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Full text of "La main gauche. L'endormeuse. Madame Hermet"

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ŒUVRES   COMPLETES 


DE 


GUY   DE  MAUPASSANT 


LA    PRESENTE    EDITION 

DES 

ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  GUY  DE  MAUPASSANT 

A  ÉTÉ  TIRÉE 

PAR  L'IMPRIMERIE  NATIONALE 

EN    VERTU    D»UNE    AUTORISATION 

DE  M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX 

EN  DATE  DU   30  JANVIER  I  902. 


IL  A  ETE  TIRE  DE  CETTE  EDITION 

I  G  G    EXEMPLAIRES   SUR    PAPIER    DE   LUXE 

SAVOIR  : 

60  exemplaires  (i  à  60)  sur  japon  ancien. 
20  exemplaires  (61  à  80)  sur  japon  impérial. 
20  exemplaires  (81  à  100)  sur  chine. 


Le  texte  de  ce  volume 

est  conforme  à  celui  de  l'édition  originale  :  La  Main  gauche 

Paris,  Paul  Ollendorff,  éditeur,  i88ç, 

avec  addition  de  : 

L'Endormeuse  —  Madame  Hermet  {^inédits). 


ŒUVRES    COMPLETES 

DE 

GUY   DE   MAUPASSANT 


LA 


MAIN  GAUCHE 


L'ENDORMEUSE 
MADAME    HERMET 


PARIS 
LOUIS   CONARD,   LIBRAIRE-ÉDITEUR 

17,  BOULEVARD   DE   LA  MADELEINE,    I7 


MDCCCCX 

Tous  droits  réservés. 


ALLOUMA 


ALLOUMA. 


UN  de  mes  amis  m'avait  dit  :  Si  tu 
passes  par  hasard  aux  environs  de 
Bordj-Ebbaba,  pendant  ton  voyage 
en  Algérie,  va  donc  voir  mon  ancien  cama- 
rade Auballe,  qui  est  colon  là-bas. 

J'avais  oublié  le  nom  d'Auballe  et  le  nom 
d'Ebbaba,  et  je  ne  songeais  guère  à  ce  colon, 
quand  j'arrivai  chez  lui,  par  pur  hasard. 
Depuis  un  mois  je  rôdais  à  pied  par  toute 
cette  région  magnifique  qui  s'étend  d'Alger 
à  Cherchell,  Orléansville  et  Tiaret.  Elle  est 
en  même  temps  boisée  et  nue,  grande  et 
intime.  On  rencontre,  entre  deux  monts,  des 
forêts  de  pins  profondes  en  des  vallées  étroites 


4  LA  MAIN  GAUCHE. 

où  roulent  des  torrents  en  hiver.  Des  arbres 
énormes  tombés  sur  le  ravin  servent  de  pont 
aux  Arabes,  et  aussi  aux  lianes  qui  s'en- 
roulent aux  troncs  morts  et  les  parent  d'une 
vie  nouvelle.  H  y  a  des  creux,  en  des  plis 
inconnus  de  montagne,  d'une  beauté  terri- 
fiante, et  des  bords  de  ruisselets,  plats  et  cou- 
verts de  lauriers-roses,  d'une  inimaginable 
grâce. 

Mais  ce  qui  m'a  laissé  au  cœur  les  plus 
chers  souvenirs  en  cette  excursion,  ce  sont 
les  marches  de  l'après-midi  le  long  des  che- 
mins un  peu  boisés  sur  ces  ondulations  des 
côtes  d'où  l'on  domine  un  immense  pays  on- 
duleux  et  roux  depuis  la  mer  bleuâtre  jusqu'à 
la  chaîne  de  l'Ouarsenis  qui  porte  sur  ses 
faîtes  la  forêt  de  cèdres  de  Teniet-el-Haad. 

Ce  jour-là  je  m'égarai.  Je  venais  de  gravir 
un  sommet,  d'où  j'avais  aperçu,  au-dessus 
d'une  série  de  colhnes,  la  longue  plaine  de 
la  Mitidja,  puis  par  derrière,  sur  la  crête 
d'une  autre  chaîne,  dans  un  lointain  presque 
invisible,  l'étrange  monument  qu'on  nomme 
le  Tombeau  de  la  Chrétienne,  sépulture 
d'une  famille  de  rois  de  Mauritanie,  dit-on. 
Je  redescendais,  allant  vers  le  Sud,  décou- 
vrant devant  moi  jusqu'aux   cimes  dressées 


ALLOUiVIA.  5 

sur  le  ciel  clair,  au  seuil  du  désert,  une  con- 
trée bosselée,  soulevée  et  fauve,  fauve  comme 
si  toutes  ces  collines  étaient  recouvertes  de 
peaux  de  lion  cousues  ensemble.  Qiielque- 
fois,  au  milieu  d'elles,  une  bosse  plus  haute 
se  dressait,  pointue  et  jaune,  pareille  au  dos 
broussailleux  d'un  chameau. 

J'allais  à  pas  rapides,  léger  comme  on 
l'est  en  suivant  les  sentiers  tortueux  sur  les 
pentes  d'une  montagne.  Rien  ne  pèse,  en  ces 
courses  alertes  dans  l'air  vif  des  hauteurs, 
rien  ne  pèse,  ni  le  corps,  ni  le  cœur,  ni  les 
pensées,  ni  même  les  soucis.  Je  n'avais  plus 
rien  en  moi,  ce  jour-là,  de  tout  ce  qui  écrase 
et  torture  notre  vie,  rien  que  la  joie  de  cette 
descente.  Au  loin,  j'apercevais  des  campe- 
ments arabes,  tentes  brunes,  pointues,  accro- 
chées au  sol  comme  les  coquilles  de  mer  sur 
les  rochers,  ou  bien  des  gourbis,  huttes  de 
branches  d'où  sortait  une  fumée  grise.  Des 
formes  blanches,  hommes  ou  femmes,  er- 
raient autour  à  pas  lents;  et  les  clochettes 
des  troupeaux  tintaient  vaguement  dans  l'air 
du  soir. 

Les  arbousiers  sur  ma  route  se  penchaient, 
étrangement  chargés  de  leurs  fruits  de  pour- 
pre qu'ils  répandaient   dans   le  chemin.  Ils 


LA  MAIN  GAUCHE. 


avaient  l'air  d'arbres  martyrs  d'où  coulait  une 
sueur  sanglante,  car  au  bout  de  chaque  bran- 
chette  pendait  une  graine  rouge  comme  une 
goutte  de  sang. 

Le  sol,  autour  d'eux,  était  couvert  de 
cette  pluie  suppliciale,  et  le  pied  écrasant 
les  arbouses  laissait  par  terre  des  traces  de 
meurtre.  Parfois,  d'un  bond,  en  passant,  je 
cueillais  les  plus  mûres  pour  les  manger. 

Tous  les  vallons  à  présent  se  remplissaient 

d'une  vapeur  blonde  qui  s'élevait  lentement 

comme  la  buée  des  flancs  d'un  bœuf;  et  sur 

la  chaîne  des  monts  qui  fermaient  l'horizon, 

à  la  frontière  du  Sahara,  flamboyait  un  ciel 

de  Missel.    De   longues   traînées  d'or  altèr- 
es 

naient  avec  des  traînées  de  sang  —  encore 
du  sang!  du  sang  et  de  l'or,  toute  l'histoire 
humaine  —  et  parfois  entre  elles  s'ouvrait 
une  trouée  mince  sur  un  azur  verdâtre,  infi- 
niment lointain  comme  le  rêve. 

Oh!  que  j'étais  loin,  que  j'étais  loin  de 
toutes  les  choses  et  de  toutes  les  gens  dont  on 
s'occupe  autour  des  boulevards,  loin  de  moi- 
même  aussi,  devenu  une  sorte  d'être  errant, 
sans  conscience  et  sans  pensée,  un  œil  qui 
passe,  qui  voit,  qui  aime  voir,  loin  encore 
de  ma  route  à  laquelle  je  ne  songeais  plus. 


ALLOUMA. 


car  aux  approches  de  la  nuit  je  m'aperçus 
que  j'étais  perdu. 

L'ombre  tombait  sur  la  terre  comme  une 
averse  de  ténèbres,  et  je  ne  découvrais  rien 
devant  moi  que  la  montagne  à  perte  de  vue. 
Des  tentes  apparurent  dans  un  vallon,  j'y 
descendis  et  j'essayai  de  faire  comprendre 
au  premier  Arabe  rencontré  la  direction  que 
je  cherchais. 

M'a-t-il  deviné?  je  l'ignore;  mais  il  me 
répondit  longtemps,  et  moi  je  ne  compris 
rien.  J'allais,  par  désespoir,  me  décider  à 
passer  la  nuit,  roulé  dans  un  tapis,  auprès 
du  campement,  quand  je  crus  reconnaître, 
parmi  les  mots  bizarres  qui  sortaient  de  sa 
bouche,  celui  de  Bordj-Ebbaba. 

Je  répétai  : 

—  Bordj-Ebbaba. 

—  Oui,  oui. 

Et  je  lui  montrai  deux  francs,  une  fortune. 
II  se  mit  à  marcher,  je  le  suivis.  Oh!  je  suivis 
longtemps,  dans  la  nuit  profonde,  ce  fantôme 
pâle  qui  courait  pieds  nus  devant  moi  par  les 
sentiers  pierreux  où  je  trébuchais  sans  cesse. 

Soudain  une  lumière  brilla.  Nous  arrivions 
devant  la  porte  d'une  maison  blanche,  sorte 
de  fortin   aux  murs   droits  et    sans  fenêtres 


8  LA  MAIN   GAUCHE, 

extérieures.  Je  frappai,  des  chiens  hurlèrent 
au  dedans.    Une  voix   française    demanda  : 
«  Qui  est  là  !  » 
Je  répondis  : 

—  Est-ce  ici  que  demeure  M.  Auballe? 

—  Oui. 

On  m'ouvrit,  j'étais  en  face  de  M.  Auballe 
lui-même,  un  grand  garçon  blond,  en  savates, 
pipe  à  la  bouche,  avec  l'air  d'un  hercule  bon 
enfant. 

Je  me  nommai;  il  tendit  ses  deux  mains 
en  disant  :  «Vous  êtes  chez  vous,  monsieur.  » 

Un  quart  d'heure  plus  tard  je  dînais  avide- 
ment en  face  de  mon  hôte  qui  continuait  à 
fumer. 

Je  savais  son  histoire.  Après  avoir  mangé 
beaucoup  d'argent  avec  les  femmes,  il  avait 
placé  son  reste  enterres  algériennes,  et  planté 
des  vignes. 

Les  vignes  marchaient  bien;  il  était  heu- 
reux, et  il  avait  en  effet  l'air  calme  d'un 
homme  satisfait.  Je  ne  pouvais  comprendre 
comment  ce  Parisien,  ce  fêteur,  avait  pu 
s'accoutumer  à  cette  vie  monotone,  dans 
cette  solitude,  et  je  l'interrogeai. 

—  Depuis  combien  de  temps  êtes-vous 
ici? 


ALLOUMA. 


—  Depuis  neuf  ans. 

—  Et  vous  n'avez  pas  d'atroces  tristesses? 

—  Non,  on  se  fait  à  ce  pays,  et  puis  on 
finit  par  l'aimer.  Vous  ne  sauriez  croire  comme 
il  prend  les  gens  par  un  tas  de  petits  instincts 
animaux  que  nous  ignorons  en  nous.  Nous 
nous  y  attachons  d'abord  par  nos  organes  à 
qui  il  donne  des  satisfactions  secrètes  que 
nous  ne  raisonnons  pas.  L'air  et  le  climat 
font  la  conquête  de  notre  chair,  malgré  nous, 
et  la  lumière  oraie  dont  il  est  inondé  tient 
l'esprit  clair  et  content,  à  peu  de  frais.  Elle 
entre  en  nous  à  flots,  sans  cesse,  par  les  yeux, 
et  on  dirait  vraiment  qu'elle  lave  tous  les 
coins  sombres  de  l'âme. 

—  Mais  les  femmes? 

—  Ah  ! . . .  ça  manque  un  peu  ! 

—  Un  peu  seulement? 

—  Mon  Dieu,  oui...  un  peu.  Car  on 
trouve  toujours,  même  dans  les  tribus,  des 
indigènes  complaisants  qui  pensent  aux  nuits 
du  Roumi. 

Il  se  tourna  vers  l'Arabe  qui  me  servait,  un 
grand  garçon  brun  dont  l'œil  noir  luisait 
sous  le  turban,  et  il  lui  dit  : 

—  Va-t'en,  Mohammed,  je  t'appellerai 
quand  j'aurai  besoin  de  toi. 


lO  LA.  MAIN   GAUCHE. 

Puis,  à  moi  : 

—  II  comprend  le  français  et  je  vais  vous 
conter  une  histoire  où  il  joue  un  grand  rôle. 

L'homme  étant  parti,  il  commença  : 

—  J'étais  ici  depuis  quatre  ans  environ, 
encore  peu  installé,  à  tous  égards,  dans  ce 
pays  dont  je  commençais  à  balbutier  la 
langue,  et  obHgé  pour  ne  pas  rompre  tout  à 
fait  avec  des  passions,  qui  m'ont  été  fatales 
d'ailleurs,  de  faire  à  Alger  un  voyage  de 
quelques  jours,  de  temps  en  temps. 

J'avais  acheté  cette  ferme,  ce  bordj,  ancien 
poste  fortifié,  à  quelques  centaines  de  mètres 
du  campement  indigène  dont  j'emploie  les 
hommes  à  mes  cultures.  Dans  cette  tribu, 
fraction  des  Oulad-Taadja,  je  choisis  en 
arrivant,  pour  mon  service  particulier,  un 
grand  garçon,  celui  que  vous  venez  de  voir, 
Mohammed  ben  Lam'har,  qui  me  fut  bientôt 
extrêmement  dévoué.  Comme  il  ne  voulait 
pas  coucher  dans  une  maison  dont  il  n'avait 
point  l'habitude,  il  dressa  sa  tente  k  quelques 
pas  de  la  porte,  afin  que  je  pusse  l'appeler 
de  ma  fenêtre. 

Ma  vie,  vous  la  devinez?  Tout  le  jour,  je 
suivais  les  défrichements  et  les  plantations, 
je  chassais   un    peu,   j'allais   dîner   avec    les 


ALLOUAI  A.  l  I 


officiers  des  postes  voisins,  ou  bien  ils  ve- 
naient dîner  chez  moi. 

Quant  aux. . .  plaisirs  —  je  vous  les  ai  dits. 
Alger  m'offrait  les  plus  raffines;  et  de  temps 
en  temps,  un  Arabe  complaisant  et  compa- 
tissant m'arrêtait  au  milieu  d'une  promenade 
pour  me  proposer  d'amener  chez  moi,  à  la 
nuit,  une  femme  de  tribu.  J'acceptais  quel- 
quefois, mais,  le  plus  souvent,  je  refusais, 
par  crainte  des  ennuis  que  cela  pouvait  me 
créer. 

Et,  un  soir,  en  rentrant  d'une  tournée  dans 
les  terres,  au  commencement  de  l'été,  ayant 
besoin  de  Mohammed,  j'entrai  dans  sa  tente 
sans  l'appeler.  Celam'arrivait  à  tout  moment. 

Sur  un  de  ces  grands  tapis  rouges  en  haute 
laine  du  Djebel-Amour,  épais  et  doux  comme 
des  matelas,  une  femme,  une  fille,  presque 
nue,  dormait,  les  bras  croisés  sur  ses  yeux. 
Son  corps  blanc,  d'une  blancheur  luisante 
sous  le  jet  de  lumière  de  la  toile  soulevée, 
m'apparut  comme  un  des  plus  parfaits  échan- 
tillons de  la  race  humaine  que  j'eusse  vus. 
Les  femmes  sont  belles  par  ici,  grandes,  et 
d'une  rare  harmonie  de  traits  et  de  lignes. 

Un  peu  confus,  je  laissai  retomber  le  bord 
de  la  tente  et  je  rentrai  chez  moi. 


12  LA  MAIN   GAUCHE. 

J'aime  les  femmes!  L'éclair  de  cette  vision 
m'avait  traversé  et  brûlé,  ranimant  en  mes 
veines  la  vieille  ardeur  redoutable  à  qui  je 
dois  d'être  ici.  II  faisait  chaud,  c'était  en 
juillet,  et  je  passai  presque  toute  la  nuit  à  ma 
fenêtre,  les  yeux  sur  la  tache  sombre  que 
faisait  à  terre  la  tente  de  Mohammed. 

Quand  il  entra  dans  ma  chambre,  le  len- 
demain, je  le  regardai  bien  en  face,  et  il 
baissa  la  tête  comme  un  homme  confus,  cou- 
pable. Devinait-il  ce  que  je  savais? 

Je  lui  demandai  brusquement. 

—  Tu  es  donc  marié,  Mohammed? 
Je  le  vis  rougir  et  il  balbutia  : 

—  Non,  moussié! 

Je  le  forçais  à  parler  français  et  à  me 
donner  des  leçons  d'arabe,  ce  qui  produisait 
souvent  une  langue  intermédiaire  des  plus 
mcohérentes. 

Je  repris  : 

—  Alors,  pourquoi  y  a-t-il  une  femme 
chez  toi? 

Il  murmura  : 

—  II  est  du  Sud. 

—  Ah!  elle  est  du  Sud.  Cela  ne  m'ex- 
plique pas  comment  elle  se  trouve  sous  ta 
tente. 


ALLOUMA. 


Sans  répondre  à  ma  question,  il  reprit  : 
— -  II  est  très  joli. 

—  Ah!  vraiment.  Eh  bien,  une  autre  fois, 
quand  tu  recevras  comme  ça  une  très  jolie 
femme  du  Sud,  tu  auras  soin  de  la  faire  entrer 
dans  mon  gourbi  et  non  dans  le  tien.  Tu 
entends,  Mohammed? 

II  répondit  avec  un  grand  sérieux  : 

—  Oui,  moussié. 

J'avoue  que  pendant  toute  la  journée  je 
demeurai  sous  l'émotion  agressive  du  souve- 
nir de  cette  fille  arabe  étendue  sur  un  tapis 
rouge;  et,  en  rentrant,  à  l'heure  du  dîner,  j'eus 
une  forte  envie  de  traverser  de  nouveau  la 
tente  de  Mohammed.  Durant  la  soirée,  il  fit 
son  service  comme  toujours,  tournant  autour 
de  moi  avec  sa  figure  impassible,  et  je  faillis 
plusieurs  fois  lui  demander  s'il  allait  garder 
longtemps  sous  son  toit  de  poil  de  chameau 
cette  demoiselle  du  Sud,  qui  était  très  jolie. 

Vers  neuf  heures,  toujours  hanté  par  ce 
goût  de  la  femme,  qui  est  tenace  comme 
l'instinct  de  chasse  chez  les  chiens,  je  sortis 
pour  prendre  l'air  et  pour  rôder  un  peu  dans 
les  environs  du  cône  de  toile  brune  à  travers 
laquelle  j'apercevais  le  point  brillant  d'une 
lumière. 


14  LA  MAIN  GAUCHE. 

Puis  je  m'éloignai,  pour  n'être  pas  surpris 
par  Mohammed  dans  les  environs  de  son 
logis. 

En  rentrant,  une  heure  plus  tard,  je  vis 
nettement  son  profil  à  lui,  sous  sa  tente.  Puis 
ayant  tiré  ma  clef  de  ma  poche,  je  pénétrai 
dans  le  bordj  où  couchaient,  comme  moi, 
mon  intendant,  deux  laboureurs  de  France  et 
une  vieille  cuisinière  cueillie  à  Alger. 

Je  montai  mon  escalier  et  je  fus  surpris  en 
remarquant  un  filet  de  clarté  sous  ma  porte. 
Je  l'ouvris,  et  j'aperçus  en  face  de  moi,  assise 
sur  une  chaise  de  paille  à  côté  de  la  table  où 
brûlait  une  bougie,  une  fille  au  visage  d'idole, 
qui  semblait  m'attendre  avec  tranquillité, 
parée  de  tous  les  bibelots  d'argent  que  les 
femmes  du  Sud  portent  aux  jambes,  aux  bras, 
sur  la  gorge  et  jusque  sur  le  ventre.  Ses  yeux 
agrandis  par  le  khôl  jetaient  sur  moi  un  large 
regard  ;  et  quatre  petits  signes  bleus  finement 
tatoués  sur  la  chair  étoilaient  son  front,  ses 
joues  et  son  menton.  Ses  bras,  chargés  d'an- 
neaux, reposaient  sur  ses  cuisses  que  recou- 
vrait, tombant  des  épaules,  une  sorte  de 
gebba  de  soie  rouge  dont  elle  était  vêtue. 

En  me  voyant  entrer,  elle  se  leva  et  resta 
devant  moi  debout,  couverte  de  ses  bijoux 


ALLOUMA.  1  5 

sauvages,  dans  une  attitude  de  fîère  soumis- 


sion. 


venir. 


Que  fais-tu  ici?  lui  dis-je  en  arabe. 
J'y  suis  parce  qu'on  m'a  ordonné  de 


- —  Qui  te  l'a  ordonné? 

—  Mohammed. 

—  C'est  bon.  Assieds-toi. 

Elle  s'assit,  baissa  les  yeux,  et  je  demeurai 
devant  elle,  l'examinant. 

La  figure  était  étrange,  régulière,  fine  et 
un  peu  bestiale,  mais  mystique  comme  celle 
d'un  Boudha.  Les  lèvres,  fortes  et  colorées 
d'une  sorte  de  floraison  rouge  qu'on  retrou- 
vait ailleurs  sur  son  corps,  indiquaient  un 
léger  mélange  de  sang  noir,  bien  que  les 
mains  et  les  bras  fussent  d'une  blancheur 
irréprochable. 

J'hésitais  sur  ce  que  je  devais  faire,  troublé, 
tenté  et  confus.  Pour  gagner  du  temps  et  me 
donner  le  loisir  de  la  réflexion,  je  lui  posai 
d'autres  questions,  sur  son  origine,  son  arrivée 
dans  ce  pays  et  ses  rapports  avec  Mohammed. 
Mais  elle  ne  répondit  qu'à  celles  qui  m'inté- 
ressaient le  moins  et  il  me  fut  impossible  de 
savoir  pourquoi  elle  était  venue,  dans  quelle 
intention,  sur  quel  ordre,  depuis  quand,  ni 


l6  LA  MAIN   GAUCHE. 

ce  qui  s'était  passé  entre  elle  et  mon  serviteur. 

Comme  j'allais  lui  dire  :  «  Retourne  sous  la 
tente  de  Mohammed»,  elle  me  devina  peut- 
être,  se  dressa  brusquement  et  levant  ses  deux 
bras  découverts  dont  tous  les  bracelets  so- 
nores glissèrent  ensemble  vers  ses  épaules, 
elle  croisa  ses  mains  derrière  mon  cou  en 
m'attirant  avec  un  air  de  volonté  suppliante 
et  irrésistible. 

Ses  yeux,  allumés  par  le  désir  de  séduire, 
par  ce  besoin  de  vaincre  l'homme  qui  rend 
fascinant  comme  celui  des  félins  le  recrard  im- 
pur  des  femmes,  m'appelaient,  m'enchaî- 
naient, m'ôtaient  toute  force  de  résistance, 
me  soulevaient  d'une  ardeur  impétueuse.  Ce 
fut  une  lutte  courte,  sans  paroles,  violente, 
entre  les  prunelles  seules,  l'éternelle  lutte 
entre  les  deux  brutes  humaines,  le  maie  et  la 
femelle,  où  le  mâle  est  toujours  vaincu. 

Ses  mains,  derrière  ma  tête,  m'attiraient 
d'une  pression  lente,  grandissante,  irrésistible 
comme  une  force  mécanique,  vers  le  sourire 
animal  de  ses  lèvres  rouges  où  je  collai  sou- 
dain les  miennes  en  enlaçant  ce  corps  presque 
nu  et  chargé  d'anneaux  d'argent  qui  tintèrent, 
de  la  gorge  aux  pieds,  sous  mon  étreinte. 

Elle  était  nerveuse,  souple  et  saine  comme 


ALLOUMA.  17 

une  bête,  avec  des  airs,  des  mouvements,  des 
grâces  et  une  sorte  d'odeur  de  gazelle,  qui 
me  firent  trouver  à  ses  baisers  une  rare  saveur 
inconnue,  étrangère  à  mes  sens  comme  un 
goût  de  fruit  des  tropiques. 

Bientôt...  je  dis  bientôt,  ce  fut  peut-être 
aux  approches  du  matin,  je  la  voulus  ren- 
voyer, pensant  qu'elle  s'en  irait  ainsi  qu'elle 
était  venue,  et  ne  me  demandant  pas  encore 
ce  que  je  ferais  d'elle,  ou  ce  qu'elle  ferait  de 
moi. 

Mais  dès  qu'elle  eut  compris  mon  inten- 
tion, elle  murmura  : 

—  Si  tu  me  chasses,  où  veux-tu  que  j'aille 
maintenant?  II  faudra  que  je  dorme  sur  la 
terre,  dans  la  nuit.  Laisse-moi  me  coucher 
sur  le  tapis,  au  pied  de  ton  lit. 

Que  pouvais-je  répondre?  Que  pouvais-je 
faire?  Je  pensai  que  Mohammed,  sans  doute, 
regardait  à  son  tour  la  fenêtre  éclairée  de  ma 
chambre;  et  des  questions  de  toute  nature, 
que  je  ne  m'étais  point  posées  dans  le  trouble 
des  premiers  instants,  se  formulèrent  nette- 
ment. 

—  Reste  ici,  dis-je,  nous  allons  causer. 
Ma  résolution  fut  prise  en  une  seconde.  Puis- 
que cette  fille  avait  été  jetée  ainsi  dans  mes 


I  8  LA  MAIN  GAUCHE. 

bras,  je  la  garderais,  j'en  ferais  une  sorte  de 
maîtresse  esclave,  cachée  dans  le  fond  de  ma 
maison,  à  la  façon  des  femmes  des  harems. 
Le  jour  où  elle  ne  me  plairait  plus,  il  serait 
toujours  facile  de  m'en  défaire  d'une  façon 
quelconque,  car  ces  créatures-là,  sur  le  sol 
africain,  nous  appartenaient  presque  corps  et 
âme. 

Je  lui  dis  : 

—  Je  veux  bien  être  bon  pour  toi.  Je  te 
traiterai  de  façon  à  ce  que  tu  ne  sois  pas  mal- 
heureuse, mais  je  veux  savoir  ce  que  tu  es,  et 
d'où  tu  viens. 

Elle  comprit  qu'il  fallait  parler  et  me  conta 
son  histoire,  ou  plutôt  une  histoire,  car  elle 
dut  mentir  d'un  bout  à  l'autre,  comme 
mentent  tous  les  Arabes,  toujours,  avec  ou 
sans  motifs. 

C'est  là  un  des  signes  les  plus  surprenants 
et  les  plus  incompréhensibles  du  caractère 
indigène  :  le  mensonge.  Ces  hommes  en  qui 
l'islamisme  s'est  incarné  jusqu'à  faire  partie 
d'eux,  jusqu'à  modeler  leurs  instincts,  jusqu'à 
modifier  la  race  entière  et  à  la  différencier 
des  autres  au  moral  autant  que  la  couleur 
de  la  peau  différencie  le  nègre  du  blanc, 
sont  menteurs  dans  les  moelles  au  point  que 


ALLOUMA.  19 

jamais  on  ne  peut  se  fier  à  leurs  dires.  Est-ce 
à  leur  religion  qu'ils  doivent  cela?  Je  l'ignore. 
II  faut  avoir  vécu  parmi  eux  pour  savoir  com- 
bien le  mensonge  fait  partie  de  leur  être,  de 
leur  cœur,  de  leur  ame,  est  devenu  chez  eux 
une  sorte  de  seconde  nature,  une  nécessité 
de  la  vie. 

Elle  me  raconta  donc  qu'elle  était  fille  d'un 
caïd  des  Ouled-Sidi-Cheik  et  d'une  femme 
enlevée  par  lui  dans  une  razzia  sur  les  Toua- 
regs. Cette  femme  devait  être  une  esclave 
noire,  ou  du  moins  provenir  d'un  premier 
croisement  de  sang  arabe  et  de  sang  nègre. 
Les  négresses,  on  le  sait,  sont  fort  prisées 
dans  les  harems  où  elles  jouent  le  rôle  d'aphro- 
disiaques. 

Rien  de  cette  origine  d'ailleurs  n'apparais- 
sait hors  cette  couleur  empourprée  des  lèvres 
et  les  fraises  sombres  de  ses  seins  allongés, 
pointus  et  souples  comme  si  des  ressorts  les 
eussent  dressés.  A  cela,  un  regard  attentif  ne 
se  pouvait  tromper.  Mais  tout  le  reste  appar- 
tenait à  la  belle  race  du  Sud,  blanche,  svehe, 
dont  la  figure  fine  est  faite  de  lignes  droites 
et  simples  comme  une  tête  d'image  indienne. 
Les  yeux  très  écartés  augmentaient  encore 
l'air  un  peu  divin  de  cette  rôdeuse  du  désert. 


20  LA   MAIN  GAUCHE. 

De  son  existence  véritable,  je  ne  sus  rien 
de  précis.  Elle  me  la  conta  par  détails  inco- 
hérents qui  semblaient  surgir  au  hasard  dans 
une  mémoire  en  désordre;  et  elle  y  mêlait  des 
observations  déhcieusement  puériles,  toute 
une  vision  du  monde  nomade  née  dans  une 
cervelle  d'écureuil  qui  a  sauté  de  tente  en 
tente,  de  campement  en  campement,  de 
tribu  en  tribu. 

Et  cela  était  débité  avec  l'air  sévère  que 
garde  toujours  ce  peuple  drapé,  avec  des 
mines  d'idole  qui  potine  et  une  gravité  un 
peu  comique. 

Quand  elle  eut  fini,  je  m'aperçus  que  je 
n'avais  rien  retenu  de  cette  longue  histoire 
pleine  d'événements  msignifiants,  emmaga- 
sinés en  sa  légère  cervelle,  et  je  me  demandai 
si  elle  ne  m'avait  pas  berné  très  simplement 
par  ce  bavardage  vide  et  sérieux  qui  ne  m'ap- 
prenait rien  sur  elle  ou  sur  aucun  fait  de  sa 
vie. 

Et  je  pensais  à  ce  peuple  vaincu  au  milieu 
duquel  nous  campons  ou  plutôt  qui  campe 
au  milieu  de  nous,  dont  nous  commençons 
à  parler  la  langue,  que  nous  voyons  vivre 
chaque  jour  sous  la  toile  transparente  de  ses 
tentes,  à  qui   nous  imposons  nos   lois,  nos 


ALLOUMA.  2  1 


règlements  et  nos  coutumes,  et  dont  nous 
ignorons  tout,  mais  tout,  entendez -vous, 
comme  si  nous  n'étions  pas  là,  uniquement 
occupés  à  le  regarder  depuis  bientôt  soixante 
ans.  Nous  ne  savons  pas  davantage  ce  qui  se 
passe  sous  cette  hutte  de  branches  et  sous  ce 
petit  cône  d'étoffe  cloué  sur  la  terre  avec  des 
pieux,  à  vingt  mètres  de  nos  portes,  que  nous 
ne  savons  encore  ce  que  font,  ce  que  pen- 
sent, ce  que  sont  les  Arabes  dits  civihsés  des 
maisons  mauresques  d'Alger.  Derrière  le  mur 
peint  à  la  chaux  de  leur  demeure  des  villes, 
derrière  la  cloison  de  branches  de  leur  gourbi , 
ou  derrière  ce  mince  rideau  brun  de  poil  de 
chameau  que  secoue  le  vent,  ils  vivent  près 
de  nous,  inconnus,  mystérieux,  menteurs, 
sournois,  soumis,  souriants,  impénétrables. 
Si  je  vous  disais  qu'en  regardant  de  loin,  avec 
ma  jumelle,  le  campement  voisin,  je  devine 
qu'ils  ont  des  superstitions,  des  cérémonies, 
mille  usages  encore  ignorés  de  nous,  pas 
même  soupçonnés  !  Jamais  peut-être  un  peu- 
ple conquis  par  la  force  n'a  su  échapper  aussi 
complètement  à  la  domination  réelle,  à  l'in- 
fluence morale,  et  à  l'investigation  acharnée, 
mais  inutile  du  vainqueur. 

Or,  cette  infranchissable  et  secrète  barrière 


LA  MAIN   GAUCHE. 


que  la  nature  incompréhensible  a  verrouillée 
entre  les  races,  je  la  sentais  soudain,  comme 
je  ne  l'avais  jamais  sentie,  dressée  entre  cette 
fille  arabe  et  moi,  entre  cette  femme  qui  ve- 
nait de  se  donner,  de  se  livrer,  d'offrir  son 
corps  à  ma  caresse  et  moi  qui  l'avais  pos- 
sédée. 

Je  lui  demandai,  y  songeant  pour  la  pre- 
mière fois  : 

—  Comment  t'appelles-tu? 

Elle  était  demeurée  quelques  instants  sans 
parler  et  je  la  vis  tressaillir  comme  si  elle  ve- 
nait d'oublier  que  j'étais  là,  tout  contre  elle. 
Alors,  dans  ses  yeux  levés  sur  moi,  je  devinai 
que  cette  minute  avait  suffi  pour  que  le  som- 
meil tombât  sur  elle,  un  sommeil  irrésistible 
et  brusque,  presque  foudroyant,  comme  tout 
ce  qui  s'empare  des  sens  mobiles  des  femmes. 

Elle  répondit  nonchalamment  avec  un 
bâillement  arrêté  dans  la  bouche  : 

—  Allouma. 
Je  repris  : 

—  Tu  as  envie  de  dormir? 

—  Oui,  dit-elle. 

—  Eh  bien!  dors. 

Elle  s'allongea  tranquillement  à  mon  côté, 
étendue  sur  le  ventre,  le  front  posé  sur  ses 


ALLOUMA.  22, 


bras  croisés,  et  je  sentis  presque  tout  de  suite 
que  sa  fuyante  pensée  de  sauvage  s'était  éteinte 
dans  le  repos. 

Moi,  je  me  mis  à  rêver,  couché  près  d'elle, 
cherchant  à  comprendre?  Pourquoi  Moham- 
med me  l'avait-il  donnée?  Avait-il  agi  en  ser- 
viteur magnanime  qui  se  sacrifie  pour  son 
maître  jusqu'à  lui  céder  la  femme  attirée  en 
sa  tente  pour  lui-même,  ou  bien  avait-il  obéi 
à  une  pensée  plus  complexe,  plus  pratique, 
moins  généreuse  en  jetant  dans  mon  ht  cette 
fille  qui  m'avait  plu?  L'Arabe,  quand  il  s'agit 
de  femmes,  a  toutes  les  rigueurs  pudibondes 
et  toutes  les  complaisances  inavouables;  et  on 
ne  comprend  guère  plus  sa  morale  rigoureuse 
et  facile  que  tout  le  reste  de  ses  sentiments. 
Peut-être  avais-je  devancé,  en  pénétrant  par 
hasard  sous  sa  tente,  les  intentions  bienveil- 
lantes de  ce  prévoyant  domestique  qui  m'avait 
destiné  cette  femme,  son  amie,  sa  comphce, 
sa  maîtresse  aussi  peut-être. 

Toutes  ces  suppositions  m'assailHrent  et 
me  fatiguèrent  si  bien  que  tout  doucement 
je  ghssai  à  mon  tour  dans  un  sommeil  pro- 
fond. 

Je  fus  réveillé  par  le  grincement  de  ma 
porte;  Mohammed    entrait  comme   tous  les 


24  LA  MAIN  GAUCHE. 

matins  pour  m'éveiller.  II  ouvrit  la  fenêtre  par 
où  un  flot  de  jour  s'engouffrant  éclaira  sur  le 
lit  le  corps  d'AlIouma  toujours  endormie, 
puis  il  ramassa  sur  le  tapis  mon  pantalon,  mon 
gilet  et  ma  jaquette  afin  de  les  brosser.  II  ne 
jeta  pas  un  regard  sur  la  femme  couchée  à 
mon  côté,  ne  parut  pas  savoir  ou  remarquer 
qu'elle  était  là,  et  il  avait  sa  gravité  ordmaire, 
la  même  allure,  le  même  visage.  Mais  la  lu- 
mière, le  mouvement,  le  léger  bruit  des  pieds 
nus  de  l'homme,  la  sensation  de  l'air  pur  sur 
la  peau  et  dans  les  poumons  tirèrent  Allouma 
de  son  engourdissement.  Elle  allongea  les 
bras,  se  retourna,  ouvrit  les  yeux,  me  regarda, 
regarda  Mohammed  avec  la  même  indiff^é- 
rence  et  s'assit.  Puis  elle  murmura. 

—  J'ai  faim,  aujourd'hui. 

—  Que  veux-tu  manger?  demandai-je. 
- —  Kahoua. 

—  Du  café  et  du  pain  avec  du  beurre? 

—  Oui. 

Mohammed,  debout  près  de  notre  couche, 
mes  vêtements  sur  les  bras,  attendait  les 
ordres. 

—  Apporte  à  déjeuner  pour  Allouma  et 
pour  moi,  lui  dis-je. 

Et  il  sortit  sans  que  sa   figure    révélât   le 


ALLOUMA.  25 

moindre  étonnement  ou  le   moindre   ennui. 
Quand  il  fut  parti,  je  demandai  à  la  jeune 
Arabe  : 

—  Veux-tu  habiter  dans  ma  maison? 

—  Oui,  je  le  veux  bien. 

—  Je  te  donnerai  un  appartement  pour 
toi  seule  et  une  femme  pour  te  servir. 

—  Tu  es  généreux,  et  je  te  suis  recon- 
naissante. 

—  Mais  si  ta  conduite  n'est  pas  bonne,  je 
te  chasserai  d'ici. 

—  Je  ferai  ce  que  tu  exigeras  de  moi. 
Elle  prit  ma  main  et  la  baisa,  en  signe  de 

soumission. 

Mohammed  rentrait,  portant  un  plateau 
avec  le  déjeuner.  Je  lui  dis  : 

—  Allouma  va  demeurer  dans  la  maison. 
Tu  étaleras  des  tapis  dans  la  chambre,  au 
bout  du  couloir,  et  tu  feras  venir  ici  pour  la 
servir  la  femme  d'Abd  el-Kader  el-Hadara. 

—  Oui,  moussié. 
Ce  fut  tout. 

Une  heure  plus  tard ,  ma  belle  Arabe  était 
installée  dans  une  grande  chambre  claire;  et 
comme  je  venais  m'assurer  que  tout  allait 
bien,  elle  me  demanda,  d'un  ton  supphant, 
de  lui  faire  cadeau  d'une  armoire  à  glace.  Je 


2(5  LA  MAIN  GAUCHE. 

promis,  puis  je  la  laissai  accroupie  sur  un  tapis 
du  Djebel-Amour,  une  cigarette  à  la  bouche, 
et  bavardant  avec  la  vieille  Arabe  que  j'avais 
envoyé  chercher,  comme  si  elles  se  connais- 
saient depuis  des  années. 


II 


Pendant  un  mois,  je  fus  très  heureux  avec 
elle  et  je  m'attachai  d'une  façon  bizarre  à  cette 
créature  d'une  autre  race,  qui  me  semblait 
presque  d'une  autre  espèce,  née  sur  une  pla- 
nète voisme. 

Je  ne  l'aimais  pas  —  non  —  on  n'aime 
point  les  filles  de  ce  continent  primitif  Entre 
elles  et  nous,  même  entre  elles  et  leurs  mâles 
naturels,  les  Arabes,  jamais  n'éclôt  la  petite 
fleur  bleue  des  pays  du  Nord.  Elles  sont  trop 
près  de  l'animalité  humaine,  elles  ont  un 
cœur  trop  rudimentaire,  une  sensibilité  trop 
peu  affinée,  pour  éveiller  dans  nos  âmes 
l'exaltation  sentimentale  qui  est  la  poésie  de 
l'amour.  Rien  d'intellectuel,  aucune  ivresse 
de  la  pensée  ne  se  mêle  à  l'ivresse  sensuelle 


2  8  LA  MAL\   GAUCHE. 

que  provoquent  en  nous  ces  êtres  charmants 
et  nuls. 

Elles  nous  tiennent  pourtant,  elles  nous 
prennent,  comme  les  autres,  mais  d'une  façon 
différente,  moins  tenace,  moins  cruelle,  moins 
douloureuse. 

Ce  que  j'éprouvai  pour  celle-ci,  je  ne  sau- 
rais encore  l'expliquer  d'une  façon  précise. 
Je  vous  disais  tout  à  l'heure  que  ce  pays,  cette 
Afrique  nue,  sans  arts,  vide  de  toutes  les  joies 
intelligentes,  fait  peu  à  peu  la  conquête  de 
notre  chair  par  un  charme  inconnaissable  et 
sûr,  par  la  caresse  de  l'air,  par  la  douceur  con- 
stante des  aurores  et  des  soirs,  par  sa  lumière 
délicieuse,  par  le  bien-être  discret  dont  elle 
baigne  tous  nos  organes!  Eh  bien!  Allouma 
me  prit  de  la  même  façon,  par  mille  attraits 
cachés,  captivants  et  physiques,  par  la  séduc- 
tion pénétrante  non  point  de  ses  embrasse- 
ments,  car  elle  était  d'une  nonchalance  tout 
orientale,  mais  de  ses  doux  abandons. 

Je  la  laissais  absolument  libre  d'aller  et  de 
venir  à  sa  guise  et  elle  passait  au  moins  un 
après-midi  sur  deux  dans  le  campement  voi- 
sin, au  milieu  des  femmes  de  mes  agriculteurs 

indigènes.  Souvent  aussi,  elle  demeurait  du- 
cs ' 

rant  une  journée  presque  entière,  à  se  mirer 


ALLOUMA.  29 

dans  l'armoire  à  glace  en  acajou  que  j'avais 
fait  venir  de  Miliana.  Elle  s'admirait  en  toute 
conscience,  debout,  devant  la  grande  porte 
de  verre  où  elle  suivait  ses  mouvements  avec 
une  attention  profonde  et  grave.  Elle  mar- 
chait la  tête  un  peu  penchée  en  arrière,  pour 
juger  ses  hanches  et  ses  reins,  tournait,  s'éloi- 
gnait, se  rapprochait,  puis,  fatiguée  enfin  de 
se  mouvoir,  elle  s'asseyait  sur  un  coussin  et 
demeurait  en  face  d'elle-même,  les  yeux  dans 
ses  yeux,  le  visage  sévère,  l'âme  noyée  dans 
cette  contemplation. 

Bientôt,  je  m'aperçus  qu'elle  sortait  pres- 
que chaque  jour  après  le  déjeuner,  et  qu'elle 
disparaissait  complètement  jusqu'au  soir. 

Un  peu  inquiet,  je  demandai  à  Moham- 
med s'il  savait  ce  qu'elle  pouvait  faire  pen- 
dant ces  longues  heures  d'absence.  II  répon- 
dit avec  tranquillité  : 

—  Ne  te  tourmente  pas,  c'est  bientôt  le 
Ramadan.  Elle  doit  aller  à  ses  dévotions. 

Lui  aussi  semblait  ravi  de  la  présence  d'AI- 
louma  dans  la  maison;  mais  pas  une  fois  je  ne 
surpris  entre  eux  le  moindre  signe  un  peu 
suspect,  pas  une  fois  ils  n'eurent  l'air  de  se 
cacher  de  moi,  de  s'entendre,  de  me  dissi- 
muler quelque  chose. 


30    -  LA  jMain  gauche. 

J'acceptais  donc  la  situation  telle  quelle 
sans  la  comprendre,  laissant  agir  le  temps,  le 
hasard  et  la  vie. 

Souvent,  après  l'mspection  de  mes  terres, 
de  mes  vignes,  de  mes  défrichements,  je  fai- 
sais à  pied  de  grandes  promenades.  Vous  con- 
naissez les  superbes  forêts  de  cette  partie  de 
l'Algérie,  ces  ravins  presque  impénétrables 
où  les  sapins  abattus  barrent  les  torrents,  et 
ces  petits  vallons  de  îauriers-roses  qui,  du  haut 
des  montagnes,  semblent  des  tapis  d'Orient 
étendus  le  long  des  cours  d'eau.  Vous  savez 
qu'à  tout  moment,  dans  ces  bois  et  sur  ces 
côtes,  où  on  croirait  que  personne  jamais  n'a 
pénétré,  on  rencontre  tout  à  coup  le  dôme 
de  neige  d'une  koubba  renfermant  les  os  d'un 
humble  marabout,  d'un  marabout  isolé,  à 
peine  visité  de  temps  en  temps  par  quelques 
fidèles  obstinés,  venus  du  douar  voisin  avec 
une  bougie  dans  leur  poche  pour  l'allumer 
sur  le  tombeau  du  saint. 

Or,  un  soir,  comme  je  rentrais,  je  passai 
auprès  d'une  de  ces  chapelles  mahométanes, 
et  ayant  jeté  un  regard  par  la  porte  toujours 
ouverte,  je  vis  qu'une  femme  priait  devant  la 
relique.  C'était  un  tableau  charmant,  cette 
Arabe  assise   par  terre,  dans  cette   chambre 


ALLOUMA.  3  I 

délabrée,  où  le  vent  entrait  à  son  gré  et  amas- 
sait dans  les  coins,  en  tas  jaunes,  les  fines 
aiguilles  sèches  tombées  des  pins.  Je  m'ap- 
prochai pour  mieux  regarder,  et  Je  reconnus 
Allouma.  Elle  ne  me  vit  pas,  ne  m'entendit 
point,  absorbée  tout  entière  par  le  souci  du 
saint;  et  elle  parlait,  à  mi-voix,  elle  lui  par- 
lait, se  croyant  bien  seule  avec  lui,  racontant 
au  serviteur  de  Dieu  toutes  ses  préoccupa- 
tions. Parfois  elle  se  taisait  un  peu  pour  mé- 
diter, pour  chercher  ce  qu'elle  avait  encore  à 
dire,  pour  ne  rien  oubHer  de  sa  provision  de 
confidences;  et  parfois  aussi  elle  s'animait 
comme  s'il  lui  eût  répondu,  comme  s'il  lui 
eût  conseillé  une  chose  qu'elle  ne  voulait 
point  faire  et  qu'elle  combattait  avec  des  rai- 
sonnements. 

Je  m'éloignai,  sans  bruit,  ainsi  que  j'étais 
venu,  et  je  rentrai  pour  dîner. 

