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LA
MARINE FRANÇAISE
AU MEXIQUE
LA
MARINE FRANÇAISE
AU MEXIQUE
HENRI RIVIERE
CAPITAINE DE VAISSEAU
PARIS
CHALLAMEL AINE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
CARTES, PLANS ET INSTRUCTIONS DU DÉPÔT DE LA MARINE
5, RUE JACOB ET RUE FURSTENBERG, 2
1881
LA
MARINE FRANÇAISE
AU MEXIQUE
CHAPITRE PREMIER
DE LA CRÉATION DE LA DIVISION NAVALE
AU BLOCUS DES CÔTES
I
Mon intention n'est pas d'écrire l'expédition
du Mexique. Tout le monde en connaît les causes
.diverses. Je veux seulement raconter ce que fit la
jmarine dans les dernières années du séjour et
[durant la période d'évacuation. La tâche qu'eu-
• rent à remplir les bâtiments fut à la fois ingrate
et glorieuse. Elle montre, dans un cadre d'action
parallèle à celui de l'armée de terre , les difficul-
tés, les efforts de tout genre, les obstacles vail-
lamment surmontés , mais renaissants , qui ne
cessèrent, du premier au dernier jour, d'entraver
l'expédition mexicaine.
£76819
2 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
Après le débarquement, la convention de la
Soledad, réchec subi devant Puébla, la jjrise de
cette ville et l'entrée à Mexico, la nomination
d'une régence, certains projets de domination et
la perspective prochaine de l'établissement régu-
lier de l'empire, on se prit à espérer que l'expé-
dition du Mexique pourrait être menée à bonne
fin, et les forces maritimes, jusque-là dirigées
par un officier général, furent réduites aux pro-
portions d'une division confiée à un capitaine de
vaisseau. Ceci se passait au mois d'octobre 1864.
Pendant que les troupes de terre occupaient à
l'intérieur les difierentes provinces de l'empire
ou en poursuivaient la conquête, la marine avait
pour mission de surveiller les côtes , d'y lier ses
communications avec l'armée, d'y porter à
chaque instant les détachements nécessaires, de
rechercher les corsaires juaristes ou américains
dont l'armement ou la présence déjà signalés
étaient un objet de vive préoccupation , de cen-
traliser à Vera-Cruz le service des transports et •
d'approvisionnement de la flotte et de l'armée, et de
concourir, dans ses seules limites d'action mari-
time toutefois et en ne débarquant que très
éventuellement ses équipages, à toute opération
dirigée contre un point de la côte. Ce n'était
point là une mince besogne, surtout dans l'état
encore très précaire de notre domination.
CREATION DE LA DIVISION NAVALE 3
Tout le long littoral en effet de 250 lieues do
Matamores jusqu'à Campêche n'était qu'imparfai-
tement réduit, ou prêt à se dérober au joug dès
qu'une circonstance favorable se présenterait.
De Matamores , qui venait d'être pris au mois
d'août, jusqu'à Tampico inclusivement, où se
faisait sentir la main de fer du colonel du Pin,
aucune complication ne semblait à craindre, au
moins pendant quelque temps. Quant au port de
Tuspan , situé entre Tampico et Vera-Cruz , la
fidélité qu'on nous y gardait était douteuse. La
position pouvait être perdue d'un jour à l'autre
par la faute ou la connivence des chefs mexicains
à qui on l'avait confiée.
Depuis Tuspan jusqu'à Vera-Cruz, toute la côte
était ennemie, et nous ne pouvions avoir de
relations avec aucune des villes situées au dedans
des barres de Cazones, Lima, Tecolutla et Nautla.
La ville de Vera-Cruz, bien qu'en notre pouvoir,
était entourée de guérilleros qui venaient frapper
aux portes et enlevaient du monde sur l'Alameda.
Les guérilleros avaient établi des douanes à l'aide
desquelles ils percevaient des droits sur tout ce
qui entrait en ville ou en sortait. Les négociants
qui voulaient assurer leurs marchandises en-
voyaient tout simplement demander, moyennant
finances, un laissez-passer à Garcia, le chef de
ces bandes. Il était possible qu'un beau jour ces
4 LA MABINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
brigands, les libéraux, comme on les appelait
alors, fissent une tentative contre Vera-Cruz.
Au sud de Vera-Cruz, il y avait une compagnie
de volontaires créoles de la Martinique et deux
canonnières pour garder Alvarado. A l'ouest de
cette ville et jusqu'à Carmen, toute la côte était
à l'ennemi. On ne savait pas trop quelles étaient
les dispositions du Goazocoalcos et de Minatitlan,
mais les négociants français de Vera-Cruz, qui
furent toujours très loin d'épouser la cause de
l'intervention, devaient être mieux renseignés,
car ils avaient naguère très exactement instruit
les habitants de ce que nous projetions contre
eux.
Au Tabasco qui ne nous appartenait pas, les
dissidents, enhardis par la récente retraite du
général Brincourt, étaient devenus plus orgueil-
leux que jamais. La levée du blocus autrefois
établi sur tous les points de la côte, qui avait été
comme le don de joyeux avènement de l'empe-
reur Maximilien, leur avait déjà donné environ
200,000 piastres, ce qui leur avait permis de
lever de nouvelles troupes et de les bien payer.
La Frontera venait de se prononcer pour eux, et
ils y avaient rétabli comme autrefois la douane
de Tabasco. Carmen ne devait pas bouger tant
qu'il y aurait un bâtiment français, mais il s'y
produisait une certaine opposition contre le
CREATION DE LA DIVISION NAVAJ.K .0
préfet politique et militaire, le général Marin.
Carmen est une île facile à défendre. Elle était
précieuse parce qu'elle pouvait devenir un point
de concentration pour nous, la lagune de Termi-
nes communiquant avec le Tabasco par plusieurs
arroyos. Campêche et le Yucatan, soumis au mois
de janvier précédent, demeuraient tranquilles,
mais en rêvant leur affranchissement; et tandis
que les anciens chefs qu'on en avait chassés
s'occupaient à Cuba de l'achat d'armes et de
munitions de guerre, les autres chefs, — le
général Navarrete en tête, qui avait le plus
contribué, en se prononçant, à donner le Yucatan
à l'empire, — mis de côté par le gouvernement
de Mexico, étaient bien capables de faire de
nouveau volte-face et de se déclarer contre lui
au premier jour.
Tel était l'état de la côte; et malheureusement,
pour venir à bout de la tâche de surveillance et
de mouvements continuels qui lui incombait,
la division navale du golfe du Mexique n'avait
qu'un nombre restreint de bâtiments, peu aptes,
il faut l'avouer, par leurs qualités nautiques, au
rude service qu'on exigeait d'eux. De Vera-Cruz
à Rio-Grande, ils ne pouvaient que porter des
troupes à un point donné, sans y séjourner eux-
mêmes ; car, sur toute cette côte et dans la saison
qui s'ouvrait, les navires sont en perdition et
6 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
doivent prendre le large dès que le mauvais temps
s'annonce. Pour peu que l'on tarde, on est forcé
de filer ses chaînes et d'abandonner ses ancres
sur le fond. C'est ainsi que le Colbert avait fait de
graves avaries dans un coup de vent en venant
de Tampico, et que le transport la Drôme avait
mis dix jours à pouvoir communiquer quelques
heures avec Tampico et Tuspan, sans toutefois
parvenir à mettre à terre quelques chevaux qu'elle
avait à bord.
A Vera-Cruz, où le service du port était très
actif, les moyens pour y faire face étaient insuf-
fisants, puisque, faute de pouvoir décharger dans
le temps convenu les navires de commerce qui
arrivaient pour le compte du gouvernement, on
était obligé de payer de fréquentes indemnités. Ce
n'était donc pas le moment de diminuer, en les
renvoyant à la Martinique, comme on semblait en
avoir l'intention, les matelots créoles qui faisaient
le service à Vera-Cruz, d'autant moins qu'ils
étaient un renfort éventuel à la garnison dans le
cas d'une tentative sérieuse des guérillas contre
la ville. A l'est d'Alvarado et jusqu'à Carmen,
toute la côte allait devenir excessivement dange-
reuse, parce que les coups de vent, au lieu de
permettre de prendre le large comme au nord de
Vera-Cruz, battent en côte et que les bâtiments à
grande puissance de machine peuvent seuls avoir
CRÉATION DE LA DIVISION NAVALE 7
quelque chance de se mettre hors de danger.
Or , à Texception peut-être du Magellan et du
Darien, la division ne comptait aucun de ces
bâtiments-là. Les canonnières, au nombre de
quatre ou cinq, pouvaient bien, quand la mer
était belle, passer certaines barres de rivières;
mais, avec grand vent et la mer creusant, elles
couraient le risque d'y être culbutées. Le Goazoc-
oalcos et le Tabasco n'eussent donc pas pu servir
de refuge à ces petits navires. D'ailleurs, les barres
changent fréquemment et il faut absolument un
pilote de la localité. Or tous les pilotes étaient
avec les libéraux et ne seraient pas venus à notre
appel. Comme compensation, depuis Carmen
jusqu'à la pointe nord de la péninsule de Yucatan,
les bâtiments peuvent recevoir des coups de vent
à l'ancre sans être obligés de prendre le large et
sans courir le moindre danger. Il est vrai que,
relativement, la présence de nos navires n'était
pas nécessaire sur cette partie de la côte.
Si la division navale du golfe était jusqu'à un
certain point insuffisante par le nombre et le peu
de qualités de ses bâtiments, l'esprit de ses états-
majors et de ses équipages était, en revanche,
fortement trempé. La plupart étaient depuis un
an au Mexique et avaient supporté les périls du
climat, les fatigues des diverses expéditions.
Ces expéditions, dont personne n'entrevoyait le
8 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
terme, avaient un attrait d'ambition pour tous et
surtout pour les jeunes capitaines de canonnières
qui, ayant presque sur tous les points à pénétrer
dans les rivières, s'y trouvaient plus activement
engagés. Le commandant de la division, le capi-
taine de vaisseau Cloué, à qui Ton avait dû, au
mois de janvier précédent, la capitulation de
Campêche et par suite la prompte adhésion du
Yucatan à l'empire, avait donc des officiers dignes
de lui et tout à fait à la hauteur des circonstances.
Il faut le dire aussi, bien que la situation géné-
rale fût, comme nous venons de le voir, mélangée
de bien et de mal, l'espérance d'une heureuse
issue aux affaires du Mexique était assez répandue.
Le maréchal Bazaine, alors commandant en chef
des forces françaises, avait le projet d'entreprendre
prochainement une expédition contre le Oajaca et
d'en finir avec cette province, où l'ennemi sem-
blait vouloir concentrer ses derniers moyens de
résistance. Cette opération, dans les intentions du
maréchal, devait se compléter par une attaque de
la marine sur Tabasco. Les dissidents, ainsi pris
entre deux feux, seraient forcés de se disperser.
Ce serait là, disait-on, le couronnement de la
campagne du Mexique. En effet, cette dernière
résistance sérieuse une fois vaincue, les bandes
diverses, que nos colonnes avaient coupées par
tronçons dans le nord, ne pourraient plus se
CREATION DE LA DIVISION NAVALE 9
rejoindre, et les brigands des environs de Vera-
Cruz ne tarderaient pas à disparaître.
Toutefois, pendant que se faisaient les prépa-
ratifs de Texpédition du Oajaca, un incident
auquel on pouvait s'attendre se produisit. On
apprit que Tuspan était menacé par les bandes
rejetées de Jalapa, jointes aux gens de Papantla,
que les habitants, autorités et garnison en tête,
étaient prêts à s'embarquer, et que les effets les
plus précieux étaient déjà sur des bateaux. Au
lieu d'essayer la moindre résistance, tout le monde
lâchait pied.
Le commandant Cloué expédia aussitôt le
Forfait devant la barre. Le seul secours qu'il dut
porter à Tuspan était de faire franchir la barre à
un canot armé en guerre et de l'expédier devant
la ville. De si peu d'efficacité réelle que pût être
une si petite force militaire, on savait par expé-
rience qu'elle avait une grande influence morale
sur les bandes du genre de celles qui entouraient
Tuspan. Cela devait suffire, en effet. Les bandes
venant de Papantla, leur repaire habituel, avaient
pour chef Lara, dont toute la vie s'était passée à
ce métier de cabecilla. Elles se composaient de
soixante-dix cavaliers et de cinq cent quarante
fantassins, dont une cinquantaine de déserteurs,
armés de carabines françaises et américaines.
Les aventuriers passaient sur la rive gauche de
10 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
la rivière de Tuspan, où est bâtie la ville, quand
le canot du Forfait arriva. Ils se replièrent
aussitôt. Le canot accosta, et son canon rayé de 4
fut débarqué sur la place de manière à enfiler la
rue principale. La ville était sauvée.
L'officier qui commandait le canot du Forfait
trouva néanmoins tout le monde fort alarmé. Le
préfet politique, M. Llorente, se ranima un peu
au contact de l'officier français et organisa même
la garnison pour tenter une sortie, si l'ennemi se
retirait bien franchement. Cette garnison se
composait de quarante-cinq cavaliers, dont vingt-
cinq seulement montés, de cent quarante fantas-
sins et de cent vingt hommes de milices, cette
dernière force très peu sûre et bien plus disposée
à se cacher dans les bois qu'à lutter. Tout ce
monde cependant prit assez de courage pour
tenter, le lendemain, de troubler la retraite de
l'ennemi sur la rive droite. Cent hommes des plus
résolus appuyèrent, en cheminant par la rive
gauche, le canot du Forfait, qui remonta la rivière
à trois milles.
Cette curieuse petite afiaire permit de percer à
jour et de visu la situation intérieure de Tuspan,
qui était à peu près celle de toutes les villes du
littoral. Le préfet politique se faisait une rente
avec les impôts qu'il frappait de temps à autre
sur les négociants pour payer des troupes, dont
CRÉATION DE LA DIVISION NAVALE 11
Peffectif très incomplet se grossissait, dans ses
envois d'état à Mexico, de soldats de paille habi-
lement groupés. Cette rente l'inclinait fort vers
la fidélité à l'empire ; mais avec la grande expé-
rience que son âge lui avait acquise des roueries
d'un fonctionnaire mexicain, il avait la facile
théorie de conduite ordinaire à ses pareils et
qu'avaient engendrée de temps immémorial les
discordes intestines de son pays. Il était fort pour
commander et ramasser de l'argent pendant la
paix, et, dès qu'il s'agissait de se battre, pour
arguer de son peu de moyens de résistance et se
sauver avec la caisse.
On comprend que les villes si lestement sauvées
sont d'autent plus difficiles à garder. Un jour
plus tard, ou s'il eût fait du vent du nord, le
canot ne fût point arrivé à temps ou n'eût pu
franchir la barre, et Tuspan était momentanément
perdu, comme il avait été déjà momentanément
conquis. On y envoya la Pique, canonnière qui
pouvait pénétrer dans la rivière et qui dut y
séjourner, sauf à surveiller avec le plus grand
soin la hauteur de l'eau sur la barre afin de se
retirer à temps. Il ne fallait pas, en effet, que
l'accident de la Lance, obligée de se brûler en
1863 dans la rivière de Tampico, se renouvelât.
Les instructions que reçut la Pique étaient
énergiques et sommaires. Si le capitaine le ju-
12 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
geait nécessaire au salut de la ville, il ne devait
pas hésiter à s'assurer de Llorente, le préfet po-
litique, et de son fils le colonel, et à les mettre
hors d'état de nuire. Il fallait donner du cœur à
tous ces gens de Tuspan et les pousser à une
expédition qui dégageât la barre de Cazones et
les menât jusqu'à Papantla, faire en un mot suc-
céder l'initiative et l'esprit d'entreprise à l'hésita-
tion et à l'apathie. C'était plus facile à projeter
qu'à faire; mais ces instructions, en trahissant
une certaine irritation vis-à-vis de dangers qui
eussent été puérils s'ils n'eussent eu contre nous
leur force d'inertie et qu'on ne conjurait un mo-
ment que pour les voir aussitôt revenir, sentaient
le voisinage à Tampico de l'expéditif colonel du
Pin.
Des préoccupations plus graves que cette échauf-
fourée de Tuspan eussent, dès ce moment-là, tenu
la marine en éveil, si le commandant de la divi-
sion se fût laissé gagner par elles. L'avis parvint,
en effet, de différons côtés, d'armement de cor-
saires américains pour le compte de Juarez et
munis par lui de lettres de marque. Il s'armait,
disait-on, à New-Orléans et à Key-West quatre
corsaires destinés à courir sus à nos navires de
commerce et surtout à nos paquebots. Tout d'a-
bord, le gouvernement français ne s'en émut pas
outre mesure. La guerre entre le Sud et le Nord
CRÉATION DE LA DIVISION NAVALE 13
n'était par terminée, et il lui paraissait difficile
d'admettre que les États-Unis tolérassent de pa-
reils faits, si contraires aux devoirs des neutres
et aux bonnes relations qui existaient entre les
deux pays. Il ajoutait que, par suite de l'établis-
sement de l'empire mexicain, le gouvernement
de Juarez avait cessé d'exister et que les navires
capturés seraient considérés comme pirates et
traités comme tels.
Le maréchal Bazaine prenait la chose plus au
sérieux et, devançant les événemens, il voyait
poindre dans ces préparatifs hostiles une inter-
vention armée de la part des Américains. Cette
idée le domina bientôt à un tel point, qu'il songea
à fortifier le fort Saint-Jean-d'Ulloa et l'îlot de
Sacrificios et à mettre nos paquebots à l'abri de
toute attaque en embarquant à bord des compa-
gnies armées.
Pour le moment et en face de corsaires qu'on
n'avait point encore vus, ces précautions étaient
prématurées. Cet armement de corsaires n'était
et ne pouvait être qu'une spéculation commerciale.
Sous le masque de corsaires mexicains, les Améri-
cains allaient se faire écumeurs de mer et tâcher
de ramasser le plus d'argent possible. Ils pour-
raient dans ce dessein donner la chasse à nos
navires de commerce et à nos paquebots, mais
non s'attaquer à Vera-Cruz ou à Sacrificios, parce
14 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
qu'ils savaient que cela ne pouvait leur rapporter
que des coups. D'ailleurs, tel qu'il était, le fort
de Saint-Jean-d'Ulloa possédait plus de canons
qu'il n'en fallait pour tenir à distance une force
navale plus importante même que deux ou trois
corsaires.
L'embarquement de compagnies sur les paque-
bots ne pouvait être très utile. Tout corsaire,
en effet, qui eût attaqué le paquebot et se fût
aperçu qu'il y avait une force à bord, se fût con-
tenté de le couler en le canonnant avec une forte
pièce à pivot et en se tenant hors de portée des
fusils ou des canons de calibre inférieur que des
bâtimens de faible échantillon tels que les paque-
bots peuvent avoir à bord. Dans ce cas, après
une canonnade d'une certaine durée, la compagnie
de garnison eût été dans l'alternative de se rendre
prisonnière ou d'être coulée.
Certes, en la supposant réelle, l'existence de ces
corsaires était un fait fort grave ; mais il y avait
lieu d'en douter, car depuis deux ans cette entre-
prise avait plus de chances d'impunité qu'à cette
heure où les bâtiments devaient être déclarés pi-
rates, et cependant elle n'avait pas été tentée. Il
n'y avait donc qu'à envoyer des navires chercher
des renseignements positifs et croiser à certains
points d'arrivée des paquebots dans le golfe du
Mexique.
CRÉATION DE LA DIVISION NAVALE 15
C'était là néanmoins un souci, tant à cause du
nombre restreint de bâtiments que de la difficulté
de la navigation dans cette saison de coups de vent
de nord. Vera-Cruz exigeait la présence du Ma-
gellan, le Darieti était à Matamores mouillé en
pleine côte, la Pique, dans la rivière de Tuspan,
le Forfait en dehors de la barre ou à l'abri de
recueil de Tanguijo à veiller sur la Pique, le
Colbert devant Tampico, le Brandon à Campêche,
la Tourmente à Carmen, et la Tempête et la Sainte-
Barbe à Alvarado. Ces bâtiments, nécessaires aux
points où ils se trouvaient, ne pouvaient guère
être utilisés que lorsqu'ils changeaient de station
entre eux. Or la plupart avaient besoin de répa-
rations, et quelques-uns étaient fort vieux. Le
Brandon venait de faire une grave avarie de
machine ; la Tempête et la Sainte-Barbe n'étaient
plus propres à naviguer et pouvaient, tout au
plus, durer quelque temps encore dans les rivières.
Il y avait, il est vrai, sept transports à Vera-
Cruz, mais cela même était un embarras. Ils at-
tendaient d'un jour à l'autre des troupes qui
rentraient en France et que le déplorable état
des chemins retenait en marche. Pour en disposer,
même momentanément, il eût fallu leur donner
du charbon, qu'on n'avait qu'en petite quantité ; car
ils avaient consommé pour la plupart le très
mauvais combustible qu'ils avaient pris en excé-
16 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
dent à la Martinique pour l'amener à Vera-Cruz.
En attendant, par la prolongation de leur séjour,
ils épuisaient Vera-Cruz en vivres, surtout en
vin. Déjà, si les troupes ne devaient décidément
point s'embarquer dans un court délai, il était
question de renvoyer les transports à la Marti-
nique, c'est-à-dire à huit cents lieues, pour les en
faire revenir au moment opportun.
Ces petites misères, qu'on aimait à ne pas croire
sérieuses au moment d'un dénoûment en appa-
rence heureux et prochain, étaient pourtant une
gêne et une inquiétude que chaque jour, loin de
les diminuer, accroissait.
On espérait beaucoup de l'expédition contre
Oajaca, mais les inondations venaient de l'arrêter
dans sa marche. Cela était d'autant plus regret-
table, que les nouvelles de Carmen, du Tabasco et
du Yucatan n'étaient plus aussi bonnes qu'elles
eussent pu l'être.
Le trait principal de l'existence politique mexi-
caine est l'anarchie. De temps immémorial, on y
vit de désordre, de compétitions de général à
général, de chef de bandes à chef de bandes, de
rivalités de province à province, de ville à ville.
La concussion, les rapines, les exactions sont
des faits normaux, acceptés, décorés de noms
presque honnêtes. Cela est ainsi, on s'y est fait,
on n'en souffre même pas trop, et les gens qui
CREATION DE LA DIVISION NAVALE 1/
appellent Tordre de tous leurs vœux sont en très
petit nombre.
La population mexicaine n'a pas en adminis-
tration la notion du bien et du mal. C'est là un
des écueils où se sont brisées nos tentatives de
réorganisation. On n'a jamais cru à notre bonne
foi, à nos intentions loyales, et Ton s'est moqué
de nos atermoiements et de notre douceur. Peut-
être ne rétablit-on l'équilibre moral dans les na-
tures perverties que par la terreur et non par la
persuasion. Où l'impunité cesse par le châtiment,
la concience s'éveille. Un homme très calomnié
et sur lequel nous reviendrons, le colonel du Pin,
l'avait compris, et son système d'implacable sévé-
rité l'emportait de beaucoup sur nos impuissantes
théories civilisatrices. C'était un officier dont,
dans les provinces soi-disant soumises, on n'eût
pas approché à cinquante lieues, tant il inspirait
une sainte terreur aux bandits et aux espions.
A défaut de nos braves troupes, cette terreur
eût été très utile dans les terres chaudes, qui,
livrées à elles-mêmes et ne redoutant guère une
répression immédiate, commençaient à remuer.
Pendant qu'autour de Vera-Cruz les diverses ban-
des des Prieto et des Diaz continuaient avec plus
d'audace leurs actes de brigandage, l'ancien pré-
sident de l'état libre et souverain de Campêche, au
moment où nous avions fait capituler la ville,
2
18 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
Pablo Garcia, agitait sourdement le Yucatan. Il
est vrai que c'était l'empereur Maximilien qui,
par un acte de clémence un peu prématuré, l'y
avait laissé rentrer, ainsi que quelques-uns de
ses amis, gens très intelligens et très dangereux.
Au premier jour, ces conspirateurs émérites
pouvaient, avant qu'elle ne sût d'où cela lui vînt,
saisir, amarrer et bâillonner la très petite garni-
son de Campêche. Mérida, la principale ville du
Yucatan et, naturellement, par suite, l'ennemie de
Campêche, était mécontente ou plutôt pleine de
mécontents dont l'espèce toute particulière révèle
une plaie inhérente au Mexique et que nous appel-
lerons, si cela se peut dire, le colonèlat. C'étaient
tous ces colonels remerciés qui émargeaient autre-
fois au budget et ne pardonnaient pas qu'on les
eût mis de côté. La mesure prise à leur égard dans
la réorganisation trop hâtive et trop peu étudiée
de l'armée mexicaine avait peut-être été trop ra-
dicale. Il eût fallu les licencier par degrés, car
continuer à les payer eût été acheter la paix, tan-
dis qu'en les congédiant, comme on l'avait fait,
sans être prêts à les châtier s'ils bougeaient, on
avait risqué d'avoir la guerre, c'est-à-dire un nou-
veau soulèvement du Yucatan.
Carmen et la lagune de Termines ne demeu-
raient tranquilles que grâce à la continuelle pré-
sence d'un de nos bâtiments, et le Tabasco, conti-
CRÉATION DE LA DIVISION NAVALE 19
nuant à prospérer comme état souverain, ramas-
sait, dans son hostilité contre nous, les droits de
douane qui étaient énormes, et faisait aux com-
merçants des emprunts forcés. Les chefs de cet
état se préparaient ainsi à nous résister et, en
tout cas, à ne point s'en aller les mains vides. La
résistance du Tabasco pouvait être d'autant plus
vive, que nous avions permis au colonel Arevalo,
l'ancien et redouté proconsul de la province, de
se mettre dans nos rangs et que la crainte de son
retour au pouvoir écartait de nous toute la partie
modérée du pays, qui se fût, autrement, déclarée
en notre faveur.
Le temps d'arrêt dans l'expédition d'Oajaca com-
promettait donc la situation générale et ajournait
surtout l'attaque combinée à laquelle la marine
devait prendre part contre le Tabasco. Ce retard
pesait au commandant de la division, que les
soins et l'activité d'une opération de guerre eus-
sent distrait de certains soucis attristans ou irri-
tants qui venaient l'atteindre dans la fatigante
inaction de Sacricifios, où était alors Aq Magellan.
Tout gouvernement qui s'établit à l'aide d'une
force étrangère a une tendance naturelle et dont
on ne saurait lui faire un crime à s'éloigner de
ses alliés pour se rapprocher de ses nouveaux
sujets. C'est là même pour lui une condition d'exis-
tence, s'il sait garder une sage mesure dans la
20 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
reconnaissance qu'il doit aux uns et dans la pro-
tection qu'il accorde aux autres. Mais c'est ce que
ne fit pas le nouveau gouvernement, et après avoir
trop vite levé le blocus qui fermait ses ports et
rouvert ainsi leurs ressources aux provinces dis-
sidentes, il accueillit, avec une injustice souvent
flagrante pour nous et un empressement peu digne
pour lui, les réclamations de tout genre qui lui
furent adressées.
La position des représentans de la puissance
alliée, diplomates ou militaires, est alors délicate,
car ils sont placés entre le devoir d'agir et de
réprimer et la perspective presque certaine de
n'être que faiblement soutenus par leur gouverne-
ment. Ils créent en effet à celui-ci, placé loin des
faits, désireux d'une bonne entente avec son pu-
pille, des difficultés qui l'importunent. Ces diffi-
cultés-là, d'un ordre trop secondaire pour qu'elles
soient enregistrées ici, s'imposaient fréquemment
au commandant de la division et le troublaient
dans des préoccupations plus élevées.
L'îlot de Sacrificios, devant lequel était mouillé
le Magellan, mérite d'être décrit, car il occupe
une place dans les souvenirs de tous ceux qui ont
pris part à la guerre du Mexique. Il est à trois
milles de Vera-Cruz et ne produit pas d'eau po-
table ; il y avait, il y a sans doute encore un puits
creusé par la marine et entouré de planches à laver
CREATION DE LA DIVISION NAVALE 21
convenablement disposées. Le tout recouvert d'un
toit servait de lavoir aux équipages. On avait dé-
signé aux Anglais et aux Autrichiens, quand ils
étaient là, un tour comme à nos hommes. L'eau
est saumâtre, les bestiaux ne s'y habituent pas,
et on leur envoie de l'eau du bord. Les bœufs de
Sacrificios étaient une réserve de viande fraîche
pour les jours où l'état de la mer ne permettait
pas de venir à Vera-Cruz; et, afin d'aérer les bâti-
mens le plus possible, on débarquait même sur
l'île toutes les volailles, ainsi que les porcs et les
moutons.
L'espace compris entre les différents groupes des
cabanes avait été nivelé et battu, de manière à
former une place sur laquelle on envoyait les
compagnies de débarquement faire l'exercice à
tour de rôle. La cabane du sud, installée par l'a-
miral Bosse, avait déjà servi à loger quelques
malades, qu'on ne voulait pas exposer au séjour
en ville. On y avait fait camper en ce moment
l'équipage de la Tactique, fiévreux presque en
entier, afin de pouvoir vider, désinfecter et blan-
chir à la chaux la cale de cette canonnière.
Non loin de cette maison était un dépôt de char-
bon pour le cas où un bâtiment ne pourrait pas
venir au fort. Au Mexique où, sur presque toute
la côte, on est obligé de se tenir à grande distance
de terre, et prêt à prendre le large à la première
22 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
approche du mauvais temps, demeurer à Sacri-
ficios, c'est être à la mer avec une ancre au fond.
Et pourtant le triste îlot où sont les tombes de
tant de marins, dont on voit s'élever les croix de
bois ou les pierres blanches au-dessus de petits
roseaux, se trouvait être une ressource pour dé-
lasser les équipages d'un long séjour à bord, car
les récifs empêchent d'aborder la grande terre
située vis-à-vis. Ce cimetière de marins, en l'ab-
sence de plaisirs de tout genre, était devenu un
lieu de distraction.
C'est alors que le maréchal Bazaine appela le
commandant Cloué auprès de lui. Le maréchal
était à Mexico, où il attendait des nouvelles de
l'expédition d'Oacaja, d'après lesquelles il irait
lui-même diriger les opérations et prendrait une
décision définitive au sujet de ce que la marine
aurait à faire soit au Goazocoalcos, soit au Tabasco.
La première intention du maréchal à ce sujet
avait été de donner à la marine la contre-guérilla
du Pin; mais, le colonel n'ayant pas fini d'opérer
dans le Tamaulipas, il était question d'utiliser le
départ du 2" régiment de zouaves et d'en distraire
un bataillon pour faire l'expédition de Tabasco,
ce qui menacerait en même temps les communi-
cations des dissidents du côté de Oacaja avec les
provinces situées plus à l'est. Aux dernières nou-
velles, le général Courtois d'Hurbal était à Etla,
CRÉATION DE LA DIVISION NAVALE 23
à quatre lieues d'Oacaja. Il y attendait son parc
et se disposait à faire des reconnaissances sur la
place. C'était le résultat de ces reconnaissances
qui semblait devoir déterminer le maréchal à se
rendre de sa personne sur le lieu des opérations.
Toutefois, les conséquences fâcheuses de ces
retards s'accentuaient de plus en plus. L'expédi-
tion qu'on avait le projet de faire au Yucatan
contre les Indiens rebelles et le voyage de l'em-
pereur Maximilien dans cette province en étaient
ajournés. Il régnait partout une agitation fébrile,
provenant d'une sorte de mot d'ordre donné par
les dissidents pour se mettre en mouvement par-
tout à la fois et empêcher ainsi le maréchal d'ap-
peler un grand nombre de troupes au siège
d'Oacaja. Cette agitation était produite encore
par le clergé, qui protestait sourdement par tous
les moyens contre le décret de l'empereur relatif
aux biens de l'église et à ses relations avec l'Etat.
Un certain général, Vicario, qui était avec nous
depuis deux ans, venait de nous tourner le dos. Il
s'était prononcé pour la très sainte Trinité et
avait pris la campagne en entraînant avec lui
trois cents hommes de ses troupes.
Du reste, la plupart des officiers mexicains
prisonniers, revenant de France, étaient avec les
soi-disant libéraux. En licenciant l'armée pour la
reformer, on avait jeté sur le pavé, sans solde ni
24 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
moyens d'existence, une foule de militaires dont
les grades n'avaient pas été reconnus, parce qu'ils
n'étaient pas prouvés : mesure imprudente et
dangereuse. Tous ces gens-là avaient pris les
armes contre nous pour vivre. Ils n'osaient pas
aborder nos troupes, même au nombre de dix
contre un, mais il était presque impossible de les
atteindre. Ils disparaissaient en se dispersant, et
ne se dispersaient que pour se reformer de nou-
veau, làoù nos troupes n'étaient déjà plus. C'étaient
des marches et contre-marches qui fatiguaient
beaucoup nos soldats, pour n'aboutir à aucun ré-
sultat important.
En même temps, Tuspan donnait de nouveau
des inquiétudes; et Alvarado pouvait se trouver
bientôt dans une position critique, car l'autorité
civile de Vera-Cruz venait de licencier la garnison
mexicaine qui avait remplacé nos volontaires
créoles et n'avait rien mis à sa place. La province
toutefois qui, jouissant encore de l'impunité
avant qu'on l'attaquât, mettait le plus de temps
à profit, était le Tabasco. Il continuait à tirer
d'énormes subsides de la liberté du commerce que
lui accordait la levée du blocus. Le Goazocoalcos
l'imitait . Tous deux étaient riches , augmen-
taient depuis plusieurs mois leurs ressources et
accumulaient leurs défenses. La prise d'Oajaca
devenait donc de plus en plus urgente. Elle devait
CREATION,' DE LA DIVISION NAVALE 25
probablement calmer l'agitation qui cherchait
à se développer; mais si le siège d'Oajaca, en ce
^ moment parfaitement fortifié, se prolongeait, il
était à craindre que les affaires ne prissent une
tournure fort grave.
Dans ces circonstances, le commandant de
division avait surtout à se préparer à l'expédition
il de Tabasco, qui devait avoir lieu concurremment
j avec celle d'Oajaca et la compléter; et pour cela, il
lui fallait faire une tournée aux divers points
jl qu'occupaient nos bâtiments, pour savoir s'il
i pouvait les en retirer sans danger. A Carmen, où
I il alla d'abord, les inquiétudes que le capitaine du
I Brandon avait pu concevoir étaient exagérées.
La population n'était pas vraiment hostile au
I général Marin, mais celui-ci était surtout décou-
; ragé. Le commandant lui fit entrevoir et lui obtint
\ en efiet peu après la croix de commandeur de
Guadalupe comme récompense de ses longs ser-
vices, et M. Marin se montra disposé à prêter son
actif concours pour l'expédition de Tabasco.
Le Yucatan était encore assez tranquille au
point de vue des partis mexicains, mais non de la
guerre de caste. Le commissaire impérial, M. Sa-
lazar ilarrégui, s'était trop hâté de congédier les
gardes yucatèques qui étaient sous les armes ; et
les lignes de l'Ouest étant dégarnies, les Indiens
rebelles avaient fait une irruption et massacré
26 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
dix-neuf villages. Aussi attendait-on avec impa-
tience l'arrivée du corps de Galvez pour écraser
d'un seul coup les Indiens. A Campêche, le com-
mandant trouva une certaine agitation sourde
répandue par les partisans de Garcia. Ils propa-
geaient dans la population des nouvelles alar-
mantes et pouvaient se remuer d'un moment à
l'autre. Il recommanda en conséquence la plus
grande sévérité et la plus grande rigueur au
capitaine Lardy, qui commandait la garnison
française du génie colonial.
Tout individu convaincu de menées quelconques
et de propagation de faux bruits dut être embarqué
sur-le-champ et évacué sur Vera-Cruz. En cas de
résistance ou de menace d'émeute, la garnison
devait faire usage de ses armes. Enfin, sous
aucun prétexte, même celui de tirer des feux
d'artifice, aucun débit de poudre de guerre ou de
chasse ne devait être toléré. Ces différentes
mesures étaient suffisantes pour prévenir tout
mouvement à Campêche.
Ces soins pris, il fallait préparer l'expédition de
Tabasco. L'on va directement de la mer à San-
Juan Bautista par la rivière de Tabasco, mais l'on
peut s'y rendre également en partant de la lagune
de Termines, où Carmen est un point commode
de rassemblement, en dehors des éventualités
fâcheuses de mer. On pénètre de la lagune dans
CRÉATION DE LA DIVISION NAVALE 27
Pintérieur par la rivière de Palizada, que nous
occupions; on remonte à Jacinta; on prend alors
la rivière de l'Usumacinta, qui mène par le coude
de San-Pedro à la rivière de Tabasco. C'est donc
un détour assez long, maïs sûr. Frontera, à
l'embouchure de la rivière de Tabasco, nous ap-
partenant, le parcours des deux lignes nous était
assuré.
L'ennemi n'avait d'ailleurs aucun moyen mari-
time de nous le disputer. Les canonnières, en
divisions séparées, se fussent dirigées de Carmen
sur San-Juan Bautista, l'une par la rivière de
i Tabasco, le Grizalva et le Chillepeque, deux
larroyos voisins, l'autre par l'Usumacinta. La
question la olus difficile était celle des troupes,
que le maréchal promettait et refusait tour à tour.
1 II s'était d'abord agi de lever des gardes rurales,
I destinées plus tard au Tabasco, parmi les gens de
Minatitlan, qui sont en grand nombre sur la route
de Puebla à Vera-Cruz. Mais il y avait une diffi-
I culte d'argent : les recrues devaient, selon l'avis
' du maréchal, être payées sur Vera-Cruz comme
\ acompte remboursable par Tabasco.
il II y avait aussi à fréter deux ou trois petits
bâtiments indispensables pour enlever en peu de
temps le personnel et le matériel des grands na-
vires et leur faire franchir la barre de Tabasco.
