Presented îo the
LIBRARYo/fAe
UNIVERSITY OF TORONTO
by
ALEX PATHY
La Marchande de Modes
de
Marie=Antoinette
DU MÊME AUTEUR
POKSIES
Les Propylées.
A travers la Haine.
La Plante merveilleuse de Tintagel.
LITTÉRATURE
Jehan Bodel
BEAUX-ARTS
Les Artistes Artésiens aux Salons 1903 1910.
( Bihliûthèque Xationale.)
ROSE BEHTIN
D'après la peinture de Tiuxquessf., j^ravée par Janinet.)
EMILE LANGLADE
La
Marchande de Modes
de
Marîe=Antoînette
Rose Bertin
PARIS
ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
22, RUE HUYGHENS, 22
AVANT-PROPOS
Nous revenons toujours, avec un plaisir nouveau, à
ce xv!!!*" siècle, si curieux et si captivant, dont le
charme ne s'etface pas. Il se doutait évidemment de
l'attrait qu'il devait exercer sur les générations à venir,
quand il écrivait tous ces Mémoires, quand il traçait
ces Tableaux de Paris, contait ces Anecdotes du temps
de Louis XVI, écoutait aux portes le bruit de ses pro-
pres scandales, dont il étalait les tares sous la loupe
des pamphlétaires, gens tarés eux-mêmes, gagés et
venimeux, sans se douter qu'il mettait des armes ter-
ribles aux mains de ses pires ennemis.
Il nous semble qu'en entendant crier sous nos pas le
sable des allées de Trianon, nous allons rencontrer les
fantômes évanouis des duchesses et des marquises qui
le peuplaient jadis, et nous écoutons si l'écho, qui
s'enfuit dans le mystère des buissons obscurs, ne
s'éveille point au bruit joyeux de leur rire perlé.
Nous nous plaisons à nous ligurer : l'animation
grouillante et le pittoresque des rues du vieux Paris ;
la cohue des toits qui encapuchonnaient des maisons
VI AVANT-PHOPOS
qu'Haussmann n'avait pas encore alignées au cordeau ;
les petits mélioi-s; le carleux de souliers, dans son
échoppe, chantant Malboroiigh, l'air en vogue; l'écri-
vain public, l'écrivain public! quelle vieillerie!... dans sa
baraque peinte en vert ; le rémouleur, sonnaillant et
déambulant par la ville, sa meule sur le dos; le porteur
d'eau ; les abbés en culotte courte; les voleurs exposés
au pilori, là-bas, à la Croix duTrahoir.
Et, devant la vision d'un magasin empli des mille
{"anfreluclies dont raffolaient nos grand'nières, nous
nous sentons pris de rirrésistible tentation d'y péné-
trer, de toucher de nos mains les demi-bonnets et les
chapeaux à la Henri IV, les robes turques et les déli-
cieux linons, qui firent leurs délices et furent leur
folie ; alors, nous sentons peu à peu notre rêve prendre
corps, et, ouvrant cette porte qu'un siècle entier a
tenue close, l'auteur, avec vous, pénètre dans la maison
de Rose Bertin.
Pour rendre un peu de vie à la grande maison de
modes, il n'a point laissé courir au hasard une fantai-
siste imagination ; il a préféré s'en tenir aux faits et
s'en rapporter aux documents. Il a compulsé nombre
de journaux du temps ; il a fouillé les dossiers conser-
vés aux Archives nationales, aux Archives de la Seine,
consulté les manuscrits de la Bibliothèque nationale
et de la Bibliothèque de Versailles, puisé dans les
archives d'Abbeville et d'Epinay-sur-Seine, dépouillé
des dossiers de collections particulières; et il doit dire
que partout il a reçu le meilleur accueil, que partout il
a vu ses recherches facilitées ; il en veut remercier ici
tout particulièrement et M. Jacques Doucet, et
AVANT-PROPOS VII
MM. Lazare, Prost, Capon, Plessis, d'autres encore
dont l'hospitalité et l'obligeance lui ont été d'un grand
prix.
Cependant, il ne s'est point contenté de la masse de
ces pièces officielles, il a aussi voulu écouter l'écho
douteux de menus faits et de brocards qui couraient la
ville, faisaient parfois même l'objet des conversations
de la cour, et qu'on s'y racontait à demi-voix, en sou-
riant, derrière un éventail. Il a rapporté, sans trop s'y
arrêter cependant, les légendes qui se formèrent ainsi,
et qui donnèrent à la vie banale d'une femme qui, au
fond, n'était qu'une commerçante avisée et une vieille
fille endurcie, le piquant de quelques aimables aven-
tures.
Ce n'est point un roman qu'il faut s'attendre à lire
dans ces pages, mais plutôt un exposé de la vie d'une
époque. Si l'auteur a noté le prix d'une fourniture sans
intérêt apparent, c'est qu'il a pensé qu'il y avait ma-
tière à rapprochements, à comparaisons. Si, par hasard,
il lui est arrivé de parler d'un personnage inconnu,
insignifiant, c'est qu'il a trouvé que, tel qu'il était, il
faisait figure. Enfin il s'estimera satisfait s'il a pu, en
contant l'histoire de quelque coin de Paris, éveiller, à
son tour, la curiosité du lecteur, lui faire comprendre
que, dans tel quartier qu'il fréquente, dans telle rue
oii, journellement, il passe, il doit sentir quelque chose
d'autre que la banalité moderne palpiter derrière ces
murailles que, naguère encore, il coudoyait indifférent.
La Marchande de Modes
de Marie=Antoinette
ROSE BKRTIN
I
Les débuts d'une grande modiste. — Son influence
A LA COUR (1770-177Zi)
Le règne de Marie-Antoinette tut celui des futilités et
du chiffon, et, si elle ne créa point un ministère de la
toilette, il y eut, à la cour de Versailles, des coiffeurs,
des couturiers et des faiseuses de modes plus écoutés
que des conseillers du roi.
De ce nombre fut Rose Bertin. Rose Bertin, dont le
véritable nom était Marie-Jeanne Bertin, figure dans la
plupart des grands dictionnaires et des ouvrages bio-
graphiques comme étant née à Amiens en 17hh (!)• Des
recherches effectuées dans les archives communales
d'Amiens étant demeurées infructueuses; nous les
avons continuées à Abbeville où il est avéré, le fait
ayant déjà élé contrôlé par les historiens régionaux,
qu'elle est née le 2 juillet i'kl. Voici d'aUleurs le texte
(1) Did. de la conversai ion ; Grande Encyclopédie; Dict, Larousse,
MiCHAUD, Biographie uniuerselle ; Nouvelle biographie générale.
ROSE BERTIN
de son extrait de baptême inséré au registre de la
paroisse Saint-Gilles :
« L'an mil sept cent quarante-sept, le deux juillet,
sur les neuf heures du soir, est née en légitime mariage
une fille à Nicolas Berlin, cavalier de la marécliaussée,
et à Marie-Margueritte Méquignon, son épouse, et le
lendemain a été baptisée par moi curé soussigné sous
le nom de Marie-Jeanne. Le parein a été Jacques-
Antoine d'Aras et la marreine Marie-Jeanne Gauterot
dont l'un a signé et l'autre fait sa marque aîant
déclarée ne savoir écrire, les jour et an susdits du
baptême. Signé : Darras et Falcominier curé. «
Le ménage de ses parents était fort modeste, et pour
élever Marie-Jeanne, ainsi que son frère Jean-Laurent,
de deux ans plus jeune qu'elle, — il était né également
sur la paroisse Saint-Gilles le 5 mai 17/i9, — la paye
du cavalier de la maréchaussée était quelque peu
maigre. Aussi sa femme, pour augmenter le budget du
ménage, exercjait-elle le métier de ;-::arde-malade. Les
parents de Marie-Jeanne n'étaient donc pas en mesure
de lui faire donner une bien brillante éducation. Celle
qu'elle reçut fut forcément modeste mais suffisante
pour développer l'ambition chez une jeune fille qui était
loin, à cette époque, d'être disgraciée de la nature, et
le savait, — les femmes n'ignorent jamais ces choses-
là, et il est rare qu'elles ne cherchent point à en tirer
parti ; — et qui, en outre, ne manquait pas de l'esprit
nécessaire pour faire son chemin.
Elle avait foi çn son horoscope. Or, voici ce qu'une
bohémienne lui avait un jour prédit. Cette bohémienne
avait été arrêtée et emprisonnée, alors que la petite
LES DEBUTS D UNE GRANDE MODISTE 3
Rose était encore tout enfant. Les commères du voi-
sinage, qui avaient des langues et de la superstition,
racontaient monts et merveilles d'un tas de choses que
la tzigane leur avait lues dans la main. La petite Rose,
qui était déjà une petite demoiselle, voulut savoir ce
que lui promettait l'avenir. Mais le père Bertin, ni la
mère Bertin n'auraient jamais consenti à souscrire à
pareille lantaisie ; la fine mouche le savait bien. Aussi
Rose imagina-t-elle de se priver de manger ; et profitant
sans doute de facilités spéciales que la profession de
son père lui donnait pour pénétrer dans l'intérieur de
la prison, elle réussit à voir la bohémienne et lui pro-
posa;, en échange des mets, — évidemment préférables
à ceux de l'ordinaire, — qu'elle lui apportait, de lui
dire ce que le sort lui réservait. Les prisons d'alors
n'étaient pas ce qu'elles sont devenues. La sorcière,
qui avait sûrement les dents longues, ne fit pas de
difficultés pour donner satisfaction à la curiosité enfan-
tine de sa petite pourvoyeuse. Rose passa donc sa
main mignonne au travers des barreaux qui les sépa-
raient, et la bohémieime, l'ayant prise de ses gi'ands
doigts, basanés et osseux, aux ongles en deuil, lui dit :
i( Vous ferez une grande fortune; on vous portera la
robe à la cour. » Et Rose sortit toute rayonnante de la
prison.
Mais Nicolas Bertin, son père, qui était loin d'être
jeune, — il avait soixante-douze ans, — mourut le
2/i janvier 175/i, laissant toute la charge de l'éducation
de ses enfants à sa veuve.
Rose n'était pas fille à laisser sa mère, qu'elle aimait
beaucoup, peiner pour elle lorsqu'elle pouvait l'aider.
ROSE BERTIN
Les années d'enfance éconlccs, elle prit son courage à
deux mains, et un jour, vers 1763, lorsqu'elle avait
seize ans environ, elle monta dans le coche qui con-
duisait à Paris.
Elle avait voulu ce voyage ; et, quand sa famille attris-
tée vit disparaître la voiture qui l'emmenait, elle ne se
doutait guère que la petite Rose qui roulait, si jeune
encore, dans ce lourd véhicule chargé de paquets, sur
les chemins de France, s'en allait à la fortune.
Elle n'était pas empruntée. Rose Bertin ; on ne tarda
pas à s'en apercevoir dans la maison de modes que
tenait Mlle Pagelle à l'enseigne du Trait galant oii elle
avait trouvé une situation. Cependant, la maison du
Trait galant, qui faisait des aflPaires non seulement à
Paris, mais en province, qui, non seulement fournissait
la cour de France, mais aussi la cour d'Espagne, avait,
au point de vue des mœurs, une réputation méritée de
bonne tenue, qui lui valait l'estime générale de sa
clientèle et qui était d'autant plus remarquable qu'elle
était assez rare dans cette profession.
Vers le môme temps, ou du moins peu d'années
avant, Jeanne Bécu, qui devait être la célèbre Mme Du
Barry (elle était sortie du couvent en 1760);, était entrée
en apprentissage chez Labille , modiste également,
dont la maison se trouvait dans la rue Neuve-des-
Petits-Champs, près de la place des Victoires, à l'en-
seigne : A la toilette. Elle s'y faisait appeler Mlle Lan-
son. Jeanne Bécu ne se faisait pas faute de justifier la
réputation galante des demoiselles de modes et avait
de nombreux amants.
La tille Oliva, qui plus tard joua, dans l'Affaire du
LES DÉBUTS d'uNE GRANDE MODISTE 5
Collier, le rôle que Ton sait, était aussi modiste à ses
débuts, et n'avait pas, non plus, une réputation sans
tache.
Or Rose était depuis quelque temps à peine, l'em-
ployée de Mlle Pagelle lorsque se produisit un événe-
ment qui devait décider de son avenir.
La maison du Trail galant comptait alors au nombre
de ses clientes Mme de la Saune, ci-devant Mlle Caron,
maîtresse du cOmte de Charolais dont elle avait eu
deux filles. Celui-ci venait de mourir. Ces deux jeunes
tilles, auxquelles s'intéressait vivement leur vieille
parente, la princesse de Conti, obtinrent des lettres de
légitimation (1769). Elles s'appelèrent dès lors Mlles de
Bourbon, et, bientôt après, épousèrent, l'aînée, le comte
du Puget, la cadette, M. de Lowendal: Mme delà Saune
avait obtenu de la princesse de Conti que les robes de
noces de ses filles seraient fournies par le magasin du
Trait galant ; mais la princesse de Conti avait réclamé
que les robes lui fussent présentées auparavant.
Il était près de huit heures du soir quand les robes
furent achevées. C'était l'hiver etle froid était piquant.
Mlle Pagelle fit quérir une voiture dans le voisinage, et
donna Tordre à Piose de porter les parures des demoi-
selles de Bourbon à l'hôtel de Conti qui se trouvait
dans le faubourg Saint-Germain, à l'angle des rues
Saint-Dominique, de Bourgogne et de l'Université, qui
portaient les mêmes noms qu'aujourd'hui. Quand Rose
fut arrivée à l'hôtel de Conti, elle demanda la dame
d'honneur; on la fit entrer dans un appartement où il y
avait du feu. Au coin de la cheminée était une petite
vieille qu'elle prit pour une femme de chambre. A son
ROSE BERTIN
eniréo, la petilo vieille se leva en disant : « C'est donc
les robes de Mlles de Bourbon. Voyons-les. » Rose
crut devoir satisfaire sa curiosilc ; la petite vieille,
ayant admiré Touvrage, avait fait approcher Touvrière
du feu, et lui faisait avancer les pieds sur les chenets
en causant avec elle familièrement, quand la porte
s'ouvrit. Une dame d'honneur entra, en s'écriant :
« Quoi, Votre Altesse est ici! — Oui. vraiment et je m'y
suis inliniment amusée. » Rose, toute rouge comme
une cerise, ne savait plus quelle contenance prendre,
et ne crut faire mieux que de se jeter aux pieds de la
petite vieille qui n'était autre que la princesse de Conti
en personne, en s'excusant de son sans-gêne. Tout
cela plut beaucoup à la princesse; elle s'empressa de
relever la jeune fille, en lui répétant que, point du tout,
elle n'avait aucun motif de s'excuser pour s'être mon-
trée naturelle, un moment, dans l'ignorance où elle
était, et où elle-même l'avait volontairement laissée ;
qu'au contraire son naturel, ses manières lui revenaient,
et que dorénavant Rose pouvait compter sur ses
bontés, dont elle lui donnerait des preuves.
Ces choses sont racontées dans l'ouvrage publié
chez Bosange en 182Zi sous le titre de Mémoires de
Mlle Berlin, mémoires qui, on l'a su depuis, étaient
apocryphes et avaient été écrils par J. Peuchet dansle
b'it de laver la mémoire de Marie-Antoinette de cer-
taines imputations calomnieuses. Cependant il est
impossible que Peuchet, qui avait connu bien des petits
faits et fréquenté bien des gens qui s'étaient trouvés
mêlés aux événements antérieurs à la Révolution, il est
impossible que Peuchet ait raconté certains détails.
LES DEBUTS D UNE GRANDE MODISTE 7
sans les avoir tenus des personnes mêmes qu'ils inté-
ressaient. On peut être le défenseur d'une cause sans
être un romancier, et Peuchet n'était pas un romancier.
Les anecdotes que nous avons tirées des mémoires en
question, pour n'être point de la main de Mlle Rose, n'en
étaient pas moins les événements de sa vie, racontés
par elle-même, au cours de conversations intimes,
auxquelles Peuchet prit peut-être part quelquefois ou
que, tout au moins, il avait entendu conter parce qu'elles
couraient la ville de son temps.
Rose, qui décidément avait plu à la princesse de
Conti, ne tarda pas à en ressentir lesefïets, ainsi qu'elle
le lui avait promis.
Comme le duc de Chartres allait épouser la plus
riche héritière du royaume, Louise-Marie-Adélaïde de
Bourbon, demoiselle d'Yvoi, fille du duc de Penthièvre,
la princesse de Conti fit charger Rose Bertin du trous-
seau de la jeune mariée. Le mariage devait avoir lieu le
5 avril 1769 dans la chapelle du château de Versailles.
Cette faveur, qui lui valait pareille commande, fut véri-
tablement le coup de fortune de la petite modiste de
vingt-deux ans.
Il est inutile de retracer la satisfaction, d'orgueil
surtout — l'orgueil n'était pas le moindre des défauts de
Rose Bertin — lorsque, rentrant de l'hôtel de Conti, le
jour où la princesse lui avait annoncé la bonne nou-
velle, elle se précipita dans le cabinet de sa patronne
pour lui en faire part. Celle-ci, qui déjà ne considérait
plus Rose sur le même pied que ses autres employées,
lui ouvrit tout grands ses bras en lui disant : « Petite,
d'aujourd'hui vous êtes mon associée. » Et de ce jour.
ROSE lîF.nTIN
en effet, la maison du Trail galant compta deux
patronnes, dont la plus turbulente, toujours l'esprit en
ébullition, cherchant la nouveauté, inventant, dessinant,
chiffonnant des modèles sans cesse renouvelés, n'était
pas la propriétaire du fonds, mais bien la petite Picarde
ingénieuse, ambitieuse et hardie, qui sentait venir la
fortune et n'allait pas tarder à se faire dans le quartier
Saint-Honoré, un nom connu de toute l'Europe.
Uoso avait trouvé dans la duchesse de Chartres une
nouvelle protectrice. Elle en eut une troisième en Mme
de Lamballe. Cependant comme alors elle était jolie, et
que l'élégance de ses manières répondait aux grâces
de son esprit, qu'elle avait pour tout dire un cachet de
distinction qui forçait les regards, et devait la faire
remarquer, il arriva que le duc de Chartres lui-même
la remarqua, un jour qu'elle venait au Palais Royal
présenter des fournitures à la duchesse; qu'après
l'avoir remarquée, il lui parla, et lui fit même des
avances, lui offrant des diamants, des chevaux, des
voitures et même une maison meublée au dernier goût
du jour, si seulement elle consentait à devenir sa maî-
tresse. Le duc de Chartres en fut pour ses frais d'élo-
quence et ses madrigaux. 11 n'obtint rien. Mais, plus il
était rebuté, plus il s'obstinait, et non seulement il con-
voitait la belle modiste, mais il était comme piqué au
jeu par sa résistance ; si bien qu'il avait même formé le
plan de la faire enlever, et tenait toute prête, en vue de
faire aboutir ce projet, une petite maison qu'il avait à
Neuilly pour y cacher ses bonnes fortunes. Rose, qui
fut mise au courant de cette trame par un valet de
chambre dont le duc ne s'était pas assez méfié, trem-
LES DEBUTS D UNE GRANDE MODISTE 9
blait chaque fois qu'elle devait reporter de Touvrage au
Palais Royal, n'osait plus sortir la nuit venue, et ne
vivait plus, dans la crainte perpétuelle de tomber dans
quelque traquenard. Elle était trop bien avertie des
mœurs des grands seigneurs de son temps, qui ne fai-
saient que se modeler sur le roi Louis XV en personne,
pour ne pas savoir qu'une prudence de toutes les mi-
nutes lui était nécessaire, le jour comme la nuit, et qu'on
avait vu réussir des enlèvements autrement hardis que
celui d'une simple modiste, obligée constamment de
courir la ville.
Elle allait cependant tous les matins prendre les
ordres de la duchesse de Chartres, et il ne lui était
encore rien arrivé ; quand, un jour, il lui fallut se rendre,
à propos d'une commande d'une certaine importance,
chez la comtesse d'Usson dont l'hôtel se trouvait du
côté du Pont Royal. Elle était en conversation avec
la comtesse, lorsqu'on annonça le duc de Chartres.
Aussitôt, laissant Rose, Mme d'Usson se précipita
au-devant de son illustre visiteur, l'introduisit et le fit
asseoir. Rose, dont on ne s'occupait plus, et de l'air le
plus naturel, ayant avisé un grand fauteuil qui demeu-
rait vide à côté du duc, vint s'y installer. Ce que voyant,
Mme d'Usson lui fit signe de se lever: Rose ne bougea
pas; elle n'avait même pas l'air d'avoir compris;
Mme d'Usson se mit à tousser, à la regarder, à s'agi-
ter ; Rose demeura immobile ; enfin n'y tenant plus,
Mme d'Usson s'écria : « Mademoiselle Rose, vous ou-
bliez que vous êtes devant son Altesse. — Non,
Madame, assurément je ne l'oublie pas. — Eh ! com-
ment donc vous conduisez-vous ainsi ? — Ah ! c'est que
10 ROSE BERTIN
Madame la Comtesse ne sait pas que, si je le voulais, je
serais ce soir duciiesse deCliartres. » Le duc changea
de couleur, mais ne dit mot. Quant à la comtesse d'Us-
son, très étonnée, elle avait Tair d'une personne qui
attend l'explication d'une énigme. « Oui, Madame la
Comtesse, reprit alors Rose, on m'a olTert tout ce qui
peut tenter une pauvre fille, et parce que je l'ai refusé,
on no m"a menacé de rien moi.is que de m'enlever.
Ainsi, mesdames, si vos jolis bonnets manquent, si
aucun de vos ajustements n'est prêt, et qu'on vous dise
que la pauvre Rose est disparue, vous la demanderez
à Monseigneur , il saura où elle sera. — Que dites-vous
de cela. Monseigneur? reprit la comtesse d'Usson. — Que
je crois, répondit le prince, qu'on rie peut faire autre-
ment, quand il s'agit de vaincre une rebelle, et qu'on
ne peut me blâmer de désirer les bonnes grâces d'une
aussi aimable personne. — Oh ! vous avez raison, Mon
seigneur, de préférer une marchande de modes à votre
auguste femme, à la princesse qui réunit le plus de
qualités aimables et estimables ; mais aussi, convenez.
Madame la Comtesse, que celle dont on veut malgré
toutes les convenances, faire sa compagne, peut agir
familièrement avec vous; que Monseigneur n'oublie pas
son rang, et je me souviendrai de l'extrême distance
qui existe de lui à moi. » Sur ces mots Ros(; se leva et
salua profondément le duc qui lui dit à demi-voix :
« Vous êtes un petit serpent. » Puis elle sortit, laissant
le duc de Chartres en de tels sentiments que, dès lors,
il cessa ses poursuites et qu'elle put impunément re-
tourner au Palais Royal, sans se trouver en butte à
ses avances.
LES DEBUTS D UNE GRANDE MODISTE 11
Rose cependant ne resta pas longtemps l'associée de
Mlle Pagelle, car, à quelque temps de là, au commence-
ment du printemps -1770, grâce aux bontés de la
duchesse de Chartres, elle put ouvrir une maison à son
compte. La duchesse de Chartres se plaisait ainsi à
aider de ses deniers les jeunes filles qui avaient su lui
plaire, et Rose Rertin ne fut pas sans rencontrer sou-
vent dans les antichambres l'une de ses obligées, la
petite Marie la bouquetière, qu'un jour la duchesse avait
remarquée dans le jardin et interrogée de la sorte :
« Que font tes parents? — Ils sont cordonniers, Ma-
dame, et je travaille avec eux ; mais il fait bien noir dans
la boutique, et le gros fil poissé écorche les doigts.
— Quel est donc le métier que tu préférerais?
— Oh, Madame, un métier où tout sent bon, où l'on a
toujours du grand air et des fleurs : je voudrais ôtr(>
bouquetière. » Et le lendemain son vœu était exaucé ;
une des dames de la duchesse emmenait Marie chez un
vannier, lui achetait un éventaire, qu'elle faisait ensuite
garnir de tleurs, et lui laissait une bourse toute pleine
de pièces d'or, comme première mise dans son com-
merce fleuri.
Avec Rose, la duchesse de Chartres ne s'en tint pas
là; elle lui avait facilité les moyens d'avoir un fonds,
elle lui procura aussi une cUentèle, et une clientèle qui
n'était certes point à dédaigner. On ne parlait alors, à la
ville comme à la cour, que du prochain mariage du
dauphin avec la fille de l'impératrice Marie-Thérèse. En
mars 1770, la duchesse de Chartres alla trouver
Mme de Noailles, qui devait être dame d'honneur de la
dauphine, et Mme de Misery, qu'on avait choisie pour
12 ROSE BKRTIN
être sa iiromière femme de chambre. Elle leur fit le
plus grand éloge de sa protégée, leur vanta tant et si
bien, non seulement se§ talents, mais ses manières, aidée
en cela par li's princesses de Conti et de Lamballe qui
disaient du bi(Mi de Mlle Rose à qui voulait l'entendre,
qu'elle réussit à lui procurer l'avantage de Cournir les
parures, qui devaient être offertes à Marie-Antoinette,
dès son arrivée en France, et qui lui furent en etTet por-
tées et offertes à Strasbourg, au moment même où elle
mettait le pied sur le sol français.
Voici donc Rose Bertin établie à son compte mar-
chande de modes.
On se tromperait si l'on se figurait qu'une marchande
démodes, au dix-huitième siècle, se contentait de fabri-
quer des chapeaux comme les marchandes de modes de
nos jours. La marchande de modes, sous l'ancien ré-
gime, était à la fois la modiste, un peu la couturière d'à
présent et même quelque chose de plus. Elle n'avait
pas le monopole de la confection, mais celui de l'or-
nementation des costumes. La couturière taillait,
cousait, la modiste parait.
D'ailleurs la description de ce commerce a été fort
bien présentée par VAlmanach général des mar-
chands, négocians el comme rçans de la France et de
/'£'«ro/)e publié pour l'année 1772, et dans lequel nous
Usons :
« Modes. — C'est le nom qu'on donne à certaines
des marchandises dont les formes et l'usage sont essen-
tiellement soumis aux décrets suprêmes, mais chan-
geans, du caprice et du goût. Cette dénomination s'ap-
plique surtout aux ouvrages destinés à la parure et à
LES DEBUTS D UNE GRANDE MODISTE i:^
l'ajustement des femmes, et même des hommes pour
certains objets.
(( Si on ne peut pas dire qu'à cet égard les mar-
cliands de Paris soient les premiers législateurs, on
peut du moins les regarder comme les interprètes les
plus sûrs et les exécuteurs les plus prompts de la loi
du jour. Aussi leurs conseils et leurs marchandises
sont-ils recherchés de toutes les nations étrangères,
où on se pique d'élégance.
« Les marchands de modes sont du corps de la
Mercerie ; ils réunissent à leur négoce une infinité
d'objetsqui rentrent dans celui de plusieurs autres com-
munautés.
« Us font les envois et la commission en leur faisant
parvenir les renseignements nécessaires; ils se chargent
d'envoyer les habillemens tout faits et tout garnis dans
le dernier goût; il en est de même des autres articles.
« Les principales marchandises de leurs magasins
sont, en ouvrages faits: grands bonnets, demi-négli-
gés, baigneuses, coëtTures de toutes espèces, toques et
chapeaux en fleurs et en plumes, chapeaux à voile à
l'angloise, mantelets, pelisses, respectueuses, parle-
mens, calèches, cols et cravaltes, sacs à ouvrage,
nœuds d'épées, souliers, pantouffles d'étoffes brodées
en or, en argent, en soie, etc. ; pièces lacées, colets
de rubans, cordons de montre, de canne, etc. ; bourses
à cheveux et à argent, guirlandes, agrémens, crêpes
effilés, rubans et cordons de tous les ordres, mou-
choirs de soie, fichus de gaze, de filets, etc. ; man-
chons d'étoffes, éventails de toutes façons, ceintures de
prêtres, mitaines et gants de toutes espèces, corbeilles
14 ROSE BERTIN
(le mariage, dominots, habits de cour et de théâtre.
« A l'égard des assorlimens de mercerie, ils consis-
tent en blondes, dentelles noires, enloilages en soie,
satins unis et à mouches, taffetas à la bonne femme,
à mantelets, à tabliers, gazes blanches et de couleurs,
marli à la reine et autres, chenilles, rubans de toutes
espèces, velours pour coliers, etc., carcans ordinaires
à la Bourgogne et àTaune, Heurs de têtes et de côté,
etc. » '
Veut-on connaître le prix moyen de quelques-uns
de ces articles ? Un mantelet valait de 12 à 30 livres ;
une pelisse ou mantelet long, de 30 livres à 3 louis se-
lon les dentelles ; une pelisse de satin ' bordée en petit
gris, de 4 à 5 louis ; la même bordée de vraie martre,
de 10 à 25 louis ; un sac à ouvrage en argent se vendait
de 6 à 26 livres, en or, de 9 à 30 livres ; les rubans
étroits, de 10 à 16 sous l'aune; le ponceau étroit une
livre; les rubans larges pour pièces d'estomac, etc., de
16 à 36 sous l'aune, et le ponceau large de 2 à 3 livres.
Il y avait un certain nombre de marchands de modes
à Paris; et quelques-uns exerçaient ce commerce
jusque sous le quai de Gèvres et au Charnier des
Innocents; on a même prétendu que Rose Bertin
avait tenu boutique au quai de Gèvres avant de ve-
nir s'installer rueSaint-Honoré, qui était le centre du
commerce brillant à l'époque de Louis XVI. En tous
cas, elle n'y séjourna certainement que peu de temps,
et nous la trouvons de bonne heure dans la maison
de la rue Saint-Honoré qu'elle devait illustrer et qui
portait l'enseigne : <* Au grand Mogol ». Comme les im-
meubles n'étaient pas encore numérotés, l'usage de l'en-
LES DEBUTS D UNE GRANDE MODISTE 15
seigne avait une bien autre importance que de nos
jours ; et pour le commerce des modes, en particulier,
dont les maisons étaient nombreuses dans la rue Saint-
Honoré, il était presque indispensable d'en afficher une,
pouréviter les confusions. En ert'et n'y avait-il pas, indé-
pendamment de la maison de Mlle Bertin : An grand
Mogol, et de celle de Mlle Pagelle : An Trait galant,
celles d'Auger, de Briand, deDeton, deGuislain, deLe-
vasseur, de Leuillart, de Lemaire etde Monthiers.Mon-
thiers était le grand fournisseur de Mme Dubarry.
Briand, vis-à-vis de l'Oratoire, avait pris pour enseigne :
An Bonquet galant. Lemaire, près de l'ancien hùtel
d'Aligre, celle : A la Corbeille galante. Celui-ci, le
3 août 177Zi, finit tragiquement. On le trouva, avec sa
femme, aspliyxié par le conduit de che minée d'un bai-
gneur voisin. Il n'était à la tête de sa maison que de-
puis six mois.
Déjà la réputation naissante de Rose Bertin avait
éveillé des échos dans sa ville natale, et. parmi ses
premiers clients, elle compta plusieurs Âbbevillois.
Ses livres en font foi : M. Précomte, Mlle Dallier.
Mlle Delattre, M. de Framicourt, tous compatriotes de
Rose, figurent dans sa comptabilité en 1771 et en
1772 (1).
Cependant, la nouvelle Daupliine, fort éprise de chif-
fons, de rubans et de tout le colifichet féminin, allait in-
troduire, ou tout au moins augmenter à la cour, le
culte de la mode qui, le plus souvent, n'est en somme
qu'un insupportable esclavage. La première fols que
(1) CoUecUon de M. Jacques Doucet. Dossiei'b Rotc Uciliii,
n- 240.
16 ROSE BERTIN
Rose Berlin oui riionneurd'approcherMarie-Antoinette,
avec son llairdo commerçante et sa finesse de Picarde,
elle comprit de suite le parti qu'elle pourrait tirer de
sa nouvelle situation, elle comprit qu'elle n'avait qu'à
natter, et ce n'était i)as difficile, la coquetterie de la
Dauphine, pour lui plaire et faire, du même coup, des
atlaires d'or.
D'après les Souvenirs de Léonard, ce serait en 1775:
que Mlle Rose aurait été pour la première fois présen-
tée à la Dauphine, k laquelle elle avait été recommandée
par la duchesse de Chartres et la princesse de Conti.
L'auteur de ces Souvenirs est demeuré inconnu ; ce-
pendant comme il s'est passé à propos des Mémoires
de mademoiselle Berlin, la famille du célèbre coitïeur
a protesté contre leur authenticité et il apparaît bien
en effet que l'auteur a puisé dans tous les mémoires
parus pour composer les susdits Souvenirs, qui ne sont
pas toujours fort aimables pour la reine et pour son
entourage. C'est un des rares écrits dans lesquels il
soit fait allusion à quelques écarts de Mlle Berlin. Le
soi-disant Léonard s'y vante tout d'abord d'avoir été
l'introducteur de la jeune modiste auprès de Marie-
Antoinette; il s'y vante aussi, à mots gazés, des bons
rapportsqu'il avait avec l'agréable personne; il semontre
là vrai don Juan de village, vantard et prétentieux. Est-
il admissible que Léonard eût écrit ce livre ? Avait-il
quelque vengeance à assouvir contre Marie-Antoinette
pour avoir parfois raconté avec une si hypocrite bon-
homie des incidents qui n'étaient pas faits pour réha-
biliter sa mémoire ? Il est bien extraordinaire que quel-
qu'un ait trouvé dans les papiers de Léonard, mort en
(ISibliotli''iU'' Xali'iiiale.j
Coupe clf la Maison de la rue Saint-Hoiiorc,
n"2'i:'.,:il'.'nscit^iu' (les r.'c'N-f; '/■"■''■■ Motifs.
Dessin lie C.iiEHiMTKr.. (C.ette maison lui
occupée depuis par le calé de la lîej;eiiee )
LES DEBUTS D UNE GRANDE MODISTE 17
1819, les notes qui ont servi à constituer ces Souvenirs
et ne les ait publiés qu'en 1838, alors que leur auteur
putatif ne pouvait plus, du fond de sa tombe, élever
la voix pour réclamer contre Tabus qui était fait de son
nom, au mépris évident des sentiments et des inté-
rêts qui avaient été les guides-frères de sa vie. Mais,
où on sent bien que ces Souvenirs sont fabriqués de
pièces et de morceaux, c'est, par exemple, lorsque le
pseudo-Léonard entreprend de raconter les origines
de Mlle BL>rtin et écrit : « L'histoire de ses débuts, je
vais la raconter telle que je l'ai tenuei d'elle dans les
longs et intimes rapports qui ont existé longtemps entre
nous. » Or, cette histoire n'est qu'un démarquage de
celle qu'on trouve dans les Mémoires, apocryphes
aussi, mais autrement sincères, publiés sous le nom
même de Mlle Bertin.
Lors de la présentation de Mlle Rose à la reine, le
coiffeur, selon les Souvenirs, s'y attribue le beau rôle
et voici ce qu'il raconte :
« Un matin, une dame se présente chez moi, et
demande à m'entretenir, « femme jeune, jolie et fort
élégante », me dit mon domestique, qui l'avait priée
d'attendre un instant dans la pièce d'entrée. Une sem-
blable visite dans les combles du château de Versailles
étonna mon amour-propre, passablement aguerri
cependant ; je m'empressai d'aller au-devant de l'in-
connue, et j'introduisis en effet, une charmante per-
sonne, dont les manières et le ton me parurent tout
d'abord fort réservés. Alors ma vanité changea son
thème ; je vis dans la visitante une solliciteuse qui, me
supposant un grand crédit à la cour, venait me prier
18 ROSE BERTIN
de remployer en sa faveur, ou en celle de quelque
parent ou parente. Je ne me trompais pas précisément.
Je lis placer la jeune dame près de mon foyer, abon-
damment chauffé ; et, lorsqu'cllefutassise, je vis qu'elle
éludait peu l'occasion de me montrer le plus joli pied
du monde. Or, un joli pied dispose toujours un homme
à écouter favorablement une femme.
« — Vous ne serez pas surpris de ma visite, monsieur
Léonard, me dit cette séduisante personne, lorsque
vous saurez qui je suis et pourquoi je viens auprès
de vous. On me nomme Mlle Bertin ; protégée par
Mme la princesse de Conti et par Mme la duchesse
de Chartres, j'ai obtenu de leur l^ienveillance la pro-
messe d'être proposée à Mme la Dauphine en qualité de
marchande démodes. Mais, vous coniiaissez les grands;
môme quand ils vous aiment, il est difficile d'être
pressant auprès d'eux. Personne assurément n'est plus
obligeant que les princesses qui s'intéressent à moi ;
mais elles m'ont affirmé que l'occasion de me présenter
à la Dauphine ne m'était pas encore off'erte. Je viens
vous trouver, monsieur Léonard ; votre service auprès
de Son Altesse Royale a de grands rapports avec mon
état. Il vous serait i'acile de parler de moi à la prin-
cesse; et, comme vous êtes consulté sur tout ce qui tient
à la toilette, mon nom dans votre bouche sera une
recommandation décisive. »
Et Léonard promet son appui.
« L'occasion d'accomplir ma promesse se présenta le
soir même, continue fauteur des Souvenirs. Marie-An-
toinette me démanda une de ces coiffures à chiffons qui
lui donnaient, comme elle disait, sa tigure coquette...
LES DÉBUTS d'uNE GRANDE MODISTE 19
« — Vraiment, Madame, répondis-je aussitôt, il serait
à désirer que Votre Altesse Royale ordonnât qu'on lui
fit un assortiment de tissus variés pour servir à ce
genre de coiffure. Je médite des créations nouvelles
qui nécessiteront, par exemple, l'emploi de linon et de
mousseline brodés en blanc, en couleur, quelquefois
en argent et en or; de belles dentelles, valencienncs,
matines ou point d'Angleterre doivent entrer aussi dans
mes ressources. Pour la fourniture de tout cela, je ne
vois guère que Mlle Rose Berlin qui puisse vous offrir
les garanties désirables.
« — Mlle Rose Bertin I vous faites bien de me la nom-
mer ; je me souviens à présent que Mme la duchesse de
Chartres et Mme la princesse de Conti m'ont parlé d'elle
comme d'une personne fort recommandable... Comtesse
de Misery, ditlaDauphine, en se tournant vers sa pre-
mière femme de chambre, qu'on écrive à 3111e Rose,
qu'elle se trouve demain à mon lever... Vous y serez,
Léonard, il est juste que vous me présentiez votre
protégée.
(c Le lendemain, Mlle Rose fut exacte au rendez-
vous que Mme de Misery lui avait assigné dans son
appartement ; la jeune marchande de modes fut amenée
selon les us et coutumes de l'étiquette ; et comme je
ne voulais point blesser cette fière titulaire du service
de la dauphine, je m'effaçai autant que je pus.
« Cependant, Mlle Bertin m'ayant aperçu dans un
coin du cabinet de toilette me sourit d"une façon fort
gracieuse ; et, j'ai su depuis d'elle, que, Mme de Misery
s'étant tenue sur le ton d'un raide cérémonial pour la
recevoir, elle avait été charmée d'entendre la prin-
20 ROSE BERTIN
cesse lui dire avec une grâce toute bienveillante : « Je
suis bien aise, mademoiselle Rose, que vous me soyez
présentée par Léonard, c'est déjà un sûr garant de votre
goût, et je me trouve en vérité fort heureuse quand on
me permet d'apercevoir les gens de talent à travers les
mille et une exigences de l'étiquette. » Peut-être la
princesse s'apereut-elle un peu tard qu'elle venait de
lancer une épigramme dont Mme de Miscry s'était
trouvée naturellement le but; pour adoucir un peu la
blessure produite par ce trait, Son Altesse Royale adressa
la parole à sa premièi'e femme de chambre avec cette
affabilité caressante qu'elle savait prendre à souhait :
« Savez-vous, Madame de Misery, dit la dauphine,
que Mlle Rose est fort bien. C'est une gracieuse acqui-
sition, et je vous recommande ma nouvelle marchande
de modes...
« Les jours suivants, Mlle Bertin fit une fourniture
de vingt mille livres. »
De tout ceci, nous ne voulons retenir que les dates.
Ce serait donc à partir de Tannée 177'2que la jeune
modiste devint fournisseur en titre de la dauphine ; et
ce serait en outre au début de l'année, si la présenta-
tion eut lieu par l'entremise de Mme de Misery. En
effet, Mme de Misery, qui commençait à ne plus être
jeune, remplissait son office de première femme de
chambre de la Dauphine pendant le 1" quartier de
l'année, c'est-à-dire qu'elle le prenait au premier janvier
pour le cesser à Pâques ; ensuite, elle s'en allait passer
le reste de l'année en Bourgogne où elle avait des
propriétés.
Mais, toute la mise en scène échafaudée par l'auteur
LES DEBUTS D UNE GRANDE MODISTE 21
des Souvenirs de Léonard est de pure invention.
Léonard Antié, dont la réputation était considérable,
n'habitait pas les combles de Versailles, comme
Tavancent les Souvenirs. Il était coiffeur de Marie -
Antoinette, mais il n'en était pas le coiffeur habituel.
On l'appelait seulement pour les galas; c'était son
frère qui journellement se tenait aux ordres de Marie-
Antoinette, mais celui-ci fut décapité sous la Terreur,
et ne peut être l'auteur des Souvenirs écrits beaucoup
plus tard.
En outre, si on consulte les livres de la maison de
Marie-Antoinette, on se rend compte que Léonard Antié,
dit Léonard l'aîné, reçut commission de valet de
chambre-coiffeur en 1779, et qu'on lui adjoignit son frère
Jean-François Antié dit Léonard en 1783. «De 1780 à
178/1, la chambre de la reine comprend un perruquier-
baigiieur-étuviste, Leguay, et deux coiffeurs, les frères
Antié. En 178/i, Jean-François obtient la survivance de
Leguay auquel il succéda en 1788, et Léonard Tainé resta
seul coiffeur de la Reine. » Cela prouve que toute l'his-
toire de la présentation de Rose Rertin par Léonard, qui
alors n'avait aucune influence à Versailles, n'est qu'une
histoire, et ce n'est pas la seule qu'il y ait dans ces
Souvenirs.
Ils sont pleins d'insinuations plus ou moins bien-
veillantes, d'anecdotes où le rôle joué par Marie-Antoi-
nette est loin d'être à l'abri de la critique, et où parfois
Rose Rertin se trouve mêlée, comme dans certaine
histoire de bal masqué chez Dauberval, dont le comte
d'Artois aurait donné l'idée à la dauphine. Celle-ci,
pour en parler plus librement, ayant éloigné Mme de
22 ROSE BERTIN
Misery, se serait, d'après les paroles que lui prête
l'auleiu", adressée à Léonard pour le charger d'orga-
niser celle expédition nocturne et aurait dit:
« Je veux aller avant huit jours à un bal masqué.
Tenez, Léonard nous aidera, il s'entendra avec Mlle Ber-
lin pour mon costume, et j'irai me déguiser aux Tui-
leries... Nous partirons à minuit avec la petite marquise
de Langeac ; nous serons aux Tuileries à minuit
35 minutes... Rose Berlin nous aura devancés au pa-
villon de Flore avec mon costume ; à une heure et
demie nous arriverons au bal, pour en repartir à trois
heures ; et nous dormirons déjà dans nos lits de Ver-
sailles, lorsque quatre heures sonneront. »
Et le soi-disant Léonard ajoute :
« Avant de quitter Paris, je m'entends avec Mlle Ber-
lin pour le costume de la Dauphine, qui devait paraître
en domino gris de lin, puis en paysanne suisse. »
Ensuite il arrive au récit de l'escapade elle-même :
(c Mlle Rose Berlin, prêtresse de ce petit temple de
Momus, nous attendait, avec deux de ses aides, johes
comme elle, en achevant de coudre, au déguisement de la
Dauphine, ce qu'il faut toujours coudre jusqu'au dernier
moment, dans la parure des femmes. » Enfin tout est
terminé et voilà tout le monde en roule : la Dauphine,
le prince et la marquise dans une jolie voilure de
remise ; Mlle Berlin et Léonard dans un carrosse de
place. « La marchande démodes de Son Altesse Royale,
est-il dit, pressée par elle de la suivre au bal, avait
pris un joli domino bleu ; le mien était noir; ces deux
couleurs n'allaient pas mal ensemble. Je ne sais si
Mme de Langeac crut s'apercevoir, durant le trajet des
LES DÉBUTS D UNE GBANDE MODISTE 23
Tuileries à la maison de Dauberval, qu'un autre genre
d'harmonie régnait entre Mile Rose et moi, mais au
moment où nous descendîmes de voiture, notre mali-
cieuse bohémienne (Mme de Langeac portait ce dégui-
sement) me pinra cruellement la cuisse à travers
mon domino et me dit à l'oreille d'un accent fort animé :
« J'aime assez les intrigues du bal masqué, mais pas
en qualité de témoin. »
Tout ceci sent trop la fatuité ; mais il n'en demeure
pas moins que les auteurs de pamphlets, de libelles et
de faux souvenirs qui poursuivirent la reine, ne man-
quèrent pas de mettre en scène les personnes qui
approchaient Marie-Antoinette, sans distinction de sexe
ni de rang, pour donner plus de vraisemblance aux
anecdotes plus ou moins véridiques qu'ils agrémen-
taient de leur mieux.
Rose Berlin n'avait pas besoin de l'influence de Léo-
nard, pour se pousser à la Cour ; elle avait la duchesse
de Chartres, elle avait la princesse de Conti ; cela lui
suffisait. Elle en usa d'ailleurs au cours de Tannée 1773
en faveur de parents qui s'étaient mis dans un mauvais
cas et qu'on avait enfermés à la Bastille.
Ces parents étaient des libraires de la rue de la Jui-
verie. Déjà, en 1771, ils avaient été inquiétés, et une
perquisition avait été faite chez eux le 26 mars, au sujet
de la publication d'ouvrages dans lesquels les Parle-
ments étaient attaqués. Au mois de mai 1772, le sieur
d'Hemery, inspecteur de la librairie, était appelé et
vivement réprimandé par le Procureur général pour
avoirlaissédistribuerunlibelle portantpoiirtitre : « Man-
dement de Mgr V Archevêque de Paris qui proscrit
24 ROSE BERTIN
l'usage des œufs rouges à commencer du vendredi
dans l'octave de l' Ascension inclusivement, jusqu'à la
Résurrection des morts, exclusivement. Varis, y euwe'è'i-
mon imprimeur de Mgr TArchevêque, 12 pages d'im-
pression format in-12 du prix de dix sols. » Celait un
ouvrage satirique dirigé eontre le nouveau Parlement
et en particulier contre le chancelier de Maupeou.
Des poursuites furent immédiatement exercées, et la
veuve Méquignon, la parente de Rose, fut, le 19juin 1772,
arrêtée « dans sa propre maison, quoiqu'on n'ait rien
trouvé dans la perquisition qui y avoit été faite », écrit
le libraire Hardy dans son Journal ^1), et « conduite sur
le champ dans les prisons de la Bastille ». Un de ses
fils, âgé de vingt ans, y avait été enfermé quelques jours
auparavant.
Rose employa tout son crédit pour tirer la veuve
Méquignon et son fils de prison. Elle n'y épargna ni son
temps, ni sa peine, fit agir ses puissantes protectrices,
et, avec leur appui, réussit à intéresser la Dauphine à
son affaire. Celle-ci enfin obtint du chanceUer la libéra-
tion des deux détenus qui sortirent de la Bastille le
ù septembre 1773. Gela n'avait pas été sans mal; la
Dauphine avait alfaire, en M. de Maupeou, à forte par-
tie, qui ne lâchait pas volontiers ce qu'il tenait, surtout
lorsque sa propre personnalité était enjeu. Aussi, en
leur ouvrant les portes de la Bastille, le chancelier ne
rendit-il pas une ordonnance de non-lieu ; et le 22 jan-
vier suivant (1774), la veuve Méquignon s'entendit con-
damner au bannissement pour cinq ans de la ville, pré-
(1) Manuscrit français 6681, Bibliothèque nationale.
iff^^
( Blbliothrijin- Sathiiiali'.j
MAfUi:-ANrOINETTE
D'nprès k- porirait de l'iuinor, jjravi'c pni- Cvtiml^n.
LES DEBUTS D UNE GRANDE MODISTE 2ô
voté et vicomte de Paris. Quant à son fils, il s(3 vit
déchargé de l'accusation.
Mais, Rose Bertin était tenace, et, par bonheur, ses
protecteurs, ses amis, ce n'est pas trop de le dire, l'é-
taient aussi. Grâce à eux, la dauphine tint tête n M. de
Maupeou. A ce propos, nous lisons dans \e Journal de
Hardy qui, à titre de confrère de la veuve Méquignon,
s'intéressait particulièrement à cette affaire :
« 11 février 1774. — Ce jour on apprend que Mme la
Dauphine avoit fait assurer la veuve Méguignon, libraire,
par les personnes qui s'étaient intéressées auprès d'elle,
en sa faveur, qu'elle pouvoit être tranquille relative-
ment à l'arrêt rendu par le nouveau parlement, chambres
assemblées, le 29 janvier précédent, dans l'affaire de
la Correspondance et autres Ecrits anti-chanceliers qui
seroit, à son égard, comme non avenu et n'auroit au-
cune exécution. Comme on avoit peine à concevoir
qu'une pareille distinction pût être établie entre la
veuve Méquignon et les autres accusés condamnés
à des peines aflliclives, on croyoit pouvoir se flatter
que les bons offices de cette princesse, si justement
chérie du roi, comme de tous les Français, ne se boi'-
neroient pas à rendre service à cette veuve respectable,
mais qu'ils influeroient également sur la cause de ses
compagnons d'infortune. »
Il n'en fut rien. La mesure prise en faveur de la veuve
Méquignon était donc le résultat d'un intérêt bien parti-
culier et tout personnel que lui portait Marie-Antoinette,
une faveur spéciale dont il ne faut attribuer la cause
qu'à celle dont déjà jouissait la grande modiste auprès
d'une Dauphine qui allait être bientôt reine de France.
26 ROSE BEHTIN
Hardy nous donne encore des détails sur la suite
qu'eut cette affaire. Voici ces notes :
« 21 février. — La. veuve Méqiiignon, libraire rue
de la Juiverie, reçoit, par le canal des personnes qui
avoient bien voulu s'intéresser en sa faveur auprès de
Mme la Daupliine, l'extrait d'une lettre que M. le
chancelier avoit écrite pour répondre à la recommanda-
tion pressante de cette princesse. Cet extrait était
conçu de la manière suivante : t- Quant à la veuve Mé-
quignon, il suffit que Mme la Daupliine daigne s'y inté-
resser, pour l'affranchir de la peine portée contre
elle; je ferai sceller les Lettres de Rappel dont elle
a besoin, dès qu'elles me seront présentées. » On
assuroit que Parrét rendu le 29 janvier, dans l'affaire
de la Correspondance, etc., alloit incessamment pa-
roitre imprimé, et qu'on y laisseroit subsister le nom
de la veuve Méquignon, nonobstant ses Lettres de
Rappel. »
23 février. — - Les Lettres de Rappel, autrement dit
la décharge, sont scellées, « bien contre le gré du sieur
de Maupeou, qui avoit eu beaucoup de peine à les
accorder, et qui n'avoit pas dû être peu surpris,
lorsque Mme la comtesse de Noailles, étant allée chez
lui, de la part de Mme la dauphine, pour le solliciter à
ce sujet, avoit répondu par l'aftirmalive à la question
de savoir si elle avoit lu la fameuse Correspondance,
dont cette veuve étoit atteinte et convaincue d'avoir
vendu des exemplaires. »
Le bruit mené autour de Marie-Antoinette au profit
de la libraire de la, rue de la Juiverie, lui donna le désir
de la counaîlre, ce qui valut à la veuve Méquignon
LES DÉBUTS d'uNE GRANDE MODISTE 27
l'honneur d'assister à Versailles au dîner de la Dauphine.
Hardy le rapporte ainsi :
« 24 février. — Ce jour, la veuve Méguii^non, libraire,
qui s'éloit rendue à Versailles le mardi précédent pour
y faire ses remerciements à Mme la Dauphine, son illustre
protectrice, et à toutes les personnes de distinction <iui
avoient eu la bonté de s'intéresser en sa faveur auprès
de cette princesse bienfaisante, goûte la satisfaction
d'assister à son diner, avec ses trois filles, n'ayant pu
avoir Thonneur de lui être présentée la veille, parce
qu'elle avoit été purgée. Mme la Dauphine, qui la regarde
plusieurs fois avec bonté pendant son repas, convient,
avec les dames de sa suite, qu'elle n'avoit pu voir cette in-
fortunée veuve et ses enfants, sans ressentir une certaine
émotion, ajoutant qu'elle était beaucoup plus contente
encore de lui avoir rendu service, depuis qu'on la lui avoit
fait connoître. Il ne fallait pas moins qu'une aussi puis-
sante protection, pour affranchir cette famille désolée
des suites funestes du jugement porté contre une mère
respectable dont elle avoit le plus grand besoin. »
Ce jugement porté sur la veuve Méquignon par le
libraire Hardy, son confrère, dont flionorabilité ne sau-
rait être suspectée, ne peut que justifier et les démarches
pressantes de la jeune modiste et l'initiative de la Dau-
phine. Cinquante-deux personnes avaient été impli-
quées dans cette affaire, dont l'arrêt prononcé le 29 jan-
vier fut publié le 8 mars. Il portait encore la mention de
la condamnation au bannissement, plus trois livres d'a-
mende envers le Roi encourue par la veuve Méquignon.
Maupeou aurait été heureux, avec l'appui de l'arche-
vêque de Paris, de ne pas désarmer.
28 ROSE BERTIN
« Ce jour, 29 mars, raconte Hardy, il se répand qne
M. rarchcvcque de Paris, qui ne manque pas une seule
occasion de se montrer l'antagoniste et trop souvent
même le persécuteur des prétendus janséniste}' de tout
sexe et de toute condition, avait entrepris de s'opposer
à l'enregistrement des Lettres de décharge de peine que
la veuve Méquignon, libraire, avait obtenues de M. le
chancelier, à la sollicitation de Mme la Dauphine, qui
avait bien voulu s'intéresser pour elle. Et ce, sous le
prétexte, très plausible selon lui, que cette veuve était
Janséniste, ne recevait chez elle que des jansénistes,
et ne vendait que des livres jansénistes ; mais que,
nonobstant la disposition naturelle des magistrats du
nouveau Parlement à déférer, en toute occasion, aux
intentions de ce prélat, ils n'avaient cependant pas jugé
à propos de se livrer, pour celte fois, à l'impulsion de
son zèle déplacé. »
Ainsi finit une aflaire où la dauphine, non sans mal,
avait le dernier mot. Inutile de dire si ce résultat fut un
triomphe pour la petite Berlin.
Et ce fut aussi grand profit pour la libraire Méqui-
gnon qui devint et demeura jusqu'à la Révolution four-
nisseur de la Cour. C'était notamment chez Méquignon,
que Mme de Tourzel faisait emplette des livres destinés
aux enfants de France, comme en font foi des relevés
de dépenses faites de 1790 à 1792, conservés aux Ar-
chives nationales (1).
Pendant ce temps, on fabriquait dans ses ateliers des
bonnets à la Chartres, nom dont la reconnaissance de
(1) Archives Nationales, série 0- 3798 el 3799.
LES DEBUTS D UNE GRANDE MODISTE 29
Rose pour la duchesse de Chartres avait baptisé Tune
de ses productions, des bonnets à la Sultane, au Trésor
royal, à la Carmélite, et on y garnissait des robes à
la Musulmane. Les bonnets à la Chartres valaient 7 à
14 livres, les autres une trentaine de livres. La garni-
ture d'une robe à la Musulmane montait à 136 livres.
Du jour où Rose Rertin fut chargée de fournir Marie-
Antoinette, sa réputation ne tarda pas à devenir euro-
péenne, et il lui fallut augmenter le nombre de ses ou-
vrières.
Cependant, sa maison n'acquit une réelle importance
qu'à partir de l'époque où Louis XVI succéda à
Louis XV, c'est-à-dire du 10 mai 1774.
La première chose qu'elle fit alors, fut de remplacer
sur son enseigne le nom de Rose par son nom de famille.
La modiste de la reine s'appelait encore Mlle Rose à la
Cour, mais à la ville, sa dignité lui commandait de ne
plus s'appeler que Mlle Bertin.
Elle avait déjà un succès considérable. Les plus grands
noms de l'Armoriai de France figuraient sur ses livres ;
en 177/1, nous relevons, entre autres, ceux de la marquise
de Rouillé, de la comtesse de Duras, de la duchesse de
la Vauguyon, de la princesse de Guéméné, etc.
Les modes allaient se succéder innombrables sous
l'impulsion delà modiste officielle.
Le budget du département de la toilette de la Dau-
phine s'élevait en 1773 à un total de 120.000 livres (1)
qui étaient ordonnancées au nom de la Dame d'atours,
alors la duchesse de Cossé, et qui se décomposaient ainsi :
(1) Archives Natiouales, série O^ 3794.
30 ROSE BERTIN
32.000 livres pour la dépense ordinaire de la garde-robe
et 88.000 pour la dépense extraordinaire. Ce chiffre
était le même en 1774. 11 ne tarda pas à s'accroître.
L'hiver de 1774 s'achevait, lorsque fit son apparition
une coiiïure qui prit le nom de Ouès aco. Voici, tout
d'abord en quoi elle consistait : c'est, nous apprend Ba-
chaumont, « un panache en plumes, que les jeunes
femmes, les élégantes portent sur le derrière de la tête ».
Son nom était tiré d'un Mémoire que Beaumarchais
venait de publier contre le sieur Marin, gazetier, au
blason satirique duquel il attribuait la devise : Quès
aco. Marin ? « Marin, disait l'auteur, était gagiste à la
Ciotat, en Provence, et touchait de l'orgue. Soudain il
quitte la jaquette et les galoches et ne fait qu'un saut
de l'orgue au préceptorat, à la censure, au secrétariat,
enfin à la gazette ; et voilà mon Marin, les bras re-
troussés jusqu'au coude et péchant en eau trouble. Il en
dit hautement tout ce qu'il veut, il en fait sourdement
tant qu'il peut. Il arrête d'un côté les réputations qu'il
déchire de l'autre. Censure, gazettes étrangères, nou-
velles à la main, à la bouche, à la presse, journaux,
petites feuilles, lettres courantes, fabriquées, supposées,
distribuées ; tout est à son usage. Ecrivain éloquent,
censeur habile, gazetier véridique, journalier de pam-
phlets, s'il marche, il rampe comme un serpent ; s'il
s'élève, il tombe comme un crapaud. Enfin se traînant,
gravissant, et par sauts et par bonds, toujours le ventre
à terre, il a tant fait par ses journéeS;, que nous avons
vu récemment le corsaire allant à Versailles, tiré à quatre
chevaux sur la route, portant pour armoiries, aux pan-
neaux de son carosse, dans un cartel en forme de bUiTet
LES DÉBUTS d'uNE GRANDE MODISTE 31
d'orgue, une Renommée en champ de gueule, les ailes
coupées, la tète en bas, raclant de la trompette marine,
et pour support une figure dégoûtée représentant l'Eu-
rope : le tout embarrassé d'une soutanelle doublée de
gazettes, et surmonté d'un bonnet carré avec cette lé-
gende : « Oiiès aco, Marin ? »
Le Mémoire de Beaumarchais eut tant de succès dans
le public gouailleur de Paris qu'un jour, se prome-
nant au Palais Royal, l'infortuné Marin fut obligé de se
sauver, poursuivi qu'il était par les huées d'une foule
qui ne cessait de lui corner aux oreilles : « Ouès aco,
Marin ? »
Marie-Antoinette, s'étant intéressée à ce nouveau
factum du sieur Beaumarchais, dont on parlait assez
souvent à la Cour, parce qu'il avait été le professeur
de musique instrumentale de Mesdames, filles de
Louis XV, se lit expliquer le sens de cette locution pro-
vençale. Quand elle l'eut comprise, il lui arriva, fré-
quemment, de s'amuser à la répéter dans l'intimité, et
cela se produisit un jour qu'elle était à ses grandes
combinaisons en compagnie de MUeBertin. Celle-ci, qui
se tenait à l'affût, on peut ij dire, de tous les événe-
ments grands et petits, capables de lui fournir des idées
nouvelles, et le moyen de les baptiser, ne perdit pas,
comme bien on pense, l'occasion de construire un nou-
vel échafaudage, composé de trois panaches, plantés
derrière le chignon et qui prit le fameux nom de Ouès
aco. Les cheveux se portaient alors relevés sur le front
avec le secours d'épingles immenses ; ils étaient frisés
à la pointe, et, par derrière, formaient plusieurs rangées
de boucles énormes. C'est cette coiffure qu'on appelait
32 ROSK BERTIN
le hérisson que complétait le Ouès aco de Mlle Bertin.
Tout est généralement éphémère en matière de modes.
Mais on peut dire qu'alors les coiffures l'étaient prodi-
gieusement. Un mois après l'apparition du Quès aco,
une autre invention l'avait détrôné, qu'on appelait le
pouf aux sentiments. En effet, le continuateur de Ba-
chaumont, à la date du 26 avril 177/i, écrivait : « Le
pouf aux sentiments est une coiffure qui a succédé au
Quès aco, et qui lui est infiniment supérieure par la
multitude de choses qui entrent dans sa composition
et par le génie qu'elle exige pour les varier avec art.
On l'appelle pouf à cause de la confusion d'objets qu'elle
peut contenir, et aux sentiments parce qu'ils doivent
être relatifs à ce qu'on aime le plus... Toutes les femmes
veulent avoir un pouf et en ratfolent. »
On raconte qiie Léonard Antié excellait dans l'art
de poser les poufs de gaze qu'on introduisait entre les
mèches de la chevelure, et qu'il fut assez habile, un
jour, pour faire entrer jusqu'à quatorze aunes d'étofle
dans une seule coiffure.
Mais ces poufs, qui étaient des combinaisons de coif-
feurs, différaient du célèbre pouf aux sentiments par leur
simplicité, et parce qu'ils n'exigeaient pas le concours
de la modiste. Le pouf aux sentiments comportait les
objets les plus divers : fruits, fleurs, légumes, oiseaux
empaillés, poupées ou autres bibelots entraient dans sa
composition, c'était une manière d'affirmer ses goûts,
ses préférences, d'aflicher même ses sentiments. Le
continuateur des Mémoires de Bachaumont a laissé la
description d'un de ces poufs porté par la duchesse de
Chartres, qui, on le sait, était une cliente de Rose
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{Muice Carnavalet.;
LA MODE KX 1775.
Le Qiiés a qiio.
LES DEBUTS D UNE GRANDE MODISTE 33
Bertiii : « Au fond était une femme assise sur son fau-
teuil et tenant un nourrisson ; ce qui désignait le duc
de Valois et sa nourrice. A droite était un perroquet
becquetant une cerise, oiseau précieux à la princesse ;
à gauche, était un petit nègre, image de celui qu'elle
aimait beaucoup ; le surplus était garni d'une touffe de
cheveux du duc de Chartres son mari, du duc de Pen-
thièvre son père, du duc d'Orléans son beau-père. Tel
était l'attirail dont la princesse se chargeait la tête. »
Cette mode, avec cette accumulation de souvenirs de
famille, était aussi touchante, mais autrement ridicule,
que celle des paysages en cheveux qui eurent une grande
vogue dans la première moitié du dix-neuvième siècle,
et, dans la composition desquels Frédéric Sauvage, l'in-
venteur de l'hélice, acquit une certaine habileté.
On citait encore comme particulièrement remarquable
le pouf de la duchesse de Lauzun (1). « La duchesse de
Lauzun parut un jour chez la marquise du Deffant avec
un pouf délicieux ; il offrait tout un paysage en relief;
d'abord une mer agitée, des canards nageant sur ses
bords, un chasseur à l'affût prêt à les coucher en joue ;
sur le sommet un moulin dont la meunière se faisait
courtiser par un abbé, et tout au bas de l'oreille, on
voyait le meunier conduisant un âne. »
Ce fut à propos d'un de ces poufs aux sentiments que
se passa entre la célèbre Mlle Quinault et Mlle Bertin
une scène des plus orageuses qui eut son dénouement
dans le logement même que Mlle Quinault occupait au
Louvre, les fenêtres donnant sur le jardin de l'Infante,
(1) Comtesse cI'Adhémab (LamoUie-Langon), Souvenirs sur Marie
Antoinette, t. II, Paris, 1836.
3
34 ROSE BERTIN
juste au-dessous de celui de Sedaine, et où elle avait
reçu, au cours du siècle, la société la plus distinguée.
Il n'était bruit que des poufs delà maison Berlin.
Mlle Quinaultcn voulait avoir un de la bonne faiseuse;
elle l'envoie donc chercher tout simplement. Celle-ci
« élude et ne vient point; nouveau message, nouvel ou-
bli. Oh '.alors la bombe éclate ; Mlle Duport, femme de
chambre favorite de la vieille fée, arrive dans la voi-
ture de sa maîtresse et adresse à Mlle Bertin des repro-
ches qui sont mal reçus. La querelle s'échauffe ;
Mlle Duport se récrie sur l'importance que veut se don-
ner une faiseuse de modes. Mais toute faiseuse démodes
que l'on soit, on ne prétend pas se déranger pour une
ancienne actrice de l'Opéra, lorsqu'on a l'honneur
d'être employée par la reine.
« La foudre tombant sur une cathédrale n'eût pas
produit plus d'effet que cette insolente réponse de
Mlle Bertin. Bien que le mariage de Mlle Quinault avec
le duc de Nevers fût uniquement une union de cons-
cience, il n'en était pas moins certain et complet.
Mme de Montesson,qui avait épousé naguère M. le duc
d'Orléans, la veuve du comte de Clermont, Mlle... et
quatre ou cinq autres femmes liées par des nœuds se-
crets à des seigneurs de haut rang, s'unirent à la du-
chesse de Nevers pour exiger le châtiment de Mlle Ber-
tin. Celle-ci, forte de rattection de la reine, essaya
d'abord de lutter contre la furieuse Quinault ; mais le
toile fut hurlé avec tant d'ensemble, qu'au prochain
travail, dans les petits cabinets de Versailles, S. M. elle-
même conseilla à son ouvrière de prédilection de s'hu-
milier et d'aller chez Mlle Quinault lui faire des excuses.
LES DÉBUTS d'uNE GRANDE MODISTE 35
« La volonté de la reine pouvait seule décider Tor-
gueilleuse Berlin à cette démarche. Elle partit directe-
ment de Versailles, arriva au Louvre, alla frapper à
Tappartement de Mlle Quinault et demanda Madame
Duport.
« Que veut la Bertin? dit celle-ci.
« La Bertin ! dans la bouche d'une soubrette, lorsque
les dames du plus haut rang l'appelaient Mademoiselle
et même parfois Madame, c'était une grave insulte.
Cependant elle se contint, et ajouta qu'elle venait pour
présenter ses hommages à Mademoiselle.
« — Mademoiselle a la migraine ou des vapeurs, et
elle ne pourra point recevoir sa marchande de modes.
« Cependant, on va s'en informer ; trois quarts
d'heure s'écoulent, entin Mlle Duport paraît.
« — Mademoiselle permet que l'on entre, dit-elle.
« Voilà Mlle Bertin en présence de l'offensée, qui
reste assise, et ne répond au profond salut qu'on lui
adresse que par un simple mouvement de tête. L'ou-
vrière indignée balbutie un compliment et des excuses ;
lorsqu'elle a terminé :
« — Ma mie, lui dit Mlle Quinault, une créature de
votre condition doit apprendre à être polie et à se ren-
dre aux ordres de ceux ({ui la paient. Que ceci vous
serve de leçon ! Allez (1). »
Toute la morgue du dix-huitième siècle est dans ces
mots. Il est surprenant que Mlle Bertin, avec son carac-
tère ombrageux, fier et indépendant, soit demeurée
fidèle au passé, quand vint la Révolution. 11 est vrai
(1) Comtesse cI'Adhémar. Souvenirs sur Marie-Anloinelle.
36 ROSE BERTIN
qu'elle avait pour la reine Taffection et le dévouement
le plus absolus. Et ceci empêcha cela.
L'aulour des Souvenirs ajoute : « On la congédia
beaucoup plus majestueusement que ne l'aurait lait la
reine. Mlle Bertin se retira la rage au cœur, et si bien
qu'elle a eu une maladie de six semaines. Ce fut, jevous
avoue, un véritable événement, et dont, pendantquinze
jours, toutes les toilettes retentirent.
« Depuis lors, elle se montra d'une politesse extrême
et lorsque, par la force de l'habitude, elle s'oubliait
encore, il suffisait pour la rappeler à Tordre de lui de-
mander des nouvelles de Mlle Quinault (1). »
La mort du roi avait été, par contre-coup, celle du
pouf au sentiment qui se trouva relégué au rang des
choses bonnes tout au plus pour la province. C'est ce
que la baronne d'Oberkirch relate dans ses Mémoires :
« Le deuil du roi, dit-elle, arrêta un peu une nouvelle
mode assez ridicule qui remplaçait les qaesaco, celle des
poufs au sentiment. C'était une coiffure dans laquelle on
introduisait les personnes ou les choses qu'on préférait:
ainsi le portrait de sa fdle, de sa mère, l'image de son
serin, de son chien, etc., tout cela garni des cheveux
de son père ou d'un ami de cœur. C'était incroyable
d'extravagance. Nous n'en voulûmes pas moins nous y
conformer, et la princesse (Dorothée de Wurtemberg)
fit Tespiëglerie de porter tout un jour sur l'oreille une
figure de femme tenant un trousseau de clefs qu'elle as-
sura être Mme Hendel. Celle-ci se trouva très ressem-
blante et faillit en mourir de joie et d'orgueil. » Cette
(1) Comtesse d'Adhémar, Souvenirs sur Marie-Antoinette.
LES DEBUTS D UNE GRANDE MODISTE 37
Mme Hendel était la femme de charge de la princesse
Dorothée au château de iMonthéliard, qu'elle iiabitait.
Somme toute, de l'aveu môme de la baronne d'Ober-
kirch, qui fut, elle aussi, une des clientes de Rose Ber-
tin, cette mode était le comble du ridicule, et bonne,
tout au plus, à des jeux de carnaval. Mais ce comble du
ridicule et du mauvais goût était, en même temps,
celui de la coquetterie qui, par une inexplicable aberra-
tion, semble s'être évertuée aux époques les plus di-
verses, depuis le pouf au sentiment jusqu'aux crinolines,
en passant par les têtes rondes et les robes sans taille
de 180A, à déformer, à enlaidir, à rendre grotesque le
corps féminin, et s'est acharnée, avec un véritable
goût de sauvage, à en cacher les lignes pour le plus
grand profit des femmes ditlornies, mais au grand dom-
mage de la pure beauté.
Il y avait cependant encore des femmes raisonnables
que les excentricités de la mode ne touchaient pas.
« Jamais Epaminondas, César et les autres militaires
que nous appelons héros, écrit la marquise de Créqui,
n'ont tant combiné, tant réfléchi sur l'arrangement
de leurs troupes, à la disposition de leurs armées, aux
événements d'une bataille que les femmes à une coif-
fure nouvelle, à un chapeau élégant, à un bouquet bien
placé et à une garniture qu'on n'a pas encore trouvée.
L'inventeur de ces chitfons a une considération qui n'a
jamais été accordée au mérite.» Cette lettre n'a certai-
nement jamais été connue de Rose, sans quoi, quelle
colère nouvelle ! D'ailleurs la marquise de Créqui ne
parait pas avoir jamais été de ses clientes. « Faut-il
s'étonner, après cela, coutinue-t-elle, si le vrai mérite
38 ROSE BERTIN
reste inconnu ?ll est étoulïé sons les gazes... 11 fanl,
dit-on, être comme les autres. Je crois cet apoph-
tegme très pernicieux. Il faut sans doute éviter la sin-
gularité, mais c'est-à-dire qu'il faut être propre danssa
simplicité, noble dans son goût et modeste dans les
modes, qu'on suit de loin:
La mode est uq tyrau dont rien ne nous délivre;
A son bizarre goût, il faut saccommoder ;
Mais, sous ses folles lois étant forcé de vivre,
Le sage n'est jamais le premier à les suivre
Ni le dernier à les garder (1).»
(1) Ces vers soni du poète Pavillon. V. Annales poétiques, t. XXVII,
p. 64.
Il
l'ère des extravagances (177zi-1777).
Rose Bertin et le chevalier d'Éon
Cependant, la modiste de la jeune Reine était surtout
renommée pour la confection des poufs. Considérant
donc que le pouf au sentiment avait fait son temps, il
fallait imaginer quelque chose de nouveau. L'ingénio-
sité de Rose Bertin la servit à souhait. Elle fit paraître
coup sur coup la coifture à Vlphigénie et le pouf « la
circonstance.
