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ŒUVRES COMPLETES
DE
GUY DE MAUPASSANT
LA PRESENTE EDITION
DES
ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT
A ÉTÉ TIRÉE
PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
EN VERTU D»UNE AUTORISATION
DE M. LE GARDE DES SCEAUX
EN DATE DU 30 JANVIER I 902.
IL A ETE TIRE DE CETTE EDITION
I G G EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE
SAVOIR :
60 exemplaires (i à 60) sur japon ancien.
20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
20 exemplaires (81 à 100) sur chine.
Le texte de ce volume
est conforme à celui de l'édition originale : La Main gauche
Paris, Paul Ollendorff, éditeur, i88ç,
avec addition de :
L'Endormeuse — Madame Hermet {^inédits).
ŒUVRES COMPLETES
DE
GUY DE MAUPASSANT
LA
MAIN GAUCHE
L'ENDORMEUSE
MADAME HERMET
PARIS
LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, I7
MDCCCCX
Tous droits réservés.
ALLOUMA
ALLOUMA.
UN de mes amis m'avait dit : Si tu
passes par hasard aux environs de
Bordj-Ebbaba, pendant ton voyage
en Algérie, va donc voir mon ancien cama-
rade Auballe, qui est colon là-bas.
J'avais oublié le nom d'Auballe et le nom
d'Ebbaba, et je ne songeais guère à ce colon,
quand j'arrivai chez lui, par pur hasard.
Depuis un mois je rôdais à pied par toute
cette région magnifique qui s'étend d'Alger
à Cherchell, Orléansville et Tiaret. Elle est
en même temps boisée et nue, grande et
intime. On rencontre, entre deux monts, des
forêts de pins profondes en des vallées étroites
4 LA MAIN GAUCHE.
où roulent des torrents en hiver. Des arbres
énormes tombés sur le ravin servent de pont
aux Arabes, et aussi aux lianes qui s'en-
roulent aux troncs morts et les parent d'une
vie nouvelle. H y a des creux, en des plis
inconnus de montagne, d'une beauté terri-
fiante, et des bords de ruisselets, plats et cou-
verts de lauriers-roses, d'une inimaginable
grâce.
Mais ce qui m'a laissé au cœur les plus
chers souvenirs en cette excursion, ce sont
les marches de l'après-midi le long des che-
mins un peu boisés sur ces ondulations des
côtes d'où l'on domine un immense pays on-
duleux et roux depuis la mer bleuâtre jusqu'à
la chaîne de l'Ouarsenis qui porte sur ses
faîtes la forêt de cèdres de Teniet-el-Haad.
Ce jour-là je m'égarai. Je venais de gravir
un sommet, d'où j'avais aperçu, au-dessus
d'une série de colhnes, la longue plaine de
la Mitidja, puis par derrière, sur la crête
d'une autre chaîne, dans un lointain presque
invisible, l'étrange monument qu'on nomme
le Tombeau de la Chrétienne, sépulture
d'une famille de rois de Mauritanie, dit-on.
Je redescendais, allant vers le Sud, décou-
vrant devant moi jusqu'aux cimes dressées
ALLOUiVIA. 5
sur le ciel clair, au seuil du désert, une con-
trée bosselée, soulevée et fauve, fauve comme
si toutes ces collines étaient recouvertes de
peaux de lion cousues ensemble. Qiielque-
fois, au milieu d'elles, une bosse plus haute
se dressait, pointue et jaune, pareille au dos
broussailleux d'un chameau.
J'allais à pas rapides, léger comme on
l'est en suivant les sentiers tortueux sur les
pentes d'une montagne. Rien ne pèse, en ces
courses alertes dans l'air vif des hauteurs,
rien ne pèse, ni le corps, ni le cœur, ni les
pensées, ni même les soucis. Je n'avais plus
rien en moi, ce jour-là, de tout ce qui écrase
et torture notre vie, rien que la joie de cette
descente. Au loin, j'apercevais des campe-
ments arabes, tentes brunes, pointues, accro-
chées au sol comme les coquilles de mer sur
les rochers, ou bien des gourbis, huttes de
branches d'où sortait une fumée grise. Des
formes blanches, hommes ou femmes, er-
raient autour à pas lents; et les clochettes
des troupeaux tintaient vaguement dans l'air
du soir.
Les arbousiers sur ma route se penchaient,
étrangement chargés de leurs fruits de pour-
pre qu'ils répandaient dans le chemin. Ils
LA MAIN GAUCHE.
avaient l'air d'arbres martyrs d'où coulait une
sueur sanglante, car au bout de chaque bran-
chette pendait une graine rouge comme une
goutte de sang.
Le sol, autour d'eux, était couvert de
cette pluie suppliciale, et le pied écrasant
les arbouses laissait par terre des traces de
meurtre. Parfois, d'un bond, en passant, je
cueillais les plus mûres pour les manger.
Tous les vallons à présent se remplissaient
d'une vapeur blonde qui s'élevait lentement
comme la buée des flancs d'un bœuf; et sur
la chaîne des monts qui fermaient l'horizon,
à la frontière du Sahara, flamboyait un ciel
de Missel. De longues traînées d'or altèr-
es
naient avec des traînées de sang — encore
du sang! du sang et de l'or, toute l'histoire
humaine — et parfois entre elles s'ouvrait
une trouée mince sur un azur verdâtre, infi-
niment lointain comme le rêve.
Oh! que j'étais loin, que j'étais loin de
toutes les choses et de toutes les gens dont on
s'occupe autour des boulevards, loin de moi-
même aussi, devenu une sorte d'être errant,
sans conscience et sans pensée, un œil qui
passe, qui voit, qui aime voir, loin encore
de ma route à laquelle je ne songeais plus.
ALLOUMA.
car aux approches de la nuit je m'aperçus
que j'étais perdu.
L'ombre tombait sur la terre comme une
averse de ténèbres, et je ne découvrais rien
devant moi que la montagne à perte de vue.
Des tentes apparurent dans un vallon, j'y
descendis et j'essayai de faire comprendre
au premier Arabe rencontré la direction que
je cherchais.
M'a-t-il deviné? je l'ignore; mais il me
répondit longtemps, et moi je ne compris
rien. J'allais, par désespoir, me décider à
passer la nuit, roulé dans un tapis, auprès
du campement, quand je crus reconnaître,
parmi les mots bizarres qui sortaient de sa
bouche, celui de Bordj-Ebbaba.
Je répétai :
— Bordj-Ebbaba.
— Oui, oui.
Et je lui montrai deux francs, une fortune.
II se mit à marcher, je le suivis. Oh! je suivis
longtemps, dans la nuit profonde, ce fantôme
pâle qui courait pieds nus devant moi par les
sentiers pierreux où je trébuchais sans cesse.
Soudain une lumière brilla. Nous arrivions
devant la porte d'une maison blanche, sorte
de fortin aux murs droits et sans fenêtres
8 LA MAIN GAUCHE,
extérieures. Je frappai, des chiens hurlèrent
au dedans. Une voix française demanda :
« Qui est là ! »
Je répondis :
— Est-ce ici que demeure M. Auballe?
— Oui.
On m'ouvrit, j'étais en face de M. Auballe
lui-même, un grand garçon blond, en savates,
pipe à la bouche, avec l'air d'un hercule bon
enfant.
Je me nommai; il tendit ses deux mains
en disant : «Vous êtes chez vous, monsieur. »
Un quart d'heure plus tard je dînais avide-
ment en face de mon hôte qui continuait à
fumer.
Je savais son histoire. Après avoir mangé
beaucoup d'argent avec les femmes, il avait
placé son reste enterres algériennes, et planté
des vignes.
Les vignes marchaient bien; il était heu-
reux, et il avait en effet l'air calme d'un
homme satisfait. Je ne pouvais comprendre
comment ce Parisien, ce fêteur, avait pu
s'accoutumer à cette vie monotone, dans
cette solitude, et je l'interrogeai.
— Depuis combien de temps êtes-vous
ici?
ALLOUMA.
— Depuis neuf ans.
— Et vous n'avez pas d'atroces tristesses?
— Non, on se fait à ce pays, et puis on
finit par l'aimer. Vous ne sauriez croire comme
il prend les gens par un tas de petits instincts
animaux que nous ignorons en nous. Nous
nous y attachons d'abord par nos organes à
qui il donne des satisfactions secrètes que
nous ne raisonnons pas. L'air et le climat
font la conquête de notre chair, malgré nous,
et la lumière oraie dont il est inondé tient
l'esprit clair et content, à peu de frais. Elle
entre en nous à flots, sans cesse, par les yeux,
et on dirait vraiment qu'elle lave tous les
coins sombres de l'âme.
— Mais les femmes?
— Ah ! . . . ça manque un peu !
— Un peu seulement?
— Mon Dieu, oui... un peu. Car on
trouve toujours, même dans les tribus, des
indigènes complaisants qui pensent aux nuits
du Roumi.
Il se tourna vers l'Arabe qui me servait, un
grand garçon brun dont l'œil noir luisait
sous le turban, et il lui dit :
— Va-t'en, Mohammed, je t'appellerai
quand j'aurai besoin de toi.
lO LA. MAIN GAUCHE.
Puis, à moi :
— II comprend le français et je vais vous
conter une histoire où il joue un grand rôle.
L'homme étant parti, il commença :
— J'étais ici depuis quatre ans environ,
encore peu installé, à tous égards, dans ce
pays dont je commençais à balbutier la
langue, et obHgé pour ne pas rompre tout à
fait avec des passions, qui m'ont été fatales
d'ailleurs, de faire à Alger un voyage de
quelques jours, de temps en temps.
J'avais acheté cette ferme, ce bordj, ancien
poste fortifié, à quelques centaines de mètres
du campement indigène dont j'emploie les
hommes à mes cultures. Dans cette tribu,
fraction des Oulad-Taadja, je choisis en
arrivant, pour mon service particulier, un
grand garçon, celui que vous venez de voir,
Mohammed ben Lam'har, qui me fut bientôt
extrêmement dévoué. Comme il ne voulait
pas coucher dans une maison dont il n'avait
point l'habitude, il dressa sa tente k quelques
pas de la porte, afin que je pusse l'appeler
de ma fenêtre.
Ma vie, vous la devinez? Tout le jour, je
suivais les défrichements et les plantations,
je chassais un peu, j'allais dîner avec les
ALLOUAI A. l I
officiers des postes voisins, ou bien ils ve-
naient dîner chez moi.
Quant aux. . . plaisirs — je vous les ai dits.
Alger m'offrait les plus raffines; et de temps
en temps, un Arabe complaisant et compa-
tissant m'arrêtait au milieu d'une promenade
pour me proposer d'amener chez moi, à la
nuit, une femme de tribu. J'acceptais quel-
quefois, mais, le plus souvent, je refusais,
par crainte des ennuis que cela pouvait me
créer.
Et, un soir, en rentrant d'une tournée dans
les terres, au commencement de l'été, ayant
besoin de Mohammed, j'entrai dans sa tente
sans l'appeler. Celam'arrivait à tout moment.
Sur un de ces grands tapis rouges en haute
laine du Djebel-Amour, épais et doux comme
des matelas, une femme, une fille, presque
nue, dormait, les bras croisés sur ses yeux.
Son corps blanc, d'une blancheur luisante
sous le jet de lumière de la toile soulevée,
m'apparut comme un des plus parfaits échan-
tillons de la race humaine que j'eusse vus.
Les femmes sont belles par ici, grandes, et
d'une rare harmonie de traits et de lignes.
Un peu confus, je laissai retomber le bord
de la tente et je rentrai chez moi.
12 LA MAIN GAUCHE.
J'aime les femmes! L'éclair de cette vision
m'avait traversé et brûlé, ranimant en mes
veines la vieille ardeur redoutable à qui je
dois d'être ici. II faisait chaud, c'était en
juillet, et je passai presque toute la nuit à ma
fenêtre, les yeux sur la tache sombre que
faisait à terre la tente de Mohammed.
Quand il entra dans ma chambre, le len-
demain, je le regardai bien en face, et il
baissa la tête comme un homme confus, cou-
pable. Devinait-il ce que je savais?
Je lui demandai brusquement.
— Tu es donc marié, Mohammed?
Je le vis rougir et il balbutia :
— Non, moussié!
Je le forçais à parler français et à me
donner des leçons d'arabe, ce qui produisait
souvent une langue intermédiaire des plus
mcohérentes.
Je repris :
— Alors, pourquoi y a-t-il une femme
chez toi?
Il murmura :
— II est du Sud.
— Ah! elle est du Sud. Cela ne m'ex-
plique pas comment elle se trouve sous ta
tente.
ALLOUMA.
Sans répondre à ma question, il reprit :
— - II est très joli.
— Ah! vraiment. Eh bien, une autre fois,
quand tu recevras comme ça une très jolie
femme du Sud, tu auras soin de la faire entrer
dans mon gourbi et non dans le tien. Tu
entends, Mohammed?
II répondit avec un grand sérieux :
— Oui, moussié.
J'avoue que pendant toute la journée je
demeurai sous l'émotion agressive du souve-
nir de cette fille arabe étendue sur un tapis
rouge; et, en rentrant, à l'heure du dîner, j'eus
une forte envie de traverser de nouveau la
tente de Mohammed. Durant la soirée, il fit
son service comme toujours, tournant autour
de moi avec sa figure impassible, et je faillis
plusieurs fois lui demander s'il allait garder
longtemps sous son toit de poil de chameau
cette demoiselle du Sud, qui était très jolie.
Vers neuf heures, toujours hanté par ce
goût de la femme, qui est tenace comme
l'instinct de chasse chez les chiens, je sortis
pour prendre l'air et pour rôder un peu dans
les environs du cône de toile brune à travers
laquelle j'apercevais le point brillant d'une
lumière.
14 LA MAIN GAUCHE.
Puis je m'éloignai, pour n'être pas surpris
par Mohammed dans les environs de son
logis.
En rentrant, une heure plus tard, je vis
nettement son profil à lui, sous sa tente. Puis
ayant tiré ma clef de ma poche, je pénétrai
dans le bordj où couchaient, comme moi,
mon intendant, deux laboureurs de France et
une vieille cuisinière cueillie à Alger.
Je montai mon escalier et je fus surpris en
remarquant un filet de clarté sous ma porte.
Je l'ouvris, et j'aperçus en face de moi, assise
sur une chaise de paille à côté de la table où
brûlait une bougie, une fille au visage d'idole,
qui semblait m'attendre avec tranquillité,
parée de tous les bibelots d'argent que les
femmes du Sud portent aux jambes, aux bras,
sur la gorge et jusque sur le ventre. Ses yeux
agrandis par le khôl jetaient sur moi un large
regard ; et quatre petits signes bleus finement
tatoués sur la chair étoilaient son front, ses
joues et son menton. Ses bras, chargés d'an-
neaux, reposaient sur ses cuisses que recou-
vrait, tombant des épaules, une sorte de
gebba de soie rouge dont elle était vêtue.
En me voyant entrer, elle se leva et resta
devant moi debout, couverte de ses bijoux
ALLOUMA. 1 5
sauvages, dans une attitude de fîère soumis-
sion.
venir.
Que fais-tu ici? lui dis-je en arabe.
J'y suis parce qu'on m'a ordonné de
- — Qui te l'a ordonné?
— Mohammed.
— C'est bon. Assieds-toi.
Elle s'assit, baissa les yeux, et je demeurai
devant elle, l'examinant.
La figure était étrange, régulière, fine et
un peu bestiale, mais mystique comme celle
d'un Boudha. Les lèvres, fortes et colorées
d'une sorte de floraison rouge qu'on retrou-
vait ailleurs sur son corps, indiquaient un
léger mélange de sang noir, bien que les
mains et les bras fussent d'une blancheur
irréprochable.
J'hésitais sur ce que je devais faire, troublé,
tenté et confus. Pour gagner du temps et me
donner le loisir de la réflexion, je lui posai
d'autres questions, sur son origine, son arrivée
dans ce pays et ses rapports avec Mohammed.
Mais elle ne répondit qu'à celles qui m'inté-
ressaient le moins et il me fut impossible de
savoir pourquoi elle était venue, dans quelle
intention, sur quel ordre, depuis quand, ni
l6 LA MAIN GAUCHE.
ce qui s'était passé entre elle et mon serviteur.
Comme j'allais lui dire : « Retourne sous la
tente de Mohammed», elle me devina peut-
être, se dressa brusquement et levant ses deux
bras découverts dont tous les bracelets so-
nores glissèrent ensemble vers ses épaules,
elle croisa ses mains derrière mon cou en
m'attirant avec un air de volonté suppliante
et irrésistible.
Ses yeux, allumés par le désir de séduire,
par ce besoin de vaincre l'homme qui rend
fascinant comme celui des félins le recrard im-
pur des femmes, m'appelaient, m'enchaî-
naient, m'ôtaient toute force de résistance,
me soulevaient d'une ardeur impétueuse. Ce
fut une lutte courte, sans paroles, violente,
entre les prunelles seules, l'éternelle lutte
entre les deux brutes humaines, le maie et la
femelle, où le mâle est toujours vaincu.
Ses mains, derrière ma tête, m'attiraient
d'une pression lente, grandissante, irrésistible
comme une force mécanique, vers le sourire
animal de ses lèvres rouges où je collai sou-
dain les miennes en enlaçant ce corps presque
nu et chargé d'anneaux d'argent qui tintèrent,
de la gorge aux pieds, sous mon étreinte.
Elle était nerveuse, souple et saine comme
ALLOUMA. 17
une bête, avec des airs, des mouvements, des
grâces et une sorte d'odeur de gazelle, qui
me firent trouver à ses baisers une rare saveur
inconnue, étrangère à mes sens comme un
goût de fruit des tropiques.
Bientôt... je dis bientôt, ce fut peut-être
aux approches du matin, je la voulus ren-
voyer, pensant qu'elle s'en irait ainsi qu'elle
était venue, et ne me demandant pas encore
ce que je ferais d'elle, ou ce qu'elle ferait de
moi.
Mais dès qu'elle eut compris mon inten-
tion, elle murmura :
— Si tu me chasses, où veux-tu que j'aille
maintenant? II faudra que je dorme sur la
terre, dans la nuit. Laisse-moi me coucher
sur le tapis, au pied de ton lit.
Que pouvais-je répondre? Que pouvais-je
faire? Je pensai que Mohammed, sans doute,
regardait à son tour la fenêtre éclairée de ma
chambre; et des questions de toute nature,
que je ne m'étais point posées dans le trouble
des premiers instants, se formulèrent nette-
ment.
— Reste ici, dis-je, nous allons causer.
Ma résolution fut prise en une seconde. Puis-
que cette fille avait été jetée ainsi dans mes
I 8 LA MAIN GAUCHE.
bras, je la garderais, j'en ferais une sorte de
maîtresse esclave, cachée dans le fond de ma
maison, à la façon des femmes des harems.
Le jour où elle ne me plairait plus, il serait
toujours facile de m'en défaire d'une façon
quelconque, car ces créatures-là, sur le sol
africain, nous appartenaient presque corps et
âme.
Je lui dis :
— Je veux bien être bon pour toi. Je te
traiterai de façon à ce que tu ne sois pas mal-
heureuse, mais je veux savoir ce que tu es, et
d'où tu viens.
Elle comprit qu'il fallait parler et me conta
son histoire, ou plutôt une histoire, car elle
dut mentir d'un bout à l'autre, comme
mentent tous les Arabes, toujours, avec ou
sans motifs.
C'est là un des signes les plus surprenants
et les plus incompréhensibles du caractère
indigène : le mensonge. Ces hommes en qui
l'islamisme s'est incarné jusqu'à faire partie
d'eux, jusqu'à modeler leurs instincts, jusqu'à
modifier la race entière et à la différencier
des autres au moral autant que la couleur
de la peau différencie le nègre du blanc,
sont menteurs dans les moelles au point que
ALLOUMA. 19
jamais on ne peut se fier à leurs dires. Est-ce
à leur religion qu'ils doivent cela? Je l'ignore.
II faut avoir vécu parmi eux pour savoir com-
bien le mensonge fait partie de leur être, de
leur cœur, de leur ame, est devenu chez eux
une sorte de seconde nature, une nécessité
de la vie.
Elle me raconta donc qu'elle était fille d'un
caïd des Ouled-Sidi-Cheik et d'une femme
enlevée par lui dans une razzia sur les Toua-
regs. Cette femme devait être une esclave
noire, ou du moins provenir d'un premier
croisement de sang arabe et de sang nègre.
Les négresses, on le sait, sont fort prisées
dans les harems où elles jouent le rôle d'aphro-
disiaques.
Rien de cette origine d'ailleurs n'apparais-
sait hors cette couleur empourprée des lèvres
et les fraises sombres de ses seins allongés,
pointus et souples comme si des ressorts les
eussent dressés. A cela, un regard attentif ne
se pouvait tromper. Mais tout le reste appar-
tenait à la belle race du Sud, blanche, svehe,
dont la figure fine est faite de lignes droites
et simples comme une tête d'image indienne.
Les yeux très écartés augmentaient encore
l'air un peu divin de cette rôdeuse du désert.
20 LA MAIN GAUCHE.
De son existence véritable, je ne sus rien
de précis. Elle me la conta par détails inco-
hérents qui semblaient surgir au hasard dans
une mémoire en désordre; et elle y mêlait des
observations déhcieusement puériles, toute
une vision du monde nomade née dans une
cervelle d'écureuil qui a sauté de tente en
tente, de campement en campement, de
tribu en tribu.
Et cela était débité avec l'air sévère que
garde toujours ce peuple drapé, avec des
mines d'idole qui potine et une gravité un
peu comique.
Quand elle eut fini, je m'aperçus que je
n'avais rien retenu de cette longue histoire
pleine d'événements msignifiants, emmaga-
sinés en sa légère cervelle, et je me demandai
si elle ne m'avait pas berné très simplement
par ce bavardage vide et sérieux qui ne m'ap-
prenait rien sur elle ou sur aucun fait de sa
vie.
Et je pensais à ce peuple vaincu au milieu
duquel nous campons ou plutôt qui campe
au milieu de nous, dont nous commençons
à parler la langue, que nous voyons vivre
chaque jour sous la toile transparente de ses
tentes, à qui nous imposons nos lois, nos
ALLOUMA. 2 1
règlements et nos coutumes, et dont nous
ignorons tout, mais tout, entendez -vous,
comme si nous n'étions pas là, uniquement
occupés à le regarder depuis bientôt soixante
ans. Nous ne savons pas davantage ce qui se
passe sous cette hutte de branches et sous ce
petit cône d'étoffe cloué sur la terre avec des
pieux, à vingt mètres de nos portes, que nous
ne savons encore ce que font, ce que pen-
sent, ce que sont les Arabes dits civihsés des
maisons mauresques d'Alger. Derrière le mur
peint à la chaux de leur demeure des villes,
derrière la cloison de branches de leur gourbi ,
ou derrière ce mince rideau brun de poil de
chameau que secoue le vent, ils vivent près
de nous, inconnus, mystérieux, menteurs,
sournois, soumis, souriants, impénétrables.
Si je vous disais qu'en regardant de loin, avec
ma jumelle, le campement voisin, je devine
qu'ils ont des superstitions, des cérémonies,
mille usages encore ignorés de nous, pas
même soupçonnés ! Jamais peut-être un peu-
ple conquis par la force n'a su échapper aussi
complètement à la domination réelle, à l'in-
fluence morale, et à l'investigation acharnée,
mais inutile du vainqueur.
Or, cette infranchissable et secrète barrière
LA MAIN GAUCHE.
que la nature incompréhensible a verrouillée
entre les races, je la sentais soudain, comme
je ne l'avais jamais sentie, dressée entre cette
fille arabe et moi, entre cette femme qui ve-
nait de se donner, de se livrer, d'offrir son
corps à ma caresse et moi qui l'avais pos-
sédée.
Je lui demandai, y songeant pour la pre-
mière fois :
— Comment t'appelles-tu?
Elle était demeurée quelques instants sans
parler et je la vis tressaillir comme si elle ve-
nait d'oublier que j'étais là, tout contre elle.
Alors, dans ses yeux levés sur moi, je devinai
que cette minute avait suffi pour que le som-
meil tombât sur elle, un sommeil irrésistible
et brusque, presque foudroyant, comme tout
ce qui s'empare des sens mobiles des femmes.
Elle répondit nonchalamment avec un
bâillement arrêté dans la bouche :
— Allouma.
Je repris :
— Tu as envie de dormir?
— Oui, dit-elle.
— Eh bien! dors.
Elle s'allongea tranquillement à mon côté,
étendue sur le ventre, le front posé sur ses
ALLOUMA. 22,
bras croisés, et je sentis presque tout de suite
que sa fuyante pensée de sauvage s'était éteinte
dans le repos.
Moi, je me mis à rêver, couché près d'elle,
cherchant à comprendre? Pourquoi Moham-
med me l'avait-il donnée? Avait-il agi en ser-
viteur magnanime qui se sacrifie pour son
maître jusqu'à lui céder la femme attirée en
sa tente pour lui-même, ou bien avait-il obéi
à une pensée plus complexe, plus pratique,
moins généreuse en jetant dans mon ht cette
fille qui m'avait plu? L'Arabe, quand il s'agit
de femmes, a toutes les rigueurs pudibondes
et toutes les complaisances inavouables; et on
ne comprend guère plus sa morale rigoureuse
et facile que tout le reste de ses sentiments.
Peut-être avais-je devancé, en pénétrant par
hasard sous sa tente, les intentions bienveil-
lantes de ce prévoyant domestique qui m'avait
destiné cette femme, son amie, sa comphce,
sa maîtresse aussi peut-être.
Toutes ces suppositions m'assailHrent et
me fatiguèrent si bien que tout doucement
je ghssai à mon tour dans un sommeil pro-
fond.
Je fus réveillé par le grincement de ma
porte; Mohammed entrait comme tous les
24 LA MAIN GAUCHE.
matins pour m'éveiller. II ouvrit la fenêtre par
où un flot de jour s'engouffrant éclaira sur le
lit le corps d'AlIouma toujours endormie,
puis il ramassa sur le tapis mon pantalon, mon
gilet et ma jaquette afin de les brosser. II ne
jeta pas un regard sur la femme couchée à
mon côté, ne parut pas savoir ou remarquer
qu'elle était là, et il avait sa gravité ordmaire,
la même allure, le même visage. Mais la lu-
mière, le mouvement, le léger bruit des pieds
nus de l'homme, la sensation de l'air pur sur
la peau et dans les poumons tirèrent Allouma
de son engourdissement. Elle allongea les
bras, se retourna, ouvrit les yeux, me regarda,
regarda Mohammed avec la même indiff^é-
rence et s'assit. Puis elle murmura.
— J'ai faim, aujourd'hui.
— Que veux-tu manger? demandai-je.
- — Kahoua.
— Du café et du pain avec du beurre?
— Oui.
Mohammed, debout près de notre couche,
mes vêtements sur les bras, attendait les
ordres.
— Apporte à déjeuner pour Allouma et
pour moi, lui dis-je.
Et il sortit sans que sa figure révélât le
ALLOUMA. 25
moindre étonnement ou le moindre ennui.
Quand il fut parti, je demandai à la jeune
Arabe :
— Veux-tu habiter dans ma maison?
— Oui, je le veux bien.
— Je te donnerai un appartement pour
toi seule et une femme pour te servir.
— Tu es généreux, et je te suis recon-
naissante.
— Mais si ta conduite n'est pas bonne, je
te chasserai d'ici.
— Je ferai ce que tu exigeras de moi.
Elle prit ma main et la baisa, en signe de
soumission.
Mohammed rentrait, portant un plateau
avec le déjeuner. Je lui dis :
— Allouma va demeurer dans la maison.
Tu étaleras des tapis dans la chambre, au
bout du couloir, et tu feras venir ici pour la
servir la femme d'Abd el-Kader el-Hadara.
— Oui, moussié.
Ce fut tout.
Une heure plus tard , ma belle Arabe était
installée dans une grande chambre claire; et
comme je venais m'assurer que tout allait
bien, elle me demanda, d'un ton supphant,
de lui faire cadeau d'une armoire à glace. Je
2(5 LA MAIN GAUCHE.
promis, puis je la laissai accroupie sur un tapis
du Djebel-Amour, une cigarette à la bouche,
et bavardant avec la vieille Arabe que j'avais
envoyé chercher, comme si elles se connais-
saient depuis des années.
II
Pendant un mois, je fus très heureux avec
elle et je m'attachai d'une façon bizarre à cette
créature d'une autre race, qui me semblait
presque d'une autre espèce, née sur une pla-
nète voisme.
Je ne l'aimais pas — non — on n'aime
point les filles de ce continent primitif Entre
elles et nous, même entre elles et leurs mâles
naturels, les Arabes, jamais n'éclôt la petite
fleur bleue des pays du Nord. Elles sont trop
près de l'animalité humaine, elles ont un
cœur trop rudimentaire, une sensibilité trop
peu affinée, pour éveiller dans nos âmes
l'exaltation sentimentale qui est la poésie de
l'amour. Rien d'intellectuel, aucune ivresse
de la pensée ne se mêle à l'ivresse sensuelle
2 8 LA MAL\ GAUCHE.
que provoquent en nous ces êtres charmants
et nuls.
Elles nous tiennent pourtant, elles nous
prennent, comme les autres, mais d'une façon
différente, moins tenace, moins cruelle, moins
douloureuse.
Ce que j'éprouvai pour celle-ci, je ne sau-
rais encore l'expliquer d'une façon précise.
Je vous disais tout à l'heure que ce pays, cette
Afrique nue, sans arts, vide de toutes les joies
intelligentes, fait peu à peu la conquête de
notre chair par un charme inconnaissable et
sûr, par la caresse de l'air, par la douceur con-
stante des aurores et des soirs, par sa lumière
délicieuse, par le bien-être discret dont elle
baigne tous nos organes! Eh bien! Allouma
me prit de la même façon, par mille attraits
cachés, captivants et physiques, par la séduc-
tion pénétrante non point de ses embrasse-
ments, car elle était d'une nonchalance tout
orientale, mais de ses doux abandons.
Je la laissais absolument libre d'aller et de
venir à sa guise et elle passait au moins un
après-midi sur deux dans le campement voi-
sin, au milieu des femmes de mes agriculteurs
indigènes. Souvent aussi, elle demeurait du-
cs '
rant une journée presque entière, à se mirer
ALLOUMA. 29
dans l'armoire à glace en acajou que j'avais
fait venir de Miliana. Elle s'admirait en toute
conscience, debout, devant la grande porte
de verre où elle suivait ses mouvements avec
une attention profonde et grave. Elle mar-
chait la tête un peu penchée en arrière, pour
juger ses hanches et ses reins, tournait, s'éloi-
gnait, se rapprochait, puis, fatiguée enfin de
se mouvoir, elle s'asseyait sur un coussin et
demeurait en face d'elle-même, les yeux dans
ses yeux, le visage sévère, l'âme noyée dans
cette contemplation.
Bientôt, je m'aperçus qu'elle sortait pres-
que chaque jour après le déjeuner, et qu'elle
disparaissait complètement jusqu'au soir.
Un peu inquiet, je demandai à Moham-
med s'il savait ce qu'elle pouvait faire pen-
dant ces longues heures d'absence. II répon-
dit avec tranquillité :
— Ne te tourmente pas, c'est bientôt le
Ramadan. Elle doit aller à ses dévotions.
Lui aussi semblait ravi de la présence d'AI-
louma dans la maison; mais pas une fois je ne
surpris entre eux le moindre signe un peu
suspect, pas une fois ils n'eurent l'air de se
cacher de moi, de s'entendre, de me dissi-
muler quelque chose.
30 - LA jMain gauche.
J'acceptais donc la situation telle quelle
sans la comprendre, laissant agir le temps, le
hasard et la vie.
Souvent, après l'mspection de mes terres,
de mes vignes, de mes défrichements, je fai-
sais à pied de grandes promenades. Vous con-
naissez les superbes forêts de cette partie de
l'Algérie, ces ravins presque impénétrables
où les sapins abattus barrent les torrents, et
ces petits vallons de îauriers-roses qui, du haut
des montagnes, semblent des tapis d'Orient
étendus le long des cours d'eau. Vous savez
qu'à tout moment, dans ces bois et sur ces
côtes, où on croirait que personne jamais n'a
pénétré, on rencontre tout à coup le dôme
de neige d'une koubba renfermant les os d'un
humble marabout, d'un marabout isolé, à
peine visité de temps en temps par quelques
fidèles obstinés, venus du douar voisin avec
une bougie dans leur poche pour l'allumer
sur le tombeau du saint.
Or, un soir, comme je rentrais, je passai
auprès d'une de ces chapelles mahométanes,
et ayant jeté un regard par la porte toujours
ouverte, je vis qu'une femme priait devant la
relique. C'était un tableau charmant, cette
Arabe assise par terre, dans cette chambre
ALLOUMA. 3 I
délabrée, où le vent entrait à son gré et amas-
sait dans les coins, en tas jaunes, les fines
aiguilles sèches tombées des pins. Je m'ap-
prochai pour mieux regarder, et Je reconnus
Allouma. Elle ne me vit pas, ne m'entendit
point, absorbée tout entière par le souci du
saint; et elle parlait, à mi-voix, elle lui par-
lait, se croyant bien seule avec lui, racontant
au serviteur de Dieu toutes ses préoccupa-
tions. Parfois elle se taisait un peu pour mé-
diter, pour chercher ce qu'elle avait encore à
dire, pour ne rien oubHer de sa provision de
confidences; et parfois aussi elle s'animait
comme s'il lui eût répondu, comme s'il lui
eût conseillé une chose qu'elle ne voulait
point faire et qu'elle combattait avec des rai-
sonnements.
Je m'éloignai, sans bruit, ainsi que j'étais
venu, et je rentrai pour dîner.
Le soir, je la fis venir et je la vis entrer avec
un air soucieux qu'elle n'avait pomt d'ordi-
naire.
— Assieds-toi là, lui dis-je en lui montrant
sa place sur le divan, à mon côté.
