Skip to main content

Full text of "La marchande de modes de Marie-Antoinette : Rose Bertin"

See other formats


Presented  îo  the 

LIBRARYo/fAe 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

by 
ALEX  PATHY 


La  Marchande  de  Modes 

de 

Marie=Antoinette 


DU    MÊME   AUTEUR 


POKSIES 


Les  Propylées. 

A  travers  la  Haine. 

La  Plante  merveilleuse  de  Tintagel. 

LITTÉRATURE 

Jehan   Bodel 

BEAUX-ARTS 

Les  Artistes  Artésiens  aux  Salons  1903  1910. 


( Bihliûthèque  Xationale.) 

ROSE  BEHTIN 
D'après  la  peinture  de  Tiuxquessf.,  j^ravée  par  Janinet.) 


EMILE    LANGLADE 


La 

Marchande  de  Modes 

de 

Marîe=Antoînette 


Rose   Bertin 


PARIS 
ALBIN    MICHEL,    ÉDITEUR 

22,    RUE    HUYGHENS,    22 


AVANT-PROPOS 


Nous  revenons  toujours,  avec  un  plaisir  nouveau,  à 
ce  xv!!!*"  siècle,  si  curieux  et  si  captivant,  dont  le 
charme  ne  s'etface  pas.  Il  se  doutait  évidemment  de 
l'attrait  qu'il  devait  exercer  sur  les  générations  à  venir, 
quand  il  écrivait  tous  ces  Mémoires,  quand  il  traçait 
ces  Tableaux  de  Paris,  contait  ces  Anecdotes  du  temps 
de  Louis  XVI,  écoutait  aux  portes  le  bruit  de  ses  pro- 
pres scandales,  dont  il  étalait  les  tares  sous  la  loupe 
des  pamphlétaires,  gens  tarés  eux-mêmes,  gagés  et 
venimeux,  sans  se  douter  qu'il  mettait  des  armes  ter- 
ribles aux  mains  de  ses  pires  ennemis. 

Il  nous  semble  qu'en  entendant  crier  sous  nos  pas  le 
sable  des  allées  de  Trianon,  nous  allons  rencontrer  les 
fantômes  évanouis  des  duchesses  et  des  marquises  qui 
le  peuplaient  jadis,  et  nous  écoutons  si  l'écho,  qui 
s'enfuit  dans  le  mystère  des  buissons  obscurs,  ne 
s'éveille  point  au  bruit  joyeux  de  leur  rire  perlé. 

Nous  nous  plaisons  à  nous  ligurer  :  l'animation 
grouillante  et  le  pittoresque  des  rues  du  vieux  Paris  ; 
la  cohue  des  toits  qui  encapuchonnaient  des  maisons 


VI  AVANT-PHOPOS 

qu'Haussmann  n'avait  pas  encore  alignées  au  cordeau  ; 
les  petits  mélioi-s;  le  carleux  de  souliers,  dans  son 
échoppe,  chantant  Malboroiigh,  l'air  en  vogue;  l'écri- 
vain public,  l'écrivain  public!  quelle  vieillerie!...  dans  sa 
baraque  peinte  en  vert  ;  le  rémouleur,  sonnaillant  et 
déambulant  par  la  ville,  sa  meule  sur  le  dos;  le  porteur 
d'eau  ;  les  abbés  en  culotte  courte;  les  voleurs  exposés 
au  pilori,  là-bas,  à  la  Croix  duTrahoir. 

Et,  devant  la  vision  d'un  magasin  empli  des  mille 
{"anfreluclies  dont  raffolaient  nos  grand'nières,  nous 
nous  sentons  pris  de  rirrésistible  tentation  d'y  péné- 
trer, de  toucher  de  nos  mains  les  demi-bonnets  et  les 
chapeaux  à  la  Henri  IV,  les  robes  turques  et  les  déli- 
cieux linons,  qui  firent  leurs  délices  et  furent  leur 
folie  ;  alors,  nous  sentons  peu  à  peu  notre  rêve  prendre 
corps,  et,  ouvrant  cette  porte  qu'un  siècle  entier  a 
tenue  close,  l'auteur,  avec  vous,  pénètre  dans  la  maison 
de  Rose  Bertin. 

Pour  rendre  un  peu  de  vie  à  la  grande  maison  de 
modes,  il  n'a  point  laissé  courir  au  hasard  une  fantai- 
siste imagination  ;  il  a  préféré  s'en  tenir  aux  faits  et 
s'en  rapporter  aux  documents.  Il  a  compulsé  nombre 
de  journaux  du  temps  ;  il  a  fouillé  les  dossiers  conser- 
vés aux  Archives  nationales,  aux  Archives  de  la  Seine, 
consulté  les  manuscrits  de  la  Bibliothèque  nationale 
et  de  la  Bibliothèque  de  Versailles,  puisé  dans  les 
archives  d'Abbeville  et  d'Epinay-sur-Seine,  dépouillé 
des  dossiers  de  collections  particulières;  et  il  doit  dire 
que  partout  il  a  reçu  le  meilleur  accueil,  que  partout  il 
a  vu  ses  recherches  facilitées  ;  il  en  veut  remercier  ici 
tout    particulièrement    et    M.    Jacques     Doucet,    et 


AVANT-PROPOS  VII 

MM.  Lazare,  Prost,  Capon,  Plessis,  d'autres  encore 
dont  l'hospitalité  et  l'obligeance  lui  ont  été  d'un  grand 
prix. 

Cependant,  il  ne  s'est  point  contenté  de  la  masse  de 
ces  pièces  officielles,  il  a  aussi  voulu  écouter  l'écho 
douteux  de  menus  faits  et  de  brocards  qui  couraient  la 
ville,  faisaient  parfois  même  l'objet  des  conversations 
de  la  cour,  et  qu'on  s'y  racontait  à  demi-voix,  en  sou- 
riant, derrière  un  éventail.  Il  a  rapporté,  sans  trop  s'y 
arrêter  cependant,  les  légendes  qui  se  formèrent  ainsi, 
et  qui  donnèrent  à  la  vie  banale  d'une  femme  qui,  au 
fond,  n'était  qu'une  commerçante  avisée  et  une  vieille 
fille  endurcie,  le  piquant  de  quelques  aimables  aven- 
tures. 

Ce  n'est  point  un  roman  qu'il  faut  s'attendre  à  lire 
dans  ces  pages,  mais  plutôt  un  exposé  de  la  vie  d'une 
époque.  Si  l'auteur  a  noté  le  prix  d'une  fourniture  sans 
intérêt  apparent,  c'est  qu'il  a  pensé  qu'il  y  avait  ma- 
tière à  rapprochements,  à  comparaisons.  Si,  par  hasard, 
il  lui  est  arrivé  de  parler  d'un  personnage  inconnu, 
insignifiant,  c'est  qu'il  a  trouvé  que,  tel  qu'il  était,  il 
faisait  figure.  Enfin  il  s'estimera  satisfait  s'il  a  pu,  en 
contant  l'histoire  de  quelque  coin  de  Paris,  éveiller,  à 
son  tour,  la  curiosité  du  lecteur,  lui  faire  comprendre 
que,  dans  tel  quartier  qu'il  fréquente,  dans  telle  rue 
oii,  journellement,  il  passe,  il  doit  sentir  quelque  chose 
d'autre  que  la  banalité  moderne  palpiter  derrière  ces 
murailles  que,  naguère  encore,  il  coudoyait  indifférent. 


La  Marchande  de  Modes 

de  Marie=Antoinette 


ROSE   BKRTIN 


I 


Les  débuts  d'une  grande  modiste.  —  Son  influence 
A  LA  COUR  (1770-177Zi) 

Le  règne  de  Marie-Antoinette  tut  celui  des  futilités  et 
du  chiffon,  et,  si  elle  ne  créa  point  un  ministère  de  la 
toilette,  il  y  eut,  à  la  cour  de  Versailles,  des  coiffeurs, 
des  couturiers  et  des  faiseuses  de  modes  plus  écoutés 
que  des  conseillers  du  roi. 

De  ce  nombre  fut  Rose  Bertin.  Rose  Bertin,  dont  le 
véritable  nom  était  Marie-Jeanne  Bertin,  figure  dans  la 
plupart  des  grands  dictionnaires  et  des  ouvrages  bio- 
graphiques comme  étant  née  à  Amiens  en  17hh  (!)•  Des 
recherches  effectuées  dans  les  archives  communales 
d'Amiens  étant  demeurées  infructueuses;  nous  les 
avons  continuées  à  Abbeville  où  il  est  avéré,  le  fait 
ayant  déjà  élé  contrôlé  par  les  historiens  régionaux, 
qu'elle  est  née  le  2  juillet  i'kl.  Voici  d'aUleurs  le  texte 

(1)  Did.  de  la  conversai  ion  ;  Grande  Encyclopédie;  Dict,  Larousse, 
MiCHAUD,  Biographie  uniuerselle  ;  Nouvelle  biographie  générale. 


ROSE    BERTIN 


de  son   extrait  de    baptême  inséré  au  registre  de  la 
paroisse  Saint-Gilles  : 

«  L'an  mil  sept  cent  quarante-sept,  le  deux  juillet, 
sur  les  neuf  heures  du  soir,  est  née  en  légitime  mariage 
une  fille  à  Nicolas  Berlin,  cavalier  de  la  marécliaussée, 
et  à  Marie-Margueritte  Méquignon,  son  épouse,  et  le 
lendemain  a  été  baptisée  par  moi  curé  soussigné  sous 
le  nom  de  Marie-Jeanne.  Le  parein  a  été  Jacques- 
Antoine  d'Aras  et  la  marreine  Marie-Jeanne  Gauterot 
dont  l'un  a  signé  et  l'autre  fait  sa  marque  aîant 
déclarée  ne  savoir  écrire,  les  jour  et  an  susdits  du 
baptême.  Signé  :  Darras  et  Falcominier  curé.  « 

Le  ménage  de  ses  parents  était  fort  modeste,  et  pour 
élever  Marie-Jeanne,  ainsi  que  son  frère  Jean-Laurent, 
de  deux  ans  plus  jeune  qu'elle,  — il  était  né  également 
sur  la  paroisse  Saint-Gilles  le  5  mai  17/i9,  —  la  paye 
du  cavalier  de  la  maréchaussée  était  quelque  peu 
maigre.  Aussi  sa  femme,  pour  augmenter  le  budget  du 
ménage,  exercjait-elle  le  métier  de  ;-::arde-malade.  Les 
parents  de  Marie-Jeanne  n'étaient  donc  pas  en  mesure 
de  lui  faire  donner  une  bien  brillante  éducation.  Celle 
qu'elle  reçut  fut  forcément  modeste  mais  suffisante 
pour  développer  l'ambition  chez  une  jeune  fille  qui  était 
loin,  à  cette  époque,  d'être  disgraciée  de  la  nature,  et 
le  savait,  —  les  femmes  n'ignorent  jamais  ces  choses- 
là,  et  il  est  rare  qu'elles  ne  cherchent  point  à  en  tirer 
parti  ;  —  et  qui,  en  outre,  ne  manquait  pas  de  l'esprit 
nécessaire  pour  faire  son  chemin. 

Elle  avait  foi  çn  son  horoscope.  Or,  voici  ce  qu'une 
bohémienne  lui  avait  un  jour  prédit.  Cette  bohémienne 
avait  été  arrêtée  et  emprisonnée,  alors  que  la  petite 


LES    DEBUTS    D  UNE   GRANDE   MODISTE  3 

Rose  était  encore  tout  enfant.  Les  commères  du  voi- 
sinage, qui  avaient  des  langues  et  de  la  superstition, 
racontaient  monts  et  merveilles  d'un  tas  de  choses  que 
la  tzigane  leur  avait  lues  dans  la  main.  La  petite  Rose, 
qui  était  déjà  une  petite  demoiselle,  voulut  savoir  ce 
que  lui  promettait  l'avenir.  Mais  le  père  Bertin,  ni  la 
mère  Bertin  n'auraient  jamais  consenti  à  souscrire  à 
pareille  lantaisie  ;  la  fine  mouche  le  savait  bien.  Aussi 
Rose  imagina-t-elle  de  se  priver  de  manger  ;  et  profitant 
sans  doute  de  facilités  spéciales  que  la  profession  de 
son  père  lui  donnait  pour  pénétrer  dans  l'intérieur  de 
la  prison,  elle  réussit  à  voir  la  bohémienne  et  lui  pro- 
posa;, en  échange  des  mets,  —  évidemment  préférables 
à  ceux  de  l'ordinaire,  —  qu'elle  lui  apportait,  de  lui 
dire  ce  que  le  sort  lui  réservait.  Les  prisons  d'alors 
n'étaient  pas  ce  qu'elles  sont  devenues.  La  sorcière, 
qui  avait  sûrement  les  dents  longues,  ne  fit  pas  de 
difficultés  pour  donner  satisfaction  à  la  curiosité  enfan- 
tine de  sa  petite  pourvoyeuse.  Rose  passa  donc  sa 
main  mignonne  au  travers  des  barreaux  qui  les  sépa- 
raient, et  la  bohémieime,  l'ayant  prise  de  ses  gi'ands 
doigts,  basanés  et  osseux,  aux  ongles  en  deuil,  lui  dit  : 
i(  Vous  ferez  une  grande  fortune;  on  vous  portera  la 
robe  à  la  cour.  »  Et  Rose  sortit  toute  rayonnante  de  la 
prison. 

Mais  Nicolas  Bertin,  son  père,  qui  était  loin  d'être 
jeune,  —  il  avait  soixante-douze  ans,  —  mourut  le 
2/i  janvier  175/i,  laissant  toute  la  charge  de  l'éducation 
de  ses  enfants  à  sa  veuve. 

Rose  n'était  pas  fille  à  laisser  sa  mère,  qu'elle  aimait 
beaucoup,  peiner  pour  elle  lorsqu'elle  pouvait  l'aider. 


ROSE   BERTIN 


Les  années  d'enfance  éconlccs,  elle  prit  son  courage  à 
deux  mains,  et  un  jour,  vers  1763,  lorsqu'elle  avait 
seize  ans  environ,  elle  monta  dans  le  coche  qui  con- 
duisait à  Paris. 

Elle  avait  voulu  ce  voyage  ;  et,  quand  sa  famille  attris- 
tée vit  disparaître  la  voiture  qui  l'emmenait,  elle  ne  se 
doutait  guère  que  la  petite  Rose  qui  roulait,  si  jeune 
encore,  dans  ce  lourd  véhicule  chargé  de  paquets,  sur 
les  chemins  de  France,  s'en  allait  à  la  fortune. 

Elle  n'était  pas  empruntée.  Rose  Bertin  ;  on  ne  tarda 
pas  à  s'en  apercevoir  dans  la  maison  de  modes  que 
tenait  Mlle  Pagelle  à  l'enseigne  du  Trait  galant  oii  elle 
avait  trouvé  une  situation.  Cependant,  la  maison  du 
Trait  galant,  qui  faisait  des  aflPaires  non  seulement  à 
Paris,  mais  en  province,  qui,  non  seulement  fournissait 
la  cour  de  France,  mais  aussi  la  cour  d'Espagne,  avait, 
au  point  de  vue  des  mœurs,  une  réputation  méritée  de 
bonne  tenue,  qui  lui  valait  l'estime  générale  de  sa 
clientèle  et  qui  était  d'autant  plus  remarquable  qu'elle 
était  assez  rare  dans  cette  profession. 

Vers  le  môme  temps,  ou  du  moins  peu  d'années 
avant,  Jeanne  Bécu,  qui  devait  être  la  célèbre  Mme  Du 
Barry  (elle  était  sortie  du  couvent  en  1760);,  était  entrée 
en  apprentissage  chez  Labille ,  modiste  également, 
dont  la  maison  se  trouvait  dans  la  rue  Neuve-des- 
Petits-Champs,  près  de  la  place  des  Victoires,  à  l'en- 
seigne :  A  la  toilette.  Elle  s'y  faisait  appeler  Mlle  Lan- 
son.  Jeanne  Bécu  ne  se  faisait  pas  faute  de  justifier  la 
réputation  galante  des  demoiselles  de  modes  et  avait 
de  nombreux  amants. 

La  tille  Oliva,  qui  plus  tard  joua,  dans  l'Affaire  du 


LES    DÉBUTS    d'uNE    GRANDE    MODISTE  5 

Collier,  le  rôle  que  Ton  sait,  était  aussi  modiste  à  ses 
débuts,  et  n'avait  pas,  non  plus,  une  réputation  sans 
tache. 

Or  Rose  était  depuis  quelque  temps  à  peine,  l'em- 
ployée de  Mlle  Pagelle  lorsque  se  produisit  un  événe- 
ment qui  devait  décider  de  son  avenir. 

La  maison  du  Trail  galant  comptait  alors  au  nombre 
de  ses  clientes  Mme  de  la  Saune,  ci-devant  Mlle  Caron, 
maîtresse  du  cOmte  de  Charolais  dont  elle  avait  eu 
deux  filles.  Celui-ci  venait  de  mourir.  Ces  deux  jeunes 
tilles,  auxquelles  s'intéressait  vivement  leur  vieille 
parente,  la  princesse  de  Conti,  obtinrent  des  lettres  de 
légitimation  (1769).  Elles  s'appelèrent  dès  lors  Mlles  de 
Bourbon,  et, bientôt  après,  épousèrent,  l'aînée,  le  comte 
du  Puget,  la  cadette,  M.  de  Lowendal:  Mme  delà  Saune 
avait  obtenu  de  la  princesse  de  Conti  que  les  robes  de 
noces  de  ses  filles  seraient  fournies  par  le  magasin  du 
Trait  galant  ;  mais  la  princesse  de  Conti  avait  réclamé 
que  les  robes  lui  fussent  présentées  auparavant. 

Il  était  près  de  huit  heures  du  soir  quand  les  robes 
furent  achevées.  C'était  l'hiver  etle  froid  était  piquant. 
Mlle  Pagelle  fit  quérir  une  voiture  dans  le  voisinage,  et 
donna  Tordre  à  Piose  de  porter  les  parures  des  demoi- 
selles de  Bourbon  à  l'hôtel  de  Conti  qui  se  trouvait 
dans  le  faubourg  Saint-Germain,  à  l'angle  des  rues 
Saint-Dominique,  de  Bourgogne  et  de  l'Université,  qui 
portaient  les  mêmes  noms  qu'aujourd'hui.  Quand  Rose 
fut  arrivée  à  l'hôtel  de  Conti,  elle  demanda  la  dame 
d'honneur;  on  la  fit  entrer  dans  un  appartement  où  il  y 
avait  du  feu.  Au  coin  de  la  cheminée  était  une  petite 
vieille  qu'elle  prit  pour  une  femme  de  chambre.  A  son 


ROSE    BERTIN 


eniréo,  la  petilo  vieille  se  leva  en  disant  :  «  C'est  donc 
les  robes  de  Mlles  de  Bourbon.  Voyons-les.  »  Rose 
crut  devoir  satisfaire  sa  curiosilc  ;  la  petite  vieille, 
ayant  admiré  Touvrage,  avait  fait  approcher  Touvrière 
du  feu,  et  lui  faisait  avancer  les  pieds  sur  les  chenets 
en  causant  avec  elle  familièrement,  quand  la  porte 
s'ouvrit.  Une  dame  d'honneur  entra,  en  s'écriant  : 
«  Quoi,  Votre  Altesse  est  ici!  —  Oui.  vraiment  et  je  m'y 
suis  inliniment  amusée.  »  Rose,  toute  rouge  comme 
une  cerise,  ne  savait  plus  quelle  contenance  prendre, 
et  ne  crut  faire  mieux  que  de  se  jeter  aux  pieds  de  la 
petite  vieille  qui  n'était  autre  que  la  princesse  de  Conti 
en  personne,  en  s'excusant  de  son  sans-gêne.  Tout 
cela  plut  beaucoup  à  la  princesse;  elle  s'empressa  de 
relever  la  jeune  fille,  en  lui  répétant  que,  point  du  tout, 
elle  n'avait  aucun  motif  de  s'excuser  pour  s'être  mon- 
trée naturelle,  un  moment,  dans  l'ignorance  où  elle 
était,  et  où  elle-même  l'avait  volontairement  laissée  ; 
qu'au  contraire  son  naturel,  ses  manières  lui  revenaient, 
et  que  dorénavant  Rose  pouvait  compter  sur  ses 
bontés,  dont  elle  lui  donnerait  des  preuves. 

Ces  choses  sont  racontées  dans  l'ouvrage  publié 
chez  Bosange  en  182Zi  sous  le  titre  de  Mémoires  de 
Mlle  Berlin,  mémoires  qui,  on  l'a  su  depuis,  étaient 
apocryphes  et  avaient  été  écrils  par  J.  Peuchet  dansle 
b'it  de  laver  la  mémoire  de  Marie-Antoinette  de  cer- 
taines imputations  calomnieuses.  Cependant  il  est 
impossible  que  Peuchet,  qui  avait  connu  bien  des  petits 
faits  et  fréquenté  bien  des  gens  qui  s'étaient  trouvés 
mêlés  aux  événements  antérieurs  à  la  Révolution,  il  est 
impossible  que  Peuchet  ait  raconté  certains  détails. 


LES   DEBUTS    D  UNE    GRANDE    MODISTE  7 

sans  les  avoir  tenus  des  personnes  mêmes  qu'ils  inté- 
ressaient. On  peut  être  le  défenseur  d'une  cause  sans 
être  un  romancier,  et  Peuchet  n'était  pas  un  romancier. 
Les  anecdotes  que  nous  avons  tirées  des  mémoires  en 
question,  pour  n'être  point  de  la  main  de  Mlle  Rose,  n'en 
étaient  pas  moins  les  événements  de  sa  vie,  racontés 
par  elle-même,  au  cours  de  conversations  intimes, 
auxquelles  Peuchet  prit  peut-être  part  quelquefois  ou 
que,  tout  au  moins,  il  avait  entendu  conter  parce  qu'elles 
couraient  la  ville  de  son  temps. 

Rose,  qui  décidément  avait  plu  à  la  princesse  de 
Conti,  ne  tarda  pas  à  en  ressentir  lesefïets,  ainsi  qu'elle 
le  lui  avait  promis. 

Comme  le  duc  de  Chartres  allait  épouser  la  plus 
riche  héritière  du  royaume,  Louise-Marie-Adélaïde  de 
Bourbon,  demoiselle  d'Yvoi,  fille  du  duc  de  Penthièvre, 
la  princesse  de  Conti  fit  charger  Rose  Bertin  du  trous- 
seau de  la  jeune  mariée.  Le  mariage  devait  avoir  lieu  le 
5  avril  1769  dans  la  chapelle  du  château  de  Versailles. 
Cette  faveur,  qui  lui  valait  pareille  commande,  fut  véri- 
tablement le  coup  de  fortune  de  la  petite  modiste  de 
vingt-deux  ans. 

Il  est  inutile  de  retracer  la  satisfaction,  d'orgueil 
surtout  —  l'orgueil  n'était  pas  le  moindre  des  défauts  de 
Rose  Bertin  —  lorsque,  rentrant  de  l'hôtel  de  Conti,  le 
jour  où  la  princesse  lui  avait  annoncé  la  bonne  nou- 
velle, elle  se  précipita  dans  le  cabinet  de  sa  patronne 
pour  lui  en  faire  part.  Celle-ci,  qui  déjà  ne  considérait 
plus  Rose  sur  le  même  pied  que  ses  autres  employées, 
lui  ouvrit  tout  grands  ses  bras  en  lui  disant  :  «  Petite, 
d'aujourd'hui  vous  êtes  mon  associée.  »  Et  de  ce  jour. 


ROSE    lîF.nTIN 


en  effet,  la  maison  du  Trail  galant  compta  deux 
patronnes,  dont  la  plus  turbulente,  toujours  l'esprit  en 
ébullition,  cherchant  la  nouveauté,  inventant,  dessinant, 
chiffonnant  des  modèles  sans  cesse  renouvelés,  n'était 
pas  la  propriétaire  du  fonds,  mais  bien  la  petite  Picarde 
ingénieuse,  ambitieuse  et  hardie,  qui  sentait  venir  la 
fortune  et  n'allait  pas  tarder  à  se  faire  dans  le  quartier 
Saint-Honoré,  un  nom  connu  de  toute  l'Europe. 

Uoso  avait  trouvé  dans  la  duchesse  de  Chartres  une 
nouvelle  protectrice.  Elle  en  eut  une  troisième  en  Mme 
de  Lamballe.  Cependant  comme  alors  elle  était  jolie,  et 
que  l'élégance  de  ses  manières  répondait  aux  grâces 
de  son  esprit,  qu'elle  avait  pour  tout  dire  un  cachet  de 
distinction  qui  forçait  les  regards,  et  devait  la  faire 
remarquer,  il  arriva  que  le  duc  de  Chartres  lui-même 
la  remarqua,  un  jour  qu'elle  venait  au  Palais  Royal 
présenter  des  fournitures  à  la  duchesse;  qu'après 
l'avoir  remarquée,  il  lui  parla,  et  lui  fit  même  des 
avances,  lui  offrant  des  diamants,  des  chevaux,  des 
voitures  et  même  une  maison  meublée  au  dernier  goût 
du  jour,  si  seulement  elle  consentait  à  devenir  sa  maî- 
tresse. Le  duc  de  Chartres  en  fut  pour  ses  frais  d'élo- 
quence et  ses  madrigaux.  11  n'obtint  rien.  Mais,  plus  il 
était  rebuté,  plus  il  s'obstinait,  et  non  seulement  il  con- 
voitait la  belle  modiste,  mais  il  était  comme  piqué  au 
jeu  par  sa  résistance  ;  si  bien  qu'il  avait  même  formé  le 
plan  de  la  faire  enlever,  et  tenait  toute  prête,  en  vue  de 
faire  aboutir  ce  projet,  une  petite  maison  qu'il  avait  à 
Neuilly  pour  y  cacher  ses  bonnes  fortunes.  Rose,  qui 
fut  mise  au  courant  de  cette  trame  par  un  valet  de 
chambre  dont  le  duc  ne  s'était  pas  assez  méfié,  trem- 


LES  DEBUTS  D  UNE  GRANDE  MODISTE  9 

blait  chaque  fois  qu'elle  devait  reporter  de  Touvrage  au 
Palais  Royal,  n'osait  plus  sortir  la  nuit  venue,  et  ne 
vivait  plus,  dans  la  crainte  perpétuelle  de  tomber  dans 
quelque  traquenard.  Elle  était  trop  bien  avertie  des 
mœurs  des  grands  seigneurs  de  son  temps,  qui  ne  fai- 
saient que  se  modeler  sur  le  roi  Louis  XV  en  personne, 
pour  ne  pas  savoir  qu'une  prudence  de  toutes  les  mi- 
nutes lui  était  nécessaire,  le  jour  comme  la  nuit,  et  qu'on 
avait  vu  réussir  des  enlèvements  autrement  hardis  que 
celui  d'une  simple  modiste,  obligée  constamment  de 
courir  la  ville. 

Elle  allait  cependant  tous  les  matins  prendre  les 
ordres  de  la  duchesse  de  Chartres,  et  il  ne  lui  était 
encore  rien  arrivé  ;  quand,  un  jour,  il  lui  fallut  se  rendre, 
à  propos  d'une  commande  d'une  certaine  importance, 
chez  la  comtesse  d'Usson  dont  l'hôtel  se  trouvait  du 
côté  du  Pont  Royal.  Elle  était  en  conversation  avec 
la  comtesse,  lorsqu'on  annonça  le  duc  de  Chartres. 
Aussitôt,  laissant  Rose,  Mme  d'Usson  se  précipita 
au-devant  de  son  illustre  visiteur,  l'introduisit  et  le  fit 
asseoir.  Rose,  dont  on  ne  s'occupait  plus,  et  de  l'air  le 
plus  naturel,  ayant  avisé  un  grand  fauteuil  qui  demeu- 
rait vide  à  côté  du  duc,  vint  s'y  installer.  Ce  que  voyant, 
Mme  d'Usson  lui  fit  signe  de  se  lever:  Rose  ne  bougea 
pas;  elle  n'avait  même  pas  l'air  d'avoir  compris; 
Mme  d'Usson  se  mit  à  tousser,  à  la  regarder,  à  s'agi- 
ter ;  Rose  demeura  immobile  ;  enfin  n'y  tenant  plus, 
Mme  d'Usson  s'écria  :  «  Mademoiselle  Rose,  vous  ou- 
bliez que  vous  êtes  devant  son  Altesse.  —  Non, 
Madame,  assurément  je  ne  l'oublie  pas.  —  Eh  !  com- 
ment donc  vous  conduisez-vous  ainsi  ?  —  Ah  !  c'est  que 


10  ROSE    BERTIN 

Madame  la  Comtesse  ne  sait  pas  que,  si  je  le  voulais,  je 
serais  ce  soir  duciiesse  deCliartres.  »  Le  duc  changea 
de  couleur,  mais  ne  dit  mot.  Quant  à  la  comtesse  d'Us- 
son,  très  étonnée,  elle  avait  Tair  d'une  personne  qui 
attend  l'explication  d'une  énigme.  «  Oui,  Madame  la 
Comtesse,  reprit  alors  Rose,  on  m'a  olTert  tout  ce  qui 
peut  tenter  une  pauvre  fille,  et  parce  que  je  l'ai  refusé, 
on  no  m"a  menacé  de  rien  moi.is  que  de  m'enlever. 
Ainsi,  mesdames,  si  vos  jolis  bonnets  manquent,  si 
aucun  de  vos  ajustements  n'est  prêt,  et  qu'on  vous  dise 
que  la  pauvre  Rose  est  disparue,  vous  la  demanderez 
à  Monseigneur ,  il  saura  où  elle  sera.  —  Que  dites-vous 
de  cela.  Monseigneur?  reprit  la  comtesse  d'Usson.  —  Que 
je  crois,  répondit  le  prince,  qu'on  rie  peut  faire  autre- 
ment, quand  il  s'agit  de  vaincre  une  rebelle,  et  qu'on 
ne  peut  me  blâmer  de  désirer  les  bonnes  grâces  d'une 
aussi  aimable  personne.  —  Oh  !  vous  avez  raison,  Mon 
seigneur,  de  préférer  une  marchande  de  modes  à  votre 
auguste  femme,  à  la  princesse  qui  réunit  le  plus  de 
qualités  aimables  et  estimables  ;  mais  aussi,  convenez. 
Madame  la  Comtesse,  que  celle  dont  on  veut  malgré 
toutes  les  convenances,  faire  sa  compagne,  peut  agir 
familièrement  avec  vous;  que  Monseigneur  n'oublie  pas 
son  rang,  et  je  me  souviendrai  de  l'extrême  distance 
qui  existe  de  lui  à  moi.  »  Sur  ces  mots  Ros(;  se  leva  et 
salua  profondément  le  duc  qui  lui  dit  à  demi-voix  : 
«  Vous  êtes  un  petit  serpent.  »  Puis  elle  sortit,  laissant 
le  duc  de  Chartres  en  de  tels  sentiments  que,  dès  lors, 
il  cessa  ses  poursuites  et  qu'elle  put  impunément  re- 
tourner au  Palais  Royal,  sans  se  trouver  en  butte  à 
ses  avances. 


LES    DEBUTS    D  UNE    GRANDE   MODISTE  11 

Rose  cependant  ne  resta  pas  longtemps  l'associée  de 
Mlle  Pagelle,  car,  à  quelque  temps  de  là,  au  commence- 
ment du  printemps  -1770,  grâce  aux  bontés  de  la 
duchesse  de  Chartres,  elle  put  ouvrir  une  maison  à  son 
compte.  La  duchesse  de  Chartres  se  plaisait  ainsi  à 
aider  de  ses  deniers  les  jeunes  filles  qui  avaient  su  lui 
plaire,  et  Rose  Rertin  ne  fut  pas  sans  rencontrer  sou- 
vent dans  les  antichambres  l'une  de  ses  obligées,  la 
petite  Marie  la  bouquetière,  qu'un  jour  la  duchesse  avait 
remarquée  dans  le  jardin  et  interrogée  de  la  sorte  : 
«  Que  font  tes  parents?  —  Ils  sont  cordonniers,  Ma- 
dame, et  je  travaille  avec  eux  ;  mais  il  fait  bien  noir  dans 
la  boutique,  et  le  gros  fil  poissé  écorche  les  doigts. 

—  Quel    est    donc    le    métier    que    tu    préférerais? 

—  Oh,  Madame,  un  métier  où  tout  sent  bon,  où  l'on  a 
toujours  du  grand  air  et  des  fleurs  :  je  voudrais  ôtr(> 
bouquetière.  »  Et  le  lendemain  son  vœu  était  exaucé  ; 
une  des  dames  de  la  duchesse  emmenait  Marie  chez  un 
vannier,  lui  achetait  un  éventaire,  qu'elle  faisait  ensuite 
garnir  de  tleurs,  et  lui  laissait  une  bourse  toute  pleine 
de  pièces  d'or,  comme  première  mise  dans  son  com- 
merce fleuri. 

Avec  Rose,  la  duchesse  de  Chartres  ne  s'en  tint  pas 
là;  elle  lui  avait  facilité  les  moyens  d'avoir  un  fonds, 
elle  lui  procura  aussi  une  cUentèle,  et  une  clientèle  qui 
n'était  certes  point  à  dédaigner.  On  ne  parlait  alors,  à  la 
ville  comme  à  la  cour,  que  du  prochain  mariage  du 
dauphin  avec  la  fille  de  l'impératrice  Marie-Thérèse.  En 
mars  1770,  la  duchesse  de  Chartres  alla  trouver 
Mme  de  Noailles,  qui  devait  être  dame  d'honneur  de  la 
dauphine,  et  Mme  de  Misery,  qu'on  avait  choisie  pour 


12  ROSE    BKRTIN 

être  sa  iiromière  femme  de  chambre.  Elle  leur  fit  le 
plus  grand  éloge  de  sa  protégée,  leur  vanta  tant  et  si 
bien,  non  seulement  se§  talents,  mais  ses  manières,  aidée 
en  cela  par  li's  princesses  de  Conti  et  de  Lamballe  qui 
disaient  du  bi(Mi  de  Mlle  Rose  à  qui  voulait  l'entendre, 
qu'elle  réussit  à  lui  procurer  l'avantage  de  Cournir  les 
parures,  qui  devaient  être  offertes  à  Marie-Antoinette, 
dès  son  arrivée  en  France,  et  qui  lui  furent  en  etTet  por- 
tées et  offertes  à  Strasbourg,  au  moment  même  où  elle 
mettait  le  pied  sur  le  sol  français. 

Voici  donc  Rose  Bertin  établie  à  son  compte  mar- 
chande de  modes. 

On  se  tromperait  si  l'on  se  figurait  qu'une  marchande 
démodes,  au  dix-huitième  siècle, se  contentait  de  fabri- 
quer des  chapeaux  comme  les  marchandes  de  modes  de 
nos  jours.  La  marchande  de  modes,  sous  l'ancien  ré- 
gime, était  à  la  fois  la  modiste,  un  peu  la  couturière  d'à 
présent  et  même  quelque  chose  de  plus.  Elle  n'avait 
pas  le  monopole  de  la  confection,  mais  celui  de  l'or- 
nementation des  costumes.  La  couturière  taillait, 
cousait,  la  modiste  parait. 

D'ailleurs  la  description  de  ce  commerce  a  été  fort 
bien  présentée  par  VAlmanach  général  des  mar- 
chands, négocians  el  comme rçans  de  la  France  et  de 
/'£'«ro/)e  publié  pour  l'année  1772,  et  dans  lequel  nous 
Usons  : 

«  Modes.  —  C'est  le  nom  qu'on  donne  à  certaines 
des  marchandises  dont  les  formes  et  l'usage  sont  essen- 
tiellement soumis  aux  décrets  suprêmes,  mais  chan- 
geans,  du  caprice  et  du  goût.  Cette  dénomination  s'ap- 
plique surtout  aux  ouvrages  destinés  à  la  parure  et  à 


LES    DEBUTS    D  UNE    GRANDE    MODISTE  i:^ 

l'ajustement  des  femmes,  et  même  des  hommes  pour 
certains  objets. 

((  Si  on  ne  peut  pas  dire  qu'à  cet  égard  les  mar- 
cliands  de  Paris  soient  les  premiers  législateurs,  on 
peut  du  moins  les  regarder  comme  les  interprètes  les 
plus  sûrs  et  les  exécuteurs  les  plus  prompts  de  la  loi 
du  jour.  Aussi  leurs  conseils  et  leurs  marchandises 
sont-ils  recherchés  de  toutes  les  nations  étrangères, 
où  on  se  pique  d'élégance. 

«  Les  marchands  de  modes  sont  du  corps  de  la 
Mercerie  ;  ils  réunissent  à  leur  négoce  une  infinité 
d'objetsqui  rentrent  dans  celui  de  plusieurs  autres  com- 
munautés. 

«  Us  font  les  envois  et  la  commission  en  leur  faisant 
parvenir  les  renseignements  nécessaires;  ils  se  chargent 
d'envoyer  les  habillemens  tout  faits  et  tout  garnis  dans 
le  dernier  goût;  il  en  est  de  même  des  autres  articles. 

«  Les  principales  marchandises  de  leurs  magasins 
sont,  en  ouvrages  faits:  grands  bonnets,  demi-négli- 
gés, baigneuses,  coëtTures  de  toutes  espèces,  toques  et 
chapeaux  en  fleurs  et  en  plumes,  chapeaux  à  voile  à 
l'angloise,  mantelets,  pelisses,  respectueuses,  parle- 
mens,  calèches,  cols  et  cravaltes,  sacs  à  ouvrage, 
nœuds  d'épées,  souliers,  pantouffles  d'étoffes  brodées 
en  or,  en  argent,  en  soie,  etc.  ;  pièces  lacées,  colets 
de  rubans,  cordons  de  montre,  de  canne,  etc.  ;  bourses 
à  cheveux  et  à  argent,  guirlandes,  agrémens,  crêpes 
effilés,  rubans  et  cordons  de  tous  les  ordres,  mou- 
choirs de  soie,  fichus  de  gaze,  de  filets,  etc.  ;  man- 
chons d'étoffes,  éventails  de  toutes  façons,  ceintures  de 
prêtres,  mitaines  et  gants  de  toutes  espèces,  corbeilles 


14  ROSE    BERTIN 

(le  mariage,   dominots,  habits  de  cour  et  de  théâtre. 

«  A  l'égard  des  assorlimens  de  mercerie,  ils  consis- 
tent en  blondes,  dentelles  noires,  enloilages  en  soie, 
satins  unis  et  à  mouches,  taffetas  à  la  bonne  femme, 
à  mantelets,  à  tabliers,  gazes  blanches  et  de  couleurs, 
marli  à  la  reine  et  autres,  chenilles,  rubans  de  toutes 
espèces,  velours  pour  coliers,  etc.,  carcans  ordinaires 
à  la  Bourgogne  et  àTaune,  Heurs  de  têtes  et  de  côté, 
etc.  »  ' 

Veut-on  connaître  le  prix  moyen  de  quelques-uns 
de  ces  articles  ?  Un  mantelet  valait  de  12  à  30  livres  ; 
une  pelisse  ou  mantelet  long,  de  30  livres  à  3  louis  se- 
lon les  dentelles  ;  une  pelisse  de  satin  '  bordée  en  petit 
gris,  de  4  à  5  louis  ;  la  même  bordée  de  vraie  martre, 
de  10  à  25  louis  ;  un  sac  à  ouvrage  en  argent  se  vendait 
de  6  à  26  livres,  en  or,  de  9  à  30  livres  ;  les  rubans 
étroits,  de  10  à  16  sous  l'aune;  le  ponceau  étroit  une 
livre;  les  rubans  larges  pour  pièces  d'estomac,  etc.,  de 
16  à  36  sous  l'aune,  et  le  ponceau  large  de  2  à  3  livres. 

Il  y  avait  un  certain  nombre  de  marchands  de  modes 
à  Paris;  et  quelques-uns  exerçaient  ce  commerce 
jusque  sous  le  quai  de  Gèvres  et  au  Charnier  des 
Innocents;  on  a  même  prétendu  que  Rose  Bertin 
avait  tenu  boutique  au  quai  de  Gèvres  avant  de  ve- 
nir s'installer  rueSaint-Honoré,  qui  était  le  centre  du 
commerce  brillant  à  l'époque  de  Louis  XVI.  En  tous 
cas,  elle  n'y  séjourna  certainement  que  peu  de  temps, 
et  nous  la  trouvons  de  bonne  heure  dans  la  maison 
de  la  rue  Saint-Honoré  qu'elle  devait  illustrer  et  qui 
portait  l'enseigne  :  <*  Au  grand  Mogol  ».  Comme  les  im- 
meubles n'étaient  pas  encore  numérotés,  l'usage  de  l'en- 


LES  DEBUTS  D  UNE  GRANDE  MODISTE  15 

seigne  avait  une  bien  autre  importance  que  de  nos 
jours  ;  et  pour  le  commerce  des  modes,  en  particulier, 
dont  les  maisons  étaient  nombreuses  dans  la  rue  Saint- 
Honoré,  il  était  presque  indispensable  d'en  afficher  une, 
pouréviter  les  confusions.  En  ert'et  n'y  avait-il  pas,  indé- 
pendamment de  la  maison  de  Mlle  Bertin  :  An  grand 
Mogol,  et  de  celle  de  Mlle  Pagelle  :  An  Trait  galant, 
celles  d'Auger,  de  Briand,  deDeton,  deGuislain,  deLe- 
vasseur,  de  Leuillart,  de  Lemaire  etde  Monthiers.Mon- 
thiers  était  le  grand  fournisseur  de  Mme  Dubarry. 
Briand,  vis-à-vis  de  l'Oratoire,  avait  pris  pour  enseigne  : 
An  Bonquet  galant.  Lemaire,  près  de  l'ancien  hùtel 
d'Aligre,  celle  :  A  la  Corbeille  galante.  Celui-ci,  le 
3  août  177Zi,  finit  tragiquement.  On  le  trouva,  avec  sa 
femme,  aspliyxié  par  le  conduit  de  che  minée  d'un  bai- 
gneur voisin.  Il  n'était  à  la  tête  de  sa  maison  que  de- 
puis six  mois. 

Déjà  la  réputation  naissante  de  Rose  Bertin  avait 
éveillé  des  échos  dans  sa  ville  natale,  et.  parmi  ses 
premiers  clients,  elle  compta  plusieurs  Âbbevillois. 
Ses  livres  en  font  foi  :  M.  Précomte,  Mlle  Dallier. 
Mlle  Delattre,  M.  de  Framicourt,  tous  compatriotes  de 
Rose,  figurent  dans  sa  comptabilité  en  1771  et  en 
1772  (1). 

Cependant,  la  nouvelle  Daupliine,  fort  éprise  de  chif- 
fons, de  rubans  et  de  tout  le  colifichet  féminin,  allait  in- 
troduire, ou  tout  au  moins  augmenter  à  la  cour,  le 
culte  de  la  mode  qui,  le  plus  souvent,  n'est  en  somme 
qu'un  insupportable  esclavage.  La  première  fols  que 

(1)  CoUecUon  de  M.  Jacques  Doucet.  Dossiei'b  Rotc  Uciliii, 
n-  240. 


16  ROSE    BERTIN 

Rose  Berlin  oui  riionneurd'approcherMarie-Antoinette, 
avec  son  llairdo  commerçante  et  sa  finesse  de  Picarde, 
elle  comprit  de  suite  le  parti  qu'elle  pourrait  tirer  de 
sa  nouvelle  situation,  elle  comprit  qu'elle  n'avait  qu'à 
natter,  et  ce  n'était  i)as  difficile,  la  coquetterie  de  la 
Dauphine,  pour  lui  plaire  et  faire,  du  même  coup,  des 
atlaires  d'or. 

D'après  les  Souvenirs  de  Léonard,  ce  serait  en  1775: 
que  Mlle  Rose  aurait  été  pour  la  première  fois  présen- 
tée à  la  Dauphine,  k  laquelle  elle  avait  été  recommandée 
par  la  duchesse  de  Chartres  et  la  princesse  de   Conti. 

L'auteur  de  ces  Souvenirs  est  demeuré  inconnu  ;  ce- 
pendant comme  il  s'est  passé  à  propos  des  Mémoires 
de  mademoiselle  Berlin,  la  famille  du  célèbre  coitïeur 
a  protesté  contre  leur  authenticité  et  il  apparaît  bien 
en  effet  que  l'auteur  a  puisé  dans  tous  les  mémoires 
parus  pour  composer  les  susdits  Souvenirs,  qui  ne  sont 
pas  toujours  fort  aimables  pour  la  reine  et  pour  son 
entourage.  C'est  un  des  rares  écrits  dans  lesquels  il 
soit  fait  allusion  à  quelques  écarts  de  Mlle  Berlin.  Le 
soi-disant  Léonard  s'y  vante  tout  d'abord  d'avoir  été 
l'introducteur  de  la  jeune  modiste  auprès  de  Marie- 
Antoinette;  il  s'y  vante  aussi,  à  mots  gazés,  des  bons 
rapportsqu'il  avait  avec  l'agréable  personne;  il  semontre 
là  vrai  don  Juan  de  village,  vantard  et  prétentieux.  Est- 
il  admissible  que  Léonard  eût  écrit  ce  livre  ?  Avait-il 
quelque  vengeance  à  assouvir  contre  Marie-Antoinette 
pour  avoir  parfois  raconté  avec  une  si  hypocrite  bon- 
homie des  incidents  qui  n'étaient  pas  faits  pour  réha- 
biliter sa  mémoire  ?  Il  est  bien  extraordinaire  que  quel- 
qu'un ait  trouvé  dans  les  papiers  de  Léonard,  mort  en 


(ISibliotli''iU''  Xali'iiiale.j 

Coupe  clf  la  Maison  de  la  rue  Saint-Hoiiorc, 
n"2'i:'.,:il'.'nscit^iu' (les  r.'c'N-f; '/■"■''■■  Motifs. 
Dessin  lie  C.iiEHiMTKr..  (C.ette  maison  lui 
occupée  depuis  par  le  calé  de  la  lîej;eiiee  ) 


LES    DEBUTS    D  UNE    GRANDE    MODISTE  17 

1819,  les  notes  qui  ont  servi  à  constituer  ces  Souvenirs 
et  ne  les  ait  publiés  qu'en  1838,  alors  que  leur  auteur 
putatif  ne  pouvait  plus,  du  fond  de  sa  tombe,  élever 
la  voix  pour  réclamer  contre  Tabus  qui  était  fait  de  son 
nom,  au  mépris  évident  des  sentiments  et  des  inté- 
rêts qui  avaient  été  les  guides-frères  de  sa  vie.  Mais, 
où  on  sent  bien  que  ces  Souvenirs  sont  fabriqués  de 
pièces  et  de  morceaux,  c'est,  par  exemple,  lorsque  le 
pseudo-Léonard  entreprend  de  raconter  les  origines 
de  Mlle  BL>rtin  et  écrit  :  «  L'histoire  de  ses  débuts,  je 
vais  la  raconter  telle  que  je  l'ai  tenuei  d'elle  dans  les 
longs  et  intimes  rapports  qui  ont  existé  longtemps  entre 
nous.  »  Or,  cette  histoire  n'est  qu'un  démarquage  de 
celle  qu'on  trouve  dans  les  Mémoires,  apocryphes 
aussi,  mais  autrement  sincères,  publiés  sous  le  nom 
même  de  Mlle  Bertin. 

Lors  de  la  présentation  de  Mlle  Rose  à  la  reine,  le 
coiffeur,  selon  les  Souvenirs,  s'y  attribue  le  beau  rôle 
et  voici  ce  qu'il  raconte  : 

«  Un  matin,  une  dame  se  présente  chez  moi,  et 
demande  à  m'entretenir,  «  femme  jeune,  jolie  et  fort 
élégante  »,  me  dit  mon  domestique,  qui  l'avait  priée 
d'attendre  un  instant  dans  la  pièce  d'entrée.  Une  sem- 
blable visite  dans  les  combles  du  château  de  Versailles 
étonna  mon  amour-propre,  passablement  aguerri 
cependant  ;  je  m'empressai  d'aller  au-devant  de  l'in- 
connue, et  j'introduisis  en  effet,  une  charmante  per- 
sonne, dont  les  manières  et  le  ton  me  parurent  tout 
d'abord  fort  réservés.  Alors  ma  vanité  changea  son 
thème  ;  je  vis  dans  la  visitante  une  solliciteuse  qui,  me 
supposant  un  grand  crédit  à  la  cour,  venait  me  prier 


18  ROSE    BERTIN 

de  remployer  en  sa  faveur,  ou  en  celle  de  quelque 
parent  ou  parente.  Je  ne  me  trompais  pas  précisément. 
Je  lis  placer  la  jeune  dame  près  de  mon  foyer,  abon- 
damment chauffé  ;  et,  lorsqu'cllefutassise,  je  vis  qu'elle 
éludait  peu  l'occasion  de  me  montrer  le  plus  joli  pied 
du  monde.  Or,  un  joli  pied  dispose  toujours  un  homme 
à  écouter  favorablement  une  femme. 

«  —  Vous  ne  serez  pas  surpris  de  ma  visite,  monsieur 
Léonard,  me  dit  cette  séduisante  personne,  lorsque 
vous  saurez  qui  je  suis  et  pourquoi  je  viens  auprès 
de  vous.  On  me  nomme  Mlle  Bertin  ;  protégée  par 
Mme  la  princesse  de  Conti  et  par  Mme  la  duchesse 
de  Chartres,  j'ai  obtenu  de  leur  l^ienveillance  la  pro- 
messe d'être  proposée  à  Mme  la  Dauphine  en  qualité  de 
marchande  démodes.  Mais,  vous  coniiaissez  les  grands; 
môme  quand  ils  vous  aiment,  il  est  difficile  d'être 
pressant  auprès  d'eux.  Personne  assurément  n'est  plus 
obligeant  que  les  princesses  qui  s'intéressent  à  moi  ; 
mais  elles  m'ont  affirmé  que  l'occasion  de  me  présenter 
à  la  Dauphine  ne  m'était  pas  encore  off'erte.  Je  viens 
vous  trouver,  monsieur  Léonard  ;  votre  service  auprès 
de  Son  Altesse  Royale  a  de  grands  rapports  avec  mon 
état.  Il  vous  serait  i'acile  de  parler  de  moi  à  la  prin- 
cesse; et,  comme  vous  êtes  consulté  sur  tout  ce  qui  tient 
à  la  toilette,  mon  nom  dans  votre  bouche  sera  une 
recommandation  décisive.  » 

Et  Léonard  promet  son  appui. 

«  L'occasion  d'accomplir  ma  promesse  se  présenta  le 
soir  même,  continue  fauteur  des  Souvenirs.  Marie-An- 
toinette me  démanda  une  de  ces  coiffures  à  chiffons  qui 
lui  donnaient,  comme  elle  disait,  sa  tigure  coquette... 


LES    DÉBUTS    d'uNE   GRANDE    MODISTE  19 

«  — Vraiment,  Madame,  répondis-je  aussitôt,  il  serait 
à  désirer  que  Votre  Altesse  Royale  ordonnât  qu'on  lui 
fit  un  assortiment  de  tissus  variés  pour  servir  à  ce 
genre  de  coiffure.  Je  médite  des  créations  nouvelles 
qui  nécessiteront,  par  exemple,  l'emploi  de  linon  et  de 
mousseline  brodés  en  blanc,  en  couleur,  quelquefois 
en  argent  et  en  or;  de  belles  dentelles,  valencienncs, 
matines  ou  point  d'Angleterre  doivent  entrer  aussi  dans 
mes  ressources.  Pour  la  fourniture  de  tout  cela,  je  ne 
vois  guère  que  Mlle  Rose  Berlin  qui  puisse  vous  offrir 
les  garanties  désirables. 

«  — Mlle  Rose  Bertin  I  vous  faites  bien  de  me  la  nom- 
mer ;  je  me  souviens  à  présent  que  Mme  la  duchesse  de 
Chartres  et  Mme  la  princesse  de  Conti  m'ont  parlé  d'elle 
comme  d'une  personne  fort  recommandable...  Comtesse 
de  Misery,  ditlaDauphine,  en  se  tournant  vers  sa  pre- 
mière femme  de  chambre,  qu'on  écrive  à  3111e  Rose, 
qu'elle  se  trouve  demain  à  mon  lever...  Vous  y  serez, 
Léonard,  il  est  juste  que  vous  me  présentiez  votre 
protégée. 

(c  Le  lendemain,  Mlle  Rose  fut  exacte  au  rendez- 
vous  que  Mme  de  Misery  lui  avait  assigné  dans  son 
appartement  ;  la  jeune  marchande  de  modes  fut  amenée 
selon  les  us  et  coutumes  de  l'étiquette  ;  et  comme  je 
ne  voulais  point  blesser  cette  fière  titulaire  du  service 
de  la  dauphine,  je  m'effaçai  autant  que  je  pus. 

«  Cependant,  Mlle  Bertin  m'ayant  aperçu  dans  un 
coin  du  cabinet  de  toilette  me  sourit  d"une  façon  fort 
gracieuse  ;  et,  j'ai  su  depuis  d'elle,  que,  Mme  de  Misery 
s'étant  tenue  sur  le  ton  d'un  raide  cérémonial  pour  la 
recevoir,  elle  avait  été  charmée  d'entendre  la  prin- 


20  ROSE    BERTIN 

cesse  lui  dire  avec  une  grâce  toute  bienveillante  :  «  Je 
suis  bien  aise,  mademoiselle  Rose,  que  vous  me  soyez 
présentée  par  Léonard,  c'est  déjà  un  sûr  garant  de  votre 
goût,  et  je  me  trouve  en  vérité  fort  heureuse  quand  on 
me  permet  d'apercevoir  les  gens  de  talent  à  travers  les 
mille  et  une  exigences  de  l'étiquette.  »  Peut-être  la 
princesse  s'apereut-elle  un  peu  tard  qu'elle  venait  de 
lancer  une  épigramme  dont  Mme  de  Miscry  s'était 
trouvée  naturellement  le  but;  pour  adoucir  un  peu  la 
blessure  produite  par  ce  trait,  Son  Altesse  Royale  adressa 
la  parole  à  sa  premièi'e  femme  de  chambre  avec  cette 
affabilité  caressante  qu'elle  savait  prendre  à  souhait  : 

«  Savez-vous,  Madame  de  Misery,  dit  la  dauphine, 
que  Mlle  Rose  est  fort  bien.  C'est  une  gracieuse  acqui- 
sition, et  je  vous  recommande  ma  nouvelle  marchande 
de  modes... 

«  Les  jours  suivants,  Mlle  Bertin  fit  une  fourniture 
de  vingt  mille  livres.  » 

De  tout  ceci,  nous  ne  voulons  retenir  que  les  dates. 
Ce  serait  donc  à  partir  de  Tannée  177'2que  la  jeune 
modiste  devint  fournisseur  en  titre  de  la  dauphine  ;  et 
ce  serait  en  outre  au  début  de  l'année,  si  la  présenta- 
tion eut  lieu  par  l'entremise  de  Mme  de  Misery.  En 
effet,  Mme  de  Misery,  qui  commençait  à  ne  plus  être 
jeune,  remplissait  son  office  de  première  femme  de 
chambre  de  la  Dauphine  pendant  le  1"  quartier  de 
l'année,  c'est-à-dire  qu'elle  le  prenait  au  premier  janvier 
pour  le  cesser  à  Pâques  ;  ensuite,  elle  s'en  allait  passer 
le  reste  de  l'année  en  Bourgogne  où  elle  avait  des 
propriétés. 

Mais,  toute  la  mise  en  scène  échafaudée  par  l'auteur 


LES    DEBUTS    D  UNE    GRANDE    MODISTE  21 

des  Souvenirs  de  Léonard  est  de  pure  invention. 
Léonard  Antié,  dont  la  réputation  était  considérable, 
n'habitait  pas  les  combles  de  Versailles,  comme 
Tavancent  les  Souvenirs.  Il  était  coiffeur  de  Marie - 
Antoinette,  mais  il  n'en  était  pas  le  coiffeur  habituel. 
On  l'appelait  seulement  pour  les  galas;  c'était  son 
frère  qui  journellement  se  tenait  aux  ordres  de  Marie- 
Antoinette,  mais  celui-ci  fut  décapité  sous  la  Terreur, 
et  ne  peut  être  l'auteur  des  Souvenirs  écrits  beaucoup 
plus  tard. 

En  outre,  si  on  consulte  les  livres  de  la  maison  de 
Marie-Antoinette,  on  se  rend  compte  que  Léonard  Antié, 
dit  Léonard  l'aîné,  reçut  commission  de  valet  de 
chambre-coiffeur  en  1779,  et  qu'on  lui  adjoignit  son  frère 
Jean-François  Antié  dit  Léonard  en  1783.  «De  1780  à 
178/1,  la  chambre  de  la  reine  comprend  un  perruquier- 
baigiieur-étuviste,  Leguay,  et  deux  coiffeurs,  les  frères 
Antié.  En  178/i,  Jean-François  obtient  la  survivance  de 
Leguay  auquel  il  succéda  en  1788,  et  Léonard  Tainé  resta 
seul  coiffeur  de  la  Reine.  »  Cela  prouve  que  toute  l'his- 
toire de  la  présentation  de  Rose  Rertin  par  Léonard,  qui 
alors  n'avait  aucune  influence  à  Versailles,  n'est  qu'une 
histoire,  et  ce  n'est  pas  la  seule  qu'il  y  ait  dans  ces 
Souvenirs. 

Ils  sont  pleins  d'insinuations  plus  ou  moins  bien- 
veillantes, d'anecdotes  où  le  rôle  joué  par  Marie-Antoi- 
nette est  loin  d'être  à  l'abri  de  la  critique,  et  où  parfois 
Rose  Rertin  se  trouve  mêlée,  comme  dans  certaine 
histoire  de  bal  masqué  chez  Dauberval,  dont  le  comte 
d'Artois  aurait  donné  l'idée  à  la  dauphine.  Celle-ci, 
pour  en  parler  plus   librement,  ayant  éloigné  Mme  de 


22  ROSE   BERTIN 

Misery,  se  serait,  d'après  les  paroles  que  lui  prête 
l'auleiu",  adressée  à  Léonard  pour  le  charger  d'orga- 
niser celle  expédition  nocturne  et  aurait  dit: 

«  Je  veux  aller  avant  huit  jours  à  un  bal  masqué. 
Tenez,  Léonard  nous  aidera,  il  s'entendra  avec  Mlle  Ber- 
lin pour  mon  costume,  et  j'irai  me  déguiser  aux  Tui- 
leries... Nous  partirons  à  minuit  avec  la  petite  marquise 
de  Langeac  ;  nous  serons  aux  Tuileries  à  minuit 
35  minutes...  Rose  Berlin  nous  aura  devancés  au  pa- 
villon de  Flore  avec  mon  costume  ;  à  une  heure  et 
demie  nous  arriverons  au  bal,  pour  en  repartir  à  trois 
heures  ;  et  nous  dormirons  déjà  dans  nos  lits  de  Ver- 
sailles, lorsque  quatre  heures  sonneront.  » 

Et  le  soi-disant  Léonard  ajoute  : 

«  Avant  de  quitter  Paris,  je  m'entends  avec  Mlle  Ber- 
lin pour  le  costume  de  la  Dauphine,  qui  devait  paraître 
en  domino  gris  de  lin,  puis  en  paysanne  suisse.  » 

Ensuite  il  arrive  au  récit  de  l'escapade  elle-même  : 

(c  Mlle  Rose  Berlin,  prêtresse  de  ce  petit  temple  de 
Momus,  nous  attendait,  avec  deux  de  ses  aides,  johes 
comme  elle,  en  achevant  de  coudre,  au  déguisement  de  la 
Dauphine,  ce  qu'il  faut  toujours  coudre  jusqu'au  dernier 
moment,  dans  la  parure  des  femmes.  »  Enfin  tout  est 
terminé  et  voilà  tout  le  monde  en  roule  :  la  Dauphine, 
le  prince  et  la  marquise  dans  une  jolie  voilure  de 
remise  ;  Mlle  Berlin  et  Léonard  dans  un  carrosse  de 
place.  «  La  marchande  démodes  de  Son  Altesse  Royale, 
est-il  dit,  pressée  par  elle  de  la  suivre  au  bal,  avait 
pris  un  joli  domino  bleu  ;  le  mien  était  noir;  ces  deux 
couleurs  n'allaient  pas  mal  ensemble.  Je  ne  sais  si 
Mme  de  Langeac  crut  s'apercevoir,  durant  le  trajet  des 


LES    DÉBUTS    D  UNE    GBANDE    MODISTE  23 

Tuileries  à  la  maison  de  Dauberval,  qu'un  autre  genre 
d'harmonie  régnait  entre  Mile  Rose  et  moi,  mais  au 
moment  où  nous  descendîmes  de  voiture,  notre  mali- 
cieuse bohémienne  (Mme  de  Langeac  portait  ce  dégui- 
sement) me  pinra  cruellement  la  cuisse  à  travers 
mon  domino  et  me  dit  à  l'oreille  d'un  accent  fort  animé  : 
«  J'aime  assez  les  intrigues  du  bal  masqué,  mais  pas 
en  qualité  de  témoin.  » 

Tout  ceci  sent  trop  la  fatuité  ;  mais  il  n'en  demeure 
pas  moins  que  les  auteurs  de  pamphlets,  de  libelles  et 
de  faux  souvenirs  qui  poursuivirent  la  reine,  ne  man- 
quèrent pas  de  mettre  en  scène  les  personnes  qui 
approchaient  Marie-Antoinette,  sans  distinction  de  sexe 
ni  de  rang,  pour  donner  plus  de  vraisemblance  aux 
anecdotes  plus  ou  moins  véridiques  qu'ils  agrémen- 
taient de  leur  mieux. 

Rose  Berlin  n'avait  pas  besoin  de  l'influence  de  Léo- 
nard, pour  se  pousser  à  la  Cour  ;  elle  avait  la  duchesse 
de  Chartres,  elle  avait  la  princesse  de  Conti  ;  cela  lui 
suffisait.  Elle  en  usa  d'ailleurs  au  cours  de  Tannée  1773 
en  faveur  de  parents  qui  s'étaient  mis  dans  un  mauvais 
cas  et  qu'on  avait  enfermés  à  la  Bastille. 

Ces  parents  étaient  des  libraires  de  la  rue  de  la  Jui- 
verie.  Déjà,  en  1771,  ils  avaient  été  inquiétés,  et  une 
perquisition  avait  été  faite  chez  eux  le  26  mars,  au  sujet 
de  la  publication  d'ouvrages  dans  lesquels  les  Parle- 
ments étaient  attaqués.  Au  mois  de  mai  1772,  le  sieur 
d'Hemery,  inspecteur  de  la  librairie,  était  appelé  et 
vivement  réprimandé  par  le  Procureur  général  pour 
avoirlaissédistribuerunlibelle  portantpoiirtitre  :  «  Man- 
dement de   Mgr  V Archevêque  de  Paris   qui  proscrit 


24  ROSE    BERTIN 

l'usage  des  œufs  rouges  à  commencer  du  vendredi 
dans  l'octave  de  l' Ascension  inclusivement,  jusqu'à  la 
Résurrection  des  morts,  exclusivement.  Varis,  y euwe'è'i- 
mon  imprimeur  de  Mgr  TArchevêque,  12  pages  d'im- 
pression format  in-12  du  prix  de  dix  sols.  »  Celait  un 
ouvrage  satirique  dirigé  eontre  le  nouveau  Parlement 
et  en  particulier  contre  le  chancelier  de  Maupeou. 

Des  poursuites  furent  immédiatement  exercées,  et  la 
veuve  Méquignon,  la  parente  de  Rose,  fut,  le  19juin  1772, 
arrêtée  «  dans  sa  propre  maison,  quoiqu'on  n'ait  rien 
trouvé  dans  la  perquisition  qui  y  avoit  été  faite  »,  écrit 
le  libraire  Hardy  dans  son  Journal  ^1),  et  «  conduite  sur 
le  champ  dans  les  prisons  de  la  Bastille  ».  Un  de  ses 
fils,  âgé  de  vingt  ans,  y  avait  été  enfermé  quelques  jours 
auparavant. 

Rose  employa  tout  son  crédit  pour  tirer  la  veuve 
Méquignon  et  son  fils  de  prison.  Elle  n'y  épargna  ni  son 
temps,  ni  sa  peine,  fit  agir  ses  puissantes  protectrices, 
et,  avec  leur  appui,  réussit  à  intéresser  la  Dauphine  à 
son  affaire.  Celle-ci  enfin  obtint  du  chanceUer  la  libéra- 
tion des  deux  détenus  qui  sortirent  de  la  Bastille  le 
ù  septembre  1773.  Gela  n'avait  pas  été  sans  mal;  la 
Dauphine  avait  alfaire,  en  M.  de  Maupeou,  à  forte  par- 
tie, qui  ne  lâchait  pas  volontiers  ce  qu'il  tenait,  surtout 
lorsque  sa  propre  personnalité  était  enjeu.  Aussi,  en 
leur  ouvrant  les  portes  de  la  Bastille,  le  chancelier  ne 
rendit-il  pas  une  ordonnance  de  non-lieu  ;  et  le  22  jan- 
vier suivant  (1774),  la  veuve  Méquignon  s'entendit  con- 
damner au  bannissement  pour  cinq  ans  de  la  ville,  pré- 

(1)  Manuscrit  français  6681,  Bibliothèque  nationale. 


iff^^ 


(  Blbliothrijin-  Sathiiiali'.j 

MAfUi:-ANrOINETTE 

D'nprès  k-  porirait  de  l'iuinor,  jjravi'c  pni-  Cvtiml^n. 


LES    DEBUTS    D  UNE    GRANDE    MODISTE  2ô 

voté  et  vicomte  de  Paris.  Quant  à  son  fils,  il  s(3  vit 
déchargé  de  l'accusation. 

Mais,  Rose  Bertin  était  tenace,  et,  par  bonheur,  ses 
protecteurs,  ses  amis,  ce  n'est  pas  trop  de  le  dire,  l'é- 
taient aussi.  Grâce  à  eux,  la  dauphine  tint  tête  n  M.  de 
Maupeou.  A  ce  propos,  nous  lisons  dans  \e  Journal  de 
Hardy  qui,  à  titre  de  confrère  de  la  veuve  Méquignon, 
s'intéressait  particulièrement  à  cette  affaire  : 

«  11  février  1774.  —  Ce  jour  on  apprend  que  Mme  la 
Dauphine  avoit  fait  assurer  la  veuve  Méguignon,  libraire, 
par  les  personnes  qui  s'étaient  intéressées  auprès  d'elle, 
en  sa  faveur,  qu'elle  pouvoit  être  tranquille  relative- 
ment à  l'arrêt  rendu  par  le  nouveau  parlement,  chambres 
assemblées,  le  29  janvier  précédent,  dans  l'affaire  de 
la  Correspondance  et  autres  Ecrits  anti-chanceliers  qui 
seroit,  à  son  égard,  comme  non  avenu  et  n'auroit  au- 
cune exécution.  Comme  on  avoit  peine  à  concevoir 
qu'une  pareille  distinction  pût  être  établie  entre  la 
veuve  Méquignon  et  les  autres  accusés  condamnés 
à  des  peines  aflliclives,  on  croyoit  pouvoir  se  flatter 
que  les  bons  offices  de  cette  princesse,  si  justement 
chérie  du  roi,  comme  de  tous  les  Français,  ne  se  boi'- 
neroient  pas  à  rendre  service  à  cette  veuve  respectable, 
mais  qu'ils  influeroient  également  sur  la  cause  de  ses 
compagnons  d'infortune.  » 

Il  n'en  fut  rien.  La  mesure  prise  en  faveur  de  la  veuve 
Méquignon  était  donc  le  résultat  d'un  intérêt  bien  parti- 
culier et  tout  personnel  que  lui  portait  Marie-Antoinette, 
une  faveur  spéciale  dont  il  ne  faut  attribuer  la  cause 
qu'à  celle  dont  déjà  jouissait  la  grande  modiste  auprès 
d'une  Dauphine  qui  allait  être  bientôt  reine  de  France. 


26  ROSE    BEHTIN 

Hardy  nous  donne  encore  des  détails  sur  la  suite 
qu'eut  cette  affaire.  Voici  ces  notes  : 

«  21  février.  —  La.  veuve  Méqiiignon,  libraire  rue 
de  la  Juiverie,  reçoit,  par  le  canal  des  personnes  qui 
avoient  bien  voulu  s'intéresser  en  sa  faveur  auprès  de 
Mme  la  Daupliine,  l'extrait  d'une  lettre  que  M.  le 
chancelier  avoit  écrite  pour  répondre  à  la  recommanda- 
tion pressante  de  cette  princesse.  Cet  extrait  était 
conçu  de  la  manière  suivante  :  t-  Quant  à  la  veuve  Mé- 
quignon,  il  suffit  que  Mme  la  Daupliine  daigne  s'y  inté- 
resser, pour  l'affranchir  de  la  peine  portée  contre 
elle;  je  ferai  sceller  les  Lettres  de  Rappel  dont  elle 
a  besoin,  dès  qu'elles  me  seront  présentées.  »  On 
assuroit  que  Parrét  rendu  le  29  janvier,  dans  l'affaire 
de  la  Correspondance,  etc.,  alloit  incessamment  pa- 
roitre  imprimé,  et  qu'on  y  laisseroit  subsister  le  nom 
de  la  veuve  Méquignon,  nonobstant  ses  Lettres  de 
Rappel.  » 

23  février.  — -  Les  Lettres  de  Rappel,  autrement  dit 
la  décharge,  sont  scellées,  «  bien  contre  le  gré  du  sieur 
de  Maupeou,  qui  avoit  eu  beaucoup  de  peine  à  les 
accorder,  et  qui  n'avoit  pas  dû  être  peu  surpris, 
lorsque  Mme  la  comtesse  de  Noailles,  étant  allée  chez 
lui,  de  la  part  de  Mme  la  dauphine,  pour  le  solliciter  à 
ce  sujet,  avoit  répondu  par  l'aftirmalive  à  la  question 
de  savoir  si  elle  avoit  lu  la  fameuse  Correspondance, 
dont  cette  veuve  étoit  atteinte  et  convaincue  d'avoir 
vendu  des  exemplaires.  » 

Le  bruit  mené  autour  de  Marie-Antoinette  au  profit 
de  la  libraire  de  la,  rue  de  la  Juiverie,  lui  donna  le  désir 
de  la  counaîlre,   ce  qui  valut  à  la  veuve  Méquignon 


LES    DÉBUTS    d'uNE    GRANDE    MODISTE  27 

l'honneur  d'assister  à  Versailles  au  dîner  de  la  Dauphine. 
Hardy  le  rapporte  ainsi  : 

«  24  février.  — Ce  jour,  la  veuve  Méguii^non,  libraire, 
qui  s'éloit  rendue  à  Versailles  le  mardi  précédent  pour 
y  faire  ses  remerciements  à  Mme  la  Dauphine,  son  illustre 
protectrice,  et  à  toutes  les  personnes  de  distinction  <iui 
avoient  eu  la  bonté  de  s'intéresser  en  sa  faveur  auprès 
de  cette  princesse  bienfaisante,  goûte  la  satisfaction 
d'assister  à  son  diner,  avec  ses  trois  filles,  n'ayant  pu 
avoir  Thonneur  de  lui  être  présentée  la  veille,  parce 
qu'elle  avoit  été  purgée.  Mme  la  Dauphine,  qui  la  regarde 
plusieurs  fois  avec  bonté  pendant  son  repas,  convient, 
avec  les  dames  de  sa  suite,  qu'elle  n'avoit  pu  voir  cette  in- 
fortunée veuve  et  ses  enfants,  sans  ressentir  une  certaine 
émotion,  ajoutant  qu'elle  était  beaucoup  plus  contente 
encore  de  lui  avoir  rendu  service,  depuis  qu'on  la  lui  avoit 
fait  connoître.  Il  ne  fallait  pas  moins  qu'une  aussi  puis- 
sante protection,  pour  affranchir  cette  famille  désolée 
des  suites  funestes  du  jugement  porté  contre  une  mère 
respectable  dont  elle  avoit  le  plus  grand  besoin.  » 

Ce  jugement  porté  sur  la  veuve  Méquignon  par  le 
libraire  Hardy,  son  confrère,  dont  flionorabilité  ne  sau- 
rait être  suspectée,  ne  peut  que  justifier  et  les  démarches 
pressantes  de  la  jeune  modiste  et  l'initiative  de  la  Dau- 
phine. Cinquante-deux  personnes  avaient  été  impli- 
quées dans  cette  affaire,  dont  l'arrêt  prononcé  le  29  jan- 
vier fut  publié  le  8  mars.  Il  portait  encore  la  mention  de 
la  condamnation  au  bannissement,  plus  trois  livres  d'a- 
mende envers  le  Roi  encourue  par  la  veuve  Méquignon. 

Maupeou  aurait  été  heureux,  avec  l'appui  de  l'arche- 
vêque de  Paris,  de  ne  pas  désarmer. 


28  ROSE    BERTIN 

«  Ce  jour,  29  mars,  raconte  Hardy,  il  se  répand  qne 
M.  rarchcvcque  de  Paris,  qui  ne  manque  pas  une  seule 
occasion  de  se  montrer  l'antagoniste  et  trop  souvent 
même  le  persécuteur  des  prétendus  janséniste}'  de  tout 
sexe  et  de  toute  condition,  avait  entrepris  de  s'opposer 
à  l'enregistrement  des  Lettres  de  décharge  de  peine  que 
la  veuve  Méquignon,  libraire,  avait  obtenues  de  M.  le 
chancelier,  à  la  sollicitation  de  Mme  la  Dauphine,  qui 
avait  bien  voulu  s'intéresser  pour  elle.  Et  ce,  sous  le 
prétexte,  très  plausible  selon  lui,  que  cette  veuve  était 
Janséniste,  ne  recevait  chez  elle  que  des  jansénistes, 
et  ne  vendait  que  des  livres  jansénistes  ;  mais  que, 
nonobstant  la  disposition  naturelle  des  magistrats  du 
nouveau  Parlement  à  déférer,  en  toute  occasion,  aux 
intentions  de  ce  prélat,  ils  n'avaient  cependant  pas  jugé 
à  propos  de  se  livrer,  pour  celte  fois,  à  l'impulsion  de 
son  zèle  déplacé.  » 

Ainsi  finit  une  aflaire  où  la  dauphine,  non  sans  mal, 
avait  le  dernier  mot.  Inutile  de  dire  si  ce  résultat  fut  un 
triomphe  pour  la  petite  Berlin. 

Et  ce  fut  aussi  grand  profit  pour  la  libraire  Méqui- 
gnon  qui  devint  et  demeura  jusqu'à  la  Révolution  four- 
nisseur de  la  Cour.  C'était  notamment  chez  Méquignon, 
que  Mme  de  Tourzel  faisait  emplette  des  livres  destinés 
aux  enfants  de  France,  comme  en  font  foi  des  relevés 
de  dépenses  faites  de  1790  à  1792,  conservés  aux  Ar- 
chives nationales  (1). 

Pendant  ce  temps,  on  fabriquait  dans  ses  ateliers  des 
bonnets  à  la  Chartres,  nom  dont  la  reconnaissance  de 

(1)  Archives  Nationales,  série  0-  3798  el  3799. 


LES    DEBUTS    D  UNE    GRANDE    MODISTE  29 

Rose  pour  la  duchesse  de  Chartres  avait  baptisé  Tune 
de  ses  productions,  des  bonnets  à  la  Sultane,  au  Trésor 
royal,  à  la  Carmélite,  et  on  y  garnissait  des  robes  à 
la  Musulmane.  Les  bonnets  à  la  Chartres  valaient  7  à 
14  livres,  les  autres  une  trentaine  de  livres.  La  garni- 
ture d'une  robe  à  la  Musulmane  montait  à  136  livres. 

Du  jour  où  Rose  Rertin  fut  chargée  de  fournir  Marie- 
Antoinette,  sa  réputation  ne  tarda  pas  à  devenir  euro- 
péenne, et  il  lui  fallut  augmenter  le  nombre  de  ses  ou- 
vrières. 

Cependant,  sa  maison  n'acquit  une  réelle  importance 
qu'à  partir  de  l'époque  où  Louis  XVI  succéda  à 
Louis  XV,  c'est-à-dire  du  10  mai  1774. 

La  première  chose  qu'elle  fit  alors,  fut  de  remplacer 
sur  son  enseigne  le  nom  de  Rose  par  son  nom  de  famille. 
La  modiste  de  la  reine  s'appelait  encore  Mlle  Rose  à  la 
Cour,  mais  à  la  ville,  sa  dignité  lui  commandait  de  ne 
plus  s'appeler  que  Mlle  Bertin. 

Elle  avait  déjà  un  succès  considérable.  Les  plus  grands 
noms  de  l'Armoriai  de  France  figuraient  sur  ses  livres  ; 
en  177/1,  nous  relevons, entre  autres,  ceux  de  la  marquise 
de  Rouillé,  de  la  comtesse  de  Duras,  de  la  duchesse  de 
la  Vauguyon,  de  la  princesse  de  Guéméné,  etc. 

Les  modes  allaient  se  succéder  innombrables  sous 
l'impulsion  delà  modiste  officielle. 

Le  budget  du  département  de  la  toilette  de  la  Dau- 
phine  s'élevait  en  1773  à  un  total  de  120.000  livres  (1) 
qui  étaient  ordonnancées  au  nom  de  la  Dame  d'atours, 
alors  la  duchesse  de  Cossé,  et  qui  se  décomposaient  ainsi  : 

(1)  Archives  Natiouales,  série  O^  3794. 


30  ROSE    BERTIN 

32.000  livres  pour  la  dépense  ordinaire  de  la  garde-robe 
et  88.000  pour  la  dépense  extraordinaire.  Ce  chiffre 
était  le  même  en  1774.  11  ne  tarda  pas  à  s'accroître. 

L'hiver  de  1774  s'achevait,  lorsque  fit  son  apparition 
une  coiiïure  qui  prit  le  nom  de  Ouès  aco.  Voici,  tout 
d'abord  en  quoi  elle  consistait  :  c'est,  nous  apprend  Ba- 
chaumont,  «  un  panache  en  plumes,  que  les  jeunes 
femmes,  les  élégantes  portent  sur  le  derrière  de  la  tête  ». 
Son  nom  était  tiré  d'un  Mémoire  que  Beaumarchais 
venait  de  publier  contre  le  sieur  Marin,  gazetier,  au 
blason  satirique  duquel  il  attribuait  la  devise  :  Quès 
aco.  Marin  ?  «  Marin,  disait  l'auteur,  était  gagiste  à  la 
Ciotat,  en  Provence,  et  touchait  de  l'orgue.  Soudain  il 
quitte  la  jaquette  et  les  galoches  et  ne  fait  qu'un  saut 
de  l'orgue  au  préceptorat,  à  la  censure,  au  secrétariat, 
enfin  à  la  gazette  ;  et  voilà  mon  Marin,  les  bras  re- 
troussés jusqu'au  coude  et  péchant  en  eau  trouble.  Il  en 
dit  hautement  tout  ce  qu'il  veut,  il  en  fait  sourdement 
tant  qu'il  peut.  Il  arrête  d'un  côté  les  réputations  qu'il 
déchire  de  l'autre.  Censure,  gazettes  étrangères,  nou- 
velles à  la  main,  à  la  bouche,  à  la  presse,  journaux, 
petites  feuilles,  lettres  courantes,  fabriquées,  supposées, 
distribuées  ;  tout  est  à  son  usage.  Ecrivain  éloquent, 
censeur  habile,  gazetier  véridique,  journalier  de  pam- 
phlets, s'il  marche,  il  rampe  comme  un  serpent  ;  s'il 
s'élève,  il  tombe  comme  un  crapaud.  Enfin  se  traînant, 
gravissant,  et  par  sauts  et  par  bonds,  toujours  le  ventre 
à  terre,  il  a  tant  fait  par  ses  journéeS;,  que  nous  avons 
vu  récemment  le  corsaire  allant  à  Versailles,  tiré  à  quatre 
chevaux  sur  la  route,  portant  pour  armoiries,  aux  pan- 
neaux de  son  carosse,  dans  un  cartel  en  forme  de  bUiTet 


LES    DÉBUTS    d'uNE    GRANDE    MODISTE  31 

d'orgue,  une  Renommée  en  champ  de  gueule,  les  ailes 
coupées,  la  tète  en  bas,  raclant  de  la  trompette  marine, 
et  pour  support  une  figure  dégoûtée  représentant  l'Eu- 
rope :  le  tout  embarrassé  d'une  soutanelle  doublée  de 
gazettes,  et  surmonté  d'un  bonnet  carré  avec  cette  lé- 
gende :  «  Oiiès  aco,  Marin  ?  » 

Le  Mémoire  de  Beaumarchais  eut  tant  de  succès  dans 
le  public  gouailleur  de  Paris  qu'un  jour,  se  prome- 
nant au  Palais  Royal,  l'infortuné  Marin  fut  obligé  de  se 
sauver,  poursuivi  qu'il  était  par  les  huées  d'une  foule 
qui  ne  cessait  de  lui  corner  aux  oreilles  :  «  Ouès  aco, 
Marin  ?  » 

Marie-Antoinette,  s'étant  intéressée  à  ce  nouveau 
factum  du  sieur  Beaumarchais,  dont  on  parlait  assez 
souvent  à  la  Cour,  parce  qu'il  avait  été  le  professeur 
de  musique  instrumentale  de  Mesdames,  filles  de 
Louis  XV,  se  lit  expliquer  le  sens  de  cette  locution  pro- 
vençale. Quand  elle  l'eut  comprise,  il  lui  arriva,  fré- 
quemment, de  s'amuser  à  la  répéter  dans  l'intimité,  et 
cela  se  produisit  un  jour  qu'elle  était  à  ses  grandes 
combinaisons  en  compagnie  de  MUeBertin.  Celle-ci,  qui 
se  tenait  à  l'affût,  on  peut  ij  dire,  de  tous  les  événe- 
ments grands  et  petits,  capables  de  lui  fournir  des  idées 
nouvelles,  et  le  moyen  de  les  baptiser,  ne  perdit  pas, 
comme  bien  on  pense,  l'occasion  de  construire  un  nou- 
vel échafaudage,  composé  de  trois  panaches,  plantés 
derrière  le  chignon  et  qui  prit  le  fameux  nom  de  Ouès 
aco.  Les  cheveux  se  portaient  alors  relevés  sur  le  front 
avec  le  secours  d'épingles  immenses  ;  ils  étaient  frisés 
à  la  pointe,  et,  par  derrière,  formaient  plusieurs  rangées 
de  boucles  énormes.  C'est  cette  coiffure  qu'on  appelait 


32  ROSK    BERTIN 

le  hérisson  que  complétait  le  Ouès  aco  de  Mlle  Bertin. 
Tout  est  généralement  éphémère  en  matière  de  modes. 
Mais  on  peut  dire  qu'alors  les  coiffures  l'étaient  prodi- 
gieusement. Un  mois  après  l'apparition  du  Quès  aco, 
une  autre  invention  l'avait  détrôné,  qu'on  appelait  le 
pouf  aux  sentiments.  En  effet,  le  continuateur  de  Ba- 
chaumont,  à  la  date  du  26  avril  177/i,  écrivait  :  «  Le 
pouf  aux  sentiments  est  une  coiffure  qui  a  succédé  au 
Quès  aco,  et  qui  lui  est  infiniment  supérieure  par  la 
multitude  de  choses  qui  entrent  dans  sa  composition 
et  par  le  génie  qu'elle  exige  pour  les  varier  avec  art. 
On  l'appelle  pouf  à  cause  de  la  confusion  d'objets  qu'elle 
peut  contenir,  et  aux  sentiments  parce  qu'ils  doivent 
être  relatifs  à  ce  qu'on  aime  le  plus...  Toutes  les  femmes 
veulent  avoir  un  pouf  et  en  ratfolent.  » 

On  raconte  qiie  Léonard  Antié  excellait  dans  l'art 
de  poser  les  poufs  de  gaze  qu'on  introduisait  entre  les 
mèches  de  la  chevelure,  et  qu'il  fut  assez  habile,  un 
jour,  pour  faire  entrer  jusqu'à  quatorze  aunes  d'étofle 
dans  une  seule  coiffure. 

Mais  ces  poufs,  qui  étaient  des  combinaisons  de  coif- 
feurs, différaient  du  célèbre  pouf  aux  sentiments  par  leur 
simplicité,  et  parce  qu'ils  n'exigeaient  pas  le  concours 
de  la  modiste.  Le  pouf  aux  sentiments  comportait  les 
objets  les  plus  divers  :  fruits,  fleurs,  légumes,  oiseaux 
empaillés,  poupées  ou  autres  bibelots  entraient  dans  sa 
composition,  c'était  une  manière  d'affirmer  ses  goûts, 
ses  préférences,  d'aflicher  même  ses  sentiments.  Le 
continuateur  des  Mémoires  de  Bachaumont  a  laissé  la 
description  d'un  de  ces  poufs  porté  par  la  duchesse  de 
Chartres,  qui,  on  le  sait,   était   une    cliente  de  Rose 


''^m 

^^^^^p 

E 

hL 

:. 

{Muice  Carnavalet.; 


LA  MODE  KX  1775. 
Le  Qiiés  a  qiio. 


LES    DEBUTS    D  UNE    GRANDE    MODISTE  33 

Bertiii  :  «  Au  fond  était  une  femme  assise  sur  son  fau- 
teuil et  tenant  un  nourrisson  ;  ce  qui  désignait  le  duc 
de  Valois  et  sa  nourrice.  A  droite  était  un  perroquet 
becquetant  une  cerise,  oiseau  précieux  à  la  princesse  ; 
à  gauche,  était  un  petit  nègre,  image  de  celui  qu'elle 
aimait  beaucoup  ;  le  surplus  était  garni  d'une  touffe  de 
cheveux  du  duc  de  Chartres  son  mari,  du  duc  de  Pen- 
thièvre  son  père,  du  duc  d'Orléans  son  beau-père.  Tel 
était  l'attirail  dont  la  princesse  se  chargeait  la  tête.  » 

Cette  mode,  avec  cette  accumulation  de  souvenirs  de 
famille,  était  aussi  touchante,  mais  autrement  ridicule, 
que  celle  des  paysages  en  cheveux  qui  eurent  une  grande 
vogue  dans  la  première  moitié  du  dix-neuvième  siècle, 
et,  dans  la  composition  desquels  Frédéric  Sauvage,  l'in- 
venteur de  l'hélice,  acquit  une  certaine  habileté. 

On  citait  encore  comme  particulièrement  remarquable 
le  pouf  de  la  duchesse  de  Lauzun  (1).  «  La  duchesse  de 
Lauzun  parut  un  jour  chez  la  marquise  du  Deffant  avec 
un  pouf  délicieux  ;  il  offrait  tout  un  paysage  en  relief; 
d'abord  une  mer  agitée,  des  canards  nageant  sur  ses 
bords,  un  chasseur  à  l'affût  prêt  à  les  coucher  en  joue  ; 
sur  le  sommet  un  moulin  dont  la  meunière  se  faisait 
courtiser  par  un  abbé,  et  tout  au  bas  de  l'oreille,  on 
voyait  le  meunier  conduisant  un  âne.  » 

Ce  fut  à  propos  d'un  de  ces  poufs  aux  sentiments  que 
se  passa  entre  la  célèbre  Mlle  Quinault  et  Mlle  Bertin 
une  scène  des  plus  orageuses  qui  eut  son  dénouement 
dans  le  logement  même  que  Mlle  Quinault  occupait  au 
Louvre,  les  fenêtres  donnant  sur  le  jardin  de  l'Infante, 

(1)  Comtesse  cI'Adhémab  (LamoUie-Langon),  Souvenirs  sur  Marie 
Antoinette,  t.  II,  Paris,  1836. 

3 


34  ROSE   BERTIN 

juste  au-dessous  de  celui  de  Sedaine,  et  où  elle  avait 
reçu,  au  cours  du  siècle,  la  société  la  plus  distinguée. 

Il  n'était  bruit  que  des  poufs  delà  maison  Berlin. 
Mlle  Quinaultcn  voulait  avoir  un  de  la  bonne  faiseuse; 
elle  l'envoie  donc  chercher  tout  simplement.  Celle-ci 
«  élude  et  ne  vient  point;  nouveau  message,  nouvel  ou- 
bli. Oh  '.alors  la  bombe  éclate  ;  Mlle  Duport,  femme  de 
chambre  favorite  de  la  vieille  fée,  arrive  dans  la  voi- 
ture de  sa  maîtresse  et  adresse  à  Mlle  Bertin  des  repro- 
ches qui  sont  mal  reçus.  La  querelle  s'échauffe  ; 
Mlle  Duport  se  récrie  sur  l'importance  que  veut  se  don- 
ner une  faiseuse  de  modes.  Mais  toute  faiseuse  démodes 
que  l'on  soit,  on  ne  prétend  pas  se  déranger  pour  une 
ancienne  actrice  de  l'Opéra,  lorsqu'on  a  l'honneur 
d'être  employée  par  la  reine. 

«  La  foudre  tombant  sur  une  cathédrale  n'eût  pas 
produit  plus  d'effet  que  cette  insolente  réponse  de 
Mlle  Bertin.  Bien  que  le  mariage  de  Mlle  Quinault  avec 
le  duc  de  Nevers  fût  uniquement  une  union  de  cons- 
cience, il  n'en  était  pas  moins  certain  et  complet. 
Mme  de  Montesson,qui  avait  épousé  naguère  M.  le  duc 
d'Orléans,  la  veuve  du  comte  de  Clermont,  Mlle...  et 
quatre  ou  cinq  autres  femmes  liées  par  des  nœuds  se- 
crets à  des  seigneurs  de  haut  rang,  s'unirent  à  la  du- 
chesse de  Nevers  pour  exiger  le  châtiment  de  Mlle  Ber- 
tin. Celle-ci,  forte  de  rattection  de  la  reine,  essaya 
d'abord  de  lutter  contre  la  furieuse  Quinault  ;  mais  le 
toile  fut  hurlé  avec  tant  d'ensemble,  qu'au  prochain 
travail,  dans  les  petits  cabinets  de  Versailles,  S.  M.  elle- 
même  conseilla  à  son  ouvrière  de  prédilection  de  s'hu- 
milier et  d'aller  chez  Mlle  Quinault  lui  faire  des  excuses. 


LES    DÉBUTS    d'uNE    GRANDE   MODISTE  35 

«  La  volonté  de  la  reine  pouvait  seule  décider  Tor- 
gueilleuse  Berlin  à  cette  démarche.  Elle  partit  directe- 
ment de  Versailles,  arriva  au  Louvre,  alla  frapper  à 
Tappartement  de  Mlle  Quinault  et  demanda  Madame 
Duport. 

«  Que  veut  la  Bertin?  dit  celle-ci. 

«  La  Bertin  !  dans  la  bouche  d'une  soubrette,  lorsque 
les  dames  du  plus  haut  rang  l'appelaient  Mademoiselle 
et  même  parfois  Madame,  c'était  une  grave  insulte. 
Cependant  elle  se  contint,  et  ajouta  qu'elle  venait  pour 
présenter  ses  hommages  à  Mademoiselle. 

«  —  Mademoiselle  a  la  migraine  ou  des  vapeurs,  et 
elle  ne  pourra  point  recevoir  sa  marchande  de  modes. 

«  Cependant,  on  va  s'en  informer  ;  trois  quarts 
d'heure  s'écoulent,  entin  Mlle  Duport  paraît. 

«  —  Mademoiselle  permet  que  l'on  entre,    dit-elle. 

«  Voilà  Mlle  Bertin  en  présence  de  l'offensée,  qui 
reste  assise,  et  ne  répond  au  profond  salut  qu'on  lui 
adresse  que  par  un  simple  mouvement  de  tête.  L'ou- 
vrière indignée  balbutie  un  compliment  et  des  excuses  ; 
lorsqu'elle  a  terminé  : 

«  —  Ma  mie,  lui  dit  Mlle  Quinault,  une  créature  de 
votre  condition  doit  apprendre  à  être  polie  et  à  se  ren- 
dre aux  ordres  de  ceux  ({ui  la  paient.  Que  ceci  vous 
serve  de  leçon  !  Allez  (1).  » 

Toute  la  morgue  du  dix-huitième  siècle  est  dans  ces 
mots.  Il  est  surprenant  que  Mlle  Bertin,  avec  son  carac- 
tère ombrageux,  fier  et  indépendant,  soit  demeurée 
fidèle  au  passé,  quand  vint  la  Révolution.  11    est   vrai 

(1)  Comtesse  cI'Adhémar.  Souvenirs  sur  Marie-Anloinelle. 


36  ROSE    BERTIN 

qu'elle  avait  pour  la  reine  Taffection  et  le  dévouement 
le  plus  absolus.  Et  ceci  empêcha  cela. 

L'aulour  des  Souvenirs  ajoute  :  «  On  la  congédia 
beaucoup  plus  majestueusement  que  ne  l'aurait  lait  la 
reine.  Mlle  Bertin  se  retira  la  rage  au  cœur,  et  si  bien 
qu'elle  a  eu  une  maladie  de  six  semaines.  Ce  fut,  jevous 
avoue,  un  véritable  événement,  et  dont,  pendantquinze 
jours,  toutes  les  toilettes  retentirent. 

«  Depuis  lors,  elle  se  montra  d'une  politesse  extrême 
et  lorsque,  par  la  force  de  l'habitude,  elle  s'oubliait 
encore,  il  suffisait  pour  la  rappeler  à  Tordre  de  lui  de- 
mander des  nouvelles  de  Mlle  Quinault  (1).  » 

La  mort  du  roi  avait  été,  par  contre-coup,  celle  du 
pouf  au  sentiment  qui  se  trouva  relégué  au  rang  des 
choses  bonnes  tout  au  plus  pour  la  province.  C'est  ce 
que  la  baronne  d'Oberkirch  relate  dans  ses  Mémoires  : 
«  Le  deuil  du  roi,  dit-elle,  arrêta  un  peu  une  nouvelle 
mode  assez  ridicule  qui  remplaçait  les  qaesaco,  celle  des 
poufs  au  sentiment.  C'était  une  coiffure  dans  laquelle  on 
introduisait  les  personnes  ou  les  choses  qu'on  préférait: 
ainsi  le  portrait  de  sa  fdle,  de  sa  mère,  l'image  de  son 
serin,  de  son  chien,  etc.,  tout  cela  garni  des  cheveux 
de  son  père  ou  d'un  ami  de  cœur.  C'était  incroyable 
d'extravagance.  Nous  n'en  voulûmes  pas  moins  nous  y 
conformer,  et  la  princesse  (Dorothée  de  Wurtemberg) 
fit  Tespiëglerie  de  porter  tout  un  jour  sur  l'oreille  une 
figure  de  femme  tenant  un  trousseau  de  clefs  qu'elle  as- 
sura être  Mme  Hendel.  Celle-ci  se  trouva  très  ressem- 
blante et  faillit  en  mourir  de  joie  et  d'orgueil.  »  Cette 

(1)  Comtesse   d'Adhémar,   Souvenirs   sur  Marie-Antoinette. 


LES    DEBUTS    D  UNE    GRANDE    MODISTE  37 

Mme  Hendel  était  la  femme  de  charge  de  la  princesse 
Dorothée  au  château  de  iMonthéliard,  qu'elle  iiabitait. 

Somme  toute,  de  l'aveu  môme  de  la  baronne  d'Ober- 
kirch,  qui  fut,  elle  aussi,  une  des  clientes  de  Rose  Ber- 
tin,  cette  mode  était  le  comble  du  ridicule,  et  bonne, 
tout  au  plus,  à  des  jeux  de  carnaval.  Mais  ce  comble  du 
ridicule  et  du  mauvais  goût  était,  en  même  temps, 
celui  de  la  coquetterie  qui,  par  une  inexplicable  aberra- 
tion, semble  s'être  évertuée  aux  époques  les  plus  di- 
verses, depuis  le  pouf  au  sentiment  jusqu'aux  crinolines, 
en  passant  par  les  têtes  rondes  et  les  robes  sans  taille 
de  180A,  à  déformer,  à  enlaidir,  à  rendre  grotesque  le 
corps  féminin,  et  s'est  acharnée,  avec  un  véritable 
goût  de  sauvage,  à  en  cacher  les  lignes  pour  le  plus 
grand  profit  des  femmes  ditlornies,  mais  au  grand  dom- 
mage de  la  pure  beauté. 

Il  y  avait  cependant  encore  des  femmes  raisonnables 
que  les  excentricités  de  la  mode  ne  touchaient  pas. 

«  Jamais  Epaminondas,  César  et  les  autres  militaires 
que  nous  appelons  héros,  écrit  la  marquise  de  Créqui, 
n'ont  tant  combiné,  tant  réfléchi  sur  l'arrangement 
de  leurs  troupes,  à  la  disposition  de  leurs  armées,  aux 
événements  d'une  bataille  que  les  femmes  à  une  coif- 
fure nouvelle,  à  un  chapeau  élégant,  à  un  bouquet  bien 
placé  et  à  une  garniture  qu'on  n'a  pas  encore  trouvée. 
L'inventeur  de  ces  chitfons  a  une  considération  qui  n'a 
jamais  été  accordée  au  mérite.»  Cette  lettre  n'a  certai- 
nement jamais  été  connue  de  Rose,  sans  quoi,  quelle 
colère  nouvelle  !  D'ailleurs  la  marquise  de  Créqui  ne 
parait  pas  avoir  jamais  été  de  ses  clientes.  «  Faut-il 
s'étonner,  après  cela,  coutinue-t-elle,  si  le  vrai  mérite 


38  ROSE    BERTIN 

reste  inconnu  ?ll  est  étoulïé  sons  les  gazes...  11  fanl, 
dit-on,  être  comme  les  autres.  Je  crois  cet  apoph- 
tegme très  pernicieux.  Il  faut  sans  doute  éviter  la  sin- 
gularité, mais  c'est-à-dire  qu'il  faut  être  propre  danssa 
simplicité,  noble  dans  son  goût  et  modeste  dans  les 
modes,  qu'on  suit  de  loin: 

La  mode  est  uq  tyrau  dont  rien  ne  nous  délivre; 
A  son  bizarre  goût,  il  faut  saccommoder  ; 
Mais,  sous  ses  folles  lois  étant  forcé  de  vivre, 
Le  sage  n'est  jamais  le  premier  à  les  suivre 
Ni  le  dernier  à  les  garder  (1).» 


(1)  Ces  vers  soni  du  poète  Pavillon.  V.  Annales  poétiques,  t.  XXVII, 
p.  64. 


Il 


l'ère  des  extravagances  (177zi-1777). 
Rose    Bertin     et    le    chevalier    d'Éon 


Cependant,  la  modiste  de  la  jeune  Reine  était  surtout 
renommée  pour  la  confection  des  poufs.  Considérant 
donc  que  le  pouf  au  sentiment  avait  fait  son  temps,  il 
fallait  imaginer  quelque  chose  de  nouveau.  L'ingénio- 
sité de  Rose  Bertin  la  servit  à  souhait.  Elle  fit  paraître 
coup  sur  coup  la  coifture  à  Vlphigénie  et  le  pouf  «  la 
circonstance. 