La première de ces inventions s'adaptait fort bien
aux événements. La cour portait le deuil du roi, et
cette coitïureà l'Iphigénie étmi « tout uniment, lisons-
nous dans la Correspondance secrète, une couronne de
fleurs noires, surmontée du croissant de Diane, avec
une espèce de voile qui couvre la moitié du derrière de
la tête ». Le 19 avril 1774 avait eu lieu à Paris la pre-
mière représentation de la tragédie lyrique ù'Iphigénie
en Aulide par Gliick, qui, tout d'abord, avait soulevé
une vive opposition ; mais, Marie-Antoinette avait con-
tribué à la désarmer et à assurer le succès de son
40 ROSE RERTIN
compositeur favori. C'était flatter ses goûts de musi-
cienne que de lui rappeler ainsi le triomphe de la pièce
de Gluck.
Quant (in pouf à la circonstance, il n'était pas autre
chose également qu'une flatterie à l'égard du nouveau
souverain. Mlle Bertin avait tout pour réussir; ne
mettait-elle pas ainsi, au profit de son commerce, les
qualités du meilleur des courtisans? La circonstance
était celle du changement de règne, et le pouf était
ainsi composé : sur la gauche était placé un grand
cyprès garni de soucis noirs, au pied duquel un crêpe
se trouvait disposé de façon à représenter de nom-
breuses racines ; du côté droit, une grosse gerbe de
blé était couchée sur une corne d'abondance d'où sor-
taient, en quantité, des raisins, des melons, des figues
et autres fruits parfaitement imités ; le tout emmêlé
de plumes blanches. Ce n'était pas autre chose qu'un
rébus dont la traduction était celle-ci : Tout en pleu-
rant le feu roi, tandis que la douleur plonge ses
racines les plus profondes au cœur de ses sujets,
on entrevoit déjà les richesses que le nouveau règne
leur promet.
Il existait de ce pouf quelques variantes : Un soleil
levant éclairait un champ de blé où moissonnait l'Espé-
rance. C'était, plus sommairement exprimé, le même
rébus.
hepouf à la circonstance vécut ce que vivent les
roses, et ne tarda pas à se voir remplacé par le pouf à
r inoculation, autre invention de Mlle Berlin.
Le roi avait été inoculé le 18 juin 177/i. Cette pratique
de l'inoculation, en usage depuis des siècles parmi les
l'ère des extravagances (1774-1777) 41
peuples voisins de la mer Caspienne, avait été importée
de Constantinople en Angleterre en 1738 et en France à
partir de 1755. L'opération subie par le roi donna à
l'esprit toujours ingénieux de Mlle Bertin l'idée de
composer un nouveau pouf, qui était bien encore un
pouf rfe circonslance, mais qui prit le nom chirurgical,
au moins bizarre pour un ouvrage de modiste, de pouf
à rinocnlaiion. On y voyait un soleil levant, avec un
olivier chargé de fruits, autour duquel s'enlaç^ait un
serpent qui soutenait une massue enguirlandée de
fleurs. Et cela voulait dire que la médecine, figurée
par le serpent, le classique serpent d'Esculape, possé-
dait la force (la massue) capable de terrasser le monstre
variolique. Quant au soleil levant, il représentait le
jeune roi vers lequel tous les regards étaients tournés,
le jeune roi arrière-petit-fils du Roi-Soleil. Et l'olivier
était le symbole de la paix, en même temps que celui
de la douceur dont les âmes se sentaient pénétrées à la
nouvelle de l'heureux succès de l'opération à laquelle
le roi et les princes s'étaient soumis.
Tout cela n'était pas la simplicité même ; et l'on n'en
était pas encore aux bergeries.
L'opération de l'inoculation avait été suivie d'un
séjour à Marly. Or, Mme Campan, dans ses Mémoires,
place précisément à cette époque la présentation de
Rose Bertin à la reine. Elle n'est pas d'accord, en cela,
avec les faux Souvenirs de Léonard, non plus qu'avec
les Mémoires du temps auxquels l'auteur des Sou-
venirs a emprunté ses anecdotes. Néanmoins il est in-
téressant de voir comment Mme Campan juge l'admis-
sion de la modiste dans l'intimité de Marie-Antoinette :
42 ROSE BERTIN
« Ce fut à ce premier voyage de Marly que Mme la
duchesse de Chartres, depuis duchesse d'Orléans, intro-
duisit, dans l'intérieur de la reine, Mlle Berlin, mar-
chande de modes, devenue fameuse, à cette époque,
par le changement total qu'elle introduisit dans la
parure des dames françaises.
« On peut dire que l'admission d'une marchande de
modes chez la reine, fut suivie de résultats fâcheux
pour Sa Majesté. L'art de la marchande, reçue dans
l'intérieur, en dépit de l'usage qui en éloignait, sans
exception, toutes les personnes de sa classe, lui faci-
litait les moyens de faire adopter, chaque jour, quelque
mode nouvelle. La reine, jusqu'à ce moment, n'avait
développé qu'un goût fort simple pour sa toilette ; elle
commença à en faire une occupation principale ; elle
fut naturellement imitée par toutes les femmes.
« On voulait, à l'instant, avoir la même parure que
la reine, porter ces plumes, ces guirlandes auxquelles
sa beauté, qui était alors dans tout son éclat, prêtait
un charme infini. La dépense des jeunes dames fut
extrêmement augmentée; les mères et les maris en
murmurèrent ; quelques étourdis contractèrent des
dettes ; il y eut de fâcheuses scènes de famille,
plusieurs ménages refroidis ou brouillés ; et le bruit
général fut que la reine ruinerait toutes les dames
françaises... Des caricatures sans nombre, exposées
partout, et dont quelques-unes rappelaient malicieuse-
ment les traits de la souveraine, attaquaient inutile-
ment l'exagération de la mode ; elle ne changea, comme
cela arrive toujours, que par la seule influence de
l'inconstance et du temps. »
l'ère des extravagances (1774-1777) 43
L'introduction de Mlle Bertin dans rintérieur de
Marie-Antoinette fut une petite révolution de palais
contre laquelle les dames d'atours et les femmes de
chambre s'insurgèrent tant qu'elles purent. En effet,
continue Mme Campan, « lorsqu'elle la reine) était
coiffée, elle saluait les dames qui étaient dans sa
chambre et, suivie de ses seules femmes, elle rentrait
dans un cabinet où se trouvait Mlle Bertin qui ne pou-
vait être admise dans la chambre. C'était dans un cabi-
net intérieur qu'elle présentait ses nouvelles et nom-
breuses parures )>.
Mais les femmes de la reine, jalouses de leurs pré-
rogatives, se plaignaient et récriminaient; aussi, lors-
que Louis XVI, un jour de cette aimée 177/i, lui ayant
dit : '( Vous aimez les fleurs, eh bien; j'ai un bouquet à
vous olfrir, c'est le Trianon », la reine ne pensa plus
qu'à s'y sauver pour fuir tous les ennuis d'un céré-
monial qui lui pesait. « Elle songeait à se faire habiller
là, dans sa chambre, par Mlle Bertin, sans être con-
damnée à se réfugier dans un cabinet, par le refus de
ses femmes de laisser entrer Mlle Berlin dans leurs
charges."»
Cependant, la dame d'atours n'eut ([u'à s'incliner de-
vant la volonté royale. Elle n'avait d'ailleurs, à cause
même de ses fonctions, qu'à s'accommoder à la situa-
tion et à vivre, avec la modiste favorite, dans les meil-
leurs termes possibles. La charge de dame datours de
Marie-Antoinette, qui avait été occupée depuis son ar-
rivée en France, en 1770, jusqu'au 15 septembre 1771
par la duchesse de Villars, était, depuis la mort de
celle-ci, passée à la duchesse de Cossé qui la garda jus-
44
ROSE RERTIN
qu'en juin 1775. La princesse de Cliimay lui succéda,
mais, en septembre de la même année, elle céda la place
à Mme de Mailly, (iiii, à son tour, fut remplacée en
1781 par la comtesse d'Ossun.
« Les attributions de la dame d'atours, étaient de
veiller à ce que la l'eine fût décemment habillée, à ce
qu'on lui fournît les robes et vêtements à son usage.
Elle payait les mémoires sur règlement ; cent mille
francs étaient attectés à cette dépense ; on y suppléait
quand des circonstances imprévues Taugmentaient, et
cela arrivait souvent. MmeCampan, qui m'a donné une
note très détaillée de tous ces points d'intérieur, y dit
que la dame d'atours faisait vendre à son protit les
robes, manchons, dentelles et oripeaux : le tout mon-
tait à une forte somme.
« La dame d'atours, dit encore Mme Campan, avait
aussi sous ses ordres une première femme de chambre
pour replier et repasser les objets de toilette, deux
valets de garde-robe et un garçon de garde-robe ; ce
dernier était chargé de transporter à l'appartement des
corbeilles couvertes en taffetas vert, qui contenaient
•-out ce que la reine devait porter dans le jour ; il don-
nait alors à la première femme de chambre un livre,
sur lequel étaient attachés des échantillons de robes,
grands habits, robes-déshabillés, etc. Une petite portion
de la garniture indiquait de quel genre elle était. La
première femme de chambre présentait ce livre au
réveil de la reine, avec une pelote. Sa Majesté plaçait
des épingles surtout ce qu'elle désirait pour la journée :
une sur le grand habit, une sur la robe-déshabillé de
l'après-midi, et une sur la robe parée pour l'heure du
l'ère des extravagances (1774-1777) '15
jeu ou le souper des petits appartements. On reportait
ce livre à la garde-robe, et bientôt, on voyait arriver
ce que Sa Majesté avait choisi (1). »
Un de ces registres d'échantillons existe encore ; il
est conservé aux Archives Nationales et concerne la
toilette de Marie-Antoinette en 1782.
« Aussitôt la toilette terminée, on faisait entrer les
valets et garçons de garde-robe, qui remportaient les
objets inutiles à la garde-robe, où ils étaient reployés,
suspendus, revus, nettoyés avec un ordre et un soin si
étonnants, que les robes, mêmes réformées, avaient tout
l'éclat du neuf.
« La garde-robe des atours consistait en trois
grandes pièces environnées d'armoires, les unes à
coulisses, les autres à porte-manteaux ; de grandes
tables, dans chacune de ces pièces, servaient à étendre
les robes, les habits, et aies reployer.
« La reine avait ordinairement pour l'hiver douze
grands habits, douze petites robes, dites de fantaisie et
douze robes riches sur paniers, qu'elle portait pour le
jeu, ou le souper des petits appartements.
« Les parures de l'été et du printemps servaient
l'automne. Toutes ces parures étaient réformées à la fin
de chaque saison, à moins que Sa Majesté n'en fit
conserver quelques-unes, auxquelles elle tenait. On ne
parle point des robes de mousseline, percale, ou autres
de ce genre : l'usage en était récent, et elles n'en-
traient pas dans le nombre de celles fournies à chaque
(1) Comtesse d'ADiiûuAVi,Souvenirs sur Marie-Antoinelte. Paris,lS3(>,
t. III.
46 ROSE BERTIN
saison ; on les faisait servir plusieurs années (1). »
En effet, à la cour de France, tout était tradition, au
point que « telle étotïe était atïectée à l'habillement
d'hiver, et telle autre à celui de l'été. Le luxe même a
poussé le rafinement jusqu'à prescrire le temps où de-
vaient se montrer les couleurs dans la parure. Ainsi
l'or ne doit briller qu'au milieu des glaces, tandis que
l'argent se porte pendant la canicule. Celui qui aurait
paru dans la galerie de Versailles avec un tout autre
habit que celui de la saison, eût été regardé comme un
homme sans usage et de mauvais ton (2) ».
Mlle Bertin a-t-elle approché Marie-Antoinette, lors-
qu'elle était dauphine ou, en 177/i, après la mort de
Louis XV ? Il semble à première vue, que l'exactitude
devrait se trouver plutôt sous la plume de Mme Cam-
pan, dont les fonctions lui permettaient de connaître,
très en détail, les menus faits de l'existence journalière
de la reine. Mais, il est bon de faire remarquer que
Mlle Bertin a pu fort bien être présentée à titre de
marchande de modes à Marie-Antoinette, lorsqu'elle
était dauphine, sans pour cela avoir obtenu alors ses
grandes et ses petites entrées dans le cabinet de la prin-
cesse. En tous cas, il est constant que c'est à dater de
177/i que Rose Bertin vint régulièrement, deux fois par
semaine, présenter ses inventions à ia reine. Et il en fut
ainsi sans interruption jusqu'après la journée du G oc-
tobre, sauf cependant pendant le premier mois qui suivit
la mort de l'impératrice Marie-Thérèse.
Cela coûtait beaucoup de temps à Mlle Berlin. Elle
(1) Comtesse (I'Adhémar, Souvenirs sur Marie-Anloinelte.
(2) Roussel d'Epinal, le Château des Tuileries.
l'ère des extravagances (1774-1777) 47
avisa donc sa clientèle, que désormais on la trouverait
chez elle à des jours désignés, niais qu'elle se voyjut
obligée de ne plus se rendre en personne chez ses
clientes. La façon dont elle s'y prit pour les informer
de cette décision, n'était peut-être pas fort habile, elle
le lit peut-être avec un peu de hauteur, — dailleurs elle
avait le caractère hautain, c'est incontestable, — car
elle exaspéra toutes les élégantes de Paris, et si ses ma-
gasins ne devinrent pas déserts du coup, c'est qu'il était
de bon ton d'avoir pour faiseuse de modes la modiste de
la reine.
Si Rose avait su plaire k Marie-Antoinette, à la du-
chesse de Chartres, à la princesse de Conti, ses façons
n'étaientpas du goût de toutes les dames qui avaient des
rapports avec elle. Voici, en effet, comment, l'apprécie
dans ses Mémoires, la baronne d'Oberkirch :
« Le jargon de cette demoiselle était fort divertissant;
c'était un singulier mélange de hauteur et de bassesse,
qui frisait l'impertinence quana on ne la tenait pas de
très court, et qui devenait insoleni pour peu qu'on ne la
clouât pas à sa place. »
Cependant la reine avait été la première à porter le
pouf à l'inoculation et bientôt elle fut imitée par
toutes les femmes de la cour. Mlle Bertin ne suffisait
plus à la fourniture. Elle avait trente ouvrières qui ne
faisaient que cela ; mais chacune de ces coiffures lui
rapportait dix louis, ce qui était un assez bon prix.
Cet empressement à saisir le fait marquant Tévéne-
ment du jour, l'actualité, pour en timbrer sa marchan-
dise, caractérisa tout particulièrement le commerce
de la grande modiste, qu'imitaient dailleurs ses cou-
48 ROSE BERTIN
ciirrenls oi concurrentes de plus en plus nombreux, et
au premier rang desquels se plaçait le célèbre Beau-
lard. A ce propos, quelrpies années plus lard, en 1786,
un journal spécial qui s'intitulait le Cabinet de modes
pouvait écrire avec beaucoup de justesse: « La mode,
que ses détracteurs ont appelée : légère, inconstante,
volage, frivole, est pourtant fixe dans ses principes...
Nous la voyons constante à saisir tous les événements
remarquables, à se les approprier, à les consigner
dans ses annales, à les éterniser dans la mémoire.
Quels grands événements, quels hauts faits de nos guer-
riers, de nos magistrats même n'a-t-elle pas publiés ?
Si les d'Eslaing, les d'Orvilliers ont vaincu, ne l'a-
t-elle point annoncé ? n"a-t-elle point voulu que les
dames portassent sur leurs têtes des signes en mémoire
de leur triomphe, et, qu'entrant ainsi par l'extrémité
de leur corps, le souvenir s'en gravât profondément
dans leur cœur? N'a-t-elle point appris à toute l'Europe
le succès de Figaro ? Sous combien de formes n'a-
t-elle point reproduit Janot ? Le seul Cagliostro, de-
venu plus fameux par son procès que par son éternité
mensongère, n"a-t-il pas vu la mode faire connaître
son existence de l'un à l'autre hémisphère?... Nous nous
flattons que l'on ne nous refusera pas l'aveu que le Cabi-
net de modes peut devenir utile, môme aux Historiens. »
Le rédacteur du Cabinet de modes était dans son
rôle en vantant ainsi les mérites de la mode, qui
n'était pas toujours pareillement appréciée. 11 suffira
pour s'en convaincre de lire les lignes que, dans sa Cor-
respondance littéraire, Meister écrivait au mois de no-
vembre de 177/i :
I HU'liniJir.jac Xalioiiale.)
MISS c:oni:in(;li-: olt of opéra
l'ère des extravagances (1774-1777) 49
« Si jamais l'on fait un ouvrage (le morale pour nos
jeunes Parisiennes, je demande en grâce à son auteur
de tomber à bras raccourcis sur l'extravagance des
coilïurcs, et surtout sur le mauvais goût du sieur
Beaulard, qui est le grand inventeur de toutes ces sot-
tises.
« Cet homme se metàla torture pour représenter sur
ia tête des jeunes femmes, soit au naturel, soit allégo-
riquement, les articles les plus importants des gazettes.
On voit sur un bonnet la rentrée du parlement, sur un
autre la bataille d'ivry et Henri IV, ou bien un jardin
anglais, et entîn tous les événements anciens et mo-
dernes. Il arrive aussi que, la coiffure ne se trouvant
plus d'accord avec les habillements, on en invente de
plus pittoresques, et qu'insensiblement les femmes
vont se trouver vêtues en personnages de théâtre, et il
ne restera de ressource pour les habits de bal, qui doi-
vent difitérerde ceux delà société, que le bonnet de nuit
et le manteau de lit. »
Ces récriminations n'empêchaient pourtant rien à la
vogue de Beaulard, non plus qu'à celle de Mlle Berlin
qui aurait pu en prendre largement sa part, car elle était
coupable d'au moins autant de conceptions extrava-
gantes du môme goût ; or ses poufs gardaient toujours
une renommée sans égale.
Mlle Berlin ne voyait pas d'un bon œil la renommée
de son rival Beaulard. Elle vint un jour, les larmes aux
yeux, se plaindre chez la reine des faveurs dont il était
l'objet de la part de plusieurs grandes dames. Il est
vrai qu'elle avait lieu de se montrer inquiète de son suc-
cès, car c'était un homme de beaucoup d'imagination
60 ROSE BERTIN
(lui, lorsdela mo(I(3 des poufs auseiitinicnt, en composa
de Tort originaux, capables de rivaliser avec ceux de la
rueSaint-Honoré, et dont la réputation devint considé-
rable, lorsqu'il eut imaginé le curieux bonnet dit à la
bonne maman.
Dans les Souvenirs sur Marie- Antoinetle par la
comtesse d'Adhémar, on lit, au sujet du célèbre Beau-
lard, l'anecdote suivante :
« Une étrangère arrive chez lui.
« — Monsieur, dit-elle, je désire que vous inventiez
pour moi un bonnet distingué ; je suis Anglaise, veuve
d'un amiral ; je n'ai rien à ajouter ; votre goût lera le
reste.
« L'habile modiste combine, réfléchit, se met à
l'œuvre et, deux jours après, il apporte à la Hère insu-
laire un bonnet réellement divin. Avec de la gaze bouil-
lonnée, il avait représenté une mer agitée, et, au
moyen de rubans taillés, et d'autres brimborions, on
voyait voguer une flotte portant pavillon de deuil à
cause de la viduiLé de la dame. Lorsqu'elle parut avec
ce merveilleux travail, on poussa des cris d'admiration,
ajuste titre ; mais ce qui compléta la vogue de Beau-
lard, fut un bonnet confectionné par lui, appelé à la
bonne maman.
« Pour en bien faire apprécier le mérite, il faut sa-
voir que les grand'mères, et en général toute la vieille
cour, désapprouvaient la hauteur des coiffures mo-
dernes ; en conséquence, les bonnets à la bonne ma-
man/di l'aide d'un ressort, s'élevaient à la dimension
exigée parla mode, et s'abaissaient à volonté, dès que
paraissait une aïeule de mauvaise humeur. Toutes les
LÈRE DKS EXTRAVAGANCES (l 77^-1777) 51
jeunes femmes désirèrent en avoir, et Mlle Bertin ne
pardonna à aucune de ses pratiques rinlidélité momenta-
née qu'elles lui firent pour les colifichets de Beaulard. »
Cependant, toutes ces futilités et plusieurs anec-
dotes qui se racontaient, nuisaient à Marie-Antoinette
qu'elles exposaient aux critiques les plus virulentes.
D'abord ((Mesdames Tantes, nous apprend Soulavie (i),
qui ne pouvaient se résoudre à prendre ces modes ex-
travagantes, ni à se modeler cliaque jour sur la reine,
appelaient ses plumes un ornement de chevaux ». Mais
ce n'était qu'un mot. L'ai3bé Bandeau, dans sa Chroni-
que secrète de Paris sous Louis XVI, nous en
apprend bien davantage : « On tire à boulets rouges sur
la reine, écrit-il à la date du 11 juillet i77/i, il n'y a pas
d'horreurs qu'on n'en débite et les plus contradictoires
sont admises par certaines gens. »
Il eût été bien extraordinaire que Rose Bertiu échap-
pât aux malignités, aux méchancetés qui étaient la
monnaie courante de l'esprit de ce siècle pervers, in-
constant et malfaisant. Aussi ne sommes-nous point
étonnés de lire, dans le livre de Soulavie, ces lignes :
« On lui reprocha (à Marie-Antoinette) des liaisons se-
crètes avec Mlle Bertin, marchande de modes de la capi-
tale, avec les demoiselles Guimard, Renaud et Gentil »,
sans compter les autres, bien entendu. 11 suffisait d'une
plaisanterie, d'une marque d'intérêt, d'un sourire ou d'un
mot de la reine, pour que l'imagination des libellistes, à
la solde de Mme Adélaïde en particulier, accouchât des
plus invraisemblables histoires.
(1) Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, t. II.
Paris, an X.
52 ROSE BERÏIN
Uose Berlin, dont l'art était, on la vu, si peu goûté
par Mesdames Tantes, ne pouvait échapper aux traits,
peu galants ceux-ci, des folliculaires que soudoyait la
coterie anti-autrichienne, à la tète de laquelle s'étaient
mises les bonnes Tantes. Cela n empêchait pas d'ailleurs
les dames d^ionneur de Mme Adélaïde de s'adressera
Mlle Hcrtin ; Mme de Béon fut de ce nombre.
Il faut dire cependant, pour l'excuse de leur mau-
vaise humeur, que Marie-Antoinette n'était pas sans
prêter à la critique, par maintes inconséquences et
maints travers dont le moindre n'était pas son goût de
la dépense. En octobre 177/i, sa cassette fut portée de
96.000 livres à 200.000 et cela ne tarda pas à devenir in-
suffisant pour ses goûts dispendieux.
Les bruits qu'on faisait courir sur le compte de la
modiste ne nuisaient cependant point à son commerce,
et il était toujours de bon ton de se faire habiller dans
sa maison.
Le comte Auguste de la Marck, pi'ince d'Arenberg,
ayant épousé, le 23 novembre 177/i, Mlle de Cernay
celle-ci se fit garnir le mois suivant un habit à la musul-
mane, et quelque temps après un habit à la Henri IV
chez Rose Bertin. A la même époque elle fournissait, à
Bruxelles, la princesse de Stolberg.
L'hiver de 177/i-75 fut très brillant ; il y eut des bals
chez la reine et les affaires s'en ressentirent heureuse-
ment. Le 26 décembre et le 9 janvier notamment, ces
bals furent particulièrement réussis. Au bal du 9 jan-
vier, il y eut des quadrilles de masques en habillements
norvégiens et lapons.
La reine avait donné l'exemple ; la noblesse suivit et
l'ère des extravagances (1774-1777) 53
on vit à Versailles de fort brillantes réunions. Mercy-
Ârgenteau écrivait à ce sujet le 20 février 1775 à Timpé-
ratrice Marie-Thérèse : «La comtesse de Brionne ayant
donné un bal particulier chez elle à Versailles, après
minuit, la Reine, Monsieur et Madame et M. le comte
d'Artois, voulurent honorer cette fête de leur présence,
et s'y rendirent sans que la comtesse de Brionne eût
lieu de s'y attendre. Cela devint l'objet de quatre qua-
drilles : la première était vêtue dans l'ancien habille-
ment français, la seconde représentait des saltim-
banques, la troisième, qui était celle de la reine, avait
des habillements tyroliens, et la quatrième était sous
un habillement indien. Cette mascarade, ayant si bien
réussi, la reine voulut qu'elle fût répétée la semaine
suivante au bal de nuit qui eut lieu à Versailles le
23 janvier dans la petite salle des spectacles. »
Après l'ère des poufs étranges, celle des plumes
énormes. Elle s'ouvre avec l'année 1775. L'auteur de la
Correspondance secrète, le 9 janvier de cette année,
notait :
« La Reine a imaginé pour ses courses de traîneaux
une parure de tête qui, se combinant très bien avec
les qiiesaco, porte les coiffures des femmes à une
hauteur prodigieuse : plusieurs de ces coiffures repré-
sentent des montagnes élevées, des prairies émaillées,
des ruisseaux argentins, des forêts, enfin un jardin à
l'anglaise ; un panache immense soutient tout l'édifice
par derrière. Ces panaches, qu'on renouvelloit tous les
jours, ont frappé le Roi avant-hier, et, pour témoigner
d'une manière galante qu'ils lui déplaisaient, Sa Majesté
64 ROSE RERTIN
a présenté à son épouse une magnifique aigrette de
diamans, en lui disant : « Je vous prie de vous borner
à cet ornement, dont même vos charmes n'ont pas
besoin; ce présent doit vous être d'autant plus agréable
(|u'il n'augmente point mes dépenses, puisqu'il n'est
composé que de diamans que j'avois étant Dauphin. »
De cette aventure nos femmes vont sans doute simpli-
fier leur ajustement.
<c On est forcé de convenir cependant que les im-
menses et coûteuses coiffures qui se sont introduites
augmentent singulièrement les produits de notre com-
merce. C'est un empire d'industrie qui devient trop
intéressant à la France pour qu'elle ne doive pas s'en
applaudir. La toilette d'une femme devient en ce pays
une affaire de politique par son influence sur le com-
merce et les manufactures. »
Ces conclusions économiques sont intéressantes. On
verra quelle fut l'importance à la fois heureuse et néfaste
de ce commerce de modes, auquel l'imagination de
Mlle Bertin avait une part certainement bien plus grande
que celle de la reine. Elle proposait et Marie-Antoinette
ratifiait. Tout cela augmentait naturellement le mouve-
ment des affaires, pour certaines corporations tout au
moins, car d'autres, au contraire, voyaient leurs intérêts
lésés, et s'en plaignaient amèrement, ce que constatent
les contemporains.
« Une marchande de modes, admise dans l'intérieur
de Marie-Antoinette à la grande stupeur de tout ce qui
garde quelque reste de culte à l'étiquette, Mlle Bertin,
devient un personnage historique. Son influence ébranle
tout le système de nos vieilles industries en achevant la
l'ère des extravagances (1774-1777) 5ô
révolution comniencée par laPompadouret la duBarrj^,
et en substituant à la solide magnificence des anciennes
étolTes un laxe .éger, frivole et fantasque. Tantôt la
reine, et après elle toutes les beautés à la mode
affectent une exirôme simplicité et empruntent la légère
robe blanche de leurs femmes de chambre ; tantôt elles
s'affublent de costumes de théâtre, d'immenses pa-
naches ; elles élèvent sur leur tête un gigantesque écha-
faudage de gaze, de fleurs, de plumes, si bien qu'une
femme, comme le montrent les caricatures du temps,
a la tète au milieu du corps, et que tout cercle a l'air
d'un extravagant bal travesti.
« Les salons rient de la mode, tout en lui obéissant;
les ateliers crient que r Autrichienne ruine nos fa-
briques lyonnaises, nos belles manufactures de soieries,
pour enrichir les fabriques de linon brabançonnes et les
sujets de son frère Joseph II (1). »
Ces récriminations étaient excessives, en ce sens
qu'il n'y avait pas que le Brabant qui possédât des ma-
nufactures de linon; il y en avait aussi et de très impor-
tantes dans les provinces françaises, notamment en
Flandre, où se trouvaient plusieurs contres de fabrica-
tion réputés.
Tant de succès n"éLait pas l'ait pour diminuer l'orgueil
de la modiste de la rue Saint-Honoré. Elle aimait à dire,
lorsqu'elle sortait do chez la Reine : « Je viens de
travailler avec Sa Majesté, » et à parler de ses « entre-
vues » avec elle. Il est vrai que Marie-Antoinette la
traitait avec une grande familiarité, que sa porte lui
(1) Henri Martîn, Ilisloire de France, t. XV'I, 1860.
56 ROSE BERTIN
était ouverte à toute heure, et que Timporiance qu'elle
accordail, tout au moins au débuldu rè^ne de Louis XVI,
cl avant la naissance du premier dauphin, en 1781, à
tout ce qui concernait la toilette, donnait par là même
une iKjn iiu/indre importance à sa faiseuse de modes.
On raconte qu'un jour une dame appartenant à la plus
haute aristocratie vint la trouver pour lui réclamer une
commande, déjà ancienne et que Mlle Bertin ne livrait
pas. « Je ne puis vous satisfaire, lui dit la modiste
avec une majesté plutôt comique ; dans le conseil tenu
dernièrement chez la reine, nous avons décidé que ces
modes ne paraîtraient que le mois prochain. »
Un autre incident analogue se produisit dans les
magasins de la rue Saint-Honoré. Un jour, une des
clientes habituelles de la maison se présente pour
demander des bonnets qu'une de ses amies de pro-
vince l'avait chargée d'acheter, à la dernière mode,
chez la célèbre Mlle Bertin. La cliente avait demandé
à voir la patronne en personne, que d'ailleurs elle
connaissait. Elle ne fut introduite qu'au bout d'un
moment et trouva Rose Bertin étendue sur une chaise
longue, dans un négligé des plus coquets. Celle-ci
accueillit sa cliente d'un simple signe de tête, et, après
avoir écouté les motifs de sa visite, tira le ruban de sa
sonnette. Immédiatement, une jeune employée ouvrit la
porte : « Mademoiselle Adélaïde, donnez à Madame, dit
Rose Bertin, des bonnets d'un mois. » A cette époque
où les modes changeaient à propos de tout et de rien,
du jour au lendemain, les bonnets d'un mois pouvaient
passer presque p'our des rossignols. Aussi, otïusquée,
la cliente de se récrier, de dire qu'elle veut tout ce
( Biblioilu'ijui' Nationale . j
MARIE-THKRESE-LOl ISE DE SAVOIE CAIUGNAN
Princossi- di; Lamkali.k.
l'ère des extravagances (1774-1777) 57
qu'il y a de plus nouveau. Mais, d'un geste de sous-
reine, quelle pratiquait avec une amusante dignité,
Rose Berlin coupe court à ses réclamations. « Madame,
reprend-elle, cela n'est pas possible. Dans mon dernier
travail avec Sa Majesté, nous avons arrêté que les plus
modernes ne paraîtraient que dans huit jours. »
Il n'est pas étonnant qu'après de telles répliques, qui,
naturellement, eurent vite fait le tour des salons et des
boudoirs, on n'appelait plus Rose Rcrtin autrement que
le Ministre de la mode. 11 est vrai que, par opposition,
on traita de marchands de modes, les ministres du
temps qui manquaient totalement d'esprit de suite, et
ne semblaient se complaire qu'à de perpétuels chan-
gements.
Mlle Bertin, ministre de la mode, coûtait d'ailleurs
plus cher qu'un secrétaire d'État.
En etïet, l'influence qu'elle exerçait sur la reine
entraîna celle-ci dès la première année de son règne à
des dépenses de toilette auxquelles elle était toute
disposée, et qui s'élevèrent rapidement à un chiffre
considérable. Elle s'endetta même, cette année-là, de
la somme exorbitante et réellement incroyable de
300.000 livres à l'insu du roi. De ces 300.000 livres,
bien entendu, une grande partie lui était réclamée par
des notes de couturières, coiffeurs, plumassières, par-
fumeurs et autres trafiquants de la coquetterie féminine.
Mais, de tous ces fournisseurs, aucun n'était plus con-
sulté, plus écouté et même plus aimé que la petite
Bertin.
Cependant, quoiqu'elle en prît à son aise avec sa
cUentèle, même la plus aristocratique. Rose ne négli-
58 ROSE BERTIN
gcait pas le côté affaires et les intérêts de sa maison.
Tous les mois, elle expédiait dans les conrs du Nord
une poupée habillée à la dernière mode française. Elle
faisait notamment des alîaires en Russie. Elle en faisait
aussi en Espagne, et en Portugal, et sa réputation, a-
t-on dit, n'avait alors de limites que celles de TEurope.
Mercier, dans son Tableau de Paris, parlant des
marchandes de modes, mentionne l'existence de la
poupée de la rue Saint-Honoré et nous trace cet amu-
sant croquis :
<( Rien, dit-il, n'égale la gravité d'une marchande de
modes combinant des poufs, et donnant à des gazes et
des fleurs une valeur centuple. Toutes les semaines
vous voyez naître une forme nouvelle dans l'édifice des
bonnets. L'invention, en cette partie, fait à son auteur
un nom célèbre. Les femmes ont un respect profond
et senti pour les génies heureux qui varient les avan-
tages de leur beauté et de leur figure,
« La dépense des modes excède aujourd'hui celle de
la table et celle des équipages. L'infortuné mari ne peut
jamais calculer à quel prix monteront ces fantaisies
changeantes ; et il a besoin de ressources promptes
pour parer à ces caprices inattendus. Il serait montré
au doigt s'il ne payait pas ces futilités aussi exacte-
ment que le boucher ou le boulanger.
« C'est à Paris que les profondes inventrices en ce
genre donnent des lois à l'univers. La fameuse poupée,
le mannequin précieux affublé des modes les plus
nouvelles, enfin le prolohjpe inspiraieur passe de
Paris àLondreè tous les mois, et va de là répandre ses
grâces dans toute l'Europe, il va au nord et au midi;
l'ère des extravagances (1774-1777) sa
il pénètre à Constantinople et à Pétersbourg ; et le pli
qu'a donné une main française, se répète chez toutes les
nations, humbles observatrices du goût de la rue Saint-
Honoré !
« J'ai connu un étranger qui ne voulait pas croire à
la poupée de la rue Saint-Bonoré, que l'on envoie
régulièrement dans le nord, y porter le modèle de la
coiffure nouvelle ; tandis que le second tome de cette
même poupée va au fond de l'Italie, et, de là, se fait
jour jusque dans l'intérieur du serrail. Je l'ai con-
duit, cet incrédule, dans la fameuse boutique ; et il
a vu de ses yeux, et il a touché ; et en touchant, il
semblait douter encore, tout cela lui paraissait vrai-
ment incroyable. »
Mercier ne nous apparaît pas comme très enthousiaste
de tous les excès de dépenses auxciuelles se laissaient
entraîner ses belles contemporaines. Beaucoup de gens,
aux goût plus simples, gens de bon goût tout simple-
ment, se disaient que tant d'excentricités ne pouvaient
plaire longtemps, que tout cela ne durerait pas, et qu'on
en reviendrait bientôt à plus de naturel. C'était une
illusion; et l'auteur de la Correspondance secrète se
trompait beaucoup le jour où, relatant le cadeau que
Louis XVI fit à Marie-Antoinette d'une aigrette de dia-
mants, pour tâcher de détourner son goût des panaches,
il ajoutait: « De cette aventure, nos femmes vont sans
doute simplifier leur ajustement. »
Il n'en fut rien ; bien au contraire. Dès le mois sui-
vant, février 1775, il est obligé de constater l'erreur de
ses prévisions :
« La coiffure de nos femmes s'élève de plus en plus.
60 ROSE BERTIN
écrit-il; ot, à ce moment, telle coilïïire qu'on eut, il y
a quelques mois, regardée comme ridiculement liaute
n'est déjà plus supportable, même dans la bourgeoisie.
Les femmes de qualité portent des panaches de deux
et trois pieds de hauteur, et c'est la rinne qui en donne
l'exemple. Le vendredi 17 de ce mois, l'archiduc Maxi-
milien honora l'Opéra de sa présence, et ne dut pas
être peu surpris de s'y trouver au milieu d'une forêt
de plumes. »
La caricature avait beau jeu. La chanson trouvait
matière à s'exercer sur les ridicules de la mode et le
goût des panaches. Le comte d'Âdhémar, entre autres,
composait la chanson suivante :
Air : Pour la baronne
Je prends la plume
Pour célébrer les grands plumets.
Partage l'ardeur qui mallume,
Muse, préside à mes couplets :
Je prends la plume.
C'est à la i)lume
Que la France doit sa grandeur.
Henri, dont c'était la coutume,
Criait dans le champ de Ihonneur :
C'est à la plume.
C'est à la plume
Qu'on doit souvent tout son bonheur;
Quand sur le feu qui nouscons: me
I.a bouche explique mal le cœur,
C'est à la plume.
Charmantes plumes
Couvrez les fronts, troublez les cœurs,
Malgré leurs froides amertumes,
Vous régnerez sur vos censeurs,
Charmantes plumes.
l'ère des extravagances (lyjViyj?) Cl
Toutes les plumes
Ramenant la fidélité ;
Amans volages que nous fûmes,
L'amour quitta pour la beauté
Toutes les plumes.
Dessus la plume,
Quoiqu'il soit doux de discourir,
11 est minuit, et je présume
Qu'il est plus doux de s'établir
Dessus la plume.
Cette auli'e chanson, qui a un peu plus de caractère,
appartient à la même époque ; mais l'auteur nous est
inconnu ; elle se chantait sur Tair : Béueillez-uoiis,
belle endormie.
Oui, sur la tète de nos dames
Laissons les panaches flotter.
Ils sont analogues aux femmes,
Elles font bien de les porter.
La femme se peint elle-même
Dans ce frivole ajustement ;
La plume vole, elle est l'emblème
De ce sexe trop inconstant.
Des femmes on sait la coutume,
Vous font-elles quelque serment /
Fiez-vous-y ; comme la plume,
Autant en emporte le vent.
La femme aussi de haut plumage
Se pare au pays des Incas,
Mais là les beautés sont sauvages
Et les nôtres ne le sont pas.
Tandis que d'un panache, en France,
Un époux orne sa moitié.
D'un autre, avec reconnaissance.
Par elle, il est gratifié.
52 ROSE BKRTIN
On continuait à reprocher vivement à Marie-Antoi-
nette la façon familière avec laquelle elle traitait sa
modiste. Une histoire assez amusante, qui se passa
pendant les premiers mois de 1775, justifiait assez cette
critique :
Richard, premier président au Parlement de Dijon,
avait une fille qui, au titre de chanoinesse, devait re-
cevoir un cordon que la reine avait promis de lui re-
mettre elle-même. Il s'agissait d'une petite cérémonie,
à laquelle Mme Richard, la chanoinesse, attachait, bien
entendu, la plus grande importance.
Au jour convenu, la reine avait tout à fait oublié sa
promesse, si bien qu'elle venait de congédier Mmed'Os-
sun et Mme de Misery qui 'Paient de service auprès
d'elle : et, il ne restait plus dans son appartement que
Mlle Bertin, qui était venue pour quelques travaux de
son métier, lorsque, tout à coup, Marie-Antoinette se
souvint de Mme Richard qui allait arr iver, qui ne pouvait
plus être loin et qu'on allait annoncer d'un moment à
l'autre. Que faire ? Marie-Antoinette ne l'ut pas longue à
trouver un expédient. Jamais Mme Richard n'avait mis
le pied à Versailles, jamais elle ne l'y mettrait plus sans
doute, et toutes les figures de la cour lui étaient in-
connues. La Reine entraîna Rose Bertin dans son cabi-
net, lui fit revêtir un de ses costumes et lui fit, en trois
mots, la petite leçon nécessaire pour la mettre au cou-
rant du rôle qu'elle devait jouer dans la cérémonie. Il
s'agissait d'ailleurs de peu de chose, il suffisait de tenir
sur un bassin qu'où devait apporter à cet effet le cordon
et la croix que la reine y prendrait elle-même pour les
passer au cou de la nouvelle abbesse.
l'ère des extravagances (1774-1777) 63
Il est inutile de dire si la toilette de Rose Bertin se
fit au milieu des rires et des plaisanteries.
Cependant, on introduisit la chanoinesse ; Marie-
Antoinette et Rose Bertin avaient repris toute leur di-
gnité et tout leur sérieux ; et la petite cérémonie se pas-
sa, sans que Mme Richard soupçonnât un instant que
la dame d'honneur n'était qu'une marchande de modes.
C'est à cette époque qu'on vit apparaître les Bon-
nets à la révolte. Au début du mois de mai 1775, la
cherté des farines avait occasionné des troubles et
même le 3, à Paris, des boulangeries avaient été pillées.
Ainsi même les malheurs du peuple étaient prétextes
aux fantaisies de la mode. On porta, en outre les bon-
nets les plus variés, ornés de rubans, comme le Bon-
net à la laitière, ou de fleurs. On mettait des guirlandes
de roses et d'acacia, etc., sur des bonnets qui se
payaient 50 livres. Le Bonnet négligé à la reine ^ le Bon-
net à la paysanne avaient un grand succès.
Mais un événement qui aftecta vivement la grande
modiste se produisit le 27 mai 1775.
La princesse de Conti, qui avait conduit la fortune
de Rose, qui l'avait, en quelque sorte, prise par la
main à la porte de l'atelier du Trait galant pour la
conduire jusqu'au Palais de Versailles, avec l'étape du
Palais-Royal, qui aurait suffi à plus d'une ambition, la
vieille princesse — elle avait 81 ans — mourut à Paris.
Quel coup pour Mlle Bertin! Elle ne pouvait songer sans
attendrissement au jour où, les mains gourdes et les
pieds glacés, elle avait, devant le beau feu qui flambait
dans la cheminée de la grand'salle de l'hôtel de Conti,
devisé familièrement avec la bonne douairière, sans se
04 ROSE BERTIN
douter (nfclle parlait à l'une des plus puissantes prin-
cesses de la noblesse française. Mais elle fut vite re-
prise par le tourbillon de la vie.
Le travail alors ne chômait pas dans l'atelier de la
rue Saint-Honoré ; les commandes abondaient ; il fal-
lait être prêt pour le sacre du roi dont la date avait été
fixée au 10 juin.
Rose Bertin suivit-elle ou ne suivit-elle pas la reine à
Reims ? Les Souvenirs de Léonard l'affirment, mais
nous savons qu'il faut ajouter peu de foi aux allégations
de l'auteur de cet ouvrage.
Toujours est-il que cette cérémonie ne fut qu'une
trêve momentanée aux extravagances des panaches et
des hautes coiffures qui reprirent de plus belle, dès que
la reine fut de retour à Versailles.
La critique s'exerçait avec une verve de plus en
plus mordante contre toutes ces excentricités, et
contre la reine en particulier. Et le rédacteur du Ca-
binet de Modes était bien clairvoyant lorsqu'il écrivait
ces mots qui, au premier abord, pouvaient sembler pré-
tentieux : «Nous nous flattons que Ton ne nous refusera
pas l'aveu que le Cabinet de Modes peut devenir utile
même aux historiens. »
Le rédacteur du Cabinet de Modes prévoyait l'ave-
nir. Il avait conscience de travailler, non seulement
pour les caillettes de son temps, mais pour les histo-
riens futurs, et il avait raison. Il avait raison, mais
pourquoi ? Parce que toutes ces futilités, tout ce luxe
débordant, inutile, absurde étaient le chancre de l'épo-
que, d'une époque où tout, un geste, un chiffon, un
rien, était remarqué, étudié, censuré ; où, dans toutes
1776
( Musi'c Carnavalet.)
JEUNE BOLUGEOISE vêtue d'une polonoisc, avec un lahlier de mousse-
line des Indes brodé. Elle est loiliée d'un bonnet 1/2 négligé dit Le lever
[ de la Reine. (Desrais del. Voysaiu) se.)
l'ère des extravagances (1774-1777) 65
les classes sociales, bouillonnait un ferment terrible,
fait de toutes les colères, de toutes les rancunes, de
toutes les rages d'un peuple qu'écrasait le luxe inso-
lent, la dissolution effrontée d'une aristocratie in-
consciente, folle de plaisirs, aveuglée d'orgueil, grisée
d'elle-même au point de ne plus voir, et de ne plus
entendre la marée qui montait...
Et cependant, dans sa capitale lointaine, loin des
rumeurs et des menaces qui influencent le jugement, et
des courtisans intéressés qui le trompent, l'impératrice
Marie-Thérèse prenait conscience des dangers que
courait la Reine de France ; elle voyait ; elle voyait
clair. Et elle aussi avait raison, cette femme remar-
quable, cette mère prévoyante et sage, lorsque, ayant
reçu de sa fille un portrait tout empanaché, dans le
style de Mlle Bertin, elle le lui renvoyait avec ces sim-
ples mots, par l'entremise de son ambassadeur, le
comte de Mercy-Argenteau : « Non, ce n'est pas là le
portrait d'une Reine de France, il y a eu erreur; c'est
celui d'une actrice. »
La leçon était sévère. N'était-elle point méritée ?
L'impératrice d'Autriche n'était-elle pas plus clair-
voyante hors et loin de France que sa fille, que son
gendre lui-même en pleine cour de Versailles, des
dangers qui les environnaient ? N'avait-elle point com-
pris que le gouvernement du feu roi avait fortement
compromis la monarchie? qu'un rien pouvait faire dé-
border la coupe des amertumes pleine, et qu'une
Reine de France, après le règne occulte et dispendieux
d'une DuBarry, devait payer et effacer de ses vertus, de
son économie, de sa simplicité les grosses notes de la
eo ROSE BERTIN
courtisane que le peuple réglait en somme pour le
compte (lu roi ?
D'ailleurs, la leçon que Marie-Thérèse donnait à sa
fille ne servit absolument à rien ; et c'est encore dans
les Mémoires secrets, sous la date du 19 août 1775, que
nous en trouvons la preuve. « Sa Majesté — y est-il
dit — a regardé cette observation sans doute comme
trop sévère et trop futile, comme l'effet de la mauvaise
humeur que causent l'âge et la maladie ; en consé-
quence, elle n'a pas jugé nécessaire de se réformer
sur un objet de pur agrément et, dès le lendemain,
les courtisans prétendent avoir remarqué que Sa Ma-
jesté avait mis des plumes plus élevées. Le foible de
cette princesse pour ce fragile ornement est tel, qu'un
jeune poète, nommé Auguste, ayant adressé au Mer-
cure une chanson plaisante où il critiquait les plumes,
les auteurs la lui ont renvoyée et n'ont osé l'insérer
de peur de déplaire à la Reine. Enfin, toutes les fem-
mes du meilleur ton se conformant, comme de raison,
à l'exemple de,leur Souveraine, le commerce des
plumes, qui était autrefois peu de chose, est devenu
considérable en France, et la ville de Lyon s'en est
trouvée épuisée un moment. »
Le 18 septembre 1775, la princesse de Lamballe, qui
était pour Rose Bertin une cliente de la première heure
et une de ses protectrices, était nommée surintendante
de la maison de la Reine, ce qui n'était pas pour nuire
à la jeune commerçante ; celle-ci savait que la prin-
cesse ne contrarierait pas ses intérêts et n'entraverait
pas une imagination qui ne rêvait que perpétuels chan-
gements, ce qui était tout profit pour son commerce.
l'ère des extravagances (1774-1777) 67
Il n'y avait pas alors que la forme et les accessoires
de la mode pour varier à tout moment et pousser les
grandes dames à la dépense ; la couleur des tissus
employés aux confections de toutes sortes, pour
homme comme pour femme, changeait non moins fré-
quemment. Pendant l'été de 1775 la couleur à la mode
était une sorte de nuance marron, qui était celle d'un
taffetas que la reine avait choisi pour s'en faire faire
une robe. En la voyant le roi s'était écrié : « C'est cou-
leur de puce. » Aussitôt la nuance puce lit fureur, tant
à la ville qu'à la cour. Hommes et femmes se faisaient
faire des habits ton puce, et ceux qui n'achetaient pas
de drap ni de taffetas neufs, portaient leurs vieux vête-
ments aux teinturiers. Mais la couleur n'était pas tou-
jours également foncée^ alors on distingua la vieille et
la jeune puce, et on subdivisa encore, on vit deshabits
couleur ventre, dos, tête ou cuisse de puce ; et le pays
entier était couvert de puce, lorsque, lisons-nous dans
les Mémoires secrets, « les marchands ayant présenté
des satins à la Reine, Sa Majesté en a choisi principale-
ment un d'un gris cendré. Monsieur s'est écrié qu'il
étoit couleur des cheveux de la Reine. A l'instant la
couleur puce est tombée, et l'on a dépêché des valets
de chambre de Fontainebleau à Paris pour demander
des velours, des ratines, des draps de cette couleur,
et dans ceux-ci certains coûtaient la veille de la Saint-
Martin 86 livres l'aune ; leur prix courant est de 40 à
/i2 livres. Cette anecdote, frivole en apparence, annonce
que, si le monarque français a de la solidité dans la
tête, malgré sa jeunesse, les courtisans sont tou-
jours légers, petits et vains, comme sous le feu roi ».
68 ROSE BERTIN
La Reine pouvait, en fait de modes, se permettre
des fantaisies, elle y faisait honneur ; les contempo-
rains sont d'accord sur le point de vanter son grand
air et l'élégance merveilleuse avec laquelle elle portait
la toilette. Horace Walpole, qui l'avait vue aux fêtes
du mariage de Mme Clotilde de France, lorsqu'elle
épousa en 1775 le futur roi de Sardaigne, Charles-Em-
manuel IV, alors prince de Piémont, écrivait à des amis
en Angleterre : « On ne peut avoir d'yeux que pour la
reine ! Les Hébés et les Flores, les Hélènes et les Grâ-
ces ne sont que des coureuses de rue à côté d'elle.
Quand elle est debout ou assise, c'est la statue de la
beauté ; quand elle se meut, c'est la grâce en personne.
Elle avait une robe d'argent semée de lauriers roses,
peu de diamants et des plumes... On ditqu'elle ne danse
pas en mesure, mais alors c'est la mesure qui a
tort... En fait de beautés, je n'en ai vu aucune, ou bien
la reine les éclipsait toutes. »
La Correspondance secrète nous donne aussi quel-
ques détails frappants du dévergondage du goût fémi-
nin à l'automne de 1775. Les coiffures étaient si élevées
que, sous la date du ih octobre, nous lisons : « Les
femmes se mettent à genoux dans leurs carrosses ; on
voit des visages au milieu du corps. » Et le 7 novem-
bre : « On parle de substituer cet hiver des panaches
de poils aux plumes. Alors nos femmes auront Tair de
Bâchas ; il faut croire qu'elles voudront l'être à plus de
trois queues, et qu'elles abaisseront enfin un peu leurs
coëffures qui, en vérité, sont portées à un point d'extra-
vagance intolérable... Je vous ai déjà marqué que nos
femmes ornaient leurs coëffures de l'imitation de
l'ère des extravagances (1774-1777) 69
toutes sortes de plantes, et qu'en étudiant un peu les
bonnets qui se sont faits depuis un an, on pourrait de-
venir un botaniste passable. Après avoir épuisé les
serres, on est venu aux productions des potagers, des
campagnes, et enfin on a cherché des modèles dans la
boutique des herboristes. Hier, à la cour, on a porté
des bonnets ornés de bottes de chiendent parfaitement
imitées. Vous voyez, Monsieur, la transition adroite
qu'on emploie pour amener les houpes de poils que
l'on veut mettre en vogue pour cet hiver... » Enfin le
9 décembre, nous lisons encore dans cette correspon-
dance à propos des nuances à la mode, qui avaient été
pendant l'automne d'abord la couleur puce puis la cou-
leur cheveux de la reine : « Jamais la mode n'a autant
signalé ses extravagances, ce sont des couleurs singu-
lières de soupirs étouffés, des bonnets aux plaintes
arriéres, etc. »
Néanmoins la vogue des plumes ne cessa pas com-
plètement avec l'hiver de 1776 ; et Soulavie constate
même qu'il s'en vendit alors dont le prix atteignit la
somme de 50 livres. On gagnait si facilement son ar-
gent avec tout ce qui avait trait à la toilette féminine
que Mercier, qui s'en indigne, écrit dans son Tableau
de Paris : « Le tul, la gaze et le marli ont occupé
cent mille mains ; et l'on a vu des soldats valides et
invalides faire du marli, le promener, l'olïrir et le
vendre eux-mêmes. Des soldats faire du marli ! »
« Aujourd'hui, notait Metra le '20 janvier 1776 dans
sa Correspondance secrète, on donne aux bonnets la
figure d'un pigeon, et, h coup sûr, il n'est pas de
femme qui, ainsi parée, ne s'attende au compliment
70 ROSE nERTIN
que c'est une des colombes de son char. Les plumes
commencent à tomber, et cette mue vient en vérité à
temps. »
Jamais en France les femmes s'avaient dépensé tant
d'art pour se rendre ridicules. Il fallait aux coiffeurs
et aux modistes une ingéniosité toujours active, pour
satisfaire une clientèle frivole comme celle qu'ils four-
nissaient. Quant à la Reine, aidée de ses coiffeurs et
de Mlle Bertin, elle lançait la plupart des modes. En
1775, elle avait porté les premières plumes de paon
piquées dans la chevelure, ce qu'avait immédiatement
copié toute la cour. Il est évident que nous trouvons là
l'excuse de ses perpétuels changements. Tout en tirant
vanité de son influence sur son entourage en manière
de coquetterie, Marie-Antoinette devait se fatiguer
vite d'une tenue qui tendait à devenir un uniforme. Et
Mlle Bertin devait prévoir le moment où la mode tou-
chait à ce point de généralisation qui en amoindrissait
l'originalité et par suite appelait la plus prompte mo-
dification.
Cependant, malgré ce qu'écrivait Métra le 20 janvier,
les panaches, les coiffures immenses n'avaient pas fini
leur temps. Les femmes portaient encore de tels écha-
faudages de cheveux et d'accessoires qu'elles conti-
nuaient à ne pouvoir tenir dans les carosses et dans les
chaises qu'à genoux. « Elles apparaissaient, a dit un
contemporain, comme des personnes affairées ayant
laissé choir quelque bracelet qu'elles auraient cherché
sur les coussins . » Outre qu'elles s'y devaient tenir
contournées, gênées, empêtrées, il leur fallait laisser les
portières ouvertes pour ne point fripper le flot de leurs
l'ère des extravagances (1774-1777) 71
rubans que le vent agitait alentour, comme des pavil-
lons. « Si l'usage de ces plumes et de ces coiffures ex-
travagantes se fût prolongé, il aurait opéré une révo-
lution dans Tarchitecture. On eût senti la nécessité de
hausser les portes et le plafond des loges de specta-
cle, et surtout l'impériale des voitures (1). »
Les caricaturistes n'avaient point à charger ; ils
n'avaient qu'à copier et à peindre leurs contemporaines
telles qu'ils les voyaient. Certaines plumes, qui entraient
dans la composition de ces panaches immenses, avaient
jusqu'à trois pieds de longueur ; et cette frénésie dura
plusieurs années, mais elle fut surtout portée à l'excès
de 1776 à 1780.
Lors d'un bal qui fut donné le jeudi gras en février
1776, au Palais-Royal, par la duchesse de Chartres en
l'honneur de la Reine, celle-ci portait un panache telle-
ment grand qu'il fallut le rabaisser d'un étage, parce
qu'elle ne serait pas entrée dans son carrosse sans
l'écraser, et le lui remettre ensuite lorsqu'elle fut arrivée
au Palais-Royal.
Le Roi, persifleur parfois, riait volontiers de toutes
ces exagérations. C'est ainsi qu'un jour, au mois d'avril
de la même année, comme la Reine, revenant de l'Opéra,
ne paraissait pas enchantée du spectacle, Louis XVI
lui demanda comment elle l'avait trouvé. « Froid », ré-
pondit-elle. Et comme, ayant insisté pour savoir com-
ment elle avait été accueillie, si elle avait eu les accla-
mations ordinaires, elle ne répondait rien, le Roi, dit
Bachaumont, comprenant ce que cela voulait dire,
(1) Mme Campan, Mémoires, t. I, p. 95.
72 ROSE RERTIN
répliqua : « C'est qu'apparemment, Madame, vous n'aviez
pas assez de plumes. «
C'était là une critique à l'adresse de Mlle Bertin, de
ses perpétuelles inventions et de la surenchère conti-
nuelle de ses trouvailles.
Tous les maris d'ailleurs étaient de l'avis du roi ; et
cela non seulement à Paris, non seulement en France,
mais même à l'étranger où on copiait avec fureur,
les modes françaises, comme le prouve une lettre
de Gênes datée du 20 mai 1776, et racontant un
incident relatif au séjour dans cette ville de la du-
chesse de Chartres, qui allait y faire, comme cliente
de Rose Bertin, grossir, par sa présence et son exemple,
le chitfre de ses commandes. La femme, dans tous les
pays du monde, tenant d'abord du singe, ne se juge
bien que lorsqu'elle a imité, du mieux possible, des
manières et des toilettes imaginées, comme des bou-
tades, par des cerveaux futiles et désœuvrés de mon-
daines et de femmes en vue. « Mme la duchesse de
Chartres, est-il dit dans cette lettre, a d'abord désolé
ici toutes les femmes qui se piquent de se parer à la
Parisienne ; cette princesse, qui voyage sous le nom de
princesse de Joinville, n'a paru les premiers jours qu'en
demi-grand bonnet, ce qui a fait triompher les maris,
ennemis des coiffures hautes et des panaches ; ils ont
représenté à leurs moitiés qu'elles ne pourroient mieux
faire que de se conformer à la façon de se coëffer de
notre première princesse du sang. Mais, celle-ci s'étant
mise in fiocchi )),ce qne nous traduirions en langage
f amiUer: sur son trente et un, « et ayant arboré les
plumes, l'allégresse a été universelle chez les dames ;
l'ère des extravagances (1774-1777) ~^
et dès le lendemain les banquiers ont eu pour 50.000 li-
vres de commission en plumes à faire venir de France.
Cette anecdote, futile en elle-même, prouve le goût des
étrangers pour nos modes, et que nous régnons encore
par elles, si nous sommes d'ailleurs déchus de notre
prépondérance dans les opérations politiques. »
Tout ce luxe continuait néanmoins à être prétexte à
attaques de la part de folliculaires qui visaient plus
particulièrement Marie-Antoinette, et dont le travail pré-
parait peu à peu le peuple et la bourgeoisie à accueillir,
comme une délivrance, la chute de cette monarchie qui
avait fait de la France le premier pays du monde et
récrasait alors de ses enfantillages ruineux.
Cependant, malgré les libelles et les pamphlets qui
commençaient à se répandre dans le public, la Reine
avait encore gardé tout son prestige, aux yeux de la
grande masse du peuple. L'anglais William Wraxail,
observateur impartial, disait, en ettet : « Dans l'été de
1776, lorsque je quittai la France, Marie-Antoinette
venait d'atteindre au plus haut degré de sa beauté et
de sa popularité. »
Néanmoins, comme nous l'apprend le comte d'Al-
lonville,dans ses Mémoires secrets, la. Reine ne recevait
par an que /lOO.OOO francs pour sa dépense person-
nelle, ce qui était peu de chose avec les goûts de toi-
lette et l'amour du jeu qui grevaient son budget, de
telle sorte que le Roi dut à plusieurs reprises régler ses
dettes sur sa cassette privée.
C'est en cette année 1776 que Louis XVI par une
ordonnance datée de février avait supprimé les juran-
des, communautés de commerce et arts et métiers.
74 ROSE BERTIN
Cette mesure causa tout d'abord la plus vive alarme
parmi les intéressés. Différents corps et communautés
liront imprimer des brochures dans lesquelles ils re-
présentaient le désordre qui allait s'ensuivre, les tail-
leurs construisant des roues de carrosse, le charcutier
vendant de la chandelle. Il y eut des assemblées. Le
12 février le corps de la bonneterie se réunit au cloître
Saint-Jacques-la-Boucherie. Le 15, les six corps de
marchands se réunirent à nouveau.
L'avocat général Seguier préconisant le rétablisse-
ment des communautés sur des bases nouvelles, disait
que les femmes appartenant à certains corps de mé-
tier devaient être admises à la maîtrise, et, de ce
nombre, il citait les marchandes de modes, les coiffeu-
ses, les brodeuses. « Ce seroit, ajoutait-il, préparer un
asyleàla vertu, que le besoin conduit souvent au liber-
tinage. »
L'édit de février ne tarda pas à être rapporté par un
nouvel édit en date du mois d'août 1776. Celui-ci réta-
blissait sur de nouvelles bases les six corps de mar-
chands et les quarante-quatre communautés d'arts et
métiers, dont celle des faiseuses et marchandes de mo-
des et plamassières était la dix-huitième.
Désormais, pour exercer un commerce ou un mé-
tier, il fallait se faire inscrire sur un registre spécial
qui était tenu par le lieutenant général de police et sur
lequel le déclarant faisait, à la suite de ses nom et sur-
nom, mentionner son âge et son domicile. S'il chan-
geait de domicile, s'il cessait son commerce ou en mo-
difiait la nature, il était également tenu d'en faire la
déclaration. Enfin, l'admission à la maîtrise coûtait
l'ère des extravagances (1774-1777) 75
300 livres ; mais, une fois prononcée, il n'était plus ré-
clamé aucun droit à celui qui avait été reçu dans la
communauté.
Naturellement, personnage considérable, Mlle Bertin
appartenait à la corporation reconstituée des marchan-
des de modes qu'on dénommait : « Communauté des
faiseuses et marchandes de modes, plumassières, fleu-
ristes de la ville et faubourgs de Paris (1), » et, dès
l'époque de la formation de cette corporation nouvelle,
elle se trouva investie des fonctions de syndique et
placée pour un an à la tête de la communauté dont le
bureau comptable était ainsi formé :
Marie- Jeanne Bertin C ,.
,,^, . l sLinaïqiies.
Denise 1 Etrier ( ^ '
Marguerite Danican Philidor, femme Fortin
Madeleine Bavant, femme Bobbin
adjointes.
Entrée en fonctions le l""" octobre 1776, elle le demeura
jusqu'au 1^'" octobre 1777. Le choix que la communauté
avait fait de Bose Bertin comme première syndique
Tannée de sa fondation était la preuve évidente de son
importance et de la place qu'elle occupait dans le com-
merce parisien. Cette première année, les droits perçus
pour réception de maîtres, s'élevèrent à 10.020 livres.
Ils furent de 3.660 livres en 1777-1778 et de 2.580 li-
vres en 1778-1779.
En 1776, les coiffures et les bonnets avaient été aussi
nombreux et variés qu'en 1775. Entre autres, Tune de
ces coiffures s'appelait au Lever de la Reine ; on por-
{\) Archives nationales, série V', 435.
76 ROSE BERTIN
tait aussi des chapeaux à la Henri IV qui étaient des
chapeaux relevés ornés de plumes à Tinstar du légen-
daire panache blanc. Ce n'était plus une actualité mais
une réminiscence.
La vogue des chapeaux à la Henri IV dura pendant
plusieurs années, conjointenu^nt avec de nombreuses
coiirures plus passagères. La Reine en portait un le jour
de rarrivée de Joseph II, le 18 avril 1777. Ce jour-
là le temps était épouvantable, la pluie et le vent ne
cessaient pas, et comme les cabriolets dans lesquels
Marie-Antoinette, avec sa suite, traversait Paris pour
aller au-devant de son frère étaient découverts, « tous les
chapeaux à la Henri IV, écrit Bachaumont, et les plumes
ont été gâtés, renversés, abîmés. Ce désordre faisait
rire la Reine et l'amusait beaucoup ». On s'amuse quel-
quefois de bien peu de chose, et ce n'étaitpas très spi-
rituel, mais c'était très enfantin.
Marie-Antoinette a donné elle-même quelques ren-
seignements sur certains détails relatifs aux modes en
usage en 1776. Nous les trouvons dans une lettre
qu'elle écrivait à Marie-Thérèse le 13 juin : « Il en est,
disait-elle, de la coiffure, pour les femmes d'un certain
âge, comme de tous les articles de l'habillement et de
la parure, excepté le rouge, que les personnes âgées
conservent ici, et souvent mênie un peu plus fort que
les jeunes. Sur tout le reste, après quarante-cinq ans,
on porte des couleurs moins vives et moins voyantes,
les robes ont des formes moins ajustées et moins légè-
res, les cheveux sont moins frisés et la coiffure moins
élevée ».
Le 17 février la Reine était venue avec Madame et la
l'ère des extravagances (1774-1777) 77
princesse de Lamballe à la Comédie Française où on
donnait la première représentation de ïOrédan, tragé-
die de Fontanelle, auteur d'une vie de l'Ârétin ainsi
que d'une pièce intitulée la Vestale, dont la représenta-
tion avait été interdite en 1768. « La Reine, était en
petite robe, mantelet, sans diamans ni rouge, raconte
Hardy, et avait dans cet accoutrement un petit air tout
à fait bourgeois, rusé et agréable. » Cela prouve que
Mlle Berlin savait composer des toilettes qui n'étaient
point excentriques.
Les goûts de coquetterie de Marie-Antoinette ne lui en-
levaient encore rien de son influence. Si cette reine avait
pu songer un instant à la domination, si elle avait eu
dans l'âme les goûts d'une Catherine de Médicis ou d'une
Anne d'Autriche, elle aurait pu les satisfaire aisément.
« La reine devenait plus puissante que jamais, quoi-
qu'elle parût ne s'occuper que de parures et d'amusé -
mens », écrivait le libraire Hardy. Mais elle ne tenait
pas ou tenait peu à l'autorité. De même on a prétendu
qu'elle n'aimait pas le jeu. « Si la reine n'aimait pas le
jeu. pourquoi jouait-elle ? répond la comtesse de
Boigne (1). Ah ! c'est qu'elle avait une autre passion,
celle de la mode. Elle se parait pour être à la mode,
elle faisait des dettes pour être à la mode, elle jouait
pour être à la mode, elle était esprit fort pour être à la
mode. Être la jolie femme la plus à la mode lui parais-
sait le titre le plus désirable ; et ce travers, indigne
d'une grande reine, a été la seule cause des torts qu'on
a si cruellement exagérés. «
(1) Récils d'une lanle. Mémoires de la comtesse de Boigne, née
d'Osmond, t. I, Paris 1907.
78 ROSE BERTIN
Avec une pareille disposition d'esprit, on comprend
l'empire que pouvait exercer sur elle une femme
comme Mlle Berlin. Déjà, lorsqu'elle était dauphine,
Marie-Thérèse écrivait à Mercy : « Portée comme elle
l'est à la dépense, elle pourrait la pousser trop loin. »
Il n'y avait alors qu'un fonds de 92.000 livres destiné à
ses ordres, et encore elle ne disposait guère que du
quart de cette somme, la plus grande partie ^ étant
détournée à la volonté de ceux qui la manient (1) ».
Mais depuis la somme mise à sa disposition avait été
considérablement augmentée ; et Rose Bertin pouvait
librement exploiter à la fois et cette frénésie d'être la
femme la plus à la mode que nous montre Mme de
Boigne, et ce goût de dépense, noté par Marie-Thé-
rèse. En 1770 Mercy écrivait : « S. M. B. n'est pas ha-
billée avantageusement, mais la faute en est unique-
ment à sa dame d'atours, qui s'y entend très peu et y
apporte médiocrement d'attention. » Cette dame d'a-
tours, la duchesse de Villars, mourut le 15 septembre
1771, et fut remplacée par la duchesse de Cossé. Tout
fut changé ; Rose Bertin devenait la modiste attitrée
de Marie-Antoinette ; et de la chrysalide tirait bientôt
le papillon.
Rose Bertin en 1777 comptait au nombre de ses
clients le prince deGuéméné. Le prince et la princesse
de Gué mené étaient loin de former un ménage parfait.
La princesse avait une liaison connue et admise avec le
duc de Coigny. Le prince, de son côté, en avait une,
non moins admise, avec Mme Dillon, pour laquelle il
1) LeUre de Mercy à Marie-Thérèse, 36 février 1771.
l'ère des extravagances (1774-1777) 79
ressentait une véritable passion qui ne prit fin que lors-
qu'il mourut. Il ne savait qu'imaginer pour être agréa-
ble à la belle Mme Dillon, et, pour faire sa cour à la
mère, il n'imagina rien de mieux que de gâter la fille
en lui commandant chez Mlle Bertin, pour les étrennes
de 1777, une merveilleuse poupée, avec tout un trous-
seau, dont nous possédons la description par les livres
mêmes de Mlle Bertin. C'était « une grande poupée à
ressorts avec un pied, une perruque très bien condi-
tionnée, une chemise de toile fine, les manchettes de
dentelle, une paire de bas de soie à coin puce, une
paire de souliers de satin rose bordé de ruban puce, les
talons en droguet ; un jupon piqué en belle mousseline
brodée ;une considération bien longue et bien baleinée;
un corps de taffetas blanc piqué en soie dessus et des-
sous ; un habit de bal, la jupe de taffetas rose, un vo-
lant tout autour en gaze rayée, chicorée de crêpe et
des phs de taffetas rose, en tête. Une seconde jupe de
gaze rayée brochée, relevée et attachée par des nœuds
de ruban puce et rose; garni le corset; les manches
serrées avec un ruban, une collerette et un devant de
corps de blonde ; un tablier de gaze garni de crêpe.
Un bonnet turc. Une draperie de satin ; un fond de
gaze d'Itahe ; des barrières de ruban rose bordé de
velours noir ; un héron noir et un panache ; une fraise
de blonde faite à deux rangs avec petite branche de
roses pour bouquet ». Le tout montait à 300 livres (1).
C'était une bien belle poupée. Hélas! quelques années
plus tard le prince de Guéméné faisait une faillite retea-
(1) Collection de M. J. Doucet. Dossiers Rose Bertin n" ;^17.
80 ROSE nEBTIN
tissante. 11 devait alors de tous côtés, et la belle poupée
n'avait pas été payée. Elle ne le fut jamais.
D'ailleurs, la princesse de Guéméné, qui, de son côté,
s'habillait aussi chez MUe Berlin, ne payait pas davan-
tage ses dettes. La modiste perdit avec le prince plus
de 11.000 livres et plus de 8.000 avec la princesse. Les
grands seigneurs alors vivaient largement, dépensaient
sans compter, commandaient et ne payaient pas, ne
comptant pas plus leurs dettes que leurs dépenses.
Rose perdit ainsi 11.000 livres avec la princesse de
Montbazon qui était la fîUe de la princesse de Guéméné,
et qui avait épousé le prince de Rohan-Rochefort.
L'année 1777 débuta, pour MUe Berlin, par une af-
faire brillante. Le prince héréditaire de Portugal,
Joseph-François Xavier, prince du Brésil, né le 21 août
1761, épousa le 21 février 1777 la princesse Marie-
Françoise Bénédictine, sœur de sa mère née le 25 juil-
let 17/i6. A cette occasion, M. de Souza, ambassadeur
de Portugal près la cour de France, mit en avant le
nom de Rose Berlin et lui fit obtenir la commande du
trousseau delà princesse, ce qui représentait une four-
niture de plus de 400.000 livres.
Par contre, elle fut victime d'une escroquerie de la
part d'une certaine dame deCahouetde Villers. Victoire
Wallard, épouse de Pierre-Louis-René Cahouet de Vil-
lers, trésorier général de la maison du Roi avait vingt-
huit ans. Notoirement amie intime de Mme Du Barry,
c'était (( une femme galante et très étourdie » qui, par
deux fois, imita récriture et la signature de la Heine au
détriment de Mlle Berlin. La première fois « Mme Ca-
houet lui écrivit un billet et y apposa la signature de
( Mux,'r Cariiacalet.)
Le Chien Couehant ou le Misdre. - ('.li;i])<':ni à la Henri IV. — La Con-
quête assnrée ou l'Iléioisnic d'Amour. lîmiiul aux Ai^icllis, dil le
Nouveau Colisée.
l'ère des extravagances (1774-1777) 81
Marie-Antoinette. Dans ce billet elle demandait une
provision d'ajustemens, Mlle Bertin y fut trompée. La
Reine fut instruite de l'abus que l'on avait fait de son
nom : la dame Cahouet en fut quitte pour être répri-
mandée et pardonnée. La Reine ne voulut absolument
pas qu'on tirât d'autre vengeance de la coupable (1) ».
Marie-Antoinette, naturellement, en pardonnant à la
malheureuse qui avait abusé de son nom, ne put faire
autrement que de désintéresser sa modiste, qui, en
somme, ne perdit rien.