Elle s'assit, et comme je me penchais vers
elle pour l'embrasser elle éloigna sa tête avec
vivacité.
32 LA MAIN GAUCHE.
Je fus Stupéfait et je demandai :
— Eh bien, qu'y a-t-il?
— C'est Ramadan, dit-elle.
Je me mis à rire.
— Et le Marabout t'a défendu de te laisser
embrasser pendant le Ramadan?
— Oh oui, je suis une Arabe et tu es un
Roumi !
— Ce serait un gros péché?
— Oh oui!
— Alors tu n'as rien mangé de la jour-
née, jusqu'au coucher du soleil?
— Non, rien.
— Mais au soleil couché tu as mangé?
— Oui.
— Eh bien, puisqu'il fait nuit tout à fait,
tu ne peux pas être plus sévère pour le reste
que pour la bouche.
Elle semblait crispée, froissée, blessée, et
elle reprit avec une hauteur que je ne lui con-
naissais pas :
— Si une fille arabe se laissait toucher par
un Roumi pendant le Ramadan, elle serait
maudite pour toujours.
— Et cela va durer tout le mois?
Elle répondit avec conviction :
— Oui, tout le mois de Ramadan.
ALLOUMA. 3 3
Je pris un air irrité et je lui dis :
— Eh bien, tu peux aller le passer dans
ta famille, le Ramadan.
Elle saisit mes mains et les portant sur son
cœur :
— Oh! je te prie, ne sois pas méchant,
tu verras comme je serai gentille. Nous ferons
Ramadan ensemble, veux-tu? Jeté soignerai,
je te gâterai, mais ne sois pas méchant.
Je ne pus m'empêcher de sourire tant elle
était drôle et désolée, et je l'envoyai coucher
chez elle.
Une heure plus tard, comme j'allais me
mettre au lit, deux petits coups furent frappés
à ma porte, si légers que je les entendis à
peine.
Je criai : «Entrez» et je vis apparaître Al-
louma portant devant elle un grand plateau
chargé de friandises arabes, de croquettes
sucrées, frites et sautées, de toute une pâtis-
serie bizarre de nomade.
Elle riait, montrant ses belles dents, et elle
répéta :
— Nous allons faire Ramadan ensemble.
Vous savez que le jeûne, commencé à l'au-
rore et terminé au crépuscule, au moment où
l'œil ne distingue plus un fil blanc d'un fil
34 LA MAIN GAUCHE.
noir, est suivi chaque soir de petites fêtes
intimes où on mange jusqu'au matin. II en ré-
sulte que, pour les indigènes peu scrupuleux,
le Ramadan consiste à faire du jour la nuit,
et de la nuit le jour. Mais Allouma poussait
plus loin la délicatesse de conscience. Elle
installa son plateau entre nous deux, sur le di-
van, et prenant avec ses longs doigts minces
une petite boulette poudrée, elle me la mit
dans la bouche en murmurant :
— C'est bon, mange.
Je croquai le léger g/iteau, qui était excel-
lent en effet, et je lui demandai ;
— ■ C'est toi qui as fait ça?
— Oui, c'est moi.
— Pour moi?
— Oui, pour toi.
— Pour me faire supporter le Ramadan ?
— - Oui, ne sois pas méchant! Je t'en ap-
porterai tous les jours.
Oh! le terrible mois que je passai là! un
mois sucré, douceâtre, enrageant, un mois de
iiateries et de tentations, de colères et d'ef-
forts vains contre une mvmcible résistance.
Puis, quand arrivèrent les trois jours du
Beïram, je les célébrai à ma façon et le Ra-
madan fut oublié.
ALLOUMA. 3 5
L'été s'écoula, il fut très chaud. Vers les pre-
miers jours de l'automne, Allouma me parut
préoccupée, distraite, désintéressée de tout.
Or, un soir, comme je la faisais appeler, on
ne la trouva point dans sa chambre. Je pensai
qu'elle rôdait dans la maison et j'ordonnai
qu'on la cherchât. Elle n'était pas rentrée;
j'ouvris la fenêtre et je criai :
— Mohammed.
La voix de l'homme couché sous sa tente
répondit :
— Oui, moussié.
— Sais-tu où est Allouma?
— Non , moussié — pas possible — Allou-
ma perdu?
Quelques secondes après, mon Arabe en-
trait chez moi, tellement ému qu'il ne maîtri-
sait point son trouble. II demanda :
— Allouma perdu?
— Mais oui, Allouma perdu.
— Pas possible?
— Cherche, lui dis-je.
Il restait debout, songeant, cherchant, ne
comprenant pas. Puis, il entra dans la
chambre vide où les vêtements d'AIIouma
traînaient, dans un désordre oriental. II re-
garda tout comme un policier, ou plutôt il
3<5 LA MAIN GAUCHE.
flaira comme un chien, puis, incapable d'un
lonor efiPort, il murmura avec résio;nation :
— Parti, il est parti!
Moi je craignais un accident, une chute,
une entorse au fond d'un ravin, et je fis
mettre sur pied tous les hommes du cam-
pement avec ordre de la chercher jusqu'à ce
qu'on l'eût retrouvée.
On la chercha toute la nuit, on la chercha
le lendemain, on la chercha toute la semaine.
Aucune trace ne fut découverte pouvant
mettre sur la piste. Moi je souffrais; elle me
manquait; ma maison me semblait vide et
mon existence déserte. Puis des idées inquié-
tantes me passaient par l'esprit. Je craignais
qu'on l'eût enlevée, ou assassinée peut-être.
Mais comme j'essayais toujours d'interroger
Mohammed et de lui communiquer mes ap-
préhensions, il répondait sans varier :
— Non, parti.
Puis il ajoutait le mot arabe « r'ézale » qui
veut dire ((gazelle», comme pour exprimer
qu'elle courait vite et qu'elle était loin.
Trois semaines se passèrent et je n'espérais
plus revoir jamais ma maîtresse arabe, quand
un matin, Mohammed, les traits éclairés par
la joie, entra chez moi et me dit :
ALLOUMA. 37
— Moussié, Allouma il est revenu.
Je sautai du lit et je demandai :
— Où est-elle?
— N'ose pas venir! Là-bas, sous l'arbre!
Et de son bras tendu, il me montrait par la
fenêtre une tache blanchâtre au pied d'un
olivier.
Je me levai et je sortis. Comme j'appro-
chais de ce paquet de linge qui semblait jeté
contre le tronc tordu, je reconnus les grands
yeux sombres, les étoiles tatouées, la figure
longue et régulière de la fille sauvage qui
m'avait séduit. A mesure que j'avançais une
colère me soulevait, une envie de fi-apper,
de la faire souffrir, de me venger.
Je criai de loin :
— D'où viens-tu ?
Elle ne répondit pas et demeurait immo-
bile, inerte, comme si elle ne vivait plus
qu'à peine, résignée à mes violences, prête
aux coups.
J'étais maintenant debout tout près d'elle,
contemplant avec stupeur les haillons qui la
couvraient, ces loques de soie et de laine,
grises de poussière, déchiquetées, sordides.
Je répétai, la mam levée comme sur un
chien :
3 5 LA MAIN GAUCHE.
— D'où viens-tu ?
Elle murmura :
— De là-bas!
— D'où?
— De la tribu !
— De quelle tribu?
— De la mienne.
— Pourquoi es-tu partie ?
Voyant que je ne la battais point, elle
s'enhardit un peu, et, à voix basse :
— II fallait. . . il fallait. . . je ne pouvais plus
vivre dans la maison.
Je vis des larmes dans ses yeux, et tout
de suite, je fus attendri comme une bête.
Je me penchai vers elle, et j'aperçus, en me
retournant pour m'asseoir, Mohammed qui
nous épiait, de loin.
Je repris très doucement :
— Voyons, dis-moi pourquoi tu es par-
tie?
Alors elle me conta que depuis longtemps
déjà elle éprouvait en son cœur de nomade,
l'irrésistible envie de retourner sous les ten-
tes, de coucher, de courir, de se rouler sur
le sable, d'errer, avec les troupeaux, de
plaine en plaine, de ne plus sentir sur sa
tête, entre les étoiles jaunes du ciel et les
ALLOUMA. 39
étoiles bleues de sa face, autre chose que le
mince rideau de toile usée et recousue à tra-
vers lequel on aperçoit des grains de feu
quand on se réveille dans la nuit.
Elle me fit comprendre cela en termes
naïfs et puissants, si justes, que je sentis bien
qu'elle ne mentait pas, que j'eus pitié d'elle,
et que je lui demandai :
— Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu
désirais t'en aller pendant quelque temps ?
— Parce que tu n'aurais pas voulu. . .
— Tu m'aurais promis de revenir et j'au-
rais consenti.
— Tu n'aurais pas cru.
Voyant que je n'étais pas fâché, elle Viait,
et elle ajouta :
— Tu vois, c'est fini, je suis retournée
chez moi et me voici. Il me fallait seulement
quelques jours de là-bas. J'ai assez mainte-
nant, c'est fini, c'est passé, c'est guéri. Je
suis revenue, je n'ai plus mal. Je suis très
contente. Tu n'es pas méchant.
— Viens à la maison, lui dis-je.
Elle se leva. Je pris sa main, sa main fine
aux doigts minces; et triomphante en ses
loques, sous la sonnerie de ses anneaux, de
ses bracelets, de ses colliers et de ses plaques.
4o LA MAIX GAUCHE,
elle marcha gravement vers ma demeure, où
nous attendait Mohammed.
Avant d'entrer, je repris :
— Allouma, toutes les fois que tu vou-
dras retourner chez toi, tu me préviendras et
je te le permettrai.
Elle demanda, méfiante :
— Tu promets?
— Oui, je promets.
— Moi aussi, je promets. Quand j'aurai
mal — et elle posa ses deux mains sur son
front avec un geste magnifique — je te dirai :
(( II faut que j'aille là-bas » et tu me laisseras
partir.
Je l'accompagnai dans sa chambre, suivi
de Mohammed qui portait de l'eau, car on
n'avait pu prévenir encore la femme d'Abd
el-Kader el-Hadara du retour de sa maîtresse.
Elle entra, aperçut l'armoire à glace et, la
figure illuminée, courut vers elle comme
on s'élance vers une mère retrouvée. Elle se
regarda quelques secondes, fit la moue, puis
d'une voix un peu fâchée, dit au miroir :
— Attends, j'ai des vêtements de soie
dans l'armoire. Je serai belle tout à l'heure.
Et je la laissai seule, faire la coquette
devant elle-même.
ALLOUMA. 4ï
Notre vie recommença comme auparavant
et , de plus en plus , je subissais l'attrait
bizarre, tout physique, de cette fille pour
qui j'éprouvais en même temps une sorte de
dédam paternel.
Pendant six mois tout alla bien, puis je
sentis qu'elle redevenait nerveuse, agitée, un
peu triste. Je lui dis un jour :
— Est-ce que tu veux retourner chez toi ?
— Oui, je veux.
— Tu n'osais pas me le dire ?
— Je n'osais pas.
— Va, je permets.
Elle saisit mes mains et les baisa comme
elle faisait en tous ses élans de reconnais-
sance, et, le lendemain, elle avait disparu.
Elle revint, comme la première fois, au
bout de trois semaines environ, toujours
déguenillée, noire de poussière et de soleil,
rassasiée de vie nomade, de sable et de
liberté. En deux ans elle retourna ainsi quatre
fois chez elle.
Je la reprenais gaiement, sans jalousie, car
pour moi la jalousie ne peut naître que de
l'amour, tel que nous le comprenons chez
nous. Certes, j'aurais fort bien pu la tuer si
je l'avais surprise me trompant, mais je l'au-
42 LA MAIN GAUCHE.
rais tuée un peu comme on assomme, par
pure violence, un chien qui désobéit. Je
n'aurais pas senti ces tourments, ce feu ron-
geur, ce mal horrible, la jalousie du Nord.
Je viens de dire que j'aurais pu la tuer comme
on assomme un chien qui désobéit ! Je l'ai-
mais en effet, un peu comme on aime un
animal très rare, chien ou cheval, impossible
à remplacer. C'était une bête admirable, une
bête sensuelle, une bête à plaisir, qui avait
un corps de femme.
Je ne saurais vous exprimer quelles distan-
ces incommensurables séparaient nos âmes,
bien que nos cœurs, peut-être, se fussent
frôlés, échauffés l'un l'autre, par moments.
Elle était quelque chose de ma maison, de
ma vie, une habitude fort agréable à laquelle
je tenais et qu'aimait en moi l'homme char-
nel, celui qui n'a que des yeux et des sens.
Or, un matin, Mohammed entra chez moi
avec une figure singuhère, ce regard inquiet
des Arabes qui ressemble au regard fuyant
d'un chat en face d'un chien.
Je lui dis, en apercevant cette figure :
— Hein ? qu'y a-t-il?
— Allouma il est parti.
Je me mis à rire.
ALLOUMA. 43
— Parti, où ça?
— Parti tout à fait, moussié !
— Comment, parti tout à fait ?
— Oui, moussié.
— Tu es fou, mon garçon?
— Non, moussié.
— Pourquoi ça parti? Comment? Voyons?
Explique-toi !
II demeurait immobile, ne voulant pas
parler; puis, soudain, il eut une de ces explo-
sions de colère arabe qui nous arrêtent dans
les rues des villes devant deux énergumènes,
dont le silence et la gravité orientales font
place brusquement aux plus extrêmes gesti-
culations et aux vociférations les plus fé-
roces.
Et je compris au milieu de ces cris qu'AI-
louma s'était enfuie avec mon berger.
Je dus calmer Mohammed et tirer de lui,
un à un, des détails.
Ce fut long, j'appris enfin que depuis huit
jours il épiait ma maîtresse qui avait des ren-
dez-vous, derrière les bois de cactus voisins
ou dans le ravin de lauriers-roses, avec une
sorte de vagabond, engagé comme berger
par mon intendant, à la fin du mois précé-
dent.
44 LA MAIN GAUCHE.
La nuit dernière, Mohammed l'avait vue
sortir sans la voir rentrer; et il répétait, d'un
air exaspéré :
— Parti, moussié, il est parti !
Je ne sais pourquoi, mais sa conviction, la
conviction de cette fuite avec ce rôdeur, était
entrée en moi, en une seconde, absolue, irré-
sistible. Cela était absurde, invraisemblable
et certain en vertu de l'irraisonnable qui est
la seule logique des femmes.
Le cœur serré, une colère dans le sang,
je cherchais à me rappeler les traits de cet
homme, et je me souvins tout à coup que je
l'avais vu, l'autre semaine, debout sur une
butte de terre, au miheu de son troupeau
et me regardant. C'était une sorte de grand
Bédouin dont la couleur des membres nus se
confondait avec celle des haillons, un type
de brute barbare aux pommettes saillantes,
au nez crochu, au menton fuyant, aux jam-
bes sèches, une haute carcasse en guenilles
avec des yeux faux de chacal.
Je ne doutais point — oui — elle avait
fui avec ce gueux. Pourquoi? Parce qu'elle
était Allouma, une fille du sable. Une autre,
à Paris, fille du trottoir, aurait fui avec mon
cocher ou avec un rôdeur de barrière.
ALLOUMA. 45
— C'est bon, dis- je à Mohammed. Si
elle est partie, tant pis pour elle. J'ai des
lettres à écrire. Laisse-moi seul.
II s'en alla, surpris de mon calme. Moi,
je me levai, j'ouvris ma fenêtre et je me mis
à respirer par grands souffles qui m'entraient
au fond de la poitrine, l'air ëtoufiPant venu du
Sud, car le siroco soufflait.
Puis je pensai : «Mon Dieu, c'est une...
une femme, comme bien d'autres. Sait-on...
sait-on ce qui les fait agir, ce qui les fait
aimer, suivre ou lâcher un homme ? »
Oui, on sait quelquefois, souvent, on ne
sait pas. Par moments, on doute.
Pourquoi a-t-elle disparu avec cette brute
répugnante ? Pourquoi ? Peut-être parce que
depuis un mois le vent vient du Sud presque
réguhèrement.
Cela suffit! un souffle! Sait-elle, savent-
elles, le plus souvent, même les plus fines et
les plus compliquées, pourquoi elles agis-
sent? Pas plus qu'une girouette qui tourne
au vent. Une brise insensible fait pivoter la
flèche de fer, de cuivre, de tôle ou de bois,
de même qu'une influence imperceptible,
une impression insaisissable remue, et pousse
aux résolutions le cœur changeant des fem-
4,6 LA MAIN GAUCHE.
mes, qu'elles soient des villes, des champs,
des faubourgs ou du désert.
Elles peuvent sentir, ensuite, si elles rai-
sonnent et comprennent, pourquoi elles ont
fait ceci plutôt que cela; mais sur le moment
elles l'ignorent, car elles sont les jouets de
leur sensibilité à surprises, les esclaves étour-
dies des événements, des milieux, des émo-
tions, des rencontres et de tous les effleure-
ments dont tressaille leur âme et leur chair !
M. Auballe s'était levé. Il fit quelques pas,
me regarda, et dit en souriant :
— Voilà un amour dans le désert !
Je demandai :
— Si elle revenait?
II murmura :
— Sale fille ! . . . Cela me ferait plaisir tout
de même.
— Et vous pardonneriez le berger?
— Mon Dieu, oui. Avec les femmes il
faut toujours pardonner. . . ou ignorer.
Allouma a paru en feuilleton dans l'Echo de Paris,
du 10 au 15 février 1889. La fin a été un peu déve-
loppée.
HAUTOT PERE ET FILS
HAUTOT PÈRE ET FILS.
DEVANT la porte de la maison, demi-
ferme, demi -manoir, une de ces
habitations rurales mixtes qui furent
presque seigneuriales et qu'occupent à pré-
sent de gros cultivateurs, les chiens, attachés
aux pommiers de la cour, aboyaient et hur-
laient à la vue des carnassières portées par
le garde et des gamins. Dans la grande salle
à manger-cuisine, Hautot père, Hautot fils,
M. Bermont, le percepteur, et M. Mondaru,
le notaire, cassaient une croûte et buvaient
un verre avant de se mettre en chasse, car
c'était jour d'ouverture.
Hautot père, fier de tout ce qu'il possé-
4
5 0 LA MAIN GAUCHE.
dait, vantait d'avance le gibier que ses invités
allaient trouver sur ses terres. C'était un
grand Normand, un de ces hommes puis-
sants, sanguins, osseux, qui lèvent sur leurs
épaules des voitures de pommes. Demi-pay-
san, demi-monsieur, riche, respecté, influent,
autoritaire, il avait fait suivre ses classes, jus-
qu'en troisième, à son fils Hautot César, afin
qu'il eût de l'instruction, et il avait arrêté là
ses études de peur qu'il devînt un monsieur
indifférent à la terre.
Hautot César, presque aussi haut que son
père, mais plus maigre, était un bon garçon
de fils, docile, content de tout, plein d'admi-
ration, de respect et de déférence pour les
volontés et les opinions de Hautot père.
M. Bermont, le percepteur, un petit gros
qui montrait sur ses joues rouges de minces
réseaux de veines violettes pareils aux af-
fluents et au cours tortueux des fleuves sur
les cartes de géographie, demandait :
— Et du lièvre — yen a-t-il , du lièvre ? . . .
Hautot père répondit :
— Tant que vous en voudrez, surtout
dans les fonds du Puysatier.
— Par où commençons-nous? — inter-
rogea le notaire, un bon vivant de notaire
HAUTOT PERE ET FILS. 5 1
gras et pâle, bedonnant aussi et sanglé dans
un costume de chasse tout neuf, acheté à
Rouen l'autre semaine,
— Eh bien, par là, par les fonds. Nous
jetterons les perdrix dans la plaine et nous
nous rabattrons dessus.
Et Hautot père se leva. Tous l'imitèrent,
prirent leurs fusils dans les coins, examinè-
rent les batteries, tapèrent du pied pour
s'affermir dans leurs chaussures un peu dures,
pas encore assouphes par la chaleur du sang;
puis ils sortirent; et les chiens se dressant au
bout des attaches poussèrent des hurlements
aigus en battant l'air de leurs pattes.
On se mit en route vers les fonds. C'était
un petit vallon, ou plutôt une grande ondu-
lation de terres de mauvaise quahté, demeu-
rées incultes pour cette raison, sillonnées de
ravines, couvertes de fougères, excellente
réserve de gibier.
Les chasseurs s'espacèrent, Hautot père
tenant la droite, Hautot fils tenant la gauche,
et les deux invités au milieu. Le garde et les
porteurs de carniers suivaient. C'était l'instant
solennel où on attend le premier coup de
fusil, où le cœur bat un peu, tandis que le
doigt nerveux tâte à tout instant les gâchettes.
5 2 LA MAIN GAUCHE.
Soudain, il partit, ce coup! Hautot père
avait tiré. Tous s'arrêtèrent et virent une per-
drix, se détachant d'une compagnie qui
fuyait à tire-d'aile, tomber dans un ravin sous
une broussaille épaisse. Le chasseur excité se
mit à courir, enjambant, arrachant les ronces
qui le retenaient, et il disparut à son tour
dans le fourré, à la recherche de sa pièce.
Presque aussitôt, un second coup de feu
retentit.
— Ah! ah! le gredin, cria M. Bermont,
il aura déniché un hèvre là-dessous.
Tous attendaient, les yeux sur ce tas de
branches impénétrables au regard.
Le notaire, faisant un porte-voix de ses
mains, hurLa : «Les avez-vous? Hautot père
ne répondit pas; alors, César, se tournant
vers le garde, lui dit : «Va donc l'aider, Joseph.
II faut marcher en ligne. Nous attendrons ».
Et Joseph, un vieux tronc d'homme sec,
noueux, dont toutes les articulations faisaient
des bosses, partit d'un pas tranquille et des-
cendit dans le ravin, en cherchant les trous
praticables avec des précautions de renard.
Puis, tout de suite, il cria :
— Oh ! v'nez ! v'nez ! y a un malheur
d'arrivé.
HAUTOT PÈRE ET FILS. 5 3
Tous accoururent et plongèrent clans les
ronces. Hautot père, tombé sur le flanc, éva-
noui, tenait à deux mains son ventre d'où
coulaient à travers sa veste de toile déchirée
par le plomb de longs filets de sang sur
l'herbe. Lâchant son fusil pour saisir la per-
drix morte à portée de sa main, il avait laissé
tomber l'arme dont le second coup, partant
au choc, lui avait crevé les entrailles. On le
tira du fossé, on le dévêtit, et on vit uhe plaie
affreuse par où les intestins sortaient. Alors,
après qu'on l'eut ligaturé tant bien que mal,
on le reporta chez lui et on attendit le méde-
cin qu'on avait été quérir, avec un prêtre.
Quand le docteur arriva, il remua la tête
gravement, et se tournant vers Hautot fils
qui sanglotait sur une chaise :
— Mon pauvre garçon, dit-il, ça n'a pas
bonne tournure.
Mais quand le pansement fut fini, le blessé
remua les doigts, ouvrit la bouche, puis les
yeux, jeta devant lui des regards troubles,
hagards, puis parut chercher dans sa mé-
moire, se souvenir, comprendre, et il mur-
mura :
— Nom d'un nom, ça y est.
Le médecin lui tenait la main.
54 LA MAIN GAUCHE.
— Mais non, mais non, quelques jours de
repos seulement, ça ne sera rien.
Hautot reprit :
— Ça y est ! j'ai l'ventre crevé ! Je le sais
bien.
Puis soudain :
— J'veux parler au fils, si j'ai le temps.
Hautot fils, malgré lui, larmoyait et répé-
tait comme un petit garçon :
— P'pa, p'pa, pauv'e p'pa !
Mais le père, d'un ton plus ferme :
— Allons pleure pu, c'est pas le moment.
J'ai à te parler. Mets-toi là, tout près, ça sera
vite fait, et je serai plus tranquille. Vous
autres, une minute s'il vous plaît.
Tous sortirent laissant le fils en face du
père.
Dès qu'ils furent seuls :
— Ecoute, fils, tu as vingt-quatre ans, on
peut te dire les choses. Et puis il n'y a pas
tant de mystère à ça que nous en mettons.
Tu sais bien que ta mère est morte depuis
sept ans, pas vrai, et que je n'ai pas plus de
quarante-cinq ans, moi, vu que je me suis
marié à dix-neuf Pas vrai?
Le fils balbutia :
— Oui, c'est vrai.
HAUTOT PERE ET FILS. 5 J
— Donc ta mère est morte depuis sept
ans, et moi je suis resté veuf. Eh bien! ce
n'est pas un homme comme moi qui peut
rester veuf à trente-sept ans, pas vrai?
Le fils répondit :
— Oui, c'est vrai.
Le père, haletant, tout pâle et la face cris-
pée, continua :
— Dieu que j'ai maL' Eh bien, tu com-
prends. L'homme n'est pas fait pour vivre
seul, mais je ne voulais pas donner une sui-
vante à ta mère, vu que je lui avais promis
ça. Alors... tu comprends?
— Oui, père.
— Donc, j'ai pris une petite à Rouen,
rue de l'Eperlan, i8, au troisième, la seconde
porte — je te dis tout ça, n'oubhe pas, —
mais une petite qui a été gentille tout plein
pour moi, aimante, dévouée, une vraie
femme, quoi ? Tu saisis, mon gars?
— Oui, père.
— Alors, si je m'en vas, je lui dois quel-
que chose, mais quelque chose de sérieux
qui ia mettra à l'abri. Tu comprends?
— Oui, père.
— Je te dis que c'est une brave fille, mais
là, une brave, et que, sans toi, et sans le
5^ LA MAIN GAUCHE.
souvenir de ta mère, et puis sans la maison
oii nous avons vécu tous trois, je l'aurais
amenée ici, et puis épousée, pour sûr...
écoute... écoute... mon gars... j'aurais pu
faire un testament. . . je n'en ai point fait !
Je n'ai pas voulu. . . car il ne faut point écrire
les choses... ces choses-là... ça nuit trop aux
légitimes... et puis ça embrouille tout... ça
ruine tout le monde! Vois-tu, le papier tim-
bré, n'en faut pas, n'en fais jamais usage.
Si je suis riche, c'est que je ne m'en suis
point servi de ma vie. Tu comprends, mon
fils!
— Oui, père.
— Ecoute encore... Ecoute bien... Donc,
je n'ai pas fait de testament... je n'ai pas
voulu..., et puis je te connais, tu as bon
cœur, tu n'es pas ladre, pas regardant, quoi.
Je me suis dit que, sur ma fin, je te conterais
les choses et que je te prierais de ne pas
oubher la petite : — Caroline Donet, rue de
l'Eperlan, i8, au troisième, la seconde porte,
n'oubhe pas. — Et puis, écoute encore.
Vas-y tout de suite quand je serai parti — et
puis arrange-toi pour qu'elle ne se plaigne
pas de ma mémoire. — Tu as de quoi. —
Tu le peux, — - je te laisse assez... Ecoute...
HAUTOT PÈRE ET FILS. 57
En semaine on ne la trouve pas. Elle travaille
chez M""^ Moreau, rue Beauvoisine. Vas-y le
jeudi. Ce jour-là elle m'attend. C'est mon
jour, depuis six ans. Pauvre p'tite, va-t-elle
pleurer!... Je te dis tout ça, parce que je te
connais bien, mon fils. Ces choses-là on ne
les conte pas au pubhc, ni au notaire, ni au
curé. Ça se fait, tout le monde le sait, mais
ça ne se dit pas, sauf nécessité. Alors per-
sonne d'étranger dans le secret, personne
que la famille, parce que la famille, c'est
tous en un seul. Tu comprends?
— Oui, père.
— Tu promets?
— Oui, père.
— Tu jures ?
— Oui, père.
— Je t'en prie, je t'en supphe, fils, n'ou-
bhe pas. J'y tiens.
— Non, père.
— Tu iras toi-même. Je veux que tu t'as-
sures de tout.
— Oui, père.
— Et puis, tu verras... tu verras ce qu'elle
t'exphquera. Moi, je ne peux pas te dire plus.
C'est juré?
— Oui, père.
)8 LA MAIN GAUCHE.
— C'est bon, mon fils. Embrasse -moi.
Adieu. Je vas claquer, j'en suis sûr. Dis-leur
qu'ils entrent.
Hautot fils embrassa son père en gémissant,
puis, toujours docile, ouvrit la porte, et le
prêtre parut, en surplis blanc, portant les
saintes huiles.
Mais le moribond avait fermé les yeux, et
il refiisa de les rouvrir, il refiisa de répondre,
il refiasa de montrer, même par un signe, qu'il
comprenait.
II avait assez parlé, cet homme, il n'en
pouvait plus. II se sentait d'ailleurs à présent
le cœur tranquille, il voulait mourir en paix.
Qii'avait-il besoin de se confissser au délégué
de Dieu, puisqu'il venait de se confesser à
son fils, qui était de la famille, lui?
II fut administré, purifié, absous, au milieu
de ses amis et de ses serviteurs agenouillés,
sans qu'un seul mouvement de son visage ré-
vélât qu'il vivait encore.
II mourut vers minuit, après quatre heures
de tressaillements indiquant d'atroces souf-
frances.
II
Ce fut le mardi qu'on l'enterra, la chasse
ayant ouvert le dimanche. Rentré chez lui,
après avoir conduit son père au cimetière,
César Hautot passa le reste du jour à pleurer.
II dormit à peine la nuit suivante et il se sentit
si triste en s' éveillant qu'il se demandait com-
ment il pourrait continuer à vivre.
Jusqu'au soir cependant il songea que,
pour obéir à la dernière volonté paternelle,
il devait se rendre à Rouen le lendemain, et
voir cette fille Caroline Donet qui demeurait
rue de l'Eperlan, i8, au troisième étage, la
seconde porte. II avait répété, tout bas, comme
on marmotte une prière, ce nom et cette
adresse, un nombre incalculable de fois, afin
de ne pas les oublier, et il finissait par les
balbutier indéfiniment, sans pouvoir s'arrêter
6o LA MAIN GAUCHE.
OU penser à quoi que ce fût, tant sa langue et
son esprit étaient possédés par cette phrase.
Donc le lendemain, vers huit heures, il
ordonna d'atteler Graindorge au tilbury et
partit au grand trot du lourd cheval normand
sur la grand'route d'Ainville à Rouen, II por-
tait sur le dos sa redingote noire, sur la tête
son grand chapeau de soie et sur les jambes
sa culotte à sous-pieds, et il n'avait pas voulu,
vu la circonstance, passer par-dessus son beau
costume la blouse bleue qui se gonfle au
vent, garantit le drap de la poussière et des
taches, et qu'on ôte prestement à l'arrivée,
dès qu'on a sauté de voiture.
II entra dans Rouen alors que dix heures
sonnaient, s'arrêta comme toujours à l'Hôtel
des Bons-Enfants, rue des Trois-Mares, subit
les embrassades du patron, de la patronne et
de ses cinq fils, car on connaissait la triste
nouvelle; puis, il dut donner des détails sur
l'accident, ce qui le fit pleurer, repousser les
services de toutes ces gens, empressés parce
qu'ils le savaient riche, et refuser même leur
déjeuner, ce qui les froissa.
Ayant donc épousseté son chapeau, brossé
sa redingote et essuyé ses bottines, il se mit à
la recherche de la rue de l'Eperlan, sans oser
HAUTOT PÈRE ET FILS. 6l
prendre de renseignements près de personne,
de crainte d'être reconnu et d'éveiller les
soupçons.
A la fin, ne trouvant pas, il aperçut un
prêtre, et se fiant à la discrétion profession-
nelle des hommes d'église, il s'informa auprès
de lui.
II n'avait que cent pas à faire, c'était juste-
ment la deuxième rue à droite.
Alors, il hésita. Jusqu'à ce moment, il avait
obéi comme une brute à la volonté du mort.
Maintenant il se sentait tout remué, confus,
humilié à l'idée de se trouver, lui, le fils, en
face de cette femme qui avait été la maîtresse
de son père. Toute la morale qui gît en nous,
tassée au fond de nos sentiments par des siècles
d'enseignement héréditaire, tout ce qu'il avait
appris depuis le catéchisme sur les créatures
de mauvaise vie, le mépris instinctif que tout
homme porte en lui contre elles, même s'il
en épouse une, toute son honnêteté bornée
de paysan, tout cela s'agitait en lui, le rete-
nait, le rendait honteux et rougissant.
Mais il pensa : — «J'ai promis au père,
faut pas y manquer. » Alors il poussa la porte
entre-bâillée de la maison marquée du nu-
méro i8, découvrit un escalier sombre, monta
62 LA MAIN GAUCHE.
trois étages, aperçut une porte, puis une se-
conde, trouva une ficelle de sonnette et tira
dessus.
Le din-din qui retentit dans la chambre
voisine lui fit passer un frisson dans le corps.
La porte s'ouvrit et il se trouva en fice d'une
jeune dame très bien habillée, brune, au teint
coloré, qui le regardait avec des yeux stupé-
faits.
II ne savait que lui dire, et, elle, qui ne se
doutait de rien, et qui attendait l'autre, ne
l'invitait pas à entrer. Ils se contemplèrent
ainsi pendant près d'une demi-minute. A la
fin elle demanda :
— Vous désirez, monsieur?
II murmura :
— Je suis Hautot fils.
Elle eut un sursaut, devint pâle, et balbutia
comme si elle le connaissait depuis longtemps:
— Monsieur César?
— Oui.
— Et alors?
— J'ai à vous parler de la part du père.
Elle fit — Oh ! mon Dieu ! — et recula pour
qu'il entrât. II ferma la porte et la suivit.
Alors il aperçut un petit garçon de quatre
ou cinq ans, qui jouait avec un chat, assis par
HAUTOT PÈRE ET FILS. 63
terre devant un fourneau d'où montait une
fumée de plats tenus au chaud.
— Asseyez-vous, disait-elle.
II s'assit. . . Elle demanda :
— Eh bien?
