il  y 
«  est  en  plein  cœur,  et  ce  qui  est  pis,  il  ne  le  sait  point.  » 
Hegel  a  insisté  plus  d'une  fois  sur  cette  incontestable  vé- 
rité. Il  est  évident,  en  effet,  que  si  l'ensemble  des  lois  de 
la  nature  constitue  la  physique,  l'intelligence  même  de 
ces  lois  constitue  la  métaphysique,  ou  en  d'autres  termes, 
que  sous  le  nom  de  notions  métaphysiques  on  comprend 
l'analyse  de  toutes  nos  autres  notions.  Quand  on  dit  qu'on 
ne  veut  point  de  la  métaphysique  dans  les  sciences ,  cela 
veut  dire  qu'on  n'aime  point  les  questions  métaphysiques 
qui  sont  douteuses,  mais  seulement  celles  qui  sont  bien 
sûres.  Et  cela  est  sans  contredit  fort  sage;  mais  la  limitp 


IT  PRÉFACE. 

entre  les  questions  douteuses  et  celles  qui  ne  le  sont  puint 
n'est  pas  facile  à  saisir.  Autant  vaudrait  avouer  que  les 
sciences  positives  aiment  bien  la  métaphysique  qui  n'est 
point  douteuse.  Mais  alors  elles  font  comme  tout  le  monde  ; 
tous,  nous  préférons  le  clair  et  nous  n'aimons  pas  l'obscur 

Aussi  nous  sommes-nous  efforcés  de  vaincre  les  difficul- 
tés de  ce  travail ,  et  peut-être  certains  esprits  métaphysi- 
ques le  trouveront-ils  trop  clair  ?  —  Soit  ;  nous  osons  être 
clairs  dans  un  sujet  obscur.  Voyons  ce  qu'en  diront  d'une 
part  les  esprits  bien  clairs,  et  d'autre  part  les  esprits  bien 
obscurs. 

Nous  demandons  la  permission  de  reproduire,  en  ter- 
minant, plusieurs  fragments  de  la  belle  préface  que  M.  Bé- 
nard  a  mise  en  tète  de  sa  traduction  des  écrits  de  Schelling  : 

«  Les  systèmes  de  la  philosophie  allemande  ont  un  avan- 
tage incontestable  sur  toutes  les  productions  plus  ou  moins 
philosophiques  auxquelles  on  a  coutume  de  prodiguer  ce 
nom  :  c'est  que ,  quels  que  soient  leurs  défauts ,  leurs  er- 
reurs, leur  obscurité,  ce  sont  de  véritables  systèmes 

«Aujourd'hui,  il  est  vrai,  ces  systèmes  sont  entrés  dans 
une  phase  de  décadence.  La  critique  les  a  battus  en  brèche 
et  harcelés  pendant  cinquante  ans,  et,  malgré  son  impuis- 
sance à  fonder,  elle  leur  a  porté  plus  d  un  coup  meurtrier, 
fait  plus  d'une  blessure  incurable.  Le  temps,  d'ailleurs, 
qui  fait  vieillir  les  systèmes  aussi  bien  que  les  hommes  et 
les  sociétés,  a  gravé  sur  leur  front  des  rides  profondes.  Les 
idées  ont  marché,  quoique  d'une  manière  latente;  les 
sciences  particulières  ont  fait  des  découvertes  ;  l'expérience 
a  révélé  des  faits  nouveaux  qui  leur  sont  peu  favorables. 
Ils  ont  eu  l'irréparable  tort  de  se  mettre  ouvertement  en 
opposition  avec  le  sens  commun  en  des  points  graves  où 
celui-ci  jamais  ne  transige  et  où  les  systèmes  sont  forcés, 
tùt  ou  tard,  de  capituler.  En  un  mot,  ils  sont  convaincus 
de  ne  pas  satisfaire,  de  tout  point,  la  raison,  et  de  répon- 
dre encore  moins  aux  éternels  besoins  du  cœur  humain. 
Plusieurs  conséquences  hostiles  à  la  morale,  à  la  religion, 
à  ce  que  le  monde  révère  ou  adore,  ont  été  mises  à  nu  par 
les  adversaires,  ou  hardiment  démasquées  par  les  disciples 
eux-mêmes 

«  Rien  donc  n'est  pins  facile  que  de  muntrer  (quand  on  les 


PRÉFACE.  v 

connaît)  les  lacunes ,  les  vices ,  les  fâcheuses  tendances  de 
ces  systèmes;  carde  dire  où  ils  pèchent  radicalement  en 
faisant  subir  à  leur  principe  la  confrontation  d'un  principe 
supérieur ,  c'est  tout  autre  chose.  Mais  on  peut,  sans  être 
aussi  bon  dialecticien  que  Socrate ,  les  pousser  à  l'absurde 
sur  bien  des  points,  et,  sans  avoir  la  force  comique  d'Aris- 
tophane, nous  égayer  à  leurs  dépens  en  rajeunissant  le 
thème  classique,  bien  qu'un  peu  usé,  des  nuages  de  la 
Germanie 

«  On  a  aussi  proposé  d'autres  doctrines,  d'autres  systè- 
mes, mais  ces  prétendus  systèmes  n'ont  jamais  pu  parvenir  à 
s'organiser,  à  se  formuler  nettement  et  d'une  manière  com- 
plète. Ce  sont  des  solutions  partielles  à  divers  problèmes, 
très-importants  sans  doute,  mais  sans  portée  universelle. 
Les  questions  sociales,  industrielles,  historiques  ou  reli- 
gieuses y  jouent  un  rôle  exclusif,  absorbent,  effacent  tout 
le  reste,  sont  données  comme  l'objet  suprême  et  unique 
vers  lequel  doivent  tendre  tous  les  efforts  de  l'esprit  hu- 
main. La  métaphysique,  cette  science  générale  des  prin- 
cipes, y  est  oubliée,  dédaignée  ou  ajournée,  et,  dans  ce 
dernier  cas ,  doit  éclore  du  système  qu'elle  devait  engen- 
drer  

«  Nous  ne  reconnaissons  dans  ces  travaux  ou  ces  essais 
aucun  des  caractères  qui  constituent  un  système  philoso- 
phique. De  vrais  systèmes,  nous  n'en  voyons  nulle  part 
autour  de  nous  dans  ce  qui  se  donne  ou  est  donné  pour 
l'être.  Aucune  de  ces  productions  ne  nous  parait  capable 
de  soutenir  une  pareille  prétention  et  de  remplir  les  obli- 
gations qu'elle  impose.  Ces  caractères,  nous  ne  les  trou- 
vons que  dans  les  systèmes  qui  marquent  le  développe- 
ment de  la  philosophie  allemande,  et  dont  le  nombre  est 
fort  restreint.  Ils  se  réduisent  à  quatre,  dont  le  nom  vient 
à  la  bouche  de  quiconque  cherche  à  articuler  les  degrés  de 
ce  développement.  Ce  sont  ceux  de  Kant,  de  Fichte,  de 
Schelling  et  de  Hegel.  Et  encore  faut-il  simplifier  cette 
liste,  car  tout  le  monde  sait  que  les  deux  premiers  repré- 
sentent la  même  idée  dans  ses  deux  phases  successives,  et 
que  les  derniers ,  quelles  que  soient  leurs  différences  pro- 
fondes, et  malgré  les  dissidences  qui  ont  éclaté  entre  les 
auteurs  et  leurs  écoles  rivales,  marquent  l'avènement  et 
la  domination  d'un  même  principe,  différemment  formulé 


vi  PRÉFACE. 

et  développé.  Or,  Kant  est  détrôné.  Ses  savantes  et  rigou- 
reuses analyses  subsistent  et  subsisteront  toujours;  mais 
son  système  est  tombé  ;  il  est  entré  dans  le  domaine  de  l'his- 
toire.  Vainement,  quelques  rares  et  obscurs  partisans  cher- 
chent-ils aie  relever  et  à  le  ressusciter.  Reste  donc  la  phi- 
losophie de  Schelling  et  de  Hegel.  Son  règne  est-il  fini  ? 
iNous  ne  répéterons  pas  ce  que  nous  avons  dit,  et  nous  ne 
voulons  pas  entrer  dans  plus  de  détails.  La  question  est  très- 
simple  et  peut  se  résoudre  en  deux  mots  :  Oui,  leur  règne 
a  cessé  si  Ton  nous  montre  le  système  qui  leur  a  succédé  ; 
non,  si  ce  système  n'existe  pas.  En  Allemagne,  en  France, 
chez  toute  autre  nation  de  l'Europe,  nous  ne  voyons  per- 
sonne à  qui,  indépendamment  des  prétentions  souvent  ri- 
dicules de  secte  et  d'école ,  on  puisse ,  sans  hésitation,  ac- 
corder le  titre  de  fondateur  d'un  système  nouveau,  et  qui 
soit  en  état  d'en  supporter  les  onéreuses  conditions 

«  Mais  que  les  ennemis  de  la  philosophie  ne  se  hâtent 
pas  de  triompher  de  l'abaissement  où  celle-ci  est  tombée. 
Bien  qu'affaiblie  et  divisée,  son  action  est  encore  toute- 
puissante.  Elle  règne  par  son  esprit,  sinon  par  la  lettre, 
et  surtout  par  les  habitudes  auxquelles  elle  a  façonné  les 
intelligences  pendant  la  longue  période  de  sa  domination 
incontestée. 

«  De  fait,  il  ne  s'écrit  pas  en  Allemagne  vingt  pages  sur 
la  philosophie,  l'histoire,  la  littérature,  la  religion  et  la  po- 
litique, où  l'on  ne  reconnaisse  la  pensée  encore  vivante  de 
ces  hommes  qui  ont  tout  agité,  tout  remué,  qui  ont  étendu 
à  tout,  fait  partout  pénétrer  la  vertu  dominatrice  de  leurs 
formules.  Vous  retrouverez  celles-ci  dans  les  plus  vulgaires 
débats  de  la  politique  et  de  la  littérature,  jusque  dans  les 
feuilletons  et  les  romans.  A  plus  forte  raison,  cet  esprit 
doit-il  se  montrer  avec  toute  sa  force  dans  les  controverses 
religieuses  qui  ont  repris  une  nouvelle  importance  depuis 
quelques  années.  Le  conseil  municipal  de  la  ville  de  Ber- 
lin dresse  ses  suppliques  au  roi  en  un  style  que  n'auraient 
désavoué  ni  Fichte  ni  Hegel;  et  le  fond,  certes,  ne  dément 
point  la  forme. 

«  Quanta  nous,  qui,  selon  notre  éternelle  coutume,  rions 
de  tout  cela ,  et  nui  sommes  d'autant  plus  assurés  d'être 
hors  de  l'atteinte  de  ces  idées  et  de  ces  systèmes,  que  nous 
nous  vantons  de  n'y  rien  comprendre  et  les  déclarons  iain- 


PKÉFACE.  vu 

telligibles  ,  est-il  bien  sûr  que  leur  obscurité,  d'une  part , 
et  notre  bon  sens,  de  l'autre,  nous  aient  suffisamment  pro- 
tégés? Personne,  je  pense,  n'oserait  le  soutenir  pour  le 
passé.  Nous  ne  voulons  point  chicaner  sur  le  degré  de  cette 
influence,  manifeste  en  beaucoup  de  points  à  tous  les  yeux, 
moins  visible  en  une  infinité  d'autres,  mais  reconnaissable 
encore  à  des  regards  un  peu  exercés,  qui  ne  se  laissent 
point  abuser  par  quelques  changements  de  forme,  com- 
mandés par  notre  esprit  et  nécessaires  pour  les  faire  ad- 
mettre. 

«  Mais  nous  soutiendrions  la  gageure  même  pour  le  pré- 
sent. Sous  peine  d'être  déclaré  visionnaire ,  nous  nous  fe- 
rions fort  de  montrer  l'esprit,  quelquefois  la  lettre,  partout 
l'empreinte  de  ces  doctrines,  dans  les  productions  de  notre 
époque,  où  l'on  s'attendrait  le  moins  à  les  trouver.  Nous 
les  surprendrions  peut-être,  pour  ne  pas  dire  certainement, 
et  surtout,  dans  les  écrits  qui  leur  sont  le  plus  hostiles,  pré- 
cisément parce  qu'on  ne  se  heurte  que  quand  on  se  touche, 
et  que  l'on  parcourt  la  même  voie.  Pour  quiconque  sait 
comment  s'importent  les  idées ,  comment  ces  voyageuses 
ailées  traversent  les  frontières,  sans  se  laisser  plus  arrêter 
par  les  cordons  sanitaires  de  la  littérature  négative,  que 
par  les  montagnes  et  les  fleuves;  avec  quelle  facilité  elles 
changent  de  costume  et  se  métamorphosent  ;  par  quelles 
portes  cachées  elles  pénètrent  dans  les  esprits  les  plus  en 
garde  contre  elles ,  les  surprennent ,  s'y  logent,  les  domi- 
nent et  les  obsèdent  quand  ils  réagissent,  se  débattent  et 
luttent  contre  elles,  ou  enfin ,  prennent  la  plume  pour  les 
réfuter,  il  n'y  a  là  ni  vision  ni  subtil  paradoxe,  mais  un 
fait  général ,  dont  l'application  au  cas  particulier  pourrait 
se  démontrer  par  l'analyse  des  principales  productions  des 
arts  et  de  la  littérature  actuels 

«  En  appelant  l'attention  des  hommes  sérieux  sur  les  œu- 
vres mêmes  de  cette  philosophie,  nous  voulons  préparer  et 
susciter  une  critique  puissante  et  féconde,  non  semblable 
à  celle  qui  leur  rend  service  et  perpétue  leur  domination 
par  une  censure  ignorante,  des  attaques  maladroites  ou 
des  accusations  exagérées ,  mais  qui ,  au  lieu  de  frapper  à 
côté  ou  par  derrière ,  ose  les  regarder  en  face  et  se  mesu- 
rer avec  elles  avec  les  armes  de  la  science  et  de  l'esprit; 
non  celle  qui  croit  les  supplanter  en  éludant  les  questions 


vin  PRÉFACE. 

qu'elles  ont  au  moins  le  mérite  d'avoir  franchement  abor- 
dées, mais  celle  qui  reprendra  un  à  un  tous  ces  problèmes, 
les  traitera  d'un  point  de  vue  plus  élevé  et  leur  donnera 
de  meilleures  solutions.  Cette  critique  vraiment  philoso- 
phique est  encore  moins  celle  qui  s'exerce  sur  leur  épi- 
derme,  en  leur  décochant  quelques  épigrammes ,  tela  sine 
ictu.  Celle-là  doit  pénétrer  au  fond  de  leurs  entrailles  pour 
en  arracher  les  idées  qui  sont  leur  principe  de  vie  et  de 
durée.  Maîtresse  de  ces  idées  par  la  vertu  et  le  droit  d'une 
idée  supérieure,  elle  saura  démêler  en  elles  le  vrai  du 
faux,  les  corriger,  les  redresser,  les  expliquer  elles-mêmes, 
comme  ce  dont  elles  ont  inutilement  tenté  de  rendre 
compte.  Elle  créera  ainsi  une  doctrine  plus  solide,  plus 
large  et  plus  vraie,  plus  capable  de  satisfaire  la  raison  et 
les  besoins  du  siècle ,  et  aussi  d'interpréter ,  sans  les  dé- 
truire, des  croyances  qui  ne  peuvent  périr.  Nous  nous  es- 
timerions heureux  d'avoir  contribué  à  lui  fournir  l'une  des 
deux  conditions  nécessaires  pour  élever  ce  système,  la  con- 
naissance du  présent  encore  plus  que  celle  du  passé,  après 
le  génie  que  Dieu  seul  peut  donner.  Plus  heureux  serions- 
nous  encore  si  ce  système  devait  éclore  dans  la  patrie  de 
Descartes  !  » 
Bien  qu'étranger,  je  m'associe  de  grand  cœur  à  ce  vœu. 


H.   SLOMAN,   D'. 


Paris,  mai  1854. 


LOGIQUE  SUBJECTIVE 


NOTIONS  GÉNÉRALES. 

Les  matières  contenues  dans  cette  partie  de  la  philo- 
sophie qui  va  maintenant  nous  occuper  sont  les  mêmes 
que  l'on  rencontre  dans  la  plupart  des  traités  de  logique. 
Mais  dans  mon  système,  il  faut  le  bien  remarquer,  elles 
sont  étroitement  liées  à  toutes  celles  que  Ton  désigne 
généralement  sous  d'autres  noms;  et  quoique  je  ne 
puisse  retracer  ici  la  route  que  la  philosophie  absolue 
a  déjà  parcourue,  je  veux  essayer  cependant  de  mon- 
trer les  rapports  intimes  qui  subsistent  entre  la  logique 
que  je  nomme  subjective  et  les  autres  branches  de  la 
philosophie  vulgairement  appelées  ontologie,  métaphy- 
sique et  cosmologie,  mais  qui,  dans  ma  doctrine,  cons- 

1 


2  L0G10.1E  SI  lïJ  r.c  II  VI-:. 

lituent  cette  partie  de  la  logique  que  j'appelle  objecli  te. 

Dans  mon  système,  l'Être  considéré  d'une  manière 
générale,  en  lui-même,  et  n'ayant  encore  ni  forme  ni  ob- 
jet, est  la  source  première  d'où  tout  procède.  La  philo- 
sophie et  tout  ce  qui  existe  dans  le  monde,  et  le  monde 
lui-même  en  découlent. 

Si  l'on  considère  l'Être,  en  effet,  avant  qu'il  ait 
pris  aucune  forme  déterminée,  on  voit  que  l'on  peut 
dire  de  lui  qu'il  est  et  qu'il  n'est  pas  en  même  temps. 
Il  est  tout  et  il  n'est  rien;  il  est  tout  en  général,  mais 
il  n'est  rien  de  particulier.  Or,  en  faisant  ce  raison- 
nement, nous  avançons  d'un  pas,  puisqu'à  l'idée  de 
l'Être  que  nous  posions  d'abord,  nous  voyons  mainte- 
nant se  joindre  l'idée  du  non-être  ou  du  rien  que  nous 
n'avions  pas  posée.  Dans  ce  cas  comme  dans  tous  les 
autres,  c'est  la  force  dialectique  de  l'idée  que  nous  po- 
sons ,  qui  nous  oblige  à  reconnaître  que  cette  idée, 
quelle  qu'elle  soit,  n'est  pas  ce  qu'elle  parait  èlre  d'a- 
bord, mais  au  contraire,  qu'elle  se  contredit  pour  ainsi 
dire  elle-même,  en  s'opposaot  une  seconde  idée  qui  est 
la  négation  de  la  première.  C'est  pour  ce  même  motif 
que  dans  la  circonstance  actuelle  nous  avons  pu  dire  de 
l'Être  en  général  qu'il  est  tout  et  qu'il  n'est  rien.  Mais 
si  l'on  veut  y  réfléchir  attentivement,  on  verra  que  (la 
même  force  dialectique  agissant  toujours)  les  idées  ne 


NOTIONS  GÉNÉRALES.  3 

sauraient  demeurer  dans  cet  état  d'oppositiuii  l'une  à 
l'égard  de  l'autre,  et  qu'il  sort  nécessairement  des  deux 
contraires  une  troisième  idée,  qui  est  la  résultante  et 
comme  la  vérité  des  deux  premières. 

En  effet,  l'Être  ne  disparait  pas,  comme  on  le  pourrait 
croire,  dans  l'idée  du  non-être  ou  du  néant  que  nous  lui 
opposons.  Il  subsiste,  mais  en  même  temps  il  est  modi- 
fié. Au  lieu  de  l'Être  et  du  néant  opposés  l'un  à  l'autre 
que  nous  avions  d'abord ,  nous  avons  à  présent  l'Être 
qui  va  au  néant  et  le  néant  qui  va  à  l'Être.  Nous  assis- 
tons en  quelque  sorte  à  l'enfantement  progressif  du 
rien  par  l'Être  et  de  l'Être  par  le  rien;  nous  suivons 
les  transformations  de  l'Être  qui  passe  au  néant  et  du 
néant  qui  devient  l'Être;  ce  qui  nous  apporte  évidem- 
ment l'idée  d'un  mouvement  continuel  de  l'un  vers 
l'autre,  ou  le  passage  d'une  forme  à  une  autre  forme 
qui  ne  s'arrête  jamais  pour  nous  laisser  le  temps  de  le 
saisir  et  nous  donner  le  droit  de  dire  qu'il  est.  Rien 
n'est  donc  d'une  manière  absolue;  tout  va  du  néant  à 
l'Être  ou  de  l'Être  au  néant.  Ainsi,  pour  répéter  ce  qui 
précède,  nous  avons  commencé  par  affirmer  simplement 
l'existence  du  Tout  ;  mais  aussitôt,  cette  idée  de  l'Être  en 
général  et  antérieurement  à  tolilo  forme,  nous  a  poussés 
par  sa  propre  force  dialectique  à  une  négation  diamétra- 
lement opposée  ou  à  l'idée  du  non-être,  d'où  nous  avons 


t  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

vu  sortir  ensuite  cette  vérité,  que  le  monde  entier  nous 
présente  un  développement  continuel  qui  fait  que  chaque 
forme  devient  sans  cesse  ce  qu'elle  n'était  pas  encore. 
En  d'autres  termes,  le  devenir  est  la  vraie  forme  ou  la 
vérité  de  l'Être,  et  le  changement,  qui  est  à  la  fois  la  né- 
gation de  l'Être  et  du  non-être,  se  trouve,  pour  cela 
même,  la  vérité  de  l'Être  et  du  néant.  L'Être  et  le 
Rien  ne  sont  donc  point  des  idées  vraies,  bien  que  d'a- 
bord ils  nous  aient  paru  tels.  Il  n'y  a  rien  de  vrai  que 
le  devenir,  que  nous  commençons  à  connaître  comme 
le  passage  de  l'Être  au  néant  ou  du  néant  à  l'Être. 

Nous  pourrions  dire  la  même  chose  de  toutes  nos  au- 
tres idées;  car  toute  idée  que  nous  posons  porte  néces- 
sairement avec  elle  sa  dialectique  qui,  nous  poussant 
aussitôt  vers  son  contraire,  fait  apparaître  une  seconde 
idée  qui  est  la  négation  de  la  première.  Puis  ces  deux 
idées  ensemble  en  font  surgir  une  troisième  qui  est 
pour  ainsi  dire  la  vérité  des  deux  autres.  Et  la  même 
force  dialectique  continuant  d'agir  s'empare  de  cette 
troisième  idée  qui  vient  de  naître,  pour  en  faire  sortir, 
en  vertu  des  mêmes  lois,  une  nouvelle  vérité  plus  spé- 
ciale ou  mieux  déterminée,  et  par  conséquent  encore 
plus  vraie  que  la  précédente. 

('/est  pourquoi,  obéissant  à  celle  marche  dialectique, 
j'ai  dû  donner  dans  la  première  partie  de  ma  philoso- 


KOTIONS  GÉNÉRALES.  S 

phie  toutes  les  formes  ou  catégories  de  I'ètre  nommées 
l'existence,  la  quantité,  la  qualité,  etc.  Et  par  la  même 
raison  que  l'étude  de  I'ètre  ou  de  ses  développements 
a  fait  l'objet  de  cette  première  partie,  de  même  aussi 
l'étude  de  la  substance  et  de  ses  transformations  ou  de 
ses  modes  a  dû  faire  l'objet  de  la  seconde;  et  c'est  tou- 
jours poussés  par  la  même  force  dialectique  que  nous 
sommes  amenés,  dans  cette  troisième  partie,  à  traiter 
de  la  logique  subjective  qui  s'occupe  spécialement  des 

IDÉES. 

Le  sens  que  j'attache  au  mot  idée  sera  mieux  entendu 
tout  à  l'heure.  Mais  nous  pouvons  dès  à  présent  recon- 
naître que  ce  mot,  avant  d'avoir  reçu  aucune  détermi- 
nation spéciale,  correspond  assez  bien  à  celui  de  notion. 
Sous  le  nom  de  logique  subjective,  cette  troisième  par- 
tie traitera  donc  des  notions  des  choses,  tandis  que  les 
deux  premières,  comme  nous  venons  de  le  dire,  avaient 
pour  objet  l'Être  et  la  Substance. 

Spinosa  a  fait  de  la  substance  la  dernière  forme  ou 
la  plus  élevée  des  catégories,  et  il  l'a  définie  l'absolu  ou 
Dieu.  Loin  d'être  fausse,  cette  identification  de  la  subs- 
tance avec  Dieu  est  parfaitement  juste,  et  de  plus,  il 
faut  absolument  qu'on  la  fasse  pour  que  la  philosophie 
puisse  aller  plus  avant  et  dire  que  l'absolu  ou  Dieu  est 
la  Notion,  c'est-à-dire  I'idée.  Si  Dieu,  comme  l'a  défini 


C,  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

Spinosa,  est  la  substance  de  toutes  choses,  je  dis,  moi, 
qu'il  en  est  plus  que  la  substance,  étant  la  Notion  ou 
l'Idée  des  choses.  Et  cette  définition,  selon  moi,  suffit  à 
rétablir  le  libre  arbitre  dans  l'homme. 

Dans  le  système  de  Spinosa,  le  franc  arbitre  n'a  point 
de  place,  et  l'on  a  remarqué  avec  raison  que  tout  homme 
qui  croit  que  les  actions  humaines  sont  le  fruit  de  la  li- 
berté, s'élève  déjà,  par  cela  seul,  au-dessus  de  Spinosa. 
Car  ce  philosophe  parle  bien  du  libre  arbitre,  mais  pour 
en  décomposer  ou'cn  affaiblir  la  notion  et  la  subor- 
donner à  celle  de  substance  qui,  dans  sa  pensée,  est  la 
plus  haute  de  toutes.  D'où  il  suit  que  la  liberté  ne  tient 
pas,  dans  sa  doctrine,  la  large  place  à  laquelle  elle  a 
droit  de  prétendre.  En  laissant  aux  mots  leur  sens  na- 
turel, on  comprend  que  cette  proposition,  Dieu  est  la 
substance,  exclut  presque  entièrement  la  possibilité  du 
libre  arbitre,  tandis  qu'il  conserve  tous  ses  privilèges 
lorsque  nous  définissons  Dieu  en  disant  qu'il  est  I'idée 
ou  la  Notion  des  choses. 

Ainsi,  dans  la  première  partie  de  ma  pbilosophie 
ou  de  la  logique  objective,  Dieu  est  I'ètre;  dans  la 
seconde,  comme  dans  Spinosa,  il  est  la  substance; 
et  dans  la  troisième,  que  j'appelle  logique  subjective,  il 
est  I'idée  ou  la  Notion  des  eboses,  c'est-à-dire  la  Vérité 
de  loiitf's  eboses. 


NOTIONS  GENERALES.  7 

Dire  de  Dieu  qu'il  existe  ou  qu'il  est,  m'a  toujours 
paru  en  donner  une  bien  pauvre  notion.  Car  étant  tout 
ce  qui  est,  il  est  (ou  il  a)  nécessairement  l'Être.  J'ajoute 
avec  Spinosa  qu'il  est  plus  que  l'Être,  étant  aussi  la 
subtance  des  choses  ;  et  plus  encore,  selon  moi,  puis- 
qu'il en  est  la  Notion  ou  l'Idée. 

Ce  que  nous  appelons  en  nous  le  moi  ou  V  individu, 
nous  offre  encore  une  image  de  l'Idée.  Nous  disons  que 
nous  avons  des  idées  pour  marquer  que  nous  en  avons 
un  certain  nombre;  mais  en  disant  cela,  nous  savons 
très-bien  que  le  moi  n'est  autre  chose  que  l'ensemble 
de  nos  idées.  Le  moi  n'est  donc  que  la  totalité  ou  la  gé- 
néralité de  nos  idées,  plus  une  idée  actuelle,  d'une  na- 
ture particulière,  dans  laquelle  la  notion  du  général 
s'unit  et  se  confond  à  celle  du  particulier.  Car  on  trouve 
toujours  dans  le  moi  l'ensemble  ou  la  généralité  de  nos 
idées  s'uuissant  au  particulier  et  s'enveloppant  pour 
ainsi  dire  l'un  l'autre. 

Quand  on  dit  j'ai  une  idée,  on  s'imagine  d'abord 
qu'une  idée  et  le  moi  sont  unis,  dans  cette  locution, 
comme  le  seraient  les  deux  parties,  sujet  et  attribut, 
d'une  phrase  quelconque;  et  l'on  croit  qu  avoir  des 
idées  est  une  qualité  ou  propriété  du  moi  qui  en  a 
beaucoup  d'autres  en  réserve,  et  qu'il  faut  entendre 
cette   locution  dans  le   même  sens  que  l'on  dit  fai 


8  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

un  habit,  cette  maison  a  une  fenêtre  ou  une  porte. 
Mais  pour  peu  que  Ton  y  réfléchisse,  on  reconnaît  bien 
vite  que  cette  phrase,  j'ai  une  idée,  ne  saurait  avoir 
un  pareil  sens,  attendu  que  le  moi  n'est  pas  une  chose 
comme  les  autres,  et  que  Vidée  n'est  pas  une  de  ses 
qualités  ou  propriétés.  Kant,  le  premier,  a  placé  le  moi 
dans  une  sphère  plus  élevée  et  l'a  mis  au-dessus  des 
choses  phénoménales  en  le  définissant  l'unité  primitive 
et  synthétique  qui  se  retrouve  et  prend  conscience 
d'elle-même  dans  chaque  perception.  Et  cette  partie  de 
la  philosophie  kantienne  qui  tente  d'approfondir  ou 
d'expliquer  l'unité  primitive  et  synthétique  du  moi,  a 
toujours  été  regardée  commje  la  plus  obscure  et  la  plus 
difficile  à  entendre,  parce  que  dans  cette  partie,  en  effet, 
il  a  réellement  et  sérieusement  essayé  de  rendre  compte 
des  rapports  qui  existent  entre  le  moi  et  le  monde.  Voici 
comment  il  pose  le  problème  : 

Étant  donné ,  d'une  part,  les  choses  extérieures  avec 
leurs  qualités  ou  propriétés  diverses,  comme  d'être  sen- 
sibles, pesantes,  visibles,  et  de  pouvoir,  par  ce  motif, 
nous  contraindre  à  respecter  leur  existence  ou  leur  être, 
rendu  manifeste  par  toutes  ces  qualités  réelles;  et, 
d'autre  part,  le  moi,  qui  n'est  ni  pesant,  ni  visible,  ni 
susceptible  de  tomber  sous  la  perception  d'aucun  de  nos 
sens;  de  quelle  manière,  se  demande  Kant,  peut-il  s'éta- 


NOTIONS  GÉNÉRALES.  0 

blir  des  rapports  entre  ces  deux  mondes  opposas,  entre 
les  choses  palpables  ou  réelles  du  monde  extérieur  et 
notre  moi  qui  est  purement  idéal?  En  d'autres  termes, 
comment  peut-il  exister  des  rapports  entre  la  réalité  et 
Vidéalité,  qui,  dans  l'opinion  de  Kant,  existe  seulement 
dans  le  moi  et  non  point  dans  les  choses? 

Il  répond  à  cette  difficulté  et  justifie  l'existence  de 
ces  rapports  en  disant  que  les  quatre  formes  ou  catégo- 
ries de  quantité ,  qualité  ,  relation,  modalité,  sont  les 
formes  générales  sous  lesquelles  les  choses  individuelles 
s'introduisent  dans  le  moi,  qui,  de  son  côté,  est  une 
unité  primitivement  ou  essentiellement  synthétique, 
c'est-à-dire  une  individualité  dont  le  propre  est  d'être 
aussi  une  généralité.  Ainsi  le  moi  qui,  par  son  idéalité, 
devrait  s'opposer  à  recevoir  en  lui  les  choses  indivi- 
duelles, ne  s'y  oppose  plus  dès  que  l'individualité  de  ces 
choses  se  trouve  généralisée.  Les  quatre  catégories  de 
quantité,  qualité,  relation,  modalité,  opèrent  cetle  gé- 
néralisation et  permettent  ainsi  aux  choses  extérieures 
d'entrer  dans  le  moi. 

Telle  est  du  moins  la  solution  de  Kant. 

Dans  sa  manière  de  voir,  comme  dans  la  nôtre,  on 
trouve  donc  toujours  dans  le  moi  le  Général  et  le  Par- 
ticulier tout  ensemble,  impliqués  ou  enveloppés  l'un 
dans  l'autre. 


t<)  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

Mais  le  Général  et  le  Particulier  ne  sauraient  èlre 
unis  L'un  à  l'autre  uniquement  dans  le  moi.  Il  faut  bien 
que  ce  double  caractère  se  trouve  aussi  dans  les  choses, 
puisque ,  comme  l'avoue  Kant,  les  choses  individuelles 
n'ont  accès  dans  noire  esprit  que  parce  qu'elles  sont 
des  généralités,  ou  parce  que  le  Général  fait  partie 
constitutive  de  leur  Individualité.  Cette  coexistence  du 
Général,  du  Particulier  et  de  l'Individuel,  est  précisé- 
ment ce  qui  constitue  le  moi,  comme  tout  ce  qui  sub- 
siste dans  le  monde;  et  les  idées  ou  notions  des  choses 
ne  sont  autres  que  le  moi  prenant  possession  des  choses 
individuelles  en  leur  restituant  leur  généralité,  qui 
n'existe  pas  seulement  en  lui,  mais  aussi  en  elles.  La 
simple  appréhension  d'une  chose  par  les  sens,  qui  est 
le  commencement  ou  le  premier  degré  de  la  percep- 
tion, laisse  pour  ainsi  dire  cette  chose  hors  du  moi.  Mais 
aussitôt  que  cette  perception  devient  une  idée,  le  moi 
sYbt  en  quelque  sorte  introduit  dans  la  chose  et  a  péné- 
tré jusqu'à  sa  généralité. 

