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600068227V
II
Uk Ji. 1%
'W^
LA
LOGIQUE SUBJECTIVE
PARIS. — TTP. DE PILLET FILS AlNÉ, RUE DES GR.-AUf.USTlNS, 5.
LA
LOGIQUE SUBJECTIVE
l)K
HEGEL
TRADlUTt PAK
H. SLOMAN ET J. WALLON
SUIVIE l>E
QUELQUES REMARQUES. PAR II. S.
y.
PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOIMIIQUE DE LADIUNGE
RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARCS, 'il
1854
^^4., ^. ^ 2.
PRÉFACE.
Ce travail, commencé en Allemagne, n'était d'abord
qu'une analyse succincte de la logique subjective de Hegel,
et ne devait point voir le jour. Je l'avais entrepris pour
un Anglais de mes amis qui désirait l'étudier dans sa
langue maternelle. Je m'aperçus bientôt que cette version
de l'allemand dans une langue latine rendait le texte plus
intelligible à mes propres yeux, et pour cela je continuai
de m'y intéresser. Plus tard, ayant été condyjt à.vivre
quelques années à Paris, j'eus occasion d'«n^-*ciuser avec
M. Wallon, dont je venais de lire les ^^emiéresépi^ê^de
Philosophie. Il me décida, par ses instances, ef sans croire
engager car là sa foi ni ses opinions, à 'remettre avec lui^
en français, cette analyse do Hegel, qui dèyint alors urie
véritable traduction dans laquelle toutes les' idées, sinon
toutes les phrases du philosophe, sont fidèleçi^nt- et'scru-
puleusement reproduites (1).
Hegel est souvent très-clair, mais parfois aussi il se
plonge dans des abstractions insaisissanles. On s'est rap-
pelé qu'Homère, lorsqu'il décrit un sentiment ou une
chose inusitée, s'écrie parfois : C'est ainsi que cela se
(1) Le texte français étant arrêté, il était si facile d'en donner une
édition anglaise, qu'un voyage à Londres a suffi pour cela. Elle pa-
rait (sous le môme titre que celle-ci) chez John Ghapman, à Lon-
dres.
a
Il PRÉFACK.
uoinme dioz les dieux immortels, iiiiûs les mortels lui
donnent un autre nom, et Ton a dit (|ue \U*'fro\ parlait aussi
ces deux langues , tantôt celle des dieux immortels et tan-
tôt celle des nommes. La vigueur de son esprit relevait
souvent à des hauteurs inaccessibles à toutes les langues,
même à la langue allemande qui s'est prétt^e depuis trois
siècles i\ tant de systèmes, et s'est accommodée à de si
grandes abstractions. Aujourdliui cependant on commence
il le mieux comprendre ; car depuis que ce philosophe allait,
un manuscrit sous le bras, et le jour de lu bataille d'iéna,
cherchant par les rues de cette ville un éditeur pour son
premier ouvrage , la phénoménologie de l'esprit, un demi-
siècle s'est écoulé ; on Ta étudié, on l'a compris, et l'on*
est parvenu à pouvoir le traduire après l'avoir suffisamment
approfondi.
Mais il est clair, par ce qui précède, qu'on ne saurait le
traduire à la lettre ou mot a mot, comme ou le fait des au*
très livres de science: et que cette traductiou, fût-elle
possible , nul ne voudrait la lire. A l'appui de cette opi-
nion, qui ne doit surprendre que ceux qui ne connaissent
point la langue et la philosonhie allenuindes, nous in-
voquerons le témoignage des écrivains qui se sont occu-
pés iusqu'ici de travaux analogues, et particulièrement ce-
lui de deux hommes dont l'autorité est irrécusable, a Hegel,
ttdit M. Wilm , est dans son langage et dans toute sa ma-
« nière d'être et de sentir, le plus Allemand des penseurs
« do l'Allemagne. 11 est par cela même le plus intraduisir
« ble des écrivains. Il se sert d'une foule de mots arbitrai-
« roixient composés, qui se refusent à toute version directe,
a et qui, le plus souvent, ne peuvent èti-c rendus en fraji-
« çais par des circonlocutions qu^aux dépens de la précision
« (ît quelquefois de la clarté et de la fidélité (l). »
M. Bernard, l'habile et persévérant traducteur du cours
d'Esthétique de Hegel, travail qui a obtenu l'aunée der-
nière un prix de trois mille francs de l'Acadénie des
sciences morales et politiques , comme ouvrage utile aux
mœurs, dit dans sa préface : a Nous sommes persuadé
« gu'uue traduction complète et littérale serait barbare et
a inintelligible. » Et encore : a Le style de Hégel^, par ses
(\) llist. de la pi), ail., t. III, p. 383.
<^ qualités comme par ses défauts^ est Uùi punr relmtor If»
<( traducteur le plus habile et le plus opiniAtro. »
Bn présence de ces témuiçuages dont ou ne saurait mettre
et doute la grande autorité^ nous n'avons qu'à répéter de
noureàU que notre version est à la fois plus et moins qu'une
traduction. Celle du cours d'Esthétique est plus littérale
gue la nôtre, idt si M. Bénard voulait en donner une sem-
filable de la io§[iquie , nous serions les premiers à nous en
réjouir; noUs aimons même & espérer que le disciple fran*
cals de Hegel, s'il me permet de lui donner ce nom^ entro-
1)reudra tôt ou tard cet important travail s'il croit pouvoir
e conduire à bonne an. Loin de vouloir dire par l& que sa
{réduction de TËsthétiq^ue laisse quelque chose à désirer ,
nous voulons au contraire faire obst'rver que la logique, v.i
surtout la logique objective de Hegel, offrent do pluspandes
difiictiltés que Tes autres parties de sa philosophie, ainsi que
M, Bénard l'a reconnu lui-môme lorsqu'il les a compareos.
Le public, qui s^inquiète peu de ces diitlcultés, répond A
cela : « Que me fait la logique? Je n'en veux pus plus que
« de la métaphysique ; et si celle do Hegel est aussi meta-
<c physique, je n'en veux doublement pas ! »
Afais quand bien même la philosophie de Hegel serait
fausse, elle vaudrait encore mieux que toutes les autres,
parre qu'elle résout plus vite ces objections. Avec autant
de simplicité que de raison, son auteur prouve très-bien
que la métaphysique est tout à fait inévitable. « Quand un
« botaniste, dit-il, un médecin, un mathématicien ou un
« savant quelconque parle d'une force ou de la matière, etc.,
« il peut bien croire qu'il est hors de la métaphysique, mais
« en vérité cela n'est pas, car en prononçant ces mots il y
« est en jplein cœur, et ce qui est pis, il ne le sait point. »
Hé&i;el a iiiisisté plus d'uue fois sur cette incontestaule vé-
rité. 11 est évident, en effet, que si rensemble des lois do
la nature constitue la physique, l'intelligence même de
ces loifi constitue la métaphysique, ou en d'autres termes,
(me sous le nom de notions mélaphysiqucs on comprend
I analyse de toutes nos autres notions. Quand on dit qu'on
iio veut point de la métaphysique dans les sciences , cela
veut dire qu'on n'aime point les questions métaphysiques
qui sont douteuses , mais soulonient cclh^s qui sont hiru
siVos. VA cola est sans contredit fort sngo; mais la liinito
IV préfacé:.
entre les questions douteuses et celles qui ne le sont point
n'est pas Tacile à saisir. Autant vaudrait avouer que les
sciences positives aiment bien la métaphysique qui n'est
point douteuse. Mais alors elles font comme tout le monde ;
tous, nous préférons le clair et nous n'aimons pas l'obscur
Aussi nous sommes-nous efforcés de vaincre les difficul-
tés de ce travail , et peut-être certains esprits métaphysi-
ques le trouveront-ils trop clair? — Soit; nous osons être
clairs dans un sujet obscur. Voyons ce qu'en diront d'une
part les esprits bien clairs, et d'autre part les esprits bien
obscurs.
Nous demandons la permission de reproduire, en ter-
minant, plusieurs fragments de la belle préface que M. Bé-
nard a mise en tête de sa traduction des écrits de Schelling :
« Les systèmes de la philosophie allemande ont un avan-
tage incontestable sur toutes les productions plus ou moins
philosophiques auxquelles on a coutmne de prodiguer ce
nom : c'est que , (juels que soient leurs défauts , leurs er-
reurs, leur obscurité, ce sont de véritables systèmes.....
«Aujourd'hui, il est vrai, ces systèmes sont entrés dans
une phase de décadence. La critique les a battus en brèche
et harcelés pendant cinquante ans, et, malgré son impuis-
sance à fonder, elle leur a porté plus d'un coup meurtrier,
fait plus d'une blessure incurable. Le temps, d'ailleurs,
qui fait vieillir les systèmes aussi bien (jue les hommes et
les sociétés, a gravé sur leur front des rides profondes. Les
idées ont marché, quoique d'une manière latente ; les
sciences particulières ont fait des découvertes ; l'expérience
a révélé des faits nouveaux qui leur sont peu favorables.
Us ont eu l'irréparable tort de se mettre ouvertement en
opposition avec le sens commun en des points g^raves où
celui-ci jamais ne transige et où les systèmes sont forcés,
tôt ou tard, de capituler. En un mot, ils sont convaincus
de ne pas satisfaire, de tout point, la raison, et de répon-
dre encore moins aux étemels besoins du cœur humain.
Plusieurs conséquences hostiles à la morale, à la religion,
à ce que le monde révère ou adore, ont été mises à nu par
les adversaires, ou hardiment démasquées par les disciples
eux-mêmes
« Rien donc n'est plus facile que de montrer (quand on les
PRËPAGE. V
connaît) les lacunes , les vices , les lâcheuses tendances de
ces systèmes; carde dire où Ûs pochent radicalement en
faisant subir à leur principe la confrontation d'un principe
supérieur , c'est tout autre chose. Mais on peut, sans être
aussi bon dialecticien que Socrate , les pousser à l'absurde
sur bien des points, et, sans avoir la force comique d'Aris-
tophane, nous égayer à leurs dépons en rajeunissant le
thème classique, bien qu'un peu usé, des nuages de la
Germanie
« On a aussi proposé d'autres doctrines, d'autres systè-
mes, mais ces prétendus systèmes n'ont jamais pu parvenir à
s'organiser, & se formuler nettement et d'une manière com-
plète. Ce sont des solutions partielles à divers problèmes,
très-importants sans doute, mais sans portée universelle.
Les questions sociales, industrielles, historiques ou reli-
gieuses y jouent un rôle exclusif, absorbent, elfacent tout
le reste,*sont données comme l'objet suprême et unique
vers lequel doivent tendre tous les eflforts de l'esprit hu-
main. La métaphysique, cette science générale des prin-
cipes, y est oubliée, dédaignée ou ajournée, et, dans ce
dernier cas , doit éclore du système (lu'elle devait engen-
drer
« Nous ne reconnaissons dans ces travaux ou ces essais
aucun des caractères qui constituent un système philoso-
phique. De vrais systèmes, nous n'en voyons nulle part
autour de nous dans ce qui se donne ou est donné pour
l'être. Aucune de ces productions ne nous parait capable
de soutenir une pareille prétention et de remplir les obli-
gations qu'elle impose. Ces caractères, nous no les trou-
vons que dans les systèmes qui marquent le développe-
ment do la philosophie allemande, et dont le nombre est
fort restreint. Ils se réduisent à (juatre, dont le nom vient
à la bouche de quiconque cherche à articuler les degrés de
ce développement. Ce sont ceux de Kant, do Fichte, de
Schelling et de Hegel. Et encore faut-il simplifier cette
liste, car tout le monde sait que les deux premiers repré-
sentent la même idée dans ses deux phases successives, et
que les derniers, quelles que soient leurs différences pro-
fondes, et malgré les dissidences qui ont éclaté entre les
auteurs et leurs écoles rivales, marquent l'avènement et
la domination d'un môme principe, différemment formulé
Ti PRÉFACE.
et développé. Or , Kant est détrôné. Ses sa\'antes et rigou-
reuses analyses bubsistent et subsisteront toujours; mais
son système' est tombé ; il est entré dans le domaine de l'his-
toire. Vainement, quelques rares et c^scurs partisans cher-
cbent-ils à le relever et à le ressusciter. Reste donc la phi-
losophie de Schelling et de Hegel. Son règne est-il mii ?
Nous ne répéterons pas ce que nous avons dit, et nous ne
voulons pas entrer dans plus de détails. La question est trèâ-
simple et peut se rés«>udre en deux mots : Oui, leur règne
a e^sé si Ton nous montre le système qui leur a succédé ;
non, si ce système n'existe pas. En Allemagne, en France,
chez toute autre nation de l'Europe, nous ne voyons per-
sonne à qui, indépendamment des prétentions souvent ri-
dicules de secte et d'école , on puisse , sans hésitation, ac-
corder le titre de fondateur d'uu système nouveau, et qui
soit en état d'en supporter les onéreuses conditions
« Mais que les ennemis de la philosophie ne se hâtent
pas de triompher de l'abaissement où celle-ci est tombée.
Bien qu'affaiblie et divisée, son action est enc^^re toute-
puissante. EUe règne par son esprit, sinon par la lettre,
et surtout par les habitudes auxquelles elle a façonné les
intelligences pendant la longue période de sa domination
incontestée.
« De fait, il ne s'écrit pas en Allemagne vingt pages sur
la philosophie, l'histoire, la httérature, la religion et la po-
litique, où l'on ne reconnaisse la pensée encore vivante de
ces nommes qui ont tout agité, tout remué, qui ont étendu
à tout, fait partout pénétrer la vertu dominatrice de leurs
formules. Vous retrouverez celles-ci dans les plus vulgaires
débats de la politique et de la littérature, jusque dans les
feuilletons et les romans. A plus forte raison, cet esprit
doit-il se montrer avec toute sa force dans les controverses
religieuses qui ont repris une nouvelle importance depuis
quelques années. Le conseil municipal de la ville de Ber-
hn dresse ses supplicies au roi en un style que n'auraient
désavoué ni Fichte m Hegel; et le fond, certes, ne dément
point la forme.
« Quant à nous, qui, selon notre éternelle coutume, rious
de tout cela , et qui sommes d'autant plus assurés d'être
hors de l'atteinte de ces idées et de ces systèmes, que nous
nous vantons de n'y rien comprendre et les déclarons iniii-
PRÉFACE. VII
telligibles^ est-il bien sûr que leur obscurité, d'une i>.irt,
et notre bon sens^ de Tautre, nous aient suffisamment pn>-
tégés? Personne, je pense, n'oserait le soutenir nour le
passé. Nous ne voulons point cbicaner sur le degré ae cette
mfluence, manifeste en beaucoup de points à tous les yeux,
moins visible en une infinitif d'autros, mais rcconnaissable
encore à des regards un peu ezerci^s, qui ne se laissent
point abuser par quelques changements de forme , com-
mandés par noti'e esprit et uéeessairos pour les faire ad-
mettre.
« Mais nous soutiendrions la gageure môme pour le pré-
sent. Sous peine d'être déclaré visionnaire , nous noua fe-
rions fort de montrer l'esprit, queliiuefois Li lettre, partout
l'empreinte do ces doctrines, dans tes productions de notre
époque , où l'on s'attendrait le moins à les trouver. Nous
les surprendrions peut-être, pour ne pas dire certainement,
et surtout, dans les écrits q\ii leur sont le plus hostiles, pré-
cisément parce qu'on ne se heurte gue quand on se touche,
et que Ton parcourt la môme voie. Pour quiconque sait
comment s'importent les idées , comment ces voyageuses
ailées traversent les frontières, sans se laisser plus arrêter
par les cordons sanitaires de la littérature négative, que
par les montagnes et les fleuves; avec quelle facilité elles
changent de costume et se métamorphosent ; par (ruelles
portes cachées elles pénètrent dans les esprits les plus en
garde contre elles , les surprennent , s'y logent, les domi-
nent et les obsèdent quand ils réagissent, se débattent et
luttent contre elles, ou enfin , prennent la plume pour les
réfuter, il n'y a là ni vision ni subtil paradoxe, mais un
fait général , dont rapplication au cas particulier pourrait
se démontrer par l'analyse des principilcs productions dos
arts et de la littérature actuels
« Eh appelant Tattcntion dos hommes sérieux sur les œu-
vres mêmes de cette philosophie, nous voulons préparer et
susciter une critique puissante vi féconde, non semblable
à celle qui leur rend service et perpétue leur domination
par une censure ignorante, des attaques maladroites ou
des accusations exagérées , mais qui , au lieu de frapper à
côté ou par derrière , ose les regarder en face et se mesu-
rer avec elles avec les armes de la science et de l'esprit;
non celle qui croit les supplanter en éludant les questions
VIII PRÉFACE.
qu'elles ont au moins le mérite d\avoir franchement abor-
dées, mais celle qui reprendra un à un tous ces problèmes,
les traitera d'un point de iiie plus élevé et leur donnera
de meilleures solutions. Cette critique vraiment philoso-
Shique est encore moins celle qui s'exerce sur leur épi-
erme, en leur décochant quelques épigrammes , téla sine
ictu. Celle-là doit pénétrer au fond de leurs entrailles pour
en arracher les idées qui sont leur principe de vie et de
durée. Maîtresse de ces idées par la vertu et le droit d'ime
idée supérieure, elle saura démêler en elles le vrai du
faux, les corriger, les redresser, les expliquer elles-mêmes,
conome ce dont elles ont inutilement tenté de rendre
compte. Elle créera ainsi ime doctrine plus solide, plus
•large et plus vraie ,^ plus capable de satisîaire la raison et
les besoins du siècle , et aussi d'interpréter , sans les dé-
truire, des croyances qui ne peuvent périr. Nous nous es-
timerions heureux d'avoir contribué à lui fournir l'une des
deux conditions nécessaires pour élever ce système, la con-
naissance du présent encore plus que celle du passé, après
le génie que Dieu seul peut donner. Plus heureux serions-
nous encore si ce système devait éclore dans la pairie de
Descartes! »
.. Bien qu'étranger, je m'associe de grand cœur à ce vœu.
H. SLOMAN, D'.
Paris, mai 1854.
LOGIQUE SUBJECTIVE
NOTIONS GÉNÉRALES.
Les matières contenues dans cette partie de la pliilo-
soplïie qui va maintenant nous occuper sont les mêmes
que Ton rencontre dans la plupart des traités de logique.
Mais dans mon système, il faut le bien remarquer, elles
sont étroitement liées à toutes celles que Ton désigne
généralement sous d'autres noms; et quoique je ne
puisse retracer ici la route que la niiLosopiiiE absolue
a déjà parcourue, je veux essayer cependant de mon-
trer les rapports intimes qui subsistent entre la logique
que je nomme subjective et les autres branches de la
philosophie vulgairement appelées ontologie, métaphy-
sique et cosmologie, mais qui^ dans ma doctrine, cons-
1
2 LOGIQUE SIUJKCTIVK.
lituenl celte partie de la logique que j'appelleofc/ec/iiy.
Dans mon système, TÊtre considéré d'une manière
générale, en lui-même, et n'ayant encore ni forme ni ob-
jet, est la source première d'où tout procède. La philo-
sophie et tout ce qui existe dans le monde, et le monde
lui-même en découlent.
Si Ton considère TÈtre, en effet, avant qu'il ait
pris aucune forme déterminée, on voit que Ton peut
dire de lui qu'il est et qu'il n'est pas en même temps.
Il est tout et il n'est rie»; il est tout en général, mais
il n'est rien de particulier. Or, en faisant ce raison-
nement, nous avançons d'un pas, puisqu'à Tidée de
rÊtre que nous posions d'abord, nous voyons mainte-
nant se joindre l'idée du non-être ou du rien que nous
n'avions pas posée. Dans ce cas comme dans tnus les
autres, c'est la force dialectique de l'idée que nous po-
sons, qui nous oblige à reconnaître que cette idée,
quelle qu'elle soit, n'est pas ce qu'elle parait être d'a-
bord, mais au contraire, qu'elle se contredit pour ainsi
dire elle-même, en s' opposant une seconde idée qui est
la négation de la première. C'est pour ce même motif
que dans la circonstance actuelle nous avons pu dire de
l'Être en général qu'il est tout et qu'il n'est rien. Mais
si l'on veut y réfléchir attentivement, on verra que (la
même foiTe dialectique agissant toujours) les idées ne
NOTIONS GÉNÉRALES. 3
sauraient demeurer dans cet état d'opposition l'une ù
l'égard de l'autre, et qu'il sort nécessairement des deux
contraires une troisième idée, qui est la résultante et
comme la vérité des deux premières.
En effet, l'Être ne disparaît pas, comme on le pourrait
croire, dans l'idée du non-ètre ou du néant que nous lui
opposons. 11 subsiste, mais en même temps il est modi-
fié. Au lieu dé l^tre et du néant opposés Tun à l'autre
que nous avions d'abord , nous avons à présent l'Être
qui va au néant et le néant qui va à TÊtre. Nous assiss-
ions en quelque sorte à l'enfantement progressif du
rien par l'Être et de l'Être par le rien ; nous suivons
les transformations de l'Être qui passe au néant et du
néant qui devient l'Être ; ce qui nous apporte évidem-
ment l'idée d'un mouvement continuel de l'un vers
l'autre, ou le passage d'une forme à une autre forme
qui ne s'arrête jamais pour nous laisser le temps de le
saisir et nous donner le droit de dire qu'il est. Rien
n'est donc d'une manière absolue; tout va du néant à
l'Être ou de l'Être au néant. Ainsi, pour répéter ce qui
précède, nous avons commencé par affirmer simplement
l'existence du Tout ; mais aussitôt, cette idée de l'Être en
général et antérieurement à toute forme, nous a poussés
par sa piropre force dialectique à une négation diamétra-
lement opposée ou à l'idée du non-ètre, d'où nous avons
4 LOGK>lE SIBJECTIVE.
VU sortir ensuite cette vérité, que le m:«ide entier ncus
présente un dé veluppement continuel qui fait que chaqt e
forme devient sans cesse ce qu'elle n'était pas encore.
En d'autres tenues, le devemr est la vraie forme ou la
vérité de l'Être, et le changement, qui est à la fois la né-
gation de rÈtre et du non-étre, se trouve, pour cela
mime, la vérité de l'Être et ilu néant. L'Être et le
Rien ne s^^nt donc point des idées vraies, bien que d'a-
hon\ ils nous aient paru tels. Il n\ a rien de vrai que
le devenir, que nous commençons à connaître comn:e
le passage de l'Être au néant ou du néant à l'Être.
Nous pourrions dire la même chose de toutes nos au-
tres idées : car toute idée que nous posons porte néces-
sairement avec elle sa dialectique qui, nous poussant
aussitôt vers son contraire, fait apparaître une seconde
idée qui est la négation de la première. Puis ces deux
idées ensemble en font surgir une troisième qui est
pour ainsi dire la vérité des deux autres. Et la même
force dialectique continuant d'agir s'empare de cette
troisième idée qui vient de naître, pour en faire sortir,
en vertu des mêmes lois, une nouvelle vérité plus spé-
ciale ou mieux déterminée, et par conséquent encore
plus vraie que la précédente.
C'est pourquoi, obéissant à cette marcbe dialectique,
j'ai dû donner dans la première partie de ma pbilosu-
NOTIONS GÉNÉKALES. «
pliic toutes les formes ou catégories de L'étue nouiinées
VexistcncCy la quantité, IdL qualité, etc. Et par la même
raison que Tétude de Têtre ou de ses développements
a fait l'objet de cette première partie, de même aussi
rétude de la substance et de ses transformations ou de
SCS modes a dû faire Tobjet de la seconde; et c'est tou-
jours p<jussés par la même force* dialectique que nous
sommes amenés, dans cette troisième partie, à traiter
de la logique subjective qui s'occupe spécialement des
IDÉES.
Le sens que j'attache au mot idée sera mieux eutcndu
tout à rbeure. Mais nous pouvons dès à présent recon-
naître que ce mot, avant d'avoir reçu aucune détermi-
nation spéciale, correspond assez bien à celui de notion.
Sous le nom de logique subjective, cette troisième par-
tie traitera donc des notions des clioseSy tandis que les
deux premières, comme nous venons de le dire, avaient
pour objet VÈtre et la Substance.
Spinosa a fait de la substance la dernière forme ou
la plus élevée des catégories, et il l'a défmie l'absolu ou
Dieu. Loin d'être fausse, cette identification de la subs-
tance avec Dieu est parfaitement juste, et de plus, il
faut absolument qu'on la fasse pour que la philosophie
puisse aller plus avant et dire que Tabsolu ou Dieu est
la Noliun, c'est-à-tlire Tidée. Si Dieu, comme Ta défini
8 LOGIQUE SUBJECTIVE.
Spinosa^ est la substance de toutes choses^ je dis, inoi^
qu'il en est plus que la substance^ étant la Notion ou
ridée des choses. Et cette définition^ selon moi^ suffit à
rétablir le libre arbitre dans Thomme.
Dans le système de Spinosa, le franc arbitre n'a point
de place, et Ton a remarqué avec raison que tout homme
qui croit que les actions humaines sont le fruit de la li-
berté, s'élève déjà, par cela seul, au-dessus de Spinosa;
Car ce philosophe parle bien du libre arbitre, mais pout-
en décomposer ou en affaiblir la notion et la subor^-
donner à celle de substance qui, dans sa pensée, est là
plus haute de toutes. D'où il suit que la liberté ne tient
pas, dans sa doctrine , la large place à laquelle elle à
droit de prétendre. En laissant aux mots leur sens na-
turel, on comprend que cette proposition. Dieu est la
substance, exclut presque entièrement la possibilité du
libre arbitre, tandis qu'il conserve tous ses privilèges
lorsque nous définissons Dieu en disant qu'il est Vidée
ou la Notion des choses.
