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Full text of "La logique subjective de Hégel, tr. [from pt. 3, sect. 1 of Wissenschaft der Logik] par H ..."

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600068227V 



II 



Uk Ji. 1% 



'W^ 



LA 



LOGIQUE SUBJECTIVE 



PARIS. — TTP. DE PILLET FILS AlNÉ, RUE DES GR.-AUf.USTlNS, 5. 



LA 



LOGIQUE SUBJECTIVE 



l)K 



HEGEL 



TRADlUTt PAK 



H. SLOMAN ET J. WALLON 



SUIVIE l>E 



QUELQUES REMARQUES. PAR II. S. 



y. 



PARIS 
LIBRAIRIE PHILOSOIMIIQUE DE LADIUNGE 

RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARCS, 'il 

1854 



^^4., ^. ^ 2. 



PRÉFACE. 



Ce travail, commencé en Allemagne, n'était d'abord 
qu'une analyse succincte de la logique subjective de Hegel, 
et ne devait point voir le jour. Je l'avais entrepris pour 
un Anglais de mes amis qui désirait l'étudier dans sa 
langue maternelle. Je m'aperçus bientôt que cette version 
de l'allemand dans une langue latine rendait le texte plus 
intelligible à mes propres yeux, et pour cela je continuai 
de m'y intéresser. Plus tard, ayant été condyjt à.vivre 
quelques années à Paris, j'eus occasion d'«n^-*ciuser avec 
M. Wallon, dont je venais de lire les ^^emiéresépi^ê^de 
Philosophie. Il me décida, par ses instances, ef sans croire 
engager car là sa foi ni ses opinions, à 'remettre avec lui^ 
en français, cette analyse do Hegel, qui dèyint alors urie 
véritable traduction dans laquelle toutes les' idées, sinon 
toutes les phrases du philosophe, sont fidèleçi^nt- et'scru- 
puleusement reproduites (1). 

Hegel est souvent très-clair, mais parfois aussi il se 
plonge dans des abstractions insaisissanles. On s'est rap- 
pelé qu'Homère, lorsqu'il décrit un sentiment ou une 
chose inusitée, s'écrie parfois : C'est ainsi que cela se 

(1) Le texte français étant arrêté, il était si facile d'en donner une 
édition anglaise, qu'un voyage à Londres a suffi pour cela. Elle pa- 
rait (sous le môme titre que celle-ci) chez John Ghapman, à Lon- 
dres. 

a 



Il PRÉFACK. 

uoinme dioz les dieux immortels, iiiiûs les mortels lui 
donnent un autre nom, et Ton a dit (|ue \U*'fro\ parlait aussi 
ces deux langues , tantôt celle des dieux immortels et tan- 
tôt celle des nommes. La vigueur de son esprit relevait 
souvent à des hauteurs inaccessibles à toutes les langues, 
même à la langue allemande qui s'est prétt^e depuis trois 
siècles i\ tant de systèmes, et s'est accommodée à de si 
grandes abstractions. Aujourdliui cependant on commence 
il le mieux comprendre ; car depuis que ce philosophe allait, 
un manuscrit sous le bras, et le jour de lu bataille d'iéna, 
cherchant par les rues de cette ville un éditeur pour son 
premier ouvrage , la phénoménologie de l'esprit, un demi- 
siècle s'est écoulé ; on Ta étudié, on l'a compris, et l'on* 
est parvenu à pouvoir le traduire après l'avoir suffisamment 
approfondi. 

Mais il est clair, par ce qui précède, qu'on ne saurait le 
traduire à la lettre ou mot a mot, comme ou le fait des au* 
très livres de science: et que cette traductiou, fût-elle 
possible , nul ne voudrait la lire. A l'appui de cette opi- 
nion, qui ne doit surprendre que ceux qui ne connaissent 
point la langue et la philosonhie allenuindes, nous in- 
voquerons le témoignage des écrivains qui se sont occu- 
pés iusqu'ici de travaux analogues, et particulièrement ce- 
lui de deux hommes dont l'autorité est irrécusable, a Hegel, 
ttdit M. Wilm , est dans son langage et dans toute sa ma- 
« nière d'être et de sentir, le plus Allemand des penseurs 
« do l'Allemagne. 11 est par cela même le plus intraduisir 
« ble des écrivains. Il se sert d'une foule de mots arbitrai- 
« roixient composés, qui se refusent à toute version directe, 
a et qui, le plus souvent, ne peuvent èti-c rendus en fraji- 
« çais par des circonlocutions qu^aux dépens de la précision 
« (ît quelquefois de la clarté et de la fidélité (l). » 

M. Bernard, l'habile et persévérant traducteur du cours 
d'Esthétique de Hegel, travail qui a obtenu l'aunée der- 
nière un prix de trois mille francs de l'Acadénie des 
sciences morales et politiques , comme ouvrage utile aux 
mœurs, dit dans sa préface : a Nous sommes persuadé 
« gu'uue traduction complète et littérale serait barbare et 
a inintelligible. » Et encore : a Le style de Hégel^, par ses 

(\) llist. de la pi), ail., t. III, p. 383. 



<^ qualités comme par ses défauts^ est Uùi punr relmtor If» 
<( traducteur le plus habile et le plus opiniAtro. » 

Bn présence de ces témuiçuages dont ou ne saurait mettre 
et doute la grande autorité^ nous n'avons qu'à répéter de 
noureàU que notre version est à la fois plus et moins qu'une 
traduction. Celle du cours d'Esthétique est plus littérale 
gue la nôtre, idt si M. Bénard voulait en donner une sem- 
filable de la io§[iquie , nous serions les premiers à nous en 
réjouir; noUs aimons même & espérer que le disciple fran* 
cals de Hegel, s'il me permet de lui donner ce nom^ entro- 

1)reudra tôt ou tard cet important travail s'il croit pouvoir 
e conduire à bonne an. Loin de vouloir dire par l& que sa 
{réduction de TËsthétiq^ue laisse quelque chose à désirer , 
nous voulons au contraire faire obst'rver que la logique, v.i 
surtout la logique objective de Hegel, offrent do pluspandes 
difiictiltés que Tes autres parties de sa philosophie, ainsi que 
M, Bénard l'a reconnu lui-môme lorsqu'il les a compareos. 

Le public, qui s^inquiète peu de ces diitlcultés, répond A 
cela : « Que me fait la logique? Je n'en veux pus plus que 
« de la métaphysique ; et si celle do Hegel est aussi meta- 
<c physique, je n'en veux doublement pas ! » 

Afais quand bien même la philosophie de Hegel serait 
fausse, elle vaudrait encore mieux que toutes les autres, 
parre qu'elle résout plus vite ces objections. Avec autant 
de simplicité que de raison, son auteur prouve très-bien 
que la métaphysique est tout à fait inévitable. « Quand un 
« botaniste, dit-il, un médecin, un mathématicien ou un 
« savant quelconque parle d'une force ou de la matière, etc., 
« il peut bien croire qu'il est hors de la métaphysique, mais 
« en vérité cela n'est pas, car en prononçant ces mots il y 
« est en jplein cœur, et ce qui est pis, il ne le sait point. » 
Hé&i;el a iiiisisté plus d'uue fois sur cette incontestaule vé- 
rité. 11 est évident, en effet, que si rensemble des lois do 
la nature constitue la physique, l'intelligence même de 
ces loifi constitue la métaphysique, ou en d'autres termes, 
(me sous le nom de notions mélaphysiqucs on comprend 
I analyse de toutes nos autres notions. Quand on dit qu'on 
iio veut point de la métaphysique dans les sciences , cela 
veut dire qu'on n'aime point les questions métaphysiques 
qui sont douteuses , mais soulonient cclh^s qui sont hiru 
siVos. VA cola est sans contredit fort sngo; mais la liinito 



IV préfacé:. 

entre les questions douteuses et celles qui ne le sont point 
n'est pas Tacile à saisir. Autant vaudrait avouer que les 
sciences positives aiment bien la métaphysique qui n'est 
point douteuse. Mais alors elles font comme tout le monde ; 
tous, nous préférons le clair et nous n'aimons pas l'obscur 

Aussi nous sommes-nous efforcés de vaincre les difficul- 
tés de ce travail , et peut-être certains esprits métaphysi- 
ques le trouveront-ils trop clair? — Soit; nous osons être 
clairs dans un sujet obscur. Voyons ce qu'en diront d'une 
part les esprits bien clairs, et d'autre part les esprits bien 
obscurs. 

Nous demandons la permission de reproduire, en ter- 
minant, plusieurs fragments de la belle préface que M. Bé- 
nard a mise en tête de sa traduction des écrits de Schelling : 

« Les systèmes de la philosophie allemande ont un avan- 
tage incontestable sur toutes les productions plus ou moins 
philosophiques auxquelles on a coutmne de prodiguer ce 
nom : c'est que , (juels que soient leurs défauts , leurs er- 
reurs, leur obscurité, ce sont de véritables systèmes..... 

«Aujourd'hui, il est vrai, ces systèmes sont entrés dans 
une phase de décadence. La critique les a battus en brèche 
et harcelés pendant cinquante ans, et, malgré son impuis- 
sance à fonder, elle leur a porté plus d'un coup meurtrier, 
fait plus d'une blessure incurable. Le temps, d'ailleurs, 
qui fait vieillir les systèmes aussi bien (jue les hommes et 
les sociétés, a gravé sur leur front des rides profondes. Les 
idées ont marché, quoique d'une manière latente ; les 
sciences particulières ont fait des découvertes ; l'expérience 
a révélé des faits nouveaux qui leur sont peu favorables. 
Us ont eu l'irréparable tort de se mettre ouvertement en 
opposition avec le sens commun en des points g^raves où 
celui-ci jamais ne transige et où les systèmes sont forcés, 
tôt ou tard, de capituler. En un mot, ils sont convaincus 
de ne pas satisfaire, de tout point, la raison, et de répon- 
dre encore moins aux étemels besoins du cœur humain. 
Plusieurs conséquences hostiles à la morale, à la religion, 
à ce que le monde révère ou adore, ont été mises à nu par 
les adversaires, ou hardiment démasquées par les disciples 
eux-mêmes 

« Rien donc n'est plus facile que de montrer (quand on les 



PRËPAGE. V 

connaît) les lacunes , les vices , les lâcheuses tendances de 
ces systèmes; carde dire où Ûs pochent radicalement en 
faisant subir à leur principe la confrontation d'un principe 
supérieur , c'est tout autre chose. Mais on peut, sans être 
aussi bon dialecticien que Socrate , les pousser à l'absurde 
sur bien des points, et, sans avoir la force comique d'Aris- 
tophane, nous égayer à leurs dépons en rajeunissant le 
thème classique, bien qu'un peu usé, des nuages de la 
Germanie 

« On a aussi proposé d'autres doctrines, d'autres systè- 
mes, mais ces prétendus systèmes n'ont jamais pu parvenir à 
s'organiser, & se formuler nettement et d'une manière com- 
plète. Ce sont des solutions partielles à divers problèmes, 
très-importants sans doute, mais sans portée universelle. 
Les questions sociales, industrielles, historiques ou reli- 
gieuses y jouent un rôle exclusif, absorbent, elfacent tout 
le reste,*sont données comme l'objet suprême et unique 
vers lequel doivent tendre tous les eflforts de l'esprit hu- 
main. La métaphysique, cette science générale des prin- 
cipes, y est oubliée, dédaignée ou ajournée, et, dans ce 
dernier cas , doit éclore du système (lu'elle devait engen- 
drer 

« Nous ne reconnaissons dans ces travaux ou ces essais 
aucun des caractères qui constituent un système philoso- 
phique. De vrais systèmes, nous n'en voyons nulle part 
autour de nous dans ce qui se donne ou est donné pour 
l'être. Aucune de ces productions ne nous parait capable 
de soutenir une pareille prétention et de remplir les obli- 
gations qu'elle impose. Ces caractères, nous no les trou- 
vons que dans les systèmes qui marquent le développe- 
ment do la philosophie allemande, et dont le nombre est 
fort restreint. Ils se réduisent à (juatre, dont le nom vient 
à la bouche de quiconque cherche à articuler les degrés de 
ce développement. Ce sont ceux de Kant, do Fichte, de 
Schelling et de Hegel. Et encore faut-il simplifier cette 
liste, car tout le monde sait que les deux premiers repré- 
sentent la même idée dans ses deux phases successives, et 
que les derniers, quelles que soient leurs différences pro- 
fondes, et malgré les dissidences qui ont éclaté entre les 
auteurs et leurs écoles rivales, marquent l'avènement et 
la domination d'un môme principe, différemment formulé 



Ti PRÉFACE. 

et développé. Or , Kant est détrôné. Ses sa\'antes et rigou- 
reuses analyses bubsistent et subsisteront toujours; mais 
son système' est tombé ; il est entré dans le domaine de l'his- 
toire. Vainement, quelques rares et c^scurs partisans cher- 
cbent-ils à le relever et à le ressusciter. Reste donc la phi- 
losophie de Schelling et de Hegel. Son règne est-il mii ? 
Nous ne répéterons pas ce que nous avons dit, et nous ne 
voulons pas entrer dans plus de détails. La question est trèâ- 
simple et peut se rés«>udre en deux mots : Oui, leur règne 
a e^sé si Ton nous montre le système qui leur a succédé ; 
non, si ce système n'existe pas. En Allemagne, en France, 
chez toute autre nation de l'Europe, nous ne voyons per- 
sonne à qui, indépendamment des prétentions souvent ri- 
dicules de secte et d'école , on puisse , sans hésitation, ac- 
corder le titre de fondateur d'uu système nouveau, et qui 
soit en état d'en supporter les onéreuses conditions 

« Mais que les ennemis de la philosophie ne se hâtent 
pas de triompher de l'abaissement où celle-ci est tombée. 
Bien qu'affaiblie et divisée, son action est enc^^re toute- 
puissante. EUe règne par son esprit, sinon par la lettre, 
et surtout par les habitudes auxquelles elle a façonné les 
intelligences pendant la longue période de sa domination 
incontestée. 

« De fait, il ne s'écrit pas en Allemagne vingt pages sur 
la philosophie, l'histoire, la httérature, la religion et la po- 
litique, où l'on ne reconnaisse la pensée encore vivante de 
ces nommes qui ont tout agité, tout remué, qui ont étendu 
à tout, fait partout pénétrer la vertu dominatrice de leurs 
formules. Vous retrouverez celles-ci dans les plus vulgaires 
débats de la politique et de la littérature, jusque dans les 
feuilletons et les romans. A plus forte raison, cet esprit 
doit-il se montrer avec toute sa force dans les controverses 
religieuses qui ont repris une nouvelle importance depuis 
quelques années. Le conseil municipal de la ville de Ber- 
hn dresse ses supplicies au roi en un style que n'auraient 
désavoué ni Fichte m Hegel; et le fond, certes, ne dément 
point la forme. 

« Quant à nous, qui, selon notre éternelle coutume, rious 
de tout cela , et qui sommes d'autant plus assurés d'être 
hors de l'atteinte de ces idées et de ces systèmes, que nous 
nous vantons de n'y rien comprendre et les déclarons iniii- 



PRÉFACE. VII 

telligibles^ est-il bien sûr que leur obscurité, d'une i>.irt, 
et notre bon sens^ de Tautre, nous aient suffisamment pn>- 
tégés? Personne, je pense, n'oserait le soutenir nour le 
passé. Nous ne voulons point cbicaner sur le degré ae cette 
mfluence, manifeste en beaucoup de points à tous les yeux, 
moins visible en une infinitif d'autros, mais rcconnaissable 
encore à des regards un peu ezerci^s, qui ne se laissent 
point abuser par quelques changements de forme , com- 
mandés par noti'e esprit et uéeessairos pour les faire ad- 
mettre. 

« Mais nous soutiendrions la gageure môme pour le pré- 
sent. Sous peine d'être déclaré visionnaire , nous noua fe- 
rions fort de montrer l'esprit, queliiuefois Li lettre, partout 
l'empreinte do ces doctrines, dans tes productions de notre 
époque , où l'on s'attendrait le moins à les trouver. Nous 
les surprendrions peut-être, pour ne pas dire certainement, 
et surtout, dans les écrits q\ii leur sont le plus hostiles, pré- 
cisément parce qu'on ne se heurte gue quand on se touche, 
et que Ton parcourt la môme voie. Pour quiconque sait 
comment s'importent les idées , comment ces voyageuses 
ailées traversent les frontières, sans se laisser plus arrêter 
par les cordons sanitaires de la littérature négative, que 
par les montagnes et les fleuves; avec quelle facilité elles 
changent de costume et se métamorphosent ; par (ruelles 
portes cachées elles pénètrent dans les esprits les plus en 
garde contre elles , les surprennent , s'y logent, les domi- 
nent et les obsèdent quand ils réagissent, se débattent et 
luttent contre elles, ou enfin , prennent la plume pour les 
réfuter, il n'y a là ni vision ni subtil paradoxe, mais un 
fait général , dont rapplication au cas particulier pourrait 
se démontrer par l'analyse des principilcs productions dos 
arts et de la littérature actuels 

« Eh appelant Tattcntion dos hommes sérieux sur les œu- 
vres mêmes de cette philosophie, nous voulons préparer et 
susciter une critique puissante vi féconde, non semblable 
à celle qui leur rend service et perpétue leur domination 
par une censure ignorante, des attaques maladroites ou 
des accusations exagérées , mais qui , au lieu de frapper à 
côté ou par derrière , ose les regarder en face et se mesu- 
rer avec elles avec les armes de la science et de l'esprit; 
non celle qui croit les supplanter en éludant les questions 



VIII PRÉFACE. 

qu'elles ont au moins le mérite d\avoir franchement abor- 
dées, mais celle qui reprendra un à un tous ces problèmes, 
les traitera d'un point de iiie plus élevé et leur donnera 
de meilleures solutions. Cette critique vraiment philoso- 

Shique est encore moins celle qui s'exerce sur leur épi- 
erme, en leur décochant quelques épigrammes , téla sine 
ictu. Celle-là doit pénétrer au fond de leurs entrailles pour 
en arracher les idées qui sont leur principe de vie et de 
durée. Maîtresse de ces idées par la vertu et le droit d'ime 
idée supérieure, elle saura démêler en elles le vrai du 
faux, les corriger, les redresser, les expliquer elles-mêmes, 
conome ce dont elles ont inutilement tenté de rendre 
compte. Elle créera ainsi ime doctrine plus solide, plus 
•large et plus vraie ,^ plus capable de satisîaire la raison et 
les besoins du siècle , et aussi d'interpréter , sans les dé- 
truire, des croyances qui ne peuvent périr. Nous nous es- 
timerions heureux d'avoir contribué à lui fournir l'une des 
deux conditions nécessaires pour élever ce système, la con- 
naissance du présent encore plus que celle du passé, après 
le génie que Dieu seul peut donner. Plus heureux serions- 
nous encore si ce système devait éclore dans la pairie de 
Descartes! » 
.. Bien qu'étranger, je m'associe de grand cœur à ce vœu. 



H. SLOMAN, D'. 



Paris, mai 1854. 



LOGIQUE SUBJECTIVE 



NOTIONS GÉNÉRALES. 



Les matières contenues dans cette partie de la pliilo- 
soplïie qui va maintenant nous occuper sont les mêmes 
que Ton rencontre dans la plupart des traités de logique. 
Mais dans mon système, il faut le bien remarquer, elles 
sont étroitement liées à toutes celles que Ton désigne 
généralement sous d'autres noms; et quoique je ne 
puisse retracer ici la route que la niiLosopiiiE absolue 
a déjà parcourue, je veux essayer cependant de mon- 
trer les rapports intimes qui subsistent entre la logique 
que je nomme subjective et les autres branches de la 
philosophie vulgairement appelées ontologie, métaphy- 
sique et cosmologie, mais qui^ dans ma doctrine, cons- 

1 



2 LOGIQUE SIUJKCTIVK. 

lituenl celte partie de la logique que j'appelleofc/ec/iiy. 

Dans mon système, TÊtre considéré d'une manière 
générale, en lui-même, et n'ayant encore ni forme ni ob- 
jet, est la source première d'où tout procède. La philo- 
sophie et tout ce qui existe dans le monde, et le monde 
lui-même en découlent. 

Si Ton considère TÈtre, en effet, avant qu'il ait 
pris aucune forme déterminée, on voit que Ton peut 
dire de lui qu'il est et qu'il n'est pas en même temps. 
Il est tout et il n'est rie»; il est tout en général, mais 
il n'est rien de particulier. Or, en faisant ce raison- 
nement, nous avançons d'un pas, puisqu'à Tidée de 
rÊtre que nous posions d'abord, nous voyons mainte- 
nant se joindre l'idée du non-être ou du rien que nous 
n'avions pas posée. Dans ce cas comme dans tnus les 
autres, c'est la force dialectique de l'idée que nous po- 
sons, qui nous oblige à reconnaître que cette idée, 
quelle qu'elle soit, n'est pas ce qu'elle parait être d'a- 
bord, mais au contraire, qu'elle se contredit pour ainsi 
dire elle-même, en s' opposant une seconde idée qui est 
la négation de la première. C'est pour ce même motif 
que dans la circonstance actuelle nous avons pu dire de 
l'Être en général qu'il est tout et qu'il n'est rien. Mais 
si l'on veut y réfléchir attentivement, on verra que (la 
même foiTe dialectique agissant toujours) les idées ne 



NOTIONS GÉNÉRALES. 3 

sauraient demeurer dans cet état d'opposition l'une ù 
l'égard de l'autre, et qu'il sort nécessairement des deux 
contraires une troisième idée, qui est la résultante et 
comme la vérité des deux premières. 

En effet, l'Être ne disparaît pas, comme on le pourrait 
croire, dans l'idée du non-ètre ou du néant que nous lui 
opposons. 11 subsiste, mais en même temps il est modi- 
fié. Au lieu dé l^tre et du néant opposés Tun à l'autre 
que nous avions d'abord , nous avons à présent l'Être 
qui va au néant et le néant qui va à TÊtre. Nous assiss- 
ions en quelque sorte à l'enfantement progressif du 
rien par l'Être et de l'Être par le rien ; nous suivons 
les transformations de l'Être qui passe au néant et du 
néant qui devient l'Être ; ce qui nous apporte évidem- 
ment l'idée d'un mouvement continuel de l'un vers 
l'autre, ou le passage d'une forme à une autre forme 
qui ne s'arrête jamais pour nous laisser le temps de le 
saisir et nous donner le droit de dire qu'il est. Rien 
n'est donc d'une manière absolue; tout va du néant à 
l'Être ou de l'Être au néant. Ainsi, pour répéter ce qui 
précède, nous avons commencé par affirmer simplement 
l'existence du Tout ; mais aussitôt, cette idée de l'Être en 
général et antérieurement à toute forme, nous a poussés 
par sa piropre force dialectique à une négation diamétra- 
lement opposée ou à l'idée du non-ètre, d'où nous avons 



4 LOGK>lE SIBJECTIVE. 

VU sortir ensuite cette vérité, que le m:«ide entier ncus 
présente un dé veluppement continuel qui fait que chaqt e 
forme devient sans cesse ce qu'elle n'était pas encore. 
En d'autres tenues, le devemr est la vraie forme ou la 
vérité de l'Être, et le changement, qui est à la fois la né- 
gation de rÈtre et du non-étre, se trouve, pour cela 
mime, la vérité de l'Être et ilu néant. L'Être et le 
Rien ne s^^nt donc point des idées vraies, bien que d'a- 
hon\ ils nous aient paru tels. Il n\ a rien de vrai que 
le devenir, que nous commençons à connaître comn:e 
le passage de l'Être au néant ou du néant à l'Être. 

Nous pourrions dire la même chose de toutes nos au- 
tres idées : car toute idée que nous posons porte néces- 
sairement avec elle sa dialectique qui, nous poussant 
aussitôt vers son contraire, fait apparaître une seconde 
idée qui est la négation de la première. Puis ces deux 
idées ensemble en font surgir une troisième qui est 
pour ainsi dire la vérité des deux autres. Et la même 
force dialectique continuant d'agir s'empare de cette 
troisième idée qui vient de naître, pour en faire sortir, 
en vertu des mêmes lois, une nouvelle vérité plus spé- 
ciale ou mieux déterminée, et par conséquent encore 
plus vraie que la précédente. 

C'est pourquoi, obéissant à cette marcbe dialectique, 
j'ai dû donner dans la première partie de ma pbilosu- 



NOTIONS GÉNÉKALES. « 

pliic toutes les formes ou catégories de L'étue nouiinées 
VexistcncCy la quantité, IdL qualité, etc. Et par la même 
raison que Tétude de Têtre ou de ses développements 
a fait l'objet de cette première partie, de même aussi 
rétude de la substance et de ses transformations ou de 
SCS modes a dû faire Tobjet de la seconde; et c'est tou- 
jours p<jussés par la même force* dialectique que nous 
sommes amenés, dans cette troisième partie, à traiter 
de la logique subjective qui s'occupe spécialement des 

IDÉES. 

Le sens que j'attache au mot idée sera mieux eutcndu 
tout à rbeure. Mais nous pouvons dès à présent recon- 
naître que ce mot, avant d'avoir reçu aucune détermi- 
nation spéciale, correspond assez bien à celui de notion. 
Sous le nom de logique subjective, cette troisième par- 
tie traitera donc des notions des clioseSy tandis que les 
deux premières, comme nous venons de le dire, avaient 
pour objet VÈtre et la Substance. 

Spinosa a fait de la substance la dernière forme ou 
la plus élevée des catégories, et il l'a défmie l'absolu ou 
Dieu. Loin d'être fausse, cette identification de la subs- 
tance avec Dieu est parfaitement juste, et de plus, il 
faut absolument qu'on la fasse pour que la philosophie 
puisse aller plus avant et dire que Tabsolu ou Dieu est 
la Noliun, c'est-à-tlire Tidée. Si Dieu, comme Ta défini 



8 LOGIQUE SUBJECTIVE. 

Spinosa^ est la substance de toutes choses^ je dis, inoi^ 
qu'il en est plus que la substance^ étant la Notion ou 
ridée des choses. Et cette définition^ selon moi^ suffit à 
rétablir le libre arbitre dans Thomme. 

Dans le système de Spinosa, le franc arbitre n'a point 
de place, et Ton a remarqué avec raison que tout homme 
qui croit que les actions humaines sont le fruit de la li- 
berté, s'élève déjà, par cela seul, au-dessus de Spinosa; 
Car ce philosophe parle bien du libre arbitre, mais pout- 
en décomposer ou en affaiblir la notion et la subor^- 
donner à celle de substance qui, dans sa pensée, est là 
plus haute de toutes. D'où il suit que la liberté ne tient 
pas, dans sa doctrine , la large place à laquelle elle à 
droit de prétendre. En laissant aux mots leur sens na- 
turel, on comprend que cette proposition. Dieu est la 
substance, exclut presque entièrement la possibilité du 
libre arbitre, tandis qu'il conserve tous ses privilèges 
lorsque nous définissons Dieu en disant qu'il est Vidée 
ou la Notion des choses. 