Ces  remarques  faites  dans  le  sens  de  la  philosophie  de 
Kant,  me  donnent,  ce  me  semble,  le  droit  de  dire  que  le 
moi,  comme  toutes  les  choses  qui  existent,  sont  des  Gé- 
néralités, ou  plutôt  que  l'iDÉE  se  rencontre  aussi  bien 
dans  les  choses  que  dans  le  moi  sous  ces  trois  formes 
essentielles  :  le  Général,  le  Particulier  et  l'Individuel. 


NOTIONS  GÉNÉRALES.  Il 

Dans  quelques  autres  parues  de  sa  philosophie,  Kant 
est  retombé  dans  Terreur  commune  aux  logiciens,  qui 
regardent  la  notion  ou  l'idée  d'une  chose  comme  une 
abstraction  arbitraire  ou  fortuite,  et  qui,  par  cela  même, 
supposent  implicitement  qu'une  chose  peut  avoir  beau- 
coup de  propriétés  essentielles  dont  le  moi  n'a  pas  con- 
naissance. Ainsi,  selon  ces  philosophes,  le  moi  se  f urine 
une  idée  en  s'emparant  de  quelques-unes  des  propriétés 
des  choses,  laissant  les  autres  de  cùté  ou  faisant,  comme 
on  dit,  une  abstraction.  D'après  cette  théorie,  qui  est 
celle  de  la  plupart  des  logiciens,  la  notion  ou  l'idée  ne 
serait  qu'une  pâle  et  faible  copie  d'un  riche  modèle. 

Sans  doute,  je  l'avoue,  il  peut  se  faire  que  l'idée  d'une 
chose  soit  d'abord  incomplète,  et  que  nous  commencions 
par  en  saisir  fortuitement  quelques  qualités  isolées, 
n'ayant  entre  elles  aucun  lien  apparent.  Mais  je  dis  que 
nous  arriverons  tôt  ou  tard  à  la  vérité  absolue,  attendu 
que  nos  idées  sont  parfaitement  réelles,  et  que  les  choses 
j  extérieures  n'ont  pas  reçu  le  singulier  privilège  de  de- 
[  ineurer  toujours  et  à  l'infini  en  dehors  ou  au  delà  de 
nos  idées,  qui,  dans  ce  cas,  ne  pourraient  jamais  se  dire 
la  vérité,  mais  resteraient  à  cet  état  d'abstraction  que 
les  logiciens  leur  concèdent. 

Kant  prétend  que  les  idées  ou  notions  des  choses  nous 
s;>nt  données  par  le?  formes  générales  appelées  calé- 


i-2  logique  subjective. 

gories;  et  il  ajoute  que  grâce  à  ces  formes  générales  ou 
catégories  qui  sont  la  quantité,  la  qualité,  la  relation 
et  la  modalité,  nous  faisons  une  synthèse  à  priori  sans 
aucune  coopération  des  sens.  Mais  Kant,  qui  était  en- 
tré par  là  sur  le  chemin  de  la  vérité,  n'a  pas  su  tirer  de 
son  principe  toutes  les  conséquences  qui  en  découlent. 
Dans  le  reste  de  sa  philosophie ,  il  a  embrassé ,  comme 
je  viens  de  le  dire,  l'erreur  commune  qui  veut  que  les 
idéei  ou  notions  des  choses  soient  des  abstractions  for- 
tuites de  l'esprit,  et  que  les  choses  elles-mêmes  nous 
soient  impénétrables. 

Marchant  plus  avant  dans  la  même  voie,  je  suis  par- 
venu à  reconstruire  la  logique,  qui  conserve  dans  le 
système  de  Kant  et  des  autres  philosophes,  la  forme 
qu'Aristote  lui  a  donnée  lorsqu'il  a  décrit,  et  pour  ainsi 
dire  raconté ,  comme  simples  faits  psychologiques ,  les 
opérations  de  l'entendement.  Kant  lui-même  n'a  rien 
fait  de  plus.  Il  se  borne  à  constater,  à  l'aide  de  l'obser- 
vation, la  présence  des  quatre  catégories  de  quantité, 
qualité,  relation,  modalité,  dans  tous  les  actes  de  l'en- 
tendement. La  philosophie,  il  faut  l'avouer,  doit  beau- 
coup à  Aristote  et  à  Kant,  pour  avoir  analysé  et  décrit 
selon  la  méthode  que  nous  appliquons  aux  sciences  na- 
turelles, les  formes  générales  qu'ils  ont  rencontrées  dans 
toutes  les  opérations  de  l'esprit  humain.  Mais  il  y  a  lieu 


NOTIONS  GÉNÉRALES.  13 

de  s'étonner  qu'aucun  philosophe,  depuis  Aristote,  n'ait 
essayé  de  ramener  ces  formes  à  une  même  source  ou  à 
une  commune  origine.  Fichte  est  le  seul  qui  ait  com- 
pris la  nécessité  de  les  rattacher  à  un  principe  unique , 
et  c'est  lui  qui  m'a  montré  le  chemin. 

Voilà  comment,  conduit  par  cette  idée,  j'ai  développé 
dans  la  première  partie  de  mon  système  toutes  les  caté- 
gories qui  naissent  immédiatement  de  la  catégorie  géné- 
rale et  primitive  de  L'être;  comment,  dans  la  seconde, 
j'ai  poursuivi  le  développement  des  catégories  dérivées 
qu'on  peut  embrasser  sous  le  nom  de  substance  ;  et  com- 
ment enfin,  dans  la  troisième,  appelée  logique  subjec- 
tive, et  qui  va  maintenant  nous  occuper,  nous  traite- 
rons de  l'Etre  et  de  la  Substance  parvenus  à  l'état  de 
Notions  ou  d'iDÉES. 


CHAPITRE   PREMIER. 


DES  IDEES. 


Les  idées  ou  notions  se  présentent  à  nous  sons  trois 
formes,  qui  sont  :  le  général,  le  particulier  et  l'indivi- 
duel. 

Nous  avons  vu  précédemment  que  les  choses  ne  sont 
pas  seulement  des  individues,  mais  qu'elles  sont  aussi 
des  généralités.  Or,  ce  que  nous  appelons  la  notion  ou 
l'kiee  d'une  chose  est  précisément  cette  généralité  qui 
existe  dans  son  individu.  L'idée  n'est  donc  ni  abstraite 
ou  distincte  des  choses,  ni  postérieure  à  elles,  mais  elle 
leur  préexiste  au  conlraire.  Notre  entendement  religieux 
le  constate  en  disant  que  Dieu  a  fait  le  monde  de  rien, 
ou  que  le  monde  est  l'œuvre  de  la  pensée  ou  des  idées 
de  Dieu  ;  ce  qui  montre  clairement  que  I'idée  a  par 


16  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

elle-même  une  puissance  créatrice  qui  n'a  pas  besoin, 
pour  se  manifester,  que  les  choses  soient  déjà  pro- 
duites, mais  qui  précède  au  contraire  leur  naissance. 

Nous  ne  saurions  reproduire  ici  toutes  les  définitions 
que  nous  avons  données  dans  les  deux  premières  par- 
ties de  la  logique  objective,  et  en  vertu  desquelles  nous 
avons  pu  établir  que  le  général  et  le  particulier  exis- 
tent, comme  nous  venons  de  le  dire,  dans  l'individu. 
Mais,  afin  de  ne  laisser  aucun  doute  dans  les  esprits, 
nous  pouvons  faire  à  ce  sujet  quelques  remarques. 

Ainsi,  quand  nous  disons  que  nous  avons  l'idée  ou 
la  notion  d'une  chose,  nous  voulons  dire  que  cette  chose, 
grâce  à  ses  qualités  ou  propriétés  sensibles,  a  pénétré 
jusqu'à  nous  par  l'entremise  de  nos  organes  ou  de  nos 
sens.  Mais  au  lieu  de  parler  seulement  de  cette  chose 
individuelle,  comme  c'est  notre  intention  de  le  faire, 
nous  disons  à  notre  insu  et  sans  le  vouloir  que  nous  en 
avons  pris  ou  reçu  une  notion  générale.  Car,  bien  qu'à 
l'instant  même  où  cette  chose  vient  frapper  nos  sens, 
l'acte  d'appréhension  ou  de  perception  que  nous  faisons 
pour  la  saisir  ne  porte  que  sur  son  individualité,  ce- 
pendant il  est  si  vrai  que  la  généralité  s'y  trouve  unie 
d'une  manière  inséparable,  que  nous  n'avons  aucun 
moyen  de  ne  parler  que  de  son  individualité,  et  que, 
pour  la  désigner,  nous  sommes  contraints  d'avoir  re- 


DES  IDÉES.  17 

cours  à  des  idées  ou  notions  générales.  Or,  puisque, 
d'une  part,  le  langage  est  le  véhicule  de  la  pensée;  et 
puisque,  d'autre  part,  la  pensée  ou  le  moi  est  une  chose 
générale  qui  ne  peut  rien  admettre  dans  son  sein  qui 
ne  soit  de  même  nature  qu'elle,  ou  qu'elle  ne  le  rende 
identique  à  elle  en  se  l'appropriant;  il  s'ensuit  que 
quand  nous  prenons  idée  d'une  chose,  c'est  le  général 
qui  est  en  elle  que  nous  saisissons,  ou  plutôt  nous  res- 
tituons à  son  individualité  la  généralité  qui  s'y  trouve 
cachée  ou  contenue,  et  que  nos  sens  n'avaient  pu  saisir. 

Lorsque  je  dis,  par  exemple,  ce  livre,  celte  maison, 
à  coup  sûr  j'ai  l'intention  de  désigner  une  chose  indi- 
viduelle, et  pourtant  je  n'y  réussis  pas;  il  m'est  tout  à 
fait  impossible  de  dire  ce  que  je  veux  dire  et  de  ne  dire 
que  cela;  car  malgré  moi  j'associe  la  notion  générale 
livre,  maison,  à  une  autre  notîbn  générale  exprimée 
par  les  mots  ce,  cette,  ou  par  tout  autre  signe  du  dis- 
cours ou  du  geste  qui  convient  aussi  bien  au  livre  qu'à 
mille  autres  choses.  Mes  sens  se  sont  arrêtés  sur  une 
chose  singulière  ou  individuelle,  sur  une  seule  chose 
en  un  mot,  et  cependant  je  ne  puis  la  désigner  ni  dire  ce 
qu'elle  est  sans  éveiller  des  idées  générales. 

Il  est  donc  faux  de  dire  que,  parmi  nos  idées,  les  unes 
sont  générales,  les  autres  particulières,  et  d'autres  en- 
core individuelles.  Il  n'y  a  point,  et  il  ne  saurait  y  avoir 


18  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

de  notions  individuelles,  par  cette  seule  raison  que  le 
général  et  le  particulier  subsistent  toujours  dans  l'indi- 
vidu. Ils  y  demeurent  comme  ensevelis  et  cachés  jus- 
qu'au moment  où  les  idées  viennent  les  en  tirer  pour 
les  mettre  au  jour.  Toute  chose  individuelle  est  donc 
en  même  temps  générale  et  particulière,  et  cette  union 
du  général  et  du  particulier  dans  son  sein  est  précisé- 
ment ce  qui  constitue  sa  notion  propre  ou  son  indivi- 
dualité, qui  n'en  est  ainsi,  comme  on  le  voit,  que  le  pro- 
duit ou  l'image. 

Contrairement  à  ce  qui  précède,  les  logiciens  s'effor- 
cent d'établir  que  les  noms  d'homme,  d'animal  ou  de 
chose,  comme  Cicèron,  Martin,  Ducéphale,  sont  ce 
qu'ils  appellent  des  notions,  c'est-à-dire  des  notions  in- 
dividuelles, et  que  toute  la  différence  qu'il  y  a  dans  les 
notions,  entre  les  générales,  les  particulières  et  les  in- 
dividuelles, provient  de  ce  que  ces  dernières  sont  en- 
tièrement représentatives  de  la  chose  désignée,  servant 
à  marquer  l'ensemble  ou  la  totalité  de  ses  attributs, 
tandis  que  les  premières,  suivant  eux,  n'auraient  pas  la 
même  étendue  et  ne  serviraient  qu'à  désigner  quelques 
attributs  plus  ou  moins  essentiels  ou  caractéristiques, 
laissant  de  coté  d'autres  qualités  non  moins  importantes, 
et  qui  se  trouvent  spécifiées  toutes  ensemble,  disent-ils, 
dans  les  mitions  individuelles.  D'où  il  faudrait  conclure 


DES  IDÉES.  l!l 

avec  eux  que  les  notions  générales  sont  plus  incom- 
plètes ou  moins  vraies  que  les  autres,  et  d'autant  plus 
incomplètes  qu'elles  sont  plus  générales.  Et  c'est  préci- 
sément pour  cela,  ajoutent-ils,  qu'on  peut  appliquer  la 
même  notion  générale  à  plusieurs  choses  et  non  pas 
seulement  à  une  seule.  Ainsi,  plus  les  idées  sont  éle- 
vées, dans  cette  hypothèse,  plus  elles  s'écartent  de  la 
réalité  ou  de  la  vérité,  et  plus  elles  sont  susceptibles, 
par  conséquent,  de  s'appliquer  à  un  grand  nombre  de 
choses.  D'où  nous  sommes  obligés  de  tirer  cette  règle 
générale  que  plus  les  notions  se  généralisent  ou  s'éten- 
dent, plus  elles  perdent  de  leurs  propriétés  ou  de  leur 
réalité;  ce  qui,  de  déduction  en  déduction,  nous  conduit 
à  conclure  que  la  notion  dernière  ou  notion  de  Dieu, 
qui  devrait  être  la  plus  complète  ou  la  plus  riche  de 
toutes,  se  réduit  à  celle  de  l'Être  suprême ,  qui  est  la 
plus  pauvre  de  toutes. 

Fort  heureusement,  il  n'en  est  point  ainsi.  Il  est  digne 
des  temps  barbares  de  croire  que  les  mots  Bucéphale 
ou  Martin  expriment  des  idées  ou  notions,  et  de  dire 
que  ces  prétendues  notions  sont  plus  riches  que  les  au- 
tres parce  qu'elles  expriment  des  choses  individuelles. 
Les  idées  les  plus  générales  ou  les  plus  élevées,  loin 
d'être,  pour  cela  seul,  les  plus  pauvres  de  toutes,  sont 
au  contraire  les  plus  riches. 


-2(1  LOG J QUE  SUBJECTIVE. 

Ne  voyons-nous  pas,  dans  l'ordre  de  la  nature,  que 
les  notions  supérieures  sont  en  effet  plus  riches  ou  plus 
complètes  que  les  autres?  L'idée  plante,  par  exemple, 
pour  commencer  par  celle-là  qui  passe  pour  très-simple, 
se  retrouve  tout  entière,  mais  à  un  degré  plus  élevé, 
dans  la  notion  d'animal,  qui  se  retrouve  à  son  tour,  et 
à  un  degré  plus  élevé  encore,  dans  la  forme  du  corps 
humain ,  qui  est  la  plus  riche  de  celles  où  la  nature 
peut  s'élever,  et  qui  contient  toutes  les  autres  parce 
qu'elles  sont  moins  riches  qu'elle,  et  d'autant  moins 
riches  qu'elles  lui  sont  plus  inférieures.  Après  celle-là, 
nous  voyons  apparaître  une  nouvelle  notion,  celle  de 
l'intelligence  humaine,  qui  se  développe  ou  s'élève  à 
son  tour  de  plus  en  plus,  pour  nous  offrir  la  manifes- 
tation complète  de  I'idée.  Et  cette  vérité,  que  les  notions 
inférieures  ne  contiennent  pas  plus  de  réalité  que  les 
mitions  supérieures  dans  lesquelles  elles  sont  elles- 
mêmes  contenues,  cette  vérité,  déjà  hien  manifeste  dans 
l'ordre  de  la  nature,  va  nous  apparaître  sous  un  jour 
plus  éclatant  dans  la  sphère  des  choses  intellectuelles 
qui  comprend  l'Éthique  et  les  autres  sciences  morales. 
Cet  ordre  de  choses  est,  par  lui-même,  tellement  supé- 
rieur à  celui  de  la  nature,  que  la  beauté  de  l'univers, 
la  splendeur  des  cieux,  les  lois  immuables  qui  dirigent 
les  planètes  et   leurs  satellites  ne  sont  rien  et  ne  don- 


DES  IDÉES.  2J 

nent  qu'une  image  bien  affaiblie  de  l'Idée,  en  com- 
paraison de  celle  que  nous  offre  l'esprit  humain.  Car 
une  idée,  même  absurde,  dans  la  tète  d'un  sot,  a  plus 
de  valeur  que  toutes  ces  lois  ensemble,  attendu  qu'elle 
procède  d'une  activité  volontaire  et  libre  qu'on  ne  trouve 
point  dans  le  mouvement  des  astres. 

Ainsi  que  nous  venons  de  le  dire,  c'est  surtout  dans 
la  sphère  des  sciences  morales  et  de  l'Éthique,  qui  est 
la  plus  élevée  de  toutes,  que  l'on  voit  les  notions  les 
plus  générales  avoir  aussi  le  plus  d'étendue  ou  de  con- 
tenu, et  embrasser  un  plus  grand  nombre  de  choses 
sans  être,  pour  cela,  plus  fausses  ou  plus  pauvres.  Ainsi 
l'idée  de  religion  ne  répond  pas  seulement  au  senti- 
ment de  soumission  ou  de  dépendance  qui  enfante  les 
cultes  barbares,  et  qui  se  rencontre  aussi  bien  chez  les 
peuples  primitifs  que  chez  les  nations  civilisées,  mais 
elle  a  encore  une  signification  beaucoup  plus  élevée  ou 
plus  riche.  Et  si  nous  prenons  pour  second  exemple 
l'ensemble  des  institutions  politiques  qui  constituent  la 
notion  de  l'État,  il  est  clair  que  ces  institutions  ne  pour- 
raient pas  être  regardées  comme  ayant  atteint  le  plus 
haut  degré  de  perfection  ou  de  réalité  qu'elles  compor- 
tent, si  on  les  concevait  selon  l'idée  que  s'en  forment 
les  peuplades  de  l'Afrique,  qui  peuvent  bien  donner 
comme  nous  le  nom  d'Etat  aux  premiers  essais  d'insli- 


-21  LOC  IQl E  SUBJECTIVE. 

tutions  naissantes,  à  l'ombre  desquelles  ils  s'accoutu- 
ment  à  vivre  en  commun. 

Ce  que  nous  avions  à  dire  des  idées  dans  ce  premier 
chapitre,  où  elles  s'offrent  à  nous  sous  la  forme  de  sim- 
ples notions,  se  trouve  à  peu  près  épuisé.  Elles  sont 
générales  ou  particulières,  et,  à  ce  titre,  elles  existent 
dans  les  choses  individuelles.  Enfin  elles  ne  sont  ni 
abstraites  ni  distinctes  des  choses  dans  lesquelles  elles 
existent.  L'idée  est  d'abord  générale;  mais  sa  propre 
force  dialectique  l'obligeant  à  se  déterminer,  elle  de- 
vient particulière  en  se  niant  pour  ainsi  dire  elle-même  ; 
et  cette  particularisation,  qui  est  la  négation  du  général, 
se  manifeste  ou  vient  à  l'existence  sous  forme  d'indi- 
vidu. Le  particulier  et  l'individuel  ne  sont  donc  pas  sé- 
parés ou  distincts  du  général  ;  c'est  lui  au  contraire  qui 
prend  ces  deux  formes  sans  changer  pour  cela  de  na- 
ture; il  se  particularise  et  s'individualise,  mais  en  res- 
tant toujours  ce  qu'il  était  d'abord. 

Les  distinctions  que  l'on  a  coutume  de  faire  entre  les 
nutions  claires  et  obscures,  adéquates  et  inadéquates, 
complètes  et  incomplètes,  coordonnées  et  subordon- 
nées, positives  et  négaliocs,  etc.,  sont,  ou  bien  la  répé- 
tition des  formes  que  nous  avons  étudiées  dans  la  lo- 
gique objective,  ou  bien  des  choses  vides  de  sens.  Rien 
n'autorise  L'introduction  de  pareilles  distinctions  dans 


DES  IDÉES.  2;5 

les  traités  ordinaires;  et  celte  logique  commune  qui 
affirme  l'existence  d'idées  claires  et  obscures,  com- 
plètes et  incomplètes,  etc.,  sans  la  prouver  ni  montrer 
la  connexion  ou  le  rapport  que  ces  prétendues  variétés 
d'idées  devraient  avoir  entre  elles,  cette  logique,  en 
vérité,  donne  par  là  aux  autres  sciences  un  fort  mau- 
vais exemple.  Elle  leur  impose  une  rigueur  de  dé- 
duction qu'elle  n'observe  pas  elle-même,  puisqu'elle 
viole  la  première  règle  qu'elle  établit  à  leur  usage,  qui 
est  de  ne  rien  admettre  dont  la  nécessité  ne  soit  dé- 
montrée. 

La  pbilosopbie  de  Kant  commet  aussi  cette  faute,  et 
de  plus  une  inconséquence.  Car  dans  la  première  partie 
de  la  logique,  il  dit  sans  justifications  ni  preuves,  qu'il 
a  trouvé  quatre  catégories  ou  notions  fondamentales 
qui  sont  :  la  quantité,  la  qualité,  la  relation  et  la  mo- 
dulité;  et  plus  tard,  dans  la  seconde  partie  de  sa  logi- 
que, appelée  logique  transcendantale,  il  reproduit  ces 
catégories  en  disant  expressément  qu'il  les  emprunte  à 
la  première  partie  où  elles  ont  été  primitivement  trou- 
vées. Mais,  puisque  la  pbilosopbie  de  Kant  déclare  elle- 
même,  dans  cette  première  partie  de  la  logique,  que 
ces  catégories  sont  trouvées  à  posteriori  ou  empirique- 
ment, il  est  clair  que  la  logique  transcendantale  n'avait 
pas  besoin  de  nous  renvoyer  à  cette  première  partie, 


24  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

mais  quelle  devait  simplement  avouer  que  les  catégo- 
ries sont  empiriquement  découvertes. 

En  réalité;  Kant  parle  des  catégories  sans  pouvoir 
dire  d'où  elles  viennent;  mais  il  a  senti  le  besoin  d'en 
rechercher  l'origine,  et  c'est  pour  cela  que,  quand  il  y 
revient  dans  sa  philosophie  transcendantale,  il  dit  qu'il 
les  tire  d'une  autre  partie  de  sa  doctrine  où  leur  néces- 
sité n'est  cependant  pas  mieux  établie.  Les  logiciens 
commettent  précisément  la  même  faute  lorsqu'ils  sup- 
posent.entre  les  idées  ou  notions  des  distinctions  dont 
ils  ne  montrent  pas  le  principe.  La  plupart  de  ces  dis- 
tinctions, comme  celles  que  l'on  fait  entre  les  notions 
claires  et  obscures,  adéquates  et  inadéquates,  com- 
plètes et  incomplètes,  auxquelles  on  en  ajoute  même  de 
supercomplètes,  introduisent  dans  la  logique  des  vues 
psychologiques  qui  lui  sont  tout  à  fait  étrangères. 

Si  Ton  veut  appeler  adéquates  les  notions  qui  s'ac- 
cordent avec  la  réalité,  et  inadéquates  celles  qui  ne  s'y 
accordent  point,  nous  pourrons  consentir  cette  défini- 
tion parfaitement  conforme  à  ce  que  nous  avons  dit 
précédemment  des  notions.  Mais  quant  à  la  distinc- 
tion entre  les  idées  claires  et  obscures ,  la  logique  ne 
saurait  en  faire  grand  cas,  et  la  psychologie  pourrait 
tout  simplement  remarquer  que  les  idées  claires  ont 
«•oulcs  le  droit  de  prendre  le  titre  d'idées,  attendu  que 


DES  IDÉES.  Xi 

les  notions  obscures  ne  sont  point  des  notions,  mais 
plutôt  des  sentiments;  et  ces  distinctions,  dans  tous  les 
cas,  ne  font  rien  à  l'avancement  de  la  science. 

Pour  nous,  nous  croyons  avoir  établi  que  le  général 
n'existe  pas  seulement  en  lui-même,  mais  aussi  dans 
l'individu.  Les  logiciens  qui  affirment  l'existence  de 
notions  dont  les  unes  seraient  seulement  générales  et 
les  autres  purement  individuelles,  ne  remarquent  point 
que  pour  qu'une  semblable  distinction  fût  admissible,  il 
faudrait  que  le  général  et  l'individuel  ne  fussent  point 
subordonnés  l'un  à  l'autre,  mais  qu'ils  fussent  au  con- 
traire équivalents,  et  placés  pour  ainsi  dire  l'un  en  face 
de  l'autre,  sur  la  même  ligne,  ce  qui  n'est  point. 

Pour  éclaircir  ceci  par  un  exemple,  je  citerai  les  trois 
formes  de  la  logique  objective  qu'on  nomme  identité, 
différence,  causalité.  L'erreur  commune  à  tous  les  lo- 
giciens est  de  croire  que  ces  trois  catégories,  et  les  trois 
règles  qu'on  en  peut  déduire,  sont  entre  elles  dans  un 
rapport  d'égalité  ou  d'indépendance  l'une  à  l'égard  de 
l'autre ,  tandis  qu'elles  sont  en  réalité  subordonnées 
l'une  à  l'autre. 

Ainsi,  de  la  première  forme,  qui  est  celle  de  I'iden- 
tité,  ils  commencent  par  lirer  cette  première  règle  : 
Toute  chose  est  identique  à  elle-même. 

Puis,  de  la  seconde  forme,  qui  est  celle  de  la  diffé- 


-.'(>  LOGIQCE  SUBJECTIVE. 

iience,  ils  tirent  cette  seconde  règle  :  //  n'y  a  pas  deux 
choses  identiques  dans  le  monde. 

Enfin,  de  la  troisième  forme  qui  est  celle  de  la  cau- 
salité, ils  déd  uisent  cette  troisième  règle  :  Toute  chose 
a  sa  cause.  « 

Et  les  logiciens  se  figurent  que  ces  trois  règles  peu- 
vent aller  de  pair,  sur  la  même  ligne,  et  tenir  le  môme 
rang  par  rapport  à  la  vérité,  absolument  comme  lors- 
qu'on divise  la  notion  d'ARBRE  en  chênes,  hêtres  et  peu- 
pliers, qui  sont  tous  les  trois  et  au  même  titre  des 
arbres,  ayant  pour  ce  motif  le  même  droit  à  en  prendre 
le  nom,  et  se  trouvant  dans  la  même  relation  ou  sur  la 
même  ligne  par  rapport  à  la  notion  générale  d'arbre  qui 
les  embrasse  tous  les  trois  également.  Les  logiciens, 
disons-nous,  s'imaginent  que  les  trois  règles dHdentité, 
de  différence  et  de  causalité,  sont  chacune  par  rapport 
à  I'idée  ou  à  la  vérité  dans  la  même  relation  d'égalité 
que  le  chêne,  le  hêtre  et  le  peuplier  par  rapport  à  la 
notion  d'ARBRE.  Mais  il  n'en  est  absolument  rien.  Je 
soutiens,  et  j'ai  prouvé  dans  ma  logique  objective  que 
ces  trois  règles,  comme  toutes  les  catégories  en  général, 
sont  progressives,  et  par  conséquent  subordonnées  l'une 
à  l'autre,  ou  pour  mieux  dire,  que  l'une  nous  rapproche 
plus  que  l'autre  de  la  vérité,  attendu  que  la  seconde  est 
plus  élevée  ou  plus  vraie  que  la  première,  et  la  troisième 


DES  IDÉES.  27 

encore  plus  vraie  que  la  seconde.  Car  en  remarquant 
seulement  que  toutes  choses  sont  ce  qu'elles  sont  (pre- 
mière règle),  nous  ne  savons  absolument  rien  du  monde 
en  général,  dans  lequel  chaque  chose  subsiste.  En  disant 
qu'il  n'y  a  pas  deux  choses  identiques  dans  le  monde 
(seconde  règle),  nous  avançons;  et  disant  enfin,  chaque 
chose  a  sa  cause  (troisième  règle),  nous  corrigeons 
l'imperfection  des  deux  premières. 

Ces  vérités  nous  apparaîtront  sous  un  jour  plus  écla- 
tant, si  nous  les  traduisons  en  chiffres  selon  la  coutume 
des  logiciens.  La  première  :  Toute  chose  est  identique 
à  elle-même,  se  formulera  ainsi  : 

tout  A  est  A. 

La  seconde  :  H  n'y  a  pas  deux  choses  identiques 
dans  le  monde,  aura  cette  figure  : 

aucun  A  n'est  B. 

Et  la  troisième  :  Toute  chose  a  sa  cause,  nous  dit  que 
A  n'est  pas  seulement  A,  comme  le  veut  la  première 
règle,  mais  qu'il  est  aussi  B,  dont  il  est  le  produit  ou 
l'effet,  et  avec  qui,  pour  ce  motif,  il  faut  bien  qu'il  ait 
un  rapport  de  ressemblance  ou  d'identité,  ce  qu'ignore 
la  première  règle  et  semble  nier  la  seconde,  qui  nous 
montre,  à  son  tour,  qu'aucun  A  ne  saurait  exister  seul 


23  LOC.  IQLE  SUBJECTIVE. 

et  pour  lui-même  dans  le  monde,  ainsi  que  la  première 
règle  le  laissait  supposer.  Ainsi,  tandis  que  cette  pre- 
mière règle  nous  dit  que  A  est  A,  la  seconde  que  A 
liest  pas  B,  la  troisième  nous  dit  que  A  est  B,  puisque 
ce  dernier  est  la  cause  du  premier. 

On  voit  clairement,  par  là,  que  ces  trois  règles  ne  sont 
point,  comme  le  pensent  les  logiciens,  de  même  valeur 
ou  à  distance  égale  de  la  vérité,  et  qu'on  ne  saurait  les 
mettre  sur  la  même  ligne.  C'est  exactement  la  même  faute 
qu'ils  commettent  quand  ils  divisent  les  notions  en  gé- 
nérales, particulières  et  individuelles,  nous  présen- 
tant ces  trois  classes  d'idées  comme  trois  branches  pour 
ainsi  dire  collatérales,  au  même  degré,  n'ayant  entre 
elles  que  des  rapports  d'égalité  ou  d'indépendance,  tan- 
dis qu'il  y  a  subordination  ou  progression  de  l'une  à 
l'autre,  parce  que  le  général  et  le  particulier  existent 
tous  les  deux  dans  l'individu.  D'où  il  suit  que  les  idées 
ou  notions  ont  une  tendance  à  s'associer  ou  à  s'unir;  ce 
qu'elles  font  en  devenant  jugements.  Ce  premier  cha- 
pitre nous  montre  donc  en  finissant  que  les  notions, 
grâce  à  la  force  dialectique  qui  leur  est  propre,  se  trans- 
forment d'elles-mêmes  en  jugements. 


CHAPITRE    If. 


DES  JUGEMENTS. 


La  transition  d'un  chapitre  au  suivant  ne  doit  pas 
être  arbitraire  et  fortuite,  mais  se  faire  par  le  dévelop- 
pement naturel  du  sujet.  On  s'est  contenté  jusqu'ici, 
dans  la  philosophie  comme  dans  toutes  les  sciences, 
de  suivie  les  divisions  des  matières  qu'on  avait  à  traiter, 
sans  penser  même  à  justifier  la  méthode  et  la  nécessité 
de  ces  divisions.  Il  n'en  est  point  ainsi  dans  la  doc- 
trine absolue;  ce  ne  sont  point  des  div'sions  plus  ou 
moins  accidentelles  qui  déterminent  sa  marche  ;  c'est 
la  force  dialectique  qui  la  conduit  et  la  pousse. 

Nous  avons  vu,  en  commençant,  comment  cette  force 
dialectique  nous  mène  d'un  seul  point  de  départ  aux 
autres  catégories  traitées  dans  les  deux  premières  par- 


30  LOG  IQ  CE  SUBJECTIVE. 

tics  de  la  philosophie.  Nous  savons  déjà  qu'une  idéc- 
primitivement  posée  s'oppose  une  négation,  qui  pro- 
duit à  son  tour  une  nouvelle  idée  nécessairement  mieux 
définie  ou  plus  vraie  que  la  première.  Dans  cette  troi- 
sième partie  appelée  logique  subjective,  c'est  toujours 
cette  même  force  dialectique  cpii  nous  fait  passer  du 
premier  chapitre  au  second,  du  second  au  troisième, 
sans  que  le  lecteur,  non  plus  que  nous,  aidions  en 
rien  à  ce  mouvement.  Mais  ici,  dans  la  logique  sub- 
jective, la  force  dialectique  qui  nous  pousse  ne  con- 
siste plus  tout  à  fait  dans  une  négation  opposée  à  une 
affirmation,  mais  plutôt  en  ce  que  la  vérité  d'une  chose 
ou  d'une  idée  que  nous  posons  d'abord,  se  manifeste 
ou  se  découvre  plus  expressément  dans  sa  seconde  évo- 
lution, et  plus  encore  dans  la  troisième  ;  et  ainsi,  de 
degré  en  degré,  nous  parvenons  à  une  chose  ou  à  une 
idée  qui,  sans  avoir  subi  aucun  changement  ni  cessé 
d'être  ce  qu'elle  était  d'abord,  nous  découvre  cepen- 
dant sa  vérité  tout  entière  et  nous  révèle  d'une  ma- 
nière explicite  ou  complète  ce  qui,  au  début,  n'était 
que  d'une  manière  implicite  et  pour  ainsi  dire  latente 
dans  son  sein. 