La faussaire imprudente et vraiment d'une audace
un [leu naïve ne s'en tint pas là ; « elle écrivit un se-
cond billet à Mlle Bertin. L'écriture et la signature de
la Reine furent encore contrefaites. Cette nouvelle faute
ne putdemeurerdans le secret, maison la laissa igno-
rer à la reine, qui peut-être eût encore pardonné. M. de
Maurepas, qui en fut instruit, envoya la dame Cahouet
à la Bastille. Elle y fut logée dans la tour Comté ». Son
incarcération eut lieu le 13 mars 1777 ainsi que celle
de son mari qui fut relâché le 21 août suivant, l'enquête
ayant établi qu'il n'était pour rien dans l'escroquerie de
sa femme.
Mais, la jeune femme, née pour le plaisir, ne tarda
pas, en prison, à tomber « dans un état de langueur et
de dépérissement. Son mari refusa de venir à son se-
cours. De longtemps, il ne voulut point entendre parler
d'une femme qui l'avait compromis et qui l'exposait au
danger de perdre sa place. Au bout de vingt mois, et sa
santé allant de plus en plus mal, de la Bastille, on
(1) La Baslille dévoilée, 1789, in-8.
83 ROSE BERTIN
l'envoya dans un couvent du faubourg Saint-Antoine ».
Ce couvent était le couvent de la Croix. Elle y entra
sous le nom de Mme de JN'oyan. « Elle passa de là dans
la communauté des filles Saint-Thomas, rue de Seine,
oîi elle ne tarda pas à mourir. Cette Bastille, disait-
elle souvent, m'a tuée (1). »
On apprit aussi que, toujours au moyen d'une lettre
au bas de laquelle elle avait imité la signature de
Marie-Antoinette, elle avait escroqué 100.000 écus au
trésorier du duc d'Orléans, Béranger ; et que ce fut la
cause principale de son arrestation.
Cependant, les plumes duraient toujours, et les ca-
ricaturistes continuaient à s'en donner à cœur joie.
Cette année 1777 vit paraître une mode nouvelle, le
bonnet à la Gabriel le de Vergy^ ainsi nommé en l'hon-
neur du succès de la tragédie de de Belloy jouée le
12 juillet sur la scène de la Comédie-Française. Inspi-
rées par le théâtre, les plumes inspirèrent à leur tour
les auteurs. L'un de ceux-ci, demeuré inconnu, écrivit
une Comédie qui parut imprimée en 1778 sous le titre
les Panaches, avec, à la suite, un projet d'établisse-
ment d'une Académie de Modes ; ce n'est qu'une satire
du goût déplorable de l'époque, où, sous les noms d'em-
prunt, figurent les modistes en vue :
En voici quelques extraits :
Mme DuppEFORT. — Mme la comtesse de Cavecreuse
veut absolument que vous lui fournissiez sur sa garniture
le jardin du Palais-Royal, avec le Bassin, la forme des mai-
sons et surtout la grande allée avec la grille et le café.
(1) La Bastille dévoilée, t. II.
l'èbe des extravagances (1774-1777) 83
M. DuppEFORT. — En vérité, elle n'y pense pas, une
autre me demandera bientôt les Tliuilleries, le Luxem-
bourg, le boulevard : les femmes du Marais voudront
avoir la Place Royale ou THôtel de Soubise...
Mme DuppEFORT. — Il est encore venu cette grande
marquise sèche, qu'on appelle Mme de la Braise et qui
est veuve depuis trois mois. Elle vous prie de mettre
sur sa garniture un catafalque de goût pour son mari.
Elle va quitter le grand deuil, et je ne sais si elle as-
pire à annoncer sa joie ou sa douleur.
M. DuppEFORT. — Oui, nous pourrons mettre galam-
ment de petits amours autour d'un cercueil, avec des
torches hyméniales ou funéraires. Il n'y a point de
sujet que Ton n'égayé avec de l'esprit...
Mme DuppEFORT. — 11 est venu encore Mlle Dubois-
commun qui veut nous communiquer des idées mira-
culeuses, qui sont le produit de ses profondes médita-
tions. Elle a fait la conquête d'un Anglais qui aime pas-
sionnément l'astronomie, et elle veut porter sur sa tête
le soleil, la lune, les planettes, l'étoile poussinière et
la voie lactée. Elle voudrait que tous ces astres fussent
mouvants et sur-tout qu'on vît beaucoup de comètes à
crins et à queue, parce que son Anglais fournit les
diamans pour les monter... J'oubliois de vous dire que
Mlle P'ortendos a un galant qui est passionné pour la
chasse. Dans le désir de lui faire faire un cadeau, elle
voudrait avoir un assortiment qui figurât le bois de Bou-
logne ou le bois de Vincennes. La forêt paraîtroit garnie
d'animaux de toute espèce. Elle a de quoi fournir les
fourrures pour figurer les bêtes terrestres, et vous n'au-
rez à lui avancer que la volatille. Mais elle veut toute
84 ROSE BERTIN
une ménagerie pour le jour de Saint-Hubert, où elle va
à une grande partie de chasse au sanglier. »
Plus loin une autre scène est manifestement inspirée
par un des incidents qui se produisirent chez Rose Ber-
tin, et que nous avons déjà rapporté :
DuppEFORT. — Montenlair !
MoNTENLAiR. — Mc voilà, monsicur.
DuppEFORT. — Mets dans une caisse tous les bonnets
de trois semaines, et fais-en une pacotille que tu enver-
ras à Bordeaux, à l'adresse de Mme Chitfonet. A l'égard
de ceux de quinze jours, adresse-les pareillement à
Mlle de la Singerie à Lyon ; ceux de la semaine der-
nière, fais-les partir pour Lille, Rouen, Soissons et
Tenceinte de trente ou quarante lieues, et ceux de trois
jours, nous ne les mettrons en évidence qu'après de-
main... Quand tu auras fini, va chercher de l'argent
chez mes pratiques. Personne ne paie. »
Et voilà qui n'était que trop vrai. On commandait en
masse les nouveautés successives, mais les fournisseurs
avaient le plus grand mal à recouvrer leurs créances.
Aussi, les faillites se multiplaient-elles dans le com-
merce de luxe de Paris.
Les gens de sens rassis déploraient amèrement cette
débauche de luxe criard. Quelques-uns même en re-
doutaient des conséquences autrement funestes qu'un
gaspillage d'argent et même que toute une série de
faiUites. Ainsi l'auteur des Analectes, qu'on croit être
l'avocat de la Croix, bien qu'il s'en soit défendu, écri-
vait en 1777 :
« Nous croyons devoir faire remarquer l'étonnant
changement que notre siècle a vu arriver dans les
l'ère des extravagances (1774-1777) 85
mœurs générales par les effets au luxe : ce qui nous
rend applicable cette pensée d'Horace :
TEtas parentum, pejor avis, tulit
Nos nequiores, mox daturos
Progeniem vitiosiorem.
« Ce luxe qui a rempli nos villes de valets, de mar-
chands, de bijoutiers, d'orfèvres, de miroitiers, de
parfumeurs, de tailleurs, de faiseurs de modes, d'étu-
vistes, de baigneurs, de perruquiers, d'un tas enfin de
professions, dont les noms seuls pourroient former un
livre, qui répand jusques dans les campagnes cette
multitude de merciers qui vont porter la contagion
dans le sein de la rusticité, est propre au dix-huitième
siècle ; et a lui-même engendré un luxe (ï imitai ion,
qui paroit être devenu, dans toute l'Europe, le système
à la mode. »
Metternich, dans une lettre du 27 janvier 1779 (1),
faisait aussi la critique du temps:
« Lorsqu'il arrive quelque nouvelle de la mer ou de
l'Amérique, soit avantageuse, soit défavorable, on s'en
occupe un instant, et on l'oublie aussitôt pour prendre
le plus vif intérêt au succès d'un opéra, pour mettre en
vogue une mode nouvelle... Tout cela tient beaucoup à
cœur à nos gens de cour et à nos Parisiens... » et il en
tire la conclusion que cette indifférence lui « paroit du
plus mauvais présage pour l'avenir ».
C'était fort judicieux. L'avenir s'est chargé de le
prouver.
Joseph 11 critiquait aussi parfois sa sœur au sujet de
(1) Lellres historiques, i. II, p. 137.
86 ROSE BEBTIN
sesparures. Un jour, comme il voyageait sous le nom du
comte de Falkenstein et qu'il se trouvait à Versailles,
Marie-Antoinette parut dans une toilette ravissante et
superbe. « Cette étotTe doit coûter cher », lui dit
Joseph 11. « Non, mon frère, puisqu'elle fait vivre des
familles, répondit la Reine. Si je ne choisissais que des
robes simples, deux cents maisons de commerce ferme-
raient demain leurs ateliers. » Ceci aussi pouvait être
exact, car alors les artistes eux-mêmes collaboraient
avec les modistes pour le plus grand bien du commerce ;
et, ce fut en 1777 qu'on vit paraître le plus admirable
recueil de gravures de mode qui ait encore été publié.
Il était dû au talent d'un artiste réputé, Moreau le Jeune,
et contenait toute une série de planches remarquables.
Intitulé Suite d'estampes avec le texte pour servir à
l'histoire des mœurs et du costume français, cet
ouvrage était, écrivit-on à son sujet : « comme une par-
tie très importante de ce siècle, ou, ce qui revient au
xiiême, comme un aperçu des systèmes lumineux de
Mlle Berlin et du S'" Beaulard. »
L'année 1777 procura encore à Rose Bertin un client
inattendu, un client dont la personnalité intrigua les
contemporains et occupa la postérité, et qui n'était
autre que le chevalier, alias : la chevalière d'Eon.
A la suite de démêlés que le chevalier d'Eon avait eus
à Londres avec l'ambassadeur de France, comte de
Guerchy, auquel les tribunaux anglais n'avaient pas
donné satisfaction, le chevalier chargé d'affaires du roi
Louis XV eut dans l'ambassadeur un ennemi irréconci-
liable. Quand celui-ci mourut, son fils hérita de sa
haine contre le chevalier, si bien que, après la mort de
l'ère des extravagances (1774-1777) 87
Louis XV, lorsque d'Eon manifesta le désir de rentrer
en France, le jeune de Guerchy déclara tout net qu'il
lui lancerait un défi à mort, pour avoir bafoué son père
avec Timpudence qu'il y avait mise. La comtesse de
Guerchy prit peur ; le chevalier avait une réputation
d'escrimeur remarquable ; elle alla donc prier le roi
Louis XVI d'intervenir pour lui épargner le malheur
qu'elle redoutait tant.
Louis XVI intervint, en effet, et par l'entremise de
Beaumarchais fit signer à d'Eon une convention par
laquelle il s'engageait, dès son retour en France, à ne
plus porter que des vêtements féminins, qu'il recon-
naissait être ceux de son sexe, et que, par suite d'une
inexplicable bizarrerie, il avait portés plusieurs années
auparavant, lorsqu'il se trouvait à la cour de Russie.
D'Eon quitta Londres le 13 aoi^it 1777 et arriva à
Versailles le 17. Il portait encore son costume de capi-
taine de dragons. M. de Vergennes, en le recevant le
27 du même mois, lui remit Tordre suivant, qui était
péremptoire :
De par le Roi,
« n est ordonné à Charles-Geneviève-Louise-Auguste-
André-Thimothée d'Eon de Beaumont de quitter Thabit
uniforme de dragons qu'il a coutume de porter et de
reprendre les habillements de son sexe, avec défense
de paraître dans le royaume sous d'autres habillements
que ceux convenables aux femmes.
« Signé : Louis,
« Contresigné : Gravier de Vergennes. »
8S ROSE BERTIN
Le chevalier prétextant qu'il n'avait pas les fonds
nécessaires pour se constituer un trousseau convena-
ble, Marie-Antoinette, s'interposant alors, dit: « Eh bien!
je me charge de son trousseau », et immédiatement lui
envoya un éventail accompagné d'une somme de
24.000 livres. « Dites-lui, fit-elle au messager qu'elle
chargea de lui porter ce présent, que, pour remplacer
son épée, je l'arme d'un éventail, et je la fais cheva-
lière. »
D'Eon s'en fut chez Rose Bertin à qui la reine
l'adressait. 11 se trouva immédiatement dans les meil-
leurs termes avec la fameuse négociante ; et de suite
écrivit à M. de Vergennes une lettre qui porte la date du
29 août 1777:
« Monseigneur,
« Pour obéir plus promptement aux ordres du Roi
que vous m'avez signifiés, ainsi que Mgr le comte de
Maurepas,'j'ai retardé de quelques jours mon voyage
en Bourgogne. Le peu de bardes de fille qui me res-
toient ne pouvoit plus me servir pour me présenter à
Versailles, il m'en falloit de nouvelle. Mlle Bertin,
attachée au service de la Reine, aura l'honneur de vous
dire demain, Monseigneur, qu elle se charge, non seule-
ment de mêla faire pendant mon absence, mais encore
de faire de moi une fille passablement modeste et
obéissante.
« Quant à la sagesse, qui est aussi nécessaire dans
une fille que le courage dans un capitaine de dragons,
le ciel et la nécessité, dans les diverses habitudes de
ma vie, si longtemps et si cruellement agitée, m'en ont
(Bibliotlit'qiie ySationale,)
CHARLOTTE - GENEVIÈVE - LOUISE - AUGUSTE - AN DRÉE
TIMOTHÉE D'EON DE BEAUMONT.
D'après la peinture de Dicp.evx, gravée par Cathelin.
l'ère des extravagances (1774-1777) 89
donné une si visible habitude, qu'elle ne me coûte plus
rien. 11 me sera cent fois plus facile d'être modeste et
obéissante...
« Après le ciel, le Roi et ses ministres, Mlle Bertin
aura le plus de mérite à ma conversion miraculeuse.
« Je suis, avec un profond respect, Monseigneur,
votre très humble et très obéissant serviteur.
« Le chevalier d'EoNpour peu de temps encore. »
Le chevalier, on le voit, était dès le premier jour au
mieux avec la modiste; il est d'ailleurs écrit dans les
Mémoires secrets, sous la date du 7 septembre 1777 :
« On sait qu'on lui garnit deux robes chez la demoi-
selle Bertin, la marchande de modes de la Reine, et
qu'il a déjà soupe chez cette ouvrière une fois habillé
en homme, et l'autre vêtu en femme, sorte d'accoutre-
ment dans lequel il a fort mauvaise grâce. Quoi qu'il en
soit, tout concourt à confirmer que son vrai nom seul
est le féminin. »
L'auteur des faux Mémoires de Léonard, qui furetait
dans toutes les relations et mémoires du temps, pour
y prendre ce qu'il pouvait trouver d'anecdotes à glaner,
ne manqua pas de relater le fait, en l'agrémentant
selon sa fantaisie, et en y mêlant son personnage, dont
la présence est rien moins que prouvée en cette affaire,
attendu que le perruquier-coiffeur qui fut chargé d'accom-
moder au chevalier une « coiffure à triple étage » ne fut
pas le célèbre Léonard, mais un artiste capillaire moins
réputé, le sieur Brunet, qui exerçait à Versailles, où il
demeurait rue de la Paroisse. Toujours est-il que l'au-
teur des Mémoires fait ce récit assez amusant de la ré-
ception du chevalier d'Eon par « l'ouvrière » de la Reine :
90 ROSE BERTIN
« Dans les derniers jours d'août, Mlle Berlin m^en-
gagea à souper chez elle pour le lendemain; me préve-
nant que je me trouverais avec un convive. Je me ren-
dis donc le jour suivant chez mon amie, et j'y trouvai,
en eiret, un officier de dragons, assez laid de figure,
mais parfaitement fait, et dont la conversation facile,
brillante, universelle annonçait un homme d'un mérite
fort étendu... Je crus que le dragon... avait sollicité la
main de la marchande de modes, et que celle-ci se dis-
posait à se laisser conduire à l'autel... Plusieurs fois,
dans des échappées d'entretien, pendant que les domes-
tiques faisaient le service, je demandai à mon amie
dans quel but ce monsieur était là. Mlle Bertin, répon-
dant à ma question par une autre, demanda dans quel
but je lui disais cela. Et je répliquai niaisement : « Pour
rien ! » Enfin, la mystérieuse modiste finit par me dire :
« Demain, Monsieur Léonard, vous connaîtrez le mot de
cette énigme... Je vous attendrai encore à souper. »
« Le jour suivant..., je me rendis chez Mlle Bertin...
Cette fois, mon amie n'avait pas pour convive le capi-
taine de dragons, mais bien une grosse, grande, laide
dame qui, du reste, ressemblait beaucoup à l'officier
de la veille... « Allons, pensai-je, c'est la mère du pré-
tendu... »
« Eh bien, Monsieur Léonard, me dit Mlle Bertin en
riant, est-ce que vous ne nous confierez pas le motif de
votre préoccupation ?
— « Je présume, Mademoiselle, que vous le soupçon-
nez un peu.
— « Sans doute ; mais, mon ami, pour un homme
attaché à la cour, vous êtes bien peu au courant de ce qui
l'ère des extravagances (1774-1777) 91
s'y passe, si vous ne savez pas que jeudi dernier, on
présenta au Roi M. le chevalier d'Eon, dont, par ordre
de Sa Majesté, j'ai dû m'ettorcer de faire une femme,
— au moins par l'iiabit. Lorsque, liier matin, en traver-
sant mon magasin, vous me demandâtes pour qui
étaient les robes que mes demoiselles garnissaient
avec tant de célérité, j'aurais pu vous répondre : Pour
un capitaine de dragons ; et, Mme la Chevalière vient,
pour la première fois, d'endosser les habits de son
sexe... »
Il y a certainement pas mal de fantaisie dans ce
récit, et, pour le moins, une inexactitude, attendu que
le chevalier d'Eon n'avait pas été présenté au Roi ; mais
il est certain qu'il avait bien réellement accepté les
invitations de la modiste, dont il paraissait priser la
conversation, sans pour cela attacher à cette relation
d'autre importance ; cet homme n'était pas de ceux
dont on fait les Don Juan, et il y avait des aventures
qu'il était certainement le dernier à rechercher.
Mais, s'il paraissait satisfait de la modiste, il l'était
moins de se voir contraint à accepter ses offices, et peu
content de porter les vêtements féminins auxquels les
ouvrières de Rose travaillaient si fiévreusement à son
intention. « C'est un habit de deuil que je vais porter et
non un habit de fête, écrivait-il au comte de Vergennes.
Je veux bien me vouer au malheur, mais non au ridi-
cule. »
Il quitta Paris, alla passer quelque temps à Tonnerre
où vivait sa vieille mère, et où il arriva le 2 septembre
pour y séjourner un mois et demi. Pendant ce temps,
Mme Barmant lui baleinait des corsets, et Rose Bertin
92 ROSE BERTIN
surveillait la confection de la toilette qu'elle devait lui
livrer. Mais, comme il tardait à revenir, elle lui mandait
que sa présence était indispensable pour l'essayage ;
il se décida à rentrer à Versailles. Ce fut, comme il
l'écrivit, dans des papiers qui ont été conservés, le
21 octobre 1777, qu'il reprit « sa première robe d'inno-
cence pour paraître à Versailles, comme il avait été
ordonné par le roi et ses ministres, » une semaine après
son retour de Bourgogne.
La robe qu'il endossait ainsi était une robe noire,
une « robe de deuil », comme d'Eon écrivait au comte
de Vergennes, et comme le constate un rédacteur de
V Espion anglais qui écrivait : « Elle est en robe noire,
comme veuve du secret de Louis XV... Elle a la gorge
couverte jusqu'au menton pour qu'on ne s'aperçoive
pas si elle en manque. » C'est ainsi que le 23 novem-
bre, il parut à Versailles. Mais il ne s'habituait pas
facilement à ce nouveau costume, comme le prouve la
lettre qu'il écrivait à son ancien colonel, le marquis
d'Autichamp, et dans laquelle il lui disait: « La perte
de ma culotte de peau m'est très sensible. Jamais jupe
de soie ou de fil d'or ou d'argent, quoique faite par
Mlle Bertin, ne pourra me consoler. »
Mlle Bertin ne demeura cependant pas le fournisseur
attitré de la chevalière d'Eon, qui, avec des ressources
plutôt modestes, trouvait son profit à s'adresser à une
modiste dont les prix étaient plus abordables et, connue
sous le nom d'Antoinette Maillot, dont la femme d'un
de ses amis, M. Falconnet, avocat, lui avait fourni
l'adresse, rue Saint-Paul à Paris.
D'Eon, qui n"était pas une coquette, préférait à la ré-
l'kre des extravagances (1774-1777) 93
putation de la grande modiste de la reine, de moindres
tarifs. Il ne tenait à suivre la mode que de loin ; ce
n'était pas lui qui allait modifier constamment sa mise
et peu lui importaient les inventions nouvelles.
En cette fin de 1777 on en était à la coiffure aux In-
surgeas. « C'étoit, dit Fauteur des Mémoires secrets,
une allégorie soutenue des divisions de l'Angleterre
avec l'Amérique. La première étoit représentée sous la
forme d'un serpent si parfaitement bien exécuté, que
dans un comité tenu chez Mme la marquise de Narbonne,
dame d'atours de Mme Adélaïde, il fut décidé qu'on ne
pouvoit adopter cet ornement, qu'il étoit trop propre
adonner des attaques de nerfs. En conséquence, l'ou-
vrière se retranchoit à le vendre aux étrangers jaloux
de nos nouveautés ; il avoit été proposé d'en faire l'an-
nonce dans les papiers publics, mais le gouvernement
toujours sage et circonspect l'a défendu. On va le voir
par curiosité chez l'auteur. »
On fabriquait aussi des Bonnets à Vhérisson. Rose
Berlin en expédiait un, entre autres, à Stockholm, à
l'adresse de Desland, valet de chambre, coiffeur de la
reine de Suède. Il valait 72 livres.
III
Mme du Barry. — Le pèlerinage de Monflières. —
La grande vogue. — Une esclandre a Versailles
(1778-1781).
Rose Bertin continuait à avoir la confiance de la
reine, dans les appartements de laquelle elle travail-
lait parfois deux ou trois heures. Et la confiance dont
Marie-Antoinette Thonorait était, mieux que les poupées
à. la dernière mode qu'elle envoyait dans les villes
étrangères, la première des réclames.
Qui m'aime me suive et se rallie à mon panache
blanc, demeurait la meilleure des politiques, comme
bien des femmes l'avaient compris. C'est ainsi que
Mme Du Barry qui, à la fin de son règne, c'est-à-dire
pendant les dernières années de celui de Louis XV, se
fournissait au « Trait Galant » chez la demoiselle Pa-
gelle, l'ancienne patronne de Rose Bertin, dont les der-
niers mémoires réglés par M.' de Beaujon par ordre du
Roi s'arrêtaient au chiffre de 23.777 livres 19 s. 6 d.
pour une période de sept mois du 1" octobre 1773 au
27 mai 1774 ; c'est ainsi que Mme Du Barry, après
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 96
s'être pendant quelque temps fait habiller chez Beau-
lard, s adressa à la modiste de la Reine.
Il nous est resté, tant à la Bibliothèque nationale qu'à
la Bibliothèque de Versailles (1), une série de relevés
établis par la maison Bertin pour le compte de l'an-
cienne favorite. Ils commencent au !i février 1778 et
vont jusqu'en 1792. La Du Barry était une cliente
fidèle.
Cependant, bien que le premier de ces mémoires
porte la date du li février 1778, il est probable que
Mme Du Barry se fit habiller par Bose Bertin dès qu'elle
reçut l'autorisation de rentrer à Paris. Mme Du Barry
avait été exilée à Pont-aux-Dames du 10 mai 1774 au
2.) mars 1775 ; puis elle s'était retirée à Saint- Vrain,
près de Monthléry, et ce fut en octobre 1 776 qu'elle ob-
tint de venir à Paris. Et c'est alors évidemment, que la
Du Barry jugea bon de se concilier les bonnes grâces
de Rose Bertin qu'on savait en si bons termes avec la
Reine. Dans un mémoire de fournitures faites par
Le Normand et Cie, de Paris, à Mme Du Barry sous la
date de 1777, nous lisons :
Livré à Mlle Berlin :
Octobre 15. — 46 aunes 1/2 gourgourand paille rayé
satin blanc à 10 <65 1.
— 16. — "2 a. Velours de Gênes bleu i
céleste à 3"2 64 1. ^ _„ .
! a. taffetas d'Italie verd (
anglois à !' 9 1.)
(1) Bibl. Nat., M' 8157, 8158.
Bibl. de Versailles. M^ n" 402 (254 F). Mémoires d'ouvrages faits
par Mlle Bertin M"^^ de modes à Mme du Barry, 1782 à 1792.
96 ROSE BERTIN
Octobre 2a. — 22 a. satin lilas anglois
teinté vert et blanc très
fort à44 1 308 1.
48 a. satin noisette anglois ) 812 1.
très fort à 15 . . . . 252 1.
18 a. satin bleu anglois
à 14 232 1.
et plus loin sur le même mémoire, nous trouvons encore
le curieux relevé suivant :
Pour présent à Mlle Berlin :
Décembre 19. — 20 a. satin lilas à 14 1. . 280 1. )
14 a. taffetas blanc à ( 385 1.
8,15 105 1. )
Livré à Mlle Berlin :
10 a. satin blanc fort à . 13 1. 130 1.
Ainsi Mme du Barry payait bien réellement par de
petits présents les bonnes grâces de la grande modiste.
Les visites qu'elle faisait rue St-Honoré la rajeunissaient
en la reportant à ses débuts, à cette époque où, n'ayant
pas encore, au cours d'une existence aventureuse, con-
quis les faveurs d'un roi, elle était simple employée
chez une des faiseuses du temps.
Les mémoires présentés par Rose Bertin à Mme Du
Barry pendant les années qui suivirent s'élevèrent,
d'après les relevés que nous possédons encore, aux
sommes ci-après :
Du 4 février 1778 au 24 octobre 1779 .... 11.438 1. 9 s.
Fin 1779 231 5
Année 1780 . . • 3.211 11
_ 1781 2.386 6
( Dtbiiolhi'que Xationale. )
LE C(3MT1-: D'AHAXDA
Anibassack'iiri d'Espagne .
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 97
Année 1782 6.398 1. 2 s.
— 1783 7.8i0 10
— 1784 8.319 1
— 1785 7.736 10
— 1786 6.912 10
— 1787 7.011 10
— 1788 8.034 12
— 1789 5.370 4
— 1790 1.264 8
— 1791 2.354 16
— 1792 713 6
Rose Bertin n'avait pas une trop mauvaise cliente en
Mme Du Barry. Nous trouvons, en effet, dans un mé-
moire de fournitures faites par Le Normand et Cie, de
Paris, à la Comtesse (1), la note suivante :
« Payé à Mlle Bertin suivant la reconnaissance de Mme la
Comtesse du 2/i mars 1779 9.837 1.
Ceci prouve que le mémoire commençant au h février
1778, n'était pas la première dette contractée parla Du
Barry chez la modiste de la rue Saint-Honoré. En etfet,
en tête de ce mémoire (2), il est écrit: « Fourni à
Mme la comtesse Du Barry par Bertin « du grand Mo-
gol », et : « Remis un mémoire commençant le 4 février
1778 et finissant au 2/i octobre 1779 montant
à lJ.Zi38 1. 9 s.
Reçu à compte le 12 avril 1779 . . 5.837 6
Reste dû sur ce mémoire .... 5.601 1.3 s.
Il est bien évident que les 9.837 livres payées par
l'entremise de Le Normand et Cie ne se rapportent pas
à ce mémoire.
(1) Bibl. \at.,Ms 8157.
(2) Id., f° 169.
98 ROBE BERTIN
En parcourant ces pièces, il ne sera pas sans inté-
rêt de noter quelques-uns des articles qui s'y trouvent
désignés et qui nous donneront un aperçu des tarifs
de la première faiseuse de l'époque.
Voici tout d'abord, fourniture du 25 octobre 1779,
« un chapeau à grande forme de paille blanche relevé
des deux côtés et bordé de ruban bleu et blanc can-
nelé, moucheté de noir, un gros panache de plumes
noires et blanches que Mme la Comtesse a fourni :
24 livres. » Ce qui n'est vraim.ent pas trop cher. Qu'en
pensent nos mondaines ?
Du 25 décembre 1779, u un grand manteau de deux
taffetas demi-florence blanc, une large garniture de
gaze angloise rayée et brochée en chenille ourlée :
42 livres ». Ce n'était point encore une folie.
Du 5 janvier 1780, « un chapeau à grande forme de
paille blanche relevée, bordé de ruban noisette, un tour
et un nœud de même noisette moucheté, un panache
de sept belles plumes blanches de l'aigrette fine au mi-
lieu : 120 livres ». Ici le prix est plus élevé, mais il y
avait une fourniture de plumes et d'aigrette fine. On
remarquera que le chapeau était en paille et qu'il
était fourni en plein hiver.
La modiste fournissait aussi des accessoires de toi-
lette. Ainsi le 2 février 1780, elle livrait « pour un serre-
tête, 1 aune et demie large ruban de satin rose et
blanc moucheté à 3 livres : 4 l. 10 », ce qui nous fait
entrevoir la Du Barry en déshabillé de nuit.
A la même date, elle livrait aussi « pour un nœud
d'épée 2 aunes et demie large ruban anglois hlas et
blanc moucheté de noir à 2 livres : 5 livres ».
LA GRANDE VÔGUB (1778-I781) 99
Et, parmi le détail d'un « présent fait à Mme la vi-
comtesse Du Barry,les articles suivants :
Une très grosse branche de lilas en batiste à trois
tiges 36 1.
Un pouff ajusté de crêpe moucheté de velours puce,
deux rangs de plis de belle blonde grande hauteur à
bordure droite et du ruban derrière. ... 72 1.
Un demi-bonnet ajusté tout blanc en belle blonde, et
gaze d'Italie. Le papillon à gros plis. Des longues
barbes à la Paysanne bordées de blonde tombant der-
rière et du ruban blanc [\S\.
On s'étonnera aussi du prix relativement bas de-
mandé pour « un grand manteau de tatfetas noir,
doublé, garni d'une dentelle grande hauteur, fond tulle
à mouches et bordure droite » qui fut livré le 6 décem-
bre 1780 et valait 192 livres, ainsi que celui des « cha-
peaux de belle paille angloise » vendus le 30juin 1781, à
raison de 8 livres pièce.
Mais voici la description d'une toilette livrée le 20 jan-
vier 1782 et dont le prix de revient est sensiblement
plus élevé, telle que nous la trouvons dans le premier
mémoire conservé à la Bibliothèque nationale (M' 8157):
« La garniture d'une robe d'étoffe bleue et argent, des
gros bouillons le long des devants, en gaze d'Italie,
bordés de grosses ruches de crêpe découpé, une
guirlande en corde à puits d'argent posée en travers
sur tous les bouillons, chacun d'eux séparé par des
branches d'épis d'or et des attaches en chatons de
pierres bleues mêlées de perles blanches posées à
chaque côté de la draperie ; le devant du jupon cou-
vert entièrement d'un tissu de gaze d'Italie, un grand
100 ROSE BERTIN
volant au bas, un entoilage d'argent doublé de crêpe
uni et bordé de frange, une grosse guirlande en épis
de blé d'or posée au-dessus du volant en forme de
coquilles ratacliée par des cordes à puits d'argent
et par un gland double d'or et d'argent, les têtes
brodées en pierres : garni les manchettes en
frange 900 1.
Un tour de robe de blonde plissée 8 1.
Une pièce de cinq nervures en chatons de pierres
bleues mêlées de perles blanches. ... 78 1.
Une parure de trois nœuds en crêpe bordée d'un pied
de blonde, deux doubles lames d'or sur les bords, et
un galon au milieu en pierres et paillettes bro-
dées liS\.
Trois barrières pour la tête de chacune vingt-quatre cha-
tons de pierres bleues mêlées de perles blanches à
30 livres 90 1.
Un tour à la Provençale d'une belle blonde grande hau-
teur fond d'Alençon à coquilles et un bel entoilage
fond d'Alençon plissé au-dessus .... 84 1 .
Une fraise de blonde fine à bordure droite et un beau
tulle uni plissé au-dessus 2/i 1.
C'est là, cette fois, ce qui peut s'appeler une impor-
tante commande. Mais la Du Barry tirait aussi parti,
économiquement, de toilettes déjà portées qu'elle fai-
sait transformer, et nous lisons sur les mémoires de
Mlle Bertin : « avoir racomodé [sic] deux chapeaux en
fleurs et panache, fourni la paille, du ruban de satin
blanc et du velours 15 livres » (7 décembre 1782).
Indépendamment de ce qu'elle avait payé comptant
dans les magasins de sa modiste, dont quelques arti-
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 101
des relevés à tort sur les mémoires présentés à la Com-
tesse portent en marge les mots : « nul » ou « vendu »,
par exemple une fourniture de 733 livres du 27 août
4787 annotée de la sorte : « Toutes cette article a été
vendu » {sic) et un chapeau de \h^ livres « vendu » le
20 février 1788; indépendamment, disons-nous, de ces
objets et des livraisons antérieures, le compte de
Mme Du Barry chez Rose Bertin monta du fi février
1778 au 12 septembre 1792, défalcation faite de l'a-
compte de 5.837 1. 6 s. versé le 12 avril 1779 à
73.605 \. liS. comme le prouve le relevé de paiements
conservé à la bibliothèque de Versailles (1), et dont
voici la copie intégrale :
« Mme la comtesse Du Barry doit à Bertin marchande
de modes :
Un mémoire jusqu'au "26 février 1782 .... 13.148 1. 9 s.
Antre mémoire jusqu'au 19 juillet 178 1. . . . 18.833 19
Autre jusqu'au 12 mars 1790 37.797
Autre jusqu'au 12 septembre 1792 3.823 16
73.603 i. 4 s.
Reçu par M.Bufïault 1.300 1.
Le 2 mai 1782 5.000 I.
Le 4 février 1783 billets des S"
Bœhmer 17.000 1.
Le 18 décembre 1786 3.000 1.
Le o février 1789 3.0(i0 I.
Le 30 mai 1789 3.000 1.
Le 17 mai 1792 1.000 1.
40.305 1. 4 s.
Il semble que Rose Bertin n'ait pas pu liquider son
compte avec la célèbre Comtesse, et, la Révolution sur-
33.300 1.
(1) M^ 402 (254 F.
102 ROSE nERTlN
venant, que le couperet de la guillotine, en faisant tom-
ber la tête de sa cliente, lui ait valu un bouillon d'une
quarantaine de mille francs, qui ne fut pas le seul. En
effet, nous n'avons pas trouvé de preuves d'autres paie-
ments elïectués par Mme du Barry ou sur son ordre, que
ceux ci-dessus relatés.
Cependant, il est curieux de constater qu'on ne trouve
pas de trace de cette créance dans les dossiers cons-
titués après la mort de la modiste, par Grangeret,
l'avocat de ses héritiers, dont la collection des impayés
appartenant à M. J. Doucet a été gracieusement mise
à notre disposition par leur propriétaire, il est donc
probable que Rose Bertin, de son vivant, a pu recou-
vrer le reliquat de 40.305 livres, ou que, tout au moins,
sa succession put en obtenir le paiement, et qu'alors
le dossier concernant Mme Du Barry aura été supprimé
après paiement de la dette, par l'avocat poursuivant.
Nous avons voulu donner un aperçu ù peu près
complet des dépenses elfectuées par Mme du Barry
au cours des années qui suivirent sa splendeur, après
que la mort de Louis XV fut venue sonner Theure de sa
déchéance. Nous allons reprendre notre sujet où nous
l'avons laissé, c'est-à dire à l'année 1778.
Les victoires maritimes de cette année 1778 et de
l'année 1779 firent naître les coiffures à la Boston, à la
Philadelphie, à la Grenade, au glorieux d'Estaing, à
la Belle-Poule. Le combat où s'était illustré ce navire,
sous le commandement de Chaudeau de la Clochetterie,
était du 17 juin. Il y eut des Te Deiim, des fêtes, un
enthousiasme extraordinaire, surtout à la suite de la
prise de la Grenade le 4 juillet 1779.
LA GRANDE VOGUE (177&-I781) 103
Les modes variaient toujours à l'infini et constam-
ment, ce qui n'était pas d'ailleurs le propre du dix-
huitième siècle. La Bruyère n'a-t-il pas écrit : « Une
mode n'a pas détruit une autre mode qu'elle est abolie
par une plus nouvelle, qui cède elle-même à celle qui la
suit et qui ne sera pas la dernière ; telle est notre
légèreté. »
Une des coiffures les plus élégantes que la Reine ait
portées, fut celle que l'on appelait « à la reine ». Cette
coiffure, qui n'atteignait pas les dimensions outrées de
tant d'autres et qui s'alliait d'ailleurs parfaitement avec
la taille et le port de tète de Marie-Antoinette, a été des-
sinée par Le Clere, gravée par Patas pour la Gallerie des
modes et costumes français, dessinés d'après nature,
publiée à Paris en 1778, et la représentait elle-même.
Elle se compose d'un panache en plume d'autruche avec
une aigrette de diamants placée au côté gauche de la
tête, un ruban de satin cerise dans les cheveux agré-
menté d'un jeu de perles qui retombait en girandole sur
le front.
Ce même ouvrage contient également une planche
gravée par Dupin d'après un dessin de Le Clere et
figurant une « marchande de modes portant la mar-
chandise en ville ». Bien que l'accoutrement que nous
montre la planche de la Gallerie des modes ne fût certai-
nement pas celui que portait Rose Berlin à l'époque de
sa vogue et de son opulence, il n'est peut-être pas sans
intérêt, après avoir parlé des coiffures qu'elle compo-
sait pour sa clientèle, de décrire le costume des ouvrières
qui fréquentaient les ateliers de modes dans les pre-
miers temps du règne de Louis XVI et dont elle em-
104 ROSE BERTIN
ployait une trentaine, costume qui ne devait pas diffé-
rer beaucoup de celui qu'elle avait porté elle-même, si
peu d'années auparavant, au temps où elle était ouvrière
chez Mlle Pagelle. Cette description, nous l'emprunterons
à la Gallerie des modes :
« Une vaste thérèse (capuchon) de taffetas noir, avec
bords relevés, garnis de gaze, lui couvre la tête et
dérobe une partie de ses charmes aux regards avides
des passants ; mais son mantelet est ajusté de manière
à ne rien laisser échapper de l'élégance de sa taille.
« Elle est vêtue d'une robe unie, garnie de pareille
étoffe, en plis ronds, ainsi que le volant, et retroussée
par derrière avec un ruban en forme de polonaise.
« Mitaines de soie à jour, laissant apercevoir le bra-
celet ; éventail à papier vert ; contentement sur !e sein;
rien ne manque à la petite oye. » On appelait contente-
ment une petite garniture fraisée qui ornait le haut du
corsage.
Cette amusante définition peut donner une idée de ce
qui distinguait la modiste du dix-huitième siècle. Mais
Rose Bertin, devenue célèbre, n'en était plus à tant de
modestie.
On a prétendu qu'à l'époque de sa grande célébrité,
le comte d'Artois, depuis Charles X, remarqua la modiste
de la Reine. R lui aurait même fait un doigt de cour,
mais sans succès. Après son aventure avec le duc de
Chartres, il n'est pas étonnant que l'altière modiste ait
renvoyé le comte d'Artois à ses écuries. Pourtant celte
succession de princes du sang portant intérêt à la beauté
de Rose Bertin, nous laisse à penser que, peut-être pour
un mot aimable prononcé un jour par le prince qui avait
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 105
le madrigal aisé, Rose s'en vanta par la suite plus que
de raison. Il y a tant de moyens de cultiver la petite Heur
de vanité.
En tous cas, elle en était, à la cour, à l'apogée de
son influence et de sa réputation ; et elle était assez fine
mouche pour ne pas compromettre l'une et l'autre, qui
étaient certaines, dans le but de satisfaire le béguin,
passager évidemment, d'un prince dont la fidélité à ses
conquêtes ne passait pas pour la première vertu.
Elle connaissait la valeur de son crédit. Spéculant sur
l'influence qu'elle avait auprès de la reine, souvent il
arrivait qu'on s'adressait à la modiste pour la prier de
transmettre un placet à Sa Majesté, et qu'elle s'en char-
geait volontiers (1), très heureuse, au fond, de l'impor-
tance d'une telle mission.
En 1778, Marie-Antoinette, subissant les effets de sa
première grossesse, s'était fait faire une sorte de lévite.
La lévite qui, sous le règne de Louis XV, tombait à la
manière d'une robe de chambre et s'arrêtait à mi-jambe
avait été modifiée pour la reine : la jupe avait été allon-
gée, et une écharpe formant ceinture l'assujettissait
autour delà taille.
A propos de cette grossesse. Rose Berlin devait une
fois de plus faire l'épreuve de l'autorité qu'elle s'était
acquise sur l'esprit de sa royale cliente.
Elle avait de fréquentes et longues conversations avec
la Reine qui la consultait toujours volontiers ; et lui ac-
cordait sa confiance, même pour des choses étrangères
(1) Chevalier de Villers, Essais historiques sur la mode fl la loi-
lelle française, t. II, Paris 1821.,
106 ROSE BERTIN
à la toilette. Or comme Marie-Antoinette attendait avec
un peu d'appréhension la fin de son état, elle fit part de
ses craintes à Mlle Berlin qui lui raconta qu'il existait,
dans le voisinage d'Abbeville, une statue miraculeuse de
de la Vierge, jouissant d'une réputation séculaire et at-
tirant à la chapelle de Monflières, où elle se trouvait, un
grand concours de population, que des pèlerinages nom-
breux venaient, de toutes parts, implorer sa protection;
et que de nombreux malades avaient obtenu leur guéri-
son, au pied de son autel.
« Des documents certains, a écrit l'abbé Mille, éta-
blissent qu'à partir de l'an 1599, un pèlerinage s'accom-
plissait à Monflières, le dimanche qui précédait l'As-
somption, en exécution d'un vœu fait à la suite de la
cessation d'un fléau qui avait fait périr /i.OOO personnes
dans la seule ville d'Abbeville, et 8.000 dans les cam-
pagnes environnantes ; ce pèlerinage se faisait sous la
conduite d'une Confrérie érigée en l'honneur de Notre-
Dame de Monflières sous le titre de Confrérie du quar
tier du roy David, et qui subsista jusqu'après la mort de
Louis XVI, comme le prouve le dernier procès-verbal
de la confrérie, en date du 11 août 1793. »
Rose Bertin persuada donc à Marie-Antoinette de se
recommander à la bonne Vierge de Monflières, et réus-
sit si bien à la convaincre, qu'elle se vit chargée par la
Reine d'aller, elle-même, porter en otfrande à la Madone
une robe de brocart d'or.
Ce fut un voyage délicieux pour Rose que ce retour
en Picardie qu'elle avait quittée pleine de courage et de
volonté, mais incertaine de l'avenir, il y avait tantôt
quinze ans.
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 107
Elle fit retenir sa place, au bureau de la diligence qui
était chez le sieur Huet, rue Saint-Denis, vis-à-vis les
Filles-Dieu (1). Le départ avait lieu une fois par semaine,
le vendredi soir à onze heures et demie (2), et la place
coûtait seize sols par lieue de poste, c'est-à-dire qu'un
voyage comme celui dWbbeville revenait à 36 livres.
Rose Bertin partit donc ; et, pendant les premières
heures du trajet, nous voulons croire que, bien emmi-
toufflée pour se protéger de la fraîcheur nocturne, elle
se laissa aller au sommeil, bercée par le bruit cadencé
du trot des chevaux et la musique claire et tintinante
des grelots qui garnissaient leur harnachement.
Pour faire ce voyage, on sortait de Paris par la porte
de la Chapelle et bientôt on passait à Saint-Denis, puis
à Luzarches et on atteignait Chantilly, en été où les nuits
sont courtes, aux premières lueurs de l'aube. Le voyage
se poursuivait, coupé d'attentes dans les relais, où
on se délasse en arpentant un moment la grand'route
ou en se restaurant un peu dans la grand'salle de
quelqu'auberge du Cheval-blanc ou du Soleil-d'or, au
papier décoré de chinoiseries fantaisistes et mille fois
répétées.
Enfin, avec des chevaux frais, on repartait à grand
trot. Les arbres défilaient le long des routes ; à la tra-
versée des villages, le postillon faisait claquer son fouet
à grand fracas, des volailles s'enfuyaient éperdues, des
gamins couraient en criant après la voiture et la dili-
gence disparaissait au loin dans la poussière. Puis on
(1) Almanach hislurique et' géographique de Picardie, année 1778,
Amiens.
(2) Almanach royal, année 1771).
108 ROSE BERTIN
traversait une plaine, et le défilé des arbres continuait
au bord de la route. Alors Rose fermait les yeux ; sur
cette même route qui la reportait quinze ans en arrière,
elle repassait tout le chemin de sa vie; et le sourire
fugitif de la satisfaction se posait sur ses lèvres.
Là-haut, sur la voiture, la caisse qui contenait la robe
précieuse était sous la bâche avec tout le bagage de la
grande modiste, qui songeait au temps où, quittant
Abbeville, toutes ses hardes tenaient dans une petite
malle longue et basse, au couvercle garni de poils de
porc et dans un modeste carton qu'elle portait précieu-
sement sur ses genoux.
La diligence arrivait à Glermont vers midi ; on y dî-
nait ; enfin, après être passé par Breteuil, on parve-
nait à Amiens, où on arrêtait chez le sieur de Berny,
dans la grande rue de Beauvais, pour y dételer. Après
une nuit passée à Amiens, on repartait pour Abbeville
en descendant la vallée de la Somme, par Picquigny et
Flixecourt. Le point terminus du voyage se trouvait dans
le quartier de Saint-Gilles si plein de souvenirs pour la
jeune Abbevilloise, dans la rue même de Saint-Gilles,
chez la demoiselle Tévenart, qui tenait déjà le bureau des
diligences à l'époque où Rose Bertin avait quitté le pays.
La robe que la Reine lui envoyait porter à Montlières
et ajuster à la taille de la Madone était estimée cinq
cents livres. D'après les manuscrits de M. Siffait, con-
servés à Abbeville, ce fut une dame de cette ville, dont
le nom ne nous est p^s connu, qui donna la dentelle
pour la compléter. Cette robe servit pour la première
fois le 25 mars 1779, jour de la fête patronale de la cha-
pelle de Monflières.
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 109
Le vœu de Marie-Antoinette avait été exaucé. Elle
avait obtenu une heureuse délivrance ; le 19 décem-
bre 1778, lui était née une fille, Madame Royale, la future
duchesse d'Angoulême, et ce fut une parente de Rose,
Marie-Françoise Bertin-Havard, qui fut choisie comme
gouvernante des nourrices retenues (4).
Rose Bertin s'acquitta donc de sa mission, et, ne s'at-
tardant pas à Abbeville, reprit le chemin de Paris où
l'appelaient impérieusement les intérêts d'une maison
de commerce en pleine activité et à laquelle elle se sen-
tait réellement indispensable. Le retour s'effectua de la
même façon que l'aller, le départ ayant lieu de la rue
Saint-Gilles le dimanche à midi, et l'arrivée rue Saint-
Denis à Paris le lendemain vers les six heures du soir.
Malheureusement, si la statue de la Vierge de Mon-
flières a pu être conservée et a échappé aux destructions
de la période révolutionnaire, cachée qu'elle était au-
dessus d'un four, la robe sortie des mains de Mlle Bertin
et offerte par Marie- Antoinette a disparu, sans qu'on ait
su aux mains de qui elle avait passé.
Est-ce ce voyage qui lui en donna l'idée, mais à la fin
de 1778 on vendait dans les magasins de la rue Saint-
Honoré, des bonnets picards en linon? Le 1!x novembre
la comtesse de Salles en commandait un de neuf livres,
prix abordable.
L'offre d'un bonnet ou d'un chapeau était un cadeau
de bon goût, et une gracieuseté bien accueillie lorsqu'il
portait la marque du « Grand-Mogol ». Ainsi la mar-
(1) Elle est portée sur l'état des personnes qui servent près
Madame, fille du Roy, à raison de 150 livres par an (gages fixes
par berceau), et 730 livres pour sa nourriture. Elle mourut le 7 juil-
let 1782. (Archives Nationales, O' 3798 et 3799).
110 ROSE fiERTiN
quise de Tonnerre offrit un jour à la marquise de Bouzol
« un ciuipeau blane, relevé derrière, doublé de taffetas,
un bord de ruban blanc et vert autour et de grands
nœuds », qui valait dix-huit livres, et à la comtesse
d'Equevilly « un demi-bonnet en gaze et blonde » de
trente-six livres.
On s'adressait aussi à Rose Berlin pour lui faire gar-
nir les grands habits de présentation qui valaient tou-
jours une forte somme : celui de la comtesse de Montréal,
livré le 10 mai 1778, montait à 2. 417 livres.
Nous venons de voir comment les conseils de la mo-
diste de la rue Saint-Honoré étaient écoutés par la
Reine de France, et combien son influence et sa réputa-
tion étaient grandes à la Cour ; pour en avoir encore
une preuve de plus, il suffira de lire ce qu'écrit Bachau-
mont dans ses Mémoires secrets, où il relate le voyage
que firent à Paris le Roi et la Reine pour venir assister
au mariage de cent jeunes filles que le Roi avait dotées à
Toccasion de la naissance de Madame Royale.
La cérémonie avait lieu à Notre-Dame, et le cortège,
composé de 28 carrosses, suivit, pour venir de la
Muette, où la Cour se trouvait alors, le faubourg et la
rue Saint-Honoré, pour gagner le Pont-Neuf par les
rues du Roule, de la Monnaie et le carrefour des Trois-
Maries. On raconte que, ce jour-là, qui était le 8 fé-
vrier, il y avait énormément de monde dans les rues
pour voir passer le Roi et la Reine, mais fort peu d'ac-
clamations, la police ayant omis d'embaucher des
aboyeurs, comme elle avait coutume ; et que cela mé-
contenta fort Marie-Antoinette qui rentra le soir à la
Muette de fort méchante humeur.
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 111
Voici donc ce que rapportent à ce propos les Mémoi-
res secrets, sous la date du 5 mars 1779 :
« On a parlé plusieurs fois de Mlle Bertin, marchande
de modes de la Reine et qui a l'honneur de travailler
directement avec Sa Majesté pour tout ce qui concerne
cette partie de sa garde-robe. Son atelier donne sur la
rue SaintHonoré. Le jour où la Reine a fait son entrée,
elle n'a pas manqué de se mettre sur son balcon à la
tête de ses trente ouvrières. Sa Majesté l'a remarquée en
passant et a dit : « Âli ! Voilà Mlle Bertin » et, en même
temps, lui a fait de la main un signe de protection qui l'a
obligée de répondre par une profonde révérence. Le Roi
s'est levé et lui a applaudi des mains : autre révérence ;
toute la famille royale en a fait autant, et les courti-
sans singeant le maître n'ont pas manqué de s'incliner
en passant devant elle... Autant de révérences qui l'ont
extrêmement fatiguée. Mais cette distinction lui donne
un relief merveilleux et augmente la considération dont
elle jouissait d'avance. »
Il y avait beaucoup de singerie dans cette petite ma-
nifestation. Le Roi lui-même n'y mettait sans doute pas
énormément de sincérité ; maisseulementle désir d'être
agréable à Marie-Antoinette et l'arrière-pensée peut-
être de détourner vers l'art de Mlle Bertin, moins dis-
pendieux, la pensée de la Reine, alors trop portée vers
le jeu, et dont il fallait n'occuper l'esprit que de sujets
futiles, sous peine de perdre tout empire sur son cer-
veau d'enfant.
Les mêmes Mémoires secrets, sous la date du
31 mai 1779 parlent encore de la faveur dont jouissait
la modiste de la rue Saint-Honoré : « La reine conti-
112 ROSE BERTIN
nue à honorer d'une distinction particulière Mlle Ber-
lin, sa marchande de modes. Dernièrement àMarly, elle
avait ordonné au maréchal duc de Duras de la placer
au spectacle, et ce seigneur s'est acquitté de la commis-
sion avec une distinction bien propre à exciter la jalou-
sie des autres femmes. »
N'est-ce pas là de quoi préciser, d'une façon absolue,
Timportance qu'elle avait acquise à la cour ?
11 est vrai que la Reine, qui aimait à jouer la comé-
die, mais qui la jouait, en somme, tort mal, avait beau-
coup de peine à se constituer une salle, chacun es-
sayant de se dérober ; si bien qu'un jour elle ne trouva
rien de mieux que de faire entreries gardes du corps,
en exigeant que les Suisses remplissent leur service
pendant le temps de la représentation.
Qui pouvait se féliciter de ce goût malencontreux de
la Reine, si ce n'est son entourage ? Il entraînait des dé-
penses nouvelles dUiabillements, de déguisements, de
coiffures dont chacun tirait des revenants-bons consi-
dérables.
En somme Rose Bertin avait pris l'habitude de se con-
sidérer comme indispensable.
Ses magasins, d'autre part, ne désemplissaient pas
et la plus brillante clientèle s'y coudoyait. Elle comptait
toujours au nombre de ses clientes tout l'armoriai de
France, et les noms les plus connus de la diplomatie.
La femme du ministre plénipotentiaire de Russie, la
princesse Raratinsky, entre autres, se fournissait chez
elle à cette époque et fut du nombre de ces cUentes
dont elle ne put recouvrer les créances. Celle-ci lui
devait près de 15.000 livres sur lesquelles elle ne toucha
(liil.liolhniur Xutionitlc.)
(•.Ol'TUUIKHI-: HLKdAN'ri". allant livii r son (iiivrat^c
(I)'a|MX's I.i; C.i.i:!»: i)i;i.. Dii'i is so. (177".).)
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 113
qu'un acompte de 1.000 livres payé par le prince de
Baratinsky. Le reste, représenté par une obligation signée
par la princesse, fut perdu. Les réclamations ultérieures
demeurèrent sans effet ; les dettes, selon la législation
russe, étant prescrites de droit au bout d'un laps de
temps de dix ans.
On venait chez elle de toutes parts, et on trouve sur les
livres de Mlle Bertin jusqu'au nom de Vestris, le célèbre
danseur, qu'on avait surnommé le Dieu de la Danse et
qui n'avait pas encore quitté l'Opéra. Le marquis de
Boisgelin donnait à sa nièce un chapeau à la Devon-
shire qui valait 120 livres ; la baronne de la House fai-
sait garnir une circassienne, robe de gaze générale-
ment, qui découvrait la poitrine et la jupe; la baronne
de Montviller, fille de Mme de Misery, le marquis de
Marbœuf, dont les immenses jardins des Champs-Elysées
constituaient une des plus belles propriétés de Paris,
la vicomtesse dePérigord, le marquis de Chabrillant se
succédaient dans les magasins de la rue Saint-Honoré,
et les carrosses armoriés faisaient la queue devant la
maison.
A la cour, sa besogne devenait de plus en plus absor-
bante. Aussi, à l'instigation de Mme Campan, finit-on
par lui adjoindre, officiellement à cette époque, le fa-
meux Beaulard, qui depuis longtemps avait manœuvré
assez habilement auprès de la Reine et de son entourage
pour se faire agréer. Ah ! ce Beaulard, il était le cau-
chemar de Rose Bertin, le concurrent actif et redouté,
avec lequel il fallut bien pourtant qu'elle s'accommodât.
Il est bien certain que Rose fit tout ce qu'elle put
pour éviter cet entreprenant collaborateur, et qu'elle
114 ROSE BERTIN
fut particulièrement mortifiée de n'y avoir pas réussi.
Mais elle fut assez habile i)()iir ne pas trop montrer
son mécontentement à Mme Campan qu'il était politique
de ménager. Mme Campan était devenue une des quatre
premières femmes de chambre de Marie-Antoinette. Il
n'y avait plus de bornes aux inventions incessantes en
matière de toilette ; or la Reine et Mme Campan esti-
maient que réellement Mlle Bertin se trouverait un
jour ou l'autre débordée, et qu'on s'exposait à ne pas
recevoir à l'heure les fournitures, escomptées pour un
jour donné et qui se préparaient dans la ruche en-
fiévrée de la rue Saint-Honoré.
Cependant Mlle Bertin savait que Beaulard était pro-
tégé par Mme de Lamballe, et, « sa colère ne connut
plus de bornes, lorsqu'elle sut que cet homme avait été
présenté à la Reine parla princesse de Lamballe. Rap-
porta à S. M. une rose artificielle parfaitement imitée,
et qui exhalait un parfum délicieux. La Reine regardait
avec plaisir ce chef-d'œuvre, lorsque Beaulard lui fit
observer qu'il y avait dans le calice un ressort qu'il fal-
lait presser. Marie-Antoinette y porta le doigt, et aussi-
tôt la fleur, jusque là demi-close, s'ouvrit spontané-
ment, et du milieu sortit le portrait en miniature de
S. M. (1) ».
La modiste avait conçu contre la princesse la plus
violente rancune. Celle-ci se vit mise en quarantaine,
pts'en trouva fort marrie, car elle prétendait ne porter
que des chapeaux et des bonnets de la grande marque,
et la grande marque, à la cour, c'était celle de Rose
(1} Comtesse d'Adhémab, Souvenirs sur Marie-Anloineile.
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 115
Bertin. Il fallut que la Reine se chargeât des négocia-
tions. L'affaire prenait autant d'importance qu'un arbi-
trage international. Enfin après avoir bien chapitré sa
modiste, après lui avoir représenté que la mesure ne
lui était en rien préjudiciable puisqu'elle conservait son
titre de : fournisseur de la reine, et que d'autre part
ses commandes n'étaient pas diminuées, elle réussit
à convaincre Mlle Rose qui consentit à faire sa paix
avec la princesse de Lamballe et à renouer avec elle
les relations d'affaires qu'elles avaient eu coutume d'en-
tretenir jusqu'alors.
Néanmoins, l'ère des excentricités touchait à sa lin.
Sans renoncer à la toilette, la reine modifiait, tout
au moins d'une façon superficielle, la manière d'être de
ses parures. Ce fut, on peut le dire, un brusque change-
ment. On a prétendu qu'elle montra de la simplicité,
« lorsque la femme commença à céder la place à la
mère (1) ». Ce fut peut-être, en effet, la cause de ce
revirement dont nous trouvons les indices dans les
Mémoires de Mme Campan :
« Le goût pour la parure auquel la reine s'était livrée
pendant les premières années du règne avait fait place
à un amour de simplicité porté même à un degré impoli-
tique, l'éclat et la magnificence du trône n'étant jus-
qu'à certain degré séparés en France des intérêts de
la nation.
(( Excepté aux jours de très grandes réunions à la
cour, tels que le P" janvier, le 2 février consacré à
la procession de l'ordre du Saint-Esprit, et aux fêtes
(1) D'Alméras, les Amoureux ik la reine Marie- Anloinelle.
116 HOSR BERTIN
de Pâques, de la Pentecôte et de Noël, la Reine ne
portait plus que des robes de percale ou de taffetas de
Florence blanc. Sa coiffure se bornait à un chapeau ;
les plus simples étaient préférés, et les diamants ne
sortaient des écrins que pour les parures d'étiquette
consacrées aux jours que je viens d'indiquer.
« La Reine n'avait pas encore vingt-cinq ans, et com-
mençait déjà à craindre qu'on ne lui fit faire trop d'u-
sage des fleurs et des parures, qui dans ce temps étaient
encore réservées à la seule jeunesse.
« Mlle Bertin lui ayant apporté une guirlande et un
collier de roses, la Reine l'essayait en craignant que
l'éclat de ces fleurs ne fût plus avantageux à celui de
son teint. Elle était véritablement trop sévère sur elle-
même ; sa beauté n'ayant encore subi aucune altéra-
tion, il est aisé de se faire idée du concert de louanges
et de compliments qui répondirent au doute qu'elle
avait énoncé. La Reine, s"approcliant de moi, promit
de s'en rapporter à mon jugement lorsqu'il serait temps
qu'elle cessât de porter des fleurs. « Songez-y bien, me
dit-elle, je vous somme dès ce jour de m'avertir avec
franchise du moment où les fleurs cesseront de me con-
venir. — Je n'en ferai rien, Madame, lui répondis-je
aussitôt ; je n'ai pas lu Gil Blas pour n'en retirer aucun
fruit, et je trouve Tordre de Votre Majesté trop sem-
blable à celui que lui avait donné l'archevêque de To-
lède de l'avertir du moment où il commencerait à bais-
ser dans la composition de ses homélies. — Allez, me
dit la reine, vous êtes moins sincère que Gil Blas, et
j'aurais été plus généreuse que l'archevêque de To-
lède. »
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 117
La simplicité de la Reine n'empêchait pourtant pas
la fréquence des visites de Rose Bertin à Versailles, aux
Tuileries, à Saint-Cloud, partout où se transportait la
cour.
Ce fut à Versailles qu'un jour la prédiction de la bo-
hémienne qui avait annoncé à Rose qu'on lui tiendrait
la robe à la cour, se trouva réalisée de la façon la plus
comique.
Le valet de pied qui, habituellement, suivait Rose
Bertin lorsqu'elle se rendait chez la Reine, venait de la
quitter ; pour le remplacer, elle avait un brave homme,
arrivé tout droit de la campagne que lui avait procuré
un de ses amis, un certain M. Moreau Desjardins établi
marchand de dentelles à Chantilly et qui employait le
frère dans sa maison. Ce garçon, brusquement tiré de
son village, se sentait à Paris comme perdu dans un
tourbillon. Quand on lui dit qu'il accompagnerait « Ma-
demoiselle » à la cour, il s'en trouva tout bouleversé,
et se sentit gauche deux fois plus qu'il ne l'avait
jamais été. H alla confier ses inquiétudes à la femme de
chambre, qui avait d'autres chiens à fouetter que de
rassurer et de renseigner le valet provincial ; et comme
elle se moquait de lui : « Mais comment ferai-je, fit-il
désolé, quand je serai dans le château? — Eh! tu
feras comme les autres, » répondit-elle. R fit comme
les autres... Lorsque la voiture fut arrivée dans la
cour de Versailles, elle n'était pas la seule. Il observa
la tenue des autres valets. De grandes dames descen-
daient de carrosse ou sortaient de leur chaise ; il voyait
défiler devant lui, la plus haute noblesse de France et
ses valets les mieux stylés. Enfin, lorsque la voiture fut
118 ROSE BERTIN
lin pou dégagée de l'encombrement, Rose Berlin sauta,
d'un pied léger, à terre et commença à gravir les
marches de Tescalier conduisant dans la salle des
gardes. Elle ne tarda pas à s'apercevoir qu'elle était
l'objet d'une curiosité inaccoutumée. Les uns la regar-
daient avec ahurissement, d'autres semblaient prêts à par-
tir du fou rire, et ce n'étaient pas les moins imperti-
nents. Interluquce, Rose Rertin, s'arrête, ne comprenant
pas, ou plutôt comprenant qu'on se moque d'elle et ne
se doutant pas du motif; se retourne et voit... le rus-
taud qui lui porte la robe, comme venaient de faire
les valets des duchesses et des marquises.
Les sourires et les ricanements étaient des piqûres
d'amour-propre; mais quelle satisfaction pour elle, de se
rappeler la prédiction de la bohémienne enfin réalisée, de
se revoir sous sa thérôse de taffetas noir, déballant, un
jour d"hiver, les parures des demoiselles de Bourbon et
se chauffant les pieds sur les chenets de la princesse
de Conti, et de se mirer à présent aux glaces de la
Grande Galerie de Versailles dont les plus secrets
appartements lui étaient ouverts, et dont elle traver-
sait, sans s'y arrêter, les antichambres, où de très
grandes dames attendaient leur tour d'audience !
Aussi ne fut-ce pas sans un certain contentement que
quelques instants après, dans le cabinet de la Reine,
elle lui narra l'incident, en même temps que la prédic-
tion qu'on lui avait faite à Abbeville quand elle était
enfant; la Reine riait franchement de l'aventure lorsque
le Roi entra, et, à son tour, se prit à rire à cœur-joie
lorsqu'elle lui eut- été contée.
Ce n'était pas seulement dans les glaces de la Grande
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 119
Galerie que Rose Bertin pouvait s'admirer au passage,
mais aussi dans les œuvres d'art qui garnissaient les
salles du palais, lorsque, par exemple, il lui arrivait de
passer devant le portrait de la Reine peint par Mme Vi-
gée-Lebrun en 1779, dans lequel la célèbre artiste avait
immortalisé les créations élégantes de l'atelier de la
rue Saint-Honoré. Ce portrait fut le premier de ceux de
Marie-Antoinette qui sortit des mains de la merveil-
leuse artiste que fut Mme Vigée-Lebrun ; il est fort
connu, l'une de ses copies se trouve encore au châ-
teau de Versailles, car il y en a eu deux copies exé-
cutées par Mme Vigée-Lebrun elle-même, comme elle
nous l'apprend dans ses Souvenirs, en nous disant :
« C'est en l'année 1770 que j'ai fait pour la première
fois le portrait de la Reine, alors dans tout l'éclat de sa
jeunesse et de sa beauté... C'est alors que je fis le por-
trait qui la représente avec un grand panier, vêtue
d'une robe de satin et tenant une rose à la main. Ce
portrait était destiné à son frère l'empereur Joseph II,
et la Reine m'en ordonna deux copies : l'une pour l'im-
pératrice de Russie, l'autre pour ses appartements de
Versailles ou de Fontainebleau. » La coiffure de la Reine
n'y est pas trop exagérée ; elle se compose d'un pouf
léger en gaze de soie de couleur blanche légèrement
teintée de vert et ornée d'un panache en plumes d'au-
truche.
La Correspondance littéraire (1) constate, d'ailleurs,
le changement qui se produisit dans le goût général, et
l'abandon de la coiffure haute qui faisait place à plus de
(1) Juin 1780.
IJO ROSE BERTIN
simplicité, entraînait en quelque sorte, une réforme
générale du costume.
Néanmoins liose Berlin, toujours bien en cour, ne per-
dait rien de son prestige. Un jour de Tété de 1780, comme
elle était allée assister au spectacle à Marly où la cour se
trouvait alors, la Reine s'étant aperçue que sa modiste
n"était pas très convenablement placée, fit appeler le
maréchal de Duras, qui avait été chargé de l'organisa-
tion, et lui ordonna de procurer une meilleure place à
la protégée, ce dont le maréchal en personne s'acquitta
avec beaucoup d'empressement et de galanterie. Cet
honneur était l'ait à Rose pour la seconde fois dans la
salle de spectacle de la cour ; on en avait fortement
jasé la première ; mais à tout on s'habitue, et cela fit
beaucoup moins de bruit. La comtesse de Fars, dans
ses Souvenirs, relate pourtant le fait avec une certaine
humeur : « L'apparition de cette femme au château, dit-
elle à ce propos, était un événement. La meilleure place
au spectacle était réservée à cette grisette, que le
duc de Duras conduisait par la main comme chevalier
d'honneur. »
Grisette ! la première commerçante de Paris ! du
monde entier ! L'intéressée en serait morte de rage de
se savoir ainsi traitée.
Alors Marie-Antoinette avait repris goût à la comé-
die et on jouait partout où se trouvait la cour des
pièces de Favart et de Rousseau ou des opéras-co-
miques de Monsigny : r Anglais à Bordeaux, le Devin
de village, Rose et Colas, etc.
Toutes les actrices de ces pièces appartenaient à la
clientèle deRoseBertin. C'étaient lacomtessedeChâlons,
(Miifre C.nrnivatel./
ITT'.i
LK C.HAl'EVU A LA (IHKNAUK
LA GRANDE VOGUE ('1778-I781) 121
Mme de Coigny, la duchesse Jules de Polignac, la com-
tesse Diane de Polignac, la duchesse de Guiche et
« cette aimable statue de la Mélancolie, cette pâle et
languissante personne, la tête penchée sur son épaule,
la comtesse de Polastron (1)». Marie-Antoinette avait,
avec raison d'ailleurs, définitivement renoncé à jouer
elle-même sur son théâtre.
L'année 1780 se termina par la mort de l'impéra-
trice Marie-Thérèse (29 novembre). Cet événement fit
prendre le deuil à la cour, et occasionna un surcroît de
travail chez les fournisseurs de la Pieine.
Mais Rose Bertin n'avait décidément pas ce qu'il fallait
pour plaire à une clientèle exigeante. Les personnes
mêmes de l'entourage immédiat de Marie-Antoinette la
supportaient avec impatience, et Mme Campan, dans ses
Mémoires, porte sur elle un jugement assez sévère:
(( Mlle Bertin se prévalait, dit-on, des bontés de la
reine pour afficher un orgueil très visible. Une femme
alla un jour chez cette fameuse ouvrière en mode, et de-
manda des ajustements pour le deuil de l'impératrice.
On lui en présenta plusieurs qu'elle rejeta tous.
Mlle Bertin s'écria d'un ton mêlé d'humeur et de suffi-
sance : « Présentez donc à Madame des échantillons
de mon dernier travail avec Sa Majesté. » Le mot est
assez ridicule pour avoir été dit. » Cette réflexion de
Mme Campan est un peu dure, on en conviendra; elle
était néanmoins méritée. L'anecdote courut la ville ; plu-
sieurs écrivains du temps l'ont rapportée, et nous la
retrouvons sous la plume du continuateur des Mé-
(1) Le Théâtre à Trianon.
122 ROSE BERTIN
moires secrets de Bacliaumont à la date du 4 janvier
1781. Rose Bertin n'avait en effet qu'un mot sur les
lèvres: sa collaboration avecla Reine. Elle en parlait à
tout venant, elle s'en gonllait et on en riait. Peu lui
importait, d'ailleurs.
Elle n'avait pas à se plaindre de l'état de ses affaires.
Tout allait pour le mieux ; et les fonds affectés à la
garde-robe de la Reine devenaient de plus en plus con-
sidérables. Nous lisons en effet la note suivante écrite
sur un état comparatif de dépense (1) des années
1777 et 1781, établi par Randon de la Tour, trésorier
payeur général des dépenses de la maison du Roi et
de celle de la maison de la Reine :
« Le supplément de la garde-robe,' qui était en 1777
de 37.406 livres, est porté en 1781 à S/i.OOO livres, par-
tant augmentation : 46. 89/i livres. »
Les États de dépense de la maison de la Reine (2)
nous apprennent d'autre part que le total du chapitre
de la garde-robe à l'extraordinaire s'est élevé successi-
vement à 194.118 livres 17 sols en 1780 ; 151.290 li-
vres 3 sols en 1781 ; 199.509 livres 4 sols en 1782.
Le 16 mai 1783, la marquise de Grammont, comtesse
d'Ossun, dame d'atours depuis 1781, expliquait cette
augmentation dans une lettre, datée de Versailles (3).
« J'ai l'honneur de vous adresser. Monsieur, l'état
général des dépenses de la garde-robe de la Reine pen-
dant l'année dernière 1 782. Ces dépenses montent beau-
coup plus haut que je n'aurais voulu, mais les fêtes
(1) Archives Nationales. Série 0'3793.
(2) Idem.
(3) Idem.
L\ GRANDE VOGUE (1778-I781) 12S
pourM. le comte du Nord et les dispositions que j'avois
faites pour le voyage deMarly qui devoit avoir lieu l'au-
tomne dernier, m'ont nécessairement fait passer les
bornes que je m'étois prescrites. J'ay lieu d'espérer
que l'année actuelle sera moins chère par V avance que
j'ay des objets choisis pour Marly et qui, n'ayant pas
servi, ont été réservés pour ce printemps. Je vous prie
de vouloir bien rendre compte de ces circonstances au
Roy en prenant les ordres de Sa Majesté pour le sup-
plément de 111.509 livres que je demande, et dont j'ay
besoin pour achever de purger les dépenses de cette
année. »
On voit que Louis XVI contrôlait la dépense s'il ne la
modérait pas.
Cependant accaparée comme elle l'était par le ser-
vice de la Reine, Rose négligeait forcément un peu le
reste de sa clientèle, et ses allures cassantes lorsqu'on
lui en faisait le reproche, lui firent perdre plus d'une
cliente.
« Les flatteries, les courbettes avaient tourné la tête
à la pauvre demoiselle Bertin », écrit dans ses Mémoires
la vicomtesse de Fars qui était de celles qui n'aimaient
guère la modiste. « Une dame de mes amies vint
commander dans son magasin, pendant son absence,
un chapeau à la Bertonienne, pour la femme d'un pro-
cureur de Bordeaux. » Pierre Montan Berton était ce
directeur de l'Opéra, sous l'administration duquel ce
théâtre retentit de tout le bruit fait autour des deux
compositeurs rivaux Gliick et Piccini. Il venait de mou-
rir (1780) et son nom était, chez la fourmi sa voisine, le
prétexte d'une création nouvelle. « Le prix, ajoute
124 ROSE BERTIN
Mme de Fars, fut tixé par Mlle Picot, première ouvrière
de la maison, ot acquitte! d'avance par mon amie, qui
partit en laissant son adresse. Deux heures après, un
domestique, vêtu d'une livrée gros vertà galons d'or, rap-
porta l'argent qui avaitété donné pour payer le chapeau,
il remit un billet de la demoiselle Bertin, fort sottement
tourne, dans lequel celle-ci témoignait son impossibi-
lité de travailler pour la femme d'un procureur, attendu
que le service de Sa Majesté et de la cour employait
tout son temps et celui de ses ouvrières. »
La première fille de boutique, Charlotte Picot, com-
prit le parti qu'elle pouvait tirer d'une pareille situation.