Ainsi, dans la première partie de ma philosophie
ou de la logique objective. Dieu est Tétre; dans la
seconde, comme dans Spinosa, il est la substance;
et dans la troisième, que j'appelle logique subjective, il
est l'iDÉE ou la Notion des choses, c'est-à-dire la Vérité
de toutes choses.
NOTIONS g£nK;i\ales. 7
Dire de Dieu qu^il existe ou qu'il est^ m'a toujours
paru eu donner une bien pauvre notion. Car iHant tout
ce qui est^ il est (ou il a) nécessairement TÉtre. J'syoute
avec Spinosa qu'il est plus que l'Être^ étant aussi la
subtance des choses ; et plus encore^ selon moi^ puis-
qu'il en est la Notion ou Fldée.
Ce que nous appelons en nous le moi ou Vindioidu,
nous offre encore une image de l'Idée. Nous disons que
nous avons des idées pour marquer que nous en avons
un certain nombre ; mais en disant cela^ nous savons
très-bien que le moi n'est autre chose que l'ensemble
de nos idées. Le moi n'est donc que la totalité ou la gé-
néralité de nos idées, plus une idée actuelle, d'une na-
ture particulière , dans laquelle la notion du général
s'unit et se confond à celle du particulier. Car on trouve
toujours dans le moi l'ensemble ou la généralité de nos
idées s'unissant au particulier et s'enveloppant pour
ainsi dire l'un l'autre.
Quand on dit fai une idée, on s'imagine d'abord
qu'une idée et le moi sont unis, dans cette locution,
comme le seraient les deux parties, sujet et attribut,
d'une phrase quelconque; et l'on croit qu'avoir des
idées est une qualité ou propriété du moi qui en a
beaucoup d'autres en réserve, et qu'il faut entendre
cette locution dans le même sens que l'on dit fai
8 LOGIQUE SL'KJECTIVB.
un habit, cette maison a une fenêtre ou une parte.
Mais pour peu que l'on y réfléchisse, on reconnaît bien
vite que cette phrase, j'ai une idée, ne saurait avoir
un pareil sens, attendu que le moi n'est pas une chose
comme les autres, et que ViSie n'est pas une de ses
qualités ou propriétés. Kant, le premier, a placé le nuri
dans une sphère plus élevée et l'a mis au-ilessus des
choses phénoménales en le définissant l'unité primitive
et synthétique qui se retrouve et prend conscience
d'elle-même dans chaque perception. Et cette partie de
la philosophie kantienne qui tente d'approfondir ou
d'expliquer l'unité primitive et synthétique du moi, a
toujours été regardée comme la plus obscure et la plus
difficile à entendre, parce que dans cette partie, en effet,
il a réellement et sérieusement essayé de rendre compte
des rapports qui existent entre le moi et le monde. Voici
comment il pose le problème :
Étant donné, d'une part, les choses extérieures avec
leurs qualités ou propriétés diverses, comme d'être sen-
sibles, pesantes, visibles, et de pouvoir, par ce motif,
nous contraindre à respecter leur existence ou leur être^
rendu manifeste par toutes ces qualités réelles; et,
d'autre part, le moi, qui n'est ni pesant, ni visible, ni
susceptible de tomber sous la perception d'aucun de nos
sens ; de quelle manière, se demande Kant, peut-il s'éta-
NOTIONS GÉNÉRALES. 9
blir des rapports entre ces deux mandes opposés, entre
les choses palpables ou réelles du monde extérieur et
noire moi qui est purement idéal? En d^autres ternies,
comment peut-il exister des rapports entre la réalité et
Vidéalitéy qui, dans l'opinion de Kant, existe seulement
dans le moi et non point dans les choses?
Il répond à cette difficulté et justifie l'existence de
ces rapports en disant que les quatre formes ou catégo-
ries de quantité , qualité , relation, modalité, sont les
formes générales sous lesquelles les choses individuelles
s'introduisent dans le moi , qui , de son côté , est une
unité primitivement ou essentiellement synthétique,
c'est-à-dire une individualité dont le propre est d'être
aussi une généralité. Ainsi le moi qui, par son idéalité,
devrait s'opposer à recevoir en lui les choses indivi-
duelles, ne s'y oppose plus dès que l'individualité de ces
choses se trouve généralisée. Les quatre catégories de
quantité, qualité, relation, modalité, opèrent cette gé-
néralisation et permettent ainsi aux choses extérieures
d'entrer dans le moi.
Telle est du moins la solution de Kant.
Dans sa manière de voir, comme dans la nôtre, on
trouve donc toujours dans le moi le Général et le Par-
ticulier tout ensemble, impliqués ou enveloppés Tun
dans Taulre.
10 LOGIQUE SUBJECTIVE.
Mais le Géuéral et le Particulier ne sauraient être
unis Tun à Tautre uniquement dans le moi. Il faut bien
que ce double caractère se trouve aussi dans les choses^
puisque , comme Tavoue Kant^ les choses individuelles
n'ont accès dans notre esprit que parce qu'elles sont
des généralités, ou parce que le Général fait partie
constitutive de leur individualité. Cette coexistence du
Général, du Particulier et de l'Individuel, est précisé-
ment ce qui constitue le moi, comme tout ce qui sub-^
siste dans le monde; et les idées ou notions des choses
ne sont autres que le moi prenant possession des choses
individuelles eu leur restituant leur généralité, qui
n'existe pas seulement en lui, mais aussi en elles. La
simple appréhension d'une ciiose par les sens, qui est
le commencement ou le premier degré de la percep-
tion, laisse pour ainsi dire cette chose hors du moi. Mais
aussitôt que cette peireption devient une idée^ le moi
s'est en quelque sorte introduit dans la chose et a péné-
tré jusqu'à sa généralité.
Ces remarques faites dans le sens de la philosophie de
Kant, me donnent, ce me semble, le droit de dire que le
moi, comme toutes les choses qui existent, sont des Gé«
néralilés , ou plutôt que Tidée se rencontre aussi bien
dans les choses que dans le moi sous ces trois formes
essentielles : le Général, le Particulier et l'Individuel.
NOTIONS GÉNÉRALES. Il
. Dans quelques autres parties de sa philosophie^ Kaut
est retombé dans Terreur commune aux logiciens^ qui
regardent la notion ou Fidée d'une chose comme une
abstraction arbitraire ou fortuite^ et qui^ par cela mëme^
supposent implicitement qu'une chose peut avoir beau-
coup de propriétés essentielles dont le moi n'a pas con-
naissance. Ainsi^ selon ces philosophes^ le moi se forme
une idée en s'emparant de quelques-unes des propriétés
des choses^ laissant les autres de côté ou faisant^ comme
on dit^ une abstraction. D'après cette théorie^ qui est
celle de la plupart des logiciens^ la notion ou l'idée ne
serait qu'une pâle et faible copie d'un riche modèle.
Sans doute, je l'avoue, il peut se faire que l'idée d'une
chose soit d'abord incomplète, et que nous commencions
par en saisir fortuitement quelques qualités isolées,
n'ayant entre elles aucun lien apparent. Mais je dis que
nous arriverons tôt ou tard à la vérité absolue, attendu
que nos idées sont parfaitement réelles, et que les choses
extérieures n'ont pas reçu le singulier privilège de de-
meurer toujours et à l'infini en dehors ou au delà de
nos idées, qui, dans ce cas, ne pourraient jamais se dire
la vérité, mais resteraient à cet état d'abstraction que
les logiciens leur concèdent.
Kant prétend que les idées ou notions des choses nous
sont données par les formes générales appelées calé-
ii LOGIQtK SUBJECTIVE.
g(»ries; et il ajoute que grâce à ces formes générales ou
ciitégories qui sont la quantité , la qualité, la relation
et la modalité^ nous faisons une synthèse à priori sans
aucune coopération des sens. Mais Kant^ qui était en-
tré par là sur le chemin de la vérité, n'a pas su tirer de
son princi|>e toutes les conséquences qui en découlent.
Dans le reste de sa philosophie, il a embrassé, comme
je viens de le dire. Terreur commune qui veut que les
idées ou notions des choses soient des abstractions for^
tuites de l'esprit, et que les choses elles-in^mcs nous
soient impénétrables.
Marchant plus avant dans la même voie. Je suis par-
venu à reconstruire la logique, qui conserve dans le
système de Kant et des autres philosophes, la forme
(lu'Aristote lui a donnée lorsqu'il a décrit, et pour ainsi
dire raconté, comme simples faits psychologiques, les
(opérations de Tentendement. Kant lui-même n'a rien
fait de plus. Il se borne à constater, à l'aide de l'obser-
vation, la présence des quatre catégories de quantité^
qualité, relation, modalitéy dans tous les actes de l'en-
tendement. La philosophie, il faut l'avouer, doit beau-
coup à Aristote et à Kant, pour avoir analysé et décrit
selon la méthode que nous appliquons aux sciences na-
turelles, les formes générales qu'ils ont rencontrées dans
toutes les opérations de Tesprit humain. Mais il y a lieu
NOTIONS GÉNÉRALES. 13
(le s'élonncr qu'aucun philosophe, depuis Aristote, n'ait
essayé de ramener ces formes à une môme source ou à
une commune origine. Fichte est le seul qui ait com-
pris la nécessité de les rattacher à un principe unique ,
et c'est lui qui m'a montré le chemin.
Voilà comment, conduit par cette idée, j'ai développé
tlans la première partie de mon système toutes les caté-
gories qui naissent immédiatement de la catégorie géné-
rale et primitive de I'être; comment, dans la seconde,
j'ai poursuivi le développement des catégories dérivées
qu'on peut embrasser sous le nom de substance ; et Cf>m-
ment enfin, dans la troisième, appelée logique subjec-
tive, et qui va maintenant nous occuper, nous traite-
rons de TEtre et de la Substance par\'enus à l'état de
Notions ou d'iDÉES.
CHAPITRE PREMIER.
DES IDÉES.
Les idées ou notions se présentent à nous sous trois
formes, qui sont : le général, le particulier et Tindivi-
duel.
Nous avons vu précédemment que les choses ne sont
pas seulement des individues, mais qu'elles sont aussi
des généralités. Or, ce que nous appelons la notion ou
ridée d'une chose est précisément cette généralité qui
existe dans son individu. L'idée n'est donc ni abstraite
ou distincte des choses, ni postérieure à elles, mais elle
leur préexiste au contraire. Notre entendement religieux
le constate en disant que Dieu a fait le monde de rien,
ou que le monde est l'œuvre de la pensée ou des idées
de Dieu; ce qui montre clairement que I'idée a. par
IG LOGlUtE 61BJKCT1VE.
elle-nièmo une puissance créatrice qui n'a pas besoia^
[ic)iir se manifester^ que les choses soient déjà pro*
(luites^ mais qui précède au contraire leur naissance.
Nous ne saurions reproduire ici toutes les définitions
que nous avons données dans les deux premières par-
ties de la logique objective^ et en vertu desquelles nous
avons pu établir que le général et le particulier exis-
tent, comme nous venons de le dire, dans Vindividu,
Mais, afin de ne laisser aucun doute dans les esprits^
nous pouvons faire à ce sujet quelques remarques.
Ainsi, quand nous disons que nous avons Fidée ou
la notion d'une chose, nous voulons dire que cette chose,
grâce à ses qualités ou propriétés sensibles, a pénétré
jusqu'à nous par l'entremise de nos organes ou de nos
sens. Mais au lieu de parler seulement de cette chose
individuelle, comme c'est notre intention de le faire,
nous disons à notre insu et sans le vouloir que nous en
avons pris ou reçu une notion générale. Car, bien qu'à:
l'instant même où cette chose vient frapper nos sens,
l'acte d'appréhension ou de perception que nous faisons
pour la saisir ne porte que sur son individualité, ce-
pendant il est si vrai que la généralité s'y trouve unie
d'une manière inséparable, que nous n'avons aucun
moyen de ne parlej* que de son individualité, et que,
pour la désigner, nous sommes contraints d'avoir rcr
DES IDt'ES. 17
aiui's à des idées ou notions générales. Or, puisque,
d'une part, le langage est le véhicule de la pensée ; et
puisque, d'autre part, la pensée ou le moi est une chose
générale qui ne peut rien admettre dans son sein qui
ne soit de même nature qu'elle, ou qu'elle ne le rende
identique à elle en se l'appropriant; il s'ensuit que
quand nous prenons idée d'une chose, c'est le général
qui est en elle que nous saisissons, ou plutôt nous res-
tituons à son individualité la généralité qui s'y trouve
cachée ou contenue, et que nos sens n'avaient pu saisir.
Lorsque je dis, par exemple, ce livre, cette maison,
à coup sûr j'ai l'intention de designer une chose indi-
viduelle, et pourtant je n'y réussis pas; il m'est tout à
fait impossible de dire ce que je veux dire et de ne dire
que cela; car malgré moi J'associe la notion générale
livre, maison, à une autre notion générale exprimée
par les mots ce, cette, ou par tout autre signe du dis-
cours ou du geste qui convient aussi bien au livre qu'à
mille autres choses. Mes sens se sont arrêtés sur une
chose singulière ou individuelle, sur une seule chose
en un mot, et cependant je ne puis la désigner ni dire ce
qu'elle est sans éveiller des idées générales.
Il est donc faux de dire que, parmi nos idées, les unes
sont générales, les autres particulières, et d'autres en-
core individuelles. Il n'y a point, et il ne saurait y avoir
18 LOGiQtE SUBJECTIVE.
de notions individuelles^ par cette seule raison que le
général et le particulier subsistent toujours dans Findi-
vidn. Ils j demeurent comme ensevelis et cadiés jus-
qu'au moment où les idées viennent les en tirer pour
les mettre au jour. Toute chose individuelle est donc
en même temps générale et parliculièrey et cette union
du général et du particulier dans son sein est précisé-
ment ce qui constitue sa notion propre ou soa indivi-
dualité^ qui n'en est ainsi^ comme on le Toit^que le pro-
duit ou l'image.
Contrairement à ce qui précède^ les logiciens s'effor-
cent d'établir que les noms d'homme^ d'animal ou de
chose, comme Cicérony Martin, Bucépliale, sont ce
qu'ils appellent des notions, c'est-à-dire des notions in-
dividuelles, et que toute la^différence qu'il y a dans les
notions, entre les générales, les particulières et les in-
dividuelles, provient de ce que ces dernières sont en-
tièrement représentatives de la chose désignée, servant
à marquer l'ensemble ou la totalité de ses attributs,
tandis que les premières, suivant eux, n'auraient pas la
même étendue et ne serviraient qu'à désigner quelques
attributs plus ou moins essentiels ou caractéristiques,
laissant de côté d'autres qualités non moins importantes,
et qui se trouvent spécifiées toutes ensemble, disent-ils,
dans les notions individuelles. D'où il faudrait conclure
DES IDÉES. IH
avec eux que les notions générales sont plus incom-
plètes ou moins vraies que les autres^ et d'autant plus
incomplètes qu'elles sont plus générales. Et c'est préci-
sèment pour cela, ajoutent-ils, qu'on peut appliquer la
même notion générale à plusieurs choses et non pas
seulement à une seule. Ainsi, plus les idées sont éle-
vées, dans cette hypothèse, plus elles s'écartent de la
réalité ou de la vérité, et plus elles sont susceptibles,
par conséquent, de s'appliquer à un grand nombre de
choses. D'où nous sommes obligés de tirer cette règle
générale que plus les notions se généralisent ou s'éten-
dent, plus elles perdent de leurs propriétés ou de leur
réalité; ce qui, de déduction en déduction, nous conduit
à conclure que la nofeioii dernière ou notion de Dieu,
qui devrait être la plus complète ou la plus riche de
toutes, se réduit à celle de l'Être suprême, qui est la
plus pauvre de toutes.
Fort heureusement, il n'en est point ainsi.. Il est digne
des temps barbares de croire que les mots Bucéphale
ou Martin expriment des idées ou notions, et de dire
que ces prétendues notions sont plus riches que les au-
tres parce qu'elles expriment des choses individuelles.
Lesridées.les plus générales ou les plus élevées, loin
d'être, pour cela seul, les plus pauvres de toutes, sont
au contraire les plus riches.
ai LOGlULE SUBJECTIVE.
Ne voyon>-noiis |kis^ dans l'ordre de la nature^ que
les notions sn[iérieures sont en effet plus riches ou plus
complètes que les autres? L*idée plante, par exemple^
[Niur commencer par celle-là qui passe pour très-simple,
se retrouve tout entière^ mais à un degré plus élevé,
dans la notion iVanimal, qui se retrouve à son tour, et
à un degré plus élevé enœre, dans la forme du corps
humain, qui est la plus riche de celles où la nature
peut s'élever, et qui contient toutes les autres parce
qu'elles sont moins riches qu'elle, et d'autant moins
riches (lu'ellos lui sont plus inférieures. Après celle-15,
nousvoums apparaître une nouvelle notion, celle de
V intelligence humaine, qui se développe ou s'élève à
srm tour de plus en plus, pour nous offrir la manifes-
tation complète de Tidée. Et cette vérité, que les notions
inférieures ne contiennent pas plus de réalité que les
notions supérieures dans lesquelles elles sont elles-
mêmes contenues, cette vérité, déjà bien manifeste dans
Tordre de la nature, va nous apparaître sous un jour
I)las éclatant dans la sphère des choses intellectuelles
qui comprend l'Éthique el les autres sciences morales.
Cet ordre de choses est, par lui-même, tellement supé-
rieur à celui de la nature, que la beauté de l'univers,
la splendeur des cieux, les lois immuables qui dirigent
les [»lanètes et leurs satellites ne sont rien et ne don-
DES IDÉES. 2!
lient qu'une image bien affaiblie de ridée, en com-
paraison de celle que nous offre Tesprit humain. Car
une idée, même absurde, dans la tète d'un sot, a plus
de valeur que toutes ces lois ensemble, attendu qu'elle
procède d'une activité volontaire et libre qu'on ne trouve
point dans le mouvement des astres.
Ainsi que nous venons de le dire, c'est surtout dans
la sphère des sciences morales et de l'Éthique, qui est
la plus élevée de toutes, que l'on voit les notions les
plus générales avoir aussi le plus d^étendue ou de con-
tenu, et embrasser un plus grand nombre de choses
sans être, pour cela, plus fausses ou plus pauvres. Ainsi
ridée de religion ne répond pas seulement au senti-
ment de soumission ou de dépendance qui enfante les
cultes barbares, et qui se rencontre aussi bien chez les
peuplés primitifs que chez les nations civilisées, mais
elle a encore une signification beaucoup plus élevée ou
plus riche. Et si nous prenons pour second exemple
l'ensemble des institutions politiques qui constituent la
notion de l'État, il est clair que ces institutions ne pour-
raient pas être regardées comme ayant atteint le plus
haut degré de perfection ou de réalité qu'elles compor-
tent, si on les concevait selon l'idée que s'en forment
les peuplades de l'Afrique, qui peuvent bien donner
comme nous le nom d'Ktat aux premiers essais d'insli-
2i LOGIQUE SUBJECTIVE.
tutions ndissantes; a Tombre desquelles ils s'aecotitu-
iiient à vivre en commun.
Ce que nous avions à dire des idées dans ce premier
chapitre^ où elles s'offrent k nous sous la forme de sim-
ples notions^ se trouve à peu près épuisé. Elles sont
générales ou particulières, et, à ce titre, elles existent
dans les choses individuelles. Enfin elles ne sont ni
abstraites ni distinctes des choses dans lesquelles elles
existent. L'idée est d'abord générale; mais sa propre
force dialectique l'obligeant à se déterminer, elle de-
vient particulière en se niant pour ainsi dire elle-même ;
et celte particularisation, qui est la négation du général,
se manifeste ou vient à l'existence sous forme d'indi-
vidu. Le particulier et l'individuel ne sont donc pas sé-
parés ou distincts du général ; c'est lui au contraire qui
prend ces deux formes sans changer pour cela de na-
ture; il se particularise et s'individualise, mais en res-
tant toujours ce qu'il était d'abord.
»
Les distinctions que l'on a coutume de faire entre les
notions claires et obscures, adéquates et inadéquates,
complètes et incomplèteSy coordonnées et subordon-
nées, positives et négatioes, etc., sont, ou bien la répé-
tition des formes que nous avons étudiées dans la lo-
gique objective, ou bien des choses vides de sens. Rien
n'autorise l'introduction de pareilles distinctions dans
DES IDÉKS. 23
les ti'aités ordinaires; et celte logique commune qui
affirme Texistence d'idées claires et obscures, com-
plètes et incomplètes, etc. , sans la prouver ni montrer
la connexion ou le rapport que ces prétendues variétés
d'idées devraient avoir entre elles, celte logique, en
yérité, donne par là aux autres sciences un fort mau-
vais exemple. Elle leur impose une rigueur de dé-
duction qu'elle n'observe pas elle-même, puisqu'elle
viole la première règle qu'elle établit à leur usage, qui
est de ne rien admettre dont la nécessité ne' soit dé-
montrée.
La philosophie de Kant commet aussi cette faute, et
de plus une inconséquence. Car dans la première partie
de la logique, il dit sans justifications ni preuves, qu'il
a trouvé quatre catégories ou notions fondamentales
qui sont : la quantité, la qualité, la relation et la mo-
dulité; et plus tard, dans la seconde partie de sa logi-
que, appelée logique transcendantale, il reproduit ces
catégories en disant expressément qu'il les emprunte à
la première partie où elles ont été primitivement trou-
vées. Mais, puisque la philosophie de Kant déclare elle-
même, dans cette première partie de la logique, que
ces catégories sont trouvées à posteriori ou empirique-
ment, il est clair que la logique transcendantale n'avait
pas besoin de nous renvoyer à cette première partie.
24 lOGIQUE SUBJECTIVE.
mais qu'elle devait simplement avouer que les catégo-
ries sont empiriquement découvertes.
En réalité, Kant parle des catégories sans pouvoir
dire d'où 'elles viennent; mais il a senti le besoin d'en
rechercher Torigine, et c'est pour cela que, quand il y
revient dans sa philosophie transcendantale, il dit qu'il
les tire d'une autre partie de sa doctrine où leur néces-
sité n'est cependant pas mieux établie. Les. logiciens
commettent précisément la même faute lorsqu'ils sup-
posent entre les idées ou notions des distinctions dont ,
ils ne montrent pas le principe. La plupart de ces dis-
tinctions, comme celles que l'on fait entre les notions
claires et obscures y adéquates et inadéquates^ com-
plètes et incomplètes^ auxquelles on en ajoute même de
supercomplètes, introduisent dans la logique des vues
psychologiques qui lui sont tout à fait étrangères.
Si l'on veut appeler adéquates les notions qui s'ac-
cordent avec la réalité, et inadéquates celles qui ne s^y
accordent point, nous pourrons consentir cette défini-
tion parfaitement conforme à ce que nous avons dit
précédemment des notions. Mais quant à la distinc-
tion entre les idées claires et obscures , la logique ne
saurait en faire grand cas, et la psychologie pourrait
tout simplement remarquer que les idées claires ont
seules le droit de prendre le titre d'idées, attendu que
DES IDÉES. 25
les notions obscures ne sont point des notions^ mais
plutôt des sentiments ; et ces distinctions^ dans tous les
cas, ne font rien à Tavancenient de la science.
Pour nous, nous croyons avoir établi que le général
n'existe pas seulement en lui-même, mais aussi dans
l'individu. Les logiciens qui affirment l'existence de
notions dont les unes seraient seulement générales et
les autres purement individuelles, né remarquent point
que pour qu'une semblable distinction fût admissible, il
faudrait que le général et l'individuel ne fussent point
subordonnés l'un à l'autre, mais qu'ils fussent au con-
traire équivalents, et placés pour ainsi dire l'un en face
de l'autre, sur la même ligne, ce qui n'est point.
Pour éclaircir ceci par un exemple, je citerai les trois
formes de la logique objective qu'on nomme identité^
différence, causalité. L'erreur commune à tous les lo-
giciens est de croire que ces trois catégories, et les trois
règles qu'on en peut déduire, sont entre elles dans un
rapport d'égalité ou d'indépendance l'une à l'égard de
l'autre, tandis qu'elles sont en réalité subordonnées
l'une à l'autre.
Ainsi, de la première forme, qui est celle de I'iden-
TiTÉ, ils commencent par tirer cette première règle :
Toule chose est ideritique à elle-même.
Puis, de la seconde forme, qui est celle de la diffê-
i'G LOGIQUE SUBJECTIVE.
RENCE, ils tirent cette seconde règle : Il n'y a pas detix
choses identiques dans le monde.
Enfin, de la troisième forme qui est celle de la cau-
salité, ils déduisent cette troisième règle : Toute chose
a sa cause.