Le  développement  des  organismes,  dans  la  nature, 
correspond  à  ce  développement  de  la  force  dialectique 
dans  la  logique  subjective.  Ainsi  la  graine  devient  la 


DES  J  IC.  KM  F- NT  S.  31 

plante,  sans  pourtant  en  avoir  en  elle  le  modèle  infini- 
ment petit  ;  et  c'est  dans  le  même  sens  qu'il  faut  en- 
tendre les  idées  innées  qui  se  développent,  et  com- 
prendre Platon  lorsqu'il  dit  qu'apprendre  est  se  res- 
souvenir. Le  développement  n'est,  en  effet,  qu'un  jeu 
de  la  vie,  par  lequel  ce  qui  est  devient,  sous  une  autre 
forme,  ce  qu'il  était  déjà  virtuellement.  C'est  une 
marche,  une  progression,  un  mouvement  de  l'un  vers 
l'autre  ;  mais  l'un  et  l'autre  ne  sont  pas,  pour  cela,  dif- 
férents de  ce  qu'ils  étaient  d'abord.  C'est  ainsi  que  les 
jugements,  dont  nous  avons  maintenant  à  parler,  ne 
font  que  mettre  au  jour  ou  rendre  éclatant  ce  que  les 
notions  tenaient  caché  dans  leur  sein.  En  d'autres  ter- 
mes, ce  sont  les  notions  qui,  en  devenant  jugements 
dans  ce  deuxième  chapitre,  disent  d'elles-mêmes  ce  que 
nous  en  avons  dit  tout  à  l'heure. 

La  méthode  dialectique  nous  offre,  dans  chacune  de 
ses  évolutions,  trois  phases  ou  temps  d'arrêt,  qui  sont  : 
thèse,  antithèse,  synthèse,  ou  pour  mieux  dire  :  la 
forme  abstraite,  dans  laquelle  l'idée  se  pose  d'une  ma- 
nière générale;  la  forme  dialectique,  dans  laquelle 
l'idée,  obéissant  à  sa  propre  force,  s'oppose  ou  se  nie 
elle-même  ;  et  la  forme  spéculative,  dans  laquelle  elle 
se  dégage  et  sort  tout  à  fait  pure.  La  première  partie  de 
la  logique  subjective,  traitant  des  notions,  nous  laisse 


32  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

dans  l'abstrait;  la  seconde,  qui  s'occupe  des  jugements, 

nous  introduit  dans  la  dialectique;  et  la  troisième,  con- 
sacrée au  raisonnement,  nous  fera  pénétrer  dans  la 
forme  spéculative.  L'Idée,  sous  la  forme  de  jugement, 
n'est  donc  pas  encore  bien  vraie,  mais  elle  est  déjà  plus 
vraie  que  sous  la  forme  générale  de  notion. 

Tout  jugement  est  donc  l'Idée  se  développant  sous 
ses  trois  formes  de  général,  de  particulier  et  d'in- 
dividuel. Et,  de  même  que  nous  avons  fait  voir  dans 
le  premier  chapitre,  que  les  notions  existent  dans  les 
choses,  ce  qui  nous  a  permis  de  conclure  que  les  choses 
sont  des  idées  ou  notions  vivantes;  nous  disons  de 
même  ici  que  les  jugements  existent  dans  les  choses  ou 
plutôt  que  les  choses  sont  des  jugements  réalisés,  et 
que  leur  individualité  et  leur  généralité,  qu'on  pourrait 
appeler  leur  corps  et  leur  âme,  deviennent  aussi  dis- 
tinctes en  elles  que  dans  les  jugements. 

Cette  distinction  prend  toujours  la  forme  de  sujet  et 
de  prédicat  que  nous  allons  maintenant  préciser. 

Quand  une  question  quelconque  s'offre  à  mon  esprit, 
la  réponse  me  donne  nécessairement  un  sujet,  dont  je 
ne  sais  rien,  et  qui  n'est  rien  non  plus  qu'un  simple 
mot  sur  lequel  j'arrête  mon  attention  pour  en  trouver 
le  prédicat.  Ce  qu'éveille  en  mon  esprit  la  prononcia- 
tion du  nom  que  je  donne  au  sujet,  est  purement  acci- 


DES  JUGEMENTS.  3:5 

dentel  ou  historique,  et  ne  devrait  pas  exister  puisque 
le  jugement  que  je  dois  porter  n'existe  pas  encore.  Ce 
n'est  donc  qu'un  son,  un  suppôt,  une  chose  posée  sans 
attributs  ni  qualités,  qui  va  recevoir  sa  détermination, 
mais  qui  ne  l'a  pas  encore,  et  qui,  par  conséquent, 
n'est  absolument  rien  par  elle-même.  C'est  pourquoi 
les  scolastiques,  qui  n'avaient  pas  conscience  de  cette 
vacuité  du  sujet,  ne  pouvaient,  dans  leurs  disputes, 
aboutir  à  rien.  Car  ces  logiciens  et  tous  les  modernes, 
à  leur  exemple,  disent  au  contraire,  ou  tout  au  moins 
laissent  supposer,  que  les  deux  termes  qu'on  a  nommés 
les  extrêmes  du  jugement,  le  sujet  et  le  prédicat,  sont 
deux  choses  ou  substances  également  réelles,  ayant  la 
même  valeur,  existant  au  même  titre  et  sur  la  même 
ligne,  se  rencontrant  ici  ou  là  dans  le  monde,  à  une  cer- 
taine distance  Tune  de  l'autre,  et  que  l'intelligence  de 
l'homme  unit  ou  rapproche  en  faisant  un  jugement. 
Or,  cette  hypothèse  est  déjà  en  contradiction  manifeste 
avec  l'opinion  commune  et  5vec  la  langue,  suivant  la- 
quelle la  copule  est,  qui  joint  le  sujet  au  prédicat,  dit 
que  le  premier  est  le  second  ;  ce  qui  montre  bien  que 
l'acte  de  notre  esprit,  appelé  jugement,  ne  réunit  point 
deux  choses  qui,  sans  lui,  seraient  séparées,  mais  au 
contraire  qu'il  sépare  ou  divise  en  deux  parties  no: li- 
mées sujet  et  prédicat,  des  choses  ou  des  notions  qui, 


34  ^LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

par  elles-mêmes,  sont  en  même  temps  ce  que  marque 
le  sujet  et  le  prédicat.  Le  jugement  est  donc  un  acte  de 
l'esprit  par  lequel  nous  divisons  en  sujet  et  en  prédicat 
une  idée  ou  une  chose  qui  n'avait  pas  encore  été  parta- 
gée, avant  cet  acte,  en  ses  deux  parties  constitutives. 
Ainsi,  la  copule  est  marque  non-seulement  une  con- 
jonction, mais  une  disjonction,  non-seulement  une 
identité,  mais  une  différence  entre  le  sujet  et  le  pré- 
dicat, qui,  par  elle,  sont  à  la  fois  unis  et  séparés.  C'est 
une  chose  totale  ou  une,  coupée  pour  ainsi  dire  en 
deux  par  le  jugement,  qui  nous  la  fait  voir  sous  la 
forme  de  sujet  et  de  prédicat.  Aux  yeux  du  grammai- 
rien, le  sujet  et  le  prédicat  ont  une  existence  indépen- 
dante et  distincte;  mais,  dans  la  logique  comme  dans 
la  réalité,  il  n'en  est  absolument  rien.  Le  prédicat  est 
le  sujet;  ou  plutôt  la  chose  est  actuellement  le  sujet  et 
le  prédicat  tout  ensemble  ;  ce  qui  veut  dire  qu'elle  n'est 
pas  seulement  notion  comme  dans  le  premier  chapitre, 
mais  qu'elle  est  aussi  jugement.  Et  par  là  elle  ne  dif- 
fère point  de  ce  qu'elle  était  d'abord,  puisqu'il  est  évi- 
dent qu'elle  n'a  point  changé;  mais  elle  se  manifeste 
seulement  d'une  manière  plus  complète  ou  plus  expli- 
cite, puisque  les  jugements,  comme  nous  l'avons  déjà 
dit,  ne  sont  que  des  notions  développées.  Du  reste,  cette 
nature  du  jugement  s'éclaircira  de  plus  en  plus  si  »us 


DES  JUGEMENTS.  Xi 

les  quatre  formes,  dont  nous  aurons  à  en  parler,  qui 
sont  :  le  jugement  qualitatif,  le  jugement  réfléchi,  le 
jugement  nécessaire  et  le  jugement  idéal. 

Mais,  avant  d'y  arriver,  nous  devons  remarquer  que 
le  caractère  essentiel  de  tout  jugement,  quelle  que  soit 
sa  forme,  est  d'exprimer  qu'une  chose  individuelle, 
posée  comme  sujet,  est  une  notion  générale  donnée 
comme  prédicat;  ce  qui  veut  dire,  en  d'autres  termes, 
que  la  généralité  marquée  par  le  prédicat  est  (ou  existe) 
dans  la  chose  individuelle  exprimée  par  le  sujet.  Or, 
c'est  là  précisément  ce  que  nous  avons  déjà  vu  dans  le 
premier  chapitre  en  traitant  des  notions  ;  et  cela  nous 
prouve  une  fois  de  plus  que  la  forme  appelée  juge- 
ment ne  sert  qu'à  rendre  cette  vérité  manifeste  ou  à  la 
mettre  en  évidence.  C'est  ainsi  que  la  graine,  en  se  dé- 
veloppant, fait  un  jugement,  puisqu'elle  pousse  bors 
d'elle-même  ce  qui  était  virtuellement  enfermé  dans 
son  sein.  Et  comme  tout  jugement  nous  dit  que  le 
sujet  est  le  prédicat,  il  s'ensuit  que  toute  chose  est  né- 
cessairement un  jugement  réalisé,  puisqu'on  trouve 
toujours  en  elle,  qui  est  une  chose  individuelle,  non- 
seulement  son  individualité,  mais  aussi  la  généralité 
qui  s'y  cache,  c'est-à-dire  les  deux  extrêmes  qui  cons- 
tituent un  jugement.  D'où  il  arrive  nécessairement 
aussi  que,  dans  tout  jugement,  le  sujet  ou  la  chose  in- 


36  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

dividuclle  est  élevée  à  la  sphère  de  son  prédicat,  et  que 
le  prédicat  ou  le  général,  à  son  tour,  est  mis  en  exis- 
tence ou  réalisé  par  le  sujet.  L'objet  caractéristique  de 
tout  jugement  est  donc  de  faire  apparaître  chaque  chose 
sous  son  double  aspect,  ou  comme  étant  à  la  fois  indi- 
viduelle en  soi  et  générale  dans  l'Idée. 

Croirait-on  que  les  logiciens  n'ont  jamais  remarqué 
cette  vérité,  pourtant  bien  manifeste,  que  tout  jugement 
exprime  qu'une  chose  spéciale  ou  individuelle,  prise 
pour  sujet,  est  une  généralité  quelconque  prise  comme 
prédicat.  S'il  en  est  ainsi,  il  faut  reconnaître  qu'une 
énonciation,  qui  décrit  une  chose  individuelle  en  si- 
gnalant des  caractères  servant  à  la  faire  reconnaître, 
sans  exprimer  aucune  généralité,  ne  constitue  pas 
un  jugement,  ce  qui  est  également  bien  manifesîe. 
Ainsi  quand  on  dit  :  Aristote  est  mort  dans  la  qua- 
trième année  de  la  cent  quinzième  olympiade,  âgé 
de  soixante-treize  ans;  ou  bien  :  César  est  né  à 
Rome;  il  a  fait  la  guerre  des  Gaules  pendant  di.r 
ans  et  a  passé  le  Rubicon,  etc.;  l'ensemble  de  sem- 
blables énonciations  ne  constitue  pas  une  proposition 
ou  un  jugement  ;  et  il  est  étrange  de  voir  les  logiciens 
se  donner  une  peine  infinie  et  transcrire  ces  dénombre- 
ments de  mille  manières  pour  en  tirer  quelque  chose 
gui  ressemble  à  un  jugement.  Ils  si'  croient  même  obli- 


&ES  JUGEMENTS.  37 

gés  de  décomposer  et  de  travestir  tant  bien  que  mal,  en 
forme  de  jugements,  des  phrases  comme  celle-ci  :  J'ai 
bien  dormi;  portez  armes;  une  voiture  passe  sur  le 
pont,  etc.  Sans  doute,  ces  énonciations  peuvent  être, 
en  certains  cas,  des  jugements,  comme  lorsqu'il  y  a 
une  incertitude  ou  un  doute  à  lever,  et  que  Ton  de- 
mande :  Est-ce  une  voiture  qui  passe  sur  le  pont? ou 
bien  :  Celte  voiture,  qui  paraît  avancer,  est-elle  réel- 
lement en  mouvement?  Est-ce  elle  qui  se  déplace  ou 
nous  qui  marchons?  Dans  tous  ces  cas  qui  proposent 
un  doute,  il  y  a  nécessairement  l'expression  d'une  pro- 
position ou  d'un  jugement  pour  le  moins  subjectif. 

Il  ne  faut  donc  point  confondre  deux  choses  essen- 
tiellement distinctes  :  les  énonciations,  dans  lesquelles 
une  chose  individuelle  se  trouve  déterminée  par  une 
notion  générale,  constituent  seules  un  jugement  ;  les 
autres  ne  méritent  pas  ce  nom  et  sont  de  simples  dé- 
nombrements. Nous  devons  nous  rappeler,  à  ce  propos, 
que,  dans  l'étude  des  notions,  nous  avons  aussi  ren- 
contré de  prétendues  notions  dites  individuelles  par 
les  logiciens,  mais  qui,  dans  la  réalité,  ne  méritaient 
pas  ce  nom. 

Tout  jugement  embrasse  donc  la  double  nature  des 
choses,  c'est-à-dire  leur  individualité  d'une  part,  et 
d'autre  part  leur  généralité  ou  le  rapport  intime  et  né- 


;5S  L  Ü  G  I  Q  UE  S  G  B  J  E  GT I V  E. 

cessaire  qu'elles  ont  à  l'Universel.  On  peut  toujours 
dire  que  le  prédicat  emplit  le  sujet  en  exprimant  son 
contenu,  et  qu'il  vient  en  quelque  sorte  combler  l'espace 
marqué  par  ce  cadre  vide.  Ainsi,  dans  cet  exemple  : 
Dieu  est  tout-puissant,  c'est  le  prédicat  tout-puissant 
qui  nous  dit  ce  qu'est  le  sujet,  Dieu,  dont  l'existence 
est  posée,  mais  qui,  sans  le  prédicat,  ne  serait  qu'un 
son,  un  mot  vide  de  sens.  Voilà  pourquoi  j'ai  omis, 
dans  toute  ma  logique  objective,  de  parler  sans  cesse 
du  sujet,  et  de  présenter  les  catégories  de  quantité, 
qualité,  relation,  etc.,  comme  des  prédicats  dont  le 
sujet  aurait  été  l'Absolu  ou  Dieu. 

Dans  l'exemple  qui  précède,  Dieu  est  tout-puissant, 
le  prédicat  tout-puissant  ne  dit  pas  tout  ce  que  le  sujet 
peut  être  ;  on  néglige  à  dessein  ce  qu'il  peut  être  encore 
au  delà  de  ce  que  marque  le  prédicat  sur  lequel  repose 
toute  la  valeur  du  jugement. 

Contrairement  à  ce  que  nous  avons  établi,  les  logi- 
ciens définissent  le  jugement  qualitatif  en  disant  qu'il 
marque  la  comparaison  faite  par  l'esprit  entre  deux  no- 
tions, et  la  connaissance  qu'il  en  tire  qu'elles  convien- 
nent ou  ne  conviennent  pas  entre  elles  ;  négligeant  ainsi 
ce  qui  mérite  justement  le  plus  d'attention,  à  savoir  que 
tout  jugement  accouple  une  cbose  individuelle  à  une  no- 
tion générale.  Leur  définition  permet  en  outre  de  don- 


DES  JUGEMENTS.  39 

ner  le  nom  de  jugement  à  toute  comparaison  établie 
entre  deux  choses  individuelles.  Mais  cette  comparai- 
son, quand  bien  même  elle  serait  possible  sans  le  con- 
cours de  notions  générales,  et  quand  bien  même  on  la 
répéterait  des  milliers  de  fois,  ne  constituerait  jamais 
un  jugement. 

Nous  venons  de  voir  que  les  jugements  sont  des  énon- 
ciations  dont  le  caractère  essentiel  est  d'exprimer  les 
choses  individuelles  à  l'aide  de  notions  générales.  Or, 
cette  généralité  avec  laquelle  la  chose  individuelle  se 
trouve  mise  en  rapport,  peut  lui  être  inhérente  comme 
une  qualité  saisissable  par  simple  appréhension  ou  aper- 
ception;  mais  elle  peut  aussi  être  telle  qu'il  faille  la 
réflexion  pour  la  dégager  et  la  saisir  ;  ou  bien  encore 
lui  être  nécessaire  ;  ou  bien  enfin  se  confondre  et  s'unir 
avec  elle  d'une  manière  si  intime  qu'elle  en  soit  vrai- 
ment l'essence  ou  I'idée.  De  là  les  quatre  formes  de  ju- 
gements dont  nous  aurons  successivement  à  parler,  qui 
sont  : 

Le  jugement  qualitatif  ou  de  simple  aperception; 

Le  jugement  réfléchi; 

Le  jugement  nécessaire  ; 

El  le  jugement  idéal. 


40  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

I. — JUGEMENT  QUALITATIF  OU  D'APERCErTION. 

Les  jugements  d'aperception  affirment  ou  nient  une 
qualité.  De  là  leur  division  naturelle  en  jugements  af- 
firmatifs  et  jugements  négatifs.  Mais  sous  cette  pre- 
mière forme  purement  qualitative,  le  jugement  n'est 
pas  encore  développé  ;  il  ne  peut  encore  exprimer  ou 
rendre  manifeste  tout  ce  qu'il  contient,  puisque  le  su- 
jet, qui  n'est  rien  par  lui-même,  est  ici  supposé  la 
chose  essentielle,  et  le  prédicat ,  au  contraire,  comme 
n'étant  rien  en  soi  et  ne  s'y  trouvant  uni  que  d'une 
manière  accidentelle. 

L'une  des  plus  grandes  erreurs  des  logiciens  est 
de  croire  qu'une  proposition  comme  celle-ci  :  Ce  vio- 
let est  bleu  ou  non  bleu,  embrasse  nécessairement 
dans  l'une  de  ses  deux  alternatives  la  vérité;  tandis 
qu'elle  peut  être  vraie  ou  fausse  en  soi,  sans  atteindre 
pour  cela  la  vérité  ou  la  réalité  des  choses.  Car  ce  qui 
est  juste  n'est  pas  toujours  vrai.  On  peut  fort  bien  dire  : 
Un  homme  est  malade,  quelqu'un  a  volé,  sans  blesser 
l'exactitude;  et  pourtant,  ce  qui  est  contenu  dans  ces 
jugements  ne  saurait  être  vrai  d'une  vérité  absolue, 
puisqu'un  organisme  malade  ne  répond  plus  à  l'idée 
» I ne  nous  devons  avoir  do  l'organisme  ou  n'est  plus  un 


DES  JUGEMENTS.  H 

véritable  organisme,  comme  le  vol,  à  son  tour,  n'est 
point  un  acte  qui  entre  dans  la  vraie  notion  de  la  vie 
humaine.  Un  jugement  ou  une  notion  juste  n'est  donc 
pas  nécessairement  vrai.  Les  philosophes  n'ayant  pas 
conscience  de  cette  distinction,  ont  disputé  pour  des 
chimères  lorsque,  posant  gravement  la  question  de 
l'immortalité  de  l'âme,  ils  ont  dit  que  l'âme  devait  être 
simple  ou  composée.  De  bonne  foi,  ils  n'y  songeaient 
point  ;  car  il  se  pourrait  que  l'âme  ne  fût  ni  l'un  ni  l'autre, 
mais  tous  les  deux  ensemble,  ou  bien  encore  qu'elle  eût 
une  tout  autre  nature  que  celle  comprise  entre  ces  deux 
mots.  Le  violet  ou  le  cristal  pourront  bien  se  détermi- 
ner d'une  manière  suffisante  par  ces  jugements  quali- 
tatifs, bleu  ou  non  bleu,  simple  ou  non  simple,  etc., 
mais  l'âme  peut  être  au-dessus  de  ces  alternatives. 

Le  caractère  de  cette  première  forme  de  jugement  est 
de  n'en  avoir  aucun  qui  lui  soit  propre,  ou  qu'on  ne  re- 
trouve aussi  bien  dans  le  jugement  qualitatif  que  dans 
ceux  de  la  deuxième,  troisième  et  quatrième  forme.  Car 
ce  jugement  se  borne  à  dire  que  la  chose  individuelle  I, 
est  une  généralité  G  ;  ce  qui  se  formule  ainsi  : 

l  — G. 

ce.  violet  est  bleu  , 
ou  {"individuel  violet  est  la  généralité  couleur  bleu. 


4-2  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

Mais  cette  énonciation  qui  nous  dit  qu'une  individua- 
lité est  une  généralité;,  se  retrouve  encore  dans  le  même 
jugement  sous  une  autre  forme.  Car  cette  proposition  : 
Le  violet  est  bleu,  exprime  deux  choses  à  la  fois  :  la 
première,  que  le  violet  est  un  tout  doué  de  plusieurs 
qualités  ;  la  deuxième,  qu'il  a  celle  d'être  bleu.  Mais  on 
voit  aussi  que  ce  jugement  n'exprime  pas  d'une  manière 
explicite  que  le  violet,  outre  la  qualité  qu'il  a  d'être 
bleu,  en  a  encore  plusieurs  autres;  comme  il  ne  dit  pas 
non  plus  que  la  couleur  bleu  peut  convenir  à  d'autres 
choses  individuelles  que  le  violet.  Ces  vérités  sont  sous- 
entendues,  ou  pour  mieux  dire,  enveloppées  et  conte- 
nues implicitement  dans  cette  première  forme  de  juge- 
ment qui,  ne  manifestant  point  par  elle-même  son  im- 
perfection, ne  saurait  par  conséquent  être  vraie. 

Il  en  est  de  même  des  jugements  négatifs  qui  disent  : 
Ce  violet  n'est  pas  rouge.  Mais  ce  jugement  en  nous 
disant  que  ce  violet  n'est  pas  rouge,  nous  dit  aussi  im- 
plicitement qu'il  a  une  couleur;  ce  qui  nous  fait  voir 
que  tout  jugement  négatif  est  nécessairement  affir- 
tnatif. 

L'insuffisance  que  trahit  la  forme  de  ces  deux  sortes 
de  jugements  ,  se  trouvera  corrigée  si  nous  faisons  les 
deux  termes  extrêmes  de  la  proposition,  le  sujet  et  le 
prédicat  identiques  : 


,   DES  JUGEMENTS.  -i.i 

ce  violet  bleu  est  un  violet  bleu. 

Mais  ceci  n'est  plus  un  jugement  ;  c'est  simplement 
une  tautologie.  Nous  avons  bien  eu  l'intention  de  por- 
ter un  jugement,  mais  cette  intention  ne  s'est  point 
réalisée;  et  il  en  est  de  même  de  tous  les  jugements 
négatifs  qu'on  appelle  vulgairement  impossibles  ou  in- 
finis, comme  :  Cette  table  n'est  pas  un  animal;  la 
raison  n'est  ni  bleue  ni  ronde  ;  la  rose  n'est  pas  une 
planète,  etc.;  propositions  qui  sont  incontestablement 
fort  justes,  mais  qui  ne  sont  point  des  jugements,  at- 
tendu que  le  prédicat  qui,  dans  le  cas  de  tautologie, 
est  absolument  identique  au  sujet,  se  trouve  ici  abso- 
lument différent.  L'intention  de  juger,  c'est-à-dire  de 
mettre  un  sujet  individuel  I  en  rapport  avec  un  prédi- 
cat général  G,  n'a  pu  s'effectuer,  puisque,  dans  ces 
exemples,  il  n'y  a  point  de  rapports  entre  les  deux 
termes.  Dans  ces  sortes  de  propositions  la  différence 
entre  le  sujet  et.  le  prédicat,  comme  entre  rose  et  pla- 
nète, est  pour  ainsi  dire  trop  grande,  tandis  que  dans  le 
cas  de  tautologie  elle  est  trop  petite,  puisqu'elle  est 
nulle.  Les  logiciens  se  moquent  volontiers  de  ces  ju- 
gements négatifs  infinis,  la  rose  nest  pas  une  pla- 
nète, etc.;  et  pourtant  cette  forme  de  jugements  n'est 
pas  aussi  artificielle  qu'ils  semblent  le  croire.  Elle  est  au 


4t  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

contraire  le  résultat  futile,  mais  fatal,  où  viennent  né- 
cessairement aboutir  tous  les  jugements  qualitatifs  dont 
nous  venons  de  parler,  et  dont  ils  s'occupent  avec  tant 
de  gravité.  Et  ceux-là  même  dont  ils  se  moquent  existent 
réellement.  Car  un  crime  n'est  autre  chose  qu'un  juge- 
ment négatif  infini,  puisque  le  criminel  ne  nie  pas  seu- 
lement le  droit  d'un  autre  individu,  mais  tout  le  droit  de 
l'État  ;  et  c'est  pourquoi  on  ne  restitue  pas  seulement 
le  produit  du  vol  au  propriétaire  primitif,  comme  dans 
le  cas  d'une  réclamation  mal  fondée,  mais  on  punit  en 
outre  le  voleur  comme  criminel,  pour  avoir  nié  le  droit 
de  tous  en  niant  le  droit  d'un  seul.  La  mort  est  un  autre 
exemple  de  jugement  négatif  infini ,  tandis  que  la  ma- 
ladie est  simplement  un  jugement  négatif;  car  dans  la 
mort,  l'âme  et  le  corps,  le  sujet  et  le  prédicat,  sont 
séparés  l'un  de  l'autre  de  manière  à  n'avoir  plus  entre 
eux  aucun  rapport. 

Ce  n'est  donc  point  en  faisant  les  deux  termes  iden- 
tiques, que  ces  jugements  qualitatifs  peuvent  corriger 
leur  imperfection,  puisque  dans  ce  cas,  il  y  a  tautologie, 
et  que,  d'autre  part,  lorsque  le  jugement  négatif  ne 
cache  plus  un  jugement  alfirmatif,  ou  lorsque  les  deux 
extrêmes  sont  absolument  dissemblables,  il  n'y  a  plus 
de  jugement.  Et  pourtant  c'est  dans  la  forme  et  non 
dans  le  contenu  qu'il  les  faut  corriger,  puisque  Fini- 


DES  JUGEMENTS.  A'i 

perfection  ne  s'est  trahie  que  dans  la  forme.  C'est  ainsi 
que  la  force  dialectique  nous  conduit  de  cette  forme  à 
la  suivante. 

II.  —  JUGEMENTS   RÉFLÉCHIS. 

La  forme  qui  précède  nous  dit  que  le  sujet  n'existe 
pas  seul,  mais  qu'il  a  un  prédicat,  c'est-à-dire  un  rap- 
port à  une  chose  qui  existe  hors  de  lui.  Le  jugement 
réfléchi  a  pour  objet  de  traduire  explicitement  cette  vé- 
rité. Les  mots  comme  utile,  dangereux,  instinct,  gra- 
vitation, etc.,  etc.,  qui  supposent  tous  un  acte  de  ré- 
flexion et  non  plus  de  simple  a  perception,  servent  à 
formuler  les  jugements  de  cette  classe,  dans  lesquels  le 
général  devient  l'expression  du  rapport  établi  entre  deux 
choses  différentes. 

Dans  les  jugements  précédents,  nous  disions,  par 
exemple,  ce  violet  ou  cette  fleur  est  bleu,  et  par  là 
nous  considérions  le  sujet  ou  la  chose  individuelle  I, 
comme  existant  par  elle-même;  dans  le  jugement  ré- 
fléchi, au  contraire,  en  disant,  par  exemple,  cette  plante 
est  salutaire ,  outre  la  chose  en  elle-même,  nous  pen- 
sons toujours  à  quelque  autre  chose,  comme  à  la  mala- 
die que  la  plante  peut  guérir.  La  plupart  des  raison- 
nements qu'inspire  le  sens  commun  se  font  avec  des 


-l(i  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

jugements  de  cette  famille;  car  plus  une  chose  est  con- 
crète, plus  elle  offre  de  rapports  que  l'on  peut  formuler 
sous  de  pareils  jugements. 

Dans  les  jugements  de  la  première  forme,  le  sujet  ou 
l'individuel  I  était  regardé  comme  la  chose  principale 
et  à  laquelle  le  prédicat  ou  le  qualitatif  semblait  seu- 
lement adhérer.  Dans  la  deuxième,  au  contraire,  c'est 
le  prédicat  ou  le  général  G  qui  devient  le  plus  impor- 
tant, tandis  que  le  sujet  parait  seulement  lui  être  inhé- 
rent, comme  on  peut  le  voir  dans  ces  exemples  : 

Le  bonheur  humain 

L'homme  est  mortel. 
Toute  matière  est  pesante. 
Toutes  choses  sont  périssables. 
Certaines  formes  de  la  matière 
sont  élastiques,  etc. 

Dans  ce  dernier  jugement  nous  disons  que  l'élasticité 
est  une  propriété  qui  convient  plus  ou  moins  à  toutes 
choses,  mais  plus  particulièrement  à  quelques-unes.  Le 
sujet  a  donc  perdu  le  caractère  purement  individuel  qu'il 
avait  dans  la  forme  précédente,  pour  devenir  général  et 
changer  pour  ainsi  dire  de  rôle  avec  le  prédicat,  qui,  pré- 
cédemment ,  avait  seul  fonction  d'exprimer  une  notion 
générale  vis-à-vis  de  son  sujet  exprimant  une  chose  in- 


DES  JUGEMENTS.  47 

dividuelle.  Par  là  les  rôles  du  sujet  et  du  prédicat  cessent 
d'être  différents;  le  général  et  l'individuel  peuvent  se 
substituer  l'un  à  l'autre.  Mais,  quand  nous  disons  tous 
les  corps  sont  élastiques,  ou  quand  la  généralité  entre 
expressément  dans  le  sujet,  ce  n'est  plus  un  fait  que. 
nous  exprimons,  c'est  une  nécessité  ;  ce  n'est  plus  seu- 
lement un  jugement  d'aperception  ni  même  de  réflexion 
que  nous  formulons,  c'est  un  jugement  qui  porte  en  lui- 
même  sa  nécessité.  Ce  nouveau  progrès  ou  ce  passage 
du  jugement  réfléchi  au  jugement  nécessaire  est  déjà 
pressenti  dans  le  langage  commun  qui  sait  fort  bien 
que  ce  que  l'on  peut  dire  de  tous  les  individus  convient 
nécessairement  à  l'espèce,  et  se  trouve  revêtu  pour  ce 
motif  d'un  caractère  de  nécessité.  Nous  disons  tous  les 
hommes ,  toutes  les  plantes,  aussi  volontiers  que  nous 
disons  r homme,  la  plante,  et  ces  deux  locutions  tra- 
duisent également  un  jugement  nécessaire.  C'est  ainsi 
que  les  jugements  réfléchis  tendent  par  eux-mêmes  à 
se  corriger  et  à  se  compléter,  ou  à  se  transformer  en  ju- 
gements nécessaires. 

III.  —  JUGEMENTS   NÉCESSAIRES. 

Dans  les  jugements  de  cette  forme,  le  sujet  et  le  pré- 
dicat ont  entre  eux  des  rapports  si  intimes  que  l'un  est 


48  LOGIQUE  SI  BJECTIVE. 

la  véritable  essence  ou  la  substance  de  l'autre  ,  et  récî- 

proquement;  et  de  plus,  ils  sont  l'un  et  l'autre  subor- 
donnés entre  eux  comme  l'individu  l'est  à  l'espèce  dont  il 
fait  partie.  Dans  ces  jugements  on  affirme  que  le  géné- 
ral, qui  est  exprimé  par  le  prédicat,  existe  à  la  fois  dans 
plusieurs  individus.  En  voici  des  exemples  : 

La  violette  est  une  fleur. 
Cet  anneau  est  d'or. 
L'or  est  un  métal. 

La  copule  est  qui,  dans  les  jugements  d'aperception, 
marque  simplement  l'existence,  et  qui,  dans  les  juge- 
ments réfléchis,  exprime  une  relation,  prend  dans  cette 
troisième  forme  de  jugements  un  sens  plus  complet  qui 
emporte  avec  soi  l'idée  d'une  absolue  nécessité. 

Il  serait  absurde,  par  exemple,  de  vouloir  comparer 
ces  deux  sortes  de  jugements  : 

L'or  est  cher, 
L'or  est  un  métal, 

et  de  les  mettre  sur  la  même  ligne  ou  de  les  croire  à 
distance  égale  de  la  vérité.  Le  premier  n'a  rien  à  faire 
avec  la  nature  de  l'or  ;  il  ne  concerne  que  son  rapport 
à  nous  et  au  travail  que  nous  employons  pour  nous  le 


DES  JUGEMENTS.  4',) 

procurer;  tandis  que  le  deuxième  porte  sur  l'essence 
même  de  la  chose. 

Mais  la  nécessité,  qui  est  le  caractère  essentiel  et  dis- 
tinctif  de  tous  les  jugements  dont  nous  nous  occupons 
maintenant,  n'est  pas  toujours  exprimée  dans  la  forme. 
Quand  nous  disons,  par  exemple  :  L'or  est  un  métal, 
celte  première  forme  simplement  affirmative  ou  caté- 
gorique du  jugement  nécessaire,  implique  sans  l'expli- 
quer la  nécessité  à  laquelle  elle  prétend.  C'est  celle 
dont  la  philosophie  de  Schelling  fait  constamment 
usage.  Dans  la  plupart  des  cas,  c'est  le  genre  (comme 
métal)  et  ses  espèces  (comme  l'or,  etc.),  rangées  selon 
l'ordre  de  leur  subordination,  qui  servent  à  formuler 
ces  jugements;  mais  ils  y  entrent  d'une  manière  vague 
et  indéterminée,  puisque  le  principe  et  le  but  de  cette 
classification  des  espèces  semblent  être  complètement 
abandonnés  à  notre  choix. 

Cette  forme,  l'or  est  un  métal,  sous-entend,  mais  ne 
dit.  pas  ouvertement,  que  la  qualité  de  métal  ne  convient 
pas  seulement  à  l'or,  mais  qu'elle  appartient  aussi  à 
l'argent,  au  cuivre,  au  fer,  etc.;  d'où  il  suit  que  ce  ju- 
gement ne  porte  pas  en  lui-même  la  preuve  ou  la  raison 
de  sa  vérité  et  de  sa  nécessité. 