II n'osait plus parler, les yeux fixés sur la
table dressée au miheu de l'appartement, et
portant trois couverts, dont un d'enfant. II
regardait la chaise tournée dos au feu, Fas-
siette, la serviette, les verres, la bouteille de
vin rouge entamée et la bouteille de vin blanc
intacte. C'était la place de son père, dos au
feu! On l'attendait. C'était son pain qu'il
voyait, qu'il reconnaissait près de la four-
chette, car la croûte était enlevée à cause des
mauvaises dents d'fiautot. Puis, levant les
yeux, il aperçut, sur le mur, son portrait, la
grande photographie faite à Paris l'année
de l'Exposition, la même qui était clouée
au-dessus du lit dans la chambre à coucher
d'Ainville.
La jeune femme reprit :
— Eh bien, monsieur César?
II la regarda. Une angoisse l'avait rendue
hvide et elle attendait, les mains tremblantes
de peur.
Alors il osa.
64 LA MAIN GAUCHE.
— Eh bien, mam'zelle, papa est mort di-
manche, en ouvrant la chasse.
Elle fut si bouleversée qu'elle ne remua
pas. Après quelques instants de silence, elle
murmura d'une voix presque insaisissable :
— Oh! pas possible!
Puis, soudain, des larmes parurent dans
ses yeux, et levant ses mains elle se couvrit
la figure en se mettant à sangloter.
Alors, le petit tourna la tête, et voyant sa
mère en pleurs, hurla. Puis, comprenant que
ce chagrin subit venait de cet inconnu, il se
rua sur César, saisit d'une main sa culotte
et de l'autre il lui tapait la cuisse de toute sa
force. Et César demeurait éperdu, attendri,
entre cette femme qui pleurait son père et
cet enfant qui défendait sa mère. Il se sentait
lui-même gagné par l'émotion, les yeux enflés
par le chagrin; et, pour reprendre conte-
nance, il se mit à parler.
— Oui, disait-il, le malheur est arrivé di-
manche matin, sur les huit heures... Et il
contait, comme si elle l'eût écouté, n'oubliant
aucun détail, disant les plus petites choses
avec une minutie de paysan. Et le petit tapait
toujours, lui lançant à présent des coups de
pied dans les chevilles.
HAUTOT PÈRE ET FILS. 65
Quand il arriva au moment où Hautot père
avait parlé d'elle, elle entendit son nom, dé-
couvrit sa fio;ure et demanda :
— Pardon, je ne vous suivais pas, je vou-
drais bien savoir... Si ça ne vous contrariait
pas de recommencer.
II recommença dans les mêmes termes :
«Le malheur est arrivé dimanche matin sur
les huit heures. . . »
Il dit tout, longuement, avec des arrêts,
des points, des réflexions venues de lui, de
temps en temps. Elle l'écoutait avidement,
percevant avec sa sensibilité nerveuse de
femme toutes les péripéties qu'il racontait,
et tressaillant d'horreur, faisant : «Oh mon
Dieu!» parfois. Le petit, la croyant calmée,
avait cessé de battre César pour prendre la
main de sa mère, et il écoutait aussi, comme
s'il eût compris.
Quand le récit fut terminé, Hautot fils re-
prit :
— Maintenant nous allons nous arranger
ensemble suivant son désir. Ecoutez, je suis
à mon aise, il m'a laissé du bien. Je ne veux
pas que vous ayez à vous plaindre. . .
Mais elle l'interrompit vivement.
— Oh ! monsieur César, monsieur César,
66 LA MAL\ GAUCHE.
pas aujourd'hui. J'ai le cœur coupé... Une
autre fois, un autre jour... Non, pas au-
jourd'hui... Si j'accepte, écoutez... ce n'est
pas pour moi... non, non, non, je vous le
jure. C'est pour le petit. D'ailleurs, on mettra
ce bien sur sa tête.
Alors César, effaré, devina, et balbutiant :
— Donc... c'est à lui... le p'tit?
— Mais oui, dit-elle.
Et Hautot fils regarda son frère avec une
émotion confuse, forte et pénible.
Après un long silence, car elle pleurait de
nouveau, César, tout à fait gêné, reprit :
— Eh bien, alors, mam'zelle Donet, je
vas m'en aller. Quand voulez-vous que nous
parlions de ça?
Elle s'écria :
— Oh! non, ne partez pas, ne partez pas,
ne me laissez pas toute seule avec Emile! Je
mourrais de chagrin. Je n'ai plus personne,
personne que mon petit. Oh! quelle misère,
quelle misère, monsieur César. Tenez, as-
seyez-vous. Vous allez encore me parler. Vous
me direz ce qu'il faisait, là-bas, toute la se-
maine.
Et César s'assit, habitué à obéir.
Elle approcha, pour elle, une autre chaise
HAUTOT PÈRE ET FILS. 67
de la sienne, devant le fourneau où les plats
mijotaient toujours, prit Emile sur ses ge-
noux, et elle demanda à César mille choses
sur son père, des choses intimes où l'on
voyait, où il sentait sans raisonner qu'elle avait
aimé Hautot de tout son pauvre cœur de
femme.
Et, par l'enchaînement naturel de ses idées,
peu nombreuses, il en revint à l'accident et
se remit à le raconter avec tous les mêmes
détails.
Quand il dit : «Il avait un trou dans le
ventre, on y aurait mis les deux poings»,
elle poussa une sorte de cri, et les sanglots
jaillirent de nouveau de ses yeux. Alors, saisi
par la contagion. César se mit aussi à pleurer,
et comme les larmes attendrissent toujours les
fibres du cœur, il se pencha vers Emile dont
le front se trouvait à portée de sa bouche et
l'embrassa.
La mère, reprenant haleine, murmurait :
— ■ Pauvre gars, le voilà orphelin.
— Moi aussi, dit César?
Et ils ne parlèrent plus.
Mais soudain, finstinct pratique de mé-
nagère, habituée à songer à tout, se réveilla
chez la jeune femme.
s-
68 LA MAIN GAUCHE.
— Vous n'avez peut-être rien pris de la
matinée, monsieur César?
— Non, mam'zelle.
— Oh! vous devez avoir faim. Vous allez
manger un morceau.
— Merci, dit-il, je n'ai pas faim, j'ai eu
trop de tourment.
Elle répondit :
— Malgré la peine, faut bien vivre, vous
ne me refuserez pas ça! Et puis vous resterez
un peu plus. Quand vous serez parti, je ne
sais pas ce que je deviendrai.
Il céda, après quelque résistance encore,
et s'asseyant dos au feu, en face d'elle, il
mangea une assiette de tripes qui crépitaient
dans le fourneau et but un verre de vin rouo;e.
Mais il ne permit point qu'elle débouchât le
vin blanc.
Plusieurs fois il essuya la bouche du petit
qui avait barbouillé de sauce tout son menton.
Comme il se levait pour partir, il de-
manda :
— Quand est-ce voulez-vous que je re-
vienne pour parler de l'affaire, mam'zelle
Donet?
— Si ça ne vous faisait rien, jeudi pro-
chain, monsieur César. Comme ça je ne per-
HAUTOT PÈRE ET FILS. 69
cirais pas de temps. J'ai toujours mes jeudis
libres.
— Ça me va, jeudi prochain.
— Vous viendrez déjeuner, n'est-ce pas?
— Oh! quant à ça, je ne peux pas le
promettre.
— C'est qu'on cause mieux en mangeant.
On a plus de temps aussi.
— Eh bien, soit. Midi alors.
Et il s'en alla après avoir encore embrassé
le petit Emile, et serré la main de M"" Donet.
III
La semaine parut longue à César Hautot.
Jamais il ne s'était trouvé seul, et l'isolement
lui semblait insupportable. Jusqu'alors, il vi-
vait à côté de son père, comme son ombre,
le suivait aux champs, surveillait l'exécution
de ses ordres, et quand il l'avait quitté pen-
dant quelque temps le retrouvait au dîner.
Ils passaient les soirs à fumer leurs pipes en
face l'un de l'autre, en causant chevaux,
vaches ou moutons; et la poignée de main
qu'ils se donnaient au réveil semblait l'échange
d'une affection familiale et profonde.
Maintenant César était seul. II errait par
les labours d'automne, s'attendant toujours à
voir se dresser au bout d'une plaine la grande
silhouette gesticulante du père. Pour tuer les
heures, il entrait chez les ^voisins, racontait
HAUTOT PERE ET FILS. y\
raccident à tous ceux qui ne l'avaient pas
entendu, le répétait quelquefois aux autres.
Puis, à bout d'occupations et de pensées, il
s'asseyait au bord d'une route en se deman-
dant si cette vie-là allait durer longtemps.
Souvent il songea à M"® Donet. Elle lui
avait plu. Il l'avait trouvée comme il faut,
douce et brave fille, comme avait dit le père.
Oui, pour une brave fille, c'était assurément
une brave fille. Il était résolu à faire les choses
grandement et à lui donner deux mille francs
de rente en assurant le capital à l'enfant. II
éprouvait même un certain plaisir à penser
qu'il allait la revoir le jeudi suivant, et arranger
cela avec elle. Et puis l'idée de ce frère, de
ce petit bonhomme de cinq ans, qui était le
fils de son père, le tracassait, l'ennuyait un
peu et réchauffait en même temps. C'était
une espèce de famille qu'il avait là dans ce
mioche clandestin qui ne s'appellerait jamais
Hautot, une famille qu'il pouvait prendre ou
laisser à sa guise , mais qui lui rappelait le père.
Aussi quand il se vit sur la route de Rouen,
le jeudi matin, emporté par le trot sonore de
Graindorge, il sentit son cœur plus léger,
plus reposé qu'il ne l'avait encore eu depuis
son malheur.
72 LA MAIN GAUCHE.
En entrant dans l'appartement de M'*'' Do-
net, il vit la table mise comme le jeudi pré-
cédent, avec cette seule différence que la
croûte du pain n'était pas ôtée.
II serra la main de la jeune femme, baisa
Emile sur les joues et s'assit, un peu comme
chez lui, le cœur gros tout de même. M^''' Do-
net lui parut un peu maigrie, un peu pâlie.
Elle avait dû rudement pleurer. Elle avait
maintenant un air o-êné devant lui comme si
elle eût compris ce qu'elle n'avait pas senti
l'autre semaine sous le premier coup de son
malheur, et elle le traitait avec des égards
excessifs, une humilité douloureuse, et des
soins touchants comme pour lui payer en
attention et en dévouement les bontés qu'il
avait pour elle. Ils déjeunèrent longuement,
en parlant de l'affaire qui l'amenait. Elle ne
voulait pas tant d'argent. C'était trop, beau-
coup trop. Elle gagnait assez pour vivre, elle,
mais elle désirait seulement qu'Emile trouvât
quelques sous devant lui quand il serait grand.
César tint bon, et ajouta même un cadeau de
mille francs pour elle, pour son deuil.
Comme il avait pris son café , elle demanda :
— Vous fumez?
— Oui... J'ai ma pipe.
HAUTOT PERE ET FILS. y ^
Il tâta sa poche. Nom d'un nom, il l'avait
oubliée! II allait se désoler quand elle lui
offrit une pipe du père, enfermée dans une
armoire. II accepta, la prit, la reconnut, la
flaira, proclama sa qualité avec une émotion
dans la voix, l'emplit de tabac et l'afluma.
Puis il mit Emile à cheval sur sa jambe et le
fit jouer au cavaher pendant qu'elle desservait
la table et enfermait, dans le bas du buffet,
la vaissefle sale, pour la laver quand il serait
sorti.
Vers trois heures, il se leva à regret, tout
ennuyé à l'idée de partir.
— Eh bien! mam'zelle Donet, dit-il, je
vous souhaite le bonsoir et charmé de vous
avoir trouvée comme ça.
Elle restait devant lui, rouge, bien émue,
et le regardait en songeant à l'autre.
— Est-ce que nous ne nous reverrons plus?
dit-elle.
II répondit simplement :
— Mais oui, mam'zelle, si ça vous fait
plaisir.
— Certainement, monsieur César. Alors,
jeudi prochain, ça vous irait-il?
— Oui, mam'zelle Donet.
— Vous venez déjeuner, bien sûr?
74 LA MAIN GAUCHE.
— Mais..., si vous voulez bien, je ne re-
fuse pas.
— C'est entendu, monsieur César, jeudi
prochain, midi, comme aujourd'hui.
— Jeudi midi, mam'zelle Donet!
Hautot père et fis a paru dans l'Echo de Paris du sa-
medi 5 janvier 1889.
BOITELLE
BOITELLE.
A Robert Pincbon.
LE père Boitelle (Antoine) avait dans
tout le pays la spécialité des besognes
malpropres. Toutes les fois qu'on avait
a faire nettoyer une fosse, un fumier, un pui-
sard, à curer un égout, un trou de fange quel-
conque, c'était lui qu'on allait chercher.
Il s'en venait avec ses instruments de vi-
dangeur et ses sabots enduits de crasse, et se
mettait à sa besogne en geignant sans cesse
sur son métier. Quand on lui demandait alors
pourquoi il faisait cet ouvrage répugnant, il
répondait avec résignation :
— Pardi, c'est pour mes éfants qu'il fliut
nourrir. Ça rapporte plus qu'autre chose.
Il avait, en effet, quatorze enfants. Si on
78 LA MAIN GAUCHE.
s'informait de ce qu'ils étaient devenus, il di-
sait avec un air d'indifférence :
— N'en reste huit à la maison. Y en a un
au service et cinq mariés.
Quand on voulait savoir s'ils étaient bien
mariés, il reprenait avec vivacité :
- — Je les ai pas opposés. Je les ai opposés
en rien. Ils ont marié comme ils ont voulu.
Faut pas opposer les goûts, ça tourne mal. Si
je suis ordureux, mé, c'est que mes parents
m'ont opposé dans mes goûts. Sans ça, j'au-
rais devenu un ouvrier comme les autres.
Voici en quoi ses parents l'avaient contrarié
dans ses goûts.
II était alors soldat, faisant son temps au
Havre, pas plus bête qu'un autre, pas plus
dégourdi non plus, un peu simple pourtant.
Pendant les heures de liberté, son plus grand
plaisir était de se promener sur le quai, où
sont réunis les marchands d'oiseaux. Tantôt
seul, tantôt avec un pays, il s'en allait lente-
ment le long des cages où les perroquets à
dos vert et à tête jaune des Amazones, les
perroquets à dos gris et à tête rouge du Séné-
gal, les aras énormes qui ont l'air d'oiseaux
cultivés en serre, avec leurs plumes fleuries.
BOITELLE. 79
leurs panaches et leurs aigrettes, les per-
ruches de toute taille, qui semblent coloriées
avec un soin minutieux par un bon Dieu mi-
niaturiste, et les petits, tout petits oisillons
sautillants, rouges, jaunes, bleus et bariolés,
mêlant leurs cris au bruit du quai, apportent
dans le fracas des navires déchargés, des pas-
sants et des voitures, une rumeur violente,
aiguë, piaillarde, assourdissante, de forêt
lointaine et surnaturelle.
Boitelle s'arrêtait, les yeux ouverts, la
bouche ouverte, riant et ravi, montrant ses
dents aux kakatoès prisonniers qui saluaient
de leur huppe blanche ou jaune le rouge
éclatant de sa culotte et le cuivre de son
ceinturon. Quand il rencontrait un oiseau
parleur, il lui posait des questions; et si
la bête se trouvait ce jour-là disposée à ré-
pondre et dialoguait avec lui, il emportait
pour jusqu'au soir de la gaieté et du contente-
ment. A regarder les singes aussi il se faisait
des bosses de plaisir, et il n'imaginait point
de plus grand luxe pour un homme riche
que de posséder ces animaux ainsi qu'on a
des chats et des chiens. Ce goût-là, ce goût
de l'exotique, il l'avait dans le sang comme
on a celui de la chasse, de la médecine ou
8o LA MAIN GAUCHE.
de la prêtrise. II ne pouvait s'empêcher,
chaque fois que s'ouvraient les portes de la
caserne, de s'en revenir au quai comme s'il
s'était senti tiré par une envie.
Or une fois, s'étant arrêté presque en ex-
tase devant un araraca monstrueux qui gon-
flait ses plumes, s'inclinait, se redressait, sem-
blait faire les révérences de cour du pays des
perroquets, il vit s'ouvrir la porte d'un petit
café attenant à la boutique du marchand d'oi-
seaux, et une jeune négresse, coiffée d'un
foulard rouge, apparut, qui balayait vers la
rue les bouchons et le sable de l'établisse-
ment.
L'attention de Boitelle fut aussitôt partagée
entre l'animal et la femme, et il n'aurait su
dire vraiment lequel de ces deux êtres il con-
templait avec le plus d'étonnement et de
plaisir.
La négresse, ayant poussé dehors les or-
dures du cabaret, leva les yeux, et demeura
à son tour éblouie devant l'uniforme du sol-
dat. Elle restait debout, en face de lui, son
balai dans les mains comme si elle lui eût porté
les armes, tandis que l'araraca continuait à
s'incliner. Or le troupier, au bout de quelques
instants, fut gêné par cette attention, et il s'en
BOITELLE.
alla à petits pas, pour n'avoir point l'air de
battre en retraite.
Mais il revint. Presque chaque jour il passa
devant le Café des Colonies, et souvent il
aperçut à travers les vitres la petite bonne à
peau noire qui servait des bocks ou de l'eau-
de-vie aux matelots du port. Souvent aussi
elle sortait en l'apercevant; bientôt, même,
sans s'être jamais parlé, ils se sourirent comme
des connaissances; et Boitelle se sentait le
cœur remué, en voyant luire tout à coup,
entre les lèvres sombres de la fille, la ligne
éclatante de ses dents. Un jour enfin il entra,
et fut tout surpris en constatant qu'elle par-
lait français comme tout le monde. La bou-
teille de limonade, dont elle accepta de boire
un verre, demeura, dans le souvenir du trou-
pier, mémorablement délicieuse; et il prit
l'habitude de venir absorber, en ce petit ca-
baret du port, toutes les douceurs liquides
que lui permettait sa bourse.
C'était pour lui une fête, un bonheur au-
quel il pensait sans cesse, de regarder la main
noire de la petite bonne verser quelque chose
dans son verre, tandis que les dents riaient,
plus claires que les yeux. Au bout de deux
mois de fréquentation, ils devinrent tout à
6
82 LA MAIN GAUCHE.
fait bons amis, et Boitelle, après le premier
étonnement de voir que les idées de cette né-
gresse étaient pareilles aux bonnes idées des
filles du pays, qu'elle respectait l'écono-
mie, le travail, la religion et la conduite, l'en
aima davantage, s'éprit d'elle au point de
vouloir l'épouser.
II lui dit ce projet qui la fit danser de joie.
Elle avait d'ailleurs quelque argent, laissé par
une marchande d'huîtres, qui l'avait recueillie
quand elle fut déposée sur le quai du Havre
par un capitaine américain. Ce capitaine
l'avait trouvée âgée d'environ six ans, blottie
sur des balles de coton dans la cale de son
navire, quelques heures après son départ de
New- York. Venant au Havre, il y abandonna
aux soins de cette écaillère apitoyée ce petit
animal noir caché à son bord, il ne savait par
qui ni comment. La vendeuse d'huîtres étant
morte, la jeune négresse devint bonne au
Café des Colonies.
Antoine Boitelle ajouta :
— Ça se fera si les parents n'y opposent
point. J'irai jamais contre eux , t'entends
ben, jamais! Je vas leur en toucher deux
mots à la première fois que je retourne au
pays.
BOITELLE. 8 3
La semaine suivante en effet, ayant obtenu
vingt-quatre heures de permission, il se ren-
dit dans sa famille qui cultivait une petite
ferme à Tourteville, près d'Yvetot.
II attendit la fin du repas, l'heure où le
café baptisé d'eau-de-vie rendait les cœurs
plus ouverts, pour informer ses ascendants
qu'il avait trouvé une fille répondant si bien
à ses goûts, à tous ses goûts, qu'il ne devait
pas en exister une autre sur la terre pour lui
convenir aussi parfaitement.
Les vieux,. à ce propos, devinrent aussitôt
circonspects, et demandèrent des explica-
tions. II ne cacha rien d'ailleurs que la couleur
de son teint.
C'était une bonne, sans grand avoir, mais
vaillante, économe, propre, de conduite, et
de bon conseil. Toutes ces choses-là valaient
mieux que de l'argent aux mains d'une mau-
vaise ménagère. Elle avait quelques sous d'ail-
leurs, laissés par une femme qui l'avait éle-
vée, quelques gros sous, presque une petite
dot, quinze cents francs à la caisse d'épargne.
Les vieux, conquis par ses discours, confiants
d'ailleurs dans son jugement, cédaient peu à
peu, quand il arriva au point déhcat. Riant
d'un rire un peu contraint :
6.
84 LA iMAlN GAUCHE.
— Il n'y a qu'une chose, dit-il, qui pourra
vous contrarier. Elle n'est brin blanche.
Ils ne comprenaient pas et il dut expliquer
longuement avec beaucoup de précautions,
pour ne point les rebuter, qu'elle appartenait à
la race sombre dont ils n'avaient vu d'échan-
tillons que sur les images d'Epinal.
Alors ils furent inquiets, perplexes, crain-
tifs, comme s'il leur avait proposé une union
avec le Diable.
La mère disait :
— Noire? Combien qu'elle l'est. C'est-il
partout?
Il répondait :
— Pour sûr : Partout, comme t'es blanche
partout, té!
Le père reprenait :
— Noire? C'est-il noir autant que le chau-
dron?
Le fils répondait :
— Pt'être ben un p'tieu moins ! C'est noire ,
mais point noire à dégoûter. La robe à m'sieu
Tcuré est ben noire, et aile n'est pas pu laide
qu'un surplis qu'est blanc.
Le père disait :
— Y en a-t-il de pu noires qu'elle dans
son pays?
BOITELLE. 85
Et le fils, convaincu, s'écriait:
— Pour sûr!
Mais le bonhomme remuait la tête.
— Ça doit être déplaisant?
Et le fils :
— C'est point pu déplaisant qu'aut'chose,
vu qu'on s'y fait en rin de temps.
La mère demandait :
— Ça ne salit point le linge plus que
d'autres, ces piaux-là?
— Pas plus que la tienne, vu que c'est sa
couleur.
Donc , après beaucoup de questions encore ,
il fut convenu que les parents verraient cette
fille avant de rien décider et que le garçon,
dont le service allait finir l'autre mois, l'amè-
nerait à la maison afin qu'on pût l'examiner
et décider en causant si elle n'était pas trop
foncée pour rentrer dans la famille Boitelle.
Antoine alors annonça que le dimanche
22 mai, jour de sa libération, il partirait pour
Tourteville avec sa bonne amie.
Elle avait mis pour ce voyage chez les pa-
rents de son amoureux ses vêtements les plus
beaux et les plus voyants, où dominaient le
jaune, le rouge et le bleu, de sorte qu'elle
s 6 LA MAIN GAUCHE.
avait l'air pavoisée pour une fête nationale.
Dans la gare, au départ du Havre, on la
regarda beaucoup, et Boitelle était fier de
donner le bras à une personne qui comman-
dait ainsi l'attention. Puis, dans le wagon de
troisième classe où elle prit place à côté de
lui, elle imposa une telle surprise aux paysans
que ceux des compartiments voisins mon-
tèrent sur leurs banquettes pour l'examiner
par-dessus la cloison de bois qui divisait la
caisse roulante. Un enfant, à son aspect, se
mit à crier de peur, un autre cacha sa figure
dans le tablier de sa mère.
Tout alla bien cependant jusqu'à la gare
d'arrivée. Mais lorsque le train ralentit sa
marche en approchant d'Yvetot, Antoine se
sentit mal à l'aise, comme au moment d'une
inspection quand il ne savait pas sa théorie.
Puis, s'étant penché à la portière, il reconnut
de loin son père qui tenait la bride du cheval
attelé à la carriole, et sa mère venue jusqu'au
treillage qui maintenait les curieux.
II descendit le premier, tendit la main à sa
bonne amie, et, droit, comme s'il escortait
un général, il se dirigea vers sa famille.
La mère, en voyant venir cette dame noire
et bariolée en compagnie de son garçon, de-
BOITELLE. 87
meurait tellement stupéfaite qu'elle n'en pou-
vait ouvrir la bouche, et le père avait peine à
maintenir le cheval que faisait cabrer coup
sur coup la locomotive ou la négresse. Mais
Antoine, saisi soudain par la joie sans mé-
lange de revoir ses vieux, se précipita, les
bras ouverts, bécota la mère, bécota le père
malgré l'effroi du bidet, puis se tournant vers
sa compagne que les passants ébaubis consi-
déraient en s'arrêtant, il s'exphqua.
— La v'Ià! J'vous avais ben dit qu'à pre-
mière vue aile est un brin détournante, mais
sitôt qu'on la connaît, vrai de vrai, y a rien
de plus plaisant sur la terre. Dites-y bonjour
qu'à ne s'émeuve point.
Alors la mère Boitelle, intimidée elle-même
à perdre la raison, fit une espèce de révé-
rence, tandis que le père ôtait sa casquette
en murmurant : «J'vous la souhaite à vot' dé-
sir». Puis sans s'attarder on grimpa dans la
carriole, les deux femmes au fond sur des
chaises qui les faisaient sauter en l'air à chaque
cahot de la route, et les deux hommes par de-
vant, sur la banquette.
Personne ne parlait. Antoine, inquiet, sifflo-
tait un air de caserne, le père fouettait le bi-
det, et la mère regardait de coin, en glissant
88 LA MAIN GAUCHE.
des coups d'œil de fouine, la négresse dont le
front et les pommettes reluisaient sous le soleil
comme des chaussures bien cirées.
Voulant rompre la glace, Antoine se re-
tourna.
— Eh bien, dit-il, on ne cause pas?
— Faut le temps, répondit la vieille.
II reprit :
— Allons, raconte à la p'tite l'histoire des
huit œufs de ta poule.
C'était une farce célèbre dans la famille.
Mais comme sa mère se taisait toujours, para-
lysée par l'émotion, il prit lui-même la parole
et narra, en riant beaucoup, cette mémo-
rable aventure. Le père, qui la savait par cœur,
se dérida aux premiers mots; sa femme bien-
tôt suivit l'exemple, et la négresse elle-même,
au passage le plus drôle, partit tout à coup
d'un tel rire, d'un rire si bruyant, roulant,
torrentiel, que le cheval excité fit un petit
temps de galop.
La connaissance était faite. On causa.
A peine arrivés, quand tout le monde fut
descendu, après qu'il eut conduit sa bonne
amie dans la chambre pour ôter sa robe
qu'elle aurait pu tacher en faisant un bon
plat de sa façon destiné à prendre les vieux
BOITELLE. 89
par le ventre, il attira ses parents devant la
porte, et demanda, le cœur battant :
— Eh ben, quéque vous dites?
Le père se tut. La mère, plus hardie, dé-
clara :
— Aile est trop noire! Non, vrai, c'est
trop. J'en ai eu les sangs tournés.
— Vous vous y ferez, dit Antoine.
— Possible, mais pas pour le moment.
Ils entrèrent et la bonne femme fut émue en
voyant la négresse cuisiner. Alors elle l'aida,
la jupe retroussée, active malgré son âge.
Le repas fut bon, fut long, fut gai. Quand
on fit un tour ensuite, Antoine prit son père
à part.
— Eh ben, pé, quéque t'en dis?
Le paysan ne se compromettait jamais.
— J'ai point d'avis. D'mande à ta mé.
Alors Antoine rejoignit sa mère et la rete-
nant en arrière.
— Eh ben, ma mé, quéque t'en dis?
— Mon pauv'e gars, vrai, aile est trop
noire. Seulement un p'tieu moins je ne m'op-
poserais pas, mais c'est trop. On dirait Satan!
II n'insista point, sachant que la vieille
s'obstinait toujours, mais il sentait en son
cœur entrer un orao;e de chaorin. II cherchait
90 LA MAIN GAUCHE.
ce qu'il fallait faire, ce qu'il pourrait inventer,
surpris d'ailleurs qu'elle ne les eût pas con-
quis déjà comme elle l'avait séduit lui-même.
Et ils s'en allaient tous les quatre à pas lents
à travers les blés, redevenus peu à peu silen-
cieux. Quand on longeait une clôture les fer-
miers apparaissaient à la barrière, les gamins
grimpaient sur les talus, tout le monde se
précipitait au chemin pour voir passer la
«noire» que le fils Boitelle avait ramenée. On
apercevait au loin des gens qui couraient à
travers les champs comme on accourt quand
bat le tambour des annonces de phénomènes
vivants. Le père et la mère Boitelle, effarés
de cette curiosité semée par la campagne à
leur approche, hâtaient le pas, côte à côte,
précédant de loin leur fils à qui sa compagne
demandait ce que les parents pensaient d'elle.
Il répondit en hésitant qu'ils n'étaient pas
encore décidés.
Mais sur la place du village ce fut une sor-
tie en masse de toutes les maisons en émoi,
et devant l'attroupement grossissant, les vieux
Boitelle prirent la fuite et regagnèrent leur
logis, tandis qu'Antoine, soulevé de colère, sa
bonne amie au bras, s'avançait avec majesté
sous les yeux élargis par l'ébahissement.
BOITELLE, 9 I
II comprenait que c'était fini, qu'il n'y
avait plus d'espoir, qu'il n'épouserait pas sa
négresse; elle aussi le comprenait; et ils se
mirent à pleurer tous les deux en approchant
de la ferme. Dès qu'ils y furent revenus, elle
ôta de nouveau sa robe pour aider la mère
à faire sa besogne; elle la suivit partout, à
la laiterie, à l'étable, au poulailler, prenant la
plus grosse part, répétant sans cesse : «Lais-
sez-moi faire, madame Boitelle», si bien que
le soir venu, la vieille, touchée et inexo-
rable, dit à son fils :
— C'est une brave fille tout de même.
C'est dommage qu'elle soit si noire, mais vrai,
aile l'est trop. J'pourrais pas m'y faire, faut
qu'aile r'tourne, aile est trop noire!
Et le fils Boitelle dit à sa bonne amie :
— Aile n'veut point, aile te trouve trop
noire. Faut r' tourner. Je t'aconduirai jusqu'au
chemin de fer. N'importe, t'éluge point. J'vas
leur y parler quand tu seras partie.
II la conduisit donc à la gare en lui donnant
encore bon espoir, et, après l'avoir embrassée,
la fit monter dans le convoi qu'il regarda
s'éloigner avec des yeux bouffis par les pleurs.
II eut beau implorer les vieux, ils ne con-
sentirent jamais.
92 L\ MAIN GAUCHE.
Et quand il avait conté cette histoire que
tout le pays connaissait, Antoine Boitelle
ajoutait toujours :
— ■ A partir de ça, j'ai eu de cœur à rien,
à rien. Aucun métier ne m'allait pu, et j'sieus
devenu ce que j'sieus, un ordureux.
On lui disait :
— Vous vous êtes marié pourtant.
— Oui, et j'peux pas dire que ma femme
m'a déplu pisque j'y ai fait quatorze éfants,
mais c'n'est point l'autre, oh non pour sûr,
oh non! L'autre, voyez-vous, ma négresse,
aile n'avait qu'à me regarder, je me sentais
comme transporté . . .
Boitelle a paru dans l'Echo de Paris du mardi 22 jan-
vier 1889.
L'ORDONNANCE
L'ORDONNANCE.
LE cimetière plein d'officiers avait Pair
d'un champ fleuri. Les képis et les cu-
lottes rouges, les galons et les boutons
d'or, les sabres, les aiguillettes de l'état-major,
les brandebourgs des chasseurs et des hus-
sards passaient au milieu des tombes dont les
croix blanches ou noires ouvraient leurs bras
lamentables, leurs bras de fer, de marbre ou
de bois, sur le peuple disparu des morts.
On venait d'enterrer la femme du colonel
de Limousin. Elle s'était noyée deux jours
auparavant, en prenant un bain.
C'était fini, le clergé était parti, mais le
colonel, soutenu par deux officiers, restait
debout devant le trou au fond duquel il
^6 LA MAIN GAUCHE,
voyait encore le coffre de bois qui cachait,
décomposé déjà, le corps de sa jeune femme.
C'était presque un vieillard, un grand
maigre à moustaches blanches qui avait
épousé, trois ans plus tôt, la fille d'un cama-
rade, demeurée orpheline après la mort de
son père, le colonel Sortis.
Le capitaine et le lieutenant sur qui s'ap-
puyait leur chef essayaient de l'emmener.
Il résistait, les yeux pleins de larmes qu'il ne
laissait point couler, par héroïsme, et, mur-
murant, tout bas : ((Non, non, encore un
peu», il s'obstinait à rester là, les jambes flé-
chissantes, au bord de ce trou, qui lui parais-
sait sans fond, un abîme où étaient tombés
son cœur et sa vie, tout ce qui lui restait sur
terre.
Tout à coup le général Ormont s'appro-
cha, saisit par le bras le colonel, et l'entraî-
nant presque de force : ((Allons, allons, mon
vieux camarade, il ne faut pas demeurer là.»
Le colonel obéit alors, et rentra chez lui.
Comme il ouvrait la porte de son cabinet,
il aperçut une lettre sur sa table de travail.
L'ayant prise, il faillit tomber de surprise
et d'émotion, il avait reconnu l'écriture de sa
femme. Et la lettre portait le timbre de la
L'ORDONNANCE. 97
poste avec la date du jour même. II déchira
l'enveloppe et lut.
« Père ,
«Permettez-moi de vous appeler encore
père, comme autrefois. Quand vous recevrez
cette lettre, je serai morte, et sous la terre.
Alors peut-être pourrez-vous me pardonner.
«Je ne veux pas chercher à vous émouvoir
ni à atténuer ma faute. Je veux dire seule-
ment, avec toute la sincérité d'une femme
qui va se tuer dans une heure, la vérité en-
tière et complète.