Et les logiciens se figurent que ces trois règles peu-
vent aller de pair, sur la même ligne, et tenir le même
rang par rapport à la vérité, absolument comme lors*
qu'on divise la notion d'ARBRE en chênes, hêtres ei peu-
pliers, qui sont tous les trois et au même titre des
arbres, ayant pour ce motif le même droit à en prendre
le nom, et se trouvant dans la même relation ou sur la
même ligne par rapport à la notion générale d'arbre qui
les embrasse tous les trois également. Les logiciens,
disons-nous, s'imaginent que les trois règles d'identité,
de différence et de causalité, sont chacune par rapport
à l'iDÉE ou à la vérité dans la même relation d'égalité
que le chêne, le hêtre et le peuplier par rapport à la
notion d'ARBRE. Mais il n'en est absolument rien. Je
soutiens, et j'ai prouvé dans ma logique objective que
ces trois règles, comme toutes les catégories en général,
sont progressives, et par conséquent subordonnées l'une
à l'autre, ou pour mieux dire, que l'une nous rapproche
plus que l'autre de la vérité, attendu que la seconde est
plus élevée ou plus vraie que la première, et la troisième
DES IDÉES. m
encore pLus vraie que la seconde. Car en remarquant
seulement que toutes cJioses sont ce qu'elles sont (pre-
mière règle)^ nous ne savons absolument rien du monde
en général; dans lequel chaque chose subsiste. En disant
qu'i! n't/ a pas deux choses identiques dans le monde
(seconde règle), nous avançons ; et disant enfin^ chaque
chose a sa cause (troisième règle); nouç corrigeons
rimperfection des deux premières.
Ces vérités nous apparaîtront sous un jour plus écla-
tant; si nous les traduisons en chiffres selon la coutume
des logiciens. La première : Toute chose est identique
à elle-même, se formulera ainsi :
tout A est A. *
La seconde : Il ny a pas deux choses identiques
dans le monde, aura cette figure :
aucun A n'est 15.
Et la troisième : Toute chose a sa cause, nous dit que
A n*est pas seulement A, comme le veut la première
règle, mais qu^il est aussi B^ dont il est le produit ou
l'effet; et avec qui; pour ce motif, il faut bien qu'il ait
un rapport de ressemblance ou d'identité; ce qu'ignore
la première règle et semble nier la seconde; qui nous
montrC; à son tour; qu'aucun A ne saurait exister seul
28 LOGIQUE SUBJECTIVE.
et pour lui-iiième dans le monde^ ainsi que la première
règle le laissait supposer. Ainsi, tandis que cette pre-
mière règle nous dit que A est A, la seconde que A
n'est pas B, la troisième nous dit que A est B, puisque
ce dernier est la cause du premier.
On voit clairement, par là, que ces trois règles ne sont
point, comme le pensent les logiciens, de même valeur
ou à distance égale de la vérité, et qu'on ne saurait les
mettre sur la même ligne. C'est exactement la même faute
qu'ils commettent quand ils divisent les notions en ge-
nérales, particulières et individuelles , nous présen-
tant ces trois classes d'idées comme trois branches pour
ainsi dire collatérales, au même degré, n'ayant entre
elles que des rapports d'égalité ou d'indépendance, tan-
dis qu'il y a subordination ou progression de l'une à
l'autre, parce que le général et le particulier existent
tous les deux dans Tindividu. D'où il suit que les idées
ou notions ont une tendance à s'associer ou à s'unir; ce
qu'elles font en devenant jugements. Ce premier cha-
pitre nous montre donc en finissant que les notions,
grâce à la force dialectique qui leur est propre, se trans-
forment d'elles-mêmes en jugements.
CHAPITRE If.
DES JUGEMENTS.
La transition d'un chapitre au suivant ne doit pas
être arbitraire et fortuite, mais se faire par le déveloi)-
pement naturel du sujet. On s'est contenté jusqu'ici,
dans la philosophie comme dans toutes les sciences,
de suivre les divisions des matières qu'on avait à traiter,
sans penser même à justifier la méthode et la nécessité
de ces divisions. Il n'en est point ainsi dans la doc-
trine absolue; ce ne sont point des divisions plus ou
moins accidentelles qui déterminent sa marche ; c'est
la force dialectique qui la conduit et la pousse.
Nous avons v'u, en commençant, comment cette force
dialectique nous mène d'un seul point de départ aux
autres catégories traitées dans les deux premières par-
ao LOGIQUE SI nJECTIVE.
ties de la yliilosopliie. Nous savons déjà qifiine idée
primitivement posée s'oppose une négation, qui pro-
duit à son tour une nouvelle idée nécessairement mieux
définie ou plus vraie que la première. Dans cette troi-
sième partie appelée logique subjective, c'est toujours
cette même force dialectique qui nous fait passer du
premier chapitre au second, du second au troisième,
sans que le lecteur, non plus que nous, aidions en
rien à ce mouvement. Mais ici, dans la logique sub-
jective, la force dialectique qui nous pousse ne con-
siste plus tout à fait dans une négation opposée à une
affirmation, mais plutôt en ce que la vérité d'une chose
ou d^une idée que nous posons d'abord, se manifeste
ou se découvre plus expressément dans sa seconde évo-
lution, et plus encore dans la troisième ; et ainsi, de
degré en degré, nous parvenons à une chose oa à une
idée qui, sans avoir subi aucun changement ni cessé
d'être ce qu'elle était d^abord, nous découvre cepen-
dant sa vérité tout entière et nous révèle d'une ma-
nière explicite ou complète ce qoi, au début, n'était
que d'une manière implicite et pour ainsi dire latente
dans son sein.
Le développement des organismes, dans la nature,
correspond à ce développement de la force dialectique
dans la logique subjective. Ainsi la graine devient la
DES JUGEMENTS. 31
plante^ sans pourtant eu avoir eu elle le modèle iuûni-
meni, petit ; et c'est dans le même sens qu'il faut en-
tendre les idées innées qui se développent^ et com-
prendre Platon lorsqu'il dit qu'apprendre est se res-
souvenir. Le développement n'esta en effets qu'un Jeu
de la vie^ par lequel ce qui est devient^ sous une autre
forme^ ce qu'il était déjà virtuellement. C'est une
marche^ une progression, un mouvement de l'un vers
l'autre ; mais l'un et l'autre ne sont pas, pour cela, dif-
*
férents de ce qu'ils étaient d'abord. C'est ainsi que les
jugements, dont nous avons maintenant à parler, no
font que mettre au jour ou rendre éclatant ce que les
notions tenaient caché dans leur sein. En d'autres ter-
mes, ce sont les notions qui, en devenant jugements
dans ce deuxième chapitre,, disent d'elles-mêmes ce que
nous en avons dit tout à l'heure.
La méthode dialectique nous offre, dans chacune de
ses évolutions, trois phases ou temps d'arrêt, qui sont :
thèse, antithèse^ synthèse, ou pour mieux dire : la
forme abstraite, dans laquelle l'idée se pose d'une ma-
nière générale; la forme dialectique, dans laquelle
l'idée, obéissant à sa propre force, s'oppose ou se nie
elle-même ; et la forme spéculative, dans laquelle elle
se dégage et sort tout à fait pure. La première partie de
la logique subjective, traitant des notions, nous laisse
32 KOCIQIE SIBJECTIVK.
<ians l'a))fttrait ; la seconde^ qui s'occupe desjugemeiUs^
nous introduit dans la dialectique; et la troisième^ con-
sacrée au raisonnement^ nous fera pénétrer dans la
forme spéculative. L'Idée, sous la forme de jugement^
n'est donc pas encore bien vraie, mais elle est déjà plus
vraie que sous la forme générale de notion.
Tout jugement est donc l'Idée se développant sous
ses trois formes de général, de particuliei^ et d'in-
dividuel. Et, de même que nous avons fait voir dans
le premier chapitre, que les notions existent dans les
choçes, ce ({ui nous a permis de conclure que les choses
sont des idées ou notions vivantes; nous disons de
même ici que les jugements existent dans les choses ou
plutôt que les choses sont des jugements réalisés; et
que leur individualité et leur généralité, qu'on pourrait
appeler leur corps et leur âme, deviennent aussi dis-
tinctes en elles que dans les jugements.
Cette distinction prend toujours la forme de sujet et
de p7*édicat que nous allons maintenant préciser.
Quand une question quelconque s'ofifre à mon esprit,
la réponse me donne nécessairement un sujet, dont je
ne sais rien, et qui n'est rien non plus qu'un simple
mot sur lequel j'arrête mon attention pour en trouver
le prédicat. Ce qu'éveille en mon esprit la prononcia-
tion du nom que je donne au sujet, est purement acçi-
DES JUGEMENTS. 33
tlenlel ou historique, et ne devrait pas exister puisque
le jugement que je dois porter n'existe pas encore. Ce
n'est donc qu'un son, un suppôt, une chose posée sans
attributs ni qualités, qui va recevoir sa détermination,
mais qui ne Ta pas encore, et qui, par conséquent,
n'est absolument rien par elle-même. C'est pourquoi
les scolastiques, qui n'avaient pas conscience de cette
vacuité du sujet, ne pouvaient, dans leurs disputes,
aboutir à rien. Car ces logiciens et tous les modernes,
à leur exemple, disent au contraire, ou tout au moins
laissent supposer, que les deux termes qu'on a nommés
les extrêmes du jugement, le sujet et le prédicat, sont
deux choses ou substances également réelles, ayant la
même valeur, existant au même titre et sur la même
ligne, se rencontrant ici ou là dans le monde, à une cer-
taine distance l'une de l'autre, et que l'intelligence de
l'homme unit ou rapproche en faisant un jugement.
Or, cette hypothèse est déjà en contradiction manifeste
avec l'opinion commune et avec la langue, suivant la-
quelle la copule esty qui joint le sujet au prédicat, dit
que le premier est le second ; ce qui montre bien que
l'acte de notre esprit, appelé jugement, ne réunit point
deux choses qui, sans lui, seraient séparées, mais au
contraire qu'il sépare ou divise en deux parties nom-
mées sujet et prédicat, des choses ou des notions qui,
3
i
31 L(H;IuIE SllSJLCTlVE.
|)ar elles-mêmes^ sont en même temps ce que marque
le sujet et le prédicat. Le jugement est donc un acte de
l'esprit par lequel nous divisons en sujet et en prédicat
une idée ou une chose qui n'avait pas encore été par!a-
gée, avant cet acte, en ses deux parties constitutives.
Ainsi, la copule est marque non-seulement une con-
jonction, mais une disjonction, non-seulement une
identité, mais une différence entre le sujet et le pré-
dicat, qui, par elle, sont k la fois unis et séparés. C'est
une chose totale ou une, coupée pour ainsi dire en
deux par le jugement, qui nous la fait voir sous la
forme de sujet et de prédicat. Aux yeux du grammai-
rien, le sujet et le prédicat ont une existence indépem
dante et distincte; mais, dans la logique comme dans
la réalité, il n'en est absolument rien. Le prédicat est
le sujet; ou plutôt la chose est actuellement le sujet et
le prédicat tout ensemble ; ce qui veut dire qu'elle n'est
pas seulement notion comme dans le premier chapitre,
mais qu'elle est aussi jugement. Et par là elle ne dif-
fère point de ce qu'elle était d^abord, puisqu'il est évi-
dent qu'elle n'a point changé; mais elle se manifeste
seulement d'une manière plus complète ou plus expli-
cite, puisque les jugements, comme nous l'avons déjà
dit, ne sont que des notions développées. Du reste, cette
nature du jugement s'éclaircira de plus en plus sous
DES JUGEMENTS. Xi
les quatre formes^ dont nous aurons à en parler^ qui
sont : le jugement qualitatif, le jugement réfléchi, le
jugement nécessaire et le jugement idéal
Mais, avant d^y arriver, nous devons remarquer que
le caractère essentiel de tout jugement, quelle que soit
sa forme, est d'exprimer qu'une chose individuelle,
posée comme sujet, est une notion générais donnée
comme prédicat; ce qui veut dire, en d'autres termes,
que la généralité marquée par le prédicat est (ou existe)
dans la chose individuelle exprimée par le sujet. Or,
c'est là précisément ce que nous avons déjà vu dans le
premier chapitre en traitant des notions ; et cela nous
prouve une fois de plus que la forme appelée juge-
ment ne sert qu'à rendre cette vérité manifeste ou à la
mettre en évidence. C'est ainsi que la graine, en se dé-
veloppant, fait un jugement, puisqu'elle pousse hors
d'elle-même ce qui était virtuellement enfermé dans
son sein. Et comme tout jugement nous dit que le
sujet est le prédicat, il s'ensuit que toute chose est né-
cessairement un jugement réalisé, puisqu'on trouve
toujours en elle, qui est une chose individuelle, non-
seulement son individualité, mais aussi la généralité
qui s'y cache, c'est-à-dire les deux extrêmes qui cons-
tituent un jugement. D'où il arrive nécessairement
aussi que, dans tout jugement, le sujet ou la chose in-
é
36 LOGIQUE SUBJECTIVE.
dividuelle est élevée à la sphère de son prédicat^ et que
le prédicat ou le général, à son tour^ est mis en eiiâ^
tence ou réalisé par le sujet. L'objet caractéristique de
tout jugement est donc de faire apparaître chaque diose
sous son double aspect^ ou comme étant à la fois indi-
viduelle en soi et générale dans l'Idée.
Croirait-on que les logiciens n'ont jamais remarqué
cette vérité^ pourtant bien manifeste^ que tout jugement
exprime qu'une chose spéciale ou individuelle, prise
pour sujet, est une généralité quelconque prise comme
prédicat. S'il en est ainsi, il faut reconnaître qu'une
énonciation, qui décrit une chose individuelle en si-
gnalant des caractères servant à la faire reconnaître,
sans exprimer aucune généralité, ne constitue pas
un jugement, ce qui est également bien manifeste.
Ainsi quand on dit : Aristote est mort dans la qua-
trième année de la cent quinzième olympiade^ âgé
de soixante-treize ans; ou bien : César est né à
Rome; il a fait la guerre des Gaules pendant dix
ans et a passé le Rubicon, etc.; Tensemble de sem-
blables énonciations ne constitue pas une proposition
ou un jugement ; et il est étrange de voir les logiciens
se donner une peine infinie et transcrire ces dénombre-
ments, de mille manières pour en tirer quelque diose
qui ressemble à un jugement. Ils se croient même obli-
DES JUGEMENTS. 37
gés de décomposer et de travestir tant bien que mal, en
forme de jugements, des phrases comme celle-ci : J*ai
bien dormi; portez armes; une voiture passe sur le
ponty etc. Sans doute, ces énonciations peuvent être,
en certains cas, des jugements, comme lorsqu'il y a
une incertitude ou un doute à lever, et que Ton de-
mande : Est-ce une voiture qui passe sur le pont fou.
bien : Cette voiture, qui paraît avancer, est-elle réel-
lement en mouvement ? Est-ce elle qui se déplace ou
nous qui marchons ? Dans tous ces cas qui proposent
un doute, il y a nécessairement l'expression d'une pro-
position ou d'un jugement i>our le moins subjectif.
Il ne faut donc point confondre deux choses essen-
tiellement distinctes : les énonciations, dans lesquelles
une chose individuelle se trouve déterminée par une
notion générale, constituent seules un jugement; les
autres ne méritent pas ce nom et sont de simples dé-
nombrements. Nous devons nous rappeler, à ce propos,
que, dans Tétude des notions, nous avons aussi ren-
contré de prétendues notions dites individuelles par
les logiciens, mais qui, dans la réalité, ne méritaient
pas ce nom.
Tout jugement embrasse donc la dou])le nature des
choses, c'est-à-dire leur individualité d'une part, et
d'autre part leur généralité ou le rapport intime et né-
.IH LOGIQIE SUBJECTIVE.
cessaire qn elles ont à rUoiversel. On peut toujours
dire que le prédicat emplit le sujet en exprimant son
contenu, et qu'il fient en quelque sorte combler Tespace
marqué par ce cadre vide. Ainsi, dans cet exemple :
Dieu est tout-puissant y c'est le prédicat tout-puissant
qui nous dit ce qu>st le sujet. Dieu, dont Texistence
est posée, mais qui, sans le prédicat, ne serait qu^m
son, un mot vide de sens. Voilà pourquoi j'ai omis,
dans toute ma logique objective, de parler sans c^sse
du sujet, et de présenter les catégories de quantité,
qualité y relation, etc., comme des prédicats dont le
sujet aurait été l'Absolu ou Dieu.
Dans l'exemple qui précède. Dieu est tout-puissant,
le prédicat tout-puissant ne dit pas tout ce que le sujet
peut être ; on néglige à dessein ce qu'il peut être encore
au delà de ce que marque le prédicat sur lequel repose
toute la valeur du jugement.
Contrairement à ce que nous avons établi, les logi-
ciens définissent le jugement qualitatif en disant qu'il
marque la comparaison faite par l'esprit entre deux no-
tions, et la connaissance qu'il en tire qu'elles convien-
nent ou ne conviennent pas entre elles ; négligeant ainsi
ce qui mérite justement le plus d'attention, à savoir que
tout jugement accouple une chose individuelle à une no-
lion générale. Leur définilion permet en outre de don-
DES JUGEMENTS. Xi
ner le nom de jugement à toute comparaison établie
entre deux choses individuelles. Mais cette comparai-
son^ quand bien même elle serait possible sans le con-
cours de notions générales , et quand bien même on la
répéterait des milliers de fois^ ne constituerait jamais
un jugement.
Nous venons de voir que les jugements sont des énon-
ciations dont le caractère essentiel est d'exprimer les
choses individuelles à Taide de notions générales. Or^
cette généralité avec laquelle la chose individuelle se
trouve mise en rapport, peut lui être inhérente comme
une qualité saisissable par simple appréhension ou aper-
ception; mais elle peut aussi être telle qu'il faille la
RÉFLEXION pour la dégager et la saisir ; ou bien encore
lui être nécessaire ; ou bien enfin se confondre et s^unir
avec elle d'une manière si intime qu'elle en soit vrai-
ment Fessence ou Tidée. De là les quatre formes de ju-
gements dont nous aurons successivement à parler, qui
sont:
Le jugement qualitatif ou de simple aperception ;
Le jugement réfléchi ;
Le jugement nécessaire ;
Et le jugement idéal.
40 LOGIQUE SUBJECTIVE.
I. — JUGEMENT QUALITATIF OU d'APERCEPTION.
■ ■ . I
■"•■]
Les jugements d'aperception ai&rment ou nieot une, ;
qualité. De là leur division naturelle en jugements af-
firmatifs et jugements négatifs. Mais sous cette pt»r i
mière forme purement qualitative^ le jugement a'est
pas encore développé; il ne peut encore exprimer <m\
rendre manifeste tout ce qu'il contient^ puisque le su-j
jet, qui n'est rien par lui-même, est ici supposerai
chose essentielle, et le prédicat, au contraire, oomipe-
n'étant rien en soi et ne s'y trouvant uni que d'u»e>
manière accidentelle. .;'
L'une des plus grandes erreurs des logiciens est
de croire qu'une proposition comme celle-ci : Ce vio^
let est bleu ou non hleut embrasse nécessairement
dans Tune de ses deux alternatives la vérité; tandis
qu'elle peut être vraie ou fausse en soi, sans atteindre
pour cela la vérité ou la réalité des choses. Car ce qui
est juste n'est pas toujours vrai. On peut fort bien dire :
Un homme est malade^ quelqu'un a volé, sans blesser
l'exactitude ; et pourtant, ce qui est contenu dans ces
jugements ne saurait être vrai d'une vérité absolue,
puisqu'un organisme malade ne répond plus à l'idée
que nous devons avoir de l'organisme ou n'est plus un
DES JUGEMENTS. 41
véritable organisme^ comme le vol, à son tour, n'est
point un acte qui ontro dans la vraie notion de la vie
humaine. Un jugement ou une notion juste n'est donc
pas nécessairement vrai. Les philosophes n'ayant pas
conscience de cette distinction, ont disputé pour des
chimères lorsque, posant gravement la question de
l'immortalité de Tàme, ils ont dit que Tâme devait être
simple ou composée. De bonne foi, ils n'y songeaient
point ; car il se pourrait que Tàme ne fût ni Tun ni l'autre,
mais tous les deux ensemble, ou bien encore qu'elle eût
une tout autre nature que celle comprise entre ces deux
mots. Le violet ou le cristal pourront bien se détermi^
ner d'une manière suffisante par ces jugements quali-
tatifs, bleu ou non bleu, simple ou non simple, etc.,
mais r^me peut être au-dessus de ces alternatives.
Le caractère de cette première forme de jugement est
de n'en avoir aucun qui lui soit propre, ou qu'on ne re-
trouve aussi bien dans le jugement qualitatif que dans
ceux de la deuxième, troisième et quatrième forme. Car
ce jugement se borne à dire que la chose individuelle I,
est une généralité G ; ce qui se formule ainsi :
I — G.
ce violet est bleu ,
ou Vindividuel violet est la généralité couleur bleu.
4i LOGIQUE SLBJECTIYË.
Maiscetleénonciation qui nous dit qu'une individua-
lité est une généralité, se retrouve encore dans le même
jugement sous une autre forme. Car cette proposition :
Le violet est bleu, exprime deux choses à la fois : la
première , que le violet est un tout doué de plusieurs
qualités ; la deuxième, qu'il a celle d'être bleu. Mais on
voit aussi que ce jugement n'exprime pas d'une manière
explicite que le violet, outre la qualité qu'il a d'être
bleu, en a encore plusieurs autres; comme il ne dit pas
non plus que la couleur bleu peut convenir à d'autres
choses individuelles que le violet. Ces vérités sont sous-
entendues, ou pour mieux dire, enveloppées et conte-
nues implicitement dans cette première forme- de juge-
ment qui, ne manifestant point par elle-même son im*
perfection, ne saurait par conséquent être vraie.
Il en est de même des jugements négatifs qui disent :
Ce violet n'est pas rouge. Mais ce jugement en nous
disant que ce violet riest pas rouge^ nous dit aussi im-
plicitement qu'il a une couleur; ce qui nous fait voir
que tout jugement négatif est nécessairement aflBr-
matif.
L'insuffisance que trahit la forme de ces deux sortes
de jugements , se trouvera corrigée si nous faisons les
deux termes extrêmes de la proposition, le sujet et le
prédicat identiques :
DES JUGEMENTS. ia
ce violet bleu est un violet bleu,
Mdis ceci n'est plus un jugement ; c^est Bimplement
une tautologie. Nous avons bien eu l'intention de por-
ter un jugement^ mais cette intention ne s'est point
réalisée; et il en est de même de tous les jugements
négatifs qu'on appelle vulgairement impossibles ou in-
linis^ comme : Cette table n'est pas un animal; la
raison n'est ni bleue ni ronde ; la rose n'est pas une
planète, etc.; propositions qui sont incontestablement
fort justes^ mais qui ne sont point des jugements^ at-
tendu que le prédicat qui^ dans le cas de tautologie^
est absolument identique au sujet, se trouve ici abso-
lument différent. L'intention de juger, c'est-à-dire de
mettre un sujet individuel I en rapport avec un prédi-
cat général G, n'a pu s'effectuer, puisque, dans ces
exemples, il n'y a point de rapports entre les deux
termes^ Dans ces sortes de propositions la différence
entre le sujet et le prédicat, comme entre rose et pla-
nète, est pour ainsi dire trop grande, tandis que dans le
cas de tautologie elle est trop petite, puisqu'elle est
nulle. Les logiciens se moquent volontiers de ces ju-
gements négatifs infinis, la rose n'est pas une pla-
nète, etc.; et pourtant cette forme de jugements n'est
pas aussi artificielle qu'ils semblent le croire. Elle est au
4 LOGIQUE SUBJECTIVE.
VU sortir ensuite cette vérité, que le monde entier nous
présente un développement continuel qui fait que chaqr.e
forme devient sans cesse ce qu'elle n'était pas encore.
En d'autres termes, le devenir est la vraie forme ou la
vérité de l'Être, et le changement, qui est à la fois la né-
gation de l'Être et du non-ètre, se trouve, pour cela
mcme, la vérité de TÊtre et du néant. L'Être et le
Rien ne sont donc point des idées vraies, bien que d'a-
bord ils nous aient paru tels. Il n'y a rien de vrai que
le (leveni7*y que nous commençons à connaître comme
le passage de l'Être au néant ou du néant à l'Être.
Nous pourrions dire la même chose de toutes nos au-
tres idées ; car toute idée que nous posons porte néces-
sairement avec elle sa dialectique qui, nous poussant
aussitôt vers son contraire, fait apparaître une seconde
idée qui est la négation de la première. Puis ces deux
idées ensemble €n font surgir une troisième qui est
pour ainsi dire la vérité des deux autres. Et la même
force dialectique continuant d'agir s'empare de cette
troisième idée qui vient de naître, pour en faire sortir,
en vertu des mêmes lois, une nouvelle vérité plus spé-
ciale ou mieux déterminée, et par conséquent encore
plus vraie que la précédente.
C'est pourquoi, obéissant à cette marche dialectique,
j'ai dû donner dans la première partie de ma philosu-
NOTIONS GÉNÉUALES. fi
phie toutes les formes ou catégories de Téthe noniuiées
Vexistence, la quanlilé, la. qualité, etc. Et par la même
raison que Tétude de Têtue ou de ses développements
a fait Tobjet de cette première partie, de même aussi
rétude de la substance et de ses transformations ou de
ses modes a dû faire l'objet de la seconde; et c'est tou-
jours pjussés par la même force* dialectique que nous
sommes amenés, dans cette troisième partie, à traiter
de la logique subjective qui s'occupe spécialement des
IDÉES.
Le seiis que j'attache au mot idée sera mieux entendu
toul à rbeure. Mais nous pouvons dès à présent recon-
naître que ce mot, avant d'avoir reçu aucune détermi-
nation spéciale, correspond assez bien à celui de notion.