Cette  raison,  nous  la  trouvons  exprimée  dans  la  se- 
conde forme  des  jugements  nécessaires,  qui  est  la  forme 

U 


M)  LOGIQUE  SU  DJ  ECTIVE. 

hypothétique  ou  conditionnelle  dont  voici  la  formule  : 

Si  celte  chose  est,  il  faut  que  celte  autre 
chose  soit  aussi; 

et  dans  laquelle,  comme  on  le  voit,  la  nécessité  du  rap- 
port entre  les  deux  termes  se  trouve  formellement  énon- 
cée. Aussi  se  sert-on  de  cette  forme  pour  traduire  une 
raison  et  ce  qui  s'ensuit,  un  conditionnel  et  ses  condi- 
tions, une  cause  et  ses  effets.  Mais  ici,  l'essence  ou  l'exis- 
tence du  sujet  et  du  prédicat  ne  se  trouve  ni  posée,  ni 
même  supposée  ;  on  n'en  tient  presque  aucun  compte 
pour  porter  toute  son  attention  sur  leur  rapport.  Car 
les  jugements  de  cette  forme  :  Si  A  est,  B  est  ;  ou  bien 
ß  est  la  cause  de  A  ;  ces  jugements,  disons-nous,  nient 
presque,  plutôt  qu'ils  ne  l'atïirment,  l'existence  des  deux 
termes  A  et  B.  en  nous  montrant  que  ni  A  ni  B  ne  peu- 
vent exister  seuls,  pour  eux-mêmes,  puisqu'une  partie 
de  l'existence  de  A  se  trouve  en  B,  ou  si  l'on  veut,  que 
A  n'est  pas  seulement  A,  mais  aussi  B.  La  nécessité  du 
rapport  ou  du  jugement  est  devenue  manifeste,  mais 
l'existence  ou  l'essence  des  termes  s'est  presque  éva- 
nouie. 

Sans  perdre  l'une,  nous  recouvrons  l'autre  dans  la 
forme  disjonctlve,  qui  est  la  troisième  et  dernière  forme 
des  jugements  nécessaires.  Elle  embrasse  et  comprend 


DES  JUGE  JI  EN  TS.  .M 

la  définition  complète  d'un  genre  ou  d'une  espèce  tout 
entière,  de  la  manière  suivante  : 

A  (un  genre  quelconque)  est  ou  B,  ou  C,  ou  1), 
(variétés  d'espèce  dont  la  réunion  constitue  le 
genre), 

ce  qui  veut  dire  que  le  genre  A  contient  à  la  fois  B,  C, 
D,  qui  sont  ses  seules  espèces  et  toutes  ses  espèces. 
Nous  avons  donc  ici,  d'un  côté,  le  général  A,  et  d'un 
autre  côté,  toutes  les  particularités  ou  individualités 
B,  C,  D.  Les  deux  termes  ou  les  deux  extrêmes  du  ju- 
gement ont  donc  la  même  valeur  et  la  même  étendue. 
Cependant,  ce  jugement  n'est  pas  identique,  comme  il 
le  serait  en  pareil  cas  dans  les  jugements  qualitatifs  où 
nous  disions,  par  exemple,  un  violet  bleu  est  un  violet 
bleu.  Ici,  c'est  plutôt  la  nature  complète  du  sujet  qui  se 
trouve  spécifiée  dans  le  prédicat  sous  un  caractère  d'ab- 
solue nécessité  ;  car  nous  avons  d'une  part,  dans  le  su- 
jet, la  généralité  toute  seule  et  pour  elle-même;  et 
d'autre  part,  nous  avons  dans  le  prédicat  toutes  les  va- 
riétés d'individus  dans  lesquels  le  sujet  s'est  réalisé.  Il 
parait  donc  d'après  cela  que  le  sujet  et  le  prédicat  ne 
diffèrent  plus  entre  eux  que  dans  la  forme. 

Maintenant,  si  nous  étudions  attentivement  ce  que 
nous  dit  cette  forme, 


:c>  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

A  est  ou  B,  ou  C,  ou  D, 

nous  voyons  qu'elle  exprime  tout  aussi  bien  une  dis- 
jonction qu'une  conjonction.  Car  dans  cet  exemple, 
A  est  aussi  bien  B  que  C  ou  Ü  ;  mais  il  y  a  disjonction 
entre  B  et  C,  entre  C  et  Ü,  qui  ne  sauraient  jamais  être 
identiques. 

Si  la  division  d'un  genre  entre  ses  espèces,  constatée 
par  l'expérience  ou  par  la  science,  n'est  pas  encore  re- 
vêtue du  caractère  de  certitude  ou  d'exclusion  qu'im- 
plique celte  forme;  ou  en  d'autres  termes,  si  l'expé- 
rience a  reconnu  et  classé  un  certain  nombre  d'espèces 
subordonnées  à  un  genre,  sans  que  la  science  ait  pu 
nous  faire  entrevoir  que  ce  nombre  des  espèces  ferme 
ou  remplit  complètement  le  genre,  et  qu'aucune  autre 
espèce  ne  peut  plus  exister  ;  il  est  clair  que  cette  con- 
naissance n'a  point  encore  atteint  son  but.  Il  lui 
manque  cette  forme  de  jugement  dont  nous  parlons 
maintenant,  et  qui  exprime  que  toutes  les  espèces  ou 
individualités  sont  équivalentes  ou  identiques  à  leur 
généralité.  Il  faut,  dans  les  jugements  de  cette  forme, 
que  les  espèces  et  les  individus  ne  s'écartent  point  de 
leur  genre,  on  que,  leur  corps  et  leur  âme,  pour  ainsi 
dire,  soient  en  parfaite  harmonie,  et  qu'aucune  de 
leurs  individualités  ou  formes  particulières  ne  répugne 


DES  JUGEMENTS.  53 

à  l'Idée  générale  dont  ils  sont  la  vivante  expression. 
Tout  ceci  se  trouve  implicitement  exprimé  dans  cette 
forme  : 

A  est  ou  B,  ou  C,  ou  D. 

Mais  ce  que  nous  voyons  enveloppé  ou  sous-entendu 
dans  cette  forme  disjonctive  des  jugements  nécessaires, 
se  traduit  ouvertement  et  prend  une  forme  manifeste 
dans  les  jugements  du  degré  supérieur,  dont  il  nous  reste 
à  parler,  qui  sont  les  jugements  idéals  ou  selon  I'idée. 

IV.  —  JUGEMENTS  IDÉALS. 

On  voit  qu'il  ne  faut  pas  beaucoup  de  jugement  pour 
porter  un  jugement  qualitatif  ou  d'aperception,  comme 
ceux  dont  nous  avons  parlé  en  commençant  :  Ce  violet 
est  bleu,  la  neige  est  blanche.  Les  jugements  réfléchis 
sont  déjà  d'un  ordre  supérieur;  les  jugements  néces- 
saires les  surpassent  encore  tous  les  deux;  mais  les 
plus  élevés  de  tous  sont  ceux  conformes  à  I'idée,  et  par 
lesquels  on  juge  ce  qui  est  selon  ce  qu'il  doit  être.  Nous 
employons  à  cet  effet  les  mots  de  bon,  mauvais,  vrai, 
faux,  beauté,  laideur,  vertu,  mensonge,  etc.,  qui 
portent  tous  sur  la  vérité  ou  sur  la  réalité  absolue  des 
choses,  c'est-à-dire  sur  leur  idée  ;  car  les  choses  n'étant 


.">l  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

point  L'absolu,  puisqu'elles  sont  soumises  aux  condi- 
tions du  temps  et  du  lieu,  il  peut  se  faire  que  leur  in- 
dividualité ou  leur  être  actuel  soit  ou  ne  soit  pas  con- 
forme à  la  généralité  idéale  qui  est  l'éternité  ;  et  c'est 
ce  que  ces  mots  servent  à  traduite.  Dans  les  jugements 
de  celte  famille,  la  copule  est  a  acquis  toute  la  valeur  et 
toute  l'énergie  quelle  peut  avoir. 

La  première  forme  de  ces  jugements  est  purement 
assertorique.  Elle  affirme  sans  laisser  place  au  doute. 
Exemple  :  Celte  action  est  bonne;  cette  maison  est 
belle.  Les  doutes  qui  pourraient  exister  ne  sont  ni  pré- 
vus, ni  résolus  à  l'avance;  et  par  conséquent,  ce  juge- 
ment, qui  est  assertorique  dans  sa  forme,  reste  en  réa- 
lité problématique. 

La  seconde  forme,  qui  est  celle  des  jugements  pro- 
blématiques, est  donc  plus  avancée  d'un  pas  vers  la 
vérité,  puisqu'elle  se  donne  ouvertement  pour  ce  qu'elle 
est.  Exemple  :  Considérée  de  tel  point  de  vue,  celte 
maison  est  bonne.  Mais  ne  elle  résout  pas  le  doute 
qu'elle  exprime,  et,  par  conséquent,  elle  postule  d'elle- 
même  une  forme  plus  complète,  qui  est  la  forme  apo- 

DICTIQUE. 

Les  jugements  apodietiques  tendent  par  eux-mêmes 
et  par  leur  forme  à  lever  toute  incertitude,  à  repousser 
foulé  objection,  en  définissanl  d'une  manière  nette  et 


DES  J  l  CEMENTS.  oj 

précise  la  vérité  qu'ils  expriment.  Exemple  :  cette 
{qui  montre  la  chose  individuelle)  maison  (qui  mar- 
que le  général)  bâtie  de  telle  ou  telle  façon  (qui  in- 
dique ce  quelle  a  de  particulier)  est  mauvaise  ou 
belle  (qui  formule  le  jugement  apodictique). 

Toutes  les  choses  sont  ce  que  ce  jugement  affirme 
d'une  seule  ;  ou  plutôt  chaque  chose  (l'individuel),  est 
finalement  un  genre,  rendu  manifeste  en  se  particula- 
risant. Par  où  l'on  voit  que  les  trois  formes  essentielles 
de  lTdée,  le  général,  le  particulier  et  l'individuel,  sont 
implicitement  contenues  dans  ce  jugement  qui,  pour 
ce  motif,  est  parfait  dans  sa  forme,  mais  qui  peut  être 
vicieux  dans  son  contenu,  puisqu'il  n'exprime  qu'im- 
plicitement ces  trois  formes.  Il  faut  donc  maintenant 
que  la  force  dialectique,  les  dégageant  de  ce  jugement 
apodictique  qui  les  cache  ou  les  enveloppe,  nous  les 
rende  manifestes  sous  la  forme  de  raisonnement. 


CHAPITRE 


DU  SYLLOGISME  Ou  RAISONNEMENT. 


La  dernière  forme  que  prennent  les  jugements  idéals 
en  se  développant,  et  que  nous  avons  nommé,  apodicti- 
que,  comme  lorsque  nous  disons  :  Cette  maison  bâtie 
de  telle  ou  telle  manière  est  belle  ou  n'est  pas  belle, 
cette  forme  est  déjà  presque  un  syllogisme  ;  car  le  syl- 
logisme ne  fait  que  mettre  au  jour  ce  que  le  jugement 
tient  caché  dans  son  sein.  Nous  venons  de  voir,  en  ef- 
fet, que  le  général,  le  particulier  et  l'individuel,  dont  la 
réunion  constitue  l'essence  propre  de  Fidée,  sont  impli- 
citement contenus  dans  le  jugement  apodictique,  tandis 
qu'ils  sont  expressément  énoncés  dans  la  forme  appelée 
syllogisme  qui  les  exprime  ouvertement  tous  les  trois, 
et  qui  les  tire  des  formes  antérieures  appelées  notions 


:>S  I.  0(.  I  U  L  K  SCBJECTl  VL. 

et  jugements,  où  ils  étaient  comme  ensevelis  et  cachés 
sans  pouvoir  se  manifester  au  dehors.  La  forme  du  syl- 
logisme est  donc  le  développement  ou  le  produit  de  la 
première  forme  nommée  notion,  se  combinant  avec  la 
seconde  appelée  jugement.  Elle  nous  offre  I'idée  deve- 
nue identique  à  la  réalité,  et  parvenue  à  ce  point  de  son 
évolution  où  les  différences  formelles,  qui  distinguaient 
encore  les  notions  et  les  jugements,  s'évanouissent  en 
se  rencontrant  ou  en  se  corrigeant  l'une  l'autre. 

Or,  si  nous  avons  pu  dire  au  précédent  chapitre  que 
les  choses  sont  des  jugements  réalisés,  à  plus  forte  rai- 
son pouvons-nous  dire  maintenant  qu'elles  sont  des 
syllogismes  vivants.  Car  le  syllogisme  n'est  point  quel- 
que chose  créé  par  la  raison  à  côté  d'autre  chose,  mais 
au  contraire,  toute  chose  conforme  à  la  raison  est  un 
syllogisme.  Ainsi,  par  le  même  motif  que,  tour  à  tour, 
nous  avons  eu  le  droit  de  dire  que  l'absolu  ou  Dieu  est 
une  notion,  puis  un  jugement,  nous  avons  à  présent 
celui  de  dire  qu'il  est  un  syllogisme,  ou  en  d'autres 
termes,  le  général  ou  Yunwersel  qui,  par  le  moyen  du 
particulier,  devient  l'individuel. 

Sous  la  forme  primitive  de  notion,  l'idée  ou  la  chose 
actuelle,  c'est-à-dire  actuellement  présente  à  l'esprit, 
est  une.  Puis,  divisée  en  ses  parties  constitutives  (de 
général  el  d'individuel)  sous  la  forme  de  jugement,  elle 


DES  SYLLOGISMES.  o!> 

revient,  sous  celle  de  syllogisme ,  à  son  unité  un  à  sa 

totalité  essentielle. 

Nous  avons  vu  précédemment  que  1  objet  propre  de 

tout  jugement  est  de  nous  montrer  que  l'individuel  I 
n 
est  le  général  G;  ce  que  nous  avons  ainsi  formulé  : 

I— G. 

Le  syllogisme  exprime  exactement  la  même  chose; 
et  de  là  vient  que,  dans  sa  conclusion;,  le  sujet  se 
nomme  petit-terme  ou  terme  mineur,  et  le  prédicat 
grand-terme  ou  terme  majeur.  Par  ces  expressions,  les 
logiciens  ont  pour  ainsi  dire  avoué,  malgré  eux,  ce  que 
nous  venons  d'exposer.  Mais  si  le  syllogisme  dit  la 
même  chose  que  le  jugement,  il  ne  l'exprime  pas  de  la 
même  manière.  Dans  le  jugement,  toute  la  force  de  la 
vérité  porte  sur  la  copule  est.  Le  syllogisme  affirme 
d'une  manière  plus  catégorique  ou  plus  expresse,  en 
substituant  à  la  copule  est  un  terme  intermédiaire  qui 
en  développe  ou  en  exprime  pour  ainsi  dire  le  contenu. 
Ce  nouveau  terme  que  le  syllogisme  introduit  se 
nomme  moyen-terme ,  son  rôle  étant  d'unir  les  ex- 
trêmes du  syllogisme,  en  prenant  cette  forme  dévelop- 
pée que  n'a  point  la  copule  est,  chargée  de  remplir  le 
même  office  dans  les  jugements. 

Cette  expression  de  moyen-terme  semble  rappeler, 


(i()  LOCI gl  i:  SUBJECTIVE. 

par  son  étymologie,  quelque  connexion  avec  l'iiLe 
d'espace,  et  nous  povle  à  croire  qu'il  y  a  entre  les  deux 
extrêmes,  mineure  et  majeure,  sujet  et  prédicat,  un 
éloignement  ou  une  lacune  que  ce  moyen- terme  est 
appelé  à  remplir.  Mais,  en  réalité,  le  rapport  ou  le  lien 
entre  les  extrêmes  est  bien  plus  intime  que  ce  mot  de 
moyen-terme  et  que  cette  idée  d'espace  ne  le  font  sup- 
poser. Au  début  cependant,  et  dans  les  premières 
formes  de  syllogismes  que  nous  allons  étudier,  il  faut 
avouer  que  ce  rapport  est  presque  aussi  superficiel  que 
l'expriment  l'idée  d'espace  et  le  mot  de  moyen-terme. 
Mais  en  avançant  peu  à  peu,  nous  le  verrons  se  rap- 
procher et  devenir  de  plus  en  plus  intime.  Dans  les 
premières  formes  du  syllogisme,  le  moyen-terme  unit 
pour  ainsi  dire  une  chose  à  une  autre,  tandis  que,  dans 
les  dernières  formes  où  nous  conduit  la  force  dialec- 
tique, il  unit  le  sujet  à  lui-même. 

Il  n'est  point  dans  la  nature  du  s\llogisme  d'être  né- 
cessairement formulé  par  une  trilogie,  c'est-à-dire  par 
deux  prémisses  et  une  conclusion,  ou  d'avoir,  en  d'au- 
tres termes,  un  jugement  majeur,  exprimant  une  pro- 
position générale  et  contenant  le  terme  majeur  et  le 
moyen-terme;  un  jugement  mineur,  exprimant  une 
proposition  particulière  et  contenant  le  moyen-terme  et 
le  terme  mineur;  en  lin  une  conclusion  qui  les  em- 


DES  SYLLOGISMES.  61 

brasse  toutes  les  deux,  puisqu'elle  unit  le  terme  mi- 
neur an  terme  majeur.  En  dehors  de  la  logique,  toutes 
les  choses  subsistantes  sont  bien,  sans  aucun  doute, 
•les  svllogismes  réalisés,  et  elles  n'ont  pas  besoin,  pour 
être  telles,  de  nous  faire  apparaître,  au  moyen  de  ces 
trilogies,  leurs  membres  disjoints,  ou  de  se  réaliser  sous 
nos  yeux,  d'abord  comme  expression  d'un  rapport  entre 
le  général  et  le  particulier,  ensuite  et  séparément  comme 
expression  d'un  autre  rapport  entre  le  particulier  et 
l'individuel,  et  qu'enfin  ces  deux  premières  formes  fas- 
sent naître  un  troisième  rapport  contenant  seul  en  lui- 
même  le  général  et  l'individuel. 

Mais  il  est  également  hors  de  doute  que  le  syllogisme 
n'est  point,  ainsi  qu'on  le  croit  d'habitude,  un  artifice 
ingénieux  de  l'esprit,  ou  comme  un  pis-aller  qui  sup- 
plée sa  faiblesse  à  défaut  d'autre,  et  tel  qu'il  pourrait 
s'en  passer  si  notre  entendement  était  mieux  fait.  Bien 
loin  de  là,  c'est  au  contraire  la  nature  des  choses  et  de 
la  vérité  elle-même  d'être  un  syllogisme,  c'est-à-dire 
une  unité  ou  totalité  dans  laquelle  le  général  et  l'indi- 
viduel s'unissent  ou  se  confondent  par  le  moyen  du 
particulier. 

Comparée  à  la  forme  du  jugement,  qui  est  moins 
complète  qu'elle  et  par  conséquent  relativement  fausse, 
la  forme  du  syllogisme  est  lionne  ou  parfaite.  En  se 


.;_>  LOG  IQ  LK  siüJ  ECTIVE. 

développant ,  la  copule  est  du  jugement  est  devenue  le 

syllogisme.  Le  vide  que  ce  mot  est  laissait  eu  quelque 
sorte  entre  les  extrêmes  se  trouve  rempli  par  son  équi- 
valent ou  par  son  contenu. 

Dans  la  marche  que  ^a  f°rce  dialectique  nous  fera 
suivre,  nous  rencontrerons  trois  formes  de  syllogismes 
correspondants  à  nos  trois  formes  de  jugements  :  le 
syllogisme  qualitatif  ou  de  simple  aperception,  le  sy  1- 
logisme  réfléchi  et  le  syllogisme  nécessaire. 

I. — PREMIÈRE  FORME. 

Syllogisme  qualitatif  ou  de  simple  aperception. 

Ce  syllogisme  nous  dit  dans  sa  conclusion  que  l'in- 
dividuel est  le  général, 

[-G, 

en  se  servant  du  particulier  comme  de  moyen-terme 
cuire  l'un  et  l'autre  : 

I  — [>_<;. 

Ce  qui  veut  dire  que  l'individuel  est  Subordonné  ou 
compris  dans  le  particulier,  qui  Test  à  son  tour  dans  le 
général.  Eu  d'autres  termes,  ce  svllosisme  nous  montre 


DES  SY  LI.  OCIS  MKS.  63 

que  le  particulier  est  uni  à  l'individuel  comme  le  gêne- 
rai l'est  au  particulier;  le  rapport  de  P  à  I  est  le  même 
que  le  rapport  de  G  à  P.  Le  moyen-terme  est  donc  ici 
le  particulier  P,  qui  figure  dans  les  deux  prémisses  avec 
un  rôle  différent.  Il  est  sujet  dans  la  majeure  et  prédi- 
cat dans  la  mineure.  Par  là,  l'idée  se  trouve  divisée  en 
ses  deux  éléments  extrêmes,  le  général  et  l'individuel , 
entre  lesquels  elle  se  place  aussi  sous  forme  de  particu- 
lier ou  de  moyen-terme. 

L'individuel  I  est  une  chose  quelconque  dont  le  par- 
ticulier P  marque  une  de«  nombreuses  qualités,  comme 
le  général  G,  à  son  tour,  marque  une  des  nombreuses 
qualités  du  particulier  P.  Ce  syllogisme  ne  tient  donc 
aucun  compte  de  toutes  les  autres  qualités  que  le  parti- 
culier P  et  l'individuel  I  peuvent  avoir,  pour  ne  s'occu- 
per que  d'une  d'elles  marquée  par  le  général  G.  De 
cette  inattention  il  s'ensuit  que  ce  syllogisme  n'a  rien 
de  commun  avec  la  vérité;  car  à  la  place  du  moyen- 
terme  P,  on  peut  mettre  une  seconde,  une  troisième 
particularité,  comme  aussi  placer  la  même  proposition 
mineure  sous  un  grand  nombre  de  majeures  différentes. 
La  chose  individuelle  l  sera  toujours  mise  plus  ou 
moins  en  rapport  avec  le  général  G  ;  mais  on  n'est  point 
nécessité  par  cette  forme  de  syllogisme  à  l'unir  plutôt 
à  Tun  qu'à  l'autre  de  tous  les  moyens-termes  qui  peu- 


G  i  L  0  G  1  y  L  E  S  L  I!  .1  F.  G  T  I V  E. 

vent  lui  convenir,  et  toujours  un  moyen-terme  diffé- 
rent ou  une  autre  proposition  majeure  conduiront  à  un 
prédicat  ou  à  un  résultat  différent.  Or,  non-seulement 
ces  prédicats  auxquels  on  arrive  peuvent  différer  l'un 
de  l'autre,  mais  il  peut  se  faire  aussi  qu'ils  soient  tout 
bonnement  contradictoires,  quoique  les  prémisses  et  les 
conclusions  soient,  dans  les  deux  cas,  parfaitement  ir- 
réprochables. Si  du  moyen-terme  qu'une  maison  a  été 
recouverte  de  couleur  bleue,  on  déduit  syllogistique- 
ment  qu'elle  est  bleue,  le  syllogisme  est  1res- juste,  et 
pourtant  il  peut  se  faire  que  la  maison  soit  verte,  ayant 
d'abord  été  recouverte  de  couleur  jaune,  ce  qui  seul 
nous  conduirait  à  conclure  qu'elle  est  jaune.  Si  du 
moyen-terme  de  sensibilité  on  conclut  que  l'homme 
n'a  ni  vertu  ni  vice,  parce  que  la  sensibilité  en  elle- 
même  n'est  ni  vertu  ni  vice,  le  syllogisme  est  juste, 
mais  la  conclusion  est  fausse,  attendu  que  l'homme 
n'est  pas  seulement  un  être  sensible  comme  les  ani- 
maux, mais  qu'il  est  de  plus  intelligent.  L'essence  con- 
crète de  l'homme  comporte  à  la  fois  le  moyen-terme  de 
sensibilité  et  celui  d'intelligence.  Du  moyen-terme  de  la 
gravitation  de  la  terre  et  des  autres  planètes  ou  comètes 
vers  le  soleil,  on  déduit  logiquement  que-  ces  astres 
doivent  tomber  dans  le  soleil;  mais  en  réalité  ils  n'y 
tombent  pas,  parce  qu'ils  sont  en  même  temps  pour  eux- 


DES  SYLLOGISMES,  63 

mêmes  dos  centres  de  gravitation,  ou,  comme  on  dit. 
parce  qu'ils  ont  aussi  une  force  centrifuge.  Dans  l'État, 
enfin,  on  peut  du  moyen-terme  d'association  tirer  le 
communisme,  et  du  moyen-terme  d'individualité  des 
citoyens  tirer  le  suppression  de  l'État,  afin  de  ne  porter 
aucune  atteinte  à  cette  liberté  individuelle  ;  suppression 
qui,  pour  le  dire  ici,  a  été  poursuivie  dans  le  cours  du 
moyen  âge  en  Allemagne,  où  le  pouvoir  de  l'empereur 
a  été  détruit  par  les  vassaux  qui  n'avaient  en  vue  que 
ce  moyen-terme  de  liberté,  et  ne  tenaient  pas  compte  du 
moyen- terme  d'association. 

L'imperfection  de  cette  première  forme  de  syllogisme 
est,  comme  on  le  voit,  bien  manifeste.  Aussi  n'y  a-t-il  rien 
de  plus  plaisant,  en  vérité,  que  ces  syllogismes  qui  sont 
purement  formels,  puisqu'il  n'y  a  point  de  raison  pour 
qu'on  prenne  pour  moyen-terme  un  particulier  plutôt 
qu'un  autre  parmi  tous  les  possibles.  En  telle  sorte  que 
quand  bien  même  une  déduction  serait  régulièrement 
suivie  d'un  bout  à  l'autre  dans  cette  forme  de  raisonne- 
ment, on  n'arriverait  cependant  à  rien,  attendu  qu'on 
peut  toujours  y  introduire  d'autres  moyens-termes, 
d'où  se  déduiraient  tout  aussi  logiquement  des  conclu- 
sions diamétralement  opposées.  Les  antinomies  de  Kant 
proviennent  de  cette  latitude  que  laisse  toujours  cette 
forme  de  syllogisme. 

5 


06  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

On  a  tort  d'attribuer  cette  imperfection  ou  cette  incer- 
titude aux  matières  contenues  dans  ces  syllogismes,  et 
de  dire  que  la  logique,  ne  s'occupant  que  de  la  forme, 
n'a  point  à  s'inquiéter  de  ces  matières.  C'est  au  con- 
traire la  forme  même  de  ces  syllogismes  qui  les  rend 
imparfaits  et  qui  les  oblige  à  n'exprimer  qu'une  partie 
de  la  vérité;  car  c'est  elle  qui  commande  de  ne  prendre 
pour  moyen-terme  qu'une  seule  qualité  ou  relation  des 
choses,  entre  toutes  celles  qui  peuvent  leur  convenir. 
Et  si  la  logique  ne  s'occupait,  comme  on  le  dit,  que  de 
la  forme  et  non  des  matières  du  raisonnement,  on  pour- 
rait peut-être  en  conclure  qu'elle  n'a  pointa  s'inquiéter 
du  sujet  que  l'on  choisit  pour  en  faire  le  terme  mineur; 
mais  on  ne  devrait  jamais  avouer  que  son  devoir  n'est 
pas  de  nous  garer  ou  de  nous  défendre  contre  la  possi- 
bilité d'arriver  logiquement ,  sur  le  même  sujet,  à  des 
conclusions  contradictoires. 

Les  logiciens  parlent  volontiers  de  cette  première 
forme  de  syllogismes,  et  même  ils  ne  parlent  guère  que 
de  celle-là.  Il  fut  un  temps  où  l'on  ne  croyait  pas  pouvoir 
s'en  passer,  et  où  l'on  n'admettait  un  fait  expérimental 
qu'après  l'avoir  soumis  à  cette  épreuve  et  démontré  par 
un  syllogisme  en  règle.  Mais  nous  venons  de  voir  qu'on 
avait  grand  tort  de  se  fier  à  cette  manière  de  raisonner 
qui  ne  saurait  contenir  réellement  la  vérité.  De  nos 


DK  S  SYLLOGISMES.  UT 

jours  on  a  renoncé  à  ces  formules,  et  la  logique,  pour 
cela,  est  presque  tombée  en  mépris.  Il  ne  faut  pas  croire 
cependant  que  ces  syllogismes  ne  soient  d'aucune  va- 
leur. Nous  en  faisons  sans  cesse  et  à  tout  instant.  Ainsi, 
quand  en  s'éveillant  le  matin,  en  hiver,  on  entend  le 
bruit  sec  des  voitures  dans  la  rue,  et  qu'on  en  conclut 
intérieurement  qu'il  a  gelé  pendant  la  nuit,  on  use  de 
cette  forme  de  syllogismes  dont  les  applications  se  ré- 
pètent mille  fois  par  jour.  Et  puisque  c'est  celle  que 
nous  employons  le  plus  souvent,  il  n'est  pas  plus  ridi- 
cule de  s'y  arrêter  qu'il  ne  Test  de  connaître  les  fonc- 
tions du  corps  ou  la  manière  dont  il  absorbe  ses  ali- 
ments ordinaires.  Sans  contredit,  il  est  pour  le  moins 
aussi  grave  de  connaître  la  figure  de  ces  syllogismes 
que  de  savoir  qu'il  y  a  plus  de  soixante  espèces  de  per- 
roquets et  cent  trente-sept  environ  de  veronica,  sciences 
pour  lesquelles  on  parait  avoir  d'autant  plus  de  respect 
qu'on  en  a  moins  pour  la  logique.  L'art  de  plaider 
des  avocats  roule  sur  cette  connaissance,  comme  aussi 
les  disputes  des  diplomates,  lorsque  deux  puissances 
vionnent  à  occuper  le  même  pays.  La  succession,  la 
position  géographique,  l'origine  du  peuple  ou  sa  lan- 
gue, etc.,  sont  autant  de  moyens-termes  (P)  qu'ils 
mettent  en  avant.  Dans  les  plaidoyers  des  avocats,  on  a 
souvent,  d'un  côte,  pour  le  demandeur,  la  lettre  d'un 


tw  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

contrat  ou  la  nécessité  de  ne  point  se  perdre  dans  le 
vague,  et  de  l'autre,  pour  le  défendeur,  la  bonne  foi  ou 
l'équité,  c'est-à-dire  la  nécessité  de  ne  point  interpréter 
judaïquement  la  lettre  du  contrat,  s'il  en  ressort  par  ce 
moyen  un  sens  évidemment  contraire  aux  deux  parties 
contractantes;  ce  sont  là,  disons-nous,  les  moyens- 
termes  à  l'aide  desquelc  l'éloquence  se  donne  carrière 
et  fait  de  son  mieux. 

Aristote  s'est  occupé  le  premier  des  différentes  formes 
du  syllogisme,  et  il  Ta  si  bien  fait,  que  les  logiciens  de 
tous  les  temps  n'y  ont  rien  su  ajouter.  Voyons  si  nous 
serons  plus  heureux. 

Notre  première  figure,  comme  on  sait,  est  celle-ci  : 

I  —  P  —  fi. 

Mais  nous  avons  montré  que  dans  ce  syllogisme,  le 
moyen-terme  P  n'est  pas  justifié,  puisqu'il  n'exprime 
pas  une  particularité  essentielle  ou  caractéristique  de  I, 
mais  seulement  une  de  toutes  celles  qui  lui  conviennent 
et  qu'on  pouvait  tout  aussi  bien  choisir.  La  force  dia- 
lectique qui  nous  pousse  à  corriger  cette  imperfection 
ou  ce  malaise  de  l'esprit,  nous  conduit  à  la  seconde  fi- 
gure. 


DKS  SYLLOGISMES.  63 

I».  —  Seconde  figure. 

p  —  i  —  <:., 

ou  G  —  I  —  P, 

clans  laquelle,  comme  on  le  voit,  l'individuel  I  fait  fonc- 
tion de  moyen-terme.  Ici  donc,  c'est  le  particulier  P  qui 
se  trouve  mis  en  rapport,  grâce  au  moyen-terme  ou  in- 
dividuel I,  avec  le  général  G  qui  le  détermine  et  le  spé- 
cifie. 

Celte  vérité  implicitement  contenue  dans  la  forme 
précédente,  à  savoir,  que  ce  n'est  pas  tout  le  particu- 
lier P  de  la  chose  I,  mais  seulement  une  de  ses  particu- 
larités à  notre  choix,  que  nous  prenions  pour  moyen- 
terme  du  premier  syllogisme,  cette  vérité,  disons-nous, 
se  trouve  explicitement  exprimée  et  pleinement  mise  en 
lumière  dans  cette  deuxième  figure,  qui  nous  montre 
que  le  moyen-terme  P,  que,  dans  le  précédent  syllo- 
gisme I — P — G,  nous  avions  considéré  comme  un  par- 
ticulier, n'exprime  en  réalité  qu'une  particularité  tout  a. 
fait  singulière  ou  spéciale,  ou  pour  mieux  dire,  une  sim- 
ple individualité,  qui  se  donne  pour  telle  et  fait  ouverte- 
ment fonction  de  moyen-terme  dans  cette  seconde  figure. 

Les  trois  propositions  ou  jugements  de  ce  syllogisme, 
majeure,  mineure  et  conclusion,  sont  de  celte  forme  : 


70  LOCI  OLE  SUBJECTIVE. 

1  —  1*  ou  F  —  I  (majeure) 
I  —  G  (mineure) 
P  —  G  (coîiclusion) 

Par  où  l'on  voit  que  ce  syllogisme  atteste  clairement 
son  insuffisance,  puisque  la  proposition  mineure,  I — G, 
n'exprime  qu'un  cas  individuel,  et  que,  par  conséquent, 
la  conclusion  n'est  tirée  que  d'une  seule  observation. 
Aristote  et  la  plupart  des  logiciens  ont  donné  à  cette  fi- 
gure le  troisième  rang,  mais  pour  les  raisons  qui  pré- 
cèdent, nous  la  nommons  la  seconde.  La  conclusion 
en  est  bonne  si  on  ne  la  donne  point  pour  générale  et 
certaine,  mais  seulement  pour  vraie  dans  quelques  cas, 
et  par  conséquent  incomplète.  —  Exemple  : 

Caïus  est  savant, 
Caïus  est  homme, 
Donc  quelques  hommes  sont  savants. 