Le  soir,  je  la  fis  venir  et  je  la  vis  entrer  avec 
un  air  soucieux  qu'elle  n'avait  pomt  d'ordi- 
naire. 

—  Assieds-toi  là,  lui  dis-je  en  lui  montrant 
sa  place  sur  le  divan,  à  mon  côté. 

Elle  s'assit,  et  comme  je  me  penchais  vers 
elle  pour  l'embrasser  elle  éloigna  sa  tête  avec 
vivacité. 


32  LA  MAIN  GAUCHE. 

Je  fus  Stupéfait  et  je  demandai  : 

—  Eh  bien,  qu'y  a-t-il? 

—  C'est  Ramadan,  dit-elle. 
Je  me  mis  à  rire. 

—  Et  le  Marabout  t'a  défendu  de  te  laisser 
embrasser  pendant  le  Ramadan? 

—  Oh  oui,  je  suis  une  Arabe  et  tu  es  un 
Roumi  ! 

—  Ce  serait  un  gros  péché? 

—  Oh  oui! 

—  Alors  tu  n'as  rien  mangé  de  la  jour- 
née, jusqu'au  coucher  du  soleil? 

—  Non,  rien. 

—  Mais  au  soleil  couché  tu  as  mangé? 

—  Oui. 

—  Eh  bien,  puisqu'il  fait  nuit  tout  à  fait, 
tu  ne  peux  pas  être  plus  sévère  pour  le  reste 
que  pour  la  bouche. 

Elle  semblait  crispée,  froissée,  blessée,  et 
elle  reprit  avec  une  hauteur  que  je  ne  lui  con- 
naissais pas  : 

—  Si  une  fille  arabe  se  laissait  toucher  par 
un  Roumi  pendant  le  Ramadan,  elle  serait 
maudite  pour  toujours. 

—  Et  cela  va  durer  tout  le  mois? 
Elle  répondit  avec  conviction  : 

—  Oui,  tout  le  mois  de  Ramadan. 


ALLOUMA.  3  3 

Je  pris  un  air  irrité  et  je  lui  dis  : 

—  Eh  bien,  tu  peux  aller  le  passer  dans 
ta  famille,  le  Ramadan. 

Elle  saisit  mes  mains  et  les  portant  sur  son 
cœur  : 

—  Oh!  je  te  prie,  ne  sois  pas  méchant, 
tu  verras  comme  je  serai  gentille.  Nous  ferons 
Ramadan  ensemble,  veux-tu?  Jeté  soignerai, 
je  te  gâterai,  mais  ne  sois  pas  méchant. 

Je  ne  pus  m'empêcher  de  sourire  tant  elle 
était  drôle  et  désolée,  et  je  l'envoyai  coucher 
chez  elle. 

Une  heure  plus  tard,  comme  j'allais  me 
mettre  au  lit,  deux  petits  coups  furent  frappés 
à  ma  porte,  si  légers  que  je  les  entendis  à 
peine. 

Je  criai  :  «Entrez»  et  je  vis  apparaître  Al- 
louma  portant  devant  elle  un  grand  plateau 
chargé  de  friandises  arabes,  de  croquettes 
sucrées,  frites  et  sautées,  de  toute  une  pâtis- 
serie bizarre  de  nomade. 

Elle  riait,  montrant  ses  belles  dents,  et  elle 
répéta  : 

—  Nous  allons  faire  Ramadan  ensemble. 

Vous  savez  que  le  jeûne,  commencé  à  l'au- 
rore et  terminé  au  crépuscule,  au  moment  où 
l'œil  ne  distingue  plus  un  fil  blanc  d'un  fil 


34  LA  MAIN  GAUCHE. 

noir,  est  suivi  chaque  soir  de  petites  fêtes 
intimes  où  on  mange  jusqu'au  matin.  II  en  ré- 
sulte que,  pour  les  indigènes  peu  scrupuleux, 
le  Ramadan  consiste  à  faire  du  jour  la  nuit, 
et  de  la  nuit  le  jour.  Mais  Allouma  poussait 
plus  loin  la  délicatesse  de  conscience.  Elle 
installa  son  plateau  entre  nous  deux,  sur  le  di- 
van, et  prenant  avec  ses  longs  doigts  minces 
une  petite  boulette  poudrée,  elle  me  la  mit 
dans  la  bouche  en  murmurant  : 

—  C'est  bon,  mange. 

Je  croquai  le  léger  g/iteau,  qui  était  excel- 
lent en  effet,  et  je  lui  demandai  ; 
— ■  C'est  toi  qui  as  fait  ça? 

—  Oui,  c'est  moi. 

—  Pour  moi? 

—  Oui,  pour  toi. 

—  Pour  me  faire  supporter  le  Ramadan  ? 
— -  Oui,  ne  sois  pas  méchant!  Je  t'en  ap- 
porterai tous  les  jours. 

Oh!  le  terrible  mois  que  je  passai  là!  un 
mois  sucré,  douceâtre,  enrageant,  un  mois  de 
iiateries  et  de  tentations,  de  colères  et  d'ef- 
forts  vains  contre  une  mvmcible  résistance. 

Puis,  quand  arrivèrent  les  trois  jours  du 
Beïram,  je  les  célébrai  à  ma  façon  et  le  Ra- 
madan fut  oublié. 


ALLOUMA.  3  5 

L'été  s'écoula,  il  fut  très  chaud.  Vers  les  pre- 
miers jours  de  l'automne,  Allouma  me  parut 
préoccupée,  distraite,  désintéressée  de  tout. 

Or,  un  soir,  comme  je  la  faisais  appeler,  on 
ne  la  trouva  point  dans  sa  chambre.  Je  pensai 
qu'elle  rôdait  dans  la  maison  et  j'ordonnai 
qu'on  la  cherchât.  Elle  n'était  pas  rentrée; 
j'ouvris  la  fenêtre  et  je  criai  : 

—  Mohammed. 

La  voix  de  l'homme  couché  sous  sa  tente 
répondit  : 

—  Oui,  moussié. 

—  Sais-tu  où  est  Allouma? 

—  Non ,  moussié  —  pas  possible  —  Allou- 
ma perdu? 

Quelques  secondes  après,  mon  Arabe  en- 
trait chez  moi,  tellement  ému  qu'il  ne  maîtri- 
sait point  son  trouble.  II  demanda  : 

—  Allouma  perdu? 

—  Mais  oui,  Allouma  perdu. 

—  Pas  possible? 

—  Cherche,  lui  dis-je. 

Il  restait  debout,  songeant,  cherchant,  ne 
comprenant  pas.  Puis,  il  entra  dans  la 
chambre  vide  où  les  vêtements  d'AIIouma 
traînaient,  dans  un  désordre  oriental.  II  re- 
garda  tout  comme  un  policier,  ou  plutôt  il 


3<5  LA  MAIN  GAUCHE. 

flaira  comme  un  chien,  puis,  incapable  d'un 
lonor  efiPort,  il  murmura  avec  résio;nation  : 

—  Parti,  il  est  parti! 

Moi  je  craignais  un  accident,  une  chute, 
une  entorse  au  fond  d'un  ravin,  et  je  fis 
mettre  sur  pied  tous  les  hommes  du  cam- 
pement avec  ordre  de  la  chercher  jusqu'à  ce 
qu'on  l'eût  retrouvée. 

On  la  chercha  toute  la  nuit,  on  la  chercha 
le  lendemain,  on  la  chercha  toute  la  semaine. 
Aucune  trace  ne  fut  découverte  pouvant 
mettre  sur  la  piste.  Moi  je  souffrais;  elle  me 
manquait;  ma  maison  me  semblait  vide  et 
mon  existence  déserte.  Puis  des  idées  inquié- 
tantes me  passaient  par  l'esprit.  Je  craignais 
qu'on  l'eût  enlevée,  ou  assassinée  peut-être. 
Mais  comme  j'essayais  toujours  d'interroger 
Mohammed  et  de  lui  communiquer  mes  ap- 
préhensions, il  répondait  sans  varier  : 

—  Non,  parti. 

Puis  il  ajoutait  le  mot  arabe  «  r'ézale  »  qui 
veut  dire  ((gazelle»,  comme  pour  exprimer 
qu'elle  courait  vite  et  qu'elle  était  loin. 

Trois  semaines  se  passèrent  et  je  n'espérais 
plus  revoir  jamais  ma  maîtresse  arabe,  quand 
un  matin,  Mohammed,  les  traits  éclairés  par 
la  joie,  entra  chez  moi  et  me  dit  : 


ALLOUMA.  37 

—  Moussié,  Allouma  il  est  revenu. 
Je  sautai  du  lit  et  je  demandai  : 

—  Où  est-elle? 

—  N'ose  pas  venir!  Là-bas,  sous  l'arbre! 
Et  de  son  bras  tendu,  il  me  montrait  par  la 
fenêtre  une  tache  blanchâtre  au  pied  d'un 
olivier. 

Je  me  levai  et  je  sortis.  Comme  j'appro- 
chais de  ce  paquet  de  linge  qui  semblait  jeté 
contre  le  tronc  tordu,  je  reconnus  les  grands 
yeux  sombres,  les  étoiles  tatouées,  la  figure 
longue  et  régulière  de  la  fille  sauvage  qui 
m'avait  séduit.  A  mesure  que  j'avançais  une 
colère  me  soulevait,  une  envie  de  fi-apper, 
de  la  faire  souffrir,  de  me  venger. 

Je  criai  de  loin  : 

—  D'où  viens-tu  ? 

Elle  ne  répondit  pas  et  demeurait  immo- 
bile, inerte,  comme  si  elle  ne  vivait  plus 
qu'à  peine,  résignée  à  mes  violences,  prête 
aux  coups. 

J'étais  maintenant  debout  tout  près  d'elle, 
contemplant  avec  stupeur  les  haillons  qui  la 
couvraient,  ces  loques  de  soie  et  de  laine, 
grises  de  poussière,  déchiquetées,  sordides. 

Je  répétai,  la  mam  levée  comme  sur  un 
chien  : 


3  5  LA  MAIN  GAUCHE. 

—  D'où  viens-tu  ? 
Elle  murmura  : 

—  De  là-bas! 

—  D'où? 

—  De  la  tribu  ! 

—  De  quelle  tribu? 

—  De  la  mienne. 

—  Pourquoi  es-tu  partie  ? 

Voyant  que  je  ne  la  battais  point,  elle 
s'enhardit  un  peu,  et,  à  voix  basse  : 

—  II  fallait. . .  il  fallait. . .  je  ne  pouvais  plus 
vivre  dans  la  maison. 

Je  vis  des  larmes  dans  ses  yeux,  et  tout 
de  suite,  je  fus  attendri  comme  une  bête. 
Je  me  penchai  vers  elle,  et  j'aperçus,  en  me 
retournant  pour  m'asseoir,  Mohammed  qui 
nous  épiait,  de  loin. 

Je  repris  très  doucement  : 

—  Voyons,  dis-moi  pourquoi  tu  es  par- 
tie? 

Alors  elle  me  conta  que  depuis  longtemps 
déjà  elle  éprouvait  en  son  cœur  de  nomade, 
l'irrésistible  envie  de  retourner  sous  les  ten- 
tes, de  coucher,  de  courir,  de  se  rouler  sur 
le  sable,  d'errer,  avec  les  troupeaux,  de 
plaine  en  plaine,  de  ne  plus  sentir  sur  sa 
tête,  entre  les  étoiles  jaunes  du   ciel   et  les 


ALLOUMA.  39 

étoiles  bleues  de  sa  face,  autre  chose  que  le 
mince  rideau  de  toile  usée  et  recousue  à  tra- 
vers lequel  on  aperçoit  des  grains  de  feu 
quand  on  se  réveille  dans  la  nuit. 

Elle  me  fit  comprendre  cela  en  termes 
naïfs  et  puissants,  si  justes,  que  je  sentis  bien 
qu'elle  ne  mentait  pas,  que  j'eus  pitié  d'elle, 
et  que  je  lui  demandai  : 

—  Pourquoi  ne  m'as-tu  pas  dit  que  tu 
désirais  t'en  aller  pendant  quelque  temps  ? 

—  Parce  que  tu  n'aurais  pas  voulu. . . 

—  Tu  m'aurais  promis  de  revenir  et  j'au- 
rais consenti. 

—  Tu  n'aurais  pas  cru. 

Voyant  que  je  n'étais  pas  fâché,  elle  Viait, 
et  elle  ajouta  : 

—  Tu  vois,  c'est  fini,  je  suis  retournée 
chez  moi  et  me  voici.  Il  me  fallait  seulement 
quelques  jours  de  là-bas.  J'ai  assez  mainte- 
nant, c'est  fini,  c'est  passé,  c'est  guéri.  Je 
suis  revenue,  je  n'ai  plus  mal.  Je  suis  très 
contente.  Tu  n'es  pas  méchant. 

—  Viens  à  la  maison,  lui  dis-je. 

Elle  se  leva.  Je  pris  sa  main,  sa  main  fine 
aux  doigts  minces;  et  triomphante  en  ses 
loques,  sous  la  sonnerie  de  ses  anneaux,  de 
ses  bracelets,  de  ses  colliers  et  de  ses  plaques. 


4o  LA  MAIX   GAUCHE, 

elle  marcha  gravement  vers  ma  demeure,  où 
nous  attendait  Mohammed. 
Avant  d'entrer,  je  repris  : 

—  Allouma,  toutes  les  fois  que  tu  vou- 
dras retourner  chez  toi,  tu  me  préviendras  et 
je  te  le  permettrai. 

Elle  demanda,  méfiante  : 

—  Tu  promets? 

—  Oui,  je  promets. 

—  Moi  aussi,  je  promets.  Quand  j'aurai 
mal  —  et  elle  posa  ses  deux  mains  sur  son 
front  avec  un  geste  magnifique  —  je  te  dirai  : 
((  II  faut  que  j'aille  là-bas  »  et  tu  me  laisseras 
partir. 

Je  l'accompagnai  dans  sa  chambre,  suivi 
de  Mohammed  qui  portait  de  l'eau,  car  on 
n'avait  pu  prévenir  encore  la  femme  d'Abd 
el-Kader  el-Hadara  du  retour  de  sa  maîtresse. 

Elle  entra,  aperçut  l'armoire  à  glace  et,  la 
figure  illuminée,  courut  vers  elle  comme 
on  s'élance  vers  une  mère  retrouvée.  Elle  se 
regarda  quelques  secondes,  fit  la  moue,  puis 
d'une  voix  un  peu  fâchée,  dit  au  miroir  : 

—  Attends,  j'ai  des  vêtements  de  soie 
dans  l'armoire.  Je  serai  belle  tout  à  l'heure. 

Et  je  la  laissai  seule,  faire  la  coquette 
devant  elle-même. 


ALLOUMA.  4ï 

Notre  vie  recommença  comme  auparavant 
et ,  de  plus  en  plus ,  je  subissais  l'attrait 
bizarre,  tout  physique,  de  cette  fille  pour 
qui  j'éprouvais  en  même  temps  une  sorte  de 
dédam  paternel. 

Pendant  six  mois  tout  alla  bien,  puis  je 
sentis  qu'elle  redevenait  nerveuse,  agitée,  un 
peu  triste.  Je  lui  dis  un  jour  : 

—  Est-ce  que  tu  veux  retourner  chez  toi  ? 

—  Oui,  je  veux. 

—  Tu  n'osais  pas  me  le  dire  ? 

—  Je  n'osais  pas. 

—  Va,  je  permets. 

Elle  saisit  mes  mains  et  les  baisa  comme 
elle  faisait  en  tous  ses  élans  de  reconnais- 
sance, et,  le  lendemain,  elle  avait  disparu. 

Elle  revint,  comme  la  première  fois,  au 
bout  de  trois  semaines  environ,  toujours 
déguenillée,  noire  de  poussière  et  de  soleil, 
rassasiée  de  vie  nomade,  de  sable  et  de 
liberté.  En  deux  ans  elle  retourna  ainsi  quatre 
fois  chez  elle. 

Je  la  reprenais  gaiement,  sans  jalousie,  car 
pour  moi  la  jalousie  ne  peut  naître  que  de 
l'amour,  tel  que  nous  le  comprenons  chez 
nous.  Certes,  j'aurais  fort  bien  pu  la  tuer  si 
je  l'avais  surprise  me  trompant,  mais  je  l'au- 


42  LA  MAIN  GAUCHE. 

rais  tuée  un  peu  comme  on  assomme,  par 
pure  violence,  un  chien  qui  désobéit.  Je 
n'aurais  pas  senti  ces  tourments,  ce  feu  ron- 
geur, ce  mal  horrible,  la  jalousie  du  Nord. 
Je  viens  de  dire  que  j'aurais  pu  la  tuer  comme 
on  assomme  un  chien  qui  désobéit  !  Je  l'ai- 
mais en  effet,  un  peu  comme  on  aime  un 
animal  très  rare,  chien  ou  cheval,  impossible 
à  remplacer.  C'était  une  bête  admirable,  une 
bête  sensuelle,  une  bête  à  plaisir,  qui  avait 
un  corps  de  femme. 

Je  ne  saurais  vous  exprimer  quelles  distan- 
ces incommensurables  séparaient  nos  âmes, 
bien  que  nos  cœurs,  peut-être,  se  fussent 
frôlés,  échauffés  l'un  l'autre,  par  moments. 
Elle  était  quelque  chose  de  ma  maison,  de 
ma  vie,  une  habitude  fort  agréable  à  laquelle 
je  tenais  et  qu'aimait  en  moi  l'homme  char- 
nel, celui  qui  n'a  que  des  yeux  et  des  sens. 

Or,  un  matin,  Mohammed  entra  chez  moi 
avec  une  figure  singuhère,  ce  regard  inquiet 
des  Arabes  qui  ressemble  au  regard  fuyant 
d'un  chat  en  face  d'un  chien. 

Je  lui  dis,  en  apercevant  cette  figure  : 

—  Hein  ?  qu'y  a-t-il? 

—  Allouma  il  est  parti. 
Je  me  mis  à  rire. 


ALLOUMA.  43 

—  Parti,  où  ça? 

—  Parti  tout  à  fait,  moussié  ! 

—  Comment,  parti  tout  à  fait  ? 

—  Oui,  moussié. 

—  Tu  es  fou,  mon  garçon? 

—  Non,  moussié. 

—  Pourquoi  ça  parti?  Comment?  Voyons? 
Explique-toi  ! 

II  demeurait  immobile,  ne  voulant  pas 
parler;  puis,  soudain,  il  eut  une  de  ces  explo- 
sions de  colère  arabe  qui  nous  arrêtent  dans 
les  rues  des  villes  devant  deux  énergumènes, 
dont  le  silence  et  la  gravité  orientales  font 
place  brusquement  aux  plus  extrêmes  gesti- 
culations et  aux  vociférations  les  plus  fé- 
roces. 

Et  je  compris  au  milieu  de  ces  cris  qu'AI- 
louma  s'était  enfuie  avec  mon  berger. 

Je  dus  calmer  Mohammed  et  tirer  de  lui, 
un  à  un,  des  détails. 

Ce  fut  long,  j'appris  enfin  que  depuis  huit 
jours  il  épiait  ma  maîtresse  qui  avait  des  ren- 
dez-vous, derrière  les  bois  de  cactus  voisins 
ou  dans  le  ravin  de  lauriers-roses,  avec  une 
sorte  de  vagabond,  engagé  comme  berger 
par  mon  intendant,  à  la  fin  du  mois  précé- 
dent. 


44  LA  MAIN  GAUCHE. 

La  nuit  dernière,  Mohammed  l'avait  vue 
sortir  sans  la  voir  rentrer;  et  il  répétait,  d'un 
air  exaspéré  : 

—  Parti,  moussié,  il  est  parti  ! 

Je  ne  sais  pourquoi,  mais  sa  conviction,  la 
conviction  de  cette  fuite  avec  ce  rôdeur,  était 
entrée  en  moi,  en  une  seconde,  absolue,  irré- 
sistible. Cela  était  absurde,  invraisemblable 
et  certain  en  vertu  de  l'irraisonnable  qui  est 
la  seule  logique  des  femmes. 

Le  cœur  serré,  une  colère  dans  le  sang, 
je  cherchais  à  me  rappeler  les  traits  de  cet 
homme,  et  je  me  souvins  tout  à  coup  que  je 
l'avais  vu,  l'autre  semaine,  debout  sur  une 
butte  de  terre,  au  miheu  de  son  troupeau 
et  me  regardant.  C'était  une  sorte  de  grand 
Bédouin  dont  la  couleur  des  membres  nus  se 
confondait  avec  celle  des  haillons,  un  type 
de  brute  barbare  aux  pommettes  saillantes, 
au  nez  crochu,  au  menton  fuyant,  aux  jam- 
bes sèches,  une  haute  carcasse  en  guenilles 
avec  des  yeux  faux  de  chacal. 

Je  ne  doutais  point  —  oui  —  elle  avait 
fui  avec  ce  gueux.  Pourquoi?  Parce  qu'elle 
était  Allouma,  une  fille  du  sable.  Une  autre, 
à  Paris,  fille  du  trottoir,  aurait  fui  avec  mon 
cocher  ou  avec  un  rôdeur  de  barrière. 


ALLOUMA.  45 

—  C'est  bon,  dis- je  à  Mohammed.  Si 
elle  est  partie,  tant  pis  pour  elle.  J'ai  des 
lettres  à  écrire.  Laisse-moi  seul. 

II  s'en  alla,  surpris  de  mon  calme.  Moi, 
je  me  levai,  j'ouvris  ma  fenêtre  et  je  me  mis 
à  respirer  par  grands  souffles  qui  m'entraient 
au  fond  de  la  poitrine,  l'air  ëtoufiPant  venu  du 
Sud,  car  le  siroco  soufflait. 

Puis  je  pensai  :  «Mon  Dieu,  c'est  une... 
une  femme,  comme  bien  d'autres.  Sait-on... 
sait-on  ce  qui  les  fait  agir,  ce  qui  les  fait 
aimer,  suivre  ou  lâcher  un  homme  ?  » 

Oui,  on  sait  quelquefois,  souvent,  on  ne 
sait  pas.  Par  moments,  on  doute. 

Pourquoi  a-t-elle  disparu  avec  cette  brute 
répugnante  ?  Pourquoi  ?  Peut-être  parce  que 
depuis  un  mois  le  vent  vient  du  Sud  presque 
réguhèrement. 

Cela  suffit!  un  souffle!  Sait-elle,  savent- 
elles,  le  plus  souvent,  même  les  plus  fines  et 
les  plus  compliquées,  pourquoi  elles  agis- 
sent? Pas  plus  qu'une  girouette  qui  tourne 
au  vent.  Une  brise  insensible  fait  pivoter  la 
flèche  de  fer,  de  cuivre,  de  tôle  ou  de  bois, 
de  même  qu'une  influence  imperceptible, 
une  impression  insaisissable  remue,  et  pousse 
aux  résolutions  le  cœur  changeant  des  fem- 


4,6  LA  MAIN   GAUCHE. 

mes,  qu'elles  soient  des  villes,  des  champs, 
des  faubourgs  ou  du  désert. 

Elles  peuvent  sentir,  ensuite,  si  elles  rai- 
sonnent et  comprennent,  pourquoi  elles  ont 
fait  ceci  plutôt  que  cela;  mais  sur  le  moment 
elles  l'ignorent,  car  elles  sont  les  jouets  de 
leur  sensibilité  à  surprises,  les  esclaves  étour- 
dies des  événements,  des  milieux,  des  émo- 
tions, des  rencontres  et  de  tous  les  effleure- 
ments dont  tressaille  leur  âme  et  leur  chair  ! 

M.  Auballe  s'était  levé.  Il  fit  quelques  pas, 
me  regarda,  et  dit  en  souriant  : 

—  Voilà  un  amour  dans  le  désert  ! 
Je  demandai  : 

—  Si  elle  revenait? 
II  murmura  : 

—  Sale  fille  ! . . .  Cela  me  ferait  plaisir  tout 
de  même. 

—  Et  vous  pardonneriez  le  berger? 

—  Mon  Dieu,  oui.  Avec  les  femmes  il 
faut  toujours  pardonner. . .  ou  ignorer. 

Allouma  a  paru  en  feuilleton  dans  l'Echo  de  Paris, 
du  10  au  15  février  1889.  La  fin  a  été  un  peu  déve- 
loppée. 


HAUTOT  PERE  ET  FILS 


HAUTOT  PÈRE  ET  FILS. 


DEVANT  la  porte  de  la  maison,  demi- 
ferme,  demi -manoir,  une  de  ces 
habitations  rurales  mixtes  qui  furent 
presque  seigneuriales  et  qu'occupent  à  pré- 
sent de  gros  cultivateurs,  les  chiens,  attachés 
aux  pommiers  de  la  cour,  aboyaient  et  hur- 
laient à  la  vue  des  carnassières  portées  par 
le  garde  et  des  gamins.  Dans  la  grande  salle 
à  manger-cuisine,  Hautot  père,  Hautot  fils, 
M.  Bermont,  le  percepteur,  et  M.  Mondaru, 
le  notaire,  cassaient  une  croûte  et  buvaient 
un  verre  avant  de  se  mettre  en  chasse,  car 
c'était  jour  d'ouverture. 

Hautot  père,  fier  de  tout  ce  qu'il  possé- 

4 


5  0  LA  MAIN  GAUCHE. 

dait,  vantait  d'avance  le  gibier  que  ses  invités 
allaient  trouver  sur  ses  terres.  C'était  un 
grand  Normand,  un  de  ces  hommes  puis- 
sants, sanguins,  osseux,  qui  lèvent  sur  leurs 
épaules  des  voitures  de  pommes.  Demi-pay- 
san, demi-monsieur,  riche,  respecté,  influent, 
autoritaire,  il  avait  fait  suivre  ses  classes,  jus- 
qu'en troisième,  à  son  fils  Hautot  César,  afin 
qu'il  eût  de  l'instruction,  et  il  avait  arrêté  là 
ses  études  de  peur  qu'il  devînt  un  monsieur 
indifférent  à  la  terre. 

Hautot  César,  presque  aussi  haut  que  son 
père,  mais  plus  maigre,  était  un  bon  garçon 
de  fils,  docile,  content  de  tout,  plein  d'admi- 
ration, de  respect  et  de  déférence  pour  les 
volontés  et  les  opinions  de  Hautot  père. 

M.  Bermont,  le  percepteur,  un  petit  gros 
qui  montrait  sur  ses  joues  rouges  de  minces 
réseaux  de  veines  violettes  pareils  aux  af- 
fluents et  au  cours  tortueux  des  fleuves  sur 
les  cartes  de  géographie,  demandait  : 

—  Et  du  lièvre  —  yen  a-t-il ,  du  lièvre  ? . . . 
Hautot  père  répondit  : 

—  Tant  que  vous  en  voudrez,  surtout 
dans  les  fonds  du  Puysatier. 

—  Par  où  commençons-nous?  —  inter- 
rogea le  notaire,  un   bon  vivant  de  notaire 


HAUTOT  PERE  ET  FILS.  5  1 

gras  et  pâle,  bedonnant  aussi  et  sanglé  dans 
un  costume  de  chasse  tout  neuf,  acheté  à 
Rouen  l'autre  semaine, 

—  Eh  bien,  par  là,  par  les  fonds.  Nous 
jetterons  les  perdrix  dans  la  plaine  et  nous 
nous  rabattrons  dessus. 

Et  Hautot  père  se  leva.  Tous  l'imitèrent, 
prirent  leurs  fusils  dans  les  coins,  examinè- 
rent les  batteries,  tapèrent  du  pied  pour 
s'affermir  dans  leurs  chaussures  un  peu  dures, 
pas  encore  assouphes  par  la  chaleur  du  sang; 
puis  ils  sortirent;  et  les  chiens  se  dressant  au 
bout  des  attaches  poussèrent  des  hurlements 
aigus  en  battant  l'air  de  leurs  pattes. 

On  se  mit  en  route  vers  les  fonds.  C'était 
un  petit  vallon,  ou  plutôt  une  grande  ondu- 
lation de  terres  de  mauvaise  quahté,  demeu- 
rées incultes  pour  cette  raison,  sillonnées  de 
ravines,  couvertes  de  fougères,  excellente 
réserve  de  gibier. 

Les  chasseurs  s'espacèrent,  Hautot  père 
tenant  la  droite,  Hautot  fils  tenant  la  gauche, 
et  les  deux  invités  au  milieu.  Le  garde  et  les 
porteurs  de  carniers  suivaient.  C'était  l'instant 
solennel  où  on  attend  le  premier  coup  de 
fusil,  où  le  cœur  bat  un  peu,  tandis  que  le 
doigt  nerveux  tâte  à  tout  instant  les  gâchettes. 


5  2  LA  MAIN  GAUCHE. 

Soudain,  il  partit,  ce  coup!  Hautot  père 
avait  tiré.  Tous  s'arrêtèrent  et  virent  une  per- 
drix, se  détachant  d'une  compagnie  qui 
fuyait  à  tire-d'aile,  tomber  dans  un  ravin  sous 
une  broussaille  épaisse.  Le  chasseur  excité  se 
mit  à  courir,  enjambant,  arrachant  les  ronces 
qui  le  retenaient,  et  il  disparut  à  son  tour 
dans  le  fourré,  à  la  recherche  de  sa  pièce. 

Presque  aussitôt,  un  second  coup  de  feu 
retentit. 

—  Ah!  ah!  le  gredin,  cria  M.  Bermont, 
il  aura  déniché  un  hèvre  là-dessous. 

Tous  attendaient,  les  yeux  sur  ce  tas  de 
branches  impénétrables  au  regard. 

Le  notaire,  faisant  un  porte-voix  de  ses 
mains,  hurLa  :  «Les  avez-vous?  Hautot  père 
ne  répondit  pas;  alors,  César,  se  tournant 
vers  le  garde,  lui  dit  :  «Va  donc  l'aider,  Joseph. 
II  faut  marcher  en  ligne.  Nous  attendrons  ». 

Et  Joseph,  un  vieux  tronc  d'homme  sec, 
noueux,  dont  toutes  les  articulations  faisaient 
des  bosses,  partit  d'un  pas  tranquille  et  des- 
cendit dans  le  ravin,  en  cherchant  les  trous 
praticables  avec  des  précautions  de  renard. 
Puis,  tout  de  suite,  il  cria  : 

—  Oh  !  v'nez  !  v'nez  !  y  a  un  malheur 
d'arrivé. 


HAUTOT  PÈRE  ET  FILS.  5  3 

Tous  accoururent  et  plongèrent  clans  les 
ronces.  Hautot  père,  tombé  sur  le  flanc,  éva- 
noui, tenait  à  deux  mains  son  ventre  d'où 
coulaient  à  travers  sa  veste  de  toile  déchirée 
par  le  plomb  de  longs  filets  de  sang  sur 
l'herbe.  Lâchant  son  fusil  pour  saisir  la  per- 
drix morte  à  portée  de  sa  main,  il  avait  laissé 
tomber  l'arme  dont  le  second  coup,  partant 
au  choc,  lui  avait  crevé  les  entrailles.  On  le 
tira  du  fossé,  on  le  dévêtit,  et  on  vit  uhe  plaie 
affreuse  par  où  les  intestins  sortaient.  Alors, 
après  qu'on  l'eut  ligaturé  tant  bien  que  mal, 
on  le  reporta  chez  lui  et  on  attendit  le  méde- 
cin qu'on  avait  été  quérir,  avec  un  prêtre. 

Quand  le  docteur  arriva,  il  remua  la  tête 
gravement,  et  se  tournant  vers  Hautot  fils 
qui  sanglotait  sur  une  chaise  : 

—  Mon  pauvre  garçon,  dit-il,  ça  n'a  pas 
bonne  tournure. 

Mais  quand  le  pansement  fut  fini,  le  blessé 
remua  les  doigts,  ouvrit  la  bouche,  puis  les 
yeux,  jeta  devant  lui  des  regards  troubles, 
hagards,  puis  parut  chercher  dans  sa  mé- 
moire, se  souvenir,  comprendre,  et  il  mur- 
mura : 

—  Nom  d'un  nom,  ça  y  est. 
Le  médecin  lui  tenait  la  main. 


54  LA  MAIN   GAUCHE. 

—  Mais  non,  mais  non,  quelques  jours  de 
repos  seulement,  ça  ne  sera  rien. 

Hautot  reprit  : 

—  Ça  y  est  !  j'ai  l'ventre  crevé  !  Je  le  sais 
bien. 

Puis  soudain  : 

—  J'veux  parler  au  fils,  si  j'ai  le  temps. 
Hautot  fils,  malgré  lui,  larmoyait  et  répé- 
tait comme  un  petit  garçon   : 

—  P'pa,  p'pa,  pauv'e  p'pa  ! 

Mais  le  père,  d'un  ton  plus  ferme  : 

—  Allons  pleure  pu,  c'est  pas  le  moment. 
J'ai  à  te  parler.  Mets-toi  là,  tout  près,  ça  sera 
vite  fait,  et  je  serai  plus  tranquille.  Vous 
autres,  une  minute  s'il  vous  plaît. 

Tous  sortirent  laissant  le  fils  en  face  du 
père. 

Dès  qu'ils  furent  seuls  : 

—  Ecoute,  fils,  tu  as  vingt-quatre  ans,  on 
peut  te  dire  les  choses.  Et  puis  il  n'y  a  pas 
tant  de  mystère  à  ça  que  nous  en  mettons. 
Tu  sais  bien  que  ta  mère  est  morte  depuis 
sept  ans,  pas  vrai,  et  que  je  n'ai  pas  plus  de 
quarante-cinq  ans,  moi,  vu  que  je  me  suis 
marié  à  dix-neuf  Pas  vrai? 

Le  fils  balbutia  : 

—  Oui,  c'est  vrai. 


HAUTOT  PERE  ET   FILS.  5  J 

—  Donc  ta  mère  est  morte  depuis  sept 
ans,  et  moi  je  suis  resté  veuf.  Eh  bien!  ce 
n'est  pas  un  homme  comme  moi  qui  peut 
rester  veuf  à  trente-sept  ans,  pas  vrai? 

Le  fils  répondit  : 

—  Oui,  c'est  vrai. 

Le  père,  haletant,  tout  pâle  et  la  face  cris- 
pée, continua  : 

—  Dieu  que  j'ai  maL'  Eh  bien,  tu  com- 
prends. L'homme  n'est  pas  fait  pour  vivre 
seul,  mais  je  ne  voulais  pas  donner  une  sui- 
vante à  ta  mère,  vu  que  je  lui  avais  promis 
ça.  Alors...  tu  comprends? 

—  Oui,  père. 

—  Donc,  j'ai  pris  une  petite  à  Rouen, 
rue  de  l'Eperlan,  i8,  au  troisième,  la  seconde 
porte  —  je  te  dis  tout  ça,  n'oubhe  pas,  — 
mais  une  petite  qui  a  été  gentille  tout  plein 
pour  moi,  aimante,  dévouée,  une  vraie 
femme,  quoi  ?  Tu  saisis,  mon  gars? 

—  Oui,  père. 

—  Alors,  si  je  m'en  vas,  je  lui  dois  quel- 
que chose,  mais  quelque  chose  de  sérieux 
qui  ia  mettra  à  l'abri.  Tu  comprends? 

—  Oui,  père. 

—  Je  te  dis  que  c'est  une  brave  fille,  mais 
là,  une  brave,  et  que,  sans   toi,  et   sans   le 


5^  LA  MAIN  GAUCHE. 

souvenir  de  ta  mère,  et  puis  sans  la  maison 
oii  nous  avons  vécu  tous  trois,  je  l'aurais 
amenée  ici,  et  puis  épousée,  pour  sûr... 
écoute...  écoute...  mon  gars...  j'aurais  pu 
faire  un  testament. . .  je  n'en  ai  point  fait  ! 
Je  n'ai  pas  voulu. . .  car  il  ne  faut  point  écrire 
les  choses...  ces  choses-là...  ça  nuit  trop  aux 
légitimes...  et  puis  ça  embrouille  tout...  ça 
ruine  tout  le  monde!  Vois-tu,  le  papier  tim- 
bré, n'en  faut  pas,  n'en  fais  jamais  usage. 
Si  je  suis  riche,  c'est  que  je  ne  m'en  suis 
point  servi  de  ma  vie.  Tu  comprends,  mon 
fils! 

—  Oui,  père. 

—  Ecoute  encore...  Ecoute  bien...  Donc, 
je  n'ai  pas  fait  de  testament...  je  n'ai  pas 
voulu...,  et  puis  je  te  connais,  tu  as  bon 
cœur,  tu  n'es  pas  ladre,  pas  regardant,  quoi. 
Je  me  suis  dit  que,  sur  ma  fin,  je  te  conterais 
les  choses  et  que  je  te  prierais  de  ne  pas 
oubher  la  petite  :  —  Caroline  Donet,  rue  de 
l'Eperlan,  i8,  au  troisième,  la  seconde  porte, 
n'oubhe  pas.  —  Et  puis,  écoute  encore. 
Vas-y  tout  de  suite  quand  je  serai  parti  —  et 
puis  arrange-toi  pour  qu'elle  ne  se  plaigne 
pas  de  ma  mémoire.  —  Tu  as  de  quoi.  — 
Tu  le  peux,  — -  je  te  laisse  assez...  Ecoute... 


HAUTOT  PÈRE  ET  FILS.  57 

En  semaine  on  ne  la  trouve  pas.  Elle  travaille 
chez  M""^  Moreau,  rue  Beauvoisine.  Vas-y  le 
jeudi.  Ce  jour-là  elle  m'attend.  C'est  mon 
jour,  depuis  six  ans.  Pauvre  p'tite,  va-t-elle 
pleurer!...  Je  te  dis  tout  ça,  parce  que  je  te 
connais  bien,  mon  fils.  Ces  choses-là  on  ne 
les  conte  pas  au  pubhc,  ni  au  notaire,  ni  au 
curé.  Ça  se  fait,  tout  le  monde  le  sait,  mais 
ça  ne  se  dit  pas,  sauf  nécessité.  Alors  per- 
sonne d'étranger  dans  le  secret,  personne 
que  la  famille,  parce  que  la  famille,  c'est 
tous  en  un  seul.  Tu  comprends? 

—  Oui,  père. 

—  Tu  promets? 

—  Oui,  père. 

—  Tu  jures  ? 

—  Oui,  père. 

—  Je  t'en  prie,  je  t'en  supphe,  fils,  n'ou- 
bhe  pas.  J'y  tiens. 

—  Non,  père. 

—  Tu  iras  toi-même.  Je  veux  que  tu  t'as- 
sures de  tout. 

—  Oui,  père. 

—  Et  puis,  tu  verras...  tu  verras  ce  qu'elle 
t'exphquera.  Moi,  je  ne  peux  pas  te  dire  plus. 
C'est  juré? 

—  Oui,  père. 


)8  LA  MAIN  GAUCHE. 

—  C'est  bon,  mon  fils.  Embrasse -moi. 
Adieu.  Je  vas  claquer,  j'en  suis  sûr.  Dis-leur 
qu'ils  entrent. 

Hautot  fils  embrassa  son  père  en  gémissant, 
puis,  toujours  docile,  ouvrit  la  porte,  et  le 
prêtre  parut,  en  surplis  blanc,  portant  les 
saintes  huiles. 

Mais  le  moribond  avait  fermé  les  yeux,  et 
il  refiisa  de  les  rouvrir,  il  refiisa  de  répondre, 
il  refiasa  de  montrer,  même  par  un  signe,  qu'il 
comprenait. 

II  avait  assez  parlé,  cet  homme,  il  n'en 
pouvait  plus.  II  se  sentait  d'ailleurs  à  présent 
le  cœur  tranquille,  il  voulait  mourir  en  paix. 
Qii'avait-il  besoin  de  se  confissser  au  délégué 
de  Dieu,  puisqu'il  venait  de  se  confesser  à 
son  fils,  qui  était  de  la  famille,  lui? 

II  fut  administré,  purifié,  absous,  au  milieu 
de  ses  amis  et  de  ses  serviteurs  agenouillés, 
sans  qu'un  seul  mouvement  de  son  visage  ré- 
vélât qu'il  vivait  encore. 

II  mourut  vers  minuit,  après  quatre  heures 
de  tressaillements  indiquant  d'atroces  souf- 
frances. 


II 


Ce  fut  le  mardi  qu'on  l'enterra,  la  chasse 
ayant  ouvert  le  dimanche.  Rentré  chez  lui, 
après  avoir  conduit  son  père  au  cimetière, 
César  Hautot  passa  le  reste  du  jour  à  pleurer. 
II  dormit  à  peine  la  nuit  suivante  et  il  se  sentit 
si  triste  en  s' éveillant  qu'il  se  demandait  com- 
ment il  pourrait  continuer  à  vivre. 

Jusqu'au  soir  cependant  il  songea  que, 
pour  obéir  à  la  dernière  volonté  paternelle, 
il  devait  se  rendre  à  Rouen  le  lendemain,  et 
voir  cette  fille  Caroline  Donet  qui  demeurait 
rue  de  l'Eperlan,  i8,  au  troisième  étage,  la 
seconde  porte.  II  avait  répété,  tout  bas,  comme 
on  marmotte  une  prière,  ce  nom  et  cette 
adresse,  un  nombre  incalculable  de  fois,  afin 
de  ne  pas  les  oublier,  et  il  finissait  par  les 
balbutier  indéfiniment,  sans  pouvoir  s'arrêter 


6o  LA  MAIN   GAUCHE. 

OU  penser  à  quoi  que  ce  fût,  tant  sa  langue  et 
son  esprit  étaient  possédés  par  cette  phrase. 

Donc  le  lendemain,  vers  huit  heures,  il 
ordonna  d'atteler  Graindorge  au  tilbury  et 
partit  au  grand  trot  du  lourd  cheval  normand 
sur  la  grand'route  d'Ainville  à  Rouen,  II  por- 
tait sur  le  dos  sa  redingote  noire,  sur  la  tête 
son  grand  chapeau  de  soie  et  sur  les  jambes 
sa  culotte  à  sous-pieds,  et  il  n'avait  pas  voulu, 
vu  la  circonstance,  passer  par-dessus  son  beau 
costume  la  blouse  bleue  qui  se  gonfle  au 
vent,  garantit  le  drap  de  la  poussière  et  des 
taches,  et  qu'on  ôte  prestement  à  l'arrivée, 
dès  qu'on  a  sauté  de  voiture. 

II  entra  dans  Rouen  alors  que  dix  heures 
sonnaient,  s'arrêta  comme  toujours  à  l'Hôtel 
des  Bons-Enfants,  rue  des  Trois-Mares,  subit 
les  embrassades  du  patron,  de  la  patronne  et 
de  ses  cinq  fils,  car  on  connaissait  la  triste 
nouvelle;  puis,  il  dut  donner  des  détails  sur 
l'accident,  ce  qui  le  fit  pleurer,  repousser  les 
services  de  toutes  ces  gens,  empressés  parce 
qu'ils  le  savaient  riche,  et  refuser  même  leur 
déjeuner,  ce  qui  les  froissa. 

Ayant  donc  épousseté  son  chapeau,  brossé 
sa  redingote  et  essuyé  ses  bottines,  il  se  mit  à 
la  recherche  de  la  rue  de  l'Eperlan,  sans  oser 


HAUTOT   PÈRE  ET  FILS.  6l 

prendre  de  renseignements  près  de  personne, 
de  crainte  d'être  reconnu  et  d'éveiller  les 
soupçons. 

A  la  fin,  ne  trouvant  pas,  il  aperçut  un 
prêtre,  et  se  fiant  à  la  discrétion  profession- 
nelle des  hommes  d'église,  il  s'informa  auprès 
de  lui. 

II  n'avait  que  cent  pas  à  faire,  c'était  juste- 
ment la  deuxième  rue  à  droite. 

Alors,  il  hésita.  Jusqu'à  ce  moment,  il  avait 
obéi  comme  une  brute  à  la  volonté  du  mort. 
Maintenant  il  se  sentait  tout  remué,  confus, 
humilié  à  l'idée  de  se  trouver,  lui,  le  fils,  en 
face  de  cette  femme  qui  avait  été  la  maîtresse 
de  son  père.  Toute  la  morale  qui  gît  en  nous, 
tassée  au  fond  de  nos  sentiments  par  des  siècles 
d'enseignement  héréditaire,  tout  ce  qu'il  avait 
appris  depuis  le  catéchisme  sur  les  créatures 
de  mauvaise  vie,  le  mépris  instinctif  que  tout 
homme  porte  en  lui  contre  elles,  même  s'il 
en  épouse  une,  toute  son  honnêteté  bornée 
de  paysan,  tout  cela  s'agitait  en  lui,  le  rete- 
nait, le  rendait  honteux  et  rougissant. 

Mais  il  pensa  :  —  «J'ai  promis  au  père, 
faut  pas  y  manquer.  »  Alors  il  poussa  la  porte 
entre-bâillée  de  la  maison  marquée  du  nu- 
méro i8,  découvrit  un  escalier  sombre,  monta 


62  LA  MAIN  GAUCHE. 

trois  étages,  aperçut  une  porte,  puis  une  se- 
conde, trouva  une  ficelle  de  sonnette  et  tira 
dessus. 

Le  din-din  qui  retentit  dans  la  chambre 
voisine  lui  fit  passer  un  frisson  dans  le  corps. 
La  porte  s'ouvrit  et  il  se  trouva  en  fice  d'une 
jeune  dame  très  bien  habillée,  brune,  au  teint 
coloré,  qui  le  regardait  avec  des  yeux  stupé- 
faits. 

II  ne  savait  que  lui  dire,  et,  elle,  qui  ne  se 
doutait  de  rien,  et  qui  attendait  l'autre,  ne 
l'invitait  pas  à  entrer.  Ils  se  contemplèrent 
ainsi  pendant  près  d'une  demi-minute.  A  la 
fin  elle  demanda  : 

—  Vous  désirez,  monsieur? 
II  murmura  : 

—  Je  suis  Hautot  fils. 

Elle  eut  un  sursaut,  devint  pâle,  et  balbutia 
comme  si  elle  le  connaissait  depuis  longtemps: 

—  Monsieur  César? 

—  Oui. 

—  Et  alors? 

—  J'ai  à  vous  parler  de  la  part  du  père. 
Elle  fit  —  Oh  !  mon  Dieu  !  —  et  recula  pour 

qu'il  entrât.  II  ferma  la  porte  et  la  suivit. 

Alors  il  aperçut  un  petit  garçon  de  quatre 
ou  cinq  ans,  qui  jouait  avec  un  chat,  assis  par 


HAUTOT  PÈRE  ET  FILS.  63 

terre  devant  un  fourneau  d'où  montait  une 
fumée  de  plats  tenus  au  chaud. 