«Quand vous m'avez épousée, par généro-
sité, je me suis donnée à vous par reconnais-
sance et je vous ai aimé de tout mon cœur de
petite fille. Je vous ai aimé ainsi que j'aimais
papa, presque autant; et un jour, comme
j'étais sur vos genoux, et comme vous m'em-
brassiez, je vous ai appelé : «Père», malgré
moi. Ce fut un cri du cœur, instinctif, spon-
tané. Vrai, vous étiez pour moi un père, rien
qu'un père. Vous avez ri, et vous m'avez dit :
«Appelle-moi toujours comme ça, mon en-
ce faut, ça me fait plaisir.»
« Nous sommes venus dans cette ville et
— pardonnez-moi, père — je suis devenue
p8 LA MAIN GAUCHE.
amoureuse. Oh ! j'ai résisté longtemps , presque
deux ans, vous lisez bien, presque deux ans,
et puis j'ai cédé, je suis devenue coupable, je
suis devenue une femme perdue.
«Quant à lui? — Vous ne devinerez pas
qui. Je suis bien tranquille là-dessus, puis-
qu'ils étaient douze officiers, toujours autour
de moi et avec moi, que vous appeliez mes
douze constellations.
«Père, ne cherchez pas à le connaître et
ne le haïssez pas, lui. II a fait ce que n'im-
porte qui aurait fait à sa place, et puis, je
suis sûre qu'il m'aimait aussi de tout son
cœur.
«Mais, écoutez — un jour, nous avions
rendez-vous dans l'île des Bécasses, vous sa-
vez la petite île, après le moulin. Moi, je de-
vais y aborder en nageant, et lui devait m'at-
tendre dans les buissons, et puis rester là
jusqu'au soir pour qu'on ne le vît pas partir.
Je venais de le rejoindre, quand les branches
s'ouvrent et nous apercevons Philippe, votre
ordonnance, qui nous avait surpris. J'ai senti
que nous étions perdus et j'ai poussé un grand
cri ; alors il m'a dit — lui , mon ami ! — « Allez-
«vous-enà la nage, toutdoucement, ma chère,
«et laissez-moi avec cet homme.»
L'ORDONNANCE. 99
«Je suis partie, si émue que j'ai failli me
noyer, et je suis rentrée chez vous, m'atten-
dant à quelque chose d'épouvantable.
«Une heure après, Philippe me disait, à
voix basse, dans le corridor du salon où je
l'ai rencontré : «Je suis aux ordres de ma-
«dame, si elle avait quelque lettre à me don-
«ner. » Alors je compris qu'il s'était vendu,
et que mon ami l'avait acheté.
«Je lui ai donné des lettres, en effet —
toutes mes lettres. — Il les portait et me rap-
portait les réponses.
«Cela a duré deux mois environ. Nous
avions confiance en lui, comme vous aviez
confiance en lui, vous aussi.
«Or, père, voici ce qui arriva. Un jour,
dans la même île où j'étais venue à la nage,
mais, seule, cette fois, j'ai retrouvé votre or-
donnance. Cet homme m'attendait et il m'a
prévenue qu'il allait nous dénoncer à vous et
vous livrer des lettres gardées par lui, volées,
si je ne cédais point à ses désirs.
«Oh! père, mon père, j'ai eu peur, une
peur lâche, indigne, peur de vous surtout,
de vous si bon, et trompé par moi, peur pour
lui encore — vous l'auriez tué — pour moi
aussi, peut-être, est-ce que je sais, j'étais afiPo-
7.
ICO LA MAIN GAUCHE.
lée, éperdue, j'ai cru l'acheter encore une fois
ce misérable qui m'aimait aussi, quelle honte!
«Nous sommes si faibles, nous autres, que
nous perdons la tête bien plus que vous. Et
puis, quand on est tombé, on tombe toujours
plus bas, plus bas. Est-ce que je sais ce que
j'ai fait? J'ai compris seulement qu'un devons
deux et moi aUions mourir — et je me suis
donnée à cette brute.
«Vous voyez, père, que je ne cherche pas
à m'excuser.
«Alors, alors — alors, ce que j'aurais dû
prévoir est arrivé — il m'a prise et reprise
quand il a voulu en me terrifiant. II a été aussi
mon amant, comme l'autre, tous les jours.
Est-ce pas abominable? Et quel châtiment,
père?
«Alors, moi, je me suis dit. II faut mourir.
Vivante, je n'aurais pu vous confesser un pa-
reil crime. Morte, j'ose tout. Je ne pouvais
plus faire autrement que de mourir, rien ne
m'aurait lavée, j'étais trop tachée. Je ne pou-
vais plus aimer, ni être aimée; il me semblait
que je salissais tout le monde, rien qu'en
donnant la main.
«Tout à l'heure, je vais aller prendre mon
bain et je ne reviendrai pas.
L'ORDONiN ANGE. l o I
« Cette lettre pour vous ira chez mon amant.
II la recevra après ma mort, et sans rien com-
prendre, vous la fera tenir, accomplissant
mon dernier vœu. Et vous la lirez, vous, en
revenant du cimetière.
«Adieu, père, je n'ai plus rien à vous dire.
Faites ce que vous voudrez, et pardonnez-
moi.»
Le colonel s'essuya le front couvert de
sueur. Son sang-froid, le sang-froid des jours
de bataille lui était revenu tout à coup.
II sonna.
Un domestique parut.
— Envoyez-moi Philippe, dit-il.
Puis, il entr'ouvrit le tiroir de sa table.
L'homme entra presque aussitôt, un grand
soldat à moustaches rousses, l'air malin, l'œil
sournois.
Le colonel le regarda tout droit.
— Tu vas me dire le nom de l'amant de
ma femme.
— Mais, mon colonel...
L'officier prit son revolver dans le tiroir
entrouvert.
— Allons, et vite, tu sais que je ne plai-
sante pas.
I02 LA MAIN GAUCHE.
— Eh bien!... mon colonel..., c'est le
capitaine Saint-Albert.
A peine avait-il prononcé ce nom, qu'une
flamme lui brûla les yeux, et il s'abattit sur la
face, une balle au milieu du front.
L'Ordonnance a paru dans le Gil-Blas du mardi
23 août 1887.
LE LAPIN
LE LAPIN.
MAÎTRE Lecacheur apparut sur la porte
de sa maison, à l'heure ordinaire,
entre cinq heures et cinq heures un
quart du matin, pour surveiller ses gens qui se
mettaient au travail.
Rouore, mal éveillé, l'œil droit ouvert,
l'œil gauche presque fermé, il boutonnait
avec peine ses bretelles sur son gros ventre,
tout en surveillant, d'un regard entendu et
circulaire, tous les coins connus de sa ferme.
Le soleil coulait ses rayons obliques à travers
les hêtres du fossé et les pommiers ronds de
la cour, faisait chanter les coqs sur le fumier
et roucouler les pigeons sur le toit. La senteur
de l'étable s'envolait par la porte ouverte et se
1 o6 LA MAIN GAUCHE.
mêlait, dans l'air frais du matin, à Todeur
acre de l'écurie où hennissaient les chevaux,
la tête tournée vers la lumière.
Dès que son pantalon fut soutenu solide-
ment, maître Lecacheur se mit en route,
allant d'abord vers le poulailler, pour compter
les œufs du matin, car il craignait des ma-
raudes depuis quelque temps.
Mais la fille de ferme accourut vers lui en
levant les bras et criant :
— Maît' Cacheux , maît' Cacheux, on a
volé un lapin, c'te nuit.
— Un lapin?
— Oui, maît' Cacheux , l'gros gris, celui
de la cage à draite.
Le fermier ouvrit tout à fait l'œil gauche et
dit simplement :
— Faut vé ça.
Et il alla voir.
La cage avait été brisée, et le lapin était
parti.
Alors l'homme devint soucieux, referma
son œil droit et se gratta le nez. Puis, après
avoir réfléchi, il ordonna à la servante effa-
rée, qui demeurait stupide devant son maître :
— Va quéri les gendarmes. Dis que j' les
attends sur l'heure.
LE LAPIN. lO;'
Maître Lecacheur était maire de sa com-
mune, Pavign j-Ie-Gras , et commandait en
maître, vu son argent et sa position.
Dès que la bonne eut disparu, en courant
vers le village, distant d'un demi-kilomètre, le
paysan rentra chez lui, pour boire son café et
causer de la chose avec sa femme.
II la trouva soufflant le feu avec sa bouche ,
à genoux devant le foyer.
II dit dès la porte :
— V'Ià qu'on a volé un lapin, l'gros
p-ris.
o
Elle se retourna si vite qu'elle se trouva
assise par terre, et regardant son mari avec
des yeux désolés :
— Que qu'tu dis, Cacheux! qu'on a volé
un lapin?
— L' gros gris.
— L'gros gris?
Elle soupira.
— Que misère! que qu'à pu l'vôlé, çu
lapin.
C'était une petite femme maigre et vive,
propre, entendue à tous les soins de l'exploi-
tation.
Lecacheur avait son idée.
— Ça doit être çu gars de Polyte.
Io8 LA MAIN (;AUCHE.
' La fermière se leva brusquement, et d'une
voix furieuse :
— C'est li! c'est ïi! faut pas en trâcher
d'autre. C'est li! Tu Tas dit, Cacheux!
Sur sa maigre figure irritée, toute sa fureur
paysanne, toute son avarice, toute sa rage
de femme économe contre le valet toujours
soupçonné, contre la servante toujours sus-
pectée, apparaissaient dans la contraction de
la boucFie, dans les rides des joues et du front.
— Et que que t'as fait? demanda-t-elle.
— J'ai envéyé quéri les gendarmes.
Ce Polyte était un homme de peine employé
pendant quelques jours dans la ferme et con-
gédié par Lecacheur après une réponse inso-
lente. Ancien soldat, il passait pour avoir gardé
de ses campagnes en Afrique des habitudes
de maraude et de libertinage. Il faisait, pour
vivre, tous les métiers. Maçon, terrassier, char-
retier, faucheur, casseur de pierres, ébrancheur,
il était surtout fainéant; aussi ne le gardait-on
nulle part et devait-il par moments changer
de canton pour trouver encore du travail.
Dès le premier jour de son entrée à la
ferme, la femme de Lecacheur l'avait détesté;
et maintenant elle était sûre que le vol avait
été commis par lui.
LE LA FIN. I 09
Au bout d'une demi-heure environ, les deux
gendarmes arrivèrent. Le brigadier Sénateur
était très haut et maigre, le gendarme Lenient,
gros et court.
Lecacheur les fit asseoir, et leur raconta la
chose. Puis on alla voir le lieu du méfait afin
de constater le bris de la cabine et de recueil-
lir toutes les preuves. Lorsqu'on fiit rentré dans
la cuisine, la maîtresse apporta du vin, emplit
les verres et demanda avec un défi dans l'œil :
— L'prendrez-vous, c'ti-là?
Le brigadier, son sabre entre les jambes,
semblait soucieux. Certes, il était sûr de le
prendre si on voulait bien le lui désigner. Dans
le cas contraire, il ne répondait point de le
découvrir lui-même. Après avoir longtemps
réfléchi, il posa cette simple question :
— Le connaissez-vous, le voleur?
Un pli de malice normande rida la grosse
bouche de Lecacheur qui répondit :
— Pour r connaître, non, je l' connais
point, vu que j' l'ai pas vu voler. Si j' l'avais
vu, j'y aurais fait manger tout cru, poil et
chair, sans un coup d'cidre pour I' faire passer.
Pour lors, pour dire qui c'est, je l'dirai point,
nonobstant, que j'crais qu' c'est çu propre à
rien de Polyte.
1 lO LA MAIN GAUCHE.
Alors il expliqua longuement ses histoires
avec Polyte, le départ de ce valet, son mau-
vais regard, des propos rapportés, accumu-
lant des preuves insignifiantes et minutieuses.
Le brigadier, qui avait écouté avec grande
attention tout en vidant son verre de vin et en
le remplissant ensuite, d'un geste indifiPérent,
se tourna vers son gendarme :
— Faudra voir chez la femme au berqué
Severin, dit-il.
Le gendarme sourit et répondit par trois
signes de tête.
Alors M°"^ Lecacheur se rapprocha, et tout
doucement, avec des ruses de paysanne,
interrogea à son tour le brigadier. Ce berger
Severin, un simple, une sorte de brute, élevé
dans un parc à moutons, ayant grandi sur les
côtes au milieu de ses bêtes trottantes et bê-
lantes , ne connaissant guère qu'elles au monde,
avait cependant conservé au fond de l'âme
l'instinct d'épargne du paysan. Certes, il avait
dû cacher, pendant des années et des années,
dans des creux d'arbre ou des trous de rocher
tout ce qu'il gagnait d'argent, soit en gardant
les troupeaux, soit en guérissant, par des at-
touchements et des paroles, les entorses des
animaux (car le secret des rebouteux lui avait
LE LAPIN. 1 1 I
été transmis par un vieux berger qu'il avait
remplacé). Or, un jour, il acheta, en vente
publique, un petit bien, masure et champ,
d'une valeur de trois mille francs.
Quelques mois plus tard, on apprit qu'il se
mariait. II épousait une servante connue pour
ses mauvaises mœurs, la bonne du cabaretier.
Les gars racontaient que cette fille, le sachant
aisé, l'avait été trouver chaque nuit, dans sa
hutte, et l'avait pris, l'avait conquis, l'avait
conduit au mariage, peu à peu, de soir en
soir.
Puis, ayant passé par la mairie et par
l'église, elle habitait maintenant la maison
achetée par son homme, tandis qu'il continuait
à garder ses troupeaux, nuit et jour, à travers
les plaines.
Et le brigadier ajouta :
— V'Ià trois s'maines que Polyte couche
avec elle, vu qu'il n'a pas d'abri, ce marau-
deur.
Le gendarme se permit un mot :
— II prend la couverture au berger.
M™*^ Lecacheur, saisie d'une rage nou-
velle, d'une rage accrue par une colère de
femme mariée contre le dévergondage,
s'écria :
112 LA MAIN GAUCHE.
— C'est elle, j'en suis sûre. Allez-y. Ah ! les
bougres de voleux!
Mais le brigadier ne s'émut pas :
— Minute , dit-il. Attendons midi , vu qu'il
y vient dîner chaque jour. Je les pincerai le
nez dessus.
Et le gendarme souriait, séduit par l'idée
de son chef; et Lecacheur aussi souriait main-
tenant, car l'aventure du berger lui semblait
comique, les maris trompés étant toujours
plaisants.
Midi venait de sonner, quand le brigadier
Sénateur, suivi de son homme, frappa trois
coups légers à la porte d'une petite maison
isolée, plantée au coin d'un bois, à cinq cents
mètres du village.
Ils s'étaient collés contre le mur afin de
n'être pas vus du dedans; et ils attendirent.
Au bout d'une minute ou deux, comme
personne ne répondait, le brigadier frappa
de nouveau. Le logis semblait inhabité tant il
était silencieux, mais le gendarme Lenient,
qui avait î'oreille fine, annonça qu'on remuait
à l'intérieur.
Alors Sénateur se fâcha. 11 n'admettait point
c|u'on résistât une seconde à l'autorité et,
LE LAPIN. I I 3
heurtant le mur du pommeau de son sabre,
il cria :
— Ouvrez, au nom de la loi!
Cet ordre demeurant toujours inutile, il
hurla :
— Si vous n'obéissez pas, je fais sauter la
serrure. Je suis le brigadier de gendarmerie,
nom de Dieu! Attention, Lenient.
Il n'avait point fini de parler que la porte
était ouverte, et Sénateur avait devant lui une
grosse fille très rouge, joufflue, dépoitraillée,
ventrue, large des hanches, une sorte de
femelle sanguine et bestiale, la femme du
berger Severin.
II entra.
— Je viens vous rendre visite, rapport à
une petite enquête, dit-il.
Et il regardait autour de lui. Sur la table,
une assiette, un pot à cidre, un verre à moitié
plein annonçaient un repas commencé. Deux
couteaux traînaient côte à côte. Et le gendarme
malin cligna de l'œil à son chef
— Ça sent bon, dit celui-ci.
— On jurerait du lapin sauté, ajouta Le-
nient très gai.
— Voulez-vous un verre de fine? demanda
la paysanne.
I l4 LA MAIN GAUCHE.
— Non, merci. Je voudrais seulement la
peau du lapin que vous mangez.
Elle fit l'idiote; mais elle tremblait.
— Qiié lapin?
Le brigadier s'était assis et s'essuyait le front
avec sérénité.
— Allons, allons, la patronne, vous ne
nous ferez pas accroire que vous vous nourris-
siez de chiendent. Que mangiez-vous, là, toute
seule, pour votre dîner?
— Mé, rienderien,j' vous jure. Un p'tieu
d' beurre su l'pain.
— Mazette, la bourgeoise, un p'tieu
d* beurre su l'pain... vous faites erreur. C'est
un p' tieu d' beurre sur le lapin qu'il faut dire.
Bougre! il sent bon vot' beurre, nom de Dieu!
c'est du beurre de choix, du beurre d'extra,
du beurre de noce, du beurre à poil, pour
sûr, c'est pas du beurre de ménage, çu beurre-
là!
Le gendarme se tordait et répétait :
— Pour sûr, c'est pas du beurre de mé-
nao;e.
Le brigadier Sénateur étant farceur, toute
la gendarmerie était devenue facétieuse.
Il reprit :
— Ous' qu'il est vot' beurre?
LE LAPIN. I I 5
— Mon beurre?
— Oui, vot' beurre.
— Mais dans V pot.
— Alors, ous' qu'il est l'pot?
— Que pot?
— L' pot à beurre, pardi !
— Lev'Ià.
Elle alla chercher une vieille tasse au fond
de laquelle gisait une couche de beurre rance
et salé.
Le brigadier le flaira et, remuant le
front :
— C'est pas Tmême. II me faut I' beurre
qui sent le lapin saute. Allons, Lenient, ou-
vrons l'œil; vois su I' buffet, mon garçon; me
j' vas guetter sous le lit.
Ayant donc fermé la porte, il s'approcha
du lit et le voulut tirer; mais le lit tenait au
mur, n'ayant pas été déplacé depuis plus d'un
demi-siècle apparemment. Alors le brigadier
se pencha, et fit craquer son uniforme. Un
bouton venait de sauter.
— - Lenient, dit-il?
— Mon brigadier?
— Viens, mon garçon, viens au lit, moi
je suis trop long pour voir dessous. Je me
charge du buffet.
8.
1 l6 LA MAIN GAUCHE.
Donc, il se releva, et attendit, debout, que
son homme eût exécuté l'ordre.
Lenient, court et rond, ôta son képi, se
jeta sur le ventre, et collant son front par
terre, regarda longtemps le creux noir sous la
couche. Puis, soudain, il s'écria :
— Je r tiens! Je I* tiens!
Le brigadier Sénateur se pencha sur son
homme :
— Que que tu tiens, le lapin?
— Non, l'voleux!
— L'voleux! Amène, amène!
Les deux bras du gendarme allongés sous
le Ht avaient appréhendé quelque chose, et il
tirait de toute sa force. Un pied, chaussé d'un
gros souher, parut enfin, qu'il tenait de sa
main droite.
Le brigadier le saisit :
— Hardi! hardi! tire!
Lenient, à genoux maintenant, tirait sur
l'autre jambe. Mais la besogne était rude, car
le captif gigotait ferme, ruait et faisait gros
dos, s'arc-boutant de la croupe à la traverse
du lit.
— Hardi! hardi! tire, criait Sénateur.
Et ils tiraient de toute leur force, si bien
que la barre de bois céda et l'homme sortit
LE LAPIN. I I 7
jusqu'à la tête, dont il se servit encore pour
s'accrocher à sa cachette.
La figure parut enfin, la figure furieuse et
consternée de Polyte dont les bras demeu-
raient étendus sous le lit.
— Tire! criait toujours le brigadier.
Alors un bruit bizarre se fit entendre; et
comme les bras s'en venaient à la suite des
épaules, les mains se montrèrent à la suite des
bras et, dans les mains, la queue d'une casse-
role, et, au bout de la queue, la casserole
elle-même, qui contenait un lapin sauté.
— Nom de Dieu, de Dieu, de Dieu, de
Dieu! hurlait le brigadier fi)u de joie, tandis
que Lenient s'assurait de l'homme.
Et la peau du lapin, preuve accablante,
dernière et terrible pièce à conviction. Rit dé-
couverte dans la paillasse.
Alors les gendarmes rentrèrent en triomphe
au village avec le prisonnier et leurs trou-
vailles.
Huit jours plus tard, la chose ayant fait
grand bruit, maître Lecacheur, en entrant à
la mairie pour y conférer avec le maître
d'école, apprit que le berger Severin l'y atten-
dait depuis une heure.
1 I s LA MAIN GAUCHE.
L'homme était assis sur une chaise, dans un
coin, son bâton entre les jambes. En aperce-
vant le maire, il se leva, ôta son bonnet, salua
d'un :
— Bonjou, maît' Cacheux.
Puis demeura debout, craintif, gêné.
— Qu'est-ce que vous demandez? dit le
fermier.
— V'Ià, maît' Cacheux. C'est-i véridique
qu'on a volé un lapin cheux vous, faut'
semaine?
— Mais oui, c'est vrai, Severin.
— Ah! ben, pour lors c'est véridique?
— Oui , mon brave.
— Que qui l'a volé, çu lapin?
— C'est Polyte Ancas, l'journaher.
— Ben, ben. C'est-i véridique itou qu'on
l'a trouvé sous mon ht?
— Qui ça, le lapin?
— Le lapin et pi Polyte, l'un au bout
d' l'autre.
— Oui, mon pauv'e Severin. C'est vrai.
— Pour lors, c'est véridique?
— Oui. Qu'est-ce qui vous a donc conté
c' t' histoire-là.
— Un p' tieu tout l' monde. Je m'entends.
Et pi, et pi, vous n'en savez long su I' ma-
LE LAPIN. I Ip
riage, vu qu' vous les faites, vous qu'êtes
maire.
— Comment sur le mariage?
— Oui, rapport au cirait.
— Comment rapport au droit?
— Rapport au cirait d' l'homme et pi au
drait d' la femme.
— Mais, oui.
— Eh! ben, dites-mé, maît'Cacheux, ma
femme a-t-i l' drait de coucher avé Polyte?
— Comment, de coucher avec Polyte?
— Oui, c'est-i son drait, vu la loi, et pi
vu qu'aile est ma femme, de coucher avec
Polyte?
— Mais non, mais non, c'est pas son
droit.
— Si je l'y r'prends, j'ai-t-i l' drait de li
fout' des coups, mé, à elle et pi à li itou?
— Mais. . . mais. . . mais oui.
— C'est ben, pour lors. J'vas vous dire.
Eune nuit, vu qu' j'avais d'z' idées, j' rentrai,
faute semaine, et j' les y trouvai, qu'i n'étaient
point dos à dos. J'foutis Polyte coucher de-
hors; mais c'est tout, vu que je savais point
mon drait. C'te fois-ci, j' les vis point. Je l' sais
par l's autres. C'est fini, n'en parlons pu. Mais
si j'ies r'pince. .. nom d'un nom, si j'Ies
I20 LA MAIN GAUCHE.
r' pince. Je leur ferai passer V goût d' la rigo-
lade, maît' Cacheux, aussi vrai que je m'
nomme Severin...
Le Lapin a paru dans le Gil-Blas du mardi 14 juillet
1887.
UN SOIR
UN SOIR.
LE Kléber avait stoppé, et je regardais
de mes yeux ravis l'admirable golfe de
Bougie qui s'ouvrait devant nous. Les
forêts kabyles couvraient les hautes mon-
tagnes; les sables jaunes, au loin, faisaient, à
la mer une rive de poudre d'or, et le soleil
tombait en torrents de feu sur les maisons
blanches de la petite ville.
La brise chaude, la brise d'Afrique, appor-
tait à mon cœur joyeux l'odeur du désert,
Todeur du grand continent mystérieux oii
l'homme du Nord ne pénètre guère. Depuis
trois mois, j'errais sur le bord de ce monde
profond et inconnu, sur le rivage de cette
terre fantastique de l'autruche, du chameau.
124 LA MAIX GAUCHE.
de la gazelle, de l'hippopotame, du gorille,
de l'éléphant et du nègre. J'avais vu l'Arabe
galoper dans lèvent, comme un drapeau qui
flotte et vole et passe, j'avais couché sous la
tente brune, dans la demeure vagabonde de
ces oiseaux blancs du désert. J'étais ivre de
lumière, de fantaisie et d'espace.
Maintenant, après cette dernière excursion,
il faudrait partir, retourner en France, revoir
Paris, la ville du bavardage inutile, des soucis
médiocres et des poignées de mains sans
nombre. Je dirais adieu aux choses aimées,
si nouvelles, à peine entrevues, tant regret-
tées.
Une flotte de barques entourait le paque-
bot. Je sautai dans l'une d'elles où ramait un
négrillon, et je fus bientôt sur le quai, près
de la vieille porte sarrazine, dont la ruine
grise, à l'entrée de la cité kabyle, semble un
écusson de noblesse antique.
Comme je demeurais debout sur le port,
à côté de ma valise, regardant sur la rade le
gros navire à l'ancre, et stupéfait d'admi-
ration devant cette côte unique, devant ce
cirque de montagnes baignées par les flots
IdIcus, plus beau que celui de Naples, aussi
beau que ceux d'Ajaccio et de Porto, en
UN SOIR. 12)
Corse, une lourde main me tomba sur
l'épaule.
Je me retournai et je vis un grand homme
à barbe longue, coiffé d'un chapeau de
paille, vêtu de flanelle blanche, débouta côté
de moi, et me dévisageant de ses yeux bleus :
— N'êtes-vous pas mon ancien camarade
de pension? dit-il.
— C'est possible. Comment vous appelez-
vous?
— Trémoulin.
— Parbleu! Tu étais mon voisin d'études.
— Ah! vieux, je t'ai reconnu du premier
coup, moi.
Et la longue barbe se frotta sur mes joues.
Il semblait si content, si gai, si heureux de
me voir, que, par un élan d'amical égoïsme,
je serrai fortement les deux mains de ce
camarade de jadis, et que je me sentis moi-
même très satisfait de l'avoir ainsi retrouvé.
Trémoulin avait été pour moi pendant
quatre ans le plus intime, le meilleur de ces
compagnons d'études que nous oublions si
vite à peine sortis du collège. C'était alors un
grand corps mince, qui semblait porter une
tête trop lourde, une grosse tête ronde, pe-
sante, inclinant le cou tantôt à droite, tantôt
126 LA MAIN GAUCHE.
à gauche, et écrasant la poitrine étroite de ce
haut collégien à longues jambes.
Très intelhgent, doué d'une facilité mer-
veilleuse, d'une rare souplesse d'esprit, d'une
sorte d'intuition instinctive pour toutes les
études httéraires, Trémouhn était le grand
décrocheur de prix de notre classe. On de-
meurait convaincu au collège qu'il devien-
drait un homme illustre, un poète sans doute,
car il faisait des vers et il était plein d'idées
ingénieusement sentimentales. Son père,
pharmacien dans le quartier du Panthéon,
ne passait pas pour riche.
Aussitôt après le baccalauréat, je l'avais
perdu de vue.
— Qu'est-ce que tu fais ici? m'écriai-je.
Il répondit en souriant :
— Je SUIS colon.
— Bah! Tu plantes?
— Et je récolte.
— Quoi?
— Du raisin, dont je fais du vin.
— Et ça va?
— Ça va très bien.
— Tant mieux, mon vieux.
— Tu allais à l'hôtel?
— Mais, oui.
UN SOIR. 12-^
— Eh bien, tu iras chez moi.
— Mais!...
— C'est entendu.
Et il dit au négrillon qui surveillait nos
mouvements :
— Chez moi, Ah.
AH répondit :
— Foui, moussi.
Puis se mit à courir, ma vahse sur l'épaule,
ses pieds noirs battant la poussière.
Trémouhn me saisit le bras, et m'emmena.
D'abord il me posa des questions sur mon
voyage, sur mes impressions, et, voyant mon
enthousiasme, parut m'en aimer davantage.
Sa demeure était une vieille maison mau-
resque à cour intérieure, sans fenêtres sur la
rue, et dominée par une terrasse qui domi-
nait elle-même celles des maisons voisines,
et le golfe et les forêts, les montagnes, la
mer.
Je m'écriai :
— ■ Ah! voilà ce que j'aime, tout l'Orient
m'entre dans le cœur en ce logis. Cristi! que
tu es heureux de vivre ici ! Quelles nuits tu
dois passer sur cette terrasse! Tu y couches?
— Oui, j'y dors pendant l'été. Nous y
monterons ce soir. Aimes-tu la pêche?
128 LA MALN GAUCHE.
— Quelle pêche?
— La pêche au flambeau.
— Mais oui, je l'adore.
— Eh bien, nous irons, après dîner. Puis
nous reviendrons prendre des sorbets sur
mon toit.
Après que je me fus baigné, il me fit visiter
la ravissante ville kabyle, une vraie cascade
de maisons blanches dégringolant à la mer,
puis nous rentrâmes comme le soir venait, et
après un exquis dîner nous descendîmes vers
le quai.
On ne voyait plus rien que les feux des
rues et les étoiles, ces larges étoiles luisantes,
scintillantes, du ciel d'Afrique.
Dans un coin du port, une barque atten-
dait. Dès que nous fûmes dedans, un homme
dont je n'avais pomt distingué le visage se
mit à ramer pendant que mon ami préparait
le brasier qu'il allumerait tout à l'heure. 11
me dit :
- — Tu sais, c'est moi qui manie la fouine.
Personne n'est plus fort que moi.
— Mes compliments.
Nous avions contourné une sorte de mole
et nous étions, maintenant, dans une petite
baie pleine de hauts rochers dont les ombres
UN SOIR. I 20
avaient l'air de tours bâties dans l'eau, et je
m'aperçus, tout à coup, que la mer était
phosphorescente. Les avirons qui la battaient
lentement, à coups réguHers, allumaient
dedans, à chaque tombée, une lueur mou-
vante et bizarre qui traînait ensuite au loin
derrière nous, en s'éteignant. Je regardais,
penché, cette coulée de clarté pâle, émiettée
par les rames, cet inexprimable feu de la
mer, ce feu froid qu'un mouvement allume
et qui meurt dès que le flot se calme. Nous
alHons dans le noir, glissant sur cette lueur,
tous les trois.
Où allions-nous? Je ne voyais point mes
voisins, je ne voyais rien que ce remous
lumineux et les étincelles d'eau projetées par
les avirons. Il faisait chaud, très chaud.
L'ombre semblait chauffée dans un four, et
mon cœur se troublait de ce voyage mysté-
rieux avec ces deux hommes dans cette
barque silencieuse.
Des chiens, les maigres chiens arabes au
poil roux, au nez pointu, aux yeux luisants,
aboyaient au loin, comme ils aboient toutes
les nuits sur cette terre démesurée, depuis les
rives de la mer jusqu'au fond du désert où
campent les tribus errantes. Les renards, les
9
I ^O LA MAIN GAUCHE.
chacals, les hyènes, répondaient; et non
loin de là, sans doute, quelque lion solitaire
devait grogner dans une gorge de l'Atlas.
Soudain, le rameur s'arrêta. Où étions-
nous? Un petit bruit grinça près de moi. Une
flamme d'allumette apparut, et je vis une
main, rien qu'une main, portant cette flamme
légère vers la grille de fer suspendue à l'avant
du bateau et chargée de bois comme un
bûcher flottant.
Je regardais, surpris, comme si cette vue
eût été troublante et nouvelle, et je suivis
avec émotion la petite flamme touchant au
bord de ce foyer une poignée de bruyères
sèches qui se mirent à crépiter.
Alors, dans la nuit endormie, dans la
lourde nuit brûlante, un grand feu clair
jaillit, illuminant, sous un dais de ténèbres
pesant sur nous, la barque et deux hommes,
un vieux matelot maigre, blanc et ridé, coiffé
d'un mouchoir noué sur la tête , et Trémoulin ,
dont la barbe blonde luisait.
— Avant! dit-il.
L'autre rama, nous remettant en marche,
au milieu d'un météore, sous le dôme d'ombre
mobile qui se promenait avec nous. Trémou-
lin, d'un mouvement continu, jetait du bois
UN SOIR. I 3 1
sur le brasier qui flambait, éclatant et rouge.
Je me penchai de nouveau et j'aperçus
le fond de la mer. A quelques pieds sous le
bateau il se déroulait lentement, à mesure
que nous passions, l'étrange pays de l'eau,
de l'eau qui vivifie, comme l'air du ciel, des
plantes et des bêtes. Le brasier enfonçant
jusqu'aux rochers sa vive lumière, nous glis-
sions sur des forêts surprenantes d'herbes
rousses, roses, vertes, jaunes. Entre elles et
nous une glace admirablement transparente,
une glace liquide, presque invisible, les ren-
dait féeriques, les reculait dans un rêve,
dans le rêve qu'éveillent les océans profonds.
Cette onde claire si limpide, qu'on ne dis-
tinguait point, qu'on devinait plutôt, mettait
entre ces étranges végétations et nous quelque
chose de troublant comme le doute de la
réalité, les faisait mystérieuses comme les
paysages des songes.
Quelquefois les herbes venaient jusqu'à
la surface, pareilles à des cheveux, à peine
remuées par le lent passage de la barque.
Au milieu d'elles, de minces poissons d'ar-
gent filaient, fuyaient, vus une seconde et
disparus. D'autres, endormis encore, flottaient
suspendus au milieu de ces broussailles d'eau,
9-
I 32 LA MAIN GAUCHE.
luisants et fluets, insaisissables. Souvent un
crabe courait vers un trou pour se cacher, ou
bien une méduse bleuâtre et transparente, à
peine visible, fleur d'azur pâle, vraie fleur de
mer, laissait tramer son corps liquide dans
notre léger remous; puis, soudain, le fond
disparaissait, tombé plus bas, très loin, dans
un brouiUard de verre épaissi. On voyait
vaguement alors de gros rochers et des
varechs sombres, à peine éclairés par le
brasier.
Trémoulin, debout à l'avant, le corps
penché, tenant aux mains le long trident aux
pointes aiguës qu'on nomme la fouine, guet-
tait les rochers, les herbes, le fond changeant
de la mer, avec un œil ardent de bête qui
chasse.