Sous le nom de logique subjective, cette troisième par-
tie traitera donc des notions des clioses, tandis que les
deux premières, comme nous venons de le dire, avaient
pour objet VÈtre et la Substance.
Spinosa a fait de la substance la dernière forme ou
la plus élevée des catégories, et il l'adéfuiie l'absolu ou
Dieu. Loin d'être fausse, cette identification de la subs-
tance avec Dieu est parfaitement juste, et de plus, il
faut absolument qu'on la fasse pour que la philosophie
puisse aller plus avant et dire que Tabsolu ou Dieu est
la Notion, c'est-à-ilire Tidée. Si Dieu, comme Ta défini
JUi LOGIQUE SUBJECTIVE.
jugements de cette famille; car plus une chose est con-
crète, plus elle offre de rapports que Ton peut formuler
sous de pareils jugements.
Dans les jugements de la première forme, le sujet ou
Pindividuel I était regardé comme la chose principale
et à laquelle le prédicat ou le qualitatif semblait seu-
lement adhérer. Dans la deuxième, au contraire, c'est
le prédicat ou le général G qui devient le plus impor-
tant, tandis que le sujet paraît seulement lui être inhé-
rent, comme on peut le voir dans ces exemples :
Le bonheur humain
L'homme est mortel.
Toute matière est pesante.
Toutes choses sont périssables.
Certaines formes de la matière
sont élastiques, etc.
Dans ce dernier jugement nous disons que Télasticité
est une propriété qui convient plus ou moins à toutes
choses, mais plus particulièrement à quelques-unes. Le
sujet a donc perdu le caractère purement individuel qu'il
avait dans la forme précédente, pour devenir général et
changer pour ainsi dire de rôle avec le prédicat, qui, pré-
cédemment, avait seul fonction d^exprimer une notion
générale vis-à-vis de son sujet exprimant une chose in-
\
DES JUGEMENTS. -47
(lividuelle. Par là les rôles du sujet et du prédicat cessent
d^ètre différents; le général et Findividuel peuvent se
substituer l'un à Pautre. Mais^ quand nous disons tous
les corps sont élastiques, ou quand la généralité entre
expressément dans le sujets ce n'est plus un fait que
nous exprimons, c'est une nécessité ; ce n^est plus seu-
lement un jugement d'aperception ni même de réflexion
que nous formulons, c'est un jugement qui porte en lui-
même sa nécessité. Ce nouveau progrès ou ce passage
du jugement réfléchi au jugement nécessaire est déjà
pressenti dans le langage commun qui sait fort bien
que ce que Ton peut dire de tous les individus convient
nécessairement à l'espèce, et se trouve revêtu pour ce
motif d'un caractère de nécessité. Nous disons tous les
hommes , toutes les plantes , aussi volontiers que nous
disons Vhomme^ la plante, et ces deux locutions tra-
duisent également un jugement nécessaire. C'est ainsi
que les jugements réfléchis tendent par eux-mêmes à
se corriger et à se compléter, ou à se transformer en ju-
gements nécessaires.
III. — JUGEMENTS NÉCESSAIRES.
Dans les jugements de cette forme, le sujet et le pré-
dicat ont entre eux des rapports si intimes que l'un est
48 LOGIQUE SUBJECTIVE.
la véritable essence ou la substance de l'autre , et réci-
proquement ; et de plus, ils sont Tun et l'autre subor-
donnés entre eux comme l'individu Fest à l'espèce dont il
fait partie. Dans ces jugements on affirme que le géné-
ral, qui est exprimé par le prédicat, existe à la fois dans
plusieurs individus. En voici des exemples ;
La violette est une fleur.
Cet anneau est d'or.
L'or est un métal.
La copule est qui, dans les jugements d'aperception,
marque simplement l'existence, et qui, dans les juge-
ments réfléchis, exprime une relation, prend dans cette
troisième forme de jugements un sens plus complet qui
emporte avec soi l'idée d'une absolue nécessité.
Il serait absurde, par exemple, de vouloir comparer
ces deux sortes de jugements :
L'or est cher,
Vor est un métal,
et de les mettre sur la même ligne ou de les croire à
distance égale de la vérité. Le premier n'a rien à faire
avec la nature de l'or ; il ne concerne que son rapport
à nous et au travail que nous employons pour nous le
\
DKS JUGEMENTS. 4î>
procurer; taiulis que le deuxième porte sur l'essence
mùme de la chose.
Mais la nécessité, qui est le caractère essentiel et dis-
tinctif de tous les jugements dont nous nous occupons
maintenant, n'est pas toujours exprimée dans la forme.
Quand nous disons, par exemple : Vor est un métal,
(telle première forme simplement affirmative ou caté-
gorique du jugement nécessaire, implique sans l'expli-
quer la nécessité à laquelle elle prétend. C'est celle
dont la philosophie de Schelling fait constamment
usage. Dans la plupart des cas, c'est le genre (comme
métal) et ses esi)èces (comme Vor, etc.), rangées selon
Tordre de leur subordination, qui servent à formuler
C6S jugements ; mais ils y entrent d'une manière vague
et indéterminée, puisque le principe et le but de cette
classification des espèces semblent être complètement
abandonnés à notre choix.
Cette forme, l'or est un niélah sous-entend, mais ne
dit pas ouvertement, que la qualité de métal ne convient
pas seulement à Tor, mais qu'elle appartient aussi à
l'argent, au cuivre, au fer, etc.; d'où il suit que ce ju-
gement ne porte pas en lui-même la preuve ou la raison
de sa vérité et de sa nécessité.
Cette raison, nous la trouvons exprimée dans la se-
conde forme des juge:nen!s nécessaires, qui est la forme
U
50 LOGIQUE SinJECTiVE.
HYPOTHÉTIQUE OU coïKlitionnelle dont voici la formule :
Si cette chose est, il faut que cette autre
chose soit aussi ;
et dans laquelle, comme on le voit, la nécessité du rap-
port entre les deux termes se trouve formellement énon-
cée. Aussi se sert-on de cette forme pour traduire une
raison et ce qui s'ensuit, lui conditionnel et ses condi-
tions, une cause et ses effets. Mais ici, l'essence ou Texis-
tence du sujet et du prédicat ne se trouve ni posée, ni
même supposée ; on n'en tient presque aucun compte
pour porter toute son attention sur leur rapport. Car
les jugements de cette forme : Si A est, B est ; ou bien
B est la cause de A ; ces jugements, disons-nous, nient
presque, plutôt qu'ils ne Taffirment, l'existence des deux
termes A et B, en nous montrant que ni A ni B ne peu-
vent exister seuls, pour eux-mêmes, puisqu'une partie
de l'existence de A se trouve en B, ou si l'on veut, que
A n'est pas seulement A, mais aussi B. La nécessité du
rapport ou du jugement est devenue manifeste, mais
l'exisTence ou l'essence des termes s'est presque éva-
nouie.
Sans perdre l'une, nous recouvrons l'autre dans la
forme disjonctive, qui est la troisième et dernière forme
des jugements nécessaires. Elle embrasse et comprend
^
DES JUGEMENTS. lil
la définition complète d'un genre ou d'une espèce tout
entière, de la manière suivante :
A (un genre quelconque) est ou B, ou C, ou D,
(variétés d'esp.èc45 dont la réunion constitue le
genre),
ce qui veut dire que le genre A contient à la fois B, C,
D, qui sont ses seules espèces et toutes ses espèces.
Nous avons donc ici, d*un côté, le général A, et d'un
autre côté, toutes les particularités ou individualités
B, C, D. Les deux termes ou les deux extrêmes du ju-
gement ont donc la même valeur et la même étendue.
Cependant, ce jugement n'est pas identique, comme il
ie serait en pareil cas dans les jugements qualitatifs où
nous disions, par exemple, un violet bleu est un violet
bleu. Ici, c'est plutôt la nature complète du sujet qui se
trouve spécifiée dans le prédicat sous un caractère d'ab-
solue nécessité ; car nous avons d'une part, dans le su-
jet, la généralité toute seule et pour elle-même; et
d'autre part, nous avons dans le prédicat toutes les va-
riétés d'individus dans lesquels le sujet s'est réalisé. Il
parait donc diaprés cela que le sujet et le prédicat ne
diffèrent plus entre eux que dans la forme.
Maintenant, si nous étudions attentivement ce que
nous dit cette forme,
oî LOCïQtE SinJECTlVE.
A est ou B, ou C, ou D,
nous voyons qu'elle exprime tout aussi bien une dis-
jonction qu'une conjonction. Car dans c^t exemple,
A est aussi bien B que C ou D ; mais il y a disjonction
entre B. et C, entre G et D, qui ne sauraient jamais être
identiques.
Si la division d'un genre entre ses espèces, constatée
par Texpérience ou par la science, n'est pas encore re-
vêtue du caractère de certitude ou d'exclusion qu'im-
plique celte forme; ou en d'autres termes, si l'expé-
rience a reconnu et classé un certain nombre d'espèces
subordonnées à un genre, sans que la science ait pu
nous faire entrevoir que ce nombre des espèces ferme
ou remplit complètement le genre, et qu'aucune autre
espèce ne peut plus exister ; il est clair que cette con-
naissance n'a point encore atteint son but. Il lui
manque cettç forme de jugement dont nous parlons
maintenant, et qui exprime que toutes les espèces on
individualités sont équivalentes ou identiques à leur
généralité. Il faut, dans les jugements de cette forme,
que les espèces et les individus ne s'écartent \mni de
leur genre, ou que, leur corps et leur âme, pour ainsi
dire, soient en parfaite harmonie, et qu'aucune de
leurs individualités ou formes parliculièrcs ne répugne
%
DES JUGEMENTS. 53
à ritlée générale dont ils sont la vivante expression.
Tout ceci se trouve implicitement exprimé dans cette
forme :
A est ou li, ou Cy ou D.
Mais ce que nous voyons enveloppé ou sous-entendu
dans cette forme disjonctive des jugements nécessaires,
se traduit ouvertement et prend une forme manifeste
dans les jugements du degré supérieur, dont il nous reste
à parler, qui sont les jugements idéals ou selon TmÉE.
W. -i— JL'GtMENTS IDÉALS.
On voit qu'il ne faut pas beaucoup de jugement p jur
porter un jugement qualitatif ou d'aperception, comme
ceux dont nous avons parlé en commençant : Ce violet
est bleu, la neige est blanche. Les jugements réfléchis
«ont déjà d'un ordre supérieur; les jugements néces-
saires les surpassent encore tous les deux ; mais les
plus élevés de tous sont ceux conformes à Tidée, et par
lesquels on juge ce qui est selon ce qu'il doit être. Nous
employons à cet efTet les mots de bon, mauvais, vrai^
faux, beauté, laideur, vertu, mensonge, etc., qui
portent tous sur la vérité ou sur la réalité absolue des
choses, c'est-à-dire sur leur idée ; car les choses n'étant
51 LOGIQUE SUBJECTIVE.
point Tabsolu, puisqu'elles sont soumises aux condi-
tions du temps et du lieu, il peut se faire que leur in-
dividualité ou leur être actuel soit ou ne soit pas con-
forme à la généralité idéale qui est Téternité ; et c^est
ce que ces mots servent à traduire. Dans les jugements
de cette famille, la copule est a acquis toute la valeur et
toute l'énergie qu'elle peut avoir.
La première forme de ces jugements est purement
ASSERTORiQUE. Elle affirme sans laisser place au doute.
Exemple : Celte action est bonne; cette maison est
belle. Les doutes qui pourraient exister ne sont ni pré-
vus , ni résolus à Tavance; et par conséquent, ce juge-
ment, qui est assertorique dans sa forme, reste en réa-
lité problématique.
La seconde forme, qui est celle des jugements pro-
blématiques, est donc plus avancée d'un pas vers la
vérité, puisqu'elle se donne ouvertement pour ce qu'elle
est. Exemple : Considérée de tel point de vue, cette,
maison est bonne. Mais ne elle résout pas le doute
qu'elle exprime, et, par conséquent, elle postule d'elle-
même une forme plus complète, qui est la forme apo-
DICTIQUE.
Les jugements apodictiques tendent par eux-mêmes
et par leur forme à lever toute incertitude, à repousser
loulc objection, en définissant d'une mvinièrc nelte et
DES J L' CEMENTS. 5o
précise la vérité qu'ils expriment. Exemple : cette
(qui montre la chose individuelle) maison (qui mar-
que le général) bâtie de telle ou telle façon (qui in-
dique ce qu'elle a de particulier) est mauvaise ou
BELLE (qui formule le jugement apodictique).
Toutes les choses sont ce que ce jugement affirme
(l'une seule ; ou plutôt chaque chose (C individuel), est
finalement un genre, rendu manifeste en se particula-
risant. Par où Ton voit que les trois formes essentielles
de ridée, le général, le particulier et l'individuel, sont
implicitement contenues dans ce jugement qui, pour
ce motif, est parfait dans sa forme, mais qui peut être
vicieux dans son contenu, puisqu'il n'exprime qu'im-
plicitement ces trois formes. Il faut donc maintenant
que la force dialectique, les dégageant de ce jugement
apodictique qui les cache ou les enveloppe, nous les
rende manifestes sous la forme de raisonneaient.
^-
C1IA1MTI\K m.
DU syllogismh: ou raisonnement.
La dernière forme que prennent Jes j ugements idéals
en se développant, et que nous avons nommé, apodicti-
QUE, comme^lorsque nous disons . Cette maison bâtie
de telle ou telle manière est belle ou n*est pas belle,
cette forme est déjà presque un syllogisme ; car le s} 1-
logisme ne fait que mettre au jour ce que le jugement
tient caché dans son sein. Nous venons de voir, en ef-
fet, que le général, le particulier et l'individuel, dont la
réunion constitue Tessence propre de Fidée, sont impli-
citement contenus dans le jugement apodictique, tandis
qu'ils sont expressément énoncés dans la forme appelée
syllogisme qui les exprime ouvertement tous les trois,
et qui les tire des formes antérieures appelées notions
o8 LOC;iQL'E Sl'BJECTlVK.
Qi jugements, où ils étaient comme ensevelis et cachés
sans pouvoir se manifester au dehors. La forme du syl-
logisme est donc le développement ou le produit de la
première forme nommée notion , se combinant avec la
seconde appelée jugement. Elle nous offre Tidée deve-
nue identique à la réalité, et parvenue à ce point de son
évolution où les différences formelles, qui distinguaient
encore les notions et les jugements, s'évanouissent en
se rencontrant ou en se corrigeant Tune Tautre.
Or, si nous avons pu dire au précédent chapitre que
les choses sont des jugements réalisés, à plus forte rai-
son pouvons-nous dire maintenant qu'elles ^nt des
syllogismes vivants. Car le syllogisme n'est point quel*
que chose créé par la raison à côté (ïautre chose, mais
au contraire, toute chose conforme à la i^ison est un
syllogisme. Ainsi, par le même motif que, tour à tour,
nous avons eu le droit de dire que l'absolu ou Dieu est
une notion, puis un jugement, nous avons à présent
celui de dire qu'il est un syllogisme, ou en d'autres
termes, le général ou Vuniversel qui, par le moyen du
particulier y devient Vindiciduel.
Sous la forme primitive de notion, l'idée ou la chose
actuelle, c'est-à-dire actuellement présente à l'esprit,
est UNE. Puis, divisée en ses parties constitutives (de
général et d'individuel) sous la forme de jugement^ elle
DES SYLLOGISMES. 5!)
revieut^ sous colle de syllogisme, à sou iiuité ou à sa
totalité essentielle.
Nous avons vu précédemment que l'objet propre de
tout jugement est de nous montrer que l'individuel 1
est le général G ; ce que nous avons ainsi formulé :
I — G.
Le syllogisme exprime exactement la même chose ;
et de là vient que^ dans sa conclusion^ le sujet se
nomme petit-terme ou terme mineur, et le prédicat
grand-terme ou terme majeur. Par ces expressions, les
logicien; ont pour ainsi dire avoué, malgré eux, ce que
nous venons d'exposer. Mais si le syllogisme dit la
même chose que le jugement, il ne l'exprime pas de la
même manière. Dans le jugement, toute la force de la
vérité porte sur la copule est. Le syllogisme affirme
d'une manière plus catégorique ou plus expresse, en
substituant à la copule est un terme intermédiaire qui
en développe ou en exprime pour ainsi dire le contenu.
Ce nouveau terme que le syllogisme introduit so
nomme moyen-terme , son rôle étant d'unir les ex-
trêmes du syllogisme, en prenant cette forme déveloi)-
pée que n'a point la copule est, chargée de remplir le
même office dans les jugements.
Cette expression de moyen-lenne semble rai)peler,
(M) LOr.lQl'E SLHJKCTIVE.
par son étyinologie^ (juelque connexion avec ridJc
d'espace, et nous povle à croire qu'il y a entre les deux
extrêmes, mineure et majeure, sujet et prédicat, un
éloignement ou une lacune que ce moyen- terme est
appelé à remplir. Mais, en réalité, le rapport ou le lien
entre les extrêmes est bien plus intime que ce mot de
moyen-terme et que cette idée d'espace ne le font sujv-
poser. Au début cependant, et dans les premières
formes de syllogismes que nous allons étudier, il faut
avouer que ce rapport est presque aussi supei'ficiel que
l'expriment l'idée d'espace et le mot de moyen-terme.
Mais en avançant peu à peu, nous le verrons se rap-
[)rocher et devenir de plus en plus intime. Dans les
premières formes du syllogisme, le moyen-terme unit
l>our ainsi dire une chose à une autre, tandis que, dans
les dernières formes où nous conduit la force dialec-
tique, il unit le sujet à lui-même.
Il n'est point dans la nature du syllogisme d'être né-
cessairement formulé par une trilogie, c'est-à-dire par
deux prémisses et une conclusion, ou d'avoir, en d'au-
tres termes, un jugement majeur, exprimant une pro-
position générale et contenant le ternie majeur et le
moyen-terme; un jugement mineur, exprimant une
proposition particulière et contenant le moyen-terme et
le terme mineur; enfin une conclusion qui les em-
DKS SYLLOGISMES. (il
brasse toutes les deux, pnisciu'elle miit le terme mi-
neur au terme majeur. En tlehore de la logique, toutes
les choses subsistantes sont bien , sans aucun doute ,
des syllogismes réalisés, et elles n'ont pas besoin, pour
(^tix5 telles, de nous faire apparaître, au moyen de ces
trilogies, leurs membres disjoints, ou de se réaliser sous
nos yeux, d'abord comme expression d'un rapport entre
le général et le particulier, ensuite el séparément comme
expression d'un autre rapport entre le particulier et
l'individuel, et qu'enfin ces deux premières formes fas-
sent naître un troisième rapport contenant seul en lui-
même le général et l'individuel.
Mais il est également hors de doute que le syllogisme
n'est point, ainsi qu'on le croit d'habitude, un artifice
ingénieux de l'esprit, ou comme un pis-aller qui suj)-
plée sa faiblesse à défaut d'autre, et tel qu'il pourrait
s'en passer si notre entendement était mieiL\ fait. Bien
loin de là, c'est au contraire la nature des choses et de
la vérité elle-môme d'être un syllogisme, c'est-à-dire
une unité ou toîclité dans laquelle le général et l'indi-
viduel s'unissent ou se confondent par le moyen du
particulier.
Comparée à la forme du jugement, qui est moins
complète qu'elle et par conséquent relativement fausse,
la forme du syllogisme est bonne ou parfaite. En se
(Ji LOCIUIK SUBJECTIVE.
dévelop[)ant, la copule est du jugement est devenue le
syllogisme. Le vide que ce mot est laissait en quelque
sorte entre les extrêmes se trouve rempli par son équi-
valent ou par son contenu.
Dans la marche que la force dialectique nous fera
suivre^ nous rencontrerons trois formes de syllogismes
correspondants à nos trois formes de jugements : le
syllogisme qualitatif ou de simple aperception , le syl-
logisme réfléchi et le syllogisme nécessaire.
I. — PREMIÈRE FORME.
Syllogisme qualitatif ou de simple aperception.
Ce syllogisme nous dit dans sa conclusion que l'in-
dividuel est le général,
Ï-G,
en se servant du particulier comme de moyen-terme
entre Tun et l'autre :
.»
I — P — G.
. Ce qui veut dire que l'individuel est subordonné on
compris dans le particulier, qui l'est à son tour dans le
général. En d'autres termes, ce syllogisme nous montre
DES SYLLOGISMES. at
que le particulier est uni à riiidivicluel comme le géné-
ral Test au particulier; le rapport de P à I est le même
que le rapport de G à P. Le moyen-terme est donc ici
le particulier P, qui figure dans les deux prémisses ave<i
un rôle différent. Il est sujet dans la majeure et prédi-
cat dans la mineure. Par là, Tidée se trouve divisée en
ses deux éléments extrêmes, le général et l'individuel ,
entre lesquels elle se place aussi sous forme de parlicii-
lier ou de moyen-terme.
L'individuel I est une chose quelconque dont le par-
ticulier P marque une des nombreuses qualités, comme
le général G, à son tour, marque une des nombreuses
qualités du particulier P. Ce syllogisme ne tient donc
aucun compte de toutes les autres qualités que le parti-
culier Pet l'individuel I peuvent avoir, pour ne s'occu-
per que d'une d'elles marquée par le général G. De
celte inattention il s'ensuit que ce syllogisme n'a rien
de commun avec la vérité; car à la plac« du moyen-
terme P, on peut mettre une seconde, une troisième
particularité, comme aussi placer la même proposition
mineure sous un grand nombre de majeures différentes.
La chose individuelle l sera toujours mise plus ou
moins en rapport avec le général G ; mais on n'est point
nécessité par cette forme de syllogisme à l'unir plutôt
à l'un qu'à l'autre de tous les moyens-termes qui peu-
^
(U LOCKHK SIIÎJECTIVE.
vciil lui convenir, et toiij mrs un raoven-terme diffé-
rent ou une autre prop«>sition majeure conduiront à r.n
[irédioat ou à un résultat différent. Or^ non-seulement
i.*es prédicats auxquels on arrive peuvent différer Tun
de Tautre, mais il pieut se faire aussi quUls soient tout
bonnement contradictoires, quoique les prémisses et les
onclusions soient, dans les deux cas, parfaitement ir-
léprocliables. Si du moyen-terme qu'une maison a été
recouverte de couleur bleue, on déduit S3'llogistique-
ment quelle est bleue, le syllogisme est très-juste, et
IKiurtâut il peut se faire que la maison soit verte, ayant
d'abord été recouverte de couleur jaune, ce qui seul
nous conduirait à conclure qu'elle est jaune. Si du
moyen-terme de sensibilité on conclut que Thomme
n'a ni vertu ni vice, parce que la sensibilité en elle-
même n'est ni vertu ni vice, le syUogisme est juste,
mais la conclusion est fausse, attendu que l'homme
n'est pas seulement un être sensible comme les ani-
maux, mais qu'il est de plus intelligent. L'essence con-
crète de l'homme comporte à la fois le moyen-terme de
sensibilité et celui d'intelligence. Du moyen-terme de la
gravitation de la terre et des autres planètes ou comètes
vers le soleil, on dé<luit logiquement que ces astres
doivent tomber dans le soleil; mais en réalité ils n'y
tombent ])as, parce qu'ils sont en même temps pour eux-
à
DKS SYLLOr.ISMKS. «5
mêmes îles centres de gravitation, ou, comme on dit,
parce qu'ils ont aussi une force centrifuge. Dans TÉtat,
enfin, on peut du moyen-terme d'association tirer le
communisme, et du moyen-terme d'individualité des
citoyens tirer le suppression de TÉtat^afin de ne porter
aucune atteinte à cette liberté individuelle ; suppression
qui, pour le dire ici, a été poursuivie dans le cours du
moyen âge en Allemagne, où le pouvoir de l'empereur
a été détruit par les vassaux qui n'avaient en vue que
ce moyen-terme de liberté, et ne tenaient pas compte du
moyen- terme d'association.
L'imperfection de cette première forme de syllogisme
est, comme on le voit, bien manifeste. Aussi n'y a-t-il rien
de plus plaisant, en vérité, que ces syllogismes qui sont
purement formels, puisqu'il n'y a point de raison pour
qu'on prenne pour moyen-terme un particulier plutôt
qu'un autre parmi tous les possibles. En telle sorte que
quand bien même une déduction serait régulièrement
suivie d'un bout à l'autre dans celte forme de raisonne-
ment, on n'arriverait cependant à rien, attendu qu^on
peut toujours y introduire d'autres moyens-termes,
d'où se déduiraient tout aussi logiquement des conclu-
sions diamétralement opposées. Les antinomies de Kant
proviennent de cette latitude que laisse toujours cetle
forme de syllogisme.
5
7H LOGIQUE SUBJECTIVE.
exprimant mu essence totale ou concrète. Ce vrai s}]-
lov:isme n*cftt pas encore le syllogisme de réflexion dont
n<»us allons parler tout à Fheiire ; c'est le syllogisme de
nécessité qui nous occupera en dernier.