—  Asseyez-vous,  disait-elle. 
II  s'assit. . .  Elle  demanda  : 

—  Eh  bien? 

II  n'osait  plus  parler,  les  yeux  fixés  sur  la 
table  dressée  au  miheu  de  l'appartement,  et 
portant  trois  couverts,  dont  un  d'enfant.  II 
regardait  la  chaise  tournée  dos  au  feu,  Fas- 
siette,  la  serviette,  les  verres,  la  bouteille  de 
vin  rouge  entamée  et  la  bouteille  de  vin  blanc 
intacte.  C'était  la  place  de  son  père,  dos  au 
feu!  On  l'attendait.  C'était  son  pain  qu'il 
voyait,  qu'il  reconnaissait  près  de  la  four- 
chette, car  la  croûte  était  enlevée  à  cause  des 
mauvaises  dents  d'fiautot.  Puis,  levant  les 
yeux,  il  aperçut,  sur  le  mur,  son  portrait,  la 
grande  photographie  faite  à  Paris  l'année 
de  l'Exposition,  la  même  qui  était  clouée 
au-dessus  du  lit  dans  la  chambre  à  coucher 
d'Ainville. 

La  jeune  femme  reprit  : 

—  Eh  bien,  monsieur  César? 

II  la  regarda.  Une  angoisse  l'avait  rendue 
hvide  et  elle  attendait,  les  mains  tremblantes 
de  peur. 

Alors  il  osa. 


64  LA  MAIN  GAUCHE. 

—  Eh  bien,  mam'zelle,  papa  est  mort  di- 
manche, en  ouvrant  la  chasse. 

Elle  fut  si  bouleversée  qu'elle  ne  remua 
pas.  Après  quelques  instants  de  silence,  elle 
murmura  d'une  voix  presque  insaisissable  : 

—  Oh!  pas  possible! 

Puis,  soudain,  des  larmes  parurent  dans 
ses  yeux,  et  levant  ses  mains  elle  se  couvrit 
la  figure  en  se  mettant  à  sangloter. 

Alors,  le  petit  tourna  la  tête,  et  voyant  sa 
mère  en  pleurs,  hurla.  Puis,  comprenant  que 
ce  chagrin  subit  venait  de  cet  inconnu,  il  se 
rua  sur  César,  saisit  d'une  main  sa  culotte 
et  de  l'autre  il  lui  tapait  la  cuisse  de  toute  sa 
force.  Et  César  demeurait  éperdu,  attendri, 
entre  cette  femme  qui  pleurait  son  père  et 
cet  enfant  qui  défendait  sa  mère.  Il  se  sentait 
lui-même  gagné  par  l'émotion,  les  yeux  enflés 
par  le  chagrin;  et,  pour  reprendre  conte- 
nance, il  se  mit  à  parler. 

—  Oui,  disait-il,  le  malheur  est  arrivé  di- 
manche matin,  sur  les  huit  heures...  Et  il 
contait,  comme  si  elle  l'eût  écouté,  n'oubliant 
aucun  détail,  disant  les  plus  petites  choses 
avec  une  minutie  de  paysan.  Et  le  petit  tapait 
toujours,  lui  lançant  à  présent  des  coups  de 
pied  dans  les  chevilles. 


HAUTOT   PÈRE  ET  FILS.  65 

Quand  il  arriva  au  moment  où  Hautot  père 
avait  parlé  d'elle,  elle  entendit  son  nom,  dé- 
couvrit sa  fio;ure  et  demanda  : 

—  Pardon,  je  ne  vous  suivais  pas,  je  vou- 
drais bien  savoir...  Si  ça  ne  vous  contrariait 
pas  de  recommencer. 

II  recommença  dans  les  mêmes  termes  : 
«Le  malheur  est  arrivé  dimanche  matin  sur 
les  huit  heures. . .  » 

Il  dit  tout,  longuement,  avec  des  arrêts, 
des  points,  des  réflexions  venues  de  lui,  de 
temps  en  temps.  Elle  l'écoutait  avidement, 
percevant  avec  sa  sensibilité  nerveuse  de 
femme  toutes  les  péripéties  qu'il  racontait, 
et  tressaillant  d'horreur,  faisant  :  «Oh  mon 
Dieu!»  parfois.  Le  petit,  la  croyant  calmée, 
avait  cessé  de  battre  César  pour  prendre  la 
main  de  sa  mère,  et  il  écoutait  aussi,  comme 
s'il  eût  compris. 

Quand  le  récit  fut  terminé,  Hautot  fils  re- 
prit : 

—  Maintenant  nous  allons  nous  arranger 
ensemble  suivant  son  désir.  Ecoutez,  je  suis 
à  mon  aise,  il  m'a  laissé  du  bien.  Je  ne  veux 
pas  que  vous  ayez  à  vous  plaindre. . . 

Mais  elle  l'interrompit  vivement. 

—  Oh  !  monsieur  César,  monsieur  César, 


66  LA  MAL\  GAUCHE. 

pas  aujourd'hui.  J'ai  le  cœur  coupé...  Une 
autre  fois,  un  autre  jour...  Non,  pas  au- 
jourd'hui... Si  j'accepte,  écoutez...  ce  n'est 
pas  pour  moi...  non,  non,  non,  je  vous  le 
jure.  C'est  pour  le  petit.  D'ailleurs,  on  mettra 
ce  bien  sur  sa  tête. 

Alors  César,  effaré,  devina,  et  balbutiant  : 

—  Donc...  c'est  à  lui...  le  p'tit? 

—  Mais  oui,  dit-elle. 

Et  Hautot  fils  regarda  son  frère  avec  une 
émotion  confuse,  forte  et  pénible. 

Après  un  long  silence,  car  elle  pleurait  de 
nouveau,  César,  tout  à  fait  gêné,  reprit  : 

—  Eh  bien,  alors,  mam'zelle  Donet,  je 
vas  m'en  aller.  Quand  voulez-vous  que  nous 
parlions  de  ça? 

Elle  s'écria  : 

—  Oh!  non,  ne  partez  pas,  ne  partez  pas, 
ne  me  laissez  pas  toute  seule  avec  Emile!  Je 
mourrais  de  chagrin.  Je  n'ai  plus  personne, 
personne  que  mon  petit.  Oh!  quelle  misère, 
quelle  misère,  monsieur  César.  Tenez,  as- 
seyez-vous. Vous  allez  encore  me  parler.  Vous 
me  direz  ce  qu'il  faisait,  là-bas,  toute  la  se- 
maine. 

Et  César  s'assit,  habitué  à  obéir. 

Elle  approcha,  pour  elle,  une  autre  chaise 


HAUTOT   PÈRE  ET  FILS.  67 

de  la  sienne,  devant  le  fourneau  où  les  plats 
mijotaient  toujours,  prit  Emile  sur  ses  ge- 
noux, et  elle  demanda  à  César  mille  choses 
sur  son  père,  des  choses  intimes  où  l'on 
voyait,  où  il  sentait  sans  raisonner  qu'elle  avait 
aimé  Hautot  de  tout  son  pauvre  cœur  de 
femme. 

Et,  par  l'enchaînement  naturel  de  ses  idées, 
peu  nombreuses,  il  en  revint  à  l'accident  et 
se  remit  à  le  raconter  avec  tous  les  mêmes 
détails. 

Quand  il  dit  :  «Il  avait  un  trou  dans  le 
ventre,  on  y  aurait  mis  les  deux  poings», 
elle  poussa  une  sorte  de  cri,  et  les  sanglots 
jaillirent  de  nouveau  de  ses  yeux.  Alors,  saisi 
par  la  contagion.  César  se  mit  aussi  à  pleurer, 
et  comme  les  larmes  attendrissent  toujours  les 
fibres  du  cœur,  il  se  pencha  vers  Emile  dont 
le  front  se  trouvait  à  portée  de  sa  bouche  et 
l'embrassa. 

La  mère,  reprenant  haleine,  murmurait  : 

— ■  Pauvre  gars,  le  voilà  orphelin. 

—  Moi  aussi,  dit  César? 

Et  ils  ne  parlèrent  plus. 

Mais  soudain,  finstinct  pratique  de  mé- 
nagère, habituée  à  songer  à  tout,  se  réveilla 
chez  la  jeune  femme. 

s- 


68  LA  MAIN  GAUCHE. 

—  Vous  n'avez  peut-être  rien  pris  de  la 
matinée,  monsieur  César? 

—  Non,  mam'zelle. 

—  Oh!  vous  devez  avoir  faim.  Vous  allez 
manger  un  morceau. 

—  Merci,  dit-il,  je  n'ai  pas  faim,  j'ai  eu 
trop  de  tourment. 

Elle  répondit  : 

—  Malgré  la  peine,  faut  bien  vivre,  vous 
ne  me  refuserez  pas  ça!  Et  puis  vous  resterez 
un  peu  plus.  Quand  vous  serez  parti,  je  ne 
sais  pas  ce  que  je  deviendrai. 

Il  céda,  après  quelque  résistance  encore, 
et  s'asseyant  dos  au  feu,  en  face  d'elle,  il 
mangea  une  assiette  de  tripes  qui  crépitaient 
dans  le  fourneau  et  but  un  verre  de  vin  rouo;e. 
Mais  il  ne  permit  point  qu'elle  débouchât  le 
vin  blanc. 

Plusieurs  fois  il  essuya  la  bouche  du  petit 
qui  avait  barbouillé  de  sauce  tout  son  menton. 

Comme  il  se  levait  pour  partir,  il  de- 
manda : 

—  Quand  est-ce  voulez-vous  que  je  re- 
vienne pour  parler  de  l'affaire,  mam'zelle 
Donet? 

—  Si  ça  ne  vous  faisait  rien,  jeudi  pro- 
chain, monsieur  César.  Comme  ça  je  ne  per- 


HAUTOT   PÈRE   ET  FILS.  69 

cirais  pas  de  temps.  J'ai  toujours  mes  jeudis 
libres. 

—  Ça  me  va,  jeudi  prochain. 

—  Vous  viendrez  déjeuner,  n'est-ce  pas? 

—  Oh!  quant  à  ça,   je   ne  peux  pas   le 
promettre. 

—  C'est  qu'on  cause  mieux  en  mangeant. 
On  a  plus  de  temps  aussi. 

—  Eh  bien,  soit.  Midi  alors. 

Et  il  s'en  alla  après  avoir  encore  embrassé 
le  petit  Emile,  et  serré  la  main  de  M""  Donet. 


III 


La  semaine  parut  longue  à  César  Hautot. 
Jamais  il  ne  s'était  trouvé  seul,  et  l'isolement 
lui  semblait  insupportable.  Jusqu'alors,  il  vi- 
vait à  côté  de  son  père,  comme  son  ombre, 
le  suivait  aux  champs,  surveillait  l'exécution 
de  ses  ordres,  et  quand  il  l'avait  quitté  pen- 
dant quelque  temps  le  retrouvait  au  dîner. 
Ils  passaient  les  soirs  à  fumer  leurs  pipes  en 
face  l'un  de  l'autre,  en  causant  chevaux, 
vaches  ou  moutons;  et  la  poignée  de  main 
qu'ils  se  donnaient  au  réveil  semblait  l'échange 
d'une  affection  familiale  et  profonde. 

Maintenant  César  était  seul.  II  errait  par 
les  labours  d'automne,  s'attendant  toujours  à 
voir  se  dresser  au  bout  d'une  plaine  la  grande 
silhouette  gesticulante  du  père.  Pour  tuer  les 
heures,  il  entrait  chez  les  ^voisins,  racontait 


HAUTOT  PERE  ET  FILS.  y\ 

raccident  à  tous  ceux  qui  ne  l'avaient  pas 
entendu,  le  répétait  quelquefois  aux  autres. 
Puis,  à  bout  d'occupations  et  de  pensées,  il 
s'asseyait  au  bord  d'une  route  en  se  deman- 
dant si  cette  vie-là  allait  durer  longtemps. 

Souvent  il  songea  à  M"®  Donet.  Elle  lui 
avait  plu.  Il  l'avait  trouvée  comme  il  faut, 
douce  et  brave  fille,  comme  avait  dit  le  père. 
Oui,  pour  une  brave  fille,  c'était  assurément 
une  brave  fille.  Il  était  résolu  à  faire  les  choses 
grandement  et  à  lui  donner  deux  mille  francs 
de  rente  en  assurant  le  capital  à  l'enfant.  II 
éprouvait  même  un  certain  plaisir  à  penser 
qu'il  allait  la  revoir  le  jeudi  suivant,  et  arranger 
cela  avec  elle.  Et  puis  l'idée  de  ce  frère,  de 
ce  petit  bonhomme  de  cinq  ans,  qui  était  le 
fils  de  son  père,  le  tracassait,  l'ennuyait  un 
peu  et  réchauffait  en  même  temps.  C'était 
une  espèce  de  famille  qu'il  avait  là  dans  ce 
mioche  clandestin  qui  ne  s'appellerait  jamais 
Hautot,  une  famille  qu'il  pouvait  prendre  ou 
laisser  à  sa  guise ,  mais  qui  lui  rappelait  le  père. 

Aussi  quand  il  se  vit  sur  la  route  de  Rouen, 
le  jeudi  matin,  emporté  par  le  trot  sonore  de 
Graindorge,  il  sentit  son  cœur  plus  léger, 
plus  reposé  qu'il  ne  l'avait  encore  eu  depuis 
son  malheur. 


72  LA  MAIN  GAUCHE. 

En  entrant  dans  l'appartement  de  M'*''  Do- 
net,  il  vit  la  table  mise  comme  le  jeudi  pré- 
cédent, avec  cette  seule  différence  que  la 
croûte  du  pain  n'était  pas  ôtée. 

II  serra  la  main  de  la  jeune  femme,  baisa 
Emile  sur  les  joues  et  s'assit,  un  peu  comme 
chez  lui,  le  cœur  gros  tout  de  même.  M^'''  Do- 
net  lui  parut  un  peu  maigrie,  un  peu  pâlie. 
Elle  avait  dû  rudement  pleurer.  Elle  avait 
maintenant  un  air  o-êné  devant  lui  comme  si 
elle  eût  compris  ce  qu'elle  n'avait  pas  senti 
l'autre  semaine  sous  le  premier  coup  de  son 
malheur,  et  elle  le  traitait  avec  des  égards 
excessifs,  une  humilité  douloureuse,  et  des 
soins  touchants  comme  pour  lui  payer  en 
attention  et  en  dévouement  les  bontés  qu'il 
avait  pour  elle.  Ils  déjeunèrent  longuement, 
en  parlant  de  l'affaire  qui  l'amenait.  Elle  ne 
voulait  pas  tant  d'argent.  C'était  trop,  beau- 
coup trop.  Elle  gagnait  assez  pour  vivre,  elle, 
mais  elle  désirait  seulement  qu'Emile  trouvât 
quelques  sous  devant  lui  quand  il  serait  grand. 
César  tint  bon,  et  ajouta  même  un  cadeau  de 
mille  francs  pour  elle,  pour  son  deuil. 

Comme  il  avait  pris  son  café ,  elle  demanda  : 

—  Vous  fumez? 

—  Oui...  J'ai  ma  pipe. 


HAUTOT  PERE  ET  FILS.  y  ^ 

Il  tâta  sa  poche.  Nom  d'un  nom,  il  l'avait 
oubliée!  II  allait  se  désoler  quand  elle  lui 
offrit  une  pipe  du  père,  enfermée  dans  une 
armoire.  II  accepta,  la  prit,  la  reconnut,  la 
flaira,  proclama  sa  qualité  avec  une  émotion 
dans  la  voix,  l'emplit  de  tabac  et  l'afluma. 
Puis  il  mit  Emile  à  cheval  sur  sa  jambe  et  le 
fit  jouer  au  cavaher  pendant  qu'elle  desservait 
la  table  et  enfermait,  dans  le  bas  du  buffet, 
la  vaissefle  sale,  pour  la  laver  quand  il  serait 
sorti. 

Vers  trois  heures,  il  se  leva  à  regret,  tout 
ennuyé  à  l'idée  de  partir. 

—  Eh  bien!  mam'zelle  Donet,  dit-il,  je 
vous  souhaite  le  bonsoir  et  charmé  de  vous 
avoir  trouvée  comme  ça. 

Elle  restait  devant  lui,  rouge,  bien  émue, 
et  le  regardait  en  songeant  à  l'autre. 

—  Est-ce  que  nous  ne  nous  reverrons  plus? 
dit-elle. 

II  répondit  simplement  : 

—  Mais  oui,  mam'zelle,  si  ça  vous  fait 
plaisir. 

—  Certainement,  monsieur  César.  Alors, 
jeudi  prochain,  ça  vous  irait-il? 

—  Oui,  mam'zelle  Donet. 

—  Vous  venez  déjeuner,  bien  sûr? 


74  LA  MAIN  GAUCHE. 

—  Mais...,  si  vous  voulez  bien,  je  ne  re- 
fuse pas. 

—  C'est  entendu,  monsieur  César,  jeudi 
prochain,  midi,  comme  aujourd'hui. 

—  Jeudi  midi,  mam'zelle  Donet! 

Hautot  père  et  fis  a  paru  dans  l'Echo  de  Paris  du  sa- 
medi 5  janvier  1889. 


BOITELLE 


BOITELLE. 


A  Robert  Pincbon. 

LE  père  Boitelle  (Antoine)  avait  dans 
tout  le  pays  la  spécialité  des  besognes 
malpropres.  Toutes  les  fois  qu'on  avait 
a  faire  nettoyer  une  fosse,  un  fumier,  un  pui- 
sard, à  curer  un  égout,  un  trou  de  fange  quel- 
conque, c'était  lui  qu'on  allait  chercher. 

Il  s'en  venait  avec  ses  instruments  de  vi- 
dangeur et  ses  sabots  enduits  de  crasse,  et  se 
mettait  à  sa  besogne  en  geignant  sans  cesse 
sur  son  métier.  Quand  on  lui  demandait  alors 
pourquoi  il  faisait  cet  ouvrage  répugnant,  il 
répondait  avec  résignation  : 

—  Pardi,  c'est  pour  mes  éfants  qu'il  fliut 
nourrir.  Ça  rapporte  plus  qu'autre  chose. 
Il  avait,  en  effet,  quatorze  enfants.  Si  on 


78  LA  MAIN  GAUCHE. 

s'informait  de  ce  qu'ils  étaient  devenus,  il  di- 
sait avec  un  air  d'indifférence  : 

—  N'en  reste  huit  à  la  maison.  Y  en  a  un 
au  service  et  cinq  mariés. 

Quand  on  voulait  savoir  s'ils  étaient  bien 
mariés,  il  reprenait  avec  vivacité  : 

- —  Je  les  ai  pas  opposés.  Je  les  ai  opposés 
en  rien.  Ils  ont  marié  comme  ils  ont  voulu. 
Faut  pas  opposer  les  goûts,  ça  tourne  mal.  Si 
je  suis  ordureux,  mé,  c'est  que  mes  parents 
m'ont  opposé  dans  mes  goûts.  Sans  ça,  j'au- 
rais devenu  un  ouvrier  comme  les  autres. 

Voici  en  quoi  ses  parents  l'avaient  contrarié 
dans  ses  goûts. 

II  était  alors  soldat,  faisant  son  temps  au 
Havre,  pas  plus  bête  qu'un  autre,  pas  plus 
dégourdi  non  plus,  un  peu  simple  pourtant. 
Pendant  les  heures  de  liberté,  son  plus  grand 
plaisir  était  de  se  promener  sur  le  quai,  où 
sont  réunis  les  marchands  d'oiseaux.  Tantôt 
seul,  tantôt  avec  un  pays,  il  s'en  allait  lente- 
ment le  long  des  cages  où  les  perroquets  à 
dos  vert  et  à  tête  jaune  des  Amazones,  les 
perroquets  à  dos  gris  et  à  tête  rouge  du  Séné- 
gal, les  aras  énormes  qui  ont  l'air  d'oiseaux 
cultivés  en  serre,  avec  leurs  plumes  fleuries. 


BOITELLE.  79 

leurs  panaches  et  leurs  aigrettes,  les  per- 
ruches de  toute  taille,  qui  semblent  coloriées 
avec  un  soin  minutieux  par  un  bon  Dieu  mi- 
niaturiste, et  les  petits,  tout  petits  oisillons 
sautillants,  rouges,  jaunes,  bleus  et  bariolés, 
mêlant  leurs  cris  au  bruit  du  quai,  apportent 
dans  le  fracas  des  navires  déchargés,  des  pas- 
sants et  des  voitures,  une  rumeur  violente, 
aiguë,  piaillarde,  assourdissante,  de  forêt 
lointaine  et  surnaturelle. 

Boitelle  s'arrêtait,  les  yeux  ouverts,  la 
bouche  ouverte,  riant  et  ravi,  montrant  ses 
dents  aux  kakatoès  prisonniers  qui  saluaient 
de  leur  huppe  blanche  ou  jaune  le  rouge 
éclatant  de  sa  culotte  et  le  cuivre  de  son 
ceinturon.  Quand  il  rencontrait  un  oiseau 
parleur,  il  lui  posait  des  questions;  et  si 
la  bête  se  trouvait  ce  jour-là  disposée  à  ré- 
pondre et  dialoguait  avec  lui,  il  emportait 
pour  jusqu'au  soir  de  la  gaieté  et  du  contente- 
ment. A  regarder  les  singes  aussi  il  se  faisait 
des  bosses  de  plaisir,  et  il  n'imaginait  point 
de  plus  grand  luxe  pour  un  homme  riche 
que  de  posséder  ces  animaux  ainsi  qu'on  a 
des  chats  et  des  chiens.  Ce  goût-là,  ce  goût 
de  l'exotique,  il  l'avait  dans  le  sang  comme 
on  a  celui  de  la  chasse,  de  la  médecine  ou 


8o  LA  MAIN  GAUCHE. 

de  la  prêtrise.  II  ne  pouvait  s'empêcher, 
chaque  fois  que  s'ouvraient  les  portes  de  la 
caserne,  de  s'en  revenir  au  quai  comme  s'il 
s'était  senti  tiré  par  une  envie. 

Or  une  fois,  s'étant  arrêté  presque  en  ex- 
tase devant  un  araraca  monstrueux  qui  gon- 
flait ses  plumes,  s'inclinait,  se  redressait,  sem- 
blait faire  les  révérences  de  cour  du  pays  des 
perroquets,  il  vit  s'ouvrir  la  porte  d'un  petit 
café  attenant  à  la  boutique  du  marchand  d'oi- 
seaux, et  une  jeune  négresse,  coiffée  d'un 
foulard  rouge,  apparut,  qui  balayait  vers  la 
rue  les  bouchons  et  le  sable  de  l'établisse- 
ment. 

L'attention  de  Boitelle  fut  aussitôt  partagée 
entre  l'animal  et  la  femme,  et  il  n'aurait  su 
dire  vraiment  lequel  de  ces  deux  êtres  il  con- 
templait avec  le  plus  d'étonnement  et  de 
plaisir. 

La  négresse,  ayant  poussé  dehors  les  or- 
dures du  cabaret,  leva  les  yeux,  et  demeura 
à  son  tour  éblouie  devant  l'uniforme  du  sol- 
dat. Elle  restait  debout,  en  face  de  lui,  son 
balai  dans  les  mains  comme  si  elle  lui  eût  porté 
les  armes,  tandis  que  l'araraca  continuait  à 
s'incliner.  Or  le  troupier,  au  bout  de  quelques 
instants,  fut  gêné  par  cette  attention,  et  il  s'en 


BOITELLE. 


alla  à  petits  pas,  pour  n'avoir  point  l'air  de 
battre  en  retraite. 

Mais  il  revint.  Presque  chaque  jour  il  passa 
devant  le  Café  des  Colonies,  et  souvent  il 
aperçut  à  travers  les  vitres  la  petite  bonne  à 
peau  noire  qui  servait  des  bocks  ou  de  l'eau- 
de-vie  aux  matelots  du  port.  Souvent  aussi 
elle  sortait  en  l'apercevant;  bientôt,  même, 
sans  s'être  jamais  parlé,  ils  se  sourirent  comme 
des  connaissances;  et  Boitelle  se  sentait  le 
cœur  remué,  en  voyant  luire  tout  à  coup, 
entre  les  lèvres  sombres  de  la  fille,  la  ligne 
éclatante  de  ses  dents.  Un  jour  enfin  il  entra, 
et  fut  tout  surpris  en  constatant  qu'elle  par- 
lait français  comme  tout  le  monde.  La  bou- 
teille de  limonade,  dont  elle  accepta  de  boire 
un  verre,  demeura,  dans  le  souvenir  du  trou- 
pier, mémorablement  délicieuse;  et  il  prit 
l'habitude  de  venir  absorber,  en  ce  petit  ca- 
baret du  port,  toutes  les  douceurs  liquides 
que  lui  permettait  sa  bourse. 

C'était  pour  lui  une  fête,  un  bonheur  au- 
quel il  pensait  sans  cesse,  de  regarder  la  main 
noire  de  la  petite  bonne  verser  quelque  chose 
dans  son  verre,  tandis  que  les  dents  riaient, 
plus  claires  que  les  yeux.  Au  bout  de  deux 
mois  de  fréquentation,  ils  devinrent  tout  à 

6 


82  LA  MAIN  GAUCHE. 

fait  bons  amis,  et  Boitelle,  après  le  premier 
étonnement  de  voir  que  les  idées  de  cette  né- 
gresse étaient  pareilles  aux  bonnes  idées  des 
filles  du  pays,  qu'elle  respectait  l'écono- 
mie, le  travail,  la  religion  et  la  conduite,  l'en 
aima  davantage,  s'éprit  d'elle  au  point  de 
vouloir  l'épouser. 

II  lui  dit  ce  projet  qui  la  fit  danser  de  joie. 
Elle  avait  d'ailleurs  quelque  argent,  laissé  par 
une  marchande  d'huîtres,  qui  l'avait  recueillie 
quand  elle  fut  déposée  sur  le  quai  du  Havre 
par  un  capitaine  américain.  Ce  capitaine 
l'avait  trouvée  âgée  d'environ  six  ans,  blottie 
sur  des  balles  de  coton  dans  la  cale  de  son 
navire,  quelques  heures  après  son  départ  de 
New- York.  Venant  au  Havre,  il  y  abandonna 
aux  soins  de  cette  écaillère  apitoyée  ce  petit 
animal  noir  caché  à  son  bord,  il  ne  savait  par 
qui  ni  comment.  La  vendeuse  d'huîtres  étant 
morte,  la  jeune  négresse  devint  bonne  au 
Café  des  Colonies. 

Antoine  Boitelle  ajouta  : 

—  Ça  se  fera  si  les  parents  n'y  opposent 
point.  J'irai  jamais  contre  eux ,  t'entends 
ben,  jamais!  Je  vas  leur  en  toucher  deux 
mots  à  la  première  fois  que  je  retourne  au 
pays. 


BOITELLE.  8  3 

La  semaine  suivante  en  effet,  ayant  obtenu 
vingt-quatre  heures  de  permission,  il  se  ren- 
dit dans  sa  famille  qui  cultivait  une  petite 
ferme  à  Tourteville,  près  d'Yvetot. 

II  attendit  la  fin  du  repas,  l'heure  où  le 
café  baptisé  d'eau-de-vie  rendait  les  cœurs 
plus  ouverts,  pour  informer  ses  ascendants 
qu'il  avait  trouvé  une  fille  répondant  si  bien 
à  ses  goûts,  à  tous  ses  goûts,  qu'il  ne  devait 
pas  en  exister  une  autre  sur  la  terre  pour  lui 
convenir  aussi  parfaitement. 

Les  vieux,. à  ce  propos,  devinrent  aussitôt 
circonspects,  et  demandèrent  des  explica- 
tions. II  ne  cacha  rien  d'ailleurs  que  la  couleur 
de  son  teint. 

C'était  une  bonne,  sans  grand  avoir,  mais 
vaillante,  économe,  propre,  de  conduite,  et 
de  bon  conseil.  Toutes  ces  choses-là  valaient 
mieux  que  de  l'argent  aux  mains  d'une  mau- 
vaise ménagère.  Elle  avait  quelques  sous  d'ail- 
leurs, laissés  par  une  femme  qui  l'avait  éle- 
vée, quelques  gros  sous,  presque  une  petite 
dot,  quinze  cents  francs  à  la  caisse  d'épargne. 
Les  vieux,  conquis  par  ses  discours,  confiants 
d'ailleurs  dans  son  jugement,  cédaient  peu  à 
peu,  quand  il  arriva  au  point  déhcat.  Riant 
d'un  rire  un  peu  contraint  : 

6. 


84  LA  iMAlN  GAUCHE. 

—  Il  n'y  a  qu'une  chose,  dit-il,  qui  pourra 
vous  contrarier.  Elle  n'est  brin  blanche. 

Ils  ne  comprenaient  pas  et  il  dut  expliquer 
longuement  avec  beaucoup  de  précautions, 
pour  ne  point  les  rebuter,  qu'elle  appartenait  à 
la  race  sombre  dont  ils  n'avaient  vu  d'échan- 
tillons  que  sur  les  images  d'Epinal. 

Alors  ils  furent  inquiets,  perplexes,  crain- 
tifs, comme  s'il  leur  avait  proposé  une  union 
avec  le  Diable. 

La  mère  disait  : 

—  Noire?  Combien  qu'elle  l'est.  C'est-il 
partout? 

Il  répondait  : 

—  Pour  sûr  :  Partout,  comme  t'es  blanche 
partout,  té! 

Le  père  reprenait  : 

—  Noire?  C'est-il  noir  autant  que  le  chau- 
dron? 

Le  fils  répondait  : 

—  Pt'être  ben  un  p'tieu  moins  !  C'est  noire , 
mais  point  noire  à  dégoûter.  La  robe  à  m'sieu 
Tcuré  est  ben  noire,  et  aile  n'est  pas  pu  laide 
qu'un  surplis  qu'est  blanc. 

Le  père  disait  : 

—  Y  en  a-t-il  de  pu  noires  qu'elle  dans 
son  pays? 


BOITELLE.  85 

Et  le  fils,  convaincu,  s'écriait: 

—  Pour  sûr! 

Mais  le  bonhomme  remuait  la  tête. 

—  Ça  doit  être  déplaisant? 
Et  le  fils  : 

—  C'est  point  pu  déplaisant  qu'aut'chose, 
vu  qu'on  s'y  fait  en  rin  de  temps. 

La  mère  demandait  : 

—  Ça  ne  salit  point  le  linge  plus  que 
d'autres,  ces  piaux-là? 

—  Pas  plus  que  la  tienne,  vu  que  c'est  sa 
couleur. 

Donc ,  après  beaucoup  de  questions  encore , 
il  fut  convenu  que  les  parents  verraient  cette 
fille  avant  de  rien  décider  et  que  le  garçon, 
dont  le  service  allait  finir  l'autre  mois,  l'amè- 
nerait à  la  maison  afin  qu'on  pût  l'examiner 
et  décider  en  causant  si  elle  n'était  pas  trop 
foncée  pour  rentrer  dans  la  famille  Boitelle. 

Antoine  alors  annonça  que  le  dimanche 
22  mai,  jour  de  sa  libération,  il  partirait  pour 
Tourteville  avec  sa  bonne  amie. 

Elle  avait  mis  pour  ce  voyage  chez  les  pa- 
rents de  son  amoureux  ses  vêtements  les  plus 
beaux  et  les  plus  voyants,  où  dominaient  le 
jaune,  le  rouge  et  le  bleu,  de  sorte  qu'elle 


s  6  LA  MAIN  GAUCHE. 

avait  l'air  pavoisée  pour  une  fête  nationale. 

Dans  la  gare,  au  départ  du  Havre,  on  la 
regarda  beaucoup,  et  Boitelle  était  fier  de 
donner  le  bras  à  une  personne  qui  comman- 
dait ainsi  l'attention.  Puis,  dans  le  wagon  de 
troisième  classe  où  elle  prit  place  à  côté  de 
lui,  elle  imposa  une  telle  surprise  aux  paysans 
que  ceux  des  compartiments  voisins  mon- 
tèrent sur  leurs  banquettes  pour  l'examiner 
par-dessus  la  cloison  de  bois  qui  divisait  la 
caisse  roulante.  Un  enfant,  à  son  aspect,  se 
mit  à  crier  de  peur,  un  autre  cacha  sa  figure 
dans  le  tablier  de  sa  mère. 

Tout  alla  bien  cependant  jusqu'à  la  gare 
d'arrivée.  Mais  lorsque  le  train  ralentit  sa 
marche  en  approchant  d'Yvetot,  Antoine  se 
sentit  mal  à  l'aise,  comme  au  moment  d'une 
inspection  quand  il  ne  savait  pas  sa  théorie. 
Puis,  s'étant  penché  à  la  portière,  il  reconnut 
de  loin  son  père  qui  tenait  la  bride  du  cheval 
attelé  à  la  carriole,  et  sa  mère  venue  jusqu'au 
treillage  qui  maintenait  les  curieux. 

II  descendit  le  premier,  tendit  la  main  à  sa 
bonne  amie,  et,  droit,  comme  s'il  escortait 
un  général,  il  se  dirigea  vers  sa  famille. 

La  mère,  en  voyant  venir  cette  dame  noire 
et  bariolée  en  compagnie  de  son  garçon,  de- 


BOITELLE.  87 

meurait  tellement  stupéfaite  qu'elle  n'en  pou- 
vait ouvrir  la  bouche,  et  le  père  avait  peine  à 
maintenir  le  cheval  que  faisait  cabrer  coup 
sur  coup  la  locomotive  ou  la  négresse.  Mais 
Antoine,  saisi  soudain  par  la  joie  sans  mé- 
lange de  revoir  ses  vieux,  se  précipita,  les 
bras  ouverts,  bécota  la  mère,  bécota  le  père 
malgré  l'effroi  du  bidet,  puis  se  tournant  vers 
sa  compagne  que  les  passants  ébaubis  consi- 
déraient en  s'arrêtant,  il  s'exphqua. 

—  La  v'Ià!  J'vous  avais  ben  dit  qu'à  pre- 
mière vue  aile  est  un  brin  détournante,  mais 
sitôt  qu'on  la  connaît,  vrai  de  vrai,  y  a  rien 
de  plus  plaisant  sur  la  terre.  Dites-y  bonjour 
qu'à  ne  s'émeuve  point. 

Alors  la  mère  Boitelle,  intimidée  elle-même 
à  perdre  la  raison,  fit  une  espèce  de  révé- 
rence, tandis  que  le  père  ôtait  sa  casquette 
en  murmurant  :  «J'vous  la  souhaite  à  vot'  dé- 
sir». Puis  sans  s'attarder  on  grimpa  dans  la 
carriole,  les  deux  femmes  au  fond  sur  des 
chaises  qui  les  faisaient  sauter  en  l'air  à  chaque 
cahot  de  la  route,  et  les  deux  hommes  par  de- 
vant, sur  la  banquette. 

Personne  ne  parlait.  Antoine,  inquiet,  sifflo- 
tait un  air  de  caserne,  le  père  fouettait  le  bi- 
det, et  la  mère  regardait  de  coin,  en  glissant 


88  LA  MAIN   GAUCHE. 

des  coups  d'œil  de  fouine,  la  négresse  dont  le 
front  et  les  pommettes  reluisaient  sous  le  soleil 
comme  des  chaussures  bien  cirées. 

Voulant  rompre  la  glace,  Antoine  se  re- 
tourna. 

—  Eh  bien,  dit-il,  on  ne  cause  pas? 

—  Faut  le  temps,  répondit  la  vieille. 
II  reprit  : 

—  Allons,  raconte  à  la  p'tite  l'histoire  des 
huit  œufs  de  ta  poule. 

C'était  une  farce  célèbre  dans  la  famille. 
Mais  comme  sa  mère  se  taisait  toujours,  para- 
lysée par  l'émotion,  il  prit  lui-même  la  parole 
et  narra,  en  riant  beaucoup,  cette  mémo- 
rable aventure.  Le  père,  qui  la  savait  par  cœur, 
se  dérida  aux  premiers  mots;  sa  femme  bien- 
tôt suivit  l'exemple,  et  la  négresse  elle-même, 
au  passage  le  plus  drôle,  partit  tout  à  coup 
d'un  tel  rire,  d'un  rire  si  bruyant,  roulant, 
torrentiel,  que  le  cheval  excité  fit  un  petit 
temps  de  galop. 

La  connaissance  était  faite.  On  causa. 

A  peine  arrivés,  quand  tout  le  monde  fut 
descendu,  après  qu'il  eut  conduit  sa  bonne 
amie  dans  la  chambre  pour  ôter  sa  robe 
qu'elle  aurait  pu  tacher  en  faisant  un  bon 
plat  de  sa  façon  destiné  à  prendre  les  vieux 


BOITELLE.  89 

par  le  ventre,  il  attira  ses  parents  devant  la 
porte,  et  demanda,  le  cœur  battant  : 

—  Eh  ben,  quéque  vous  dites? 

Le  père  se  tut.  La  mère,  plus  hardie,  dé- 
clara : 

—  Aile  est  trop  noire!  Non,  vrai,  c'est 
trop.  J'en  ai  eu  les  sangs  tournés. 

—  Vous  vous  y  ferez,  dit  Antoine. 

—  Possible,  mais  pas  pour    le   moment. 
Ils  entrèrent  et  la  bonne  femme  fut  émue  en 

voyant  la  négresse  cuisiner.  Alors  elle  l'aida, 
la  jupe  retroussée,  active  malgré  son  âge. 

Le  repas  fut  bon,  fut  long,  fut  gai.  Quand 
on  fit  un  tour  ensuite,  Antoine  prit  son  père 
à  part. 

—  Eh  ben,  pé,  quéque  t'en  dis? 

Le  paysan  ne  se  compromettait  jamais. 

—  J'ai  point  d'avis.  D'mande  à  ta  mé. 
Alors  Antoine  rejoignit  sa  mère  et  la  rete- 
nant en  arrière. 

—  Eh  ben,  ma  mé,  quéque  t'en  dis? 

—  Mon  pauv'e  gars,  vrai,  aile  est  trop 
noire.  Seulement  un  p'tieu  moins  je  ne  m'op- 
poserais pas,  mais  c'est  trop.  On  dirait  Satan! 

II  n'insista  point,  sachant  que  la  vieille 
s'obstinait  toujours,  mais  il  sentait  en  son 
cœur  entrer  un  orao;e  de  chaorin.  II  cherchait 


90  LA  MAIN  GAUCHE. 

ce  qu'il  fallait  faire,  ce  qu'il  pourrait  inventer, 
surpris  d'ailleurs  qu'elle  ne  les  eût  pas  con- 
quis déjà  comme  elle  l'avait  séduit  lui-même. 
Et  ils  s'en  allaient  tous  les  quatre  à  pas  lents 
à  travers  les  blés,  redevenus  peu  à  peu  silen- 
cieux. Quand  on  longeait  une  clôture  les  fer- 
miers apparaissaient  à  la  barrière,  les  gamins 
grimpaient  sur  les  talus,  tout  le  monde  se 
précipitait  au  chemin  pour  voir  passer  la 
«noire»  que  le  fils  Boitelle  avait  ramenée.  On 
apercevait  au  loin  des  gens  qui  couraient  à 
travers  les  champs  comme  on  accourt  quand 
bat  le  tambour  des  annonces  de  phénomènes 
vivants.  Le  père  et  la  mère  Boitelle,  effarés 
de  cette  curiosité  semée  par  la  campagne  à 
leur  approche,  hâtaient  le  pas,  côte  à  côte, 
précédant  de  loin  leur  fils  à  qui  sa  compagne 
demandait  ce  que  les  parents  pensaient  d'elle. 

Il  répondit  en  hésitant  qu'ils  n'étaient  pas 
encore  décidés. 

Mais  sur  la  place  du  village  ce  fut  une  sor- 
tie en  masse  de  toutes  les  maisons  en  émoi, 
et  devant  l'attroupement  grossissant,  les  vieux 
Boitelle  prirent  la  fuite  et  regagnèrent  leur 
logis,  tandis  qu'Antoine,  soulevé  de  colère,  sa 
bonne  amie  au  bras,  s'avançait  avec  majesté 
sous  les  yeux  élargis  par  l'ébahissement. 


BOITELLE,  9  I 

II  comprenait  que  c'était  fini,  qu'il  n'y 
avait  plus  d'espoir,  qu'il  n'épouserait  pas  sa 
négresse;  elle  aussi  le  comprenait;  et  ils  se 
mirent  à  pleurer  tous  les  deux  en  approchant 
de  la  ferme.  Dès  qu'ils  y  furent  revenus,  elle 
ôta  de  nouveau  sa  robe  pour  aider  la  mère 
à  faire  sa  besogne;  elle  la  suivit  partout,  à 
la  laiterie,  à  l'étable,  au  poulailler,  prenant  la 
plus  grosse  part,  répétant  sans  cesse  :  «Lais- 
sez-moi faire,  madame  Boitelle»,  si  bien  que 
le  soir  venu,  la  vieille,  touchée  et  inexo- 
rable, dit  à  son  fils  : 

—  C'est  une  brave  fille  tout  de  même. 
C'est  dommage  qu'elle  soit  si  noire,  mais  vrai, 
aile  l'est  trop.  J'pourrais  pas  m'y  faire,  faut 
qu'aile  r'tourne,  aile  est  trop  noire! 

Et  le  fils  Boitelle  dit  à  sa  bonne  amie  : 

—  Aile  n'veut  point,  aile  te  trouve  trop 
noire.  Faut  r' tourner.  Je  t'aconduirai  jusqu'au 
chemin  de  fer.  N'importe,  t'éluge  point.  J'vas 
leur  y  parler  quand  tu  seras  partie. 

II  la  conduisit  donc  à  la  gare  en  lui  donnant 
encore  bon  espoir,  et,  après  l'avoir  embrassée, 
la  fit  monter  dans  le  convoi  qu'il  regarda 
s'éloigner  avec  des  yeux  bouffis  par  les  pleurs. 

II  eut  beau  implorer  les  vieux,  ils  ne  con- 
sentirent jamais. 


92  L\   MAIN  GAUCHE. 

Et  quand  il  avait  conté  cette  histoire  que 
tout  le  pays  connaissait,  Antoine  Boitelle 
ajoutait  toujours  : 

— ■  A  partir  de  ça,  j'ai  eu  de  cœur  à  rien, 
à  rien.  Aucun  métier  ne  m'allait  pu,  et  j'sieus 
devenu  ce  que  j'sieus,  un  ordureux. 

On  lui  disait  : 

—  Vous  vous  êtes  marié  pourtant. 

—  Oui,  et  j'peux  pas  dire  que  ma  femme 
m'a  déplu  pisque  j'y  ai  fait  quatorze  éfants, 
mais  c'n'est  point  l'autre,  oh  non  pour  sûr, 
oh  non!  L'autre,  voyez-vous,  ma  négresse, 
aile  n'avait  qu'à  me  regarder,  je  me  sentais 
comme  transporté . . . 

Boitelle  a  paru  dans  l'Echo  de  Paris  du  mardi  22  jan- 
vier 1889. 


L'ORDONNANCE 


L'ORDONNANCE. 


LE  cimetière  plein  d'officiers  avait  Pair 
d'un  champ  fleuri.  Les  képis  et  les  cu- 
lottes rouges,  les  galons  et  les  boutons 
d'or,  les  sabres,  les  aiguillettes  de  l'état-major, 
les  brandebourgs  des  chasseurs  et  des  hus- 
sards passaient  au  milieu  des  tombes  dont  les 
croix  blanches  ou  noires  ouvraient  leurs  bras 
lamentables,  leurs  bras  de  fer,  de  marbre  ou 
de  bois,  sur  le  peuple  disparu  des  morts. 

On  venait  d'enterrer  la  femme  du  colonel 
de  Limousin.  Elle  s'était  noyée  deux  jours 
auparavant,  en  prenant  un  bain. 

C'était  fini,  le  clergé  était  parti,  mais  le 
colonel,  soutenu  par  deux  officiers,  restait 
debout   devant    le   trou  au    fond  duquel   il 


^6  LA  MAIN  GAUCHE, 

voyait  encore  le  coffre  de  bois  qui  cachait, 
décomposé  déjà,  le  corps  de  sa  jeune  femme. 

C'était  presque  un  vieillard,  un  grand 
maigre  à  moustaches  blanches  qui  avait 
épousé,  trois  ans  plus  tôt,  la  fille  d'un  cama- 
rade, demeurée  orpheline  après  la  mort  de 
son  père,  le  colonel  Sortis. 

Le  capitaine  et  le  lieutenant  sur  qui  s'ap- 
puyait leur  chef  essayaient  de  l'emmener. 
Il  résistait,  les  yeux  pleins  de  larmes  qu'il  ne 
laissait  point  couler,  par  héroïsme,  et,  mur- 
murant, tout  bas  :  ((Non,  non,  encore  un 
peu»,  il  s'obstinait  à  rester  là,  les  jambes  flé- 
chissantes, au  bord  de  ce  trou,  qui  lui  parais- 
sait sans  fond,  un  abîme  où  étaient  tombés 
son  cœur  et  sa  vie,  tout  ce  qui  lui  restait  sur 
terre. 

Tout  à  coup  le  général  Ormont  s'appro- 
cha, saisit  par  le  bras  le  colonel,  et  l'entraî- 
nant presque  de  force  :  ((Allons,  allons,  mon 
vieux  camarade,  il  ne  faut  pas  demeurer  là.» 
Le  colonel  obéit  alors,  et  rentra  chez  lui. 

Comme  il  ouvrait  la  porte  de  son  cabinet, 
il  aperçut  une  lettre  sur  sa  table  de  travail. 
L'ayant  prise,  il  faillit  tomber  de  surprise 
et  d'émotion,  il  avait  reconnu  l'écriture  de  sa 
femme.  Et  la  lettre  portait  le  timbre  de  la 


L'ORDONNANCE.  97 

poste  avec  la  date  du  jour  même.  II  déchira 
l'enveloppe  et  lut. 

«  Père  , 

«Permettez-moi  de  vous  appeler  encore 
père,  comme  autrefois.  Quand  vous  recevrez 
cette  lettre,  je  serai  morte,  et  sous  la  terre. 
Alors  peut-être  pourrez-vous  me  pardonner. 

«Je  ne  veux  pas  chercher  à  vous  émouvoir 
ni  à  atténuer  ma  faute.  Je  veux  dire  seule- 
ment, avec  toute  la  sincérité  d'une  femme 
qui  va  se  tuer  dans  une  heure,  la  vérité  en- 
tière et  complète. 