La  première  de  ces  inventions  s'adaptait  fort  bien 
aux  événements.  La  cour  portait  le  deuil  du  roi,  et 
cette  coitïureà  l'Iphigénie  étmi  «  tout  uniment,  lisons- 
nous  dans  la  Correspondance  secrète,  une  couronne  de 
fleurs  noires,  surmontée  du  croissant  de  Diane,  avec 
une  espèce  de  voile  qui  couvre  la  moitié  du  derrière  de 
la  tête  ».  Le  19  avril  1774  avait  eu  lieu  à  Paris  la  pre- 
mière représentation  de  la  tragédie  lyrique  ù'Iphigénie 
en  Aulide  par  Gliick,  qui,  tout  d'abord,  avait  soulevé 
une  vive  opposition  ;  mais,  Marie-Antoinette  avait  con- 
tribué à   la   désarmer  et  à  assurer   le  succès  de  son 


40  ROSE   RERTIN 

compositeur  favori.  C'était  flatter  ses  goûts  de  musi- 
cienne que  de  lui  rappeler  ainsi  le  triomphe  de  la  pièce 
de  Gluck. 

Quant  (in  pouf  à  la  circonstance,  il  n'était  pas  autre 
chose  également  qu'une  flatterie  à  l'égard  du  nouveau 
souverain.  Mlle  Bertin  avait  tout  pour  réussir;  ne 
mettait-elle  pas  ainsi,  au  profit  de  son  commerce,  les 
qualités  du  meilleur  des  courtisans?  La  circonstance 
était  celle  du  changement  de  règne,  et  le  pouf  était 
ainsi  composé  :  sur  la  gauche  était  placé  un  grand 
cyprès  garni  de  soucis  noirs,  au  pied  duquel  un  crêpe 
se  trouvait  disposé  de  façon  à  représenter  de  nom- 
breuses racines  ;  du  côté  droit,  une  grosse  gerbe  de 
blé  était  couchée  sur  une  corne  d'abondance  d'où  sor- 
taient, en  quantité,  des  raisins,  des  melons,  des  figues 
et  autres  fruits  parfaitement  imités  ;  le  tout  emmêlé 
de  plumes  blanches.  Ce  n'était  pas  autre  chose  qu'un 
rébus  dont  la  traduction  était  celle-ci  :  Tout  en  pleu- 
rant le  feu  roi,  tandis  que  la  douleur  plonge  ses 
racines  les  plus  profondes  au  cœur  de  ses  sujets, 
on  entrevoit  déjà  les  richesses  que  le  nouveau  règne 
leur  promet. 

Il  existait  de  ce  pouf  quelques  variantes  :  Un  soleil 
levant  éclairait  un  champ  de  blé  où  moissonnait  l'Espé- 
rance. C'était,  plus  sommairement  exprimé,  le  même 
rébus. 

hepouf  à  la  circonstance  vécut  ce  que  vivent  les 
roses,  et  ne  tarda  pas  à  se  voir  remplacé  par  le  pouf  à 
r inoculation,  autre  invention  de  Mlle  Berlin. 

Le  roi  avait  été  inoculé  le  18  juin  177/i.  Cette  pratique 
de  l'inoculation,  en  usage  depuis  des  siècles  parmi  les 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  41 

peuples  voisins  de  la  mer  Caspienne,  avait  été  importée 
de  Constantinople  en  Angleterre  en  1738  et  en  France  à 
partir  de  1755.  L'opération  subie  par  le  roi  donna  à 
l'esprit  toujours  ingénieux  de  Mlle  Bertin  l'idée  de 
composer  un  nouveau  pouf,  qui  était  bien  encore  un 
pouf  rfe  circonslance,  mais  qui  prit  le  nom  chirurgical, 
au  moins  bizarre  pour  un  ouvrage  de  modiste,  de  pouf 
à  rinocnlaiion.  On  y  voyait  un  soleil  levant,  avec  un 
olivier  chargé  de  fruits,  autour  duquel  s'enlaç^ait  un 
serpent  qui  soutenait  une  massue  enguirlandée  de 
fleurs.  Et  cela  voulait  dire  que  la  médecine,  figurée 
par  le  serpent,  le  classique  serpent  d'Esculape,  possé- 
dait la  force  (la  massue)  capable  de  terrasser  le  monstre 
variolique.  Quant  au  soleil  levant,  il  représentait  le 
jeune  roi  vers  lequel  tous  les  regards  étaients  tournés, 
le  jeune  roi  arrière-petit-fils  du  Roi-Soleil.  Et  l'olivier 
était  le  symbole  de  la  paix,  en  même  temps  que  celui 
de  la  douceur  dont  les  âmes  se  sentaient  pénétrées  à  la 
nouvelle  de  l'heureux  succès  de  l'opération  à  laquelle 
le  roi  et  les  princes  s'étaient  soumis. 

Tout  cela  n'était  pas  la  simplicité  même  ;  et  l'on  n'en 
était  pas  encore  aux  bergeries. 

L'opération  de  l'inoculation  avait  été  suivie  d'un 
séjour  à  Marly.  Or,  Mme  Campan,  dans  ses  Mémoires, 
place  précisément  à  cette  époque  la  présentation  de 
Rose  Bertin  à  la  reine.  Elle  n'est  pas  d'accord,  en  cela, 
avec  les  faux  Souvenirs  de  Léonard,  non  plus  qu'avec 
les  Mémoires  du  temps  auxquels  l'auteur  des  Sou- 
venirs a  emprunté  ses  anecdotes.  Néanmoins  il  est  in- 
téressant de  voir  comment  Mme  Campan  juge  l'admis- 
sion de  la  modiste  dans  l'intimité  de  Marie-Antoinette  : 


42  ROSE    BERTIN 

«  Ce  fut  à  ce  premier  voyage  de  Marly  que  Mme  la 
duchesse  de  Chartres,  depuis  duchesse  d'Orléans,  intro- 
duisit, dans  l'intérieur  de  la  reine,  Mlle  Berlin,  mar- 
chande de  modes,  devenue  fameuse,  à  cette  époque, 
par  le  changement  total  qu'elle  introduisit  dans  la 
parure  des  dames  françaises. 

«  On  peut  dire  que  l'admission  d'une  marchande  de 
modes  chez  la  reine,  fut  suivie  de  résultats  fâcheux 
pour  Sa  Majesté.  L'art  de  la  marchande,  reçue  dans 
l'intérieur,  en  dépit  de  l'usage  qui  en  éloignait,  sans 
exception,  toutes  les  personnes  de  sa  classe,  lui  faci- 
litait les  moyens  de  faire  adopter,  chaque  jour,  quelque 
mode  nouvelle.  La  reine,  jusqu'à  ce  moment,  n'avait 
développé  qu'un  goût  fort  simple  pour  sa  toilette  ;  elle 
commença  à  en  faire  une  occupation  principale  ;  elle 
fut  naturellement  imitée  par  toutes  les  femmes. 

«  On  voulait,  à  l'instant,  avoir  la  même  parure  que 
la  reine,  porter  ces  plumes,  ces  guirlandes  auxquelles 
sa  beauté,  qui  était  alors  dans  tout  son  éclat,  prêtait 
un  charme  infini.  La  dépense  des  jeunes  dames  fut 
extrêmement  augmentée;  les  mères  et  les  maris  en 
murmurèrent  ;  quelques  étourdis  contractèrent  des 
dettes  ;  il  y  eut  de  fâcheuses  scènes  de  famille, 
plusieurs  ménages  refroidis  ou  brouillés  ;  et  le  bruit 
général  fut  que  la  reine  ruinerait  toutes  les  dames 
françaises...  Des  caricatures  sans  nombre,  exposées 
partout,  et  dont  quelques-unes  rappelaient  malicieuse- 
ment les  traits  de  la  souveraine,  attaquaient  inutile- 
ment l'exagération  de  la  mode  ;  elle  ne  changea,  comme 
cela  arrive  toujours,  que  par  la  seule  influence  de 
l'inconstance  et  du  temps.  » 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  43 

L'introduction  de  Mlle  Bertin  dans  rintérieur  de 
Marie-Antoinette  fut  une  petite  révolution  de  palais 
contre  laquelle  les  dames  d'atours  et  les  femmes  de 
chambre  s'insurgèrent  tant  qu'elles  purent.  En  effet, 
continue  Mme  Campan,  «  lorsqu'elle  la  reine)  était 
coiffée,  elle  saluait  les  dames  qui  étaient  dans  sa 
chambre  et,  suivie  de  ses  seules  femmes,  elle  rentrait 
dans  un  cabinet  où  se  trouvait  Mlle  Bertin  qui  ne  pou- 
vait être  admise  dans  la  chambre.  C'était  dans  un  cabi- 
net intérieur  qu'elle  présentait  ses  nouvelles  et  nom- 
breuses parures  )>. 

Mais  les  femmes  de  la  reine,  jalouses  de  leurs  pré- 
rogatives, se  plaignaient  et  récriminaient;  aussi,  lors- 
que Louis  XVI,  un  jour  de  cette  aimée  177/i,  lui  ayant 
dit  :  '(  Vous  aimez  les  fleurs,  eh  bien;  j'ai  un  bouquet  à 
vous  olfrir,  c'est  le  Trianon  »,  la  reine  ne  pensa  plus 
qu'à  s'y  sauver  pour  fuir  tous  les  ennuis  d'un  céré- 
monial qui  lui  pesait.  «  Elle  songeait  à  se  faire  habiller 
là,  dans  sa  chambre,  par  Mlle  Bertin,  sans  être  con- 
damnée à  se  réfugier  dans  un  cabinet,  par  le  refus  de 
ses  femmes  de  laisser  entrer  Mlle  Berlin  dans  leurs 
charges."» 

Cependant,  la  dame  d'atours  n'eut  ([u'à  s'incliner  de- 
vant la  volonté  royale.  Elle  n'avait  d'ailleurs,  à  cause 
même  de  ses  fonctions,  qu'à  s'accommoder  à  la  situa- 
tion et  à  vivre,  avec  la  modiste  favorite,  dans  les  meil- 
leurs termes  possibles.  La  charge  de  dame  datours  de 
Marie-Antoinette,  qui  avait  été  occupée  depuis  son  ar- 
rivée en  France,  en  1770,  jusqu'au  15  septembre  1771 
par  la  duchesse  de  Villars,  était,  depuis  la  mort  de 
celle-ci,  passée  à  la  duchesse  de  Cossé  qui  la  garda  jus- 


44 


ROSE    RERTIN 


qu'en  juin  1775.  La  princesse  de  Cliimay  lui  succéda, 
mais,  en  septembre  de  la  même  année,  elle  céda  la  place 
à  Mme  de  Mailly,  (iiii,  à  son  tour,  fut  remplacée  en 
1781  par  la  comtesse  d'Ossun. 

«  Les  attributions  de  la  dame  d'atours,  étaient  de 
veiller  à  ce  que  la  l'eine  fût  décemment  habillée,  à  ce 
qu'on  lui  fournît  les  robes  et  vêtements  à  son  usage. 
Elle  payait  les  mémoires  sur  règlement  ;  cent  mille 
francs  étaient  attectés  à  cette  dépense  ;  on  y  suppléait 
quand  des  circonstances  imprévues  Taugmentaient,  et 
cela  arrivait  souvent.  MmeCampan,  qui  m'a  donné  une 
note  très  détaillée  de  tous  ces  points  d'intérieur,  y  dit 
que  la  dame  d'atours  faisait  vendre  à  son  protit  les 
robes,  manchons,  dentelles  et  oripeaux  :  le  tout  mon- 
tait à  une  forte  somme. 

«  La  dame  d'atours,  dit  encore  Mme  Campan,  avait 
aussi  sous  ses  ordres  une  première  femme  de  chambre 
pour  replier  et  repasser  les  objets  de  toilette,  deux 
valets  de  garde-robe  et  un  garçon  de  garde-robe  ;  ce 
dernier  était  chargé  de  transporter  à  l'appartement  des 
corbeilles  couvertes  en  taffetas  vert,  qui  contenaient 
•-out  ce  que  la  reine  devait  porter  dans  le  jour  ;  il  don- 
nait alors  à  la  première  femme  de  chambre  un  livre, 
sur  lequel  étaient  attachés  des  échantillons  de  robes, 
grands  habits,  robes-déshabillés,  etc.  Une  petite  portion 
de  la  garniture  indiquait  de  quel  genre  elle  était.  La 
première  femme  de  chambre  présentait  ce  livre  au 
réveil  de  la  reine,  avec  une  pelote.  Sa  Majesté  plaçait 
des  épingles  surtout  ce  qu'elle  désirait  pour  la  journée  : 
une  sur  le  grand  habit,  une  sur  la  robe-déshabillé  de 
l'après-midi,  et  une  sur  la  robe  parée  pour  l'heure  du 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  '15 

jeu  ou  le  souper  des  petits  appartements.  On  reportait 
ce  livre  à  la  garde-robe,  et  bientôt,  on  voyait  arriver 
ce  que  Sa  Majesté  avait  choisi  (1).  » 

Un  de  ces  registres  d'échantillons  existe  encore  ;  il 
est  conservé  aux  Archives  Nationales  et  concerne  la 
toilette  de  Marie-Antoinette  en  1782. 

«  Aussitôt  la  toilette  terminée,  on  faisait  entrer  les 
valets  et  garçons  de  garde-robe,  qui  remportaient  les 
objets  inutiles  à  la  garde-robe,  où  ils  étaient  reployés, 
suspendus,  revus,  nettoyés  avec  un  ordre  et  un  soin  si 
étonnants,  que  les  robes,  mêmes  réformées,  avaient  tout 
l'éclat  du  neuf. 

«  La  garde-robe  des  atours  consistait  en  trois 
grandes  pièces  environnées  d'armoires,  les  unes  à 
coulisses,  les  autres  à  porte-manteaux  ;  de  grandes 
tables,  dans  chacune  de  ces  pièces,  servaient  à  étendre 
les  robes,  les  habits,  et  aies  reployer. 

«  La  reine  avait  ordinairement  pour  l'hiver  douze 
grands  habits,  douze  petites  robes,  dites  de  fantaisie  et 
douze  robes  riches  sur  paniers,  qu'elle  portait  pour  le 
jeu,  ou  le  souper  des  petits  appartements. 

«  Les  parures  de  l'été  et  du  printemps  servaient 
l'automne.  Toutes  ces  parures  étaient  réformées  à  la  fin 
de  chaque  saison,  à  moins  que  Sa  Majesté  n'en  fit 
conserver  quelques-unes,  auxquelles  elle  tenait.  On  ne 
parle  point  des  robes  de  mousseline,  percale,  ou  autres 
de  ce  genre  :  l'usage  en  était  récent,  et  elles  n'en- 
traient pas  dans  le  nombre  de  celles  fournies  à  chaque 


(1)  Comtesse  d'ADiiûuAVi,Souvenirs sur  Marie-Antoinelte.  Paris,lS3(>, 
t.  III. 


46  ROSE  BERTIN 

saison  ;  on  les  faisait  servir  plusieurs  années  (1).  » 
En  effet,  à  la  cour  de  France,  tout  était  tradition,  au 
point  que  «  telle  étotïe  était  atïectée  à  l'habillement 
d'hiver,  et  telle  autre  à  celui  de  l'été.  Le  luxe  même  a 
poussé  le  rafinement  jusqu'à  prescrire  le  temps  où  de- 
vaient se  montrer  les  couleurs  dans  la  parure.  Ainsi 
l'or  ne  doit  briller  qu'au  milieu  des  glaces,  tandis  que 
l'argent  se  porte  pendant  la  canicule.  Celui  qui  aurait 
paru  dans  la  galerie  de  Versailles  avec  un  tout  autre 
habit  que  celui  de  la  saison,  eût  été  regardé  comme  un 
homme  sans  usage  et  de  mauvais  ton  (2)  ». 

Mlle  Bertin  a-t-elle  approché  Marie-Antoinette,  lors- 
qu'elle était  dauphine  ou,  en  177/i,  après  la  mort  de 
Louis  XV  ?  Il  semble  à  première  vue,  que  l'exactitude 
devrait  se  trouver  plutôt  sous  la  plume  de  Mme  Cam- 
pan,  dont  les  fonctions  lui  permettaient  de  connaître, 
très  en  détail,  les  menus  faits  de  l'existence  journalière 
de  la  reine.  Mais,  il  est  bon  de  faire  remarquer  que 
Mlle  Bertin  a  pu  fort  bien  être  présentée  à  titre  de 
marchande  de  modes  à  Marie-Antoinette,  lorsqu'elle 
était  dauphine,  sans  pour  cela  avoir  obtenu  alors  ses 
grandes  et  ses  petites  entrées  dans  le  cabinet  de  la  prin- 
cesse. En  tous  cas,  il  est  constant  que  c'est  à  dater  de 
177/i  que  Rose  Bertin  vint  régulièrement,  deux  fois  par 
semaine,  présenter  ses  inventions  à  ia  reine.  Et  il  en  fut 
ainsi  sans  interruption  jusqu'après  la  journée  du  G  oc- 
tobre, sauf  cependant  pendant  le  premier  mois  qui  suivit 
la  mort  de  l'impératrice  Marie-Thérèse. 

Cela  coûtait  beaucoup  de  temps  à  Mlle  Berlin.  Elle 

(1)  Comtesse  (I'Adhémar,  Souvenirs  sur  Marie-Anloinelte. 

(2)  Roussel  d'Epinal,  le  Château  des  Tuileries. 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  47 

avisa  donc  sa  clientèle,  que  désormais  on  la  trouverait 
chez  elle  à  des  jours  désignés,  niais  qu'elle  se  voyjut 
obligée  de  ne  plus  se  rendre  en  personne  chez  ses 
clientes.  La  façon  dont  elle  s'y  prit  pour  les  informer 
de  cette  décision,  n'était  peut-être  pas  fort  habile,  elle 
le  lit  peut-être  avec  un  peu  de  hauteur,  —  dailleurs  elle 
avait  le  caractère  hautain,  c'est  incontestable,  —  car 
elle  exaspéra  toutes  les  élégantes  de  Paris,  et  si  ses  ma- 
gasins ne  devinrent  pas  déserts  du  coup,  c'est  qu'il  était 
de  bon  ton  d'avoir  pour  faiseuse  de  modes  la  modiste  de 
la  reine. 

Si  Rose  avait  su  plaire  k  Marie-Antoinette,  à  la  du- 
chesse de  Chartres,  à  la  princesse  de  Conti,  ses  façons 
n'étaientpas  du  goût  de  toutes  les  dames  qui  avaient  des 
rapports  avec  elle.  Voici,  en  effet,  comment,  l'apprécie 
dans  ses  Mémoires,  la  baronne  d'Oberkirch  : 

«  Le  jargon  de  cette  demoiselle  était  fort  divertissant; 
c'était  un  singulier  mélange  de  hauteur  et  de  bassesse, 
qui  frisait  l'impertinence  quana  on  ne  la  tenait  pas  de 
très  court,  et  qui  devenait  insoleni  pour  peu  qu'on  ne  la 
clouât  pas  à  sa  place.  » 

Cependant  la  reine  avait  été  la  première  à  porter  le 
pouf  à  l'inoculation  et  bientôt  elle  fut  imitée  par 
toutes  les  femmes  de  la  cour.  Mlle  Bertin  ne  suffisait 
plus  à  la  fourniture.  Elle  avait  trente  ouvrières  qui  ne 
faisaient  que  cela  ;  mais  chacune  de  ces  coiffures  lui 
rapportait  dix  louis,  ce  qui  était  un  assez  bon  prix. 

Cet  empressement  à  saisir  le  fait  marquant  Tévéne- 
ment  du  jour,  l'actualité,  pour  en  timbrer  sa  marchan- 
dise, caractérisa  tout  particulièrement  le  commerce 
de  la  grande  modiste,   qu'imitaient  dailleurs  ses   cou- 


48  ROSE    BERTIN 

ciirrenls  oi  concurrentes  de  plus  en  plus  nombreux,  et 
au  premier  rang  desquels  se  plaçait  le  célèbre  Beau- 
lard.  A  ce  propos,  quelrpies  années  plus  lard,  en  1786, 
un  journal  spécial  qui  s'intitulait  le  Cabinet  de  modes 
pouvait  écrire  avec  beaucoup  de  justesse:  «  La  mode, 
que  ses  détracteurs  ont  appelée  :  légère,  inconstante, 
volage,  frivole,  est  pourtant  fixe  dans  ses  principes... 
Nous  la  voyons  constante  à  saisir  tous  les  événements 
remarquables,  à   se   les  approprier,  à  les   consigner 
dans    ses   annales,   à  les  éterniser  dans  la  mémoire. 
Quels  grands  événements,  quels  hauts  faits  de  nos  guer- 
riers, de  nos  magistrats  même  n'a-t-elle  pas  publiés  ? 
Si  les  d'Eslaing,  les  d'Orvilliers  ont  vaincu,  ne  l'a- 
t-elle  point  annoncé  ?  n"a-t-elle  point  voulu  que    les 
dames  portassent  sur  leurs  têtes  des  signes  en  mémoire 
de  leur  triomphe,  et,  qu'entrant  ainsi  par   l'extrémité 
de  leur  corps,  le  souvenir   s'en  gravât  profondément 
dans  leur  cœur?  N'a-t-elle  point  appris  à  toute  l'Europe 
le  succès  de  Figaro  ?  Sous  combien  de  formes  n'a- 
t-elle  point  reproduit  Janot  ?  Le  seul  Cagliostro,  de- 
venu plus  fameux  par  son  procès  que  par  son  éternité 
mensongère,  n"a-t-il  pas  vu  la  mode  faire   connaître 
son  existence  de  l'un  à  l'autre  hémisphère?...  Nous  nous 
flattons  que  l'on  ne  nous  refusera  pas  l'aveu  que  le  Cabi- 
net de  modes  peut  devenir  utile,  môme  aux  Historiens.  » 
Le  rédacteur  du  Cabinet  de  modes  était  dans   son 
rôle  en  vantant    ainsi  les    mérites  de  la  mode,  qui 
n'était  pas  toujours   pareillement   appréciée.  11  suffira 
pour  s'en  convaincre  de  lire  les  lignes  que,  dans  sa  Cor- 
respondance littéraire,  Meister  écrivait  au  mois  de  no- 
vembre de  177/i  : 


I  HU'liniJir.jac  Xalioiiale.) 

MISS  c:oni:in(;li-:  olt  of  opéra 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  49 

«  Si  jamais  l'on  fait  un  ouvrage  (le  morale  pour  nos 
jeunes  Parisiennes,  je  demande  en  grâce  à  son  auteur 
de  tomber  à  bras  raccourcis  sur  l'extravagance  des 
coilïurcs,  et  surtout  sur  le  mauvais  goût  du  sieur 
Beaulard,  qui  est  le  grand  inventeur  de  toutes  ces  sot- 
tises. 

«  Cet  homme  se  metàla  torture  pour  représenter  sur 
ia  tête  des  jeunes  femmes,  soit  au  naturel,  soit  allégo- 
riquement,  les  articles  les  plus  importants  des  gazettes. 
On  voit  sur  un  bonnet  la  rentrée  du  parlement,  sur  un 
autre  la  bataille  d'ivry  et  Henri  IV,  ou  bien  un  jardin 
anglais,  et  entîn  tous  les  événements  anciens  et  mo- 
dernes. Il  arrive  aussi  que,  la  coiffure  ne  se  trouvant 
plus  d'accord  avec  les  habillements,  on  en  invente  de 
plus  pittoresques,  et  qu'insensiblement  les  femmes 
vont  se  trouver  vêtues  en  personnages  de  théâtre,  et  il 
ne  restera  de  ressource  pour  les  habits  de  bal,  qui  doi- 
vent difitérerde  ceux  delà  société,  que  le  bonnet  de  nuit 
et  le  manteau  de  lit.  » 

Ces  récriminations  n'empêchaient  pourtant  rien  à  la 
vogue  de  Beaulard,  non  plus  qu'à  celle  de  Mlle  Berlin 
qui  aurait  pu  en  prendre  largement  sa  part,  car  elle  était 
coupable  d'au  moins  autant  de  conceptions  extrava- 
gantes du  môme  goût  ;  or  ses  poufs  gardaient  toujours 
une  renommée  sans  égale. 

Mlle  Berlin  ne  voyait  pas  d'un  bon  œil  la  renommée 
de  son  rival  Beaulard.  Elle  vint  un  jour,  les  larmes  aux 
yeux,  se  plaindre  chez  la  reine  des  faveurs  dont  il  était 
l'objet  de  la  part  de  plusieurs  grandes  dames.  Il  est 
vrai  qu'elle  avait  lieu  de  se  montrer  inquiète  de  son  suc- 
cès, car  c'était  un  homme  de  beaucoup  d'imagination 


60  ROSE   BERTIN 

(lui,  lorsdela  mo(I(3  des  poufs  auseiitinicnt,  en  composa 
de  Tort  originaux,  capables  de  rivaliser  avec  ceux  de  la 
rueSaint-Honoré,  et  dont  la  réputation  devint  considé- 
rable, lorsqu'il  eut  imaginé  le  curieux  bonnet  dit  à  la 
bonne  maman. 

Dans  les  Souvenirs  sur  Marie- Antoinetle  par  la 
comtesse  d'Adhémar,  on  lit,  au  sujet  du  célèbre  Beau- 
lard,  l'anecdote  suivante  : 

«  Une  étrangère  arrive  chez  lui. 

«  —  Monsieur,  dit-elle,  je  désire  que  vous  inventiez 
pour  moi  un  bonnet  distingué  ;  je  suis  Anglaise,  veuve 
d'un  amiral  ;  je  n'ai  rien  à  ajouter  ;  votre  goût  lera  le 
reste. 

«  L'habile  modiste  combine,  réfléchit,  se  met  à 
l'œuvre  et,  deux  jours  après,  il  apporte  à  la  Hère  insu- 
laire un  bonnet  réellement  divin.  Avec  de  la  gaze  bouil- 
lonnée,  il  avait  représenté  une  mer  agitée,  et,  au 
moyen  de  rubans  taillés,  et  d'autres  brimborions,  on 
voyait  voguer  une  flotte  portant  pavillon  de  deuil  à 
cause  de  la  viduiLé  de  la  dame.  Lorsqu'elle  parut  avec 
ce  merveilleux  travail,  on  poussa  des  cris  d'admiration, 
ajuste  titre  ;  mais  ce  qui  compléta  la  vogue  de  Beau- 
lard,  fut  un  bonnet  confectionné  par  lui,  appelé  à  la 
bonne  maman. 

«  Pour  en  bien  faire  apprécier  le  mérite,  il  faut  sa- 
voir que  les  grand'mères,  et  en  général  toute  la  vieille 
cour,  désapprouvaient  la  hauteur  des  coiffures  mo- 
dernes ;  en  conséquence,  les  bonnets  à  la  bonne  ma- 
man/di  l'aide  d'un  ressort,  s'élevaient  à  la  dimension 
exigée  parla  mode,  et  s'abaissaient  à  volonté,  dès  que 
paraissait  une  aïeule  de  mauvaise  humeur.  Toutes  les 


LÈRE    DKS    EXTRAVAGANCES    (l  77^-1777)  51 

jeunes  femmes  désirèrent  en  avoir,  et  Mlle  Bertin  ne 
pardonna  à  aucune  de  ses  pratiques  rinlidélité  momenta- 
née qu'elles  lui  firent  pour  les  colifichets  de  Beaulard.  » 

Cependant,  toutes  ces  futilités  et  plusieurs  anec- 
dotes qui  se  racontaient,  nuisaient  à  Marie-Antoinette 
qu'elles  exposaient  aux  critiques  les  plus  virulentes. 
D'abord  ((Mesdames  Tantes,  nous  apprend  Soulavie  (i), 
qui  ne  pouvaient  se  résoudre  à  prendre  ces  modes  ex- 
travagantes, ni  à  se  modeler  cliaque  jour  sur  la  reine, 
appelaient  ses  plumes  un  ornement  de  chevaux  ».  Mais 
ce  n'était  qu'un  mot.  L'ai3bé  Bandeau,  dans  sa  Chroni- 
que secrète  de  Paris  sous  Louis  XVI,  nous  en 
apprend  bien  davantage  :  «  On  tire  à  boulets  rouges  sur 
la  reine,  écrit-il  à  la  date  du  11  juillet  i77/i,  il  n'y  a  pas 
d'horreurs  qu'on  n'en  débite  et  les  plus  contradictoires 
sont  admises  par  certaines  gens.  » 

Il  eût  été  bien  extraordinaire  que  Rose  Bertiu  échap- 
pât aux  malignités,  aux  méchancetés  qui  étaient  la 
monnaie  courante  de  l'esprit  de  ce  siècle  pervers,  in- 
constant et  malfaisant.  Aussi  ne  sommes-nous  point 
étonnés  de  lire,  dans  le  livre  de  Soulavie,  ces  lignes  : 
«  On  lui  reprocha  (à  Marie-Antoinette)  des  liaisons  se- 
crètes avec  Mlle  Bertin,  marchande  de  modes  de  la  capi- 
tale, avec  les  demoiselles  Guimard,  Renaud  et  Gentil  », 
sans  compter  les  autres,  bien  entendu.  11  suffisait  d'une 
plaisanterie,  d'une  marque  d'intérêt,  d'un  sourire  ou  d'un 
mot  de  la  reine,  pour  que  l'imagination  des  libellistes,  à 
la  solde  de  Mme  Adélaïde  en  particulier,  accouchât  des 
plus  invraisemblables  histoires. 

(1)  Mémoires  historiques  et  politiques  du  règne  de  Louis  XVI,  t.  II. 
Paris,  an  X. 


52  ROSE    BERÏIN 

Uose  Berlin,  dont  l'art  était,  on  la  vu,  si  peu  goûté 
par  Mesdames  Tantes,  ne  pouvait  échapper  aux  traits, 
peu  galants  ceux-ci,  des  folliculaires  que  soudoyait  la 
coterie  anti-autrichienne,  à  la  tète  de  laquelle  s'étaient 
mises  les  bonnes  Tantes.  Cela  n  empêchait  pas  d'ailleurs 
les  dames  d^ionneur  de  Mme  Adélaïde  de  s'adressera 
Mlle  Hcrtin  ;  Mme  de  Béon  fut  de  ce  nombre. 

Il  faut  dire  cependant,  pour  l'excuse  de  leur  mau- 
vaise humeur,  que  Marie-Antoinette  n'était  pas  sans 
prêter  à  la  critique,  par  maintes  inconséquences  et 
maints  travers  dont  le  moindre  n'était  pas  son  goût  de 
la  dépense.  En  octobre  177/i,  sa  cassette  fut  portée  de 
96.000  livres  à  200.000  et  cela  ne  tarda  pas  à  devenir  in- 
suffisant pour  ses  goûts  dispendieux. 

Les  bruits  qu'on  faisait  courir  sur  le  compte  de  la 
modiste  ne  nuisaient  cependant  point  à  son  commerce, 
et  il  était  toujours  de  bon  ton  de  se  faire  habiller  dans 
sa  maison. 

Le  comte  Auguste  de  la  Marck,  pi'ince  d'Arenberg, 
ayant  épousé,  le  23  novembre  177/i,  Mlle  de  Cernay 
celle-ci  se  fit  garnir  le  mois  suivant  un  habit  à  la  musul- 
mane, et  quelque  temps  après  un  habit  à  la  Henri  IV 
chez  Rose  Bertin.  A  la  même  époque  elle  fournissait,  à 
Bruxelles,  la  princesse  de  Stolberg. 

L'hiver  de  177/i-75  fut  très  brillant  ;  il  y  eut  des  bals 
chez  la  reine  et  les  affaires  s'en  ressentirent  heureuse- 
ment. Le  26  décembre  et  le  9  janvier  notamment,  ces 
bals  furent  particulièrement  réussis.  Au  bal  du  9  jan- 
vier, il  y  eut  des  quadrilles  de  masques  en  habillements 
norvégiens  et  lapons. 

La  reine  avait  donné  l'exemple  ;  la  noblesse  suivit  et 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  53 

on  vit  à  Versailles  de  fort  brillantes  réunions.  Mercy- 
Ârgenteau  écrivait  à  ce  sujet  le  20  février  1775  à  Timpé- 
ratrice  Marie-Thérèse  :  «La  comtesse  de  Brionne  ayant 
donné  un  bal  particulier  chez  elle  à  Versailles,  après 
minuit,  la  Reine,  Monsieur  et  Madame  et  M.  le  comte 
d'Artois,  voulurent  honorer  cette  fête  de  leur  présence, 
et  s'y  rendirent  sans  que  la  comtesse  de  Brionne  eût 
lieu  de  s'y  attendre.  Cela  devint  l'objet  de  quatre  qua- 
drilles :  la  première  était  vêtue  dans  l'ancien  habille- 
ment français,  la  seconde  représentait  des  saltim- 
banques, la  troisième,  qui  était  celle  de  la  reine,  avait 
des  habillements  tyroliens,  et  la  quatrième  était  sous 
un  habillement  indien.  Cette  mascarade,  ayant  si  bien 
réussi,  la  reine  voulut  qu'elle  fût  répétée  la  semaine 
suivante  au  bal  de  nuit  qui  eut  lieu  à  Versailles  le 
23  janvier  dans  la  petite  salle  des  spectacles.  » 

Après  l'ère  des  poufs  étranges,  celle  des  plumes 
énormes.  Elle  s'ouvre  avec  l'année  1775.  L'auteur  de  la 
Correspondance  secrète,  le  9  janvier  de  cette  année, 
notait  : 

«  La  Reine  a  imaginé  pour  ses  courses  de  traîneaux 
une  parure  de  tête  qui,  se  combinant  très  bien  avec 
les  qiiesaco,  porte  les  coiffures  des  femmes  à  une 
hauteur  prodigieuse  :  plusieurs  de  ces  coiffures  repré- 
sentent des  montagnes  élevées,  des  prairies  émaillées, 
des  ruisseaux  argentins,  des  forêts,  enfin  un  jardin  à 
l'anglaise  ;  un  panache  immense  soutient  tout  l'édifice 
par  derrière.  Ces  panaches,  qu'on  renouvelloit  tous  les 
jours,  ont  frappé  le  Roi  avant-hier,  et,  pour  témoigner 
d'une  manière  galante  qu'ils  lui  déplaisaient,  Sa  Majesté 


64  ROSE    RERTIN 

a  présenté  à  son  épouse  une  magnifique  aigrette  de 
diamans,  en  lui  disant  :  «  Je  vous  prie  de  vous  borner 
à  cet  ornement,  dont  même  vos  charmes  n'ont  pas 
besoin;  ce  présent  doit  vous  être  d'autant  plus  agréable 
(|u'il  n'augmente  point  mes  dépenses,  puisqu'il  n'est 
composé  que  de  diamans  que  j'avois  étant  Dauphin.  » 
De  cette  aventure  nos  femmes  vont  sans  doute  simpli- 
fier leur  ajustement. 

<c  On  est  forcé  de  convenir  cependant  que  les  im- 
menses et  coûteuses  coiffures  qui  se  sont  introduites 
augmentent  singulièrement  les  produits  de  notre  com- 
merce. C'est  un  empire  d'industrie  qui  devient  trop 
intéressant  à  la  France  pour  qu'elle  ne  doive  pas  s'en 
applaudir.  La  toilette  d'une  femme  devient  en  ce  pays 
une  affaire  de  politique  par  son  influence  sur  le  com- 
merce et  les  manufactures.  » 

Ces  conclusions  économiques  sont  intéressantes.  On 
verra  quelle  fut  l'importance  à  la  fois  heureuse  et  néfaste 
de  ce  commerce  de  modes,  auquel  l'imagination  de 
Mlle  Bertin  avait  une  part  certainement  bien  plus  grande 
que  celle  de  la  reine.  Elle  proposait  et  Marie-Antoinette 
ratifiait.  Tout  cela  augmentait  naturellement  le  mouve- 
ment des  affaires,  pour  certaines  corporations  tout  au 
moins,  car  d'autres,  au  contraire,  voyaient  leurs  intérêts 
lésés,  et  s'en  plaignaient  amèrement,  ce  que  constatent 
les  contemporains. 

«  Une  marchande  de  modes,  admise  dans  l'intérieur 
de  Marie-Antoinette  à  la  grande  stupeur  de  tout  ce  qui 
garde  quelque  reste  de  culte  à  l'étiquette,  Mlle  Bertin, 
devient  un  personnage  historique.  Son  influence  ébranle 
tout  le  système  de  nos  vieilles  industries  en  achevant  la 


l'ère  des  extravagances   (1774-1777)  5ô 

révolution  comniencée  par  laPompadouret  la  duBarrj^, 
et  en  substituant  à  la  solide  magnificence  des  anciennes 
étolTes  un  laxe  .éger,  frivole  et  fantasque.  Tantôt  la 
reine,  et  après  elle  toutes  les  beautés  à  la  mode 
affectent  une  exirôme  simplicité  et  empruntent  la  légère 
robe  blanche  de  leurs  femmes  de  chambre  ;  tantôt  elles 
s'affublent  de  costumes  de  théâtre,  d'immenses  pa- 
naches ;  elles  élèvent  sur  leur  tête  un  gigantesque  écha- 
faudage de  gaze,  de  fleurs,  de  plumes,  si  bien  qu'une 
femme,  comme  le  montrent  les  caricatures  du  temps, 
a  la  tète  au  milieu  du  corps,  et  que  tout  cercle  a  l'air 
d'un  extravagant  bal  travesti. 

«  Les  salons  rient  de  la  mode,  tout  en  lui  obéissant; 
les  ateliers  crient  que  r Autrichienne  ruine  nos  fa- 
briques lyonnaises,  nos  belles  manufactures  de  soieries, 
pour  enrichir  les  fabriques  de  linon  brabançonnes  et  les 
sujets  de  son  frère  Joseph  II  (1).  » 

Ces  récriminations  étaient  excessives,  en  ce  sens 
qu'il  n'y  avait  pas  que  le  Brabant  qui  possédât  des  ma- 
nufactures de  linon;  il  y  en  avait  aussi  et  de  très  impor- 
tantes dans  les  provinces  françaises,  notamment  en 
Flandre,  où  se  trouvaient  plusieurs  contres  de  fabrica- 
tion réputés. 

Tant  de  succès  n"éLait  pas  l'ait  pour  diminuer  l'orgueil 
de  la  modiste  de  la  rue  Saint-Honoré.  Elle  aimait  à  dire, 
lorsqu'elle  sortait  do  chez  la  Reine  :  «  Je  viens  de 
travailler  avec  Sa  Majesté,  »  et  à  parler  de  ses  «  entre- 
vues »  avec  elle.  Il  est  vrai  que  Marie-Antoinette  la 
traitait  avec  une  grande  familiarité,  que  sa  porte  lui 

(1)  Henri  Martîn,  Ilisloire  de  France,  t.  XV'I,  1860. 


56  ROSE    BERTIN 

était  ouverte  à  toute  heure,  et  que  Timporiance  qu'elle 
accordail,  tout  au  moins  au  débuldu  rè^ne  de  Louis  XVI, 
cl  avant  la  naissance  du  premier  dauphin,  en  1781,  à 
tout  ce  qui  concernait  la  toilette,  donnait  par  là  même 
une  iKjn  iiu/indre  importance  à  sa  faiseuse  de  modes. 
On  raconte  qu'un  jour  une  dame  appartenant  à  la  plus 
haute  aristocratie  vint  la  trouver  pour  lui  réclamer  une 
commande,  déjà  ancienne  et  que  Mlle  Bertin  ne  livrait 
pas.  «  Je  ne  puis  vous  satisfaire,  lui  dit  la  modiste 
avec  une  majesté  plutôt  comique  ;  dans  le  conseil  tenu 
dernièrement  chez  la  reine,  nous  avons  décidé  que  ces 
modes  ne  paraîtraient  que  le  mois  prochain.  » 

Un  autre  incident  analogue  se  produisit  dans  les 
magasins  de  la  rue  Saint-Honoré.  Un  jour,  une  des 
clientes  habituelles  de  la  maison  se  présente  pour 
demander  des  bonnets  qu'une  de  ses  amies  de  pro- 
vince l'avait  chargée  d'acheter,  à  la  dernière  mode, 
chez  la  célèbre  Mlle  Bertin.  La  cliente  avait  demandé 
à  voir  la  patronne  en  personne,  que  d'ailleurs  elle 
connaissait.  Elle  ne  fut  introduite  qu'au  bout  d'un 
moment  et  trouva  Rose  Bertin  étendue  sur  une  chaise 
longue,  dans  un  négligé  des  plus  coquets.  Celle-ci 
accueillit  sa  cliente  d'un  simple  signe  de  tête,  et,  après 
avoir  écouté  les  motifs  de  sa  visite,  tira  le  ruban  de  sa 
sonnette.  Immédiatement,  une  jeune  employée  ouvrit  la 
porte  :  «  Mademoiselle  Adélaïde,  donnez  à  Madame,  dit 
Rose  Bertin,  des  bonnets  d'un  mois.  »  A  cette  époque 
où  les  modes  changeaient  à  propos  de  tout  et  de  rien, 
du  jour  au  lendemain,  les  bonnets  d'un  mois  pouvaient 
passer  presque  p'our  des  rossignols.  Aussi,  otïusquée, 
la  cliente  de  se  récrier,   de  dire  qu'elle  veut  tout  ce 


( Biblioilu'ijui'  Nationale . j 


MARIE-THKRESE-LOl  ISE  DE  SAVOIE  CAIUGNAN 
Princossi-  di;  Lamkali.k. 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  57 

qu'il  y  a  de  plus  nouveau.  Mais,  d'un  geste  de  sous- 
reine,  quelle  pratiquait  avec  une  amusante  dignité, 
Rose  Berlin  coupe  court  à  ses  réclamations.  «  Madame, 
reprend-elle,  cela  n'est  pas  possible.  Dans  mon  dernier 
travail  avec  Sa  Majesté,  nous  avons  arrêté  que  les  plus 
modernes  ne  paraîtraient  que  dans  huit  jours.  » 

Il  n'est  pas  étonnant  qu'après  de  telles  répliques,  qui, 
naturellement,  eurent  vite  fait  le  tour  des  salons  et  des 
boudoirs,  on  n'appelait  plus  Rose  Rcrtin  autrement  que 
le  Ministre  de  la  mode.  11  est  vrai  que,  par  opposition, 
on  traita  de  marchands  de  modes,  les  ministres  du 
temps  qui  manquaient  totalement  d'esprit  de  suite,  et 
ne  semblaient  se  complaire  qu'à  de  perpétuels  chan- 
gements. 

Mlle  Bertin,  ministre  de  la  mode,  coûtait  d'ailleurs 
plus  cher  qu'un  secrétaire  d'État. 

En  etïet,  l'influence  qu'elle  exerçait  sur  la  reine 
entraîna  celle-ci  dès  la  première  année  de  son  règne  à 
des  dépenses  de  toilette  auxquelles  elle  était  toute 
disposée,  et  qui  s'élevèrent  rapidement  à  un  chiffre 
considérable.  Elle  s'endetta  même,  cette  année-là,  de 
la  somme  exorbitante  et  réellement  incroyable  de 
300.000  livres  à  l'insu  du  roi.  De  ces  300.000  livres, 
bien  entendu,  une  grande  partie  lui  était  réclamée  par 
des  notes  de  couturières,  coiffeurs,  plumassières,  par- 
fumeurs et  autres  trafiquants  de  la  coquetterie  féminine. 
Mais,  de  tous  ces  fournisseurs,  aucun  n'était  plus  con- 
sulté, plus  écouté  et  même  plus  aimé  que  la  petite 
Bertin. 

Cependant,  quoiqu'elle  en  prît  à  son  aise  avec  sa 
cUentèle,  même  la  plus  aristocratique.  Rose  ne  négli- 


58  ROSE    BERTIN 

gcait  pas  le  côté  affaires  et  les  intérêts  de  sa  maison. 
Tous  les  mois,  elle  expédiait  dans  les  conrs  du  Nord 
une  poupée  habillée  à  la  dernière  mode  française.  Elle 
faisait  notamment  des  alîaires  en  Russie.  Elle  en  faisait 
aussi  en  Espagne,  et  en  Portugal,  et  sa  réputation,  a- 
t-on  dit,  n'avait  alors  de  limites  que  celles  de  TEurope. 

Mercier,  dans  son  Tableau  de  Paris,  parlant  des 
marchandes  de  modes,  mentionne  l'existence  de  la 
poupée  de  la  rue  Saint-Honoré  et  nous  trace  cet  amu- 
sant croquis  : 

<(  Rien,  dit-il,  n'égale  la  gravité  d'une  marchande  de 
modes  combinant  des  poufs,  et  donnant  à  des  gazes  et 
des  fleurs  une  valeur  centuple.  Toutes  les  semaines 
vous  voyez  naître  une  forme  nouvelle  dans  l'édifice  des 
bonnets.  L'invention,  en  cette  partie,  fait  à  son  auteur 
un  nom  célèbre.  Les  femmes  ont  un  respect  profond 
et  senti  pour  les  génies  heureux  qui  varient  les  avan- 
tages de  leur  beauté  et  de  leur  figure, 

«  La  dépense  des  modes  excède  aujourd'hui  celle  de 
la  table  et  celle  des  équipages.  L'infortuné  mari  ne  peut 
jamais  calculer  à  quel  prix  monteront  ces  fantaisies 
changeantes  ;  et  il  a  besoin  de  ressources  promptes 
pour  parer  à  ces  caprices  inattendus.  Il  serait  montré 
au  doigt  s'il  ne  payait  pas  ces  futilités  aussi  exacte- 
ment que  le  boucher  ou  le  boulanger. 

«  C'est  à  Paris  que  les  profondes  inventrices  en  ce 
genre  donnent  des  lois  à  l'univers.  La  fameuse  poupée, 
le  mannequin  précieux  affublé  des  modes  les  plus 
nouvelles,  enfin  le  prolohjpe  inspiraieur  passe  de 
Paris  àLondreè  tous  les  mois,  et  va  de  là  répandre  ses 
grâces  dans  toute  l'Europe,  il  va  au  nord  et  au  midi; 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  sa 

il  pénètre  à  Constantinople  et  à  Pétersbourg  ;  et  le  pli 
qu'a  donné  une  main  française,  se  répète  chez  toutes  les 
nations,  humbles  observatrices  du  goût  de  la  rue  Saint- 
Honoré  ! 

«  J'ai  connu  un  étranger  qui  ne  voulait  pas  croire  à 
la  poupée  de  la  rue  Saint-Bonoré,  que  l'on  envoie 
régulièrement  dans  le  nord,  y  porter  le  modèle  de  la 
coiffure  nouvelle  ;  tandis  que  le  second  tome  de  cette 
même  poupée  va  au  fond  de  l'Italie,  et,  de  là,  se  fait 
jour  jusque  dans  l'intérieur  du  serrail.  Je  l'ai  con- 
duit, cet  incrédule,  dans  la  fameuse  boutique  ;  et  il 
a  vu  de  ses  yeux,  et  il  a  touché  ;  et  en  touchant,  il 
semblait  douter  encore,  tout  cela  lui  paraissait  vrai- 
ment incroyable.  » 

Mercier  ne  nous  apparaît  pas  comme  très  enthousiaste 
de  tous  les  excès  de  dépenses  auxciuelles  se  laissaient 
entraîner  ses  belles  contemporaines.  Beaucoup  de  gens, 
aux  goût  plus  simples,  gens  de  bon  goût  tout  simple- 
ment, se  disaient  que  tant  d'excentricités  ne  pouvaient 
plaire  longtemps,  que  tout  cela  ne  durerait  pas,  et  qu'on 
en  reviendrait  bientôt  à  plus  de  naturel.  C'était  une 
illusion;  et  l'auteur  de  la  Correspondance  secrète  se 
trompait  beaucoup  le  jour  où,  relatant  le  cadeau  que 
Louis  XVI  fit  à  Marie-Antoinette  d'une  aigrette  de  dia- 
mants, pour  tâcher  de  détourner  son  goût  des  panaches, 
il  ajoutait:  «  De  cette  aventure,  nos  femmes  vont  sans 
doute  simplifier  leur  ajustement.  » 

Il  n'en  fut  rien  ;  bien  au  contraire.  Dès  le  mois  sui- 
vant, février  1775,  il  est  obligé  de  constater  l'erreur  de 
ses  prévisions  : 

«  La  coiffure  de  nos  femmes  s'élève  de  plus  en  plus. 


60  ROSE    BERTIN 

écrit-il;  ot,  à  ce  moment,  telle  coilïïire  qu'on  eut,  il  y 
a  quelques  mois,  regardée  comme  ridiculement  liaute 
n'est  déjà  plus  supportable,  même  dans  la  bourgeoisie. 
Les  femmes  de  qualité  portent  des  panaches  de  deux 
et  trois  pieds  de  hauteur,  et  c'est  la  rinne  qui  en  donne 
l'exemple.  Le  vendredi  17  de  ce  mois,  l'archiduc  Maxi- 
milien  honora  l'Opéra  de  sa  présence,  et  ne  dut  pas 
être  peu  surpris  de  s'y  trouver  au  milieu  d'une  forêt 
de  plumes.  » 

La  caricature  avait  beau  jeu.  La  chanson  trouvait 
matière  à  s'exercer  sur  les  ridicules  de  la  mode  et  le 
goût  des  panaches.  Le  comte  d'Âdhémar,  entre  autres, 
composait  la  chanson  suivante  : 

Air  :  Pour  la  baronne 

Je  prends  la  plume 
Pour  célébrer  les  grands  plumets. 
Partage  l'ardeur  qui  mallume, 
Muse,  préside  à  mes  couplets  : 

Je  prends  la  plume. 

C'est  à  la  i)lume 
Que  la  France  doit  sa  grandeur. 
Henri,  dont  c'était  la  coutume, 
Criait  dans  le  champ  de  Ihonneur  : 

C'est  à  la  plume. 

C'est  à  la  plume 
Qu'on  doit  souvent  tout  son  bonheur; 
Quand  sur  le  feu  qui  nouscons:  me 
I.a  bouche  explique  mal  le  cœur, 

C'est  à  la  plume. 

Charmantes  plumes 
Couvrez  les  fronts,  troublez  les  cœurs, 
Malgré  leurs  froides  amertumes, 
Vous  régnerez  sur  vos  censeurs, 

Charmantes  plumes. 


l'ère  des  extravagances  (lyjViyj?)  Cl 

Toutes  les  plumes 
Ramenant  la  fidélité  ; 
Amans  volages  que  nous  fûmes, 
L'amour  quitta  pour  la  beauté 

Toutes  les  plumes. 

Dessus  la  plume, 
Quoiqu'il  soit  doux  de  discourir, 
11  est  minuit,  et  je  présume 
Qu'il  est  plus  doux  de  s'établir 

Dessus  la  plume. 

Cette  auli'e  chanson,  qui  a  un  peu  plus  de  caractère, 
appartient  à  la  même  époque  ;  mais  l'auteur  nous  est 
inconnu  ;  elle  se  chantait  sur  Tair  :  Béueillez-uoiis, 
belle  endormie. 

Oui,  sur  la  tète  de  nos  dames 
Laissons  les  panaches  flotter. 
Ils  sont  analogues  aux  femmes, 
Elles  font  bien  de  les  porter. 

La  femme  se  peint  elle-même 
Dans  ce  frivole  ajustement  ; 
La  plume  vole,  elle  est  l'emblème 
De  ce  sexe  trop  inconstant. 

Des  femmes  on  sait  la  coutume, 
Vous  font-elles  quelque  serment  / 
Fiez-vous-y  ;  comme  la  plume, 
Autant  en  emporte  le  vent. 

La  femme  aussi  de  haut  plumage 
Se  pare  au  pays  des  Incas, 
Mais  là  les  beautés  sont  sauvages 
Et  les  nôtres  ne  le  sont  pas. 

Tandis  que  d'un  panache,  en  France, 
Un  époux  orne  sa  moitié. 
D'un  autre,  avec  reconnaissance. 
Par  elle,  il  est  gratifié. 


52  ROSE    BKRTIN 

On  continuait  à  reprocher  vivement  à  Marie-Antoi- 
nette la  façon  familière  avec  laquelle  elle  traitait  sa 
modiste.  Une  histoire  assez  amusante,  qui  se  passa 
pendant  les  premiers  mois  de  1775,  justifiait  assez  cette 
critique  : 

Richard,  premier  président  au  Parlement  de  Dijon, 
avait  une  fille  qui,  au  titre  de  chanoinesse,  devait  re- 
cevoir un  cordon  que  la  reine  avait  promis  de  lui  re- 
mettre elle-même.  Il  s'agissait  d'une  petite  cérémonie, 
à  laquelle  Mme  Richard,  la  chanoinesse,  attachait,  bien 
entendu,  la  plus  grande  importance. 

Au  jour  convenu,  la  reine  avait  tout  à  fait  oublié  sa 
promesse,  si  bien  qu'elle  venait  de  congédier  Mmed'Os- 
sun  et  Mme  de  Misery  qui  'Paient  de  service  auprès 
d'elle  :  et,  il  ne  restait  plus  dans  son  appartement  que 
Mlle  Bertin,  qui  était  venue  pour  quelques  travaux  de 
son  métier,  lorsque,  tout  à  coup,  Marie-Antoinette  se 
souvint  de  Mme  Richard  qui  allait  arr  iver,  qui  ne  pouvait 
plus  être  loin  et  qu'on  allait  annoncer  d'un  moment  à 
l'autre.  Que  faire  ?  Marie-Antoinette  ne  l'ut  pas  longue  à 
trouver  un  expédient.  Jamais  Mme  Richard  n'avait  mis 
le  pied  à  Versailles,  jamais  elle  ne  l'y  mettrait  plus  sans 
doute,  et  toutes  les  figures  de  la  cour  lui  étaient  in- 
connues. La  Reine  entraîna  Rose  Bertin  dans  son  cabi- 
net, lui  fit  revêtir  un  de  ses  costumes  et  lui  fit,  en  trois 
mots,  la  petite  leçon  nécessaire  pour  la  mettre  au  cou- 
rant du  rôle  qu'elle  devait  jouer  dans  la  cérémonie.  Il 
s'agissait  d'ailleurs  de  peu  de  chose,  il  suffisait  de  tenir 
sur  un  bassin  qu'où  devait  apporter  à  cet  effet  le  cordon 
et  la  croix  que  la  reine  y  prendrait  elle-même  pour  les 
passer  au  cou  de  la  nouvelle  abbesse. 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  63 

Il  est  inutile  de  dire  si  la  toilette  de  Rose  Bertin  se 
fit  au  milieu  des  rires  et  des  plaisanteries. 

Cependant,  on  introduisit  la  chanoinesse  ;  Marie- 
Antoinette  et  Rose  Bertin  avaient  repris  toute  leur  di- 
gnité et  tout  leur  sérieux  ;  et  la  petite  cérémonie  se  pas- 
sa, sans  que  Mme  Richard  soupçonnât  un  instant  que 
la  dame  d'honneur  n'était  qu'une  marchande  de  modes. 

C'est  à  cette  époque  qu'on  vit  apparaître  les  Bon- 
nets à  la  révolte.  Au  début  du  mois  de  mai  1775,  la 
cherté  des  farines  avait  occasionné  des  troubles  et 
même  le  3,  à  Paris,  des  boulangeries  avaient  été  pillées. 
Ainsi  même  les  malheurs  du  peuple  étaient  prétextes 
aux  fantaisies  de  la  mode.  On  porta,  en  outre  les  bon- 
nets les  plus  variés,  ornés  de  rubans,  comme  le  Bon- 
net à  la  laitière,  ou  de  fleurs.  On  mettait  des  guirlandes 
de  roses  et  d'acacia,  etc.,  sur  des  bonnets  qui  se 
payaient  50  livres.  Le  Bonnet  négligé  à  la  reine ^  le  Bon- 
net à  la  paysanne  avaient  un  grand  succès. 

Mais  un  événement  qui  aftecta  vivement  la  grande 
modiste  se  produisit  le  27  mai  1775. 

La  princesse  de  Conti,  qui  avait  conduit  la  fortune 
de  Rose,  qui  l'avait,  en  quelque  sorte,  prise  par  la 
main  à  la  porte  de  l'atelier  du  Trait  galant  pour  la 
conduire  jusqu'au  Palais  de  Versailles,  avec  l'étape  du 
Palais-Royal,  qui  aurait  suffi  à  plus  d'une  ambition,  la 
vieille  princesse  —  elle  avait  81  ans  —  mourut  à  Paris. 
Quel  coup  pour  Mlle  Bertin!  Elle  ne  pouvait  songer  sans 
attendrissement  au  jour  où,  les  mains  gourdes  et  les 
pieds  glacés,  elle  avait,  devant  le  beau  feu  qui  flambait 
dans  la  cheminée  de  la  grand'salle  de  l'hôtel  de  Conti, 
devisé  familièrement  avec  la  bonne  douairière,  sans  se 


04  ROSE    BERTIN 

douter  (nfclle  parlait  à  l'une  des  plus  puissantes  prin- 
cesses de  la  noblesse  française.  Mais  elle  fut  vite  re- 
prise par  le  tourbillon  de  la  vie. 

Le  travail  alors  ne  chômait  pas  dans  l'atelier  de  la 
rue  Saint-Honoré  ;  les  commandes  abondaient  ;  il  fal- 
lait être  prêt  pour  le  sacre  du  roi  dont  la  date  avait  été 
fixée  au  10  juin. 

Rose  Bertin  suivit-elle  ou  ne  suivit-elle  pas  la  reine  à 
Reims  ?  Les  Souvenirs  de  Léonard  l'affirment,  mais 
nous  savons  qu'il  faut  ajouter  peu  de  foi  aux  allégations 
de  l'auteur  de  cet  ouvrage. 

Toujours  est-il  que  cette  cérémonie  ne  fut  qu'une 
trêve  momentanée  aux  extravagances  des  panaches  et 
des  hautes  coiffures  qui  reprirent  de  plus  belle,  dès  que 
la  reine  fut  de  retour  à  Versailles. 

La  critique  s'exerçait  avec  une  verve  de  plus  en 
plus  mordante  contre  toutes  ces  excentricités,  et 
contre  la  reine  en  particulier.  Et  le  rédacteur  du  Ca- 
binet de  Modes  était  bien  clairvoyant  lorsqu'il  écrivait 
ces  mots  qui,  au  premier  abord,  pouvaient  sembler  pré- 
tentieux :  «Nous  nous  flattons  que  Ton  ne  nous  refusera 
pas  l'aveu  que  le  Cabinet  de  Modes  peut  devenir  utile 
même  aux  historiens.  » 

Le  rédacteur  du  Cabinet  de  Modes  prévoyait  l'ave- 
nir. Il  avait  conscience  de  travailler,  non  seulement 
pour  les  caillettes  de  son  temps,  mais  pour  les  histo- 
riens futurs,  et  il  avait  raison.  Il  avait  raison,  mais 
pourquoi  ?  Parce  que  toutes  ces  futilités,  tout  ce  luxe 
débordant,  inutile,  absurde  étaient  le  chancre  de  l'épo- 
que, d'une  époque  où  tout,  un  geste,  un  chiffon,  un 
rien,  était  remarqué,  étudié,  censuré  ;  où,  dans  toutes 


1776 


( Musi'c  Carnavalet.) 


JEUNE  BOLUGEOISE  vêtue  d'une  polonoisc,  avec  un  lahlier  de  mousse- 
line des  Indes  brodé.  Elle  est  loiliée  d'un  bonnet  1/2 négligé  dit  Le  lever 
[  de  la  Reine.  (Desrais  del.  Voysaiu)  se.) 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  65 

les  classes  sociales,  bouillonnait  un  ferment  terrible, 
fait  de  toutes  les  colères,  de  toutes  les  rancunes,  de 
toutes  les  rages  d'un  peuple  qu'écrasait  le  luxe  inso- 
lent, la  dissolution  effrontée  d'une  aristocratie  in- 
consciente, folle  de  plaisirs,  aveuglée  d'orgueil,  grisée 
d'elle-même  au  point  de  ne  plus  voir,  et  de  ne  plus 
entendre  la  marée  qui  montait... 

Et  cependant,  dans  sa  capitale  lointaine,  loin  des 
rumeurs  et  des  menaces  qui  influencent  le  jugement,  et 
des  courtisans  intéressés  qui  le  trompent,  l'impératrice 
Marie-Thérèse  prenait  conscience  des  dangers  que 
courait  la  Reine  de  France  ;  elle  voyait  ;  elle  voyait 
clair.  Et  elle  aussi  avait  raison,  cette  femme  remar- 
quable, cette  mère  prévoyante  et  sage,  lorsque,  ayant 
reçu  de  sa  fille  un  portrait  tout  empanaché,  dans  le 
style  de  Mlle  Bertin,  elle  le  lui  renvoyait  avec  ces  sim- 
ples mots,  par  l'entremise  de  son  ambassadeur,  le 
comte  de  Mercy-Argenteau  :  «  Non,  ce  n'est  pas  là  le 
portrait  d'une  Reine  de  France,  il  y  a  eu  erreur;  c'est 
celui  d'une  actrice.  » 

La  leçon  était  sévère.  N'était-elle  point  méritée  ? 
L'impératrice  d'Autriche  n'était-elle  pas  plus  clair- 
voyante hors  et  loin  de  France  que  sa  fille,  que  son 
gendre  lui-même  en  pleine  cour  de  Versailles,  des 
dangers  qui  les  environnaient  ?  N'avait-elle  point  com- 
pris que  le  gouvernement  du  feu  roi  avait  fortement 
compromis  la  monarchie?  qu'un  rien  pouvait  faire  dé- 
border la  coupe  des  amertumes  pleine,  et  qu'une 
Reine  de  France,  après  le  règne  occulte  et  dispendieux 
d'une  DuBarry,  devait  payer  et  effacer  de  ses  vertus,  de 
son  économie,  de  sa  simplicité  les  grosses  notes  de  la 


eo  ROSE   BERTIN 

courtisane  que  le  peuple   réglait   en  somme  pour  le 
compte  (lu  roi  ? 

D'ailleurs,  la  leçon  que  Marie-Thérèse  donnait  à  sa 
fille  ne  servit  absolument  à  rien  ;  et  c'est  encore  dans 
les  Mémoires  secrets,  sous  la  date  du  19  août  1775,  que 
nous  en  trouvons  la  preuve.  «  Sa  Majesté  —  y  est-il 
dit  —  a  regardé  cette  observation  sans  doute  comme 
trop  sévère  et  trop  futile,  comme  l'effet  de  la  mauvaise 
humeur  que  causent  l'âge  et  la  maladie  ;  en  consé- 
quence, elle  n'a  pas  jugé  nécessaire  de  se  réformer 
sur  un  objet  de  pur  agrément  et,  dès  le  lendemain, 
les  courtisans  prétendent  avoir  remarqué  que  Sa  Ma- 
jesté avait  mis  des  plumes  plus  élevées.  Le  foible  de 
cette  princesse  pour  ce  fragile  ornement  est  tel,  qu'un 
jeune  poète,  nommé  Auguste,  ayant  adressé  au  Mer- 
cure une  chanson  plaisante  où  il  critiquait  les  plumes, 
les  auteurs  la  lui  ont  renvoyée  et  n'ont  osé  l'insérer 
de  peur  de  déplaire  à  la  Reine.  Enfin,  toutes  les  fem- 
mes du  meilleur  ton  se  conformant,  comme  de  raison, 
à  l'exemple  de,leur  Souveraine,  le  commerce  des 
plumes,  qui  était  autrefois  peu  de  chose,  est  devenu 
considérable  en  France,  et  la  ville  de  Lyon  s'en  est 
trouvée  épuisée  un  moment.  » 

Le  18  septembre  1775,  la  princesse  de  Lamballe,  qui 
était  pour  Rose  Bertin  une  cliente  de  la  première  heure 
et  une  de  ses  protectrices,  était  nommée  surintendante 
de  la  maison  de  la  Reine,  ce  qui  n'était  pas  pour  nuire 
à  la  jeune  commerçante  ;  celle-ci  savait  que  la  prin- 
cesse ne  contrarierait  pas  ses  intérêts  et  n'entraverait 
pas  une  imagination  qui  ne  rêvait  que  perpétuels  chan- 
gements, ce  qui  était  tout  profit  pour  son  commerce. 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  67 

Il  n'y  avait  pas  alors  que  la  forme  et  les  accessoires 
de  la  mode  pour  varier  à  tout  moment  et  pousser  les 
grandes  dames  à  la  dépense  ;  la  couleur  des  tissus 
employés    aux    confections   de   toutes    sortes,    pour 
homme  comme  pour  femme,  changeait  non  moins  fré- 
quemment. Pendant  l'été  de  1775  la  couleur  à  la  mode 
était  une  sorte  de  nuance  marron,  qui  était  celle   d'un 
taffetas  que  la  reine  avait  choisi  pour  s'en  faire  faire 
une  robe.  En  la  voyant  le  roi  s'était  écrié  :  «  C'est  cou- 
leur de  puce.  »  Aussitôt  la  nuance  puce  lit  fureur,  tant 
à  la  ville  qu'à  la  cour.  Hommes  et  femmes  se  faisaient 
faire  des  habits  ton  puce,  et  ceux  qui  n'achetaient  pas 
de  drap  ni  de  taffetas  neufs,  portaient  leurs  vieux  vête- 
ments aux  teinturiers.  Mais  la  couleur  n'était  pas  tou- 
jours également  foncée^  alors  on  distingua  la  vieille  et 
la  jeune  puce,  et  on  subdivisa  encore,  on  vit  deshabits 
couleur  ventre,  dos,  tête  ou  cuisse  de  puce  ;  et  le  pays 
entier  était  couvert  de  puce,  lorsque,  lisons-nous  dans 
les  Mémoires  secrets,  «  les  marchands  ayant  présenté 
des  satins  à  la  Reine,  Sa  Majesté  en  a  choisi  principale- 
ment un  d'un  gris  cendré.  Monsieur   s'est  écrié   qu'il 
étoit  couleur  des  cheveux  de  la  Reine.  A  l'instant  la 
couleur  puce  est  tombée,  et  l'on  a  dépêché  des  valets 
de  chambre  de  Fontainebleau  à  Paris  pour  demander 
des  velours,  des  ratines,  des  draps  de  cette  couleur, 
et  dans  ceux-ci  certains  coûtaient  la  veille  de  la  Saint- 
Martin  86  livres  l'aune  ;  leur  prix  courant  est  de  40  à 
/i2  livres.  Cette  anecdote,  frivole  en  apparence,  annonce 
que,  si  le  monarque  français  a  de  la  solidité  dans  la 
tête,   malgré  sa   jeunesse,   les  courtisans  sont  tou- 
jours légers,  petits  et  vains,  comme  sous  le  feu  roi  ». 


68  ROSE   BERTIN 

La  Reine  pouvait,  en  fait  de  modes,  se  permettre 
des  fantaisies,  elle  y  faisait  honneur  ;  les  contempo- 
rains sont  d'accord  sur  le  point  de  vanter  son  grand 
air  et  l'élégance  merveilleuse  avec  laquelle  elle  portait 
la  toilette.  Horace  Walpole,  qui  l'avait  vue  aux  fêtes 
du  mariage  de  Mme  Clotilde  de  France,  lorsqu'elle 
épousa  en  1775  le  futur  roi  de  Sardaigne,  Charles-Em- 
manuel IV,  alors  prince  de  Piémont,  écrivait  à  des  amis 
en  Angleterre  :  «  On  ne  peut  avoir  d'yeux  que  pour  la 
reine  !  Les  Hébés  et  les  Flores,  les  Hélènes  et  les  Grâ- 
ces ne  sont  que  des  coureuses  de  rue  à  côté  d'elle. 
Quand  elle  est  debout  ou  assise,  c'est  la  statue  de  la 
beauté  ;  quand  elle  se  meut,  c'est  la  grâce  en  personne. 
Elle  avait  une  robe  d'argent  semée  de  lauriers  roses, 
peu  de  diamants  et  des  plumes...  On  ditqu'elle  ne  danse 
pas  en  mesure,  mais  alors  c'est  la  mesure  qui  a 
tort...  En  fait  de  beautés,  je  n'en  ai  vu  aucune,  ou  bien 
la  reine  les  éclipsait  toutes.  » 

La  Correspondance  secrète  nous  donne  aussi  quel- 
ques détails  frappants  du  dévergondage  du  goût  fémi- 
nin à  l'automne  de  1775.  Les  coiffures  étaient  si  élevées 
que,  sous  la  date  du  ih  octobre,  nous  lisons  :  «  Les 
femmes  se  mettent  à  genoux  dans  leurs  carrosses  ;  on 
voit  des  visages  au  milieu  du  corps.  »  Et  le  7  novem- 
bre :  «  On  parle  de  substituer  cet  hiver  des  panaches 
de  poils  aux  plumes.  Alors  nos  femmes  auront  Tair  de 
Bâchas  ;  il  faut  croire  qu'elles  voudront  l'être  à  plus  de 
trois  queues,  et  qu'elles  abaisseront  enfin  un  peu  leurs 
coëffures  qui,  en  vérité,  sont  portées  à  un  point  d'extra- 
vagance intolérable...  Je  vous  ai  déjà  marqué  que  nos 
femmes    ornaient   leurs   coëffures    de  l'imitation    de 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  69 

toutes  sortes  de  plantes,  et  qu'en  étudiant  un  peu  les 
bonnets  qui  se  sont  faits  depuis  un  an,  on  pourrait  de- 
venir un  botaniste  passable.  Après  avoir  épuisé  les 
serres,  on  est  venu  aux  productions  des  potagers,  des 
campagnes,  et  enfin  on  a  cherché  des  modèles  dans  la 
boutique  des  herboristes.  Hier,  à  la  cour,  on  a  porté 
des  bonnets  ornés  de  bottes  de  chiendent  parfaitement 
imitées.  Vous  voyez,  Monsieur,  la  transition  adroite 
qu'on  emploie  pour  amener  les  houpes  de  poils  que 
l'on  veut  mettre  en  vogue  pour  cet  hiver...  »  Enfin  le 
9  décembre,  nous  lisons  encore  dans  cette  correspon- 
dance à  propos  des  nuances  à  la  mode,  qui  avaient  été 
pendant  l'automne  d'abord  la  couleur  puce  puis  la  cou- 
leur cheveux  de  la  reine  :  «  Jamais  la  mode  n'a  autant 
signalé  ses  extravagances,  ce  sont  des  couleurs  singu- 
lières de  soupirs  étouffés,  des  bonnets  aux  plaintes 
arriéres,  etc.  » 

Néanmoins  la  vogue  des  plumes  ne  cessa  pas  com- 
plètement avec  l'hiver  de  1776  ;  et  Soulavie  constate 
même  qu'il  s'en  vendit  alors  dont  le  prix  atteignit  la 
somme  de  50  livres.  On  gagnait  si  facilement  son  ar- 
gent avec  tout  ce  qui  avait  trait  à  la  toilette  féminine 
que  Mercier,  qui  s'en  indigne,  écrit  dans  son  Tableau 
de  Paris  :  «  Le  tul,  la  gaze  et  le  marli  ont  occupé 
cent  mille  mains  ;  et  l'on  a  vu  des  soldats  valides  et 
invalides  faire  du  marli,  le  promener,  l'olïrir  et  le 
vendre  eux-mêmes.  Des  soldats  faire  du  marli  !  » 

«  Aujourd'hui,  notait  Metra  le  '20  janvier  1776  dans 
sa  Correspondance  secrète,  on  donne  aux  bonnets  la 
figure  d'un  pigeon,  et,  h  coup  sûr,  il  n'est  pas  de 
femme  qui,  ainsi   parée,  ne  s'attende  au  compliment 


70  ROSE   nERTIN 

que  c'est  une  des  colombes  de  son  char.  Les  plumes 
commencent  à  tomber,  et  cette  mue  vient  en  vérité  à 
temps.  » 

Jamais  en  France  les  femmes  s'avaient  dépensé  tant 
d'art  pour  se  rendre  ridicules.  Il  fallait  aux  coiffeurs 
et  aux  modistes  une  ingéniosité  toujours  active,  pour 
satisfaire  une  clientèle  frivole  comme  celle  qu'ils  four- 
nissaient. Quant  à  la  Reine,  aidée  de  ses  coiffeurs  et 
de  Mlle  Bertin,  elle  lançait  la  plupart  des  modes.  En 
1775,  elle  avait  porté  les  premières  plumes  de  paon 
piquées  dans  la  chevelure,  ce  qu'avait  immédiatement 
copié  toute  la  cour.  Il  est  évident  que  nous  trouvons  là 
l'excuse  de  ses  perpétuels  changements.  Tout  en  tirant 
vanité  de  son  influence  sur  son  entourage  en  manière 
de  coquetterie,  Marie-Antoinette  devait  se  fatiguer 
vite  d'une  tenue  qui  tendait  à  devenir  un  uniforme.  Et 
Mlle  Bertin  devait  prévoir  le  moment  où  la  mode  tou- 
chait à  ce  point  de  généralisation  qui  en  amoindrissait 
l'originalité  et  par  suite  appelait  la  plus  prompte  mo- 
dification. 

Cependant,  malgré  ce  qu'écrivait  Métra  le  20  janvier, 
les  panaches,  les  coiffures  immenses  n'avaient  pas  fini 
leur  temps.  Les  femmes  portaient  encore  de  tels  écha- 
faudages de  cheveux  et  d'accessoires  qu'elles  conti- 
nuaient à  ne  pouvoir  tenir  dans  les  carosses  et  dans  les 
chaises  qu'à  genoux.  «  Elles  apparaissaient,  a  dit  un 
contemporain,  comme  des  personnes  affairées  ayant 
laissé  choir  quelque  bracelet  qu'elles  auraient  cherché 
sur  les  coussins .  »  Outre  qu'elles  s'y  devaient  tenir 
contournées,  gênées,  empêtrées,  il  leur  fallait  laisser  les 
portières  ouvertes  pour  ne  point  fripper  le  flot  de  leurs 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  71 

rubans  que  le  vent  agitait  alentour,  comme  des  pavil- 
lons. «  Si  l'usage  de  ces  plumes  et  de  ces  coiffures  ex- 
travagantes se  fût  prolongé,  il  aurait  opéré  une  révo- 
lution dans  Tarchitecture.  On  eût  senti  la  nécessité  de 
hausser  les  portes  et  le  plafond  des  loges  de  specta- 
cle, et  surtout  l'impériale  des  voitures  (1).  » 

Les  caricaturistes  n'avaient  point  à  charger  ;  ils 
n'avaient  qu'à  copier  et  à  peindre  leurs  contemporaines 
telles  qu'ils  les  voyaient.  Certaines  plumes,  qui  entraient 
dans  la  composition  de  ces  panaches  immenses,  avaient 
jusqu'à  trois  pieds  de  longueur  ;  et  cette  frénésie  dura 
plusieurs  années,  mais  elle  fut  surtout  portée  à  l'excès 
de  1776  à  1780. 

Lors  d'un  bal  qui  fut  donné  le  jeudi  gras  en  février 
1776,  au  Palais-Royal,  par  la  duchesse  de  Chartres  en 
l'honneur  de  la  Reine,  celle-ci  portait  un  panache  telle- 
ment grand  qu'il  fallut  le  rabaisser  d'un  étage,  parce 
qu'elle  ne  serait  pas  entrée  dans  son  carrosse  sans 
l'écraser,  et  le  lui  remettre  ensuite  lorsqu'elle  fut  arrivée 
au  Palais-Royal. 

Le  Roi,  persifleur  parfois,  riait  volontiers  de  toutes 
ces  exagérations.  C'est  ainsi  qu'un  jour,  au  mois  d'avril 
de  la  même  année,  comme  la  Reine,  revenant  de  l'Opéra, 
ne  paraissait  pas  enchantée  du  spectacle,  Louis  XVI 
lui  demanda  comment  elle  l'avait  trouvé.  «  Froid  »,  ré- 
pondit-elle. Et  comme,  ayant  insisté  pour  savoir  com- 
ment elle  avait  été  accueillie,  si  elle  avait  eu  les  accla- 
mations ordinaires,  elle  ne  répondait  rien,  le  Roi,  dit 
Bachaumont,  comprenant    ce  que  cela  voulait  dire, 

(1)  Mme  Campan,  Mémoires,  t.  I,  p.  95. 


72  ROSE    RERTIN 

répliqua  :  «  C'est  qu'apparemment,  Madame,  vous  n'aviez 
pas  assez  de  plumes.  « 

C'était  là  une  critique  à  l'adresse  de  Mlle  Bertin,  de 
ses  perpétuelles  inventions  et  de  la  surenchère  conti- 
nuelle de  ses  trouvailles. 

Tous  les  maris  d'ailleurs  étaient  de  l'avis  du  roi  ;  et 
cela  non  seulement  à  Paris,  non  seulement  en  France, 
mais  même  à  l'étranger  où  on  copiait  avec  fureur, 
les  modes  françaises,  comme  le  prouve  une  lettre 
de  Gênes  datée  du  20  mai  1776,  et  racontant  un 
incident  relatif  au  séjour  dans  cette  ville  de  la  du- 
chesse de  Chartres,  qui  allait  y  faire,  comme  cliente 
de  Rose  Bertin,  grossir,  par  sa  présence  et  son  exemple, 
le  chitfre  de  ses  commandes.  La  femme,  dans  tous  les 
pays  du  monde,  tenant  d'abord  du  singe,  ne  se  juge 
bien  que  lorsqu'elle  a  imité,  du  mieux  possible,  des 
manières  et  des  toilettes  imaginées,  comme  des  bou- 
tades, par  des  cerveaux  futiles  et  désœuvrés  de  mon- 
daines et  de  femmes  en  vue.  «  Mme  la  duchesse  de 
Chartres,  est-il  dit  dans  cette  lettre,  a  d'abord  désolé 
ici  toutes  les  femmes  qui  se  piquent  de  se  parer  à  la 
Parisienne  ;  cette  princesse,  qui  voyage  sous  le  nom  de 
princesse  de  Joinville,  n'a  paru  les  premiers  jours  qu'en 
demi-grand  bonnet,  ce  qui  a  fait  triompher  les  maris, 
ennemis  des  coiffures  hautes  et  des  panaches  ;  ils  ont 
représenté  à  leurs  moitiés  qu'elles  ne  pourroient  mieux 
faire  que  de  se  conformer  à  la  façon  de  se  coëffer  de 
notre  première  princesse  du  sang.  Mais,  celle-ci  s'étant 
mise  in  fiocchi  )),ce  qne  nous  traduirions  en  langage 
f  amiUer:  sur  son  trente  et  un,  «  et  ayant  arboré  les 
plumes,  l'allégresse  a  été  universelle  chez  les  dames  ; 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  ~^ 

et  dès  le  lendemain  les  banquiers  ont  eu  pour  50.000  li- 
vres de  commission  en  plumes  à  faire  venir  de  France. 
Cette  anecdote,  futile  en  elle-même,  prouve  le  goût  des 
étrangers  pour  nos  modes,  et  que  nous  régnons  encore 
par  elles,  si  nous  sommes  d'ailleurs  déchus  de  notre 
prépondérance  dans  les  opérations  politiques.  » 

Tout  ce  luxe  continuait  néanmoins  à  être  prétexte  à 
attaques  de  la  part  de  folliculaires  qui  visaient  plus 
particulièrement  Marie-Antoinette,  et  dont  le  travail  pré- 
parait peu  à  peu  le  peuple  et  la  bourgeoisie  à  accueillir, 
comme  une  délivrance,  la  chute  de  cette  monarchie  qui 
avait  fait  de  la  France  le  premier  pays  du  monde  et 
récrasait  alors  de  ses  enfantillages  ruineux. 

Cependant,  malgré  les  libelles  et  les  pamphlets  qui 
commençaient  à  se  répandre  dans  le  public,  la  Reine 
avait  encore  gardé  tout  son  prestige,  aux  yeux  de  la 
grande  masse  du  peuple.  L'anglais  William  Wraxail, 
observateur  impartial,  disait,  en  ettet  :  «  Dans  l'été  de 
1776,  lorsque  je  quittai  la  France,  Marie-Antoinette 
venait  d'atteindre  au  plus  haut  degré  de  sa  beauté  et 
de  sa  popularité.  » 

Néanmoins,  comme  nous  l'apprend  le  comte  d'Al- 
lonville,dans  ses  Mémoires  secrets,  la.  Reine  ne  recevait 
par  an  que  /lOO.OOO  francs  pour  sa  dépense  person- 
nelle, ce  qui  était  peu  de  chose  avec  les  goûts  de  toi- 
lette et  l'amour  du  jeu  qui  grevaient  son  budget,  de 
telle  sorte  que  le  Roi  dut  à  plusieurs  reprises  régler  ses 
dettes  sur  sa  cassette  privée. 

C'est  en  cette  année  1776  que  Louis  XVI  par  une 
ordonnance  datée  de  février  avait  supprimé  les  juran- 
des, communautés  de  commerce  et  arts  et  métiers. 


74  ROSE   BERTIN 

Cette  mesure  causa  tout  d'abord  la  plus  vive  alarme 
parmi  les  intéressés.  Différents  corps  et  communautés 
liront  imprimer  des  brochures  dans  lesquelles  ils  re- 
présentaient le  désordre  qui  allait  s'ensuivre,  les  tail- 
leurs construisant  des  roues  de  carrosse,  le  charcutier 
vendant  de  la  chandelle.  Il  y  eut  des  assemblées.  Le 
12  février  le  corps  de  la  bonneterie  se  réunit  au  cloître 
Saint-Jacques-la-Boucherie.  Le  15,  les  six  corps  de 
marchands  se  réunirent  à  nouveau. 

L'avocat  général  Seguier  préconisant  le  rétablisse- 
ment des  communautés  sur  des  bases  nouvelles,  disait 
que  les  femmes  appartenant  à  certains  corps  de  mé- 
tier devaient  être  admises  à  la  maîtrise,  et,  de  ce 
nombre,  il  citait  les  marchandes  de  modes,  les  coiffeu- 
ses, les  brodeuses.  «  Ce  seroit,  ajoutait-il,  préparer  un 
asyleàla  vertu,  que  le  besoin  conduit  souvent  au  liber- 
tinage. » 

L'édit  de  février  ne  tarda  pas  à  être  rapporté  par  un 
nouvel  édit  en  date  du  mois  d'août  1776.  Celui-ci  réta- 
blissait sur  de  nouvelles  bases  les  six  corps  de  mar- 
chands et  les  quarante-quatre  communautés  d'arts  et 
métiers,  dont  celle  des  faiseuses  et  marchandes  de  mo- 
des et  plamassières  était  la  dix-huitième. 

Désormais,  pour  exercer  un  commerce  ou  un  mé- 
tier, il  fallait  se  faire  inscrire  sur  un  registre  spécial 
qui  était  tenu  par  le  lieutenant  général  de  police  et  sur 
lequel  le  déclarant  faisait,  à  la  suite  de  ses  nom  et  sur- 
nom, mentionner  son  âge  et  son  domicile.  S'il  chan- 
geait de  domicile,  s'il  cessait  son  commerce  ou  en  mo- 
difiait la  nature,  il  était  également  tenu  d'en  faire  la 
déclaration.  Enfin,   l'admission   à    la  maîtrise  coûtait 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  75 

300  livres  ;  mais,  une  fois  prononcée,  il  n'était  plus  ré- 
clamé aucun  droit  à  celui  qui  avait  été  reçu  dans  la 
communauté. 

Naturellement,  personnage  considérable,  Mlle  Bertin 
appartenait  à  la  corporation  reconstituée  des  marchan- 
des de  modes  qu'on  dénommait  :  «  Communauté  des 
faiseuses  et  marchandes  de  modes,  plumassières,  fleu- 
ristes de  la  ville  et  faubourgs  de  Paris  (1),  »  et,  dès 
l'époque  de  la  formation  de  cette  corporation  nouvelle, 
elle  se  trouva  investie  des  fonctions  de  syndique  et 
placée  pour  un  an  à  la  tête  de  la  communauté  dont  le 
bureau  comptable  était  ainsi  formé  : 


Marie- Jeanne  Bertin  C         ,. 

,,^,  .  l  sLinaïqiies. 

Denise  1  Etrier  (    ^       ' 

Marguerite  Danican  Philidor,  femme  Fortin 

Madeleine  Bavant,  femme  Bobbin 


adjointes. 


Entrée  en  fonctions  le  l"""  octobre  1776,  elle  le  demeura 
jusqu'au  1^'"  octobre  1777.  Le  choix  que  la  communauté 
avait  fait  de  Bose  Bertin  comme  première  syndique 
Tannée  de  sa  fondation  était  la  preuve  évidente  de  son 
importance  et  de  la  place  qu'elle  occupait  dans  le  com- 
merce parisien.  Cette  première  année,  les  droits  perçus 
pour  réception  de  maîtres,  s'élevèrent  à  10.020  livres. 
Ils  furent  de  3.660  livres  en  1777-1778  et  de  2.580  li- 
vres en  1778-1779. 

En  1776,  les  coiffures  et  les  bonnets  avaient  été  aussi 
nombreux  et  variés  qu'en  1775.  Entre  autres,  Tune  de 
ces  coiffures  s'appelait  au  Lever  de  la  Reine  ;  on  por- 

{\)  Archives  nationales,  série  V',  435. 


76  ROSE    BERTIN 

tait  aussi  des  chapeaux  à  la  Henri  IV  qui  étaient  des 
chapeaux  relevés  ornés  de  plumes  à  Tinstar  du  légen- 
daire panache  blanc.  Ce  n'était  plus  une  actualité  mais 
une  réminiscence. 

La  vogue  des  chapeaux  à  la  Henri  IV  dura  pendant 
plusieurs  années,  conjointenu^nt  avec  de  nombreuses 
coiirures  plus  passagères.  La  Reine  en  portait  un  le  jour 
de  rarrivée  de  Joseph  II,  le  18  avril  1777.  Ce  jour- 
là  le  temps  était  épouvantable,  la  pluie  et  le  vent  ne 
cessaient  pas,  et  comme  les  cabriolets  dans  lesquels 
Marie-Antoinette,  avec  sa  suite,  traversait  Paris  pour 
aller  au-devant  de  son  frère  étaient  découverts,  «  tous  les 
chapeaux  à  la  Henri  IV,  écrit  Bachaumont,  et  les  plumes 
ont  été  gâtés,  renversés,  abîmés.  Ce  désordre  faisait 
rire  la  Reine  et  l'amusait  beaucoup  ».  On  s'amuse  quel- 
quefois de  bien  peu  de  chose,  et  ce  n'étaitpas  très  spi- 
rituel, mais  c'était  très  enfantin. 

Marie-Antoinette  a  donné  elle-même  quelques  ren- 
seignements sur  certains  détails  relatifs  aux  modes  en 
usage  en  1776.  Nous  les  trouvons  dans  une  lettre 
qu'elle  écrivait  à  Marie-Thérèse  le  13  juin  :  «  Il  en  est, 
disait-elle,  de  la  coiffure,  pour  les  femmes  d'un  certain 
âge,  comme  de  tous  les  articles  de  l'habillement  et  de 
la  parure,  excepté  le  rouge,  que  les  personnes  âgées 
conservent  ici,  et  souvent  mênie  un  peu  plus  fort  que 
les  jeunes.  Sur  tout  le  reste,  après  quarante-cinq  ans, 
on  porte  des  couleurs  moins  vives  et  moins  voyantes, 
les  robes  ont  des  formes  moins  ajustées  et  moins  légè- 
res, les  cheveux  sont  moins  frisés  et  la  coiffure  moins 
élevée  ». 

Le  17  février  la  Reine  était  venue  avec  Madame  et  la 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  77 

princesse  de  Lamballe  à  la  Comédie  Française  où  on 
donnait  la  première  représentation  de  ïOrédan,  tragé- 
die de  Fontanelle,  auteur  d'une  vie  de  l'Ârétin  ainsi 
que  d'une  pièce  intitulée  la  Vestale,  dont  la  représenta- 
tion avait  été  interdite  en  1768.  «  La  Reine,  était  en 
petite  robe,  mantelet,  sans  diamans  ni  rouge,  raconte 
Hardy,  et  avait  dans  cet  accoutrement  un  petit  air  tout 
à  fait  bourgeois,  rusé  et  agréable.  »  Cela  prouve  que 
Mlle  Berlin  savait  composer  des  toilettes  qui  n'étaient 
point  excentriques. 

Les  goûts  de  coquetterie  de  Marie-Antoinette  ne  lui  en- 
levaient encore  rien  de  son  influence.  Si  cette  reine  avait 
pu  songer  un  instant  à  la  domination,  si  elle  avait  eu 
dans  l'âme  les  goûts  d'une  Catherine  de  Médicis  ou  d'une 
Anne  d'Autriche,  elle  aurait  pu  les  satisfaire  aisément. 

«  La  reine  devenait  plus  puissante  que  jamais,  quoi- 
qu'elle parût  ne  s'occuper  que  de  parures  et  d'amusé - 
mens  »,  écrivait  le  libraire  Hardy.  Mais  elle  ne  tenait 
pas  ou  tenait  peu  à  l'autorité.  De  même  on  a  prétendu 
qu'elle  n'aimait  pas  le  jeu.  «  Si  la  reine  n'aimait  pas  le 
jeu.  pourquoi  jouait-elle  ?  répond  la  comtesse  de 
Boigne  (1).  Ah  !  c'est  qu'elle  avait  une  autre  passion, 
celle  de  la  mode.  Elle  se  parait  pour  être  à  la  mode, 
elle  faisait  des  dettes  pour  être  à  la  mode,  elle  jouait 
pour  être  à  la  mode,  elle  était  esprit  fort  pour  être  à  la 
mode.  Être  la  jolie  femme  la  plus  à  la  mode  lui  parais- 
sait le  titre  le  plus  désirable  ;  et  ce  travers,  indigne 
d'une  grande  reine,  a  été  la  seule  cause  des  torts  qu'on 
a  si  cruellement  exagérés.  « 

(1)  Récils  d'une  lanle.  Mémoires  de  la  comtesse  de   Boigne,  née 
d'Osmond,  t.  I,  Paris  1907. 


78  ROSE    BERTIN 

Avec  une  pareille  disposition  d'esprit,  on  comprend 
l'empire  que  pouvait  exercer  sur  elle  une  femme 
comme  Mlle  Berlin.  Déjà,  lorsqu'elle  était  dauphine, 
Marie-Thérèse  écrivait  à  Mercy  :  «  Portée  comme  elle 
l'est  à  la  dépense,  elle  pourrait  la  pousser  trop  loin.  » 
Il  n'y  avait  alors  qu'un  fonds  de  92.000  livres  destiné  à 
ses  ordres,  et  encore  elle  ne  disposait  guère  que  du 
quart  de  cette  somme,  la  plus  grande  partie  ^  étant 
détournée  à  la  volonté  de  ceux  qui  la  manient  (1)  ». 
Mais  depuis  la  somme  mise  à  sa  disposition  avait  été 
considérablement  augmentée  ;  et  Rose  Bertin  pouvait 
librement  exploiter  à  la  fois  et  cette  frénésie  d'être  la 
femme  la  plus  à  la  mode  que  nous  montre  Mme  de 
Boigne,  et  ce  goût  de  dépense,  noté  par  Marie-Thé- 
rèse. En  1770  Mercy  écrivait  :  «  S.  M.  B.  n'est  pas  ha- 
billée avantageusement,  mais  la  faute  en  est  unique- 
ment à  sa  dame  d'atours,  qui  s'y  entend  très  peu  et  y 
apporte  médiocrement  d'attention.  »  Cette  dame  d'a- 
tours, la  duchesse  de  Villars,  mourut  le  15  septembre 
1771,  et  fut  remplacée  par  la  duchesse  de  Cossé.  Tout 
fut  changé  ;  Rose  Bertin  devenait  la  modiste  attitrée 
de  Marie-Antoinette  ;  et  de  la  chrysalide  tirait  bientôt 
le  papillon. 

Rose  Bertin  en  1777  comptait  au  nombre  de  ses 
clients  le  prince  deGuéméné.  Le  prince  et  la  princesse 
de  Gué  mené  étaient  loin  de  former  un  ménage  parfait. 
La  princesse  avait  une  liaison  connue  et  admise  avec  le 
duc  de  Coigny.  Le  prince,  de  son  côté,  en  avait  une, 
non  moins  admise,  avec  Mme  Dillon,  pour  laquelle  il 

1)  LeUre  de  Mercy  à  Marie-Thérèse,  36  février  1771. 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  79 

ressentait  une  véritable  passion  qui  ne  prit  fin  que  lors- 
qu'il mourut.  Il  ne  savait  qu'imaginer  pour  être  agréa- 
ble à  la  belle  Mme  Dillon,  et,  pour  faire  sa  cour  à  la 
mère,  il  n'imagina  rien  de  mieux  que  de  gâter  la  fille 
en  lui  commandant  chez  Mlle  Bertin,  pour  les  étrennes 
de  1777,  une  merveilleuse  poupée,  avec  tout  un  trous- 
seau, dont  nous  possédons  la  description  par  les  livres 
mêmes  de  Mlle  Bertin.  C'était  «  une  grande  poupée  à 
ressorts  avec  un  pied,  une  perruque  très  bien  condi- 
tionnée, une  chemise  de  toile  fine,  les  manchettes  de 
dentelle,  une  paire  de  bas  de  soie  à  coin  puce,  une 
paire  de  souliers  de  satin  rose  bordé  de  ruban  puce,  les 
talons  en  droguet  ;  un  jupon  piqué  en  belle  mousseline 
brodée  ;une  considération  bien  longue  et  bien  baleinée; 
un  corps  de  taffetas  blanc  piqué  en  soie  dessus  et  des- 
sous ;  un  habit  de  bal,  la  jupe  de  taffetas  rose,  un  vo- 
lant tout  autour  en  gaze  rayée,  chicorée  de  crêpe  et 
des  phs  de  taffetas  rose,  en  tête.  Une  seconde  jupe  de 
gaze  rayée  brochée,  relevée  et  attachée  par  des  nœuds 
de  ruban  puce  et  rose;  garni  le  corset;  les  manches 
serrées  avec  un  ruban,  une  collerette  et  un  devant  de 
corps  de  blonde  ;  un  tablier  de  gaze  garni  de  crêpe. 
Un  bonnet  turc.  Une  draperie  de  satin  ;  un  fond  de 
gaze  d'Itahe  ;  des  barrières  de  ruban  rose  bordé  de 
velours  noir  ;  un  héron  noir  et  un  panache  ;  une  fraise 
de  blonde  faite  à  deux  rangs  avec  petite  branche  de 
roses  pour  bouquet  ».  Le  tout  montait  à  300  livres  (1). 
C'était  une  bien  belle  poupée.  Hélas!  quelques  années 
plus  tard  le  prince  de  Guéméné  faisait  une  faillite  retea- 

(1)  Collection  de  M.  J.  Doucet.  Dossiers  Rose  Bertin  n"  ;^17. 


80  ROSE    nEBTIN 

tissante.  11  devait  alors  de  tous  côtés,  et  la  belle  poupée 
n'avait  pas  été  payée.  Elle  ne  le  fut  jamais. 

D'ailleurs,  la  princesse  de  Guéméné,  qui,  de  son  côté, 
s'habillait  aussi  chez  MUe  Berlin,  ne  payait  pas  davan- 
tage ses  dettes.  La  modiste  perdit  avec  le  prince  plus 
de  11.000  livres  et  plus  de  8.000  avec  la  princesse.  Les 
grands  seigneurs  alors  vivaient  largement,  dépensaient 
sans  compter,  commandaient  et  ne  payaient  pas,  ne 
comptant  pas  plus  leurs  dettes  que  leurs  dépenses. 
Rose  perdit  ainsi  11.000  livres  avec  la  princesse  de 
Montbazon  qui  était  la  fîUe  de  la  princesse  de  Guéméné, 
et  qui  avait  épousé  le  prince  de  Rohan-Rochefort. 

L'année  1777  débuta,  pour  MUe  Berlin,  par  une  af- 
faire brillante.  Le  prince  héréditaire  de  Portugal, 
Joseph-François  Xavier,  prince  du  Brésil,  né  le  21  août 
1761,  épousa  le  21  février  1777  la  princesse  Marie- 
Françoise  Bénédictine,  sœur  de  sa  mère  née  le  25  juil- 
let 17/i6.  A  cette  occasion,  M.  de  Souza,  ambassadeur 
de  Portugal  près  la  cour  de  France,  mit  en  avant  le 
nom  de  Rose  Berlin  et  lui  fit  obtenir  la  commande  du 
trousseau  delà  princesse,  ce  qui  représentait  une  four- 
niture de  plus  de  400.000  livres. 

Par  contre,  elle  fut  victime  d'une  escroquerie  de  la 
part  d'une  certaine  dame  deCahouetde  Villers.  Victoire 
Wallard,  épouse  de  Pierre-Louis-René  Cahouet  de  Vil- 
lers, trésorier  général  de  la  maison  du  Roi  avait  vingt- 
huit  ans.  Notoirement  amie  intime  de  Mme  Du  Barry, 
c'était  ((  une  femme  galante  et  très  étourdie  »  qui,  par 
deux  fois,  imita  récriture  et  la  signature  de  la  Heine  au 
détriment  de  Mlle  Berlin.  La  première  fois  «  Mme  Ca- 
houet lui  écrivit  un  billet  et  y  apposa  la  signature  de 


(  Mux,'r  Cariiacalet.) 


Le  Chien  Couehant  ou  le  Misdre.  -  ('.li;i])<':ni  à  la  Henri  IV.  —  La  Con- 
quête assnrée  ou  l'Iléioisnic  d'Amour.  lîmiiul  aux  Ai^icllis,  dil  le 
Nouveau  Colisée. 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  81 

Marie-Antoinette.  Dans  ce  billet  elle  demandait  une 
provision  d'ajustemens,  Mlle  Bertin  y  fut  trompée.  La 
Reine  fut  instruite  de  l'abus  que  l'on  avait  fait  de  son 
nom  :  la  dame  Cahouet  en  fut  quitte  pour  être  répri- 
mandée et  pardonnée.  La  Reine  ne  voulut  absolument 
pas  qu'on  tirât  d'autre  vengeance  de  la  coupable  (1)  ». 

Marie-Antoinette,  naturellement,  en  pardonnant  à  la 
malheureuse  qui  avait  abusé  de  son  nom,  ne  put  faire 
autrement  que  de  désintéresser  sa  modiste,  qui,  en 
somme,  ne  perdit  rien. 

La  faussaire  imprudente  et  vraiment  d'une  audace 
un  [leu  naïve  ne  s'en  tint  pas  là  ;  «  elle  écrivit  un  se- 
cond billet  à  Mlle  Bertin.  L'écriture  et  la  signature  de 
la  Reine  furent  encore  contrefaites.  Cette  nouvelle  faute 
ne  putdemeurerdans  le  secret,  maison  la  laissa  igno- 
rer à  la  reine,  qui  peut-être  eût  encore  pardonné.  M.  de 
Maurepas,  qui  en  fut  instruit,  envoya  la  dame  Cahouet 
à  la  Bastille.  Elle  y  fut  logée  dans  la  tour  Comté  ».  Son 
incarcération  eut  lieu  le  13  mars  1777  ainsi  que  celle 
de  son  mari  qui  fut  relâché  le  21  août  suivant,  l'enquête 
ayant  établi  qu'il  n'était  pour  rien  dans  l'escroquerie  de 
sa  femme. 