Mais  du  cas  individuel  de  Caïus,  ils  serait  faux  de  con- 
clure que  tous  les  hommes  sont  savants.  L'incertitude 
de  ce  syllogisme  fait  que  l'on  peut  alterner  ou  permu- 
ter les  prémisses  (Caïus  est  savant,  Caïus  est  homme), 
et  que  l'on  n'est  point  certain  de  celle  qu'on  doit  faire 
majeure  ou  mineure. 

Nous  avons  vu  tout  à  L'heure  que  la  conclusion  de  la 


DES  SYLLOGISMES.  71 

première  figure,  considérée  comme  certaine  par  les  lo- 
giciens, est  incertaine  en  réalité,  ou  plutôt  qu'elle  ne 
contient  qu'une  partie  de  la  vérité,  et  n'a  par  consé- 
quent qu'une  certitude  restreinte  ou  limitée.  La  seconde 
figure  dont  nous  venons  de  parler  fait  apparaître  cette 
incertitude,  et  l'on  peut  dire,  pour  ce  motif,  qu'elle  est 
la  vérité  de  la  première.  La  force  dialectique  qui  nous 
a  poussé  de  l'une  à  l'autre  nous  conduit  maintenant  à 
la  troisième. 

c.  —  Troisième  figure. 

I  _G  — F 
ou  P  —  G  —  I 

Dans  la  première  figure,  nous  disions  qu'une  chose 
individuelle  I  est  une  chose  générale  G,  et  nous  arri- 
vions à  ce  résultat  par  un  moyen-terme  P,  qui  nous 
apprenait  que  la  chose  individuelle  I  était  une  chose 
particulière  P.  Il  fallait  donc,  dans  cette  figure,  que  le 
particulier  P  servit  de  moyen-terme  entre  le  général  et 
l'individuel,  tandis  que  dans  la  seconde  figure,  c'est 
l'individuel  lui-même  qui  fait  fonction  de  moyen-terme 
entre  le  général  et  le  particulier.  Mais  si  nous  obser- 
vons attentivement  cette  seconde  figure,  nous  voyons 
que  l'une  des  propositions  {la  mineure)  est  une  gêné- 


11  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

ralité  G  assignée  à  une  chose  individuelle  l,  et  que,  dans 
la  Conclusion,  c'est  encore  la  même  généralité  G  que 
l'on  assigne  cette  fois  au  particulier  P.  C'est  donc  en 
réalité  le  général  G  qui  sert  de  lien  entre  les  extrêmes, 
et  qui,  par  conséquent, doit  prendre  la  place  de  moyen- 
terme.  Or,  c'est  précisément  ce  que  nous  uffre  la  troi- 
sième ligure  : 

I  — G— P 
ou  P  —  G  —  I 

Nous  avons  ici  une  particularité  quelconque  P  assi- 
gnée à  une  chose  individuelle  I  par  le  moyen  d'une  gé- 
néralité G.  Cette  forme  ne  se  trouve  pas  dans  Aristote  ; 
niais  ses  successeurs,  les  logiciens  du  moyen  âge  et  ceux 
du  nôtre,  en  ont  parlé  et  eu  ont  fait  leur  quatrième  ti- 
gure.  Sa  conclusion  est  forcément  négative  ;  elle  n'ap- 
porte aucun  résultat  et  ne  donne  aucun  profit  à  la  vé- 
rité non  plus  qu'à  la  science.  Car  nous  avons  : 


C'est-à-dire 


C-  —  I 


P  —  G  (majeure) 
1  — G  (mineure) 
I  —  P  (conclusion) 


DES  SYLLOGISMES.  T.i 

En  voici  un  exemple  : 

Majeure  :  Chez  les  hommes  vertueux  (P)  on  trouve  la 

véracité  (G); 
Mineure  :  Le  menteur  (l)  n'a  pas  la  véracité  (G), 
Conclusion  :   Donc   le   menteur    (I)  n'est  pas  ver- 
tueux (P). 

Dans  cette  figure,  l'individuel  menteur  se  trouve  mis 
en  rapport  avec  le  particulier  vertu,  par  le  moyen  du 
général  véracité,  qui  se  rencontre  chez  tous  les  hommes 
vertueux. 

L'incertitude  de  cette  forme  fait  que  nous  restons 
lihres  sur  le  choix  de  la  prémisse  qui  doit  servir  de  ma- 
jeure,, et  dans  la  conclusion,  sur  la  faculté  de  mettre  le 
prédicat  à  la  place  du  sujet  ou  réciproquement.  Car  la 
conclusion  qu'un  menteur  nest  pas  vertueux  ne  se 
tire  pas  mieux  de  ce  syllogisme  que  la  même  conclu- 
sion retournée  que  l'homme  vertueux  n'est  pas  men- 
teur, proposition,  comme  on  le  voit,  identique  à  celle 
déjà  formulée  dans  la  majeure  et  dans  la  mineure.  Il 
faut  donc  que  la  force  dialectique  nous  conduise  à  une 
nouvelle  figure  : 


71  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

«I.  —  Quatrième  figure. 

G  — G  — G 
ou  P  —  P  —  F 

Nous  avons  vu  dans  le  chapitre  des  jugements  que  le 
sujet  et  le  prédicat  ne  sauraient  être  identiques,  bien 
«pie  le  jugement  nous  dise  (pie  le  sujet  est  le  prédicat. 
Il  faut  qu'il  y  ait  entre  eux  quelque  différence,  et  nous 
savons  que  le  caractère  essentiel  du  jugement  est  d'at- 
tribuer une  notion  générale  à  une  chose  individuelle, 
attendu  que  l'attribution  d'une  notion  individuelle  à 
une  chose  individuelle  ne  constitue  pas  un  jugement, 
ainsi  que  nous  l'avons  fait  vuir  par  quelques  exemples  : 
César  est  né  à  Rome,  il  a  fait  la  guerre  des  Gaules 
pendßnt  dix  ans,  ou  :  J'ai  bien  dormi  cette  nuit,  etc. 
La  troisième  forme  du  syllogisme  qualitatif  ou  de  sim- 
ple aperception  vient  de  nous  montrer  maintenant  que 
l'on  peut  retourner  la  conclusion  ou  mettre  le  sujet  à 
la  place  de  son  prédicat,  et  revenir  ainsi  à  la  proposi- 
tion majeure.  Ce  qui  n'était  que  possible  ou  en  puis- 
sance dans  la  conclusion  de  cette  troisième  figure  se 
truuve  donc  effectué  dans  la  quatrième  : 


DES  SYLLOGISMES.  73 

G  —  G  —  G 
ou  P_P  — I» 

Cette  l'orme  se  compose  de  trois  jugements,  majeure, 
mineure,  conclusion,  dans  lesquels  toute  différence 
entre  les  sujets  et  les  prédicats  s'évanouit  pour  ne  lais- 
ser qu'une  identité  absolue.  C'est  la  forme  mathéma- 
tique du  syllogisme  qui  nous  apprend,  comme  on  le 
fait  dans  cette  science,  que  deux  choses  sont  égales  en- 
tre elles  lorsqu'elles  sont  chacune  égale  à  une  troi- 
sième. Ici  c'est  bien  encore  une  troisième  chose  ou  no- 
tion qui  intervient  comme  moyen-  terme  entre  les 
extrêmes,  mais  elle  n'a  aucun  rapport  de  subordina- 
tion avec  la  majeure  non  plus  qu'avec  la  conclusion. 
Des  trois  propositions,  majeure,  mineure  et  conclusion, 
contenues  dans  ce  syllogisme,  chacune  peut  être  indiffé- 
remment considérée  comme  prémisse  ou  comme  conclu- 
sion. L'un  des  trois  jugements,  que  pour  des  raisons 
quelconques  on  croit  certain,  peut  à  volonté  se  mettre 
à  la  place  du  moyen-terme  et  servir  à  prouver  l'identité 
des  deux  autres  jugements  que  l'on  était  censé  ignorer. 

La  certitude  de  cette  forme  de  syllogisme  mathé- 
matique lui  a  fait  donner  le  nom  d'AxioME,  qui  veut 
dire  que  cette  certitude  n'a  pas  besoin  d'être  prouvée. 
On  aime  à  faire  l'éloge  de  cette  tigure  qu'on  déclare  la 


76  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

[»lus  clahe  et  la.  plus  précise  ;  mais  en  réalite  elle  YTest 
si  claire  que  parce  qu'elle  ne  dit  rien.  Ce  syllogisme  est 
purement  formel  ;  la  matière  du  raisonnement  n'y  en- 
tre pour  rien.  Il  fait,  abstraction  de  toutes  les  qualités 
que  les  choses  peuvent  avoir,  pour  ne  considérer  que 
leur  identité.  Sa  clarté  ne  fait  donc  qu'attester  son  in- 
suffisance. Nous  avons  vu  que  les  conclusions  des  figu- 
res II  et  III  sont  partielles  ou  négatives  et  ne  sauraient 
être  appelées  des  raisonnements,  mais  plutôt  des  énon- 
ciations  particulières  de  choses  individuelles;  et  nous 
voyons  que  cette  IVe  ligure  est  tout  à  fait  vide  et  ne  con- 
tient même  rien  qu'on  puisse  dire  un  jugement.  Ainsi,  il 
n'existe  en  réalité  que  truis  figures  de  syllogisme  quali- 
tatif ;  et  laquatrième  qui  montre  que  deu.v  choses  identi- 
ques à  une  troisième  sont  identiques  entre  elles,  n'est 
que  le  résultat  futil  ou  négatif  auquel  ces  trois  formes 
nous  conduisent. 

Voici,  en  résumé,  la  mirche  dialectique  que  nous 
avons  tenue  jusqu'ici  :  les  trois  formes  de  l'Idée,  ou  le 
général,  le  particulier  et  l'individuel,  ont  fait  tour  à 
tour  fonction  de  moyen-terme.  Dans  la  première  figure, 
c'est  le  particulier  P  qui  remplit  cet  office  ;  dans  la  se- 
conde, c'est  l'individuel  ;  et  dans  la  troisième  c'est  le  gé- 
néral G.  Mais,  par  contre,  les  trois. formes  de  l'Idée  ont 
aussi  pris  la  place  de  la  conclusion,  cl  le  résultat  néga- 


DES  SYLLOGISMES,  77 

tif  de  ce  mouvement  nous  a  donné  la  quatrième  figure 
ou  le  syllogisme  mathématique.  D'où  nous  devons  con- 
clure que  ce  n'est  pas  seulement  l'une  ou  l'autre  des 
trois  propositions  du  syllogisme  qui  doit  servir  de 
moyen-terme  ou  de  médiateur  entre  les  extrêmes,  et 
que  l'insuffisance  de  ces  trois  formes  du  syllogisme  qua- 
litatif ou  de  simple  aperception  provient  précisément  de 
ce  que  ce  rùle  de  médiateur  n'y  est  rempli  que  par  un 
seul  des  trois  termes. 

Dans  ces  figures,  comme  dans  toutes  celles  où  le 
moyen-terme  exprime  une  abstraction  et  non  point 
l'essence  ou  la  substance  propre  delà  chose  ou  du  sujet 
à  l'occasion  duquel  on  provoque  une  conclusion,  il  est 
clair  que  cette  conclusion  ne  saurait  être  nécessaire  ou 
vraie,  puisque  l'esprit  peut  aussi  bien  choisir  d'autres 
abstraction^  qui  ont  autant  de  droit  que  la  première  à 
tenir  lieu  de  moyen-terme  et  à  nous  apporter  ainsi  une 
conclusion  différente.  Le  vrai  syllogisme  est  donc  celui 
où  la  relation  entre  l'individuel  et  le  général  se  trouve 
exprimée,  non  par  une  abstraction  quelconque  n'ayant 
aucun  rapport  à  l'essence  même  de  la  chose  indivi- 
duelle, mais  par  un  moyen-terme  qui  embrasse  tout  le 
particulier  P  de  cette  chose  et  nous  en  donne  la  sub- 
stance. 11  faut  que  le  sujet  se  médiate  lui-même, et  que 
le  moyen-terme  en  soit  comme  le  produit  nécessaire, 


TS  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

exprimant  son  essence  totale  ou  concrète.  Ce  vrai  syl- 
logisme n'est  pas  encore  le  syllogisme  de  réflexion  dont 
nous  allons  parler  tout  à  l'heure  ;  c'est  le  syllogisme  de 
nécessité  qui  nous  occupera  en  dernier. 

Aristote  ne  reconnaît  que  trois  modes  ou  formes  de 
syllogismes.  Les  logiciens  du  mo}en  âge  ont  trouvé  la 
quatrième  et  fait  beaucoup  d'autres  règles  pour  nous 
montrer  dans  quels  cas  l'un  des  jugements  de  tel  ou 
tel  syllogisme  doit  être  positif  ou  négatif,  et  dans  quels 
cas  la  quantité  des  choses  exprimées  dans  les  prémisses 
ou  dans  la  conclusion  doit  être  générale  ou  particulière 
pour  que  cette  conclusion  soit  valable.  Mais  toutes  ces 
règles  ne  sont  pour  ainsi  dire  que  mécaniques  et  ont 
été  mises  avec  raison  dans  un  complet  oubli.  C'est  ainsi 
que  les  professeurs  d'arithmétique  confient  à  la  mé- 
moire des  enfants  un  grand  nombre  de  règles  qui  sup- 
posent toutes  que  l'élève  ignore  le  principe  de  ces  cal- 
culs. La  chose  est  à  la  fois  beaucoup  plus  simple  et 
beaucoup  plus  profonde  que  ces  messieurs  ne  le  sup- 
posent. Leibniz  (op.  II,  p.  I),  a  cru  devoir  calculer  la 
somme  de  toutes  les  formes  possibles  de  syllogismes,  et 
il  en  compte  2,0  i8,  qui  se  réduisent  par  l'élimination 
des  inutiles,  à  2i,  qu'il  nomme  utiles  et  bonnes,  et  par 
lesquelles  il  croit  que  l'on  peut  découvrir  de  nouvelles 
notions.  Mais  Aristote  s'est  si  peu  préoccupé  de  toutes 


DK  S  SYLLOGISMES.  7!» 

cos  règles,  suivant  lesquelles  les  majeures,  mineures  et 
conclusions,  sont  tantôt  positives  et  tantôt  négatives, 
tantôt  générales  et  d'autres  fois  particulières,  qu'il  n'au- 
rait pu,  en  réalité,  trouver  aucune  des  vérités  physiques 
ou  métaphysiques  dont  il  a  enrichi  la  science,  s'il  les 
avait  soumises  à  ces  règles.  Pour  y  arriver,  il  faisait 
usage  de  la  méthode  dialectique  et  spéculative,  qui  n'a 
rien  de  commun  avec  celle  des  syllogismes  qualitatifs 
ou  de  la  première  classe. 

Dans  toutes  les  figures  de  ce  syllogisme,  en  effet,  les 
trois  formes  de  l'Idée,  ou  le  général,  le  particulier  et 
l'individuel,  ont  pris  tour  à  tour,  comme  nous  l'avons 
déjà  dit,  la  place  du  moyen-terme.  Dans  la  première, 
I  —  P  —  G,  les  deux  prémisses  I  —  P  et  P — G  n'avaient 
pas  de  moyen-terme.  Dans  la  seconde,  l'une  des  pré- 
misses a  trouvé  son  moyen  terme;  P  —  G  est  devenu 
P — I  —  G.  Enfin,  dans  la  troisième,  l'autre  prémisse 
trouve  à  son  tour  son  moyen-terme;  I  —  P  devient 
I  —  G  —  P.  Les  trois  jugements  du  syllogisme,  c'est-à- 
dire  les  deux  prémisses  et  la  conclusion,  ont  donc  main- 
tenant leurs  moyens-termes;  et  par  conséquent  les  trois 
formes  de  l'Idée  ne  doivent  plus  à  présent  se  manifester 
d'une  manière  abstraite,  mais  par  réflexion;  ou,  en 
d'autres  termes,  il  faut  maintenant  que  l'individuel  l 
soit  en  même  temps  le  général  G,  comme  il  l'est  en 


80  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

effel  dans  la  réalité.  Or,  c'est  précisément  ce  que  nous 
allons  voir  apparaître  dans  les  syllogismes  de  réflexion, 
où  chacun  des  termes  se  réfléchit  dans  les  deux  autres. 
Les  jugements  ne  sont  pas  prouvés,  et  c'est  pour  cela 
qu'on  a  besoin  de  faire  des  syllogismes.  Mais,  dans  ces 
syllogismes  qualitatifs  ou  d'aperception,  les  deux  pré- 
misses sont  de  simples  jugements  distincts  ou  séparés 
l'un  de  l'autre,  puisqu'elles  sont  formellement  données 
d'une  manière  abstraite,  et  comme  exprimant  des  choses 
individuelles  ;  ce  qui  ne  répond  pointa  l'idée  que  nous 
avons  du  syllogisme,  et  dans  lequel  il  faut  que  tout  soit 
prouvé.  De  plus,  ces  prémisses  ne  sauraient  rester  dans 
cet  état  de  séparation  l'une  à  l'égard  de  l'autre,  puis- 
qu'elles ne  sont  pas  identiques  et  que,  pour  ce  motif, 
elles  doivent  avoir  entre  elles  quelque  rapport.  Le 
besoin  de  les  prouver  nous  conduit  h  en  trouver  par 
abstraction  et  progressivement  A  autres,  afin  que  les 
deux  premières  deviennent  à  leur  égard  des  conclu- 
sions, puis8,  puis  16,  etc.,  afin  de  prouver  toujours  le 
nouveau  nombre  de  prémisses.  Or,  on  peut  être  certain, 
ainsi  que  j'en  ai  souvent  fait  la  remarque  dans  ma  lo- 
gique objective,  que  toutes  les  fois  qu'une  forme  nous 
conduit  à  V  infini  par  le  progrès  de  ses  nombres,  il  y  a 
contradiction  manifeste  entre,  cette  forme  et  son  objet, 
qui,  dans  ce  cas,  ne  saurait  jamais  être  atteint.  La  di- 


DES  SYLLOGISMES.  81 

visibilité  de  la  matière  k  l'infini  est  un  exemple  de  ce 
genre,  et  ce  qui  nous  arrive  actuellement  en  est  un 
autre.  Nous  avons  abandonné  la  forme  des  jugements 
parce  qu'elle  n'avait  pas  de  moyen-terme  ;  mais  dans  le 
syllogisme  qualitatif,  il  arrive  que  ce  que  nous  reje- 
tons dans  la  conclusion,  c'est-à-dire  l'absence  de  moyen- 
terme,  se  retrouve  (deux  fois)  dans  les  prémisses,  ce 
qui  est  aussi  vicieux  dans  un  cas  que  dans  l'autre,  et 
montre  bien  que  nous  ne  sommes  guère  plus  avancés 
(pie  si  nous  étions  restés  à  la  forme  de  jugements. 


II.  —  SYLLOGISMES  RÉFLÉCHIS. 


Le  caractère  abstrait,  qui  est  propre  au  syllogisme 
qualitatif  ou  d'aperception  et  qui  le  rend  impropre  à 
contenir  ou  à  exprimer  la  vérité,  vient  d'être  mis  en 
lumière  par  ce  qui  précède.  Dans  ce  syllogisme,  en 
effet,  les  termes  mineur,  moyen  et  majeur,  n'ont  entre 
eux  qu'un  rapport  accidentel  ou  abstrait,  pris  en  dehors 
de  l'essence  même  des  choses.  Dans  le  syllogisme  ré- 
fléchi, au  contraire,  les  extrêmes  se  montrent  ou  se 
reflètent  pour  ainsi   dire  l'un  dans   l'autre;   ils  sont 

presque  unis  ou  liés  ensemble,  et  le  moyen-terme  n'est 

6 


M  LOGIQUE  SI  BJ  I.Cï  IVE. 

pas  seulement  en  rapport  avec  eux,  mais  il  en  est  l'ex- 
pression complète,  les  embrassant  ou  les  contenant 
comme  par  reflet,  mais  non  pas  cependant  d'une  ma- 
nière actuelle,  puisqu'il  est  joint  à  eux  et  qu'il  n'est  pas 
encore  eux.  C'est  dans  le  syllogisme  nécessaire,  auquel 
nous  consacrerons  la  troisième  et  dernière  partie  de  ce 
chapitre,  que  nous  verrons  le  moyen-terme  en  parfaite 
identité  avec  les  extrêmes.  Et  c'est  toujours  ce  moyen- 
terme  qui  détermine  la  nature  ou  le  mode  du  syllo- 
gisme, attendu  que  les  deux  autres  termes  ou  les  ex- 
trêmes existent  déjà  comme  sujet  et  prédicat  dans  tout 
jugement  ;  c'est  donc  la  manière  dont  il  est  médiateur 
qui  fait  le  caractère  distïnctif  où  le  critérium  du  syllo- 
gisme. 

La  première  figure  du  syllogisme  réfléchi  se  fonde 
sur  l'universel ,  la  seconde,  sur  l'induction;  et  la  troi- 
sième sur  l'analogie. 

a.  — Syllogisme  fonde  sur  V universel. 

Sa  majeure  dit  que  son  prédicat  est  applicable  à  tous 
les  individus  marqués  par  son  sujet  ;  et  par  conséquent, 
ce  syllogisme  aflirme  et  prouve  que  ce  prédicat  est  ap- 
plicable aussi  à  un  individu  spécial  I,  contenu  dans  le 
sujet.  C'est  donc  le  plus  complet  ou  le  plus  élevé  au- 


DES  SYLLOGISMES.  S3 

quel  la  simple  aperception  [misse  nous  conduire  ;  car 
si  nous  disions,  par  exemple,  dans  un  syllogisme  qua- 
litatif ainsi  formulé  : 

La  régularité  dans  les  monuments  est  belle  ; 
Ce  monument  est  régulier , 
Donc  il  est  beau  ; 

ce  syllogisme  ne  m'empêcherait  nullement  de  conclure 
(pie  le  monument  peut  être  laid  à  cause  des  autres 
qualificatifs  qui  peuvent  lui  convenir  en  dehors  de  sa 
régularité  ;  et  ces  autres  attributs  nous  conduiraient 
alors  à  conclure  que  ce  monument  n'est  pas  beau  quoi- 
qu'il soit  régulier.  Mais  dans  le  syllogisme  réfléchi , 
au  contraire,  si  je  commence  par  une  proposition  uni- 
verselle et  que  je  dise  : 

Tout  monument  régulier  est  beau  : 
Ce  monument  est  régulier, 
Donc  il  est  beau; 

je  me  suis  ôté  la  faculté  d'enlever  à  ce  monument 
l'épithète  de  beau,  quels  que  soient  d'ailleurs  les  attri- 
buts que  je  pourrais  ensuite  lui  trouver  par  apercep- 
tion. Il  est  donc  vrai  de  dire  que  ce  syllogisme  réfléchi 
es!  le  plus  haut  degré  auquel  la  simple  aperceplion  des 


ni  logique  subjective. 

qualités  (l'une  chose  puisse  nous  conduire  ou  le  dernier 

des  syllogismes  de  la  première  classe. 

Mais  il  est  évident  que  ce  qui  fait  le  mérite  de  ce  syl- 
logisme, ou  son  universalité  réfléchie ,  anéantit  du 
même  coup  le  véritable  objet  d'un  syllogisme,  puisque 
la  conclusion  de  ce  syllogisme  n'est  pas  un  nouveau 
jugement,  différent  des  prémisses,  mais  seulement  la 
répétition  de  celui  déjà  formulé  dans  la  majeure.  Ainsi, 
le  moyen-terme  de  bâtiment  régulier,  étant  pris  à  des- 
sein dans  la  majeure  d'une  manière  universelle  et  com- 
biné avec  le  prédicat  beau,  il  est  clair  qu'il  est  inutile 
de  faire  un  syllogisme  pour  en  déduire  que  ce  qui  est 
vrai  dans  tous  les  cas  ou  dans  tous  les  monuments  ré- 
guliers, est  aussi  vrai  dans  un  seul.  Car  en  disant  tous, 
nous  disons  tous  les  uns.  Dans  ce  syllogisme,  le  sujet 
reçoit  un  prédicat,  non  par  la  force  même  du  syllo- 
gisme, mais  un  prédicat  qui  lui  est  déjà  donné  dans  les 
prémisses  sans  aucun  moyen-terme.  La  force  dialecti- 
que nous  fait  donc  voir  qu'il  n'y  a  point  de  conclusions 
réelles  dans  ce  syllogisme,  et,  en  outre,  elle  nous  mon- 
tre que  la  proposition  majeure  ne  saurait  être  vraie 
sans  que  la  conclusion  le  soit  aussi,  puisqu'elle  est 
comprise  dans  celte  majeure.  Ainsi,  dans  le  fameux 
exemple  si  cher  aux  logiciens,  et  si  souvent  repro- 
duit : 


DES  SYLLOGISMES.  So 

Tout  homme  est  mortel  ; 
Caïus  est  homme, 
Donc  Caïus  est  mortel  ; 

la  majeure  n'est  vraie  qu'à  la  condition  que  la  conclu- 
sion le  soit  aussi  et  dans  la  mesure  où  elle  l'est.  Car 
si  Caïus  n'était  pas  mortel,  la  majeure  serait  fausse,  et 
Tunique  cas  de  Caïus  l'annulerait. 

La  dialectique  nous  fait  donc  voir  que  cette  première 
figure  fondée  sur  l'universalité,  se  fonde  en  réalité  sur 
tous  les  cas  individuels  que  l'on  a  reconnus  vrais.  Or, 
tous  ces  cas  particuliers  deviennent  le  moyen-terme  de 
la  seconde  ligure  du  syllogisme  réfléchi. 

h.  —  Syllogisme  fondé  sur  l'induction. 

Le  syllogisme  précédent  fondé  sur  l'universel,  se 
formulait,  comme  on  peut  aisément  le  voir,  d'après  la 
première  figure  que  nous  connaissons  déjà  : 

I_P  —  G; 

le  syllogisme  d'induction  dont  nous  avons  à  parler  main- 
tenant, se  formulera  d'après  la  seconde  figure  : 

g  —  i  —  r. 


*<!  LOGIQUE  SUK.I  ECTIVE. 

Son  moyen-terme  esl  (loue  encore  une  fois  l'indivi- 
duel I.  Mais  ici  ce  n'est  plus  un  seul  individu,  comme 
dans  le  syllogisme  d'aperception  ;  c'est  la  totalité  des 
individus  observés.  Sa  vraie  figure  est  donc  celle-ci  : 

i 
G  —  i  —  P. 

i 

sans  fin. 

En  voici  un  exemple  : 

Tous  les  métaux  sont  conducteurs  de  l'électricité  ; 

(majeure  trouvée  par  induction  :  tous  les  métaux  ayant 
été  soumis  à  l'observation), 

Le  cuivre  est  un  métal, 

Donc  il  est  conducteur  de  l'électricité. 

Le  général  G,  ayant  été  trouvé  dans  tous  les  métaux 
I,  I,  I,  sans  tin,  est  dit,  pour  cela  même,  se  trouver 
dans  un  métal  particulier  P. 

C'est  la  méthode  des  sciences  positives  ou  expéri- 
mentales, qui  tirent  leurs  arguments  des  expériences. 
Sans  contredit ,  elle  est  bonne,  mais  il  est  évident  que 
toute  la  force  de  ce  syllogisme  repose  sur  l'analogie. 


DES  SYLLOGISMES.  87 

Beaucoup  de  métaux  ayant  été  soumis  à  l'expérience, 
on  en  conclut  qu'un  autre,  sur  lequel  on  n'a  point  fait. 
la  même  épreuve,  possède  la  qualité  trouvée  dans  ceux 
([ne  l'on  a  spécialement  éprouvés.  Car  si  tout  métal,  ou 
d'une  manière  plus  générale,  si  tout  cas  individuel 
avait  été  réellement  soumis  à  l'épreuve  de  l'expérience, 
on  ne  laisserait  au  syllogisme  aucune  utilité  ni  aucune 
furcc.  Quand  on  lui  en  laisse  une,  au  contraire,  il  se 
peut  toujours  qu'on  rencontre  un  métal,  non  encore 
soumis  à  l'expérience,  qui  ne  soit  pas  conducteur  de 
l'électricité,  ou  d'une  manière  générale,  que  le  cas 
particulier  pour  lequel  on  fait  le  syllogisme,  soit  juste- 
ment en  contradiction  avec  ce  que  l'on  affirme  d'une 
manière  universelle.  D'ailleurs,  l'insuffisance  de  cette 
forme  est  encore  attestée  par  la  progression  à  l'intini 
qu'elle  implique,  et  qui  fait  qu'elle  ne  peut  remplir 
l'objet  qu'elle  affirme  nécessaire. 

On  voit  par  là  que  toute  la  force  du  syllogisme  réflé- 
chi, qui,  dans  la  première  figure  semblait  reposer  sur 
V universalité;  se  tire  plutôt  de  la  seconde  figure  ou  du 
syllogisme  par  induction,  dont  la  valeur  à  son  tour  re- 
pose, en  réalité,  sur  un  grand  nombre  d'individus  ou 
de  cas  observés,  mais  non  sur  la  totalité,  et  que  par 
conséquent  tous  les  syllogismes  réfléchis  reposent  en 
dernière  analyse  sur  Y  analogie. 


88  LOGIQUE  SUBJECTIVE. 

c.  —  Syllogisme  fondé  sur  l'analogie. 

Ce  syllogisme  déclare  expressément  que  l'expérience 

n'a  pas  été  faite  dans  tous  les  cas.  Sa  formule  est  la  troi- 
sième : 

I  —  G  —  F. 

.Mais  cette  l'ois  il  exprime  que  le  moyeu-terme  ne  doit 
pas  être  seulement  une  généralité  quelconque,  abstraite 
arbitrairement  du  sujet  et  prbe  au  liasard  ou  au  choix, 
mais  une  généralité  qui  marque  la  nature  caractéristi- 
que ou  l'essence  même  du  sujet. 

Ainsi,  lorsque  du  fait  que  la  terre,  étant  une  planète  du 
système  solaire,  se  trouve  peuplée  d'habitants,  on  con- 
clut que  la  lune  ou  une  autre  planète  du  système  so- 
laire est  aussi  peuplée  d'êtres  intelligents,  la  conclusion 
est  nécessaire  si  l'essence  de  notre  planète  est  d'être  ha- 
bitée ;  mais  elle  n'est  point  nécessaire,  puisqu'il  n'est 
pas  ici  prouvé  qu'il  est  dans  la  nature  de  notre  terre, 
en  tant  que  planète,  d'être  peuplée  d'individus  intelli- 
gents, car  il  se  peut,  au  contraire,  que  ce  soit  une  par- 
ticularité de  sa  nature,  et  qui  ne  lui  convienne  pas  né- 
cessairement en  tant  (pie  planète. 

Les  logiciens  attribuent  quelquefois  une  forme  qua- 


DES  SYLLOGISMES.  *9 

ternaire  au  syllogisme  d'analogie,  en  supposant  au-des- 
sus des  trois  jugements  qui  le  constituent,  un  juge- 
ment qui  dit  :  toutes  les  fois  que  deux  choses  ont 
plusieurs  qualités  commîmes,  ils  en  ont  encore  plu- 
sieurs autres.  Grâce  à  cet  artifice,  on  croit  avoir  deux 
petits  termes,  comme  terre  et  lune  dans  notre  exemple, 
plus  un  moyen-terme,  comme  d'être  planète,  et  le  terme 
majeur  peuplé,  qui  s'applique,  dit-on,  à  l'un  des  petits 
termes  comme  prémisse,  et  à  l'autre  comme  conclu- 
sion. Or,  ces  mêmes  logiciens  auraient  bien  dû  remar- 
quer que  dans  les  syllogismes  d'induction  il  y  a  aussi 
plus  de  trois  termes;  qu'il  y  en  a  dix,  douze,  cent,  et 
même  un  nombre  infini.  Dans  notre  manière  d'envisa- 
ger le  syllogisme  d'analogie,  l'apparence  de  cette  forme 
quaternaire  se  fonde  sur  ce  que  le  moyen-terme,  terre 
par  exemple,  est  tout  aussi  essentiellement  planète 
(terme  majeur)  qu'elle  est  peuplée  (terme  mineur), 
toutes  les  fois  que  la  conclusion  de  ce  syllogisme  est 
identique  à  la  réalité  ou  conforme  à  la  vérité.  Mais 
précisément  parce  qu'il  n'a  pas  en  lui-même  la  vertu 
de  nous  montrer  l'existence  de  cette  identité,  il  n'est 
point  la  dernière  forme  du  syllogisme.  Dans  le  syllo- 
gisme qualitatif  ou  d'aperception,  nous  avons  senti  le 
besoin  de  prouver  les  prémisses  par  d'autres  prémisses 
indépendantes  des  premières,  [ci,  la  prémisse  que  nous 


90  LOGIQUE  SU  lî  J  ECTIVE. 

avons,  comme  la  terre  (ou  une  planète)  est  peuplée. 
doit  trouver  sa  preuve  en  elle-même,  el  montrer  que 
par  cela  seul  qu'elle  est  peuplée  elle  est  aussi  planète, 
ou  réciproquement  qu'elle  est  planète  parce  qu'elle  est 
peuplée.  La  forme  de  ce  syllogisme  réfléchi  ne  saurait 
repondre  à  ce  besoin,  et  la  force  dialectique  qui  nous 
pousse,  nous  conduit  à  une  troisième  et  dernière  tonne. 
qui  est  celle  du  syllogisme  nécessaire. 


—  SYLLOGISMES  NÉCESSAIRES. 