Ainsi, dans la première partie de ma philosophie 
ou de la logique objective. Dieu est Tétre; dans la 
seconde, comme dans Spinosa, il est la substance; 
et dans la troisième, que j'appelle logique subjective, il 
est l'iDÉE ou la Notion des choses, c'est-à-dire la Vérité 
de toutes choses. 



NOTIONS g£nK;i\ales. 7 

Dire de Dieu qu^il existe ou qu'il est^ m'a toujours 
paru eu donner une bien pauvre notion. Car iHant tout 
ce qui est^ il est (ou il a) nécessairement TÉtre. J'syoute 
avec Spinosa qu'il est plus que l'Être^ étant aussi la 
subtance des choses ; et plus encore^ selon moi^ puis- 
qu'il en est la Notion ou Fldée. 

Ce que nous appelons en nous le moi ou Vindioidu, 
nous offre encore une image de l'Idée. Nous disons que 
nous avons des idées pour marquer que nous en avons 
un certain nombre ; mais en disant cela^ nous savons 
très-bien que le moi n'est autre chose que l'ensemble 
de nos idées. Le moi n'est donc que la totalité ou la gé- 
néralité de nos idées, plus une idée actuelle, d'une na- 
ture particulière , dans laquelle la notion du général 
s'unit et se confond à celle du particulier. Car on trouve 
toujours dans le moi l'ensemble ou la généralité de nos 
idées s'unissant au particulier et s'enveloppant pour 
ainsi dire l'un l'autre. 

Quand on dit fai une idée, on s'imagine d'abord 
qu'une idée et le moi sont unis, dans cette locution, 
comme le seraient les deux parties, sujet et attribut, 
d'une phrase quelconque; et l'on croit qu'avoir des 
idées est une qualité ou propriété du moi qui en a 
beaucoup d'autres en réserve, et qu'il faut entendre 
cette locution dans le même sens que l'on dit fai 



8 LOGIQUE SL'KJECTIVB. 

un habit, cette maison a une fenêtre ou une parte. 
Mais pour peu que l'on y réfléchisse, on reconnaît bien 
vite que cette phrase, j'ai une idée, ne saurait avoir 
un pareil sens, attendu que le moi n'est pas une chose 
comme les autres, et que ViSie n'est pas une de ses 
qualités ou propriétés. Kant, le premier, a placé le nuri 
dans une sphère plus élevée et l'a mis au-ilessus des 
choses phénoménales en le définissant l'unité primitive 
et synthétique qui se retrouve et prend conscience 
d'elle-même dans chaque perception. Et cette partie de 
la philosophie kantienne qui tente d'approfondir ou 
d'expliquer l'unité primitive et synthétique du moi, a 
toujours été regardée comme la plus obscure et la plus 
difficile à entendre, parce que dans cette partie, en effet, 
il a réellement et sérieusement essayé de rendre compte 
des rapports qui existent entre le moi et le monde. Voici 
comment il pose le problème : 

Étant donné, d'une part, les choses extérieures avec 
leurs qualités ou propriétés diverses, comme d'être sen- 
sibles, pesantes, visibles, et de pouvoir, par ce motif, 
nous contraindre à respecter leur existence ou leur être^ 
rendu manifeste par toutes ces qualités réelles; et, 
d'autre part, le moi, qui n'est ni pesant, ni visible, ni 
susceptible de tomber sous la perception d'aucun de nos 
sens ; de quelle manière, se demande Kant, peut-il s'éta- 



NOTIONS GÉNÉRALES. 9 

blir des rapports entre ces deux mandes opposés, entre 
les choses palpables ou réelles du monde extérieur et 
noire moi qui est purement idéal? En d^autres ternies, 
comment peut-il exister des rapports entre la réalité et 
Vidéalitéy qui, dans l'opinion de Kant, existe seulement 
dans le moi et non point dans les choses? 

Il répond à cette difficulté et justifie l'existence de 
ces rapports en disant que les quatre formes ou catégo- 
ries de quantité , qualité , relation, modalité, sont les 
formes générales sous lesquelles les choses individuelles 
s'introduisent dans le moi , qui , de son côté , est une 
unité primitivement ou essentiellement synthétique, 
c'est-à-dire une individualité dont le propre est d'être 
aussi une généralité. Ainsi le moi qui, par son idéalité, 
devrait s'opposer à recevoir en lui les choses indivi- 
duelles, ne s'y oppose plus dès que l'individualité de ces 
choses se trouve généralisée. Les quatre catégories de 
quantité, qualité, relation, modalité, opèrent cette gé- 
néralisation et permettent ainsi aux choses extérieures 
d'entrer dans le moi. 

Telle est du moins la solution de Kant. 

Dans sa manière de voir, comme dans la nôtre, on 
trouve donc toujours dans le moi le Général et le Par- 
ticulier tout ensemble, impliqués ou enveloppés Tun 
dans Taulre. 



10 LOGIQUE SUBJECTIVE. 

Mais le Géuéral et le Particulier ne sauraient être 
unis Tun à Tautre uniquement dans le moi. Il faut bien 
que ce double caractère se trouve aussi dans les choses^ 
puisque , comme Tavoue Kant^ les choses individuelles 
n'ont accès dans notre esprit que parce qu'elles sont 
des généralités, ou parce que le Général fait partie 
constitutive de leur individualité. Cette coexistence du 
Général, du Particulier et de l'Individuel, est précisé- 
ment ce qui constitue le moi, comme tout ce qui sub-^ 
siste dans le monde; et les idées ou notions des choses 
ne sont autres que le moi prenant possession des choses 
individuelles eu leur restituant leur généralité, qui 
n'existe pas seulement en lui, mais aussi en elles. La 
simple appréhension d'une ciiose par les sens, qui est 
le commencement ou le premier degré de la percep- 
tion, laisse pour ainsi dire cette chose hors du moi. Mais 
aussitôt que cette peireption devient une idée^ le moi 
s'est en quelque sorte introduit dans la chose et a péné- 
tré jusqu'à sa généralité. 

Ces remarques faites dans le sens de la philosophie de 
Kant, me donnent, ce me semble, le droit de dire que le 
moi, comme toutes les choses qui existent, sont des Gé« 
néralilés , ou plutôt que Tidée se rencontre aussi bien 
dans les choses que dans le moi sous ces trois formes 
essentielles : le Général, le Particulier et l'Individuel. 



NOTIONS GÉNÉRALES. Il 

. Dans quelques autres parties de sa philosophie^ Kaut 
est retombé dans Terreur commune aux logiciens^ qui 
regardent la notion ou Fidée d'une chose comme une 
abstraction arbitraire ou fortuite^ et qui^ par cela mëme^ 
supposent implicitement qu'une chose peut avoir beau- 
coup de propriétés essentielles dont le moi n'a pas con- 
naissance. Ainsi^ selon ces philosophes^ le moi se forme 
une idée en s'emparant de quelques-unes des propriétés 
des choses^ laissant les autres de côté ou faisant^ comme 
on dit^ une abstraction. D'après cette théorie^ qui est 
celle de la plupart des logiciens^ la notion ou l'idée ne 
serait qu'une pâle et faible copie d'un riche modèle. 

Sans doute, je l'avoue, il peut se faire que l'idée d'une 
chose soit d'abord incomplète, et que nous commencions 
par en saisir fortuitement quelques qualités isolées, 
n'ayant entre elles aucun lien apparent. Mais je dis que 
nous arriverons tôt ou tard à la vérité absolue, attendu 
que nos idées sont parfaitement réelles, et que les choses 
extérieures n'ont pas reçu le singulier privilège de de- 
meurer toujours et à l'infini en dehors ou au delà de 
nos idées, qui, dans ce cas, ne pourraient jamais se dire 
la vérité, mais resteraient à cet état d'abstraction que 
les logiciens leur concèdent. 

Kant prétend que les idées ou notions des choses nous 
sont données par les formes générales appelées calé- 



ii LOGIQtK SUBJECTIVE. 

g(»ries; et il ajoute que grâce à ces formes générales ou 
ciitégories qui sont la quantité , la qualité, la relation 
et la modalité^ nous faisons une synthèse à priori sans 
aucune coopération des sens. Mais Kant^ qui était en- 
tré par là sur le chemin de la vérité, n'a pas su tirer de 
son princi|>e toutes les conséquences qui en découlent. 
Dans le reste de sa philosophie, il a embrassé, comme 
je viens de le dire. Terreur commune qui veut que les 
idées ou notions des choses soient des abstractions for^ 
tuites de l'esprit, et que les choses elles-in^mcs nous 
soient impénétrables. 

Marchant plus avant dans la même voie. Je suis par- 
venu à reconstruire la logique, qui conserve dans le 
système de Kant et des autres philosophes, la forme 
(lu'Aristote lui a donnée lorsqu'il a décrit, et pour ainsi 
dire raconté, comme simples faits psychologiques, les 
(opérations de Tentendement. Kant lui-même n'a rien 
fait de plus. Il se borne à constater, à l'aide de l'obser- 
vation, la présence des quatre catégories de quantité^ 
qualité, relation, modalitéy dans tous les actes de l'en- 
tendement. La philosophie, il faut l'avouer, doit beau- 
coup à Aristote et à Kant, pour avoir analysé et décrit 
selon la méthode que nous appliquons aux sciences na- 
turelles, les formes générales qu'ils ont rencontrées dans 
toutes les opérations de Tesprit humain. Mais il y a lieu 



NOTIONS GÉNÉRALES. 13 

(le s'élonncr qu'aucun philosophe, depuis Aristote, n'ait 
essayé de ramener ces formes à une môme source ou à 
une commune origine. Fichte est le seul qui ait com- 
pris la nécessité de les rattacher à un principe unique , 
et c'est lui qui m'a montré le chemin. 

Voilà comment, conduit par cette idée, j'ai développé 
tlans la première partie de mon système toutes les caté- 
gories qui naissent immédiatement de la catégorie géné- 
rale et primitive de I'être; comment, dans la seconde, 
j'ai poursuivi le développement des catégories dérivées 
qu'on peut embrasser sous le nom de substance ; et Cf>m- 
ment enfin, dans la troisième, appelée logique subjec- 
tive, et qui va maintenant nous occuper, nous traite- 
rons de TEtre et de la Substance par\'enus à l'état de 
Notions ou d'iDÉES. 



CHAPITRE PREMIER. 



DES IDÉES. 



Les idées ou notions se présentent à nous sous trois 
formes, qui sont : le général, le particulier et Tindivi- 
duel. 

Nous avons vu précédemment que les choses ne sont 
pas seulement des individues, mais qu'elles sont aussi 
des généralités. Or, ce que nous appelons la notion ou 
ridée d'une chose est précisément cette généralité qui 
existe dans son individu. L'idée n'est donc ni abstraite 
ou distincte des choses, ni postérieure à elles, mais elle 
leur préexiste au contraire. Notre entendement religieux 
le constate en disant que Dieu a fait le monde de rien, 
ou que le monde est l'œuvre de la pensée ou des idées 
de Dieu; ce qui montre clairement que I'idée a. par 



IG LOGlUtE 61BJKCT1VE. 

elle-nièmo une puissance créatrice qui n'a pas besoia^ 
[ic)iir se manifester^ que les choses soient déjà pro* 
(luites^ mais qui précède au contraire leur naissance. 

Nous ne saurions reproduire ici toutes les définitions 
que nous avons données dans les deux premières par- 
ties de la logique objective^ et en vertu desquelles nous 
avons pu établir que le général et le particulier exis- 
tent, comme nous venons de le dire, dans Vindividu, 
Mais, afin de ne laisser aucun doute dans les esprits^ 
nous pouvons faire à ce sujet quelques remarques. 

Ainsi, quand nous disons que nous avons Fidée ou 
la notion d'une chose, nous voulons dire que cette chose, 
grâce à ses qualités ou propriétés sensibles, a pénétré 
jusqu'à nous par l'entremise de nos organes ou de nos 
sens. Mais au lieu de parler seulement de cette chose 
individuelle, comme c'est notre intention de le faire, 
nous disons à notre insu et sans le vouloir que nous en 
avons pris ou reçu une notion générale. Car, bien qu'à: 
l'instant même où cette chose vient frapper nos sens, 
l'acte d'appréhension ou de perception que nous faisons 
pour la saisir ne porte que sur son individualité, ce- 
pendant il est si vrai que la généralité s'y trouve unie 
d'une manière inséparable, que nous n'avons aucun 
moyen de ne parlej* que de son individualité, et que, 
pour la désigner, nous sommes contraints d'avoir rcr 



DES IDt'ES. 17 

aiui's à des idées ou notions générales. Or, puisque, 
d'une part, le langage est le véhicule de la pensée ; et 
puisque, d'autre part, la pensée ou le moi est une chose 
générale qui ne peut rien admettre dans son sein qui 
ne soit de même nature qu'elle, ou qu'elle ne le rende 
identique à elle en se l'appropriant; il s'ensuit que 
quand nous prenons idée d'une chose, c'est le général 
qui est en elle que nous saisissons, ou plutôt nous res- 
tituons à son individualité la généralité qui s'y trouve 
cachée ou contenue, et que nos sens n'avaient pu saisir. 

Lorsque je dis, par exemple, ce livre, cette maison, 
à coup sûr j'ai l'intention de designer une chose indi- 
viduelle, et pourtant je n'y réussis pas; il m'est tout à 
fait impossible de dire ce que je veux dire et de ne dire 
que cela; car malgré moi J'associe la notion générale 
livre, maison, à une autre notion générale exprimée 
par les mots ce, cette, ou par tout autre signe du dis- 
cours ou du geste qui convient aussi bien au livre qu'à 
mille autres choses. Mes sens se sont arrêtés sur une 
chose singulière ou individuelle, sur une seule chose 
en un mot, et cependant je ne puis la désigner ni dire ce 
qu'elle est sans éveiller des idées générales. 

Il est donc faux de dire que, parmi nos idées, les unes 
sont générales, les autres particulières, et d'autres en- 
core individuelles. Il n'y a point, et il ne saurait y avoir 



18 LOGiQtE SUBJECTIVE. 

de notions individuelles^ par cette seule raison que le 
général et le particulier subsistent toujours dans Findi- 
vidn. Ils j demeurent comme ensevelis et cadiés jus- 
qu'au moment où les idées viennent les en tirer pour 
les mettre au jour. Toute chose individuelle est donc 
en même temps générale et parliculièrey et cette union 
du général et du particulier dans son sein est précisé- 
ment ce qui constitue sa notion propre ou soa indivi- 
dualité^ qui n'en est ainsi^ comme on le Toit^que le pro- 
duit ou l'image. 

Contrairement à ce qui précède^ les logiciens s'effor- 
cent d'établir que les noms d'homme^ d'animal ou de 
chose, comme Cicérony Martin, Bucépliale, sont ce 
qu'ils appellent des notions, c'est-à-dire des notions in- 
dividuelles, et que toute la^différence qu'il y a dans les 
notions, entre les générales, les particulières et les in- 
dividuelles, provient de ce que ces dernières sont en- 
tièrement représentatives de la chose désignée, servant 
à marquer l'ensemble ou la totalité de ses attributs, 
tandis que les premières, suivant eux, n'auraient pas la 
même étendue et ne serviraient qu'à désigner quelques 
attributs plus ou moins essentiels ou caractéristiques, 
laissant de côté d'autres qualités non moins importantes, 
et qui se trouvent spécifiées toutes ensemble, disent-ils, 
dans les notions individuelles. D'où il faudrait conclure 



DES IDÉES. IH 

avec eux que les notions générales sont plus incom- 
plètes ou moins vraies que les autres^ et d'autant plus 
incomplètes qu'elles sont plus générales. Et c'est préci- 
sèment pour cela, ajoutent-ils, qu'on peut appliquer la 
même notion générale à plusieurs choses et non pas 
seulement à une seule. Ainsi, plus les idées sont éle- 
vées, dans cette hypothèse, plus elles s'écartent de la 
réalité ou de la vérité, et plus elles sont susceptibles, 
par conséquent, de s'appliquer à un grand nombre de 
choses. D'où nous sommes obligés de tirer cette règle 
générale que plus les notions se généralisent ou s'éten- 
dent, plus elles perdent de leurs propriétés ou de leur 
réalité; ce qui, de déduction en déduction, nous conduit 
à conclure que la nofeioii dernière ou notion de Dieu, 
qui devrait être la plus complète ou la plus riche de 
toutes, se réduit à celle de l'Être suprême, qui est la 
plus pauvre de toutes. 

Fort heureusement, il n'en est point ainsi.. Il est digne 
des temps barbares de croire que les mots Bucéphale 
ou Martin expriment des idées ou notions, et de dire 
que ces prétendues notions sont plus riches que les au- 
tres parce qu'elles expriment des choses individuelles. 
Lesridées.les plus générales ou les plus élevées, loin 
d'être, pour cela seul, les plus pauvres de toutes, sont 
au contraire les plus riches. 



ai LOGlULE SUBJECTIVE. 

Ne voyon>-noiis |kis^ dans l'ordre de la nature^ que 
les notions sn[iérieures sont en effet plus riches ou plus 
complètes que les autres? L*idée plante, par exemple^ 
[Niur commencer par celle-là qui passe pour très-simple, 
se retrouve tout entière^ mais à un degré plus élevé, 
dans la notion iVanimal, qui se retrouve à son tour, et 
à un degré plus élevé enœre, dans la forme du corps 
humain, qui est la plus riche de celles où la nature 
peut s'élever, et qui contient toutes les autres parce 
qu'elles sont moins riches qu'elle, et d'autant moins 
riches (lu'ellos lui sont plus inférieures. Après celle-15, 
nousvoums apparaître une nouvelle notion, celle de 
V intelligence humaine, qui se développe ou s'élève à 
srm tour de plus en plus, pour nous offrir la manifes- 
tation complète de Tidée. Et cette vérité, que les notions 
inférieures ne contiennent pas plus de réalité que les 
notions supérieures dans lesquelles elles sont elles- 
mêmes contenues, cette vérité, déjà bien manifeste dans 
Tordre de la nature, va nous apparaître sous un jour 
I)las éclatant dans la sphère des choses intellectuelles 
qui comprend l'Éthique el les autres sciences morales. 
Cet ordre de choses est, par lui-même, tellement supé- 
rieur à celui de la nature, que la beauté de l'univers, 
la splendeur des cieux, les lois immuables qui dirigent 
les [»lanètes et leurs satellites ne sont rien et ne don- 



DES IDÉES. 2! 

lient qu'une image bien affaiblie de ridée, en com- 
paraison de celle que nous offre Tesprit humain. Car 
une idée, même absurde, dans la tète d'un sot, a plus 
de valeur que toutes ces lois ensemble, attendu qu'elle 
procède d'une activité volontaire et libre qu'on ne trouve 
point dans le mouvement des astres. 

Ainsi que nous venons de le dire, c'est surtout dans 
la sphère des sciences morales et de l'Éthique, qui est 
la plus élevée de toutes, que l'on voit les notions les 
plus générales avoir aussi le plus d^étendue ou de con- 
tenu, et embrasser un plus grand nombre de choses 
sans être, pour cela, plus fausses ou plus pauvres. Ainsi 
ridée de religion ne répond pas seulement au senti- 
ment de soumission ou de dépendance qui enfante les 
cultes barbares, et qui se rencontre aussi bien chez les 
peuplés primitifs que chez les nations civilisées, mais 
elle a encore une signification beaucoup plus élevée ou 
plus riche. Et si nous prenons pour second exemple 
l'ensemble des institutions politiques qui constituent la 
notion de l'État, il est clair que ces institutions ne pour- 
raient pas être regardées comme ayant atteint le plus 
haut degré de perfection ou de réalité qu'elles compor- 
tent, si on les concevait selon l'idée que s'en forment 
les peuplades de l'Afrique, qui peuvent bien donner 
comme nous le nom d'Ktat aux premiers essais d'insli- 



2i LOGIQUE SUBJECTIVE. 

tutions ndissantes; a Tombre desquelles ils s'aecotitu- 
iiient à vivre en commun. 

Ce que nous avions à dire des idées dans ce premier 
chapitre^ où elles s'offrent k nous sous la forme de sim- 
ples notions^ se trouve à peu près épuisé. Elles sont 
générales ou particulières, et, à ce titre, elles existent 
dans les choses individuelles. Enfin elles ne sont ni 
abstraites ni distinctes des choses dans lesquelles elles 
existent. L'idée est d'abord générale; mais sa propre 
force dialectique l'obligeant à se déterminer, elle de- 
vient particulière en se niant pour ainsi dire elle-même ; 
et celte particularisation, qui est la négation du général, 
se manifeste ou vient à l'existence sous forme d'indi- 
vidu. Le particulier et l'individuel ne sont donc pas sé- 
parés ou distincts du général ; c'est lui au contraire qui 
prend ces deux formes sans changer pour cela de na- 
ture; il se particularise et s'individualise, mais en res- 
tant toujours ce qu'il était d'abord. 
» 

Les distinctions que l'on a coutume de faire entre les 
notions claires et obscures, adéquates et inadéquates, 
complètes et incomplèteSy coordonnées et subordon- 
nées, positives et négatioes, etc., sont, ou bien la répé- 
tition des formes que nous avons étudiées dans la lo- 
gique objective, ou bien des choses vides de sens. Rien 
n'autorise l'introduction de pareilles distinctions dans 



DES IDÉKS. 23 

les ti'aités ordinaires; et celte logique commune qui 
affirme Texistence d'idées claires et obscures, com- 
plètes et incomplètes, etc. , sans la prouver ni montrer 
la connexion ou le rapport que ces prétendues variétés 
d'idées devraient avoir entre elles, celte logique, en 
yérité, donne par là aux autres sciences un fort mau- 
vais exemple. Elle leur impose une rigueur de dé- 
duction qu'elle n'observe pas elle-même, puisqu'elle 
viole la première règle qu'elle établit à leur usage, qui 
est de ne rien admettre dont la nécessité ne' soit dé- 
montrée. 

La philosophie de Kant commet aussi cette faute, et 
de plus une inconséquence. Car dans la première partie 
de la logique, il dit sans justifications ni preuves, qu'il 
a trouvé quatre catégories ou notions fondamentales 
qui sont : la quantité, la qualité, la relation et la mo- 
dulité; et plus tard, dans la seconde partie de sa logi- 
que, appelée logique transcendantale, il reproduit ces 
catégories en disant expressément qu'il les emprunte à 
la première partie où elles ont été primitivement trou- 
vées. Mais, puisque la philosophie de Kant déclare elle- 
même, dans cette première partie de la logique, que 
ces catégories sont trouvées à posteriori ou empirique- 
ment, il est clair que la logique transcendantale n'avait 
pas besoin de nous renvoyer à cette première partie. 



24 lOGIQUE SUBJECTIVE. 

mais qu'elle devait simplement avouer que les catégo- 
ries sont empiriquement découvertes. 

En réalité, Kant parle des catégories sans pouvoir 
dire d'où 'elles viennent; mais il a senti le besoin d'en 
rechercher Torigine, et c'est pour cela que, quand il y 
revient dans sa philosophie transcendantale, il dit qu'il 
les tire d'une autre partie de sa doctrine où leur néces- 
sité n'est cependant pas mieux établie. Les. logiciens 
commettent précisément la même faute lorsqu'ils sup- 
posent entre les idées ou notions des distinctions dont , 
ils ne montrent pas le principe. La plupart de ces dis- 
tinctions, comme celles que l'on fait entre les notions 
claires et obscures y adéquates et inadéquates^ com- 
plètes et incomplètes^ auxquelles on en ajoute même de 
supercomplètes, introduisent dans la logique des vues 
psychologiques qui lui sont tout à fait étrangères. 

Si l'on veut appeler adéquates les notions qui s'ac- 
cordent avec la réalité, et inadéquates celles qui ne s^y 
accordent point, nous pourrons consentir cette défini- 
tion parfaitement conforme à ce que nous avons dit 
précédemment des notions. Mais quant à la distinc- 
tion entre les idées claires et obscures , la logique ne 
saurait en faire grand cas, et la psychologie pourrait 
tout simplement remarquer que les idées claires ont 
seules le droit de prendre le titre d'idées, attendu que 



DES IDÉES. 25 

les notions obscures ne sont point des notions^ mais 
plutôt des sentiments ; et ces distinctions^ dans tous les 
cas, ne font rien à Tavancenient de la science. 

Pour nous, nous croyons avoir établi que le général 
n'existe pas seulement en lui-même, mais aussi dans 
l'individu. Les logiciens qui affirment l'existence de 
notions dont les unes seraient seulement générales et 
les autres purement individuelles, né remarquent point 
que pour qu'une semblable distinction fût admissible, il 
faudrait que le général et l'individuel ne fussent point 
subordonnés l'un à l'autre, mais qu'ils fussent au con- 
traire équivalents, et placés pour ainsi dire l'un en face 
de l'autre, sur la même ligne, ce qui n'est point. 

Pour éclaircir ceci par un exemple, je citerai les trois 
formes de la logique objective qu'on nomme identité^ 
différence, causalité. L'erreur commune à tous les lo- 
giciens est de croire que ces trois catégories, et les trois 
règles qu'on en peut déduire, sont entre elles dans un 
rapport d'égalité ou d'indépendance l'une à l'égard de 
l'autre, tandis qu'elles sont en réalité subordonnées 
l'une à l'autre. 

Ainsi, de la première forme, qui est celle de I'iden- 
TiTÉ, ils commencent par tirer cette première règle : 
Toule chose est ideritique à elle-même. 

Puis, de la seconde forme, qui est celle de la diffê- 



i'G LOGIQUE SUBJECTIVE. 

RENCE, ils tirent cette seconde règle : Il n'y a pas detix 
choses identiques dans le monde. 

Enfin, de la troisième forme qui est celle de la cau- 
salité, ils déduisent cette troisième règle : Toute chose 
a sa cause. 