«Quand  vous  m'avez  épousée,  par  généro- 
sité, je  me  suis  donnée  à  vous  par  reconnais- 
sance et  je  vous  ai  aimé  de  tout  mon  cœur  de 
petite  fille.  Je  vous  ai  aimé  ainsi  que  j'aimais 
papa,  presque  autant;  et  un  jour,  comme 
j'étais  sur  vos  genoux,  et  comme  vous  m'em- 
brassiez, je  vous  ai  appelé  :  «Père»,  malgré 
moi.  Ce  fut  un  cri  du  cœur,  instinctif,  spon- 
tané. Vrai,  vous  étiez  pour  moi  un  père,  rien 
qu'un  père.  Vous  avez  ri,  et  vous  m'avez  dit  : 
«Appelle-moi  toujours  comme  ça,  mon  en- 
ce  faut,  ça  me  fait  plaisir.» 

«  Nous  sommes  venus  dans  cette  ville  et 
—  pardonnez-moi,  père  —  je  suis  devenue 


p8  LA  MAIN  GAUCHE. 

amoureuse.  Oh  !  j'ai  résisté  longtemps ,  presque 
deux  ans,  vous  lisez  bien,  presque  deux  ans, 
et  puis  j'ai  cédé,  je  suis  devenue  coupable,  je 
suis  devenue  une  femme  perdue. 

«Quant  à  lui?  —  Vous  ne  devinerez  pas 
qui.  Je  suis  bien  tranquille  là-dessus,  puis- 
qu'ils étaient  douze  officiers,  toujours  autour 
de  moi  et  avec  moi,  que  vous  appeliez  mes 
douze  constellations. 

«Père,  ne  cherchez  pas  à  le  connaître  et 
ne  le  haïssez  pas,  lui.  II  a  fait  ce  que  n'im- 
porte qui  aurait  fait  à  sa  place,  et  puis,  je 
suis  sûre  qu'il  m'aimait  aussi  de  tout  son 
cœur. 

«Mais,  écoutez  —  un  jour,  nous  avions 
rendez-vous  dans  l'île  des  Bécasses,  vous  sa- 
vez la  petite  île,  après  le  moulin.  Moi,  je  de- 
vais y  aborder  en  nageant,  et  lui  devait  m'at- 
tendre  dans  les  buissons,  et  puis  rester  là 
jusqu'au  soir  pour  qu'on  ne  le  vît  pas  partir. 
Je  venais  de  le  rejoindre,  quand  les  branches 
s'ouvrent  et  nous  apercevons  Philippe,  votre 
ordonnance,  qui  nous  avait  surpris.  J'ai  senti 
que  nous  étions  perdus  et  j'ai  poussé  un  grand 
cri  ;  alors  il  m'a  dit  —  lui ,  mon  ami  !  —  «  Allez- 
«vous-enà  la  nage,  toutdoucement,  ma  chère, 
«et  laissez-moi  avec  cet  homme.» 


L'ORDONNANCE.  99 

«Je  suis  partie,  si  émue  que  j'ai  failli  me 
noyer,  et  je  suis  rentrée  chez  vous,  m'atten- 
dant  à  quelque  chose  d'épouvantable. 

«Une  heure  après,  Philippe  me  disait,  à 
voix  basse,  dans  le  corridor  du  salon  où  je 
l'ai  rencontré  :  «Je  suis  aux  ordres  de  ma- 
«dame,  si  elle  avait  quelque  lettre  à  me  don- 
«ner. »  Alors  je  compris  qu'il  s'était  vendu, 
et  que  mon  ami  l'avait  acheté. 

«Je  lui  ai  donné  des  lettres,  en  effet  — 
toutes  mes  lettres.  —  Il  les  portait  et  me  rap- 
portait les  réponses. 

«Cela  a  duré  deux  mois  environ.  Nous 
avions  confiance  en  lui,  comme  vous  aviez 
confiance  en  lui,  vous  aussi. 

«Or,  père,  voici  ce  qui  arriva.  Un  jour, 
dans  la  même  île  où  j'étais  venue  à  la  nage, 
mais,  seule,  cette  fois,  j'ai  retrouvé  votre  or- 
donnance. Cet  homme  m'attendait  et  il  m'a 
prévenue  qu'il  allait  nous  dénoncer  à  vous  et 
vous  livrer  des  lettres  gardées  par  lui,  volées, 
si  je  ne  cédais  point  à  ses  désirs. 

«Oh!  père,  mon  père,  j'ai  eu  peur,  une 
peur  lâche,  indigne,  peur  de  vous  surtout, 
de  vous  si  bon,  et  trompé  par  moi,  peur  pour 
lui  encore  —  vous  l'auriez  tué  —  pour  moi 
aussi,  peut-être,  est-ce  que  je  sais,  j'étais  afiPo- 

7. 


ICO  LA  MAIN  GAUCHE. 


lée,  éperdue,  j'ai  cru  l'acheter  encore  une  fois 
ce  misérable  qui  m'aimait  aussi,  quelle  honte! 

«Nous  sommes  si  faibles,  nous  autres,  que 
nous  perdons  la  tête  bien  plus  que  vous.  Et 
puis,  quand  on  est  tombé,  on  tombe  toujours 
plus  bas,  plus  bas.  Est-ce  que  je  sais  ce  que 
j'ai  fait?  J'ai  compris  seulement  qu'un  devons 
deux  et  moi  aUions  mourir  —  et  je  me  suis 
donnée  à  cette  brute. 

«Vous  voyez,  père,  que  je  ne  cherche  pas 
à  m'excuser. 

«Alors,  alors  —  alors,  ce  que  j'aurais  dû 
prévoir  est  arrivé  —  il  m'a  prise  et  reprise 
quand  il  a  voulu  en  me  terrifiant.  II  a  été  aussi 
mon  amant,  comme  l'autre,  tous  les  jours. 
Est-ce  pas  abominable?  Et  quel  châtiment, 
père? 

«Alors,  moi,  je  me  suis  dit.  II  faut  mourir. 
Vivante,  je  n'aurais  pu  vous  confesser  un  pa- 
reil crime.  Morte,  j'ose  tout.  Je  ne  pouvais 
plus  faire  autrement  que  de  mourir,  rien  ne 
m'aurait  lavée,  j'étais  trop  tachée.  Je  ne  pou- 
vais plus  aimer,  ni  être  aimée;  il  me  semblait 
que  je  salissais  tout  le  monde,  rien  qu'en 
donnant  la  main. 

«Tout  à  l'heure,  je  vais  aller  prendre  mon 
bain  et  je  ne  reviendrai  pas. 


L'ORDONiN  ANGE.  l  o  I 

«  Cette  lettre  pour  vous  ira  chez  mon  amant. 
II  la  recevra  après  ma  mort,  et  sans  rien  com- 
prendre, vous  la  fera  tenir,  accomplissant 
mon  dernier  vœu.  Et  vous  la  lirez,  vous,  en 
revenant  du  cimetière. 

«Adieu,  père,  je  n'ai  plus  rien  à  vous  dire. 
Faites  ce  que  vous  voudrez,  et  pardonnez- 
moi.» 

Le  colonel  s'essuya  le  front  couvert  de 
sueur.  Son  sang-froid,  le  sang-froid  des  jours 
de  bataille  lui  était  revenu  tout  à  coup. 

II  sonna. 

Un  domestique  parut. 

—  Envoyez-moi  Philippe,  dit-il. 
Puis,  il  entr'ouvrit  le  tiroir  de  sa  table. 
L'homme  entra  presque  aussitôt,  un  grand 

soldat  à  moustaches  rousses,  l'air  malin,  l'œil 
sournois. 

Le  colonel  le  regarda  tout  droit. 

—  Tu  vas  me  dire  le  nom  de  l'amant  de 
ma  femme. 

—  Mais,  mon  colonel... 

L'officier  prit  son  revolver  dans  le  tiroir 
entrouvert. 

—  Allons,  et  vite,  tu  sais  que  je  ne  plai- 
sante pas. 


I02  LA  MAIN  GAUCHE. 

—  Eh  bien!...  mon  colonel...,  c'est  le 
capitaine  Saint-Albert. 

A  peine  avait-il  prononcé  ce  nom,  qu'une 
flamme  lui  brûla  les  yeux,  et  il  s'abattit  sur  la 
face,  une  balle  au  milieu  du  front. 

L'Ordonnance  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  mardi 
23  août  1887. 


LE  LAPIN 


LE  LAPIN. 


MAÎTRE  Lecacheur  apparut  sur  la  porte 
de  sa  maison,  à  l'heure  ordinaire, 
entre  cinq  heures  et  cinq  heures  un 
quart  du  matin,  pour  surveiller  ses  gens  qui  se 
mettaient  au  travail. 

Rouore,  mal  éveillé,  l'œil  droit  ouvert, 
l'œil  gauche  presque  fermé,  il  boutonnait 
avec  peine  ses  bretelles  sur  son  gros  ventre, 
tout  en  surveillant,  d'un  regard  entendu  et 
circulaire,  tous  les  coins  connus  de  sa  ferme. 
Le  soleil  coulait  ses  rayons  obliques  à  travers 
les  hêtres  du  fossé  et  les  pommiers  ronds  de 
la  cour,  faisait  chanter  les  coqs  sur  le  fumier 
et  roucouler  les  pigeons  sur  le  toit.  La  senteur 
de  l'étable  s'envolait  par  la  porte  ouverte  et  se 


1  o6  LA  MAIN   GAUCHE. 

mêlait,  dans  l'air  frais  du  matin,  à  Todeur 
acre  de  l'écurie  où  hennissaient  les  chevaux, 
la  tête  tournée  vers  la  lumière. 

Dès  que  son  pantalon  fut  soutenu  solide- 
ment, maître  Lecacheur  se  mit  en  route, 
allant  d'abord  vers  le  poulailler,  pour  compter 
les  œufs  du  matin,  car  il  craignait  des  ma- 
raudes depuis  quelque  temps. 

Mais  la  fille  de  ferme  accourut  vers  lui  en 
levant  les  bras  et  criant  : 

—  Maît' Cacheux ,  maît' Cacheux,  on  a 
volé  un  lapin,  c'te  nuit. 

—  Un  lapin? 

—  Oui,  maît' Cacheux ,  l'gros  gris,  celui 
de  la  cage  à  draite. 

Le  fermier  ouvrit  tout  à  fait  l'œil  gauche  et 
dit  simplement  : 

—  Faut  vé  ça. 
Et  il  alla  voir. 

La  cage  avait  été  brisée,  et  le  lapin  était 
parti. 

Alors  l'homme  devint  soucieux,  referma 
son  œil  droit  et  se  gratta  le  nez.  Puis,  après 
avoir  réfléchi,  il  ordonna  à  la  servante  effa- 
rée, qui  demeurait  stupide  devant  son  maître  : 
—  Va  quéri  les  gendarmes.  Dis  que  j' les 
attends  sur  l'heure. 


LE  LAPIN.  lO;' 

Maître  Lecacheur  était  maire  de  sa  com- 
mune, Pavign j-Ie-Gras ,  et  commandait  en 
maître,  vu  son  argent  et  sa  position. 

Dès  que  la  bonne  eut  disparu,  en  courant 
vers  le  village,  distant  d'un  demi-kilomètre,  le 
paysan  rentra  chez  lui,  pour  boire  son  café  et 
causer  de  la  chose  avec  sa  femme. 

II  la  trouva  soufflant  le  feu  avec  sa  bouche , 
à  genoux  devant  le  foyer. 

II  dit  dès  la  porte  : 

—  V'Ià   qu'on   a  volé   un    lapin,    l'gros 


p-ris. 

o 


Elle  se  retourna  si  vite  qu'elle  se  trouva 
assise  par  terre,  et  regardant  son  mari  avec 
des  yeux  désolés  : 

—  Que  qu'tu  dis,  Cacheux!  qu'on  a  volé 
un  lapin? 

—  L' gros  gris. 

—  L'gros  gris? 
Elle  soupira. 

—  Que  misère!  que  qu'à  pu  l'vôlé,  çu 
lapin. 

C'était  une  petite  femme  maigre  et  vive, 
propre,  entendue  à  tous  les  soins  de  l'exploi- 
tation. 

Lecacheur  avait  son  idée. 

—  Ça  doit  être  çu  gars  de  Polyte. 


Io8  LA   MAIN   (;AUCHE. 

'     La  fermière  se  leva  brusquement,  et  d'une 
voix  furieuse  : 

—  C'est  li!  c'est  ïi!  faut  pas  en  trâcher 
d'autre.  C'est  li!  Tu  Tas  dit,  Cacheux! 

Sur  sa  maigre  figure  irritée,  toute  sa  fureur 
paysanne,  toute  son  avarice,  toute  sa  rage 
de  femme  économe  contre  le  valet  toujours 
soupçonné,  contre  la  servante  toujours  sus- 
pectée, apparaissaient  dans  la  contraction  de 
la  boucFie,  dans  les  rides  des  joues  et  du  front. 

—  Et  que  que  t'as  fait?  demanda-t-elle. 

—  J'ai  envéyé  quéri  les  gendarmes. 

Ce  Polyte  était  un  homme  de  peine  employé 
pendant  quelques  jours  dans  la  ferme  et  con- 
gédié par  Lecacheur  après  une  réponse  inso- 
lente. Ancien  soldat,  il  passait  pour  avoir  gardé 
de  ses  campagnes  en  Afrique  des  habitudes 
de  maraude  et  de  libertinage.  Il  faisait,  pour 
vivre,  tous  les  métiers.  Maçon,  terrassier,  char- 
retier, faucheur,  casseur  de  pierres,  ébrancheur, 
il  était  surtout  fainéant;  aussi  ne  le  gardait-on 
nulle  part  et  devait-il  par  moments  changer 
de  canton  pour  trouver  encore  du  travail. 

Dès  le  premier  jour  de  son  entrée  à  la 
ferme,  la  femme  de  Lecacheur  l'avait  détesté; 
et  maintenant  elle  était  sûre  que  le  vol  avait 
été  commis  par  lui. 


LE  LA  FIN.  I  09 

Au  bout  d'une  demi-heure  environ,  les  deux 
gendarmes  arrivèrent.  Le  brigadier  Sénateur 
était  très  haut  et  maigre,  le  gendarme  Lenient, 
gros  et  court. 

Lecacheur  les  fit  asseoir,  et  leur  raconta  la 
chose.  Puis  on  alla  voir  le  lieu  du  méfait  afin 
de  constater  le  bris  de  la  cabine  et  de  recueil- 
lir toutes  les  preuves.  Lorsqu'on  fiit  rentré  dans 
la  cuisine,  la  maîtresse  apporta  du  vin,  emplit 
les  verres  et  demanda  avec  un  défi  dans  l'œil  : 

—  L'prendrez-vous,  c'ti-là? 

Le  brigadier,  son  sabre  entre  les  jambes, 
semblait  soucieux.  Certes,  il  était  sûr  de  le 
prendre  si  on  voulait  bien  le  lui  désigner.  Dans 
le  cas  contraire,  il  ne  répondait  point  de  le 
découvrir  lui-même.  Après  avoir  longtemps 
réfléchi,  il  posa  cette  simple  question  : 

—  Le  connaissez-vous,  le  voleur? 

Un  pli  de  malice  normande  rida  la  grosse 
bouche  de  Lecacheur  qui  répondit  : 

—  Pour  r  connaître,  non,  je  l' connais 
point,  vu  que  j' l'ai  pas  vu  voler.  Si  j' l'avais 
vu,  j'y  aurais  fait  manger  tout  cru,  poil  et 
chair,  sans  un  coup  d'cidre  pour  I'  faire  passer. 
Pour  lors,  pour  dire  qui  c'est,  je  l'dirai  point, 
nonobstant,  que  j'crais  qu'  c'est  çu  propre  à 
rien  de  Polyte. 


1  lO  LA  MAIN  GAUCHE. 

Alors  il  expliqua  longuement  ses  histoires 
avec  Polyte,  le  départ  de  ce  valet,  son  mau- 
vais regard,  des  propos  rapportés,  accumu- 
lant des  preuves  insignifiantes  et  minutieuses. 

Le  brigadier,  qui  avait  écouté  avec  grande 
attention  tout  en  vidant  son  verre  de  vin  et  en 
le  remplissant  ensuite,  d'un  geste  indifiPérent, 
se  tourna  vers  son  gendarme  : 

—  Faudra  voir  chez  la  femme  au  berqué 
Severin,  dit-il. 

Le  gendarme  sourit  et  répondit  par  trois 
signes  de  tête. 

Alors  M°"^  Lecacheur  se  rapprocha,  et  tout 
doucement,  avec  des  ruses  de  paysanne, 
interrogea  à  son  tour  le  brigadier.  Ce  berger 
Severin,  un  simple,  une  sorte  de  brute,  élevé 
dans  un  parc  à  moutons,  ayant  grandi  sur  les 
côtes  au  milieu  de  ses  bêtes  trottantes  et  bê- 
lantes ,  ne  connaissant  guère  qu'elles  au  monde, 
avait  cependant  conservé  au  fond  de  l'âme 
l'instinct  d'épargne  du  paysan.  Certes,  il  avait 
dû  cacher,  pendant  des  années  et  des  années, 
dans  des  creux  d'arbre  ou  des  trous  de  rocher 
tout  ce  qu'il  gagnait  d'argent,  soit  en  gardant 
les  troupeaux,  soit  en  guérissant,  par  des  at- 
touchements et  des  paroles,  les  entorses  des 
animaux  (car  le  secret  des  rebouteux  lui  avait 


LE  LAPIN.  1  1  I 


été  transmis  par  un  vieux  berger  qu'il  avait 
remplacé).  Or,  un  jour,  il  acheta,  en  vente 
publique,  un  petit  bien,  masure  et  champ, 
d'une  valeur  de  trois  mille  francs. 

Quelques  mois  plus  tard,  on  apprit  qu'il  se 
mariait.  II  épousait  une  servante  connue  pour 
ses  mauvaises  mœurs,  la  bonne  du  cabaretier. 
Les  gars  racontaient  que  cette  fille,  le  sachant 
aisé,  l'avait  été  trouver  chaque  nuit,  dans  sa 
hutte,  et  l'avait  pris,  l'avait  conquis,  l'avait 
conduit  au  mariage,  peu  à  peu,  de  soir  en 
soir. 

Puis,  ayant  passé  par  la  mairie  et  par 
l'église,  elle  habitait  maintenant  la  maison 
achetée  par  son  homme,  tandis  qu'il  continuait 
à  garder  ses  troupeaux,  nuit  et  jour,  à  travers 
les  plaines. 

Et  le  brigadier  ajouta  : 

—  V'Ià  trois  s'maines  que  Polyte  couche 
avec  elle,  vu  qu'il  n'a  pas  d'abri,  ce  marau- 
deur. 

Le  gendarme  se  permit  un  mot  : 

—  II  prend  la  couverture  au  berger. 

M™*^  Lecacheur,  saisie  d'une  rage  nou- 
velle, d'une  rage  accrue  par  une  colère  de 
femme    mariée    contre     le    dévergondage, 


s'écria  : 


112  LA   MAIN   GAUCHE. 

—  C'est  elle,  j'en  suis  sûre.  Allez-y.  Ah  !  les 
bougres  de  voleux! 

Mais  le  brigadier  ne  s'émut  pas  : 

—  Minute ,  dit-il.  Attendons  midi ,  vu  qu'il 
y  vient  dîner  chaque  jour.  Je  les  pincerai  le 
nez  dessus. 

Et  le  gendarme  souriait,  séduit  par  l'idée 
de  son  chef;  et  Lecacheur  aussi  souriait  main- 
tenant, car  l'aventure  du  berger  lui  semblait 
comique,  les  maris  trompés  étant  toujours 
plaisants. 

Midi  venait  de  sonner,  quand  le  brigadier 
Sénateur,  suivi  de  son  homme,  frappa  trois 
coups  légers  à  la  porte  d'une  petite  maison 
isolée,  plantée  au  coin  d'un  bois,  à  cinq  cents 
mètres  du  village. 

Ils  s'étaient  collés  contre  le  mur  afin  de 
n'être  pas  vus  du  dedans;  et  ils  attendirent. 
Au  bout  d'une  minute  ou  deux,  comme 
personne  ne  répondait,  le  brigadier  frappa 
de  nouveau.  Le  logis  semblait  inhabité  tant  il 
était  silencieux,  mais  le  gendarme  Lenient, 
qui  avait  î'oreille fine,  annonça  qu'on  remuait 
à  l'intérieur. 

Alors  Sénateur  se  fâcha.  11  n'admettait  point 
c|u'on   résistât    une   seconde   à   l'autorité   et, 


LE  LAPIN.  I  I  3 

heurtant  le  mur  du  pommeau  de  son  sabre, 
il  cria  : 

—  Ouvrez,  au  nom  de  la  loi! 

Cet  ordre  demeurant  toujours  inutile,  il 
hurla  : 

—  Si  vous  n'obéissez  pas,  je  fais  sauter  la 
serrure.  Je  suis  le  brigadier  de  gendarmerie, 
nom  de  Dieu!  Attention,  Lenient. 

Il  n'avait  point  fini  de  parler  que  la  porte 
était  ouverte,  et  Sénateur  avait  devant  lui  une 
grosse  fille  très  rouge,  joufflue,  dépoitraillée, 
ventrue,  large  des  hanches,  une  sorte  de 
femelle  sanguine  et  bestiale,  la  femme  du 
berger  Severin. 

II  entra. 

—  Je  viens  vous  rendre  visite,  rapport  à 
une  petite  enquête,  dit-il. 

Et  il  regardait  autour  de  lui.  Sur  la  table, 
une  assiette,  un  pot  à  cidre,  un  verre  à  moitié 
plein  annonçaient  un  repas  commencé.  Deux 
couteaux  traînaient  côte  à  côte.  Et  le  gendarme 
malin  cligna  de  l'œil  à  son  chef 

—  Ça  sent  bon,  dit  celui-ci. 

—  On  jurerait  du  lapin  sauté,  ajouta  Le- 
nient très  gai. 

—  Voulez-vous  un  verre  de  fine?  demanda 
la  paysanne. 


I  l4  LA  MAIN  GAUCHE. 

—  Non,  merci.  Je  voudrais  seulement  la 
peau  du  lapin  que  vous  mangez. 

Elle  fit  l'idiote;  mais  elle  tremblait. 

—  Qiié  lapin? 

Le  brigadier  s'était  assis  et  s'essuyait  le  front 
avec  sérénité. 

—  Allons,  allons,  la  patronne,  vous  ne 
nous  ferez  pas  accroire  que  vous  vous  nourris- 
siez de  chiendent.  Que  mangiez-vous,  là,  toute 
seule,  pour  votre  dîner? 

—  Mé,  rienderien,j' vous  jure.  Un  p'tieu 
d' beurre  su  l'pain. 

—  Mazette,  la  bourgeoise,  un  p'tieu 
d* beurre  su  l'pain...  vous  faites  erreur.  C'est 
un  p'  tieu  d' beurre  sur  le  lapin  qu'il  faut  dire. 
Bougre!  il  sent  bon  vot' beurre,  nom  de  Dieu! 
c'est  du  beurre  de  choix,  du  beurre  d'extra, 
du  beurre  de  noce,  du  beurre  à  poil,  pour 
sûr,  c'est  pas  du  beurre  de  ménage,  çu  beurre- 
là! 

Le  gendarme  se  tordait  et  répétait  : 

—  Pour  sûr,  c'est  pas  du  beurre  de  mé- 


nao;e. 


Le  brigadier  Sénateur  étant  farceur,  toute 
la  gendarmerie  était  devenue  facétieuse. 
Il  reprit  : 
—  Ous'  qu'il  est  vot' beurre? 


LE  LAPIN.  I  I  5 

—  Mon  beurre? 

—  Oui,  vot'  beurre. 

—  Mais  dans  V  pot. 

—  Alors,  ous' qu'il  est  l'pot? 

—  Que  pot? 

—  L'  pot  à  beurre,  pardi  ! 

—  Lev'Ià. 

Elle  alla  chercher  une  vieille  tasse  au  fond 
de  laquelle  gisait  une  couche  de  beurre  rance 
et  salé. 

Le  brigadier  le  flaira  et,  remuant  le 
front  : 

—  C'est  pas  Tmême.  II  me  faut  I' beurre 
qui  sent  le  lapin  saute.  Allons,  Lenient,  ou- 
vrons l'œil;  vois  su  I'  buffet,  mon  garçon;  me 
j' vas  guetter  sous  le  lit. 

Ayant  donc  fermé  la  porte,  il  s'approcha 
du  lit  et  le  voulut  tirer;  mais  le  lit  tenait  au 
mur,  n'ayant  pas  été  déplacé  depuis  plus  d'un 
demi-siècle  apparemment.  Alors  le  brigadier 
se  pencha,  et  fit  craquer  son  uniforme.  Un 
bouton  venait  de  sauter. 

— -  Lenient,  dit-il? 

—  Mon  brigadier? 

—  Viens,  mon  garçon,  viens  au  lit,  moi 
je  suis  trop  long  pour  voir  dessous.  Je  me 
charge  du  buffet. 

8. 


1  l6  LA  MAIN  GAUCHE. 

Donc,  il  se  releva,  et  attendit,  debout,  que 
son  homme  eût  exécuté  l'ordre. 

Lenient,  court  et  rond,  ôta  son  képi,  se 
jeta  sur  le  ventre,  et  collant  son  front  par 
terre,  regarda  longtemps  le  creux  noir  sous  la 
couche.  Puis,  soudain,  il  s'écria  : 

—  Je  r  tiens!  Je  I*  tiens! 

Le  brigadier  Sénateur  se  pencha  sur  son 
homme  : 

—  Que  que  tu  tiens,  le  lapin? 

—  Non,  l'voleux! 

—  L'voleux!  Amène,  amène! 

Les  deux  bras  du  gendarme  allongés  sous 
le  Ht  avaient  appréhendé  quelque  chose,  et  il 
tirait  de  toute  sa  force.  Un  pied,  chaussé  d'un 
gros  souher,  parut  enfin,  qu'il  tenait  de  sa 
main  droite. 

Le  brigadier  le  saisit  : 

—  Hardi!  hardi!  tire! 

Lenient,  à  genoux  maintenant,  tirait  sur 
l'autre  jambe.  Mais  la  besogne  était  rude,  car 
le  captif  gigotait  ferme,  ruait  et  faisait  gros 
dos,  s'arc-boutant  de  la  croupe  à  la  traverse 
du  lit. 

—  Hardi!  hardi!  tire,  criait  Sénateur. 

Et  ils  tiraient  de  toute  leur  force,  si  bien 
que  la  barre  de  bois  céda  et  l'homme  sortit 


LE  LAPIN.  I  I  7 

jusqu'à  la  tête,  dont  il  se  servit  encore  pour 
s'accrocher  à  sa  cachette. 

La  figure  parut  enfin,  la  figure  furieuse  et 
consternée  de  Polyte  dont  les  bras  demeu- 
raient étendus  sous  le  lit. 

—  Tire!  criait  toujours  le  brigadier. 
Alors  un  bruit  bizarre  se  fit  entendre;  et 

comme  les  bras  s'en  venaient  à  la  suite  des 
épaules,  les  mains  se  montrèrent  à  la  suite  des 
bras  et,  dans  les  mains,  la  queue  d'une  casse- 
role, et,  au  bout  de  la  queue,  la  casserole 
elle-même,  qui  contenait  un  lapin  sauté. 

—  Nom  de  Dieu,  de  Dieu,  de  Dieu,  de 
Dieu!  hurlait  le  brigadier  fi)u  de  joie,  tandis 
que  Lenient  s'assurait  de  l'homme. 

Et  la  peau  du  lapin,  preuve  accablante, 
dernière  et  terrible  pièce  à  conviction.  Rit  dé- 
couverte dans  la  paillasse. 

Alors  les  gendarmes  rentrèrent  en  triomphe 
au  village  avec  le  prisonnier  et  leurs  trou- 
vailles. 

Huit  jours  plus  tard,  la  chose  ayant  fait 
grand  bruit,  maître  Lecacheur,  en  entrant  à 
la  mairie  pour  y  conférer  avec  le  maître 
d'école,  apprit  que  le  berger  Severin  l'y  atten- 
dait depuis  une  heure. 


1  I  s  LA  MAIN  GAUCHE. 

L'homme  était  assis  sur  une  chaise,  dans  un 
coin,  son  bâton  entre  les  jambes.  En  aperce- 
vant le  maire,  il  se  leva,  ôta  son  bonnet,  salua 
d'un  : 

—  Bonjou,  maît' Cacheux. 

Puis  demeura  debout,  craintif,  gêné. 

—  Qu'est-ce  que  vous  demandez?  dit  le 
fermier. 

—  V'Ià,  maît' Cacheux.  C'est-i  véridique 
qu'on  a  volé  un  lapin  cheux  vous,  faut' 
semaine? 

—  Mais  oui,  c'est  vrai,  Severin. 

—  Ah!  ben,  pour  lors  c'est  véridique? 

—  Oui ,  mon  brave. 

—  Que  qui  l'a  volé,  çu  lapin? 

—  C'est  Polyte  Ancas,  l'journaher. 

—  Ben,  ben.  C'est-i  véridique  itou  qu'on 
l'a  trouvé  sous  mon  ht? 

—  Qui  ça,  le  lapin? 

—  Le  lapin  et  pi  Polyte,  l'un  au  bout 
d' l'autre. 

—  Oui,  mon  pauv'e  Severin.  C'est  vrai. 

—  Pour  lors,  c'est  véridique? 

—  Oui.  Qu'est-ce  qui  vous  a  donc  conté 
c'  t' histoire-là. 

—  Un  p'  tieu  tout  l' monde.  Je  m'entends. 
Et  pi,  et  pi,  vous  n'en  savez  long  su  I' ma- 


LE  LAPIN.  I  Ip 

riage,  vu   qu'  vous    les   faites,  vous   qu'êtes 
maire. 

—  Comment  sur  le  mariage? 

—  Oui,  rapport  au  cirait. 

—  Comment  rapport  au  droit? 

—  Rapport  au  cirait  d' l'homme  et  pi  au 
drait  d' la  femme. 

—  Mais,  oui. 

—  Eh!  ben,  dites-mé,  maît'Cacheux,  ma 
femme  a-t-i  l' drait  de  coucher  avé  Polyte? 

—  Comment,  de  coucher  avec  Polyte? 

—  Oui,  c'est-i  son  drait,  vu  la  loi,  et  pi 
vu  qu'aile  est  ma  femme,  de  coucher  avec 
Polyte? 

—  Mais  non,  mais  non,  c'est  pas  son 
droit. 

—  Si  je  l'y  r'prends,  j'ai-t-i  l' drait  de  li 
fout'  des  coups,  mé,  à  elle  et  pi  à  li  itou? 

—  Mais. . .  mais. . .  mais  oui. 

—  C'est  ben,  pour  lors.  J'vas  vous  dire. 
Eune  nuit,  vu  qu' j'avais  d'z' idées,  j' rentrai, 
faute  semaine,  et  j' les  y  trouvai,  qu'i  n'étaient 
point  dos  à  dos.  J'foutis  Polyte  coucher  de- 
hors; mais  c'est  tout,  vu  que  je  savais  point 
mon  drait.  C'te  fois-ci,  j' les  vis  point.  Je  l' sais 
par  l's  autres.  C'est  fini,  n'en  parlons  pu.  Mais 
si   j'ies  r'pince. ..   nom    d'un    nom,    si  j'Ies 


I20  LA  MAIN  GAUCHE. 

r'  pince.  Je  leur  ferai  passer  V  goût  d' la  rigo- 
lade, maît'  Cacheux,  aussi  vrai  que  je  m' 
nomme  Severin... 

Le  Lapin  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  mardi  14  juillet 
1887. 


UN   SOIR 


UN   SOIR. 


LE  Kléber  avait  stoppé,  et  je  regardais 
de  mes  yeux  ravis  l'admirable  golfe  de 
Bougie  qui  s'ouvrait  devant  nous.  Les 
forêts  kabyles  couvraient  les  hautes  mon- 
tagnes; les  sables  jaunes,  au  loin,  faisaient,  à 
la  mer  une  rive  de  poudre  d'or,  et  le  soleil 
tombait  en  torrents  de  feu  sur  les  maisons 
blanches  de  la  petite  ville. 

La  brise  chaude,  la  brise  d'Afrique,  appor- 
tait à  mon  cœur  joyeux  l'odeur  du  désert, 
Todeur  du  grand  continent  mystérieux  oii 
l'homme  du  Nord  ne  pénètre  guère.  Depuis 
trois  mois,  j'errais  sur  le  bord  de  ce  monde 
profond  et  inconnu,  sur  le  rivage  de  cette 
terre  fantastique  de  l'autruche,  du  chameau. 


124  LA  MAIX   GAUCHE. 

de  la  gazelle,  de  l'hippopotame,  du  gorille, 
de  l'éléphant  et  du  nègre.  J'avais  vu  l'Arabe 
galoper  dans  lèvent,  comme  un  drapeau  qui 
flotte  et  vole  et  passe,  j'avais  couché  sous  la 
tente  brune,  dans  la  demeure  vagabonde  de 
ces  oiseaux  blancs  du  désert.  J'étais  ivre  de 
lumière,  de  fantaisie  et  d'espace. 

Maintenant,  après  cette  dernière  excursion, 
il  faudrait  partir,  retourner  en  France,  revoir 
Paris,  la  ville  du  bavardage  inutile,  des  soucis 
médiocres  et  des  poignées  de  mains  sans 
nombre.  Je  dirais  adieu  aux  choses  aimées, 
si  nouvelles,  à  peine  entrevues,  tant  regret- 
tées. 

Une  flotte  de  barques  entourait  le  paque- 
bot. Je  sautai  dans  l'une  d'elles  où  ramait  un 
négrillon,  et  je  fus  bientôt  sur  le  quai,  près 
de  la  vieille  porte  sarrazine,  dont  la  ruine 
grise,  à  l'entrée  de  la  cité  kabyle,  semble  un 
écusson  de  noblesse  antique. 

Comme  je  demeurais  debout  sur  le  port, 
à  côté  de  ma  valise,  regardant  sur  la  rade  le 
gros  navire  à  l'ancre,  et  stupéfait  d'admi- 
ration devant  cette  côte  unique,  devant  ce 
cirque  de  montagnes  baignées  par  les  flots 
IdIcus,  plus  beau  que  celui  de  Naples,  aussi 
beau    que    ceux  d'Ajaccio   et  de  Porto,  en 


UN  SOIR.  12) 

Corse,   une    lourde    main    me    tomba    sur 
l'épaule. 

Je  me  retournai  et  je  vis  un  grand  homme 
à  barbe  longue,  coiffé  d'un  chapeau  de 
paille,  vêtu  de  flanelle  blanche,  débouta  côté 
de  moi,  et  me  dévisageant  de  ses  yeux  bleus  : 

—  N'êtes-vous  pas  mon  ancien  camarade 
de  pension?  dit-il. 

—  C'est  possible.  Comment  vous  appelez- 
vous? 

—  Trémoulin. 

—  Parbleu!  Tu  étais  mon  voisin  d'études. 

—  Ah!  vieux,  je  t'ai  reconnu  du  premier 
coup,  moi. 

Et  la  longue  barbe  se  frotta  sur  mes  joues. 

Il  semblait  si  content,  si  gai,  si  heureux  de 
me  voir,  que,  par  un  élan  d'amical  égoïsme, 
je  serrai  fortement  les  deux  mains  de  ce 
camarade  de  jadis,  et  que  je  me  sentis  moi- 
même  très  satisfait  de  l'avoir  ainsi  retrouvé. 

Trémoulin  avait  été  pour  moi  pendant 
quatre  ans  le  plus  intime,  le  meilleur  de  ces 
compagnons  d'études  que  nous  oublions  si 
vite  à  peine  sortis  du  collège.  C'était  alors  un 
grand  corps  mince,  qui  semblait  porter  une 
tête  trop  lourde,  une  grosse  tête  ronde,  pe- 
sante, inclinant  le  cou  tantôt  à  droite,  tantôt 


126  LA   MAIN  GAUCHE. 

à  gauche,  et  écrasant  la  poitrine  étroite  de  ce 
haut  collégien  à  longues  jambes. 

Très  intelhgent,  doué  d'une  facilité  mer- 
veilleuse, d'une  rare  souplesse  d'esprit,  d'une 
sorte  d'intuition  instinctive  pour  toutes  les 
études  httéraires,  Trémouhn  était  le  grand 
décrocheur  de  prix  de  notre  classe.  On  de- 
meurait convaincu  au  collège  qu'il  devien- 
drait un  homme  illustre,  un  poète  sans  doute, 
car  il  faisait  des  vers  et  il  était  plein  d'idées 
ingénieusement  sentimentales.  Son  père, 
pharmacien  dans  le  quartier  du  Panthéon, 
ne  passait  pas  pour  riche. 

Aussitôt  après  le  baccalauréat,  je  l'avais 
perdu  de  vue. 

—  Qu'est-ce  que  tu  fais  ici?  m'écriai-je. 
Il  répondit  en  souriant  : 

—  Je  SUIS  colon. 

—  Bah!  Tu  plantes? 

—  Et  je  récolte. 

—  Quoi? 

—  Du  raisin,  dont  je  fais  du  vin. 

—  Et  ça  va? 

—  Ça  va  très  bien. 

—  Tant  mieux,  mon  vieux. 

—  Tu  allais  à  l'hôtel? 

—  Mais,  oui. 


UN  SOIR.  12-^ 

—  Eh  bien,  tu  iras  chez  moi. 

—  Mais!... 

—  C'est  entendu. 

Et  il  dit  au  négrillon  qui  surveillait  nos 
mouvements  : 

—  Chez  moi,  Ah. 
AH  répondit  : 

—  Foui,  moussi. 

Puis  se  mit  à  courir,  ma  vahse  sur  l'épaule, 
ses  pieds  noirs  battant  la  poussière. 

Trémouhn  me  saisit  le  bras,  et  m'emmena. 
D'abord  il  me  posa  des  questions  sur  mon 
voyage,  sur  mes  impressions,  et,  voyant  mon 
enthousiasme,  parut  m'en  aimer  davantage. 

Sa  demeure  était  une  vieille  maison  mau- 
resque à  cour  intérieure,  sans  fenêtres  sur  la 
rue,  et  dominée  par  une  terrasse  qui  domi- 
nait elle-même  celles  des  maisons  voisines, 
et  le  golfe  et  les  forêts,  les  montagnes,  la 
mer. 

Je  m'écriai  : 

— ■  Ah!  voilà  ce  que  j'aime,  tout  l'Orient 
m'entre  dans  le  cœur  en  ce  logis.  Cristi!  que 
tu  es  heureux  de  vivre  ici  !  Quelles  nuits  tu 
dois  passer  sur  cette  terrasse!  Tu  y  couches? 

—  Oui,  j'y  dors  pendant  l'été.  Nous  y 
monterons  ce  soir.  Aimes-tu  la  pêche? 


128  LA   MALN   GAUCHE. 

—  Quelle  pêche? 

—  La  pêche  au  flambeau. 

—  Mais  oui,  je  l'adore. 

—  Eh  bien,  nous  irons,  après  dîner.  Puis 
nous  reviendrons  prendre  des  sorbets  sur 
mon  toit. 

Après  que  je  me  fus  baigné,  il  me  fit  visiter 
la  ravissante  ville  kabyle,  une  vraie  cascade 
de  maisons  blanches  dégringolant  à  la  mer, 
puis  nous  rentrâmes  comme  le  soir  venait,  et 
après  un  exquis  dîner  nous  descendîmes  vers 
le  quai. 

On  ne  voyait  plus  rien  que  les  feux  des 
rues  et  les  étoiles,  ces  larges  étoiles  luisantes, 
scintillantes,  du  ciel  d'Afrique. 

Dans  un  coin  du  port,  une  barque  atten- 
dait. Dès  que  nous  fûmes  dedans,  un  homme 
dont  je  n'avais  pomt  distingué  le  visage  se 
mit  à  ramer  pendant  que  mon  ami  préparait 
le  brasier  qu'il  allumerait  tout  à  l'heure.  11 
me  dit  : 

- —  Tu  sais,  c'est  moi  qui  manie  la  fouine. 
Personne  n'est  plus  fort  que  moi. 

—  Mes  compliments. 

Nous  avions  contourné  une  sorte  de  mole 
et  nous  étions,  maintenant,  dans  une  petite 
baie  pleine  de  hauts  rochers  dont  les  ombres 


UN  SOIR.  I  20 

avaient  l'air  de  tours  bâties  dans  l'eau,  et  je 
m'aperçus,  tout  à  coup,  que  la  mer  était 
phosphorescente.  Les  avirons  qui  la  battaient 
lentement,  à  coups  réguHers,  allumaient 
dedans,  à  chaque  tombée,  une  lueur  mou- 
vante et  bizarre  qui  traînait  ensuite  au  loin 
derrière  nous,  en  s'éteignant.  Je  regardais, 
penché,  cette  coulée  de  clarté  pâle,  émiettée 
par  les  rames,  cet  inexprimable  feu  de  la 
mer,  ce  feu  froid  qu'un  mouvement  allume 
et  qui  meurt  dès  que  le  flot  se  calme.  Nous 
alHons  dans  le  noir,  glissant  sur  cette  lueur, 
tous  les  trois. 

Où  allions-nous?  Je  ne  voyais  point  mes 
voisins,  je  ne  voyais  rien  que  ce  remous 
lumineux  et  les  étincelles  d'eau  projetées  par 
les  avirons.  Il  faisait  chaud,  très  chaud. 
L'ombre  semblait  chauffée  dans  un  four,  et 
mon  cœur  se  troublait  de  ce  voyage  mysté- 
rieux avec  ces  deux  hommes  dans  cette 
barque  silencieuse. 

Des  chiens,  les  maigres  chiens  arabes  au 
poil  roux,  au  nez  pointu,  aux  yeux  luisants, 
aboyaient  au  loin,  comme  ils  aboient  toutes 
les  nuits  sur  cette  terre  démesurée,  depuis  les 
rives  de  la  mer  jusqu'au  fond  du  désert  où 
campent  les  tribus  errantes.  Les  renards,  les 

9 


I  ^O  LA  MAIN  GAUCHE. 

chacals,  les  hyènes,  répondaient;  et  non 
loin  de  là,  sans  doute,  quelque  lion  solitaire 
devait  grogner  dans  une  gorge  de  l'Atlas. 

Soudain,  le  rameur  s'arrêta.  Où  étions- 
nous?  Un  petit  bruit  grinça  près  de  moi.  Une 
flamme  d'allumette  apparut,  et  je  vis  une 
main,  rien  qu'une  main,  portant  cette  flamme 
légère  vers  la  grille  de  fer  suspendue  à  l'avant 
du  bateau  et  chargée  de  bois  comme  un 
bûcher  flottant. 

Je  regardais,  surpris,  comme  si  cette  vue 
eût  été  troublante  et  nouvelle,  et  je  suivis 
avec  émotion  la  petite  flamme  touchant  au 
bord  de  ce  foyer  une  poignée  de  bruyères 
sèches  qui  se  mirent  à  crépiter. 

Alors,  dans  la  nuit  endormie,  dans  la 
lourde  nuit  brûlante,  un  grand  feu  clair 
jaillit,  illuminant,  sous  un  dais  de  ténèbres 
pesant  sur  nous,  la  barque  et  deux  hommes, 
un  vieux  matelot  maigre,  blanc  et  ridé,  coiffé 
d'un  mouchoir  noué  sur  la  tête ,  et  Trémoulin , 
dont  la  barbe  blonde  luisait. 

—  Avant!  dit-il. 

L'autre  rama,  nous  remettant  en  marche, 
au  milieu  d'un  météore,  sous  le  dôme  d'ombre 
mobile  qui  se  promenait  avec  nous.  Trémou- 
lin, d'un  mouvement  continu,  jetait  du  bois 


UN  SOIR.  I  3  1 

sur  le  brasier  qui  flambait,  éclatant  et  rouge. 

Je  me  penchai  de  nouveau  et  j'aperçus 
le  fond  de  la  mer.  A  quelques  pieds  sous  le 
bateau  il  se  déroulait  lentement,  à  mesure 
que  nous  passions,  l'étrange  pays  de  l'eau, 
de  l'eau  qui  vivifie,  comme  l'air  du  ciel,  des 
plantes  et  des  bêtes.  Le  brasier  enfonçant 
jusqu'aux  rochers  sa  vive  lumière,  nous  glis- 
sions sur  des  forêts  surprenantes  d'herbes 
rousses,  roses,  vertes,  jaunes.  Entre  elles  et 
nous  une  glace  admirablement  transparente, 
une  glace  liquide,  presque  invisible,  les  ren- 
dait féeriques,  les  reculait  dans  un  rêve, 
dans  le  rêve  qu'éveillent  les  océans  profonds. 
Cette  onde  claire  si  limpide,  qu'on  ne  dis- 
tinguait point,  qu'on  devinait  plutôt,  mettait 
entre  ces  étranges  végétations  et  nous  quelque 
chose  de  troublant  comme  le  doute  de  la 
réalité,  les  faisait  mystérieuses  comme  les 
paysages  des  songes. 

Quelquefois  les  herbes  venaient  jusqu'à 
la  surface,  pareilles  à  des  cheveux,  à  peine 
remuées  par  le  lent  passage  de  la  barque. 

Au  milieu  d'elles,  de  minces  poissons  d'ar- 
gent filaient,  fuyaient,  vus  une  seconde  et 
disparus.  D'autres,  endormis  encore, flottaient 
suspendus  au  milieu  de  ces  broussailles  d'eau, 

9- 


I  32  LA  MAIN  GAUCHE. 

luisants  et  fluets,  insaisissables.  Souvent  un 
crabe  courait  vers  un  trou  pour  se  cacher,  ou 
bien  une  méduse  bleuâtre  et  transparente,  à 
peine  visible,  fleur  d'azur  pâle,  vraie  fleur  de 
mer,  laissait  tramer  son  corps  liquide  dans 
notre  léger  remous;  puis,  soudain,  le  fond 
disparaissait,  tombé  plus  bas,  très  loin,  dans 
un  brouiUard  de  verre  épaissi.  On  voyait 
vaguement  alors  de  gros  rochers  et  des 
varechs  sombres,  à  peine  éclairés  par  le 
brasier. 

Trémoulin,  debout  à  l'avant,  le  corps 
penché,  tenant  aux  mains  le  long  trident  aux 
pointes  aiguës  qu'on  nomme  la  fouine,  guet- 
tait les  rochers,  les  herbes,  le  fond  changeant 
de  la  mer,  avec  un  œil  ardent  de  bête  qui 
chasse. 