Les canonnières seules étaient insuffisantes. Il
28 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
fallait aussi quelques mulets. Tout cela eût été
remboursable également sur Tabasco. Mais une
autorisation du maréchal était nécessaire, et,
quoiqu'on l'eût sollicitée de lui, il ne l'envoyait
pas. Le besoin de petits bateaux était si urgent
que le commandant s'adressa au commissaire
impérial du Yucatan pour obtenir de lui le Cofiser-
vador, que le Brandon Amenait de réparer et qui
était destiné à naviguer sur la côte de Sisal et
dans l'est de la péninsule jusqu'à la baie de la
Concepcion. Il devait, au moment de la guerre
des Indiens, porter des troupes à la baie de la
Concepcion pour prendre l'ennemi à revers; et,
comme ses chaudières n'étaient plus réparables.
il courait le danger de se perdre dans cette navi-
gation trop hasardeuse pour lui. De plus, les
troupes, arrivées à la baie, si elles se composaient
d'Européens, devaient être dans la plus complète
impossibilité d'aller dans la ville indienne de
Chan-Santa-Cruz, à cause de l'absence absolue de
chemins. On voit par là quelle irréflexion prési-
dait à tous les actes de l'autorité mexicaine. Le
commandant promit au besoin un navire conve-
nable pour le transport des troupes et obtint le
Conservador , qui n'était réellement bon qu'à
naviguer en rivière, mais devait y rendre des
services.
Pour les hommes, il eût été aussi plus expéditif
CREATION DE LA DIVISION NAVALE 29
de disposer du corps tout prêt de Galvez, qui, au
lieu d'aller à Campêche, fût allé tout de suite au
Tabasco. Il n'y eût plus eu de levée d'hommes.
San-Juan Bautista une fois pris, le corps de Galvez
l'eût gardé, ce qui nous eût permis de retirer
tout de suite nos troupes de ces parages assez
malsains. Les zouaves et les marins auraient pris
la ville, Galvez l'eût occupée jusqu'à ce que le
pays fût suffisamment reconstitué, et alors on eût
porté Galvez au Yucatan, sa destination première.
Malheureusement on était déjà à la mi-jan-
vier 1865, et il n'arrivait pas plus de réponse à
cette proposition qu'à la première. On ne savait
plus quand viendraient les zouaves, attendu que
les affaires de guerre, sans donner de grandes
inquiétudes, se compliquaient de la résistance
que l'on prévoyait à Oajaca. Le 2* zouaves était,
en outre, la seule garnison de Mexico et ne pouvait
quitter cette capitale sans être remplacé par le
8P de ligne, arrivant de Jalisco, et que le général
Douai, qui en avait grand besoin, ne voulait pas
lâcher.
Cependant le maréchal était arrivé devant
Oajaca et avait trouvé une véritable place forte
dont il fallait faire le siège. La ville était enve-
loppée par nos troupes, et on attendait dans huit
ou neuf jours le reste du matériel pour commen-
cer l'attaque. Le maréchal prévenait le comman-
30 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
dant en lui envoyant une dépêche roulée en
cigarette, ce qui prouvait que le courrier devait
traverser un pays couvert d'ennemis. En effet,
encouragée par la résistance d'Oajaca, l'hostilité
qu'on nous témoignait sourdement de toutes parts
allait se traduire en résultats sensibles. Un acci-
dent malheureux en précipita l'éclat. Ce fut l'af-
faire du commandant du Lucifer.
Le capitaine de frégate Gazielle s'avançait de
Guaymas surHermosillo,du côté de l'Océan Pacifi-
que, avec soixante tirailleurs algériens, cinquante
matelots, deux pièces de 4 et deux cents Mexicains
auxiliaires qui formaient l'arrière-garde. Celle-ci
se prononçant au moment du combat, M. Gazielle
fut mis entre deux feux et toute sa troupe tuée
ou faite prisonnière. Les Français pouvaient donc
être battus. Presque aussitôt la moitié de la
garnison d'Alvarado déserte; elle part avec armes
et bagages sous la conduite d'un sous-officier. Le
reste (34 hommes environ) n'offrait aucune ga-
rantie et ne devait pas résister à une attaque un
peu sérieuse. Medellin était serré de très près, et
ce n'était plus le cas, comme y avait pensé quelque
temps auparavant le maréchal, de retirer tout le
service de la guerre de Vera-Cruz et de la Soledad.
Galvez refusait de son côté d'aller au Yucatan et
ne devait plus inspirer la moindre confiance. Il
semblait évident qu'il ne voulait pas s'éloigner.
CRÉATION DE LA DIVISION NAVALE 31
afin de se prononcer contre l'empire au moment
favorable, et sa troupe était alors une menace de
plus pour les environs de Vera-Cruz.
L'autorité mexicaine de cette ville laissait pour
sa part circuler librement les guérilleros qui
avaient récemment combattu les Egyptiens près
de Medellin. Une pareille insouciance était une
sorte de compromis avec l'ennemi, chose tout à
fait ordinaire dans les mœurs mexicaines et qu'on
n'eût réprimée que par quelques exemples som-
maires et en soumettant le pays à la loi martiale.
Mais le parti était pris des atermoiements et de
la patience, et on ne paraissait pas devoir y re-
noncer de sitôt.
Il fallait que, dans ce moment-là, le comman-
dant demandât au général L'Hériller, chargé des
affaires militaires à Mexico, s'il n'avait pas un
dictionnaire télégraphique marin pour le cas où
il serait nécessaire d'expédier une dépêche chif-
frée. En effet, on ne pouvait même se fier aux
employés du télégraphe mexicain, qui communi-
quaient nos dépêches à l'ennemi. Il n'y avait pas
à douter que les libéraux n'eussent depuis long-
temps détruit le télégraphe, s'il ne leur eût servi
comme à nous. Il en était de même du chemin de
fer, que les bandes ne laissaient subsister que
parce qu'elles prélevaient sur, les administrateurs
une redevance mensuelle.
32 LA MARLNE FRANÇAISE AU MEXIQC]';
Ou venait d'expédier la Tactique à Alvarado
pour y porter les Egyptiens, que le commandant
supérieur de Vera-Cruz, M. Maréchal, destinait à
remplacer la garnison, lorsqu'on apprit l'échouage
de V Entreprenante à la Havane. Ce navire était
parti depuis un mois pour ramener les créoles
congédiés à la Martinique. Cet accident était d'au-
tant plus regrettable que le Darien, chargé d'as-
sister V Entreprenante et de la reconduire au
besoin jusqu'à New- York, ne pouvait plus con-
courir à l'expédition de Tabasco et diminuait par
son absence de soixante-dix hommes l'effectif du
corps de débarquement. Ainsi, la situation était
partout fort tendue, et depuis un mois les choses
empiraient en quelque sorte à vue d'oeil.
Dans le nord, près de Durango, une conduite
d'argent de près de huit millions venait d'être
enlevée, une compagnie du 5P de ligne avait été
détruite, quatre compagnies de zouaves avaient
été défaites près de Talacingo. On ne se rappelait
pas la position aussi fâcheuse depuis l'échec du
général de Lorencez devant Puebla. Aussi était-il
nécessaire d'obtenir un grand succès, car avec le
soulèvement presque général ou plutôt l'augmen-
tation considérable du nombre de guérillas, l'hori-
zon politique était devenu de plus en plus sombre,
et il fallait absolument qu'une victoire vînt l'é-
clair cir.
CRÉATION DE LA DIVISION NAVALE 33
Cette victoire fut la prise d'Oajaca, et le succès
fut complet, car on prit du même coup toute la
garnison de la place. Sur la frontière nord de Ja-
lisco, d'heureux événements accompagnaient celui-
là. Des deux chefs de bandes, Rojas et Romero,
l'un fut pris, l'autre tué. Rojas, en particulier,
était une sorte de chef légendaire dont l'influence
dans le Jalisco, le Michoacan et les environs était
immense.
A l'agitation qui peu de jours auparavant ga-
gnait tout le Mexique succéda tout à coup un
apaisement général. En ce mobile pays, le trône
de Maximilien parut s'asseoir, et ce prince fut
pour ses sujets de la veille et du jour, — car les
plus compromis et le plus près de trahir se ral-
liaient et étaient accueillis, — le héros aux che-
veux d'or, aux yeux d'azur, que la vieille Europe
donnait au Nouveau Monde.
A n'en juger d'ailleurs que par les apparences,
la situation était satisfaisante. Tandis que le centre
et le nord-ouest de l'empire, traversés ou gardés
par nos troupes, se pliaient à l'obéissance, le Yu-
catan, Campêche et Mérida d'accord, accueillait
favorablement l'aide de camp du général de Thun
et la nouvelle qu'il lui portait du prochain voyage
de l'empereur et d'une expédition sérieuse contre
les Indiens rebelles. Carmen vivait tranquille;
Tuspan, si récemment menacé, ne paraissait plus
34 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
devoir être attaqué, et Tampico expédiait facile-
ment ses convois d'argent. Quant à Matamores,
sa prospérité était vraiment extraordinaire. Dé-
bouché de commerce pour les confédérés améri-
cains, il s'y était bâti, installé, développé une ville
artificielle de soixante mille âmes, pleine de riches-
ses, ayant des centaines de navires sur sa rade et
dont les revenus de douane soutenaient les finances
du naissant empire.
Aussi l'administration mexicaine, jusque-là si
précaire, faisait quelques efforts en vue de l'avenir
et, pour ne parler que de la marine, demandait à
la France quelques officiers du commissariat et
songeait, tant on regardait alors notre départ
comme probable, à acheter nos canonnières du
golfe et le Lucifer lui-même, devenu disponible,
si on consentait à les lui céder. Le nouvel empire
avait d'autant plus d'intérêt à marcher dans cette
voie, que la France comptait se retirer bientôt de
toute coopération active. Le maréchal se disposait
à embarquer son artillerie; et l'effectif de l'armée,
par de périodiques et partielles rentrées en France,
diminuait assez régulièrement.
Toutes les oppositions sérieuses avaient disparu,
et il ne resterait plus que les troupes de bandits ex-
plorant les grandes routes, inconvénient dont on
prenait son parti et dontonne triompherait qu'avec
les années, le métier de brigand paraissant être
CREATION DE LA DIVISION NAVALE 35
dans le sang de la population actuelle du Mexique.
Naturellement, si ces illusions existaient au
Mexique, elles existaient bien plus encore à Paris
et devaient malheureusement y persister beaucoup
plus longtemps. Elles étaient si grandes que le
gouvernement, qui venait de recevoir des négo-
ciants et des habitants de Tuspan, comme hommage
reconnaissant, des idoles aztèques, envoyait par
réciprocité une mission scientifique, toute chargée
de travaux futurs. Ce n'était plus, en effet, du
Mexique guerrier qu'il s'agissait, mais bien du
Mexique agricole, aurifère, minéralogique, qu'on
allait explorer et utiliser.
Telle était la situation à la fin de l'année 1864,
ou plutôt au commencement de février 1865. Si
assurée et si florissante qu'on s'efforçât de la croire,
on n'osait cependant y toucher. Il en était comme
de ces monuments fragiles qui peuvent s'écrouler
dès qu'on y met la hache pour les consolider. Ainsi
il avait toujours été question jusque-là de com-
pléter l'expédition d'Oajaca par celle de Tabasco.
Le moment était venu de cette dernière, et cepen-
dant on l'ajournait.
Elle était, il est vrai, moins facile. On sait déjà
que le départ du Finistère et du Darien privait
la marine de cent soixante-dix hommes de débar-
quement, sur lesquels elle avait d'abord compté.
Puis les eaux du Grijalva et du Chillepèque avaient
36 LA MARI^ÎE FRANÇAISE AU MEXIQUE
baissé et il n'était point sûr qu'on pût remonter
avec les canonnières jusqu'à San-Juan-Bautista.
La place elle-même avait eu tout le temps de se
préparer. Elle était entièrement entourée de fos-
sés, les rues barricadées, les quadras percées par-
tout de meurtrières, et enfin le cerro de la Incar-
nacion régulièrement fortifié de quinze pièces d'ar-
tillerie, dont deux du calibre 68. Toutefois la ville
était livrée à un certain désordre. Le général
Mendez n'y était pas obéi et allait, disait-on, être
remplacé par Benavides, un des généraux qui
avaient empêché l'armée mexicaine de donner à
la première attaque de Puebla, que le général
Almonte avait fait exiler, mais que le bruit public
déclarait expérimenté et capable de s'attacher les
populations.
Quelques chefs, une partie de la population
étaient prêts, assuraient d'officieux entremetteurs,
tels qu'un médecin russe établi à Carmen et tué
misérablement depuis, le docteur Engelhard, à
se prononcer pour nous dès que nous paraîtrions.
Ce qu'il y avait de plus sûr, c'étaient quatre cents
marins que la marine avait à mettre à terre avec
une batterie de six pièces de montagne. En joi-
gnant à cela le 2® zouaves, car il fallait absolu-
ment des hommes habitués à se sentir les coudes,
tout irait bien.
Déjà, par mesure de précaution, les canonnières.
CRÉATION DE LA DIVISION NAVALE 37
en croisant devant la barre de Tabasco ou à l'en-
trée de Carmen, enlevaient les pilotes qui, satisfaits
de se voir enlevés de force, se laissaient faire. Il
n'y avait qu'à se hâter, pour que l'expédition de
Tabasco réussît. Mais il le fallait, car la saison
avançait beaucoup, les eaux baissaient, et les
fièvres paludéennes, qui allaient recommencer,
ne permettraient pas de garder trop longtemps
les canonnières dans le haut des rivères.
Quelque pressantes que fussent ces observations,
on n'y paraissait point prendre garde à Mexico.
Après de formelles assurances reçues, il y avait
lieu de s'étonner et de soupçonner peut-être, en
haut lieu, moins des influences que des intentions
contraires à cette expédition de Tabasco. De quel-
que façon toutefois qu'il fût permis ou possible
d'interpréter ce silence ou les tempéraments dila-
toires du maréchal au sujet des opérations à diriger
contre le midi et le sud-est de l'empire, un événe-
ment grave et des difficultés d'action vinrent tout
à coup, pour un certain temps, distraire la marine
de ses projets sur Tabasco.
L'événement grave fut une nouvelle et soudaine
attaque de Tuspan par les dissidents. Depuis l'é-
chaufiburée qui avait heureusement pris fin par
l'arrivée du Forfait, Tuspan n'avait jamais cessé
d'être plus ou moins menacé par Papantia et sau-
vegardé par nous. Le Forfait était allé y porter
276819
38 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
deux canons de 30 en fonte et des munitions. La
Pique y avait séjourné, dans la rivière, jusqu'à la
moitié du mois de novembre. M. Llorente y avait
enfin été remplacé par le général Ulloa, qui mon-
trait une fidélité moins douteuse et une volonté
meilleure.
Néanmoins, au commencement de janvier, et
bien que les gens de Jalapa, à qui il fallait à tout
prix un débouché sur la mer, se fussent très sérieu-
sement rapprochés de Tuspan, le général Ulloa
se proposait de le quitter vers le 15, pour aller à
Mexico faire sa cour au souverain. Il eût mieux
valu qu'il y restât. L'inquiétude, au sujet de Tus-
pan, était déjà assez vive pour que, le 8 février, le
commandant de la division envoyât le RMne porter
des boulets à la ville pour le cas où elle serait
encore au pouvoir des impériaux et du général
Ulloa. Le 18, le Coïbert, envoyé devant Tuspan
pour voir ce qui s'y passait, trouvait la ville
tranquille, mais le général parti.
Par une singulière coïncidence avec ce départ,
l'ennemi arriva tout à coup, le 23, avec huit cents
hommes. Le rôle du Colhert était tout tracé. Forcé
de rester lui-même devant la barre, il avait à en-
voyer ses embarcations en rivière et, le péril
devenant de beaucoup plus pressant, à faire mo-
mentanément débarquer son monde en ville.
Tuspan, — et sa description ici donne une idée
CREATION DE LA DIVISION NAVALE 39
assez exacte des villes mexicaines, — est un grand
bourg de six mille âmes environ, qui s'étend
principalement le long de la rivère et fort peu en
largeur. Les maisons sont généralement basses,
à un rez-de-chaussée simple ou à un étage peu
élevé, avec véranda. Beaucoup sont en pierre,
mais la majorité en pisé et couvertes de chaume.
Toutes ont de grands jardins très boisés. Elles
sont espacées dans les rues principales et isolées
dans les faubourgs. Au bord même de la rivière
sont deux cerros dominant toute la ville et une
partie des collines environnantes. Celui de l'ouest
est le cerro de la Cruz, celui de l'est le cerro de
l'Hôpital. Chacun d'eux avait une ou deux pièces
de 18 sur une plate-forme palissadée.
Le commandant du Colbert, le capitaine de fré-
gate Joubert, avait, dès son arrivée, organisé la
défense de la ville en y ajoutant 36 marins de son
équipage, divisés en trois pelotons. Deux de ces
pelotons commandés par MM. Fenoux et de Tesson,
enseignes de vaiseau, occupaient le cerro de la
Cruz et celui de l'Hôpital. Le commandant, avec
le troisième, liait les communications d'un cerro à
l'autre et défendait diverses barricades. La garni-
son mexicaine se groupait dans la proportion d'un
nombre triple ou quadruple autour de chaque
peloton de Français. On distinguait dans ses rangs
un des fils de M. Llorente, le colonel Enrique, qui,
40 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
ce jour-là, parut secouer tout à fait l'influence
paternelle et se rallier franchement à l'empire.
L'ennemi, composé en majeure partie de troupes
régulières du Nuevo Léon, attaqua dans le milieu
du jour et parvint à tourner les positions du
centre en abordant la ville par des chemins où
l'on n'eût pas supposé qu'il pût se risquer à cause
des excessives difficultés du terrain, tantôt maré-
cageux, tantôt très fourré. Les Mexicains qui
l'accompagnaient ayant lâché pied, le commandant
Joubert se trouva pris tout à coup sur son flanc
droit et par derrière. Il faisait nuit alors, et le
combat n'avait pas cessé un seul instant.
Afin de ne pas être fait prisonnier avec ses huit
hommes, le commandant Joubert se vit dans la
nécessité de s'embarquer. Il n'avait plus qu'à
aller chercher des renforts le plus promptement
possible et dut passer la barre en pleine nuit. Il
était très inquiet, car il ne doutait pas que l'en-
nemi, maître du milieu 'de la ville et isolant les
cerros l'un de l'autre, ne tournât toutes ses forces
sur l'un d'eux et ne l'emportât. Aussi crut-il de-
voir prier le commandant de la frégate autri-
chienne la Novara, qui était dans les environs
et que le bruit du canon avait attirée devant Tus-
pan, d'aller à Vera-Cruz demander du secours au
commandant Cloué. Il redescendit ensuite à terre
avec du renfort, mais trouva la ville évacuée et
CRÉATION DE LA DIVISION NAVALE 41
les rues, particulièrement les flancs du cerro de
l'Hôpital, jonchés de cadavres juaristes.
Ce résultat, auquel il était si loin de s'attendre,
était dû à la conduite héroïque de M. de Tesson,
de ses quatorze matelots et de quelques Mexicains
au cerro de THôpital. C'était en effet contre ce
point que l'ennemi avait dirigé quatre assauts.
Le canon de 18, servi par nos chefs de pièces,
avait fait merveille. Les dissidents, repoussés pour
la quatrième fois, avaient pu être vigoureusement
poursuivis et écharpés dans leur fuite. Quoique
pendant plusieurs heures la ville, à l'exception
des cerros de l'Hôpital et de la Cruz, où s'étaient
réfugiés les défenseurs des barricades, eût ap-
partenu à l'ennemi, les chefs libéraux, Trévino
et Lara, n'avaient point pillé, et c'était un fait à
noter dans cette guerre.
Dès que la frégate autrichienne la Novara avait
apporté la lettre alarmante du capitaine du
Colhert, le commandant de la division avait pris
aussitôt ses dispositions pour sauver, sinon
Tuspan, du moins le peloton de marins français
qui s'y trouvait abandonné. Il fît partir pour
franchir la barre deux canonnières, la Pique
et la Tactique, tandis que le Forfait appareillait
avec 100 matelots blancs du Magellan et 100 noirs
du fort Saint-Jean d'Ulloa. Il avait aussi écrit au
maréchal que les marins, s'ils descendaient à
42 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
terre et prenaient la ville, ne pouvaient être en
aucune façon destinés à la garder, et qu'il était à
désirer, pour avoir raison de Papantla, qui mettait
sans cesse Tuspan en péril, que le commandant
supérieur de Vera-Cruz fît par l'intérieur une
expédition d'au moins 500 hommes. Il mettait
V Allier kl8i> disposition du commandant Maréchal.
Toutefois cela demandait du temps, et il était
plus simple de s'adresser tout de suite au colonel
du Pin, qui, s'il était libre, fondrait immédiate-
ment sur Tuspan. Il lui écrivit donc à Tampico
de se replier par la lagune sur Tuspan, afin de
chasser les Mexicains.
La réponse du colonel a le double mérite de
peindre l'homme, les circonstances et les illusions
volontaires dont on se berçait.
« Je voudrais bien opérer avec vos excellents
marins, répondait le colonel; mais il n'est pas très
facile en ce moment de quitter le Tamaulipas, qui,
malgré les succès supposés des troupes du général
Méjia contre Mendez, est dans un état plus difficile
que jamais. Ainsi, d'après les derniers rapports, la
bande de Mendez est censée détruite et lui-même
blessé grièvement. Or voici la vérité pure et
simple, comme j'ai l'habitude de la dire : Mendez
et Carbajal sont sur le bord de la mer avec cinq
cents hommes au moins, à quinze lieues de Soto-
la-Marina et trente de moi. Je pars, ils fuiront;
CRÉATION DE LA DIVISION NAVALE 43
mais comme j^ai la cavalerie la mieux montée du
Mexique, j'espère pouvoir atteindre quelques-uns
des leurs, qui, vous le pensez bien, iront se ba-
lancer au bout d'une corde. C'est une économie de
cartouches. >
Les secours directs que le commandant Cloué
expédia furent heureusement inutiles, et l'expé-
dition par terre qu'il sollicitait contre Papantla
ne se fit pas. Ce ne fut pas faute d'insistance de
sa part. Il n'était pas douteux que la ville ne dût
être bientôt encore attaquée ; et, si on la perdait,
elle nous coûterait cher à reprendre, car les cerros,
à cause de leur grande élévation, étaient presque
inattaquables avec le canon des canonnières. Il
n'était donc pas trop d'une garnison solide pour
maintenir le bon esprit des habitants et la con-
fiance que le succès venait de leur inspirer. Mais
le maréchal n'avait pas de troupes à mettre à
Tuspan et recommanda seulement d'organiser les
gardes rurales et de les disposer à se bien défendre.
Privé de moyens effectifs, le commandant suivit
du moins avec assez de machiavélisme, si l'on
pense à ses préventions contre les Llorente, la
recommandation du maréchal. Il écrivit au colo-
nel au sujet de sa belle conduite, que rien n'avait
fait prévoir :
« Bravo, monsieur le colonel! bon sang ne sau-
rait mentir, > et il ajoutait en parlant des habi-
44 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
tants : « La conduite de vos concitoyens a été au-
dessus de tout éloge. Désormais, lorsqu'on parlera
d'eux, on dira : les braves de Tuspan. >
C'était les prendre par l'amour-propre, mais les
poltrons ont par malheur trop d'esprit pour croire
sérieux ce qu'on leur dit de flatteur sur leur
bravoure.
Telle quelle, cette nouvelle affaire de Tuspan
n'était qu'un accident ; mais elle avait contribué,
par la nécessité d'envoyer des navires et des
hommes, à compromettre cette expédition de
Tabasco, dont le commandant ne perdait encore
ni le désir ni l'espoir. De plus, par contre-coup,
toute la terre chaude s'était mise en mouvement.
Le frère de Porfirio Diaz était à la Samaloapam
avec des forces. Alvarado était menacé par les
libéraux du Cocuite et de Tlaliscoyan, et les moin-
dres détachements qu'on eût pu mobiliser deve-
naient nécessaires pour protéger Vera-Cruz.
Les deux troupes dissidentes qui avaient opéré
contre Tuspan s'étaient séparées à Tchuelan. Les
guérilleros de Papantla s'étaient retirés chez eux,
et les troupes du Nuevo Léon avaient pris la
route de Huanchinango, pour aller se joindre aux
forces commandées dans cette ville par les chefs
Cabriote père et fils, riches Italiens qui em-
ployaient leur immense fortune à maintenir le
pays en état de révolte.
CREATION DE LA DIVISION NAVALE 4o
D'autres causes, toutes personnelles à la marine,
contraignaient aussi le commandant de la division
de surseoir à tout projet d'expédition. D'abord, le
Rhin venait de s'échouer dans un ouragan à
Mazatlan, de l'autre côté de l'Atlantique, il est
vrai; mais le maréchal avait d'abord songé à le
faire remplacer par un des transports de Vera-
Cruz. Il n'y eut pas lieu, car le ministre, averti
au moins en même temps , devait avoir et avait
avisé déjà. Puis, si les illusions qu'on s'était faites
au Mexique sur la prochaine cessation des hosti-
lités chancelaient un peu en face des événements,
elles persistaient à Paris dans leur plénitude. Oh
y croyait à une émigration solide des Français de
New-York venus à la Martinique pour le Mexique,
tandis que ce n'était qu'une troupe de pauvres
diables, la plupart doreurs, bijoutiers et lapidaires,
qui ne trouvaient pas même à se placer et que,
plutôt que de les laisser mourir de faim sur le
pavé de la Vera-Cruz, on nourrissait à la ration à
\)QTà.diQV Allier.
De plus, les dépêches ministérielles, stimulées du
reste par les retranchements faits au budget, pres-
crivaient de diminuer l'effectif du personnel du
port, comme n'étant plus en rapport avec le calme
dont on jouissait, et la suppression de l'hôpital do
la marine, qui, présumait-on, ne devait plus avoir
à l'avenir qu'un nombre insignifiant de malades.
46 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
Tout cela était plus que difficile à faire. Les
réductions ordonnées ramenaient à deux cents
hommes l'effectif de la direction du port, et il
devenait dès lors matériellement impossible de
suffire au service d'embarquement et de débar-
quement, et de transporter les efîets de campement
du quai jusqu'en ville. Au fort, il y avait à garder
nos magasins et à surveiller la tourbe remuante
et malsaine des prisonniers français et mexicains.
La suppression de l'hôpital de la marine était trôs
dangereuse, car on n'avait évité les épidémies
qu'en y envoyant les malades du bord.
Malheureusement les dépêches, quelque peu
empreintes d'un optimisme de parti pris et se
fondant sur des renseignements erronés, pré-
voyaient une partie de ces objections. Il n'y avait,
selon elles , qu'à envoyer les malades à l'hôpital
de la guerre, ou, à défaut de cet hôpital, à l'ambu-
lance du fort ou à celle de Sacrificios.
Il n'est pas rare que, lorsqu'un établissement
se fait, si mince qu'il soit, ses fondateurs, dans
quelque contentement, d'eux-mêmes et pour re-
cueillir des éloges, s'en exagèrent et en exagèrent
aux autres les proportions et l'importance. Or,
sans parler de l'ambulance du fort, qui était très
petite, dans une casemate et 'des conditions dé-
plorables, celle de Sacrificios n'était bonne au
plus que pour quatre ou cinq hommes. Elle ne
CREATION DE LA DIVISION NAVALE 47
consistait que dans une cabane assez bien établie,
que de précédents rapports avaient sans doute
transformée en palais sanitaire. Voilà pourquoi
on l'indiquait si complaisamment de Paris. Enfin,
le prétendu hôpital de la guerre venait d'être
transporté à Paseo del Macho avec un seul méde-
cin. D'ailleurs, il n'avait jamais été un hôpital,
mais une ambulance dans unlocal malsain, quoique
vaste, parce que, faute de moyens de l'entretenir,
il avait toujours été sale. Le genre de ses malades
y avait contribué ; on n'y soignait que des contre-
guerilleros mexicains ou des Egyptiens, l'armée
s'étant fait une loi de ne jamais avoir d'autres
soldats ou employés dans les terres chaudes.
Opposer ces fins de non-recevoir, dire ces vérités
était fort délicat. Quand on est loin des obstacles,
on aime à vivre dans la douce persuasion que les
obstacles ne subsistent plus, ou vont s'amoindris-
sant; et ceux qui souffrent ou sont gênés ont tou-
jours quelque tort de venir importuner la quiétude
d'un gouvernement ou d'une administration de
leurs ennuis ou de leurs souffrances. A la guerre
comme dans la vie ordinaire, si l'on dépend de
quelqu'un, il faut que, aux yeux de ce quelqu'un,
tout aille bien ou le mieux possible.
Dans de pareilles circonstances, le chef d'une
expédition ou d'une station lointaine doit être
franc, mais doit surtoXit savoir l'être. C'est un art.
48 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
et il n'y réussit peut-être bien que si l'énergie du
caractère et l'honnêteté de cœur sont à la hauteur
du sentiment qu'il a très j uste de sa position fausse.
Il s'agit de ne pas déplaire, il faut encore moins
s'exposer à passer pour insuffisant; et pourtant
on a le devoir de sauvegarder d'une manière
absolue, en même temps que les exigences du
service, la vie et le bien-être de ceux qui nous
entourent.
Toutefois la marine avait, pour traverser ces
moments difficiles, un intermédiaire très puissant,
très bienveillant dans le maréchal, qui, mieux que
personne, pouvait savoir à quel point toute ré-
forme trop hâtive, dans le sens pacifique, était
inopportune. Ce fut à lui que le commandant
Cloué s'adressa pour satisfaire tout d'abord dans
une certaine mesure aux prescriptions des dé-
pêches. Il le pria de vouloir bien retirer les pri-
sonniers de Saint-Jean-d'UUoa. Il fit valoir, ce qui
était exact, que le fort était à ce point encombre
de personnel et surtout d'un personnel hideux,
qu'aux prochaines chaleurs on devait s'attendre à
une épidémie de typhus. Sa demande fut accueillie;
et, de ce côté, le personnel destiné à garder le fort
put être diminué.
C'était déjà obtenir , par un commencement
d'exécution des ordres reçus, que le personnel de
la direction du port ne fût réduit que plus tard,
CREATION DE LA DIVISION NAVALE 49
Il était aisé de faire justice de rambulance de
Sacrificios,en envoyant une épreuve de la cabane.
La photographie est brutale, mais elle a le mérite
d'être sans réplique. Quant à l'hôpital de la marine,
le commandant déclina une responsabilité aussi
grande que celle de sa suppression complète. Il
n'était possible que d'essayer de le réduire, et il
fallait désirer qu'il n'en résultât pas d'inconvé-
nient grave. Toutefois si, à ce sujet, de nouveaux
ordres arrivaient qui fussent impératifs, le pre-
mier transport, quoi qu'il pût en advenir, empor-
terait d'un seul coup le personnel de santé et le
matériel. La marine n'aurait plus d'hôpital à
Vera-Cruz. Après les observations soumises à
l'autorité, l'annonce, sinon la respectueuse me-
nace de cette mesure radicale, était de la fermeté
habile et loyale.
L'effectif et les ressources dont la marine dis-
posait au Mexique se maintinrent donc à peu près
les mêmes, et il n'y avait qu'à attendre, pour songer
à quelque expédition sérieuse dans le sud, que
l'agitation des terres chaudes eût été réprimée.
Le commandant supérieur de Vera-Cruz, le chef
d'escadron Maréchal, opérait en effet du côté de
Tlaliscoyan, lorsque la nouvelle de sa mort arriva
tout à coup. Il avait été tué au passage d'une
rivière que les dissidents, au nombre de huit cents,
lui avaient disputé. L'ennemi avait été repoussé.
50 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
mais les nôtres avaient eu vingt morts et vingt
blessés et étaient rentrés dans un triste état. Il ne
fallait pas beaucoup d'affaires de ce genre pour
réduire à rien la petite force qui protégeait les
environs de Vera-Cruz. Presque en même temps
le maréchal écrivit au commandant Cloué qu'il
renonçait définitivement à l'expédition de Tabasco.
Ce fut pour la marine une grande et bien cruelle
désillusion. Mais il y eut pour son chef plus que le
désappointement d'une ambition vulgaire. Quand
on fait la guerre dans un pays, dès qu'on sort des
grades subalternes et souvent même ne fût-on que
simple soldat, on ne peut s'empêcher de juger, à
part soi, le cours que suivent les choses, les évé-
nements qui le modifient ou l'influencent. On voit
vrai ou faux, mais on se fait une certaine idée
des résultats possibles en agissant de telle ou telle
façon que l'on pressent, que l'on redoute, que l'on
désire, que l'on précipite enfin ou que l'on ralentit,
si l'on a sur ce qui se passe quelque action directe
ou déterminante.
En dehors d'une spéculation philosophique pure,
il y a également les vues personnelles qui, chez
les natures droites, ne faussent pas la conscience,
mais l'inclinent cependant à voir la vérité dans
ce qui est le but de leurs secrets et vifs désirs.
Ainsi il est certain, par exemple, que lors de la
campagne de Portugal, sous l'empire, le maréchal
CREATION DE LA. DIVISION NAVALE 51
Ney, qui n'envisageait là, pour son compte, que
des opérations militaires à mener rondement, ne
devait pas avoir dans la conduite de la guerre,
dans ses rapports avec le pays, les mêmes tem-
péraments, les mêmes égards, les mêmes inconsé-
quences apparentes que le maréchal Soult, qui se
flattait tout bas de l'espoir d'une couronne.
Or, au moment où l'expédition de Tabasco était
abandonnée, il y avait au Mexique, au sujet des
événements qui pouvaient se dérouler encore, deux
points de vue très différents. Il semblait, d'un côte,
que la mesure indispensable à la consolidation du
nouvel empire fût la soumission complète, absolue
du Tabasco, du Chiapas et des environs. Là, en
effet, dans le sud du Mexique, persistait une
résistance très bien organisée et d'autant plus
redoutable, qu'elle n'avait ni excès-, ni désordres.
Les chefs dissidents du Tabasco, qui s'intitulait
« état libre et souxerain >, étaient aimés autant
qu'obéis. A côté d'eux, la lagune de Termines et
la presqu'ile de Carmen, qui s'étaient les premières
déclarées pour nous, flottaient cependant, in-
quiètes et très près de se reprocher d'avoir fait
une imprudence. Le Yucatan, qui n'aimait pas
les Mexicains et que la crainte de nos armes avait
seule converti à une adhésion très incomplète à
l'empire, songeait moins, sous le commissaire
impérial, M. Salazar Ilarrégui, à se montrer pro-
52 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
vince empressée et fidèle qu'à s'ériger tout douce-
ment, à l'exemple du Tabasco, en état indépendant.
Le Tabasco réduit, tout le sud et l'est se soumet-
taient sans arrière-pensée, et les ferments d'agita-
tion qui subsistaient dans le nord à l'état de menace
continuelle tombaient du même coup. Il n'y avait
donc pas à hésiter, si l'on voulait de Maximilien
pour empereur définitif.
Mais peut-être était-ce là le nœud secret de la
question. Autant qu'il est permis de le conjecturer,
si ce n'est de l'affirmer, il existait en même temps
dans l'empire, à Mexico surtout, une autre opinion
non avouée et que représentait un tiers-parti po-
litique, non point partisan de Juarez, tant s'en
faut, mais dissident à sa façon, et qui ne regardait
point le choix de l'empereur comme ratifié sans
retour par le pays et par les faits.
Ce parti, loin d'être hostile à la protection fran-
çaise, l'acceptait et désirait la faire insensiblement
et habilement dévier sur un autre protégé que
l'empereur, s'il était prouvé, ce que l'on affectait
de commencer à craindre, que celui-ci n'eût pas
toutes les qualités requises pour régner sans con-
teste. Mais il fallait à ce parti un point d'appui
en quelque sorte national, une pression légitime
et respectable pour motiver l'évolution à laquelle
il voulait entraîner la bonne volonté de la France
pour le Mexique.
CRÉATION DE LA DIVISION NAVALE 53
Le Tabasco, dans sa longue et sérieuse résis-
tance, paraissait offrir ce point d'appui. La plupart
des chefs qui le gouvernaient étaient, on doit le
dire à leur honneur, ennemis, sans compromis
aucun, de l'intervention étrangère, mais quel-
ques-uns, en relations avec le parti de Mexico, se
montraient disposés à une combinaison qui pré-
parât par des moyens amiables un dénoûment
satisfaisant à la crise. Ceux-là, à un moment
donné, pouvaient entraîner le sud à une manifes-
tation qui eût demandé à la France un autre sou-
verain que Maximilien. Quel eût été le souverain
élu sous le coup de la nécessité, avec notre agré-
ment et pour en finir avec des difficultés qui
menaçaient de s'éterniser? C'est ce qu'on ne disait
pas ; mais on caressait le maréchal, qui représen-
tait la France, et on lui laissait entrevoir un grand
rôle à jouer, une médiation suprême à exercer.
N'était-il pas témoin des symptômes qui accusaient
le peu de solidité de l'empire ? et n'y aurait-il pas,
de sa part, une haute sagesse autant qu'un devoir
de justice envers le Mexique à ne rien terininer
d'une manière arbitraire, qui ne paraîtrait fermer
que pour les rouvrir plus cruelles bientôt les plaies
de ce malheureux pays? Il tenait dans ses mains
le sort d'une grande contrée, qui ne serait point
ingrate et dont la reconnaissance illimitée n'était
pas à dédaigner.
54 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
On le détournait ainsi de rien tenter de décisif
contre le Tabasco, et le peu de moyens dont il
disposait l'y déterminait peut-être également. Il
est enfin de ces situations élevées où le doute est
permis, où de brillants mirages séduisent l'imagi-
nation, que certains périls environnent, et où la
perspective de tout perdre ou de tout gagner tient
en suspens la volonté la plus forte. Une influence
occulte de faits, de personnes, d'espérances gran-
dissantes, d'une alliance de famille prochaine pro-
tégeait le Tabasco; et l'on peut avancer qu'en
renonçant à l'expédition si longtemps projetée, le
maréchal cédait à cette influence. '
D'autre part, il était naturel que ceux qui ne
pouvaient disposer des événements à leur gré, ni
s'abandonner à de tels rêves de grandeur person-
nelle, s'affligeassent de la décision du maréchal et
vissent plusclairdans lasituation. Loin de pactiser,
en effet, avec les visées singulières ou chimériques
du parti de Mexico, le Tabasco était, nous l'avons
dit, dans la plupart de ses chefs très franchement
républicain. Il agissait surtout pour son compte,
et la protection que lui ménageaient les intrigues
de quelques-uns de ses chefs, protection qu'il ne
sollicitait pas, mais dont il jugeait utile et logique
de profiter, le rendait chaque jour plus fort. Il
était facile de prévoir qu'aucune surprise d'entraî-
nement n'y serait praticable et qu'on aurait fait
CRéATION DE LA DIVISION NAVALE 55
avec lui de la diplomatie guerrière en pure perte.