Et les logiciens se figurent que ces trois règles peu- 
vent aller de pair, sur la même ligne, et tenir le même 
rang par rapport à la vérité, absolument comme lors* 
qu'on divise la notion d'ARBRE en chênes, hêtres ei peu- 
pliers, qui sont tous les trois et au même titre des 
arbres, ayant pour ce motif le même droit à en prendre 
le nom, et se trouvant dans la même relation ou sur la 
même ligne par rapport à la notion générale d'arbre qui 
les embrasse tous les trois également. Les logiciens, 
disons-nous, s'imaginent que les trois règles d'identité, 
de différence et de causalité, sont chacune par rapport 
à l'iDÉE ou à la vérité dans la même relation d'égalité 
que le chêne, le hêtre et le peuplier par rapport à la 
notion d'ARBRE. Mais il n'en est absolument rien. Je 
soutiens, et j'ai prouvé dans ma logique objective que 
ces trois règles, comme toutes les catégories en général, 
sont progressives, et par conséquent subordonnées l'une 
à l'autre, ou pour mieux dire, que l'une nous rapproche 
plus que l'autre de la vérité, attendu que la seconde est 
plus élevée ou plus vraie que la première, et la troisième 



DES IDÉES. m 

encore pLus vraie que la seconde. Car en remarquant 
seulement que toutes cJioses sont ce qu'elles sont (pre- 
mière règle)^ nous ne savons absolument rien du monde 
en général; dans lequel chaque chose subsiste. En disant 
qu'i! n't/ a pas deux choses identiques dans le monde 
(seconde règle), nous avançons ; et disant enfin^ chaque 
chose a sa cause (troisième règle); nouç corrigeons 
rimperfection des deux premières. 

Ces vérités nous apparaîtront sous un jour plus écla- 
tant; si nous les traduisons en chiffres selon la coutume 
des logiciens. La première : Toute chose est identique 
à elle-même, se formulera ainsi : 

tout A est A. * 

La seconde : Il ny a pas deux choses identiques 
dans le monde, aura cette figure : 

aucun A n'est 15. 

Et la troisième : Toute chose a sa cause, nous dit que 
A n*est pas seulement A, comme le veut la première 
règle, mais qu^il est aussi B^ dont il est le produit ou 
l'effet; et avec qui; pour ce motif, il faut bien qu'il ait 
un rapport de ressemblance ou d'identité; ce qu'ignore 
la première règle et semble nier la seconde; qui nous 
montrC; à son tour; qu'aucun A ne saurait exister seul 



28 LOGIQUE SUBJECTIVE. 

et pour lui-iiième dans le monde^ ainsi que la première 
règle le laissait supposer. Ainsi, tandis que cette pre- 
mière règle nous dit que A est A, la seconde que A 
n'est pas B, la troisième nous dit que A est B, puisque 
ce dernier est la cause du premier. 

On voit clairement, par là, que ces trois règles ne sont 
point, comme le pensent les logiciens, de même valeur 
ou à distance égale de la vérité, et qu'on ne saurait les 
mettre sur la même ligne. C'est exactement la même faute 
qu'ils commettent quand ils divisent les notions en ge- 
nérales, particulières et individuelles , nous présen- 
tant ces trois classes d'idées comme trois branches pour 
ainsi dire collatérales, au même degré, n'ayant entre 
elles que des rapports d'égalité ou d'indépendance, tan- 
dis qu'il y a subordination ou progression de l'une à 
l'autre, parce que le général et le particulier existent 
tous les deux dans Tindividu. D'où il suit que les idées 
ou notions ont une tendance à s'associer ou à s'unir; ce 
qu'elles font en devenant jugements. Ce premier cha- 
pitre nous montre donc en finissant que les notions, 
grâce à la force dialectique qui leur est propre, se trans- 
forment d'elles-mêmes en jugements. 



CHAPITRE If. 



DES JUGEMENTS. 



La transition d'un chapitre au suivant ne doit pas 
être arbitraire et fortuite, mais se faire par le déveloi)- 
pement naturel du sujet. On s'est contenté jusqu'ici, 
dans la philosophie comme dans toutes les sciences, 
de suivre les divisions des matières qu'on avait à traiter, 
sans penser même à justifier la méthode et la nécessité 
de ces divisions. Il n'en est point ainsi dans la doc- 
trine absolue; ce ne sont point des divisions plus ou 
moins accidentelles qui déterminent sa marche ; c'est 
la force dialectique qui la conduit et la pousse. 

Nous avons v'u, en commençant, comment cette force 
dialectique nous mène d'un seul point de départ aux 
autres catégories traitées dans les deux premières par- 



ao LOGIQUE SI nJECTIVE. 

ties de la yliilosopliie. Nous savons déjà qifiine idée 
primitivement posée s'oppose une négation, qui pro- 
duit à son tour une nouvelle idée nécessairement mieux 
définie ou plus vraie que la première. Dans cette troi- 
sième partie appelée logique subjective, c'est toujours 
cette même force dialectique qui nous fait passer du 
premier chapitre au second, du second au troisième, 
sans que le lecteur, non plus que nous, aidions en 
rien à ce mouvement. Mais ici, dans la logique sub- 
jective, la force dialectique qui nous pousse ne con- 
siste plus tout à fait dans une négation opposée à une 
affirmation, mais plutôt en ce que la vérité d'une chose 
ou d^une idée que nous posons d'abord, se manifeste 
ou se découvre plus expressément dans sa seconde évo- 
lution, et plus encore dans la troisième ; et ainsi, de 
degré en degré, nous parvenons à une chose oa à une 
idée qui, sans avoir subi aucun changement ni cessé 
d'être ce qu'elle était d^abord, nous découvre cepen- 
dant sa vérité tout entière et nous révèle d'une ma- 
nière explicite ou complète ce qoi, au début, n'était 
que d'une manière implicite et pour ainsi dire latente 
dans son sein. 

Le développement des organismes, dans la nature, 
correspond à ce développement de la force dialectique 
dans la logique subjective. Ainsi la graine devient la 



DES JUGEMENTS. 31 

plante^ sans pourtant eu avoir eu elle le modèle iuûni- 
meni, petit ; et c'est dans le même sens qu'il faut en- 
tendre les idées innées qui se développent^ et com- 
prendre Platon lorsqu'il dit qu'apprendre est se res- 
souvenir. Le développement n'esta en effets qu'un Jeu 
de la vie^ par lequel ce qui est devient^ sous une autre 
forme^ ce qu'il était déjà virtuellement. C'est une 
marche^ une progression, un mouvement de l'un vers 
l'autre ; mais l'un et l'autre ne sont pas, pour cela, dif- 

* 

férents de ce qu'ils étaient d'abord. C'est ainsi que les 
jugements, dont nous avons maintenant à parler, no 
font que mettre au jour ou rendre éclatant ce que les 
notions tenaient caché dans leur sein. En d'autres ter- 
mes, ce sont les notions qui, en devenant jugements 
dans ce deuxième chapitre,, disent d'elles-mêmes ce que 
nous en avons dit tout à l'heure. 

La méthode dialectique nous offre, dans chacune de 
ses évolutions, trois phases ou temps d'arrêt, qui sont : 
thèse, antithèse^ synthèse, ou pour mieux dire : la 
forme abstraite, dans laquelle l'idée se pose d'une ma- 
nière générale; la forme dialectique, dans laquelle 
l'idée, obéissant à sa propre force, s'oppose ou se nie 
elle-même ; et la forme spéculative, dans laquelle elle 
se dégage et sort tout à fait pure. La première partie de 
la logique subjective, traitant des notions, nous laisse 



32 KOCIQIE SIBJECTIVK. 

<ians l'a))fttrait ; la seconde^ qui s'occupe desjugemeiUs^ 
nous introduit dans la dialectique; et la troisième^ con- 
sacrée au raisonnement^ nous fera pénétrer dans la 
forme spéculative. L'Idée, sous la forme de jugement^ 
n'est donc pas encore bien vraie, mais elle est déjà plus 
vraie que sous la forme générale de notion. 

Tout jugement est donc l'Idée se développant sous 
ses trois formes de général, de particuliei^ et d'in- 
dividuel. Et, de même que nous avons fait voir dans 
le premier chapitre, que les notions existent dans les 
choçes, ce ({ui nous a permis de conclure que les choses 
sont des idées ou notions vivantes; nous disons de 
même ici que les jugements existent dans les choses ou 
plutôt que les choses sont des jugements réalisés; et 
que leur individualité et leur généralité, qu'on pourrait 
appeler leur corps et leur âme, deviennent aussi dis- 
tinctes en elles que dans les jugements. 

Cette distinction prend toujours la forme de sujet et 
de p7*édicat que nous allons maintenant préciser. 

Quand une question quelconque s'ofifre à mon esprit, 
la réponse me donne nécessairement un sujet, dont je 
ne sais rien, et qui n'est rien non plus qu'un simple 
mot sur lequel j'arrête mon attention pour en trouver 
le prédicat. Ce qu'éveille en mon esprit la prononcia- 
tion du nom que je donne au sujet, est purement acçi- 



DES JUGEMENTS. 33 

tlenlel ou historique, et ne devrait pas exister puisque 
le jugement que je dois porter n'existe pas encore. Ce 
n'est donc qu'un son, un suppôt, une chose posée sans 
attributs ni qualités, qui va recevoir sa détermination, 
mais qui ne Ta pas encore, et qui, par conséquent, 
n'est absolument rien par elle-même. C'est pourquoi 
les scolastiques, qui n'avaient pas conscience de cette 
vacuité du sujet, ne pouvaient, dans leurs disputes, 
aboutir à rien. Car ces logiciens et tous les modernes, 
à leur exemple, disent au contraire, ou tout au moins 
laissent supposer, que les deux termes qu'on a nommés 
les extrêmes du jugement, le sujet et le prédicat, sont 
deux choses ou substances également réelles, ayant la 
même valeur, existant au même titre et sur la même 
ligne, se rencontrant ici ou là dans le monde, à une cer- 
taine distance l'une de l'autre, et que l'intelligence de 
l'homme unit ou rapproche en faisant un jugement. 
Or, cette hypothèse est déjà en contradiction manifeste 
avec l'opinion commune et avec la langue, suivant la- 
quelle la copule esty qui joint le sujet au prédicat, dit 
que le premier est le second ; ce qui montre bien que 
l'acte de notre esprit, appelé jugement, ne réunit point 
deux choses qui, sans lui, seraient séparées, mais au 
contraire qu'il sépare ou divise en deux parties nom- 
mées sujet et prédicat, des choses ou des notions qui, 

3 



i 



31 L(H;IuIE SllSJLCTlVE. 

|)ar elles-mêmes^ sont en même temps ce que marque 
le sujet et le prédicat. Le jugement est donc un acte de 
l'esprit par lequel nous divisons en sujet et en prédicat 
une idée ou une chose qui n'avait pas encore été par!a- 
gée, avant cet acte, en ses deux parties constitutives. 
Ainsi, la copule est marque non-seulement une con- 
jonction, mais une disjonction, non-seulement une 
identité, mais une différence entre le sujet et le pré- 
dicat, qui, par elle, sont k la fois unis et séparés. C'est 
une chose totale ou une, coupée pour ainsi dire en 
deux par le jugement, qui nous la fait voir sous la 
forme de sujet et de prédicat. Aux yeux du grammai- 
rien, le sujet et le prédicat ont une existence indépem 
dante et distincte; mais, dans la logique comme dans 
la réalité, il n'en est absolument rien. Le prédicat est 
le sujet; ou plutôt la chose est actuellement le sujet et 
le prédicat tout ensemble ; ce qui veut dire qu'elle n'est 
pas seulement notion comme dans le premier chapitre, 
mais qu'elle est aussi jugement. Et par là elle ne dif- 
fère point de ce qu'elle était d^abord, puisqu'il est évi- 
dent qu'elle n'a point changé; mais elle se manifeste 
seulement d'une manière plus complète ou plus expli- 
cite, puisque les jugements, comme nous l'avons déjà 
dit, ne sont que des notions développées. Du reste, cette 
nature du jugement s'éclaircira de plus en plus sous 



DES JUGEMENTS. Xi 

les quatre formes^ dont nous aurons à en parler^ qui 
sont : le jugement qualitatif, le jugement réfléchi, le 
jugement nécessaire et le jugement idéal 

Mais, avant d^y arriver, nous devons remarquer que 
le caractère essentiel de tout jugement, quelle que soit 
sa forme, est d'exprimer qu'une chose individuelle, 
posée comme sujet, est une notion générais donnée 
comme prédicat; ce qui veut dire, en d'autres termes, 
que la généralité marquée par le prédicat est (ou existe) 
dans la chose individuelle exprimée par le sujet. Or, 
c'est là précisément ce que nous avons déjà vu dans le 
premier chapitre en traitant des notions ; et cela nous 
prouve une fois de plus que la forme appelée juge- 
ment ne sert qu'à rendre cette vérité manifeste ou à la 
mettre en évidence. C'est ainsi que la graine, en se dé- 
veloppant, fait un jugement, puisqu'elle pousse hors 
d'elle-même ce qui était virtuellement enfermé dans 
son sein. Et comme tout jugement nous dit que le 
sujet est le prédicat, il s'ensuit que toute chose est né- 
cessairement un jugement réalisé, puisqu'on trouve 
toujours en elle, qui est une chose individuelle, non- 
seulement son individualité, mais aussi la généralité 
qui s'y cache, c'est-à-dire les deux extrêmes qui cons- 
tituent un jugement. D'où il arrive nécessairement 
aussi que, dans tout jugement, le sujet ou la chose in- 



é 



36 LOGIQUE SUBJECTIVE. 

dividuelle est élevée à la sphère de son prédicat^ et que 
le prédicat ou le général, à son tour^ est mis en eiiâ^ 
tence ou réalisé par le sujet. L'objet caractéristique de 
tout jugement est donc de faire apparaître chaque diose 
sous son double aspect^ ou comme étant à la fois indi- 
viduelle en soi et générale dans l'Idée. 

Croirait-on que les logiciens n'ont jamais remarqué 
cette vérité^ pourtant bien manifeste^ que tout jugement 
exprime qu'une chose spéciale ou individuelle, prise 
pour sujet, est une généralité quelconque prise comme 
prédicat. S'il en est ainsi, il faut reconnaître qu'une 
énonciation, qui décrit une chose individuelle en si- 
gnalant des caractères servant à la faire reconnaître, 
sans exprimer aucune généralité, ne constitue pas 
un jugement, ce qui est également bien manifeste. 
Ainsi quand on dit : Aristote est mort dans la qua- 
trième année de la cent quinzième olympiade^ âgé 
de soixante-treize ans; ou bien : César est né à 
Rome; il a fait la guerre des Gaules pendant dix 
ans et a passé le Rubicon, etc.; Tensemble de sem- 
blables énonciations ne constitue pas une proposition 
ou un jugement ; et il est étrange de voir les logiciens 
se donner une peine infinie et transcrire ces dénombre- 
ments, de mille manières pour en tirer quelque diose 
qui ressemble à un jugement. Ils se croient même obli- 



DES JUGEMENTS. 37 

gés de décomposer et de travestir tant bien que mal, en 
forme de jugements, des phrases comme celle-ci : J*ai 
bien dormi; portez armes; une voiture passe sur le 
ponty etc. Sans doute, ces énonciations peuvent être, 
en certains cas, des jugements, comme lorsqu'il y a 
une incertitude ou un doute à lever, et que Ton de- 
mande : Est-ce une voiture qui passe sur le pont fou. 
bien : Cette voiture, qui paraît avancer, est-elle réel- 
lement en mouvement ? Est-ce elle qui se déplace ou 
nous qui marchons ? Dans tous ces cas qui proposent 
un doute, il y a nécessairement l'expression d'une pro- 
position ou d'un jugement i>our le moins subjectif. 

Il ne faut donc point confondre deux choses essen- 
tiellement distinctes : les énonciations, dans lesquelles 
une chose individuelle se trouve déterminée par une 
notion générale, constituent seules un jugement; les 
autres ne méritent pas ce nom et sont de simples dé- 
nombrements. Nous devons nous rappeler, à ce propos, 
que, dans Tétude des notions, nous avons aussi ren- 
contré de prétendues notions dites individuelles par 
les logiciens, mais qui, dans la réalité, ne méritaient 
pas ce nom. 

Tout jugement embrasse donc la dou])le nature des 
choses, c'est-à-dire leur individualité d'une part, et 
d'autre part leur généralité ou le rapport intime et né- 




.IH LOGIQIE SUBJECTIVE. 

cessaire qn elles ont à rUoiversel. On peut toujours 
dire que le prédicat emplit le sujet en exprimant son 
contenu, et qu'il fient en quelque sorte combler Tespace 
marqué par ce cadre vide. Ainsi, dans cet exemple : 
Dieu est tout-puissant y c'est le prédicat tout-puissant 
qui nous dit ce qu>st le sujet. Dieu, dont Texistence 
est posée, mais qui, sans le prédicat, ne serait qu^m 
son, un mot vide de sens. Voilà pourquoi j'ai omis, 
dans toute ma logique objective, de parler sans c^sse 
du sujet, et de présenter les catégories de quantité, 
qualité y relation, etc., comme des prédicats dont le 
sujet aurait été l'Absolu ou Dieu. 

Dans l'exemple qui précède. Dieu est tout-puissant, 
le prédicat tout-puissant ne dit pas tout ce que le sujet 
peut être ; on néglige à dessein ce qu'il peut être encore 
au delà de ce que marque le prédicat sur lequel repose 
toute la valeur du jugement. 

Contrairement à ce que nous avons établi, les logi- 
ciens définissent le jugement qualitatif en disant qu'il 
marque la comparaison faite par l'esprit entre deux no- 
tions, et la connaissance qu'il en tire qu'elles convien- 
nent ou ne conviennent pas entre elles ; négligeant ainsi 
ce qui mérite justement le plus d'attention, à savoir que 
tout jugement accouple une chose individuelle à une no- 
lion générale. Leur définilion permet en outre de don- 



DES JUGEMENTS. Xi 

ner le nom de jugement à toute comparaison établie 
entre deux choses individuelles. Mais cette comparai- 
son^ quand bien même elle serait possible sans le con- 
cours de notions générales , et quand bien même on la 
répéterait des milliers de fois^ ne constituerait jamais 
un jugement. 

Nous venons de voir que les jugements sont des énon- 
ciations dont le caractère essentiel est d'exprimer les 
choses individuelles à Taide de notions générales. Or^ 
cette généralité avec laquelle la chose individuelle se 
trouve mise en rapport, peut lui être inhérente comme 
une qualité saisissable par simple appréhension ou aper- 
ception; mais elle peut aussi être telle qu'il faille la 
RÉFLEXION pour la dégager et la saisir ; ou bien encore 
lui être nécessaire ; ou bien enfin se confondre et s^unir 
avec elle d'une manière si intime qu'elle en soit vrai- 
ment Fessence ou Tidée. De là les quatre formes de ju- 
gements dont nous aurons successivement à parler, qui 
sont: 

Le jugement qualitatif ou de simple aperception ; 

Le jugement réfléchi ; 

Le jugement nécessaire ; 

Et le jugement idéal. 




40 LOGIQUE SUBJECTIVE. 



I. — JUGEMENT QUALITATIF OU d'APERCEPTION. 



■ ■ . I 



■"•■] 



Les jugements d'aperception ai&rment ou nieot une, ; 
qualité. De là leur division naturelle en jugements af- 
firmatifs et jugements négatifs. Mais sous cette pt»r i 
mière forme purement qualitative^ le jugement a'est 
pas encore développé; il ne peut encore exprimer <m\ 
rendre manifeste tout ce qu'il contient^ puisque le su-j 
jet, qui n'est rien par lui-même, est ici supposerai 
chose essentielle, et le prédicat, au contraire, oomipe- 
n'étant rien en soi et ne s'y trouvant uni que d'u»e> 
manière accidentelle. .;' 

L'une des plus grandes erreurs des logiciens est 
de croire qu'une proposition comme celle-ci : Ce vio^ 
let est bleu ou non hleut embrasse nécessairement 
dans Tune de ses deux alternatives la vérité; tandis 
qu'elle peut être vraie ou fausse en soi, sans atteindre 
pour cela la vérité ou la réalité des choses. Car ce qui 
est juste n'est pas toujours vrai. On peut fort bien dire : 
Un homme est malade^ quelqu'un a volé, sans blesser 
l'exactitude ; et pourtant, ce qui est contenu dans ces 
jugements ne saurait être vrai d'une vérité absolue, 
puisqu'un organisme malade ne répond plus à l'idée 
que nous devons avoir de l'organisme ou n'est plus un 



DES JUGEMENTS. 41 

véritable organisme^ comme le vol, à son tour, n'est 
point un acte qui ontro dans la vraie notion de la vie 
humaine. Un jugement ou une notion juste n'est donc 
pas nécessairement vrai. Les philosophes n'ayant pas 
conscience de cette distinction, ont disputé pour des 
chimères lorsque, posant gravement la question de 
l'immortalité de Tàme, ils ont dit que Tâme devait être 
simple ou composée. De bonne foi, ils n'y songeaient 
point ; car il se pourrait que Tàme ne fût ni Tun ni l'autre, 
mais tous les deux ensemble, ou bien encore qu'elle eût 
une tout autre nature que celle comprise entre ces deux 
mots. Le violet ou le cristal pourront bien se détermi^ 
ner d'une manière suffisante par ces jugements quali- 
tatifs, bleu ou non bleu, simple ou non simple, etc., 
mais r^me peut être au-dessus de ces alternatives. 

Le caractère de cette première forme de jugement est 
de n'en avoir aucun qui lui soit propre, ou qu'on ne re- 
trouve aussi bien dans le jugement qualitatif que dans 
ceux de la deuxième, troisième et quatrième forme. Car 
ce jugement se borne à dire que la chose individuelle I, 
est une généralité G ; ce qui se formule ainsi : 

I — G. 

ce violet est bleu , 
ou Vindividuel violet est la généralité couleur bleu. 



4i LOGIQUE SLBJECTIYË. 

Maiscetleénonciation qui nous dit qu'une individua- 
lité est une généralité, se retrouve encore dans le même 
jugement sous une autre forme. Car cette proposition : 
Le violet est bleu, exprime deux choses à la fois : la 
première , que le violet est un tout doué de plusieurs 
qualités ; la deuxième, qu'il a celle d'être bleu. Mais on 
voit aussi que ce jugement n'exprime pas d'une manière 
explicite que le violet, outre la qualité qu'il a d'être 
bleu, en a encore plusieurs autres; comme il ne dit pas 
non plus que la couleur bleu peut convenir à d'autres 
choses individuelles que le violet. Ces vérités sont sous- 
entendues, ou pour mieux dire, enveloppées et conte- 
nues implicitement dans cette première forme- de juge- 
ment qui, ne manifestant point par elle-même son im* 
perfection, ne saurait par conséquent être vraie. 

Il en est de même des jugements négatifs qui disent : 
Ce violet n'est pas rouge. Mais ce jugement en nous 
disant que ce violet riest pas rouge^ nous dit aussi im- 
plicitement qu'il a une couleur; ce qui nous fait voir 
que tout jugement négatif est nécessairement aflBr- 
matif. 

L'insuffisance que trahit la forme de ces deux sortes 
de jugements , se trouvera corrigée si nous faisons les 
deux termes extrêmes de la proposition, le sujet et le 
prédicat identiques : 



DES JUGEMENTS. ia 

ce violet bleu est un violet bleu, 

Mdis ceci n'est plus un jugement ; c^est Bimplement 
une tautologie. Nous avons bien eu l'intention de por- 
ter un jugement^ mais cette intention ne s'est point 
réalisée; et il en est de même de tous les jugements 
négatifs qu'on appelle vulgairement impossibles ou in- 
linis^ comme : Cette table n'est pas un animal; la 
raison n'est ni bleue ni ronde ; la rose n'est pas une 
planète, etc.; propositions qui sont incontestablement 
fort justes^ mais qui ne sont point des jugements^ at- 
tendu que le prédicat qui^ dans le cas de tautologie^ 
est absolument identique au sujet, se trouve ici abso- 
lument différent. L'intention de juger, c'est-à-dire de 
mettre un sujet individuel I en rapport avec un prédi- 
cat général G, n'a pu s'effectuer, puisque, dans ces 
exemples, il n'y a point de rapports entre les deux 
termes^ Dans ces sortes de propositions la différence 
entre le sujet et le prédicat, comme entre rose et pla- 
nète, est pour ainsi dire trop grande, tandis que dans le 
cas de tautologie elle est trop petite, puisqu'elle est 
nulle. Les logiciens se moquent volontiers de ces ju- 
gements négatifs infinis, la rose n'est pas une pla- 
nète, etc.; et pourtant cette forme de jugements n'est 
pas aussi artificielle qu'ils semblent le croire. Elle est au 



4 LOGIQUE SUBJECTIVE. 

VU sortir ensuite cette vérité, que le monde entier nous 
présente un développement continuel qui fait que chaqr.e 
forme devient sans cesse ce qu'elle n'était pas encore. 
En d'autres termes, le devenir est la vraie forme ou la 
vérité de l'Être, et le changement, qui est à la fois la né- 
gation de l'Être et du non-ètre, se trouve, pour cela 
mcme, la vérité de TÊtre et du néant. L'Être et le 
Rien ne sont donc point des idées vraies, bien que d'a- 
bord ils nous aient paru tels. Il n'y a rien de vrai que 
le (leveni7*y que nous commençons à connaître comme 
le passage de l'Être au néant ou du néant à l'Être. 

Nous pourrions dire la même chose de toutes nos au- 
tres idées ; car toute idée que nous posons porte néces- 
sairement avec elle sa dialectique qui, nous poussant 
aussitôt vers son contraire, fait apparaître une seconde 
idée qui est la négation de la première. Puis ces deux 
idées ensemble €n font surgir une troisième qui est 
pour ainsi dire la vérité des deux autres. Et la même 
force dialectique continuant d'agir s'empare de cette 
troisième idée qui vient de naître, pour en faire sortir, 
en vertu des mêmes lois, une nouvelle vérité plus spé- 
ciale ou mieux déterminée, et par conséquent encore 
plus vraie que la précédente. 

C'est pourquoi, obéissant à cette marche dialectique, 
j'ai dû donner dans la première partie de ma philosu- 



NOTIONS GÉNÉUALES. fi 

phie toutes les formes ou catégories de Téthe noniuiées 
Vexistence, la quanlilé, la. qualité, etc. Et par la même 
raison que Tétude de Têtue ou de ses développements 
a fait Tobjet de cette première partie, de même aussi 
rétude de la substance et de ses transformations ou de 
ses modes a dû faire l'objet de la seconde; et c'est tou- 
jours pjussés par la même force* dialectique que nous 
sommes amenés, dans cette troisième partie, à traiter 
de la logique subjective qui s'occupe spécialement des 

IDÉES. 

Le seiis que j'attache au mot idée sera mieux entendu 
toul à rbeure. Mais nous pouvons dès à présent recon- 
naître que ce mot, avant d'avoir reçu aucune détermi- 
nation spéciale, correspond assez bien à celui de notion. 
Sous le nom de logique subjective, cette troisième par- 
tie traitera donc des notions des clioses, tandis que les 
deux premières, comme nous venons de le dire, avaient 
pour objet VÈtre et la Substance. 