.\ri8tote ne reconnaît que trois modes ou formes de
syll(^i8mes. Les logiciens du moyen âge ont trouvé la
(juatrième et fait l)eauconp d'autres règles pour noiis
montrer dans quels cas Tun des jugements de tel ou
tel syllogisme doit être positif ou négatif, et dans quels
ChIs la quantité des choses exprimées dans les prémisses
ou dans la conclusion doit être générale ou particulière
lK)ur que cette conclusiou soit valable. Mais toutes cei
règles ne sont pour ainsi dire que mécaniques et ont
été mises avec raison dans un complet oubli. C'est ainsi
que les professeurs d'arithroétique confient à la mé-
moii-e des enfants un grand nombre de règles qiii sup-
posent toutes que Télève ignore le principe de ces cal-
culs. La chose est à la fois beaucoup plus simple et
l>eaucoup plus profonde que ces messieurs ne le sup-
posent. Leibniz (op. Il, p. 1), a cru devoir calculer la
somme de toutes les formes possibles de syllogismes, et
il en compte 2,0 i8, qui se réduisent par Télimination
des inutiles, à 2i, qu'il nomme utiles et bonnes, et par
lesquelles il croit que l'on peut découvrir de nouvelles
notions. Mais Aristote s'est si peu préoccupé de toutes
DES SYLLOr.ISMKS. (17
joiirs on a renoncé à ces formules, et la logique, pour
cela, est presque tombée en mépris. Il ne faut pas croire
cependant que ces syllogismes ne soient iraucune va-
leur. Nous en faisons sans cesse et à tout instant. Ainsi,
tjuand en s'éveillant le matin, en hiver, on entend le
bruit sec des voitures dans la rue, et qu'on en conclut
intérieurement qu'il a gelé pendant la nuit, on use de
cette forme de syllogismes dont les applications se ré-
pètent mille fois par jour. El puisque c'est celle que
nom emiik)yQn8 le plus souvent, il n'est pas plus ridi-
cule de s'y ari^ter qu'il ne Test de connaître les fonc-
tions du corps ou la manière dont il absorbe ses ali-
ments ordinaires. Sans, contredit, il est pour le moins
aussi grave de connaître la figure de ces syllogismes
que de savoir qu'il y à plus de soixante espèces de per-
roquets et cent trente-sept environ de veronica, sciences
pour lesquelles on parait avoir d'autant plus de respect
qu'on en a moins pour la logique. L'art de plaider
<!es avocats roule sur cette connaissance, comme aussi
les disputes des diplomates, lorsque deux puissances
vionnent à occuper le me^me pays. La succession, la
position géographique, l'origine du peuple ou sa lan-
gue, etc., sont autant de moyens-termes (P) qu'ils
mettent en avant. Dans les plaidoyers des avocats, on a
souvent, d'un cAtè, pour le demandeur, la lettre d'un
(J8 LOGIQUE SUBJECTIVE.
contrat ou la nécessité de ne point se perdre dans le
vague, et de l'autre, pour le défendeur, la bonne foi ou
l'équité, c'est-à-dire la nécessité de ne point interpréter
judaïquement la lettre du contrat, s'il en ressort par ce
moyen un sens évidemment contraire aux deux parties
contractantes; ce sont là, disons-nous, les moyens-
termes à l'aide desquels l'éloquence se donne carrière
et fait de son mieux.
Aristote s'est occupé le premier des dififérentes formes
du syllogisme, et il l'a si bien fait, que les logiciens de
tous les temps n'y ont rien su ajouter. Voyons si nous
serons plus heureux.
Notre première figure, comme on sait, est celle-ci :
I — P — G.
Mais nous avons montré que dans ce syllogisme, le
moyen-terme P n'est pas justifié, puisqu'il n'exprime
pas une particularité essentielle ou caractéristique de I,
mais seulement une de toutes celles qui lui conviennent
et qu'on pouvait tout aussi bien choisir. La force dia-
lectique qui nous pousse à corriger cette imperfection
ou ce malaise de l'esprit, nous conduit à la seconde ii-
gure.
i
DKS SYLLOGISMES. 0)
h. — Seconde figure.
P~I — C,
ou c; — I — IN
(laii8 laquelle, comme ou le voit, Tindividuel I fait func-
tioii (le moyen-terme. Ici donc, c'est le particulier P qm
se trouve mis en rapport, grâce au moyen-terme ou in-
dividuel I, avec le général G qui le détermine et le spt'î-
i'ilic.
Celte vérité implicitement contenue dans la forme
précédente, à savoir, que ce n'est pas tout le particu-
lier V de la chose l, mais seulement une de ses particu-
larités à notre choix, que nous prenions pour moyen-
terme du premier syllogisme, cette vérité, disons-nous,
se trouve explicitement exprimée et pleinement mise en
lumière dans cette deuxième figure, qui nous montre
que le moyen-terme P, que, dans le précédent syllo-
gisme I — P — G, nous avions considéré comme un par-
ticulier, n'exprime en réalité qu'une particularité tout à
fait singulière ou spéciale, ou pour mieux dire, une sim-
ple individualité, qui se donne pour telle et fait ouvertc-
jnent fonction de moyen-terme dans cette seconde tigure.
Les trois propositions ou jugements de ce syllogisme,
majeure, mineure et conclusion, sont de cette forme :
70 LOGIQUE SUliJECTIVE.
I — P OU P — I {tnajenre)
I — G (mineure)
P — G (conclusion)
Par où l'on voit que ce syllogisme atlesle clairement
son insuffisance, puisque la proposition mineure, I — G,
n'exprime qu'un cas individuel, et que, par conséquent,
la conclusion n'est tirée que d'une seule observation.
Aristote et la plupart des logiciens ont donné à cette fi-
gure le troisième rang, mais pour les raisons qui pré-
cèdent, nous la nommons la seconde. La conclusion
en est bonne si on ne la donne point pour générale et
certaine, mais seulement pour vraie dans quelques cas,
1 1 par conséquent incomplète. — Exemple :
Caïus est savant,
Caïus est homme,
Donc quelques hommes sont savants.
Mais du cas individuel de Caïus, ils serait faux de ooii>
dure que tous les hommes sont savants. L'incertitude
de ce syllogisme fait que l'on peut alterner ou permu-
ter les prémisses (Caïus est savant, Caïus est homme),
et que l'on n'est point certain de celle qu'on doit faire
majeure ou mineure.
Nous avons vu tout à Theure que la conclusion delà
DES SYLLOClSMtS. 71
première iigure, considérée comme ccriaiiie i^ar les lo-
giciens, est incertaine en réalité, ou plutôt qu'elle ne
contient qu'une partie de la vérité, et n'a par consé-
quent qu'une certitude restreinte ou limitée. La seconde
figure dont nous venons de parler fait apparaître cptte
incertitude, et Ton peut dire, pour ce motif, qu'elle est
la vérité de la première. La force dialectique qui nous
a poussé de Tune à l'autre nous conduit maintenant à
la troisième.
c. — Troisième figure.
I — G -^ P
ou F — G — l
Dans la première ligure, nous disions qu'une chose
individuelle I est une chose générale G, et nous arri-
vions à ce résultat par un moyen-terme P, qui nous
apprenait que la chose individuelle I était une chose
particulière P. Il fallait donc, dans cette figure, que le
particulier P servit de moyen-terme entre le général et
^individuel, tandis que dans la seconde figure, c'est
l'individuel lui-même qui fait fonction de moyen-terme
entre le général et le particulier. Mais si nous ol)ser-
vons attentivement cette seconde figure, nous voyons
(pie l'une des propositions (la mineure) est une gêné-
7i LOCIQLE SUBJECTIVE.
ralité G assignée à une chose individuelle I^ et que^ dans
la conclusion, c'est encore la niéine généralité G que
Ton assigne cette fois au particulier P. C'est donc en
réalité le général G qui sert de lien entre les extrêmes,
et qui, par conséquent, doit prendre la place de moyen-
terme. Or, c'est précisément ce que nous oflfre la troi-
sième figure :
I — G — P
ouP— G — I
Nous avons ici une particularité quelconque P assi-
gnée à une chose individuelle I par le moyen d'une gé-
néralité G. Cette forme ne se trouve pas dans Aristote ;
mais ses successeurs, les logiciens du moyen âge et ceux
dû nôtre, en ont parlé et en ont fait leur quatrième fi-
gure. Sa conclusion est forcément négative ; elle n'ap^
porte aucun résultat et ne donne aucun profit à la vé-
rité non plus qu'à la science. Car nous avons :
P — G— I
C'est-à-dire :
P — G (majeure)
I — G (mineure)
l —P (conclusion)
DKS SYLLOr.lSMi!:S. 7.{
Kii voici uu exemple :
Majeure : Chez les hommes vertueux (V) on trouve la
véracité {Ct);
Mlneiiro : Le menteur (î) n\i pas la véracité (G),
(lonclusion : Donc le menteur (I) n'est pas ver-
tueux (V).
Dans cette ligure^ riudividuel menteur se trouve mis
eu rapport avec le particulier vertu, par le moyeu du
général véracité, qui se rencontre chez tous les hommes
vertueux.
L'incertitude de cette forme fait que nous restons
libres sur le choix de la prémisse qui doit servir de ma-
jeure> et dans la conclusion; sur la faculté de mettre le
prédicat à la place du sujet ou réciproquement. Car la
conclusion qu'un menteur n'est pas vertueux ne se
tire pas mieux de ce syllogisme que la même conclu-
sion retournée que Vlwmme vertueux n*est pas men-
leur, proposition, comme on le voit, identiiiue à celle
déjà formulée dans la majeure et dans la mineure. Il
faut donc que la force dialec(i(iue nous conduise à une
nouvelle ligure :
li LOGIQUE SUBJECTIVE.
d. — Quatrième figure.
G — G — G
ouP — P— P
Nous avons vu dans le chapitre des jugements que le
sujet et le prédicat ne sauraient être identiques^ bien
([ue le jugement nous dise que le sujet est le prédicat.
Il faut qu'il y ait entre eux quelque différence^ et nous
savons que le caractère essentiel du jugement est d'at-
tribuer une notion générale à une chose individuelle^
attendu que l'attribution d'une notion individuelle à
une chose individuelle ne constitue pas un jugement^
ainsi que nous l'avons fait voir par quelques exemples :
Césai' est né à Rome, il a fait la guerre des Gaules
pendant dix ans, ou : J'ai bien dormi cette nuit, etc.
J.a troisième forme du syllogisme qualitatif ou de sim-
l)le aperception vient de nous montrer maintenant que
Ton peut retourner la conclusion ou mettre le sujet à
la place de son prédicat, et revenir ainsi à la proposi-
tion majeure. Ce qui n'était que possible ou en puis-
sance dans la conclusion de cette troisième figure se
trouve donc effectué dans la quatrième :
DES SYLLOGISMES. To
G — C— G
ou 1>_P_1>
Cette forme se compose de trois jugements, majeure,
miîieure, conclusion, dans lesijuels toute différence
entre les sujets et les prédicats s'évanouit pour ne lais-
ser qu'une identité absolue. C'est la forme mathéma-
tique du syllogisme qui nous apprend, comme on le
fait dans cette science, que deux choses sont égales en-
tre elles loi'squ'elles sont chacune égale à une troi-
sième. Ici c'est bien encore une troisième chose ou no-
tion qui intervient comme moyen- terme entre les
extrêmes, mais elle n'a aucun rapport de subordina-
tion avec la majeure non plus qu'avec la conclusion.
Des trois propositions, majeure, mineure et conclusion,
contenues dans ce syllogisme, chacune peut être indiffé-
remment considérée comme prémisse ou comme conclu-
sion. L'un des trois jugements, que pour des raisons
quelconques on croit certain, peut à volonté se mettre
à la place du moyen-terme et servir à prouver Tidenlité
(les deux autres jugements que l'on était censé ignorer.
La certitude de cette forme de syllogisme mathé-
n\atique lui a fait donner le nom d'AXioME, qui veut
dire que celte certitude n'a pas besoin d'être prouvée.
Ou aime à faire l'éloge de celte figure qu'on déclare la
7(5 LOGIQLE SUBJECTIVE.
plus claiie et la plus précise ; mais eu réalité. elle ne^i
si claire que parce qu'elle ue dit rieu. Ce syllogisme est
purement formel ; la matière du raisonnement n'y en-
tre pour rien. 11 fait abstraction de toutes les qualités
que les choses peuvent avoir^ pour ne considérer que
leur identité. Sa clarté ne fait donc qu'attester son in-
suffisance. Nous avons vu que les conclusions des figu-
res II et III sont partielles ou négatives et ne sauraient
être appelées des raisonnements, mais plutôt des énon-
ciations particulières de choses individuelles ; et nous
voyons que cette IV* figure est tout à fait vide et ne con-
tient même rien qu^on puisse dire un jugement. Ainsi, ri
n'existe en réalité que trois figures de syllogisme quali-
tatif ; et laquatrièmequi montre que deux choses identi-
ques à une troisième sont identiques entre elles, n'est
que le résultat futil ou négatif auquel ces trois formes
nous conduisent.
Voici, en résumé, la marche dialectique que nous
avons tenue jusqu'ici : les trois formes de l'Idée, ou le
général, le particulier et l'individuel, ont fait tour à
tour fonction de moyen-terme. Dans la première figure,
c'est le particulier F qui. remplit cet office; dans la se-
conde, c'est l'individuel; et dans la troisième c'est le gé-
néral G. Mais, par contre, les trois formes de l'Idée ont
aussi pris la plijicc do la conclusion, et le résultat iiéga-
DES SYLLOC.ISMKS. 77
tif de ce mouvement nous a donné la quatriiMne li^nnî
011 le syllogisme mathémat'qne. 1) où nous devons con-
clure que ce n'est pas seulement Tune ou Taulre de»
trois propositions du syllogisme qui doit servir de
moyen-terme ou de méiliateur entre les extrêmes, et
que Tinsuffisance de ces trois formes du syllogisme qua-
litatif ou de simple aperception provient précisément de
ce que ce rôle de médiateur n'y est rempli que par un
seul des trois termes.
lîansces figures, comme dans toutes celles où le
moyen-terme exprime une abstraction et non point
l'essence ou la substance propre de la chose ou du sujet
à Poccdsion duquel on provoque une conclusion, il est
clair que cette conclusion ne saurait être nécessaire ou
vraie, puisque Tesprit peut aussi bien choisir d'autres
abstractioub qui ont autant de droit que la première à
tenir lieu de moyen-terme et à nous apporter ainsi une
conclusion difiTérente. Le vrai syllogisme est donc celui
où la relation entre l'individuel et le général se trouve
exprimée, non par une abstraction quelconque n^ayant
aucun rapport à Tessence même de la chose indivi-
duelle, mais par un moyen-terme qui embrasse tout le
particulier P de cette chose et nous en donne la sub-
stance. 11 faut que lé sujet se médiate lui-même, et que
le moyen-terme eu sort comme le pro<luit nécessaire,
8() LOGIQUE SI lîJKCTIVE.
effet dans la réalité. Or, c'est précisément ce que nous
allons voir apparaître dans les syllogismes de réflexion,
où chacun des termes se réfléchit dans les deux autres.
Les jugements ne sont pas prouvés, et c'est pour cela
qu'on a besoin de faire des syllogismes. Mais, dans ces
syllogismes qualitatifs ou d'aperception, les deux pré-
misses sont de simples jugements distincts'feu séparés
Tun de l'autre, puisqu'elles sont formellement données
d'une manière abstraite, et comme exprimant des choses
individuelles ; ce qui ne répond pointa l'idée que nous
avons du syllogisme, et dans lequel il faut que tout soit
prouvé. De plus, ces prémisses ne sauraient rester dans
cet état de séparation l'nne à l'égard de l'autre, puis-
qu'elles ne sont pas identiques et que, pour ce motif,
elles doivent avoir entre elles quelque rapport. Le
besoin de les prouver nous conduit à en trouver par
abstraction et progressivement 4 autres, afin que les
deux premières deviennent à leur égard des conclu-
sions, puis 8, puis 16, etc., afin de prouver toujours le
nouveau nombre de prémisses. Or, on peut être certain,
ainsi que j'en ai souvent fait la remarque dans ma lo-
gique objective, que toutes les fois qu'une \orme nous
conduit à Vinfini par le progrès de ses nombres, il y a
contradiction manifeste entre cette forme et son objet,
qui, dans ce cas, ne saurait jamais être atteint. La di-
à
DKS SYLLOr.lSiMKS. Kl
visibilité de la matière à i'iiifliii est un exemple de ce
genre^ et ce qui nous arrive actuellement eu est uu
autre. Nous avons abandonné la fonne des jugements
parce qu'elle n'avait pas de moven-terme ; mais dans le
syllogisme qualitatif, il arrive (jue ce ([ue nous reje-
tons dans la conclusion, c'est-à-dire Tabsence de moyen-
terme, se retrouve (deux fois) dans les prémisses, ce
qui est aussi vicieux dans un c^is que dans Tautre, et
montre bien que nous ne sommes guère i)lus avances
que si nous étions restés à la forme de jugements.
II. — SYLLOGISMES KÉFLÉCIIIS.
Le caractère abstrait, qui est propre au syllogisme
(|ualitatif ou d'aperceptiou et qui le rend impropre à
contenir ou à exprimer la vérité, vient d'être mis eu
lumière par ce qui précède. Dans ce syllogisme, en
effet, les termes mineur, moyen et majeur, n\mt entre
eux qu'un rapport accidentel ou abstrait, pris en dehors
de l'essence même des choses. Dans le syllogisme ré-
fléchi, au contraire, les extrêmes se montrent ou s(î
reflètent pour ainsi dire Tun dans Tautre; ils sont
prescpie unis ou liés ensemble, et le moyen-terme n'est
G
9* LOGIQUE SIRJECTIVE.
(Ies^|iiellrs lions avons donné une formule spéciale afin
lie les mieux caractériser^ auraient bien pu se formuler
toutes les trois à l'aide de la seconde figure :
P — )— G,
attendu que les choses individuelles I^ I^ I^ ou les cas
]iarticuliers constatés par Texpérience sont, en réalité,
le moyen-terme de tous ces syllogismes; tandis que le
s\lloti:isme de la troisième classe ou de nécessité, qui
considère la nature totale du sujet, pourrait ètrQ, pour
œtte raison, ramené dans toutes ses formes à la troi-
sième figure :
I-G-P,
car ici le moyen-terme doit contenir toutes les qualités
<]ui sont ensemble et séparément dans les extrêmes.
Il doit donc embrasser Tessence totale ou la nature
complète du sujet; et Ton donne à ce syllogisme le
lUMu de nécessaire, précisément parce que son moyen-
terme ne marque pas seulement une qualité univer-
selle tirée par abstraction ou par réflexion du sujet et
lui étant extérieure, mais au contraire un universel
formé par le reflet des extrêmes et qui en est en quel-
que sorli^ le priKluit ou lexpression nécessaire. Ce
movon-terme renferme donc en soi l'identité cachée des
DKS SYLI.OC.ISiMKS. sa
quel la siinplt; apeiroptiou puis8<3 lious conduire; tvir
ni nous disions, par oxeini)le, dans un s} llofiçisme (jna-
litatif ainsi formulé :
La régularité dans les monumotiis est belle ;
Ce monument est régulier ,
Donc il est beau ;
ce syllogisme ne m'empêcherait nullement de conclure
qne le monnment peut être laid à cause des autres
qualific^itifs qui peuvent lui convenir en dehors de sa
régularité; ei ces autres attributs nous conduiraient
alors à conclure que ce monuïnent n'est pas beau quoi-
qu'il soit régulier. Mais dans Je syllogisme réfléchi ,
au contraire, si je commeuce par une proposition uni-
verselle et que je dise :
Tout monument régulier est beau :
Ce monument est régulier,
Donc il est beau ;
je me suis ôté la faculté d'enlever à ce monument
répithète de beau, quels que soient d'ailleurs les attri-
buts que je pourrais ensuite lui trouver par apercep-
tion. Il est donc vrai de dire que ce syllogisme réfléchi
est le plus haut degré auquel la simple aperception des
81 LOOKjlE SUBJECTIVE.
qualités d'une cliose puisse nous ciinduire ou le dernier
des syllogismes de la première classe.
Mais il est évident que ce qui fait le mérite de ce syl-
logisme, ou son universalité réfléchie, anéantit du
même coup le véritable objet d'un syllogisme, puisque
la conclusion de ce syllogisme n'est pas un nouveau
jugement, différent des prémisses, mais seulement la
répétition de celui déjà formulé dans la majeure. Ainsi^
le moyen-terme de bâtiment régulier y étant pris à des-
sein dans la majeure d'une manière universelle et com-
biné avec le prédicat beau, il est clair qu'il est inutile
de faire un syllogisme pour en déduire que ce qui est
vrai dans tous les cas ou dans tous les monuments ré-
guliers, est aussi vrai dans un seul. Car en disant totis,
nous disons tous les uns. Dans ce syllogisme^ le sujet
reçoit un prédicat, non par la force même du syllo-
gisme, mais un prédicat qui lui est déjà donné dans les
prémisses sans aucun moyen-terme. La force dialecti-
que nous fait donc voir qu'il n'y a point de conclusions
réelles dans ce syllogisme, et, en outre, elle nous mon-
tre que la proposition majeure ne saurait être vraie
sans que la conclusion le soit aussi, puisqu'elle est
comprise dans cette majeure. Ainsi, dans le fameux
exemple si cher aux logiciens, et si souvent repro-
(hiit :
\
DES SYLLOGISMES. 95
Tout homme est mortel ;
Caïus est homme.
Donc Caïus est mortel ;
la majeure n'est vraie qu'à la condition que la conclu-
sion le soit aussi et dans la mesure où elle l'est. Car
si Caïus n'était pas mortel, la majeure serait fausse, et
Tunique cas de Caïus l'annulerait.
La dialectique nous fait donc voir que cette première
figure fondée sur Tuniversalité, se fonde en réalité sur
tous les cas individuels que Ton a reconnus vrais. Or,
tous ces cas particuliers deviennent le moyen-terme de
la seconde figure du syllogisme réfléchi.
b. — Syllogisme fondé sur l'induction.
Le syllogisme précédent fondé sur Tuniversel , se
formulait, comme on peut aisément le voir, d'après la
première figure que nous connaissons déjà :
1— P — G;
le syllogisme d'induction dont nous avons à parler main-
tenant, se formulera d'après la seconde figure :
G -i — r. •
^•Vv,
90 LOGIQUE SUBJECTIVE.
dit (lue A est A) est pnmvée fausse i>ar hi causalité
(qui dit que A est en quelque sorte B); et c'est^ en ef-
fet ve que cette forme hypothétique explique et exprime
ouvertement.
r. — Syllogisme disjonctif.
Quant à sa forme logique, le syllogisme hypothéti-
que appartenait à la seconde figure :
G— I— P.
Le syllogisme disjonctif est de la troisième :
l— G — F.
xMais ce syllogisme a maintenant une valeur qu'il
n'avait point précédemment, car il exprime que le
moyen-terme ou le général G, embrasse et contient eu
lui-même le général, le particulier et Vindividuel, Ce
syllogisme, en effet, nous montre le général G, se dé-
veloppant dans le particulier P, et se réalisant dans l'in-
dividuel I. Ainsi nous disons :
A est ou B ou G ou D (majeure);
A est B (mineure) ;
donc A n'est ni G ni D (conclusion).
DKS SYLLOC.ISMKS. 87
Hcauajup de métaux ayant été soumis à l'expérience,
on en conclut (ju'un autre, sur lequel on n'a point fait
la même épreuve, possède la qualité trouvée dans ceux
<(ue l'on a spécialement éprouvés. Car si tout mêlai, ou
«l'une manière plus générale, si tout cas individuel
avait été réellement soumis à l'épreuve de Texpérience,
nn ne laisserait au syllogisme aucune utilité pi aucune
lorcc. Quand on lui en laisse une, au contraire, il se
[)eut toujoui^s qu'on rencontre un métal, non encore
SDumis à Texpérience, (jui ne soit pas conducteur de
rélectricité , ou d'une manière générale, que le cas
particulier pour lequel on fait le syllogisme, soit juste-
ment en contradiction avec ce que Ton affirme d'une
manière universelle. D^ailleurs, l'insuffisance de cette
forme est encore attestée par la progression à l'intini
qu'elle implique, et qui fait qu'elle ne peut remplir
Tobjet qu'elle affirme nécessaire.
On voit par là que toute la force du syllogisme réflé-
chi , qui , dans la première figure semblait reposer sur
Vuniversalité, se tire plutôt de la seconde ligure ou du
syllogisme par induction, dont la valeur à son tour re-
pose, en réalité, sur un grand nombre d^individus ou
de cas observés, mais non sur la totalité, et que par
conséquent tous les syllogismes réfléchis reposent en
dernière analyse sur V analogie.
88 LOGIQUE SUBJECTIVE.
c. — Syllogisme fondé sur Vanalogie.
Ce syllogisme déclare expressément que rexpérience
n'a pas été faite dans tous les cas. Sa formule est la troi-
sième :
* I_G — P.
Mais cette fois il exprime que le moyen-terme ne doit
pas être seulement une généralité quelconque, abstraite
arbitrairement du sujet et yi>:e au hasard ou au choix,
mais une généralité qui marque la nature caractéristi-
que ou l'essence même du sujet.
Ainsi, lorsque du fait que la terre, étant une planète du
système solaire, se trouve peuplée d'habitants, on con-
clut que la lune ou une autre planète du système so-
laire est aussi peuplée d'êtres intelligents, la conclusion
est nécessaire si l'essence de notre planète est d'être ha-
bitée ; mais elle n'est point nécessaii^e , puisqu'il n'est
pas ici prouvé qu'il est dans la nature de notre terre,
en tant que planète, d'ètré peuplée d'individus intelli-
gents, car il se peut, au contraire, que ce soit une par-
ticularité de sa nature, et qui ne lui convienne pas né-
cessairement en tant que planète.