Cependant, en attendant que les événements en
vinssent au point que l'on désirait, il fallait agir;
car il est des projets qu'on ne saurait dévoiler et
qu'il faut masquer au contraire, si on ne les veut
voir avorter avant l'heure.
D'ailleurs, depuis deux mois qu'on avait pris
Oajaca, nos affaires au Mexique s'offraient partout
dans un désordre alarmant et bizarre.
A Tuspan sans argent et sans garnison, les habi-
tant découragés étaient prêts à abandonner la ville
à la première attaque. Le navire que la marine
entretenait devant Tuspan n'était que d'une utilité
subordonnée au caprice de la barre. Auprès de
Tampico, le dissident Carbajal venait d'échapper
au colonel du Pin par la connivence des troupes
mexicaines que le colonel avait avec lui. Tous ces
gens-là s'entendaient entre eux. Ce qui était plus
grave, le colonel du Pin lui-même était rappelé, et
on disait que sa contre-guérilla allait être dissoute.
Les libéraux, qui n'avaient pu triompher de lui
par les armes, venaient de le vaincre à Mexico par
la calomnie, grâce aux amis qu'ils avaient dans
les conseils mêmes de l'empereur. Aucun parti au
Mexique ne pouvait vouloir, en effet, de ce vaillant
soldat, qui allait si vite et frappait si fort. Le
colonel du Pin parti, on devait perdre avant pou
tout le Tamaulipas et Tampico.
56 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
Le Yucatan était troublé et presque en révolte
par l'arrivée des troupes du général Galvez, que
VEure y avait portées. L'explosion avait eu lieu à
la suite d'un incident futile. A Herida, le général
Galvez ayant forcé la consigne d'un homme de la
police, l'ayuntamiento avait adressé contre lui au
commissaire impérial une plainte que celui-ci avait
trouvée inconvenante. En conséquence, il avait in-
fligé à chaque membre de l'ayuntamiento une
amende de 150 piastres ou un mois de prison à
leur choix. Tous avaient préféré la prison, et un
nouvel ayuntamiento avait été nommé. Mais les
membres de l'ancien et les péonistes, ainsi nommés
parce que la famille Péon était à la tête de l'opposi-
tion, avaient adressé à l'empereur une pétition
portée par des commissaires qui avaient pour leur
voyage des frais illimités. 11 fallait entendre par
ces mots de quoi acheter à Mexico quiconque vou-
drait se vendre pour faire réussir la députation.
De son côté, au départ de la compagnie des créo-
les de la Martinique que commandait le capitaine
Lardy et qui avait su se faire aimer, et au bruit de
son remplacement par une garnison mexicaine,
Campêche avait été près de se soulever. On l'avait
calmé, en lui annonçant que l'envoi de cette garni-
son n'aurait pas lieu ; mais on pouvait s'attendre
à des difficultés sérieuses entre l'autorité civile et
l'autorité militaire, et il devenait urgent, si l'on
CREATION DE LA DIVISION NAVALE 57
ne voulait pas être débordé, de soutenir fortement
M. Ilarrégui.
A Alvarado, les bords de la rivière étaient gar-
dés par les dissidents et, le blocus n'existant pas,
le commerce était libre. Les libéraux percevaient
ainsi les droits de douane partout où nous n'étions
pas. Payant leurs soldats avec cet argent et rem-
plissant leurs caisses particulières, ils n'avaient
aucun intérêt à se prononcer pour nous. Toutefois
on ne pouvait rien faire avant d'y avoir mis une
garnison suffisante, car la Sainte-Barbe ne main-
tenait que la ville et non les rives. Encore cette
canonnière était dans un tel délabrement et si
percée par les tarets, qu'il avait fallu lui mettre un
calibre plus faible et lui recommander de ne
tirer que pour sa défense.
Au Tabasco, c'était pis encore, et l'ennemi y
abusait avec une habileté et une insolence extrêmes
de l'impunité dont il jouissait. Il venait à son gré
à Vera-Cruz, à Campêche, à Sisal, recevait des
subsides et des munitions, répandait ses journaux
remplis d'insultes et de menaces, tandis qu'il nous
fermait avec le plus grand soin l'abord de son ter-
ritoire et que nous ne pouvions aller à San-Juan-
Bautista, Minatitlan, Tlacotalpam, ni y faire par-
venir aucun journal, aucune lettre. Le côté triste-
ment curieux de notre situation dans cette partie
du Mexique était que toutes les facilités fussent
58 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
pour nos adversaires et toutes les difficultés pour
nous.
Comme on ne voulait pas faire la guerre au
Tabasco, il n'y avait que le blocus à rétablir pour
le priver de ses ressources; mais là encore le vice
de l'état de choses se faisait sentir. On ne voulait
pas du blocus officiel qui, éveillant les susceptibi-
lités des neutres, nous eût suscité des difficultés
avec eux. La question était de bloquer sans déclara-
tion de blocus, sans avouer que l'on bloquât, de
fermer les communications des libéraux avec les
neutres sans que ceux-ci eussent le droit de se
plaindre à leur gouvernement. Les instructions
venues de Mexico étaientaussivaguesdansla forme
que difficiles à exécuter; mais il était difficile égale-
ment qu'on offrît, au sujet du Tabasco, une voie
d'action quelconque au commandant Cloué sans
qu'il en profitât. Il prit aussitôt des mesures pour
fermer tous les ports et l'entrée de rivières entre
Vera-Cruz et la lagune de Termines.
Nous avons dit quelles étaient ces rivières et par
quels arroyos elles communiquaient entre elles
dans l'intérieur des terres. Le bateau à vapeur
le Conservador, que M. Salazar avait cédé à la
marine, dut être employé à la Frontera et avoir à
bord l'administration de la douane. Il devait être
annoncé que la douane de Tabasco serait désormais
à la Frontera. La canonnière la Tourmente avait
CREATION DE LA DIVISION NAVALE 69
à veiller sur le Conservador et à sortir de temps
en temps pour aller aux bouches du Chillepeque
et à Los Bocas. Comme allège et magasin de vi-
vres, une bonne canoa à vapeur devait naviguer
entre Carmen et Tabasco; et une autre, qui était
une ancienne chaloupe de vaisseau, la Louise,
devait être armée par nous et aller par l'intérieur
de la lagune de Terminos dans tous les arroyos
et jusqu'à San-Juan-Bautista. Ce petit vapeur était
la véritable annexe du bâtiment en station à
Carmen. Une canonnière devait garder l'entrée
du Goazocoalcos sans trop y séjourner, à cause de la
mauvaise saison qui s'approchait, et la Sainte-
Barbe avait à s'occuper du blocus d'Alvarado.
Ces diverses canonnières, sentinelles avancées
du blocus, avaient à l'égard des bâtiments de com-
merce une double consigne à faire observer. On
arrêtait purement et simplement les navires mexi-
cains. D'ailleurs, un décret impérial interviendrait
pour défendre à tous les ports de l'empire, et vu
les opérations de guerre que cela pourrait gêner,
d'expédier aucun bâtiment mexicain pour les
points compris entre Carmen et Alvarado. Quant
aux étrangers, le même décret recommandait de
ne les expédier que s'ils insistaient et en les pré-
venant alors que ce serait à leurs risques et périls.
S'ils partaient quand même, le rôle des canonnières
commençait. Elles ne devaient considérer aucun
60 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
bâtiment commerçant avec le Tabasco comme
régulièrement expédié que s'il avait eu affaire, à
l'arrivée comme au départ, à la douane de la
Frontera, qui percevait tous les droits. Cela ne
suffisait pas. En outre de cet acquittement de
droits, on exigerait de ces bâtiments neutres,
avec toute la politesse possible, un déchargement
presque entier, sous le prétexte de s'assurer
qu'ils n'avaient aucune contrebande de guerre. Il
était probable que cette accumulation de mesures
désagréables, subies tout d'abord par deux ou
trois navires, détournerait les autres de s'y
exposer.
Le commandant venait à peine de transmettre
ces propositions au maréchal, qu'il en reçut une
dépêche où se montrait toute l'incertitude dans
laquelle on était à Mexico. Le maréchal demandait,
en effet, si l'expédition de Tabasco pouvait se faire
dans de bonnes conditions en rivière, en ne débar-
quant les troupes qu'à San-Juan-Bautista. Le com-
mandant eût pris le 2^ zouaves, alors prêt à s'em-
barquer pour l'Europe sur le Rhône. Mais il était
bien entendu qu'aucune garnison ne serait laissée
au Tabasco, qui s'organiserait avec ses propres
ressources. A quoi bon alors? c'était frapper dans
le vide et avoir tout le souci et toute la peine de
ce coup inutile. Le commandant répondit pourtant
qu'il serait prêt dans dix jours, à la condition
CRÉATION DE LA DIVISION NAVALE 61
d'avoir tout le 2® zouaves et de garder le Tabasco
quinze jours au moins (1).
Si le maréchal n'acceptait pas, c'est que son offre
n'était point sérieuse et qu'il voulait seulement
se donner l'apparence d'être disposé à l'expédition.
Le prendre au mot avec les restrictions qu'il im-
posait eût été un coup de tête de jeune homme.
On ne devait pas s'exposer à l'échec de ne réussir
que vingt-quatre heures. D'ailleurs, la clause de
s'en aller immédiatement après l'occupation était
inadmissible pour quiconque connaissait le pays.
Ce n'eût pas même été le succès d'une heure,
c'eût été remettre en question le peu de prestige
et d'influence que nous avions si péniblement
conquis.
Le maréchal, ainsi mis en demeure, renonça de
nouveau à l'expédition de Tabasco et se contenta
d'autoriser toutes les mesures du commandant
Cloué pour le blocus.
(1) En disant « le Tabasco », il s'agit particulièrement, au
point de vue militaire, de l'occupation des villes de Tlacotalpam
ou San-Juan-Bautista.
CHAPITRE II
DU BLOCUS DES CÔTES AUX PREMIERS ÉVÉNEMENTS
DE MATAMOROS
En conséquence des mesures prises pour le
blocus du Tabasco, la Tourmente et le Conserva-
dor s'établirent aussitôt à la Frontera. La Tem-
pête, déjà à Alvarado, y fut appuyée à terre par
la compagnie Lardy des créoles de la Martinique,
qui venait d'arriver de Campêche. Le Brandon et
la Louise s'installèrent à Carmen. C'était à la fois
inquiéter et dominer le Tabasco, en lui coupant les
ressources et les vivres. On disait qu'un mouve-
ment impérialiste important se préparait dans le
haut du Goazocoalcos et le Chiapas. Fallait-il le
croire? et était-il réellement impérialiste ? De
quelque nature qu'il fût, et même s'il était l'intri-
gue politique que l'on espérait exploiter à Mexico,
il fallait le soutenir. Les dissidents, ainsi menacés
des deux côtés, pouvaient être amenés à composi-
tion; et il était douteux qu'une conspiration
heureuse sortît pour eux de leur défaite. Les
avantages sérieux que le gouvernement de Maxi-
BLOCUS DES CÔTES A MATAMOROS 63
milien remporterait dans le Sud ne tourneraient
pas contre lui. Il y avait enfin, quoique le blocus,
ainsi que nous le verrons, ne dût pas tenir tout
ce qu'il promettait, l'espérance de grouper par
la protection qui lui serait assurée, à chaque
point qu'occupaient les canonnières, une popu-
lation qui se rattachât fortement à l'empire. Cette
espérance se réalisa . en partie , et les jeunes
officiers qui commandaient les canonnières exer-
cèrent autour d'eux jusqu'au dernier moment
une influence presque absolue d'autorité et de
protection.
Seulement, au milieu de ces soins, la marine
avait toujours ses misères. Le mois d'avril arri-
vait, et c'était l'époque où la guerre retirait ses
employés et ses services de toutes sortes des terres
chaudes, la fièvre jaune étant un ennemi qu'elle
pouvait se dispenser de combattre. Il est vrai que
le maréchal, sachant que la suppression de l'hôpi-
tal de la marine était imminente, prévenait le
commandant qu'il pouvait envoyer ses malades à
l'hôpital de la Soledad. Or, cette ambulance était
une maison de paille qui ne recevait que quarante
lits, tandis que nous en avions soixante à la Vera-
Cruz. Puis, un malade qui a un accès pernicieux
ne peut attendre le chemin de fer. Ce n*était pas
pratique.
En outre, la poste et le trésor étaient supprimés
04 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
et portés à Corclova. On allait donc être forcé
d'expédier les vaguemestres jusque-là, avec des
lenteurs et des retards ; car des bâtiments sur le
qui-vive de l'appareillage ne peuvent qu'à des
espaces de temps irréguliers se prêter à ces envois.
La marine se résignait à ces ennuis, en ayant vu
bien d'autres. Ce qui était plus grave, c'est que le
maréchal, n'ayant plus de services à Vera-Cruz,
paraissait ne point douter que la marine ne piit
garder le Môle et la porte de mer avec les
hommes qui lui étaient laissés. C'était impossible;
et, si, on l'exigeait, le commandant n'avait plus
qu'à se renfermer dans la lettre des dépêches
ministérielles et à retirer tout son monde au fort.
Le commandant n'eût pas hésité, et c'eût été alors
comme si la distance entre Vera-Cruz et la division
navale se fût augmentée de 50 lieues. Il n'y eût
plus eu, en effet, que l'inertie mexicaine à la place
de l'incessante et intrépide activité des marins du
port. Mais, d'autre part, le commandant supérieur
de Vera-Cruz ne voulait pas, malgré l'ordre du
maréchal, reprendre la section de discipline qui
encombrait le fort et consommait la provision
déjà bien faible d'eau potable.
En dehors de ces diverses exigences, il avait
fallu obéir, dans une certaine limite, aux ordres
du ministre. Le commandant promettait d'arriver
peu à peu au chiffre de trois cent cinquante
I
BLOCUS DES CÔTES A MATAMOROS 65
hommes pour le stationnaire annexe, hôpital
compris. Ce pouvait paraître encore trop de monde,
mais la saison chaude était proche, et il fallait
compter avec le déchet. Ce mot simple et cruel
était justifié par le passé. Deux cent quarante-sept
hommes reçus au mois de juin 1864 pour les be-
soins du service s'étaient en octobre trouvés ré-
duits à cent soixante-sept. En mars 1865, il ne
restait que dix hommes de cette réserve à bord du
Magellan, à peu près autant disséminés sur les
bâtiments, et cependant on avait toujours pris à
chaque transport une douzaine d'hommes pour
remplacer les spécialités qui avaient fini leur
temps. C'étaient donc environ cent quarante hom-
mes en plus qu'on avait dû se procurer pour
combler les vides, et cela dans la bonne saison,
c'est-à-dire depuis le mois d'octobre.
Dans le moment même, les capitaines de canon-
nières tombaient les uns après les autres sous les
coups réitérés du climat. Les capitaines de la
Pique et de la Tactique, MM. de La Barrière et La
Source, rentraient exténués en France, où M. La
Source devait mourir un an plus tard.. Le capitaine
Gaude, de la Tempête, était gravement atteint par
la variole qui sévissait à son bord. Il y avait à les
remplacer, et la pénurie d'officiers se faisait aussi
vivement sentir que celle de matelots.
On ne se maintenait donc qu'en s'affaiblissant
QQ LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
et avec de grands efforts, mais on se maintenait;
et plutôt que de subir dans le douteux état d'une
tranquillité à laquelle on ne croyait plus les en-
nuis de l'attente, on appelait les événements avec
impatience. Cette impatience allait être en partie
satisfaite.
Soit que le Sud n'excitât point son intérêt, soit
qu'il crût n'avoir rien à redouter de ce côté, le
maréchal ne s'occupait que du Nord , où le voisi-
nage des Américains et la présence de Juarez
étaient pour lui de sérieux motifs d'inquiétude.
Les dissidents, secrètement aidés et encouragés,
disait-on, par les Américains, opéraient active-
ment dans le Nord et menaçaient surtout Mata-
mores. Matamores, on le sait, est sur la rive
droite du Rio-Grande, qui sépare le territoire du
Mexique du Texas américain. Plus loin, vers
l'embouchure, sur la même rive du fleuve, est
Bagdad, sorte d'annexé commerciale de Matamo-
res, rade foraine d'ailleurs. Comme pendants de
ces deux villes, sont, sur la rive gauche du fleuve
et du côté américain, Brownsville et Brazos-
Santiago.
Nous avons vu à quel degré de prospérité était
arrivé Matamores pendant la guerre d'Amérique.
C'était, en effet, le débouché de toutes les mar-
chandises des états du Sud. Le général impéria-
liste Mejia occupait Matamores avec deux mille
BLOCUS DES COTES A MATAMOROS 67
hommes qui lui étaient personnellement dé-
voués. Ce général, une des figures intéressantes
du Mexique, était un Indien très brave, très fin,
très flegmatique, aimant les femmes avec la pas-
sion d'un homme de sa race. On prétendait qu'il
était plongé dans la débauche et n'avait pas long-
temps à vivre. A côté de lui, sur un pied singulier
de rivalité et d'intimité, était Cortina, dont nous
avions accepté la soumission au mois d'avril pré-
cédent et à qui l'on s'était empressé de donner un
emploi important. Il n'y a vraiment que le Mexi-
que où l'on voie se produire aussi promptement
de pareilles choses. Cortina n'attendait, disait-on,
que le moment favorable pour se prononcer et
entretenait dans cette vue des correspondances
avec les Américains du Nord. C'était fort connu.
Mejia, averti, se contentait de dire : < Laissez
faire, je surveille Cortina. >
Au mois de mars, il fut question d'appeler Mejia
à Mexico pour lui confier l'organisation de l'armée
mexicaine. Cortina se trouvait avoir le champ
libre, et ses intrigues pour livrer Matamores aux
libéraux se développèrent. Le retour de Mejia y
coupa court ; mais au mois d'octobre, la situation
parut assez tendue au maréchal pour que V Adonis
fût envoyé en reconnaissance. Tout était en désar-
roi. Faute de bateau à vapeur pour remonter le
Rio-Grande, le capitaine de V Adonis, M. Miot, eut
68 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
besoin d'une forte escorte du général Mejia pour
se rendre par terre de Bagdad à Matamoros. Le
télégraphe entre Bagdad et Matamoros était coupé
et les communications n'avaient lieu que par
cigarettes au moyen de quelques Indiens. La cam-
pagne était aux dissidents, et il venait d'y avoir
une petite attaque contre la ville.
A Bagdad, comme aggravation, l'élément améri-
cain en ville était de la pire espèce et la garnison
insuffisante, de sorte que le danger pouvait surgir
de l'intérieur même. Quant à Cortina, il avait fait
défection avec la troupe sous ses ordres et s'était
joint au général dissident Carvajal. Pour com-
penser cette diminution de forces, les étrangers,
qui, en cas de succès de Cortina, eussent craint
d'être pressurés par lui, s'étaient armés et con-
stitués en garde nationale. C'était pour le moment
une bonne mesure qui permettait à Mejia de
sortir au besoin ; mais on lui avait volé tous ses
chevaux, et s'il prolongeait un peu quelqu'une de
ses sorties, il n'y eût eu rien de bien étonnant à
ce qu'il trouvât au retour la porte fermée. Pour
compléter ce tableau, qui donne une idée du dé-
sordre d'une place mexicaine, les Américains
semblaient devoir bientôt s'abattre en nuées sur
la frontière. Il y avait des préparatifs non équivo-
ques, et le général fédéral, qui n'avouerait rien,
laisserait faire.
BLOCUS DES CÔTES A MATAMOROS 69
Ces nouvelles, rapportées par VAdonis, furent
suivies du départ immédiat pour Rio-Grande de
la Tisiphone, qui arrivait de France comme relève
du Forfait, Le commandant Collet devait com-
muniquer avec le général Mejia poiir parer aux
événements.
De son côté, le maréchal envoyait à Matamores
un bataillon de cinq cents hommes avec de l'artil-
lerie, formant un total de six cent quarante
hommes et quatre-vingts animaux. Il fallait se
hâter, car les 50 millions de marchandises à Ma-
tamores étaient faits pour décider tous les chefs
mexicains à se prononcer afin de mettre la main
dessus. Pendant que le Var portait le bataillon,
le Magellan, VAdonis et la Tactique allaient re-
joindre la Tisiphone. Les chaloupes à vapeur, qui
eussent été fort utiles, ne pouvaient malheureuse-
ment pas être amenées. Leurs chaudières étaient
complètement usées, et les neuves, qu'on attendait
de France, ne venaient pas. A défaut de ces cha-
loupes, le commandant, dès son arrivée au Rio-
Grande, prit tous les navires de commerce à vapeur
et les arma avec des hommes de ses équipages. Le
chef d'état-major Lagougine avait le commande-
ment de cette flottille improvisée. Il devait re-
monter le Rio-Grande pendant que le bataillon du
commandant de Bigant, débarqué par le Var, se
rendrait de Bagdad à Matamores.
70 LA MARINE FRANÇAISE AU ilEXIQUE
Tout réussit à point. En quelques heures, on mit
à terre, sans le moindre accident, sept cents
hommes avec Partillerie, soixante-quinze chevaux
ou mulets et un matériel d'approvisionnement
considérable. Le 3 mai, à une heure de l'après-
midi, la colonne s'avança par la rive droite du
fleuve. Elle était appuyée par les trois vapeurs.
Cette marche hardie était imposée par les circon-
stances. Le général Mejia écrivait : < Arrivez vite,
jai absolument besoin d'être secouru. » — Il était
temps, en effet. Negrete venait d'arriver devant
Matamoros, après avoir fait une diligence extrême.
Comprenant de quelle importance il était pour lui
de devancer tout secours qui viendrait à la ville,
il ne s'était arrêté à Monterey que le temps néces-
saire pour imposer aux habitants un emprunt de
225.000 piastres, contre lesquelles il avait donné
le double en bons sur la douane de Matamoros,
intéressant ainsi, d'une façon toute mexicaine,
le commerce de Monterey au succès de ses opéra-
tions. Puis il avait franchi en six jours, par une
route très difficile, les 90 lieues qui séparent
Monterey de Matamoros.
Negrete comptait sur les nombreux adhérents
que lui avait préparés Cortina; mais les juaristes
et les yankees étaient contenus par les étrangers
organisés, au nombre de six cents, en milice, et
qui redoutaient, dans la prise de la ville, le pil-
BLOCUS DES CÔTES A MATAMOROS 71
lage de leurs propriétés. Moins courageux ou
moins intéressés dans la question, tous les fonc-
tionnaires mexicains, à l'exception du chef politi-
que, dès qu'ils avaient appris l'arrivée de Negrete,
s'étaient enfuis de Matamores à Brownswille.
Méjia, pour son compte, s'était défendu vigou-
reusement, et Negrete, contraint de donner quel-
que repos à ses troupes, n'avait fait qu'escarmou-
cher avec sa cavalerie.
A la nouvelle de l'heureux débarquement de la
colonne française à Bagdad, Negrete, dont l'armée
souffrait mille privations dans une plaine sans
ressources, battit en retraite. Il partait avec trois
mille fantassins et mille cavaliers dans la direction
de Monterey, en laissant comme rideau devant
Matamores les bandes de Carvajal et de Canales.
Si nous avions tardé un ou deux jours, ou si le
mauvais temps se fût opposé au débarquement,
c'en était fait de Matamores, et après avoir, tout
récemment, perdu par la prise de Saltillo et de
Monterey le Cohahuela et le Nuevo Léon, nous
perdions tout le Tamaulipas, ce qui eût produit
le plus fâcheux effet et donné au juarisme une
recrudescence de vitalité et de forces. C'était, en
effet, le juarisme qui venait d'agiter le nord-est
de l'empire; et pendant que Matamores se défen-
dait contre Negrete, Tampico et Tuspan avaient
été non seulement menacés de nouveau, mais sur
72 LA ^lARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
le point de se prononcer. Papantla avait fait ses
préparatifs habituels contre Tuspan, et la tenta-
tion de se prononcer pour s'approprier 5 millions
de marchandises qui se trouvaient dans les entre-
pôts de Tancasnequi, près de Tampico, avait paru
être fort vive pour les chefs mexicains de cette
dernière ville. Le commerce de Tampico s'était
alarmé, et notre consul avait demandé 150 hommes
au commandant Cloué, parce que la barre devait
être attaquée en même temps que la ville. De
même que, dans l'intérieur, les gens tranquilles
demandaient une garnison française pour les
garder, il eût fallu un bâtiment pour chaque barre
de chaque petit port. Hors de ces conditions, ceux
qui se disaient pour nous ne répondaient de rien,
ce qui, en les supposant sincères, n'était encou-
rageant, ni pour eux, ni pour nous. Quoi qu'il en
fût, le succès de Matamores avait mis à néant les
velléités de révolte sur le littoral.
Ce qu'il y avait de plus grave dans cette affaire
de Matamores, c'est qu'on y constatait les symp-
tômes de la prochaine immixtion des Américains
dans la question du Mexique. Les confédérés te-
naient encore à Brownsville, et les fédéraux étaient
à Brazos-Santiago. Il eût fallu, pour prévenir ou
du moins pour éloigner toute ingérence des gens
du Nord, une extrême prudence que le général
Mejia n'avait pas. Il était naturel qu'il penchât
BLOCUS DES CÔTES A MATAMOROS 73
pour la cause du Sud, mais il avait le tort de s'y
montrer favorable par ses actes. Soit qu'il ne fût
pas très au courant des lois internationales, soit,
ce qui était probable, qu'avec son caractère rusé,
il feignît de ne les point connaître, il venait, par
une infraction flagrante à toute neutralité, de
rendre trente déserteurs aux confédérés. Il entre-
tenait aussi des relations fort suivies et fort im-
prudentes avec le colonel confédéré Slaughter,
commandant à Brownsville, relations qui dans
certains cas semblaient un calcul, sinon pour
nous engager, du moins pour nous compromettre.
Il avouait seulement une convention passée
avec le colonel Slaughter au sujet des voleurs et
des assassins, mais il avait livré ses déserteurs
et se faisait rendre les siens et même les nôtres.
Malgré l'ordre du commandant de Briant, un ser-
gent avait fait la sottise d'aller prendre sur la
rive texienne des soldats que les confédérés avaient
arrêtés. Le commandant Cloué avait formellement
refusé de se faire rendre ainsi deux matelots. En
revanche, le général Mejia ne voulait entretenir
aucune relation avec l'autorité fédérale de Brazos.
On ne se cachait pas pour dire que l'Amérique
allait entrer en campagne contre le Mexique avant
longtemps. D'ailleurs, cela était dans l'air. La
France était trop loin pour que ces effluves de
guerre s'y fissent sentir, mais on commençait à
74 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
soupçonner le danger à Vera-Cruz et à Mexico.
Au Rio-Grande, on n'en doutait plus, car on le
touchait du doigt.
Du reste, le désordre était extrême en toutes
choses, et ce n'était pas tâche aisée que de lutter
contre lui. La légion étrangère était à Matamores
et aux environs dans des conditions très défavo-
rables pour le service qu'on attendait d'elle. On
pouvait craindre qu'elle ne désertât, car un ma-
nœuvre gagnait trois piastres par jour à Browns-
ville, et le Rio-Grande n'a que 50 mètres de large.
Il eût fallu par prudence accorder à chaque sol-
dat un supplément d'un réal. Quant aux officiers,
qu'on ne pouvait craindre de voir déserter, le
commandant Cloué insistait avec une bienveillante
énergie auprès du maréchal pour qu'ils eussent
le supplément des terres chaudes. Avec cela ces
pauvres jeunes gens ne brilleraient assurément
pas, mais ils seraient du moins ce que des officiers
doivent être. Le télégraphe entre Bagdad et Mata-
mores avait été rétabli, mais on n'avait ni fouillé
ni inspecté le terrain qu'il traversait et oii les
voleurs de grand chemin abondaient. Mejia, hors
de danger, avait repris sa quiétude et ses habi-
tudes de plaisir. Il n'avait poursuivi ni Negrete,
ni Cortina qu'il aimait à croire et disait être à 80
lieues de lui, au delà de Camargo. Au fond, il n'en
savait rien. Le commandant avait insisté auprès
BLOCUS DES CÔTES A MATAMOROS 75
de lui pour qu^il eût deux ou trois petits bateaux
à vapeur de service sur le fleuve. Il n'avait ré-
pondu que par des objections, témoignant beau-
coup d'apathie.
Le temps se perdait de toutes façons, quand on
ne l'employait pas à mal. Ainsi, un officier de
Mejia, chargé avec quelques cavaliers de protéger
la route de Bagdad à Matamores, venait d'arrêter
et de rançonner la diligence. Les coups de feu
tirés dans ce pastiche de l'affaire Doineau n'avaient
heureusement atteint personne. L'officier toute-
fois, jugé par une cour martiale à Bagdad, fut
condamné à mort et exécuté le lendemain. Nous
étions bien pour quelque peu dans cette sentence.
Aussi, chose moins étrange qu'on ne le pourrait
croire, le colonel Iglesias, commandant militaire
à Bagdad, invita ses officiers et les habitants à
l'enterrement. Il fallut faire acte d'autorité pour
empêcher l'invitation d'avoir son cours. Ce fut à
ce moment que les fédéraux de Brazos marchèrent,
au nombre de huit cents, contre les confédérés
de Brownsville et furent complètement battus en
face de Burrita. Malgré cet échec, ou peut-être à
cause de lui, car il facilitait aux vainqueurs une
négociation honorable, la paix allait se signer
entre Brownsville et Brazos, et on disait qu'aus-
sitôt après fédéraux et confédérés se jetteraient
ensemble sur la frontière du Mexique. Pour
76 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
ceux qui voyaient les choses, cela n'avait rien
d'improbable.
Cependant le commandant Cloué, laissant la
Tisiphone devant Matamores afin de surveiller
les événements, allait partir pour le Sud, où
l'appelaient des faits assez graves. Par une sorte
de coïncidence, un mouvement semblable à celui
du Nord avait éclaté aux environs du Tabasco et
dans la lagune de Termines. Carmen était là le
centre de notre occupation. Le Brandon y restait
en station et tenait dans une fidélité craintive de
nos armes, non seulement la garnison de la
presqu'île, mais celles de Palizada et de Jonuta,
qui, situées toutes deux sur l'Usumacinta, à la
partie sud de la lagune, étaient, à l'égard de
San-Juan-Bautista, comme les sentinelles avancées
de notre domination. Le commandant de la ligne
de l'Orient à Monte-Christo (nom assez singulier
pour désigner la frontière du Tabasco), de Pratz,
était alors à Jonuta, qu'il avait pris. Le capitaine
du Brandon avait à lui faire parvenir une lettre
du commandant Cloué. Celui-ci le prévenait qu'une
canonnière, en faisant une reconnaissance dans
le Grisalva, avait enlevé les pilotes et capturé un
certain Jacinta Cautelle, porteur de dépêches du
gouvernement de Tabasco. Les dépêches étaient
renvoyées, et l'homme relâché malgré sa mission.
Ce qui explique cette indulgence, c'est que ce
BLOCUS DES CÔTES A MATAMOROS 77
Cautelle avait été pris sur le Tahasco, petit vapeur
qui allait très librement de Vera-Cruz à San-Juan-
Bautista, et qu'on affectait, tout en lui faisant la
guerre, de regarder le Tabasco comme une pro-
vince de l'empire occupée par quelques mécon-
tents. Peut-être aussi ce petit vapeur donnait-il à
chaque parti des renseignements qui motivaient
la tolérance à son égard. En revanche, le com-
mandant gardait les pilotes, auxquels il ne serait
fait aucun mal en dépit des calomnies qui cou-
raient sur nous, et on envoyait à Campêche les
passagers qu'on avait trouvés sans passeports sur
le Tabasco,
Il prévenait enfin de Pratz qu'on allait songer
à s'occuper de lui et de ses concitoyens, du moins
de tous ceux qui avaient les armes à la main.
C'était le curé de Palizada qui s'était chargé de
porter la lettre à Jonuta. Pratz avait lu la lettre
et très bien reçu le curé, qui était rentré fort
content chez lui, lorsque, quelques heures plus
tard, Pratz arrive à Palizada avec deux cents
hommes, fait fusiller un ouvrier, met le prêtre
en prison, le menace cinq ou six fois de le faire
fusiller, lui rend enfin la liberté en l'accablant
d'injures, fait rassembler l'ayuntamiento et lui
donne l'ordre de se prononcer pour le parti libéral.
Depuis ce temps-là, les communications avec
Palizada étaient coupées.
I
78 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
Carmen avait eu également son alerte. Arevalo,
l'ancien proconsul de Tabasco, accompagné de dix
ou douze hommes, avait eu l'audace de débarquer
sur l'île, qu'il espérait faire soulever. Grâce aux
mesures prises par le commandant du Brandon
et le capitaine de la Pique, les partisans d'Arevalo
n'avaient pas bougé. Arevalo avait dû fuir et
s'était abrité de vive force dans un rancho. Le
second du Brandon s'était mis aussitôt avec une
petite troupe de matelots à la recherche du fugi-
tif. On avait marché toute la nuit et silencieuse-
ment entouré le rancho. Mais il n'y avait plus
là que deux hommes blessés. Arevalo, qu'on
savait atteint de deux coups de feu à la cuisse,
avait été emporté dans un cadre sur les épaules
de quatre de ses compagnons, s'était ensuite jeté
dans une grande embarcation et avait gagné le
large.
En somme, sans parler de cette alerte, Palizada
était pris, et comme c'était de là que Carmen
tirait tout son bois d'exportation, le commerce
de la presqu'île était complètement arrêté et dé-
couragé. Le Yucatan lui-même se montrait in-
quiet. Il était doublement malheureux dans cette
partie du Mexique, que l'expédition du Tabasco
n'eût pas eu lieu, car nos partisans, désespéraient
de nous voir réussir et les dissidents commen-
çaient à croire à notre impuissance. Dans cette
BLOCUS DES CÔTES A MATAMOROS 79
idée, les Tabasquenos s'étaient enhardis à établir
à l'entrée du Chillepèque une petite batterie
soutenue par un poste fortifié de deux cents
hommes. Quoique le commandant Cloué fût encore
retenu au nord, sa pensée se tournait très active-
ment vers le sud. Il expédiait ses ordres et main-
tenait le blocus fort étroitement en vue d'une
expédition de guerre. S'il écrivait au capitaine
de la Tourmente, à la Frontera, c'était pour lui
dire qu'il regrettait de ne pouvoir être déjà
auprès de lui pour prendre Pratz entre deux feux,
les canonnières remontant par l'Usumacinta et
les canots du Magellan par la lagune. Il lui re-
commandait de veiller sur le Conservador, qui
pouvait craindre d'être seul, et de lui remonter
le moral en faisant une justice sommaire des
perturbateurs, s'il y en avait. Un regrettable
incident justifiait ces paroles.
Le chef de bandes Regino avait osé occuper
quelques heures la Frontera et avait écrit une
lettre insolente au capitaine de la Tourmente, sur
le pont de laquelle un homme avait même été tué.
La capitaine avait hésité, pour répondre à cette
agression, à foudroyer une ville de gens inoôen-
sifs et s'était abstenu. La mise en avant des
questions d'humanité a fait trop souvent notre
faiblesse au Mexique. Dès qu'un homme était tué
sur son pont, le commandant eût mieux fait de
80 LA MARINî: française au MEXIQUE
tirer sans pitié sur le point d'où était parti le feu.
De son côté, la Pique allait bloquer le Chillepèque
et les Dos Bocas. Quant au vapeur le Tdbasco,
qui allait librement de Vera-Cruz à San-Juan-
Bautista, on le traitait toujours avec les égards
que lui valait son rôle de négociateur occulte. Le
commandant Cloué annonçait surtout son arrivée
au Brandon, qui par sa position à Carmen, le
grade et l'activité très belle, quoique un peu
remuante, de son capitaine, pouvait prendre dans
un cas donné l'initiative des opérations. Il allait
la prendre, en effet, un peu à la hâte peut-être,
mais fort heureusement.
Le commandant de Jonquières était un habile et
vaillant homme, très ami du bruit, mais ayant la
qualité de s'attacher, par l'admiration qu'il pro-
fessait volontiers pour eux, ses officiers et son
équipage. Il y a habileté louable, sauf certains
inconvénients, à exagérer chez un équipage la
bonne opinion qu'il peut avoir de soi. On le trouve,
il est vrai, assez indépendant et assez volontaire
d'allures dans le service intérieur du bord, mais
tout disposé d'amour-propre à bien faire dans les
circonstances graves. Le Brandon, à l'exemple de
son commandant, était fort impatient d'agir,
quand l'attaque de Regino sur la Frontera lui en
donna l'occasion. Un peloton de matelots et d'Au-
trichiens culbuta l'ennemi et se tint prêt à mar-
BLOCUS DES COTES A MATAM0R08 81
cher plus loin. M. de Jonquières venait d'envoyer
son second à Mérida pour demander au commis-
saire impérial du Yucatan un renfort considé-
rable que celui-ci, comprenant la nécessité de
frapper un grand coup, accorda aussitôt.
Le 3 juin , une colonne composée de 250 Mexi-
cains, cent quatre-vingts Autrichiens et soixante
matelots du Brandon, s'embarqua à Carmen sur
la canonnière à vapeur la Louise, huit goélettes
et les canots du Brandon armés en guerre. Le 5,
on entra dans Palizada sans coup férir : l'ennemi,
prévenu à temps, l'avait évacué. Le 6, la colonne
continua péniblement sa route par les arroyos et
arriva bientôt en vue du camp retranché que
l'ennemi avait établi sur la rive opposée, à Jonuta.