Spinosa a fait de la substance la dernière forme ou 
la plus élevée des catégories, et il l'adéfuiie l'absolu ou 
Dieu. Loin d'être fausse, cette identification de la subs- 
tance avec Dieu est parfaitement juste, et de plus, il 
faut absolument qu'on la fasse pour que la philosophie 
puisse aller plus avant et dire que Tabsolu ou Dieu est 
la Notion, c'est-à-ilire Tidée. Si Dieu, comme Ta défini 



JUi LOGIQUE SUBJECTIVE. 

jugements de cette famille; car plus une chose est con- 
crète, plus elle offre de rapports que Ton peut formuler 
sous de pareils jugements. 

Dans les jugements de la première forme, le sujet ou 
Pindividuel I était regardé comme la chose principale 
et à laquelle le prédicat ou le qualitatif semblait seu- 
lement adhérer. Dans la deuxième, au contraire, c'est 
le prédicat ou le général G qui devient le plus impor- 
tant, tandis que le sujet paraît seulement lui être inhé- 
rent, comme on peut le voir dans ces exemples : 

Le bonheur humain 

L'homme est mortel. 
Toute matière est pesante. 
Toutes choses sont périssables. 
Certaines formes de la matière 
sont élastiques, etc. 

Dans ce dernier jugement nous disons que Télasticité 
est une propriété qui convient plus ou moins à toutes 
choses, mais plus particulièrement à quelques-unes. Le 
sujet a donc perdu le caractère purement individuel qu'il 
avait dans la forme précédente, pour devenir général et 
changer pour ainsi dire de rôle avec le prédicat, qui, pré- 
cédemment, avait seul fonction d^exprimer une notion 
générale vis-à-vis de son sujet exprimant une chose in- 



\ 



DES JUGEMENTS. -47 

(lividuelle. Par là les rôles du sujet et du prédicat cessent 
d^ètre différents; le général et Findividuel peuvent se 
substituer l'un à Pautre. Mais^ quand nous disons tous 
les corps sont élastiques, ou quand la généralité entre 
expressément dans le sujets ce n'est plus un fait que 
nous exprimons, c'est une nécessité ; ce n^est plus seu- 
lement un jugement d'aperception ni même de réflexion 
que nous formulons, c'est un jugement qui porte en lui- 
même sa nécessité. Ce nouveau progrès ou ce passage 
du jugement réfléchi au jugement nécessaire est déjà 
pressenti dans le langage commun qui sait fort bien 
que ce que Ton peut dire de tous les individus convient 
nécessairement à l'espèce, et se trouve revêtu pour ce 
motif d'un caractère de nécessité. Nous disons tous les 
hommes , toutes les plantes , aussi volontiers que nous 
disons Vhomme^ la plante, et ces deux locutions tra- 
duisent également un jugement nécessaire. C'est ainsi 
que les jugements réfléchis tendent par eux-mêmes à 
se corriger et à se compléter, ou à se transformer en ju- 
gements nécessaires. 

III. — JUGEMENTS NÉCESSAIRES. 

Dans les jugements de cette forme, le sujet et le pré- 
dicat ont entre eux des rapports si intimes que l'un est 



48 LOGIQUE SUBJECTIVE. 

la véritable essence ou la substance de l'autre , et réci- 
proquement ; et de plus, ils sont Tun et l'autre subor- 
donnés entre eux comme l'individu Fest à l'espèce dont il 
fait partie. Dans ces jugements on affirme que le géné- 
ral, qui est exprimé par le prédicat, existe à la fois dans 
plusieurs individus. En voici des exemples ; 

La violette est une fleur. 
Cet anneau est d'or. 
L'or est un métal. 

La copule est qui, dans les jugements d'aperception, 
marque simplement l'existence, et qui, dans les juge- 
ments réfléchis, exprime une relation, prend dans cette 
troisième forme de jugements un sens plus complet qui 
emporte avec soi l'idée d'une absolue nécessité. 

Il serait absurde, par exemple, de vouloir comparer 
ces deux sortes de jugements : 

L'or est cher, 
Vor est un métal, 

et de les mettre sur la même ligne ou de les croire à 
distance égale de la vérité. Le premier n'a rien à faire 
avec la nature de l'or ; il ne concerne que son rapport 
à nous et au travail que nous employons pour nous le 



\ 



DKS JUGEMENTS. 4î> 

procurer; taiulis que le deuxième porte sur l'essence 
mùme de la chose. 

Mais la nécessité, qui est le caractère essentiel et dis- 
tinctif de tous les jugements dont nous nous occupons 
maintenant, n'est pas toujours exprimée dans la forme. 
Quand nous disons, par exemple : Vor est un métal, 
(telle première forme simplement affirmative ou caté- 
gorique du jugement nécessaire, implique sans l'expli- 
quer la nécessité à laquelle elle prétend. C'est celle 
dont la philosophie de Schelling fait constamment 
usage. Dans la plupart des cas, c'est le genre (comme 
métal) et ses esi)èces (comme Vor, etc.), rangées selon 
Tordre de leur subordination, qui servent à formuler 
C6S jugements ; mais ils y entrent d'une manière vague 
et indéterminée, puisque le principe et le but de cette 
classification des espèces semblent être complètement 
abandonnés à notre choix. 

Cette forme, l'or est un niélah sous-entend, mais ne 
dit pas ouvertement, que la qualité de métal ne convient 
pas seulement à Tor, mais qu'elle appartient aussi à 
l'argent, au cuivre, au fer, etc.; d'où il suit que ce ju- 
gement ne porte pas en lui-même la preuve ou la raison 
de sa vérité et de sa nécessité. 

Cette raison, nous la trouvons exprimée dans la se- 
conde forme des juge:nen!s nécessaires, qui est la forme 

U 



50 LOGIQUE SinJECTiVE. 

HYPOTHÉTIQUE OU coïKlitionnelle dont voici la formule : 

Si cette chose est, il faut que cette autre 
chose soit aussi ; 

et dans laquelle, comme on le voit, la nécessité du rap- 
port entre les deux termes se trouve formellement énon- 
cée. Aussi se sert-on de cette forme pour traduire une 
raison et ce qui s'ensuit, lui conditionnel et ses condi- 
tions, une cause et ses effets. Mais ici, l'essence ou Texis- 
tence du sujet et du prédicat ne se trouve ni posée, ni 
même supposée ; on n'en tient presque aucun compte 
pour porter toute son attention sur leur rapport. Car 
les jugements de cette forme : Si A est, B est ; ou bien 
B est la cause de A ; ces jugements, disons-nous, nient 
presque, plutôt qu'ils ne Taffirment, l'existence des deux 
termes A et B, en nous montrant que ni A ni B ne peu- 
vent exister seuls, pour eux-mêmes, puisqu'une partie 
de l'existence de A se trouve en B, ou si l'on veut, que 
A n'est pas seulement A, mais aussi B. La nécessité du 
rapport ou du jugement est devenue manifeste, mais 
l'exisTence ou l'essence des termes s'est presque éva- 
nouie. 

Sans perdre l'une, nous recouvrons l'autre dans la 
forme disjonctive, qui est la troisième et dernière forme 
des jugements nécessaires. Elle embrasse et comprend 



^ 



DES JUGEMENTS. lil 

la définition complète d'un genre ou d'une espèce tout 
entière, de la manière suivante : 

A (un genre quelconque) est ou B, ou C, ou D, 
(variétés d'esp.èc45 dont la réunion constitue le 
genre), 

ce qui veut dire que le genre A contient à la fois B, C, 
D, qui sont ses seules espèces et toutes ses espèces. 
Nous avons donc ici, d*un côté, le général A, et d'un 
autre côté, toutes les particularités ou individualités 
B, C, D. Les deux termes ou les deux extrêmes du ju- 
gement ont donc la même valeur et la même étendue. 
Cependant, ce jugement n'est pas identique, comme il 
ie serait en pareil cas dans les jugements qualitatifs où 
nous disions, par exemple, un violet bleu est un violet 
bleu. Ici, c'est plutôt la nature complète du sujet qui se 
trouve spécifiée dans le prédicat sous un caractère d'ab- 
solue nécessité ; car nous avons d'une part, dans le su- 
jet, la généralité toute seule et pour elle-même; et 
d'autre part, nous avons dans le prédicat toutes les va- 
riétés d'individus dans lesquels le sujet s'est réalisé. Il 
parait donc diaprés cela que le sujet et le prédicat ne 
diffèrent plus entre eux que dans la forme. 

Maintenant, si nous étudions attentivement ce que 
nous dit cette forme, 



oî LOCïQtE SinJECTlVE. 

A est ou B, ou C, ou D, 

nous voyons qu'elle exprime tout aussi bien une dis- 
jonction qu'une conjonction. Car dans c^t exemple, 
A est aussi bien B que C ou D ; mais il y a disjonction 
entre B. et C, entre G et D, qui ne sauraient jamais être 
identiques. 

Si la division d'un genre entre ses espèces, constatée 
par Texpérience ou par la science, n'est pas encore re- 
vêtue du caractère de certitude ou d'exclusion qu'im- 
plique celte forme; ou en d'autres termes, si l'expé- 
rience a reconnu et classé un certain nombre d'espèces 
subordonnées à un genre, sans que la science ait pu 
nous faire entrevoir que ce nombre des espèces ferme 
ou remplit complètement le genre, et qu'aucune autre 
espèce ne peut plus exister ; il est clair que cette con- 
naissance n'a point encore atteint son but. Il lui 
manque cettç forme de jugement dont nous parlons 
maintenant, et qui exprime que toutes les espèces on 
individualités sont équivalentes ou identiques à leur 
généralité. Il faut, dans les jugements de cette forme, 
que les espèces et les individus ne s'écartent \mni de 
leur genre, ou que, leur corps et leur âme, pour ainsi 
dire, soient en parfaite harmonie, et qu'aucune de 
leurs individualités ou formes parliculièrcs ne répugne 



% 



DES JUGEMENTS. 53 

à ritlée générale dont ils sont la vivante expression. 
Tout ceci se trouve implicitement exprimé dans cette 
forme : 

A est ou li, ou Cy ou D. 

Mais ce que nous voyons enveloppé ou sous-entendu 
dans cette forme disjonctive des jugements nécessaires, 
se traduit ouvertement et prend une forme manifeste 
dans les jugements du degré supérieur, dont il nous reste 
à parler, qui sont les jugements idéals ou selon TmÉE. 

W. -i— JL'GtMENTS IDÉALS. 

On voit qu'il ne faut pas beaucoup de jugement p jur 
porter un jugement qualitatif ou d'aperception, comme 
ceux dont nous avons parlé en commençant : Ce violet 
est bleu, la neige est blanche. Les jugements réfléchis 
«ont déjà d'un ordre supérieur; les jugements néces- 
saires les surpassent encore tous les deux ; mais les 
plus élevés de tous sont ceux conformes à Tidée, et par 
lesquels on juge ce qui est selon ce qu'il doit être. Nous 
employons à cet efTet les mots de bon, mauvais, vrai^ 
faux, beauté, laideur, vertu, mensonge, etc., qui 
portent tous sur la vérité ou sur la réalité absolue des 
choses, c'est-à-dire sur leur idée ; car les choses n'étant 



51 LOGIQUE SUBJECTIVE. 

point Tabsolu, puisqu'elles sont soumises aux condi- 
tions du temps et du lieu, il peut se faire que leur in- 
dividualité ou leur être actuel soit ou ne soit pas con- 
forme à la généralité idéale qui est Téternité ; et c^est 
ce que ces mots servent à traduire. Dans les jugements 
de cette famille, la copule est a acquis toute la valeur et 
toute l'énergie qu'elle peut avoir. 

La première forme de ces jugements est purement 
ASSERTORiQUE. Elle affirme sans laisser place au doute. 
Exemple : Celte action est bonne; cette maison est 
belle. Les doutes qui pourraient exister ne sont ni pré- 
vus , ni résolus à Tavance; et par conséquent, ce juge- 
ment, qui est assertorique dans sa forme, reste en réa- 
lité problématique. 

La seconde forme, qui est celle des jugements pro- 
blématiques, est donc plus avancée d'un pas vers la 
vérité, puisqu'elle se donne ouvertement pour ce qu'elle 
est. Exemple : Considérée de tel point de vue, cette, 
maison est bonne. Mais ne elle résout pas le doute 
qu'elle exprime, et, par conséquent, elle postule d'elle- 
même une forme plus complète, qui est la forme apo- 

DICTIQUE. 

Les jugements apodictiques tendent par eux-mêmes 
et par leur forme à lever toute incertitude, à repousser 
loulc objection, en définissant d'une mvinièrc nelte et 



DES J L' CEMENTS. 5o 

précise la vérité qu'ils expriment. Exemple : cette 
(qui montre la chose individuelle) maison (qui mar- 
que le général) bâtie de telle ou telle façon (qui in- 
dique ce qu'elle a de particulier) est mauvaise ou 
BELLE (qui formule le jugement apodictique). 

Toutes les choses sont ce que ce jugement affirme 
(l'une seule ; ou plutôt chaque chose (C individuel), est 
finalement un genre, rendu manifeste en se particula- 
risant. Par où Ton voit que les trois formes essentielles 
de ridée, le général, le particulier et l'individuel, sont 
implicitement contenues dans ce jugement qui, pour 
ce motif, est parfait dans sa forme, mais qui peut être 
vicieux dans son contenu, puisqu'il n'exprime qu'im- 
plicitement ces trois formes. Il faut donc maintenant 
que la force dialectique, les dégageant de ce jugement 
apodictique qui les cache ou les enveloppe, nous les 
rende manifestes sous la forme de raisonneaient. 



^- 



C1IA1MTI\K m. 



DU syllogismh: ou raisonnement. 



La dernière forme que prennent Jes j ugements idéals 
en se développant, et que nous avons nommé, apodicti- 
QUE, comme^lorsque nous disons . Cette maison bâtie 
de telle ou telle manière est belle ou n*est pas belle, 
cette forme est déjà presque un syllogisme ; car le s} 1- 
logisme ne fait que mettre au jour ce que le jugement 
tient caché dans son sein. Nous venons de voir, en ef- 
fet, que le général, le particulier et l'individuel, dont la 
réunion constitue Tessence propre de Fidée, sont impli- 
citement contenus dans le jugement apodictique, tandis 
qu'ils sont expressément énoncés dans la forme appelée 
syllogisme qui les exprime ouvertement tous les trois, 
et qui les tire des formes antérieures appelées notions 



o8 LOC;iQL'E Sl'BJECTlVK. 

Qi jugements, où ils étaient comme ensevelis et cachés 
sans pouvoir se manifester au dehors. La forme du syl- 
logisme est donc le développement ou le produit de la 
première forme nommée notion , se combinant avec la 
seconde appelée jugement. Elle nous offre Tidée deve- 
nue identique à la réalité, et parvenue à ce point de son 
évolution où les différences formelles, qui distinguaient 
encore les notions et les jugements, s'évanouissent en 
se rencontrant ou en se corrigeant Tune Tautre. 

Or, si nous avons pu dire au précédent chapitre que 
les choses sont des jugements réalisés, à plus forte rai- 
son pouvons-nous dire maintenant qu'elles ^nt des 
syllogismes vivants. Car le syllogisme n'est point quel* 
que chose créé par la raison à côté (ïautre chose, mais 
au contraire, toute chose conforme à la i^ison est un 
syllogisme. Ainsi, par le même motif que, tour à tour, 
nous avons eu le droit de dire que l'absolu ou Dieu est 
une notion, puis un jugement, nous avons à présent 
celui de dire qu'il est un syllogisme, ou en d'autres 
termes, le général ou Vuniversel qui, par le moyen du 
particulier y devient Vindiciduel. 

Sous la forme primitive de notion, l'idée ou la chose 
actuelle, c'est-à-dire actuellement présente à l'esprit, 
est UNE. Puis, divisée en ses parties constitutives (de 
général et d'individuel) sous la forme de jugement^ elle 



DES SYLLOGISMES. 5!) 

revieut^ sous colle de syllogisme, à sou iiuité ou à sa 
totalité essentielle. 

Nous avons vu précédemment que l'objet propre de 
tout jugement est de nous montrer que l'individuel 1 
est le général G ; ce que nous avons ainsi formulé : 

I — G. 

Le syllogisme exprime exactement la même chose ; 
et de là vient que^ dans sa conclusion^ le sujet se 
nomme petit-terme ou terme mineur, et le prédicat 
grand-terme ou terme majeur. Par ces expressions, les 
logicien; ont pour ainsi dire avoué, malgré eux, ce que 
nous venons d'exposer. Mais si le syllogisme dit la 
même chose que le jugement, il ne l'exprime pas de la 
même manière. Dans le jugement, toute la force de la 
vérité porte sur la copule est. Le syllogisme affirme 
d'une manière plus catégorique ou plus expresse, en 
substituant à la copule est un terme intermédiaire qui 
en développe ou en exprime pour ainsi dire le contenu. 
Ce nouveau terme que le syllogisme introduit so 
nomme moyen-terme , son rôle étant d'unir les ex- 
trêmes du syllogisme, en prenant cette forme déveloi)- 
pée que n'a point la copule est, chargée de remplir le 
même office dans les jugements. 

Cette expression de moyen-lenne semble rai)peler, 



(M) LOr.lQl'E SLHJKCTIVE. 

par son étyinologie^ (juelque connexion avec ridJc 
d'espace, et nous povle à croire qu'il y a entre les deux 
extrêmes, mineure et majeure, sujet et prédicat, un 
éloignement ou une lacune que ce moyen- terme est 
appelé à remplir. Mais, en réalité, le rapport ou le lien 
entre les extrêmes est bien plus intime que ce mot de 
moyen-terme et que cette idée d'espace ne le font sujv- 
poser. Au début cependant, et dans les premières 
formes de syllogismes que nous allons étudier, il faut 
avouer que ce rapport est presque aussi supei'ficiel que 
l'expriment l'idée d'espace et le mot de moyen-terme. 
Mais en avançant peu à peu, nous le verrons se rap- 
[)rocher et devenir de plus en plus intime. Dans les 
premières formes du syllogisme, le moyen-terme unit 
l>our ainsi dire une chose à une autre, tandis que, dans 
les dernières formes où nous conduit la force dialec- 
tique, il unit le sujet à lui-même. 

Il n'est point dans la nature du syllogisme d'être né- 
cessairement formulé par une trilogie, c'est-à-dire par 
deux prémisses et une conclusion, ou d'avoir, en d'au- 
tres termes, un jugement majeur, exprimant une pro- 
position générale et contenant le ternie majeur et le 
moyen-terme; un jugement mineur, exprimant une 
proposition particulière et contenant le moyen-terme et 
le terme mineur; enfin une conclusion qui les em- 



DKS SYLLOGISMES. (il 

brasse toutes les deux, pnisciu'elle miit le terme mi- 
neur au terme majeur. En tlehore de la logique, toutes 
les choses subsistantes sont bien , sans aucun doute , 
des syllogismes réalisés, et elles n'ont pas besoin, pour 
(^tix5 telles, de nous faire apparaître, au moyen de ces 
trilogies, leurs membres disjoints, ou de se réaliser sous 
nos yeux, d'abord comme expression d'un rapport entre 
le général et le particulier, ensuite el séparément comme 
expression d'un autre rapport entre le particulier et 
l'individuel, et qu'enfin ces deux premières formes fas- 
sent naître un troisième rapport contenant seul en lui- 
même le général et l'individuel. 

Mais il est également hors de doute que le syllogisme 
n'est point, ainsi qu'on le croit d'habitude, un artifice 
ingénieux de l'esprit, ou comme un pis-aller qui suj)- 
plée sa faiblesse à défaut d'autre, et tel qu'il pourrait 
s'en passer si notre entendement était mieiL\ fait. Bien 
loin de là, c'est au contraire la nature des choses et de 
la vérité elle-môme d'être un syllogisme, c'est-à-dire 
une unité ou toîclité dans laquelle le général et l'indi- 
viduel s'unissent ou se confondent par le moyen du 
particulier. 

Comparée à la forme du jugement, qui est moins 
complète qu'elle et par conséquent relativement fausse, 
la forme du syllogisme est bonne ou parfaite. En se 



(Ji LOCIUIK SUBJECTIVE. 

dévelop[)ant, la copule est du jugement est devenue le 
syllogisme. Le vide que ce mot est laissait en quelque 
sorte entre les extrêmes se trouve rempli par son équi- 
valent ou par son contenu. 

Dans la marche que la force dialectique nous fera 
suivre^ nous rencontrerons trois formes de syllogismes 
correspondants à nos trois formes de jugements : le 
syllogisme qualitatif ou de simple aperception , le syl- 
logisme réfléchi et le syllogisme nécessaire. 

I. — PREMIÈRE FORME. 

Syllogisme qualitatif ou de simple aperception. 

Ce syllogisme nous dit dans sa conclusion que l'in- 
dividuel est le général, 

Ï-G, 

en se servant du particulier comme de moyen-terme 
entre Tun et l'autre : 

.» 
I — P — G. 

. Ce qui veut dire que l'individuel est subordonné on 
compris dans le particulier, qui l'est à son tour dans le 
général. En d'autres termes, ce syllogisme nous montre 



DES SYLLOGISMES. at 

que le particulier est uni à riiidivicluel comme le géné- 
ral Test au particulier; le rapport de P à I est le même 
que le rapport de G à P. Le moyen-terme est donc ici 
le particulier P, qui figure dans les deux prémisses ave<i 
un rôle différent. Il est sujet dans la majeure et prédi- 
cat dans la mineure. Par là, Tidée se trouve divisée en 
ses deux éléments extrêmes, le général et l'individuel , 
entre lesquels elle se place aussi sous forme de parlicii- 
lier ou de moyen-terme. 

L'individuel I est une chose quelconque dont le par- 
ticulier P marque une des nombreuses qualités, comme 
le général G, à son tour, marque une des nombreuses 
qualités du particulier P. Ce syllogisme ne tient donc 
aucun compte de toutes les autres qualités que le parti- 
culier Pet l'individuel I peuvent avoir, pour ne s'occu- 
per que d'une d'elles marquée par le général G. De 
celte inattention il s'ensuit que ce syllogisme n'a rien 
de commun avec la vérité; car à la plac« du moyen- 
terme P, on peut mettre une seconde, une troisième 
particularité, comme aussi placer la même proposition 
mineure sous un grand nombre de majeures différentes. 
La chose individuelle l sera toujours mise plus ou 
moins en rapport avec le général G ; mais on n'est point 
nécessité par cette forme de syllogisme à l'unir plutôt 
à l'un qu'à l'autre de tous les moyens-termes qui peu- 



^ 



(U LOCKHK SIIÎJECTIVE. 

vciil lui convenir, et toiij mrs un raoven-terme diffé- 
rent ou une autre prop«>sition majeure conduiront à r.n 
[irédioat ou à un résultat différent. Or^ non-seulement 
i.*es prédicats auxquels on arrive peuvent différer Tun 
de Tautre, mais il pieut se faire aussi quUls soient tout 
bonnement contradictoires, quoique les prémisses et les 
onclusions soient, dans les deux cas, parfaitement ir- 
léprocliables. Si du moyen-terme qu'une maison a été 
recouverte de couleur bleue, on déduit S3'llogistique- 
ment quelle est bleue, le syllogisme est très-juste, et 
IKiurtâut il peut se faire que la maison soit verte, ayant 
d'abord été recouverte de couleur jaune, ce qui seul 
nous conduirait à conclure qu'elle est jaune. Si du 
moyen-terme de sensibilité on conclut que Thomme 
n'a ni vertu ni vice, parce que la sensibilité en elle- 
même n'est ni vertu ni vice, le syUogisme est juste, 
mais la conclusion est fausse, attendu que l'homme 
n'est pas seulement un être sensible comme les ani- 
maux, mais qu'il est de plus intelligent. L'essence con- 
crète de l'homme comporte à la fois le moyen-terme de 
sensibilité et celui d'intelligence. Du moyen-terme de la 
gravitation de la terre et des autres planètes ou comètes 
vers le soleil, on dé<luit logiquement que ces astres 
doivent tomber dans le soleil; mais en réalité ils n'y 
tombent ])as, parce qu'ils sont en même temps pour eux- 



à 



DKS SYLLOr.ISMKS. «5 

mêmes îles centres de gravitation, ou, comme on dit, 
parce qu'ils ont aussi une force centrifuge. Dans TÉtat, 
enfin, on peut du moyen-terme d'association tirer le 
communisme, et du moyen-terme d'individualité des 
citoyens tirer le suppression de TÉtat^afin de ne porter 
aucune atteinte à cette liberté individuelle ; suppression 
qui, pour le dire ici, a été poursuivie dans le cours du 
moyen âge en Allemagne, où le pouvoir de l'empereur 
a été détruit par les vassaux qui n'avaient en vue que 
ce moyen-terme de liberté, et ne tenaient pas compte du 
moyen- terme d'association. 

L'imperfection de cette première forme de syllogisme 
est, comme on le voit, bien manifeste. Aussi n'y a-t-il rien 
de plus plaisant, en vérité, que ces syllogismes qui sont 
purement formels, puisqu'il n'y a point de raison pour 
qu'on prenne pour moyen-terme un particulier plutôt 
qu'un autre parmi tous les possibles. En telle sorte que 
quand bien même une déduction serait régulièrement 
suivie d'un bout à l'autre dans celte forme de raisonne- 
ment, on n'arriverait cependant à rien, attendu qu^on 
peut toujours y introduire d'autres moyens-termes, 
d'où se déduiraient tout aussi logiquement des conclu- 
sions diamétralement opposées. Les antinomies de Kant 
proviennent de cette latitude que laisse toujours cetle 
forme de syllogisme. 

5 



7H LOGIQUE SUBJECTIVE. 

exprimant mu essence totale ou concrète. Ce vrai s}]- 
lov:isme n*cftt pas encore le syllogisme de réflexion dont 
n<»us allons parler tout à Fheiire ; c'est le syllogisme de 
nécessité qui nous occupera en dernier. 