Tout à coup, il laissa ghsser dans l'eau,
d'un mouvement vif et doux, la tête fourchue
de son arme, puis il la lança comme on lance
une flèche, avec une tefle promptitude qu'efle
saisit à la course un grand poisson fuyant
devant nous.
Je n'avais rien vu que le geste de Tré-
moulin, mais je l'entendis grogner de joie,
et, 'comme il levait sa fouine dans la clarté
du^brasier, j'aperçus une bête qui se tordait
UN SOIR. I 3 3
traversée par les dents de fer. C'était un
congre. Après l'avoir contemplé et me l'avoir
montré en le promenant au-dessus de la
flamme, mon ami le jeta dans le fond du
bateau. Le serpent de mer, le corps percé de
cinq plaies, glissa, rampa, frôlant mes pieds,
cherchant un trou pour fuir, et, ayant trouvé
entre les membrures du bateau une flaque
d'eau saumâtre, il s'y blottit, s'y roula presque
mort déjà.
Alors, de minute en minute, Trémouhn
cueillit, avec une adresse surprenante, avec
une rapidité foudroyante, avec une sûreté
miraculeuse, tous les étranges vivants de
l'eau salée. Je voyais tour à tour passer au-
dessus du feu, avec des convulsions d'a.o-onie,
des loups argentés, des murènes sombres
tachetées de sano-, des rascasses hérissées de
dards, et des sèches, animaux bizarres qui
crachaient de l'encre et faisaient la mer toute
noire pendant quelques instants, autour du
bateau.
Cependant je croyais sans cesse entendre
des cris d'oiseaux autour de nous, dans la
nuit, et je levais la tête m'efiPorçant de voir
d'où venaient ces sifflements aigus, proches
ou lointains, courts ou prolongés. Ils étaient
] 34 LA jMAlN GAUCHE.
innombrables, incessants, comme si une
nuée d'ailes eût plané sur nous, attirées sans
doute par la flamme. Parfois, ces bruits sem-
blaient tromper Toreille et sortir de l'eau.
Je demandai :
— Qui est-ce qui siffle amsi?
— Mais ce sont les charbons qui tombent.
C'était en effet le brasier semant sur la
mer une pluie de brindifles en feu. EHes tom-
baient rouges ou flambant encore et s'étei-
gnaient avec une plainte douce, pénétrante,
bizarre, tantôt un vrai gazouillement, tantôt
un appel court d'émigrant qui passe. Des
gouttes de résine ronflaient comme des balles
ou comme des frelons et mouraient brusque-
ment en plongeant. On eût dit vraiment des
voix d'êtres, une inexprimable et frêle rumeur
de vie errant dans l'ombre tout près de nous.
Trémoulm cria soudain :
— Ah... la gueuse!
II lança sa fouine, et, quand il la releva,
je vis, enveloppant les dents de la fourchette,
et collée au bois, une sorte de grande loque
de chair rouge qui palpitait, remuait, enrou-
lant et déroulant de longues et molles et
fortes lanières couvertes de suçoirs autour du
manche du trident. C'était une pieuvre.
UN SOIR. 1 3 5
II approcha de moi cette proie, et je dis-
tinguai les deux gros yeux du monstre qui
me regardaient, des yeux saillants, troubles
et terribles, émergeant d'une sorte de poche
qui ressemblait à une tumeur. Se croyant
libre, la bête allongea lentement un de ses
membres dont je vis les ventouses blanches
ramper vers moi. La pointe en était fine
comme un fil, et dès que cette jambe dévo-
rante se fiit accrochée au banc, une autre se
souleva, se déploya pour la suivre. On sen-
tait là dedans, dans ce corps musculeux et
mou, dans cette ventouse vivante, rougeâtre
et flasque, une irrésistible force. Trémoulin
avait ouvert son couteau, et d'un coup brus-
que, il le plongea entre les yeux.
On entendit un soupir, un bruit d'air qui
s'échappe; et le poulpe cessa d'avancer.
II n'était pas mort cependant, car la vie est
tenace en ces corps nerveux, mais sa vigueur
était détruite, sa pompe crevée, il ne pouvait
plus boire le sang, sucer et vider la carapace
des crabes.
Trémoulin, maintenant, détachait du bor-
dage, comme pour jouer avec cet agonisant,
ses ventouses impuissantes, et, saisi soudain
par une étrange colère, il cria :
136 LA MAIA GAUCHE.
— Attends, je vas te chauffer les pieds.
D'un coup de trident il le reprit et, l'éle-
vant de nouveau, il fit passer contre la
flamme, en les frottant aux grilles de fer
rougies du brasier, les fines pointes de chair
des membres de la pieuvre.
Elles crépitèrent en se tordant, rougies,
raccourcies par le feu; et j'eus mal jusqu'au
bout des doio-ts de la soufirance de l'affreuse
o
bête.
— Oh! ne fais pas ça, criai-je.
II répondit avec calme :
— Bah ! c'est assez bon pour elle.
Puis il rejeta dans le bateau la pieuvre
crevée et mutilée qui se traîna entre mes
jambes, jusqu'au trou plein d'eau saumâtre,
où elle se blottit pour mourir au milieu des
poissons morts.
Et la pêche continua longtemps, jusqu'à
ce que le bois vint à manquer.
Quand il n'y en eut plus assez pour entre-
tenir le feu, Trémoulin précipita dans l'eau
le brasier tout entier, et la nuit, suspendue
sur nos têtes par la flamme éclatante, tomba
sur nous, nous ensevelit de nouveau dans ses
ténèbres.
Le vieux se remit à ramer, lentement, à
UN SOIR. I 37
coups réguliers. Où était le port, où était la
terre? où était l'entrée du golfe et la large
mer? Je n'en savais rien. Le poulpe remuait
encore près de mes pieds, et je souffrais dans
les ongles comme si on me les eût brûlés
aussi. Soudain, j'aperçus des lumières; on
rentrait au port.
— Est-ce que tu as sommeil? demanda
mon ami.
— Non, pas du tout.
— Alors, nous allons bavarder un peu sur
mon toit.
— Bien volontiers.
Au moment où nous arrivions sur cette ter-
rasse, j'aperçus le croissant de la lune qui se
levait derrière les montagnes. Le vent chaud
glissait par souffles lents, plein d'odeurs lé-
gères, presque imperceptibles, comme s'il
eût balayé sur son passage la saveur des jar-
dins et des villes de tous les pays brûlés du
soleil.
Autour de nous, les maisons blanches aux
toits carrés descendaient vers la mer, et sur
ces toits on voyait des formes humaines cou-
chées ou debout, qui dormaient ou qui rê-
vaient sous les étoiles, des familles entières
roulées en de longs vêtements de flanelle et
138 LA MAIN GAUCHE.
se reposant, dans la nuit calme, de la chaleur
du jour.
II me sembla tout à coup que l'âme orien-
tale entrait en moi, l'âme poétique et légen-
daire des peuples simples aux pensées fleuries.
J'avais le cœur plein de la Bible et des Mille
et une Nuits; j'entendais des prophètes an-
noncer des miracles et je voyais sur les ter-
rasses de palais passer des princesses en pan-
talons de soie, tandis que brûlaient, en des
réchauds d'aroent, des essences fines dont la
fumée prenait des formes de génies.
Je dis à Trémoulin :
— Tu as de la chance d'habiter ici.
II répondit :
— C'est le hasard qui m'y a conduit.
— Le hasard?
— Oui, le hasard et le malheur.
— Tu as été malheureux?
— Très malheureux.
II était debout, devant moi, enveloppé de
son burnous, et sa voix me fit passer un
frisson sur la peau, tant elle me sembla dou-
loureuse.
II reprit après un moment de silence :
— Je peux te raconter mon chagrin. Cela
me fera peut-être du bien d'en parler.
UN SOIR. I 39
— Raconte.
— Tu le veux?
— Oui.
— Voilà. Tu te rappelles bien ce que
j'étais au collège : une manière de poète élevé
dans une pharmacie. Je rêvais de faire des
livres, et j'essayai, après mon baccalauréat.
Cela ne me réussit pas. Je publiai un volume
de vers, puis un roman, sans vendre davan-
tage l'un que l'autre , puis une pièce de théâtre
qui ne fut pas jouée.
Alors, je devins amoureux. Je ne te racon-
terai pas ma passion. A côté de la boutique
de papa, il y avait un tailleur, lequel était
père d'une fille. Je l'aimai. Elle était inteHi-
gente, ayant conquis ses diplômes d'instruc-
tion supérieure, et avait un esprit vif, sau-
tillant, très en harmonie, d'ailleurs, avec sa
personne. On lui eût donné quinze ans bien
qu'elle en eût plus de vingt-deux. C'était une
toute petite femme, fine de traits, de lignes,
de ton, comme une aquarelle délicate. Son
nez, sa bouche, ses yeux bleus, ses cheveux
blonds, son sourire, sa taille, ses mains, tout
cela semblait fait pour une vitrine et non
pour la vie à l'air. Pourtant elle était vive,
souple et active incroyablement. J'en fus très
l4o LA MAIN GAUCHE.
amoureux. Je me rappelle deux ou trois pro-
menades au jardin du Luxembourg, auprès
de la fontaine de Médicis, qui demeureront
assurément les meilleures heures de ma vie.
Tu connais, n'est-ce pas, cet état bizarre de
folie tendre qui fait que nous n'avons plus de
pensée que pour des actes d'adoration? On
devient véritablement un possédé que hante
une femme, et rien n'existe plus pour nous à
côté d'elle.
Nous fûmes bientôt fiancés. Je lui com-
muniquai mes projets d'avenir qu'elle blâma.
Elle ne me croyait ni poète, ni romancier,
ni auteur dramatique, et pensait que le com-
merce, quand il prospère, peut donner le
bonheur parfait.
Renonçant donc à composer des hvres, je
me résignai à en vendre, et j'achetai, à Mar-
seille, la Librairie Universelle, dont le pro-
priétaire était mort.
J'eus là trois bonnes années. Nous avions
fait de notre magasin une sorte de salon litté-
raire où tous les lettrés de la ville venaient
causer. On entrait chez nous comme on entre
au cercle, et on échangeait des idées sur les
livres, sur les poètes, sur la politique surtout.
Ma femme, qui dirigeait la vente, jouissait
UN SOIR. l4l
d'une vraie notoriété dans la ville. Quant à
moi, pendant qu'on bavardait au rez-de-
chaussée, je travaillais dans mon cabinet du
premier qui communiquait avec la librairie
par un escalier tournant. J'entendais les voix,
les rires, les discussions, et je cessais d'écrire
parfois , pour écouter. Je m'étais mis en secret
à composer un roman — que je n'ai pas fini.
Les habitués les plus assidus étaient
M. Montina, un rentier, un grand garçon,
un beau garçon, un beau du Midi, à poil
noir, avec des yeux complimenteurs, M. Bar-
bet, un magistrat, deux commerçants,
MM. Faucil et Labarrègue, et le général
marquis de Flèche, le chef du parti royaliste,
le plus gros personnage de la province, un
vieux de soixante-six ans.
Les affaires marchaient bien. J'étais heu-
reux, très heureux.
Voilà qu'un jour, vers trois heures, en
faisant des courses, je passai par la rue Saint-
Ferréol et je vis sortir soudain d'une porte
une femme dont la tournure ressemblait si
fort à celle de la mienne que je me serais dit :
«C'est elle! » si je ne l'avais laissée, un peu
souffrante, à la boutique une heure plus tôt.
Elle marchait devant moi, d'un pas rapide,
l42 LA MAIN GAUCHE.
sans se retourner. Et je me mis à la suivre
presque malgré moi, surpris, inquiet.
Je me disais : « Ce n'est pas elle. Non.
C'est impossible, puisqu'elle avait la migraine.
Et puis qu'aurait-elle été faire dans cette
maison ? »
Je voulus cependant en avoir le cœur net,
et je me hâtai pour la rejoindre. M'a-t-elle
senti ou deviné ou reconnu à mon pas, je
n'en sais rien, mais elle se retourna brusque-
ment. C'était elle! En me voyant elle rougit
beaucoup et s'arrêta, puis, souriant :
— Tiens, te voilà?
J'avais le cœur serré.
— Oui. Tu es donc sortie? Et ta mi-
graine?
— Ça allait mieux, |'ai été faire une
course.
— Où donc?
— Chez Lacaussade, rue Cassinelli, pour
une commande de crayons.
Elle me regardait bien en face. Elle n'était
plus rouge, mais plutôt un peu pâle. Ses yeux
clairs et limpides, — ah ! les yeux des femmes !
— semblaient pleins de vérité, mais je sentis
vaguement, douloureusement, qu'ils étaient
pleins de mensonge. Je restais devant elle
UN SOIR. l4]
plus confus, plus embarrassé, plus saisi qu'elle-
même, sans oser rien soupçonner, mais sûr
qu'elle mentait. Pourquoi? je n'en savais
rien.
Je dis seulement :
— Tu as bien fait de sortir si ta migraine
va mieux.
— Oui, beaucoup mieux.
— Tu rentres?
— Mais oui.
Je la quittai, et m'en allai seul, par les
rues. Que se passait-il? J'avais eu, en face
d'elle, l'intuition de sa fausseté. Maintenant
je n'y pouvais croire; et quand je rentrai pour
dîner, je m'accusais d'avoir suspecté, même
une seconde, sa sincérité.
As-tu été jaloux, toi? oui ou non, qu'im-
porte ! La première goutte de jalousie était
tombée sur mon cœur. Ce sont des gouttes
de feu. Je ne formulais rien, je ne croyais
rien. Je savais seulement qu'elle avait menti.
Songe que tous les soirs, quand nous restions
en tête à tête, après le départ des clients et
des commis, soit qu'on allât flâner jusqu'au
port, quand il faisait beau, soit qu'on demeurât
à bavarder dans mon bureau, s'il faisait mau-
vais, je laissais s'ouvrir mon cœur devant elle
l44 LA MAIN GAUCHE.
avec un abandon sans réserve, car je l'aimais.
Elle était une part de ma vie, la plus grande,
et toute ma joie. Elle tenait dans ses petites
mains ma pauvre âme captive, confiante et
fidèle.
Pendant les premiers jours, ces premiers
jours de doute et de détresse avant que le
soupçon se précise et grandisse, je me sentis
abattu et glacé comme lorsqu'une maladie
couve en nous. J'avais fi"oid sans cesse, vrai-
ment fi"oid, je ne mangeais plus, je ne dor-
mais pas.
Pourquoi avait-elle menti? Que faisait-elle
dans cette maison? J'y étais entré pour tâcher
de découvrir quelque chose. Je n'avais rien
trouvé. Le locataire du premier, un tapissier,
m'avait renseigné sur tous ses voisins, sans que
rien ne me jetât sur une piste. Au second
habitait une sage-femme, au troisième une
couturière et une manicure, dans les combles
deux cochers avec leurs familles.
Pourquoi avait-elle menti? 11 lui aurait été
si facile de me dire qu'elle venait de chez la
couturière ou de chez la manicure. Oh ! quel
désir j'ai eu de les interroger aussi ! Je ne l'ai
pas fait de peur qu'elle en fût prévenue et
qu'elle connût mes soupçons.
UN SOIR. l4)
Donc, elle était entrée dans cette maison et
me l'avait caché. II y avait un mystère. Le-
quel? Tantôt j'imaginais des raisons louables,
une bonne œuvre dissimulée, un renseigne-
ment à chercher, je m'accusais de la suspecter.
Chacun de nous n'a-t-il pas le droit d'avoir
ses petits secrets innocents, une sorte de se-
conde vie intérieure dont on ne doit compte
à personne? Un homme, parce qu'on lui a
donné pour compagne une jeune fille, peut-
il exiger qu'elle ne pense et ne fasse plus rien
sans l'en prévenir avant ou après? Le mot
mariage veut-il dire renoncement à toute in-
dépendance, à toute liberté? Ne se pouvait-il
faire qu'elle allât chez une couturière sans me
le dire ou qu'elle secourût la famille d'un des
cochers? Ne se pouvait-il aussi que sa visite
dans cette maison, sans être coupable, fût de
nature à être, non pas blâmée, mais critiquée
par moi? Elle me connaissait jusque dans mes
manies les plus ignorées et craignait peut-être,
sinon un reproche, du moins une discussion.
Ses mains étaient fort jolies, et je finis par
supposer qu'elle les faisait soigner en cachette
par la manicure du logis suspect et qu'elle
ne l'avouait point pour ne pas paraître dissi-
patrice. Elle avait de l'ordre, de l'épargne,
l46 LA MAIN GAUCHE.
mille précautions de femme économe et en-
tendue aux affaires. En confessant cette petite
dépense de coquetterie elle se serait sans
doute jugée amoindrie à mes yeux. Les
femmes ont tant de subtilités et de roueries
natives dans l'âme.
Mais tous mes raisonnements ne me rassu-
raient point. J'étais jaloux. Le soupçon me
travaillait, me déchirait, me dévorait. Ce
n'était pas encore un soupçon, mais le
soupçon. Je portais en moi une douleur, une
angoisse affreuse, une pensée encore voilée
— oui, une pensée avec un voile dessus —
ce voile, je n'osais pas le soulever, car, des-
sous, je trouverais un horrible doute... Un
amant!... N'avait-elle pas un amant?...
Songe! songe! Cela était invraisemblable,
impossible. . . et pourtant?. . .
La figure de Montina passait sans cesse
devant mes yeux. Je le voyais, ce grand bel-
lâtre aux cheveux luisants, lui sourire dans le
visage, et je me disais : a C'est lui. »
Je me faisais l'histoire de leur liaison. Ils
avaient parlé d'un livre ensemble, discuté
l'aventure d'amour, trouvé quelque chose qui
leur ressemblait, et de cette analogie avaient
fait une réalité.
UN SOIR. l47
Et je les surveillais, en proie au plus abo-
minable supplice que puisse endurer un
homme. J'avais acheté des chaussures à se-
melles de caoutchouc afin de circuler sans
bruit, et je passais ma vie maintenant à monter
et à descendre mon petit escaher en limaçon
pour les surprendre. Souvent, même, je me
laissais glisser sur les mains, la tête la pre-
mière, le long des marches, afin de voir ce
qu'ils faisaient. Puis je devais remonter à re-
culons, avec des efforts et une peme infinis,
après avoir constaté que le commis était en
tiers.
Je ne vivais plus, je souffrais. Je ne pouvais
plus penser à rien, ni travailler, ni m'occuper
de mes affaires. Dès que je sortais, dès que
j'avais fait cent pas dans la rue, je me disais :
«Il est là», et je rentrais. Il n'y était pas. Je
repartais! Mais à peine m'étais-je éloigné de
nouveau, je pensais : «Il est venu, mainte-
nant», et je retournais.
Cela durait tout le long des jours.
La nuit, c'était plus affreux encore, car je
la sentais à côté de moi, dans mon lit. Elle
était là, dormant ou feionant de dormir!
Dormait-elle? Non, sans doute. C'était encore
un mensonore?
l48 LA MAIN GAUCHE.
Je restais immobile, sur le dos, brûlé par
la chaleur de son corps, haletant et torturé.
Oh! quelle envie, une envie ignoble et puis-
sante, de me lever, de prendre une bougie et
un marteau, et, d'un seul coup, de lui fendre
la tête, pour voir dedans! J'aurais vu, je le
sais bien, une bouilhe de cervelle et de sang,
rien de plus. Je n'aurais pas su! Impossible
de savoir ! Et ses yeux ! Quand elle me regar-
dait, j'étais soulevé par des rages folles. On
la regarde — elle vous regarde! Ses yeux
sont transparents, candides — et faux, faux,
faux ! et on ne peut deviner ce qu'elle
pense, derrière. J'avais envie d'enfoncer des
aiguilles dedans, de crever ces glaces de faus-
seté.
Ah ! comme je comprends l'inquisition !
Je lui aurais tordu les poignets dans des man-
chettes de fer. — Parle... avoue!... Tu ne
veux pas? . . . attends ! . . . — Je lui aurais serré
la gorge doucement. . . — Parle, avoue!... tu
ne veux pas?... — et j'aurais serré, serré,
jusqu'à la voir râler, suffoquer, mourir. . . Ou
bien je lui aurais brûlé les doigts sur le feu...
Oh ! cela, avec quel bonheur je l'aurais fait ! . . .
— Parle... parle donc... Tu ne veux pas?
— Je les aurais tenus sur les charbons, ils
UN SOIR. I f9
auraient été grillés, par le bout... et elle au-
rait parlé. . . certes ! . . . elle aurait parlé. . .
Trémoulin, dressé, les poings fermés,
criait. Autour de nous, sur les toits voisins,
les ombres se soulevaient, se réveillaient,
écoutaient, troublées dans leur repos.
Et moi, ému, capté par un intérêt puissant,
je voyais devant moi, dans la nuit, comme si
je l'avais connue, cette petite femme, ce petit
être blond, vif et rusé. Je la voyais vendre
ses livres, causer avec les hommes que son air
d'enfant troublait, et je voyais dans sa fine
tête de poupée les petites idées sournoises,
les folles idées empanachées, les rêves de
modistes parfumées au musc s' attachant à tous
les héros des romans d'aventures. Comme lui
je la suspectais, je la détestais, je la haïssais,
je lui aurais aussi brûlé les doigts pour qu'elle
avouât.
Il reprit, d'un ton plus calme :
— Je ne sais pas pourquoi je te raconte
cela. Je n'en ai jamais parlé à personne. Oui,
mais je n'ai vu personne depuis deux ans. Je
n'ai causé avec personne, avec personne! Et
cela me bouillonnait dans le cœur comme une
boue qui fermente. Je la vide. Tant pis pour toi.
Eh bien, je m'étais trompé, c'était pis que
150 LA MAIN GAUCHE.
ce que j'avais cru, pis que tout. Ecoute. J'usai
du moyen qu'on emploie toujours, je simulai
des absences. Chaque fois que je m'éloignais,
ma femme déjeunait dehors. Je ne te racon-
terai pas comment j'achetai un garçon de
restaurant pour la surprendre.
La porte de leur cabinet devait m'être ou-
verte, et j'arrivai, à l'heure convenue, avec
la résolution formelle de les tuer. Depuis la
veille je voyais la scène comme si elle avait
déjà eu lieu! J'entrais! Une petite table cou-
verte de verres, de bouteilles et d'assiettes, la
séparait de Montina. Leur surprise était telle
en m'apercevant qu'ils demeuraient immo-
biles. Moi, sans dire un mot, j'abattais sur ta
tête de l'homme la canne plombée dont j'étais
armé. Assommé d'un seul coup, il s'affaissait,
la figure sur la nappe! Alors je me tournais
vers elle, et je lui laissais le temps — quelques
secondes — de comprendre et de tordre ses
bras vers moi, folle d'épouvante, avant de
mourir à son tour. Oh ! j'étais prêt, fort, résolu
et content, content jusqu'à l'ivresse. L'idée
du regard éperdu qu'elle me jetterait sous ma
canne levée, de ses mains tendues en avant,
du cri de sa gorge, de sa figure soudain livide
et convulsée, me vengeait d'avance. Je ne
UN SOIR. 1 ) I
l'abattrais pas du premier coup, elle! Tu me
trouves féroce, n'est-ce pas? Tu ne sais pas
ce qu'on souffre. Penser qu'une femme, épouse
ou maîtresse, qu'on aime, se donne à un
autre, se livre à lui comme à vous, et reçoit
ses lèvres comme les vôtres ! C'est une chose
atroce, épouvantable. Quand on a connu un
jour cette torture, on est capable de tout.
Oh ! je m'étonne qu'on ne tue pas plus sou-
vent, car tous ceux qui ont été trahis, tous,
ont désiré tuer, ont joui de cette mort rêvée,
ont fait, seuls dans leur chambre, ou sur une
route déserte, hantés par l'hallucination de la
vengeance satisfaite, le geste d'étrangler ou
d'assommer.
Moi, j'arrivai à ce restaurant. Je demandai :
«Ils sont là?» Le garçon vendu répondit :
«Oui, monsieur», me fit monter un escalier,
et me montrant une porte: «Ici», dit-il. Je
serrais ma canne comme si mes doigts eussent
été de fer. J'entrai.
J'avais bien choisi l'instant. Ils s'embras-
saient, mais ce n'était pas Montina. C'était
le général de Flèche, le général qui avait
soixante-six ans !
Je m'attendais si bien à trouver l'autre, que
je demeurai perclus d'étonnement.
152 LA MAIN GAUCHE,
Et puis. . . et puis. . . je ne sais pas encore ce
qui se passa en moi... non... je ne sais pas?
Devant l'autre, j'aurais été convulsé de fu-
reur!... Devant celui-IA, devant ce vieil
homme ventru, aux joues tombantes, je fus
suffoqué par le dégoût. Elle, la petite, qui
semblait avoir quinze ans, s'était donnée,
livrée à ce gros homme presque gâteux, parce
qu'il était marquis, général, l'ami et le repré-
sentant des rois détrônés. Non, je ne sais pas
ce que je sentis, ni ce que je pensai. Ma main
n'aurait pas pu frapper ce vieux! Quelle
honte! Non, je n'avais plus envie de tuer ma
femme, mais toutes les femmes qui peuvent
faire des choses pareilles! Je n'étais plus ja-
loux, j'étais éperdu comme si j'avais vu l'hor-
reur des horreurs !
Qu'on dise ce qu'on voudra des hommes,
ils ne sont point si vils que cela! Quand on
en rencontre un qui s'est livré de cette façon,
on le montre au doigt. L'époux ou l'amant
d'une vieille femme est plus méprisé qu'un
voleur. Nous sommes propres, mon cher.
Mais elles, elles, des filles, dont le cœur est
sale! Elles sont à tous, jeunes ou vieux, pour
des raisons méprisables et différentes, parce
que c'est leur profession, leur vocation et
Ui\ SOIR. 1 5 3
leur fonction. Ce sont les éternelles, incon-
scientes et sereines prostituées qui livrent leur
corps sans dégoût, parce qu'il est marchan-
dise d'amour, qu'elles le vendent ou qu'elles
le donnent, au vieillard qui hante les trottoirs
avec de l'or dans sa poche, ou bien, pour la
gloire, au vieux souverain lubrique, au vieil
homme célèbre et répugnant ! . . .
II vociférait comme un prophète antique,
d'une voix furieuse, sous le ciel étoile, criant,
avec une rage de désespéré, la honte glorifiée
de toutes les maîtresses des vieux monarques,
la honte respectée de toutes les vierges qui
acceptent de vieux époux, la honte tolérée
de toutes les jeunes femmes qui cueillent,
souriantes, de vieux baisers.
Je les voyais , depuis la naissance du monde ,
évoquées, appelées par lui, surgissant autour
de nous dans cette nuit d'Orient, les filles,
les belles filles à l'âme vile qui, comme les
bêtes ignorant l'âge du mâle, furent dociles à
des désirs séniles. Elles se levaient, servantes
des patriarches chantées par la Bible, Agar,
Ruth, les filles de Loth, la brune Abigaïl, la
vierge de Sunnam qui, de ses caresses, rani-
mait David agonisant, et toutes les autres.
154 LA MAIN GAUCHE.
jeunes, grasses, blanches, patriciennes ou
plébéiennes, irresponsables femelles d'un
maître, chair d'esclave soumise, éblouie ou
payée !
Je demandai :
— Qu'as-tu fait?
Il répondit smiplement :
— Je suis parti. Et me voici.
Alors nous restâmes l'un près de l'autre,
longtemps, sans parler, rêvant!...
J'ai gardé de ce soir-là une impression
inoubhable. Tout ce que j'avais vu, senti,
entendu, deviné, la pêche, la pieuvre aussi
peut-être, et ce récit poignant, au milieu des
fantômes blancs, sur les toits voisins, tout
semblait concourir à une émotion unique.
Certaines rencontres, certaines inexplicables
combinaisons de choses, contiennent assuré-
ment, sans que rien d'exceptionnel y appa-
raisse, une plus grande quantité de secrète
quintescence de vie que celle dispersée dans
l'ordinaire des jours.
LES ÉPINGLES
LES ÉPINGLES.
Ah! mon cher, quelles rosses les fem-
mes!
— Pourquoi dis-tu ça?
— C'est qu'elles m'ont joué un tour abo-
minable.
— A toi?
— Oui, à moi.
— Les femmes, ou une femme?
— Deux femmes.
— Deux femmes en même temps?
— Oui.
— Quel tour?
Les deux jeunes gens étaient assis devant
un grand café du boulevard et buvaient des
liqueurs mélangées d'eau, ces apéritifs qui
1)8 LA MAIN GAUCHE.
ont l'air d'infusions faites avec toutes les
nuances d'une boîte d'aquarelle.
Ils avaient à peu près le même âge : vingt-
cinq à trente ans. L'un était blond et l'autre
brun. Ils avaient la demi-élégance des cou-
lissiers, des hommes qui vont à la Bourse et
dans les salons, qui fréquentent partout, vivent
partout, aiment partout. Le brun reprit :
— Je t'ai dit ma liaison, n'est-ce pas, avec
cette petite bourgeoise rencontrée sur la plage
de Dieppe?
— Oui.
— Mon cher, tu sais ce que c'est. J'avais
une maîtresse à Paris, une que j'aime infini-
ment, une vieille amie, une bonne amie, une
habitude enfin, et j'y tiens,
— A ton habitude?
— Oui, à mon habitude et à elle. Elle est
mariée aussi avec un brave homme, que j'aime
beaucoup également, un bon garçon très cor-
dial, un vrai camarade ! Enfin c'est une maison
où j'avais logé ma vie.
— Eh bien?
— Eh bien ! ils ne peuvent pas quitter
Paris, ceux-là, et je me suis trouvé veuf à
Dieppe.
— Pourquoi allais-tu à Dieppe?
LES EPINGLES. I ^9
— Pour changer d'air. On ne peut pas
rester tout le temps sur le boulevard.
— Alors?
— Alors, j'ai rencontré sur la plage la
petite dont je t'ai parle.
— La femme du chef de bureau?
— Oui. Elle s'ennuyait beaucoup. Son
mari, d'ailleurs, ne venait que tous les di-
manches, et il est affreux. Je la comprends
johment. Donc, nous avons ri et dansé en-
semble.
— Et le reste?
— Oui, plus tard. Enfin, nous nous
sommes rencontrés, nous nous sommes plu,
je le lui ai dit, effe me l'a fait répéter pour
mieux comprendre, et elle n'y a pas mis
d'obstacle.
— L'aimais-tu?
— Oui, lin peu; elle est très gentille.
— Et l'autre?
— L'autre était à Paris ! Enfin, pendant six
semaines, c'a été très bien et nous sommes
rentrés ici dans les meilleurs termes. Est-ce
que tu sais rompre avec une femme, toi,
quand cette femme n'a pas un tort à ton
égard ?
Oui, très bien.
I 6o LA MAIN GAUCHE.
— Comment fais-tu?
— Je la lâche.
— Mais comment t'y prends-tu pour la
lâcher?
— Je ne vais pkis chez elle.
— Mais si elle vient chez toi?
— Je... n'y suis pas.
— Et si elle revient?
— Je lui dis que je suis indisposé.
— Si elle te soigne?
— Je. . . je lui fais une crasse.
— Si elle l'accepte?
— J'écris des lettres anonymes à son mari
pour qu'il la surveille les jours où je l'attends.
— Ça c'est grave ! Moi je n'ai pas de résis-
tance. Je ne sais pas rompre. Je les collec-
tionne. II y en a que je ne vois plus qu'une
fois par an, d'autres tous les dix mois, d'autres
au moment du terme, d'autres les jours où
elles ont envie de dîner au cabaret. Celles
que j'ai espacées ne me gênent pas, mais j'ai
souvent bien du mal avec les nouvelles pour
les distancer un peu.
— Alors...
— Alors, mon cher, la petite ministère
était tout feu, tout flamme, sans un tort,
comme je te l'ai dit! Comme son mari passe
LES EPINGLES. l6l
tous ses jours au bureau, elle se mettait sur le
pied d'arriver chez moi à l'improviste. Deux
fois elle a failli rencontrer mon habitude.
— Diable!
— Oui. Donc j'ai donné à chacune ses
jours, des jours fixes pour éviter les confusions.
Lundi et samedi à l'ancienne. Mardi, jeudi et
dimanche à la nouvelle.
— Pourquoi cette préférence?
— Ah ! mon cher, elle est plus jeune.
— Ça ne te faisait que deux jours de
repos par semaine.
— Ça me suffit.
— Mes compliments !
— Or, figure-toi qu'il m'est arrivé l'his-
toire la plus ridicule du monde et la plus
embêtante. Depuis quatre mois tout allait par-
faitement; je dormais sur mes deux oreilles
et j'étais vraiment très heureux quand sou-
dain, lundi dernier, tout craque.
J'attendais mon habitude à l'heure dite,
une heure un quart, en fumant un bon cigare.
Je rêvassais, très satisfait de moi, quand
je m'aperçus que l'heure était passée. Je fus
surpris, car elle est très exacte. Mais je crus
à un petit retard accidentel. Cependant une
demi-heure se passe, puis une heure, une
102 LA MAIN GAUCHE.
heure et demie et je compris qu'elle avait
été retenue par une cause quelconque, une
migraine peut-être ou un importun. C'est très
ennuyeux ces choses-là, ces attentes... inu-
tiles, très ennuyeux et très énervant. Enfin,
j'en pris mon parti, puis je sortis et, ne sa-
chant que faire, j'allai chez elle.
Je la trouvai en train de lire un roman.
— Eh bien, lui dis-je?
Elle répondit tranquillement :
— Mon cher, je n'ai pas pu, j'ai été em-
pêchée.
— Par quoi?
— Par... des occupations.
— Mais... quelles occupations?
— Une visite très ennuyeuse.
Je pensai qu'elle ne voulait pas me dire
la vraie raison, et, comme elle était très
calme, je ne m'en inquiétai pas davantage.
Je comptais rattraper le temps perdu, le
lendemain, avec l'autre.