Les remparts étaient couverts de monde, le pavil-
lon libéral hissé. L'ennemi ouvrit le feu immé-
diatement. On attendit pour répondre que l'on
fût à demi-portée; puis, défilant devant ces re-
tranchements, on opéra le débarquement à 300 mè-
tres au delà, faute d'un autre endroit convenable,
et suivi par la fusillade de l'ennemi embusqué
sur la rive. En un clin d'oeil, tout le monde fut à
terre et marcha sur les retranchements , où
l'enseigne de vaisseau Fleuriais eut l'honneur
d'entrer le premier à la tête d'un peloton du
Bt^andon. Le capitaine Heudeman, avec un peloton
d'Autrichiens, le suivit de très près. Les dissi-
G
82 LA ^lAIUNE FRANÇAISE AU MEXIQUE
dents, ne résistant pas au choc, prirent la fuite
pendant que le colonel mexicain Traconis dé-
busquait tous les ennemis qui, à l'abri des buis-
sons, faisaient essuyer à notre monde un feu
meurtrier. Un moment, un parti de cavalerie
essaya un mouvement tournant sur notre droite,
mais il fut vigoureusement accueilli par les
hommes à la garde des canots. Comme ceux-ci
étaient dominés par la berge, ils mirent aussitôt
un obusier à terre, et au troisième coup, l'enne-
mi lâcha pied.
C'était la fin de l'engagement. Alors éclata une
de ces violentes tournades, si communes pendant
l'hivernage. Il fut impossible de songer à pour-
suivre l'ennemi dans ce pays marécageux et au
milieu de l'obscurité produite par un véritable
déluge. On trouva seulement dix-neuf morts dans
le camp et autour du camp, et on avait fait vingt-
cinq prisonniers. Nous avions six morts et vingt-
cinq blessés, et deux officiers contusionnés. Le 7
au matin, on procéda à la destruction des retran-
chements et à l'établissement des Mexicains à
Jonuta, où ils se fortifièrent avec le colonel
Traconis. Les Français revinrent à bord du
Brandon et les Autrichiens à Campêche.
Le résultat moral de cette brillante afiaire fut
très grand. Le Yucatan, pris de confiance, voulut
marcher contre le Tabasco. Le commissaire im-
1
BLOCUS DES CÔTES A MATAMORos K\
périal, très intelligent et voyant fort clairement
que le nœud de la question mexicaine, envisagée
au point de vue impérialiste, était dans la sou-
mission des provinces du Sud, se résolut, ainsi
que le général Castillo, qui commandait sous ses
ordres à Campêche, à lancer à l'entreprise toutes
les forces du Yucatan. Le commandant de la
division navale était trop heureux de ce projet
pour ne pas s'y associer pleinement, et il écrivit
aussitôt au maréchal pour lui demander de le
laisser coopérer à l'expédition avec tous les
transports et toutes les forces militaires dont la
marine disposerait.
En attendant , il recommençait ses anciens
préparatifs, comme si l'autorisation de faire
Texpédition eût été déjà donnée. La Tourmente
avait ordre de se préparer, de surveiller plus
activement que jamais la Frontera et le Chille-
pèque. La Pique, partant pour Carmen, allait y
chercher un canon de 30 du Brandon et se diri-
geait de là sur Campêche pour prévenir le général
Castillo que les transports allaient très prochai-
nement prendre ses troupes. Le Brandon était
averti de l'expédition, à laquelle il aurait la
première place. La Tactique, momentanément
détachée dans le Nord pour une commission à la
Tisiphone , avait ordre de revenir le plus vite
possible à la Frontera. Le Var embarquait la
81 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
chaloupe à vapeur VAugustine et se rendait à
Campêche pour y prendre le corps de Castillo. Le
commandant lui-même, avec le Magellan et
V Adonis, appareillait pour Sisal, afin de s'o-
mettre en communication avec M. Salazar
Ilarregui.
Mais il semblait écrit que cette expédition
contre le Tabasco serait un leurre éternel pour
la marine. Au moment où le Yucatan allait
marcher, une attaque soudaine des Indiens re-
belles le jeta dans des craintes folles. On croyait
les voir à Mérida et à Campêche. Tous les pré-
paratifs commencés furent suspendus. Le com-
missaire impérial demanda des troupes à la ma-
rine, qui n'en avait pas. Il fallut, pour s'occuper
de nouveau du Tabasco, que le commandant
Cloué relevât le moral des Yucatèques en leur
organisant un système défensif contre les Indiens.
En même temps, la Pique allait à Jonuta voir
dans quelle position était le colonel Traconis et
où les canons seraient le mieux placés pour dé-
fendre la ville, au cas où les libéraux revien-
draient. On parlait, en effet, de la prochaine arrivée
de quatre cents hommes sous un chef du Chiapas.
Ces mesures prises, le commandant insista de
nouveau auprès du général Castillo à Mérida et
du commissaire impérial du Yucatan. Il leur
rappelait l'échec de Pratz, par suite duquel il
BLOCUS DES CÔTES A MATAMOROS 85
était difficile de trouver de meilleures circons-
tances pour aller à San-Juan-Bautista. Les eaux
étaient suffisamment hautes, les pluies n'étaient
pas encore trop abondantes et l'ennemi découragé.
Ce serait fait en quinze jours.
Eût-il réussi à les entraîner? Peut-être. Mais, à
ce moment, arriva tout à coup une lettre du mi-
nistre de la guerre Péza, qui intimait au général
Castillo l'ordre de ne pas s'occuper du Tabasco,
sous le prétexte qu'une autre expédition se pré-
parait. Laquelle? On affectait d'avoir entendu dire
que le commandant Cloué était parti pour le Ta-
basco et qu'il n'y avait pas lieu, par conséquent,
de disposer pour cet objet des forces du Yucatan.
Dès cet instant, il n'y avait plus, pour la division
française, que les maladies menaçaient, qu'à s'en
aller, et c'était ce qu'elle allait faire.
Pourquoi cette lettre du ministre Péza? Il était
impossible de ne pas concevoir les plus graves
soupçons. Ce n'était pas la première fois qu'on
pouvait remarquer de quelles hautes influeuces
s'appuyaient à Mexico les gens de Tabasco. Grâce
à ces influences qu'ils sollicitaient ou dont ils
acceptaient le concours, le Tabasco restait comme
une véritable plaie à notre côté et servait aux
dissidents en général de redoutable point d'appui
pour paralyser une partie de nos forces.
Cette lettre du ministre Péza n'était point la
86 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
seule étrange chose qui se passât alors. Au centre
de Pempire, la Huesteca et le Tamaulipas étaient
le théâtre de faits au moins aussi incompréhen-
sibles. On sait qu'à la suite des événements de
Matamores, un certain calme s'était rétabli. Tam-
pico était tranquille, quoique redoutant une
marche de Negrete sur Victoria et Tancasnequi.
On n'était pas d'ailleurs inquiet de Tampico
même, très facile à défendre. Mais à Tuspan, déjà
très misérable, il régnait une fermentation ex-
trême. Sous la république, un décret avait
ouvert le port de Tuspan, en s'appuyant sur ce
que cette mesure était réclamée par des pétitions
représentant 1 million d'habitans. Or une simple
circulaire, signée Campillo, venait de fermer le
port, sans un mois ni six mois de délai, tout de
suite, en signifiant aux consuls étrangers de ne
plus rien expédier pour Tuspan. Tuspan étant le
meilleur mouillage de la côte, la fermeture du
port ne pouvait être que le résultat d'une intrigue
ou de secrets desseins. Papantla, qui parlait de
se soumettre, se moquait de Tuspan et disait
qu'il allait se faire payer sa soumission de tous
les avantages retirés à Tuspan.
Une autre cause de fermentation et de mécon-
tentement agitait Tuspan aussi bien que Tampico.
C'était le traité que le gouvernement de Mexico
venait de conclure avec le guérillero Ilgalde-
BLOCUS DES COTES A MATAMOROS 8/
Cette pièce étonnante, signée Péza, était conçue
dans des termes tels, qu'il semblait impossible
d'admettre qu'elle n'eût pas été faite à l'insu de
l'empereur. Elle reconnaissait, en effet, Ugalde
comme commandant supérieur et commissaire-
impérial de la Huesteca et accordait deux mois
d'arriéré de solde à ses troupes en proclamant le
patriotisme de ce chef, qui renonçait pour son
compte à la solde de ces deux mois. Il est vrai
que le traité lui accordait un crédit illimité sur
la douane de Tampico, où M. Rendu, inspecteur
français des douanes, avait l'ordre de payer toutes
les sommes qu'exigerait Ugalde. Celui-ci n'avait
encore rien réclamé, mais il n'avait eu jusque-là
que deux mille hommes de troupes et s'empres-
sait d'en recruter quatre mille. Arrivé à ce chiffre,
il demanderait l'arriéré de solde de tous ces sol-
dats anciens et nouveaux. Cette manœuvre toute
mexicaine expliquait son patriotisme. Ce traité
honteux et indigne détachait les habitans de la
cause de l'empereur et faisait monter le rouge
au front de ceux qui le lisaient.
Où allait-on ainsi? On peut avancer que ces
mesures diverses, toutes systématiquement con-
traires à la consolidation de l'empire, étaient
ignorées de Maximilien. La vérité s'est faite de-
puis sur ce prince; mais, à cette époque déjà, il
était loin de se montrer à la hauteur de la tâche
88 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
qui lui incombait. Mais dans quel intérêt, en vue
de quelles espérances agissait-on ainsi? Pourquoi
ces renaissants compromis avec les dissidents,
quand ils eussent pu être écrasés? Pourquoi ce
parti-pris de porter les choses au pire ?
Nous en avons dit quelques mots et tout con-
firme le soupçon qu'un parti politique, suivant
une voie détournée d'intrigues, comptait tirer de
l'exagération même du mal le remède qui con-
venait le mieux à ses ambitieuses visées. Pour le
parti, il fallait que Maximilien tombât et que sa
place, laissée vide, échût, de par le droit d'une
feinte élection nationale ou par l'intervention
d'un protectorat puissant, à un nouvel occupant
qui fût l'âme, l'obligé ou le soutien de la cama-
rilla. S'il n'est pas permis do lire au fond des con-
sciences, on peut dire que le maréchal se montrait
favorable à ces combinaisons secrètes ou indulgent
pour elles; car ce fut lui qui négocia le traité
Ugalde, et le ministre Péza ne fit que le signer.
L'erreur fut de ne point vouloir sérieusement,
sincèrement l'empire de Maximilien. Elle fut
aussi de vouloir s'appuyer, pour une évolution
politique d'un succès douteux, sur le parti vrai-
ment libéral du Mexique, sur celui qui sentait sa
force, à qui profitaient toutes nos hésitations et à
qui la logique des événements donnait trop de bon
sens pour qu'il se fît le complaisant naïf d'une
BLOCU^S DES CÔTES A XIATAMOROS 89
révolution de palais où il eût tiré les marrons du
feu pour ses adversaires. L'honnêteté patriotique,
même au Mexique, si mélangée de corruption
qu'elle y soit, a le don de voir bien et loin, et elle
pouvait être certaine dès lors, en face des fautes
de l'administration, de l'incapacité du chef su-
prême, de l'incertitude du maréchal dans ses
plans, do la lassitude qui nous gagnait, de l'im-
probation générale qui accueillait en France cette
expédition du Mexique si constamment vacillante
en ses résultats, qu'au travers de luttes encore
longues, elle arriverait à un succès définitif d'in-
dépendance pour son pays.
Quoi qu'il en soit, ces illusions dont on se ber-
çait furent logiques avec elles-mêmes. A partir
de ce moment, l'attention des hommes qui pou-
vaient diriger les événements se détourna du
Sud, où ils voyaient une négociation et même
une alliance possible, pour se porter vers le Nord,
où le fantôme de l'intervention américaine se
dressait plus menaçant chaque jour, où d'ailleurs
le parti juariste était puissant et que prenaient
pour but, avec une apparence de succès, les pré-
tentions de l'ancien président Santa-Anna.
11 convient de signaler ici dans quel état inquié-
tant ou douteux on laissait le Sud pour courir
aux éventualités dangereuses du Nord. Le Yuca-
tan, sous l'administration habile et toute person-
90 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
nelle de M. Salazar, se détachait sensiblement de
nous, sans nous être cependant ouvertement hos-
tile. Les sympathies que nous avaient montrées
Carmen et la lagune de Terminos s'éloignaient
de notre cause avec un certain effroi de l'avenir.
Tout se réunissait, du reste, pour nous les aliéner.
Carmen était alors, avec une criante injustice,
sacrifiée à Campêche par une de ces complaisances
politiques résultant de l'incertitude générale où
l'on était du lendemain.
Dans presque tout le Mexique, les familles un
peu influentes avaient la prudence de se partager
entre les deux camps. Une moitié savait être im-
périaliste, l'autre dissidente. Ainsi, il y avait à
Campêche un jeune Guttierez d'Estrada, membre
du parti libéral, négociant riche, et qu'en sa
qualité de Campêchois la prospérité de Carmen
offusquait. Campêche, jalouse de Carmen, a tou-
jours voulu l'avoir sous sa dépendance. Grâce à
son nom, à la position d'une de ses sœurs, dame
d'honneur de l'impératrice, le jeune Guttierez
avait obtenu que Carmen ne reçût de marchan-
dises étrangères que pour sa propre consomma-
tion. Les nombreux navires chargés de bois qui
venaient à la presqu'île ne pouvaient donc ap-
porter de cargaisons, puisque Carmen n'aurait
pas eu le droit de les écouler dans les environs. En
revanche, si Carmen ne pouvait envoyer des
BLOCUS DES CÔTES A MATAMOROS 91
marchandises à Campêche, Campêche pouvait lui
en expédier autant et à peu près au prix qu'il
lui plaisait. Ce n'était certes pas une raison, si
Campêche n'avait pas de port, pour que Carmen
en supportât les conséquences ; mais on était, de
ce côté-là, avec la témérité de l'égoïsme, aussi
ingrat qu'envers Tuspan, qu'on avait formé. Me-
xico ne frappait que ses amis ou ses partisans.
En dehors même, des menées coupables qu'on
pouvait soupçonner, c'était tout au moins ne pas
avoir de chance.
Le succès de Jonuta n'avait pas eu de lendemain.
Le colonel Traconis, avec sa garnison mexicaine,
y était attaqué quelquefois, enfermé toujours. La
surveillance du demi-blocus n'était pas non plus
facile. Nos canonnières, lorsqu'elles remontaient
les arroyos, étaient reçues à coups de fusil sans y
pouvoir répondre, car elles n'apercevaient qu'un
peu de fumée au-dessus des broussailles de la rive.
Les employés du Conservador à la Frontera n'é-
taient point sûrs et se querellaient entre eux. De
plus, les dissidents avaient établi une ligne de
douanes intérieures et,le prix de toutes choses se
trouvant ainsi doublé, le commerce impérial péri-
clitait par l'absence ou le très petit nombre de con-
sommateurs qui pussent payer, sans restreindre
leurs besoins, la valeur exagérée des objets.
A Alvarado, la position des Français et des
92 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
Égyptiens était excessivement pénible. Nul ne
leur parlait, ne les recevait. S'ils passaient dans
la rue, on les évitait ou l'on fermait devant eux
la porte des maisons. L'aversion mexicaine pour
nous s'y manifestait par ces protestations silen-
cieuses qui peuvent d'abord être méprisées ou dé-
daignées, mais qui finissent par gêner et attrister
les gens les plus insouciants. Nos matelots et nos
soldats résistaient; mais, chose bizarre, les Égyp-
tiens tournaient à la nostalgie et mouraient. Aux
environs de la Vera-Cruz, le peu de sécurité des
chemins, le brigandage, les irruptions soudaines
des guérilleros, la difficulté de se procurer des
vivres étaient les mêmes. On y était cerné par
d'insaisissables bandes et on n'eût pu en sortir
individuellement.
Au Centre et à l'Ouest, la soumission de la Hues-
teca, qui semblait devoir être la conséquence du
fameux traité Ugalde, était loin d'être un fait
accompli. Le traité n'avait été conclu par les libé-
raux que pour avoir le temps de réunir leurs
forces et d'agir au moment de l'arrivée des flibus-
tiers que l'on annonçait. Ugalde avait réalisé son
argent et tourné casaque. Tuspan, toujours mé-
content, bien que, sur les observations du com-
mandant Cloué, on eût rouvert son port, ne cessait
d'être menacé. Les bâtiments que l'on y envoyait
avaient été autorisés à secourir les habitants à;
BLOCUS DES COTES A MATAMOROS 93
terre, s'ils voulaient se défendre encore comme
ils l'avaient fait déjà, mais il était douteux qu'ils
y fussent résolus. U Adonis était au mois d'août
devant la barre pour retarder le plus possible la
prise de la ville par l'ennemi, qui devenait de
plus en plus nombreux depuis le dernier échec
des Autrichiens. Deux cent cinquante de ces
derniers avaient, en effet, été entièrement détruits
à Tlapacoyan par les libéraux. Plusieurs personnes
venant de Papantla à Tuspan avaient vu ramener
à Papantla quarante prisonniers autrichiens sous
bonne escorte. Trente soldats eussent suffi avec
ce qu'il y avait de troupes mexicaines pour dé-
fendre la ville; mais il les fallait si on ne voulait
perdre Tuspan, ce qui eût été un grand échec,
car il eût été très difficile de le reprendre. La
barre, en effet, qui a 14 pieds l'hiver, n'en avait
plus que 6, et ce n'est pas avec des canots qu'on
eût repris les cerros de l'Hôpital et de la Cruz.
Le stationnaire parti, Tuspan n'avait plus huit
jours à tenir. La situation était malheureusement
si claire que, dans quelques pourparlers tenus
avec Papantla, Lazaro Munos, un des habitants
les plus influents, avait répondu : « Je ne veux pas
me déshonorer en reconnaissant le gouverne-
ment intrus de l'empereur. Le jour du triomphe
est proche, et j'en crois la défaite des Autrichiens
et nos succès récents. >
9i LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
Du côté de Tampico, la plupart des routes qui
conduisaient vers l'intérieur avaient été inter-
ceptées dès le mois de mai. Le commandant su-
périeur Voilée, qui avait succédé au colonel du
Pin, avait voulu réunir son monde pour marcher
sur Santa-Barbara, peut-être même sur Victoria.
Il avait demandé au commandant Cloué une com-
pagnie de débarquement pour garder Tampico.
Mais les ordres du ministre étaient formels pour
ne point laisser, à moins d'absolue nécessité, des
matelots à terre, et d'ailleurs le maréchal n'avait
point approuvé les projets de M. Voilée. Deux ba-
taillons, celui de la légion étrangère du comman-
dant Bryan, que la marine avait porté à Matamores
au mois de mai et qui, dirigé sur Tampico, était
maintenant campé de l'autre côté de la rivière, à
Tampico-Alto, à une assez grande distance de la
ville, et celui du commandant Chopin, qui avait
poussé une pointe à 40 lieues de distance, à Tan-
casnequi, n'étaient pas en état, par les maladies
qui les affaiblissaient et la difficulté des chemins,
de revenir assez tôt pour défendre la ville.
Aussi la population impérialiste de Tampico
avait la plus grande peur de l'ennemi. Celui-ci
pourtant, qui aurait craint à son tour d'être coupé,
n'eût sans doute pas occupé Tampico, mais l'eût,
tout au moins, rançonné et pillé. L'état du batail-
lon de Bryan devint bientôt si alarmant, que le
BLOCUS DES CÔTES A MATAMOROS 95
Tarn reçut l'ordre de le ramener à Vera-Cruz en
le remplaçant par le dépôt de bataillon d'Afrique.
Quant au bataillon Chopin, s'il était besoin de
communiquer avec lui, le commandant du Tarn
devait remonter la rivière avec un canot armé
d'une pièce de 4 et quarante carabiniers surveil-
lant les broussailles des deux rives. Le Tarn
ramenait bientôt le bataillon, réduit de cinq cents
hommes à trois cent vingt, sur lesquels cinquante
à peine pouvaient porter leurs sacs, jusqu'au
chemin de fer qui les emmenait dans l'intérieur.
Passant d'un rapatriement de forces malades à
un autre, le Tarn repartait aussitôt pour Cam-
pêche afin d'en ramener la garnison autrichienne,
également décimée. Comme il était probable que
le maréchal ne tarderait pas à rappeler le batail-
lon Chopin, en quelque sorte bloqué à Tancasne-
qui, grand dépôt de marchandises de Tampico, il
ne restait plus bientôt que la petite portion de la
contre-guérilla Voilée pour défendre la ville, tout
le reste du Tamaulipas étant aux mains de l'en-
nemi et la Huesteca en pleine révolte.
Tel était l'état des provinces du littoral au nord
de Vera-Cruz. De plus, le Michoacan était à peu
près perdu, ce qui avait sa gravité, cette riche
province étant contiguë à celle de Mexico. On
avait pu croire qu'avant d'opérer dans le Nord,
le maréchal avait songé à s'établir fortement
\
96 LA MARI>'E FRANÇAISE AU MEXIQUE
dans le Tamaulipas, mais on voit qu'il y réussis-
sait peu; et, à ce sujet, les opérations de l'armée
de terre, à cette époque en particulier et en gé-
néral pendant les dernières années de l'occupa-
tion, ne sont que marches et contre-marches,
courses à fond de train, arrêts soudains, retours
précipités. Aucun succès n'est décisif. Les bandes
se dispersent et se reforment. Nos troupes haras-
sées agissaient dans le vide, et un point était à
peine occupé, qu'il nous fallait l'abandonner et
que l'ennemi le reprenait.
A cette situation si tendue on n'avait d'abord
apporté que des palliatifs. Au Sud, l'interdiction
de navigation aux bâtiments mexicains avait été
levée. Carmen avait reçu des promesses, on avait
changé et quelque peu augmenté la garnison
d'Alvarado. Au Nord, Tuspan était rouvert, mais
c'était tout. Une indécision manifeste régnait à
Mexico, autant au quartier-général que dans le
gouvernement. L'empereur Maximilien, étranger
dans un pays absolument nouveau pour lui,
essayant de lui appliquer des réformes tout euro-
péennes et qu'il était peu apte à goûter, mal ou
diversement conseillé, plus timide et plus homme
du monde qu'énergique et doué des qualités d'un
souverain, eût volontiers accepté l'entière et
puissante tutelle du maréchal, si, plus franche-
ment offerte et plus sérieusement dévouée, elle
BLOCUS DES COTES A MATAMOROS 97
n'eût pas eu les singulières et inquiétantes oscil-
lations qui la caractérisaient.
Mais elle les avait, et, par suite, de légers et
déjà sensibles dissentiments qui devaient bientôt
s'envenimer d'une extrême défiance éclataient
entre le jeune souverain et le maréchal. On com-
prend que l'administration n'y gagnât pas davan-
tage que la conduite des affaires militaires. D'ail-
leurs, l'administration mexicaine s'est toujours
résumée et se résumait dans ces deux mots :
désordre et concussion. Le luxe d'employés dont
on eût pu supprimer le plus grand nombre était
extrême, et les plus payés étaient naturellement
les plus incapables et les moins sûrs. Le lieute-
nant de vaisseau Détroyat, chargé de la direction
générale de la marine, se voyait obligé de payer
les préfets maritimes d'une marine qui n'avait
que deux vapeurs nolisés par l'État et trois canots
à la Vera-Cruz.
Quelques petits bâtiments eussent été cependant
de la plus grande utilité pour surveiller en deçà de
leurs brisants les barres de Cazones près de Tus-
pan, de Jésus et Soto-la-Marina, entre Tuspan et
Matamoros, par lesquelles on pouvait facilement
introduire de la contrebande de guerre, et pour
établir à Matamoros même des communications
entre cette ville et Bagdad. Le seul nom de l'ins-
cription maritime, qu'il était question d'installer
98 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
dans des limites fort restreintes, faisait fuira l'in-
térieur les hommes du littoral. Les capitaines de
port, très bien appointés, prélevaient d'une façon
scandaleuse une large part sur les salaires des
pilotes, que s'adjugeait déjà presque en entier par
des manœuvres aussi coupables le pilote major.
Dans le département des postes, pour citer un
autre exemple, le directeur de Tuspan avait 45
piastres par mois et tant pour 100 sur la recette.
Deux autres employés touchaient chacun 40
piastres, et il y avait à peine à Tuspan quelques
lettres, toujours distribuées en retard.
Quant au désordre de l'administration, pour ne
citer qu'un seul fait, on avait choisi pour un éta-
blissement de condamnés l'île deBermuja, au nord-
ouest de* Sisal, dans le golfe. L'inconvénient était
que cette île n'existe pas. A l'endroit qui lui est
assigné sur les cartes, on file 200 mètres de ligne
sans trouver fond. Ce pénitencier eût été nécessaire
pour évacuer les condamnés du fort Saint-Jean-
d'Ulloa. Le commandant Cloué avait proposé l'île
Pérès aux Alacraus, ayant à proximité un excel-
lent port. Il eût fallu, il est vrai, un baraquement
et une machine à recueillir la pluie ; car, comme
sur presque toute la côte du Mexique, il ne s'y
rencontre pas d'eau potable. On n'avait pas répon-
du au commandant Cloué.
La marine avait également sa part de difficultés
I
BLOCUS DES COTES A MATAMOROS 99
et de gêne. Elle continuait à n'avoir à sa disposi-
tion qu'un nombre insuffisant do navires. Lors-
qu'il s'était agi de surveiller sérieusement le dé-
barquement possible, imminent, disait-on, d'armes
et de flibustiers sur tout point de la côte, le mi-
nistre avait annoncé deux avisos, le Tartare et
VAchêron, et une canonnière, \?i Diligente. Il avait
même promis une autre canonnière pour rem-
placer la Tempête, qui allait être démolie. Or
VAchèron, arrivé delà Martinique, venait d'y être
renvoyé. Il n'était plus question de remplacer la
Tempête; et le Tartare, non plus que la Diligente,
ne paraissaient. En revanche, le ministère s'éton-
nait que le Tarn et le Var, employés, comme nous
l'avons vu, par ordre du maréchal aux mouve-
ments des troupes, fussent restés si longtemps au
Mexique. V Adonis restait presque seul pour ravi-
tailler les différents points de la côte, et le com-
mandant de la division pouvait craindre de se voir,
faute de moyens, réduit à l'immobilité. Il avait à
se plaindre aussi du personnel qu'on lui envoyait.
Les divisions des ports ne regardant pas comme
une faveur à faire à leurs hommes de les expédier
au Mexique, ou ne voulant pas s'affaiblir, dési-
gnaient des détachements arrivant sur d'autres
navires de la Cochinchine ou du Sénégal. C'étaient
autant dé non-valeurs; car la fièvre contractée
dans l'extrême Orient ou en Afrique, disparue
100 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
OU à demi guérie en France, reparaissait au
Mexique chez ces hommes affaiblis que leur
courage était impuissant à soutenir et que leurs
forces trahissaient.
Ce n'était pas la division navale, c'était l'hôpital
qui se recrutait ainsi. La pénurie du charbon
était aussi extrême. La consommation, qui avait
été calculée à 4.000 tonneaux par mois, s'élevait
au double. En même temps qu'on en demandait
de tous côtés et qu'il n'en arrivait encore d'aucun,
la marine se voyait forcée d'en refuser à la ville
pour son gaz et au chemin de fer, qui lui en
devaient déjà chacun 150 tonneaux. Ces détails
caractérisent une situation avec ses ennuis et ses
côtés douloureux.
Les événements du Nord attiraient, nous l'avons
dit, l'attention du maréchal, et ils n'étaient pas<
sans une certaine gravité de perspective. Un acci-
dant inattendu avait précipité la paix, que dès le
mois de juin on supposait prochaine entre les
confédérés et les fédéraux. Les confédérés de
Brownsville s'étaient soulevés, faute de solde,
paraît-il, et, après s'être emparés de quelques
marchandises qu'ils avaient vendues, s'étaient dis-
persés. Les fédéraux de Brazos étaient alors entrés,
sans coup férir à Brownsville, s'y étaient solide-
ment établis, et leur nombre augmentait chaque
jour. On disait même qu'il devait leur arriver ^
I
BLOCUS DES COTES A MATAMOROS 101
continuellement de nouvelles troupes jusqu'à ce
que l'effectif de quarante mille hommes fût atteint.
Les fédéraux allaient faire construire une grande
caserne à la bouche du fleuve, en face de Bagdad,
et faisaient acheter pour cela une quantité consi-
dérable de bois. Le bruit courait qu'Ortéga et
Doblado ne tarderaient pas à venir à Browns ville
et que les Américains appuieraient le mouvement
d'un corps de flibustiers qui projetaient de s'em-
parer de Matamores et do Bagdad. Les commer-
çants de ces deux villes émigraient en masse et
allaient pour la plupart à la Nouvelle-Orléans.
Il semblait évident que la paix conclue aux
États-Unis devait mettre fin à cette prospérité
factice de Matamores, qui n'avait d'autre raison
d'être que le commerce du coton, plus facile à
faire désormais ailleurs qu'au Rio-Grande. De
plus, un si grand rassemblement do troupes ne
s'expliquait que par de mauvaises intentions,
bien que le général fédéral déclarât qu'il n'avait
lieu que pour observer la neutralité et empêcher
une invasion des chefs libéraux. Mais était-ce
croyable? Pendant que le gouvernement affirmait
que les expéditions de flibustiers ne partiraient
pas, on voyait déjà passer sur la frontière du Rio-
Grande l'avant-gardede ces expéditions ; et les hos-
tilités commenceraient sans doute, que le cabinet
de Washington protesterait encore de saneutralité.
102 LA. MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE .
L'intervention américaine paraissait donc im-
minente et donnait à la guerre qui pourrait
s'ensuivre des proportions gigantesques. Non
seulement le Nord serait envahi par une armée
moitié de troupes régulières, moitié d'aventuriers,
mais la marine fédérale pouvait écraser notre
faible division et menacer toutes les côtes. Dès
lors, le soin de protéger Vera-Cruz préoccupait
vivement le maréchal; car Vera-Cruz entre nos
mains était une porte de sortie sur la mer, tandis
qu'au pouvoir des Américains, c'était la porte du
Mexique fermée sur nous. Or, il n'était point
facile de défendre les mouillages de Vera-Cruz et
de Sacrificios. Le fort de Saint- Jean d'Ulloa et les
fortins de Vera-Cruz eussent été complètement
inefficaces contre des bâtiments blindés. On
pouvait faire quelques revêtements en terre, mais
sans y compter. Le matériel d'artillerie du fort
était complètement insuffisant. Il n'y avait qu'en
petit nombre du 36 et du 24, et peu de projectiles.
Disposées pour battre du côté du large en 1838,
ces pièces étaient inutiles à cause du mauvais
état des murailles sur les parties qui défendent
les passes nord et sud.
D'ailleurs, comme il n'y eût eu probablement
que des bâtiments blindés à tenter l'attaque, elles
n'auraient point eu d'effet contre eux. Ce qu'il
eût fallu, c'eût été au moins, pour défendre les
BLOCUS DES COTES A MATAMOROS 103
passes, deux batteries flottantes d'une certaine
puissance de vapeur, pour changer de mouillage
avec le vent et le courant. Quant au mouillage de
Sacrificios, il était impossible de le défendre, car
on s'y rend par le Nord et par le Sud hors de
portée de canon. Une batterie s'y fût trouvée de
plus isolée et sans eau. Enfin, les navires de la
division du Mexique étaient insuffisants de toute
façon. Si Vera-Cruz eût été véritablement à nous,
on eût pu l'armer de nos canons de marine et s'y
retirer comme l'ont fait les Russes à Sébastopol,
mais nous n'eussions pu y tenir. A la vue des
Américains, tout s'y fût soulevé et nous aurions
eu l'ennemi devant et derrière et au milieu de
nous. La seule défense logique était de faire
remorquer à Fort-de-France, à la Martinique, les
faibles bâtiments dont nous disposions, de rece-
voir au moins deux batteries flottantes et d'ap-
peler d'Europe une escadre cuirassée, qui irait
au-devant de l'escadre américaine.
Cela était exact, mais point rassurant, et il y
avait lieu d'user de prudence. Aussi les instruc-
tions adressées au commandant de la Tisiphone
devant Matamores étaient-elles dans ce sens. Il
lui était recommandé de dire au général améri-
cain que, pendant la guerre des Etats, la France
avait observé la neutralité et qu'elle avait droit à
ce qu'on l'observât envers elle. Le commandant
104 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
devait allier un ton très ferme à une grande
politesse, ne point se tenir à l'écart des fédéraux,
mais au contraire entretenir des relations avec
eux, établir enfin, à l'aide du général Mejia, d'un
côté et de l'autre, en payant bien, une exacte
surveillance sur ce qui se passerait tant à Bagdad
qu'à Brazos, afin qu'aucune expédition de flibus-
tiers ne pût partir sans que nous en fussions
avertis.
Mais la situation du commandant de la Tisi-
;phone était très délicate, et il pouvait être amené
à tirer les premiers coups de canon de la guerre.
Il fallait donc ne rien faire à la légère et s'inquié-
ter des diverses éventualités qui se présenteraient.
Par exemple, le passage du Rio-Bravo par les
troupes fédérales impliquait-il un acte d'hostilité
et par conséquent de déclaration de guerre avec
la France? Si des bâtiments avec pavillon améri-
cain débarquaient des troupes sur le territoire
mexicain, devions-nous nous y opposer par la
force? Le Rio-Bravo franchi, devions-nous attendre
qu'on nous tirât des coups de canon pour savoir
si nous étions en guerre avec les Etats-Unis? Si
des bâtiments américains venaient en force à
Vera-Cruz, ou à quelque autre point du littoral
mexicain, quelle conduite tenir?
Il était bon de tout préciser, car l'Amérique ne
s'astreint guère aux règles ordinaires des peuples
BLOCUS DES COTES A MATAMOROS 105
civilisés. Dans ce pays où l'opinion publique est
aôblée et toute-puissante, un coup d'audace si
irrégulier, si absurde même qu'il soit, peut être
acclamé par la nation et s'imposer au gouverne-
ment. Nous avions à redouter l'entreprise soudaine
d'un général quelconque et même d'un simple
capitaine. Le maréchal, déjà pressenti à cet égard
quelque temps auparavant, avait écrit que nous
pouvions ne nous considérer que comme indirec-
tement engagés dans tout conflit américo-mexi-
cain. Ce n'était pas assez pour les circonstances
actuelles. Il fallait savoir quand nous serions
directement engagés et si, à moins qu'on ne tirât
sur nous, nous devions attendre des instructions
de France pour nous regarder comme étant en
guerre avec les Etats-Unis, quelque acte d'hosti-
lité que cette puissance se hasardât à commettre
contre le Mexique. Le maréchal fut cette fois
consulté catégoriquement et répondit moins éva-
sivement par des instructions dont pouvait s'au-
toriser et dont s'autorisa plus tard le commandant
Collet, de la Tisiphone.
Le maréchal était d'ailleurs dans ses mêmes
incertitudes, avec un commencement d'irritation.
On l'eût dit semblable au joueur à qui d'heureuses
chances ont d'abord souri et qui s'étonne de ne
les point voir se renouveler. Rien ne se passait
effectivement comme il se fût cru des droits
106 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
secrets à l'espérer. Le général Galvez venait
d'être rappelé subitement du Yucatan à Mexico,
parce qu'on le soupçonnait de vouloir se pronon-
cer. Campêche, où l'on avait eu l'imprudence de
laisser rentrer tous les individus dangereux que
le commandant Cloué en avait bannis, s'agitait de
nouveau. On avait introduit l'ennemi dans la
place. L'ancien gouverneur Pablo Garcia, tous les
membres de son gouvernement, tous ses partisans
les plus exaltés y étaient revenus. Ils travail-
laient la ville, dont tout le bas peuple était dévoué
à Pablo Garcia, qui était, à ce qu'il paraît, estimé
du reste de la population et digne de l'être. Le
Tabasco, grâce à l'impunité dont on l'avait laissé
jouir, s'était organisé de manière à servir de
refuge à Juarès si celui-ci, dans un temps donné,
ne pouvait plus tenir au Nord. S'il manœuvrait
bien, c'est au Tabasco qu'il se rendrait, pour pro-
longer la guerre indéfiniment et être insaisissable.
Le pays est si coupé d'arroyos, qu'un partisan
habile s'y soustrait toujours à ceux qui le pour-
suivent. Ce qu'il y avait de bizarre, c'est que, le
blocus étant levé, Juarez pouvait parfaitement se
rendre avec un bâtiment neutre sur n'importe
quel point du littoral, et que nous n'avions aucun
droit de le saisir tant qu'il serait à l'abri d'un
pavillon étranger. Il pouvait donc à son gré choisir
l'heure ou le lieu, mais on inclinait à croire qu'il
BLOCUS DES CÔTES A MATAMOROS 107
débarquerait plutôt entre Alvarado , à cause des
ressources que lui offrait le Tabasco, et la lagune
de Termines. A ce dernier endroit, le Brandon
continuait à garder Carmen et à sauvegarder
Palizada et Jonuta.
A la Frontera, nous touchions toujours les
droits de douane, sans faire autrement la guerre
aux libéraux et sans qu'ils nous la fissent. Le
nouveau capitaine de la Tourmente croyait même
à un compromis possible. C'est que, par suite
d'une divergence d'opinions et surtout d'intérêts
dont la cause occulte et déjà signalée par nous
était à Mexico, tous les chefs de Tabasco n'étaient
pas d'accord. 11 y en avait qui penchaient pour
un accommodement, non avec l'empire, mais avec
la France. Toutefois ils ne s'enhardissaient à
aucune proposition sérieuse et ne trahissaient la
cause générale et libérale de leur pays que par
quelques manifestations sans portée.
Dans la province de Vera-Cruz, non contents
d'exploiter par bandes la route d'Orizaba et les
alentours, de piller les diligences et de maltraiter
les voyageurs, les libéraux s'étaient proposé un
mouvement révolutionnaire pour le 16 septem-
bre 1865, anniversaire de l'indépendance. Le
commandant Cloué était venu de Sacrificios avec
le Magellan, quarante soldats européens du fort
avaient été envoyés à la garnison, et les compa-
108 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
gnies de débarquement s'étaient tenues prêtes
toute la journée à sauter à terre avec trois pièces
d'artillerie. Il n'y avait rien eu ; mais bien pré-
caire était la possession d'une ville qu'il fallait,
au premier bruit, garder de la sorte. Au centre,
dans le Tamaulipas, sur le littoral, la position
restait la même, incertaine et hostile. Le succès
s'avançait avec nos soldats, reculait avec eux,
pas plus qu'eux ne s'établissait nulle part. Nous
étions subis par ceux qui ne se retiraient pas
devant nous, et harcelés par les vaincus que nous
faisions.