Les logiciens attribuent quelquefois une forme qua-
DES SYLhOOlSMKS. KO
ternaire au syllogisme d'analogie, en supposant au-des-
sus des trois jugements qui le constituent, un juge-
ment qui dit : toutes les fois que deux choses ont
plusieurs qualités communes, ils en ont encore plu-
sieurs autres. Grâce à cetartiQce, on croit avoir deux
l)etits termes, comme terre et lune dans notre exemple,
plus un moyen-terme, comme d'être planète, et' le terme
majeur peuplé, qui s'applique, dit-on, à l'un des petits
termes c(»mme prémisse, et à l'autre comme conclu-
sion. Or, ces mêmes logiciens auraient bien dû remar-
quer que dans les syllogismes d'induction il y a aussi
plus de trois termes; qu'il y en a dix, douze, cent, et
même un nombre infini. Dans notre manière d'envisa-
ger le syllogisme d'analogie, l'apparence de cette forme
quaternaire se fonde sur ce que le moyen-tei'me, terre
par exemple, est tout aussi essentiellement planète
(terme majeur) qu'elle est peuplée (terme mineur),
toutes les fois que la conclusion de ce syllogisme est
identique à la réalité ou conforme à la vérité. Mais
précisément parce qu'il n'a pas en lui-même la vertu
de nous montrer l'existence de cette identité, il n'est
point la dernière forme du' syllogisme. Dans le syllo-
gisme qualitatif ou d'aperception, nous avons senti le
besoin de prouver les prémisses par d'autres prémisses
indépendantes des premières. Ici, la prémisse que nous
m LOGIQUE SUBJECTIVE.
avons, comme la terre (ou uue planète) est peuplée,
iloit trouver sa preuve en elle-même, et montrer que
par cela seul qu^elle est peuplée elle est aussi planète,
ou réciproquement qu'elle est planète parce qu'elle est
peuplée. La forme de ce syllogisme réfléchi ne saurait
répondre à ce besoin, et la force dialectique qui nous
pousse, nous conduit à une troisième et dernière forme,
qui est celle du syllogisme nécessaire.
III. — SYLLOGISMES NÉCESSAIRES.
Dans les syllogismes de la première classe ou quali-
tatifs, on suppose qu^me chose ou qu'un sujet donné \,
convient à une qualité générale G, parce qu^une qua-
lité particulière P adhérente à ce sujet ï, adhère aussi à
la qualité générale G. Mais les trois figures de cette fa-
mille nous montrent que la certitude ne se rencontre
point en elles.
La seconde classe, qui comprend les syllogismes ré-
fléchis, nous fait voir à son tour que Tuniversalité ex-
térieure ou purement formelle par laquelle on croyait
arriver à cette certitude, ne fait au contraire qu'ôter au
syllogisme toute sa force, ou pour mieux dire sa raison
DKS SYLLOGISMES. 91
trètre, puisque sa majeure devient identique à sa con-
clusion toutes les fois que Texpérience a constaté
l'exactitude de tous les cas individuels compris dans le
moyen-terme ; ce qui fait définitivement reposer la va-
leur de ce syllogisme sur l'amtlogie.
La troisième classe de syllogismes, à laquelle nous
sommes maintenant conduits, nous montre que cette
universalité, mise au jour par la seconde classe et ajou-
tée par elle, au moyen d^uie simple et abstraite ré-
flexion^ aux syllogismes de la première classe afin de
corriger leur imperfection, se manifeste dans les trois
directions ca/f'gfon^wes, hypothétiques et disjonctives,
qui embrassent dans leur ensemble l'essence totale ou
la nature complète du sujet.
La troisième figure du syllogisme réfléchi, qui est le
syllogisme d'analogie, et dans lequel le moyen-tenue
se tire non -seulement d'une réflexion abstraite ou
d'une qualité extérieure au sujet, mais d'une partie
essentielle et constitutive de sa nature, cette figure nous
conduit donc directement à la troisième classe des syl-
logismes, qui est celle des syllogismes nécessaires, et
dans lesquels on considère l'essence propre ou la na-
ture totale du sujet, pour en tirer une conclusion qui
porte aussi sur cette complète essence.
Les trois figures du syllogisme réfléchi, à chacune
■ i
W LOGIQUE SUBJECTIVE.
(lesquelles nous avons donné une formule spéciale afin
de les mieux caractériser, auraient bien pu se formuler
toutes les trois à l'aide de la seconde figure :
P — )— G,
attendu que les choses individuelles ï, I, I, ou les cas
particuliers constatés par Texpérience sont, en réalité,
le moyen-terme de tous ces syllogismes; tandis que le
syllogisme de la troisième classe ou de nécessité, qui
considère la nature totale du sujet, pourrait ètiQ, pour
cette raison, ramené dans toutes ses formes à la troi-
sième figure :
I — G — P,
car ici le moyen-terme doit contenir toutes les qualités
qui sont ensemble et séparément dans les extrêmes.
11 doit donc embrasser l'essence totale ou la nature
complète du sujet; et Ton donne à ce syllogisme le
nom de nécessaire, précisément parce que son moyen-
terme ne marque pas seulement une qualité univer-
selle tirée par abstraction ou par réflexion du sujet et
lui étant extérieure, mais au contraire un universel
formé par le reflet des extrêmes et qui en est en quel-
(pie sorte le produit ou l'expression nécessaire. Ce
moyen-terme renferme donc en soi l'identité cachée des
DES SYLLOGISMES. 93
extrêmes^ qui ne Huiit par conséquent que les formes ait
moyen desquelles cette identité du sujet se rend mani-
feste.' •
fi. — Syllogisme catégorique.
Dans cette première forme du syllogisme nécessaire,
le moyen-terme est encore le seul qui marque la néces-
sité. La majeure ou la mineure, ou toutes les deux à la
fois, sont des jugements catégoriques. Le prédicat, qui
est joint au sujet dans la conclusion, se trouve mis en
rapport avec lui ou placé dans son rôle de prédicat, à
Taide d'un moyen-terme tiré de la nature même du
sujet. Cette essence du moyen-terme se nomme quel-
quefois espace. La généralité dont cette espèce fait partie
et qu'on pourrait appeler son genre est exprimée par la
majeure, et la mineure exprime une individualité de
cette espèce, ou Vindividu par lequel et dans lequel
Vespèceei le genre sont mis au jour et rendus existants.
Quoique les trois formes du syllogisme nécessaire
puissent se formuler comme nous venons de le dire, à
l'aide de la troisième figure,
ï — G — P,
elles ont cependant chacune une figure spéciale ; et celle
ÎU LOGIUUK SUBJECTIVE.
(lu syllogisme catégorique dont nous parlons mainle-
nant correspond à la première :
I — P — G.
Mais cette forme, qui n'avait point de valeur dans le
syllogisme qualitatif ou d^aperception, a maintenant un
seïis bien dififérent. Car le moyen-terme, qui est ici le
particulier P, au lieu de ne traduire qu'une qualité ac-
cidentelle du sujet, exprime Tessence même et la nature
complète du terme mineur ou du sujet marqué par
l'individuel I; et de plus, le terme majeur, qui est le gé-
néral G, ou le genre embrassant toutes les espèces, ex-
prime ici le caractère essentiel et complet du moyen-
terme, tandis que dans les autres classes de syllogismes
il n'en exprimait qu'une universalité abstraite oiï acci-
dentelle. L'incertitude, c'est-à-dire Tinsulfisance et la
duplicité du syllogisme qualitatif, est donc évitée, et il
n'est plus possible qu'un même sujet nous conduise
par des moyens-termes différents à des conclusions
contradictoires. Et par la même raison, les deux ex-
trêmes n'ayant plus seulement un rapport extérieur ou
fortuit avec le moyen-terme, il n^est plus besoin de
prouver les prémisses données àPaide de nouvelles pré-
misses, comme il fallait le faire dans les syllogismes de
la première classe ; et de plus, la vérité de ces prémisses
DKS SYLI.Or.lSiMKS. 93
ne dépend plus de la vérité de la conclusion, comme
nous l'avons vu arriver dans les syllogismes de la se-
conde classe. Le syllogisme nécessaire" nous fait donc
apparaître enfin la vraie forme de Tldée absolue, puis-
que les trois termes, majeur, moyen et mineur, sont
substantiellement unis l'un à l'autre, et que les trois
jugements de ç*i syllogisme expriment une seule et
même vérité ou matière, qui se développe et s'écoule de
Tun à l'autre dans ses trois formes constitutives de
genre, iVespece et d'individu,
b. — Sf/llogisme hypothétique,
Cetle figure nous dit :
si A est, H est (majeure),
mais A est (mineure);
donc H est (conclusion).
Ce qui nous montre que A et 13, qui paraissaient
exister séparément, ne sont en réalité ou substantielle-
ment qu'une seule chose; ou si Ton veut, que A dé-
pend de B qui en est la raison d'être ou la cause. On
dit en même temps que A et B existent chacun en soi
ou séparément, mais qu'ils n'existent point chacun
pour soi. Nous avons déjà montré que Videntilé (qui
9C LOCIQIE SUBJECTIVE.
dit que A est A) est prouvée fausse i>ar la causalité
(qui dit que A est en quelque sorte B); et c'est, en ef-
fet ce que cette* forme hypothétique explique et exprime
ouvertement.
c. — Syllogisme disjonctif.
Quant à sa forme logique, le syllogisme hypothéli-
que appartenait à la seconde figure :
G—I — P.
Le syllogisme disjonctif est de la troisième :
l— G— P.
Mais ce syllogisme a maintenant une valem* qu'il
n^avait point précédemment, car il exprime que le
moyen-terme ou le général G, embrasse et contient eu
lui-même le général, le particulier et Vindividuel. Ce
syllogisme, en effet, nous montre le général G, se dé-
veloppant dans le particulier P, et se réalisant dans l'in-
dividuel 1. Ainsi nous disons :
A est ou B OM C ou D (majeure);
A est B (mineure) ;
donc A n'est ni C ni D (conclusion).
DES SYLLOGISMES. 91
Ou bien ;
A est ou H ou C ou D,
A n*est ni C ni D ;
donc A est B.
Le genre A est dit être ou B ou G ou D ; c'est-à-dire
qu'il est non-seulement comme B, mais aussi comme G
et D. Le sujet des deux prémisses est dwic celui de la
conclusion. Dans la majeure, il est exprimé dans toute
sa généralité ou totalité ; dans la minieure, il est déter-
miné ou spécifié dans Tune de ses propres espèces ; et
da^s la conclusion enfm, il se sépare de toutes ses
autres espèces ou individualités pour se réaliser dans
une seule. La mineure pose une alternative, comme A
est B dans le premier exemple, ou bien elle laisse une
alternative, en séparant le sujet de toutes ses autres
espèces, comme A n*est ni C ni D dans le second
exemple, et la conclusion exprime la réalité actuelle et
positive du sujet, donc A est B, La vérité implicitement
contenue dans le syllogisme hypothétique, si A est, B
esty se trouve explicitement formulée dans celui-ci.
Rigoureusement parlant, ce n'est donc plus un syl-
logisme, puisque son moyen-terme embrasse ou com-
prend absolument et totalement les extrêmes. Ce n'est
plus un syllogisme que nous avons sous les yeux, c'est
7
9« LOGIQUE SUBJECTIVE.
la chose elle-même evec toute sa réalité absolue. Cette
forme logique de Tldée postule donc de nouvelles for-
mes et nous conduit à V objectivité ou à Texistence mé-
canique, chimique, téléologique des choses, et à Tidée
elle-même, c'est-à-dire à la vie, à Tentendement , à la
volonté, dont nous n'avons pas à nous occuper ici.
En résumé, voici le développement auquel nous
avons assisté. Dans le premier chapitre traitant des no-
tions, l'iDÉE s'offrait simplement à nous sous forme de
notion dans laquelle le général et Tindividuel étaient
enveloK)ésrun dans Tautre, sans que ni Tun ni Taiitre
se montrassent ouvertement. Dans le second chajMtre
traitant des jugements, nous avons vu Tidée se dédou-
bler pour ainsi dire, et, sous forme de sujet et de pré-
dicat, nous faire apparaître séparément ses deux ma-
nières d'être. Enfin dans le troisième chapitre traitant
des syllogismes, Tidée s'oppose à ce dédoublement et
revient, par sa propre force, à Funité ou à l'identité
concrète qui est la vérité de toute existence. Mais cette
forme purement subjective n'épuisant pas toute sa
réalité, elle parvient à se manifester sous d'autres formes
qui n'appartiennent plus à cette partie de la logique que
nous avons voulu faire connaître.
k
REMARQUES
REMARQUES.
i.
Lorsque parut la logique de Hegel, et pendant les dix
premières années qui suivirent cette publication, les
philosophes, étonnés de la nouveauté de ses doctrines,
de la profondeur et de Téclat de ses pensées, des appli-
cations ingénieuses et fécondes qu'il savait en tirer, ne
purent se rendre compte de l'ensemble et de la portée
de son système. Mais à Tétonnement général succédè-
rent d'orageux débats, et il fallut une nouvelle pé-
riode de dix ans après la mort de l'auteur pour ramener
un peu de calme dans le monde philosophique. Au-
jourd'hui , si nous faisons abstraction des questions de
détail sur lesquelles on dispute encore et qui divisent
tx^ujours les esprits, nous voyons que le résultat du re-
tentissement profond de cette logique nouvelle est le
grand intérêt que Ton prend maintenant en Allemagne
au problème des catégories.
lOi REMARQUES.
Eli effets le congrès des philosophes réunis à Gotha
en J847, fut unanime, on peut le dire, à reconnaître
que la question dont on s'était le plus occupé dans ces
derniers temps et qui devait encore fixer Tattention de
tout homme voulant sérieusement philosopher, était
celle de savoir ce que sont les catégories. Nous croyons
utile de présenter quelques réflexions sur ce sujet.
La principale difficulté de cette question vient sans
doute de ce qu'elle est complexe, et pour la mieux sai-
sir, on devrait, je crois, la diviser. Car en se plaçant
d'abord au point de vue historique, on peut se deman-
der : Quelles sont les catégories données par le lan-
gage? et se plaçant en»uite au point de vue de la phi-
losophie, se demander : Quelles sont ou quelles doit>ent
être logiquement les catégories ?
Il est bien évident que le langage entre pour quelque
chose dans les conditions de ce problème, puisqu'il a
pour objet, comme la philosophie, de comprendre le
monde, ou en d^autres termes, puisqu^il est une philo-
sophie primitive, et une philosophie d'autant plus im-
portante à connaître qu'elle précède nécessairement
toutes les autres. Cette philosophie primitive du lan-
gage voyait le monde devant elle comme un Tout
qu'elle ne comprenait point, et pour le comprendre,
elle faisait ce que nous répétons encore chaque jour,
lorsque nous sommes devant une chose ou un Tout que
nous voulons connaître. Ainsi, ignorant ce qu'est une
montre et comment elle fonctionne, nous commençons,
pour le savoir, par détruire le rajjport qui existe entre
ses parties, et nous regardons séparément chacune
REMARQUES. 103
d'elles, les roues, les pointes, les ressorts ou les vis,
eoiiuno si elles avaient une existence propre et poui*
€lles4nêiues. C'est encore de la même manière que
nous cherchons à comprendre le corps humain en étu-
diant son anatomie, le coupant arbitrairement çà et là,
et comparant entre elles ces diverses sections, qui, d'a-
bord faites sans méthode, seront à peu près de même
grandeur ou prises selon des analogies que certaines
règles instinctives et grossières nous auront enseignées.
Or, le langage ne fait pas autre chose. Voulant com-
prendre le Tout, il en sépare d'abord arbitrairement quel-
ques pièces qu'il croit des sujets et qu'il nomme pour
œttc raison substantifs. Mais lorsque ces pièces ont été
ainsi nommées ou posées par la philosophie primitive
du langage, il est du devoir de la philosophie qui lui
succède et qui garde seule ordinairement ce titre, non-
seulement de les rapprocher ou de les comparer alin de
voir quelles sont celles qui s'accordent bien entre elles,
mais aussi de se demander si le langage n'a pas fait
taiisse route dans ses divisions, si les pièces qu'il nous
offre ont été bien choisies , et si quelques-unes d'eUes
que nous croyons des sujets ne seraient poipt par ha-
sard si maladroitement prises que l'on dût, en en par-
lant, tomber nécessairement dans l'erreur.
C'est cette seconde ((uesiion que la philosophie avait
jus(iu'ici négligée.
Et c« que nous disons des Substantifs, peut aussi bien
se dire des adjectifs et de tous les mots en général, au
sujet desquels on peut toujours renouveler les deux
questions préwklentes, savoir : Quel rapport vrai ils ont
loi REMARQUES.
entre eux et de quel droit ils existent? Mais on néglige
toujours cette seconde question. Les mots fournis par
la langue sont généralement réputés vrais; et si Fon
admet que quelques-uns peuvent être faux, on est ce-
pendant assuré que dans le plus grand nombre de cas
ils sont absolument vrais, et que ce que nous avons à
faire n'est pas de rechercher quel degré de confiance
mérite un sujet ou un \ rédicat, un substantif ou un
adjectif donné par le langage, mais seulement de voir
si tel ou tel adjectif ou prédicat, réputé vrai en soi, con-
vient ou ne convient pas à tel ou tel substantif on sujet,
présumé vrai à son tour.
Voici uil exemple à l'appui de ce que nous disons.
On a longtemps discuté en philosophie pour savoir si
rame est simple ou composée, parce qu'on croyait pou-
voir en déduire la preuve de son immortalité. Mais touk
«n supposant douteuse cette question de la simplicité de
rame, ou ne songeait point à demander si Talternative
posée par la langue, à savoir qu'il y a des choses sim-
ples et des choses composées, n'était pas douteuse aussi.
On négligeait en un mot de demander à la langue où
elle a pris cette idée de simplicité ou de composition ,
et Ton ne voyait point qu'il se pourrait qu'aucune de
ces alternatives ne convint aux choses et surtout à
rame.
Car de ce que Ton rencontre ces deux idées dans le
langage, il ne s'ensuit pas qu'elles sont vraies. Tout ce
que cela prouve, c'est que le langage se trouvant un
jour devant le monde ou le Tout sans le comprendre ,
l'a dceoniposê en ces deux parties ; et c'est de la même
HKMAHQl KS. lOri
façon que leH substantifH, les adjectifH el autres radicaux
(lu langage s'y sont introduits^ tout mot éteint ce qu'on
appelle eneore aujourd'hui un mot, c'est-à-dire un
aperçu du génie ou l'invention d'une catégorie.
N'ayant encore aucune règle bien établie^ la langue,
en Taisant Tanatomie de ce Tout placé devant elle, aura
pu quelquefois^ par hasard ou [vàr instinct, faire si bien
et d^me main si heureuse ses coupures qu'elle en aura
tiré une pièce entière, méritant de recevoir un nom ou
d'être une catégorie; mais d'autres fois, et le plus sou-
vent sans doute, (die a dû s(i montrer moins hcîureuse ,
et couper pour ainsi dire une partie des poumons avec
une autre des intestins ou du foie, et croyant que cet
ensem))le de pièces formait un tout particulier, lui don-
ner une seule appellation. Dans ce cas, elle n'aura donc
point trouve les véritables pièces (|ui composent le
corps ou le Tout, vX le rapprochenjent ou la conq)arai-
son des parties iprello a trouvées et auxipielles elle a
donné des noms particuliers, ne saurait jamais, quoi
(pi'on fasse, conduire à la connaissance du Tout, si celui
(pii veut mMpiérir cette connaissance et (pii est le philo-
sophe, se borne à couq)arcr ou à rapprocher ces pièces
sans oser mettre en dout(^ leur existence même.
Ces erreurs commises par le langages dans la division
du Tout, sont évidemment plus graves (pie celles (pie
(Mtnnnet une science particulière connue ranatomie, (pii
peut se corriger, tandis (jue les premières troublent et
bouleversent tout le savoir humain. Plus d'une fois
sans doute, et mèuKî le plus souvent, ces fautes du
laugage cacheront (pud(pie Ixume et utile v('Tité, at-
106 REMARQUES.
tendu que l'idée ou l'iustinct de la vraie nature des
choses guidera toujours un peu Thomme dans la re-
cherche des mots ou des idées^ comme il dirige aussi le
premier anatomiste en lui faisant pressentir qu'il vaut
mieux couper ici que là ; mais tous les deux commettent
nécessairement des fautes dont la plus grande est peut-
être la nécessité de diviser ou de décomposer ce qui est
un tout.
On n'a point encore entrepris de séparer le vrai du
faux dans rétablissement primitif du langage. Les re-
cherches grammatico-étymologiques des modernes et
beaucoup de ces aperçus naïfs que Ton rencontre chez
les anciens^ plus près que nous^ sinon de Forigine , du
moins de la renaissance des lettres au moyen âge, peu-
vent être considérés comme le prélude à ce qu'il fau-
drait faire. Ces travaux seront d'un grand secours à la
philosophie qui devrait les prendre sérieusement à cœur,
les combiner et en tirer toutes les conséquences possi-
bles, au lieu de les négliger comme elle Ta fait jus-
qu'ici, non par dédain, mais au contraire, par trop de
courtoisie, supposant parfait ce qu'a fait le langage, et
ne doutant que d'elle-même.
II.
La seconde question, ayant pour but d'obliger les idées
à rendre compte de leur existence, sera donc la critique
raisonnée, non point d'une langue particulière, mais du
langage en général. La philosophie n'est peut-être pas
autre chose, et elle a d'autant moins besoin de s'en ex-
HËMAHQUËS. tU7
cuser, que le langage, de son côté, peut bien prétendre
(lue c'est précisément la fausseté de ses catégories et la
naïveté illogique des aperçus du génie qui fait sa beauté,
sa grandeur ou sa poésie, et que les vraies catégories
resteront à jamais impénétrables à la philosophie, ou
même qu'elles sont impropres à saisir la vérité tout en-
tière, comme Tanatomie à découvrir les lois cachées de
la vie. Sans sortir cependant de la modestie qui con-
vient à une sœur cadette vis-à-vis de son ainée, la phi-
losophie proprement dite peut faire la criti(iue du lan-
gage. Et c'est, en effet, ce qu'elle entreprend tous lés
jours lorsqu'elle constate que les noms ou sujets posés
par le langage n'ont aucun droit à ce rôle, et que , par
exemple, Feau, la pierre, le feu, un morceau de fer ou
de plomb, etc., ne sont point des individus ayant par
eux-mêmes une existence particulière, ainsi que la lan-
gue le suppose lorsqu'elle en parle et leur donne des
noms, mais qu'ils ne sont que les accessoires d'un Tout
qui est la terre, et ne sont point pour eux-mêmes des
individus ou des centres; tandis qu'un arbre, un ani-
mal ou un homme seront toujours pour eux-mêmes
des individus ou des centres, et par conséquent de vrais
sujets y bien qu'ils fassent aussi partie de la terre. Car
ces derniers ne sont pas seulement les accessoire? ou
les attributs de la terre, mais au contraire, ils ont plus
qu'elle-même le droit d'être appelés des sujets, attendu
que s'ils lui sont inférieurs par la quantité, ils la sur-
passent infiniment par la valeur ou l'intensité de l'exis-
tence. Le fer, c'est-à-dire tout le fer ou toute une es-
pèce de pierre, etc., peut bien revendiquer le droil
lOK RKMARQIJES.
<rètre une catégorie, mais un morceau de fer ou une
seule pierre, j-urtout si elle n'est point un cristal en-
tier, ne saurait jamais être conçue comme individu ou
sujet, tandis qu'un seul arbre, un animal ou un homme
peuvent vraiment réclamer ce titre. Ils sont réellement
des catégories en ce sens que le développement de la
création, tel qu'il s'est opéré sur notre globe, s'y est ar-
rêté et fixé dans son cours. En s'y arrêtant à son tour,
le langage est d'accord , en c^ cas , avec la réalité ou la
vérité, tandis qu'il s'est trompé en faisant d'un frag-
lùent de pierre ou de fer une catégorie. La pierre, par
elle-même, n^est pas un centre, un individu ; elle n'est
(lu'une portion de la périphérie d'un autre centre ,
comme du roc ou du globe terrestre dont elle faisait
primitivement partie. En constatant ces vérités, d'une
maHière ou d'une autre, que fait la science ou la phi-
losophie, si ce n^est la critique du langage ?
Et comment celui-ci était-il arrivé à faire de tous les
modes de l'existence terrestre des individus ou des su-
jets, si ce n'est par un abus de l'analogie poussée hors
de ses limites légitimes? Car de ce qu'il voyait à côté
de quelques individus, comme l'homme, par exemple,
qui a conscience d'être vraiment un centre ou un su-
jet, beaucoup de choses subsistantes isolément, il en
a conclu qu'elles devaient être aussi des sujets ou des
centres, ayant par eux-mêmes une existence analogue
€^ ceux que la conscience nous révèle spontanément.
Ayant donc constaté que l'homme est un sujet, le lan-
gage donne à ce sujet des prédicats, et cette antithèse,
entre le sujet et le prédicat^ lui plaît tellement, qu'il
UliiMARQUES. 109
Iraiisforine aussitôt en sujets tout ce ^ui seiiiblti (îxislei*
isolément, comme un «loigt, un cheveu, une pierre, etc.,
pour leur donner aussi des prédicats, sans s'apercevoir
que cette application exagérée de l'analogie introduit
dans le monde cpi'il a pour objet de comprendre un si
grand désordre, que, pour tâcher d'en sortir, il faut de
nouveaux prédicats qui n'ont pas plus de rapports à la
vérité ou à la réalité des choses que n'en ont eux-mêmes
les sujets auxquels on les applique.
ur.