.\ri8tote ne reconnaît que trois modes ou formes de 
syll(^i8mes. Les logiciens du moyen âge ont trouvé la 
(juatrième et fait l)eauconp d'autres règles pour noiis 
montrer dans quels cas Tun des jugements de tel ou 
tel syllogisme doit être positif ou négatif, et dans quels 
ChIs la quantité des choses exprimées dans les prémisses 
ou dans la conclusion doit être générale ou particulière 
lK)ur que cette conclusiou soit valable. Mais toutes cei 
règles ne sont pour ainsi dire que mécaniques et ont 
été mises avec raison dans un complet oubli. C'est ainsi 
que les professeurs d'arithroétique confient à la mé- 
moii-e des enfants un grand nombre de règles qiii sup- 
posent toutes que Télève ignore le principe de ces cal- 
culs. La chose est à la fois beaucoup plus simple et 
l>eaucoup plus profonde que ces messieurs ne le sup- 
posent. Leibniz (op. Il, p. 1), a cru devoir calculer la 
somme de toutes les formes possibles de syllogismes, et 
il en compte 2,0 i8, qui se réduisent par Télimination 
des inutiles, à 2i, qu'il nomme utiles et bonnes, et par 
lesquelles il croit que l'on peut découvrir de nouvelles 
notions. Mais Aristote s'est si peu préoccupé de toutes 



DES SYLLOr.ISMKS. (17 

joiirs on a renoncé à ces formules, et la logique, pour 
cela, est presque tombée en mépris. Il ne faut pas croire 
cependant que ces syllogismes ne soient iraucune va- 
leur. Nous en faisons sans cesse et à tout instant. Ainsi, 
tjuand en s'éveillant le matin, en hiver, on entend le 
bruit sec des voitures dans la rue, et qu'on en conclut 
intérieurement qu'il a gelé pendant la nuit, on use de 
cette forme de syllogismes dont les applications se ré- 
pètent mille fois par jour. El puisque c'est celle que 
nom emiik)yQn8 le plus souvent, il n'est pas plus ridi- 
cule de s'y ari^ter qu'il ne Test de connaître les fonc- 
tions du corps ou la manière dont il absorbe ses ali- 
ments ordinaires. Sans, contredit, il est pour le moins 
aussi grave de connaître la figure de ces syllogismes 
que de savoir qu'il y à plus de soixante espèces de per- 
roquets et cent trente-sept environ de veronica, sciences 
pour lesquelles on parait avoir d'autant plus de respect 
qu'on en a moins pour la logique. L'art de plaider 
<!es avocats roule sur cette connaissance, comme aussi 
les disputes des diplomates, lorsque deux puissances 
vionnent à occuper le me^me pays. La succession, la 
position géographique, l'origine du peuple ou sa lan- 
gue, etc., sont autant de moyens-termes (P) qu'ils 
mettent en avant. Dans les plaidoyers des avocats, on a 
souvent, d'un cAtè, pour le demandeur, la lettre d'un 



(J8 LOGIQUE SUBJECTIVE. 

contrat ou la nécessité de ne point se perdre dans le 
vague, et de l'autre, pour le défendeur, la bonne foi ou 
l'équité, c'est-à-dire la nécessité de ne point interpréter 
judaïquement la lettre du contrat, s'il en ressort par ce 
moyen un sens évidemment contraire aux deux parties 
contractantes; ce sont là, disons-nous, les moyens- 
termes à l'aide desquels l'éloquence se donne carrière 
et fait de son mieux. 

Aristote s'est occupé le premier des dififérentes formes 
du syllogisme, et il l'a si bien fait, que les logiciens de 
tous les temps n'y ont rien su ajouter. Voyons si nous 
serons plus heureux. 

Notre première figure, comme on sait, est celle-ci : 

I — P — G. 

Mais nous avons montré que dans ce syllogisme, le 
moyen-terme P n'est pas justifié, puisqu'il n'exprime 
pas une particularité essentielle ou caractéristique de I, 
mais seulement une de toutes celles qui lui conviennent 
et qu'on pouvait tout aussi bien choisir. La force dia- 
lectique qui nous pousse à corriger cette imperfection 
ou ce malaise de l'esprit, nous conduit à la seconde ii- 
gure. 



i 



DKS SYLLOGISMES. 0) 

h. — Seconde figure. 

P~I — C, 
ou c; — I — IN 

(laii8 laquelle, comme ou le voit, Tindividuel I fait func- 
tioii (le moyen-terme. Ici donc, c'est le particulier P qm 
se trouve mis en rapport, grâce au moyen-terme ou in- 
dividuel I, avec le général G qui le détermine et le spt'î- 
i'ilic. 

Celte vérité implicitement contenue dans la forme 
précédente, à savoir, que ce n'est pas tout le particu- 
lier V de la chose l, mais seulement une de ses particu- 
larités à notre choix, que nous prenions pour moyen- 
terme du premier syllogisme, cette vérité, disons-nous, 
se trouve explicitement exprimée et pleinement mise en 
lumière dans cette deuxième figure, qui nous montre 
que le moyen-terme P, que, dans le précédent syllo- 
gisme I — P — G, nous avions considéré comme un par- 
ticulier, n'exprime en réalité qu'une particularité tout à 
fait singulière ou spéciale, ou pour mieux dire, une sim- 
ple individualité, qui se donne pour telle et fait ouvertc- 
jnent fonction de moyen-terme dans cette seconde tigure. 

Les trois propositions ou jugements de ce syllogisme, 
majeure, mineure et conclusion, sont de cette forme : 



70 LOGIQUE SUliJECTIVE. 

I — P OU P — I {tnajenre) 
I — G (mineure) 
P — G (conclusion) 

Par où l'on voit que ce syllogisme atlesle clairement 
son insuffisance, puisque la proposition mineure, I — G, 
n'exprime qu'un cas individuel, et que, par conséquent, 
la conclusion n'est tirée que d'une seule observation. 
Aristote et la plupart des logiciens ont donné à cette fi- 
gure le troisième rang, mais pour les raisons qui pré- 
cèdent, nous la nommons la seconde. La conclusion 
en est bonne si on ne la donne point pour générale et 
certaine, mais seulement pour vraie dans quelques cas, 
1 1 par conséquent incomplète. — Exemple : 

Caïus est savant, 
Caïus est homme, 
Donc quelques hommes sont savants. 

Mais du cas individuel de Caïus, ils serait faux de ooii> 
dure que tous les hommes sont savants. L'incertitude 
de ce syllogisme fait que l'on peut alterner ou permu- 
ter les prémisses (Caïus est savant, Caïus est homme), 
et que l'on n'est point certain de celle qu'on doit faire 
majeure ou mineure. 
Nous avons vu tout à Theure que la conclusion delà 




DES SYLLOClSMtS. 71 

première iigure, considérée comme ccriaiiie i^ar les lo- 
giciens, est incertaine en réalité, ou plutôt qu'elle ne 
contient qu'une partie de la vérité, et n'a par consé- 
quent qu'une certitude restreinte ou limitée. La seconde 
figure dont nous venons de parler fait apparaître cptte 
incertitude, et Ton peut dire, pour ce motif, qu'elle est 
la vérité de la première. La force dialectique qui nous 
a poussé de Tune à l'autre nous conduit maintenant à 
la troisième. 

c. — Troisième figure. 

I — G -^ P 
ou F — G — l 

Dans la première ligure, nous disions qu'une chose 
individuelle I est une chose générale G, et nous arri- 
vions à ce résultat par un moyen-terme P, qui nous 
apprenait que la chose individuelle I était une chose 
particulière P. Il fallait donc, dans cette figure, que le 
particulier P servit de moyen-terme entre le général et 
^individuel, tandis que dans la seconde figure, c'est 
l'individuel lui-même qui fait fonction de moyen-terme 
entre le général et le particulier. Mais si nous ol)ser- 
vons attentivement cette seconde figure, nous voyons 
(pie l'une des propositions (la mineure) est une gêné- 



7i LOCIQLE SUBJECTIVE. 

ralité G assignée à une chose individuelle I^ et que^ dans 
la conclusion, c'est encore la niéine généralité G que 
Ton assigne cette fois au particulier P. C'est donc en 
réalité le général G qui sert de lien entre les extrêmes, 
et qui, par conséquent, doit prendre la place de moyen- 
terme. Or, c'est précisément ce que nous oflfre la troi- 
sième figure : 

I — G — P 
ouP— G — I 

Nous avons ici une particularité quelconque P assi- 
gnée à une chose individuelle I par le moyen d'une gé- 
néralité G. Cette forme ne se trouve pas dans Aristote ; 
mais ses successeurs, les logiciens du moyen âge et ceux 
dû nôtre, en ont parlé et en ont fait leur quatrième fi- 
gure. Sa conclusion est forcément négative ; elle n'ap^ 
porte aucun résultat et ne donne aucun profit à la vé- 
rité non plus qu'à la science. Car nous avons : 



P — G— I 



C'est-à-dire : 



P — G (majeure) 
I — G (mineure) 
l —P (conclusion) 



DKS SYLLOr.lSMi!:S. 7.{ 

Kii voici uu exemple : 

Majeure : Chez les hommes vertueux (V) on trouve la 

véracité {Ct); 
Mlneiiro : Le menteur (î) n\i pas la véracité (G), 
(lonclusion : Donc le menteur (I) n'est pas ver- 
tueux (V). 

Dans cette ligure^ riudividuel menteur se trouve mis 
eu rapport avec le particulier vertu, par le moyeu du 
général véracité, qui se rencontre chez tous les hommes 
vertueux. 

L'incertitude de cette forme fait que nous restons 
libres sur le choix de la prémisse qui doit servir de ma- 
jeure> et dans la conclusion; sur la faculté de mettre le 
prédicat à la place du sujet ou réciproquement. Car la 
conclusion qu'un menteur n'est pas vertueux ne se 
tire pas mieux de ce syllogisme que la même conclu- 
sion retournée que Vlwmme vertueux n*est pas men- 
leur, proposition, comme on le voit, identiiiue à celle 
déjà formulée dans la majeure et dans la mineure. Il 
faut donc que la force dialec(i(iue nous conduise à une 
nouvelle ligure : 



li LOGIQUE SUBJECTIVE. 

d. — Quatrième figure. 

G — G — G 
ouP — P— P 

Nous avons vu dans le chapitre des jugements que le 
sujet et le prédicat ne sauraient être identiques^ bien 
([ue le jugement nous dise que le sujet est le prédicat. 
Il faut qu'il y ait entre eux quelque différence^ et nous 
savons que le caractère essentiel du jugement est d'at- 
tribuer une notion générale à une chose individuelle^ 
attendu que l'attribution d'une notion individuelle à 
une chose individuelle ne constitue pas un jugement^ 
ainsi que nous l'avons fait voir par quelques exemples : 
Césai' est né à Rome, il a fait la guerre des Gaules 
pendant dix ans, ou : J'ai bien dormi cette nuit, etc. 
J.a troisième forme du syllogisme qualitatif ou de sim- 
l)le aperception vient de nous montrer maintenant que 
Ton peut retourner la conclusion ou mettre le sujet à 
la place de son prédicat, et revenir ainsi à la proposi- 
tion majeure. Ce qui n'était que possible ou en puis- 
sance dans la conclusion de cette troisième figure se 
trouve donc effectué dans la quatrième : 



DES SYLLOGISMES. To 

G — C— G 
ou 1>_P_1> 

Cette forme se compose de trois jugements, majeure, 
miîieure, conclusion, dans lesijuels toute différence 
entre les sujets et les prédicats s'évanouit pour ne lais- 
ser qu'une identité absolue. C'est la forme mathéma- 
tique du syllogisme qui nous apprend, comme on le 
fait dans cette science, que deux choses sont égales en- 
tre elles loi'squ'elles sont chacune égale à une troi- 
sième. Ici c'est bien encore une troisième chose ou no- 
tion qui intervient comme moyen- terme entre les 
extrêmes, mais elle n'a aucun rapport de subordina- 
tion avec la majeure non plus qu'avec la conclusion. 
Des trois propositions, majeure, mineure et conclusion, 
contenues dans ce syllogisme, chacune peut être indiffé- 
remment considérée comme prémisse ou comme conclu- 
sion. L'un des trois jugements, que pour des raisons 
quelconques on croit certain, peut à volonté se mettre 
à la place du moyen-terme et servir à prouver Tidenlité 
(les deux autres jugements que l'on était censé ignorer. 

La certitude de cette forme de syllogisme mathé- 
n\atique lui a fait donner le nom d'AXioME, qui veut 
dire que celte certitude n'a pas besoin d'être prouvée. 
Ou aime à faire l'éloge de celte figure qu'on déclare la 



7(5 LOGIQLE SUBJECTIVE. 

plus claiie et la plus précise ; mais eu réalité. elle ne^i 
si claire que parce qu'elle ue dit rieu. Ce syllogisme est 
purement formel ; la matière du raisonnement n'y en- 
tre pour rien. 11 fait abstraction de toutes les qualités 
que les choses peuvent avoir^ pour ne considérer que 
leur identité. Sa clarté ne fait donc qu'attester son in- 
suffisance. Nous avons vu que les conclusions des figu- 
res II et III sont partielles ou négatives et ne sauraient 
être appelées des raisonnements, mais plutôt des énon- 
ciations particulières de choses individuelles ; et nous 
voyons que cette IV* figure est tout à fait vide et ne con- 
tient même rien qu^on puisse dire un jugement. Ainsi, ri 
n'existe en réalité que trois figures de syllogisme quali- 
tatif ; et laquatrièmequi montre que deux choses identi- 
ques à une troisième sont identiques entre elles, n'est 
que le résultat futil ou négatif auquel ces trois formes 
nous conduisent. 

Voici, en résumé, la marche dialectique que nous 
avons tenue jusqu'ici : les trois formes de l'Idée, ou le 
général, le particulier et l'individuel, ont fait tour à 
tour fonction de moyen-terme. Dans la première figure, 
c'est le particulier F qui. remplit cet office; dans la se- 
conde, c'est l'individuel; et dans la troisième c'est le gé- 
néral G. Mais, par contre, les trois formes de l'Idée ont 
aussi pris la plijicc do la conclusion, et le résultat iiéga- 



DES SYLLOC.ISMKS. 77 

tif de ce mouvement nous a donné la quatriiMne li^nnî 
011 le syllogisme mathémat'qne. 1) où nous devons con- 
clure que ce n'est pas seulement Tune ou Taulre de» 
trois propositions du syllogisme qui doit servir de 
moyen-terme ou de méiliateur entre les extrêmes, et 
que Tinsuffisance de ces trois formes du syllogisme qua- 
litatif ou de simple aperception provient précisément de 
ce que ce rôle de médiateur n'y est rempli que par un 
seul des trois termes. 

lîansces figures, comme dans toutes celles où le 
moyen-terme exprime une abstraction et non point 
l'essence ou la substance propre de la chose ou du sujet 
à Poccdsion duquel on provoque une conclusion, il est 
clair que cette conclusion ne saurait être nécessaire ou 
vraie, puisque Tesprit peut aussi bien choisir d'autres 
abstractioub qui ont autant de droit que la première à 
tenir lieu de moyen-terme et à nous apporter ainsi une 
conclusion difiTérente. Le vrai syllogisme est donc celui 
où la relation entre l'individuel et le général se trouve 
exprimée, non par une abstraction quelconque n^ayant 
aucun rapport à Tessence même de la chose indivi- 
duelle, mais par un moyen-terme qui embrasse tout le 
particulier P de cette chose et nous en donne la sub- 
stance. 11 faut que lé sujet se médiate lui-même, et que 
le moyen-terme eu sort comme le pro<luit nécessaire, 



8() LOGIQUE SI lîJKCTIVE. 

effet dans la réalité. Or, c'est précisément ce que nous 
allons voir apparaître dans les syllogismes de réflexion, 
où chacun des termes se réfléchit dans les deux autres. 
Les jugements ne sont pas prouvés, et c'est pour cela 
qu'on a besoin de faire des syllogismes. Mais, dans ces 
syllogismes qualitatifs ou d'aperception, les deux pré- 
misses sont de simples jugements distincts'feu séparés 
Tun de l'autre, puisqu'elles sont formellement données 
d'une manière abstraite, et comme exprimant des choses 
individuelles ; ce qui ne répond pointa l'idée que nous 
avons du syllogisme, et dans lequel il faut que tout soit 
prouvé. De plus, ces prémisses ne sauraient rester dans 
cet état de séparation l'nne à l'égard de l'autre, puis- 
qu'elles ne sont pas identiques et que, pour ce motif, 
elles doivent avoir entre elles quelque rapport. Le 
besoin de les prouver nous conduit à en trouver par 
abstraction et progressivement 4 autres, afin que les 
deux premières deviennent à leur égard des conclu- 
sions, puis 8, puis 16, etc., afin de prouver toujours le 
nouveau nombre de prémisses. Or, on peut être certain, 
ainsi que j'en ai souvent fait la remarque dans ma lo- 
gique objective, que toutes les fois qu'une \orme nous 
conduit à Vinfini par le progrès de ses nombres, il y a 
contradiction manifeste entre cette forme et son objet, 
qui, dans ce cas, ne saurait jamais être atteint. La di- 



à 



DKS SYLLOr.lSiMKS. Kl 

visibilité de la matière à i'iiifliii est un exemple de ce 
genre^ et ce qui nous arrive actuellement eu est uu 
autre. Nous avons abandonné la fonne des jugements 
parce qu'elle n'avait pas de moven-terme ; mais dans le 
syllogisme qualitatif, il arrive (jue ce ([ue nous reje- 
tons dans la conclusion, c'est-à-dire Tabsence de moyen- 
terme, se retrouve (deux fois) dans les prémisses, ce 
qui est aussi vicieux dans un c^is que dans Tautre, et 
montre bien que nous ne sommes guère i)lus avances 
que si nous étions restés à la forme de jugements. 



II. — SYLLOGISMES KÉFLÉCIIIS. 



Le caractère abstrait, qui est propre au syllogisme 
(|ualitatif ou d'aperceptiou et qui le rend impropre à 
contenir ou à exprimer la vérité, vient d'être mis eu 
lumière par ce qui précède. Dans ce syllogisme, en 
effet, les termes mineur, moyen et majeur, n\mt entre 
eux qu'un rapport accidentel ou abstrait, pris en dehors 
de l'essence même des choses. Dans le syllogisme ré- 
fléchi, au contraire, les extrêmes se montrent ou s(î 
reflètent pour ainsi dire Tun dans Tautre; ils sont 

prescpie unis ou liés ensemble, et le moyen-terme n'est 

G 



9* LOGIQUE SIRJECTIVE. 

(Ies^|iiellrs lions avons donné une formule spéciale afin 
lie les mieux caractériser^ auraient bien pu se formuler 
toutes les trois à l'aide de la seconde figure : 

P — )— G, 

attendu que les choses individuelles I^ I^ I^ ou les cas 
]iarticuliers constatés par Texpérience sont, en réalité, 
le moyen-terme de tous ces syllogismes; tandis que le 
s\lloti:isme de la troisième classe ou de nécessité, qui 
considère la nature totale du sujet, pourrait ètrQ, pour 
œtte raison, ramené dans toutes ses formes à la troi- 
sième figure : 

I-G-P, 

car ici le moyen-terme doit contenir toutes les qualités 
<]ui sont ensemble et séparément dans les extrêmes. 
Il doit donc embrasser Tessence totale ou la nature 
complète du sujet; et Ton donne à ce syllogisme le 
lUMu de nécessaire, précisément parce que son moyen- 
terme ne marque pas seulement une qualité univer- 
selle tirée par abstraction ou par réflexion du sujet et 
lui étant extérieure, mais au contraire un universel 
formé par le reflet des extrêmes et qui en est en quel- 
que sorli^ le priKluit ou lexpression nécessaire. Ce 
movon-terme renferme donc en soi l'identité cachée des 



DKS SYLI.OC.ISiMKS. sa 

quel la siinplt; apeiroptiou puis8<3 lious conduire; tvir 
ni nous disions, par oxeini)le, dans un s} llofiçisme (jna- 
litatif ainsi formulé : 

La régularité dans les monumotiis est belle ; 
Ce monument est régulier , 
Donc il est beau ; 

ce syllogisme ne m'empêcherait nullement de conclure 
qne le monnment peut être laid à cause des autres 
qualific^itifs qui peuvent lui convenir en dehors de sa 
régularité; ei ces autres attributs nous conduiraient 
alors à conclure que ce monuïnent n'est pas beau quoi- 
qu'il soit régulier. Mais dans Je syllogisme réfléchi , 
au contraire, si je commeuce par une proposition uni- 
verselle et que je dise : 

Tout monument régulier est beau : 
Ce monument est régulier, 
Donc il est beau ; 

je me suis ôté la faculté d'enlever à ce monument 
répithète de beau, quels que soient d'ailleurs les attri- 
buts que je pourrais ensuite lui trouver par apercep- 
tion. Il est donc vrai de dire que ce syllogisme réfléchi 
est le plus haut degré auquel la simple aperception des 



81 LOOKjlE SUBJECTIVE. 

qualités d'une cliose puisse nous ciinduire ou le dernier 
des syllogismes de la première classe. 

Mais il est évident que ce qui fait le mérite de ce syl- 
logisme, ou son universalité réfléchie, anéantit du 
même coup le véritable objet d'un syllogisme, puisque 
la conclusion de ce syllogisme n'est pas un nouveau 
jugement, différent des prémisses, mais seulement la 
répétition de celui déjà formulé dans la majeure. Ainsi^ 
le moyen-terme de bâtiment régulier y étant pris à des- 
sein dans la majeure d'une manière universelle et com- 
biné avec le prédicat beau, il est clair qu'il est inutile 
de faire un syllogisme pour en déduire que ce qui est 
vrai dans tous les cas ou dans tous les monuments ré- 
guliers, est aussi vrai dans un seul. Car en disant totis, 
nous disons tous les uns. Dans ce syllogisme^ le sujet 
reçoit un prédicat, non par la force même du syllo- 
gisme, mais un prédicat qui lui est déjà donné dans les 
prémisses sans aucun moyen-terme. La force dialecti- 
que nous fait donc voir qu'il n'y a point de conclusions 
réelles dans ce syllogisme, et, en outre, elle nous mon- 
tre que la proposition majeure ne saurait être vraie 
sans que la conclusion le soit aussi, puisqu'elle est 
comprise dans cette majeure. Ainsi, dans le fameux 
exemple si cher aux logiciens, et si souvent repro- 
(hiit : 



\ 



DES SYLLOGISMES. 95 

Tout homme est mortel ; 
Caïus est homme. 
Donc Caïus est mortel ; 

la majeure n'est vraie qu'à la condition que la conclu- 
sion le soit aussi et dans la mesure où elle l'est. Car 
si Caïus n'était pas mortel, la majeure serait fausse, et 
Tunique cas de Caïus l'annulerait. 

La dialectique nous fait donc voir que cette première 
figure fondée sur Tuniversalité, se fonde en réalité sur 
tous les cas individuels que Ton a reconnus vrais. Or, 
tous ces cas particuliers deviennent le moyen-terme de 
la seconde figure du syllogisme réfléchi. 

b. — Syllogisme fondé sur l'induction. 

Le syllogisme précédent fondé sur Tuniversel , se 
formulait, comme on peut aisément le voir, d'après la 
première figure que nous connaissons déjà : 

1— P — G; 

le syllogisme d'induction dont nous avons à parler main- 
tenant, se formulera d'après la seconde figure : 

G -i — r. • 



^•Vv, 



90 LOGIQUE SUBJECTIVE. 

dit (lue A est A) est pnmvée fausse i>ar hi causalité 
(qui dit que A est en quelque sorte B); et c'est^ en ef- 
fet ve que cette forme hypothétique explique et exprime 
ouvertement. 

r. — Syllogisme disjonctif. 

Quant à sa forme logique, le syllogisme hypothéti- 
que appartenait à la seconde figure : 

G— I— P. 

Le syllogisme disjonctif est de la troisième : 

l— G — F. 

xMais ce syllogisme a maintenant une valeur qu'il 
n'avait point précédemment, car il exprime que le 
moyen-terme ou le général G, embrasse et contient eu 
lui-même le général, le particulier et Vindividuel, Ce 
syllogisme, en effet, nous montre le général G, se dé- 
veloppant dans le particulier P, et se réalisant dans l'in- 
dividuel I. Ainsi nous disons : 

A est ou B ou G ou D (majeure); 

A est B (mineure) ; 

donc A n'est ni G ni D (conclusion). 



DKS SYLLOC.ISMKS. 87 

Hcauajup de métaux ayant été soumis à l'expérience, 
on en conclut (ju'un autre, sur lequel on n'a point fait 
la même épreuve, possède la qualité trouvée dans ceux 
<(ue l'on a spécialement éprouvés. Car si tout mêlai, ou 
«l'une manière plus générale, si tout cas individuel 
avait été réellement soumis à l'épreuve de Texpérience, 
nn ne laisserait au syllogisme aucune utilité pi aucune 
lorcc. Quand on lui en laisse une, au contraire, il se 
[)eut toujoui^s qu'on rencontre un métal, non encore 
SDumis à Texpérience, (jui ne soit pas conducteur de 
rélectricité , ou d'une manière générale, que le cas 
particulier pour lequel on fait le syllogisme, soit juste- 
ment en contradiction avec ce que Ton affirme d'une 
manière universelle. D^ailleurs, l'insuffisance de cette 
forme est encore attestée par la progression à l'intini 
qu'elle implique, et qui fait qu'elle ne peut remplir 
Tobjet qu'elle affirme nécessaire. 

On voit par là que toute la force du syllogisme réflé- 
chi , qui , dans la première figure semblait reposer sur 
Vuniversalité, se tire plutôt de la seconde ligure ou du 
syllogisme par induction, dont la valeur à son tour re- 
pose, en réalité, sur un grand nombre d^individus ou 
de cas observés, mais non sur la totalité, et que par 
conséquent tous les syllogismes réfléchis reposent en 
dernière analyse sur V analogie. 



88 LOGIQUE SUBJECTIVE. 

c. — Syllogisme fondé sur Vanalogie. 

Ce syllogisme déclare expressément que rexpérience 
n'a pas été faite dans tous les cas. Sa formule est la troi- 
sième : 

* I_G — P. 

Mais cette fois il exprime que le moyen-terme ne doit 
pas être seulement une généralité quelconque, abstraite 
arbitrairement du sujet et yi>:e au hasard ou au choix, 
mais une généralité qui marque la nature caractéristi- 
que ou l'essence même du sujet. 

Ainsi, lorsque du fait que la terre, étant une planète du 
système solaire, se trouve peuplée d'habitants, on con- 
clut que la lune ou une autre planète du système so- 
laire est aussi peuplée d'êtres intelligents, la conclusion 
est nécessaire si l'essence de notre planète est d'être ha- 
bitée ; mais elle n'est point nécessaii^e , puisqu'il n'est 
pas ici prouvé qu'il est dans la nature de notre terre, 
en tant que planète, d'ètré peuplée d'individus intelli- 
gents, car il se peut, au contraire, que ce soit une par- 
ticularité de sa nature, et qui ne lui convienne pas né- 
cessairement en tant que planète. 