Le maréchal, mécontent, n'attendait plus qu'un
événement de quelque importance pour se risquer
avec sa fortune, soit au Nord, soit au Sud. Il
étouffait au milieu des mornes et ténébreuses
illusions dont on le berçait et des déceptions qu'on
voulait inutilement lui transformer en espérances
ajournées. A tout hasard, il s'était préparé do
longue main aux opérations du Nord. Au mois
d'août, le colonel belge Vonder-Smissen, à Taca-
rubazo, avait pris au général dissident Ortega
toute son artillerie. Presque en même temps,
après avoir chassé l'ennemi du Tamaulipas, les
deux colonnes du général Brincourt et du colonel
Jeanningros avaient convergé par l'intérieur sur
Saltillo et Monterey. Depuis, le Rhône^ qui venait
d'arriver de France, avait gardé à bord trois
BLOCUS DES CÔTES A MATAMOROS 109
cents hommes du bataillon d'Afrique et les avait
répartis entre Tuspan, dont on avait- relevé les
fortifications, et Tampico. Nos moyens étaient si
faibles, qu'on avait laissé le génie colonial à
Tuspan, pendant le trajet de Tuspan à Tampico,
pour le reprendre au retour et le ramener à la
Vera-Cruz. La Diligente avait accompagné le
Rhône pour appuyer les opérations par les ri-
vières. De Vera-Cruz, le Rhône et le Tartare, qui
allaient remplacer quelques jours la Tisiphone,
afin qu'elle changeât son artillerie à Vera-Cruz
et qu'elle se reposât un peu, repartirent pour le
Rio-Grande, chargés de porter des munitions et
des vivres au général Mejia, dont la situation
menaçait de devenir fort grave.
Ainsi, pendant que les Américains paraissaient
concentrer sur le Rio-Grande une armée de
soixante-dix mille hommes et le matériel de cha-
lands 'et de bateaux nécessaires pour passer le
fleuve, les troupes du maréchal avançaient vers le
Nord. Quant aux libéraux de Juarez, ils occupaient
la ligne de Montclara à Reynosa, ce qui faisait
supposer qu'ils attendaient le signal des Améri-
cains pour opérer avec eux. Quelque imminentes
que fussent les hostilités, le maréchal cependant,
les regards et les désirs tournés en arrière, ne se
fut peut-être pas encore décidé à s'engager à
Matamores, si un acte d'une barbarie sauvage,
110 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
en lui dessillant les yeux, ne lui eût montré de
quelle haine implacable étaient animés les libé-
raux du Sud et combien peu il y avait à compter
sur eux.
Le 7 octobre, des bandits, se qualifiant de force
libérale, après avoir enlevé les rails d'un tour-
nant, avaient attaqué le chemin de fer de Vera-
Cruz à la Soledad. Le mécanicien, ayant donné
un coup de sifflet d'alarme, avait été tué immé-
diatement. Le commandant Friquet, un garde
d'artillerie et six autres militaires français, qui
se trouvaient dans le train , non seulement
avaient été massacrés, mais coupés par morceaux
et honteusement mutilés. Les autres voyageurs
avaient simplement été rançonnés et quelques
femmes enfermées à part pendant deux heures
sans qu'on pût savoir, du moins par elles, ce qui
leur était arrivé. Cela s'était fait au nom de la
liberté, et le sens moral était tellement nul dans
le pays, ou la haine contre nous si forte, que les
habitants de Vera-Cruz s'enorgueillissaient tout
haut de ce massacre et d'avoir eu pour l'accomplir
d'aussi vaillants compatriotes.
Le commandant Cloué avait aussitôt envoyé
quelques hommes, mais l'endroit du crime était
désert. Le lendemain matin, le commandant de
la Soledad avait mis en campagne quarante Égyp-
tiens et vingt Mexicains à cheval, mais avait inuti-
BLOCUS DES CÔTES A MATAMOROS 111
lemcnt atteint l'ennemi, qui s'était enfui. Là
encore, sans qu'on pût faire de prisonniers, on
avait eu un caporal des sapeurs du génie tué et
sept hommes blessés. Trois jours plus tard,
comme pour nous braver ou recueillir les applau-
dissements des habitants de Vera-Cruz, une troupe
de cinquante hommes à cheval était venue camper
et déjeuner derrière les dunes de sable, aii nord-
ouest et à une ou deux lieues à peu près de la ville.
Ils voulaient sans doute, une fois les portes fermées,
tenter, comme ils l'avaient fait l'année précédente
dans la nuit du 20 au 21 août, un coup de main sur
le village qui est autour de la promenade. La pluie,
toutefois avait suffi à disperser ces libéraux. D'or-
dinaire, en effet, ils ne faisaient rien par la pluie,
parce qu'ils avaient peur d'attraper la fièvre,
qu'ils n'aimaient pas plus que les balles de nos
soldats. Depuis le 7, les trains étaient escortés;
mais le directeur de la compagnie craignait, si
on ne faisait pas une campagne sérieuse contre
ces bandes, de n'avoir plus d'employés; car les
libéraux avaient menacé ceux-ci de les fusiller,
s'ils les retrouvaient sur le chemin de fer. Ils
avaient annoncé, en outre, qu'ils feraient dérailler
et attaqueraient le convoi tous les jours.
L'horrible massacre du 7 octobre provoqua un
décret de Maximilien, mettant hors la loi tous
ceux qui dorénavant seraient pris les armes à la
112 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
main. Le général Alejandro Garcia, chef des
libéraux du Sud, y répondit en souverain par un
décret semblable. Mais ce qui donna à ces deux
décrets, qui eussent été assez inoflfensifs entre
Mexicains, une véritable et terrible portée, ce fut
la circulaire du 11 octobre du maréchal Bazaine.
Le maréchal rappelait à l'armée que, le 18 juin,
Ortéaga en prenant Uruapan avait fait impitoya-
blement garder à vue le commandant Lemus;
que, le 17 juillet, Antonio Ferez assassinait de sa
propre main le capitaine comte Kurzech, après le
combat d'Aliuacatlan ; qu'Ugalde, à San Felipe,
avait fait fusiller les officiers d'un détachement
qu'il avait surpris; que, le 7 octobre enfin, les
prisonniers du chemin de fer avaient été odieuse-
ment traités et mis à mort. En conséquence, le
maréchal faisait savoir aux troupes qu'il n'admet-
tait plus qu'on fit de prisonniers. Tout individu,
quel qu'il fût, pris les armes à la main, serait
mis à mort. Aucun échange de prisonniers ne
serait fait à l'avenir. Il fallait que les soldats sus-
sent bien qu'ils ne devaient pas rendre leurs
armes à de pareils adversaires. C'était une guerre
à mort qui s'engageait entre la civilisation et la
barbarie. Des deux côtés, il fallait tuer ou se faire
tuer.
Cette circulaire fut, de la part du maréchal,
moins un acte de représailles que de colère. Feut-
BLOCUS DES COTES A MATAMOROS 113
être l'écrivit-il pour creuser un abîme entre les
libéraux du Sud, entre tous les libéraux en géné-
ral et lui-même. Il n*y avait eu rien à faire avec
tous ces gens-là, il ne voulut pas qu'on pût rien
imaginer de nouveau avec eux pour l'avenir.
Pour le moment, dût-il jouer le jeu de l'empire, il
ne s'occupa plus que d'une solution au Nord ; et
s'il n'eût été trop tard, c'était à la fois ce qu'il y
avait de meilleur pour nos intérêts et de plus
honorable pour le maréchal.
La situation de Matamores, où allait se débattre
la question du succès des dissidents au Nord et
de l'intervention américaine, était depuis long-
temps inquiétante. Dès le mois d'août, les Améri-
cains, s'ils n'étaient pas encore décidés à franchir
la rivière, protégeaient du moins ouvertement
Cortina et lui fournissaient des armes. La troupe
de Mejia diminuait sensiblement, et l'influence
du général lui-même était paralysée par un com-
missaire impérial, Portilla, et le ministre des tra-
vaux publics, M. Robles, dont la conduite à tous
deux donnait lieu aux plus graves soupçons. Un
incident survenu entre le commandant Bryan et
le général américain Brown avait fait décider au
maréchal que le bataillon étranger quitterait
Matamores le plus tôt possible.
Le départ des troupes françaises avait été fêté
comme une victoire par tous les Mexicains sans
414 LA MARINE FtlANÇAISE AU MEXIQUE ^
exception. Tout le monde conspirait hautement,
s'entendait avec Cortina, lui payait des droits
pour des passe-ports ou le libre passage de mar-
chandises. Les employés du gouvernement étaient
des juaristes zélés. Mejia, annulé et dégoûté,
laissait faire, et l'opinion était que Cortina entre-
rait avant longtemps dans Matamores sans coup
férir. Quelques jours plus tard, le 11 décembre,
M. Robles, qui avait dû revenir à Vera-Cruz, restait
à Matamores. Bien qu'il ne fût pas arrivé de nou-
velles troupes à Brazos et qu'il fût, au contraire,
sorti de la rivière plusieurs vapeurs chargés de
noirs pour la Nouvelle-Orléans, on s'attendait
néanmoins à une attaque renforcée d'Américains.
Les inquiétudes grandissant, on eût voulu confier
la garde de Bagdad à la Tisiphone. Mais ce n'était
pas l'avis du commandant de la division, à qui on
en avait écrit; car la rade de Bagdad étant foraine,
c'eût été une force imprudemment mise à terre.
Les communications étaient coupées, en effet,
entre Matamores et Monterey, ainsi qu'entre
Matamores et Bagdad, à l'embouchure du fleuve.
Il est vrai que, dans ce dernier espace, l'inondation
presque complète des terres y suffisait. Cependant,
à la fin du mois, le ministre Robles revenait, et
Matamores semblait moins menacé, par suite du
peu d'intelligence existant entre Cortina, Escobedo
et les autres chefs mexicains qui tenaient la cam-
BLOCUS DES COTES A MATAMOROS 115
pagne dans les environs. Toutefois ces chefs
avaient toujours, quoique non avoué, Pappui des
autorités fédérales de Brownsville. Un officier très
intelligent, envoyé sous un prétexte quelconque à
Brazos, avait constaté le rassemblement d'un très
grand nombre de chariots, de fourgons et cha-
lands arrivés démontés d'Amérique.
Le 28 septembre, la Tisiphone retournait à
Matamoros. Elle avait surtout pour mission de
surveiller les Américains et de s'assurer s'il était
vrai qu'ils employassent 15 à 20.000 noirs à la
construction de deux chemins de fer dans le Texas
et dans le voisinage de la frontière du Mexique,
sans doute pour faciliter les mouvements de
troupes. Cette crainte constante des États-Unis,
qui s'affirmait chaque jour par de nouveaux motifs,
agissait si fortement sur le maréchal, qu'il allait
jusqu'à les supposer capables de nous attaquer
sans déclaration de guerre. Il demanda même au
commandant Cloué si, dans le cas d'hostilités
subites contre Vera-Cruz, il ne lui serait pas pos-
sible de mettre aussitôt à terre son matériel et
son personnel et de se retirer sur Cordova. Une
objection capitale à cette opération, c'est que, si
l'agression devait être soudaine, nous ne la sau-
rions que lorsqu'elle aurait eu un commencement
d'exécution et qu'il serait déjà trop tard pour dé-
barquer à Vera-Cruz les hommes et le matériel.
116 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
Quant à la retraite sur Cordova, elle eût été un
désastre avec des matelots qui ne connaissent pas
la guerre à terre et au milieu d'un pays qui se
fût entièrement soulevé contre nous.
Le commandant Cloué répondait, avec une hono-
rable et fière modestie, que le rôle de la marine
est sur l'eau et non à terre, qu'il se croyait capable
de défendre son bâtiment jusqu'à la dernière ex-
trémité aussi bien que n'importe quel capitaine
de vaisseau, mais qu'il se reconnaissait tout à
fait incapable de remplir les fonctions de colonel.
C'était de la franchise, mais les choses en arri-
vaient à un point où il devait moins que jamais
déguiser sa pensée au maréchal. Le commandant
Cloué se trouvait d'ailleurs, à bord du Magellan,
aux prises avec la fièvre jaune, qui sévissait égale-
ment à Carmen sur le Brandon et faisait ainsi
à la division une de ses visites périodiques. On
manquait de médicaments, de linge, de chlorure
de chaux, qu'on attendait inutilement de France;
mais c'étaient là des inconvénients dont on ne
s'occupait plus. L'important eût été de prendre
la mer quelques jours, mais les affaires retenaient
le commandant à Vera-Cruz, et il ne pouvait
envoyer le Magellan tout seul au large, son
poste y étant dès qu'il y avait quelque danger à
courir à bord.
Ce fut alors qu'il apprit la nouvelle de l'attaque
BLOCUS DES COTES A MATAMOROS 117
de Matamoros par Escobedo, qui avait plusieurs
milliers d'hommes et onze pièces de canon. Les
communications étaient interceptées entre Mata-
moros et tout autre point, et nous en étions ré-
duits à expédier des courriers le long du Texas
pour connaître la situation exacte. Le comman-
dant partit aussitôt pour Matamoros avec le
Magellan, V Adonis, le Tartare et la Tactique.
Dans cette saison des coups de vent du Nord, la
traversée fut pénible. V Adonis arriva trente-six
heures en retard, et le Tartare fut forcé de
retourner un jour à Vera-Cruz.Il avait perdu son
gouvernail, parti par la jaumière avec la barer et
tout ce qui y attenait.
A peine mouillé, le commandant écrivit au
général Wetzel, qui commandait les forces des
États-Unis, sur le Rio-Grande. Les faits de con-
nivence américaine étaient nombreux et faciles à
signaler. Les libéraux tiraient et avaient tiré du
Texas, de Brownsville en particulier, la plupart
de leurs ressources en hommes et en munitions.
Les pièces d'Escobedo étaient servies par des
canonniers américains non encore congédiés. Les
blessés étaient reçus à l'hôpital de Brownsville,
où les officiers d'Escobedo et de Cortina venaient
journellement, en armes, prendre leurs repas.
En un mot, Brownsville semblait être le quartier-
général des juaristes, qui n'eussent été capables
118 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
de rien entreprendre sans les secours constam-
ment renouvelés qui leur venaient du Texas.
C'était tenir en bride les Américains par une
protestation formelle contre leur violation de la
neutralité sur la frontière. Quant à Matamores,
l'arrivée du Magellan et des autres navires
sans troupes à bord avait produit un fâcheux
effet. Le général Mejia disait par instants qu'on
l'abandonnait, mais il paraissait néanmoins dé-
cidé à se défendre à outrance et déployait une
énergie et une activité extraordinaires. La garni-
son était animée d'un bon esprit; et la population,
ayant appris que les chefs dissidents avaient
promis quatre heures de pillage afin d'attirer
dans leurs rangs le plus d'aventuriers possible,
s'était, comme au mois de mai précédent, orga-
nisée en milices. Mejia n'eût demandé que deux
cents pantalons rouges pour garder la ville pen-
dant qu'il sortirait et culbuterait l'ennemi. La
division ne pouvait, avec ses malades, s'associer
autant qu'elle l'eût désiré à ce mouvement de
défense; mais elle allait, comme toujours, agir
avec autant de rapidité que d'énergie.
Le bruit courant que l'ennemi allait tenter*
quelque chose contre Bagdad, la Tisiphone s'em-
bossa, en dehors, par petit fond, pour y rester
tant que le calme le permettrait. En même temps
on armait en guerre le petit vapeur de commerce
BLOCUS DES CÔTES A MATAMOROS 119
VAntonia, en mettant à bord deux pièces d^artil-
lerie, une de 12 et une de 4, avec les hommes
chargés de ces pièces et un peloton de carabiniers.
Les hommes et l'équipage étaient fournis par les
matelots de V Adonis et de la Tisiphone. L'enseigne
de vaisseau de la Bédollière, un des officiers de la
Tisiphone, avait le commandement de VAntonia.
Sa mission était de concourir à la défense de Mata-
mores en agissant aux abords du fleuve, près de la
ville. Il avait à recevoir les ordres du général
Mejia, mais, fidèle à son rôle de marin, ne devait
assister la ville que par eau.
VAntonia partit le matin du 9 novembre de la
rade de Rio-Grande pour Matamores, et sa tra-
versée ne devait pas s'accomplir sans incidents.
A une heure de l'après-midi, à un endroit où la
rive est haute et touffue, VAntonia fut saluée par
une fusillade des plus vives. Précisément, par
suite d'un faux coup de barre, le bateau échouait.
Il resta dix minutes sous le feu et y répondit si
vigoureusement, que les assaillants se retirèrent
pour nous fusiller de plus loin. Cette fois on leur
envoya des coups de mitraille et ils s'enfuirent
dans la plaine à toute bride, au nombre de deux
cents cavaliers. Quelque temps après, deux de ces
cavaliers passèrent dans une barque derrière
VAntonia, abordèrent au Texas, et de la rive amé-
ricaine adressèrent au vapeur sept coups de feu.
120 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
VAntonia, continuant sa route, longeait le Tam-
pico, chargé d'Américains et amarré sur la rive
mexicaine. Un morne silence accueillit les Fran-
çais, tandis qu'au contraire les cavaliers libéraux
communiquaient bruyamment avec le vapeur.
Un instant, VAntonia fut dominée par un canon
placé à un endroit où la berge était fort élevée.
L'ennemi, animé à la lutte, avait oublié ses habi-
tudes de prudence et tirait à découvert. On voyait
les chemises rouges et les chapeaux à bordure
blanche des hommes de Cortina et de Canales.
Les matelots furent admirables sous cette pluie
de feu. Deux tombèrent grièvement blessés.
Le vapeur VEugènia venait alors au-devant de
VAntonia, qu'il escorta jusqu'à Matamores et qui
ne fut plus inquiétée. Seulement, quand nous
arrivâmes à Brownsville devant le camp des
Américains, toutes leurs troupes étaient sur le
bord nous regardant passer. Ils semblaient cons-
ternés de nous voir et ne poussaient pas un cri.
En revanche, les cavaliers qui avaient traversé
le Rio-Grande cavalcadaient dans le camp et
échangeaient des saluts et des poignées de mains
avec les officiers américains.
Le commandant Cloué écrivit de nouveau au
général Wetzel. En lui exposant que, selon ses
ordres, VAntonia n'avait pas répondu aux coups
de feu partis de la rive texienne, il lui notifiait
BLOCUS DES CÔTES A MATAMOROS 121
que, d'après les lois internationales, les Mexicains
en armes qui franchissaient la frontière des
États-Unis devaient être désarmés et internés par
les Américains, qu'à bien plus forte raison,
ceux-ci ne devaient tolérer aucun acte d'hostilité
partant de chez eux, et qu'il fallait croire que
le général Wetzel avait complètement ignoré ces
infractions diverses à la neutralité.
La plus grande indiscipline régnait, d'ailleurs,
parmi les troupes américaines. Un de leurs géné-
raux venait d'être assassiné par un soldat noir.
La politique, à en juger par des faits bizarres,
flottait autant que la discipline. Peu de jours
après l'arrivée de VAntonia^ un haut fonctionnaire
des États-Unis venait trouver le général Mejia et
lui exhibait des pouvoirs presque illimités, allant
jusqu'à faire fusiller le général Wetzel. Il lui
annonçait en outre qu'il aurait bientôt à lui com-
muniquer des bases nouvelles pour la reconnais-
sance du Mexique par les États-Unis. Ce haut
fonctionnaire ressemblait fort à un espion ou à
un chevalier d'industrie; mais la conduite tenue
par le cabinet de Washington, que préoccupait
l'ouverture du congrès, était en apparence si
inconsistante, qu'on accueillait les bruits les plus
étranges.
Il était évident toutefois que les libéraux s'a-
charneraient à l'attaque de Matamoros jusqu'à ce
122 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
qu'ils fussent certains que la protection des Amé-
ricains leur ferait défaut. Il y avait dans la ville,
en numéraire et en marchandises, des sommes
immenses, et ils se procuraient de Targent en
escomptant leurs espérances, sinon de pillage, au
moins de possession. Il est vrai que ces perspec-
tives surexcitaient la population commerçante,
qui construisait et occupait des barricades, faisait
des patrouilles et passait toute la nuit sous les
armes. D'un autre côté, le maréchal faisait avancer
ses colonnes. Celle du colonel d'Ornano se dirigeait
sur Victoria, celle du général Jeanningros sur
Montclava, afin d'opérer une diversion en faveur
de Matamores.
Malheureusement cette route de Victoria à
Matamores, extrêmement difficile, presque impra-
ticable à cause des inondations, était de plus une
espèce de désert sans ressources. Aussi le général
Mejia était-il fort contrarié de la voir prendre
aux troupes, dans la crainte qu'elles n'arrivassent
trop tard. Les libéraux précipitaient, du reste,
leurs attaques. Excessivement décontenancés par
la réussite complète du voyage de VAiitonia, ils
avaient fait tentative sur tentative pour la prendre
ou la détruire. La dernière tentative, le 11 no-
vembre au soir, avait été la plus importante.
Cinq embarcations et un chaland, chargés de
monde, se laissèrent dériver sur VAntonia; mais
BLOCUS DES COTES A MATAMOROS 123
l'ennemi fut reçu à portée de pistolet par la mi-
traille et le feu des carabines. Les embarcations
disparurent alors, soit qu'elles eussent été coulées,
soit qu'elles se fussent abandonnées au courant.
Le chaland s'échappa à l'aide d'un subterfuge. Il
se fit passer pour un bâtiment américain en
dérive par hasard.
Le 20 novembre, l'^^^eVr arrivait avec trois cent
soixante Autrichiens, vingt Mexicains, soixante
chevaux ou mulets. Ces renforts étaient mis à
terre à Bagdad, le même jour. Le lendemain, le
général Mejia envoyait pour les prendre VAntonia
et deux autres petits bateaux à vapeur de même
échantillon, VAlamo et le Camargo, que la divi-
sion armait, comme VAntonia, d'une pièce de 12,
d'une de 4 rayée et de quelques carabiniers; ces
trois bateaux partaient de Bagdad le 22 au matin
pour Matamores, où ils arivaient le 23 sans obs-
tacle. Ce renfort décida les libéraux à la retraite.
Pourtant, en s'en allant, Escobedo chercha à sur-
prendre Monterey ; mais le commandant La
Hayrie, venu de Saltillo, et le général Jeannin-
gros, de Montclava, sauvèrent la ville et pour-
suivirent le général mexicain.
La délivrance de Matamores amena le rétablis-
sement de la tranquillité à Tuspan et à Tampico,
où les partis s'étaient agités et que les bandes
ordinaires du Tamaulipas et de Papantla avaient
124 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
menacés pendant les événements du Nord. A
Tampico, le commandant supérieur, le capitaine
Carrère, avait maintenu la défense sur un bon
pied. Successeur du lieutenant Voilée, qui avait
indisposé la population par certains actes agressifs,
il s'était étudié à ramener l'ordre; et, comme
chaque officier avait son meilleur plan de conquête
et de soumission pour le Mexique, il avait cherché
par quelque déférence et quelques égards pour le
général La Madrid, qui commandait à Tuspan,
en lui laissant, par exemple, passer la revue des
troupes de la contre-guérilla et de la garnison, le
jour de la Saint-Maximilien, à rehausser, par
l'amour-propre flatté, chez les Mexicains, le sen-
timent de leur valeur et de leur dignité person-
nelle. Il n'avait rehaussé que leur amour-propre.
La Diligente avait dû séjourner à Tuspan, dans
la rivière même. Le capitaine Revault avait su
influencer discrètement la population et réorgani-
ser la défense possible de la garnison. 11 ne lui avait
fallu que quelques carabiniers dans les cerros
bien approvisionnés de vivres, d'eau et de muni-
tions. Le préfet néanmoins avait été assassiné,
et le capitaine de la Diligente, qui eût peut-être
mieux fait d'envoyer par une occasion sûre le
meurtrier au fort de Saint-Jean-d'Ulloa, l'avait
laissé en prison, d'où il était probable que Tin-
fluence occulte, mais persistante, de M. Llorente
BLOCUS DES COTES A MATAMOROS 125
le père le ferait échapper. Il est vrai que la Dili-
gente, qui maintenant pouvait quitter Tuspan,
n'aurait qu'à y revenir pour y ramener cette
sûreté et cette fidélité douteuses qui étaient l'état
normal des différents points du Mexique occupés
par nous.
Libre de quitter le Rio-Grande, le commandant
Cloué se rendit alors au désir du maréchal, que
les nouvelles d'un prochain débarquement de
Santa-Anna, ou de ses partisans, à la côte de Sota-
Vento, avaient inquiété. 11 laissait en partant la
Tisiphone devant Matamores et adressait au com-
mandant Collet les instructions les plus précises
pour la conduite qu'il avait à tenir. Il devait
procéder sans retcxrd au désarmement des petits
vapeurs VAntonia, la Camargo et VAlamo. Puis-
qu'il n'y avait plus urgence à leur séjour à terre,
il fallait que les officiers et les équipages rejoignis-
sent leurs bords. On pouvait fournir de la poudre,
des cartouches et des boulets au général Mejia,
mais aucune arme qui nous appartînt. Quant aux
Américains, il fallait observer avec eux la plus
grande réserve et ne point s'occuper des aflaires
intérieures, puisqu'il y avait des autorités mexi-
caines, et surtout ne point servir à celles-ci ou au
général Mejia d'intermédiaire officieux avec les
chefs des troupes des États-Unis. Ces instructions
étaient, en un mot, la circonspection la plus grande
126 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
et la plus stricte prudence au point de vue poli-
tique et militaire.
L'année 1865 finissait. Pendant toute sa durée,
notre fortune au Mexique avait oscillé entre des
succès et des échecs, sauvegardée par moments
par des conseils loyaux et des influences d'hon-
nêteté et de bon sens qui ne pouvaient avoir
malheureusement qu'une action limitée, arrêtée
et compromise par les visées d'une ambition
secrète que la plus brillante réussite eût seulement
absoute. Nous avions en apparence maintenu notre
situation, mais au fond elle croulait de toutes
parts et allait être emportée par la force des choses.
L'administration était inerte ou corrompue. La
population moyenne, bien disposée pour l'em-
pire, qui lui eût apporté l'ordre, mais craintive
et découragée, n'offrait qu'un vain et passif
appui; les libéraux, fiers de n'avoir point suc-
combé, s'enflaient des complaisances qu'on avait
eues peureux et des forces qu'ils avaient gagnées.
L'Amérique hostile et menaçante avait toutes
prêtes contre nous ses flottes de monitors et ses
bandes licenciées d'aventuriers et de flibustiers,
si elle n'était désarmée à Paris par un arrange-
ment qui conciliât ses prétentions et les nôtres.
L'heure était passée du règne possible de Maxi-
milien, d'une élection, sinon d'une intrigue
nationale élevant un souverain nouveau, do la
BLOCUS DES CÔTES A MATAMOROS 127
non-intervention à laquelle des déchirements
intérieurs avaient jusqu'alors contraint les
États-Unis : il n'y avait plus à sonner que
l'heure de notre retraite et de la dissolution de
l'empire.
CHAPITRE III
DES PREMIERS EVENEMENTS DE MATAMOROS
A l'Évacuation
On a vu à quel point la possibilité d'une inter-
vention immédiate des Etats-Unis avait préoccupé
le maréchal. Le prompt dénoûment des affaires de
Matamoros l'avait peut-être empêchée d'avoir lieu.
Mais la menace n'en restait pas moins suspendue
sur le Mexique, et Matamoros était toujours
pour ces hostiles voisins la clé de la frontière du
Nord. Il était très vrai que les Américains avaient
rassemblé sur la rive gauche du Rio-Grande tout
ce qu'il fallait pour qu'une armée franchît le fleuve
en un instant. A raison de quinze à vingt chalands
pour un pont, il y avait vingt-cinq passages tout
préparés. Il existait de plus, presque achevés et
comme voies stratégiques, deux chemins de fer
dans le Texas, l'un de Brazos Santiago à Browns-
ville, l'autre prolongeant une des anciennes voies
ferrées de l'intérieur jusqu'à Eagie-Pass. L'inso-
lence des propos était extrême chez les officiers
américains. Ils annonçaient tout haut leur pro-
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A L'ÉVACUATION 129
chaîne entrée en campagne, et, de fait, toutes
leurs précautions étaient prises pour se mettre
en marche dès que le président des Etats-Unis en
donnerait Tordre, ou même sans ordre, dès que
cela serait le bon plaisir du général Sheridan.
En revanche, sur la frontière, le Mexique
manquait de tout. Il n'avait même pas comme
barrière fictive la délimitation possible des eaux
du fleuve, à leur milieu, en américaines et mexi-
caines , car les tournants du Rio-Grande forcent
les navires à longer l'une et l'autre rive. Le plus
important eût été de se tenir, au moins par la
mer, en communication avec Bagdad, qui était le
meilleur point de débarquement. Or il eût fallu
pour cela au moins quatre bateaux de rivière
armés comme VAntonia, et on ne les avait pas.
L'ennemi le savait bien, et de peur qu'on ne se
les procurât, il tentait la nuit de faire passer du
côté américain tout le matériel flottant. Un canot
portait du Texas une corde sur un bateau amarré
au Mexique, puis on le halait au Texas, où il était
mis sous le séquestre de la douane américaine de
Clarksville, comme prise faite par les libéraux.
Les quelques bateaux dont on disposait au besoin
se louaient à des prix si exorbitants, que les pro-
priétaires gagnaient la valeur du navire en moins
d'un mois.
Ce n'eût encore rien été; mais il y avait à
9
130 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
craindre que ces vapeurs ne prissent le pavillon
américain, ce qui eût interdit de s'en servir da-
vantage. Ce fut ce qui leur arriva bientôt, à
l'exception de VAntonia. Dès lors, non seulement
Matamores ne pouvait plus expédier ni recevoir
ses marchandises, mais les bateaux de la rive
texienne refusaient même de lui porter ses lettres.
Quand VAntonia aurait imité les autres vapeurs,
il n'y aurait plus aucun moyen d'envoyer de
Bagdad des renforts à Matamores. On pouvait
prévoir cette éventualité; car VAntonia^ qui,
outre ses hommes avait reçu les équipages de
1'^ lamo et de la Camargo, se trouvait armée par
les matelots de VAdoiiis et de la Tisiphone, ce qui
paralysait ces deux bâtiments. 11 devenait donc
urgent de réclamer nos marins ; mais le général
Mejia se disait trop faible, refusait.
Il ne manquait point de raisons. La ville était
peu sûre. On remarquait que tous les anciens
confédérés réfugiés , qui semblaient autrefois le
plus ennemis des fédéraux, avaient demandé et
obtenu leur pardon et étaient tous contre nous.
De plus, les colonnes françaises qui se dirigeaient
vers Matamores, s'étant arrêtées aux environs de
Monterey et de Saltillo, les libéraux s'étaient
reformés et se préparaient à une nouvelle attaque.
Pris entre eux et les Américains, n'ayant reçu
pour tout renfort que trois cent quinze Mexicains
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A L'ÉVACUATION 131
déguenillés qu'il lui faudrait plutôt garder qu'ils
ne garderaient Matamores, le général Mejia se
décourageait et se prétendait abandonné.
L'administration mexicaine ajoutait à ces dif-
ficultés par son ineptie et sa mauvaise foi. Les
débarquements à Bagdad , les communications
entre les navires de guerre et la côte devenaient
presque impossibles. En effet, la barre du Rio-
Grande est tellement mauvaise, qu'on ne peut la
franchir sans trop de danger avec les embarca-
tions ordinaires qu'à d'assez rares intervalles.
Aussi les bateaux du pays, faits exprès pour
franchir la barre, servaient aux communications
dès que le trajet devenait dangereux pour les
canots. Or un nouveau capitaine de port, nommé
par Mexico et arrivé récemment de Vera-Cruz,
M. Godinez, notoirement connu comme ennemi
des Français, s'était empressé de mettre toutes les
entraves possibles dans le service du port, avait
défendu aux bateaux la communication avec la rade
et supprimé la correspondance entre le station-
naire et Bagdad. Les embarcations du pays étant
déjà quelquefois paralysées par le mauvais temps,
les nôtres devaient l'être bien davantage. Enfin, le
temps était affreux ; le Tartare allait revenir érein-
té de Nautla, V Adonis et la Tisiphone fatiguaient
beaucoup. Nos bâtiments n'étaient pas assez puis-
sants pour le service d'hiver sur cette côte.
132 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
Il y avait, pour surveiller cette inquiétante
situation, un homme énergique et sincère dont
les manœuvres des Américains faisaient bouillir
le sang : c'était le commandant Collet, de la Tisi-
'plione. D'après les instructions qu'il avait reçues
et qui étaient la copie d'une dépêche confidentielle
du maréchal du 28 août, il était d'avis que, si le
général Sheridan prêtait nettement son appui aux
libéraux, le canon français devait lui répondre.
Il ne remarquait pas, dans son état d'irritation
morale, que les termes assez nets de la dépêche
étaient singulièrement atténués par un post-
scriptum écrit de la main du maréchal. Ce para-
graphe disait que la flibusterie no nous regardait
pas d'une manière directe, et que nous ne devions
faire sentir notre action au nom de la France
qu'après avoir protesté s'il y avait lieu. De plus,
le commandant Collet ne devait pas oublier dans
quels redoutables embarras il entraînerait ainsi
son pays, sans aucune espérance de retraite et sans
laisser à l'empereur la moindre porto de sortie.
Les conséquences d'une résolution violente du
commandant de la Tisipho^ie étaient si graves,
que le commandant Cloué intervint de ses conseils.
Il lui dit qu'il le croyait autorisé, sans nul doute,
à rendre coup pour coup, mais que, si on ne
s'attaquait pas à lui, tout en agissant contre nos
alliés les Mexicains, il ne le jugeait obligé qu'à
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A L'ÉVACUATION 133
protester et avenir aussitôt à la Vera-Cruz rendre
compte à son chef direct de la tournure que pre-
naient les événements.
Ces conseils, qu'on les écoutât ou qu'on les
négligeât, arrivaient à leur heure. Les régiments
noirs américains, suivis de Cortina, d'Escobedo et
de leurs partisans, venaient de prendre Bagdad.
Ces régiments, accompagnés de leurs officiers,
ce qui n'avait pas lieu de surprendre, car c'étaient
tous aventuriers et gens sans aveu, d'une indis-
cipline notoire, avaient subitement envahi Bagdad,
pendant la nuit, par deux points de la rive du
fleuve. Tous venaient du Texas. La garnison de
Bagdad était, en partie, sinon tout entière, com-
plice du coup de main. La plupart des autres
employés mexicains étaient dans le complot'. L'ad-
ministration de la douane, composée, par l'ordi-
naire aberration du pouvoir central, d'individus
qui servaient autrefois Cortina, le capitaine du
port, Godinez, en première ligne, ne demandaient
pas autre chose que le retour du célèbre partisan.
Les postes mexicains, surpris, avaient été mas-
sacrés ou faits prisonniers, le gros de la garnison
enlevé dans sa caserne d'un seul coup de filet, le
commandant de la place arrêté dans sa maison
particulière.
Pour les régiments, hommes de sac ou de corde
ou anciens esclaves, prendre Bagdad était peu;
134 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
l'important était de le piller. Ce qui fut fait. Le
général Weitzel, sous prétexte de rétablir l'ordre,
avait alors expédié un détachement de cent cin-
quante autres noirs, mais ce détachement n'avait
pu résister à la contagion et s'était mis à piller
lui-même. Peut-être le général Weitzel n'avait-il
pas auprès de lui une seule troupe dont il fût sûr
pour s'opposer à des désordres qui ne sont plus
de notre époque. Le drapeau américain ne flottait
pas d'ailleurs sur la rive mexicaine. Des dépôts
ou magasins publics, on avait passé aux maisons
particulières. Les officiers eux-mêmes avaient
pris la direction du pillage, sans doute pour avoir
leur part. Afin, disaient-ils, de mieux protéger
les propriétés, les Américains avaient fait trans-
porter tout ce que contenaient les maisons de
Bagdad sur la rive texienne d'abord , puis à
Brownsville et à Brazos. C'est ainsi que des négo-
ciants avaient trouvé à Clarksville et à Brazos des
marchandises à leur marque qu'on ne leur avait
pas rendues. On citait un colonel qui aurait fait
échapper un négociant français, M. Legrand, à
condition qu'il lui donnerait sa voiture et qui,
pour plus de sécurité, s'était fait délivrer d'avance
un reçu de 200 piastres.
La lassitude, le dégoût des violences ayant
amené une tranquillité relative, les Mexicains
dissidents s'étaient présentés. Escobedo avait
EVENEMENTS DE MATAMOROS A L'ÉVACUATION 135
nommé pour la forme un Mexicain, Enrique
Mejia, au commandement de la place. Un déser-
teur français, Sainclair, s'était intitulé capitaine
du port et président du tribunal des prises, et il
en avait été de même pour les autres emplois.
Quant à la partie de la garnison impériale mexi-
caine, qui n'avait pas voulu entrer dans les rangs
des libéraux, elle était au Texas, internée par
l'autorité américaine qui, en cela, exécutait les
lois de la neutralité. Dès que l'état de la mer le
lui avait permis, le commandant Collet s'était
rapproché de terre autant que possible, pour être
prêt à recueillir les réfugiés et à châtier les
bandits s'ils se montraient. Lorsqu'il avait vu des
marchandises livrées au pillage sur la côte, il avait
cru devoir tirer, afin qu'on ne pût pas dire que de
tels actes s'étaient passés impunément sous ses
yeux ; mais la dévastation n'en avait pas moins
continué, et il avait cessé son feu dans la crainte
d'atteindre le village et des habitants inofFensifs.