Mais,  la  jeune  femme,  née  pour  le  plaisir,  ne  tarda 
pas,  en  prison,  à  tomber  «  dans  un  état  de  langueur  et 
de  dépérissement.  Son  mari  refusa  de  venir  à  son  se- 
cours. De  longtemps,  il  ne  voulut  point  entendre  parler 
d'une  femme  qui  l'avait  compromis  et  qui  l'exposait  au 
danger  de  perdre  sa  place.  Au  bout  de  vingt  mois,  et  sa 
santé  allant  de  plus  en  plus  mal,   de  la  Bastille,  on 

(1)  La  Baslille  dévoilée,  1789,  in-8. 


83  ROSE  BERTIN 

l'envoya  dans  un  couvent  du  faubourg  Saint-Antoine  ». 
Ce  couvent  était  le  couvent  de  la  Croix.  Elle  y  entra 
sous  le  nom  de  Mme  de  JN'oyan.  «  Elle  passa  de  là  dans 
la  communauté  des  filles  Saint-Thomas,  rue  de  Seine, 
oîi  elle  ne  tarda  pas  à  mourir.  Cette  Bastille,  disait- 
elle  souvent,  m'a  tuée  (1).  » 

On  apprit  aussi  que,  toujours  au  moyen  d'une  lettre 
au  bas  de  laquelle  elle  avait  imité  la  signature  de 
Marie-Antoinette,  elle  avait  escroqué  100.000  écus  au 
trésorier  du  duc  d'Orléans,  Béranger  ;  et  que  ce  fut  la 
cause  principale  de  son  arrestation. 

Cependant,  les  plumes  duraient  toujours,  et  les  ca- 
ricaturistes continuaient  à  s'en  donner  à  cœur  joie. 
Cette  année  1777  vit  paraître  une  mode  nouvelle,  le 
bonnet  à  la  Gabriel  le  de  Vergy^  ainsi  nommé  en  l'hon- 
neur du  succès  de  la  tragédie  de  de  Belloy  jouée  le 
12  juillet  sur  la  scène  de  la  Comédie-Française.  Inspi- 
rées par  le  théâtre,  les  plumes  inspirèrent  à  leur  tour 
les  auteurs.  L'un  de  ceux-ci,  demeuré  inconnu,  écrivit 
une  Comédie  qui  parut  imprimée  en  1778  sous  le  titre 
les  Panaches,  avec,  à  la  suite,  un  projet  d'établisse- 
ment d'une  Académie  de  Modes  ;  ce  n'est  qu'une  satire 
du  goût  déplorable  de  l'époque,  où,  sous  les  noms  d'em- 
prunt, figurent  les  modistes  en  vue  : 

En  voici  quelques  extraits  : 

Mme  DuppEFORT.  —  Mme  la  comtesse  de  Cavecreuse 
veut  absolument  que  vous  lui  fournissiez  sur  sa  garniture 
le  jardin  du  Palais-Royal,  avec  le  Bassin,  la  forme  des  mai- 
sons et  surtout  la  grande  allée  avec  la  grille  et  le  café. 

(1)  La  Bastille  dévoilée,  t.  II. 


l'èbe  des  extravagances  (1774-1777)  83 

M.  DuppEFORT.  — En  vérité,  elle  n'y  pense  pas,  une 
autre  me  demandera  bientôt  les  Tliuilleries,  le  Luxem- 
bourg, le  boulevard  :  les  femmes  du  Marais  voudront 
avoir  la  Place  Royale  ou  THôtel  de  Soubise... 

Mme  DuppEFORT.  —  Il  est  encore  venu  cette  grande 
marquise  sèche,  qu'on  appelle  Mme  de  la  Braise  et  qui 
est  veuve  depuis  trois  mois.  Elle  vous  prie  de  mettre 
sur  sa  garniture  un  catafalque  de  goût  pour  son  mari. 
Elle  va  quitter  le  grand  deuil,  et  je  ne  sais  si  elle  as- 
pire à  annoncer  sa  joie  ou  sa  douleur. 

M.  DuppEFORT.  —  Oui,  nous  pourrons  mettre  galam- 
ment de  petits  amours  autour  d'un  cercueil,  avec  des 
torches  hyméniales  ou  funéraires.  Il  n'y  a  point  de 
sujet  que  Ton  n'égayé  avec  de  l'esprit... 

Mme  DuppEFORT.  —  11  est  venu  encore  Mlle  Dubois- 
commun  qui  veut  nous  communiquer  des  idées  mira- 
culeuses, qui  sont  le  produit  de  ses  profondes  médita- 
tions. Elle  a  fait  la  conquête  d'un  Anglais  qui  aime  pas- 
sionnément l'astronomie,  et  elle  veut  porter  sur  sa  tête 
le  soleil,  la  lune,  les  planettes,  l'étoile  poussinière  et 
la  voie  lactée.  Elle  voudrait  que  tous  ces  astres  fussent 
mouvants  et  sur-tout  qu'on  vît  beaucoup  de  comètes  à 
crins  et  à  queue,  parce  que  son  Anglais  fournit  les 
diamans  pour  les  monter...  J'oubliois  de  vous  dire  que 
Mlle  P'ortendos  a  un  galant  qui  est  passionné  pour  la 
chasse.  Dans  le  désir  de  lui  faire  faire  un  cadeau,  elle 
voudrait  avoir  un  assortiment  qui  figurât  le  bois  de  Bou- 
logne ou  le  bois  de  Vincennes.  La  forêt  paraîtroit  garnie 
d'animaux  de  toute  espèce.  Elle  a  de  quoi  fournir  les 
fourrures  pour  figurer  les  bêtes  terrestres,  et  vous  n'au- 
rez à  lui  avancer  que  la  volatille.  Mais  elle  veut  toute 


84  ROSE    BERTIN 

une  ménagerie  pour  le  jour  de  Saint-Hubert,  où  elle  va 
à  une  grande  partie  de  chasse  au  sanglier.  » 

Plus  loin  une  autre  scène  est  manifestement  inspirée 
par  un  des  incidents  qui  se  produisirent  chez  Rose  Ber- 
tin,  et  que  nous  avons  déjà  rapporté  : 

DuppEFORT.  —  Montenlair  ! 

MoNTENLAiR.  —  Mc  voilà,  monsicur. 

DuppEFORT.  —  Mets  dans  une  caisse  tous  les  bonnets 
de  trois  semaines,  et  fais-en  une  pacotille  que  tu  enver- 
ras à  Bordeaux,  à  l'adresse  de  Mme  Chitfonet.  A  l'égard 
de  ceux  de  quinze  jours,  adresse-les  pareillement  à 
Mlle  de  la  Singerie  à  Lyon  ;  ceux  de  la  semaine  der- 
nière, fais-les  partir  pour  Lille,  Rouen,  Soissons  et 
Tenceinte  de  trente  ou  quarante  lieues,  et  ceux  de  trois 
jours,  nous  ne  les  mettrons  en  évidence  qu'après  de- 
main... Quand  tu  auras  fini,  va  chercher  de  l'argent 
chez  mes  pratiques.  Personne  ne  paie.  » 

Et  voilà  qui  n'était  que  trop  vrai.  On  commandait  en 
masse  les  nouveautés  successives,  mais  les  fournisseurs 
avaient  le  plus  grand  mal  à  recouvrer  leurs  créances. 
Aussi,  les  faillites  se  multiplaient-elles  dans  le  com- 
merce de  luxe  de  Paris. 

Les  gens  de  sens  rassis  déploraient  amèrement  cette 
débauche  de  luxe  criard.  Quelques-uns  même  en  re- 
doutaient des  conséquences  autrement  funestes  qu'un 
gaspillage  d'argent  et  même  que  toute  une  série  de 
faiUites.  Ainsi  l'auteur  des  Analectes,  qu'on  croit  être 
l'avocat  de  la  Croix,  bien  qu'il  s'en  soit  défendu,  écri- 
vait en  1777  : 

«  Nous  croyons  devoir  faire  remarquer  l'étonnant 
changement  que   notre     siècle  a  vu  arriver  dans  les 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  85 

mœurs  générales  par  les  effets  au  luxe  :  ce  qui  nous 
rend  applicable  cette  pensée  d'Horace  : 

TEtas  parentum,  pejor  avis,  tulit 
Nos  nequiores,  mox  daturos 
Progeniem  vitiosiorem. 

«  Ce  luxe  qui  a  rempli  nos  villes  de  valets,  de  mar- 
chands, de  bijoutiers,  d'orfèvres,  de  miroitiers,  de 
parfumeurs,  de  tailleurs,  de  faiseurs  de  modes,  d'étu- 
vistes,  de  baigneurs,  de  perruquiers,  d'un  tas  enfin  de 
professions,  dont  les  noms  seuls  pourroient  former  un 
livre,  qui  répand  jusques  dans  les  campagnes  cette 
multitude  de  merciers  qui  vont  porter  la  contagion 
dans  le  sein  de  la  rusticité,  est  propre  au  dix-huitième 
siècle  ;  et  a  lui-même  engendré  un  luxe  (ï  imitai  ion, 
qui  paroit  être  devenu,  dans  toute  l'Europe,  le  système 
à  la  mode.  » 

Metternich,  dans  une  lettre  du  27  janvier  1779  (1), 
faisait  aussi  la  critique  du  temps: 

«  Lorsqu'il  arrive  quelque  nouvelle  de  la  mer  ou  de 
l'Amérique,  soit  avantageuse,  soit  défavorable,  on  s'en 
occupe  un  instant,  et  on  l'oublie  aussitôt  pour  prendre 
le  plus  vif  intérêt  au  succès  d'un  opéra,  pour  mettre  en 
vogue  une  mode  nouvelle...  Tout  cela  tient  beaucoup  à 
cœur  à  nos  gens  de  cour  et  à  nos  Parisiens...  »  et  il  en 
tire  la  conclusion  que  cette  indifférence  lui  «  paroit  du 
plus  mauvais  présage  pour  l'avenir  ». 

C'était  fort  judicieux.  L'avenir  s'est  chargé  de  le 
prouver. 

Joseph  11  critiquait  aussi  parfois  sa  sœur  au  sujet  de 

(1)  Lellres  historiques,  i.  II,  p.  137. 


86  ROSE    BEBTIN 

sesparures.  Un  jour,  comme  il  voyageait  sous  le  nom  du 
comte  de  Falkenstein  et  qu'il  se  trouvait  à  Versailles, 
Marie-Antoinette  parut  dans  une  toilette  ravissante  et 
superbe.  «  Cette  étotTe  doit  coûter  cher  »,  lui  dit 
Joseph  11.  «  Non,  mon  frère,  puisqu'elle  fait  vivre  des 
familles,  répondit  la  Reine.  Si  je  ne  choisissais  que  des 
robes  simples,  deux  cents  maisons  de  commerce  ferme- 
raient demain  leurs  ateliers.  »  Ceci  aussi  pouvait  être 
exact,  car  alors  les  artistes  eux-mêmes  collaboraient 
avec  les  modistes  pour  le  plus  grand  bien  du  commerce  ; 
et,  ce  fut  en  1777  qu'on  vit  paraître  le  plus  admirable 
recueil  de  gravures  de  mode  qui  ait  encore  été  publié. 
Il  était  dû  au  talent  d'un  artiste  réputé,  Moreau  le  Jeune, 
et  contenait  toute  une  série  de  planches  remarquables. 
Intitulé  Suite  d'estampes  avec  le  texte  pour  servir  à 
l'histoire  des  mœurs  et  du  costume  français,  cet 
ouvrage  était,  écrivit-on  à  son  sujet  :  «  comme  une  par- 
tie très  importante  de  ce  siècle,  ou,  ce  qui  revient  au 
xiiême,  comme  un  aperçu  des  systèmes  lumineux  de 
Mlle  Berlin  et  du  S'"  Beaulard.  » 

L'année  1777  procura  encore  à  Rose  Bertin  un  client 
inattendu,  un  client  dont  la  personnalité  intrigua  les 
contemporains  et  occupa  la  postérité,  et  qui  n'était 
autre  que  le  chevalier,  alias  :  la  chevalière  d'Eon. 

A  la  suite  de  démêlés  que  le  chevalier  d'Eon  avait  eus 
à  Londres  avec  l'ambassadeur  de  France,  comte  de 
Guerchy,  auquel  les  tribunaux  anglais  n'avaient  pas 
donné  satisfaction,  le  chevalier  chargé  d'affaires  du  roi 
Louis  XV  eut  dans  l'ambassadeur  un  ennemi  irréconci- 
liable. Quand  celui-ci  mourut,  son  fils  hérita  de  sa 
haine  contre  le  chevalier,  si  bien  que,  après  la  mort  de 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  87 

Louis  XV,  lorsque  d'Eon  manifesta  le  désir  de  rentrer 
en  France,  le  jeune  de  Guerchy  déclara  tout  net  qu'il 
lui  lancerait  un  défi  à  mort,  pour  avoir  bafoué  son  père 
avec  Timpudence  qu'il  y  avait  mise.  La  comtesse  de 
Guerchy  prit  peur  ;  le  chevalier  avait  une  réputation 
d'escrimeur  remarquable  ;  elle  alla  donc  prier  le  roi 
Louis  XVI  d'intervenir  pour  lui  épargner  le  malheur 
qu'elle  redoutait  tant. 

Louis  XVI  intervint,  en  effet,  et  par  l'entremise  de 
Beaumarchais  fit  signer  à  d'Eon  une  convention  par 
laquelle  il  s'engageait,  dès  son  retour  en  France,  à  ne 
plus  porter  que  des  vêtements  féminins,  qu'il  recon- 
naissait être  ceux  de  son  sexe,  et  que,  par  suite  d'une 
inexplicable  bizarrerie,  il  avait  portés  plusieurs  années 
auparavant,  lorsqu'il  se  trouvait  à  la  cour  de  Russie. 

D'Eon  quitta  Londres  le  13  aoi^it  1777  et  arriva  à 
Versailles  le  17.  Il  portait  encore  son  costume  de  capi- 
taine de  dragons.  M.  de  Vergennes,  en  le  recevant  le 
27  du  même  mois,  lui  remit  Tordre  suivant,  qui  était 
péremptoire  : 

De  par  le  Roi, 

«  n  est  ordonné  à  Charles-Geneviève-Louise-Auguste- 
André-Thimothée  d'Eon  de  Beaumont  de  quitter  Thabit 
uniforme  de  dragons  qu'il  a  coutume  de  porter  et  de 
reprendre  les  habillements  de  son  sexe,  avec  défense 
de  paraître  dans  le  royaume  sous  d'autres  habillements 
que  ceux  convenables  aux  femmes. 

«  Signé  :  Louis, 
«  Contresigné  :  Gravier  de  Vergennes.  » 


8S  ROSE    BERTIN 

Le  chevalier  prétextant  qu'il  n'avait  pas  les  fonds 
nécessaires  pour  se  constituer  un  trousseau  convena- 
ble, Marie-Antoinette,  s'interposant  alors,  dit:  «  Eh  bien! 
je  me  charge  de  son  trousseau  »,  et  immédiatement  lui 
envoya  un  éventail  accompagné  d'une  somme  de 
24.000  livres.  «  Dites-lui,  fit-elle  au  messager  qu'elle 
chargea  de  lui  porter  ce  présent,  que,  pour  remplacer 
son  épée,  je  l'arme  d'un  éventail,  et  je  la  fais  cheva- 
lière. » 

D'Eon  s'en  fut  chez  Rose  Bertin  à  qui  la  reine 
l'adressait.  11  se  trouva  immédiatement  dans  les  meil- 
leurs termes  avec  la  fameuse  négociante  ;  et  de  suite 
écrivit  à  M.  de  Vergennes  une  lettre  qui  porte  la  date  du 
29  août  1777: 

«  Monseigneur, 

«  Pour  obéir  plus  promptement  aux  ordres  du  Roi 
que  vous  m'avez  signifiés,  ainsi  que  Mgr  le  comte  de 
Maurepas,'j'ai  retardé  de  quelques  jours  mon  voyage 
en  Bourgogne.  Le  peu  de  bardes  de  fille  qui  me  res- 
toient  ne  pouvoit  plus  me  servir  pour  me  présenter  à 
Versailles,  il  m'en  falloit  de  nouvelle.  Mlle  Bertin, 
attachée  au  service  de  la  Reine,  aura  l'honneur  de  vous 
dire  demain,  Monseigneur,  qu  elle  se  charge,  non  seule- 
ment de  mêla  faire  pendant  mon  absence,  mais  encore 
de  faire  de  moi  une  fille  passablement  modeste  et 
obéissante. 

«  Quant  à  la  sagesse,  qui  est  aussi  nécessaire  dans 
une  fille  que  le  courage  dans  un  capitaine  de  dragons, 
le  ciel  et  la  nécessité,  dans  les  diverses  habitudes  de 
ma  vie,  si  longtemps  et  si  cruellement  agitée,  m'en  ont 


(Bibliotlit'qiie  ySationale,) 

CHARLOTTE  -  GENEVIÈVE  -  LOUISE  -  AUGUSTE  -  AN  DRÉE 

TIMOTHÉE  D'EON  DE  BEAUMONT. 

D'après  la  peinture  de  Dicp.evx,  gravée  par  Cathelin. 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  89 

donné  une  si  visible  habitude,  qu'elle  ne  me  coûte  plus 
rien.  11  me  sera  cent  fois  plus  facile  d'être  modeste  et 
obéissante... 

«  Après  le  ciel,  le  Roi  et  ses  ministres,  Mlle  Bertin 
aura  le  plus  de  mérite  à  ma  conversion  miraculeuse. 

«  Je  suis,  avec  un  profond  respect,  Monseigneur, 
votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 

«  Le  chevalier  d'EoNpour  peu  de  temps  encore.  » 

Le  chevalier,  on  le  voit,  était  dès  le  premier  jour  au 
mieux  avec  la  modiste;  il  est  d'ailleurs  écrit  dans  les 
Mémoires  secrets,  sous  la  date  du  7  septembre  1777  : 
«  On  sait  qu'on  lui  garnit  deux  robes  chez  la  demoi- 
selle Bertin,  la  marchande  de  modes  de  la  Reine,  et 
qu'il  a  déjà  soupe  chez  cette  ouvrière  une  fois  habillé 
en  homme,  et  l'autre  vêtu  en  femme,  sorte  d'accoutre- 
ment dans  lequel  il  a  fort  mauvaise  grâce.  Quoi  qu'il  en 
soit,  tout  concourt  à  confirmer  que  son  vrai  nom  seul 
est  le  féminin.  » 

L'auteur  des  faux  Mémoires  de  Léonard,  qui  furetait 
dans  toutes  les  relations  et  mémoires  du  temps,  pour 
y  prendre  ce  qu'il  pouvait  trouver  d'anecdotes  à  glaner, 
ne  manqua  pas  de  relater  le  fait,  en  l'agrémentant 
selon  sa  fantaisie,  et  en  y  mêlant  son  personnage,  dont 
la  présence  est  rien  moins  que  prouvée  en  cette  affaire, 
attendu  que  le  perruquier-coiffeur  qui  fut  chargé  d'accom- 
moder au  chevalier  une  «  coiffure  à  triple  étage  »  ne  fut 
pas  le  célèbre  Léonard,  mais  un  artiste  capillaire  moins 
réputé,  le  sieur  Brunet,  qui  exerçait  à  Versailles,  où  il 
demeurait  rue  de  la  Paroisse.  Toujours  est-il  que  l'au- 
teur des  Mémoires  fait  ce  récit  assez  amusant  de  la  ré- 
ception du  chevalier  d'Eon  par  «  l'ouvrière  »  de  la  Reine  : 


90  ROSE   BERTIN 

«  Dans  les  derniers  jours  d'août,  Mlle  Berlin  m^en- 
gagea  à  souper  chez  elle  pour  le  lendemain;  me  préve- 
nant que  je  me  trouverais  avec  un  convive.  Je  me  ren- 
dis donc  le  jour  suivant  chez  mon  amie,  et  j'y  trouvai, 
en  eiret,  un  officier  de  dragons,  assez  laid  de  figure, 
mais  parfaitement  fait,  et  dont  la  conversation  facile, 
brillante,  universelle  annonçait  un  homme  d'un  mérite 
fort  étendu...  Je  crus  que  le  dragon...  avait  sollicité  la 
main  de  la  marchande  de  modes,  et  que  celle-ci  se  dis- 
posait à  se  laisser  conduire  à  l'autel...  Plusieurs  fois, 
dans  des  échappées  d'entretien,  pendant  que  les  domes- 
tiques faisaient  le  service,  je  demandai  à  mon  amie 
dans  quel  but  ce  monsieur  était  là.  Mlle  Bertin,  répon- 
dant à  ma  question  par  une  autre,  demanda  dans  quel 
but  je  lui  disais  cela.  Et  je  répliquai  niaisement  :  «  Pour 
rien  !  »  Enfin,  la  mystérieuse  modiste  finit  par  me  dire  : 
«  Demain,  Monsieur  Léonard,  vous  connaîtrez  le  mot  de 
cette  énigme...  Je  vous  attendrai  encore  à  souper.  » 

«  Le  jour  suivant...,  je  me  rendis  chez  Mlle  Bertin... 
Cette  fois,  mon  amie  n'avait  pas  pour  convive  le  capi- 
taine de  dragons,  mais  bien  une  grosse,  grande,  laide 
dame  qui,  du  reste,  ressemblait  beaucoup  à  l'officier 
de  la  veille...  «  Allons,  pensai-je,  c'est  la  mère  du  pré- 
tendu... » 

«  Eh  bien,  Monsieur  Léonard,  me  dit  Mlle  Bertin  en 
riant,  est-ce  que  vous  ne  nous  confierez  pas  le  motif  de 
votre  préoccupation  ? 

—  «  Je  présume,  Mademoiselle,  que  vous  le  soupçon- 
nez un  peu. 

—  «  Sans  doute  ;  mais,  mon  ami,  pour  un  homme 
attaché  à  la  cour,  vous  êtes  bien  peu  au  courant  de  ce  qui 


l'ère  des  extravagances  (1774-1777)  91 

s'y  passe,  si  vous  ne  savez  pas  que  jeudi  dernier,  on 
présenta  au  Roi  M.  le  chevalier  d'Eon,  dont,  par  ordre 
de  Sa  Majesté,  j'ai  dû  m'ettorcer  de  faire  une  femme, 
—  au  moins  par  l'iiabit.  Lorsque,  liier  matin,  en  traver- 
sant mon  magasin,  vous  me  demandâtes  pour  qui 
étaient  les  robes  que  mes  demoiselles  garnissaient 
avec  tant  de  célérité,  j'aurais  pu  vous  répondre  :  Pour 
un  capitaine  de  dragons  ;  et,  Mme  la  Chevalière  vient, 
pour  la  première  fois,  d'endosser  les  habits  de  son 
sexe...  » 

Il  y  a  certainement  pas  mal  de  fantaisie  dans  ce 
récit,  et,  pour  le  moins,  une  inexactitude,  attendu  que 
le  chevalier  d'Eon  n'avait  pas  été  présenté  au  Roi  ;  mais 
il  est  certain  qu'il  avait  bien  réellement  accepté  les 
invitations  de  la  modiste,  dont  il  paraissait  priser  la 
conversation,  sans  pour  cela  attacher  à  cette  relation 
d'autre  importance  ;  cet  homme  n'était  pas  de  ceux 
dont  on  fait  les  Don  Juan,  et  il  y  avait  des  aventures 
qu'il  était  certainement  le  dernier  à  rechercher. 

Mais,  s'il  paraissait  satisfait  de  la  modiste,  il  l'était 
moins  de  se  voir  contraint  à  accepter  ses  offices,  et  peu 
content  de  porter  les  vêtements  féminins  auxquels  les 
ouvrières  de  Rose  travaillaient  si  fiévreusement  à  son 
intention.  «  C'est  un  habit  de  deuil  que  je  vais  porter  et 
non  un  habit  de  fête,  écrivait-il  au  comte  de  Vergennes. 
Je  veux  bien  me  vouer  au  malheur,  mais  non  au  ridi- 
cule. » 

Il  quitta  Paris,  alla  passer  quelque  temps  à  Tonnerre 
où  vivait  sa  vieille  mère,  et  où  il  arriva  le  2  septembre 
pour  y  séjourner  un  mois  et  demi.  Pendant  ce  temps, 
Mme  Barmant  lui  baleinait  des  corsets,  et  Rose  Bertin 


92  ROSE   BERTIN 

surveillait  la  confection  de  la  toilette  qu'elle  devait  lui 
livrer.  Mais,  comme  il  tardait  à  revenir,  elle  lui  mandait 
que  sa  présence  était  indispensable  pour  l'essayage  ; 
il  se  décida  à  rentrer  à  Versailles.  Ce  fut,  comme  il 
l'écrivit,  dans  des  papiers  qui  ont  été  conservés,  le 
21  octobre  1777,  qu'il  reprit  «  sa  première  robe  d'inno- 
cence pour  paraître  à  Versailles,  comme  il  avait  été 
ordonné  par  le  roi  et  ses  ministres,  »  une  semaine  après 
son  retour  de  Bourgogne. 

La  robe  qu'il  endossait  ainsi  était  une  robe  noire, 
une  «  robe  de  deuil  »,  comme  d'Eon  écrivait  au  comte 
de  Vergennes,  et  comme  le  constate  un  rédacteur  de 
V Espion  anglais  qui  écrivait  :  «  Elle  est  en  robe  noire, 
comme  veuve  du  secret  de  Louis  XV...  Elle  a  la  gorge 
couverte  jusqu'au  menton  pour  qu'on  ne  s'aperçoive 
pas  si  elle  en  manque.  »  C'est  ainsi  que  le  23  novem- 
bre, il  parut  à  Versailles.  Mais  il  ne  s'habituait  pas 
facilement  à  ce  nouveau  costume,  comme  le  prouve  la 
lettre  qu'il  écrivait  à  son  ancien  colonel,  le  marquis 
d'Autichamp,  et  dans  laquelle  il  lui  disait:  «  La  perte 
de  ma  culotte  de  peau  m'est  très  sensible.  Jamais  jupe 
de  soie  ou  de  fil  d'or  ou  d'argent,  quoique  faite  par 
Mlle  Bertin,  ne  pourra  me  consoler.  » 

Mlle  Bertin  ne  demeura  cependant  pas  le  fournisseur 
attitré  de  la  chevalière  d'Eon,  qui,  avec  des  ressources 
plutôt  modestes,  trouvait  son  profit  à  s'adresser  à  une 
modiste  dont  les  prix  étaient  plus  abordables  et,  connue 
sous  le  nom  d'Antoinette  Maillot,  dont  la  femme  d'un 
de  ses  amis,  M.  Falconnet,  avocat,  lui  avait  fourni 
l'adresse,  rue  Saint-Paul  à  Paris. 

D'Eon,  qui  n"était  pas  une  coquette,  préférait  à  la  ré- 


l'kre  des  extravagances  (1774-1777)  93 

putation  de  la  grande  modiste  de  la  reine,  de  moindres 
tarifs.  Il  ne  tenait  à  suivre  la  mode  que  de  loin  ;  ce 
n'était  pas  lui  qui  allait  modifier  constamment  sa  mise 
et  peu  lui  importaient  les  inventions  nouvelles. 

En  cette  fin  de  1777  on  en  était  à  la  coiffure  aux  In- 
surgeas. «  C'étoit,  dit  Fauteur  des  Mémoires  secrets, 
une  allégorie  soutenue  des  divisions  de  l'Angleterre 
avec  l'Amérique.  La  première  étoit  représentée  sous  la 
forme  d'un  serpent  si  parfaitement  bien  exécuté,  que 
dans  un  comité  tenu  chez  Mme  la  marquise  de  Narbonne, 
dame  d'atours  de  Mme  Adélaïde,  il  fut  décidé  qu'on  ne 
pouvoit  adopter  cet  ornement,  qu'il  étoit  trop  propre 
adonner  des  attaques  de  nerfs.  En  conséquence,  l'ou- 
vrière se  retranchoit  à  le  vendre  aux  étrangers  jaloux 
de  nos  nouveautés  ;  il  avoit  été  proposé  d'en  faire  l'an- 
nonce dans  les  papiers  publics,  mais  le  gouvernement 
toujours  sage  et  circonspect  l'a  défendu.  On  va  le  voir 
par  curiosité  chez  l'auteur.  » 

On  fabriquait  aussi  des  Bonnets  à  Vhérisson.  Rose 
Berlin  en  expédiait  un,  entre  autres,  à  Stockholm,  à 
l'adresse  de  Desland,  valet  de  chambre,  coiffeur  de  la 
reine  de  Suède.  Il  valait  72  livres. 


III 


Mme  du  Barry.  —  Le  pèlerinage  de  Monflières.  — 
La  grande  vogue.  —  Une  esclandre  a  Versailles 

(1778-1781). 


Rose  Bertin  continuait  à  avoir  la  confiance  de  la 
reine,  dans  les  appartements  de  laquelle  elle  travail- 
lait parfois  deux  ou  trois  heures.  Et  la  confiance  dont 
Marie-Antoinette  Thonorait  était,  mieux  que  les  poupées 
à.  la  dernière  mode  qu'elle  envoyait  dans  les  villes 
étrangères,  la  première  des  réclames. 

Qui  m'aime  me  suive  et  se  rallie  à  mon  panache 
blanc,  demeurait  la  meilleure  des  politiques,  comme 
bien  des  femmes  l'avaient  compris.  C'est  ainsi  que 
Mme  Du  Barry  qui,  à  la  fin  de  son  règne,  c'est-à-dire 
pendant  les  dernières  années  de  celui  de  Louis  XV,  se 
fournissait  au  «  Trait  Galant  »  chez  la  demoiselle  Pa- 
gelle,  l'ancienne  patronne  de  Rose  Bertin,  dont  les  der- 
niers mémoires  réglés  par  M.'  de  Beaujon  par  ordre  du 
Roi  s'arrêtaient  au  chiffre  de  23.777  livres  19  s.  6  d. 
pour  une  période  de  sept  mois  du  1"  octobre  1773  au 
27  mai  1774  ;   c'est   ainsi  que  Mme  Du  Barry,  après 


LA    GRANDE    VOGUE  (1778-I781)  96 

s'être  pendant  quelque  temps  fait  habiller  chez  Beau- 
lard,  s  adressa  à  la  modiste  de  la  Reine. 

Il  nous  est  resté,  tant  à  la  Bibliothèque  nationale  qu'à 
la  Bibliothèque  de  Versailles  (1),  une  série  de  relevés 
établis  par  la  maison  Bertin  pour  le  compte  de  l'an- 
cienne favorite.  Ils  commencent  au  !i  février  1778  et 
vont  jusqu'en  1792.  La  Du  Barry  était  une  cliente 
fidèle. 

Cependant,  bien  que  le  premier  de  ces  mémoires 
porte  la  date  du  li  février  1778,  il  est  probable  que 
Mme  Du  Barry  se  fit  habiller  par  Bose  Bertin  dès  qu'elle 
reçut  l'autorisation  de  rentrer  à  Paris.  Mme  Du  Barry 
avait  été  exilée  à  Pont-aux-Dames  du  10  mai  1774  au 
2.)  mars  1775  ;  puis  elle  s'était  retirée  à  Saint- Vrain, 
près  de  Monthléry,  et  ce  fut  en  octobre  1 776  qu'elle  ob- 
tint de  venir  à  Paris.  Et  c'est  alors  évidemment,  que  la 
Du  Barry  jugea  bon  de  se  concilier  les  bonnes  grâces 
de  Rose  Bertin  qu'on  savait  en  si  bons  termes  avec  la 
Reine.  Dans  un  mémoire  de  fournitures  faites  par 
Le  Normand  et  Cie,  de  Paris,  à  Mme  Du  Barry  sous  la 
date  de  1777,  nous  lisons  : 

Livré  à  Mlle  Berlin  : 

Octobre  15.  —    46  aunes  1/2  gourgourand  paille  rayé 

satin  blanc  à  10 <65  1. 

—      16.  —     "2  a.  Velours  de  Gênes  bleu  i 

céleste  à   3"2 64  1.  ^         _„   . 

!  a.    taffetas  d'Italie  verd  ( 

anglois  à  !' 9  1.) 

(1)  Bibl.  Nat.,  M'  8157,  8158. 

Bibl.  de  Versailles.  M^  n"  402  (254  F).  Mémoires  d'ouvrages  faits 
par  Mlle  Bertin  M"^^  de  modes  à  Mme  du  Barry,  1782  à  1792. 


96  ROSE    BERTIN 

Octobre  2a.  —   22  a.    satin    lilas     anglois 

teinté  vert  et  blanc  très 

fort  à44  1 308  1. 

48  a.  satin  noisette  anglois  )       812  1. 

très  fort  à  15  .  .  .  .  252  1. 
18   a.  satin    bleu    anglois 

à  14 232  1. 

et  plus  loin  sur  le  même  mémoire,  nous  trouvons  encore 
le  curieux  relevé  suivant  : 

Pour  présent  à  Mlle  Berlin  : 

Décembre  19.  —    20  a.  satin  lilas  à  14  1.     .     280  1.  ) 

14  a.    taffetas      blanc    à  (        385  1. 

8,15 105  1.  ) 

Livré  à  Mlle  Berlin  : 
10  a.  satin  blanc  fort  à  .      13  1.  130  1. 

Ainsi  Mme  du  Barry  payait  bien  réellement  par  de 
petits  présents  les  bonnes  grâces  de  la  grande  modiste. 
Les  visites  qu'elle  faisait  rue  St-Honoré  la  rajeunissaient 
en  la  reportant  à  ses  débuts,  à  cette  époque  où,  n'ayant 
pas  encore,  au  cours  d'une  existence  aventureuse,  con- 
quis les  faveurs  d'un  roi,  elle  était  simple  employée 
chez  une  des  faiseuses  du  temps. 

Les  mémoires  présentés  par  Rose  Bertin  à  Mme  Du 
Barry  pendant  les  années  qui  suivirent  s'élevèrent, 
d'après  les  relevés  que  nous  possédons  encore,  aux 
sommes  ci-après  : 

Du  4  février  1778  au  24  octobre  1779  ....  11.438  1.    9  s. 

Fin  1779 231         5 

Année  1780    .     .  • 3.211       11 

_      1781 2.386        6 


(  Dtbiiolhi'que  Xationale.  ) 


LE  C(3MT1-:  D'AHAXDA 
Anibassack'iiri  d'Espagne . 


LA    GRANDE   VOGUE    (1778-I781)  97 

Année  1782 6.398  1.  2  s. 

—  1783 7.8i0  10 

—  1784 8.319        1 

—  1785 7.736  10 

—  1786 6.912  10 

—  1787 7.011  10 

—  1788 8.034  12 

—  1789 5.370        4 

—  1790 1.264        8 

—  1791 2.354  16 

—  1792 713        6 

Rose  Bertin  n'avait  pas  une  trop  mauvaise  cliente  en 
Mme  Du  Barry.  Nous  trouvons,  en  effet,  dans  un  mé- 
moire de  fournitures  faites  par  Le  Normand  et  Cie,  de 
Paris,  à  la  Comtesse  (1),  la  note  suivante  : 
«  Payé  à  Mlle  Bertin  suivant  la  reconnaissance  de  Mme  la 

Comtesse  du  2/i  mars  1779 9.837  1. 

Ceci  prouve  que  le  mémoire  commençant  au  h  février 
1778,  n'était  pas  la  première  dette  contractée  parla  Du 
Barry  chez  la  modiste  de  la  rue  Saint-Honoré.  En  etfet, 
en  tête  de  ce  mémoire  (2),  il  est  écrit:  «  Fourni  à 
Mme  la  comtesse  Du  Barry  par  Bertin  «  du  grand  Mo- 
gol  »,  et  :  «  Remis  un  mémoire  commençant  le  4  février 
1778  et  finissant  au  2/i  octobre  1779  montant 
à lJ.Zi38  1.  9  s. 

Reçu  à  compte  le  12  avril  1779  .     .      5.837      6 

Reste  dû  sur  ce  mémoire     ....      5.601  1.3  s. 

Il  est  bien  évident  que  les  9.837  livres  payées  par 
l'entremise  de  Le  Normand  et  Cie  ne  se  rapportent  pas 
à  ce  mémoire. 


(1)  Bibl.  \at.,Ms  8157. 

(2)  Id.,  f°  169. 


98  ROBE  BERTIN 

En  parcourant  ces  pièces,  il  ne  sera  pas  sans  inté- 
rêt de  noter  quelques-uns  des  articles  qui  s'y  trouvent 
désignés  et  qui  nous  donneront  un  aperçu  des  tarifs 
de  la  première  faiseuse  de  l'époque. 

Voici  tout  d'abord,  fourniture  du  25  octobre  1779, 
«  un  chapeau  à  grande  forme  de  paille  blanche  relevé 
des  deux  côtés  et  bordé  de  ruban  bleu  et  blanc  can- 
nelé, moucheté  de  noir,  un  gros  panache  de  plumes 
noires  et  blanches  que  Mme  la  Comtesse  a  fourni  : 
24  livres.  »  Ce  qui  n'est  vraim.ent  pas  trop  cher.  Qu'en 
pensent  nos  mondaines  ? 

Du  25  décembre  1779,  u  un  grand  manteau  de  deux 
taffetas  demi-florence  blanc,  une  large  garniture  de 
gaze  angloise  rayée  et  brochée  en  chenille  ourlée  : 
42  livres  ».  Ce  n'était  point  encore  une  folie. 

Du  5  janvier  1780,  «  un  chapeau  à  grande  forme  de 
paille  blanche  relevée,  bordé  de  ruban  noisette,  un  tour 
et  un  nœud  de  même  noisette  moucheté,  un  panache 
de  sept  belles  plumes  blanches  de  l'aigrette  fine  au  mi- 
lieu :  120  livres  ».  Ici  le  prix  est  plus  élevé,  mais  il  y 
avait  une  fourniture  de  plumes  et  d'aigrette  fine.  On 
remarquera  que  le  chapeau  était  en  paille  et  qu'il 
était  fourni  en  plein  hiver. 

La  modiste  fournissait  aussi  des  accessoires  de  toi- 
lette. Ainsi  le  2  février  1780,  elle  livrait  «  pour  un  serre- 
tête,  1  aune  et  demie  large  ruban  de  satin  rose  et 
blanc  moucheté  à  3  livres  :  4  l.  10  »,  ce  qui  nous  fait 
entrevoir  la  Du  Barry  en  déshabillé  de  nuit. 

A  la  même  date,  elle  livrait  aussi  «  pour  un  nœud 
d'épée  2  aunes  et  demie  large  ruban  anglois  hlas  et 
blanc  moucheté  de  noir  à  2  livres  :  5  livres  ». 


LA    GRANDE   VÔGUB    (1778-I781)  99 

Et,  parmi  le  détail  d'un  «  présent  fait  à  Mme  la  vi- 
comtesse Du  Barry,les  articles  suivants  : 
Une  très  grosse   branche  de  lilas  en  batiste  à  trois 

tiges 36  1. 

Un  pouff  ajusté  de  crêpe  moucheté  de  velours  puce, 
deux  rangs  de  plis  de  belle  blonde  grande  hauteur  à 
bordure  droite  et  du  ruban  derrière.  ...  72  1. 
Un  demi-bonnet  ajusté  tout  blanc  en  belle  blonde,  et 
gaze  d'Italie.  Le  papillon  à  gros  plis.  Des  longues 
barbes  à  la  Paysanne  bordées  de  blonde  tombant  der- 
rière et  du  ruban  blanc [\S\. 

On  s'étonnera  aussi  du  prix  relativement  bas  de- 
mandé pour  «  un  grand  manteau  de  tatfetas  noir, 
doublé,  garni  d'une  dentelle  grande  hauteur,  fond  tulle 
à  mouches  et  bordure  droite  »  qui  fut  livré  le  6  décem- 
bre 1780  et  valait  192  livres,  ainsi  que  celui  des  «  cha- 
peaux de  belle  paille  angloise  »  vendus  le  30juin  1781,  à 
raison  de  8  livres  pièce. 

Mais  voici  la  description  d'une  toilette  livrée  le  20  jan- 
vier 1782  et  dont  le  prix  de  revient  est  sensiblement 
plus  élevé,  telle  que  nous  la  trouvons  dans  le  premier 
mémoire  conservé  à  la  Bibliothèque  nationale  (M'  8157): 
«  La  garniture  d'une  robe  d'étoffe  bleue  et  argent,  des 
gros  bouillons  le  long  des  devants,  en  gaze  d'Italie, 
bordés  de  grosses  ruches  de  crêpe  découpé,  une 
guirlande  en  corde  à  puits  d'argent  posée  en  travers 
sur  tous  les  bouillons,  chacun  d'eux  séparé  par  des 
branches  d'épis  d'or  et  des  attaches  en  chatons  de 
pierres  bleues  mêlées  de  perles  blanches  posées  à 
chaque  côté  de  la  draperie  ;  le  devant  du  jupon  cou- 
vert entièrement  d'un  tissu  de  gaze  d'Italie,  un  grand 


100  ROSE    BERTIN 

volant  au  bas,  un  entoilage  d'argent  doublé  de  crêpe 
uni  et  bordé  de  frange,  une  grosse  guirlande  en  épis 
de  blé  d'or  posée  au-dessus  du  volant  en  forme  de 
coquilles  ratacliée  par  des  cordes  à  puits  d'argent 
et  par  un  gland  double  d'or  et  d'argent,  les  têtes 
brodées    en     pierres  :    garni    les    manchettes    en 

frange 900  1. 

Un  tour  de  robe  de  blonde  plissée 8  1. 

Une  pièce  de  cinq  nervures  en  chatons  de  pierres 
bleues  mêlées  de  perles  blanches.  ...  78  1. 
Une  parure  de  trois  nœuds  en  crêpe  bordée  d'un  pied 
de  blonde,  deux  doubles  lames  d'or  sur  les  bords,  et 
un  galon  au  milieu  en  pierres  et  paillettes  bro- 
dées   liS\. 

Trois  barrières  pour  la  tête  de  chacune  vingt-quatre  cha- 
tons de  pierres  bleues  mêlées  de  perles  blanches  à 

30  livres 90  1. 

Un  tour  à  la  Provençale  d'une  belle  blonde  grande  hau- 
teur fond  d'Alençon  à  coquilles  et  un  bel  entoilage 
fond  d'Alençon  plissé  au-dessus     ....       84  1 . 
Une  fraise  de  blonde  fine  à  bordure  droite  et  un  beau 

tulle  uni  plissé  au-dessus 2/i  1. 

C'est  là,  cette  fois,  ce  qui  peut  s'appeler  une  impor- 
tante commande.  Mais  la  Du  Barry  tirait  aussi  parti, 
économiquement,  de  toilettes  déjà  portées  qu'elle  fai- 
sait transformer,  et  nous  lisons  sur  les  mémoires  de 
Mlle  Bertin  :  «  avoir  racomodé  [sic]  deux  chapeaux  en 
fleurs  et  panache,  fourni  la  paille,  du  ruban  de  satin 
blanc  et  du  velours  15  livres  »  (7  décembre  1782). 

Indépendamment  de  ce  qu'elle  avait  payé  comptant 
dans  les  magasins  de  sa  modiste,  dont  quelques  arti- 


LA   GRANDE    VOGUE    (1778-I781)  101 

des  relevés  à  tort  sur  les  mémoires  présentés  à  la  Com- 
tesse portent  en  marge  les  mots  :  «  nul  »  ou  «  vendu  », 
par  exemple  une  fourniture  de  733  livres  du  27  août 
4787  annotée  de  la  sorte  :  «  Toutes  cette  article  a  été 
vendu  »  {sic)  et  un  chapeau  de  \h^  livres  «  vendu  »  le 
20  février  1788;  indépendamment,  disons-nous,  de  ces 
objets  et  des  livraisons  antérieures,  le  compte  de 
Mme  Du  Barry  chez  Rose  Bertin  monta  du  fi  février 
1778  au  12  septembre  1792,  défalcation  faite  de  l'a- 
compte de  5.837  1.  6  s.  versé  le  12  avril  1779  à 
73.605  \.  liS.  comme  le  prouve  le  relevé  de  paiements 
conservé  à  la  bibliothèque  de  Versailles  (1),  et  dont 
voici  la  copie  intégrale  : 

«  Mme  la  comtesse  Du  Barry  doit  à  Bertin  marchande 
de  modes  : 

Un  mémoire  jusqu'au  "26  février  1782  ....  13.148  1.  9  s. 
Antre  mémoire  jusqu'au  19  juillet  178  1.     .     .     .     18.833    19 

Autre  jusqu'au  12  mars  1790 37.797 

Autre  jusqu'au  12  septembre  1792 3.823    16 

73.603  i.  4  s. 

Reçu  par  M.Bufïault 1.300  1. 

Le  2  mai  1782 5.000  I. 

Le  4  février  1783  billets  des    S" 

Bœhmer 17.000  1. 

Le  18  décembre  1786 3.000  1. 

Le  o  février  1789 3.0(i0  I. 

Le  30  mai  1789 3.000  1. 

Le  17  mai  1792 1.000  1.        

40.305  1.  4  s. 

Il  semble  que  Rose  Bertin  n'ait  pas  pu  liquider  son 
compte  avec  la  célèbre  Comtesse,  et,  la  Révolution  sur- 


33.300  1. 


(1)  M^  402  (254  F. 


102  ROSE    nERTlN 

venant,  que  le  couperet  de  la  guillotine,  en  faisant  tom- 
ber la  tête  de  sa  cliente,  lui  ait  valu  un  bouillon  d'une 
quarantaine  de  mille  francs,  qui  ne  fut  pas  le  seul.  En 
effet,  nous  n'avons  pas  trouvé  de  preuves  d'autres  paie- 
ments elïectués  par  Mme  du  Barry  ou  sur  son  ordre,  que 
ceux  ci-dessus  relatés. 

Cependant,  il  est  curieux  de  constater  qu'on  ne  trouve 
pas  de  trace  de  cette  créance  dans  les  dossiers  cons- 
titués après  la  mort  de  la  modiste,  par  Grangeret, 
l'avocat  de  ses  héritiers,  dont  la  collection  des  impayés 
appartenant  à  M.  J.  Doucet  a  été  gracieusement  mise 
à  notre  disposition  par  leur  propriétaire,  il  est  donc 
probable  que  Rose  Bertin,  de  son  vivant,  a  pu  recou- 
vrer le  reliquat  de  40.305  livres,  ou  que,  tout  au  moins, 
sa  succession  put  en  obtenir  le  paiement,  et  qu'alors 
le  dossier  concernant  Mme  Du  Barry  aura  été  supprimé 
après  paiement  de  la  dette,  par  l'avocat  poursuivant. 

Nous  avons  voulu  donner  un  aperçu  ù  peu  près 
complet  des  dépenses  elfectuées  par  Mme  du  Barry 
au  cours  des  années  qui  suivirent  sa  splendeur,  après 
que  la  mort  de  Louis  XV  fut  venue  sonner  Theure  de  sa 
déchéance.  Nous  allons  reprendre  notre  sujet  où  nous 
l'avons  laissé,  c'est-à  dire  à  l'année  1778. 

Les  victoires  maritimes  de  cette  année  1778  et  de 
l'année  1779  firent  naître  les  coiffures  à  la  Boston,  à  la 
Philadelphie,  à  la  Grenade,  au  glorieux  d'Estaing,  à 
la  Belle-Poule.  Le  combat  où  s'était  illustré  ce  navire, 
sous  le  commandement  de  Chaudeau  de  la  Clochetterie, 
était  du  17  juin.  Il  y  eut  des  Te  Deiim,  des  fêtes,  un 
enthousiasme  extraordinaire,  surtout  à  la  suite  de  la 
prise  de  la  Grenade  le  4  juillet  1779. 


LA    GRANDE    VOGUE    (177&-I781)  103 

Les  modes  variaient  toujours  à  l'infini  et  constam- 
ment, ce  qui  n'était  pas  d'ailleurs  le  propre  du  dix- 
huitième  siècle.  La  Bruyère  n'a-t-il  pas  écrit  :  «  Une 
mode  n'a  pas  détruit  une  autre  mode  qu'elle  est  abolie 
par  une  plus  nouvelle,  qui  cède  elle-même  à  celle  qui  la 
suit  et  qui  ne  sera  pas  la  dernière  ;  telle  est  notre 
légèreté.  » 

Une  des  coiffures  les  plus  élégantes  que  la  Reine  ait 
portées,  fut  celle  que  l'on  appelait  «  à  la  reine  ».  Cette 
coiffure,  qui  n'atteignait  pas  les  dimensions  outrées  de 
tant  d'autres  et  qui  s'alliait  d'ailleurs  parfaitement  avec 
la  taille  et  le  port  de  tète  de  Marie-Antoinette,  a  été  des- 
sinée par  Le  Clere,  gravée  par  Patas  pour  la  Gallerie  des 
modes  et  costumes  français,  dessinés  d'après  nature, 
publiée  à  Paris  en  1778,  et  la  représentait  elle-même. 
Elle  se  compose  d'un  panache  en  plume  d'autruche  avec 
une  aigrette  de  diamants  placée  au  côté  gauche  de  la 
tête,  un  ruban  de  satin  cerise  dans  les  cheveux  agré- 
menté d'un  jeu  de  perles  qui  retombait  en  girandole  sur 
le  front. 

Ce  même  ouvrage  contient  également  une  planche 
gravée  par  Dupin  d'après  un  dessin  de  Le  Clere  et 
figurant  une  «  marchande  de  modes  portant  la  mar- 
chandise en  ville  ».  Bien  que  l'accoutrement  que  nous 
montre  la  planche  de  la  Gallerie  des  modes  ne  fût  certai- 
nement pas  celui  que  portait  Rose  Berlin  à  l'époque  de 
sa  vogue  et  de  son  opulence,  il  n'est  peut-être  pas  sans 
intérêt,  après  avoir  parlé  des  coiffures  qu'elle  compo- 
sait pour  sa  clientèle,  de  décrire  le  costume  des  ouvrières 
qui  fréquentaient  les  ateliers  de  modes  dans  les  pre- 
miers temps  du  règne  de  Louis  XVI  et  dont  elle  em- 


104  ROSE   BERTIN 

ployait  une  trentaine,  costume  qui  ne  devait  pas  diffé- 
rer beaucoup  de  celui  qu'elle  avait  porté  elle-même,  si 
peu  d'années  auparavant,  au  temps  où  elle  était  ouvrière 
chez  Mlle  Pagelle.  Cette  description,  nous  l'emprunterons 
à  la  Gallerie  des  modes  : 

«  Une  vaste  thérèse  (capuchon)  de  taffetas  noir,  avec 
bords  relevés,  garnis  de  gaze,  lui  couvre  la  tête  et 
dérobe  une  partie  de  ses  charmes  aux  regards  avides 
des  passants  ;  mais  son  mantelet  est  ajusté  de  manière 
à  ne  rien  laisser  échapper  de  l'élégance  de  sa  taille. 

«  Elle  est  vêtue  d'une  robe  unie,  garnie  de  pareille 
étoffe,  en  plis  ronds,  ainsi  que  le  volant,  et  retroussée 
par  derrière  avec  un  ruban  en  forme  de  polonaise. 

«  Mitaines  de  soie  à  jour,  laissant  apercevoir  le  bra- 
celet ;  éventail  à  papier  vert  ;  contentement  sur  !e  sein; 
rien  ne  manque  à  la  petite  oye.  »  On  appelait  contente- 
ment une  petite  garniture  fraisée  qui  ornait  le  haut  du 
corsage. 

Cette  amusante  définition  peut  donner  une  idée  de  ce 
qui  distinguait  la  modiste  du  dix-huitième  siècle.  Mais 
Rose  Bertin,  devenue  célèbre,  n'en  était  plus  à  tant  de 
modestie. 

On  a  prétendu  qu'à  l'époque  de  sa  grande  célébrité, 
le  comte  d'Artois,  depuis  Charles  X,  remarqua  la  modiste 
de  la  Reine.  R  lui  aurait  même  fait  un  doigt  de  cour, 
mais  sans  succès.  Après  son  aventure  avec  le  duc  de 
Chartres,  il  n'est  pas  étonnant  que  l'altière  modiste  ait 
renvoyé  le  comte  d'Artois  à  ses  écuries.  Pourtant  celte 
succession  de  princes  du  sang  portant  intérêt  à  la  beauté 
de  Rose  Bertin,  nous  laisse  à  penser  que,  peut-être  pour 
un  mot  aimable  prononcé  un  jour  par  le  prince  qui  avait 


LA    GRANDE   VOGUE    (1778-I781)  105 

le  madrigal  aisé,  Rose  s'en  vanta  par  la  suite  plus  que 
de  raison.  Il  y  a  tant  de  moyens  de  cultiver  la  petite  Heur 
de  vanité. 

En  tous  cas,  elle  en  était,  à  la  cour,  à  l'apogée  de 
son  influence  et  de  sa  réputation  ;  et  elle  était  assez  fine 
mouche  pour  ne  pas  compromettre  l'une  et  l'autre,  qui 
étaient  certaines,  dans  le  but  de  satisfaire  le  béguin, 
passager  évidemment,  d'un  prince  dont  la  fidélité  à  ses 
conquêtes  ne  passait  pas  pour  la  première  vertu. 
Elle  connaissait  la  valeur  de  son  crédit.  Spéculant  sur 
l'influence  qu'elle  avait  auprès  de  la  reine,  souvent  il 
arrivait  qu'on  s'adressait  à  la  modiste  pour  la  prier  de 
transmettre  un  placet  à  Sa  Majesté,  et  qu'elle  s'en  char- 
geait volontiers  (1),  très  heureuse,  au  fond,  de  l'impor- 
tance d'une  telle  mission. 

En  1778,  Marie-Antoinette,  subissant  les  effets  de  sa 
première  grossesse,  s'était  fait  faire  une  sorte  de  lévite. 
La  lévite  qui,  sous  le  règne  de  Louis  XV,  tombait  à  la 
manière  d'une  robe  de  chambre  et  s'arrêtait  à  mi-jambe 
avait  été  modifiée  pour  la  reine  :  la  jupe  avait  été  allon- 
gée, et  une  écharpe  formant  ceinture  l'assujettissait 
autour  delà  taille. 

A  propos  de  cette  grossesse.  Rose  Berlin  devait  une 
fois  de  plus  faire  l'épreuve  de  l'autorité  qu'elle  s'était 
acquise  sur  l'esprit  de  sa  royale  cliente. 

Elle  avait  de  fréquentes  et  longues  conversations  avec 
la  Reine  qui  la  consultait  toujours  volontiers  ;  et  lui  ac- 
cordait sa  confiance,  même  pour  des  choses  étrangères 

(1)  Chevalier  de  Villers,  Essais  historiques  sur  la  mode  fl  la  loi- 
lelle  française,  t.  II,  Paris  1821., 


106  ROSE    BERTIN 

à  la  toilette.  Or  comme  Marie-Antoinette  attendait  avec 
un  peu  d'appréhension  la  fin  de  son  état,  elle  fit  part  de 
ses  craintes  à  Mlle  Berlin  qui  lui  raconta  qu'il  existait, 
dans  le  voisinage  d'Abbeville,  une  statue  miraculeuse  de 
de  la  Vierge,  jouissant  d'une  réputation  séculaire  et  at- 
tirant à  la  chapelle  de  Monflières,  où  elle  se  trouvait,  un 
grand  concours  de  population,  que  des  pèlerinages  nom- 
breux venaient,  de  toutes  parts,  implorer  sa  protection; 
et  que  de  nombreux  malades  avaient  obtenu  leur  guéri- 
son,  au  pied  de  son  autel. 

«  Des  documents  certains,  a  écrit  l'abbé  Mille,  éta- 
blissent qu'à  partir  de  l'an  1599,  un  pèlerinage  s'accom- 
plissait à  Monflières,  le  dimanche  qui  précédait  l'As- 
somption, en  exécution  d'un  vœu  fait  à  la  suite  de  la 
cessation  d'un  fléau  qui  avait  fait  périr  /i.OOO  personnes 
dans  la  seule  ville  d'Abbeville,  et  8.000  dans  les  cam- 
pagnes environnantes  ;  ce  pèlerinage  se  faisait  sous  la 
conduite  d'une  Confrérie  érigée  en  l'honneur  de  Notre- 
Dame  de  Monflières  sous  le  titre  de  Confrérie  du  quar 
tier  du  roy  David,  et  qui  subsista  jusqu'après  la  mort  de 
Louis  XVI,  comme  le  prouve  le  dernier  procès-verbal 
de  la  confrérie,  en  date  du  11  août  1793.  » 

Rose  Bertin  persuada  donc  à  Marie-Antoinette  de  se 
recommander  à  la  bonne  Vierge  de  Monflières,  et  réus- 
sit si  bien  à  la  convaincre,  qu'elle  se  vit  chargée  par  la 
Reine  d'aller,  elle-même,  porter  en  otfrande  à  la  Madone 
une  robe  de  brocart  d'or. 

Ce  fut  un  voyage  délicieux  pour  Rose  que  ce  retour 
en  Picardie  qu'elle  avait  quittée  pleine  de  courage  et  de 
volonté,  mais  incertaine  de  l'avenir,  il  y  avait  tantôt 
quinze  ans. 


LA   GRANDE   VOGUE   (1778-I781)  107 

Elle  fit  retenir  sa  place,  au  bureau  de  la  diligence  qui 
était  chez  le  sieur  Huet,  rue  Saint-Denis,  vis-à-vis  les 
Filles-Dieu  (1).  Le  départ  avait  lieu  une  fois  par  semaine, 
le  vendredi  soir  à  onze  heures  et  demie  (2),  et  la  place 
coûtait  seize  sols  par  lieue  de  poste,  c'est-à-dire  qu'un 
voyage  comme  celui  dWbbeville  revenait  à  36  livres. 

Rose  Bertin  partit  donc  ;  et,  pendant  les  premières 
heures  du  trajet,  nous  voulons  croire  que,  bien  emmi- 
toufflée  pour  se  protéger  de  la  fraîcheur  nocturne,  elle 
se  laissa  aller  au  sommeil,  bercée  par  le  bruit  cadencé 
du  trot  des  chevaux  et  la  musique  claire  et  tintinante 
des  grelots  qui  garnissaient  leur  harnachement. 

Pour  faire  ce  voyage,  on  sortait  de  Paris  par  la  porte 
de  la  Chapelle  et  bientôt  on  passait  à  Saint-Denis,  puis 
à  Luzarches  et  on  atteignait  Chantilly,  en  été  où  les  nuits 
sont  courtes,  aux  premières  lueurs  de  l'aube.  Le  voyage 
se  poursuivait,  coupé  d'attentes  dans  les  relais,  où 
on  se  délasse  en  arpentant  un  moment  la  grand'route 
ou  en  se  restaurant  un  peu  dans  la  grand'salle  de 
quelqu'auberge  du  Cheval-blanc  ou  du  Soleil-d'or,  au 
papier  décoré  de  chinoiseries  fantaisistes  et  mille  fois 
répétées. 

Enfin,  avec  des  chevaux  frais,  on  repartait  à  grand 
trot.  Les  arbres  défilaient  le  long  des  routes  ;  à  la  tra- 
versée des  villages,  le  postillon  faisait  claquer  son  fouet 
à  grand  fracas,  des  volailles  s'enfuyaient  éperdues,  des 
gamins  couraient  en  criant  après  la  voiture  et  la  dili- 
gence disparaissait  au  loin  dans  la  poussière.  Puis  on 

(1)  Almanach  hislurique  et' géographique  de  Picardie,  année  1778, 
Amiens. 

(2)  Almanach  royal,  année  1771). 


108  ROSE    BERTIN 

traversait  une  plaine,  et  le  défilé  des  arbres  continuait 
au  bord  de  la  route.  Alors  Rose  fermait  les  yeux  ;  sur 
cette  même  route  qui  la  reportait  quinze  ans  en  arrière, 
elle  repassait  tout  le  chemin  de  sa  vie;  et  le  sourire 
fugitif  de  la  satisfaction  se  posait  sur  ses  lèvres. 

Là-haut,  sur  la  voiture,  la  caisse  qui  contenait  la  robe 
précieuse  était  sous  la  bâche  avec  tout  le  bagage  de  la 
grande  modiste,  qui  songeait  au  temps  où,  quittant 
Abbeville,  toutes  ses  hardes  tenaient  dans  une  petite 
malle  longue  et  basse,  au  couvercle  garni  de  poils  de 
porc  et  dans  un  modeste  carton  qu'elle  portait  précieu- 
sement sur  ses  genoux. 

La  diligence  arrivait  à  Glermont  vers  midi  ;  on  y  dî- 
nait ;  enfin,  après  être  passé  par  Breteuil,  on  parve- 
nait à  Amiens,  où  on  arrêtait  chez  le  sieur  de  Berny, 
dans  la  grande  rue  de  Beauvais,  pour  y  dételer.  Après 
une  nuit  passée  à  Amiens,  on  repartait  pour  Abbeville 
en  descendant  la  vallée  de  la  Somme,  par  Picquigny  et 
Flixecourt.  Le  point  terminus  du  voyage  se  trouvait  dans 
le  quartier  de  Saint-Gilles  si  plein  de  souvenirs  pour  la 
jeune  Abbevilloise,  dans  la  rue  même  de  Saint-Gilles, 
chez  la  demoiselle  Tévenart,  qui  tenait  déjà  le  bureau  des 
diligences  à  l'époque  où  Rose  Bertin  avait  quitté  le  pays. 

La  robe  que  la  Reine  lui  envoyait  porter  à  Montlières 
et  ajuster  à  la  taille  de  la  Madone  était  estimée  cinq 
cents  livres.  D'après  les  manuscrits  de  M.  Siffait,  con- 
servés à  Abbeville,  ce  fut  une  dame  de  cette  ville,  dont 
le  nom  ne  nous  est  p^s  connu,  qui  donna  la  dentelle 
pour  la  compléter.  Cette  robe  servit  pour  la  première 
fois  le  25  mars  1779,  jour  de  la  fête  patronale  de  la  cha- 
pelle de  Monflières. 


LA   GRANDE   VOGUE   (1778-I781)  109 

Le  vœu  de  Marie-Antoinette  avait  été  exaucé.  Elle 
avait  obtenu  une  heureuse  délivrance  ;  le  19  décem- 
bre 1778,  lui  était  née  une  fille,  Madame  Royale,  la  future 
duchesse  d'Angoulême,  et  ce  fut  une  parente  de  Rose, 
Marie-Françoise  Bertin-Havard,  qui  fut  choisie  comme 
gouvernante  des  nourrices  retenues  (4). 

Rose  Bertin  s'acquitta  donc  de  sa  mission,  et,  ne  s'at- 
tardant  pas  à  Abbeville,  reprit  le  chemin  de  Paris  où 
l'appelaient  impérieusement  les  intérêts  d'une  maison 
de  commerce  en  pleine  activité  et  à  laquelle  elle  se  sen- 
tait réellement  indispensable.  Le  retour  s'effectua  de  la 
même  façon  que  l'aller,  le  départ  ayant  lieu  de  la  rue 
Saint-Gilles  le  dimanche  à  midi,  et  l'arrivée  rue  Saint- 
Denis  à  Paris  le  lendemain  vers  les  six  heures  du  soir. 

Malheureusement,  si  la  statue  de  la  Vierge  de  Mon- 
flières  a  pu  être  conservée  et  a  échappé  aux  destructions 
de  la  période  révolutionnaire,  cachée  qu'elle  était  au- 
dessus  d'un  four,  la  robe  sortie  des  mains  de  Mlle  Bertin 
et  offerte  par  Marie- Antoinette  a  disparu,  sans  qu'on  ait 
su  aux  mains  de  qui  elle  avait  passé. 

Est-ce  ce  voyage  qui  lui  en  donna  l'idée,  mais  à  la  fin 
de  1778  on  vendait  dans  les  magasins  de  la  rue  Saint- 
Honoré,  des  bonnets  picards  en  linon?  Le  1!x  novembre 
la  comtesse  de  Salles  en  commandait  un  de  neuf  livres, 
prix  abordable. 

L'offre  d'un  bonnet  ou  d'un  chapeau  était  un  cadeau 
de  bon  goût,  et  une  gracieuseté  bien  accueillie  lorsqu'il 
portait  la  marque  du  «  Grand-Mogol  ».  Ainsi  la  mar- 

(1)  Elle  est  portée  sur  l'état  des  personnes  qui  servent  près 
Madame,  fille  du  Roy,  à  raison  de  150  livres  par  an  (gages  fixes 
par  berceau),  et  730  livres  pour  sa  nourriture.  Elle  mourut  le  7  juil- 
let 1782.  (Archives  Nationales,  O' 3798  et  3799). 


110  ROSE   fiERTiN 

quise  de  Tonnerre  offrit  un  jour  à  la  marquise  de  Bouzol 
«  un  ciuipeau  blane,  relevé  derrière,  doublé  de  taffetas, 
un  bord  de  ruban  blanc  et  vert  autour  et  de  grands 
nœuds  »,  qui  valait  dix-huit  livres,  et  à  la  comtesse 
d'Equevilly  «  un  demi-bonnet  en  gaze  et  blonde  »  de 
trente-six  livres. 

On  s'adressait  aussi  à  Rose  Berlin  pour  lui  faire  gar- 
nir les  grands  habits  de  présentation  qui  valaient  tou- 
jours une  forte  somme  :  celui  de  la  comtesse  de  Montréal, 
livré  le  10  mai  1778,  montait  à  2. 417  livres. 

Nous  venons  de  voir  comment  les  conseils  de  la  mo- 
diste de  la  rue  Saint-Honoré  étaient  écoutés  par  la 
Reine  de  France,  et  combien  son  influence  et  sa  réputa- 
tion étaient  grandes  à  la  Cour  ;  pour  en  avoir  encore 
une  preuve  de  plus,  il  suffira  de  lire  ce  qu'écrit  Bachau- 
mont  dans  ses  Mémoires  secrets,  où  il  relate  le  voyage 
que  firent  à  Paris  le  Roi  et  la  Reine  pour  venir  assister 
au  mariage  de  cent  jeunes  filles  que  le  Roi  avait  dotées  à 
Toccasion  de  la  naissance  de  Madame  Royale. 

La  cérémonie  avait  lieu  à  Notre-Dame,  et  le  cortège, 
composé  de  28  carrosses,  suivit,  pour  venir  de  la 
Muette,  où  la  Cour  se  trouvait  alors,  le  faubourg  et  la 
rue  Saint-Honoré,  pour  gagner  le  Pont-Neuf  par  les 
rues  du  Roule,  de  la  Monnaie  et  le  carrefour  des  Trois- 
Maries.  On  raconte  que,  ce  jour-là,  qui  était  le  8  fé- 
vrier, il  y  avait  énormément  de  monde  dans  les  rues 
pour  voir  passer  le  Roi  et  la  Reine,  mais  fort  peu  d'ac- 
clamations, la  police  ayant  omis  d'embaucher  des 
aboyeurs,  comme  elle  avait  coutume  ;  et  que  cela  mé- 
contenta fort  Marie-Antoinette  qui  rentra  le  soir  à  la 
Muette  de  fort  méchante  humeur. 


LA    GRANDE    VOGUE    (1778-I781)  111 

Voici  donc  ce  que  rapportent  à  ce  propos  les  Mémoi- 
res secrets,  sous  la  date  du  5  mars  1779  : 

«  On  a  parlé  plusieurs  fois  de  Mlle  Bertin,  marchande 
de  modes  de  la  Reine  et  qui  a  l'honneur  de  travailler 
directement  avec  Sa  Majesté  pour  tout  ce  qui  concerne 
cette  partie  de  sa  garde-robe.  Son  atelier  donne  sur  la 
rue  SaintHonoré.  Le  jour  où  la  Reine  a  fait  son  entrée, 
elle  n'a  pas  manqué  de  se  mettre  sur  son  balcon  à  la 
tête  de  ses  trente  ouvrières.  Sa  Majesté  l'a  remarquée  en 
passant  et  a  dit  :  «  Âli  !  Voilà  Mlle  Bertin  »  et,  en  même 
temps,  lui  a  fait  de  la  main  un  signe  de  protection  qui  l'a 
obligée  de  répondre  par  une  profonde  révérence.  Le  Roi 
s'est  levé  et  lui  a  applaudi  des  mains  :  autre  révérence  ; 
toute  la  famille  royale  en  a  fait  autant,  et  les  courti- 
sans singeant  le  maître  n'ont  pas  manqué  de  s'incliner 
en  passant  devant  elle...  Autant  de  révérences  qui  l'ont 
extrêmement  fatiguée.  Mais  cette  distinction  lui  donne 
un  relief  merveilleux  et  augmente  la  considération  dont 
elle  jouissait  d'avance.  » 

Il  y  avait  beaucoup  de  singerie  dans  cette  petite  ma- 
nifestation. Le  Roi  lui-même  n'y  mettait  sans  doute  pas 
énormément  de  sincérité  ;  maisseulementle  désir  d'être 
agréable  à  Marie-Antoinette  et  l'arrière-pensée  peut- 
être  de  détourner  vers  l'art  de  Mlle  Bertin,  moins  dis- 
pendieux, la  pensée  de  la  Reine,  alors  trop  portée  vers 
le  jeu,  et  dont  il  fallait  n'occuper  l'esprit  que  de  sujets 
futiles,  sous  peine  de  perdre  tout  empire  sur  son  cer- 
veau d'enfant. 

Les  mêmes  Mémoires  secrets,  sous  la  date  du 
31  mai  1779  parlent  encore  de  la  faveur  dont  jouissait 
la  modiste  de  la  rue  Saint-Honoré  :  «  La  reine  conti- 


112  ROSE    BERTIN 

nue  à  honorer  d'une  distinction  particulière  Mlle  Ber- 
lin, sa  marchande  de  modes.  Dernièrement  àMarly,  elle 
avait  ordonné  au  maréchal  duc  de  Duras  de  la  placer 
au  spectacle,  et  ce  seigneur  s'est  acquitté  de  la  commis- 
sion avec  une  distinction  bien  propre  à  exciter  la  jalou- 
sie des  autres  femmes.  » 

N'est-ce  pas  là  de  quoi  préciser,  d'une  façon  absolue, 
Timportance  qu'elle  avait  acquise  à  la  cour  ? 

11  est  vrai  que  la  Reine,  qui  aimait  à  jouer  la  comé- 
die, mais  qui  la  jouait,  en  somme,  tort  mal,  avait  beau- 
coup de  peine  à  se  constituer  une  salle,  chacun  es- 
sayant de  se  dérober  ;  si  bien  qu'un  jour  elle  ne  trouva 
rien  de  mieux  que  de  faire  entreries  gardes  du  corps, 
en  exigeant  que  les  Suisses  remplissent  leur  service 
pendant  le  temps  de  la  représentation. 

Qui  pouvait  se  féliciter  de  ce  goût  malencontreux  de 
la  Reine,  si  ce  n'est  son  entourage  ?  Il  entraînait  des  dé- 
penses nouvelles  dUiabillements,  de  déguisements,  de 
coiffures  dont  chacun  tirait  des  revenants-bons  consi- 
dérables. 

En  somme  Rose  Bertin  avait  pris  l'habitude  de  se  con- 
sidérer comme  indispensable. 

Ses  magasins,  d'autre  part,  ne  désemplissaient  pas 
et  la  plus  brillante  clientèle  s'y  coudoyait.  Elle  comptait 
toujours  au  nombre  de  ses  clientes  tout  l'armoriai  de 
France,  et  les  noms  les  plus  connus  de  la  diplomatie. 
La  femme  du  ministre  plénipotentiaire  de  Russie,  la 
princesse  Raratinsky,  entre  autres,  se  fournissait  chez 
elle  à  cette  époque  et  fut  du  nombre  de  ces  cUentes 
dont  elle  ne  put  recouvrer  les  créances.  Celle-ci  lui 
devait  près  de  15.000  livres  sur  lesquelles  elle  ne  toucha 


(liil.liolhniur  Xutionitlc.) 


(•.Ol'TUUIKHI-:  HLKdAN'ri".  allant  livii  r  son  (iiivrat^c 
(I)'a|MX's  I.i;  C.i.i:!»:  i)i;i..  Dii'i  is  so.  (177".).) 


LA   GRANDE    VOGUE    (1778-I781)  113 

qu'un  acompte  de  1.000  livres  payé  par  le  prince  de 
Baratinsky.  Le  reste,  représenté  par  une  obligation  signée 
par  la  princesse,  fut  perdu.  Les  réclamations  ultérieures 
demeurèrent  sans  effet  ;  les  dettes,  selon  la  législation 
russe,  étant  prescrites  de  droit  au  bout  d'un  laps  de 
temps  de  dix  ans. 

On  venait  chez  elle  de  toutes  parts,  et  on  trouve  sur  les 
livres  de  Mlle  Bertin  jusqu'au  nom  de  Vestris,  le  célèbre 
danseur,  qu'on  avait  surnommé  le  Dieu  de  la  Danse  et 
qui  n'avait  pas  encore  quitté  l'Opéra.  Le  marquis  de 
Boisgelin  donnait  à  sa  nièce  un  chapeau  à  la  Devon- 
shire  qui  valait  120  livres  ;  la  baronne  de  la  House  fai- 
sait garnir  une  circassienne,  robe  de  gaze  générale- 
ment, qui  découvrait  la  poitrine  et  la  jupe;  la  baronne 
de  Montviller,  fille  de  Mme  de  Misery,  le  marquis  de 
Marbœuf,  dont  les  immenses  jardins  des  Champs-Elysées 
constituaient  une  des  plus  belles  propriétés  de  Paris, 
la  vicomtesse  dePérigord,  le  marquis  de  Chabrillant  se 
succédaient  dans  les  magasins  de  la  rue  Saint-Honoré, 
et  les  carrosses  armoriés  faisaient  la  queue  devant  la 
maison. 

A  la  cour,  sa  besogne  devenait  de  plus  en  plus  absor- 
bante. Aussi,  à  l'instigation  de  Mme  Campan,  finit-on 
par  lui  adjoindre,  officiellement  à  cette  époque,  le  fa- 
meux Beaulard,  qui  depuis  longtemps  avait  manœuvré 
assez  habilement  auprès  de  la  Reine  et  de  son  entourage 
pour  se  faire  agréer.  Ah  !  ce  Beaulard,  il  était  le  cau- 
chemar de  Rose  Bertin,  le  concurrent  actif  et  redouté, 
avec  lequel  il  fallut  bien  pourtant  qu'elle  s'accommodât. 

Il  est  bien  certain  que  Rose  fit  tout  ce  qu'elle  put 
pour  éviter  cet  entreprenant  collaborateur,  et  qu'elle 


114  ROSE    BERTIN 

fut  particulièrement  mortifiée  de  n'y  avoir  pas  réussi. 
Mais  elle  fut  assez  habile  i)()iir  ne  pas  trop  montrer 
son  mécontentement  à  Mme  Campan  qu'il  était  politique 
de  ménager.  Mme  Campan  était  devenue  une  des  quatre 
premières  femmes  de  chambre  de  Marie-Antoinette.  Il 
n'y  avait  plus  de  bornes  aux  inventions  incessantes  en 
matière  de  toilette  ;  or  la  Reine  et  Mme  Campan  esti- 
maient que  réellement  Mlle  Bertin  se  trouverait  un 
jour  ou  l'autre  débordée,  et  qu'on  s'exposait  à  ne  pas 
recevoir  à  l'heure  les  fournitures,  escomptées  pour  un 
jour  donné  et  qui  se  préparaient  dans  la  ruche  en- 
fiévrée de  la  rue  Saint-Honoré. 

Cependant  Mlle  Bertin  savait  que  Beaulard  était  pro- 
tégé par  Mme  de  Lamballe,  et,  «  sa  colère  ne  connut 
plus  de  bornes,  lorsqu'elle  sut  que  cet  homme  avait  été 
présenté  à  la  Reine  parla  princesse  de  Lamballe.  Rap- 
porta à  S.  M.  une  rose  artificielle  parfaitement  imitée, 
et  qui  exhalait  un  parfum  délicieux.  La  Reine  regardait 
avec  plaisir  ce  chef-d'œuvre,  lorsque  Beaulard  lui  fit 
observer  qu'il  y  avait  dans  le  calice  un  ressort  qu'il  fal- 
lait presser.  Marie-Antoinette  y  porta  le  doigt,  et  aussi- 
tôt la  fleur,  jusque  là  demi-close,  s'ouvrit  spontané- 
ment, et  du  milieu  sortit  le  portrait  en  miniature  de 
S.  M.  (1)  ». 

La  modiste  avait  conçu  contre  la  princesse  la  plus 
violente  rancune.  Celle-ci  se  vit  mise  en  quarantaine, 
pts'en  trouva  fort  marrie,  car  elle  prétendait  ne  porter 
que  des  chapeaux  et  des  bonnets  de  la  grande  marque, 
et  la  grande  marque,  à  la  cour,  c'était   celle  de  Rose 

(1}  Comtesse  d'Adhémab,  Souvenirs  sur  Marie-Anloineile. 


LA  GRANDE   VOGUE   (1778-I781)  115 

Bertin.  Il  fallut  que  la  Reine  se  chargeât  des  négocia- 
tions. L'affaire  prenait  autant  d'importance  qu'un  arbi- 
trage international.  Enfin  après  avoir  bien  chapitré  sa 
modiste,  après  lui  avoir  représenté  que  la  mesure  ne 
lui  était  en  rien  préjudiciable  puisqu'elle  conservait  son 
titre  de  :  fournisseur  de  la  reine,  et  que  d'autre  part 
ses  commandes  n'étaient  pas  diminuées,  elle  réussit 
à  convaincre  Mlle  Rose  qui  consentit  à  faire  sa  paix 
avec  la  princesse  de  Lamballe  et  à  renouer  avec  elle 
les  relations  d'affaires  qu'elles  avaient  eu  coutume  d'en- 
tretenir jusqu'alors. 

Néanmoins,  l'ère  des  excentricités  touchait  à  sa  lin. 

Sans  renoncer  à  la  toilette,  la  reine  modifiait,  tout 
au  moins  d'une  façon  superficielle,  la  manière  d'être  de 
ses  parures.  Ce  fut,  on  peut  le  dire,  un  brusque  change- 
ment. On  a  prétendu  qu'elle  montra  de  la  simplicité, 
«  lorsque  la  femme  commença  à  céder  la  place  à  la 
mère  (1)  ».  Ce  fut  peut-être,  en  effet,  la  cause  de  ce 
revirement  dont  nous  trouvons  les  indices  dans  les 
Mémoires  de  Mme  Campan  : 

«  Le  goût  pour  la  parure  auquel  la  reine  s'était  livrée 
pendant  les  premières  années  du  règne  avait  fait  place 
à  un  amour  de  simplicité  porté  même  à  un  degré  impoli- 
tique, l'éclat  et  la  magnificence  du  trône  n'étant  jus- 
qu'à certain  degré  séparés  en  France  des  intérêts  de 
la  nation. 

((  Excepté  aux  jours  de  très  grandes  réunions  à  la 
cour,  tels  que  le  P"  janvier,  le  2  février  consacré  à 
la  procession  de  l'ordre  du  Saint-Esprit,  et  aux  fêtes 

(1)  D'Alméras,  les  Amoureux  ik  la  reine  Marie- Anloinelle. 


116  HOSR    BERTIN 

de  Pâques,  de  la  Pentecôte  et  de  Noël,  la  Reine  ne 
portait  plus  que  des  robes  de  percale  ou  de  taffetas  de 
Florence  blanc.  Sa  coiffure  se  bornait  à  un  chapeau  ; 
les  plus  simples  étaient  préférés,  et  les  diamants  ne 
sortaient  des  écrins  que  pour  les  parures  d'étiquette 
consacrées  aux  jours  que  je  viens  d'indiquer. 

«  La  Reine  n'avait  pas  encore  vingt-cinq  ans,  et  com- 
mençait déjà  à  craindre  qu'on  ne  lui  fit  faire  trop  d'u- 
sage des  fleurs  et  des  parures,  qui  dans  ce  temps  étaient 
encore  réservées  à  la  seule  jeunesse. 

«  Mlle  Bertin  lui  ayant  apporté  une  guirlande  et  un 
collier  de  roses,  la  Reine  l'essayait  en  craignant  que 
l'éclat  de  ces  fleurs  ne  fût  plus  avantageux  à  celui  de 
son  teint.  Elle  était  véritablement  trop  sévère  sur  elle- 
même  ;  sa  beauté  n'ayant  encore  subi  aucune  altéra- 
tion, il  est  aisé  de  se  faire  idée  du  concert  de  louanges 
et  de  compliments  qui  répondirent  au  doute  qu'elle 
avait  énoncé.  La  Reine,  s"approcliant  de  moi,  promit 
de  s'en  rapporter  à  mon  jugement  lorsqu'il  serait  temps 
qu'elle  cessât  de  porter  des  fleurs.  «  Songez-y  bien,  me 
dit-elle,  je  vous  somme  dès  ce  jour  de  m'avertir  avec 
franchise  du  moment  où  les  fleurs  cesseront  de  me  con- 
venir. —  Je  n'en  ferai  rien,  Madame,  lui  répondis-je 
aussitôt  ;  je  n'ai  pas  lu  Gil  Blas  pour  n'en  retirer  aucun 
fruit,  et  je  trouve  Tordre  de  Votre  Majesté  trop  sem- 
blable à  celui  que  lui  avait  donné  l'archevêque  de  To- 
lède de  l'avertir  du  moment  où  il  commencerait  à  bais- 
ser dans  la  composition  de  ses  homélies.  —  Allez,  me 
dit  la  reine,  vous  êtes  moins  sincère  que  Gil  Blas,  et 
j'aurais  été  plus  généreuse  que  l'archevêque  de  To- 
lède. » 


LA    GRANDE   VOGUE   (1778-I781)  117 

La  simplicité  de  la  Reine  n'empêchait  pourtant  pas 
la  fréquence  des  visites  de  Rose  Bertin  à  Versailles,  aux 
Tuileries,  à  Saint-Cloud,  partout  où  se  transportait  la 
cour. 

Ce  fut  à  Versailles  qu'un  jour  la  prédiction  de  la  bo- 
hémienne qui  avait  annoncé  à  Rose  qu'on  lui  tiendrait 
la  robe  à  la  cour,  se  trouva  réalisée  de  la  façon  la  plus 
comique. 

Le  valet  de  pied  qui,  habituellement,  suivait  Rose 
Bertin  lorsqu'elle  se  rendait  chez  la  Reine,  venait  de  la 
quitter  ;  pour  le  remplacer,  elle  avait  un  brave  homme, 
arrivé  tout  droit  de  la  campagne  que  lui  avait  procuré 
un  de  ses  amis,  un  certain  M.  Moreau  Desjardins  établi 
marchand  de  dentelles  à  Chantilly  et  qui  employait  le 
frère  dans  sa  maison.  Ce  garçon,  brusquement  tiré  de 
son  village,  se  sentait  à  Paris  comme  perdu  dans  un 
tourbillon.  Quand  on  lui  dit  qu'il  accompagnerait  «  Ma- 
demoiselle »  à  la  cour,  il  s'en  trouva  tout  bouleversé, 
et  se  sentit  gauche  deux  fois  plus  qu'il  ne  l'avait 
jamais  été.  H  alla  confier  ses  inquiétudes  à  la  femme  de 
chambre,  qui  avait  d'autres  chiens  à  fouetter  que  de 
rassurer  et  de  renseigner  le  valet  provincial  ;  et  comme 
elle  se  moquait  de  lui  :  «  Mais  comment  ferai-je,  fit-il 
désolé,  quand  je  serai  dans  le  château?  —  Eh!  tu 
feras  comme  les  autres,  »  répondit-elle.  R  fit  comme 
les  autres...  Lorsque  la  voiture  fut  arrivée  dans  la 
cour  de  Versailles,  elle  n'était  pas  la  seule.  Il  observa 
la  tenue  des  autres  valets.  De  grandes  dames  descen- 
daient de  carrosse  ou  sortaient  de  leur  chaise  ;  il  voyait 
défiler  devant  lui,  la  plus  haute  noblesse  de  France  et 
ses  valets  les  mieux  stylés.  Enfin,  lorsque  la  voiture  fut 


118  ROSE    BERTIN 

lin  pou  dégagée  de  l'encombrement,  Rose  Berlin  sauta, 
d'un  pied  léger,  à  terre  et  commença  à  gravir  les 
marches  de  Tescalier  conduisant  dans  la  salle  des 
gardes.  Elle  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir  qu'elle  était 
l'objet  d'une  curiosité  inaccoutumée.  Les  uns  la  regar- 
daient avec  ahurissement,  d'autres  semblaient  prêts  à  par- 
tir du  fou  rire,  et  ce  n'étaient  pas  les  moins  imperti- 
nents. Interluquce,  Rose  Rertin,  s'arrête,  ne  comprenant 
pas,  ou  plutôt  comprenant  qu'on  se  moque  d'elle  et  ne 
se  doutant  pas  du  motif;  se  retourne  et  voit...  le  rus- 
taud qui  lui  porte  la  robe,  comme  venaient  de  faire 
les  valets  des  duchesses  et  des  marquises. 

Les  sourires  et  les  ricanements  étaient  des  piqûres 
d'amour-propre;  mais  quelle  satisfaction  pour  elle,  de  se 
rappeler  la  prédiction  de  la  bohémienne  enfin  réalisée,  de 
se  revoir  sous  sa  thérôse  de  taffetas  noir,  déballant,  un 
jour  d"hiver,  les  parures  des  demoiselles  de  Bourbon  et 
se  chauffant  les  pieds  sur  les  chenets  de  la  princesse 
de  Conti,  et  de  se  mirer  à  présent  aux  glaces  de  la 
Grande  Galerie  de  Versailles  dont  les  plus  secrets 
appartements  lui  étaient  ouverts,  et  dont  elle  traver- 
sait, sans  s'y  arrêter,  les  antichambres,  où  de  très 
grandes  dames  attendaient  leur  tour  d'audience  ! 

Aussi  ne  fut-ce  pas  sans  un  certain  contentement  que 
quelques  instants  après,  dans  le  cabinet  de  la  Reine, 
elle  lui  narra  l'incident,  en  même  temps  que  la  prédic- 
tion qu'on  lui  avait  faite  à  Abbeville  quand  elle  était 
enfant;  la  Reine  riait  franchement  de  l'aventure  lorsque 
le  Roi  entra,  et,  à  son  tour,  se  prit  à  rire  à  cœur-joie 
lorsqu'elle  lui  eut- été  contée. 
Ce  n'était  pas  seulement  dans  les  glaces  de  la  Grande 


LA    GRANDE   VOGUE    (1778-I781)  119 

Galerie  que  Rose  Bertin  pouvait  s'admirer  au  passage, 
mais  aussi  dans  les  œuvres  d'art  qui  garnissaient  les 
salles  du  palais,  lorsque,  par  exemple,  il  lui  arrivait  de 
passer  devant  le  portrait  de  la  Reine  peint  par  Mme  Vi- 
gée-Lebrun  en  1779,  dans  lequel  la  célèbre  artiste  avait 
immortalisé  les  créations  élégantes  de  l'atelier  de  la 
rue  Saint-Honoré.  Ce  portrait  fut  le  premier  de  ceux  de 
Marie-Antoinette  qui  sortit  des  mains  de  la  merveil- 
leuse artiste  que  fut  Mme  Vigée-Lebrun  ;  il  est  fort 
connu,  l'une  de  ses  copies  se  trouve  encore  au  châ- 
teau de  Versailles,  car  il  y  en  a  eu  deux  copies  exé- 
cutées par  Mme  Vigée-Lebrun  elle-même,  comme  elle 
nous  l'apprend  dans  ses  Souvenirs,  en  nous  disant  : 
«  C'est  en  l'année  1770  que  j'ai  fait  pour  la  première 
fois  le  portrait  de  la  Reine,  alors  dans  tout  l'éclat  de  sa 
jeunesse  et  de  sa  beauté...  C'est  alors  que  je  fis  le  por- 
trait qui  la  représente  avec  un  grand  panier,  vêtue 
d'une  robe  de  satin  et  tenant  une  rose  à  la  main.  Ce 
portrait  était  destiné  à  son  frère  l'empereur  Joseph  II, 
et  la  Reine  m'en  ordonna  deux  copies  :  l'une  pour  l'im- 
pératrice de  Russie,  l'autre  pour  ses  appartements  de 
Versailles  ou  de  Fontainebleau.  »  La  coiffure  de  la  Reine 
n'y  est  pas  trop  exagérée  ;  elle  se  compose  d'un  pouf 
léger  en  gaze  de  soie  de  couleur  blanche  légèrement 
teintée  de  vert  et  ornée  d'un  panache  en  plumes  d'au- 
truche. 

La  Correspondance  littéraire  (1)  constate,  d'ailleurs, 
le  changement  qui  se  produisit  dans  le  goût  général,  et 
l'abandon  de  la  coiffure  haute  qui  faisait  place  à  plus  de 

(1)  Juin  1780. 


IJO  ROSE    BERTIN 

simplicité,  entraînait  en  quelque  sorte,  une  réforme 
générale  du  costume. 

Néanmoins  liose  Berlin,  toujours  bien  en  cour,  ne  per- 
dait rien  de  son  prestige.  Un  jour  de  Tété  de  1780,  comme 
elle  était  allée  assister  au  spectacle  à  Marly  où  la  cour  se 
trouvait  alors,  la  Reine  s'étant  aperçue  que  sa  modiste 
n"était  pas  très  convenablement  placée,  fit  appeler  le 
maréchal  de  Duras,  qui  avait  été  chargé  de  l'organisa- 
tion, et  lui  ordonna  de  procurer  une  meilleure  place  à 
la  protégée,  ce  dont  le  maréchal  en  personne  s'acquitta 
avec  beaucoup  d'empressement  et  de  galanterie.  Cet 
honneur  était  l'ait  à  Rose  pour  la  seconde  fois  dans  la 
salle  de  spectacle  de  la  cour  ;  on  en  avait  fortement 
jasé  la  première  ;  mais  à  tout  on  s'habitue,  et  cela  fit 
beaucoup  moins  de  bruit.  La  comtesse  de  Fars,  dans 
ses  Souvenirs,  relate  pourtant  le  fait  avec  une  certaine 
humeur  :  «  L'apparition  de  cette  femme  au  château,  dit- 
elle  à  ce  propos,  était  un  événement.  La  meilleure  place 
au  spectacle  était  réservée  à  cette  grisette,  que  le 
duc  de  Duras  conduisait  par  la  main  comme  chevalier 
d'honneur.  » 

Grisette  !  la  première  commerçante  de  Paris  !  du 
monde  entier  !  L'intéressée  en  serait  morte  de  rage  de 
se  savoir  ainsi  traitée. 

Alors  Marie-Antoinette  avait  repris  goût  à  la  comé- 
die et  on  jouait  partout  où  se  trouvait  la  cour  des 
pièces  de  Favart  et  de  Rousseau  ou  des  opéras-co- 
miques de  Monsigny  :  r Anglais  à  Bordeaux,  le  Devin 
de  village,  Rose  et  Colas,  etc. 

Toutes  les  actrices  de  ces  pièces  appartenaient  à  la 
clientèle  deRoseBertin. C'étaient  lacomtessedeChâlons, 


(Miifre  C.nrnivatel./ 


ITT'.i 
LK  C.HAl'EVU  A  LA  (IHKNAUK 


LA    GRANDE   VOGUE    ('1778-I781)  121 

Mme  de  Coigny,  la  duchesse  Jules  de  Polignac,  la  com- 
tesse Diane  de  Polignac,  la  duchesse  de  Guiche  et 
«  cette  aimable  statue  de  la  Mélancolie,  cette  pâle  et 
languissante  personne,  la  tête  penchée  sur  son  épaule, 
la  comtesse  de  Polastron  (1)».  Marie-Antoinette  avait, 
avec  raison  d'ailleurs,  définitivement  renoncé  à  jouer 
elle-même  sur  son  théâtre. 

L'année  1780  se  termina  par  la  mort  de  l'impéra- 
trice Marie-Thérèse  (29  novembre).  Cet  événement  fit 
prendre  le  deuil  à  la  cour,  et  occasionna  un  surcroît  de 
travail  chez  les  fournisseurs  de  la  Pieine. 

Mais  Rose  Bertin  n'avait  décidément  pas  ce  qu'il  fallait 
pour  plaire  à  une  clientèle  exigeante.  Les  personnes 
mêmes  de  l'entourage  immédiat  de  Marie-Antoinette  la 
supportaient  avec  impatience, et  Mme  Campan,  dans  ses 
Mémoires,  porte  sur  elle  un  jugement  assez  sévère: 
((  Mlle  Bertin  se  prévalait,  dit-on,  des  bontés  de  la 
reine  pour  afficher  un  orgueil  très  visible.  Une  femme 
alla  un  jour  chez  cette  fameuse  ouvrière  en  mode,  et  de- 
manda des  ajustements  pour  le  deuil  de  l'impératrice. 
On  lui  en  présenta  plusieurs  qu'elle  rejeta  tous. 
Mlle  Bertin  s'écria  d'un  ton  mêlé  d'humeur  et  de  suffi- 
sance :  «  Présentez  donc  à  Madame  des  échantillons 
de  mon  dernier  travail  avec  Sa  Majesté.  »  Le  mot  est 
assez  ridicule  pour  avoir  été  dit.  »  Cette  réflexion  de 
Mme  Campan  est  un  peu  dure,  on  en  conviendra;  elle 
était  néanmoins  méritée.  L'anecdote  courut  la  ville  ;  plu- 
sieurs écrivains  du  temps  l'ont  rapportée,  et  nous  la 
retrouvons  sous  la   plume  du  continuateur  des    Mé- 

(1)  Le  Théâtre  à  Trianon. 


122  ROSE    BERTIN 

moires  secrets  de  Bacliaumont  à  la  date  du  4  janvier 
1781.  Rose  Bertin  n'avait  en  effet  qu'un  mot  sur  les 
lèvres:  sa  collaboration  avecla  Reine.  Elle  en  parlait  à 
tout  venant,  elle  s'en  gonllait  et  on  en  riait.  Peu  lui 
importait,  d'ailleurs. 

Elle  n'avait  pas  à  se  plaindre  de  l'état  de  ses  affaires. 
Tout  allait  pour  le  mieux  ;  et  les  fonds  affectés  à  la 
garde-robe  de  la  Reine  devenaient  de  plus  en  plus  con- 
sidérables. Nous  lisons  en  effet  la  note  suivante  écrite 
sur  un  état  comparatif  de  dépense  (1)  des  années 
1777  et  1781,  établi  par  Randon  de  la  Tour,  trésorier 
payeur  général  des  dépenses  de  la  maison  du  Roi  et 
de  celle  de  la  maison  de  la  Reine  : 

«  Le  supplément  de  la  garde-robe,' qui  était  en  1777 
de  37.406  livres,  est  porté  en  1781  à  S/i.OOO  livres,  par- 
tant augmentation  :  46. 89/i  livres.  » 

Les  États  de  dépense  de  la  maison  de  la  Reine  (2) 
nous  apprennent  d'autre  part  que  le  total  du  chapitre 
de  la  garde-robe  à  l'extraordinaire  s'est  élevé  successi- 
vement à  194.118  livres  17  sols  en  1780  ;  151.290  li- 
vres 3  sols  en  1781  ;  199.509  livres  4  sols  en  1782. 

Le  16  mai  1783,  la  marquise  de  Grammont,  comtesse 
d'Ossun,  dame  d'atours  depuis  1781,  expliquait  cette 
augmentation  dans  une  lettre,  datée    de  Versailles  (3). 

«  J'ai  l'honneur  de  vous  adresser.  Monsieur,  l'état 
général  des  dépenses  de  la  garde-robe  de  la  Reine  pen- 
dant l'année  dernière  1 782.  Ces  dépenses  montent  beau- 
coup plus  haut  que  je  n'aurais  voulu,  mais  les   fêtes 

(1)  Archives  Nationales.  Série  0'3793. 

(2)  Idem. 

(3)  Idem. 


L\   GRANDE   VOGUE   (1778-I781)  12S 

pourM.  le  comte  du  Nord  et  les  dispositions  que  j'avois 
faites  pour  le  voyage  deMarly  qui  devoit  avoir  lieu  l'au- 
tomne dernier,  m'ont  nécessairement  fait  passer  les 
bornes  que  je  m'étois  prescrites.  J'ay  lieu  d'espérer 
que  l'année  actuelle  sera  moins  chère  par  V avance  que 
j'ay  des  objets  choisis  pour  Marly  et  qui,  n'ayant  pas 
servi,  ont  été  réservés  pour  ce  printemps.  Je  vous  prie 
de  vouloir  bien  rendre  compte  de  ces  circonstances  au 
Roy  en  prenant  les  ordres  de  Sa  Majesté  pour  le  sup- 
plément de  111.509  livres  que  je  demande,  et  dont  j'ay 
besoin  pour  achever  de  purger  les  dépenses  de  cette 
année.  » 

On  voit  que  Louis  XVI  contrôlait  la  dépense  s'il  ne  la 
modérait  pas. 

Cependant  accaparée  comme  elle  l'était  par  le  ser- 
vice de  la  Reine,  Rose  négligeait  forcément  un  peu  le 
reste  de  sa  clientèle,  et  ses  allures  cassantes  lorsqu'on 
lui  en  faisait  le  reproche,  lui  firent  perdre  plus  d'une 
cliente. 

«  Les  flatteries,  les  courbettes  avaient  tourné  la  tête 
à  la  pauvre  demoiselle  Bertin  »,  écrit  dans  ses  Mémoires 
la  vicomtesse  de  Fars  qui  était  de  celles  qui  n'aimaient 
guère  la  modiste.  «  Une  dame  de  mes  amies  vint 
commander  dans  son  magasin,  pendant  son  absence, 
un  chapeau  à  la  Bertonienne,  pour  la  femme  d'un  pro- 
cureur de  Bordeaux.  »  Pierre  Montan  Berton  était  ce 
directeur  de  l'Opéra,  sous  l'administration  duquel  ce 
théâtre  retentit  de  tout  le  bruit  fait  autour  des  deux 
compositeurs  rivaux  Gliick  et  Piccini.  Il  venait  de  mou- 
rir (1780)  et  son  nom  était,  chez  la  fourmi  sa  voisine,  le 
prétexte  d'une  création  nouvelle.   «  Le   prix,   ajoute 


124  ROSE    BERTIN 

Mme  de  Fars,  fut  tixé  par  Mlle  Picot,  première  ouvrière 
de  la  maison,  ot  acquitte!  d'avance  par  mon  amie,  qui 
partit  en  laissant  son  adresse.  Deux  heures  après,  un 
domestique,  vêtu  d'une  livrée  gros  vertà  galons  d'or,  rap- 
porta l'argent  qui  avaitété  donné  pour  payer  le  chapeau, 
il  remit  un  billet  de  la  demoiselle  Bertin,  fort  sottement 
tourne,  dans  lequel  celle-ci  témoignait  son  impossibi- 
lité de  travailler  pour  la  femme  d'un  procureur,  attendu 
que  le  service  de  Sa  Majesté  et  de  la  cour  employait 
tout  son  temps  et  celui  de  ses  ouvrières.  » 

La  première  fille  de  boutique,  Charlotte  Picot,  com- 
prit le  parti  qu'elle  pouvait  tirer  d'une  pareille  situation. 
Elle  ne  se  conduisit  d'ailleurs  pas  autrement  que  Rose 
Bertin  elle-même  à  l'égard  de  sa  patronne,  Mlle  Pagelle. 
Charlotte  était  une  «  ouvrière  extrêmement  adroite, 
intelligente,  et  surtout  entreprenante  »,  nous  disent  les 
Mémoires  secrets,  qui  «  s'est  prévalue  de  son  talent 
pour  s'établir  et  a  bientôt  enlevé  la  plupart  des  pra- 
tiques de  son  ancienne  bourgeoise.  »  Ce  qui  est  peut- 
être  un  peu  exagéré. 