Les logiciens attribuent quelquefois une forme qua- 







DES SYLhOOlSMKS. KO 

ternaire au syllogisme d'analogie, en supposant au-des- 
sus des trois jugements qui le constituent, un juge- 
ment qui dit : toutes les fois que deux choses ont 
plusieurs qualités communes, ils en ont encore plu- 
sieurs autres. Grâce à cetartiQce, on croit avoir deux 
l)etits termes, comme terre et lune dans notre exemple, 
plus un moyen-terme, comme d'être planète, et' le terme 
majeur peuplé, qui s'applique, dit-on, à l'un des petits 
termes c(»mme prémisse, et à l'autre comme conclu- 
sion. Or, ces mêmes logiciens auraient bien dû remar- 
quer que dans les syllogismes d'induction il y a aussi 
plus de trois termes; qu'il y en a dix, douze, cent, et 
même un nombre infini. Dans notre manière d'envisa- 
ger le syllogisme d'analogie, l'apparence de cette forme 
quaternaire se fonde sur ce que le moyen-tei'me, terre 
par exemple, est tout aussi essentiellement planète 
(terme majeur) qu'elle est peuplée (terme mineur), 
toutes les fois que la conclusion de ce syllogisme est 
identique à la réalité ou conforme à la vérité. Mais 
précisément parce qu'il n'a pas en lui-même la vertu 
de nous montrer l'existence de cette identité, il n'est 
point la dernière forme du' syllogisme. Dans le syllo- 
gisme qualitatif ou d'aperception, nous avons senti le 
besoin de prouver les prémisses par d'autres prémisses 
indépendantes des premières. Ici, la prémisse que nous 



m LOGIQUE SUBJECTIVE. 

avons, comme la terre (ou uue planète) est peuplée, 
iloit trouver sa preuve en elle-même, et montrer que 
par cela seul qu^elle est peuplée elle est aussi planète, 
ou réciproquement qu'elle est planète parce qu'elle est 
peuplée. La forme de ce syllogisme réfléchi ne saurait 
répondre à ce besoin, et la force dialectique qui nous 
pousse, nous conduit à une troisième et dernière forme, 
qui est celle du syllogisme nécessaire. 



III. — SYLLOGISMES NÉCESSAIRES. 



Dans les syllogismes de la première classe ou quali- 
tatifs, on suppose qu^me chose ou qu'un sujet donné \, 
convient à une qualité générale G, parce qu^une qua- 
lité particulière P adhérente à ce sujet ï, adhère aussi à 
la qualité générale G. Mais les trois figures de cette fa- 
mille nous montrent que la certitude ne se rencontre 
point en elles. 

La seconde classe, qui comprend les syllogismes ré- 
fléchis, nous fait voir à son tour que Tuniversalité ex- 
térieure ou purement formelle par laquelle on croyait 
arriver à cette certitude, ne fait au contraire qu'ôter au 
syllogisme toute sa force, ou pour mieux dire sa raison 



DKS SYLLOGISMES. 91 

trètre, puisque sa majeure devient identique à sa con- 
clusion toutes les fois que Texpérience a constaté 
l'exactitude de tous les cas individuels compris dans le 
moyen-terme ; ce qui fait définitivement reposer la va- 
leur de ce syllogisme sur l'amtlogie. 

La troisième classe de syllogismes, à laquelle nous 
sommes maintenant conduits, nous montre que cette 
universalité, mise au jour par la seconde classe et ajou- 
tée par elle, au moyen d^uie simple et abstraite ré- 
flexion^ aux syllogismes de la première classe afin de 
corriger leur imperfection, se manifeste dans les trois 
directions ca/f'gfon^wes, hypothétiques et disjonctives, 
qui embrassent dans leur ensemble l'essence totale ou 
la nature complète du sujet. 

La troisième figure du syllogisme réfléchi, qui est le 
syllogisme d'analogie, et dans lequel le moyen-tenue 
se tire non -seulement d'une réflexion abstraite ou 
d'une qualité extérieure au sujet, mais d'une partie 
essentielle et constitutive de sa nature, cette figure nous 
conduit donc directement à la troisième classe des syl- 
logismes, qui est celle des syllogismes nécessaires, et 
dans lesquels on considère l'essence propre ou la na- 
ture totale du sujet, pour en tirer une conclusion qui 
porte aussi sur cette complète essence. 

Les trois figures du syllogisme réfléchi, à chacune 



■ i 



W LOGIQUE SUBJECTIVE. 

(lesquelles nous avons donné une formule spéciale afin 
de les mieux caractériser, auraient bien pu se formuler 
toutes les trois à l'aide de la seconde figure : 

P — )— G, 

attendu que les choses individuelles ï, I, I, ou les cas 
particuliers constatés par Texpérience sont, en réalité, 
le moyen-terme de tous ces syllogismes; tandis que le 
syllogisme de la troisième classe ou de nécessité, qui 
considère la nature totale du sujet, pourrait ètiQ, pour 
cette raison, ramené dans toutes ses formes à la troi- 
sième figure : 

I — G — P, 

car ici le moyen-terme doit contenir toutes les qualités 
qui sont ensemble et séparément dans les extrêmes. 
11 doit donc embrasser l'essence totale ou la nature 
complète du sujet; et Ton donne à ce syllogisme le 
nom de nécessaire, précisément parce que son moyen- 
terme ne marque pas seulement une qualité univer- 
selle tirée par abstraction ou par réflexion du sujet et 
lui étant extérieure, mais au contraire un universel 
formé par le reflet des extrêmes et qui en est en quel- 
(pie sorte le produit ou l'expression nécessaire. Ce 
moyen-terme renferme donc en soi l'identité cachée des 



DES SYLLOGISMES. 93 

extrêmes^ qui ne Huiit par conséquent que les formes ait 
moyen desquelles cette identité du sujet se rend mani- 
feste.' • 

fi. — Syllogisme catégorique. 

Dans cette première forme du syllogisme nécessaire, 
le moyen-terme est encore le seul qui marque la néces- 
sité. La majeure ou la mineure, ou toutes les deux à la 
fois, sont des jugements catégoriques. Le prédicat, qui 
est joint au sujet dans la conclusion, se trouve mis en 
rapport avec lui ou placé dans son rôle de prédicat, à 
Taide d'un moyen-terme tiré de la nature même du 
sujet. Cette essence du moyen-terme se nomme quel- 
quefois espace. La généralité dont cette espèce fait partie 
et qu'on pourrait appeler son genre est exprimée par la 
majeure, et la mineure exprime une individualité de 
cette espèce, ou Vindividu par lequel et dans lequel 
Vespèceei le genre sont mis au jour et rendus existants. 

Quoique les trois formes du syllogisme nécessaire 
puissent se formuler comme nous venons de le dire, à 
l'aide de la troisième figure, 

ï — G — P, 

elles ont cependant chacune une figure spéciale ; et celle 



ÎU LOGIUUK SUBJECTIVE. 

(lu syllogisme catégorique dont nous parlons mainle- 
nant correspond à la première : 

I — P — G. 

Mais cette forme, qui n'avait point de valeur dans le 
syllogisme qualitatif ou d^aperception, a maintenant un 
seïis bien dififérent. Car le moyen-terme, qui est ici le 
particulier P, au lieu de ne traduire qu'une qualité ac- 
cidentelle du sujet, exprime Tessence même et la nature 
complète du terme mineur ou du sujet marqué par 
l'individuel I; et de plus, le terme majeur, qui est le gé- 
néral G, ou le genre embrassant toutes les espèces, ex- 
prime ici le caractère essentiel et complet du moyen- 
terme, tandis que dans les autres classes de syllogismes 
il n'en exprimait qu'une universalité abstraite oiï acci- 
dentelle. L'incertitude, c'est-à-dire Tinsulfisance et la 
duplicité du syllogisme qualitatif, est donc évitée, et il 
n'est plus possible qu'un même sujet nous conduise 
par des moyens-termes différents à des conclusions 
contradictoires. Et par la même raison, les deux ex- 
trêmes n'ayant plus seulement un rapport extérieur ou 
fortuit avec le moyen-terme, il n^est plus besoin de 
prouver les prémisses données àPaide de nouvelles pré- 
misses, comme il fallait le faire dans les syllogismes de 
la première classe ; et de plus, la vérité de ces prémisses 



DKS SYLI.Or.lSiMKS. 93 

ne dépend plus de la vérité de la conclusion, comme 
nous l'avons vu arriver dans les syllogismes de la se- 
conde classe. Le syllogisme nécessaire" nous fait donc 
apparaître enfin la vraie forme de Tldée absolue, puis- 
que les trois termes, majeur, moyen et mineur, sont 
substantiellement unis l'un à l'autre, et que les trois 
jugements de ç*i syllogisme expriment une seule et 
même vérité ou matière, qui se développe et s'écoule de 
Tun à l'autre dans ses trois formes constitutives de 
genre, iVespece et d'individu, 

b. — Sf/llogisme hypothétique, 

Cetle figure nous dit : 

si A est, H est (majeure), 
mais A est (mineure); 
donc H est (conclusion). 

Ce qui nous montre que A et 13, qui paraissaient 
exister séparément, ne sont en réalité ou substantielle- 
ment qu'une seule chose; ou si Ton veut, que A dé- 
pend de B qui en est la raison d'être ou la cause. On 
dit en même temps que A et B existent chacun en soi 
ou séparément, mais qu'ils n'existent point chacun 
pour soi. Nous avons déjà montré que Videntilé (qui 



9C LOCIQIE SUBJECTIVE. 

dit que A est A) est prouvée fausse i>ar la causalité 
(qui dit que A est en quelque sorte B); et c'est, en ef- 
fet ce que cette* forme hypothétique explique et exprime 
ouvertement. 

c. — Syllogisme disjonctif. 

Quant à sa forme logique, le syllogisme hypothéli- 
que appartenait à la seconde figure : 

G—I — P. 

Le syllogisme disjonctif est de la troisième : 

l— G— P. 

Mais ce syllogisme a maintenant une valem* qu'il 
n^avait point précédemment, car il exprime que le 
moyen-terme ou le général G, embrasse et contient eu 
lui-même le général, le particulier et Vindividuel. Ce 
syllogisme, en effet, nous montre le général G, se dé- 
veloppant dans le particulier P, et se réalisant dans l'in- 
dividuel 1. Ainsi nous disons : 

A est ou B OM C ou D (majeure); 

A est B (mineure) ; 

donc A n'est ni C ni D (conclusion). 



DES SYLLOGISMES. 91 



Ou bien ; 



A est ou H ou C ou D, 
A n*est ni C ni D ; 
donc A est B. 

Le genre A est dit être ou B ou G ou D ; c'est-à-dire 
qu'il est non-seulement comme B, mais aussi comme G 
et D. Le sujet des deux prémisses est dwic celui de la 
conclusion. Dans la majeure, il est exprimé dans toute 
sa généralité ou totalité ; dans la minieure, il est déter- 
miné ou spécifié dans Tune de ses propres espèces ; et 
da^s la conclusion enfm, il se sépare de toutes ses 
autres espèces ou individualités pour se réaliser dans 
une seule. La mineure pose une alternative, comme A 
est B dans le premier exemple, ou bien elle laisse une 
alternative, en séparant le sujet de toutes ses autres 
espèces, comme A n*est ni C ni D dans le second 
exemple, et la conclusion exprime la réalité actuelle et 
positive du sujet, donc A est B, La vérité implicitement 
contenue dans le syllogisme hypothétique, si A est, B 
esty se trouve explicitement formulée dans celui-ci. 

Rigoureusement parlant, ce n'est donc plus un syl- 
logisme, puisque son moyen-terme embrasse ou com- 
prend absolument et totalement les extrêmes. Ce n'est 

plus un syllogisme que nous avons sous les yeux, c'est 

7 



9« LOGIQUE SUBJECTIVE. 

la chose elle-même evec toute sa réalité absolue. Cette 
forme logique de Tldée postule donc de nouvelles for- 
mes et nous conduit à V objectivité ou à Texistence mé- 
canique, chimique, téléologique des choses, et à Tidée 
elle-même, c'est-à-dire à la vie, à Tentendement , à la 
volonté, dont nous n'avons pas à nous occuper ici. 

En résumé, voici le développement auquel nous 
avons assisté. Dans le premier chapitre traitant des no- 
tions, l'iDÉE s'offrait simplement à nous sous forme de 
notion dans laquelle le général et Tindividuel étaient 
enveloK)ésrun dans Tautre, sans que ni Tun ni Taiitre 
se montrassent ouvertement. Dans le second chajMtre 
traitant des jugements, nous avons vu Tidée se dédou- 
bler pour ainsi dire, et, sous forme de sujet et de pré- 
dicat, nous faire apparaître séparément ses deux ma- 
nières d'être. Enfin dans le troisième chapitre traitant 
des syllogismes, Tidée s'oppose à ce dédoublement et 
revient, par sa propre force, à Funité ou à l'identité 
concrète qui est la vérité de toute existence. Mais cette 
forme purement subjective n'épuisant pas toute sa 
réalité, elle parvient à se manifester sous d'autres formes 
qui n'appartiennent plus à cette partie de la logique que 
nous avons voulu faire connaître. 



k 



REMARQUES 



REMARQUES. 



i. 



Lorsque parut la logique de Hegel, et pendant les dix 
premières années qui suivirent cette publication, les 
philosophes, étonnés de la nouveauté de ses doctrines, 
de la profondeur et de Téclat de ses pensées, des appli- 
cations ingénieuses et fécondes qu'il savait en tirer, ne 
purent se rendre compte de l'ensemble et de la portée 
de son système. Mais à Tétonnement général succédè- 
rent d'orageux débats, et il fallut une nouvelle pé- 
riode de dix ans après la mort de l'auteur pour ramener 
un peu de calme dans le monde philosophique. Au- 
jourd'hui , si nous faisons abstraction des questions de 
détail sur lesquelles on dispute encore et qui divisent 
tx^ujours les esprits, nous voyons que le résultat du re- 
tentissement profond de cette logique nouvelle est le 
grand intérêt que Ton prend maintenant en Allemagne 
au problème des catégories. 



lOi REMARQUES. 

Eli effets le congrès des philosophes réunis à Gotha 
en J847, fut unanime, on peut le dire, à reconnaître 
que la question dont on s'était le plus occupé dans ces 
derniers temps et qui devait encore fixer Tattention de 
tout homme voulant sérieusement philosopher, était 
celle de savoir ce que sont les catégories. Nous croyons 
utile de présenter quelques réflexions sur ce sujet. 

La principale difficulté de cette question vient sans 
doute de ce qu'elle est complexe, et pour la mieux sai- 
sir, on devrait, je crois, la diviser. Car en se plaçant 
d'abord au point de vue historique, on peut se deman- 
der : Quelles sont les catégories données par le lan- 
gage? et se plaçant en»uite au point de vue de la phi- 
losophie, se demander : Quelles sont ou quelles doit>ent 
être logiquement les catégories ? 

Il est bien évident que le langage entre pour quelque 
chose dans les conditions de ce problème, puisqu'il a 
pour objet, comme la philosophie, de comprendre le 
monde, ou en d^autres termes, puisqu^il est une philo- 
sophie primitive, et une philosophie d'autant plus im- 
portante à connaître qu'elle précède nécessairement 
toutes les autres. Cette philosophie primitive du lan- 
gage voyait le monde devant elle comme un Tout 
qu'elle ne comprenait point, et pour le comprendre, 
elle faisait ce que nous répétons encore chaque jour, 
lorsque nous sommes devant une chose ou un Tout que 
nous voulons connaître. Ainsi, ignorant ce qu'est une 
montre et comment elle fonctionne, nous commençons, 
pour le savoir, par détruire le rajjport qui existe entre 
ses parties, et nous regardons séparément chacune 



REMARQUES. 103 

d'elles, les roues, les pointes, les ressorts ou les vis, 
eoiiuno si elles avaient une existence propre et poui* 
€lles4nêiues. C'est encore de la même manière que 
nous cherchons à comprendre le corps humain en étu- 
diant son anatomie, le coupant arbitrairement çà et là, 
et comparant entre elles ces diverses sections, qui, d'a- 
bord faites sans méthode, seront à peu près de même 
grandeur ou prises selon des analogies que certaines 
règles instinctives et grossières nous auront enseignées. 

Or, le langage ne fait pas autre chose. Voulant com- 
prendre le Tout, il en sépare d'abord arbitrairement quel- 
ques pièces qu'il croit des sujets et qu'il nomme pour 
œttc raison substantifs. Mais lorsque ces pièces ont été 
ainsi nommées ou posées par la philosophie primitive 
du langage, il est du devoir de la philosophie qui lui 
succède et qui garde seule ordinairement ce titre, non- 
seulement de les rapprocher ou de les comparer alin de 
voir quelles sont celles qui s'accordent bien entre elles, 
mais aussi de se demander si le langage n'a pas fait 
taiisse route dans ses divisions, si les pièces qu'il nous 
offre ont été bien choisies , et si quelques-unes d'eUes 
que nous croyons des sujets ne seraient poipt par ha- 
sard si maladroitement prises que l'on dût, en en par- 
lant, tomber nécessairement dans l'erreur. 

C'est cette seconde ((uesiion que la philosophie avait 
jus(iu'ici négligée. 

Et c« que nous disons des Substantifs, peut aussi bien 
se dire des adjectifs et de tous les mots en général, au 
sujet desquels on peut toujours renouveler les deux 
questions préwklentes, savoir : Quel rapport vrai ils ont 



loi REMARQUES. 

entre eux et de quel droit ils existent? Mais on néglige 
toujours cette seconde question. Les mots fournis par 
la langue sont généralement réputés vrais; et si Fon 
admet que quelques-uns peuvent être faux, on est ce- 
pendant assuré que dans le plus grand nombre de cas 
ils sont absolument vrais, et que ce que nous avons à 
faire n'est pas de rechercher quel degré de confiance 
mérite un sujet ou un \ rédicat, un substantif ou un 
adjectif donné par le langage, mais seulement de voir 
si tel ou tel adjectif ou prédicat, réputé vrai en soi, con- 
vient ou ne convient pas à tel ou tel substantif on sujet, 
présumé vrai à son tour. 

Voici uil exemple à l'appui de ce que nous disons. 
On a longtemps discuté en philosophie pour savoir si 
rame est simple ou composée, parce qu'on croyait pou- 
voir en déduire la preuve de son immortalité. Mais touk 
«n supposant douteuse cette question de la simplicité de 
rame, ou ne songeait point à demander si Talternative 
posée par la langue, à savoir qu'il y a des choses sim- 
ples et des choses composées, n'était pas douteuse aussi. 
On négligeait en un mot de demander à la langue où 
elle a pris cette idée de simplicité ou de composition , 
et Ton ne voyait point qu'il se pourrait qu'aucune de 
ces alternatives ne convint aux choses et surtout à 
rame. 

Car de ce que Ton rencontre ces deux idées dans le 
langage, il ne s'ensuit pas qu'elles sont vraies. Tout ce 
que cela prouve, c'est que le langage se trouvant un 
jour devant le monde ou le Tout sans le comprendre , 
l'a dceoniposê en ces deux parties ; et c'est de la même 



HKMAHQl KS. lOri 

façon que leH substantifH, les adjectifH el autres radicaux 
(lu langage s'y sont introduits^ tout mot éteint ce qu'on 
appelle eneore aujourd'hui un mot, c'est-à-dire un 
aperçu du génie ou l'invention d'une catégorie. 

N'ayant encore aucune règle bien établie^ la langue, 
en Taisant Tanatomie de ce Tout placé devant elle, aura 
pu quelquefois^ par hasard ou [vàr instinct, faire si bien 
et d^me main si heureuse ses coupures qu'elle en aura 
tiré une pièce entière, méritant de recevoir un nom ou 
d'être une catégorie; mais d'autres fois, et le plus sou- 
vent sans doute, (die a dû s(i montrer moins hcîureuse , 
et couper pour ainsi dire une partie des poumons avec 
une autre des intestins ou du foie, et croyant que cet 
ensem))le de pièces formait un tout particulier, lui don- 
ner une seule appellation. Dans ce cas, elle n'aura donc 
point trouve les véritables pièces (|ui composent le 
corps ou le Tout, vX le rapprochenjent ou la conq)arai- 
son des parties iprello a trouvées et auxipielles elle a 
donné des noms particuliers, ne saurait jamais, quoi 
(pi'on fasse, conduire à la connaissance du Tout, si celui 
(pii veut mMpiérir cette connaissance et (pii est le philo- 
sophe, se borne à couq)arcr ou à rapprocher ces pièces 
sans oser mettre en dout(^ leur existence même. 

Ces erreurs commises par le langages dans la division 
du Tout, sont évidemment plus graves (pie celles (pie 
(Mtnnnet une science particulière connue ranatomie, (pii 
peut se corriger, tandis (jue les premières troublent et 
bouleversent tout le savoir humain. Plus d'une fois 
sans doute, et mèuKî le plus souvent, ces fautes du 
laugage cacheront (pud(pie Ixume et utile v('Tité, at- 



106 REMARQUES. 

tendu que l'idée ou l'iustinct de la vraie nature des 
choses guidera toujours un peu Thomme dans la re- 
cherche des mots ou des idées^ comme il dirige aussi le 
premier anatomiste en lui faisant pressentir qu'il vaut 
mieux couper ici que là ; mais tous les deux commettent 
nécessairement des fautes dont la plus grande est peut- 
être la nécessité de diviser ou de décomposer ce qui est 
un tout. 

On n'a point encore entrepris de séparer le vrai du 
faux dans rétablissement primitif du langage. Les re- 
cherches grammatico-étymologiques des modernes et 
beaucoup de ces aperçus naïfs que Ton rencontre chez 
les anciens^ plus près que nous^ sinon de Forigine , du 
moins de la renaissance des lettres au moyen âge, peu- 
vent être considérés comme le prélude à ce qu'il fau- 
drait faire. Ces travaux seront d'un grand secours à la 
philosophie qui devrait les prendre sérieusement à cœur, 
les combiner et en tirer toutes les conséquences possi- 
bles, au lieu de les négliger comme elle Ta fait jus- 
qu'ici, non par dédain, mais au contraire, par trop de 
courtoisie, supposant parfait ce qu'a fait le langage, et 
ne doutant que d'elle-même. 



II. 



La seconde question, ayant pour but d'obliger les idées 
à rendre compte de leur existence, sera donc la critique 
raisonnée, non point d'une langue particulière, mais du 
langage en général. La philosophie n'est peut-être pas 
autre chose, et elle a d'autant moins besoin de s'en ex- 



HËMAHQUËS. tU7 

cuser, que le langage, de son côté, peut bien prétendre 
(lue c'est précisément la fausseté de ses catégories et la 
naïveté illogique des aperçus du génie qui fait sa beauté, 
sa grandeur ou sa poésie, et que les vraies catégories 
resteront à jamais impénétrables à la philosophie, ou 
même qu'elles sont impropres à saisir la vérité tout en- 
tière, comme Tanatomie à découvrir les lois cachées de 
la vie. Sans sortir cependant de la modestie qui con- 
vient à une sœur cadette vis-à-vis de son ainée, la phi- 
losophie proprement dite peut faire la criti(iue du lan- 
gage. Et c'est, en effet, ce qu'elle entreprend tous lés 
jours lorsqu'elle constate que les noms ou sujets posés 
par le langage n'ont aucun droit à ce rôle, et que , par 
exemple, Feau, la pierre, le feu, un morceau de fer ou 
de plomb, etc., ne sont point des individus ayant par 
eux-mêmes une existence particulière, ainsi que la lan- 
gue le suppose lorsqu'elle en parle et leur donne des 
noms, mais qu'ils ne sont que les accessoires d'un Tout 
qui est la terre, et ne sont point pour eux-mêmes des 
individus ou des centres; tandis qu'un arbre, un ani- 
mal ou un homme seront toujours pour eux-mêmes 
des individus ou des centres, et par conséquent de vrais 
sujets y bien qu'ils fassent aussi partie de la terre. Car 
ces derniers ne sont pas seulement les accessoire? ou 
les attributs de la terre, mais au contraire, ils ont plus 
qu'elle-même le droit d'être appelés des sujets, attendu 
que s'ils lui sont inférieurs par la quantité, ils la sur- 
passent infiniment par la valeur ou l'intensité de l'exis- 
tence. Le fer, c'est-à-dire tout le fer ou toute une es- 
pèce de pierre, etc., peut bien revendiquer le droil 



lOK RKMARQIJES. 

<rètre une catégorie, mais un morceau de fer ou une 
seule pierre, j-urtout si elle n'est point un cristal en- 
tier, ne saurait jamais être conçue comme individu ou 
sujet, tandis qu'un seul arbre, un animal ou un homme 
peuvent vraiment réclamer ce titre. Ils sont réellement 
des catégories en ce sens que le développement de la 
création, tel qu'il s'est opéré sur notre globe, s'y est ar- 
rêté et fixé dans son cours. En s'y arrêtant à son tour, 
le langage est d'accord , en c^ cas , avec la réalité ou la 
vérité, tandis qu'il s'est trompé en faisant d'un frag- 
lùent de pierre ou de fer une catégorie. La pierre, par 
elle-même, n^est pas un centre, un individu ; elle n'est 
(lu'une portion de la périphérie d'un autre centre , 
comme du roc ou du globe terrestre dont elle faisait 
primitivement partie. En constatant ces vérités, d'une 
maHière ou d'une autre, que fait la science ou la phi- 
losophie, si ce n^est la critique du langage ? 

Et comment celui-ci était-il arrivé à faire de tous les 
modes de l'existence terrestre des individus ou des su- 
jets, si ce n'est par un abus de l'analogie poussée hors 
de ses limites légitimes? Car de ce qu'il voyait à côté 
de quelques individus, comme l'homme, par exemple, 
qui a conscience d'être vraiment un centre ou un su- 
jet, beaucoup de choses subsistantes isolément, il en 
a conclu qu'elles devaient être aussi des sujets ou des 
centres, ayant par eux-mêmes une existence analogue 
€^ ceux que la conscience nous révèle spontanément. 
Ayant donc constaté que l'homme est un sujet, le lan- 
gage donne à ce sujet des prédicats, et cette antithèse, 
entre le sujet et le prédicat^ lui plaît tellement, qu'il 



UliiMARQUES. 109 

Iraiisforine aussitôt en sujets tout ce ^ui seiiiblti (îxislei* 
isolément, comme un «loigt, un cheveu, une pierre, etc., 
pour leur donner aussi des prédicats, sans s'apercevoir 
que cette application exagérée de l'analogie introduit 
dans le monde cpi'il a pour objet de comprendre un si 
grand désordre, que, pour tâcher d'en sortir, il faut de 
nouveaux prédicats qui n'ont pas plus de rapports à la 
vérité ou à la réalité des choses que n'en ont eux-mêmes 
les sujets auxquels on les applique. 



ur. 