Si nous sortons du labyrinthe où nous introduit le
langage, et si nous regardons autour de nous dans le
monde, nous voyons que la création nous offre une
gradation progressive du moins parfait au plus parfait.
Dans le monde inorganique, l'ordre mécanique est in-
férieur à l'ordre chimique, qui voit au-dessus de lui le
monde organisé, se subdivisant par une gradation ana-
logue en végétal et animal, au-dessus desquels j)lane
encore ViniellectueL
• Les diverses classes ou familles dans lesquelles le
monde se trouve divisé par ces mots, ne sont point
équivalentes ou d'égale valeur, et placées pour ainsi
dire sur la même ligne. Elles sont, au contraire, subor-
doimées, et telles, qu'il y a gradation de l'une à l'autre.
Car la différence entre toutes ces classes est inunense,
non-seulement quantitative, mais qualitative, et Ton
pourrait dire infinie. Si quelques savants mettent en
doute sa grande étendue, il est cependant généralement
110 REMARQUES.
admis que les lois mécaniques ne sauraient^ dans aucun
cas, ni même par analogie, servir à expliquer ou à faire
comprendre les lois chimiques, et que les organismes
qui font la vie de la plante ou de l'animal sont, à leur
tour, bien au-dessus des lois chimiques, et bien plus en-
core au-dessus des lois mécaniques. Enfin, la nature de
l'esprit ou de Fâme repousse toute espèce d'analogie
avec le monde organique et plus encore avec ceux qui
lui sont inférieurs. Le moins n'embrasse pas le plus ;
Tinférieur ne mesure pas le supérieur ; tandis que ce
qui occupe le plus haut rang, comme rintelligence,
peut mesurer et comprendre toutes les phases inférieu-
res. C'est ainsi que Vorganisme comprend le chimisme
sans y être compris, et que le chimisme embrasse le
mécanisme.
L'intelligence humaine, il est vrai, s'efforce de com-
prendre ce qui lui est supérieur, c'est-à-dire ses rapports
à Dieu et Dieu lui-même, mais ses efforts enfantins et
modestes font voir une fois de plus que la distance
entre elle et Dieu est trop grande pour que nous puis-
sions jamais le connaître.
Or, que fait la science en posant ces conclusions, en
montrant cette distance presque infinie qui sépare l'oi^
dre mécanique de l'ordre chimique, celui-ci des deux
ordres organisés, et ces derniers enfin de l'ordre intel-
lectuel? La science ne fait pas autre chose que là criti-
que raisonnée du langage qui n'a pas compris ces diffé-
rences. Ainsi, par exemple, le langage pose et applique
à tous les ordres de réalités l'idée de cause, qui, cepen-
dant, lui vient d'abord du moins élevé ou de Tordre
UEMARQUES. lit
mécanique. Là, cette idée de cause et ireifet signifie
qu'une impulsion qui vient du dehors d'un corps est le
principe d'un changement ou d^un mouvement qui est
observé dans le corps. Le langage a reconnu par là que
de deux choses séparées, Tune peut être cause de l'au-
tre. Tout lier de cette découverte ou de cette notion de
cause et d'effet tirée de Tordre le moins élevé de la
nature, il l'applique aussitôt aux ordres supérieurs,
et en fait pour tous les cas une catégorie. Partout où il
croit reconnaître quelque analogie avec le phénomène
mécanique qu'il a primitivement observé, il parle de
cause et d'effet, sans voir que le sens de ces mots se
doit naturellement modifier. Ainsi, il nous dit que
Thomme est la cause de ses actions, sans remarquer
(lue, dans ce cas, la séparation ou la distance entre la
cause et Teifet n'est plus aussi grande qu'elle était d^1-
bord, et que cependant c^est cette différence, constatée
par le langage dans Tordre mécanique, qui fait toute
la valeur de cette catégorie. Car si on applique à l'être
Je plus élevé et le plus parfait, ou à Dieu, cette catégorie
(le cause ou d'effet tirée de Tordre le plus bas, on arrive
à dire que Dieu est sa propre cause , causa sui, et par
là toute Tanalogie que ce mot pouvait offrir a disparu.
L^efifet est identique à sa cause, ou plutôt Tidéè de cause
s'évanouit, puisqu'il n'y a plus de séparation entre elle
et l'effet. Et de ce que nous n'avons point d'autres caté-
gories à lui substituer, nous n'avons pas le droit de con-
clure que celle-là est bonne. Elle suppose deux extrêmes,
dont Tun est la cause, l'autre Teffet ; mais si nous di-
sons que la cause est cause de soi-même, causa sut,
112 REMARUIE8.
il n'\ a plus (J'exUèiiies, et cette catégorie par conséquent
u*a plus (le valeur.
Nous voyous par cet exemple que Tune des catégo-
ries ou (les mesures que nous voulions appliquer au
monde, ne s^applique pas dans le même sens à tous
les ordres de réalités, il faut parfois changer sa signifi-
cation, et même avouer, dans certains cas, sa complète
insuffisance. Le langage n'en avait nul souci ; il croyait
tenir une règle certaine, et la philosophie.vient lui mon-
trer qu'il n'en est rien. Et ce que nous disons d'une ca-
tégorie, nous pourrions le dire de toutes. Cela sans doute
est bien fait pour nous effrayer ; et de même que la terre
sur laquelle nous marchons nous parait d^abord immo-
bile, tandis que la science nous apprend plus tard (ju'elle
se meut, ainsi la logique nous fait voir cpie toutes les
règles ou catégories dont le langage croyait faire une
mesure fixe et sûre, sont au contraire chancelantes dans
nos mains, et au lieu de marcher sur la terre, nous
voilà voguant sur les flots.
IV.
S'il nous faut, comme nous venons de le voir, mettre
en doute la plupart des catégories, il en est deux cepen-
dant, celles de temps et d'espace, qui paraissent iné-
branlables. On sent, en effet, qu'elles dominent Tuni-
vers. Kant les appelait les formes de nos sensations,
réservant le nom de catégories à ses (douze) formes de
l'entendement. Mais puisque les sensations, selon lui ,
donnent à Tentendement ses matériaux, il aurait dû.
REMARQUES. H3
pins que tout autre, reconnaître que le temps et Tes-
pace sont des catégories primitives et fondamentales
d'où procèdent toutes les autres. Car elles sont néces-
saires, inévitables, et nous n'avons aucun moyen d'y
échapper. Nous disons bien qu'au delà de l'espace et du
temps il y a Téternité, mais en réalité nous ne pouvons
nettement comprendre, tant que nous vivons, cette idée
de l'Éternel. Nous ne concevons bien que le temps et
l'espace, que nous pouvons imaginer infinis, mais aux-
quels nous ne saurions nous soustraire. Nous ressem-
blons en ce point au ciron qui est né sur une feuille et
qui ne sait point qu'en dehors de cette feuille sur la-
quelle il végète, il existe un autre monde.
Cependant, bien que nous ne puissions sortir, dans
cette vie du moins, de ces deux catégories fondamen-
tales, il nous est toutefois permis de pressentir qu'elles
ne sont point le dernier mot ou les dernières formes de
toute existence, puisque nous voyons déjà dans ce
monde qu'une forme est d'autant plus parfaite qu'elle
est moins soumise aux conditions de l'espace et du
temps. Ainsi la plante est fixe sur le sol où elle croît,
tandis que l'animal se meut à son gré ; et nos pensées,
successives dans le temps, échappent aux lois de l'es-
pace pour n'être soumises qu'à celles du temps.
Il semble, en effet, que l'espace soit plus matériel
que le temps. On pourrait peut-être concevoir le déve-
loppement de l'absolu ou de Dieu dans le monde sous
la forme de ces deux catégories, comme décentralisa-
tion expansive dans l'espace et concentration intensive
dans le temps. Car il faut bien le dire, le temps n'est
8
114 REMARQUES.
qu'un point. Ce n'est pas une ligne droite infinie^ ainsi
qu'on aime à se le figurer; c'est, au contraire, un centre,
un point, un moment; il est Vinstant qui est y le mo-
ment actuel. Le passé et Tavenir n'existent pas, puisque
l'un a cessé d'être et que Pautre n>.st pas encore. Dans
cette manière d'envisager le temps, on ne peut donc pas
le figurer par une ligne droite infinie des deux bouts ,
ou même d'un seul dont l'autre a pour limite le présent ;
mais plutôt comme un centre ou un point autour du-
quel se groupe l'univers. Un poôte l'a nommé une ba-
gue que tient suspendue la volonté de Dieu et dans
laquelle, par son ordre, l'espace infini est sans cesse
obligé de passer en se repliant sur lui-même et en se
concentrant.
Cette antithèse fondamentale de l'absolu, se déployant
dans l'espace et se reployant daifô le temps, se repré-
sente à nous dans tous les ordres de réalité qui nous
entourent ; et le rapport qui s'établit entre les deux ex-
trêmes de cette antithèse, entre l'expansion et la con-
centration, reparaît dans tous les êtres, mais -avec une
prépondérance de plus en plus grande de la concentra-
tion, à mesure que l'ordre des existences est plus élevé,
plus parfait ou plus voisin de Dieu. Ainsi , l'expansion
restant la même, la force de concentration est bien plus
grande dans l'animal que dans la plante ; et l'homme ,
placé bien au-dessus de ces êtres inférieurs auxquels
cependant on peut déjà donner le nom d'individus,
l'homme, qui a seul le droit de se dire un sujet, se
sent doué d'une puissance de centralisation si intense
qu'il se croit doué de libre arbitre , ou en d'autres ter- '
nKMARQUES. 115
mes, qu'il se croit un centre tout à fait maître de sa pé-
riphérie.
Mais si Ton n'aime pas généralement à met Ire le temps
et Fespace au-dessus des autres catégories, cela vient de
ce qu'en partant de là, on se trouve en présence d'un
dualisme qui semble exclure Funité de système. Il
se pourrait, en effet, que le rapport entre le temps et
l'espace fût le principe et la fin de toutes choses, le
premier et le dernier mot de Fénigme que nous cher-
chons, et c'est ce que la philosophie constate en s'occu-
pant d'une manière spéciale de ces deux catégories.
C'est bien ce qu'a fait Kant, et c'est en c^ sens qu'il
faut revenir au kantianisme. La philosophie de la na-
ture renouvelée par Schelling ne fait pas non plus au-
tre chose , puisqu'elle nous force à reconnaître que le
temps et l'espace sont les premières fonnes ou les
plus importantes de toutes, et que Dieu étant Vuniié et
le monde la variété, le développement de l'unité en
variété, comme le retour de la variété à l'unité, s'accom-
plissent dans les formes nécessaires de l'espace et du
temps.
Si par une hypothèse impossible, mais effrayante à
concevoir, on suppose que le temps cessant d'exister,
l'espace demeure seul dans le monde, alors l'absolu
s'étant éparpillé et pour ainsi dire démembré dans
toutes les parties de l'espace afin de donner une exis-
tence propre à chacun de ses attributs, la connexion
entre ses membres serait détmite, la conscience du tout
serait perdue, et l'absolu ne se retrouverait point. Car
il n'y a de mouvement et de vie que dans le temps, aui
IIG REMARQUES.
fait que tout être se transforme et se hâte d'arriver au
moment actuel qui seul existe. Dans un monde, au
contraire, où l'espace subsiste seul sans le temps, tout
paraît s'arrêter et s'immobiliser. Avec lui nous avons
la séparation , Tisolement et la mort ; avec le premier ,
la continuité, le mouvement et la vie. Et bien que ces
hypothèses ne soient peut-être pas admissibles, il n'en
est pas moins vrai qu'il faut avant tout , à l'aide de ces
suppositions ou de toute autre de même nature, tâcher
de mieux saisir et de mieux comprendre le rapport qui
existe entre ces deux catégories fondamentales, dans
lesquelles le monde a commencé et se développe encore
tous les jours, et qui embrassent tout notre être.
La philosophie contemporaine ne leur donne pas
l'importance qu'elles méritent. Dans sa logique subjec-
tive, qu'on a nommée une définition des attributs de
Dieu antérieurs à la nature, Hegel semble n'en rien
dire ; et si dans une autre partie de sa philosophie, qu'il
appelle philosophie de la nature, il débute par l'anti-
thèse de l'espace et du temps, affirmant que la matière
est le fruit de leur union, cependant il commet Terreur
de placer sur la même ligne la matière et ses deux prin-
cipes. D'où il suit que son système semble pouvoir né-
gliger, non-seulement ces deux principes dès qu'ils ont
enfanté la matière , mais encore toute analogie tirée de
leurs rapports.
Nous n'échappons pas, en réalité, aussi aisément aux
catégories de temps et d'espace, et nous n^avons pas le
droit de les mettre ainsi de côté après n'en avoir parlé
que dans l'introduction de notre philosophie. Elles nous
UEMAHQUES. 117
suivent et nous accinnpagnent toujours, parce (ju'elles
sont comme la méthode ou la loi suivant laquelle Dieu
s'est manifesté dans le monde, en commençant par
s'éloigner de lui-même pour y revenir ensuite après ce
long détour. La matière est bien réellement dans la na-
ture la première forme de cette manifestation de Dieu,
mais le temps et l'espace n'en continuent pas moins à
dominer toute la création , non-seulement dans l'ordre
inférieur des existences, mais aussi dans les ordres plus
relevés, puisqu'ils soumettent à leur empire Tintelli-
gence elle-même, qui, pour ce motif, n'est point encore
Tabsolu, comme le supposait Hegel.
V.
Il est presque superflu de remarquer que Kant a
réellement débuté par les catégories de temps et d'es-
pace ; mais il est curieux de montrer que les théories
philosophiques même les plus abstraites doivent néces-
sairement commencer par là. Car pour comprendre l'in-
finie variété des choses qui existent dans le monde , le
philosophe, cherchant une idée qui puisse embrasser
cette variété infinie, nous fait voir que cette idée se dé-
veloppe dans toutes les formes où le conduit successi-
vement sa théorie. Or, cette idée de développement
n'est autre chose que la notion même de l'espace et du
temps, dans lesquels nous voyons le germe ou Tœuf se
développer pour devenir plante ou animal, ou bien la
seule notion du temps dans lequel ce qui existe peut
^ seul aussi se développer. Car il est évident que si nous
11K REMARQUES.
supprimons ces analogies et ces exemples de Toeuf ou
du germe se développant dans l'espace et dans le temps,
le mot de développement n'a plus de sens et devient in-
saisissable. D'où il suit qu^en généralisant cette remar-
que y nous pouvons dire que toute philosophie , même
en supposant qu'elle ait pu commencer tout à fait à
priori sans tenir aucun compte de l'espace et du
temps, y retombe forcément dès qu'elle fait voir que ce
qu'elle a posé d'abord se développe ou devient ce qui
suit, puisque l'idée du développement ou du devenir se
tire de l'espace et du temps.
Ainsi Hegel, dans sa philosophie, s'il fallait le prendre
à la lettre , ne commencerait réellement point par ces
deux catégories, puisque sa première trilogie devenue
si fameuse n'en dit rien. Elle pose que VÊtre est aussi
le Bien, et que la vérité de tous les deux est le devenir.
Mais puisqu'il a d^abord établi le devenir comme im
développement ou un mouvement de l'Être au néant et
du néant à l'Être, il est clair que c'est bien en réalité la
notion d'espace et de temps que nous avons en nous qui
nous permet de comprendre ce qu'il veut dire. Car nous
ne concevons le mouvement que dans l'espace et le
temps ; hors de là ce mot n'a plus de sens et ne nous
apporte aucune idée. Cette remarque est d'autant plus
importante que toute la vérité et l'originalité de sa phi-
losophie reposent sur cette première trilogie, et que sa
gloire comme sa conquête est d'avoir mis le devenir au
premier rang, que VÉtre occupait avant lui. Or, nous
venons de le voir, cette détrônisation de l'Être et cette
élévation du devenir ne s'est point faite sans le con-
UEMARQIIKS. HO
cours de l'espace et du temps, et peut-être luéme
ii'est-elle autre chose que la réduction à un point (ie
cette ligne infinie qui figurait autrefois le temps, c'est-
à-dire la substitution du temps, conçu comme le mo-
ment qui est mais qui s'enfuit toujours, à la notion du
temps conçu comme durée permanente.
Avant Hegel, il est vrai, on avait dit que le temps
s'enfuit; mais dans tous les systèmes antérieurs au sien
sa catégorie principale du devenir est plus ou moins
effacée, amoindrie, et l'Être subsiste toujours. C'est lui
le premier qui a déclassé TÉtre et l'espace pour élever
le temps et le devenir au premier rang.
La trilogie fondamentale de Hegel ou ses trois caté-
gories principales, et toutes celles que les philosophes
établissent en commençant, sont nécessairement un
peu froides et pâles ; car en admettant même que ces
catégories fondamentales puissent, à la rigueur, renfer-
mer dans leur sein toutes celles qui s'en déduisent plus
tard, elles n^ont point encore leur précision, leur éclat,
leur timbre ou leur détermination spéciale. D'où nous
pouvons tirer celte conséquence, que toute catégorie, la
première comme les autres, prise en elle-même, ne
saurait jamais être absolument vraie, attendu que si
l'une d'elles était tout à fait vraie, les autres seraient
inutiles. Nous pouvons donc en conclure d^une manière
générale que chaque catégorie n'est en quelque sorte
qu'une coupe ou section faite dans le Tout, parmi beau-
coup d'autres également possibles, à peu près comme
un ingénieur qui, pour étudier la courbure d'une voûte,
fait une première section qu'il étudie, puis un seconde
\iO REMARQUES.^
dififérenle de la première qu'il étudie encore, puis une
troisième, une quatrième et ainsi de suite, jusqu^à ce
qu'il ait épuisé la voûte ou le tout quMl voulait con-
naître. Il n'en fera jamais assez, en réalité, pour con-
naître au juste toute la courbure, mais il acquerra du
moins des comiaissances qui lui manqueraient sans cela,
et même il connaîtra les points essentiels de la voûte s'il
a soin de faire ses coupes aux endroits où elle offre le
plus d'originalité. Les catégories nous donnent aussi
des points de vue plus ou moins importants, mais par-
tiels. Ce sont comme des anses à l'aide desquels nous
tâchons de saisir l'absolu , sans pouvoir toutefois l'em-
brasser. Pour que nos connaissances fussent toutes
vraies, il faudrait que nous n'ayons qu'une catégorie,
de même que nous pouvons admettre que les impres-
sions des choses sur nos sens seraient plus parfaites si
nous n'avions qu'un sens, qui réunirait les mérites des
cinq, et nous donnerait d^iutres avantages résultant de
cette imion, dont la privation nous empêche, en beau-
coup de cas, de saisir toutes les propriétés des choses.
Dans cette hypothèse, il serait donc très-important de
savoir si la fausseté de chaque catégorie prise isolément
vient de nous, ou si elle est nécessaire, parce que Dieu,
en se développant, aurait voulu être à la fois vrai (c'est^
à-dire l'Éternel ou le tout) et non-vrai (ou tel qu'il se
manifeste séparément dans Fespace et le temps). Cette
dernière question parait être la plus grave de toutes, et
si nous pouvions y répondre , nous aurions la solution
demandée par le congrès philosophique de Gotha. Mais
la réponse à cette question sera toujours bien douteuse.
REMARQUES. 121
et la question elle-même n'est pas moins difficile à po-
ser. Car si, d'une part, le temps et l'espace sont non-
seulement des catégories comme nous Pavons fait voir,
mais de plus la source et le fondement de toutes les au-
tres ; et si, d'autre part, notre entendement se compose
nécessairement de catégories , on pourrait bien en con-
clure que les perceptions variées de nos sens sont la vé-
ritable cause qui fait que notre esprit procède par plu-
sieurs catégories et non point par une seule , et que la
langue n'a pas pu nous en donner d'autres que celles
que nous connaissons. Dans le cas contraire, les sec-
tions ou coupes indiquées par le langage, rectifiées
par la philosophie et faites pour étudier la courbure de
la voûte ou du Tout que nous voulons connaître, ou en
d'autres termes, les anses que la langue nous prête
pour saisir l'absolu et qui nous sont devenues si fami-
lières, n'obtiendraient notre assentiment que parce que
nous les connaissons et qu'elles ont déjà intéressé tous
les hommes de tous les siècles depuis l'enfance du
monde jusqu'à ce jour.
VI.
Il est vrai que si Thomme était absolu, comme le
croyait peut-être Hegel, il ne débuterait pas forcément
par l'empirisme en philosophie, c'est-à-dire par le temps
et Tespace. Il exprimerait immédiatement et d'un seul
mot la nature éternelle et inconditionnelle de l'absolu
ou Dieu en dehors de l'espace et du temps. Ou plutôt il
ne le dirait pas, car le langage est humain, et l'absolu.
tt2 REMARQUES.
selon toute vraifiemblance, n'a pas besoin du langage,
l/où il suit que l'absolu ne pourrait pas ncm plus pen-
ser. Car rantithèse entre TÊtie et la pensée qui se tra-
duit par la parole^ ou entre ce que nous pensons et ce que
nous sommes, existe bien en nous ; mais on ne saurait
admettre en Dieu une semblable limite de TÊtre, que
Ton ne rencontre que dans Fhonmie, chei qui la cir-
conférence de la pensée est plus grande que celle de
l'Être.
Tous les systèmes de philosophie jusqu'ici ont Caitde
Dieu un Être pensant ; mais les principales (éjections
élevées dans ces derniers temps contre les doctrines
rationalistes en général, ont eu surtout pour objet
d'établir que Dieu doit être considéré plutôt comme
agissant que comme pensant. On a répété le mot des
anciens pbiUjsophes que Dieu est agent : Deus est octtAS
purus. Nous voyons là un légitime pressentiment de la
nécessité d'élever Dieu au-dessus de la sphère de la pen-
sée ou de Tentendemeut et de la science. Mais le côté dé-
fectueux de cette ancienne définition de Dieu qu'on re-
produit de nos jours, est de substituer la volonté ou l'une
des facultés humaines à une autre, et de croire que
cette volonté est adéquate ou conforme à la substance
de Dieu. 11 nous paraît évident que cela ne répond pas
au besoin que nous sentons de définir Dieu ; et si Ton
veut absolument le définir d'un mot, il faudrait au
moins dire qu'il est l'unité de l'Être, du Penser et du
Vouloir, ou l'union de ces trois facultés en une seule.
La perfection souveraine de Dieu doit être, en réalité,
de ne pas exister comme un moi qui a hors de lui un
RËMÂRQUKS. 1â3
non-moi auquel il ne peut atteindre que par la volonté
ou par la pensée. Pouvoir connaître et porter son action
dans le non-moi, sont deux perfections qui nous élèvent
au-dessus des animaux; mais en cela il y a encore l'im-
perfection de n'être pas le non-moi , et de n'avoir avec
lui que des rapports éloignés de connaissance ou d'in-
fluence active, sans pouvoir arriver jusqu'à son Être ou
sans être lui.
Car si nous étions les choses que nous connaissons,
le savoir, qui n'existe que par l'antithèse du moi et du
non-moi, aurait disparu. Le moi, qui n'est dans Thomme
qu'un petit centre n^occupant qu'un point isolé, est en
Dieu le centre de Tunivers ; ou plutôt l'univers est son
lïtre, et par conséquent il n^a point de non-moi à côté
de son moi. D'où il suit que la valeur infinie qu'ac-
quiert en lui la catégorie de l'Être, fait évanouir et dis-
parallre la catégorie du savoir. La distinction du moi et
du non-moi en Dieu, s'il l'a fait, n'a pu lui plaire qu'a-
près coup, par un déplacement du centre dans sa péri-
phérie, c'est-à-dire dans le temps et dans l'espace ; mais
alors la conscience du tout ou le retour au centre, ne
saurait jamais lui être impossible, ni même d'aucune
difficulté, comme sont obligés de le soutenir ceux qui
prétendent qu'il y a des qualités dont il ne s'est primi-
tivement approché et dont il ne s'approche encore qu'a-
vec sa volonté ou sa pensée, et point avec son Être.
154 REMARQUES.
VII.