Tout  à  coup,  il  laissa  ghsser  dans  l'eau, 
d'un  mouvement  vif  et  doux,  la  tête  fourchue 
de  son  arme,  puis  il  la  lança  comme  on  lance 
une  flèche,  avec  une  tefle  promptitude  qu'efle 
saisit  à  la  course  un  grand  poisson  fuyant 
devant  nous. 

Je  n'avais  rien  vu  que  le  geste  de  Tré- 
moulin, mais  je  l'entendis  grogner  de  joie, 
et,  'comme  il  levait  sa  fouine  dans  la  clarté 
du^brasier,  j'aperçus  une  bête  qui  se  tordait 


UN  SOIR.  I  3  3 

traversée  par  les  dents  de  fer.  C'était  un 
congre.  Après  l'avoir  contemplé  et  me  l'avoir 
montré  en  le  promenant  au-dessus  de  la 
flamme,  mon  ami  le  jeta  dans  le  fond  du 
bateau.  Le  serpent  de  mer,  le  corps  percé  de 
cinq  plaies,  glissa,  rampa,  frôlant  mes  pieds, 
cherchant  un  trou  pour  fuir,  et,  ayant  trouvé 
entre  les  membrures  du  bateau  une  flaque 
d'eau  saumâtre,  il  s'y  blottit,  s'y  roula  presque 
mort  déjà. 

Alors,  de  minute  en  minute,  Trémouhn 
cueillit,  avec  une  adresse  surprenante,  avec 
une  rapidité  foudroyante,  avec  une  sûreté 
miraculeuse,  tous  les  étranges  vivants  de 
l'eau  salée.  Je  voyais  tour  à  tour  passer  au- 
dessus  du  feu,  avec  des  convulsions  d'a.o-onie, 
des  loups  argentés,  des  murènes  sombres 
tachetées  de  sano-,  des  rascasses  hérissées  de 
dards,  et  des  sèches,  animaux  bizarres  qui 
crachaient  de  l'encre  et  faisaient  la  mer  toute 
noire  pendant  quelques  instants,  autour  du 
bateau. 

Cependant  je  croyais  sans  cesse  entendre 
des  cris  d'oiseaux  autour  de  nous,  dans  la 
nuit,  et  je  levais  la  tête  m'efiPorçant  de  voir 
d'où  venaient  ces  sifflements  aigus,  proches 
ou  lointains,  courts  ou  prolongés.  Ils  étaient 


]  34  LA  jMAlN  GAUCHE. 

innombrables,    incessants,    comme    si    une 
nuée  d'ailes  eût  plané  sur  nous,  attirées  sans 
doute  par  la  flamme.  Parfois,  ces  bruits  sem- 
blaient tromper  Toreille  et  sortir  de  l'eau. 
Je  demandai  : 

—  Qui  est-ce  qui  siffle  amsi? 

—  Mais  ce  sont  les  charbons  qui  tombent. 
C'était  en    effet  le  brasier  semant  sur  la 

mer  une  pluie  de  brindifles  en  feu.  EHes  tom- 
baient rouges  ou  flambant  encore  et  s'étei- 
gnaient avec  une  plainte  douce,  pénétrante, 
bizarre,  tantôt  un  vrai  gazouillement,  tantôt 
un  appel  court  d'émigrant  qui  passe.  Des 
gouttes  de  résine  ronflaient  comme  des  balles 
ou  comme  des  frelons  et  mouraient  brusque- 
ment en  plongeant.  On  eût  dit  vraiment  des 
voix  d'êtres,  une  inexprimable  et  frêle  rumeur 
de  vie  errant  dans  l'ombre  tout  près  de  nous. 
Trémoulm  cria  soudain  : 

—  Ah...  la  gueuse! 

II  lança  sa  fouine,  et,  quand  il  la  releva, 
je  vis,  enveloppant  les  dents  de  la  fourchette, 
et  collée  au  bois,  une  sorte  de  grande  loque 
de  chair  rouge  qui  palpitait,  remuait,  enrou- 
lant et  déroulant  de  longues  et  molles  et 
fortes  lanières  couvertes  de  suçoirs  autour  du 
manche  du  trident.  C'était  une  pieuvre. 


UN  SOIR.  1  3  5 

II  approcha  de  moi  cette  proie,  et  je  dis- 
tinguai les  deux  gros  yeux  du  monstre  qui 
me  regardaient,  des  yeux  saillants,  troubles 
et  terribles,  émergeant  d'une  sorte  de  poche 
qui  ressemblait  à  une  tumeur.  Se  croyant 
libre,  la  bête  allongea  lentement  un  de  ses 
membres  dont  je  vis  les  ventouses  blanches 
ramper  vers  moi.  La  pointe  en  était  fine 
comme  un  fil,  et  dès  que  cette  jambe  dévo- 
rante se  fiit  accrochée  au  banc,  une  autre  se 
souleva,  se  déploya  pour  la  suivre.  On  sen- 
tait là  dedans,  dans  ce  corps  musculeux  et 
mou,  dans  cette  ventouse  vivante,  rougeâtre 
et  flasque,  une  irrésistible  force.  Trémoulin 
avait  ouvert  son  couteau,  et  d'un  coup  brus- 
que, il  le  plongea  entre  les  yeux. 

On  entendit  un  soupir,  un  bruit  d'air  qui 
s'échappe;  et  le  poulpe  cessa  d'avancer. 

II  n'était  pas  mort  cependant,  car  la  vie  est 
tenace  en  ces  corps  nerveux,  mais  sa  vigueur 
était  détruite,  sa  pompe  crevée,  il  ne  pouvait 
plus  boire  le  sang,  sucer  et  vider  la  carapace 
des  crabes. 

Trémoulin,  maintenant,  détachait  du  bor- 
dage,  comme  pour  jouer  avec  cet  agonisant, 
ses  ventouses  impuissantes,  et,  saisi  soudain 
par  une  étrange  colère,  il  cria  : 


136  LA  MAIA   GAUCHE. 

—  Attends,  je  vas  te  chauffer  les  pieds. 

D'un  coup  de  trident  il  le  reprit  et,  l'éle- 
vant de  nouveau,  il  fit  passer  contre  la 
flamme,  en  les  frottant  aux  grilles  de  fer 
rougies  du  brasier,  les  fines  pointes  de  chair 
des  membres  de  la  pieuvre. 

Elles  crépitèrent  en  se  tordant,  rougies, 
raccourcies  par  le  feu;  et  j'eus  mal  jusqu'au 
bout  des  doio-ts  de  la  soufirance  de  l'affreuse 

o 

bête. 

—  Oh!  ne  fais  pas  ça,  criai-je. 
II  répondit  avec  calme  : 

—  Bah  !  c'est  assez  bon  pour  elle. 

Puis  il  rejeta  dans  le  bateau  la  pieuvre 
crevée  et  mutilée  qui  se  traîna  entre  mes 
jambes,  jusqu'au  trou  plein  d'eau  saumâtre, 
où  elle  se  blottit  pour  mourir  au  milieu  des 
poissons  morts. 

Et  la  pêche  continua  longtemps,  jusqu'à 
ce  que  le  bois  vint  à  manquer. 

Quand  il  n'y  en  eut  plus  assez  pour  entre- 
tenir le  feu,  Trémoulin  précipita  dans  l'eau 
le  brasier  tout  entier,  et  la  nuit,  suspendue 
sur  nos  têtes  par  la  flamme  éclatante,  tomba 
sur  nous,  nous  ensevelit  de  nouveau  dans  ses 
ténèbres. 

Le  vieux  se  remit  à  ramer,  lentement,  à 


UN  SOIR.  I  37 

coups  réguliers.  Où  était  le  port,  où  était  la 
terre?  où  était  l'entrée  du  golfe  et  la  large 
mer?  Je  n'en  savais  rien.  Le  poulpe  remuait 
encore  près  de  mes  pieds,  et  je  souffrais  dans 
les  ongles  comme  si  on  me  les  eût  brûlés 
aussi.  Soudain,  j'aperçus  des  lumières;  on 
rentrait  au  port. 

—  Est-ce  que  tu  as  sommeil?  demanda 
mon  ami. 

—  Non,  pas  du  tout. 

—  Alors,  nous  allons  bavarder  un  peu  sur 
mon  toit. 

—  Bien  volontiers. 

Au  moment  où  nous  arrivions  sur  cette  ter- 
rasse, j'aperçus  le  croissant  de  la  lune  qui  se 
levait  derrière  les  montagnes.  Le  vent  chaud 
glissait  par  souffles  lents,  plein  d'odeurs  lé- 
gères, presque  imperceptibles,  comme  s'il 
eût  balayé  sur  son  passage  la  saveur  des  jar- 
dins et  des  villes  de  tous  les  pays  brûlés  du 
soleil. 

Autour  de  nous,  les  maisons  blanches  aux 
toits  carrés  descendaient  vers  la  mer,  et  sur 
ces  toits  on  voyait  des  formes  humaines  cou- 
chées ou  debout,  qui  dormaient  ou  qui  rê- 
vaient sous  les  étoiles,  des  familles  entières 
roulées  en  de  longs  vêtements  de  flanelle  et 


138  LA  MAIN  GAUCHE. 

se  reposant,  dans  la  nuit  calme,  de  la  chaleur 
du  jour. 

II  me  sembla  tout  à  coup  que  l'âme  orien- 
tale entrait  en  moi,  l'âme  poétique  et  légen- 
daire des  peuples  simples  aux  pensées  fleuries. 
J'avais  le  cœur  plein  de  la  Bible  et  des  Mille 
et  une  Nuits;  j'entendais  des  prophètes  an- 
noncer des  miracles  et  je  voyais  sur  les  ter- 
rasses de  palais  passer  des  princesses  en  pan- 
talons de  soie,  tandis  que  brûlaient,  en  des 
réchauds  d'aroent,  des  essences  fines  dont  la 
fumée  prenait  des  formes  de  génies. 

Je  dis  à  Trémoulin  : 

—  Tu  as  de  la  chance  d'habiter  ici. 
II  répondit  : 

—  C'est  le  hasard  qui  m'y  a  conduit. 

—  Le  hasard? 

—  Oui,  le  hasard  et  le  malheur. 

—  Tu  as  été  malheureux? 

—  Très  malheureux. 

II  était  debout,  devant  moi,  enveloppé  de 
son  burnous,  et  sa  voix  me  fit  passer  un 
frisson  sur  la  peau,  tant  elle  me  sembla  dou- 
loureuse. 

II  reprit  après  un  moment  de  silence  : 

—  Je  peux  te  raconter  mon  chagrin.  Cela 
me  fera  peut-être  du  bien  d'en  parler. 


UN  SOIR.  I  39 

—  Raconte. 

—  Tu  le  veux? 

—  Oui. 

—  Voilà.  Tu  te  rappelles  bien  ce  que 
j'étais  au  collège  :  une  manière  de  poète  élevé 
dans  une  pharmacie.  Je  rêvais  de  faire  des 
livres,  et  j'essayai,  après  mon  baccalauréat. 
Cela  ne  me  réussit  pas.  Je  publiai  un  volume 
de  vers,  puis  un  roman,  sans  vendre  davan- 
tage l'un  que  l'autre ,  puis  une  pièce  de  théâtre 
qui  ne  fut  pas  jouée. 

Alors,  je  devins  amoureux.  Je  ne  te  racon- 
terai pas  ma  passion.  A  côté  de  la  boutique 
de  papa,  il  y  avait  un  tailleur,  lequel  était 
père  d'une  fille.  Je  l'aimai.  Elle  était  inteHi- 
gente,  ayant  conquis  ses  diplômes  d'instruc- 
tion supérieure,  et  avait  un  esprit  vif,  sau- 
tillant, très  en  harmonie,  d'ailleurs,  avec  sa 
personne.  On  lui  eût  donné  quinze  ans  bien 
qu'elle  en  eût  plus  de  vingt-deux.  C'était  une 
toute  petite  femme,  fine  de  traits,  de  lignes, 
de  ton,  comme  une  aquarelle  délicate.  Son 
nez,  sa  bouche,  ses  yeux  bleus,  ses  cheveux 
blonds,  son  sourire,  sa  taille,  ses  mains,  tout 
cela  semblait  fait  pour  une  vitrine  et  non 
pour  la  vie  à  l'air.  Pourtant  elle  était  vive, 
souple  et  active  incroyablement.  J'en  fus  très 


l4o  LA   MAIN  GAUCHE. 

amoureux.  Je  me  rappelle  deux  ou  trois  pro- 
menades au  jardin  du  Luxembourg,  auprès 
de  la  fontaine  de  Médicis,  qui  demeureront 
assurément  les  meilleures  heures  de  ma  vie. 
Tu  connais,  n'est-ce  pas,  cet  état  bizarre  de 
folie  tendre  qui  fait  que  nous  n'avons  plus  de 
pensée  que  pour  des  actes  d'adoration?  On 
devient  véritablement  un  possédé  que  hante 
une  femme,  et  rien  n'existe  plus  pour  nous  à 
côté  d'elle. 

Nous  fûmes  bientôt  fiancés.  Je  lui  com- 
muniquai mes  projets  d'avenir  qu'elle  blâma. 
Elle  ne  me  croyait  ni  poète,  ni  romancier, 
ni  auteur  dramatique,  et  pensait  que  le  com- 
merce, quand  il  prospère,  peut  donner  le 
bonheur  parfait. 

Renonçant  donc  à  composer  des  hvres,  je 
me  résignai  à  en  vendre,  et  j'achetai,  à  Mar- 
seille, la  Librairie  Universelle,  dont  le  pro- 
priétaire était  mort. 

J'eus  là  trois  bonnes  années.  Nous  avions 
fait  de  notre  magasin  une  sorte  de  salon  litté- 
raire où  tous  les  lettrés  de  la  ville  venaient 
causer.  On  entrait  chez  nous  comme  on  entre 
au  cercle,  et  on  échangeait  des  idées  sur  les 
livres,  sur  les  poètes,  sur  la  politique  surtout. 
Ma  femme,  qui  dirigeait  la  vente,  jouissait 


UN  SOIR.  l4l 

d'une  vraie  notoriété  dans  la  ville.  Quant  à 
moi,  pendant  qu'on  bavardait  au  rez-de- 
chaussée,  je  travaillais  dans  mon  cabinet  du 
premier  qui  communiquait  avec  la  librairie 
par  un  escalier  tournant.  J'entendais  les  voix, 
les  rires,  les  discussions,  et  je  cessais  d'écrire 
parfois ,  pour  écouter.  Je  m'étais  mis  en  secret 
à  composer  un  roman  —  que  je  n'ai  pas  fini. 

Les  habitués  les  plus  assidus  étaient 
M.  Montina,  un  rentier,  un  grand  garçon, 
un  beau  garçon,  un  beau  du  Midi,  à  poil 
noir,  avec  des  yeux  complimenteurs,  M.  Bar- 
bet, un  magistrat,  deux  commerçants, 
MM.  Faucil  et  Labarrègue,  et  le  général 
marquis  de  Flèche,  le  chef  du  parti  royaliste, 
le  plus  gros  personnage  de  la  province,  un 
vieux  de  soixante-six  ans. 

Les  affaires  marchaient  bien.  J'étais  heu- 
reux, très  heureux. 

Voilà  qu'un  jour,  vers  trois  heures,  en 
faisant  des  courses,  je  passai  par  la  rue  Saint- 
Ferréol  et  je  vis  sortir  soudain  d'une  porte 
une  femme  dont  la  tournure  ressemblait  si 
fort  à  celle  de  la  mienne  que  je  me  serais  dit  : 
«C'est  elle!  »  si  je  ne  l'avais  laissée,  un  peu 
souffrante,  à  la  boutique  une  heure  plus  tôt. 
Elle  marchait  devant  moi,  d'un  pas  rapide, 


l42  LA  MAIN  GAUCHE. 


sans  se  retourner.  Et  je  me  mis  à  la  suivre 
presque  malgré  moi,  surpris,  inquiet. 

Je  me  disais  :  «  Ce  n'est  pas  elle.  Non. 
C'est  impossible,  puisqu'elle  avait  la  migraine. 
Et  puis  qu'aurait-elle  été  faire  dans  cette 
maison  ?  » 

Je  voulus  cependant  en  avoir  le  cœur  net, 
et  je  me  hâtai  pour  la  rejoindre.  M'a-t-elle 
senti  ou  deviné  ou  reconnu  à  mon  pas,  je 
n'en  sais  rien,  mais  elle  se  retourna  brusque- 
ment. C'était  elle!  En  me  voyant  elle  rougit 
beaucoup  et  s'arrêta,  puis,  souriant  : 

—  Tiens,  te  voilà? 
J'avais  le  cœur  serré. 

—  Oui.    Tu  es  donc    sortie?  Et  ta  mi- 


graine? 


—  Ça  allait  mieux,  |'ai  été  faire  une 
course. 

—  Où  donc? 

—  Chez  Lacaussade,  rue  Cassinelli,  pour 
une  commande  de  crayons. 

Elle  me  regardait  bien  en  face.  Elle  n'était 
plus  rouge,  mais  plutôt  un  peu  pâle.  Ses  yeux 
clairs  et  limpides,  —  ah  !  les  yeux  des  femmes  ! 
—  semblaient  pleins  de  vérité,  mais  je  sentis 
vaguement,  douloureusement,  qu'ils  étaient 
pleins  de  mensonge.   Je  restais   devant  elle 


UN  SOIR.  l4] 

plus  confus,  plus  embarrassé,  plus  saisi  qu'elle- 
même,  sans  oser  rien  soupçonner,  mais  sûr 
qu'elle  mentait.  Pourquoi?  je  n'en  savais 
rien. 

Je  dis  seulement  : 

—  Tu  as  bien  fait  de  sortir  si  ta  migraine 
va  mieux. 

—  Oui,  beaucoup  mieux. 

—  Tu  rentres? 

—  Mais  oui. 

Je  la  quittai,  et  m'en  allai  seul,  par  les 
rues.  Que  se  passait-il?  J'avais  eu,  en  face 
d'elle,  l'intuition  de  sa  fausseté.  Maintenant 
je  n'y  pouvais  croire;  et  quand  je  rentrai  pour 
dîner,  je  m'accusais  d'avoir  suspecté,  même 
une  seconde,  sa  sincérité. 

As-tu  été  jaloux,  toi?  oui  ou  non,  qu'im- 
porte !  La  première  goutte  de  jalousie  était 
tombée  sur  mon  cœur.  Ce  sont  des  gouttes 
de  feu.  Je  ne  formulais  rien,  je  ne  croyais 
rien.  Je  savais  seulement  qu'elle  avait  menti. 
Songe  que  tous  les  soirs,  quand  nous  restions 
en  tête  à  tête,  après  le  départ  des  clients  et 
des  commis,  soit  qu'on  allât  flâner  jusqu'au 
port,  quand  il  faisait  beau,  soit  qu'on  demeurât 
à  bavarder  dans  mon  bureau,  s'il  faisait  mau- 
vais, je  laissais  s'ouvrir  mon  cœur  devant  elle 


l44  LA  MAIN  GAUCHE. 

avec  un  abandon  sans  réserve,  car  je  l'aimais. 
Elle  était  une  part  de  ma  vie,  la  plus  grande, 
et  toute  ma  joie.  Elle  tenait  dans  ses  petites 
mains  ma  pauvre  âme  captive,  confiante  et 
fidèle. 

Pendant  les  premiers  jours,  ces  premiers 
jours  de  doute  et  de  détresse  avant  que  le 
soupçon  se  précise  et  grandisse,  je  me  sentis 
abattu  et  glacé  comme  lorsqu'une  maladie 
couve  en  nous.  J'avais  fi"oid  sans  cesse,  vrai- 
ment fi"oid,  je  ne  mangeais  plus,  je  ne  dor- 
mais pas. 

Pourquoi  avait-elle  menti?  Que  faisait-elle 
dans  cette  maison?  J'y  étais  entré  pour  tâcher 
de  découvrir  quelque  chose.  Je  n'avais  rien 
trouvé.  Le  locataire  du  premier,  un  tapissier, 
m'avait  renseigné  sur  tous  ses  voisins,  sans  que 
rien  ne  me  jetât  sur  une  piste.  Au  second 
habitait  une  sage-femme,  au  troisième  une 
couturière  et  une  manicure,  dans  les  combles 
deux  cochers  avec  leurs  familles. 

Pourquoi  avait-elle  menti?  11  lui  aurait  été 
si  facile  de  me  dire  qu'elle  venait  de  chez  la 
couturière  ou  de  chez  la  manicure.  Oh  !  quel 
désir  j'ai  eu  de  les  interroger  aussi  !  Je  ne  l'ai 
pas  fait  de  peur  qu'elle  en  fût  prévenue  et 
qu'elle  connût  mes  soupçons. 


UN  SOIR.  l4) 

Donc,  elle  était  entrée  dans  cette  maison  et 
me  l'avait  caché.  II  y  avait  un  mystère.  Le- 
quel? Tantôt  j'imaginais  des  raisons  louables, 
une  bonne  œuvre  dissimulée,  un  renseigne- 
ment à  chercher,  je  m'accusais  de  la  suspecter. 
Chacun  de  nous  n'a-t-il  pas  le  droit  d'avoir 
ses  petits  secrets  innocents,  une  sorte  de  se- 
conde vie  intérieure  dont  on  ne  doit  compte 
à  personne?  Un  homme,  parce  qu'on  lui  a 
donné  pour  compagne  une  jeune  fille,  peut- 
il  exiger  qu'elle  ne  pense  et  ne  fasse  plus  rien 
sans  l'en  prévenir  avant  ou  après?  Le  mot 
mariage  veut-il  dire  renoncement  à  toute  in- 
dépendance, à  toute  liberté?  Ne  se  pouvait-il 
faire  qu'elle  allât  chez  une  couturière  sans  me 
le  dire  ou  qu'elle  secourût  la  famille  d'un  des 
cochers?  Ne  se  pouvait-il  aussi  que  sa  visite 
dans  cette  maison,  sans  être  coupable,  fût  de 
nature  à  être,  non  pas  blâmée,  mais  critiquée 
par  moi?  Elle  me  connaissait  jusque  dans  mes 
manies  les  plus  ignorées  et  craignait  peut-être, 
sinon  un  reproche,  du  moins  une  discussion. 
Ses  mains  étaient  fort  jolies,  et  je  finis  par 
supposer  qu'elle  les  faisait  soigner  en  cachette 
par  la  manicure  du  logis  suspect  et  qu'elle 
ne  l'avouait  point  pour  ne  pas  paraître  dissi- 
patrice. Elle  avait  de  l'ordre,  de  l'épargne, 


l46  LA  MAIN  GAUCHE. 

mille  précautions  de  femme  économe  et  en- 
tendue aux  affaires.  En  confessant  cette  petite 
dépense  de  coquetterie  elle  se  serait  sans 
doute  jugée  amoindrie  à  mes  yeux.  Les 
femmes  ont  tant  de  subtilités  et  de  roueries 
natives  dans  l'âme. 

Mais  tous  mes  raisonnements  ne  me  rassu- 
raient point.  J'étais  jaloux.  Le  soupçon  me 
travaillait,  me  déchirait,  me  dévorait.  Ce 
n'était  pas  encore  un  soupçon,  mais  le 
soupçon.  Je  portais  en  moi  une  douleur,  une 
angoisse  affreuse,  une  pensée  encore  voilée 
—  oui,  une  pensée  avec  un  voile  dessus  — 
ce  voile,  je  n'osais  pas  le  soulever,  car,  des- 
sous, je  trouverais  un  horrible  doute...  Un 
amant!...  N'avait-elle  pas  un  amant?... 
Songe!  songe!  Cela  était  invraisemblable, 
impossible. . .  et  pourtant?. . . 

La  figure  de  Montina  passait  sans  cesse 
devant  mes  yeux.  Je  le  voyais,  ce  grand  bel- 
lâtre aux  cheveux  luisants,  lui  sourire  dans  le 
visage,  et  je  me  disais  :  a  C'est  lui.  » 

Je  me  faisais  l'histoire  de  leur  liaison.  Ils 
avaient  parlé  d'un  livre  ensemble,  discuté 
l'aventure  d'amour,  trouvé  quelque  chose  qui 
leur  ressemblait,  et  de  cette  analogie  avaient 
fait  une  réalité. 


UN  SOIR.  l47 

Et  je  les  surveillais,  en  proie  au  plus  abo- 
minable supplice  que  puisse  endurer  un 
homme.  J'avais  acheté  des  chaussures  à  se- 
melles de  caoutchouc  afin  de  circuler  sans 
bruit,  et  je  passais  ma  vie  maintenant  à  monter 
et  à  descendre  mon  petit  escaher  en  limaçon 
pour  les  surprendre.  Souvent,  même,  je  me 
laissais  glisser  sur  les  mains,  la  tête  la  pre- 
mière, le  long  des  marches,  afin  de  voir  ce 
qu'ils  faisaient.  Puis  je  devais  remonter  à  re- 
culons, avec  des  efforts  et  une  peme  infinis, 
après  avoir  constaté  que  le  commis  était  en 
tiers. 

Je  ne  vivais  plus,  je  souffrais.  Je  ne  pouvais 
plus  penser  à  rien,  ni  travailler,  ni  m'occuper 
de  mes  affaires.  Dès  que  je  sortais,  dès  que 
j'avais  fait  cent  pas  dans  la  rue,  je  me  disais  : 
«Il  est  là»,  et  je  rentrais.  Il  n'y  était  pas.  Je 
repartais!  Mais  à  peine  m'étais-je  éloigné  de 
nouveau,  je  pensais  :  «Il  est  venu,  mainte- 
nant», et  je  retournais. 

Cela  durait  tout  le  long  des  jours. 

La  nuit,  c'était  plus  affreux  encore,  car  je 
la  sentais  à  côté  de  moi,  dans  mon  lit.  Elle 
était  là,  dormant  ou  feionant  de  dormir! 
Dormait-elle?  Non,  sans  doute.  C'était  encore 


un  mensonore? 


l48  LA  MAIN  GAUCHE. 

Je  restais  immobile,  sur  le  dos,  brûlé  par 
la  chaleur  de  son  corps,  haletant  et  torturé. 
Oh!  quelle  envie,  une  envie  ignoble  et  puis- 
sante, de  me  lever,  de  prendre  une  bougie  et 
un  marteau,  et,  d'un  seul  coup,  de  lui  fendre 
la  tête,  pour  voir  dedans!  J'aurais  vu,  je  le 
sais  bien,  une  bouilhe  de  cervelle  et  de  sang, 
rien  de  plus.  Je  n'aurais  pas  su!  Impossible 
de  savoir  !  Et  ses  yeux  !  Quand  elle  me  regar- 
dait, j'étais  soulevé  par  des  rages  folles.  On 
la  regarde  —  elle  vous  regarde!  Ses  yeux 
sont  transparents,  candides  —  et  faux,  faux, 
faux  !  et  on  ne  peut  deviner  ce  qu'elle 
pense,  derrière.  J'avais  envie  d'enfoncer  des 
aiguilles  dedans,  de  crever  ces  glaces  de  faus- 
seté. 

Ah  !  comme  je  comprends  l'inquisition  ! 
Je  lui  aurais  tordu  les  poignets  dans  des  man- 
chettes de  fer.  —  Parle...  avoue!...  Tu  ne 
veux  pas? . . .  attends  ! . . .  —  Je  lui  aurais  serré 
la  gorge  doucement. . .  —  Parle,  avoue!...  tu 
ne  veux  pas?...  —  et  j'aurais  serré,  serré, 
jusqu'à  la  voir  râler,  suffoquer,  mourir. . .  Ou 
bien  je  lui  aurais  brûlé  les  doigts  sur  le  feu... 
Oh  !  cela,  avec  quel  bonheur  je  l'aurais  fait  ! . . . 

—  Parle...   parle  donc...  Tu  ne  veux  pas? 

—  Je  les  aurais  tenus  sur  les  charbons,  ils 


UN  SOIR.  I  f9 

auraient  été  grillés,  par  le  bout...  et  elle  au- 
rait parlé. . .  certes  ! . . .  elle  aurait  parlé. . . 

Trémoulin,  dressé,  les  poings  fermés, 
criait.  Autour  de  nous,  sur  les  toits  voisins, 
les  ombres  se  soulevaient,  se  réveillaient, 
écoutaient,  troublées  dans  leur  repos. 

Et  moi,  ému,  capté  par  un  intérêt  puissant, 
je  voyais  devant  moi,  dans  la  nuit,  comme  si 
je  l'avais  connue,  cette  petite  femme,  ce  petit 
être  blond,  vif  et  rusé.  Je  la  voyais  vendre 
ses  livres,  causer  avec  les  hommes  que  son  air 
d'enfant  troublait,  et  je  voyais  dans  sa  fine 
tête  de  poupée  les  petites  idées  sournoises, 
les  folles  idées  empanachées,  les  rêves  de 
modistes  parfumées  au  musc  s' attachant  à  tous 
les  héros  des  romans  d'aventures.  Comme  lui 
je  la  suspectais,  je  la  détestais,  je  la  haïssais, 
je  lui  aurais  aussi  brûlé  les  doigts  pour  qu'elle 
avouât. 

Il  reprit,  d'un  ton  plus  calme  : 

—  Je  ne  sais  pas  pourquoi  je  te  raconte 
cela.  Je  n'en  ai  jamais  parlé  à  personne.  Oui, 
mais  je  n'ai  vu  personne  depuis  deux  ans.  Je 
n'ai  causé  avec  personne,  avec  personne!  Et 
cela  me  bouillonnait  dans  le  cœur  comme  une 
boue  qui  fermente.  Je  la  vide. Tant  pis  pour  toi. 

Eh  bien,  je  m'étais  trompé,  c'était  pis  que 


150  LA  MAIN  GAUCHE. 

ce  que  j'avais  cru,  pis  que  tout.  Ecoute.  J'usai 
du  moyen  qu'on  emploie  toujours,  je  simulai 
des  absences.  Chaque  fois  que  je  m'éloignais, 
ma  femme  déjeunait  dehors.  Je  ne  te  racon- 
terai pas  comment  j'achetai  un  garçon  de 
restaurant  pour  la  surprendre. 

La  porte  de  leur  cabinet  devait  m'être  ou- 
verte, et  j'arrivai,  à  l'heure  convenue,  avec 
la  résolution  formelle  de  les  tuer.  Depuis  la 
veille  je  voyais  la  scène  comme  si  elle  avait 
déjà  eu  lieu!  J'entrais!  Une  petite  table  cou- 
verte de  verres,  de  bouteilles  et  d'assiettes,  la 
séparait  de  Montina.  Leur  surprise  était  telle 
en  m'apercevant  qu'ils  demeuraient  immo- 
biles. Moi,  sans  dire  un  mot,  j'abattais  sur  ta 
tête  de  l'homme  la  canne  plombée  dont  j'étais 
armé.  Assommé  d'un  seul  coup,  il  s'affaissait, 
la  figure  sur  la  nappe!  Alors  je  me  tournais 
vers  elle,  et  je  lui  laissais  le  temps  —  quelques 
secondes  —  de  comprendre  et  de  tordre  ses 
bras  vers  moi,  folle  d'épouvante,  avant  de 
mourir  à  son  tour.  Oh  !  j'étais  prêt,  fort,  résolu 
et  content,  content  jusqu'à  l'ivresse.  L'idée 
du  regard  éperdu  qu'elle  me  jetterait  sous  ma 
canne  levée,  de  ses  mains  tendues  en  avant, 
du  cri  de  sa  gorge,  de  sa  figure  soudain  livide 
et  convulsée,   me  vengeait  d'avance.  Je  ne 


UN  SOIR.  1  )  I 

l'abattrais  pas  du  premier  coup,  elle!  Tu  me 
trouves  féroce,  n'est-ce  pas?  Tu  ne  sais  pas 
ce  qu'on  souffre.  Penser  qu'une  femme,  épouse 
ou  maîtresse,  qu'on  aime,  se  donne  à  un 
autre,  se  livre  à  lui  comme  à  vous,  et  reçoit 
ses  lèvres  comme  les  vôtres  !  C'est  une  chose 
atroce,  épouvantable.  Quand  on  a  connu  un 
jour  cette  torture,  on  est  capable  de  tout. 
Oh  !  je  m'étonne  qu'on  ne  tue  pas  plus  sou- 
vent, car  tous  ceux  qui  ont  été  trahis,  tous, 
ont  désiré  tuer,  ont  joui  de  cette  mort  rêvée, 
ont  fait,  seuls  dans  leur  chambre,  ou  sur  une 
route  déserte,  hantés  par  l'hallucination  de  la 
vengeance  satisfaite,  le  geste  d'étrangler  ou 
d'assommer. 

Moi,  j'arrivai  à  ce  restaurant.  Je  demandai  : 
«Ils  sont  là?»  Le  garçon  vendu  répondit  : 
«Oui,  monsieur»,  me  fit  monter  un  escalier, 
et  me  montrant  une  porte:  «Ici»,  dit-il.  Je 
serrais  ma  canne  comme  si  mes  doigts  eussent 
été  de  fer.  J'entrai. 

J'avais  bien  choisi  l'instant.  Ils  s'embras- 
saient, mais  ce  n'était  pas  Montina.  C'était 
le  général  de  Flèche,  le  général  qui  avait 
soixante-six  ans  ! 

Je  m'attendais  si  bien  à  trouver  l'autre,  que 
je  demeurai  perclus  d'étonnement. 


152  LA  MAIN   GAUCHE, 

Et  puis. . .  et  puis. . .  je  ne  sais  pas  encore  ce 
qui  se  passa  en  moi...  non...  je  ne  sais  pas? 
Devant  l'autre,  j'aurais  été  convulsé  de  fu- 
reur!... Devant  celui-IA,  devant  ce  vieil 
homme  ventru,  aux  joues  tombantes,  je  fus 
suffoqué  par  le  dégoût.  Elle,  la  petite,  qui 
semblait  avoir  quinze  ans,  s'était  donnée, 
livrée  à  ce  gros  homme  presque  gâteux,  parce 
qu'il  était  marquis,  général,  l'ami  et  le  repré- 
sentant des  rois  détrônés.  Non,  je  ne  sais  pas 
ce  que  je  sentis,  ni  ce  que  je  pensai.  Ma  main 
n'aurait  pas  pu  frapper  ce  vieux!  Quelle 
honte!  Non,  je  n'avais  plus  envie  de  tuer  ma 
femme,  mais  toutes  les  femmes  qui  peuvent 
faire  des  choses  pareilles!  Je  n'étais  plus  ja- 
loux, j'étais  éperdu  comme  si  j'avais  vu  l'hor- 
reur des  horreurs  ! 

Qu'on  dise  ce  qu'on  voudra  des  hommes, 
ils  ne  sont  point  si  vils  que  cela!  Quand  on 
en  rencontre  un  qui  s'est  livré  de  cette  façon, 
on  le  montre  au  doigt.  L'époux  ou  l'amant 
d'une  vieille  femme  est  plus  méprisé  qu'un 
voleur.  Nous  sommes  propres,  mon  cher. 
Mais  elles,  elles,  des  filles,  dont  le  cœur  est 
sale!  Elles  sont  à  tous,  jeunes  ou  vieux,  pour 
des  raisons  méprisables  et  différentes,  parce 
que   c'est  leur  profession,   leur  vocation    et 


Ui\  SOIR.  1 5  3 

leur  fonction.  Ce  sont  les  éternelles,  incon- 
scientes et  sereines  prostituées  qui  livrent  leur 
corps  sans  dégoût,  parce  qu'il  est  marchan- 
dise d'amour,  qu'elles  le  vendent  ou  qu'elles 
le  donnent,  au  vieillard  qui  hante  les  trottoirs 
avec  de  l'or  dans  sa  poche,  ou  bien,  pour  la 
gloire,  au  vieux  souverain  lubrique,  au  vieil 
homme  célèbre  et  répugnant  ! . . . 

II  vociférait  comme  un  prophète  antique, 
d'une  voix  furieuse,  sous  le  ciel  étoile,  criant, 
avec  une  rage  de  désespéré,  la  honte  glorifiée 
de  toutes  les  maîtresses  des  vieux  monarques, 
la  honte  respectée  de  toutes  les  vierges  qui 
acceptent  de  vieux  époux,  la  honte  tolérée 
de  toutes  les  jeunes  femmes  qui  cueillent, 
souriantes,  de  vieux  baisers. 

Je  les  voyais ,  depuis  la  naissance  du  monde , 
évoquées,  appelées  par  lui,  surgissant  autour 
de  nous  dans  cette  nuit  d'Orient,  les  filles, 
les  belles  filles  à  l'âme  vile  qui,  comme  les 
bêtes  ignorant  l'âge  du  mâle,  furent  dociles  à 
des  désirs  séniles.  Elles  se  levaient,  servantes 
des  patriarches  chantées  par  la  Bible,  Agar, 
Ruth,  les  filles  de  Loth,  la  brune  Abigaïl,  la 
vierge  de  Sunnam  qui,  de  ses  caresses,  rani- 
mait David  agonisant,  et  toutes  les  autres. 


154  LA  MAIN  GAUCHE. 

jeunes,  grasses,  blanches,  patriciennes  ou 
plébéiennes,  irresponsables  femelles  d'un 
maître,  chair  d'esclave  soumise,  éblouie  ou 
payée  ! 

Je  demandai  : 

—  Qu'as-tu  fait? 

Il  répondit  smiplement  : 

—  Je  suis  parti.  Et  me  voici. 

Alors  nous  restâmes  l'un  près  de  l'autre, 
longtemps,  sans  parler,  rêvant!... 

J'ai  gardé  de  ce  soir-là  une  impression 
inoubhable.  Tout  ce  que  j'avais  vu,  senti, 
entendu,  deviné,  la  pêche,  la  pieuvre  aussi 
peut-être,  et  ce  récit  poignant,  au  milieu  des 
fantômes  blancs,  sur  les  toits  voisins,  tout 
semblait  concourir  à  une  émotion  unique. 
Certaines  rencontres,  certaines  inexplicables 
combinaisons  de  choses,  contiennent  assuré- 
ment, sans  que  rien  d'exceptionnel  y  appa- 
raisse, une  plus  grande  quantité  de  secrète 
quintescence  de  vie  que  celle  dispersée  dans 
l'ordinaire  des  jours. 


LES  ÉPINGLES 


LES   ÉPINGLES. 


Ah!  mon  cher,  quelles  rosses  les  fem- 
mes! 
—  Pourquoi  dis-tu  ça? 

—  C'est  qu'elles  m'ont  joué  un  tour  abo- 
minable. 

—  A  toi? 

—  Oui,  à  moi. 

—  Les  femmes,  ou  une  femme? 

—  Deux  femmes. 

—  Deux  femmes  en  même  temps? 

—  Oui. 

—  Quel  tour? 

Les  deux  jeunes  gens  étaient  assis  devant 
un  grand  café  du  boulevard  et  buvaient  des 
liqueurs  mélangées  d'eau,  ces  apéritifs  qui 


1)8  LA  MAIN  GAUCHE. 

ont   l'air    d'infusions    faites    avec    toutes   les 
nuances  d'une  boîte  d'aquarelle. 

Ils  avaient  à  peu  près  le  même  âge  :  vingt- 
cinq  à  trente  ans.  L'un  était  blond  et  l'autre 
brun.  Ils  avaient  la  demi-élégance  des  cou- 
lissiers,  des  hommes  qui  vont  à  la  Bourse  et 
dans  les  salons,  qui  fréquentent  partout,  vivent 
partout,  aiment  partout.  Le  brun  reprit  : 

—  Je  t'ai  dit  ma  liaison,  n'est-ce  pas,  avec 
cette  petite  bourgeoise  rencontrée  sur  la  plage 
de  Dieppe? 

—  Oui. 

—  Mon  cher,  tu  sais  ce  que  c'est.  J'avais 
une  maîtresse  à  Paris,  une  que  j'aime  infini- 
ment, une  vieille  amie,  une  bonne  amie,  une 
habitude  enfin,  et  j'y  tiens, 

—  A  ton  habitude? 

—  Oui,  à  mon  habitude  et  à  elle.  Elle  est 
mariée  aussi  avec  un  brave  homme,  que  j'aime 
beaucoup  également,  un  bon  garçon  très  cor- 
dial, un  vrai  camarade  !  Enfin  c'est  une  maison 
où  j'avais  logé  ma  vie. 

—  Eh  bien? 

—  Eh  bien  !  ils  ne  peuvent  pas  quitter 
Paris,  ceux-là,  et  je  me  suis  trouvé  veuf  à 
Dieppe. 

—  Pourquoi  allais-tu  à  Dieppe? 


LES  EPINGLES.  I  ^9 

—  Pour  changer  d'air.  On  ne  peut  pas 
rester  tout  le  temps  sur  le  boulevard. 

—  Alors? 

—  Alors,  j'ai  rencontré  sur  la  plage  la 
petite  dont  je  t'ai  parle. 

—  La  femme  du  chef  de  bureau? 

—  Oui.  Elle  s'ennuyait  beaucoup.  Son 
mari,  d'ailleurs,  ne  venait  que  tous  les  di- 
manches, et  il  est  affreux.  Je  la  comprends 
johment.  Donc,  nous  avons  ri  et  dansé  en- 
semble. 

—  Et  le  reste? 

—  Oui,  plus  tard.  Enfin,  nous  nous 
sommes  rencontrés,  nous  nous  sommes  plu, 
je  le  lui  ai  dit,  effe  me  l'a  fait  répéter  pour 
mieux  comprendre,  et  elle  n'y  a  pas  mis 
d'obstacle. 

—  L'aimais-tu? 

—  Oui,  lin  peu;  elle  est  très  gentille. 

—  Et  l'autre? 

—  L'autre  était  à  Paris  !  Enfin,  pendant  six 
semaines,  c'a  été  très  bien  et  nous  sommes 
rentrés  ici  dans  les  meilleurs  termes.  Est-ce 
que  tu  sais  rompre  avec  une  femme,  toi, 
quand   cette  femme   n'a   pas  un  tort  à  ton 


égard  ? 


Oui,  très  bien. 


I  6o  LA  MAIN   GAUCHE. 

—  Comment  fais-tu? 

—  Je  la  lâche. 

—  Mais  comment  t'y  prends-tu  pour  la 
lâcher? 

—  Je  ne  vais  pkis  chez  elle. 

—  Mais  si  elle  vient  chez  toi? 

—  Je...  n'y  suis  pas. 

—  Et  si  elle  revient? 

—  Je  lui  dis  que  je  suis  indisposé. 

—  Si  elle  te  soigne? 

—  Je. . .  je  lui  fais  une  crasse. 

—  Si  elle  l'accepte? 

—  J'écris  des  lettres  anonymes  à  son  mari 
pour  qu'il  la  surveille  les  jours  où  je  l'attends. 

—  Ça  c'est  grave  !  Moi  je  n'ai  pas  de  résis- 
tance. Je  ne  sais  pas  rompre.  Je  les  collec- 
tionne. II  y  en  a  que  je  ne  vois  plus  qu'une 
fois  par  an,  d'autres  tous  les  dix  mois,  d'autres 
au  moment  du  terme,  d'autres  les  jours  où 
elles  ont  envie  de  dîner  au  cabaret.  Celles 
que  j'ai  espacées  ne  me  gênent  pas,  mais  j'ai 
souvent  bien  du  mal  avec  les  nouvelles  pour 
les  distancer  un  peu. 

—  Alors... 

—  Alors,  mon  cher,  la  petite  ministère 
était  tout  feu,  tout  flamme,  sans  un  tort, 
comme  je  te  l'ai  dit!  Comme  son  mari  passe 


LES  EPINGLES.  l6l 

tous  ses  jours  au  bureau,  elle  se  mettait  sur  le 
pied  d'arriver  chez  moi  à  l'improviste.  Deux 
fois  elle  a  failli  rencontrer  mon  habitude. 

—  Diable! 

—  Oui.  Donc  j'ai  donné  à  chacune  ses 
jours,  des  jours  fixes  pour  éviter  les  confusions. 
Lundi  et  samedi  à  l'ancienne.  Mardi,  jeudi  et 
dimanche  à  la  nouvelle. 

—  Pourquoi  cette  préférence? 

—  Ah  !  mon  cher,  elle  est  plus  jeune. 

—  Ça  ne  te  faisait  que  deux  jours  de 
repos  par  semaine. 

—  Ça  me  suffit. 

—  Mes  compliments  ! 

—  Or,  figure-toi  qu'il  m'est  arrivé  l'his- 
toire la  plus  ridicule  du  monde  et  la  plus 
embêtante.  Depuis  quatre  mois  tout  allait  par- 
faitement; je  dormais  sur  mes  deux  oreilles 
et  j'étais  vraiment  très  heureux  quand  sou- 
dain, lundi  dernier,  tout  craque. 

J'attendais  mon  habitude  à  l'heure  dite, 
une  heure  un  quart,  en  fumant  un  bon  cigare. 

Je  rêvassais,  très  satisfait  de  moi,  quand 
je  m'aperçus  que  l'heure  était  passée.  Je  fus 
surpris,  car  elle  est  très  exacte.  Mais  je  crus 
à  un  petit  retard  accidentel.  Cependant  une 
demi-heure  se  passe,   puis   une  heure,    une 


102  LA  MAIN  GAUCHE. 

heure  et  demie  et  je  compris  qu'elle  avait 
été  retenue  par  une  cause  quelconque,  une 
migraine  peut-être  ou  un  importun.  C'est  très 
ennuyeux  ces  choses-là,  ces  attentes...  inu- 
tiles, très  ennuyeux  et  très  énervant.  Enfin, 
j'en  pris  mon  parti,  puis  je  sortis  et,  ne  sa- 
chant que  faire,  j'allai  chez  elle. 

Je  la  trouvai  en  train  de  lire  un  roman. 

—  Eh  bien,  lui  dis-je? 

Elle  répondit  tranquillement  : 

—  Mon  cher,  je  n'ai  pas  pu,  j'ai  été  em- 
pêchée. 

—  Par  quoi? 

—  Par...  des  occupations. 

—  Mais...  quelles  occupations? 

—  Une  visite  très  ennuyeuse. 

Je  pensai  qu'elle  ne  voulait  pas  me  dire 
la  vraie  raison,  et,  comme  elle  était  très 
calme,  je  ne  m'en  inquiétai  pas  davantage. 
Je  comptais  rattraper  le  temps  perdu,  le 
lendemain,  avec  l'autre. 

Le  mardi  donc,  j'étais  très...  très  ému  et 
très  amoureux  en  expectative,  de  la  petite 
ministère,  et  même  étonné  qu'elle  ne  devan- 
çât pas  l'heure  convenue.  Je  regardais  la 
pendule  à  tout  moment  suivant  l'aiguille  avec 
impatience. 