Si nous sortons du labyrinthe où nous introduit le 
langage, et si nous regardons autour de nous dans le 
monde, nous voyons que la création nous offre une 
gradation progressive du moins parfait au plus parfait. 
Dans le monde inorganique, l'ordre mécanique est in- 
férieur à l'ordre chimique, qui voit au-dessus de lui le 
monde organisé, se subdivisant par une gradation ana- 
logue en végétal et animal, au-dessus desquels j)lane 
encore ViniellectueL 

• Les diverses classes ou familles dans lesquelles le 
monde se trouve divisé par ces mots, ne sont point 
équivalentes ou d'égale valeur, et placées pour ainsi 
dire sur la même ligne. Elles sont, au contraire, subor- 
doimées, et telles, qu'il y a gradation de l'une à l'autre. 
Car la différence entre toutes ces classes est inunense, 
non-seulement quantitative, mais qualitative, et Ton 
pourrait dire infinie. Si quelques savants mettent en 
doute sa grande étendue, il est cependant généralement 



110 REMARQUES. 

admis que les lois mécaniques ne sauraient^ dans aucun 
cas, ni même par analogie, servir à expliquer ou à faire 
comprendre les lois chimiques, et que les organismes 
qui font la vie de la plante ou de l'animal sont, à leur 
tour, bien au-dessus des lois chimiques, et bien plus en- 
core au-dessus des lois mécaniques. Enfin, la nature de 
l'esprit ou de Fâme repousse toute espèce d'analogie 
avec le monde organique et plus encore avec ceux qui 
lui sont inférieurs. Le moins n'embrasse pas le plus ; 
Tinférieur ne mesure pas le supérieur ; tandis que ce 
qui occupe le plus haut rang, comme rintelligence, 
peut mesurer et comprendre toutes les phases inférieu- 
res. C'est ainsi que Vorganisme comprend le chimisme 
sans y être compris, et que le chimisme embrasse le 
mécanisme. 

L'intelligence humaine, il est vrai, s'efforce de com- 
prendre ce qui lui est supérieur, c'est-à-dire ses rapports 
à Dieu et Dieu lui-même, mais ses efforts enfantins et 
modestes font voir une fois de plus que la distance 
entre elle et Dieu est trop grande pour que nous puis- 
sions jamais le connaître. 

Or, que fait la science en posant ces conclusions, en 
montrant cette distance presque infinie qui sépare l'oi^ 
dre mécanique de l'ordre chimique, celui-ci des deux 
ordres organisés, et ces derniers enfin de l'ordre intel- 
lectuel? La science ne fait pas autre chose que là criti- 
que raisonnée du langage qui n'a pas compris ces diffé- 
rences. Ainsi, par exemple, le langage pose et applique 
à tous les ordres de réalités l'idée de cause, qui, cepen- 
dant, lui vient d'abord du moins élevé ou de Tordre 



UEMARQUES. lit 

mécanique. Là, cette idée de cause et ireifet signifie 
qu'une impulsion qui vient du dehors d'un corps est le 
principe d'un changement ou d^un mouvement qui est 
observé dans le corps. Le langage a reconnu par là que 
de deux choses séparées, Tune peut être cause de l'au- 
tre. Tout lier de cette découverte ou de cette notion de 
cause et d'effet tirée de Tordre le moins élevé de la 
nature, il l'applique aussitôt aux ordres supérieurs, 
et en fait pour tous les cas une catégorie. Partout où il 
croit reconnaître quelque analogie avec le phénomène 
mécanique qu'il a primitivement observé, il parle de 
cause et d'effet, sans voir que le sens de ces mots se 
doit naturellement modifier. Ainsi, il nous dit que 
Thomme est la cause de ses actions, sans remarquer 
(lue, dans ce cas, la séparation ou la distance entre la 
cause et Teifet n'est plus aussi grande qu'elle était d^1- 
bord, et que cependant c^est cette différence, constatée 
par le langage dans Tordre mécanique, qui fait toute 
la valeur de cette catégorie. Car si on applique à l'être 
Je plus élevé et le plus parfait, ou à Dieu, cette catégorie 
(le cause ou d'effet tirée de Tordre le plus bas, on arrive 
à dire que Dieu est sa propre cause , causa sui, et par 
là toute Tanalogie que ce mot pouvait offrir a disparu. 
L^efifet est identique à sa cause, ou plutôt Tidéè de cause 
s'évanouit, puisqu'il n'y a plus de séparation entre elle 
et l'effet. Et de ce que nous n'avons point d'autres caté- 
gories à lui substituer, nous n'avons pas le droit de con- 
clure que celle-là est bonne. Elle suppose deux extrêmes, 
dont Tun est la cause, l'autre Teffet ; mais si nous di- 
sons que la cause est cause de soi-même, causa sut, 



112 REMARUIE8. 

il n'\ a plus (J'exUèiiies, et cette catégorie par conséquent 
u*a plus (le valeur. 

Nous voyous par cet exemple que Tune des catégo- 
ries ou (les mesures que nous voulions appliquer au 
monde, ne s^applique pas dans le même sens à tous 
les ordres de réalités, il faut parfois changer sa signifi- 
cation, et même avouer, dans certains cas, sa complète 
insuffisance. Le langage n'en avait nul souci ; il croyait 
tenir une règle certaine, et la philosophie.vient lui mon- 
trer qu'il n'en est rien. Et ce que nous disons d'une ca- 
tégorie, nous pourrions le dire de toutes. Cela sans doute 
est bien fait pour nous effrayer ; et de même que la terre 
sur laquelle nous marchons nous parait d^abord immo- 
bile, tandis que la science nous apprend plus tard (ju'elle 
se meut, ainsi la logique nous fait voir cpie toutes les 
règles ou catégories dont le langage croyait faire une 
mesure fixe et sûre, sont au contraire chancelantes dans 
nos mains, et au lieu de marcher sur la terre, nous 
voilà voguant sur les flots. 



IV. 



S'il nous faut, comme nous venons de le voir, mettre 
en doute la plupart des catégories, il en est deux cepen- 
dant, celles de temps et d'espace, qui paraissent iné- 
branlables. On sent, en effet, qu'elles dominent Tuni- 
vers. Kant les appelait les formes de nos sensations, 
réservant le nom de catégories à ses (douze) formes de 
l'entendement. Mais puisque les sensations, selon lui , 
donnent à Tentendement ses matériaux, il aurait dû. 



REMARQUES. H3 

pins que tout autre, reconnaître que le temps et Tes- 
pace sont des catégories primitives et fondamentales 
d'où procèdent toutes les autres. Car elles sont néces- 
saires, inévitables, et nous n'avons aucun moyen d'y 
échapper. Nous disons bien qu'au delà de l'espace et du 
temps il y a Téternité, mais en réalité nous ne pouvons 
nettement comprendre, tant que nous vivons, cette idée 
de l'Éternel. Nous ne concevons bien que le temps et 
l'espace, que nous pouvons imaginer infinis, mais aux- 
quels nous ne saurions nous soustraire. Nous ressem- 
blons en ce point au ciron qui est né sur une feuille et 
qui ne sait point qu'en dehors de cette feuille sur la- 
quelle il végète, il existe un autre monde. 

Cependant, bien que nous ne puissions sortir, dans 
cette vie du moins, de ces deux catégories fondamen- 
tales, il nous est toutefois permis de pressentir qu'elles 
ne sont point le dernier mot ou les dernières formes de 
toute existence, puisque nous voyons déjà dans ce 
monde qu'une forme est d'autant plus parfaite qu'elle 
est moins soumise aux conditions de l'espace et du 
temps. Ainsi la plante est fixe sur le sol où elle croît, 
tandis que l'animal se meut à son gré ; et nos pensées, 
successives dans le temps, échappent aux lois de l'es- 
pace pour n'être soumises qu'à celles du temps. 

Il semble, en effet, que l'espace soit plus matériel 
que le temps. On pourrait peut-être concevoir le déve- 
loppement de l'absolu ou de Dieu dans le monde sous 
la forme de ces deux catégories, comme décentralisa- 
tion expansive dans l'espace et concentration intensive 
dans le temps. Car il faut bien le dire, le temps n'est 

8 



114 REMARQUES. 

qu'un point. Ce n'est pas une ligne droite infinie^ ainsi 
qu'on aime à se le figurer; c'est, au contraire, un centre, 
un point, un moment; il est Vinstant qui est y le mo- 
ment actuel. Le passé et Tavenir n'existent pas, puisque 
l'un a cessé d'être et que Pautre n>.st pas encore. Dans 
cette manière d'envisager le temps, on ne peut donc pas 
le figurer par une ligne droite infinie des deux bouts , 
ou même d'un seul dont l'autre a pour limite le présent ; 
mais plutôt comme un centre ou un point autour du- 
quel se groupe l'univers. Un poôte l'a nommé une ba- 
gue que tient suspendue la volonté de Dieu et dans 
laquelle, par son ordre, l'espace infini est sans cesse 
obligé de passer en se repliant sur lui-même et en se 
concentrant. 

Cette antithèse fondamentale de l'absolu, se déployant 
dans l'espace et se reployant daifô le temps, se repré- 
sente à nous dans tous les ordres de réalité qui nous 
entourent ; et le rapport qui s'établit entre les deux ex- 
trêmes de cette antithèse, entre l'expansion et la con- 
centration, reparaît dans tous les êtres, mais -avec une 
prépondérance de plus en plus grande de la concentra- 
tion, à mesure que l'ordre des existences est plus élevé, 
plus parfait ou plus voisin de Dieu. Ainsi , l'expansion 
restant la même, la force de concentration est bien plus 
grande dans l'animal que dans la plante ; et l'homme , 
placé bien au-dessus de ces êtres inférieurs auxquels 
cependant on peut déjà donner le nom d'individus, 
l'homme, qui a seul le droit de se dire un sujet, se 
sent doué d'une puissance de centralisation si intense 
qu'il se croit doué de libre arbitre , ou en d'autres ter- ' 



nKMARQUES. 115 

mes, qu'il se croit un centre tout à fait maître de sa pé- 
riphérie. 

Mais si Ton n'aime pas généralement à met Ire le temps 
et Fespace au-dessus des autres catégories, cela vient de 
ce qu'en partant de là, on se trouve en présence d'un 
dualisme qui semble exclure Funité de système. Il 
se pourrait, en effet, que le rapport entre le temps et 
l'espace fût le principe et la fin de toutes choses, le 
premier et le dernier mot de Fénigme que nous cher- 
chons, et c'est ce que la philosophie constate en s'occu- 
pant d'une manière spéciale de ces deux catégories. 
C'est bien ce qu'a fait Kant, et c'est en c^ sens qu'il 
faut revenir au kantianisme. La philosophie de la na- 
ture renouvelée par Schelling ne fait pas non plus au- 
tre chose , puisqu'elle nous force à reconnaître que le 
temps et l'espace sont les premières fonnes ou les 
plus importantes de toutes, et que Dieu étant Vuniié et 
le monde la variété, le développement de l'unité en 
variété, comme le retour de la variété à l'unité, s'accom- 
plissent dans les formes nécessaires de l'espace et du 
temps. 

Si par une hypothèse impossible, mais effrayante à 
concevoir, on suppose que le temps cessant d'exister, 
l'espace demeure seul dans le monde, alors l'absolu 
s'étant éparpillé et pour ainsi dire démembré dans 
toutes les parties de l'espace afin de donner une exis- 
tence propre à chacun de ses attributs, la connexion 
entre ses membres serait détmite, la conscience du tout 
serait perdue, et l'absolu ne se retrouverait point. Car 
il n'y a de mouvement et de vie que dans le temps, aui 



IIG REMARQUES. 

fait que tout être se transforme et se hâte d'arriver au 
moment actuel qui seul existe. Dans un monde, au 
contraire, où l'espace subsiste seul sans le temps, tout 
paraît s'arrêter et s'immobiliser. Avec lui nous avons 
la séparation , Tisolement et la mort ; avec le premier , 
la continuité, le mouvement et la vie. Et bien que ces 
hypothèses ne soient peut-être pas admissibles, il n'en 
est pas moins vrai qu'il faut avant tout , à l'aide de ces 
suppositions ou de toute autre de même nature, tâcher 
de mieux saisir et de mieux comprendre le rapport qui 
existe entre ces deux catégories fondamentales, dans 
lesquelles le monde a commencé et se développe encore 
tous les jours, et qui embrassent tout notre être. 

La philosophie contemporaine ne leur donne pas 
l'importance qu'elles méritent. Dans sa logique subjec- 
tive, qu'on a nommée une définition des attributs de 
Dieu antérieurs à la nature, Hegel semble n'en rien 
dire ; et si dans une autre partie de sa philosophie, qu'il 
appelle philosophie de la nature, il débute par l'anti- 
thèse de l'espace et du temps, affirmant que la matière 
est le fruit de leur union, cependant il commet Terreur 
de placer sur la même ligne la matière et ses deux prin- 
cipes. D'où il suit que son système semble pouvoir né- 
gliger, non-seulement ces deux principes dès qu'ils ont 
enfanté la matière , mais encore toute analogie tirée de 
leurs rapports. 

Nous n'échappons pas, en réalité, aussi aisément aux 
catégories de temps et d'espace, et nous n^avons pas le 
droit de les mettre ainsi de côté après n'en avoir parlé 
que dans l'introduction de notre philosophie. Elles nous 



UEMAHQUES. 117 

suivent et nous accinnpagnent toujours, parce (ju'elles 
sont comme la méthode ou la loi suivant laquelle Dieu 
s'est manifesté dans le monde, en commençant par 
s'éloigner de lui-même pour y revenir ensuite après ce 
long détour. La matière est bien réellement dans la na- 
ture la première forme de cette manifestation de Dieu, 
mais le temps et l'espace n'en continuent pas moins à 
dominer toute la création , non-seulement dans l'ordre 
inférieur des existences, mais aussi dans les ordres plus 
relevés, puisqu'ils soumettent à leur empire Tintelli- 
gence elle-même, qui, pour ce motif, n'est point encore 
Tabsolu, comme le supposait Hegel. 



V. 



Il est presque superflu de remarquer que Kant a 
réellement débuté par les catégories de temps et d'es- 
pace ; mais il est curieux de montrer que les théories 
philosophiques même les plus abstraites doivent néces- 
sairement commencer par là. Car pour comprendre l'in- 
finie variété des choses qui existent dans le monde , le 
philosophe, cherchant une idée qui puisse embrasser 
cette variété infinie, nous fait voir que cette idée se dé- 
veloppe dans toutes les formes où le conduit successi- 
vement sa théorie. Or, cette idée de développement 
n'est autre chose que la notion même de l'espace et du 
temps, dans lesquels nous voyons le germe ou Tœuf se 
développer pour devenir plante ou animal, ou bien la 
seule notion du temps dans lequel ce qui existe peut 
^ seul aussi se développer. Car il est évident que si nous 



11K REMARQUES. 

supprimons ces analogies et ces exemples de Toeuf ou 
du germe se développant dans l'espace et dans le temps, 
le mot de développement n'a plus de sens et devient in- 
saisissable. D'où il suit qu^en généralisant cette remar- 
que y nous pouvons dire que toute philosophie , même 
en supposant qu'elle ait pu commencer tout à fait à 
priori sans tenir aucun compte de l'espace et du 
temps, y retombe forcément dès qu'elle fait voir que ce 
qu'elle a posé d'abord se développe ou devient ce qui 
suit, puisque l'idée du développement ou du devenir se 
tire de l'espace et du temps. 

Ainsi Hegel, dans sa philosophie, s'il fallait le prendre 
à la lettre , ne commencerait réellement point par ces 
deux catégories, puisque sa première trilogie devenue 
si fameuse n'en dit rien. Elle pose que VÊtre est aussi 
le Bien, et que la vérité de tous les deux est le devenir. 
Mais puisqu'il a d^abord établi le devenir comme im 
développement ou un mouvement de l'Être au néant et 
du néant à l'Être, il est clair que c'est bien en réalité la 
notion d'espace et de temps que nous avons en nous qui 
nous permet de comprendre ce qu'il veut dire. Car nous 
ne concevons le mouvement que dans l'espace et le 
temps ; hors de là ce mot n'a plus de sens et ne nous 
apporte aucune idée. Cette remarque est d'autant plus 
importante que toute la vérité et l'originalité de sa phi- 
losophie reposent sur cette première trilogie, et que sa 
gloire comme sa conquête est d'avoir mis le devenir au 
premier rang, que VÉtre occupait avant lui. Or, nous 
venons de le voir, cette détrônisation de l'Être et cette 
élévation du devenir ne s'est point faite sans le con- 



UEMARQIIKS. HO 

cours de l'espace et du temps, et peut-être luéme 
ii'est-elle autre chose que la réduction à un point (ie 
cette ligne infinie qui figurait autrefois le temps, c'est- 
à-dire la substitution du temps, conçu comme le mo- 
ment qui est mais qui s'enfuit toujours, à la notion du 
temps conçu comme durée permanente. 

Avant Hegel, il est vrai, on avait dit que le temps 
s'enfuit; mais dans tous les systèmes antérieurs au sien 
sa catégorie principale du devenir est plus ou moins 
effacée, amoindrie, et l'Être subsiste toujours. C'est lui 
le premier qui a déclassé TÉtre et l'espace pour élever 
le temps et le devenir au premier rang. 

La trilogie fondamentale de Hegel ou ses trois caté- 
gories principales, et toutes celles que les philosophes 
établissent en commençant, sont nécessairement un 
peu froides et pâles ; car en admettant même que ces 
catégories fondamentales puissent, à la rigueur, renfer- 
mer dans leur sein toutes celles qui s'en déduisent plus 
tard, elles n^ont point encore leur précision, leur éclat, 
leur timbre ou leur détermination spéciale. D'où nous 
pouvons tirer celte conséquence, que toute catégorie, la 
première comme les autres, prise en elle-même, ne 
saurait jamais être absolument vraie, attendu que si 
l'une d'elles était tout à fait vraie, les autres seraient 
inutiles. Nous pouvons donc en conclure d^une manière 
générale que chaque catégorie n'est en quelque sorte 
qu'une coupe ou section faite dans le Tout, parmi beau- 
coup d'autres également possibles, à peu près comme 
un ingénieur qui, pour étudier la courbure d'une voûte, 
fait une première section qu'il étudie, puis un seconde 



\iO REMARQUES.^ 

dififérenle de la première qu'il étudie encore, puis une 
troisième, une quatrième et ainsi de suite, jusqu^à ce 
qu'il ait épuisé la voûte ou le tout quMl voulait con- 
naître. Il n'en fera jamais assez, en réalité, pour con- 
naître au juste toute la courbure, mais il acquerra du 
moins des comiaissances qui lui manqueraient sans cela, 
et même il connaîtra les points essentiels de la voûte s'il 
a soin de faire ses coupes aux endroits où elle offre le 
plus d'originalité. Les catégories nous donnent aussi 
des points de vue plus ou moins importants, mais par- 
tiels. Ce sont comme des anses à l'aide desquels nous 
tâchons de saisir l'absolu , sans pouvoir toutefois l'em- 
brasser. Pour que nos connaissances fussent toutes 
vraies, il faudrait que nous n'ayons qu'une catégorie, 
de même que nous pouvons admettre que les impres- 
sions des choses sur nos sens seraient plus parfaites si 
nous n'avions qu'un sens, qui réunirait les mérites des 
cinq, et nous donnerait d^iutres avantages résultant de 
cette imion, dont la privation nous empêche, en beau- 
coup de cas, de saisir toutes les propriétés des choses. 
Dans cette hypothèse, il serait donc très-important de 
savoir si la fausseté de chaque catégorie prise isolément 
vient de nous, ou si elle est nécessaire, parce que Dieu, 
en se développant, aurait voulu être à la fois vrai (c'est^ 
à-dire l'Éternel ou le tout) et non-vrai (ou tel qu'il se 
manifeste séparément dans Fespace et le temps). Cette 
dernière question parait être la plus grave de toutes, et 
si nous pouvions y répondre , nous aurions la solution 
demandée par le congrès philosophique de Gotha. Mais 
la réponse à cette question sera toujours bien douteuse. 



REMARQUES. 121 

et la question elle-même n'est pas moins difficile à po- 
ser. Car si, d'une part, le temps et l'espace sont non- 
seulement des catégories comme nous Pavons fait voir, 
mais de plus la source et le fondement de toutes les au- 
tres ; et si, d'autre part, notre entendement se compose 
nécessairement de catégories , on pourrait bien en con- 
clure que les perceptions variées de nos sens sont la vé- 
ritable cause qui fait que notre esprit procède par plu- 
sieurs catégories et non point par une seule , et que la 
langue n'a pas pu nous en donner d'autres que celles 
que nous connaissons. Dans le cas contraire, les sec- 
tions ou coupes indiquées par le langage, rectifiées 
par la philosophie et faites pour étudier la courbure de 
la voûte ou du Tout que nous voulons connaître, ou en 
d'autres termes, les anses que la langue nous prête 
pour saisir l'absolu et qui nous sont devenues si fami- 
lières, n'obtiendraient notre assentiment que parce que 
nous les connaissons et qu'elles ont déjà intéressé tous 
les hommes de tous les siècles depuis l'enfance du 
monde jusqu'à ce jour. 



VI. 



Il est vrai que si Thomme était absolu, comme le 
croyait peut-être Hegel, il ne débuterait pas forcément 
par l'empirisme en philosophie, c'est-à-dire par le temps 
et Tespace. Il exprimerait immédiatement et d'un seul 
mot la nature éternelle et inconditionnelle de l'absolu 
ou Dieu en dehors de l'espace et du temps. Ou plutôt il 
ne le dirait pas, car le langage est humain, et l'absolu. 



tt2 REMARQUES. 

selon toute vraifiemblance, n'a pas besoin du langage, 
l/où il suit que l'absolu ne pourrait pas ncm plus pen- 
ser. Car rantithèse entre TÊtie et la pensée qui se tra- 
duit par la parole^ ou entre ce que nous pensons et ce que 
nous sommes, existe bien en nous ; mais on ne saurait 
admettre en Dieu une semblable limite de TÊtre, que 
Ton ne rencontre que dans Fhonmie, chei qui la cir- 
conférence de la pensée est plus grande que celle de 
l'Être. 

Tous les systèmes de philosophie jusqu'ici ont Caitde 
Dieu un Être pensant ; mais les principales (éjections 
élevées dans ces derniers temps contre les doctrines 
rationalistes en général, ont eu surtout pour objet 
d'établir que Dieu doit être considéré plutôt comme 
agissant que comme pensant. On a répété le mot des 
anciens pbiUjsophes que Dieu est agent : Deus est octtAS 
purus. Nous voyons là un légitime pressentiment de la 
nécessité d'élever Dieu au-dessus de la sphère de la pen- 
sée ou de Tentendemeut et de la science. Mais le côté dé- 
fectueux de cette ancienne définition de Dieu qu'on re- 
produit de nos jours, est de substituer la volonté ou l'une 
des facultés humaines à une autre, et de croire que 
cette volonté est adéquate ou conforme à la substance 
de Dieu. 11 nous paraît évident que cela ne répond pas 
au besoin que nous sentons de définir Dieu ; et si Ton 
veut absolument le définir d'un mot, il faudrait au 
moins dire qu'il est l'unité de l'Être, du Penser et du 
Vouloir, ou l'union de ces trois facultés en une seule. 
La perfection souveraine de Dieu doit être, en réalité, 
de ne pas exister comme un moi qui a hors de lui un 



RËMÂRQUKS. 1â3 

non-moi auquel il ne peut atteindre que par la volonté 
ou par la pensée. Pouvoir connaître et porter son action 
dans le non-moi, sont deux perfections qui nous élèvent 
au-dessus des animaux; mais en cela il y a encore l'im- 
perfection de n'être pas le non-moi , et de n'avoir avec 
lui que des rapports éloignés de connaissance ou d'in- 
fluence active, sans pouvoir arriver jusqu'à son Être ou 
sans être lui. 

Car si nous étions les choses que nous connaissons, 
le savoir, qui n'existe que par l'antithèse du moi et du 
non-moi, aurait disparu. Le moi, qui n'est dans Thomme 
qu'un petit centre n^occupant qu'un point isolé, est en 
Dieu le centre de Tunivers ; ou plutôt l'univers est son 
lïtre, et par conséquent il n^a point de non-moi à côté 
de son moi. D'où il suit que la valeur infinie qu'ac- 
quiert en lui la catégorie de l'Être, fait évanouir et dis- 
parallre la catégorie du savoir. La distinction du moi et 
du non-moi en Dieu, s'il l'a fait, n'a pu lui plaire qu'a- 
près coup, par un déplacement du centre dans sa péri- 
phérie, c'est-à-dire dans le temps et dans l'espace ; mais 
alors la conscience du tout ou le retour au centre, ne 
saurait jamais lui être impossible, ni même d'aucune 
difficulté, comme sont obligés de le soutenir ceux qui 
prétendent qu'il y a des qualités dont il ne s'est primi- 
tivement approché et dont il ne s'approche encore qu'a- 
vec sa volonté ou sa pensée, et point avec son Être. 



154 REMARQUES. 



VII. 