Dans  les  syllogismes  de  la  première  classe  ou  quali- 
tatifs, on  suppose  qu'une  chose  ou  qu'un  sujet  donné  f, 
convient  à  une  qualité  générale  G,  parce  qu'une  qua- 
lité particulière  P  adhérente  à  ce  sujet  l,  adhère  aussi  a 
la  qualité  générale  G.  Mais  les  trois  figures  de  cette  fa- 
mille nous  montrent  que  la  certitude  ne  se  rencontre 
point  en  elles. 

La  seconde  classe,  qui  comprend  les  syllogismes  ré- 
fléchis, nous  fait  voir  à  son  tour  que  l'universalité  ex- 
térieure ou  purement  formelle  pariaquelle  on  croyait 
arriver  à  cette  certitude,  ne  fait  au  contraire  qu'ôter  au 
syllogisme  toute  sa  force,  ou  pour  mieux  dire  sa  raison 


DES  SYLLOGISMES.  91 

d'être,  puisque  sa  majeure  devient  identique  à  sa  con- 
clusion toutes  les  fois  que  l'expérience  a  constaté 
l'exactitude  de  tous  les  cas  individuels  compris  dans  lie 
moyen-terme  ;  ce  qui  fait  définitivement  reposer  la  va- 
leur de  ce  syllogisme  sur  Pönologie. 

La  troisième  classe  de  syllogismes,  à  laquelle  nous 
sommes  maintenant  conduits,  nous  montre  que  cette 
universalité,  mise  au  jour  par  la  seconde  classe  et  ajou- 
tée par  elle,  au  moyen  d'une  simple  et  abstraite  ré- 
flexion, aux  syllogismes  de  la  première  classe  afin  de 
corriger  leur  imperfection,  se  manifeste  dans  les  trois 
directions  catégoriques,  hypothétiques  et  disjonctices, 
qui  embrassent  dans  leur  ensemble  l'essence  totale  ou 
la  nature  complète  du  sujet. 

La  troisième  figure  du  syllogisme  réfléchi,  qui  est  le 
syllogisme  d'analogie,  et  dans  lequel  le  moyen-terme 
se  tire  non -seulement  d'une  réflexion  abstraite  ou 
d'une  qualité  extérieure  au  sujet,  mais  d'une  partie 
essentielle  et  constitutive  de  sa  nature,  cette  figure  nous 
conduit  donc  directement  à  la  troisième  classe  des  syl- 
logismes, qui  est  celle  des  syllogismes  nécessaires,  et 
dans  lesquels  on  considère  l'essence  propre  ou  la  na- 
ture totale  du  sujet,  pour  en  tirer  une  conclusion  qui 
porte  aussi  sur  cette  complète  essence. 

Les  trois  usures  du  SAlloaïsme  réfléchi,  à  chacune 


i>2  L  0  G  I  Q  II  E  S  U  B  .1  E  C  T  I  V  E. 

desquelles  nous  avons  donné  une  formule  spéciale  afin 
de  les  mieux  caractériser,  auraient  bien  pu  se  formuler 
toutes  les  trois  à  l'aide  de  la  seconde  figure  : 

P  —  ).  —  G, 

attendu  que  les  choses  individuelles  I,  I,  I,  ou  les  cas 
particuliers  constatés  par  l'expérience  sont,  en  réalité, 
le  moyen-terme  de  tous  ces  syllogismes;  tandis  que  le 
syllogisme  de  la  troisième  classe  ou  de  nécessité,  qui 
considère  la  nature  totale  du  sujet,  pourrait  être,  pour 
cette  raison,  ramené  dans  toutes  ses  formes  à  la  troi- 
sième ligure  : 

I  —  G  —  P, 

car  ici  le  moyen-terme  doit  contenir  toutes  les  qualités 
qui  sont  ensemble  et  séparément  dans  les  extrêmes. 
Il  doit  donc  embrasser  l'essence  totale  ou  la  nature 
complète  du  sujet;  et  l'on  donne  à  ce  syllogisme  le 
nom  de  nécessaire,  précisément  parce  que  son  moyen- 
terme  ne  marque  pas  seulement  une  qualité  univer- 
selle tirée  par  abstraction  ou  par  réflexion  du  sujet  et 
lui  étant  extérieure,  mais  au  contraire  un  universel 
formé  par  le  reflet  des  extrêmes  et  qui  en  est  en  quel- 
que sorte  le  produit  ou  l'expression  nécessaire.  Ce 
moyen-terme  renferme  donc  en  soi  l'identité  cachée  des 


DES. SYLLOGISMES.  93 

extrêmes,  qui  ne  sunt  par  conséquent  que  les  formes  au 
moyen  desquelles  cette  identité  du  sujet  se  rend  mani- 
feste. 

».  —  Syllogisme  catégorique. 

Dans  cette  première  forme  du  syllogisme  nécessaire, 
le  moyen-terme  est  encore  le  seul  qui  marque  la  néces- 
sité. La  majeure  ou  la  mineure,  ou  toutes  les  deux  à  la 
fois,  sont  des  jugements  catégoriques.  Le  prédicat,  qui 
est  joint  au  sujet  dans  la  conclusion,  se  trouve  mis  en 
rapport  avec  lui  ou  placé  dans  son  rôle  de  prédicat,  à 
l'aide  d'un  moyen-terme  tiré  de  la  nature  même  du 
sujet.  Cette  essence  du  muyen-terme  se  nomme  quel- 
quefois espèce.  La  généralité  dont  cette  espèce  fait  partie 
et  qu'on  pourrait  appeler  sou  genre  est  exprimée  par  la 
majeure,  et  la  mineure  exprime  une  individualité  de 
cette  espèce,  ou  l'individu  par  lequel  et  dans  lequel 
l'eN^èceet  le  genre  sont  mis.  au  jour  et  rendus  existants. 

Quoique  les  trois  formes  du  syllogisme  nécessaire 
puissent  se  formuler  comme  nous  venons  de  le  dire,  à 
l'aide  de  la  troisième  figure, 

I  —  G  —  P, 

elles  ont.  cependant  chacune  une  figure  spéciale  ;  et  celle 


!»(  LOGIQUE  Sl.B.I  ECT1  ¥E. 

du  syllogisme  catégorique  dont  nous  parlons  mainte- 
nant correspond  à  la  première  : 

I  —  1'  —  (i. 

Mais  cette  forme,  qui  n'avait  point  de  valeur  dans  le 
syllogisme  qualitatif  ou  d'apereeption,  a  maintenant  un 
sens  bien  différent.  Car  le  moyen-terme,  qui  est  ici  le 
particulier  P,  au  lieu  de  ne  traduire  qu'une  qualité  ac- 
cidentelle du  sujet,  exprime  l'essence  même  et  la  nature 
complète  du  terme  mineur  ou  du  sujet  marqué  par 
l'individuel  I;  et  de  plus,  le  terme  majeur,  qui  est  le  gé- 
néral G,  ou  le  genre  embrassant  toutes  les  espèces,  ex- 
prime ici  le  caractère  essentiel  et  complet  du  moyen- 
terme,  tandis  que  dans  les  autres  classes  de  syllogismes 
il  n'en  exprimait  qu'une  universalité  abstraite  ou  acci- 
dentelle. L'incertitude,  c'est-à-dire  l'insuffisance  et  la 
duplicité  du  syllogisme  qualitatif,  est  donc  évitée,  et  il 
n'est  plus  possible  qu'un  même  sujet  nous  conduise 
par  des  moyens-termes  différents  à  des  conclusions 
contradictoires.  Et  par  la  même  raison,  les  deux  ex- 
trêmes n'ayant  plus  seulement  un  rapport  extérieur  ou 
fortuit  avec  le  moyen-terme,  il  n'est  plus  besoin  de 
prouver  les  prémisses  données  à  l'aide  de  nouvelles  pré- 
misses, comme  il  fallait  le  faire  dans  les  syllogismes  de 
la  première  classe;  et  de  plus,  la  vérité  de  ces  prémisses 


DES  SYLLOGISMES.  95 

ne  dépend  plus  de  la  vérité  de  la  conclusion,  comme 
nous  l'avons  vu  arriver  dans  les  syllogismes  de  la  se- 
conde classe.  Le  syllogisme  nécessaire  nous  fait  donc 
apparaître  enfin  la  vraie  forme  de  l'Idée  absolue,  puis- 
que les  trois  termes,  majeur,  moyen  et  mineur,  sont 
substantiellement  unis  l'un  à  l'autre,  et  que  les  trois 
jugements  de  ce  syllogisme  expriment  une  seule  et 
même  vérité  ou  matière,  qui  se  développe  et  s'écoule  de 
l'un  à  l'autre  dans  ses  trois  formes  constitutives  de 
genre,  d'espèce  et  d'individu. 

h.  —  Syllogisme  hypothétique. 

Cette  ligure  nous  dit  : 

si  A  est,  B  est  (majeure). 
mais  A  est  (mineure); 
donc  B  est  (conclusion). 

Ce  qui  nous  montre  que  A  et  B,  qui  paraissaient 
exister  séparément,  ne  sont  en  réalité  où  substantielle- 
ment qu'une  seule  cbose;  ou  si  Ton  veut,  que  A  dé- 
pend de  B  qui  en  est  la  raison  d'être  ou  la  cause.  On 
dit  en  même  temps  que  A  et  B  existent  chacun  en  soi 
ou  séparément,  mais  qu'ils  n'existent  point  chacun 
pour  soi.  Nous  avons  déjà  montré  que  l'identité  (qui 


96  LOGIQUE  SI  BJECTIVE. 

dit  que  A  est  A)  est  prouvée  fausse  par  la  causalité 
(qui  dit  que  A  est  eu  quelque  sorte  B);  et  c'est,  eu  ef- 
fet ce  que  cette  forme  hypothétique  explique  et  exprime 
ouvertement. 

c.  — Syllogisme  disjonctif. 

Quant  à  sa  forme  logique,  le  syllogisme  hypothéti- 
que appartenait  à  la  seconde  figure  : 

G  — I— P. 

Le  syllogisme  disjonctif  est  de  la  troisième  : 

I— G  — F. 

Mais  ce  syllogisme  a  maintenant  une  valeur  qu'il 
n'avait  point  précédemment,  car  il  exprime  que  le 
moyen-terme  ou  le  général  G,  embrasse  et  contient  en 
lui-même  le  général,  le  particulier  et  l'individuel.  Ce 
syllogisme,  en  effet,  nous  montre  le  général  G,  se  dé- 
veloppant dans  le  particulier  P,  et  >«e  réalisant  dans  l'in- 
dividuel I.  Ainsi  nous  disons  : 

A  est  ou  13  ou  C  ou  D  (majeure); 

A  est  B  (mineure)  : 

donc  A  n'est  ni  C  ni  l>  (conclusion).. 


>ii  bien 


DES   SYLLOGISMES.  !)7 


A  est  ou  B  ou  G  ou  D, 

A  n'est  ni  C  ni  D  ; 

donc  A  est  H. 


Le  genre  A  est  dit  être  ou  B  ou  C  ou  D;  c'est-à-dire 
qu'il  est  non-seulement  comme  B,  mais  aussi  comme  G 
et  D.  Le  sujet  des  deux  prémisses  est  donc  celui  de  la 
conclusion.  Dans  la  majeure,  il  est  exprimé  dans  toute 
sa  généralité  ou  totalité;  dans  la  mineure,  il  est  déter- 
miné ou  spécifié  dans  Tune  de  ses  propres  espèces;  et 
dans  la  conclusion  enfin,  il  se  sépare  de  toutes  ses 
autres  espèces  ou  individualités  pour  se  réaliser  dans 
une  seule.  La  mineure  pose  une  alternative,  comme  A 
est  B  dans  le  premier  exemple,  ou  bien  elle  laisse  une 
alternative,  en  séparant  le  sujet  de  toutes  ses  autres 
espèces,  comme  A  nest  ni  C  ni  D  dans  le  second 
exemple,  et  la  conclusion  exprime  la  réalité  actuelle  et 
positive  du  sujet,  donc  A  est  D.  La  vérité  implicitement 
contenue  dans  le  syllogisme  hypothétique,  si  A  est,  B 
est,  se  Irouve  explicitement  formulée  dans  celui-ci. 

Rigoureusement  parlant,  ce  n'est  donc  plus  un  syl- 
logisme, puisque  son  moyen-terme  embrasse  ou  com- 
prend absolument  et  totalement  les  extrêmes.  Ce  n'est 
plus  un  syllogisme  que  nous  avons  sous  les  yeux,  c'est 

7 


9g  MX.  loi  E  SUBJECTIV  E. 

la  chose  elle-même  evec  toute  sa  réalité  absolue.  Cette 
tonne  logique  de  l'Idée  postule  donc  de  nouvelles  for- 
mes et  nous  conduit  à  l'objectivité  ou  à  l'existence  mé- 
canique, chimique,  téléologique  des  choses,  et  à  I'idée 
elle-même,  c'est-à-dire  à  la  vie,  à  l'entendement,  à  1;* 
volonté,  dont  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici. 

En  résumé,  voici  le  développement  auquel  nous 
avons  assisté.  Dans  le  premier  chapitre  traitant  des  no- 
tions, I'idée  s'offrait  simplement  à  nous  sous  forme  de 
notion  dans  laquelle  le  général  et  l'individuel  étaient 
enveloppés  l'un  dans  l'autre,  sans  que  ni  Tun  ni  l'autre 
se  montrassent  ouvertement.  Dans  le  second  chapitre 
traitant  des  jugements,  nous  avons  vu  I'idée  se  dédou- 
bler pour  ainsi  dire,  et,  sous  forme  de  sujet  et  de  pré- 
dicat, nous  faire  apparaître  séparément  ses  deux  ma- 
nières d'être.  Enfin  dans  le  troisième  chapitre  traitant 
des  syllogismes,  I'idée  s'oppose  à  ce  dédoublement  et 
revient,  par  sa  propre  force,  à  l'unité  ou  à  l'identité 
concrète  qui  est  la  vérité  de  toute  existence.  Mais  cette 
forme  purement  subjective  n'épuisant  pas  toute  sa 
réalité,  elle  parvient  à  se  manifester  sous  d'autres  formes 
qui  n'appartiennent  plus  à  cette  partie  de  la  logique  que 
nous  avons  voulu  faire  connaître. 


REMARQUES 


REMARQUES. 


Lorsque  parut  la  logique  de  Hegel,  et  pendant  les  dix 
premières  années  qui  suivirent  cette  publication,  les 
philosophes,  étonnés  de  la  nouveauté  de  ses  doctrines, 
de  la  profondeur  et  de  l'éclat  de  ses  pensées,  des  appli- 
cations ingénieuses  et  fécondes  qu'il  savait  en  tirer,  ne 
purent  se  rendre  compte  de  l'ensemble  et  de  la  portée 
de  son  système.  Mais  à  l'étonnement  général  succédè- 
rent d'orageux  débats,  et  il  fallut  une  nouvelle  pé- 
riode de  dix  ans  après  la  mort  de  Fauteur  pour  ramener 
un  peu  de  calme  dans  le  monde  philosophique.  Au- 
jourd'hui ,  si  nous  faisons  abstraction  des  questions  de 
détail  sur  lesquelles  on  dispute  encore  et  qui  divisent 
toujours  les  esprits,  nous  voyons  que  le  résultat  du  re- 
tentissement profond  de  cette  logique  nouvelle  est  le 
grand  intérêt  que  l'on  prend  maintenant  en  Allemagne 
au  problème  des  catégories. 


102  fe  EM  ARQUES. 

En  effet,  le  congrès  des  philosophes  réunis  à  Golfia 
en  ]<Si7,  fut  unanime,  on  peut  le  dire,  à  reconnaître 
que  la  question  dont  on  s'était  le- pi  us  occupé  dans  ces 
derniers  temps  et  qui  devait  encore  fixer  l'attention  de 
tout  homme  voulant  sérieusement  philosopher ,  était 
celle  de  savoir  ce  que  sont  les  catégories.  Nous  croyons 
utile  de  présenter  quelques  réflexions  sur  ce  sujet. 

La  principale  difficulté  de  cette  question  vient  sans 
doute  de  ce  qu'elle  est  complexe,  et  pour  la  mieux  sai- 
sir, on  devrait,  je  crois,  la  diviser.  Car  en  se  plaçant 
d'abord  au  point  de  vue  historique,  on  peut  se  deman- 
der :  Quelles  sont  les  catégories  données  par  le  lan- 
gage? et  se  plaçant  ensuite  au  point  de  vue  de  la  phi- 
losophie, se  demander  :  Quelles  sont  ou  quelles  doivent 
être  logiquement  les  catégories  ? 

Il  est  bien  évident  que  le  langage  entre  pour  quelque 
chose  dans  les  conditions  de  ce  problème,  puisqu'il  a 
pour  objet,  comme  la  philosophie,  de  comprendre  le 
inonde,  ou  en  d'autres  termes,  puisqu'il  est  une  philo- 
sophie primitive,  et  une  philosophie  d'autant  plus  im- 
portante à  connaître  qu'elle  précède  nécessairement 
toutes  les  autres.  Cette  philosophie  primitive  du  lan- 
gage voyait  le  monde  devant  elle  comme  un  Tout 
qu'elle  ne  comprenait  point,  et  pour  le  comprendre, 
elle  faisait  ce  que  nous  répétons  encore  chaque  jour, 
lorsque  nous  sommes  devant  une  chose  ou  un  Tout  que 
nous  voulons  connaître.  Ainsi ,  ignorant  ce  qu'est  une 
montre  et  comment  elle  fonctionne,  nous  commençons. 
pour  le  savoir,  par  détruire  le  rapport  qui  existe  entre 
ses  parties,  et   nous  regardons  séparément  chacune 


REMARQUES.  103 

d'elles,  les  roues,  les  pointes,  les  ressorte  ou  les  vis, 
comme  si  elles  avaient  une  existence  propre  et  pour 
elles-mêmes.  C'est  encore  de  la  même  manière  que 
nous  cherchons  à  comprendre  le  corps  humain  en  étu- 
diant son  anatomie,  le  coupant  arbitrairement  ça  et  là, 
et  comparant  entre  elles  ces  diverses  sections,  qui ,  d'a- 
bord faites  sans  méthode,  seront  à  peu  près  de  même 
grandeur  ou  prises  selon  des  analogies  que  certaines 
règles  instinctives  et  grossières  nous  auront  enseignées. 

Dr,  le  langage  ne  fait  pas  autre  chose.  Voulant  com- 
prendre le  Tout,  il  en  sépare  d'abord  arbitrairement  quel- 
ques pièces  qu'il  croit  des  sujets  et  qu'il  nomme  pour 
celte  raison  substantifs.  Mais  lorsque  ces  pièces  ont  été 
ainsi  nommées  ou  posées  par  la  philosophie  primitive 
du  langage,  il  est  du  devoir  de  la  philosophie  qui  lui 
succède  et  qui  garde  seule  ordinairement  ce  titre,  non- 
.seulement  de  les  rapprocher  ou  de  les  comparer  afin  de 
voir  quelles  sont  celles  qui  s'accordent  bien  entre  elles, 
mais  aussi  de  se  demander  si  le  langage  n'a  pas  lait 
fausse  route  dans  ses  divisions,  si  les  pièces  qu'il  nous 
offre  ont  été  bien  choisies,  et  si  quelques-unes  d'elles 
que  nous  croyons  des  sujets  ne  seraient  point  par  ha- 
sard si  maladroitement  prises  que  l'on  dût,  en  en  par- 
lant, tomber  nécessairement  dans  l'erreur. 

C'est  cette  seconde  question  que  la  philosophie  avait 
jusqu'ici  négligée. 

Et  ce  que  nous  disons  des  substantifs,  peut  aussi  bien 
se  dire  des  adjectifs  et  de  tous  les  mots  en  général,  au 
sujet  desquels  on  peut  toujours  renouveler  les  deux 
questions  précédentes,  savoir  :  Quel  rapport  vrai  ils  ont 


lot  R  EM  A  Ko  t  ES. 

entre  eux  el  de  quel  droil  ils  existent '.'  Mais  on  néglige 
toujours  cette  seconde  question.  Les  mots  fournis  par 
la  langue  sonl  généralement  réputés  vrais;  et  si  l'on 
admet  que  quelques-uns  peuvent  être  faux,  on  est  ce- 

pendant  assuré  que  dans  le  plus  grand  nombre  de  cas 
ils  sont  absolument  vrais,  et  que  ce  que  nous  avons  à 
faire  n'est  pas  de  rechercher  quel  degré  de  confiance 
mérite  un  sujet  ou  un  |  rédicat.  un  substantif  ou  un 
adjectif  donné  par  le  langage,  mais  seulement  de  voir 
si  tel  ou  tel  adjectif  ou  prédicat,  réputé  vrai  en  soi,  con- 
vient ou  ne  convient  pas  à  tel  ou  tel  substantif  ou  sujet, 
présumé  vrai  a  son  tour. 

Voici  un  exemple  à  l'appui  de  ce  «pie  nous  disons. 
»>n  a  longtemps  discute  en  philosophie  pour  savoir  si 
rame  est  simple  ou  composée,  parce  qu'on  croyait  pou- 
voir en  déduire  la  preuve  de  son  immortalité.  Mais  tout 
an  supposant  douteuse  cette  question  de  la  simplicité  de 
l'âme,  on  ne  songeait  point  à  demander  si  l'alternative 
posée  par  la  langue,  à  savoir  qu'il  y  a  des  choses  sim- 
ples et  des  choses  composées,  n'était  pas  douteuse  aussi. 
Un  négligeait  en  un  mot  de  demander  à  la  langue  où 
elle  a  pris  cette  idée  de  simplicité  ou  de  composition  , 
et  l'on  ne  voyait  point  qu'il  se  pourrait  qu'aucune  de 
ces  alternatives  ne  convint  aux  choses  et  surtout  à 
l'a  me. 

Car  de  ce  que  l'on  rencontre  ces  deux  idées  dans  le 
langage,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'elles  sont  vraies.  Tout  ce 
que  cela  prouve,  c'est  que  le  langage  se  trouvant  un 
jour  devant  le  monde  ou  le  Tout  sans  le  comprendre, 
l'a  décomposé  «mi  ces  deux  parties  :  et  c'est  de  la  même 


REMARQUES.  lit:) 

façon  que  les  substantifs,  les  adjectifs  et  autres  radicaux 
du  langage  s'j  sont  introduits,  tout  mot  étanl  ce  qu'on 
appelle  encore  aujourd'hui  un  mol,  c'est-à-dire  un 
aperçu  du  génie  ou  l'invention  d'une  catégorie. 

N'ayant  encore  aucune  règle  bien  établie,  la  langue, 
en  faisant  l'anatomie  de  ce  Tout  placé  devant  elle,  aura 
pu  quelquefois,  par  hasard  ou  par  instinct,  faire  si  bien 
et  d'une  main  si  heureuse  ses  coupures  qu'elle  en  aura 
tiré  une  pièce  entière,  méritant  de  recevoir  un  nom  ou 
d'être  une  catégorie;  mais  d'autres  fois,  et  le  plus  sou- 
vent sans  doute,  elle  a  dû  se  montrer  moins  heureuse  . 
et  couper  pour  ainsi  dire  une  partie  des  poumons  avec 
une  autre  des  intestins  ou  du  foie,  et  croyant  que  cet 
ensemble  de  pièces  formait  un  tout  particulier,  lui  don- 
ner une  seule  appellation.  Dans  ce  cas,  elle  n'aura  donc 
point  trouvé  les  véritables  pièces  qui  composent  le 
corps  ou  le  Tout ,  et  le  rapprochement  ou  la  comparai- 
son des  parties  qu'elle  a  trouvées  et  auxquelles  elle  a 
donné  des  noms  particuliers,  ne  saurait  jamais,  quoi 
qu'on  fasse,  conduire  à  la  connaissance  du  Tout,  si  celui 
qui  veut  acquérir  cette  connaissance  et  qui  est  le  philo- 
sophe, se  borne  a  comparer  ou  a  rapprocher  ces  pièces 
sans  oser  mettre  en  doute  leur  existence  même. 

Ces  erreurs  commises  par  le  langage  dans  la  division 
du  Tout,  sont  évidemment  plus  graves  que  celles  que 
commet  une  science  particulière  comme  l'anatomie.  qui 
peut  se  corriger,  tandis  que  les  premières  troublent  et 
bouleversent  tout  le  savoir  humain.  Plus  d'une  fois 
sans  doute,  ci  même  le  plus  souvent,  ces  fautes  du 
langage  cacheront  quelque  bonne  et  utile  vérité,  at- 


106  REMARQUES. 

leiulu  que  l'idée  ou  l'instinct  de  la  vraie  nature  défi 
choses  guidera  toujours  un  peu  l'homme  dans  la  re- 
cherche des  mots  ou  des  idées,  comme  il  dirige  aussi  le 
premier  anatomiste  en  lui  faisant  pressentir  qu'il  vaut 
mieux  couper  ici  que  là  ;  mais  tous  les  deux  commettent 
nécessairement  des  fautes  dont  la  plus  grande  est  peut- 
être  la  nécessité  de  diviser  ou  de  décomposer  ce  qui  est 
un  tout. 

On  n'a  point  encore  entrepris  de  séparer  le  vrai  du 
faux  dans  l'établissement  primitif  du  langage.  Les  re- 
cherches grammatico-étymologiques  des  modernes  et 
beaucoup  de  ces  aperçus  naïfs  que  l'on  rencontre  chez 
les  anciens,  plus  près  que  nous,  sinon  de  l'origine,  du 
moins  de  la  renaissance  des  lettres  au  moyen  âge,  peu- 
vent être  considérés  comme  le  prélude  à  ce  qu'il  fau- 
drait faire.  Ces  travaux  seront  d'un  grand  secours  à  la 
philosophie  qui  devrait  les  prendre  sérieusement  à  cœur, 
les  combiner  et  en  tirer  toutes  les  conséquences  possi- 
bles, au  lieu  de  les  négliger  comme  elle  l'a  fait  jus- 
qu'ici, non  par  dédain,  mais  au  contraire,  par  trop  de 
courtoisie,  supposant  parfait  ce  qu'a  fait  le  langage,  et 
ne  doutant  que  d'elle-même. 


II. 


La  seconde  question,  ayant  pi  >ur  but  d'obliger  les  idées 
a  rendre  compte  de  leur  existence,  sera  donc  la  critique 
raisonnée,  non  point  d'une  langue  particulière,  mais  du 
langage  en  général.  La  philosophie  n'est  peut-être  pas 
autre  chose,  et  elle  a  d'autant  moins  besoin  de  s'en  ex- 


REMARQUES.  107 

euser,  que  le  langage,  de  son  côté,  peut  bien  prétendre 
que  c'est  précisément  la  fausseté  de  ses  catégories  et  La 
naïveté  illogique  des  aperçus  du  génie  qui  fait  sa  beauté, 
sa  grandeur  ou  sa  poésie,  et  que  les  vraies  catégories 
resteront  à  jamais  impénétrables  à  la  philosophie,  ou 
même  qu'elles  sont  impropres  à  saisir  la  vérité  tout  en- 
tière, comme  l'anatomie  à  découvrir  les  lois  cachées  de 
la  vie.  Sans  sortir  cependant  de  la  modestie  qui  con- 
vient à  une  sœur  cadette  vis-à-vis  de  son  ainée,  la  phi- 
losophie proprement  dite  peut  faire  la  critique  du  lan- 
gage. Et  c'est,  en  effet,  ce  qu'elle  entreprend  tous  les 
jours  lorsqu'elle  constate  que  les  noms  ou  sujets  posés 
par  le  langage  n'ont  aucun  droit  à  ce  rôle,  et  que  ,  par 
exemple,  l'eau,  la  pierre,  le  feu,  un  morceau  de  fer  ou 
de  plomb,  etc.,  ne  sont  point  des  individus  ayant  par 
eux-mêmes  une  existence  particulière,  ainsi  que  la  lan- 
gue le  suppose  lorsqu'elle  en  parle  et  leur  donne  des 
noms,  mais  qu'ils  ne  sont  que  les  accessoires  d'un  Tout 
qui  est  la  terre,  et  ne  sont  point  pour  eux-mêmes  des 
individus  ou  des  centres;  tandis  qu'un  arbre,  un  ani- 
mal ou  un  homme  seront  toujours  pour  eux-mêmes 
des  individus  ou  des  centres,  et  par  conséquent  de  vrais 
sujets ,  bien  qu'ils  fassent  aussi  partie  de  la  terre.  Car 
ces  derniers  ne  sont  pas  seulement  les  accessoires  ou 
les  attributs  de  la  terre,  mais  au  contraire,  ils  ont  plus 
qu'elle-même  le  droit  d'être  appelés  des  sujets,  attendu 
que  s'ils  lui  sont  inférieurs  par  la  quantité ,  ils  la  sur- 
passent infiniment  par  la  valeur  ou  l'intensité  de  l'exis- 
tence. Le  fer,  c'est-à-dire  tout  le  fer  ou  toute  une  es- 
pèce de  pierre,  etc.,  peut  bien  revendiquer  le  droit 


[08  REMARQUES. 

d'être  une  catégorie,  mais  un  morceau  de  1er  nu  mie 
seule  pierre,  surtout  si  elle  n'est  point  un  cristal  en- 
tier ,  ne  saurait  jamais  être  conçue  comme  individu  ou 
sujet,  tandis  qu'un  seul  arbre,  un  animal  ou  un  homme 
peuvent  vraiment  réclamer  ce  titre.  Ils  sont  réellement 
des  catégories  en  ce  sens  que  le  développement  de  là 
création,  tel  qu'il  s'est  opère  sur  notre  globe,  s'y  est  ar- 
rêté et  fixé  dans  son  cours.  En  s'y  arrêtant  à  son  tour, 
le  langage  est  d'accord ,  eh  ce  cas ,  avec  la  réalité  ou  la 
vérité,  tandis  qu'il  s'est  trompé  en  faisant  d'un  frag- 
ment de  pierre  ou  de  fer  une  catégorie.  La  pierre,  par 
elle-même,  n'est  pas  un  centre,  un  individu  :  elle  n'esl 
qu'une  portion  de  la  périphérie  d'un  autre  centre  . 
comme  du  roc  ou  du  globe  terrestre  dont  elle  faisait 
primitivement  partie.  En  constatant  ces  vérités,  d'une 
manière  ou  d'une  autre,  que  fait  la  science  ou  la  phi- 
losophie, si  ce  n'est  la  critique  du  langage  ? 

Et  comment  celui-ci  était-il  arrivé  à  faire  de  tous  les 
modes  de  l'existence  terrestre  des  individus  ou  des  su- 
jets, si  ce  n'est  par  un  abus  de  l'analogie  poussée  hors 
de  ses  limites  légitimes?  Car  de  ce  qu'il  voyait  à  côte 
de  quelques  individus,  comme  l'homme,  par  exemple, 
qui  a  conscience  d'être  vraiment  un  centre  ou  un  su- 
jet, beaucoup  de  choses  subsistantes  isolément,  il  en 
a  conclu  qu'elles  devaient  être  aussi  des  sujets  ou  des 
centres,  ayant  par  eux-mêmes  une  existence  analogue 
à  ceux  que  la  conscience  nous  révèle  spontanément. 
Ayant  donc  constaté  que  l'homme  est  un  sujet,  le  lan- 
gage donne  à  ce  sujet  de^  prédicats,  et  cette  antithèse. 
entre  le  sujet  et  le  prédicat,  lui  plail  tellement,  qu'il 


REMARQUES.  109 

transforme  aussitôt  eu  sujets  tout  ce  qui  semble  exister 
isolément,  comme  un  doigt,  un  cheveu,  nue  pierre, etc., 
pour  leur  donner  aussi  des  prédicats,  sans  s'apercevoir 
que  cette  application  exagérée  de  l'analogie  introduit 
dans  te  monde  qu'il  a  pour  objet  de  comprendre  un  si 
grand  désordre,  que,  pour  tâcher  d'en  sortir,  il  faut  de 
nouveaux  prédicats  qui  n'ont  pas  plus  de  rapports  à  la 
vérité  ou  a  la  réalité  des  choses  que  n'en  ont  eux-mêmes 
les  sujets  auxquels  on  les  applique. 

III. 

Si  nous  sortons  du  labyrinthe  où  nous  introduit  le 
langage,  et  si  nous  regardons  autour  de  nous  dans  le 
monde,  nous  voyons  que  la  création  nous  offre  une 
gradation  progressive  du  moins  parfait  au  plus  parlait. 
Dans  le  monde  inorganique,  l'ordre  mécanique  est  in- 
férieur à  l'ordre  chimique,  qui  voit  au-dessus  de  lui  le 
monde  organisé,  se  subdivisant  par  une  gradation  ana- 
logue en  végétal  et  animal ,  au-dessus  desquels  plane 
encore  ['intellectuel. 

Les  diverses  classes  ou  familles  dans  lesquelles  le 
monde  se  trouve  divisé  par  ces  mots,  ne  sont  point 
équivalentes  ou  d'égale  valeur,  et  placées  pour  ainsi 
dire  sur  la  même  ligne.  Elles  sont,  au  contraire,  subor- 
données, et  telles,  qu'il  y  a  gradation  de  l'une  à  l'autre. 
Car  la  différence  entre  toutes  ces  classes  est  immense, 
non-seulement  quantitative,  mais  qualitative,  et  l'on 
pourrait  dire  infinie.  Si  quelques  savants  mettent  en 
doute  sa  grande  étendue,  il  est  cependant  généralement 


IKi  REMARQUES. 

admis  »j iif  les  lois  mécaniques  ne  sauraient,  dans  aucun 
cas,  ni  même  par  analogie,  servir  à  expliquer  ou  à  faire 
comprendre  les  luis  chimiques,  et  que  les  organismes 
qui  font  la  vie  de  la  plante  ou  de  L'animal  sont,  à  leur 
tour,  bien  au-dessus  des  lois  chimiques,  et  bien  plus  en- 
core au-dessus  des  lois  mécaniques.  Enfin,  la  nature  de 
l'esprit  ou  de  l'âme  repousse  toute  espèce  d'analogie 
avec  le  monde  organique  et  plus  encore  avec  ceux  qui 
lui  sont  inférieurs.  Le  moins  n'embrasse  pas  le  plus; 
l'inférieur  ne  mesure  pas  le  supérieur;  tandis  que  ce 
qui  occupe  le  plus  haut  rang,  comme  l'intelligence, 
peut  mesurer  et  comprendre  toutes  les  phases  inférieu- 
res. C'est  ainsi  que  l'organisme  comprend  le  chimisme 
sans  y  être  compris,  et  que  le  chimisme  embrasse  le 
mécanisme. 