Elle ne se conduisit d'ailleurs pas autrement que Rose
Bertin elle-même à l'égard de sa patronne, Mlle Pagelle.
Charlotte était une « ouvrière extrêmement adroite,
intelligente, et surtout entreprenante », nous disent les
Mémoires secrets, qui « s'est prévalue de son talent
pour s'établir et a bientôt enlevé la plupart des pra-
tiques de son ancienne bourgeoise. » Ce qui est peut-
être un peu exagéré.
« Elle joignait à de l'intelligence une jolie figure et
beaucoup de savoir faire, dit la vicomtesse de Fars :
elle quitta donc Mlle Bertin et éleva autel contre
autel. »
C'était déjà un motif suffisant pour exciter la colère
d'une personne aussi vive que Rose Bertin. Mais il y
en avait peut-être un autre, plus grave encore à ses
yeux, si toutefois Tau teur des Souvenirs de Léonardéimi
bien renseigné, lorsqu'il raconte que Mlle Picot allait
jusqu'à insinuer .auprès de celles des dames qui fré-
quentaient le magasin et qu'elle savait aimer les can-
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 125
cans, que « Mlle Bertin, au moment où la maison du roi
avait été licenciée parle comte de Saint-Germain, s'était
peu souciée de réformer un mousquetaire gris, dont l'en-
tretien eût déjà été fort dispendieux, à cause desescinq
pieds, sept pouces et demi, mais qui joignait à cela
l'habitude de perdre liuit à dix louis par soirée au pha-
raon ; ce qui avait fini par lui faire joindre à cette ha-
bitude celle de battre Mlle Bertin, toutes les fois qu'il
lui arrivait de ne pouvoir alimenter cette fatale pas-
sion. »
Que Mlle Bertin ait fait jaser sur sa conduite, cela
n'a rien de surprenant. Il eût même été surprenant au
contraire, qu'il n'en fût rien, en un temps où Tincon-
duite était si générale, et où les libellistes attaquaient
si rudement dans leurs pamphlets sur ce point, la Reine
elle-même et les personnes les plus en vue. Mais il n'est
guère admissible que l'arrogante modiste ait jamais
souffert de qui que ce soit un traitement semblable à
celui que l'auteur des Souvenirs de Léonard prétend
qu'elle a subi de la main du mousquetaire gris.
Le hasard voulut, qu'au moment où elle était dans la
plus grande exaspération contre Mlle Picot, Bose Bertin
la rencontrât à Versailles dans la galerie, et là, cédant
à un mouvement de colère, poursuivent les Mémoires
secrets, elle « l'a injuriée et lui a craché au visage.
Procès en conséquence à la Prévôté de l'Hôtel ; factum
de part et d'autre, dont le plus plaisant est celui de la
demoiselle Bertin, de la façon de M" Coqueley de Cliaus-
sepierre, dit-on ; enfin est intervenu un jugement le
lundi 3 septembre, qui fait défenses à la demoiselle Ber-
tin de récidiver, la condamne à 20 livres d'aumône en-
126 KOSIi liERTIN
vers le Roi, et à tous les dépens. On trouve que, vu le
lieu où l'insulte a été commise, le délit n'est pas assez
puni ».
On trouvait aussi que, vu la morgue de Mlle Bertin, la
solution était plaisante, caries rieurs n'étaient pas tous
de son parti, et bien des gens se voyaient vengés de ses
impertinences. Les Mémoires secrets, qui rendent
compte de l'incident sous la date du 8 septembre 1781,
nous apprennent encore qu'il y avait eu appel au grand
Conseil, interjeté par Mlle Bertin, et nous disent : « L'af-
faire devait intervenir mercredi dernier, c'est-à-dire
aujourd'hui ; mais la Reine dont on connaît les bontés
pour Mlle Bertin, sa marchande de modes, a fait écrire
à M. de Nicolaï, le premier président de cette Cour, de
venir, avant de passer outre, lui rendre compte de Tétat
où l'affaire en était. La cause, en conséquence, a été
remise à huitaine. »
D'ailleurs, pour bien mettre cette affaire au point,
nous avons les documents des archives de Seine-et-
Oise (1) :
C'est d abord la plainte suivante formulée par Mlle Pi-
cot :
« A Monsieur le lieutenant général civil, criminel et
de police delà Prévôté de rHôtel du Roy et Grande Pré-
vôté de France au Siège de Versailles.
« Supplie humblement Charlotte Picot, fille majeure,
marchande de modes, demeurante à Paris, rue Sainte-
Honoré, à la Corbeille Galante, paroisse Saint-Germain
(1) Série B. Prévôté de rHôtel. Procédures de 1782 et registre
des audiences de 1781-1782. Voir aussi Un moment d'humeur de
Mlle hose Berlin, par E. Couard, Versailles, 1894.
LA GRANDE VOGUK (1778-I781) 127
l'Auxerrois, disant qu'ayant fourni des habits aux dames
de Vassy, qui ont été présentées à la Cour le quinze avril
présent mois, jour de Pâques, la supliante s'est ren-
due dans la matinée du môme jour, à Versailles, à l'eftet
d'y faire ses affaires. Après dîner, la supliante a été à
la gallerie du château de Sa Majesté, pour se promener
et voir l'effet de ses habits.
« Vers les six heures et demie du soir, la supliante
étant dans le salon de jeu de la Reine, attendant le Roy
et la famille Royale qui étoientà la chapelle, elle apper-
çut la demoiselle Bertin, marchande de modes à Paris,
rue Saint-Honoré, vis-à-vis Saint-Honoré, accompa-
gnée de deux demoiselles qui se promenoient dans la
gallerie. La demoiselle Bertin, en passant devant la su-
pliante, s'est arrêtée. Ta examinée attentivement et a
continué sa route, mais, un instant après, la D"'' Bertin
est revenue sur ses pas, s'est arrêtée vis-à-vis de la
supliante et l'a fixée pendant deux à trois minutes. La
supliante s'en étant aperçue a tourné la tête, mais la
D"^ Bertin, qui cherchoit les moyens d'insulter la su-
pliante, a saisi ce moment et lui a craché au visage.
« Une insulte aussi grave est infiniment répréhensible
à toutes sortes d'égards. Elle a été commise dans le
château même de Versailles, dans le salon vis-à-vis
Tappartement de la Reine, c'est-à-dire dans un lieu où
tout rappelle la Majesté Royale et le respect qui lui est
du, raison pour laquelle il est absolument nécessaire de
prendre les mesures les plus efficaces pour qu'un pareil
scandale ne se reproduise plus, ce qui ne peut être opéré
que par la sévérité des peines qui sont à prononcer. D'un
autre côté, cracher au visage d'une personne, c'est téraoi-
128 nOSE HERTIN
gner lopins grand mépris pour cette même personne. La
siipliante, qui ne s'attendoit pas à une pareille insulte,
est tombé évanouie et sans connoissance, et elle auroit
péri dans cet état si les personnes qui l'entouroient ne
se fussent empressées de lui donner des secours. Ce
n'est même que plus d'une demie-heure après que la
connoissance lui est revenue et que ses forces lui ont
permis de sortir de la gallerie du château de Versailles
pour se rendre dans l'endroit où étoit sa voiture, et de
là chez elle à Paris.
« La suplianto, jalouse de conserver son honneur et
sa réputation, a un intérêt sensible d'obtenir une répa-
ration authentique de l'insulte qui lui a été faite par la
D"« Bertin, et c'est pour y parvenir qu'elle a été con-
seillée de recourir à votre autorité.
(( Ce considéré, Monsieur, il vous plaise donner acte
à la supliante de la plainte qu'elle vous rend contre la
D"« Bertin, des faits mentionnés en la présente re-
quête ; en conséquence, lui permettre de faire infor-
mer desdits faits, circonstances et dépendances par
devant vous. Monsieur, pour l'information faite et com-
muniquée à Monsieur le Procureur du Boy, dont la su-
pliante requiert la jonction, être par la suphante et par
Monsieur le Procureur du Boy, pris telles conclusions
qu'il appartiendra, et par vous. Monsieur, ordonné ce
que de raison, sans préjudice et sous la réserve que fait
la supliante de tous ses droits et actions, et vous ferez
bien. Charlotte Picot. »
Nous apprenons tout au moins par cette pièce quel
était l'emplacement exact de la maison de Bose Bertin :
« vis-à-vis Saint-Honoré ». Une reste plus rien de cette
{Bibliollinjur Xalioitate.)
POLONNOISE A LA POL l.EÏTK
(avec le chapeau à la Ciiciiade)
(1779)
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 129
église qui se trouvait dans le cloître Saint-Honorc (1),
non plus que de la maison qu'habitait la modiste, sur
l'emplacement de laquelle s'élèvent actuellement les
magasins du Louvre.
En réponse aux attaques de Mlle Picot, le défenseur
de Mlle Bertin produisit un « Précis pour la demoiselle
Bertin, marchande démodes de la Reine, défenderesse,
contre la demoiselle Picot, ci-devant son élève et ac-
tuellement marchande de modes, demanderesse ».
La Correspondance littéraire en a reproduit quel-
ques extraits. Nous y lisons :
« La demoiselle Picot, c'est ainsi que débute le mé-
moire de Mlle Bertin, veut couvrir d'opprobre et faire
périr celle à qui elle doit son existence et son état. Où
trouver des expressions capables de peindre l'horreur
de ce procédé? Je n'en veux point chercher, je la
plains, mais je dois à la justice, au public qui m'estime,
aux grands qui m'honorent de leur protection et de leur
bonté, et surtout à moi-môme, demedéfendre d'une ac-
cusation si atroce, si fausse, et, j'ose le dire, si invrai-
semblable.
« Sans suivre ici l'histoire très détaillée de tous les
services rendus à la d"'' Picot par la d"" Bertin, histoire
assez minutieuse en elle-même, mais où les plus beaux
noms de France ont cependant trouvé leur place, nous
nous bornerons au fait principal dont voici l'exposé et
la justification :
« Je n'ai jamais fait et ne ferai jamais de mal à per-
(1) Elle contenait le tableau de la Présentation au Temple par
Philippe de Champaigne et le mausolée du cardinal Dubois par
Coustou le Jeune.
9
130 ROSE BERTIN
sonne, pas même à Mlle Picot. Mais qui pourrait me
faire un crime de regarder avec mépris une personne
qui doit m'avoir la plus grande obligation, et qui, pour
la reconnaître, m'a trompée si cruellement? Je la mé-
prise souverainement, j'en conviens, elle le mérite. Je
l'ai trouvée le 15 avril dernier, vers les six heures du
soir, dans le salon qui précède la galerie de Versailles;
je ne la voyais pas; ceux avec lesquels j'étais, me la
nommèrent. Sa vue me révolta, mon estomac se serra,
et l'horreur qu'elle m'inspira, me faisant remonter ce
que j'avais pris, m'occasionna sans doute sur mon vi-
sage un mouvement involontaire de contraction et y
peignit apparemmentla révolte et le dégoût qu'elle exci-
tait en moi; mais je ne crachai point, je ne l'aurais pas
pu, j'étais pétrifiée, et les personnes qui m'accompa-
gnaient et qui ne m'ont pas perdue de vue, sont prêtes
d'en rendre témoignage, et je demande à en faire la
preuve ainsi que de tous les faits dont je viens de ren-
dre compte, si on le juge à propos...
« Jignore quels mensonges ont faits la clique et les
amis de la d'"" Picot... Mais je suis moralement sûre
qu'aucun d'eux n'a dit et n'a pu dire m'avoir vue cra-
cher au visage de la d"* Picot. Moi, commettre une in-
décence aussi basse! et chez le Roi, près l'appartement
de la Reine, qui veut bien quelquefois se servir de moi
et s'abaisser jusqu'à m'honorer de sa bonté! J'ose le
dire, on ne le croira pas. Mon juge ne l'a pas cru, il a ci-
vilisé le procès : au reste mon défenseur discutera tout
cela. »
L'audition des témoins cités par Mlle Picot eut lieu
le 2S avril. Ils étaient au nombre de cinq.
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 131
Jean-Baptiste de Gumin, gentilhomme du Dauphiné,
agent de ciiange de la ville de Lyon, déclara s'être
trouvé avec sa compagnie composée de M. Thon, mar-
chand d'étoffes de soie à Paris, Mme de Gumin, sa femme
et la femme de chambre de celle-ci, « dans le sallon à
l'entrée de la gallerie du côté de la chapelle et qui fait
face à l'appartement de la Reine ». La déposition du
témoin confirme les faits de la plainte, mais elle est en
contradiction évidente avec celle-ci, comme d'ailleurs
celles de tous les témoins qui suivront au sujet du lieu
où l'incident se serait produit. « Dans le salon de jeu
de la Reine », dit Mlle Picot. Or le salon de jeu de la
Reine était à l'extrémité méridionale de la galerie des
Glaces; il est connu sous le nom de salon de la Paix.
Le salon qui lui fait face est au contraire dénommé
salon de la Guerre. Il fallait que l'évanouissement de
Charlotte Picot ait bien troublé sa mémoire, ou qu'elle
connût bien peu le château pour confondre ces deux
salons; mais la plainte de cette fille qui, pour une ava-
nie, avait pensé « périr » sur la place, nous laisse scep-
tique sur l'importance de l'affront qu'elle avait subi, et
plus porté que ses contemporains, à diminuer la res-
ponsabilité de Rose Bertin, quelque tort qu'elle ait eu,
parce qu'il nous semble fort que Charlotte Picot n'était
qu'une faiseuse, bien aise de l'événement, pour profi-
ter du tapage qui ne devait pas manquer autour de son
nom, avec une telle histoire, qui était autant de réclame
pour son commerce, à une époque où les Anglais n'a-
vaient pas encore importé les hommes-sandwich, pour
les promener en monôme dans la galerie de bois du
Palais Royal, le centre alors du mouvement parisien,
182 ROSE BERTIN
comme le sont aujoui'd'liui les grands boulevards, de
la porte Saint-Denis à la Madeleine.
Le second témoin cnlendii fut Mme de Gumin, née
Catherine Thon, qui dit aussi que l'incident se produisit
dans le « sallon qui précède la gallerie du château, » où
elle se trouvait « pour voir passer la famille royale qui
alloit sortir du salut de la chapelle ».
Aimé Thon dit également que cela se passait « dans
le salon qui précède la gallerie du côté de la chapelle,
appelé le salon de la Guerre. » C'est précis.
Madeleine Bailly, femme de chambre de Mme de Gu-
min, sans désigner la salle par son nom, dit que le fait
s'est passé dans celle qui précède la, galerie. Dans le
trajet de la chapelle à la galerie, que rencontrons-nous
avant d'y pénétrer : le salon de la Guerre. C'est donc bien
le salon de la Guerre qui fut témoin de l'aftront que la
belliqueuse Mlle Bertin infligea à son ex-employée.
Pierre Guertin, commis des sieurs Thon, Joly et Cie,
marchands d'étoffes de soie à Paris, rue Traversière, fait
une déposition identique à celle de son patron.
Les cinq témoins furent unanimes pour mettre les
torts du côté de Mlle Bertin. N'exagérèrcnt-ils point
l'incident? N'avaient-ils point quelque intérêt à prendre
parti? J'en trouve au moins un qui m'est bien suspect,
et celui-là c'est le sieur Pierre Guertin : Que faisait-il
à Versailles, ce jour-là, précisément en la compagnie
de Charlotte Picot? Tous ces gens, c'est de toute évi-
dence, seconnaissaientplus ou moins directement, comme
le prouve surabondamment la déposition du sieur Thon,
qu'il n'est pas sans intérêt de reproduire. Celnl-ci
« Dépose que le jour de Pâques dernier, quinze du
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 133
présent mois, étant venu à Versailles pour y voir la
Cour, et s'étant trouvé sur les six heures ou six heures
et demie du soir, à la compagnie des sieur et dame de
Gumin. ses beau-frère et sœur, au château de Sa Ma-
jesté dans le salon qui précède la gallerie du côté de la
chapelle, appelle le salon de Guerre, et étant rangé
du côté des croisées qui donnent sur la terrasse, pour
y voir passer la cour au retour du salut, il s'est appro-
ché de la compagnie du déposant la demoiselle Picot,
laquelle était accompagnée du sieur Guertin, commis
de lui déposant, lesquels se sont rangés à côté du dit
déposant ; que, dans cet instant la demoiselle Picot par-
lant à lui déposant, il vit venir de la gallerie la demoi-
selle Bertin, aussy marchande de modes à Paris, laquelle
s'étant approchée de ladite demoiselle Picot, s'arrêta
quelques minutes et la regarda fixement avec un air de
mépris, ensuite lui cracha sur le col du côté de l'épaule
gauche en lui disant : « Je tel'avois promis, je te tiens
parole >s et ensuite a passé son chemin ; que sur le champ
laditedemoisellePicot s'est trouvée mal, qu'on a été obligé
de l'asseoir contre une croisée dudit salon, et lui faire
respirer de l'eau de Cologne pour la faire revenir ; que,
peu de temps après, il a vu, lui déposant, ladite demoi-
selle Bertin, repasser par le même salon et jeter de
nouveau un œil de mépris et dédain sur ladite demoi-
selle Picot, à laquelle la sa'ur de lui déposant conti-
nuoit de luy donner du secours pour la faire revenir de
son évanouissement ; qu'après que ladite demoiselle Pi-
cot a été revenue de son évanouissement, lui déposant
et sa compagnie l'ont quittée. '>
Nous espérons que lierre Guertin n'en aura point
184 ROSE BERTIN
fait autant, (iiTil aura salué le sieur Thon, son patron
et « sa compagnie, » et quil se sera fait un devoir de
prodiguer à la pauvre Charlotte d'autres soins que des
vapeurs d'eau de Cologne. C'est égal, le retour de Ver-
sailles, après une scène pareille, avec une femme qui
en était encore tout énervée et appalie, ne dut point
avoir Tattrait de l'aller dans la douce tiédeur d'avril,
au long de la grande avenue de Saint-Cloud, tout
encombrée de carrosses luxueux, au passage desquels on
nommait les plus grands noms de France, et qui mon-
taient au grand trot vers le palais de Versailles, sous la
voûte des arbres qu'égayait le vert tendre des premières
feuilles.
Le registre des jugements rendus en la Prévôté de
THôlel de Versailles contient le texte de deux sen-
tences qui furent prononcées contre Rose Bertin le
18 août par défaut, le l^"" septembre sur opposition. On
y verra que le tribunal, appréciant sans doute que le
délit commis méritait une sanction, mais jugeant,
comme nous, que les témoignages pouvaient n'être que
d'une sincérité relative quant à son éclat, estima que
la peine ne devait point être excessive et n'infligea
plutôt à la défenderesse qu'une amende de principe.
Nous lisons sur le registre de la Prévôté de l'Hôtel
la sentence du 18 août, ainsi conçue, et prononcée par
le lieutenant général de la Prévôté :
« Nous, sans avoir égard à la remontrance faite par
Charbonnier substituant Chevery (1) [d''^ Bertin] avons
donné défaut contre Chevery et sa partie, et, pour le
(1) Chevery occupait habituellement pour la communauté des
marchandes de modes.
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 158
profit, ouï de La Chapelle, substituant le Procureur du
Roy en ses conclusions, sans nous arrêter aux con-
clusions et demandes de la partie de Clievery, portées
par ses requêtes des 18 et 19 juin dernier, dont nous
l'avons débouté, faisant droit au principal, attendu la
preuve résultant de l'information faite à la requête de
Bournizet [d"*' Picot j le vingt-trois avril dernier, faisons
défenses à la partie de Cbevery de plus à l'avenir
insulter la partie de Bournizet, et lui cracher au visage
sous peine de punition exemplaire ; et pour l'avoir fait
le dimanche jour de Pâques quinze avril dernier, ainsi
qu'il est énoncé en la plainte de la partie de Bournizet
du dix-huit avril dernier, condamnons la partie deChe-
very en vingt livres de dommages intérest envers laditte
partie de Bournizet, aplicables de son consentement
aux pauvres de la paroisse Saint-Germain l'Auxerrois à
Paris ; ordonnons que notre présente sentence sera
imprimée et affichée tant à Paris qu'à Versailles jus-
qu'à concurrence de cinquante exemplaires aux frais et
dépens de la partie de Chevery; condamnons laditte
partie de Chevery aux dépens même en ceux réservés. »
La sentence du 1" septembre confirme purement et
simplement celle du 18 août qui, dit-elle, « sera exé-
cutée selon sa forme et teneur ».
Rose Bertin n'était pas femme à capituler. A la nou-
velle que la sentence du 18 août était confirmée, il y
eut des impatiences et des portes claquées rue Saint-
Honoré ; mais à Versailles et partout où ses fonctions
l'appelaient auprès de la Reine, la sérénité reprenait
place sur le front de Mlle Bertin, qui réussit même à
l'intéresser à son procès. « Le plaisant de l'aventure,
130 ROSE BERTIN
racolite la vicomtesse de Fars dans ses Mémoires^ fut
que, pendant l'instance, Mlle Bertin sollicita la Reine
d'interposer son autorité dans cette alfaire, rassurant
que sa dignité royale serait compromise, dans l'affront
que recevrait celle qui travaillait avec elle, et, lorsque
l'arrêt eut été rendu, Mlle Bertin disait à tous ceux qui
lui adressaient des compliments de condoléance :
« Hélas ! ce n'est pas moi qui suis offensée, dans tout
ceci, mais bien Sa Majesté. »
Décidée à ne point en rester là, elle fit donc appel
devant le Grand Conseil. L'arrêt devait être prononcé.
La Reine voulut enparler à M. de Nicolai, le premier pré-
sident de cette cour, qu'elle convoqua à ce sujet. De ce
fait Tafifaire fut renvoyée à huitaine. Cependant l'arrêt
du Grand Conseil fut prononcé sous la date du 19 dé-
cembre. Nous le trouvons dans la collection des
Archives Nationales (V 5/894). En voici la teneur :
« Entre la demoiselle Bertin, marchande de modes de
la Reine, appellante de sentences de la Prévôté de
rHôtel du 1^' septembre 1781, suivant les actes et
exploits du 3 du même mois de septembre, et anticipée,
d'autre part; et la demoiselle Charlotte Picot, aussi
marchande de modes à Paris intimée et anticipante
suivant la requête, ordonnance et exploit d'assignation
au Conseil des l/i et 15 du même mois de septembre, et
requérant la confirmation de laditte sentence avec
amende et dépens, d'autre part ; et entre laditte demoi-
selle Bertin, demanderesse suivant sa requête présentée
au Conseil le 11 décembre présent mois, tendante à ce
qu'il plaise au Conseil la recevoir en adhérant à l'appel
par elle déjà interjette de la sentence, faute de plaider
LA GRANDE VOGUE (1778-1781) 137
rendue contre elle en la Prévôté de l'Hôtel le l'^'' sep-
tembre dernier, appellant des plainte, permission d'in-
former, information et sentences par deffaut des 7 et
8 juillet et 18 août dernier, et de toutte la procédure
faitte en la Prévôté de THôtel de la part de la demoi-
selle Picot contre la demanderesse, tenir Fappel pour
bien relevé ; faisant droit sur l'appel, déclarer nulles les
dittes informations, sentence et toute la procédure faite
et rendue en la Prévôté de l'Hôtel et condamner la
demoiselle Picot en tels dommages et intérêts qu'il
plaira au Conseil arbitrer, applicables de son consen-
tement aux pauvres de la paroisse Saint-Germain
l'Auxerrois ; subsidiairement mettre l'appellation et ce
dont est appel au néant, émandant décharger la deman-
deresse de condamnations contre elle prononcées, au
principal donner acte à la demanderesse de ce que
pour fins de non recevoir en tant que de besoin pour
defïenses à la demande formée contre elle de la part
de la demoiselle Picot et portées par son exploit d'assi-
gnation du l*^' may 1781 elle employé le contenu en la
présente requête et ce qu'il plaira au Conseil suppléer
de droit et d'équité ; ce faisant, déclarer la demoiselle
Picotpurementet simplement non recevable dans saditte
demande, fins et conclusions, ou en tout cas l'en dé-
boutter ; et oi^i le Conseil pouroit quant à présent y
faire quelque difficulté, sous prétexte des faits fausse-
ment et calomnieusement imaginés et témérairement
avancés de la part de la demoiselle Picot contre la
demanderesse, ce qu'il n'y a cependant pas lieu de pré-
sumer, en ce cas, et parce qu'en Cour souveraine il est
de la prudence de prendre des précautions et de con-
18S ROSE BERTIN
dure à toutes fins, donner acte à la demanderesse de
ce qu'elle dénie fonnellement les faits énoncés en la
plainte do la demoiselle Picot du 18 avril 1781, et de ce
qu'au contraire elle articule, met en fait-, et offre de
prouver tant par titres que par témoins :
« 1" Qu'à l'heure où l'on accuse la demanderesse
d'avoir craché au visage de la demoiselle Picot, la de-
manderesse était dans l'appartement de la Reine, où
elle avait ordre de se trouver et d'attendre Sa Majesté
au retour du salut, le jour de Pâques, 15 avril dernier,
et qu'elle y est restée jusqu'à sept heures du soir ;
« 2° Que, lorsque la demanderesse a passé et repassé
dans la gallerie et dans le salon de la Guerre qui con-
duisent à la chappelle, il n'était que cinq heures et un
quart, et qu'elle a passé et repassé sans cracher au
visage de la demoiselle Picot, ni sur elle, ni sur qui que
ce soit ;
« 3" Et qu'au moment où elle passait, une des demoi-
selles qui travaille chez elle et qui l'accompagnait ainsy
qu'une dame de Lyon, lui fit appercevoir la demoi-
selle Picot, près de l'un des suisses du château, qui
était là pour contenir la foulle et tenir le passage libre,
et, à demie effacée par ce suisse, la demanderesse était
à plus de six pas de distance de la demoiselle Picot, de
manière que, quand bien même la demanderesse aurait
un tuyau à la bouche, elle n'aurait jamais pu lancer sa
salive à une aussi grande distance, et encore moins
l'adresser au visage de laditte demoiselle Picot, et que,
si elle eijt craché naturellement et si le crachat eût
pu parvenir jusqu'à l'endroit où était la demoiselle
Picot, le suisse et les autres personnes qui étaient près
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 139
d'elle auraient senty des éclaboussures, s'en seraient
plaint, et auraient fait arrêter sur-le-champ la deman-
deresse ;
« lx° Que la demoiselle Picot présentait à ceux qui
passaient et qui allaient à la chapelle l'épaule droite,
et non pas l'épaule gauche comme il paraît qu'elle Ta
fait dire à ses témoins ;
i< 5° Qu'il y avait plus de soixante personnes dans le
salon de la Guerre, lorsque la demanderesse y a passé
et repassé le 15 avril 1781, jour de Pâque à cinq heures
environ un quart de Taprès midy, en sorte que si la
demanderesse avoit réellement craché au visage de la
demoiselle Picot, et si le crachat supposé avoit excité
une commotion aussi forte que la demoiselle Picot a
imaginé de la peindre dans sa plainte, si elle se fût
trouvé mal, si elle eût été portée à demi morte dans
l'embrasure de l'une des croisées du sallon, si les
flaccons avaient été tirés pour la rappeler à la vie, et
la faire revenir de son évanouissement^ elle aurait
trouvé plus de soixante témoins en état de déposer
d'un fait aussi scandaleux et aussi éclatant, qui aurait
attiré l'attention de tous les spectateurs, mais dont elle
ne s'est avisée d'accuser la demanderesse que trois
jours après, et elle n'aurait pas été réduitte aux quatre
ou cinq personnages qu'elle a jugés à propos de choisir
dans sa société et qu'elle a trouvé le moyen, pendant
ces trois jours, de faire entrer dans son petit complot,
« Permettre à la demanderesse de faire preuve des
faits contraires à ceux avancés dans la plainte de la
demoiselle Picot et de ceux cy-dessus articulés par
devant tel de MM. que le Conseil jugera à propos de
140 ROSE BERTIN
commettre à cet effet, pour l'enquête de la demande-
resse falle, rapportée et communiquée à M. le procu-
reur général, être par lui requis, et par la demanderesse
pris telles conclusions qu'il appartiendra, et dans tous
les cas condamner laditte demoiselle Picot en tous les
dépens, tant des causes principalles que d'appel, d'une
part, et laditte demoiselle Picot, deffenderesse, d'autre
part ;
« El entre laditte demoiselle Picot, demanderesse en
requête du 17 décembre 1781 , tendante à ce qu'il plaise
au Conseil, sans s'arrêter ni avoir égard aux prétendus
moyens de nullité, faits allégués et articulés, conclu-
sions et demandes de la demoiselle Bertin, l'y déclarer
purement et simplement non-recevable ou en tous cas
l'en déboutter, faisant droit sur l'appel principal inter-
jette par laditte Bertin de la sentence de la Prévôté de
l'Hôtel du l'"'" septembre dernier, que sur les appels in-
cidents par elle interjettes, par requête du 11 de ce mois,
de la plainte, permission d'informer, information et
sentence de la Prévôté de l'Hôtel des 18 et 23 avril, 7 et
28 juillet et 18 aoust aussi dernier, et de toute la procé-
dure faite en laditte Prévôté, la déclarer purement et
simplement non-recevable dans les susdits appels, et
la condamner en l'amende de 75 livres, ou en tout cas
mettre l'appellation au néant, ordonner que ce dont est
appel sortira son plein et entier effet, condamner la-
ditte demoiselle Bertin aux amendes des susdits appels
aux dommages-intérêts de la demanderesse et en tous
les dépens, d'une part, et laditte demoiselle Bertin, def-
fenderesse, d'autre part, sans que les qualités puissent
nuire ni préjudicier aux parties ;
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 141
« Après que Desnos, avocat de la demoiselle Bertin,
assisté de Carteron son procureur, a conclud en ses
appels et ses demandes et été ouy ; que Mille, avocat
de la demoiselle Picot, assisté de Maillon, son procu-
reur, a conclu en ses requêtes et demandes, et a aussi
été ouy ; et que De Vaucresson, pour le procureur géné-
ral du Roy, a pareillement été ouy ; et que la cause a
été plaidée pendant deux audiances ;
« Le Conseil reçoit la partie de Desnos appellante
des difterentes sentences dont est question, tient ses
appels pour bien relevés, ayant aucunement égard
auxdits appels, et faisant droit sur les conclusions du
procui'eur général du Roy, déclare nulle la sentence
rendue en la Prévôté de l'Hôtel le i'I may 1781, aynsi
que tout ce qui s'en est ensuivi ; sauf aux parties si bon
leur semble, à suivre les errements de la procédure
antérieure à ladite sentence devant le lieutenant géné-
ral en la Prévôté de l'Hôtel, autre néantmoins que celuy
devant lequel a été faite l'instruction sur la plainte de
la partie de Mitte, pour y procéder jusqu'à sentence
définitive inclusivement, sauf l'appel du Conseil, s"il y
a lieu ; condamne la partie de Mitte aux dépens, faits
sur la cause d'appel.
« Fait à Paris, au Conseil le 19 décembre 1781. »
L'influence de la Reine était peut-être bien pour
quelque chose dans cet arrêt qui, en somme, donnait
satisfaction à la demande de Rose Bertin; rinsuffisance
des témoignages en faveur de Charlotte Picot, le justi-
fiaient aussi.
En tous cas, la cause occasionna de nouveaux plai-
doyers, et, pendant plus de six mois, on instrumenta
142 ROSE BERTIN
pour le plus grand profit comme pour le plus grand di-
vertissement des magistrats, des gens de lois et du pu-
blie.
La juridiction de la Prévôté de THôtel avait déjà été
tournée en ridicule, notamment par Cochu, avocat au
Conseil. On appelait le Prévôt de l'Hôtel, Roi des Ri-
baiids parce qu'on prétendait que sa principale fonc-
tion était de veiller sur les filles de joie qui suivaient la
cour. Le procès des modistes était bien fait pour pro-
voquer de nouveau les brocarts du public.
Une nouvelle instance fut donc ouverte en janvier
1782 (1). L'appel de la cause eut lieu en avril, en l'au-
dience tenue par Claude-Joseph Clos, écuyer, conseiller
du Roy, lieutenant général civil criminel de police de
la Prévôté de l'Hôtel à Paris, une enquête complémen-
taire fut faite, et on procéda à l'audition de nouveaux
témoins. Les assignations requêtes et oppositions se
multiplièrent de part et d'autre et le procès dura ainsi
jusqu'en 1786, c'est-à-dire plus de trois années, pendant
lesquelles la patience des ouvrières de la rue Saint-
Honoré et celle des clientes de Rose Rertin durent être
soumises à rude épreuve, étant donné l'irritabilité de sa
nature.
Plusieurs événements vinrent cependant, au cours de
l'année 1781, faire oublier momentanément procès, fac-
tums, prévôt de l'Hôtel et gens d'affaires. Le feu prit à
l'Opéra.
La maison de Rose Rertin était située rue Saint-Ho-
noré, entre la rue Cliampfleuri et la rue du Chantre,
(1) Archives Nationales, série V", f. 84.
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 143
qui ont l'une et l'autre disparu et qui aboutissaient
toutes deux en face du pâté de maisons qui existent
encore et qui se trouvent entre la rue Croix-des-Petits-
Ghampset la rue des Bons-Enfants dont les noms n'ont
pas été changés, c'est-à-dire que le magasin de la mo-
diste était à peu près à l'emplacement où se trouve ac-
tuellement la porte des magasins du Louvre, dite porte
Saint-Honoré.
Or, l'Opéra occupait à cette époque l'emplacement con-
tigu au pavillon du Palais-Royal qui forme l'angle de la
rue de Valois, c'est-à-dire très près de la maison de modes.
L'incendie qui le consuma fut un feu considérable.
Il y eut des victimes. Mais le nombre en eût été bien
plus considérable sans la présence d'esprit du chef de
la danse, en scène au moment où l'incendie se déclara.
C'était le soir du 8 juin. Il faisait un temps lourd et
orageux, et la pluie s'était mise à tomber. On donnait
le ballet cVOrphée lorsque le feu prit à une toile de
frise. Le chef de troupe ordonna de cesser la danse un
peu brusquement, ce qui occasionna des murmures dans
la salle, mais la toile fut baissée. Alors on donna
l'ordre de couper les cordes auxquelles la toile en-
Hammée était suspendue. L'ordre fut mal exécuté ; les
cordes ne furent coupées que d'un côté. La toile ainsi
suspendue brûla encore plus vite et en moins de deux
minutes le théâtre fut embrasé ; et le feu ne tarda pas
à gagner la salle. La fumée avait déjà chassé les spec-
tateurs, qui étaient sortis et par leurs cris avaient mis
en émoi tout le quartier. Tout le voisinage était aux
fenêtres et les rues pleines de monde. Un incendie dans
le Paris d'autrefois aux rues étroites, était chose
144 ROSE lîRHTIN
effrayante. On avait encore présenta la mémoire le feu
qui prit à THôtel-Dieu le 30 décembre 1772, et ce ne
fut pas sans des cris d'effroi que tout à coup on vit
s'élever dans le ciel une colonne de flammes de plus de
300 pieds, « nuancée de toutes les couleurs, effet de la
combustion des toiles peintes à l'huile et de la dorure
des loges ». Le Palais Royal courait un grand danger.
Le feu prit d'ailleurs à plusieurs reprises dans les
combles, mais il fut rapidement éteint. Non seulement
le Palais Royal était exposé, mais le quartier tout en-
tier, à cause de la pluie d'étincelles et de flammèches,
qui ne cessa de tomber pendant plusieurs heures sur les
toits environnants. L'eau manquait absolument dans les
réservoirs qui auraient dû être pleins. L'anxiété fut à son
comblepcndanttoute la soirée du 8 juin et mèmependant
toute la nuit. La (Charpente s'était affaissée vers neuf
heures et demie, ce qui avait occasionné un accroisse-
ment considérable d'étincelles et augmenté la panique.
Mais comme par bonheur le vent était nul et que la
pluie continuait de tomber, la catastrophe se borna à
la perte de la salle déjà brûlée en 1773 et reconstruite
au même endroit. Cependant on aura idée de l'intensité
que dut avoir l'incendie, quand on saura que le 15 juin,
au matin, c'est-à-dire une semaine après qu'il avait
éclaté, le feu brûlait encore dans les fonds.
Malheureusementilyeutdes victimes, parmi lesquelles
plusieurs danseurs. Tout d'abord on découvrit onze
cadavres qui furent portés à la Morgue. Le prévôt des
marchands, M. de Caumartin, et le lieutenant général de
police Le Noir demeurèrent sur les lieux dès le début
et y furent presque constamment, tant qu'il y eut du
<i|-.l\ IMT (le l!()\ IM/I'.
( Wiiir,- ijinfiriilet.)
LA GRANDE VOGUE (I778-I781) 145
danger, à organiser les secours et à tenter le sauve-
tage des objets qui pouvaient être protégés mais,
« l'art des pompiers, dit Mercier, n'a pu sauver que la
façade sur la rue Saint-Honoré ».
De ses fenêtres Rose Bertin pouvait voir emporter les
cadavres, dont finalement on fit un dépôt dans l'église
Saint-Honoré, situéejustement vis-à-vis de ses magasins.
Et, comme les recherches se poursuivirent pendant plu-
sieurs jours dans les dépendances de l'Opéra, et dans
ses décombres, elle fut le témoin oculaire de ces scènes
navrantes, la plus à même d'en conter les péripéties
à la Reine qui passait alors à Marly le temps de sa se-
conde grossesse. L'incendie de l'Opéra de 1781 n'a été,
de tous les incendies de théâtres parisiens, dépassé en
horreur que par celui de l'Opéra-Comique qui bri^da en
1887 et fit plus de deux cents victimes.
Cependant, malgré la grossesse de la reine, les modes
continuaient, disent les auteurs du temps, à exercer
plus que jamais le génie inventif des artistes réputés
en ce genre.
La naissance du dauphin , survenue le 22 octobre 1 781 ,
fut aussi un des événements qui détournèrent un moment
le public du procès de Mlle Bertin. Cette naissance ne
manqua pas d'être d'ailleurs le prétexte de quelques
changements dans les modes. Les bonnets à la Henri IV,
à la Gertrude, aux Cerises, à la Fanfan, aux Sentiments
repliés, à l'Esclavage brisé, à Colin-Maillard dispa-
rurent pour faire place à la coiffure au Dauphin puis à
celle aux Relevailles delà Reine.
Louise Fusil nous a retracé, dans ses Souvenirs
d'une actrice, comment une femme du monde occupait
10
146 ROSE BERTIN
alors sa journée. Dès son lever elle passait une bai-
gneuse avec un manteau de lit, recevait quelques
intimes, après le départ desquels elle s'habillait d'une
redingote du matin pour passer dans son oratoire, dont
elle sortait pour se rendre sous un léger peignoir dans
son cabinet. « Ce joli boudoir avait ses ornements par-
ticuliers; les parois étaient garnies de gravures des
modes qui s'étaient succédé, et qui paraissent toujours
ridicules lorsqu'elles sont passées. On se dit : Ah ! bon
Dieu! comment j'ai porté cela, moi? — Oui, Madame, et
vous étiez charmante avec cette coiffure. — Cela n'est
pas possible. » On faisait une demi-toilette pour aller
à la promenade. C'était une redingote large et croisée
de taffetas garnis en blonde, la calèche baleinée et le
demi-voile pour atténuer le grand jour. L'hiver, la
douillette de satin et le capuchon blanc. On rentrait
pour dîner; si c'était chez soi, on restait en négligé,
à moins cependant qu'il n'y eût un bal ou des visites.
Alors, les coiffures, les robes étaient telles qu'on les
voit souvent dans nos comédies, à l'exception des
chapeaux à la Henri IV qu'on n'y a point encore adoptés.
Ces petits chapeaux en velours, relevés sur le devant
avec une ganse en diamant ou en perle, surmontés de
plumes blanches, étaient de fort bon goût.
a On peut penser, d'après le goût des dames pour le
luxe, que c'était surtout à Longchamps qu'il étalait
toutes ses merveilles. Longtemps à l'avance, on ne
songeait qu'à inventer quelques modes, dont personne
n'eût encore l'idée... La marchande de modes, la tail-
leuse^, étaient achetées à prix d'or, et venaient passer à
concerter l'attaque... »
LA GRANDE VOGUE (1778-I781) 147
Il était assez facile, on le voit, à des filles entrepre-
nantes comme Charlotte Picot, d'enlever des clientes à
Rose Bertin qui, prise par ses occupations auprès de
la Reine, ne pouvait satisfaire aux exigences de toutes
les mondaines, qui auraient voulu accaparer la célèbre
modiste chacnne pour elles seules.
(( Il arrivait cependant (ainsi que dans toutes les
combinaisons qui obligent à confier son secret à la fidé-
lité des autres) qu'il était vendu à celle qui doublait le
prix ; alors ce n'était pas seulement une défaite, mais
une déroute complète, un véritable désespoir. Quelle
honte d'arriver à Longchamps, ou au retour dans un
salon, et d'y apercevoir cette coiffure, cette robe,
qu'on avait rêvées, composées avec autant de soin
qu'une déclaration de guerre... On rentrait chez soi hu-
miliée, le cœur froissé d'avoir été précédée ou suivie,
après tout le temps employé à cette œuvre mysté-
rieuse ! N'avoir été vue que la seconde, c'était un véri-
table guet-apens. » Madame « ne reparaissait qu'au
bout do quelques jours... » l'amertume de sa déconve-
nue lui avait donné une migraine atroce dont il fallait
se faire plaindre par le nouvel artifice de coquetterie
d'un négligé de malade.
« Ce négligé n'était pas celui du matin, ni des jours
ordinaires ; il était calculé de manière à annoncer une
indisposition, ou une convalescence, à inspirer enfin
un grand intérêt. Lorsqu'on voyait une beauté du jour
avec un long peignoir de mousseline garni de dentelle
et tombant sur des petits pieds chaussés de pantoufles
piquées ou fourrées; une grande baigneuse sous la-
quelle les cheveux relevés avec un peigne et couverts
148 ROSE BERTIN
d'une demi-poudre laissaient échapper quelques boucles
de côté ; de longues manches fermées au poignet par
un ruban; un fichu noué de même; un petit mantetet
blanc ouaté ; un capuchon ou une calèche ; tout cet ar-
rangement qui avait un cachet particulier, ne pouvait
désigner qu'une jolie femme indisposée. »
Que de futilité ! que d'enfantillage, d'insouciance fri-
vole, d'insouciance coupable même ! Ces femmes,
riches bourgeoises et grandes dames, ne songeant qu'au
plaisir, ne songeant qu'à satisfaire leur vaniteuse co-
quetterie, sans voir que des yeux les contemplaient dont
chaque regard était un reproche et une condamnation.
Et Louise Fusil ajoute : « C'est au, milieu de cette vie
frivole et inoccupée que la Révolution vint fondre tout
à coup sur cette société si futile, et s'abattre sur la
tête de ces faibles femmes comme un vautour sur de
pauvres colombes. »
La Révolution ! mais ces dépenses inouïes, ce luxe
insolent, n'en faisaient-ils pas germer dans le sol la
semence obscure?
L'ère des débâcles allait commencer. Il n'est pas de
folies que tôt ou tard on ne paye ; et on n'a pas d'idée
des excès auxquels certaines femmes se laissèrent en-
traîner avec ce goût de la mode qui les tenait. On a cité,
entre autres, Mme de Matignon qui, en 1782, hors d'état
de payer comptant une robe qu'elle avait commandée,
Tacheta pour une rente viagère de six cents livres. En-
core payait-elle. Mais, combien ne payaient pas, au
grand dam de leurs fournisseurs qui avaient beau user
de tous les moyens de droit et qui n'étaient jamais cer-
tains de recouvrer leurs créances.
IV
La fin des excentricités. — Rose Bertin rue de
RicHELLiEU. — Une soi-disant faillite de la mo-
diste (1782-87).
Marie-Antoinette, en 1782, avait imaginé une distrac-
tion nouvelle. Comme les petites filles jouent à la mar-
chande, la reine jouait à la laitière, à la bergère, et elle
avait pour théâtre de ces récréations tout le village de
Trianon. Mais c'était une bergère propre, une laitière
coquette, une villageoise en soie, comme celles de
Watteau et il lui fallait des toilettes et des chapeaux en
conséquence.
Le blanc devint sa couleur préférée. Cette couleur
très en vogue à Bordeaux y avait été introduite par les
créoles de Saint-Domingue. La toile, le linon, la per-
cale, le calicot, toujours blanc ou rayé de couleurs
tendres, supplantèrent les autres tissus pour le plus
grand profit de la fabrique de toiles peintes qu'Ober-
kampf avait fondée en 1750 à Jouy.
On abandonna les fichus pour porter des palatines de
duvet de cygne qu'on appelait des chais.
La polonaise et l'anglaise furent les deux robes les
150 ROSE BERTIN
plus répandues. La polonaise, robe très ouverte, avait
une jupe assez courte et relevée de façon à former
deux pans sur les côtés et un par derrière. Les manches
s'arrêtaient au-dessus du coude; un coqueluchon était
parfois adapté au corsage. Quant à l'anglaise, c'était une
sorte de redingote qu'on portait surtout en promenade.
Rose conservait son monopole et sa notoriété. Rien
ne consacre mieux celle-ci, d'ailleurs, que la caricature
et la satire. On ne se moque pas des gens obscurs. On
ne met pas en scène leur masque transparent. N'est pas
chansonné qui veut, à plus forte raison tout le monde ne
voit pas son personnage mis à la scène. Rose eut cette
chance inouïe, cette réclame sans exemple pour
l'époque, le 9 avril 1782, jour où le Théâtre Italien donna
une comédie-vaudeville de Prévôt, avocat au Parlement.
Cette comédie, sorte de revue allégorique, présentée
sans titre, fut donnée depuis sous celui de le Public
vengé.
« Le fond du théâtre, lisons-nous dans \di Correspon-
dance littéraire, représente un désert; la Vérité y pa-
rait endormie dans les bras du Temps... L'Opinion, le
Caprice, girouette tenant le portefeuille du Public,
PAmphigouri et toute sa troupe, composée de la Ca-
bale, du Paradoxe, du Nycticorax, du Dramomane, de
l'Harmoniche, avaient cherché depuis longtemps à éloi-
gner le Public de la Vérité. Le Génie national exilé par
le mauvais goût, revient, après de longs voyages, en
France, sa patrie ; il fait fuir tous les fantômes ridi-
cules qui s'étaient emparés du Public, lui ôte les
lisières par lesquelles ils le tenaient attaché et le ré-
concilie avec la Vérité, les Ris et les Grâces... «
LA FIN DES EXCENTRICITES 161
N'est-ce point là une satire assez transparente des
excentricités passées faite au moment où se manifestait
évidemment une réaction du goût vers la simplicité.
« Il y a, coniinuela. Coiv'espondance littéraire, dans
le rôle de Mme du Costume, ou de Mlle Bertin, qui,
comme de raison, vint aussi rendre compte au Public
de ses succès, un madrigal assez agréable pour la
rime ; mais la manière dont il est amené est si gauche
qu'il n"a fait que peu d'effet :
(Sur Vair de la baronne.)
C'est un mystère ;
Trop tard vos cartons sont venus.
C'est un mystère.
Sur une Grâce je voulus
Épuiser tous les dons de plaire ;
Elle avait tout pris chez Vénus.
C'est un mystère.
Prévôt n'était pas un grand poète, et ces vers-là
sont bien médiocres. 11 n'est pas surprenant qu'ils aient
reçu un accueil plutôt froid. C'est un mystère qui enve-
loppe la pensée de Tauteur, assez délicatement pour le
rendre un tantinet obscur.
« On trouvera chez moi, dit ailleurs Mme du Cos-
tume, des poupées à ressort qui représenteront les
mœurs, les conditions, les caractères, et, en six séances
au plus, on aura le signalement de toute la nation. »
Le personnage de Mme du Costume avait donc servi
de prétexte à un panégyrique de l'esprit nouveau qui
semblait devoir régir désormais le royaume du chiftbn.
En apparence, en etiet, les modes étaient plus
simples ; Mlle Bertin n'en travaillait pas moins et la dé-
162 ROSE BERTIN
pense de Marie-Antoinette ne s'en trouvait pas di-
minuée.
Ce n'était pas volontairement que la reine avait aban-
donné les hauts échafaudages, les pyramides en che-
veux surmontés des plumes, fleurs, etc., qui en para-
chevaient l'édifice. Elle avait, en effet, après la nais-
sance (le Mme Royale en 1778, vu tomber ses cheveux
et, malgré tout ce qu'elle fit, n'avait point réussi à en
arrêter la chute. C'est alors qu'elle porta la coiffure
dite à renfanl qui se composait d'un chignon plat, ter-
miné par une boucle en boudin, dans le genre de celle
des perruques d'abbé. Mais cela lui avait appris qu'il y
avait moyen de tirer parti de la mode, même en Tutili-
sant avec simplicité.
Un tableau des galeries de Versailles peut donner une
idée de ce qu'était la mode à cette époque. Il repré-
sente Mme de Lamballe, une des clientes attitrées de
Rose Bertin, et bien qu'il ait été peint par Rioult en
18/i3, tout indique qu'il n'est qu'une reproduction, un
agrandissement sans doute d'une miniature du temps
faite d'après nature. La coiffure de Mme de Lamballe
dans ce tableau se compose diin chapeau de paille re-
couvert de gaze blanche et orné d'une couronne de fleurs
formée de roses, de myosotis et de jasmin. C'est cer-
tainement la plus élégante des coiffures sorties des
ateliers de la rue Saint-Honoré, et non seulement une
des plus élégantes, mais une de celles qui se rappro-
chent le plus des modes actuelles et la seule, peut-être,
qui soit réellement de bon ton.
Alors, on en était tout à fait aux fleurs, aux goûts
champêtres ; un air de printemps avait soufflé sur la
wmm
(Bihli'itliriiHC Xatiouale.)
(D'après la pi-iiiliux' du chcxalicr l'osr.iN, };rn\rc |)ar A. lÎAitKii ks en 1779.)
LA FIN DES EXCENTRICITES 153
mode qui avait bien besoin, en effet, d'être rajeunie,
débarrassée des extravagances de plus en plus encom-
brantes et lourdes des dix dernières années. C'était une
transformation complète; mais, nous l'avons dit, il n'en
coûtait pas un sou de moins.
En mai etjuin 1781 un voyage que le grand duc de
Russie, depuis Paul P'', vint faire à Paris avec sa
femme, sous les noms de comte et comtesse du Nord,
fut le prétexte de fêtes données en leur honneur à la
cour.
La grande duchesse fit faire ses robes chez Mlle Rose
et chargea la baronne d'Oberkirch d'en surveiller la
confection. Voici ce que celle-ci dit à ce propos dans ses
Mémoires. On y trouvera une fois de plus l'impression
que faisait Mlle Bertin sur les personnes qui venaient à
ses magasins, et on y retrouvera une de ces reparties
si coutumières à la patronne du « Grand Mogol ». C'est
le 17 mai que Mme d'Oberkirch écrit : « J'allai faire une
visite de femme chez Mlle Bertin, fameuse marchande
de modes de la reine, selon l'ordre que j'en avais reçu
de Mme la grande duchesse, afin de m'informer si ses
robes étaient prêtes. Toute la boutique travaillait pour
elle ; on ne voyait de tous côtés que des damas, des
dauphines, des satins brochés, des brocards et des
dentelles. Les dames de lacour se les faisaient montrer
par curiosité ; mais, jusqu'à ce que la princesse les eût
portés, il était défendu d'en donner les modèles.
Mlle Bertin me sembla une singulière personne, gonflée
de son importance, traitant d'égale à égale avec les
princesses.
« On raconte qu'une dame de province vint un jour
164 ROSE BERTIN
lui demander une coiffure pour sa présentation ; elle
voulait du nouveau. La marchande la toisa des pieds à
la tète, et, satisfaite sans doute de cet examen, elle se
retourna d'un air majestueux vers une de ses demoi-
selles en disant : « Montrez à Madame le résultat de
mon dernier travail avec Sa Majesté. »
Le 8 juin eut lieu le bal otlert au grand duc et à la
grande duchesse de Russie, mais la présentation avait
eu lieu le 20 mai. Mme d'Oberkirch nous apprend que,
ce jour-là, « Mme la grande duchesse était fort parée
dim grand habit de brocard bordé de perles, sur un
panier de six aunes. Elle avait les plus belles pierreries
qui se puissent imaginer ».
La description de la toilette que portait Marie-Antoi-
nette le jour du bal nous a été conservée par le mar-
quis de Valfons :
« La Reine, lisons-nous dans ses Souvenirs, était
habillée dans le costume de Gabrielle d'Estrée : un cha-
peau noir avec des plumes blanches, une masse de
plumes de héron, rattachées par quatre diamants et une
ganse de diamant ; ayantpour bouton le diamant nommé
Pitt, valant deux millions ; un devant de corps tout en
diamants, une ceinture de diamants sur une robe de gaze
d'argent, blanche, semée de paillettes, avec des bouil-
lons en or rattachés par des diamants. »
Pour assister à ce bal, Mme d'Oberkirch avait essayé
deux jours avant, nous dit-elle, « une chose fort à la
mode, mais assez gênante ; des petites bouteilles plates
et courbées dans la forme de la tète, contenant un peu
d'eau, pour y tremper la queue des fleurs naturelles et
les entretenir fraîches dans la coitfure. Gela ne réussis-
LA FIN DES EXCENTRICITES l&i
sait pas toujours, mais lorsqu'on en venait à bout,
c'était ctiarmant. Le printemps sur la tête, au milieu de
la neige poudrée, produisait un effet sans pareil. »
Ce devait être en effet très gracieux ; la mode étant
aux fleurs, il fallait s'ingénier à en conserver la fraî-
cheur, lorsqu'on n'employait pas les fleurs de Joseph
Wengel.
Un nommé Joseph Wengel venait, en effet, de mettre
dans le commerce les fleurs artificielles, dont il avait
puisé l'idée première en Italie, où les nonnes en fabri-
quaientpourladécoration des autels. Jusqu'alors la fleur
naturelle avait, à peu près seule, été employée dans la
parure des dames. C'était donc une innovation, que Rose
Bertin, et ses émules, s'empressèrent de mettre à
profit.
Un recueil fort curieux des échantillons de robes
portées par la Reine en cette année 1782 est conservé
aux Archives nationales. Les frères Goncourt en ont
parlé en ces termes dans leur Histoire de Marie- An-
loinelie :
« Les Archives de l'Empire possèdent un curieux vo-
lume qui porte sur un de ses plats de parchemin vert:
Madame la comtesse d'Ossun. Garde-robe des atours
de la Reine. Gazette pour Vannée 1782. Ce sont, collés
à des pains à cacheter rouges sur le papier blanc, les
échantillons des robes portées par la Reine de 1782 à
178/i. C'est comme une palette de tons clairs, jeunes et
gais, dont la clarté, la jeunesse, la gaité ressortent da-
vantage encore, quand on les compare aux nuances
feuille-morte et carmélite, aux couleurs presque jansé-
nistes des toilettes de Mme Elisabeth, que nous montre
156 ROSE BERTIN
un autre registre. Reliques coquettes, et comme par-
lantes à Tœil, où un peintre trouverait de quoi recons-
truire la toilette de la Reine à tel jour, presque à telle
heure de sa vie ! 11 n'aurait qu'à parcourir les divisions
du livre : Robes sur le grand panier, Robes sur le pe-
tit panier^ Robes turques, Lévites, Robes anglaises et
Grands habits de taffetas ; grandes provinces du
royaume que se partageaient Mme Rertin garnissant les
grands habits de Pâques ; Mme Lenormand, garnissant
de broderies de jasmin d"Espagne les robes turques
couleur boue de Paris, et laLevêque, et la Romand, et
la Barbier, et la Pompée, travaillant et chiffonnant
dans le bleu, le blanc, le rose, le gris-perle semé par-
fois de lentilles d'or, les habits de Versailles et les ha-
bits de Marly qu'on apportait chaque matin à la Reine
dans de grands taffetas. »
Nous avons voulu connaître exactement la part re-
venant à Mlle Rertin dans cette collection, qui mention-
nait 97 toilettes et comportait 89 échantillons, dont 78
nous ont été conservés. Les derniers sont de Tété de
'178/i. Mais la tenue de ce registre paraît plutôt laisser
à désirer et manque de méthode. Si le nom de la cou-
turière figure, sinon pour tous les costumes, du moins
pour la plupart, celui delamodisley a étéplus rarement
relevé; et, ce n'est que de loin en loin, qu'on rencontre
Tindication de telle ou telle toilette (lévite ou grand
abis de tafeta (sic), robe angloise ou robe sur le peuti
panier {sic) ) garnie par Mme Pompée ou Mlle Rertin.
Il s'en trouve ainsi une au nom de la première, six au
nom de la seconde, ce qui ne signifie pasqueRose Rer-
tin n'ait, en deux années, garni que six des costumes
LA FIN DES EXCENTRICITÉS 157
de la garde-robe royale : un grand habit de Pâques en
satin blanc ; une lévite en soie brune à petites fleurs
brochées ; une robe sur le petit panier de gaze de soie
blanche ; un grand habit blanc garni en poix (sic) ; une
robe turque blanche garnie de fleurs de poix; et une
redingote de soie lie de vin.
Ce registre nous est apparu comme un herbier, dont
les échantillons auraient été les fleurs bien conservées,
d'un coloris frais encore, malgré le temps ; et il nous
permit d'évoquer, non seulement la Reine, entourée,
fêtée, heureuse encore, dans le luxe de Versailles et le
charme de Trianon, devant tous ces tissus, dont ses
mains avaient froissé le grain ; mais d'autres mains la-
borieuses, fixant, d'une aiguille rapide, fleurs, bouil-
lons, guirlandes, perles et passementeries sur toutes
ces étoffes chatoyantes, dans le désordre d'un atelier
d'où vont sortir d'éblouissantes merveilles.
Une visite chez Mlle Rose s'imposait à tout ce qui
portait une couronne et un grand nom.
C'est ainsi que le voyage de la comtesse du Nord à
Paris, ses visites rue Saint-Honoré mirent en vogue le
nom de Mlle Rertindans la société russe. La princesse
Tcherbinine, la princesse Raratinsky, femme de l'am-
bassadeur, la baronne Benckendorff lui firent des com-
mandes. Parmi celles de cette dernière il y avait deux
habits russes dont l'un de satin bleu valait 2/iO livres,
l'autre d'étoffe bleue et argent, /i20 livres.
Ces habits russes étaient peu coûteux si on les com-
pare aux grands habits de présentation que Rose Rer-
tin garnissait pour les grandes dames qui devaient pa-
raître pour la première fois devant la famille royale. Un
158 ROSR BERTIN
de ces habits livré à la vicomtesse de Polastron, le
2 décembre 1780 montait à 3.090 livres. En 1782 Rose
lui avait fait livrer, vers la fin du mois d'août, un habit
de prétresse qui était de 2./i3/i livres et auquel des re-
touches et modifications faites quelques jours après
coûtèrent 1.150 livres.
C'est en cette année 1782, que, toujours à l'affût de
l'actualité, et sentant la nécessité impérieuse d'innover,
pour garder leur importance et leur bien plus profitable
influence sur les femmes, les modistes ne trouvent
rien de mieux que de lancer le chapeau à la Marlbo-
rough, pour ce que la Reine un jour avait été entendue
chantant la chanson populaire de Marlborough. On fai-
sait encore à cette époque des Bonnets à la religieuse.
Un Bonnet à la religieuse valait 18 livres.
Puis l'année 1783 vit tour à tour les expériences aé-
rostatiques susciter la mode des coiffures au Ballon,
à la Mongol fier, au Globe de Paphos, au globe de
Boberl; le succès du Mariage de Figaro, les modes à
la Chérubin, à la Suzanne, à la Basile.
D'ailleurs les régents de lamode s'inspirèrent toujours
volontiers des pièces à succès pour dénommer leurs
combinaisons nouvelles. C'est ainsi qu'on avait vu en
1780, la Veuve du Malabar, de Lemierre, et qu'on vit
en 1786 les Amours, de Bayard de Monvel, en 1787, la
Brouettedu vinaigrier, deMercier, et Tarare, de Beau-
marchais, servir à baptiser les nouveautés de la saison.
Enfin le 13 octobre 1783 les Mémoires secrets rappor-
tent : « On a déjà fait des chapeaux à la Caisse d'Es-
compte. Ce sontdos chapeaux sans fond.
« Toutes les femmes s'empressent de se coiffer à celte
LA FIN DES EXCENTRICITES 159
mode nouvelle , ce qui est un cruel calembour contre
les directeurs. »
Il y a quelques années, à la suite d"un krach célèbre,
on a revu les chapeaux sans fond. On les appelait cha-
peaux Comptoir d'Escompte. Plus d'une de nos con-
temporaines en a porté. Rien n'est donc nouveau sous
le soleil, et en matière de mode, comme en bien d'autres
choses, nous en sommes à la roue. « Il n'y a de nou-
veau que ce qui est oublié », disait un jour fort juste-
ment Rose Berlin à Marie-Antoinette.
Cette mode n'eut qu'une vogue relative et restreinte.
Celle qui eut le plus de retentissement hors de France
fut certainement le type à la Marlborough. En eflet
« la duchesse de Malborough, petite-fille du fameux
général de ce nom, qui l'a fait prendre à son mari... a
voulu avoir un recueil de toutes les chansons et pièces,
de toutes les farces, de tous les quolibets et calem-
bours auxquels il (Marlboroug) a donné lieu (1). » Mais
elle ne se contenta pas de cela. « Elle a, en même temps,
chargé Mlle Bertin de lui envoyer un essai de toutes
les modes imaginées à la Malboroug, soit à l'usage des
femmes, soit à l'usage des hommes (4). »
Cependant le Roi qui s'occupait peu des toilettes de
la Reine ne put s'empêcher un jour, c'était au mois
de mai 1783, de se moquer d'une innovation qui lui
parut plus ridicule que les autres. Voici comment l'anec-
dote a été contée : « Ces jours derniers, le Roi, en reve-
nant de la chasse, s'est fait faire un chignon à la manière
des femmes, et est allé ainsi chez la Reine. Sa Majesté
(1) Bachaumont, Mémoires seerels, 1783 (14 aoùtj.
160 ROSE BERTIN
s'est mise beaucoup à rire et lui a demandé ce que signi-
fioit celte mascarade, si l'on en ctoit revenu au carna-
val ?« — Est-ce que vous trouvez cela vilain, lui a dit son
auguste époux? C'est une modo que j'ai envie d'amener,
je n'en ai encore institué aucune. — Ah ! Sire, gardez- vous
bien de celle-ci, elle est affreuse », a répliqué Sa Majesté.
« Cependant, Madame, a repris le monarque, il faut bien
que les hommes aient quelque manière de se coiffer dis-
tinguée de celle du sexe; vous nous avez enlevé le plu-
met, le chapeau, la cadenette, la queue; aujourd'hui
c'est le cadogan qui nous restoit et que je trouve fort
vilain aux femmes... » La Reine a senti ce que cela vou-
loit dire, et n'ayant rien de plus à cœur que de plaire
au Roi, a donné ordre qu'on lui défit sur-le-champ ses
cadogans et à repris le chignon. Il y a apparence que
cette mode adoptée avec fureur à Paris, et fort ridicule
effectivement, va tomber au moyen de la plaisanterie
du Roi (1). »
Ceci n'était pas une défaite pour Rose Bertin, mais
bien pour Léonard. Néanmoins, on a quelque peine à
s'imaginer qu'un jour le roi Louis XVI, cahoté aux
côtés de l'abbé Edgevvorth, ait pu porter un chignon de
femme. Rien n'est cependant plus exact, et plus dans
le caractère d'un souverain qui n'aimait point brusquer
la reine, même pour ses fantaisies les plus fâcheuses,
et ses dépenses les plus folles.
La dépense pour la toilette devenait en effet telle-
ment excessive qu'elle occasionnait ce qu'on a depuis
appelé des krachs, dans les familles les plus connues
(1) Bachaumont, Mémoires secrels, 1783 (18 mai).
i
1780
(Musée Carnavalet.)
Lévilc pelisse à parenieiil et colet garni d'iiermiiu'. (Robe portée par une
dame de qualité pendant le deuil de cour de MAHii;-'rni';Ri";sF. n'Au-
TRU'.HE.)
(D'après \a: Ci.kiu. dei.. Dipin se.)
LA FIN DES EXCENTRICITES 161
et chez les comraerçanls les plus solides en apparence.
La Correspondance littéraire nous révèle qu'en sep-
tembre 1782, « un marchand de modes qui passe pour
avoir cinquante ou soixante mille livres de rente,
risque d'en perdre une trentaine dans la banqueroute de
M. le prince de Guéméné. En contant ce désastre à ses
amis du Palais Royal, ajoute l'auteur de la Correspon-
dance : (( Me voilà réduit, leur disait-il, à vivre en
simple particulier. »
La faillite du prince de Guéméné avait été des plus
retentissantes. Elle s'éleva, dit-on, à plus de trente-cinq
minions de livres. Rose Bertin y perdit de l'argent,
mais bien moins cependant que son malheureux con-
frère. « Trois mille créanciers furent inscrits sur le
bilan de l'escroc sérénissime, ainsi que le qualifiait le
marquis de la Valette (1). »
S'il y avait des maris qui payaient et ne disaient rien ;
il y en avait qui ne disaient rien et ne payaient pas. C'est
là ce qui était le plus désastreux pour les fournisseurs.
Mais comme, depuis que le monde est monde, il y a des
maris de toutes les sortes, il y en avait qui payaient,
mais qui récriminaient et chipotaient sur les notes;
des râleux comme disent nos paysans de Seine-et-Oise,
d'Épinay et de ses environs, où Rose Bertin devait
achever sa vie. De ce nombre, fut M. deToulongeon(2).
Ce M. de Toulongeon avait épousé une demoiselle
d'Aubigné, qui suivait le courant et s'habillait, pour la
marque, chez les premières faiseuses de Paris. Comme
il faisait observer que la note était un peu... salée: «Eh!
(1) Mémoires de la vicomlesse de Fars.
(2) Mélanges de Mme Neckek.
11
IfiS ROSE BERTIN
fit Mlle Berlin, ne paye-t-on à Vernet que sa toile et ses
couleurs? »
La conjparaison était faite pour permettre toutes les
exigences. La peinture, celle des maîtres, dt3s cette
époque, avait sa valeur et montait aux prix les plus
élevés. Un Greuze bien connu : V Accordée de village^
ne s'était-il pas vendu, en 1782, seize mille six cent
cinquante livres? Et deux tableaux du susdit Vernet,
dans la même vente, qui était celle du Marquis de
Menar: Une tempête au bord de la mer ei un Paysage,
enrichi d'architecture, montagnes, lointains, etc., six
mille six cent vingt et une livres? Greuze faisait prime,
mais Vernet ne se vendait pas encore trop mal.
La maison de la rue Saint-Honoré n'avait pas à pro-
prement parler de succursales, mais des marchands de
modes de province achetaient les nouveautés de MUeBer-
tin pour en garnir leurs étalages. Parmi ces clients
figurait un nommé Thévenard, qui avait son magasin à
Dijon. Thévenard était ami d'un marchand de rubans en
gros de la rue de l'Arbre-Sec, qui s'appelait Bardel et
qui, lui, était un des fournisseurs de Rose Bertin. Ce
Thévenard finit en émigration. Il s'était engagé dans le
corps d'armée du prince de Condé et mourut à l'hôpital
ambulant de Schifferstadt le 20 aoûtl 793.
La mode était aux moyens bonnets en prêtresse, aux
chapeaux boue de Paris, aux robes à la Religieuse,
mais on trouve encore bien d'autres articles dans les
relevés de comptes de la maison Bertin établis en 1783.
A la princesse de Rochefort, Rose Bertin livrait des
« éventails chinois en bois de santalle avec peinture » ; à
la comtesse de Vergennes « une dragonne de maréchal
LA FIN DES EXCENTRICITES 163
de France, » et « un nœud d'cpéeen pierres gros bleues
et lamé d'argent ». Ces objets étaient de ceux qu'on trou-
vait spécialement dans les magasins de modes. On lit
aussi dans ces relevés le nom d'une actrice célèbre,
Mlle Sinvalle, de la Comédie Française; et on sera peut-
être curieux de savoir combien une grande comé-
dienne de ce temps mettait dans ses chapeaux : trente-
trois livres était le prix d'un chapeau derpaille à la
Religieuse qu'elle avait choisi dans les magasins de
Mlle Bertin ; quarante-deux livres, celui d'un pouf de
gaze brochée en soie et cinquante-quatre livres, celui
d'un pouf bordé d'une guirlande de pied d'alouette rose
qui n'était certainement pas le moins gracieux des
trois.
Le chevalier de Bouftlers ayant un cadeau à offrir
pour les étrennes de 178/i, fit dans les magasins de
Rose l'emplette d'une corbeille assez curieuse dont la
description se trouve dans les écritures de Mlle Bertin,
et dont le prix s'élevait à trois cent soixante livres.
C'était « une corbeille au globe (1) en péquin rayé bleu
et blanc, un ruban rose et noir noué au bas, un second
rang de ruban garni de blonde d'un côté fermé par une
coulisse qui ferme par un ruban; la dite corbeille gar-
nie dedans de cinq gros bouquets de différentes fleurs
et des guirlandes; un petit enfant de cire habillé d'une
chemise de gaze garnie de blonde par en bas et une
guirlande de grenade »... trois cent soixante livres pour
quelques fleurs et un bébé de cire dans une corbeille!
(1) Les globes, ou aérostats, servaient de motifs de décoration.
C'était la mode du jour. On en voyait figurer partout, sur les
éventails, sur les tabatières, etc.
164 ROSE BERTIN
Oïl ne comptait pas, i)Cul-éLre beaucoup parce qu'on ne
payait pas; et cette créance de trois cent soixante livres
sur le chevalier de Boufflers figurait encore, en 1813,
dans l'actif de la succession de Mlle Bertin.
L'hiver de I78/| fut particulièrement rigoureux. La
terre, pendant quatre mois, fut couverte de neige, et la
misère du peuple indescriptible. Le roi, la reine don-
nèrent l'exemple de la charité; et tout le monde suivit.
On rogna un peu sur le superflu pour soulager ceux qui
souffraient le plus cruellement du froid. En ce temps
de détresse les falbalas, les grands bonnets, les rubans
en flots, n'eussent point été de mise. Rose inventa des
types de coifïures plus sobres que de coutume, et créa
le Bonnet en sœur grise qui paraît s'être fort bien vendu.
On le payait couramment vingt-sept livres chez elle;
et il avait du succès aussi bien en province qu'à
Paris .
D'ailleurs Rose en était à la plus belle période de sa
vie, celle du succès incontestable et incontesté.
Mme de Campels, fille de Mme de Montalembert,
a rappelé dans sa correspondance qu'elle avait, dans
son enfance accompagné sa mère chez Mlle Bertin, et
qu'en 1784 elle était dans un état des plus « floris-
sant, >; et tout à fait dans l'opulence.
Rose Bertin avait abandonné la rue Saint-Honoré
pour venir habiter dans la rue de Richelieu un immeuble
appartenant à M. de Maussion, ainsi qu'en fait foi une
opposition produite dans l'affaire contre la demoiselle
Picot qui durait toujours et sur laquelle on lit : « L'an
mil sept cent quatre-vingt-quatre, la neuvième journée,
à la requête de la demoiselle Marie-Jeanne Bertin, fille
LA FIN DES EXCENTRICITES 165
majeure, marchande de modes à Paris, y demeurant
rue de Richelieu, fait opposition à une sentence rendue
le 7 janvier en faveur de Mlle Picot (1) ... » Cette mai-
son de la rue de Richelieu se trouvait à remplacement
de celle qui porte actuellement le n" 10.
Au mois de mai 178/^, la baronne d'Oberkirch, devant
être présentée à la Reine, s'inquiéta de se faire faire
une toilette appropriée à la circonstance, et s'en alla
tout naturellement chez Mlle Rose où jadis elle ac-
compagnait la princesse Dorothée de Wurtemberg.