Il était assez difficile de donner sa signification
réelle à un semblable événement. L'agglomération
des troupes noires sur la frontière en était sans
doute la cause par la perspective du pillage, mais
il n'avait pas eu l'aveu direct des autorités améri
caines. On pouvait même croire que ce fait exces-
sif amènerait avec lui son remède, que le cabinet
de Washington le désavouerait, que les généraux
136 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
Sheridan et Weitzel s'apercevraient que leurs
soldats les déshonoraient. On pouvait supposer
que, si Bagdad eût été pris régulièrement, avec
ordre et sans pillage par les troupes américaines
noires et blanches, c'eût été un fait de la plus
haute gravité et dont la conséquence était une
guerre très prochaine, mais que le débarquement
d'une soldatesque sans frein mettrait moralement
de notre côté tous ceux qui, aux État-Unis, ne
voulaient pas être rangés parmi les assassins et
les voleurs. Cette appréciation généreusement
indignée du sac de Bagdad nous permettait de
n'y pas voir une agression préconçue des Améri-
cains contre nous ; c'était son principal avantage.
Quant aux Américains, ils allaient nier toute
participation à la subite invasion de leurs troupes
et tenter toutefois d'en profiter.
Ce qui donnait pour nous à cet événement une
gravité immédiate, c'était la présence dans le
Rio-Grande, — où ils se trouvaient pris entre Ma-
tamoros, qu'un sort semblable à celui de Bagdad
attendait peut-être, et Bagdad, occupé par les
libéraux, — des vingt-huit Français de VAntonia.
Retenus par le général Mejia, pas assez impérieu-
sement réclamés par le commandant Collet, ils
n'étaient pas encore à bord au commencement de
janvier 1866, malgré les injonctions très catégori-
ques du commandant Cloué. Le 4 cependant, ils
I
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A L'ÉVAGUATION 137
étaient arrivés à Bagdad, et Tofficier qui les com-
mandait, M. de la Bédollière, était allé prendre
des ordres à bord de la Tisiphone. Pendant que le
mauvais temps l'y avait surpris, les libéraux
s'étaient emparés de Bagdad. Après l'attaque,
VAntonia avait été le refuge d'une partie de la
garnison. Montée par ses vingt-huit matelots, que
commandait un brave homme, le second maître
canonnier Le Guyec, elle avait reçu quarante
Autrichiens et deux officiers, douze Mexicains
chargés de l'artillerie de la place et cent cinquante
soldats. Les quarante Autrichiens et les douze
Mexicains étaient destinés à composer l'armement
de VAntonia après l'évacuation de nos marins, si
on avait eu le temps de l'exécuter. L'avis du
second maître Le Guyec était de sortir du Rio-
Grande et d'aller en rade. VAntonia se fût sans
doute échouée sur la barre, mais la Tisiphone
serait parvenue à recueillir tout le monde, et
nous n'aurions pas eu plus tard dans le fleuve un
détachement dont le retour était problématique.
L'avis des officiers autrichiens et mexicains fut
différent, et Le Guyec céda. VAntonia parvint à
se mettre en sûreté, mais non sans combattre, et
eut deux hommes tués.
Le lendemain, M. de la Bédollière retournait à
terre, afin de prendre ses dispositions pour faire
rentrer ses hommes à bord de leurs bâtiments,
138 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
lorsque, après avoir passé la barre, il apprit d'un
homme, qui ne s'aventurait qu'avec beaucoup de
précautions, qu'il n'avait qu'à s'en retourner
bien vite pour ne pas tomber entre les mains
d'Escobedo, dont les soldats occupaient le village.
On n'apercevait, en effet, aucun des nôtres sur le
bord de la rivière. Le poste mexicain était aban-
donné. Il semblait qu'il n'y eût pas âme qui vive
à Bagdad. Le pavillon américain lui-même n'était
pas hissé sur l'autre bord à Clarksville. Dès que
le canot de M. de la Bédollière eut changé de route,
le pavillon américain fut hissé sur la rive texienne.
Le commandant Collet allait porter la peine de
cette échauffourée et de la situation critique où se
trouvaient les hommes de VAntonia. Il fut accusé
de négligence dans l'exécution des ordres qu'il
avait reçus, rappelé sur-le-champ à Vera-Cruz et
remplacé dans son service par le capitaine du
Tartare. Le commandant Collet avait eu peut-être
surtout le tort d'être sur les lieux, de se -trop
émouvoir de ce qu'il voyait, et de ne pas être assez
dans les confidences et les intentions de la diplo-
matie. S'il y eût été davantage, il aurait été guéri
de la tentation de susciter un conflit franco-amé-
ricain et se fût incliné, comme le commandant
Cloué avait forcément la sagesse de le faire, de-
vant l'excessive difficulté de résister ouvertement
aux empiétements des États-Unis.
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A l'ÉVACUATION 139
On sait, en effet, qu'une correspondance plus
que vive avait été échangée entre le commandant
Cloué, lors de son arrivée à Matamores, et le gé-
néral Weitzel. Celui-ci avait trouvé irrespectueu-
ses les lettres du commandant Cloué, qui avait re-
fusé, de son côté, de recevoir du général américain
une lettre non signée. Le commandant Cloué avait
cru devoir soumettre cette correspondance au
ministre. Une première dépêche partie de Paris,
le 3 novembre, lui avait permis d'entrevoir ce
qu'on lui répondrait. Il s'agissait dans cette dé-
pêche de ce qu'il y avait lieu de faire au sujet de
certaines réclamations des États-Unis, Le ministre
des affaires étrangères, que son collègue de la
marine avait consulté, admettait en principe que,
le gouvernement de l'empereur Maximilien étant
aujourd'hui régulièrement constitué, c'était à lui
que le gouvernement de Washington devait
adresser ses réclamations, et que, de notre côté,
refusant de servir d'intermédiaires, nous étions
fondés à déclarer que,, s'il ne voulait point rentrer
en relations avec le cabinet de Mexico, il n'avait
qu'à saisir de ses griefs l'ex-président Juarez,
qu'il persistait à considérer comme chef du gou-
vernement mexicain ; mais que nous ne pouvions
nous désintéresser ainsi de la question, car ce
serait autoriser le gouvernement de Washington
à attaquer le gouvernement de Maximilien, et
140 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
nous ne pourrions rester en dehors du conflit;
qu'il fallait donc jusqu'au bout rester intermé-
diaires officieux également acceptés à Mexico et
à Washington. Le ministre ajoutait en conclusion
optimiste qu'il était d'ailleurs permis d'espérer
que les incidents motivant les plaintes des États-
Unis tenaient à des circonstances d'un état pro-
visoire, qui ne se renouvelleraient pas.
Plus tard, en réponse à la correspondance
Cloué-Weitzel, le ministre des affaires étrangères
reconnaissait encore que la modération et le
respect des lois internationales avaient été du
côté du commandant Cloué ; et c'était dans ce sens
qu'il s'en était expliqué avec le ministre des
États-Unis, chargé de se plaindre auprès de lui
de l'attitude de nos autorités militaires sur le
Rio-Grande. Il lui paraissait essentiel toutefois,
pour prévenir le retour d'incidents semblables,
que nos autorités s'abstinssent, autant que pos-
sible, d'entrer en rapports directs avec les au-
torités fédérales du Texas, dont nous ne saurions
nous dissimuler le mauvais vouloir et l'hostilité
politique. Des explications échangées de cabinet à
cabinet sur les incidents qui se produiraient encore
s'inspireraient toujours de plus de calme et de pru-
dence qu'il n'était possible d'en attendre de ceux
qui s'y trouvaient personnellement engagés.
Ces lettres modérées eussent calmé, en lui
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A L'ÉVACUATION 141
donnant à réfléchir et pour peu qu'il n'eût pas
abdiqué toute prudence, le plus fougueux adver-
saire des États-Unis. Empreintes de cette sérénité
de ton, de cette élévation dans la forme et de cette
sagesse digne et conciliante qui semblait moins
se plier aux circonstances qu'elle ne les dirigeait,
ces dépêches prouvaient assez que le débat entre
les Américains et nous allait se vider à Paris, s'il
n'était déjà en voie d'apaisement et de compromis.
C'est en se conformant à l'esprit de ces dépêches
que le commandant envoyait le Tartare prendre la
place de la Tisiphone au Rio-Grande, et non en
suivant les inspirations alors très emportées du
maréchal.
Celui-ci, en effet, dans une lettre adressée au
général Mejia, ripostait à la prise de Bagdad par
un mépris absolu de certaines protestations amé-
ricaines. Dans les premiers jours de janvier, le
général Mejia avait fait prisonniers dix-sept libé-
raux, qui, pris les armes à la main, devaient
d'après la circulaire du maréchal, du 11 octobre
précédent, être fusillés. Ils avaient passé devant
une cour martiale qui les avait condamnés ; seule-
ment, la sentence était allée recevoir sa sanction
à Mexico. Aussitôt les Américains s'étaient ëmus.
Le général Weitzel protesta au nom du monde
entier civilisé contre un pareil acte de barbarie,
qui infligerait à jamais au pouvoir que représen-
142 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
tait Mejia une marque d'infamie. La mise à mort
de Mexicains combattant dans leur propre pays
et pour son affranchissement contre une nation
étrangère devait être vouée à l'exécration univer-
selle. Il ne permettrait pas que cela se fît sous ses
yeux, sans protester au noui de son gouvernement
de la façon la plus solennelle. Le maréchal adressa
simplement au général Mejia la dépêche suivante :
— € D'après les ordres de l'empereur, vous ferez
exécuter le j ugement prononcé par la cour martiale.
Sa Majesté vous félicite de votre énergie et de
votre prudence, et compte toujours sur votre dé-
voûment. » Le maréchal lui apprenait en même
temps que la solde de ses troupes allait être payée
et que l'emprunt qu'il avait contracté à Matamores
était approuvé. C'était le fortifier matériellement
et moralement, s'il était attaqué de nouveau.
C'était aussi mettre les Américains en demeure
de se prononcer.
Le Tartare partait avec un simple rôle d'oserva-
tion à jouer et la mission assez délicate de re-
prendre, par le territoire américain, nos hommes
de VAntonia. Bagdad étant au pouvoir des libé-
raux, il lui était défendu de communiquer avec
Matamores par le Rio-Grande. Dans les rapports
officiels qu'il aurait avec le commandant de Brazos
et dans le cours de la conversation, il avait à
sonder cet officier général pour qu'il consentît
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A L'ÉVACUATION 143
soit à faire passer une dépêche au général Mejia,
soit à permettre à nos hommes de nous revenir
par le Texas. Dans ce cas, il était probable qu'on
exigerait qu'ils rentrassent sans armes. Ils de-
vaient alors les jeter à l'eau avant de toucher le
bord américain, et le second maître Le Guyec
non seulement ne devait pas arborer le drapeau
français, mais le 'détruire, s'il en avait un. Il
devait être entendu que les américains protége-
raient et feraient escorter nos hommes. Le blocus
n'étant pas déclaré, le capitaine du Tartare n'avait
pas à visiter de navires. Il pouvait observer si
quelques-uns d'entre eux ne transportaient pas de
personnel. Mais comme le Rio-Grande était aussi
bien américain que mexicain, il n'avait point à
rechercher si les soi-disantémigrants étaient plutôt
pour le Texas que pour le Mexique.
Le capitaine du Tartare, M. Delaplanche, était
plus capable que tout autre de bien s'acquitter
de ces différents soins, car il allie à un esprit
original un sens pratique excellent. Très sage et
très vigoureux à la fois, il parlait parfaitement
anglais et connaissait personnellement plusieurs
des principaux chefs américains. Toutefois il
allait être arrêté par un malentendu. A peine
arrivé à Brazos, il alla voir le général Clarke, qui
le reçut très poliment, fit transmettre immédiate-
ment sa demande du passage des hommes de
144 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
VAntonia par le Texas au général en chef, en ras-
surant que celui-ci s'y montrerait favorable. Ce
fut alors qu'en causant de différents sujets, le gé-
néral lui apprit que, sur la requête de citoyens
américains, Bagdad venait d'être régulièrement
occupé par le régiment du colonel White. Il ne
s'agissait que de maintenir l'ordre, et le choix du
colonel White était excellent. Le général Clarke
ne faisait point, en outre, difficulté de dire que
cette occupation de Bagdad lui était désagréable
et que les Américains s'en iraient avec plaisir, si
une force impérialiste suffisante voulait prendre
leur place. Il n'y en avait pas moins, cette fois,
une flagrante violation de la neutralité ; car, à la
rigueur, l'invasion désordonnée des noirs pouvait
s'appeler un accident. Le capitaine Delaplanche
n'hésita pas à le déclarer au général Clarke et, se
voyant éconduit par d'évasives réponses, il n'in-
sista plus sur l'objet particulier de sa mission,
protesta par écrit et revint en toute hâte à Vera-
Cruz prévenir le commandant Cloué.
Celui-ci était déjà instruit de l'incident et croyait
que le Tartare lui apportait la nouvelle de la prise
de Matamores. Il fut tenté de le renvoyer, mais ce
bâtiment avait un besoin urgent de réparations
et alla pour quelques jours à la Havane. U Adonis
partit pour le Rio-Grande avec les mêmes instruc-
tions que le Tartare. Il portait en même temps
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A l'ÉVAGUATION 145
au général Mejia une dépêche qui était un
ordre de se dessaisir des marins de VA7itoma. Il
devait trouver en arrivant toutes les difficultés
aplanies. Bagdad venait d'être rendu aux impé-
riaux de la façon la plus simple. Au premier bruit
de son occupation par le colonel White, le colonel
autrichien Kodolich s'était offert au général Mejia
pour aller demander des explications au général
Wcitzel. Celui-ci avait prétendu, loin que la neu-
tralité fût violée, n'avoir occupé Bagdad que sur
la demande formelle et écrite du général dissident
Escobedo, qui ne se sentait pas assez fort pour pro-
téger les personnes et les propriétés de Bagdad.
C'était, à peu de chose près, ce qu'avait dit le
général Clarke au capitaine Delaplanche. Il avait
montré la lettre d'Escobedo au colonel Kodolich
en ajoutant qu'il était prêt à rendre la place à une
troupe régulière impérialiste, ne fût-elle que de
vingt-cinq hommes. Le colonel Kodolich, ayant
rendu compte de sa mission à Mejia, avait reçu le
commandement d'un petit corps expéditionnaire
dont faisaient partie les marins de la Tisiphone
et s'était transporté avec deux vapeurs de Mata-
mores à Bagdad, dont il avait repris possession au
nom de l'empereur, le 25 janvier.
Les Américains évacuaient Bagdad au moment
où les impériaux quittaient Matamores. Les eaux
étant basses, le trajet des deux vapeurs, par suite
10
146 TA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
d'échouages successifs, avait été long-. Les libé-
raux en avaient profité pour faire le pillage de
Bagdad et n'avaient repassé sur l'autre rive qu'une
demi-heure avant l'arrivée de la troupe du colonel
Kodolich. VAdonis dès lors n'avait plus qu'à
attendre le Tartare, dont le rôle se réduisait à
surveiller Bagdad et à le protéger au besoin.
A quel sentiment les Américains venaient-ils de
céder? Avaient-ils voulu revenir sur l'acte vrai-
ment odieux de l'invasion de Bagdad, ou s'étaient-
ils inquiétés des vivacités et des préparatifs du
maréchal ? Savaient-ils que le Lutin, partant en
même temps que V Adonis, portait une dépêche
que le capitaine devait remettre au commandant
en chef des troupes américaines sur la frontière
du Texas, si ses forces occupaient encore Bagdad?
Il est plus probable que l'action diplomatique du
cabinet de Washington se faisait sentir au Texas
comme celle du cabinet français s'était manifestée
dans les derniers événements. Le gouvernement
de l'empereur Napoléon avait reçu, en effet, les
assurances officielles que, malgré les sympathies
avérées des généraux qui commandaient au Texas
pour les ennemis de la cause que nous soutenions,
il n'y aurait point intervention des Etats-Unis
dans la question mexicaine. Ces assurances négo-
ciées entre les deux cabinets recevaient leur exé-
cution.
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A l'ÉVACUATION 147
Le départ de nos forces pour le Nord avait laisse
le Midi libre, et le Tabasco en avait profité pour
commencer les préparatifs d'une expédition contre
le Yucatan. L'expédition s'organisait dans le
Tabasco, le Chiapas et à Minatitlan. Les libéraux
comptaient opérer un soulèvement dans le Yuca-
tan à l'aide des nombreux adhérents qu'ils y
avaient. Alejandro Garcia et les Chiapanteros
avaient promis des troupes pour le mois de février.
Ces troupes, se joignant à celles du Tabasco, de-
vaient battre le canton de Jonuta, piller Palizada,
passer par Marmontel et Champoton et, de là,
soulever le Yucatan. Les libéraux de Campêche
étaient prêts, et Alejandro Garcia était à San-Juan-
Bautista pour régler toutes les dispositions.
D'un autre côté, Arevalo, qui était à la Havane,
songeait à un coup de main sur Carmen. Il avait
toutefois offert ses services aux Tabasquefios, qui
ne les avaient point acceptés ; mais cette fois Pratz,
à San-Juan-Bautista , était d'avis de l'accueillir
pour opérer une diversion utile à l'intérêt général.
C'en était trop, et les ménagements qu'on avait
eus jusqu'alors pour le Tabasco ne pouvaient aller
jusqu'à le laisser libre de reconstituer à son profit
seul toute une république fédérative au sud du
Mexique, tandis que notre domination était ail-
leurs si précaire et tellement battue de tous côtés
d'ennemis secrets et acharnés. Mais que faire?
448 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
En revenir à ce projet si longtemps controversé
d'une expédition contre le Tabasco était un coup
bien décisif. Le Tabasco était fort, et avec nos
forces partout éparpillées et à toutes distances,
relativement nous étions faibles ; puis il en
coûtait de frapper cruellement et sans retour des
gens qui n'avaient pas semblé toujours nous être
décidément hostiles et dont quelques-uns même
avaient affiché leurs sympathies pour nous. Le
maréchal crut trouver un moyen terme dans une
opération contre Tlacotalpam. Située sur la
rivière d'Alvarado, non loin de Tuxtla, surveillant
le cours supérieur de la rivière et de ses affluents,
interceptant la contrebande si active de l'intérieur
entre la province de Vera-Cruz et le Tabasco,
Tlacotalpam était, entre nos mains, la véritable
sentinelle avancée de notre domination au Midi.
Nous montrions aux Tabasquenos de quoi nous
étions capables et recouvrions à leurs yeux le
prestige quelque peu perdu de nos armes. Ils
sauraient alors, en face de la diminution de leurs
ressources et serrés par notre voisinage, s'il était
convenable pour eux de nous braver plus long-
temps.
Dès le mois de décembre, le maréchal avait
demandé au commandant Cloué quelles forces la
marine pourrait mettre à sa disposition. Le com-
mandant avait proposé de faire remonter à Tlaco-
I
EVENEMENTS DE MATAMOROS A l'eVACUATION 149
talpam la canonnière la Tempête, en station à
Alvarado, la Pique, la Tactique, qui eussent porté
deux cents hommes de débarquement avec trois
ou quatre pièces de 4 rayées sur affût de cam-
pagne et les deux chaloupes à vapeur de Vera-
Cruz armées d'un canon de 4. Mais autant, l'année
précédente et sans relâche depuis lors, le com-
mandant Cloué avait témoigné d'ardeur et d'ini-
tiative pour l'expédition de Tabasco, autant il se
montrait peu enclin à celle de Tlacotalpam.
Il s'agissait, en effet, de savoir ce qu'on ferait
de Tlacotalpam. C'était la quatrième fois qu'on
allait le prendre. En 1862, après s'en être emparé,
on l'avait évacué deux fois par suite de l'impos-
sibilité de se procurer des vivres, les habitants
ayant abandonné le pays. En 1864, sur la promesse
d'une protection efficace de notre part, les habi-
tants étaient restés, mais la garnison laissée par
le commandant Maréchal était retranchée sur la
place de l'Ayuntamiento, dont un côté est formé
parle bord de la rivière, et elle y avait été assiégée
jour et nuit. Au bout de vingt-huit jours de cette
occupation trop peu sérieuse, on s'était rembar-
qué, et les habitants avciient eu à souffrir des
vengeances des dissidents.
Si, cette fois, on n'avait que l'intention de
prendre la ville sans la garder, les habitants,
pensant que nous les abandonnerions encore, ne
150 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
nous verraient venir que d'un très mauvais oeil ;
puis, à quoi bon cette expédition nouvelle sans
lendemain , sinon à constater une fois de plus
notre impuissance? Le commandant Cloué, con-
sulté par le maréchal, allait dire son avis avec sa
franchise ordinaire. Il devait se concerter pour
l'expédition qui se faisait à la fois par terre et par
mer avec le commandant supérieur de Vera-Cruz,
le chef de bataillon Kmarec. Tous deux s'éclairè-
rent de l'opinion de M. Gaude, capitaine de la
Tempête, en station à Alvarado depuis deux ans,
et du lieutenant Waldéjà, servant à Vera-Cruz et
ayant fait la dernière expédition de Tlacotalpam.
En ce qui regardait le plan de campagne, il n'y
avait pour la marine aucune difficulté à remonter
jusqu'à Tlacotalpam et à s'en rendre maître. La
position fortifiée du Conejo, située à mi-chemin
entre Alvarado et Tlacotalpam et dominant le
cours de la rivière, n'était pas un obstacle sérieux.
Nous essuierions son feu probablement sans
aucune perte en remettant sa prise au retour des
canonnières, si nous jugions que cela dût nous
retenir trop longtemps en allant à Tlacotalpam.
Les bâtiments de l'expédition étaient ceux qu'avait
indiqués le commandant. De son côté, le capitaine
Testard, commandant la colonne expéditionnaire,
devait s'acheminer par la Estanzuela et Casamo-
loapam. Il partirait deux jours après l'ordre reçu,
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A l'bVACUATION 151
et, ayant opéré la jonction de ses divers détache-
ments vers San-Julian, il s'emparerait de la
Estanzuela, où se trouvait la principale force de
l'ennemi, puis se dirigerait de là sur Casamoloa-
pam et enfin sur Tlacotalpam.
Le trajet total, à partir de la Soledad, serait de
sept jours. Chemin fciisant, pour assurer ses
derrières, il devait laisser cent hommes à la
Estanzuela et cent cinquante à Casamoloapam, ce
qui lui faisait continuer sa route entre ce dernier
point et Tlacotalpam avec trois cent cinquante
hommes seulement; mais c'était assez. Toutefois,
si Tlacotalpam était facile à prendre, il fallait le
gcirder. Dans l'opinion du commandant de Kmarec
et du commandant Cloué, la conséquence de l'expé-
dition devait être l'occupation du pays, pour assu-
rer le ravitaillement de Tlacotalpam et des autres
garnisons, et afin que les habitants se trouvassent
engagés à rester chez eux et à s'occuper sous
notre protection du commerce et de la culture.
Pour cela, il fallait répartir les forces ainsi qu'il
suit : cent hommes à la Estanzuela , cent cin-
quante à Casamoloapam, cent à Tlacotalpam, avec
une canonnière, sans compter celle qui serait à
Alvarado , soixante-quinze hommes au Cocuite et
vingt-cinq au Conejo; en tout, quatre cent cin-
quante. On occuperait le Conejo, parce que la
route de San-Andrès et d'Acayucan était ouverte
152 LA MARWE FRANÇAISE AU MEXIQUE
aux libéraux, qui viendraient là inquiéter nos
communications par eau entre Alvarado et Tlaco-
talpam. Il en était de même du Cocuite, d'où
l'ennemi eût menacé Medellin et Vera-Cruz.
Qu'allait répondre le maréchal ? On pouvait
déjà le prévoir par le peu de forces qu'il mettait
à la disposition du commandant de Kmarec pour
opérer par terre. De plus, ces forces (six cents
hommes) devaient être prises dans les garnisons
des environs du chemin de fer, depuis Cordova
jusques et y compris Vera-Cruz, et momentané-
ment remplacées dans les garnisons par des
soldats congédiés qui attendaient la première
occasion favorable pour rentrer en France. On ne
voyait pas trop alors avec quelles troupes on
occuperait les points dont on devait s'emparer;
car le maréchal avait indiqué pour Tlacotalpam
seulement deux compagnies mexicaines, dont le
premier homme n'était pas encore levé.
En revanche, les difficultés augmentaient. On
venait d'apprendre d' Alvarado que le général
Garcia, dans le cas de l'expédition contre Tlaco-
talpam, comptait se retirer sur San-Andrès. Il
avait affiché à la population l'ordre de reculer
devant nous et l'avis que quiconque nous fourni-
rait des vivres serait fusillé. Son projet, comme
on l'avait présumé, était d'empêcher les commu-
nications entre Tlacotalpam et Alvarado. Le
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A L'ÉVACUATION 153
maréchal répondit par l'ordre pur et simple de
faire l'expédition. Encore diminuait-il le nombre
des troupes. Il annonçait, il est vrai, pour garder
Tlacotalpam, le seul point dont il parlât, trois
cents hommes d'infanterie mexicaine sous le
colonel Camacho et deux cent cinquante cavaliers
du colonel Figuerero.
Il invitait le commandant Cloué, comme si la
chose eût été la plus aisée du monde, à prendre
des mesures pour éviter la désertion dans les
troupes mexicaines, quand elles seraient en gar-
nison à Tlacotalpam et à protéger ainsi qu'à
ravitailler sûrement la ville avec les canonnières.
Comme concession, il l'autorisait à régler comme
il l'entendrait, et s'il le fallait absolument, les
garnisons d'Alvarado et du Conejo , mais lui re-
commandait de n'y pas employer les troupes qui
devaient concourir à l'expédition. Comme il n'y
en avait pas d'autres, où prendre celles qui étaient
nécessaires? On pouvait admettre dès lors que
l'expédition de Tlacotalpam n'avait point, dans
la pensée du maréchal, de portée sérieuse, et qu'il
ne jouait en la faisant qu'une de ces hésitantes
parties auxquelles on se croit forcé pour gagner
du temps, mais pour lesquelles on désire faible-
ment, si même on ne les craint, les faveurs de la
fortune. Il était également trop certain que les
troupes mexicaines, une fois seules, seraient
154 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
attaquées constamment et cernées, ne se procu-
reraient des vivres pour les hommes et les chevaux
que par la rivière d'Alvarado, sous la protection
éventuelle de nos canonniers, qu'elles fondraient
alors sous la désertion, et qu'une nouvelle éva-
cuation s'ensuivrait.
Mais à la guerre il faut obéir, quelque opinion
qu'on puisse avoir du résultat. Le 22 mars, le
commandant Cloué partit de Vera-Cruz pour
Tlacotalpam. Il avait avec lui la cannonière la
Tempête, capitaine Gaude, armée d'un canon rayé
de 30, deux rayés de 12, deux rayés de 4, un obu-
sier de 12; la Pique, capitaine Lagrange, un canon
rayé de 30, un canon de 12, deux de 4, deux mor-
tiers de 0'",22; la Diligente, capitaine Revault,
un canon rayé de 30, deux canons de 4; la Tac-
tique, capitaine Rouault-Coligny, un canon de 30
rayé, un obusier de 30, un rayé de 12, deux canons
de 4; la chaloupe à vapeur VAugustine, capitaine
de Fitz-James, un canon rayé de 4; la compagnie
de débarquement du Magellan, cent trente et un
hommes et deux canons rayés de 4 ; celle de la Tisi-
phone, soixante-quatre hommes et un canon rayé
de 4; celle de V Adonis, quarante-trois hommes et
un canon rayé de 4; une section du génie colonial
de trente sapeurs : ce qui formait comme total des
compagnies de débarquement onze officiers, deux
cent soixante-huit hommes et quatre canons.
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A L'KVACUATION 155
Le 24 mars, au matin, l'escadrille entrait dans
la rivière d'Alvarado, essuyait sans s'arrêter le
feu du Conejo et mouillait à midi devant Tlaco-
talpam. La garnison s'était contentée de décharger
ses armes sur elle en se retirant avec précipita-
tion. La plus grande partie des habitants s'était
réfugiée dans l'intérieur. Personne ne voulant
communiquer avec nous, le commandant ne put
avoir de nouvelles de la colonne expéditionnaire
du capitaine Testard. On lui envoya seulement
demander l'assurance qu'il ne tirerait pas sur la
ville. Le commandant le promit à la condition
qu'il ne serait commis aucun acte d'hostilité
contre nous. C'était aux habitants à veiller sur
les mauvais sujets qui pouvaient les compro-
mettre. Le commandant ajouta qu'à chaque balle
il répondrait par un obus.
D'ailleurs, le vide se faisait autour de nous. Il
n'y avait personne en ville pour prendre en main
l'autorité civile. Les gens qui eussent pu le faire
étaient partis, et aucun de ceux qui restaient ne
voulait accepter, de peur de se compromettre. Il
ne se présentait enfin personne pour nous vendre
des provisions. Le commandant Cloué, tenant
Tlacotalpam sous ses canons, se résolut à ne
l'occuper que lorsqu'il aurait des nouvelles cer-
taines de la marche du capitaine Testard. Dès le
lendemain, il envoya la Tactique porter à Al va-
156 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
rado une dépêche pour le maréchal. En allant et
revenant, cette canonnière était accueillie au
Conejo par un feu plus vif que ne l'avait essuyé
l'escadrille. L'ennemi avait eu le temps de se
porter en nombre au Conejo, dont il connaissait
l'importance. Le même jour, la Diligente et VAu-
gustine s'acheminaient en remontant la rivière
vers Casamoloapam, afin d'aller à la rencontre
possible de la colonne Testard. Les eaux étaient
très basses; la Diligente s'échoua souvent et dut
s'arrêter à environ 4 milles de Casamoloapam, à
un endroit où la rivière est entièrement fermée
par un banc qui va d'une rive à l'autre. Elle était
alors à un tournant de la rivière à 2.200 mètres
de Casamoloapam, c'est-à-dire à une très bonne
distance pour son canon rayé de 30. Elle ne tira
pas, car cela eût été sans utilité. Pendant tout
son voyage, surtout à partir d'Amatlan, qui est
à peu près à mi-chemin de Tlacotalpam à Casamo-
loapam, la Diligente avait été accompagnée le long
des rives par une nombreuse cavalerie faisant de
la fantasia, ce qui donnait à penser que le capitaine
Testard n'était pas dans les environs. Toutefois
aucun de ces cavaliers n'avait tiré, quoique la
Diligente et sa conserve eussent dû souvent ran-
ger des berges hautes , recouvertes de buissons
épais d'où on eût pu leur faire impunément beau-
coup de mal.
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A l'eVACUATION 157
'VAugustine, qui sondait continuellement pour
guider la canonnière, s'était trouvée souvent do-
minée de manière à n'avoir personne à l'abri. On
ne pouvait s'expliquer cette modération de la part
des libéraux que par la crainte de voir le com-
mandant Cloué prendre contre Tlacotalpam des
mesures de représailles, si on lui tuait du monde
sur la Diligente et VAugustine, En résumé, la
course de ces deux petits bâtiments jusqu'à Casa-
moloapam n'apportait aucune espèce de nouvelles
de la colonne Testard. Toutes les communications
étaient gardées par terre, de manière à nous
laisser dans l'ignorance la plus complète de ce
qui se passait dans le pays. Quelques pauvres
gens auxquels on avait parlé, ou ne savaient rien,
ou ne disaient rien par suite de la défense d'avoir
aucune communication avec nous, sous les peines
les plus sévères. Le général Alejandro Garcia
avait en effet proclamé que les relations qu'on
aurait avec nous, même les plus innocentes,
feraient encourir la peine de mort.
Le 21 au soir seulement, après le retour de la
Diligenfej, une pirogue passant le long du bord
apprit au commandant Cloué que la colonne Tes-
tard était arrivée à Casamoloapam. Le comman-
dant fit aussitôt repartir la Diligente et occupa
Tlacotalpam. Il s'y installait, quand il reçut du
capitaine Testard un billet ainsi conçu : « Je suis
158 LA MARIÎs^E FRANÇAISE AU MEXIQUE
à Casamoloapam. J'ai détruit de nombreux ou-
vrages. Je crois utile de laisser une troupe assez
forte à Casamoloapam, qui peut être tourné. Il y
a une grande crainte dans le pays. Les troupes
sont très fatiguées. » Le commandant lui écrivit
de laisser à Casamoloapam ce qu'il jugerait con-
venable de son monde et de venir avec le reste à
Tlacotalpam.
La colonne du capitaine Testard arriva tout
entière le 30 mars, au matin. Dès qu'il n'avait
plus jugé la présence d'un petit corps nécessaire
à Casamoloapam pour assurer ses derrières, le
capitaine l'avait en effet rappelé à lui. 11 n'avait
rencontré sur sa route aucune résistance, bien
que plusieurs points eussent été tout récemment
fortifiés, comme si l'ennemi avait voulu s'y main-
tenir. Il est probable que les libéraux, après avoir
laissé à dessein ce passage libre, se reformaient
derrière. On venait d'apprendre que le lendemain
du départ du détachement de Casamoloapam,
l'ennemi était rentré dans la place. En même
temps que la colonne Testard, le commandant
avait reçu de Vera-Cruz, par Alvarado, la troupe
régulière mexicaine du colonel Camacho. C'étaient
cent quarante hommes, mais privés de tout. Ils
n'avaient ni sergents, ni caporaux, ce qui rendait
leur emploi très difficile. Il y avait bien un fusil
par homme, mais les cartouches n'étaient pas de
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A l'ÉVACUATION 159
calibre. Les fusils étaient rayés, et les cartouches
à balle ronde, trop petite. Ces fusils n'étaient d'ail-
leurs que des armes de traite, tels que les Anglais
les vendent aux nègres de la côte d'Afrique,
valant de 6 à 10 francs pièce et plus dangereux
pour ceux qui s'en servent que pour l'ennemi.
Les pauvres soldats n'avaient, en outre, ni une
gamelle, ni un bidon, absolument rien pour faire
cuire leurs aliments, ni tentes, ni effets d'habille-
ment, ni approvisionnements de guerre. Pas plus
de médecin que de médicaments. Cette troupe,
dont le colonel disait qu'on avait laissé les meil-
leurs soldats à Puebla, ce qui était regrettable,
car Tlacotalpam ne pouvait manquer d'être atta-
qué, était, ainsi dénuée, le chef-d'œuvre adminis-
tratif de l'incurie mexicaine.
Celle du colonel Figuerero, qui avait suivi la
colonne Testard, n'inspirait, à cause de son chef,
aucune confiance. Cet officier supérieur devait se
faire payer des hommes qui n'existaient pas ou
n'existaient plus dans son corps. Il avait prétendu
et écrit avoir deux cent cinquante hommes et
n'en alignait que deux cent dix-neuf. Il alléguait
en vain qu'ils étaient dans les hôpitaux, aux en-
virons de Vera-Cruz. On avait le droit de ne pas
le croire. On savait trop ce qui se passait d'ordi-
naire dans sa troupe, lorsqu'elle était près d'Alva-
rado. On n'y voulait ni docteur, ni remèdes, quand
160 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
les soldats étaient malades. On ne disait rien
quand ils étaient morts, et on continuait à toucher
leur solde. C'était tout profit. Par économie, on
ne nourrissait pas les soldats, et c'était le motif
qui, un an auparavant, avait fait déserter la
garnison d'Alvarado tout entière. Le commandant
ne pouvait qu'informer le commandant supérieur
de Vera-Cruz de la complète détresse de la troupe
Camacho et le prier de s'adresser à qui de droit
pour y porter remède.
On était à Tlacotalpam, mais la situation s'an-
nonçait pour l'avenir telle qu'on l'avait prévue.
Nous acquérions la certitude que le général Garcia
s'était fait aimer en ce pays et qu'on l'y regrettait ;
cela rendait notre rôle d'autant plus difficile. Les
habitants continuaient à s'isoler de nous. Le peu
qui consentaient à causer avec nous disaient:
« Vous nous avez abandonnés, il y a deux ans, en
dépit de vos promesses, et livrés à la vengeance
des libéraux. Malgré cela, la majorité serait encore
avec vous, si elle croyait ne pas être encore aban-
donnée de nouveau ; mais vous venez de traverser
le pays sans occuper les points dont il faut être
maître pour le dominer; nous en concluons que
vous ne voulez pas plus que précédemment y de-
meurer, et vous ne pouvez pas rester dans cette
ville sans une grande force, Tlacotalpam étant
vulnérable partout. C'est pourquoi nous nous
EVENEMENTS DE MATAMOROS A L'eVAGUATION 161
tenons à Pëcart en attendant que les événements
se dessinent. >
Il n'était que trop vrai que Tlacotalpam était
presque sans défense et les troupes mexicaines
chargées de le garder parfaitement insuffisantes.
Déjà la désertion se mettait parmi elles. Trois
soldats de Camaclio avaient disparu, soit par suite
du dénûment où ils se trouvaient, soit à cause de la
perspective de ce qu'ils auraient à souffrir plus
tard. Ils apprenaient, en effet, que, pendant la
saison des pluies, la ville de Tlacotalpam était
inondée au point que les rez-de-chaussée devenaient
inhabitables et qu'on ne circulait plus qu'en piro-
gue. Il était donc nécessaire d'installer conforta-
blement et solidement la garnison de Tlacotalpam,
si on ne voulait qu'elle désertât tout entière dès
que nous ne serions plus là.
Dans ce double dessein, le commandant Cloué
avait écrit au commandant Kmarec et faisait
abattre le bois taillis qui entoure la ville. C'était
là un travail considérable, car il fallait au moins
un espace libre de 200 mètres en dehors des mai-
sons, et la longueur de la ville était environ de
2 kilomètres. On prenait en même temps le Conejo,
et c'étaient les compagnies de débarquement de la
Tisij.hone et de V Adonis qu'on chargeait de cette
besogne, en les renvoyant à Vera-Cruz rejoindre
leurs bords.