L'intelligence  humaine,  il  est  vrai,  s'efforce  de  com- 
prendre ce  qui  lui  est  supérieur,  c'est-à-dire  ses  rapports 
à  Dieu  et  Dieu  lui-même,  mais  ses  efforts  enfantins  et 
modestes  font  voir  une  fois  de  plus  que  la  distance 
entre  elle  et  Dieu  est  trop  grande  pour  que  nous  puis- 
sions jamais  le  connaître. 

Or,  que  fait  la  science  en  posant  ces  conclusions,  en 
montrant  cette  distance  presque  infinie  qui  sépare  l'or- 
dre mécanique  de  l'ordre  chimique,  celui-ci  des  deux 
ordres  organisés,  et  ces  derniers  enfin  de  l'ordre  intel- 
lectuel? La  science  ne  fait  pas  autre  chose  que  la  criti- 
que raisonnée  du  langage  qui  n'a  pas  compris  ces  diffé- 
rences. Ainsi,  par  exemple,  le  langage  pose  et  applique 
;i  tous  les  ordres  de  réalites  l'idée  de  cause,  qui,  cepen- 
dant, lui  vient  d'abord  du  moins  élevé  ou  de  l'ordre 


REMARQUES.  itl 

mécanique.  Là,  cette  idée  de  cause  et  d'effet  signifie 
qu'une  impulsion  qui  vient  du  dehors  d'un  corps  est  le 
principe  d'un  changement  ou  d'un  mouvement  qui  est 
observé  dans  le  corps.  Le  langage  a  reconnu  par  là  que 
de  deux  choses  séparées,  l'une  peut  être  cause  de  l'au- 
tre. Tout  fier  de  cette  découverte  ou  de  cette  notion  de 
cause  et  d'effet  tirée  de  l'ordre  le  moins  élevé  de  la 
nature,  il  l'applique  aussitôt  aux  ordres  supérieurs, 
et  en  fait  pour  tous  les  cas  une  catégorie.  Partout  où  il 
croit  reconnaître  quelque  analogie  avec  le  phénomène 
mécanique  qu'il  a  primitivement  observé,  il  parle  de 
cause  et  d'effet,  sans  voir  que  le  sens  de  ces  mots  se 
doit  naturellement  modifier.  Ainsi,  il  nous  dit  que 
L'homme  est  la  cause  de  ses  actions,  sans  remarquer 
que,  dans  ce  cas,  la  séparation  ou  la  distance  entre  la 
cause  et  l'effet  n'est  plus  aussi  grande  qu'elle  était  d'a- 
bord, et  que  cependant  c'est  cette  différence,  constatée 
par  le  langage  dans  l'ordre  mécanique,  qui  fait  toute 
la  valeur  de  cette  catégorie.  Car  si  on  applique  à  l'être 
le  plus  élevé  et  le  plus  parfait,  ou  à  Dieu,  cette  catégorie 
de  cause  ou  d'effet  tirée  de  l'ordre  le  plus  bas,  on  arrive 
à  dire  que  Dieu  est  sa  propre  cause ,  causa  sui,  et  par 
là  toute  l'analogie  que  ce  mot  pouvait  offrir  a  disparu. 
L'effet  est  identique  à  sa  cause,  ou  plutôt  l'idée  de  cause 
s'évanouit,  puisqu'il  n'y  a  plus  de  séparation  entre  elle 
et  l'effet.  Et  de  ce  que  nous  n'avons  point  d'autres  caté- 
gories à  lui  substituer,  nous  n'avons  pas  le  droit  de  con- 
clure que  celle-là  est  bon  ne.  Elle  suppose  deux  extrêmes* 
dont  l'un  est  la  cause,  l'autre  l'effet;  mais  si  nous  di- 
sons que  la  cause  est  cause  de  soi-même,  causa  sui, 


L12  REMARQUES. 

il  n'\  ;t  plus  d'extrêmes,  ei  cette  catégorie  par  conséquent 
n'a  plus  de  valeur. 

Nous  voyons  par  cet  exemple  que  l'une  des  catégo- 
ries ou  des  mesures  que  nous  voulions  appliquer  au 
monde,  ne  s'applique  pas  dans  le  même  sens  à  tous 
les  ordres  de  réalités.  Il  faut  parfois  changer  sa  signifi- 
cation, et  même  avouer,  dans  certains  cas,  sa  complète 
insuffisance.  Le  langage  n'en  avait  nul  souci;  il  croyait 
tenir  une  règle  certaine,  et  la  philosophie  vient  lui  mon- 
trer qu'il  n'en  est  rien.  Et  ce  que  nous  disons  d'une  ca- 
tégorie, nous  pourrions  le  dire  de  toutes.  Cela  sans  doute 
est  bien  t'ait  pour  nous  effrayer  ;  et  de  même  que  la  terre 
sur  laquelle  nous  marchons  nous  parait  d'abord  immo- 
bile, tandis  que  la  science  nous  apprend  plus  tard  qu'elle 
se  meut,  ainsi  la  logique  nous  fait  voir  que  toutes  les 
règles  ou  catégories  dont,  le  langage  croyait  faire  une 
mesure  fixe  et  sûre,  sont  au  contraire  chancelantes  dans 
nos  mains,  et  au  lieu  de  marcher  sur  la  terre,  nous 
voilà  voguant  sur  les  flots. 


IV. 


S'il  nous  faut,  comme  nous  venons  de  le  voir,  mettre 
en  doute  la  plupart  des  catégories,  il  en  est  deux  cepen- 
dant, celles  de  temps  et  d'espace,  qui  paraissent  iné- 
branlables. On  sent,  en  effet,  qu'elles  dominent  l'uni- 
vers. Kant  les  appelait  les  formes  de  nos  sensations, 
réservant  le  nomjde  catégories  à  ses  (douze)  formes  de 
l'entendement.  Mais  puisque  les  sensations,  selon  lui , 
donnent  à  l'entendement  ses  matériaux,  il  aurait  du, 


REMARQUES.  113 

plus  que  tout  autre,  reconnaître  que  le  temps  et  l'es- 
pace sont  des  catégories  primitives  et  fondamentales 
d'où  procèdent  toutes  les  autres.  Car  elles  sont  néces- 
saires, inévitables,  et  nous  n'avons  aucun  moyen  d'y 
échapper.  Nous  disons  bien  qu'au  delà  de  l'espace  et  du 
temps  il  y  a  l'éternité,  mais  en  réalité  nous  ne  pouvons 
nettement  comprendre,  tant  que  nous  vivons,  cette  idée 
de  l'Éternel.  Nous  ne  concevons  bien  que  le  temps  et 
l'espace,  que  nous  pouvons  imaginer  infinis,  mais  aux- 
quels nous  ne  saurions  nous  soustraire.  Nous  ressem- 
blons en  ce  point  au  ciron  qui  est  né  sur  une  feuille  et 
qui  ne  sait  point  qu'en  dehors  de  cette  feuille  sur  la- 
quelle il  végète,  il  existe  un  autre  monde. 

Cependant,  bien  que  nous  ne  puissions  sortir,  dans 
cette  vie  du  moins,  de  ces  deux  catégories  fondamen- 
tales, il  nous  est  toutefois  permis  de  pressentir  qu'elles 
ne  sont  point  le  dernier  mot  ou  les  dernières  formes  de 
toute  existence ,  puisque  nous  voyons  déjà  dans  ce 
monde  qu'une  forme  est  d'autant  plus  parfaite  qu'elle 
est  moins  soumise  aux  conditions  de  l'espace  et  du 
temps.  Ainsi  la  plante  est  fixe  sur  le  soi  où  elle  croît , 
tandis  que  l'animal  se  meut  à  son  gré  ;  et  nos  pensées, 
successives  dans  le  temps,  échappent  aux  lois  de  l'es- 
pace pour  n'être  soumises  qu'à  celles  du  temps. 

Il  semble,  en  effet,  que  l'espace  soit  plus  matériel 
que  le  temps.  On  pourrait  peut-être  concevoir  le  déve- 
loppement de  l'absolu  ou  de  Dieu  dans  le  mo"nde  sous 
la  forme  de  ces  deux  catégories,  comme  décentralisa- 
tion expansive  dans  l'espace  et  concentration  intensive 
dans  le  temps.  Car  il  faut  bien  le  dire,  le  temps  n'est 


I  I  i  REMARQUES. 

qu'un  point.  Ce  n'est  pas  une  ligne  droite  infinie,  ainsi 
qu'on  aime  à  se  le  figurer;  c'est,  au  contraire,  un  cenlre, 
un  point 3  un  moment  ;  il  est  Vinstant  qui  est,  le  mo- 
ment actuel.  Le  passé  et  l'avenir  n'existent  pas,  puisque 
l'un  a  cessé  d'être  et  que  l'autre  n'est  pas  encore.  Dans 
cette  manière  d'envisager  le  temps,  on  ne  peut  donc  pas 
le  figurer  par  une  ligne  droite  infinie  des  deux  bouts, 
ou  même  d'un  seul  dont  l'autre  a  pour  limite  le  présent  ; 
mais  plutôt  comme  un  centre  ou  un  point  autour  du- 
quel se  groupe  l'univers.  Un  poète  l'a  nommé  une  ba- 
gue que  tient  suspendue  la  volonté  de  Dieu  et  dans 
laquelle,  par  son  ordre,  l'espace  infini  est  sans  cesse 
obligé  de  passer  en  se  repliant  sur  lui-même  et  en  se 
concentrant. 

Celte  antithèse  fondamentale  de  l'absolu,  se  déployant 
dans  l'espace  et  se  reployant  dans  le  temps,  se  repré- 
sente à  nous  dans  tous  les  ordres  de  réalité  qui  nous 
entourent  ;  et  le  rapport  qui  s'établit  entre  les  deux  ex- 
trêmes de  cette  antithèse,  entre  l'expansion  et  la  con- 
centration, reparait  dans  tous  les  êtres,  mais  avec  une 
prépondérance  de  plus  en  plus  grande  de  la  concentra- 
tion, à  mesure  que  l'ordre  des  existences  est  plus  élevé, 
plus  parfait  ou  plus  voisin  de  Dieu.  Ainsi,  l'expansion 
restant  la  même,  la  force  de  concentration  est  bien  plus 
grande  dans  l'animal  que  dans  la  plante;  et  l'homme, 
placé  bien  au-dessus  de  ces  êtres  inférieurs  auxquels 
cependant  on  peut  déjà  donner  le  nom  d'individus, 
l'homme,  qui  a  seul  le  droit  de  se  dire  un  sujet,  se 
sent  doué  d'une  puissance  de  centralisation  si  intense 
qu'il  se  croit  doué  de  libre  arbitre,  ou  en  d'autres  ter- 


REMARQUES.  115 

mes,  qu'il  se  croit  un  centre  tout  à  fait  maître  de  sa  pé- 
riphérie. 

Mais  si  l'on  n'aime  pas  généralement  à  metlre  le  temps 
et  l'espace  au-dessus  des  autres  catégories,  cela  vient  de 
ce  qu'en  partant  de  là,  on  se  trouve  en  présence  d'un 
dualisme  qui  semble  exclure  l'unité  de  système.  Il 
se  pourrait,  en  effet,  que  le  rapport  entre  le  temps  et 
l'espace  fût  le  principe  et  la  fin  de  toutes  choses,  le 
premier  et  le  dernier  mot  de  l'énigme  que  nous  cher- 
chons, et  c'est  ce  que  la  philosophie  constate  en  s'oceu- 
pant  d'une  manière  spéciale  de  ces  deux  catégories. 
C'est  bien  ce  qu'a  fait  Kant,  et  c'est  en  ce  sens  qu'il 
faut  revenir  au  kantianisme.  La  philosophie  de  la  na- 
ture renouvelée  par  Schelling  ne  fait  pas  non  plus  au- 
tre chose ,  puisqu'elle  nous  force  à  reconnaître  que  le 
temps  et  l'espace  sont  les  premières  formes  ou  les 
plus  importantes  de  toutes,  et  que  Dieu  étant  Y  unité  et 
le  monde  la  variété,  le  développement  de  l'unité  en 
variété,  comme  le  retour  de  la  variété  à  l'unité,  s'accom- 
plissent dans  les  formes  nécessaires  de  l'espace  et  du 
temps. 

Si  par  une  hypothèse  impossible,  mais  effrayante  à 
concevoir,  on  suppose  que  le  temps  cessant  d'exister, 
l'espace  demeure  seul  dans  le  monde,  alors  l'absolu 
s'étant  éparpillé  et  pour  ainsi  dire  démembré  dans 
toutes  les  parties  de  l'espace  afin  de  donner  une  exis- 
tence propre  à  chacun  de  ses  attributs,  la  connexion 
entre  ses  membres  serait  détruite,  la  conscience  du  tout 
serait  perdue,  et  l'absolu  ne  se  retrouverait  point.  Car 
il  n'y  a  de  mouvement  et  de  vie  que  dans  le  temps,  nui 


MU  REMARQUES. 

fait  que  tout  être  se  transforme  et  se  hâte  d'arriver  au 
moment  actuel  qui  seul  existe.  Dans  un  monde,  au 
contraire,  ou  l'espace  subsiste  seul  sans  le  temps,  tout 
paraît  s'arrêter  et  s'immobiliser.  Avec  lui  nous  avons 
la  séparation  ,  l'isolement  et  la  mort  ;  avec  le  premier , 
la  continuité,  le  mouvement  et  la  vie.  Et  bien  que  ces 
hvpothèses  ne  soient  peut-être  pas  admissibles,  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  qu'il  faut  avant  tout ,  à  l'aide  de  ces 
suppositions  ou  de  toute  autre  de  même  nature,  tâcher 
de  mieux  saisir  et  de  mieux  comprendre  le  rapport  qui 
existe  entre  ces  deux  catégories  fondamentales,  dans 
lesquelles  le  monde  a  commencé  et  se  développe  encore 
tous  les  jours,  et  qui  embrassent  tout  notre  être. 

La  philosophie  contemporaine  ne  leur  donne  pas 
l'importance  qu'elles  méritent.  Dans  sa  logique  subjec- 
tive, qu'on  a  nommée  une  définition  des  attributs  de 
Dieu  antérieurs  à  la  nature,  Hegel  semble  n'en  rien 
dire  ;  et  si  dans  une  autre  partie  de  sa  philosophie,  qu'il 
appelle  philosophie  de  la  nature,  il  débute  par  l'anti- 
thèse de  l'espace  et  du  temps,  affirmant  que  la  matière 
est  le  fruit  de  leur  union,  cependant  il  commet  l'erreur 
de  placer  sur  la  même  ligne  la  matière  et  ses  deux  prin- 
cipes. D'où  il  suit  que  son  système  semble  pouvoir  né- 
gliger, non-seulement  ces  deux  principes  dès  qu'ils  ont 
enfanté  la  matière ,  mais  encore  toute  analogie  tirée  de 
leurs  rapports. 

Nous  n'échappons  pas,  en  réalité,  aussi  aisément  aux 
catégories  de  temps  et  d'espace,  et  nous  n'avons  pas  le 
droit  de  les  mettre  ainsi  de  côté  après  n'en  avoir  parlé 
tpie  dans  l'introduction  de  notre  philosophie.  Elles  nous 


REMARQUES.  117 

suivent  et  nous  accompagnent  toujours,  parce  qu'elles 
sont  comme  la  méthode  ou  la  loi  suivant  laquelle  Dieu 
s'est  manifesté  dans  le  monde,  en  commençant  par 
s'éloigner  de.  lui-même  pour  y  revenir  ensuite  après  ce 
long  détour.  La  matière  est  bien  réellement  dans  la  na- 
ture la  première  forme  de  cette  manifestation  de  Dieu, 
mais  le  temps  et  l'espace  n'en  continuent  pas  moins  à 
dominer  toute  la  création  ,  non-seulement  dans  l'ordre 
inférieur  des  existences,  mais  aussi  dans  les  ordres  plus 
relevés,  puisqu'ils  soumettent  à  leur  empire  l'intelli- 
gence elle-même,  qui,  pour  ce  motif,  n'est  point  encore 
l'absolu,  comme  le  supposait  Hegel. 


V. 


11  est  presque  superflu  de  remarquer  que  Kant  a 
réellement  débuté  par  les  catégories  de  temps  et  d'es- 
pace ;  mais  il  est  curieux  de  montrer  que  les  théories 
philosophiques  même  les  plus  abstraites  doivent  néces- 
sairement commencer  par  là.  Car  pour  comprendre  Ym- 
finie  variété  des  choses  qui  existent  dans  le  monde ,  le 
philosophe,  cherchant  une  idée  qui  puisse  embrasser 
cette  variété  infinie,  nous  fait  voir  que  cette  idée  se  dé- 
veloppe dans  toutes  les  formes  où  le  conduit  successi- 
vement sa  théorie.  Or,  cette  idée  de  développement 
n'est  autre  chose  que  la  notion  même  de  l'espace  et  du 
temps,  dans  lesquels  nous  voyons  le  germe  ou  l'œuf  se 
développer  pour  devenir  plante  ou  animal,  ou  bien  la 
seule  notion  du  temps  dans  lequel  ce  qui  existe  peul 
seul  aussi  se  développer.  Car  il  est  évident  que  si  nous 


lis  R  EM  AR  0.1  ES; 

supprimons  ces  analogies  et  ces  exemples  de  l'œuf  ou 

du  germe  se  développant  dans  l'espace  et  dans  le  temps, 
le  mot  de  développement  n'a  pins  de  sens  et  devient  in- 
saisissable. D'où  il  suit  qu'en  généralisant  cette  remar- 
que, nons  pouvons  dire  que  toute  philosophie,  même 
en  supposant  qu'elle  ait  pu  commencer  tout  à  fait  à 
priori  sans  tenir  aucun  compte  de  l'espace  et  du 
temps,  y  retombe  forcément  dès  qu'elle  fait  voir  que  ce 
qu'elle  a  posé  d'abord  se  développe  ou  devient  ce  qui 
suit,  puisque  l'idée  du  développement  ou  du  devenir  se 
tire  de  l'espace  et  du  temps. 

Ainsi  Hegel,  dans  sa  philosophie,  s'il  fallait  le  prendre 
à  la  lettre  ,  ne  commencerait  réellement  point  par  ces 
deux  catégories,  puisque  sa  première  trilogie  devenue 
si  fameuse  n'en  dit  rien.  Elle  pose  que  YÊlre  est  aussi 
le  Rien,  et  que  la  vérité  de  tous  les  deux  est  le  devenir. 
Mais  puisqu'il  a  d'abord  établi  le  devenir  comme  un 
développement  ou  un  mouvement  de  l'Être  au  néant  et 
du  néant  à  l'Être,  il  est  clair  que  c'est  bien  en  réalité  la 
notion  d'espace  et  de  temps  que  nous  avons  en  nous  qui 
nons  permet  de  comprendre  ce  qu'il  veut  dire.  Cariions 
ne  concevons  le  mouvement  que  dans  l'espace  et  le 
temps  ;  hors  de  là  ce  mot  n'a  plus  de  sens  et  ne  nous 
apporte  aucune  idée.  Cette  remarque  est  d'autant  plus 
importante  que  toute  la  vérité  et  l'originalité  de  sa  phi- 
losophie reposent  sur  cette  première  trilogie,  et  que  sa 
gloire  comme  sa  conquête  est  d'avoir  mis  le  devenir  au 
premier  rang,  que  l'Être  occupait  avant  lui.  Or,  nous 
venons  de  le  voir,  cette  détrônisation  de  l'Être  et  cette 
élévation  du  devenir  ne  s'est  point  faite  sans  le  cou- 


RE  M  ARQUES.  II!) 

cours  de  l'espace  et  du  temps,  et  peut-être  meine 
n'est-elle  autre  chose  que  la  réduction  à  un  point  de 
cette  ligne  infinie  qui  figurait  autrefois  le  temps,  c'est- 
à-dire  la  substitution  du  temps,  conçu  comme  le  mo- 
ment qui  est  mais  qui  s'enfuit  toujours,  à  la  notion  du 
temps  conçu  comme  durée  permanente. 

Avant  Hegel,  il  est  vrai,  on  avait  dit  que  le  temps 
s'enfuit;  mais  dans  tous  les  systèmes  antérieurs  au  sien 
sa  catégorie  principale  du  devenu'  est  plus  ou  moins 
effacée,  amoindrie,  et  l'Être  subsiste  toujours.  C'est  lui 
le  premier  qui  a  déclassé  l'Être  et  l'espace  pour  élever 
le  temps  et  le  devenir  au  premier  rang. 

La  trilogie  fondamentale  de  Hegel  ou  ses  trois  caté- 
gories principales,  et  toutes  celles  que  les  philosophes 
établissent  en  commençant ,  sont  nécessairement  un 
peu  froides  et  pâles  ;  car  en  admettant  même  que  ces 
catégories  fondamentales  puissent,  à  la  rigueur,  renfer- 
mer dans  leur  sein  toutes  celles  qui  s'en  déduisent  plus 
tard,  elles  n'ont  point  encore  leur  précision,  leur  éclat, 
leur  timbre  ou  leur  détermination  spéciale.  D'où  nous 
pouvons  tirer  celte  conséquence,  que  toute  catégorie,  la 
première  comme  les  autres,  prise  en  elle-même,  ne 
saurait  jamais  être  absolument  vraie,  attendu  que  si 
l'une  d'elles  était  tout  à  fait  vraie,  les  autres  seraient 
inutiles.  Nous  pouvons  donc  en  conclure  d'une  manière 
générale  que  chaque  catégorie  n'est  en  quelque  sorte 
qu'une  coupe  ou  section  faite  dans  le  Tout,  parmi  beau- 
coup d'autres  également  possibles,  à  peu  près  comme 
un  ingénieur  qui,  pour  étudier  la  courbure  d'une  voûte, 
fait  une  première  section  qu'il  étudie,  puis  un   seconde 


1-20  REMARQUES. 

différente  de  la  première  qu'il  éludie  encore,  puis  une 
troisième,  une  quatrième  et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  ce 
qu'il  ait  épuisé  la  voûte  ou  le  tout  qu'il  voulait  con- 
naître. Il  n'en  fera  jamais  assez,  en  réalité,  pour  con- 
naître au  juste  toute  la  courbure,  mais  il  acquerra  du 
moins  des  connaissances  qui  lui  manqueraient  sans  cela, 
et  même  il  connaîtra  les  points  essentiels  de  la  voûte  s'il 
a  soin  de  faire  ses  coupes  aux  endroits  où  elle  offre  le 
plus  d'originalité.  Les  catégories  nous  donnent  aussi 
des  points  de  vue  plus  ou  moins  importants,  mais  par- 
tiels. Ce  sont  comme  des  anses  à  l'aide  desquels  nous 
tâchons  de  saisir  l'absolu ,  sans  pouvoir  toutefois  l'em- 
brasser. Pour  que  nos  connaissances  fussent  toutes 
vraies,  il  faudrait  que  nous  n'ayons  qu'une  catégorie, 
de  même  que  nous  pouvons  admettre  que  les  impres- 
sions des  choses  sur  nos  sens  seraient  plus  parfaites  si 
nous  n'avions  qu'un  sens,  qui  réunirait  les  mérites  des 
cinq,  et  nous  donnerait  d'autres  avantages  résultant  de 
cette  union,  dont  la  privation  nous  empêche,  en  beau- 
coup de  cas,  de  saisir  toutes  les  propriétés  des  choses. 
Dans  cette  hypothèse,  il  serait  donc  très-important  de 
savoir  si  la  fausseté  de  chaque  catégorie  prise  isolément 
vient  de  nous,  ou  si  elle  est  nécessaire,  parce  que  Dieu, 
en  se  développant,  aurait  voulu  être  à  la  fois  vrai  (c'est- 
à-dire  l'Éternel  ou  le  tout)  et  non-vrai  (ou  tel  qu'il  se 
manifeste  séparément  dans  l'espace  et  le  temps).  Cette 
dernière  question  paraît  être  la  plus  grave  de  toutes,  et 
si  nous  pouvions  y  répondre,  nous  aurions  la  solution 
demandée  par  le  congrès  philosophique  de  Gotha.  Mais 
la  réponse  à  cette  question  sera  toujours  bien  douteuse. 


REMARQUES.  121 

et  la  question  elle-même  n'est  pas  moins  difficile  à  po- 
ser. Car  si,  d'une  part,  le  temps  et  l'espace  sont  non- 
seulement  des  catégories  comme  nous  l'avons  fait  voir, 
mais  de  plus  la  source  et  le  fondement  de  toutes  les  au- 
tres ;  et  si,  d'autre  part,  notre  entendement  se  compose 
nécessairement  de  catégories ,  on  pourrait  bien  en  con- 
clure que  les  perceptions  variées  de  nos  sens  sont  la  vé- 
ritable cause  qui  fait  que  notre  esprit  procède  par  plu- 
sieurs catégories  et  non  point  par  une  seule ,  et  que  la 
langue  n'a  pas  pu  nous  en  donner  d'autres  que  celles 
que  nous  connaissons.  Dans  le  cas  contraire,  les  sec- 
tions ou  coupes  indiquées  par  'le  langage ,  rectifiées 
par  la  philosophie  et  faites  pour  étudier  la  courbure  de 
la  voûte  ou  du  Tout  que  nous  voulons  connaître,  ou  en 
d'autres  termes,  les  anses  que  la  langue  nous  prête 
pour  saisir  l'absolu  et  qui  nous  sont  devenues  si  fami- 
lières, n'obtiendraient  notre  assentiment  que  parce  que 
nous  les  connaissons  et  qu'elles  ont  déjà  intéressé  tous 
les  hommes  de  tous  les  siècles  depuis  l'enfance  du 
monde  jusqu'à  ce  jour. 


VI. 


Il  est  vrai  que  si  l'homme  était  absolu,  comme  le 
croyait  peut-être  Hegel,  il  ne  débuterait  pas  forcément 
par  l'empirisme  en  philosophie,  c'est-à-dire  par  le  temps 
et  l'espace.  Il  exprimerait  immédiatement  et  d'un  seul 
mot  la  nature  éternelle  et  inconditionnelle  de  l'absolu 
ou  Dieu  en  dehors  de  l'espace  et  du  temps.  Ou  plutôt  il 
ne  le  dirait  pas,  car  le  langage  est  humain,  et  l'absolu, 


1-22  REMARQUES. 

selon  toute  vraisemblance,  n'a  pas  besoin  du  langage. 
D'où  il  suit  que  l'absolu  ne  pourrait  pas  non  plus  pen- 
ser. Car  l'antithèse  entre  l'Être  et  la  pensée  qui  se  tra- 
duit par  la  parole,  ou  entre  ce  que  nous  pensons  et  ce  que 
nous  sommes,  existe  bien  en  nous  ;  mais  on  ne  saurait 
admettre  en  Dieu  une  semblable  limite  de  l'Être,  que 
Ton  ne  rencontre  que  dans  l'homme,  chez  qui  la  cir- 
conférence de  la  pensée  est  plus  grande  que  celle  de 
l'Être. 

Tous  les  systèmes  de  philosophie  jusqu'ici  ont  fait  de 
Dieu  un  Être  pensant  ;  mais  les  principales  objections 
élevées  dans  ces  derniers  temps  contre  les  doctrines 
rationalistes  en  général,  ont  eu  surtout  pour  objet 
d'établir  que  Dieu  doit  être  considéré  plutôt  comme 
agissant  que  comme  pensant.  On  a  répété  le  mot  des 
anciens  philosophes  que  Dieu  est  agent  :  Deus  est  actus 
purus.  Nous  voyons  là  un  légitime  pressentiment  de  la 
nécessité  d'élever  Dieu  au-dessus  de  la  sphère  de  la  pen- 
sée ou  de  l'entendement  et  de  la  science.  Mais  le  côté  dé- 
fectueux de  cette  ancienne,  définition  de  Dieu  qu'on  re- 
produit de  nos  jours,  est  de  substituer  la  volonté  ou  l'une 
des  facultés  humaines  à  une  autre,  et  de  croire  que 
cette  volonté  est  adéquate  ou  conforme  à  la  substance 
de  Dieu.  Il  nous  parait  évident  que  cela  ne  répond  pas 
au  besoin  que  nous  sentons  de  définir  Dieu  ;  et  si  l'on 
veut  absolument  le  définir  d'un  mot,  il  faudrait  au 
moins  dite  qu'il  est  l'unité  de  l'Être,  du  Penser  et  du 
Vouloir,  ou  l'union  de  ces  trois  facultés  en  une  seule. 
La  perfection  souveraine  de  Dieu  doit  être,  en  réalité, 
de  ne  pas  exister  comme  un  moi  qui  a  hors  de  lui  un 


REMARQUES.  123 

non-moi  auquel  il  ne  peut  atteindre  que  par  la  volonté 
ou  par  la  pensée.  Pouvoir  connaître  et  porter  son  action 
dans  le  non-moi,  sont  deux  perfections  qui  nous  élèvent 
au-dessus  des  animaux  ;  mais  en  cela  il  y  a  encore  l'im- 
perfection de  n'être  pas  le  non-moi ,  et  de  n'avoir  avec 
lui  que  des  rapports  éloignés  de  connaissance  ou  d'in- 
fluence active,  sans  pouvoir  arriver  jusqu'à  son  Être  ou 
sans  être  lui. 

Car  si  nous  étions  les  choses  que  nous  connaissons, 
le  savoir,  qui  n'existe  que  par  l'antithèse  du  moi  et  du 
non-moi,  aurait  disparu.  Le  moi,  qui  n'est  dans  l'homme 
qu'un  petit  centre  n'occupant  qu'un  point  isolé,  est  en 
Dieu  le  centre  de  l'univers  ;  ou  plutôt  l'univers  est  son 
Être,  et  par  conséquent  il  n'a  point  de  non-moi  à  côté 
de  son  moi.  D'où  il  suit  que  la  valeur  infinie  qu'ac- 
quiert en  lui  la  catégorie  de  l'Être,  fait  évanouir  et  dis- 
paraître la  catégorie  du  savoir.  La  distinction  du  moi  et 
du  non-moi  en  Dieu,  s'il  l'a  fait,  n'a  pu  lui  plaire  qu'a- 
près coup,  par  un  déplacement  du  centre  dans  sa  péri- 
phérie, c'est-à-dire  dans  le  temps  et  dans  l'espace  ;  mais 
alors  la  conscience  du  tout  ou  le  retour  au  centre,  ne 
saurait  jamais  lui  être  impossible,  ni  même  d'aucune 
difficulté,  comme  sont  obligés  de  le  soutenir  ceux  qui 
prétendent  qu'il  y  a  des  qualités  dont  il  ne  s'est  primi- 
tivement approché  et  dont  il  ne  s'approche  encore  qu'a- 
vec sa  volonté  ou  sa  pensée,  et  point  avec  son  Être. 


1-2-1  REM  ARQ  TES. 

VII. 

En  imposant  des  noms  aux  choses,  le  langage  pose 
donc  des  sujets  sans  prouver  qu'il  en  a  le  droit.  Le  su- 
jet qui  parait  seul  mériter  ce  titre  est  l'homme.  Mais, 
lui  aussi  cependant,  est  tellement  dépendant  des  êtres 
qui  l'entourent,  et  ses  rapports  avec  le  monde  lui  sont 
si  nécessaires,  que  l'intelligence  et  la  conscience,  qui 
constituent  réellement  son  moi,  ne  se  seraient  point  fait, 
jour  s'il  n'était  sans  cesse  en  relation  avec  ses  sembla- 
bles, et  que  les  idées  du  bien  et  du  vrai  n'auraient  ja- 
mais pu  se  manifester  s'il  avait  été  seul.  Car  il  n'existe 
pour  lui  de  devoirs,  à  proprement  parler,  que  ceux  qu'il 
a  envers  les  autres,  et  Ton  voit  par  là  que  le  développe- 
ment de  la  volonté ,  soumis  aux  lois  de  la  morale  et  de 
la  vertu,  serait  parfaitement  impossible  s'il  vivait  soli- 
taire, ou  du  moins  que  tous  ses  devoirs  se  réduiraient 
à  ceux  qu'il  a  envers  Dieu,  et  ce  qui  est  la  même  chose, 
envers  lui-même,  lesquels,  dans  ce  cas,  seraient  la  seule 
loi  de  toutes  ses  actions,  en  admettant  qu'on  put  encore 
donner  à  ses  actes  solitaires  le  nom  d'actions.  Et  de 
même  que  pour  les  actions  ou  pour  l'exercice  de  la  vo- 
lonté, il  faut  absolument,  comme  nous  venons  de  le 
dire,  le  concours  de  plusieurs  sujets,  il  le  faut  aussi  et 
peut-être  avec  la  même  nécessité,  pour  les  opérations 
de  l'entendement.  L'homme,  en  effet,  qui  vivrait  seul 
sur  la  terre  ne  parlerait  point,  et  par  conséquent  il 
n'aurait  point  de  langage,  et  ses  idées  ne  se  développe- 
raient pas  comme  les  nôtres,  puisque  la  plupart  de  nos 


RE  M  AR  y  TES.  1-25 

idées  nous  viennent  par  reflet,  c'est-à-dire  par  renvoi 
du  moi  au  non-uioi  lorsque  ce  dernier  est  une  indivi- 
dualité comme  nous.  Mais  il  serait  puéril  de  vouloir 
prouver  plus  longuement  que  l'homme  est  sans  cesse 
en  rapport  avec  ce  qui  l'entoure,  et  dont,  pour  ce  motif, 
il  se  sent  toujours  plus  ou  moins  dépendant.  Nous  sa- 
vons très-bien,  d'autre  part,  que  l'homme  est  libre,  et 
cependant  que  la  détermination  de  sa  volonté  est  diri- 
gée par  des  penchants  ou  instincts,  qu'il  reçoit,  non  de 
lui-même,  mais  de  la  nature,  et  qui  font  que  certains 
devoirs  lui  sont  plus  pénibles  que  d'autres,  et  que  cer- 
tains individus  ont  des  inclinations  différentes.  Là  en- 
core, le  moi  se  sent  dépendant  du  non-moi.  Or,  une 
existence  qui  dépend  d'une  autre  n'a  pas  le  droit  de 
se  dire  un  sujet,  puisqu'elle  n'est  sous  ce  rapport  qu'un 
attribut  de  celle  dont  elle  dépend.  Nous  sommes  donc 
forcés  d'avouer  en  dernier  lieu,  qu'il  n'y  a  qu'un  sujet 
qui  est  Dieu,  dont  tous  les  autres  sujets  ne  sont  que  les 
prédicats  ou  qualités,  plus  ou  moins  libres  à  son  égard 
sans  pouvoir  l'être  entièrement. 