C'est elle-même qui nous donnera une idée de ce
qu'était le commerce de notre modiste, alors à l'apogée
de sa réputation : « Je n'avais pas visité mademoiselle
Rertin depuis mon retour, et chacun me parlait de ses
merveilles. Elle avait repris de plus belle d'être à la
mode : on s'arrachait ses bonnets. Elle m'en montra ce
jour-là elle-même^ ce qui n'était pas une petite faveur,
au moins une trentaine, tous différents. Il y avait sur-
tout un petit chapeau bohémien, troussé dans une per-
fection rare, sur un modèle donné par une jeune dame
de ce pays, dont tout Paris raffolait. Le chapeau avait
une aigrette et de la passementerie comme le Steinker-
que de nos pères; il avait une tournure tout à fait par-
ticulière et originale. La reine cependant ne l'accepta
pas; elle dit qu'elle n'était plus assez jeune pour cela,
donnant ainsi un exemple prématuré à toutes les
coquettes surannées qui s'obstinent à supprimer les
almanachs, sans penser qu'on ne supprime point son
visage et qu'il est souvent indiscret. » Réflexion fort
(1) Archives Nationales, série V^. Grande Chancellerie et Con-
seil. Prévôté de l'Hôtel.
166 ROSE BERTIN
judicieuse qui prouve combien cette baronne d'Ober-
ivircii avait de bon sens.
« Je devais, continue-t-elle, les bontés de mademoi-
selle Bertin au souvenir de Madame la comtesse du Nord
dont elle avait conservé la pratique. Elle avait son por-
trait dans son salon à côté de celui de la reine et de
toutes les têtes couronnées qui Thonoraient de leur pro-
tection. Le jargon de cette demoiselle était fort diver-
tissant; c'était un mélange de hauteur et de bassesse
qui frisait l'impertinence quand on ne la tenait pas de
très court, et qui devenait insolent pour le peu qu'on ne
la clouât pas à sa place. La reine, avec sa bonté ordi-
naire, Tavait admise à une familiarité dont elle abusait,
et qui lui donnait le droit, croyait-èlle, de prendre des
airs d'importance. >»
Rose Bertin n'était pas, on le voit, malgré les frais
qu'elle avait pu faire vis-à-vis d'elle, fort sympathique à
Mme d'Oberkirch. En sortant de chez Rose, celle-ci s'en
fut « chez Baulard, le marchand de modes et colifichets,
ajoute-t-elle. Alexandrine et lui étaient autrefois les
deux célèbres, mais Mlle Bertin les a détrônés. Elle est
venue de son quai de Gesvres, où elle est restée si
longtemps obscure, triompher de ces rivaux et les met-
tre tous au second rang. Baulard avait cependant la
vogue pour les mantes ; il les garnissait avec un goût
exquis. 11 me retint une heure en démonstrations et en
cris contre Mlle Bertin, qui prenait des airs de duchesse,
et qui n'était même pas une bourgeoise. » Ce fut cette
fois-là Baulard qui triompha de Mlle Bertin et qui fit
l'habit pour la. présentation de la baronne, sa concur-
rente ayant fait attendre trop longtemps cette dernière.
LA FIN DES EXCENTRICITÉS 167
De cette époque, il existe un portrait de Rose Ber-
tin gravé en couleurs par Janinet d'après une peinture
de L. Trinquesse, artiste d'une certaine célébrité. Ce
portrait, dont la bibliothèque nationale, la bibliothèque
d'Abbeville et le musée des arts décoratifs possèdent des
exemplaires, est devenu de quelque rareté ; un état
avant la signature du graveur a été vendu trois cent cin-
quante et un francs en février 1881. Il nous montre
Mlle Bertin presque de face, coiffée d'un bonnet et les
épaules couvertes d'un fichu noué sur la poitrme.
Mlle Bertin paraît avoir sur ce portrait près d'une qua-
rantaine d'années. Il pourrait donc remonter à il8h ou
1785. Elle y a l'air résolu, ce qui ne doit pas nous
surprendre, mais on y chercherait en vain cette
beauté qu'on lui a prêtée. Rose avait pu être jolie
vers les seize ans, lorsqu'elle portait les fournitures de
Mlle Pagelle chez les grandes dames du faubourg Saint-
Germain, mais l'embonpoint l'avait gagnée et avait
effacé ce qui, en elle, avait pu être gracieux.
Quant à l'artiste qui avait gravé la planche, il s'était
rendu célèbre non seulement comme graveur, mais par
la tentative d'ascension malheureuse qu'il fit le 11 jui-
let 178A, en compagnie de l'abbé Miollan, au jardin du
Luxembourg. Ce jour-là, il faillit bien être mis à mal par
la foule furieuse, d'avoir attendu sous un soleil de plomb
le départ d'un ballon, annoncé à grand fracas et qui ne
put même pas s'élever d'un demi-pouce au-dessus du
sol, finit par se déchirer et dut être abandonné. A la
suite de cette déconvenue, Miollan et Janinet furent la
risée du public et n'eurent « cesse de se voir hués et
bafoués de la manière la plus cruelle sur tous les tré-
1(58 ROSE BERTIN
t eaux de la foire, en chansons et en caricatures de toute
espèce (1) ».
Janinot n'en était pas moins un graveur de beaucoup
de talent, bien digne de vulgariser pour le public l'œuvre
du peintre Trinquesse.
On a vu comment la Reine avait accueilli le petit
chapeau bohémien exécuté dans les ateliers de Mlle Ber-
lin et qu'elle avait refusé sous le prétexte qu'il était
trop jeune pour elle. La Reine avait alors vingt neuf ans,
et comme cette idée qu'elle commençait à ne plus être
jeune la poursuivait, au début de l'année 1785, elle fit
quérir Rose Bertin exprès pour lui dire « qu'au mois de
novembre, elle auroit trente ans; que personne ne l'en
avertiroit vraisemblablement; que son projet étoit de
réformer de sa parure les agrémens qui ne pouvoient
aller qu'avec ceux d'une extrême jeunesse; qu'en con-
séquence, elle ne porteroit plus ni de plumes, ni de
fleurs.
» On sait aussi que l'étiquette pour ses robes est
changée ; que la Reine ne veut plus de pierrots, ni de
chemises, ni de redingotes, ni de polonaises, ni de
lévites, ni de robes à la turque, ni de circassiennes ;
qu'il est question de reprendre les robes graves et à
plis : que les princesses ont été invitées de proscrire
toutes les autres pour les visites de cérémonie et que
leur dame d'honneur avertit les dames qui viennent
dans un autre costume, qu'elles ne peuvent être ad-
mises dans cet état sans une permission de Son Altesse
qu'elle va demander (2). »
(1) Correspondance litléraire, t. XIV.
(2) Correspondance secrèle, 27 février 1785.
LA FIN DES EXCENTRICITÉS 169
Tout cela faisait-il diminuer les dépenses. Bien cer-
tainement non. La Reine et toutes les femmes à sa
suite étaient prises dans le tourbillon.
Marie-Antoinette avait pu, un moment, pendant le
grand hiver de 178/4, réduire considérablement sa
dépense pour pouvoir secourir les pauvres, que le froid
excessif rendait particulièrement malheureux, suivant
en cela l'exemple de Louis XVI, auquel, dans le
quartier Saint-Honoré, on avait élevé devant la porte
du Louvre, une pyramide de neige avec des inscrip-
tions célébrant son « auguste bienfaisance; » elle ne
tarda pas cependant à reprendre ses habitudes de luxe,
avec tous les frais qu'il nécessite.
A partir de l'arrivée de Galonné aux affaires^, le bud-
get de la toilette de la Reine ne fit que s'accroître.
Ainsi en 1785, le crédit, qu'on lui atToctait et qui était
de cent vingt mille livres, s'éleva à deux cent cinquante-
huit mille livres. Il y avait un dépassement de crédits
de cent trente-huit mille pour lequel la comtesse d'Os-
sun, dame d'atours, dut demander une ordonnance spé-
ciale (4). Le supplément pour l'année précédente
n'avait été que de quatre vingt-dix-sept mille six cent
cinquante-deux livres.
En 1785, Rose Bertin prenait pour sa part quatre-
vingt-sept mille cinq cent quatre-vingt-dix-sept livres,
comme marchande de modes et quatre mille trois cent
cinquante livres pour fournitures de dentelles. Mais, si
elle emportait le gros morceau, elle avait des concur-
rents ; c'était la dame Pompée qui émargeait pour vingt-
(1) Arch. nationales O' 3792.
170 ROSE BERTIN
cinq mille cinq cent vingt-sept livres, la demoiselle
Mouillard pour huit cent quatre vingt-cinq livres, la dame
Noël pour six cent quatre livres. 11 y avait encore un
autre fournisseur qui livrait les habits à l'anglaise pour
monter à cheval, c'était un spécialiste. Ce tailleur s'ap-
pelait Smith, et en 1785, il avait produit un mémoire
de quatre mille quatre-vingt dix-sept livres (1).
Tout cela n'échappait pas à l'attention éveillée des
hbellistes et des pamphlétaires, à l'atfût de tout ce qui
pouvait servir à saper un régime plus vermoulu que
foncièrement mauvais.
Théveneau de Morande, entre autres, ne cache pas
son sentiment sur Tinfluence néfaste de Rose Bertin,
lorsqu'il raconte un incident qui se produisit à l'époque
où Galonné était contrôleur général des finances, fonc-
tion dont il resta investi du 3 novembre 1783 au mois
d'avril 4787.
« Nous avons, dit-il, un ministre de plus, qui ne le
cédera en rien à Galonné, ni au baron de Breteuil, sinon
pour les capacités administratives, du moins pour l'en-
têtement dans tout ce qui regarde les affaires de son
ministère, pour lesquelles ce grand personnage en ju-
pons ne veut jamais soutTrir de contradiction.
« Ge ministre est Mlle Bertin, la première marchande
de modes de Paris, qui a fait peindre sur son enseigne,
en très gros caractères, qu'elle avait l'honneur de coif-
fer et d'habiller la cour, et principalement Marie-x\ntoi-
nette; rien n'égale l'impertinence et la hauteur de cette
demoiselle depuis qu'elle est admise dans l'intimité de la
(1) Arch. Nationales, O', 3792.
LA FIN DES EXCENTRICITÉS 171
Reine, à laquelle elle dicte des lois. . . au nom de la mode,
dont elle est, dit-elle, la prêtresse la plus fervente.
« Les extravagantes idées, les combinaisons bizarres
de Mlle Bertin, ont donné naissance à d'énormes dé-
penses, que Marie-Antoinette n'a pas su dissimuler, et
que le Roi a contrôlées et blâmées avec toute la viva-
cité d'un bon mari, avare de ses revenus, et peu jaloux
de les voir dépenser en gazillons, en tulles et en plumes.
La Reine, conseillée par Mme de Polignac et la prin-
cesse Lamballe, a tenu bon pour faire payer les mé-
moires de Mlle Bertin, mais cela n'a pas été sans beaucoup
de peine; Galonné a été employé à cette grande négo-
ciation, et comme son dévouement à Marie-Antoinette
est bien connu, le Roi, auquel il démontrait l'urgence
d'acquitter les mémoires de Mlle Bertin, lui répondit :
« — Eh ! parbleu ! que ne les payez-vous sur votre
caisse? monsieur le contrôleur de nos finances; les dé-
tails oiseux de la toilette de la Reine figureraient digne-
ment dans les archives de votre ministère !
« Cette sortie pleine d'ironie a été mal comprise ou
interprétée à dessein par l'adroit Calonne, qui, sur-le-
champ, a délivré à la Reine un mandat de cent cin-
quante mille livres sur le fermier des gabelles, Mlle Ber-
tin a été payée de ses importants travaux, et ses visites
à Trianon et à Versailles en sont devenues plus fré-
quentes. »
11 est cependant intéressant dénoter que, si les dé-
penses nécessitées à la cour par le ministère de Mlle Ber-
tin, montaient à des sommes fabuleuses, ses tarifs
n'étaient pas toujours aussi exagérés. Nous avons vu
des coiffures atteindre le prix de deux cents livres ;
172 ROSE BERTIN
Rose Berlin ne dédaignait pas pourtant certaine clien-
tèle pour laquelle elle dressait dos mémoires plus mo-
destes. M. le baron Tillette de Clermont-Tonnerre (1) a,
en eftet, retrouvé la facture d'un certain Pecquerie,
messager qui faisait en 178/i le service d'Abbeville à
Paris et qui va nous en fournir la preuve concluante. La
fille du gendarme Nicolas Bertin avait, en elfet, parmi
les clientes fidèles de sa ville natale, Mlle de Villers.
Il ne fallait pas songer évidemment à suivre la mode
et à se bien nipper dans une petite ville, comme la ca-
pitale du Ponthieu, à la fin du dix-huitième siècle ; et
les /i2 lieues qui la séparaient de Paris ne se pouvaient
franchir aussi aisément qu'aujourd'hui. Mais on tient, en
province autant qu'ailleurs, à faire bonne figure dans la
société qu'on fréquente ; on ne voudrait pas être mise
moins bien que les autres ; on a peur des langues qui
ne demandent qu'à médire et à critiquer pour tuer le
temps. Quoi qu'on fasse, on ne les empêchera pas de
marcher ; du moins, on préfère, que ce soit la jalousie
qui les excite plutôt que le dédain. Cela seulement est
déjà un triomphe. Ne pouvant se rendre en personne
à Paris plusieurs fois Tan pour renouveler leur garde-
robe, à chaquenouvelle saison nosgrand'mères avaient
recours au messager dont le chariot allait et venait ré-
gulièrement par la roule royale de Calais, entre Abbe-
ville et la capitale, et chargeaient cet important per-
sonnage des commissions les plus variées et parfois les
plus inattendues. Mais généralement, comme on le verra
dans la facture remise à Mlle de Villers par Pecquerie,
(1) Mémoires de la Société d'Émulation d'Abbeville, séance du
6 mai 1904.
LA FIN DES EXCENTRICITÉS 173
et que nous trouvons assez curieuse pour la donner in-
tégralement, il s'agissait surtout d'articles de toilette
féminine.
Voici donc ce relevé :
Elal des commilion que J'ai fait pour Mademoiselle de Vilerre
à paris.
deux pois de rouge G. 2 pp 6 1.
payé un mémoire chez Mlle bertin 9 1-
ongent de chez M. Cadet "2 1. 16 s.
payé un mémoire chez M. thiercelin 57 1. 9 s.
une paire de souliers au cadran bleu 5 1. 40 s.
douze boittes de grainne de vie 1- 1-
une bourse à cheveu 2 1. lo s.
une paire de soulier de M. degousse 8 1.
deux aulne 1/2 de tafetat à 7 1. 10 s 18 1. 1ns.
pour une quaisse 3 .
affranchie une letre 6 s.
por de letre 12 s.
fait une quaisse à la diligence de chez Mlle ber-
tin 6 s.
une I. de patte brunne 6 1.
payé un mémoire chez Mlle bertin 10 1.
une paire de sabot du cadran bleu M 1. 10 s.
deux bâton de pomade à 12 s 11- ^ s.
une étuie à couvert dargent 5 1.
une piesse d'armoisin 60 1.
payé un mémoire à Mlle paris 28 1.
donné au fille du cadran bleu 12 s.
pour la teinture de deux mantelets 6 1.
amadoux ^1- 5 s.
2ol 1.
un fichus de mousseline 12 1.
26(} 1.
6 paire de bas à 4 1. que je doit 24 1.
reste due 239 1.
Je reconnois avoir reçue la somme portée ci-dessus à Abbe-
ville le 8 octobre 1784.
6'/^7ie ; Pecquerie.
17* ROSE BERTIN
Les ouvrages qui sortaient des ateliers de Rose Ber-
lin étaient destinés, tant le goût était mobile, à ne vivre
qu'un jour. A peine portés, une invention nouvelle les
démodait, qui les aurait vite plongés dans l'oubli, si la
peinture ne nous avait conservé quelques-unes de ces
œuvres éphémères et immortalisé en quelque sorte ces
conceptions frivoles et fragiles. Le Musée de Versailles,
notamment, renferme plusieurs portraits de person-
nages qui appartenaient à la clientèle de Rose Bertin
et qui ont été peints avec les coiffures et les robes sor-
ties de ses ateliers.
H ne faudrait pas lui attribuer, par exemple, la con-
fection du pouf de fantaisie qui coiffe Louise-Marie-
Adélaïde de Bourbon, duchesse d'Orléans, dans la toile
peinte par Mme Vigée-Lebrun en 1779. Cette coiffure
n'est en somme qu'un chiffonnage de l'artiste, qui pré-
férait poser ses modèles à sa guise et les peindre selon
son goût, c'est-à-dire sans apprêt, sans fard, sans
pose, et dans cette seule pose forcée de l'atelier, aussi
près de la nature et de la vie que le lui permettaient
les exigences et la coquetterie de la clientèle princière
qui put faire sa fortune, mais sans laquelle elle eût fait
quand même sa réputation.
En dehors de ce portrait d'une cliente fidèle de Rose
Bertin, qui ne nous documente que peu sur le travail
de sa modiste, les galeries de Versailles contiennent
plusieurs portraits de Marie-Antoinette. Ceux-ci nous
montrent des coiffures portées par la Reine et œuvrées
dans les ateliers de Mlle Rose, et des robes entières,
garnies dans sa maison.
L'un d'eux date de 1785. On le doit au peintre sué-
LA FIN DES EXCENTRICITES 175
dois Wertmuller ; il a été reproduit par Battaille. A vrai
dire, la Reine n'y est point avantagée. Sa coiffure, de
rubans bleus et de plumes, encadre lourdement la figure
et l'artiste suédois a placé la Reine dïine façon tout à
fait disgracieuse entre ses deux enfants dont les atti-
tudes sont celles de petits pantins. Le fond du tableau
a beau évoquer les ombrages de Versailles et le Temple
de l'Amour, Marie-Antoinette ne nous apparaît pas dans
le cadre que nous nous plaisons à lui donner, fait de
grâce, de lumière et de légèreté; l'œuvre de Wertmuller
est lourde ; l'œuvre de Rose Berlin qu'elle reproduit ne
l'est guère moins.
La peinture en tous cas a été sévèrement jugée, et
par la Reine elle-même, lorsque ce portrait eut été ex-
posé au Salon de 1785. « Est-il possible, disent les
Mémoires secrets, qu'un aussi habile homme que
M. Wertmuller, destiné à remplacer le premier peintre
du Roi de Suède, se connaisse si peu en grâces et en
majesté : on assure que la Reine, lorsqu'elle est entrée
au Salon, s'est méconnue elle-même, et s'est écriée :
« Quoi ! c'est moi là ! »
Il fallait si souvent renouveler, modifier, innover
que forcément, dans la quantité, certaines conceptions
de la modiste en vogue, étaient moins originales, ou, ce
qui est plus grave, s'harmonisaient moins avec la phy
sionomie de ses clientes. Mais Marie-Antoinette lui de-
meurant fidèle, la consigne était d'admirer quand
même les compositions de Mlle Rertin. Sous cette im-
portante protection, elle eût peut-être, après tant
d'autres, appris à ses dépens que la mode est incons-
tante et que, s'il a été de bon ton de se fournir une an-
176 HOSE BERTIN
née dans lello ou telle maison, l'année suivante il ne
l'est pas moins de s'adresser à telle autre ; et ce n'est
pas la concurrence qui manquait en ville à la modiste
de la Reine. Les noms de quelques-unes de ses émides
sont parvenus jusqu'à nous; en 1785, les plus réputées
étaient Mlle Fredin qui avait un magasin à l'enseigne
de « TÉcharpe d'or », rue de la Ferronnerie ;
Mlle Quentin qui s'était établie rue de Cléry ; dès 178/4,
la princesse de Conti se fournissait chez Richard, rue du
Bac, et lui garda sa confiance pendant de nombreuses
années. Il peut paraître singulier que la belle-fille ne
s'adressât point à la maison qui devait sa prospérité,
somme toute, aux bontés initiales de la douairière
de Conti, sa belle-mère. Le caractère de Mlle Bertin
y fut bien pour quelque chose ; et la façon cavalière
avec laquelle elle reçut certaine très grande dame, sur
le nom de qui les mémoires du temps restent muets,
tout en ayant constaté le grand bruit fait autour de l'in-
cident, nous laissent à penser qu'il s'agissait de cette
princesse.
Indépendamment de ces très grands marchands de
modes, Beaulard, Richaj^d, Fredin, Quentin, Picot la
fameuse ennemie de Rose, de la demoiselle Mouillard,
femme Augier, qui fournissait les Enfants de France (1),
pour lesquels Mlle Bertin ne travailla qu'incidemment,
il y avait dans le quartier du Palais-Royal d'assez nom-
breux magasins de modes, dont plusieurs tenaient bou-
tique au Palais-Royal même.
En 1789 les dames Aymez et Degouste en occupaient
(1) Archives Nationales; séries R'' 105; KK. S78; K. 529.
CHAFi:i,T,i: 1)1-: .M().\i-i.ii:iu;s
LA FIN DES EXCENTRICITES 177
une dans la galerie de bois n» 199 et, s'étant brouillées,
— on avait très mauvais caractère dans le monde des
modistes, — la demoiselle Degouste quitta la dame
Aymez pour aller s'installer au n° 220 de la même ga-
lerie où elle se trouvait deux ans après lorsque son ex-
associée déposa une plainte contre elle, l'accusant
d'avoir jeté de l'encre sur sa boutique et son étalage.
Mais, malgré toute cette concurrence, les belles
affaires continuaient à affluer chez la modiste de la
Reine, la maison toujours la mieux achalandée de tout
Paris.
Au début de l'année 1785, elle eut la chance d'une
commande superbe. Un jour, les carrosses de l'ambas-
sade d'Espagne s'arrêtèrent devant sa porte, et le
comte d'Aranda, en personne, en descendit. Il venait lui
donner des ordres pour la confection de la corbeille de
mariage de la princesse de Portugal. Le Journal poli-
tique ou Gazette des Gazettes qui s'éditait à Bouillon
publiait à la date du 21 février l'information sui-
vante :
« On voit chez l'orfèvre du Roi, au Carrousel, la toi-
lette en vermeil, destinée à la princesse de Portugal,
qui va épouser l'infant dom Gabriel ; elle est d'une ri-
chesse et d'un goût exquis. On peut juger de la quan-
tité et de la beauté des robes et des ajustements pour
la même princesse, que la demoiselle Berlin a été char-
gée de faire, et qui passent, dit-on, cent mille livres.
Cette magnifique corbeille de mariage, ainsi que la toi-
lette, a été ordonnée par le comte d'Aranda, et il a
veillé lui-même à leur exécution ».
« Entendez-vous? Comprenez-vous ? » disait le comte
178 ROSE BERTIN
d'Aranda à Rose Berlin en lui donnant les explications
nécessaires. « Entendez-vous? Comprenez-vous? » ré-
pélait-il à tout instant ; le malheureux ambassadeur
avait en effet contracté l'habitude agaçante de répéter
à tout propos et de planter au bout de chaque phrase,
comme des pointes, son sempiternel: « Entendez-vous?
Comprenez-vous? ».
On a vu qu'à cette époque Rose Bertin n'avait plus
ses magasins dans la rue Saint-Honoré. Une sentence
duChâteletdu21 avril 1785 qui condamnait la succes-
sion d"Escars à payer à Rose une assez forte somme
qui lui était due, spécifiait qu'à la date du 21 mars 1785
elle exerçait son commerce rue de Richelieu.
Entre autres choses, on y voyait cette année-là des
« chapeaux de quakresse », qui eurent une grande
vogue vers la fin de l'année. Rose Bertin avait vendu
de ces chapeaux à la marquise de Praidel, à Mme de
Dampierre, à une espagnole, la marquise de Palasios.
On y vit aussi la corbeille de mariage de l'infante dona
Charlotte Joachime qui, le 6 juin, épousa Tinfant dom
Juan de Portugal. A la suitede ces deux mariages prin-
ciers, celui de l'infant dom Juan et celui de l'infant dom
Gabriel, la réputation de Rose était sans égale tant en
Portugal qu'eu Espagne, comme nous avons déjà eu
l'occasion de constater qu'elle l'était en France, en
Russie, en Suède, etc. Ainsi, les auteurs du temps
n'exagéraient point lorsqu'ils disaient que cette répu-
tation était européenne.
L'année 1785 vit aussi le triomphe du déshabillé à la
Suzanne. Le rôle de Suzanne, dans le Mariage de Fi-
garo, avait été tenu avec un réel succès par Mlle Con-
LA FIN DES EXCENTRICITÉS 179
tat, et le costume qu'elle portait dans la pièce, fut, du
coup, vulgarisé par la mode. Beaumarchais lui-même
en a donné la description en tête de l'édition de sa
pièce: « Son vêtement des quatre premiers actes est
un juste blanc à basquines, très élégant ; la jupe de
même, avec une toque appelée depuis, par nos mar-
chandes, à la Suzanne ». Qu'on ajoute à cela, un tablier
et un fichu ; qu'on remplace la toque par un chapeau à
la Figaro, et tout orné de fleurs et on aura la descrip-
tion d'un dessin dans lequel Watteau représente le por-
trait d'une inconnue ainsi habillée à la mode de 1785.
Les robes à la Comtesse, comme les cheveux à la
Chérubin, furent encore des inventions, que la pièce
de Beaumarchais avait directement inspirées.
Si Tâge de la Reine, et la naissance du Dauphin qui
eut lieu le 25 mars 1785, l'incitèrent à réformer sa toi-
lette, la dépense ne fut pas diminuée puisque à cette
époque M. de Galonné dut avancer 900.000 livres pour
couvrir les dettes de Marie-Antoinette; une partie de
cette somme étant destinée à couvrir les frais de toi-
lette.
Cependant, nous avons vu que la Reine à la fin de
1785 avait décidé d'apporter des réformes dans sa fa-
çon de s'habiller.
Le portrait empanaché deWertmullerestdonc le der-
nier qui ait été fait avant l'application de ces décisions
nouvelles. Il ne faudrait pas croire cependant que tout
se transforma radicalement ainsi du jour au lendemain;
ni que tous ces beaux projets furent mis à exécution.
Les plumes elles-mêmes obtinrent grâce ; mais elles
n'apparurent plus avec autant de profusion; ce n'était
180 ROSE BERTIN
pas le liixo (jui se trouvait atteint, mais le ridicule des
modes outrées. On ne vit plus dès lors de coiffures à la
Belle Poule, en Moulin à Vent ou à la Minerve. Il y
avait tout de même quelque chose de changé, un pas de
fait vers la raison, en attendant les bonnets de linon
de la Terreur.
A la suite du traité de commerce passé avec TÂngle-
terre, les modes anglaises se répandirent à Paris et les
toilettes dites « en redingote » eurent une grande vogue.
Enfin, les réformes de Marie-Antoinette firent l'objet
de toutes les conversations. On en parlait au Palais-
Royal comme à Versailles ; on on parlait partout. Cela
prenait la tournure d'un événement., « Voilâtes femmes
de trente ans obligées d'abdiquer les plumes, les fleurs
et la couleur rose », écrit Mme d'Oberkirch dans son
journal à la date du 3 février 1786. Elle venait d'assis-
ter à une conversation chez la duchesse dOrléans oîi
l'on n'avait guère devisé que des réformes de la Reine.
A partir de cette époque les poufs en velours de-
vinrent la coiffure habituelle de Marie-Antoinette. Ils
varièrent peu de forme mais surtout de couleur pour
s'harmoniser avec la nuance des toilettes. Les tableaux
de Mme Vigée-Lebrun nous en ont conservé l'image.
Mme Vigée-Lebrun ne devait pas aimer beaucoup l'art
de Mlle Rertin, elle aimait trop pour cela le drapé sans
façons, le négligé gracieux, et c'était peut-être bien
contre son gré qu'elle représentait la reine en appa-
rat, au lieu de la peindre en cheveux et à sa guise,
comme elle le souhaitait, comme elle avait déjà réussi
à le faire avec la duchesse d'Orléans, mais comme
elle ne l'obtint pas de Marie-Antoinette.
LA FIN DES EXCENTRICITES 181
On trouve en effet dans ses mémoires les lignes sui-
vantes : « Je ne pouvais souffrir la poudre. J'obtins de
la belle duchesse de Grammont-Caderousse qu'elle n'en
mettrait pas pour se faire peindre (portrait de 1789) ;
ses cheveux étaient d'un noir d'ébône ; je les séparai
sur le front arrangés en boucles irrégulières. Après ma
séance qui finissait à l'heure du dîner, la duchesse ne
changeait rien à sa coiffure et allait ainsi au spectacle;
une aussi jolie femme devait donner le ton; cette mode
prit doucement, puis devint enfin générale. Ceci me
rappelle qu'en 1786, peignant la Reine, je la suppliai
de ne point mettre de poudre et de partager ses
cheveux sur son front. Je serai la dernière à suivre
cette mode, dit la Reine en riant, je ne veux pas
qu'on dise que je l'ai imaginée pour cacher mon grand
front (Ij. »
De sorte que le résultat fut peut-être déplaisant à
Mme Vigée-Lebrim; et point pour nous. Mme Vigée-
Lebrun, de par la volonté de Marie-Antoinette fut ainsi
forcée de peindre pour la Reine non des portraits fan-
taisistes, mais des portraits historiques, et de contre-
signer de son pinceau les modes officielles de l'époque
et les poufs en velours sortis des ateliers de la rue de
Richelieu. Quels documents remarquables pour la pos-
térité nous aurait laissés Mme Vigée-Lebrun si, n'écou-
tant passes goûts artistiques, elle avait toujours repré-
senté ses personnages dans leur accoutrement habituel;
si, par exemple, au lieu de coiffer à sa fantaisie la du-
chesse d'Orléans, elle nous Pavait peinte avec cet édi-
(1) Souvenirs de Mme Vigée-Lebrun, t. I, p. 37.
182 ROSE BERTIN
tico dont nous avons parlé, où se trouvaient réunis une
nourrice, un perroquet et un petit nègre.
Enfin, malgré ses préférences, la grande artiste dut
se plier aux exigences de la Reine, et c'est ainsi que la
peinture rendit un hommage, forcé peut-être, au talent
de Rose Bertin que célébrait en même temps le poète
Dclille dans son poème de Vlmagination dont les pi'e-
miers vers dataient aussi de 1786.
Ce passage du chant III fait une allusion peu déguisée
à la modiste elle-même, quand, parlant de la mode, l'au-
teur s'écrie :
La baguette à la main, voyez-la dans Paris,
Arbitre des succès, des mœurs et des écrits,
Exercer son empire élégamment l'utile;
Et, tandis qu'oubliant leur rudesse indocile,
Les métaux les plus durs, l'acier, lor et l'argent,
Sous mille aspects divers suivent son goût changeant,
Et la gaze, et le lin, plus fragile merveille.
Dédaigneux aujourd'hui des formes de la veille,
Inconstants comme Tair, et comme lui légers,
Vont mêler notre luxe aux luxes étrangers;
Ainsi, de la parure, aimable souveraine,
Par la mode du moins, la France est encore reine;
Et jusqu'au fond du nord portant nos goûts divers.
Le mannequin despote asservit l'univers.
L'allusion est transparente. Il s'agit bien de la fameuse
poupée que Rose Bertin habillait et expédiait à Londres,
à Saint-Pétersbourg et dans d'autres villes encore pour
y exposer les modes les plus nouvelles de sa maison.
Mais un passage du poème de Delille célèbre plus par-
ticulièrement le talent de Mlle Bertin :
Dans un amas de tissus précieux.
Quand Bertin fait briller son goût industrieux,
I.A FIN DES EXCENTRICITÉS 183
L'étoffe obéissante en cent formes se joue,
Se développe en scball, en ceinture se noue;
Du pinceau son aiguille emprunte les couleurs,
Brille de diamants, se nuance de Heurs,
En longs replis flottants fait ondoyer sa moire,
Donne un voile à l'amour, une écharpe à la gloire,
Ou, plus ambitieuse en son brillant essor.
Sur l'aimable Vaudchamp va s'embellir encor.
Delille, tout en vantant les mérites de Mlle Berlin,
trouve moyen de chanter par la même occasion les
grâces de celle dont il avait fait sa compagne, et dans
laquelle il nous faut reconnaître une des clientes nou-
velles de la modiste que les hasards d'une existence un
peu cahotée lui avaient amenée de Lorraine.
Cette Jeanne Vaudchamp, en effet, était née à Saint-
Dié, vers 1765. Elle avait quitté cette ville, pour venir
à Paris où elle eut bien du mal à vivre, ne trouvant à
gagner son pain qu'en jouant de la guitare. « Ainsi
faisait-elle un jour, écrit Michaud, en mêlant à sa
musique une danse sans doute séduisante, entre la
colonnade du Louvre et la façade de Saint-Germain-
l'Auxerrois, quand Delille vint à passer. C'était en 1786.11
s'entretint avec elle, et le lendemain Jeanne Vaudchamp
venait, franchissant le seuil du collège de France, ache-
ver à loisir près de l'académicien la conversation ébau-
chée la veille au soir. Puis cette conversation se renoua
avant la semaine écoulée. On vit encore revenir l'infa-
tigable interlocutrice quelques jours après, et on ne la
vit plus ressortir que de loin en loin et comme de chez
elle. Elle avait, en ce peu de temps, conquis au collège le
droit de cité : le poète l'avait fait consentir à la prendre
pour gérer sa maison, où régnait quelque aisance. »
184 ROSE BERTIN
Telle était cette cliente dont celui qu'on appelait le
Virgile français accotait le nom à celui de la modiste
de la rue Richelieu.
Vers la même époque (l78Gi, Mlle Bertin fit un
voyage eji Bretagne, ou, du moins, elh^ alla jusqu'à
Rennes. Ce voyage ne fut pas marqué par des incidents
bien particuliers; mais au retour, elle eut pour compa-
gnon de voyage un jeune homme qui venait d'obtenir
un brevet de sous-lieutenant et se rendait à Cambrai oîi
son régiment, qui était celui de Navarre, tenait garni-
son. Ce jeune homme qui entrait alors dans la vie était
le chevalier de Chateaubriand , et c'est lui-même qui
nous raconte comment il fit en téte-à-tête avec la mo-
diste le trajet de Rennes à Paris. Il arrivait de Com-
bourg, et était descendu à Rennes chez un de ses
parents : « Il m'annonça, tout joyeux, — raconte Cha-
teaubriand — qu'une dame de sa connaissance allant à
Paris, avait une place à donner dans sa voiture, et qu'il
se faisait fort de déterminer cette dame à me prendre
avec elle. » Le jeune homme, qui n'avait jamais fait
attention à une autre femme qu'à la quatrième de ses
sœurs, Lucile, qu'il affectionnait particulièrement, et
qu'il a peinte, l'attitude timide, vêtue d'une robe dis-
proportionnée, avec un collier de fer garni de velours
brun au cou, et, sur la tête, une toque d'étoffe noire
sans élégance, devait se trouver bien gauche, quand il
se vit en compagnie de la pimpante modiste parisienne.
C'est bien d'ailleurs ce qu'il dit : « J'acceptai, continue-
t-il, eu maudissant la courtoisie de mon parent. Il con-
clut l'affaire et me présenta bientôt à ma compagne de
voyage, marchande de modes, leste et désinvolte, qui
< t
K o
LA FIN DES EXCENTRICITÉS 185
se prit à rire en me regardant. A minuit les chevaux
arrivèrent et nous partîmes.
« Me voilà dans une chaise de poste, seul avec une
femme au milieu de la nuit. Moi, qui de ma vie n'avais
regardé une femme sans rougir, comment descendre de
la hauteur de mes songes à cette effrayante vérité? Je
ne savais où j'étais ; je me collais dans l'angle de la
voiture de peur de toucher la robe de Mme Rose. Lors-
qu'elle me parlait, je balbutiais sans pouvoir lui ré-
pondre. Elle fut obligée de payer le postillon, de se
charger de tout, car je n'étais capable de rien. Au lever
du jour, elle regarda avec un nouvel ébahissement ce
nigaud dont elle regrettait de s'être emberloquée.
« Dès que l'apect du paysage commença de changer
et que je ne reconnus plus l'habillement et l'accent des
paysans bretons, je tombai dans un abattement pro-
fond, ce qui augmenta le mépris que Mme Rose avait
de moi. Je m'aperçus du sentiment que j'inspirais, et
je reçus de ce premier essai du monde une impression
que le temps n'a pas complètement effacée. J'étais né
sauvage et non vergogneux ; j'avais la modestie de mes
années, je n'en avais pas l'embarras. Quand je devinai
que j'étais ridicule par mon bon côté, ma sauvagerie
se changea en une timidité insurmontable. Je ne pou-
vais plus dire un mot ; je sentais que j'avais quelque
chose à cacher, et que ce quelque chose était une vertu ;
je pris le parti de me cacher moi-même pour porter en
paix mon innocence.
« Nous avancions vers Paris. A la descente de Saint-
Cyr, je fus frappé par la grandeur des chemins et de la
régularité des plantations. Bientôt nous atteignîmes
186 ROSE BERTIN
\^ersaillos : Torangerie et ses escaliers de marbre
m'émerveillèrent. Les succès de la guerre d'Amérique
avaient ramené des triomphes au château de Louis XIV;
la reine y régnait dans l'éclat de la jeunesse et de la
beauté ; le trône, si près de sa chute, semblait n'avoir
jamais été si solide, et moi, passant obscur, je devais
survivre à cette pompe, je devais demeurer pour voir
les bois de Trianon aussi déserts que ceux dont je sor-
tais alors. »
Mme Rose, un jour, dans sa retraite d'Épinay, put
faire avec mélancolie, avec regrets, avec tristesse les
mêmes réflexions que le jeune gentilhomme que la chaise
de poste avait un jour véhiculé avec elle sur la route
de Bretagne. Tout cela ne méritait-il pas d'être ici
répété? C'est simple, c'est beau, c'est plein de poésie.
Celui-là avait une âme sensible qui a pu penser, long-
temps avant de les avoir écrites, ces lignes où il s'ana-
lyse lui-même avec autant de franchise qu'il met de
vérité et de sentiment à peindre ce qu'il a vu, celui-là
était un merveilleux nigaud.
« Enfin — continue-t-il, — nous entrâmes dans Paris.
Je trouvais à tous les visages un air goguenard : comme
le gentilhomme périgourdin, je croyais qu'on me regar-
dait pour se moquer de moi. Mme Rose se fit conduire
rue du Mail à V Hôtel de l Europe, et s'empressa de se
débarrasser de son imbécile. A peine étais-je descendu
de voiture, qu'elle dit au portier : « Donnez une chambre
à ce monsieur. — Votre servante, » ajouta-t-elle, en
me faisant une révérence courte. Je n'ai jamais revu
Mme Rose. »
Rose Bertin, avec sa révérence courte, ne se doutait
LA FIN DES EXCENTRICITES 187
pas qu'elle venait de dire adieu à un futur ministre
d'État, ambassadeur et pair de France ; cependant^
comme elle avait pris en commisération son jeune pro-
vincial, elle ne l'abandonna pas sur le champ. « Mme Rose
avait pourtant eu pitié du benêt, elle avait fait dire à
mon frère, dont elle avait su l'adresse à Rennes, que
j'étais arrivé à Paris, » écrit encore Chateaubriand.
Mme Rose, avait, il faut en convenir, tout ce qu'il faut
pour intimider un jeune provincial de dix-huit ans, elle
qui était née parisienne et hardie dans, son berceau
d'osier d'Abbeville. Cependant, tandis que le petit jeune
homme qui arrivait dans la capitale avec son air
gauche et timide était l'étoile naissante, obscure encore,
dans les brouillards de l'horizon, l'astre de Rose qui
avait ébloui le monde, d'Espagne en Russie, de France
en Portugal, et l'éclairait encore d'une réputation sans
conteste, était, au printemps de 1786, à la veille de
l'éclipsé et proche du déclin.
Rose Rertin commençait à avoir des déboires com-
merciaux. La demoiselle Picot lui avait enlevé une par-
tie de sa clientèle; malgré cela, comme la Reine lui
avait gardé sa confiance, et qu'il était de bon ton de se
fournir chez la modiste de Sa Majesté, il lui était resté
assez de pratiques pour continuer brillamment son com-
merce, si d'autres causes n'étaient pas venues s'ajouter
à celle-ci pour accroître les difficultés de ses affaires.
On constatait, en effet, toujours le même va-et-vient à
sa porte. Les carrosses des plus grandes dames conti-
nuaient à sillonner la rue de Richeheu et à stationner
longuement aux alentours de sa boutique. Mme d'Ober-
kirch écrivait le 20 mars 1786: « Nous vîmes Mlle Rertin
188 ROSR RERTIN
qui daigna », le mot est souligné, « nous recevoir elle-
même. Elle consenlil à faire pour Mme la duchesse de
Bourbon un bonnet d'une fat^on nouvelle, à condition
qu'elle ne le prêterait à personne. » Rose Bertin dai-
fjnait et consentait, parce que Rose Bertin comprenait
fort bien qu'il fallait, dans les moments difficiles qu'elle
avait à traverser, se montrer aimable et prévenante
avec les clientes sérieuses et Mme la duchesse de Bour-
bon en était une qui payait bien.
Mais, d'autre part, si Rose Bertin, tenait sa compta-
bilité avec beaucoup d'ordre, elle ne défendait pas ses
intérêts avec autant de vigilance ; et ne s'inquiétait
nullement de la rentrée de ses fonds (1). Nous trouvons
une preuve de sa négligence dans un rapport d'ar-
bitre (2) établi par Toublancen faveur d'un sieur Boul-
lan, négociant à Bruxelles, qui réclamait 876 livres
15 s. à Mlle Bertin pour une fourniture de perles
fausses dont elle prétendait n'avoir commandé que des
échantillons, et dont l'envoi n'avait été fait qu'à condi-
tion, sans pouvoir représenter le copie de lettre qui
aurait fait la preuve de son dire. La cause ne semblait
cependant pas mauvaise, son adversaire ne se défen-
dant qu'avec faiblesse. Les arbitres reconnurent qu'il
y avait de la négligence de part et d'autre et citèrent les
parties en conciliation à plusieurs reprises. Le sieur
Bouvier qui représentait Boullan ne manquait pas de
se présenter chez l'arbitre; mais, dit le rédacteur du
rapport : « soit que la demoiselle Bertin ait des occupa-
(1) CoUection de M. J. Doucet. Dossier de la succession de Rose
Bertin (n° 9); lettre de Grangeret, avocat.
(2) Archives municipales de Paris. Rapports darbitres, carton 15.
LA FIN DES EXCENTRICITES 189
tions qui ne lui permettent pas de donner quelques
instants aux intérêts de ses créanciers poursuivants,
soit des raisons particulières, dans lesquelles nous ne
pouvons, ni ne devons point pénétrer, s'est refusé cons-
tamment de si rendre {sic) ». 11 s'ensuivit que les con-
clusions du rapport proposaient aux juges-consuls de
la condamner à 700 livres vis-à-vis de Boullan, le total
de la créance étant diminué, vu la défectuosité des
perles fournies.
C'était là bien mal se défendre dans une cause qui, à
première vue, paraissait mauvaise pour son adversaire;
et de la négligence s'il en fût.
D'ailleurs, comme nous avons pu le constater, elle
laissait non recouvrées, s'accumuler depuis des années,
des créances dont la plupart furent à jamais perdues
pour elle.
Donc, d'une part, elle avait un train de maison qu'elle
ne pouvait se résoudre à diminuer. Elle estimait qu'elle
avait à soutenir un certain rang à la cour ; la modiste
de la Reine ne pouvait porter ses cartons elle-même,
ni aller à Versailles en cabriolet ; il lui fallait un per-
sonnel nombreux, qui, avec ses ouvrières d'atelier, éle-
vait singulièrement les frais généraux de sa maison de
commerce. D'autre part, les femmes des grands sei-
gneurs l'accablaient de commandes qui absorbaient son
fonds de roulement, et, finalement, payaient mal après
une foule de dérangements, d'insistances et d'écritures,
et même parfois ne payaient pas.
C'était là une situation dangereuse qui eût pu la me-
ner tout droit à la faillite. Toujours est-il qu'en jan-
vier 1787, le bruit se répandit partout qu'elle avait
190 ROSE BERTIN
déposé son bilan. On accueillit cette nouvelle avec des
railleries et des brocards auxquels elle fut très sen-
sible. Les gens se vongaient de ses dédains, de ses rebuf-
fades, et, pour tout dire, de l'insolence qu'elle avait mon-
trée en maintes circonstances. La baronne d'Oberkirch,
en ayant eu connaissance à Strasbourg où elle se trou-
vait de passage, jeta ces lignes sur son livre de mé-
moires : « Mlle Bertin, si fière, si haute, si insolente
même, qui Iravaillail avec Sa Majesté ; Mlle Bertin,
étalant sur ses mémoires en grandes lettres : Mar-
chande de modes de la Reine: Mlle Bertin vient de
faire banqueroute. Il est vrai que la banqueroute n'est
point plébéienne, c'est une banqueroute de grande
dame, deux millions ! .C'est quelque chose pour une
marchande de chiffons. Les petites maîtresses sont
aux abois; à qui s'adresser désormais? Qui tournera
un pouf ? Qui arrondira un toquet ? Qui inventera un
nouveau juste ? On assure que Mlle Bertin cédera à
toutes les larmes et continuera son commerce. On dit
aussi qu'elle a été ingrate pour la reine, et que, sans
cela, Sa Majesté ne l'eût point abandonnée dans son
malheur, bien qu'elle fût occupée de tristes choses et
d'intérêts plus graves. »
Là, vrai ! Mme d'Oberkirch n'aimait pas Rose Bertin.
Ses façons, ses ridicules lui avaient déplu, nous le sa-
vons ; mais aussi le total de ses notes, à n'en pas dou-
ter. Mme d'Oberkirch, à demi allemande, n'était certai-
nement qu'à moitié prodigue.
Quant à ce que la baronne ajoute au sujet de
l'ingratitude de Rose vis-à-vis de la Reine, cela ne s'ex-
plique guère, et on ne comprend pas bien ce qui l'au-
LA FIN DES EXCENTRICITÉS 191
rait occasionné. La Reine pouvait avoir « l'esprit
occupé de tristes choses et d'intérêts plus graves » ;
la pénible affaire du collier, si récente encore, devait,
en effet, lui occasionner bien des soucis ; mais Rose
Berlin était trop politique, trop fine mouche, pour in-
disposer pareille cliente, celle qui lui valait toutes les
autres.
Rose Berlin avait trop souvent traité avec sans-gêne
des clientes qu'il eût mieux valu accueillir avec plus de
déférence et de souci du lendemain ; elle avait froissé
trop de gens pour que la nouvelle de ses déboires n'ait
pas été le signal de la revanche des langues, qui ne de-
mandaient qu'à s'exercer à ses dépens.
Le bruit de la faillite se colporta donc fort vite ; il
fut, comme on vient de le voir, le thème des potins de
la société de Strasbourg où Mme d'Oberkirch se trou-
vait alors. Mais il est à remarquer que Mme Campan,
dans ses Mémoires, n'en touche pas un mot ; cepen-
dant, Mme Campan était placée mieux que personne
pour en avoir été, une des premières, informée.
Or, le dimanche 28 janvier, Rose se présenta à Ver-
sailles, sans pouvoir obtenir accès auprès de la Reine.
Cette nouvelle, en un pareil moment, fut, comme bien
on pense, immédiatement répandue et commentée, et
l'auteur des Mémoires secrets, se faisant l'écho des
on-dit, écrivit : « Sa Majesté n'a pas voulu la voir et
lui a fait refuser l'entrée de son appartement, ce qui
met le comble à sa déroute. »
Si, au commencement de 1787, Rose Berlin eut du
mal à se sortir d'un mauvais pas, si le bruit se répan-
dit partout qu'elle avait fait faillite, il n'est nullement
192 ROSE BERTIN
surprenant qu'on en ait accueilli la nouvelle comme
chose fort naturelle. N'avait-on pas vu les plus grands
noms (lu commerce parisien, en aussi mauvaise pos-
ture ? Pagelle, la modiste en vogue à la fin du règne de
Louis XV, celle-là même chez qui Rose avait débuté ;
Gouttière, le fameux Gouttière, n'avaient-ils pas déposé
leurs bilans? Et, à chaque instant, dans le monde du
commerce comme dans la noblesse elle-même, ne se
produisait-il pas de retentissantes banqueroutes. Sans
compter celle du prince de Guéméné, dont il a déjà été
question, le sieur Bourboulon, trésorier du comte et de
la comtesse d'Artois, fit en mars 1787 une faillite de plus
de cinq millions. A la même époque on signalait la ban-
queroute du sieur de Villerange, intendant des postes et
relais, et, grande ou petite, chaque jour presque était
marqué d'une faillite. Or, les Archives de la Seine, où
ont été versés les dossiers et les répertoires relatifs aux
faillites du temps, ne conservent aucune pièce, pas la
moindre trace de celle de Rose Berlin.
Mais alors, que signifie donc tout le bruit fait autour
de la faillite de la grande modiste ? Était-ce une ma-
nœuvre ? Certains de ses contemporains y crurent voir
un coup monté par Rose elle-même, un bruit habilement
répandu par elle pour forcer l'attention publique et
aboutir ainsi à se faire ordonnancer les sommes qui lui
étaient dues par la Cour.
Le libraire parisien, S. P. Hardy, qui tenait un jour-
nal des événements de ce temps, sous le titre : « Ban-
queroute simulée de la demoiselle Berlin, marchande
de modes », écrivait le 31 janvier 1787 :
« Ce jour, on apprend que la demoiselle Bertin, mar-
Irii'-iiiOë
ir-,v
•>J .' , / / H.
(Bibliothèque Nationale .)
LA FIN DES EXCENTRICITES 193
chande de modes de la Reine, en très grande vogue rue
Saint-Honoré, où elle occupait une superbe boutique à
renseigne de « la Corbeille galante » venait de déposer
tout nouvellement au gretle de la juridiction consulaire,
cloître Saint-Médéric, son bilan, autrement dit son état
de la situation actuelle de ses atî'aires, d'après lequel,
s'ilf allait en croire le bruit public, ses dettes montaient
à une somme de trois millions, dont il lui était soi-di-
sant dû deux par une personne qu'elle avait déclaré ne
pouvoir nommer que dans quelque temps, sans déter-
miner aucune époque fixe. On prétendait que cette de-
moiselle Bertin était dans l'usage habituel, lorsque ses
fournitures à la Cour se trouvaient portées à un certain
taux, d'en venir à une sorte d'éclat pour obtenir
quelque rentrée de fonds ; et que, notamment, dans
cette dernière circonstance, elle avait obtenu à l'instant
une ordonnance de quatre cent mille livres sur le Tré-
sor Royal. »
Notons que le libraire qui sans doute ne s'occupait
guère de chilfons, ignorait que Rose Bertin avait quitté
la rue Saint-Honoré depuis plus de trois ans, et que ja-
mais son magasin n'avait été à l'enseigne de la Cor-
beille galante mais à celle du Grand Mogol.
Cette banqueroute n'était donc qu'une comédie, que
Rose Bertin d'ailleurs eût été parfaitement de force à
monter. On vient de voir qu'elle en fut fortement soup-
çonnée par certaines gens. Quant à fallusion, qu'elle
aurait faite, aune personne qui lui devaitdeux millions,
étant donné son titre de fournisseur de la Reine et
l'importance même de la créance, elle était trop trans-
parente, pour qu'on n'accusât pas immédiatement Ma-
is
11)4 ROSE BERTIN
rie-Antoinette de s'être, une fois de plus, laissé entraî-
ner à des dépenses folles. Et c'est ce bruit revenu aux
oreilles de la Reine qui explique celui qui courut de la
disgrâce de Rose. Il explique que la Reine lui ait fait
consigner sa porte.
Mais Rose était femme à se défendre, et à ne pas
craindre de s'expliquer. Une pareille campagne, sour-
noisement menée contre la Reine, eût été bien hasar-
deuse, et le moins qu'en ait pu retirer la modiste était
de voir liquider son compte à titre définitif.
Nous avons cependant la preuve qu'elle continua à
fournir Marie-Antoinette. C'est donc qu'elle parvint à
lui persuader que tout le bruit fait autour de cette affaire
lui était étranger, et qu'il ne pouvait être que le fait de
gens acharnés à discréditer la souveraine, comme celle-
ci n'en avait que trop souffert déjà.
Si Rose Rertin avait été traitée parMarie^Antoinette,
comme on en faisait courir le bruit, nul doute que, du
coup, elle aui*ait vu déserter ses magasins par tout ce
qui de près ou de loin tenait à la cour.
Or voici quelques noms de clients qui fréquentèrent
sa maison en 1787, avec la date de livraisons qui leur
furent faites : baron de Rozay et comtesse de Caradeus
(13 mars); Mme Auguier (20 mars). 11 est à remarquer
que Mme Auguier, sœur de Mme Campan, était person-
nellement attachée, comme femme de chambre, à la
maison delà Reine. C'est cette même Mme Auguier qui
se jeta par une fenêtre des Tuileries et se tua le
10 août 1792. Elle avait deux filles qui furent l'une la
maréchale Ney, l'autre Mme de Rroc.
Citons encore la vicomtesse de Roulainvilliers (7 avril),
LA FIN DES EXCENTRICITES 195
M. des Entelles (IG avril). Le 5 mai Rose livrait à la
baronne de Serant, au Palais-Bourbon, un habit de pré-
sentation de 2.U00 livres pour la marquise de Nesles.
Le 20 mai suivant, à Mlle Dillon, elle fournissait un
bonnet de mariage de 39 livres.
La marquise de Guitry (15 juin), la marquise d'Agoult
(28 juin), le comte de Custine (22 juillet), la comtesse
de Laage, qui était dame d'honneur de la princesse de
Lamballe (10 août), figurent aussi sur les livres de
1787, ainsi que la comtesse Gustave de Sparre pour
laquelle, le 12 septembre, il y avait un grand habit de
présentation de 3.000 livres.
Et enfin, nous mentionnerons encore la commande
d'une corbeille de baptême de 1.200 livres faite par le
baron de Staël pour le compte de la Reine de Suède.
Néanmoins, les beaux jours étaient passés.
Les dernières années de la monarchie. — Le déclin
DES AFFAIRES. LeS IMMEUBLES DE RoSE BeRTIN
(1787-1792).
Les caisses publiques se trouvaient en tel état, du
fait de l'administration de M. de Galonné, que, le
8 avril 1787, lorsqu'il eut reçu l'ordre de donner sa dé-
mission, Marie-Antoinette, ayant eu connaissance de la
situation, témoigna « ses regrets qu'on ne lui ait pas
découvert plus tôt Tétat fâcheux des finances du
royaume, parce qu'elle ne se seroit pas livrée à son
goût pour des acquisitions et des dépenses qu'elle
croyait pouvoir se permettre (i) ».
L'économie qu'elle fit sur ses atours commença à se
faire sentir en 1788. En 1787, la comtesse d'Ossun avait
été obligée de demander une ordonnance de 97.187
livres « pour, avec celle de 120.000 livres employée
sur les états de la maison de la Reine, faire la somme
de 217.187 livres à laquelle s'est élevée la dépense de
la garde-robe de la Reine pendant l'année (2) ». En 1788
(1) Mémoires secrets.
(2) Archives nationales Oi,3792.
LES DERNIÈRES ANNEES DE LA MONARCHIE 197
le crédit supplémentaire que la dame d'atours était
obligée de demander ne s'élevait plus qu'à 70.721 livres
et la somme totale de la dépense de ce chapitre à
190.721 livres.
Le 9 août parut un édit portant règlement des écono-
mies à effectuer dans les dépenses de la couronne.
L'article 7 disait : « La réforme opérée dans la maison
de la Reine est déjà portée à 900.000 livres. »
Il est bien évident qu'étant donnée la situation, Rose
Rertin ne put continuer à tirer de la Cour les bénéfices
qu'elle en avait obtenu au cours des années écoulées.
Il lui fallut aviser et songer à réformer son train de vie,
quoiqu'elle ne se ressentît pas immédiatement des con-
séquences des nouvelles mesures.
Les commerçants de Paris rivalisaient alors d'ingé-
niosité pour attirer la clientèle. Non seulement ils lui
ouvraient des crédits illimités —et apprenaient souvent
à leurs dépens où cela pouvait mener, — mais ils no
savaient qu'imaginer pour lui présenter leur marchan-
dise et l'entraîner à la dépense. Les boutiques, jadis
obscures et mal éclairées, étaient devenues de petits
salons, garnis de glaces où se reflétaient une profusion
de lumières, et ornés de panneaux décorés et brillants
de dorures. Tout cela nous semblerait encore bien pâle
aujourd'hui, avec le progrès moderne, mais qu'on n'ou-
blie pas que sous Louis XVI on était encore au siècle des
chandelles, et qu'une boutique, dans la rue Richelieu
ou la rue Saint-Honoré, représentait, à cette époque,
tout ce que le luxe commercial pouvait présenter de
mieux pour l'éblouissement de la clientèle.
Cependant Rose Berlin ne quilla pas ce quartier du
19g ROSE liËhtlN
Palais-Royal qui était le centre de la vie parisienne.
El, malgré ses déboires, et quoi qu'on en ait dit, elle
demeura fournisseur de Marie-Antoinette.
Un des portraits de celle-ci, peint par Mme Vigée-Le-
brun précisément en celte année 4 787, nous la repré-
sente coiffée d'un pouf en velours rouge de la façon de
Rose, garni de fourrure, d'une écharpede gaze bordée
de dentelle et d'un piquet de plumes blanches. Sur ce
portrait, qu'on voit actuellement au palais de Versailles,
Mme Vigée-Lebrun, dans ses Souvenirs, donne les dé-
tails suivants:
« La dernière séance que j'eus de Sa Majesté me fut
donnée àTrianon oîi je fis sa tète pour le grand tableau
dans lequel je l'ai peinte avec ses enfants. Je me sou-
viens que le baron de Breteuil, alors ministre, élail
présent, et que, tant que dura la séance, il ne cessa de
médire de toutes les femmes de la Cour... Après avoir
fait la tête de la Reine, ainsi que les études séparées du
premier Dauphin, de Mme Royale, et du duc de Nor-
mandie, je m'occupai aussitôt de mon tableau auquel
j'attachai une grande importance, et je le terminai pour
le Salon de 1787. Après le Salon, mon tableau fut placé
dans une des salles du château de Versailles, et la Reine
passait devant en allant et en revenant de la messe. A
la mgrt de xM. le Dauphin, au commencement de 1789,
cette vue lui ravivait si vivement le souvenir de la perte
cruelle qu'elle venait de faire, qu'elle ne pouvait plus
traverser cette salle sans verser des larmes; elle dit
alors à M. d'Angevilliers (Ministre des Arts et directeur
des Bâtiments royaux) de faire enlever ce tableau; mais,
avec sa grâce habituelle, elle eut soin de m'en instruire
LES DERNIERES ANNEES DE LA MONARCHIE 199
aussitôt, en me faisant savoir le motif de ce déplace-
ment. C'est à la sensibilité de la Reine que j'ai dû la
conservation de mon tableau ; car les poissardes et les
bandits qui vinrent peu de temps après chercher Leurs
Majestés à Versailles, l'auraient infailliblement lacéré,
ainsi qu'ils tirent du lit de la Reine qui a été percé de
part en part ».
Grâce à cette circonstance également, l'une des créa-
tions de Mlle Rertin nous est restée ; et celle-ci a un
intérêt particulier. On sait, en effet, que des ateliers de
la modiste ne sortaient pas que des coiffures ; et que,
si la célébrité de celle qui nous occupe venait plutôt
de ses chapeaux et de ses bonnets, on garnissait chez
elle, en outre, des habillements complets. Il ne faut pas
s'attarder longtemps devant le tableau de Mme Vigée-
Lebrun pour voir que le corsage et la robe de la Reine
sont du même style et de la même façon que le pouf
qui la coiffe.
Marie-Antoinette avait donc définitivement adopté ce
genre de coiffure, « c'était son diadème favori », disait
Bouilly qui, racontant sa présentation à la ReinCj
nous apprend qu'elle portait ce jour-là un pouf en ve-
lours noir; ce furent à peu près les dernières modes
auxquelles elle se tint, avant de ne plus coiffer que les
bonnets de la prisonnière.
C'est encore Rose Bertin qui confectionna quelques-
unes de ces coiffures dont la Reine devait recouvrir des
cheveux blanchis dans l'angoisse de l'agonie royale.
Non, la Reine n'avait pas retiré sa confiance à sa
modiste. Et si, un jour, elle put soupçonner ses inten-
tions et se montrer méfiante à son égard, à la suite de
200 ROSE BERTIN
quelques racontars, c'était assez compréhensible à une
époque, où elle avait le cœur meurtri par les insinua-
tions perfides, les outrages continuels dont ses enne-
mis l'abreuvaient, et qui réussissaient peu à peu à la
rendre tellement impopulaire, que ce fameux tableau,
dont nous avons parlé, et dans lequel Mme Vigée-Lebrun
Ta représentée, entourée de ses enfants, ne fut pas ex-
posé dès l'ouverture du Salon qui s'ouvrit au mois
d'août 1787, mais seulement quelques jours plus tard,
tant on avait redouté les outrages de la populace.
En 1788, Mme Vigée-Lebrun peignait, une dernière
fois, le portrait de la Reine pour le baron de Breteuil.
Comme on l'a vu par ce qui précède, la Reine ne posa
pas pour ce tableau, et l'artiste se servit des dessins
qu'elle avait dans ses cartons. Sauf la couleur du cor-
sage et du pouf qui sont en velours bleu, la coupe en
est à peu de chose près la même que dans le grand por-
trait mis au Salon de 1787; cependant le pouf est dé-
pourvu de fourrure.
La Reine, découragée, ne voyait plus la vie comme
autrefois; et tout concourait en cette année 1787 à lui
faire oublier le plaisir, à lui faire renoncer à ce qui
jusqu'alors avait occupé son esprit. En juillet, lors-
qu'elle perdit sa dernière fille, la petite princesse Ma-
rie-So4)hie-Hélène-Béatrix, âgée de onze mois, elle
courut s'enfermer dans la paix de Trianon, où elle ap-
pela Mme Elisabeth par une lettre qui contenait plus
de larmes que de mots: « Nous pleurerons sur la mort
de ma pauvre petite ange, lui disait-elle. J'ai besoin de
tout votre cœur pour consoler le mien ».
Alors, le règne des futilités et des chilfons était fini.
LES DERNIÈRES ANNÉES DE LA MONARCHIE 201
bien fini, et l'astre de Mlle Bertin pâlissait étrangement.
Comme bien d'antres, elle était une victime des événe-
ments.
Le commerce subit, en effet, le contre-coup de tout
ce qui se passa pendant plusieurs années. Pour en
donner l'idée, qu'il nous suffise de citer ces lignes ex-
traites du Journal politique ou Gazelle des Gazelles
publié à Bouillon, sous la date de la seconde quinzaine
de septembre 1789 :
« Les marchands de Paris commencent à se plaindre
qu'ils ne vendent point, et qu'ils ne trouvent plus de
crédit dans les manufacinres. Ce dernier fait est mal-
heureusement trop vrai. Une autre particularité non
moins affligeante, c'est que plusieurs seigneurs ren-
voient beaucoup de leurs gens ; il en est qui en ont
renvoyé jusqu'à quarante. »
Ainsi les nobles, les gens riches restreignaient leur
dépense par tous les moyens, et ce n'était pas, en pré-
sence d'une pareille situation, que pouvaient prospérer
les commerces de luxe du genre de celui qu'exerçait
notre modiste.
La malignité publique semblait, d'autre part, s'in-
géniera la poursuivre, ce qui ne pouvait que porter au
paroxysme l'irritabilité de son caractère.
Comme elle revenait d'Angleterre, où elle allait rela-
tivement souvent, et où elle possédait d'ailleurs un
pied à terre, le bruit se répandit qu'elle avait été arrê-
tée et conduite à la Bastille. Le libraire Hardy, en rap-
portant la rumeur qui courait à ce sujet, le fait, sous la
date du 2k janvier 1788, en intitulant cette nouvelle :
« Les demoiselles Berlin et Lenoir, soi-disant mises à
202 ROSE BERTIN
la Bastille. Pourquoi ? » Ce qui n'indique pas que le
sieur Hardy ait eu grande confiance dans cette nouvelle
aventure imputée à Rose, et qu'il se contente de consi-
gner en ces termes dans son journal :
« 11 couroit un bruit que les demoiselles Bertin et
Lenoir, marchandes de modes de la Reine, venoient
d'être arrêtées et mises à la Bastille, la première des
deux à son retour de Londres où elle étoit allée soi-
disant faire emplette de rubans, de gazes et autres
marchandises analogues à son commerce, qu'elle n'a-
voit pas apportées seules, mais accompagnées d'un
certain nombre d'exemplaires de plusieurs imprimés de
la plus grande force contre Sa Majesté, dont elle avoit
été sollicitée de se charger en Angleterre, par la dame
de Lamotte, avec laquelle elle avoit eu l'imprudence
de s'aboucher, pour les faire passer en France, et les y
distribuer; projet que des délations secrètes, antérieures
à son arrivée dans la capitale, avoient fait échouer
dans tout son entier. On vouloit aussi que la détention
d'un libraire, arrêté depuis-peu rue de la Barillerie, eût
quelque rapport à l'affaire des demoiselles Bertin et
Lenoir (1). »
Le libraire Hardy nomme encore la demoiselle Ber-
tin, marchande de modes de la Reine, preuve que les
iiîcidents qui s'étaient passés un an plus tôt à propos
de la soi-disant faillite n'avaient rien changé à sa situa-
tion de fournisseur attitrée de la Cour.
En somme l'histoire de l'arrestation de Mlle Bertin
était de la pure fantaisie. Cependant il n'y a pas de
(1) Bibl. nat., Ms. français 6686.
LES DERNIÈRES ANNEES DE LA MONARCHIE 203
fumée sans feu. L'importation clandestine du mémoire
de Mme de Lamotte avait bien eu lieu. La police avait
réellement mis la main sur la personne qui paraissait
être cliargée de l'introduire en France. Pourtant^ ce
n'était pas Mlle Bertin, non plus que Mlle Lenoir qui
avaient été arrêtées, mais bien une autre marchande
de modes, nommée Henriette Sando qui demeurait rue
des Haudriettes, n° 5, à l'enseigne : A a goût de la cour.
Elle fut arrêtée sous le nom de comtesse Anselme. Elle
était liée avec plusieurs femmes de la Cour. « On a
trouvé parmi ses papiers, dit l'auteur de la Bastille dé-
voilée, beaucoup de lettres d'elles, remplies d'expres-
sions affectueuses : c Mon cœur, venez me voir, je vous
enverrai ma voiture. — Voulez-vous aller au spec-
tacle ? Je vous donnerai ma loge. » Le motif de tous ces
petits soins venoit de ce qu'il étoit dû à Mlle Sando, et
qu'on cherchoit à la payer en complimens plutôt qu'en
argent. » La personne qui subit la prison en même
temps qu'elle n'était que sa femme de chambre, la
nommée Mangin. Elles furent rendues à la liberté trois
mois après leur incarcération, le 8 avril 1788.
Le mémoire de Mine de Lamotte, cause de toute
cette affaire, était fort rare alors, mais depuis il est de-
venu fort commun. Mme Campan dit qu'elle en a vu
dans les casiers de la Reine un manuscrit qui avait été
apporté de Londres et portant des corrections de la
main de M. de Galonné, dans les endroits où l'igno-
rance des usages de la Cour avait fait commettre à
Mme de Lamotte de trop grossières erreurs. Pendant ce
temps, la Reine continuait à s'occuper de réduire sa
dépense. Le 16janvier 1788, un édit portant suppres-
204 ROSE BERTIN
sion de charges dans sa maison pour 1.206.600 livres
avait été publié. On remarqua que Marie-Antoinette af-
fectait une simplicité de plus en plus grande. Le
23 juin notamment, comme elle était venue visiter les
Invalides, le bruit se répandit que sa mise des plus mo-
destes faisait un contraste frappant avec celles de
Mme Royale, de Madame et de Mme Elisabeth qui rac-
compagnaient et qui étaient dans des costumes de la
plus grande cérémonie, ce que le libraire Hardy ne
manque pas de relater dans ses mémoires.
Rose continuait cependant, bien que sur une moins
grande échelle, à faire des affaires un pou dans toute
l'Europe. Elle livrait à une cliente anglaise un bonnet h
V ordre de la Jarretière. Elle habillait la duchesse de
Wurtemberg qui, avant d'être épousée par le duc, en
1786, avait été longtemps sa maîtresse et était connue
sous le nom de comtesse de Hohenheira. C'est d'elle
que Marie-Antoinette parlait dans une lettre qu'elle écri-
vait" à Marie-Thérèse le 27 février 1776, en disant que
le duc « traîne partout sa maîtresse, qui est une com-
tesse d'assez mauvaise mine ». Rose faisait encore
toutes les fournitures relatives à la toilette de Mlle de
Luxembourg, lorsqu'elle épousa M. de Cadaval, ainsi
que de Mme de Luxembourg à propos de cette cérémo-
nie. Pour Mlle de Luxembourg, la robe d'accord était
de 1.359 livres, la robe de noces (une robe turque) de
4.556 livres dont 980 pour la couturière, la robe de len-
demain de 1.593 livres dont 84 pour la couturière, des
poufs, des toquets, des chapeaux de paille variant de
39 à 200 livres.
Et comme, dans la haute société, on n'avait pas en-
LES DERNIÈRES ANNÉES DE LA MONARCHIE 205
core cessé de recevoir, la modiste avait de temps; à
autre à garnir des robes de bal. Un liabit de bal pour
Mme de Rochefort livré en février valait 637 livres.
La situation tinancière de Mile Rose, devenue évi-
demment beaucoup moins brillante qu'elle ne l'avait
été, n'était pas encore à cette époque si mauvaise en
somme, puisqu'au cours des années 1788 et 1789, elle
lit d'imi)ortants placements de fonds sur des immeubles
parisiens.
Elle achetait le -23 février 1788, dans la nie du Mail,
une propriété pour le prix de 287.700 livres (1). Cet im-
meuble, qui se trouvait situé vers le milieu de la rue,
au n** 43, aujourd'hui le n° 27, était occupé par le Bu-
reau général de transport et était connu sous le nom
d'Hôtel des Chiens. Ce bureau de transport était une
compagnie autorisée pour le transport intérieur de bal-
lots, paquets, meubles et marchandises d'un quartier
de Paris à l'autre, quelque chose comme l'entreprise
des colis postaux, telle qu'elle existe de nos jours. En
outre le Guide des Amateurs et des Étrangers voya-
geurs à Paris, publié en 1787, donnait sur cette agence
les renseignements suivants :
« Les étrangers et les personnes de province qui font
partir avant eux leurs effets ou marchandises, faute de
savoir en quel endroit de la ville ils logeront, pourront,
avec une lettre d'avis, adresser leurs effets en droiture
à M. V. de Vallon, directeur général du Rureau de trans-
port intérieur de Paris, rue du Mail, n'' 43. »
Ceci vous explique pourquoi Rose Rertin, encombrée
(1) Archives de la Seine. Minutes des lettres de ratifications
n» 2369.
906 ROSE BERTIN
du provincial gauche et emprunté qu'était le jeune de
Chateaubriand, lorsqu'elle arriva avec lui de Rennes,
l'avait amené tout droit dans cette rue du Mail ; c'est
qu'elle pouvait lui indiquer, à deux pas de son hôtel,
l'endroit où il devrait se rendre pour se faire délivrer
son bagage.
L'année suivante, Rose Bertin faisait encore l'achat
d'un immeuble important de la rue de Richelieu.
Le 27 janvier 1789, M. Bochart de Saron avait été
nommé premier président du Parlement; et, à ce titre,
il avait droit d'être logé au Palais. Il quitta donc
la maison qu'il habitait rue de Richelieu et la mit en
vente. Cette maison avait été construite vers 16/i0 par
Charles de Pradines. Elle existe encore sous le n° 26.
En 1823 elle fut acquise par le célèbre acteur Charles-
Gabriel Potier, qui donna son nom au passage Potier
qui met en communication, en traversant l'immeuble, la
rue de Richelieu avec la rue Montpensier (1). Rose Ber-
tin se rendit acquéreur de cette maison le 24 du mois
d'avril 1789, moyennant la somme de cent quatre-vingt
mille livres. L'acte de vente portait :
« Vente devant M^ De la Cour, notaire à Paris, du
vingt-quatre avril 1789.
« Par Monseigneur Jean-Raptiste-Gaspard Bochart
de Saron, premier président au Parlement de Paris, y
demeurant à l'hôtel de la première présidence, enclos
du Palais.
« A demoiselle Marie-Jeanne Bertin, marchande de
(1) Potier débuta au théâtre qui avait été fondé sur le boulevard
du Temple par Beaurivage sous le nom de Théâtre des Associés et
qui, sous la direction de Prévost, en 1799, avait pris celui de
Théâtre sans prétention.
LES DERNIÈRES ANNÉES DE lA MONARCHIE 2'07
modes de la Reine, demeurant à Paris, rue de Riche-
lieu... »
Cette pièce officielle, mentionnait encore le titre de
marchande de modes de la Reine, que réclamait l'ad-
judicataire. Cela ne suffirait-il pas à infirmer tous les
bruits malveillants qui couraient sur son compte depuis
deux ans, si nous n'en avions pas déjà d'autres preuves ?