11
162 LA MABINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
Elles descendirent la rivière sur la Tactique,
et, le 2 avril, s'arrêtèrent au Conejo, où se trou-
vaient déjà la Pique et la chaloupe à vapeur VAu-
ffustine. Le débarquement des compagnies s'opéra
au pied même de la position et le capitaine Berge,
de l'infanterie de marine, qui avait fait l'expédi-
tion des années précédentes, servit de guide aux
assaillants pour gravir les hauteurs par les sen-
tiers sous bois. En moins de cinq minutes, on fut
maître du Conejo. L'ennemi n'y avait laissé qu'un
petit poste d'observation, qui s'était replié à l'ar-
rivée des bâtiments. On n'y trouva qu'un vieux
canon en fer, trop lourd pour qu'on l'emportât,
et qui fut précipité du haut de la falaise en bas,
sans tourillons ni bouton de culasse. Les autres
canons, qui étaient sans doute sur affûts rou-
lants, avaient été emmenés à l'intérieur et peut-
être enterrés. On ne trouva qu'un affût brisé à
quelque distance du Conejo. Malheureusement
cette position du Conejo, qui domine la rivière,
est dominée elle-même par une série de collines à
l'intérieur et était par suite impossible à défendre,
à moins qu'on n'y mît beaucoup de monde et
qu'on n'établît autour des ouvrages fortifiés.
On chassait aussi des partis ennemis qui s'em-
busquaient hardiment aux environs de Tlacotal-
pam. Dans la nuit du 2 au 3 avril, le commandant
Cloué envoyait deux embarcations armées en
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A l'ÉVAGUATION 163
guerre et trente tirailleurs algériens au village
de Santa-Rita, de l'autre côté de la rivière, où
s'étaient établis quarante cavaliers dans le des-
sein d'enlever ceux de nos gens qui allaient à la
recherche des provisions. Les tirailleurs surpre-
naient et tuaient un factionnaire, puis essuyaient
une décharge en abordant le village, où ils tuaient
encore une autre sentinelle. Mais l'ennemi, dont
les chevaux étaient restés sellés, venait de quitter
la place. Une seconde expédition, faite en plein
jour, avait achevé d'éloigner les libéraux, du
moins pour quelque temps.
Ces petits succès étaient loin de répondre à l'im-
patience du maréchal et n'assuraient pas davan-
tage notre domination. Le maréchal écrivait au
commandant Cloué qu'il lui donnait quinze jours
pour purger et organiser le pays. Il ne songeait
pas que l'ennemi était insaisissable, qu'il s'éloi-
gnait quand nous allions à lui et revenait quand
nous n'étions plus là, qu'il avait de la patience et
attendait. La population se défiait et nous fuyait
comme si nous eussions eu la lèpre. On ne voulait
se prêter à rien. C'était la résistance d'inertie la
plus complète. Encore si nous eussions dû rester !
Mais on savait que nous partirions, et on se dou-
tait que la troupe de Camacho ne tiendrait pas
et déserterait. Aussi était-il impossible de consti-
tuer une municipalité. Les Mexicains, qu'on avait
1G4 LA MARIM: française au MEXIQUE
convoqués, n'étaient pas yonus et avaient fait
répondre au commandant qu'ils se compromet-
traient rien qu'en l'écoutant. Des trois employés
des douanes qu'on avait nommés d'office, l'un
avait refusé sous le prétexte que sa mère était
malade, les deux autres étaient venus et repartis
par le vapeur de Vera-Cruz. Ils avaient cédé à de
secrètes et très sérieuses menaces.
Le colonel Camaclio était très honnête et très
brave ; mais, humilié de son dénûment et frappé
de cette excessive et silencieuse opposition que
nous avions en face de nous, il venait d'offrir sa
démission au ministre de la guerre si on ne lui
envoyait tout ce dont il avait besoin. Quant aux
hommes de son bataillon, ils avaient une peur
extraordinaire du climat et continuaient de dis-
paraître. On était obligé de les faire garder par
des Égyptiens, ce qui ne pouvait durer longtemps,
car il viendrait un jour où les Égyptiens devraient
partir pour retourner à leur ancien poste sur la
route de Vera-Cruz à Cordova. Pourtant, et c'était
là le fait d'obscurs meneurs qui correspondaient
peut-être à Mexico avec l'entourage du maréchal,
le bruit courait que quelques-uns des chefs libé-
raux, tels que Garcia et Gomez, avaient l'inten-
tion de quitter leur parti pour la cause impériale.
Le commandant leur eût fait un pont d'or. On
disait aussi, pour pallier la désertion de la troupe
EVENEMENTS DE MATAMOROS A l'ÉVACUATION 105
de Camacho, que cela arrivait à toute troupe
mexicaine dépaysée et venant des hautes terres,
que d'ailleurs on désertait également chez les
libéraux. Mais les libéraux, qui ne se gênaient
pas, levaient de force de nouveaux soldats, de
sorte que la victoire resterait, sans doute après
notre départ et peut-être sans combat, au chef
dont la troupe déserterait le plus lentement. Or,
ce ne semblait pas devoir être le bataillon Cama-
cho qui se regardait comme envoyé à Tlacotalpam
pour y mourir de la fièvre.
L'ennemi était malheureusement si bien fait à
notre façon d'agir, qu'aussitôt après le départ du
capitaine Testard de Casamoloapam, il était rentré
dans la ville et avait frappé de fortes contributions
ceux des habitants qu'il accusait de s'être com-
promis avec nous. Autant pour se mettre un peu
au large que pour donner la main, s'il était pos-
sible, à une colonne autrichienne, qui opérait du
côté de Tuxtepec, le commandant Cloué se décida
à pousser une reconnaissance par Amatlan j usqu'à
Casamoloapam. Peut-être aussi, en occupant de
nouveau Casamoloapam, voulait-il obtenir du
maréchal l'ordre qu'il sollicitait si vivement de
lui de ne point quitter encore le pays avant d'y
avoir rien établi de durable.
Le 7 avril, la Diligente partit avec une colonne
de cent fantassins (tirailleurs et égyptiens) qu'elle
106 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
déposa à Amatlan. Cinquante hommes de notre
cavalerie mexicaine de Figuerero avaient suivi
la rive. A deux heures de l'après-midi, ce même
jour, la colonne complète, infanterie et cavalerie,
entrait à Casamoloapam, que l'ennemi venait
d'abandonner depuis une demi-heure. Après avoir
mis la rivière entre eux et les nôtres, les libéraux
firent un feu nourri de mousqueterie qui blessa
un Égyptien, et se retirèrent à Chatallanguiz.
Cette occupation fortuite de Casamoloapam ne
pouvait se prolonger que si les ordres du maréchal
l'autorisaient. Or le maréchal, tout en approuvant
la manière de penser et d'agir du commandant
Cloué, lui écrivit qu'il n'avait point de troupes à
lui donner et lui enjoignit de se concentrer à
Tlacotalpam et de revenir le plus tôt possible à
Vera-Cruz. Comme on n'avait en outre aucune
nouvelle de la colonne autrichienne de Tuxtepec.
les forces franco-mexicaines quittèrent Casamoloa-
pam le 13 avril.
Il n'y avait plus dès lors, puisqu'on allait partir,
qu'à installer le bataillon Camacho dans la posi-
tion défensive la meilleure possible, et le com-
mandant Cloué fit j)0usser activement par ses
marins et ses soldats le débroussaillement en
forme d'abatis reconnu indispensable pour dé-
fendre les approches de la ville. C'était une rude
tâche, car le bois, très fourré, se composait de
EVENEMENTS DE MATAMOROS A l'ÉVACUATION 167
beaucoup de gros arbres à fibre très dure. Les
soldats du génie fortifiaient au fur et à mesure
une série de petits postes pour lesquels il eût fallu
deux cents ou deux cent cinquante hommes ée
bonnes troupes, armés de fusils à bonne porîbée.
Où les trouver? Le bataillon Camacho n'avait
plus que cent vingt-deux soldats très indécis, que
nous continuions à garder. Une partie des soldats
de Figuerero, armés de ces petites carabines de
O"*, 50 de long et de 60 à 80 mètres de portée, dont
on n'eût pu se servir efficacement si Tlacotalpam
eût été sérieusement attaquée^ étaient envoyés en
garnison à Alvarado à la place de trente Égyp-
tiens, qui n'y avaient été mis que provisoirement
et qu'on renvoyait à Vera-Cruz. La compagnie de
débarquement du Magellan partait en même
temps que les Égyptiens pour rejoindre son bord.
Ces diminutions de forces enhardissaient le
général Garcia, qui, avec plusieurs centaines
d'hommes, rentrait à Amatlan et envoyait des
éclaireurs jusqu'à Tlacotalpam. Le 17 avril, la
Diligente et la Tactique partirent avec cent cin-
quante hommes pour Amatlan, mais les eaux
avaient tellement baissé que les deux canonnières
ne purent arriver qu'à portée de canon de la ville.
Le débarquement se fit sans accident, et la troupe
occupa la ville. Mais l'ennemi, toujours parfaite-
ment informé de tous nos mouvements, avait
108 LA MARINE FRAN'ÇAISr] AU ?,IEX10UZ
pris, depuis plusieurs heures, la route de Casa-
moloapam. Malgré cette fuite calculée et éternelle
à notre approche, l'ennemi n'était nullement
rejeté au sud du Rio-Papaloapam. Il nous sur-
veillait au contraire, et, à mesure que nous nous
éloignerions, devait reprendre toutes ses ancien-
nes positions.
Pour qu'il se soumît, il eût fallu occuper des
points s'appuyant les uns sur les autres, car les
libéraux n'eussent pu alors conserver dans leurs
rangs tous les bras qu'ils enlevaient à l'agricul-
ture, ainsi qu'aux nombreuses usines à coton et
à cannes qui couvrent la riche vallée arrosée par
le Papaloapam et ses affluents. Mais il ne s'agis-
sait que de partir, et la colonne Testard n'était
déjà plus libre de ses mouvements, si elle suivait
par terre la même route qu'elle avait prise en
venant. Les inquiétudes du maréchal à cet égard
se trahissaient par les différents itinéraires qu'il
lui traçait et dont il laissait le choix au comman-
dant Cloué, en insistant pour que le capitaine
Testard ne rencontrât pas l'ennemi. Le comman-
dant se décida à foire partir la colonne Testard,
dont l'état sanitaire n'était pas excellent, de
Tlacotaplam à Alvarado par eau et d'Alvarado à
Medellin et à la Vera-Cruz, où elle arriva en effet
sans encombre.
Il n'y avait plus qu'à laisser le colonel Camacho
EVENEMENTS DE MA.TAMOROS A l'ÉVACUATION 100
à ses propres forces, ou à peu près, pour garder
Tlacotalpam. On le lui signifia assez lestement, en
lui disant que la colonne Testard était partie
pour continuer ses opérations et qu'il avait en
conséquence à prendre le commandement militaire
de Tlacotalpam. Outre son bataillon et les postes
fortifiés qu'on avait élevés, il aurait la cavalerie
de Figuerero, l'appui de plusieurs canonnières
et on demanderait des renforts pour lui. Le
colonel se mit à faire des tranchées et répondit
qu'au besoin ses hommes se battraient. Mais la
ville, en revanche, était à la fois désespérée et
exaspérée. On nous criait : — < Pourquoi êtes-
vous venus ? Si encore vous nous laissiez quelques
Égyptiens? » On ne voyait que des pirogues en
train d'opérer les déménagements des habitants,
le seul fait d'avoir vécu à côté de nous étant un
crime pour eux. La disette les obligeait de plus à
quitter la ville, où il n'arrivait plus rien. Toutes
les routes par terre et par eau étaient interceptées.
Tlacotalpam, qui fournissait autrefois le maïs à
Alvarado et à Vera-Cruz, le recevait au contraire
de ces deux villes, aA-ec d'autres denrées, mais
en quantités très faibles et à des prix exorbitants.
Le colonel Figuerero, moins confiant que Cama-
cho, vint demander au commandant Cloué, la
veille de son départ, la permission d'aller à Vera-
Cruz pour affaires. Cette permission ayant été
170 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
refusée sous prétexte que le départ de nos troupes
rendait précisément sa présence nécessaire à
Tlacotalpam, le colonel expédia du moins, sauf à
les suivre, à la première occasion qui s'offrirait,
sa selle argentée et ses objets précieux.
En résumé, les seules forces réelles que le
commandant Cloué laissait au colonel Camacho
étaient les canonnières la Tempête, la Pique, la
Diligente et la chaloupe à vapeur VAugiistine,
qui devaient, par Alvarado, le ravitailler et le
maintenir en communication avec la mer. Après
avoir donné pour instructions à ces bâtiments
d'être en garde contre les pièges qu'on ne man-
querait pas de leur tendre, le commandant Cloué
partit de Tlacotalpam, le 24 avril, sur le petit
vapeur Vera-Cruz, pour rejoindre le Magellan.
Cette expédition avortée allait avoir ses consé-
quences fâcheuses. L'expédition que le Yucatan,
dans un premier entraînement, avait préparée
contre le Tabasco, retardée tout d'abord, n'allait
plus avoir lieu. De leur côté, les dissidents qui
s'étaient disposés à la résistance, allaient proba-
blement, pour utiliser leurs dépenses et leurs
préparatifs, s'emparer de Jonuta, dont la garnison
désertait journellement à l'ennemi avec armes et
bagages. En quelques jours, il était parti vingt-
huit hommes. Ces déserteurs, sollicités par ée
fortes primes d'un certain chef de bande Brito.
[
EVENEMENTS DE MATAMOROS A L'EVACUATION 171
autrefois commandant à Champoton, allaient
grossir ses rangs. La perte de Jonuta pouvait
entraîner celle de Palizada et amener la ruine du
commerce de Carmen. Si on avait à reprendre
Jonuta, ce serait pour la quatrième fois depuis le
commencement de la guerre. A Carmen, soit par
infatuation naturelle, soit par suite de nos échecs,
l'autorité militaire mexicaine refusait de s'en-
tendre avec les capitaines do nos bâtiments. Le
préfet politique, ne sachant que devenir avec les
hommes et le matériel qu'on lui avait envoyés en
vue d'une expédition sur Tabasco, était enclin à
s'en défaire bien plus qu'à les garder et avait
envo3^é une goélette à Vera-Cruz pour y prendre
des ordres et surtout de l'argent, les caisses de
Carmen étant, selon ce qui arrive en pareils cas,
complètement vides.
En face de ces trahisons ouvertes ou cachées,
de ces faiblesses perfides, de cette hésitation gé-
nérale et du peu de foi qu'on avait en l'avenir de
notre cause, nous ne pouvions que nous tenir en
garde contre les menées secrètes, demander à
Mexico la destitution des traîtres, encourager
ceux qui nous demeuraient fidèles ou qui n'étaient
encore qu'indécis. Mais il y avait aussi, de notre
part, à cause de ces luttes stériles, de ces tergi-
versations, une tendance à tout lâcher, à livrer à
eux-mêmes les Mexicains, qui ne faisaient rien
172 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
pour consolider l'empire qu'ils s'étaient donné.
Nous ne pensions pas assez que nous le leur
avions plutôt imposé et qu'avec plus de suite dans
les idées et dans l'énergie des efforts du chef qui
nous commandait, nous eussions pu à l'heure
favorable, avec l'appui sincère de ces mêmes
Mexicains qui nous irritaient et nous fatiguaient
aujourd'hui, fonder d'une façon durable pour
l'avenir cet empire que nous n'avions qu'écha-
faudé à nos risques et périls.
Le colonel Camacho prouvait alors, par sa belle
défense de Tlacotalpam, ce que l'on pouvait at-
tendre de certains hommes au Mexique. Deux
jours à peine après le départ des troupes fran-
çaises, l'ennemi s'était campé dans les bois autour
de la ville et tirait de là des coups de fusil. Il
s'était embusqué pareillement au Conejo et au
Miadero, qui, bien que détruits comme fortifica-
tions, offraient un abri sûr de 200 mètres de
broussailles. Pour être maître de ces hautes terres,
il faut avoir le pays qui est derrière, et nous ne
l'avions pas pris. Les libéraux fusillaient impu-
nément de là tous les navires qui passaient.
Aussi aucun bâtiment à voiles ne voulait plus
remonter la rivière. Les deux seuls petits bâti-
ments à vapeur qui s'étaient hasardés jusque-là
à faire le trajet d'Alvarado à Tlacotalpam refu-
saient de continuer, parce qu'ils s'étaient vus cri-
EVENEMENTS DE MATAMOROS A L'EVACUATION 173
blés de balles malgré l'escorte d'une canonnière.
D'ailleurs Tlacotalpam, où il n'y avait plus de
commerce possible, était désert. Malgré les ordres
du maréchal et les réclamations du commandant
Cloué, la troupe de Camacho était dans le même
dénûment qu'à son arrivée. C'était à croire l'au-
torité civile de Yera-Cruz de connivence avec
Garcia et les dissidents de la rivière d'Alvarado.
Du 24 avril au milieu de mai, l'ennemi n'avait
cessé de se renforcer et faisait des attaques par-
tielles toutes les nuits pour harceler la garnison,
la tenir sur pied et l'épuiser de fatigue. Les quatre
officiers qui étaient avec Camacho se montraient
pleins de zèle et d'activité, mais il leur fallait
être tout pour leurs troupes, officiers, sergents
instructeurs. On ne s'en battait pas moins. Ce qui
rendait surtout critique la situation du colonel,
c'est que nos trois canonnières ne pouvaient pro-
longer longtemps leur séjour dans le haut de la
rivière. Les équipages n'y eussent pas résisté ; ils
avaient déjà 38 degrés de chaleur à l'ombre sur
le pont, et étaient atteints par les fièvres. Il fallait
de plus blinder les canonnières, qui perdaient de
temps en temps un homme, tué ou blessé, au
passage du Conejo. Mais la maladie était plus
inquiétante que le feu. Le dénûment des soldats
ne changeait pas. Le ministre de la guerre,
comme seul secours, avait répondu au colonel
174 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
Camacho de recruter ses sergents et ses caporaux
à Tlacotalpam. Un ministre de Juarez n'eût pas
mieux dit.
A ce moment, au 17 mai, le colonel Camacho
avait cinquante-trois malades et perdait l'appui
de la chaloupe VAugustine, qui courait trop de
dangers à faire le trajet de la rivière. Elle devait
même, pour aller à Alvarado, dans ce derrnier
voyage, être abritée à bâbord de la Pique. On
avait une autre raison de la rappeler à Vera-Cruz.
C'était de remplacer la seconde chaloupe V Amélie,
qui ne pouvait plus aller sans réparations. Le 15
mai, avant le jour, sur les trois heures du matin,
Tlacotalpam était enfin attaqué par des forces
considérables. L'ennemi s'était avancé jusqu'aux
barricades aux cris de : « Vive la république ! »
entendus des canonnières. Un obus heureux de la
Diligente avait paru déterminer sa retraite en
incendiant en même temps cinq ou six cabanes
en paille situées dans les faubourgs. Pendant
cette attaque, un feu très nourri, partant de la
rive opposée, avait été dirigé sur les canonnières.
La Pique avait eu un homme grièvement blesse.
Déjà, ce même jour, en venant d'Alvarado, et en
passant sous le Miadero, elle en avait eu deux
autres atteints. La retraite de l'ennemi n'était
que momentanée. Dès le même soir, il tiraillait
aux avant-postes et tenait en éveil la garnison
ÉVÉNEJMENTS DE MATAMOROS A l' ÉVACUATION 176
harassée de fatigue. La troupe de Figuerero s'était
bien comportée, un peu trop bien. Elle avait hissé
sur une de ses défenses un pavillon avec un
emblème de mort et ces mots : « Nous ne voulons
pas de quartier ; nous ne ferons pas de quartier. »
Cette résistance vigoureuse et prolongée devait
recevoir sa récompense. Au commencement de
juin, l'ennemi était moins pressant. En même
temps, on envoyait des renforts au colonel Ca-
macho, mais quels renforts ! Cent hommes en-
voyés de Mexico et que les désertions à leur
arrivée à Vera-Cruz avaient réduits à soixante-
quinze, et dans ces soixante-quinze il y avait
vingt-sept sous-officiers et caporaux et quarante-
huit prisonniers faits à l'intérieur. C'étaient ces
gens-là que Ton envoyait à Tlacotalpam pour y
défendre la cause de l'empire. Trois compagnies
rurales levées près de Vera-Cruz étaient un peu
meilleures. Il y avait enfin une centaine de bons
fusils, des munitions et des médicaments, deux
obusiers de 12 non rayés. Il y avait aussi la saison
des pluies, alors complètement prononcée, et qui
protégeait la ville contre l'ennemi, car on souffrait
moins de l'inondation à Tlacotalpam que les
libéraux sous les bois ou en rase campagne ; on
pouvait donc jusqu'à un certain point et en comp-
tant sur la fermeté dont le colonel avait donné des
preuves, s'autoriser des circonstances pour lui
170 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
retirer l'appui constant des canonnières. La Pique
et la Diligente furent rappelées, et la Tempête
seule, qui continuait sa station à Alvarado, dut
aller de loin en loin à Tlacotalpam.
Cette résistance de Tlacotalpam était une ex-
ception dans la façon de se comporter habituelle
des Mexicains qui s'étaient ou se disaient ralliés
à l'empire. Partout ailleurs, ils ne montraient
dans le Sud qu'une inertie pleine d'embûches. Du
reste, la nouvelle, venue d'Europe, d'une prochaine
évacuation du Mexique par les Français, les rem-
plissait, à bon droit, d'inquiétude. Ils s'étaient
assez avancés, ne voulaient point se compromettre
davantage. L'expédition projetée par le Yucatan
contre le Tabasco était complètement abandonnée.
Les matelots levés avaient été congédiés, les vivres
amassés, vendus. Le général Casanova, qui com-
mandait à Campêche, déclarait qu'il n'avait
d'ordre, ni de Vera-Cruz, ni du gouvernement
mexicain, pour faire l'expédition. 11 ajoutait, avec
la mauvaise foi qu'on met aux justifications dif-
ficiles, qu'il n'avait pu compter sur le concours
de la marine française. Cela n'était pas vrai. Il
s'était bien gardé de demander ce concours, car il
savait d'avance qu'il lui serait acquis et que les
bâtiments en station à Carmen et à la Frontera
n'eussent pas manqué de suivre les opérations de
près et de soutenir les impériaux. Il semblait, au
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A L EVACUATION 177
contraire, avoir agi de manière à reculer indéfini-
ment Texpédition. Après avoir dispersé les troupes
et les vivres, il objectait qu'il n'était plus prêt et
que la saison était trop avancée.
Pressé par le commandant Cloué, qui, même
alors, ayant ses canonnières disponibles, jugeait
encore possible l'entreprise contre Tabasco, il
proposait, loin d'aller en avant, d'évacuer Jonuta
et d'en établir la garnison à Palizada. Avoir
Jonuta, c'était tenir Palizada, mais la réciproque
était fausse, car l'ennemi, maître de Jonuta, em-
pêchait toutes les coupes de bois de descendre à
Palizada et de là à Carmen. Était-ce donc une
avance que la prévoyante prudence du général
Casanova faisait aux libéraux? On était porté à
le croire. Un peu plus, on l'eût su, car le com-
mandant Cloué, en transmettant ces hésitations
du général au maréchal Bazaine, se disait prêta
appuyer le Yucatan s'il voulait marcher. Il ne
fallait qu'un ordre décisif venant de Mexico, et il
n'eût peut-être pas été trop tard pour que Tabasco
fût soumis. L'ordre ne vint pas. Il était dit que
les influences occultes, qui avaient jusqu'alors
protégé le Tabasco, s'exerceraient même à cette
heure où, tout triomphant, l'état souverain de
Tabasco promulguait, par la bouche de Garcia,
un décret d'expulsion contre les Français établis
sur son territoire.
12
178 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
Le parti qui, à Mexico, plaçait ses meilleures
espérances dans la fortune possible du maréchal
et rêvait pour lui de chimériques destinées, voyait
sans ennui la prochaine évacuation du Mexique
par les troupes françaises. 11 ne songeait tout au
plus à les retenir que le temps nécessaire à l'ac-
complissement de cette révolution électorale qui
était le but de ses efforts et qu'elles pouvaient
appuyer de leur présence. Les prétentions du
Tabasco ne l'offusquaient pas. Elles s'humilie-
raient d'elles-mêmes, à un moment donné, devant
le pouvoir qui les aurait ménagées et qu'elles
seraient appelées à élire. Maximilien, au con-
traire, était toujours le faible souverain dont il
fallait dévoiler l'insuffisance et surveiller les
actes. Lui disparu, la place se faisait nette et
telle qu'on la voulait. Aussi, influençant, sans
l'entraîner entièrement toutefois, l'esprit du ma-
réchal, ces ambitieux à courte vue obtenaient de
lui qu'il s'isolât du souverain dont la défense et
la consolidation eussent dû être son premier soin.
Ainsi, le maréchal avait ses chiffres particuliers
pour expédier ses dépêches et interpréter celles
qu'il recevait. Il voulait, en effet, que le gouverne-
ment mexicain ne connût de sa correspondance
que ce qu'il jugeait à propos de lui en communi-
quer. 11 se faisait informer des moindres mouve-
ments des bâtiments que l'Autriche laissait à
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A L'ÉVACUATION 179
Vera-Cruz à la disposition de l'empereur. La
Novara, qui avait amené Maximilien au Mexique,
avait été remplacée par le Dandolo, corvette à
batterie couverte de dix-huit canons. Le Dandolo
allait-il à la mer à cause de l'état sanitaire peu
satisfaisant de Vera-Cruz, le maréchal s'enquérait
s'il n'était pas secrètement parti pour quelque
mission diplomatique ou militaire inconnue, et
tenait à ce qu'on ne sût point qu'il demandait
ces renseignements. De son côté, Maximilien,
non moins défiant, cherchait à connaître les
actions et les projets du maréchal, et sur toutes
les lignes télégraphiques il existait des embran-
chements aboutissant à un bureau télégraphique
du palais. Des dépêches adressées au maréchal
arrivaient ainsi au cabinet de l'empereur en
même temps qu'au quartier-général. On croit
voir l'antagonisme de ces faibles prétendants qui
s'épuisent l'un contre l'autre en luttes puériles,
tandis que s'avance à grands pas l'ennemi qui
doit prendre leur place.
Nous avons poussé aussi loin que possible le
récit des événements du Sud. Il nous faut main-
tenant revenir au Nord et passer par les mêmes
alternatives de succès et de revers jusqu'à ce
que la chute de Matamores serve, pour ainsi dire,
de signal à la défection et à la capitulation des
autres villes du littoral du Mexique.
180 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
Tampico n'ayait jamais cessé d'être plus ou
moins inquiété. Au mois de janvier 1866, les
libéraux, sous les ordres de Mendez, ayant réussi
à tromper sur leur marche le commandant Chopin,
du bataillon d'Afrique, et le capitaine Jacquin,
de la contre-guérilla, avaient attaqué avec un
succès complet les positions de Tancasnequi et de
Tantoyuquita. La compagnie de cent cazadores,
qui les défendait, avait été battue et avait perdu
trente hommes. Les magasins de marchandises
avaient été complètement pillés et incendiés. La
perte s'élevait à 2 millions, et ce qu'il y avait de
plus regrettable, c'est que nos conseils et nos
assurances de protection avaient surtout déter-
miné les commerçants de Tampico à choisir Tan-
casnequi comme entrepôt. Mendez, toutefois, avait
été tué et remplacé par La Gazza comme chef des
dissidents dans le Tamaulipas. La perte de leur
général avait décidé les libéraux à la retraite;
mais, pour échapper àleurs cruautés, tous les habi-
tants qui avaient cru à notre protection s'étaient
enfuis dans la Sierra. Peu après, au mois de
mars, la Tisiphone avait porté soixante-dix
hommes de la contre-guérilla à Tampico. L'ennemi
avait échoué dans une attaque contre la petite
ville d'Altamira, mais les habitants, craignant un
retour offensif des libéraux, s'étaient presque tous
réfugiés à Tampico. Le général La Madrid était
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A l'ÉVACUATION 181
alors venu de Mexico avec cent quatre-vingt-dix
hommes et deux pièces de campagne, et l'on était
rassuré jusqu'à nouvelle alerte.
Tuspanse trouvait dans une situation analogue
à celle de Tampico. On ne pouvait envoyer au
préfet les munitions et les hommes qu'il deman-
dait au commandant Cloué, après s'être inutile-
ment adressé au gouvernement de Mexico, qui ne
lui avait pas répondu. Il était pourtant probable
que, faute de ces cent cinquante à deux cents
hommes, la ville se rendrait sans combat pour
éviter l'incendie et le massacre que les libéraux
infligeaient, après les avoir prises, aux villes
impérialistes. Quelques-unes, dans le département
mêmedeTuspan, s'étaient déjà prononcées contre
l'empire, et toute la Huesteca était en pleine
insurrection.
On sait qu'après le conflit franco-américain, au
sujet de Bagdad, le Tartare était allé prendre la
station du Rio-Grande. Il avait pour mission de
protéger Bagdad par mer et devait entretenir avec
les officiers américains du Texas des relations
officieuses et même amicales. Tout de ce côté était
devenu singulièrement tranquille. Escobedo, qui
n'avait pu ramasser que quatre à cinq cents
hommes, s'était mis en marche sur Monterey.
Les communications entre Bagdad et Matamores
se faisaient très facilement par terre et par eau.
182 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
Les petits vapeurs avaient repris leurs voyages
réguliers, et VAntonia avait été rendue au com-
merce. La grande agitation des mois précédents
n'avait tenu qu'à l'aide prêtée aux dissidents par
Weitzel et Clarke. Ces chefs une fois destitués,
tout était rentré dans l'ordre.
C'est qu'au fond la nation américaine ne voulait
point commencer une nouvelle guerre pour le bon
plaisir et le plus grand avantage de ces chefsetdeces
bandes aussi nombreuses qu'indisciplinées, qu'elle
désirait, au contraire, licencier le plus tôt possible.
Le général Sheridan, commandant en chef le dis-
trict, était venu à Brownsville et avait licencié les
régiments noirs, de sorte qu'il ne restait plus que
cinq mille hommes de troupes régulières sur la
rive texienne. En avril, la rade de Bagdad, cou-
verte un an auparavant de plus de deux cents
navires, était complètement déserte. Le Tartare
s^y trouvait en tête-à-tête depuis un mois avec un
brick danois et demandait son rappel. Au mois de
mai, Matamoros paraissait en pleine sécurité, et
le voisinage des troupes françaises dans le Nord,
qui permettait à la garnison de faire des excur-
sions, ôtait toute probabilité à un coup de main
sur Bagdad. Dans une de ces excursions, la bande
de Cortina avait manqué d'être complètement dé-
truite et laissait au pouvoir des impériaux cent
quatre prisonniers. Les Autrichiens, désormais
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A l'ÉVACUATION 183
jugés inutiles, avaient quitté Bagdad, et la Sonora
les avait portés à Vera-Cruz, au nombre de qua-
torze officiers, trois cent trente-trois hommes et
soixante chevaux et mulets. Le Tartare était
autorisé à rentrer et transportait les cent quatre
prisonniers de Cortina, qu'on mettait dans les
prisons du fort Saint-Jean-d'UUoa.
Malheureusement, au mois de juin, tout chan-
geait de la façon la plus grave. Matamores devait
recevoir du général Jeanningros, alors à Monte-
rey, un convoi de munitions et de vivres. Le
général Mejia eût désiré ne pas aller au-devant de
ce convoi que les troupes françaises eussent es-
corté; mais le général Jeanningros avait exigé
que la garnison de Matamores tendît la main à
ses troupes. Seize cents Mexicains étaient alors
sortis sous les ordres du général Olvera, étaient
tombés au milieu de différents corps libéraux qui
s'étaient réunis à l'improviste au nombre de quatre
mille hommes et avaient été complètement dé-
truits. Le général Mejia ne disposait plus dès
lors que de quatre cents hommes, ce qui était in-
suffisant pour défendre la ville. Il avait appelé à
lui la garnison de Bagdad, mais il se privait ainsi
de ses communications entre Matamores et la mer,
car il n'était pas douteux que l'ennemi n'occupât
Bagdad.
V Adonis, expédié de Vera-Cruz en toute hâte.
184 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
n'eut pas à secourir Matamoros. Quand il arriva,
la ville venait de se rendre. Elle avait été investie
le 23 juin, et presque aussitôt une partie des
lignes avait été abandonnée par la garde natio-
nale chargée de les défendre. A ce moment, le
général la Gazza, qui commandait les troupes
ennemies sous les ordres de Carbajal, avait en-
voyé à Mejia une sommation de se rendre, affir-
mant qu'il n'y aurait aucun désordre et que les
propriétés seraient respectées. Une députation du
commerce avait appuyé cette sommation près du
général en lui faisant observer que, puisqu'il ne
pouvait résister efficacement, il fallait éviter que
la Yille ne fût prise d'assaut. Le général s'était
refusé énergiquement à rendre la ville à Carbajal,
tout en se déclarant prêt à traiter avec Escobedo
ou un chef honnête du parti libéral. Le général
Getty lui ayant proposé des vapeurs pour le con-
duire, ainsi que sa garnison, à Bagdad, il avait re-
fusé en se disant assez fort pouropérersaretraite
par terre avec les soldats qui lui resteraient fidèles.
Il avait répété à plusieurs reprises et d'un air bel-
liqueux et résolu qu'il ne remettrait jamais la
ville à un misérable tel que Carbajal et que, si on
l'attaquait, il saurait montrer qu'il était toujours
Mejia.
Le lendemain, n'ayant pas été attaqué, il céda
aux sollicitations des habitants et consentit à par-
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A L'ÉVACUATION 185
tir. Il s'en allait attristé, moins vaincu que décou-
ragé par l'inutilité de cette lutte d'un an qu'il
avait soutenue, et s'étant acquis les sympathies et
les regrets des Mexicains et des étrangers. C'était
le 24 juin. Pendant que Mejia partait, le consul
de France et toutes les personnes compromises
se réfugiaient à Brownsville. En rade de Bagdad,
Mejia avait trouvé V Adonis et s'y était embarqué
avec un certain nombre de troupes mexicaines et
trente personnes de sa suite.
En résumé, Mejia avait quitté Matamores en y
abandonnant toute son artillerie de trente pièces
de canon en parfait état avec toutes les munitions.
C'était pour les libéraux un succès dont le contre-
coup se fit immédiatement sentir partout à la fois.
Des troupes chaque jour plus nombreuses se por-
tèrent sur Tampico. Déjà les libéraux avaient
enlevé Panuco et y avaient fait un massacre gé-
néral. De là ils s'étaient portés à Tampico, qu'ils
serraient de très près; Tuspan était tout à fait
compromis. Tout le pays aux environs, sans en
excepter cette fois la moindre ville, s'était pro-
noncé contre l'empire, ce qui n'avait pas eu lieu
depuis trois ans. Le district de Temapache lui-
même, qui avait toujours fourni les plus braves
soldats et les meilleurs défenseurs à Tuspan, s'é-
tait jeté dans les bras de l'ennemi. Il est vrai que
de Mexico on écrivait au commandant Cloué : « Ne
186 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
VOUS préoccupez pas de Tuspan », auquel cepen-
dant on n'envoyait ni munitions ni soldats, tandis
que l'ennemi, parfaitement approvisionné, faisait
une énorme consommation de poudre. Les troupes
de la garnison n'étaient plus payées et menaçaient
de passer aux libéraux. Le préfet espérait tenir
cinq jours, et le commandant lui expédiait la
Tactique avec deux cents hommes de Mejia, qui
devaient aller à Tampico si Tuspan était pris à
leur arrivée.
Tlacoltalpam était également dans la situation
la plus triste. L'ennemi tenait la campagne et
coupait les vivres à la ville. Il forçait les ranche-
ros à emmener leurs troupeaux de bœufs dans
l'intérieur, à tel point que Tapprovisionnement de
Vera-Cruz était menacé. L'eau douce manquait,
car l'ennemi était maître de la source d'où on
l'apportait à Tlacotalpam. La garnison et les ha-
bitants ne buvaient plus que de l'eau saumâtre
du fleuve. Les communications avec Alvarado de-
venaient extrêmement difficiles, l'ennemi ayant
maintenant une pièce au Conejo et une au Mia-
dero, et devant en avoir bientôt deux autres qu'il
faisait venir de Minatitlan. Il était rare que la
Pique ou la Tempête ne reçussent pas, en pas-
sant, quelque boulet dans leur coque. Ce qui se
passait aux environs de Vera-Cruz et à Vera-
Cruz même est à peine croyable. Le 5 juillet, des
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A L'ÉVAGUATION 187
prisonniers de guerre employés au nettoyage de
la ville se révoltaient. Un d'eux était tué par un
Égyptien, et Tordre se rétablissait. Mais c'était une
manoeuvre convenue avec les dissidents qui se
tenaient aux alentours de la ville, afin qu'on leur
livrât une des portes, par où ils auraient pénétré
pour s'emparer des autorités et piller en même
temps les caisses de certaines maisons de commerce
mal notées par eux. L'ennemi explorait la cam-
pagne par bandes de cinquante à soixante hommes
et s'avançait la nuit jusqu'aux murailles de la
ville, très faciles à escalader. Une de ces bandes
avait même campé au cimetière pendant quinze
heures. Le capitaine Morisson, commandant supé-
rieur à Vera-Cruz, avait dû demander quelques
hommes au commandant Cloué pour maintenir la
ville, où régnait une grande fermentation, la plus
grande partie de la population nous étant opposée.
Le commandant lui avait envoyé un peloton de
marins créoles et une pièce de 4 rayée.
En dehors de ce détachement, la garnison de
Vera-Cruz ne se composait plus que de quarante
hommes de la compagnie indigène du génie de la
Martinique et de cent vingt-cinq Égyptiens, en
tout cent soixante-cinq hommes, pour une ville
populeuse et toute dévouée à Juarez. Le capitaine
Morisson avait télégraphié à Orizaba, où résidait
le lieutenant-colonel Roland, commandant des
188 LA MARIxXE FRANÇAISE AU MEXIQUE
terres chaudes, pour lui demander du monde. Cet
officier supérieur avait simplement répondu qu'il
n'avait personne. Il pouvait en résulter que les
communications de Vera-Cruz avec l'intérieur
fussent bientôt coupées. En effet, le 8 juillet, le
village de la Purga était attaqué, ce qui avait re-
tardé le train de Mexico. Quoique l'ennemi eût été
repoussé, il fallai ts'attendre, et sur une plus grande
échelle, au renouvellement de ces tentatives. De
plus, on était forcé d'employer désormais qua-
rante Égyptiens pour la sécurité des trains, vingt
au train montant et vingt au train descendant. Il
devenait de la dernière urgence d'obtenir du ma-
réchal une troupe, quelle qu'elle fût et quelque
danger que pût courir sa santé, pour garder
Vera-Cruz.