En imposant des noms aux choses^ le langage pose
donc des sujets sans prouver qu'il en a le droit. Le su-
jet qui parait seul mériter ce titre est Tbomme. Mais,
lui aussi cependant, est tellement dépendant des êtres
qui Tentourent, et ses rapports avec le monde lui sont
si nécessaires, que Tintelligence et la conscience, qui
constituent réellement son moi, ne se seraient point fait
jour s'il n'était sans cesse en relation avec ses sembla-
bles, et que les idées du bien et du vrai n'auraient ja-
mais pu se manifester s'il avait été seul. Car il n'existe
pour lui de devoirs, à proprement parler, que ceux qu'il
a envers les autres, et Ton voit par là que le développe-
ment de la volonté , soumis aux lois de la morale et de
la vertu, serait parfaitement impossible s'il vivait soli-
taire, ou du moins que tous ses devoirs se réduiraient
à ceux qu'il a envers Dieu, et ce qui est la même chose,
envers lui-môme, lesquels, dans ce cas, seraient la seule
loi de toutes ses actions, en admettant qu'on put encore
donner à ses actes solitaires le nom d'actions. Et de
même que pour les actions ou pour l'exercice de la vo-
lonté, il faut absolument, comme nous venons de le
dire, le concours de plusieurs sujets, il le faut aussi et
peut-être avec la même nécessité, pour les opérations
de Tentendement. Uhomme, en effet, qui vivrait seul
sur la terre ne parlerait point, et par conséquent il
n'aurait point de langage, et ses idées ne se développe-
raient pas comme les nôtres, puisque la plupart de nos
nKMARQUES. 125
idées nous viennent par reflet, c'est-à-dire par renvoi
du moi au non-moi lorsque ce dernier est une indivi-
dualité comme nous. Mais il serait puéril de vouloir
prouver plus longuement que l'homme est sans cesse
en rapport avec ce qui Tentourë, et dont, pour ce motif,
il se sent toujours plus ou moins dépendant. Nous sa-
vons très-bien, (l'autre part, que l'homme est libre, et
cependant que la détermination de sa volonté est diri-
gée par des penchants ou instincts, qu'il re(;oit, non de
lui-môme, mais de la nature, et qui font que certains
devoirs lui sont plus pénibles que d'autres, et que cer-
tains individus ont des inclinations différentes. Là en-
core, le moi se sent dépendant du non-moi. Or, une
existence qui dépend d'une autre n'a pas le droit de
se dire un sujet, puisqu'elle n'est sous ce rapport qu'un
attribut de celle dont elle dépend. Nous sommes donc
forcés d'avouer en dernier lieu, qu'il n'y a qu'un sujet
qui est Dieu, dont tous les autres sujets ne sont que les
prédicats ou (jualités, plus ou moins libres à son égard
sans pouvoir l'être entièrement.
Ainsi que nous le supposions tout à l'heure en com-
mençant, ce n'est donc point l'existence d'une unité ou
centrante absolue, qui donne à la langue dans certains
cas, comme dans celui de l'homme, par exemple, le
droit de poser un sujet, droit dont elle aurait abusé dans
d'autres cas ; mais c'est seulement un degré plus ou
moins grand de substantialité ou de centralité, que nous
apercevons en réalité et qui fait la différence entre les
choses qui ont le droit d'ôtre appelées sujets et celles
qui ne l'ont point. Or, cette subslantialité se trouve
liO REMARQUES.
déjà^ mais à un degré inférieur^ dans le cristal^ phis élevé
dans la plante, plus encore dans l'animal^ et enfin dans
rhomme au plus haut degré que nous le connaissions. Un
seul morceau de fer ou de pierre pourrait donc aussi^
mais avec encore moins de vérité^ se dire un sujets
puisqu'il a pour centre la force de cohésion ; et Ton de-
vrait dire qu'un morceau de bois enseveli depuis mille
ans dans les ruines d'un château n'est pas encore mort^
attendu que là où il y a cohésion et unités la vie sub-
siste toujours. Il ne meurt qu'après s'être entièrement
pourri^ quoique, dans un autre sens, Tarbre dont il
faisait partie fût peut-être mort depuis longtemps lors-
qu'on l'abattit. Partout où il y a cohésion, il y a vie,
système, unité. Ce papier est vivant jusqu'à ce qu'ifc
soit pourri; ceux qui l'ont fabriqué ont contraint sa
force vitale à prendre cette nouvelle forme avant de
s'évanouir. Deux morc«âux de liège flottant sur l'eau,
qui se rapprochent à cause de l'attraction qu'ils ont
l'un pour l'autre, se font par là un centre commun vers
lequel ils convergent et qui devient pour le moment un
sujet dont ils sont les attributs. Ainsi, nous voyons par-
tout un sujet, et pourtant l'homme lui-même n'est pas
un sujet. Les derniers êtres comme les premiers, n'ont
pas absolument le droit d'être appelés sujets, et n'en
sont pas non plus absolument dépourvus; car la dis-
tance immense, infinie, qui existe entre deux classes
d'êtres, comme entre la vie de cohésion et la vie pro-
prement dite, entre celle-ci et la vie intellectuelle qui.
commence dans l'homme, n'a sa source que dans une
augmentation de centralilé de plus en plus grande.
HEMARQUËS. 127
Dans cette hypothèse^ c'est donc seulement une aug-
mentation quantitative qui fait apparaître une existence
nouvelle^ tout à fait différente d'une autre. Mais on
n*admet pas volontiers cette conclusion. Cependant^
l'augmentation de quantité n'ayant pas lieu dans tous
les sens^ mais dans un seul^ tandis que chacun des au-
tres reste ce qu^il était d*abord^ on peut admette que
celui qui se développe et qui commence à dominer^
était primitivement contenu et comme absorbé dans les
autres. La ])répondérance plus ou moins grande d'une
des directions change le caractère et les relations de
toutes les qualités. Ainsi y lorsque nous avon» supposé
que Dieu ne pensait ni n'agissait pas y nous avons sup-
posé que son Être s'augmentait tellement qu'il absor-
bait toutes les autres relations^ qui sont encore mani-
festes dans Phomme parce qu^il n'est pas infini.
La différence des systèmes philosophiques sur la no-
tion de Dieu s'explique en réalité par cette remarque.
Car cette notion n'esta en tous cas^ qu'une augmenta-
tion à l'infini. Ce qui change, c'est le point de départ.
La théorie rationaliste suppose que ce qui est dans
rhorame la raison, s'agrandit tellement en Dieu, que
cette seule qualité absorbe toutes les autres ; et ce sys-
tème domine jusque chez Hegel. Après Hegel on s'est
effrayé de cette notion de Dieu et des conséquences
qu'elle pouvait avoir et qu'il avait si bien déduites. On
a pris pour point de départ la volonté ou l'activité hu-
maine, de préférence à la faculté passive d'intelligence ;
on a dit que Dieu est Tacte ou Fagent, acius puruSy
et on a cru par cela en relever la notion. C'est la vo^
124 KËMARUlES.
loDlé^ dans cette h\pr>thèse9 qui absort^emit les autres
qualités. Ënfu!, la phiktsophle de la nature nous engage
à fiartir de l'Être et à lui donner une telle intensités
qu'il absorbe à sou tour le penser et le Touloir. Mais
cette absorption est en même temps une conservation.
Kien ne se perd ; seulement la relation change, et avec
elle la qualité^ puisque Tune de deux ou de plusieurs
directions ou pôles de Tétre s'est développée et a sur-
fiasse l'autre. C'est ainsi que dans l'animal^ l'âme, si
nous voulons déjà lui donner ce nom^ est Tinstinct, qui,
d'une part, constitue son individualité, et qui, d autre
f>art, le retient en rapport avec Funivers. Dans Iliomme,
elle acquiert une prépondérance marquée sur le corps ;
elle s'agrandit, et en croissant, elle rend possible son
affranchissement, que nous appelons libre arbitre. Voilà
un changement de qualité opéré par la seule augmen-
tation de l'intensité primitive, se développant dans
une direction ; car nous pouvons dire que le moi de
rhomme est à la fois semblable à celui de Tanimal et
alisol liment différent, puisqu'il y a dans tous les deu\
la sensibilité, et que dans Fhomme seul le libre arbitre
devient possible , tandis qu'il est im]:K>ssible dans rani-
mai. Ainsi, en général, une analogie peut persister,
non-seulement dans les différences de quantité, mais
même dans celles de qualité. Et si la quantité mathé-
matique, tant que Ton ne parle que des abstractions
d'espace et de nombre, ne parait jamais changer de
qualité, alors même qu'on la porte jusqu'à l'infini, il
n'en est plus de même lorsque cette quantité qui se dé-
veloppe s'applique à un système de forces, dont une
KKMARQUKS. 129
qui varie peut, eu s'augmentant par rapport à une autre,
la vaincre tout à fait et changer par là toute la nature
du système.
La difficulté de distinguer nettement ce qui est sujot
de ce qui n*est qu^attribut ou ([ualité adhérente au sujet,
se retrouve partout, et il n'y a peut-être que la chimie
qui puisse nous montrer jusqu^à un certain point com-
ment une existence qui n'était que (qualitative se trans-
forme en sujet, ou plutôt comment un sujet d'un ordre
inférieur devient sujet d'un ordre supérieur. En effet,
l'acide et la base, qui existent d'abord comme éléments
ou forces chimiques, et Ton pourrait presque dire qua-
lités de la terre, leur sujet commun, donnent naissance
au cristal qui devient lui-même un sujet, c'est-à-dire un
système ou une unité qui n'existait auparavant que dans
la terre. Dans cette hypothèse, l'état naissant, status
nascens , ou le moment où les molécules de la base et
de Tacide se rapprochent, est le moment où la vie du
cristal est en mouvement ; et la vie postérieure de ce
cristal réside dans la (îohésion qui détermine pour long-
temps encore la forme élastique et l'existence particu-
lière de ce système (i). Nous voyons ici que la nature,
se manifestant comme cohésion, arrête et fixe un mouve-
ment qui se fait ; elle oblige un mouvement qui s'écou-
lait dans l'état naissant à persister. Mais l'état naissant
du cristal n^est pas permanent dans le cristal lui-même.
(1) Le mot système en français, dans le sens que lui donnent les
sciences naturelles, semble venir à l'appui de ces remarques, et avec
d'autant plus de force que, si nous ne nous trompons pas, il n'a reçu
que depuis quelque temps cette signification.
9
130 REMARQUES.
Il passe ; une cohésion nouvelle apparaît dans le cristal
et en fait un système qui se défend contre Faction du
temps. Dans un ordre plus élevé, dans la plante, par
exemple, et dans tous les corps organisés, le mouve-
ment de vie, qui ne se prolonge pas aussi longtemps
que la cohésion qui est presque tout à fait passive,
n'est en quelque sorte autre chose que la prolongation
et l'organisation mieux réglée de cet état naissant qui
se montre déjà dans le cristal où il ne dure qu'ui^ ins-
tant. La nature prolonge ce mouvement afin de le mieux
contempler en le perfectionnant. Nous devrions ajouter^
dans le sens de la philosophie de Hegel, que ce mouve-
ment se rencontre encore dans la logique, mais qu'il y
passe plus vite que dans le cristal ou que dans la plante,
puisque toutes les formes des existences y sont pour
ainsi dire réduites en un point et comme coexistantes
dans le même instant.
Les éléments qui constituent le mouvement dialecti-
que, dans la logique objective et subjective, et qui n'ont
pour ainsi dire pas d'existence puisqu'ils jae font que
passer et se transformer, se ralentissent et s'arrêtent
dans la nature, qui donne à chaque élément une exis-
tence particulière et qui n'en manifeste qu'un seul à la
fois, faisant alors abstraction de& autres et les subor-
donnant de plus en plus. Hegel insinue, en efifet, que
les mêmes catégories de Dieu qui, dans la logique, sont
enveloppées Tune dans l'autre, se séparent Tune de
l'autre dans la nature. Nous voyons par là dans quel
sens on doit entendre le mot d'un de ses disciples, que
Dieu étant vrai et absolu dans la logique, a voulu aussi
%
HEMAUQUKS. 131
être moins absolu et moins vrai dans la nature. Et nous
pouvons en conclure qu'en s'attachant à ces doctrines
ou à d'autres analogues, il est impossible d'admettre
que la langue, la logique et Tintelligence humaines
soient absolues, quand bien même, ce qui est encore
fort douteux, elles leurraient suivre et copier fidèle-
ment la nature. Car, en vérité, si déjà la nature fixe et
sépare les éléments qui sont unis en Dieu, la langue et
la logique arrêtent et divisent encore plus ce qui passe
trop vite à leur gré dans la nature ou dans Tintuition
spontanée de Tesprit. Ainsi, la langue et la logique
parlent de buts qui se réalisent dans certains cas, quoi-
que le plus souvent le but ne soit pas distinct de sa réa-
lisation. En appliquant par exemple cette catégorie de
Imt à la plante on se trouve dans un grand embarras,
parce que dans la plante le but n'est pas séparé des
moyens dont elle se sert pour Taccomplir. Nous pour-
rions dire que la fleur est son but plutôt que les racines
ou les feuilles, et dans certains cas, que ce sont les
graines; mais en réalité nous voyons que le but de la
plante ne saurait être ni l'un ni l'autre, mais que c'est la
plante tout entière qui est son but à elle-même, et dans
ce cas, nous reconnaissons que le but n'existe pas en
dehors des moyens qui servent à l'accomplir. Nous con-
tinuons cependant, et à bon droit, à faire usage de la
catégorie de but en disant que la plante entière est son
propre but.
De même lorsque nous disons : Je fais ceci, nous
exprimons un acte entier par lui-même , ou l'action du
moi qui se traduit d'une manière quelconque dans le
\M UKMARUIES.
iion-inoi. Mais cet acte iw ou entier est divisé par la
langue en trois, savoir : le moi avant qu'il agisse et
abstraction faite de son action, désigné par le mot je;
puis ce qui est accompli, considéré après l'acte, non
plus comme en étant une partie constitutive, mais abs-
traitement en soi, et désigné par le mot ceci; enfin,
entre ces deux extrêmes, la langue place le mot fais
pour marquer que ce n'est ni je ni ceci qu'elle veut dé-
signer, mais Tacte allant de Tun à l'autre.
La langue arrête donc ce qui coule dans la nature, à
peu près de la 4nême manière que l'art saisit un senti-
ment, un geste, un instant du coucher du soleil, toutes
choses qui ne durent point, mais que la poésie, la pein-
ture ou la musique arrêtent et font persister. Et ceci de-
vient surtout éclatant dans les œuvres où s'unissent deux
arts de différente nature, eomme ta poésie et la musique
sur nos théâtres, et où l'action dramatique demandant
par exemple que le héros s'élance et vole pour sauver
la vie d'un ami, au lieu de faire l'action, il chante pen-
dant tout le temps nécessaire pour que le compositeur,
forçant le moment de s'arrêter, puisse le saisir et le
rendre par la musique. De même la vérité est une, mais
les catégories la divisent ou la coupent, et tandis qu'elle
coule et manifeste sa vie, les catégories l'arrêtent sans
cesse. IVlais ces ralentissements sont nécessaires au dé-
veloppement de l'absolu lui-même, ou du moins à l'en-
tendement de l'homme qui ne procède que par catégo-
ries, et qui, pour ce motif, n'est pas absolu.
REiMAUQUKS. \'X\
VUI.
Nous avons vu (fue les catégories fournies par le lan-
gage et critiquées par la philosophie sont douteuses.
Iléveillée par la logique de Hegel, la question de leur
valeur s'offre encore à nous sous une autre forme,
<*elle de la méthode. Là surtout, Hegel se montre l'ad-
versaire de Kant.
Après avoir distingué les jugemenls analytiques, qui
ne sont que des délinilions explicatives, d'avec les ju-
gements synthétiques, qui nous apportent de nouvelles
notions , Kant se demande comment il peut exister des
jugements synthétiques à priori, ou comment nous
pouvons concevoir à priori des idées nouvelles. J'ad-
mets et je comprends, disait-il, que Tempirisme nous
procure dés idées nouvelles, mais en dehors de l'empi-
risme je ne vois pas que nous puissions aller d'une
idée à une autre, différente de la première, mais seule-
ment à une idée déjà contenue dans celle que nous po-
sons d\'ibord. Il n'y a donc point de jugements synthé-
tiques à priori. D'où il conclut que nous ne pouvons
rien connaître qui ne soit donné par l'empirisme, et
que, par conséquent, nous ne pouvons rien savoir de
certain sur ce qui est transcendant et nous intéresse
le plus, comme Dieu, la création, l'immortahté de
l'âme, etc. Ainsi parlait Kant, du moins dans sa philo-
sophie théoréticpie ou spéculative, tandis que dans sa
philosophie pratique, et sans qu'on puisse deviner
pounjuoi, il affirmait (pie Thounno trouvait dans sa
\6l REMARQUES.
conscience une réponse satisfaisante à ces questions
transc*en<iantes.
Hegel ne put se contenter de cette modestie théorè-
tique de Kant. Afin d'établir Tinsuffîsance de la raison,
ce dernier avait remarqué qu'elle tombe dans des anti-
nomies insolubles aussitôt qu'elle sort de Tempirisme.
Car elle prouve aussi bien, disait-il, que Tespace doit
être infini que fini, que le monde a dû ou qu'il n'a pas
dû commencer, etc. La raison pose deux alternatives in-
compatibles, mais dont Tune ne saurait vaincre l'autre,
attendu que le spectre de celle qu'on réfute reparaît tou-
jours. C'est comme dans la tragédie de Shakspeare où
Ton voit reparaître le spectre du roi défunt, et où les amis
de Hamlet s'écrient : « Il faut qu'il y ait quelque chose
d'absolument faux dans notre royaume, puisque cette
apparition revient. » Semblable aux amis de Hamlet,
Kant se contente d'être le spectateur impassit)le de cette
contradiction ou de ce désordre, tandis que Hegel se
met à l'œuvre pour rétablir l'harmonie entre ce qui est
et ce qui doit être. En d'autres termes, le premier,
voyant qu'il y a des antinomies, et que les résultats
trouvés par la raison se contredisent ou s'annulent,
s'arrête là ; tandis que le second cherche l'accord en-
tre les principes et les faits, entre la raison et ses ré-
sultats.
Satisfaisante pour Kant, la théorie de l'incapacité de
l'esprit humain ne contente pas Hegel, et ce sont peut-
être justement les antinomies de son pi'édécesseùrqui
l'ont conduit et poussé à sa méthode négative, qui n^est en
réalité que l'antinomie réduite en système. Car voyant
REMARQUES. 13îi
que le canon de Pidentité qui avait gouverné la logique
depuis Aristote jusqu'à lui, se trouvait en défaut, puis-
qu'il admettait les antinomies, il lui substitua une nou-
velle règle destinée, selon lui, à résoudre ces antinomies
apparentes. C'est ainsi qu'à la logique ancienne et bien
connue qu'on pourrait appeler la logique de l'identité
et qui a pour axiome qu'une' chose qui est ne saurait
être le contraire de ce qu'elle est, il opposa sa propre
logique selon laquelle tout ce qui est est aussi le con--
traire de ce qu'il est. Par ce moyen, il avance à priori ;
il pose une thèse d'où il tire une nouvelle synthèse, non
pas directement, comme on croyait pouvoir le faire
avant lui, mais indirectement, par l'intermédiaire de
Tantitlièse.
Thèse, antithèse, synthèse, voilà donc la marche du
développement de sa philosophie. Il croyait que les vé-
rités nouvelles quMl découvrait et qui s'offraient à lui
sous cette forme de trilogie, lui arrivaient réellement
par celte méthode. Mais de même que l'on se trompait
avant lui, en croyant que Ton pouvait passer d'une
thèse à une autre par la seule règle de l'identité, ce
que Kant trouvait impossible et ce qui le poussait à se
demander comment ou pouvait faire des jugements
synthétiques, Hegel se trompait aussi en croyant que
sa règle antithétique suffisait seule à embrasser et à
comprendre les variétés infinies dans lesquelles le
monde et le moi se développent.
Sa logique est une exception à la règle qui dit que
tout le monde est content de son esprit. L'ancienne lo-
gique était toujours satisfaite de son esprit et de ses ré-
136 REMARQUES.
sultats, tandis que celle de Hegel n'est jamais contente
des siens et oppose toujours une nouvelle négation aux
résultats qu'elle vient d'oblenir. En cela elle a grande-
ment raison, <îar si Ton veut avancer, il ne faut jamais
s^arrêter à ce que Ton a trouvé, et c'est cet esprit de
négation qui a conduit Fauteur de cette philosophie à
tant de merveilleuses découvertes dans toutes les par-
ties de la science. Mais il avait tort de poser comme
règle logique cette maxime qui n'était que le stimulant
qui le poussait en avant en renversant tout ce qui pré-
tendait se fixer ou s'arrêter devant lui.
Hegel a fait brèche xians les catégories en montrant
que chacune d'elle est en partie vraie et en partie fausse.
Voilà l'immense résultat qu*il a obtenu sans le savoir,
car il croyait parvenir à tout autre chose, et surtout à
prouver que toutes les catégories étaient vraies. Et cela
se montre principalement dans ses travaux éthiques et
historiques, qu'il avait fait précéder dans une préface
fameuse de ces mots étranges : Que tout ce qui se fait
est raisonnable.
Nous croyons donc que la méthode de Hegel est in-
suffisante, et que d'ailleurs ni lui ni aucun autre phi-
losophe n^a jamais commencé par se faire une méthode.
Car on entend par méthode une forme qui soit plus
simple que les développements auxquels elle conduit,
et Ton peut être certain à l'avance que, pour être vraie,
elle ne saurait être aussi simple qu'on aimerait à l'avoir.
Le développement du monde n'étant pas simple, la mé-
thode elle-même avec laquelle nous le suivons ne sau-
rait non plus être simple. H est étrange que les trilogies
REMARQUES. 137
au iiiuyeu desquelles avuuce la philosophie de Hégel^
aient pu si longtemps passer dans toute TAIlemagne
pour une méthode sérieuse. Peut-on croire que les va-
riétés si riches qui nous entourent , comme la vie, l'es-
prit, rame, Tamour, la vertu, etc., soient partout et
toujours le résultat d'une même trilogie : thèse, anti-
thèse, synthèse. Trop monotone ou trop uniforme pour
Thomme, cette marche dialectique le serait encore bien
plus pour l'absolu ou Dieu, qui cependant, selon Hegel,
aurait dû suivre instamment cette marche sans en dé-
vier jamais dans aucun de ses développements.
On peut établir, je crois, que Tabsence de méthode
est ce qui pousse réellement le philosophe. Il faut qu'on
ne soit jamais content de ses découvertes ; c'est le seul
conseil à donner à ceux qui demandent une méthode
dans la recherche de la vérité, et c'était aussi sans doute
la méthode de Hegel. Dès qu'une forme se présentait,
il la niait ou il lui faisait une opposition directe, et grâce
à cette opposition, sa forme prenait un nouvel aspect.
Et quand il croyait avoir embrassé ou saisi les catégo-
ries à l'aide de sa méthode, ce n^était en réalité que la
force prodigieuse de son génie qui les avait pénétrées
sans l'assistance de sa méthode. C'est pourquoi la doc-
trine de Schelling, qui dit qu'au lieu de méthode le phi-
losophe arrive par intuition spontanée aux idées nou-
velles, me paraît la seule vraie, jusqu'à ce que nous
arrivions, si c'est possible, au dernier degré de la con-
naissance. Car une pensée n'existe que virtuellement
tant (pi'elle n^est pas formulée dans le langage, et la
langue, comme les idées antérieures, sont autant de
138 REMARQUES.
chaines ou «rent raves dont le moi se délivre en se plon-
geant dans les profondeurs mystérieuses de son unité.
Toutes les fois qu'il recherche des idées nouvelles,
le moi se ramène à Tétai naissant (status nascens),
pour se fixer ou se cristalliser aussitôt après. La forme
qu'il avait auparavant doit s'effacer ou se taire un
moment, mais pour embrasser le moment d'ensuite
une forme ou une cristallisation nouvelle. La méthode
de Schelling est cet état naissant, état nécessaire, mais
non définitif. Répétons-le donc : c'est en ne se disant
jamais content de la forme à laquelle il arrive, que
Tesprit atteste et prouve sa liberté absolue ; car aussitôt
qu'une forme le satisfait, elle le domine ; il en devient
l'esclave. Mais, d'autre part, s'il voulait être toujours
et tout à fait libre, il n'aurait plus de coimaissance. Il
faut donc que la forme et la liberté se succèdent et s'in-
terrompent sans cesse pour se faire équilibre.
La seule méthode possible et vraie est donc celle que
Schelling a caractérisée lorsqu'il a dit que le moi se
plonge dans la profondeur de son essence informe pour
y puiser les formes ou catégories nouvelles qu'il met au
jour. Mais nous avons déjà vu que chaque catégorie
prise isolément ne saurait être vraie, et nous voyons
maintenant que la méthode de Schelling, dans le sens
que nous lui revendiquons ici, suppose que toutes le&
catégories ensemble marchent d'accord vers la ,vérité
sans pouvoir jamais la saisir entièrement. Ce double
résultat nous place entre la modestie excessive de Kant
et la prétention orgueilleuse de Hegel, et la croyance
conserve en outre, dans cette méthode , sa valeur abso-
UEMAUQUËS. 130
lue. Car si, d'un c(Mé, notre entendement n'arrive ja-
mais à une connaissance parfaite et absolue de Dieu,
nous pouvons être certains, d'un autre côté, que grâce
à la conscience, cette connaissance ne nous fait pas dé-
faut dans la pratique de la vie. En effet, avant même
que notre esprit ait pu, à l'aide de catégories, se faire
une idée nette et précise du devoir, la conscience com-
mande impérieusement ce qu'il faut faire ou omettre, à
tel point que parfois l'intervention des catégories attriste
et fausse les intuitions de la conscience, et que tout un
peuple se laisse quelquefois entraîner par de faux rai-
sonnements en dehors de la ligne droite , en supposant
vertueuses ou coupables des actions particulières qui ne
le sont pas. Nous ne devons donc pas tant regret-
ter l'insulfisance du savoir, qu'en tirer au contraire une
grande satisfaction, puisque l'immense majorité des
individus n'arrive jamais au degré le plus élevé de la
science à chaque époque, tandis que tous sont égale-
ment tenus de pratiquer la vertu. Quand on accomplit
un acte, ce n'est pas une ou plusieurs des catégories
du moi qui s'y trouvent intéressées ; c'est le moi tout
entier qui agit, tandis que l'entendement n'avance
qu'en se partageant. Ce n'est donc pas le Vrai, mais le
Bien, qui est réellement notre but; nous possédons
l'idéal, non comme distinct, mais comme instinct; non
dans la connaissance, mais dans la conscience.
FIN.