«  Elle  joignait  à  de  l'intelligence  une  jolie  figure  et 
beaucoup  de  savoir  faire,  dit  la  vicomtesse  de  Fars  : 
elle  quitta  donc  Mlle  Bertin  et  éleva  autel  contre 
autel.  » 

C'était  déjà  un  motif  suffisant  pour  exciter  la  colère 
d'une  personne  aussi  vive  que  Rose  Bertin.  Mais  il  y 
en  avait  peut-être  un  autre,  plus  grave  encore  à  ses 
yeux,  si  toutefois  Tau  teur  des  Souvenirs  de  Léonardéimi 
bien  renseigné,  lorsqu'il  raconte  que  Mlle  Picot  allait 
jusqu'à  insinuer  .auprès  de  celles  des  dames  qui  fré- 
quentaient le  magasin  et  qu'elle  savait  aimer  les  can- 


LA    GRANDE    VOGUE    (1778-I781)  125 

cans,  que  «  Mlle  Bertin,  au  moment  où  la  maison  du  roi 
avait  été  licenciée  parle  comte  de  Saint-Germain,  s'était 
peu  souciée  de  réformer  un  mousquetaire  gris,  dont  l'en- 
tretien eût  déjà  été  fort  dispendieux,  à  cause  desescinq 
pieds,  sept  pouces  et  demi,  mais  qui  joignait  à  cela 
l'habitude  de  perdre  liuit  à  dix  louis  par  soirée  au  pha- 
raon ;  ce  qui  avait  fini  par  lui  faire  joindre  à  cette  ha- 
bitude celle  de  battre  Mlle  Bertin,  toutes  les  fois  qu'il 
lui  arrivait  de  ne  pouvoir  alimenter  cette  fatale  pas- 
sion. » 

Que  Mlle  Bertin  ait  fait  jaser  sur  sa  conduite,  cela 
n'a  rien  de  surprenant.  Il  eût  même  été  surprenant  au 
contraire,  qu'il  n'en  fût  rien,  en  un  temps  où  Tincon- 
duite  était  si  générale,  et  où  les  libellistes  attaquaient 
si  rudement  dans  leurs  pamphlets  sur  ce  point,  la  Reine 
elle-même  et  les  personnes  les  plus  en  vue.  Mais  il  n'est 
guère  admissible  que  l'arrogante  modiste  ait  jamais 
souffert  de  qui  que  ce  soit  un  traitement  semblable  à 
celui  que  l'auteur  des  Souvenirs  de  Léonard  prétend 
qu'elle  a  subi  de  la  main  du  mousquetaire  gris. 

Le  hasard  voulut,  qu'au  moment  où  elle  était  dans  la 
plus  grande  exaspération  contre  Mlle  Picot,  Bose  Bertin 
la  rencontrât  à  Versailles  dans  la  galerie,  et  là,  cédant 
à  un  mouvement  de  colère,  poursuivent  les  Mémoires 
secrets,  elle  «  l'a  injuriée  et  lui  a  craché  au  visage. 
Procès  en  conséquence  à  la  Prévôté  de  l'Hôtel  ;  factum 
de  part  et  d'autre,  dont  le  plus  plaisant  est  celui  de  la 
demoiselle  Bertin,  de  la  façon  de  M"  Coqueley  de  Cliaus- 
sepierre,  dit-on  ;  enfin  est  intervenu  un  jugement  le 
lundi  3  septembre,  qui  fait  défenses  à  la  demoiselle  Ber- 
tin de  récidiver,  la  condamne  à  20  livres  d'aumône  en- 


126  KOSIi    liERTIN 

vers  le  Roi,  et  à  tous  les  dépens.  On  trouve  que,  vu  le 
lieu  où  l'insulte  a  été  commise,  le  délit  n'est  pas  assez 
puni  ». 

On  trouvait  aussi  que,  vu  la  morgue  de  Mlle  Bertin,  la 
solution  était  plaisante,  caries  rieurs  n'étaient  pas  tous 
de  son  parti,  et  bien  des  gens  se  voyaient  vengés  de  ses 
impertinences.  Les  Mémoires  secrets,  qui  rendent 
compte  de  l'incident  sous  la  date  du  8  septembre  1781, 
nous  apprennent  encore  qu'il  y  avait  eu  appel  au  grand 
Conseil,  interjeté  par  Mlle  Bertin,  et  nous  disent  :  «  L'af- 
faire devait  intervenir  mercredi  dernier,  c'est-à-dire 
aujourd'hui  ;  mais  la  Reine  dont  on  connaît  les  bontés 
pour  Mlle  Bertin,  sa  marchande  de  modes,  a  fait  écrire 
à  M.  de  Nicolaï,  le  premier  président  de  cette  Cour,  de 
venir,  avant  de  passer  outre,  lui  rendre  compte  de  Tétat 
où  l'affaire  en  était.  La  cause,  en  conséquence,  a  été 
remise  à  huitaine.  » 

D'ailleurs,  pour  bien  mettre  cette  affaire  au  point, 
nous  avons  les  documents  des  archives  de  Seine-et- 
Oise  (1)  : 

C'est  d  abord  la  plainte  suivante  formulée  par  Mlle  Pi- 
cot : 

«  A  Monsieur  le  lieutenant  général  civil,  criminel  et 
de  police  delà  Prévôté  de  rHôtel  du  Roy  et  Grande  Pré- 
vôté de  France  au  Siège  de  Versailles. 

«  Supplie  humblement  Charlotte  Picot,  fille  majeure, 
marchande  de  modes,  demeurante  à  Paris,  rue  Sainte- 
Honoré,  à  la  Corbeille  Galante,  paroisse  Saint-Germain 

(1)  Série  B.  Prévôté  de  rHôtel.  Procédures  de  1782  et  registre 
des  audiences  de  1781-1782.  Voir  aussi  Un  moment  d'humeur  de 
Mlle  hose  Berlin,  par  E.  Couard,  Versailles,  1894. 


LA    GRANDE    VOGUK    (1778-I781)  127 

l'Auxerrois,  disant  qu'ayant  fourni  des  habits  aux  dames 
de  Vassy,  qui  ont  été  présentées  à  la  Cour  le  quinze  avril 
présent  mois,  jour  de  Pâques,  la  supliante  s'est  ren- 
due dans  la  matinée  du  môme  jour,  à  Versailles,  à  l'eftet 
d'y  faire  ses  affaires.  Après  dîner,  la  supliante  a  été  à 
la  gallerie  du  château  de  Sa  Majesté,  pour  se  promener 
et  voir  l'effet  de  ses  habits. 

«  Vers  les  six  heures  et  demie  du  soir,  la  supliante 
étant  dans  le  salon  de  jeu  de  la  Reine,  attendant  le  Roy 
et  la  famille  Royale  qui  étoientà  la  chapelle,  elle  apper- 
çut  la  demoiselle  Bertin,  marchande  de  modes  à  Paris, 
rue  Saint-Honoré,  vis-à-vis  Saint-Honoré,  accompa- 
gnée de  deux  demoiselles  qui  se  promenoient  dans  la 
gallerie.  La  demoiselle  Bertin,  en  passant  devant  la  su- 
pliante, s'est  arrêtée.  Ta  examinée  attentivement  et  a 
continué  sa  route,  mais,  un  instant  après,  la  D"''  Bertin 
est  revenue  sur  ses  pas,  s'est  arrêtée  vis-à-vis  de  la 
supliante  et  l'a  fixée  pendant  deux  à  trois  minutes.  La 
supliante  s'en  étant  aperçue  a  tourné  la  tête,  mais  la 
D"^  Bertin,  qui  cherchoit  les  moyens  d'insulter  la  su- 
pliante, a  saisi  ce  moment  et  lui  a  craché  au  visage. 

«  Une  insulte  aussi  grave  est  infiniment  répréhensible 
à  toutes  sortes  d'égards.  Elle  a  été  commise  dans  le 
château  même  de  Versailles,  dans  le  salon  vis-à-vis 
Tappartement  de  la  Reine,  c'est-à-dire  dans  un  lieu  où 
tout  rappelle  la  Majesté  Royale  et  le  respect  qui  lui  est 
du,  raison  pour  laquelle  il  est  absolument  nécessaire  de 
prendre  les  mesures  les  plus  efficaces  pour  qu'un  pareil 
scandale  ne  se  reproduise  plus,  ce  qui  ne  peut  être  opéré 
que  par  la  sévérité  des  peines  qui  sont  à  prononcer.  D'un 
autre  côté,  cracher  au  visage  d'une  personne, c'est  téraoi- 


128  nOSE    HERTIN 

gner  lopins  grand  mépris  pour  cette  même  personne.  La 
siipliante,  qui  ne  s'attendoit  pas  à  une  pareille  insulte, 
est  tombé  évanouie  et  sans  connoissance,  et  elle  auroit 
péri  dans  cet  état  si  les  personnes  qui  l'entouroient  ne 
se  fussent  empressées  de  lui  donner  des  secours.  Ce 
n'est  même  que  plus  d'une  demie-heure  après  que  la 
connoissance  lui  est  revenue  et  que  ses  forces  lui  ont 
permis  de  sortir  de  la  gallerie  du  château  de  Versailles 
pour  se  rendre  dans  l'endroit  où  étoit  sa  voiture,  et  de 
là  chez  elle  à  Paris. 

«  La  suplianto,  jalouse  de  conserver  son  honneur  et 
sa  réputation,  a  un  intérêt  sensible  d'obtenir  une  répa- 
ration authentique  de  l'insulte  qui  lui  a  été  faite  par  la 
D"«  Bertin,  et  c'est  pour  y  parvenir  qu'elle  a  été  con- 
seillée de  recourir  à  votre  autorité. 

((  Ce  considéré,  Monsieur,  il  vous  plaise  donner  acte 
à  la  supliante  de  la  plainte  qu'elle  vous  rend  contre  la 
D"«  Bertin,  des  faits  mentionnés  en  la  présente  re- 
quête ;  en  conséquence,  lui  permettre  de  faire  infor- 
mer desdits  faits,  circonstances  et  dépendances  par 
devant  vous.  Monsieur,  pour  l'information  faite  et  com- 
muniquée à  Monsieur  le  Procureur  du  Boy,  dont  la  su- 
pliante  requiert  la  jonction,  être  par  la  suphante  et  par 
Monsieur  le  Procureur  du  Boy,  pris  telles  conclusions 
qu'il  appartiendra,  et  par  vous.  Monsieur,  ordonné  ce 
que  de  raison,  sans  préjudice  et  sous  la  réserve  que  fait 
la  supliante  de  tous  ses  droits  et  actions,  et  vous  ferez 
bien.  Charlotte  Picot.  » 

Nous  apprenons  tout  au  moins  par  cette  pièce  quel 
était  l'emplacement  exact  de  la  maison  de  Bose  Bertin  : 
«  vis-à-vis  Saint-Honoré  ».  Une  reste  plus  rien  de  cette 


{Bibliollinjur  Xalioitate.) 

POLONNOISE  A   LA  POL  l.EÏTK 
(avec  le  chapeau  à  la  Ciiciiade) 

(1779) 


LA    GRANDE   VOGUE   (1778-I781)  129 

église  qui  se  trouvait  dans  le  cloître  Saint-Honorc  (1), 
non  plus  que  de  la  maison  qu'habitait  la  modiste,  sur 
l'emplacement  de  laquelle  s'élèvent  actuellement  les 
magasins  du  Louvre. 

En  réponse  aux  attaques  de  Mlle  Picot,  le  défenseur 
de  Mlle  Bertin  produisit  un  «  Précis  pour  la  demoiselle 
Bertin,  marchande  démodes  de  la  Reine,  défenderesse, 
contre  la  demoiselle  Picot,  ci-devant  son  élève  et  ac- 
tuellement marchande  de  modes,  demanderesse  ». 

La  Correspondance  littéraire  en  a  reproduit  quel- 
ques extraits.  Nous  y  lisons  : 

«  La  demoiselle  Picot,  c'est  ainsi  que  débute  le  mé- 
moire de  Mlle  Bertin,  veut  couvrir  d'opprobre  et  faire 
périr  celle  à  qui  elle  doit  son  existence  et  son  état.  Où 
trouver  des  expressions  capables  de  peindre  l'horreur 
de  ce  procédé?  Je  n'en  veux  point  chercher,  je  la 
plains,  mais  je  dois  à  la  justice,  au  public  qui  m'estime, 
aux  grands  qui  m'honorent  de  leur  protection  et  de  leur 
bonté,  et  surtout  à  moi-môme,  demedéfendre  d'une  ac- 
cusation si  atroce,  si  fausse,  et,  j'ose  le  dire,  si  invrai- 
semblable. 

«  Sans  suivre  ici  l'histoire  très  détaillée  de  tous  les 
services  rendus  à  la  d"''  Picot  par  la  d""  Bertin,  histoire 
assez  minutieuse  en  elle-même,  mais  où  les  plus  beaux 
noms  de  France  ont  cependant  trouvé  leur  place,  nous 
nous  bornerons  au  fait  principal  dont  voici  l'exposé  et 
la  justification  : 

«  Je  n'ai  jamais  fait  et  ne  ferai  jamais  de  mal  à  per- 

(1)  Elle  contenait  le  tableau  de  la  Présentation  au  Temple  par 
Philippe  de  Champaigne  et  le  mausolée  du  cardinal  Dubois  par 
Coustou  le  Jeune. 

9 


130  ROSE    BERTIN 

sonne,  pas  même  à  Mlle  Picot.  Mais  qui  pourrait  me 
faire  un  crime  de  regarder  avec  mépris  une  personne 
qui  doit  m'avoir  la  plus  grande  obligation,  et  qui,  pour 
la  reconnaître,  m'a  trompée  si  cruellement?  Je  la  mé- 
prise souverainement,  j'en  conviens,  elle  le  mérite.  Je 
l'ai  trouvée  le  15  avril  dernier,  vers  les  six  heures  du 
soir,  dans  le  salon  qui  précède  la  galerie  de  Versailles; 
je  ne  la  voyais  pas;  ceux  avec  lesquels  j'étais,  me  la 
nommèrent.  Sa  vue  me  révolta,  mon  estomac  se  serra, 
et  l'horreur  qu'elle  m'inspira,  me  faisant  remonter  ce 
que  j'avais  pris,  m'occasionna  sans  doute  sur  mon  vi- 
sage un  mouvement  involontaire  de  contraction  et  y 
peignit  apparemmentla  révolte  et  le  dégoût  qu'elle  exci- 
tait en  moi;  mais  je  ne  crachai  point,  je  ne  l'aurais  pas 
pu,  j'étais  pétrifiée,  et  les  personnes  qui  m'accompa- 
gnaient et  qui  ne  m'ont  pas  perdue  de  vue,  sont  prêtes 
d'en  rendre  témoignage,  et  je  demande  à  en  faire  la 
preuve  ainsi  que  de  tous  les  faits  dont  je  viens  de  ren- 
dre compte,  si  on  le  juge  à  propos... 

«  Jignore  quels  mensonges  ont  faits  la  clique  et  les 
amis  de  la  d'""  Picot...  Mais  je  suis  moralement  sûre 
qu'aucun  d'eux  n'a  dit  et  n'a  pu  dire  m'avoir  vue  cra- 
cher au  visage  de  la  d"*  Picot.  Moi,  commettre  une  in- 
décence aussi  basse!  et  chez  le  Roi,  près  l'appartement 
de  la  Reine,  qui  veut  bien  quelquefois  se  servir  de  moi 
et  s'abaisser  jusqu'à  m'honorer  de  sa  bonté!  J'ose  le 
dire,  on  ne  le  croira  pas.  Mon  juge  ne  l'a  pas  cru,  il  a  ci- 
vilisé le  procès  :  au  reste  mon  défenseur  discutera  tout 
cela.  » 

L'audition  des  témoins  cités  par  Mlle  Picot  eut  lieu 
le  2S  avril.  Ils  étaient  au  nombre  de  cinq. 


LA    GRANDE    VOGUE    (1778-I781)  131 

Jean-Baptiste  de  Gumin,  gentilhomme  du  Dauphiné, 
agent  de  ciiange  de  la  ville  de  Lyon,  déclara  s'être 
trouvé  avec  sa  compagnie  composée  de  M.  Thon,  mar- 
chand d'étoffes  de  soie  à  Paris,  Mme  de  Gumin,  sa  femme 
et  la  femme  de  chambre  de  celle-ci,  «  dans  le  sallon  à 
l'entrée  de  la  gallerie  du  côté  de  la  chapelle  et  qui  fait 
face  à  l'appartement  de  la  Reine  ».  La  déposition  du 
témoin  confirme  les  faits  de  la  plainte,  mais  elle  est  en 
contradiction  évidente  avec  celle-ci,  comme  d'ailleurs 
celles  de  tous  les  témoins  qui  suivront  au  sujet  du  lieu 
où  l'incident  se  serait  produit.  «  Dans  le  salon  de  jeu 
de  la  Reine  »,  dit  Mlle  Picot.  Or  le  salon  de  jeu  de  la 
Reine  était  à  l'extrémité  méridionale  de  la  galerie  des 
Glaces;  il  est  connu  sous  le  nom  de  salon  de  la  Paix. 
Le  salon  qui  lui  fait  face  est  au  contraire  dénommé 
salon  de  la  Guerre.  Il  fallait  que  l'évanouissement  de 
Charlotte  Picot  ait  bien  troublé  sa  mémoire,  ou  qu'elle 
connût  bien  peu  le  château  pour  confondre  ces  deux 
salons;  mais  la  plainte  de  cette  fille  qui,  pour  une  ava- 
nie, avait  pensé  «  périr  »  sur  la  place,  nous  laisse  scep- 
tique sur  l'importance  de  l'affront  qu'elle  avait  subi,  et 
plus  porté  que  ses  contemporains,  à  diminuer  la  res- 
ponsabilité de  Rose  Bertin,  quelque  tort  qu'elle  ait  eu, 
parce  qu'il  nous  semble  fort  que  Charlotte  Picot  n'était 
qu'une  faiseuse,  bien  aise  de  l'événement,  pour  profi- 
ter du  tapage  qui  ne  devait  pas  manquer  autour  de  son 
nom,  avec  une  telle  histoire,  qui  était  autant  de  réclame 
pour  son  commerce,  à  une  époque  où  les  Anglais  n'a- 
vaient pas  encore  importé  les  hommes-sandwich,  pour 
les  promener  en  monôme  dans  la  galerie  de  bois  du 
Palais  Royal,  le  centre  alors  du  mouvement  parisien, 


182  ROSE    BERTIN 

comme  le  sont  aujoui'd'liui  les  grands  boulevards,  de 
la  porte  Saint-Denis  à  la  Madeleine. 

Le  second  témoin  cnlendii  fut  Mme  de  Gumin,  née 
Catherine  Thon,  qui  dit  aussi  que  l'incident  se  produisit 
dans  le  «  sallon  qui  précède  la  gallerie  du  château,  »  où 
elle  se  trouvait  «  pour  voir  passer  la  famille  royale  qui 
alloit  sortir  du  salut  de  la  chapelle  ». 

Aimé  Thon  dit  également  que  cela  se  passait  «  dans 
le  salon  qui  précède  la  gallerie  du  côté  de  la  chapelle, 
appelé  le  salon  de  la  Guerre.  »  C'est  précis. 

Madeleine  Bailly,  femme  de  chambre  de  Mme  de  Gu- 
min, sans  désigner  la  salle  par  son  nom,  dit  que  le  fait 
s'est  passé  dans  celle  qui  précède  la,  galerie.  Dans  le 
trajet  de  la  chapelle  à  la  galerie,  que  rencontrons-nous 
avant  d'y  pénétrer  :  le  salon  de  la  Guerre.  C'est  donc  bien 
le  salon  de  la  Guerre  qui  fut  témoin  de  l'aftront  que  la 
belliqueuse  Mlle  Bertin  infligea  à  son  ex-employée. 

Pierre  Guertin,  commis  des  sieurs  Thon,  Joly  et  Cie, 
marchands  d'étoffes  de  soie  à  Paris,  rue  Traversière,  fait 
une  déposition  identique  à  celle  de  son  patron. 

Les  cinq  témoins  furent  unanimes  pour  mettre  les 
torts  du  côté  de  Mlle  Bertin.  N'exagérèrcnt-ils  point 
l'incident?  N'avaient-ils  point  quelque  intérêt  à  prendre 
parti?  J'en  trouve  au  moins  un  qui  m'est  bien  suspect, 
et  celui-là  c'est  le  sieur  Pierre  Guertin  :  Que  faisait-il 
à  Versailles,  ce  jour-là,  précisément  en  la  compagnie 
de  Charlotte  Picot?  Tous  ces  gens,  c'est  de  toute  évi- 
dence, seconnaissaientplus  ou  moins  directement, comme 
le  prouve  surabondamment  la  déposition  du  sieur  Thon, 
qu'il  n'est  pas  sans  intérêt  de  reproduire.  Celnl-ci 

«  Dépose  que  le  jour  de  Pâques  dernier,  quinze  du 


LA    GRANDE   VOGUE    (1778-I781)  133 

présent  mois,  étant  venu  à  Versailles  pour  y  voir  la 
Cour,  et  s'étant  trouvé  sur  les  six  heures  ou  six  heures 
et  demie  du  soir,  à  la  compagnie  des  sieur  et  dame  de 
Gumin.  ses  beau-frère  et  sœur,  au  château  de  Sa  Ma- 
jesté dans  le  salon  qui  précède  la  gallerie  du  côté  de  la 
chapelle,  appelle  le  salon  de  Guerre,  et  étant  rangé 
du  côté  des  croisées  qui  donnent  sur  la  terrasse,  pour 
y  voir  passer  la  cour  au  retour  du  salut,  il  s'est  appro- 
ché de  la  compagnie  du  déposant  la  demoiselle  Picot, 
laquelle  était  accompagnée  du  sieur  Guertin,  commis 
de  lui  déposant,  lesquels  se  sont  rangés  à  côté  du  dit 
déposant  ;  que,  dans  cet  instant  la  demoiselle  Picot  par- 
lant à  lui  déposant,  il  vit  venir  de  la  gallerie  la  demoi- 
selle Bertin,  aussy  marchande  de  modes  à  Paris,  laquelle 
s'étant  approchée  de  ladite  demoiselle  Picot,  s'arrêta 
quelques  minutes  et  la  regarda  fixement  avec  un  air  de 
mépris,  ensuite  lui  cracha  sur  le  col  du  côté  de  l'épaule 
gauche  en  lui  disant  :  «  Je  tel'avois  promis,  je  te  tiens 
parole  >s  et  ensuite  a  passé  son  chemin  ;  que  sur  le  champ 
laditedemoisellePicot  s'est  trouvée  mal,  qu'on  a  été  obligé 
de  l'asseoir  contre  une  croisée  dudit  salon,  et  lui  faire 
respirer  de  l'eau  de  Cologne  pour  la  faire  revenir  ;  que, 
peu  de  temps  après,  il  a  vu,  lui  déposant,  ladite  demoi- 
selle Bertin,  repasser  par  le  même  salon  et  jeter  de 
nouveau  un  œil  de  mépris  et  dédain  sur  ladite  demoi- 
selle Picot,  à  laquelle  la  sa'ur  de  lui  déposant  conti- 
nuoit  de  luy  donner  du  secours  pour  la  faire  revenir  de 
son  évanouissement  ;  qu'après  que  ladite  demoiselle  Pi- 
cot a  été  revenue  de  son  évanouissement,  lui  déposant 
et  sa  compagnie  l'ont  quittée.  '> 
Nous  espérons  que  lierre  Guertin  n'en  aura  point 


184  ROSE   BERTIN 

fait  autant,  (iiTil  aura  salué  le  sieur  Thon,  son  patron 
et  «  sa  compagnie,  »  et  quil  se  sera  fait  un  devoir  de 
prodiguer  à  la  pauvre  Charlotte  d'autres  soins  que  des 
vapeurs  d'eau  de  Cologne.  C'est  égal,  le  retour  de  Ver- 
sailles, après  une  scène  pareille,  avec  une  femme  qui 
en  était  encore  tout  énervée  et  appalie,  ne  dut  point 
avoir  Tattrait  de  l'aller  dans  la  douce  tiédeur  d'avril, 
au  long  de  la  grande  avenue  de  Saint-Cloud,  tout 
encombrée  de  carrosses  luxueux,  au  passage  desquels  on 
nommait  les  plus  grands  noms  de  France,  et  qui  mon- 
taient au  grand  trot  vers  le  palais  de  Versailles,  sous  la 
voûte  des  arbres  qu'égayait  le  vert  tendre  des  premières 
feuilles. 

Le  registre  des  jugements  rendus  en  la  Prévôté  de 
THôlel  de  Versailles  contient  le  texte  de  deux  sen- 
tences qui  furent  prononcées  contre  Rose  Bertin  le 
18  août  par  défaut,  le  l^""  septembre  sur  opposition.  On 
y  verra  que  le  tribunal,  appréciant  sans  doute  que  le 
délit  commis  méritait  une  sanction,  mais  jugeant, 
comme  nous,  que  les  témoignages  pouvaient  n'être  que 
d'une  sincérité  relative  quant  à  son  éclat,  estima  que 
la  peine  ne  devait  point  être  excessive  et  n'infligea 
plutôt  à  la  défenderesse  qu'une  amende  de  principe. 

Nous  lisons  sur  le  registre  de  la  Prévôté  de  l'Hôtel 
la  sentence  du  18  août,  ainsi  conçue,  et  prononcée  par 
le  lieutenant  général  de  la  Prévôté  : 

«  Nous,  sans  avoir  égard  à  la  remontrance  faite  par 
Charbonnier  substituant  Chevery  (1)  [d''^  Bertin]  avons 
donné  défaut  contre  Chevery  et  sa  partie,  et,  pour  le 

(1)  Chevery  occupait  habituellement  pour  la  communauté  des 
marchandes  de  modes. 


LA    GRANDE   VOGUE    (1778-I781)  158 

profit,  ouï  de  La  Chapelle,  substituant  le  Procureur  du 
Roy  en  ses  conclusions,  sans  nous  arrêter  aux  con- 
clusions et  demandes  de  la  partie  de  Clievery,  portées 
par  ses  requêtes  des  18  et  19  juin  dernier,  dont  nous 
l'avons  débouté,  faisant  droit  au  principal,  attendu  la 
preuve  résultant  de  l'information  faite  à  la  requête  de 
Bournizet  [d"*'  Picot  j  le  vingt-trois  avril  dernier,  faisons 
défenses  à  la  partie  de  Cbevery  de  plus  à  l'avenir 
insulter  la  partie  de  Bournizet,  et  lui  cracher  au  visage 
sous  peine  de  punition  exemplaire  ;  et  pour  l'avoir  fait 
le  dimanche  jour  de  Pâques  quinze  avril  dernier,  ainsi 
qu'il  est  énoncé  en  la  plainte  de  la  partie  de  Bournizet 
du  dix-huit  avril  dernier,  condamnons  la  partie  deChe- 
very  en  vingt  livres  de  dommages  intérest  envers  laditte 
partie  de  Bournizet,  aplicables  de  son  consentement 
aux  pauvres  de  la  paroisse  Saint-Germain  l'Auxerrois  à 
Paris  ;  ordonnons  que  notre  présente  sentence  sera 
imprimée  et  affichée  tant  à  Paris  qu'à  Versailles  jus- 
qu'à concurrence  de  cinquante  exemplaires  aux  frais  et 
dépens  de  la  partie  de  Chevery;  condamnons  laditte 
partie  de  Chevery  aux  dépens  même  en  ceux  réservés.  » 

La  sentence  du  1"  septembre  confirme  purement  et 
simplement  celle  du  18  août  qui,  dit-elle,  «  sera  exé- 
cutée selon  sa  forme  et  teneur  ». 

Rose  Bertin  n'était  pas  femme  à  capituler.  A  la  nou- 
velle que  la  sentence  du  18  août  était  confirmée,  il  y 
eut  des  impatiences  et  des  portes  claquées  rue  Saint- 
Honoré  ;  mais  à  Versailles  et  partout  où  ses  fonctions 
l'appelaient  auprès  de  la  Reine,  la  sérénité  reprenait 
place  sur  le  front  de  Mlle  Bertin,  qui  réussit  même  à 
l'intéresser  à  son  procès.   «  Le  plaisant  de  l'aventure, 


130  ROSE    BERTIN 

racolite  la  vicomtesse  de  Fars  dans  ses  Mémoires^  fut 
que,  pendant  l'instance,  Mlle  Bertin  sollicita  la  Reine 
d'interposer  son  autorité  dans  cette  alfaire,  rassurant 
que  sa  dignité  royale  serait  compromise,  dans  l'affront 
que  recevrait  celle  qui  travaillait  avec  elle,  et,  lorsque 
l'arrêt  eut  été  rendu,  Mlle  Bertin  disait  à  tous  ceux  qui 
lui  adressaient  des  compliments  de  condoléance  : 
«  Hélas  !  ce  n'est  pas  moi  qui  suis  offensée,  dans  tout 
ceci,  mais  bien  Sa  Majesté.  » 

Décidée  à  ne  point  en  rester  là,  elle  fit  donc  appel 
devant  le  Grand  Conseil.  L'arrêt  devait  être  prononcé. 
La  Reine  voulut  enparler  à  M.  de  Nicolai,  le  premier  pré- 
sident de  cette  cour,  qu'elle  convoqua  à  ce  sujet.  De  ce 
fait  Tafifaire  fut  renvoyée  à  huitaine.  Cependant  l'arrêt 
du  Grand  Conseil  fut  prononcé  sous  la  date  du  19  dé- 
cembre. Nous  le  trouvons  dans  la  collection  des 
Archives  Nationales  (V  5/894).  En  voici  la  teneur  : 

«  Entre  la  demoiselle  Bertin,  marchande  de  modes  de 
la  Reine,  appellante  de  sentences  de  la  Prévôté  de 
rHôtel  du  1^'  septembre  1781,  suivant  les  actes  et 
exploits  du  3  du  même  mois  de  septembre,  et  anticipée, 
d'autre  part;  et  la  demoiselle  Charlotte  Picot,  aussi 
marchande  de  modes  à  Paris  intimée  et  anticipante 
suivant  la  requête,  ordonnance  et  exploit  d'assignation 
au  Conseil  des  l/i  et  15  du  même  mois  de  septembre,  et 
requérant  la  confirmation  de  laditte  sentence  avec 
amende  et  dépens,  d'autre  part  ;  et  entre  laditte  demoi- 
selle Bertin,  demanderesse  suivant  sa  requête  présentée 
au  Conseil  le  11  décembre  présent  mois,  tendante  à  ce 
qu'il  plaise  au  Conseil  la  recevoir  en  adhérant  à  l'appel 
par  elle  déjà  interjette  de  la  sentence,  faute  de  plaider 


LA    GRANDE    VOGUE    (1778-1781)  137 

rendue  contre  elle  en  la  Prévôté  de  l'Hôtel  le  l'^''  sep- 
tembre dernier,  appellant  des  plainte,  permission  d'in- 
former, information  et  sentences  par  deffaut  des  7  et 
8  juillet  et  18  août  dernier,  et  de  toutte  la  procédure 
faitte  en  la  Prévôté  de  THôtel  de  la  part  de  la  demoi- 
selle Picot  contre  la  demanderesse,  tenir  Fappel  pour 
bien  relevé  ;  faisant  droit  sur  l'appel,  déclarer  nulles  les 
dittes  informations,  sentence  et  toute  la  procédure  faite 
et  rendue  en  la  Prévôté  de  l'Hôtel  et  condamner  la 
demoiselle  Picot  en  tels  dommages  et  intérêts  qu'il 
plaira  au  Conseil  arbitrer,  applicables  de  son  consen- 
tement aux  pauvres  de  la  paroisse  Saint-Germain 
l'Auxerrois  ;  subsidiairement  mettre  l'appellation  et  ce 
dont  est  appel  au  néant,  émandant  décharger  la  deman- 
deresse de  condamnations  contre  elle  prononcées,  au 
principal  donner  acte  à  la  demanderesse  de  ce  que 
pour  fins  de  non  recevoir  en  tant  que  de  besoin  pour 
defïenses  à  la  demande  formée  contre  elle  de  la  part 
de  la  demoiselle  Picot  et  portées  par  son  exploit  d'assi- 
gnation du  l*^'  may  1781  elle  employé  le  contenu  en  la 
présente  requête  et  ce  qu'il  plaira  au  Conseil  suppléer 
de  droit  et  d'équité  ;  ce  faisant,  déclarer  la  demoiselle 
Picotpurementet  simplement  non recevable  dans  saditte 
demande,  fins  et  conclusions,  ou  en  tout  cas  l'en  dé- 
boutter  ;  et  oi^i  le  Conseil  pouroit  quant  à  présent  y 
faire  quelque  difficulté,  sous  prétexte  des  faits  fausse- 
ment et  calomnieusement  imaginés  et  témérairement 
avancés  de  la  part  de  la  demoiselle  Picot  contre  la 
demanderesse,  ce  qu'il  n'y  a  cependant  pas  lieu  de  pré- 
sumer, en  ce  cas,  et  parce  qu'en  Cour  souveraine  il  est 
de  la  prudence  de  prendre  des  précautions  et  de  con- 


18S  ROSE   BERTIN 

dure  à  toutes  fins,  donner  acte  à  la  demanderesse  de 
ce  qu'elle  dénie  fonnellement  les  faits  énoncés  en  la 
plainte  do  la  demoiselle  Picot  du  18  avril  1781,  et  de  ce 
qu'au  contraire  elle  articule,  met  en  fait-,  et  offre  de 
prouver  tant  par  titres  que  par  témoins  : 

«  1"  Qu'à  l'heure  où  l'on  accuse  la  demanderesse 
d'avoir  craché  au  visage  de  la  demoiselle  Picot,  la  de- 
manderesse était  dans  l'appartement  de  la  Reine,  où 
elle  avait  ordre  de  se  trouver  et  d'attendre  Sa  Majesté 
au  retour  du  salut,  le  jour  de  Pâques,  15  avril  dernier, 
et  qu'elle  y  est  restée  jusqu'à  sept  heures  du  soir  ; 

«  2°  Que,  lorsque  la  demanderesse  a  passé  et  repassé 
dans  la  gallerie  et  dans  le  salon  de  la  Guerre  qui  con- 
duisent à  la  chappelle,  il  n'était  que  cinq  heures  et  un 
quart,  et  qu'elle  a  passé  et  repassé  sans  cracher  au 
visage  de  la  demoiselle  Picot,  ni  sur  elle,  ni  sur  qui  que 
ce  soit  ; 

«  3"  Et  qu'au  moment  où  elle  passait,  une  des  demoi- 
selles qui  travaille  chez  elle  et  qui  l'accompagnait  ainsy 
qu'une  dame  de  Lyon,  lui  fit  appercevoir  la  demoi- 
selle Picot,  près  de  l'un  des  suisses  du  château,  qui 
était  là  pour  contenir  la  foulle  et  tenir  le  passage  libre, 
et,  à  demie  effacée  par  ce  suisse,  la  demanderesse  était 
à  plus  de  six  pas  de  distance  de  la  demoiselle  Picot,  de 
manière  que,  quand  bien  même  la  demanderesse  aurait 
un  tuyau  à  la  bouche,  elle  n'aurait  jamais  pu  lancer  sa 
salive  à  une  aussi  grande  distance,  et  encore  moins 
l'adresser  au  visage  de  laditte  demoiselle  Picot,  et  que, 
si  elle  eijt  craché  naturellement  et  si  le  crachat  eût 
pu  parvenir  jusqu'à  l'endroit  où  était  la  demoiselle 
Picot,  le  suisse  et  les  autres  personnes  qui  étaient  près 


LA    GRANDE   VOGUE    (1778-I781)  139 

d'elle  auraient  senty  des  éclaboussures,  s'en  seraient 
plaint,  et  auraient  fait  arrêter  sur-le-champ  la  deman- 
deresse ; 

«  lx°  Que  la  demoiselle  Picot  présentait  à  ceux  qui 
passaient  et  qui  allaient  à  la  chapelle  l'épaule  droite, 
et  non  pas  l'épaule  gauche  comme  il  paraît  qu'elle  Ta 
fait  dire  à  ses  témoins  ; 

i<  5°  Qu'il  y  avait  plus  de  soixante  personnes  dans  le 
salon  de  la  Guerre,  lorsque  la  demanderesse  y  a  passé 
et  repassé  le  15  avril  1781,  jour  de  Pâque  à  cinq  heures 
environ  un  quart  de  Taprès  midy,  en  sorte  que  si  la 
demanderesse  avoit  réellement  craché  au  visage  de  la 
demoiselle  Picot,  et  si  le  crachat  supposé  avoit  excité 
une  commotion  aussi  forte  que  la  demoiselle  Picot  a 
imaginé  de  la  peindre  dans  sa  plainte,  si  elle  se  fût 
trouvé  mal,  si  elle  eût  été  portée  à  demi  morte  dans 
l'embrasure  de  l'une  des  croisées  du  sallon,  si  les 
flaccons  avaient  été  tirés  pour  la  rappeler  à  la  vie,  et 
la  faire  revenir  de  son  évanouissement^  elle  aurait 
trouvé  plus  de  soixante  témoins  en  état  de  déposer 
d'un  fait  aussi  scandaleux  et  aussi  éclatant,  qui  aurait 
attiré  l'attention  de  tous  les  spectateurs,  mais  dont  elle 
ne  s'est  avisée  d'accuser  la  demanderesse  que  trois 
jours  après,  et  elle  n'aurait  pas  été  réduitte  aux  quatre 
ou  cinq  personnages  qu'elle  a  jugés  à  propos  de  choisir 
dans  sa  société  et  qu'elle  a  trouvé  le  moyen,  pendant 
ces  trois  jours,  de  faire  entrer  dans  son  petit  complot, 

«  Permettre  à  la  demanderesse  de  faire  preuve  des 
faits  contraires  à  ceux  avancés  dans  la  plainte  de  la 
demoiselle  Picot  et  de  ceux  cy-dessus  articulés  par 
devant  tel  de  MM.  que  le  Conseil  jugera  à  propos  de 


140  ROSE    BERTIN 

commettre  à  cet  effet,  pour  l'enquête  de  la  demande- 
resse falle,  rapportée  et  communiquée  à  M.  le  procu- 
reur général,  être  par  lui  requis,  et  par  la  demanderesse 
pris  telles  conclusions  qu'il  appartiendra,  et  dans  tous 
les  cas  condamner  laditte  demoiselle  Picot  en  tous  les 
dépens,  tant  des  causes  principalles  que  d'appel,  d'une 
part,  et  laditte  demoiselle  Picot,  deffenderesse,  d'autre 
part  ; 

«  El  entre  laditte  demoiselle  Picot,  demanderesse  en 
requête  du  17  décembre  1781 ,  tendante  à  ce  qu'il  plaise 
au  Conseil,  sans  s'arrêter  ni  avoir  égard  aux  prétendus 
moyens  de  nullité,  faits  allégués  et  articulés,  conclu- 
sions et  demandes  de  la  demoiselle  Bertin,  l'y  déclarer 
purement  et  simplement  non-recevable  ou  en  tous  cas 
l'en  déboutter,  faisant  droit  sur  l'appel  principal  inter- 
jette par  laditte  Bertin  de  la  sentence  de  la  Prévôté  de 
l'Hôtel  du  l'"'"  septembre  dernier,  que  sur  les  appels  in- 
cidents par  elle  interjettes,  par  requête  du  11  de  ce  mois, 
de  la  plainte,  permission  d'informer,  information  et 
sentence  de  la  Prévôté  de  l'Hôtel  des  18  et  23  avril,  7  et 
28  juillet  et  18  aoust  aussi  dernier,  et  de  toute  la  procé- 
dure faite  en  laditte  Prévôté,  la  déclarer  purement  et 
simplement  non-recevable  dans  les  susdits  appels,  et 
la  condamner  en  l'amende  de  75  livres,  ou  en  tout  cas 
mettre  l'appellation  au  néant,  ordonner  que  ce  dont  est 
appel  sortira  son  plein  et  entier  effet,  condamner  la- 
ditte demoiselle  Bertin  aux  amendes  des  susdits  appels 
aux  dommages-intérêts  de  la  demanderesse  et  en  tous 
les  dépens,  d'une  part,  et  laditte  demoiselle  Bertin,  def- 
fenderesse, d'autre  part,  sans  que  les  qualités  puissent 
nuire  ni  préjudicier  aux  parties  ; 


LA    GRANDE    VOGUE    (1778-I781)  141 

«  Après  que  Desnos,  avocat  de  la  demoiselle  Bertin, 
assisté  de  Carteron  son  procureur,  a  conclud  en  ses 
appels  et  ses  demandes  et  été  ouy  ;  que  Mille,  avocat 
de  la  demoiselle  Picot,  assisté  de  Maillon,  son  procu- 
reur, a  conclu  en  ses  requêtes  et  demandes,  et  a  aussi 
été  ouy  ;  et  que  De  Vaucresson,  pour  le  procureur  géné- 
ral du  Roy,  a  pareillement  été  ouy  ;  et  que  la  cause  a 
été  plaidée  pendant  deux  audiances  ; 

«  Le  Conseil  reçoit  la  partie  de  Desnos  appellante 
des  difterentes  sentences  dont  est  question,  tient  ses 
appels  pour  bien  relevés,  ayant  aucunement  égard 
auxdits  appels,  et  faisant  droit  sur  les  conclusions  du 
procui'eur  général  du  Roy,  déclare  nulle  la  sentence 
rendue  en  la  Prévôté  de  l'Hôtel  le  i'I  may  1781,  aynsi 
que  tout  ce  qui  s'en  est  ensuivi  ;  sauf  aux  parties  si  bon 
leur  semble,  à  suivre  les  errements  de  la  procédure 
antérieure  à  ladite  sentence  devant  le  lieutenant  géné- 
ral en  la  Prévôté  de  l'Hôtel,  autre  néantmoins  que  celuy 
devant  lequel  a  été  faite  l'instruction  sur  la  plainte  de 
la  partie  de  Mitte,  pour  y  procéder  jusqu'à  sentence 
définitive  inclusivement,  sauf  l'appel  du  Conseil,  s"il  y 
a  lieu  ;  condamne  la  partie  de  Mitte  aux  dépens,  faits 
sur  la  cause  d'appel. 

«  Fait  à  Paris,  au  Conseil  le  19  décembre  1781.  » 

L'influence  de  la  Reine  était  peut-être  bien  pour 
quelque  chose  dans  cet  arrêt  qui,  en  somme,  donnait 
satisfaction  à  la  demande  de  Rose  Bertin;  rinsuffisance 
des  témoignages  en  faveur  de  Charlotte  Picot,  le  justi- 
fiaient aussi. 

En  tous  cas,  la  cause  occasionna  de  nouveaux  plai- 
doyers, et,  pendant  plus  de   six  mois,  on  instrumenta 


142  ROSE   BERTIN 

pour  le  plus  grand  profit  comme  pour  le  plus  grand  di- 
vertissement des  magistrats,  des  gens  de  lois  et  du  pu- 
blie. 

La  juridiction  de  la  Prévôté  de  THôtel  avait  déjà  été 
tournée  en  ridicule,  notamment  par  Cochu,  avocat  au 
Conseil.  On  appelait  le  Prévôt  de  l'Hôtel,  Roi  des  Ri- 
baiids  parce  qu'on  prétendait  que  sa  principale  fonc- 
tion était  de  veiller  sur  les  filles  de  joie  qui  suivaient  la 
cour.  Le  procès  des  modistes  était  bien  fait  pour  pro- 
voquer de  nouveau  les  brocarts  du  public. 

Une  nouvelle  instance  fut  donc  ouverte  en  janvier 
1782  (1).  L'appel  de  la  cause  eut  lieu  en  avril,  en  l'au- 
dience tenue  par  Claude-Joseph  Clos,  écuyer,  conseiller 
du  Roy,  lieutenant  général  civil  criminel  de  police  de 
la  Prévôté  de  l'Hôtel  à  Paris,  une  enquête  complémen- 
taire fut  faite,  et  on  procéda  à  l'audition  de  nouveaux 
témoins.  Les  assignations  requêtes  et  oppositions  se 
multiplièrent  de  part  et  d'autre  et  le  procès  dura  ainsi 
jusqu'en  1786,  c'est-à-dire  plus  de  trois  années,  pendant 
lesquelles  la  patience  des  ouvrières  de  la  rue  Saint- 
Honoré  et  celle  des  clientes  de  Rose  Rertin  durent  être 
soumises  à  rude  épreuve,  étant  donné  l'irritabilité  de  sa 
nature. 

Plusieurs  événements  vinrent  cependant,  au  cours  de 
l'année  1781,  faire  oublier  momentanément  procès,  fac- 
tums,  prévôt  de  l'Hôtel  et  gens  d'affaires.  Le  feu  prit  à 
l'Opéra. 

La  maison  de  Rose  Rertin  était  située  rue  Saint-Ho- 
noré,  entre  la  rue   Cliampfleuri  et  la  rue  du  Chantre, 

(1)  Archives  Nationales,  série  V",  f.  84. 


LA   GRANDE    VOGUE    (1778-I781)  143 

qui  ont  l'une  et  l'autre  disparu  et  qui  aboutissaient 
toutes  deux  en  face  du  pâté  de  maisons  qui  existent 
encore  et  qui  se  trouvent  entre  la  rue  Croix-des-Petits- 
Ghampset  la  rue  des  Bons-Enfants  dont  les  noms  n'ont 
pas  été  changés,  c'est-à-dire  que  le  magasin  de  la  mo- 
diste était  à  peu  près  à  l'emplacement  où  se  trouve  ac- 
tuellement la  porte  des  magasins  du  Louvre,  dite  porte 
Saint-Honoré. 

Or,  l'Opéra  occupait  à  cette  époque  l'emplacement  con- 
tigu  au  pavillon  du  Palais-Royal  qui  forme  l'angle  de  la 
rue  de  Valois,  c'est-à-dire  très  près  de  la  maison  de  modes. 
L'incendie  qui  le  consuma  fut  un  feu  considérable. 

Il  y  eut  des  victimes.  Mais  le  nombre  en  eût  été  bien 
plus  considérable  sans  la  présence  d'esprit  du  chef  de 
la  danse,  en  scène  au  moment  où  l'incendie  se  déclara. 
C'était  le  soir  du  8  juin.  Il  faisait  un  temps  lourd  et 
orageux,  et  la  pluie  s'était  mise  à  tomber.  On  donnait 
le  ballet  cVOrphée  lorsque  le  feu  prit  à  une  toile  de 
frise.  Le  chef  de  troupe  ordonna  de  cesser  la  danse  un 
peu  brusquement,  ce  qui  occasionna  des  murmures  dans 
la  salle,  mais  la  toile  fut  baissée.  Alors  on  donna 
l'ordre  de  couper  les  cordes  auxquelles  la  toile  en- 
Hammée  était  suspendue.  L'ordre  fut  mal  exécuté  ;  les 
cordes  ne  furent  coupées  que  d'un  côté.  La  toile  ainsi 
suspendue  brûla  encore  plus  vite  et  en  moins  de  deux 
minutes  le  théâtre  fut  embrasé  ;  et  le  feu  ne  tarda  pas 
à  gagner  la  salle.  La  fumée  avait  déjà  chassé  les  spec- 
tateurs, qui  étaient  sortis  et  par  leurs  cris  avaient  mis 
en  émoi  tout  le  quartier.  Tout  le  voisinage  était  aux 
fenêtres  et  les  rues  pleines  de  monde.  Un  incendie  dans 
le  Paris  d'autrefois   aux   rues  étroites,   était  chose 


144  ROSE    lîRHTIN 

effrayante.  On  avait  encore  présenta  la  mémoire  le  feu 
qui  prit  à  THôtel-Dieu  le  30  décembre  1772,  et  ce  ne 
fut  pas  sans  des  cris  d'effroi  que  tout  à  coup  on  vit 
s'élever  dans  le  ciel  une  colonne  de  flammes  de  plus  de 
300  pieds,  «  nuancée  de  toutes  les  couleurs,  effet  de  la 
combustion  des  toiles  peintes  à  l'huile  et  de  la  dorure 
des  loges  ».  Le  Palais  Royal  courait  un  grand  danger. 
Le  feu  prit  d'ailleurs  à  plusieurs  reprises  dans  les 
combles,  mais  il  fut  rapidement  éteint.  Non  seulement 
le  Palais  Royal  était  exposé,  mais  le  quartier  tout  en- 
tier, à  cause  de  la  pluie  d'étincelles  et  de  flammèches, 
qui  ne  cessa  de  tomber  pendant  plusieurs  heures  sur  les 
toits  environnants.  L'eau  manquait  absolument  dans  les 
réservoirs  qui  auraient  dû  être  pleins.  L'anxiété  fut  à  son 
comblepcndanttoute  la  soirée  du  8  juin  et  mèmependant 
toute  la  nuit.  La  (Charpente  s'était  affaissée  vers  neuf 
heures  et  demie,  ce  qui  avait  occasionné  un  accroisse- 
ment considérable  d'étincelles  et  augmenté  la  panique. 

Mais  comme  par  bonheur  le  vent  était  nul  et  que  la 
pluie  continuait  de  tomber,  la  catastrophe  se  borna  à 
la  perte  de  la  salle  déjà  brûlée  en  1773  et  reconstruite 
au  même  endroit.  Cependant  on  aura  idée  de  l'intensité 
que  dut  avoir  l'incendie,  quand  on  saura  que  le  15  juin, 
au  matin,  c'est-à-dire  une  semaine  après  qu'il  avait 
éclaté,  le  feu  brûlait  encore  dans  les  fonds. 

Malheureusementilyeutdes  victimes,  parmi  lesquelles 
plusieurs  danseurs.  Tout  d'abord  on  découvrit  onze 
cadavres  qui  furent  portés  à  la  Morgue.  Le  prévôt  des 
marchands,  M.  de  Caumartin,  et  le  lieutenant  général  de 
police  Le  Noir  demeurèrent  sur  les  lieux  dès  le  début 
et  y  furent  presque  constamment,  tant  qu'il  y  eut  du 


<i|-.l\  IMT    (le    l!()\  IM/I'. 


(  Wiiir,-  ijinfiriilet.) 


LA   GRANDE   VOGUE   (I778-I781)  145 

danger,  à  organiser  les  secours  et  à  tenter  le  sauve- 
tage des  objets  qui  pouvaient  être  protégés  mais, 
«  l'art  des  pompiers,  dit  Mercier,  n'a  pu  sauver  que  la 
façade  sur  la  rue  Saint-Honoré  ». 

De  ses  fenêtres  Rose  Bertin  pouvait  voir  emporter  les 
cadavres,  dont  finalement  on  fit  un  dépôt  dans  l'église 
Saint-Honoré,  situéejustement  vis-à-vis  de  ses  magasins. 
Et,  comme  les  recherches  se  poursuivirent  pendant  plu- 
sieurs jours  dans  les  dépendances  de  l'Opéra,  et  dans 
ses  décombres,  elle  fut  le  témoin  oculaire  de  ces  scènes 
navrantes,  la  plus  à  même  d'en  conter  les  péripéties 
à  la  Reine  qui  passait  alors  à  Marly  le  temps  de  sa  se- 
conde grossesse.  L'incendie  de  l'Opéra  de  1781  n'a  été, 
de  tous  les  incendies  de  théâtres  parisiens,  dépassé  en 
horreur  que  par  celui  de  l'Opéra-Comique  qui  bri^da  en 
1887  et  fit  plus  de  deux  cents  victimes. 

Cependant,  malgré  la  grossesse  de  la  reine,  les  modes 
continuaient,  disent  les  auteurs  du  temps,  à  exercer 
plus  que  jamais  le  génie  inventif  des  artistes  réputés 
en  ce  genre. 

La  naissance  du  dauphin ,  survenue  le  22  octobre  1 781 , 
fut  aussi  un  des  événements  qui  détournèrent  un  moment 
le  public  du  procès  de  Mlle  Bertin.  Cette  naissance  ne 
manqua  pas  d'être  d'ailleurs  le  prétexte  de  quelques 
changements  dans  les  modes.  Les  bonnets  à  la  Henri  IV, 
à  la  Gertrude,  aux  Cerises,  à  la  Fanfan,  aux  Sentiments 
repliés,  à  l'Esclavage  brisé,  à  Colin-Maillard  dispa- 
rurent pour  faire  place  à  la  coiffure  au  Dauphin  puis  à 
celle  aux  Relevailles  delà  Reine. 

Louise  Fusil  nous  a  retracé,  dans  ses  Souvenirs 
d'une  actrice,  comment  une  femme  du  monde  occupait 

10 


146  ROSE   BERTIN 

alors  sa  journée.  Dès  son  lever  elle  passait  une  bai- 
gneuse avec  un  manteau  de  lit,  recevait  quelques 
intimes,  après  le  départ  desquels  elle  s'habillait  d'une 
redingote  du  matin  pour  passer  dans  son  oratoire,  dont 
elle  sortait  pour  se  rendre  sous  un  léger  peignoir  dans 
son  cabinet.  «  Ce  joli  boudoir  avait  ses  ornements  par- 
ticuliers; les  parois  étaient  garnies  de  gravures  des 
modes  qui  s'étaient  succédé,  et  qui  paraissent  toujours 
ridicules  lorsqu'elles  sont  passées.  On  se  dit  :  Ah  !  bon 
Dieu!  comment  j'ai  porté  cela,  moi?  —  Oui,  Madame,  et 
vous  étiez  charmante  avec  cette  coiffure.  —  Cela  n'est 
pas  possible.  »  On  faisait  une  demi-toilette  pour  aller 
à  la  promenade.  C'était  une  redingote  large  et  croisée 
de  taffetas  garnis  en  blonde,  la  calèche  baleinée  et  le 
demi-voile  pour  atténuer  le  grand  jour.  L'hiver,  la 
douillette  de  satin  et  le  capuchon  blanc.  On  rentrait 
pour  dîner;  si  c'était  chez  soi,  on  restait  en  négligé, 
à  moins  cependant  qu'il  n'y  eût  un  bal  ou  des  visites. 
Alors,  les  coiffures,  les  robes  étaient  telles  qu'on  les 
voit  souvent  dans  nos  comédies,  à  l'exception  des 
chapeaux  à  la  Henri  IV  qu'on  n'y  a  point  encore  adoptés. 
Ces  petits  chapeaux  en  velours,  relevés  sur  le  devant 
avec  une  ganse  en  diamant  ou  en  perle,  surmontés  de 
plumes  blanches,  étaient  de  fort  bon  goût. 

a  On  peut  penser,  d'après  le  goût  des  dames  pour  le 
luxe,  que  c'était  surtout  à  Longchamps  qu'il  étalait 
toutes  ses  merveilles.  Longtemps  à  l'avance,  on  ne 
songeait  qu'à  inventer  quelques  modes,  dont  personne 
n'eût  encore  l'idée...  La  marchande  de  modes,  la  tail- 
leuse^,  étaient  achetées  à  prix  d'or,  et  venaient  passer  à 
concerter  l'attaque...  » 


LA    GRANDE   VOGUE    (1778-I781)  147 

Il  était  assez  facile,  on  le  voit,  à  des  filles  entrepre- 
nantes comme  Charlotte  Picot,  d'enlever  des  clientes  à 
Rose  Bertin  qui,  prise  par  ses  occupations  auprès  de 
la  Reine,  ne  pouvait  satisfaire  aux  exigences  de  toutes 
les  mondaines,  qui  auraient  voulu  accaparer  la  célèbre 
modiste  chacnne  pour  elles  seules. 

((  Il  arrivait  cependant  (ainsi  que  dans  toutes  les 
combinaisons  qui  obligent  à  confier  son  secret  à  la  fidé- 
lité des  autres)  qu'il  était  vendu  à  celle  qui  doublait  le 
prix  ;  alors  ce  n'était  pas  seulement  une  défaite,  mais 
une  déroute  complète,  un  véritable  désespoir.  Quelle 
honte  d'arriver  à  Longchamps,  ou  au  retour  dans  un 
salon,  et  d'y  apercevoir  cette  coiffure,  cette  robe, 
qu'on  avait  rêvées,  composées  avec  autant  de  soin 
qu'une  déclaration  de  guerre...  On  rentrait  chez  soi  hu- 
miliée, le  cœur  froissé  d'avoir  été  précédée  ou  suivie, 
après  tout  le  temps  employé  à  cette  œuvre  mysté- 
rieuse !  N'avoir  été  vue  que  la  seconde,  c'était  un  véri- 
table guet-apens.  »  Madame  «  ne  reparaissait  qu'au 
bout  do  quelques  jours...  »  l'amertume  de  sa  déconve- 
nue lui  avait  donné  une  migraine  atroce  dont  il  fallait 
se  faire  plaindre  par  le  nouvel  artifice  de  coquetterie 
d'un  négligé  de  malade. 

«  Ce  négligé  n'était  pas  celui  du  matin,  ni  des  jours 
ordinaires  ;  il  était  calculé  de  manière  à  annoncer  une 
indisposition,  ou  une  convalescence,  à  inspirer  enfin 
un  grand  intérêt.  Lorsqu'on  voyait  une  beauté  du  jour 
avec  un  long  peignoir  de  mousseline  garni  de  dentelle 
et  tombant  sur  des  petits  pieds  chaussés  de  pantoufles 
piquées  ou  fourrées;  une  grande  baigneuse  sous  la- 
quelle les  cheveux  relevés  avec  un  peigne  et  couverts 


148  ROSE    BERTIN 

d'une  demi-poudre  laissaient  échapper  quelques  boucles 
de  côté  ;  de  longues  manches  fermées  au  poignet  par 
un  ruban;  un  fichu  noué  de  même;  un  petit  mantetet 
blanc  ouaté  ;  un  capuchon  ou  une  calèche  ;  tout  cet  ar- 
rangement qui  avait  un  cachet  particulier,  ne  pouvait 
désigner  qu'une  jolie  femme  indisposée.  » 

Que  de  futilité  !  que  d'enfantillage,  d'insouciance  fri- 
vole, d'insouciance  coupable  même  !  Ces  femmes, 
riches  bourgeoises  et  grandes  dames,  ne  songeant  qu'au 
plaisir,  ne  songeant  qu'à  satisfaire  leur  vaniteuse  co- 
quetterie, sans  voir  que  des  yeux  les  contemplaient  dont 
chaque  regard  était  un  reproche  et  une  condamnation. 

Et  Louise  Fusil  ajoute  :  «  C'est  au,  milieu  de  cette  vie 
frivole  et  inoccupée  que  la  Révolution  vint  fondre  tout 
à  coup  sur  cette  société  si  futile,  et  s'abattre  sur  la 
tête  de  ces  faibles  femmes  comme  un  vautour  sur  de 
pauvres  colombes.  » 

La  Révolution  !  mais  ces  dépenses  inouïes,  ce  luxe 
insolent,  n'en  faisaient-ils  pas  germer  dans  le  sol  la 
semence  obscure? 

L'ère  des  débâcles  allait  commencer.  Il  n'est  pas  de 
folies  que  tôt  ou  tard  on  ne  paye  ;  et  on  n'a  pas  d'idée 
des  excès  auxquels  certaines  femmes  se  laissèrent  en- 
traîner avec  ce  goût  de  la  mode  qui  les  tenait.  On  a  cité, 
entre  autres,  Mme  de  Matignon  qui,  en  1782,  hors  d'état 
de  payer  comptant  une  robe  qu'elle  avait  commandée, 
Tacheta  pour  une  rente  viagère  de  six  cents  livres.  En- 
core payait-elle.  Mais,  combien  ne  payaient  pas,  au 
grand  dam  de  leurs  fournisseurs  qui  avaient  beau  user 
de  tous  les  moyens  de  droit  et  qui  n'étaient  jamais  cer- 
tains de  recouvrer  leurs  créances. 


IV 


La  fin  des  excentricités.  —  Rose  Bertin  rue  de 
RicHELLiEU.  —  Une  soi-disant  faillite  de  la  mo- 
diste (1782-87). 


Marie-Antoinette,  en  1782,  avait  imaginé  une  distrac- 
tion nouvelle.  Comme  les  petites  filles  jouent  à  la  mar- 
chande, la  reine  jouait  à  la  laitière,  à  la  bergère,  et  elle 
avait  pour  théâtre  de  ces  récréations  tout  le  village  de 
Trianon.  Mais  c'était  une  bergère  propre,  une  laitière 
coquette,  une  villageoise  en  soie,  comme  celles  de 
Watteau  et  il  lui  fallait  des  toilettes  et  des  chapeaux  en 
conséquence. 

Le  blanc  devint  sa  couleur  préférée.  Cette  couleur 
très  en  vogue  à  Bordeaux  y  avait  été  introduite  par  les 
créoles  de  Saint-Domingue.  La  toile,  le  linon,  la  per- 
cale, le  calicot,  toujours  blanc  ou  rayé  de  couleurs 
tendres,  supplantèrent  les  autres  tissus  pour  le  plus 
grand  profit  de  la  fabrique  de  toiles  peintes  qu'Ober- 
kampf  avait  fondée  en  1750  à  Jouy. 

On  abandonna  les  fichus  pour  porter  des  palatines  de 
duvet  de  cygne  qu'on  appelait  des  chais. 

La  polonaise  et  l'anglaise  furent  les  deux  robes  les 


150  ROSE    BERTIN 

plus  répandues.  La  polonaise,  robe  très  ouverte,  avait 
une  jupe  assez  courte  et  relevée  de  façon  à  former 
deux  pans  sur  les  côtés  et  un  par  derrière.  Les  manches 
s'arrêtaient  au-dessus  du  coude;  un  coqueluchon  était 
parfois  adapté  au  corsage.  Quant  à  l'anglaise,  c'était  une 
sorte  de  redingote  qu'on  portait  surtout  en  promenade. 

Rose  conservait  son  monopole  et  sa  notoriété.  Rien 
ne  consacre  mieux  celle-ci,  d'ailleurs,  que  la  caricature 
et  la  satire.  On  ne  se  moque  pas  des  gens  obscurs.  On 
ne  met  pas  en  scène  leur  masque  transparent.  N'est  pas 
chansonné  qui  veut,  à  plus  forte  raison  tout  le  monde  ne 
voit  pas  son  personnage  mis  à  la  scène.  Rose  eut  cette 
chance  inouïe,  cette  réclame  sans  exemple  pour 
l'époque,  le  9  avril  1782,  jour  où  le  Théâtre  Italien  donna 
une  comédie-vaudeville  de  Prévôt,  avocat  au  Parlement. 
Cette  comédie,  sorte  de  revue  allégorique,  présentée 
sans  titre,  fut  donnée  depuis  sous  celui  de  le  Public 
vengé. 

«  Le  fond  du  théâtre,  lisons-nous  dans  \di  Correspon- 
dance littéraire,  représente  un  désert;  la  Vérité  y  pa- 
rait endormie  dans  les  bras  du  Temps...  L'Opinion,  le 
Caprice,  girouette  tenant  le  portefeuille  du  Public, 
PAmphigouri  et  toute  sa  troupe,  composée  de  la  Ca- 
bale, du  Paradoxe,  du  Nycticorax,  du  Dramomane,  de 
l'Harmoniche,  avaient  cherché  depuis  longtemps  à  éloi- 
gner le  Public  de  la  Vérité. Le  Génie  national  exilé  par 
le  mauvais  goût,  revient,  après  de  longs  voyages,  en 
France,  sa  patrie  ;  il  fait  fuir  tous  les  fantômes  ridi- 
cules qui  s'étaient  emparés  du  Public,  lui  ôte  les 
lisières  par  lesquelles  ils  le  tenaient  attaché  et  le  ré- 
concilie avec  la  Vérité,  les  Ris  et  les  Grâces...  « 


LA    FIN    DES    EXCENTRICITES  161 

N'est-ce  point  là  une  satire  assez  transparente  des 
excentricités  passées  faite  au  moment  où  se  manifestait 
évidemment  une  réaction  du  goût  vers  la  simplicité. 

«  Il  y  a,  coniinuela.  Coiv'espondance  littéraire,  dans 
le  rôle  de  Mme  du  Costume,  ou  de  Mlle  Bertin,  qui, 
comme  de  raison,  vint  aussi  rendre  compte  au  Public 
de  ses  succès,  un  madrigal  assez  agréable  pour  la 
rime  ;  mais  la  manière  dont  il  est  amené  est  si  gauche 
qu'il  n"a  fait  que  peu  d'effet  : 

(Sur  Vair  de  la  baronne.) 

C'est  un  mystère  ; 
Trop  tard  vos  cartons  sont  venus. 

C'est  un  mystère. 
Sur  une  Grâce  je  voulus 
Épuiser  tous  les  dons  de  plaire  ; 
Elle  avait  tout  pris  chez  Vénus. 

C'est  un  mystère. 

Prévôt  n'était  pas  un  grand  poète,  et  ces  vers-là 
sont  bien  médiocres.  11  n'est  pas  surprenant  qu'ils  aient 
reçu  un  accueil  plutôt  froid.  C'est  un  mystère  qui  enve- 
loppe la  pensée  de  Tauteur,  assez  délicatement  pour  le 
rendre  un  tantinet  obscur. 

«  On  trouvera  chez  moi,  dit  ailleurs  Mme  du  Cos- 
tume, des  poupées  à  ressort  qui  représenteront  les 
mœurs,  les  conditions,  les  caractères,  et,  en  six  séances 
au  plus,  on  aura  le  signalement  de  toute  la  nation.  » 

Le  personnage  de  Mme  du  Costume  avait  donc  servi 
de  prétexte  à  un  panégyrique  de  l'esprit  nouveau  qui 
semblait  devoir  régir  désormais  le  royaume  du  chiftbn. 

En  apparence,  en  etiet,  les  modes  étaient  plus 
simples  ;  Mlle  Bertin  n'en  travaillait  pas  moins  et  la  dé- 


162  ROSE    BERTIN 

pense  de  Marie-Antoinette  ne  s'en  trouvait  pas  di- 
minuée. 

Ce  n'était  pas  volontairement  que  la  reine  avait  aban- 
donné les  hauts  échafaudages,  les  pyramides  en  che- 
veux surmontés  des  plumes,  fleurs,  etc.,  qui  en  para- 
chevaient l'édifice.  Elle  avait,  en  effet,  après  la  nais- 
sance (le  Mme  Royale  en  1778,  vu  tomber  ses  cheveux 
et,  malgré  tout  ce  qu'elle  fit,  n'avait  point  réussi  à  en 
arrêter  la  chute.  C'est  alors  qu'elle  porta  la  coiffure 
dite  à  renfanl  qui  se  composait  d'un  chignon  plat,  ter- 
miné par  une  boucle  en  boudin,  dans  le  genre  de  celle 
des  perruques  d'abbé.  Mais  cela  lui  avait  appris  qu'il  y 
avait  moyen  de  tirer  parti  de  la  mode,  même  en  Tutili- 
sant  avec  simplicité. 

Un  tableau  des  galeries  de  Versailles  peut  donner  une 
idée  de  ce  qu'était  la  mode  à  cette  époque.  Il  repré- 
sente Mme  de  Lamballe,  une  des  clientes  attitrées  de 
Rose  Bertin,  et  bien  qu'il  ait  été  peint  par  Rioult  en 
18/i3,  tout  indique  qu'il  n'est  qu'une  reproduction,  un 
agrandissement  sans  doute  d'une  miniature  du  temps 
faite  d'après  nature.  La  coiffure  de  Mme  de  Lamballe 
dans  ce  tableau  se  compose  diin  chapeau  de  paille  re- 
couvert de  gaze  blanche  et  orné  d'une  couronne  de  fleurs 
formée  de  roses,  de  myosotis  et  de  jasmin.  C'est  cer- 
tainement la  plus  élégante  des  coiffures  sorties  des 
ateliers  de  la  rue  Saint-Honoré,  et  non  seulement  une 
des  plus  élégantes,  mais  une  de  celles  qui  se  rappro- 
chent le  plus  des  modes  actuelles  et  la  seule,  peut-être, 
qui  soit  réellement  de  bon  ton. 

Alors,  on  en  était  tout  à  fait  aux  fleurs,  aux  goûts 
champêtres  ;  un  air  de  printemps  avait  soufflé  sur  la 


wmm 


(Bihli'itliriiHC  Xatiouale.) 
(D'après  la  pi-iiiliux'  du  chcxalicr  l'osr.iN,  };rn\rc  |)ar  A.  lÎAitKii  ks  en  1779.) 


LA    FIN    DES    EXCENTRICITES  153 

mode  qui  avait  bien  besoin,  en  effet,  d'être  rajeunie, 
débarrassée  des  extravagances  de  plus  en  plus  encom- 
brantes et  lourdes  des  dix  dernières  années.  C'était  une 
transformation  complète;  mais,  nous  l'avons  dit,  il  n'en 
coûtait  pas  un  sou  de  moins. 

En  mai  etjuin  1781  un  voyage  que  le  grand  duc  de 
Russie,  depuis  Paul  P'',  vint  faire  à  Paris  avec  sa 
femme,  sous  les  noms  de  comte  et  comtesse  du  Nord, 
fut  le  prétexte  de  fêtes  données  en  leur  honneur  à  la 
cour. 

La  grande  duchesse  fit  faire  ses  robes  chez  Mlle  Rose 
et  chargea  la  baronne  d'Oberkirch  d'en  surveiller  la 
confection.  Voici  ce  que  celle-ci  dit  à  ce  propos  dans  ses 
Mémoires.  On  y  trouvera  une  fois  de  plus  l'impression 
que  faisait  Mlle  Bertin  sur  les  personnes  qui  venaient  à 
ses  magasins,  et  on  y  retrouvera  une  de  ces  reparties 
si  coutumières  à  la  patronne  du  «  Grand  Mogol  ».  C'est 
le  17  mai  que  Mme  d'Oberkirch  écrit  :  «  J'allai  faire  une 
visite  de  femme  chez  Mlle  Bertin,  fameuse  marchande 
de  modes  de  la  reine,  selon  l'ordre  que  j'en  avais  reçu 
de  Mme  la  grande  duchesse,  afin  de  m'informer  si  ses 
robes  étaient  prêtes.  Toute  la  boutique  travaillait  pour 
elle  ;  on  ne  voyait  de  tous  côtés  que  des  damas,  des 
dauphines,  des  satins  brochés,  des  brocards  et  des 
dentelles.  Les  dames  de  lacour  se  les  faisaient  montrer 
par  curiosité  ;  mais,  jusqu'à  ce  que  la  princesse  les  eût 
portés,  il  était  défendu  d'en  donner  les  modèles. 
Mlle  Bertin  me  sembla  une  singulière  personne,  gonflée 
de  son  importance,  traitant  d'égale  à  égale  avec  les 
princesses. 

«  On  raconte  qu'une  dame  de  province  vint  un  jour 


164  ROSE    BERTIN 

lui  demander  une  coiffure  pour  sa  présentation  ;  elle 
voulait  du  nouveau.  La  marchande  la  toisa  des  pieds  à 
la  tète,  et,  satisfaite  sans  doute  de  cet  examen,  elle  se 
retourna  d'un  air  majestueux  vers  une  de  ses  demoi- 
selles en  disant  :  «  Montrez  à  Madame  le  résultat  de 
mon  dernier  travail  avec  Sa  Majesté.  » 

Le  8  juin  eut  lieu  le  bal  otlert  au  grand  duc  et  à  la 
grande  duchesse  de  Russie,  mais  la  présentation  avait 
eu  lieu  le  20  mai.  Mme  d'Oberkirch  nous  apprend  que, 
ce  jour-là,  «  Mme  la  grande  duchesse  était  fort  parée 
dim  grand  habit  de  brocard  bordé  de  perles,  sur  un 
panier  de  six  aunes.  Elle  avait  les  plus  belles  pierreries 
qui  se  puissent  imaginer  ». 

La  description  de  la  toilette  que  portait  Marie-Antoi- 
nette le  jour  du  bal  nous  a  été  conservée  par  le  mar- 
quis de  Valfons  : 

«  La  Reine,  lisons-nous  dans  ses  Souvenirs,  était 
habillée  dans  le  costume  de  Gabrielle  d'Estrée  :  un  cha- 
peau noir  avec  des  plumes  blanches,  une  masse  de 
plumes  de  héron,  rattachées  par  quatre  diamants  et  une 
ganse  de  diamant  ;  ayantpour  bouton  le  diamant  nommé 
Pitt,  valant  deux  millions  ;  un  devant  de  corps  tout  en 
diamants,  une  ceinture  de  diamants  sur  une  robe  de  gaze 
d'argent,  blanche,  semée  de  paillettes,  avec  des  bouil- 
lons en  or  rattachés  par  des  diamants.  » 

Pour  assister  à  ce  bal,  Mme  d'Oberkirch  avait  essayé 
deux  jours  avant,  nous  dit-elle,  «  une  chose  fort  à  la 
mode,  mais  assez  gênante  ;  des  petites  bouteilles  plates 
et  courbées  dans  la  forme  de  la  tète,  contenant  un  peu 
d'eau,  pour  y  tremper  la  queue  des  fleurs  naturelles  et 
les  entretenir  fraîches  dans  la  coitfure.  Gela  ne  réussis- 


LA    FIN    DES    EXCENTRICITES  l&i 

sait  pas  toujours,  mais  lorsqu'on  en  venait  à  bout, 
c'était  ctiarmant.  Le  printemps  sur  la  tête,  au  milieu  de 
la  neige  poudrée,  produisait  un  effet  sans  pareil.  » 

Ce  devait  être  en  effet  très  gracieux  ;  la  mode  étant 
aux  fleurs,  il  fallait  s'ingénier  à  en  conserver  la  fraî- 
cheur, lorsqu'on  n'employait  pas  les  fleurs  de  Joseph 
Wengel. 

Un  nommé  Joseph  Wengel  venait,  en  effet,  de  mettre 
dans  le  commerce  les  fleurs  artificielles,  dont  il  avait 
puisé  l'idée  première  en  Italie,  où  les  nonnes  en  fabri- 
quaientpourladécoration  des  autels.  Jusqu'alors  la  fleur 
naturelle  avait,  à  peu  près  seule,  été  employée  dans  la 
parure  des  dames.  C'était  donc  une  innovation, que  Rose 
Bertin,  et  ses  émules,  s'empressèrent  de  mettre  à 
profit. 

Un  recueil  fort  curieux  des  échantillons  de  robes 
portées  par  la  Reine  en  cette  année  1782  est  conservé 
aux  Archives  nationales.  Les  frères  Goncourt  en  ont 
parlé  en  ces  termes  dans  leur  Histoire  de  Marie- An- 
loinelie  : 

«  Les  Archives  de  l'Empire  possèdent  un  curieux  vo- 
lume qui  porte  sur  un  de  ses  plats  de  parchemin  vert: 
Madame  la  comtesse  d'Ossun.  Garde-robe  des  atours 
de  la  Reine.  Gazette  pour  Vannée  1782.  Ce  sont,  collés 
à  des  pains  à  cacheter  rouges  sur  le  papier  blanc,  les 
échantillons  des  robes  portées  par  la  Reine  de  1782  à 
178/i.  C'est  comme  une  palette  de  tons  clairs,  jeunes  et 
gais,  dont  la  clarté,  la  jeunesse,  la  gaité  ressortent  da- 
vantage encore,  quand  on  les  compare  aux  nuances 
feuille-morte  et  carmélite,  aux  couleurs  presque  jansé- 
nistes des  toilettes  de  Mme  Elisabeth,  que  nous  montre 


156  ROSE    BERTIN 

un  autre  registre.  Reliques  coquettes,  et  comme  par- 
lantes à  Tœil,  où  un  peintre  trouverait  de  quoi  recons- 
truire la  toilette  de  la  Reine  à  tel  jour,  presque  à  telle 
heure  de  sa  vie  !  11  n'aurait  qu'à  parcourir  les  divisions 
du  livre  :  Robes  sur  le  grand  panier,  Robes  sur  le  pe- 
tit panier^  Robes  turques,  Lévites,  Robes  anglaises  et 
Grands  habits  de  taffetas  ;  grandes  provinces  du 
royaume  que  se  partageaient  Mme  Rertin  garnissant  les 
grands  habits  de  Pâques  ;  Mme  Lenormand,  garnissant 
de  broderies  de  jasmin  d"Espagne  les  robes  turques 
couleur  boue  de  Paris,  et  laLevêque,  et  la  Romand,  et 
la  Barbier,  et  la  Pompée,  travaillant  et  chiffonnant 
dans  le  bleu,  le  blanc,  le  rose,  le  gris-perle  semé  par- 
fois de  lentilles  d'or,  les  habits  de  Versailles  et  les  ha- 
bits de  Marly  qu'on  apportait  chaque  matin  à  la  Reine 
dans  de  grands  taffetas.  » 

Nous  avons  voulu  connaître  exactement  la  part  re- 
venant à  Mlle  Rertin  dans  cette  collection,  qui  mention- 
nait 97  toilettes  et  comportait  89  échantillons,  dont  78 
nous  ont  été  conservés.  Les  derniers  sont  de  Tété  de 
'178/i.  Mais  la  tenue  de  ce  registre  paraît  plutôt  laisser 
à  désirer  et  manque  de  méthode.  Si  le  nom  de  la  cou- 
turière figure,  sinon  pour  tous  les  costumes,  du  moins 
pour  la  plupart,  celui  delamodisley  a étéplus  rarement 
relevé;  et,  ce  n'est  que  de  loin  en  loin,  qu'on  rencontre 
Tindication  de  telle  ou  telle  toilette  (lévite  ou  grand 
abis  de  tafeta  (sic),  robe  angloise  ou  robe  sur  le  peuti 
panier  {sic)  )  garnie  par  Mme  Pompée  ou  Mlle  Rertin. 
Il  s'en  trouve  ainsi  une  au  nom  de  la  première,  six  au 
nom  de  la  seconde,  ce  qui  ne  signifie  pasqueRose  Rer- 
tin n'ait,  en  deux  années,  garni  que  six  des  costumes 


LA   FIN    DES    EXCENTRICITÉS  157 

de  la  garde-robe  royale  :  un  grand  habit  de  Pâques  en 
satin  blanc  ;  une  lévite  en  soie  brune  à  petites  fleurs 
brochées  ;  une  robe  sur  le  petit  panier  de  gaze  de  soie 
blanche  ;  un  grand  habit  blanc  garni  en  poix  (sic)  ;  une 
robe  turque  blanche  garnie  de  fleurs  de  poix;  et  une 
redingote  de  soie  lie  de  vin. 

Ce  registre  nous  est  apparu  comme  un  herbier,  dont 
les  échantillons  auraient  été  les  fleurs  bien  conservées, 
d'un  coloris  frais  encore,  malgré  le  temps  ;  et  il  nous 
permit  d'évoquer,  non  seulement  la  Reine,  entourée, 
fêtée,  heureuse  encore,  dans  le  luxe  de  Versailles  et  le 
charme  de  Trianon,  devant  tous  ces  tissus,  dont  ses 
mains  avaient  froissé  le  grain  ;  mais  d'autres  mains  la- 
borieuses, fixant,  d'une  aiguille  rapide,  fleurs,  bouil- 
lons, guirlandes,  perles  et  passementeries  sur  toutes 
ces  étoffes  chatoyantes,  dans  le  désordre  d'un  atelier 
d'où  vont  sortir  d'éblouissantes  merveilles. 

Une  visite  chez  Mlle  Rose  s'imposait  à  tout  ce  qui 
portait  une  couronne  et  un  grand  nom. 

C'est  ainsi  que  le  voyage  de  la  comtesse  du  Nord  à 
Paris,  ses  visites  rue  Saint-Honoré  mirent  en  vogue  le 
nom  de  Mlle  Rertindans  la  société  russe.  La  princesse 
Tcherbinine,  la  princesse  Raratinsky,  femme  de  l'am- 
bassadeur, la  baronne  Benckendorff  lui  firent  des  com- 
mandes. Parmi  celles  de  cette  dernière  il  y  avait  deux 
habits  russes  dont  l'un  de  satin  bleu  valait  2/iO  livres, 
l'autre  d'étoffe  bleue  et  argent,  /i20  livres. 

Ces  habits  russes  étaient  peu  coûteux  si  on  les  com- 
pare aux  grands  habits  de  présentation  que  Rose  Rer- 
tin  garnissait  pour  les  grandes  dames  qui  devaient  pa- 
raître pour  la  première  fois  devant  la  famille  royale.  Un 


158  ROSR    BERTIN 

de  ces  habits  livré  à  la  vicomtesse  de  Polastron,  le 
2  décembre  1780  montait  à  3.090  livres.  En  1782  Rose 
lui  avait  fait  livrer,  vers  la  fin  du  mois  d'août,  un  habit 
de  prétresse  qui  était  de  2./i3/i  livres  et  auquel  des  re- 
touches et  modifications  faites  quelques  jours  après 
coûtèrent  1.150  livres. 

C'est  en  cette  année  1782,  que,  toujours  à  l'affût  de 
l'actualité,  et  sentant  la  nécessité  impérieuse  d'innover, 
pour  garder  leur  importance  et  leur  bien  plus  profitable 
influence  sur  les  femmes,  les  modistes  ne  trouvent 
rien  de  mieux  que  de  lancer  le  chapeau  à  la  Marlbo- 
rough,  pour  ce  que  la  Reine  un  jour  avait  été  entendue 
chantant  la  chanson  populaire  de  Marlborough.  On  fai- 
sait encore  à  cette  époque  des  Bonnets  à  la  religieuse. 
Un  Bonnet  à  la  religieuse  valait  18  livres. 

Puis  l'année  1783  vit  tour  à  tour  les  expériences  aé- 
rostatiques susciter  la  mode  des  coiffures  au  Ballon, 
à  la  Mongol  fier,  au  Globe  de  Paphos,  au  globe  de 
Boberl;  le  succès  du  Mariage  de  Figaro,  les  modes  à 
la   Chérubin,  à  la  Suzanne,  à  la  Basile. 

D'ailleurs  les  régents  de  lamode  s'inspirèrent  toujours 
volontiers  des  pièces  à  succès  pour  dénommer  leurs 
combinaisons  nouvelles.  C'est  ainsi  qu'on  avait  vu  en 
1780,  la  Veuve  du  Malabar,  de  Lemierre,  et  qu'on  vit 
en  1786  les  Amours,  de  Bayard  de  Monvel,  en  1787,  la 
Brouettedu  vinaigrier,  deMercier,  et  Tarare,  de  Beau- 
marchais, servir  à  baptiser  les  nouveautés  de  la  saison. 

Enfin  le  13  octobre  1783  les  Mémoires  secrets  rappor- 
tent :  «  On  a  déjà  fait  des  chapeaux  à  la  Caisse  d'Es- 
compte. Ce  sontdos  chapeaux  sans  fond. 

«  Toutes  les  femmes  s'empressent  de  se  coiffer  à  celte 


LA    FIN    DES    EXCENTRICITES  159 

mode  nouvelle ,  ce  qui  est  un  cruel  calembour  contre 
les  directeurs.  » 

Il  y  a  quelques  années,  à  la  suite  d"un  krach  célèbre, 
on  a  revu  les  chapeaux  sans  fond.  On  les  appelait  cha- 
peaux Comptoir  d'Escompte.  Plus  d'une  de  nos  con- 
temporaines en  a  porté.  Rien  n'est  donc  nouveau  sous 
le  soleil,  et  en  matière  de  mode,  comme  en  bien  d'autres 
choses,  nous  en  sommes  à  la  roue.  «  Il  n'y  a  de  nou- 
veau que  ce  qui  est  oublié  »,  disait  un  jour  fort  juste- 
ment Rose  Berlin  à  Marie-Antoinette. 

Cette  mode  n'eut  qu'une  vogue  relative  et  restreinte. 
Celle  qui  eut  le  plus  de  retentissement  hors  de  France 
fut  certainement  le  type  à  la  Marlborough.  En  eflet 
«  la  duchesse  de  Malborough,  petite-fille  du  fameux 
général  de  ce  nom,  qui  l'a  fait  prendre  à  son  mari...  a 
voulu  avoir  un  recueil  de  toutes  les  chansons  et  pièces, 
de  toutes  les  farces,  de  tous  les  quolibets  et  calem- 
bours auxquels  il  (Marlboroug)  a  donné  lieu  (1).  »  Mais 
elle  ne  se  contenta  pas  de  cela.  «  Elle  a,  en  même  temps, 
chargé  Mlle  Bertin  de  lui  envoyer  un  essai  de  toutes 
les  modes  imaginées  à  la  Malboroug,  soit  à  l'usage  des 
femmes,  soit  à  l'usage  des  hommes  (4).  » 

Cependant  le  Roi  qui  s'occupait  peu  des  toilettes  de 
la  Reine  ne  put  s'empêcher  un  jour,  c'était  au  mois 
de  mai  1783,  de  se  moquer  d'une  innovation  qui  lui 
parut  plus  ridicule  que  les  autres.  Voici  comment  l'anec- 
dote a  été  contée  :  «  Ces  jours  derniers,  le  Roi,  en  reve- 
nant de  la  chasse,  s'est  fait  faire  un  chignon  à  la  manière 
des  femmes,  et  est  allé  ainsi  chez  la  Reine.  Sa  Majesté 

(1)  Bachaumont,  Mémoires  seerels,  1783  (14  aoùtj. 


160  ROSE    BERTIN 

s'est  mise  beaucoup  à  rire  et  lui  a  demandé  ce  que  signi- 
fioit  celte  mascarade,  si  l'on  en  ctoit  revenu  au  carna- 
val ?«  —  Est-ce  que  vous  trouvez  cela  vilain,  lui  a  dit  son 
auguste  époux?  C'est  une  modo  que  j'ai  envie  d'amener, 
je  n'en  ai  encore  institué  aucune.  — Ah  !  Sire,  gardez- vous 
bien  de  celle-ci,  elle  est  affreuse  »,  a  répliqué  Sa  Majesté. 
«  Cependant,  Madame,  a  repris  le  monarque,  il  faut  bien 
que  les  hommes  aient  quelque  manière  de  se  coiffer  dis- 
tinguée de  celle  du  sexe;  vous  nous  avez  enlevé  le  plu- 
met, le  chapeau,  la  cadenette,  la  queue;  aujourd'hui 
c'est  le  cadogan  qui  nous  restoit  et  que  je  trouve  fort 
vilain  aux  femmes...  »  La  Reine  a  senti  ce  que  cela  vou- 
loit  dire,  et  n'ayant  rien  de  plus  à  cœur  que  de  plaire 
au  Roi,  a  donné  ordre  qu'on  lui  défit  sur-le-champ  ses 
cadogans  et  à  repris  le  chignon.  Il  y  a  apparence  que 
cette  mode  adoptée  avec  fureur  à  Paris,  et  fort  ridicule 
effectivement,  va  tomber  au  moyen  de  la  plaisanterie 
du  Roi  (1).  » 

Ceci  n'était  pas  une  défaite  pour  Rose  Bertin,  mais 
bien  pour  Léonard.  Néanmoins,  on  a  quelque  peine  à 
s'imaginer  qu'un  jour  le  roi  Louis  XVI,  cahoté  aux 
côtés  de  l'abbé  Edgevvorth,  ait  pu  porter  un  chignon  de 
femme.  Rien  n'est  cependant  plus  exact,  et  plus  dans 
le  caractère  d'un  souverain  qui  n'aimait  point  brusquer 
la  reine,  même  pour  ses  fantaisies  les  plus  fâcheuses, 
et  ses  dépenses  les  plus  folles. 

La  dépense  pour  la  toilette  devenait  en  effet  telle- 
ment excessive  qu'elle  occasionnait  ce  qu'on  a  depuis 
appelé  des  krachs,  dans  les  familles  les  plus  connues 

(1)  Bachaumont,  Mémoires  secrels,  1783  (18  mai). 


i 


1780 


(Musée  Carnavalet.) 


Lévilc  pelisse  à  parenieiil  et  colet  garni  d'iiermiiu'.  (Robe  portée  par  une 
dame    de   qualité   pendant   le   deuil   de  cour  de  MAHii;-'rni';Ri";sF.   n'Au- 

TRU'.HE.) 

(D'après  \a:  Ci.kiu.  dei..  Dipin  se.) 


LA    FIN    DES    EXCENTRICITES  161 

et  chez  les  comraerçanls  les  plus  solides  en  apparence. 
La  Correspondance  littéraire  nous  révèle  qu'en  sep- 
tembre 1782,  «  un  marchand  de  modes  qui  passe  pour 
avoir  cinquante  ou  soixante  mille  livres  de  rente, 
risque  d'en  perdre  une  trentaine  dans  la  banqueroute  de 
M.  le  prince  de  Guéméné.  En  contant  ce  désastre  à  ses 
amis  du  Palais  Royal,  ajoute  l'auteur  de  la  Correspon- 
dance :  ((  Me  voilà  réduit,  leur  disait-il,  à  vivre  en 
simple  particulier.  » 

La  faillite  du  prince  de  Guéméné  avait  été  des  plus 
retentissantes.  Elle  s'éleva,  dit-on,  à  plus  de  trente-cinq 
minions  de  livres.  Rose  Bertin  y  perdit  de  l'argent, 
mais  bien  moins  cependant  que  son  malheureux  con- 
frère. «  Trois  mille  créanciers  furent  inscrits  sur  le 
bilan  de  l'escroc  sérénissime,  ainsi  que  le  qualifiait  le 
marquis  de  la  Valette  (1).  » 

S'il  y  avait  des  maris  qui  payaient  et  ne  disaient  rien  ; 
il  y  en  avait  qui  ne  disaient  rien  et  ne  payaient  pas.  C'est 
là  ce  qui  était  le  plus  désastreux  pour  les  fournisseurs. 
Mais  comme,  depuis  que  le  monde  est  monde,  il  y  a  des 
maris  de  toutes  les  sortes,  il  y  en  avait  qui  payaient, 
mais  qui  récriminaient  et  chipotaient  sur  les  notes; 
des  râleux  comme  disent  nos  paysans  de  Seine-et-Oise, 
d'Épinay  et  de  ses  environs,  où  Rose  Bertin  devait 
achever  sa  vie.  De  ce  nombre,  fut  M.  deToulongeon(2). 
Ce  M.  de  Toulongeon  avait  épousé  une  demoiselle 
d'Aubigné,  qui  suivait  le  courant  et  s'habillait,  pour  la 
marque,  chez  les  premières  faiseuses  de  Paris.  Comme 
il  faisait  observer  que  la  note  était  un  peu...  salée:  «Eh! 

(1)  Mémoires  de  la  vicomlesse  de  Fars. 

(2)  Mélanges  de  Mme  Neckek. 

11 


IfiS  ROSE   BERTIN 

fit  Mlle  Berlin,  ne  paye-t-on  à  Vernet  que  sa  toile  et  ses 
couleurs?  » 

La  conjparaison  était  faite  pour  permettre  toutes  les 
exigences.  La  peinture,  celle  des  maîtres,  dt3s  cette 
époque,  avait  sa  valeur  et  montait  aux  prix  les  plus 
élevés.  Un  Greuze  bien  connu  :  V Accordée  de  village^ 
ne  s'était-il  pas  vendu,  en  1782,  seize  mille  six  cent 
cinquante  livres?  Et  deux  tableaux  du  susdit  Vernet, 
dans  la  même  vente,  qui  était  celle  du  Marquis  de 
Menar:  Une  tempête  au  bord  de  la  mer  ei  un  Paysage, 
enrichi  d'architecture,  montagnes,  lointains,  etc.,  six 
mille  six  cent  vingt  et  une  livres?  Greuze  faisait  prime, 
mais  Vernet  ne  se  vendait  pas  encore  trop  mal. 

La  maison  de  la  rue  Saint-Honoré  n'avait  pas  à  pro- 
prement parler  de  succursales,  mais  des  marchands  de 
modes  de  province  achetaient  les  nouveautés  de  MUeBer- 
tin  pour  en  garnir  leurs  étalages.  Parmi  ces  clients 
figurait  un  nommé  Thévenard,  qui  avait  son  magasin  à 
Dijon.  Thévenard  était  ami  d'un  marchand  de  rubans  en 
gros  de  la  rue  de  l'Arbre-Sec,  qui  s'appelait  Bardel  et 
qui,  lui,  était  un  des  fournisseurs  de  Rose  Bertin.  Ce 
Thévenard  finit  en  émigration.  Il  s'était  engagé  dans  le 
corps  d'armée  du  prince  de  Condé  et  mourut  à  l'hôpital 
ambulant  de  Schifferstadt  le  20  aoûtl  793. 

La  mode  était  aux  moyens  bonnets  en  prêtresse,  aux 
chapeaux  boue  de  Paris,  aux  robes  à  la  Religieuse, 
mais  on  trouve  encore  bien  d'autres  articles  dans  les 
relevés  de  comptes  de  la  maison  Bertin  établis  en  1783. 
A  la  princesse  de  Rochefort,  Rose  Bertin  livrait  des 
«  éventails  chinois  en  bois  de  santalle  avec  peinture  »  ;  à 
la  comtesse  de  Vergennes  «  une  dragonne  de  maréchal 


LA    FIN    DES    EXCENTRICITES  163 

de  France,  »  et  «  un  nœud  d'cpéeen  pierres  gros  bleues 
et  lamé  d'argent  ».  Ces  objets  étaient  de  ceux  qu'on  trou- 
vait spécialement  dans  les  magasins  de  modes.  On  lit 
aussi  dans  ces  relevés  le  nom  d'une  actrice  célèbre, 
Mlle  Sinvalle,  de  la  Comédie  Française;  et  on  sera  peut- 
être  curieux  de  savoir  combien  une  grande  comé- 
dienne de  ce  temps  mettait  dans  ses  chapeaux  :  trente- 
trois  livres  était  le  prix  d'un  chapeau  derpaille  à  la 
Religieuse  qu'elle  avait  choisi  dans  les  magasins  de 
Mlle  Bertin  ;  quarante-deux  livres,  celui  d'un  pouf  de 
gaze  brochée  en  soie  et  cinquante-quatre  livres,  celui 
d'un  pouf  bordé  d'une  guirlande  de  pied  d'alouette  rose 
qui  n'était  certainement  pas  le  moins  gracieux  des 
trois. 

Le  chevalier  de  Bouftlers  ayant  un  cadeau  à  offrir 
pour  les  étrennes  de  178/i,  fit  dans  les  magasins  de 
Rose  l'emplette  d'une  corbeille  assez  curieuse  dont  la 
description  se  trouve  dans  les  écritures  de  Mlle  Bertin, 
et  dont  le  prix  s'élevait  à  trois  cent  soixante  livres. 
C'était  «  une  corbeille  au  globe  (1)  en  péquin  rayé  bleu 
et  blanc,  un  ruban  rose  et  noir  noué  au  bas,  un  second 
rang  de  ruban  garni  de  blonde  d'un  côté  fermé  par  une 
coulisse  qui  ferme  par  un  ruban;  la  dite  corbeille  gar- 
nie dedans  de  cinq  gros  bouquets  de  différentes  fleurs 
et  des  guirlandes;  un  petit  enfant  de  cire  habillé  d'une 
chemise  de  gaze  garnie  de  blonde  par  en  bas  et  une 
guirlande  de  grenade  »...  trois  cent  soixante  livres  pour 
quelques  fleurs  et  un  bébé  de  cire  dans  une  corbeille! 


(1)  Les  globes,  ou  aérostats,  servaient  de  motifs  de  décoration. 
C'était  la  mode  du  jour.  On  en  voyait  figurer  partout,  sur  les 
éventails,  sur  les  tabatières,  etc. 


164  ROSE   BERTIN 

Oïl  ne  comptait  pas,  i)Cul-éLre  beaucoup  parce  qu'on  ne 
payait  pas;  et  cette  créance  de  trois  cent  soixante  livres 
sur  le  chevalier  de  Boufflers  figurait  encore,  en  1813, 
dans  l'actif  de  la  succession  de  Mlle  Bertin. 

L'hiver  de  I78/|  fut  particulièrement  rigoureux.  La 
terre,  pendant  quatre  mois,  fut  couverte  de  neige,  et  la 
misère  du  peuple  indescriptible.  Le  roi,  la  reine  don- 
nèrent l'exemple  de  la  charité;  et  tout  le  monde  suivit. 
On  rogna  un  peu  sur  le  superflu  pour  soulager  ceux  qui 
souffraient  le  plus  cruellement  du  froid.  En  ce  temps 
de  détresse  les  falbalas,  les  grands  bonnets,  les  rubans 
en  flots,  n'eussent  point  été  de  mise.  Rose  inventa  des 
types  de  coifïures  plus  sobres  que  de  coutume,  et  créa 
le  Bonnet  en  sœur  grise  qui  paraît  s'être  fort  bien  vendu. 
On  le  payait  couramment  vingt-sept  livres  chez  elle; 
et  il  avait  du  succès  aussi  bien  en  province  qu'à 
Paris . 

D'ailleurs  Rose  en  était  à  la  plus  belle  période  de  sa 
vie,  celle  du  succès  incontestable  et  incontesté. 

Mme  de  Campels,  fille  de  Mme  de  Montalembert, 
a  rappelé  dans  sa  correspondance  qu'elle  avait,  dans 
son  enfance  accompagné  sa  mère  chez  Mlle  Bertin,  et 
qu'en  1784  elle  était  dans  un  état  des  plus  «  floris- 
sant, >;  et  tout  à  fait  dans  l'opulence. 

Rose  Bertin  avait  abandonné  la  rue  Saint-Honoré 
pour  venir  habiter  dans  la  rue  de  Richelieu  un  immeuble 
appartenant  à  M.  de  Maussion,  ainsi  qu'en  fait  foi  une 
opposition  produite  dans  l'affaire  contre  la  demoiselle 
Picot  qui  durait  toujours  et  sur  laquelle  on  lit  :  «  L'an 
mil  sept  cent  quatre-vingt-quatre,  la  neuvième  journée, 
à  la  requête  de  la  demoiselle  Marie-Jeanne  Bertin,  fille 


LA    FIN    DES    EXCENTRICITES  165 

majeure,  marchande  de  modes  à  Paris,  y  demeurant 
rue  de  Richelieu,  fait  opposition  à  une  sentence  rendue 
le  7  janvier  en  faveur  de  Mlle  Picot  (1)  ...  »  Cette  mai- 
son de  la  rue  de  Richelieu  se  trouvait  à  remplacement 
de  celle  qui  porte  actuellement  le  n"  10. 

Au  mois  de  mai  178/^,  la  baronne  d'Oberkirch,  devant 
être  présentée  à  la  Reine,  s'inquiéta  de  se  faire  faire 
une  toilette  appropriée  à  la  circonstance,  et  s'en  alla 
tout  naturellement  chez  Mlle  Rose  où  jadis  elle  ac- 
compagnait la  princesse  Dorothée  de  Wurtemberg. 
C'est  elle-même  qui  nous  donnera  une  idée  de  ce 
qu'était  le  commerce  de  notre  modiste,  alors  à  l'apogée 
de  sa  réputation  :  «  Je  n'avais  pas  visité  mademoiselle 
Rertin  depuis  mon  retour,  et  chacun  me  parlait  de  ses 
merveilles.  Elle  avait  repris  de  plus  belle  d'être  à  la 
mode  :  on  s'arrachait  ses  bonnets.  Elle  m'en  montra  ce 
jour-là  elle-même^  ce  qui  n'était  pas  une  petite  faveur, 
au  moins  une  trentaine,  tous  différents.  Il  y  avait  sur- 
tout un  petit  chapeau  bohémien,  troussé  dans  une  per- 
fection rare,  sur  un  modèle  donné  par  une  jeune  dame 
de  ce  pays,  dont  tout  Paris  raffolait.  Le  chapeau  avait 
une  aigrette  et  de  la  passementerie  comme  le  Steinker- 
que  de  nos  pères;  il  avait  une  tournure  tout  à  fait  par- 
ticulière et  originale.  La  reine  cependant  ne  l'accepta 
pas;  elle  dit  qu'elle  n'était  plus  assez  jeune  pour  cela, 
donnant  ainsi  un  exemple  prématuré  à  toutes  les 
coquettes  surannées  qui  s'obstinent  à  supprimer  les 
almanachs,  sans  penser  qu'on  ne  supprime  point  son 
visage  et  qu'il  est  souvent  indiscret.  »  Réflexion  fort 

(1)  Archives  Nationales,  série  V^.   Grande  Chancellerie   et  Con- 
seil. Prévôté  de  l'Hôtel. 