LES  ÉPINGLES.  163 

Je  ia  vis  passer  le  quart,  puis  la  demie, 
puis  deux  heures. . .  Je  ne  tenais  plus  en  place, 
traversant  à  grandes  enjambées  ma  cham- 
bre, collant  mon  front  à  la  fenêtre  et  mon 
oreille  contre  la  porte  pour  écouter  si  elle  ne 
montait  pas  l'escaher. 

Voici  deux  heures  et  demie,  puis  trois 
heures  !  Je  saisis  mon  chapeau  et  je  cours 
chez  elle.  Elle  hsait,  mon  cher,  un  roman  ! 

—  Eh  bien ,  lui  dis-je  avec  anxiété. 

Elle  répondit,  aussi  tranquillement  que 
mon  habitude  : 

—  Mon  cher,  je  n'ai  pas  pu,  j'ai  été  em- 
pêchée. 

—  Par  quoi  ? 

—  Par. . .  des  occupations 

—  Mais. . .  quelles  occupations  ? 

—  Une  visite  ennuyeuse. 

Certes,  je  supposai  immédiatement  qu'elle 
savait  tout;  mais  elle  semblait  pourtant  si 
placide,  si  paisible  que  je  finis  par  rejeter 
mon  soupçon,  par  croire  à  une  coïncidence 
bizarre,  ne  pouvant  imaginer  une  pareille 
dissimulation  de  sa  part.  Et  après  une  heure 
de  causerie  amicale,  coupée  d'ailleurs  par 
vingt  entrées  de  sa  petite  fille,  je  dus  m'en 
aller  fort  embêté. 


l64  LA  MAIN  GAUCHE. 

Et  figure-toi  que  le  lendemain. . . 

—  C'a  été  la  même  chose? 

—  Oui. . .  et  le  lendemam  encore.  Et  c'a 
duré  ainsi  trois  semaines,  sans  une  explica- 
tion, sans  que  rien  me  révélât  cette  conduite 
bizarre  dont  cependant  je  soupçonnais  le 
secret. 

—  Elles  savaient  tout  ? 

—  Parbleu.  Mais  comment?  Ah!  j'en  ai 
eu  du  tourment  avant  de  l'apprendre. 

—  Comment  l'as-tu  su  enfin  ? 

—  Par  lettres.  Elles  m'ont  donné,  le 
même  jour,  dans  les  mêmes  termes,  mon 
congé  définitif. 

—  Et? 

—  Et  voici...  Tu  sais,  mon  cher,  que  les 
femmes  ont  toujours  sur  elles  une  armée 
d'épingles.  Les  épingles  à  cheveux,  je  les 
connais,  je  m'en  méfie,  et  j'y  veille,  mais  les 
autres  sont  bien  plus  perfides,  ces  sacrées 
petites  épingles  à  tête  noire  qui  nous  sem- 
blent toutes  pareilles,  à  nous  grosses  bêtes 
que  nous  sommes,  mais  qu'elles  distinguent, 
elles,  comme  nous  distinguons  un  cheval  d'un 
chien. 

Or  il  paraît  qu'un  jour  ma  petite  mi- 
nistère avait  laissé  une  de  ces  machines  rêvé- 


LES  ÉPINGLES.  I  6  y 

latrices  piquée  dans  ma  tenture,  près  de  ma 
glace. 

Mon  habitude,  du  premier  coup,  avait 
aperçu  sur  l'ëtofiFe  ce  petit  point  noir  gros 
comme  une  puce,  et  sans  rien  dire  l'avait 
cueilli,  puis  avait  laissé  à  la  même  place  une 
de  ses  épingles  à  elle,  noire  aussi,  mais  d'un 
modèle  différent. 

Le  lendemain,  la  ministère  voulut  repren- 
dre son  bien,  et  reconnut  aussitôt  la  substi- 
tution; alors  un  soupçon  lui  vint,  et  elle  en 
mit  deux,  en  les  croisant. 

L'habitude  répondit  à  ce  signe  télégraphi- 
que par  trois  boules  noires,  l'une  sur  l'autre. 

Une  fois  ce  commerce  commencé,  elles 
continuèrent  à  communiquer,  sans  se  rien 
dire,  seulement  pour  s'épier.  Puis  il  paraît 
que  fhabitude,  phis  hardie,  enroula  le  long 
de  la  petite  pointe  d'acier  un  mince  papier 
où  elle  avait  écrit  :  «Poste  restante,  boule- 
vard Malesherbes,  C.  D.  w 

Alors  elles  s'écrivirent.  J'étais  perdu.  Tu 
comprends  que  ça  n'a  pas  été  tout  seul  entre 
elles.  Elles  y  allaient  avec  précaution,  avec 
mille  ruses,  avec  toute  la  prudence  qu'il  faut 
en  pareil  cas.  Mais  l'habitude  fit  un  coup 
d'audace  et  donna  un  rendez-vous  à  l'autre. 


I  66  LA   MAIN  GAUCHE. 

Ce  qu'elles  se  sont  dit,  je  l'ignore!  Je  sais 
seulement  que  j'ai  fait  les  frais  de  leur  entre- 
tien. Et  voilà  ! 

—  C'est  tout. 
-.  Oui. 

—  Tu  ne  les  vois  plus. 

—  Pardon,  je  les  vois  encore  comme  ami; 
nous  n'avons  pas  rompu  tout  à  fait. 

—  Et  elles,  se  sont-elles  revues? 

—  Oui,  mon  cher,  elles  sont  devenues 
intimes. 

—  Tiens,  tiens.  Et  ça  ne  te  donne  pas 
une  idée,  ça? 

—  Non,  quoi? 

—  Grand  serin,  l'idée  de  leur  faire  repi- 
quer des  épingles  doubles  ? 

Les  Epingles  ont  paru  dans  le  Gil-Blas  du  mardi 
10  janvier  1887. 


DUCHOUX 


DUCHOUX. 


EN  descendant  le  grand  escalier  du  cer- 
cle chauffé  comme  une  serre  par  le 
calorifère,  le  baron  de  Mordiane  avait 
laissé  ouverte  sa  fourrure;  aussi,  lorsque  la 
grande  porte  de  la  rue  se  fut  refermée  sur 
lui,  éprouva-t-il  un  frisson  de  froid  profond, 
un  de  ces  frissons  brusques  et  pénibles  qui 
rendent  triste  comme  un  chagrin.  Il  avait 
perdu  quelque  argent,  d'ailleurs,  et  son  esto- 
mac, depuis  quelque  temps,  le  faisait  souf- 
frir, ne  lui  permettait  plus  de  manger  à  son 

gré. 

Il  allait  rentrer  chez  lui,  et  soudain  la  pen- 
sée de  son  grand  appartement  vide,  du  valet 
de    pied   dormant    dans    l'antichambre,   du 


I70  LA   MAIN   GAUCHE. 


cabinet  où  l'eau  tiédie  pour  la  toilette  du  soir 
chantait  doucement  sur  le  réchaud  à  gaz,  du 
lit  large,  antique  et  solennel  comme  une  cou- 
che mortuaire,  lui  fit  entrer  jusqu'au  fond  du 
cœur,  jusqu'au  fond  de  la  chair,  un  autre 
froid  pkis  douloureux  encore  que  celui  de 
l'air  glacé. 

Depuis  quelques  années  il  sentait  s'appe- 
santir sur  lui  ce  poids  de  la  sohtude  qui 
écrase  quelquefois  les  vieux  garçons.  Jadis,  il 
était  fort,  alerte  et  gai,  donnant  tous  ses  jours 
au  sport  et  toutes  ses  nuits  aux  fêtes.  Mainte- 
nant, il  s'alourdissait  et  ne  prenait  plus  plaisir 
à  grand'chose.  Les  exercices  le  fatiguaient, 
les  soupers  et  même  les  dîners  lui  faisaient 
mal,  les  femmes  l'ennuyaient  autant  qu'elles 
l'avaient  autrefois  amusé. 

La  monotonie  des  soirs  pareils,  des  mêmes 
amis  retrouvés  au  même  heu,  au  cercle,  de 
la  même  partie  avec  des  chances  et  des  dé- 
veines balancées,  des  mêmes  propos  sur  les 
mêmes  choses,  du  même  esprit  dans  les  mê- 
mes bouches,  des  plaisanteries  sur  les  mêmes 
sujets,  des  mêmes  médisances  sur  les  mêmes 
femmes,  l'écœurait  au  point  de  lui  donner, 
par  moments,  de  véritables  désirs  de  suicide. 
Il  ne  pouvait  plus  mener  cette  vie  régulière 


DUCHOUX.  1^1 


et  vide,  si  banale,  si  légère  et  si  lourde  en 
même  temps,  et  il  désirait  quelque  chose  de 
tranquille,  de  reposant,  de  confortable,  sans 
savoir  quoi. 

Certes,  il  ne  songeait  pas  à  se  marier,  car 
il  ne  se  sentait  pas  le  courage  de  se  condam- 
ner à  la  mélancolie,  à  la  servitude  conjugale, 
à  cette  odieuse  existence  de  deux  êtres,  qui, 
toujours  ensemble,  se  connaissaient  jusqu'à 
ne  plus  dire  un  mot  qui  ne  soit  prévu  par 
l'autre,  à  ne  plus  faire  un  geste  qui  ne  soit 
attendu,  à  ne  plus  avoir  une  pensée,  un 
désir,  un  jugement  qui  ne  soient  devinés. 
11  estimait  qu'une  personne  ne  peut  être 
agréable  à  voir  encore  que  lorsqu'on  la  con- 
naît peu,  lorsqu'il  reste  en  elle  du  mystère, 
de  l'inexploré,  lorsqu'elle  demeure  un  peu 
inquiétante  et  voilée.  Donc  il  lui  aurait  fallu 
une  famille  qui  n'en  fût  pas  une,  où  il  aurait 
pu  passer  seulement  une  partie  de  sa  vie; 
et,  de  nouveau,  le  souvenir  de  son  fils  le 
hanta. 

Depuis  un  an,  il  y  songeait  sans  cesse, 
sentant  croître  en  lui  l'envie  irritante  de  le 
voir,  de  le  connaître.  Il  l'avait  eu  dans  sa  jeu- 
nesse, au  milieu  de  circonstances  drama- 
tiques et  tendres.   L'enfant,  envoyé  dans  le 


1T2  LA  MAIN   GAUCHE. 


Midi,  avait  été  élevé  près  de  Marseille,  sans 
jamais  connaître  le  nom  de  son  père. 

Celui-ci  avait  payé  d'abord  les  mois  de 
nourrice,  puis  les  mois  de  collège,  puis  les 
mois  de  fête,  puis  la  dot  pour  un  mariage 
raisonnable.  Un  notaire  discret  avait  servi 
d'intermédiaire  sans  jamais  rien  révéler. 

Le  baron  de  Mordiane  savait  donc  seule- 
ment qu'un  enfant  de  son  sang  vivait  quelque 
part,  aux  environs  de  Marseille,  qu'il  passait 
pour  intelligent  et  bien  élevé,  qu'il  avait 
épousé  la  fille  d'un  architecte  entrepreneur, 
dont  il  avait  pris  la  suite.  Il  passait  aussi  pour 
gagner  beaucoup  d'argent. 

Pourquoi  n'irait-il  pas  voir  ce  fils  inconnu, 
sans  se  nommer,  pour  l'étudier  d'abord  et 
s'assurer  qu'il  pourrait  au  besoin  trouver  un 
refuge  agréable  dans  cette  famille  ? 

II  avait  fait  grandement  les  choses,  donné 
une  belle  dot  acceptée  avec  reconnaissance. 
II  était  donc  certain  de  ne  pas  se  heurter 
contre  un  orgueil  excessif;  et  cette  pensée,  ce 
désir,  reparus  tous  les  jours,  de  partir  pour 
le  Midi,  devenaient  en  lui  irritants  comme 
une  démangeaison.  Un  bizarre  attendrisse- 
ment d'égoïste  le  sollicitait  aussi,  à  l'idée  de 
cette  maison  riante  et  chaude,  au  bord  de  la 


DUCHOUX.  173 

mer,  où  il  trouverait  sa  belle -fille  jeune  et 
jolie,  ses  petits  enfants  aux  bras  ouverts, 
et  son  fils  qui  lui  rappellerait  l'aventure  char- 
mante et  courte  des  lointaines  années.  II 
regrettait  seulement  d'avoir  donné  tant  d'ar- 
gent, et  que  cet  argent  eût  prospéré  entre  les 
mains  du  jeune  homme,  ce  qui  ne  lui  per- 
mettait plus  de  se  présenter  en  bienfaiteur. 

II  allait,  songeant  à  tout  cela,  la  tête  en- 
foncée dans  son  col  de  fourrure;  et  sa  résolu- 
tion fut  prise  brusquement.  Un  fiacre  passait; 
il  l'appela,  se  fit  conduire  chez  lui;  et  quand 
son  valet  de  chambre,  réveillé,  eut  ouvert  la 
porte  : 

—  Louis,  dit-il,  nous  partons  demain  soir 
pour  Marseille.  Nous  y  resterons  peut-être 
une  quinzaine  de  jours.  Vous  allez  faire  tous 
les  préparatifs  nécessaires. 

Le  train  roulait,  longeant  le  Rhône  sablon- 
neux, puis  traversait  des  plaines  jaunes,  des 
villages  clairs,  un  grand  pays  fermé  au  loin 
par  des  montagnes  nues. 

Le  baron  de  Mordiane,  réveillé  après  une 
nuit  en  sieeping,  se  regardait  avec  mélan- 
colie dans  la  petite  glace  de  son  nécessaire. 
Le  jour  cru  du  Midi  lui  montrait  des  rides 


174  LA  MAIN   GAUCHE. 

qu'il  ne  se  connaissait  pas  encore  :  un  état  de 
décrépitude  ignoré  dans  la  demi-ombre  des 
appartements  parisiens. 

II  pensait,  en  examinant  le  coin  des  yeux, 
les  paupières  fripées,  les  tempes,  le  front 
dégarnis  :  «Bigre,  je  ne  suis  pas  seulement 
défraîchi.  Je  suis  avancé.  » 

Et  son  désir  de  repos  grandit  soudain, 
avec  une  vague  envie,  née  en  lui  pour  la  pre- 
mière fois,  de  tenir  sur  ses  genoux  ses  petits- 
enfants. 

Vers  une  heure  de  l'après-midi,  il  arriva, 
dans  un  landau  loué  à  Marseille,  devant  une 
de  ces  maisons  de  campagne  méridionales  si 
blanches,  au  bout  de  leur  avenue  de  pla- 
tanes, qu'elles  éblouissent  et  font  baisser  les 
yeux.  Il  souriait  en  suivant  l'allée  et  pensait  : 
((  Bigre,  c'est  o;entiI  !  » 

Soudain,  un  galopin  de  cinq  à  six  ans 
apparut,  sortant  d'un  arbuste,  et  demeura 
debout  au  bord  du  chemin,  regardant  le 
monsieur  avec  ses  yeux  ronds. 

Mordiane  s'approcha  : 

—  Bonjour,  mon  garçon. 

Le  gamin  ne  répondit  pas. 

Le  baron,  alors,  s'étant  penché,  le  prit 
dans  ses  bras  pour  l'embrasser,  puis,  suffoqué 


DUCHOUX.  175 

par  une  odeur  d'ail  dont  l'enfant  tout  entier 
semblait  imprégné,  il  le  remit  brusquement 
à  terre  en  murmurant  : 

—  Oh  !  c'est  l'enfant  du  jardinier. 
Et  il  marcha  vers  la  demeure. 

Le  linge  séchait  sur  une  corde  devant  la 
porte,  chemises,  serviettes,  torchons,  tabliers 
et  draps,  tandis  qu'une  garniture  de  chaus- 
settes alignées  sur  des  ficelles  superposées 
emplissait  une  fenêtre  entière,  pareille  aux 
étalages  de  saucisses  devant  les  boutiques  de 
charcutiers. 

Le  baron  appela. 

Une  servante  apparut,  vraie  servante  du 
Midi,  sale  et  dépeignée,  dont  les  cheveux, 
par  mèches,  lui  tombaient  sur  la  face,  dont 
la  jupe,  sous  l'accumulation  des  taches  qui 
l'avaient  assombrie,  gardait  de  sa  couleur 
ancienne  quelque  chose  de  tapageur,  un  air 
de  foire  champêtre  et  de  robe  de  saltim- 
banque. 

Il  demanda  : 

—  M.  Duchoux  est-il  chez  lui  ? 

Il  avait  donné,  jadis,  par  plaisanterie  de 
viveur  sceptique,  ce  nom  à  l'enfant  perdu 
afin  qu'on  n'ignorât  point  qu'il  avait  été 
trouvé  sous  un  chou. 


176  LA  MAIN   GAUCHE. 

La  servante  répéta  ; 

—  Vous  demandez  M.  Duchouxe  ? 

—  Oui. 

—  Té,  il  est  dans  la  salle,  qui  tire  ses 
plans. 

—  Dites-lui  que  M.  Merlin  demande  à  lui 
parler. 

Elle  reprit,  étonnée  : 

—  Hé!  donc,  entrez,  si  vous  voulez  le 
voir. 

Et  elle  cria  : 

—  Mosieu  Duchouxe,  une  visite! 

Le  baron  entra,  et,  dans  une  grande  salle, 
assombrie  par  les  volets  à  moitié  clos,  il 
aperçut  indistinctement  des  gens  et  des  choses 
qui  lui  parurent  malpropres. 

Debout  devant  une  table  surchargée  d'ob- 
jets de  toute  sorte,  un  petit  homme  chauve 
traçait  des  lignes  sur  un  large  papier. 

II  interrompit  son  travail  et  fit  deux  pas. 

Son  ofilet  ouvert,  sa  culotte  déboutonnée, 
les  poignets  de  sa  chemise  relevés,  indiquaient 
qu'il  avait  fort  chaud,  et  il  était  chaussé  de 
souliers  boueux  révélant  qu'il  avait  plu  quel- 
ques jours  auparavant. 

II  demanda,  avec  un  fort  accent  méri- 
dional : 


DUCHOUX.  177 

—  A  qui  ai-je  l'honneur?... 

—  Monsieur  Merlin...  Je  viens  vous  con- 
sulter pour  un  achat  de  terrain  à  bâtir. 

—  Ah  !  ah  !  très  bien  ! 

Et  Duchoux,  se  tournant  vers  sa  femme, 
qui  tricotait  dans  l'ombre  : 

-—  Débarrasse  une  chaise,  Joséphine. 

Mordiane  vit  alors  une  femme  jeune,  qui 
semblait  déjà  vieille,  comme  on  est  vieux  à 
vingt-cinq  ans  en  province,  faute  de  soins, 
de  lavages  répétés,  de  tous  les  petits  soucis, 
de  toutes  les  petites  propretés,  de  toutes  les 
petites  attentions  de  la  toilette  féminine  qui 
immobihsent  la  fraîcheur  et  conservent,  jus- 
qu'à près  de  cinquante  ans,  le  charme  et  la 
beauté.  Un  fichu  sur  les  épaules,  les  cheveux 
noués  à  la  diable,  de  beaux  cheveux  épais  et 
noirs,  mais  qu'on  devinait  peu  brossés,  elle 
allongea  vers  une  chaise  des  mains  de  bonne 
et  enleva  une  robe  d'enfant,  un  couteau,  un 
bout  de  ficelle,  un  pot  à  fleurs  vide  et  une 
assiette  grasse  demeurés  sur  le  siège,  qu'elle 
tendit  ensuite  au  visiteur. 

Il  s'assit  et  s'aperçut  alors  que  la  table  de 
travail  de  Duchoux  portait,  outre  les  livres 
et  les  papiers,  deux  salades  fraîchement 
cueillies,  une  cuvette,  une  brosse  à  cheveux, 


178  LA  MAIN  GAUCHE. 

une  serviette,  un  revolver  et  plusieurs  tasses 
non  nettoyées. 

L'architecte  vit  ce  regard  et  dit  en  souriant  : 

—  Excusez  !  il  y  a  un  peu  de  désordre 
dans  le  salon;  ça  tient  aux  enfants. 

Et  il  approcha  sa  chaise  pour  causer  avec 
le  cHent. 

—  Donc,  vous  cherchez  un  terrain  aux 
environs  de  Marseille? 

Son  haleine,  bien  que  venue  de  loin,  ap- 
porta au  baron  ce  souffle  d'ail  qu'exhalent 
les  gens  du  Midi  ainsi  que  des  fleurs  leur 
parfum. 

Mordiane  demanda  : 

—  C'est  votre  fils  que  j'ai  rencontré  sous 
les  platanes? 

—  Oui.  Oui,  le  second. 

—  Vous  en  avez  deux  ? 

—  Trois,  monsieur,  un  par  an. 

Et  Duchoux  semblait  plein  d'orgueil. 

Le  baron  pensait  :  «  S'ils  fleurent  tous  le 
même  bouquet,  leur  chambre  doit  être  une 
vraie  serre. » 

II  reprit  ; 

—  Oui,  je  voudrais  un  joli  terrain  près  de 
la  mer,  sur  une  petite  plage  déserte. . . 

Alors  Duchoux  s'expliqua.  Il  en  avait  dix, 


DUCHOUX.  I7P 

vingt,  cinquante,  cent  et  plus,  de  terrains 
dans  ces  conditions,  à  tous  les  prix,  pour  tous 
les  goûts.  II  parlait  comme  coule  une  fontaine, 
souriant,  content  de  lui,  remuant  sa  tête 
chauve  et  ronde. 

Et  Mordiane  se  rappelait  une  petite  femme 
blonde,  mince,  un  peu  mélancolique  et  disant 
si  tendrement  :  «  Mon  cher  aimé  »  que  le  sou- 
venir seul  avivait  le  sanor  de  ses  veines.  Elle 
l'avait  aimé  avec  passion,  avec  fohe,  pendant 
trois  mois;  puis,  devenue  enceinte  en  l'ab- 
sence de  son  mari  qui  était  gouverneur  d'une 
colonie,  elle  s'était  sauvée,  s'était  cachée, 
éperdue  de  désespoir  et  de  terreur,  jusqu'à 
la  naissance  de  l'enfant  que  Mordiane  avait 
emporté,  un  soir  d'été,  et  qu'ils  n'avaient 
jamais  revu. 

Elle  était  morte  de  la  poitrine  trois  ans  plus 
tard,  là-bas,  dans  la  colonie  de  son  mari 
qu'elle  était  allée  rejoindre.  II  avait  devant  lui 
leur  fils,  qui  disait,  en  faisant  sonner  les 
finales  comme  des  notes  de  métal  : 

—  Ce  terram-Ià,  monsieur,  c'est  une  occa- 
sion unique... 

Et  Mordiane  se  rappelait  l'autre  voix,  lé- 
gère comme  un  efReurement  de  brise,  mur- 
murant : 


l8o  LA   MAIN   GAUCHE. 

—  Mon  cher  aimé,  nous  ne  nous  sépa- 
rerons jamais. . . 

Et  il  se  rappelait  ce  regard  bleu,  doux, 
profond,  dévoué,  en  contemplant  l'œil  rond, 
bleu  aussi,  mais  vide  de  ce  petit  homme  ri- 
dicule qui  ressemblait  à  sa  mère,  pourtant... 

Oui,  il  lui  ressemblait  de  plus  en  plus  de 
seconde  en  seconde;  il  lui  ressemblait  par 
l'intonation,  par  le  geste,  par  toute  l'allure; 
il  lui  ressemblait  comme  un  singe  ressemble 
à  l'homme;  mais  il  était  d'elle,  il  avait  d'elle 
mille  traits  déformés  irrécusables,  irritants, 
révoltants.  Le  baron  souffrait,  hanté  soudain 
par  cette  ressemblance  horrible,  grandissant 
toujours,  exaspérante,  affolante,  torturante 
comme  un  cauchemar,  comme  un  remords! 

II  balbutia  : 

—  Quand  pourrons-nous  voir  ensemble 
ce  terrain  ? 

—  Mais,  demain,  si  vous  voulez. 

—  Oui,  demain.  Quelle  heure? 

—  Une  heure. 

—  Ça  va. 

L'enfant  rencontré  sous  l'avenue  apparut 
dans  la  porte  ouverte  et  cria  : 

—  Païré! 

On  ne  lui  répondit  pas. 


DUCHOUX.  l8l 

Mordiane  était  debout  avec  une  envie  de 
se  sauver,  de  courir,  qui  lui  faisait  frémir  les 
jambes.  Ce  «  Païré  »  l'avait  frappé  comme  une 
balle.  C'était  à  lui  qu'il  s'adressait,  c'était 
pour  lui,  ce  païré  à  l'ail,  ce  païré  du  Midi. 

Oh!  qu'elle  sentait  bon,  l'amie  d'autre- 
fois! 

Duchoux  le  reconduisait. 

—  C'est  à  vous,  cette  maison?  dit  le  baron. 

—  Oui,  monsieur,  je  l'ai  achetée  derniè- 
rement. Et  j'en  suis  fier.  Je  suis  enfant  du 
hasard,  moi,  monsieur,  et  je  ne  m'en  cache 
pas;  j'en  suis  fier.  Je  ne  dois  rien  à  personne, 
je  suis  le  fils  de  mes  œuvres;  je  me  dois  tout 
à  moi-même. 

L'enfant,  resté  sur  le  seuil,  criait  de  nou- 
veau, mais  de  loin  : 

—  Païré! 

Mordiane,  secoué  de  frissons,  saisi  de  pa- 
nique, fuyait  comme  on  fuit  devant  un  grand 
danger. 

—  II  va  me  deviner,  me  reconnaître,  pen- 
sait-il. II  va  me  prendre  dans  ses  bras  et  me 
crier  aussi  :  «Païré»,  en  me  donnant  par  le 
visage  un  baiser  parfumé  d'ail. 

—  A  demain,  monsieur. 

—  A  demain,  une  heure. 


l82  LA  MAIN  GAUCHE. 

Le  landau  roulait  sur  la  route  blanche. 

—  Cocher,  à  la  gare  ! 

Et  il  entendait  deux  voix,  une  lointaine  et 
douce,  la  voix  affaibhe  et  triste  des  morts,  qui 
disait:  «Mon  cher  aimé».  Et  l'autre  sonore, 
chantante,  effrayante,  qui  criait  :  «Païré», 
comme  on  crie  :  «Arrêtez-le»,  quand  un  vo- 
leur fuit  dans  les  rues. 

Le  lendemain  soir,  en  entrant  au  cercle,  le 
comte  d'Etreillis  lui  dit  : 

—  On  ne  vous  a  pas  vu  depuis  trois  jours. 
Avez-vous  été  malade  ? 

— -  Oui,  un  peu  souffrant.  J'ai  des  mi- 
graines, de  temps  en  temps. 

Ducboiix  a  paru  dans  le  Gaulois  du  lundi  14  no- 
vembre 1887. 


LE  RENDEZ-VOUS 


LE   RENDEZ-VOUS 


SON  chapeau  sur  la  tête,  son  manteau  sur 
le  dos,  un  voile  noir  sur  le  nez,  un  autre 
dans  sa  poche  dont  elle  doublerait 
le  premier  quand  elle  serait  montée  dans  le 
fiacre  coupable,  elle  battait  du  bout  de  son 
ombrelle  la  pointe  de  sa  bottine,  et  demeurait 
assise  dans  sa  chambre,  ne  pouvant  se  décider 
à  sortir  pour  aller  à  ce  rendez-vous. 

Combien  de  fois,  pourtant,  depuis  deux 
ans,  elle  s'était  habillée  ainsi,  pendant  les 
heures  de  Bourse  de  son  mari,  un  agent  de 
change  très  mondain,  pour  rejoindre  dans 
son  logis  de  garçon  le  beau  vicomte  de  Mar- 
telet,  son  amant. 

La  pendule  derrière  son  dos  battait  les  se- 


]86  LA  MAIN   GAUCHE. 

condes  vivement;  un  livre  à  moitié  lu  bâillait 
sur  le  petit  bureau  de  bois  de  rose,  entre  les 
fenêtres,  et  un  fort  parfum  de  violette,  exhalé 
par  deux  petits  bouquets  baignant  en  deux 
mignons  vases  de  Saxe  sur  la  cheminée,  se 
mêlait  à  une  vague  odeur  de  verveine  soufflée 
sournoisement  par  la  porte  du  cabinet  de  toi- 
lette demeurée  entr'ouverte. 

L'heure  sonna  —  trois  heures  —  et  la  mit 
debout.  Elle  se  retourna  pour  regarder  le  ca- 
dran, puis  sourit,  songeant  :  «Il  m'attend 
déjà.  Il  va  s'énerver».  Alors,  elle  sortit,  pré- 
vint le  valet  de  chambre  qu'elle  serait  rentrée 
dans  une  heure  au  plus  tard —  un  mensonge 
—  descendit  l'escalier  et  s'aventura  dans  la 
rue,  à  pied. 

On  était  aux  derniers  jours  de  mai,  à  cette 
saison  délicieuse  où  le  printemps  de  la  cam- 
pagne semble  faire  le  siège  de  Paris  et  le 
conquérir  par-dessus  les  toits,  envahir  les  mai- 
sons, à  travers  les  murs,  faire  fleurir  la  ville, 
y  répandre  une  gaieté  sur  la  pierre  des 
façades,  l'asphalte  des  trottoirs  et  le  pavé 
des  chaussées,  la  baigner,  la  griser  de  sève 
comme  un  bois  qui  verdit. 

Madame  Haggan  fit  quelques  pas  à  droite 
avec  l'intention  de  suivre,  comme  toujours, 


LE  RENDEZ-VOUS. 


la  rue  de  Provence  où  elle  hélerait  un  fiacre, 
mais  la  douceur  de  l'air,  cette  émotion  de  l'été 
qui  nous  entre  dans  la  gorge  en  certains 
jours,  la  pénétra  si  brusquement,  que,  chan- 
geant d'idée,  elle  prit  la  rue  de  la  Chaussée- 
d'Antin,  sans  savoir  pourquoi,  obscurément 
attirée  par  le  désir  de  voir  des  arbres  dans  le 
square  de  la  Trinité.  Elle  pensait  :  «  Bah  !  il 
m'attendra  dix  minutes  de  plus.»  Cette  idée, 
de  nouveau,  la  réjouissait,  et,  tout  en  mar- 
chant à  petits  pas,  dans  la  foule,  elle  croyait 
le  voir  s'impatienter,  regarder  l'heure,  ouvrir 
la  fenêtre,  écouter  à  la  porte,  s'asseoir  quel- 
ques instants,  se  relever,  et,  n'osant  pas  fumer, 
car  elle  le  lui  avait  défendu  les  jours  de 
rendez-vous,  jeter  sur  la  boîte  aux  cigarettes 
des  regards  désespérés. 

Elle  allait  doucement,  distraite  par  tout  ce 
qu'elle  rencontrait,  par  les  figures  et  les  bou- 
tiques, ralentissant  le  pas  de  plus  en  plus  et 
si  peu  désireuse  d'arriver  qu'elle  cherchait, 
aux  devantures,  des  prétextes  pour  s'arrêter. 

Au  bout  de  la  rue,  devant  l'église,  la  ver- 
dure du  petit  square  l'attira  si  fortement 
qu'elle  traversa  la  place,  entra  dans  le  jardin, 
cette  cage  à  enfants,  et  fit  deux  fois  le  tour  de 
l'étroit  gazon,  au  milieu  des  nounous  enru- 


LA  MAIN  GAUCHE. 


bannëes,  épanouies,  bariolées,  fleuries.  Puis 
elle  prit  une  chaise,  s'assit,  et  levant  les  yeux 
vers  le  cadran  rond  comme  une  lune  dans  le 
clocher,  elle  regarda  marcher  l'aiguille. 

Juste  à  ce  moment  la  demie  sonna,  et  son 
cœur  tressailht  d'aise  en  entendant  tinter  les 
cloches  du  carillon.  Une  demi-heure  de  ga- 
gnée, plus  un  quart  d'heure  pour  atteindre  la 
rue  Miromesnil,  et  quelques  minutes  encore 
de  flânerie,  —  une  heure!  une  heure  volée 
au  rendez-vous!  Efle  y  resterait  quarante  mi- 
nutes à  peine,  et  ce  serait  fini  encore  une 
fois. 

Dieu!  comme  ça  l'ennuyait  d'aller  là-bas! 
Ainsi  qu'un  patient  montant  chez  le  dentiste, 
elle  portait  en  son  cœur  le  souvenir  intolé- 
rable de  tous  les  rendez-vous  passés,  un  par 
semaine  en  moyenne  depuis  deux  ans,  et  la 
pensée  qu'un  autre  allait  avoir  lieu,  tout  à 
l'heure,  la  crispait  d'angoisse  de  la  tête  aux 
pieds.  Non  pas  que  ce  fût  bien  douloureux, 
douloureux  comme  une  visite  au  dentiste, 
mais  c'était  si  ennuyeux,  si  ennuyeux,  si  com- 
pliqué, si  long,  si  pénible  que  tout,  tout, 
même  une  opération,  lui  aurait  paru  préfé- 
rable. Elle  y  allait  pourtant,  très  lentement,  à 
tout  petits  pas,  en  s'arrêtant,  en  s'asseyant,  en 


LE  RENDEZ- vous.  I  89 

flânant  partout,  mais  eUe  y  allait.  Oh  !  eHe  au- 
rait bien  voulu  manquer  encore  celui-là,  mais 
elle  avait  fait  poser  ce  pauvre  vicomte,  deux 
fois  de  suite  le  mois  dernier,  et  elle  n'osait 
point  recommencer  sitôt.  Pourquoi  y  retour- 
nait-elle? Ah  !  pourquoi?  Parce  qu'elle  en  avait 
pris  l'habitude,  et  qu'elle  n'avait  aucune  rai- 
son à  donner  à  ce  malheureux  Martelet  quand 
iî  voudrait  connaître  ce  pourquoi!  Pourquoi 
avait-elle  commencé?  Pourquoi?  Elle  ne  le 
savait  plus!  L'avait-elle  aimé?  C'était  possible! 
Pas  bien  fort,  mais  un  peu,  voilà  si  longtemps! 
Il  était  bien,  recherché,  élégant,  galant,  et 
représentait  strictement,  au  premier  coup 
d'œil,  l'amant  parfait  d'une  femme  du  monde. 
La  cour  avait  duré  trois  mois,  —  temps 
normal,  lutte  honorable,  résistance  suffisante 
—  puis  elle  avait  consenti,  avec  quelle  émo- 
tion, quelle  crispation,  quelle  peur  horrible 
et  charmante  à  ce  premier  rendez -vous, 
suivi  de  tant  d'autres,  dans  ce  petit  entresol 
de  garçon,  rue  Miromesnil.  Son  cœur? 
Qu'éprouvait  alors  son  petit  cœur  de  femme 
séduite,  vaincue,  conquise,  en  passant  pour 
la  première  fois  la  porte  de  cette  maison  de 
cauchemar?  Vrai,  elle  ne  le  savait  plus!  Elle 
l'avait  oublié!  On  se  souvient  d'un  fait,  d'une 


IpO  LA  MAIN  GAUCHE. 

date,  d'une  chose,  mais  on  ne  se  souvient 
guère,  deux  ans  plus  tard,  d'une  émotion  qui 
s'est  envolée  très  vite,  parce  qu'elle  était  très 
légère.  Oh!  par  exemple,  elle  n'avait  pas 
oubhé  les  autres,  ce  chapelet  de  rendez-vous, 
ce  chemin  de  la  croix  de  l'amour,  aux  stations 
si  fatigantes,  si  monotones,  si  pareilles,  que  la 
nausée  lui  montait  aux  lèvres  en  prévision  de 
ce  que  ce  serait  tout  à  l'heure. 

Dieu!  ces  fiacres  qu'il  fallait  appeler  pour 
aller  là,  ils  ne  ressemblaient  pas  aux  autres 
fiacres,  dont  on  se  sert  pour  les  courses  ordi- 
naires! Certes,  les  cochers  devinaient.  Elle 
le  sentait,  rien  qu'à  la  façon  dont  ils  la  regar- 
daient, et  ces  yeux  des  cochers  de  Paris  sont 
terribles!  Quand  on  songe  qu'à  tout  moment, 
devant  le  tribunal,  ils  reconnaissent,  au  bout 
de  plusieurs  années,  des  criminels  qu'ils  ont 
conduits  une  seule  fois,  en  pleine  nuit,  d'une 
rue  quelconque  à  une  gare,  et  qu'ils  ont 
affaire  à  presque  autant  de  voyageurs  qu'il  y  a 
d'heures  dans  la  journée,  et  que  leur  mémoire 
est  assez  sûre  pour  qu'ils  affirment  :  «Voilà 
bien  l'homme  que  j'ai  chargé  rue  des  Martyrs, 
et  déposé  gare  de  Lyon,  à  minuit  quarante,  le 
10  juillet  de  l'an  dernier!»  n'y  a-t-il  pas  de 
quoi   frémir,  lorsqu'on  risque  ce  que  risque 


LE  RENDEZ-VOUS.  191 

une  jeune  femme  allant  à  un  rendez-vous,  en 
confiant  sa  réputation  au  premier  venu  de  ces 
cochers!  Depuis  deux  ans  elle  en  avait  em- 
ployé, pour  ce  voyage  de  la  rue  Miromesnil, 
au  moms  cent  à  cent  vingt,  en  comptant  un 
par  semaine.  C'étaient  autant  de  témoins  qui 
pouvaient  déposer  contre  elle  dans  un  moment 
critique. 

Aussitôt  dans  le  fiacre,  elle  tirait  de  sa 
poche  l'autre  voile,  épais  et  noir  comme  un 
loup,  et  se  l'appfiquait  sur  les  yeux.  Cela 
cachait  le  visage,  oui,  mais  le  reste,  la  robe, 
le  chapeau,  l'ombrelle,  ne  pouvait-on  pas  les 
remarquer,  les  avoir  vus  déjà?  Oh!  dans  cette 
rue  Miromesnil,  quel  supplice!  Elle  croyait 
reconnnaître  tous  les  passants,  tous  les  domes- 
tiques, tout  le  monde.  A  peine  la  voiture 
arrêtée,  elle  sautait  et  passait  en  courant  de- 
vant le  concierge  toujours  debout  sur  le  seuil 
de  sa  loge.  En  voilà  un  qui  devait  tout  savoir, 
tout,  —  son  adresse,  —  son  nom,  —  la  pro- 
fession de  son  mari,  —  tout,  —  car  ces  con- 
cierges sont  les  plus  subtils  des  policiers  !  De- 
puis deux  ans  elle  voulait  l'acheter,  lui  donner, 
lui  jeter,  un  jour  ou  l'autre,  un  billet  de  cent 
francs  en  passant  devant  lui.  Pas  une  fois  elle 
n'avait  osé  faire  ce  petit  mouvement  de  lui 


192  LA  MAIX  GAUCHE. 

lancer  aux  pieds  ce  bout  de  papier  roulé! 
Elle  avait  peur.  —  De  quoi?  —  Elle  ne 
savait  pas!  —  D'être  rappelée,  s'il  ne  com- 
prenait point?  D'un  scandale?  d'un  rassem- 
blement dans  l'escalier?  d'une  arrestation 
peut-être?  Pour  arriver  à  la  porte  du  vicomte, 
il  n'y  avait  guère  qu'un  demi-étage  à  monter, 
et  il  lui  paraissait  haut  comme  la  tour  Saint- 
Jacques!  A  peine  engagée  dans  le  vestibule, 
elle  se  sentait  prise  dans  une  trappe,  et  le 
moindre  bruit  devant  ou  derrière  elle  lui 
donnait  une  suffocation.  Impossible  de  recu- 
ler, avec  ce  concierge  et  la  rue  qui  lui  fer- 
maient la  retraite;  et  si  quelqu'un  descendait 
juste  à  ce  moment,  elle  n'osait  pas  sonner 
chez  Martelet  et  passait  devant  la  porte 
comme  si  elle  allait  ailleurs!  Elle  montait, 
montait,  montait!  Elle  aurait  monté  quarante 
étages!  Puis,  quand  tout  semblait  redevenu 
tranquille  dans  la  cage  de  l'escalier,  elle  redes- 
cendait en  courant  avec  l'ancroisse  dans  l'âme 

o 

de  ne  pas  reconnaître  l'entresol  ! 

Il  était  là,  attendant  dans  un  costume  ga- 
lant en  velours  doublé  de  soie,  très  coquet, 
mais  un  peu  ridicule,  et  depuis  deux  ans,  il 
n'avait  rien  changé  à  sa  manière  de  l'accueillir, 
mais  rien,  pas  un  geste! 


LE  RENDEZ- VOUS.  193 

Dès  qu'il  avait  refermé  la  porte,  il  lui  disait  : 
«Laissez-moi  baiser  vos  mains,  ma  chère, 
chère  amie  !  »  Puis  il  la  suivait  dans  la  chambre, 
où  volets  clos  et  lumières  allumées,  hiver 
comme  été,  par  chic  sans  doute,  il  s'age- 
nouillait devant  elle  en  la  regardant  de  bas 
en  haut  avec  un  air  d'adoration.  Le  premier 
jour  ça  avait  été  très  gentil,  très  réussi,  ce 
mouvement-là!  Maintenant  elle  croyait  voir 
M.  Delaunay  jouant  pour  la  cent  vingtième 
fois  le  cinquième  acte  d'une  pièce  à  succès. 
Il  fallait  changer  ses  effets. 

Et  puis  après,  oh!  mon  Dieu!  après!  c'était 
le  plus  dur!  Non,  il  ne  changeait  pas  ses 
effets,  le  pauvre  garçon!  Qj-iel  bon  garçon, 
mais  banal!... 

Dieu  que  c'était  difficile  de  se  déshabiller 
sans  femme  de  chambre!  Pour  une  fois,  passe 
encore,  mais  toutes  les  semaines  cela  devenait 
odieux!  Non,  vrai,  un  homme  ne  devrait  pas 
exiger  d'une  femme  une  pareille  corvée!  Mais 
s'il  était  ditBcile  de  se  déshabiller,  se  rhabiller 
devenait  presque  impossible  et  énervant  à 
crier,  exaspérant  à  gifler  le  monsieur  qui 
disait,  tournant  autour  d'elle  d'un  air  gauche  : 
«Voulez-vous  que  je  vous  aide.  »  —  L'aider! 
Ah  oui!  à  quoi?  De  quoi  était-il  capable? 


I  94  LA  MAIN  GAUCHE. 

II  suffisait  de  lui  voir  une  épingle  entre  les 
doigts  pour  le  savoir. 

C'est  à  ce  moment-là  peut-être  qu'elle  avait 
commencé  à  le  prendre  en  grippe.  Quand  il 
disait  :  «Voulez-vous  que  je  vous  aide!»,  elle 
l'aurait  tué.  Et  puis  était-il  possible  qu'une 
femme  ne  finît  point  par  détester  un  homme 
qui,  depuis  deux  ans,  l'avait  forcée  plus  de 
cent  vingt  fois  à  se  rhabiller  sans  femme  de 
chambre? 

Certes  il  n'y  avait  pas  beaucoup  d'hommes 
aussi  maladroits  que  lui,  aussi  peu  dégourdis, 
aussi  monotones.  Ce  n'était  pas  le  petit  baron 
de  Grimbal  qui  aurait  demandé  de  cet  air 
niais  :  a  Voulez-vous  que  je  vous  aide?  »  Il  aurait 
aidé,  lui,  si  vif,  si  drôle,  si  spirituel.  Voilà! 
C'était  un  diplomate;  il  avait  couru  le  monde, 
rôdé  partout,  déshabillé  et  rhabillé  sans  doute 
des  femmes  vêtues  suivant  toutes  les  modes 
de  la  terre,  celui-là!... 

L'horloge  de  l'église  sonna  les  trois  quarts. 
Elle  se  dressa,  regarda  le  cadran,  se  mit  à  rire 
en  murmurant  :  «  Oh!  doit-il  être  agité!  »  puis 
elle  partit  d'une  marche  plus  vive,  et  sortit 
du  square.  Elle  n'avait  point  fait  dix  pas  sur 
la  place  quand  elle  se  trouva  nez  à  nez  avec 
un  monsieur  qui  la  salua  profondément. 


LE  RENDEZ- VOUS.  195 

—  Tiens,  vous,  baron?  —  dit-elle,  sur- 
prise. Elle  venait  justement  de  penser  à  lui. 

—  Oui,  madame. 

Et  il  s'informa  de  sa  santë,  puis,  après 
quelques  vagues  propos,  il  reprit  : 

—  Vous  savez  que  vous  êtes  la  seule  — 
vous  permettez  que  je  dise  de  mes  amies, 
n'est-ce  pas?  —  qui  ne  soit  point  encore 
venue  visiter  mes  collections  japonaises. 

— •  Mais,  mon  cher  baron,  une  femme  ne 
peut  aller  ainsi  chez  un  garçon? 

—  Comment!  comment!  en  voilà  une 
erreur  quand  il  s'agit  de  visiter  une  collection 
rare  ! 

—  En  tout  cas,  elle  ne  peut  y  aller  seule. 

—  Et  pourquoi  pas?  mais  j'en  ai  reçu  des 
multitudes  de  femmes  seules,  rien  que  pour 
ma  galerie!  J'en  reçois  tous  les  jours.  Voulez- 
vous  que  je  vous  les  nomme  —  non,  je  ne  le 
ferai  point.  II  faut  être  discret  même  pour  ce 
qui  n'est  pas  coupable.  En  principe,  il  n'est 
inconvenant  d'entrer  chez  un  homme  sérieux, 
connu,  dans  une  certaine  situation,  que  lors- 
qu'on y  va  pour  une  cause  inavouable  ! 

—  Au  fond,  c'est  assez  juste  ce  que  vous 
dites-Ià. 

—  Alors  vous  venez  voir  ma  collection. 


]^6  LA  MAIN  GAUCHE. 

—  QjLiand? 

—  Mais  tout  de  suite. 

—  Impossible,  je  suis  pressée. 

—  Allons  donc.  Voilà  une  demi-heure  que 
vous  êtes  assise  dans  le  square. 

—  Vous  m'espionniez? 

—  Je  vous  regardais. 

—  Vrai,  je  suis  pressée. 

—  Je  SUIS  sûr  que  non.  Avouez  que  vous 
n'êtes  pas  très  pressée. 

M""^  Haggan  se  mit  à  rire,  et  avoua  : 

— ■  Non...  non...  pas...  très... 