Le mardi donc, j'étais très... très ému et
très amoureux en expectative, de la petite
ministère, et même étonné qu'elle ne devan-
çât pas l'heure convenue. Je regardais la
pendule à tout moment suivant l'aiguille avec
impatience.
LES ÉPINGLES. 163
Je ia vis passer le quart, puis la demie,
puis deux heures. . . Je ne tenais plus en place,
traversant à grandes enjambées ma cham-
bre, collant mon front à la fenêtre et mon
oreille contre la porte pour écouter si elle ne
montait pas l'escaher.
Voici deux heures et demie, puis trois
heures ! Je saisis mon chapeau et je cours
chez elle. Elle hsait, mon cher, un roman !
— Eh bien , lui dis-je avec anxiété.
Elle répondit, aussi tranquillement que
mon habitude :
— Mon cher, je n'ai pas pu, j'ai été em-
pêchée.
— Par quoi ?
— Par. . . des occupations
— Mais. . . quelles occupations ?
— Une visite ennuyeuse.
Certes, je supposai immédiatement qu'elle
savait tout; mais elle semblait pourtant si
placide, si paisible que je finis par rejeter
mon soupçon, par croire à une coïncidence
bizarre, ne pouvant imaginer une pareille
dissimulation de sa part. Et après une heure
de causerie amicale, coupée d'ailleurs par
vingt entrées de sa petite fille, je dus m'en
aller fort embêté.
l64 LA MAIN GAUCHE.
Et figure-toi que le lendemain. . .
— C'a été la même chose?
— Oui. . . et le lendemam encore. Et c'a
duré ainsi trois semaines, sans une explica-
tion, sans que rien me révélât cette conduite
bizarre dont cependant je soupçonnais le
secret.
— Elles savaient tout ?
— Parbleu. Mais comment? Ah! j'en ai
eu du tourment avant de l'apprendre.
— Comment l'as-tu su enfin ?
— Par lettres. Elles m'ont donné, le
même jour, dans les mêmes termes, mon
congé définitif.
— Et?
— Et voici... Tu sais, mon cher, que les
femmes ont toujours sur elles une armée
d'épingles. Les épingles à cheveux, je les
connais, je m'en méfie, et j'y veille, mais les
autres sont bien plus perfides, ces sacrées
petites épingles à tête noire qui nous sem-
blent toutes pareilles, à nous grosses bêtes
que nous sommes, mais qu'elles distinguent,
elles, comme nous distinguons un cheval d'un
chien.
Or il paraît qu'un jour ma petite mi-
nistère avait laissé une de ces machines rêvé-
LES ÉPINGLES. I 6 y
latrices piquée dans ma tenture, près de ma
glace.
Mon habitude, du premier coup, avait
aperçu sur l'ëtofiFe ce petit point noir gros
comme une puce, et sans rien dire l'avait
cueilli, puis avait laissé à la même place une
de ses épingles à elle, noire aussi, mais d'un
modèle différent.
Le lendemain, la ministère voulut repren-
dre son bien, et reconnut aussitôt la substi-
tution; alors un soupçon lui vint, et elle en
mit deux, en les croisant.
L'habitude répondit à ce signe télégraphi-
que par trois boules noires, l'une sur l'autre.
Une fois ce commerce commencé, elles
continuèrent à communiquer, sans se rien
dire, seulement pour s'épier. Puis il paraît
que fhabitude, phis hardie, enroula le long
de la petite pointe d'acier un mince papier
où elle avait écrit : «Poste restante, boule-
vard Malesherbes, C. D. w
Alors elles s'écrivirent. J'étais perdu. Tu
comprends que ça n'a pas été tout seul entre
elles. Elles y allaient avec précaution, avec
mille ruses, avec toute la prudence qu'il faut
en pareil cas. Mais l'habitude fit un coup
d'audace et donna un rendez-vous à l'autre.
I 66 LA MAIN GAUCHE.
Ce qu'elles se sont dit, je l'ignore! Je sais
seulement que j'ai fait les frais de leur entre-
tien. Et voilà !
— C'est tout.
-. Oui.
— Tu ne les vois plus.
— Pardon, je les vois encore comme ami;
nous n'avons pas rompu tout à fait.
— Et elles, se sont-elles revues?
— Oui, mon cher, elles sont devenues
intimes.
— Tiens, tiens. Et ça ne te donne pas
une idée, ça?
— Non, quoi?
— Grand serin, l'idée de leur faire repi-
quer des épingles doubles ?
Les Epingles ont paru dans le Gil-Blas du mardi
10 janvier 1887.
DUCHOUX
DUCHOUX.
EN descendant le grand escalier du cer-
cle chauffé comme une serre par le
calorifère, le baron de Mordiane avait
laissé ouverte sa fourrure; aussi, lorsque la
grande porte de la rue se fut refermée sur
lui, éprouva-t-il un frisson de froid profond,
un de ces frissons brusques et pénibles qui
rendent triste comme un chagrin. Il avait
perdu quelque argent, d'ailleurs, et son esto-
mac, depuis quelque temps, le faisait souf-
frir, ne lui permettait plus de manger à son
gré.
Il allait rentrer chez lui, et soudain la pen-
sée de son grand appartement vide, du valet
de pied dormant dans l'antichambre, du
I70 LA MAIN GAUCHE.
cabinet où l'eau tiédie pour la toilette du soir
chantait doucement sur le réchaud à gaz, du
lit large, antique et solennel comme une cou-
che mortuaire, lui fit entrer jusqu'au fond du
cœur, jusqu'au fond de la chair, un autre
froid pkis douloureux encore que celui de
l'air glacé.
Depuis quelques années il sentait s'appe-
santir sur lui ce poids de la sohtude qui
écrase quelquefois les vieux garçons. Jadis, il
était fort, alerte et gai, donnant tous ses jours
au sport et toutes ses nuits aux fêtes. Mainte-
nant, il s'alourdissait et ne prenait plus plaisir
à grand'chose. Les exercices le fatiguaient,
les soupers et même les dîners lui faisaient
mal, les femmes l'ennuyaient autant qu'elles
l'avaient autrefois amusé.
La monotonie des soirs pareils, des mêmes
amis retrouvés au même heu, au cercle, de
la même partie avec des chances et des dé-
veines balancées, des mêmes propos sur les
mêmes choses, du même esprit dans les mê-
mes bouches, des plaisanteries sur les mêmes
sujets, des mêmes médisances sur les mêmes
femmes, l'écœurait au point de lui donner,
par moments, de véritables désirs de suicide.
Il ne pouvait plus mener cette vie régulière
DUCHOUX. 1^1
et vide, si banale, si légère et si lourde en
même temps, et il désirait quelque chose de
tranquille, de reposant, de confortable, sans
savoir quoi.
Certes, il ne songeait pas à se marier, car
il ne se sentait pas le courage de se condam-
ner à la mélancolie, à la servitude conjugale,
à cette odieuse existence de deux êtres, qui,
toujours ensemble, se connaissaient jusqu'à
ne plus dire un mot qui ne soit prévu par
l'autre, à ne plus faire un geste qui ne soit
attendu, à ne plus avoir une pensée, un
désir, un jugement qui ne soient devinés.
11 estimait qu'une personne ne peut être
agréable à voir encore que lorsqu'on la con-
naît peu, lorsqu'il reste en elle du mystère,
de l'inexploré, lorsqu'elle demeure un peu
inquiétante et voilée. Donc il lui aurait fallu
une famille qui n'en fût pas une, où il aurait
pu passer seulement une partie de sa vie;
et, de nouveau, le souvenir de son fils le
hanta.
Depuis un an, il y songeait sans cesse,
sentant croître en lui l'envie irritante de le
voir, de le connaître. Il l'avait eu dans sa jeu-
nesse, au milieu de circonstances drama-
tiques et tendres. L'enfant, envoyé dans le
1T2 LA MAIN GAUCHE.
Midi, avait été élevé près de Marseille, sans
jamais connaître le nom de son père.
Celui-ci avait payé d'abord les mois de
nourrice, puis les mois de collège, puis les
mois de fête, puis la dot pour un mariage
raisonnable. Un notaire discret avait servi
d'intermédiaire sans jamais rien révéler.
Le baron de Mordiane savait donc seule-
ment qu'un enfant de son sang vivait quelque
part, aux environs de Marseille, qu'il passait
pour intelligent et bien élevé, qu'il avait
épousé la fille d'un architecte entrepreneur,
dont il avait pris la suite. Il passait aussi pour
gagner beaucoup d'argent.
Pourquoi n'irait-il pas voir ce fils inconnu,
sans se nommer, pour l'étudier d'abord et
s'assurer qu'il pourrait au besoin trouver un
refuge agréable dans cette famille ?
II avait fait grandement les choses, donné
une belle dot acceptée avec reconnaissance.
II était donc certain de ne pas se heurter
contre un orgueil excessif; et cette pensée, ce
désir, reparus tous les jours, de partir pour
le Midi, devenaient en lui irritants comme
une démangeaison. Un bizarre attendrisse-
ment d'égoïste le sollicitait aussi, à l'idée de
cette maison riante et chaude, au bord de la
DUCHOUX. 173
mer, où il trouverait sa belle -fille jeune et
jolie, ses petits enfants aux bras ouverts,
et son fils qui lui rappellerait l'aventure char-
mante et courte des lointaines années. II
regrettait seulement d'avoir donné tant d'ar-
gent, et que cet argent eût prospéré entre les
mains du jeune homme, ce qui ne lui per-
mettait plus de se présenter en bienfaiteur.
II allait, songeant à tout cela, la tête en-
foncée dans son col de fourrure; et sa résolu-
tion fut prise brusquement. Un fiacre passait;
il l'appela, se fit conduire chez lui; et quand
son valet de chambre, réveillé, eut ouvert la
porte :
— Louis, dit-il, nous partons demain soir
pour Marseille. Nous y resterons peut-être
une quinzaine de jours. Vous allez faire tous
les préparatifs nécessaires.
Le train roulait, longeant le Rhône sablon-
neux, puis traversait des plaines jaunes, des
villages clairs, un grand pays fermé au loin
par des montagnes nues.
Le baron de Mordiane, réveillé après une
nuit en sieeping, se regardait avec mélan-
colie dans la petite glace de son nécessaire.
Le jour cru du Midi lui montrait des rides
174 LA MAIN GAUCHE.
qu'il ne se connaissait pas encore : un état de
décrépitude ignoré dans la demi-ombre des
appartements parisiens.
II pensait, en examinant le coin des yeux,
les paupières fripées, les tempes, le front
dégarnis : «Bigre, je ne suis pas seulement
défraîchi. Je suis avancé. »
Et son désir de repos grandit soudain,
avec une vague envie, née en lui pour la pre-
mière fois, de tenir sur ses genoux ses petits-
enfants.
Vers une heure de l'après-midi, il arriva,
dans un landau loué à Marseille, devant une
de ces maisons de campagne méridionales si
blanches, au bout de leur avenue de pla-
tanes, qu'elles éblouissent et font baisser les
yeux. Il souriait en suivant l'allée et pensait :
(( Bigre, c'est o;entiI ! »
Soudain, un galopin de cinq à six ans
apparut, sortant d'un arbuste, et demeura
debout au bord du chemin, regardant le
monsieur avec ses yeux ronds.
Mordiane s'approcha :
— Bonjour, mon garçon.
Le gamin ne répondit pas.
Le baron, alors, s'étant penché, le prit
dans ses bras pour l'embrasser, puis, suffoqué
DUCHOUX. 175
par une odeur d'ail dont l'enfant tout entier
semblait imprégné, il le remit brusquement
à terre en murmurant :
— Oh ! c'est l'enfant du jardinier.
Et il marcha vers la demeure.
Le linge séchait sur une corde devant la
porte, chemises, serviettes, torchons, tabliers
et draps, tandis qu'une garniture de chaus-
settes alignées sur des ficelles superposées
emplissait une fenêtre entière, pareille aux
étalages de saucisses devant les boutiques de
charcutiers.
Le baron appela.
Une servante apparut, vraie servante du
Midi, sale et dépeignée, dont les cheveux,
par mèches, lui tombaient sur la face, dont
la jupe, sous l'accumulation des taches qui
l'avaient assombrie, gardait de sa couleur
ancienne quelque chose de tapageur, un air
de foire champêtre et de robe de saltim-
banque.
Il demanda :
— M. Duchoux est-il chez lui ?
Il avait donné, jadis, par plaisanterie de
viveur sceptique, ce nom à l'enfant perdu
afin qu'on n'ignorât point qu'il avait été
trouvé sous un chou.
176 LA MAIN GAUCHE.
La servante répéta ;
— Vous demandez M. Duchouxe ?
— Oui.
— Té, il est dans la salle, qui tire ses
plans.
— Dites-lui que M. Merlin demande à lui
parler.
Elle reprit, étonnée :
— Hé! donc, entrez, si vous voulez le
voir.
Et elle cria :
— Mosieu Duchouxe, une visite!
Le baron entra, et, dans une grande salle,
assombrie par les volets à moitié clos, il
aperçut indistinctement des gens et des choses
qui lui parurent malpropres.
Debout devant une table surchargée d'ob-
jets de toute sorte, un petit homme chauve
traçait des lignes sur un large papier.
II interrompit son travail et fit deux pas.
Son ofilet ouvert, sa culotte déboutonnée,
les poignets de sa chemise relevés, indiquaient
qu'il avait fort chaud, et il était chaussé de
souliers boueux révélant qu'il avait plu quel-
ques jours auparavant.
II demanda, avec un fort accent méri-
dional :
DUCHOUX. 177
— A qui ai-je l'honneur?...
— Monsieur Merlin... Je viens vous con-
sulter pour un achat de terrain à bâtir.
— Ah ! ah ! très bien !
Et Duchoux, se tournant vers sa femme,
qui tricotait dans l'ombre :
-— Débarrasse une chaise, Joséphine.
Mordiane vit alors une femme jeune, qui
semblait déjà vieille, comme on est vieux à
vingt-cinq ans en province, faute de soins,
de lavages répétés, de tous les petits soucis,
de toutes les petites propretés, de toutes les
petites attentions de la toilette féminine qui
immobihsent la fraîcheur et conservent, jus-
qu'à près de cinquante ans, le charme et la
beauté. Un fichu sur les épaules, les cheveux
noués à la diable, de beaux cheveux épais et
noirs, mais qu'on devinait peu brossés, elle
allongea vers une chaise des mains de bonne
et enleva une robe d'enfant, un couteau, un
bout de ficelle, un pot à fleurs vide et une
assiette grasse demeurés sur le siège, qu'elle
tendit ensuite au visiteur.
Il s'assit et s'aperçut alors que la table de
travail de Duchoux portait, outre les livres
et les papiers, deux salades fraîchement
cueillies, une cuvette, une brosse à cheveux,
178 LA MAIN GAUCHE.
une serviette, un revolver et plusieurs tasses
non nettoyées.
L'architecte vit ce regard et dit en souriant :
— Excusez ! il y a un peu de désordre
dans le salon; ça tient aux enfants.
Et il approcha sa chaise pour causer avec
le cHent.
— Donc, vous cherchez un terrain aux
environs de Marseille?
Son haleine, bien que venue de loin, ap-
porta au baron ce souffle d'ail qu'exhalent
les gens du Midi ainsi que des fleurs leur
parfum.
Mordiane demanda :
— C'est votre fils que j'ai rencontré sous
les platanes?
— Oui. Oui, le second.
— Vous en avez deux ?
— Trois, monsieur, un par an.
Et Duchoux semblait plein d'orgueil.
Le baron pensait : « S'ils fleurent tous le
même bouquet, leur chambre doit être une
vraie serre. »
II reprit ;
— Oui, je voudrais un joli terrain près de
la mer, sur une petite plage déserte. . .
Alors Duchoux s'expliqua. Il en avait dix,
DUCHOUX. I7P
vingt, cinquante, cent et plus, de terrains
dans ces conditions, à tous les prix, pour tous
les goûts. II parlait comme coule une fontaine,
souriant, content de lui, remuant sa tête
chauve et ronde.
Et Mordiane se rappelait une petite femme
blonde, mince, un peu mélancolique et disant
si tendrement : « Mon cher aimé » que le sou-
venir seul avivait le sanor de ses veines. Elle
l'avait aimé avec passion, avec fohe, pendant
trois mois; puis, devenue enceinte en l'ab-
sence de son mari qui était gouverneur d'une
colonie, elle s'était sauvée, s'était cachée,
éperdue de désespoir et de terreur, jusqu'à
la naissance de l'enfant que Mordiane avait
emporté, un soir d'été, et qu'ils n'avaient
jamais revu.
Elle était morte de la poitrine trois ans plus
tard, là-bas, dans la colonie de son mari
qu'elle était allée rejoindre. II avait devant lui
leur fils, qui disait, en faisant sonner les
finales comme des notes de métal :
— Ce terram-Ià, monsieur, c'est une occa-
sion unique...
Et Mordiane se rappelait l'autre voix, lé-
gère comme un efReurement de brise, mur-
murant :
l8o LA MAIN GAUCHE.
— Mon cher aimé, nous ne nous sépa-
rerons jamais. . .
Et il se rappelait ce regard bleu, doux,
profond, dévoué, en contemplant l'œil rond,
bleu aussi, mais vide de ce petit homme ri-
dicule qui ressemblait à sa mère, pourtant...
Oui, il lui ressemblait de plus en plus de
seconde en seconde; il lui ressemblait par
l'intonation, par le geste, par toute l'allure;
il lui ressemblait comme un singe ressemble
à l'homme; mais il était d'elle, il avait d'elle
mille traits déformés irrécusables, irritants,
révoltants. Le baron souffrait, hanté soudain
par cette ressemblance horrible, grandissant
toujours, exaspérante, affolante, torturante
comme un cauchemar, comme un remords!
II balbutia :
— Quand pourrons-nous voir ensemble
ce terrain ?
— Mais, demain, si vous voulez.
— Oui, demain. Quelle heure?
— Une heure.
— Ça va.
L'enfant rencontré sous l'avenue apparut
dans la porte ouverte et cria :
— Païré!
On ne lui répondit pas.
DUCHOUX. l8l
Mordiane était debout avec une envie de
se sauver, de courir, qui lui faisait frémir les
jambes. Ce « Païré » l'avait frappé comme une
balle. C'était à lui qu'il s'adressait, c'était
pour lui, ce païré à l'ail, ce païré du Midi.
Oh! qu'elle sentait bon, l'amie d'autre-
fois!
Duchoux le reconduisait.
— C'est à vous, cette maison? dit le baron.
— Oui, monsieur, je l'ai achetée derniè-
rement. Et j'en suis fier. Je suis enfant du
hasard, moi, monsieur, et je ne m'en cache
pas; j'en suis fier. Je ne dois rien à personne,
je suis le fils de mes œuvres; je me dois tout
à moi-même.
L'enfant, resté sur le seuil, criait de nou-
veau, mais de loin :
— Païré!
Mordiane, secoué de frissons, saisi de pa-
nique, fuyait comme on fuit devant un grand
danger.
— II va me deviner, me reconnaître, pen-
sait-il. II va me prendre dans ses bras et me
crier aussi : «Païré», en me donnant par le
visage un baiser parfumé d'ail.
— A demain, monsieur.
— A demain, une heure.
l82 LA MAIN GAUCHE.
Le landau roulait sur la route blanche.
— Cocher, à la gare !
Et il entendait deux voix, une lointaine et
douce, la voix affaibhe et triste des morts, qui
disait: «Mon cher aimé». Et l'autre sonore,
chantante, effrayante, qui criait : «Païré»,
comme on crie : «Arrêtez-le», quand un vo-
leur fuit dans les rues.
Le lendemain soir, en entrant au cercle, le
comte d'Etreillis lui dit :
— On ne vous a pas vu depuis trois jours.
Avez-vous été malade ?
— - Oui, un peu souffrant. J'ai des mi-
graines, de temps en temps.
Ducboiix a paru dans le Gaulois du lundi 14 no-
vembre 1887.
LE RENDEZ-VOUS
LE RENDEZ-VOUS
SON chapeau sur la tête, son manteau sur
le dos, un voile noir sur le nez, un autre
dans sa poche dont elle doublerait
le premier quand elle serait montée dans le
fiacre coupable, elle battait du bout de son
ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait
assise dans sa chambre, ne pouvant se décider
à sortir pour aller à ce rendez-vous.
Combien de fois, pourtant, depuis deux
ans, elle s'était habillée ainsi, pendant les
heures de Bourse de son mari, un agent de
change très mondain, pour rejoindre dans
son logis de garçon le beau vicomte de Mar-
telet, son amant.
La pendule derrière son dos battait les se-
]86 LA MAIN GAUCHE.
condes vivement; un livre à moitié lu bâillait
sur le petit bureau de bois de rose, entre les
fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé
par deux petits bouquets baignant en deux
mignons vases de Saxe sur la cheminée, se
mêlait à une vague odeur de verveine soufflée
sournoisement par la porte du cabinet de toi-
lette demeurée entr'ouverte.
L'heure sonna — trois heures — et la mit
debout. Elle se retourna pour regarder le ca-
dran, puis sourit, songeant : «Il m'attend
déjà. Il va s'énerver». Alors, elle sortit, pré-
vint le valet de chambre qu'elle serait rentrée
dans une heure au plus tard — un mensonge
— descendit l'escalier et s'aventura dans la
rue, à pied.
On était aux derniers jours de mai, à cette
saison délicieuse où le printemps de la cam-
pagne semble faire le siège de Paris et le
conquérir par-dessus les toits, envahir les mai-
sons, à travers les murs, faire fleurir la ville,
y répandre une gaieté sur la pierre des
façades, l'asphalte des trottoirs et le pavé
des chaussées, la baigner, la griser de sève
comme un bois qui verdit.
Madame Haggan fit quelques pas à droite
avec l'intention de suivre, comme toujours,
LE RENDEZ-VOUS.
la rue de Provence où elle hélerait un fiacre,
mais la douceur de l'air, cette émotion de l'été
qui nous entre dans la gorge en certains
jours, la pénétra si brusquement, que, chan-
geant d'idée, elle prit la rue de la Chaussée-
d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurément
attirée par le désir de voir des arbres dans le
square de la Trinité. Elle pensait : « Bah ! il
m'attendra dix minutes de plus.» Cette idée,
de nouveau, la réjouissait, et, tout en mar-
chant à petits pas, dans la foule, elle croyait
le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir
la fenêtre, écouter à la porte, s'asseoir quel-
ques instants, se relever, et, n'osant pas fumer,
car elle le lui avait défendu les jours de
rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes
des regards désespérés.
Elle allait doucement, distraite par tout ce
qu'elle rencontrait, par les figures et les bou-
tiques, ralentissant le pas de plus en plus et
si peu désireuse d'arriver qu'elle cherchait,
aux devantures, des prétextes pour s'arrêter.
Au bout de la rue, devant l'église, la ver-
dure du petit square l'attira si fortement
qu'elle traversa la place, entra dans le jardin,
cette cage à enfants, et fit deux fois le tour de
l'étroit gazon, au milieu des nounous enru-
LA MAIN GAUCHE.
bannëes, épanouies, bariolées, fleuries. Puis
elle prit une chaise, s'assit, et levant les yeux
vers le cadran rond comme une lune dans le
clocher, elle regarda marcher l'aiguille.
Juste à ce moment la demie sonna, et son
cœur tressailht d'aise en entendant tinter les
cloches du carillon. Une demi-heure de ga-
gnée, plus un quart d'heure pour atteindre la
rue Miromesnil, et quelques minutes encore
de flânerie, — une heure! une heure volée
au rendez-vous! Efle y resterait quarante mi-
nutes à peine, et ce serait fini encore une
fois.
Dieu! comme ça l'ennuyait d'aller là-bas!
Ainsi qu'un patient montant chez le dentiste,
elle portait en son cœur le souvenir intolé-
rable de tous les rendez-vous passés, un par
semaine en moyenne depuis deux ans, et la
pensée qu'un autre allait avoir lieu, tout à
l'heure, la crispait d'angoisse de la tête aux
pieds. Non pas que ce fût bien douloureux,
douloureux comme une visite au dentiste,
mais c'était si ennuyeux, si ennuyeux, si com-
pliqué, si long, si pénible que tout, tout,
même une opération, lui aurait paru préfé-
rable. Elle y allait pourtant, très lentement, à
tout petits pas, en s'arrêtant, en s'asseyant, en
LE RENDEZ- vous. I 89
flânant partout, mais eUe y allait. Oh ! eHe au-
rait bien voulu manquer encore celui-là, mais
elle avait fait poser ce pauvre vicomte, deux
fois de suite le mois dernier, et elle n'osait
point recommencer sitôt. Pourquoi y retour-
nait-elle? Ah ! pourquoi? Parce qu'elle en avait
pris l'habitude, et qu'elle n'avait aucune rai-
son à donner à ce malheureux Martelet quand
iî voudrait connaître ce pourquoi! Pourquoi
avait-elle commencé? Pourquoi? Elle ne le
savait plus! L'avait-elle aimé? C'était possible!
Pas bien fort, mais un peu, voilà si longtemps!
Il était bien, recherché, élégant, galant, et
représentait strictement, au premier coup
d'œil, l'amant parfait d'une femme du monde.
La cour avait duré trois mois, — temps
normal, lutte honorable, résistance suffisante
— puis elle avait consenti, avec quelle émo-
tion, quelle crispation, quelle peur horrible
et charmante à ce premier rendez -vous,
suivi de tant d'autres, dans ce petit entresol
de garçon, rue Miromesnil. Son cœur?
Qu'éprouvait alors son petit cœur de femme
séduite, vaincue, conquise, en passant pour
la première fois la porte de cette maison de
cauchemar? Vrai, elle ne le savait plus! Elle
l'avait oublié! On se souvient d'un fait, d'une
IpO LA MAIN GAUCHE.
date, d'une chose, mais on ne se souvient
guère, deux ans plus tard, d'une émotion qui
s'est envolée très vite, parce qu'elle était très
légère. Oh! par exemple, elle n'avait pas
oubhé les autres, ce chapelet de rendez-vous,
ce chemin de la croix de l'amour, aux stations
si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la
nausée lui montait aux lèvres en prévision de
ce que ce serait tout à l'heure.
Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour
aller là, ils ne ressemblaient pas aux autres
fiacres, dont on se sert pour les courses ordi-
naires! Certes, les cochers devinaient. Elle
le sentait, rien qu'à la façon dont ils la regar-
daient, et ces yeux des cochers de Paris sont
terribles! Quand on songe qu'à tout moment,
devant le tribunal, ils reconnaissent, au bout
de plusieurs années, des criminels qu'ils ont
conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une
rue quelconque à une gare, et qu'ils ont
affaire à presque autant de voyageurs qu'il y a
d'heures dans la journée, et que leur mémoire
est assez sûre pour qu'ils affirment : «Voilà
bien l'homme que j'ai chargé rue des Martyrs,
et déposé gare de Lyon, à minuit quarante, le
10 juillet de l'an dernier!» n'y a-t-il pas de
quoi frémir, lorsqu'on risque ce que risque
LE RENDEZ-VOUS. 191
une jeune femme allant à un rendez-vous, en
confiant sa réputation au premier venu de ces
cochers! Depuis deux ans elle en avait em-
ployé, pour ce voyage de la rue Miromesnil,
au moms cent à cent vingt, en comptant un
par semaine. C'étaient autant de témoins qui
pouvaient déposer contre elle dans un moment
critique.
Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa
poche l'autre voile, épais et noir comme un
loup, et se l'appfiquait sur les yeux. Cela
cachait le visage, oui, mais le reste, la robe,
le chapeau, l'ombrelle, ne pouvait-on pas les
remarquer, les avoir vus déjà? Oh! dans cette
rue Miromesnil, quel supplice! Elle croyait
reconnnaître tous les passants, tous les domes-
tiques, tout le monde. A peine la voiture
arrêtée, elle sautait et passait en courant de-
vant le concierge toujours debout sur le seuil
de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir,
tout, — son adresse, — son nom, — la pro-
fession de son mari, — tout, — car ces con-
cierges sont les plus subtils des policiers ! De-
puis deux ans elle voulait l'acheter, lui donner,
lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent
francs en passant devant lui. Pas une fois elle
n'avait osé faire ce petit mouvement de lui
192 LA MAIX GAUCHE.
lancer aux pieds ce bout de papier roulé!
Elle avait peur. — De quoi? — Elle ne
savait pas! — D'être rappelée, s'il ne com-
prenait point? D'un scandale? d'un rassem-
blement dans l'escalier? d'une arrestation
peut-être? Pour arriver à la porte du vicomte,
il n'y avait guère qu'un demi-étage à monter,
et il lui paraissait haut comme la tour Saint-
Jacques! A peine engagée dans le vestibule,
elle se sentait prise dans une trappe, et le
moindre bruit devant ou derrière elle lui
donnait une suffocation. Impossible de recu-
ler, avec ce concierge et la rue qui lui fer-
maient la retraite; et si quelqu'un descendait
juste à ce moment, elle n'osait pas sonner
chez Martelet et passait devant la porte
comme si elle allait ailleurs! Elle montait,
montait, montait! Elle aurait monté quarante
étages! Puis, quand tout semblait redevenu
tranquille dans la cage de l'escalier, elle redes-
cendait en courant avec l'ancroisse dans l'âme
o
de ne pas reconnaître l'entresol !
Il était là, attendant dans un costume ga-
lant en velours doublé de soie, très coquet,
mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il
n'avait rien changé à sa manière de l'accueillir,
mais rien, pas un geste!
LE RENDEZ- VOUS. 193
Dès qu'il avait refermé la porte, il lui disait :
«Laissez-moi baiser vos mains, ma chère,
chère amie ! » Puis il la suivait dans la chambre,
où volets clos et lumières allumées, hiver
comme été, par chic sans doute, il s'age-
nouillait devant elle en la regardant de bas
en haut avec un air d'adoration. Le premier
jour ça avait été très gentil, très réussi, ce
mouvement-là! Maintenant elle croyait voir
M. Delaunay jouant pour la cent vingtième
fois le cinquième acte d'une pièce à succès.
Il fallait changer ses effets.
Et puis après, oh! mon Dieu! après! c'était
le plus dur! Non, il ne changeait pas ses
effets, le pauvre garçon! Qj-iel bon garçon,
mais banal!...
Dieu que c'était difficile de se déshabiller
sans femme de chambre! Pour une fois, passe
encore, mais toutes les semaines cela devenait
odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas
exiger d'une femme une pareille corvée! Mais
s'il était ditBcile de se déshabiller, se rhabiller
devenait presque impossible et énervant à
crier, exaspérant à gifler le monsieur qui
disait, tournant autour d'elle d'un air gauche :
«Voulez-vous que je vous aide. » — L'aider!
Ah oui! à quoi? De quoi était-il capable?
I 94 LA MAIN GAUCHE.
II suffisait de lui voir une épingle entre les
doigts pour le savoir.
C'est à ce moment-là peut-être qu'elle avait
commencé à le prendre en grippe. Quand il
disait : «Voulez-vous que je vous aide!», elle
l'aurait tué. Et puis était-il possible qu'une
femme ne finît point par détester un homme
qui, depuis deux ans, l'avait forcée plus de
cent vingt fois à se rhabiller sans femme de
chambre?
Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes
aussi maladroits que lui, aussi peu dégourdis,
aussi monotones. Ce n'était pas le petit baron
de Grimbal qui aurait demandé de cet air
niais : a Voulez-vous que je vous aide? » Il aurait
aidé, lui, si vif, si drôle, si spirituel. Voilà!
C'était un diplomate; il avait couru le monde,
rôdé partout, déshabillé et rhabillé sans doute
des femmes vêtues suivant toutes les modes
de la terre, celui-là!...
L'horloge de l'église sonna les trois quarts.
Elle se dressa, regarda le cadran, se mit à rire
en murmurant : « Oh! doit-il être agité! » puis
elle partit d'une marche plus vive, et sortit
du square. Elle n'avait point fait dix pas sur
la place quand elle se trouva nez à nez avec
un monsieur qui la salua profondément.
LE RENDEZ- VOUS. 195
— Tiens, vous, baron? — dit-elle, sur-
prise. Elle venait justement de penser à lui.
— Oui, madame.
Et il s'informa de sa santë, puis, après
quelques vagues propos, il reprit :
— Vous savez que vous êtes la seule —
vous permettez que je dise de mes amies,
n'est-ce pas? — qui ne soit point encore
venue visiter mes collections japonaises.
— • Mais, mon cher baron, une femme ne
peut aller ainsi chez un garçon?
— Comment! comment! en voilà une
erreur quand il s'agit de visiter une collection
rare !
— En tout cas, elle ne peut y aller seule.
— Et pourquoi pas? mais j'en ai reçu des
multitudes de femmes seules, rien que pour
ma galerie! J'en reçois tous les jours. Voulez-
vous que je vous les nomme — non, je ne le
ferai point. II faut être discret même pour ce
qui n'est pas coupable. En principe, il n'est
inconvenant d'entrer chez un homme sérieux,
connu, dans une certaine situation, que lors-
qu'on y va pour une cause inavouable !
— Au fond, c'est assez juste ce que vous
dites-Ià.
— Alors vous venez voir ma collection.
]^6 LA MAIN GAUCHE.
— QjLiand?
— Mais tout de suite.
— Impossible, je suis pressée.
— Allons donc. Voilà une demi-heure que
vous êtes assise dans le square.
— Vous m'espionniez?
— Je vous regardais.
— Vrai, je suis pressée.
— Je SUIS sûr que non. Avouez que vous
n'êtes pas très pressée.
M""^ Haggan se mit à rire, et avoua :
— ■ Non... non... pas... très...
Un fiacre passait à les toucher. Le petit
baron cria : « Cocher î » et la voiture s'arrêta.
Puis, ouvrant la portière :
— Montez, madame.
— Mais, baron, non, c'est impossible, je
ne peux pas aujourd'hui.
— - Madame, ce que vous faites est impru-
dent, montez! On commence à nous regarder,
vous allez former un attroupement; on va
croire que je vous enlève et nous arrêter tous
les deux, montez, je vous en prie!
Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il
s'assit auprès d'elle en disant au cocher : «rue
de Provence».
Mais soudain elle s'écria :
LE RENDEZ- VOUS. ic;'?
— Oh! mon Dieu, j'oubliais une dépêche
très pressée, voulez-vous me conduire, d'abord,
au premier bureau télégraphique?
Le fiacre s'arrêta un peu plus loin, rue de
Châteaudun, et elle dit au baron :
— Pouvez-vous me prendre une carte de
cinquante centimes? J'ai promis à mon mari
d'inviter Martelet à dîner pour demain et j'ai
oubhé complètement.
Quand le baron fut revenu, sa carte bleue
à la main , elle écrivit au crayon :
«Mon cher ami, je suis très souffrante; j'ai
une névralgie atroce qui me tient au ht. Impos-
sible sortir. Venez dîner demain soir pour que
je me fasse pardonner.
((Jeanne.))
Elle mouilla la colle, ferma soigneusement,
mit l'adresse : ((Vicomte de Martelet, 240,
rue Miromesnil,)) puis, rendant la carte au
baron :
— Maintenant, voulez-vous avoir la com-
plaisance de jeter ceci dans la boîte aux télé-
grammes?
Le Rendez-vous a paru dans l'Echo de Paris du samedi
23 février 1889.
LE PORT
LE PORT.
SORTI du Havre le 3 mai 1882, pour un
voyage dans les mers de Chine, le trois-
mâts carré Notre-Dame-des- Vents rentra
au port de Marseille le 8 août 1886, après
quatre ans de voyages. Son premier charge-
ment déposé dans le port chinois où il se
rendait, il avait trouvé sur-le-champ un fret
nouveau pour Buenos- Ayres , et, de là, avait
pris des marchandises pour le Brésil.
D'autres traversées, encore des avaries, des
réparations, les calmes de plusieurs mois, les
coups de vent qui jettent hors la route, tous
les accidents, aventures et mésaventures de
202 LA MAIN GAUCHE.
mer enfin, avaient tenu loin de sa patrie ce
trois-mâts normand qui revenait à Marseille le
ventre plein de boîtes de fer-blanc contenant
des conserves d'Amérique.
Au départ il avait à bord, outre le capi-
taine et le second, quatorze matelots, huit nor-
mands et six bretons. Au retour il ne lui res-
tait plus que cinq bretons et quatre normands,
le breton était mort en route, les quatre nor-
mands disparus en des circonstances diverses
avaient été remplacés par deux américains,
un nègre et un norvégien racolé, un soir,
dans un cabaret de Singapour.
Le gros bateau, les voiles carguées, vergues
en croix sur sa mâture, traîné par un remor-
queur marseillais qui haletait devant lui, rou-
lant sur un reste de houle que le calme sur-
venu laissait mourir tout doucement, passa
devant le château d'If, puis sous tous les ro-
chers gris de la rade que le soleil couchant
couvrait d'une buée d'or, et il entra dans le
vieux port où sont entassés, flanc contre flanc,
le long des quais, tous les navires du monde,
pêle-mêle, grands et petits, de toute forme
et de tout gréement, trempant comme une
bouillabaisse de bateaux en ce bassin trop
restreint, plein d'eau putride, où les coques
LE PORT. 20
se frôlent, se frottent, semblent marinées
dans un jus de flotte.
Notrc-Dame-des-Vents prit sa place, entre
un brick italien et une goélette anglaise qui
s'écartèrent pour laisser passer ce camarade;
puis, quand toutes les formalités de la douane
et du port eurent été remplies, le capitaine
autorisa les deux tiers de son équipage à passer
la soirée dehors.
La nuit était venue. Marseille s'éclairait.
Dans la chaleur de ce soir d'été, un fumet de
cuisine à l'ail flottait sur la cité bruyante,
pleine de voix, de roulements, de claque-
ments, de gaieté méridionale.
Dès qu'ils se sentirent sur le port, les dix
hommes que la mer roulait depuis des mois
se mirent en marche tout doucement, avec
une hésitation d'êtres dépaysés, désaccoutu-
més des vifles, deux par deux, en procession.
Ils se balançaient, s'orientaient, flairant les
ruelles qui aboutissent au port, enfiévrés par
un appétit d'amour qui avait grandi dans
leurs corps pendant leurs derniers soixante-
six jours de mer. Les normands marchaient
en tête, conduits par Célestin Duclos, un
grand gars fort et malin qui servait de capi-
taine aux autres chaque fois qu'ils mettaient
2o4 LA MAIN GAUCHE.
pied à terre. II devinait les bons endroits, in-
ventait des tours de sa façon et ne s'aventu-
rait pas trop dans les bagarres si fréquentes
entre matelots dans les ports. Mais quand il y
était pris il ne redoutait personne.
Après quelque hésitation entre toutes les
rues obscures qui descendent vers la mer
comme des égouts et dont sortent des odeurs
lourdes, une sorte d'haleine de bouges, Cé-
lestin se décida pour une espèce de couloir
tortueux où brillaient, au-dessus des portes,
des lanternes en saillie portant des numéros
énormes sur leurs verres dépolis et colorés.
Sous la voûte étroite des entrées, des femmes
en tablier, pareilles à des bonnes, assises sur
des chaises de paille, se levaient en les voyant
venir, faisant trois pas jusqu'au ruisseau qui
séparait la rue en deux, et coupaient la route
à cette file d'hommes qui s'avançaient lente-
ment, en chantonnant et en ricanant, allumés
déjà par le voisinage de ces prisons de pro-
stituées.
Quelquefois, au fond d'un vestibule, ap-
paraissait, derrière une seconde porte ouverte
soudain et capitonnée de cuir brun, une
grosse fille dévêtue, dont les cuisses lourdes
et les mollets gras se dessinaient brusque-
LE PORT. 205
ment sous un grossier maillot de coton blanc.
Sa jupe courte avait l'air d'une cemture bouf-
fante; et la chair molle de sa poitrine, de ses
épaules et de ses bras, faisait une tache rose
sur un corsage de velours noir bordé d'un
galon d'or. Elle appelait de loin : «Venez-
vous, jolis garçons?» et parfois sortait elle-
même pour s'accrocher à l'un d'eux et l'atti-
rer vers sa porte, de toute sa force, cram-
ponnée à lui comme une araignée qui traîne
une tête plus grosse qu'elle. L'homme, sou-
levé par ce contact, résistait mollement, et
les autres s'arrêtaient pour regarder, hésitants
entre l'envie d'entrer tout de suite et celle de
prolonger encore cette promenade appétis-
sante. Puis, quand la femme après des efforts
acharnés avait attiré le matelot jusqu'au seuil
de son logis, où toute la bande allait s'en-
gouffrer derrière lui, Célestin Duclos, qui s'y
connaissait en maisons, criait soudain : «Entre
pas là. Marchand, c'est pas l'endroit.»
L'homme alors obéissant à cette voix se
dégageait d'une secousse brutale et les amis se
reformaient en bande, poursuivis par les in-
jures immondes de la fille exaspérée, tandis
c|ue d'autres femmes, tout le long de la
ruelle, devant eux, sortaient de leurs portes.
206 LA iMAlN GAUCHE.
attirées par le bruit, et lançaient avec des
voix enrouées des appels pleins de promesses.
Ils allaient donc de plus en plus allumés,
entre les cajoleries et les séductions annon-
cées par le chœur des portières d'amour de
tout le haut de la rue, et les malédictions
ignobles lancées contre eux par le chœur d'en
bas, par le chœur méprisé des filles désap-
pointées. De temps en temps ils rencontraient
une autre bande, des soldats qui marchaient
avec un battement de fer sur la jambe, des
matelots encore, des bourgeois isolés, des
employés de commerce. Partout, s'ouvraient
de nouvelles rues étroites, étoilées de fanaux
louches. Ils allaient toujours dans ce laby-
rinthe de bouges, sur ces pavés gras où suin-
taient des eaux putrides, entre ces murs
pleins de chair de femme.
Enfin Duclos se décida et, s'arrêtant devant
une maison d'assez belle apparence, il y fit
entrer tout son monde.
II
La fête fut complète! Quatre heures durant,
les dix matelots se gorgèrent d'amour et de
vin. Six mois de solde y passèrent.
Dans la grande salle du café, ils étaient
installés en maîtres, regardant d'un œil mal-
veillant les habitués ordinaires qui s'installaient
aux petites tables, dans les coins, où une des
filles demeurées hbres, vêtue en gros baby
ou en chanteuse de café-concert, courait les
servir, puis s'asseyait près d'eux.
Chaque homme, en arrivant, avait choisi
sa compagne qu'il garda toute la soirée, car
le populaire n'est pas changeant. On avait
rapproché trois tables et, après la première
rasade, la procession dédoublée, accrue d'au-
tant de femmes qu'il y avait de mathurins,
s'était reformée dans l'escaher. Sur les marches
2o8 LA MAIN GAUCHE.
de bois, les quatre pieds de chaque couple
sonnèrent longtemps, pendant que s'engouf-
frait, dans la porte étroite qui menait aux
chambres, ce long défilé d'amoureux.
Puis on redescendit pour boire, puis on
remonta de nouveau, puis on redescendit en-
core.
Maintenant, presque gris, ils gueulaient!
Chacun d'eux, les yeux rouges, sa préférée
sur les genoux, chantait ou criait, tapait à
coups de poings la table, s'entonnait du vin
dans la gorge, lâchait en liberté la brute hu-
maine. Au milieu d'eux, Célestin Duclos,
serrant contre lui une grande fille aux joues
rouges, à cheval sur ses jambes, la regardait
avec ardeur. Moins ivre que les autres, non
qu'il eût moins bu, il avait encore d'autres
pensées, et, plus tendre, cherchait à causer.
Ses idées le fuyaient un peu, s'en allaient,
revenaient et disparaissaient sans qu'il pût
se souvenir au juste de ce qu'il avait voulu
dire.
Il riait, répétant :
— Pour lors, pour lors... v'ià longtemps
que t'es ici.
— Six mois, répondit la fille.
Il eut l'air content pour elle, comme si
LE PORT. 209
c'eût été une preuve de bonne conduite, et il
reprit :
— Aimes-tu c'te vie-Icà?
Elle hésita, puis résignée ;
— On s'y fait. C'est pas plus embêtant
qu'autre chose. Etre servante ou bien rou-
leuse, c'est toujours des sales métiers.
II eut l'air d'approuver encore cette vérité.
— T'es pas d'ici? dit-il.
Elle fit «Non» de la tête, sans répondre.
— T'es de loin?
Elle fit «Oui» de la même façon.
— D'où ça?
Elle parut chercher, rassembler des souve-
nirs, puis murmura :
— De Perpignan.
II fut de nouveau très satisfait et dit :
— Ah oui!
A son tour elle demanda :
— Toi, t'es marin?
— Oui, ma belle.
— Tu viens de loin ?
— Ah oui! J'en ai vu des pays, des ports
et de tout.
— T'as fait le tour du monde, peut-être?
— Je te crois, plutôt deux fois qu'une.
De nouveau elle parut hésiter, chercher
14
210 LA MAIN GAUCHE.
en sa tête une chose oubliée, puis, d'une voix
un peu différente, plus sérieuse.
— T'as rencontré beaucoup de navires
dans tes voyages ?
— Je te crois, ma belle.
— T'aurais pas vu N otre-Dame-des- Vents ,
par hasard ?
II ricana :
— Pas plus tard que l'autre semaine.
Elle pâlit, tout le sang quittant ses joues,
et demanda :
— Vrai , bien vrai ?
— Vrai, comme je te parle.
— Tu mens pas, au moins?
II leva la main.
— D'vant l'bonDieu! dit-il.
— Alors, sais-tu si Célestin Duclos est
toujours dessus?
Il fut surpris, inquiet, voulut avant de ré-
pondre en savoir davantage.
— Tul'connais?
A son tour elle devint méfiante.
— Oh, pas moi! c'est une femme qui
l'connaît?
— Une femme d'ici?
— Non, d'à côté.
— Dans la rue?
LE PORT. 2 I I
— Non, dans l'autre.
— Que femme ?
— Mais, une femme donc, une femme
comme moi.
— Que que l'y veut, c'te femme?
— Je sais-t'y me, quéque payse?
Ils se regardèrent au fond des yeux, pour
s'épier, sentant, devinant que quelque chose
de grave allait surgir entre eux.
II reprit :
— Je peux t'y la voir, c'te femme.
— Quoi que tu l'y dirais ?
— J'y dirais... j'y dirais... que j'ai vu
Célestin Duclos.
— II se portait ben, au moins?
— Comme toi et moi, c'est un gars !
Elle se tut encore rassemblant ses idées,
puis, avec lenteur :
— Ous qu'elle allait, N otre- Dame -des -
Vents ?
— Mais, à Marseille, donc.
Elle ne put réprimer un sursaut?
— Ben vrai?
— Ben vrai! *
— Tu l'connais Duclos?
— Oui je l'connais.
Elle hésita encore, puis tout doucement :
212 LA MAIN GAUCHE.
— - Ben. C'est ben!
— Que que tu l'y veux?
— Ecoute, tu y diras... non rien!
II la regardait toujours de plus en plus gêné.
Enfin il voulut savoir.
— Tu l'connais itou, té?
— Non, dit-elie.
— Alors que que tu l'y veux?
Elle prit brusquement une résolution, se
leva, courut au comptoir où trônait la pa-
tronne, saisit un citron qu'elle ouvrit et dont
elle fit couler le jus dans un verre, puis elle
emplit d'eau pure ce verre, et, le rapportant :
— Bois ça!
— Pourquoi?
— Pour faire passer le vin. Je te parlerai
d'ensuite.
II but docilement, essuya ses lèvres d'un
revers de main, puis annonça :
— Ça y est, je t'écoute.
— Tu vas me promettre de ne pas l'y
conter que tu m'as vue, ni de qui tu sais ce
que je te dirai. Faut jurer.
Il leva la main, sournois.
— Ça, je le jure.
— - Su l'bon Dieu?
— Su l'bon Dieu.
LE PORT. 2 I 5
— Eh ben tu l'y diras que son père est
mort, que sa mère est morte, que son frère
est mort, tous trois en un mois, de fièvre
typhoïde, en janvier 1883, v'Ià trois ans et
demi.
A son tour, il sentit que tout son sang lui
remuait dans le corps, et il demeura pendant
quelques instants tellement saisi qu'il ne trou-
vait rien à répondre; puis il douta et de-
manda :
— - T'es sûre?
— Je suis sûre.
— Que qui te l'a dit?
Elle posa les mains sur ses épaules, et le
regardant au fond des yeux :
— Tu jures de ne pas bavarder.
— Je le jure.
— Je suis sa sœur !
II jeta ce nom, malgré lui.
— Françoise?
Elle le contempla de nouveau fixement,
puis, soulevée par une épouvante folle, par
une horreur profonde, elle murmura tout
bas, presque dans sa bouche :
— Oh! oh! c'est toi, Célestin?
Ils ne bougèrent plus, les yeux dans les
yeux.
/
2l4 LA MALN GAUCHE.
Autour d'eux, les camarades hurlaient tou-
jours! Le bruit des verres, des poings, des
talons scandant les refrains et les cris aigus
des femmes se mêlaient au vacarme des
chants.
II la sentait sur lui, enlacée à lui, chaude
et terrifiée, sa sœur! Alors, tout bas, de peur
que quelqu'un l'écoutât, si bas qu'elle-même
l'entendit à peine :
— Malheur! j'avons fait de la belle be-
soo;ne!
Elle eut, en une seconde, les yeux pleins
de larmes et balbutia :
— C est-il de ma faute?
Mais lui, soudain :
— Alors ils sont morts?
— Ils sont morts.
— Le pé, la mé, et le fré?
— Les trois en un mois, comme je t'ai dit.
J'ai resté seule, sans rien que mes hardes, vu
que je devions le pharmacien, l'médecin et
l'enterrement des trois défunts, que j'ai payé
avec les meubles.
J'entrai pour lors comme servante chez
maît'e Cacheux, tu sais bien, l'boiteux. J'avais
quinze ans tout juste à çu moment-là pisque
t'es parti quand j'en avais point quatorze. J'ai
LE PORT. 2 I 5
fait une faute avec li. On est si bête quand
on est jeune. Pi j'allai comme bonne du no-
taire qui m'a aussi débauchée et qui me con-
duisit au Havre dans une chambre. Bientôt
il n'est point r'venu; j'ai passé trois jours sans
manger et pi ne trouvant pas d'ouvrage, je
suis entrée en maison, comme bien d'autres.
J'en ai vu aussi du pays, moi! ah! et du sale
pays! Rouen, Evreux, Lille, Bordeaux, Per-
pignan, Nice, et pi Marseille, où mev'Ià!
Les larmes lui sortaient des yeux et du
nez, mouillaient ses joues, coulaient dans
sa bouche.
Elle reprit :
— Je te croyais mort aussi , té ! mon pauv'e
Célestin.
II dit :
— Je t'aurais point r'connue, mé , t'étais si
p'tite alors, et te v'Ià si forte! mais comment
que tu ne m'as point reconnu, té?
Elle eut un geste désespéré.
— Je vois tant d'hommes qu'ils me sem-
blent tous pareils!
II la regardait toujours au fond des yeux,
étreint par une émotion confuse et si forte
qu'il avait envie de crier comme un petit en-
fant qu'on bat. II la tenait encore dans ses
2l6 LA MAIN GAUCHE.
bras, achevai sur lui, les mains ouvertes dans
le dos de la fille, et voilà qu'à force de la re-
garder il la reconnut enfin, la petite sœur
laissée au pays avec tous ceux qu'elle avait
vus mourir, elle, pendant qu'il roulait sur les
mers. Alors prenant soudain dans ses grosses
pattes de marin cette tête retrouvée, il se mit
à l'embrasser comme on embrasse de la chair
fraternelle. Puis des sanglots, de grands san-
glots d'homme, longs comme des vagues,
montèrent dans sa gorge pareils à des ho-
quets d'ivresse.
Il balbutiait :
— Te v'ià, te r'voilà, Françoise, ma
p'tite Françoise. . .
Puis tout à coup il se leva, se mit à jurer
d'une voix formidable en tapant sur la table
un tel coup de poing que les verres culbutés
se brisèrent. Puis il fit trois pas, chancela,
étendit les bras, tomba sur la face. Et il se
roulait par terre en criant, en battant le sol
de ses quatre membres, et en poussant de
tels gémissements qu'ils semblaient des râles
d'agonie.
Tous ses camarades le reo-ardaient en
riant.
— II est rien soûl , dit l'un.
LE PORT. 217
— Faut le coucher, dit un autre, s'il sort
on va le fiche au bloc.
Alors comme il avait de l'argent dans ses
poches, la patronne offrit un ht, et les cama-
rades, ivres eux-mêmes à ne pas tenir debout,
le hissèrent par l'étroit escaher jusqu'à la
chambre de la femme qui l'avait reçu tout
à l'heure, et qui demeura sur une chaise, au
pied de la couche criminelle, en pleurant
autant que lui, jusqu'au matin.
Le Port a paru dans l'Echo de Paris du vendredi
i^ mars 1889.
LA MORTE
LA MORTE.
JE l'avais aimée éperdument! Pourquoi
aime-t-on? Est-ce bizarre de ne plus voir
dans le monde qu'un être, de n'avoir plus
dans l'esprit qu'une pensée, dans le cœur
qu'un désir, et dans la bouche qu'un nom ;
un nom qui monte incessamment, qui monte,
comme l'eau d'une source, des profondeurs
de l'âme, qui monte aux lèvres, et qu'on dit,
qu'on redit, qu'on murmure sans cesse, par-
tout, ainsi qu'une prière.
Je ne conterai point notre histoire. L'amour
n'en a qu'une, toujours la même. Je l'avais
rencontrée et aimée. Voilà tout. Et j'avais vécu
pendant un an dans sa tendresse, dans ses
bras, dans sa caresse, dans son regard, dans
LA MAIN GAUCHE.
ses robes, dans sa parole, enveloppé, lié,
emprisonné dans tout ce qui venait d'elle,
d'une façon si complète que je ne savais plus
s'il faisait jour ou nuit, si j'étais mort ou vivant,
sur la vieille terre ou ailleurs.
Et voilà qu'elle mourut. Comment? Je ne
sais pas, je ne sais plus.
Elle rentra mouillée, un soir de pluie, et le
lendemain, elle toussait. Elle toussa pendant
une semaine environ et prit le lit.
Que s'est-il passé? Je ne sais plus.
Des médecins venaient, écrivaient, s'en
allaient. On apportait des remèdes; une
femme les lui faisait boire. Ses mains étaient
chaudes, son front brûlant et humide, son
regard brillant et triste. Je lui parlais, elle me
répondait. Que nous sommes-nous dit? Je
ne sais plus. J'ai tout oublié, tout, tout! Elle
mourut, je me rappelle très bien son petit sou-
pir, son petit soupir si faible, le dernier. La
garde dit : «Ah!» Je compris, je compris!
Je n'ai plus rien su. Rien. Je vis un prêtre
qui prononça ce mot : «Votre maîtresse». Il
me sembla qu'il l'insultait. Puisqu'elle était
morte on n'avait plus le droit de savoir cela.
Je le chassai. Un autre vint qui fut très bon ,
très doux. Je pleurai quand il me parla d'elle.
LA MORTE, 223
On me consulta sur mille choses pour l'en-
terrement. Je ne sais plus. Je me rappelle
cependant très bien le cercueil, le bruit des
coups de marteau quand on la cloua dedans.
Ah! mon Dieu!
Elle fut enterrée! Enterrée! Elle! dans ce
trou ! Quelques personnes étaient venues , des
amies. Je me sauvai. Je courus. Je marchai
longtemps à travers des rues. Puis je rentrai
chez moi. Le lendemain je partis pour un
voyage.
Hier, je suis rentré à Paris.
Quand je revis ma chambre, notre cham-
bre, notre ht, nos meubles, toute cette mai-
son où était resté tout ce qui reste de la vie
d'un être après sa mort, je fus saisi par un
retour de chagrin si violent que je faillis
ouvrir la fenêtre et me jeter dans la rue. Ne
pouvant plus demeurer au miheu de ces
choses, de ces murs qui l'avaient enfermée,
abritée, et qui devaient garder dans leurs im-
perceptibles fissures mille atomes d'elle, de
sa chair et de son souffle, je pris mon cha-
peau, afin de me sauver. Tout à coup, au mo-
ment d'atteindre la porte, je passai devant
la grande glace du vestibule qu'elle avait fait
224 LA MAIN GAUCHE.
poser là pour se voir, des pieds à la tête,
chaque jour, en sortant, pour voir si toute sa
toilette allait bien, était correcte et jolie, des
bottines à la coiffure.
Et je m'arrêtai net en face de ce miroir qui
l'avait si souvent reflétée. Si souvent, si sou-
vent, qu'il avait dû garder aussi son image.
J'étais là debout, frémissant, les yeux fixés
sur le verre, sur le verre plat, profond, vide,
mais qui l'avait contenue tout entière, possé-
dée autant que moi, autant que mon regard
passionné. II me sembla que j'aimais cette
glace, — je la touchai, — elle était froide!
Oh! le souvenir! le souvenir! miroir doulou-
reux, miroir brûlant, miroir vivant, miroir
horrible, qui fait souffrir toutes les tortures!
Heureux les hommes dont le cœur, comme
une glace où glissent et s'effacent les reffets,
oublie tout ce qu'il a contenu, tout ce qui
a passé devant lui, tout ce qui s'est con-
templé, miré, dans son affection, dans son
amour! Comme je souffre!
Je sortis et, malgré moi, sans savoir, sans
le vouloir, j'allai vers le cimetière. Je trouvai
sa tombe toute simple, une croix de marbre
avec ces quelques mots : «Elle aima, fut ai-
mée, et mourut».
LA MORTE.
--)
Elle était là, là-dessous, pourrie! Quelle
horreur! Je sano-Iotais, le front sur le sol.
J'y restai longtemps, longtemps. Puis je
m'aperçus que le soir venait. Alors un désir
bizarre, fou, un désir d'amant désespéré s'em-
para de moi. Je voulus passer la nuit près
d'elle, dernière nuit, à pleurer sur sa tombe.
Mais on me verrait, on me chasserait. Com-
ment faire? Je fus rusé. Je me levai et me mis
à errer dans cette ville des disparus. J'allais,
j'allais. Comme elle est petite cette ville à côté
de l'autre, celle où l'on vit! Et pourtant
comme ils sont plus nombreux que les vivants,
ces morts. II nous faut de hautes maisons,
des rues, tant de place, pour les quatre géné-
rations qui regardent le jour en même temps,
boivent l'eau des sources, le vin des vignes et
mangent le pain des plaines.
Et pour toutes les générations des morts,
pour toute l'échelle de l'humanité descendue
jusqu'à nous, presque rien, un champ, pres-
que rien! La terre les reprend, l'oubli les
efface. Adieu!
Au bout du cimetière habité, j'aperçus tout
à coup le cimetière abandonné, celui où les
vieux défunts achèvent de se mêler au sol, où
les croix elles-mêmes pourrissent, où l'on met-
226 LA MAIN GAUCHE.
tra demain les derniers venus. II est plein de
roses libres, de cyprès vigoureux et noirs,
un jardin triste et superbe, nourri de chair
humaine.
J'étais seul, bien seul. Je me blottis dans
un arbre vert. Je m'y cachai tout entier, entre
ces branches grasses et sombres.
Et j'attendis, cramponné au tronc comme
un naufragé sur une épave.
Quand la nuit fut noire, très noire, je quit-
tai mon refuge et me mis à marcher douce-
ment, à pas lents, à pas sourds, sur cette terre
pleine de morts.
J'errai longtemps, longtemps, longtemps.
Je ne la retrouvais pas. Les bras étendus, les
yeux ouverts, heurtant des tombes avec mes
mains, avec mes pieds, avec mes genoux,
avec ma poitrine, avec ma tête elle-même,
j'allais sans la trouver. Je touchais, je palpais
comme un aveugle qui cherche sa route, je
palpais des pierres, des croix, des grilles de
fer, des couronnes de verre, des couronnes
de fleurs fanées! Je lisais les noms avec mes
doigts, en les promenant sur les lettres. Quelle
nuit! quelle nuit! Je ne la retrouvais pas!
LA MORTE. 2 2^
Pas de lune! Quelle nuit! j'avais peur, une
peur affreuse dans ces étroits sentiers, entre
deux lignes de tombes! Des tombes! des
tombes! des tombes! Toujours des tombes!
A droite, à gauche, devant moi, autour de
moi, partout, des tombes! Je m'assis sur une'
d'elles, car je ne pouvais plus marcher tant
mes genoux fléchissaient. J'entendais battre
mon cœur! Et j'entendais autre chose aussi!
Quoi? un bruit confus innommable! Etait-ce
dans ma tête affolée, dans la nuit impéné-
trable, ou sous la terre mystérieuse, sous la
terre ensemencée de cadavres humains, ce
bruit? Je regardais autour de moi !
Combien de temps suis-je resté là? Je ne
sais pas. J'étais paralysé par la terreur, j'étais
ivre d'épouvante, prêt à hurler, prêt à mourir.
Et soudain il me sembla que la dalle de
marbre sur laquelle j'étais assis remuait.
Certes, elle remuait, comme si on l'eût sou-
levée. D'un bond, je me jetai sur le tombeau
voisin, et je vis, oui, je vis la pierre que je ve-
nais de quitter se dresser toute droite; et le
mort apparut, un squelette nu qui, de son
dos courbé la rejetait. Je voyais, je voyais
très bien, quoique la nuit fut profonde. Sur
la croix je pus lire :
'5-
22S LA MAIN GAUCHE.
((Ici repose Jacques Olivant, décécdé à l'age
(de cinquante et un ans. II aimait les siens, fut
honnête et bon, et mourut cJans la paix (iu
Seigneur. »
Maintenant le mort aussi lisait les choses
écrites sur son tombeau. Puis il ramassa une
pierre dans le chemin, une petite pierre
aiguë, et se mit à les gratter avec soin, ces
choses. II les efiPaça tout à fait, lentement, re-
gardant de ses yeux vides la place où tout à
l'heure elles étaient gravées; et, du bout de
l'os qui avait été son index, il écrivit en lettres
lumineuses comme ces lignes qu'on trace aux
murs avec le bout d'une allumette :
((Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'age
de cinquante et un ans. II hâta par ses duretés
la mort de son père dont il désirait hériter,
il tortura sa femme, tourmenta ses enfants,
trompa ses voisins, vola quand il le put et
mourut misérable. »
Quand il eut achevé d'écrire, le mort im-
mobile contempla son œuvre. Et je m'aperçus,
en me retournant, que toutes les tombes
étaient ouvertes, que tous les cadavres en
étaient sortis, que tous avaient effacé les men-
songes inscrits par les parents sur la pierre
funéraire, pour y rétablir la vérité.
LA MORTE. 229
Et je voyais que tous avaient été les bour-
reaux de leurs proches, haineux, déshon-
nêtes, hypocrites, menteurs, fourbes, calom-
niateurs, envieux, qu'ils avaientvolé, trompé,
accompH tous les actes honteux, tous les actes
abominables, ces bons pères, ces épouses
fidèles, ces fils dévoués, ces jeunes filles
chastes, ces commerçants probes, ces hom-
mes et ces femmes dits irréprochables.
Ils écrivaient tous en même temps, sur le
seuil de leur demeure éternelle, la cruelle,
terrible et sainte vérité que tout le monde
ignore ou feint d'ignorer sur la terre.
Je pensai quelle aussi avait dû la tracer sur
sa tombe. Et sans peur maintenant, courant
au milieu des cercueils entr'ouverts , au miheu
des cadavres, au miheu des squelettes, j'allai
vers elle, sûr que je la trouverais aussitôt.
Je la reconnus de loin, sans voir le visage
enveloppé du suaire.
Et sur la croix de marbre où tout à l'heure
j'avais lu :
«Elle aima, fut aimée, et mourut»,
j'aperçus :
«Etant sortie un jour pour tromper son
amant, elle eut froid sous la pluie, et mou-
rut. »
230 LA MAIN GAUCHE.
II paraît qu'on me ramassa, inanimé, au
jour levant, auprès d'une tombe.
La Morte a paru dans le Gil-Blas du mardi 31 mai
1887.
L'ENDORMEUSE
L'ENDORMEUSE.
LA Seine s'étalait devant ma maison,
sans une ride, et vernie par le soleil
du matin. C'était une belle, large,
lente, longue coulée d'argent, empourprée
par places; et de l'autre coté du fleuve, de
grands arbres alignés étendaient sur toute la
berge une immense muraille de verdure.
La sensation de la vie qui recommence
chaque jour, de la vie fraîche, gaie, amou-
reuse, frémissait dans les feuilles, palpitait
dans l'air, miroitait sur l'eau.
On me remit les journaux que le facteur
venait d'apporter et je m'en allai sur la rive,
a pas tranquilles, pour les lire.
Dans le premier que j'ouvris, j'aperçus ces
2 34 LA MAIN GAUCHE.
mots : (( Statistique des suicides » et j'appris
que, cette année, plus de huit mille cinq
cents être humains se sont tués.
Instantanément, je les vis! Je vis ce mas-
sacre, hideux et volontaire des désespérés las
de vivre. Je vis des gens qui saignaient, la
mâchoire brisée, le crâne crevé, la poitrine
trouée par une balle, agonisant lentement,
seuls dans une petite chambre d'hôtel, et sans
penser à leur blessure, pensant toujours à
leur malheur.
J'en vis d'autres, la gorge ouverte ou le
ventre fendu, tendant encore dans leur main
le couteau de cuisine ou le rasoir.
J'en vis d'autres, assis tantôt devant un
verre où trempaient des allumettes, tantôt
devant une petite bouteille qui portait une
étiquette rouge.
Ils regardaient cela avec des yeux fixes,
sans bouger; puis ils buvaient, puis ils atten-
daient; puis une grimace passait sur leurs
joues, crispait leurs lèvres; une épouvante
égarait leurs yeux, car ils ne savaient pas qu'on
souffrait tant avant la fin.
Ils se levaient, s'arrêtaient, tombaient et,
les deux mains sur le ventre, ils sentaient
leurs organes brûlés, leurs entrailles rongées
L'ENDORMEUSE. 235
par le feu du liquide, avant que leur pensée
fût seulement obscurcie.
J'en vis d'autres pendus au clou du mur,
à l'espagnolette de la fenêtre, au crochet du
plafond , à la poutre du grenier, à la branche
d'arbre, sous la pluie du soir. Et je devinais
tout ce qu'ils avaient fait avant de rester là,
la langue tirée, immobiles. Je devinais l'an-
goisse de leur cœur, leurs hésitations der-
nières, leurs mouvements pour attacher la
corde , constater qu'elle tenait bien , se la passer
au cou et se laisser tomber.
J'en vis d'autres couchés sur des lits misé-
rables, des mères avec leurs petits enfants,
des vieillards crevant la faim, des jeunes filles
déchirées par des angoisses d'amour, tous ri-
gides, étouffés, asphyxiés, tandis qu'au milieu
de la chambre fumait encore le réchaud de
charbon.
Et j'en aperçus qui se promenaient dans la
nuit sur les ponts déserts. C'étaient les plus
sinistres. L'eau coulait sous les arches avec un
bruit mou. Ils ne la voyaient pas..., ils la de-
vinaient en aspirant son odeur froide ! lis en
avaient envie et ils en avaient peur. Ils n'osaient
point! Pourtant, il le fallait. L'heure sonnait
au loin à quelque clocher, et soudain, dans
2^6 LA MA1.\ GAUCHE.
le large silence des ténèbres, passaient, vite
étouffes, le claquement d'un corps tombant
dans la rivière, quelques cris, un clapotement
d'eau battue avec des mains. Ce n'était par-
fois aussi que le clouf de leur chute, quand
ils s'étaient lié les bras ou attaché une pierre
aux pieds.