166  ROSE  BERTIN 

judicieuse  qui  prouve  combien  cette  baronne  d'Ober- 
ivircii  avait  de  bon  sens. 

«  Je  devais,  continue-t-elle,  les  bontés  de  mademoi- 
selle Bertin  au  souvenir  de  Madame  la  comtesse  du  Nord 
dont  elle  avait  conservé  la  pratique.  Elle  avait  son  por- 
trait dans  son  salon  à  côté  de  celui  de  la  reine  et  de 
toutes  les  têtes  couronnées  qui  Thonoraient  de  leur  pro- 
tection. Le  jargon  de  cette  demoiselle  était  fort  diver- 
tissant; c'était  un  mélange  de  hauteur  et  de  bassesse 
qui  frisait  l'impertinence  quand  on  ne  la  tenait  pas  de 
très  court,  et  qui  devenait  insolent  pour  le  peu  qu'on  ne 
la  clouât  pas  à  sa  place.  La  reine,  avec  sa  bonté  ordi- 
naire, Tavait  admise  à  une  familiarité  dont  elle  abusait, 
et  qui  lui  donnait  le  droit,  croyait-èlle,  de  prendre  des 
airs  d'importance.  >» 

Rose  Bertin  n'était  pas,  on  le  voit,  malgré  les  frais 
qu'elle  avait  pu  faire  vis-à-vis  d'elle,  fort  sympathique  à 
Mme  d'Oberkirch.  En  sortant  de  chez  Rose,  celle-ci  s'en 
fut  «  chez  Baulard,  le  marchand  de  modes  et  colifichets, 
ajoute-t-elle.  Alexandrine  et  lui  étaient  autrefois  les 
deux  célèbres,  mais  Mlle  Bertin  les  a  détrônés.  Elle  est 
venue  de  son  quai  de  Gesvres,  où  elle  est  restée  si 
longtemps  obscure,  triompher  de  ces  rivaux  et  les  met- 
tre tous  au  second  rang.  Baulard  avait  cependant  la 
vogue  pour  les  mantes  ;  il  les  garnissait  avec  un  goût 
exquis.  11  me  retint  une  heure  en  démonstrations  et  en 
cris  contre  Mlle  Bertin,  qui  prenait  des  airs  de  duchesse, 
et  qui  n'était  même  pas  une  bourgeoise.  »  Ce  fut  cette 
fois-là  Baulard  qui  triompha  de  Mlle  Bertin  et  qui  fit 
l'habit  pour  la. présentation  de  la  baronne,  sa  concur- 
rente ayant  fait  attendre  trop  longtemps  cette  dernière. 


LA  FIN   DES    EXCENTRICITÉS  167 

De  cette  époque,  il  existe  un  portrait  de  Rose  Ber- 
tin  gravé  en  couleurs  par  Janinet  d'après  une  peinture 
de  L.  Trinquesse,  artiste  d'une  certaine  célébrité.  Ce 
portrait,  dont  la  bibliothèque  nationale,  la  bibliothèque 
d'Abbeville  et  le  musée  des  arts  décoratifs  possèdent  des 
exemplaires,  est  devenu  de  quelque  rareté  ;  un  état 
avant  la  signature  du  graveur  a  été  vendu  trois  cent  cin- 
quante et  un  francs  en  février  1881.  Il  nous  montre 
Mlle  Bertin  presque  de  face,  coiffée  d'un  bonnet  et  les 
épaules  couvertes  d'un  fichu  noué  sur  la  poitrme. 
Mlle  Bertin  paraît  avoir  sur  ce  portrait  près  d'une  qua- 
rantaine d'années.  Il  pourrait  donc  remonter  à  il8h  ou 
1785.  Elle  y  a  l'air  résolu,  ce  qui  ne  doit  pas  nous 
surprendre,  mais  on  y  chercherait  en  vain  cette 
beauté  qu'on  lui  a  prêtée.  Rose  avait  pu  être  jolie 
vers  les  seize  ans,  lorsqu'elle  portait  les  fournitures  de 
Mlle  Pagelle  chez  les  grandes  dames  du  faubourg  Saint- 
Germain,  mais  l'embonpoint  l'avait  gagnée  et  avait 
effacé  ce  qui,  en  elle,  avait  pu  être  gracieux. 

Quant  à  l'artiste  qui  avait  gravé  la  planche,  il  s'était 
rendu  célèbre  non  seulement  comme  graveur,  mais  par 
la  tentative  d'ascension  malheureuse  qu'il  fit  le  11  jui- 
let  178A,  en  compagnie  de  l'abbé  Miollan,  au  jardin  du 
Luxembourg.  Ce  jour-là,  il  faillit  bien  être  mis  à  mal  par 
la  foule  furieuse,  d'avoir  attendu  sous  un  soleil  de  plomb 
le  départ  d'un  ballon,  annoncé  à  grand  fracas  et  qui  ne 
put  même  pas  s'élever  d'un  demi-pouce  au-dessus  du 
sol,  finit  par  se  déchirer  et  dut  être  abandonné.  A  la 
suite  de  cette  déconvenue,  Miollan  et  Janinet  furent  la 
risée  du  public  et  n'eurent  «  cesse  de  se  voir  hués  et 
bafoués  de  la  manière  la  plus  cruelle  sur  tous  les  tré- 


1(58  ROSE   BERTIN 

t  eaux  de  la  foire,  en  chansons  et  en  caricatures  de  toute 
espèce  (1)  ». 

Janinot  n'en  était  pas  moins  un  graveur  de  beaucoup 
de  talent,  bien  digne  de  vulgariser  pour  le  public  l'œuvre 
du  peintre  Trinquesse. 

On  a  vu  comment  la  Reine  avait  accueilli  le  petit 
chapeau  bohémien  exécuté  dans  les  ateliers  de  Mlle  Ber- 
lin et  qu'elle  avait  refusé  sous  le  prétexte  qu'il  était 
trop  jeune  pour  elle.  La  Reine  avait  alors  vingt  neuf  ans, 
et  comme  cette  idée  qu'elle  commençait  à  ne  plus  être 
jeune  la  poursuivait,  au  début  de  l'année  1785,  elle  fit 
quérir  Rose  Bertin  exprès  pour  lui  dire  «  qu'au  mois  de 
novembre,  elle  auroit  trente  ans;  que  personne  ne  l'en 
avertiroit  vraisemblablement;  que  son  projet  étoit  de 
réformer  de  sa  parure  les  agrémens  qui  ne  pouvoient 
aller  qu'avec  ceux  d'une  extrême  jeunesse;  qu'en  con- 
séquence, elle  ne  porteroit  plus  ni  de  plumes,  ni  de 

fleurs. 

»  On  sait  aussi  que  l'étiquette  pour  ses  robes  est 
changée  ;  que  la  Reine  ne  veut  plus  de  pierrots,  ni  de 
chemises,  ni  de  redingotes,  ni  de  polonaises,  ni  de 
lévites,  ni  de  robes  à  la  turque,  ni  de  circassiennes  ; 
qu'il  est  question  de  reprendre  les  robes  graves  et  à 
plis  :  que  les  princesses  ont  été  invitées  de  proscrire 
toutes  les  autres  pour  les  visites  de  cérémonie  et  que 
leur  dame  d'honneur  avertit  les  dames  qui  viennent 
dans  un  autre  costume,  qu'elles  ne  peuvent  être  ad- 
mises dans  cet  état  sans  une  permission  de  Son  Altesse 
qu'elle  va  demander  (2).  » 

(1)  Correspondance  litléraire,  t.  XIV. 

(2)  Correspondance  secrèle,  27  février  1785. 


LA    FIN   DES   EXCENTRICITÉS  169 

Tout  cela  faisait-il  diminuer  les  dépenses.  Bien  cer- 
tainement non.  La  Reine  et  toutes  les  femmes  à  sa 
suite  étaient  prises  dans  le  tourbillon. 

Marie-Antoinette  avait  pu,  un  moment,  pendant  le 
grand  hiver  de  178/4,  réduire  considérablement  sa 
dépense  pour  pouvoir  secourir  les  pauvres,  que  le  froid 
excessif  rendait  particulièrement  malheureux,  suivant 
en  cela  l'exemple  de  Louis  XVI,  auquel,  dans  le 
quartier  Saint-Honoré,  on  avait  élevé  devant  la  porte 
du  Louvre,  une  pyramide  de  neige  avec  des  inscrip- 
tions célébrant  son  «  auguste  bienfaisance;  »  elle  ne 
tarda  pas  cependant  à  reprendre  ses  habitudes  de  luxe, 
avec  tous  les  frais  qu'il  nécessite. 

A  partir  de  l'arrivée  de  Galonné  aux  affaires^,  le  bud- 
get de  la  toilette  de  la  Reine  ne  fit  que  s'accroître. 
Ainsi  en  1785,  le  crédit,  qu'on  lui  atToctait  et  qui  était 
de  cent  vingt  mille  livres,  s'éleva  à  deux  cent  cinquante- 
huit  mille  livres.  Il  y  avait  un  dépassement  de  crédits 
de  cent  trente-huit  mille  pour  lequel  la  comtesse  d'Os- 
sun,  dame  d'atours,  dut  demander  une  ordonnance  spé- 
ciale (4).  Le  supplément  pour  l'année  précédente 
n'avait  été  que  de  quatre  vingt-dix-sept  mille  six  cent 
cinquante-deux  livres. 

En  1785,  Rose  Bertin  prenait  pour  sa  part  quatre- 
vingt-sept  mille  cinq  cent  quatre-vingt-dix-sept  livres, 
comme  marchande  de  modes  et  quatre  mille  trois  cent 
cinquante  livres  pour  fournitures  de  dentelles.  Mais,  si 
elle  emportait  le  gros  morceau,  elle  avait  des  concur- 
rents ;  c'était  la  dame  Pompée  qui  émargeait  pour  vingt- 

(1)  Arch.  nationales  O'  3792. 


170  ROSE   BERTIN 

cinq  mille  cinq  cent  vingt-sept  livres,  la  demoiselle 
Mouillard  pour  huit  cent  quatre  vingt-cinq  livres,  la  dame 
Noël  pour  six  cent  quatre  livres.  11  y  avait  encore  un 
autre  fournisseur  qui  livrait  les  habits  à  l'anglaise  pour 
monter  à  cheval,  c'était  un  spécialiste.  Ce  tailleur  s'ap- 
pelait Smith,  et  en  1785,  il  avait  produit  un  mémoire 
de  quatre  mille  quatre-vingt  dix-sept  livres  (1). 

Tout  cela  n'échappait  pas  à  l'attention  éveillée  des 
hbellistes  et  des  pamphlétaires,  à  l'atfût  de  tout  ce  qui 
pouvait  servir  à  saper  un  régime  plus  vermoulu  que 
foncièrement  mauvais. 

Théveneau  de  Morande,  entre  autres,  ne  cache  pas 
son  sentiment  sur  Tinfluence  néfaste  de  Rose  Bertin, 
lorsqu'il  raconte  un  incident  qui  se  produisit  à  l'époque 
où  Galonné  était  contrôleur  général  des  finances,  fonc- 
tion dont  il  resta  investi  du  3  novembre  1783  au  mois 
d'avril  4787. 

«  Nous  avons,  dit-il,  un  ministre  de  plus,  qui  ne  le 
cédera  en  rien  à  Galonné,  ni  au  baron  de  Breteuil,  sinon 
pour  les  capacités  administratives,  du  moins  pour  l'en- 
têtement dans  tout  ce  qui  regarde  les  affaires  de  son 
ministère,  pour  lesquelles  ce  grand  personnage  en  ju- 
pons ne  veut  jamais  soutTrir  de  contradiction. 

«  Ge  ministre  est  Mlle  Bertin,  la  première  marchande 
de  modes  de  Paris,  qui  a  fait  peindre  sur  son  enseigne, 
en  très  gros  caractères,  qu'elle  avait  l'honneur  de  coif- 
fer et  d'habiller  la  cour,  et  principalement  Marie-x\ntoi- 
nette;  rien  n'égale  l'impertinence  et  la  hauteur  de  cette 
demoiselle  depuis  qu'elle  est  admise  dans  l'intimité  de  la 

(1)  Arch.  Nationales,  O',  3792. 


LA   FIN   DES   EXCENTRICITÉS  171 

Reine,  à  laquelle  elle  dicte  des  lois. . .  au  nom  de  la  mode, 
dont  elle  est,  dit-elle,  la  prêtresse  la  plus  fervente. 

«  Les  extravagantes  idées,  les  combinaisons  bizarres 
de  Mlle  Bertin,  ont  donné  naissance  à  d'énormes  dé- 
penses, que  Marie-Antoinette  n'a  pas  su  dissimuler,  et 
que  le  Roi  a  contrôlées  et  blâmées  avec  toute  la  viva- 
cité d'un  bon  mari,  avare  de  ses  revenus,  et  peu  jaloux 
de  les  voir  dépenser  en  gazillons,  en  tulles  et  en  plumes. 
La  Reine,  conseillée  par  Mme  de  Polignac  et  la  prin- 
cesse Lamballe,  a  tenu  bon  pour  faire  payer  les  mé- 
moires de  Mlle  Bertin,  mais  cela  n'a  pas  été  sans  beaucoup 
de  peine;  Galonné  a  été  employé  à  cette  grande  négo- 
ciation, et  comme  son  dévouement  à  Marie-Antoinette 
est  bien  connu,  le  Roi,  auquel  il  démontrait  l'urgence 
d'acquitter  les  mémoires  de  Mlle  Bertin,  lui  répondit  : 

«  —  Eh  !  parbleu  !  que  ne  les  payez-vous  sur  votre 
caisse?  monsieur  le  contrôleur  de  nos  finances;  les  dé- 
tails oiseux  de  la  toilette  de  la  Reine  figureraient  digne- 
ment dans  les  archives  de  votre  ministère  ! 

«  Cette  sortie  pleine  d'ironie  a  été  mal  comprise  ou 
interprétée  à  dessein  par  l'adroit  Calonne,  qui,  sur-le- 
champ,  a  délivré  à  la  Reine  un  mandat  de  cent  cin- 
quante mille  livres  sur  le  fermier  des  gabelles,  Mlle  Ber- 
tin a  été  payée  de  ses  importants  travaux,  et  ses  visites 
à  Trianon  et  à  Versailles  en  sont  devenues  plus  fré- 
quentes. » 

11  est  cependant  intéressant  dénoter  que,  si  les  dé- 
penses nécessitées  à  la  cour  par  le  ministère  de  Mlle  Ber- 
tin, montaient  à  des  sommes  fabuleuses,  ses  tarifs 
n'étaient  pas  toujours  aussi  exagérés.  Nous  avons  vu 
des  coiffures  atteindre   le  prix  de  deux  cents  livres  ; 


172  ROSE    BERTIN 

Rose  Berlin  ne  dédaignait  pas  pourtant  certaine  clien- 
tèle pour  laquelle  elle  dressait  dos  mémoires  plus  mo- 
destes. M.  le  baron  Tillette  de  Clermont-Tonnerre  (1)  a, 
en  eftet,  retrouvé  la  facture  d'un  certain  Pecquerie, 
messager  qui  faisait  en  178/i  le  service  d'Abbeville  à 
Paris  et  qui  va  nous  en  fournir  la  preuve  concluante.  La 
fille  du  gendarme  Nicolas  Bertin  avait,  en  elfet,  parmi 
les  clientes  fidèles  de  sa  ville  natale,  Mlle  de  Villers. 
Il  ne  fallait  pas  songer  évidemment  à  suivre  la  mode 
et  à  se  bien  nipper  dans  une  petite  ville,  comme  la  ca- 
pitale du  Ponthieu,  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle  ;  et 
les  /i2  lieues  qui  la  séparaient  de  Paris  ne  se  pouvaient 
franchir  aussi  aisément  qu'aujourd'hui.  Mais  on  tient,  en 
province  autant  qu'ailleurs,  à  faire  bonne  figure  dans  la 
société  qu'on  fréquente  ;  on  ne  voudrait  pas  être  mise 
moins  bien  que  les  autres  ;  on  a  peur  des  langues  qui 
ne  demandent  qu'à  médire  et  à  critiquer  pour  tuer  le 
temps.  Quoi  qu'on  fasse,  on  ne  les  empêchera  pas  de 
marcher  ;  du  moins,  on  préfère,  que  ce  soit  la  jalousie 
qui  les  excite  plutôt  que  le  dédain.  Cela  seulement  est 
déjà  un  triomphe.  Ne  pouvant  se  rendre  en  personne 
à  Paris  plusieurs  fois  Tan  pour  renouveler  leur  garde- 
robe,  à  chaquenouvelle  saison  nosgrand'mères  avaient 
recours  au  messager  dont  le  chariot  allait  et  venait  ré- 
gulièrement par  la  roule  royale  de  Calais,  entre  Abbe- 
ville  et  la  capitale,  et  chargeaient  cet  important  per- 
sonnage des  commissions  les  plus  variées  et  parfois  les 
plus  inattendues.  Mais  généralement,  comme  on  le  verra 
dans  la  facture  remise  à  Mlle  de  Villers  par  Pecquerie, 

(1)  Mémoires  de  la  Société  d'Émulation  d'Abbeville,  séance  du 
6  mai  1904. 


LA   FIN    DES    EXCENTRICITÉS  173 

et  que  nous  trouvons  assez  curieuse  pour  la  donner  in- 
tégralement, il  s'agissait  surtout  d'articles  de  toilette 
féminine. 
Voici  donc  ce  relevé  : 

Elal  des  commilion  que  J'ai  fait  pour  Mademoiselle  de  Vilerre 

à  paris. 

deux  pois  de  rouge  G.   2  pp 6  1. 

payé  un  mémoire  chez  Mlle  bertin 9  1- 

ongent  de  chez  M.  Cadet "2  1.  16  s. 

payé  un  mémoire  chez  M.  thiercelin 57  1.     9  s. 

une  paire  de  souliers  au  cadran  bleu 5  1.  40  s. 

douze  boittes  de  grainne  de  vie 1-  1- 

une  bourse  à  cheveu 2  1.  lo  s. 

une  paire  de  soulier  de  M.  degousse 8  1. 

deux  aulne  1/2  de  tafetat  à  7  1.   10  s 18  1.  1ns. 

pour  une  quaisse 3   . 

affranchie  une  letre 6  s. 

por  de  letre 12  s. 

fait  une  quaisse  à  la  diligence  de  chez  Mlle  ber- 
tin   6  s. 

une  I.  de  patte  brunne 6  1. 

payé  un  mémoire  chez  Mlle  bertin 10  1. 

une  paire  de  sabot  du  cadran  bleu M  1.  10  s. 

deux  bâton  de   pomade  à  12  s 11-     ^  s. 

une  étuie  à  couvert  dargent 5  1. 

une  piesse  d'armoisin 60  1. 

payé  un  mémoire  à  Mlle  paris 28  1. 

donné  au  fille  du  cadran   bleu 12  s. 

pour  la   teinture  de  deux  mantelets 6  1. 

amadoux ^1-    5  s. 

2ol  1. 

un  fichus  de  mousseline 12  1. 

26(}  1. 

6  paire  de  bas  à  4  1.  que  je  doit 24  1. 

reste  due 239  1. 

Je  reconnois  avoir  reçue  la  somme  portée  ci-dessus  à  Abbe- 

ville  le  8  octobre  1784. 

6'/^7ie  ;  Pecquerie. 


17*  ROSE    BERTIN 

Les  ouvrages  qui  sortaient  des  ateliers  de  Rose  Ber- 
lin étaient  destinés,  tant  le  goût  était  mobile,  à  ne  vivre 
qu'un  jour.  A  peine  portés,  une  invention  nouvelle  les 
démodait,  qui  les  aurait  vite  plongés  dans  l'oubli,  si  la 
peinture  ne  nous  avait  conservé  quelques-unes  de  ces 
œuvres  éphémères  et  immortalisé  en  quelque  sorte  ces 
conceptions  frivoles  et  fragiles.  Le  Musée  de  Versailles, 
notamment,  renferme  plusieurs  portraits  de  person- 
nages qui  appartenaient  à  la  clientèle  de  Rose  Bertin 
et  qui  ont  été  peints  avec  les  coiffures  et  les  robes  sor- 
ties de  ses  ateliers. 

H  ne  faudrait  pas  lui  attribuer,  par  exemple,  la  con- 
fection du  pouf  de  fantaisie  qui  coiffe  Louise-Marie- 
Adélaïde  de  Bourbon,  duchesse  d'Orléans,  dans  la  toile 
peinte  par  Mme  Vigée-Lebrun  en  1779.  Cette  coiffure 
n'est  en  somme  qu'un  chiffonnage  de  l'artiste,  qui  pré- 
férait poser  ses  modèles  à  sa  guise  et  les  peindre  selon 
son  goût,  c'est-à-dire  sans  apprêt,  sans  fard,  sans 
pose,  et  dans  cette  seule  pose  forcée  de  l'atelier,  aussi 
près  de  la  nature  et  de  la  vie  que  le  lui  permettaient 
les  exigences  et  la  coquetterie  de  la  clientèle  princière 
qui  put  faire  sa  fortune,  mais  sans  laquelle  elle  eût  fait 
quand  même  sa  réputation. 

En  dehors  de  ce  portrait  d'une  cliente  fidèle  de  Rose 
Bertin,  qui  ne  nous  documente  que  peu  sur  le  travail 
de  sa  modiste,  les  galeries  de  Versailles  contiennent 
plusieurs  portraits  de  Marie-Antoinette.  Ceux-ci  nous 
montrent  des  coiffures  portées  par  la  Reine  et  œuvrées 
dans  les  ateliers  de  Mlle  Rose,  et  des  robes  entières, 
garnies  dans  sa  maison. 

L'un  d'eux  date  de  1785.  On  le  doit  au  peintre  sué- 


LA    FIN    DES    EXCENTRICITES  175 

dois  Wertmuller  ;  il  a  été  reproduit  par  Battaille.  A  vrai 
dire,  la  Reine  n'y  est  point  avantagée.  Sa  coiffure,  de 
rubans  bleus  et  de  plumes,  encadre  lourdement  la  figure 
et  l'artiste  suédois  a  placé  la  Reine  dïine  façon  tout  à 
fait  disgracieuse  entre  ses  deux  enfants  dont  les  atti- 
tudes sont  celles  de  petits  pantins.  Le  fond  du  tableau 
a  beau  évoquer  les  ombrages  de  Versailles  et  le  Temple 
de  l'Amour,  Marie-Antoinette  ne  nous  apparaît  pas  dans 
le  cadre  que  nous  nous  plaisons  à  lui  donner,  fait  de 
grâce,  de  lumière  et  de  légèreté;  l'œuvre  de  Wertmuller 
est  lourde  ;  l'œuvre  de  Rose  Berlin  qu'elle  reproduit  ne 
l'est  guère  moins. 

La  peinture  en  tous  cas  a  été  sévèrement  jugée,  et 
par  la  Reine  elle-même,  lorsque  ce  portrait  eut  été  ex- 
posé au  Salon  de  1785.  «  Est-il  possible,  disent  les 
Mémoires  secrets,  qu'un  aussi  habile  homme  que 
M.  Wertmuller,  destiné  à  remplacer  le  premier  peintre 
du  Roi  de  Suède,  se  connaisse  si  peu  en  grâces  et  en 
majesté  :  on  assure  que  la  Reine,  lorsqu'elle  est  entrée 
au  Salon,  s'est  méconnue  elle-même,  et  s'est  écriée  : 
«  Quoi  !  c'est  moi  là  !  » 

Il  fallait  si  souvent  renouveler,  modifier,  innover 
que  forcément,  dans  la  quantité,  certaines  conceptions 
de  la  modiste  en  vogue,  étaient  moins  originales,  ou,  ce 
qui  est  plus  grave,  s'harmonisaient  moins  avec  la  phy 
sionomie  de  ses  clientes.  Mais  Marie-Antoinette  lui  de- 
meurant fidèle,  la  consigne  était  d'admirer  quand 
même  les  compositions  de  Mlle  Rertin.  Sous  cette  im- 
portante protection,  elle  eût  peut-être,  après  tant 
d'autres,  appris  à  ses  dépens  que  la  mode  est  incons- 
tante et  que,  s'il  a  été  de  bon  ton  de  se  fournir  une  an- 


176  HOSE    BERTIN 

née  dans  lello  ou  telle  maison,  l'année  suivante  il  ne 
l'est  pas  moins  de  s'adresser  à  telle  autre  ;  et  ce  n'est 
pas  la  concurrence  qui  manquait  en  ville  à  la  modiste 
de  la  Reine.  Les  noms  de  quelques-unes  de  ses  émides 
sont  parvenus  jusqu'à  nous;  en  1785,  les  plus  réputées 
étaient  Mlle  Fredin  qui  avait  un  magasin  à  l'enseigne 
de  «  TÉcharpe  d'or  »,  rue  de  la  Ferronnerie  ; 
Mlle  Quentin  qui  s'était  établie  rue  de  Cléry  ;  dès  178/4, 
la  princesse  de  Conti  se  fournissait  chez  Richard,  rue  du 
Bac,  et  lui  garda  sa  confiance  pendant  de  nombreuses 
années.  Il  peut  paraître  singulier  que  la  belle-fille  ne 
s'adressât  point  à  la  maison  qui  devait  sa  prospérité, 
somme  toute,  aux  bontés  initiales  de  la  douairière 
de  Conti,  sa  belle-mère.  Le  caractère  de  Mlle  Bertin 
y  fut  bien  pour  quelque  chose  ;  et  la  façon  cavalière 
avec  laquelle  elle  reçut  certaine  très  grande  dame,  sur 
le  nom  de  qui  les  mémoires  du  temps  restent  muets, 
tout  en  ayant  constaté  le  grand  bruit  fait  autour  de  l'in- 
cident, nous  laissent  à  penser  qu'il  s'agissait  de  cette 
princesse. 

Indépendamment  de  ces  très  grands  marchands  de 
modes,  Beaulard,  Richaj^d,  Fredin,  Quentin,  Picot  la 
fameuse  ennemie  de  Rose,  de  la  demoiselle  Mouillard, 
femme  Augier,  qui  fournissait  les  Enfants  de  France  (1), 
pour  lesquels  Mlle  Bertin  ne  travailla  qu'incidemment, 
il  y  avait  dans  le  quartier  du  Palais-Royal  d'assez  nom- 
breux magasins  de  modes,  dont  plusieurs  tenaient  bou- 
tique au  Palais-Royal  même. 

En  1789  les  dames  Aymez  et  Degouste  en  occupaient 

(1)  Archives  Nationales;  séries  R''  105;  KK.  S78;  K.  529. 


CHAFi:i,T,i:  1)1-:  .M().\i-i.ii:iu;s 


LA    FIN    DES    EXCENTRICITES  177 


une  dans  la  galerie  de  bois  n»  199  et,  s'étant  brouillées, 
—  on  avait  très  mauvais  caractère  dans  le  monde  des 
modistes,  —  la  demoiselle  Degouste  quitta  la  dame 
Aymez  pour  aller  s'installer  au  n°  220  de  la  même  ga- 
lerie où  elle  se  trouvait  deux  ans  après  lorsque  son  ex- 
associée déposa  une  plainte  contre  elle,  l'accusant 
d'avoir  jeté  de  l'encre   sur  sa  boutique  et  son  étalage. 

Mais,  malgré  toute  cette  concurrence,  les  belles 
affaires  continuaient  à  affluer  chez  la  modiste  de  la 
Reine,  la  maison  toujours  la  mieux  achalandée  de  tout 
Paris. 

Au  début  de  l'année  1785,  elle  eut  la  chance  d'une 
commande  superbe.  Un  jour,  les  carrosses  de  l'ambas- 
sade d'Espagne  s'arrêtèrent  devant  sa  porte,  et  le 
comte  d'Aranda,  en  personne,  en  descendit.  Il  venait  lui 
donner  des  ordres  pour  la  confection  de  la  corbeille  de 
mariage  de  la  princesse  de  Portugal.  Le  Journal  poli- 
tique ou  Gazette  des  Gazettes  qui  s'éditait  à  Bouillon 
publiait  à  la  date  du  21  février  l'information  sui- 
vante : 

«  On  voit  chez  l'orfèvre  du  Roi,  au  Carrousel,  la  toi- 
lette en  vermeil,  destinée  à  la  princesse  de  Portugal, 
qui  va  épouser  l'infant  dom  Gabriel  ;  elle  est  d'une  ri- 
chesse et  d'un  goût  exquis.  On  peut  juger  de  la  quan- 
tité et  de  la  beauté  des  robes  et  des  ajustements  pour 
la  même  princesse,  que  la  demoiselle  Berlin  a  été  char- 
gée de  faire,  et  qui  passent,  dit-on,  cent  mille  livres. 
Cette  magnifique  corbeille  de  mariage,  ainsi  que  la  toi- 
lette, a  été  ordonnée  par  le  comte  d'Aranda,  et  il  a 
veillé  lui-même  à  leur  exécution  ». 

«  Entendez-vous?  Comprenez-vous  ?  »  disait  le  comte 


178  ROSE   BERTIN 

d'Aranda  à  Rose  Berlin  en  lui  donnant  les  explications 
nécessaires.  «  Entendez-vous?  Comprenez-vous?  »  ré- 
pélait-il  à  tout  instant  ;  le  malheureux  ambassadeur 
avait  en  effet  contracté  l'habitude  agaçante  de  répéter 
à  tout  propos  et  de  planter  au  bout  de  chaque  phrase, 
comme  des  pointes,  son  sempiternel:  «  Entendez-vous? 
Comprenez-vous?  ». 

On  a  vu  qu'à  cette  époque  Rose  Bertin  n'avait  plus 
ses  magasins  dans  la  rue  Saint-Honoré.  Une  sentence 
duChâteletdu21  avril  1785  qui  condamnait  la  succes- 
sion d"Escars  à  payer  à  Rose  une  assez  forte  somme 
qui  lui  était  due,  spécifiait  qu'à  la  date  du  21  mars  1785 
elle  exerçait  son  commerce  rue  de  Richelieu. 

Entre  autres  choses,  on  y  voyait  cette  année-là  des 
«  chapeaux  de  quakresse  »,  qui  eurent  une  grande 
vogue  vers  la  fin  de  l'année.  Rose  Bertin  avait  vendu 
de  ces  chapeaux  à  la  marquise  de  Praidel,  à  Mme  de 
Dampierre,  à  une  espagnole,  la  marquise  de  Palasios. 
On  y  vit  aussi  la  corbeille  de  mariage  de  l'infante  dona 
Charlotte  Joachime  qui,  le  6  juin,  épousa  Tinfant  dom 
Juan  de  Portugal.  A  la  suitede  ces  deux  mariages  prin- 
ciers, celui  de  l'infant  dom  Juan  et  celui  de  l'infant  dom 
Gabriel,  la  réputation  de  Rose  était  sans  égale  tant  en 
Portugal  qu'eu  Espagne,  comme  nous  avons  déjà  eu 
l'occasion  de  constater  qu'elle  l'était  en  France,  en 
Russie,  en  Suède,  etc.  Ainsi,  les  auteurs  du  temps 
n'exagéraient  point  lorsqu'ils  disaient  que  cette  répu- 
tation était  européenne. 

L'année  1785  vit  aussi  le  triomphe  du  déshabillé  à  la 
Suzanne.  Le  rôle  de  Suzanne,  dans  le  Mariage  de  Fi- 
garo, avait  été  tenu  avec  un  réel  succès  par  Mlle  Con- 


LA    FIN    DES    EXCENTRICITÉS  179 

tat,  et  le  costume  qu'elle  portait  dans  la  pièce,  fut,  du 
coup,  vulgarisé  par  la  mode.  Beaumarchais  lui-même 
en  a  donné  la  description  en  tête  de  l'édition  de  sa 
pièce:  «  Son  vêtement  des  quatre  premiers  actes  est 
un  juste  blanc  à  basquines,  très  élégant  ;  la  jupe  de 
même,  avec  une  toque  appelée  depuis,  par  nos  mar- 
chandes, à  la  Suzanne  ».  Qu'on  ajoute  à  cela,  un  tablier 
et  un  fichu  ;  qu'on  remplace  la  toque  par  un  chapeau  à 
la  Figaro,  et  tout  orné  de  fleurs  et  on  aura  la  descrip- 
tion d'un  dessin  dans  lequel  Watteau  représente  le  por- 
trait d'une  inconnue  ainsi  habillée  à  la  mode  de  1785. 

Les  robes  à  la  Comtesse,  comme  les  cheveux  à  la 
Chérubin,  furent  encore  des  inventions,  que  la  pièce 
de  Beaumarchais  avait  directement  inspirées. 

Si  Tâge  de  la  Reine,  et  la  naissance  du  Dauphin  qui 
eut  lieu  le  25  mars  1785,  l'incitèrent  à  réformer  sa  toi- 
lette, la  dépense  ne  fut  pas  diminuée  puisque  à  cette 
époque  M.  de  Galonné  dut  avancer  900.000  livres  pour 
couvrir  les  dettes  de  Marie-Antoinette;  une  partie  de 
cette  somme  étant  destinée  à  couvrir  les  frais  de  toi- 
lette. 

Cependant,  nous  avons  vu  que  la  Reine  à  la  fin  de 
1785  avait  décidé  d'apporter  des  réformes  dans  sa  fa- 
çon de  s'habiller. 

Le  portrait  empanaché  deWertmullerestdonc  le  der- 
nier qui  ait  été  fait  avant  l'application  de  ces  décisions 
nouvelles.  Il  ne  faudrait  pas  croire  cependant  que  tout 
se  transforma  radicalement  ainsi  du  jour  au  lendemain; 
ni  que  tous  ces  beaux  projets  furent  mis  à  exécution. 
Les  plumes  elles-mêmes  obtinrent  grâce  ;  mais  elles 
n'apparurent  plus  avec  autant  de  profusion;  ce  n'était 


180  ROSE    BERTIN 

pas  le  liixo  (jui  se  trouvait  atteint,  mais  le  ridicule  des 
modes  outrées.  On  ne  vit  plus  dès  lors  de  coiffures  à  la 
Belle  Poule,  en  Moulin  à  Vent  ou  à  la  Minerve.  Il  y 
avait  tout  de  même  quelque  chose  de  changé,  un  pas  de 
fait  vers  la  raison,  en  attendant  les  bonnets  de  linon 
de  la  Terreur. 

A  la  suite  du  traité  de  commerce  passé  avec  TÂngle- 
terre,  les  modes  anglaises  se  répandirent  à  Paris  et  les 
toilettes  dites  «  en  redingote  »  eurent  une  grande  vogue. 

Enfin,  les  réformes  de  Marie-Antoinette  firent  l'objet 
de  toutes  les  conversations.  On  en  parlait  au  Palais- 
Royal  comme  à  Versailles  ;  on  on  parlait  partout.  Cela 
prenait  la  tournure  d'un  événement., «  Voilâtes  femmes 
de  trente  ans  obligées  d'abdiquer  les  plumes,  les  fleurs 
et  la  couleur  rose  »,  écrit  Mme  d'Oberkirch  dans  son 
journal  à  la  date  du  3  février  1786.  Elle  venait  d'assis- 
ter à  une  conversation  chez  la  duchesse  dOrléans  oîi 
l'on  n'avait  guère  devisé  que  des  réformes  de  la  Reine. 

A  partir  de  cette  époque  les  poufs  en  velours  de- 
vinrent la  coiffure  habituelle  de  Marie-Antoinette.  Ils 
varièrent  peu  de  forme  mais  surtout  de  couleur  pour 
s'harmoniser  avec  la  nuance  des  toilettes.  Les  tableaux 
de  Mme  Vigée-Lebrun  nous  en  ont  conservé  l'image. 
Mme  Vigée-Lebrun  ne  devait  pas  aimer  beaucoup  l'art 
de  Mlle  Rertin,  elle  aimait  trop  pour  cela  le  drapé  sans 
façons,  le  négligé  gracieux,  et  c'était  peut-être  bien 
contre  son  gré  qu'elle  représentait  la  reine  en  appa- 
rat, au  lieu  de  la  peindre  en  cheveux  et  à  sa  guise, 
comme  elle  le  souhaitait,  comme  elle  avait  déjà  réussi 
à  le  faire  avec  la  duchesse  d'Orléans,  mais  comme 
elle  ne  l'obtint  pas  de  Marie-Antoinette. 


LA    FIN    DES    EXCENTRICITES  181 

On  trouve  en  effet  dans  ses  mémoires  les  lignes  sui- 
vantes :  «  Je  ne  pouvais  souffrir  la  poudre.  J'obtins  de 
la  belle  duchesse  de  Grammont-Caderousse  qu'elle  n'en 
mettrait  pas  pour  se  faire  peindre  (portrait  de  1789)  ; 
ses  cheveux  étaient  d'un  noir  d'ébône  ;  je  les  séparai 
sur  le  front  arrangés  en  boucles  irrégulières.  Après  ma 
séance  qui  finissait  à  l'heure  du  dîner,  la  duchesse  ne 
changeait  rien  à  sa  coiffure  et  allait  ainsi  au  spectacle; 
une  aussi  jolie  femme  devait  donner  le  ton;  cette  mode 
prit  doucement,  puis  devint  enfin  générale.  Ceci  me 
rappelle  qu'en  1786,  peignant  la  Reine,  je  la  suppliai 
de  ne  point  mettre  de  poudre  et  de  partager  ses 
cheveux  sur  son  front.  Je  serai  la  dernière  à  suivre 
cette  mode,  dit  la  Reine  en  riant,  je  ne  veux  pas 
qu'on  dise  que  je  l'ai  imaginée  pour  cacher  mon  grand 
front  (Ij.  » 

De  sorte  que  le  résultat  fut  peut-être  déplaisant  à 
Mme  Vigée-Lebrim;  et  point  pour  nous.  Mme  Vigée- 
Lebrun,  de  par  la  volonté  de  Marie-Antoinette  fut  ainsi 
forcée  de  peindre  pour  la  Reine  non  des  portraits  fan- 
taisistes, mais  des  portraits  historiques,  et  de  contre- 
signer de  son  pinceau  les  modes  officielles  de  l'époque 
et  les  poufs  en  velours  sortis  des  ateliers  de  la  rue  de 
Richelieu.  Quels  documents  remarquables  pour  la  pos- 
térité nous  aurait  laissés  Mme  Vigée-Lebrun  si,  n'écou- 
tant passes  goûts  artistiques,  elle  avait  toujours  repré- 
senté ses  personnages  dans  leur  accoutrement  habituel; 
si,  par  exemple,  au  lieu  de  coiffer  à  sa  fantaisie  la  du- 
chesse d'Orléans,  elle  nous  Pavait  peinte  avec  cet  édi- 

(1)  Souvenirs  de  Mme  Vigée-Lebrun,  t.  I,  p.  37. 


182  ROSE    BERTIN 

tico  dont  nous  avons  parlé,  où  se  trouvaient  réunis  une 
nourrice,  un  perroquet  et  un  petit  nègre. 

Enfin,  malgré  ses  préférences,  la  grande  artiste  dut 
se  plier  aux  exigences  de  la  Reine,  et  c'est  ainsi  que  la 
peinture  rendit  un  hommage,  forcé  peut-être,  au  talent 
de  Rose  Bertin  que  célébrait  en  même  temps  le  poète 
Dclille  dans  son  poème  de  Vlmagination  dont  les  pi'e- 
miers  vers  dataient  aussi  de  1786. 

Ce  passage  du  chant  III  fait  une  allusion  peu  déguisée 
à  la  modiste  elle-même,  quand,  parlant  de  la  mode,  l'au- 
teur s'écrie  : 

La  baguette  à  la  main,  voyez-la  dans  Paris, 
Arbitre  des  succès,  des  mœurs  et  des  écrits, 
Exercer  son  empire  élégamment  l'utile; 
Et,  tandis  qu'oubliant  leur  rudesse  indocile, 
Les  métaux  les  plus  durs,  l'acier,  lor  et  l'argent, 
Sous  mille  aspects  divers  suivent  son  goût  changeant, 
Et  la  gaze,  et  le  lin,  plus  fragile  merveille. 
Dédaigneux  aujourd'hui  des  formes  de  la  veille, 
Inconstants  comme  Tair,  et  comme  lui  légers, 
Vont  mêler  notre  luxe  aux  luxes  étrangers; 
Ainsi,  de  la  parure,  aimable  souveraine, 
Par  la  mode  du  moins,  la  France  est  encore  reine; 
Et  jusqu'au  fond  du  nord  portant  nos  goûts  divers. 
Le  mannequin  despote  asservit  l'univers. 

L'allusion  est  transparente.  Il  s'agit  bien  de  la  fameuse 
poupée  que  Rose  Bertin  habillait  et  expédiait  à  Londres, 
à  Saint-Pétersbourg  et  dans  d'autres  villes  encore  pour 
y  exposer  les  modes  les  plus  nouvelles  de  sa  maison. 

Mais  un  passage  du  poème  de  Delille  célèbre  plus  par- 
ticulièrement le  talent  de  Mlle  Bertin  : 

Dans  un  amas  de  tissus  précieux. 
Quand  Bertin  fait  briller  son  goût  industrieux, 


I.A    FIN    DES   EXCENTRICITÉS  183 

L'étoffe  obéissante  en  cent  formes  se  joue, 
Se  développe  en  scball,  en  ceinture  se  noue; 
Du  pinceau  son  aiguille  emprunte  les  couleurs, 
Brille  de  diamants,  se  nuance  de  Heurs, 
En  longs  replis  flottants  fait  ondoyer  sa  moire, 
Donne  un  voile  à  l'amour,  une  écharpe  à  la  gloire, 
Ou,  plus  ambitieuse  en  son  brillant  essor. 
Sur  l'aimable  Vaudchamp  va  s'embellir  encor. 

Delille,  tout  en  vantant  les  mérites  de  Mlle  Berlin, 
trouve  moyen  de  chanter  par  la  même  occasion  les 
grâces  de  celle  dont  il  avait  fait  sa  compagne,  et  dans 
laquelle  il  nous  faut  reconnaître  une  des  clientes  nou- 
velles de  la  modiste  que  les  hasards  d'une  existence  un 
peu  cahotée  lui  avaient  amenée  de  Lorraine. 

Cette  Jeanne  Vaudchamp,  en  effet,  était  née  à  Saint- 
Dié,  vers  1765.  Elle  avait  quitté  cette  ville,  pour  venir 
à  Paris  où  elle  eut  bien  du  mal  à  vivre,  ne  trouvant  à 
gagner  son  pain  qu'en  jouant  de  la  guitare.  «  Ainsi 
faisait-elle  un  jour,  écrit  Michaud,  en  mêlant  à  sa 
musique  une  danse  sans  doute  séduisante,  entre  la 
colonnade  du  Louvre  et  la  façade  de  Saint-Germain- 
l'Auxerrois,  quand  Delille  vint  à  passer.  C'était  en  1786.11 
s'entretint  avec  elle,  et  le  lendemain  Jeanne  Vaudchamp 
venait,  franchissant  le  seuil  du  collège  de  France,  ache- 
ver à  loisir  près  de  l'académicien  la  conversation  ébau- 
chée la  veille  au  soir.  Puis  cette  conversation  se  renoua 
avant  la  semaine  écoulée.  On  vit  encore  revenir  l'infa- 
tigable interlocutrice  quelques  jours  après,  et  on  ne  la 
vit  plus  ressortir  que  de  loin  en  loin  et  comme  de  chez 
elle.  Elle  avait,  en  ce  peu  de  temps,  conquis  au  collège  le 
droit  de  cité  :  le  poète  l'avait  fait  consentir  à  la  prendre 
pour  gérer  sa  maison,  où  régnait  quelque  aisance.  » 


184  ROSE   BERTIN 

Telle  était  cette  cliente  dont  celui  qu'on  appelait  le 
Virgile  français  accotait  le  nom  à  celui  de  la  modiste 
de  la  rue  Richelieu. 

Vers  la  même  époque  (l78Gi,  Mlle  Bertin  fit  un 
voyage  eji  Bretagne,  ou,  du  moins,  elh^  alla  jusqu'à 
Rennes.  Ce  voyage  ne  fut  pas  marqué  par  des  incidents 
bien  particuliers;  mais  au  retour,  elle  eut  pour  compa- 
gnon de  voyage  un  jeune  homme  qui  venait  d'obtenir 
un  brevet  de  sous-lieutenant  et  se  rendait  à  Cambrai  oîi 
son  régiment,  qui  était  celui  de  Navarre,  tenait  garni- 
son. Ce  jeune  homme  qui  entrait  alors  dans  la  vie  était 
le  chevalier  de  Chateaubriand ,  et  c'est  lui-même  qui 
nous  raconte  comment  il  fit  en  téte-à-tête  avec  la  mo- 
diste le  trajet  de  Rennes  à  Paris.  Il  arrivait  de  Com- 
bourg,  et  était  descendu  à  Rennes  chez  un  de  ses 
parents  :  «  Il  m'annonça,  tout  joyeux,  —  raconte  Cha- 
teaubriand —  qu'une  dame  de  sa  connaissance  allant  à 
Paris,  avait  une  place  à  donner  dans  sa  voiture,  et  qu'il 
se  faisait  fort  de  déterminer  cette  dame  à  me  prendre 
avec  elle.  »  Le  jeune  homme,  qui  n'avait  jamais  fait 
attention  à  une  autre  femme  qu'à  la  quatrième  de  ses 
sœurs,  Lucile,  qu'il  affectionnait  particulièrement,  et 
qu'il  a  peinte,  l'attitude  timide,  vêtue  d'une  robe  dis- 
proportionnée, avec  un  collier  de  fer  garni  de  velours 
brun  au  cou,  et,  sur  la  tête,  une  toque  d'étoffe  noire 
sans  élégance,  devait  se  trouver  bien  gauche,  quand  il 
se  vit  en  compagnie  de  la  pimpante  modiste  parisienne. 
C'est  bien  d'ailleurs  ce  qu'il  dit  :  «  J'acceptai,  continue- 
t-il,  eu  maudissant  la  courtoisie  de  mon  parent.  Il  con- 
clut l'affaire  et  me  présenta  bientôt  à  ma  compagne  de 
voyage,  marchande  de  modes,  leste  et  désinvolte,  qui 


<  t 


K    o 


LA    FIN    DES    EXCENTRICITÉS  185 

se  prit  à  rire  en  me  regardant.  A  minuit  les  chevaux 
arrivèrent  et  nous  partîmes. 

«  Me  voilà  dans  une  chaise  de  poste,  seul  avec  une 
femme  au  milieu  de  la  nuit.  Moi,  qui  de  ma  vie  n'avais 
regardé  une  femme  sans  rougir,  comment  descendre  de 
la  hauteur  de  mes  songes  à  cette  effrayante  vérité?  Je 
ne  savais  où  j'étais  ;  je  me  collais  dans  l'angle  de  la 
voiture  de  peur  de  toucher  la  robe  de  Mme  Rose.  Lors- 
qu'elle me  parlait,  je  balbutiais  sans  pouvoir  lui  ré- 
pondre. Elle  fut  obligée  de  payer  le  postillon,  de  se 
charger  de  tout,  car  je  n'étais  capable  de  rien.  Au  lever 
du  jour,  elle  regarda  avec  un  nouvel  ébahissement  ce 
nigaud  dont  elle  regrettait  de  s'être  emberloquée. 

«  Dès  que  l'apect  du  paysage  commença  de  changer 
et  que  je  ne  reconnus  plus  l'habillement  et  l'accent  des 
paysans  bretons,  je  tombai  dans  un  abattement  pro- 
fond, ce  qui  augmenta  le  mépris  que  Mme  Rose  avait 
de  moi.  Je  m'aperçus  du  sentiment  que  j'inspirais,  et 
je  reçus  de  ce  premier  essai  du  monde  une  impression 
que  le  temps  n'a  pas  complètement  effacée.  J'étais  né 
sauvage  et  non  vergogneux  ;  j'avais  la  modestie  de  mes 
années,  je  n'en  avais  pas  l'embarras.  Quand  je  devinai 
que  j'étais  ridicule  par  mon  bon  côté,  ma  sauvagerie 
se  changea  en  une  timidité  insurmontable.  Je  ne  pou- 
vais plus  dire  un  mot  ;  je  sentais  que  j'avais  quelque 
chose  à  cacher,  et  que  ce  quelque  chose  était  une  vertu  ; 
je  pris  le  parti  de  me  cacher  moi-même  pour  porter  en 
paix  mon  innocence. 

«  Nous  avancions  vers  Paris.  A  la  descente  de  Saint- 
Cyr,  je  fus  frappé  par  la  grandeur  des  chemins  et  de  la 
régularité   des  plantations.   Bientôt  nous  atteignîmes 


186  ROSE    BERTIN 

\^ersaillos  :  Torangerie  et  ses  escaliers  de  marbre 
m'émerveillèrent.  Les  succès  de  la  guerre  d'Amérique 
avaient  ramené  des  triomphes  au  château  de  Louis  XIV; 
la  reine  y  régnait  dans  l'éclat  de  la  jeunesse  et  de  la 
beauté  ;  le  trône,  si  près  de  sa  chute,  semblait  n'avoir 
jamais  été  si  solide,  et  moi,  passant  obscur,  je  devais 
survivre  à  cette  pompe,  je  devais  demeurer  pour  voir 
les  bois  de  Trianon  aussi  déserts  que  ceux  dont  je  sor- 
tais alors.  » 

Mme  Rose,  un  jour,  dans  sa  retraite  d'Épinay,  put 
faire  avec  mélancolie,  avec  regrets,  avec  tristesse  les 
mêmes  réflexions  que  le  jeune  gentilhomme  que  la  chaise 
de  poste  avait  un  jour  véhiculé  avec  elle  sur  la  route 
de  Bretagne.  Tout  cela  ne  méritait-il  pas  d'être  ici 
répété?  C'est  simple,  c'est  beau,  c'est  plein  de  poésie. 
Celui-là  avait  une  âme  sensible  qui  a  pu  penser,  long- 
temps avant  de  les  avoir  écrites,  ces  lignes  où  il  s'ana- 
lyse lui-même  avec  autant  de  franchise  qu'il  met  de 
vérité  et  de  sentiment  à  peindre  ce  qu'il  a  vu,  celui-là 
était  un  merveilleux  nigaud. 

«  Enfin  —  continue-t-il,  — nous  entrâmes  dans  Paris. 
Je  trouvais  à  tous  les  visages  un  air  goguenard  :  comme 
le  gentilhomme  périgourdin,  je  croyais  qu'on  me  regar- 
dait pour  se  moquer  de  moi.  Mme  Rose  se  fit  conduire 
rue  du  Mail  à  V Hôtel  de  l Europe,  et  s'empressa  de  se 
débarrasser  de  son  imbécile.  A  peine  étais-je  descendu 
de  voiture,  qu'elle  dit  au  portier  :  «  Donnez  une  chambre 
à  ce  monsieur.  —  Votre  servante,  »  ajouta-t-elle,  en 
me  faisant  une  révérence  courte.  Je  n'ai  jamais  revu 
Mme  Rose.  » 

Rose  Bertin,  avec  sa  révérence  courte,  ne  se  doutait 


LA    FIN    DES    EXCENTRICITES  187 

pas  qu'elle  venait  de  dire  adieu  à  un  futur  ministre 
d'État,  ambassadeur  et  pair  de  France  ;  cependant^ 
comme  elle  avait  pris  en  commisération  son  jeune  pro- 
vincial, elle  ne  l'abandonna  pas  sur  le  champ.  «  Mme  Rose 
avait  pourtant  eu  pitié  du  benêt,  elle  avait  fait  dire  à 
mon  frère,  dont  elle  avait  su  l'adresse  à  Rennes,  que 
j'étais  arrivé  à  Paris,  »  écrit  encore  Chateaubriand. 

Mme  Rose,  avait,  il  faut  en  convenir,  tout  ce  qu'il  faut 
pour  intimider  un  jeune  provincial  de  dix-huit  ans,  elle 
qui  était  née  parisienne  et  hardie  dans,  son  berceau 
d'osier  d'Abbeville.  Cependant,  tandis  que  le  petit  jeune 
homme  qui  arrivait  dans  la  capitale  avec  son  air 
gauche  et  timide  était  l'étoile  naissante,  obscure  encore, 
dans  les  brouillards  de  l'horizon,  l'astre  de  Rose  qui 
avait  ébloui  le  monde,  d'Espagne  en  Russie,  de  France 
en  Portugal,  et  l'éclairait  encore  d'une  réputation  sans 
conteste,  était,  au  printemps  de  1786,  à  la  veille  de 
l'éclipsé  et  proche  du  déclin. 

Rose  Rertin  commençait  à  avoir  des  déboires  com- 
merciaux. La  demoiselle  Picot  lui  avait  enlevé  une  par- 
tie de  sa  clientèle;  malgré  cela,  comme  la  Reine  lui 
avait  gardé  sa  confiance,  et  qu'il  était  de  bon  ton  de  se 
fournir  chez  la  modiste  de  Sa  Majesté,  il  lui  était  resté 
assez  de  pratiques  pour  continuer  brillamment  son  com- 
merce, si  d'autres  causes  n'étaient  pas  venues  s'ajouter 
à  celle-ci  pour  accroître  les  difficultés  de  ses  affaires. 
On  constatait,  en  effet,  toujours  le  même  va-et-vient  à 
sa  porte.  Les  carrosses  des  plus  grandes  dames  conti- 
nuaient à  sillonner  la  rue  de  Richeheu  et  à  stationner 
longuement  aux  alentours  de  sa  boutique.  Mme  d'Ober- 
kirch  écrivait  le  20  mars  1786:  «  Nous  vîmes  Mlle  Rertin 


188  ROSR    RERTIN 

qui  daigna  »,  le  mot  est  souligné,  «  nous  recevoir  elle- 
même.  Elle  consenlil  à  faire  pour  Mme  la  duchesse  de 
Bourbon  un  bonnet  d'une  fat^on  nouvelle,  à  condition 
qu'elle  ne  le  prêterait  à  personne.  »  Rose  Bertin  dai- 
fjnait  et  consentait,  parce  que  Rose  Bertin  comprenait 
fort  bien  qu'il  fallait,  dans  les  moments  difficiles  qu'elle 
avait  à  traverser,  se  montrer  aimable  et  prévenante 
avec  les  clientes  sérieuses  et  Mme  la  duchesse  de  Bour- 
bon en  était  une  qui  payait  bien. 

Mais,  d'autre  part,  si  Rose  Bertin,  tenait  sa  compta- 
bilité avec  beaucoup  d'ordre,  elle  ne  défendait  pas  ses 
intérêts  avec  autant  de  vigilance  ;  et  ne  s'inquiétait 
nullement  de  la  rentrée  de  ses  fonds  (1).  Nous  trouvons 
une  preuve  de  sa  négligence  dans  un  rapport  d'ar- 
bitre (2)  établi  par  Toublancen  faveur  d'un  sieur  Boul- 
lan,  négociant  à  Bruxelles,  qui  réclamait  876  livres 
15  s.  à  Mlle  Bertin  pour  une  fourniture  de  perles 
fausses  dont  elle  prétendait  n'avoir  commandé  que  des 
échantillons,  et  dont  l'envoi  n'avait  été  fait  qu'à  condi- 
tion, sans  pouvoir  représenter  le  copie  de  lettre  qui 
aurait  fait  la  preuve  de  son  dire.  La  cause  ne  semblait 
cependant  pas  mauvaise,  son  adversaire  ne  se  défen- 
dant qu'avec  faiblesse.  Les  arbitres  reconnurent  qu'il 
y  avait  de  la  négligence  de  part  et  d'autre  et  citèrent  les 
parties  en  conciliation  à  plusieurs  reprises.  Le  sieur 
Bouvier  qui  représentait  Boullan  ne  manquait  pas  de 
se  présenter  chez  l'arbitre;  mais,  dit  le  rédacteur  du 
rapport  :  «  soit  que  la  demoiselle  Bertin  ait  des  occupa- 

(1)  CoUection  de  M.  J.  Doucet.  Dossier  de  la  succession  de  Rose 
Bertin  (n°  9);  lettre  de  Grangeret,  avocat. 

(2)  Archives  municipales  de  Paris.  Rapports  darbitres,  carton  15. 


LA    FIN    DES    EXCENTRICITES  189 

tions  qui  ne  lui  permettent  pas  de  donner  quelques 
instants  aux  intérêts  de  ses  créanciers  poursuivants, 
soit  des  raisons  particulières,  dans  lesquelles  nous  ne 
pouvons,  ni  ne  devons  point  pénétrer,  s'est  refusé  cons- 
tamment de  si  rendre  {sic)  ».  11  s'ensuivit  que  les  con- 
clusions du  rapport  proposaient  aux  juges-consuls  de 
la  condamner  à  700  livres  vis-à-vis  de  Boullan,  le  total 
de  la  créance  étant  diminué,  vu  la  défectuosité  des 
perles  fournies. 

C'était  là  bien  mal  se  défendre  dans  une  cause  qui,  à 
première  vue,  paraissait  mauvaise  pour  son  adversaire; 
et  de  la  négligence  s'il  en  fût. 

D'ailleurs,  comme  nous  avons  pu  le  constater,  elle 
laissait  non  recouvrées,  s'accumuler  depuis  des  années, 
des  créances  dont  la  plupart  furent  à  jamais  perdues 
pour  elle. 

Donc,  d'une  part,  elle  avait  un  train  de  maison  qu'elle 
ne  pouvait  se  résoudre  à  diminuer.  Elle  estimait  qu'elle 
avait  à  soutenir  un  certain  rang  à  la  cour  ;  la  modiste 
de  la  Reine  ne  pouvait  porter  ses  cartons  elle-même, 
ni  aller  à  Versailles  en  cabriolet  ;  il  lui  fallait  un  per- 
sonnel nombreux,  qui,  avec  ses  ouvrières  d'atelier,  éle- 
vait singulièrement  les  frais  généraux  de  sa  maison  de 
commerce.  D'autre  part,  les  femmes  des  grands  sei- 
gneurs l'accablaient  de  commandes  qui  absorbaient  son 
fonds  de  roulement,  et,  finalement,  payaient  mal  après 
une  foule  de  dérangements,  d'insistances  et  d'écritures, 
et  même  parfois  ne  payaient  pas. 

C'était  là  une  situation  dangereuse  qui  eût  pu  la  me- 
ner tout  droit  à  la  faillite.  Toujours  est-il  qu'en  jan- 
vier 1787,  le  bruit  se  répandit  partout  qu'elle  avait 


190  ROSE   BERTIN 

déposé  son  bilan.  On  accueillit  cette  nouvelle  avec  des 
railleries  et  des  brocards  auxquels  elle  fut  très  sen- 
sible. Les  gens  se  vongaient  de  ses  dédains,  de  ses  rebuf- 
fades, et,  pour  tout  dire,  de  l'insolence  qu'elle  avait  mon- 
trée en  maintes  circonstances.  La  baronne  d'Oberkirch, 
en  ayant  eu  connaissance  à  Strasbourg  où  elle  se  trou- 
vait de  passage,  jeta  ces  lignes  sur  son  livre  de  mé- 
moires :  «  Mlle  Bertin,  si  fière,  si  haute,  si  insolente 
même,  qui  Iravaillail  avec  Sa  Majesté  ;  Mlle  Bertin, 
étalant  sur  ses  mémoires  en  grandes  lettres  :  Mar- 
chande de  modes  de  la  Reine:  Mlle  Bertin  vient  de 
faire  banqueroute.  Il  est  vrai  que  la  banqueroute  n'est 
point  plébéienne,  c'est  une  banqueroute  de  grande 
dame,  deux  millions  !  .C'est  quelque  chose  pour  une 
marchande  de  chiffons.  Les  petites  maîtresses  sont 
aux  abois;  à  qui  s'adresser  désormais?  Qui  tournera 
un  pouf  ?  Qui  arrondira  un  toquet  ?  Qui  inventera  un 
nouveau  juste  ?  On  assure  que  Mlle  Bertin  cédera  à 
toutes  les  larmes  et  continuera  son  commerce.  On  dit 
aussi  qu'elle  a  été  ingrate  pour  la  reine,  et  que,  sans 
cela,  Sa  Majesté  ne  l'eût  point  abandonnée  dans  son 
malheur,  bien  qu'elle  fût  occupée  de  tristes  choses  et 
d'intérêts  plus  graves.  » 

Là,  vrai  !  Mme  d'Oberkirch  n'aimait  pas  Rose  Bertin. 
Ses  façons,  ses  ridicules  lui  avaient  déplu,  nous  le  sa- 
vons ;  mais  aussi  le  total  de  ses  notes,  à  n'en  pas  dou- 
ter. Mme  d'Oberkirch,  à  demi  allemande,  n'était  certai- 
nement qu'à  moitié  prodigue. 

Quant  à  ce  que  la  baronne  ajoute  au  sujet  de 
l'ingratitude  de  Rose  vis-à-vis  de  la  Reine,  cela  ne  s'ex- 
plique guère,  et  on  ne  comprend  pas  bien  ce  qui  l'au- 


LA    FIN    DES    EXCENTRICITÉS  191 

rait  occasionné.  La  Reine  pouvait  avoir  «  l'esprit 
occupé  de  tristes  choses  et  d'intérêts  plus  graves  »  ; 
la  pénible  affaire  du  collier,  si  récente  encore,  devait, 
en  effet,  lui  occasionner  bien  des  soucis  ;  mais  Rose 
Berlin  était  trop  politique,  trop  fine  mouche,  pour  in- 
disposer pareille  cliente,  celle  qui  lui  valait  toutes  les 
autres. 

Rose  Berlin  avait  trop  souvent  traité  avec  sans-gêne 
des  clientes  qu'il  eût  mieux  valu  accueillir  avec  plus  de 
déférence  et  de  souci  du  lendemain  ;  elle  avait  froissé 
trop  de  gens  pour  que  la  nouvelle  de  ses  déboires  n'ait 
pas  été  le  signal  de  la  revanche  des  langues,  qui  ne  de- 
mandaient qu'à  s'exercer  à  ses  dépens. 

Le  bruit  de  la  faillite  se  colporta  donc  fort  vite  ;  il 
fut,  comme  on  vient  de  le  voir,  le  thème  des  potins  de 
la  société  de  Strasbourg  où  Mme  d'Oberkirch  se  trou- 
vait alors.  Mais  il  est  à  remarquer  que  Mme  Campan, 
dans  ses  Mémoires,  n'en  touche  pas  un  mot  ;  cepen- 
dant, Mme  Campan  était  placée  mieux  que  personne 
pour  en  avoir  été,  une  des  premières,  informée. 

Or,  le  dimanche  28  janvier,  Rose  se  présenta  à  Ver- 
sailles, sans  pouvoir  obtenir  accès  auprès  de  la  Reine. 

Cette  nouvelle,  en  un  pareil  moment,  fut,  comme  bien 
on  pense,  immédiatement  répandue  et  commentée,  et 
l'auteur  des  Mémoires  secrets,  se  faisant  l'écho  des 
on-dit,  écrivit  :  «  Sa  Majesté  n'a  pas  voulu  la  voir  et 
lui  a  fait  refuser  l'entrée  de  son  appartement,  ce  qui 
met  le  comble  à  sa  déroute.  » 

Si,  au  commencement  de  1787,  Rose  Berlin  eut  du 
mal  à  se  sortir  d'un  mauvais  pas,  si  le  bruit  se  répan- 
dit partout  qu'elle  avait  fait  faillite,  il  n'est  nullement 


192  ROSE    BERTIN 

surprenant  qu'on  en  ait  accueilli  la  nouvelle  comme 
chose  fort  naturelle.  N'avait-on  pas  vu  les  plus  grands 
noms  (lu  commerce  parisien,  en  aussi  mauvaise  pos- 
ture ?  Pagelle,  la  modiste  en  vogue  à  la  fin  du  règne  de 
Louis  XV,  celle-là  même  chez  qui  Rose  avait  débuté  ; 
Gouttière,  le  fameux  Gouttière,  n'avaient-ils  pas  déposé 
leurs  bilans?  Et,  à  chaque  instant,  dans  le  monde  du 
commerce  comme  dans  la  noblesse  elle-même,  ne  se 
produisait-il  pas  de  retentissantes  banqueroutes.  Sans 
compter  celle  du  prince  de  Guéméné,  dont  il  a  déjà  été 
question,  le  sieur  Bourboulon,  trésorier  du  comte  et  de 
la  comtesse  d'Artois,  fit  en  mars  1787  une  faillite  de  plus 
de  cinq  millions.  A  la  même  époque  on  signalait  la  ban- 
queroute du  sieur  de  Villerange,  intendant  des  postes  et 
relais,  et,  grande  ou  petite,  chaque  jour  presque  était 
marqué  d'une  faillite.  Or,  les  Archives  de  la  Seine,  où 
ont  été  versés  les  dossiers  et  les  répertoires  relatifs  aux 
faillites  du  temps,  ne  conservent  aucune  pièce,  pas  la 
moindre  trace  de  celle  de  Rose  Berlin. 

Mais  alors,  que  signifie  donc  tout  le  bruit  fait  autour 
de  la  faillite  de  la  grande  modiste  ?  Était-ce  une  ma- 
nœuvre ?  Certains  de  ses  contemporains  y  crurent  voir 
un  coup  monté  par  Rose  elle-même,  un  bruit  habilement 
répandu  par  elle  pour  forcer  l'attention  publique  et 
aboutir  ainsi  à  se  faire  ordonnancer  les  sommes  qui  lui 
étaient  dues  par  la  Cour. 

Le  libraire  parisien,  S.  P.  Hardy,  qui  tenait  un  jour- 
nal des  événements  de  ce  temps,  sous  le  titre  :  «  Ban- 
queroute simulée  de  la  demoiselle  Berlin,  marchande 
de  modes  »,  écrivait  le  31  janvier  1787  : 

«  Ce  jour,  on  apprend  que  la  demoiselle  Bertin,  mar- 


Irii'-iiiOë 


ir-,v 


•>J  .'   ,  /       /    H. 


(Bibliothèque  Nationale .) 


LA    FIN    DES    EXCENTRICITES  193 

chande  de  modes  de  la  Reine,  en  très  grande  vogue  rue 
Saint-Honoré,  où  elle  occupait  une  superbe  boutique  à 
renseigne  de  «  la  Corbeille  galante  »  venait  de  déposer 
tout  nouvellement  au  gretle  de  la  juridiction  consulaire, 
cloître  Saint-Médéric,  son  bilan,  autrement  dit  son  état 
de  la  situation  actuelle  de  ses  atî'aires,  d'après  lequel, 
s'ilf  allait  en  croire  le  bruit  public,  ses  dettes  montaient 
à  une  somme  de  trois  millions,  dont  il  lui  était  soi-di- 
sant dû  deux  par  une  personne  qu'elle  avait  déclaré  ne 
pouvoir  nommer  que  dans  quelque  temps,  sans  déter- 
miner aucune  époque  fixe.  On  prétendait  que  cette  de- 
moiselle Bertin  était  dans  l'usage  habituel,  lorsque  ses 
fournitures  à  la  Cour  se  trouvaient  portées  à  un  certain 
taux,  d'en  venir  à  une  sorte  d'éclat  pour  obtenir 
quelque  rentrée  de  fonds  ;  et  que,  notamment,  dans 
cette  dernière  circonstance,  elle  avait  obtenu  à  l'instant 
une  ordonnance  de  quatre  cent  mille  livres  sur  le  Tré- 
sor Royal.  » 

Notons  que  le  libraire  qui  sans  doute  ne  s'occupait 
guère  de  chilfons,  ignorait  que  Rose  Bertin  avait  quitté 
la  rue  Saint-Honoré  depuis  plus  de  trois  ans,  et  que  ja- 
mais son  magasin  n'avait  été  à  l'enseigne  de  la  Cor- 
beille galante  mais  à  celle  du  Grand  Mogol. 

Cette  banqueroute  n'était  donc  qu'une  comédie,  que 
Rose  Bertin  d'ailleurs  eût  été  parfaitement  de  force  à 
monter.  On  vient  de  voir  qu'elle  en  fut  fortement  soup- 
çonnée par  certaines  gens.  Quant  à  fallusion,  qu'elle 
aurait  faite,  aune  personne  qui  lui  devaitdeux  millions, 
étant  donné  son  titre  de  fournisseur  de  la  Reine  et 
l'importance  même  de  la  créance,  elle  était  trop  trans- 
parente, pour  qu'on  n'accusât  pas  immédiatement  Ma- 
is 


11)4  ROSE   BERTIN 

rie-Antoinette  de  s'être,  une  fois  de  plus,  laissé  entraî- 
ner à  des  dépenses  folles.  Et  c'est  ce  bruit  revenu  aux 
oreilles  de  la  Reine  qui  explique  celui  qui  courut  de  la 
disgrâce  de  Rose.  Il  explique  que  la  Reine  lui  ait  fait 
consigner  sa  porte. 

Mais  Rose  était  femme  à  se  défendre,  et  à  ne  pas 
craindre  de  s'expliquer.  Une  pareille  campagne,  sour- 
noisement menée  contre  la  Reine,  eût  été  bien  hasar- 
deuse, et  le  moins  qu'en  ait  pu  retirer  la  modiste  était 
de  voir  liquider  son  compte  à  titre  définitif. 

Nous  avons  cependant  la  preuve  qu'elle  continua  à 
fournir  Marie-Antoinette.  C'est  donc  qu'elle  parvint  à 
lui  persuader  que  tout  le  bruit  fait  autour  de  cette  affaire 
lui  était  étranger,  et  qu'il  ne  pouvait  être  que  le  fait  de 
gens  acharnés  à  discréditer  la  souveraine,  comme  celle- 
ci  n'en  avait  que  trop  souffert  déjà. 

Si  Rose  Rertin  avait  été  traitée  parMarie^Antoinette, 
comme  on  en  faisait  courir  le  bruit,  nul  doute  que,  du 
coup,  elle  aui*ait  vu  déserter  ses  magasins  par  tout  ce 
qui  de  près  ou  de  loin  tenait  à  la  cour. 

Or  voici  quelques  noms  de  clients  qui  fréquentèrent 
sa  maison  en  1787,  avec  la  date  de  livraisons  qui  leur 
furent  faites  :  baron  de  Rozay  et  comtesse  de  Caradeus 
(13  mars);  Mme  Auguier  (20  mars).  11  est  à  remarquer 
que  Mme  Auguier,  sœur  de  Mme  Campan,  était  person- 
nellement attachée,  comme  femme  de  chambre,  à  la 
maison  delà  Reine.  C'est  cette  même  Mme  Auguier  qui 
se  jeta  par  une  fenêtre  des  Tuileries  et  se  tua  le 
10  août  1792.  Elle  avait  deux  filles  qui  furent  l'une  la 
maréchale  Ney,  l'autre  Mme  de  Rroc. 

Citons  encore  la  vicomtesse  de  Roulainvilliers  (7  avril), 


LA    FIN    DES    EXCENTRICITES  195 

M.  des  Entelles  (IG  avril).  Le  5  mai  Rose  livrait  à  la 
baronne  de  Serant,  au  Palais-Bourbon,  un  habit  de  pré- 
sentation de  2.U00  livres  pour  la  marquise  de  Nesles. 
Le  20  mai  suivant,  à  Mlle  Dillon,  elle  fournissait  un 
bonnet  de  mariage  de  39  livres. 

La  marquise  de  Guitry  (15  juin),  la  marquise  d'Agoult 
(28  juin),  le  comte  de  Custine  (22  juillet),  la  comtesse 
de  Laage,  qui  était  dame  d'honneur  de  la  princesse  de 
Lamballe  (10  août),  figurent  aussi  sur  les  livres  de 
1787,  ainsi  que  la  comtesse  Gustave  de  Sparre  pour 
laquelle,  le  12  septembre,  il  y  avait  un  grand  habit  de 
présentation  de  3.000  livres. 

Et  enfin,  nous  mentionnerons  encore  la  commande 
d'une  corbeille  de  baptême  de  1.200  livres  faite  par  le 
baron  de  Staël  pour  le  compte  de  la  Reine  de  Suède. 

Néanmoins,  les  beaux  jours  étaient  passés. 


Les  dernières  années  de  la  monarchie.  —  Le  déclin 

DES    AFFAIRES.    LeS    IMMEUBLES     DE    RoSE    BeRTIN 

(1787-1792). 


Les  caisses  publiques  se  trouvaient  en  tel  état,  du 
fait  de  l'administration  de  M.  de  Galonné,  que,  le 
8  avril  1787,  lorsqu'il  eut  reçu  l'ordre  de  donner  sa  dé- 
mission, Marie-Antoinette,  ayant  eu  connaissance  de  la 
situation,  témoigna  «  ses  regrets  qu'on  ne  lui  ait  pas 
découvert  plus  tôt  Tétat  fâcheux  des  finances  du 
royaume,  parce  qu'elle  ne  se  seroit  pas  livrée  à  son 
goût  pour  des  acquisitions  et  des  dépenses  qu'elle 
croyait  pouvoir  se  permettre  (i)  ». 

L'économie  qu'elle  fit  sur  ses  atours  commença  à  se 
faire  sentir  en  1788.  En  1787,  la  comtesse  d'Ossun  avait 
été  obligée  de  demander  une  ordonnance  de  97.187 
livres  «  pour,  avec  celle  de  120.000  livres  employée 
sur  les  états  de  la  maison  de  la  Reine,  faire  la  somme 
de  217.187  livres  à  laquelle  s'est  élevée  la  dépense  de 
la  garde-robe  de  la  Reine  pendant  l'année  (2)  ».  En  1788 

(1)  Mémoires  secrets. 

(2)  Archives  nationales  Oi,3792. 


LES    DERNIÈRES   ANNEES    DE   LA   MONARCHIE  197 

le  crédit  supplémentaire  que  la  dame  d'atours  était 
obligée  de  demander  ne  s'élevait  plus  qu'à  70.721  livres 
et  la  somme  totale  de  la  dépense  de  ce  chapitre  à 
190.721  livres. 

Le  9  août  parut  un  édit  portant  règlement  des  écono- 
mies à  effectuer  dans  les  dépenses  de  la  couronne. 
L'article  7  disait  :  «  La  réforme  opérée  dans  la  maison 
de  la  Reine  est  déjà  portée  à  900.000  livres.  » 

Il  est  bien  évident  qu'étant  donnée  la  situation,  Rose 
Rertin  ne  put  continuer  à  tirer  de  la  Cour  les  bénéfices 
qu'elle  en  avait  obtenu  au  cours  des  années  écoulées. 
Il  lui  fallut  aviser  et  songer  à  réformer  son  train  de  vie, 
quoiqu'elle  ne  se  ressentît  pas  immédiatement  des  con- 
séquences  des  nouvelles  mesures. 

Les  commerçants  de  Paris  rivalisaient  alors  d'ingé- 
niosité pour  attirer  la  clientèle.  Non  seulement  ils  lui 
ouvraient  des  crédits  illimités  —et  apprenaient  souvent 
à  leurs  dépens  où  cela  pouvait  mener,  —  mais  ils  no 
savaient  qu'imaginer  pour  lui  présenter  leur  marchan- 
dise et  l'entraîner  à  la  dépense.  Les  boutiques,  jadis 
obscures  et  mal  éclairées,  étaient  devenues  de  petits 
salons,  garnis  de  glaces  où  se  reflétaient  une  profusion 
de  lumières,  et  ornés  de  panneaux  décorés  et  brillants 
de  dorures.  Tout  cela  nous  semblerait  encore  bien  pâle 
aujourd'hui,  avec  le  progrès  moderne,  mais  qu'on  n'ou- 
blie pas  que  sous  Louis  XVI  on  était  encore  au  siècle  des 
chandelles,  et  qu'une  boutique,  dans  la  rue  Richelieu 
ou  la  rue  Saint-Honoré,  représentait,  à  cette  époque, 
tout  ce  que  le  luxe  commercial  pouvait  présenter  de 
mieux  pour  l'éblouissement  de  la  clientèle. 

Cependant  Rose  Berlin  ne  quilla  pas  ce  quartier  du 


19g  ROSE  liËhtlN 

Palais-Royal  qui  était  le  centre  de  la  vie  parisienne. 

El,  malgré  ses  déboires,  et  quoi  qu'on  en  ait  dit,  elle 
demeura  fournisseur  de  Marie-Antoinette. 

Un  des  portraits  de  celle-ci,  peint  par  Mme  Vigée-Le- 
brun  précisément  en  celte  année  4  787,  nous  la  repré- 
sente coiffée  d'un  pouf  en  velours  rouge  de  la  façon  de 
Rose,  garni  de  fourrure,  d'une  écharpede  gaze  bordée 
de  dentelle  et  d'un  piquet  de  plumes  blanches.  Sur  ce 
portrait,  qu'on  voit  actuellement  au  palais  de  Versailles, 
Mme  Vigée-Lebrun,  dans  ses  Souvenirs,  donne  les  dé- 
tails suivants: 

«  La  dernière  séance  que  j'eus  de  Sa  Majesté  me  fut 
donnée  àTrianon  oîi  je  fis  sa  tète  pour  le  grand  tableau 
dans  lequel  je  l'ai  peinte  avec  ses  enfants.  Je  me  sou- 
viens que  le  baron  de  Breteuil,  alors  ministre,  élail 
présent,  et  que,  tant  que  dura  la  séance,  il  ne  cessa  de 
médire  de  toutes  les  femmes  de  la  Cour...  Après  avoir 
fait  la  tête  de  la  Reine,  ainsi  que  les  études  séparées  du 
premier  Dauphin,  de  Mme  Royale,  et  du  duc  de  Nor- 
mandie, je  m'occupai  aussitôt  de  mon  tableau  auquel 
j'attachai  une  grande  importance,  et  je  le  terminai  pour 
le  Salon  de  1787.  Après  le  Salon,  mon  tableau  fut  placé 
dans  une  des  salles  du  château  de  Versailles,  et  la  Reine 
passait  devant  en  allant  et  en  revenant  de  la  messe.  A 
la  mgrt  de  xM.  le  Dauphin,  au  commencement  de  1789, 
cette  vue  lui  ravivait  si  vivement  le  souvenir  de  la  perte 
cruelle  qu'elle  venait  de  faire,  qu'elle  ne  pouvait  plus 
traverser  cette  salle  sans  verser  des  larmes;  elle  dit 
alors  à  M.  d'Angevilliers  (Ministre  des  Arts  et  directeur 
des  Bâtiments  royaux)  de  faire  enlever  ce  tableau;  mais, 
avec  sa  grâce  habituelle,  elle  eut  soin  de  m'en  instruire 


LES    DERNIERES   ANNEES    DE   LA   MONARCHIE  199 

aussitôt,  en  me  faisant  savoir  le  motif  de  ce  déplace- 
ment. C'est  à  la  sensibilité  de  la  Reine  que  j'ai  dû  la 
conservation  de  mon  tableau  ;  car  les  poissardes  et  les 
bandits  qui  vinrent  peu  de  temps  après  chercher  Leurs 
Majestés  à  Versailles,  l'auraient  infailliblement  lacéré, 
ainsi  qu'ils  tirent  du  lit  de  la  Reine  qui  a  été  percé  de 
part  en  part  ». 

Grâce  à  cette  circonstance  également,  l'une  des  créa- 
tions de  Mlle  Rertin  nous  est  restée  ;  et  celle-ci  a  un 
intérêt  particulier.  On  sait,  en  effet,  que  des  ateliers  de 
la  modiste  ne  sortaient  pas  que  des  coiffures  ;  et  que, 
si  la  célébrité  de  celle  qui  nous  occupe  venait  plutôt 
de  ses  chapeaux  et  de  ses  bonnets,  on  garnissait  chez 
elle,  en  outre,  des  habillements  complets.  Il  ne  faut  pas 
s'attarder  longtemps  devant  le  tableau  de  Mme  Vigée- 
Lebrun  pour  voir  que  le  corsage  et  la  robe  de  la  Reine 
sont  du  même  style  et  de  la  même  façon  que  le  pouf 
qui  la  coiffe. 

Marie-Antoinette  avait  donc  définitivement  adopté  ce 
genre  de  coiffure,  «  c'était  son  diadème  favori  »,  disait 
Bouilly  qui,  racontant  sa  présentation  à  la  ReinCj 
nous  apprend  qu'elle  portait  ce  jour-là  un  pouf  en  ve- 
lours noir;  ce  furent  à  peu  près  les  dernières  modes 
auxquelles  elle  se  tint,  avant  de  ne  plus  coiffer  que  les 
bonnets  de  la  prisonnière. 

C'est  encore  Rose  Bertin  qui  confectionna  quelques- 
unes  de  ces  coiffures  dont  la  Reine  devait  recouvrir  des 
cheveux  blanchis  dans  l'angoisse  de  l'agonie  royale. 

Non,  la  Reine  n'avait  pas  retiré  sa  confiance  à  sa 
modiste.  Et  si,  un  jour,  elle  put  soupçonner  ses  inten- 
tions et  se  montrer  méfiante  à  son  égard,  à  la  suite  de 


200  ROSE   BERTIN 

quelques  racontars,  c'était  assez  compréhensible  à  une 
époque,  où  elle  avait  le  cœur  meurtri  par  les  insinua- 
tions perfides,  les  outrages  continuels  dont  ses  enne- 
mis l'abreuvaient,  et  qui  réussissaient  peu  à  peu  à  la 
rendre  tellement  impopulaire,  que  ce  fameux  tableau, 
dont  nous  avons  parlé,  et  dans  lequel  Mme  Vigée-Lebrun 
Ta  représentée,  entourée  de  ses  enfants,  ne  fut  pas  ex- 
posé dès  l'ouverture  du  Salon  qui  s'ouvrit  au  mois 
d'août  1787,  mais  seulement  quelques  jours  plus  tard, 
tant  on  avait  redouté  les  outrages  de  la  populace. 

En  1788,  Mme  Vigée-Lebrun  peignait,  une  dernière 
fois,  le  portrait  de  la  Reine  pour  le  baron  de  Breteuil. 
Comme  on  l'a  vu  par  ce  qui  précède,  la  Reine  ne  posa 
pas  pour  ce  tableau,  et  l'artiste  se  servit  des  dessins 
qu'elle  avait  dans  ses  cartons.  Sauf  la  couleur  du  cor- 
sage et  du  pouf  qui  sont  en  velours  bleu,  la  coupe  en 
est  à  peu  de  chose  près  la  même  que  dans  le  grand  por- 
trait mis  au  Salon  de  1787;  cependant  le  pouf  est  dé- 
pourvu de  fourrure. 

La  Reine,  découragée,  ne  voyait  plus  la  vie  comme 
autrefois;  et  tout  concourait  en  cette  année  1787  à  lui 
faire  oublier  le  plaisir,  à  lui  faire  renoncer  à  ce  qui 
jusqu'alors  avait  occupé  son  esprit.  En  juillet,  lors- 
qu'elle perdit  sa  dernière  fille,  la  petite  princesse  Ma- 
rie-So4)hie-Hélène-Béatrix,  âgée  de  onze  mois,  elle 
courut  s'enfermer  dans  la  paix  de  Trianon,  où  elle  ap- 
pela Mme  Elisabeth  par  une  lettre  qui  contenait  plus 
de  larmes  que  de  mots:  «  Nous  pleurerons  sur  la  mort 
de  ma  pauvre  petite  ange,  lui  disait-elle.  J'ai  besoin  de 
tout  votre  cœur  pour  consoler  le  mien  ». 

Alors,  le  règne  des  futilités  et  des  chilfons  était  fini. 


LES   DERNIÈRES    ANNÉES    DE    LA    MONARCHIE  201 

bien  fini,  et  l'astre  de  Mlle  Bertin  pâlissait  étrangement. 
Comme  bien  d'antres,  elle  était  une  victime  des  événe- 
ments. 

Le  commerce  subit,  en  effet,  le  contre-coup  de  tout 
ce  qui  se  passa  pendant  plusieurs  années.  Pour  en 
donner  l'idée,  qu'il  nous  suffise  de  citer  ces  lignes  ex- 
traites du  Journal  politique  ou  Gazelle  des  Gazelles 
publié  à  Bouillon,  sous  la  date  de  la  seconde  quinzaine 
de  septembre  1789  : 

«  Les  marchands  de  Paris  commencent  à  se  plaindre 
qu'ils  ne  vendent  point,  et  qu'ils  ne  trouvent  plus  de 
crédit  dans  les  manufacinres.  Ce  dernier  fait  est  mal- 
heureusement trop  vrai.  Une  autre  particularité  non 
moins  affligeante,  c'est  que  plusieurs  seigneurs  ren- 
voient beaucoup  de  leurs  gens  ;  il  en  est  qui  en  ont 
renvoyé  jusqu'à  quarante.  » 

Ainsi  les  nobles,  les  gens  riches  restreignaient  leur 
dépense  par  tous  les  moyens,  et  ce  n'était  pas,  en  pré- 
sence d'une  pareille  situation,  que  pouvaient  prospérer 
les  commerces  de  luxe  du  genre  de  celui  qu'exerçait 
notre  modiste. 

La  malignité  publique  semblait,  d'autre  part,  s'in- 
géniera la  poursuivre,  ce  qui  ne  pouvait  que  porter  au 
paroxysme  l'irritabilité  de  son  caractère. 

Comme  elle  revenait  d'Angleterre,  où  elle  allait  rela- 
tivement souvent,  et  où  elle  possédait  d'ailleurs  un 
pied  à  terre,  le  bruit  se  répandit  qu'elle  avait  été  arrê- 
tée et  conduite  à  la  Bastille.  Le  libraire  Hardy,  en  rap- 
portant la  rumeur  qui  courait  à  ce  sujet,  le  fait,  sous  la 
date  du  2k  janvier  1788,  en  intitulant  cette  nouvelle  : 
«  Les  demoiselles  Berlin  et  Lenoir,  soi-disant  mises  à 


202  ROSE    BERTIN 

la  Bastille.  Pourquoi  ?  »  Ce  qui  n'indique  pas  que  le 
sieur  Hardy  ait  eu  grande  confiance  dans  cette  nouvelle 
aventure  imputée  à  Rose,  et  qu'il  se  contente  de  consi- 
gner en  ces  termes  dans  son  journal  : 

«  11  couroit  un  bruit  que  les  demoiselles  Bertin  et 
Lenoir,  marchandes  de  modes  de  la  Reine,  venoient 
d'être  arrêtées  et  mises  à  la  Bastille,  la  première  des 
deux  à  son  retour  de  Londres  où  elle  étoit  allée  soi- 
disant  faire  emplette  de  rubans,  de  gazes  et  autres 
marchandises  analogues  à  son  commerce,  qu'elle  n'a- 
voit  pas  apportées  seules,  mais  accompagnées  d'un 
certain  nombre  d'exemplaires  de  plusieurs  imprimés  de 
la  plus  grande  force  contre  Sa  Majesté,  dont  elle  avoit 
été  sollicitée  de  se  charger  en  Angleterre,  par  la  dame 
de  Lamotte,  avec  laquelle  elle  avoit  eu  l'imprudence 
de  s'aboucher,  pour  les  faire  passer  en  France,  et  les  y 
distribuer;  projet  que  des  délations  secrètes,  antérieures 
à  son  arrivée  dans  la  capitale,  avoient  fait  échouer 
dans  tout  son  entier.  On  vouloit  aussi  que  la  détention 
d'un  libraire,  arrêté  depuis-peu  rue  de  la  Barillerie,  eût 
quelque  rapport  à  l'affaire  des  demoiselles  Bertin  et 
Lenoir  (1).  » 

Le  libraire  Hardy  nomme  encore  la  demoiselle  Ber- 
tin, marchande  de  modes  de  la  Reine,  preuve  que  les 
iiîcidents  qui  s'étaient  passés  un  an  plus  tôt  à  propos 
de  la  soi-disant  faillite  n'avaient  rien  changé  à  sa  situa- 
tion de  fournisseur  attitrée  de  la  Cour. 

En  somme  l'histoire  de  l'arrestation  de  Mlle  Bertin 
était  de  la  pure  fantaisie.  Cependant  il  n'y  a  pas  de 

(1)  Bibl.  nat.,  Ms.  français  6686. 


LES    DERNIÈRES    ANNEES    DE    LA    MONARCHIE  203 

fumée  sans  feu.  L'importation  clandestine  du  mémoire 
de  Mme  de  Lamotte  avait  bien  eu  lieu.  La  police  avait 
réellement  mis  la  main  sur  la  personne  qui  paraissait 
être  cliargée  de  l'introduire  en  France.  Pourtant^  ce 
n'était  pas  Mlle  Bertin,  non  plus  que  Mlle  Lenoir  qui 
avaient  été  arrêtées,  mais  bien  une  autre  marchande 
de  modes,  nommée  Henriette  Sando  qui  demeurait  rue 
des  Haudriettes,  n°  5,  à  l'enseigne  :  A  a  goût  de  la  cour. 
Elle  fut  arrêtée  sous  le  nom  de  comtesse  Anselme.  Elle 
était  liée  avec  plusieurs  femmes  de  la  Cour.  «  On  a 
trouvé  parmi  ses  papiers,  dit  l'auteur  de  la  Bastille  dé- 
voilée, beaucoup  de  lettres  d'elles,  remplies  d'expres- 
sions affectueuses  :  c  Mon  cœur,  venez  me  voir,  je  vous 
enverrai  ma  voiture.  —  Voulez-vous  aller  au  spec- 
tacle ?  Je  vous  donnerai  ma  loge.  »  Le  motif  de  tous  ces 
petits  soins  venoit  de  ce  qu'il  étoit  dû  à  Mlle  Sando,  et 
qu'on  cherchoit  à  la  payer  en  complimens  plutôt  qu'en 
argent.  »  La  personne  qui  subit  la  prison  en  même 
temps  qu'elle  n'était  que  sa  femme  de  chambre,  la 
nommée  Mangin.  Elles  furent  rendues  à  la  liberté  trois 
mois  après  leur  incarcération,  le  8  avril  1788. 

Le  mémoire  de  Mine  de  Lamotte,  cause  de  toute 
cette  affaire,  était  fort  rare  alors,  mais  depuis  il  est  de- 
venu fort  commun.  Mme  Campan  dit  qu'elle  en  a  vu 
dans  les  casiers  de  la  Reine  un  manuscrit  qui  avait  été 
apporté  de  Londres  et  portant  des  corrections  de  la 
main  de  M.  de  Galonné,  dans  les  endroits  où  l'igno- 
rance des  usages  de  la  Cour  avait  fait  commettre  à 
Mme  de  Lamotte  de  trop  grossières  erreurs.  Pendant  ce 
temps,  la  Reine  continuait  à  s'occuper  de  réduire  sa 
dépense.  Le  16janvier  1788,  un  édit  portant  suppres- 


204  ROSE    BERTIN 

sion  de  charges  dans  sa  maison  pour  1.206.600  livres 
avait  été  publié.  On  remarqua  que  Marie-Antoinette  af- 
fectait une  simplicité  de  plus  en  plus  grande.  Le 
23  juin  notamment,  comme  elle  était  venue  visiter  les 
Invalides,  le  bruit  se  répandit  que  sa  mise  des  plus  mo- 
destes faisait  un  contraste  frappant  avec  celles  de 
Mme  Royale,  de  Madame  et  de  Mme  Elisabeth  qui  rac- 
compagnaient et  qui  étaient  dans  des  costumes  de  la 
plus  grande  cérémonie,  ce  que  le  libraire  Hardy  ne 
manque  pas  de  relater  dans  ses  mémoires. 

Rose  continuait  cependant,  bien  que  sur  une  moins 
grande  échelle,  à  faire  des  affaires  un  pou  dans  toute 
l'Europe.  Elle  livrait  à  une  cliente  anglaise  un  bonnet  h 
V ordre  de  la  Jarretière.  Elle  habillait  la  duchesse  de 
Wurtemberg  qui,  avant  d'être  épousée  par  le  duc,  en 
1786,  avait  été  longtemps  sa  maîtresse  et  était  connue 
sous  le  nom  de  comtesse  de  Hohenheira.  C'est  d'elle 
que  Marie-Antoinette  parlait  dans  une  lettre  qu'elle  écri- 
vait" à  Marie-Thérèse  le  27  février  1776,  en  disant  que 
le  duc  «  traîne  partout  sa  maîtresse,  qui  est  une  com- 
tesse d'assez  mauvaise  mine  ».  Rose  faisait  encore 
toutes  les  fournitures  relatives  à  la  toilette  de  Mlle  de 
Luxembourg,  lorsqu'elle  épousa  M.  de  Cadaval,  ainsi 
que  de  Mme  de  Luxembourg  à  propos  de  cette  cérémo- 
nie. Pour  Mlle  de  Luxembourg,  la  robe  d'accord  était 
de  1.359  livres,  la  robe  de  noces  (une  robe  turque)  de 
4.556  livres  dont  980  pour  la  couturière,  la  robe  de  len- 
demain de  1.593  livres  dont  84  pour  la  couturière,  des 
poufs,  des  toquets,  des  chapeaux  de  paille  variant  de 
39  à  200  livres. 

Et  comme,  dans  la  haute  société,  on  n'avait  pas  en- 


LES    DERNIÈRES   ANNÉES    DE   LA   MONARCHIE  205 

core  cessé  de  recevoir,  la  modiste  avait  de  temps;  à 
autre  à  garnir  des  robes  de  bal.  Un  liabit  de  bal  pour 
Mme  de  Rochefort  livré  en  février  valait  637  livres. 

La  situation  tinancière  de  Mile  Rose,  devenue  évi- 
demment beaucoup  moins  brillante  qu'elle  ne  l'avait 
été,  n'était  pas  encore  à  cette  époque  si  mauvaise  en 
somme,  puisqu'au  cours  des  années  1788  et  1789,  elle 
lit  d'imi)ortants  placements  de  fonds  sur  des  immeubles 
parisiens. 

Elle  achetait  le  -23  février  1788,  dans  la  nie  du  Mail, 
une  propriété  pour  le  prix  de  287.700  livres  (1).  Cet  im- 
meuble, qui  se  trouvait  situé  vers  le  milieu  de  la  rue, 
au  n**  43,  aujourd'hui  le  n°  27,  était  occupé  par  le  Bu- 
reau général  de  transport  et  était  connu  sous  le  nom 
d'Hôtel  des  Chiens.  Ce  bureau  de  transport  était  une 
compagnie  autorisée  pour  le  transport  intérieur  de  bal- 
lots, paquets,  meubles  et  marchandises  d'un  quartier 
de  Paris  à  l'autre,  quelque  chose  comme  l'entreprise 
des  colis  postaux,  telle  qu'elle  existe  de  nos  jours.  En 
outre  le  Guide  des  Amateurs  et  des  Étrangers  voya- 
geurs à  Paris,  publié  en  1787,  donnait  sur  cette  agence 
les  renseignements  suivants  : 

«  Les  étrangers  et  les  personnes  de  province  qui  font 
partir  avant  eux  leurs  effets  ou  marchandises,  faute  de 
savoir  en  quel  endroit  de  la  ville  ils  logeront,  pourront, 
avec  une  lettre  d'avis,  adresser  leurs  effets  en  droiture 
à  M.  V.  de  Vallon,  directeur  général  du  Rureau  de  trans- 
port intérieur  de  Paris,  rue  du  Mail,  n''  43.  » 

Ceci  vous  explique  pourquoi  Rose  Rertin,  encombrée 

(1)  Archives  de  la  Seine.  Minutes  des  lettres  de  ratifications 
n»  2369. 


906  ROSE    BERTIN 

du  provincial  gauche  et  emprunté  qu'était  le  jeune  de 
Chateaubriand,  lorsqu'elle  arriva  avec  lui  de  Rennes, 
l'avait  amené  tout  droit  dans  cette  rue  du  Mail  ;  c'est 
qu'elle  pouvait  lui  indiquer,  à  deux  pas  de  son  hôtel, 
l'endroit  où  il  devrait  se  rendre  pour  se  faire  délivrer 
son  bagage. 

L'année  suivante,  Rose  Bertin  faisait  encore  l'achat 
d'un  immeuble  important  de  la  rue  de  Richelieu. 

Le  27  janvier  1789,  M.  Bochart  de  Saron  avait  été 
nommé  premier  président  du  Parlement;  et,  à  ce  titre, 
il  avait  droit  d'être  logé  au  Palais.  Il  quitta  donc 
la  maison  qu'il  habitait  rue  de  Richelieu  et  la  mit  en 
vente.  Cette  maison  avait  été  construite  vers  16/i0  par 
Charles  de  Pradines.  Elle  existe  encore  sous  le  n°  26. 
En  1823  elle  fut  acquise  par  le  célèbre  acteur  Charles- 
Gabriel  Potier,  qui  donna  son  nom  au  passage  Potier 
qui  met  en  communication,  en  traversant  l'immeuble,  la 
rue  de  Richelieu  avec  la  rue  Montpensier  (1).  Rose  Ber- 
tin se  rendit  acquéreur  de  cette  maison  le  24  du  mois 
d'avril  1789,  moyennant  la  somme  de  cent  quatre-vingt 
mille  livres.  L'acte  de  vente  portait  : 

«  Vente  devant  M^  De  la  Cour,  notaire  à  Paris,  du 
vingt-quatre  avril  1789. 

«  Par  Monseigneur  Jean-Raptiste-Gaspard  Bochart 
de  Saron,  premier  président  au  Parlement  de  Paris,  y 
demeurant  à  l'hôtel  de  la  première  présidence,  enclos 
du  Palais. 

«  A  demoiselle  Marie-Jeanne  Bertin,  marchande  de 

(1)  Potier  débuta  au  théâtre  qui  avait  été  fondé  sur  le  boulevard 
du  Temple  par  Beaurivage  sous  le  nom  de  Théâtre  des  Associés  et 
qui,  sous  la  direction  de  Prévost,  en  1799,  avait  pris  celui  de 
Théâtre  sans  prétention. 


LES    DERNIÈRES   ANNÉES    DE    lA    MONARCHIE  2'07 

modes  de  la  Reine,  demeurant  à  Paris,  rue  de  Riche- 
lieu... » 

Cette  pièce  officielle,  mentionnait  encore  le  titre  de 
marchande  de  modes  de  la  Reine,  que  réclamait  l'ad- 
judicataire. Cela  ne  suffirait-il  pas  à  infirmer  tous  les 
bruits  malveillants  qui  couraient  sur  son  compte  depuis 
deux  ans,  si  nous  n'en  avions  pas  déjà  d'autres  preuves  ? 
Rose  Rertin  opéra  donc  un  nouveau  déménagement  et 
quitta  la  maison  de  M.  de  Maussion,  pour  transporter 
son  commerce  dans  celle  qu'elle  venait  d'acheter  au 
président  Boohart  de  Saron. 