Ainsi  que  nous  le  supposions  tout  à  l'heure  en  com- 
mençant, ce  n'est  donc  point  l'existence  d'une  unité  ou 
centralité  absolue,  qui  donne  à  la  langue  dans  certains 
cas,  comme  dans  celui  de  l'homme,  par  exemple,  le 
droit  de  poser  un  sujet,  droit  dont  elle  aurait  abusé  dans 
d'autres  cas  ;  mais  c'est  seulement  un  degré  plus  ou 
moins  grand  de  substantialité  ou  de  centralité,  que  nous 
apercevons  en  réalité  et  qui  fait  la  différence  entre  les 
choses  qui  ont  le  droit  d'être  appelées  sujets  et  celles 
qui  ne  l'ont  point.  Or,  cette  substantialité  se  trouve 


|->Ü  H  KM  AK  ni  ES. 

déjàj  mais  a  un  degré  inférieur,  dans  le  cristal,  plus  élevé 
dans  la  plante,  plus  encore  dans  l'animal,  et  entin  dans 
Il  Kimme  au  plus  haut  degré  que  nous  le  connaissions.  Un 
seul  morceau  de  fer  ou  de  pierre  pourrait  donc  aussi, 
mais  avec  encore  moins  de  vérité,  se  dire  un  sujet, 
puisqu'il  a  pour  centre  la  force  de  cohésion;  et  l'on  de- 
vrait dire  qu'un  morceau  de  hois  enseveli  depuis  mille 
ans  dans  les  ruines  d'un  château  n'est  pas  encore  mort, 
attendu  que  là  où  il  y  a  cohésion  et  unité,  la  vie  sub- 
siste toujours.  Il  ne  meurt  qu'après  s'être  entièrement 
pourri,  quoique,  dans  un  autre  sens,  l'arbre  dont  il 
faisait  partie  fût  peut-être  mort  depuis  longtemps  lors- 
qu'on l'abattit.  Partout  où  il  y  a  cohésion,  il  y  a  vie, 
système,  unité.  Ce  papier  est  vivant  jusqu'à  ce  qu'il 
soit  pourri;  ceux  qui  l'ont  fabriqué  ont  contraint  sa 
force  vitale  à  prendre  cette  nouvelle  forme  avant  de 
s'évanouir.  Deux  morceaux  de  liège  flottant  sur  l'eau, 
qui  se  rapprochent  à  cause  de  l'attraction  qu'ils  ont 
Tun  pour  l'autre,  se  font  par  là  un  centre  commun  vers 
lequel  ils  convergent  et  qui  devient  pour  le  moment  un 
sujet  dont  ils  sont  les  attributs.  Ainsi,  nous  voyons  par- 
tout un  sujet,  et  pourtant  l'homme  lui-même  n'est  pas 
un  sujet.  Les  derniers  êtres  comme  les  premiers,  n'ont 
pas  absolument  le  droit  d'être  appelés  sujets,  et  n'en 
sont  pas  non  plus  absolument  dépourvus;  car  la  dis- 
tance immense,  infinie,  qui  existe  entre  deux  classes 
d'êtres,  comme  entre  la  vie  de  cohésion  et  la  vie  pro- 
prement dite,  entre  celle-ci  et  la  vie  intellectuelle  qui 
commence  dans  l'homme,  n'a  sa  source  que  dans  une 
augmentation  de  centralité  de  plus  en  plus  grande. 


11  E  M  Ali  QU  ES.  1-27 

Dans  cette  hypothèse,  c'est  donc  seulement  une  aug- 
mentation quantitative  qui  fait  apparaître  une  existence 
nouvelle,  tout  à  fait  différente  d'une  autre.  Mais  on 
n'admet  pas  volontiers  cette  conclusion.  Cependant, 
l'augmentation  de  quantité  n'ayant  pas  lieu  clans  tous 
les  sens,  mais  dans  un  seul,  tandis  que  chacun  des  au- 
tres reste  ce  qu'il  était  d'abord,  on  peut  admettre  que 
celui  qui  se  développe  et  qui  commence  à  dominer, 
était  primitivement  contenu  et  comme  absorbé  dans  les 
autres.  La  prépondérance  plus  ou  moins  grande  d'une 
des  directions  change  le  caractère  et  les  relations  de 
toutes  les  qualités.  Ainsi,  lorsque  nous  avons  supposé 
que  Dieu  ne  pensait  ni  n'agissait  pas ,  nous  avons  sup- 
posé que  son  Être  s'augmentait  tellement  qu'il  absor- 
bait toutes  les  autres  relations,  qui  sont  encore  mani- 
festes dans  l'homme  parce  qu'il  n'est  pas  infini. 

La  différence  des  systèmes  philosophiques  sur  la  no- 
tion de  Dieu  s'explique  en  réalité  par  cette  remarque. 
Car  cette  notion  n'est,  en  tous  cas,  qu'une  augmenta- 
tion à  l'infini.  Ce  qui  change,  c'est  le  point  de  départ. 
La  théorie  rationaliste  suppose  que  ce  qui  est  dans 
l'homme  la  raison,  s'agrandit  tellement  en  Dieu,  que 
cette  seule  qualité  absorbe  toutes  les  antres  ;  et  ce  sys- 
tème domine  jusque  chez  Hegel.  Après  Hegel  on  s'est 
effrayé  de  cette  notion  de  Dieu  et  des  conséquences 
qu'elle  pouvait  avoir  et  qu'il  avait  si  bien  déduites.  On 
a  pris  pour  point  de  départ  la  volonté  ou  l'activité  hu- 
maine, de  préférence  à  la  faculté  passive  d'intelligence  ; 
on  a  dit  que  Dieu  est  l'acte  ou  l'agent,  actus  purus , 
et  on  a  cru  par  cela  en  relever  la  notion.  C'est  la  vo- 


138  REMARQUES. 

lonté,  dans  cette  In  pothèse,  qui  absorberait  les  autres 
qualités.  En  (in,  la  philosophie  de  la  nature  nous  engage 
à  partir  de  l'Être  et  à  lui  donner  une  telle  intensité, 
qu'il  absorbe  à  son  tour  le  penser  et  le  vouloir.  Mais 
cette  absorption  est  en  même  temps  une  conservation. 
Rien  ne  se  perd  ;  seulement  la  relation  change,  et  avec 
elle  la  qualité,  puisque  Tune  de  deux  ou  de  plusieurs 
directions  ou  pôles  de  l'être  s'est  développée  et  a  sur- 
passé l'autre.  C'est  ainsi  que  dans  l'animal,  rame,  si 
nous  voulons  déjà  lui  donner  ce  nom,  est  l'instinct,  qui, 
d'une  part,  constitue  son  individualité,  et  qui,  d'autre 
part,  le  retient  en  rapport  avec  l'univers.  Dans  l'homme, 
elle  acquiert  une  prépondérance  marquée  sur  le  corps; 
elle  s'agrandit,  et  en  croissant,  elle  rend  possible  son 
affranchissement,  que  nous  appelons  libre  arbitre.  Voilà 
un  changement  de  qualité  opéré  par  la  seule  augmen- 
tation de  l'intensité  primitive,  se  développant  dans 
une  direction  ;  car  nous  pouvons  dire  que  le  moi  de 
l'homme  est  à  la  fois  semblable  à  celui  de  l'animal  et 
absolument  différent,  puisqu'il  y  a  dans  tous  les  deux 
la  sensibilité,  et  que  dans  l'homme  seul  le  libre  arbitre 
devient  possible ,  tandis  qu'il  est  impossible  dans  l'ani- 
mal. Ainsi,  en  général,  une  analogie  peut  persister, 
non-seulement  dans  les  différences  de  quantité,  mais 
même  dans  celles  de  qualité.  Et  si  la  quantité  mathé- 
matique, tant  que  l'on  ne  parle  que  des  abstractions 
d'espace  et  de  nombre,  ne  parait  jamais  changer  de 
qualité,  alors  même  qu'on  la  porte  jusqu'à  l'infini,  il 
n'en  est  plus  de  même  lorsque  cette  quantité  qui  se  dé- 
veloppe s'applique  à  un  système  de  forces,  dont  une 


REMARQUES.  129 

qui  varie  peut,  en  s'augmentant  par  rapport  aune  autre, 
la  vaincre  tout  à  fait  et  changer  par  là  toute  la  nature 
du  système. 

La  difficulté  de  distinguer  nettement  ce  qui  est  sujet 
de  ce  qui  n'est  qu'attribut  ou  qualité  adhérente  au  sujet, 
se  retrouve  partout,  et  il  n'y  a  peut-être  que  la  chimie 
qui  puisse  nous  montrer  jusqu'à  un  certain  point  com- 
ment une  existence  qui  n'était  que  qualitative  se  trans- 
forme en  sujet,  ou  plutôt  comment  un  sujet  d'un  ordre 
inférieur  devient  sujet  d'un  ordre  supérieur.  En  effet, 
l'acide  et  la  base,  qui  existent  d'abord  comme  éléments 
ou  forces  chimiques,  et  l'on  pourrait  presque  dire  qua- 
lités de  la  terre,  leur  sujet  commun,  donnent  naissance 
au  cristal  qui  devient  lui-même  un  sujet,  c'est-à-dire  un 
système  ou  une  unité  qui  n'existait  auparavant  que  dans 
la  terre.  Dans  cette  hypothèse,  l'état  naissant,  status 
nascens ,  ou  le  moment  où  les  molécules  de  la  base  et 
de  l'acide  se  rapprochent,  est  le  moment  où  la  vie  du 
cristal  est  en  mouvement  ;  et  la  vie  postérieure  de  ce 
cristal  réside  dans  la  cohésion  qui  détermine  pour  long- 
temps encore  la  forme  élastique  et  l'existence  particu- 
lière de  ce  système  (1).  Nous  voyons  ici  que  la  nature, 
se  manifestant  comme  cohésion,  arrête  et  fixe  un  mouve- 
ment qui  se  fait  ;  elle  oblige  un  mouvement  qui  s'écou- 
lait dans  l'état  naissant  à  persister.  Mais  l'état  naissant 
du  cristal  n'est  pas  permanent  dans  le  cristal  lui-même. 

(1)  Le  mot  système  en  français,  dans  le  sens  que  lui  donnent  les 
sciences  naturelles,  semble  venir  à  l'appui  de  ces  remarques,  et  avec 
d'autant  plus  de  force  que,  si  nous  ne  nous  trompons  pas,  il  n'a  reçu 
que  depuis  quelque  temps  cette  signification. 

9 


130  REMARQUES. 

Il  passe;  une  cohésion  nouvelle  apparaît  dans  le  cristal 
et  en  fait  un  système  qui  se  défend  contre  l'action  du 
temps.  Dans  un  ordre  plus  élevé,  dans  la  plante,  par 
exemple,  et  dans  tous  les  corps  organisés,  le  mouve- 
ment de  Aie,  qui  ne  se  prolonge  pas  aussi  longtemps 
que  la  cohésion  qui  est  presque  tout  à  fait  passive, 
n'est  en  quelque  sorte  autre  chose  que  la  prolongation 
et  l'organisation  mieux  réglée  de  cet  état  naissant  qui 
se  montre  déjà  dans  le  cristal  où  il  ne  dure  qu'un  ins- 
tant. La  nature  prolonge  ce  mouvement  afin  de  le  mieux 
contempler  en  le  perfectionnant.  Nous  devrions  ajouter, 
dans  le  sens  de  la  philosophie  de  Hegel,  que  ce  mouve- 
ment se  rencontre  encore  dans  la  logique,  mais  qu'il  y 
passe  plus  vite  que  dans  le  cristal  ou  que  dans  la  plante, 
puisque  toutes  les  formes  des  existences  y  sont  pour 
ainsi  dire  réduites  en  un  point  et  comme  coexistantes 
dans  le  même  instant. 

Les  éléments  qui  constituent  le  mouvement  dialecti- 
que, dans  la  logique  objective  et  subjective,  et  qui  n'ont 
pour  ainsi  dire  pas  d'existence  puisqu'ils  ne  font  que 
passer  et  se  transformer,  se  ralentissent  et  s'arrêtent 
dans  la  nature,  qui  donne  à  chaque  élément  une  exis- 
tence particulière  et  qui  n'en  manifeste  qu'un  seul  à  la 
fois,  faisant  alors  abstraction  des  autres  et  les  subor- 
donnant de  plus  en  plus.  Hegel  insinue,  en  effet,  que 
les  mêmes  catégories  de  Dieu  qui,  dans  la  logique,  sont 
enveloppées  l'une  dans  l'autre,  se  séparent  l'une  de 
l'autre  dans  la  nature.  Nous  voyons  par  là  dans  quel 
sens  on  doit  entendre  le  mot  d'un  de  ses  disciples,  que 
Dieu  étant  vrai  et  absolu  dans  la  logique,  a  voulu  aussi 


REMARQUES.  131 

être  moins  absolu  et  moins  vrai  dans  la  nature.  Et  nous 
pouvons  en  conclure  qu'en  s'attachant  à  ces  doctrines 
ou  à  d'autres  analogues,  il  est  impossible  d'admettre 
que  la  langue,  la  logique  et  l'intelligence  humaines 
soient  absolues,  quand  bien  même,  ce  qui  est  encore 
fort  douteux,  elles  pourraient  suivre  et  copier  fidèle- 
ment la  nature.  Car,  en  vérité,  si  déjà  la  nature  fixe  et 
sépare  les  éléments  qui  sont  unis  en  Dieu,  la  langue  et 
la  logique  arrêtent  et  divisent  encore  plus  ce  qui  passe 
trop  vite  à  leur  gré  dans  la  nature  ou  dans  l'intuition 
spontanée  de  l'esprit.  Ainsi,  la  langue  et  la  logique 
parlent  de  buts  qui  se  réalisent  dans  certains  cas,  quoi- 
que le  plus  souvent  le  but  ne  soit  pas  distinct  de  sa  réa- 
lisation. En  appliquant  par  exemple  cette  catégorie  de 
but  à  la  plante  on  se  trouve  dans  un  grand  embarras, 
parce  que  dans  la  plante  le  but  n'est  pas  séparé  des 
moyens  dont  elle  se  sert  pour  l'accomplir.  Nous  pour- 
rions dire  que  la  fleur  est  son  but  plutôt  que  les  racines 
ou  les  feuilles,  et  dans  certains  cas,  que  ce  sont  les 
graines;  mais  en  réalité  nous  voyons  que  le  but  de  la 
plante  ne  saurait  être  ni  l'un  ni  l'autre,  mais  que  c'est  la 
plante  tout  entière  qui  est  son  but  à  elle-même,  et  dans 
ce  cas,  nous  reconnaissons  que  le  but  n'existe  pas  en 
dehors  des  moyens  qui  servent  à  l'accomplir.  Nous  con- 
tinuons cependant,  et  à  bon  droit,  à  faire  usage  de  la 
catégorie  de  but  en  disant  que  la  plante  entière  est  son 
propre  but. 

De  même  lorsque  nous  disons  :  Je  fais  ceci,  nous 
exprimons  un  acte  entier  par  lui-même,  ou  l'action  du 
moi  qui  se  traduit  d'une  manière  quelconque  dans  le 


liji  REMARQUES. 

non-moi.  Mais  cet  acte  un  ou  entier  est  divisé  par  la 
Langue  en  trois,  savoir  :  le  moi  avant  qu'il  agisse  et 
abstraction  faite  de  son  action,  désigné  par  le  mot  je; 
puis  ce  qui  est  accompli,  considéré  après  l'acte,  non 
pins  comme  en  étant  une  partie  constitutive,  mais  abs- 
traitement en  soi,  et  désigné  par  le  mot  ceci;  enfin, 
entre  ces  deux  extrêmes,  la  langue  place  le  mot  fais 
pour  marquer  que  ce  n'est  ni  je  ni  ceci  qu'elle  Veut  dé- 
signer, mais  l'acte  allant  de  l'un  à  l'autre. 

La  langue  arrête  donc  ce  qui  coule  dans  la  nature,  à 
peu  près  de  la  même  manière  que  l'art  saisit  un  senti- 
ment, un  geste,  un  instant  du  coucher  du  soleil,  toutes 
choses  qui  ne  durent  point,  mais  que  la  poésie,  la  pein- 
ture ou  la  musique  arrêtent  et  font  persister.  Et  ceci  de- 
vient surtout  éclatant  dans  les  œuvres  où  s'unissent  deux 
arts  de  différente  nature,  comme  la  poésie  et  la  musique 
sur  nos  théâtres,  et  où  l'action  dramatique  demandant 
par  exemple  que  le  héros  s'élance  et  vole  pour  sauver 
la  vie  d'un  ami,  au  lieu  de  faire  l'action,  il  chante  pen- 
dant tout  le  temps  nécessaire  pour  que  le  compositeur, 
forçant  le  moment  de  s'arrêter,  puisse  le  saisir  et  le 
rendre  parla  musique.  De  même  la  vérité  est  une,  mais 
les  catégories  la  divisent  ou  la  coupent,  et  tandis  qu'elle 
coule  et  manifeste  sa  vie,  les  catégories  l'arrêtent  sans 
cesse.  Mais  ces  ralentissements  sont  nécessaires  au  dé- 
veloppement de  l'absolu  lui-même,  ou  du  moins  à  l'en- 
tendement de  l'homme  qui  ne  procède  que  par  catégo- 
ries, el  qui,  pour  ce  motif,  n'est  pas  absolu. 


REMARQUES.  133 

Mil. 

Nous  avons  vu  que  les  catégories  fournies  par  le  lan- 
gage et  critiquées  par  la  philosophie  sont  douteuses. 
Réveillée  par  la  Logique  de  Hegel,  la  question  de  leur 
valeur  s'offre  encore  à  nous  sous  une  autre  forme, 
relie 'de  la  méthode.  Là  surtout,  Hegel  se  montre  l'ad- 
versaire de  Kant. 

Après  avoir  distingué  les  jugements  analytiques,  qui 
ne  sont  que  des  définitions  explicatives,  d'avec  les  ju- 
gements synthétiques,  qui  nous  apportent  de  nouvelles 
notions,  Kant  se  demande  comment  il  peut  exister  des 
jugements  synthétiques  à  priori,  ou  comment  nous 
pouvons  concevoir  a  priori  des  idées  nouvelles.  J'ad- 
mets et  je  comprends,  disait-il,  que  l'empirisme  nous 
procure  des  idées  nouvelles,  mais  en  dehors  de  l'empi- 
risme je  ne  vois  pas  que  nous  puissions  aller  d'une 
idée  à  une  autre,  différente  de  la  première,  mais  seule- 
ment à  une  idée  déjà  contenue  dans  celle  que  nous  po- 
sons d'abord.  Il  n'y  a  donc  point  de  jugements  synthé- 
tiques à  priori.  D'uù  il  conclut  que  nous  ne  pouvons 
rien  connaître  qui  ne  soit  donné  par  l'empirisme,  et 
que,  par  conséquent,  nous  ne  pouvons  rien  savoir  de 
certain  sur  ce  qui  est  transcendant  et  nous  intéresse 
le  plus,  comme  Dieu,  la  création,  l'immortalité  de 
L'âme,  etc.  Ainsi  parlait  Kant,  du  moins  dans  sa  philo- 
sophie théorétique  ou  spéculative,  tandis  que  dans  sa 
philosophie  pratique .  et  sans  qu'un  puisse  deviner 
pourquoi,   il  affirmait  que  l'homme  trouvait  dans  sa 


131  K  EMâRQ  l  ES. 

conscience  une  réponse  satisfaisante  à  ces  questions 
transcendantes. 

Hegel  ne  put  se  contenter  de  cette  modestie  théoré- 
tique  de  Kant.  Afin  d'établir  l'insuffisance  de  la  raison, 
ce  dernier  avait  remarqué  qu'elle  tombe  dans  des  anti- 
nomies insolubles  aussitôt  qu'elle  sort  de  l'empirisme. 
Car  elle  prouve  aussi  bien,  disait-il,  que  l'espace  doit 
être  infini  que  fini,  que  le  monde  a  dû  ou  qu'il  n'a  pas 
dû  commencer,  etc.  La  raison  pose  deux  alternatives  in- 
compatibles, mais  dont  l'une  ne  saurait  vaincre  l'autre, 
attendu  que  le  spectre  de  celle  qu'on  réfute  reparait  tou- 
jours. C'est  comme  dans  la  tragédie  de  Sbakspeare  où 
Ton  voit  reparaître  le  spectre  du  roi  défunt,  et  où  les  amis 
de  Hamlet  s'écrient  :  «  Il  faut  qu'il  y  ait  quelque  chose 
d'absolument  faux  dans  notre  royaume,  puisque  cette 
apparition  revient.  »  Semblable  aux  amis  de  Hamlet, 
Kant  se  contente  d'être  le  spectateur  impassible  de  cette 
contradiction  ou  de  ce  désordre,  tandis  que  Hegel  se 
met  à  l'œuvre  pour  rétablir  l'harmonie  entre  ce  qui  est 
et  ce  qui  doit  être.  En  d'autres  termes,  le  premier, 
voyant  qu'il.y  a  des  antinomies,  et  que  les  résultats 
trouvés  par  la  raison  se  contredisent  ou  s'annulent, 
s'arrête  là  ;  tandis  que  le  second  cherche  l'accord  en- 
tre les  principes  et  les  faits,  entre  la  raison  et  ses  ré- 
sultats. 

Satisfaisante  pour  Kant,  la  théorie  de  l'incapacité  de 
l'esprit  humain  ne  contente  pas  Hegel,  et  ce  sont  peut- 
être  justement  les  antinomies  de  son  prédécesseur  qui 
l'ont  conduit  et  poussé  à  sa  méthode  négative,  qui  n'est  en 
réalité  que  l'antinomie  réduite  on  système.  Car  voyanl 


REMARQUES.  i;> 

que  le  canon  de  l'identité  qui  avait  gouverné  la  logique 
depuis  Aristote  jusqu'à  lui,  se  trouvait  en  défaut,  puis- 
qu'il admettait  les  antinomies,  il  lui  substitua  une  nou- 
velle règle  destinée,  selon  lui,  à  résoudre  ces  antinomies 
apparentes.  C'est  ainsi  qu'à  la  logique  ancienne  et  bien 
connue  qu'on  pourrait  appeler  la  logique  de  l'identité 
et  qui  a  pour  axiome  qu'une  chose  qui  est  no,  saurait 
être  te  contraire  de  ce  quelle  est,  il  opposa  sa  propre 
logique  selon  laquelle  tout  ce  qui  est  est  aussi  le  con- 
traire de  ce  qu'il  est.  Par  ce  moyen,  il  avance  a  priori  ; 
il  pose  une  thèse  d'où  il  tire  une  nouvelle  synthèse,  non 
pas  directement,  comme  on  croyait  pouvoir  le  taire 
avant  lui,  mais  indirectement,  par  l'intermédiaire  de 
l'antithèse. 

Thèse,  antithèse,  synthèse,  voilà  donc  la  marche  du 
développement  de  sa  philosophie.  Il  croyait  que  les  vî- 
ntes nouvelles  qu'il  découvrait  et  qui  s'offraient  à  lui 
sous  cette  forme  de  trilogie,  lui  arrivaient  réellement 
par  cette  méthode.  Mais  de  même  que  l'on  se  trompait 
avant  lui,  en  croyant  que  Ton  pouvait  passer  d'une 
thèse  à  une  autre  par  la  seule  règle  de  l'identité,  ce 
que  Kant  trouvait  impossible  et  ce  qui  le  poussait  à  se 
demander  comment  on  pouvait  faire  des  jugements 
synthétiques,  Hegel  se  trompait  aussi  en  croyant  que 
sa  règle  antithétique  suffisait  seule  à  embrasser  et  à 
comprendre  les  variétés  infinies  dans  lesquelles  le 
monde  et  le  moi  se  développent. 

Sa  logique  est  une  exception  à  la  règle  qui  dit  que 
tout  le  monde  est  content  de  son  esprit.  L'ancienne  lo- 
gique était  toujours  satisfaite  de  son  esprit  et  de  ses  ré- 


136  REMARQUES. 

sultats ,  tandis  que  celle  de  Hegel  n'est  jamais  contente 
des  siens  et  oppose  toujours  une  nouvelle  négation  aux 
résultats  qu'elle  vient  d'obtenir.  En  cela  elle  a  grande- 
ment raison,  car  si  L'on  vent  avancer,  il  ne  faut  jamais 
s'arrêter  à  ce  que  l'on  a  trouvé,  et  c'est  cet  esprit  de 
négation  qui  a  conduit  l'auteur  de  cette  philosophie  à 
tant  de  merveilleuses  découvertes  dans  toutes  les  par- 
ties de  la  science.  Mais  il  avait  tort  de  poser  comme 
règle  logique  cette  maxime  qui  n'était  que  le  stimulant 
qui  le  poussait  en  avant  en  renversant  tout  ce  qui  pré- 
tendait se  fixer  ou  s'arrêter  devant  lui. 

Hegel  a  fait  brèche  dans  les  catégories  en  montrant 
que  chacune  d'elle  est  en  partie  vraie  et  en  partie  fausse. 
Voilà  l'immense  résultat  qu'il  a  obtenu  sans  le  savoir  . 
car  il  croyait  parvenir  à  tout  autre  chose,  et  surtout  à 
prouver  que  toutes  les  catégories  étaient  vraies.  Et  cela 
se  montre  principalement  dans  ses  travaux  éthiques  et 
historiques,  qu'il  avait  fait  précéder  dans  une  préface 
fameuse  de  ces  mots  étranges  :  Que  tout  ce  qui  se  fait 
est  raisonnable. 

Nous  cmvons  donc  que  la  méthode  de  Hegel  est  in- 
sutïisante,  et  que  d'ailleurs  ni  lui  ni  aucun  autre  phi- 
losophe n'a  jamais  commencé  par  se  faire  une  méthode. 
Car  on  entend  par  méthode  une  forme  qui  soit  plus 
simple  que  les  développements  auxquels  elle  conduit, 
et  l'on  peut  être  certain  a  l'avance  que,  pour  être  vraie, 
elle  ne  saurait  être  aussi  simple  qu'on  aimerait  a  l'avoir. 
Le  développement  du  monde  n'étant  pas  simple,  la  mé- 
thode elle-même  avec  Laquelle  nous  le  suivons  ne  sau- 
rait non  plus  être  simple.  Il  est  étrange  que  les  trilogies 


REMÀRQI  ES.  137 

au  moyen  desquelles  avance  la  philosophie  de  Hegel, 
aient  pu  si  longtemps  passer  dans  toute  L'Allemagne 
pour  une  méthode  sérieuse.  Peut-on  croire  que  les  va- 
riétés si  riches  qui  nous  entourent ,  comme  la  vie,  l'es- 
prit, l'âme,  l'amour,  la  vertu,  etc.,  soient  partout  et 
toujours  le  résultat  d'une  même  trilogie  :  thèse,  anti- 
thèse, synthèse.  Trop  monotone  ou  trop  uniforme  pour 
l'homme,  cette  marche  dialectique  le  serait  encore  bien 
plus  pour  l'absolu  ou  Dieu,  qui  cependant,  selon  Hegel, 
aurait  dû  suivre  constamment  cette  marche  sans  en  dé- 
vier jamais  dans  aucun  de  ses  développements. 

On  peut  établir,  je  crois,  que  l'absence  de  méthode 
est  ce  qui  pousse  réellement  le  philosophe.  Il  faut  qu'on 
ne  soit  jamais  content  de  ses  découvertes  ;  c'est  le  seul 
conseil  à  donner  à  ceux  qui  demandent  une  méthode 
dans  la  recherche  de  la  vérité,  et  c'était  aussi  sans  doute 
la  méthode  de  Hegel.  Dès  qu'une  forme  se  présentait, 
il  la  niait  ou  il  lui  faisait  une  opposition  directe,  et  grâce 
à  cette  opposition,  sa  forme  prenait  un  nouvel  aspect. 
Et  quand  il  croyait  avoir  embrassé  ou  saisi  les  catégo- 
ries à  l'aide  de  sa  méthode ,  ce  n'était  en  réalité  que  la 
force  prodigieuse  de  son  génie  qui  les  avait  pénétrées 
sans  l'assistance  de  sa  méthode.  C'est  pourquoi  la  doc- 
trine de  Schelling,  qui  dit  qu'au  lieu  de  méthode  le  phi- 
losophe arrive  par  intuition  spontanée  aux  idées  nou- 
velles, me  parait  la  seule  vraie,  jusqu'à  ce  que  nous 
arrivions,  si  c'est  possible,  au  dernier  degré  de  la  con- 
naissance. Car  une  pensée  n'existe  que  virtuellement 
tant  qu'elle  n'est  pas  formulée  dans  le  langage,  et  la 
langue,  comme  les  idées  antérieures,  sont  autant  de 


138  H  KM  Ali  y  l  ES. 

chaînes  ou  d'entraves  dont  le  moi  se  délivre  en  se  plon- 
geant dans  les  profondeurs  mystérieuses  de  son  unité. 

Toutes  les  fois  qu'il  recherche  des  idées  nouvelles, 
le  moi  se  ramène  à  l'état  naissant  (status  nascens), 
pour  se  fixer  ou  se  cristalliser  aussitôt  après.  La  forme 
qu'il  avait  auparavant  doit  s'effacer  ou  se  taire  un 
moment,  mais  pour  embrasser  le  moment  d'ensuite 
une  forme  ou  une  cristallisation  nouvelle.  La  méthode 
de  Schelling  est  cet  état  naissant,  état  nécessaire,  mais 
non  définitif.  Répétons-le  donc  :  c'est  en  ne  se  disant 
jamais  content  de  la  forme  à  laquelle  il  arrive,  que 
l'esprit  atteste  et  prouve  sa  liberté  absolue;  car  aussitôt 
qu'une  forme  le  satisfait,  elle  le  domine;  il  en  devient 
l'esclave.  Mais,  d'autre  part,  s'il  voulait  être  toujours 
et  tout  à  fait  libre,  il  n'aurait  plus  de  connaissance.  Il 
faut  donc  que  la  forme  et  la  liberté  se  succèdent  et  s'in- 
terrompent sans  cesse  pour  se  faire  équilibre. 

La  seule  méthode  possible  et  vraie  est  donc  celle  que 
Schelling  a  caractérisée  lorsqu'il  a  dit  que  le  moi  se 
plonge  dans  la  profondeur  de  son  essence  informe  pour 
y  puiser  les  formes  ou  catégories  nouvelles  qu'il  met  au 
jour.  Mais  nous  avons  déjà  vu  que  chaque  catégorie 
prise  isolément  ne  saurait  être  vraie,  et  nous  voyons 
maintenant  que  la  méthode  de  Schelling,  dans  le  sens 
que  nous  lui  revendiquons  ici,  suppose  que  toutes  les 
catégories  ensemble  marchent  d'accord  vers  la  vérité 
sans  pouvoir  jamais  la  saisir  entièrement.  Ce  double 
résultat  nous  place  entre  la  modestie  excessive  de  Kant 
et  la  prétention  orgueilleuse  de  Hegel,  et  la  cro\  anec 
conserve  en  outre,  dans  cette  méthode,  sa  valeur  abso- 


REMARQUES,  139 

lue.  Car  si,  d'un  côté,  notre  entendement  n'arrive  ja- 
mais à  une  connaissance  parfaite  et  absolue  de  Dieu, 
nous  pouvons  être  certains,  d'un  autre  côté,  que  grâce 
à  la  conscience,  cette  connaissance  ne  nous  fait  pas  dé- 
faut dans  la  pratique  de  la  vie.  En  effet,  avant  même 
que  notre  esprit  ait  pu,  à  l'aide  de  catégories ,  se  faire 
une  idée  nette  et  précise  du  devoir,  la  conscience  com- 
mande impérieusement  ce  qu'il  faut  faire  ou  omettre,  à 
tel  point  que  parfois  l'intervention  des  catégories  attriste 
et  fausse  les  intuitions  de  la  conscience,  et  que  tout  un 
peuple  se  laisse  quelquefois  entraîner  par  de  faux  rai- 
sonnements en  dehors  de  la  ligne  droite ,  en  supposant 
vertueuses  ou  coupables  des  actions  particulières  qui  ne 
le  sont  pas.  Nous  ne  devons  donc  pas  tant  regret- 
ter l'insuffisance  du  savoir,  qu'en  tirer  au  contraire  une 
grande  satisfaction,  puisque  l'immense  majorité  des 
individus  n'arrive  jamais  au  degré  le  plus  élevé  de  la 
science  à  chaque  époque,  tandis  que  tous  sont  égale- 
ment tenus  de  pratiquer  la  vertu.  Quand  on  accomplit 
un  acte,  ce  n'est  pas  une  ou  plusieurs  des  catégories 
du  moi  qui  s'y  trouvent  intéressées  ;  c'est  le  moi  tout 
entier  qui  agit,  tandis  que  l'entendement  n'avance 
qu'en  se  partageant.  Ce  n'est  donc  pas  le  Vrai,  mais  le 
Bien,  qui  est  réellement  notre  but  ;  nous  possédons 
l'idéal,  non  comme  distinct,  mais  comme  instinct;  non 
dans  la  connaissance,  mais  dans  la  conscience. 


FIN. 


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Hegel,  Georg  Wilhelm  Friedrich 
La  logic  subjective  de  Hegel 


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