Rose Rertin opéra donc un nouveau déménagement et
quitta la maison de M. de Maussion, pour transporter
son commerce dans celle qu'elle venait d'acheter au
président Boohart de Saron.
« La devanture de sa boutique avec ses trois arcades
à la romaine, style Louis XVI, a été conservée par la
gravure, bien qu'elle n'offrît rien qui puisse nous sem-
bler remarquable (1). »
Au mois d'août suivant elle y était définitivement ins-
tallée; mais le prix d'achat ne fut pas immédiatement
versé, et, lorsqu'on 1793 le séquestre fut mis sur les
biens de Bochart de Saron, elle était encore créancière
de 100.000 livres environ. Pour se libérer elle avait
même passé un acte dont on trouve mention dans les
dossiers du séquestre, conservés aux Archives (2) et
dont voici les termes :
« Je soussigné, directeur de l'agence des droits d'en-
registrement et domaines nationaux y réunis, chargé de
l'Actif des Émigrés, reconnois que le citoyen Duchatel,
chef du bureau de l'Actif et du Passif des Émigrés, m'a
remis un contrat de vente par Jean-Baptiste-Gaspard
(1) ViTU, la Maison mortuaire de Molière, Paris. 18S0.
(2) Archives Nationales, série T., 1604, n» 53.
208 ROSE BERTIN
Bocbai't de Sarron, mort par la loi dernière à Paris,
rue section de .
« A Marie-Jeanne Bertin, d'une maison sise rue de
la Loi et portant Constitution de quatre mille quatre cent
ivres de rente perpétuelle au profit dudit Bocliart pour
restant du prix de la ditte maison.
« A Paris, ce 28 prairial l'an deuxième de la Répu-
blique française une et indivisible. Signé : Gentil. »
Alors les événements commençaient à se précipiter.
Dans les premiers mois de 1789 rien cependant n'au-
rait pu faire prévoir l'importance du mouvement qui
allait se produire. « On avait cependant vu briller depuis
plusieurs mois les éclairs précurseurs de l'orage, mais
personne ne le pressentit, a écrit te comte Louis-Plii-
lippe de Ségur. On croyait que des réformes salutaires
termineraient les embarras passagers qu'éprouvait
notre gouvernement. C'était une époque d'illusions... »
Cependant quelques étrangers trouvaient prudent de
quitter la France, comme le prouve cette lettre, que la
comtesse Razomowsky écrivait de Genève à Rose Ber-
tin, le 10 janvier 1789, et dans laquelle nous trouvons
ces mots : « Vos troubles de Paris m'ont cruellement
chassée de votre royaume, ce qui m'afflige, mais j'es-
père que je ne tarderai pas à y revenir (1) », et la com-
tesse terminait en transmettant à Mlle Bertin mille ami-
tiés de la part de son mari. Ces troubles-là n'étaient
rien encore.
En effet, il n'y avait aucun changement dans les
habitudes de la Cour, où le cérémonial habituel conti-
(1) Collection J. Doucet. Rose Bertin, Dossier n" 592'»*s.
f Bibliolhl'qur Xatiotiale ■)
MA1',I]:-ANT()1N1:TTI-: (en rob.' sur paiiiiT.)
(D'apiùs 11' ik'ssiii lie Li; ('.i.i;i!i;, giavc par Le IjKav.)
LES DERNIERES ANNEES DE LA MONARCHIE 209
niiait à être observé. C'est ainsi que le 20 janvier 1789,
Rose fournissait à la duchesse douairière d'Harcourt
un habit de cérémonie destiné à la duchesse de Croy
qui devait être présentée à la Reine (1).
L'insouciance était telle, dans certaines familles, que,
malgré les avertissements qu'apportaient journellement
les événements politiques, le langage des journaux et le
bruit de la rue, on continuait à s'amuser, à rire, à jouir
de l'existence, comme si rien ne la menaçait. « Un des
salons à la mode les plus goûtés des jeunes dames, écrit
Mme de Laage dans ses Mémoires^ étoit celui de lady
Kerry. La bande joyeuse s'y donnoit rendez-vous deux
fois par semaine pour jouer au creps et au cavagnole. »
Et c'était une partie de la clientèle restée fidèle à
Mlle Rertin qui s'y retrouvait. Lady Kerry était du
nombre, la comtesse de Laage également; et entre
deux parties on y devisait encore de la coquetterie à la
mode, et l'on pensait à parer de bonnets audacieux ou
jolis des têtes dont la Révolution naissante avait compté
les jours.
Il y avait un peu partout des bals et des fêtes. La
marquise de Menou, au commencement d'avril, avait
prié à danser la plus brillante société. La comtesse de
Laage, de goûts plutôt simples, se demande si, « au
milieu des dames parées de colliers de diamants et de
guirlandes de fleurs tout au travers des robes », elle y
passera inaperçue « avec un habit blanc tout uni, un
bandeau de perles, une seule grande plume blanche et un
collier de velours noir. » Huit jours plus tard, le duc de
(1) Collection Doucel id., Dossier n" 208.
14
210 ROSE RERTIN
Dorset donnait une fête à l'occasion du rétablissement
du roi (l'Angleterre, Georges III (1), et Mme de Laage y
paraissait dans la même toilette avec seulement deux
plumes de plus sur la tête.
Enfin les États Généraux étaient convoqués. Le 4 mai
eut lieu la procession des trois ordres à Versailles.
Mme de Laage avait prêté son habit de présentation à
Mme de Polastron. Au milieu des grands habits dont un
grand nombre sortaient des ateliers de Rose, celui-là,
qui y avait été également confectionné, u brillait », écri-
vit-elle, à régal des neufs du jour.
Elle nous donne aussi une brève description de la
toilette que portait Marie-Antoinette pour paraître à la
cérémonie du lendemain 5 mai : « La Reine était mise
à merveille ; un seul bandeau de diamants, avec sa belle
plume de héron, l'habit violet et la jupe blanche en
pailleté d'argent. Le Roi portait le Régent à son cha-
peau. »
Ce fut la prise de la Bastille qui marqua réellement
le début d'une ère nouvelle pour la politique intérieure
comme pour la mode. Finis les poufs et les bonnets
au lever de la Reine, fini le lUxe et l'originalité des
accoutrements. On porta des bonnets à la Bastille^
décorés de la cocarde nationale, et on mit des bonnets
(1) Georges III avait subi au printemps de 1788 les premières
atteintes de la maladie mentale dont il devait soufl'rir jusqu'à la
fin de sa vie. La déclaration d'indépendance des colonies anglaises
en Amérique avait surexcité une irritabilité préexistante. Au
mois de décembre 1788, la crise avait pris une tournure des plus
graves; mais, peu à peu, cependant, Georges III se rétablit, et, le
10 mars 1789, il put reprendre l'exercice de ses fonctions. C'est
cet événement, qualifié heureux, que célébrait par une fête l'am-
bassadeur d'Angleterre en France, John Frederick Sackville, duc
de Dorset (ambassadeur de 1783 à 1789).
LES DERNIERES ANN SES DE LA MONARCHIE 211
à la citoyenne en gaze blanche, d'une simplicité antique.
La toile de Jouy triomphait définitivement des étoffes
de soie; ce n'était plus du fait d'un caprice royal, mais
de la volonté populaire.
Le sceptre de la mode échappait aux mains de celle
qui l'avait si longtemps tenu, et qui, épouvantée, voyait^
de jour en jour, grossir son passif. De petites bour-
geoises, des femmes du peuple ne se seraient pas aven-
turées dans des magasins réputés pour l'élévation de
leur tarif. Nous avons vu que déjà de grandes dames
étrangères avaient jugé prudent de quitter la France.
Prudence ou couardise, la noblesse (rançaise ne tarda
pas à en faire autant. Cédant aux instances de la reine
en personne, la duchesse de Polignac émigrait pour
l'Allemagne dans la nuit du 16 au 17 juillet; le 8 août,
on signalait le passage à Bonn de la princesse Louise
de Condé en route pour Coblentz avec la princesse de
Monaco et la marquise d'Autichamp; le 5 septembre la
comtesse d'Artois partait pour Turin; la noblesse de
France s'éparpillait aux quatre coins de l'Europe;
Londres, Bruxelles, Worms, Manheim, Strasbourg,
plusieurs autres villes voyaient affluer les émigrés; et
un vide inquiétant, que Thistoire ne saurait juger avec
trop de sévérité, se faisait autour du couple royal.
Comment un commerce de luxe eût-il pu demeurer
prospère dans de telles conditions? Dans le magasin de
plus en plus déserté, devant la porte duquel les car-
rosses arrêtés se faisaient rares, l'active commerçante,
pour la première fois de sa vie, trouvait le temps de
reviser ses livres de comptes et d'y pointer les com-
mandes qui, depuis des années, demeuraient impayées.
212 ROSE BERTIN
sans qu'elle ait pu, pour la plupart de celles-ci, s'oc-
cuper d'en poursuivre le remboursement. Rose Bertin,
comme une rentière, pouvait alors, assise derrière ses
vitres, perdre une heure à regarder tomber la pluie.
Royaliste par conviction comme par intérêt, la
modiste de la Reine ne pouvait plus suivre dans leurs
fantaisies les innovations qu'apportaient dans les modes
du jour les tragédies de la veille. Ce n'est pas elle qui
eût pu mettre à son étalage les rubans vendus par une
modiste de ses voisines, au lendemain du massacre de
Foulon, dont la tête venait d'être promenée dans Paris.
On lit à ce sujet dans les souvenirs de la comtesse
d'Adhémar : « Une marchande de modes de bon goût
(je lui ai entendu donner cette qualification, on la nom-
mait la Gautier, elle logeait à Tangle des rues Neuve-
des-Petils-Champs et Richelieu) mit en vente des
rubans sang de Foulon. Ils firent fureur. Le mot est
vrai encore. »
« Après la prise de la Bastille, ces dames portaient
des boucles d'oreilles et des bagues faites avec des
pierres enchâssées dans de l'or. On appelait cela des
bijoux à la constitution (1). »
« Palloy, chargé de la démolition, fît sculpter sur des
pierres de cet édifice de petites Bastilles qu'il envoya
à chaque chefli-eu de département (2) » et, pendant plus
d'une année, tous les arts s'empressèrent de célébrer
la prise de la Bastille.
La situation de Rose Bertin, de moins en moins bril-
lante, n'était pas encore tout à fait désespérée. Ne gar-
(1) Roussel d'Epin'al, le Château des Tuileries, t. II.
(2) Jd. (note).
LES DERNIERES ANNEES DE LA MONARCHIE 213
dait-elle pas sa clientèle étrangère? En 1790, nous
relevons sur ses livres les noms de la marquise de Cas-
tel Fuerte, une Sicilienne, celui de la princesse russe
Lubomirska, alors à Genève, etc. N'avait-elle pas encore,
en France même, des clients qui n'avaient point émigré?
A Abbeville, par exemple, la marquise de Crécy, la
baronne Duplouy, Mme d'Hautcourt, lui demeuraient
fidèles; de grandes dames, comme la présidente d'Or-
messon, étaient toujours à Paris. Le 5 juillet 1790, Rose
Bertin confectionnait encore un grand habit pour la
vicomtesse de Preissac, qui allait être présentée à Marie-
Antoinette. La vicomtesse de Preissac devait émigré r
l'année suivante en Angleterre et y mourir, laissant im-
payé l'habit de présentation qui valait 1.218 livres,
somme que Rose Bertin ne put jamais réussir, comme
bien d'autres d'ailleurs, à recouvrer.
Celte présentation fut une des dernières qui eurent
lieu à la Cour; et l'habit de Mme de Preissac le dernier
de ce genre qui sortit des ateliers de la rue de Richelieu.
Par contre on y chiffonnait des « cocardes nationales ».
Il s'en lit un assez grand commerce pendant cette
année 1790 et les suivantes.
Le Cabinet de modes du 5 novembre 1790 constatait,
non sans une arrière-pensée mélancolique : « Nos
mœurs commencent à s'épurer; le luxe tombe. » Le
rédacteur avaient conscience des excès où les modes
avait entraîné la société du dix-huitième siècle, et en
cela il montre un esprit judicieux et clairvoyant ; mais
cet abandon des habitudes de luxe ne pouvait être que
préjudiciable aux intérêts de tout un commerce qui occu-
pait à Paris dinnouibrables ouvrières, remuait dimpor-
214 ROSE BERTIN
tants caj)ilaux et justifiait Texistenco de journaux spé-
ciaux du genre du Cabinet de modes.
Au mois de mars 1790, le Roi et la Heine, jugeant
que la situation s'aggravait, pensèrent qu'il serait poli-
tique d'intéresser à la cause de la monarchie quelques-
uns des députés les plus en vue des États Généraux,
notamment Mirabeau. Des démarches, auxquelles le
comte de La Marck et l'ambassadeur d'Autriche, Mercy-
Argenteau, furent intimement mêlés, commencèrent. Si
on pouvait en croire l'auteur des Souvenirs de Léo-
nard, celui-ci, ainsi que Rose Bertin, auraient été em-
ployé à ces négociations. On sait comme il faut avoir
foi dans toutes les histoires que contiennent les soi-
disant Souvenirs du coiffeur de la Reine, cependant il
faut admettre que Mme Campan et Mlle Bertin, et Léo-
nard lui-même qui se vante, purent non pas jouer un rôle
capital, mais avoir dans cette affaire l'occasion d'éclai-
rer la Reine sur la situation politique, sur tout ce qu'on
répétait en ville, sur tout ce qu'on savait par la rumeur
publique qui ne pénétrait pas jusqu'aux souverains,
parce que trop de gens autour d'eux, avaient intérêt à
en étouffer le bruit. «La Reine, est-il dit dans les So«ye-
nirs, avait eu par Mme Campan, par Mlle Bertin et par
moi quelques données sur l'admission de Mirabeau dans
l'intimité du duc d'Orléans. » Le rôle que Mlle Bertin
put jouer dans celte affaire se borna évidemment à
éclairer la Reine, qu'elle approchait si facilement, sur
ce qui se passait; elle causait si souvent et si familière-
ment en somme avec Marie-Antoinette ; elle avait, avec
cela, trop de bon sens, pour que, tout en faisant un
essayage, tout en chiffonnant un ruban, elle ne lui ait
LES DERNIÈRES ANNÉES DE LA MONARCHIE 215
pas trahi ses angoisses, répété ce qu'on disait de tous
les points. Ses confidences, ses conversations détermi-
nèrent, en partie tout au moins, la décision prise par
la Reine, de chercher un appui, pour la monarchie,
auprès du tribun qui semblait alors tout-puissant.
Des conférences eurent lieu entre Mercy et Mirabeau
chez La Marck à l'hôtel Charost, rue du faubourg Saint-
Honoré. Marie-Antoinette de son côté recevait La Marck
dans l'appartement de Mme Thibaut, sa première femme
de chambre. « Mme Thibaut, a écrit La Marck, était
une bonne vieille femme, vêtue aussi simplement que la
femme de chambre la plus ordinaire. Quand elle parlait
de la Reine, elle disait : Ma maîtresse. » Elle liit du
voyage de Varennes, et s'efforça de préparer Tévasion
du Temple. C'était une femme dévouée, et cliente elle-
même, cliente modeste, de Rose; c'est par elle bien cer-
tainement que celle-ci se trouve mêlée à quelques
démarches confidentielles, au sujet de ces pourparlers
délicats. Mais ce fut tout, le rôle de la modiste se
borna là.
Au cours de cet été de 1790, la Reine fit une excur-
sion à Rellevue. Cette excursion eut lieu avec une
escorte de garde nationale. La comtesse de Roigne
raconte qu' '< elle était en Pierrot de linon blanc, brodé
en branches de lilas de couleur, un fichu bouffant, un
grand chapeau de paille, dont les larges rubans de lilas
flottants se rattachaient par un gros nœud à l'endroit
où le fichu croisait. »
Mais, autour de la Reine, les courtisans se faisaient
de plus en plus rares. On évitait de se montrer aux
Tuileries; et les sentinelles qui veillaient aux portes du
216 ROSE BERTIN'
jardin, avaient reçu des consignes : Interdiction d'y
pénétrer à quiconque ne portait pas la cocarde natio-
nale, « la cocarde nationale, dont souvent la petitesse
échappait au regard, ou que le mépris plaçait sous une
toufle de rubans », a dit l'Anglaise Hélène Willams.
Alors le garde, d'un ton brusque criait : « Citoyenne,
votre cocarde! » et quand la cocarde ne se trouvait pas,
il n'était pas permis de pénétrer au jardin des Tuileries.
Le commerce des cocardes était le seul que les événe-
ments faisaient prospérer. Mais le profit à en tirer était
maigre.
11 est vrai qu'il y avait des gens qui ne cachaient pas
leurs cocardes, bien au contraire. En avril 1791, ne
lisait-on pas dans le Journal de la cour de la ville :
« On ne conçoit rien à la coquetterie des aristocrates
qui font faire des cocardes nationales d'une grosseur
et d'un prix si considérables qu'on en voit des grosses
comme des choux, et qui coûtent au magasin desTrois-
Pigeons, dix-huit francs la pièce. » Chez Rose Bertin,
où il s'en vendit un certain nombre, toutes n'atteignirent
p:is un tel prix : le 24 mars 1790, la comtesse de Con-
way en payait une 7 Hvres; la comtesse Gentinne, le
19 février 1791, en commandait une de 6 livres ; la
comtesse Gouvernet y mettait 9 livres ; et le 1 /i mars 1 792,
Vestris, le fameux Vestris, de l'Opéra, pour la, même
somme, s'en faisait confectionner une de ruban de satin
violet, rose et blanc, ce qui était un peu fantaisiste.
Bien des femmes, qui n'avaient pas de convictions
politiques, arboraient cette cocarde par coquetterie ;
elles étaient si Jolies sous le soleil, les trois couleurs;
or, pendant le printemps de 1791, on profitait d'un ciel
(Miisi''e Carnavalet.)
« LA JEUNE SOPHIE montrant à son favori le rendez-vous du plaisir
au Théâtre des Variétés amusantes; pour jouir de ce brillant spec-
tacle, elle est habillée d'un juste à la Suzanne de Figaro ».
(Dessiné par Watteau, gravé par Bacquay.)
LES DERNIERES ANNEES DE LA MONARCHIE 217
magnifique : « vers les premiers jours d'avril 1791 , le
temps était superbe, l'air chaud (1), » et il y avait foule
sur les promenades, aux Champs-Elysées, aux Tuileries,
partout où l'on aimait à se montrer.
A cette époque, la Reine, que des préoccui)ations
autrement graves éloignaient de tout ce qui avait fait
sa distraction et son agrément pendant si longtemps,
donnait ses commandes à la demoiselle Noël, à la
demoiselle Mouillard, à la dame Pompey (2) et à la dame
Eloffe ; celles-ci cependant ne paraissent pas lui avoir
vendu autre chose que des rubans, des fichus, des
écharpes et quelques bonnets; ces modistes étaient
plutôt chargées de réparations et de menus travaux; la
modiste Rose Berlin, le couturier Sarrazin, tailleur du
Roi, demeuraient les fournisseurs en titre de la Cour,
et les commandes un peu importantes leur étaient uni-
quement réservées.
La Reine n'avait toujours pas abandonné Mlle Berlin.
Toutes les histoires qu'on avait racontées, tous les
bruits qui avaient couru, n'avaient été que de la pure
fantaisie. Nous le répétons une fois de plus, parce que
nous avons eu entre les mains le « Mémoire des fourni-
tures faites à S. M. la Reine Marie-Antoinette par
Mlle Berlin depuis le l""" janvier 1791, jusqu'au 10 août
1792 (3). » L'existence de ce mémoire est la preuve
irréfutable que la disgrâce de la modiste n'était qu'une
invention. L'avocat des héritiers Bertin, M® Grangeret,
(1) Comtesse d'Adhémar, Souvenirs sur Marie-Anloinette, t. IV.
(2) Mme Pompey, rue de l'Orangerie à Versailles, était déjà mar-
chande de modes de la Reine en 1784. Arch. nat. Prévôté de
l'hôtel, série O' 3704.
(3) Collection de M. J. Doucet. Dossier 596.
68.992' 10
218 ROSE BERTIN
a établi un état récapitulatif des fournitures faites et
des sommes payées depuis Tannée 1788 jusqu'au 10 août
1792, qui nous fixe on ne peut plus exactement sur la
dépense de la Reine pendant cette période.
La pièce suivante (1) nous semble donc intéressante
à reproduire à ce point de vue :
GARDE-ROBE DE LA REINE
Les fournitures de l'année 1788 se sont
élevées à 68.992' 10
il a été payé en divers à compte jus- ^
qu'au 30 Novembre 1789 .... 46.389'
le 25 Mars 1792, il a été reçu de l'ex-
traordinaire 22.603' 10
Les fournitures de l'année 1789 se sont
élevées à 46.072' 8
le 25 mars 1792, il a été reçu de la
caisse de l'extraordinaire .... 38.000' ) „,
Rabais sur 1788 et 1789 8.072' 8 \
Les fournitures de l'année 1790 se
sont élevées à 42.736' 18
payements :
Reçu en divers à compte du 27 février
1790 jusques et y compris le 8 no-
vembre 1791, en espèces sans indi-
cation de personne par la main de
laquelle on recevait _ 42.736' 18
Les fournitures de l'année 1791 se ~~ "
sont élevées, y compris 7.990' d'in-
térêts de l'arrière des années 17iS8
et 1789 jusqu'au l*^"" janvier 1792 à . 44.077' 4 )
Et les fournitures en 1792 jusqu'au > 61.197' 4
10 avril 1792 se sont élevées à . . 17.120' )
(1) Collection de M. J. Doucet. Dossier 596.
LES DERNIÈRES ANNÉES DE LA MONARCHIE 219
Payements d'à comptes :
7 septembre 1791 en esi)èces à compte \
de 1791 3.000'
8 novembre 1791 en espèces à compte
de 1791 3.319
21 décembre 1791 en espèces à compte ^ 25.319'
de 1791 6.000 k
23 février 1792 en espèces à compte . 6.000 *
13 Mars 1792 en espèces à compte. . S. 000
18 May 1792 en espèces à compte . . 2.000
35.878' 4
Le dernier mémoire de fournitures faites du l'='' jan-
vier 1791 au 10 août 1792 avait été arrêté par la duchesse
de Graramont d'Ossun, dame des atours, et remis à
Henry, îl^tendant de la liste civile.
Il se décomposait comme suit :
Quavlier de Janvier 1701 :
Etoiles 48ii 1
Robes 1."Î05' 6.003' 8
Ajustemens 3.814' 8 )
Quarlier d'Avril -no I :
Etofies 90' j
Robes 3.973' 9.304'
Ajustemens 5.241' )
Quarlier de Juillei IVJI :
Etofies i.l86' l g_g„g,
Ajustemens 4.b(d^ )
Quarlier d'Octobre il 91 :
Etoiles ^05' 1
Robes 6.859' 14.920' 16
Ajustemens 7.656' 16 )
220 ROSE IJERTIN
Intérêts des années 1788 et nSO . . 7.990'
Quartier de Janvier 1792 4.824' 2
Quartier d'Avril 1792 7.535' 18
Quartier de Juillet jusqu'au 10 août
^ 4792 4.760'
61.197' 4
On remarquera que, pendant ces cinq dernières
années, la dépense de la Reine tendait à diminuer, d'une
façon constante. En elïet, de 68.992 livres 10 sols, mon-
tant des factures de 1788, en augmentation légère sur
celles de 1787 qui avaient été de 61. 545 livres (1), le
total descend à /i6.072 livres 8 sols en 1789, à 42.736
livres 18 sols en 1790; puis, défalcation faite de
7.990 livres pour intérêts de retard, à 36.087 livres
4 sols en 1791. En 1792, enfin, la dépense pour sept mois
et dix jours s'élevait à 17.119 livres, ce qui donne une
moyenne annuelle d'environ 28.000 livres.
Parmi les différents articles qui constituent le détail
du dernier mémoire, nous avons relevé les prix sui-
vants :
ROBES
du 8 janvier 1791. — Pour avoir regarnUe grand
habit de velours nacara. 215'
du li janvier 1791. — Garaitured'unerobeturque
de satin gros verd. . . 621'
du 2 février 1791. — Garniture dun grand habit
en crêpe rayé avec des
plumes d'oiseaux étran-
gers 669'
(1) Archives Nationales, 0' 3792. Ce dossier porte pour 1788,
61.992 livres et non,68.992, chiffre donné par les relevés de la col-
lection de M. J. Doucet.
LES RERMERES ANNEES DE LA MONARCHIE 221
du 24 avril 1791. — La garniture d'un grand
habit du jour de Pâques,
le fond de gros de Na-
ples blanc brodé en plein
par colonne de lîeine
Margueritte en soye . . 795'
du 1" mai 1791. — Un jupon de très belle
gaze blanche 216'
robe turque d'étoffe rayée
violet sur violet . . . 615'
le jupon de crêpe avec. . 244'
du i'^' juin 1791. — Garnituredune robe turque
de taffetas rose .... 684'
Garniture d'une seconde
robe turque de gaze bleue
rayée 496'
du 12 juin 1791. — Garniture d'un grand habit
de taffetas violet . . . 405'
du 18 juin 1791. — Garnitured'unerobe turque
de taiïetaschangeantgros
bleu tramé de noir. . . 518'
du 20 septembre 1791. — Garniture d'une redingotte
de moire fond brun rayé
bleu 678'
Garniture d'une robe
turque de moire rayée. 618'
du 2 octobre 1791. — Garniture d'un grand habit
de gourgourant lilas. . 457'
Fourniture d'un jupon de
crêpe rayé 300'
Garniture d'une robe . . 618'
du 28 octobre 1791. — Robe turque de satin rayé
bleu et blanc 678'
du 2 novembre 1791. — Un grand habit pour le jour
de la Toussaint en satin
brun 1430'
du 6 novembre 1791. — Robe turque de satin brun
et bleu 918'
du 20 novembre 1791. — Robe turque de satin des
Indes rose et blanc peint 618'
222 ROSE BERTIN
du 4 décembre 1791. — Grand habit de satin violet 721'
du 20 décembre 1791. — Robe turque d'étofïe satinée
violet avec fournitures de
dentelles appartenant à la
Reine 24'
du 24 décembre 1791. — Avoir garni un grand
habit de velours nacara
garni en fourrure de
Marte, le bas de robe
garni en même fourrure
appartenant à la Reine. 24'
du 29 décembre 1791 . — Grand habit pour le jour de
l'an de satin bleu brodé 978'
du l^"" avril 1792. — Garniture d'une robe de
crêpe 78'
du 13 avril 1792. — Garniture d'un grand habit
d étoffe rayée noir sur
noir . 192'
du 13 may 1792. — Garniture d'un grand habit
de'taffe tas glacé gros bleu
et violet 51'
du 19 may 1792. — Garniture d'une redingotte
de taffetas brun avec
Alençon <i68'
du 26 may 1792. — Garniture d'un grand habit
gourgourand fond blanc
brodé _ 898'
du 11 juillet 1792. — Garniture d'une robe de
gaze blanche 285'
du 28 juillet 1792. — Garniture d'un grand habit
de taffetas bleu. . . . 959' 10
Ajustements :
du 8 janvier 1794. — une mantillle tout en
blonde 200'
un pouf fond de velours
ponceau drapé en satin
blanc 80'
du 29 janvier 4'791. — six grands fichus de gaze
de Ghambéry à 12'. . . 72'
LES DERNIERES ANNEES DE LA MONARCHIE 223
du 27 février 1791. — avoir changé la gaze d'Un
fichu, lavoir bordé de
dentelles 10'
Un chapeau coeflé de
paille jaune très fine
garni en satin blanc sur la
forme et formant turban,
une plumé platte bleue
autour de la forme, un
panache de deux plumes
bleues de côté .... 72'
du 10 avril 1791. — un manteau de taffetas Flo-
rence blanc 48'
du 18 may 1791. — un shall de taffetas noir . 216'
du 24 juin 1791. — un manteau de taffetas noir 280'
uû second manteau de taf-
fetas noir 400'
du 4 août 1791. — pour présent:
un chapeau de paille jaune
très fine, garni avec
beaucoup de ruban de
taffetas bleu, le même à
nouer sous le menton . 48'
3 aunes large ruban à
ceinture assorty à 4'. . 12'
du 27 août 1791. — manteau de talïetas noir
garni de dentelle d'An-
gleterre 316'
du 6 septembre 1791. — un pouf de crêpe bleu . . 48'
un chapeau en bonnette de
linon batiste bordé d'une
très haute dentelle de
fil, hauteur d'un tiers,
un fichu d'ourgandi très
fin drapé dessus . . . 280'
un pouf fait d'un fichu
d'ourgandi 48'
un chapeau de paille blanche 66'
un chapeau de castor an-
glais chocolat .... 66'
du '2 oclobre HOl.
du 20 janvier 1792
224 ROSE BERTIN
du 20 septembre 1791. — Pour Madame Royale
une guirlande de scabieuse 18'
une ditte de rose muscade
blanche 18^
une ditle de rose muscade
rose 18'
une ditle de barbeaux. . 18'
une ditte de fleurs des
champs 18'
une mantille de blonde
fond d'Alençon. . . . 200'
manteau de taffetas noir
garni d'Angleterre . . 300'
second manteau de taffetas
noir garni d'Alençon. . 410'
troisième manteau de taf-
fetas noir garni d'Alen-
çon ....... . 420'
quatrième manteau de Flo-
rence blanc garni de
fournitures faites par Le
Normand 33'
Pour Madame,
un pouf dune guirlande
de lilas lilas, le ruban
de frivolité blanc, et
gaze à vermichelle. . 78'
un second pouf d'une guir-
lande de roses mêlée de
ruban de gaze blancrayé,
une belle plume blanche
de côté 90'
- Deux bonnets de grand
deuil en crêpe blanc, une
coiffe de gaze, de laine
noire à 51' 102'
du 15 may 1792.
Du 28 may 1792.
Ici nous reproduisons textuellement les dernières
lignes du mémoire :
,IA(:oUi;S DKLILLI-: ET JKAXNE VALCHAMP
(D'nprôs le talilcau de Uanlolx, gravé i)ai' Laugier.)
LES DERNIERES ANNEES DE LA MONARCHIE 225
« Pour Madame,
août 7. — un pouf en crêpe violet et épis verd,
un panache de trois plumes et blonde. 90' »
un pouf en crêpe bleu et perles, de la
blonde grande hauteur, fond d'Alen-
çon, une plume bleue et blanche . . 110' »
un pouf en gaze rayée et amandes, une
guirlande de roses, et un piquet de
mêmes roses dessus 98' »
deux cartons à 3 1 6' »
Et le compte s'arrête là.
Trois jours après, les Tuileries étaient assiégées, bom-
bardées et prises d'assaut. Ce jour-là, le peuple pillait
la garde-robe de la Reine et se partageait les vête-
ments dont le dernier mémoire de Rose Rertin dressait
la liste.
Voici, d'après Roussel d'Épinal (1), le tableau du
champ de bataille.
« L'entrée des appartements de la Reine est obstruée
de corps morts enveloppés dans des couvertures.
Excepté les tentures, les sièges, les sophas et le lit,
tout est saccagé. Pas une glace intacte; elles sont
réduites en sable. Que de femmes visitent curieusement
sa garde-robe ! Que de bonnets, de chapeaux élégants,
que de jupes roses, de cotillons blancs, de cotillons
bleus, voltigent par la chambre ! >> Tout cependant ne
disparut pas ; on savait qu'il y aurait des voleurs, on
envoya des gardes. Au printemps de 1793, on fit la vente
du mobilier des Tuileries. Cette vente, qui dura six mois,
fut fort peu brillante. On s'attendait à de belles enchères,
il n'en fut rien. Il ne vint que des revendeurs et quelques
(1) Le Chûleaii des Tuileries, par P. J. A. R. D. T.
15
226 ROSE BERTIN
curieux qui n'achetaient pas. Cependant la garde-robe
de Mme Elisabeth et de Marie-Antoinette se vendirent
un peu mieux que celle de Louis XVI, qui atteignit des
prix dérisoires.
Le gouvernement révolutionnaire, sur les 500.000
livres votées à cet effet par la Convention, allait désor-
mais faire les frais de Tentretien de la famille royale.
Cependant il ne liquida pas les sommes restant dues
par les prisonniers du Temple à la date du 10 août 1792.
Nous avons vu que le solde du compte de la Reine s'éle-
vait à 35,878 1. k s., y compris les fournitures faites
pour Mme Royale. Il faut y ajouter ûOO livres dues par
Mme Elisabeth, et ISA livres pour la toilette du Dau-
phin ; ce qui donne un total de 36./i62 1. /i s. à tout jamais
perdus pour Rose Bertin.
Dans le relevé que nous venons de présenter, nous
avons repris toutes les robes garnies pour Marie-Antoi-
nette, ainsi que les articles principaux qui figurent
dans le mémoire. On aura pu se rendre compte que, à
quelques exceptions près, les prix ne sont pas extraor-
dinaires. Des manteaux de hS livres, des fichus de
12 livres, n'ont rien d'excessif; ce seraient même des
prix modestes sur les catalogues que distribuent aujour-
d'hui nos grands magasins. Nos élégantes riraient de
payer la valeur de 80 à 90 livres un pouf de velours
portant la marque de la première maison de modes du
monde entier. Or, c'est ce que demandait Rose Bertin
à la Reine de France.
Par contre, en dix-neuf mois, Marie-Antoinette com-
mandait une quarantaine de poufs et chapeaux et une
cinquantaine de bonnets.
LES DERNIÈRES ANNÉE? DE LA MONARCHIE 227
Parmi ces bonnets, il y a deux bonnets de grand deuil.
La date de leur livraison, 28 mai 1792, nous indique
que la Reine les avait commandés à propos de la mort
de l'empereur d'Allemagne, Léopold II, son frère, sur-
venue quelques semaines auparavant.
C'est au commencement de cette année 1792, qu'un
jour où Rose Rertin était allée aux Tuileries pour aflaires
de son ressort, Marie-Antoinette, en la voyant arriver,
lui dit : « J'ai rêvé de vous cette nuit, ma chère Rose ;
il me semblait que vous m'apportiez une quantité de
rubans de toutes couleurs et que j'en choisissais plu-
sieurs; mais, dès qu'ils se trouvaient dans mes mains,
ils devenaient noirs. »
VI
Rose Bertin sous la Révolution. — Voyages en
ALLEMAGNE ET EN ANGLETERRE. La MAISON d'ÉpI-
NAY. La LISTE DES ÉmIGRÉS.
^^■
En 1791-1792, d'après les Mémoires parus sous son
nom, Rose Bertin aurait fait un voyage en Allemagne et
en Angleterre. 11 n'est pas impossible qu'elle ait été en
Angleterre en 1791. On peut remarquer, en tous cas, que
du 18 juin au 20 septembre 1791, elle n'a pas livré de
robes à la Reine, et pas un seul « ajustement » du 24 juin
au h août. Or, la Reine se plaisait à discuter avec sa
modiste en personne les toilettes dont elle lui faisait la
commande.
Rose avait donc quitté Paris. En effet, il est avéré
qu'elle se trouvait en Allemagne au mois de juillet 1791.
A Coblentz, les fêtes et les réunions se succédaient,
comme aux beaux jours de Trianon, « au point, lisons-
nous dans les mémoires de la marquise de Laage, que
Mlle Bertin, la marchande de modes de la Reine, a suivi
ses clientes, et exerce ses talents dans la nouvelle
Cour... La Cour de Coblentz ne le cède en rien, pour
l'élégance, à celle de Versailles ». C'est la période
j
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 229
joyeuse .de l'Émigration. Les princes s'étaient fixés au
château de Scbœnbornliut et leur suite à la Deutsche-
Haus. Tout le tapage qu'on menait autour d'eux, ne lais-
sait pas que d'inquiéter certains esprits. « Il y a trop de
femmes à Coblentz, » disait mélancoliquement le cheva-
lier de Bray. Mme de Caylus, Mme d'Autichamp, la du-
chesse de Guiche, Mme de Polastron, Mme de Poulpry,
Mme de Valicourt, la princesse de Monaco y faisaient
assaut de toilettes, et y tenaient salon. « On se pro-
mène à pied ou à cheval sur la route de Bonn, comme
aux Champs-Elysées, ou on se réunit au café du Sau-
vage ou aux Trois-Couronnes. » Enfin on se croyait
encore en voyage d'agrément et on vivait là, comme
aux eaux de Spa.
Rose, cependant, ne séjourna pas à Coblentz. Elle
revint à Paris pour l'hiver.
Peuchet, l'auteur reconnu des Mémoires de Mlle Ber-
tin, dit, à propos d'un voyage eu Allemagne, qu'elle avait
été chargée d'une mission parla Reine, ce dont nous ne
possédons pas la preuve ; mais si Peuchet a pu le dire,
cela prouve une fois de plus que, même de son temps,
on savait pertinemment que la Reine n'avait pas dis-
gracié sa modiste. Peuchet avance qu'étant à Vienne,
elle obtint une audience de l'empereur François II, au
cours de laquelle, elle eut le loisir de lui exposer quelle
était alors véritablement la situation politique de la
France, quelles étaient les craintes de la Cour et les
périls auxquels Marie-Antoinette était exposée ainsi que
ses proches et ses fidèles? et Peuchet ajoute qu'elle fit
revenir François II de ses préventions contre sa tante
Marie-Antoinette.
230 ROSE BERTIN
Il ne faut pas s'étonner de voir la Reine employer à
des rapports avec l'étranger des personnes n'occupant
pas une situation politique et officielle. C'était pour elle
le moyen le plus certain de parvenir à correspondre
avec le dehors sans voir intercepter ses communica-
tions. De même, c'est ainsi que Léonard, son coiffeur, fut
dépêché à l'avance au marquis de Bouille lors du voyage
à Varennes. Or, à l'époque de l'avènement de François II,
Barnave ayant obtenu de Marie-Antoinette de lire toutes
les lettres qu'elle écrirait, elle prépara pour son neveu,
au sujet de la mort de Léopold II, une lettre de condo-
léances qui partit par la voie ordinaire ; mais, d'autre
part, désireuse de faire connaître à l'Empereur ses senti-
ments secrets, Mme Campan rapporte qu'elle se servit
d'une autre voie.
Nous avons la preuve que certaines personnes qui
n'appartenaient en rien à la diplomatie furent, à cette
époque, chargées de certaines missions ou servirent d'in-
termédiaires pour faciliter la communication de rap-
ports confidentiels.
Ainsi M. Genêt (1), qui s'attendait à être expulsé de
Russie où il était chargé d'affaires de France depuis
1789, avait rédigé pour M. Patot d'Orflans, chargé des
affaires du consulat général de France, une instruction,
datée du 2/i juillet 1792, dans laquelle il lui recomman-
dait de faire passer ses rapports par la poste, non
directement au ministère des Âtlaires étrangères, mais
sous forme de factures ou autres pièces de commerce
« dont les chiffres, loin d'exprimer les valeurs réelles,
(1) Frère de Mme Campan.
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 231
exprimeront les mots convenus ». De son côté le
Ministre devait faire passer ses correspondances à
l'adresse imaginaire de M. Laurent, sous le couvert de
Mme de Monzouvre, marchande de modes, ou autres (1).
Il n'y a donc rien d'étonnant dans le fait que Marie-
Antoinette ait employé une personne dont la fidélité
était à toute épreuve, et qu'elle l'ait chargée d'une mis-
sion confidentielle à la Cour d'Autriche. Les affaires
que Rose Berlin faisait avec l'étranger, les voyages
que ces affaires nécessitèrent plus d'une fois la met-
taient, plus que d'autres, à l'abri des soupçons. Il est
impossible même qu'étant à la recherche d'un messager
dévoué, la Reine n'ait point songé à elle.
En tous cas, si le passage de Rose Bertin à Vienne
n'est pas prouvé, il est démontré qu'elle fit en 1792 un
voyage en Allemagne ; et qu'elle quitta Paris le r*" juil-
let 1792. Les pièces conservées aux Archives nationales
sont là pour l'établir d'une façon irréfutable. En effet,
il y existe en double expédition (2) un « État des sommes
remises par la citoyenne Bertin à sa maison de Paris,
depuis son départ, le 1"'' juillet 1792 », par lequel nous
apprenons qu'elle passa à Francfort en août et sep-
tembre 1792. Les envois de fonds sont en effet relevés
ainsi :
f par le citoyen Messin,
.-m .1 I j r- t . 1 rue de la Loi. . . Q.UOliv.
« l/9'2 août 1 de Francfort { , .^ tu ^
) par le citoyen Ibert,
( place de l'Égalité. 45.394 —
— sept. 21 id. par le citoyen Prévost 1.000 —
(1) Recueil des instruclions données aux ambassadeurs el minisires
de France, Russie, t. II, par Alfred Rambaud.
(2) Archives Nationales, Comité de Sûreté générale, série F'' 4596
et Émigration, (Seine) Police générale, série F" 5612.
232 ROSE BERTIN
Le citoyen Ibert était un membre de la famille de
Rose.
Ainsi Rose Rertin n'était pas à Paris, lorsqu 'eurent
lieu les massacres de Septembre. Rose Rertin, dans la
rue de Richelieu, n'eût pas été le témoin oculaire des
scènes sanglantes qui se déroulèrent dans Paris à cette
dale tragique, mais peut-être eût-elle entendu de son
magasin la rumeur lointaine de la foule hurlante, qui
promenait à travers la ville la tête blême et maculée de
la princesse de Lamballe. En effet, lorsqu'elle eut été
abattue d'un formidable coup de bûche sur la nuque,
dans la rue des Rallets, au moment où elle venait de
franchir le seuil de la prison, la princesse de Lamballe
devint la proie de la populace. Sa tête, détachée du tronc,
plantée sur une pique et toute saignante, escortée de
mégères avinées, d'hommes ivres aux faces ignobles, au
milieu des chansons obscènes d'une cohue sans nom,
fut portée de la rue des Rallets au Temple, où la famille
royale était enfermée, du Temple au Palais Royal. Là,
le duc d'Orléans, entendant le bruit de la foule et vou-
lant regarder ce que cela signifiait, l'aperçut soudain à
trois pieds de son balcon et recula en pâlissant. Enfin,
cette tête que, dix ans auparavant, Rose Rertin coiffait
de ce gracieux chapeau fleuri dont le tableau de Rioult
nous a conservé le dessin, était ramenée du Palais
Royal à la place du Châtelet, où quantité de cadavres
furent entassés ce soir-là, et passait par la rue Saint-
Honoré devant Tancienne maison de Rose Rertin. Avec
quel pli au front n'eût-elle pas écouté les cris de la rue
à l'beure où la foule hurlait devant la demeure du duc
d'Orléans ?
ROSE BERTIN SOUS LA RÉVOLUTION 233
Toutes les marchandes de modes de Paris ne pro-
fessaient pas les mêmes sentiments. Une lettre adressée
à la marquise de Bressan, à l'armée du roi de Prusse'
rapporte, en effet, ce qui suit :
« Voici une anecdote qu'il est bon que votre frère
dise au duc de Brunswick. Le fameux jour du 10,
Mme de Gemstorche, dame de Mme de Lamballe,
effrayée, s'est jettée dans les bras d'un sans-calottes,
pour lui demander la vie ; il avait les mains teintes de
sang ; il Ta tirée de la foule ; elle lui a demandé de
l'emmener chez lui.
« Mais quel fut son étonnement de voir que la femme
de ce gueux étoit une marchande de modes et sa mère
une marchande lingère ! Elle y a passé la nuit ; ils ont
eu mille soins pour elle, ce n"est pas là l'embarras;
mais il est bon de savoir que MM. les bourgeois sont
des sans-culottes; dites-le bien, ma chère. Le lende-
main, ils l'ont reconduite où elle a voulu, après qu'elle
leur eut dit qui elle étoit; ils se sont bornés à dire des
horreurs de la Reine et de Mme Lamballe [\). »
La nouvelle des massacres et le nom des principales
victimes ne tarda pas à se colporter d'un bout à l'autre
de l'Europe. Alors Rose Berlin songea avec tristesse à
ces temps si proches et pourtant si lointains déjà où elle
avait avec cette même princesse une brouille momen-
tanée, dans laquelle son caractère entier et altier ne lui
avait pas fait peut-être le plus beau rôle, et tout cela
lui pesait alors comme une sorte de remords, tandis
qu'elle écoutait conter les détails horribles de la mort
(1) Correspondance originale des Émigrés, Paris, 1793.
284 ROSE BERTIN
de cette femme si joyeuse, si pimpante, si aimable et
pleine d'entrain, emportée, par un jour d'épouvante,
dans un tourbillon de clameurs et d'effroi.
il est évident que l'absence que Rose Bertin fit en 1792
motiva les soupçons de la municipalité d'Épinay-sur-
Seine.
Elle possédait à Épinay une propriété sise rue du Bord,
de-l'Eau, qu'elle avait acquise en 1782. Jusqu'alors elle
avait été propriétaire d'une maison de campagne à Cires-
les-Mello, sur la route de Senlis à Beauvais, maison
qu'elle vendit lorsqu'elle décida de se fixer à Épinay-sur-
Seine (1). Pour elle, occupée comme elle Tétait, il était
infiniment plus commode d'avoir une résidence d'été
plus proche du centre de ses affaires que ne l'était sa
propriété de Cires-les-Mello, distante de quinze lieues.
Or, la matrice du rôle de la coatribution d'habitation
établie dans la commune d'Épinay pour l'année 1792,
présente pour l'article relatif à Mlle Bertin un total de
112 livres 8 sols, et porte, en marge, la mention :
« Émigré ».
Pour la moindre absence à cette époque, on était
soupçonné d'émigration. Il est vrai que ces soupçons
étaient souvent justifiés ; et une modiste de la reine
devait être, plus que bien d'autres, suspectée d'avoir fui
à l'étranger, surtout par les autorités d'une petite com-
mune de banlieue, où l'importance de ses fonctions ne
pouvait être que considérablement exagérée. 11 y avait
des moyens de contrôle cependant. 11 était facile de
se renseigner à Paris. Dans le district du Palais Royal,
(1) Archives Nationales. Emigrés, série F' 3361.
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 285
la maison Bertin était bien connue de la Police. Mais,
le contrôle de la Police, un peu hâtif, avait été tout à
fait superficiel. On avait eu connaissance du départ de
Mlle Bertin; on en avait conclu qu'elle avait rejoint à
l'étranger sa clientèle émigrée, et on avait été un peu
vite en besogne en écrivant en marge la mention préma-
turée de son émigration. D'ailleurs on ne tarda pas à
reconnaître l'erreur commise; et on ajouta en dessous
du mot « Émigré » la note : « Bon à rectifier. » En con-
séquence le rôle, établi ensuite pour l'année 1793, con-
tinue à faire figurer le nom de Mlle Bertin, mais ne la
considère plus comme émigrée.
Ces mêmes feuilles de contributions nous donnent une
idée du train de maison que Mlle Bertin menait à sa
campagne d'Épinay, « mon Épinay », comme elle aimait
à dire. Elle se faisait servir, selon les termes employés
sur les rôles d'impositions, par <• un domestique mâle »
et par « une domestique femelle ». Le domestique mâle
était employé comme cocher de cabriolet pour lequel elle
payait une « contribution somptuaire » de 20 livres (1).
Et nous apprenons encore, par les registres de percep-
tion, qu'elle était taxée à 18 livres J5 sols pour les six
cheminées qui garnissaient son pied-à-terre d'Épinay.
Alors, on payait pour les cheminées, aujourd'hui on
paie pour les portes et fenêtres; en somme, il n'y a pas
grand'chose de changé, et le fisc s'y retrouve toujours.
En matière d'impôts, aujourd'hui comme hier, demain
comme aujourd'hui, ce n'est qu'une question de sauce,
plus ou moins salée.
(1) ftegislre de contribution mobilière et somptuaire d'Épinay, 1793.
23G ROSE BERTIN
En 1 793, pour un revenu estimé à l.Slli livres 16 sols,
Mlle Berlin était imposée de la somme exorbitante de
596 livres li sols. Véritablement, il y a des gouverne-
ments qui ne sont pas bon marché. Ils n'ont pas de durée,
il est vrai; mais, pour le peu qu'ils aient vécu, ils ont
ruiné, ou tout au moins terriblement appauvri la nation.
Comme elle aimait sa maison d'Epinay, Rose Berlin!
C'était son petit Trianon ! l'endroit, plein d'ombre et de
fraîcheur, où elle pouvait respirer à l'aise, pendant les
heures chaudes des dimanches d'été, après avoir, pen-
dant toute une semaine enfiévrée, couru de la ville à
la Cour, à Versailles, à la Muette, à Marly, à Fontaine-
bleau, reçu la foule dans ses magasins de la rue de
Richelieu, une foule de grandes dames exigeantes pour
la plupart; surveillé sa correspondance étrangère avec
l'Espagne, la Suède, l'Angleterre, la Russie, l'Autriche,
le Portugal, etc., ordonné ses commandes chez Le Nor-
mand, chez Ventzel, dans toutes les grandes maisons
de Paris, contrôlé le travail des dames Mention, Sage-
dieu et autres, ses couturières, et, quand il lui restait
du temps, jeté un coup d'œil à la tenue de ses livres
qui, au dire de M^ Grangeret, l'avocat de ses héritiers,
étaient d'une régularité parfaite ; ce qui nous a paru fort
exagéré.
Elle était confortable, cette propriété de la rue du
Bord-de-l'Eau, mais elle n'était pas ce qu'on peut appe-
ler somptueuse. Elle se composait d'une maison de trois
étages, comportant une salle de bains, qui avait rem-
placé une ancienne chapelle, une salle de billard, des
écuries, des remises, un colombier, une terrasse et un
bois qui s'étendait' jusqu'à la rivière. Elle n'avait pas
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 237
coûté un prix exorbitant. Loin de là. Rose Bertin, qui
demeurait alors rue Saint-Honoré, l'avait achetée le
2 mars 1782 moyennant 13.000 livres à Jean-Jacques
Gilbert de Fraigne, ministre plénipotentiaire en Alle-
magne (1). Elle se plaisait dans cette résidence et, peu
à peu, elle agrandit son domaine. Lorsque, le 30 juin
1792, on vendit les biens que les Mathurins d'Emile
(Montmorency) possédaient sur le terrain d'Épinay, elle
en acheta pour Zi6.075 livres, qui représentaient, étant
donné la dépréciation des assignats, la somme de
2Zi.000 livres (2). Elle remployait ainsi l'argent qu'elle
avait retiré de la vente de l'hôtel des Chiens, dont elle
venait de se défaire.
Elle recevait volontiers à Épinay ; et les princes russes,
qui faisaient partie de sa clientèle, ne dédaignaient pas
d'y venir passer quelques heures. Le comte Razo-
mowsky (3), entre autres, était de ceux qu'elle invitait
volontiers : « Pour avoir été privée de vous recevoir à
mon Épinay, comme vous me l'aviez promis, lui écrivait-
elle en 1793, jugez quelle a été ma surprise lorsque
j'appris par Son Excellence l'Ambassadeur que vous êtes
parti pour l'Allemagne. J'ay donc été privée de vous
faire lire au moins douze lettres de Mme la comtesse,
toutes plus aimables les unes que les autres pour ma
personne, correspondance bien précieuse pour mon
cœur. Je suis persuadée que nous aurions bien pleuré
ensemble par cette lecture, mais enfin, il faut se sou-
(1) Les lettres de ratification hypothécaire, par Lucien Lazard.
Bulletin de la Société de l'Histoire de Paris et de IHistoire de France,
1903.
(2) Ibid.
(3) Il avait été ambassadeur de Russie en Suède.
288 ROSE BERTIN
mettre au décret de la Providence et à la peine que
je ressens encore de n'avoir pu prendre congé de
vous (1). »
Ces hauts personnages russes ne traitaient pas en
commerçante ordinaire la modiste de la Reine. Ils la
fréquentaient et lui faisaient parfois de petits cadeaux.
« J'ai mille remerciements à vous faire de l'agréable
gravure que vous avez eu la bonté de me faire passer, »
écrivait Rose Bertin le 4 décembre 1792 à la comtesse
Skavronsky, la nièce du prince Potemkin, alors àNaples,
et qui joignait ce petit souvenir à l'envoi d'argent qu'elle
lui faisait par le même courrier (2). Et Rose ajoutait avec
un peu d'exagération sans doute : « C'est un véritable
cadeau pour moi, et je la considère et la garderai comme
le plus précieux présent que j'aie jamais reçu. » Les
2.512 livres 10 sols qui accompagnaient l'envoi de la gra-
vure devaient lui être encore plus agréables à toucher
en un pareil moment ; car elle était alors dans une
situation de jour en jour plus difficile, bien qu'elle ait,
par tous les moyens possibles, cherché à se remonter,
vendant jusqu'à de la bijouterie. Le mémoire de la sus-
dite comtesse SRavronsky porte, en effet, qu'elle avait
acheté en 1791, à Rose Bertin, entre autres, une chaîne
en or, de 112 livres; un bracelet or et peintures monté
en chaîne d'or, de liOO livres; un collier or et perle fine,
de 388 livres (3).
11 n'était que temps de faire rentrer les créances
arriérées, et ce n'était pas le plus commode au milieu
(1) Collection de M. J. Doucet, Rose Bertin, dossier 592 bis.
(2) Collection de M. .1. Doucet, Rose Bertin, dossier 646.
(3) Ibid.
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 239
de la débâcle générale, et de la situation de plus en plus
tendue avec les puissances étrangères, qui rendait les
communicationsdifficiles,etlesrapportsavecles émigrés
dangereux pour leurs correspondants. C'est ce qui la dé-
cida à entreprendre en juillet 1 792, ce voyage en Allemagne
qui lui valut son inscription sur la liste des émigrés.
En 179'2, Rose Bertin avait encore livré des toilettes
à Mme Du Barry. La dernière fourniture qu'elle lui fit
est du 12 septembre de cette année et consistait en
« un moyen bonnet avec un double plissé au bord de
tulle fin sur fond satin et gaze et du ruban blanc sa-
tiné (1) » pour le prix de /i2 livres. Quelques jours
après, Mme Du Barry se rendait à Londres à propos
d'un procès entamé à la suite d'un vol de diamants qui
avait été commis à Louveciennes à son préjudice. Elle
y séjourna du mois d'octobre 1792 au l^"" mars 1793, et
eût agi avec sagesse en ne rentrant pas en France ;
cependant elle était de retour à Louveciennes le
23 mars. De ce jour au 2 juin qui fut la date de son ar-
restation, nous n'avons pas trouvé trace de nouvelles
acquisitions chez la modiste de la rue de la Loi. Ainsi,
les mondaines les plus en vue oubliaient le chemin des
magasins si remplis de tentations, où elles se plai-
saient tant autrefois et passaient des heures à froisser
des chiffons, à discuter une forme nouvelle. Du plus
vertueux bourgeois à la plus dissolue courtisane, tout
ce qui avait eu un nom, une valeur ou un titre, ou,
simplement tout ce qui avait fait du bruit dans le monde
n'osait plus se montrer dans les rues de Paris, oii la
(1) Bibl. nat., Ms. français, 8157.
240 ROSE BERTIN
vengeance d'un peuple longtemps opprimé par le luxe
des grands, vengeance aveugle et brutale, rougissait
de sang les ruisseaux.
La famille royale était prisonnière. Mais, au fond de
la tour du Temple, la Reine demeurait fidèle à ses four-
nisseurs habituels. On trouve, en effet, dans le Jour-
nal de Mme Élofte que celle-ci établissait encore le
18 août 1792 une note au compte de Marie-Antoinette.
Cette note s'élevait à 34 livres !x sols. En outre, aux
Archives nationales existe un mémoire de Mme Pompey
montant à 115 livres 17 sols, daté du 12 août 1792(1), et,
sous la date du h mars 1793, les mémoires de fournitures
faites au Temple par Mme Bertin, marchande de modes,
en août et septembre 1792 (2). et montant à 602 livres.
11 s'y trouve joint un arrêté du Conseil général de la
commune, ordonnant le règlement desdits mémoires,
qui fut effectué le 7 avril 1793. Ainsi, malgré l'absence
de Rose Bertin, sa maison de Paris n'était pas fermée.
Mais, que ce chiffre de 602 livres paraîtra peu de
chose auprès des sommes que Marie-Antoinette dépen-
sait autrefois ! Pourtant, les prisonniers du Temple y
étaient arrivés dépourvus, pour ainsi dire, de toute
garde-robe ; et le grand habit de taffetas bleu que Rose
Bertin confectionnait encore pour Marie-Antoinette
quelques jours auparavant pour le prix de 959 livres
10 sols, était une tenue trop élégante pour les tristes
chambres de la tour du Temple, où le luxe n'était
pas de mise, comme dans le décor fleuri de Trianon.
Au Temple, Marie-Antoinette demeurait, pendant la
(1) Archives Nationales, F* 1311.
(2) Ibid.
I llibliolhèqur XalionaleJ
MARCHANDE DE MODi:S jilhuit en ville jîoiler des marchan-
dises chez nos élégantes du jour.
(D'apiés le dessin de Waiteai', gravé par Guyot.)
ROSE BERTIN' SOUS LA RÉVOLUTION 241
matinée, vêtue d'une robe de basin blanc et coiffée d'un
bonnet de linon ; à midi, elle remplaçait sa robe de ba-
sin par une robe de toile à petites fleurs sur fond brun,
qui fut sa seule toilette jusqu'au jour oi^i le roi fut con-
duit à l'échafaud.
Pendant ce temps, Rose Bertin ne trouvait guère de
nouveaux clients, et perdait, de plus en plus, les an-
ciens. Mais elle se dépensait toujours, ne sachant pas,
ne pouvant pas rester inactive, et elle poursuivait sé-
rieusement le recouvrement des sommes qui lui étaient
dues par des centaines de personnes. Ainsi elle obtenait
de la comtesse Skavronsky le paiement que nous avons
relaté plus haut ; et, de tous côtés, elle envoyait des
lettres éplorées. Le l""" décembre 479-2 elle écrivait au
comte de Czernicheff : « Ma situation actuelle me con-
traint de prier Monsieur le comte de venir à mon se-
cours. » Au comte Razomowsky elle disait : « Je supplie
Monsieur le comte de prendre en considération ma
ruine totale. » Dans le nombre, il y avait de très im-
portantes créances dont elle restait à découvert ; pen-
dant son absence, en novembre 1792, Martincourt,
homme d'affaires chargé de ses intérêts, adressa au duc
de Sudermanie, régent de Suède, une réclamation moti-
vée. Le 12 de ce mois de novembre, il écrivait au ré-
gent : « Les circonstances actuelles ayant forcé
Mlle Bertin d'aller dans les pays étrangers pour son
commerce, ses créanciers ont trouvé dans ses livres
un mémoire fourni à feue S. M. la Reine de Suède de
48.67Û 1. U s (1). »
(1) Collection de M. .1. Doucet, dossier 595.
16
242 ROSE BERTIN
La Reine avait maintes fois insisté auprès d'elle pour
la décider à gagner l'étranger, lui représentant les pé-
rils auxquels, en restant à Paris, elle demeurait expo-
sée. Or, elle manœuvra avec assez d'habileté, achetant
d'une part, des terrains confisqués aux Mathurins de
Montmorency, qu'elle payait d'une poignée d'écus ;
vendant d'autre part pour trois cent vingt mille livres, et
sous le couvert d'un prête-nom, ses immeubles de la
rue du Mail. EUeréalisait, par rapport au prix d'achat,
un bénéfice de 36.000 livres ; et, se servant aux yeux
des patriotes, comme d'un trompe-l'œil, de l'opération
effectuée à Épinay, elle pouvait, sans trop forcer l'at-
tention, courir mettre en sûreté à l'étranger le produit
de la vente des maisons de la rue du IVLail, effectuées
en vertu d'un acte que nous trouvons relaté dans les
minutes des lettres de ratification (1).
« Anne-Suzanne-Françoise Gobelin, épouse séparée
quant aux biens d'Adrien Nicolas de La Salle, maréchal de
camp, représentée par Louis-René Philippe, homme de loi.
« A fait exposer que par contrat passé devant Havard
et son confrère, notaires à Paris, le 16 octobre 1792,
enregistré en cette ville le 19 du même mois, par Gues-
nier, elle a acquis de Joseph Perrat, ancien chirurgien
des armées, demeurant à Paris, cour de l'Arsenal, au
nom et comme procurataire de Marie-Jeanne Berlin,
fille majeure, négociante, demeurant ordinairement à
Paris, rue de Richelieu, section de laButte-des-Moulins,
deux maisons connues sous la dénomination de grand
et petit hôtel des Chiens, sises à Paris rue du Mail avec
(1) Minutes des leUres de ratification, n» 2369. Archives de la
Seine.
ROSE BERTIN SOUS LA. REVOLUTION 243
toutes leurs appartenances, circonstances et dépen-
dances, et sans aucune réserve, ladite vente faite
moyennant les prix et somme de trois cent vingt mille
livres, et aux charges ordinaires et accoutumées...
« Lesquels maisons et hôtels appartiennent à ladite
venderesseau moyen de la déclaration faite par Étienne-
Louis Bonnard, homme de loi, par acte passé devant
Maulard, notaire à Paris, le 23 février 1788, lequel s'en
étoit rendu adjudicataire par procès-verbal précédé
daffiches et publications, faites devant Moreau, no-
taire à Paris, ledit jour 23 février 1788, à la requête de
Pierre Roger, citoyen de Paris, et de Marie Piery, sa
femme, propriétaires desdites maisons comme s'en
étant rendus adjudicataires par jugement rendu en la
commission établie au Châtelet pour juger les contes-
tations d'entre la dame Ressous, Robiche, deVillars et
autres en datte du 26 novembre 1776, suivi de lettres
de ratification publiées le 16 juillet suivant.
« Donné à Paris le 16^ jour de janvier 1793, le V de
la Rép.
« Signé : Monnot. »
Cependant Rose Berlin se faisait tenir au courant de
la situation générale. Ainsi apprit-elle qu'en province,
comme à Paris, les vides se faisaient de plus en plus
nombreux dans la noblesse qui formait sa clientèle,
notamment à Abbeville, où elle n'avait jamais cessé de
faire des affaires. Déjà, au mois de juin 1792, elle avait
effectué un envoi à M. de Selincourt réfugié à Liège. Le
baron Duplouy, qui avait toujours conservé des rela-
tions d'amitié avec elle, avait aussi quitté Abbeville et
244 ROSE RERTIN
gagné Boulogne, d'où, s'étant embarqué pour l'Angle-
terre, il était allé se fixer à Ganterbury.
Tout cela ne facilitait i)as les rentrées de Rose Ber-
tin. Elle en avisa Martincourt, son agent d'affaires, qui
s'occupa activement des créanciers abbevillois. La Ré-
publique confisquait les biens des émigrés, mais payait
leurs dettes, bien entendu jusqu'à concurrence de fac-
tif. Il était utile de profiter de l'occasion.
A la suite de ses démarches, Martincourt reçut la
circulaire suivante, qui précisait la situation de sa
cliente:
« Les administrateurs du département de la Somme
au citoyen Martincourt à Abbeville.
Citoyen
(t La loi du V floréal n'admet à la liquidation les
créances sur émigrés, ayant pour cause des marchan-
dises en fournitures, qu'autant que les registres des
marchands et fournisseurs auront été vérifiés. Cette
vérification doit être faite, d'après la loi du 18 pluviôse
dernier, par l'administration centrale ; mais, dans le
cas où les créanciers ne seroient pas domiciliés dans
la commune du chef-lieu, les administrations munici-
pales de leur domicile en sont chargées. »
L'arrêté du compte Duplouy fut enregistré au secré-
tariat du district d'Abbeville le 23 décembre 1792, an
P'' de la République française (1).
Cependant, la modiste, partie à l'étranger, ne l'était
pas encore sans espoir de retour. Et, portée sur la
(1) Collection de M. J. Doucet, Rose Berlin, dossier 240.
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 2*5
liste des émigrés, elle avait fait faire d'activés démarches
pour en être rayée.
Ses représentants à Paris se firent délivrer un certi-
ficat du commissaire de police de la section delaButte-
des-Moulins, attestant qu'il avait délivré le 28 juin 1792
à la citoyenne Bertin, un passeport e1 que les citoyens
Charles -Jean Soldato, restaurateur, rue de la Loi, 12/il,
et Luc-Joseph-Charles Corazza, limonadier, Maison Éga-
lité, n° 12, lui avaient servi de témoins (1). Ils consti-
tuèrent un dossier, déposèrent une requête et ob-
tinrent sous la date du 27 novembre 1792, an l^*" de la
République, l'arrêté suivant :
« Vu le mémoire de la citoyenne Marie-Jeanne Bertin,
marchande de modes rue de Richelieu, par lequel elle
demande la main levée des scellés apposés dans sa mai-
son de campagne à Épinay. Vu aussi les pièces jointes
à son mémoire : 1" un état des marchandises qu'elle a
envoyées à Francfort ; 2° un certificat du citoyen Che-
vry Le Chesnes, du 16 novembre 1792, qui atteste, en
sa qualité d'entrepreneur de roulage de Paris, qu'il a
expédié à Francfort 15 caisses pour le compte de la
citoyenne Bertin ; 3° une note du citoyen Bocqueaux du
10 septembre 1792, qui annonce qu'il a fait expédier
pour la demoiselle Berlin à Francfort une caisse con-
tenant des plumes et rubans de soie ; k" un certificat du
citoyen Messin, négociant à Paris, du 26 juillet 1792,
portant qu'étant à Francfort, pour son commerce, au
mois de juillet dernier, la citoyenne Bertin lui remit, à
titre de confiance, une somme de 9.1/i0 livres pourre-
(1) Archives Nationales, Émigration (Seine), Police Générale, série
V 5612.
246 ROSE BERTIN
mettre, à son retour à Paris, à sa maison de com-
merce; 5" une lettre du citoyen Ibert, datée de Mayence,
le 22 juillet 1792, sans adresse, de laquelle U résulte
qu'il est en relations d-atîaires avec la demoiselle Ber-
tin ; 6° trois autres lettres écrites par la citoyenne Ber-
tin à sa maison de Paris, dont une seulement est datée
de Bruxelles le H août, dans laquelle elle rend compte
des affaires qu'elle fait en pays étranger, et des
sommes qu'elle envoyé pour l'acquit de ses paiements
à Paris; 7" une quittance donnée au citoyen Ibert,
d'une somme de 15.39/i 1. 16 s. 8 deniers, dattée de
Paris le 31 juillet 1792 et signée par Omont pour la de-
moiselle Berlin ; 8*> un certificat du commissaire de
police de la section de laButte-des-Moulins, du 26 oc-
tobre 1792, qui prouve qu'il a délivré à la citoyenne
Berlin un passeport sous la date du 28 juin dernier,
laquelle a amené avec elle quatre ouvrières en modes
pour aller à Francfort pour alfaires de son commerce,
ainsi qu'elle l'a déclaré ; 9° enfin une reconnaissance de
deux administrateurs du département de Paris, datée
d'Épinay, le 26 octobre 1792, portant qu'ils ont reçu
du citoyen Nicolas Berlin un certificat de la section de
la Butte-des-Moulins, en foi de la non-émigration de sa
tante, bourgeoise d'Épinay et domiciliée à Paris, rue de
Richelieu ;
« Le Procureur général entendu ;
« Le Directoire considérant que la citoyenne Berlin
ne s'est absentée de France que pour raison de son com-
merce,
« Arrête, conformément à l'art. 6 de la loi du 8 avril
dernier, que les scellés apposés dans la maison appar-
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 247
tenante à la citoyenne Bertin, située à Épinay, seront
levés sans description, et qu'elle sera réintégrée dans la
possession et jouissance des meubles et efiets garnis-
sant ladite maison ; charge le Directoire du district de
Saint-Denis de pourvoir à l'exécution du jtrésent ar-
rêté. »
Forte de ces dispositions, rien ne s'opposait donc à
ce que Mlle Bertin reparût en France.
Le 5 décembre 179-2, en elïet, elle était de retour à
Paris, et hâtait de plus en plus la solution de certaines
affaires, fixait des rendez-vous, formulait des réclama-
tions, écrivait lettres sur lettres ; et le temps se passait
pour elle, dans une fièvre continuelle. Elle vivait dans
l'impatience inquiète d'un lendemain qui pouvait être
redoutable, et qui, infailliblement, ne devait être que
désastreux ; ainsi ces sombres journées de décembre
étaient à la fois trop courtes et trop lentes à son gré,
trop courtes pour tout ce qu'elle avait hâte de mettre
en ordre, trop lentes pour son désir d'en avoir fini.
Le 5 décembre, elle écrivait à un certain Thomassiny,
de Saint-Germain, pour lui demander s'il était chargé
d'elTectuer le paiement de 9.996 livres tournois, sur re-
connaissance signée par le ministre de Portugal à
Stockholm, Fernando Correa, et payable à la date du
!"■■ janvier 1793. Le 2/i décembre, elle écrivait encore
à Thomassiny en lui disant qu'elle avait attendu toute la
semaine sa réponse et en lui demandant de lui remettre
la somme dans le courant de la semaine suivante. Mais,
les choses n'allaient pas comme elle Peut souhaité,
l'homme d'affaires de Saint-Germain ne s'exécutait pas,
et le 11 janvier 1793, Rose Bertin insistait pour obtenir
248 ROSE BERTIN
un rendez-vous. ïhomassiny cependant continuait à se
dérober (1).
Or, tout d'un coup, Rose Bertin cesse ses insistances
auprès de lui ; et c'est Martincourt qui reprend l'affaire
et qui, le 15 février 1793, réclame à son tour un ren-
dez-vous. Ce même Martincourt, dès le 12 février, effec-
tuait au Bureau de la liquidation des detles des émi-
grés, le dépôt d'un relevé des principales sommes dues
par ceux-ci à Mlle Bertin. Que s'était-il donc passé
entre le 11 janvier et le 12 février? Rose Bertin avail
de nouveau quitté Paris. La condamnation et l'exécu-
tion de Louis XVI (15-21 janvier) ne furent pas étran-
gères à cette détermination subite. Rose avait compris
que les craintes de la Reine n'étaient pas vaines,
qu'elle avait vu clair dans la situation, et qu'elle avait
raison lorsqu'elle lui conseillait de quitter la France.
Rose avait compris qu'elle n'y était plus en sûreté, et
qu'elle aussi avait exercé une royauté, coûteuse et fri-
vole, contre laquelle les comptes de la maison de la
Reine pouvaient, un jour ou l'autre, constituer un ré-
quisitoire écrasant. Le frère du célèbre Léonard ne
fut-il pas une des victimes de la Terreur?
D'ailleurs, elle avait une retraite toute préparée à
Londres, dans cette ville où elle avait déjà fait plu-
sieurs séjours et d'où elle avait la liberté de surveiller
encore ses intérêts à l'étranger? C'est une lettre de
Martincourt en date du 1/imars 1793, qui nous apprend
que c'est bien là que Rose s'était réfugiée. « Mlle Bertin
m'a chargé de ses affaires avant son départ pour
(1) Collection de M. J'. Doucet, dossier Rose Bertin, n° 556.
(Bihiiollièque Xatiouale.J
1787
« MADEMOISELLE ROSI- .„ iH.nn.t-chnp.au .1 rcdin^olte du matin
;uix (.liaiiips-i:iysccs. »
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 249
Londres où elle est actuellement (1) », écrit-il à la mar-
quise de Mesmes, qui était redevable à la maison Bertin
d'une somme de /i82 livres 5 sols, montant de com-
mandes eflectuées de 1777 à 1786.
Elle partit, sans crier gare, n'informant que des
amis très sûrs, ayant bien garde d'ébruiter son passage
àAbbeville. Il y avait, en effet, grand danger pour elle,
et plus qu'ailleurs dans cette ville où elle était née, et
où elle était connue. Les notables qui siégeaient alors à
l'Hôtel-de-Ville, étaient, selon le dire du comte
Alexandre de Tilly, « les plus fieftes démagogues ». Ils
étaient loin cependant d'approcher de ceux qui terrori-
saient Arras, Cambrai et d'autres villes de province.
Mais elle jugea prudent, et elle n'eut sans doute pas
tort, de conserver en traversant le pays le plus rigou-
reux incognito.
Cependant, elle laissait croire même à son entou-
rage que, comme précédemment, son voyage était né-
cessité par les affaires de son commerce. Cela résulte
de ce que lui écrit son domestique. Colin, le 19 mars,
en lui communiquant un jugement qui avait été rendu
la veille sur délibéré dans un procès qu'elle avait avec
un certain Coustard de Villiers et qui lui reconnaissait
une servitude sur un bien de ce dernier : « Je suis très
aise, mademoiselle, dit-il, de vous donner des nouvelles
satisfaisantes de ce pays, où vous êtes attendue et dé-
sirée par tous ceux qui, comme moi, vous sont fort at-
tachés. »
« Pendant mon séjour à Bruxelles (en août 1792),
(1) Collection de M. J. Doucet, Rose Bertin, dossier 482.