Ce fut à ce moment que l'impératrice Charlotte
partit pour l'Europe. Elle allait, disait-on, y réta-
blir sa santé chancelante, mais, en réalité, y cher-
cher des secours pour Maximilien. Il y a des évé-
nements qui résument une situation sous une
forme sensible. Tel fut ce départ, dans sa tristesse
et son abandon. L'impératrice avait fait tout ce
que peut faire une femme avec l'insinuante éner-
gie de ses conseils, le charme de son esprit, la
décision de son caractère. Elle ne partait que
pour lutter de nouveau sur un autre terrain et
prête à revenir dès que sa tâche, qu'elle y eût
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A l'ÉVACUATION 189
réussi ou non, serait terminée. Le 15 juillet, le
commandant Cloué ^attendait à Vera-Cruz, d^où
elle s'embarquait sur le paquebot de Saint-
Nazaire.
Dès la veille, afin qu'aucun incident ne vînt
retarder l'embarquement de l'impératrice, le com-
mandant Peyron, chargé du service maritime
français à terre, avait fait appeler le capitaine du
port mexicain et lui avait demandé s'il avait un
canot pour Sa Majesté. Il n'en avait pas. — S'il
avait des hommes ? Pas davantage. Le comman-
dant Peyron dit alors qu'il fournirait le canot et
les hommes, mais que le pavillon français flotte-
rait à l'arrière et le pavillon mexicain devant. Le
15 juillet. Sa Majesté, qui avait déjeuné à Paseo-
del Macho, n'arriva à Vera-Cruz qu'à deux heures.
Elle descendit du chemin de fer et se dirigeait vers
le môle pour s'embarquer, lorsqu'elle s'arrêta
tout à coup et entra dans le bureau français de la
direction du port, où elle fit appeler le général
Marin, préfet maritime mexicain. Le général
sortit bientôt très pâle et très ému et vint dire au
commandant Cloué que Sa Majesté faisait des
difficultés à cause du pavillon. Il pouvait en coû-
ter en effet, à l'impératrice du Mexique, de ne
point même quitter sous son pavillon impérial ce
sol où elle avait régné, où elle régnait encore. Le
commandant Cloué voulut entrer chez l'impéra-
190 LA MARINE FRAîS'ÇAISE AU MEXIQUE
trice, pour lui expliquer ce qui s'était passé; mais
le général Marin, qui avait peut-être accusé la
marine française d'avoir tout voulu prendre sur
elle, le supplia de n'en rien faire. On échangea
naturellement ce pavillon de poupe contre un
pavillon mexicain, et l'impératrice s'embarqua
immédiatement.
La foule était compacte. Les marins formaient
la haie. Le silence le plus complet régnait. Il ne
fut pas poussé un seul vivat. C'est à peine si
quelques chapeaux se soulevèrent. Une voix
essaya de crier : « Vive l'impératrice ! > Personne
ne lui répondit, bien que le môle fût couvert
d'autant de monde qu'il en pouvait contenir. Sa
Majesté paraissait douloureusement impres-
sionnée. Pendant le trajet du môle au paquebot,
le canon du Magellan à Sacrificios et les cris
de : « Vive l'empereur ! » que les matelots de la
Pique, mouillée près du fort, poussèrent de la
mâture, réussirent à distraire un instant l'impé-
ratrice. Arrivée au paquebot, elle garda un quart
d'heure auprès d'elle le commandant Cloué, et le
congédia en lui annonçant qu'elle serait de retour
dans trois mois. A cinq heures du soir, le paque-
bot partait pour l'Europe.
L'attitude de la population de Vera-Cruz dans
cette circonstance révélait assez ses dispositions
intimes. Il s'organisait en ville, et presque ou-
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A l' ÉVACUATION 191
vertement, un complot pour piller la caisse de
la douane, enlever les personnes de marque et
égorger les employés français. Ce complot fut
découvert par un sous -officier de la contre-
guérilla, qui avait été admis sans difficultés à y
participer. Les conspirateurs, au nombre de
quarante ou cinquante, se réunissaient dans une
maison en face du théâtre. C'était là que demeu-
rait leur chef, un ancien prisonnier de Puebla,
conduit en France, puis gracié, nommé Théran.
Le commandant militaire de Vera-Cruz savait si
peu ce qui se passait, qu'informé du lieu de la
réunion, il ignorait que ce fût la maison d'un
homme aussi dangereux que Théran. Bien qu'on
ne fût pas encore au mois d'octobre, il eût été bon
que le commandant des terres chaudes se trouvât
à son poste. En vain on lui demandait du monde,
il répondait : « C'est comme cela partout. Je ne
peux rien, car je n'ai pas assez de troupes; et
Vera-Cruz est ce qui m'inquiète le moins, à cause
de la marine. >
Que pouvait faire cependant la marine, une
fois la garnison enlevée, sinon menacer la ville
d'un bombardement qui ne se fût pas accompli?
De plus, les dissidents, après avoir pillé, s'en
seraient allés. Du reste, le commandant supérieur
disait vrai. Ses troupes, en trop petit nombre,
avaient besoin d'être partout et n'étaient nulle
192 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
part. Tous les postes entre Jalapa et Vera-Cruz
s'étaient prononcés contre l'empire. Des bandes
de brigands arrêtaient les bœufs et les provisions.
Pour la première fois depuis plusieurs années,
on venait d'être obligé de faire entrer en ville un
troupeau de bœufs afin d'assurer l'alimentation
pendant quelques jours. Le 29 juillet, Medellin,
village à deux lieues de Vera-Cruz, sur une
branche du chemin de fer, était attaqué, et, pour
le dégager, il fallait envoyer trente Égyptiens de
la garnison déjà si restreinte. Alvarado était pris.
Les canonnières la Tactique et la Diligente étaient
arrivées trop tard pour le secourir. Elles l'avaient
repris, mais ne pouvaient y mettre de garnison.
Comme c'était le point de ravitaillement de Tlaco-
talpam, il eût fallu que le colonel Camacho y
envoyât des troupes, mais il était hors d'état de
le faire. Le colonel et ses soldats, très émus de la
chute de Matamoros, s'étaient liés ostensiblement
avec les libéraux et ne restaient si longtemps à
leur poste que par point d'honneur. La Tempête,
qui était à Tlacotalpam même, avait sa coque
avariée, une partie de son équipage sur les cadres.
Le séjour de la rivière devenait mortel pour elle,
et elle allait rentrer pour être démolie, n'étant
plus d'ailleurs d'une utilité indispensable au
colonel Camacho, qui avait assez d'infanterie et
de cavalerie pour évacuer la ville. En tout cas,
EVj;.\EMi;.\rs \>k matamouos a i."i;vA(. cation 193
Tlacotalpain devait être perdu au premier jour.
Tampico succombait. Il n'avait point reçu de
secours autre que le Mosquito, dont la présence
rassurait la ville, mais qui ne pouvait sauver
la place assiégée par deux mille dissidents. Le
1" août, avant le jour, l'ennemi avec lequel s'en-
tendait la partie mexicaine de la garnison avait
envahi le fort Iturbide, situé dans la partie sud-est
de Tampico et, de là, toute la ville, sans tirer un
coup de fusil. Il n'y avait plus à tenir que la posi-
tion à l'ouest de la ville, le fort Casamata, occupé
par le capitaine Langlois et la contre-guérilla. Au
départ du Mosquito qui apportait ces nouvelles à
Vera-Cruz, le capitaine Langlois espérait tenir
jusqu'au 8 août, bien que l'ennemi dût être ren-
forcé par cinq cents hommes qui, de la rive droite,
se dirigeaient de Tampico-Alto sur Pueblo-Viejo.
Un grand nombre de dissidents étaient armés de
carabines revolvers à six coups. Le Mosquito, qui
ne ramenait qu'une dizaine de personnes, avait
été traversé d'un bord à l'autre par un boulet de
24 du fort Iturbide. Il ne s'agissait pas de re-
prendre Tampico pour le perdre quinze jours
plus tard, mais il fallait sauver les deux cents
Français, habitants et soldats, qui, avec le capi-
taine Langlois, se trouvaient au fort Casamata
dans la situation la plus critique. En effet, par
une imprévoyance bien extraordinaire, si cela ne
13
194 LA MARIEE P^RANÇAISE AU MEXIQUE
se fût passé au Mexique, le fort de Casamata était
à peine approYisionné de vivres et de munitions
de guerre. Il n'avait qu'une semaine de provisions
avariées et au V août vingt coups de canon.
Encore en avait-il tiré six au commencement de
l'action, ce qui les réduisait à quatorze.
Le maréchal, instruit des faits, mit à la disposi-
tion du commandant Cloué deux cents hommes
d'infanterie du colonel Rolland à Orizaba. Mais
c'était trop peu de monde pour essayer de reprendre
Tampico et trop pour le seul coup de main hardi
et prompt qu'il y avait à tenter en faveur de nos
soldats. D'ailleurs, très pressé sur tous les points,
le colonel manifesta le plus vif désir de garder ses
hommes. Le commandant n'insista pas et expédia
aussitôt à Tampico V Adonis, la Tactique, la
Diligeryte et le Mosquito. Les instructions de VA-
donis, qui, à cause de son tirant d'eau, ne pouvait
entrer en rivière, étaient de faire franchir la
barre aux canonnières, s'il y avait lieu. Cela fait,
elles devaient éteindre .le feu du fort Iturbide, qui,
au sud-est de la ville et au tournant du fleuve,
était occupé par l'ennemi, puis se mettre en
communication avec la garnison assiégée dans la
partie ouest et ne rester que le temps nécessaire
pour sauver le monde et l'enlever. Avec le fort
Iturbide c'était wie partie de canon de 30 rayé à
jouer, et il fallait la jouer à coup sûr. Le comman-
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A l'ÉVACUATION 195
dant Cloué, que la situation de Vera-Cruz alar-
mait, n'avait pas l'intention de le quitter, lorsqu'il
reçut du maréchal une lettre où se déguisait mal
une vive anxiété au sujet de Tampico. Il comprit
qu'il devait partir, et se mit en route avec le
Magellan et la Pique, la dernière canonnière qui
lui restât.
Cependant les jours s'écoulaient, et la position
du capitaine Langlois, plus grave que ne l'avait
annoncée le Mosquito, s'était encore compliquée.
Il était assiégé à la fois dans le fort de Casamata
et dans la caserne de l'Octavo, où s'était réfugiée
une partie de la garnison mexicaine demeurée
fidèle. Or les provisions mises dans le fort de Casa-
mata, un mois auparavant, se composaient de
trente jours de biscuit et d'eau pour soixante
hommes. Au 1" août, le biscuit était en partie
avarié, et il y avait à nourrir cent quatre-vingt-
dix hommes de la contre-guérilla et cinq cent vingt
Mexicains. Il est vrai que, le 1" août, le premier
jour de la lutte, deux cents Mexicains avaient
déserté et que onze Français s'étaient fait tuer à
leur poste, au fort Iturbide. Le soir, un officier
M. de Lorne, et vingt et un soldats français avaient
péri dans une reconnaissance autour du fort. Le
troisième jour, il avait encore déserté deux cents
Mexicains, et il n'en restait plus, en défalquant les
malades, que soixante-dix capables de combattre.
190 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
La ration de la troupe était réduite à une galette
de biscuit. Dès le principe, les ressources du fort
en vivres avaient été partagées entre le fort et la
caserne de l'Octavo, où il n'y avait aucun appro-
visionnement, sauf une citerne de bonne eau.
Pendant le jour, les communications entre les
deux points étaient à peu près impossibles, l'en-
nemi balayant de son feu l'espace qui les séparait.
On communiquait la nuit avec moins de risques.
Quoiqu'on eût fait une visite dans les magasins
des environs, on n'avait trouvé ni farine, ni
maïs, seulement un peu d'eau-de-vie. Il avait
fallu songer à tuer et à essayer de saler les cinq
ou six chevaux qui restaient dans la caserne. En
artillerie, le fort avait une pièce de 24 sans
munitions, deux pièces et deux canons-obusiers
de 12, dont un hors de service, ces pièces conve-
nablement munies de poudre et de projectiles. A
l'Octavo, il y avait une pièce de 12, un obusier
de 16 et un canon-obusier de 12; mais on avait
renoncé à se servir de ces trois pièces, qui ébran-
laient trop fort la caserne. Les munitions étaient
si mauvaises, que les projectiles ne pouvaient
être lancés qu'à très peu de distance. Pour la
mousqueterie, on avait des cartouches, à condi-
tion de ne pas les prodiguer.
Le premier jour, les Français furent sommés
de se rendre purement et simplement. On leur
EVENEMENTS DE MATAMOROS A l'ÉVAGUATION 197
promettait la vie sauve. M. Langlois avait refusé.
Le troisième jour, les travaux d'approche de
l'ennemi cernaient la caserne et le fort ; ses barri-
cades, armées de canon, étaient tout près. Le 10,
nouvelle sommation. Une lettre du général Pavon
ofFrcxit au capitaine Langlois de sortir de ses posi-
tions avec les honneurs de la guerre et de partir
pour Vera-Cruz sur le petit vapeur mexicain le
Vera-Cruz, qui était alors dans la rivière. Nou-
veau refus du capitaine. C'est ce jour-là qu'ar-
rivèrent les canonnières. L'ennemi coula aussitôt
deux bateaux dans la passe. Malgré ces obstacles,
le 7, au matin, la Diligente et la Tactique fran-
chirent la barre avec le Mosqiiito, éteignirent le
feu du fort Iturbide et continuèrent leur route.
La Diligente et la Tactique étaient beaupré sur
poupe et le Mosquito à bâbord des deux, car on
n'attendait d'attaque que de tribord. Mais l'en-
nemi avait établi une batterie à bâbord, à l'en-
droit appelé Las Piedras. Ayant leur artillerie
disposée pour tribord, les canonnières durent
essuyer le feu de cette batterie, à laquelle le
Mosquito seul put répondre. Au même moment,
les pièces du sud et de l'ouest du fort Iturbide,
qui n'avaient pas eu encore occasion de tirer,
ouvrirent leur feu sur les canonnières, qui avaient
dépassé le tournant du fleuve et qui arrivèrent
ainsi sous la ville, où elles furent accueillies par
198 LA ÎSIARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
un autre feu très vif de canon et de mousqueterie
partant des barricades.
Les canons rayés des canonnières eurent bien-
tôt engagé Tennemi à cesser son feu et à se tenir
à l'abri. Les canonnières se turent elles-mêmes.
La ville étant bâtie en amphithéâtre, il était
impossible de voir Casamata. On savait, de plus,
les troupes libérales fort nombreuses. Tenter de
communiquer de vive force avec les nôtres dans
une pareille situation était à peu près imprati-
cable. Le lieutenant de vaisseau Révault, com-
mandant la Diligente et le plus ancien des trois
capitaines, fît hisser le pavillon blanc et convint
avec ses deux collègues que si, dans une heure,
personne n'était venu, on amènerait le signal de
trêve et on ouvrirait de nouveau le feu contre la
ville. Cela allait être fait, quand le général Pavon
envoya un de ses officiers parler au capitaine
Révault. Celui-ci, se fiant avec une énergie sin-
gulière à la simple parole d'honneur des Mexi-
cains, se fit conduire à la caserne de l'Octavo, où
était M. Langlois, apprécia la position désespérée
de cet officier et parvint, non sans peine, il est
vrai, à le convaincre qu'une plus longue résis-
tance ne conduirait à rien et que le mieux à faire
était d'accepter les conditions les plus honorables
qui aient jamais été obtenues.
Il est certain que, n'ayant pas le millier
EVENEMENTS DE MATAMOROS A l'ÉVACUATION 199
d'hommes nécessaires pour occuper et garder
Tampico, il n'y avait rien de mieux à faire que
de se retirer avec tous les honneurs de la guerre
et de ne pas compromettre, pour un résultat
impossible, la vie de braves soldats. Suivant la
convention qui fut dressée, les troupes s'embar-
quèrent le lendemain, à trois heures, emmenant
même avec elles deux canons-obusiers de 12,
Pour rendre les honneurs aux soldats de M.
Langlois, les troupes mexicaines, au nombre de
deux mille cinq cents hommes, étaient rangées
en ligne sur tout le parcours et dans le plus
grand ordre. Elles avaient très bonne mine. Ce
n'étaient pas des bandes, mais bien des troupes
avec lesquelles il fallait compter. Le général
Pavon fut d'une courtoisie parfaite et avait pris
toutes ses mesures pour éviter un conflit, ce qui était
nécessaire, car la contre-guérilla avait accumulé
bien des haines contre elle dans les environs de
Tampico. Il avait menacé ses soldats de faire
fusiller même celui d'entre eux dont le fusil par-
tirait par inadvertance.
Lorsque les canonnières eurent repassé la barre,
le Magellan, qui venait d'arriver devant Tampico,
prit à son bord les débris de la garnison, composée
de trente officiers et cent soixante-seize hommes
de la contre-guérilla ; quatre-vingts officiers,
vingt et un hommes de cavalerie et trente hom-
200 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
mes d'infanterie mexicaine , trente femmes et
enfants appartenant plus ou moins à ces troupes,
et quinze réfugiés civils divers. La tranquillité
se rétablit d'ailleurs assez vite à Tampico pour
que le consul, M. de Saint-Charles, et l'agent des
paquebots transatlantiques pussent engager le
capitaine de la Sonora à remonter devant la ville
et à faire ses opérations comme auparavant. Le
commerce de Tampico se consola facilement de
nous voir partir, car les routes devenaient libres
par l'intérieur, et quels que fussent les droits à
payer, il y avait de gros bénéfices assurés. Si le
port de Tampico restait ouvert, il allait devenir
un des principaux ports, au grand détriment de
Vera-Cruz, par où entraient les marchandises
étrangères.
L'évacuation de Tlacotalpam suivit de près la
chute de Tampico. La ville était attaquée le
10 août. L'attaque avait été repoussée , mais le
colonel Camacho n'espérait pas résister plus long-
temps et paraissait complètement découragé. Il
avait deux cent cinquante hommes malades et
blessés, le reste démoralisé. L'autorité mexicaine
de Vera-Cruz lui envoyait enfin des instruments
de chirurgie, mais point de munitions pour son
artillerie. C'était dérisoire. La Tempête, occupée
à garder Alvarado, ne pouvait communiquer avec
lui et ne passait d'ailleurs le Conejo qu'avec de
ÉVÉNEMENTS DE MATAJIOROS A l/ÉVACUATION 201
très grands risques. Cela ne pouvait durer.
L'évacuation fut résolue. On récoltait ainsi ce
qu'on avait semé, car le commandant Cloué n'avait
laissé ignorer à personne que toute garnison
laissée à Tlacotalpam pendant l'hivernage était
fatalement vouée à la mort et que, pour ces motifs,
les dissidents eux-mêmes en 1864 avaient dû
évacuer la ville après l'avoir reprise. La Pique,
la Tempête, la Tactique et la Diligente partirent
d'Alvarado et, se soutenant les unes les autres
pour affronter l'artillerie du Miadéro et du Conejo,
remontèrent à Tlacotalpam. En passant au Conejo,
la Tactique eut un boulet à la flottaison et la
Pique ses plaques de blindage de mousqueterie
traversées par un boulet qui blessa un homme
assez grièvement. Elle semblait avoir le monopole
de ces sortes de mésaventures.
Le colonel Camacho et M. Gaude, le capitaine le
plus ancien de la Tempête, arrêtèrent les dispo-
sitions à prendre pendant la journée de suspen-
sion des hostilités convenue entre le général
Garcia et le colonel Camacho. Le 18, l'évacuation
avait lieu , laborieuse et traversée par un fort
coup de vent. La rivière était si agitée, que les
canonnières avaient peine à marcher et qu'il fut
impossible à la cavalerie de Figuerero de passer
au paso Miadero. Il fallut qu'elle vînt camper vis-
à-vis d'Alvarado, mais de l'autre côté de la lagune,
202 LA ilARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
SOUS la protection des canonnières. Ce fut de là
qu'après le coup de vent elle passa à Alvarado
sans accident, à Taide de toutes les pirogues mises
en réquisition. Les canonnières revinrent à Vera-
Cruz. La Tem;pête resta à Alvarado.
Cette évacuation permettait de secourir Tuspan
avec la garnison de Tlacotalpam, devenue libre ;
mais on trouva préférable de laisser à Alvarado
la troupe de Camacho, qui avait beaucoup de
malades, et d'envoyer celle de Figuerero prendre
son ancien poste sur notre ligne de communica-
tion, près de Medellin. Le général Callejo, préfet
de Tuspan , • demandait toutefois des secours
immédiats. C'était avouer qu'on renonçait à
s'occuper de Tuspan. De- fait, on était débordé de
tous côtés. Le 21 août, ce même Medellin avait été
attaqué par la bande de Prieto, forte de deux
cents hommes. Deux maisons avaient été brûlées
et les rails enlevés en trois endroits pour couper
la communication avec Vera-Cruz. La faible
garnison de trente-sept hommes avait eu des tués
et des blessés.
Comme toujours, — cette fois en attendant la
troupe de Figuerero, — vingt cavaliers égyptiens
avaient été détachés de Vera-Cruz pour Medellin.
La situation de Vera-Cruz était plus inquiétante
ou, pour mieux dire, plus humiliante que jamais.
Prieto, avec ses guérillas, venait souvent camper
EVENEMENTS DE MATAMOROS A l' ÉVACUATION 203
à petite portée de canon des murailles. 11 avait
écrit à un habitant riche de lui envoyer un cheval
tout sellé, et l'habitant s'était exécuté, parce qu'il
avait aux environs des propriétés nullement
protégées. On enlevait à notre fournisseur deux
cents bœufs sur l'Alameda, et pour les ravoir, il
payait 10 piastres par chaque bête à cornes.
L'ingénieur du chemin de fer de Vera-Cruz à
Jalapa était enlevé, relâché moyennant 500 pias-
tres de rançon, et chargé de recommander au
directeur de la compagnie qu'il n'oubliât pas de
payer à l'avance sa contribution mensuelle de
100 piastres, s'il ne voulait pas qu'on brûlât son
chemin. Il eût fallu des troupes à tout prix pour
faire cesser cet état de choses ; mais il n'en venait
point, et le maréchal, importuné des demandes
qu'on lui adressait, répondait que tout cela finirait
quand, avec le retour de la belle saison, les trou-
pes qui rentraient en France traverseraient Vera-
Cruz. Il ajoutait que, jusque-là, il ne se souciait
pas d'exposer ses soldats à l'influence d'un climat
meurtrier. — C'était de la franchise.
La situation de Tuspan était pourtant de plus
en plus compromise. Les forces ennemies n'étaient
plus qu'à vingt lieues de la place, contre laquelle
elles s'avançaient en s'augmentant de tous les
petits détachements qui existaient déjà dans la
province, ce qui pouvait faire deux mille hommes.
204 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
Le 2Q août, une première attaque avait eu lieu.
Le préfet se plaignait, non sans raison, d'être
abandonné, et la ville était travaillée par des
meneurs qui n'hésiteraient pas à se prononcer.
Les chefs de Tampico s'acheminaient de leur côté
vers Tuspan et se prétendaient sûrs d'avoir la
garnison pour eux. Le Mosquito, dans de pareilles
circonstances, ne pouvait rester seul à Tuspan,
d'autant plus que l'appui qu'il lui prêtait deve-
nait illusoire. Le Phlègèton alla le chercher et le
fit sortir de la rivière, bien que le général Callejo
lui demandât de le laisser encore vingt-quatre
heures. Mais, au fond, le général était enchanté
du départ de ce petit navire, car c'était pour lui
un moyen de s'excuser à nos yeux et un prétexte
pour traiter. Il traita, en effet, aussitôt avec les
libéraux.
Les troupes de Camacho et de Figuerero, qui
eussent pu être fort utiles à Tuspan, ne devaient
pas servir à grand'chose là où on les avait lais-
sées. Elles se fondaient par la désertion et la
maladie. Le colonel Figuerero, pressé par le
capitaine de la Tempête de se rendre à Medellin,
arguait du piteux état de sa cavalerie et ne pa-
raissait point disposé à partir. Sur deux cent
vingt-trois hommes de Camacho qui occupaient
Alvarado, cent cinquante seulement, au 24 août,
étaient valides. Au 7 septembre, ils étaient réduits
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A l'ÉVACUATION 205
à quinze ou vingt, et le colonel Camacho prévenait
le capitaine Gaude qu'il partait pour Vera-Cruz
afin d'y demander des secours et qu'il reviendrait
bientôt. Il était beaucoup plus probable qu'il ne
reviendrait point ; car, à son passage à Vera-Cruz,
il ne donnait aucun signe d'existence au com-
mandant Cloué.
A Jonuta, la garnison s'était soulevée, le 11 août,
à l'instigation de ses officiers, et avait proclamé
la République. Cette troupe se composait de
soixante-six hommes et de deux pièces d'artillerie.
Aussitôt après cette proclamation , elle avait
marché sur Palizada, lui avait imposé une contri-
bution de 500 piastres, et s'était retirée sur Ma-
cuspana. Le capitaine de la Toiirynente allait à
Jonuta, mais n'y pouvait rien organiser; il n'y
trouvait pas d'ennemis , mais la plus grande
inertie parmi les habitants. D'ailleurs, y eût-on
envoyé de Carmen une nouvelle garnison, qu'elle
se fût prononcée comme l'ancienne, d'autant plus
que les troupes de Carmen étaient composées
d'anciens soldats de Régulés , transplantés au
Yucatan, transformés là en soldats de l'empire et
qui ne se tenaient tranquilles à la lagune que
parce qu'ils avaient peur des canons de notre
bâtiment stationnaire.
Par suite de la défection de Jonuta et de Pali-
zada, la présence de la Tourmente à la Frontera
206 LA r-iARÎAl-: FRA^•ÇA1SE AU MEXIQUE
n'avait plus d'autre but que de veiller sur la
douane établie à bord du Conservadot\ Il est vrai
qu'il s'agissait de la perception de quelques mille
piastres qui, dans les circonstances actuelles,
n'étaient pas à dédaigner. Mais, les routes de
l'intérieur appartenant aux libéraux et la douane
de Vera-Cruz étant de connivence presque ouverte
avec Alvarado, par où se faisait la plus active
contrebande, cette perception baissait sensible-
ment et allait se réduire à fort peu de chose.
La fin de notre occupation au Mexique semblait
indiquée d'une façon si naturelle et si logique, que
ceux mêmes qui nous étaient restés fidèles jusque-
là et qui se sentaient de la sympathie pour nous
songeaient le plus naïvement du monde à nous
abandonner. Les notables de Carmen venaient
trouver le lieutenant de vaisseau Cahagne, du
Brandon, et lui demandaient quelle attitude il
prendrait vis-à-vis d'eux, dans le cas où ils feraient
pacifiquement leur adhésion au gouvernement
républicain. Le capitaine leur répondit qu'il leur
enverrait des coups de canon, parce qu'il ne
pouvait leur permettre de changer leur forme
actuelle de gouvernement.
Les inquiétudes de Carmen se comprenaient.
Sa garnison de soixante-dix hommes n'était pas
sûre, et, de plus, le chef dissident Prieto, dont la
troupe avait été renforcée par les déserteurs de
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A L'l VACUATION 207
Jonuta, paraissait avoir repris son ancien projet
de l'envahissement du département de Campêche
par Palizada et Sabanqui. Le Tabasco allait ainsi
exécuter contre le Yucatan le projet d'invasion
que le Yucatan avait formé contre lui. Carmen
craignait, avec quelque raison, que les Tabasque-
nos, dès qu'ils seraient maîtres de toutes les ri-
vières, ne forçassent le commerce entier à passer
par chez eux, n'étant pas assez mal avisés pour
laisser le bois descendre à la lagune et y payer les
droits. Alors cette pauvre île de Carmen, déjà
grevée de droits d'importation exorbitants, eût
perdu l'exportation de ses bois , sa dernière
branche de commerce. La première à se pronon-
cer pour l'empire, elle ne voulait pas être la
dernière à se prononcer pour la République, et il
y avait presque injustice à ne pas la laisser faire.
La seule considération était que le Yucatan se fût
prononcé aussitôt après elle, et il y avait intérêt
à retarder ce moment. Le Brandon était donc
encore utile à Carmen pour la maintenir dans la
soumission.
Le sentiment du terme prochain de notre do-
mination, corroboré par la nouvelle officielle de
notre évacuation dans un espace de temps déter-
miné, était si répandu que, partout où nous
n'étions plus, les choses reprenaient, en dehors
de nous, leur cours ordinaire. A Tampico, déjà le
208 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
commerce trouvait d'immédiates compensations
à notre départ. A Tuspan, les libéraux, s'occupant
d'élections , portaient comme préfet politique
notre ennemi, le vieux Carlos Llorente. A Mata-
mores, d'où V Adonis venait de ramener quelques
débris de la troupe du général Olvera, le gérant
de notre consulat, M. Hartemberg, et quelques
Français, la tranquillité régnait tout au profit
des libéraux, qui s'approvisionnaient par le Texas
de tout ce dont ils avaient besoin. De même que
les confédérés recevaient autrefois par le Mexique
ce qui leur était nécessaire sans que les fédéraux
pussent s'y opposer, de même les libéraux tiraient
des Etats-Unis par cette frontière tout ce qu'ils
voulaient, sans qu'il nous fût permis d'y mettre
obstacle.
Comme on ne renonce qu'à la dernière extré-
mité à un pouvoir longtemps exercé, nous avions
songé à bloquer les différents ports qui venaient
de nous échapper; mais cela ne se pouvait faire
sans une notification de blocus et surtout sans
des forces effectives qui nous manquaient. Si le
blocus d'Alvarado, où se trouvait une canonnière,
était facile, celui de Tampico était presque im-
possible à garder à cause du mouillage. Le vent
du Nord forçait le bâtiment à partir. Une fois le
bloqueur hors de vue, le blocus était levé, et il y
eût toujours eu dans la rivière de Tampico quel-
EVENEMENTS DE MATAMOROS A l/ÉVACI"ATION 20P
que bâtiment étranger pour constater le fait.
Nous avions agi ainsi sur la côte d'Amérique
pendant la guerre de la sécession, et il était trop
juste que les Américains nous rendissent la pa-
reille. Le blocus levé de fait, il eût fallu le notifier
de nouveau. Enfin, le mouillage, en cas de mau-
vais temps, étant à 20 lieues de Tampico, on ne
pouvait songer à faire admettre un blocus à cette
distance. Il y avait aussi, ce qui était fort délicat
à remplir, Ten-tête de la déclaration de blocus :
« Vu l'état de guerre entre la France et (?) > Ce
point d'interrogation était toute une question
politique soulevée, car on ne pouvait être en
guerre, même fictivement, avec le Mexique, au
moment où cette question du Mexique allait avoir
une fin. Ces considérations firent abandonner
toute idée de représailles par voie de blocus.
Dès lors, les bâtiments n'avaient plus qu'à se
concentrer à Vera-Cruz, en attendant que les
événements décidassent du rôle qu'ils auraient à
Jouer. Au commencement de novembre 1866, le
Magellan, le PhlègètJion, V Adonis, le Brandon,
la Pique, la Diligente et la Tactique avaient rallié
à Vera-Cruz le guidon du commandant Cloué. On
démolissait la Tempête, qui finissait sa laborieuse
carrière par une épidémie. Six hommes et un de
ses officiers, le second du bord, mouraient de la
fièvre jaune. La Tourmente quittait la Frontera
14
210 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
qu'on laissait à son libre arbitre, et le Tartare,
ayant d'assez graves avaries de machines à ré-
parer, restait seul à Carmen, où il avait remplacé
le Brandon.
Il n'entre pas dans notre cadre de raconter au
long les événements politiques, et nous ne ferons
qu'esquisser ceux de ces derniers temps. Le 26
octobre, l'empereur Maximilien quittait sa capi-
tale et s'arrêtait à Orizaba. Mais le bruit courait
qu'il allait abdiquer et qu'il poursuivrait alors
son voyage jusqu'à la Vera-Cruz, pour s'y embar-
quer. Ses bagages étaient même arrivés, et le
commandant Nauta, de la frégate autrichienne le
Dandolo, avait reçu Tordre de prendre toutes ses
dispositions pour recevoir Sa Majesté, qui serait
allée à Saint-Thomas d'abord, puis à Cadix. Le
30, la nouvelle arrivait que le départ de l'em-
pereur n'aurait pas lieu avant quinze jours; et
bientôt après, qu'un grand changement s'était fait
dans les intentions de Sa Majesté, qui retour-
nerait à Mexico. D'où venait ce changement ? Qui
l'avait inspiré ? On dit que ce fut le maréchal.
Quelle que pût être la déception des espérances
qu'il avait conçues, ces espérances n'étaient point
complètement anéanties tant que l'empereur Ma-
ximilien resterait provisoirement sur son trône.
Puis, tant qu'il y resterait, l'armée d'occupation
ne semblait devoir partir qu'à la limite extrême
ÉVÉNEMENTS DE MATAMOROS A l'ÉVACUATION 211
qu'on avait spécifiée, et son chef, demeurant
naturellement à sa tête, ne serait point dans la
cruelle alternative de renoncer définitivement,
en partant avec elle, au rôle que les événements
pouvaient l'appeler à jouer ou de poursuivre ce
rôle à tout hasard et comme un simple particulier,
en restant au Mexique sans elle et sans son
prestige.
La dépêche quiordonnait l'évacuation immédiate
et complète fut donc un coup de foudre que la
résolution de Maximilien de ne point abdiquer ne
pouvait atténuer. Cette abdication semblait être,
en efiet, une conséquence forcée de l'évacuation
et devoir même la précéder. Si elle avait lieu, on
avait le champ libre pour obtenir par des négo-
ciations des garanties pour nos nationaux et les
Mexicains compromis dans notre cause. Le mi-
nistre de France, M. Dano, et le général Castelnau
eurent à ce sujet, et autant en leur nom qu'en
celui du maréchal, une entrevue avec l'empereur
Maximilien à Puebla. Après les avoir écoutés,
Maximilien leur dit en souriant : « Vous me venez
trouver de la part du maréchal, et c'est lui qui
m'invite à rester. >
Il leur tendait en même temps une lettre, où
le maréchal lui conseillait de ne pas abdiquer,
d'armer Marquez et Miramon, et lui proposait
des armes. Il n'est pas croyable que de mesquines
212 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
considérations d'argent aient influencé le maré-
chal ; mais les souverains aiment à récompenser
ceux mêmes par qui ils se savent secrètement
menacés, des conseils d'ambition qu'ils en re-
çoivent. Maximilien se montra reconnaissant
envers le maréchal, en lui achetant son palais de
Buena Vista 100.000 piastres. L'expédition se
liquidait moins brillamment pour la France. Au
moment du départ, à Paseo del Macho, six mulets
tout harnachés, cent quarante-cinq bâts neufs et
soixante-dix-neuf vieux se vendaient aux enchères
six réaux (4 francs). Ce n'était pas cher.
L'évacuation ordonnée avait, en effet, suivi
son cours, et dès le mois de février, les transports
étaient arrivés. L'escadre cuirassée de l'Océan
était également venue, peut-être pour garder
contre l'imprévu, en lui donnant un caractère
tout militaire , cette évacuation qui se faisait
dans les conditions désarmées d'un départ d'émi-
grants, peut-être aussi parce que son chef avait
désiré venir. Il était difficile d'ailleurs de remettre
en des mains plus fermes et plus courtoises que
celles de l'amiral de la Roncière la surveillance
et la direction d'un pareil mouvement de troupes
et de navires. Dès le premier jour , Tamiral
comprit que le commandant Cloué avec sa longue
expérience des hommes et des choses au Mexique,
son intelligente et rare activité, était, pour l'éva-
EVENEMENTS DE MATAMOROS A l'kVACUATION 213
cuation, l'organisateur indiqué et sans égal. Il le
laissa donc faire, et sa présence, au lieu d'être un
contrôle, ne fut qu'un bienveillant appui pour le
commandant de la division.
Les vaisseaux accélérèrent seulement de leurs
corvées et de leurs chaloupes à vapeur l'opération
générale. En trois semaines, tout était terminé.
Le dernier bâtiment-transport chargé de troupes
était parti pour la France. Le 16 mars, vers quatre
heures du soir, l'escadre cuirassée de l'Océan et
les bâtiments de la division étaient en appareil-
lage sur rade de Sacrificios. Il y avait eu la veille
un coup de vent du Nord, la mer était encore
agitée, le ciel gris ; on apercevait au loin les mu-
railles blanches de Vera-Cruz, tout près, l'îlot de
Sacrificios avec sa cabane d'hôpital et les tombes
de nos marins dans le sable. On allait partir.
Enfin ! Et pourtant on éprouvait une sorte de
regret mélancolique. N'était-ce point à ces riva-
ges, où l'on ne reviendrait peut-être plus, que
l'on avait soufiert et combattu en rêvant par
instants la réalisation possible de belles espéran-
ces désormais évanouies !
L'escadre cuirassée s'ébranla la première en
ligne de file. Les bâtiments de la division, le
Brandon, le Tartare, VAdonis, la Tactique, la
Pique, la Tourmente et la Diligente, la suivirent
de près, en formant sur sa gauche une seconde
214 LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE
ligne. Le Magellan appareilla le dernier. C'était
un hommage rendu au commandant Cloué, qui
n'abandonnait qu'après tous les autres ces plages
lointaines où, pendant trois ans, il avait eu la
plus rude part et la première dans les dangers et
les fatigues. L'amiral l'avait voulu ainsi, réser-
vant comme récompense au commandant Cloué
la justification de cette vieille parole française :
« Il fut à la peine, c'est bien le moins qu'il soit à
l'honneur.
FIN
Bar-le-Dnc. — Typ. I-. l'hilii;oiiu &. G'. — Si:
>>
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