«  La  devanture  de  sa  boutique  avec  ses  trois  arcades 
à  la  romaine,  style  Louis  XVI,  a  été  conservée  par  la 
gravure,  bien  qu'elle  n'offrît  rien  qui  puisse  nous  sem- 
bler remarquable  (1).  » 

Au  mois  d'août  suivant  elle  y  était  définitivement  ins- 
tallée; mais  le  prix  d'achat  ne  fut  pas  immédiatement 
versé,  et,  lorsqu'on  1793  le  séquestre  fut  mis  sur  les 
biens  de  Bochart  de  Saron,  elle  était  encore  créancière 
de  100.000  livres  environ.  Pour  se  libérer  elle  avait 
même  passé  un  acte  dont  on  trouve  mention  dans  les 
dossiers  du  séquestre,  conservés  aux  Archives  (2)  et 
dont  voici  les  termes  : 

«  Je  soussigné,  directeur  de  l'agence  des  droits  d'en- 
registrement et  domaines  nationaux  y  réunis,  chargé  de 
l'Actif  des  Émigrés,  reconnois  que  le  citoyen  Duchatel, 
chef  du  bureau  de  l'Actif  et  du  Passif  des  Émigrés,  m'a 
remis  un  contrat  de  vente  par  Jean-Baptiste-Gaspard 


(1)  ViTU,  la  Maison  mortuaire  de  Molière,  Paris.  18S0. 

(2)  Archives  Nationales,  série  T.,  1604,  n»  53. 


208  ROSE    BERTIN 

Bocbai't  de  Sarron,  mort  par  la  loi  dernière  à  Paris, 

rue section  de . 

«  A  Marie-Jeanne  Bertin,  d'une  maison  sise  rue  de 
la  Loi  et  portant  Constitution  de  quatre  mille  quatre  cent 
ivres  de  rente  perpétuelle  au  profit  dudit  Bocliart  pour 
restant  du  prix  de  la  ditte  maison. 

«  A  Paris,  ce  28  prairial  l'an  deuxième  de  la  Répu- 
blique française  une  et  indivisible.  Signé  :  Gentil.  » 
Alors  les  événements  commençaient  à  se  précipiter. 
Dans  les  premiers  mois  de  1789  rien  cependant  n'au- 
rait pu  faire  prévoir  l'importance  du  mouvement  qui 
allait  se  produire.  «  On  avait  cependant  vu  briller  depuis 
plusieurs  mois  les  éclairs  précurseurs  de  l'orage,  mais 
personne  ne  le  pressentit,  a  écrit  te  comte  Louis-Plii- 
lippe  de  Ségur.  On  croyait  que  des  réformes  salutaires 
termineraient  les  embarras  passagers  qu'éprouvait 
notre  gouvernement.  C'était  une  époque  d'illusions...  » 
Cependant  quelques  étrangers  trouvaient  prudent  de 
quitter  la  France,  comme  le  prouve  cette  lettre,  que  la 
comtesse  Razomowsky  écrivait  de  Genève  à  Rose  Ber- 
tin, le  10  janvier  1789,  et  dans  laquelle  nous  trouvons 
ces  mots  :  «  Vos  troubles  de  Paris  m'ont  cruellement 
chassée  de  votre  royaume,  ce  qui  m'afflige,  mais  j'es- 
père que  je  ne  tarderai  pas  à  y  revenir  (1)  »,  et  la  com- 
tesse terminait  en  transmettant  à  Mlle  Bertin  mille  ami- 
tiés de  la  part  de  son  mari.  Ces  troubles-là  n'étaient 
rien  encore. 

En  effet,   il  n'y  avait   aucun  changement  dans   les 
habitudes  de  la  Cour,  où  le  cérémonial  habituel  conti- 

(1)  Collection  J.  Doucet.  Rose  Bertin,  Dossier  n"  592'»*s. 


f  Bibliolhl'qur  Xatiotiale  ■) 

MA1',I]:-ANT()1N1:TTI-:  (en  rob.'  sur  paiiiiT.) 
(D'apiùs  11'  ik'ssiii  lie  Li;  ('.i.i;i!i;,  giavc  par  Le  IjKav.) 


LES    DERNIERES    ANNEES    DE    LA    MONARCHIE  209 

niiait  à  être  observé.  C'est  ainsi  que  le  20  janvier  1789, 
Rose  fournissait  à  la  duchesse  douairière  d'Harcourt 
un  habit  de  cérémonie  destiné  à  la  duchesse  de  Croy 
qui  devait  être  présentée  à  la  Reine  (1). 

L'insouciance  était  telle,  dans  certaines  familles,  que, 
malgré  les  avertissements  qu'apportaient  journellement 
les  événements  politiques,  le  langage  des  journaux  et  le 
bruit  de  la  rue,  on  continuait  à  s'amuser,  à  rire,  à  jouir 
de  l'existence,  comme  si  rien  ne  la  menaçait.  «  Un  des 
salons  à  la  mode  les  plus  goûtés  des  jeunes  dames,  écrit 
Mme  de  Laage  dans  ses  Mémoires^  étoit  celui  de  lady 
Kerry.  La  bande  joyeuse  s'y  donnoit  rendez-vous  deux 
fois  par  semaine  pour  jouer  au  creps  et  au  cavagnole.  » 
Et  c'était  une  partie  de  la  clientèle  restée  fidèle  à 
Mlle  Rertin  qui  s'y  retrouvait.  Lady  Kerry  était  du 
nombre,  la  comtesse  de  Laage  également;  et  entre 
deux  parties  on  y  devisait  encore  de  la  coquetterie  à  la 
mode,  et  l'on  pensait  à  parer  de  bonnets  audacieux  ou 
jolis  des  têtes  dont  la  Révolution  naissante  avait  compté 
les  jours. 

Il  y  avait  un  peu  partout  des  bals  et  des  fêtes.  La 
marquise  de  Menou,  au  commencement  d'avril,  avait 
prié  à  danser  la  plus  brillante  société.  La  comtesse  de 
Laage,  de  goûts  plutôt  simples,  se  demande  si,  «  au 
milieu  des  dames  parées  de  colliers  de  diamants  et  de 
guirlandes  de  fleurs  tout  au  travers  des  robes  »,  elle  y 
passera  inaperçue  «  avec  un  habit  blanc  tout  uni,  un 
bandeau  de  perles,  une  seule  grande  plume  blanche  et  un 
collier  de  velours  noir.  »  Huit  jours  plus  tard,  le  duc  de 


(1)  Collection  Doucel  id.,  Dossier  n"  208. 

14 


210  ROSE    RERTIN 

Dorset  donnait  une  fête  à  l'occasion  du  rétablissement 
du  roi  (l'Angleterre,  Georges  III  (1),  et  Mme  de  Laage  y 
paraissait  dans  la  même  toilette  avec  seulement  deux 
plumes  de  plus  sur  la  tête. 

Enfin  les  États  Généraux  étaient  convoqués.  Le  4  mai 
eut  lieu  la  procession  des  trois  ordres  à  Versailles. 
Mme  de  Laage  avait  prêté  son  habit  de  présentation  à 
Mme  de  Polastron.  Au  milieu  des  grands  habits  dont  un 
grand  nombre  sortaient  des  ateliers  de  Rose,  celui-là, 
qui  y  avait  été  également  confectionné,  u  brillait  »,  écri- 
vit-elle, à  régal  des  neufs  du  jour. 

Elle  nous  donne  aussi  une  brève  description  de  la 
toilette  que  portait  Marie-Antoinette  pour  paraître  à  la 
cérémonie  du  lendemain  5  mai  :  «  La  Reine  était  mise 
à  merveille  ;  un  seul  bandeau  de  diamants,  avec  sa  belle 
plume  de  héron,  l'habit  violet  et  la  jupe  blanche  en 
pailleté  d'argent.  Le  Roi  portait  le  Régent  à  son  cha- 
peau. » 

Ce  fut  la  prise  de  la  Bastille  qui  marqua  réellement 
le  début  d'une  ère  nouvelle  pour  la  politique  intérieure 
comme  pour  la  mode.  Finis  les  poufs  et  les  bonnets 
au  lever  de  la  Reine,  fini  le  lUxe  et  l'originalité  des 
accoutrements.  On  porta  des  bonnets  à  la  Bastille^ 
décorés  de  la  cocarde  nationale,  et  on  mit  des  bonnets 

(1)  Georges  III  avait  subi  au  printemps  de  1788  les  premières 
atteintes  de  la  maladie  mentale  dont  il  devait  soufl'rir  jusqu'à  la 
fin  de  sa  vie.  La  déclaration  d'indépendance  des  colonies  anglaises 
en  Amérique  avait  surexcité  une  irritabilité  préexistante.  Au 
mois  de  décembre  1788,  la  crise  avait  pris  une  tournure  des  plus 
graves;  mais,  peu  à  peu,  cependant,  Georges  III  se  rétablit,  et,  le 
10  mars  1789,  il  put  reprendre  l'exercice  de  ses  fonctions.  C'est 
cet  événement,  qualifié  heureux,  que  célébrait  par  une  fête  l'am- 
bassadeur d'Angleterre  en  France,  John  Frederick  Sackville,  duc 
de  Dorset  (ambassadeur  de  1783  à  1789). 


LES    DERNIERES   ANN  SES   DE    LA    MONARCHIE  211 

à  la  citoyenne  en  gaze  blanche,  d'une  simplicité  antique. 
La  toile  de  Jouy  triomphait  définitivement  des  étoffes 
de  soie;  ce  n'était  plus  du  fait  d'un  caprice  royal,  mais 
de  la  volonté  populaire. 

Le  sceptre  de  la  mode  échappait  aux  mains  de  celle 
qui  l'avait  si  longtemps  tenu,  et  qui,  épouvantée,  voyait^ 
de  jour  en  jour,  grossir  son  passif.  De  petites  bour- 
geoises, des  femmes  du  peuple  ne  se  seraient  pas  aven- 
turées dans  des  magasins  réputés  pour  l'élévation  de 
leur  tarif.  Nous  avons  vu  que  déjà  de  grandes  dames 
étrangères  avaient  jugé  prudent  de  quitter  la  France. 
Prudence  ou  couardise,  la  noblesse  (rançaise  ne  tarda 
pas  à  en  faire  autant.  Cédant  aux  instances  de  la  reine 
en  personne,  la  duchesse  de  Polignac  émigrait  pour 
l'Allemagne  dans  la  nuit  du  16  au  17  juillet;  le  8  août, 
on  signalait  le  passage  à  Bonn  de  la  princesse  Louise 
de  Condé  en  route  pour  Coblentz  avec  la  princesse  de 
Monaco  et  la  marquise  d'Autichamp;  le  5  septembre  la 
comtesse  d'Artois  partait  pour  Turin;  la  noblesse  de 
France  s'éparpillait  aux  quatre  coins  de  l'Europe; 
Londres,  Bruxelles,  Worms,  Manheim,  Strasbourg, 
plusieurs  autres  villes  voyaient  affluer  les  émigrés;  et 
un  vide  inquiétant,  que  Thistoire  ne  saurait  juger  avec 
trop  de  sévérité,  se  faisait  autour  du  couple  royal. 

Comment  un  commerce  de  luxe  eût-il  pu  demeurer 
prospère  dans  de  telles  conditions?  Dans  le  magasin  de 
plus  en  plus  déserté,  devant  la  porte  duquel  les  car- 
rosses arrêtés  se  faisaient  rares,  l'active  commerçante, 
pour  la  première  fois  de  sa  vie,  trouvait  le  temps  de 
reviser  ses  livres  de  comptes  et  d'y  pointer  les  com- 
mandes qui,  depuis  des  années,  demeuraient  impayées. 


212  ROSE    BERTIN 

sans  qu'elle  ait  pu,  pour  la  plupart  de  celles-ci,  s'oc- 
cuper d'en  poursuivre  le  remboursement.  Rose  Bertin, 
comme  une  rentière,  pouvait  alors,  assise  derrière  ses 
vitres,  perdre  une  heure  à  regarder  tomber  la  pluie. 

Royaliste  par  conviction  comme  par  intérêt,  la 
modiste  de  la  Reine  ne  pouvait  plus  suivre  dans  leurs 
fantaisies  les  innovations  qu'apportaient  dans  les  modes 
du  jour  les  tragédies  de  la  veille.  Ce  n'est  pas  elle  qui 
eût  pu  mettre  à  son  étalage  les  rubans  vendus  par  une 
modiste  de  ses  voisines,  au  lendemain  du  massacre  de 
Foulon,  dont  la  tête  venait  d'être  promenée  dans  Paris. 
On  lit  à  ce  sujet  dans  les  souvenirs  de  la  comtesse 
d'Adhémar  :  «  Une  marchande  de  modes  de  bon  goût 
(je  lui  ai  entendu  donner  cette  qualification,  on  la  nom- 
mait la  Gautier,  elle  logeait  à  Tangle  des  rues  Neuve- 
des-Petils-Champs  et  Richelieu)  mit  en  vente  des 
rubans  sang  de  Foulon.  Ils  firent  fureur.  Le  mot  est 
vrai  encore.  » 

«  Après  la  prise  de  la  Bastille,  ces  dames  portaient 
des  boucles  d'oreilles  et  des  bagues  faites  avec  des 
pierres  enchâssées  dans  de  l'or.  On  appelait  cela  des 
bijoux  à  la  constitution  (1).  » 

«  Palloy,  chargé  de  la  démolition,  fît  sculpter  sur  des 
pierres  de  cet  édifice  de  petites  Bastilles  qu'il  envoya 
à  chaque  chefli-eu  de  département  (2)  »  et,  pendant  plus 
d'une  année,  tous  les  arts  s'empressèrent  de  célébrer 
la  prise  de  la  Bastille. 

La  situation  de  Rose  Bertin,  de  moins  en  moins  bril- 
lante, n'était  pas  encore  tout  à  fait  désespérée.  Ne  gar- 

(1)  Roussel  d'Epin'al,  le  Château  des  Tuileries,  t.  II. 

(2)  Jd.  (note). 


LES    DERNIERES    ANNEES    DE    LA    MONARCHIE  213 

dait-elle  pas  sa  clientèle  étrangère?  En  1790,  nous 
relevons  sur  ses  livres  les  noms  de  la  marquise  de  Cas- 
tel  Fuerte,  une  Sicilienne,  celui  de  la  princesse  russe 
Lubomirska,  alors  à  Genève,  etc.  N'avait-elle  pas  encore, 
en  France  même,  des  clients  qui  n'avaient  point  émigré? 
A  Abbeville,  par  exemple,  la  marquise  de  Crécy,  la 
baronne  Duplouy,  Mme  d'Hautcourt,  lui  demeuraient 
fidèles;  de  grandes  dames,  comme  la  présidente  d'Or- 
messon,  étaient  toujours  à  Paris.  Le  5  juillet  1790,  Rose 
Bertin  confectionnait  encore  un  grand  habit  pour  la 
vicomtesse  de  Preissac,  qui  allait  être  présentée  à  Marie- 
Antoinette.  La  vicomtesse  de  Preissac  devait  émigré  r 
l'année  suivante  en  Angleterre  et  y  mourir,  laissant  im- 
payé l'habit  de  présentation  qui  valait  1.218  livres, 
somme  que  Rose  Bertin  ne  put  jamais  réussir,  comme 
bien  d'autres  d'ailleurs,  à  recouvrer. 

Celte  présentation  fut  une  des  dernières  qui  eurent 
lieu  à  la  Cour;  et  l'habit  de  Mme  de  Preissac  le  dernier 
de  ce  genre  qui  sortit  des  ateliers  de  la  rue  de  Richelieu. 
Par  contre  on  y  chiffonnait  des  «  cocardes  nationales  ». 
Il  s'en  lit  un  assez  grand  commerce  pendant  cette 
année  1790  et  les  suivantes. 

Le  Cabinet  de  modes  du  5  novembre  1790  constatait, 
non  sans  une  arrière-pensée  mélancolique  :  «  Nos 
mœurs  commencent  à  s'épurer;  le  luxe  tombe.  »  Le 
rédacteur  avaient  conscience  des  excès  où  les  modes 
avait  entraîné  la  société  du  dix-huitième  siècle,  et  en 
cela  il  montre  un  esprit  judicieux  et  clairvoyant  ;  mais 
cet  abandon  des  habitudes  de  luxe  ne  pouvait  être  que 
préjudiciable  aux  intérêts  de  tout  un  commerce  qui  occu- 
pait à  Paris  dinnouibrables  ouvrières,  remuait  dimpor- 


214  ROSE    BERTIN 

tants  caj)ilaux  et  justifiait  Texistenco  de  journaux  spé- 
ciaux du  genre  du  Cabinet  de  modes. 

Au  mois  de  mars  1790,  le  Roi  et  la  Heine,  jugeant 
que  la  situation  s'aggravait,  pensèrent  qu'il  serait  poli- 
tique d'intéresser  à  la  cause  de  la  monarchie  quelques- 
uns  des  députés  les  plus  en  vue  des  États  Généraux, 
notamment  Mirabeau.    Des  démarches,  auxquelles  le 
comte  de  La  Marck  et  l'ambassadeur  d'Autriche,  Mercy- 
Argenteau,  furent  intimement  mêlés,  commencèrent.  Si 
on  pouvait  en  croire  l'auteur  des  Souvenirs  de  Léo- 
nard, celui-ci,  ainsi  que  Rose  Bertin,  auraient  été  em- 
ployé à  ces  négociations.  On  sait  comme  il  faut  avoir 
foi  dans  toutes  les  histoires  que  contiennent  les  soi- 
disant  Souvenirs  du  coiffeur  de  la  Reine,  cependant  il 
faut  admettre  que  Mme  Campan  et  Mlle  Bertin,  et  Léo- 
nard lui-même  qui  se  vante,  purent  non  pas  jouer  un  rôle 
capital,  mais  avoir  dans  cette  affaire  l'occasion  d'éclai- 
rer la  Reine  sur  la  situation  politique,  sur  tout  ce  qu'on 
répétait  en  ville,  sur  tout  ce  qu'on  savait  par  la  rumeur 
publique  qui  ne   pénétrait  pas  jusqu'aux  souverains, 
parce  que  trop  de  gens  autour  d'eux,  avaient  intérêt  à 
en  étouffer  le  bruit.  «La  Reine,  est-il  dit  dans  les  So«ye- 
nirs,  avait  eu  par  Mme  Campan,  par  Mlle  Bertin  et  par 
moi  quelques  données  sur  l'admission  de  Mirabeau  dans 
l'intimité  du  duc  d'Orléans.  »  Le  rôle  que  Mlle  Bertin 
put  jouer  dans  celte  affaire  se  borna  évidemment  à 
éclairer  la  Reine,  qu'elle  approchait  si  facilement,  sur 
ce  qui  se  passait;  elle  causait  si  souvent  et  si  familière- 
ment en  somme  avec  Marie-Antoinette  ;  elle  avait,  avec 
cela,  trop  de  bon  sens,  pour  que,  tout  en  faisant  un 
essayage,  tout  en  chiffonnant  un  ruban,  elle  ne  lui  ait 


LES   DERNIÈRES    ANNÉES    DE   LA   MONARCHIE  215 

pas  trahi  ses  angoisses,  répété  ce  qu'on  disait  de  tous 
les  points.  Ses  confidences,  ses  conversations  détermi- 
nèrent, en  partie  tout  au  moins,  la  décision  prise  par 
la  Reine,  de  chercher  un  appui,  pour  la  monarchie, 
auprès  du  tribun  qui  semblait  alors  tout-puissant. 

Des  conférences  eurent  lieu  entre  Mercy  et  Mirabeau 
chez  La  Marck  à  l'hôtel  Charost,  rue  du  faubourg  Saint- 
Honoré.  Marie-Antoinette  de  son  côté  recevait  La  Marck 
dans  l'appartement  de  Mme  Thibaut,  sa  première  femme 
de  chambre.  «  Mme  Thibaut,  a  écrit  La  Marck,  était 
une  bonne  vieille  femme,  vêtue  aussi  simplement  que  la 
femme  de  chambre  la  plus  ordinaire.  Quand  elle  parlait 
de  la  Reine,  elle  disait  :  Ma  maîtresse.  »  Elle  liit  du 
voyage  de  Varennes,  et  s'efforça  de  préparer  Tévasion 
du  Temple.  C'était  une  femme  dévouée,  et  cliente  elle- 
même,  cliente  modeste,  de  Rose;  c'est  par  elle  bien  cer- 
tainement que  celle-ci  se  trouve  mêlée  à  quelques 
démarches  confidentielles,  au  sujet  de  ces  pourparlers 
délicats.  Mais  ce  fut  tout,  le  rôle  de  la  modiste  se 
borna  là. 

Au  cours  de  cet  été  de  1790,  la  Reine  fit  une  excur- 
sion à  Rellevue.  Cette  excursion  eut  lieu  avec  une 
escorte  de  garde  nationale.  La  comtesse  de  Roigne 
raconte  qu'  '<  elle  était  en  Pierrot  de  linon  blanc,  brodé 
en  branches  de  lilas  de  couleur,  un  fichu  bouffant,  un 
grand  chapeau  de  paille,  dont  les  larges  rubans  de  lilas 
flottants  se  rattachaient  par  un  gros  nœud  à  l'endroit 
où  le  fichu  croisait.  » 

Mais,  autour  de  la  Reine,  les  courtisans  se  faisaient 
de  plus  en  plus  rares.  On  évitait  de  se  montrer  aux 
Tuileries;  et  les  sentinelles  qui  veillaient  aux  portes  du 


216  ROSE    BERTIN' 

jardin,  avaient  reçu  des  consignes  :  Interdiction  d'y 
pénétrer  à  quiconque  ne  portait  pas  la  cocarde  natio- 
nale, «  la  cocarde  nationale,  dont  souvent  la  petitesse 
échappait  au  regard,  ou  que  le  mépris  plaçait  sous  une 
toufle  de  rubans  »,  a  dit  l'Anglaise  Hélène  Willams. 
Alors  le  garde,  d'un  ton  brusque  criait  :  «  Citoyenne, 
votre  cocarde!  »  et  quand  la  cocarde  ne  se  trouvait  pas, 
il  n'était  pas  permis  de  pénétrer  au  jardin  des  Tuileries. 
Le  commerce  des  cocardes  était  le  seul  que  les  événe- 
ments faisaient  prospérer.  Mais  le  profit  à  en  tirer  était 
maigre. 

11  est  vrai  qu'il  y  avait  des  gens  qui  ne  cachaient  pas 
leurs  cocardes,  bien  au  contraire.  En  avril  1791,  ne 
lisait-on  pas  dans  le  Journal  de  la  cour  de  la  ville  : 
«  On  ne  conçoit  rien  à  la  coquetterie  des  aristocrates 
qui  font  faire  des  cocardes  nationales  d'une  grosseur 
et  d'un  prix  si  considérables  qu'on  en  voit  des  grosses 
comme  des  choux,  et  qui  coûtent  au  magasin  desTrois- 
Pigeons,  dix-huit  francs  la  pièce.  »  Chez  Rose  Bertin, 
où  il  s'en  vendit  un  certain  nombre,  toutes  n'atteignirent 
p:is  un  tel  prix  :  le  24  mars  1790,  la  comtesse  de  Con- 
way  en  payait  une  7  Hvres;  la  comtesse  Gentinne,  le 
19  février  1791,  en  commandait  une  de  6  livres  ;  la 
comtesse  Gouvernet  y  mettait  9  livres  ;  et  le  1  /i  mars  1 792, 
Vestris,  le  fameux  Vestris,  de  l'Opéra,  pour  la, même 
somme,  s'en  faisait  confectionner  une  de  ruban  de  satin 
violet,  rose  et  blanc,  ce  qui  était  un  peu  fantaisiste. 

Bien  des  femmes,  qui  n'avaient  pas  de  convictions 
politiques,  arboraient  cette  cocarde  par  coquetterie  ; 
elles  étaient  si  Jolies  sous  le  soleil,  les  trois  couleurs; 
or,  pendant  le  printemps  de  1791,  on  profitait  d'un  ciel 


(Miisi''e  Carnavalet.) 

«  LA  JEUNE  SOPHIE  montrant  à  son  favori  le  rendez-vous  du  plaisir 
au  Théâtre  des  Variétés  amusantes;  pour  jouir  de  ce  brillant  spec- 
tacle, elle  est  habillée  d'un  juste  à  la  Suzanne  de  Figaro  ». 

(Dessiné  par  Watteau,  gravé  par  Bacquay.) 


LES    DERNIERES    ANNEES    DE    LA    MONARCHIE  217 

magnifique  :  «  vers  les  premiers  jours  d'avril  1791 ,  le 
temps  était  superbe,  l'air  chaud  (1),  »  et  il  y  avait  foule 
sur  les  promenades,  aux  Champs-Elysées,  aux  Tuileries, 
partout  où  l'on  aimait  à  se  montrer. 

A  cette  époque,  la  Reine,  que  des  préoccui)ations 
autrement  graves  éloignaient  de  tout  ce  qui  avait  fait 
sa  distraction  et  son  agrément  pendant  si  longtemps, 
donnait  ses  commandes  à  la  demoiselle  Noël,  à  la 
demoiselle  Mouillard,  à  la  dame  Pompey  (2)  et  à  la  dame 
Eloffe  ;  celles-ci  cependant  ne  paraissent  pas  lui  avoir 
vendu  autre  chose  que  des  rubans,  des  fichus,  des 
écharpes  et  quelques  bonnets;  ces  modistes  étaient 
plutôt  chargées  de  réparations  et  de  menus  travaux;  la 
modiste  Rose  Berlin,  le  couturier  Sarrazin,  tailleur  du 
Roi,  demeuraient  les  fournisseurs  en  titre  de  la  Cour, 
et  les  commandes  un  peu  importantes  leur  étaient  uni- 
quement réservées. 

La  Reine  n'avait  toujours  pas  abandonné  Mlle  Berlin. 
Toutes  les  histoires  qu'on  avait  racontées,  tous  les 
bruits  qui  avaient  couru,  n'avaient  été  que  de  la  pure 
fantaisie.  Nous  le  répétons  une  fois  de  plus,  parce  que 
nous  avons  eu  entre  les  mains  le  «  Mémoire  des  fourni- 
tures faites  à  S.  M.  la  Reine  Marie-Antoinette  par 
Mlle  Berlin  depuis  le  l"""  janvier  1791,  jusqu'au  10  août 
1792  (3).  »  L'existence  de  ce  mémoire  est  la  preuve 
irréfutable  que  la  disgrâce  de  la  modiste  n'était  qu'une 
invention.  L'avocat  des  héritiers  Bertin,  M®  Grangeret, 

(1)  Comtesse  d'Adhémar,  Souvenirs  sur  Marie-Anloinette,  t.  IV. 

(2)  Mme  Pompey,  rue  de  l'Orangerie  à  Versailles,  était  déjà  mar- 
chande de  modes  de  la  Reine  en  1784.  Arch.  nat.  Prévôté  de 
l'hôtel,  série  O'  3704. 

(3)  Collection  de  M.  J.  Doucet.  Dossier  596. 


68.992'  10 


218  ROSE   BERTIN 

a  établi  un  état  récapitulatif  des  fournitures  faites  et 
des  sommes  payées  depuis  Tannée  1788  jusqu'au  10  août 
1792,  qui  nous  fixe  on  ne  peut  plus  exactement  sur  la 
dépense  de  la  Reine  pendant  cette  période. 

La  pièce  suivante  (1)  nous  semble  donc  intéressante 
à  reproduire  à  ce  point  de  vue  : 

GARDE-ROBE  DE  LA  REINE 

Les  fournitures  de  l'année  1788  se  sont 
élevées  à 68.992'  10 

il  a  été  payé  en  divers  à  compte  jus-  ^ 

qu'au  30  Novembre  1789     ....      46.389' 

le  25  Mars  1792,  il  a  été  reçu  de  l'ex- 
traordinaire  22.603'  10 

Les  fournitures  de  l'année  1789  se  sont 
élevées  à 46.072'  8 

le  25  mars  1792,  il  a  été  reçu  de  la 
caisse  de  l'extraordinaire    ....      38.000'        )  „, 

Rabais  sur  1788  et  1789 8.072' 8     \ 

Les  fournitures    de  l'année    1790  se 

sont  élevées  à 42.736'  18 

payements  : 

Reçu  en  divers  à  compte  du  27  février 
1790  jusques  et  y  compris  le  8  no- 
vembre 1791,  en  espèces  sans  indi- 
cation de  personne  par  la  main  de 
laquelle  on  recevait _  42.736' 18 

Les  fournitures   de   l'année   1791   se  ~~    " 

sont  élevées,  y  compris  7.990'  d'in- 
térêts de  l'arrière  des  années  17iS8 
et  1789  jusqu'au  l*^""  janvier  1792  à     .      44.077' 4     ) 

Et   les  fournitures  en    1792  jusqu'au  >  61.197'  4 

10  avril  1792  se  sont  élevées  à     .     .      17.120'        ) 


(1)  Collection  de  M.  J.  Doucet.  Dossier  596. 


LES    DERNIÈRES   ANNÉES   DE    LA  MONARCHIE                 219 

Payements  d'à  comptes  : 

7  septembre  1791  en  esi)èces  à  compte  \ 
de  1791 3.000' 

8  novembre  1791  en  espèces  à  compte 
de  1791 3.319 

21  décembre  1791  en  espèces  à  compte  ^  25.319' 

de  1791      6.000        k 

23  février  1792  en  espèces  à  compte    .  6.000        * 

13  Mars  1792  en  espèces  à  compte.     .  S. 000 

18  May  1792  en  espèces  à  compte  .     .  2.000 


35.878'  4 


Le  dernier  mémoire  de  fournitures  faites  du  l'='' jan- 
vier 1791  au  10  août  1792  avait  été  arrêté  par  la  duchesse 
de  Graramont  d'Ossun,  dame  des  atours,  et  remis  à 
Henry,  îl^tendant  de  la  liste  civile. 

Il  se  décomposait  comme  suit  : 

Quavlier  de  Janvier  1701  : 

Etoiles 48ii        1 

Robes 1."Î05'  6.003' 8 

Ajustemens 3.814'  8     ) 

Quarlier  d'Avril -no I  : 

Etofies 90'        j 

Robes 3.973'  9.304' 

Ajustemens 5.241'        ) 

Quarlier  de  Juillei  IVJI  : 

Etofies i.l86'        l    g_g„g, 

Ajustemens 4.b(d^        ) 

Quarlier  d'Octobre  il 91  : 

Etoiles ^05'        1 

Robes 6.859'  14.920'  16 

Ajustemens 7.656'  16  ) 


220  ROSE   IJERTIN 

Intérêts  des  années  1788  et  nSO     .     .  7.990' 

Quartier  de  Janvier  1792 4.824' 2 

Quartier  d'Avril  1792 7.535'  18 

Quartier   de  Juillet  jusqu'au  10  août 

^  4792 4.760' 

61.197'  4 

On  remarquera  que,  pendant  ces  cinq  dernières 
années,  la  dépense  de  la  Reine  tendait  à  diminuer,  d'une 
façon  constante.  En  elïet,  de  68.992  livres  10  sols,  mon- 
tant des  factures  de  1788,  en  augmentation  légère  sur 
celles  de  1787  qui  avaient  été  de  61. 545  livres  (1),  le 
total  descend  à  /i6.072  livres  8  sols  en  1789,  à  42.736 
livres  18  sols  en  1790;  puis,  défalcation  faite  de 
7.990  livres  pour  intérêts  de  retard,  à  36.087  livres 
4  sols  en  1791.  En  1792,  enfin,  la  dépense  pour  sept  mois 
et  dix  jours  s'élevait  à  17.119  livres,  ce  qui  donne  une 
moyenne  annuelle  d'environ  28.000  livres. 

Parmi  les  différents  articles  qui  constituent  le  détail 
du  dernier  mémoire,  nous  avons  relevé  les  prix  sui- 
vants : 

ROBES 

du    8    janvier    1791.   —   Pour  avoir  regarnUe  grand 

habit  de  velours  nacara.      215' 

du   li  janvier   1791.    —  Garaitured'unerobeturque 

de  satin  gros  verd.     .     .      621' 

du   2    février   1791.    —  Garniture  dun  grand  habit 

en  crêpe  rayé  avec  des 
plumes  d'oiseaux  étran- 
gers  669' 


(1)  Archives  Nationales,  0'  3792.  Ce  dossier  porte  pour  1788, 
61.992  livres  et  non,68.992,  chiffre  donné  par  les  relevés  de  la  col- 
lection de  M.  J.  Doucet. 


LES    RERMERES   ANNEES    DE    LA    MONARCHIE  221 

du    24    avril     1791.    —  La    garniture    d'un   grand 

habit  du  jour  de  Pâques, 
le  fond  de  gros  de  Na- 
ples  blanc  brodé  en  plein 
par  colonne  de  lîeine 
Margueritte  en  soye    .     .      795' 

du     1"     mai     1791.     —  Un    jupon    de    très    belle 

gaze  blanche 216' 

robe  turque  d'étoffe  rayée 

violet  sur  violet    .     .     .      615' 
le  jupon  de  crêpe  avec.     .      244' 

du     i'^'    juin    1791.     —  Garnituredune  robe  turque 

de  taffetas  rose  ....      684' 
Garniture    d'une    seconde 
robe  turque  de  gaze  bleue 
rayée 496' 

du     12    juin     1791.    —   Garniture  d'un  grand  habit 

de  taffetas  violet     .     .     .      405' 

du     18     juin     1791.    —  Garnitured'unerobe  turque 

de  taiïetaschangeantgros 
bleu  tramé  de  noir.     .     .      518' 

du  20  septembre  1791.  —  Garniture  d'une  redingotte 

de  moire  fond  brun  rayé 

bleu 678' 

Garniture       d'une        robe 
turque   de  moire    rayée.      618' 

du    2    octobre    1791.    —   Garniture  d'un  grand  habit 

de  gourgourant  lilas.     .      457' 
Fourniture  d'un  jupon  de 

crêpe  rayé 300' 

Garniture  d'une  robe     .     .       618' 

du   28   octobre    1791.    —  Robe  turque  de  satin  rayé 

bleu  et  blanc 678' 

du    2   novembre  1791.  —  Un  grand  habit  pour  le  jour 

de  la  Toussaint  en  satin 
brun 1430' 

du  6  novembre  1791.  —  Robe  turque  de  satin  brun 

et  bleu 918' 

du  20  novembre  1791.  —  Robe  turque  de   satin  des 

Indes  rose  et  blanc  peint      618' 


222  ROSE    BERTIN 

du  4  décembre   1791.  —  Grand  habit  de  satin  violet      721' 

du  20  décembre  1791.  —  Robe  turque  d'étofïe  satinée 

violet  avec  fournitures  de 
dentelles  appartenant  à  la 
Reine 24' 

du  24  décembre  1791.  —  Avoir     garni     un     grand 

habit  de  velours  nacara 
garni  en  fourrure  de 
Marte,  le  bas  de  robe 
garni  en  même  fourrure 
appartenant  à   la  Reine.        24' 

du  29  décembre  1791 .  —  Grand  habit  pour  le  jour  de 

l'an  de  satin  bleu  brodé      978' 

du    l^""    avril    1792.     —  Garniture  d'une    robe    de 

crêpe 78' 

du    13    avril     1792.    —  Garniture  d'un  grand  habit 

d étoffe  rayée  noir  sur 
noir      . 192' 

du    13      may     1792.    —    Garniture  d'un  grand  habit 

de'taffe tas  glacé  gros  bleu 
et  violet 51' 

du    19     may      1792.    —  Garniture  d'une  redingotte 

de  taffetas  brun  avec 
Alençon <i68' 

du    26      may     1792.    —  Garniture  d'un  grand  habit 

gourgourand  fond  blanc 
brodé  _ 898' 

du    11     juillet    1792.  —  Garniture   d'une    robe    de 

gaze  blanche 285' 

du    28    juillet    1792.  — Garniture  d'un  grand  habit 

de  taffetas  bleu.     .     .     .      959'  10 

Ajustements  : 

du    8   janvier    1794.    —  une     mantillle     tout      en 

blonde 200' 

un  pouf  fond  de  velours 
ponceau  drapé  en  satin 
blanc 80' 

du   29   janvier    4'791.  —  six  grands  fichus  de  gaze 

de  Ghambéry  à  12'.     .     .        72' 


LES    DERNIERES   ANNEES    DE    LA    MONARCHIE  223 

du   27   février    1791.    —  avoir  changé  la  gaze  d'Un 

fichu,    lavoir    bordé   de 

dentelles 10' 

Un  chapeau  coeflé  de 
paille  jaune  très  fine 
garni  en  satin  blanc  sur  la 
forme  et  formant  turban, 
une  plumé  platte  bleue 
autour  de  la  forme,  un 
panache  de  deux  plumes 
bleues  de  côté   ....        72' 

du     10    avril     1791.     —  un  manteau  de  taffetas  Flo- 
rence blanc 48' 

du     18     may     1791.     —  un  shall  de  taffetas  noir     .       216' 

du    24     juin    1791.      —   un  manteau  de  taffetas  noir      280' 
uû  second  manteau  de  taf- 
fetas noir 400' 

du    4      août     1791.     —  pour  présent: 

un  chapeau  de  paille  jaune 
très  fine,  garni  avec 
beaucoup  de  ruban  de 
taffetas  bleu,  le  même  à 
nouer  sous  le  menton  .  48' 
3  aunes  large  ruban  à 
ceinture  assorty  à  4'.     .        12' 

du    27     août    1791.    —    manteau    de    talïetas  noir 

garni  de  dentelle  d'An- 
gleterre      316' 

du  6  septembre  1791.  —  un  pouf  de  crêpe  bleu  .  .  48' 
un  chapeau  en  bonnette  de 
linon  batiste  bordé  d'une 
très  haute  dentelle  de 
fil,  hauteur  d'un  tiers, 
un  fichu  d'ourgandi  très 
fin  drapé  dessus  .  .  .  280' 
un    pouf    fait    d'un    fichu 

d'ourgandi 48' 

un  chapeau  de  paille  blanche        66' 
un  chapeau  de  castor  an- 
glais chocolat    ....        66' 


du   '2   oclobre    HOl. 
du  20  janvier   1792 


224  ROSE    BERTIN 

du  20  septembre  1791.  —      Pour  Madame  Royale 

une  guirlande  de  scabieuse        18' 

une  ditte  de  rose  muscade 
blanche 18^ 

une  ditle  de  rose  muscade 
rose 18' 

une  ditle  de  barbeaux.     .        18' 

une  ditte  de  fleurs  des 
champs 18' 

une  mantille  de  blonde 
fond  d'Alençon.     .     .     .       200' 

manteau  de  taffetas  noir 
garni   d'Angleterre     .     .      300' 

second  manteau  de  taffetas 
noir  garni  d'Alençon.     .      410' 

troisième  manteau  de  taf- 
fetas noir  garni  d'Alen- 
çon .......     .      420' 

quatrième  manteau  de  Flo- 
rence blanc  garni  de 
fournitures  faites  par  Le 

Normand 33' 

Pour  Madame, 

un  pouf  dune  guirlande 
de  lilas  lilas,  le  ruban 
de  frivolité  blanc,  et 
gaze  à  vermichelle.  .        78' 

un  second  pouf  d'une  guir- 
lande de   roses  mêlée  de 
ruban  de  gaze  blancrayé, 
une  belle  plume  blanche 

de   côté 90' 

-  Deux  bonnets  de  grand 
deuil  en  crêpe  blanc,  une 
coiffe  de  gaze,  de  laine 
noire  à  51' 102' 


du     15    may     1792. 


Du     28     may     1792. 


Ici  nous  reproduisons  textuellement  les   dernières 
lignes  du  mémoire  : 


,IA(:oUi;S  DKLILLI-:  ET  JKAXNE  VALCHAMP 
(D'nprôs  le   talilcau  de  Uanlolx,  gravé  i)ai'  Laugier.) 


LES   DERNIERES    ANNEES   DE    LA    MONARCHIE  225 

«   Pour  Madame, 
août  7.  —  un  pouf  en  crêpe   violet  et  épis  verd, 

un  panache  de  trois  plumes  et  blonde.  90'        » 

un  pouf  en  crêpe  bleu  et  perles,  de  la 
blonde  grande  hauteur,  fond  d'Alen- 
çon,  une  plume  bleue  et  blanche  .     .  110'        » 

un  pouf  en  gaze  rayée  et  amandes,  une 
guirlande  de  roses,  et  un  piquet  de 
mêmes  roses  dessus 98'        » 

deux  cartons  à  3 1 6'        » 

Et  le  compte  s'arrête  là. 

Trois  jours  après,  les  Tuileries  étaient  assiégées,  bom- 
bardées et  prises  d'assaut.  Ce  jour-là,  le  peuple  pillait 
la  garde-robe  de  la  Reine  et  se  partageait  les  vête- 
ments dont  le  dernier  mémoire  de  Rose  Rertin  dressait 
la  liste. 

Voici,  d'après  Roussel  d'Épinal  (1),  le  tableau  du 
champ  de  bataille. 

«  L'entrée  des  appartements  de  la  Reine  est  obstruée 
de  corps  morts  enveloppés  dans  des  couvertures. 
Excepté  les  tentures,  les  sièges,  les  sophas  et  le  lit, 
tout  est  saccagé.  Pas  une  glace  intacte;  elles  sont 
réduites  en  sable.  Que  de  femmes  visitent  curieusement 
sa  garde-robe  !  Que  de  bonnets,  de  chapeaux  élégants, 
que  de  jupes  roses,  de  cotillons  blancs,  de  cotillons 
bleus,  voltigent  par  la  chambre  !  >>  Tout  cependant  ne 
disparut  pas  ;  on  savait  qu'il  y  aurait  des  voleurs,  on 
envoya  des  gardes.  Au  printemps  de  1793,  on  fit  la  vente 
du  mobilier  des  Tuileries.  Cette  vente,  qui  dura  six  mois, 
fut  fort  peu  brillante.  On  s'attendait  à  de  belles  enchères, 
il  n'en  fut  rien.  Il  ne  vint  que  des  revendeurs  et  quelques 

(1)  Le  Chûleaii  des  Tuileries,  par  P.  J.  A.  R.  D.  T. 

15 


226  ROSE   BERTIN 

curieux  qui  n'achetaient  pas.  Cependant  la  garde-robe 
de  Mme  Elisabeth  et  de  Marie-Antoinette  se  vendirent 
un  peu  mieux  que  celle  de  Louis  XVI,  qui  atteignit  des 
prix  dérisoires. 

Le  gouvernement  révolutionnaire,  sur  les  500.000 
livres  votées  à  cet  effet  par  la  Convention,  allait  désor- 
mais faire  les  frais  de  Tentretien  de  la  famille  royale. 
Cependant  il  ne  liquida  pas  les  sommes  restant  dues 
par  les  prisonniers  du  Temple  à  la  date  du  10  août  1792. 
Nous  avons  vu  que  le  solde  du  compte  de  la  Reine  s'éle- 
vait à  35,878  1.  k  s.,  y  compris  les  fournitures  faites 
pour  Mme  Royale.  Il  faut  y  ajouter  ûOO  livres  dues  par 
Mme  Elisabeth,  et  ISA  livres  pour  la  toilette  du  Dau- 
phin ;  ce  qui  donne  un  total  de  36./i62 1.  /i  s.  à  tout  jamais 
perdus  pour  Rose  Bertin. 

Dans  le  relevé  que  nous  venons  de  présenter,  nous 
avons  repris  toutes  les  robes  garnies  pour  Marie-Antoi- 
nette, ainsi  que  les  articles  principaux  qui  figurent 
dans  le  mémoire.  On  aura  pu  se  rendre  compte  que,  à 
quelques  exceptions  près,  les  prix  ne  sont  pas  extraor- 
dinaires. Des  manteaux  de  hS  livres,  des  fichus  de 
12  livres,  n'ont  rien  d'excessif;  ce  seraient  même  des 
prix  modestes  sur  les  catalogues  que  distribuent  aujour- 
d'hui nos  grands  magasins.  Nos  élégantes  riraient  de 
payer  la  valeur  de  80  à  90  livres  un  pouf  de  velours 
portant  la  marque  de  la  première  maison  de  modes  du 
monde  entier.  Or,  c'est  ce  que  demandait  Rose  Bertin 
à  la  Reine  de  France. 

Par  contre,  en  dix-neuf  mois,  Marie-Antoinette  com- 
mandait une  quarantaine  de  poufs  et  chapeaux  et  une 
cinquantaine  de  bonnets. 


LES    DERNIÈRES    ANNÉE?    DE    LA    MONARCHIE  227 

Parmi  ces  bonnets,  il  y  a  deux  bonnets  de  grand  deuil. 
La  date  de  leur  livraison,  28  mai  1792,  nous  indique 
que  la  Reine  les  avait  commandés  à  propos  de  la  mort 
de  l'empereur  d'Allemagne,  Léopold  II,  son  frère,  sur- 
venue quelques  semaines  auparavant. 

C'est  au  commencement  de  cette  année  1792,  qu'un 
jour  où  Rose  Rertin  était  allée  aux  Tuileries  pour  aflaires 
de  son  ressort,  Marie-Antoinette,  en  la  voyant  arriver, 
lui  dit  :  «  J'ai  rêvé  de  vous  cette  nuit,  ma  chère  Rose  ; 
il  me  semblait  que  vous  m'apportiez  une  quantité  de 
rubans  de  toutes  couleurs  et  que  j'en  choisissais  plu- 
sieurs; mais,  dès  qu'ils  se  trouvaient  dans  mes  mains, 
ils  devenaient  noirs.  » 


VI 


Rose    Bertin    sous   la   Révolution.   —   Voyages   en 

ALLEMAGNE   ET   EN  ANGLETERRE.  La    MAISON    d'ÉpI- 

NAY.   La   LISTE   DES   ÉmIGRÉS. 

^^■ 
En  1791-1792,  d'après  les  Mémoires  parus  sous  son 
nom,  Rose  Bertin  aurait  fait  un  voyage  en  Allemagne  et 
en  Angleterre.  11  n'est  pas  impossible  qu'elle  ait  été  en 
Angleterre  en  1791.  On  peut  remarquer,  en  tous  cas,  que 
du  18  juin  au  20  septembre  1791,  elle  n'a  pas  livré  de 
robes  à  la  Reine,  et  pas  un  seul  «  ajustement  »  du  24  juin 
au  h  août.  Or,  la  Reine  se  plaisait  à  discuter  avec  sa 
modiste  en  personne  les  toilettes  dont  elle  lui  faisait  la 
commande. 

Rose  avait  donc  quitté  Paris.  En  effet,  il  est  avéré 
qu'elle  se  trouvait  en  Allemagne  au  mois  de  juillet  1791. 
A  Coblentz,  les  fêtes  et  les  réunions  se  succédaient, 
comme  aux  beaux  jours  de  Trianon,  «  au  point,  lisons- 
nous  dans  les  mémoires  de  la  marquise  de  Laage,  que 
Mlle  Bertin,  la  marchande  de  modes  de  la  Reine,  a  suivi 
ses  clientes,  et  exerce  ses  talents  dans  la  nouvelle 
Cour...  La  Cour  de  Coblentz  ne  le  cède  en  rien,  pour 
l'élégance,  à  celle  de  Versailles   ».  C'est  la  période 


j 


ROSE    BERTIN    SOUS    LA    REVOLUTION  229 

joyeuse  .de  l'Émigration.  Les  princes  s'étaient  fixés  au 
château  de  Scbœnbornliut  et  leur  suite  à  la  Deutsche- 
Haus.  Tout  le  tapage  qu'on  menait  autour  d'eux,  ne  lais- 
sait pas  que  d'inquiéter  certains  esprits.  «  Il  y  a  trop  de 
femmes  à  Coblentz,  »  disait  mélancoliquement  le  cheva- 
lier de  Bray.  Mme  de  Caylus,  Mme  d'Autichamp,  la  du- 
chesse de  Guiche,  Mme  de  Polastron,  Mme  de  Poulpry, 
Mme  de  Valicourt,  la  princesse  de  Monaco  y  faisaient 
assaut  de  toilettes,  et  y  tenaient  salon.  «  On  se  pro- 
mène à  pied  ou  à  cheval  sur  la  route  de  Bonn,  comme 
aux  Champs-Elysées,  ou  on  se  réunit  au  café  du  Sau- 
vage ou  aux  Trois-Couronnes.  »  Enfin  on  se  croyait 
encore  en  voyage  d'agrément  et  on  vivait  là,  comme 
aux  eaux  de  Spa. 

Rose,  cependant,  ne  séjourna  pas  à  Coblentz.  Elle 
revint  à  Paris  pour  l'hiver. 

Peuchet,  l'auteur  reconnu  des  Mémoires  de  Mlle  Ber- 
tin,  dit,  à  propos  d'un  voyage  eu  Allemagne,  qu'elle  avait 
été  chargée  d'une  mission  parla  Reine,  ce  dont  nous  ne 
possédons  pas  la  preuve  ;  mais  si  Peuchet  a  pu  le  dire, 
cela  prouve  une  fois  de  plus  que,  même  de  son  temps, 
on  savait  pertinemment  que  la  Reine  n'avait  pas  dis- 
gracié sa  modiste.  Peuchet  avance  qu'étant  à  Vienne, 
elle  obtint  une  audience  de  l'empereur  François  II,  au 
cours  de  laquelle,  elle  eut  le  loisir  de  lui  exposer  quelle 
était  alors  véritablement  la  situation  politique  de  la 
France,  quelles  étaient  les  craintes  de  la  Cour  et  les 
périls  auxquels  Marie-Antoinette  était  exposée  ainsi  que 
ses  proches  et  ses  fidèles?  et  Peuchet  ajoute  qu'elle  fit 
revenir  François  II  de  ses  préventions  contre  sa  tante 
Marie-Antoinette. 


230  ROSE    BERTIN 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  de  voir  la  Reine  employer  à 
des  rapports  avec  l'étranger  des  personnes  n'occupant 
pas  une  situation  politique  et  officielle.  C'était  pour  elle 
le  moyen  le  plus  certain  de  parvenir  à  correspondre 
avec  le  dehors  sans  voir  intercepter  ses  communica- 
tions. De  même,  c'est  ainsi  que  Léonard,  son  coiffeur,  fut 
dépêché  à  l'avance  au  marquis  de  Bouille  lors  du  voyage 
à  Varennes.  Or,  à  l'époque  de  l'avènement  de  François  II, 
Barnave  ayant  obtenu  de  Marie-Antoinette  de  lire  toutes 
les  lettres  qu'elle  écrirait,  elle  prépara  pour  son  neveu, 
au  sujet  de  la  mort  de  Léopold  II,  une  lettre  de  condo- 
léances qui  partit  par  la  voie  ordinaire  ;  mais,  d'autre 
part,  désireuse  de  faire  connaître  à  l'Empereur  ses  senti- 
ments secrets,  Mme  Campan  rapporte  qu'elle  se  servit 
d'une  autre  voie. 

Nous  avons  la  preuve  que  certaines  personnes  qui 
n'appartenaient  en  rien  à  la  diplomatie  furent,  à  cette 
époque,  chargées  de  certaines  missions  ou  servirent  d'in- 
termédiaires pour  faciliter  la  communication  de  rap- 
ports confidentiels. 

Ainsi  M.  Genêt  (1),  qui  s'attendait  à  être  expulsé  de 
Russie  où  il  était  chargé  d'affaires  de  France  depuis 
1789,  avait  rédigé  pour  M.  Patot  d'Orflans,  chargé  des 
affaires  du  consulat  général  de  France,  une  instruction, 
datée  du  2/i  juillet  1792,  dans  laquelle  il  lui  recomman- 
dait de  faire  passer  ses  rapports  par  la  poste,  non 
directement  au  ministère  des  Âtlaires  étrangères,  mais 
sous  forme  de  factures  ou  autres  pièces  de  commerce 
«  dont  les  chiffres,  loin  d'exprimer  les  valeurs  réelles, 

(1)  Frère  de  Mme  Campan. 


ROSE    BERTIN    SOUS    LA    REVOLUTION  231 

exprimeront  les  mots  convenus  ».  De  son  côté  le 
Ministre  devait  faire  passer  ses  correspondances  à 
l'adresse  imaginaire  de  M.  Laurent,  sous  le  couvert  de 
Mme  de  Monzouvre,  marchande  de  modes,  ou  autres  (1). 

Il  n'y  a  donc  rien  d'étonnant  dans  le  fait  que  Marie- 
Antoinette  ait  employé  une  personne  dont  la  fidélité 
était  à  toute  épreuve,  et  qu'elle  l'ait  chargée  d'une  mis- 
sion confidentielle  à  la  Cour  d'Autriche.  Les  affaires 
que  Rose  Berlin  faisait  avec  l'étranger,  les  voyages 
que  ces  affaires  nécessitèrent  plus  d'une  fois  la  met- 
taient, plus  que  d'autres,  à  l'abri  des  soupçons.  Il  est 
impossible  même  qu'étant  à  la  recherche  d'un  messager 
dévoué,  la  Reine  n'ait  point  songé  à  elle. 

En  tous  cas,  si  le  passage  de  Rose  Bertin  à  Vienne 
n'est  pas  prouvé,  il  est  démontré  qu'elle  fit  en  1792  un 
voyage  en  Allemagne  ;  et  qu'elle  quitta  Paris  le  r*"  juil- 
let 1792.  Les  pièces  conservées  aux  Archives  nationales 
sont  là  pour  l'établir  d'une  façon  irréfutable.  En  effet, 
il  y  existe  en  double  expédition  (2)  un  «  État  des  sommes 
remises  par  la  citoyenne  Bertin  à  sa  maison  de  Paris, 
depuis  son  départ,  le  1"''  juillet  1792  »,  par  lequel  nous 
apprenons  qu'elle  passa  à  Francfort  en  août  et  sep- 
tembre 1792.  Les  envois  de  fonds  sont  en  effet  relevés 

ainsi  : 

f  par  le  citoyen  Messin, 

.-m  .1  I  j  r-  t  .  1  rue  de  la  Loi.  .  .  Q.UOliv. 
«  l/9'2  août  1  de  Francfort  {  ,      .^  tu     ^ 

)  par  le  citoyen  Ibert, 

(      place   de  l'Égalité.     45.394  — 

—     sept.  21  id.  par  le  citoyen  Prévost       1.000  — 

(1)  Recueil  des  instruclions  données  aux  ambassadeurs  el  minisires 
de  France,  Russie,  t.  II,  par  Alfred  Rambaud. 

(2)  Archives  Nationales,  Comité  de  Sûreté  générale,  série  F''  4596 
et  Émigration,  (Seine)  Police  générale,  série  F"  5612. 


232  ROSE    BERTIN 

Le  citoyen  Ibert  était  un  membre  de  la  famille  de 
Rose. 

Ainsi  Rose  Rertin  n'était  pas  à  Paris,  lorsqu 'eurent 
lieu  les  massacres  de  Septembre.  Rose  Rertin,  dans  la 
rue  de  Richelieu,  n'eût  pas  été  le  témoin  oculaire  des 
scènes  sanglantes  qui  se  déroulèrent  dans  Paris  à  cette 
dale  tragique,  mais  peut-être  eût-elle  entendu  de  son 
magasin  la  rumeur  lointaine  de  la  foule  hurlante,  qui 
promenait  à  travers  la  ville  la  tête  blême  et  maculée  de 
la  princesse  de  Lamballe.  En  effet,  lorsqu'elle  eut  été 
abattue  d'un  formidable  coup  de  bûche  sur  la  nuque, 
dans  la  rue  des  Rallets,  au  moment  où  elle  venait  de 
franchir  le  seuil  de  la  prison,  la  princesse  de  Lamballe 
devint  la  proie  de  la  populace.  Sa  tête,  détachée  du  tronc, 
plantée  sur  une  pique  et  toute  saignante,  escortée  de 
mégères  avinées,  d'hommes  ivres  aux  faces  ignobles,  au 
milieu  des  chansons  obscènes  d'une  cohue  sans  nom, 
fut  portée  de  la  rue  des  Rallets  au  Temple,  où  la  famille 
royale  était  enfermée,  du  Temple  au  Palais  Royal.  Là, 
le  duc  d'Orléans,  entendant  le  bruit  de  la  foule  et  vou- 
lant regarder  ce  que  cela  signifiait,  l'aperçut  soudain  à 
trois  pieds  de  son  balcon  et  recula  en  pâlissant.  Enfin, 
cette  tête  que,  dix  ans  auparavant,  Rose  Rertin  coiffait 
de  ce  gracieux  chapeau  fleuri  dont  le  tableau  de  Rioult 
nous  a  conservé  le  dessin,  était  ramenée  du  Palais 
Royal  à  la  place  du  Châtelet,  où  quantité  de  cadavres 
furent  entassés  ce  soir-là,  et  passait  par  la  rue  Saint- 
Honoré  devant  Tancienne  maison  de  Rose  Rertin.  Avec 
quel  pli  au  front  n'eût-elle  pas  écouté  les  cris  de  la  rue 
à  l'beure  où  la  foule  hurlait  devant  la  demeure  du  duc 
d'Orléans  ? 


ROSE    BERTIN    SOUS    LA    RÉVOLUTION  233 

Toutes  les  marchandes  de  modes  de  Paris  ne  pro- 
fessaient pas  les  mêmes  sentiments.  Une  lettre  adressée 
à  la  marquise  de  Bressan,  à  l'armée  du  roi  de  Prusse' 
rapporte,  en  effet,  ce  qui  suit  : 

«  Voici  une  anecdote  qu'il  est  bon  que  votre  frère 
dise  au  duc  de  Brunswick.  Le  fameux  jour  du  10, 
Mme  de  Gemstorche,  dame  de  Mme  de  Lamballe, 
effrayée,  s'est  jettée  dans  les  bras  d'un  sans-calottes, 
pour  lui  demander  la  vie  ;  il  avait  les  mains  teintes  de 
sang  ;  il  Ta  tirée  de  la  foule  ;  elle  lui  a  demandé  de 
l'emmener  chez  lui. 

«  Mais  quel  fut  son  étonnement  de  voir  que  la  femme 
de  ce  gueux  étoit  une  marchande  de  modes  et  sa  mère 
une  marchande  lingère  !  Elle  y  a  passé  la  nuit  ;  ils  ont 
eu  mille  soins  pour  elle,  ce  n"est  pas  là  l'embarras; 
mais  il  est  bon  de  savoir  que  MM.  les  bourgeois  sont 
des  sans-culottes;  dites-le  bien,  ma  chère.  Le  lende- 
main, ils  l'ont  reconduite  où  elle  a  voulu,  après  qu'elle 
leur  eut  dit  qui  elle  étoit;  ils  se  sont  bornés  à  dire  des 
horreurs  de  la  Reine  et  de  Mme  Lamballe  [\).  » 

La  nouvelle  des  massacres  et  le  nom  des  principales 
victimes  ne  tarda  pas  à  se  colporter  d'un  bout  à  l'autre 
de  l'Europe.  Alors  Rose  Berlin  songea  avec  tristesse  à 
ces  temps  si  proches  et  pourtant  si  lointains  déjà  où  elle 
avait  avec  cette  même  princesse  une  brouille  momen- 
tanée, dans  laquelle  son  caractère  entier  et  altier  ne  lui 
avait  pas  fait  peut-être  le  plus  beau  rôle,  et  tout  cela 
lui  pesait  alors  comme  une  sorte  de  remords,  tandis 
qu'elle  écoutait  conter  les  détails  horribles  de  la  mort 

(1)  Correspondance  originale  des  Émigrés,  Paris,  1793. 


284  ROSE    BERTIN 

de  cette  femme  si  joyeuse,  si  pimpante,  si  aimable  et 
pleine  d'entrain,  emportée,  par  un  jour  d'épouvante, 
dans  un  tourbillon  de  clameurs  et  d'effroi. 

il  est  évident  que  l'absence  que  Rose  Bertin  fit  en  1792 
motiva  les  soupçons  de  la  municipalité  d'Épinay-sur- 
Seine. 

Elle  possédait  à  Épinay  une  propriété  sise  rue  du  Bord, 
de-l'Eau,  qu'elle  avait  acquise  en  1782.  Jusqu'alors  elle 
avait  été  propriétaire  d'une  maison  de  campagne  à  Cires- 
les-Mello,  sur  la  route  de  Senlis  à  Beauvais,  maison 
qu'elle  vendit  lorsqu'elle  décida  de  se  fixer  à  Épinay-sur- 
Seine  (1).  Pour  elle,  occupée  comme  elle  Tétait,  il  était 
infiniment  plus  commode  d'avoir  une  résidence  d'été 
plus  proche  du  centre  de  ses  affaires  que  ne  l'était  sa 
propriété  de  Cires-les-Mello,  distante  de  quinze  lieues. 

Or,  la  matrice  du  rôle  de  la  coatribution  d'habitation 
établie  dans  la  commune  d'Épinay  pour  l'année  1792, 
présente  pour  l'article  relatif  à  Mlle  Bertin  un  total  de 
112  livres  8  sols,  et  porte,  en  marge,  la  mention  : 
«  Émigré  ». 

Pour  la  moindre  absence  à  cette  époque,  on  était 
soupçonné  d'émigration.  Il  est  vrai  que  ces  soupçons 
étaient  souvent  justifiés  ;  et  une  modiste  de  la  reine 
devait  être,  plus  que  bien  d'autres,  suspectée  d'avoir  fui 
à  l'étranger,  surtout  par  les  autorités  d'une  petite  com- 
mune de  banlieue,  où  l'importance  de  ses  fonctions  ne 
pouvait  être  que  considérablement  exagérée.  11  y  avait 
des  moyens  de  contrôle  cependant.  11  était  facile  de 
se  renseigner  à  Paris.  Dans  le  district  du  Palais  Royal, 

(1)  Archives  Nationales.  Emigrés,  série  F'  3361. 


ROSE    BERTIN    SOUS    LA    REVOLUTION  285 

la  maison  Bertin  était  bien  connue  de  la  Police.  Mais, 
le  contrôle  de  la  Police,  un  peu  hâtif,  avait  été  tout  à 
fait  superficiel.  On  avait  eu  connaissance  du  départ  de 
Mlle  Bertin;  on  en  avait  conclu  qu'elle  avait  rejoint  à 
l'étranger  sa  clientèle  émigrée,  et  on  avait  été  un  peu 
vite  en  besogne  en  écrivant  en  marge  la  mention  préma- 
turée de  son  émigration.  D'ailleurs  on  ne  tarda  pas  à 
reconnaître  l'erreur  commise;  et  on  ajouta  en  dessous 
du  mot  «  Émigré  »  la  note  :  «  Bon  à  rectifier.  »  En  con- 
séquence le  rôle,  établi  ensuite  pour  l'année  1793,  con- 
tinue à  faire  figurer  le  nom  de  Mlle  Bertin,  mais  ne  la 
considère  plus  comme  émigrée. 

Ces  mêmes  feuilles  de  contributions  nous  donnent  une 
idée  du  train  de  maison  que  Mlle  Bertin  menait  à  sa 
campagne  d'Épinay,  «  mon  Épinay  »,  comme  elle  aimait 
à  dire.  Elle  se  faisait  servir,  selon  les  termes  employés 
sur  les  rôles  d'impositions,  par  <•  un  domestique  mâle  » 
et  par  «  une  domestique  femelle  ».  Le  domestique  mâle 
était  employé  comme  cocher  de  cabriolet  pour  lequel  elle 
payait  une  «  contribution  somptuaire  »  de  20  livres  (1). 
Et  nous  apprenons  encore,  par  les  registres  de  percep- 
tion, qu'elle  était  taxée  à  18  livres  J5  sols  pour  les  six 
cheminées  qui  garnissaient  son  pied-à-terre  d'Épinay. 

Alors,  on  payait  pour  les  cheminées,  aujourd'hui  on 
paie  pour  les  portes  et  fenêtres;  en  somme,  il  n'y  a  pas 
grand'chose  de  changé,  et  le  fisc  s'y  retrouve  toujours. 
En  matière  d'impôts,  aujourd'hui  comme  hier,  demain 
comme  aujourd'hui,  ce  n'est  qu'une  question  de  sauce, 
plus  ou  moins  salée. 

(1)  ftegislre  de  contribution  mobilière  et  somptuaire  d'Épinay,  1793. 


23G  ROSE    BERTIN 

En  1 793,  pour  un  revenu  estimé  à  l.Slli  livres  16  sols, 
Mlle  Berlin  était  imposée  de  la  somme  exorbitante  de 
596  livres  li  sols.  Véritablement,  il  y  a  des  gouverne- 
ments qui  ne  sont  pas  bon  marché.  Ils  n'ont  pas  de  durée, 
il  est  vrai;  mais,  pour  le  peu  qu'ils  aient  vécu,  ils  ont 
ruiné,  ou  tout  au  moins  terriblement  appauvri  la  nation. 

Comme  elle  aimait  sa  maison  d'Epinay,  Rose  Berlin! 
C'était  son  petit  Trianon  !  l'endroit,  plein  d'ombre  et  de 
fraîcheur,  où  elle  pouvait  respirer  à  l'aise,  pendant  les 
heures  chaudes  des  dimanches  d'été,  après  avoir,  pen- 
dant toute  une  semaine  enfiévrée,  couru  de  la  ville  à 
la  Cour,  à  Versailles,  à  la  Muette,  à  Marly,  à  Fontaine- 
bleau, reçu  la  foule  dans  ses  magasins  de  la  rue  de 
Richelieu,  une  foule  de  grandes  dames  exigeantes  pour 
la  plupart;  surveillé  sa  correspondance  étrangère  avec 
l'Espagne,  la  Suède,  l'Angleterre,  la  Russie,  l'Autriche, 
le  Portugal,  etc.,  ordonné  ses  commandes  chez  Le  Nor- 
mand, chez  Ventzel,  dans  toutes  les  grandes  maisons 
de  Paris,  contrôlé  le  travail  des  dames  Mention,  Sage- 
dieu  et  autres,  ses  couturières,  et,  quand  il  lui  restait 
du  temps,  jeté  un  coup  d'œil  à  la  tenue  de  ses  livres 
qui,  au  dire  de  M^  Grangeret,  l'avocat  de  ses  héritiers, 
étaient  d'une  régularité  parfaite  ;  ce  qui  nous  a  paru  fort 
exagéré. 

Elle  était  confortable,  cette  propriété  de  la  rue  du 
Bord-de-l'Eau,  mais  elle  n'était  pas  ce  qu'on  peut  appe- 
ler somptueuse.  Elle  se  composait  d'une  maison  de  trois 
étages,  comportant  une  salle  de  bains,  qui  avait  rem- 
placé une  ancienne  chapelle,  une  salle  de  billard,  des 
écuries,  des  remises,  un  colombier,  une  terrasse  et  un 
bois  qui  s'étendait' jusqu'à  la  rivière.  Elle  n'avait  pas 


ROSE    BERTIN    SOUS    LA    REVOLUTION  237 

coûté  un  prix  exorbitant.  Loin  de  là.  Rose  Bertin,  qui 
demeurait  alors  rue  Saint-Honoré,  l'avait  achetée  le 
2  mars  1782  moyennant  13.000  livres  à  Jean-Jacques 
Gilbert  de  Fraigne,  ministre  plénipotentiaire  en  Alle- 
magne (1).  Elle  se  plaisait  dans  cette  résidence  et,  peu 
à  peu,  elle  agrandit  son  domaine.  Lorsque,  le  30  juin 
1792,  on  vendit  les  biens  que  les  Mathurins  d'Emile 
(Montmorency)  possédaient  sur  le  terrain  d'Épinay,  elle 
en  acheta  pour  Zi6.075  livres,  qui  représentaient,  étant 
donné  la  dépréciation  des  assignats,  la  somme  de 
2Zi.000  livres  (2).  Elle  remployait  ainsi  l'argent  qu'elle 
avait  retiré  de  la  vente  de  l'hôtel  des  Chiens,  dont  elle 
venait  de  se  défaire. 

Elle  recevait  volontiers  à  Épinay  ;  et  les  princes  russes, 
qui  faisaient  partie  de  sa  clientèle,  ne  dédaignaient  pas 
d'y  venir  passer  quelques  heures.  Le  comte  Razo- 
mowsky  (3),  entre  autres,  était  de  ceux  qu'elle  invitait 
volontiers  :  «  Pour  avoir  été  privée  de  vous  recevoir  à 
mon  Épinay,  comme  vous  me  l'aviez  promis,  lui  écrivait- 
elle  en  1793,  jugez  quelle  a  été  ma  surprise  lorsque 
j'appris  par  Son  Excellence  l'Ambassadeur  que  vous  êtes 
parti  pour  l'Allemagne.  J'ay  donc  été  privée  de  vous 
faire  lire  au  moins  douze  lettres  de  Mme  la  comtesse, 
toutes  plus  aimables  les  unes  que  les  autres  pour  ma 
personne,  correspondance  bien  précieuse  pour  mon 
cœur.  Je  suis  persuadée  que  nous  aurions  bien  pleuré 
ensemble  par  cette  lecture,  mais  enfin,  il  faut  se  sou- 

(1)  Les  lettres  de  ratification  hypothécaire,  par  Lucien  Lazard. 
Bulletin  de  la  Société  de  l'Histoire  de  Paris  et  de  IHistoire  de  France, 
1903. 

(2)  Ibid. 

(3)  Il  avait  été  ambassadeur  de  Russie  en  Suède. 


288  ROSE   BERTIN 

mettre  au  décret  de  la  Providence  et  à  la  peine  que 
je  ressens  encore  de  n'avoir  pu  prendre  congé  de 
vous  (1).  » 

Ces  hauts  personnages  russes  ne  traitaient  pas  en 
commerçante  ordinaire  la  modiste  de  la  Reine.  Ils  la 
fréquentaient  et  lui  faisaient  parfois  de  petits  cadeaux. 
«  J'ai  mille  remerciements  à  vous  faire  de  l'agréable 
gravure  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  me  faire  passer,  » 
écrivait  Rose  Bertin  le  4  décembre  1792  à  la  comtesse 
Skavronsky, la  nièce  du  prince  Potemkin,  alors  àNaples, 
et  qui  joignait  ce  petit  souvenir  à  l'envoi  d'argent  qu'elle 
lui  faisait  par  le  même  courrier  (2).  Et  Rose  ajoutait  avec 
un  peu  d'exagération  sans  doute  :  «  C'est  un  véritable 
cadeau  pour  moi,  et  je  la  considère  et  la  garderai  comme 
le  plus  précieux  présent  que  j'aie  jamais  reçu.  »  Les 
2.512  livres  10  sols  qui  accompagnaient  l'envoi  de  la  gra- 
vure devaient  lui  être  encore  plus  agréables  à  toucher 
en  un  pareil  moment  ;  car  elle  était  alors  dans  une 
situation  de  jour  en  jour  plus  difficile,  bien  qu'elle  ait, 
par  tous  les  moyens  possibles,  cherché  à  se  remonter, 
vendant  jusqu'à  de  la  bijouterie.  Le  mémoire  de  la  sus- 
dite comtesse  SRavronsky  porte,  en  effet,  qu'elle  avait 
acheté  en  1791,  à  Rose  Bertin,  entre  autres,  une  chaîne 
en  or,  de  112  livres;  un  bracelet  or  et  peintures  monté 
en  chaîne  d'or,  de  liOO  livres;  un  collier  or  et  perle  fine, 
de  388  livres  (3). 

11  n'était  que  temps  de  faire  rentrer  les  créances 
arriérées,  et  ce  n'était  pas  le  plus  commode  au  milieu 


(1)  Collection  de  M.  J.  Doucet,  Rose  Bertin,  dossier  592  bis. 

(2)  Collection  de  M.  .1.  Doucet,  Rose  Bertin,  dossier  646. 

(3)  Ibid. 


ROSE    BERTIN    SOUS    LA    REVOLUTION  239 

de  la  débâcle  générale,  et  de  la  situation  de  plus  en  plus 
tendue  avec  les  puissances  étrangères,  qui  rendait  les 
communicationsdifficiles,etlesrapportsavecles  émigrés 
dangereux  pour  leurs  correspondants.  C'est  ce  qui  la  dé- 
cida à  entreprendre  en  juillet  1 792,  ce  voyage  en  Allemagne 
qui  lui  valut  son  inscription  sur  la  liste  des  émigrés. 

En  179'2,  Rose  Bertin  avait  encore  livré  des  toilettes 
à  Mme  Du  Barry.  La  dernière  fourniture  qu'elle  lui  fit 
est  du  12  septembre  de  cette  année  et  consistait  en 
«  un  moyen  bonnet  avec  un  double  plissé  au  bord  de 
tulle  fin  sur  fond  satin  et  gaze  et  du  ruban  blanc  sa- 
tiné (1)  »  pour  le  prix  de  /i2  livres.  Quelques  jours 
après,  Mme  Du  Barry  se  rendait  à  Londres  à  propos 
d'un  procès  entamé  à  la  suite  d'un  vol  de  diamants  qui 
avait  été  commis  à  Louveciennes  à  son  préjudice.  Elle 
y  séjourna  du  mois  d'octobre  1792  au  l^""  mars  1793,  et 
eût  agi  avec  sagesse  en  ne  rentrant  pas  en  France  ; 
cependant  elle  était  de  retour  à  Louveciennes  le 
23  mars.  De  ce  jour  au  2  juin  qui  fut  la  date  de  son  ar- 
restation, nous  n'avons  pas  trouvé  trace  de  nouvelles 
acquisitions  chez  la  modiste  de  la  rue  de  la  Loi.  Ainsi, 
les  mondaines  les  plus  en  vue  oubliaient  le  chemin  des 
magasins  si  remplis  de  tentations,  où  elles  se  plai- 
saient tant  autrefois  et  passaient  des  heures  à  froisser 
des  chiffons,  à  discuter  une  forme  nouvelle.  Du  plus 
vertueux  bourgeois  à  la  plus  dissolue  courtisane,  tout 
ce  qui  avait  eu  un  nom,  une  valeur  ou  un  titre,  ou, 
simplement  tout  ce  qui  avait  fait  du  bruit  dans  le  monde 
n'osait  plus  se  montrer  dans  les  rues  de  Paris,  oii  la 

(1)  Bibl.  nat.,  Ms.  français,  8157. 


240  ROSE    BERTIN 

vengeance  d'un  peuple  longtemps  opprimé  par  le  luxe 
des  grands,  vengeance  aveugle  et  brutale,  rougissait 
de  sang  les  ruisseaux. 

La  famille  royale  était  prisonnière.  Mais,  au  fond  de 
la  tour  du  Temple,  la  Reine  demeurait  fidèle  à  ses  four- 
nisseurs habituels.  On  trouve,  en  effet,  dans  le  Jour- 
nal de  Mme  Élofte  que  celle-ci  établissait  encore  le 
18  août  1792  une  note  au  compte  de  Marie-Antoinette. 
Cette  note  s'élevait  à  34  livres  !x  sols.  En  outre,  aux 
Archives  nationales  existe  un  mémoire  de  Mme  Pompey 
montant  à  115  livres  17  sols,  daté  du  12  août  1792(1),  et, 
sous  la  date  du  h  mars  1793,  les  mémoires  de  fournitures 
faites  au  Temple  par  Mme  Bertin,  marchande  de  modes, 
en  août  et  septembre  1792  (2).  et  montant  à  602  livres. 
11  s'y  trouve  joint  un  arrêté  du  Conseil  général  de  la 
commune,  ordonnant  le  règlement  desdits  mémoires, 
qui  fut  effectué  le  7  avril  1793.  Ainsi,  malgré  l'absence 
de  Rose  Bertin,  sa  maison  de  Paris  n'était  pas  fermée. 

Mais,  que  ce  chiffre  de  602  livres  paraîtra  peu  de 
chose  auprès  des  sommes  que  Marie-Antoinette  dépen- 
sait autrefois  !  Pourtant,  les  prisonniers  du  Temple  y 
étaient  arrivés  dépourvus,  pour  ainsi  dire,  de  toute 
garde-robe  ;  et  le  grand  habit  de  taffetas  bleu  que  Rose 
Bertin  confectionnait  encore  pour  Marie-Antoinette 
quelques  jours  auparavant  pour  le  prix  de  959  livres 
10  sols,  était  une  tenue  trop  élégante  pour  les  tristes 
chambres  de  la  tour  du  Temple,  où  le  luxe  n'était 
pas  de  mise,  comme  dans  le  décor  fleuri  de  Trianon. 

Au  Temple,  Marie-Antoinette  demeurait,  pendant  la 

(1)  Archives  Nationales,  F*  1311. 

(2)  Ibid. 


I  llibliolhèqur  XalionaleJ 


MARCHANDE  DE  MODi:S  jilhuit  en  ville  jîoiler  des  marchan- 
dises chez  nos  élégantes  du  jour. 

(D'apiés  le  dessin  de  Waiteai',  gravé  par  Guyot.) 


ROSE    BERTIN'    SOUS    LA    RÉVOLUTION  241 

matinée,  vêtue  d'une  robe  de  basin  blanc  et  coiffée  d'un 
bonnet  de  linon  ;  à  midi,  elle  remplaçait  sa  robe  de  ba- 
sin par  une  robe  de  toile  à  petites  fleurs  sur  fond  brun, 
qui  fut  sa  seule  toilette  jusqu'au  jour  oi^i  le  roi  fut  con- 
duit à  l'échafaud. 

Pendant  ce  temps,  Rose  Bertin  ne  trouvait  guère  de 
nouveaux  clients,   et  perdait,  de  plus  en  plus,  les  an- 
ciens. Mais  elle  se  dépensait  toujours,  ne  sachant  pas, 
ne  pouvant  pas  rester  inactive,  et  elle  poursuivait  sé- 
rieusement le  recouvrement  des  sommes  qui  lui  étaient 
dues  par  des  centaines  de  personnes.  Ainsi  elle  obtenait 
de  la  comtesse  Skavronsky  le  paiement  que  nous  avons 
relaté  plus  haut  ;  et,  de  tous  côtés,  elle  envoyait  des 
lettres  éplorées.  Le  l"""  décembre  479-2  elle  écrivait  au 
comte  de  Czernicheff  :  «  Ma  situation  actuelle  me  con- 
traint de  prier  Monsieur  le  comte  de  venir  à  mon  se- 
cours. »  Au  comte  Razomowsky  elle  disait  :  «  Je  supplie 
Monsieur  le   comte  de  prendre  en  considération  ma 
ruine  totale.  »  Dans  le  nombre,  il  y  avait  de  très  im- 
portantes créances  dont  elle  restait  à  découvert  ;  pen- 
dant son   absence,  en  novembre   1792,    Martincourt, 
homme  d'affaires  chargé  de  ses  intérêts,  adressa  au  duc 
de  Sudermanie,  régent  de  Suède,  une  réclamation  moti- 
vée. Le  12  de  ce  mois  de  novembre,  il  écrivait  au  ré- 
gent :    «    Les   circonstances   actuelles    ayant    forcé 
Mlle  Bertin  d'aller  dans  les  pays  étrangers  pour  son 
commerce,  ses  créanciers  ont  trouvé  dans   ses  livres 
un  mémoire  fourni  à  feue  S.  M.   la  Reine  de  Suède  de 
48.67Û  1.  U  s  (1).  » 


(1)  Collection  de  M.  .1.  Doucet,  dossier  595. 

16 


242  ROSE    BERTIN 

La  Reine  avait  maintes  fois  insisté  auprès  d'elle  pour 
la  décider  à  gagner  l'étranger,  lui  représentant  les  pé- 
rils auxquels,  en  restant  à  Paris,  elle  demeurait  expo- 
sée. Or,  elle  manœuvra  avec  assez  d'habileté,  achetant 
d'une  part,  des  terrains  confisqués  aux  Mathurins  de 
Montmorency,  qu'elle  payait  d'une  poignée  d'écus  ; 
vendant  d'autre  part  pour  trois  cent  vingt  mille  livres,  et 
sous  le  couvert  d'un  prête-nom,  ses  immeubles  de  la 
rue  du  Mail.  EUeréalisait,  par  rapport  au  prix  d'achat, 
un  bénéfice  de  36.000  livres  ;  et,  se  servant  aux  yeux 
des  patriotes,  comme  d'un  trompe-l'œil,  de  l'opération 
effectuée  à  Épinay,  elle  pouvait,  sans  trop  forcer  l'at- 
tention, courir  mettre  en  sûreté  à  l'étranger  le  produit 
de  la  vente  des  maisons  de  la  rue  du  IVLail,  effectuées 
en  vertu  d'un  acte  que  nous  trouvons  relaté  dans  les 
minutes  des  lettres  de  ratification  (1). 

«  Anne-Suzanne-Françoise  Gobelin,  épouse  séparée 
quant  aux  biens  d'Adrien  Nicolas  de  La  Salle,  maréchal  de 
camp, représentée  par  Louis-René  Philippe, homme  de  loi. 

«  A  fait  exposer  que  par  contrat  passé  devant  Havard 
et  son  confrère,  notaires  à  Paris,  le  16  octobre  1792, 
enregistré  en  cette  ville  le  19  du  même  mois,  par  Gues- 
nier,  elle  a  acquis  de  Joseph  Perrat,  ancien  chirurgien 
des  armées,  demeurant  à  Paris,  cour  de  l'Arsenal,  au 
nom  et  comme  procurataire  de  Marie-Jeanne  Berlin, 
fille  majeure,  négociante,  demeurant  ordinairement  à 
Paris,  rue  de  Richelieu,  section  de  laButte-des-Moulins, 
deux  maisons  connues  sous  la  dénomination  de  grand 
et  petit  hôtel  des  Chiens,  sises  à  Paris  rue  du  Mail  avec 

(1)  Minutes  des  leUres    de  ratification,   n»  2369.  Archives  de   la 
Seine. 


ROSE    BERTIN    SOUS    LA.    REVOLUTION  243 

toutes  leurs  appartenances,  circonstances  et  dépen- 
dances, et  sans  aucune  réserve,  ladite  vente  faite 
moyennant  les  prix  et  somme  de  trois  cent  vingt  mille 
livres,  et  aux  charges  ordinaires  et  accoutumées... 

«  Lesquels  maisons  et  hôtels  appartiennent  à  ladite 
venderesseau  moyen  de  la  déclaration  faite  par  Étienne- 
Louis  Bonnard,  homme  de  loi,  par  acte  passé  devant 
Maulard,  notaire  à  Paris,  le  23  février  1788,  lequel  s'en 
étoit  rendu  adjudicataire  par  procès-verbal  précédé 
daffiches  et  publications,  faites  devant  Moreau,  no- 
taire à  Paris,  ledit  jour  23  février  1788,  à  la  requête  de 
Pierre  Roger,  citoyen  de  Paris,  et  de  Marie  Piery,  sa 
femme,  propriétaires  desdites  maisons  comme  s'en 
étant  rendus  adjudicataires  par  jugement  rendu  en  la 
commission  établie  au  Châtelet  pour  juger  les  contes- 
tations d'entre  la  dame  Ressous,  Robiche,  deVillars  et 
autres  en  datte  du  26  novembre  1776,  suivi  de  lettres 
de  ratification  publiées  le  16  juillet  suivant. 

«  Donné  à  Paris  le  16^  jour  de  janvier  1793,  le  V  de 
la  Rép. 

«  Signé  :  Monnot.  » 

Cependant  Rose  Berlin  se  faisait  tenir  au  courant  de 
la  situation  générale.  Ainsi  apprit-elle  qu'en  province, 
comme  à  Paris,  les  vides  se  faisaient  de  plus  en  plus 
nombreux  dans  la  noblesse  qui  formait  sa  clientèle, 
notamment  à  Abbeville,  où  elle  n'avait  jamais  cessé  de 
faire  des  affaires.  Déjà,  au  mois  de  juin  1792,  elle  avait 
effectué  un  envoi  à  M.  de  Selincourt  réfugié  à  Liège.  Le 
baron  Duplouy,  qui  avait  toujours  conservé  des  rela- 
tions d'amitié  avec  elle,  avait  aussi  quitté  Abbeville  et 


244  ROSE    RERTIN 

gagné  Boulogne,  d'où,  s'étant  embarqué  pour  l'Angle- 
terre, il  était  allé  se  fixer  à  Ganterbury. 

Tout  cela  ne  facilitait  i)as  les  rentrées  de  Rose  Ber- 
tin.  Elle  en  avisa  Martincourt,  son  agent  d'affaires,  qui 
s'occupa  activement  des  créanciers  abbevillois.  La  Ré- 
publique confisquait  les  biens  des  émigrés,  mais  payait 
leurs  dettes,  bien  entendu  jusqu'à  concurrence  de  fac- 
tif.  Il  était  utile  de  profiter  de  l'occasion. 

A  la  suite  de  ses  démarches,  Martincourt  reçut  la 
circulaire  suivante,  qui  précisait  la  situation  de  sa 
cliente: 

«  Les  administrateurs  du  département  de  la  Somme 
au  citoyen  Martincourt  à  Abbeville. 

Citoyen 

(t  La  loi  du  V  floréal  n'admet  à  la  liquidation  les 
créances  sur  émigrés,  ayant  pour  cause  des  marchan- 
dises en  fournitures,  qu'autant  que  les  registres  des 
marchands  et  fournisseurs  auront  été  vérifiés.  Cette 
vérification  doit  être  faite,  d'après  la  loi  du  18  pluviôse 
dernier,  par  l'administration  centrale  ;  mais,  dans  le 
cas  où  les  créanciers  ne  seroient  pas  domiciliés  dans 
la  commune  du  chef-lieu,  les  administrations  munici- 
pales de  leur  domicile  en  sont  chargées.  » 

L'arrêté  du  compte  Duplouy  fut  enregistré  au  secré- 
tariat du  district  d'Abbeville  le  23  décembre  1792,  an 
P''  de  la  République  française  (1). 

Cependant,  la  modiste,  partie  à  l'étranger,  ne  l'était 
pas  encore  sans  espoir  de  retour.   Et,   portée  sur  la 

(1)  Collection  de  M.  J.  Doucet,  Rose  Berlin,  dossier  240. 


ROSE  BERTIN  SOUS  LA  REVOLUTION  2*5 

liste  des  émigrés,  elle  avait  fait  faire  d'activés  démarches 
pour  en  être  rayée. 

Ses  représentants  à  Paris  se  firent  délivrer  un  certi- 
ficat du  commissaire  de  police  de  la  section  delaButte- 
des-Moulins,  attestant  qu'il  avait  délivré  le  28  juin  1792 
à  la  citoyenne  Bertin,  un  passeport  e1  que  les  citoyens 
Charles -Jean  Soldato,  restaurateur,  rue  de  la  Loi,  12/il, 
et  Luc-Joseph-Charles  Corazza,  limonadier,  Maison  Éga- 
lité, n°  12,  lui  avaient  servi  de  témoins  (1).  Ils  consti- 
tuèrent un  dossier,  déposèrent  une  requête  et  ob- 
tinrent sous  la  date  du  27  novembre  1792,  an  l^*"  de  la 
République,  l'arrêté  suivant  : 

«  Vu  le  mémoire  de  la  citoyenne  Marie-Jeanne  Bertin, 
marchande  de  modes  rue  de  Richelieu,  par  lequel  elle 
demande  la  main  levée  des  scellés  apposés  dans  sa  mai- 
son de  campagne  à  Épinay.  Vu  aussi  les  pièces  jointes 
à  son  mémoire  :  1"  un  état  des  marchandises  qu'elle  a 
envoyées  à  Francfort  ;  2°  un  certificat  du  citoyen  Che- 
vry  Le  Chesnes,  du  16  novembre  1792,  qui  atteste,  en 
sa  qualité  d'entrepreneur  de  roulage  de  Paris,  qu'il  a 
expédié  à  Francfort  15  caisses  pour  le  compte  de  la 
citoyenne  Bertin  ;  3°  une  note  du  citoyen  Bocqueaux  du 
10  septembre  1792,  qui  annonce  qu'il  a  fait  expédier 
pour  la  demoiselle  Berlin  à  Francfort  une  caisse  con- 
tenant des  plumes  et  rubans  de  soie  ;  k"  un  certificat  du 
citoyen  Messin,  négociant  à  Paris,  du  26  juillet  1792, 
portant  qu'étant  à  Francfort,  pour  son  commerce,  au 
mois  de  juillet  dernier,  la  citoyenne  Bertin  lui  remit,  à 
titre  de  confiance,  une  somme  de  9.1/i0  livres  pourre- 

(1)  Archives  Nationales,  Émigration  (Seine),  Police  Générale,  série 
V  5612. 


246  ROSE    BERTIN 

mettre,  à  son  retour  à  Paris,  à  sa  maison  de  com- 
merce; 5"  une  lettre  du  citoyen  Ibert,  datée  de  Mayence, 
le  22  juillet  1792,  sans  adresse,  de  laquelle  U  résulte 
qu'il  est  en  relations  d-atîaires  avec  la  demoiselle  Ber- 
tin  ;  6°  trois  autres  lettres  écrites  par  la  citoyenne  Ber- 
tin  à  sa  maison  de  Paris,  dont  une  seulement  est  datée 
de  Bruxelles  le  H  août,  dans  laquelle  elle  rend  compte 
des  affaires  qu'elle  fait  en  pays  étranger,  et  des 
sommes  qu'elle  envoyé  pour  l'acquit  de  ses  paiements 
à  Paris;  7"  une  quittance  donnée  au  citoyen  Ibert, 
d'une  somme  de  15.39/i  1.  16  s.  8  deniers,  dattée  de 
Paris  le  31  juillet  1792  et  signée  par  Omont  pour  la  de- 
moiselle Berlin  ;  8*>  un  certificat  du  commissaire  de 
police  de  la  section  de  laButte-des-Moulins,  du  26  oc- 
tobre 1792,  qui  prouve  qu'il  a  délivré  à  la  citoyenne 
Berlin  un  passeport  sous  la  date  du  28  juin  dernier, 
laquelle  a  amené  avec  elle  quatre  ouvrières  en  modes 
pour  aller  à  Francfort  pour  alfaires  de  son  commerce, 
ainsi  qu'elle  l'a  déclaré  ;  9°  enfin  une  reconnaissance  de 
deux  administrateurs  du  département  de  Paris,  datée 
d'Épinay,  le  26  octobre  1792,  portant  qu'ils  ont  reçu 
du  citoyen  Nicolas  Berlin  un  certificat  de  la  section  de 
la  Butte-des-Moulins,  en  foi  de  la  non-émigration  de  sa 
tante,  bourgeoise  d'Épinay  et  domiciliée  à  Paris,  rue  de 
Richelieu  ; 

«  Le  Procureur  général  entendu  ; 

«  Le  Directoire  considérant  que  la  citoyenne  Berlin 
ne  s'est  absentée  de  France  que  pour  raison  de  son  com- 
merce, 

«  Arrête,  conformément  à  l'art.  6  de  la  loi  du  8  avril 
dernier,  que  les  scellés  apposés  dans  la  maison  appar- 


ROSE    BERTIN    SOUS    LA    REVOLUTION  247 

tenante  à  la  citoyenne  Bertin,  située  à  Épinay,  seront 
levés  sans  description,  et  qu'elle  sera  réintégrée  dans  la 
possession  et  jouissance  des  meubles  et  efiets  garnis- 
sant ladite  maison  ;  charge  le  Directoire  du  district  de 
Saint-Denis  de  pourvoir  à  l'exécution  du  jtrésent  ar- 
rêté. » 

Forte  de  ces  dispositions,  rien  ne  s'opposait  donc  à 
ce  que  Mlle  Bertin  reparût  en  France. 

Le  5  décembre  179-2,  en  elïet,  elle  était  de  retour  à 
Paris,  et  hâtait  de  plus  en  plus  la  solution  de  certaines 
affaires,  fixait  des  rendez-vous,  formulait  des  réclama- 
tions, écrivait  lettres  sur  lettres  ;  et  le  temps  se  passait 
pour  elle,  dans  une  fièvre  continuelle.  Elle  vivait  dans 
l'impatience  inquiète  d'un  lendemain  qui  pouvait  être 
redoutable,  et  qui,  infailliblement,  ne  devait  être  que 
désastreux  ;  ainsi  ces  sombres  journées  de  décembre 
étaient  à  la  fois  trop  courtes  et  trop  lentes  à  son  gré, 
trop  courtes  pour  tout  ce  qu'elle  avait  hâte  de  mettre 
en  ordre,  trop  lentes  pour  son  désir  d'en  avoir  fini. 

Le  5  décembre,  elle  écrivait  à  un  certain  Thomassiny, 
de  Saint-Germain,  pour  lui  demander  s'il  était  chargé 
d'elTectuer  le  paiement  de  9.996  livres  tournois,  sur  re- 
connaissance signée  par  le  ministre  de  Portugal  à 
Stockholm,  Fernando  Correa,  et  payable  à  la  date  du 
!"■■  janvier  1793.  Le  2/i  décembre,  elle  écrivait  encore 
à  Thomassiny  en  lui  disant  qu'elle  avait  attendu  toute  la 
semaine  sa  réponse  et  en  lui  demandant  de  lui  remettre 
la  somme  dans  le  courant  de  la  semaine  suivante.  Mais, 
les  choses  n'allaient  pas  comme  elle  Peut  souhaité, 
l'homme  d'affaires  de  Saint-Germain  ne  s'exécutait  pas, 
et  le  11  janvier  1793,  Rose  Bertin  insistait  pour  obtenir 


248  ROSE    BERTIN 

un  rendez-vous.  ïhomassiny  cependant  continuait  à  se 
dérober  (1). 

Or,  tout  d'un  coup,  Rose  Bertin  cesse  ses  insistances 
auprès  de  lui  ;  et  c'est  Martincourt  qui  reprend  l'affaire 
et  qui,  le  15  février  1793,  réclame  à  son  tour  un  ren- 
dez-vous. Ce  même  Martincourt,  dès  le  12  février,  effec- 
tuait au  Bureau  de  la  liquidation  des  detles  des  émi- 
grés, le  dépôt  d'un  relevé  des  principales  sommes  dues 
par  ceux-ci  à  Mlle  Bertin.  Que  s'était-il  donc  passé 
entre  le  11  janvier  et  le  12  février?  Rose  Bertin  avail 
de  nouveau  quitté  Paris.  La  condamnation  et  l'exécu- 
tion de  Louis  XVI  (15-21  janvier)  ne  furent  pas  étran- 
gères à  cette  détermination  subite.  Rose  avait  compris 
que  les  craintes  de  la  Reine  n'étaient  pas  vaines, 
qu'elle  avait  vu  clair  dans  la  situation,  et  qu'elle  avait 
raison  lorsqu'elle  lui  conseillait  de  quitter  la  France. 
Rose  avait  compris  qu'elle  n'y  était  plus  en  sûreté,  et 
qu'elle  aussi  avait  exercé  une  royauté,  coûteuse  et  fri- 
vole, contre  laquelle  les  comptes  de  la  maison  de  la 
Reine  pouvaient,  un  jour  ou  l'autre,  constituer  un  ré- 
quisitoire écrasant.  Le  frère  du  célèbre  Léonard  ne 
fut-il  pas  une  des  victimes  de  la  Terreur? 

D'ailleurs,  elle  avait  une  retraite  toute  préparée  à 
Londres,  dans  cette  ville  où  elle  avait  déjà  fait  plu- 
sieurs séjours  et  d'où  elle  avait  la  liberté  de  surveiller 
encore  ses  intérêts  à  l'étranger?  C'est  une  lettre  de 
Martincourt  en  date  du  1/imars  1793,  qui  nous  apprend 
que  c'est  bien  là  que  Rose  s'était  réfugiée.  «  Mlle  Bertin 
m'a  chargé    de   ses  affaires  avant  son    départ  pour 

(1)  Collection  de  M.  J'.  Doucet,  dossier  Rose  Bertin,  n°  556. 


(Bihiiollièque  Xatiouale.J 


1787 


«  MADEMOISELLE  ROSI-    .„    iH.nn.t-chnp.au  .1   rcdin^olte  du  matin 
;uix  (.liaiiips-i:iysccs.  » 


ROSE    BERTIN    SOUS    LA    REVOLUTION  249 

Londres  où  elle  est  actuellement  (1)  »,  écrit-il  à  la  mar- 
quise de  Mesmes,  qui  était  redevable  à  la  maison  Bertin 
d'une  somme  de  /i82  livres  5  sols,  montant  de  com- 
mandes eflectuées  de  1777  à  1786. 

Elle  partit,  sans  crier  gare,  n'informant  que  des 
amis  très  sûrs,  ayant  bien  garde  d'ébruiter  son  passage 
àAbbeville.  Il  y  avait,  en  effet,  grand  danger  pour  elle, 
et  plus  qu'ailleurs  dans  cette  ville  où  elle  était  née,  et 
où  elle  était  connue.  Les  notables  qui  siégeaient  alors  à 
l'Hôtel-de-Ville,  étaient,  selon  le  dire  du  comte 
Alexandre  de  Tilly,  «  les  plus  fieftes  démagogues  ».  Ils 
étaient  loin  cependant  d'approcher  de  ceux  qui  terrori- 
saient Arras,  Cambrai  et  d'autres  villes  de  province. 
Mais  elle  jugea  prudent,  et  elle  n'eut  sans  doute  pas 
tort,  de  conserver  en  traversant  le  pays  le  plus  rigou- 
reux incognito. 

Cependant,  elle  laissait  croire  même  à  son  entou- 
rage que,  comme  précédemment,  son  voyage  était  né- 
cessité par  les  affaires  de  son  commerce.  Cela  résulte 
de  ce  que  lui  écrit  son  domestique.  Colin,  le  19  mars, 
en  lui  communiquant  un  jugement  qui  avait  été  rendu 
la  veille  sur  délibéré  dans  un  procès  qu'elle  avait  avec 
un  certain  Coustard  de  Villiers  et  qui  lui  reconnaissait 
une  servitude  sur  un  bien  de  ce  dernier  :  «  Je  suis  très 
aise,  mademoiselle,  dit-il,  de  vous  donner  des  nouvelles 
satisfaisantes  de  ce  pays,  où  vous  êtes  attendue  et  dé- 
sirée par  tous  ceux  qui,  comme  moi,  vous  sont  fort  at- 
tachés. » 

«  Pendant  mon  séjour  à  Bruxelles  (en  août  1792), 

(1)  Collection  de  M.  J.  Doucet,  Rose  Bertin,  dossier  482. 


•250  ROSE    BERTIN 

écrit  d'autre  part  la  comtesse  de  Danzic,  ambassa- 
drice de  Prusse,  Mlle  Bertin  se  chargea  de  quelques 
fournitures  pour  moi  qu'elle  me  fit  enfin  passer  par 
une  marchande  de  modes  de  Paris,  en  me  faisant  pré- 
venir que  des  affaires  pressantes  l'avaient  obligée  de 
partir  dans  la  nuit  même  pour  Londres,  d'où  elle 
comptait  retourner  sous  peu  (1)  ». 

Elle  comptait  peut-être  en  effet  que  les  événements 
lui  permettraient  de  revenir  et  que  son  exil  serait  de 
courte  durée.  Bien  au  contraire,  cet  exil  volontaire 
allait  devenir  un  exil  forcé. 

Des  enr:emis,  des  envieux,  des  débiteurs  peut-être, 
se  chargèrent  de  la  dénoncer.  Elle  fut  par  eux  accusée 
d'émigration.  En  vertu  de  la  loi  du  28  mars  1793,  de 
nouveau,  son  nom  fut  inscrit  sur  la  liste  des  émigrés 
et  les  scellés  furent  réapposés  sur  ses  propriétés. 