Un  fiacre  passait  à  les  toucher.  Le  petit 
baron  cria  :  «  Cocher  î  »  et  la  voiture  s'arrêta. 
Puis,  ouvrant  la  portière  : 

—  Montez,  madame. 

—  Mais,  baron,  non,  c'est  impossible,  je 
ne  peux  pas  aujourd'hui. 

— -  Madame,  ce  que  vous  faites  est  impru- 
dent, montez!  On  commence  à  nous  regarder, 
vous  allez  former  un  attroupement;  on  va 
croire  que  je  vous  enlève  et  nous  arrêter  tous 
les  deux,  montez,  je  vous  en  prie! 

Elle  monta,  effarée,  abasourdie.  Alors  il 
s'assit  auprès  d'elle  en  disant  au  cocher  :  «rue 
de  Provence». 

Mais  soudain  elle  s'écria  : 


LE  RENDEZ- VOUS.  ic;'? 

—  Oh!  mon  Dieu,  j'oubliais  une  dépêche 
très  pressée,  voulez-vous  me  conduire,  d'abord, 
au  premier  bureau  télégraphique? 

Le  fiacre  s'arrêta  un  peu  plus  loin,  rue  de 
Châteaudun,  et  elle  dit  au  baron  : 

—  Pouvez-vous  me  prendre  une  carte  de 
cinquante  centimes?  J'ai  promis  à  mon  mari 
d'inviter  Martelet  à  dîner  pour  demain  et  j'ai 
oubhé  complètement. 

Quand  le  baron  fut  revenu,  sa  carte  bleue 
à  la  main ,  elle  écrivit  au  crayon  : 

«Mon  cher  ami,  je  suis  très  souffrante;  j'ai 
une  névralgie  atroce  qui  me  tient  au  ht.  Impos- 
sible sortir.  Venez  dîner  demain  soir  pour  que 

je  me  fasse  pardonner. 

((Jeanne.)) 

Elle  mouilla  la  colle,  ferma  soigneusement, 
mit  l'adresse  :  ((Vicomte  de  Martelet,  240, 
rue  Miromesnil,))  puis,  rendant  la  carte  au 
baron  : 

—  Maintenant,  voulez-vous  avoir  la  com- 
plaisance de  jeter  ceci  dans  la  boîte  aux  télé- 
grammes? 

Le  Rendez-vous  a  paru  dans  l'Echo  de  Paris  du  samedi 
23  février  1889. 


LE   PORT 


LE   PORT. 


SORTI  du  Havre  le  3  mai  1882,  pour  un 
voyage  dans  les  mers  de  Chine,  le  trois- 
mâts  carré  Notre-Dame-des- Vents  rentra 
au  port  de  Marseille  le  8  août  1886,  après 
quatre  ans  de  voyages.  Son  premier  charge- 
ment déposé  dans  le  port  chinois  où  il  se 
rendait,  il  avait  trouvé  sur-le-champ  un  fret 
nouveau  pour  Buenos- Ayres ,  et,  de  là,  avait 
pris  des  marchandises  pour  le  Brésil. 

D'autres  traversées,  encore  des  avaries,  des 
réparations,  les  calmes  de  plusieurs  mois,  les 
coups  de  vent  qui  jettent  hors  la  route,  tous 
les  accidents,  aventures  et  mésaventures  de 


202  LA  MAIN   GAUCHE. 


mer  enfin,  avaient  tenu  loin  de  sa  patrie  ce 
trois-mâts  normand  qui  revenait  à  Marseille  le 
ventre  plein  de  boîtes  de  fer-blanc  contenant 
des  conserves  d'Amérique. 

Au  départ  il  avait  à  bord,  outre  le  capi- 
taine et  le  second,  quatorze  matelots,  huit  nor- 
mands et  six  bretons.  Au  retour  il  ne  lui  res- 
tait plus  que  cinq  bretons  et  quatre  normands, 
le  breton  était  mort  en  route,  les  quatre  nor- 
mands disparus  en  des  circonstances  diverses 
avaient  été  remplacés  par  deux  américains, 
un  nègre  et  un  norvégien  racolé,  un  soir, 
dans  un  cabaret  de  Singapour. 

Le  gros  bateau,  les  voiles  carguées,  vergues 
en  croix  sur  sa  mâture,  traîné  par  un  remor- 
queur marseillais  qui  haletait  devant  lui,  rou- 
lant sur  un  reste  de  houle  que  le  calme  sur- 
venu laissait  mourir  tout  doucement,  passa 
devant  le  château  d'If,  puis  sous  tous  les  ro- 
chers gris  de  la  rade  que  le  soleil  couchant 
couvrait  d'une  buée  d'or,  et  il  entra  dans  le 
vieux  port  où  sont  entassés,  flanc  contre  flanc, 
le  long  des  quais,  tous  les  navires  du  monde, 
pêle-mêle,  grands  et  petits,  de  toute  forme 
et  de  tout  gréement,  trempant  comme  une 
bouillabaisse  de  bateaux  en  ce  bassin  trop 
restreint,  plein  d'eau  putride,  où  les  coques 


LE  PORT.  20 


se  frôlent,  se  frottent,  semblent  marinées 
dans  un  jus  de  flotte. 

Notrc-Dame-des-Vents  prit  sa  place,  entre 
un  brick  italien  et  une  goélette  anglaise  qui 
s'écartèrent  pour  laisser  passer  ce  camarade; 
puis,  quand  toutes  les  formalités  de  la  douane 
et  du  port  eurent  été  remplies,  le  capitaine 
autorisa  les  deux  tiers  de  son  équipage  à  passer 
la  soirée  dehors. 

La  nuit  était  venue.  Marseille  s'éclairait. 
Dans  la  chaleur  de  ce  soir  d'été,  un  fumet  de 
cuisine  à  l'ail  flottait  sur  la  cité  bruyante, 
pleine  de  voix,  de  roulements,  de  claque- 
ments, de  gaieté  méridionale. 

Dès  qu'ils  se  sentirent  sur  le  port,  les  dix 
hommes  que  la  mer  roulait  depuis  des  mois 
se  mirent  en  marche  tout  doucement,  avec 
une  hésitation  d'êtres  dépaysés,  désaccoutu- 
més des  vifles,  deux  par  deux,  en  procession. 

Ils  se  balançaient,  s'orientaient,  flairant  les 
ruelles  qui  aboutissent  au  port,  enfiévrés  par 
un  appétit  d'amour  qui  avait  grandi  dans 
leurs  corps  pendant  leurs  derniers  soixante- 
six  jours  de  mer.  Les  normands  marchaient 
en  tête,  conduits  par  Célestin  Duclos,  un 
grand  gars  fort  et  malin  qui  servait  de  capi- 
taine aux  autres  chaque  fois  qu'ils  mettaient 


2o4  LA  MAIN   GAUCHE. 

pied  à  terre.  II  devinait  les  bons  endroits,  in- 
ventait des  tours  de  sa  façon  et  ne  s'aventu- 
rait pas  trop  dans  les  bagarres  si  fréquentes 
entre  matelots  dans  les  ports.  Mais  quand  il  y 
était  pris  il  ne  redoutait  personne. 

Après  quelque  hésitation  entre  toutes  les 
rues  obscures  qui  descendent  vers  la  mer 
comme  des  égouts  et  dont  sortent  des  odeurs 
lourdes,  une  sorte  d'haleine  de  bouges,  Cé- 
lestin  se  décida  pour  une  espèce  de  couloir 
tortueux  où  brillaient,  au-dessus  des  portes, 
des  lanternes  en  saillie  portant  des  numéros 
énormes  sur  leurs  verres  dépolis  et  colorés. 
Sous  la  voûte  étroite  des  entrées,  des  femmes 
en  tablier,  pareilles  à  des  bonnes,  assises  sur 
des  chaises  de  paille,  se  levaient  en  les  voyant 
venir,  faisant  trois  pas  jusqu'au  ruisseau  qui 
séparait  la  rue  en  deux,  et  coupaient  la  route 
à  cette  file  d'hommes  qui  s'avançaient  lente- 
ment, en  chantonnant  et  en  ricanant,  allumés 
déjà  par  le  voisinage  de  ces  prisons  de  pro- 
stituées. 

Quelquefois,  au  fond  d'un  vestibule,  ap- 
paraissait, derrière  une  seconde  porte  ouverte 
soudain  et  capitonnée  de  cuir  brun,  une 
grosse  fille  dévêtue,  dont  les  cuisses  lourdes 
et    les  mollets   gras   se   dessinaient  brusque- 


LE   PORT.  205 

ment  sous  un  grossier  maillot  de  coton  blanc. 
Sa  jupe  courte  avait  l'air  d'une  cemture  bouf- 
fante; et  la  chair  molle  de  sa  poitrine,  de  ses 
épaules  et  de  ses  bras,  faisait  une  tache  rose 
sur  un  corsage  de  velours  noir  bordé  d'un 
galon  d'or.  Elle  appelait  de  loin  :  «Venez- 
vous,  jolis  garçons?»  et  parfois  sortait  elle- 
même  pour  s'accrocher  à  l'un  d'eux  et  l'atti- 
rer vers  sa  porte,  de  toute  sa  force,  cram- 
ponnée à  lui  comme  une  araignée  qui  traîne 
une  tête  plus  grosse  qu'elle.  L'homme,  sou- 
levé par  ce  contact,  résistait  mollement,  et 
les  autres  s'arrêtaient  pour  regarder,  hésitants 
entre  l'envie  d'entrer  tout  de  suite  et  celle  de 
prolonger  encore  cette  promenade  appétis- 
sante. Puis,  quand  la  femme  après  des  efforts 
acharnés  avait  attiré  le  matelot  jusqu'au  seuil 
de  son  logis,  où  toute  la  bande  allait  s'en- 
gouffrer derrière  lui,  Célestin  Duclos,  qui  s'y 
connaissait  en  maisons,  criait  soudain  :  «Entre 
pas  là.  Marchand,  c'est  pas  l'endroit.» 

L'homme  alors  obéissant  à  cette  voix  se 
dégageait  d'une  secousse  brutale  et  les  amis  se 
reformaient  en  bande,  poursuivis  par  les  in- 
jures immondes  de  la  fille  exaspérée,  tandis 
c|ue  d'autres  femmes,  tout  le  long  de  la 
ruelle,  devant  eux,  sortaient  de  leurs  portes. 


206  LA   iMAlN   GAUCHE. 

attirées  par  le  bruit,  et  lançaient  avec  des 
voix  enrouées  des  appels  pleins  de  promesses. 
Ils  allaient  donc  de  plus  en  plus  allumés, 
entre  les  cajoleries  et  les  séductions  annon- 
cées par  le  chœur  des  portières  d'amour  de 
tout  le  haut  de  la  rue,  et  les  malédictions 
ignobles  lancées  contre  eux  par  le  chœur  d'en 
bas,  par  le  chœur  méprisé  des  filles  désap- 
pointées. De  temps  en  temps  ils  rencontraient 
une  autre  bande,  des  soldats  qui  marchaient 
avec  un  battement  de  fer  sur  la  jambe,  des 
matelots  encore,  des  bourgeois  isolés,  des 
employés  de  commerce.  Partout,  s'ouvraient 
de  nouvelles  rues  étroites,  étoilées  de  fanaux 
louches.  Ils  allaient  toujours  dans  ce  laby- 
rinthe de  bouges,  sur  ces  pavés  gras  où  suin- 
taient des  eaux  putrides,  entre  ces  murs 
pleins  de  chair  de  femme. 

Enfin  Duclos  se  décida  et,  s'arrêtant  devant 
une  maison  d'assez  belle  apparence,  il  y  fit 
entrer  tout  son  monde. 


II 


La  fête  fut  complète!  Quatre  heures  durant, 
les  dix  matelots  se  gorgèrent  d'amour  et  de 
vin.  Six  mois  de  solde  y  passèrent. 

Dans  la  grande  salle  du  café,  ils  étaient 
installés  en  maîtres,  regardant  d'un  œil  mal- 
veillant les  habitués  ordinaires  qui  s'installaient 
aux  petites  tables,  dans  les  coins,  où  une  des 
filles  demeurées  hbres,  vêtue  en  gros  baby 
ou  en  chanteuse  de  café-concert,  courait  les 
servir,  puis  s'asseyait  près  d'eux. 

Chaque  homme,  en  arrivant,  avait  choisi 
sa  compagne  qu'il  garda  toute  la  soirée,  car 
le  populaire  n'est  pas  changeant.  On  avait 
rapproché  trois  tables  et,  après  la  première 
rasade,  la  procession  dédoublée,  accrue  d'au- 
tant de  femmes  qu'il  y  avait  de  mathurins, 
s'était  reformée  dans  l'escaher.  Sur  les  marches 


2o8  LA  MAIN   GAUCHE. 

de  bois,  les  quatre  pieds  de  chaque  couple 
sonnèrent  longtemps,  pendant  que  s'engouf- 
frait, dans  la  porte  étroite  qui  menait  aux 
chambres,  ce  long  défilé  d'amoureux. 

Puis  on  redescendit  pour  boire,  puis  on 
remonta  de  nouveau,  puis  on  redescendit  en- 
core. 

Maintenant,  presque  gris,  ils  gueulaient! 
Chacun  d'eux,  les  yeux  rouges,  sa  préférée 
sur  les  genoux,  chantait  ou  criait,  tapait  à 
coups  de  poings  la  table,  s'entonnait  du  vin 
dans  la  gorge,  lâchait  en  liberté  la  brute  hu- 
maine. Au  milieu  d'eux,  Célestin  Duclos, 
serrant  contre  lui  une  grande  fille  aux  joues 
rouges,  à  cheval  sur  ses  jambes,  la  regardait 
avec  ardeur.  Moins  ivre  que  les  autres,  non 
qu'il  eût  moins  bu,  il  avait  encore  d'autres 
pensées,  et,  plus  tendre,  cherchait  à  causer. 
Ses  idées  le  fuyaient  un  peu,  s'en  allaient, 
revenaient  et  disparaissaient  sans  qu'il  pût 
se  souvenir  au  juste  de  ce  qu'il  avait  voulu 
dire. 

Il  riait,  répétant  : 

—  Pour  lors,  pour  lors...  v'ià  longtemps 
que  t'es  ici. 

—  Six  mois,  répondit  la  fille. 

Il  eut  l'air  content  pour  elle,    comme  si 


LE  PORT.  209 

c'eût  été  une  preuve  de  bonne  conduite, et  il 
reprit  : 

—  Aimes-tu  c'te  vie-Icà? 
Elle  hésita,  puis  résignée  ; 

—  On  s'y  fait.  C'est  pas  plus  embêtant 
qu'autre  chose.  Etre  servante  ou  bien  rou- 
leuse,  c'est  toujours  des  sales  métiers. 

II  eut  l'air  d'approuver  encore  cette  vérité. 

—  T'es  pas  d'ici?  dit-il. 

Elle  fit  «Non»  de  la  tête,  sans  répondre. 

—  T'es  de  loin? 

Elle  fit  «Oui»  de  la  même  façon. 

—  D'où  ça? 

Elle  parut  chercher,  rassembler  des  souve- 
nirs, puis  murmura  : 

—  De  Perpignan. 

II  fut  de  nouveau  très  satisfait  et  dit  : 

—  Ah  oui! 

A  son  tour  elle  demanda  : 

—  Toi,  t'es  marin? 

—  Oui,  ma  belle. 

—  Tu  viens  de  loin  ? 

—  Ah  oui!  J'en  ai  vu  des  pays,  des  ports 
et  de  tout. 

—  T'as  fait  le  tour  du  monde,  peut-être? 

—  Je  te  crois,  plutôt  deux  fois  qu'une. 
De  nouveau  elle  parut  hésiter,    chercher 

14 


210  LA  MAIN   GAUCHE. 


en  sa  tête  une  chose  oubliée,  puis,  d'une  voix 
un  peu  différente,  plus  sérieuse. 

—  T'as   rencontré   beaucoup   de   navires 
dans  tes  voyages  ? 

—  Je  te  crois,  ma  belle. 

—  T'aurais  pas  vu   N otre-Dame-des- Vents , 
par  hasard  ? 

II  ricana  : 

—  Pas  plus  tard  que  l'autre  semaine. 
Elle  pâlit,  tout  le  sang  quittant  ses  joues, 

et  demanda  : 

—  Vrai ,  bien  vrai  ? 

—  Vrai,  comme  je  te  parle. 

—  Tu  mens  pas,  au  moins? 
II  leva  la  main. 

—  D'vant  l'bonDieu!  dit-il. 

—  Alors,  sais-tu   si   Célestin    Duclos  est 
toujours  dessus? 

Il  fut  surpris,  inquiet,  voulut  avant  de  ré- 
pondre en  savoir  davantage. 

—  Tul'connais? 

A  son  tour  elle  devint  méfiante. 

—  Oh,    pas  moi!   c'est  une    femme  qui 
l'connaît? 

—  Une  femme  d'ici? 

—  Non,  d'à  côté. 

—  Dans  la  rue? 


LE   PORT.  2  I  I 

—  Non,  dans  l'autre. 

—  Que  femme  ? 

—  Mais,  une  femme  donc,  une  femme 
comme  moi. 

—  Que  que  l'y  veut,  c'te  femme? 

—  Je  sais-t'y  me,  quéque  payse? 

Ils  se  regardèrent  au  fond  des  yeux,  pour 
s'épier,  sentant,  devinant  que  quelque  chose 
de  grave  allait  surgir  entre  eux. 

II  reprit  : 

—  Je  peux  t'y  la  voir,  c'te  femme. 

—  Quoi  que  tu  l'y  dirais  ? 

—  J'y  dirais...  j'y  dirais...  que  j'ai  vu 
Célestin  Duclos. 

—  II  se  portait  ben,  au  moins? 

—  Comme  toi  et  moi,  c'est  un  gars  ! 
Elle  se  tut  encore  rassemblant  ses   idées, 

puis,  avec  lenteur  : 

—  Ous  qu'elle  allait,  N  otre- Dame -des - 
Vents  ? 

—  Mais,  à  Marseille,  donc. 
Elle  ne  put  réprimer  un  sursaut? 

—  Ben  vrai? 

—  Ben  vrai!         * 

—  Tu  l'connais  Duclos? 

—  Oui  je  l'connais. 

Elle  hésita  encore,  puis  tout  doucement  : 


212  LA  MAIN  GAUCHE. 

— -  Ben.  C'est  ben! 

—  Que  que  tu  l'y  veux? 

—  Ecoute,  tu  y  diras...  non  rien! 

II  la  regardait  toujours  de  plus  en  plus  gêné. 
Enfin  il  voulut  savoir. 

—  Tu  l'connais  itou,  té? 

—  Non,  dit-elie. 

—  Alors  que  que  tu  l'y  veux? 

Elle  prit  brusquement  une  résolution,  se 
leva,  courut  au  comptoir  où  trônait  la  pa- 
tronne, saisit  un  citron  qu'elle  ouvrit  et  dont 
elle  fit  couler  le  jus  dans  un  verre,  puis  elle 
emplit  d'eau  pure  ce  verre,  et,  le  rapportant  : 

—  Bois  ça! 

—  Pourquoi? 

—  Pour  faire  passer  le  vin.  Je  te  parlerai 
d'ensuite. 

II  but  docilement,  essuya  ses  lèvres  d'un 
revers  de  main,  puis  annonça  : 

—  Ça  y  est,  je  t'écoute. 

—  Tu  vas  me  promettre  de  ne  pas  l'y 
conter  que  tu  m'as  vue,  ni  de  qui  tu  sais  ce 
que  je  te  dirai.  Faut  jurer. 

Il  leva  la  main,  sournois. 

—  Ça,  je  le  jure. 
— -  Su  l'bon  Dieu? 

—  Su  l'bon  Dieu. 


LE   PORT.  2  I  5 

—  Eh  ben  tu  l'y  diras  que  son  père  est 
mort,  que  sa  mère  est  morte,  que  son  frère 
est  mort,  tous  trois  en  un  mois,  de  fièvre 
typhoïde,  en  janvier  1883,  v'Ià  trois  ans  et 
demi. 

A  son  tour,  il  sentit  que  tout  son  sang  lui 
remuait  dans  le  corps,  et  il  demeura  pendant 
quelques  instants  tellement  saisi  qu'il  ne  trou- 
vait rien  à  répondre;  puis  il  douta  et  de- 
manda : 

— -  T'es  sûre? 

—  Je  suis  sûre. 

—  Que  qui  te  l'a  dit? 

Elle  posa  les  mains  sur  ses  épaules,  et  le 
regardant  au  fond  des  yeux  : 

—  Tu  jures  de  ne  pas  bavarder. 

—  Je  le  jure. 

—  Je  suis  sa  sœur  ! 

II  jeta  ce  nom,  malgré  lui. 

—  Françoise? 

Elle  le  contempla  de  nouveau  fixement, 
puis,  soulevée  par  une  épouvante  folle,  par 
une  horreur  profonde,  elle  murmura  tout 
bas,  presque  dans  sa  bouche  : 

—  Oh!  oh!  c'est  toi,  Célestin? 

Ils  ne  bougèrent  plus,  les  yeux  dans  les 
yeux. 


/ 


2l4  LA  MALN   GAUCHE. 

Autour  d'eux,  les  camarades  hurlaient  tou- 
jours! Le  bruit  des  verres,  des  poings,  des 
talons  scandant  les  refrains  et  les  cris  aigus 
des  femmes  se  mêlaient  au  vacarme  des 
chants. 

II  la  sentait  sur  lui,  enlacée  à  lui,  chaude 
et  terrifiée,  sa  sœur!  Alors,  tout  bas,  de  peur 
que  quelqu'un  l'écoutât,  si  bas  qu'elle-même 
l'entendit  à  peine  : 

—  Malheur!  j'avons  fait  de  la  belle  be- 


soo;ne! 


Elle  eut,  en  une  seconde,  les  yeux  pleins 
de  larmes  et  balbutia  : 

—  C est-il  de  ma  faute? 
Mais  lui,  soudain  : 

—  Alors  ils  sont  morts? 

—  Ils  sont  morts. 

—  Le  pé,  la  mé,  et  le  fré? 

—  Les  trois  en  un  mois,  comme  je  t'ai  dit. 
J'ai  resté  seule,  sans  rien  que  mes  hardes,  vu 
que  je  devions  le  pharmacien,  l'médecin  et 
l'enterrement  des  trois  défunts,  que  j'ai  payé 
avec  les  meubles. 

J'entrai  pour  lors  comme  servante  chez 
maît'e  Cacheux,  tu  sais  bien,  l'boiteux.  J'avais 
quinze  ans  tout  juste  à  çu  moment-là  pisque 
t'es  parti  quand  j'en  avais  point  quatorze.  J'ai 


LE  PORT.  2  I  5 

fait  une  faute  avec  li.  On  est  si  bête  quand 
on  est  jeune.  Pi  j'allai  comme  bonne  du  no- 
taire qui  m'a  aussi  débauchée  et  qui  me  con- 
duisit au  Havre  dans  une  chambre.  Bientôt 
il  n'est  point  r'venu;  j'ai  passé  trois  jours  sans 
manger  et  pi  ne  trouvant  pas  d'ouvrage,  je 
suis  entrée  en  maison,  comme  bien  d'autres. 
J'en  ai  vu  aussi  du  pays,  moi!  ah!  et  du  sale 
pays!  Rouen,  Evreux,  Lille,  Bordeaux,  Per- 
pignan, Nice,  et  pi  Marseille,  où  mev'Ià! 

Les  larmes  lui  sortaient  des  yeux  et  du 
nez,  mouillaient  ses  joues,  coulaient  dans 
sa  bouche. 

Elle  reprit  : 

—  Je  te  croyais  mort  aussi ,  té  !  mon  pauv'e 
Célestin. 

II  dit  : 

—  Je  t'aurais  point  r'connue,  mé ,  t'étais  si 
p'tite  alors,  et  te  v'Ià  si  forte!  mais  comment 
que  tu  ne  m'as  point  reconnu,  té? 

Elle  eut  un  geste  désespéré. 

—  Je  vois  tant  d'hommes  qu'ils  me  sem- 
blent tous  pareils! 

II  la  regardait  toujours  au  fond  des  yeux, 
étreint  par  une  émotion  confuse  et  si  forte 
qu'il  avait  envie  de  crier  comme  un  petit  en- 
fant qu'on  bat.  II  la  tenait  encore  dans  ses 


2l6  LA  MAIN  GAUCHE. 

bras,  achevai  sur  lui,  les  mains  ouvertes  dans 
le  dos  de  la  fille,  et  voilà  qu'à  force  de  la  re- 
garder il  la  reconnut  enfin,  la  petite  sœur 
laissée  au  pays  avec  tous  ceux  qu'elle  avait 
vus  mourir,  elle,  pendant  qu'il  roulait  sur  les 
mers.  Alors  prenant  soudain  dans  ses  grosses 
pattes  de  marin  cette  tête  retrouvée,  il  se  mit 
à  l'embrasser  comme  on  embrasse  de  la  chair 
fraternelle.  Puis  des  sanglots,  de  grands  san- 
glots d'homme,  longs  comme  des  vagues, 
montèrent  dans  sa  gorge  pareils  à  des  ho- 
quets d'ivresse. 
Il  balbutiait  : 

—  Te  v'ià,  te  r'voilà,  Françoise,  ma 
p'tite  Françoise. . . 

Puis  tout  à  coup  il  se  leva,  se  mit  à  jurer 
d'une  voix  formidable  en  tapant  sur  la  table 
un  tel  coup  de  poing  que  les  verres  culbutés 
se  brisèrent.  Puis  il  fit  trois  pas,  chancela, 
étendit  les  bras,  tomba  sur  la  face.  Et  il  se 
roulait  par  terre  en  criant,  en  battant  le  sol 
de  ses  quatre  membres,  et  en  poussant  de 
tels  gémissements  qu'ils  semblaient  des  râles 
d'agonie. 

Tous  ses  camarades  le  reo-ardaient  en 
riant. 

—  II  est  rien  soûl ,  dit  l'un. 


LE  PORT.  217 

—  Faut  le  coucher,  dit  un  autre,  s'il  sort 
on  va  le  fiche  au  bloc. 

Alors  comme  il  avait  de  l'argent  dans  ses 
poches,  la  patronne  offrit  un  ht,  et  les  cama- 
rades, ivres  eux-mêmes  à  ne  pas  tenir  debout, 
le  hissèrent  par  l'étroit  escaher  jusqu'à  la 
chambre  de  la  femme  qui  l'avait  reçu  tout 
à  l'heure,  et  qui  demeura  sur  une  chaise,  au 
pied  de  la  couche  criminelle,  en  pleurant 
autant  que  lui,  jusqu'au  matin. 

Le  Port  a  paru  dans  l'Echo  de  Paris  du  vendredi 
i^  mars  1889. 


LA  MORTE 


LA  MORTE. 


JE  l'avais  aimée  éperdument!  Pourquoi 
aime-t-on?  Est-ce  bizarre  de  ne  plus  voir 
dans  le  monde  qu'un  être,  de  n'avoir  plus 
dans  l'esprit  qu'une  pensée,  dans  le  cœur 
qu'un  désir,  et  dans  la  bouche  qu'un  nom  ; 
un  nom  qui  monte  incessamment,  qui  monte, 
comme  l'eau  d'une  source,  des  profondeurs 
de  l'âme,  qui  monte  aux  lèvres,  et  qu'on  dit, 
qu'on  redit,  qu'on  murmure  sans  cesse,  par- 
tout, ainsi  qu'une  prière. 

Je  ne  conterai  point  notre  histoire.  L'amour 
n'en  a  qu'une,  toujours  la  même.  Je  l'avais 
rencontrée  et  aimée.  Voilà  tout.  Et  j'avais  vécu 
pendant  un  an  dans  sa  tendresse,  dans  ses 
bras,  dans  sa  caresse,  dans  son  regard,  dans 


LA  MAIN   GAUCHE. 


ses  robes,  dans  sa  parole,  enveloppé,  lié, 
emprisonné  dans  tout  ce  qui  venait  d'elle, 
d'une  façon  si  complète  que  je  ne  savais  plus 
s'il  faisait  jour  ou  nuit,  si  j'étais  mort  ou  vivant, 
sur  la  vieille  terre  ou  ailleurs. 

Et  voilà  qu'elle  mourut.  Comment?  Je  ne 
sais  pas,  je  ne  sais  plus. 

Elle  rentra  mouillée,  un  soir  de  pluie,  et  le 
lendemain,  elle  toussait.  Elle  toussa  pendant 
une  semaine  environ  et  prit  le  lit. 

Que  s'est-il  passé?  Je  ne  sais  plus. 

Des  médecins  venaient,  écrivaient,  s'en 
allaient.  On  apportait  des  remèdes;  une 
femme  les  lui  faisait  boire.  Ses  mains  étaient 
chaudes,  son  front  brûlant  et  humide,  son 
regard  brillant  et  triste.  Je  lui  parlais,  elle  me 
répondait.  Que  nous  sommes-nous  dit?  Je 
ne  sais  plus.  J'ai  tout  oublié,  tout,  tout!  Elle 
mourut,  je  me  rappelle  très  bien  son  petit  sou- 
pir, son  petit  soupir  si  faible,  le  dernier.  La 
garde  dit  :  «Ah!»  Je  compris,  je  compris! 

Je  n'ai  plus  rien  su.  Rien.  Je  vis  un  prêtre 
qui  prononça  ce  mot  :  «Votre  maîtresse».  Il 
me  sembla  qu'il  l'insultait.  Puisqu'elle  était 
morte  on  n'avait  plus  le  droit  de  savoir  cela. 
Je  le  chassai.  Un  autre  vint  qui  fut  très  bon , 
très  doux.  Je  pleurai  quand  il  me  parla  d'elle. 


LA  MORTE,  223 

On  me  consulta  sur  mille  choses  pour  l'en- 
terrement. Je  ne  sais  plus.  Je  me  rappelle 
cependant  très  bien  le  cercueil,  le  bruit  des 
coups  de  marteau  quand  on  la  cloua  dedans. 
Ah!  mon  Dieu! 

Elle  fut  enterrée!  Enterrée!  Elle!  dans  ce 
trou  !  Quelques  personnes  étaient  venues ,  des 
amies.  Je  me  sauvai.  Je  courus.  Je  marchai 
longtemps  à  travers  des  rues.  Puis  je  rentrai 
chez  moi.  Le  lendemain  je  partis  pour  un 
voyage. 

Hier,  je  suis  rentré  à  Paris. 

Quand  je  revis  ma  chambre,  notre  cham- 
bre, notre  ht,  nos  meubles,  toute  cette  mai- 
son où  était  resté  tout  ce  qui  reste  de  la  vie 
d'un  être  après  sa  mort,  je  fus  saisi  par  un 
retour  de  chagrin  si  violent  que  je  faillis 
ouvrir  la  fenêtre  et  me  jeter  dans  la  rue.  Ne 
pouvant  plus  demeurer  au  miheu  de  ces 
choses,  de  ces  murs  qui  l'avaient  enfermée, 
abritée,  et  qui  devaient  garder  dans  leurs  im- 
perceptibles fissures  mille  atomes  d'elle,  de 
sa  chair  et  de  son  souffle,  je  pris  mon  cha- 
peau, afin  de  me  sauver.  Tout  à  coup,  au  mo- 
ment d'atteindre  la  porte,  je  passai  devant 
la  grande  glace  du  vestibule  qu'elle  avait  fait 


224  LA  MAIN   GAUCHE. 

poser  là  pour  se  voir,  des  pieds  à  la  tête, 
chaque  jour,  en  sortant,  pour  voir  si  toute  sa 
toilette  allait  bien,  était  correcte  et  jolie,  des 
bottines  à  la  coiffure. 

Et  je  m'arrêtai  net  en  face  de  ce  miroir  qui 
l'avait  si  souvent  reflétée.  Si  souvent,  si  sou- 
vent, qu'il  avait  dû  garder  aussi  son  image. 

J'étais  là  debout,  frémissant,  les  yeux  fixés 
sur  le  verre,  sur  le  verre  plat,  profond,  vide, 
mais  qui  l'avait  contenue  tout  entière,  possé- 
dée autant  que  moi,  autant  que  mon  regard 
passionné.  II  me  sembla  que  j'aimais  cette 
glace,  —  je  la  touchai,  —  elle  était  froide! 
Oh!  le  souvenir!  le  souvenir!  miroir  doulou- 
reux, miroir  brûlant,  miroir  vivant,  miroir 
horrible,  qui  fait  souffrir  toutes  les  tortures! 
Heureux  les  hommes  dont  le  cœur,  comme 
une  glace  où  glissent  et  s'effacent  les  reffets, 
oublie  tout  ce  qu'il  a  contenu,  tout  ce  qui 
a  passé  devant  lui,  tout  ce  qui  s'est  con- 
templé, miré,  dans  son  affection,  dans  son 
amour!  Comme  je  souffre! 

Je  sortis  et,  malgré  moi,  sans  savoir,  sans 
le  vouloir,  j'allai  vers  le  cimetière.  Je  trouvai 
sa  tombe  toute  simple,  une  croix  de  marbre 
avec  ces  quelques  mots  :  «Elle  aima,  fut  ai- 
mée, et  mourut». 


LA   MORTE. 


--) 


Elle  était  là,  là-dessous,  pourrie!  Quelle 
horreur!  Je  sano-Iotais,  le  front  sur  le  sol. 

J'y  restai  longtemps,  longtemps.  Puis  je 
m'aperçus  que  le  soir  venait.  Alors  un  désir 
bizarre,  fou,  un  désir  d'amant  désespéré  s'em- 
para de  moi.  Je  voulus  passer  la  nuit  près 
d'elle,  dernière  nuit,  à  pleurer  sur  sa  tombe. 
Mais  on  me  verrait,  on  me  chasserait.  Com- 
ment faire?  Je  fus  rusé.  Je  me  levai  et  me  mis 
à  errer  dans  cette  ville  des  disparus.  J'allais, 
j'allais.  Comme  elle  est  petite  cette  ville  à  côté 
de  l'autre,  celle  où  l'on  vit!  Et  pourtant 
comme  ils  sont  plus  nombreux  que  les  vivants, 
ces  morts.  II  nous  faut  de  hautes  maisons, 
des  rues,  tant  de  place,  pour  les  quatre  géné- 
rations qui  regardent  le  jour  en  même  temps, 
boivent  l'eau  des  sources,  le  vin  des  vignes  et 
mangent  le  pain  des  plaines. 

Et  pour  toutes  les  générations  des  morts, 
pour  toute  l'échelle  de  l'humanité  descendue 
jusqu'à  nous,  presque  rien,  un  champ,  pres- 
que rien!  La  terre  les  reprend,  l'oubli  les 
efface.  Adieu! 

Au  bout  du  cimetière  habité,  j'aperçus  tout 
à  coup  le  cimetière  abandonné,  celui  où  les 
vieux  défunts  achèvent  de  se  mêler  au  sol,  où 
les  croix  elles-mêmes  pourrissent,  où  l'on  met- 


226  LA  MAIN  GAUCHE. 

tra  demain  les  derniers  venus.  II  est  plein  de 
roses  libres,  de  cyprès  vigoureux  et  noirs, 
un  jardin  triste  et  superbe,  nourri  de  chair 
humaine. 

J'étais  seul,  bien  seul.  Je  me  blottis  dans 
un  arbre  vert.  Je  m'y  cachai  tout  entier,  entre 
ces  branches  grasses  et  sombres. 

Et  j'attendis,  cramponné  au  tronc  comme 
un  naufragé  sur  une  épave. 


Quand  la  nuit  fut  noire,  très  noire,  je  quit- 
tai mon  refuge  et  me  mis  à  marcher  douce- 
ment, à  pas  lents,  à  pas  sourds,  sur  cette  terre 
pleine  de  morts. 

J'errai  longtemps,  longtemps,  longtemps. 
Je  ne  la  retrouvais  pas.  Les  bras  étendus,  les 
yeux  ouverts,  heurtant  des  tombes  avec  mes 
mains,  avec  mes  pieds,  avec  mes  genoux, 
avec  ma  poitrine,  avec  ma  tête  elle-même, 
j'allais  sans  la  trouver.  Je  touchais,  je  palpais 
comme  un  aveugle  qui  cherche  sa  route,  je 
palpais  des  pierres,  des  croix,  des  grilles  de 
fer,  des  couronnes  de  verre,  des  couronnes 
de  fleurs  fanées!  Je  lisais  les  noms  avec  mes 
doigts,  en  les  promenant  sur  les  lettres.  Quelle 
nuit!  quelle  nuit!  Je  ne  la  retrouvais  pas! 


LA  MORTE.  2  2^ 

Pas  de  lune!  Quelle  nuit!  j'avais  peur,  une 
peur  affreuse  dans  ces  étroits  sentiers,  entre 
deux  lignes  de  tombes!  Des  tombes!  des 
tombes!  des  tombes!  Toujours  des  tombes! 
A  droite,  à  gauche,  devant  moi,  autour  de 
moi,  partout,  des  tombes!  Je  m'assis  sur  une' 
d'elles,  car  je  ne  pouvais  plus  marcher  tant 
mes  genoux  fléchissaient.  J'entendais  battre 
mon  cœur!  Et  j'entendais  autre  chose  aussi! 
Quoi?  un  bruit  confus  innommable!  Etait-ce 
dans  ma  tête  affolée,  dans  la  nuit  impéné- 
trable, ou  sous  la  terre  mystérieuse,  sous  la 
terre  ensemencée  de  cadavres  humains,  ce 
bruit?  Je  regardais  autour  de  moi  ! 

Combien  de  temps  suis-je  resté  là?  Je  ne 
sais  pas.  J'étais  paralysé  par  la  terreur,  j'étais 
ivre  d'épouvante,  prêt  à  hurler,  prêt  à  mourir. 

Et  soudain  il  me  sembla  que  la  dalle  de 
marbre  sur  laquelle  j'étais  assis  remuait. 
Certes,  elle  remuait,  comme  si  on  l'eût  sou- 
levée. D'un  bond,  je  me  jetai  sur  le  tombeau 
voisin,  et  je  vis,  oui,  je  vis  la  pierre  que  je  ve- 
nais de  quitter  se  dresser  toute  droite;  et  le 
mort  apparut,  un  squelette  nu  qui,  de  son 
dos  courbé  la  rejetait.  Je  voyais,  je  voyais 
très  bien,  quoique  la  nuit  fut  profonde.  Sur 
la  croix  je  pus  lire  : 

'5- 


22S  LA   MAIN   GAUCHE. 

((Ici  repose  Jacques  Olivant,  décécdé  à  l'age 
(de  cinquante  et  un  ans.  II  aimait  les  siens,  fut 
honnête  et  bon,  et  mourut  cJans  la  paix  (iu 
Seigneur.  » 

Maintenant  le  mort  aussi  lisait  les  choses 
écrites  sur  son  tombeau.  Puis  il  ramassa  une 
pierre  dans  le  chemin,  une  petite  pierre 
aiguë,  et  se  mit  à  les  gratter  avec  soin,  ces 
choses.  II  les  efiPaça  tout  à  fait,  lentement,  re- 
gardant de  ses  yeux  vides  la  place  où  tout  à 
l'heure  elles  étaient  gravées;  et,  du  bout  de 
l'os  qui  avait  été  son  index,  il  écrivit  en  lettres 
lumineuses  comme  ces  lignes  qu'on  trace  aux 
murs  avec  le  bout  d'une  allumette  : 

((Ici  repose  Jacques  Olivant,  décédé  à  l'age 
de  cinquante  et  un  ans.  II  hâta  par  ses  duretés 
la  mort  de  son  père  dont  il  désirait  hériter, 
il  tortura  sa  femme,  tourmenta  ses  enfants, 
trompa  ses  voisins,  vola  quand  il  le  put  et 
mourut  misérable.  » 

Quand  il  eut  achevé  d'écrire,  le  mort  im- 
mobile contempla  son  œuvre.  Et  je  m'aperçus, 
en  me  retournant,  que  toutes  les  tombes 
étaient  ouvertes,  que  tous  les  cadavres  en 
étaient  sortis,  que  tous  avaient  effacé  les  men- 
songes inscrits  par  les  parents  sur  la  pierre 
funéraire,  pour  y  rétablir  la  vérité. 


LA  MORTE.  229 

Et  je  voyais  que  tous  avaient  été  les  bour- 
reaux de  leurs  proches,  haineux,  déshon- 
nêtes,  hypocrites,  menteurs,  fourbes,  calom- 
niateurs, envieux,  qu'ils  avaientvolé,  trompé, 
accompH  tous  les  actes  honteux,  tous  les  actes 
abominables,  ces  bons  pères,  ces  épouses 
fidèles,  ces  fils  dévoués,  ces  jeunes  filles 
chastes,  ces  commerçants  probes,  ces  hom- 
mes et  ces  femmes  dits  irréprochables. 

Ils  écrivaient  tous  en  même  temps,  sur  le 
seuil  de  leur  demeure  éternelle,  la  cruelle, 
terrible  et  sainte  vérité  que  tout  le  monde 
ignore  ou  feint  d'ignorer  sur  la  terre. 

Je  pensai  quelle  aussi  avait  dû  la  tracer  sur 
sa  tombe.  Et  sans  peur  maintenant,  courant 
au  milieu  des  cercueils  entr'ouverts ,  au  miheu 
des  cadavres,  au  miheu  des  squelettes,  j'allai 
vers  elle,  sûr  que  je  la  trouverais  aussitôt. 

Je  la  reconnus  de  loin,  sans  voir  le  visage 
enveloppé  du  suaire. 

Et  sur  la  croix  de  marbre  où  tout  à  l'heure 
j'avais  lu  : 

«Elle  aima,  fut  aimée,  et  mourut», 
j'aperçus  : 

«Etant  sortie  un  jour  pour  tromper  son 
amant,  elle  eut  froid  sous  la  pluie,  et  mou- 
rut. » 


230  LA  MAIN  GAUCHE. 

II  paraît  qu'on  me  ramassa,  inanimé,  au 
jour  levant,  auprès  d'une  tombe. 


La  Morte  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  mardi  31  mai 
1887. 


L'ENDORMEUSE 


L'ENDORMEUSE. 


LA  Seine  s'étalait  devant  ma  maison, 
sans  une  ride,  et  vernie  par  le  soleil 
du  matin.  C'était  une  belle,  large, 
lente,  longue  coulée  d'argent,  empourprée 
par  places;  et  de  l'autre  coté  du  fleuve,  de 
grands  arbres  alignés  étendaient  sur  toute  la 
berge  une  immense  muraille  de  verdure. 

La  sensation  de  la  vie  qui  recommence 
chaque  jour,  de  la  vie  fraîche,  gaie,  amou- 
reuse, frémissait  dans  les  feuilles,  palpitait 
dans  l'air,  miroitait  sur  l'eau. 

On  me  remit  les  journaux  que  le  facteur 
venait  d'apporter  et  je  m'en  allai  sur  la  rive, 
a  pas  tranquilles,  pour  les  lire. 

Dans  le  premier  que  j'ouvris,  j'aperçus  ces 


2  34  LA  MAIN  GAUCHE. 

mots  :  ((  Statistique  des  suicides  »  et  j'appris 
que,  cette  année,  plus  de  huit  mille  cinq 
cents  être  humains  se  sont  tués. 

Instantanément,  je  les  vis!  Je  vis  ce  mas- 
sacre, hideux  et  volontaire  des  désespérés  las 
de  vivre.  Je  vis  des  gens  qui  saignaient,  la 
mâchoire  brisée,  le  crâne  crevé,  la  poitrine 
trouée  par  une  balle,  agonisant  lentement, 
seuls  dans  une  petite  chambre  d'hôtel,  et  sans 
penser  à  leur  blessure,  pensant  toujours  à 
leur  malheur. 

J'en  vis  d'autres,  la  gorge  ouverte  ou  le 
ventre  fendu,  tendant  encore  dans  leur  main 
le  couteau  de  cuisine  ou  le  rasoir. 

J'en  vis  d'autres,  assis  tantôt  devant  un 
verre  où  trempaient  des  allumettes,  tantôt 
devant  une  petite  bouteille  qui  portait  une 
étiquette  rouge. 

Ils  regardaient  cela  avec  des  yeux  fixes, 
sans  bouger;  puis  ils  buvaient,  puis  ils  atten- 
daient; puis  une  grimace  passait  sur  leurs 
joues,  crispait  leurs  lèvres;  une  épouvante 
égarait  leurs  yeux,  car  ils  ne  savaient  pas  qu'on 
souffrait  tant  avant  la  fin. 

Ils  se  levaient,  s'arrêtaient,  tombaient  et, 
les  deux  mains  sur  le  ventre,  ils  sentaient 
leurs  organes  brûlés,  leurs  entrailles  rongées 


L'ENDORMEUSE.  235 

par  le  feu  du  liquide,  avant  que  leur  pensée 
fût  seulement  obscurcie. 

J'en  vis  d'autres  pendus  au  clou  du  mur, 
à  l'espagnolette  de  la  fenêtre,  au  crochet  du 
plafond ,  à  la  poutre  du  grenier,  à  la  branche 
d'arbre,  sous  la  pluie  du  soir.  Et  je  devinais 
tout  ce  qu'ils  avaient  fait  avant  de  rester  là, 
la  langue  tirée,  immobiles.  Je  devinais  l'an- 
goisse de  leur  cœur,  leurs  hésitations  der- 
nières, leurs  mouvements  pour  attacher  la 
corde ,  constater  qu'elle  tenait  bien ,  se  la  passer 
au  cou  et  se  laisser  tomber. 

J'en  vis  d'autres  couchés  sur  des  lits  misé- 
rables, des  mères  avec  leurs  petits  enfants, 
des  vieillards  crevant  la  faim,  des  jeunes  filles 
déchirées  par  des  angoisses  d'amour,  tous  ri- 
gides, étouffés,  asphyxiés,  tandis  qu'au  milieu 
de  la  chambre  fumait  encore  le  réchaud  de 
charbon. 

Et  j'en  aperçus  qui  se  promenaient  dans  la 
nuit  sur  les  ponts  déserts.  C'étaient  les  plus 
sinistres.  L'eau  coulait  sous  les  arches  avec  un 
bruit  mou.  Ils  ne  la  voyaient  pas...,  ils  la  de- 
vinaient en  aspirant  son  odeur  froide  !  lis  en 
avaient  envie  et  ils  en  avaient  peur.  Ils  n'osaient 
point!  Pourtant,  il  le  fallait.  L'heure  sonnait 
au  loin  à  quelque  clocher,  et  soudain,  dans 


2^6  LA  MA1.\   GAUCHE. 

le  large  silence  des  ténèbres,  passaient,  vite 
étouffes,  le  claquement  d'un  corps  tombant 
dans  la  rivière,  quelques  cris,  un  clapotement 
d'eau  battue  avec  des  mains.  Ce  n'était  par- 
fois aussi  que  le  clouf  de  leur  chute,  quand 
ils  s'étaient  lié  les  bras  ou  attaché  une  pierre 
aux  pieds. 