•250 ROSE BERTIN
écrit d'autre part la comtesse de Danzic, ambassa-
drice de Prusse, Mlle Bertin se chargea de quelques
fournitures pour moi qu'elle me fit enfin passer par
une marchande de modes de Paris, en me faisant pré-
venir que des affaires pressantes l'avaient obligée de
partir dans la nuit même pour Londres, d'où elle
comptait retourner sous peu (1) ».
Elle comptait peut-être en effet que les événements
lui permettraient de revenir et que son exil serait de
courte durée. Bien au contraire, cet exil volontaire
allait devenir un exil forcé.
Des enr:emis, des envieux, des débiteurs peut-être,
se chargèrent de la dénoncer. Elle fut par eux accusée
d'émigration. En vertu de la loi du 28 mars 1793, de
nouveau, son nom fut inscrit sur la liste des émigrés
et les scellés furent réapposés sur ses propriétés.
Une fallait plus songer à rentrer en France, tant que
sa situation n'aurait pas été une fois encore régulari-
sée. Elle demeurait sous le coup des rigueurs de la loi,
et on sait quelles étaient ces rigueurs.
Tout ce qu'elle pouvait faire, était de soutenir sa
maison de Paris en faisant passer tout ce qu'elle par-
venait à se faire payer à l'étranger, sur les sommes
considérables dont elle était créancière.
Ainsi, la maison de la rue de Richelieu paraissait
résister plus ou moins, comme sembleraient le prouver
ces lignes écrites par Martincourt à la comtesse Jules
de Rochechouart le 17 août 1793 : « Les personnes qui
tiennent le magasin de Mlle Bertin ont oublié, lorsque
(1) Collection de M. J. Doucet. Dossiers Rose Bertin, n° ITS^'i
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 251
VOUS y êtes venue, de vous parler d'un mémoire mon-
tant à 1.561 livres 2 sols... (1) ». Ah ! comme les per-
sonnes qui tenaient le magasin de Mlle Berlin devaient
être peu occupées, alors que déjà la plupart des mai-
sons de luxe, et des magasins de modes par consé-
quent, étaient fermés.
Une anglaise, Hélène-Maria Williams, a bien carac-
térisé l'état d'âme des femmes de cette époque, état
d'âme qui explique le marasme du commerce des choses
relatives à la toilette.
(( Les Françaises, dit-elle, chérissent autant la gloire
de leur pays que les femmes des autres nations ; et si
nos Anglaises se décorèrent de robes à la Duncan, de
rubans au prince d'Orange, en l'honneur de valeureux
chefs, celles-ci portoient des bonnets à la Belle Poule,
à la Grenade, à la d'Estaing, à la Fayette, même au
compte rendu par >I. Necker ; témoignage non équi-
voque de leur sentiment pour les héros et les hommes
d'État de leur nation. Il est vrai que, depuis le nouveau
régime, les parures qui y faisoient allusion n'ont pas
été de mode ; mais la Bévolution s'est présentée à leurs
yeux comme un événement dont la réussite était dou-
teuse, et les suites à craindre; la République, qui en a
été le résultat, a souvent eu un aspect sévère et mena-
çant, qui a porté l'effroi chez les hommes ; pouvons-
nous donc être surpris que mon sexe ait repoussé ses
embrassemens fraternels (2) ? »
Quelques clientes venaient encore, de loin en loin,
(1) Collection de M. J. Doucel. Dossier 609.
(2) Aperçu de l'Etat des mœurs dans la République française
vers la fin du dix-huitième siècle, par H. M. Williams.
252 rosi: BERTIN
faire des achats modestes. La maison livrait par
exemple, le 25 avril 1793 à Mme d'Epréménil un cha-
peau de mariée de 3 livres. Quelle ironie ! Après avoir
habillé de brocart, de soie et de pierreries toute la no-
blesse de Versailles et de l'Europe, ne plus accueillir
que des visiteuses, qui n'étaient cependant pas les pre-
mières venues, et n'être réduit à ne leur vendre que de
pauvres petits chapeaux de mariées à un prix dont les
dames des halles auraient fait fi !
En somme, la maison n'existait guère plus que pour
permettre à Martincourt de liquider la situation.
Peu de temps après Texécution du Roi, la Commune
de Paris, par application de la loi du 12 août 1792, ré-
glait les fournitures faites au Temple pendant les quatre
derniers mois de 1792. Les factures précédemment pré-
sentées par Rose Rertin qui avait été avisée d'avoir à
les déposer au Temple, factures dont nous avons déjà
parlé, font partie d'un dossier conservé aux Archives
nationales (1).
On y trouve, tout d'abord, un état dont voici la te-
neur :
« Loi DU 12 AOUT 1792.
Elal des sommes à payer aux ci-après pour dépenses relatives
au service de la Tour du Temple.
Savoir :
aux Citoyens : \. s. d.
Berlin (citoyenne), Marchande de modes. . 602 » »
Bosquet, M"-^ Tailleur 4.427 5 7
Boulanger-Blet, M*^ Epicier 300 » »
Destrumel, vitrier 600 » »
(1) Archives Nat., FS 1311. Signature du 7 avril 1793.
211
2 »
14
11 »
1G9
» »
ROSE BERTIN SOUS LA RÉVOLUTION 253
Durand tils, serrurier 1.445 12 »
Gatineau, charbonnier 305 » »
Giot, cordonnier 48 » »
Laboullée, M'' parfumeur 144 17 »
Lefebvre et Thoret, M'Mingers 1.392 » »
Le Roy, M'' fruitier 680 » »
Mulard, Rôtisseur 960 11 »
Pazzy, M"^'^ Tailleur 1^4. » »
Piquet, portier de l'Ecurie de la garde à che-
val 109 4 »
Rassé, ci-dev' chef de la Cuisine bouche pour
19 jours de gages
Simon, blanchisseur
WolQ, cordonnier
Somme à payer 8.553 2 7
Au nom de la République
Commissaires, etc.
Faites payer, conformément aux arrêtés du Conseil
général de la Commune de Paris des 18 novembre 1792,
10 janvier et !i mars dernier aux dénommés au présent
état, la somme de 8.553 livres 2 sols 7 deniers pour ce
qui revient à chacun d'eux, en raison d'ouvrages et
fournitures par eux faites pour le service de la Tour du
Temple pendant les ù derniers mois 1792, lesdits
8.553-2-7 imputables sur les 500.000 livres ordonnées
par la loi du 12 août 1792 pour les dépenses du ci-de-
vant Roi et de sa famille.
Fait à Paris le 7 avril 1793, l'an II de la République. »
Cet état est suivi d'un autre état pour fournitures
faites pendant les deux premiers mois de 1793 ; mais
Boulanger, Gatineau, Le Roy et Mulard sont seuls à y
figurer.
254 ROSE BERTIN
Le même dossier comprend, en outre, l'arrêté sui-
vant :
Commune de Paris
Le II mars 1793, Tan 11 de la République française une
et indivisible.
Extrait des registres des délibérations du
Conseil général
Le Conseil général, après avoir entendu le rapport de
la commission chargée de l'examen des comptes du
Temple,
Arrête qu'il sera payé par le Ministre de l'Intérieur
sur les cinq cent mille livres décrétées pour Tcntretien
de la famille de Louis Capet, au citoyen [sic) Bertin
marchand, la somme de six cent deux livres pour solde
des mémoires cy joints et qui y resteront annexés.
Pour fournitures en aoust 602 1.
Signé : Pache, Maire, Président.
Pour extrait conforme à l'original.
COULOMBEAU,
Secrétaire-greffier.
Les mémoires annexés à cette dernière pièce sont
ceux présentés par la maison de modes de Rose Bertin
ets'élevantl'un à 806 livres, Tautre à 55 livres, soit en-
semble à 861 livres et rabattus par Verdier, chargé de
la vérification des comptes de la Tour du Temple à
570 livres pour le premier, et à 32 livres pour le second,
c'est-à-dire au total indiqué de 602 livres.
Les voici l'un et l'autre :
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 255
Premier mémoire :
« N" 16 fourni par Berlin, Marchande de Modes.
Savoir :
1792
août 12. — Un moyen bonnet en gaze, blonde et
ruban rose 27' 42'
Un second bonnet en gaze, tuile et
ruban de gaze blanc 30 44
3 (îchus de gaze anglaise à 16'. . . 36 48
2 larges demi-fichus de gaze Cham-
berry à 10' 14 20
4 grands demi-fichus d'Organdi brodé
à 271 84 108
Un jupon de mousseline des Indes
très fine brodée à jour contenant
cinq lez 170 240
Une pièce large ruban blanc. ... 24 36
Une pièce dito étroit 20 30
Une pièce faveur blanche o 8
Un màntelet de linon batiste garni de
bandes ourlées 85 110
Deux cartons ... à 3' ... . 3 6
19. — Un màntelet de tafifetas noir garni de
même taffetas 40 34
29. — La monture d'un bonnet de Malines,
fourni le linon 16 30
7i>re 5_ _ La monture d'un bonnet à fichu de
Malines fourni du linon .... 16 30
~57Ô 8Ô6
Vu et vérifié par nous, commissaire des comptes
du Temple. Arrêté.
Verdier 806
570
236 réduction. »
256 ROSE BERTIN
Second mémoire :
« fourni par Berlin, Marchande de Modes,
scavoir :
479-2
T"""* 13. — Monture et fourniture d'un bonnet à
fichu de linon 5 9'
Un fichu de 1 au. d/4 de taffetas noir
bordé de cornette de satin noir. . 12 19
20. — Monture et fourniture d'un Bonet à
fichu de linon S 9
30. — Monture et fourniture d'un Bonet de
linon 5 9
gbra g _ Monture et fourniture d'un Bonet de
linon . _5 9
32 55
Ce mémoire a été omis dans le liordereau du
C. Cleri et fait suite à celui du même bordereau
N'ie.
Verdier 55
_32
23 »
Dans le même dossier (Fi 1311), figure un autre état
relatif à cette période, et sur lequel nous relevons une
somme de 115 livres 17 sols au compte de Mme Pom-
pey, marchande de modes (l'état porte Lompey, mar-
chand de modes). Rose Bertin n'était donc pas la seule
modiste admise à fournir les prisonnières du Temple. Il
y en eut une troisième, la dame Augier, qui donne son
adresse rue Saint-Nicaise n° 22, et dont deux mémoires
de fournitures faites, le premier en août et sep-
tembre 1792, le second en janvier 1793, sont conservés
également dans un dossier des Archives nationales
(F/i 1313). Ils s'élèvent le premier à 518 livres 6 sols, le
second à 49 livres. -
(Collection J. DoncetJ
PORTHAIT 1)1-: liOSl-: 15i:i\TIX
(IVint vers 1701.)
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 257
A partir du 5 octobre 179'2, il n'y a plus de traces de
fournitures eftectuées au Temple parla maison Bertin. Il
y en eut peut-être encore, mais les factures n'avaient pas
été présentées, lorsqu'il fut question de faire le procès de
la Reine. On a raconté que la modiste savait qu'une en-
quête aurait lieu, qu'elle connaissait d'avance dans quel
esprit devaient opérer les commissaires enquêteurs, et
qu'elle se trouva un soir dans une grande agitation.
Ses livres de caisse portaient encore mention de
sommes assez importantes et dues par Marie -Antoinette.
Gratter, surcharger, il n'y fallait pas songer, les en-
quêteurs eussent vite fait de remarquer l'irrégularité
de tenue de ces livres et d'en soupçonner le motif.
C'était, en forçant ratTenlion, C(>ii)pr(*nieltrtî ia Rt^ne
encore plus aux yeux de Fouquier-Tinville. Elle n'avait
donc pas d'autre moyen d'effacer les dettes de la Reine
que d'en anéantir les preuves. Mais, en même temps,
tout ce qui, porté sur les mêmes livres, lui était encore dû
par d'autres clientes, s'en allait en fumée, et la perte
menaçait d'être considérable. Partagée ainsi entre son
intérêt personnel et la reconnaissance qu'elle devait à
Marie-Antoinette pour tous les bienfaits dont elle l'avait
comblée, pour tout l'argent qu'elle lui avait fait gagner,
pour la réputation à laquelle, grâce à la confiance de
la Reine, il lui avait été donné d'atteindre dans le
monde entier, gloire désormais posthume, mais qui cha-
touillait encore vivement son orgueil, Rose Bertin n'hé-
sita pas et, dans un bel élan de sa nature généreuse,
brûla de ses mains ceux de ses registres de commerce
où figuraient encore des sommes portées au compte de
Marie-Antoinette et non acquittées.
17
258 ROSE BERTIN
Telle est du moins Thistoirequi se racontait et qu'elle
avait bien garde de démentir. La marquise de Courte-
bourne y faisait encore allusion en 1817, lorsqu'elle
écrivait à Grangeret, l'avocat des héritiers Bertin :
« Mlle Bertin était la délicatesse et l'honnêteté même,
d'après ce que j'en ai toujours entendu dire. Sa con-
duite pour notre malheureuse Reine ne l'a que trop
prouvé. »
Cependant ce qu'elle put cacher ou détruire n'était
certainement pas d'une bien grande importance. Le
gouvernement révolutionnaire pouvait connaître toute
la dépense de la Reine jusqu'au 10 août 1792, les der-
niers mémoires non payés et relatifs aux deux dernières
années du règne de Louis XVI étant aux mains
d'Henry, liquidateur de la liste civile; et les dépenses
ultérieures, faites au Temple, pouvant être facilement
contrôlées par les geôliers de la prison royale. Tout ce
qu'elle eût pu faire, eût été de s'entendre avec Henry,
pour qu'il ne produisît pas les mémoires qu'il détenait,
et c'est peut-être ce qui sepa ssa, attendu que ces mé-
moires, non soldés, coûtèrent à la modiste plus de
35.000 livres, qu'à sa mort elle n'était pas arrivée à re-
couvrer.
Mais il n'était pas question du procès de la Reine,
lorsque la modiste fit à Paris la courte apparition que
l'on sait, en décembre 1792 et janvier 1793. Elle ne put
donc pas, à l'époque du procès, brûler de ses mains
ses livres de commerce, puisqu'alors elle était à
Londres, et dans Timpossibilité de rentrer en France,
où des mesures nouvelles avaient encore été prises
contre les Français inscrits sur la liste des émigrés.
ROSE BERTIN SOUS LA RÉVOLUTION 259
Il y avait déjà huit mois qu'elle était à Londres,
lorsque fut votée, le 17 septembre 1793, la loi des sus-
pects, dirigée contre les citoyens qui avaient émigré
depuis le 1"' juillet 1789, et même contre ceux qui
étaient rentrés en France dans les délais fixés par la
loi du 8 avril 1792. Un arrêté du Conseil général de la
Commune du 16 octobre -1793, le jour même de l'exécu-
tion de ]\larie-Antoinette, vint encore aggraver la si-
tuation des commerçants de Paris qui, comme Rose
Bertin, se trouvaient à l'étranger, en décidant que tout
marchand établi depuis au moins un an qui quitterait
son commerce serait réputé suspect et arrêté comme
tel(l).
Comment rentrer en France dans ces conditions?
Comment penser échapper à la surveillance de la po-
lice, armée déjà du décret voté par l'Assemblée le
29 mars 1793 ordonnant « que les propriétaires et prin-
cipaux locataires de maisons seraient tenus d'afficher
sur la porte extérieure, dans l'endroit le plus apparent,
et en caractères bien lisibles, les noms, surnoms, pré-
noms, âge et profession de tous les individus résidant
actuellement et habituellement chez eux (2) ».
Certes, il n'y avait pas à songer à passer entre les
mailles d'un lilet aussi serré que celui qu'avait tressé
contre les suspects la police de la Révolution.
Pour la seconde fois, son absence lui épargna la vue
d'une scène tragique qui, comme le massacre de la
princesse de Lamballe, et plus encore, eût été particu-
lièrement cruelle à son cœur, et à laquelle, étant donné
(1) V. Actes de la Commune.
(2) Dauban, la Démagogie en 1793.
260 ROSE lîERTIN
l'itinéraire suivi par le cortège qui menait Marie-Antoi-
nette à la guillotine, elle n'aurait pas pu se dérober en-
tièrement.
Lorsque la charrette fatale qui voiturait l'Autri-
chienne tout le long de la rue Saint-Honoré, passa de-
vant l'ancienne maison de Rose Berlin, la ci-devant
Reine ne put voir aux fenêtres que des visages étran-
gers ; peut-être, pensa-t-ello cependant au jour où, se
rendant à Notre-Dame, par cette route, elle s'était re-
tournée dans son carrosse pour applaudir sa modiste.
Depuis lors, Rose Berlin avait transporté son com-
merce plus loin, mais sur ce chemin, tout, pour la
Reine, était prétexte à de douloureux retours sur le
passé ; et quelques instants après, à l'angle de la rue
de Richelieu, songeant aux heures lointaines de Tria-
non, peut-être revit-elle une jeune et jolie femme, in-
souciante et gaie, suivie d'une cour élégante et joyeuse,
se promenant sous l'ombrage des allées du hameau et
laissant la traîne de sa robe de linon fleuri, balayer les
premières feuilles mortes.
Où étaient les robes légères, les grands habits, les
poufs et les plumes d'antan ? Qu'étaient donc deve-
nues les dernières fournitures faites au Temple ? En
quelles mains étaient-elles passées? Dans l'inventaire
des effets de la Reine, établi après son exécution, pour
toute coiffure, il n'y avait qu'une coiffe de linon.
De toutes les élégances, que restait-il désormais?
Que restait-il de cette société qui avait achalandé le
commerce de Mlle Bertin et qui, pendant tant d'années,
lui avait permis de mener grand train? Le couperet de
la guillotine achevait la perte de son commerce, en dé-
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 261
cimant les derniers débris de cette clientèle, dont l'émi-
gration lui avail enlevé déjà une bonne partie. Elle y
perdait de grosses sommes ; la plupart des fugitifs, dans
la précipitation du départ, n'ayant pas pris le temps,
ou ne possédant pas les moyens de régler leurs dettes.
La princesse de Lamballe avait été massacrée, la
duchesse d'Orléans était prisonnière, la guillotine avait
fait tomber les têtes de Marie-Antoinette, de Mme Eli-
sabeth, de Mme Du Barry, du général de Custine, du
président d'Ormesson, etc.; Mme Auguier (1), femme
de chambre de la Reine, s'était tuée en se jetant, de
peur d'être arrêtée, par une des fenêtres des Tuileries.
D'autre part, la liste des émigrés s'était allongée de
jour eu jour; parmi eux, la maison Bertin pouvait
compter entre autres la comtesse Béon de Béarn,
dame dhonneur de Mme Adélaïde, la comtesse de Ber-
cheny, la marquise et la duchesse de Ghoiseul, la mar-
quise de Chabrillant, la duchesse d'Harcourt. Mlle Dil-
lon, le baron Duplouy, le comte et la comtesse de Du-
ras, le comte de ïhiard, premier écuyer du duc d'Or-
léans, la comtesse de Gonzague, la comtesse de Laage,
le comte Auguste de Lamarck, le duc et la duchesse de
Luxembourg, la marquise de Marbœuf, la marquise de
Margency, la marquise et la comtesse de Menou, la
comtesse de Montalembert, le baron de Nansouty, la
vicomtesse de Polastron, la marquise de Pompignan, la
vicomtesse de Preissac, la duchesse de Polignac, le
comte d'Artois, la princesse de Rochefort, la comtesse
de Rochechouart, la marquise de Tonnerre, la comtesse
(1) Mme Auguier, sœur de Mme Campan, était la mère de la Ma-
réchale Ney. (Voir Mém. de Mme Vigée-Lebrun.)
262 ROSE BERTIN
(ie Vergennes et môme un marchand de modes de Dijon,
nommé Thévenard, qui mourut le 20 août 1793 à l'hô-
pital auibulant de l'armée du prince de Condé à Schif-
ferstadt. 11 (igurait au nombre des clients de Rose
Bertin au moins depuis 1782.
Ce qui n'était pas mort ou émigré, se terrait. Alors,
dans leurs carions couverts de papier à ramages,
comme dans des tombeaux dignes de leur fragilité fu-
tile, dormaient sous la poussière les derniers colifichets
de Rose Berlin.
Cependant, tandis que le chargé d'afîaires de la
grande modiste poursuivait activement à Paris le re-
couvrement des sommes que les émigrés lui devaient
encore et produisait ses mémoires au bureau de la li-
quidation de leurs biens, Rose Bertin continuait tant
bien que mal à s'occuper, dans la mesure du possible,
de ses rentrées en pays étranger.
C'est ainsi qu'elle fit, de Londres, le 13 février 1793
un envoi de 9. 762 livres, le 23 mai 1793 un envoi de
20.000 livres ; le 27 mai, un autre envoi de 2.000 livres ;
le 28 août, un autre, de 13.091 livres. Elle fit encore
passer par mandats ou autrement plus de l/i.OOO livres,
ainsi que l'attestent les états conservés aux Archives
nationales (1), et, par une note qui s'y trouve égale-
ment, il est établi que « la citoyenne Marie-Jeanne Ber-
tin a payé dans sa maison de Paris, depuis juillet 1792
jusqu'à fin décembre 1793, vieux style, Zi75.3Zi3 livres
!i sols 8 deniers à de pauvres ouvriers sans-culottes,
(1) Archives Nationales. Comité de Sûreté générale, série F"
4596, et Émigration (Seine). Police générale, série F', 5612.
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 263
gaziers, rubanniers, agrémentistes, fleuristes, plumas-
siers, brodeurs, ouvrières, presque tous chargés de
famille ».
Parmi les créances dont Martincourt eut à s'occuper,
il y en avait de fort anciennes. Le marquis de Chabrillant
devait 378 livres et la dette remontait k l'année 1779.
Le marquis, qui avait des succès auprès des femmes,
fréquentait les coulisses et avait eu successivement pour
maîtresses Rosalie Laguerre et Mlle Guimard, de l'Opéra.
C'est à l'une d'elles sans doute qu'était destiné l'objet
qu'il avait commandé rue Saint-Honoré et... oublié de
payer. Il n'était pas le seul à avoir de ces oublis.
La marquise de Bouille, qui mourut en 1803 sans que
Rose Berlin ait rien pu obtenir d'elle, avait ouvert en
mars 177 h un compte qui, jusqu'en 1786, s'était élevé à
6.791 livres. La comtesse de Salles devait l.l/i8 livres
pour un mémoire relatif aux années 1778 à 1781 ; le
comte et la comtesse de Duras 7.386 livres réparties
dans les années 1774 à 1789 ; le comte Auguste de La-
marck, 1.558 pour des commandes eflectuées en 1774-
1775 ; le chevalier de Saint-Paull.3Zi3 livres: il s'agissait
de fournitures faites pour une amie de la princesse de
Laval en 1778. La vicomtesse de Polastron avait laissé
un arriéré de 19.960 livres, la princesse de Rochefort, de
10.90/1 livres, la marquise de Tonnerre, de 10. 9Zi6 livres
parmi lesquelles une somme représentant le montant
de fournitures faites à propos du voyage de la cour à
Fontainebleau en 1775, et bien d'autres.
Il était évident que le recouvrement de ces sommes,
qui n'avaient pu être touchées depuis si longtemps, tan-
dis que les débiteurs jouissaient de pensions, de rêve-
264 nOSE nERTIN
nus de prébendes et occupaient les places les plus lucra-
tives de la monarchie, devenait bien problématique et,
de fait, la malbeureuse Rose but un bouillon considé-
rable.
Lorsqu'elle mourut, ses héritiers poursuivirent tous
ses débiteurs et parvinrent à se faire régler une partie
des sommes qu'on lui devait encore en 1813. Néan-
moins, il resta, malgré tout, pour /i90.000 francs d'im-
payés.
La situation des maisons de modes allait, à Paris, de
mal en pis. Une à une les boutiques des grandes coutu-
rières et des modistes étaient obligées de fermer, le
chitïVe des affaires ne suffisait même plus à supporter
le poids des loyers.
Cependant Rose Rertin n'était pas femmeà se laisser
décourager, et à perdre son temps en vaines lamenta-
tions. Elle avait été hardie, entreprenante, pendant
toute sa vie, active elle demeura pendant toute cette
période qui montra à leur réelle valeur le caractère des
gens. Les masques qu'impose la société mondaine n'é"
talent plus de saison, et les âmes, veules ou courageuses,
paraissaient à découvert.
Les brouillards de la Tamise et l'atmosphère enfumée
de Londres n'étaient pas capables de changer l'humeur
de Rose ; et si elle déplorait parfois de se trouver éloi-
gnée de la rue de Richelieu et privée du bon air d'Épi-
nay, elle avait trouvé le moyen de continuer la vie re-
muante qu'elle menait en France.
Aussi d'une part, continuait-elle à entretenir des rela-
tions d'affaires avec la clientèle étrangère, de l'autre,
mettait-elle la plus grande constance à poursuivre le
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 265
recouvrement des sommes qui lui étaient dues en Rus-
sie, en Suède, en Espagne, etc. En outre elle demeurait
en rapports constants avec Martincourt. De ce côté, il
lui fallait agir avec la plus grande prudence. En effet
« celui qui arrivait d'un pays lointain, et avait à re-
mettre une lettre rue de Richelieu, devait savoir, avant
de se mettre en course pour la chercher, qu'elle s'ap-
pelait rue de In Loi : car la demander sous son ancien
nom suifisait pour le faire arrêter, et le mettre en sus-
picion (1) ». C'est ainsi qu'elle se servit d'un jeune An-
glais, chez la mère duquel elle habitait, pour faire passer
à son homme d'affaires le mémoire des fournitures faites
par elle à la comtesse de Dannzic, ambassadrice de
Prusse. Nous avons vu qu'il existait une lettre de la
comtesse (2) dans laquelle celle-ci écrivait: « Pendant
mon séjour à Rruxelles, Mlle Rertin se chargea de
quelques fournitures pour moi, qu'elle me fit enfin pas-
ser par une marchande de modes de Paris, en me faisant
prévenir que des affaires pressantes l'avaient obligée
de partir dans la nuit même pour Londres, d'où elle
comptait retourner sous peu. » Il s'agissait là de com-
mandes faites en août 1792, lors du passage de Rose à
Rruxelles ; elles furent hvrées du 25 octobre au 16 dé-
cembre, comme en fait foi le mémoire s'élevant à
2.581 livres et sur lequel figure la note suivante : « Ce
mémoire est extrait d'un petit livre apporté par le fils
d'une dame chez laquelle a demeuré en Angleterre la de-
moiselle Rertin ».
(1) Duchesse d'Abrantks, Histoire des Salons de Paris, l. III.
(2) Collection de M. J. Doucet. LeUre du 8 mars 1819.
266 ROSE BERTIN
Elle multiplie alors déplus en plus les lettres de ré-
clamations aux clients qu'elle avait à l'étranger. Elle
écrit à Fernando Correa, ambassadeur de Portugal à
Stockholm en le priant de remettre les 9.996 livres qui
lui étaient dues aux mains de ]\1. de Chapeau-Rouge,
banquier à Hambourg, et annonce qu'ayant formé le
projet d'aller bientôt dans cette ville, elle espère que le
dépôt de cette somme sera effectué chez son banquier,
et que, dans le cas contraire, elle est décidée à pous-
ser jusqu'à Stockholm pour se faire rendre justice.
Elle alla effectivement en Allemagne, mais il n'appa-
raît pas qu'elle ait poussé jusqu'à Stockholm. En tous
cas, elle ne trouva pas l'argent dont elle avait tant be-
soin chez le banquier de Hambourg.
Alors, elle était réellement acculée et cherchait à
faire feu de tout bois. M. des Entelles a rappelé son
passage à Manheim à cette époque dans une lettre où
il dit: « En émigration, j'ai beaucoup rencontré
Mlle Berlin, à Manheim, où nous demeurions, et pendant
quinze jours, à la même auberge, nous mangions tous
les jours ensemble (1). » Il la connaissait d'ailleurs de-
puis longtemps, appréciait sa conversation, et se rap-
pelait avec plaisir le temps où il la voyait chez la Reine.
Il ajoute même que plus tard, à Pétersbourg, il la vit
encore fréquemment.
C'est que les rapports qu'elle entretenait avec la
haute société russe avaient toujours été empreints d'une
intimité toute particulière ; et que ses intérêts dans ce
pays étaient considérables.
(1) Collection de M. J-. Doucet. Dossier n» 196.
ROSE BERTI>f SOUS LA REVOLUTION 267
Mais avant d'entreprendre ce voyage en Russie, Rose
Bertin avait donc écrit lettres sur lettres pour exposer à
sa clientèle la situation dans laquelle elle se trouvait par
suite des événements politiques. Dans une de ces lettres
écrite en 1797 à la princesse Galitzin, sœur du général,
par laquelle elle lui réclamait 2.600 livres, elle disait:
« Les circonstances fâcheuses dans lesquelles je me
trouve, m'engagent à profiter du départ de M. le prince
de Kourakin pour vous adresser une demande si long-
temps attendue (1). »
« Permettez-moi, écrit-elle encore à la princesse Ga-
litzin, de vous faire la confidence que je remis à M, le
comte de Schouvalofif 80.000 livres pour empêcher le
jour même la vente au Mont de piété des effets précieux
qu'il y avait engagés, tels que sa plaque, ses épau-
lettes et ses croix (2). »
Il s'agissait du comte André Schouvaloff, mort en
1789 et qui avait été très connu à Paris, où il menait la
vie large, trop large comme on le voit. 11 fréquentait
assidûment les gens de lettres; Marmontel, Helvétius,
Chamfort, La Harpe et Voltaire comptaient au nombre
de ses relations et il était un des assidus du salon de
Mme du Defifant. C'était lui qui avait écrit VÉpître à
Ninon, qu'on attribua à Voltaire. Mais il ne se bornait
pas à ces fréquentations qui ne l'auraient point amené à
obérer son budget au point d'en être réduit à porter au
Monl-de-piété ce qu'il pouvait avoir de précieux.
Ainsi, tandis que ces princes russes menaient à Paris
la vie à grandes guides, laissant plus ou moins de leurs
(1) Collection J. Doucet. Dossier ô92'>'8.
(2) M. (Dossier 649).
268 ROSE BERTIN
plumes dans les lieux où Ton s'amuse et où l'on se
ruine, et étalant un luxe au-dessus de leurs moyens,
ils trouvaient encore auprès de la modiste qui, réelle-
ment, était toquée d'eux, un apport financier, dont ils
i)erdaiont bien rapidement le souvenir quand sa géné-
rosité avait épargné à leur nom la honte des enchères
publiques.
Le 12 juin 1793 c'est au comte de Czernitcheff fils
qu'elle réclamait 8.800 livres qui lui restaient dues par
ses parents. Ceux-ci, du moins, payaient leurs dettes.
Ils lui avaient dû jusqu'à près de 21.000 livres et la
mort stnile les avait empêchés de se libérer. « La con-
fiance dont M. le comte et Mme la comtesse m'avaient
honorée pendant vingt ans (1) », écrivait-elle à leur hé-
ritier, pensant ainsi donner plus de poids à sa requête ;
mais de ce côté, elle n'eut encore que des déceptions.
La mauvaise fortune semblait s'acharner après
elle. Le 20 décembre 1793, la veuve Leleu et C'%
banquiers, versaient pour le compte de la Reine de
Suède 20.105 livres aux mains du fondé de pouvoirs
qui s'occupait à Paris des intérêts de la modiste. Mais,
la loi était formelle; et Martincourt dut en eftectuer le
dépôt à la Trésorerie Nationale. Ce versement était la
conséquence de la réclamation formulée le 17 février
précédent par l'intermédiaire de Leleu, banquier rue des
Jeûneurs, auprès de S. M. le roi de Suède. Le récépissé
signé par le citoyen Cornu est daté du 16 fructidor an II
(2 septembre 179/i), et la citoyenne Bertin figurait alors
sur la liste des émigrés, comme le constate une lettre
(1) Collection J. Doucet. Dossier 649.
ROSE BERTIN SOUS L.\ REVOLUTION 2«9
du '27 mai 1795 dans laquelle il est dit : « Alors portée
sur la liste des émigrés », mention qui, d'autre part, in-
dique qu'à cette dernière date elle avait réussi à faire
radier son nom de cette liste de proscription.
Cependant l'Administration continuait ses opérations
de confiscation. Nous trouvons dans les Archives na-
tionales les preuves de son activité :
Comité de siireté générale.
« Du 14 prairial Tan second de la Rép. franc., une et
indivisible
« A la commission des revenus nationaux
« Citoyen L. Aumond.
« Nous apprenons que la nommée Bertin. marchande
de modes de la ci-devant cour, et qui estémigrée, pos-
sède une maison près de Franciade, indépendamment
de celle qu'elle avoit à Paris. Nous appelons ton atten-
tion sur les mesures qu'il est instant d'adopter pour
mettre ces immeubles à la disposition de la Répu-
blique.
« Les deux représentants du peuple, membres du co-
mité de Sûreté générale.
" Signé: Elie Lacoste, Louis (du Bas-Rhin).
DUBARRAU, AmAR, VûULLANU (1). »
Les archives de la Seine nous apprennent quelle fut la
suite donnée à l'avis du Comité de Sûreté générale :
(1) Archives^ Nationales. Comité de sûreté générale, série F',
4596.
270 rose bertin
Egalité, Liberté.
Les Administrateurs de r Enregistrement et des Do-
maines nationaux
Au citoyen Gentil, directeur, à Paris.
Paris, le 3 Messidor,
an 2 de la République française
une et indivisible.
« Les commissaires des revenus nationaux viennent
de nous annoncer qu'ils sont instruits par le comité de
Sûreté générale que la femme Bertin, marchande de
modes, émigrée, possédait près Franciade, une maison
indépendamment de celle qu'elle avait à Paris, qu'il a
écrit au département pour savoir si ces deux immeubles
sont sous la main de la nation, et, dans lex^as où ils ne
le seroientpas, les commissaires nous recommandent de
concourir en ce qui nous concerne à l'exécution de cette
mesure.
« Tu voudras bien écrire sur-le-champ à notre pré-
posé à Franciade, pour savoir si la maison decampagne
de la marchande de modes Bertin est dans la main de
la République, en quoi consiste cette maison et les di-
ligences qui ont été faites pour en tirer parti, si elle
est garnie de meubles, si les scellés y ont été apposés
par le district, et dans ce cas, s'il se propose de faire
inventaire des etfets et de faire procéder à leur vente ;
tu lui prescriras de te fournir ces renseignements le plus
tôt possible, et tu voudras bien nous les transmettre.
« Nous te prions aussi de nous rendre compte des
diligences qui ont été faites relativement à la Maison de
Paris (1). »
Suivent les signatures.
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 271
Le directeur de rEnrcgistreinciiL Lrunsmettait deux
jours plus tard les ordres des commissaires :
Paris, le 5 Messidor, an 2 de la Rép. française une et ind.
« Le directeur de l'Enregistrement, etc., au citoyen
Brute.
« Informés par le comité de Sûreté générale que la
femme Bertin, marchande de modes, émigrée, possé-
dait près Franciade une maison, les commissaires des
revenus nationaux ont écrit au département pour savoir
si cet immeuble est sous la main de la Nation, et dans
le cas où elle n'y seroit point, ils recommandent à
l'agence nationale de concourir, en ce qui la concerne,
à l'exécution de cette mesure.
« Pour répondre au vœu de la commission les admi-
nistrateurs de l'agence nationale désirent savoir si la
maison dont il s'agit, laquelle est située à Épinay, est
dans la main de la République, en quoy elle consiste, si
elle est garnie de meubles, si les scellés y ont été appo-
sés par le district, et dans ce cas s'il se propose de
faire l'inventaire des effets et de faire procéder à leur
vente.
« Tu voudras bien te procurer et me transmettre le
plus tôt possible ces renseignements (1). »
Le lendemain un ordre plus carégorique était expé-
dié à ce sujet :
6 Messidor, an 2.
« Le D. de l'Ad. au C. Sapinaut.
« Tu voudras bien aller en avant et faire les pour-
(1) Archives de la Seine, Carton 709.
272 ROSE BERTIN
suites nécessaires contre l'émigrée, tille Bertin, ci-de-
vant marcliande de modes. Tu me rendras compte de
ce que tu auras fait à cet égard. »
Pendant ce temps, Rose Bertin, avait ouvert à
Londres un atelier bien modeste à côté de ce qu'avaient
été ceux de la rue Saint-Honoré et de la rue de Riche-
lieu. Et de là, elle continuait à servir sa clientèle étran-
gère. « Envoyé de Londres à Mme la comtesse,
25 juin 179/i », lisons-nous sur un relevé de fournitures
faites à la comtesse de Razoumowsky. Enfin, elle vivo-
tait et montrait, du moins, une énergie qui eût pu servir
d'exemple à d'autres émigrés.
Mais les événements se précipitaient. Le tribunal ré-
volutionnaire s'était, de ses doigts sanglants, marqué
lui-même. Il pouvait s'acharner encore à son œuvre
maudite, frapper en aveugle, accumuler les cadavres,
la mort rôdait dans le prétoire aussi menaçante pour
les juges que pour les accusés. Lescharrettes pouvaient
se succéder sur le chemin de l'échafaud, et. le 7 ther-
midor, emporter encore quelques-uns des anciens
clients de Rose ; de la dernière fournée, en effet, étaient
le comte de Clermont-Tonnerre, le comte de Thiard, la
princesse de Chimay, que Rose avait tant fréquentée
pendant la période oîi elle avait été dame d'atours de
Marie-Antoinette ; la Terreur avait vécu ; le lendemain,
Robespierre tombait, et la France se reprenait à respi-
rer, à espérer, à vivre.
La nouvelle de la mort du tyran était bien faite pour
réjouir Rose Bertin qui entrevoyait déjà la possibilité
de rentrer à Paris.
Elle fit reprendre avec plus d'activité que jamais les
,,:*«
ROSE BERTIX SOUS LA REVOLUTION 273
démarches commencées dans le but d'obtenir sa radia-
tion de la liste des émigrés. Claude-Charlemagne Ber-
tin, Tun de ses neveux, ainsi que Martincourt, son dé-
voué correspondant, s'y employèrent avec la plus grande
et la plus louable activité.
Une première requête, dont nous respecterons l'or-
thographe, fut rédigée, et adressée au Directoire du
département de Paris (1) :
« La citoyenne Bertin, marchande de modes de Paris,
étoit chargé d'engagements considérables envers des
ouvriers et artisants vrais sanculotte qu'elle employé
depuis plus de vingtemps. Voyant son commerce abso-
lument anéanti en France, elle est allé avec passeport
chercher en pays étrangers la deftaite de marchandises
qui lui rcstoientet don le produit lui étoit indispensable
pour faire face à ces dettes.
« Les circonstances de la guerre l'ayant empêché de
placer ces marchandises aussi promptement qu'elle l'es-
péroit, elle s'est vu dans la malheureuse alternative ou
de prolonger son séjour chez l'étranger ou de manquer
à ces engagements.
« Des malintentionnés, sans doute ces débiteurs ; et
peut-être des ci-devants l'ont dénoncé comme émigré
au mois d'octobre 1792. Elle a alors recouru à voire
justice, et après le plus mûr examen, vous avez décidé
par un arrêté du 27 novembre 1792, qu'elle étoit en
possession de son état civil. Depuis ce temps, elle a
continué de faire des remises à sa maison de Paris, et,
à l'aide des opérations faites par les personnes char-
(1) Archives Nationales. Comité de Sûreté Générale, série F^,
4596.
18
2T4 ROSE BERTÎN
gées de ces affaires, elle est parvenue à payer /i75.3Zi3
livres à ses créanciers pour la plupart nécessiteux et
qu'elle auroit entraîné dans sa ruine, si elle n'avoit pris
le parti d'aller chercher au dehors une deffaitte qu'elle
ne pouvoit espérer dans son pays.
« Cependant des débiteurs de mauvaise foi, refusant
de la payer en supposant émigré, au mépris de l'ar-
rêté du Directoire qui la déclare en possession de son
état , elle croit devoir remettre sa position sous les
yeux de l'administration et réclame de nouveau sa jus-
tice, requerrant que son nom soit rayé de la liste d'Émi-
gré dans le cas où elle y auroit été comprise par suite
de dénonciation de quelques malveillants.
« La justice qu'elle sollicite intéresse non seulement
les nombreux créanciers qui lui reste à satisfaire, mais
encore quatorze ou quinze parents née comme elle
sans fortune et qui n'existent depuis vingt ans que par
son secours, fardeau qui joint à la mauvaise foi de ses
débiteurs, lui laissera à peine le juste nécessaire.
« Elle joint ici les sommes qu'elle a remise à sa
maison de Paris depuis sont départ et celles que les
personnes chargé de ses affaires ont payé. »
A cette requête était joint l'État des envois de fonds
effectués de Francfort et de Londres dont nous avons
parlé, une note d'acomptes payés à divers ouvriers et
fournisseurs s'élevant à 73.503 livres 19 sols^ 3 deniers,
et un autre État de paiements sur lequel nous relevons
les quelques sommes suivantes :
« Une reconnaissance du citoyen Moreau,
marchand de blondes 66.625 liv.
ROSE BERTIN SOUS LA RÉVOLUTION 270
(i Trois quittances de la section de la
Montagne : en don volontaire. . . 300
« Deux quittances d'Épinay pour frais
de guerre 75
« Trois quittances pour biens nationaux. 12./i00
c( Une quittance du maçon d'Épinay pour
te bm-nage déterre de biens nationaux. 360
I) Une quittance de l'arpenteur pour les-
dites terres 100
(( Donné six chemises ne^uves à la sec-
tion de la Montagne le 29 brumaire. »
Ainsi, elle ne manquait pas de mentionner les dons
patriotiques qu'elle avait consentis en différentes cir-
constances, non plus que l'achat qu'elle avait fait à Épi-
nay de terres contisquées à la congrégation des Mathu-
rins d'Emile (Montmorency). Tout cela, n'étaient-ce pas
des preuves de civisme ?
Cependant la première requête n'eut pas le succès
qu'en attendaient ses auteurs. L'affaire fut renvoyée au
Comité de Sûreté générale.
Les administrateurs du département de Paris, qui
avaient été appelés à juger du bien-fondé des réclama-
tions de Rose Bertin, tout en reconnaissant que sa re-
quête leur semblait justifiée, n'osaient se prononcer for-
mellement. On se rendra compte des réticences qu'ils
émettaient par la lecture de la lettre suivante (1) :
(1) Archives Nationales. Emigrés série F' 3361.
276 ROSE BERTIN
Bureau du contentieux
des Émigrés.
Dertiii, marchande de Modes.
« Département de Paris
Paris, le sept fructidor de l'an II,
de la République française une et indivisible.
« Les administrateurs du département de Paris aux
citoyens représentants du peuple, composant le comité
de Sûreté générale de la Convention nationale.
« Un arrêté du Directoire, citoyens, en date du 27 sep-
tembre 1792, motivé sur l'article 6 de la loi du 8 avril,
relative aux négocians, a fait mainlevée du séquestre
qui avoit été mis sur les biens de la citoyenne Bertin,
marchande de modes de la ci-devant Capet.
« Mais depuis, et en vertu de la loi du 28 mars 1793,
elle a été portée sur la liste des émigrés, et les scellés
ont été réapposés de nouveau chez elle.
« Elle en demande aujourd'hui la levée, et la radia-
tion de son nom de la liste, sur le fondement qu'elle
n'est allée chez l'étranger en juillet 1792 qu'en vertu de
passeport, et pour récupérer des sommes immenses
qui lui sont dues. Elle est encore actuellement en An-
gleterre, d'où elle a déjà fait passer près de 500.000
livres à sa maison de commerce, dont il paroit en avoir
été payé 80.000 à des ouvriers braves sans-culottes,
qu'elle employait depuis vingt ans ; et elle annonce que
son séjour forcé et prolongé en Angleterre, n'a d'autre
cause que l'envie de satisfaire à ses engagemens, et sur-
tout de s'acquitter envers des ouvriers nécessiteux,
auxquels elle doit encore des sommes considérables.
« Nous pensons, citoyens, que la loi du 28 mars n'a
ROSE BERTIN SOUS LA RÉVOLUTION 277
rien changé à la condition de la femme Bertin, puis-
qu'elle est partie avec passeport, et pour cause de
commerce ; et que l'envie qu'elle a déjà manifesté de
satisfaire ses créanciers et des ouvriers indigens pou-
voit être un motif d'exception à la loi du 23 octobre 1792;
mais comme cette femme, par état, approchoit la cour
et les grands, nous avons sursis à prononcer jusqu'à
votre décision, et que nous ayons acquis la certitude
([u'il n'existe contre elle aucuns faits qui puissent la
faire suspecter de conspiration et de contre-révolution.
Votre réponse nous servira de base. »
« Signé: Garnier, E. J.-B. Maillard, Houzeau,
Damesme. »
L'affaire étant ainsi portée devant le comité de Sûreté
générale, les demandeurs durent libeller une nouvelle
requête, dans laquelle il est dit (1) :
« Les parents et les créanciers de la citoyenne Bertin
réclament la justice du Comité de Sûreté générale en sa
faveur.
« Elle est sortie en remplissant les formes de la loi
pour les commerçans, a emmené avec elle quatre ou-
vrières avec passeports de leur section visés parla Mu-
nicipalité de Paris, étant dans l'habitude d'envoyer des
factrices en pays étranger, ainsi que ses livres en font
foi.
c< Une erreur sans doute l'a fait mettre sur la liste
des émigrés, quoiqu'à la fin de septembre 1792 le dé-
partement ait pris un arrêté en sa faveur qui lui assure
(1) Archives Nationales. Comité de Sûreté générale, série F^»
4596.
278 ROSE BKRTIN
son étafc civil ; et, sans la guerre qui l'a empêchée de
vendre ses marchandises aussitôt qu'elle le désiroit,
elle seroit déjà rentrée, rapportant la plus grande par-
tie de ce qui lui étoit dû par l'étranger.
« Le conspirateur Momoro, ennemi de la République
et des avantages que le commerce pouvoit lui procurer,
a fait un rapport au département, où, ne pouvant décla-
rer cette citoyenne émigrée, puisqu'elle a rempli toutes
les formalités de la loi pour les commerçans, mais,
poursuivantses infâmes projets contre-révolutionnaires,
a fait renvoyer l'atfaire au Comité de Sûreté générale,
ce qui retarde depuis trois mois le paiement de cent
perres de famille, créanciers de cette citoyenne ; qu'on
vouloit, par là, exciter au mécontentement, mais qui ne
pouvant croire que les grands principes qui font la
gloire du Comité de Sûreté générale et la seureté des
républicains, le fasse regarder comme suspect un indi-
vidu qui, par ses talens, a fait fleurir le commerce na-
tional et fait entrer en France des sommes considé-
rables, et qui, dans ce moment, à l'âge de cinquante
ans, force nos ennemis à être tributaires de notre in-
dustrie et fait un échange de leur or contre les boulets
que leur lance la République.
« La preuve de son amour pour son pays et de son
civisme est le désir de son retour dans sa patriCr vu
qu'elle pourroit former un établissement avantageux
avec ses marchandises et les fonds qu'elle pourroit y
toucher, si elle ne préféroit à tout une honnête médio-
crité dans sa patrie où elle a acheté des biens natio-
naux, et, notamment, la veille de son départ 23 arpens
à Épinay qui, ses dettes payées, feront tout son avoir.
ROSE BERTIN' SOUS LA REVOLUTION 275)
« Ses parens ne disent rien de tout ce que sa mai-
son a donné en gratifications à sa section, en argent,
cbeniises et objets de tout genre pour les frais de la
guerre.
« Le Comité voudra bien observer que, sans cet inci-
dent, cette citoyenne alloit rentrer en France, et qu'elle
y seroit depuis plus de six mois avec la plus grande par-
tie de ses créances étrangères, qui seroient perdue
pour la République, si le comité deSeureté générale ne
lui rend justice d'après la loi. »
On voit que les requérants évitent de parler de Tap'-
parition que Mlle Berlin fit à Paris au cours de l'hiver
1792-93, ce qui laisserait à penser qu'à cette époque elle
repartit pour Londres sans faire viser à nouveau le pas-
seport qui lui avait été délivré en juin, et qu'elle quitta
la France à ce moment, avec une certaine précipitation,
à laquelle les événements de janvier ne furent peut-être
pas étrangers.
L'enquête se poursuivit activement ; et avec la plus
grande circonspection de la part de l'Administra-
tion, ainsi qu'il résulte d'une note du comité de lé-
gislation insérée dans le dernier de l'affaire, et ainsi
conçue :
« N. B. 11 existe au comité de salut public, section
des relations extérieures, une lettre d'un émigré dans
laquelle il est question de la citoyenne Bertin.
« Il paroit fort important de ne pas prononcer sur
cette affaire avant d'avoir vu la lettre. Il convient d'en
demander copie au comité du S. P. »
Cette lettre ne contenait rien de compromettant pour la
modiste, attendu qu'elle obtint le 16 janvier 1795, c'est-
280 ROSE BERTIN
à-dire au bout de deux ans d'exil en Angleterre, l'arrAté
suivant (1) :
« Du 27 nivôse an 111 de la République française.
« Vu le mémoire de la citoyenne Marie-Jeanne Ber-
tin, marchande de modes à Paris, par lequel elle de-
mande la radiation de son nom de la liste des émigrés,
et la levée des scellés réapposés sur sa maison de cam-
pagne à Ëpinay; ensemble: 1" l'arrêté du Directoire du
27 novembre 1792 qui la réintègre dans la possession
de ses meubles à Épinay et les pièces y mentionnées :
2° son livre de commerce et un état des sommes qu'elle
a fait passer à sa maison de commerce à Paris depuis
son départ montant à près de 500.000 livres ; 3" un
apperçu des sommes qu'elle a fait payer à ses ouvriers
et artisans, monlant à près de 80.000 livres ; 4" une
liasse de lettres de change acquittées depuis son ab-
sence ; 5" une autre liasse de quittances relatives aux
biens nationaux par elle acquis; 6° une autre liasse de
quittances de dons patriotiques pour frais de guerre ;
T minute de la lettre écrite le 7 fructidor au comité de
Sûreté générale de la Convention pour savoir s'iln'exis-
toit aucune suspicion de contre-révolution et conspi-
ration contre la citoyenne Berlin ; 8° la réponse du co-
mité du 19 vendémiaire portant qu'il n'existoit aucune
dénonciation contre elle ; 9° le certificat de la section
de la Butte-des-Moulins du 6 nivôse, vérifié au dépar-
tement le 9, qui prouve que la citoyenne Berlin est con-
nue depuis vingt ans pour être dans l'usage d'aller et
faire le commerce chés l'étranger.
(1) Archives Nationales. Emigration (Seine). Police générale,
Seine F?, 5612.
' Bihiioth'-ijdf Xationale.)
DUCHESSK DE DKVONSIIIRI-:
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 281
« L'Agent national entendu,
« Le département, considérant qu'il résulte des pièces
cy-dessus que la citoyenne Bertin est notoirement con-
nue pour être dans l'usage, depuis vingt ans, d'aller
chés l'étranger et y faire le commerce, que son absence
a été déjà jugée non émigration, et qu'il n'existe contre
elle aucune dénonciation qui puisse la rendre suspecte,
arrête que son nom sera rayé de la 18'' partie de la
liste des biens des émigrés arrêtée le 29 août 1793
(V. S.), et pour statuer sur sa demande en mainlevée de
séquestre, la renvoyer! se pourvoir devant le bureau du
Domaine national du département de Paris, surseoit
néanmoins à Texéeution du présont arrêté, conformé-
ment à l'art. 22 du titre III de la loy du 26 brumaire
dernier, jusqu'après la décision du comité de législa-
tion de la Convention nationale, à l'etfet de quoi expé-
dition dudit arrêté sera envoyée tant audit comité qu'au
bureau du Domaine national. »
Le certificat délivré par la section civile de la Butte-
des-Moulins, en date du 6 nivôse, et dont il est question
ci-dessus portait les signatures de neuf témoins parmi
lesquels ceux de Roch Omont, qui était employé de la
maison Bertin, Jean-Pierre Messin, bijoutier, et Pierre-
Joseph Richard, pensionnaire de la République, qui ha-
bitaient rue de la Loi, n» 12/i3, c'est-à-dire la maison
même de la modiste ; Luc-Joseph-Charles Corazza, le
limonadier bien connu qui occupait le n" 12 dans la
« maison Égalité » (1), c'est-à-dire dans le Palais-Royal.
L'arrêté du comité de législation, qui raye définitive-
(1) Archives Nationales. Émigration (Seine). Police générale,
série F^ 5612, et série F' 5837.
283 POSE BERTIN
inenl Marie-Jeanne Bertin de la liste des émigrés, porte la
date du 11 pluviôse an III (31 janvier 1795) et lessigna-
tures de « David de l'Aube, rapporteur, Eschasseriaux
jeune, Pépin, Louvel, Durand-MaiUane (1) ».
Rose Bertin était donc rayée de la liste des émigrés.
Elle ne devait pas tarder à obtenir la levée du séquestre
mis sur ses biens, comme il résulte des pièces conser-
vées aux Archives de la Seine, et portant les dates des
7 et 19 ventôse an III (26 février et 10 mars 1795) dont
la teneur suit. La procédure était assez rapide, comme
on le voit.
« Liberté. — Égalité
« Bureau du Domaine National du Départcmenl de
Paris.
« Vu la pétition de la citoyenne Marie-Jeanne Bertin,
marchande de modes à Paris, présentée par le citoyen
Martincourt, son fondé de procuration. Par laquelle il
demande la remise entre ses mains d'une somme de trois
mille sept cents quarante-quatre livres six deniers
payée à la caisse du citoyen Matagon, receveur des
domaines, par plusieurs locataires de laditte citoyenne
Bertin pour prix du loyer de maisons à elle appartenant.
« 2° Trois quittances formant au total la somme de
trois mille sept cent quarante-quatre livres six deniers
délivrées par le citoyen Matagon, en datte la première
du dix-sept messidor an deux de la somme de cent cin-
quante livres au profit du citoyen Marion; la deuxième
du vingt-cinq dudit mois de la somme de trois mille
(1) Archives Nationales. Emigration (Seine). Police générale,
série F? 5612, et série F" 5837.
ROSE BERTIN SOUS hK REVOLUTION 283
quatre cent trente et une livres dix sols six deniers au
profit du citoyen Laurent, et la troisième du vingt-six
frimaire an trois de cent soixante-deux livres dix sols au
profit du môme, lesdittes sommes dues pour prix de
loyers échus de maisons appartenantes à laditte ci-
toyenne Bertin.
« 3"^ L'expédition de l'arrêté du Comité de législation
de la Convention nationale en datte du 11 pluviôse der-
nier, qui ordonne que le nom de laditte Marie-Jeanne
Bertin soit rayé de la liste des émigrés^ que le séquestre
apposé sur ses biens sera levé et que les sommes pro-
venantes de ce séquestre qui auroient pu être versées
dans la caisse publique lui seront restituées.
« Le bureau du Domaine national du département de
Paris,
« Arrête que le citoyen Matagon, receveur de ce do-
maine, remettra à la citoyenne Marie-Jeanne Bertin ou
au citoyen Martincourt, son fondé de pouvoir, la somme
de trois mille sept cent quarante-quatre livres, qui a été
versée dans sa caisse par les citoyens Laurent et Ma-
rion, débiteurs de loyers envers la citoyenne Bertin,
suivant les quittances dudit citoyen Matagon, cy devant
visée. Lequel remboursement lui sera passé en compte
en rapportant quittance en forme au pied du présent,
dont une expédition sera adressée au directeur de Ten-
registrement pour son exécution.
« Fait à Paris, le sept ventôse an U\ de la Répu-
blique française.
« Pour copie conforme : Signé : Guillotin, Remesve. »
Le remboursement était ordonné sous certaines
réserves, quelques jours après.
284 ROSE BERTIN
Paris, 19 Ventôse, an III.
« Le citoyen Gentil au citoyen Berthon, receveur des
domaines nationaux.
« En conséquence de l'arrêté du bureau du domaine
national du département de Paris, en date du IG ven-
tôse p* mois, je te prie de remettre à la citoyenne
Marie-Jeanne Bertin, ou au citoyen Martincourt, son
fondé de pouvoir, la somme de trois mille sept cent
quarante-quatre livres, qui a été versée dans ta caisse
par les citoyens Laurent et Marion, débiteurs de loyers
envers la citoyenne Bertin, suivant tes quittances en
date du 17 et 25 messidor, l'an II, et 26 frimaire, Tan III,
lequel remboursement te sera passé en compte en rap-
portant quittance en forme au pied dudit arrêté.
« Tu m'informeras de l'exécution, et avant tout tu
m'accuseras la réception de cette lettre, mais je t'ob-
serve que, s'il a été fait des dépenses, soit pour répara-
tions, pour peinture, pour les contributions, enfin pour
oppositions entre les mains des locataires, il faudra en
déduire le montant sur les oJlxli livres, ainsi que la
remise du receveur. »
Lorsque Rose Berlin eut pris connaissance du suc-
cès des démarches de ses parents et amis, elle s'em-
pressa de faire ses préparatifs de départ. Elle quittait
sans regret la ville hospitalière où elle avait trouvé
refuge, où elle laissait toute une colonie française appar-
tenant à la plus haute société et parmi laquelle elle
comptait plus d'une cliente. Cette société menait une
existence extraordinaire; sans moyen d'existence, ou
presque, on y recevait, on y faisait toilette. Mais par
quels moyens soutenait-on cette façade? Rose Bertin,
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 285
pour ce qui la concernait, eût pu le dire. La comtesse
de Boigne nous a fait un tableau de la société des émi-
grés de Londres, qui ouvre des aperçus bien curieux
sur ces gens et montre cà quels expédients ils recou-
raient. « J'ai vu, dit-elle, la duchesse de Fitz-James éta-
blie dans une maison aux environs de Londres, et con-
servant ses grandes manières, y prier à diner tout ce
qu'elle connaissait. Il était convenu qu'on mettrait trois
scliellings dans une tasse placée sur la cheminée, en
sortant de la table. Non seulement, quand la société était
partie, on faisait l'appel de ces trois schellings, mais
encore, lorsque parmi les convives il y avait eu quel-
qu'un à qui on croyait plus d'aisance, on trouvait fort
mauvais qu'il n'eût pas déposé sa demi-guinée au lieu
de trois schellings, et la duchesse s'en expliquait avec
beaucoup d'aigreur. Cela n'empêchait pas qu'il n'y eût
une espèce de luxe dans ces maisons (1). »
On n'avait pas le moyen de louer des carrosses, on
montait bravement, en grande toilette, coiffé, paré,
pomponné sur l'impériale des voitures publiques, à la
grande stupeur des Anglais. Enfin on sacrifiait lout au
besoin de paraître, à l'illusion de la fortune. D'ailleurs
on ne consentait pas à admettre que cela pût durer.
« Toute personne qui louait un appartement pour plus
d'un mois était mal notée; il était mieux de ne l'avoir
qu'à la semaine, car il ne fallait pas douter qu'on ne fût
toujours à la veille d'être rappelé en France par la
contre-révolution (2). »
(1) Récits d'une tante. Mémoires ds la comtesse de Boigne, née
dOsmond. Paris, 1907, t. I, 8°.
(2) Récits d'une Tante. Ibid.
28fi ROSE BERTIN
Rose Bertîii, dn moins, vit bientôt pour elbe ce vœu
réalisé. Néanmoins sa siluation était rien moins que
brillante et Martincourt, poursuivant inlassablement le
recouvrement des sommes qui lui étaient dues, pouvait
écrire le W mars 1795 à la comtesse Skavronsky à
Naples, sans mentir et même sans exagérer : « M. Per-
regaux que j'ai vu il y a deux jours m'a dit n'avoir point
de fonds à vous, ni ordre de payer ; il m'a aussi appris
la perte que vous avez faite, dont Mll'C Berlin sera très
affligée. Les circonstances actuelles ont entièreTnent
perdu l'état de cette demoiselle qui est accablée de
créanciers (1). »
Le commerce allait être long à se relever de la crise
qui avait fait sombrer tant de fortunes et ruiné tant
d'entreprises, de manufactures, d ateliers qui vivaient
sur le luxe et subissaient les contre-coups des événe-
ments. Les toilettes étaient bien modestes en l'an IIL
Dans les comptes de Joséphine de Beauharnais qui fut
une des clientes de Rose, on trouve bien qu'elle em-
ployait pour sa toilette une pièce de mousseline d-e
500 livres, un schall de 270, un grand seliall de 1.200,
six aunes de taffetas Florence gris à 1 .320 livres et
deux paires de bas de soie gris à coins de couleur de
700 livres. Mais il fallait tenir compte de la valeur cou-
rante des assignats, dont la dépréciation était si con-
sidérable qu'en messidor an III (juillet 1795) le louis
d'or de 2^ livres valait environ 808 livres en assignats.
A ce taux la paire de bas revenait environ à 10 livres
8 sols, ce qui n'était encore pas un prix de bazar; mais
(1) Collection de M. J. Doucet. Doésier Rose Berlin, n°-646.
ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 287
le grand scliall coûtait 38 livr^es 12 sols, somme déri-
soire ; et ce n'était pas avec de pareils taiifs qu'une
maison pouvait rapidement se remonter.
Cette dépréciation du papier monnaie ne fit que s'ac-
croître, si bien qu'en l'an IV on en aiTiva, à Paris, à
donner 18.000 livres en assignats pour la valeur d'un
simple louis.
Il ne faut donc pas prendre pour exactes les sommes
apparemment formidables portées sur les mémoires des
commerçants. A quel prix serait monté un chapeau
confectionné avec toute la recherche et l'art de l'époque
inoubliable des poufs, en un temps où, pour le blanchis-
sage d'une chemise, on demandait 50 livres, 250 pour
une livre de viande ou de chandelle, 1.400 pour une
livre de sucre, 2.000 pour une paire de souliers, 3.000
pour un chapeau ordinaire, 8.000 pour une aulne de
drap d'Elbeuf, et 50 pour une pomme de reinette?
Telle était la situation du commerce au moment où la
ci-devant modiste de la reine allait rentrer dans sa
maison de Paris. Elle quitta Londres sans regret, elle
devait rentrer à Paris sans joie.
Pour gagner la mer, elle passa, comme c'était son
chemin, par Canterbury et s'y arrêta. Elle avait d'ail-
leurs des motifs de le faire, et ces raisons étaient dans
les excellents rapports qu'elle avait toujours entretenus
avec le baron Duplouy qui s'y était réfugié. Le baron
Duplouy, d'une famille abbevilloise qu'elle comptait au
nombre de ses clients les plus anciens etlespluslidëles,
s'y trouvait, comme tant d'autres émigrés français en
Angleterre, dans une situation fort gênée.
« Mlle Berlin, au moment de sa rentrée en Fj*anoe,
288 ROSE HERTIN
écrivait-il, revenant de Londres et passant par Canter-
buryoù je demeuroisavec ma famille, m'avoitpris pour
600 livres de broderies et de marchandises que je négo-
ciais avec un associé que j'avois à Hambourg, en me
promettant bien de me faire tenir cette somme aussitôt
mon arrivée à Paris, d'où elle soUiciteroit le paiement
de ce que je lui devois si elle ne pouvoit voir M. et
Mme de Belloy, mes beau-père et belle-mère, à son pas-
sage à Abbeville.
« Ayant effectivement trouvé Mme de Belloy à Abbe-
ville, cette dame lui avoit remis cent louis d'or pour
nous les faire passer le plus tôt possible, ce qu'elle a
positivement promis, mais ce qu'elle a oublié d'exécu-
ter comme pour le montant de nos marchandises (1). »
Rose Berlin avait-elle oublié? c'est improbable. Mais
elle était en compte avec le baron Duplouy qui lui devait
une assez forte somme, et elle attendit l'occasion de
pouvoir retourner elle-même en Angleterre pour régler
cette atïaire. Et de fait, comme le baron Duplouy le
reconnaît, la discussion se termina par un versement
de 600 livres effectué par la baronne Duplouy.
« Étant venue de Paris me voir avec M. Bertin, l'aîné
de ses neveux, continue le baron Duplouy, pour me de-
mander le paiement du billet et compter avec moi des
sommes ci-devant mentionnées qu'elle reconnaissait
bien avoir reçues, mon épouse et moi lui avons remis
six cents louis. »
Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que Rose
Bertin ait différé la solution de cette affaire. A peine
(1) CoUeclion de M. J. Doucel. Dossier n» 240.
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ROSE BERTIN SOUS LA REVOLUTION 289
arrivée à Paris, et après s'être abouchée avec Martin-
court, elle comprit que son industrie ne pouvait pros-
pérer tant que la situation générale demeurerait aussi
incertaine qu'elle l'était encore. Elle préféra donc re-
mettre à plus tard la réouverture définitive de sa maison
de modes, et elle entreprit pendant l'été de 1795 un
voyage en Europe, au cours duquel elle visita TÂlle-
magne et la Russie.
Servit-elle d'intermédiaire entre les émigrés et les
parents qu'ils avaient en France? on ne saurait l'affir-
mer, mais il est avéré qu'elle en aida plusieurs de ses
deniers. C'était toujours la même nature, généreuse et
ne sachant pas compter. Dès qu'elle recouvrait quelque
créance, dès qu'elle se sentait de l'argent dans les
mains, son goût de la dépense la reprenait, et il lui cou-
lait dans les doigts, souvent, il est vrai, pour faire du
bien autour d'elle, pour aider des amis ou des clients
malheureux ; il n'en manquait pas à cette époque.
Les émigrés avaient, elle le savait par expérience,
énormément de mal à vivre. A Hambourg, Mme de Cou-
chant avait ouvert un atelier de marchande de modes;
elle obtenait même un grand succès ; une demoiselle
de La Trémoïlle servait chez elle comme demoiselle de
boutique, mais tous n'avaient pas la chance de pouvoir
exercer un métier; c'était l'exception. Et Rose, plu-
sieurs fois, se laissa émouvoir par des misères de
grandes dames, d'autant plus frappantes qu'elles avaient
vécu dans un luxe plus grand.
VI
Le Massacre de la rue de la Loi. — Dernières années
DE Rose Bertin. Sa mort a Epinay (1795-1813).
Peu à peu cependant, péniblement^ la vie reprenait
son cours normal. Vers la fin de 1795, Rose Bertin, se
réinstalla dans son magasin de la rue de la Loi. Mais
jamais elle ne reconquit la vogue, la grande vogue
qu'elle avait eue sous Tancien régime. L'ancien ré-
gime ! pour elle c'était tout Tenthousiasme de la jeu-
nesse, tout le tapage du succès, tout ce qu'on voit,
dans le temps, derrière soi, dont on n'a pas pu ar-
rêter la fuite, dont on n'a pas suffisamment joui au
moment oîi il était loisible d'en profiter, et qui ne laisse
dans l'esprit désabusé qu'une indescriptible tristesse
et qu'une amertume profonde.
Être partie de rien, avoir jonglé avec des millions et
en être réduite à compter sa dépense, à l'heure où bien-
tôt allait sonner la cinquantaine, n'était pas pour don-
ner à Rose des pensées bien joyeuses.
Elle ne trouvait plus de consolations que dans son
petit Trianon reconquis, dans cette maison d'Épinay,
que la Révolution n'avait pas eu le temps d'aliéner, ou
LE MASSACRE DE LA RUE DE LA LOI 291
que des complicités locales avaient protégée ; et, en
1796, elle vint s'y fixer d'une façon à peu près définitive,
ne conservant plus à Paris qu'un pied-à-terre pour lui
permettre d'exercer sur son commerce la surveillance
nécessaire, et où elle ne passa plus guère que Thiver.
Les souvenirs et les relations de famille ne lui man-
quèrent pas dans le village dont Marie-Marguerite Me-
quignon, sa mère, était native.
La maison où elle passa les dernières années de sa
vie était située au lieu dit : Le village, dépendant de la
commune d'Épinay. Elle existe encore, et se trouve en-
clavée dans un établissement connu sous le nom de
Villa Beau-Séjour, dont l'entrée se trouve dans la rue
du Bord-de-l'Eau qui descend de la route nationale de
Paris au Havre par Pontoise, jusqu'aux berges de la
Seine, à peu de distance du château où vécut le roi
d'Espagne, Don François d'Assise, et que la commune
d'Épinay a acheté pour en faire son hôtel de ville.
Des fenêtres, la vue s'étend sur la plaine de Genne-
villiers jusqu'à Paris qui s'estompe dans le lointain.
Au pied des murs du jardin qui s'étage jusqu'aux
berges, la Seine coule; et le voisinage de l'eau rend
frais et agréable pendant les chaleurs de l'été la pro-
priété assez modeste, mais confortable, où Rose Bertin
prit sa retraite.
Épinay n'était alors qu'un petit village. La population
s'est beaucoup accrue depuis. Ce n'était pas une simple
fantaisie qui y avait amené Mlle Bertin. Elle savait n'y
être point isolée. Elle qui avait vécu dans le bruit de la
cour et de la ville, dont l'existeoce avait été une perpé-
tuelle agitation, n'aurait pu se résoudre à se voircon-
292 ROSE HERTIN
fince dans un isolement absolu; d'autre part il pouvait
lui paraître bon, après avoir assisté à toutes les tragé-
dies de la Révolution, de se retrouver saine et sauve,
dans cette paix campagnarde, auprès des siens.
Plusieurs de ses parents, en efïet, habitaient Épinay.
Des tombes du cimetière actuel portent encore le nom
de Méquignon, qui avait été celui de sa mère ; les cou-
sins de la grande modiste étaient restés dans le pays.
En outre, un de ses neveux, Claude-Charlemagne Ber-
tin, y possédait une propriété que longeait également la
rue du Bord-de-lEau. La maison dont l'entrée se trouve
au n° 1 de la rue de Paris, maintenant assez délabrée,
est occupée par des ménages ouvriers.
Rose Bertin n'avait donc que quelques pas à faire
pour se rendre chez son neveu Cliarlemagne.
Cependant, elle continua à se partager encore entre
la campagne, où elle se reposait, et Paris où elle conti-
nuait à diriger son commerce.
Malgré tous les événements qui avaient bouleversé la
vie publique, son nom demeurait célèbre, et sa réputa-
tion était telle, qu'un jeune poète, amoureux sans doute,
dédiait, en étrennes à une marchande de modes du
Palais-Royal une chanson intitulée L'esprit à la mode
qui paraissait dans IdiPeiite poste de Paris ou le Prompt
Avertisseur du 8 pluviôse an V (27 janvier 1797) et ne
manquait pas, pour flatter évidemment la personne à
laquelle il destinait son œuvre, de faire allusion à ses
talents en la comparant à Rose Bertin.
Voici cette chanson dédiée : « A Mlle Eulalie, mar-
chande de modes à la mode. Galerie de bois du Palais-
Royal, y
LE MASSACRE DE LA RUE OE LA LOI 29S
Air : Pourriez-vous bien douter encore...
Chez vous, où président les Grâces,
Aimable émule de Berlin,
Nos belles vont devant vos glaces
Se parer, du soir au matin;
Chez vous, toujours on s'accommode,
Chez vous, tout est à juste prix;
Et dans ce magasin de mode.
On trouve un magasin rlesprils.
Sur les traces de la folie,
On voyait la mode autrefois;
Et la femme la plus jolie
Suivoit ses ridicules loix.
Mais, en connaisseur, je vous jure,
Tout est changé, sans contredit;
Chaque belle dans sa parure
Met aujourd'hui certain esprit.
L'esprit est la seule parure
Dont femme doive se vanter;
L'esprit, belles, je vous assure,
A vos charmes sait ajouter;
Un esprit lourd est incommode;
Un esprit léger nous séduit.
Et l'on ne peut être à la mode,
Belles, quand on n'a pas d'esprit.
Ces vers sont à double sens; l esprit, en effet, était
une petite plume qui se mettait alors dans la coiffure
des femmes. Le morceau est signé Marant fils.
Rose Bertin retrouvait quelques clients. La comtesse
Dillon La Tour du Pin Gouvernet, dont le mari avait
été ambassadeur à la Haye sous Louis XVI, et qui alors
avait pour marchande de modes habituelle une demoi-
selle Gosset demeurant près de TOdéon, et n'achetait
chez Mlle Bertin que ce qui avait rapport aux habits de
29} POSE RERTIIV
cour, eut l'occasion d'aller faire quelques menus achats
dans son magasin vers le mois de septembre 1797. La
conversation entre les deux femmes roula surtout sur
le passé; Rose avait connu sa cliente depuis l'enfance
de celle-ci. Elle l'entretint beaucoup de sa situation, de
l'état précaire de son commerce ; allusion discrète à ce
que la comtesse Gouvernet lui devait encore. Mais bien
trop politique pour aborder brusquement la question,
elle ne toucha pas un mot des 2.500 livres dont elle avait
cependant grand besoin. Les clients étaient des oiseaux
trop rares par ces temps incertains, pour les effarou-
cher dès le premier abord.