Oh! les pauvres gens, les pauvres gens,
les pauvres gens, comme j'ai senti leurs an-
goisses, comme je suis mort de leur mort!
J'ai passé par toutes leurs misères; j'ai subi,
en une heure, toutes leurs tortures. J'ai su tous
les chagrins qui les ont conduits là; car je
sens l'infamie trompeuse de la vie, comme
personne, plus que moi, ne l'a sentie.
Comme je les ai compris, ceux qui, faibles,
harcelés par la malechance, ayant perdu les
êtres aimés, réveillés du rêve d'une récom-
pense tardive, de l'illusion d'une autre exis-
tence où Dieu serait juste enfin , après avoir
été féroce, et désabusés des mirages du bon-
heur, en ont assez et veulent finir ce drame
sans trêve ou cette honteuse comédie.
Le suicide! mais c'est la force de ceux qui
n'en ont plus, c'est l'espoir de ceux qui ne
croient plus, c'est le sublime courage des
vaincus ! Oui, il y a au moins une porte à cette
L'EiXDORMEUSE.
-:>
vie, nous pouvons toujours l'ouvrir et passer
de l'autre côté. La nature a eu un mouvement
de pitié; elle ne nous a pas emprisonnés.
Merci pour les désespérés !
Quant aux simples désabusés, qu'ils mar-
chent devant eux l'âme libre et le cœur tran-
quille. Ils n'ont rien à craindre, puisqu'ils
peuvent s'en aller; puisque derrière eux est
toujours cette porte que les dieux rêvés ne
peuvent même fermer.
Je songeais à cette foule de morts volon-
taires : plus de huit mille cinq cents en une
année. Et il me semblait qu'ils s'étaient réunis
pour jeter au monde une prière, pour crier
un vœu, pour demander quelque chose,
réalisable plus tard, quand on comprendra
mieux. II me semblait que tous ces suppliciés,
ces égorgés, ces empoisonnés, ces pendus,
ces asphyxiés, ces noyés, s'en venaient, horde
effroyable, comme des citoyens qui votent,
dire à la société : «Accordez-nous au moins
une mort douce! Aidez-nous à mourir, vous
qui ne nous avez pas aidés à vivre! Voyez,
nous sommes nombreux, nous avons le droit
de parler, en ces jours de liberté, d'indépen-
dance philosophique et de suffrage populaire.
Faites à ceux qui renoncent à vivre l'aumône
38 LA MAIN GAUCHE.
d'une mort qui ne soit point répugnante ni
efFroyable. »
Je me mis à rêvasser, laissant ma pensée
vagabonder sur ce sujet en des songeries
bizarres et mystérieuses.
Je me crus, à un moment, dans une belle
ville. C'était Paris; mais à quelle époque?
J'allais par les rues, regardant les maisons,
les théâtres, les établissements publics, et
voilà que, sur une place, j'aperçus un grand
bâtiment, fort élégant, coquet et joli.
Je fus surpris, car on lisait sur la façade,
en lettres d'or : «Œuvre de la mort volon-
taire ».
Oh ! étrangeté des rêves éveillés où l'esprit
s'envole dans un monde irréel et possible!
Rien n'y étonne; rien n'y choque; et la fan-
taisie débridée ne distingue plus le comique
et le Iuo;ubre.
Je m'approchai de cet édifice, où des valets
en culotte courte étaient assis dans un vesti-
bule, devant un vestiaire, comme à l'entrée
d'un cercle.
J'entrai pour voir. Un d'eux, se levant, me
dit :
— Monsieur désire?
L'ENDORMEUSE. 2 3 9
— ■ Je désire savoir ce que c'est que cet
endroit.
— Pas autre chose ?
— Mais non.
— Alors, monsieur veut-il que je le con-
duise chez le secrétaire de l'œuvre?
J'hésitais. J'interrogeai encore :
— Mais, cela ne le dérangera pas?
— Oh non, monsieur, il est ici pour re-
cevoir les personnes qui désirent des rensei-
o;nements.
— Allons, je vous suis.
II me fit traverser des couloirs où quelques
vieux messieurs causaient; puis je fias introduit
dans un beau cabinet, un peu sombre, tout
meublé de bois noir. Un jeune homme, gras,
ventru, écrivait une lettre en fiimant un cigare
dont le parfiim me révéla la qualité supé-
rieure.
II se leva. Nous nous saluâmes, et quand le
valet fut parti, il demanda :
— Que puis-je pour votre service ?
— Monsieur, lui répondis-je, pardonnez-
moi mon indiscrétion. Je n'avais jamais vu cet
établissement. Les quelques mots inscrits sur
la façade m'ont fortement étonné; et je dési-
rerais savoir ce qu'on y fait.
2^0 LA MMi\ GAUCHE.
II sourit avant de répondre, puis, à mi-
voix, avec un air de satisfaction :
— Mon Dieu, monsieur, on tue proprement
et doucement, je n'ose pas dire agréable-
ment, les gens qui désirent mourir.
Je ne me sentis pas très ému, car cela me
parut en somme naturel et juste. J'étais sur-
tout étonné qu'on eût pu, sur cette planète à
idées basses, utilitaires, humanitaires, égoïstes
et coercitives de toute liberté réelle, oser une
pareille entreprise, digne d'une humanité
émancipée.
Je repris :
— Comment en êtes-vous arrivé là?
II répondit :
— Monsieur, le chiflPre des suicides s'est
tellement accru pendant les cinq années qui
ont suivi l'Exposition universelle de 1889
que des mesures sont devenues urgentes. On
se tuait dans les rues, dans les fêtes, dans les
restaurants, au théâtre, dans les wagons, dans
les réceptions du président de la République,
partout. C'était non seulement un vilain spec-
tacle pour ceux qui aiment bien vivre comme
moi, mais aussi un mauvais exemple pour
les enfants. Alors il a fallu centraliser les sui-
cides.
L'ENDORMEUSE. 2 4 I
— D'où venait cette recrudescence?
— Je n'en sais rien. Au fond, je crois que
le monde vieillit. On commence à y voir
clair, et on en prend mal son parti. II en est
aujourd'hui de la destinée comme du gouver-
nement, on sait ce que c'est; on constate
qu'on est floué partout, et on s'en va. Quand
on a reconnu que la providence ment, triche,
vole, trompe les humains comme un simple
député ses électeurs, on se fâche, et comme
on ne peut en nommer une autre tous les
trois mois, ainsi que nous faisons pour nos
représentants concessionnaires, on quitte la
place, qui est décidément mauvaise.
— Vraiment!
— Oh ! moi, je ne me plains pas.
— Voulez-vous me dire comment fonc-
tionne votre œuvre?
— Très volontiers. Vous pourrez d'ailleurs
en faire partie quand il vous plaira. C'est un
cercle.
— Un cercle ! ! . . .
— Oui, monsieur, fondé par les hommes
les plus éminents du pays, par les plus grands
esprits et les plus claires inteHigences.
II ajouta, en riant de tout son cœur :
— Et je vous jure qu'on s'y plaît beaucoup.
16
2.4^. LA MAIN GAUCHE.
— Ici?
— Oui ici.
— Vous m'ëtonnez.
— Mon Dieu! on s'y plaît parce que les
membres du cercle n'ont pas cette peur de la
mort qui est la grande gâcheuse des joies sur
îa terre.
• — Mais alors, pourquoi sont-ils membres
de ce cercle, s'ils ne se tuent pas?
— On peut être membre du cercle sans
se mettre pour cela dans l'obligation de se
tuer.
— Mais alors?
— Je m'explique. Devant le nombre dé-
mesurément croissant des suicides, devant
les spectacles hideux qu'ils nous donnaient,
s'est formée une société de pure bienfaisance,
protectrice des désespérés, qui a mis à leur
disposition une mort calme et insensible,
sinon imprévue.
— Qui donc a pu autoriser une pareille
ceuvre?
— Le général Boulanger, pendant son
court passage au pouvoir. II ne savait rien re-
fuser. II n'a fait que cela de bon, d'ailleurs.
Donc, une société s'est formée d'hommes
clairvoyants, désabusés, sceptiques, qui ont
L'E-XDORiMEUSE. 243
voulu élever en plein Paris une sorte de
temple du mépris de la mort. Elle fut d'abord,
cette maison, un endroit redouté, dont per-
sonne n'approchait. Alors, les fondateurs, qui
s'y réunissaient, y ont donné une grande soirée
d'inauguration avec M"""^' Sarah Bernhardt,
Judic, Théo, Granier et vingt autres, MM. de
Reszké, Coquehn, Mounet-SuIIy, Paulus, etc.;
puis des concerts, des comédies de Dumas,
de Meilhac, d'Halévy, de Sardou. Nous
n'avons qu'un four, une pièce de M. Becque,
qui a semblé triste, mais qui a eu ensuite un
très grand succès à la Comédie-Française.
Enfin tout Paris est venu. L'affaire était lancée.
— Au miheu des fêtes! Quelle macabre
plaisanterie !
— Pas du tout. II ne faut pas que la mort
soit triste, il faut qu'elle soit indifférente. Nous
avons égayé la mort, nous l'avons fleurie,
nous l'avons parfumée, nous l'avons faite
facile. On apprend à secourir par l'exemple;
on peut voir, ça n'est rien.
— Je comprends fort bien qu'on soit venu
pour les fêtes; mais est-on venu pour
Elle?
— Pas tout de suite, on se méfiait.
— Et plus tard ?
\6.
244 L\ MAIN GAUCHE.
— On est venu.
— Beaucoup?
— En masse. Nous en avons plus de qua-
rante par jour. On ne trouve presque plus de
noyés dans la Seine.
— Qiii est-ce qui a commencé?
— Un membre du cercle.
— Un dévoué?
— Je ne crois pas. Un embêté, un décavé,
qui avait eu des différences énormes au bac-
carat, pendant trois mois.
— Vraiment?
— Le second a été un Anglais, un excen-
trique. Alors, nous avons fait de la réclame
dans les journaux, nous avons raconté notre
procédé, nous avons inventé des morts ca-
pables d'attirer. Mais le grand mouvement a
été donné par les pauvres gens.
— Comment procédez-vous?
— Voulez-vous visiter? je vous expliquerai
en même temps.
— Certainement.
Il prit son chapeau, ouvrit la porte, me fit
passer puis entrer dans une salle de jeu où
des hommes jouaient comme on joue dans
tous les tripots. II traversait ensuite divers
salons. On y causait vivement, gaiement.
L'EXDORMEUSE. 245
J'avais rarement vu un cercle aussi vivant,
aussi animé, aussi rieur.
Comme je m'en étonnais :
— Oh! reprit le secrétaire, l'œuvre a une
vogue inouïe. Tout le monde chic de l'univers
entier en fait partie pour avoir l'air de mé-
priser la mort. Puis, une fois qu'ils sont ici,
ils se croient obligés d'être gais afin de ne pas
paraître effrayés. Alors, on plaisante, on rit,
on blague, on a de l'esprit et on apprend à
en avoir. C'est certainement aujourd'hui l'en-
droit le mieux fréquenté et le plus amusant
de Paris. Les femmes mêmes s'occupent en ce
moment de créer une annexe pour elles.
— Et malgré cela, vous avez beaucoup de
suicides dans la maison?
— Comme je vous l'ai dit, environ qua-
rante ou cmquante par jour. Les gens du
monde sont rares; mais les pauvres diables
abondent. La classe moyenne aussi donne
beaucoup.
— Et comment... fait-on?
— On asphyxie,. . . très doucement.
— Par quel procédé?
— Un gaz de notre invention. Nous avons
un brevet. De l'autre côté de l'édifice, il y a
les portes du public. Trois petites portes
2^6 LA MAIN GAUCHE.
donnant sur de petites rues. Quand un homme
ou une femme se présente, on commence à
l'interroger; puis on lui offre un secours, de
l'aide, des protections. Si le client accepte,
on fait une enquête et souvent nous en avons
sauvé.
— Où trouvez-vous l'argent?
— Nous en avons beaucoup. La cotisation
des membres est fort élevée. Puis il est de bon
ton de donner à l'œuvre. Les noms de tous
les donateurs sont imprimés dans le Figaro,
Or tout suicide d'homme riche coûte mille
francs. Et ils meurent à la pose. Ceux des
pauvres sont gratuits.
— Comment reconnaissez-vous les pau-
vres?
— Oh ! oh ! monsieur, on les devine ! Et
puis ils doivent apporter un certificat d'indi-
gents du commissaire de police de leur quar-
tier. Si vous saviez comme c'est sinistre, leur
entrée ! J'ai visité une fois seulement cette
partie de notre établissement, je n'y retour-
nerai jamais. Comme local, c'est aussi bien
qu'ici, presque aussi riche et confortable;
mais eux Eux ! ! ! Si vous les voyiez arriver,
les vieux en guenilles qui viennent mourir;
des gens qui crèvent de misère depuis des
L'ENDORMEUSE. 2^7
mois, nourris au coin des bornes comme les
chiens des rues; des femmes en haillons, dé-
charnées, qui sont malades, paralysées, inca-
pables de trouver leur vie et qui nous disent^
après avoir raconté leur cas : « Vous voyez
bien que ça ne peut pas continuer, puisque je
ne peux plus rien faire et rien gagner, moi ».
J'en ai vu venir une de quatre-vingt-sept ans,
qui avait perdu tous ses enfants et petits-
enfants, et qui, depuis six semaines, couchait
dehors. J'en ai été malade d'émotion. Puis,
nous avons tant de cas différents, sans compter
les gens qui ne disent rien et qui demandent
simplement : «Où est-ce?» Ceux-là, on les
fait entrer, et c'est fini tout de suite.
Je répétai, le cœur crispé :
— Et... où est-ce?
— Ici.
Il ouvrit une porte en ajoutant :
— Entrez, c'est la partie spécialement ré-
servée aux membres du cercle, et celle qui
fonctionne le moins. Nous n'y avons eu encore
que onze anéantissements.
— iVh! vous appelez cela un... anéantis-
sement.
— Oui, monsieur. Entrez donc.
J'hésitais. Enfin j'entrai. C'était une déli-
240 LA MAIN GAUCHE.
cieuse galerie, une sorte de serre, que des
vitraux d'un bleu pâle, d'un rose tendre,
d'un vert léger, entouraient poétiquement de
paysages de tapisseries. 11 y avait dans ce joli
salon des divans, de superbes palmiers, des
fleurs, des roses surtout, embaumantes, des
livres sur des tables, la Revue des Deux-Mondes,
des cigares en des boîtes de la régie, et, ce
qui me surprit, des pastilles de Vichy dans
une bonbonnière.
Comme je m'en étonnais :
— Oh! on vient souvent causer ici, dit
mon oruide.
C5
Il reprit :
— Les salles du public sont pareilles, mais
plus simplement meublées.
Je demandai :
Il désigna du doigt une chaise longue, cou-
verte de crêpe de Chine crémeux, à bro-
deries blanches, sous un grand arbuste in-
connu, au pied duquel s'arrondissait une
plate-bande de réséda.
Le secrétaire ajouta d'une voix plus basse :
— On change à volonté la fleur et le
parfum, car notre gaz, tout à fait imper-
ceptible, donne à la mort l'odeur de la fleur
qu'on aima. On le volatilise avec des essences.
L'ENDORMEUSE. 2^9
Vouiez-vous que ]e vous le fasse aspirer une
seconde?
— Merci, lui dis-je vivement, pas encore. . .
II se mit à rire.
— Oh ! monsieur, il n'y a aucun danger.
Je l'ai moi-même constaté plusieurs fois.
J'eus peur de lui paraître lâche. Je repris ;
— Je veux bien.
— Etendez-vous sur YEndormcuse.
Un peu inquiet, je m'assis sur la chaise
basse en crêpe de Chine, puis je m'allongeai,
et presque aussitôt je fus enveloppé par une
odeur délicieuse de réséda. J'ouvris la bouche
pour la mieux boire, car mon âme déjà s'était
engourdie, oubliait, savourait, dans le premier
trouble de l'asphyxie, l'ensorcelante ivresse
d'un opium enchanteur et foudroyant.
Je fus secoué par le bras.
— Oh ! oh ! monsieur, disait en riant le
secrétaire, il me semble que vous vous y
laissez prendre.
Mais une voix, une vraie voix, et non plus
celle des songeries, me saluait avec un timbre
paysan :
— Bonjour, m'sieu. Çava-t-il?
Mon rêve s'envola. Je vis la Seine claire
250 LA MAIN GAUCHE.
SOUS le soleil, et, arrivant par un sentier, le
garde champêtre du pays, qui touchait de sa
main droite son képi noir galonné d'argent.
Je répondis :
— Bonjour, Marinel. Où allez-vous donc?
— Je vais constater un noyé qu'on a re-
pêché près des Morillons. Encore un qui s'a
jeté dans le bouillon. Même qu'il avait retiré
sa culotte pour s'attacher les jambes avec.
L'Endormeuse a paru dans l'Echo de Paris du 16 sep-
tembre 1889.
MADAME HERMET
MADAME HERMET.
LES fous m'attirent. Ces gens- là vivent
dans un pays mystérieux de songes
bizarres, dans ce nuage impénétrable
de la démence où tout ce qu'ils ont vu sur la
terre, tout ce qu'ils ont aimé, tout ce qu'ils
ont fait recommence pour eux dans une exis-
tence imaginée en dehors de toutes les lois
qui gouvernent les choses et régissent la pen-
sée humaine.
Pour eux l'impossible n'existe plus, l'in-
vraisemblable disparaît, le féerique devient
constant et le surnaturel familier. Cette vieille
barrière, la logique, cette vieille muraille, la
raison, cette vieille rampe des idées, le bon
sens, se brisent, s'abattent, s'écroulent devant
2^4 LA MAIN GAUCHE.
leur imagination lâchée en liberté, échappée
dans le pays iHimité de la fantaisie, et qui va
par bonds fabuleux sans que rien l'arrête.
Pour eux tout arrive et tout peut arriver. Ils
ne font point d'efforts pour vaincre les événe-
ments, dompter les résistances, renverser les
obstacles. II suffit d'un caprice de leur volonté
illusionnante pour qu'ils soient princes, em-
pereurs ou dieux, pour qu'ils possèdent toutes
les richesses du monde, toutes les choses sa-
voureuses de la vie, pour qu'ils jouissent de
tous les plaisirs, pour qu'ils soient toujours
forts, toujours beaux, toujours jeunes, tou-
jours chéris! Eux seuls peuvent être heureux
sur la terre, car, pour eux, la Réalité n'existe
plus. J'aime à me pencher sur leur esprit va-
gabond, comme on se penche sur un gouffre
où bouillonne tout au fond un torrent in-
connu, qui vient on ne sait d'où et va on ne
sait où.
Mais à rien ne sert de se pencher sur ces
crevasses, car jamais on ne pourra savoir d'où
vient cette eau, où va cette eau. Après tout,
ce n'est que de l'eau, pareille à celle qui
coule au grand jour, et la voir ne nous ap-
prendrait pas grand'chose.
A rien ne sert non plus de se pencher sur
MADAME HERMET.
-) )
l'esprit des fous, car leurs idées les plus bi-
zarres ne sont, en somme, que des idées déjà
connues, étranges seulement, parce qu'elles
ne sont plus enchaînées par la Raison. Leur
source capricieuse nous confond de surprise,
parce qu'on ne la voit pas jaillir. II a suffi
sans doute d'une petite pierre tombée dans
son cours pour produire ces bouillonnements.
Pourtant les fous m'attirent toujours, et tou-
jours je reviens vers eux, appelé malgré moi
par ce mystère banal de la démence.
Or, un jour, comme je visitais un de leurs
asiles, le médecin qui me conduisait me
dit :
— Tenez, je vais vous montrer un cas in-
téressant.
Et il fit ouvrir une cellule où une femme
âgée d'environ quarante ans, encore belle,
assise dans un grand fauteuil, regardait avec
obstination son visage dans une petite glace
à main.
Dès qu'elle nous aperçut, elle se dressa,
courut au fond de l'appartement chercher un
voile jeté sur une chaise, s'enveloppa la figure
avec grand soin, puis revint, en répondant
d'un sipfne de tête à nos saluts.
256 LA MALX GAUCHE.
— Eh bien ! dit le docteur, comment
allez-vous, ce matin?
Elle poussa un profond soupir.
— Oh! mal, très mal, monsieur, les mar-
ques augmentent tous les jours.
II répondit avec un air convaincu :
— Mais non, mais non, je vous assure que
vous vous trompez.
Elle se rapprocha de lui pour murmurer :
— Non. J'en suis certaine. J'ai compté dix
trous de plus ce matin, trois sur la joue droite,
quatre sur la joue gauche et trois sur le front.
C'est affreux, affreux! Je n'oserai plus me
laisser voir à personne, pas même à mon fils,
non, pas même à lui! Je suis perdue, je suis
défigurée pour toujours.
Elle retomba sur son fauteuil et se mit à
sangloter.
Le médecin prit une chaise, s'assit près
d'elle, et d'une voix douce, consolante :
— Voyons, montrez-moi ça, je vous assure
que ce n'est rien. Avec une petite cautérisa-
tion je ferai tout disparaître.
Elle répondit «non» de la tête, sans une
parole. II voulut toucher son voile, mais elle
le saisit à deux mains si fort que ses doigts
entrèrent dedans.
MADAME HERMET. 257
II se remit à l'exhorter et à la rassurer.
— Voyons, vous savez bien que je vous
les enlève toutes les fois, ces vilains trous, et
qu'on ne les aperçoit plus du tout quand je
les ai soignés. Si vous ne me les montrez pas,
je ne pourrai point vous guérir.
Elle murmura :
— A vous encore je veux bien, mais je ne
connais pas ce monsieur qui vous accom-
pagne.
— C'est aussi un médecin, qui vous soi-
gnera encore bien mieux que moi.
Alors elle se laissa découvrir la figure, mais
sa peur, son émotion, sa honte d'être vue la
rendaient rouge jusqu'à la chair du cou qui
s'enfonçait dans sa robe. Elle baissait les yeux,
tournait son visage, tantôt h. droite, tantôt à
gauche, pour éviter nos regards, et balbutiait :
— Oh ! je souffre affreusement de me lais-
ser voir ainsi! C'est horrible, n'est-ce pas?
C'est horrible?
Je la contemplais fort surpris, car elle
n'avait rien sur la face, pas une marque, pas
une tache, pas un signe ni une cicatrice.
Elle se tourna vers moi, les yeux toujours
baissés et me dit :
— C'est en soignant mon fils que j'ai ga-
'7
2^8 LA MAIN GAUCHE.
gné cette épouvantable maladie, monsieur.
Je l'ai sauvé, mais je suis défigurée. Je lui ai
donné ma beauté, à mon pauvre enfant. En-
fin, j'ai fait mon devoir, ma conscience est
tranquille. Si je souffre, il n'y a que Dieu qui
le sait.
Le docteur avait tiré de sa poche un mince
pinceau d'aquarelliste.
— Laissez faire, dit-il, je vais vous arran-
ger tout cela.
Elle tendit sa joue droite et il commença à
la toucher par coups légers, comme s'il eut
posé dessus de petits points de couleur. Il en
fit autant sur la joue gauche, puis sur le men-
ton, puis sur le front; puis il s'écria :
— Regardez, il n'y a plus rien, plus
rien!
Elle prit la glace, se contempla longtemps
avec une attention profonde, une attention
aiguë, avec un effort violent de tout son es-
prit, pour découvrir quelque chose, puis elle
soupira :
— Non. Ça ne se voit plus beaucoup. Je
vous remercie infiniment.
Le médecin s'était levé. Il la salua, me fit
sortir puis me suivit; et, dès que la porte fut
refermée :
MADAME HERMET. 259
— Voici l'histoire atroce de cette malheu-
reuse, dit-il.
Elle s'appelle M""" Hermet. Elle fut très
belle, très coquette, très aimée, et très heu-
reuse de vivre.
C'était une de ces femmes qui n'ont au
monde que leur beauté et leur désir de plaire
pour les soutenir, les gouverner ou les conso-
ler dans l'existence. Le souci constant de sa
fraîcheur, les soins de son visage, de ses
mains, de ses dents, de toutes les parcelles de
son corps qu'elle pouvait montrer prenaient
toutes ses heures et toute son attention.
Elle devint veuve, avec un fils. L'enfant
fut élevé comme le sont tous les enfants des
femmes du monde très admirées. Elle l'aima
pourtant.
II grandit; et elle vieillit. Vit-elle venir la
crise fatale, je n'en sais rien. A-t-elIe, comme
tant d'autres, regardé chaque matin pendant
des heures et des heures la peau si fine jadis,
si transparente et si claire, qui maintenant se
plisse un peu sous les yeux, se fripe de mille
traits encore imperceptibles, mais qui se
creuseront davantage, jour par jour, mois par
mois? A-t-elIe vu s'agrandir aussi, sans cesse,
'7-
2.6o LA MAIN GAUCHE.
d'une façon lente et sûre les longues rides du
front, ces minces serpents que rien n'arrête?
A-t-elIe subi la torture, l'abominable torture
du miroir, du petit miroir à poignée d'argent
qu'on ne peut se décider à reposer sur la
table, puis qu'on rejette avec rage et qu'on
reprend aussitôt, pour revoir, de tout près,
de plus près, l'odieux et tranquille ravage de la
vieillesse qui s'approche? S'est-elle enfermée
dix fois, vingt fois en un jour, quittant, sans
raison, le salon où causent des amies, pour
remonter dans sa chambre et, sous la protec-
tion des verrous et des serrures, reo:arder en-
core le travail de destruction de la chair mûre
qui se fane, pour constater avec désespoir le
progrès léger du mal que personne encore ne
semble voir, mais qu'elle connaît bien, elle?
Elle sait où sont ses attaques les plus graves,
les plus profondes morsures de l'âge. Et le
miroir, le petit miroir tout rond dans son
cadre d'argent ciselé, lui dit d'abominables
choses, car il parle, il semble rire, il raille et
lui annonce tout ce qui va venir, toutes les
misères de son corps, et l'atroce supplice de
sa pensée jusqu'au jour de sa mort, qui sera
celui de sa délivrance.
A-t-elle pleuré, éperdue, à genoux, le front
MADAME HERMET. 26 I
par terre, et prié, prié, prié Celui qui tue
ainsi les êtres et ne leur donne la jeunesse que
pour leur rendre plus dure la vieillesse, et ne
leur prête la beauté que pour la reprendre
aussitôt; l'a-t-elle prié, supplié de faire pour
elle ce que jamais il n'a fait pour personne,
de lui laisser, jusqu'à son dernier jour, le
charme, la fraîcheur et la grâce? Puis com-
prenant qu'elie implore en vain l'inflexible
Inconnu qui pousse les ans, l'un après l'autre,
s'est-elle roulée, en se tordant les bras, sur les
tapis de sa chambre, a-t-elle heurté son front
aux meubles en retenant dans sa gorge des
cris affreux de désespoir?
Sans doute elle a subi ces tortures. Car
voici ce qui arriva :
Un jour (elle avait alors trente-cinq ans),
son fils, âgé de quinze, tomba malade.
Il prit le lit sans qu'on pût encore déter-
miner d'où provenait sa souff^i'ance et quelle
en était la nature.
Un abbé, son précepteur, veillait près de
lui et ne le quittait guère, tandis que M""" Her-
met, matm et soir, venait prendre de ses
nouvelles.
Elle entrait, le matin, en peignoir de nuit.
262 LA MAIN GAUCHE.
souriante, toute parfumée déjà, et deman-
dait, dès la porte :
— Eh bien! Georges, allons-nous mieux?
Le grand enfant, rouge, la figure gonflée,
et rongé par la fièvre, répondait :
— Oui, petite mère, un peu mieux.
Elle demeurait quelques instants dans la
chambre, regardait les bouteilles de drogues
en faisant «pouah» du bout des lèvres, puis
soudain s'écriait ; «Ah! j'oubhais une chose
très uro-ente»; et elle se sauvait en courant et
laissant derrière elle de fines odeurs de toi-
lette.
Le soir, elle apparaissait en robe décolletée,
plus pressée encore, car elle était toujours
en retard; et elle avait juste le temps de de-
mander :
— Eh bien, qu'a dit le médecin?
L'abbé répondait :
— Il n'est pas encore fixé, madame.
Or, un soir, l'abbé répondit : «Madame,
votre fils est atteint de la petite vérole.»
Elle poussa un grand cri de peur, et se
sauva.
Quand sa femme de chambre entra chez
elle le lendemain, elle sentit d'abord dans la
pièce une forte odeur de sucre brûlé, et elle
MADAME HERMET. 263
trouva sa maîtresse, les yeux ouverts, le vi-
sage pâli par l'insomnie et grelottant d'an-
goisse dans son lit.
]\jme Hermet demanda, dès que ses contre-
vents furent ouverts :
— Comment va Georges?
— Oh! pas bien du tout aujourd'hui, ma-
dame.
Elle ne se leva qu'à midi, mangea deux
œufs avec une tasse de thé, comme si elle-
même eût été malade, puis elle sortit et s'in-
forma chez un pharmacien des méthodes pré-
servatrices contre la contagion de la petite
vérole.
Elle ne rentra qu'à l'heure du dîner, char-
gée de fioles, et s'enferma aussitôt dans sa
chambre, où elle s'imprégna de désinfec-
tants.
L'abbé l'attendait dans la salle à manger.
Dès qu'elle l'aperçut, elle s'écria, d'une voix
pleine d'émotion :
— Eh bien?
— Oh! pas mieux. Le docteur est fort in-
quiet.
Elle se mit à pleurer, et ne put rien man-
ger tant elle se sentait tourmentée.
Le lendemain, dès l'aurore, elle fit prendre
t)
2^4 LA MAIN GAUCHE.
des nouvelles, qui ne furent pas meilleures,
et elle passa tout le jour dans sa chambre où
fumaient de petits brasiers en répandant de
fortes odeurs. Sa domestique, en outre, af-
firma qu'on l'entendit gémir pendant toute la
soirée.
Une semaine entière se passa ainsi sans
qu'elle fît autre chose que sortir une heure ou
deux pour prendre l'air, vers le milieu de
l'après-midi.
Elle demandait maintenant des nouvelles
toutes les heures, et sanglotait quand elles
étaient plus mauvaises.
Le onzième jour au matin, l'abbé s'étant
fait annoncer, entra chez elle, le visage grave
et pâle et il dit, sans prendre le siège qu'elle
lui offrait :
— Madame, votre fils est fort mal, et il
désire vous voir.
Elle se jeta sur les genoux en s'écriant :
— Ah! mon Dieu! Ah! mon Dieu! Je
n'oserai jamais! Mon Dieu! Mon Dieu! sc-
courez-moi !
Le prêtre reprit :
— Le médecin garde peu d'espoir, ma-
dame, et Georges vous attend!
Puis il sortit.
MADAME HERMET. 265
Deux heures plus tard, comme le jeune
homme, se sentant mourir, demandait sa
mère de nouveau, l'abbé rentra chez elle et la
trouva toujours à genoux, pleurant toujours et
répétant :
(( Je ne veux pas. . . je ne veux pas. . . J'ai
trop peur. . . je ne veux pas. . . »
II essaya de la décider, de la fortifier, de
l'entraîner. II ne parvint qu'à lui donner une
crise de nerfs qui dura longtemps et la fit
hurler.
Le médecin, étant revenu vers le soir, fut
informé de cette lâcheté, et déclara qu'il
l'amènerait, lui, de gré ou de force. Mais
après avoir essayé de tous les arguments,
comme il la soulevait par la taille pour l'em-
porter près de son fils, elle saisit la porte et
s'y cramponna avec tant de force qu'on ne
put l'en arracher. Puis lorsqu'on l'eut lâchée,
elle se prosterna aux pieds du médecin, en
demandant pardon , en s'accusant d'être une
misérable. Et elle criait : «Oh! il ne va pas
mourir, dites-moi qu'il ne va pas mourir, je
vous en prie, dites-lui que je l'aime, que
je l'adore. . . »
Le jeune homme agonisait. Se voyant à ses
derniers moments, il supplia cju'on décidât
266 LA MAIN GAUCHE.
sa mère à lui dire adieu. Avec cette espèce
de pressentiment qu'ont parfois les mori-
bonds, il avait tout compris, tout deviné et il
disait : «Si elle n'ose pas entrer, priez-la seu-
lement de venir par le balcon jusqu'à ma fe-
nêtre pour que je la voie, au moins, pour que
je lui dise adieu d'un regard puisque je ne
puis pas l'embrasser. »
Le médecin et l'abbé retournèrent encore
vers cette femme : «Vous ne risquerez rien,
affirmaient-ils, puisqu'il y aura une vitre entre
vous et lui. »
Elle consentit, se couvrit la tête, prit un
flacon de sels, fit trois pas sur le balcon, puis
soudain, cachant sa figure dans ses mains,
elle gémit : «Non..., non..., je n'oserai ja-
mais le voir. . . jamais. . . , j'ai trop de honte. . . ,
j'ai trop peur..., non..., je ne peux pas.»
On voulut la traîner, mais elle tenait à
pleines mains les barreaux et poussait de telles
plaintes que les passants, dans la rue, levaient
la tête.
Et le mourant attendait, les yeux tournés
vers cette fenêtre, il attendait, pour mourir,
qu'il eût vu une dernière fois la figure douce
et bien-aimée, le visage sacré de sa mère.
Il attendit longtemps, et la nuit vint. Alors
MADAME HERMET. :l6j
il se retourna vers le mur et ne prononça plus
une parole.
Quand le jour parut, il était mort. Le len-
demain, elle était folle.
Madmne Hermet a paru dans le Gil-Blas du 12 jan-
vier 1887.
TABLE DES MATIERES.
Pages.
Allouma I
Hautot père et fils ^7
BoitcIIe 75
L'Ordonnance 93
Le Lapin 103
Un Soir 121
Les Epingles 155
Duchoux 167
Le Rendez-vous 183
Le Port 199
La Morte 219
L'Endormeuse (^inédit) 231
Madame Hcrmct (àu'(/ir) 2^1
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Maupassant, Guy de
La main gauche
PLEASE DO NOT REMOVE
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