Une  fallait  plus  songer  à  rentrer  en  France,  tant  que 
sa  situation  n'aurait  pas  été  une  fois  encore  régulari- 
sée. Elle  demeurait  sous  le  coup  des  rigueurs  de  la  loi, 
et  on  sait  quelles  étaient  ces  rigueurs. 

Tout  ce  qu'elle  pouvait  faire,  était  de  soutenir  sa 
maison  de  Paris  en  faisant  passer  tout  ce  qu'elle  par- 
venait à  se  faire  payer  à  l'étranger,  sur  les  sommes 
considérables  dont  elle  était  créancière. 

Ainsi,  la  maison  de  la  rue  de  Richelieu  paraissait 
résister  plus  ou  moins,  comme  sembleraient  le  prouver 
ces  lignes  écrites  par  Martincourt  à  la  comtesse  Jules 
de  Rochechouart  le  17  août  1793  :  «  Les  personnes  qui 
tiennent  le  magasin  de  Mlle  Bertin  ont  oublié,  lorsque 

(1)  Collection   de  M.  J.  Doucet.  Dossiers  Rose  Bertin,  n°  ITS^'i 


ROSE  BERTIN  SOUS  LA  REVOLUTION  251 

VOUS  y  êtes  venue,  de  vous  parler  d'un  mémoire  mon- 
tant à  1.561  livres  2  sols...  (1)  ».  Ah  !  comme  les  per- 
sonnes qui  tenaient  le  magasin  de  Mlle  Berlin  devaient 
être  peu  occupées,  alors  que  déjà  la  plupart  des  mai- 
sons de  luxe,  et  des  magasins  de  modes  par  consé- 
quent, étaient  fermés. 

Une  anglaise,  Hélène-Maria  Williams,  a  bien  carac- 
térisé l'état  d'âme  des  femmes  de  cette  époque,  état 
d'âme  qui  explique  le  marasme  du  commerce  des  choses 
relatives  à  la  toilette. 

((  Les  Françaises,  dit-elle,  chérissent  autant  la  gloire 
de  leur  pays  que  les  femmes  des  autres  nations  ;  et  si 
nos  Anglaises  se  décorèrent  de  robes  à  la  Duncan,  de 
rubans  au  prince  d'Orange,  en  l'honneur  de  valeureux 
chefs,  celles-ci  portoient  des  bonnets  à  la  Belle  Poule, 
à  la  Grenade,  à  la  d'Estaing,  à  la  Fayette,  même  au 
compte  rendu  par  >I.  Necker  ;  témoignage  non  équi- 
voque de  leur  sentiment  pour  les  héros  et  les  hommes 
d'État  de  leur  nation.  Il  est  vrai  que,  depuis  le  nouveau 
régime,  les  parures  qui  y  faisoient  allusion  n'ont  pas 
été  de  mode  ;  mais  la  Bévolution  s'est  présentée  à  leurs 
yeux  comme  un  événement  dont  la  réussite  était  dou- 
teuse, et  les  suites  à  craindre;  la  République,  qui  en  a 
été  le  résultat,  a  souvent  eu  un  aspect  sévère  et  mena- 
çant, qui  a  porté  l'effroi  chez  les  hommes  ;  pouvons- 
nous  donc  être  surpris  que  mon  sexe  ait  repoussé  ses 
embrassemens  fraternels  (2)  ?  » 

Quelques  clientes  venaient  encore,  de  loin  en  loin, 

(1)  Collection  de  M.  J.  Doucel.  Dossier  609. 

(2)  Aperçu  de  l'Etat  des  mœurs  dans  la  République  française 
vers  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  par  H.  M.  Williams. 


252  rosi:    BERTIN 

faire  des  achats  modestes.  La  maison  livrait  par 
exemple,  le  25  avril  1793  à  Mme  d'Epréménil  un  cha- 
peau de  mariée  de  3  livres.  Quelle  ironie  !  Après  avoir 
habillé  de  brocart,  de  soie  et  de  pierreries  toute  la  no- 
blesse de  Versailles  et  de  l'Europe,  ne  plus  accueillir 
que  des  visiteuses,  qui  n'étaient  cependant  pas  les  pre- 
mières venues,  et  n'être  réduit  à  ne  leur  vendre  que  de 
pauvres  petits  chapeaux  de  mariées  à  un  prix  dont  les 
dames  des  halles  auraient  fait  fi  ! 

En  somme,  la  maison  n'existait  guère  plus  que  pour 
permettre  à  Martincourt  de  liquider  la  situation. 

Peu  de  temps  après  Texécution  du  Roi,  la  Commune 
de  Paris,  par  application  de  la  loi  du  12  août  1792,  ré- 
glait les  fournitures  faites  au  Temple  pendant  les  quatre 
derniers  mois  de  1792.  Les  factures  précédemment  pré- 
sentées par  Rose  Rertin  qui  avait  été  avisée  d'avoir  à 
les  déposer  au  Temple,  factures  dont  nous  avons  déjà 
parlé,  font  partie  d'un  dossier  conservé  aux  Archives 
nationales  (1). 

On  y  trouve,  tout  d'abord,  un  état  dont  voici  la  te- 
neur : 

«  Loi  DU  12  AOUT  1792. 

Elal  des  sommes  à  payer  aux  ci-après  pour  dépenses  relatives 
au  service  de  la  Tour  du  Temple. 

Savoir  : 

aux  Citoyens  :  \.  s.  d. 

Berlin   (citoyenne),  Marchande  de  modes.    .  602  »  » 

Bosquet,  M"-^  Tailleur 4.427  5  7 

Boulanger-Blet,  M*^  Epicier 300  »  » 

Destrumel,  vitrier 600  »  » 

(1)  Archives  Nat.,  FS  1311.  Signature  du  7  avril  1793. 


211 

2       » 

14 

11       » 

1G9 

»       » 

ROSE   BERTIN    SOUS   LA   RÉVOLUTION  253 

Durand  tils,  serrurier 1.445  12  » 

Gatineau,  charbonnier 305  »  » 

Giot,   cordonnier 48  »  » 

Laboullée,  M''  parfumeur 144  17  » 

Lefebvre  et  Thoret,  M'Mingers 1.392  »  » 

Le  Roy,  M''  fruitier 680  »  » 

Mulard,  Rôtisseur 960  11  » 

Pazzy,  M"^'^  Tailleur 1^4.  »  » 

Piquet,  portier  de  l'Ecurie  de  la  garde  à  che- 
val   109  4  » 

Rassé,  ci-dev'  chef  de  la  Cuisine  bouche  pour 

19  jours  de  gages 

Simon,  blanchisseur 

WolQ,  cordonnier 

Somme  à  payer 8.553  2  7 

Au  nom  de  la  République 

Commissaires,  etc. 
Faites  payer,  conformément  aux  arrêtés  du  Conseil 
général  de  la  Commune  de  Paris  des  18  novembre  1792, 
10  janvier  et  !i  mars  dernier  aux  dénommés  au  présent 
état,  la  somme  de  8.553  livres  2  sols  7  deniers  pour  ce 
qui  revient  à  chacun  d'eux,  en  raison  d'ouvrages  et 
fournitures  par  eux  faites  pour  le  service  de  la  Tour  du 
Temple  pendant  les  ù  derniers  mois  1792,  lesdits 
8.553-2-7  imputables  sur  les  500.000  livres  ordonnées 
par  la  loi  du  12  août  1792  pour  les  dépenses  du  ci-de- 
vant Roi  et  de  sa  famille. 

Fait  à  Paris  le  7  avril  1793,  l'an  II  de  la  République.   » 

Cet  état  est  suivi  d'un  autre  état  pour  fournitures 
faites  pendant  les  deux  premiers  mois  de  1793  ;  mais 
Boulanger,  Gatineau,  Le  Roy  et  Mulard  sont  seuls  à  y 
figurer. 


254  ROSE   BERTIN 

Le  même  dossier  comprend,  en  outre,  l'arrêté  sui- 
vant : 

Commune    de  Paris 

Le  II  mars  1793,  Tan  11  de  la  République  française  une 
et  indivisible. 

Extrait  des  registres  des  délibérations  du 
Conseil  général 

Le  Conseil  général,  après  avoir  entendu  le  rapport  de 
la  commission  chargée  de  l'examen  des  comptes  du 
Temple, 

Arrête  qu'il  sera  payé  par  le  Ministre  de  l'Intérieur 
sur  les  cinq  cent  mille  livres  décrétées  pour  Tcntretien 
de  la  famille  de  Louis  Capet,  au  citoyen  [sic)  Bertin 
marchand,  la  somme  de  six  cent  deux  livres  pour  solde 
des  mémoires  cy  joints  et  qui  y  resteront  annexés. 

Pour  fournitures  en  aoust 602  1. 

Signé  :  Pache,  Maire,  Président. 
Pour  extrait  conforme  à  l'original. 

COULOMBEAU, 

Secrétaire-greffier. 

Les  mémoires  annexés  à  cette  dernière  pièce  sont 
ceux  présentés  par  la  maison  de  modes  de  Rose  Bertin 
ets'élevantl'un  à  806  livres,  Tautre  à  55  livres,  soit  en- 
semble à  861  livres  et  rabattus  par  Verdier,  chargé  de 
la  vérification  des  comptes  de  la  Tour  du  Temple  à 
570  livres  pour  le  premier,  et  à  32  livres  pour  le  second, 
c'est-à-dire  au  total  indiqué  de  602  livres. 

Les  voici  l'un  et  l'autre  : 


ROSE    BERTIN    SOUS    LA    REVOLUTION  255 

Premier  mémoire  : 

«  N"  16  fourni  par  Berlin,  Marchande  de  Modes. 
Savoir  : 

1792 
août  12.  —  Un  moyen  bonnet  en  gaze,  blonde  et 

ruban  rose 27'        42' 

Un  second  bonnet  en  gaze,  tuile  et 
ruban  de  gaze  blanc 30         44 

3  (îchus  de  gaze  anglaise  à  16'.     .     .        36         48 
2  larges  demi-fichus  de  gaze  Cham- 

berry  à  10' 14         20 

4  grands  demi-fichus  d'Organdi  brodé 

à  271 84       108 

Un    jupon  de  mousseline  des  Indes 
très  fine  brodée  à  jour  contenant 

cinq  lez 170       240 

Une  pièce  large  ruban  blanc.     ...        24         36 

Une  pièce  dito  étroit 20         30 

Une  pièce  faveur  blanche o  8 

Un  màntelet  de  linon  batiste  garni  de 

bandes  ourlées 85       110 

Deux  cartons  ...    à  3'    ...     .  3  6 

19.  —  Un  màntelet  de  tafifetas  noir  garni  de 

même  taffetas 40         34 

29.  —  La  monture  d'un  bonnet  de  Malines, 

fourni  le  linon 16         30 

7i>re  5_  _  La  monture  d'un  bonnet  à  fichu  de 

Malines  fourni  du  linon    ....        16         30 

~57Ô       8Ô6 

Vu  et  vérifié  par  nous,  commissaire  des  comptes 
du  Temple.  Arrêté. 

Verdier  806 

570 
236  réduction.  » 


256  ROSE    BERTIN 

Second  mémoire  : 

«  fourni  par  Berlin,  Marchande  de  Modes, 
scavoir  : 
479-2 
T"""*  13.  —  Monture  et  fourniture  d'un  bonnet  à 

fichu  de  linon 5  9' 

Un  fichu  de  1  au.  d/4  de  taffetas  noir 
bordé  de  cornette  de  satin  noir.     .        12         19 
20.  —  Monture  et  fourniture  d'un   Bonet  à 

fichu  de  linon S  9 

30.  —  Monture  et  fourniture  d'un  Bonet  de 

linon 5  9 

gbra  g  _  Monture  et  fourniture  d'un  Bonet  de 

linon    . _5 9 

32        55 

Ce  mémoire  a  été  omis  dans  le  liordereau  du 
C.  Cleri  et  fait  suite  à  celui  du  même  bordereau 
N'ie. 

Verdier  55 

_32 

23     » 

Dans  le  même  dossier  (Fi  1311),  figure  un  autre  état 
relatif  à  cette  période,  et  sur  lequel  nous  relevons  une 
somme  de  115  livres  17  sols  au  compte  de  Mme  Pom- 
pey,  marchande  de  modes  (l'état  porte  Lompey,  mar- 
chand de  modes).  Rose  Bertin  n'était  donc  pas  la  seule 
modiste  admise  à  fournir  les  prisonnières  du  Temple.  Il 
y  en  eut  une  troisième,  la  dame  Augier,  qui  donne  son 
adresse  rue  Saint-Nicaise  n°  22,  et  dont  deux  mémoires 
de  fournitures  faites,  le  premier  en  août  et  sep- 
tembre 1792,  le  second  en  janvier  1793,  sont  conservés 
également  dans  un  dossier  des  Archives  nationales 
(F/i  1313).  Ils  s'élèvent  le  premier  à  518  livres  6  sols,  le 
second  à  49  livres.  - 


(Collection  J.  DoncetJ 


PORTHAIT  1)1-:   liOSl-:  15i:i\TIX 
(IVint  vers  1701.) 


ROSE    BERTIN   SOUS    LA    REVOLUTION  257 

A  partir  du  5  octobre  179'2,  il  n'y  a  plus  de  traces  de 
fournitures  eftectuées  au  Temple  parla  maison  Bertin.  Il 
y  en  eut  peut-être  encore,  mais  les  factures  n'avaient  pas 
été  présentées,  lorsqu'il  fut  question  de  faire  le  procès  de 
la  Reine.  On  a  raconté  que  la  modiste  savait  qu'une  en- 
quête aurait  lieu,  qu'elle  connaissait  d'avance  dans  quel 
esprit  devaient  opérer  les  commissaires  enquêteurs,  et 
qu'elle  se  trouva  un  soir  dans  une  grande  agitation. 

Ses  livres  de  caisse  portaient  encore  mention  de 
sommes  assez  importantes  et  dues  par  Marie -Antoinette. 
Gratter,  surcharger,  il  n'y  fallait  pas  songer,  les  en- 
quêteurs eussent  vite  fait  de  remarquer  l'irrégularité 
de  tenue  de  ces  livres  et  d'en  soupçonner  le  motif. 
C'était,  en  forçant  ratTenlion,  C(>ii)pr(*nieltrtî  ia  Rt^ne 
encore  plus  aux  yeux  de  Fouquier-Tinville.  Elle  n'avait 
donc  pas  d'autre  moyen  d'effacer  les  dettes  de  la  Reine 
que  d'en  anéantir  les  preuves.  Mais,  en  même  temps, 
tout  ce  qui,  porté  sur  les  mêmes  livres,  lui  était  encore  dû 
par  d'autres  clientes,  s'en  allait  en  fumée,  et  la  perte 
menaçait  d'être  considérable.  Partagée  ainsi  entre  son 
intérêt  personnel  et  la  reconnaissance  qu'elle  devait  à 
Marie-Antoinette  pour  tous  les  bienfaits  dont  elle  l'avait 
comblée,  pour  tout  l'argent  qu'elle  lui  avait  fait  gagner, 
pour  la  réputation  à  laquelle,  grâce  à  la  confiance  de 
la  Reine,  il  lui  avait  été  donné  d'atteindre  dans  le 
monde  entier,  gloire  désormais  posthume,  mais  qui  cha- 
touillait encore  vivement  son  orgueil,  Rose  Bertin  n'hé- 
sita pas  et,  dans  un  bel  élan  de  sa  nature  généreuse, 
brûla  de  ses  mains  ceux  de  ses  registres  de  commerce 
où  figuraient  encore  des  sommes  portées  au  compte  de 
Marie-Antoinette  et  non  acquittées. 

17 


258  ROSE   BERTIN 

Telle  est  du  moins  Thistoirequi  se  racontait  et  qu'elle 
avait  bien  garde  de  démentir.  La  marquise  de  Courte- 
bourne  y  faisait  encore  allusion  en  1817,  lorsqu'elle 
écrivait  à  Grangeret,  l'avocat  des  héritiers  Bertin  : 
«  Mlle  Bertin  était  la  délicatesse  et  l'honnêteté  même, 
d'après  ce  que  j'en  ai  toujours  entendu  dire.  Sa  con- 
duite pour  notre  malheureuse  Reine  ne  l'a  que  trop 
prouvé.  » 

Cependant  ce  qu'elle  put  cacher  ou  détruire  n'était 
certainement  pas  d'une  bien  grande  importance.  Le 
gouvernement  révolutionnaire  pouvait  connaître  toute 
la  dépense  de  la  Reine  jusqu'au  10  août  1792,  les  der- 
niers mémoires  non  payés  et  relatifs  aux  deux  dernières 
années  du  règne  de  Louis  XVI  étant  aux  mains 
d'Henry,  liquidateur  de  la  liste  civile;  et  les  dépenses 
ultérieures,  faites  au  Temple,  pouvant  être  facilement 
contrôlées  par  les  geôliers  de  la  prison  royale.  Tout  ce 
qu'elle  eût  pu  faire,  eût  été  de  s'entendre  avec  Henry, 
pour  qu'il  ne  produisît  pas  les  mémoires  qu'il  détenait, 
et  c'est  peut-être  ce  qui  sepa  ssa,  attendu  que  ces  mé- 
moires, non  soldés,  coûtèrent  à  la  modiste  plus  de 
35.000  livres,  qu'à  sa  mort  elle  n'était  pas  arrivée  à  re- 
couvrer. 

Mais  il  n'était  pas  question  du  procès  de  la  Reine, 
lorsque  la  modiste  fit  à  Paris  la  courte  apparition  que 
l'on  sait,  en  décembre  1792  et  janvier  1793.  Elle  ne  put 
donc  pas,  à  l'époque  du  procès,  brûler  de  ses  mains 
ses  livres  de  commerce,  puisqu'alors  elle  était  à 
Londres,  et  dans  Timpossibilité  de  rentrer  en  France, 
où  des  mesures  nouvelles  avaient  encore  été  prises 
contre  les  Français  inscrits  sur  la  liste  des  émigrés. 


ROSE    BERTIN    SOUS    LA   RÉVOLUTION  259 

Il  y  avait  déjà  huit  mois  qu'elle  était  à  Londres, 
lorsque  fut  votée,  le  17  septembre  1793,  la  loi  des  sus- 
pects, dirigée  contre  les  citoyens  qui  avaient  émigré 
depuis  le  1"'  juillet  1789,  et  même  contre  ceux  qui 
étaient  rentrés  en  France  dans  les  délais  fixés  par  la 
loi  du  8  avril  1792.  Un  arrêté  du  Conseil  général  de  la 
Commune  du  16  octobre  -1793,  le  jour  même  de  l'exécu- 
tion de  ]\larie-Antoinette,  vint  encore  aggraver  la  si- 
tuation des  commerçants  de  Paris  qui,  comme  Rose 
Bertin,  se  trouvaient  à  l'étranger,  en  décidant  que  tout 
marchand  établi  depuis  au  moins  un  an  qui  quitterait 
son  commerce  serait  réputé  suspect  et  arrêté  comme 
tel(l). 

Comment  rentrer  en  France  dans  ces  conditions? 
Comment  penser  échapper  à  la  surveillance  de  la  po- 
lice, armée  déjà  du  décret  voté  par  l'Assemblée  le 
29  mars  1793  ordonnant  «  que  les  propriétaires  et  prin- 
cipaux locataires  de  maisons  seraient  tenus  d'afficher 
sur  la  porte  extérieure,  dans  l'endroit  le  plus  apparent, 
et  en  caractères  bien  lisibles,  les  noms,  surnoms,  pré- 
noms, âge  et  profession  de  tous  les  individus  résidant 
actuellement  et  habituellement  chez  eux  (2)  ». 

Certes,  il  n'y  avait  pas  à  songer  à  passer  entre  les 
mailles  d'un  lilet  aussi  serré  que  celui  qu'avait  tressé 
contre  les  suspects  la  police  de  la  Révolution. 

Pour  la  seconde  fois,  son  absence  lui  épargna  la  vue 
d'une  scène  tragique  qui,  comme  le  massacre  de  la 
princesse  de  Lamballe,  et  plus  encore,  eût  été  particu- 
lièrement cruelle  à  son  cœur,  et  à  laquelle,  étant  donné 

(1)  V.  Actes  de  la  Commune. 

(2)  Dauban,  la  Démagogie  en  1793. 


260  ROSE    lîERTIN 

l'itinéraire  suivi  par  le  cortège  qui  menait  Marie-Antoi- 
nette à  la  guillotine,  elle  n'aurait  pas  pu  se  dérober  en- 
tièrement. 

Lorsque  la  charrette  fatale  qui  voiturait  l'Autri- 
chienne tout  le  long  de  la  rue  Saint-Honoré,  passa  de- 
vant l'ancienne  maison  de  Rose  Berlin,  la  ci-devant 
Reine  ne  put  voir  aux  fenêtres  que  des  visages  étran- 
gers ;  peut-être,  pensa-t-ello  cependant  au  jour  où,  se 
rendant  à  Notre-Dame,  par  cette  route,  elle  s'était  re- 
tournée dans  son  carrosse  pour  applaudir  sa  modiste. 
Depuis  lors,  Rose  Berlin  avait  transporté  son  com- 
merce plus  loin,  mais  sur  ce  chemin,  tout,  pour  la 
Reine,  était  prétexte  à  de  douloureux  retours  sur  le 
passé  ;  et  quelques  instants  après,  à  l'angle  de  la  rue 
de  Richelieu,  songeant  aux  heures  lointaines  de  Tria- 
non,  peut-être  revit-elle  une  jeune  et  jolie  femme,  in- 
souciante et  gaie,  suivie  d'une  cour  élégante  et  joyeuse, 
se  promenant  sous  l'ombrage  des  allées  du  hameau  et 
laissant  la  traîne  de  sa  robe  de  linon  fleuri,  balayer  les 
premières  feuilles  mortes. 

Où  étaient  les  robes  légères,  les  grands  habits,  les 
poufs  et  les  plumes  d'antan  ?  Qu'étaient  donc  deve- 
nues les  dernières  fournitures  faites  au  Temple  ?  En 
quelles  mains  étaient-elles  passées?  Dans  l'inventaire 
des  effets  de  la  Reine,  établi  après  son  exécution,  pour 
toute  coiffure,  il  n'y  avait  qu'une  coiffe  de  linon. 

De  toutes  les  élégances,  que  restait-il  désormais? 

Que  restait-il  de  cette  société  qui  avait  achalandé  le 
commerce  de  Mlle  Bertin  et  qui,  pendant  tant  d'années, 
lui  avait  permis  de  mener  grand  train?  Le  couperet  de 
la  guillotine  achevait  la  perte  de  son  commerce,  en  dé- 


ROSE   BERTIN    SOUS    LA    REVOLUTION  261 

cimant  les  derniers  débris  de  cette  clientèle,  dont  l'émi- 
gration lui  avail  enlevé  déjà  une  bonne  partie.  Elle  y 
perdait  de  grosses  sommes  ;  la  plupart  des  fugitifs,  dans 
la  précipitation  du  départ,  n'ayant  pas  pris  le  temps, 
ou  ne  possédant  pas  les  moyens  de  régler  leurs  dettes. 

La  princesse  de  Lamballe  avait  été  massacrée,  la 
duchesse  d'Orléans  était  prisonnière,  la  guillotine  avait 
fait  tomber  les  têtes  de  Marie-Antoinette,  de  Mme  Eli- 
sabeth, de  Mme  Du  Barry,  du  général  de  Custine,  du 
président  d'Ormesson,  etc.;  Mme  Auguier  (1),  femme 
de  chambre  de  la  Reine,  s'était  tuée  en  se  jetant,  de 
peur  d'être  arrêtée,  par  une  des  fenêtres  des  Tuileries. 

D'autre  part,  la  liste  des  émigrés  s'était  allongée  de 
jour  eu  jour;  parmi  eux,  la  maison  Bertin  pouvait 
compter  entre  autres  la  comtesse  Béon  de  Béarn, 
dame  dhonneur  de  Mme  Adélaïde,  la  comtesse  de  Ber- 
cheny,  la  marquise  et  la  duchesse  de  Ghoiseul,  la  mar- 
quise de  Chabrillant,  la  duchesse  d'Harcourt.  Mlle  Dil- 
lon,  le  baron  Duplouy,  le  comte  et  la  comtesse  de  Du- 
ras, le  comte  de  ïhiard,  premier  écuyer  du  duc  d'Or- 
léans, la  comtesse  de  Gonzague,  la  comtesse  de  Laage, 
le  comte  Auguste  de  Lamarck,  le  duc  et  la  duchesse  de 
Luxembourg,  la  marquise  de  Marbœuf,  la  marquise  de 
Margency,  la  marquise  et  la  comtesse  de  Menou,  la 
comtesse  de  Montalembert,  le  baron  de  Nansouty,  la 
vicomtesse  de  Polastron,  la  marquise  de  Pompignan,  la 
vicomtesse  de  Preissac,  la  duchesse  de  Polignac,  le 
comte  d'Artois,  la  princesse  de  Rochefort,  la  comtesse 
de  Rochechouart,  la  marquise  de  Tonnerre,  la  comtesse 

(1)  Mme  Auguier,  sœur  de  Mme  Campan,  était  la  mère  de  la  Ma- 
réchale Ney.  (Voir  Mém.  de  Mme   Vigée-Lebrun.) 


262  ROSE    BERTIN 

(ie  Vergennes  et  môme  un  marchand  de  modes  de  Dijon, 
nommé  Thévenard,  qui  mourut  le  20  août  1793  à  l'hô- 
pital auibulant  de  l'armée  du  prince  de  Condé  à  Schif- 
ferstadt.  11  (igurait  au  nombre  des  clients  de  Rose 
Bertin  au  moins  depuis  1782. 

Ce  qui  n'était  pas  mort  ou  émigré,  se  terrait.  Alors, 
dans  leurs  carions  couverts  de  papier  à  ramages, 
comme  dans  des  tombeaux  dignes  de  leur  fragilité  fu- 
tile, dormaient  sous  la  poussière  les  derniers  colifichets 
de  Rose  Berlin. 

Cependant,  tandis  que  le  chargé  d'afîaires  de  la 
grande  modiste  poursuivait  activement  à  Paris  le  re- 
couvrement des  sommes  que  les  émigrés  lui  devaient 
encore  et  produisait  ses  mémoires  au  bureau  de  la  li- 
quidation de  leurs  biens,  Rose  Bertin  continuait  tant 
bien  que  mal  à  s'occuper,  dans  la  mesure  du  possible, 
de  ses  rentrées  en  pays  étranger. 

C'est  ainsi  qu'elle  fit,  de  Londres,  le  13  février  1793 
un  envoi  de  9. 762  livres,  le  23  mai  1793  un  envoi  de 
20.000  livres  ;  le  27  mai,  un  autre  envoi  de  2.000  livres  ; 
le  28  août,  un  autre,  de  13.091  livres.  Elle  fit  encore 
passer  par  mandats  ou  autrement  plus  de  l/i.OOO  livres, 
ainsi  que  l'attestent  les  états  conservés  aux  Archives 
nationales  (1),  et,  par  une  note  qui  s'y  trouve  égale- 
ment, il  est  établi  que  «  la  citoyenne  Marie-Jeanne  Ber- 
tin a  payé  dans  sa  maison  de  Paris,  depuis  juillet  1792 
jusqu'à  fin  décembre  1793,  vieux  style,  Zi75.3Zi3  livres 
!i  sols  8  deniers  à  de  pauvres  ouvriers  sans-culottes, 


(1)  Archives   Nationales.   Comité   de   Sûreté   générale,   série  F" 
4596,  et  Émigration  (Seine).  Police  générale,  série  F',  5612. 


ROSE    BERTIN    SOUS    LA    REVOLUTION  263 

gaziers,  rubanniers,  agrémentistes,  fleuristes,  plumas- 
siers,  brodeurs,  ouvrières,  presque  tous  chargés  de 
famille  ». 

Parmi  les  créances  dont  Martincourt  eut  à  s'occuper, 
il  y  en  avait  de  fort  anciennes.  Le  marquis  de  Chabrillant 
devait  378  livres  et  la  dette  remontait  k  l'année  1779. 
Le  marquis,  qui  avait  des  succès  auprès  des  femmes, 
fréquentait  les  coulisses  et  avait  eu  successivement  pour 
maîtresses  Rosalie  Laguerre  et  Mlle  Guimard,  de  l'Opéra. 
C'est  à  l'une  d'elles  sans  doute  qu'était  destiné  l'objet 
qu'il  avait  commandé  rue  Saint-Honoré  et...  oublié  de 
payer.  Il  n'était  pas  le  seul  à  avoir  de  ces  oublis. 

La  marquise  de  Bouille,  qui  mourut  en  1803  sans  que 
Rose  Berlin  ait  rien  pu  obtenir  d'elle,  avait  ouvert  en 
mars  177 h  un  compte  qui,  jusqu'en  1786,  s'était  élevé  à 
6.791  livres.  La  comtesse  de  Salles  devait  l.l/i8  livres 
pour  un  mémoire  relatif  aux  années  1778  à  1781  ;  le 
comte  et  la  comtesse  de  Duras  7.386  livres  réparties 
dans  les  années  1774  à  1789  ;  le  comte  Auguste  de  La- 
marck,  1.558  pour  des  commandes  eflectuées  en  1774- 
1775  ;  le  chevalier  de  Saint-Paull.3Zi3  livres:  il  s'agissait 
de  fournitures  faites  pour  une  amie  de  la  princesse  de 
Laval  en  1778.  La  vicomtesse  de  Polastron  avait  laissé 
un  arriéré  de  19.960  livres,  la  princesse  de  Rochefort,  de 
10.90/1  livres,  la  marquise  de  Tonnerre,  de  10. 9Zi6 livres 
parmi  lesquelles  une  somme  représentant  le  montant 
de  fournitures  faites  à  propos  du  voyage  de  la  cour  à 
Fontainebleau  en  1775,  et  bien  d'autres. 

Il  était  évident  que  le  recouvrement  de  ces  sommes, 
qui  n'avaient  pu  être  touchées  depuis  si  longtemps,  tan- 
dis que  les  débiteurs  jouissaient  de  pensions,  de  rêve- 


264  nOSE    nERTIN 

nus  de  prébendes  et  occupaient  les  places  les  plus  lucra- 
tives de  la  monarchie,  devenait  bien  problématique  et, 
de  fait,  la  malbeureuse  Rose  but  un  bouillon  considé- 
rable. 

Lorsqu'elle  mourut,  ses  héritiers  poursuivirent  tous 
ses  débiteurs  et  parvinrent  à  se  faire  régler  une  partie 
des  sommes  qu'on  lui  devait  encore  en  1813.  Néan- 
moins, il  resta,  malgré  tout,  pour  /i90.000  francs  d'im- 
payés. 

La  situation  des  maisons  de  modes  allait,  à  Paris,  de 
mal  en  pis.  Une  à  une  les  boutiques  des  grandes  coutu- 
rières et  des  modistes  étaient  obligées  de  fermer,  le 
chitïVe  des  affaires  ne  suffisait  même  plus  à  supporter 
le  poids  des  loyers. 

Cependant  Rose  Rertin  n'était  pas  femmeà  se  laisser 
décourager,  et  à  perdre  son  temps  en  vaines  lamenta- 
tions. Elle  avait  été  hardie,  entreprenante,  pendant 
toute  sa  vie,  active  elle  demeura  pendant  toute  cette 
période  qui  montra  à  leur  réelle  valeur  le  caractère  des 
gens.  Les  masques  qu'impose  la  société  mondaine  n'é" 
talent  plus  de  saison,  et  les  âmes,  veules  ou  courageuses, 
paraissaient  à  découvert. 

Les  brouillards  de  la  Tamise  et  l'atmosphère  enfumée 
de  Londres  n'étaient  pas  capables  de  changer  l'humeur 
de  Rose  ;  et  si  elle  déplorait  parfois  de  se  trouver  éloi- 
gnée de  la  rue  de  Richelieu  et  privée  du  bon  air  d'Épi- 
nay,  elle  avait  trouvé  le  moyen  de  continuer  la  vie  re- 
muante qu'elle  menait  en  France. 

Aussi  d'une  part,  continuait-elle  à  entretenir  des  rela- 
tions d'affaires  avec  la  clientèle  étrangère,  de  l'autre, 
mettait-elle  la  plus  grande  constance  à  poursuivre  le 


ROSE    BERTIN    SOUS    LA    REVOLUTION  265 

recouvrement  des  sommes  qui  lui  étaient  dues  en  Rus- 
sie, en  Suède,  en  Espagne,  etc.  En  outre  elle  demeurait 
en  rapports  constants  avec  Martincourt.  De  ce  côté,  il 
lui  fallait  agir  avec  la  plus  grande  prudence.  En  effet 
«  celui  qui  arrivait  d'un  pays  lointain,  et  avait  à  re- 
mettre une  lettre  rue  de  Richelieu,  devait  savoir,  avant 
de  se  mettre  en  course  pour  la  chercher,  qu'elle  s'ap- 
pelait rue  de  In  Loi  :  car  la  demander  sous  son  ancien 
nom  suifisait  pour  le  faire  arrêter,  et  le  mettre  en  sus- 
picion (1)  ».  C'est  ainsi  qu'elle  se  servit  d'un  jeune  An- 
glais, chez  la  mère  duquel  elle  habitait,  pour  faire  passer 
à  son  homme  d'affaires  le  mémoire  des  fournitures  faites 
par  elle  à  la  comtesse  de  Dannzic,  ambassadrice  de 
Prusse.  Nous  avons  vu  qu'il  existait  une  lettre  de  la 
comtesse (2)  dans  laquelle  celle-ci  écrivait:  «  Pendant 
mon  séjour  à  Rruxelles,  Mlle  Rertin  se  chargea  de 
quelques  fournitures  pour  moi,  qu'elle  me  fit  enfin  pas- 
ser par  une  marchande  de  modes  de  Paris,  en  me  faisant 
prévenir  que  des  affaires  pressantes  l'avaient  obligée 
de  partir  dans  la  nuit  même  pour  Londres,  d'où  elle 
comptait  retourner  sous  peu.  »  Il  s'agissait  là  de  com- 
mandes faites  en  août  1792,  lors  du  passage  de  Rose  à 
Rruxelles  ;  elles  furent  hvrées  du  25  octobre  au  16  dé- 
cembre, comme  en  fait  foi  le  mémoire  s'élevant  à 
2.581  livres  et  sur  lequel  figure  la  note  suivante  :  «  Ce 
mémoire  est  extrait  d'un  petit  livre  apporté  par  le  fils 
d'une  dame  chez  laquelle  a  demeuré  en  Angleterre  la  de- 
moiselle Rertin  ». 


(1)  Duchesse  d'Abrantks,  Histoire  des  Salons  de  Paris,  l.  III. 

(2)  Collection  de  M.  J.  Doucet.  LeUre  du  8  mars  1819. 


266  ROSE    BERTIN 

Elle  multiplie  alors  déplus  en  plus  les  lettres  de  ré- 
clamations aux  clients  qu'elle  avait  à  l'étranger.  Elle 
écrit  à  Fernando  Correa,  ambassadeur  de  Portugal  à 
Stockholm  en  le  priant  de  remettre  les  9.996  livres  qui 
lui  étaient  dues  aux  mains  de  ]\1.  de  Chapeau-Rouge, 
banquier  à  Hambourg,  et  annonce  qu'ayant  formé  le 
projet  d'aller  bientôt  dans  cette  ville,  elle  espère  que  le 
dépôt  de  cette  somme  sera  effectué  chez  son  banquier, 
et  que,  dans  le  cas  contraire,  elle  est  décidée  à  pous- 
ser jusqu'à  Stockholm  pour  se  faire  rendre  justice. 
Elle  alla  effectivement  en  Allemagne,  mais  il  n'appa- 
raît pas  qu'elle  ait  poussé  jusqu'à  Stockholm.  En  tous 
cas,  elle  ne  trouva  pas  l'argent  dont  elle  avait  tant  be- 
soin chez  le  banquier  de  Hambourg. 

Alors,  elle  était  réellement  acculée  et  cherchait  à 
faire  feu  de  tout  bois.  M.  des  Entelles  a  rappelé  son 
passage  à  Manheim  à  cette  époque  dans  une  lettre  où 
il  dit:  «  En  émigration,  j'ai  beaucoup  rencontré 
Mlle  Berlin,  à  Manheim,  où  nous  demeurions,  et  pendant 
quinze  jours,  à  la  même  auberge,  nous  mangions  tous 
les  jours  ensemble  (1).  »  Il  la  connaissait  d'ailleurs  de- 
puis longtemps,  appréciait  sa  conversation,  et  se  rap- 
pelait avec  plaisir  le  temps  où  il  la  voyait  chez  la  Reine. 
Il  ajoute  même  que  plus  tard,  à  Pétersbourg,  il  la  vit 
encore  fréquemment. 

C'est  que  les  rapports  qu'elle  entretenait  avec  la 
haute  société  russe  avaient  toujours  été  empreints  d'une 
intimité  toute  particulière  ;  et  que  ses  intérêts  dans  ce 
pays  étaient  considérables. 

(1)  Collection  de  M.  J-.  Doucet.  Dossier  n»  196. 


ROSE    BERTI>f    SOUS   LA    REVOLUTION  267 

Mais  avant  d'entreprendre  ce  voyage  en  Russie,  Rose 
Bertin  avait  donc  écrit  lettres  sur  lettres  pour  exposer  à 
sa  clientèle  la  situation  dans  laquelle  elle  se  trouvait  par 
suite  des  événements  politiques.  Dans  une  de  ces  lettres 
écrite  en  1797  à  la  princesse  Galitzin,  sœur  du  général, 
par  laquelle  elle  lui  réclamait  2.600  livres,  elle  disait: 
«  Les  circonstances  fâcheuses  dans  lesquelles  je  me 
trouve,  m'engagent  à  profiter  du  départ  de  M.  le  prince 
de  Kourakin  pour  vous  adresser  une  demande  si  long- 
temps attendue  (1).  » 

«  Permettez-moi,  écrit-elle  encore  à  la  princesse  Ga- 
litzin, de  vous  faire  la  confidence  que  je  remis  à  M,  le 
comte  de  Schouvalofif  80.000  livres  pour  empêcher  le 
jour  même  la  vente  au  Mont  de  piété  des  effets  précieux 
qu'il  y  avait  engagés,  tels  que  sa  plaque,  ses  épau- 
lettes  et  ses  croix  (2).  » 

Il  s'agissait  du  comte  André  Schouvaloff,  mort  en 
1789  et  qui  avait  été  très  connu  à  Paris,  où  il  menait  la 
vie  large,  trop  large  comme  on  le  voit.  11  fréquentait 
assidûment  les  gens  de  lettres;  Marmontel,  Helvétius, 
Chamfort,  La  Harpe  et  Voltaire  comptaient  au  nombre 
de  ses  relations  et  il  était  un  des  assidus  du  salon  de 
Mme  du  Defifant.  C'était  lui  qui  avait  écrit  VÉpître  à 
Ninon,  qu'on  attribua  à  Voltaire.  Mais  il  ne  se  bornait 
pas  à  ces  fréquentations  qui  ne  l'auraient  point  amené  à 
obérer  son  budget  au  point  d'en  être  réduit  à  porter  au 
Monl-de-piété  ce  qu'il  pouvait  avoir  de  précieux. 

Ainsi,  tandis  que  ces  princes  russes  menaient  à  Paris 
la  vie  à  grandes  guides,  laissant  plus  ou  moins  de  leurs 

(1)  Collection  J.  Doucet.  Dossier  ô92'>'8. 

(2)  M.  (Dossier  649). 


268  ROSE    BERTIN 

plumes  dans  les  lieux  où  Ton  s'amuse  et  où  l'on  se 
ruine,  et  étalant  un  luxe  au-dessus  de  leurs  moyens, 
ils  trouvaient  encore  auprès  de  la  modiste  qui,  réelle- 
ment, était  toquée  d'eux,  un  apport  financier,  dont  ils 
i)erdaiont  bien  rapidement  le  souvenir  quand  sa  géné- 
rosité avait  épargné  à  leur  nom  la  honte  des  enchères 
publiques. 

Le  12  juin  1793  c'est  au  comte  de  Czernitcheff  fils 
qu'elle  réclamait  8.800  livres  qui  lui  restaient  dues  par 
ses  parents.  Ceux-ci,  du  moins,  payaient  leurs  dettes. 
Ils  lui  avaient  dû  jusqu'à  près  de  21.000  livres  et  la 
mort  stnile  les  avait  empêchés  de  se  libérer.  «  La  con- 
fiance dont  M.  le  comte  et  Mme  la  comtesse  m'avaient 
honorée  pendant  vingt  ans  (1)  »,  écrivait-elle  à  leur  hé- 
ritier, pensant  ainsi  donner  plus  de  poids  à  sa  requête  ; 
mais  de  ce  côté,  elle  n'eut  encore  que  des  déceptions. 

La  mauvaise  fortune  semblait  s'acharner  après 
elle.  Le  20  décembre  1793,  la  veuve  Leleu  et  C'% 
banquiers,  versaient  pour  le  compte  de  la  Reine  de 
Suède  20.105  livres  aux  mains  du  fondé  de  pouvoirs 
qui  s'occupait  à  Paris  des  intérêts  de  la  modiste.  Mais, 
la  loi  était  formelle;  et  Martincourt  dut  en  eftectuer  le 
dépôt  à  la  Trésorerie  Nationale.  Ce  versement  était  la 
conséquence  de  la  réclamation  formulée  le  17  février 
précédent  par  l'intermédiaire  de  Leleu,  banquier  rue  des 
Jeûneurs,  auprès  de  S.  M.  le  roi  de  Suède.  Le  récépissé 
signé  par  le  citoyen  Cornu  est  daté  du  16  fructidor  an  II 
(2  septembre  179/i),  et  la  citoyenne  Bertin  figurait  alors 
sur  la  liste  des  émigrés,  comme  le  constate  une  lettre 

(1)  Collection  J.  Doucet.  Dossier  649. 


ROSE  BERTIN  SOUS  L.\  REVOLUTION  2«9 

du  '27  mai  1795  dans  laquelle  il  est  dit  :  «  Alors  portée 
sur  la  liste  des  émigrés  »,  mention  qui,  d'autre  part,  in- 
dique qu'à  cette  dernière  date  elle  avait  réussi  à  faire 
radier  son  nom  de  cette  liste  de  proscription. 

Cependant  l'Administration  continuait  ses  opérations 
de  confiscation.  Nous  trouvons  dans  les  Archives  na- 
tionales les  preuves  de  son  activité  : 

Comité  de  siireté  générale. 
«  Du  14  prairial  Tan  second  de  la  Rép.  franc.,  une  et 
indivisible 
«  A  la  commission  des  revenus  nationaux 

«  Citoyen  L.  Aumond. 

«  Nous  apprenons  que  la  nommée  Bertin.  marchande 
de  modes  de  la  ci-devant  cour,  et  qui  estémigrée,  pos- 
sède une  maison  près  de  Franciade,  indépendamment 
de  celle  qu'elle  avoit  à  Paris.  Nous  appelons  ton  atten- 
tion sur  les  mesures  qu'il  est  instant  d'adopter  pour 
mettre  ces  immeubles  à  la  disposition  de  la  Répu- 
blique. 

«  Les  deux  représentants  du  peuple,  membres  du  co- 
mité de  Sûreté  générale. 

"  Signé:  Elie  Lacoste,  Louis  (du  Bas-Rhin). 

DUBARRAU,  AmAR,  VûULLANU  (1).  » 

Les  archives  de  la  Seine  nous  apprennent  quelle  fut  la 
suite  donnée  à  l'avis  du  Comité  de  Sûreté  générale  : 


(1)  Archives^  Nationales.    Comité   de   sûreté    générale,  série   F', 
4596. 


270  rose  bertin 

Egalité,  Liberté. 

Les  Administrateurs  de  r Enregistrement  et  des  Do- 
maines nationaux 

Au  citoyen  Gentil,  directeur,  à  Paris. 

Paris,  le  3  Messidor, 

an  2  de  la  République  française 

une  et  indivisible. 

«  Les  commissaires  des  revenus  nationaux  viennent 
de  nous  annoncer  qu'ils  sont  instruits  par  le  comité  de 
Sûreté  générale  que  la  femme  Bertin,  marchande  de 
modes,  émigrée,  possédait  près  Franciade,  une  maison 
indépendamment  de  celle  qu'elle  avait  à  Paris,  qu'il  a 
écrit  au  département  pour  savoir  si  ces  deux  immeubles 
sont  sous  la  main  de  la  nation,  et,  dans  lex^as  où  ils  ne 
le  seroientpas,  les  commissaires  nous  recommandent  de 
concourir  en  ce  qui  nous  concerne  à  l'exécution  de  cette 
mesure. 

«  Tu  voudras  bien  écrire  sur-le-champ  à  notre  pré- 
posé à  Franciade,  pour  savoir  si  la  maison  decampagne 
de  la  marchande  de  modes  Bertin  est  dans  la  main  de 
la  République,  en  quoi  consiste  cette  maison  et  les  di- 
ligences qui  ont  été  faites  pour  en  tirer  parti,  si  elle 
est  garnie  de  meubles,  si  les  scellés  y  ont  été  apposés 
par  le  district,  et  dans  ce  cas,  s'il  se  propose  de  faire 
inventaire  des  etfets  et  de  faire  procéder  à  leur  vente  ; 
tu  lui  prescriras  de  te  fournir  ces  renseignements  le  plus 
tôt  possible,  et  tu  voudras  bien  nous  les  transmettre. 

«  Nous  te  prions  aussi  de  nous  rendre  compte  des 
diligences  qui  ont  été  faites  relativement  à  la  Maison  de 
Paris  (1).  » 

Suivent  les  signatures. 


ROSE   BERTIN    SOUS    LA    REVOLUTION  271 

Le  directeur  de  rEnrcgistreinciiL  Lrunsmettait  deux 
jours  plus  tard  les  ordres  des  commissaires  : 

Paris,  le  5  Messidor,  an  2  de  la  Rép.  française  une  et  ind. 

«  Le  directeur  de  l'Enregistrement,  etc.,  au  citoyen 
Brute. 

«  Informés  par  le  comité  de  Sûreté  générale  que  la 
femme  Bertin,  marchande  de  modes,  émigrée,  possé- 
dait près  Franciade  une  maison,  les  commissaires  des 
revenus  nationaux  ont  écrit  au  département  pour  savoir 
si  cet  immeuble  est  sous  la  main  de  la  Nation,  et  dans 
le  cas  où  elle  n'y  seroit  point,  ils  recommandent  à 
l'agence  nationale  de  concourir,  en  ce  qui  la  concerne, 
à  l'exécution  de  cette  mesure. 

«  Pour  répondre  au  vœu  de  la  commission  les  admi- 
nistrateurs de  l'agence  nationale  désirent  savoir  si  la 
maison  dont  il  s'agit,  laquelle  est  située  à  Épinay,  est 
dans  la  main  de  la  République,  en  quoy  elle  consiste,  si 
elle  est  garnie  de  meubles,  si  les  scellés  y  ont  été  appo- 
sés par  le  district,  et  dans  ce  cas  s'il  se  propose  de 
faire  l'inventaire  des  effets  et  de  faire  procéder  à  leur 
vente. 

«  Tu  voudras  bien  te  procurer  et  me  transmettre  le 
plus  tôt  possible  ces  renseignements  (1).  » 

Le  lendemain  un  ordre  plus  carégorique  était  expé- 
dié à  ce  sujet  : 

6  Messidor,  an  2. 

«  Le  D.  de  l'Ad.  au  C.  Sapinaut. 
«  Tu  voudras  bien  aller  en  avant  et  faire  les  pour- 
(1)  Archives  de  la  Seine,  Carton  709. 


272  ROSE    BERTIN 

suites  nécessaires  contre  l'émigrée,  tille  Bertin,  ci-de- 
vant marcliande  de  modes.  Tu  me  rendras  compte  de 
ce  que  tu  auras  fait  à  cet  égard.  » 

Pendant  ce  temps,  Rose  Bertin,  avait  ouvert  à 
Londres  un  atelier  bien  modeste  à  côté  de  ce  qu'avaient 
été  ceux  de  la  rue  Saint-Honoré  et  de  la  rue  de  Riche- 
lieu. Et  de  là,  elle  continuait  à  servir  sa  clientèle  étran- 
gère. «  Envoyé  de  Londres  à  Mme  la  comtesse, 
25  juin  179/i  »,  lisons-nous  sur  un  relevé  de  fournitures 
faites  à  la  comtesse  de  Razoumowsky.  Enfin,  elle  vivo- 
tait et  montrait,  du  moins,  une  énergie  qui  eût  pu  servir 
d'exemple  à  d'autres  émigrés. 

Mais  les  événements  se  précipitaient.  Le  tribunal  ré- 
volutionnaire s'était,  de  ses  doigts  sanglants,  marqué 
lui-même.  Il  pouvait  s'acharner  encore  à  son  œuvre 
maudite,  frapper  en  aveugle,  accumuler  les  cadavres, 
la  mort  rôdait  dans  le  prétoire  aussi  menaçante  pour 
les  juges  que  pour  les  accusés.  Lescharrettes  pouvaient 
se  succéder  sur  le  chemin  de  l'échafaud,  et.  le  7  ther- 
midor, emporter  encore  quelques-uns  des  anciens 
clients  de  Rose  ;  de  la  dernière  fournée,  en  effet,  étaient 
le  comte  de  Clermont-Tonnerre,  le  comte  de  Thiard,  la 
princesse  de  Chimay,  que  Rose  avait  tant  fréquentée 
pendant  la  période  oîi  elle  avait  été  dame  d'atours  de 
Marie-Antoinette  ;  la  Terreur  avait  vécu  ;  le  lendemain, 
Robespierre  tombait,  et  la  France  se  reprenait  à  respi- 
rer, à  espérer,  à  vivre. 

La  nouvelle  de  la  mort  du  tyran  était  bien  faite  pour 
réjouir  Rose  Bertin  qui  entrevoyait  déjà  la  possibilité 
de  rentrer  à  Paris. 

Elle  fit  reprendre  avec  plus  d'activité  que  jamais  les 


,,:*« 


ROSE    BERTIX    SOUS    LA    REVOLUTION  273 

démarches  commencées  dans  le  but  d'obtenir  sa  radia- 
tion de  la  liste  des  émigrés.  Claude-Charlemagne  Ber- 
tin,  Tun  de  ses  neveux,  ainsi  que  Martincourt,  son  dé- 
voué correspondant,  s'y  employèrent  avec  la  plus  grande 
et  la  plus  louable  activité. 

Une  première  requête,  dont  nous  respecterons  l'or- 
thographe, fut  rédigée,  et  adressée  au  Directoire  du 
département  de  Paris  (1)  : 

«  La  citoyenne  Bertin,  marchande  de  modes  de  Paris, 
étoit  chargé  d'engagements  considérables  envers  des 
ouvriers  et  artisants  vrais  sanculotte  qu'elle  employé 
depuis  plus  de  vingtemps.  Voyant  son  commerce  abso- 
lument anéanti  en  France,  elle  est  allé  avec  passeport 
chercher  en  pays  étrangers  la  deftaite  de  marchandises 
qui  lui  rcstoientet  don  le  produit  lui  étoit  indispensable 
pour  faire  face  à  ces  dettes. 

«  Les  circonstances  de  la  guerre  l'ayant  empêché  de 
placer  ces  marchandises  aussi  promptement  qu'elle  l'es- 
péroit,  elle  s'est  vu  dans  la  malheureuse  alternative  ou 
de  prolonger  son  séjour  chez  l'étranger  ou  de  manquer 
à  ces  engagements. 

«  Des  malintentionnés,  sans  doute  ces  débiteurs  ;  et 
peut-être  des  ci-devants  l'ont  dénoncé  comme  émigré 
au  mois  d'octobre  1792.  Elle  a  alors  recouru  à  voire 
justice,  et  après  le  plus  mûr  examen,  vous  avez  décidé 
par  un  arrêté  du  27  novembre  1792,  qu'elle  étoit  en 
possession  de  son  état  civil.  Depuis  ce  temps,  elle  a 
continué  de  faire  des  remises  à  sa  maison  de  Paris,  et, 
à  l'aide  des  opérations  faites  par  les  personnes  char- 

(1)  Archives  Nationales.  Comité  de  Sûreté  Générale,  série  F^, 
4596. 

18 


2T4  ROSE    BERTÎN 

gées  de  ces  affaires,  elle  est  parvenue  à  payer  /i75.3Zi3 
livres  à  ses  créanciers  pour  la  plupart  nécessiteux  et 
qu'elle  auroit  entraîné  dans  sa  ruine,  si  elle  n'avoit  pris 
le  parti  d'aller  chercher  au  dehors  une  deffaitte  qu'elle 
ne  pouvoit  espérer  dans  son  pays. 

«  Cependant  des  débiteurs  de  mauvaise  foi,  refusant 
de  la  payer  en  supposant  émigré,  au  mépris  de  l'ar- 
rêté du  Directoire  qui  la  déclare  en  possession  de  son 
état ,  elle  croit  devoir  remettre  sa  position  sous  les 
yeux  de  l'administration  et  réclame  de  nouveau  sa  jus- 
tice, requerrant  que  son  nom  soit  rayé  de  la  liste  d'Émi- 
gré dans  le  cas  où  elle  y  auroit  été  comprise  par  suite 
de  dénonciation  de  quelques  malveillants. 

«  La  justice  qu'elle  sollicite  intéresse  non  seulement 
les  nombreux  créanciers  qui  lui  reste  à  satisfaire,  mais 
encore  quatorze  ou  quinze  parents  née  comme  elle 
sans  fortune  et  qui  n'existent  depuis  vingt  ans  que  par 
son  secours,  fardeau  qui  joint  à  la  mauvaise  foi  de  ses 
débiteurs,  lui  laissera  à  peine  le  juste  nécessaire. 

«  Elle  joint  ici  les  sommes  qu'elle  a  remise  à  sa 
maison  de  Paris  depuis  sont  départ  et  celles  que  les 
personnes  chargé  de  ses  affaires  ont  payé.  » 

A  cette  requête  était  joint  l'État  des  envois  de  fonds 
effectués  de  Francfort  et  de  Londres  dont  nous  avons 
parlé,  une  note  d'acomptes  payés  à  divers  ouvriers  et 
fournisseurs  s'élevant  à  73.503  livres  19  sols^  3  deniers, 
et  un  autre  État  de  paiements  sur  lequel  nous  relevons 
les  quelques  sommes  suivantes  : 

«  Une  reconnaissance  du  citoyen  Moreau, 

marchand  de  blondes 66.625  liv. 


ROSE    BERTIN    SOUS    LA    RÉVOLUTION  270 

(i  Trois  quittances    de  la  section  de   la 
Montagne  :    en   don  volontaire.     .     .  300 

«  Deux  quittances  d'Épinay  pour  frais 
de  guerre 75 

«  Trois  quittances  pour  biens  nationaux.      12./i00 

c(  Une  quittance  du  maçon  d'Épinay  pour 
te  bm-nage  déterre  de  biens  nationaux.  360 

I)  Une  quittance  de  l'arpenteur  pour  les- 
dites  terres 100 

((  Donné  six  chemises  ne^uves  à  la  sec- 
tion de  la  Montagne  le  29  brumaire.  » 

Ainsi,  elle  ne  manquait  pas  de  mentionner  les  dons 
patriotiques  qu'elle  avait  consentis  en  différentes  cir- 
constances, non  plus  que  l'achat  qu'elle  avait  fait  à  Épi- 
nay  de  terres  contisquées  à  la  congrégation  des  Mathu- 
rins  d'Emile  (Montmorency).  Tout  cela,  n'étaient-ce  pas 
des  preuves  de  civisme  ? 

Cependant  la  première  requête  n'eut  pas  le  succès 
qu'en  attendaient  ses  auteurs.  L'affaire  fut  renvoyée  au 
Comité  de  Sûreté  générale. 

Les  administrateurs  du  département  de  Paris,  qui 
avaient  été  appelés  à  juger  du  bien-fondé  des  réclama- 
tions de  Rose  Bertin,  tout  en  reconnaissant  que  sa  re- 
quête leur  semblait  justifiée,  n'osaient  se  prononcer  for- 
mellement. On  se  rendra  compte  des  réticences  qu'ils 
émettaient  par  la  lecture  de  la  lettre  suivante  (1)  : 

(1)  Archives  Nationales.  Emigrés  série  F'  3361. 


276  ROSE    BERTIN 

Bureau  du  contentieux 

des  Émigrés. 

Dertiii,  marchande  de  Modes. 

«  Département  de  Paris 

Paris,  le  sept  fructidor  de  l'an  II, 
de  la  République  française  une  et  indivisible. 

«  Les  administrateurs  du  département  de  Paris  aux 
citoyens  représentants  du  peuple,  composant  le  comité 
de  Sûreté  générale  de  la  Convention  nationale. 

«  Un  arrêté  du  Directoire,  citoyens,  en  date  du  27  sep- 
tembre 1792,  motivé  sur  l'article  6  de  la  loi  du  8  avril, 
relative  aux  négocians,  a  fait  mainlevée  du  séquestre 
qui  avoit  été  mis  sur  les  biens  de  la  citoyenne  Bertin, 
marchande  de  modes  de  la  ci-devant  Capet. 

«  Mais  depuis,  et  en  vertu  de  la  loi  du  28  mars  1793, 
elle  a  été  portée  sur  la  liste  des  émigrés,  et  les  scellés 
ont  été  réapposés  de  nouveau  chez  elle. 

«  Elle  en  demande  aujourd'hui  la  levée,  et  la  radia- 
tion de  son  nom  de  la  liste,  sur  le  fondement  qu'elle 
n'est  allée  chez  l'étranger  en  juillet  1792  qu'en  vertu  de 
passeport,  et  pour  récupérer  des  sommes  immenses 
qui  lui  sont  dues.  Elle  est  encore  actuellement  en  An- 
gleterre, d'où  elle  a  déjà  fait  passer  près  de  500.000 
livres  à  sa  maison  de  commerce,  dont  il  paroit  en  avoir 
été  payé  80.000  à  des  ouvriers  braves  sans-culottes, 
qu'elle  employait  depuis  vingt  ans  ;  et  elle  annonce  que 
son  séjour  forcé  et  prolongé  en  Angleterre,  n'a  d'autre 
cause  que  l'envie  de  satisfaire  à  ses  engagemens,  et  sur- 
tout de  s'acquitter  envers  des  ouvriers  nécessiteux, 
auxquels  elle  doit  encore  des  sommes  considérables. 

«  Nous  pensons,  citoyens,  que  la  loi  du  28  mars  n'a 


ROSE    BERTIN   SOUS   LA   RÉVOLUTION  277 

rien  changé  à  la  condition  de  la  femme  Bertin,  puis- 
qu'elle est  partie  avec  passeport,  et  pour  cause  de 
commerce  ;  et  que  l'envie  qu'elle  a  déjà  manifesté  de 
satisfaire  ses  créanciers  et  des  ouvriers  indigens  pou- 
voit  être  un  motif  d'exception  à  la  loi  du  23  octobre  1792; 
mais  comme  cette  femme,  par  état,  approchoit  la  cour 
et  les  grands,  nous  avons  sursis  à  prononcer  jusqu'à 
votre  décision,  et  que  nous  ayons  acquis  la  certitude 
([u'il  n'existe  contre  elle  aucuns  faits  qui  puissent  la 
faire  suspecter  de  conspiration  et  de  contre-révolution. 
Votre  réponse  nous  servira  de  base.  » 

«   Signé:  Garnier,   E.   J.-B.   Maillard,   Houzeau, 
Damesme.  » 

L'affaire  étant  ainsi  portée  devant  le  comité  de  Sûreté 
générale,  les  demandeurs  durent  libeller  une  nouvelle 
requête,  dans  laquelle  il  est  dit  (1)  : 

«  Les  parents  et  les  créanciers  de  la  citoyenne  Bertin 
réclament  la  justice  du  Comité  de  Sûreté  générale  en  sa 
faveur. 

«  Elle  est  sortie  en  remplissant  les  formes  de  la  loi 
pour  les  commerçans,  a  emmené  avec  elle  quatre  ou- 
vrières avec  passeports  de  leur  section  visés  parla  Mu- 
nicipalité de  Paris,  étant  dans  l'habitude  d'envoyer  des 
factrices  en  pays  étranger,  ainsi  que  ses  livres  en  font 
foi. 

c<  Une  erreur  sans  doute  l'a  fait  mettre  sur  la  liste 
des  émigrés,  quoiqu'à  la  fin  de  septembre  1792  le  dé- 
partement ait  pris  un  arrêté  en  sa  faveur  qui  lui  assure 

(1)   Archives  Nationales.  Comité   de   Sûreté   générale,  série  F^» 
4596. 


278  ROSE    BKRTIN 

son  étafc  civil  ;  et,  sans  la  guerre  qui  l'a  empêchée  de 
vendre  ses  marchandises  aussitôt  qu'elle  le  désiroit, 
elle  seroit  déjà  rentrée,  rapportant  la  plus  grande  par- 
tie de  ce  qui  lui  étoit  dû  par  l'étranger. 

«  Le  conspirateur  Momoro,  ennemi  de  la  République 
et  des  avantages  que  le  commerce  pouvoit  lui  procurer, 
a  fait  un  rapport  au  département,  où,  ne  pouvant  décla- 
rer cette  citoyenne  émigrée,  puisqu'elle  a  rempli  toutes 
les  formalités  de  la  loi  pour  les  commerçans,  mais, 
poursuivantses  infâmes  projets  contre-révolutionnaires, 
a  fait  renvoyer  l'atfaire  au  Comité  de  Sûreté  générale, 
ce  qui  retarde  depuis  trois  mois  le  paiement  de  cent 
perres  de  famille,  créanciers  de  cette  citoyenne  ;  qu'on 
vouloit,  par  là,  exciter  au  mécontentement,  mais  qui  ne 
pouvant  croire  que  les  grands  principes  qui  font  la 
gloire  du  Comité  de  Sûreté  générale  et  la  seureté  des 
républicains,  le  fasse  regarder  comme  suspect  un  indi- 
vidu qui,  par  ses  talens,  a  fait  fleurir  le  commerce  na- 
tional et  fait  entrer  en  France  des  sommes  considé- 
rables, et  qui,  dans  ce  moment,  à  l'âge  de  cinquante 
ans,  force  nos  ennemis  à  être  tributaires  de  notre  in- 
dustrie et  fait  un  échange  de  leur  or  contre  les  boulets 
que  leur  lance  la  République. 

«  La  preuve  de  son  amour  pour  son  pays  et  de  son 
civisme  est  le  désir  de  son  retour  dans  sa  patriCr  vu 
qu'elle  pourroit  former  un  établissement  avantageux 
avec  ses  marchandises  et  les  fonds  qu'elle  pourroit  y 
toucher,  si  elle  ne  préféroit  à  tout  une  honnête  médio- 
crité dans  sa  patrie  où  elle  a  acheté  des  biens  natio- 
naux, et,  notamment,  la  veille  de  son  départ  23  arpens 
à  Épinay  qui,  ses  dettes  payées,  feront  tout  son  avoir. 


ROSE    BERTIN'    SOUS    LA    REVOLUTION  275) 

«  Ses  parens  ne  disent  rien  de  tout  ce  que  sa  mai- 
son a  donné  en  gratifications  à  sa  section,  en  argent, 
cbeniises  et  objets  de  tout  genre  pour  les  frais  de  la 
guerre. 

«  Le  Comité  voudra  bien  observer  que,  sans  cet  inci- 
dent, cette  citoyenne  alloit  rentrer  en  France,  et  qu'elle 
y  seroit  depuis  plus  de  six  mois  avec  la  plus  grande  par- 
tie de  ses  créances  étrangères,  qui  seroient  perdue 
pour  la  République,  si  le  comité  deSeureté  générale  ne 
lui  rend  justice  d'après  la  loi.  » 

On  voit  que  les  requérants  évitent  de  parler  de  Tap'- 
parition  que  Mlle  Berlin  fit  à  Paris  au  cours  de  l'hiver 
1792-93,  ce  qui  laisserait  à  penser  qu'à  cette  époque  elle 
repartit  pour  Londres  sans  faire  viser  à  nouveau  le  pas- 
seport qui  lui  avait  été  délivré  en  juin,  et  qu'elle  quitta 
la  France  à  ce  moment,  avec  une  certaine  précipitation, 
à  laquelle  les  événements  de  janvier  ne  furent  peut-être 
pas  étrangers. 

L'enquête  se  poursuivit  activement  ;  et  avec  la  plus 
grande  circonspection  de  la  part  de  l'Administra- 
tion, ainsi  qu'il  résulte  d'une  note  du  comité  de  lé- 
gislation insérée  dans  le  dernier  de  l'affaire,  et  ainsi 
conçue  : 

«  N.  B.  11  existe  au  comité  de  salut  public,  section 
des  relations  extérieures,  une  lettre  d'un  émigré  dans 
laquelle  il  est  question  de  la  citoyenne  Bertin. 

«  Il  paroit  fort  important  de  ne  pas  prononcer  sur 
cette  affaire  avant  d'avoir  vu  la  lettre.  Il  convient  d'en 
demander  copie  au  comité  du  S.  P.  » 

Cette  lettre  ne  contenait  rien  de  compromettant  pour  la 
modiste,  attendu  qu'elle  obtint  le  16  janvier  1795,  c'est- 


280  ROSE    BERTIN 

à-dire  au  bout  de  deux  ans  d'exil  en  Angleterre,  l'arrAté 
suivant  (1)  : 

«  Du  27  nivôse  an  111  de  la  République  française. 

«  Vu  le  mémoire  de  la  citoyenne  Marie-Jeanne  Ber- 
tin,  marchande  de  modes  à  Paris,  par  lequel  elle  de- 
mande la  radiation  de  son  nom  de  la  liste  des  émigrés, 
et  la  levée  des  scellés  réapposés  sur  sa  maison  de  cam- 
pagne à  Ëpinay;  ensemble:  1" l'arrêté  du  Directoire  du 
27  novembre  1792  qui  la  réintègre  dans  la  possession 
de  ses  meubles  à  Épinay  et  les  pièces  y  mentionnées  : 
2°  son  livre  de  commerce  et  un  état  des  sommes  qu'elle 
a  fait  passer  à  sa  maison  de  commerce  à  Paris  depuis 
son  départ  montant  à  près  de  500.000  livres  ;  3"  un 
apperçu  des  sommes  qu'elle  a  fait  payer  à  ses  ouvriers 
et  artisans,  monlant  à  près  de  80.000  livres  ;  4"  une 
liasse  de  lettres  de  change  acquittées  depuis  son  ab- 
sence ;  5"  une  autre  liasse  de  quittances  relatives  aux 
biens  nationaux  par  elle  acquis;  6°  une  autre  liasse  de 
quittances  de  dons  patriotiques  pour  frais  de  guerre  ; 
T  minute  de  la  lettre  écrite  le  7  fructidor  au  comité  de 
Sûreté  générale  de  la  Convention  pour  savoir  s'iln'exis- 
toit  aucune  suspicion  de  contre-révolution  et  conspi- 
ration contre  la  citoyenne  Berlin  ;  8°  la  réponse  du  co- 
mité du  19  vendémiaire  portant  qu'il  n'existoit  aucune 
dénonciation  contre  elle  ;  9°  le  certificat  de  la  section 
de  la  Butte-des-Moulins  du  6  nivôse,  vérifié  au  dépar- 
tement le  9,  qui  prouve  que  la  citoyenne  Berlin  est  con- 
nue depuis  vingt  ans  pour  être  dans  l'usage  d'aller  et 
faire  le  commerce  chés  l'étranger. 

(1)  Archives  Nationales.  Emigration  (Seine).  Police  générale, 
Seine  F?,  5612. 


'  Bihiioth'-ijdf  Xationale.) 
DUCHESSK   DE   DKVONSIIIRI-: 


ROSE    BERTIN    SOUS   LA    REVOLUTION  281 

«  L'Agent  national  entendu, 

«  Le  département,  considérant  qu'il  résulte  des  pièces 
cy-dessus  que  la  citoyenne  Bertin  est  notoirement  con- 
nue pour  être  dans  l'usage,  depuis  vingt  ans,  d'aller 
chés  l'étranger  et  y  faire  le  commerce,  que  son  absence 
a  été  déjà  jugée  non  émigration,  et  qu'il  n'existe  contre 
elle  aucune  dénonciation  qui  puisse  la  rendre  suspecte, 
arrête  que  son  nom  sera  rayé  de  la  18''  partie  de  la 
liste  des  biens  des  émigrés  arrêtée  le  29  août  1793 
(V.  S.),  et  pour  statuer  sur  sa  demande  en  mainlevée  de 
séquestre,  la  renvoyer!  se  pourvoir  devant  le  bureau  du 
Domaine  national  du  département  de  Paris,  surseoit 
néanmoins  à  Texéeution  du  présont  arrêté,  conformé- 
ment à  l'art.  22  du  titre  III  de  la  loy  du  26  brumaire 
dernier,  jusqu'après  la  décision  du  comité  de  législa- 
tion de  la  Convention  nationale,  à  l'etfet  de  quoi  expé- 
dition dudit  arrêté  sera  envoyée  tant  audit  comité  qu'au 
bureau  du  Domaine  national.  » 

Le  certificat  délivré  par  la  section  civile  de  la  Butte- 
des-Moulins,  en  date  du  6  nivôse,  et  dont  il  est  question 
ci-dessus  portait  les  signatures  de  neuf  témoins  parmi 
lesquels  ceux  de  Roch  Omont,  qui  était  employé  de  la 
maison  Bertin,  Jean-Pierre  Messin,  bijoutier,  et  Pierre- 
Joseph  Richard,  pensionnaire  de  la  République,  qui  ha- 
bitaient rue  de  la  Loi,  n»  12/i3,  c'est-à-dire  la  maison 
même  de  la  modiste  ;  Luc-Joseph-Charles  Corazza,  le 
limonadier  bien  connu  qui  occupait  le  n"  12  dans  la 
«  maison  Égalité  »  (1),  c'est-à-dire  dans  le  Palais-Royal. 

L'arrêté  du  comité  de  législation,  qui  raye  définitive- 

(1)  Archives  Nationales.  Émigration  (Seine).  Police  générale, 
série  F^  5612,  et  série  F'  5837. 


283  POSE   BERTIN 

inenl  Marie-Jeanne  Bertin  de  la  liste  des  émigrés,  porte  la 
date  du  11  pluviôse  an  III  (31  janvier  1795)  et  lessigna- 
tures  de  «  David  de  l'Aube,  rapporteur,  Eschasseriaux 
jeune,  Pépin,  Louvel,  Durand-MaiUane  (1)  ». 

Rose  Bertin  était  donc  rayée  de  la  liste  des  émigrés. 
Elle  ne  devait  pas  tarder  à  obtenir  la  levée  du  séquestre 
mis  sur  ses  biens,  comme  il  résulte  des  pièces  conser- 
vées aux  Archives  de  la  Seine,  et  portant  les  dates  des 
7  et  19  ventôse  an  III  (26  février  et  10  mars  1795)  dont 
la  teneur  suit.  La  procédure  était  assez  rapide,  comme 
on  le  voit. 

«  Liberté.  —  Égalité 

«  Bureau   du  Domaine  National  du  Départcmenl  de 

Paris. 

«  Vu  la  pétition  de  la  citoyenne  Marie-Jeanne  Bertin, 
marchande  de  modes  à  Paris,  présentée  par  le  citoyen 
Martincourt,  son  fondé  de  procuration.  Par  laquelle  il 
demande  la  remise  entre  ses  mains  d'une  somme  de  trois 
mille  sept  cents  quarante-quatre  livres  six  deniers 
payée  à  la  caisse  du  citoyen  Matagon,  receveur  des 
domaines,  par  plusieurs  locataires  de  laditte  citoyenne 
Bertin  pour  prix  du  loyer  de  maisons  à  elle  appartenant. 

«  2°  Trois  quittances  formant  au  total  la  somme  de 
trois  mille  sept  cent  quarante-quatre  livres  six  deniers 
délivrées  par  le  citoyen  Matagon,  en  datte  la  première 
du  dix-sept  messidor  an  deux  de  la  somme  de  cent  cin- 
quante livres  au  profit  du  citoyen  Marion;  la  deuxième 
du  vingt-cinq  dudit  mois  de  la  somme  de  trois  mille 

(1)  Archives    Nationales.  Emigration   (Seine).    Police    générale, 
série  F?  5612,  et  série  F"  5837. 


ROSE    BERTIN    SOUS    hK   REVOLUTION  283 

quatre  cent  trente  et  une  livres  dix  sols  six  deniers  au 
profit  du  citoyen  Laurent,  et  la  troisième  du  vingt-six 
frimaire  an  trois  de  cent  soixante-deux  livres  dix  sols  au 
profit  du  môme,  lesdittes  sommes  dues  pour  prix  de 
loyers  échus  de  maisons  appartenantes  à  laditte  ci- 
toyenne Bertin. 

«  3"^  L'expédition  de  l'arrêté  du  Comité  de  législation 
de  la  Convention  nationale  en  datte  du  11  pluviôse  der- 
nier, qui  ordonne  que  le  nom  de  laditte  Marie-Jeanne 
Bertin  soit  rayé  de  la  liste  des  émigrés^  que  le  séquestre 
apposé  sur  ses  biens  sera  levé  et  que  les  sommes  pro- 
venantes de  ce  séquestre  qui  auroient  pu  être  versées 
dans  la  caisse  publique  lui  seront  restituées. 

«  Le  bureau  du  Domaine  national  du  département  de 
Paris, 

«  Arrête  que  le  citoyen  Matagon,  receveur  de  ce  do- 
maine, remettra  à  la  citoyenne  Marie-Jeanne  Bertin  ou 
au  citoyen  Martincourt,  son  fondé  de  pouvoir,  la  somme 
de  trois  mille  sept  cent  quarante-quatre  livres,  qui  a  été 
versée  dans  sa  caisse  par  les  citoyens  Laurent  et  Ma- 
rion,  débiteurs  de  loyers  envers  la  citoyenne  Bertin, 
suivant  les  quittances  dudit  citoyen  Matagon,  cy  devant 
visée.  Lequel  remboursement  lui  sera  passé  en  compte 
en  rapportant  quittance  en  forme  au  pied  du  présent, 
dont  une  expédition  sera  adressée  au  directeur  de  Ten- 
registrement  pour  son  exécution. 

«  Fait  à  Paris,  le  sept  ventôse  an  U\  de  la  Répu- 
blique française. 

«  Pour  copie  conforme  :  Signé  :  Guillotin,  Remesve.  » 

Le  remboursement  était  ordonné  sous  certaines 
réserves,  quelques  jours  après. 


284  ROSE    BERTIN 

Paris,  19  Ventôse,  an  III. 

«  Le  citoyen  Gentil  au  citoyen  Berthon,  receveur  des 
domaines  nationaux. 

«  En  conséquence  de  l'arrêté  du  bureau  du  domaine 
national  du  département  de  Paris,  en  date  du  IG  ven- 
tôse p*  mois,  je  te  prie  de  remettre  à  la  citoyenne 
Marie-Jeanne  Bertin,  ou  au  citoyen  Martincourt,  son 
fondé  de  pouvoir,  la  somme  de  trois  mille  sept  cent 
quarante-quatre  livres,  qui  a  été  versée  dans  ta  caisse 
par  les  citoyens  Laurent  et  Marion,  débiteurs  de  loyers 
envers  la  citoyenne  Bertin,  suivant  tes  quittances  en 
date  du  17  et  25  messidor, l'an  II, et  26  frimaire,  Tan  III, 
lequel  remboursement  te  sera  passé  en  compte  en  rap- 
portant quittance  en  forme  au  pied  dudit  arrêté. 

«  Tu  m'informeras  de  l'exécution,  et  avant  tout  tu 
m'accuseras  la  réception  de  cette  lettre,  mais  je  t'ob- 
serve que,  s'il  a  été  fait  des  dépenses,  soit  pour  répara- 
tions, pour  peinture,  pour  les  contributions,  enfin  pour 
oppositions  entre  les  mains  des  locataires,  il  faudra  en 
déduire  le  montant  sur  les  oJlxli  livres,  ainsi  que  la 
remise  du  receveur.  » 

Lorsque  Rose  Berlin  eut  pris  connaissance  du  suc- 
cès des  démarches  de  ses  parents  et  amis,  elle  s'em- 
pressa de  faire  ses  préparatifs  de  départ.  Elle  quittait 
sans  regret  la  ville  hospitalière  où  elle  avait  trouvé 
refuge,  où  elle  laissait  toute  une  colonie  française  appar- 
tenant à  la  plus  haute  société  et  parmi  laquelle  elle 
comptait  plus  d'une  cliente.  Cette  société  menait  une 
existence  extraordinaire;  sans  moyen  d'existence,  ou 
presque,  on  y  recevait,  on  y  faisait  toilette.  Mais  par 
quels  moyens  soutenait-on  cette  façade?  Rose  Bertin, 


ROSE    BERTIN    SOUS    LA    REVOLUTION  285 

pour  ce  qui  la  concernait,  eût  pu  le  dire.  La  comtesse 
de  Boigne  nous  a  fait  un  tableau  de  la  société  des  émi- 
grés de  Londres,  qui  ouvre  des  aperçus  bien  curieux 
sur  ces  gens  et  montre  cà  quels  expédients  ils  recou- 
raient. «  J'ai  vu,  dit-elle,  la  duchesse  de  Fitz-James  éta- 
blie dans  une  maison  aux  environs  de  Londres,  et  con- 
servant ses  grandes  manières,  y  prier  à  diner  tout  ce 
qu'elle  connaissait.  Il  était  convenu  qu'on  mettrait  trois 
scliellings  dans  une  tasse  placée  sur  la  cheminée,  en 
sortant  de  la  table.  Non  seulement,  quand  la  société  était 
partie,  on  faisait  l'appel  de  ces  trois  schellings,  mais 
encore,  lorsque  parmi  les  convives  il  y  avait  eu  quel- 
qu'un à  qui  on  croyait  plus  d'aisance,  on  trouvait  fort 
mauvais  qu'il  n'eût  pas  déposé  sa  demi-guinée  au  lieu 
de  trois  schellings,  et  la  duchesse  s'en  expliquait  avec 
beaucoup  d'aigreur.  Cela  n'empêchait  pas  qu'il  n'y  eût 
une  espèce  de  luxe  dans  ces  maisons  (1).  » 

On  n'avait  pas  le  moyen  de  louer  des  carrosses,  on 
montait  bravement,  en  grande  toilette,  coiffé,  paré, 
pomponné  sur  l'impériale  des  voitures  publiques,  à  la 
grande  stupeur  des  Anglais.  Enfin  on  sacrifiait  lout  au 
besoin  de  paraître,  à  l'illusion  de  la  fortune.  D'ailleurs 
on  ne  consentait  pas  à  admettre  que  cela  pût  durer. 
«  Toute  personne  qui  louait  un  appartement  pour  plus 
d'un  mois  était  mal  notée;  il  était  mieux  de  ne  l'avoir 
qu'à  la  semaine,  car  il  ne  fallait  pas  douter  qu'on  ne  fût 
toujours  à  la  veille  d'être  rappelé  en  France  par  la 
contre-révolution  (2).  » 


(1)  Récits   d'une  tante.   Mémoires  ds  la    comtesse   de   Boigne,  née 
dOsmond.  Paris,  1907,  t.  I,  8°. 

(2)  Récits  d'une  Tante.  Ibid. 


28fi  ROSE  BERTIN 

Rose  Bertîii,  dn  moins,  vit  bientôt  pour  elbe  ce  vœu 
réalisé.  Néanmoins  sa  siluation  était  rien  moins  que 
brillante  et  Martincourt,  poursuivant  inlassablement  le 
recouvrement  des  sommes  qui  lui  étaient  dues,  pouvait 
écrire  le  W  mars  1795  à  la  comtesse  Skavronsky  à 
Naples,  sans  mentir  et  même  sans  exagérer  :  «  M.  Per- 
regaux  que  j'ai  vu  il  y  a  deux  jours  m'a  dit  n'avoir  point 
de  fonds  à  vous,  ni  ordre  de  payer  ;  il  m'a  aussi  appris 
la  perte  que  vous  avez  faite,  dont  Mll'C  Berlin  sera  très 
affligée.  Les  circonstances  actuelles  ont  entièreTnent 
perdu  l'état  de  cette  demoiselle  qui  est  accablée  de 
créanciers  (1).  » 

Le  commerce  allait  être  long  à  se  relever  de  la  crise 
qui  avait  fait  sombrer  tant  de  fortunes  et  ruiné  tant 
d'entreprises,  de  manufactures,  d  ateliers  qui  vivaient 
sur  le  luxe  et  subissaient  les  contre-coups  des  événe- 
ments. Les  toilettes  étaient  bien  modestes  en  l'an  IIL 
Dans  les  comptes  de  Joséphine  de  Beauharnais  qui  fut 
une  des  clientes  de  Rose,  on  trouve  bien  qu'elle  em- 
ployait pour  sa  toilette  une  pièce  de  mousseline  d-e 
500  livres,  un  schall  de  270,  un  grand  seliall  de  1.200, 
six  aunes  de  taffetas  Florence  gris  à  1 .320  livres  et 
deux  paires  de  bas  de  soie  gris  à  coins  de  couleur  de 
700  livres.  Mais  il  fallait  tenir  compte  de  la  valeur  cou- 
rante des  assignats,  dont  la  dépréciation  était  si  con- 
sidérable qu'en  messidor  an  III  (juillet  1795)  le  louis 
d'or  de  2^  livres  valait  environ  808  livres  en  assignats. 
A  ce  taux  la  paire  de  bas  revenait  environ  à  10  livres 
8  sols,  ce  qui  n'était  encore  pas  un  prix  de  bazar;  mais 

(1)  Collection  de  M.  J.  Doucet.  Doésier  Rose  Berlin,  n°-646. 


ROSE    BERTIN    SOUS   LA   REVOLUTION  287 

le  grand  scliall  coûtait  38  livr^es  12  sols,  somme  déri- 
soire ;  et  ce  n'était  pas  avec  de  pareils  taiifs  qu'une 
maison  pouvait  rapidement  se  remonter. 

Cette  dépréciation  du  papier  monnaie  ne  fit  que  s'ac- 
croître, si  bien  qu'en  l'an  IV  on  en  aiTiva,  à  Paris,  à 
donner  18.000  livres  en  assignats  pour  la  valeur  d'un 
simple  louis. 

Il  ne  faut  donc  pas  prendre  pour  exactes  les  sommes 
apparemment  formidables  portées  sur  les  mémoires  des 
commerçants.  A  quel  prix  serait  monté  un  chapeau 
confectionné  avec  toute  la  recherche  et  l'art  de  l'époque 
inoubliable  des  poufs,  en  un  temps  où,  pour  le  blanchis- 
sage d'une  chemise,  on  demandait  50  livres,  250  pour 
une  livre  de  viande  ou  de  chandelle,  1.400  pour  une 
livre  de  sucre,  2.000  pour  une  paire  de  souliers,  3.000 
pour  un  chapeau  ordinaire,  8.000  pour  une  aulne  de 
drap  d'Elbeuf,  et  50  pour  une  pomme  de  reinette? 

Telle  était  la  situation  du  commerce  au  moment  où  la 
ci-devant  modiste  de  la  reine  allait  rentrer  dans  sa 
maison  de  Paris.  Elle  quitta  Londres  sans  regret,  elle 
devait  rentrer  à  Paris  sans  joie. 

Pour  gagner  la  mer,  elle  passa,  comme  c'était  son 
chemin,  par  Canterbury  et  s'y  arrêta.  Elle  avait  d'ail- 
leurs des  motifs  de  le  faire,  et  ces  raisons  étaient  dans 
les  excellents  rapports  qu'elle  avait  toujours  entretenus 
avec  le  baron  Duplouy  qui  s'y  était  réfugié.  Le  baron 
Duplouy,  d'une  famille  abbevilloise  qu'elle  comptait  au 
nombre  de  ses  clients  les  plus  anciens  etlespluslidëles, 
s'y  trouvait,  comme  tant  d'autres  émigrés  français  en 
Angleterre,  dans  une  situation  fort  gênée. 

«  Mlle  Berlin,  au  moment  de  sa  rentrée  en  Fj*anoe, 


288  ROSE    HERTIN 

écrivait-il,  revenant  de  Londres  et  passant  par  Canter- 
buryoù  je  demeuroisavec  ma  famille,  m'avoitpris  pour 
600  livres  de  broderies  et  de  marchandises  que  je  négo- 
ciais avec  un  associé  que  j'avois  à  Hambourg,  en  me 
promettant  bien  de  me  faire  tenir  cette  somme  aussitôt 
mon  arrivée  à  Paris,  d'où  elle  soUiciteroit  le  paiement 
de  ce  que  je  lui  devois  si  elle  ne  pouvoit  voir  M.  et 
Mme  de  Belloy,  mes  beau-père  et  belle-mère,  à  son  pas- 
sage à  Abbeville. 

«  Ayant  effectivement  trouvé  Mme  de  Belloy  à  Abbe- 
ville, cette  dame  lui  avoit  remis  cent  louis  d'or  pour 
nous  les  faire  passer  le  plus  tôt  possible,  ce  qu'elle  a 
positivement  promis,  mais  ce  qu'elle  a  oublié  d'exécu- 
ter comme  pour  le  montant  de  nos  marchandises  (1).  » 

Rose  Berlin  avait-elle  oublié?  c'est  improbable.  Mais 
elle  était  en  compte  avec  le  baron  Duplouy  qui  lui  devait 
une  assez  forte  somme,  et  elle  attendit  l'occasion  de 
pouvoir  retourner  elle-même  en  Angleterre  pour  régler 
cette  atïaire.  Et  de  fait,  comme  le  baron  Duplouy  le 
reconnaît,  la  discussion  se  termina  par  un  versement 
de  600  livres  effectué  par  la  baronne  Duplouy. 

«  Étant  venue  de  Paris  me  voir  avec  M.  Bertin,  l'aîné 
de  ses  neveux,  continue  le  baron  Duplouy,  pour  me  de- 
mander le  paiement  du  billet  et  compter  avec  moi  des 
sommes  ci-devant  mentionnées  qu'elle  reconnaissait 
bien  avoir  reçues,  mon  épouse  et  moi  lui  avons  remis 
six  cents  louis.  » 

Il  n'est  pas  étonnant,  dans  ces  conditions,  que  Rose 
Bertin  ait  différé  la  solution  de  cette  affaire.  A  peine 

(1)  CoUeclion  de  M.  J.  Doucel.  Dossier  n»  240. 


X  ; 

^ 

' 

w 

^ . 

y. 

^  1 

N$ 

> 

K 

" 

y. 

o 

H-.  "l' 


ROSE    BERTIN    SOUS    LA    REVOLUTION  289 

arrivée  à  Paris,  et  après  s'être  abouchée  avec  Martin- 
court,  elle  comprit  que  son  industrie  ne  pouvait  pros- 
pérer tant  que  la  situation  générale  demeurerait  aussi 
incertaine  qu'elle  l'était  encore.  Elle  préféra  donc  re- 
mettre à  plus  tard  la  réouverture  définitive  de  sa  maison 
de  modes,  et  elle  entreprit  pendant  l'été  de  1795  un 
voyage  en  Europe,  au  cours  duquel  elle  visita  TÂlle- 
magne  et  la  Russie. 

Servit-elle  d'intermédiaire  entre  les  émigrés  et  les 
parents  qu'ils  avaient  en  France?  on  ne  saurait  l'affir- 
mer, mais  il  est  avéré  qu'elle  en  aida  plusieurs  de  ses 
deniers.  C'était  toujours  la  même  nature,  généreuse  et 
ne  sachant  pas  compter.  Dès  qu'elle  recouvrait  quelque 
créance,  dès  qu'elle  se  sentait  de  l'argent  dans  les 
mains,  son  goût  de  la  dépense  la  reprenait,  et  il  lui  cou- 
lait dans  les  doigts,  souvent,  il  est  vrai,  pour  faire  du 
bien  autour  d'elle,  pour  aider  des  amis  ou  des  clients 
malheureux  ;  il  n'en  manquait  pas  à  cette  époque. 

Les  émigrés  avaient,  elle  le  savait  par  expérience, 
énormément  de  mal  à  vivre.  A  Hambourg,  Mme  de  Cou- 
chant avait  ouvert  un  atelier  de  marchande  de  modes; 
elle  obtenait  même  un  grand  succès  ;  une  demoiselle 
de  La  Trémoïlle  servait  chez  elle  comme  demoiselle  de 
boutique,  mais  tous  n'avaient  pas  la  chance  de  pouvoir 
exercer  un  métier;  c'était  l'exception.  Et  Rose,  plu- 
sieurs fois,  se  laissa  émouvoir  par  des  misères  de 
grandes  dames,  d'autant  plus  frappantes  qu'elles  avaient 
vécu  dans  un  luxe  plus  grand. 


VI 


Le  Massacre  de  la  rue  de  la  Loi.  —  Dernières  années 
DE  Rose  Bertin.  Sa  mort  a  Epinay  (1795-1813). 


Peu  à  peu  cependant,  péniblement^  la  vie  reprenait 
son  cours  normal.  Vers  la  fin  de  1795,  Rose  Bertin,  se 
réinstalla  dans  son  magasin  de  la  rue  de  la  Loi.  Mais 
jamais  elle  ne  reconquit  la  vogue,  la  grande  vogue 
qu'elle  avait  eue  sous  Tancien  régime.  L'ancien  ré- 
gime !  pour  elle  c'était  tout  Tenthousiasme  de  la  jeu- 
nesse, tout  le  tapage  du  succès,  tout  ce  qu'on  voit, 
dans  le  temps,  derrière  soi,  dont  on  n'a  pas  pu  ar- 
rêter la  fuite,  dont  on  n'a  pas  suffisamment  joui  au 
moment  oîi  il  était  loisible  d'en  profiter,  et  qui  ne  laisse 
dans  l'esprit  désabusé  qu'une  indescriptible  tristesse 
et  qu'une  amertume  profonde. 

Être  partie  de  rien,  avoir  jonglé  avec  des  millions  et 
en  être  réduite  à  compter  sa  dépense,  à  l'heure  où  bien- 
tôt allait  sonner  la  cinquantaine,  n'était  pas  pour  don- 
ner à  Rose  des  pensées  bien  joyeuses. 

Elle  ne  trouvait  plus  de  consolations  que  dans  son 
petit  Trianon  reconquis,  dans  cette  maison  d'Épinay, 
que  la  Révolution  n'avait  pas  eu  le  temps  d'aliéner,  ou 


LE   MASSACRE    DE   LA   RUE   DE    LA    LOI  291 

que  des  complicités  locales  avaient  protégée  ;  et,  en 
1796,  elle  vint  s'y  fixer  d'une  façon  à  peu  près  définitive, 
ne  conservant  plus  à  Paris  qu'un  pied-à-terre  pour  lui 
permettre  d'exercer  sur  son  commerce  la  surveillance 
nécessaire,  et  où  elle  ne  passa  plus  guère  que  Thiver. 

Les  souvenirs  et  les  relations  de  famille  ne  lui  man- 
quèrent pas  dans  le  village  dont  Marie-Marguerite  Me- 
quignon,  sa  mère,  était  native. 

La  maison  où  elle  passa  les  dernières  années  de  sa 
vie  était  située  au  lieu  dit  :  Le  village,  dépendant  de  la 
commune  d'Épinay.  Elle  existe  encore,  et  se  trouve  en- 
clavée dans  un  établissement  connu  sous  le  nom  de 
Villa  Beau-Séjour,  dont  l'entrée  se  trouve  dans  la  rue 
du  Bord-de-l'Eau  qui  descend  de  la  route  nationale  de 
Paris  au  Havre  par  Pontoise,  jusqu'aux  berges  de  la 
Seine,  à  peu  de  distance  du  château  où  vécut  le  roi 
d'Espagne,  Don  François  d'Assise,  et  que  la  commune 
d'Épinay  a  acheté  pour  en  faire  son  hôtel  de  ville. 

Des  fenêtres,  la  vue  s'étend  sur  la  plaine  de  Genne- 
villiers  jusqu'à  Paris  qui  s'estompe  dans  le  lointain. 

Au  pied  des  murs  du  jardin  qui  s'étage  jusqu'aux 
berges,  la  Seine  coule;  et  le  voisinage  de  l'eau  rend 
frais  et  agréable  pendant  les  chaleurs  de  l'été  la  pro- 
priété assez  modeste,  mais  confortable,  où  Rose  Bertin 
prit  sa  retraite. 

Épinay  n'était  alors  qu'un  petit  village.  La  population 
s'est  beaucoup  accrue  depuis.  Ce  n'était  pas  une  simple 
fantaisie  qui  y  avait  amené  Mlle  Bertin.  Elle  savait  n'y 
être  point  isolée.  Elle  qui  avait  vécu  dans  le  bruit  de  la 
cour  et  de  la  ville,  dont  l'existeoce  avait  été  une  perpé- 
tuelle agitation,  n'aurait  pu  se  résoudre  à  se  voircon- 


292  ROSE    HERTIN 

fince  dans  un  isolement  absolu;  d'autre  part  il  pouvait 
lui  paraître  bon,  après  avoir  assisté  à  toutes  les  tragé- 
dies de  la  Révolution,  de  se  retrouver  saine  et  sauve, 
dans  cette  paix  campagnarde,  auprès  des  siens. 

Plusieurs  de  ses  parents,  en  efïet,  habitaient  Épinay. 
Des  tombes  du  cimetière  actuel  portent  encore  le  nom 
de  Méquignon,  qui  avait  été  celui  de  sa  mère  ;  les  cou- 
sins de  la  grande  modiste  étaient  restés  dans  le  pays. 
En  outre,  un  de  ses  neveux,  Claude-Charlemagne  Ber- 
tin,  y  possédait  une  propriété  que  longeait  également  la 
rue  du  Bord-de-lEau.  La  maison  dont  l'entrée  se  trouve 
au  n°  1  de  la  rue  de  Paris,  maintenant  assez  délabrée, 
est  occupée  par  des  ménages  ouvriers. 

Rose  Bertin  n'avait  donc  que  quelques  pas  à  faire 
pour  se  rendre  chez  son  neveu  Cliarlemagne. 

Cependant,  elle  continua  à  se  partager  encore  entre 
la  campagne,  où  elle  se  reposait,  et  Paris  où  elle  conti- 
nuait à  diriger  son  commerce. 

Malgré  tous  les  événements  qui  avaient  bouleversé  la 
vie  publique,  son  nom  demeurait  célèbre,  et  sa  réputa- 
tion était  telle,  qu'un  jeune  poète,  amoureux  sans  doute, 
dédiait,  en  étrennes  à  une  marchande  de  modes  du 
Palais-Royal  une  chanson  intitulée  L'esprit  à  la  mode 
qui  paraissait  dans  IdiPeiite  poste  de  Paris  ou  le  Prompt 
Avertisseur  du  8  pluviôse  an  V  (27  janvier  1797)  et  ne 
manquait  pas,  pour  flatter  évidemment  la  personne  à 
laquelle  il  destinait  son  œuvre,  de  faire  allusion  à  ses 
talents  en  la  comparant  à  Rose  Bertin. 

Voici  cette  chanson  dédiée  :  «  A  Mlle  Eulalie,  mar- 
chande de  modes  à  la  mode.  Galerie  de  bois  du  Palais- 
Royal,  y 


LE    MASSACRE   DE    LA    RUE    OE   LA    LOI  29S 

Air  :  Pourriez-vous  bien  douter  encore... 

Chez  vous,  où  président  les  Grâces, 

Aimable  émule  de  Berlin, 

Nos  belles  vont  devant  vos  glaces 

Se  parer,  du  soir  au  matin; 

Chez  vous,  toujours  on  s'accommode, 

Chez  vous,  tout  est  à  juste  prix; 

Et  dans  ce  magasin  de  mode. 

On  trouve  un  magasin  rlesprils. 

Sur  les  traces  de  la  folie, 
On  voyait  la  mode  autrefois; 
Et  la  femme  la  plus  jolie 
Suivoit  ses  ridicules  loix. 
Mais,  en  connaisseur,  je  vous  jure, 
Tout  est  changé,  sans  contredit; 
Chaque  belle  dans  sa  parure 
Met  aujourd'hui  certain  esprit. 

L'esprit  est  la  seule  parure 
Dont  femme  doive  se  vanter; 
L'esprit,  belles,  je  vous  assure, 
A  vos  charmes  sait  ajouter; 
Un  esprit  lourd  est  incommode; 
Un  esprit  léger  nous  séduit. 
Et  l'on  ne  peut  être  à  la  mode, 
Belles,  quand  on  n'a  pas  d'esprit. 

Ces  vers  sont  à  double  sens;  l esprit,  en  effet,  était 
une  petite  plume  qui  se  mettait  alors  dans  la  coiffure 
des  femmes.  Le  morceau  est  signé  Marant  fils. 

Rose  Bertin  retrouvait  quelques  clients.  La  comtesse 
Dillon  La  Tour  du  Pin  Gouvernet,  dont  le  mari  avait 
été  ambassadeur  à  la  Haye  sous  Louis  XVI,  et  qui  alors 
avait  pour  marchande  de  modes  habituelle  une  demoi- 
selle Gosset  demeurant  près  de  TOdéon,  et  n'achetait 
chez  Mlle  Bertin  que  ce  qui  avait  rapport  aux  habits  de 


29}  POSE    RERTIIV 

cour,  eut  l'occasion  d'aller  faire  quelques  menus  achats 
dans  son  magasin  vers  le  mois  de  septembre  1797.  La 
conversation  entre  les  deux  femmes  roula  surtout  sur 
le  passé;  Rose  avait  connu  sa  cliente  depuis  l'enfance 
de  celle-ci.  Elle  l'entretint  beaucoup  de  sa  situation,  de 
l'état  précaire  de  son  commerce  ;  allusion  discrète  à  ce 
que  la  comtesse  Gouvernet  lui  devait  encore.  Mais  bien 
trop  politique  pour  aborder  brusquement  la  question, 
elle  ne  toucha  pas  un  mot  des  2.500  livres  dont  elle  avait 
cependant  grand  besoin.  Les  clients  étaient  des  oiseaux 
trop  rares  par  ces  temps  incertains,  pour  les  effarou- 
cher dès  le  premier  abord. 

Cependant  bien  peu  nombreuses  étaient  les  grandes 
dames  qui  s'étaient  fournies  chez  elle  autrefois  et  qui 
revenaient  à  son  magasin;  sa  principalç  occupation 
était  toujours  le  recouvrement  de  ses  vieilles  créances 
et  les  années  se  suivaient  sans  grande  amélioration. 