Cependant bien peu nombreuses étaient les grandes
dames qui s'étaient fournies chez elle autrefois et qui
revenaient à son magasin; sa principalç occupation
était toujours le recouvrement de ses vieilles créances
et les années se suivaient sans grande amélioration.
Les modes en 1797, d'un style très différent de ce
qu'elles avaient été du temps où Mlle Bertin en était
une des inspiratrices, n'en étaient pas moins excen-
triques. Il semblait qu'après la contrainte que les femmes
avaient dû s'imposer sous ce rapport, pendant la Ter-
reur, elles cherchassent à se dédommager d une sim-
plicité, dont le seul souvenir rappelait des jours à jamais
maudits. En 179/i, a dit la vicomtesse de Fars, « la pau-
vreté régnait chez tous les gens de bien; ceux qui
avaient soustrait quelques parcelles d'or, revêtaient la
livrée de l'indigence; il fallait éviter tout luxe qui eût
fait soupçonner des richesses. »
En 1797, les toilettes au contraire affectaient un carac-
tère qui était bien loin de la simplicité, et, celles qu'on
LE MASSACRE DE LA RUE DE LA LOI 295
portait à Paris, étaient même un sujet d'étonnement
pour les personnes nouvellement débarquées de leur
province; elles avaient du mal à s'y faire; MmedeClias-
tenay le dit bien dans ses Mémoires : « Les spadrilles
ou cothurnes, les tailles courtes, les robes décolletées,
les manches au-dessus du coude, les coitfures grecques,
tout me semblait tellement théâtral que je ne pouvais
imaginer qu'Henriette (sajeune sœur) osât se montrer de
la sorte. Mon frère me condamna cependant à prendre
dès le lendemain un extérieur tout semblable, et j'étais
tellement provinciale que j'eus une peine extrême à m'y
accoutumer. »
A cette époque, c'est-à-dire au commencement de
1798 se place un fait inouï, qui eut pour théâtre la mai-
son même de Mlle Bertin.
Une partie de celte maison était louée à un glacier
napolitain qui s'appelait Garchi, et qui jouissait d'une
grande vogue. Or, le 15 janvier 1798, rétablissement
de ce glacier fut envahi et saccagé par une bande de
malfaiteurs, dans des conditions qui font de cette aven-
ture une véritable histoire de brigands, et qui montrent
combien Paris était peu sûr à cette époque. Une
feuille qu'on vendit dès le lendemain donne tous les
détails du drame de la rue de la Loi. Nous ne croyons
mieux faire que de la copier intégralement, car elle
reproduit fidèlement les détails fournis par les rapports
de police (1) :
« Détail très exact du massacre qu'a eu lieu la nuit
dernière à Paris, rue de la Loi n° 'J2Z|3, division de la
(1) Archiv. Nat. Police i^énérale. Affaires politiques, série F' A,
6149.
296 ROSE I5ERTIN
butte des Moulins, chez le citoyen Carchi, limonadier-
glacier, et le nombre des personnes assommées et des
assassins arrêtés, leurs noms et leurs demeures.
Le 26 nivôse présent mois
« Vers les dix heures du soir, dix hommes vêtus de
houpelandes et coëffés en partie de bonnets à poils,
sont montés chez le citoyen Carchi, glacier, rue de la
Loi, n" 1243, et se sont assis à la grande table d'un des
salions au premier étage; ils ont pris chacun une glace
et un petit ver de liqueur, qu'ils ont aussitôt payrs.
Un instant après, deux autres hommes, vêtus en uni-
forme et couverts d'une houpelande, sont venus se pla-
cer à une table voisine.
« A peine ces deux derniers étaient-ils assis, qu'un
des premiers a attaqué et injurié très haut et très gros-
sièrement l'un des deux derniers venus ; aussi-tôt le
citoyen Carchi a prié cet homme de se taire en lui
recommandant le respect dû dans une maison honnête.
Sur cette invitation, l'agresseur s'est retiré avec sa
société, et les deux autres ont passé dans la salle de
billard.
(' Dans cet intervalle, douze à quinze hommes, encore
vêtus de même, montaient l'escalier au moment où le
citoyen Fournier, aide de camp du général Augereau,
sortait avec trois de ses amis. Un des hommes qui
montaient en fixant les quatre qui sortaient, dit à l'un
d'eux : Voilà une figure qui me déplaît, et lui lança en
même tems un coup de bâton sur la tête. Le citoyen
Fournier et ses amis, aussi étonnés qu'irrites d'une
action semblable, se mirent aussi-tôt sur la défensive;
LE MASSACRE DE LA RUE DE LA LOI 297
mais plus de trente hommes, à-peu-près costumés de
même, et tous armés do sabres, ou de bâtons qu'ils
avaient tenus cacbés jusqu'alors sous leurs lioupelandes,
tombèrent à coups redoublés sur ces quatre personnes,
ainsi que sur toutes les autres attablées dans les divers
salions au nombre de vingt environ, massacrèrent et
brisèrent impitoyablement tout ce qu'ils rencontrèrent.
« Plusieurs des spectateurs, qui ne se doutaient de
rien, ont été les principales victimes.
« Le citoyen Fournier et ses amis ont été mutilés de
coups de sabre, le citoyen Colavier, négociant, demeu-
rant rue du Mont-Blanc, maison garnie, a un morceau
du bras gauche emporté, un coup de pointe dans les
côtes gauches, la ligure coupée, la tète et les cuisses
mutilées.
« Le citoyen Fanatieu, demeurant hôtel de la Souve-
raineté, rue de la Loi, a la cuisse gauche coupée jus-
qu'à l'os et tons les autres membres hachés.
« Les citoyens Faure, Lierval, Cantin, Chosy et La-
motte sont grièvement blessés.
« Trois autres personnes dont on ignore le nom et ce
qu'elles sont devenues, se sont précipitées par les croi-
sées pour se sauver, et quoique déjà couvertes de bles-
sures, puisque des ruisseaux de sang marquaient leurs
traces, ont été assommées, dans la rue, par des com-
plices ; un s'était jeté dans la rue de la Loi, et les deux
autres dans celle Montansier.
« La citoyenne qui était au comptoir, en l'absence de
la citoyenne Carchi, a été tellement froissée par ces
assassins qui sont venus sur elle, qu'elle était couverte
de sang, au point que son schal blanc dont elle était vê-
298 ROSE HERTIN
tuo, qui est maintenant déposé chez le juge de paix,
est entièrement rouge.
« Une autre citoyenne, demeurant faubourg Mont-
martre, et qui sortait, allait aussi devenir la proie de
ces assassins, qui l'avaient déjà couverte de leurs
sabres, sans la protection de l'un d'eux qui l'a pris
sous sa sauve-garde.
« Le citoyen Carchi, qui avait employé tous les
moyens concilialoires, et qui avait déjà reyu un nombre
considérable de coups de bâton, n'a trouvé son salut
que dans la fuite, en crevant un paneau et en se préci-
pitant la tête la première sur une galerie, et encore les
assassins voulaient- ils lui couper les jambes, au moment
qu'il tombait.
« La citoyenne Carchi, accouchée depuis six jours
seulement, était dans son lit, l'étage au-dessus, et avait
perdu connaissance, en entendant les cris de ceux qu'on
massacrait et les hurlemens des massacreurs.
« Quelques-uns de ces scélérats se sont portés, pen-
dant l'expédition de leurs complices, dans le labora-
toire, près la salle du billard, et ont volé les cuillères
d'argent qui étaient dans un des tiroirs qu'ils ont ouverts
pendant que d'autres retenaient le garçon du fourneau,
le sabre sous la gorge.
« Un boucher voisin, étant accouru au bruit pour
secourir, a lui-même été frappé à la porte de la maison
par l'un des conjurés, d'un coup de sabre qui l'a mis
hors d'état de se défendre.
« Plusieurs tables à dessus de marbre, des glaces,
des chaises, des statues, des quinquets et autres crys-
taux, ont été brisés; et les monstres enragés ont déployé
LE MASSACRE DE LA RUE DE LA LOI 299
tant de force et de colère, qu'on a trouvé ce matin dans
les débris un morceau d'une lame de sabre tout ensan-
glanté, et l'on a peine à se figurer l'horreur que pré-
sentaient des appartemens semblables, où tous les
meubles étaient brisés et renversés, et dont le parquet,
les croisées et les balcons étaient couverts du sang des
victimes, ainsi que les pavés même de la cour et de la rue.
(( Ce n'est qu'au bout d'une heure, qu'il est survenu
une force armée suffisante pour dompter cette bande
d'assassins, dont quatre seulement ont été arrêtés et
conduits de suite par-devant le général de division Mou-
lins, en son quartier général, quai Malaquais. On ne
doit même l'arrestation de ces quatre monstres, qu'au
courage des citoyens Benard et Guichard, adjudans,
qui, après avoir sommé les mutins de se rendre, ont
tombé dessus le sabre à la main et les ont désarmés,
malgré la plus vive résistance ; tous les autres se sont
sauvés.
« Cette force armée, malheureusement venue trop
tard, était composée de trois détachemens, dont un de
vétérans ; le second de garde nationale sédentaire et le
troisième de troupe soldée, qui ont été obligés de fon-
cer la bayonnette au bout du fusil.
« On n'a pu trouver de commissaire de police dans
ce moment sur l'arrondissement, mais le citoyen
Decourchant, juge de paix de la division de la Butte-
des-Mouhns, est survenu aussi-tôt qu'il en a été averti;
à son arrivée, il a trouvé les victimes étendues sur le
plancher dans divers endroits de la maison, et quatre
des assassins entre les mains de la force armée.
« Le ministre de la police, aussi-tôt instruit, a
300 ROSE BERTIN
envoyé de la force armée, qui a resté cantonnée toute
la nuit aux environs de la maison; et le général Bona-
parte a envoyé aussi, vers 9 heures du matin, pour
connaître les faits bien exacts. On assure qu'il a été
aussi indigné qu'affligé de ce malheur.
« Nous ne nous permettrons aucunes réflexions sur
cet événement; mais nous nous plaisons à croire que
le gouvernement saisira cette occasion pour faire un
exemple qui garantisse à l'avenir la sûreté des per-
sonnes et leurs propriétés, et la punition d'aussi grands
coupables, qui sont incontestablement guidés par des
motifs bien punissables.
« Nous pouvons assurer l'exactitude de ces faits, car
ils nous ont été communiqués par des témoins oculaires
et par le citoyen Carchi lui-même. »
Cette affaire causa un bruit considérable, et Bérard
(du Rhône) fit même, à ce propos, arrêter, par le con-
seil des Cinq-Cents, l'envoi d'un message au Directoire.
Enfin, on parvint à démêler que tout le mal avait
été causé par des querelles politiques, dont le café
Carchi était fréquemment le théâtre.
Les anciens émigrés, les royalistes, s'y rencontraient
volontiers. L'établissement de Carchi ou Carchi était
un des endroits les plus à la mode. « C'est là l'école du
bon ton et des jolies manières », lisait-on dans le Cour-
rier français du h fructidor an III (21 août 1795 .
« Vous verrez comme on y voltige, comme on y
papillonne; c'est une fureur; et grâce à la mode, l'in-
dustrieux glacier fait fortune. » Et le même journal
imprimait quelques jours après : « Qui n'a pas pris une
glace chez Carchi est un sot. »
LE MASSACRE DE LA RUE DE LA LOI 301
On estimera qu'un pareil locataire était une bonne
fortune pour Mlle Bertin.
Déjà en 1796, la maison Carchi avait été le théâtre
d'un petit incident qui, d'ailleurs, n'eut pas de suites
immédiates, et que raconte ainsi l'Ami des loisûu 47Bru-
maire an V (7 novembre 1796) : « ... Un patriote entre
dernièrement chez Garchi ; il avait les oreilles de chien
et le costume complet ! il demande des nouvelles des
armées ; un jeune homme charmant lui répond : « Elles
sont bonnes, nous avons battu les républicains sur le
Rhin. » Le patriote surpris reprend : « Ai-je donc Thon-
neur de parier à un Autrichien ? » Cette répartie inat-
tendue donna de l'humeur aux habitués du café, qui
dirent tous ! « Ah ! sûrement, c'est un traître, il faut le
chasser. »
Voilà bien l'origine de l'échauftourée du 15 jan-
vier 1798. Il faut la chercher dans l'antagonisme exis-
tant entre les patriotes et les ci-devant. Les patriotes
voulurent un jour prendre une revanche de l'attitude
que les royalistes habitués de la maison Garchi affec-
taient à leur égard, et, s'il y eut de l'argenterie dérobée
dans les tiroirs, si le citoyen Quentin se vit dépouillé de
dix pièces d'or de vingt-quatre francs et d'une montre
d'argent, c'est que parmi les individus soudoyés pour
donner une leçon aux consommateurs habitués de la
maison, se glissèrent, comme il était inévitable, quelques
vauriens.
Dès le lendemain, l'affaire était déjàtirée au clair par
Tenquéte de la police et rAmi des lois pouvait écrire :
« On nous assure que l'artaire du café Garchy, dont
nous avons parié hier, n'était point, dans son origine,
302 ROSE BERTIN
un projet de vol, comme nous l'avons annoncé... Au-
jourd'hui, une autre version, qui nous paraît assez vrai-
semblable, présente cet événement comme la suite
d'une querelle politique, engagée entre des républicains
et des émigrés ou leurs partisans; on prétend que
ceux-ci étaient les agresseurs, et que M. de Rochc-
chouart, dont l'émigration n'est pas équivoque, a figuré
dans cette affaire, qu'il y a porté les premiers coups,
et qu'il est enfin succombé sous le fer de ceux qu'il
avait attaqués. L'aide de camp d'Augereau, qui s'est
trouvé dans cette mauvaise compagnie, est un nommé
Fournier, connu par sa fatale adresse dans les com-
bats singuliers; son patriotisme éprouvé nous ferait
balancer en faveur de ceux avec lesquels il se trouvait,
si son étoiirderie ne détruisait pas toutes les conjec-
tures qu'on pourrait tirer de ses opinions politiques. On
assure que Rocbechouart est mort de ses blessures. »
Les deux fils du directeur Rewbel étaient sortis un
quart d'heure avant le bruit.
Quant au glacier, il ne demeura plus longtemps le
locataire de Mlle Bertin, et il transporta, peu de temps
après, son commerce et sa renommée à l'angle du bou-
levard Montmartre et de la rue de Richelieu, où il fonda
Frascati, établissement immédiatement célèbre et qui,
plus que jamais fut le rendez-vous de prédilection de
tout ce qui, dans le parti royaliste, était prêt à conspi-
rer contre le gouvernement de la République.
L'Almanach du Commerce de Paris, qui se publiait
pour la première fois en 1797, et qui fut, sous la direc-
tion de J. de Latynna, le précurseur de notre Bottin,
donnait, dans sa liste des négociants, l'adresse de:
LE MASSACRE DE LA RUE DE LA LOI 303
« Bertin, marchande de modes, rue de la Loi, 1243,
Butte-des-Moulins. »
La division de la Butte-des-Moulins était un des quatre
quartiers qui constituaient alors le 2" arrondissement.
L'adresse ne figurait pas snvVAlmanach du Commerce
publié l'année suivante.
Bose Bertin ne s'était cependant pas retirée. La
preuve en est qu'en 1799, elle fournissait à l'Impéra-
trice d'Autriche un schall de dentelle qui valait 960 livres ;
pour l'Espagne elle exécutait d'assez importantes com-
mandes qui étaient expédiées au cours des années
1799 à ISOii tant au nom de Gamain, l'intendant de la
duchesse d'Ossuna, qu'à ceux de la duchesse de l'Infan-
tado, de la marquise de Campo l'Angel, ambassadrice
d'Espagne en Portugal, et de la duchesse de Berwick.
Il semblait que la grande vogue d'antan allait lui re-
venir. Hélas ! si son nom faisait toujours marque à
l'étranger, en France, il n'en était plus de même, et la
grande modiste de Marie-Antoinette pouvait déjà assis-
ter au lever d'un astre nouveau, à la renommée gran-
dissante d'un concurrent dont le nom devait égaler le
sJen, de ce Leroi qui allait devenir le couturier officiel
de la cour fastueuse de Napoléon, de ce Leroi qui allait
ôter des épaules de l'impératrice Joséphine, pour les
couvrir de brocart, les schalls que Bose Bertin avait
vendus à Mme de Beauharnais.
Néanmoins, comme nous venons de le dire, elle avait
conservé sa réputation hors des frontières. Elle four-
nissait même certains négociants quiécoulaientses créa-
tions, entre autres un nommé Bernard qui avait un ma-
gasin à Madrid et, ce qui n'était pas sans intérêt pour
304 ROSE rJERTIN
Rose, ses entrées à la cour du roi d'Espagne dont il
avait obtenu pour sa fille la place de raccommodeuse
de dentelles.
Le 7 janvier 1802, il annonçait que la cour d'Espagne
devait aller au-devant de la « prétendue du prince des
Asturies », qu'il y aurait des fêtes et qu'il espérait bien
faire des affaires à cette occasion.
Bernard était mieux qu'en termes d'affaires avec la
maison de modes ; et, dans ses lettres adressées « rue
de la Loi, ci-devant de Richelieu, maison de Beauviilier,
restaurateur », il n'oubliait jamais d'ajouter un mot ai-
mable pour le personnel: « Je vous prie de dire mil
cbose obligente à Mlle Pauline, sans oublier ces de-
moiselles et Mme Bauché(l). » Il y avait chez Rose
Bertin un personnel, bien peu nombreux en' somme, si
on le compare à celui qu'elle employait sous le règne de
Louis XVI.
Dans l'espoir d'augmenter le chiffre de ses affaires,
elle avait adjoint à son commerce, la vente d'objets di-
vers, tels que des peignes d'acier, des éventails, des
boites d'or et de la bijouterie.
Rose Bertin recouvrait cependant, de temps à autre,
quelques-unes des sommes un moment compromises
par la Révolution. En 1801, la marquise d'Harcourt et
sa fille faisaient acquitter leur arriéré. De son côté la
modiste payait difficilement ce qu'elle devait. Elle met-
tait plus d'un an à régler le prix de quelques meubles
qu'elle avait achetés à un nommé Vogin de Saint-Ger-
main-en-Laye, un lit chinois, une table en acajou, un
(1) Collection de M. J. Doucet. Dossier 44.
imsi: i:i;i; I in i\, i-s ISIO.)
(D';ipi-r-s rori-^iiKil tlii .l/u.o'c l'.aniai'iih'l.)
LE MASSACRE DE LA RUE DE LA LOI 305
écran en lac, un méchant tableau représentant « l'Ane
et la Laitière », etc., le tout montant à hli francs sur
lesquels elle n'avait versé qu'un acompte de hS francs.
Mais c'était peut-être aussi un calcul, car elle se trouvait
vis-à-vis de Vogin, qui lui devait plus de 5.000 francs,
dans la même situation que vis-à-vis du baron Duplouy.
Il est extraordinaire, et cela prouve combien parfois
elle se montrait imprudente en affaires, qu'elle ait pu
consentir un crédit pareil à un homme comme Vogin,
qui après avoir été cuisinier chez M. de Livry, puis chez
le Maréchal de Noailles, avait tenu un établissement de
bains au Pecq où il avait fait de mauvaises affaires.
Grâce à la bonté de Rose Bertin, qui ne le poursuivit
pas, au moment où il se trouvait le plus gêné, près
d'être saisi, il put se relever, et en 1805, il s'était remis
à flot et tenait rue du Ponceau, au n° /i2, une maison à
l'enseigne du Bon Gras-Doiible . Alors seulement
Mlle Bertin, cherchant à rentrer dans son dû, et Vogin
discutant quelques-unes de ses prétentions, ils choi-
sirent, d'un commun accord, Charles de Polignac comme
arbitre, mais à la mort de la modiste l'aftaire n'était pas
encore solutionnée.
Le précieux Almanach du commerce pour l'an X,
paru en 1801, donnait dans une liste d'adresses de « ci-
toyens non commerçans » !e nom de « Madame Bertin,
rue de la Loi, 1243, Butte-des-Mouhns ». Cette indica-
tion était reproduite dans V Almanach pour l'an XI. Elle
ne se trouve pas dans les listes de V Almanach pour
l'an XII. Mais, par contre, nous y relevons, pour la pre-
mière fois, le nom de Bertin, linger à la même adresse.
Cela ne veut pas dire qu'en 180,1 Rose Bertin avait
20
306 ROSE BERTIN
fermé boulique. Il s'agit plutôt d'une omission éeVAl-
manach dans les listes de commerçants. Mais pour que
cette omission ait pu se produire, il faut admettre que
la réputation de la maison était bien tombée.
Quant à la mention de VAlmanach de Tan XII, elle a
trait au neveu de Rose, Louis-iNicolas Bertin, qui s'éta-
blit en effet en 1803. 11 exerçait son commerce dans le
magasin même qu'avait occupé sa tante, mais il n'était
en somme que le prête-nom de celle-ci et en réalité que
son employé. Beaucoup d'atfaires en etîet continuaient
à être traitées par Rose Bertin en personne, comme en
font foi les dossiers de sa succession. Chez Bertin, lin-
ger, on ne vendait pas que de la lingerie ; on vendait
aussi toutes sortes de bibelots. Le l*"" janvier (11 nivôse
an XI) la princesse de Gargorowsky achetait « une pe-
tite commode en verre imitant la lacque de Chine avec
des figures en or » d'une valeur de 600 livres. Le 11 fé-
vrier, la belle duchesse de Devonshire, qu'on surnom-
mait la « reine de Londres » et qui, pendant l'émigra-
tion, avait été particulièrement accueillante pour les
Français, faisait l'emplette d'une « corbeille formant
vase de paille représentant des paysages, le tout en
paille », pour 1/i/i livres, et « un modèle de la Bastille en
fonte dorée » pour MO livres. Cela devenait un petit
bazar, ce qu'on eût appelé du temps de Marie-Antoinette :
un petit Dunkerque.
Tout semblait fait pour contrarier les intérêts de la
malheureuse Rose: ce n'était pas suffisant qu'elle eût eu
à supporter et les mauvais payeurs de l'ancien régime,
et les conséquences inévitables de la Révolution : les
guerres de l'Empire elles-mêmes allaient lui causer
LE MASSACRE DE LA RUE DE LA LOI 307
préjudice, en l'empêchant, tout d'abord, deconlinnor à
fournir les cours des pays en guerre avec la France,
ainsi que les hauts personnages de ces pays, Espagne,
Autriche, etc., qui demeuraient jusque-là, pour elle, de
fidèles clients ; ensuite, d'opérer des recouvrements
dans ces mêmes pays. C'est ainsi que, le 1!i mai 180/i,
un cHent qu'elle avait à Vienne et qui lui devait 7.350
livres, M. de Lancry, lui écrivait: « Nous adressons par
ce courrier à M. l'abbé Daniel, notre ami commun, une
traite et nos comptes ensemble, avec prière de vous
solder non seulement le capital, mais les intérêts que
nous vous prions de recevoir à 10 p. 100 par an. »
Rose Bertin ne vit rien de cette somme. J.a lettre était
datée de Saint-Pétersbourg, et la guerre était dans le
Hanovre ; partout ailleurs, en Allemagne, si elle n'était
pas etïective, elle existait à l'état latent. Les fonds ne
parvinrent jamais à destination.
Ainsi, elle avait beau faire : sa situation ne s'amélio-
rait pas. Et constamment, et sanssuccèsd'ailleurs, elle
allait criant famine, non pas chez la fourmi, sa voisine,
mais chez tous les désœuvrés de la noblesse, incapables
de se relever eux-mêmes du coup qui les avait sub-
mergés. Quelques-uns cependant, plus entreprenants,
conspiraient contre l'Empire, ce qui ne leur servait
d'ailleurs à rien. Leur mouvement, dirigé d'Angleterre
par le comte d'Artois, ne pouvait être qu'impopulaire à
l'époque du camp de Boulogne et ne pouvait aboutir
qu'aies faire soupçonner, à tort ou à raison, d'être sou-
doyés par l'argent anglais. C'est ainsi que les Polignac
furent incarcérés à la suite de la conspiration de Pi-
chegru.
308 ROSE BERTIN
Et, un jour que Rose Bertin avait écrit à la comtesse
de Gouy O'Mahony, elle recevait de Fontainebleau, où le
comte avait été exilé, une réponse de sa femme, datée du
21 juin 1805 et conçue en ces termes : « Je ne puis
vous rendre, Mademoiselle, la peine que me cause la
lettre que je viens de recevoir de vous; on me la ren-
voyé de Paris, elle m'arrive à l'instant et je n'en perds
pas à y répondre et à vous dire que mon cœur saigne
de ne pouvoir venir à votre secours, dans la position
cruelle où vous vous trouvés, mais, hélas ! la mienne
n'est pas plus heureuse (1). ->
C'est dans VAlmanach du Commerce pour 1806 que
nous trouvons pour la première fois l'adresse de B'^rtin
linger, marchand de modes, rue de la Loi, 26. Cepen-
dant la maison n'avait pas changé, c'est le numérotage
de la rue qui avait été modifié. En 1787, les portes des
maisons avaient été numérotées en suivant un ordre
tout différent de celui admis en 1805 et depuis. Le pre-
mier numéro de la rue se trouvait à gauche, c'est-à-
dire, pour ce qui est de la rue de la Loi, ci-devant rue
de Richelieu, à l'angle de la rue Saint-Honoré ; la mai-
son suivante portait le n° 2 et ainsi de suite jusqu'à l'ex-
trémité gauche de la rue ; la série se continuait ensuite
sur l'autre côté, et en revenant sur ses pas, on arrivait
au dernier numéro qui faisait vis-à-vis au premier. Le
n° 26 de la rue de la Loi s'appliquait donc au même im-
meuble que le n° 12/i3 qu'il portait auparavant.
En 1807 VAlmanach du Commerce conimne à citer
Bertin, marchand de modes, rue de la Loi, 26, mais
(1) Collection de M. J. Doucet. Rose Bertin, dossier ITS*»
LE MASSACRE DE LA RUE DE LA LOI 309
dans la liste des non conimerçans, il imprime « Berlin
Mlle, rue de Richelieu, 2G ». La rue reprenait alors son
ancien nom et les indications des années 1808 et sui-
vantes ne mentionnent plus la rue de la Loi. La vieille
royaliste qu'était Rose Bertin éprouva la satisfaction
un peu puérile de voir son adresse publiée avec le nom
que portait sa rue sous l'ancien régime ; et si elle avait
été de ces gens qui se contentent de mots, c'eût été pour
elle une petite revanche innocente et gratuite de tout le
tort que lui avait causé la Révolution, en lui arrachant
une à une toutes les têtes qu'elle avait si longtemps pa-
rées, avec le concours de Léonard, de fleurs, de gazes,
de plumes, de linon, de perles et de poudre à la maré-
chale. 11 n'y avait plus grand danger sous l'Empire à se
montrer royaliste quand on s'appelait Rose Bertin, et les
complots qui pouvaient se tramer entre elle et
Mme d'Houdetot sous les grands arbres d'Épinay, ne
conduisaient pas les conspirateurs aux fossés de Vin-
cennes.
Épinay était en eflet la retraite qu'avait choisie cette
femme, remarquable à des titres bien différents de
Rose Bertin, et où, après la mort de Saint-Lambert, son
compagnon fidèle, elle vécut encore dix années, triste
et le cœur en deuil, mais quand même enjouée, souriante
et aimable. Cependant, pour d'autres motifs que Rose,
l'existence ne lui laissait plus que des regrets, et comme
Rose, elle pouvait regarder, dans le jardin de sa vie,
tourbillonner, innombrables, les feuilles mortes.
En 1808, Rose Bertin, dont le nom était plus que tout
autre, connu des princes étrangers, vendait à la Reine
d'Espagne divers articles dont six éventails très riches
310 ROSE BERïIN
d'une valeur de 120 francs et'une robe en tissu d'argent
et soie blanche de 550 francs. La Reine d'Espagne,
Marie-Louise, se trouvait alors avec son mari Charles IV,
qui venait d'abdiquer, au château deCompiégne, refuge
offert par l'Empereur au Roi par le traité de Rayonne
dont l'article V stipulait que « le Palais impérial de
Compiègne, les parcs et forêts qui en dépendent, se-
roient à la disposition du roi Charles, sa vie durant ».
En somme ce n'était qu'une prison dorée sur laquelle
la police impériale avait toute facilité d'exercer sa sur-
veillance. ^
« La Reine d'Espagne, Marie-Louise, vive et petite,
avait de l'esprit et du caractère, a écrit M. J. Vatout,
elle avait conservé tout le feu de son regard, elle ai-
mait la toilette, et laissait voir qu'elle ne'négligeait au-
cun des moyens de lutter contre les ravages du temps. »
Née en 175/i, elle avait alors cinquante-quatre ans, et
le désir d'une robe en soie blanche et tissu d'argent
montre assez sa coquetterie et son souci de paraître
jeune.
Rose avait ainsi quelquefois encore de ces satisfac-
tions d'amour-propre. Son nom n'avait pas sombré dans
l'oubli, puisque des princes s'en souvenaient encore.
Elle avait d'autres satisfactions que celles-là; et ces
dernières, elle les trouvait dans les bons rapports qu'elle
entretenait avec ses neveux, dont l'un habitait à deux
pas de sa maison d'Épinay, et dont l'autre dirigeait la
maison de commerce, lorsqu'elle était à la campagne.
Elle les trouvait aussi dans de bonnes et anciennes
amitiés comme celle du baron Duplouy qui était aux pe-
tits soins pour elle. Dans une lettre de J808, il lui ex-
LE MASSACRE DE LA RUE DE LA LOI Sll
prime le regret de ne l'avoir pas trouvée chez elle à Pa-
ris, et de n'avoir pas pu aller jusqu'à Épinay, tandis
qu'il était de passage dans la capitale. Dans une autre
lettre de la même époque, il lui écrit: « Mlle Vecliard,
à qui je vous prie de faire mes amitiés, m'ayant mandé
que vous aimiez beaucoup la perce-pierre, j'en ai fait
arranger un petit baril à Saint-Valéry. Je l'ai adressé à
Mme Berlin, votre nièce, de peur que vous ne soyez à la
campagne lors de son arrivée. Vous aurez soin de faire
remettre à mesure un peu de vinaigre dans le petit ba-
ril pour la conserver bonne (1). »
Duplouy, il est vrai, pouvait bien envoyer un barillet
de perce-pierre à Rose Bertin, il demeurait encore son
obligé. Mais s'il ne lui remboursait pas ce qu'il lui devait,
il ne cherchait qu'à faire avec elle un arrangement et, le
5 août 1812, il lui proposait pour se libérer, une obliga-
tion à terme pour une partie de la créance, et une rente
sur l'État d'un revenu de 150 francs pour le reste.
Rose d'ailleurs n'apportait aucune âpreté dans ses
revendications auprès de ses clients et des amis qu'elle
avait obligés et qui lui devaient de l'argent. Bien au
contraire, elle rendait encore ou cherchait à rendre ser-
vice dans la mesure de ses moyens et aussi souvent
qu'elle le pouvait. Sous ce rapport, lorsqu'elle fut morte,
les gens furent unanimes à le reconnaître. La comtesse
de La Tour, née Polastron, l'écrivait en 1 820 : « Mlle Ber-
tin, avant sa mort, venait me voir quelquefois, et elle
connaissait si bien ma position que, loin de me rien
demander, elle m"a fait des offres de service, que je
(l) Gollecliou de M. J. Doucet. Rose BeiUn, dossier N° 210.
312 ROSE BERTIN
n'ai point acceptées, ignorant quand je pourrais m'ac-
qiiitter. Je n'en conserve pas moins une éternelle recon-
naissance ; j'aime à payer cet hommage à sa mé-
moire (1). »
Le dernier portrait que nous connaissions de Mlle Ber-
tin date des dernières années de sa vie. Nous l'avons
vu dans les greniers du Musée Carnavalet, dont il n'a
pas encore été descendu.
Esprit bizarre, compliqué et original, Mlle Bertin avait
posé devant le peintre avec un casque d'officier de cava-
lerie sur les genoux. Elle n'était cependant plus à l'âge
des idylles. Que signifiait donc ce casque entre ses mains?
L'explication nous en est fournie par le Bulletin des
Musées, année 1892, dans lequel nous trouvons, rela-
tivement à cette peinture, la note suivante : '
« Rose Bertin, modiste de la Reine. Grand portrait
assez singulier provenant de la famille. La célèbre
modiste, qui tenait conseil avec Marie-Antoinette sur le
fait de chiffons et fanfreluches, était alors âgée d'une
soixantaine d'années et retirée à Épinay, où elle était
devenue la providence des pauvres, tout en restant
assez coquette. L'idée bizarre lui prit de se faire peindre
en Vénus ornant de plumes le casque de Mars. Rien à
dire de la robe blanche chamarrée d'or et de cabochons,
qui laisse à découvert ses bras et son ample poitrine ;
c'est la mode de 1803 ; mais le casque est d'un pompier
idéal. C'était, dit-on, le casque d'un de ses neveux,
officier de cavalerie. Le plumet rouge et vert pourrait
peut-être faire reconnaître le corps. Malgré les outrages
(1) Collection de M. J. Doucet. Rose Bertin, dossier N° 401.
LE MASSACRE DE LA RUE DE LA LOI 313
du temps qui l'ont tlétrie, mais point maigrie, l'ex-
modiste royale ressemble encore d'une manière frap-
pante au charmant portrait que fit d'elle Janinet, au
temps de sa splendeur, petite gravure en couleurs, que
la folie des enchères pousse aujourd'hui à six et sept
mille francs. La peinture, non signée, est passable. C'est,
pour la petite histoire, un document précieux. »
Ce n'était pas la mode de 1803, mais celle de 1810 à
1813. Le casque, un casque de carabinier, nous fixe
approximativement sur l'époque où le portrait du Musée
Carnavalet fut peint. En effet, un décret du 24 décembre
1809, réformant la tenue des carabiniers, leur donnait
le casque et la cuirasse, qu'ils n'avaient point portés
jusqu'alors. Or, Rose Bertin avait un petit-neveu officier
de carabiniers. Elle en était assez flère ; ce portrait le
prouve surabondamment.
Mais Rose Bertin approchait du terme de sa vie.
Elle n'allait plus que de loin en loin à Paris, et même
l'hiver, elle demeurait « au village d'Épinay » (1) qui, en
1813, vit disparaître coup sur coup, et la vieille com-
tesse d'Houdelot, qui avait atteint un âge avancé (elle
avait, lorsqu'elle mourut le 28 janvier, quatre-vingt-trois
ans), et la modiste de Marie-Antoinette, à peine au seuil
de la vieillesse.
L'acte mortuaire de celle-ci, daté du 22 septembre et
conservé à l'Hôtel de Ville d'Épinay, est ainsi libellé :
« L'an mil huit cent treize le vingt-deux septembre
à cinq heures du soir en la Mairie et par-devant nous
Jean-Louis-Ântoine Gilbert, adjoint du Maire de la com-
(1) Collection J. Doucet. Rose Bertin (dossier, N" 240).
314 ROSE BERTIN
mune d'Épinay-sur-Seine, département de la Seine, ar-
rondissement communal de Saint-Denis, faisant en l'ab-
sence dudit Maire les fonctions d'ofticier de l'état civil,
sont comparus les sieurs Louis-Nicolas Bertin âgé de
quarante-cinq ans, marchand de modes, demeurant à
Paris, rue de Richelieu, n** 26, neveu, etClaude-Charlc-
magne Bertin, âgé de quarante et un ans, propriétaire,
demeurant à Épinay, aussi neveu. Lesquels nous ont
déclaré que demoiselle Marie-Jeanne Bertin, leur tante,
âgée de soixante-six ans, propriétaire, demeurant en
cette commune, née à Abbeville, département de la
Somme, le deux juillet mil sept cent quarante-sept, fdle
de défunts Nicolas Bertin et de Marie-Marguerite Méqui-
gnon, est décédée en son domicile ce matin à neuf
heures, et ont les déclarants signé avec noiis le présent
acte, après que leur en a été fait lecture. — Signé : L.-
Bertin, C.-C. Bertin, Gilbert. »
Deux jours après les cloches sonnaient à l'église de
Saint-Médard d'Épinay-sur-Seine. La foule qui suivait le
cercueil de Rose se composait surtout de gens du vil-
lage où elle avait vécu ses dernières années et où,
comme partout, elle avait su, avec son caractère ouvert
et généreux, se faire, malgré ses boutades et sa brus-
querie, plus d'amis que d'ennemis.
Bien qu'elle eût, au temps de la Révolution, fait l'ac-
quisition de biens d'Église, appartenant aux Mathurins
d'Emile (Montmorency), elle fut, suivant l'expression
consacrée, admise aux honneurs de la sépulture chré-
tienne, comme en fait foi le certificat qui nous a été
fourni par le curé actuel d'Épinay et ainsi conçu :
a L"an 1813, le -vingt-quatre septembre a été inhu-
LE MASSACRE DE LA RUE DE LA LOI 31S
mée par moi soussigné : Marie-Jeanne Berlin, lille ma-
jeure décédée en cette commune, à l'âge de soixante-
six ans, en présence de M. Louis-Nicolas Bertin, son
neveu, demeurant à Paris, et deM. Claude-Charlemagne
Bertin, aussi son neveu, demeurant en cette commune,
lesquels ont signé : Bertin, Bertin, Paurez, curé. »
« Pour copie conforme, Épinay, le 30 octobre 1908.
L. MiGNOT, curé. »
Rose Bertin bénéficia, au même titre que tous ceux
qui avaient acheté des biens confisqués aux congréga-
tions, des dispositions contenues dans le texte du Con-
cordat de 1801 , aux termes desquelles l'Église catholique
renonçait à toute revendication des biens qui lui avaient
été enlevés, en ratifiait la vente, et ipso fado, levait
toutes les excommunications encourues de ce chef.
La mort de Mlle Bertin réveilla un moment la chro-
nique endormie sur son compte. Quelques journaux lui
consacrèrent des filets nécrologiques.
Le Journal de l'Empire du 5 octobre 1813 annonce en
ces termes, la nouvelle de son décès :
« Parmi les pertes que viennent de faire les arts, on
doit compter Mlle Bertin, justement célèbre par la pré-
pondérance qu'elle donna aux modes françaises et par
les services qu'elle a rendus au commerce. Elle est
morte le 22 septembre dernier à sa maison d'Épinay.
Le goût et le talent de cette ingénieuse modiste ont été
célébrés en beaux vers par notre Delisle. Elle fut toute
sa vie un modèle de bienfaisance et de piété filiale. Sa
vie privée offre une foule de traits dignes d'occuper une
place dans les annales de la vertu. Ils ne seront point
aiG ROSK BERTIN
perdus ; un homme de lettres qui en fut le témoin se
fait un devoir de les recueillir et les publiera incessam-
ment. »
Il y atout lieu de présumer que cet homme de lettres
n'est autre que Peuchet qui se retira, à plusieurs re-
prises, au cours d'une vie publique quelque peu mou-
vementée, dans une petite propriété située àÉcouen et
qu'il alVectionnait particulièrement. Or Écouen n'est pas
tellement loin d'Épinay où Mlle Bertin vivait dans la
retraite, pour que Peuchet n'ait pas franchi plus d'une
fois la distance qui séparait les deux villages. Quelles
qu'aient été ses fonctions sous la Révolution et sous
l'Empire comme administrateur du district de Gonesse,
aussi bien que dans l'administration de la police dont il
fut archiviste, Peuchet conservait au fond du cœur une
certaine fidélité à l'ancienne monarchie. 11 devait, sous
ce rapport, s'entendre merveilleusement avec la modiste
de la Reine.
heJournaldes Arts, des Sciences et de laLittéraiure
du 10 octobre 1813 relate aussi le décès de Mlle Bertin
eu ces termes : « Le même journal [Journal de F Empire)
annonce la mort d'une ancienne marchande de modes,
nommée Mlle Bertin, et assure qu'un homme de lettres
s'occupe déjà de son oraison funèbre. Cet article de
nécrologie appartenait de droit au Journal des Dames. »
Le rédacteur n'a pas l'air d'être bien tixé sur la person-
nalité de Mlle Bertin, «ne ancienne marchande démodes.
Heureusement qu'elle n'était plus là pour en être mor-
tifiée.
Mais, à rencontre du proverbe qui dit que nul n'est
prophète dans son pays, le Journal dWbheville du 9 oc-
LE MASSACRE DE LA RUE DE LA LOI 317
tobre 1813 lui consacra un élogieux article nécrolo-
gique. « Cette annonce dans le Journal d'Abbeville
est d'autant plus à signaler qu'elle est la seule de ce
genre qui figure pendant cettto année 1813 dans cejour-
nal, qui se bornait alors presque exclusivement à des
annonces judiciaires (1). » La voici :
« La demoiselle Bertin était d'Abbeville; le hasard
l'avait fait naître dans une classe obscure. Â-t-on be-
soin de titres de naissance quand on n'emprunte rien à
ses ayeux et quand on a été célèbre surtout par les vers
de rémule de Virgile? C'est avec sensibilité et plaisir
que nous consignons ici cet éloge funèbre qui sera
avoué dans la patrie de Mlle Bertin, comme ailleurs, et
qui doit l'être plus particulièrement ici de tous ses
compatriotes qu'elle a obligés ou fêtés dans des cir-
constances publiques ou particulières, dont la mémoire
ne doit pas périr. »
Le baron Duplouy pouvait applaudir aux paroles du
rédacteur du Journal d'Abbeville, lui que son amitié
pour Mlle Bertin avait peut-être incité à écrire ces lignes.
Mais, n'est-il pas curieux de voir l'importance que les
publicistes du premier empire attachaient à la poésie
de Tabbé Delille, cet « émule de Virgile » ? Il semblerait
que Bose Bertin n'eût Jait de bruit dans le monde que
parce qu'elle avait inspiré quelques vers au poète De-
lille. Et pourtant, elle avait, pendant tout son règne,
courbé les plus grands noms de France sous le joug
frivole de la mode dont elle avait été l'ingénieuse et
dispendieuse inspiratrice. A Abbeville sa réputation lui
(1) Note de M. Delignières lue à la séance de la Société d'Emu-
lation d'Abbeville, 3 mai 1906.
318 ROSE BERTIN
avait procuré et conservé une nombreuse et fidèle clien-
tèle, et, certainement, si elle avait été célèbre, c'était
plus par sa personnelle imagination dans l'exercice de
son métier, que par les .vers médiocres du poète de
V Imagination.
Enfin, le rédacteur de VAlmanach des Modes pour
181/i ajoutait à son article consacré aux marchands
de modes, alors en exercice, ces quelques mots :
« Nous ne terminerons pas cet article, sans parler de
Mlle Bertin, autrefois marchande de modes de la Reine
et de la Cour, retirée depuis nombre d'années, et morte,
il y a environ trois mois, dans une maison de campagne
qu'elle possédait à quelques heures de Paris. Après
avoir été longtemps la marchande de modes la plus cé-
lèbre de la capitale, elle en est devenue Tune des
femmes les plus généreuses. Sa vie a été honorée de
plusieurs traits de dévouement, de délicatesse et de
bienfaisance qui mériteraient d'être connus, et dont le
simple récit ferait l'éloge de son cœur mieux que tout
ce qu'on pourrait en dire. »
VIII
La succession Bertin. — Le jugement de Sainte Beuve
SUR LES Mémoires.
Rose Bertin laissait deux neveux: Claude-Charle-
magne et Nicolas ; l'un n'avait que des filles, l'autre
n'avait que des fils, et deux nièces, qui avaient aussi
des enfants.
Les héritiers trouvaient dans la succession une quan-
tité de créances qui allaient être l'objet de réclamations
et même de poursuites. Quelques-unes de ces créances
ne devaient se trouver liquidées que trente ans après.
Ce ne fut, en effet, qu'en 1842 que fut réglée celle du
comte et de la comtesse de Gouy O'Mahony et en 1843
celle de la comtesse de La Tour, née Polastron, qui
était de 1.329 livres, remontant à 1789, et qui, par suite
d'une transaction avec les héritiers de la comtesse»
morte le 9 juillet 1842, fut liquidée par le paiement
d'une somme de 675 francs aux héritiers Bertin.
Ce fut principalement Charlemagne Bertin qui s'oc-
cupa des affaires de la succession, aidé dans ses dé-
marches et à titre de conseil par l'avocat Petit d'Aute-
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MAISON DE ROSE BERTIX
Rue de Richelieu.
(rJat actuel.)
L.V SUCCKSSION BEIiTIN 321
rive. L'iiomnie d'alVaires officiel de la famille était l'avu-
cat Grangeret.
Dans la correspondance échangée à propos de leurs
atïaires d'intérêt, on trouve à chaque pas des apprécia-
tions flatteuses pour la mémoire de la grande modiste.
En I8I/1, Charlemagne Bertin écrit au juge de paix
d'Âbbeville, M. Lefebvre, au sujet du baron Duplouy :
« Je n'ai pas besoin de vous répéter ici les services que
Mlle Bertin a rendus à cette famille et le noble dévoue-
ment qu'elle a toujours mis dans toutes les circons-
tances où elle a pu leur être utile. » Allusion aux com-
plaisances, pour ne pas dire plus, que Rose avait eues
pour eux au temps où ils étaient émigrés en Angleterre
et vivaient fort gênés à Canterbury.
Une pièce datée de 1816 donne sur Rose et sa famille
les renseignements les plus élogieux :
« La Loi
<. Paris, le 26 juillet an ISK».
« Le juge de paix du 10" arrondissement de Paris à
M. le comte de Lieautaud.
(( Monsieur le Comte,
« La demoiselle Bertin, sur laquelle vous m'avez fait
demander, et sur sa famille, des instructions, excite
mon intérêt.
« La demoiselle Bertin était marchande de modes de
la Reine et de toute la famille royale; elle avait su mé-
riter leur estime et même Tamitié par son esprit et
l'existence qu'elle tenait dans le monde. A l'instant de
la Révolution, il lui était dû, tant à Paris et à la Cour et
21
322 ROSE 15LHTIN
dans les Puissances plus de 1.500.000 francs. Elle avait
plusieurs belles maisons à Paris et à la campagne. 11
lui était dû en Russie plus de 300.000 IVaiics et je Tai
vue souvent à diner avec le {)rince Kourakin, ambassa-
deur de Russie, et les[)rincesses de celte nation qui l'ai-
maient et venaient diner avec elle à sa campagne, où
j'ai la mienne.
« Mlle Bertin était douée d'un esprit rare et d'un ta-
lent en tout au-dessus du vulgaire ; on la regardait
comme une femme extraordinaire : elle aimait et ido-
lâtrait la famille royale et toute la Cour, et ses maga-
sins leur étaient journellement ouverts.
« Mlle Bertin fut la bienfaitrice de toute sa famille
composée de deux neveux et nièces qui ont formé
quatre tètes à son décès et qui ont recueilli' sa succes-
sion, étant décédée en J81Zi sans tester.
« La première de ses deux nièces est décédée en lais-
sant, de son mariage avec un négociant, une fille qui a
épousé M. Petit d'Aulrive, avocat, et un fils capitaine et
chevalier de l'ordre royal de la Légion d'honneur, qui
forment une tête.
« La seconde nièce, mariée h M. Chasseriaux, pro-
priétaire de terres, dont le château est près de
Sézanne-en-Brie. Elle est décédée ne laissant qu'un fils
mineur, lieutenant et chevalier d'honneur, comme son
cousin ; a dix-neuf ans. Deuxième tète.
« Le premier des neveux s'est marié ; il est proprié-
taire et demeure à Épinay. Il a deux garçons ; l'un se
présente pour être garde du corps : a di.x-huit à dix-neuf
ans, doux, bien élevé et d'une conduite exemplaire;
il a un frère qui promet aussi. Troisième tète.
LA SLCCKSSION liKIiTl.N 323
« Le second neveu est aussi propriétaire, marié avec
quatre filles. Quatrième têle.
c< Cette famille s'est toujours bien conduite.
« Le père de l'aspirant au corps des gardes du corps
est infirme et ne peut qu'aller en voiture ; il est doué
d'un esprit naturel et d'un bon esprit naturel {sic), et
surtout un fort honnête homme. Sa fortune lui permet
de soutenir son fils au service.
« Enfin, Mlle Berlin étant émigrée a rendu les plus
grands services aux émigrés avec son argent, son es-
prit, son amabilité et le crédit qu'elle s'était acquis
chez l'étranger, notamment en Angleterre, où elle avait
placé des fonds.
« Louis XVIII, en arrivant en I8t/i, ainsi que la famille
royale, ont demandé de ses nouvelles et, ayant appris
qu'elle était morte depuis six mois, lui ont donné pu-
bliquement des regrets.
« Je vous donne. Monsieur le comte, avec plaisir ces
détails en faveur de cette femme célèbre dans son
genre, qui fut mon amie jusqu'à sa mort, et dont j'ho-
norais l'esprit, les talents et surtout une loyauté que
justifiait sa belle âme et sa bienfaisance.
« J'ai l'honneur d'être, avec un respectueux attache-
ment,
« Monsieur le comte,
(' Votre très humble et très dévoué serviteur.
« Godard.
<- Rue de l'Université, nM 1 ,
« Hôtel de Luynes. »
32t ROSE BEmiN
D'après ce qu'ont raconté des contemporains de
Mlle Bcrtin, ses héritiers n'auraient pu exercer aucune
rc'pétition contre la liste civile, parce que Rose, par
dévouement pour Marie-Antoinette, aurait anéanti ses
livres, afin de ne pas laisser de traces des sommes
qui lui étaient dues par la reine, et dont le chitïre
élevé aurait pu constituer une charge de plus contre
elle.
Or, les mémoires étaient produits et aux mains du
citoyen Henry. Il n'y avait donc rien à cacher. Quant
aux héritiers, ils poursuivirent par tous les moyens pos-
sibles le recouvrement des sommes dues par la succes-
sion de la Reine, et s'adressèrent pour cela à la duchesse
d'Angoulème.
Grangeret, leur avocat, transmettait ainsi à Guillaume,
chef au ministère de la maison du Roi, la lettre reçue,
à ce propos, par Charlemagne Berlin :
« La dernière réponse de Madame la Dauphine à la der-
nière demande qui lui a été faite, est du 6 décembre
1824 et est ainsi conçue :
« Le secrétaire des commandements et trésorier géné-
ral de Son Altesse Royale Madame la Dauphine à
M. Berlin.
« Monsieur,
« Son Altesse Royale Madame la Dauphine a pris
connaissance du placel que vous lui avez adressé le
25 du mois dernier. J'ai l'honneur de vous informer que,
d'après ses ordres, je viens d'en faire le renvoyé à Mgr
le Ministre de la maison du Roi.
(( C'est maintenant dans les bureaux de Son Excel-
LA SUCCESSION nf-RTIN 325
lence que vous devez, Monsiour, vous adresser pour con-
naître le résultat de votre demande.
« Signé : Th. Cliarlet. »
Le 11 septembre 1828 les héritiers Berlin adressèrent
une pétition au Ministre de la Maison du Roi, et le pre-
mier octobre 1829 en firent parvenir une autre entre
les mains du baron de la Bouillerie, Intendant général
de la Maison du Roi.
Ils stipulaient notamment que, dans les sommes dues
par la famille royale, se trouvait, à l'origine 3.01(3 livres,
prix do fournitures livrées au comte d'Artois, devenu
depuis roi de France.
Les événements de 1830 interrompirent les démarches
de Grangeret. Le Ministre de la Maison du Roi n'avait
pas mis, il est vrai, beaucoup de diligence à répondre aux
demandes des héritiers de Mlle Berlin. Le gouvernement
de la Restauration était assailli de requêtes, autrement
pressantes, de la part des ci-devant émigrés, dont la
Révolution avait vendu les biens, pour attacher une
grande importance à des dettes contractées vis-à-vis
d'une personne, décédée sans postérité. Et, bien que
Grangeret allât, disant partout que les héritiers Berlin
étaient « dans une malheureuse situation, » on savait
bien, par les rapports qui avaient été produits, qu'au
contraire ils étaient, pour la plupart, dans une position
sinon brillante, du moins fort convenable.
A rétranger, Grangeret obtenait un peu plus de suc-
cès, et, comme il l'écrivait en 1818 au comte de Sau-
Martin, grand maître de la maison de Charles IV, ancien
roi d'Espagne, en réclamant A. 500 francs qui étaient
326 ROSE BKRTIN
dus par la reine d'Espagne depuis son passage à Com-
piègne en 1808, rimpératrice de Russie venait de faire
payer 20.000 francs dus dopiiis 30 ans. f/Impératrice
lie Russie ne faisait point, à son profit, l'application de
la prescription des dettes par dix ans, admise par la
législation russe. Elle avait loyalement reconnu sa dette
et payait. En même temps elle réglait le prix d'un
<* scliall de dentelle » qui lui avait été fourni en 1799
par Rose Bertin et qui était de 960 livres.
Ce renseignement, pris dans les dossiers même de
Grangeret, infirme ce qu'il avance lorsqu'il écrit au
marquis de Boisgelin : « La demoiselle Bertin fut obli-
gée de quitter la T'rance en 1792, et ne revint qu'en
1813, » et, au capitaine adjudant-major de Caradeus,
qu'elle avait passé vingt-cinq ans à l'étranger.
Il est certain également qu'il y avait un certain
désordre dans les écritures, et il nous semble que nous
devons admettre pour exacte l'affirmation de la com-
tesse de Laage, ancienne dame de la princesse de Lam-
balle, lorsqu'elle écrit le 9 juillet 1820 : « J'ai payé
toutes mes dettes huit jours avant mon émigration, et
notamment Mlle Bertin. » Elle avait, en eftet, reçu une
réclamation de Grangeret relative à des commandes
eifectuées du 10 août 1787 au 25 juillet 1791 ; et elle
ajoutait : « Je trouvais cette demande si extraordinaire
que j'attendais à y répondre plus notoirement et publi-
quement, n'entendant parler de tous côtés, que des
demandes non fondées des héritiers de Mlle Bertin, 'que
j'ai beaucoup revue depuis sa rentrée en France, et qui
me remerciait chaque fois de l'avoir payée. »
Il est possible qu'en la période de fièvre, d'inquié-
LA SUCCESSION BKRTIN 327
tildes, de troubles qui précéda son départ pour TAngle-
terre, Rose Berlin ait encaissé certaines sommes sans
apurer ses livres de caisse. Martincourt, reprenant ces
livres pour produire à la liquidation des biens des émi-
grés, fit naturellement un relevé intégral de toutes les
créances, et son relevé devint pourGrangeret, plusieurs
années après, un titre sur lequel il appuyait ses l'écla-
mations.
Ce ne fut que plusieurs années après sa mort que
parurent les Mémoires de Mlle Bertin. L'édition de 182/i
est annoncée, l'année même, par le Journal de r Impri-
merie et de la Librairie, numéro du 30 octobre, sous
ce titre : Mémoires de Mlle Bertin sur la Reine
Marie- Antoinette, avec des notes et éclaircissements.
Cet ouvrage était publié chez Bossange frères et déjà,
dans le susdit journal, mentionné sur les tables comme
Taux. Le but principal de cet écrit paraît être d'avoir
tenté de justifier Marie-Antoinette des torts qui lui
avaient été imputés, surtout à propos de l'affaire du
collier. En tous cas, il nous semble évident que toutes
les anecdotes concernant la modiste de la Reine ont été
recueillies par l'auteur dans les gazettes et les mémoires
du temps et peut-être même de la bouche même de
Mlle Bertin. Leur authenticité seule pouvait permettre
à l'auteur de faire passer, sans réplique et sans ré-
clamations, ce qu'il avance au sujet de la cause qu'il
défend.
Or, l'auteur anonyme qui avait pris pour déguisement
le cotillon de Mlle Bertin, fut obligé de se démasquer.
En eftet, les Mémoires avaient à peine été lancés dans
328 ROSE UERTIN
lo public, quola famille de Mlle Hortin l'éclamait contre
leur authenticité par une lettre adressée à la Semaine,
journal littéraire qui la publia. Certains journaux, en
effet, notamment la Gazette de France du 29 novembre
1824 sous la signature de Colnet, avaient donne l'ana-
lyse et la critique de Touvi'age et fait à ces mémoires,
qu'ils présentaient comme authentiques, une réclame re-
lenlissante. Dans le Globe du 11 novembre avait paru
celle de Sainte-Beuve, qui a été réimprimée depuis par
M. Jules Troubat dans le tome 1 dos Premiers lundis
(l87/i) : elle n'était pas trop bienveillante; point faite
pour activer la vente de Bossange frères, éditeurs. On
en jugera :
« Que les hommes qui vivent dans une révolution, et
qui en sont ou spectateurs éclairés ou acteurs princi-
paux, lèguent à la postérité le dépôt fidèle de leurs
souvenirs, c'est un devoir que nous réclamons d'eux ;
que ceux même qui, dans une situation secondaire,
n'ont vu qu'un coin du vaste tableau et n'en ont observé
que quelques scènes, nous apportent leur petit tribut
de révélations, il sera encore reçu avec bienveillance;
et si surtout l'auteur nous peint l'intérieur d'une cour
dans un temps où les alTaires publiques n'étaient guère
que des affaires privées, s'il nous montre au naturel
d'augustes personnages dans cette transition cruelle de
l'extrême fortune à l'extrême misère, notre curiosité
avide pardonnera, agrandira les moindres détails; im-
punément l'auteur nous entretiendra de lui, pourvu qu'il
nous parle des autres ; à la faveur d'un mot heureux,
on passera cà Mme Cami)an tous les riens de l'anti-
chambre et du boudoir; mais que s'en vienne à nous
I,.\ SUCCESSION RERTIN 329
d'un pas délibéré, force rubans et papiers à la main
Mlle Rose Bertin, modiste de la Reine, enseigne du Trait
galant, adressant ses Mémoires aux siècles à venir, la
gravité du lecteur n'y tiendra pas; et pour mon compte
je suis tenté d'abord de demander le montant du
mémoire.
<( Ce livre est pauvre de faits : malgré son assiduité
à la toilette, T auteur n'y paraît que peu instruite des
affaires de la cour; elle nous transmet çà et là des mots
échappés à sa maîtresse; elle la justifie d'avoir sur-
nommé la duchesse de Noailles Madame de r Etiquette,
-et d'avoir appelé des médailles, les femmes qui avaient
atteint leur cinquième lustre. Une fois seulement
Mlle Rose nous apprend que l'espèce de brouillerie qui
divisait la Reine et les tantes du Roi se rattachait à la
politique; Mme Adélaïde tenait pour M. de Maurepas, et
la Reine pour M. de Choiseul, inde irx; on sent qu'un
pared temps est déjà loin de nous. LWftaire du collier
fait la principale partie du livre; Tauteur était instruite
de quelques particularités qui peuvent donner du poids
à son témoignage : aussi par moment le ton y devient
comme solennel, et c'est là que se trouve l'invocation
aux siècles à venir. On doit pourtant y louer un atta-
chement au malheur et le soin d'y venger la mémoire
d'une Reine calomniée...
« ... Mlle Bertin ... n'est pas toujours heureuse dans
ses justifications. Par exemple, le comte de Charolais
s'amusait, comme on sait, par manière de passe-temps,
à tirer sur les couvreurs pour les précipiter des toits :
ce n'était là, selon elle, qu'un effet du sang qui fermen-
tait avec violence; ces moments passés, personne
330 ROSE BERTIN
n'était d'une probité plus intacte. Elle est plus sévère
contre le duc de Chartres, depuis le monstre Égalité;
aussi elle lui refuse ses faveurs, bien que cette conti-
dence n'importe guère à l'histoire du dix-huitième
siècle. Il y a aussi peu d'importance, quoique plus de
grtâce, dans son récit de la Bohémienne. Cette femme
lui avait prédit à Amiens, dans son enfance, qu'elle
deviendrait une grande dame, et qu'on lui porterait la
robe à la Cour...
« Une autre fois qu'elle allait aussi chez la Reine,
c'était dans des jours moins heureux, la princesse lui
dit : « J'ai rêvé de vous cette nuit, ma chère Rose; il
me semblait que vous m'apportiez une quantité de
rubans de toutes couleurs, et que j'en choisissais plu-
sieurs; mais dès qu'ils se trouvaient dans mes mains,
ils devenaient noirs. »
« L'éditeur a compris qu'il n'y avait pas là de quoi
faire un volume : il a donc grossi le sien de notes sur
le comte de Charolais, le duc d'Orléans, MM. de Choi-
seul et de Maurepas, qui ne se rattachent aucunement au
texte; ils sont à peine nommés dans l'ouvrage, et voilà
qu'on nous donne en notes toute leur vie privée et
publique... On a trouvé moyen d'y insérer un écrit de
M. Garât sur la prétendue conspiration d'Orléans, tout
loin qu'il y ait de là au livre de Mlle Rose... »
C'est entendu. Il y avait là-dessous une afl'aire de
librairie organisée entre les éditeurs et le sieur Peu-
chet, mais ce fut une affaire manquée.
Quant à l'opinion émise par Sainte-Beuve, elle est dis-
cutable. S'il n'attache que peu d'importance à Mlle Ber-
tin, c'est qu'il oublie que de petites causes ont souvent
I.V SCCCKSSIO.N l!i RTIN 331
(le grands effets, que la Révolution s'est préparée au
moins autant par le moyen de tous les libelles, les pam-
phlets, les racontars, sans valeurs et sans preuves,
répandus à profusion dans le peuple, que par un désir
inné chez lui de réformes et de liberté. Or la cour, et
la Reine surtout, étaient violemment et continuellement
attaquées dans leurs mœurs, dans leurs plaisirs et dans
leurs prodigalités. Et ce peuple, qui avait supporté, non
sans grognements, mais du moins sans révolte, les
immoralités du Parc-aux-Cerfs et les hontes du règne
précédent, se préparait insensiblement à frapper ses
maîtres du jour, en leur reprochant ce qui n'était que
peccadilles à côtés des monstruosités qu'il avait, pour
sa honte, si longtemps souffertes.
Mais ces Mémoires apocryphes, contre l'authenticité
desquels allaient s'élever les héritiers de la grande
modiste, ne faisaient, en somme, que reproduire, modi-
fiées à peine, les Conversations recueillies à Londres
pour servir à Vhisloire d^une grande reine par M. X...
qui avaient été publiées à Paris, du vivant même de
Mlle Bertin, en 1807. Or Mlle Berlin n'avait, à ce sujet,
élevé aucune réclamation.
Pourquoi? C'est que l'auteur des Conversations était
un ami; il commet bien quelques petites erreurs lorsque,
par exemple, il appelle Beaulard Boilard et Forgd
Mme Pagelle du Trait Galant, ou qu'il fait naître Mlle Ber-
tin en \7hf\, tandis qu'elle est née en 1747. Mais, par-
courons seulement l'Introduction de ces Conversations,
nous verrons aux compliments qu'il fait de Mlle Rose
qu'elle possède toute son estime :
« J'avais conçu, dit-il, il y a quelques années, la
332 ROSE BERTIN
pensée d'écrire Thistoire de l'émigration; ... cependant
les circonstances ayant ciiangé... j'ai abandonné cette
idée... Mais, parmi les nombreuses notes que j'avais
tracées... j'avais toujours conservé... ce que j'avais
écrit de mémoire des conservations de Charles et de
Mlle Rose... Rien donc n'a pu me déterminer à détruire
ce monument qui sert de réponse à tout ce qui a été dit
sur l'alTaire du collier. Tout le monde a connu Mlle Rose,
et son attachement pour la Reine, dont elle avait été
marchande de modes, dès le moment où cette princesse
arriva en France; mais peu de personnes ont su à
quel point Mlle Rose possédait la conliance de la Reine. . .
Il est si rare de trouver aux souverains, et surtout à
ceux qui ont perdu leur couronne, de vrais amis, qu'il
doit faire plaisir aux âmes délicates d'en voir à cette
mallieureuse maison, même dans la personne de
Mlle Rose, dont la frivolité attachée à son commerce
aurait pu faire excuser celle de ses sentiments; mais la
bonne Rose a reçu de la nature un cœur droit, une tête
organisée, telle que doit être celle du négociant; sa
conduite que ses conversations développeront davan-
tage que tout ce que je pourrais dire, porta toujours
l'empreinte de cette fierté qui lient à l'estime de soi-
même. Vertueuse par goût, elle n'eut jamais d'autre
désir que de plaire à sa maîtresse; et nous verrons
quel beau témoignage la Reine lui rendit aux Tuileries,
dans les derniers jours de sa puissance. Ce n'était pas
seulement cette princesse qui aimait Rose: Mme la du-
chesse d'Orléans, dont le nom se rattache à tout ce qui
est bon et honnête, lui donna des marques de contiance,
d'intérêt, ainsi que Mmes de Lamballe et de Bourbon;
LA SUCCESSION BKRTIX 333.
et toutes les femmes qui étaient attachées à la cour
avaient à se louer des procédés de Mlle Rose. Aussi^
lorsqu'elle céda à la volonté de la Reine, qui lui ordoima
de sortir de France, parce qu'elle était convaincue (|iie,.
si elle y restait, elle serait victime de la fureur du
peuple, à qui l'on était parvenu à persuader que les cha-
peaux, les bonnets de la Reine avaient eux seuls causé
tout le délicit des finances, et que, par conséquent, il
n'y avait pas d'autre moyen de réparer ce désordre,
i|u'en égorgeant celle dont l'adresse et le goût avaient
excité ou donné à la Reine celui de la frivolité ; à l'ins-
tant, dis-je, où Mlle Rose vint à Londres, elle fut
accueillie par toutes les femmes de la Cour, qui toutes
voulaient savoir si la Reine se ressouvenait d'elles, et si
bientôt on retournerait à Versailles... »
L'écrivain qui étalait si complaisamment les qualités
de la modiste ne pouvait, on en conviendra, lui être
étranger. Il la vante, et, qui plus est, il l'excuse de la
part indirecte qu'elle put avoir dans les prodigalités de
Marie-Antoinette. Ce n'est pas là le fait d'un indifférent.
Et, tout en écrivant un livre destiné à défendre la Reine
à propos de l'Adaire du collier, s'il raconte, chemin
faisant quelques-uns des incidents de la vie de MUeRer-
tin, sans que Mlle Rertin, vivante, ait protesté contre
ses inventions, c'est bien qu'il tenait d'elle-même ou de
la rumeur publique quelques anecdotes incontestables,
qui venaient encadrer heureusement son sujet principal
en lui prêtant un certain cachet de sincérité qui n'en
donnait que plus de force à ses arguments.
Mais, quand il s'imagina de rééditer son livre, après
l'avoir remanié; et qu'il lui donna audacieusement le
33i rosi: liKRTIN
titre de Mémoires de Mademoiselle Berlin^ à une
époque où Mlle Berlin n'était plus là pour le lui inter-
dire ou le lui perinellre, aussitôt, par rintermédiairc de
M. Pelit-Dauterive, leur représentant, les neveux de
Mlle Rose rédigèrent une protestation; M. Petit-Dau-
torive ajoutait à la lettre qui fut envoyée à la Semaine,
que Mlle Bcrtin, non seulement n'avait pas laissé de
Mémoires, mais encore qu'elle avait par prudence
d.'truit, pendant la Terreur, ses livres de comptes, en
sorte que sa succession n'avait pu, lors de la Restaura-
tion, exercer aucune répétition auprès de la liste civile.
Nous avons vu le cas qu'il faut faire de cette assertion.
A la suite de la réclamation faite par les héritiers de
Mlle Bertin, les éditeurs écrivirent une lettre 'qui fut
reproduite dans la note suivante, insérée au Journal
de i Imprimerie el de la Librairie du 25 janvier 1825 :
« M-M. Bossango frères, qui ont publié, à la fin de
Tannée dernière, un volume in-8° intitulé : Mémoires de
Mademoiselle Bertin, ayant appris que cet ouvrage
était apocryphe, ont écrit la lettre que voici :
Paris, 2 Janvier 1825.
« Monsieur, nous apprenons par la juste réclamation
des héritiers de Mlle Bertin, ancienne marchande de
modes de la Reine, que nous avons été trompés par
quelqu'un qu'il serait peu généreux de nommer, puis-
qu'il avoue son torl, sur Tauthenticité du livre que
nous avons publié sous le titre de Mémoires de Made-
moiselle Berlin sur la Beine Marie-Antoinette, avec
des notes et éclaircissements.
« Nous devons à la vérité et à nous-mêmes de décla-
LA SUCCIiSSION HF.ltTlN 335
rer dès lors que l'ouvrage a été imprimé sans la parti-
cipation d'aucun ayant-droit, et de faire connaître que
nous nous sommes formellement interdit toute vente
ou publication ultérieure de ces Mémoires. Nous nous
sommes même empressés d'elfcctuer la remise de ce
qui reste et compose la presque totalité de l'édi-
tion, etc., etc.
« Rossange frères. »
Cependant l'insertion au Journal de i Imprimerie el
de la Librairie n'eut pas un aussi grand retentissement
que l'apparition des Mémoires. Elle échappa à plu-
sieurs hommes de lettres qui curent à s'en occuper.
C'est ainsi que M. Ch. Louandre écrivait dans sa Bio-
graphie d^Abbeville el de ses environs qui parut en
'I829 : « On n'aurait pas cru que Mlle Bertin se serait
jamais occupée des événements les plus sérieux de
l'histoire, mais c'est pourtant ce qu'elle a fait en écri-
vant des Mémoires sur la Reine Marie-Anloinelle, qui
ont été publiés dans la Collection contemporaine des
frères Bossange, avec des éclaircissements et des
notes (Paris 1826, 1 vol. in-8";. Mlle Bertin déclare en
débutant qu'elle dira peu de choses d'elle, et seulement
ce qui sera nécessaire à riiitelligence des sujets dont
elle parlera. Elle donne ensuite quelques détails sur
l'état de ses parents qui feraient croire qu'elle a voulu
cacher son origine, ou que ces mémoires ne sont pas
d'elle, cependant ils paraissent authentiques. »
M. Ch. Louandre, malgré tout, laisse percer un soup-
çon qui lui vient, comme il le dit, de ce que Rose Ber-
tin se présente, dans les Mémoires, comme étant la
HMi ROSE RKRTiN
fille de petits commerçants, tandis que nous savons fort
bien que son père était cavalier de la maréchaussée et
sa mère garde-malade.
M. Ernest Prarond, dans la notice qu'il consacre à
Marie-Jeanne Berlin {Les hommes utiles de r arrondis-
sement dWbbeville [1858]), n'a pas eu connaissance de
la lellre des frères Bossange, mais il n'ignore pas qu'on
a douté de l'authenticité de l'ouvrage, et il écrit :
« Mlle Rose-Marie-Jeanne a mieux fait que de coiffer la
Heine; elle est restée fidèle à sa royale protectrice, à
l'infortune, au martyre... Elle changea son aiguille
contre une vilaine plume d'oie anoblie par l'usage
qu'elle en fit... Nous devons dire pour nous mettre à
l'abri que l'authenticité des Mémoires de Mlle Bertin a
été un peu contestée. »
Les Mémoires sont apocryphes ; mais Rose Bertin
avait vu assez de choses pour être capable d'en écrire.
Son rôle n'avait pas été sans importance, en effet; elle
approchait la Reine de trop près pour n'avoir pas connu
dans leurs détails, bien des événements sur lesquels
on discute depuis lors. Et, si jamais elle avait eu l'idée
de livrer au papier les souvenirs de sa vie, ce n'est pas
en riant, comme Sainte-Beuve, que nous les aurions
accueillis ; mais, au contraire, c'est avec une avide
curiosité que nous aurions, avec elle, remué tout ce
passé, qui garde encore pour nous, sous ses falbalas que
le temps a flétris, comme un parfum de roses mortes.
TABLE DES MATIERES
Pages.
I. — Les débuts d'une grande modisto. — Son influence à
la cour (1770-1774) 1
II. — L'ère des extravagances (1774-i777). — Rose Berlin
et le chevalier d'Eon '^^
III. — Mme du Barry. — Le pèlerinage de Monflières.
— La grande vogue. — L'n esclandre à ^'e^sailIes
(1778-1781) 04
IV. — La lin des excentricités. — Rose l'ertin rue de
Richelieu.— Une soi-disantfaillitede la modiste 1782-
1787) 1^9
V. — Les dernières années delà monarchie. — Le déclin
des afiaires. — Les immeubles de Rose Berlin (1787-
1792) ''9<i
^ I. — Rose Bortin sous la Révolution. — Voyage en
Allemagne. — Séjour en Angleterre. — La maison
dÉpinay. — Rose sur la liste des émigrés (1792-179.';;). 228
Vil. — Les dernières années d'une grande maison.— Le
massacre de la rue de la Loi. — La retraite à Kpinay
et la mort de Rose Berlin (1795-1813) 290
VIII. — La succession Berlin.— Le jugement de Sainte-
Beuve sur les Mémoires -^l*-^
22
2884. — TOURS, IMPRIMERIE E. ARRAULT ET C'*.
f/'-i:i^..y