Oh!  les  pauvres  gens,  les  pauvres  gens, 
les  pauvres  gens,  comme  j'ai  senti  leurs  an- 
goisses, comme  je  suis  mort  de  leur  mort! 
J'ai  passé  par  toutes  leurs  misères;  j'ai  subi, 
en  une  heure,  toutes  leurs  tortures.  J'ai  su  tous 
les  chagrins  qui  les  ont  conduits  là;  car  je 
sens  l'infamie  trompeuse  de  la  vie,  comme 
personne,  plus  que  moi,  ne  l'a  sentie. 

Comme  je  les  ai  compris,  ceux  qui,  faibles, 
harcelés  par  la  malechance,  ayant  perdu  les 
êtres  aimés,  réveillés  du  rêve  d'une  récom- 
pense tardive,  de  l'illusion  d'une  autre  exis- 
tence où  Dieu  serait  juste  enfin ,  après  avoir 
été  féroce,  et  désabusés  des  mirages  du  bon- 
heur, en  ont  assez  et  veulent  finir  ce  drame 
sans  trêve  ou  cette  honteuse  comédie. 

Le  suicide!  mais  c'est  la  force  de  ceux  qui 
n'en  ont  plus,  c'est  l'espoir  de  ceux  qui  ne 
croient  plus,  c'est  le  sublime  courage  des 
vaincus  !  Oui,  il  y  a  au  moins  une  porte  à  cette 


L'EiXDORMEUSE. 


-:> 


vie,  nous  pouvons  toujours  l'ouvrir  et  passer 
de  l'autre  côté.  La  nature  a  eu  un  mouvement 
de  pitié;  elle  ne  nous  a  pas  emprisonnés. 
Merci  pour  les  désespérés  ! 

Quant  aux  simples  désabusés,  qu'ils  mar- 
chent devant  eux  l'âme  libre  et  le  cœur  tran- 
quille. Ils  n'ont  rien  à  craindre,  puisqu'ils 
peuvent  s'en  aller;  puisque  derrière  eux  est 
toujours  cette  porte  que  les  dieux  rêvés  ne 
peuvent  même  fermer. 

Je  songeais  à  cette  foule  de  morts  volon- 
taires :  plus  de  huit  mille  cinq  cents  en  une 
année.  Et  il  me  semblait  qu'ils  s'étaient  réunis 
pour  jeter  au  monde  une  prière,  pour  crier 
un  vœu,  pour  demander  quelque  chose, 
réalisable  plus  tard,  quand  on  comprendra 
mieux.  II  me  semblait  que  tous  ces  suppliciés, 
ces  égorgés,  ces  empoisonnés,  ces  pendus, 
ces  asphyxiés,  ces  noyés,  s'en  venaient,  horde 
effroyable,  comme  des  citoyens  qui  votent, 
dire  à  la  société  :  «Accordez-nous  au  moins 
une  mort  douce!  Aidez-nous  à  mourir,  vous 
qui  ne  nous  avez  pas  aidés  à  vivre!  Voyez, 
nous  sommes  nombreux,  nous  avons  le  droit 
de  parler,  en  ces  jours  de  liberté,  d'indépen- 
dance philosophique  et  de  suffrage  populaire. 
Faites  à  ceux  qui  renoncent  à  vivre  l'aumône 


38  LA  MAIN  GAUCHE. 


d'une  mort  qui  ne  soit  point  répugnante  ni 
efFroyable.  » 

Je  me  mis  à  rêvasser,  laissant  ma  pensée 
vagabonder  sur  ce  sujet  en  des  songeries 
bizarres  et  mystérieuses. 

Je  me  crus,  à  un  moment,  dans  une  belle 
ville.  C'était  Paris;  mais  à  quelle  époque? 
J'allais  par  les  rues,  regardant  les  maisons, 
les  théâtres,  les  établissements  publics,  et 
voilà  que,  sur  une  place,  j'aperçus  un  grand 
bâtiment,  fort  élégant,  coquet  et  joli. 

Je  fus  surpris,  car  on  lisait  sur  la  façade, 
en  lettres  d'or  :  «Œuvre  de  la  mort  volon- 
taire ». 

Oh  !  étrangeté  des  rêves  éveillés  où  l'esprit 
s'envole  dans  un  monde  irréel  et  possible! 
Rien  n'y  étonne;  rien  n'y  choque;  et  la  fan- 
taisie débridée  ne  distingue  plus  le  comique 
et  le  Iuo;ubre. 

Je  m'approchai  de  cet  édifice,  où  des  valets 
en  culotte  courte  étaient  assis  dans  un  vesti- 
bule, devant  un  vestiaire,  comme  à  l'entrée 
d'un  cercle. 

J'entrai  pour  voir.  Un  d'eux,  se  levant,  me 
dit  : 

—  Monsieur  désire? 


L'ENDORMEUSE.  2  3  9 

— ■  Je  désire  savoir  ce  que  c'est  que  cet 
endroit. 

—  Pas  autre  chose  ? 

—  Mais  non. 

—  Alors,  monsieur  veut-il  que  je  le  con- 
duise chez  le  secrétaire  de  l'œuvre? 

J'hésitais.  J'interrogeai  encore  : 

—  Mais,  cela  ne  le  dérangera  pas? 

—  Oh  non,  monsieur,  il  est  ici  pour  re- 
cevoir les  personnes  qui  désirent  des  rensei- 
o;nements. 

—  Allons,  je  vous  suis. 

II  me  fit  traverser  des  couloirs  où  quelques 
vieux  messieurs  causaient;  puis  je  fias  introduit 
dans  un  beau  cabinet,  un  peu  sombre,  tout 
meublé  de  bois  noir.  Un  jeune  homme,  gras, 
ventru,  écrivait  une  lettre  en  fiimant  un  cigare 
dont  le  parfiim  me  révéla  la  qualité  supé- 
rieure. 

II  se  leva.  Nous  nous  saluâmes,  et  quand  le 
valet  fut  parti,  il  demanda  : 

—  Que  puis-je  pour  votre  service  ? 

—  Monsieur,  lui  répondis-je,  pardonnez- 
moi  mon  indiscrétion.  Je  n'avais  jamais  vu  cet 
établissement.  Les  quelques  mots  inscrits  sur 
la  façade  m'ont  fortement  étonné;  et  je  dési- 
rerais savoir  ce  qu'on  y  fait. 


2^0  LA    MMi\   GAUCHE. 

II  sourit  avant  de  répondre,  puis,  à  mi- 
voix,  avec  un  air  de  satisfaction  : 

—  Mon  Dieu,  monsieur,  on  tue  proprement 
et  doucement,  je  n'ose  pas  dire  agréable- 
ment, les  gens  qui  désirent  mourir. 

Je  ne  me  sentis  pas  très  ému,  car  cela  me 
parut  en  somme  naturel  et  juste.  J'étais  sur- 
tout étonné  qu'on  eût  pu,  sur  cette  planète  à 
idées  basses,  utilitaires,  humanitaires,  égoïstes 
et  coercitives  de  toute  liberté  réelle,  oser  une 
pareille  entreprise,  digne  d'une  humanité 
émancipée. 

Je  repris  : 

—  Comment  en  êtes-vous  arrivé  là? 
II  répondit  : 

—  Monsieur,  le  chiflPre  des  suicides  s'est 
tellement  accru  pendant  les  cinq  années  qui 
ont  suivi  l'Exposition  universelle  de  1889 
que  des  mesures  sont  devenues  urgentes.  On 
se  tuait  dans  les  rues,  dans  les  fêtes,  dans  les 
restaurants,  au  théâtre,  dans  les  wagons,  dans 
les  réceptions  du  président  de  la  République, 
partout.  C'était  non  seulement  un  vilain  spec- 
tacle pour  ceux  qui  aiment  bien  vivre  comme 
moi,  mais  aussi  un  mauvais  exemple  pour 
les  enfants.  Alors  il  a  fallu  centraliser  les  sui- 
cides. 


L'ENDORMEUSE.  2  4  I 

—  D'où  venait  cette  recrudescence? 

—  Je  n'en  sais  rien.  Au  fond,  je  crois  que 
le  monde  vieillit.  On  commence  à  y  voir 
clair,  et  on  en  prend  mal  son  parti.  II  en  est 
aujourd'hui  de  la  destinée  comme  du  gouver- 
nement, on  sait  ce  que  c'est;  on  constate 
qu'on  est  floué  partout,  et  on  s'en  va.  Quand 
on  a  reconnu  que  la  providence  ment,  triche, 
vole,  trompe  les  humains  comme  un  simple 
député  ses  électeurs,  on  se  fâche,  et  comme 
on  ne  peut  en  nommer  une  autre  tous  les 
trois  mois,  ainsi  que  nous  faisons  pour  nos 
représentants  concessionnaires,  on  quitte  la 
place,  qui  est  décidément  mauvaise. 

—  Vraiment! 

—  Oh  !  moi,  je  ne  me  plains  pas. 

—  Voulez-vous  me  dire  comment  fonc- 
tionne votre  œuvre? 

—  Très  volontiers.  Vous  pourrez  d'ailleurs 
en  faire  partie  quand  il  vous  plaira.  C'est  un 
cercle. 

—  Un  cercle  !  ! . . . 

—  Oui,  monsieur,  fondé  par  les  hommes 
les  plus  éminents  du  pays,  par  les  plus  grands 
esprits  et  les  plus  claires  inteHigences. 

II  ajouta,  en  riant  de  tout  son  cœur  : 

—  Et  je  vous  jure  qu'on  s'y  plaît  beaucoup. 

16 


2.4^.  LA  MAIN  GAUCHE. 

—  Ici? 

—  Oui  ici. 

—  Vous  m'ëtonnez. 

—  Mon  Dieu!  on  s'y  plaît  parce  que  les 
membres  du  cercle  n'ont  pas  cette  peur  de  la 
mort  qui  est  la  grande  gâcheuse  des  joies  sur 
îa  terre. 

• —  Mais  alors,  pourquoi  sont-ils  membres 
de  ce  cercle,  s'ils  ne  se  tuent  pas? 

—  On  peut  être  membre  du  cercle  sans 
se  mettre  pour  cela  dans  l'obligation  de  se 
tuer. 

—  Mais  alors? 

—  Je  m'explique.  Devant  le  nombre  dé- 
mesurément croissant  des  suicides,  devant 
les  spectacles  hideux  qu'ils  nous  donnaient, 
s'est  formée  une  société  de  pure  bienfaisance, 
protectrice  des  désespérés,  qui  a  mis  à  leur 
disposition  une  mort  calme  et  insensible, 
sinon  imprévue. 

—  Qui  donc  a  pu  autoriser  une  pareille 
ceuvre? 

—  Le  général  Boulanger,  pendant  son 
court  passage  au  pouvoir.  II  ne  savait  rien  re- 
fuser. II  n'a  fait  que  cela  de  bon,  d'ailleurs. 
Donc,  une  société  s'est  formée  d'hommes 
clairvoyants,  désabusés,  sceptiques,  qui  ont 


L'E-XDORiMEUSE.  243 

voulu  élever  en  plein  Paris  une  sorte  de 
temple  du  mépris  de  la  mort.  Elle  fut  d'abord, 
cette  maison,  un  endroit  redouté,  dont  per- 
sonne n'approchait.  Alors,  les  fondateurs,  qui 
s'y  réunissaient,  y  ont  donné  une  grande  soirée 
d'inauguration  avec  M"""^'  Sarah  Bernhardt, 
Judic,  Théo,  Granier  et  vingt  autres,  MM.  de 
Reszké,  Coquehn,  Mounet-SuIIy,  Paulus,  etc.; 
puis  des  concerts,  des  comédies  de  Dumas, 
de  Meilhac,  d'Halévy,  de  Sardou.  Nous 
n'avons  qu'un  four,  une  pièce  de  M.  Becque, 
qui  a  semblé  triste,  mais  qui  a  eu  ensuite  un 
très  grand  succès  à  la  Comédie-Française. 
Enfin  tout  Paris  est  venu.  L'affaire  était  lancée. 

—  Au  miheu  des  fêtes!  Quelle  macabre 
plaisanterie  ! 

—  Pas  du  tout.  II  ne  faut  pas  que  la  mort 
soit  triste,  il  faut  qu'elle  soit  indifférente.  Nous 
avons  égayé  la  mort,  nous  l'avons  fleurie, 
nous  l'avons  parfumée,  nous  l'avons  faite 
facile.  On  apprend  à  secourir  par  l'exemple; 
on  peut  voir,  ça  n'est  rien. 

—  Je  comprends  fort  bien  qu'on  soit  venu 

pour   les   fêtes;   mais   est-on  venu   pour 

Elle? 

—  Pas  tout  de  suite,  on  se  méfiait. 

—  Et  plus  tard  ? 

\6. 


244  L\   MAIN  GAUCHE. 

—  On  est  venu. 

—  Beaucoup? 

—  En  masse.  Nous  en  avons  plus  de  qua- 
rante par  jour.  On  ne  trouve  presque  plus  de 
noyés  dans  la  Seine. 

—  Qiii  est-ce  qui  a  commencé? 

—  Un  membre  du  cercle. 

—  Un  dévoué? 

—  Je  ne  crois  pas.  Un  embêté,  un  décavé, 
qui  avait  eu  des  différences  énormes  au  bac- 
carat, pendant  trois  mois. 

—  Vraiment? 

—  Le  second  a  été  un  Anglais,  un  excen- 
trique. Alors,  nous  avons  fait  de  la  réclame 
dans  les  journaux,  nous  avons  raconté  notre 
procédé,  nous  avons  inventé  des  morts  ca- 
pables d'attirer.  Mais  le  grand  mouvement  a 
été  donné  par  les  pauvres  gens. 

—  Comment  procédez-vous? 

—  Voulez-vous  visiter?  je  vous  expliquerai 
en  même  temps. 

—  Certainement. 

Il  prit  son  chapeau,  ouvrit  la  porte,  me  fit 
passer  puis  entrer  dans  une  salle  de  jeu  où 
des  hommes  jouaient  comme  on  joue  dans 
tous  les  tripots.  II  traversait  ensuite  divers 
salons.   On   y    causait   vivement,    gaiement. 


L'EXDORMEUSE.  245 

J'avais  rarement  vu  un  cercle  aussi  vivant, 
aussi  animé,  aussi  rieur. 
Comme  je  m'en  étonnais  : 

—  Oh!  reprit  le  secrétaire,  l'œuvre  a  une 
vogue  inouïe.  Tout  le  monde  chic  de  l'univers 
entier  en  fait  partie  pour  avoir  l'air  de  mé- 
priser la  mort.  Puis,  une  fois  qu'ils  sont  ici, 
ils  se  croient  obligés  d'être  gais  afin  de  ne  pas 
paraître  effrayés.  Alors,  on  plaisante,  on  rit, 
on  blague,  on  a  de  l'esprit  et  on  apprend  à 
en  avoir.  C'est  certainement  aujourd'hui  l'en- 
droit le  mieux  fréquenté  et  le  plus  amusant 
de  Paris.  Les  femmes  mêmes  s'occupent  en  ce 
moment  de  créer  une  annexe  pour  elles. 

—  Et  malgré  cela,  vous  avez  beaucoup  de 
suicides  dans  la  maison? 

—  Comme  je  vous  l'ai  dit,  environ  qua- 
rante ou  cmquante  par  jour.  Les  gens  du 
monde  sont  rares;  mais  les  pauvres  diables 
abondent.  La  classe  moyenne  aussi  donne 
beaucoup. 

—  Et  comment...  fait-on? 

—  On  asphyxie,. . .  très  doucement. 

—  Par  quel  procédé? 

—  Un  gaz  de  notre  invention.  Nous  avons 
un  brevet.  De  l'autre  côté  de  l'édifice,  il  y  a 
les    portes   du   public.    Trois   petites   portes 


2^6  LA   MAIN   GAUCHE. 

donnant  sur  de  petites  rues.  Quand  un  homme 
ou  une  femme  se  présente,  on  commence  à 
l'interroger;  puis  on  lui  offre  un  secours,  de 
l'aide,  des  protections.  Si  le  client  accepte, 
on  fait  une  enquête  et  souvent  nous  en  avons 
sauvé. 

—  Où  trouvez-vous  l'argent? 

—  Nous  en  avons  beaucoup.  La  cotisation 
des  membres  est  fort  élevée.  Puis  il  est  de  bon 
ton  de  donner  à  l'œuvre.  Les  noms  de  tous 
les  donateurs  sont  imprimés  dans  le  Figaro, 
Or  tout  suicide  d'homme  riche  coûte  mille 
francs.  Et  ils  meurent  à  la  pose.  Ceux  des 
pauvres  sont  gratuits. 

—  Comment  reconnaissez-vous  les  pau- 
vres? 

—  Oh  !  oh  !  monsieur,  on  les  devine  !  Et 
puis  ils  doivent  apporter  un  certificat  d'indi- 
gents du  commissaire  de  police  de  leur  quar- 
tier. Si  vous  saviez  comme  c'est  sinistre,  leur 
entrée  !  J'ai  visité  une  fois  seulement  cette 
partie  de  notre  établissement,  je  n'y  retour- 
nerai jamais.  Comme  local,  c'est  aussi  bien 
qu'ici,   presque  aussi    riche   et   confortable; 

mais  eux Eux  !  !  !  Si  vous  les  voyiez  arriver, 

les  vieux  en  guenilles  qui  viennent  mourir; 
des  gens  qui  crèvent  de  misère  depuis  des 


L'ENDORMEUSE.  2^7 

mois,  nourris  au  coin  des  bornes  comme  les 
chiens  des  rues;  des  femmes  en  haillons,  dé- 
charnées, qui  sont  malades,  paralysées,  inca- 
pables de  trouver  leur  vie  et  qui  nous  disent^ 
après  avoir  raconté  leur  cas  :  «  Vous  voyez 
bien  que  ça  ne  peut  pas  continuer,  puisque  je 
ne  peux  plus  rien  faire  et  rien  gagner,  moi  ». 
J'en  ai  vu  venir  une  de  quatre-vingt-sept  ans, 
qui  avait  perdu  tous  ses  enfants  et  petits- 
enfants,  et  qui,  depuis  six  semaines,  couchait 
dehors.  J'en  ai  été  malade  d'émotion.  Puis, 
nous  avons  tant  de  cas  différents,  sans  compter 
les  gens  qui  ne  disent  rien  et  qui  demandent 
simplement  :  «Où  est-ce?»  Ceux-là,  on  les 
fait  entrer,  et  c'est  fini  tout  de  suite. 
Je  répétai,  le  cœur  crispé  : 

—  Et...  où  est-ce? 

—  Ici. 

Il  ouvrit  une  porte  en  ajoutant  : 

—  Entrez,  c'est  la  partie  spécialement  ré- 
servée aux  membres  du  cercle,  et  celle  qui 
fonctionne  le  moins.  Nous  n'y  avons  eu  encore 
que  onze  anéantissements. 

—  iVh!  vous  appelez  cela  un...  anéantis- 
sement. 

—  Oui,  monsieur.  Entrez  donc. 
J'hésitais.  Enfin  j'entrai.   C'était  une  déli- 


240  LA   MAIN   GAUCHE. 

cieuse  galerie,  une  sorte  de  serre,  que  des 
vitraux  d'un  bleu  pâle,  d'un  rose  tendre, 
d'un  vert  léger,  entouraient  poétiquement  de 
paysages  de  tapisseries.  11  y  avait  dans  ce  joli 
salon  des  divans,  de  superbes  palmiers,  des 
fleurs,  des  roses  surtout,  embaumantes,  des 
livres  sur  des  tables,  la  Revue  des  Deux-Mondes, 
des  cigares  en  des  boîtes  de  la  régie,  et,  ce 
qui  me  surprit,  des  pastilles  de  Vichy  dans 
une  bonbonnière. 

Comme  je  m'en  étonnais  : 

—   Oh!  on  vient  souvent  causer  ici,  dit 


mon  oruide. 

C5 


Il  reprit  : 

—  Les  salles  du  public  sont  pareilles,  mais 
plus  simplement  meublées. 

Je  demandai  : 

Il  désigna  du  doigt  une  chaise  longue,  cou- 
verte de  crêpe  de  Chine  crémeux,  à  bro- 
deries blanches,  sous  un  grand  arbuste  in- 
connu, au  pied  duquel  s'arrondissait  une 
plate-bande  de  réséda. 

Le  secrétaire  ajouta  d'une  voix  plus  basse  : 

—  On  change  à  volonté  la  fleur  et  le 
parfum,  car  notre  gaz,  tout  à  fait  imper- 
ceptible, donne  à  la  mort  l'odeur  de  la  fleur 
qu'on  aima.  On  le  volatilise  avec  des  essences. 


L'ENDORMEUSE.  2^9 

Vouiez-vous  que  ]e  vous  le  fasse  aspirer  une 
seconde? 

—  Merci,  lui  dis-je  vivement,  pas  encore. . . 
II  se  mit  à  rire. 

—  Oh  !  monsieur,  il  n'y  a  aucun  danger. 
Je  l'ai  moi-même  constaté  plusieurs  fois. 

J'eus  peur  de  lui  paraître  lâche.  Je  repris  ; 

—  Je  veux  bien. 

—  Etendez-vous  sur  YEndormcuse. 

Un  peu  inquiet,  je  m'assis  sur  la  chaise 
basse  en  crêpe  de  Chine,  puis  je  m'allongeai, 
et  presque  aussitôt  je  fus  enveloppé  par  une 
odeur  délicieuse  de  réséda.  J'ouvris  la  bouche 
pour  la  mieux  boire,  car  mon  âme  déjà  s'était 
engourdie,  oubliait,  savourait,  dans  le  premier 
trouble  de  l'asphyxie,  l'ensorcelante  ivresse 
d'un  opium  enchanteur  et  foudroyant. 

Je  fus  secoué  par  le  bras. 

—  Oh  !  oh  !  monsieur,  disait  en  riant  le 
secrétaire,  il  me  semble  que  vous  vous  y 
laissez  prendre. 

Mais  une  voix,  une  vraie  voix,  et  non  plus 
celle  des  songeries,  me  saluait  avec  un  timbre 
paysan  : 

—  Bonjour,  m'sieu.  Çava-t-il? 

Mon  rêve  s'envola.  Je  vis  la  Seine  claire 


250  LA  MAIN  GAUCHE. 

SOUS  le  soleil,  et,  arrivant  par  un  sentier,  le 
garde  champêtre  du  pays,  qui  touchait  de  sa 
main  droite  son  képi  noir  galonné  d'argent. 
Je  répondis  : 

—  Bonjour,  Marinel.  Où  allez-vous  donc? 

—  Je  vais  constater  un  noyé  qu'on  a  re- 
pêché près  des  Morillons.  Encore  un  qui  s'a 
jeté  dans  le  bouillon.  Même  qu'il  avait  retiré 
sa  culotte  pour  s'attacher  les  jambes  avec. 

L'Endormeuse  a  paru  dans  l'Echo  de  Paris  du  16  sep- 
tembre 1889. 


MADAME  HERMET 


MADAME    HERMET. 


LES  fous  m'attirent.  Ces  gens- là  vivent 
dans  un  pays  mystérieux  de  songes 
bizarres,  dans  ce  nuage  impénétrable 
de  la  démence  où  tout  ce  qu'ils  ont  vu  sur  la 
terre,  tout  ce  qu'ils  ont  aimé,  tout  ce  qu'ils 
ont  fait  recommence  pour  eux  dans  une  exis- 
tence imaginée  en  dehors  de  toutes  les  lois 
qui  gouvernent  les  choses  et  régissent  la  pen- 
sée humaine. 

Pour  eux  l'impossible  n'existe  plus,  l'in- 
vraisemblable disparaît,  le  féerique  devient 
constant  et  le  surnaturel  familier.  Cette  vieille 
barrière,  la  logique,  cette  vieille  muraille,  la 
raison,  cette  vieille  rampe  des  idées,  le  bon 
sens,  se  brisent,  s'abattent,  s'écroulent  devant 


2^4  LA  MAIN  GAUCHE. 

leur  imagination  lâchée  en  liberté,  échappée 
dans  le  pays  iHimité  de  la  fantaisie,  et  qui  va 
par  bonds  fabuleux  sans  que  rien  l'arrête. 
Pour  eux  tout  arrive  et  tout  peut  arriver.  Ils 
ne  font  point  d'efforts  pour  vaincre  les  événe- 
ments, dompter  les  résistances,  renverser  les 
obstacles.  II  suffit  d'un  caprice  de  leur  volonté 
illusionnante  pour  qu'ils  soient  princes,  em- 
pereurs ou  dieux,  pour  qu'ils  possèdent  toutes 
les  richesses  du  monde,  toutes  les  choses  sa- 
voureuses de  la  vie,  pour  qu'ils  jouissent  de 
tous  les  plaisirs,  pour  qu'ils  soient  toujours 
forts,  toujours  beaux,  toujours  jeunes,  tou- 
jours chéris!  Eux  seuls  peuvent  être  heureux 
sur  la  terre,  car,  pour  eux,  la  Réalité  n'existe 
plus.  J'aime  à  me  pencher  sur  leur  esprit  va- 
gabond, comme  on  se  penche  sur  un  gouffre 
où  bouillonne  tout  au  fond  un  torrent  in- 
connu, qui  vient  on  ne  sait  d'où  et  va  on  ne 
sait  où. 

Mais  à  rien  ne  sert  de  se  pencher  sur  ces 
crevasses,  car  jamais  on  ne  pourra  savoir  d'où 
vient  cette  eau,  où  va  cette  eau.  Après  tout, 
ce  n'est  que  de  l'eau,  pareille  à  celle  qui 
coule  au  grand  jour,  et  la  voir  ne  nous  ap- 
prendrait pas  grand'chose. 

A  rien  ne  sert  non  plus  de  se  pencher  sur 


MADAME  HERMET. 


-)  ) 

l'esprit  des  fous,  car  leurs  idées  les  plus  bi- 
zarres ne  sont,  en  somme,  que  des  idées  déjà 
connues,  étranges  seulement,  parce  qu'elles 
ne  sont  plus  enchaînées  par  la  Raison.  Leur 
source  capricieuse  nous  confond  de  surprise, 
parce  qu'on  ne  la  voit  pas  jaillir.  II  a  suffi 
sans  doute  d'une  petite  pierre  tombée  dans 
son  cours  pour  produire  ces  bouillonnements. 
Pourtant  les  fous  m'attirent  toujours,  et  tou- 
jours je  reviens  vers  eux,  appelé  malgré  moi 
par  ce  mystère  banal  de  la  démence. 

Or,  un  jour,  comme  je  visitais  un  de  leurs 
asiles,  le  médecin  qui  me  conduisait  me 
dit  : 

—  Tenez,  je  vais  vous  montrer  un  cas  in- 
téressant. 

Et  il  fit  ouvrir  une  cellule  où  une  femme 
âgée  d'environ  quarante  ans,  encore  belle, 
assise  dans  un  grand  fauteuil,  regardait  avec 
obstination  son  visage  dans  une  petite  glace 
à  main. 

Dès  qu'elle  nous  aperçut,  elle  se  dressa, 
courut  au  fond  de  l'appartement  chercher  un 
voile  jeté  sur  une  chaise,  s'enveloppa  la  figure 
avec  grand  soin,  puis  revint,  en  répondant 
d'un  sipfne  de  tête  à  nos  saluts. 


256  LA   MALX   GAUCHE. 

—  Eh  bien  !  dit  le  docteur,  comment 
allez-vous,  ce  matin? 

Elle  poussa  un  profond  soupir. 

—  Oh!  mal,  très  mal,  monsieur,  les  mar- 
ques augmentent  tous  les  jours. 

II  répondit  avec  un  air  convaincu  : 

—  Mais  non,  mais  non,  je  vous  assure  que 
vous  vous  trompez. 

Elle  se  rapprocha  de  lui  pour  murmurer  : 

—  Non.  J'en  suis  certaine.  J'ai  compté  dix 
trous  de  plus  ce  matin,  trois  sur  la  joue  droite, 
quatre  sur  la  joue  gauche  et  trois  sur  le  front. 
C'est  affreux,  affreux!  Je  n'oserai  plus  me 
laisser  voir  à  personne,  pas  même  à  mon  fils, 
non,  pas  même  à  lui!  Je  suis  perdue,  je  suis 
défigurée  pour  toujours. 

Elle  retomba  sur  son  fauteuil  et  se  mit  à 
sangloter. 

Le  médecin  prit  une  chaise,  s'assit  près 
d'elle,  et  d'une  voix  douce,  consolante  : 

—  Voyons,  montrez-moi  ça,  je  vous  assure 
que  ce  n'est  rien.  Avec  une  petite  cautérisa- 
tion je  ferai  tout  disparaître. 

Elle  répondit  «non»  de  la  tête,  sans  une 
parole.  II  voulut  toucher  son  voile,  mais  elle 
le  saisit  à  deux  mains  si  fort  que  ses  doigts 
entrèrent  dedans. 


MADAME  HERMET.  257 

II  se  remit  à  l'exhorter  et  à  la  rassurer. 

—  Voyons,  vous  savez  bien  que  je  vous 
les  enlève  toutes  les  fois,  ces  vilains  trous,  et 
qu'on  ne  les  aperçoit  plus  du  tout  quand  je 
les  ai  soignés.  Si  vous  ne  me  les  montrez  pas, 
je  ne  pourrai  point  vous  guérir. 

Elle  murmura  : 

—  A  vous  encore  je  veux  bien,  mais  je  ne 
connais  pas  ce  monsieur  qui  vous  accom- 
pagne. 

—  C'est  aussi  un  médecin,  qui  vous  soi- 
gnera encore  bien  mieux  que  moi. 

Alors  elle  se  laissa  découvrir  la  figure,  mais 
sa  peur,  son  émotion,  sa  honte  d'être  vue  la 
rendaient  rouge  jusqu'à  la  chair  du  cou  qui 
s'enfonçait  dans  sa  robe.  Elle  baissait  les  yeux, 
tournait  son  visage,  tantôt  h.  droite,  tantôt  à 
gauche,  pour  éviter  nos  regards,  et  balbutiait  : 

—  Oh  !  je  souffre  affreusement  de  me  lais- 
ser voir  ainsi!  C'est  horrible,  n'est-ce  pas? 
C'est  horrible? 

Je  la  contemplais  fort  surpris,  car  elle 
n'avait  rien  sur  la  face,  pas  une  marque,  pas 
une  tache,  pas  un  signe  ni  une  cicatrice. 

Elle  se  tourna  vers  moi,  les  yeux  toujours 
baissés  et  me  dit  : 

—  C'est  en  soignant  mon  fils  que  j'ai  ga- 

'7 


2^8  LA  MAIN  GAUCHE. 

gné  cette  épouvantable  maladie,  monsieur. 
Je  l'ai  sauvé,  mais  je  suis  défigurée.  Je  lui  ai 
donné  ma  beauté,  à  mon  pauvre  enfant.  En- 
fin, j'ai  fait  mon  devoir,  ma  conscience  est 
tranquille.  Si  je  souffre,  il  n'y  a  que  Dieu  qui 
le  sait. 

Le  docteur  avait  tiré  de  sa  poche  un  mince 
pinceau  d'aquarelliste. 

—  Laissez  faire,  dit-il,  je  vais  vous  arran- 
ger tout  cela. 

Elle  tendit  sa  joue  droite  et  il  commença  à 
la  toucher  par  coups  légers,  comme  s'il  eut 
posé  dessus  de  petits  points  de  couleur.  Il  en 
fit  autant  sur  la  joue  gauche,  puis  sur  le  men- 
ton, puis  sur  le  front;  puis  il  s'écria  : 

—  Regardez,  il  n'y  a  plus  rien,  plus 
rien! 

Elle  prit  la  glace,  se  contempla  longtemps 
avec  une  attention  profonde,  une  attention 
aiguë,  avec  un  effort  violent  de  tout  son  es- 
prit, pour  découvrir  quelque  chose,  puis  elle 
soupira  : 

—  Non.  Ça  ne  se  voit  plus  beaucoup.  Je 
vous  remercie  infiniment. 

Le  médecin  s'était  levé.  Il  la  salua,  me  fit 
sortir  puis  me  suivit;  et,  dès  que  la  porte  fut 
refermée  : 


MADAME   HERMET.  259 

—  Voici  l'histoire  atroce  de  cette  malheu- 
reuse, dit-il. 

Elle  s'appelle  M"""  Hermet.  Elle  fut  très 
belle,  très  coquette,  très  aimée,  et  très  heu- 
reuse de  vivre. 

C'était  une  de  ces  femmes  qui  n'ont  au 
monde  que  leur  beauté  et  leur  désir  de  plaire 
pour  les  soutenir,  les  gouverner  ou  les  conso- 
ler dans  l'existence.  Le  souci  constant  de  sa 
fraîcheur,  les  soins  de  son  visage,  de  ses 
mains,  de  ses  dents,  de  toutes  les  parcelles  de 
son  corps  qu'elle  pouvait  montrer  prenaient 
toutes  ses  heures  et  toute  son  attention. 

Elle  devint  veuve,  avec  un  fils.  L'enfant 
fut  élevé  comme  le  sont  tous  les  enfants  des 
femmes  du  monde  très  admirées.  Elle  l'aima 
pourtant. 

II  grandit;  et  elle  vieillit.  Vit-elle  venir  la 
crise  fatale,  je  n'en  sais  rien.  A-t-elIe,  comme 
tant  d'autres,  regardé  chaque  matin  pendant 
des  heures  et  des  heures  la  peau  si  fine  jadis, 
si  transparente  et  si  claire,  qui  maintenant  se 
plisse  un  peu  sous  les  yeux,  se  fripe  de  mille 
traits  encore  imperceptibles,  mais  qui  se 
creuseront  davantage,  jour  par  jour,  mois  par 
mois?  A-t-elIe  vu  s'agrandir  aussi,  sans  cesse, 

'7- 


2.6o  LA   MAIN   GAUCHE. 

d'une  façon  lente  et  sûre  les  longues  rides  du 
front,  ces  minces  serpents  que  rien  n'arrête? 
A-t-elIe  subi  la  torture,  l'abominable  torture 
du  miroir,  du  petit  miroir  à  poignée  d'argent 
qu'on  ne  peut  se  décider  à  reposer  sur  la 
table,  puis  qu'on  rejette  avec  rage  et  qu'on 
reprend  aussitôt,  pour  revoir,  de  tout  près, 
de  plus  près,  l'odieux  et  tranquille  ravage  de  la 
vieillesse  qui  s'approche?  S'est-elle  enfermée 
dix  fois,  vingt  fois  en  un  jour,  quittant,  sans 
raison,  le  salon  où  causent  des  amies,  pour 
remonter  dans  sa  chambre  et,  sous  la  protec- 
tion des  verrous  et  des  serrures,  reo:arder  en- 
core  le  travail  de  destruction  de  la  chair  mûre 
qui  se  fane,  pour  constater  avec  désespoir  le 
progrès  léger  du  mal  que  personne  encore  ne 
semble  voir,  mais  qu'elle  connaît  bien,  elle? 
Elle  sait  où  sont  ses  attaques  les  plus  graves, 
les  plus  profondes  morsures  de  l'âge.  Et  le 
miroir,  le  petit  miroir  tout  rond  dans  son 
cadre  d'argent  ciselé,  lui  dit  d'abominables 
choses,  car  il  parle,  il  semble  rire,  il  raille  et 
lui  annonce  tout  ce  qui  va  venir,  toutes  les 
misères  de  son  corps,  et  l'atroce  supplice  de 
sa  pensée  jusqu'au  jour  de  sa  mort,  qui  sera 
celui  de  sa  délivrance. 

A-t-elle  pleuré,  éperdue,  à  genoux,  le  front 


MADAME  HERMET.  26  I 

par  terre,  et  prié,  prié,  prié  Celui  qui  tue 
ainsi  les  êtres  et  ne  leur  donne  la  jeunesse  que 
pour  leur  rendre  plus  dure  la  vieillesse,  et  ne 
leur  prête  la  beauté  que  pour  la  reprendre 
aussitôt;  l'a-t-elle  prié,  supplié  de  faire  pour 
elle  ce  que  jamais  il  n'a  fait  pour  personne, 
de  lui  laisser,  jusqu'à  son  dernier  jour,  le 
charme,  la  fraîcheur  et  la  grâce?  Puis  com- 
prenant qu'elie  implore  en  vain  l'inflexible 
Inconnu  qui  pousse  les  ans,  l'un  après  l'autre, 
s'est-elle  roulée,  en  se  tordant  les  bras,  sur  les 
tapis  de  sa  chambre,  a-t-elle  heurté  son  front 
aux  meubles  en  retenant  dans  sa  gorge  des 
cris  affreux  de  désespoir? 

Sans  doute  elle  a  subi  ces  tortures.  Car 
voici  ce  qui  arriva  : 

Un  jour  (elle  avait  alors  trente-cinq  ans), 
son  fils,  âgé  de  quinze,  tomba  malade. 

Il  prit  le  lit  sans  qu'on  pût  encore  déter- 
miner d'où  provenait  sa  souff^i'ance  et  quelle 
en  était  la  nature. 

Un  abbé,  son  précepteur,  veillait  près  de 
lui  et  ne  le  quittait  guère,  tandis  que  M"""  Her- 
met,  matm  et  soir,  venait  prendre  de  ses 
nouvelles. 

Elle  entrait,  le  matin,  en  peignoir  de  nuit. 


262  LA  MAIN   GAUCHE. 

souriante,  toute  parfumée  déjà,  et  deman- 
dait, dès  la  porte  : 

—  Eh  bien!  Georges,  allons-nous  mieux? 
Le  grand  enfant,  rouge,  la  figure  gonflée, 

et  rongé  par  la  fièvre,  répondait  : 

—  Oui,  petite  mère,  un  peu  mieux. 
Elle  demeurait  quelques  instants  dans  la 

chambre,  regardait  les  bouteilles  de  drogues 
en  faisant  «pouah»  du  bout  des  lèvres,  puis 
soudain  s'écriait  ;  «Ah!  j'oubhais  une  chose 
très  uro-ente»;  et  elle  se  sauvait  en  courant  et 
laissant  derrière  elle  de  fines  odeurs  de  toi- 
lette. 

Le  soir,  elle  apparaissait  en  robe  décolletée, 
plus  pressée  encore,  car  elle  était  toujours 
en  retard;  et  elle  avait  juste  le  temps  de  de- 
mander : 

—  Eh  bien,  qu'a  dit  le  médecin? 
L'abbé  répondait  : 

—  Il  n'est  pas  encore  fixé,  madame. 

Or,  un  soir,  l'abbé  répondit  :  «Madame, 
votre  fils  est  atteint  de  la  petite  vérole.» 

Elle  poussa  un  grand  cri  de  peur,  et  se 
sauva. 

Quand  sa  femme  de  chambre  entra  chez 
elle  le  lendemain,  elle  sentit  d'abord  dans  la 
pièce  une  forte  odeur  de  sucre  brûlé,  et  elle 


MADAME  HERMET.  263 

trouva  sa  maîtresse,  les  yeux  ouverts,  le  vi- 
sage pâli  par  l'insomnie  et  grelottant  d'an- 
goisse dans  son  lit. 

]\jme  Hermet  demanda,  dès  que  ses  contre- 
vents furent  ouverts  : 

—  Comment  va  Georges? 

—  Oh!  pas  bien  du  tout  aujourd'hui,  ma- 
dame. 

Elle  ne  se  leva  qu'à  midi,  mangea  deux 
œufs  avec  une  tasse  de  thé,  comme  si  elle- 
même  eût  été  malade,  puis  elle  sortit  et  s'in- 
forma chez  un  pharmacien  des  méthodes  pré- 
servatrices contre  la  contagion  de  la  petite 
vérole. 

Elle  ne  rentra  qu'à  l'heure  du  dîner,  char- 
gée de  fioles,  et  s'enferma  aussitôt  dans  sa 
chambre,  où  elle  s'imprégna  de  désinfec- 
tants. 

L'abbé  l'attendait  dans  la  salle  à  manger. 
Dès  qu'elle  l'aperçut,  elle  s'écria,  d'une  voix 
pleine  d'émotion  : 

—  Eh  bien? 

—  Oh!  pas  mieux.  Le  docteur  est  fort  in- 
quiet. 

Elle  se  mit  à  pleurer,  et  ne  put  rien  man- 
ger tant  elle  se  sentait  tourmentée. 

Le  lendemain,  dès  l'aurore,  elle  fit  prendre 


t) 


2^4  LA  MAIN  GAUCHE. 

des  nouvelles,  qui  ne  furent  pas  meilleures, 
et  elle  passa  tout  le  jour  dans  sa  chambre  où 
fumaient  de  petits  brasiers  en  répandant  de 
fortes  odeurs.  Sa  domestique,  en  outre,  af- 
firma qu'on  l'entendit  gémir  pendant  toute  la 
soirée. 

Une  semaine  entière  se  passa  ainsi  sans 
qu'elle  fît  autre  chose  que  sortir  une  heure  ou 
deux  pour  prendre  l'air,  vers  le  milieu  de 
l'après-midi. 

Elle  demandait  maintenant  des  nouvelles 
toutes  les  heures,  et  sanglotait  quand  elles 
étaient  plus  mauvaises. 

Le  onzième  jour  au  matin,  l'abbé  s'étant 
fait  annoncer,  entra  chez  elle,  le  visage  grave 
et  pâle  et  il  dit,  sans  prendre  le  siège  qu'elle 
lui  offrait  : 

—  Madame,  votre  fils  est  fort  mal,  et  il 
désire  vous  voir. 

Elle  se  jeta  sur  les  genoux  en  s'écriant  : 

—  Ah!  mon  Dieu!  Ah!  mon  Dieu!  Je 
n'oserai  jamais!  Mon  Dieu!  Mon  Dieu!  sc- 
courez-moi  ! 

Le  prêtre  reprit  : 

—  Le  médecin  garde  peu  d'espoir,  ma- 
dame, et  Georges  vous  attend! 

Puis  il  sortit. 


MADAME  HERMET.  265 

Deux  heures  plus  tard,  comme  le  jeune 
homme,  se  sentant  mourir,  demandait  sa 
mère  de  nouveau,  l'abbé  rentra  chez  elle  et  la 
trouva  toujours  à  genoux,  pleurant  toujours  et 
répétant  : 

((  Je  ne  veux  pas. . .  je  ne  veux  pas. . .  J'ai 
trop  peur. . .  je  ne  veux  pas. . .  » 

II  essaya  de  la  décider,  de  la  fortifier,  de 
l'entraîner.  II  ne  parvint  qu'à  lui  donner  une 
crise  de  nerfs  qui  dura  longtemps  et  la  fit 
hurler. 

Le  médecin,  étant  revenu  vers  le  soir,  fut 
informé  de  cette  lâcheté,  et  déclara  qu'il 
l'amènerait,  lui,  de  gré  ou  de  force.  Mais 
après  avoir  essayé  de  tous  les  arguments, 
comme  il  la  soulevait  par  la  taille  pour  l'em- 
porter près  de  son  fils,  elle  saisit  la  porte  et 
s'y  cramponna  avec  tant  de  force  qu'on  ne 
put  l'en  arracher.  Puis  lorsqu'on  l'eut  lâchée, 
elle  se  prosterna  aux  pieds  du  médecin,  en 
demandant  pardon ,  en  s'accusant  d'être  une 
misérable.  Et  elle  criait  :  «Oh!  il  ne  va  pas 
mourir,  dites-moi  qu'il  ne  va  pas  mourir,  je 
vous  en  prie,  dites-lui  que  je  l'aime,  que 
je  l'adore. . .  » 

Le  jeune  homme  agonisait.  Se  voyant  à  ses 
derniers  moments,  il  supplia  cju'on  décidât 


266  LA   MAIN   GAUCHE. 

sa  mère  à  lui  dire  adieu.  Avec  cette  espèce 
de  pressentiment  qu'ont  parfois  les  mori- 
bonds, il  avait  tout  compris,  tout  deviné  et  il 
disait  :  «Si  elle  n'ose  pas  entrer,  priez-la  seu- 
lement de  venir  par  le  balcon  jusqu'à  ma  fe- 
nêtre pour  que  je  la  voie,  au  moins,  pour  que 
je  lui  dise  adieu  d'un  regard  puisque  je  ne 
puis  pas  l'embrasser.  » 

Le  médecin  et  l'abbé  retournèrent  encore 
vers  cette  femme  :  «Vous  ne  risquerez  rien, 
affirmaient-ils,  puisqu'il  y  aura  une  vitre  entre 
vous  et  lui.  » 

Elle  consentit,  se  couvrit  la  tête,  prit  un 
flacon  de  sels,  fit  trois  pas  sur  le  balcon,  puis 
soudain,  cachant  sa  figure  dans  ses  mains, 
elle  gémit  :  «Non...,  non...,  je  n'oserai  ja- 
mais le  voir. . .  jamais. . . ,  j'ai  trop  de  honte. . . , 
j'ai  trop  peur...,  non...,  je  ne  peux  pas.» 

On  voulut  la  traîner,  mais  elle  tenait  à 
pleines  mains  les  barreaux  et  poussait  de  telles 
plaintes  que  les  passants,  dans  la  rue,  levaient 
la  tête. 

Et  le  mourant  attendait,  les  yeux  tournés 
vers  cette  fenêtre,  il  attendait,  pour  mourir, 
qu'il  eût  vu  une  dernière  fois  la  figure  douce 
et  bien-aimée,  le  visage  sacré  de  sa  mère. 

Il  attendit  longtemps,  et  la  nuit  vint.  Alors 


MADAME  HERMET.  :l6j 

il  se  retourna  vers  le  mur  et  ne  prononça  plus 
une  parole. 

Quand  le  jour  parut,  il  était  mort.  Le  len- 
demain, elle  était  folle. 

Madmne  Hermet  a  paru  dans  le  Gil-Blas  du  12   jan- 
vier 1887. 


TABLE  DES   MATIERES. 

Pages. 

Allouma I 

Hautot  père  et  fils ^7 

BoitcIIe 75 

L'Ordonnance 93 

Le  Lapin 103 

Un  Soir 121 

Les  Epingles 155 

Duchoux 167 

Le  Rendez-vous 183 

Le  Port 199 

La  Morte 219 

L'Endormeuse  (^inédit) 231 

Madame  Hcrmct  (àu'(/ir) 2^1 


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Maupassant,  Guy  de 
La  main  gauche 


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