En imposant des noms aux choses^ le langage pose 
donc des sujets sans prouver qu'il en a le droit. Le su- 
jet qui parait seul mériter ce titre est Tbomme. Mais, 
lui aussi cependant, est tellement dépendant des êtres 
qui Tentourent, et ses rapports avec le monde lui sont 
si nécessaires, que Tintelligence et la conscience, qui 
constituent réellement son moi, ne se seraient point fait 
jour s'il n'était sans cesse en relation avec ses sembla- 
bles, et que les idées du bien et du vrai n'auraient ja- 
mais pu se manifester s'il avait été seul. Car il n'existe 
pour lui de devoirs, à proprement parler, que ceux qu'il 
a envers les autres, et Ton voit par là que le développe- 
ment de la volonté , soumis aux lois de la morale et de 
la vertu, serait parfaitement impossible s'il vivait soli- 
taire, ou du moins que tous ses devoirs se réduiraient 
à ceux qu'il a envers Dieu, et ce qui est la même chose, 
envers lui-môme, lesquels, dans ce cas, seraient la seule 
loi de toutes ses actions, en admettant qu'on put encore 
donner à ses actes solitaires le nom d'actions. Et de 
même que pour les actions ou pour l'exercice de la vo- 
lonté, il faut absolument, comme nous venons de le 
dire, le concours de plusieurs sujets, il le faut aussi et 
peut-être avec la même nécessité, pour les opérations 
de Tentendement. Uhomme, en effet, qui vivrait seul 
sur la terre ne parlerait point, et par conséquent il 
n'aurait point de langage, et ses idées ne se développe- 
raient pas comme les nôtres, puisque la plupart de nos 



nKMARQUES. 125 

idées nous viennent par reflet, c'est-à-dire par renvoi 
du moi au non-moi lorsque ce dernier est une indivi- 
dualité comme nous. Mais il serait puéril de vouloir 
prouver plus longuement que l'homme est sans cesse 
en rapport avec ce qui Tentourë, et dont, pour ce motif, 
il se sent toujours plus ou moins dépendant. Nous sa- 
vons très-bien, (l'autre part, que l'homme est libre, et 
cependant que la détermination de sa volonté est diri- 
gée par des penchants ou instincts, qu'il re(;oit, non de 
lui-môme, mais de la nature, et qui font que certains 
devoirs lui sont plus pénibles que d'autres, et que cer- 
tains individus ont des inclinations différentes. Là en- 
core, le moi se sent dépendant du non-moi. Or, une 
existence qui dépend d'une autre n'a pas le droit de 
se dire un sujet, puisqu'elle n'est sous ce rapport qu'un 
attribut de celle dont elle dépend. Nous sommes donc 
forcés d'avouer en dernier lieu, qu'il n'y a qu'un sujet 
qui est Dieu, dont tous les autres sujets ne sont que les 
prédicats ou (jualités, plus ou moins libres à son égard 
sans pouvoir l'être entièrement. 

Ainsi que nous le supposions tout à l'heure en com- 
mençant, ce n'est donc point l'existence d'une unité ou 
centrante absolue, qui donne à la langue dans certains 
cas, comme dans celui de l'homme, par exemple, le 
droit de poser un sujet, droit dont elle aurait abusé dans 
d'autres cas ; mais c'est seulement un degré plus ou 
moins grand de substantialité ou de centralité, que nous 
apercevons en réalité et qui fait la différence entre les 
choses qui ont le droit d'ôtre appelées sujets et celles 
qui ne l'ont point. Or, cette subslantialité se trouve 



liO REMARQUES. 

déjà^ mais à un degré inférieur^ dans le cristal^ phis élevé 
dans la plante, plus encore dans l'animal^ et enfin dans 
rhomme au plus haut degré que nous le connaissions. Un 
seul morceau de fer ou de pierre pourrait donc aussi^ 
mais avec encore moins de vérité^ se dire un sujets 
puisqu'il a pour centre la force de cohésion ; et Ton de- 
vrait dire qu'un morceau de bois enseveli depuis mille 
ans dans les ruines d'un château n'est pas encore mort^ 
attendu que là où il y a cohésion et unités la vie sub- 
siste toujours. Il ne meurt qu'après s'être entièrement 
pourri^ quoique, dans un autre sens, Tarbre dont il 
faisait partie fût peut-être mort depuis longtemps lors- 
qu'on l'abattit. Partout où il y a cohésion, il y a vie, 
système, unité. Ce papier est vivant jusqu'à ce qu'ifc 
soit pourri; ceux qui l'ont fabriqué ont contraint sa 
force vitale à prendre cette nouvelle forme avant de 
s'évanouir. Deux morc«âux de liège flottant sur l'eau, 
qui se rapprochent à cause de l'attraction qu'ils ont 
l'un pour l'autre, se font par là un centre commun vers 
lequel ils convergent et qui devient pour le moment un 
sujet dont ils sont les attributs. Ainsi, nous voyons par- 
tout un sujet, et pourtant l'homme lui-même n'est pas 
un sujet. Les derniers êtres comme les premiers, n'ont 
pas absolument le droit d'être appelés sujets, et n'en 
sont pas non plus absolument dépourvus; car la dis- 
tance immense, infinie, qui existe entre deux classes 
d'êtres, comme entre la vie de cohésion et la vie pro- 
prement dite, entre celle-ci et la vie intellectuelle qui. 
commence dans l'homme, n'a sa source que dans une 
augmentation de centralilé de plus en plus grande. 



HEMARQUËS. 127 

Dans cette hypothèse^ c'est donc seulement une aug- 
mentation quantitative qui fait apparaître une existence 
nouvelle^ tout à fait différente d'une autre. Mais on 
n*admet pas volontiers cette conclusion. Cependant^ 
l'augmentation de quantité n'ayant pas lieu dans tous 
les sens^ mais dans un seul^ tandis que chacun des au- 
tres reste ce qu^il était d*abord^ on peut admette que 
celui qui se développe et qui commence à dominer^ 
était primitivement contenu et comme absorbé dans les 
autres. La ])répondérance plus ou moins grande d'une 
des directions change le caractère et les relations de 
toutes les qualités. Ainsi y lorsque nous avon» supposé 
que Dieu ne pensait ni n'agissait pas y nous avons sup- 
posé que son Être s'augmentait tellement qu'il absor- 
bait toutes les autres relations^ qui sont encore mani- 
festes dans Phomme parce qu^il n'est pas infini. 

La différence des systèmes philosophiques sur la no- 
tion de Dieu s'explique en réalité par cette remarque. 
Car cette notion n'esta en tous cas^ qu'une augmenta- 
tion à l'infini. Ce qui change, c'est le point de départ. 
La théorie rationaliste suppose que ce qui est dans 
rhorame la raison, s'agrandit tellement en Dieu, que 
cette seule qualité absorbe toutes les autres ; et ce sys- 
tème domine jusque chez Hegel. Après Hegel on s'est 
effrayé de cette notion de Dieu et des conséquences 
qu'elle pouvait avoir et qu'il avait si bien déduites. On 
a pris pour point de départ la volonté ou l'activité hu- 
maine, de préférence à la faculté passive d'intelligence ; 
on a dit que Dieu est Tacte ou Fagent, acius puruSy 
et on a cru par cela en relever la notion. C'est la vo^ 



124 KËMARUlES. 

loDlé^ dans cette h\pr>thèse9 qui absort^emit les autres 
qualités. Ënfu!, la phiktsophle de la nature nous engage 
à fiartir de l'Être et à lui donner une telle intensités 
qu'il absorbe à sou tour le penser et le Touloir. Mais 
cette absorption est en même temps une conservation. 
Kien ne se perd ; seulement la relation change, et avec 
elle la qualité^ puisque Tune de deux ou de plusieurs 
directions ou pôles de Tétre s'est développée et a sur- 
fiasse l'autre. C'est ainsi que dans l'animal^ l'âme, si 
nous voulons déjà lui donner ce nom^ est Tinstinct, qui, 
d'une part, constitue son individualité, et qui, d autre 
f>art, le retient en rapport avec Funivers. Dans Iliomme, 
elle acquiert une prépondérance marquée sur le corps ; 
elle s'agrandit, et en croissant, elle rend possible son 
affranchissement, que nous appelons libre arbitre. Voilà 
un changement de qualité opéré par la seule augmen- 
tation de l'intensité primitive, se développant dans 
une direction ; car nous pouvons dire que le moi de 
rhomme est à la fois semblable à celui de Tanimal et 
alisol liment différent, puisqu'il y a dans tous les deu\ 
la sensibilité, et que dans Fhomme seul le libre arbitre 
devient possible , tandis qu'il est im]:K>ssible dans rani- 
mai. Ainsi, en général, une analogie peut persister, 
non-seulement dans les différences de quantité, mais 
même dans celles de qualité. Et si la quantité mathé- 
matique, tant que Ton ne parle que des abstractions 
d'espace et de nombre, ne parait jamais changer de 
qualité, alors même qu'on la porte jusqu'à l'infini, il 
n'en est plus de même lorsque cette quantité qui se dé- 
veloppe s'applique à un système de forces, dont une 



KKMARQUKS. 129 

qui varie peut, eu s'augmentant par rapport à une autre, 
la vaincre tout à fait et changer par là toute la nature 
du système. 

La difficulté de distinguer nettement ce qui est sujot 
de ce qui n*est qu^attribut ou ([ualité adhérente au sujet, 
se retrouve partout, et il n'y a peut-être que la chimie 
qui puisse nous montrer jusqu^à un certain point com- 
ment une existence qui n'était que (qualitative se trans- 
forme en sujet, ou plutôt comment un sujet d'un ordre 
inférieur devient sujet d'un ordre supérieur. En effet, 
l'acide et la base, qui existent d'abord comme éléments 
ou forces chimiques, et Ton pourrait presque dire qua- 
lités de la terre, leur sujet commun, donnent naissance 
au cristal qui devient lui-même un sujet, c'est-à-dire un 
système ou une unité qui n'existait auparavant que dans 
la terre. Dans cette hypothèse, l'état naissant, status 
nascens , ou le moment où les molécules de la base et 
de Tacide se rapprochent, est le moment où la vie du 
cristal est en mouvement ; et la vie postérieure de ce 
cristal réside dans la (îohésion qui détermine pour long- 
temps encore la forme élastique et l'existence particu- 
lière de ce système (i). Nous voyons ici que la nature, 
se manifestant comme cohésion, arrête et fixe un mouve- 
ment qui se fait ; elle oblige un mouvement qui s'écou- 
lait dans l'état naissant à persister. Mais l'état naissant 
du cristal n^est pas permanent dans le cristal lui-même. 

(1) Le mot système en français, dans le sens que lui donnent les 
sciences naturelles, semble venir à l'appui de ces remarques, et avec 
d'autant plus de force que, si nous ne nous trompons pas, il n'a reçu 
que depuis quelque temps cette signification. 

9 



130 REMARQUES. 

Il passe ; une cohésion nouvelle apparaît dans le cristal 
et en fait un système qui se défend contre Faction du 
temps. Dans un ordre plus élevé, dans la plante, par 
exemple, et dans tous les corps organisés, le mouve- 
ment de vie, qui ne se prolonge pas aussi longtemps 
que la cohésion qui est presque tout à fait passive, 
n'est en quelque sorte autre chose que la prolongation 
et l'organisation mieux réglée de cet état naissant qui 
se montre déjà dans le cristal où il ne dure qu'ui^ ins- 
tant. La nature prolonge ce mouvement afin de le mieux 
contempler en le perfectionnant. Nous devrions ajouter^ 
dans le sens de la philosophie de Hegel, que ce mouve- 
ment se rencontre encore dans la logique, mais qu'il y 
passe plus vite que dans le cristal ou que dans la plante, 
puisque toutes les formes des existences y sont pour 
ainsi dire réduites en un point et comme coexistantes 
dans le même instant. 

Les éléments qui constituent le mouvement dialecti- 
que, dans la logique objective et subjective, et qui n'ont 
pour ainsi dire pas d'existence puisqu'ils jae font que 
passer et se transformer, se ralentissent et s'arrêtent 
dans la nature, qui donne à chaque élément une exis- 
tence particulière et qui n'en manifeste qu'un seul à la 
fois, faisant alors abstraction de& autres et les subor- 
donnant de plus en plus. Hegel insinue, en efifet, que 
les mêmes catégories de Dieu qui, dans la logique, sont 
enveloppées Tune dans l'autre, se séparent Tune de 
l'autre dans la nature. Nous voyons par là dans quel 
sens on doit entendre le mot d'un de ses disciples, que 
Dieu étant vrai et absolu dans la logique, a voulu aussi 



% 



HEMAUQUKS. 131 

être moins absolu et moins vrai dans la nature. Et nous 
pouvons en conclure qu'en s'attachant à ces doctrines 
ou à d'autres analogues, il est impossible d'admettre 
que la langue, la logique et Tintelligence humaines 
soient absolues, quand bien même, ce qui est encore 
fort douteux, elles leurraient suivre et copier fidèle- 
ment la nature. Car, en vérité, si déjà la nature fixe et 
sépare les éléments qui sont unis en Dieu, la langue et 
la logique arrêtent et divisent encore plus ce qui passe 
trop vite à leur gré dans la nature ou dans Tintuition 
spontanée de Tesprit. Ainsi, la langue et la logique 
parlent de buts qui se réalisent dans certains cas, quoi- 
que le plus souvent le but ne soit pas distinct de sa réa- 
lisation. En appliquant par exemple cette catégorie de 
Imt à la plante on se trouve dans un grand embarras, 
parce que dans la plante le but n'est pas séparé des 
moyens dont elle se sert pour Taccomplir. Nous pour- 
rions dire que la fleur est son but plutôt que les racines 
ou les feuilles, et dans certains cas, que ce sont les 
graines; mais en réalité nous voyons que le but de la 
plante ne saurait être ni l'un ni l'autre, mais que c'est la 
plante tout entière qui est son but à elle-même, et dans 
ce cas, nous reconnaissons que le but n'existe pas en 
dehors des moyens qui servent à l'accomplir. Nous con- 
tinuons cependant, et à bon droit, à faire usage de la 
catégorie de but en disant que la plante entière est son 
propre but. 

De même lorsque nous disons : Je fais ceci, nous 
exprimons un acte entier par lui-même , ou l'action du 
moi qui se traduit d'une manière quelconque dans le 



\M UKMARUIES. 

iion-inoi. Mais cet acte iw ou entier est divisé par la 
langue en trois, savoir : le moi avant qu'il agisse et 
abstraction faite de son action, désigné par le mot je; 
puis ce qui est accompli, considéré après l'acte, non 
plus comme en étant une partie constitutive, mais abs- 
traitement en soi, et désigné par le mot ceci; enfin, 
entre ces deux extrêmes, la langue place le mot fais 
pour marquer que ce n'est ni je ni ceci qu'elle veut dé- 
signer, mais Tacte allant de Tun à l'autre. 

La langue arrête donc ce qui coule dans la nature, à 
peu près de la 4nême manière que l'art saisit un senti- 
ment, un geste, un instant du coucher du soleil, toutes 
choses qui ne durent point, mais que la poésie, la pein- 
ture ou la musique arrêtent et font persister. Et ceci de- 
vient surtout éclatant dans les œuvres où s'unissent deux 
arts de différente nature, eomme ta poésie et la musique 
sur nos théâtres, et où l'action dramatique demandant 
par exemple que le héros s'élance et vole pour sauver 
la vie d'un ami, au lieu de faire l'action, il chante pen- 
dant tout le temps nécessaire pour que le compositeur, 
forçant le moment de s'arrêter, puisse le saisir et le 
rendre par la musique. De même la vérité est une, mais 
les catégories la divisent ou la coupent, et tandis qu'elle 
coule et manifeste sa vie, les catégories l'arrêtent sans 
cesse. IVlais ces ralentissements sont nécessaires au dé- 
veloppement de l'absolu lui-même, ou du moins à l'en- 
tendement de l'homme qui ne procède que par catégo- 
ries, et qui, pour ce motif, n'est pas absolu. 



REiMAUQUKS. \'X\ 



VUI. 



Nous avons vu (fue les catégories fournies par le lan- 
gage et critiquées par la philosophie sont douteuses. 
Iléveillée par la logique de Hegel, la question de leur 
valeur s'offre encore à nous sous une autre forme, 
<*elle de la méthode. Là surtout, Hegel se montre l'ad- 
versaire de Kant. 

Après avoir distingué les jugemenls analytiques, qui 
ne sont que des délinilions explicatives, d'avec les ju- 
gements synthétiques, qui nous apportent de nouvelles 
notions , Kant se demande comment il peut exister des 
jugements synthétiques à priori, ou comment nous 
pouvons concevoir à priori des idées nouvelles. J'ad- 
mets et je comprends, disait-il, que Tempirisme nous 
procure dés idées nouvelles, mais en dehors de l'empi- 
risme je ne vois pas que nous puissions aller d'une 
idée à une autre, différente de la première, mais seule- 
ment à une idée déjà contenue dans celle que nous po- 
sons d\'ibord. Il n'y a donc point de jugements synthé- 
tiques à priori. D'où il conclut que nous ne pouvons 
rien connaître qui ne soit donné par l'empirisme, et 
que, par conséquent, nous ne pouvons rien savoir de 
certain sur ce qui est transcendant et nous intéresse 
le plus, comme Dieu, la création, l'immortahté de 
l'âme, etc. Ainsi parlait Kant, du moins dans sa philo- 
sophie théoréticpie ou spéculative, tandis que dans sa 
philosophie pratique, et sans qu'on puisse deviner 
pounjuoi, il affirmait (pie Thounno trouvait dans sa 



\6l REMARQUES. 

conscience une réponse satisfaisante à ces questions 
transc*en<iantes. 

Hegel ne put se contenter de cette modestie théorè- 
tique de Kant. Afin d'établir Tinsuffîsance de la raison, 
ce dernier avait remarqué qu'elle tombe dans des anti- 
nomies insolubles aussitôt qu'elle sort de Tempirisme. 
Car elle prouve aussi bien, disait-il, que Tespace doit 
être infini que fini, que le monde a dû ou qu'il n'a pas 
dû commencer, etc. La raison pose deux alternatives in- 
compatibles, mais dont Tune ne saurait vaincre l'autre, 
attendu que le spectre de celle qu'on réfute reparaît tou- 
jours. C'est comme dans la tragédie de Shakspeare où 
Ton voit reparaître le spectre du roi défunt, et où les amis 
de Hamlet s'écrient : « Il faut qu'il y ait quelque chose 
d'absolument faux dans notre royaume, puisque cette 
apparition revient. » Semblable aux amis de Hamlet, 
Kant se contente d'être le spectateur impassit)le de cette 
contradiction ou de ce désordre, tandis que Hegel se 
met à l'œuvre pour rétablir l'harmonie entre ce qui est 
et ce qui doit être. En d'autres termes, le premier, 
voyant qu'il y a des antinomies, et que les résultats 
trouvés par la raison se contredisent ou s'annulent, 
s'arrête là ; tandis que le second cherche l'accord en- 
tre les principes et les faits, entre la raison et ses ré- 
sultats. 

Satisfaisante pour Kant, la théorie de l'incapacité de 
l'esprit humain ne contente pas Hegel, et ce sont peut- 
être justement les antinomies de son pi'édécesseùrqui 
l'ont conduit et poussé à sa méthode négative, qui n^est en 
réalité que l'antinomie réduite en système. Car voyant 



REMARQUES. 13îi 

que le canon de Pidentité qui avait gouverné la logique 
depuis Aristote jusqu'à lui, se trouvait en défaut, puis- 
qu'il admettait les antinomies, il lui substitua une nou- 
velle règle destinée, selon lui, à résoudre ces antinomies 
apparentes. C'est ainsi qu'à la logique ancienne et bien 
connue qu'on pourrait appeler la logique de l'identité 
et qui a pour axiome qu'une' chose qui est ne saurait 
être le contraire de ce qu'elle est, il opposa sa propre 
logique selon laquelle tout ce qui est est aussi le con-- 
traire de ce qu'il est. Par ce moyen, il avance à priori ; 
il pose une thèse d'où il tire une nouvelle synthèse, non 
pas directement, comme on croyait pouvoir le faire 
avant lui, mais indirectement, par l'intermédiaire de 
Tantitlièse. 

Thèse, antithèse, synthèse, voilà donc la marche du 
développement de sa philosophie. Il croyait que les vé- 
rités nouvelles quMl découvrait et qui s'offraient à lui 
sous cette forme de trilogie, lui arrivaient réellement 
par celte méthode. Mais de même que l'on se trompait 
avant lui, en croyant que Ton pouvait passer d'une 
thèse à une autre par la seule règle de l'identité, ce 
que Kant trouvait impossible et ce qui le poussait à se 
demander comment ou pouvait faire des jugements 
synthétiques, Hegel se trompait aussi en croyant que 
sa règle antithétique suffisait seule à embrasser et à 
comprendre les variétés infinies dans lesquelles le 
monde et le moi se développent. 

Sa logique est une exception à la règle qui dit que 
tout le monde est content de son esprit. L'ancienne lo- 
gique était toujours satisfaite de son esprit et de ses ré- 



136 REMARQUES. 

sultats, tandis que celle de Hegel n'est jamais contente 
des siens et oppose toujours une nouvelle négation aux 
résultats qu'elle vient d'oblenir. En cela elle a grande- 
ment raison, <îar si Ton veut avancer, il ne faut jamais 
s^arrêter à ce que Ton a trouvé, et c'est cet esprit de 
négation qui a conduit Fauteur de cette philosophie à 
tant de merveilleuses découvertes dans toutes les par- 
ties de la science. Mais il avait tort de poser comme 
règle logique cette maxime qui n'était que le stimulant 
qui le poussait en avant en renversant tout ce qui pré- 
tendait se fixer ou s'arrêter devant lui. 

Hegel a fait brèche xians les catégories en montrant 
que chacune d'elle est en partie vraie et en partie fausse. 
Voilà l'immense résultat qu*il a obtenu sans le savoir, 
car il croyait parvenir à tout autre chose, et surtout à 
prouver que toutes les catégories étaient vraies. Et cela 
se montre principalement dans ses travaux éthiques et 
historiques, qu'il avait fait précéder dans une préface 
fameuse de ces mots étranges : Que tout ce qui se fait 
est raisonnable. 

Nous croyons donc que la méthode de Hegel est in- 
suffisante, et que d'ailleurs ni lui ni aucun autre phi- 
losophe n^a jamais commencé par se faire une méthode. 
Car on entend par méthode une forme qui soit plus 
simple que les développements auxquels elle conduit, 
et Ton peut être certain à l'avance que, pour être vraie, 
elle ne saurait être aussi simple qu'on aimerait à l'avoir. 
Le développement du monde n'étant pas simple, la mé- 
thode elle-même avec laquelle nous le suivons ne sau- 
rait non plus être simple. H est étrange que les trilogies 




REMARQUES. 137 

au iiiuyeu desquelles avuuce la philosophie de Hégel^ 
aient pu si longtemps passer dans toute TAIlemagne 
pour une méthode sérieuse. Peut-on croire que les va- 
riétés si riches qui nous entourent , comme la vie, l'es- 
prit, rame, Tamour, la vertu, etc., soient partout et 
toujours le résultat d'une même trilogie : thèse, anti- 
thèse, synthèse. Trop monotone ou trop uniforme pour 
Thomme, cette marche dialectique le serait encore bien 
plus pour l'absolu ou Dieu, qui cependant, selon Hegel, 
aurait dû suivre instamment cette marche sans en dé- 
vier jamais dans aucun de ses développements. 

On peut établir, je crois, que Tabsence de méthode 
est ce qui pousse réellement le philosophe. Il faut qu'on 
ne soit jamais content de ses découvertes ; c'est le seul 
conseil à donner à ceux qui demandent une méthode 
dans la recherche de la vérité, et c'était aussi sans doute 
la méthode de Hegel. Dès qu'une forme se présentait, 
il la niait ou il lui faisait une opposition directe, et grâce 
à cette opposition, sa forme prenait un nouvel aspect. 
Et quand il croyait avoir embrassé ou saisi les catégo- 
ries à l'aide de sa méthode, ce n^était en réalité que la 
force prodigieuse de son génie qui les avait pénétrées 
sans l'assistance de sa méthode. C'est pourquoi la doc- 
trine de Schelling, qui dit qu'au lieu de méthode le phi- 
losophe arrive par intuition spontanée aux idées nou- 
velles, me paraît la seule vraie, jusqu'à ce que nous 
arrivions, si c'est possible, au dernier degré de la con- 
naissance. Car une pensée n'existe que virtuellement 
tant (pi'elle n^est pas formulée dans le langage, et la 
langue, comme les idées antérieures, sont autant de 



138 REMARQUES. 

chaines ou «rent raves dont le moi se délivre en se plon- 
geant dans les profondeurs mystérieuses de son unité. 
Toutes les fois qu'il recherche des idées nouvelles, 
le moi se ramène à Tétai naissant (status nascens), 
pour se fixer ou se cristalliser aussitôt après. La forme 
qu'il avait auparavant doit s'effacer ou se taire un 
moment, mais pour embrasser le moment d'ensuite 
une forme ou une cristallisation nouvelle. La méthode 
de Schelling est cet état naissant, état nécessaire, mais 
non définitif. Répétons-le donc : c'est en ne se disant 
jamais content de la forme à laquelle il arrive, que 
Tesprit atteste et prouve sa liberté absolue ; car aussitôt 
qu'une forme le satisfait, elle le domine ; il en devient 
l'esclave. Mais, d'autre part, s'il voulait être toujours 
et tout à fait libre, il n'aurait plus de coimaissance. Il 
faut donc que la forme et la liberté se succèdent et s'in- 
terrompent sans cesse pour se faire équilibre. 

La seule méthode possible et vraie est donc celle que 
Schelling a caractérisée lorsqu'il a dit que le moi se 
plonge dans la profondeur de son essence informe pour 
y puiser les formes ou catégories nouvelles qu'il met au 
jour. Mais nous avons déjà vu que chaque catégorie 
prise isolément ne saurait être vraie, et nous voyons 
maintenant que la méthode de Schelling, dans le sens 
que nous lui revendiquons ici, suppose que toutes le& 
catégories ensemble marchent d'accord vers la ,vérité 
sans pouvoir jamais la saisir entièrement. Ce double 
résultat nous place entre la modestie excessive de Kant 
et la prétention orgueilleuse de Hegel, et la croyance 
conserve en outre, dans cette méthode , sa valeur abso- 



UEMAUQUËS. 130 

lue. Car si, d'un c(Mé, notre entendement n'arrive ja- 
mais à une connaissance parfaite et absolue de Dieu, 
nous pouvons être certains, d'un autre côté, que grâce 
à la conscience, cette connaissance ne nous fait pas dé- 
faut dans la pratique de la vie. En effet, avant même 
que notre esprit ait pu, à l'aide de catégories, se faire 
une idée nette et précise du devoir, la conscience com- 
mande impérieusement ce qu'il faut faire ou omettre, à 
tel point que parfois l'intervention des catégories attriste 
et fausse les intuitions de la conscience, et que tout un 
peuple se laisse quelquefois entraîner par de faux rai- 
sonnements en dehors de la ligne droite , en supposant 
vertueuses ou coupables des actions particulières qui ne 
le sont pas. Nous ne devons donc pas tant regret- 
ter l'insulfisance du savoir, qu'en tirer au contraire une 
grande satisfaction, puisque l'immense majorité des 
individus n'arrive jamais au degré le plus élevé de la 
science à chaque époque, tandis que tous sont égale- 
ment tenus de pratiquer la vertu. Quand on accomplit 
un acte, ce n'est pas une ou plusieurs des catégories 
du moi qui s'y trouvent intéressées ; c'est le moi tout 
entier qui agit, tandis que l'entendement n'avance 
qu'en se partageant. Ce n'est donc pas le Vrai, mais le 
Bien, qui est réellement notre but; nous possédons 
l'idéal, non comme distinct, mais comme instinct; non 
dans la connaissance, mais dans la conscience. 



FIN.