Les  modes  en  1797,  d'un  style  très  différent  de  ce 
qu'elles  avaient  été  du  temps  où  Mlle  Bertin  en  était 
une  des  inspiratrices,  n'en  étaient  pas  moins  excen- 
triques. Il  semblait  qu'après  la  contrainte  que  les  femmes 
avaient  dû  s'imposer  sous  ce  rapport,  pendant  la  Ter- 
reur, elles  cherchassent  à  se  dédommager  d  une  sim- 
plicité, dont  le  seul  souvenir  rappelait  des  jours  à  jamais 
maudits.  En  179/i,  a  dit  la  vicomtesse  de  Fars,  «  la  pau- 
vreté régnait  chez  tous  les  gens  de  bien;  ceux  qui 
avaient  soustrait  quelques  parcelles  d'or,  revêtaient  la 
livrée  de  l'indigence;  il  fallait  éviter  tout  luxe  qui  eût 
fait  soupçonner  des  richesses.  » 

En  1797,  les  toilettes  au  contraire  affectaient  un  carac- 
tère qui  était  bien  loin  de  la  simplicité,  et,  celles  qu'on 


LE    MASSACRE    DE    LA    RUE    DE    LA    LOI  295 

portait  à  Paris,  étaient  même  un  sujet  d'étonnement 
pour  les  personnes  nouvellement  débarquées  de  leur 
province;  elles  avaient  du  mal  à  s'y  faire;  MmedeClias- 
tenay  le  dit  bien  dans  ses  Mémoires  :  «  Les  spadrilles 
ou  cothurnes,  les  tailles  courtes,  les  robes  décolletées, 
les  manches  au-dessus  du  coude,  les  coitfures  grecques, 
tout  me  semblait  tellement  théâtral  que  je  ne  pouvais 
imaginer  qu'Henriette  (sajeune  sœur)  osât  se  montrer  de 
la  sorte.  Mon  frère  me  condamna  cependant  à  prendre 
dès  le  lendemain  un  extérieur  tout  semblable,  et  j'étais 
tellement  provinciale  que  j'eus  une  peine  extrême  à  m'y 
accoutumer.  » 

A  cette  époque,  c'est-à-dire  au  commencement  de 
1798  se  place  un  fait  inouï,  qui  eut  pour  théâtre  la  mai- 
son même  de  Mlle  Bertin. 

Une  partie  de  celte  maison  était  louée  à  un  glacier 
napolitain  qui  s'appelait  Garchi,  et  qui  jouissait  d'une 
grande  vogue.  Or,  le  15  janvier  1798,  rétablissement 
de  ce  glacier  fut  envahi  et  saccagé  par  une  bande  de 
malfaiteurs,  dans  des  conditions  qui  font  de  cette  aven- 
ture une  véritable  histoire  de  brigands,  et  qui  montrent 
combien  Paris  était  peu  sûr  à  cette  époque.  Une 
feuille  qu'on  vendit  dès  le  lendemain  donne  tous  les 
détails  du  drame  de  la  rue  de  la  Loi.  Nous  ne  croyons 
mieux  faire  que  de  la  copier  intégralement,  car  elle 
reproduit  fidèlement  les  détails  fournis  par  les  rapports 
de  police  (1)  : 

«  Détail  très  exact  du  massacre  qu'a  eu  lieu  la  nuit 
dernière  à  Paris,  rue  de  la  Loi  n°  'J2Z|3,  division  de  la 

(1)  Archiv.  Nat.  Police  i^énérale.  Affaires  politiques,  série  F'  A, 
6149. 


296  ROSE    I5ERTIN 

butte  des  Moulins,  chez  le  citoyen  Carchi,  limonadier- 
glacier,  et  le  nombre  des  personnes  assommées  et  des 
assassins  arrêtés,  leurs  noms  et  leurs  demeures. 

Le  26  nivôse  présent  mois 

«  Vers  les  dix  heures  du  soir,  dix  hommes  vêtus  de 
houpelandes  et  coëffés  en  partie  de  bonnets  à  poils, 
sont  montés  chez  le  citoyen  Carchi,  glacier,  rue  de  la 
Loi,  n"  1243,  et  se  sont  assis  à  la  grande  table  d'un  des 
salions  au  premier  étage;  ils  ont  pris  chacun  une  glace 
et  un  petit  ver  de  liqueur,  qu'ils  ont  aussitôt  payrs. 
Un  instant  après,  deux  autres  hommes,  vêtus  en  uni- 
forme et  couverts  d'une  houpelande,  sont  venus  se  pla- 
cer à  une  table  voisine. 

«  A  peine  ces  deux  derniers  étaient-ils  assis,  qu'un 
des  premiers  a  attaqué  et  injurié  très  haut  et  très  gros- 
sièrement l'un  des  deux  derniers  venus  ;  aussi-tôt  le 
citoyen  Carchi  a  prié  cet  homme  de  se  taire  en  lui 
recommandant  le  respect  dû  dans  une  maison  honnête. 
Sur  cette  invitation,  l'agresseur  s'est  retiré  avec  sa 
société,  et  les  deux  autres  ont  passé  dans  la  salle  de 
billard. 

('  Dans  cet  intervalle,  douze  à  quinze  hommes,  encore 
vêtus  de  même,  montaient  l'escalier  au  moment  où  le 
citoyen  Fournier,  aide  de  camp  du  général  Augereau, 
sortait  avec  trois  de  ses  amis.  Un  des  hommes  qui 
montaient  en  fixant  les  quatre  qui  sortaient,  dit  à  l'un 
d'eux  :  Voilà  une  figure  qui  me  déplaît,  et  lui  lança  en 
même  tems  un  coup  de  bâton  sur  la  tête.  Le  citoyen 
Fournier  et  ses  amis,  aussi  étonnés  qu'irrites  d'une 
action  semblable,  se  mirent  aussi-tôt  sur  la  défensive; 


LE    MASSACRE    DE    LA    RUE    DE    LA    LOI  297 

mais  plus  de  trente  hommes,  à-peu-près  costumés  de 
même,  et  tous  armés  do  sabres,  ou  de  bâtons  qu'ils 
avaient  tenus  cacbés  jusqu'alors  sous  leurs  lioupelandes, 
tombèrent  à  coups  redoublés  sur  ces  quatre  personnes, 
ainsi  que  sur  toutes  les  autres  attablées  dans  les  divers 
salions  au  nombre  de  vingt  environ,  massacrèrent  et 
brisèrent  impitoyablement  tout  ce  qu'ils  rencontrèrent. 

«  Plusieurs  des  spectateurs,  qui  ne  se  doutaient  de 
rien,  ont  été  les  principales  victimes. 

«  Le  citoyen  Fournier  et  ses  amis  ont  été  mutilés  de 
coups  de  sabre,  le  citoyen  Colavier,  négociant,  demeu- 
rant rue  du  Mont-Blanc,  maison  garnie,  a  un  morceau 
du  bras  gauche  emporté,  un  coup  de  pointe  dans  les 
côtes  gauches,  la  ligure  coupée,  la  tète  et  les  cuisses 
mutilées. 

«  Le  citoyen  Fanatieu,  demeurant  hôtel  de  la  Souve- 
raineté, rue  de  la  Loi,  a  la  cuisse  gauche  coupée  jus- 
qu'à l'os  et  tons  les  autres  membres  hachés. 

«  Les  citoyens  Faure,  Lierval,  Cantin,  Chosy  et  La- 
motte  sont  grièvement  blessés. 

«  Trois  autres  personnes  dont  on  ignore  le  nom  et  ce 
qu'elles  sont  devenues,  se  sont  précipitées  par  les  croi- 
sées pour  se  sauver,  et  quoique  déjà  couvertes  de  bles- 
sures, puisque  des  ruisseaux  de  sang  marquaient  leurs 
traces,  ont  été  assommées,  dans  la  rue,  par  des  com- 
plices ;  un  s'était  jeté  dans  la  rue  de  la  Loi,  et  les  deux 
autres  dans  celle  Montansier. 

«  La  citoyenne  qui  était  au  comptoir,  en  l'absence  de 
la  citoyenne  Carchi,  a  été  tellement  froissée  par  ces 
assassins  qui  sont  venus  sur  elle,  qu'elle  était  couverte 
de  sang,  au  point  que  son  schal  blanc  dont  elle  était  vê- 


298  ROSE    HERTIN 

tuo,  qui  est  maintenant  déposé  chez  le  juge  de  paix, 
est  entièrement  rouge. 

«  Une  autre  citoyenne,  demeurant  faubourg  Mont- 
martre, et  qui  sortait,  allait  aussi  devenir  la  proie  de 
ces  assassins,  qui  l'avaient  déjà  couverte  de  leurs 
sabres,  sans  la  protection  de  l'un  d'eux  qui  l'a  pris 
sous  sa  sauve-garde. 

«  Le  citoyen  Carchi,  qui  avait  employé  tous  les 
moyens  concilialoires,  et  qui  avait  déjà  reyu  un  nombre 
considérable  de  coups  de  bâton,  n'a  trouvé  son  salut 
que  dans  la  fuite,  en  crevant  un  paneau  et  en  se  préci- 
pitant la  tête  la  première  sur  une  galerie,  et  encore  les 
assassins  voulaient- ils  lui  couper  les  jambes,  au  moment 
qu'il  tombait. 

«  La  citoyenne  Carchi,  accouchée  depuis  six  jours 
seulement,  était  dans  son  lit,  l'étage  au-dessus,  et  avait 
perdu  connaissance,  en  entendant  les  cris  de  ceux  qu'on 
massacrait  et  les  hurlemens  des  massacreurs. 

«  Quelques-uns  de  ces  scélérats  se  sont  portés,  pen- 
dant l'expédition  de  leurs  complices,  dans  le  labora- 
toire, près  la  salle  du  billard,  et  ont  volé  les  cuillères 
d'argent  qui  étaient  dans  un  des  tiroirs  qu'ils  ont  ouverts 
pendant  que  d'autres  retenaient  le  garçon  du  fourneau, 
le  sabre  sous  la  gorge. 

«  Un  boucher  voisin,  étant  accouru  au  bruit  pour 
secourir,  a  lui-même  été  frappé  à  la  porte  de  la  maison 
par  l'un  des  conjurés,  d'un  coup  de  sabre  qui  l'a  mis 
hors  d'état  de  se  défendre. 

«  Plusieurs  tables  à  dessus  de  marbre,  des  glaces, 
des  chaises,  des  statues,  des  quinquets  et  autres  crys- 
taux,  ont  été  brisés;  et  les  monstres  enragés  ont  déployé 


LE    MASSACRE    DE    LA    RUE    DE    LA    LOI  299 

tant  de  force  et  de  colère,  qu'on  a  trouvé  ce  matin  dans 
les  débris  un  morceau  d'une  lame  de  sabre  tout  ensan- 
glanté, et  l'on  a  peine  à  se  figurer  l'horreur  que  pré- 
sentaient des  appartemens  semblables,  où  tous  les 
meubles  étaient  brisés  et  renversés,  et  dont  le  parquet, 
les  croisées  et  les  balcons  étaient  couverts  du  sang  des 
victimes,  ainsi  que  les  pavés  même  de  la  cour  et  de  la  rue. 

((  Ce  n'est  qu'au  bout  d'une  heure,  qu'il  est  survenu 
une  force  armée  suffisante  pour  dompter  cette  bande 
d'assassins,  dont  quatre  seulement  ont  été  arrêtés  et 
conduits  de  suite  par-devant  le  général  de  division  Mou- 
lins, en  son  quartier  général,  quai  Malaquais.  On  ne 
doit  même  l'arrestation  de  ces  quatre  monstres,  qu'au 
courage  des  citoyens  Benard  et  Guichard,  adjudans, 
qui,  après  avoir  sommé  les  mutins  de  se  rendre,  ont 
tombé  dessus  le  sabre  à  la  main  et  les  ont  désarmés, 
malgré  la  plus  vive  résistance  ;  tous  les  autres  se  sont 
sauvés. 

«  Cette  force  armée,  malheureusement  venue  trop 
tard,  était  composée  de  trois  détachemens,  dont  un  de 
vétérans  ;  le  second  de  garde  nationale  sédentaire  et  le 
troisième  de  troupe  soldée,  qui  ont  été  obligés  de  fon- 
cer la  bayonnette  au  bout  du  fusil. 

«  On  n'a  pu  trouver  de  commissaire  de  police  dans 
ce  moment  sur  l'arrondissement,  mais  le  citoyen 
Decourchant,  juge  de  paix  de  la  division  de  la  Butte- 
des-Mouhns,  est  survenu  aussi-tôt  qu'il  en  a  été  averti; 
à  son  arrivée,  il  a  trouvé  les  victimes  étendues  sur  le 
plancher  dans  divers  endroits  de  la  maison,  et  quatre 
des  assassins  entre  les  mains  de  la  force  armée. 

«   Le    ministre  de    la  police,  aussi-tôt  instruit,   a 


300  ROSE    BERTIN 

envoyé  de  la  force  armée,  qui  a  resté  cantonnée  toute 
la  nuit  aux  environs  de  la  maison;  et  le  général  Bona- 
parte a  envoyé  aussi,  vers  9  heures  du  matin,  pour 
connaître  les  faits  bien  exacts.  On  assure  qu'il  a  été 
aussi  indigné  qu'affligé  de  ce  malheur. 

«  Nous  ne  nous  permettrons  aucunes  réflexions  sur 
cet  événement;  mais  nous  nous  plaisons  à  croire  que 
le  gouvernement  saisira  cette  occasion  pour  faire  un 
exemple  qui  garantisse  à  l'avenir  la  sûreté  des  per- 
sonnes et  leurs  propriétés,  et  la  punition  d'aussi  grands 
coupables,  qui  sont  incontestablement  guidés  par  des 
motifs  bien  punissables. 

«  Nous  pouvons  assurer  l'exactitude  de  ces  faits,  car 
ils  nous  ont  été  communiqués  par  des  témoins  oculaires 
et  par  le  citoyen  Carchi  lui-même.  » 

Cette  affaire  causa  un  bruit  considérable,  et  Bérard 
(du  Rhône)  fit  même,  à  ce  propos,  arrêter,  par  le  con- 
seil des  Cinq-Cents,  l'envoi  d'un  message  au  Directoire. 

Enfin,  on  parvint  à  démêler  que  tout  le  mal  avait 
été  causé  par  des  querelles  politiques,  dont  le  café 
Carchi  était  fréquemment  le  théâtre. 

Les  anciens  émigrés,  les  royalistes,  s'y  rencontraient 
volontiers.  L'établissement  de  Carchi  ou  Carchi  était 
un  des  endroits  les  plus  à  la  mode.  «  C'est  là  l'école  du 
bon  ton  et  des  jolies  manières  »,  lisait-on  dans  le  Cour- 
rier français  du  h  fructidor  an  III  (21  août  1795  . 
«  Vous  verrez  comme  on  y  voltige,  comme  on  y 
papillonne;  c'est  une  fureur;  et  grâce  à  la  mode,  l'in- 
dustrieux glacier  fait  fortune.  »  Et  le  même  journal 
imprimait  quelques  jours  après  :  «  Qui  n'a  pas  pris  une 
glace  chez  Carchi  est  un  sot.  » 


LE    MASSACRE    DE    LA    RUE    DE    LA    LOI  301 

On  estimera  qu'un  pareil  locataire  était  une  bonne 
fortune  pour  Mlle  Bertin. 

Déjà  en  1796,  la  maison  Carchi  avait  été  le  théâtre 
d'un  petit  incident  qui,  d'ailleurs,  n'eut  pas  de  suites 
immédiates,  et  que  raconte  ainsi  l'Ami  des  loisûu  47Bru- 
maire  an  V  (7  novembre  1796)  :  «  ...  Un  patriote  entre 
dernièrement  chez  Garchi  ;  il  avait  les  oreilles  de  chien 
et  le  costume  complet  !  il  demande  des  nouvelles  des 
armées  ;  un  jeune  homme  charmant  lui  répond  :  «  Elles 
sont  bonnes,  nous  avons  battu  les  républicains  sur  le 
Rhin.  »  Le  patriote  surpris  reprend  :  «  Ai-je  donc  Thon- 
neur  de  parier  à  un  Autrichien  ?  »  Cette  répartie  inat- 
tendue donna  de  l'humeur  aux  habitués  du  café,  qui 
dirent  tous  !  «  Ah  !  sûrement,  c'est  un  traître,  il  faut  le 
chasser.  » 

Voilà  bien  l'origine  de  l'échauftourée  du  15  jan- 
vier 1798.  Il  faut  la  chercher  dans  l'antagonisme  exis- 
tant entre  les  patriotes  et  les  ci-devant.  Les  patriotes 
voulurent  un  jour  prendre  une  revanche  de  l'attitude 
que  les  royalistes  habitués  de  la  maison  Garchi  affec- 
taient à  leur  égard,  et,  s'il  y  eut  de  l'argenterie  dérobée 
dans  les  tiroirs,  si  le  citoyen  Quentin  se  vit  dépouillé  de 
dix  pièces  d'or  de  vingt-quatre  francs  et  d'une  montre 
d'argent,  c'est  que  parmi  les  individus  soudoyés  pour 
donner  une  leçon  aux  consommateurs  habitués  de  la 
maison,  se  glissèrent,  comme  il  était  inévitable,  quelques 
vauriens. 

Dès  le  lendemain,  l'affaire  était  déjàtirée  au  clair  par 
Tenquéte  de  la  police  et  rAmi  des  lois  pouvait  écrire  : 

«  On  nous  assure  que  l'artaire  du  café  Garchy,  dont 
nous  avons  parié  hier,  n'était  point,  dans  son  origine, 


302  ROSE   BERTIN 

un  projet  de  vol,  comme  nous  l'avons  annoncé...  Au- 
jourd'hui, une  autre  version,  qui  nous  paraît  assez  vrai- 
semblable, présente  cet  événement  comme  la  suite 
d'une  querelle  politique,  engagée  entre  des  républicains 
et  des  émigrés  ou  leurs  partisans;  on  prétend  que 
ceux-ci  étaient  les  agresseurs,  et  que  M.  de  Rochc- 
chouart,  dont  l'émigration  n'est  pas  équivoque,  a  figuré 
dans  cette  affaire,  qu'il  y  a  porté  les  premiers  coups, 
et  qu'il  est  enfin  succombé  sous  le  fer  de  ceux  qu'il 
avait  attaqués.  L'aide  de  camp  d'Augereau,  qui  s'est 
trouvé  dans  cette  mauvaise  compagnie,  est  un  nommé 
Fournier,  connu  par  sa  fatale  adresse  dans  les  com- 
bats singuliers;  son  patriotisme  éprouvé  nous  ferait 
balancer  en  faveur  de  ceux  avec  lesquels  il  se  trouvait, 
si  son  étoiirderie  ne  détruisait  pas  toutes  les  conjec- 
tures qu'on  pourrait  tirer  de  ses  opinions  politiques.  On 
assure  que  Rocbechouart  est  mort  de  ses  blessures.  » 

Les  deux  fils  du  directeur  Rewbel  étaient  sortis  un 
quart  d'heure  avant  le  bruit. 

Quant  au  glacier,  il  ne  demeura  plus  longtemps  le 
locataire  de  Mlle  Bertin,  et  il  transporta,  peu  de  temps 
après,  son  commerce  et  sa  renommée  à  l'angle  du  bou- 
levard Montmartre  et  de  la  rue  de  Richelieu,  où  il  fonda 
Frascati,  établissement  immédiatement  célèbre  et  qui, 
plus  que  jamais  fut  le  rendez-vous  de  prédilection  de 
tout  ce  qui,  dans  le  parti  royaliste,  était  prêt  à  conspi- 
rer contre  le  gouvernement  de  la  République. 

L'Almanach  du  Commerce  de  Paris,  qui  se  publiait 
pour  la  première  fois  en  1797,  et  qui  fut,  sous  la  direc- 
tion de  J.  de  Latynna,  le  précurseur  de  notre  Bottin, 
donnait,  dans   sa  liste  des  négociants,  l'adresse  de: 


LE    MASSACRE    DE    LA    RUE    DE    LA    LOI  303 

«  Bertin,  marchande  de  modes,  rue  de  la  Loi,  1243, 
Butte-des-Moulins.  » 

La  division  de  la  Butte-des-Moulins  était  un  des  quatre 
quartiers  qui  constituaient  alors  le  2"  arrondissement. 
L'adresse  ne  figurait  pas  snvVAlmanach  du  Commerce 
publié  l'année  suivante. 

Bose  Bertin  ne  s'était  cependant  pas  retirée.  La 
preuve  en  est  qu'en  1799,  elle  fournissait  à  l'Impéra- 
trice d'Autriche  un  schall  de  dentelle  qui  valait  960  livres  ; 
pour  l'Espagne  elle  exécutait  d'assez  importantes  com- 
mandes qui  étaient  expédiées  au  cours  des  années 
1799  à  ISOii  tant  au  nom  de  Gamain,  l'intendant  de  la 
duchesse  d'Ossuna,  qu'à  ceux  de  la  duchesse  de  l'Infan- 
tado,  de  la  marquise  de  Campo  l'Angel,  ambassadrice 
d'Espagne  en  Portugal,  et  de  la  duchesse  de  Berwick. 

Il  semblait  que  la  grande  vogue  d'antan  allait  lui  re- 
venir. Hélas  !  si  son  nom  faisait  toujours  marque  à 
l'étranger,  en  France,  il  n'en  était  plus  de  même,  et  la 
grande  modiste  de  Marie-Antoinette  pouvait  déjà  assis- 
ter au  lever  d'un  astre  nouveau,  à  la  renommée  gran- 
dissante d'un  concurrent  dont  le  nom  devait  égaler  le 
sJen,  de  ce  Leroi  qui  allait  devenir  le  couturier  officiel 
de  la  cour  fastueuse  de  Napoléon,  de  ce  Leroi  qui  allait 
ôter  des  épaules  de  l'impératrice  Joséphine,  pour  les 
couvrir  de  brocart,  les  schalls  que  Bose  Bertin  avait 
vendus  à  Mme  de  Beauharnais. 

Néanmoins,  comme  nous  venons  de  le  dire,  elle  avait 
conservé  sa  réputation  hors  des  frontières.  Elle  four- 
nissait même  certains  négociants  quiécoulaientses  créa- 
tions, entre  autres  un  nommé  Bernard  qui  avait  un  ma- 
gasin à  Madrid  et,  ce  qui  n'était  pas  sans  intérêt  pour 


304  ROSE    rJERTIN 

Rose,  ses  entrées  à  la  cour  du  roi  d'Espagne  dont  il 
avait  obtenu  pour  sa  fille  la  place  de  raccommodeuse 
de  dentelles. 

Le  7  janvier  1802,  il  annonçait  que  la  cour  d'Espagne 
devait  aller  au-devant  de  la  «  prétendue  du  prince  des 
Asturies  »,  qu'il  y  aurait  des  fêtes  et  qu'il  espérait  bien 
faire  des  affaires  à  cette  occasion. 

Bernard  était  mieux  qu'en  termes  d'affaires  avec  la 
maison  de  modes  ;  et,  dans  ses  lettres  adressées  «  rue 
de  la  Loi,  ci-devant  de  Richelieu,  maison  de  Beauviilier, 
restaurateur  »,  il  n'oubliait  jamais  d'ajouter  un  mot  ai- 
mable pour  le  personnel:  «  Je  vous  prie  de  dire  mil 
cbose  obligente  à  Mlle  Pauline,  sans  oublier  ces  de- 
moiselles et  Mme  Bauché(l).  »  Il  y  avait  chez  Rose 
Bertin  un  personnel,  bien  peu  nombreux  en' somme,  si 
on  le  compare  à  celui  qu'elle  employait  sous  le  règne  de 
Louis  XVI. 

Dans  l'espoir  d'augmenter  le  chiffre  de  ses  affaires, 
elle  avait  adjoint  à  son  commerce,  la  vente  d'objets  di- 
vers, tels  que  des  peignes  d'acier,  des  éventails,  des 
boites  d'or  et  de  la  bijouterie. 

Rose  Bertin  recouvrait  cependant,  de  temps  à  autre, 
quelques-unes  des  sommes  un  moment  compromises 
par  la  Révolution.  En  1801,  la  marquise  d'Harcourt  et 
sa  fille  faisaient  acquitter  leur  arriéré.  De  son  côté  la 
modiste  payait  difficilement  ce  qu'elle  devait.  Elle  met- 
tait plus  d'un  an  à  régler  le  prix  de  quelques  meubles 
qu'elle  avait  achetés  à  un  nommé  Vogin  de  Saint-Ger- 
main-en-Laye,  un  lit  chinois,  une  table  en  acajou,  un 

(1)  Collection  de  M.  J.  Doucet.  Dossier  44. 


imsi:  i:i;i;  I  in  i\,  i-s  ISIO.) 
(D';ipi-r-s  rori-^iiKil  tlii  .l/u.o'c  l'.aniai'iih'l.) 


LE    MASSACRE    DE    LA    RUE    DE    LA    LOI  305 

écran  en  lac,  un  méchant  tableau  représentant  «  l'Ane 
et  la  Laitière  »,  etc.,  le  tout  montant  à  hli  francs  sur 
lesquels  elle  n'avait  versé  qu'un  acompte  de  hS  francs. 
Mais  c'était  peut-être  aussi  un  calcul,  car  elle  se  trouvait 
vis-à-vis  de  Vogin,  qui  lui  devait  plus  de  5.000  francs, 
dans  la  même  situation  que  vis-à-vis  du  baron  Duplouy. 

Il  est  extraordinaire,  et  cela  prouve  combien  parfois 
elle  se  montrait  imprudente  en  affaires,  qu'elle  ait  pu 
consentir  un  crédit  pareil  à  un  homme  comme  Vogin, 
qui  après  avoir  été  cuisinier  chez  M.  de  Livry,  puis  chez 
le  Maréchal  de  Noailles,  avait  tenu  un  établissement  de 
bains  au  Pecq  où  il  avait  fait  de  mauvaises  affaires. 
Grâce  à  la  bonté  de  Rose  Bertin,  qui  ne  le  poursuivit 
pas,  au  moment  où  il  se  trouvait  le  plus  gêné,  près 
d'être  saisi,  il  put  se  relever,  et  en  1805,  il  s'était  remis 
à  flot  et  tenait  rue  du  Ponceau,  au  n°  /i2,  une  maison  à 
l'enseigne  du  Bon  Gras-Doiible .  Alors  seulement 
Mlle  Bertin,  cherchant  à  rentrer  dans  son  dû,  et  Vogin 
discutant  quelques-unes  de  ses  prétentions,  ils  choi- 
sirent, d'un  commun  accord,  Charles  de  Polignac  comme 
arbitre,  mais  à  la  mort  de  la  modiste  l'aftaire  n'était  pas 
encore  solutionnée. 

Le  précieux  Almanach  du  commerce  pour  l'an  X, 
paru  en  1801,  donnait  dans  une  liste  d'adresses  de  «  ci- 
toyens non  commerçans  »  !e  nom  de  «  Madame  Bertin, 
rue  de  la  Loi,  1243,  Butte-des-Mouhns  ».  Cette  indica- 
tion était  reproduite  dans  V Almanach  pour  l'an  XI.  Elle 
ne  se  trouve  pas  dans  les  listes  de  V Almanach  pour 
l'an  XII.  Mais,  par  contre,  nous  y  relevons,  pour  la  pre- 
mière fois,  le  nom  de  Bertin,  linger  à  la  même  adresse. 

Cela  ne  veut  pas  dire  qu'en  180,1  Rose  Bertin  avait 

20 


306  ROSE   BERTIN 

fermé  boulique.  Il  s'agit  plutôt  d'une  omission  éeVAl- 
manach  dans  les  listes  de  commerçants.  Mais  pour  que 
cette  omission  ait  pu  se  produire,  il  faut  admettre  que 
la  réputation  de  la  maison  était  bien  tombée. 

Quant  à  la  mention  de  VAlmanach  de  Tan  XII,  elle  a 
trait  au  neveu  de  Rose,  Louis-iNicolas  Bertin,  qui  s'éta- 
blit en  effet  en  1803.  11  exerçait  son  commerce  dans  le 
magasin  même  qu'avait  occupé  sa  tante,  mais  il  n'était 
en  somme  que  le  prête-nom  de  celle-ci  et  en  réalité  que 
son  employé.  Beaucoup  d'atfaires  en  etîet  continuaient 
à  être  traitées  par  Rose  Bertin  en  personne,  comme  en 
font  foi  les  dossiers  de  sa  succession.  Chez  Bertin,  lin- 
ger,  on  ne  vendait  pas  que  de  la  lingerie  ;  on  vendait 
aussi  toutes  sortes  de  bibelots.  Le  l*""  janvier  (11  nivôse 
an  XI)  la  princesse  de  Gargorowsky  achetait  «  une  pe- 
tite commode  en  verre  imitant  la  lacque  de  Chine  avec 
des  figures  en  or  »  d'une  valeur  de  600  livres.  Le  11  fé- 
vrier, la  belle  duchesse  de  Devonshire,  qu'on  surnom- 
mait la  «  reine  de  Londres  »  et  qui,  pendant  l'émigra- 
tion, avait  été  particulièrement  accueillante  pour  les 
Français,  faisait  l'emplette  d'une  «  corbeille  formant 
vase  de  paille  représentant  des  paysages,  le  tout  en 
paille  »,  pour  1/i/i  livres,  et  «  un  modèle  de  la  Bastille  en 
fonte  dorée  »  pour  MO  livres.  Cela  devenait  un  petit 
bazar,  ce  qu'on  eût  appelé  du  temps  de  Marie-Antoinette  : 
un  petit  Dunkerque. 

Tout  semblait  fait  pour  contrarier  les  intérêts  de  la 
malheureuse  Rose:  ce  n'était  pas  suffisant  qu'elle  eût  eu 
à  supporter  et  les  mauvais  payeurs  de  l'ancien  régime, 
et  les  conséquences  inévitables  de  la  Révolution  :  les 
guerres   de  l'Empire  elles-mêmes  allaient  lui   causer 


LE    MASSACRE    DE    LA    RUE    DE    LA    LOI  307 

préjudice,  en  l'empêchant,  tout  d'abord,  deconlinnor  à 
fournir  les  cours  des  pays  en  guerre  avec  la  France, 
ainsi  que  les  hauts  personnages  de  ces  pays,  Espagne, 
Autriche,  etc.,  qui  demeuraient  jusque-là,  pour  elle,  de 
fidèles  clients  ;  ensuite,  d'opérer  des  recouvrements 
dans  ces  mêmes  pays.  C'est  ainsi  que,  le  1!i  mai  180/i, 
un  cHent  qu'elle  avait  à  Vienne  et  qui  lui  devait  7.350 
livres,  M.  de  Lancry,  lui  écrivait:  «  Nous  adressons  par 
ce  courrier  à  M.  l'abbé  Daniel,  notre  ami  commun,  une 
traite  et  nos  comptes  ensemble,  avec  prière  de  vous 
solder  non  seulement  le  capital,  mais  les  intérêts  que 
nous  vous  prions  de  recevoir  à  10  p.  100  par  an.  » 
Rose  Bertin  ne  vit  rien  de  cette  somme.  J.a  lettre  était 
datée  de  Saint-Pétersbourg,  et  la  guerre  était  dans  le 
Hanovre  ;  partout  ailleurs,  en  Allemagne,  si  elle  n'était 
pas  etïective,  elle  existait  à  l'état  latent.  Les  fonds  ne 
parvinrent  jamais  à  destination. 

Ainsi,  elle  avait  beau  faire  :  sa  situation  ne  s'amélio- 
rait pas.  Et  constamment,  et  sanssuccèsd'ailleurs,  elle 
allait  criant  famine,  non  pas  chez  la  fourmi,  sa  voisine, 
mais  chez  tous  les  désœuvrés  de  la  noblesse,  incapables 
de  se  relever  eux-mêmes  du  coup  qui  les  avait  sub- 
mergés. Quelques-uns  cependant,  plus  entreprenants, 
conspiraient  contre  l'Empire,  ce  qui  ne  leur  servait 
d'ailleurs  à  rien.  Leur  mouvement,  dirigé  d'Angleterre 
par  le  comte  d'Artois,  ne  pouvait  être  qu'impopulaire  à 
l'époque  du  camp  de  Boulogne  et  ne  pouvait  aboutir 
qu'aies  faire  soupçonner,  à  tort  ou  à  raison,  d'être  sou- 
doyés par  l'argent  anglais.  C'est  ainsi  que  les  Polignac 
furent  incarcérés  à  la  suite  de  la  conspiration  de  Pi- 
chegru. 


308  ROSE   BERTIN 

Et,  un  jour  que  Rose  Bertin  avait  écrit  à  la  comtesse 
de  Gouy  O'Mahony,  elle  recevait  de  Fontainebleau,  où  le 
comte  avait  été  exilé,  une  réponse  de  sa  femme,  datée  du 
21  juin  1805  et  conçue  en  ces  termes  :  «  Je  ne  puis 
vous  rendre,  Mademoiselle,  la  peine  que  me  cause  la 
lettre  que  je  viens  de  recevoir  de  vous;  on  me  la  ren- 
voyé de  Paris,  elle  m'arrive  à  l'instant  et  je  n'en  perds 
pas  à  y  répondre  et  à  vous  dire  que  mon  cœur  saigne 
de  ne  pouvoir  venir  à  votre  secours,  dans  la  position 
cruelle  où  vous  vous  trouvés,  mais,  hélas  !  la  mienne 
n'est  pas  plus  heureuse  (1).  -> 

C'est  dans  VAlmanach  du  Commerce  pour  1806  que 
nous  trouvons  pour  la  première  fois  l'adresse  de  B'^rtin 
linger,  marchand  de  modes,  rue  de  la  Loi,  26.  Cepen- 
dant la  maison  n'avait  pas  changé,  c'est  le  numérotage 
de  la  rue  qui  avait  été  modifié.  En  1787,  les  portes  des 
maisons  avaient  été  numérotées  en  suivant  un  ordre 
tout  différent  de  celui  admis  en  1805  et  depuis.  Le  pre- 
mier numéro  de  la  rue  se  trouvait  à  gauche,  c'est-à- 
dire,  pour  ce  qui  est  de  la  rue  de  la  Loi,  ci-devant  rue 
de  Richelieu,  à  l'angle  de  la  rue  Saint-Honoré  ;  la  mai- 
son suivante  portait  le  n°  2  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  l'ex- 
trémité gauche  de  la  rue  ;  la  série  se  continuait  ensuite 
sur  l'autre  côté,  et  en  revenant  sur  ses  pas,  on  arrivait 
au  dernier  numéro  qui  faisait  vis-à-vis  au  premier.  Le 
n°  26  de  la  rue  de  la  Loi  s'appliquait  donc  au  même  im- 
meuble que  le  n°  12/i3  qu'il  portait  auparavant. 

En  1807  VAlmanach  du  Commerce  conimne  à  citer 
Bertin,  marchand  de  modes,    rue  de  la  Loi,  26,  mais 

(1)  Collection  de  M.  J.  Doucet.  Rose  Bertin,  dossier  ITS*» 


LE    MASSACRE    DE    LA    RUE    DE    LA    LOI  309 

dans  la  liste  des  non  conimerçans,  il  imprime  «  Berlin 
Mlle,  rue  de  Richelieu,  2G  ».  La  rue  reprenait  alors  son 
ancien  nom  et  les  indications  des  années  1808  et  sui- 
vantes ne  mentionnent  plus  la  rue  de  la  Loi.  La  vieille 
royaliste  qu'était  Rose  Bertin  éprouva  la  satisfaction 
un  peu  puérile  de  voir  son  adresse  publiée  avec  le  nom 
que  portait  sa  rue  sous  l'ancien  régime  ;  et  si  elle  avait 
été  de  ces  gens  qui  se  contentent  de  mots,  c'eût  été  pour 
elle  une  petite  revanche  innocente  et  gratuite  de  tout  le 
tort  que  lui  avait  causé  la  Révolution,  en  lui  arrachant 
une  à  une  toutes  les  têtes  qu'elle  avait  si  longtemps  pa- 
rées, avec  le  concours  de  Léonard,  de  fleurs,  de  gazes, 
de  plumes,  de  linon,  de  perles  et  de  poudre  à  la  maré- 
chale. 11  n'y  avait  plus  grand  danger  sous  l'Empire  à  se 
montrer  royaliste  quand  on  s'appelait  Rose  Bertin,  et  les 
complots  qui  pouvaient  se  tramer  entre  elle  et 
Mme  d'Houdetot  sous  les  grands  arbres  d'Épinay,  ne 
conduisaient  pas  les  conspirateurs  aux  fossés  de  Vin- 
cennes. 

Épinay  était  en  eflet  la  retraite  qu'avait  choisie  cette 
femme,  remarquable  à  des  titres  bien  différents  de 
Rose  Bertin,  et  où,  après  la  mort  de  Saint-Lambert,  son 
compagnon  fidèle,  elle  vécut  encore  dix  années,  triste 
et  le  cœur  en  deuil,  mais  quand  même  enjouée,  souriante 
et  aimable.  Cependant,  pour  d'autres  motifs  que  Rose, 
l'existence  ne  lui  laissait  plus  que  des  regrets,  et  comme 
Rose,  elle  pouvait  regarder,  dans  le  jardin  de  sa  vie, 
tourbillonner,  innombrables,  les  feuilles  mortes. 

En  1808,  Rose  Bertin,  dont  le  nom  était  plus  que  tout 
autre,  connu  des  princes  étrangers,  vendait  à  la  Reine 
d'Espagne  divers  articles  dont  six  éventails  très  riches 


310  ROSE    BERïIN 

d'une  valeur  de  120  francs  et'une  robe  en  tissu  d'argent 
et  soie  blanche  de  550  francs.  La  Reine  d'Espagne, 
Marie-Louise,  se  trouvait  alors  avec  son  mari  Charles  IV, 
qui  venait  d'abdiquer,  au  château  deCompiégne,  refuge 
offert  par  l'Empereur  au  Roi  par  le  traité  de  Rayonne 
dont  l'article  V  stipulait  que  «  le  Palais  impérial  de 
Compiègne,  les  parcs  et  forêts  qui  en  dépendent,  se- 
roient  à  la  disposition  du  roi  Charles,  sa  vie  durant  ». 
En  somme  ce  n'était  qu'une  prison  dorée  sur  laquelle 
la  police  impériale  avait  toute  facilité  d'exercer  sa  sur- 
veillance. ^ 

«  La  Reine  d'Espagne,  Marie-Louise,  vive  et  petite, 
avait  de  l'esprit  et  du  caractère,  a  écrit  M.  J.  Vatout, 
elle  avait  conservé  tout  le  feu  de  son  regard,  elle  ai- 
mait la  toilette,  et  laissait  voir  qu'elle  ne'négligeait  au- 
cun des  moyens  de  lutter  contre  les  ravages  du  temps.  » 
Née  en  175/i,  elle  avait  alors  cinquante-quatre  ans,  et 
le  désir  d'une  robe  en  soie  blanche  et  tissu  d'argent 
montre  assez  sa  coquetterie  et  son  souci  de  paraître 
jeune. 

Rose  avait  ainsi  quelquefois  encore  de  ces  satisfac- 
tions d'amour-propre.  Son  nom  n'avait  pas  sombré  dans 
l'oubli,  puisque  des  princes  s'en  souvenaient  encore. 
Elle  avait  d'autres  satisfactions  que  celles-là;  et  ces 
dernières,  elle  les  trouvait  dans  les  bons  rapports  qu'elle 
entretenait  avec  ses  neveux,  dont  l'un  habitait  à  deux 
pas  de  sa  maison  d'Épinay,  et  dont  l'autre  dirigeait  la 
maison  de  commerce,  lorsqu'elle  était  à  la  campagne. 
Elle  les  trouvait  aussi  dans  de  bonnes  et  anciennes 
amitiés  comme  celle  du  baron  Duplouy  qui  était  aux  pe- 
tits soins  pour  elle.  Dans  une  lettre  de  J808,  il  lui  ex- 


LE    MASSACRE    DE    LA    RUE    DE    LA    LOI  Sll 

prime  le  regret  de  ne  l'avoir  pas  trouvée  chez  elle  à  Pa- 
ris, et  de  n'avoir  pas  pu  aller  jusqu'à  Épinay,  tandis 
qu'il  était  de  passage  dans  la  capitale.  Dans  une  autre 
lettre  de  la  même  époque,  il  lui  écrit:  «  Mlle  Vecliard, 
à  qui  je  vous  prie  de  faire  mes  amitiés,  m'ayant  mandé 
que  vous  aimiez  beaucoup  la  perce-pierre,  j'en  ai  fait 
arranger  un  petit  baril  à  Saint-Valéry.  Je  l'ai  adressé  à 
Mme  Berlin,  votre  nièce,  de  peur  que  vous  ne  soyez  à  la 
campagne  lors  de  son  arrivée.  Vous  aurez  soin  de  faire 
remettre  à  mesure  un  peu  de  vinaigre  dans  le  petit  ba- 
ril pour  la  conserver  bonne  (1).  » 

Duplouy,  il  est  vrai,  pouvait  bien  envoyer  un  barillet 
de  perce-pierre  à  Rose  Bertin,  il  demeurait  encore  son 
obligé.  Mais  s'il  ne  lui  remboursait  pas  ce  qu'il  lui  devait, 
il  ne  cherchait  qu'à  faire  avec  elle  un  arrangement  et,  le 
5  août  1812,  il  lui  proposait  pour  se  libérer,  une  obliga- 
tion à  terme  pour  une  partie  de  la  créance,  et  une  rente 
sur  l'État  d'un  revenu  de  150  francs  pour  le  reste. 
Rose  d'ailleurs  n'apportait  aucune  âpreté  dans  ses 
revendications  auprès  de  ses  clients  et  des  amis  qu'elle 
avait  obligés  et  qui  lui  devaient  de  l'argent.  Bien  au 
contraire,  elle  rendait  encore  ou  cherchait  à  rendre  ser- 
vice dans  la  mesure  de  ses  moyens  et  aussi  souvent 
qu'elle  le  pouvait.  Sous  ce  rapport,  lorsqu'elle  fut  morte, 
les  gens  furent  unanimes  à  le  reconnaître.  La  comtesse 
de  La  Tour,  née  Polastron,  l'écrivait  en  1 820  :  «  Mlle  Ber- 
tin, avant  sa  mort,  venait  me  voir  quelquefois,  et  elle 
connaissait  si  bien  ma  position  que,  loin  de  me  rien 
demander,  elle  m"a  fait  des  offres  de  service,  que  je 

(l)  Gollecliou  de  M.  J.  Doucet.  Rose  BeiUn,  dossier  N°  210. 


312  ROSE   BERTIN 

n'ai  point  acceptées,  ignorant  quand  je  pourrais  m'ac- 
qiiitter.  Je  n'en  conserve  pas  moins  une  éternelle  recon- 
naissance ;  j'aime  à  payer  cet  hommage  à  sa  mé- 
moire (1).  » 

Le  dernier  portrait  que  nous  connaissions  de  Mlle  Ber- 
tin  date  des  dernières  années  de  sa  vie.  Nous  l'avons 
vu  dans  les  greniers  du  Musée  Carnavalet,  dont  il  n'a 
pas  encore  été  descendu. 

Esprit  bizarre,  compliqué  et  original,  Mlle  Bertin  avait 
posé  devant  le  peintre  avec  un  casque  d'officier  de  cava- 
lerie sur  les  genoux.  Elle  n'était  cependant  plus  à  l'âge 
des  idylles.  Que  signifiait  donc  ce  casque  entre  ses  mains? 
L'explication  nous  en  est  fournie  par  le  Bulletin  des 
Musées,  année  1892,  dans  lequel  nous  trouvons,  rela- 
tivement à  cette  peinture,  la  note  suivante  :  ' 

«  Rose  Bertin,  modiste  de  la  Reine.  Grand  portrait 
assez  singulier  provenant  de  la  famille.  La  célèbre 
modiste,  qui  tenait  conseil  avec  Marie-Antoinette  sur  le 
fait  de  chiffons  et  fanfreluches,  était  alors  âgée  d'une 
soixantaine  d'années  et  retirée  à  Épinay,  où  elle  était 
devenue  la  providence  des  pauvres,  tout  en  restant 
assez  coquette.  L'idée  bizarre  lui  prit  de  se  faire  peindre 
en  Vénus  ornant  de  plumes  le  casque  de  Mars.  Rien  à 
dire  de  la  robe  blanche  chamarrée  d'or  et  de  cabochons, 
qui  laisse  à  découvert  ses  bras  et  son  ample  poitrine  ; 
c'est  la  mode  de  1803  ;  mais  le  casque  est  d'un  pompier 
idéal.  C'était,  dit-on,  le  casque  d'un  de  ses  neveux, 
officier  de  cavalerie.  Le  plumet  rouge  et  vert  pourrait 
peut-être  faire  reconnaître  le  corps.  Malgré  les  outrages 

(1)  Collection  de  M.  J.  Doucet.  Rose  Bertin,  dossier  N°  401. 


LE    MASSACRE    DE    LA    RUE    DE    LA    LOI  313 

du  temps  qui  l'ont  tlétrie,  mais  point  maigrie,  l'ex- 
modiste  royale  ressemble  encore  d'une  manière  frap- 
pante au  charmant  portrait  que  fit  d'elle  Janinet,  au 
temps  de  sa  splendeur,  petite  gravure  en  couleurs,  que 
la  folie  des  enchères  pousse  aujourd'hui  à  six  et  sept 
mille  francs.  La  peinture,  non  signée,  est  passable.  C'est, 
pour  la  petite  histoire,  un  document  précieux.  » 

Ce  n'était  pas  la  mode  de  1803,  mais  celle  de  1810  à 
1813.  Le  casque,  un  casque  de  carabinier,  nous  fixe 
approximativement  sur  l'époque  où  le  portrait  du  Musée 
Carnavalet  fut  peint.  En  effet,  un  décret  du  24  décembre 
1809,  réformant  la  tenue  des  carabiniers,  leur  donnait 
le  casque  et  la  cuirasse,  qu'ils  n'avaient  point  portés 
jusqu'alors.  Or,  Rose  Bertin  avait  un  petit-neveu  officier 
de  carabiniers.  Elle  en  était  assez  flère  ;  ce  portrait  le 
prouve  surabondamment. 

Mais  Rose  Bertin  approchait  du  terme  de  sa  vie. 

Elle  n'allait  plus  que  de  loin  en  loin  à  Paris,  et  même 
l'hiver,  elle  demeurait  «  au  village  d'Épinay  »  (1)  qui,  en 
1813,  vit  disparaître  coup  sur  coup,  et  la  vieille  com- 
tesse d'Houdelot,  qui  avait  atteint  un  âge  avancé  (elle 
avait,  lorsqu'elle  mourut  le  28  janvier,  quatre-vingt-trois 
ans),  et  la  modiste  de  Marie-Antoinette,  à  peine  au  seuil 
de  la  vieillesse. 

L'acte  mortuaire  de  celle-ci,  daté  du  22  septembre  et 
conservé  à  l'Hôtel  de  Ville  d'Épinay,  est  ainsi  libellé  : 

«  L'an  mil  huit  cent  treize  le  vingt-deux  septembre 
à  cinq  heures  du  soir  en  la  Mairie  et  par-devant  nous 
Jean-Louis-Ântoine  Gilbert,  adjoint  du  Maire  de  la  com- 

(1)  Collection  J.  Doucet.  Rose  Bertin  (dossier,  N"  240). 


314  ROSE    BERTIN 

mune  d'Épinay-sur-Seine,  département  de  la  Seine,  ar- 
rondissement communal  de  Saint-Denis,  faisant  en  l'ab- 
sence dudit  Maire  les  fonctions  d'ofticier  de  l'état  civil, 
sont  comparus  les  sieurs  Louis-Nicolas  Bertin  âgé  de 
quarante-cinq  ans,  marchand  de  modes,  demeurant  à 
Paris,  rue  de  Richelieu,  n**  26,  neveu,  etClaude-Charlc- 
magne  Bertin,  âgé  de  quarante  et  un  ans,  propriétaire, 
demeurant  à  Épinay,  aussi  neveu.  Lesquels  nous  ont 
déclaré  que  demoiselle  Marie-Jeanne  Bertin,  leur  tante, 
âgée  de  soixante-six  ans,  propriétaire,  demeurant  en 
cette  commune,  née  à  Abbeville,  département  de  la 
Somme,  le  deux  juillet  mil  sept  cent  quarante-sept,  fdle 
de  défunts  Nicolas  Bertin  et  de  Marie-Marguerite  Méqui- 
gnon,  est  décédée  en  son  domicile  ce  matin  à  neuf 
heures,  et  ont  les  déclarants  signé  avec  noiis  le  présent 
acte,  après  que  leur  en  a  été  fait  lecture.  —  Signé  :  L.- 
Bertin,  C.-C.  Bertin,  Gilbert.  » 

Deux  jours  après  les  cloches  sonnaient  à  l'église  de 
Saint-Médard  d'Épinay-sur-Seine.  La  foule  qui  suivait  le 
cercueil  de  Rose  se  composait  surtout  de  gens  du  vil- 
lage où  elle  avait  vécu  ses  dernières  années  et  où, 
comme  partout,  elle  avait  su,  avec  son  caractère  ouvert 
et  généreux,  se  faire,  malgré  ses  boutades  et  sa  brus- 
querie, plus  d'amis  que  d'ennemis. 

Bien  qu'elle  eût,  au  temps  de  la  Révolution,  fait  l'ac- 
quisition de  biens  d'Église,  appartenant  aux  Mathurins 
d'Emile  (Montmorency),  elle  fut,  suivant  l'expression 
consacrée,  admise  aux  honneurs  de  la  sépulture  chré- 
tienne, comme  en  fait  foi  le  certificat  qui  nous  a  été 
fourni  par  le  curé  actuel  d'Épinay  et  ainsi  conçu  : 

a  L"an  1813,  le  -vingt-quatre  septembre  a  été  inhu- 


LE    MASSACRE    DE    LA    RUE    DE    LA    LOI  31S 

mée  par  moi  soussigné  :  Marie-Jeanne  Berlin,  lille  ma- 
jeure décédée  en  cette  commune,  à  l'âge  de  soixante- 
six  ans,  en  présence  de  M.  Louis-Nicolas  Bertin,  son 
neveu,  demeurant  à  Paris,  et  deM.  Claude-Charlemagne 
Bertin,  aussi  son  neveu,  demeurant  en  cette  commune, 
lesquels  ont  signé  :  Bertin,  Bertin,  Paurez,  curé.  » 
«  Pour  copie  conforme,  Épinay,  le  30  octobre  1908. 

L.  MiGNOT,  curé.  » 

Rose  Bertin  bénéficia,  au  même  titre  que  tous  ceux 
qui  avaient  acheté  des  biens  confisqués  aux  congréga- 
tions, des  dispositions  contenues  dans  le  texte  du  Con- 
cordat de  1801 ,  aux  termes  desquelles  l'Église  catholique 
renonçait  à  toute  revendication  des  biens  qui  lui  avaient 
été  enlevés,  en  ratifiait  la  vente,  et  ipso  fado,  levait 
toutes  les  excommunications  encourues  de  ce  chef. 

La  mort  de  Mlle  Bertin  réveilla  un  moment  la  chro- 
nique endormie  sur  son  compte.  Quelques  journaux  lui 
consacrèrent  des  filets  nécrologiques. 

Le  Journal  de  l'Empire  du  5  octobre  1813  annonce  en 
ces  termes,  la  nouvelle  de  son  décès  : 

«  Parmi  les  pertes  que  viennent  de  faire  les  arts,  on 
doit  compter  Mlle  Bertin,  justement  célèbre  par  la  pré- 
pondérance qu'elle  donna  aux  modes  françaises  et  par 
les  services  qu'elle  a  rendus  au  commerce.  Elle  est 
morte  le  22  septembre  dernier  à  sa  maison  d'Épinay. 
Le  goût  et  le  talent  de  cette  ingénieuse  modiste  ont  été 
célébrés  en  beaux  vers  par  notre  Delisle.  Elle  fut  toute 
sa  vie  un  modèle  de  bienfaisance  et  de  piété  filiale.  Sa 
vie  privée  offre  une  foule  de  traits  dignes  d'occuper  une 
place  dans  les  annales  de  la  vertu.  Ils  ne  seront  point 


aiG  ROSK    BERTIN 

perdus  ;  un  homme  de  lettres  qui  en  fut  le  témoin  se 
fait  un  devoir  de  les  recueillir  et  les  publiera  incessam- 
ment. » 

Il  y  atout  lieu  de  présumer  que  cet  homme  de  lettres 
n'est  autre  que  Peuchet  qui  se  retira,  à  plusieurs  re- 
prises, au  cours  d'une  vie  publique  quelque  peu  mou- 
vementée, dans  une  petite  propriété  située  àÉcouen  et 
qu'il  alVectionnait  particulièrement.  Or  Écouen  n'est  pas 
tellement  loin  d'Épinay  où  Mlle  Bertin  vivait  dans  la 
retraite,  pour  que  Peuchet  n'ait  pas  franchi  plus  d'une 
fois  la  distance  qui  séparait  les  deux  villages.  Quelles 
qu'aient  été  ses  fonctions  sous  la  Révolution  et  sous 
l'Empire  comme  administrateur  du  district  de  Gonesse, 
aussi  bien  que  dans  l'administration  de  la  police  dont  il 
fut  archiviste,  Peuchet  conservait  au  fond  du  cœur  une 
certaine  fidélité  à  l'ancienne  monarchie.  11  devait,  sous 
ce  rapport,  s'entendre  merveilleusement  avec  la  modiste 
de  la  Reine. 

heJournaldes  Arts,  des  Sciences  et  de  laLittéraiure 
du  10  octobre  1813  relate  aussi  le  décès  de  Mlle  Bertin 
eu  ces  termes  :  «  Le  même  journal  [Journal  de  F  Empire) 
annonce  la  mort  d'une  ancienne  marchande  de  modes, 
nommée  Mlle  Bertin,  et  assure  qu'un  homme  de  lettres 
s'occupe  déjà  de  son  oraison  funèbre.  Cet  article  de 
nécrologie  appartenait  de  droit  au  Journal  des  Dames.  » 
Le  rédacteur  n'a  pas  l'air  d'être  bien  tixé  sur  la  person- 
nalité de  Mlle  Bertin, «ne ancienne  marchande  démodes. 
Heureusement  qu'elle  n'était  plus  là  pour  en  être  mor- 
tifiée. 

Mais,  à  rencontre  du  proverbe  qui  dit  que  nul  n'est 
prophète  dans  son  pays,  le  Journal  dWbheville  du  9  oc- 


LE    MASSACRE    DE    LA    RUE    DE    LA    LOI  317 

tobre  1813  lui  consacra  un  élogieux  article  nécrolo- 
gique. «  Cette  annonce  dans  le  Journal  d'Abbeville 
est  d'autant  plus  à  signaler  qu'elle  est  la  seule  de  ce 
genre  qui  figure  pendant  cettto  année  1813  dans  cejour- 
nal,  qui  se  bornait  alors  presque  exclusivement  à  des 
annonces  judiciaires  (1).  »  La  voici  : 

«  La  demoiselle  Bertin  était  d'Abbeville;  le  hasard 
l'avait  fait  naître  dans  une  classe  obscure.  Â-t-on  be- 
soin de  titres  de  naissance  quand  on  n'emprunte  rien  à 
ses  ayeux  et  quand  on  a  été  célèbre  surtout  par  les  vers 
de  rémule  de  Virgile?  C'est  avec  sensibilité  et  plaisir 
que  nous  consignons  ici  cet  éloge  funèbre  qui  sera 
avoué  dans  la  patrie  de  Mlle  Bertin,  comme  ailleurs,  et 
qui  doit  l'être  plus  particulièrement  ici  de  tous  ses 
compatriotes  qu'elle  a  obligés  ou  fêtés  dans  des  cir- 
constances publiques  ou  particulières,  dont  la  mémoire 
ne  doit  pas  périr.  » 

Le  baron  Duplouy  pouvait  applaudir  aux  paroles  du 
rédacteur  du  Journal  d'Abbeville,  lui  que  son  amitié 
pour  Mlle  Bertin  avait  peut-être  incité  à  écrire  ces  lignes. 

Mais,  n'est-il  pas  curieux  de  voir  l'importance  que  les 
publicistes  du  premier  empire  attachaient  à  la  poésie 
de  Tabbé  Delille,  cet  «  émule  de  Virgile  »  ?  Il  semblerait 
que  Bose  Bertin  n'eût  Jait  de  bruit  dans  le  monde  que 
parce  qu'elle  avait  inspiré  quelques  vers  au  poète  De- 
lille. Et  pourtant,  elle  avait,  pendant  tout  son  règne, 
courbé  les  plus  grands  noms  de  France  sous  le  joug 
frivole  de  la  mode  dont  elle  avait  été  l'ingénieuse  et 
dispendieuse  inspiratrice.  A  Abbeville  sa  réputation  lui 

(1)  Note  de  M.  Delignières  lue  à  la  séance  de  la  Société  d'Emu- 
lation d'Abbeville,  3  mai  1906. 


318  ROSE    BERTIN 

avait  procuré  et  conservé  une  nombreuse  et  fidèle  clien- 
tèle, et,  certainement,  si  elle  avait  été  célèbre,  c'était 
plus  par  sa  personnelle  imagination  dans  l'exercice  de 
son  métier,  que  par  les  .vers  médiocres  du  poète  de 
V  Imagination. 

Enfin,  le  rédacteur  de  VAlmanach  des  Modes  pour 
181/i  ajoutait  à  son  article  consacré  aux  marchands 
de  modes,  alors  en  exercice,  ces  quelques  mots  : 
«  Nous  ne  terminerons  pas  cet  article,  sans  parler  de 
Mlle  Bertin,  autrefois  marchande  de  modes  de  la  Reine 
et  de  la  Cour,  retirée  depuis  nombre  d'années,  et  morte, 
il  y  a  environ  trois  mois,  dans  une  maison  de  campagne 
qu'elle  possédait  à  quelques  heures  de  Paris.  Après 
avoir  été  longtemps  la  marchande  de  modes  la  plus  cé- 
lèbre de  la  capitale,  elle  en  est  devenue  Tune  des 
femmes  les  plus  généreuses.  Sa  vie  a  été  honorée  de 
plusieurs  traits  de  dévouement,  de  délicatesse  et  de 
bienfaisance  qui  mériteraient  d'être  connus,  et  dont  le 
simple  récit  ferait  l'éloge  de  son  cœur  mieux  que  tout 
ce  qu'on  pourrait  en  dire.  » 


VIII 


La  succession  Bertin.  —  Le  jugement  de  Sainte  Beuve 
SUR  LES  Mémoires. 


Rose  Bertin  laissait  deux  neveux:  Claude-Charle- 
magne  et  Nicolas  ;  l'un  n'avait  que  des  filles,  l'autre 
n'avait  que  des  fils,  et  deux  nièces,  qui  avaient  aussi 
des  enfants. 

Les  héritiers  trouvaient  dans  la  succession  une  quan- 
tité de  créances  qui  allaient  être  l'objet  de  réclamations 
et  même  de  poursuites.  Quelques-unes  de  ces  créances 
ne  devaient  se  trouver  liquidées  que  trente  ans  après. 
Ce  ne  fut,  en  effet,  qu'en  1842  que  fut  réglée  celle  du 
comte  et  de  la  comtesse  de  Gouy  O'Mahony  et  en  1843 
celle  de  la  comtesse  de  La  Tour,  née  Polastron,  qui 
était  de  1.329  livres,  remontant  à  1789,  et  qui,  par  suite 
d'une  transaction  avec  les  héritiers  de  la  comtesse» 
morte  le  9  juillet  1842,  fut  liquidée  par  le  paiement 
d'une  somme  de  675  francs  aux  héritiers  Bertin. 

Ce  fut  principalement  Charlemagne  Bertin  qui  s'oc- 
cupa des  affaires  de  la  succession,  aidé  dans  ses  dé- 
marches et  à  titre  de  conseil  par  l'avocat  Petit  d'Aute- 


f- 

indre- 

uis 

■tin, 

ssier 

inay. 

cô  c  r--  a. 

a 
z 

o 

£Jme« 

<      ■"'« 

■< 

a 

M     ■ 

(S 

ë      s 

x! 

1  ùc  „,    j- 

B 

m  2  c  S  — 

Q 

(^  «K^o" 

-< 

r;          « 

c 


H 
W 

m 
w 


.2c-CÎ33S^a;^ 


cfi  '!i 


<D  O  -  «> 


S9- 


-« 


(^w 


w 


i-S    .'3  a3  =  g 
33  "^  ro  Js 


03' 


5-^ 


D        2'cô  «^ 


>  w 


H  _9- ??;  -r  5  ï: 3  3,-3  w  F  '=^  CL,  £ 

sc.^  ce  s  <u    ,   2 


',  -aj   ^,-'   t-   CO  ^ 


'Ci 


hJ  3ji  ccrt;  3  cep; 


[t]      N-       ^       eu 

ïï  «  J  W 

œ  u  w  a  _ 


4)      t^ 

■^  ^  c    . 

2  o  .-2  (N  = 
cu-at:  £-"  <i' 

—        CB 

«X)  o'C  CO 
10)      "S  o 


, 

<D 

4) 

« 

_« 

tu 

« 

> 

C 

0 

-15 

-3 

0) 

4) 

a 

< 

0  <a 

eu 

< 

S  5 


MAISON  DE  ROSE  BERTIX 

Rue  de  Richelieu. 

(rJat  actuel.) 


L.V    SUCCKSSION    BEIiTIN  321 

rive.  L'iiomnie  d'alVaires  officiel  de  la  famille  était  l'avu- 
cat  Grangeret. 

Dans  la  correspondance  échangée  à  propos  de  leurs 
atïaires  d'intérêt,  on  trouve  à  chaque  pas  des  apprécia- 
tions flatteuses  pour  la  mémoire  de  la  grande  modiste. 
En  I8I/1,  Charlemagne  Bertin  écrit  au  juge  de  paix 
d'Âbbeville,  M.  Lefebvre,  au  sujet  du  baron  Duplouy  : 
«  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  répéter  ici  les  services  que 
Mlle  Bertin  a  rendus  à  cette  famille  et  le  noble  dévoue- 
ment qu'elle  a  toujours  mis  dans  toutes  les  circons- 
tances où  elle  a  pu  leur  être  utile.  »  Allusion  aux  com- 
plaisances, pour  ne  pas  dire  plus,  que  Rose  avait  eues 
pour  eux  au  temps  où  ils  étaient  émigrés  en  Angleterre 
et  vivaient  fort  gênés  à  Canterbury. 

Une  pièce  datée  de  1816  donne  sur  Rose  et  sa  famille 
les  renseignements  les  plus  élogieux  : 
«  La  Loi 

<.  Paris,  le  26  juillet  an  ISK». 

«  Le  juge  de  paix  du  10"  arrondissement  de  Paris  à 
M.  le  comte  de  Lieautaud. 

((  Monsieur  le  Comte, 

«  La  demoiselle  Bertin,  sur  laquelle  vous  m'avez  fait 
demander,  et  sur  sa  famille,  des  instructions,  excite 
mon  intérêt. 

«  La  demoiselle  Bertin  était  marchande  de  modes  de 
la  Reine  et  de  toute  la  famille  royale;  elle  avait  su  mé- 
riter leur  estime  et  même  Tamitié  par  son  esprit  et 
l'existence  qu'elle  tenait  dans  le  monde.  A  l'instant  de 
la  Révolution,  il  lui  était  dû,  tant  à  Paris  et  à  la  Cour  et 

21 


322  ROSE    15LHTIN 

dans  les  Puissances  plus  de  1.500.000  francs.  Elle  avait 
plusieurs  belles  maisons  à  Paris  et  à  la  campagne.  11 
lui  était  dû  en  Russie  plus  de  300.000  IVaiics  et  je  Tai 
vue  souvent  à  diner  avec  le  {)rince  Kourakin,  ambassa- 
deur de  Russie,  et  les[)rincesses  de  celte  nation  qui  l'ai- 
maient et  venaient  diner  avec  elle  à  sa  campagne,  où 
j'ai  la  mienne. 

«  Mlle  Bertin  était  douée  d'un  esprit  rare  et  d'un  ta- 
lent en  tout  au-dessus  du  vulgaire  ;  on  la  regardait 
comme  une  femme  extraordinaire  :  elle  aimait  et  ido- 
lâtrait la  famille  royale  et  toute  la  Cour,  et  ses  maga- 
sins leur  étaient  journellement  ouverts. 

«  Mlle  Bertin  fut  la  bienfaitrice  de  toute  sa  famille 
composée  de  deux  neveux  et  nièces  qui  ont  formé 
quatre  tètes  à  son  décès  et  qui  ont  recueilli'  sa  succes- 
sion, étant  décédée  en  J81Zi  sans  tester. 

«  La  première  de  ses  deux  nièces  est  décédée  en  lais- 
sant, de  son  mariage  avec  un  négociant,  une  fille  qui  a 
épousé  M.  Petit  d'Aulrive,  avocat,  et  un  fils  capitaine  et 
chevalier  de  l'ordre  royal  de  la  Légion  d'honneur,  qui 
forment  une  tête. 

«  La  seconde  nièce,  mariée  h  M.  Chasseriaux,  pro- 
priétaire de  terres,  dont  le  château  est  près  de 
Sézanne-en-Brie.  Elle  est  décédée  ne  laissant  qu'un  fils 
mineur,  lieutenant  et  chevalier  d'honneur,  comme  son 
cousin  ;  a  dix-neuf  ans.  Deuxième  tète. 

«  Le  premier  des  neveux  s'est  marié  ;  il  est  proprié- 
taire et  demeure  à  Épinay.  Il  a  deux  garçons  ;  l'un  se 
présente  pour  être  garde  du  corps  :  a  di.x-huit  à  dix-neuf 
ans,  doux,  bien  élevé  et  d'une  conduite  exemplaire; 
il  a  un  frère  qui  promet  aussi.  Troisième  tète. 


LA    SLCCKSSION    liKIiTl.N  323 

«  Le  second  neveu  est  aussi  propriétaire,  marié  avec 
quatre  filles.  Quatrième  têle. 

c<  Cette  famille  s'est  toujours  bien  conduite. 

«  Le  père  de  l'aspirant  au  corps  des  gardes  du  corps 
est  infirme  et  ne  peut  qu'aller  en  voiture  ;  il  est  doué 
d'un  esprit  naturel  et  d'un  bon  esprit  naturel  {sic),  et 
surtout  un  fort  honnête  homme.  Sa  fortune  lui  permet 
de  soutenir  son  fils  au  service. 

«  Enfin,  Mlle  Berlin  étant  émigrée  a  rendu  les  plus 
grands  services  aux  émigrés  avec  son  argent,  son  es- 
prit, son  amabilité  et  le  crédit  qu'elle  s'était  acquis 
chez  l'étranger,  notamment  en  Angleterre,  où  elle  avait 
placé  des  fonds. 

«  Louis XVIII,  en  arrivant  en  I8t/i,  ainsi  que  la  famille 
royale,  ont  demandé  de  ses  nouvelles  et,  ayant  appris 
qu'elle  était  morte  depuis  six  mois,  lui  ont  donné  pu- 
bliquement des  regrets. 

«  Je  vous  donne.  Monsieur  le  comte,  avec  plaisir  ces 
détails  en  faveur  de  cette  femme  célèbre  dans  son 
genre,  qui  fut  mon  amie  jusqu'à  sa  mort,  et  dont  j'ho- 
norais l'esprit,  les  talents  et  surtout  une  loyauté  que 
justifiait  sa  belle  âme  et  sa  bienfaisance. 

«  J'ai  l'honneur  d'être,  avec  un  respectueux  attache- 
ment, 

«  Monsieur  le  comte, 
('  Votre  très  humble  et  très  dévoué  serviteur. 

«  Godard. 

<-  Rue  de  l'Université,  nM  1 , 
«  Hôtel  de  Luynes.  » 


32t  ROSE    BEmiN 

D'après  ce  qu'ont  raconté  des  contemporains  de 
Mlle  Bcrtin,  ses  héritiers  n'auraient  pu  exercer  aucune 
rc'pétition  contre  la  liste  civile,  parce  que  Rose,  par 
dévouement  pour  Marie-Antoinette,  aurait  anéanti  ses 
livres,  afin  de  ne  pas  laisser  de  traces  des  sommes 
qui  lui  étaient  dues  par  la  reine,  et  dont  le  chitïre 
élevé  aurait  pu  constituer  une  charge  de  plus  contre 
elle. 

Or,  les  mémoires  étaient  produits  et  aux  mains  du 
citoyen  Henry.  Il  n'y  avait  donc  rien  à  cacher.  Quant 
aux  héritiers,  ils  poursuivirent  par  tous  les  moyens  pos- 
sibles le  recouvrement  des  sommes  dues  par  la  succes- 
sion de  la  Reine,  et  s'adressèrent  pour  cela  à  la  duchesse 
d'Angoulème. 

Grangeret,  leur  avocat,  transmettait  ainsi  à  Guillaume, 
chef  au  ministère  de  la  maison  du  Roi,  la  lettre  reçue, 
à  ce  propos,  par  Charlemagne  Berlin  : 

«  La  dernière  réponse  de  Madame  la  Dauphine  à  la  der- 
nière demande  qui  lui  a  été  faite,  est  du  6  décembre 
1824  et  est  ainsi  conçue  : 

«  Le  secrétaire  des  commandements  et  trésorier  géné- 
ral de  Son  Altesse  Royale  Madame  la  Dauphine  à 
M.  Berlin. 

«  Monsieur, 

«  Son  Altesse  Royale  Madame  la  Dauphine  a  pris 
connaissance  du  placel  que  vous  lui  avez  adressé  le 
25  du  mois  dernier.  J'ai  l'honneur  de  vous  informer  que, 
d'après  ses  ordres,  je  viens  d'en  faire  le  renvoyé  à  Mgr 
le  Ministre  de  la  maison  du  Roi. 

((  C'est  maintenant  dans  les  bureaux  de  Son  Excel- 


LA    SUCCESSION    nf-RTIN  325 

lence  que  vous  devez,  Monsiour,  vous  adresser  pour  con- 
naître le  résultat  de  votre  demande. 

«  Signé  :  Th.  Cliarlet.  » 

Le  11  septembre  1828  les  héritiers  Berlin  adressèrent 
une  pétition  au  Ministre  de  la  Maison  du  Roi,  et  le  pre- 
mier octobre  1829  en  firent  parvenir  une  autre  entre 
les  mains  du  baron  de  la  Bouillerie,  Intendant  général 
de  la  Maison  du  Roi. 

Ils  stipulaient  notamment  que,  dans  les  sommes  dues 
par  la  famille  royale,  se  trouvait, à  l'origine  3.01(3  livres, 
prix  do  fournitures  livrées  au  comte  d'Artois,  devenu 
depuis  roi  de  France. 

Les  événements  de  1830  interrompirent  les  démarches 
de  Grangeret.  Le  Ministre  de  la  Maison  du  Roi  n'avait 
pas  mis,  il  est  vrai,  beaucoup  de  diligence  à  répondre  aux 
demandes  des  héritiers  de  Mlle  Berlin.  Le  gouvernement 
de  la  Restauration  était  assailli  de  requêtes,  autrement 
pressantes,  de  la  part  des  ci-devant  émigrés,  dont  la 
Révolution  avait  vendu  les  biens,  pour  attacher  une 
grande  importance  à  des  dettes  contractées  vis-à-vis 
d'une  personne,  décédée  sans  postérité.  Et,  bien  que 
Grangeret  allât,  disant  partout  que  les  héritiers  Berlin 
étaient  «  dans  une  malheureuse  situation,  »  on  savait 
bien,  par  les  rapports  qui  avaient  été  produits,  qu'au 
contraire  ils  étaient,  pour  la  plupart,  dans  une  position 
sinon  brillante,  du  moins  fort  convenable. 

A  rétranger,  Grangeret  obtenait  un  peu  plus  de  suc- 
cès, et,  comme  il  l'écrivait  en  1818  au  comte  de  Sau- 
Martin,  grand  maître  de  la  maison  de  Charles  IV,  ancien 
roi  d'Espagne,  en  réclamant  A. 500  francs  qui  étaient 


326  ROSE    BKRTIN 

dus  par  la  reine  d'Espagne  depuis  son  passage  à  Com- 
piègne  en  1808,  rimpératrice  de  Russie  venait  de  faire 
payer  20.000  francs  dus  dopiiis  30  ans.  f/Impératrice 
lie  Russie  ne  faisait  point,  à  son  profit,  l'application  de 
la  prescription  des  dettes  par  dix  ans,  admise  par  la 
législation  russe.  Elle  avait  loyalement  reconnu  sa  dette 
et  payait.  En  même  temps  elle  réglait  le  prix  d'un 
<*  scliall  de  dentelle  »  qui  lui  avait  été  fourni  en  1799 
par  Rose  Bertin  et  qui  était  de  960  livres. 

Ce  renseignement,  pris  dans  les  dossiers  même  de 
Grangeret,  infirme  ce  qu'il  avance  lorsqu'il  écrit  au 
marquis  de  Boisgelin  :  «  La  demoiselle  Bertin  fut  obli- 
gée de  quitter  la  T'rance  en  1792,  et  ne  revint  qu'en 
1813,  »  et,  au  capitaine  adjudant-major  de  Caradeus, 
qu'elle  avait  passé  vingt-cinq  ans  à  l'étranger. 

Il  est  certain  également  qu'il  y  avait  un  certain 
désordre  dans  les  écritures,  et  il  nous  semble  que  nous 
devons  admettre  pour  exacte  l'affirmation  de  la  com- 
tesse de  Laage,  ancienne  dame  de  la  princesse  de  Lam- 
balle,  lorsqu'elle  écrit  le  9  juillet  1820  :  «  J'ai  payé 
toutes  mes  dettes  huit  jours  avant  mon  émigration,  et 
notamment  Mlle  Bertin.  »  Elle  avait,  en  eftet,  reçu  une 
réclamation  de  Grangeret  relative  à  des  commandes 
eifectuées  du  10  août  1787  au  25  juillet  1791  ;  et  elle 
ajoutait  :  «  Je  trouvais  cette  demande  si  extraordinaire 
que  j'attendais  à  y  répondre  plus  notoirement  et  publi- 
quement, n'entendant  parler  de  tous  côtés,  que  des 
demandes  non  fondées  des  héritiers  de  Mlle  Bertin, 'que 
j'ai  beaucoup  revue  depuis  sa  rentrée  en  France,  et  qui 
me  remerciait  chaque  fois  de  l'avoir  payée.  » 

Il  est  possible  qu'en  la  période  de  fièvre,  d'inquié- 


LA    SUCCESSION    BKRTIN  327 

tildes,  de  troubles  qui  précéda  son  départ  pour  TAngle- 
terre,  Rose  Berlin  ait  encaissé  certaines  sommes  sans 
apurer  ses  livres  de  caisse.  Martincourt,  reprenant  ces 
livres  pour  produire  à  la  liquidation  des  biens  des  émi- 
grés, fit  naturellement  un  relevé  intégral  de  toutes  les 
créances,  et  son  relevé  devint  pourGrangeret,  plusieurs 
années  après,  un  titre  sur  lequel  il  appuyait  ses  l'écla- 
mations. 

Ce  ne  fut  que  plusieurs  années  après  sa  mort  que 
parurent  les  Mémoires  de  Mlle  Bertin.  L'édition  de  182/i 
est  annoncée,  l'année  même,  par  le  Journal  de  r Impri- 
merie et  de  la  Librairie,  numéro  du  30  octobre,  sous 
ce  titre  :  Mémoires  de  Mlle  Bertin  sur  la  Reine 
Marie- Antoinette,  avec  des  notes  et  éclaircissements. 
Cet  ouvrage  était  publié  chez  Bossange  frères  et  déjà, 
dans  le  susdit  journal,  mentionné  sur  les  tables  comme 
Taux.  Le  but  principal  de  cet  écrit  paraît  être  d'avoir 
tenté  de  justifier  Marie-Antoinette  des  torts  qui  lui 
avaient  été  imputés,  surtout  à  propos  de  l'affaire  du 
collier.  En  tous  cas,  il  nous  semble  évident  que  toutes 
les  anecdotes  concernant  la  modiste  de  la  Reine  ont  été 
recueillies  par  l'auteur  dans  les  gazettes  et  les  mémoires 
du  temps  et  peut-être  même  de  la  bouche  même  de 
Mlle  Bertin.  Leur  authenticité  seule  pouvait  permettre 
à  l'auteur  de  faire  passer,  sans  réplique  et  sans  ré- 
clamations, ce  qu'il  avance  au  sujet  de  la  cause  qu'il 
défend. 

Or,  l'auteur  anonyme  qui  avait  pris  pour  déguisement 
le  cotillon  de  Mlle  Bertin,  fut  obligé  de  se  démasquer. 

En  eftet,  les  Mémoires  avaient  à  peine  été  lancés  dans 


328  ROSE    UERTIN 

lo  public,  quola  famille  de  Mlle  Hortin  l'éclamait  contre 
leur  authenticité  par  une  lettre  adressée  à  la  Semaine, 
journal  littéraire  qui  la  publia.  Certains  journaux,  en 
effet,  notamment  la  Gazette  de  France  du  29  novembre 
1824  sous  la  signature  de  Colnet,  avaient  donne  l'ana- 
lyse et  la  critique  de  Touvi'age  et  fait  à  ces  mémoires, 
qu'ils  présentaient  comme  authentiques,  une  réclame  re- 
lenlissante.  Dans  le  Globe  du  11  novembre  avait  paru 
celle  de  Sainte-Beuve,  qui  a  été  réimprimée  depuis  par 
M.  Jules  Troubat  dans  le  tome  1  dos  Premiers  lundis 
(l87/i)  :  elle  n'était  pas  trop  bienveillante;  point  faite 
pour  activer  la  vente  de  Bossange  frères,  éditeurs.  On 
en  jugera  : 

«  Que  les  hommes  qui  vivent  dans  une  révolution,  et 
qui  en  sont  ou  spectateurs  éclairés  ou  acteurs  princi- 
paux, lèguent  à  la  postérité  le  dépôt  fidèle  de  leurs 
souvenirs,  c'est  un  devoir  que  nous  réclamons  d'eux  ; 
que  ceux  même  qui,  dans  une  situation  secondaire, 
n'ont  vu  qu'un  coin  du  vaste  tableau  et  n'en  ont  observé 
que  quelques  scènes,  nous  apportent  leur  petit  tribut 
de  révélations,  il  sera  encore  reçu  avec  bienveillance; 
et  si  surtout  l'auteur  nous  peint  l'intérieur  d'une  cour 
dans  un  temps  où  les  alTaires  publiques  n'étaient  guère 
que  des  affaires  privées,  s'il  nous  montre  au  naturel 
d'augustes  personnages  dans  cette  transition  cruelle  de 
l'extrême  fortune  à  l'extrême  misère,  notre  curiosité 
avide  pardonnera,  agrandira  les  moindres  détails;  im- 
punément l'auteur  nous  entretiendra  de  lui,  pourvu  qu'il 
nous  parle  des  autres  ;  à  la  faveur  d'un  mot  heureux, 
on  passera  cà  Mme  Cami)an  tous  les  riens  de  l'anti- 
chambre et  du  boudoir;  mais  que  s'en  vienne  à  nous 


I,.\    SUCCESSION    RERTIN  329 


d'un  pas  délibéré,  force  rubans  et  papiers  à  la  main 
Mlle  Rose  Bertin,  modiste  de  la  Reine,  enseigne  du  Trait 
galant,  adressant  ses  Mémoires  aux  siècles  à  venir,  la 
gravité  du  lecteur  n'y  tiendra  pas;  et  pour  mon  compte 
je  suis  tenté  d'abord  de  demander  le  montant  du 
mémoire. 

<(  Ce  livre  est  pauvre  de  faits  :  malgré  son  assiduité 
à  la  toilette,  T auteur  n'y  paraît  que  peu  instruite  des 
affaires  de  la  cour;  elle  nous  transmet  çà  et  là  des  mots 
échappés  à  sa  maîtresse;  elle  la  justifie  d'avoir  sur- 
nommé la  duchesse  de  Noailles  Madame  de  r Etiquette, 
-et  d'avoir  appelé  des  médailles,  les  femmes  qui  avaient 
atteint    leur  cinquième    lustre.    Une    fois    seulement 
Mlle  Rose  nous  apprend  que  l'espèce  de  brouillerie  qui 
divisait  la  Reine  et  les  tantes  du  Roi  se  rattachait  à  la 
politique;  Mme  Adélaïde  tenait  pour  M.  de  Maurepas,  et 
la  Reine  pour  M.  de  Choiseul,  inde  irx;  on  sent  qu'un 
pared  temps  est  déjà  loin  de  nous.  LWftaire  du  collier 
fait  la  principale  partie  du  livre;  Tauteur  était  instruite 
de  quelques  particularités  qui  peuvent  donner  du  poids 
à  son  témoignage  :  aussi  par  moment  le  ton  y  devient 
comme  solennel,  et  c'est  là  que  se  trouve  l'invocation 
aux  siècles  à  venir.  On  doit  pourtant  y  louer  un  atta- 
chement au  malheur  et  le  soin  d'y  venger  la  mémoire 
d'une  Reine  calomniée... 

«  ...  Mlle  Bertin  ...  n'est  pas  toujours  heureuse  dans 
ses  justifications.  Par  exemple,  le  comte  de  Charolais 
s'amusait,  comme  on  sait,  par  manière  de  passe-temps, 
à  tirer  sur  les  couvreurs  pour  les  précipiter  des  toits  : 
ce  n'était  là,  selon  elle,  qu'un  effet  du  sang  qui  fermen- 
tait   avec    violence;   ces    moments  passés,    personne 


330  ROSE    BERTIN 

n'était  d'une  probité  plus  intacte.  Elle  est  plus  sévère 
contre  le  duc  de  Chartres,  depuis  le  monstre  Égalité; 
aussi  elle  lui  refuse  ses  faveurs,  bien  que  cette  conti- 
dence  n'importe  guère  à  l'histoire  du  dix-huitième 
siècle.  Il  y  a  aussi  peu  d'importance,  quoique  plus  de 
grtâce,  dans  son  récit  de  la  Bohémienne.  Cette  femme 
lui  avait  prédit  à  Amiens,  dans  son  enfance,  qu'elle 
deviendrait  une  grande  dame,  et  qu'on  lui  porterait  la 
robe  à  la  Cour... 

«  Une  autre  fois  qu'elle  allait  aussi  chez  la  Reine, 
c'était  dans  des  jours  moins  heureux,  la  princesse  lui 
dit  :  «  J'ai  rêvé  de  vous  cette  nuit,  ma  chère  Rose;  il 
me  semblait  que  vous  m'apportiez  une  quantité  de 
rubans  de  toutes  couleurs,  et  que  j'en  choisissais  plu- 
sieurs; mais  dès  qu'ils  se  trouvaient  dans  mes  mains, 
ils  devenaient  noirs.  » 

«  L'éditeur  a  compris  qu'il  n'y  avait  pas  là  de  quoi 
faire  un  volume  :  il  a  donc  grossi  le  sien  de  notes  sur 
le  comte  de  Charolais,  le  duc  d'Orléans,  MM.  de  Choi- 
seul  et  de  Maurepas,  qui  ne  se  rattachent  aucunement  au 
texte;  ils  sont  à  peine  nommés  dans  l'ouvrage,  et  voilà 
qu'on  nous  donne  en  notes  toute  leur  vie  privée  et 
publique...  On  a  trouvé  moyen  d'y  insérer  un  écrit  de 
M.  Garât  sur  la  prétendue  conspiration  d'Orléans,  tout 
loin  qu'il  y  ait  de  là  au  livre  de  Mlle  Rose...  » 

C'est  entendu.  Il  y  avait  là-dessous  une  afl'aire  de 
librairie  organisée  entre  les  éditeurs  et  le  sieur  Peu- 
chet,  mais  ce  fut  une  affaire  manquée. 

Quant  à  l'opinion  émise  par  Sainte-Beuve,  elle  est  dis- 
cutable. S'il  n'attache  que  peu  d'importance  à  Mlle  Ber- 
tin,  c'est  qu'il  oublie  que  de  petites  causes  ont  souvent 


I.V    SCCCKSSIO.N    l!i  RTIN  331 

(le  grands  effets,  que  la  Révolution  s'est  préparée  au 
moins  autant  par  le  moyen  de  tous  les  libelles,  les  pam- 
phlets, les  racontars,  sans  valeurs  et  sans  preuves, 
répandus  à  profusion  dans  le  peuple,  que  par  un  désir 
inné  chez  lui  de  réformes  et  de  liberté.  Or  la  cour,  et 
la  Reine  surtout,  étaient  violemment  et  continuellement 
attaquées  dans  leurs  mœurs,  dans  leurs  plaisirs  et  dans 
leurs  prodigalités.  Et  ce  peuple,  qui  avait  supporté,  non 
sans  grognements,  mais  du  moins  sans  révolte,  les 
immoralités  du  Parc-aux-Cerfs  et  les  hontes  du  règne 
précédent,  se  préparait  insensiblement  à  frapper  ses 
maîtres  du  jour,  en  leur  reprochant  ce  qui  n'était  que 
peccadilles  à  côtés  des  monstruosités  qu'il  avait,  pour 
sa  honte,  si  longtemps  souffertes. 

Mais  ces  Mémoires  apocryphes,  contre  l'authenticité 
desquels  allaient  s'élever  les  héritiers  de  la  grande 
modiste,  ne  faisaient,  en  somme,  que  reproduire,  modi- 
fiées à  peine,  les  Conversations  recueillies  à  Londres 
pour  servir  à  Vhisloire  d^une  grande  reine  par  M.  X... 
qui  avaient  été  publiées  à  Paris,  du  vivant  même  de 
Mlle  Bertin,  en  1807.  Or  Mlle  Berlin  n'avait,  à  ce  sujet, 
élevé  aucune  réclamation. 

Pourquoi?  C'est  que  l'auteur  des  Conversations  était 
un  ami;  il  commet  bien  quelques  petites  erreurs  lorsque, 
par  exemple,  il  appelle  Beaulard  Boilard  et  Forgd 
Mme  Pagelle  du  Trait  Galant,  ou  qu'il  fait  naître  Mlle  Ber- 
tin en  \7hf\,  tandis  qu'elle  est  née  en  1747.  Mais,  par- 
courons seulement  l'Introduction  de  ces  Conversations, 
nous  verrons  aux  compliments  qu'il  fait  de  Mlle  Rose 
qu'elle  possède  toute  son  estime  : 

«  J'avais  conçu,  dit-il,  il  y  a  quelques  années,  la 


332  ROSE   BERTIN 

pensée  d'écrire  Thistoire  de  l'émigration;  ...  cependant 
les  circonstances  ayant  ciiangé...  j'ai  abandonné  cette 
idée...  Mais,  parmi  les  nombreuses  notes  que  j'avais 
tracées...  j'avais  toujours  conservé...  ce  que  j'avais 
écrit  de  mémoire  des  conservations  de  Charles  et  de 
Mlle  Rose...  Rien  donc  n'a  pu  me  déterminer  à  détruire 
ce  monument  qui  sert  de  réponse  à  tout  ce  qui  a  été  dit 
sur  l'alTaire  du  collier.  Tout  le  monde  a  connu  Mlle  Rose, 
et  son  attachement  pour  la  Reine,  dont  elle  avait  été 
marchande  de  modes,  dès  le  moment  où  cette  princesse 
arriva  en  France;  mais  peu  de  personnes  ont  su  à 
quel  point  Mlle  Rose  possédait  la  conliance  de  la  Reine. . . 
Il  est  si  rare  de  trouver  aux  souverains,  et  surtout  à 
ceux  qui  ont  perdu  leur  couronne,  de  vrais  amis,  qu'il 
doit  faire  plaisir  aux  âmes  délicates  d'en  voir  à  cette 
mallieureuse  maison,  même  dans  la  personne  de 
Mlle  Rose,  dont  la  frivolité  attachée  à  son  commerce 
aurait  pu  faire  excuser  celle  de  ses  sentiments;  mais  la 
bonne  Rose  a  reçu  de  la  nature  un  cœur  droit,  une  tête 
organisée,  telle  que  doit  être  celle  du  négociant;  sa 
conduite  que  ses  conversations  développeront  davan- 
tage que  tout  ce  que  je  pourrais  dire,  porta  toujours 
l'empreinte  de  cette  fierté  qui  lient  à  l'estime  de  soi- 
même.  Vertueuse  par  goût,  elle  n'eut  jamais  d'autre 
désir  que  de  plaire  à  sa  maîtresse;  et  nous  verrons 
quel  beau  témoignage  la  Reine  lui  rendit  aux  Tuileries, 
dans  les  derniers  jours  de  sa  puissance.  Ce  n'était  pas 
seulement  cette  princesse  qui  aimait  Rose:  Mme  la  du- 
chesse d'Orléans,  dont  le  nom  se  rattache  à  tout  ce  qui 
est  bon  et  honnête,  lui  donna  des  marques  de  contiance, 
d'intérêt,  ainsi  que  Mmes  de  Lamballe  et  de  Bourbon; 


LA    SUCCESSION    BKRTIX  333. 

et  toutes  les  femmes  qui  étaient  attachées  à  la  cour 
avaient  à  se  louer  des  procédés  de  Mlle  Rose.  Aussi^ 
lorsqu'elle  céda  à  la  volonté  de  la  Reine,  qui  lui  ordoima 
de  sortir  de  France,  parce  qu'elle  était  convaincue  (|iie,. 
si  elle  y  restait,  elle  serait  victime  de  la  fureur  du 
peuple,  à  qui  l'on  était  parvenu  à  persuader  que  les  cha- 
peaux, les  bonnets  de  la  Reine  avaient  eux  seuls  causé 
tout  le  délicit  des  finances,  et  que,  par  conséquent,  il 
n'y  avait  pas  d'autre  moyen  de  réparer  ce  désordre, 
i|u'en  égorgeant  celle  dont  l'adresse  et  le  goût  avaient 
excité  ou  donné  à  la  Reine  celui  de  la  frivolité  ;  à  l'ins- 
tant, dis-je,  où  Mlle  Rose  vint  à  Londres,  elle  fut 
accueillie  par  toutes  les  femmes  de  la  Cour,  qui  toutes 
voulaient  savoir  si  la  Reine  se  ressouvenait  d'elles,  et  si 
bientôt  on  retournerait  à  Versailles...  » 

L'écrivain  qui  étalait  si  complaisamment  les  qualités 
de  la  modiste  ne  pouvait,  on  en  conviendra,  lui  être 
étranger.  Il  la  vante,  et,  qui  plus  est,  il  l'excuse  de  la 
part  indirecte  qu'elle  put  avoir  dans  les  prodigalités  de 
Marie-Antoinette.  Ce  n'est  pas  là  le  fait  d'un  indifférent. 
Et,  tout  en  écrivant  un  livre  destiné  à  défendre  la  Reine 
à  propos  de  l'Adaire  du  collier,  s'il  raconte,  chemin 
faisant  quelques-uns  des  incidents  de  la  vie  de  MUeRer- 
tin,  sans  que  Mlle  Rertin,  vivante,  ait  protesté  contre 
ses  inventions,  c'est  bien  qu'il  tenait  d'elle-même  ou  de 
la  rumeur  publique  quelques  anecdotes  incontestables, 
qui  venaient  encadrer  heureusement  son  sujet  principal 
en  lui  prêtant  un  certain  cachet  de  sincérité  qui  n'en 
donnait  que  plus  de  force  à  ses  arguments. 

Mais,  quand  il  s'imagina  de  rééditer  son  livre,  après 
l'avoir  remanié;  et  qu'il  lui  donna  audacieusement  le 


33i  rosi:    liKRTIN 

titre  de  Mémoires  de  Mademoiselle  Berlin^  à  une 
époque  où  Mlle  Berlin  n'était  plus  là  pour  le  lui  inter- 
dire ou  le  lui  perinellre,  aussitôt,  par  rintermédiairc  de 
M.  Pelit-Dauterive,  leur  représentant,  les  neveux  de 
Mlle  Rose  rédigèrent  une  protestation;  M.  Petit-Dau- 
torive  ajoutait  à  la  lettre  qui  fut  envoyée  à  la  Semaine, 
que  Mlle  Bcrtin,  non  seulement  n'avait  pas  laissé  de 
Mémoires,  mais  encore  qu'elle  avait  par  prudence 
d.'truit,  pendant  la  Terreur,  ses  livres  de  comptes,  en 
sorte  que  sa  succession  n'avait  pu,  lors  de  la  Restaura- 
tion, exercer  aucune  répétition  auprès  de  la  liste  civile. 
Nous  avons  vu  le  cas  qu'il  faut  faire  de  cette  assertion. 

A  la  suite  de  la  réclamation  faite  par  les  héritiers  de 
Mlle  Bertin,  les  éditeurs  écrivirent  une  lettre  'qui  fut 
reproduite  dans  la  note  suivante,  insérée  au  Journal 
de  i Imprimerie  el  de  la  Librairie  du  25  janvier  1825  : 

«  M-M.  Bossango  frères,  qui  ont  publié,  à  la  fin  de 
Tannée  dernière,  un  volume  in-8°  intitulé  :  Mémoires  de 
Mademoiselle  Bertin,  ayant  appris  que  cet  ouvrage 
était  apocryphe,  ont  écrit  la  lettre  que  voici  : 

Paris,  2  Janvier  1825. 

«  Monsieur,  nous  apprenons  par  la  juste  réclamation 
des  héritiers  de  Mlle  Bertin,  ancienne  marchande  de 
modes  de  la  Reine,  que  nous  avons  été  trompés  par 
quelqu'un  qu'il  serait  peu  généreux  de  nommer,  puis- 
qu'il avoue  son  torl,  sur  Tauthenticité  du  livre  que 
nous  avons  publié  sous  le  titre  de  Mémoires  de  Made- 
moiselle Berlin  sur  la  Beine  Marie-Antoinette,  avec 
des  notes  et  éclaircissements. 

«  Nous  devons  à  la  vérité  et  à  nous-mêmes  de  décla- 


LA    SUCCIiSSION    HF.ltTlN  335 

rer  dès  lors  que  l'ouvrage  a  été  imprimé  sans  la  parti- 
cipation d'aucun  ayant-droit,  et  de  faire  connaître  que 
nous  nous  sommes  formellement  interdit  toute  vente 
ou  publication  ultérieure  de  ces  Mémoires.  Nous  nous 
sommes  même  empressés  d'elfcctuer  la  remise  de  ce 
qui  reste  et  compose  la  presque  totalité  de  l'édi- 
tion, etc.,  etc. 

«  Rossange  frères.  » 

Cependant  l'insertion  au  Journal  de  i Imprimerie  el 
de  la  Librairie  n'eut  pas  un  aussi  grand  retentissement 
que  l'apparition  des  Mémoires.  Elle  échappa  à  plu- 
sieurs hommes  de  lettres  qui  curent  à  s'en  occuper. 

C'est  ainsi  que  M.  Ch.  Louandre  écrivait  dans  sa  Bio- 
graphie d^Abbeville  el  de  ses  environs  qui  parut  en 
'I829  :  «  On  n'aurait  pas  cru  que  Mlle  Bertin  se  serait 
jamais  occupée  des  événements  les  plus  sérieux  de 
l'histoire,  mais  c'est  pourtant  ce  qu'elle  a  fait  en  écri- 
vant des  Mémoires  sur  la  Reine  Marie-Anloinelle,  qui 
ont  été  publiés  dans  la  Collection  contemporaine  des 
frères  Bossange,  avec  des  éclaircissements  et  des 
notes  (Paris  1826,  1  vol.  in-8";.  Mlle  Bertin  déclare  en 
débutant  qu'elle  dira  peu  de  choses  d'elle,  et  seulement 
ce  qui  sera  nécessaire  à  riiitelligence  des  sujets  dont 
elle  parlera.  Elle  donne  ensuite  quelques  détails  sur 
l'état  de  ses  parents  qui  feraient  croire  qu'elle  a  voulu 
cacher  son  origine,  ou  que  ces  mémoires  ne  sont  pas 
d'elle,  cependant  ils  paraissent  authentiques.  » 

M.  Ch.  Louandre,  malgré  tout,  laisse  percer  un  soup- 
çon qui  lui  vient,  comme  il  le  dit,  de  ce  que  Rose  Ber- 
tin se  présente,  dans  les  Mémoires,  comme  étant  la 


HMi  ROSE    RKRTiN 

fille  de  petits  commerçants,  tandis  que  nous  savons  fort 
bien  que  son  père  était  cavalier  de  la  maréchaussée  et 
sa  mère  garde-malade. 

M.  Ernest  Prarond,  dans  la  notice  qu'il  consacre  à 
Marie-Jeanne  Berlin  {Les  hommes  utiles  de  r arrondis- 
sement dWbbeville  [1858]),  n'a  pas  eu  connaissance  de 
la  lellre  des  frères  Bossange,  mais  il  n'ignore  pas  qu'on 
a  douté  de  l'authenticité  de  l'ouvrage,  et  il  écrit  : 
«  Mlle  Rose-Marie-Jeanne  a  mieux  fait  que  de  coiffer  la 
Heine;  elle  est  restée  fidèle  à  sa  royale  protectrice,  à 
l'infortune,  au  martyre...  Elle  changea  son  aiguille 
contre  une  vilaine  plume  d'oie  anoblie  par  l'usage 
qu'elle  en  fit...  Nous  devons  dire  pour  nous  mettre  à 
l'abri  que  l'authenticité  des  Mémoires  de  Mlle  Bertin  a 
été  un  peu  contestée.  » 

Les  Mémoires  sont  apocryphes  ;  mais  Rose  Bertin 
avait  vu  assez  de  choses  pour  être  capable  d'en  écrire. 
Son  rôle  n'avait  pas  été  sans  importance,  en  effet;  elle 
approchait  la  Reine  de  trop  près  pour  n'avoir  pas  connu 
dans  leurs  détails,  bien  des  événements  sur  lesquels 
on  discute  depuis  lors.  Et,  si  jamais  elle  avait  eu  l'idée 
de  livrer  au  papier  les  souvenirs  de  sa  vie,  ce  n'est  pas 
en  riant,  comme  Sainte-Beuve,  que  nous  les  aurions 
accueillis  ;  mais,  au  contraire,  c'est  avec  une  avide 
curiosité  que  nous  aurions,  avec  elle,  remué  tout  ce 
passé,  qui  garde  encore  pour  nous,  sous  ses  falbalas  que 
le  temps  a  flétris,  comme  un  parfum  de  roses  mortes. 


TABLE    DES    MATIERES 


Pages. 

I.  —  Les  débuts  d'une  grande  modisto.  —  Son  influence  à 

la  cour  (1770-1774) 1 

II.  —  L'ère  des  extravagances  (1774-i777).  —  Rose  Berlin 

et  le  chevalier  d'Eon '^^ 

III.  —  Mme  du  Barry.  —  Le  pèlerinage  de  Monflières. 
—  La  grande  vogue.  —  L'n  esclandre  à  ^'e^sailIes 
(1778-1781) 04 

IV.  —  La  lin  des  excentricités.  —  Rose  l'ertin  rue  de 
Richelieu.—  Une  soi-disantfaillitede  la  modiste  1782- 
1787) 1^9 

V.  —  Les  dernières  années  delà  monarchie. —  Le  déclin 
des  afiaires.  —  Les  immeubles  de  Rose  Berlin  (1787- 
1792) ''9<i 

^  I.  —  Rose  Bortin  sous  la  Révolution.  —  Voyage  en 
Allemagne.  —  Séjour  en  Angleterre.  —  La  maison 
dÉpinay.  —  Rose  sur  la  liste  des  émigrés  (1792-179.';;).      228 

Vil.  —  Les  dernières  années  d'une  grande  maison.—  Le 
massacre  de  la  rue  de  la  Loi.  —  La  retraite  à  Kpinay 
et  la  mort  de  Rose  Berlin   (1795-1813) 290 

VIII.  —  La  succession  Berlin.—  Le  jugement  de  Sainte- 
Beuve  sur  les  Mémoires -^l*-^ 


22 


2884.  —    TOURS,   IMPRIMERIE  E.   ARRAULT  ET  C'*. 


f/'-i:i^..y